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Full text of "Discours et opinions de Jules Ferry"

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THE  LIBRARY 


The  Ontario  Institute 


for  Studies  in  Education 


Toronto,  Canada 


Discours  et  Opinions 


DE 


Jules  Ferry 


11  a  été  tire  à  part,  sur  papier  à  la  forme,  dix  exemplaires 
numérotés  de  Discours  et  Opinions  de  Jules  Ferry. 

Ces  exemplaires   sont   mis   en    vente    au   prix  de  20  francs 
Je  volume. 


Discours  et  Opinions 


DE 


Jules  Ferry 


PUBLIES    AVEC    COMMENTAIRES    ET    NOTES 


Paul    ROBIQUET 

Avocat  au  conseil  d'état  et  à  la  cour  de  cassation, 

DOCTEUR   Es   lettres 


Tome    Premier 
Le  Second  Empire  —  La  Guerre  et  la  Commune. 


PARIS 

Armand     Colin    &     C'%     Éditeurs 

5,  rue    de    Mézières,  5 
1893 

Tous  droits  réservés. 


NOTE   LES   ÉDITEURS 


La  vie  de  Jules  Ferry  n'a  été  qu'un  long  combat 
pour  la  République  et  la  Liberté. 

Homme  d'action  avant  tout,  il  a  vécu  comme  un 
soldat  sur  les  champs  de  bataille  «  toujours  en  tête  de 
la  colonne  »  suivant  les  belles  paroles  de  M.  Méline  à 
Saint-Dié,  et  «  versant  goutte  à  goutte  le  sang  de  son 
cœur  ».  Comment,  dans  cette  mêlée  des  partis,  sous 
l'écrasant  fardeau  des  affaires  publiques,  trouver  le 
temps  de  regarder  en  arrière  et  de  mesurer  le  chemin 
parcouru?  Jules  Ferry  ne  pensa  que  bien  tard  à 
recueillir  les  nombreux  discours,  les  ouvrages,  articles 
ou  brochures  qui  résument  son  œuvre  politique  et  litté- 
raire. Il  avait  toujours  les  yeux  fixés  sur  l'avenir,  dont  il 
attendait,  avec  la  sérénité  des  grandes  âmes,  la  répa- 
ration d'odieuses  calomnies  et  d'aveugles  injustices. 
Lorsque  les  électeurs  sénatoriaux  des  Vosges  l'en- 
voyèrent siéger  au  Sénat,  en  novembre  1891,  rendant 
ainsi  au  Parlement  l'éminent  homme  d'Etat  que  la 
fureur  des  factions  avait,  un  moment,  réussi  à 
proscrire,  quelques  amis  de  M.  Jules  Ferry  l'enga- 
gèrent vivement  à  faire,  pour  ainsi  dire,  le  bilan  de 
sa  glorieuse  carrière;  mais  il  hésitait  devant  la  lon- 
gueur d'un  pareil  travail  et,  tout  entier  aux  devoirs 


VI  MMK   i)i:s   KniTF.rRS. 

de  riieure  juh'souIc,  ne  songeait  pas  à  provoqner  les 
concours  qui  lui  étaient  nécessaires. 

C'est  dans  ces  circonstances  que  M.  Paul  Hobiquet 
proposa  il  .Iules  Ferrx  de  I  aidci-  dans  la  préparation 
d'un  recueil  de  ses  œuvres.  L'ancien  Président  du 
Conseil  fut  ému  de  cette  offre  spontanée  et  y  répondit 
par  la  lettre  suivante  : 

«  Paris,  le  10  novembre  1891. 

((   Mon   cher  am[, 

«  Je  suis  vraiment  touché  de  vous  voir,  au  milieu 
de  vos  préoccu})ations  et  de  vos  travaux,  si  alteulif  à 
tout  ce  qui  me  touche.  Je  désire  entrer  au  Sénat  poui* 
y  retrouver  une  tribune  ;  rien  de  plus.  Je  suis  fait 
pour  parler  et  pour  ai;ir,  non  [tour  contempler  et 
jouir. 

tt  Votre  amitié  n'est-elle  j)as  un  peu  imprudente 
en  s'ofï'rant  à  moi  pour  m'aider  à  recueillir  mes 
discours?  Savez-vous  qu'il  y  en  a  beaucoup  !  Assuré- 
ment, cette  publication  serait  opportune,  et  elle  ne 
verra  jamais  le  jour  si  je  ne  suis  pas  fortement 
secondé.  C'est  vous  dire  que  j'accepterais  votre 
concours  pour  la  préparation  et  la  sélection  avec  une 
véritable  recou naissance. 

((   Cordialement  à  vous. 

a  Jules  Ferry.    » 

Oiiebjues  jours  après,  un  traité  était  signé  pour 
la  publication  des  Discours  et  Opinions  de  Jules 
Ferry.  11  n'a  pas  cessé  de  surveiller  l'impression,  de 
diriger   la    |)réparation   et  le   choix,  réunissant,   non 


MOTE   DES   KDITEUHS.  vu 

sans  peine,  des  écrits,  des  brochures,  des  lettres,  des 
journaux,  dispersés  un  peu  partout  ou  conservés  par 
des  mains  fidèles,  écartant  tout  ce  qui  semblait  de 
nature  à  blesser  même  des  adversaires  qui  ne  l'avaient 
pas  ménagé,  et  cherchant  uniquement  à  dégager  les 
grandes  lignes  de  sa  politique  pour  l'Histoire  et  la 
postérité. 

Le  premier  volume,  que  nous  publions  aujour- 
d'hui, comprend  le  second  Empire,  la  guerre  de  1<S70 
et  la  Commune.  11  devait  être  précédé  d'une  étude  de 
Jules  Ferry  sur  la  Jeunesse  de  l'Empire,  comparée  à 
la  jeunesse  contemporaine.  Jules  Ferry  s'était  préparé 
à  ce  travail  par  des  lectures  approfondies,  car  cet 
esprit  vigoureux  avait  horreur  des  jugements  hâtifs 
et  superficiels  :  il  n'ignorait  rien  de  toutes  les  mani- 
festations, même  les  plus  obscures,  de  la  pensée 
contemporaine,  et,  sous  l'homme  politique,  vivaient  en 
lui  un  brillant  écrivain  et  un  philosophe  de  premier 
ordre. 

Hélas  !  cette  Introduction  magistrale,  les  lettres 
françaises  en  seront  privées  î  La  mort  a  glacé  cette 
main  qui  maniait  la  plume  tantôt  avec  une  délicatesse 
exquise,  tantôt  avec  une  mordante  ironie,  ce  cœur  qui 
battait  pour  toutes  les  nobles  idées  et,  dédaigneux  des 
basses  injures,  s'ouvrait  si  aisément  à  la  bienveillance 
et  à  la  tendresse  ;  elle  a  terrassé  le  grand  homme 
d'État  dont  l'expérience  eût  été  pour  la  République 
une  force  précieuse,  une  ancre  de  salut  et  comme 
une  réserve  suprême  contre  l'assaut  des  partis.  Il 
repose  maintenant  dans  le  cimetière  de  Saint-Dié,  en 
face  «  de  la  ligne  bleue  des  Vosges  d'où  son  cœur 
fidèle  continuera  d'entendre  la  plainte  des  vaincus  ». 

Par  une  saisissante  coïncidence,  c'est  le  jour  même 


VIII  NOTK   DES    KDITKLiliS. 

OÙ  son  ('■{lilciir  rei'evait  lii  dernière  épreuve  du  pre- 
mier Yoliinie  de  ses  œuvres,  que  Jules  Ferry  est  tombé, 
dans  une  sorle  d'apolliéose,  vengé  par  le  Sénat  d'un 
de  ces  oslracismcs  monu^ntanés  dont  les  démocraties 
jalouses  n'ont  que  troj)  souvent  frappé  leurs  grands 
hommes.  Maintenant  que  les  haines  se  sont  dissipées 
comme  une  vaine  poussière,  il  nous  reste  un  devoir, 
d'une  triste  douceur,  à  remplir  :  c'est  de  condenser 
dans  une  publication  délinitive  l'œuvre  immense  de 
celui  (|uc  nous  pleurons  et  à  qui  la  France  vient  de 
l'aii't'  (le  niagnitiques  l'unérailles.  Avec  un  soin  })ieux, 
nous  aurons  à  éditer  ses  discours  et  ses  écrits,  et  à 
léguer  aux  historiens  futurs  les  documents  authen- 
tiques qui  permettront  d'assigner  à  Jules  Ferry  sa  vraie 
place  parmi  nos  gloires  nationales,  entre  Gambetta  et 
M.  Thiers. 

Il  y  a  dans  les  choses  humaines  «.  une  justice  imma- 
nente »  et,  tandis  que  les  contempteurs  chétifs  de 
Jules  Ferry  réclament  déjà  comme  une  faveur  l'oubli 
ou  la  pitié  du  pays,  la  statue  de  bronze  du  Président 
du  Sénat  va  se  dresser,  imposante  et  fière,  sur  le  pas- 
sage des  armées  libératrices,  en  symbolisant  une  vie 
sans  tache  et  la  reconnaissance  de  la  lié})ublique. 

Mars  1893. 


JULES  FERRY 

Discours  et  Opinions 


M.  Jules  Ferry  est  né  à  Saint-Dié  (Vo.sges)le5avriH832. 
Ses  ancêtres  étaient  des  paysans  d'un  village  de  la  mon- 
tagne situé  à  une  heure  et  demie  démarche  de  Saint-Dié, 
sur  la  route  de  Fraize  et  de  Gérardmcr  et  qu'on  appelle 
Anould'.  Les  premiers  Ferry  dont  nous  retrouvons  la 
trace  sont  des  artisans,  bourgeois  de  la  ville,  et,  de  leur 
état,  fondeurs  de  cloches.  Ils  travaillaient  souvent  pour 
les  abbés  de  Saint-Dié  (car  le  territoire  de  Saint-Dié  était 
terre  d'Eglise,  administrée  par  un  chapitre  séculier  dont 
les  évèques  de  Toul  ou  les  seigneurs  du  voisinage  contes- 
taient incessamment  la  souveraineté'^.  Le  grand-père  de 
M.  Jules  Ferry  n'était  pas  fondeur  de  cloches,  mais  fabri- 
cant de  tuiles.  Il  avait  pour  mère  une  alsacienne.  Lui- 
même  avait  épousé  une  alsacienne  d'une  grande  beauté, 
une  Wimpfen,  de  Golmar.  En  1789,  il  avait  vingt  ans^  et 
embrassa  avec  enthousiasme  la  cause  de  la  Révolution.  Il 

1.  Anoidd,  veut  dire  agneaux,  moutons. 

2.  Voici  une  touchante  anecdote  sur  l'un  des  arrière-grands-pères  de 
M.  Jules  Ferry  :  Fils  de  fondeur  de  cloches  comme  son  père  lui-même,  il 
avait  treize  ans  lorsqu'il  perdit  ce  dernier.  La  veuve  se  désolait  d'autant  plus 
que  le  défunt  avait  déjà  engagé  de  grosses  dépenses  pour  exécuter  une  com- 
mande de  cloches  faite  par  l'abbaye  d'Andlau  (Alsace).  La  mort  du  père, 
c'était  la  ruine,  car  le  travail  n'était  pas  achevé.  Mais  l'enfant,  intelligent 
et  courageux,  se  chargea  de  sauver  la  famille.  Il  partit  à  pied  pour  Andlau, 
et  se  présenta  bravement  à  l'abbé,  le  priant  de  lui  conserver  la  commande 
qu'il  se  faisait  fort  de  mener  à  bonne  fin.  L'abbé  le  trouva  de  si  belle  mine 
et  si  résolu  qu'il  accueillit  sa  requête.  L'enfant  tint  parole  :  la  cloche  fut 
fondue,  et  le  grand-père  de  M.  Jides  Ferry  racontait  souvent  qu'il  avait  vu 
cette  cloche  à  Andlau,  bien  et  dûment  signée. 

3.  M.  Jules  Ferry  a  eu  le  temps  de  bien  connaître  son  grand-père,  qui  n'est 
mort  qu'en  1«47. 

1 


2  DISCOURS   ET   Ol'IMONS. 

fui  niaiie  de  Saiiit-L)ié  ])OU(lanl  toute  la  durée  du  Direc- 
toire, du  Consulat  et  de  ll^nipiie.  L'aîné  de  ses  fils  entra 
daus  rarmée  :  il  vit.  comme  sous-lieutenant,  le  désastre 
de  Waterloo,  refusa  de  servir  les  tJourbons  et  prit,  avec 
un  de  ses  amis,  de  Saint-Dié  comme  lui,  le  général  de 
Ligniville,  la  direction  d'une  papeterie  qui,  vingt  ans  plus 
tard,  devint  la  grande  papeterie  du  Souche  d'Anould.  Le 
second  fils.  Charles-Edouard,  fut  le  père  de  M.  Jules  Ferry. 
C'était  un  <les  avocats  les  plus  distingués  et  les  plus  occu- 
})és  du  i)arreau  de  Saint-Dié,  alors  important.  Membre  du 
Conseil  général  des  Vosges,  d'opinions  très  libérales,  il 
mena  contre  le  ministère  Guizot  l'opposition  la  plus  vive. 
Les  discussions  politiques  et  philosophiques  emplirent  les 
oreilles  d'enfant  de  Jules  Ferry,  passionnèrent  et  formèrent 
son  adolescence.  Il  apprit  à  lire  en  épelant  le  Siècle  et  le 
National.  La  santé  de  Charles-Edouard  Ferry,  altérée  par 
l'excès  de  travail,  l'obligea  prématurément  à  quitter  le 
barreau  et  l'empêcha  de  se  faire,  avant  et  après  1848,  la 
place  que  tout  le  monde  s'attendait  à  lui  voir  prendre. 
Resté  veuf  de  bonne  heure'  il  résolut  de  se  consacrer  tout 
entier  à  l'éducation  de  ses  deux  fils  Jules  et  Charles,  et 
vint  s'établir  à  Strasbourg"  en  1846  pour  les  confier  aux 
maîtres  excellents  qui  faisaient  alors  Flionneur  du  collège 
royal,  devenu  bientôt  après  collège  natioual  de  Strasbourg 
(1848).  C'est  à  Strasbourg  que  M.  Jules  Ferry,  après  avoir 
été  en  rhétorique  et  en  philosophie  un  lauréat  exception- 
nel, car  il  remporta  presque  tous  les  prix,  fut  reçu  bache- 
lier à  fàge  de  seize  ans,  et  commença  ses  études  de  droit. 
Ces  souvenirs  d'adolescence,  des  alliances  ultérieures  de 
famille'  et  des  liaisons  multiples  avec  les  personnalités  les 


1.  Mailumc  Ferry,  mère,  morte  en  1830,  était  fille  cruii  jirésklent  du 
tribunal  de  Rethcl. 

2.  Le  mariage  de  son  cousin  germain,  rin'riticr  du  cabinet  de  son  père, 
avec  nne  strasbourgeoise,  une  Scliiitzembergcr:  sa  propre  union  avec  made- 
moiselle Uisler,  pelite-rdle  de  madame  Kestner,  et  nièce  de  V.  Chautlonr  et 
du  colonel  Charras,  ont  créé  depuis  de  nouveaux  liens  entre  M.  Jules  Ferry 
et  l'Alsace. 


JULES    FERRY.  3 

plus  distinguées  de  Golmar  et  de  Schlestadt,  ont  fait  de 
M.  Jules  Ferry  presque  un  xVlsacien  et  rendu  profondé- 
ment douloureuse  pour  son  àme  de  patriote  la  confisca- 
tion par  l'Allemagne  de  la  plus  française  de  nos  provinces. 

M.  Jules  Ferry  vint  achever  à  Paris  ses  études  de  droit'. 
Entre  autres  maîtres,  il  affectionna  particulièrement  l'émi- 
nent  professeur  Valette  dont  l'Histoire  a  retenu  la  belle 
réponse  aux  gens  de-  police  du  2  décembre  :  «  J'ai  deux 
titres  à  être  arrêté  aujourd'hui  :  je  suis  représentant  du 
peuple  et  professeur  de  droit  ».  Les  séances  de  l'Assem- 
blée législative,  en  lutte  réglée  avec  i'ÉIysée,  suivies 
bientôt  du  spectacle  du  Coup  d'État  dans  les  rues  de  la 
capitale,  firent  la  plus  vive  impression  sur  l'esprit  du  jeune 
étudiant  et  décidèrent  de  sa  vocation.  Jusque-là,  son  père 
l'avait  poussé  du  côté  des  concours  qui  ouvraient  la  porte 
du  Conseil  d'Etat;  mais  après  le  2  décembre,  le  père  et  le 
fils  étaient  trop  bons  républicains  pour  attendre  quoi  que 
ce  fût  des  fonctions  publiques. 

M.  Jules  Ferry  se  fit  inscrire  au  barreau  de  Paris  le 
20  décembre  1851,  le  jour  même  du  scrutin  plébiscitaire  et 
trois  ans,  date  pour  date  après  le  serment  solennel  par 
lequel  Louis  Bonaparte  avait  juré  de  défendre  la  Consti- 
tution républicaine. 


1.  Pendant  qu'U  faisait  son  droit,  M.  Jules  Ferry  suivit  assidûment,  de 
1850  à  1854,  des  cours  de  peinture,  et  mit  une  telle  ardeur  à  étudier  les 
maîtres  de  l'art  qu'il  songea  un  moment  à  devenir  peintre.  De  nombreux 
voyages,  notamment  le  séjour  qu'il  fit  à  Venise  avec  son  frère,  en  1853, 
contribuèrent  à  développer  ses  goûts  artistiques.  11  est  resté  un  amant  pas- 
sionné de  ritalie  et,  plus  lard,  à  travers  les  crises  de  son  âge  mûr,  il  a  tou- 
jours profité  de  ses  rares  moments  de  loisir  pour  courir  au  delà  d?s  Alpes. 
C'est  ainsi  qu'en  1861,  il  passa  l'automne  à  Rome  et,  en  1800,  après  son 
entrée  au  Corps  législatif,  alla  se  l'eposer  à  Florence  des  fatigues  de  la  lutte 
électorale. 


DISCOUUS   KT   (IIM.MU.NS. 


Conférence   des  avocats. 

Le  stagiaire  de  ISlil  iiiar(nia  rapidement  saplace et,  nommé  secré- 
taire de  la  Couféreno'  on  1No4-oo,  sous  le  bâtonnat  de  Belhmont,  il 
fut  chargé,  sur  la  désignation  de  Berryer,  de  prononcer  le  discours 
de  rentrée  1. 

Voici  ce  discours,  qui  avait  pour  tilre  :  «  De  l'Influence  des  idées 
philosophiques  svr  le  barreau  au  dix-huitième  siècle  ». 


Messiei'es  et  chers  confrères, 

Il  y  a  des  moments  de  lassitude  et  d'épuisement  où  l'esprit 
humain  semble,  comme  les  vieillards,  n'aimer  plus  qu'à  se 
souvenir.  C'est  ainsi  qu'aujourd'hui,  las  d'interroger  l'avenir, 
nous  évoquons  de  préférence  le  temps  de  nos  pères.  Fils  du 
dix-huitième  siècle,  tantôt  fidèles,  tantôt  liostiles  à  sa  mémoire, 
nous  étudions  avec  passion  ses  mœurs,  sa  législation,  sa  philo- 
sophie.—  J'ai,  dans  ce  discours,  à  considérer  son  barreau  dans 
ses  rapports  avec  le  mouvement  philosophique.  C'est,  à  coup 
sûr,  une  restauration  curieuse,  mais  c'est  peut-être  aussi  une 
œuvre  de  reconnaissance.  Car,  tout  ce  (lu'est  aujourd'hui  le 
barreau,  et  cet  éclat  dont  il  est,  à  bon  droit,  si  lier,  et  cette 
importance  qu'on  ne  lui  pardonne  pas,  c'est  au  dix-huitième 
siècle  qu'il  le  doit. 

Essayons  de  dire  ce  qu'il  était  au  début  de  ce  grand  mou- 
vement intellectuel,  quelles  idées  le  faisaient  vivre,  quelles 
idées  l'ont  transformé,  et  l'ont  conduit  pas  à  pas  jusqu'aux 
agitations  de  l'âge  moderne,  jusqu'aux  grandeurs  de  la  vie 
publique. 

L'histoire  du  barreau  au  dix-huitième  siècle  comprend  deux 
époques  :  dans  la  première,  qui  embrasse  cinquante  années  du 
siècle,  le  passé  i-ègne  en  maiti-e,  au  milieu  de  sérieuses  et  mo- 
destes études,  de  travaux  profonds,  m;iis  circonspects.  La 
seconde,  au  contraire,  regarde  l'avenir;  elle  a  les  passions  de 
réforme  et  les  témérités  généreuses  de  la  philosophie  —  et  elle 
va  se  perdre  dans  la  Révolution  française. 

1.  Co7if(''rencc  des  avocat.t,  séance  du  13  décembre  1855.  Paris,  ïhunot, 
1855,  broché  in-S"  de  37  pag-es. 


CONFÉRENCE  DES   AVOCATS.  5 

Les  rappi-ocher  l'une  de  l'autre,  c'est  mettre  en  présence,  sur 
une  scène  restreinte,  deux  âges  de  l'esprit  français. 

Le  dix-septième  siècle  n'avait  pas  connu  le  retentissement  et 
la  liberté  des  débats  judiciaires.  8i  grand  partout  ailleurs,  il 
n'avait  produit  au  barreau  que  froideur  et  stérilité  :  des  prati- 
ciens obscurs,  perdus  dans  les  formules  de  la  chicane,  ou  de 
beaux  diseurs  dont  le  goût  littéraire  n'allait  pas  au  delà  de 
l'élégance  fleurie  d'un  médiocre  prédicateur.  Le  barreau,  comme 
une  terre  paresseuse  où  les  semences  sont  longues  à  germer, 
suivait  péniblement  le  développement  du  génie  français.  Mais 
aussi,  quand  le  dix-septième  siècle  se  fut  évanoui,  lui  seul  en 
conserva  quelque  image.  On  y  vit  s'élever  alors,  pleine  de  cette 
sève  vigoureuse  qu'avait  perdue  la  société  nouvelle,  une  géné- 
ration d'avocats  qui  perpétua,  jusqu'au  milieu  du  dix-huitième 
siècle,  l'esprit  et  les  traditions  de  l'époque  précédente. 

Ce  barreau.  Messieurs,  se  groupe  autour  de  deux  hommes 
dont  les  noms  seuls  suffiraient  à  peindre  sa  physionomie  : 
d'Aguesseau,  et  api'ès  lui  Cochin.  La  postérité  leur  a  fait  à  tous 
deux  une  part  fort  inégale  dans  les  admirations  classiques  :  elle 
a  épuisé  pour  le  premier  toutes  les  complaisances  de  l'éloge,  et 
n'a  guère  pour  le  second  qu'une  estime  froide  et  contrainte.  Et 
pourtant,  s'il  y  a  sous  les  voûtes  paisibles  du  Palais  un  type  de 
grandeur  morale  et  de  soUde  éloquence,  ce  n'est  peut-être  pas 
ce  magistrat  au  pompeux  langage,  à  la  vertu  timide,  écrivain 
sans  originalité,  philosophe  sans  vigueur.  Sans  doute  il  a  vécu 
dans  la  familiarité  du  dix-septième  siècle,  mais  il  n'en  a,  pour 
ainsi  dire,  retenu  que  les  dehors,  et  il  lui  manque,  des  grands 
esprits  de  ce  temps,  le  naturel  et  la  vérité.  —  Cochin,  formé 
comme  lui  à  cette  école,  en  a,  ce  me  semble,  sous  des  formes 
moins  ambitieuses,  conservé  bien  plus  pure  la  tradition.  Il  ne 
nous  reste  de  ses  plaidoiries,  dont  les  contemporains  ont  vanté 
la  puissance,  que  de  courts  résumés,  écrits  pour  les  juges  au 
sortir  de  l'audience.  —  Mais,  dans  ces  images  décolorées  dont 
sa  main  traçait  avec  un  soin  religieux  les  lignes  grandes  et 
sévères,  on  retrouve  le  caractère  imposant  qu'avaient  toutes 
les  choses  de  l'esprit  au  dix-septième  siècle.  Jamais  la  philo- 
sophie du  droit  ne  s'est  montrée  au  barreau  avec  plus  d'am- 
pleur :  c'est  la  puissante  généralisation  de  Domat,  c'est  le  spi- 
ritualisme chrétien,  élevant  les  conceptions  juiidiques  de  la 


6  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

Rome  païenne  à  des  hauteurs  métaphysiques,  que  la  philosophie 
stoïcienne  n'avait  pas  connues.  Et  ce  jurisconsulte  a  encore 
cela  de  commun  avec  les  grands  esprits  auxquels  le  rattache 
une  si  étroite  parenté,  qu'il  passe  au  milieu  des  écueils  de  la 
vie  et  du  bruit  des  uflTaires  avec  leur  sérénité,  leur  candeur, 
leur  bonhomie  :  rare  et  belle  natui-e  qui  garda,  jusque  dans  sa 
vieillesse,  la  naïveté  des  enfants  dont  il  allait,  tous  les  jours, 
chez  le  bon  Rollin,  son  ami,  partager  les  jeux  et  les  plaisirs  ! 

Il  y  a  loin  de  là,  Messieurs,  aux  discussions  orageuses  dont 
l'âge  suivant  sera  témoin.  Le  génie  du  dix-septième  siècle,  ployé 
de  bonne  heure  au  joug  de  la  règle,  n'avait  songé  à  remuer  ni 
les  idées  religieuses,  ni  les  idées  politiques  ;  à  peine  s'il  avait 
osé,  dans  des  questions  de  discipline  ecclésiastique,  s'essayera 
est  esprit  de  critique  et  d'indépendance  que  l'homme  ne  peut 
jamais  faire  taire  en  lui.  Ai-i'èlé  par  la  main  d'un  maître  impi- 
toyable, mais  non  pas  étoulïé,  ce  mouvement  s'était  propagé 
des  ruines  de  Port-Royal  aux  voûtes  du  Palais  :  magistrats  et 
gens  de  robe,  faisant  du  jansénisme  un  parti  dans  l'État,  suscitent 
à  la  royauté,  sur  le  terrain  d'une  bulle  fameuse,  quarante  années 
de  soucis  et  de  combats. 

Les  avocats  s'attachèrent  à  cette  cause  avec  une  chaleur  toute 
révolutionnaire.  La  première  qualité  requise  pour  être  jansé- 
niste, dit  un  contemporain  qui  était  du  barreau  S  «  c'est  d'être 
avocat  au  Parlement  ».  C'est  en  effet  à  qui  signera,  à.  tous 
propos,  contre  les  prétentions  ultramontaines,  des  consultations 
où  l'érudition  canonique  de  Cochin  s'unit  à  la  verve  mordante 
d'Aubry  dans  un  fougueux  gallicanisme.  Un  évêque  appelant 
de  la  bulle  Unigenitus  au  futur  concile,  un  synode  provincial 
qui  le  condamne,  une  consultation  de  quarante  avocats  sur  la 
légalité  du  synode  :  c'en  est  assez  pour  soulever  une  bruyante 
querelle  où  les  consultations  répondent  aux  mandements,  les 
arrêts  du  conseil  aux  consultations,  où  les  avocats,  élevés  sou- 
dain au  rang  d'une  puissance  dans  l'État,  se  font  exiler,  tout 
comme  un  parlement  du  Royaume  ;  mais,  plus  heureux  que  les 
parlements,  sont  rappelés  en  triomphateurs,  sans  avoir  faibli, 
sans  s'être  rétractés^! 

1.  Barbier,  avocat  au  Parlement  de  Paris,  dont  la  Société  d'histoire  de 
France  a  publié,  pour  la  première  ibis,  le  curieux  Journal. 

2.  Journal  de  Barbier,  année  1731. 


CONFÉRENCE   DES  AVOCATS.  7 

Toutes  ces  choses  sont  loin  de  nous,  Messieurs  :  nous  avons 
aujourd'hui  de  tout  autres  soucis!  Mais  cette  résistance  d'une 
corporation  sans  autorité  légale,  sans  caractère  public,  à  des 
puissances  séculaires,  remuait  en  1730  l'opinion  tout  entière. 
On  dévorait  ces  épaisses  consultations,  #omme,  au  temps  de  nos 
pères,  un  pamphlet  de  Paul-Louis  ;  on  payait  en  popularité  et 
en  honneur  ce  bon  vouloir  et  cette  énergie  ! 

Non  moins  actif  dans  les  luttes  du  Parlement  et  de  la  Cour, 
le  rôle  du  barreau  était  celui  d'un  fidèle  auxiliaire,  d'une  milice 
toujours  prête.  Quand  la  magistrature  avait. épuisé  son  droit  de 
remontrances,  aux  lits  de  justice,  a.  l'enregistrement  forcé,  que 
pouvait-elle  opposer  ?  Une  seule  arme,  mais  une  arme  ])ien 
puissante,  l'interruption  du  cours  de  la  justice.  Elle  alti^ndait, 
toutes  chambres  assemblées,  que  la  couronne  revînt  ;i  lési- 
piscence  ou  fit  un  coup  d'Étal.  Outre  qu'une  pareille  alternative 
est  en  général,  pour  le  Pouvoir,  un  assez  grand  embarras,  les 
avocats  devenaient  en  cette  occurrence  une  difficulté  fort  sé- 
rieuse. On  n'en  eût  pas  trouvé  un  seul  —  tant  l'esprit  de  corps 
était  vivace  !  —  qui  consentît  à  plaider  devant  une  magistrature 
improvisée  :  des  essais  partiels,  tentés  à  diverses  reprises,  et  la 
retraite  de  tout  le  barreau,  lors  du  coup  d'État  Maupeou,en  sont 
la  preuve.  Bien  plus,  les  plaidoiries  n'étaient  pas  seulement 
suspendues,  tous  les  cabinets  se  fermaient,  et  les  plaideurs 
perdaient  jusqu'à  cette  juridiction  volontaire  des  avocats  en  si 
grande  faveur  au  dix-huitième  siècle.  Alors,  c'était  un  concert 
de  réclamations  et  de  plaintes,  — les  intéi'èts  grands  et  petits 
s'agitaient  bruyamment,  —  la  basoche  grondait  dans  les  Pas- 
Perdus,  —  et  toute  cette  population  de  clercs  de  procureurs,  de 
scribes,  d'apprentis  tabellions,  qui  remplissait  les  galeries  du 
Palais,  refluant  sur  la  place  publique,  allait  mettre  en  émoi 
la  petite  bourgeoisie  et  intéresser  le  peuple  à  la  cause  des 
Parlements. 

Il  est  triste  pourtant,  Messieurs,  de  voir  tant  d'esprits  élevés 
se  perdre  dans  ces  bruyantes,  mais  bien  mesquines  querelles. 
A  peine  le  dix-septième  siècle  s'est-il  éteint  avec  son  maître, 
que  le  précieux  héritage  de  ses  traditions  est  délaissé  pour  deux 
seules  questions  :  le  jansénisme,  non  plus  celui  d'Arnaud  et  des 
grands  solitaires  de  Port-Royal,  espèce  de  stoïcisme  chrétien 
qui  impose  le  respect,  mais  le  jansénisme  des  formules  inoffen- 


8  DISCOURS   ET  OPIMO.NS. 

sives  du  PèreQuesnel  ou  des  convulsionnaires  de  Saint-Médard  ; 
et  le  gallicanisme,  vieille  religion  de  la  magistrature,  vénérable 
à  coup  sûr,  mais  bien  stérile,  puisqu'elle  en  est  encore,  après 
quatre  siècles,  à  demander  des  inspirations  aux  ministres  de 
Pbilippe  le  J]cl. 

Voilà  dans  quelles  misères  le  génie  de  la  société  française 
allait  s'ensevelir.  —  Tandis  qu'au  sommet  l'aristocratie  des 
classes  se  laisse  empoilcr  au  courant  du  scepticisme  et  de  la 
licence,  dans  les  régions  moyennes  de  la  magistrature  et  du 
barreau,  des  controverses  sans  portée  et  sans  avenir  absorbent 
toute  la  vie  morale; — et  le  peuple,  enivré  de  mystiques  supers- 
titions, se  presse  dans  un  cimetière  autour  du  tombeau  de  je  ne 
sais  quel  saint  de  contrebande  !  Ainsi  passent  cinquante  années 
du  siècle  le  plus  révolutionnaire  que  l'bistoire  ait  connu  !  — 
Les  jours  sont  piocbes  pourtant.  Messieurs,  où  la  puérilité  de 
ces  disputes  fera  place  aux  plus  grandes  hardiesses  de  la  pensée; 
—  où  l'esprit  de  critique  et  d'examen,  las  d'explorer  sans  fruit 
le  champ  stérile  des  controverses  religieuses,  s'avisera  de 
regardera  tout  ce  qui  l'entoure,  et  de  porter  une  main,  timide 
d'abord,  et  bientôt  résolue,  sur  les  institutions  du  passé. 

C'est  que  là  était  le  côté  faible  de  cette  brillante  civilisation. 
Sa  législation,  jugée  non  pas  (Dieu  nous  en  garde!)  au  point 
de  vue  des  nécessités  sociales  de  notre  époque,  mais  du  haut 
de  ces  vérités  de  la  conscience  qui  sont  de  tous  les  temps  et 
de  tous  les  lieux,  sa  législation  faillissait  aux  principes  de 
réternelle  justice  !  Elle  était  souvent  inique,  presque  toujours 
inhumaine. 

Elle  avait  perdu,  dans  les  hasards  de  son  laborieux  enfan- 
tement, l'esprit  chrétien  dont  elle  se  disait  pourtant  issue. 
Sous  la  main  du  despotisme  sacerdotal  et  politique,  elle  avait 
oublié  son  origine  humaine,  elle  s'était  crue  infaillible,  et  l'or- 
gueil l'avait  faite  impitoyable.  Faut-il  des  preuves  à  cette  asser- 
tion, ne  fût-ce  que  pour  nous  rendre  à  nous-mêmes  Testime  de 
notre  temps  et  de  nos  lois? 

Comme  l'ancienne  Rome,  éprise  de  sa  grandeur  nationale, 
n'admettait  l'étranger  dans  son  sein  qu'avec  le  nom  d'ennemi, 
et  pour  lui  refuser  la  vie  civile,  la  législation  française  traitait 
en  ennemis  de  l'État  tous  ceux  dont  les  croyances  troublaient 
son  unité  religieuse.  Le  dix-huitième  siècle  avait  en  cela  ren- 


CONFERENCE  DES   AVOCATS.  9 

chéri  sur  l'époque  précédente  :  on  avail  d'abord  persécuté  les 
dissidents  pour  les  convertir  ;  on  en  vint,  par  une  fiction  légale, 
à  les  supposerions  convertis,  à  traiter  leurs  femmes  comme  des 
concubines,  leurs  enfants  comme  des  bâtards,  à  châtier  comme 
relaps  ceux  qui,  h  l'heure  dernière,  repoussaient  l'apostasie,  et 
à  traîner  sur  la  claie  leurs  dépouilles  mortelles  '.  Le  refus  des 
sacrements  fut  puni  par  les  galères  perpétuelles,  la  prédication 
par  la  mort;  —  et  la  persécution,  brisant  jusqu'aux  liens  qui 
attachent  le  père  à  ses  enfants,  vint  s'asseoir  au  sanctuaire  du 
foyer  domestique  ^. 

Dans  les  lois  criminelles,  même  inhumanité.  Vous  y  cher- 
cheriez en  vain  ces  hésitations  légitimes  de  la  justice  humaine 
qui  se  sent  bornée  et  qui  craint  de  faillir,  ce  respect  de  l'âme 
immortelle  qui  nous  fait  entrevoir  l'homme,  même  dans  le  cri- 
minel. Pour  ce  législateur,  inspiré  bien  plutôt  du  Dieu  de  colère 
de  la  loi  mosaïque  que  du  Dieu  de  douceur  de  l'Évangile,  la 
créature,  déchue  dans  son  essence,  pervertie  dans  sa  liberté, 
se  gouverne  par  la  terreur  et  se  purifie  par  les  supplices.  Aussi 
va-t-il  demander  à  l'inquisition  sa  procédure  d'embûches  et  de 
ténèbres,  ses  tortures,  sa  jurisprudence  inouïe.  Aussi  lutte-t-il 
avec  elle  de  prodigalité  dans  les  échafauds,  de  recherche  dans 
l'art  des  châtiments  I 

Pendant  plus  de  cinquante  ans,  le  siècle  passe  à  côté  de  tout 
cela  avec  indifférence,  sourd  aux  plaintes  des  victimes,  dédai- 
gneux des  questions  d'humanité.  Les  mœurs  étaient  pourtant 
singulièrement  douces  et  polies  dans  cette  société  où  les  vices 
se  cachaient  sous  l'élégance,  où  les  passions  violentes  n'étaient 
plus  de  mise,  où  les  haines  amorties  laissaient  les  querelles  les 
plus  vives  tourner  en  chansons.  —  Et  cependant,  on  vit  ce 
monde  accepter  sans  répugnance  l'héritage  de  Letellier  ;  on  vit 
les  roués  de  la  Régence  refaire  les  dragonnades,  et  un  duc  de 
Richelieu  commander,  en  1756,  la  dernière  persécution  ! 

L'indifférence  ou  la  soumission  des  âmes  les  plus  élevées,  des 
esprits  les  plus  judicieux  de  ce  temps  n'est  pas  moins  frappante. 
Un  d'Aguesseau  croit  fermement  à  l'utilité  de  la  torture  ^  Un 
jurisconsulte  à  larges  vues,  comme  Cochin,  semble  ne  pas  se 

1.  Édit  de  1715. 

2.  Édit  de  1724.  —  Édit  de  1745. 

3.  Correspondance  officielle  du  chancelier  d'Aguesseau,  t.  I. 


10  niSCOlBS   KT   OriMONS. 

(luiilcr  (ju"il  existe  à  côté  de  lui  des  lois  qui  l'onl  honte  à  l'huma- 
nitô  ;  et  l'excellent  PolJiiei-,  qui  s'y  arrête  et  les  commente,  n'en 
<st  pas  un  seul  instant  troublé  dans  la  sérénité  de  ses  médita- 
tions. Il  y  a  bien  quelques  protestations  isolées,  mais  elles  sont 
sans  écho.  On  prêche  la  tolérance  comme  dogme  dans  la  petite 
académie  de  l'Entresol,  que  dirigeaient  en  1730  l'abbé  de  Saint- 
Pierre  et  d'Argenson  ;  mais  ces  deux  esprits,  souvent  chimé- 
riques, devancent  trop  leur  temps  pour  s'en  faire  écouter. 
Rippert  de  Montclar,  poussé  à  bout  parles  passions  intolérantes 
du  haut  clergé  languedocien,  lui  adresse  un  virulent  mémoire^ 
—  Mais  qu'était,  pour  les  salons  de  Paris,  un  procureur  général 
au  parlement  de  Provence?  Il  fallait,  pour  remuer  cette  société 
lilasée.  une  voix  plus  puissante,  plus  connue,  et  l'un  de  ces 
événements  terribles  qui  éclatent,  à  certains  moments,  comme 
un  avertissement  providentiel. 

A  Toulouse,  ville  de  haines  religieuses,  une  accusation  mons- 
trueuse, née  du  délire  des  imaginations  populaires,  servie  par 
une  procédure  dont  l'iniquité  échappa  à  l'aveuglement  des 
juges,  venait  de  mener  sous  la  barre  du  bourreau  un  vieillard 
inoffensif,  que  les  tourments  avaient  trouvé  héro'ique  et  simple 
comme  un  martyr.  La  femme  et  le  iils,  errant  à  la  recherclie" 
d'une  contrée  plus  hospitalière,  vinrent,  conduits  par  un  heu- 
reux hasard,  tomber  à  la  porte  de  Voltaire.  —  Dans  cette  àme, 
où  l'oppression  et  l'injustice  avaient  toujours  soulevé  des  ré- 
voltes si  ardentes,  l'émotion  fut  vive  et  profonde.  Mais  prendre 
à  partie  du  même  coup  les  institutions  fondamentales  du  despo- 
tisme i-eligieux  et  civil,  les  lois  d'intolérance  et  la  loi  criminelle, 
c'était  se  mettre  à  la  fois  sur  les  bras  les  parlements  et  le  clergé  ; 
c'était  risquer,  dans  une  périlleuse  entreprise,  son  repos,  sa 
sécurité  et  cette  faveur  des  grands  et  des  rois  si  laborieusement 
conquise,  si  adroitement  conservée.  Voltaire.  Messieurs,  n'avait 
jamais  eu  l'étoile  d'un  héros  ni  d'un  martyr:  il  avait  de  l'huma- 
nité les  passions  et  les  misères,  et  sa  correspondance  intime 
témoigne,  au  début  de  cette  affaire,  de  ses  hésitations  et  de  ses 
craintes.  Sa  conviction  reste  d'abord  indécise  entre  l'odieux 
d'un  meurtre  judiciaire  et  l'atrocité  d'un  parricide  invraisem- 


1.  Mémoire  théologique  et  politique  au  sujet  des  mariages  clandestins  des 
[irotestanls  de  France,  1755. 


CONFÉRENCE  DES  AVOCATS.  11 

blable  ;  —  elle  s'effraye  de  la  frivolité  d'iin  public  que  l'opéra- 
comicjue  console,  en  ce  moment  même,  de  toutes  les  humiliations 
du  drapeau  nalional  ^  ;  mais,  une  fois  formée,  elle  le  jette  dans 
cette  lutte  avec  toute  la  fougue  de  son  génie.  A  sa  voix,  ses 
lidèles  de  V Encyclopédie,  favoris  de  ce  qu'on  appelait  alors  la 
bonne  compagnie,  soulèvent  l'opinion  des  salons.  Le  barreau 
même  s'éveille  :  tour  à  tourÉlie  de  Beaumont,  Mariette,  Loyseau 
de  Mauléon  racontent  les  péripéties  du  procès  de  Toulouse. 
Élie  de  Beaumont  délaye  dans  ses  périodes  sonores  les  récits 
rapides,  saisissants,  jetés  dans  le  public  par  le  grand  agitateur 
de  Ferney  ;  Mariette,  esprit  juridique,  s'en  prend  à  la  procé- 
dure ;  Mauléon,  disciple  mélancolique  de  Jean-Jacques,  donne 
à  cette  tragique  histoire  les  couleurs  romanesques  de  son  esprit. 
La  loi  criminelle,  enlevant  à  l'avocat  son  plus  noble  office,  avait 
dans  les  causes  capitales  interdit  la  défense  comme  une  révolte: 
ces  hommes  la  reprennent  comme  un  droit,  comme  un  devoir; 
mais  désormais,  passant  au-dessus  de  la  justice  ordinaire,  qui 
lui  ferme  l'oreille,  la  parole  du  défenseur  va  s'adresser  à 
dautres  juges,  chercher  un  tribunal  nouveau,  l'opinion  pul)lique. 
Arrière  donc  le  formalisme  des  habitudes  et  l'aridité  technique 
des  discussions  :  l'auditoire,  à  celte  heure,  c'est,  tout  ce  qui 
pense,  c'est  tout  ce  qui  est  capable  de  sentir,  et,  pour  s'en  faire 
entendre,  il  faut  prendre  un  autre  ton,  s'essayer  à  un  nouveau 
langage.  Ce  n'est  pas,  vous  le  sentez  bien,  à  de  graves  magis- 
trats, à  l'épreuve  des  émotions  d'audience,  que  s'adresse  ce 
pathétique  larmoyant  qui  s'épanche  dans  leurs  mémoires  avec 
une  prodigalité  si  juvénile  ;  —  c'est  à  des  juges  plus  mobiles, 
plus  passionnés,  épris  des  raffinements  de  la  pensée  et  des 
faciles  attendrissements  du  cœur,  à  ce  monde  qui  a  laissé  un 
instant,  pour  Calas  et  Sirven,  Crébillon  le  fils  et  la  Nouvelle 
Hélohe. 

Ainsi  le  barreau,  descendu,  à  la  suite  des  philosophes,  sur  le 
terrain  même  où  ils  ont  placé  leur  drapeau,  l'opinion,  y  lutte  à 
côté  d'eux,  pour  la  môme  cause  et  avec  les  mêmes  armes  ;  il 
croit  ne  mettre  qu'un  pied  dans  le  camp  philosophique,  et  il  se 
trouve  un  jour  qu'il  y  a  passé  tout  entier. 


1.  Correspondance   de   Voltaire  —  à  d'Argental,  n°'  35G3  et  3596  —  à 
Damilaville,  n"  3567  et  3'j71  (édition  Beuchot). 


1-2  DISCOURS   Eï   OPINIONS. 

En  France,  les  causes  les  plus  émouvantes,  si  elles  ne  se 
rattaclicnl  à  une  grande  idée,  à  un  inlérèl  gén(3ral,  passent 
oubliées  du  soir  au  malin,  comme  le  vaudeville  ou  le  bon  mot 
de  la  veille.  Mais  ici,  une  double  question  de  justice  et  de  sécu- 
rité publique  résultait  du  débat;  le  procès  de  Calas  allait  être 
le  berceau  de  la  pensée  réformatrice  qui,  dans  Tordre  civil 
comme  dans  l'ordre  criminel,  devait  aboutir  aux  plus  précieuses 
conquêtes  de  l'âge  moderne.  —  Voltaire  piolitait  de  l'émotion 
générale  [lour  ))arler  d'bumanité  et  de  tolérance  religieuse,  pour 
(lécbirer  d'une  main  ferme  le  voile  respecté  sous  lequel  s'étaient 
abrités  jus([ue-là  les  vices  innoniliraliles  de  la  législation.  Mais 
assez  liardi  pour  poser  bautenient  toutes  ces  grandes  questions, 
Voltaire  était  trop  superficiel  poui'  en  donner  la  formule: 
celte  formule,  un  pbilosopbe  italien  l'apporte  à  la  pbilosopbie 
française. 

Au  plus  fort  de  l'agitalion  causée  par  le  procès  de  Toulouse, 
le  livre  immortel  de  Beccaria,  «  le  Traité  des  Délits  et  des 
Peines  »  apparaît  comme  la  parole  de  l'avenir,  et  vient  jeter 
une  soudaine  lumière  dans  les  esprits  en  proie  à  mille  impres- 
sions confuses  !  Cet  enfant  de  l'Italie,  nourri  des  idées  fran- 
çaises, loin  des  orages  et  des  épreuves,  dans  les  paisibles 
régions  de  l'aristocratie  milanaise,  n'a  rien  de  l'indignation  ni 
du  sarcasme  du  pbilosopbe  de  Ferney  :  c'est  une  voix  éloquente 
et  généreuse,  sans  àpreté  ni  colère.  Beccaria  est  de  ces  esprits 
qui  cherchent  la  vérité  avec  leur  cœur  et  leur  conscience,  dé- 
daignant de  la  demander  aux  données  de  l'expérience  ou  aux 
calculs  de  la  raison.  Ne  vous  attendez  pas  à  trouver  dans  son 
livic  l'encbaînement  rigoureux  des  déductions  ;  jamais  il  n'y  eut 
esprit  moins  géométrique.  Ne  vous  étonnez  pas  de  la  candeur 
de  certaines  illusions  :  la  pbilosopbie  en  est  encore  à  l'âge  où 
les  illusions  embellissent  toutes  les  perspectives!  Mais  ce  qu'il 
a  (le  grand,  d'impérissable,  c'est  quelque  chose  de  plus  que 
l'enthousiasme  pbilantluopique,  déplus  que  des  aspirations  ou 
des  utopies,  c'est  un  sentiment  profond  de  la  dignité  et  de  la 
liberté  de  l'homme,  du  droit  individuel  en  face  du  droit  social. 
La  droiture  du  cœur  supplée  chez  lui  aux  incertitudes  de  la 
métaphysique,  et  je  ne  sais  quelle  inspiration  lumineuse  le 
conduit,  sans  dévier  ni  faiblir,  à  travers  le  dédale  de  la  loi  cri- 
minelle. Ainsi,  en  examinant  le  fondement  du  droit  de  punir, 


CONFÉRENCE  DES  AVOCATS.  13 

il  oppose  à  ridée  barbare  d'une  loi  qui  se  venge  la  loi  qui  se 
borne  à  contenir  et  la  pénalité  qui  améliore  :  le  premier  qui  ait 
exprimé  l'idée  pénitentiaire  moderne,  que  le  génie  de  3Iontes- 
quieu  n'avait  pas  entrevue  et  dont  notre  siècle  s'est  tant  vanté. 

En  France,  un  enthousiasme  universel  salua  la  lumière 
nouvelle  dont  ce  petit  livre  était  l'avant-coureur  :  Voltaire  le 
commenta,  le  ministère  le  fit  traduire  ;  il  devint  l'évangile 
du  barreau;  mais  son  disciple  le  plus  ardent,  son  interprête 
le  plus  écouté  fut  Servan,  avocat  général  au  Parlement  de 
Grenoble  K 

Un  élève  des  Encyclopédistes  sous  la  robe  des  gens  du  Roi, 
un  avocat  général  devenu  l'organe  officiel  des  réformes  les 
plus  radicales,  préchant,  aux  applaudissements  des  philosophes, 
la  miséricorde  pour  les  coupables,  le  baiser  de  paix  pour  les 
persécutés  :  le  contraste  était  assez  nouveau  pour  populariser 
les  théories  de  Beccaria,  sa  mansuétude  dans  la  répression,  sa 
répugnance  pour  la  peine  de  mort,  son  horreur  des  cruautés 
légales.  Mais,  en  les  popularisant.  Servan  les  faisait  descendre 
de  l'élévation  philosophique  qu'elles  avaient  dans  les  simples 
pages  du  maître,  pour  les  accommoder  aux  doctrines  de  l'école 
sensualiste  en  vogue  dans  les  salons  de  Paris.  Disciple  d'Helvé- 
tius,  il  confond  perpétuellement  le  devoir  moral  avec  les  inspi- 
rations bonnes  et  saintes,  mais  sujettes  à  s'égarer,  de  la  sensi- 
bilité ;  il  ne  réclame  pas  la  tolérance  comme  le  droit  des  faibles, 
il  l'implore  de  la  pitié,  de  la  lassitude  des  forts.  Cette  philo- 
sophie superficielle  qui  plaçait  la  fin  de  l'homme  dans  le  bien- 
être,  et  non  dans  la  justice,  appliquée  aux  grands  problèmes 
de  la  législation,  n'avait  pour  les  résoudre  que  de  vagues 
instincts,  de  généreux  désirs,  qui  donnaient  un  démenti  à  la 
sécheresse  de  ses  principes,  mais  ne  pouvaient  entièrement 
corriger  les  incertitudes  du  point  de  départ. 

Mais  quels  sombres  contrastes.  Messieurs,  à  côté  de  ces  espé- 
rances, de  ces  rêves  d'avenir  de  la  jeune  magistrature  !  Tandis 
que  l'idée  nouvelle  prend  possession  solennelle  du  Parlement 
de  Grenoble,  tandis  que  les  juges  de  Calas,  eux-mêmes,  s'adou- 
cissent jusqu'à  réhabiliter   Sirven.  —  le  Parlement  de   Paris 


1.  Discours  sur  l'administration  de  la  justice  criminelle.  —  Plaidoyer  dans 
la  cause  d'une  femme  protestante. 


Il  DISCOURS   ET   (iI'IMii.XS. 

eiiNoit'  L,il)arrt>  à  rrcliafaud  pour  restaurer  la  foi  cliaiirelanle. 
Un  arrêt  de  mort,  et  quelle  mort,  grand  Dieu  !  pour  des  chan- 
sons licencieuses,   pour  des  irrévch^ences,  —  en  1766,  après 

Beccaria,  l'année  même  de  Servan 

Le  public  crut  assister  à  des  scènes  d'un  auti-e  âuv.  Il  n'y  avait 
pas  là,  comme  à  Toulouse, une  erreur  judiciaire,  nu  fatal  entraî- 
nement: ce  fut  de  sanu-froid,  el  dans  une  pensée  de  politique 
religieuse,  qu'un  Parlement  janséniste  ordonna  que  le  même 
bûcher  consumerait  le  dictionnaire  philosophique  et  les  restes 
mutilés  d'un  enfant  de  vingt  ans  !  Ne  reconnaissez-vous  pas  là, 
Messieurs,  les  inspirations  de  cet  esprit  de  secte  que  la  persé- 
cution avait  rendu  populaire,  et  qui  empruntait  au  calvinisme, 
comme  lui  persécuté  avant  de  devenir  persécuteur,  le  dogme  de 
la  prédestination  et  le  blîcher  de  Michel  Servet?  Une  consulta- 
tion rédigée  par  Linguet  et  signée  Gerhier,  d'Outremont  et 
Vélite  du  barreau;  un  écrit  de  Voltaire,  seul  assez  fort  dans 
son  Fcrney  pour  braver  la  réaction  janséniste,  arrivèrent  trop 
tard  pour  sauver  les  victimes.  On  étouffa  d'ailleurs  toutes  les 
voix,  et  si  l'on  n'osa,  devant  la  résistance  du  barreau  ^  suppri- 
mer juridiquement  la  consultation,  du  moins  l'édition  tout 
entière  fut  enlevée  secrètement,  atin  que  tout  s'éteignît  dans  le 
silence  et  la  stupeur. 

Mais  ces  retours  d'intolérance  sont  impuissants  :  tous  les  jours 
l'esprit  philosophique  grandit  ;  tous  les  joui's,  il  enregistre 
quelque  défection  au  sein  des  parlements;  et  le  barreau,  mar- 
chant d'un  pas  de  plus  en  plus  ferme  dans  cette  voie  où  il  ne 
s'est  risqué  d'abord  qu'en  chancelant  et  sous  la  tutelle  des  phi- 
losophes, y  devance  bientôt  ses  maîtres  et  ne  craint  pas  de  leur 
donner  à  tous  des  leçons  de  philosophie  législative. 

Il  n'est  pas  sans  intérêt.  Messieurs,  de  trouver  au  premier 
rang  de  cette  nouvelle  phalange  celui  qui  devait  être,  au  com- 
mencement de  notre  siècle,  un  des  législateurs  de  la  société 
nouvelle.  Portails,  alors  jeune  avocat  au  parlement  d'Aix.  La 
plume  qui  devait  écrire  le  discours  préliminaire  du  Code  civil, 
s'essayait  dès  1770  à  son  glorieux  avenir,  dans  cette  brûlante 
question  de  la   tolérance  autour  de  laquelle  s'agitaient  tant 


1.  Vuh-  les  détails  que  donne  à  ce  sujet  (irinnn,  dans  sa  Gazette  littévoire 
(17G6). 


CONFÉRENCE  DES  AVOCATS.  15 

d'esprits  d'ordre  divers.  M.  de  Choiseul,  ministre  à  grands  pro- 
jets, voulait  réparer  la  faute  politique  de  Tédit  de  Nantes,  en 
attirant  dans  un  coin  du  royaume,  dans  la  petite  ville  de  Versoix, 
en  face  de  Genève,  l'industrie  des  populations  protestantes  dis- 
séminées autour  de  nos  frontières.  Il  consulta  le  jeune  avocat 
provençal,  et  celui-ci  lui  envoya,  dans  quelques  pages  substan- 
tielles, un  véritable  traité  de  législation,  de  pbilosophie  et  de 
moi-ale  politique  sur  l'état  des  cultes  dissidents  K  Non  seulement 
l'odieuse  fiction  :  «  il  n'y  a  plus  de  protestants,  »  sur  laquelle 
était  fondée  la  théorie  légale,  y  est  mise  à  jour  et  renversée  de 
fond  en  comble  avec  autant  d'habileté  que  de  force  ;  mais  les 
droits  et  les  devoirs  de  la  société  civile  en  matière  religieuse 
y  sont  définis,  élucidés,  avec  une  élévation  et  une  profondeur 
de  vues  admirables.  La  liberté  de  conscience  y  parle  enfin 
non  plus  le  langage  de  la  prière,  mais  celui  du  droit,  du  droit 
imprescriptible  que  la  créature  intelligente  et  libre  tient  de 
la  loi  naturelle,  plus  sainte  que  la  loi  sociale,  plus  forte  que 
les  édils  des  rois. 

Pour  couronner  cette  profession  de  foi,  le  mariage  est  pré- 
senté comme  un  contrat  purement  civil  que  l'État  doit  seul 
réglementer,  si  l'on  ne  veut  se  perdre  dans  une  sorte  de 
«  manichéisme  politique  ».  Tout  est  en  germe  dans  ces  puis- 
santes formules:  l'atfranchissement  de  la  société  laïque,  le 
Code  civil,  l'âge  moderne  tout  entier  ! 

Il  semble  que  le  vieux  Voltaire  lui-même,  se  voyant  débordé, 
ait  senti  que  l'avenir  de  ses  idées  les  plus  chères  n'était  plus 
dans  les  mains  des  fidèles  d'autrefois,  mais  dans  celles  des 
nouveaux  adeptes  qui  venaient  à  elles  du  milieu  des  légistes. 
La  consultation  de  Portails  lui  avait  été  soumise  ^  et,  après 
l'avoir  lue,  il  s'écriait  dans  un  de  ces  enthou.'^iasmes  qui  le 
peignent  tout  entier  :  «  Si  les  avocats  sont  assez  courageux  pour 
«  signer  une  pareille  dissertation,  si  les  parlements  sont  assez 
«  hardis  et  assez  forts  pour  faire  une  loi  nouvelle,  je  me  fais 


1.  Consultation  sur  la  validité  des  mariages  des  protestants  (1770).  — 
Publiée  de  nouveau  en  1844  dans  les  Discours  et  travaux  inédits  sur  le  Code 
civil,  par  J.  E.  M.  Portalis,  ministre  des  cultes  et  membre  de  V Académie 
française. 

2.  Par  un  ami  commun,  le  pasteur  Moultou. 


16  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

«  porter  en  litière,  tout  mourant  que  je  suis,  et  je  dis:  Nunc 
i'  dimlttis,  Domine,  servum  tuum  *  !  » 

Deux  ans  plus  tard,  les  doctrines  nées  au  sein  du  parlement 
d'Aix  avaient,  devant  le  parlement  de  Paris,  Linguet  pour  inter- 
prète, à  propos  d'une  question  d'état  que  le  nom  aristocratique 
des  personnages  entourait  comme  toujours  d'un  grand  reten- 
tissement-. Il  était  homme  pourtant  à  se  faire  l'avocat  de  l'into- 
lérance, cet  esprit  paradoxal,  amoureux  de  scandale  et  de  bruit, 
cet  avocat  des  jésuites,  du  duc  d'Aiguillon,  du  despotisme 
oriental,  du  coup  d'État  de  Maupeou,  —  qui  finit  par  bégayer  le 
jacobinisme  dans  le  club  des  Cordeliers,  et  puis  par  mourir, 
avec  cet  héroïsme  qui  rachète  tant  de  choses,  sous  la  hache 
des  jacobins  !  Le  hasard  le  plaça  dans  la  bonne  cause,  et  cet 
esprit,  qui  n'était  certainement  dépourvu  ni  de  force  ni  de 
courage,  se  mit  à  parler,  comme  pas  un,  le  langage  de  la  liberté 
et  du  droit. 

L'épouse  délaissée  dont  il  défendait  la  cause  n'obtint 
pourtant  qu'une  indemnité  pécuniaire;  mais  si  les  tribunaux 
n'osaient  encore  briser  les  entraves  de  la  loi,  ils  cherchaient,  dès 
cette  époque,  comme  les  préteurs  de  la  vieille  Rome,  à  en 
adoucir  autant  que  possible  la  déplorable  rigueur.  Le  parlement- 
de  Toulouse,  devenu  libéral,  fondait  la  jurisprudence  nouvelle 
qui  mettait  les  enfants  issus  des  mariages  célébrés  au  désert 
sous  l'égide  inviolable  de  la  possession  d'état.  Ce  fut  au  point 
qu'à  la  fin  de  1778  le  parlement  de  Paris  se  préparait  à  sou- 
meitre  à  Louis  XVI  un  vœu  pour  l'étabUssement  d'un  registre 
purement  civil  pour  l'état  des  dissidents.  Ce  vœu  devançait  de 
neuf  années  l'édit  d'affranchissement;  une  influence  toute- 
puissante  alors  dans  les  conseils  du  roi  vint  l'étoulïer.  C'était  la 
voix  hautaine  qui,  lors  du  sacre  de  Louis  XVI,  s'était  fait 
entendre  pour  rappeler  au  jeune  monarque  qu'il  venait  de 
prêter  en  face  des  autels  le  serment  d'exterminer  l'bérésie  ■"  ;  — 

1.  Cette  lettre  de  Voltaire  à  Portails  est  entièrement  inédite.  Nous  devons 
cette  précieuse  communication  à  la  bienveillance  de  M.  le  premier  président 
Portalis,  le  digne  héritier  de  ce  beau  nom,  qui  conserve  dans  sa  bibliothèque 
le  manuscrit  original  de  la  Consultation,  avec  les  notes  marginales  dont 
Voltaire  l'avait  enrichie. 

'1.  Ailaire  du  vicomte  de  Bombelles. 

;j.  Discours  de  Loménie  de  Brienne,  archevêque  de  Sens,  au  sacre  de 
Louis  XVI. 


CONFÉRENCE  DES   AVOCATS.  11 

c'était  celle  qui,  depuis  un  siècle,  dans  les  assemblées  pério- 
diques du  clergé,  déposait  aux  pieds  du  trône  ses  lamentations 
sur  la  tiédeur  et  le  relâchement  des  persécutions  ;  c'était  celle 
qui  dictait  aux  évêques  de  France,  dans  l'assemblée  de  178U,  ces 
fameuses  remontrances,  testament  de  l'esprit  persécuteur,  qui 
s'y  cache  en  vain  sous  d'hypocrites  euphémismes  :  «  L'hérésie — 
«  je  cite  textuellement,  Messieurs  —  l'hérésie,  devenue  chaque 
«  jour  plus  entreprenante  à  l'ombre  d'une  longue  impunité,  ne 
«  se  lasse  point  de  déchirer  le  sein  infortuné  de  cette  mère 
«  tendre  et  affligée.  Pendant  les  beaux  jours  du  règne  de  votre 
«  auguste  a'ieul.  une  administration  prévoyante  et  ferme  avait, 
«  par  des  voies  purement  réprimantes,  contenu  et  même  éclairé 
«  nos  frères  errants  ;  mais,  hélas  !  les  ressorts  salutaires  d'une 
((  police  combinée  avec  tant  de  sagesse  se  sont  insensiblement 
«  relâchés.  » 

Mais  la  pensée  réformatrice  est,  elle  aussi,  une  puissance  : 
les  régions  officielles  sont  à  elle,  les  plus  tidèles  serviteurs  de 
la  royauté  sont  ses  interprètes  S  et,  triomphe  éclatant,  elle 
s'assied  au  ministère  avec  Turgot  et  Malesherbes.  Toutes  ces 
forces  s'unissent  pour  livrer  aux  hésitations  de  la  pensée  royale 
un  dernier  et  victorieux  assaut.  Les  esprits  philosophiques, 
formés  à  l'école  du  barreau,  s'empressent  d'y  accourir.  Servan, 
sous  le  titre  de  «  feuille  jetée  au  vent  »,  lance  dans  le  public  un 
petit  écrit,  le  meilleur  qui  soit  sorti  de  sa  plume,  apostrophe 
éloquente  aux  sourdes  hostUités  qui  arrêtent  la  marche  de  la 
justice  sociale.  Ce  n'est  plus  un  plaidoyer,  mais  un  pamphlet. 
Ce  n'est  plus  une  démonstration  ou  une  prière,  mais  l'accent 
indigné  que  prennent  les  idées  vraies  quand  elles  se  sentent  assez 
fortes  et  assez  mûres  pour  revendiquer  leur  place  dans  la  so- 
ciété !  —  Target  enfin  vient  clore,  par  un  mémoire  pour  la  mar- 
quise d'Angkire,  protestante,  dont  le  parlement  de  Bordeaux 
avait  annulé  l'état  civil,  cette  carrière  ouverte  depuis  plus  de 
vingt  ans  à  toutes  les  intelligences  généreuses.  Simple  avocat 
au  parlement  de  Paris,  il  partage  avec  Malesherbes,  alors  rentré 
au  ministère,  l'honneur  de  porter  la  parole  en  faveur  de  tout 
un  peuple.  Mais  tandis  que  Malesherbes  traitait  la  question  en 
homme  d'État,  lui  l'examine  en  jurisconsulte  et  en  phdosophe. 

1.  Mémoire  du  baron  de  Breteuil  en  faveur  des  protestants. 

2 


18  DiSCCURS   ET   OPINIONS. 

Son  point  do  départ  est  le  munie  que  celui  de  Portails  :  la  nature 
du  mai'ia.ae  et  la  doctrine  spirilualiste  qui  en  trouve  la  hase  non 
dans  la  cohabitation  ou  la  possession  d'état,  mais  dans  le  seul 
consentement  de  deux  volontés  libres.  Par  la  même  route,  il 
arrive  aux  mêmes  conséquences,  à  réclamer  la  reconnaissance 
oflicielle  de  Fétat  des  non-catholiques,  au  nom  d'un  droit  natu- 
rel anlérieur  aux  ordonnances.  L'intervention  solennelle  du 
pouvoir  lêiiislatif  i-épondit  à  cette  ferme  requête,  et,  en  cassant 
l'arrêt  de  Bordeaux,  le  ministère  dota  la  législation,  un  peu 
tard,  il  est  vrai,  de  ce  célèbre  édit  de  novembre  1787  qui  resti- 
tuait aux  dissidents  l'état  civil. 

A  la  même  époque  et  presque  à  la  même  heure,  une  com- 
mission, composée  de  six  avocats  au  parlement  de  Paris,  rece- 
vait du  pouvoir  la  mission  de  préparer  un  projet  de  réforme 
complète  de  la  grande  ordonnance  criminelle.  —  On  touchait 
au  dénoùment  de  cette  guerre  de  réformateui's  judiciaires,  née 
et  grandie  sous  le  môme  souffle  que  la  lutte  dont  je  viens  de 
vous  esquisser  les  principaux  traits,  souvent  mêlée  à  elle,  quel- 
quefois distincle.  mais  toujours  ralliée  sous  le  même  drapeau, 
le  di'apeau  piiilosophique.  Les  causes  fameuses,  traduites  par 
l'infatigable  Voltaire  au  tribunal  de  l'opinion,  avaient  fait  surgir,  ■ 
du  sein  du  barreau,  des  parlements,  des  sectes  philosophiques, 
un  immense  cri  de  réprobaliou  où  venaient  se  confondre  les 
voix  de  tous  les  partis.  Dans  cette  mêlée  des  inteUigences,  il  y 
a,  près  de  Turgot  et  de  Condorcet,  Mirabeau  qui,  du  fond  du 
donjon  de  Vincennes,  dénonce  les  hontes  et  les  périls  des  lettres 
de  cachet;  Brissot,  esprit  inquiet,  qui  cherche  sa  route  et 
embrasse  dans  une  ingénieuse  théorie  tout  le  système  des  lois 
pénales;  des  économistes,  fils  d'Adam  Smith,  avec  des 
amants  de  la  nature,  disciples  de  Jean-Jacques,  et  surtout  des 
avocats.  C'est  Bergasse  qui  débute,  comme  tout  le  monde  alors 
au  barreau,  par  une  dissertation  sur  la  loi  criminelle;  c'est 
Elio  de  Beaumont  ;  c'est  Linguet,  d'accord  par  hasard  avec  la 
[ihilosophie,  son  ennemie  personnelle.  Ce  sont  des  noms  alors 
célèbres,  depuis  tombés  dans  l'oubli  :  Le  Trône,  Vermeil, 
Lacroix,  l'un  des  collaborateurs  du  grand  répertoire';  d'autres 

1.  Le  Trône,   y'ups  sur  In  justice  criminelle.  —  Vermeil,  Essai  sur  la 
réforme  de  la  justice  criminelle.  —  Lacroix,  Rëfle.rions  sur  la  civilisation. 
Boucher  (l'Ari;is,  Observations  sur  les  lois  criminelles. 


CONFÉRENCE  DES  AVOCATS.  19 

que  leurs  écrils  ont  apportés  jusqu'à  nous,  comme  Lacretelle. 
Il  y  a  dans  tout  cela,  si  l'on  descend  aux  détails,  bien  des  para- 
doxes, bien  des  bizarreries  qui  se  ressentent  de  Tanarchie 
intellectuelle  de  l'époque.  Mais  sur  toutes  les  grandes  questions, 
sur  la  nature,  le  but,  les  limites  de  la  pénalité,  sur  le  respect  du 
droit  individuel,  règne  un  parfait  accord  de  vues  et  de  prin- 
cipes. C'est  que  l'idée  de  l'humanité,  c'est  que  le  besoin  de 
justice  est  la  foi  vivante  qui  donne  au  dix-huitième  siècle  son 
unité  et  sa  grandeur. 

Dès  1780,  un  grand  résultat,  bien  qu'incomplet  encore,  cou- 
ronna tant  d'etforls  :  la  question  préparatoire  fut  abolie.  Bien 
que  le  préambule  de  l'édit  annonce  le  parti  pris  de  résister  aux 
envahissements  d'un  droit  nouveau  «  qui  ébranlerait  les  prin- 
cipes et  pourrait  conduire  par  degrés  à  des  innovations  dange- 
reuses »,  le  pouvoir  n'était  pas  assez  fort  pour  arrêter  le  mou- 
vement. L'éflifîce  de  l'oiJonnance  criminelle  s'en  allait  pièce  à 
pièce,  quand  un  bruyant  épisode,  qui  précède  de  deux  années 
à  peine  les  joui's  de  89,  vint  lui  porter  le  dernier  coup.  Je 
veux  parler  du  procès  des  trois  roués,  auquel  Dupaty  a  attaché 
son  nom. 

Dupaty,  d'abord  avocat  général  au  parlement  de  Bordeaux, 
appartenait  à  cette  jeune  génération  qui  avait  donné  au  parquet 
des  cours  souveraines  tant  de  nobles  intelligences,  tant  d'esprits 
indépendants.  Ami  dévoué  du  célèbre  La  Chalotais,  intimement 
lié  avec  Beaumarchais,  il  avait  de  l'un  l'inflexible  courage  et 
l'honnêteté  tranchante;  quelque  chose  de  la  verve,  de  la  viva- 
cité, de  la  grâce  de  l'autre.  Les  ennemis  du  terrible  satirique 
avaient  pu  faire  à  Dupaty  l'honneur  de  lui  attribuer  les  fameux 
mémoires  contre  Goezman.  Enfermé  dans  un  château  fort  pour 
son  opposition  au  coup  dTtat  Maupeou.  dédommagé,  au  rappel 
des  parlements,  par  une  charge  de  président  à  mortier  au  par- 
lement de  Bordeaux,  il  y  vivait  en  quelque  sorte  exilé  au  milieu 
de  sa  compagnie,  qui  ne  pouvait  lui  pardonner  son  orageux 
passé  :  l'étude  de  la  réforme  criminelle  l'absorbait  tout  entier, 
quand  sa  nature  belliqueuse  l'entraîna  dans  une  des  plus 
vives  polémiques  qui  aient  agité  les  dernières  années  de  la 
monarchie. 

Trois  paysans  de  la  Champagne  avaient  été  condamnés,  à  la 
suite  d'une  procédure  assez  peu  régulière,  à  périr  sur  la  roue. 


20  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

Diipaly  vit  à  Paris  les  pièces,  trouva  la  condaïunation  inique  et 
le  dit  très  liaut  dans  un  mémoire  justificatif,  adressé  au  public 
bien  plutôt  qu'au  Cont>eil  du  roi,  dans  le  douitle  but  de  sauver 
trois  malheureux  et  de  plaider  devant  l'opinion  la  cause  des 
réformes  criminelles. 

Il  y  a  loin  du  mémoire  de  Dupaty  à  ceux  d'Élie  de  Beaumont  et 
de  Servan.  Ses  récits  rapides,  précis,  saisissants,  rappellent  ceux 
de  Voltaire. Le  raélanoe  de  sérieux  et  d'ironie, la  familiarité  ori- 
."■inale  de  certaines  apostrophes  font  penser  à  Beaumarchais,  mais 
à  Beaumarchais  sérieux.  Puis,  au  milieu  des  invectives  que  lui 
arrache  l'iniquité  des  ordonnances,  Tinhumanité  des  vieux  cri- 
minalistes;  c'est,  à  propos  de  ces  trois  paysans,  d'amères  allu- 
sions aux  inégalités  sociales,  des  hardiesses  sur  le  passé  de  la 
monarchie,  où  l'on  sent  déjà  le  souffle  de  89.  Les  événements 
se  pressent.  Messieurs,  les  grands  jours  approchent;  pour  le 
barreau  comme  pour  la  nation,  l'heure  des  méditations  paisibles 
est  passée,  et  derrière  la  révolution  philosophique  on  entend 
gronder  la  révolution  sociale.  On  a  longtemps  rêvé,  longtemps 
médité,  longtemps  supplié;  voici  que  l'on  commence  à  vouloir, 
et  l'éloquence  judiciaire,  entraînée  par  le  torrent  qui  emporte 
toutes  choses,  devient  retentissante  et  populaire  comme  une 
tribune  politique.  Aussi  Dupaty,  qui  représente  parfaitement 
le  passage  de  la  vie  spéculative  à  l'action,  n'a-t-il,  dans  son 
pamphlet  judiciaire,  rien  qui  rappelle  l'emphase  et  les  longueurs 
du  Palais.  Son  style  est  vif  et  tranchant  comme  une  arme  de 
combat  :  il  n'argumente  pas,  il  frappe  ;  et  sa  parole  ardente 
tombe  sur  un  public  impatient,  agité  jusque  dans  ses  profon- 
deurs de  confus  tressaillements.  Une  etl'ervescence  extrême,  que 
d'autres  événements  ont  fait  oublier,  mais  dont  les  mémoires  du 
temps  attestent  la  puissance,  répondit  dans  la  France  entière 
au  mémoire  justificatif.  Il  y  eut  contre  l'ordonnance  criminelle, 
mise  au  banc  de  l'opinion  publique,  une  protestation  univer- 
selle, répétée  quelques  mois  plus  tard  par  les  notables,  exprimée 
dans  tous  les  cahiers  de  1789.  En  vain  le  Parlement  voulut-il 
s'interposer,  entamer  des  poursuites,  opposer  à  Dupaty  l'avocat 
général  Séguier,  l'adversaire  entêté  de  Turgot,  l'incarnation  de 
la  routine  parlementaire.  On  eut  beau  brûler  le  mémoire  du 
président  de  Bordeaux  au  pied  du  grand  escalier,  comme  on  y 
avait  brûlé  les  bulles  du  pape  et  les  écrits  protestants,  l'Ency- 


CONFÉRENCE  DES  AVOCATS.  21 

clopédie  et  les  Constitutions  des  jésuites  !  Pourquoi  ces  vains 
simulacres  d'une  autorité  perdue?  Les  vieilles  traditions  ne 
sont  plus  ;  l'enceinte  de  la  justice,  autrefois  si  paisible,  est 
devenue  un  brûlant  théâtre  de  luttes  passionnées.  Le  procès  du 
Collier  y  traîne,  au  milieu  des  hasards  d'un  scandaleux  débat, 
la  pourpre  d'un  cardinal  et  jusqu'à  l'honneur  de  la  royauté  ;  et, 
dans  l'affaire  Korman,  Bernasse  vient  y  traduire,  avec  un  éclat 
immense,  le  procès  du  pouvoir  qui  s'en  va. 

On  a  trop  oublié  de  nos  jours,  Messieurs,  le  nom  de  l'avocat 
Bergasse.  Ce  fut  pourtant  aloi's  une  des  réputations  les  plus 
retentissantes  que  l'époque  eût  vues  surgir.  Ainsi  passe,  au 
barreau  surtout,  l'éclat  fugitif  de  la  parole  humaine  ;  —  ainsi 
s'éteignent,  à  un  jour  fatalement  marqué,  pour  ne  plus  vivre 
que  dans  les  souvenirs  de  ceux  qui  les  ont  entendues,  de  ceux 
qui  les  ont  aimées,  les  voix  les  plus  pures,  les  plus  éloquentes, 
les  plus  respectées.  Est-ce  donc  payer  assez  par  une  gloire  pas- 
sagère, ensevelie  dans  une  tombe  à  jamais  muette,  ces  efforts 
de  génie,  ces  luttes  infatigables  dont  on  meurt  martyr? 

La  cause  que  défendit  Bergasse  et  qui  lui  valut  une  renommée 
éphémère,  était  d'un  ordre  assez  vulgaire.  Un  adultère,  une 
lettre  de  cachet  obtenue  contre  la  femme  coupable,  puis  révo- 
quée par  l'influence  des  familiers  d'un  prince,  voilà  le  thème 
obscur  sur  lequel  ce  jeune  avocat  lyonnais  dresse  avec  une  har- 
diesse singulière  l'acte  d'accusation  du  régime  chancelant. 
Bévolutionnaire  de  l'école  puritaine,  il  vient,  après  Rousseau  et 
Mably,  annoncer  à  cette  société  frivole,  tout  entière  à  la  dou- 
ceur de  vivre  et  aux  espérances  de  l'avenir,  qu'il  faut  une  révo- 
lution pour  lui  rendre  les  mœurs  qu'elle  a  perdues.  La  question 
de  la  lettre  de  cachet  le  met  aux  prises  avec  la  police  et  son 
chef,  M.  Lenoir  ;  c'est  une  occasion  pour  flétrir  et  l'homme  et 
l'institution.  Le  séducteur  s'est  réfugié  dans  les  salons  et  sous 
la  protection  d'un  prince  :  «  Honte  à  cette  société  d'hommes 
«  corrompus  et  de  femmes  sans  pudeur  ».  L'arbitraire  qu'il 
rencontre  sous  chacun  de  ces  pas,  il  le  maudit,  au  nom  des 
«  horreurs  secrètes  »  de  la  prison  d'État  et  des  «  larmes  soli- 
taires »  des  victimes  ;  il  le  proclame  «  corrupteur  et  impie  ». 
Beaumarchais,  qui  s'est  mêlé  à  toute  cette  intrigue  et  qui  veut 
reprendre  contre  Bergasse  la  plume  ironique  et  légère  qui  avait 
démoH  le  parlement  Maupeou,  laisse  sa  popularité  aux  mains 


22  DISCOUHS    KT    ol'lMdNS. 

(le  ce  tier  lutteur,  dont  le  sérieux  et  la  bonne  foi  récrascnt.  Le 
Parlement  enlin,  qu'il  doit  avoir  pour  juge,  se  trouve-t-il,  dans 
le  cours  des  événements,  renversé  par  un  coup  d'État,  avec 
quelle  indignation  d'homme  libi-e  il  refuse  de  s'inclinci-  devant 
d'autres  juges  I  Et  sa  voix,  qui  devient  plus  haute  aux  approches 
du  dénouement,  loui-  à  tour  prophétise  la  tempête,  montre  en 
passant  le  peuple  qui  marche  à  la  révolution  par  la  famine,  et 
fait  enlendi'e  aux  oreilles  royales  ce  cri:  Sire,  on  vous  trompe  ! 
Le  premier  cri,  respectueux  encore,  des  jours  de  colère  qui 
s'apprêtent. 

N'allez  pas  croire,  Messieurs,  que  ces  ardeurs  révolutionnaires 
fussent  alors  une  exception  au  barreau.  La  marche  de  l'espèce 
humaine  a,  comme  l'ordre  des  choses  physiques,  ses  lois  inévi- 
tables. Le  grand  mouvement  d'idées  qui  avait  fait  passer  les 
hommes  de  robe  de  l'étude  scolastique  de  la  jurisprudence  à 
l'examen  philosophique  des  lois,  et  changé  tant  de  paisibles 
jurisconsultes  en  hardis  philosophes,  finissait  par  en  faire  des 
hommes  politiques  et  des  conspirateurs.  Conspirateurs  dans  les 
sociétés  secrètes,  dans  les  loges  maçonniques,  dans  les  clubs, 
chez  Morellet,  chez  Adrien  Duport  *  ;  conspirateurs  depuis  Élie 
de  Beaumont  -  jusqu'à  Target,  depuis  Lacretelle  jusqu'à  Ber- 
gasse ',  aux  côtés  de  Brissot,  de  Condorcet  et  de  Mirabeau. 

Et  quand  arriva  la  crise  linale,  quand  en  1788  les  parlements 
jetèi'ent  à  la  nation  émue  le  grand  mot  d'États  généraux,  et  que 
la  royauté  voulut  i)0ur  la  seconde  fois  briser  par  un  coup  d'Etat 
l'opposition  des  Cours  souveraines,  Portahs  àAix,  Lechapellier 
à  Rennes,  Thoui-et  à  Rouen,  Meunier  à  Grenoble,  montrèrent 
les  légistes  transformés  en  agitateurs,  presque  en  tribuns.  En 
vain  le  ministère,  comme  en  1770  le  chancelier  Maupeou,  vou- 
lut-il cacher  ses  desseins  despotiques  sous  l'appât  des  réformes 
si  longtemps  attendues,  le  barreau,  pas  plus  que  la  nation,  ne 
s'y  laissa  tromper.  Target  leur  avait  appris",  vingt  ans  aupa- 
ravant, qu'en  pareille  occasion  il  fallait,  sendjlable  à  cet  ancien 

1.  Mcmob-es  de  Moreliet,  t.  1,  annOe  1787. 

i.  Voyez  les  Mémoires  de  Brissot,  t.  II,  ch.  v. 

'•i.  Ibidem^  ch.  xxxv. 

4.  Lettres  d'iui  homme  à  un  autre  homme^  1771,  in-l2.  —  «  Le  meilleur 
des  écrits  polémiques  qui  parui'ent  au  temps  de  Mauiieou,  »  écrivait 
Miraljeau  à  Chamfort.  Ce  pamphlet  se  trouve  dans  le  recueil  de  Pidansatdc 
Mairobert,  intitulé  Maupeouana. 


M.    JULES    FERRY    JOURNALISTE.  23 

qui  répondait  à  tous  les  récits  des  belles  actions  d'Alexandre: 
«  Mais  il  a  tué  Callisthènes  »,  répondre  au  despotisme  réforma- 
teur :  «  Mais  vous  avez  tué  notre  liberté,  nos  lois.  » 

Ce  respect,  ce  culte  du  droit,  qui  met  la  justice  au-dessus  du 
succès,  c'était  l'âme  du  barreau,  Messieurs,  c'était  l'esprit  qu'il 
allait  apporter  dans  les  péripéties  de  sa  vie  publique.  Et  si 
vous  demandez  ce  qu'est  devenue  de  nos  jours,  sous  cette  robe 
qui  accueille  toutes  les  idées  et  s'honore  de  toutes  les  convic- 
tions, cette  tradition  de  nos  pères,  regardez  autour  de  vous,  et 
dites  si  beaucoup  l'ont  démentie? 

A  l'heure  où  ce  récit  nous  amène.  Messieurs,  elle  commence 
pour  les  avocats  cette  carrière  de  nobles  agitations  et  de  luttes 
brillantes  que  la  vie  politique  leur  réservait.  Elle  s'ouvre  devant 
eux  pleine  d'espérances  et  d'entraînements,  avec  les  grands 
jours  de  l'Assemblée  constituante,  où  ils  arrivent  en  foule,  élevés 
sur  les  bras  du  tiers  état,  dont  ils  sont  la  vivante  intelligence. 
Mais  je  dois  m'arrêter  à  ce  seuil  imposant  :  faire  l'histoire  du 
barreau  aa  sein  de  cette  grande  assemblée,  ce  serait  dérouler 
sous  vos  yeux  les  pages  les  plus  glorieuses  et  les  plus  pures  de 
l'histoire  de  la  société  moderne.  Les  idées  philosophiques 
ont  accompli  leur  destinée  ;  elles  sont  descendues  dans  les 
inslilutions,  et  leui-  couronnement  c'est  la  Déclaration  des 
Droits  ! 

Aux  passions  qui  s'agitent  encore  autour  de  tous  ces  sou- 
venirs, il  est  visible  que  pour  nos  pères  le  jour  de  la  postérité 
n'est  pas  venu.  Mais,  cfuoi  qu'il  arrive,  quel  que  soit  l'arrêt  de 
l'impartial  avenir,  le  barreau  du  dix-huitième  siècle  doit  avoir 
sa  large  part  dans  ce  jugement  souverain.  Ne  redoutons  pas 
pour  lui  cette  grande  responsabilité  :  ces  hommes  sont  assez 
forts  pour  en  supporter  le  fardeau,  et  trente  années  de  l'histoire 
contemporaine  ont  fait  voir,  je  pense,  que  de  nos  jours,  au 
barreau,  l'on  était  assez  fort  aussi  pour  ne  pas  répudier  leur 
héritage  ! 


M.  Jules  Ferry  journaliste. 

La  hardiesse  de  certains  passages  de  ce  discours  attira  l'attention 
sur  M.  Jules  Ferry  et  un  magistrat  perspicace  ne  lui  cacha  pas 
qu'il  perdait  toute  chance  de  devenir  substitut  impérial.  Le  secré- 
taire   de   la    Conférence  ne    s'en    montra  nullement  alïecté,  car 


24  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

il  se  sentait  fait  non  pour  servir  le  régime  du  nouveau  César, 
mais  pour  le  combattre  sans  trêve.  Il  perdit  son  père  en  1856  et 
une  situation  indépendante  lui  permettait  de  suivre  son  goût  pour 
la  politi(iue.  L'Empire  semblait  alt'ermi  par  le  plébiscite  de  novem- 
])ie  1852,  par  le  mariage  de  Napoléon  III  et  par  la  naissance  du 
prince  impérial  (16  mars  1856).  Dans  la  guerre  impolilique  contre 
la  Russie,  qui  avait  sacrifié  à  l'intérêt  de  l'Angleterre  75  000  Fran- 
çais, le  peuple  n'avait  vu  que  les  glorieuses  fumées  de  TAlma  et 
de  Malakoll".  La  période  qui  suivit  le  Congrès  de  Paris  a  été  juste- 
ment appelée  par  M.  Spuller  l'âge  cVor  de  la  coulisse.  Les  grands 
travaux  de  Paris  commencent  ;  chacun  spécule  et  agiote,  car  toutes 
les  voix  officielles  semblent  répéter  le  mot  célèbre  de  M.  Guizot: 
Enrichissez-vous  !  et  le  pays  se  démoralise  avec  sérénité.  Qui 
songeait  alors  aux  libertés  perdues? 

Cependant,  aux  élections  générales  du  21  juin  1857,  on  observa 
un  timide  réveil  de  l'opinion  publique,  malgré  les  savantes 
manœuvres  du  ministre  Billault.  A  Paris,  le  Comité  électoral  oîi  se 
réunissaient  Carnot,  Cavaignac,  Garnier-Pagés,  Hérold,  Laurent- 
Pichat,  Pelletan,  J.  Simon,  Vacherot,  commençait  la  campagne  des 
??zS(?n/)'.  «<(".s<ei',  tandis  qu'IIavi II  et  le  Siècle  soutenaient  des  candidats 
également  hostiles  à  TEmpire,  mais  résignés  à  prêter  serment  pour 
siéger  à  la  Chambre.  De  ces  efforts  combinés  sortit  le  groupe  des 
Cinq  (J.  Favre,  Ernest  Picard,  E.  Ollivier,  Darimon,  élus  à  Paris, 
Hénon,  nommé  à  Lyon)  qui,  de  1858  à  1863,  devint  le  point  de 
ralliement  de  l'opposition  démocratique. 

M.  Jules  Ferry  était  au  premier  rang  des  jeunes  gens  qu'on 
désignait  alors  sous  le  nom  «  d'auditeurs  au  Corps  législatif  ^  »  et 
qui  se  réunissaient  le  plus  souvent  chez  E.  Ollivier,  dans  son  petit 
appartement  de  la  rue  Saint-Guillaume. 

Une  conférence  hebdomadaire  avait  été  organisée  chez  M.  Jules 
Ferry  lui-même  et  se  réunissait  dans  son  appartement  de  la  rue 
Mazariue,19,  puisrueDuphot,!  8.  Hérold,  Floquet,  Picard, Clam ageran, 
Lenoël,  Hérisson,  Dréo,  Delprat,  Marcel  RouUeaux,  Philis  faisaient 
partie  de  ce  groupe  intime  qui  discutait  les  grandes  questions  poli- 
tiques et  sociales  avec  plus  de  passion  que  la  Conférence  Mole  dont 
M.  Jules  Ferry  a  été  plusieurs  fois  le  président. 

Mais,  à  cette  époque,  l'action  politique  ne  pouvait  guère  s'exercer, 
et  encore  à  travers  mille  obstacles,  que  par  la  voie  du  journalisme. 
M.  Jules  Ferry  entra  donc  dans  le  journalisme  et  mit  sa  plume  au 
service  des  feuilles  indépendantes.  Il  collabora  à  la  Presse  d'Emile 
de  (iirardin  et  au  Courrier  de  Paris,  de  Clément  Duvernois,  dont  les 
défaillances  ultérieures  sont  connues.  Avocat  à  la  Cour  d'appel  de 
Paris,  il  était  en  même  temps  l'un  des  plus  brillants  parmi  les  jour- 
nalistes judiciaires,  et,  depuis  185H  jusqu'au  mois  de  mars  1863, 
rendit  compte  dans  la  Gazette  des  Tribunaux  de  la  plupart  des  irrauds 
procès  civils. 

1.  Histoire  de  Douze  ans,  par  Alfred  Darimon.  Paris.  Deiitii,  1883,  p.  31. 


M.  JULES  FERRY  JOURNALISTE.  25 

Ce  qui  nous  paraît  aujourd'hui  l'exercice  naturel  de  la  liberté 
d'écrire ,  liberté  que  les  ennemis  de  la  République  étendent 
impunément  jusqu'à  l'injure,  exposait  alors  les  écrivains  aux 
rigueurs  arbitraires  du  f.'Ouverneraenl  impérial.  Le  4  décembre  1837, 
la  Presse  fut  suspendue  pour  deux  mois  par  décret  contresigné 
Billault,  à  cause  d'un  article  de  Peyrat.  Après  l'attentat  d'Orsini 
(14  janvier  18o!S),  la  France  retomba  sous  le  plus  draconien  des 
régimes.  Il  n'y  avait  pas  à  discuter  avec  le  sabre  du  général 
Espinasse  et,  grâce  à  la  loi  de  sûreté  générale,  2000  citoyens  furent 
déportés  en  Algérie.  Même  après  l'amnistie  du  16  août  1859  et  la 
détente  qui  suivit  la  guerre  d'Italie,  l'Empire  n'était  nullement 
disposé  à  permettre  la  libre  discussion  de  ses  actes.  C'est  ce  qui 
explique  la  modération  relative  des  articles  publiés  par  M.  Jules 
Ferry  dans  le  Courrier  de  Paris  (de  mai  à  juillet  1860),  à  côté 
d'A.  Hébrard,  de  Charles  Floquet,  de  Ch.  L.  Chassin,  des  deux 
Fonvielle  et  d'autres  brillants  polémistes. 

Nous  croyons  intéressant  de  citer  quelques-uns  de  ces  articles  où 
l'on  trouvera  bien  des  vues  profondes  et  prophétiques. 

Dans  celui  qui  porte  la  date  du  28  mai  1860,  M.  Jules  Ferry  met 
le  pays  en  ganle  contre  la  politique  d'extension  et  de  conquêtes,  et 
contre  les  excitations  des  imprudents  qui  préconisaient  l'annexion 
de  la  Belgique  et  des  bords  du  Rhin,  au  risque  d'ameuter  contre 
nous  toute  l'Europe  : 

Les  Frontières  du  Rhin. 

II  y  a  deux  manières  de  comprendre  les  destinées  de  la 
France  et  de  vouloir  sa  grandeur.  Les  uns  la  croient  plus  forte 
lorsqu'elle  est  plus  redoutée  et  qu'elle  élargit  autour  d'elle  le 
cercle  de  sa  nationalité  belliqueuse  et  triomphante.  Les  autres 
ne  voudraient  voir  grandir  en  elle  que  son  action  morale  et  ses 
forces  industrielles,  la  puissance  de  son  travail,  la  puissance  de 
ses  idées,  la  puissance  de  ses  exemples.  II  est  réservé  aux 
temps  modernes  de  mettre  à  chaque  instant  ces  deux  politiques 
en  présence.  Nos  pères  déchaînèrent  sur  l'Europe  une  poli- 
tique guerrière,  n'apprirent  la  modération  qu'à  l'école  des 
grandes  catastrophes.  Refoulée  sur  elle-même  par  l'insurrection 
européenne,  la  France  put  méditer,  pendant  plus  de  cinquante 
ans,  derrière  ses  frontières  réduites,  les  leçons  pacifiques 
contenues  dans  ses  revers.  La  paix  eut  alors  ce  grand  triomphe 
de  devenir  le  programme  d'un  gouvernement  qui  restaurait  le 
premier  Empire.  Mais,  depuis  cinq  ans,  la  France  s'est  de  nou- 
veau manifestée  par  des  victoires,  et  il  semble  qu'elle  ait  laissé 


20  DISCOUItS    ET   OPINIONS. 

surrcs  derniers  champs  de  bataille  les  progrès  que  son  éduca- 
tion paciliqiie  avait  accomplis. 

Pour  surcroît,  elle  a  vu  soudain  s'abaisser,  sans  eflort, 
presque  sans  bruit,  devant  le  seul  ascendant  de  sa  gloire 
récente,  les  barrières  que  l'Europe  avait  juré  de  maintenir. 

Ses  limites  orientales  se  sont  étendues  jusqu'à,  cette  ligne  des 
Alpes  que  la  nature  avait  elle-même,  dit-on,  assignée  à  son 
empire.  L'esprit  guerrier  en  triomphe,  et  pourtant,  rien,  dans 
cette  extension,  ne  rappelle  la  vieille  politique  conquérante,  ni 
les  explications  données  à  l'Europe,  ni  l'acclamation  des  pro- 
vinces réunies,  ni  la  ratification  silencieuse  des  puissances.  Mais 
il  a  suffi  que  le  principe  de  l'unité  géographique  triomphât  au 
sud-est  pour  que  des  esprits  inquiets  songeassent  à  lui  tracer 
son  chemin  vers  le  nord.  Que  sont  quelques  cantons,  riches 
surtout  de  hautes  montagnes,  auprès  du  magnifique  domaine 
qui  s'étale  entre  la  ligne  capricieuse  et  tourmentée  d'une  fron- 
tière artificielle  et  le  cours  superbe  d'un  grand  fleuve,  auprès 
de  ces  plaines  fécondes  dont  le  sol  recèle  la  houille*  et  le  fer  en 
masses  inépuisables,  de  ces  villes  industrieuses,  de  ces  popula- 
tions compactes,  patientes,  laborieuses?  Qu'importe  qu'on  ait 
fait  ici  de  cette  riche  région  un  petit  Étal  dont  les  limites 
extrêmes  se  touchent,  et  qui  ne  peut  vivre  qu'en  s'isolant  de 
toute  alliance;  là,  des  provinces  rattachées  par  des  liens  factices 
à  des  gouvernements  lointains,  dont  d'autresÉtats  les  séparent? 
La  force  a  institué  ces  arrangements  bizarres,  la  force  peut  les 
défaire.  —  C'en  est  assez  pour  que  l'Allemagne  s'inquiète;  c'en 
est  assez  pour  entretenir  parmi  nous  de  vieilles  passions.  Si 
l'on  proposait  à  la  France  de  courir  de  nouveau  à  travers 
l'Europe,  un  drapeau  dans  la  main,  elle  reculerait  devant 
l'aventure  ;  mais  dissimulez  la  convoitise  sous  ce  déguisement 
mi-partie  de  stratégie,  d'histoire  et  de  géographie,  qui  s'appelle 
les  frontières  naturelles,  et  la  France  la  plus  pacifique  regar- 
dera la  ligne  du  Rhin  de  l'œil  dont  un  propriétaire  désireux  de 
s'arrondir,  lorgne  chez  son  voisin  un  bout  de  champ  à  sa 
convenance.  Celte  passion  est  si  contagieuse  qu'elle  a  gagné 
M.  Louis  Sourdau  lui-même,  pacifique,  ce  semble,  au  double 
titre  de  saint-simonien  et  d'industriel  :  c'est  au  point  que  le 
gouvernement,  plus  sage  que  l'ardent  écrivain,  a  dû  le  prier  de 
se  taire. 


M    JULES  FERRY  JOURNALISTE.  27 

Il  ne  faut  pourtant  pas  un  grand  don  de  philosophie  huma- 
nitaire pour  affirmer  qu'un  rêve  pareil  ne  peut  être  qu'une 
vaine  illusion.  J'écarte  bien  entendu  ceux  qui  professent  que 
la  Belgique  et  les  provinces  du  Rhin  doivent  être  à  nous 
parce  qu'autrefois  nous  les  avons  prises,  parce  qu'elles  sont 
de  par  l'histoire  le  patrimoine  héréditaire  de  la  race  gau- 
loise, parce  que  la  Providence  a  prédestiné  la  nationalité 
française  à  s'étendre  jusqu'au  Pihin  :  les  Yankees,  qui 
convoitent  la  conquête  de  Cuba,  s'y  croient  aussi  prédestinés. 
Mais  qui  songe  à  l'éfuter  Walker  et  les  héros  du  chauvinisme 
américain?  Dans  les  âges  de  force  brutale,  la  conquête  a  pour 
but  de  gagner  des  terres,  des  travailleurs  et  des  soldats.  De  nos 
jours,  la  politique  la  plus  conquérante  ne  dépossède  pas  les 
propriétaires  du  sol  et  n'asservit  pas  les  travailleurs  ;  elle  enrôle 
des  soldats  et  lève  des  impôts.  Annexer,  degré  ou  de  force, 
8  ou  9  millions  d'habitants,  c'est  ajouter  des  bataillons  à  son 
armée,  des  recettes  à  son  budget.  Serait-ce  pour  la  gloire  d'ad- 
joindre à  l'armée  française  un  contingent  de  Belges  et  d'Alle- 
mands qu'on  jette  sur  la  rive  gauche  du  Rhin  un  œil  d'envie? 
Si  (jOOOOÛ  soldats,  dont  l'Europe  a  peur,  ne  suffisaient  pas  à  la 
France,  si  l'ascendant  militaire  qu'elle  exerce  dans  la  politique 
européenne  ne  comblait  pas  son  orgueil,  si  elle  devait  grossir 
son  territoire  pour  grossir  son  armée,  c'est  qu'elle  voudrait 
quitter  une  situation  défensive,  à  laquelle  le  Rhin  n'ajoute  pas, 
—  le  Rhin,  qui  n'a  jamais  défendu  ni  la  France  ni  l'Allemagne 
envahies,  —  pour  prendre  je  ne  sais  quelle  criminelle  otïen- 
sive?  Et  qui  donc  y  songe  en  France? 

Faudrait-il  rêver  dans  une  extension  de  frontière  un  allége- 
ment à  noscJiarges  financières?  La  Belgique,  toutes  proportions 
gardées,  porte  deux  fois  moins  d'impôts  que  la  France  et  son 
commerce  est  presque  double;  le  bénéfice  est  évident,  mais 
qu'il  serait  misérable!  De  plus  grandes  spoliations  conviennent 
aux  grands  peuples,  et  celle-ci  aurait  tout  l'odieux,  sans  le 
profit  des  grandes.  Marier  le  petit  peuple  économe  à  la  grande 
puissance  dépensière,  prélevant  sous  cette  foi'me  la  dime  du 
vainqueur,  c'est  un  emploi  honteux  du  droit  du  plus  fort.  Créer 
des  satellites  militaires  à  une  puissance  militairement  prépon- 
dérante, c'est  une  bravade  inutile,  ou  ime  menace  coupable  et 
dangereuse.  Pas  plus  au  point  de  vue  financier  qu'au  point  de 


28  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

vue  militaire,  un  acfranflissement  teri'itorial  poussé  jusqu'au 
Riiin  ne  servirait  à  l'honneur  bien  entendu,  à  la  sécunté  véri- 
table, à  la  politique  progressive  de  la  France. 

Pour  qu'un  événement  de  cette  nature  favorisât  sa  politique 
progressive,  il  faudrait  en  elTet  qu'il  fût  confoi-me  à  sa  politique 
industrielle.  Il  faudrait  que  la  nouvelle  frontière  développât  la 
puissance  productrice  de  la  France. 

Sans  doute,  augmenté  des  Provinces  rhénanes,  de  la  Prusse 
et  de  la  Bavière,  de  la  Belgique,  du  Luxembourg,  de  quelque 
lambeau  de  la  Hollande,  la  France  figurerait  dans  les  colonnes 
de  la  statistique  pour  des  chiffres  de  population,  de  superficie, 
de  productions  plus  élevés.  Elle  pourra  être  fière  du  total 
grossi  de  ses  exportations,  si  elle  prend  plaisir  à  cet  enfantil- 
lage. Mais,  placer  sous  le  môme  drapeau  un  grand  atelier  fran- 
çais et  un  petit  ateliei-  belge,  ce  n'est  assiu-ément  augmenter 
la  capacité  productive  ni  de  l'un  ni  de  l'autre.  On  accroît  la 
force  de  deux  armées  en  les  unissant,  mais  il  n'y  a  qu'une  ma- 
nière de  fortifier  l'une  par  l'autre  deux  populations  industrielles, 
c'est  de  rapprocher  et  de  mêler  leurs  intérêts  par  les  échanges. 
Ce  n'est  ni  l'unité  de  drapeau  ni  l'unité  de  ministère  qui  accroî- 
tront le  moins  du  monde  les  facilités  des  échanges. 

Les  Belges,  qui  ont  eu  avant  la  France,  canaux  et  chemins 
de  fer,  n'auront,  pour  lui  être  réunis,  ni  plus  de  chemins  de 
fer  ni  plus  de  canaux. 

Les  Français  ne  pourront,  ni  plus  ni  moins  (ju'avant  la 
réunion,  recourir  aux  capitaux  belges,  qui  ne  se  sont  jamais 
arrêtés  à  la  frontière.  Les  lignes  internationales,  que  les  deux 
gouvernements  séparés  ont  bien  su  fondre,  ne  relieront  pas 
mieux  la  production  des  deux  contrées.  Les  conventions  pos- 
tales, les  traités  qui  protègent  la  propriété  artistique,  indus- 
trielle et  littéraire,  les  traités  qui  assurent  la  sécurité  réciproque 
en  organisant  l'extradition  des  coupables,  les  conventions 
monétaires,  celles  qui  établissent  l'unité  de  poids  et  l'unité  de 
mesures  ont  fait  tomber  l'une  après  l'autre  toutes  les  barrières 
qui  entravaient  de  peuple  à  peuple  l'échange  des  produits,  ou 
la  jouissance  de  la  sécurité  commune.  L'unité  nationale  ne 
peut  rendre  les  relations  de  cet  ordre  ni  plus  faciles  ni  plus 
sûres.  Ce  n'est  pas  elle  enfin  seule  qui  peut  renverser  les  plus 
hautes,  les  plus  vieilles,  les  plus  obstinées  de  ces  barrières; 


M.  JULES  FERRY  JOURNALISTE.  29 

les  traités  de  commerce  et  les  lois  de  douanes  abaissent,  sans 
ôter  aux  peuples  leur  individualité  distincte,  les  distinctions 
douanières,  les  droits  prohibitifs  et  tout  ce  qui  entrave  la  libre 
communication  des  produits  industriels  ;  la  liberté  politique  a, 
de  longue  date,  dans  les  pays  qui  s'appartiennent,  donné  plein 
essor  aux  communications  intellectuelles,  et  l'échange  des  idées 
complétant  l'échange  des  produits,  établit  entre  les  nationalités 
les  plus  distinctes  une  intimité  de  relations  aussi  profonde 
qu'aurait  pu  faire  leur  réduction  sous  un  même  maitre. 

Après  avoir  ainsi  calmé  l'ardeur  des  imprudents  qui  rêvaient 
l'annexion  des  lîords  du  Rhin  el  de  la  Belgique,  M.  Jules  Ferry,  dans 
un  article  du  13  juin  1860,  démontrait  l'impossibilité  et  lafolie  d'une 
rupture  éventuelle  avec  l'Angleterre,  que  le  Morning  Post  avait 
cependant  signalée  comme  une  hypothèse  digne  d'arrêter  les  esprits 
sérieux.  Au  lendemain  de  l'entrevue  de  Bade  (17  juin  1860)  entre 
Napoléon  III  et  la  plupart  des  princes  de  la  Confédération  germa- 
nique, le  rédacteur  du  Courrier  de  Paris,  mit  en  relief  le  caractère 
pacifique  de  cette  entrevue  ;  puis  revenant  bientôt  à  la  politique 
intérieure,  M.  Jules  Ferry,  dans  deux  articles  publiés  les  6  et 
9  juillet  1860,  combat  énergiquement  les  théories  financières  de 
l'Empire  qui  aboutissaient  à  l'emprunt  à  jet  continu;  il  félicite  le 
Gouvernement  qui,  par  une  note  du  Moniteur,  promettait  de 
rompre  avec  ces  détestables  pratiques. 

La  politique  de  1  Emprunt. 

«  Il  n'y  a  qu'un  système  général  de  bonne  économie  politique, 
a  dit  un  programme  célèbre,  qui  puisse,  en  créant  la  richesse 
nationale,  répandre  l'aisance  dans  la  classe  ouvrièi^e.  » 

Nous  avons  applaudi  sans  réserve  aux  premiers  pas  faits  par 
le  Gouvernement  dans  cette  voie  progressive  où  la  science  doit 
tenir  la  place  des  routines  administratives.  Nous  n'hésitons  pas 
à  voir  un  second  acheminement  dans  la  note  récente  du 
Moniteur  qui  désavoue,  au  nom  du  Gouvernement,  tout  projet 
de  nouveaux  emprunts. 

Après  avoir  abandonné,  non  sans  quelque  héroïsme,  la  poli- 
tique de  la  Protection  industrielle,  nous  trouvons  logique  que 
l'on  rompe  aussi  avec  la  politique  de  l'Emprunt. 

Entre  les  deux,  celle-ci  est  à  coup  sûr  la  moins  surannée,  la 
plus  séduisante,  mais  non  pas  la  moins  trompeuse.  Et  le  Gou- 
vernement se  fait,  selon  nous,  d'autant  plus  d'honneur,  en  la 
répudiant,  que  l'emprunt  semble  jusqu'à  présent  avoir  mis  en 


30  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

lui  tontes  ses  complaisances.  De  lous  les  gouvernements  qui  se 
sont  succède''  depuis  cinquanle  ans,  c'est  celui  qui  a  le  plus 
empi'unlé.  et  qui  l'a  l'ait  avec  le  plus  d'éclat.  Ses  appels  au 
crédit  ont  été  des  victoires,  et  il  a  pu  augmenter  de  deux  mil- 
liards on  cinq  années  le  capital  delà  dette  consolidée,  de  façon 
à  faire  croire  que  l'emprunt  ne  pouvait  être  pour  lui  qu'une 
force  et  jamais  un  fardeau. 

Mais  ce  sont  précisément  les  facilités  que  l'emprunt  rencontre 
qui  le  rendent  si  dangereux.  Je  sais  qu'en  aucun  temps  l'édu- 
cation des  capitalistes  n'a  été  aussi  complète.  La  diffusion 
immense  de  la  richesse  mobilière  dans  toutes  les  classes,  le 
rentier  affranchi  de  ses  vieux  préjugés  et  de  ses  terreurs,  une 
disposition  générale  à  sacrilîer  l'avenir  au  présent,  à  aliéner 
son  capital  sans  esprit  de  retour,  à  la  seule  condition  d'être 
assuré  des  intérêts,  toutes  ces  choses  ont  fait  de  la  période 
économique  que  nous  traversons  l'âge  par  excellence  du  crédit 
et  de  l'empi'unt.  Les  grandes  compagnies  industrielles  emprun- 
tent et  ne  vivent  que  d'emprunts;  les  chemins  de  fer  ont 
emprunté  pour  achever  l'ancien  réseau  et  les  voici  qui  emprun- 
tent pour  construire  le  nouveau. 

Pour  1  400  millions  de  capital  qui  représentent  leur  fonds 
social,  ils  comptent  déjà  4  milliards  d'obligations,  c'est-à-dire 
d'emprunts  réalisés,  et  il  leur  faut,  d'ici  à  peu  d'années,  trouver 
dans  les  ressources  du  crédit  2  milliards  et  demi  environ, 
remboursables  au  capital  de  4  milliards,  s'ils  veulent  remplir 
leurs  engagements.  Les  villes,  de  leur  côté,  empruntent  pour 
bàtii'  et  démolir  tour  à  tour.  Il  n'y  a  pas  de  commune  impor- 
tante, pas  de  département  qui  se  respecte  qui  n'ait  ou  ne  rêve 
son  emprunt.  Ce  que  le  Corps  législatif  a  enregistré,  depuis 
huit  ans,  d'autorisations  de  ce  genre  est  incalculable,  et  voici 
la  ville  de  Paris,  qui  tient  la  tête  du  mouvement,  qui  demande 
à  ajouter  130  millions  de  dettes  nouvelles  à  tous  ceux  qu'elle  a 
empruntés  depuis  dix  ans. 

Appliqué  sur  une  aussi  grande  échelle,  l'emprunt  tend 
évidemment  à  perdre  le  caractère  extraordinaire  et  transitoire 
qu'il  eut  toujours  en  d'autres  temps.  Jadis  les  financiers,  pour 
ainsi  dire,  se  cachaient  pour  emprunter,  ou  du  moins  protestaient 
à  chaipu^  emprunt  que  celui-ci  était  bien  le  dernier,  et  qu'on 
allait  pour  jamais  fermer  le  grand  livre.  Les  financiers  de  la 


M.  JULES  FERKY  JOURNALISTE.  31 

nouvelle  école  sont  tout  tiers  quand  ils  se  sont  endettés,  et  rien 
négale  leur  mépris  pour  les  budgétaires  obstinés  qui  cherchent 
ailleurs  leur  équilibre. 

Aussi  bien  n'est-ce  pas  là  une  panacée  universelle  et  merveil- 
leuse? 

Il  faut,  pour  mettre  l'industrie  française  en  état  de  lutter 
avec  sa  voisine,  donner  une  impulsion  soudaine  et  colossale  à 
nos  voies  de  fer,  à  nos  canaux,  à  nos  transports  de  tout  ordre 
et  de  toute  nature  :  empruntons.  Empruntons  pour  comman- 
diter l'industrie  qui  a  besoin  de  se  transformer  ;  empruntons 
pour  féconder  les  dunes  et  dessécher  les  marais.  Empruntons 
pour  les  travaux  de  la  paix  comme  pour  les  luttes  guerrières; 
non  pour  lever  des  soldats,  mais  pour  enrôler  des  travailleurs. 

Ce  que  l'industrie  privée  ne  peut  ou  n'ose  faire,  les  chemins 
de  fer  sans  trafic,  les  canaux  qui  ne  peuvent  faire  leurs  frais, 
toutes  les  opérations  improductives,  tous  les  enfouissements  de 
capitaux,  l'État  n'est-il  pas  là  pour  les  exécuter,  et,  pour  y  faire 
face,  n'a-t-il  pas  la  caisse  inépuisable  de  ses  emprunts? 

Ainsi  dit  le  commun  des  industriels  embarrassés,  des  inven- 
teurs sans  capital,  des  fondateurs  d'entreprises  hasardées,  des 
directeurs  de  défrichements  impossibles,  des  amateurs  de 
subventions  grandes  et  petites  qui  pullulent  autour  de  tout 
gouvernement  investi,  comme  le  gouvernement  français,  d'une 
gigantesque  initiative.  Il  y  a  du  courage,  assurément,  à  résister 
à  l'obsession  de  ces  avidités  ameutées,  et  le  Gouvernement 
fait  acte  de  haute  sagesse  en  dédaignant  les  approbations  inté- 
ressées et  la  popularité  facile  dont  quantité  de  gens  n'eussent 
pas  manqué  de  saluer  une  résolution  moins  prudente. 

C'est  qu'en  effet,  il  est,  en  matière  d'emprunts,  un  double 
enseignement  qu'aucun  gouvernement  raisonnable  ne  perdra 
jamais  de  vue  :  l'un,  qui  lui  est  donné  par  l'histoire,  l'autre  par 
les  doctrines,  timides  si  l'on  veut,  mais  durement  positives  de 
cette  saine  économie  politique  dont  le  programme  du  mois  de 
janvier  1860  se  proclame  justement  jaloux  de  suivre  les 
préceptes. 

Ce  que  l'histoire  apprend  aux  modernes  théoriciens  qui 
habillent  de  phrases  si  sonores  toutes  les  aventures,  tous  les 
excès  du  crédit,  c'est  que  la  facilité  dans  les  emprunts  n'est 
point,  à  elle  seule,  et  par  elle-même,  un  signe  de  prospérité, 


32  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

(If  liclicsse,   (le  confiance  irréciisaltln  dans  les   affaires    d'un 
grand  pays. 

Supposez  même  un  jiays  iiroducteur  où  le  travail  languisse 
et  s'alTaisse,  où  rindustrie  manque,  pour  une  cause  quelconque, 
de  irssort,  de  vitalité,  de  confiance,  où  les  capitaux  soient  en 
abondance  par  rapport  aux  besoins,  mais  d'une  abondance 
paresseuse  et  craintive,  où  les  placements  à  courte  échéance 
soient  faciles  et  peu  coûteux,  les  emplois  à  long  terme  suspects 
et  rares,  parce  qu'il  manque  quelque  chose  à  la  sécurité  du 
capital,  parce  que  la  société  a  perdu  l'habitude  de  croire  aux 
longs  avenirs,  et  que,  dans  ce  milieu  industriel  atteint  de 
langueur,  le  Gouvernement  jette  les  titres  d'un  emprunt;  au 
succès  de  cet  emprunt,  croyez  bien  qu'un  seul  point  est  essen- 
tiel, c'est  qu'il  puisse  se  négocier  quelque  part! 

Ceci  n'est  point  une  hypothèse.  C'est  l'histoire  financière  des 
deux  derniers  siècles  de  la  vieille  monarchie  française.  C'est 
pour  cela  que  le  grand  roi,  qui  ne  changeait  le  titre  et  l'effigie 
de  ses  emprunts  que  pour  changer  la  forme  de  ses  banque- 
routes, put  passer  avec  tant  de  succès  de  l'emprunt  en  rentes 
à  l'emprunt  en  bons  du  Trésor,  et,  de  faillite  en  faillite,  sans 
qu'aucune  des  valeurs  qu'il  avait  émises  ait  jamais  manqué- 
d'atteindre  et  de  garder  quelque  temps  le  pair,  arrivera  laisser 
le  budget  de  la  monarchie  grevé  d'un  passif  écrasant. 

C'est  encore  par  le  même  mirage  que  Necker  crut  par  l'em- 
prunt avoir  sauvé  la  monarchie.  Certes,  ni  le  courage  des 
prêteurs,  ni  l'affiuence  des  capitaux,  ni  les  ti'iomplies  passagers 
de  la  prime  ne  firent  défaut  aux  grandes  combinaisons  du  ban- 
quier genevois;  Calonne  lui-même,  le  financier  dissipateur, 
trouva,  en  les  payant  bien,  autant  de  prêteurs  qu'il  en  voulut  ; 
Necker  et  Calonne  empi'untèrent,  en  quati-e  années,  plus  d'un 
milliard,  et,  quelques  années  plus  tard,  la  royauté  périssait  par 
les  finances. 

Voilà  ce  qu'apprend  l'histoire  à  ceux  qui  veulent  bien  la  lire. 

Quant  à  l'économie  politique,  il  sera  facile  de  montrer  qu'elle 
confirme  énergiquement,  et  surtout  pour  le  temps  où  nous 
sommes,  les  enseignements  du  jiassé  et  le  parti  de  sagesse  et 
de  haute  raison  qu'annonce  la  note  du  Moniteur.  Elle  nous  tlira 
en  même  temps  dans  quelles  limites  l'usage  du  crédit  public 
peut  être  légitime,  utile  ou  nécessaire. 


M.  JULES    FElîRY  JOURNALISTE,  33 

L'Emprunt  et  l'impôt. 

On  a  dit  de  la  théologie  qu'un  peu  de  philosophie  en  éloigne, 
mais  que  beaucoup  de  philosophie  y  ramène. 

On  peut  retourner  le  mot  et  dire  de  la  poUtique  de  l'emprunt, 
qu'un  peu  d'économie  politique  y  amène,  et  que  beaucoup 
d'économie  politique  en  détourne  sans  retour. 

Non  pas  qu'il  soit  besoin,  pour  en  pénétrer  l'illusion  déce- 
vante, d'être  un  grand  docteur  et  pourvu  d'un  diplôme.  Ce  sont 
les  pédants  patentés  qui  en  vivent,  et  les  ignorants  obstinés 
qui  les  dédaignent,  qui  donnent  aux  analyses  économiques  ces 
aii-s  d'arcanes.  Mais,  en  général,  les  problèmes  économiques, 
convenablement  posés,  se  résolvent  avec  une  dose  ordinaire  de 
réllexion  et  de  bon  sens. 

Celui  de  l'emprunt  est  fort  simple  :  Y  a-t-il  avantage  à 
demander  à  l'emprunt  plutôt  qu'à  l'impôt  les  ressources  qui 
subviennent  aux  grandes  dépenses? 

Si  dans  une  grande  nécessité  financière,  pour  combler  un 
délicit  ou  payer  les  frais  d'une  guerre,  le  Gouvernement  deman- 
dait tout  d'un  coup  500  millions  de  plus  à  l'impôt,  il  se  ferait 
certainement  un  grand  bruit  de  contribuables  effarouchés;  les 
tuteui's  de  la  fortune  publique  se  sentiraient  soudain  de  grands 
devoirs,  et  les  voûtes  paisibles  du  Corps  législatif  s'empliraient 
d'une  émotion  inaccoutumée. 

Les  révolutions  en  effet  ont  pu  passer,  changer  la  forme  et  le 
caractère  du  pouvoir,  le  rapprocher  de  la  nation,  et  faire  de 
l'impôt  au  lieu  d'un  signe  de  servitude,  la  contribution  volon- 
taire d'un  peuple  libre;  les  révolutions  n'ont  point  réconcilié  le 
contribuable  avec  le  collecteur  :  l'impôt  reste  pour  le  grand 
noml)re  un  fardeau  qui,  pour  être  patriotique,  ne  Umr  en  parait 
pas  moins  désagréable. 

Les  gouvernements  modernes  ne  l'ignorent  pas;  il  en  est  qui 
l'ont  appris  à  leurs  dépens.  On  en  a  vu  payer  de  leur  gloire,  de 
leur  popularité  et  de  leur  avenir  la  naïveté  d'avoir  mis  le 
dévouement  des  contribuables  à  l'épreuve  d'un  accroissement 
d'impôt.  Et  comme,  avec  le  progrès  des  institutions  et  des 
mœurs,  on  a,  de  jour  en  jour,  moins  de  moyens  d'obtenir  des 
peuples  des  complaisances  à  contre-cœur,  les  gouvernements 

3 


34  DISCOURS   KT   (UMMONS. 

modernes  ont  siibstitin''.  antaul  qu'ils  l'onL  pu,  l'emiu-inil  à 
l'impcM.  A  ce  i)oinl(le  vue,  l'exaclion  hi-iilale  de  l'ancien  ré.iiiino. 
rirapùL  librenieiiL  volé  et  l'emprunt  apparaissent  dans  l'histoire 
comme  trois  étapes  successives,  trois  formes,  de  plus  en  plus 
ingénieuses,  de  recouvrement,  qui  attestent  à  la  fois  et  la  sou- 
plesse croissante  des  gouvernements  et  la  facilité  d'iiumeur 
décroissante  des  gouvernés.  Sous  ce  rapport  assurément, 
l'emprunt  est  sinon  un  grand  progrès,  du  moins  le  signe  d'un 
progrès. 

Mais  si,  par  hasard,  l'emprunt  n'était  pas  si  différent  de 
l'impôt  que  les  gouvernés  le  pensent;  si  l'on  prouvait  que 
Temprunt  et  l'impôt  s'alimentent  à  la  même  source  et  jouent, 
dans  les  réactions  économiques  dont  la  vie  industrielle  des 
sociétés  se  compose,  un  rôle  identique;  si  l'emprunt  n'était 
qu'un  moyen  de  déguiser  Timpôt,  d'en  rendre  les  effets  moins 
sensibles,  d'en  diminuer  le  caractère  et  d'en  dorer  les  désagré- 
ments, il  serait  bon  que  les  peuples  le  sussent,  car  le  pire  destin 
d'un  contribuable  n'est  pas  de  payer  beaucoup,  mais  de  payer 
sans  savoir  ce  qu'il  paie. 

Or,  il  est  évident  qu'il  n'y  a  pas  dans  la  richesse  d'une  nation 
deux  fonds  distincts  et  séparés,  l'un  sur  lequel  se  prélève, 
l'impôt,  l'autre  pour  fournir  aux  exigences  de  l'emprunt.  Distin- 
guez tant  que  vous  voudrez  l'épargne  d'un  pays  et  ses  produits, 
toujours  est-il  qu'épargne  et  produits  composent  son  capital 
annuel,  et  que  c'est  ce  capital  qui  supporte  la  charge  de  l'impôt 
comme  la  charge  de  l'emprunt. 

Quand  l'impôt  est  lourd,  il  se  prend  sur  l'épargne.  Quand 
l'empi-unt  est  considéral.)le,  il  atteint  évidemment  non  seule- 
ment la  richesse  épargnée,  mais  celle  qui  est  activement  engagée 
dans  la  production.  D'ailleurs,  ce  qu'on  appelle  l'épargne, 
c'est-à-dire  ce  qui  reste  au  bout  de  l'année,  par  exemple,  de 
produits  non  consommés,  n'est-ce  pas  par  essence  le  fonds 
repi'oducteur,  l'instrument  de  travail,  le  capital  industriel  de 
l'année  qui  vient? 

Il  faut  à  l'État,  dans  une  grande  crise,  1  500  millions  pour 
une  année.  Théoriciens  de  l'emprunt,  commodes  linanciers,  où 
pensez-vous  qu'il  les  prenne?  ce  n'est  pourtant  pas  un  grand 
mystère.  Il  les  pi-end  là  même  où  il  a  pris,  dans  cette  année  de 
fardeaux  extraordinaires,   les   dix-huit  cent  millions  de   son 


M.   .IULES    FERRY   JOURNALISTE.  3.") 

budget  normal,  il  les  prend  sur  le  capital  du  pays,  c'est-à-dire 
sur  l'ensemble  de  ses  produits  agiicoles  et  industilels,  ou, 
pour  mieux  dire,  sur  son  revenu,  la  société  ne  vivant  que 
des  produits  qui  s'échangent  dans  son  sein,  et  le  capital 
avec  lequel  elle  travaille  étant,  pris  en  masse,  parfaitement 
irréalisable. 

Demander  1  500  millions  à  l'emprunt,  ou  augmenter  l'impôt 
de  1  500  millions,  c'est  donc  faire  brèche  aux  mêmes  ressources, 
entamer  le  même  revenu,  puiser  au  même  courant  de  richesses 
et  de  travail.  C'est,  quel  que  soit  le  procédé,  détourner  1  500 
miUions  de  la  production  industrielle,  pour  les  faire  entrer  dans 
le  fonds  des  services  improductifs  dont  les  gouvernements  sont 
les  agents.  Et  qui  le  sait  mieux  que  les  gens  d'affaires,  que  les 
habitués  de  la  Bourse,  qui  voient  à  chaque  grand  emprunt  les 
valeurs  industrielles  subir  une  dépression  irrésistible  et  consi- 
dérable, signe  certain  que  les  capitaux,  attirés  par  l'appât  d'une 
prime  infaillible,  désertent  les  emplois  industriels  pour  courir 
à  la  rente?  Qui  l'indique  mieux  que  cette  panique  des  spécu- 
lateurs qui  tout  h  l'heure  tremblaient  comme  des  mouettes 
avant  l'orage,  au  bruit  récent  d'un  nouvel  emprunt,  jusqu'au 
démenti  du  Moniteur? 

Qu'on  en  linisse  donc  avec  ces  économistes  beaux  parleurs, 
disciples  du  docteur  Price,  inventeurs  d'amortissements,  saint- 
simoniens  de  toute  date  et  de  toute  nuance,  qui  s'en  vont  depuis 
quarante  ans  répétant  d'un  Ion  doucereux  aux  contribuables  : 
«  L'emprunt  rejette  sur  l'avenir  les  charges  du  présent;  dépen- 
sons sur  le  compte  de  nos  ari'ière-neveux;  il  est  juste  que 
l'avenir  contribue  aux  grandes  créations  nationales,  aux  grands 
actes  patriotiques  qui  fondent  dans  le  présent  sa  sécurité,  son 
aisance  et  sa  grandeur.  »  Ce  n'est  pas  l'avenir,  c'est  le  présent 
qui  supporte  le  poids  le  plus  lounl  dans  le  fardeau  de  l'emprunt, 
c'est  l'année  courante  qui  fournit  le  fonds  de  l'emprunt, 
aussi  bien  que  le  fonds  de  l'impôt.  Comme  contribuable, 
la  nation  n'en  supporte  que  l'intérêt;  comme  association  de 
producteurs,  elle  s'appauvrit  d'un  seul  coup  de  tout  le  capital 
emprunté. 

De  sorte  qu'en  se  plaçant,  non  au  point  de  vue  égoïste 
et  mesquin  du  capi  ahsle  et  de  l'intérêt  qu'on  lui  concède, 
mais  au   point  de  vue  social,  au   point    de    vue  industriel. 


36  DISCOURS  ET  OIMMO.NS. 

la  ressource  de  rinipôt  a  sur  relie  de  remprunl  un  double 
a  van  lape. 

Elle  ne  laisse  point  après  elle  d'héritage,  de  queue  désas- 
treuse; rimpôt  se  passe,  au  compte  de  l'année,  pai-  prollts  et 
pertes;  tandis  que  l'emprunt,  creusant  dans  la  licliesse  du 
présent  le  même  délicil  (ju'y  eill  lait  l'impùt.  laisse  à  payer 
en  outre  aux  générations  à  venir  un  intérêt  perpétuel,  c'est- 
à-dire  ce  coûteux  appât  qu'il  a  fallu  tendre  au  contribuable 
pour  arriver  à  lui  vider  les  poches  sans  murmures  et  sans 
scandale. 

En  second  lieu,  l'impùt  sait  où  il  frap[)e,  et  il  frappe  où  il 
veut.  Il  frappe  avec  équité,  ou,  du  moins,  il  doit  y  tendre.  Il 
peut  respecter  le  nécessaire,  s'attacher  au  superllu  et  pai'lout 
ménager  les  sources  du  travail.  Aveuglément,  brutalement, 
l'emprunt  enlève  au  travail  les  millions  qui  l'alimentent.  Et  sur 
qui,  en  définitive,  en  toml)e  tout  le  fardeau?  Non  pas  sur  les 
capitalistes,  qui  ne  peuvent  que  gagner  à  voir  l'olTre  des  capi- 
taux décroître,  sur  le  marché  du  crédit,  de  tout  ce  (jii'ahsorhera 
l'emprunt,  non  point  sur  les  profits  des  chefs  d'industrie,  mais 
sur  les  salaires  du  travail,  sur  les  bras  laborieux  qui  soulVi'ent, 
de  la  façon  la  plus  directe  et  la  plus  dure,  de  tout  déficit  dans, 
le  capital  industriel. 

Ainsi  posée,  la  question  de  l'emprunt  se  place  à  côté  de  celle 
de  l'impôt,  aussi  facile  à  préciser,  aussi  facile  à  résoudre. 

Tenez-vous  pour  les  gros  impôts,  pour  les  budgets  gigan- 
tesques, pour  la  majesté  des  grandes  dépenses?  Voulez-vous 
qu'il  soit  levé  beaucoup  d'impôts  pour  entretenir  de  grandes 
armées,  commanditer  les  associations  ou  l'industrie,  subven- 
tionner les  travaux  publics,  faire  de  l'État  le  grand  constructeur, 
le  grand  défricheur,  le  grand  navigateur,  1p  grand  entrepreneur 
de  transports  et  le  grand  banquier  qu'ont  rêvé  les  saint-simo- 
niens?  Oh!  alors,  préconisez  comme  eux  les  emprunts,  et  faites 
des  rentiers  de  l'État  les  commanditaires  de  l'industrie  dont 
l'État  sera  le  suprême  directeur.  L'emprunt  incessant  et  systé- 
matique est  le  moyen  le  plus  sûr,  le  plus  doux  et  le  plus 
commode  pour  étouffer  sans  bruit,  sous  prétexte  de  grandes 
choses,  la  liberté  industrielle. 

Mais  si  vous  êtes  l'adversaire  de  ces  déplacements  arbitraires 
du  capital  national,  si  vous  voyez  peu  d'avantage  à  détourner  le 


M.  JULES   FERIiY  JOURNALISTE.  37 

capital  de  la  grande  eL  véritable  industrie,  de  la  filature,  du 
tissage  ou  de  la  métallurgie,  pour  l'enfouir  en  terrassements 
ou  en  bâtisses;  si  vous  tenez  que  l'égoïsme  individuel  est  en 
définitive  le  meilleur  juge  des  emplois  les  plus  productifs,  et  le 
meilleur  des  chefs  d'industrie,  vous  n'admettrez  les  emprunts 
que  comme  mesures  exceptionnelles,  nécessaires,  révolution- 
naires, comme  peut  l'être,  aux  jours  de  crise,  une  aggravation, 
même  considérable,  de  l'impôt  lui-même,  mais  vous  ne  poserez 
pas  plus  en  principe  l'accroissement  perpétuel,  régulier,  normal 
du  fardeau  des  emprunts  que  l'appesantissement  systématique 
du  fardeau  des  impôts. 

On  est  du  reste  à  l'aise  pour  rappeler  à  des  théoriciens  impru- 
dents des  vérités  malheureusement  trop  peu  familières  à  la 
masse  des  esprits  irréfiéchis,  quand  on  a  pour  gage  des  inten- 
tions du  Gouvernement  une  déclaration  aussi  rassurante  que  la 
dernière  note  du  Monitcin\ 

Nous  citerons  enfin,  l'article  du  il  juillet  1860,  dans  lequel  M.  Jules 
Ferry  raille  avec  une  rare  finesse  les  contradictions  économiques  du 
Gouvernement  impérial  qui,  après  avoir  inauguré  le  14  janvier  1860 
le  régime  de  la  liberté  commerciale,  avait  la  prétention  de  s'ériger 
en  banquier  du  peuple  et  crojait  s'être  signalé  par  un  trait 
de  génie  en  saisissant  la  Chambre  d'un  projet  d'emprunt  de 
40  millions,  destinés  ensuite  à  être  prêtés  à  l'industrie,  sous  forme 
de  bons  du  Trésor,  comme  si  cette  somme  infime  pouvait  remédier 
à  la  crise  industrielle  qui  dérivait  du  traité  de  commerce  avec 
TAngleteri-e,  et  mettre  l'outillage  de  nos  établissements  français  au 
niveau  des  erandes  manufactures  de  nos  voisins. 


Les  prêts  à  l'industrie. 

Le  Constitutionnel  a  publié  hier,  à  Toccasion  du  projet  de 
loi  des  quarante  millions  prêtés  à  l'industrie,  des  réflexions  qui 
prouvent,  une  fois  de  plus,  qu'il  prend  sa  science  économique 
et  son  expérience  industrielle  aux  mêmes  sources  que  sa  poli- 
tique, à  l'école  d'un  optimisme  sans  nuages. 

Nous  croyons  à  la  bonne  foi  de  M.  Dréolle  comme  à  l'innocence 
de  nos  premiers  parents.  Mais  qu'il  règle  un  peu  mieux  les  élans 
de  son  âme  satisfaite;  que,  sous  prétexte  d'éclairer  ses  lecteurs 
en  trois  colonnes,  il  prenne  garde  de  fausser,  avec  moins  de  can- 
deur toutes   les  choses  dont  il  parle,  et  notamment,  chose  affli- 


38  DISCOLliS    liT    (H'I.MO.NS. 

géante  pour  un  journal  né  louangcni'.  Toxposé  même  du  Gou- 
vornonicnt. 

Li;  Gouvernement  avait,  au  moment  même  du  traité  de  com- 
merce, pronns  à  {"industrie  surprise  et  inquiète  les  secours  du 
trésor.  C'était  pour  les  fabrications  incomplètes  ou  parasites, 
mal  outillées  ou  mal  assises,  grandies  à  l'ombre  de  la  protec- 
tion, une  consolation  et  un  espoir. 

L'exposé  du  Conseil  d'Élat.  qui  vint  ensuite  révéler  les  détails 
de  la  mesure,  nous  ap[iiil  ipron  comptait  bien  plus  sur  son 
efi'et  moral  que  sur  son  cflicacité  réelle  ;  qu'en  tout  cas  c'était  un 
acte  exceptionnel,  exorbitant,  contraire  aux  règles  reconnues, 
et  que  des  circonstances  exli-aordinaires,  des  conjonctures  sans 
précédent,  des  raisons  bonnes  i)0ur  une  fois  pouvaient  seule- 
ment justifier. 

Mais  il  est  de  lourds  pavés  qu'on  ne  trouve  jamais  que  dans 
la  main  de  ses  amis.  Le  Gouvernement  se  défend  de  poser  un 
principe.  Le  Constitutionnel  déclare  que  «  c'est  le  principe  même 
qu'il  s'agit  de  faire  triompher  ».  Quant  à  l'application,  nous 
vivons  en  un  temps  où  cela  n'importe  guère;  c'est  «  une  affaire 
secondaire  qui  ne  peut  pas,  au  temps  où  nous  sommes,  arrêter 
l'élan  de  l'administration  supérieure  ». 

Que  l'administration  emprunte  donc  au  public,  comme  le 
projet  de  loi  le  propose,  quarante  millions,  sous  forme  de  bons 
du  Trésor,  pour  les  prêter  à  l'industrie,  c'est  un  procédé  normal, 
rationnel,  «  un  principe,  »  vu  que,  selon  ce  grand  docteui-,  cela 
«  fait  du  Trésor,  c'est-à-dire  de  l'argent  de  tous,  l'instrument  de 
la  prospérité  et  de  la  richesse  de  tous  ». 

L'argent  du  Trésor  est  l'argent  de  tous  :  rien  de  moins  neuf 
et  de  plus  véritable.  Mais  (jue  les  quarante  millions  (pi'il  s'agit 
de  prêter  à  l'industrie  deviennent  la  richesse  de  tous,  c'est  une 
hyperbole  comme  il  peut  s'en  échapper  d'un  cieur  trop  plein 
de  zèle,  mais  que  les  chill'i'es  les  plus  certains  condamnent  et 
démentent. 

M.  Brame,  i'a|)porleur  de  la  loi  devant  le  Corjis  législatif,  a 
calculé,  avec  toute  l'autorité  qui  appartient  à  son  exj)érience 
spéciale,  que  les  quarante  millions  qui  doivent  adoucir,  pour 
l'industi'ie  française,  une  transition  pénible,  renouveler  son 
outillage,  l'armer  enfin  pour  les  combats  qui  se  préparent, 
représentent  tout  juste  le  chitïre  de  la  production  de  certaines 


M.   JULES  FERHY  JOURNALISTE.  39 

filatures  île  Bradford  et  de  Manchester,  et  suffiraient  à  payer 
les  frais  de  premier  établissement  «  de  quarante  manufactures, 
à  raison  de  1  million  pour  chacune,  ou  de  quatre-vingts,  si  l'on 
veut,  à  raison  de  500,000  francs,  ou,  si  l'on  veut  encore,  de 
160,  à  raison  de  230,000  francs,  dernier  terme  applicable  à  la 
fabrication  moyenne  ». 

Et  le  rapporteur  ajoute  que,  pour  mettre  au  niveau  de  l'An- 
gleterre l'outillage  des  établissements  français,  pour  installer 
chez  nous  les  métiers  qui  font  la  puissance  de  l'industrie 
anglaise,  il  faut  non  seulement  acheter  ces  grands  métiers, 
mais  bâtir  des  locaux  pour  les  recevoir,  modifier  la  force  mo- 
trice de  manière  à  la  quintupler,  «  transformer  en  un  mot,  non 
seulement  une  partie  incomplète  et  insuffisante  de  l'établisse- 
ment industriel,  mais  l'établissement  lui-même  ».  Et  c'est  avec 
quelques  centaines  de  mille  francs  que  l'on  aurait  la  prétention 
d'y  suffire  ! 

Emprunter  des  capitaux  sous  forme  de  bons  du  Trésor  ou 
sous  forme  de  lettres  de  change,  les  prêter  à  court  terme  ou  à 
long  terme  au  commerce  et  à  l'industrie,  c'est  une  opération 
qui  n'a  qu'un  nom,  quelle  que  soit  la  main  qui  l'accomphsse  : 
c'est  faire  œuvre  de  banquier. 

Le  Constitutionnel  ignore,  apparemment,  qu'il  existe  une 
grande  et  })uissante  industrie  qui  fait  précisément  ce  qu'il 
approuve  le  Gouvernement  de  vouloir  faire,  qui  emprunte  d'une 
main  et  prête  de  l'autre,  qui  prend  les  capitaux  où  ils  sont,  et 
qui  les  met  où  ils  devraient  être;  que  cette  industrie  est  orga- 
nisée, qu'elle  a  en  quelque  sorte  ses  chefs  et  sa  hiérarchie; 
qu'elle  a  fait  en  France  de  grandes  choses,  constitué  de  grandes 
compagnies,  créé  des  chemins  de  fer;  que,  de  plus,  c'est  en  ce 
moment  la  plus  riche,  la  mieux  fournie,  la  mieux  outillée  des 
industries,  car  ses  caisses  regorgent  de  capitaux,  de  dépôts  à 
2  1/2,  car  l'institution  centrale  voit  le  chiffre  de  son  portefeuille 
décroître  de  30  millions  d'un  mois  à  l'autre,  et  son  encaisse 
monter  au  chiffre  inusité  de  531  millions,  ce  qui  prouve, 
comme  le  dit  fort  bien  M.  Brame,  que  l'argent  surabonde. 

Le  Constitutionnel  ignore  tout  cela,  ou  bien  qu'il  nous  dise 
quelle  raison  a  le  Gouvernement  de  se  faire  banquier  de  l'in- 
dustrie plutôt  qu'entrepreneur  de  transports,  exploiteur  de 
mines,  marchand  de  fer,  épicier  ou  iilateur? 


40  DISCOLIiS   ET   OPINIONS. 

Le  Irailé  tle  coninioiTe  nous  a  fait  croire  au  triomplie  définitif 
(le  cerlaines  règles  qu'on  aj)pelle  scienlifi(jues,  el  (|ui  ne  sont,  à 
vrai  (liic.  (|ui'  le  bon  sens  appliqué  aux  rapports  du  Gouverne- 
luenl  avec  l'industrie.  De  ces  règles,  la  plus  élémentaire, 
la  plus  éprouvée,  la  mieux  reconnue,  c'est  que  l'adminis- 
tration est  impropre  à  la  direction  industrielle,  c'est  que 
Tesprit  administratif  et  l'esprit  industriel  sont  incompatibles, 
parce  qu'il  manque  aux  agents  de  l'administration,  si  probes 
et  si  éclairés  qu'ils  soient,  l'excitation,  l'aiguillon,  la  lu- 
mière, l'audace  aussi  bien  que  la  prudence  qui  dérivent  pour 
l'individu  de  l'instinct  et  des  calculs  de  l'intérêt  personnel.  C'est 
pour  cela  que  les  constructions  de  l'État  sont  les  plus  belles  et 
les  plus  coûteuses,  et  qu'en  toute  matière  industrielle,  il  est 
reconnu  que  l'État  gère  plus  mal  et  produit  plus  cher  que  l'In- 
dustrie. 

())■.  vous  choisissez,  pour  lui  en  donner  l'exercice,  la  plus 
délicate,  la  plus  périlleuse,  celle  qui  doit  être  par  conséquent 
la  plus  intéressée  de  toutes  les  industries. 

De  toutes  les  opérations  du  banquier,  celle  que  vous  conférez  à 
l'État,  c'est  la  plus  difficile  et  la  plus  chanceuse  :  non  point 
l'escompte  usuel  des  effets  à  90  jours,  mais  le  placement 
industriel,  le  prêt  à  long  terme,  celui  qui  exige  une  coiniais- 
sance  approfondie  et  presque  une  divination  de  l'avenir  indus- 
triel de  l'emprunteur,  de  sa  capacité  personnelle,  de  ses  res- 
sources futures,  de  la  situation  dans  laquelle  il  établit  son 
usine,  des  chances  de  toute  nature  au  milieu  desquelles  il 
s'aventure. 

A  côté  des  étabUssements  qui  ne  sont  que  mal  outillés,  il  y  a 
les  établissements  mal  outillés  et  mal  situés.  Entre  eux  tous 
l'État  va  choisir,  se  faire  commanditaire  et  grand  juge;  devant 
ses  agents  vont  défiler  toutes  les  manufactures  embarrassées, 
tous  les  industriels  qui  redoutent  l'avenir,  et  parmi  eux  l'Etat, 
plus  clairvoyant  apparemment  que  le  capital  \ni\ê  qui  fuit  les 
uns  et  laisse  mourir  les  autres,  choisira  cent  soixante  privilé- 
giés, avec  la  certitude  de  faire,  pour  couronner  pai-  un  coup  de 
politi(]ue  ses  o|)érations  industrielles,  des  milliers  de  mécon- 
tents. 

Voilà  ce  que  le  Constitutionnel  admire.  Converti  d'un  jour 
aux    principes  de    la  liberté    commerciale,   il    n'a    pas   eu 


M.   JULES   FERRY  JOURNALISTE.  41 

encore  le  temps  de  prendre  l'esprit  de  sa  nouvelle  situation 
d'économiste;  il  eût  compris  sans  cela  l'énorme  contradiction 
dont  il  se  l'end  coupable  en  cherchant,  comme  certains  socia- 
listes dont  le  nom  seul  lui  fait  horreur,  à  réaliser  l'utopie  de  la 
Banque  de  l'État.  Encore  M.  Louis  Blanc  ne  la  voulait-il  à  vrai 
dire  que  pour  faii'e  de  l'État  le  banquier  du  peuple,  et  ne  son- 
geait-il guère  à  intervenir  dans  les  rapports  du  capitaliste  avec 
le  directeur  d'usine  et  le  chef  d'industrie.  Je  ne  sache  que  les 
saints-simoniens,  plus  spéculateurs  qu'ils  ne  sont  utopistes,  qui 
aient  véritablement  prôné  cette  immense  et  dangereuse  rêverie 
de  l'État  commanditaire  universel  et  banquier  de  tout  le 
monde,  c'est-à-dire  chef  suprême  de  l'industrie. 

Poui'  nous,  qui  nous  effrayons,  au  point  de  vue  de  l'adminis- 
tration elle-même,  du  fardeau  croissant  des  responsabilités 
qu'elle  accumule  sur  sa  tête,  de  tant  de  lignes  de  chemin  de  fer 
subventionnées  ou  garanties,  de  ces  cautionnements  de  plu- 
sieurs milUards  donnés  à  des  entreprises  industrielles,  de  ces 
établissements  de  ci'édit  soutenus,  protégés,  dirigés  par  l'État, 
de  cet  envahissement  progressif  des  fonctions  individuelles  par 
le  rouage  le  plus  impersonnel  et  le  moins  responsable  du  méca- 
nisme social,  nous  supplions  le  Gouvernement  de  ne  pas  se 
commettre  avec  la  race  avide,  impatiente  et  fatalement  mécon- 
tente des  industriels  sans  crédit  et  des  négociants  embarrassés! 

Quand  la  vieille  royauté  française  encourageait  par  des  sub- 
ventions directes  une  industrie  naissante  ;  quand  Henri  IV 
avançait,  à  la  satisfaction  générale,  aux  marchands  qui  appor- 
taient à  Paris  la  fabrication  des  draps  d'or  et  des  velours  quel- 
ques milliers  de  livres,  il  était  dans  l'à-propos  d'une  époque 
qui  tenait  plus  encore  de  l'âge  des  expériences  que  de  la 
vivante  industrie.  Mais  transporter  au  milieu  de  nous  ces  pro- 
cédés de  la  monarchie  paternelle,  amuser  la  grande  industrie 
de  18t50  avec  quelques  gouttes  d'or,  ce  n'est  pas  la  traiter 
comme  un  homme  fait  qu'on  pousse  dans  les  batailles,  mais 
comme  un  enfant  en  tutelle. 

Ce  qui  peut  retarder  la  transformation  nécessaire  de  l'indus- 
trie française,  à  la  suite  des  mesures  économiques  dont  le  Gou- 
vernement a  pris  la  courageuse  initiative,  ce  n'est  pas  l'absence 
de  capitaux  :  pour  tout  le  monde,  il  est  évident  c^u'ils  sura- 
bondent. C'est  l'audace  qui  manque  aux  capitaux,  c'est  la  bar- 


42  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

(liesse  (les  plaremenls  à  lona  terme,  c'est  la  confiance.  Adonner 
la  confiance,  le  Gouvci-nenicnt  est  dans  son  rôle,  et  non  à  se 
l'airt'  lianquier  ou  spéculateiii-.  C'est  le  problème  qu'il  lui  est 
possible,  et  qu'il  lui  serait  éternellement  .uiorieux  de  i'(''soudre. 
Les  moyens  sont  simples  ;  on  les  intliquait  il  y  a  quelques  jours 
ici  même.  C'est  sur  ce  terrain,  que  le  Constitutionnel,  lui-même 
avait  eu  l'esprit  d'aborder,  que  nous  voudrions  le  voir  engager 
désormais  sa  polémique. 

La  lutte  électorale  en  1863. 

A  mesure  que  les  fautes  de  l'Empire  se  multipliaient,  l'opposition 
libérale  gagnait  du  terrain  et  ne  tardait  pas  à  ébranler  les  masses 
(électorales.  Après  avoir  paru  disposé  à  ouvrir  quelques  brèches 
dans  la  Constitution  de  1852  par  les  décrets  du  24  novembre  qui 
rétablissaient  l'adresse  elle  compte  rendu  in-extenso  des  débats  pai- 
lemeutaires,  le  Gouvernement,  irrité  contre  M.  Thiers  et  les  parle- 
mentaires qui  avaient  repoussé  ses  avances*,  blessé  d'entendre 
Carnot  dire  :  «  Un  gouvernement  qui  abandonne  son  principe  se 
suicide;  »  et  Montalembert  s'écrier  :  «  L'Empire,  comme  Empire, 
n'existe  plus,  »  le  Gouvernement  revenait  promplemerit  à  son 
naturel,  expulsait  le  directeur  du  Courrier  du  Dimanche,  refusait  à 
Ollivier  rautorisation]de  publier  un  journal  et  faisait  annoncer  par 
M.  t?illault,  dans  la  séance  du  Corps  législatif  du  18  juin  1S6I 
«  qu'au  décret  du  24  novembre,  l'Empire  n'ajouterait  pas  de  nouvelles 
concessions  )).  Enfin,  après  la  condamnation  dft  Blanqui  pour  un 
prétendu  complot,  M.  de  Persigny,  ministre  de  l'intérieur,  pres- 
crivait par  circulaire  aux  préfets  de  dresser  des  listes  de  suspects 
qui  devaient  comprendre  «  tous  les  hommes  dangereux  :  répu- 
blicains, orléanistes,  légitimistes,  par  catégories  d'opinions  ».  On 
essaya  aussi  des  diversions  militaires,  mais,  après  l'expédition  de 
Cbine,  le  Corps  législatif  ne  craignit  pas  de  rejeter  la  demande  de 
dotation  présentée  par  l'Empereur  pour  le  général  Cousin-Mon- 
tauban  ;  l'expédition  de  Syrie  (1860-61)  n'avait  pas  donné  de 
résultats  pratiques,  et  à  la  lin  de  1861,  l'Empire  s'engageait  dans  la 
désastreuse  expédition  du  Mexique  (jui  devait  démontrer  aux  plus 
aveugles  les  vices  lamentables  d'un  pouvoir  sans  contrôle  et  désor- 
ganiser la  belle  armée  de  la  France.  Enfin  M.  Fould,  nommé 
Miiustre  des  Finances  en  novembre  1861,  venait  de  mériter  le  nom 
de  syndic  de  l'Empire  en  découvrant  la  triste  situation  du  Trésor  dans 

1.  «  Témoignons  aux  hommes  honorables  et  distingués  des  anciens  gouver- 
nements les  égards  (ju'ils  méritent  ;  ne  négligeons  aucune  occasion  de  les 
engager  à  faire  profiter  le  pays  de  leurs  lumières  et  de  leur  expérience.  » 
Circulaire  de  M.  de  Persitjny,  ministre  de  r Intérieur,  b  décembre  1860. 


LA   LUTTE    LLECTor.ALE    EN    18G:î.  43 

un  mémoire  qui  fui  rendu  ]:iublit'.  Il  avouait  2  milliards SOOmillions 
de  crédits  extraordinaires  et  1  milliard  de  découvert. 

Telle  était  la  situation  générale  du  pays  à  la  veille  des  élections 
léirislalives  de  1863.  Le  décret  de  convocation  des  électeurs  ne  fut 
publié  que  le  U  mai  ;  on  peut  dire  cependant  que,  dès  le  mois  de 
janvier,  la  période  électorale  s'ouvrit  et  que  les  comités  s'orga- 
nisèrent. M.  Jules  Ferry  se  fit  remarquer  au  premier  rang  des 
jeunes  jurisconsultes  qui  avaient  constitué  le  Comité  du  Manuel 
clectoral\  Depuis  cinq  ans  cette  ardente  phalange  secondait  la 
politique  des  Cinq,  mais  elle  ne  tarda  pas  à  témoigner  ses  défiances 
contre  Ollivieràcause  des  relations  qu'il  entretenait  avecM.deMorny, 
contre  Darimon,  par  suite  de  ses  rapports  avec  le  prince  Napoléon'. 
Le  duc  de  Broglie  ayant  constitué  le  Comité  de  ÏUnion  libérale,  où 
prirent  place  Jules  Simon  et  Carnot,  à  côté  de  Thiers,  Changarnier, 
Cochin,  Mortimer-Ternaux,  Prévost-Paradol,  les  négociations 
ouvertes  entre  les  différents  Comités  aboutirent  à  la  formation 
d'une  liste  unique,  composée  des  quatre  députés  sortants:  J.  Favre, 
Ollivier,  Darimon,  Picard  et  Havin  ;  J.  Simon,  Guéroult,  Laboulaye, 
comme  canditats  nouveaux.  M.  Laboulaye  s'effaça  devant  M.  Thiers 
que  M.  de  Persigny  combattit  avec  fureur.  Malgré  une  pression 
administrative  à  outrance,  malgré  tous  les  abus  de  la  candidature 
officielle,  en  dépit  de  l'interdiction  des  réunions  publiques,  du  col- 
portage des  bullelins  de  vote  et  des  circulaires  des  candidats 
indépendants;  après  la  mise  en  réquisition  de  tous  les  fonctionnaires 
depuis  les  maires  jusqu'aux  gardes  champêtres  et  aux  cantonniers, 
sans  oublier  les  pompiers  et  l'intervention  du  clergé,  le  résultat 
des  élections  de  J8(33  fut  satisfaisant  pour  l'opposition  qui  obtint 
J  934  369  suffrages,  alors  qu'en  1857,  elle  n'avait  rallié  que  664  000 
voix.  A  Paris,  tous  les  candidats  de  la  coalition  libérale  passèrent 
au  scrutin  du  31  mai,  sauf  Guéroult  qui  fut  nommé  au  second  tour, 
avec  la  moyenne  de  17  000  voix  qu'avaient  atteinte  les  autres 
candidats  de  la  même  liste.  Aussi  la  foule  manifesta  sur  les  bou- 
levards un  grand  enthousiasme  dans  la  soirée  du  l^""  juin.  Après 
l'option  de  Jules  Favre  pour  le  Rhône  et  d'Havin  pour  le  Calvados, 
Carnot  et  Garnier-Pagès  furent  encore  nommés  à  Paris,  au  scrutin 
du  21  mars  1864. 

1.  Le  Manuel  électoral  parut  en  janvier  1863.  En  tète  du  livre  figurait 
l'adhésiou  d"un  certain  nombre  d'avocats  émineuts:  Jules  Favre,  E.  Ollivier, 
E.  Picard,  Marie,  Desmarest,  Leblond,  Dupont  de  Bussac,  Sénard,  Durier, 
Ilo'risson,  Tenaille-Saligny,  etc. 

2.  M.  Darimon,  dans  son  Histoire  de  Douze  ans.  fait  allusion  à  ces  dissen- 
timents. Après  avoir  dit  qu'OUivier  et  lui  clierchaieiit  à  dissiper  les  préven- 
tions dont  ils  étaient  Tobjet,  il  ajoute  :  «  Un  de  mes  amis  politiques,  qui 
élait  mon  collaborateur  à  la  Presse  et  qui  a  occupé,  depuis  le  4  Septembre, 
de  bautes  situa«tions  dans  le  gouvernement  de  la  République,  M.  Jules 
Ferry,  se  montra  moins  facile  que  les  autres.  R  arriva  un  moment  où,  nos 
rapports  tournant  à  faigre,  étaient  menacés  de  se  terminer  par  une 
rupture.  »  P.  162. 


44  DISCOUUS   KT   (H'lMO>iS. 

M.  Jules  Ferrv,  qui  avait  été  un  moment  candidat  et  s'était  désisté 
en  faveur  de  Gai'nier-Pagès,  après  la  lettre  de  J,  Tavre  à  M.  Barthé- 
lémy, fut  chargé  de  rédiger  ce  que  M.  Darimon  appelle  le  Manifeste 
des  Comités  du  manuel  Électoral.  Il  réunit  toutes  les  protestations  des 
candidats  qui  avaient  lutté  pour  la  cause  de  la  liberté  et  dressa  un 
formidable  réquisitoire  contre  le  système  de  la  canditalure  oflicielle. 
Ce  livre  a  pour  titre:  La  lutte  électorale  en  1863. 

Nous  croyons  d'autant  plus  intéressant  de  reproduire  la  partie  de 
ce  manifeste  qui  constitue  l'œuvre  personnelle  de  M.  Jules  Ferry, 
que  l'ouvrage  dont  il  s'agit  n'est  nullement  connu  de  la  génération 
actuelle.  Elle  y  apprendra  ce  que  l'Empire  avait  fait  du  suffrage 
universel  et  avec  quelle  énergie  M.  Jules  Ferry  sonnait  la  charge 
contre  un  Gouvernement  sans  scrupules  qui  se  croyait  encore 
inébranlable'. 


I.  —  La  politique  de  M.  de  Persigny. 

La  situation  du  Gouvernenient,  dans  les  premiers  jours  du 
mois  de  mai  1863,  était  nouvelle  ;  nul  n'a  jamais  cru  sérieuse- 
ment qu'elle  fût  péiilleuse. 

Deux  routes  se  présentaient  :  il  fallait  choisir.  Mais  ce  n'était 
point  alïaire  d'audace  ni  de  génie:  il  n'arrivait  rien  qu'un  gou- 
vernement sage  n'eût  pu  prévoir  et  ne  dût  être  depuis  longtemps 
préparé  à  suhii-. 

Le  Corps  législatif  venait  de  se  dissoudre.  En  1857,  il  ressem- 
blait plus  à  un  grand  conseil  général  qu'à  autre  chose;  il  s'en 
allait,  en  1863,  bon  gré,  mal  gré,  assemblée  parlementaire. 

Les  événements  extérieurs,  le  lent  progrès  de  l'opinion,  et 
par-dessus  tout,  il  faut  le  reconnaître,  l'initiative  gouverne- 
mentale, s'étaient  chargés  de  la  métamorphose.  On  avait  vu. 
pour  la  première  fois,  la  majorité  de  la  Chambre  troublée, 
divisée,  chancelante.  La  vie  avait  reparu  sous  ces  voûtes  endor- 
mies. Dans  un  petit  groupe  d'hommes —  désormais  entrés  dans 
l'histoire  —  la  Liberté  s'était  reconnue.  Le  Gouvernement  lui- 
même,  à  l'universelle  surprise,  quittait  les  chemins  couverts 
de  la  dictature,  livrait  à  la  controverse  publique  sa  politique, 
sa  diplomatie,  ses  finances;  l'Empire  constitutionnel  s'entre- 

1.  Paris.  Dciitu,  18G3.  1  vol.  iii-12,  de  375  \).,  dont  109  p.  de  texte  et  262  de 
docuiiKMils.  Il  est  (lédii;  «  aux  cinq  députés  dt!'mocratos  et  libéraux  qui  ont 
reeonstitu(''  en  l-'rance  ropposilion  légale  »,  ce  qui  indique  que  la  siissiou 
entre  Fauteur  et  OUivier  n'était  pas  encore  consonnnée  au  nionient  de  la 
publication  du  livre. 


LA   LUTTE   ÉLECTORALE  EX   1863.  45 

voyait  à  l'horizon  :  on  semlilait  alïamé  de  lumière  et  de 
contrôle. 

Il  était  naturel  de  prendre  pour  terrain  électoral  ces  précé- 
dents et  ces  espérances.  C'était  logique,  habile  et  simple.  La 
minorité  en  donnait  l'exemple.  Après  avoir  reconstitué,  à  force 
de  sagesse,  de  caractère  et  d'éloquence,  l'opposition  légale  dans 
la  Chambre,  les  cinq  n'avaient  h  cœur  que  d'y  rallier  les  libé- 
raux de  toutes  provenances.  La  majorité  elle-même,  prête  à 
paraître  devant  les  électeurs,  changeait  instinctivement,  quelque 
chose  à  sa  vieille  attitude.  Le  mot  de  liberté,  proscrit  depuis 
dix  ans,  se  glisse  dans  l'Adresse  de  1863.  Il  allait  se  retrouver, 
—  non  sans  quelque  gaucherie,  —  dans  la  plupart  des  haran- 
gues des  candidats  recommandés.  Ces  productions  électorales 
ne  parlaient,  en  18o7,  que  d'affermir  l'Empire;  il  n'est  question 
aujourd'hui  que  de  lui  donner  le  fameux  couronnement*. 
Quant  au  Couvernement,  puisqu'il  veut  un  contrôle,  quoi  de 
plus  naturel  que  d'accepter  des  contrôleurs? 

L'événement  montra  bientôt  que  la  question  électorale  pou- 
vait être  autrement  compi'ise.  La  direction  de  la  campagne 
pacifique  qui  allait  commencer  fut  exclusivement  livrée  à  la 
politique  de  M.  le  comte  de  Persigny,  ministre  de  l'Intérieur, 

Intelligence  ouverte,  esprit  vif  mais  confus,  volonté  absolue, 
humeur  militante  ;  successivement  soldat,  journaliste,  conspi- 
rateur; dévouement  à  toute  épreuve,  fidélité  constante:  M.  de 
Persigny  appartenait,  par  certains  côtés,  à  des  temps  différents 
lies  nôtres.  Bonapartiste  de  la  veille,  portant  fièrement  parmi 
la  foule  mêlée  des  serviteurs  du  lendemain  son  attachement 
chevaleresque  et  sa  poli  tique  de  sentiment;  paladin  dynastique, 
égaré  dans  un  siècle  de  fidélités  courtes  et  de  trahisons  l'écom- 

1.  «  Aujourd'hui,  dit  M.  de  Rambourgt  (député  sortant  et  recommandé). 
«  dan»  sa  proclamation  aux  électeurs  de  l'Aube,  chacun  fait  profession 
»  d'être  libéral,  il  n'y  a  nul  mérite  à  cela.  «  En  effet,  ôtez  de  la  niasse  des 
circulaires  officielles  : 

Les  circulaires  cavalières, 

Les  circulaires  furibondes  (M.  de  Cassagnac,  M.  Mathieu), 

Les  circulaires  qui  ne  parlent  pas  politique, 

Les  circulaires  qui  ne  parlent  de  rien,  ce  qui  reste,  et  c'est  le  très  grand 
nombre,  fait  sonner  les  mots  »  d'indépendance,  de  contr(Jle,  d'économie,  de 
politique  libérale  et  progressive,  de  couronnement  de  l'édifice  ».  La  présence 
d'un  candidat  de  l'opposition  arrache  aux  plus  timides  des  déclarations 
hardies,  dont  l'expansion  croît  ou  décroît  à  peu  près  comme  les  chances 
de  l'adversaire. 


46  itiscdi  US  i:t  opinions. 

pensées,  la  natun'  s('nil)l;iil  Tavoii'  l'ail  pliilôl  pour  servir  un 
Sluart  gueiToyant  cl  di-cliu  qu'un  Hanovre  Iriomplianl.  C/élail 
un  homme  de  foi,  ce  qui  est  trop  peu  pour  un  homme  d'État. 

Son  aihninislralion  fut  la  consé(|uence  logique  de  son  Icm- 
pérament  :  il  y  a  dans  sa  polilique  un  homme,  un  caractère, 
non  un  système.  Les  paroles  étaient  libérales,  et,  malgré  lui,  les 
actes  ne  relaient  guère.  Il  était  revenu  d'Angleterre,  les 
mains  pleines  de  promesses,  le  cœur  doucement  écliauiïé  de 
bonnes  pensées  pour  la  presse,  cette  affligée  de  dix  ans:  la 
libre  parole  aurait  désormais  son  champ  et  sa  limite,  on  laisse- 
rait sommeiller  ravertisscmrnt.  Voilà  la  théorie;  en  fait,  jamais 
les  journaux  n'ont  tremblé  sous  une  main  plus  inquiète  et  plus 
sévèi'e. 

Admirateur  sincère  des  institutions  anglaises,  on  sait 
l'étrange  leçon  d'histoire  qu'il  imagina  pour  nous  en  refuser 
indéfiniment  les  garanties  rudimentaires.  Napoléonien  conci- 
liant en  1860,  il  entend  que  l'Empire  ouvre  les  bras  aux  hommes 
notables  des  anciens  partis^;  en  1863,  il  va  les  repousser  avec 
colère  du  terrain  légal  où,  de  toutes  parts,  ces  hommes  s'em- 
pressent d'accourir. 

Entre  le  suffrage  universel  et  son  élu  couronné,  M.  de  Per- 
signy  n'admet  pas  d'intermédiaires.  A  ses  yeux,  pour  les  assem- 
blées comme  pour  les  peuples,  la  verlu  politique  essentielle, 
c'est  la  discipline;  le  premier  titre,  le  dévouements 

Par  malheur,  trente  ans  de  vie  polilique  ont  laissé  sur  le  sol 
de  la  France  des  générations  raisonneuses,  esprits  critiques, 
volontés  libres,  minorité  bi'uyante,  remuante,  considérée  : 
alluvion  des  temps  de  libei'té  qui  s'appelle  «  les  partis  »  en 
langue  vulgaire.  Trop  exclusif  pour  les  accepter,  trop  passionné 
pour  chercher  à  les  conquérir,  le  ministre  ne  veut  de  ceux-ci  ni 
serment,  ni  contrôle.  Les  écarter  devient  l'unique  afl'aire.  On 
prendra  un  moyen  radical:  le  Gouvernement  désignera  lui- 
même  les  hommes  assez  purs  pour  porter  ses  couleurs  ;  au  front 
de  tous  les  autres,  il  écrira  ces  mots:  «  Ennemis  de  l'Empire  et 
de  rp^mpereur^  »  De  la  sorte,  c'est  l'Empereur  qui  choisira, 
l'Empereur  qui  recommandera,  l'Empereur  qui  portei"a  le  choc 
de  283  batailles  électorales,  et  qui,  posant  dans  chaque  élection 

1.  Circulaire  du  5  décembre  1860. 

2,  Circulaire  du  8  mai  18G3. 


LA   LUTTE   ELECTOHALE   EN    18G;j.  47 

la  question  foiidaraentale,  redemandera  tous  les  six  ans  aux 
populations  fidèles  le  vote  dynastique  du  22  novembre! 

Pour  prendre  celte  attitude  d'une  orthodoxie  monarchique  et 
constitutionnelle  assez  douteuse,  M.  le  ministre  de  l'Intérieur 
avait  mieux  que  de  bonnes  raisons  :  il  se  sentait  dans  la  main 
deux  forces  immenses  : 

Le  peuple  des  paysans, 

L'armée  des  fonctionnaires. 

IL  —  Les  paysans. 

'  Nous  avons  tous  l'habitude  de  dire  que  la  France,  depuis 
soixante  ans,  s'épuise  en  vains  efforts  pour  fonder  la  liberté  ; 
cela  est  vrai  de  vous,  de  moi,  du  voisin,  de  la  France  que  nous 
connaissons,  que  nous  voyons,  que  nous  touchons;  de  celle  que 
nous  composons,  enfin,  à  huit  ou  neuf  cent  mille  que  nous 
sommes. 

Mais  il  est  une  autre  France,  dont,  il  y  a  quinze  ans,  les 
libéraux  ne  s'occupaient  guère,  et  que  les  libéraux  de  l'avenir 
sont  payés  pour  n'oublier  pas  :  c'est  la  France  des  paysans. 

Quand  les  premiers  raihvays  sillonnèrent  les  campagnes,  les 
paysans  en  eurent  peur.  Puis,  ils  se  mirent  à  les  ha'ïr  comme 
des  ennemis,  aies  maudire  comme  des  fléaux;  blés  germes, 
vignes  perdues,  désordres  du  ciel  et  des  saisons,  c'est  le  chemin 
de  fer  qui  fut  le  grand  coupable.  Aujourd'hui,  cet  effroi  na'if  a 
fait  place  à  l'indiflerence.  Quand  la  locomotive  passe  à  toute 
vapeur,  le  paysan  se  lève  sur  le  sillon,  ses  bras  nus  posés  sur 
sa  houe  ;  son  regard  accompagne  un  instant  le  bruyant  phéno- 
mène, puis  lentement  il  recourbe  son  dos  vers  la  terre.  C'est 
de  ce  regard  vague,  rêveur  et  las,  où  se  reflètent  tant  de 
misères,  que  le  campagnard  voit  passer  les  plus  grandes  choses 
de  ce  monde.  La  liberté  est  de  ce  nombre.  Comme  le  railway, 
elle  lui  est  inditïé rente.  Elle  ne  le  gêne  pas,  et  il  ignore  encore 
qu'elle  peut  lui  servir. 

De  la  République,  il  n'a  retenu  qu'une  chose  :  les  45  centimes, 
—  rancune  purement  financièi'e.  De  la  monarchie  parlemen- 
taire, il  ne  garde  rien,  ni  amour,  ni  haine,  ni  souvenir;  comment 
l'aurai t-il  connue?  —  Le  jour  où  elle  tomba,  il  se  réveilla 
citoven,  tenant  dans  sa  main  son  huit-millionième  de  souverai- 


48  DISCOLIiS   I:T   (UMMO.NS. 

iiftr.  11  e^il  permis  do  ci'oirc  que  le  cadeau  païul  uiiHliocre 
au  plus  c:rand  nomiire.  Ils  en  usèrent  avec  leur  douce  apalliie, 
faisant  autant  de  Constituants  et  de  Létrislateurs  qu'on  leui'  en 
(l(  iiiandail,  et  n'en  pensant  qu'une  chose:  c'est  qu'ils  coûtaient 
bien  cher. 

Un  jour  pourtant,  les  masses  agricoles  montrèrent  (ju'elles 
pouvaient,  vouloir.  Le  paysan  voulut  couronner  sa  léizende,  et 
d'un  mot  fit  l'Empire.  Ce  mot-là  fut  passionné,  libre,  sincère. 
Il  le  répéta  trois  fois;  —  puis,  quand  vinrent  les  législatures, 
on  lui  fit  facilement  entendre  que  c'était  toujours  la  même 
chose'.  Avec  le  système  des  candidatures  gouvernementales, 
d'une  part,  avec  l'abstention  insensée  des  partis  de  l'autre,  les 
deux  choses,  en  efTet,  ne  différaient  guère. 

Mais  à  épeler  toujours  la  même  syllabe,  ni  enfants,  ni  peuple 
n'apprennent  à  lire.  L'élection  devint  comme  un  acte  machinal. 
Qu'est-ce  qu'un  bulletin  de  vote?  Un  carré  de  papier  qu'apporte 
le  ganîe  champêtre,  avec  recommandation  de  le  rapporter  au 
maire  deux  ou  trois  joui's  après,  à  une  heure  marquée  sur  une 
carte.  Fixés  l'un  à  l'autre,  bulletin  et  carte  ne  font  qu'un.  La 
quittance  du  percepteur  est  plus  chère  à  solder;  elle  n'est,  dans 
le  fond  des  chaumières,  guère  plus  impérative. 

Quoi  d'étonnant,  dès  lors,  que  dans  les  petits  villages  il  se 
répande,  en  temps  électoral,  des  proclamations  ainsi  conçues: 

l.e  maire  de  la  commune  de  Soulaines  a  l'honneur  d'inviter  péné- 
ratement  les  électeurs  de  la  commune  à  se  rendre  a  la  mairie  le 
dimanche,  31  du  courant,  ou  lundi  1<^'' juin,  munis  de  leur  carte  et 
de  leur  bulletin  de  vote,  qui  leur  seront  remis  cette  senuiine,  pour 
réélire  M.  Segris,  député,  le  méritant  ajuste  titre.... 

Ou  des  avis  de  ce  genre,  écrits  sur  la  carte  même  : 

Vous  êtes  pi'évenu  que  l'assemblée  des  électeurs  de  la  commune 
est  convoquée  pour  le  31  mai  et  le  l"juin  1863,  en  la  salle  pi'inci- 
pale  de  la  mairie,  à  l'efTet  de  réélire  M.  O'Quin,  député  au  Corps 
législatif.  Vous  êtes  invité,  en  qualité  d'électeur,  à  venir  déposer 
votre  vole. 

Le  maire,  Roizane. 

Couchy,  le  2.S  mai  1S63. 

1.  «  Pleins  de  confiaiKH!  dans  l'homme  de  leur  choix,  ces  électeurs  s'en 
rapportaient  à  lui  et  s'abstiendraient  volontiers  do  prendre  part  aux  votes 
que  leur  demande  le  jeu  réiiulier  de  la  Constitution.»  [Circulaire  du  ministre 
de  l'Intérieur  (.M.  liil'iaultl  du  3U  mai  1857]. 


LA    LUTTE  ÉLECTORALE  E.\   1SG3.  49 

et  qu'on  cite  un  maire  des  montagnes  du  DouIds,  qui,  au  moment 
du  vote,  faisait  prêter  le  serment  de  fidélité  aux  électeurs. 
Question  de  mauvais  chemins  et  d'altitude!  invraisemblance 
en  deçà  du  mont  Jura,  vérité  au  delà. 

Un  procès  récent,  qui  prête  moins  à  s'égayer  qu'à  réfléchir, 
a  donné  la  parfaite  mesure  de  l'état  d'innocence  où  vivent,  en 
fait  de  droit  puhHc,  les  plus  éclairés  des  campagnards.  Rien  de 
plus  énorme,  et  pourtant,  le  milieu  étant  donné,  rien  de  plus 
simple. 

Un  membre  du  bureau  électoral  de  la  commune  de  Saint- 
Hilaire  (Indre),  conseiller  municipal,  et,  ce  qui  ne  gâte  rien, 
grand  propriétaire,  est  arrêté  sur  son  siège  par  un  garde  cham- 
pêtre, enlevé  de  la  salle  du  vote  et  conduit,  à  deux  lieues  de 
là,  au  chef-lieu  de  canton,  où,  examen  fait,  il  est  vrai,  on  le 
relâche.  Qu'avait  donc  fait  de  si  noir  M.  de  Chergé?  Indiqué  à 
un  électeur,  qui  ne  sait  pas  lire,  le  bulletin  qu'à  haute  voix 
celui-ci  réclame.  Il  est  vrai  que  c'est  un  bulletin  du  candidat  de 
l'opposition.  Et  Tautorité,  qui  comptait  là  deux  représentants, 
le  président  de  bureau  et  le  maire,  encourageait  ou  laissait 
faire. 

Je  puiserai  plus  d'une  fois  dans  ce  petit  drame  de  village;  ce 
(lue  j'en  veux  à  présent  retenir,  c'est  l'entière  candeur  des  per- 
sonnages. Devant  la  Cour  d'assises  (car  notre  loi  qualilie  de 
crimes  ce  genre  d'inadvertances),  l'interrogatoire  du  garde 
champêtre  est  un  aveu  plein  de  bonhomie  : 


Monsieur  le  maire  m'a  dil  :  «  Lépine  est  entré  dans  la  salle  ;  il  a 
demandé  un  bulletin  de  M.  de  Bondy,  et  aussitôt  M.  de  Cliergé  s'est 
levé;  il  a  emmené  Lépine  dans  le  couloir,  puis  il  est  rentré;  Lépine 
est  rentré  après  et  il  a  voté...  «  Voilà  ce  que  monsieur  le  maire 
m'a  dit. 

M.  LE  PRÉsinENT.  —  Et  s'il  ne  vous  a  dil  que  cela,  vous  saviez  bien 
qu'il  n'y  avait  rien  à  faire  pour  vous  et  qu'il  n'y  avait  pas  de  quoi 
ari'èter  M.  de  Chergé  ? 

Silence  de  Vaccmé. 

Voyons,  qu'avez-vous  dit  à  M.  de  Chergé? 

l'accusé.  —  Je  lui  ai  dit  :  Monsieur,  je  suis  fâché  d'être  forcé  de 
vous  inviter  à  me  suivre  à  Belâbre. 

M.  LE  PUÉsiDE.NT.  —  Est-ce  que  vous  ne  saviez  pas  que  M.  de 
Chergé  faisait  partie  du  bureau  ? 

l'acclsk.  —  Je  ne  pourrais  pas  bien  lépoudre  là-dessus. 


.f)0  DISCOURS  ET  UPlxMONS. 

M.  Li:  PHKSiDK.NT.  —  Il  clait  assis  au  bureau? 

LACf.USl-.   —   Oui. 

M.  LE  PRKSiDE.NT.  —  Coniiin'iit  VOUS,  ffarde  champcMre,  avez-vous 
pu  croire  avoir  le  droit  d'entrer  dans  la  salle  de  vole  et  d'arrêter 
un  des  assesseurs? 

l'accisi';.  —  Il  faut  croire  ([ue  je  me  suis  trompé,  mais  je  vous  dis 
que  j'ai  cru  faire  mon  devoir.   » 

Quant  à  Tadjoint,  président  du  bureau,  il  a  conseillé  au 
garde  champêtre  de  dresser  procès-verbal.  Procès-verbal  de 
quoi?  —  «  Un  électeur  avait  dit  qu'il  se  passait  des  alrocités... 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Mais,  ces  atrocités,  les  avez-vous  vues  ? 

LU  TÉMOIN.  —  J'ai  vu  que  M.  de  Chergé  est  sorti  avec  Lépine. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Eh  bien!  est-ce  que  M.  de  Chergé  n'a  pas 
le  droit  de  sortir?  Est-ce  qu'un  électeur  n'a  pas  le  droit  de  parler 
à  un  autre  ? 

M**  BOTTARD,  défenseur  de  l'accusé.  • —  Monsieur  l'adjoint  croit-il 
qu'on  ait  eu  le  droit  de  voter  pour  M.  de  Bondy  et  de  distribuer  des 
bulletins  à  son  nom? 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Ah!  permettez....  c'est  là  une  question.... 
dirai-je,  pohtique?...  Mais  entiii  elle  est  inutile  dans  la  cause. 

m'  BOTTARD.  —  Hélas  !  monsieur  le  président,  je  ne  fais  pas  de 
politique,  mais  c'est  l'ignorance  politique  que  je  tiens  à  faire 
conslater...  » 

Ignorance,  en  effet,  et,  par-dessus  tout,  timidité.  Ces  campa- 
gnards, si  héroïques  dans  les  batailles,  tremblent  chez  eux 
comme  le  lièvre  au  gîte.  Il  n'y  a  pour  le  travailleur  des  champs 
ni  petits  pi'ofits,  ni  petites  pertes,  ni  petites  peurs.  Apre  au 
gain,  isolé,  défiant,  il  passe  sa  vie  sur  ia  défensive.  Le  danger 
pour  lui  est  partout,  dans  le  ciel  qui  se  charge,  dans  le  voisin 
qui  empiète,  dans  le  passant  qui  l'interroge.  Mais  ce  qu'il 
redoute  le  plus,  après  la  grêle,  ce  sont  les  procès-verbaux. 

La  notion  de  la  légalité  n'étant  chez  lui  qu'à  l'état  sauvage, 
il  ne  fait  guère  de  différence  entre  l'autorité  et  l'arbitraire.  Il 
sait  à  peu  près  ce  qu'est  un  tribunal,  parce  qu'il  y  plaide,  mais 
il  croit  aux  épices,  comme  il  y  en  a  cent  ans.  Vis-à-vis  du  pouvoir 
local,  son  état  d'esprit  habituel  est  un  fatalisme  naïf,  très 
difficile  à  convertir.  Parlez-lui  de  recours  et  de  garanties,  il 
vous  écoute,  mais  sans  vous  croire.  La  loi  pour  lui  est  chose  de 
chair  et  d'os  :  on  lui  parle,  on  la  salue,  on  lui  plaît  ou  on  lui 
déplaît.  La  loi,  c'est  le  garde  champêtre  qui  veille  sur  la  berge 
des  chemins  et  sur  la  vache  des  pauvres  gens  ;  c'est  le  forestier 


LA   LUTTK   ELliCTOlULE  EN    1863.  51 

(fiii  a  l'œil  sur  l'usager;  c'est  le  percepteui-  avec  qui  Ton  est  en 
ictard;  le  commissaire  qui  siège  au  canton;  c'est  le  gendarme 
enfin,  qui  ne  fait  que  passer,  mais  qui  vient,  comme  le  dénoue- 
ment, séparer  l'ivraie  du  bon  grain,  en  menant  l'ivraie  en 
prison.  Je  ne  dis  rien  des  maires  :  nous  les  retrouverons. 

Un  dernier  trait  de  cette  race  excellente,  c'est  sa  parfaite 
crédulité.  On  sait  quel  crédit  trouvent  dans  le  peuple  des  villes 
les  niaiseries,  si  elles  sont  impiimées. 

Ce  qui,  là,  est  vrai  des  choses  qui  se  lisent,  est  vrai,  dans  les 
campagnes,  des  choses  qui  se  disent.  Bien  les  connaissent  ceux 
qui  les  font  voter!  Aux  arguments  se  juge  l'auditoire,  comme 
la  soupape  au  poids  qu'elle  peut  porter.  On  sourit  de  voir  tant 
de  gens  paisibles,  conservateurs  endurcis,  impérialistes  avérés, 
représentés  comme  portant  en  croupe  la  Révolution.  Tel  député, 
choisi,  il  y  a  dix  ans,  pour  son  humeur  inolTensive  et  sa  parfaite 
insignifiance,  veut  aujourd'hui  saper  l'Etat.  Ici,  c'est  «  le  sel  à 
cinq  sous  la  livre,  et  le  fromage  à  30  francs  le  cent\  »  sans 
compter  les  vignes  arrachées,  les  ouvriers  privés  de  vin,  les 
curés  consignant  «  les  horlogers  -  »  à  domicile.  Celui-là  réta- 
blira le  servage,  et  fera,  comme  au  bon  temps,  battre  les  gre- 
nouilles des  fossés  du  château^.  Cet  autre  fera  manger  au  paysan 
du  pain  de  paille  :  bruit  sérieux  et  qui  porte  coup,  puisque  les 
juges  le  châtient  et  font  afficher  le  jugement  à  titre  de  répara- 
tion *. 

1.  Placard  affiché  contre  M.  de  Montalembert  : 

«  En  votant  pour  M.  de  Montalembert,  c"est  voter  : 

«  L'ignorance  de  vos  enfants; 

«  L'ancien  régime  et  ses  corvées; 

«  La  guerre  en  Italie; 

«  Le  sel  à  cinq  sols  la  livre; 

«  J^es  fromages  à  30  fr.  le  cent.  ; 

(1  Enfin  vous  envoyez  un  ennemi  au  Gouvernement. 

«  Signé  :  Quelques  amis  du  peuple  des  campagnes.  » 

2.  «  Dans  la  dernière  semaine  qui  a  précédé  les  deux  jours  du  scrulin, 
surtout  vers  la  fin,  il  a  couru  dans  toutes  les  communes  les  bruits  les  plus 
singuliers.  Si  M.  de  Montalembert  était  nommé,  il  devait  faire  arracher  les 
vignes,  interdire  aux  ouvriers  de  boire  du  vin,  faire  réduire  la  journée  de 
l'ouvrier  à  75  cent,  et  même  à  40  cent.,  interdire  aux  horlogers  et  aux 
liorlogères  de  sortir  plus  de  dix  minutes  sans  la  permission  des  curés,  faire 
déclarer  une  guerre  pour  la  Pologne,  prescrire  une  levée  de  18  à  40  ans,  etc.» 
[frotestation  contre  les  élections  du  déparlement  du  Doubs.) 

3.  Proclamation  du  maire  de  Jouvelle. 

4.  Affaires  Gareau. 


52  DISCOIIHS;   ET  OPINIONS. 

Bourgeois  des  villes,  détraclciirs  du  siillragè  universel,  élec- 
teurs à  200  francs,  de  tout  ceci  ne  triompliez  pas  :  n'avez-vous 
donc  jamais  subi  le  joug-  des  naines  rumeurs  et  des  terreurs 
aveugles,  jamais  incliné  devant  l'autorité  les  garanties  du 
Citoyen,  jamais  pris  pour  le  respect  du  pouvoir,  la  couardise 
devant  l'arbitraire? 


III.  —  Les  fonctionnaires. 

On  ignore  généralement,  à  Paris,  ce  que  c'est  ([ii'un  préfet 
en  province. 

Non  qu'on  n'y  ait  besoin  de  l'autorité,  comme  ailleurs  ; — mais 
la  foule  y  est  si  grande,  si  diverse,  si  mouvante,  les  intérêts 
indépendants  s'y  rencontrent  en  si  grand  nombre,  les  gens  qui 
pensent  y  forment  une  minorité  si  respectable,  l'écbange  des 
idées  y  est  si  rapide,  l'opinion  si  ingouvernable,  qu'on  y  a 
toujours  été,  en  somme,  plus  libre  de  penser,  de  parler,  de 
vivre  à  sa  guise,  qu'en  tout  autre  lieu  du  monde.  La  terreur  n'y 
a  jamais  été  que  superficielle  et  passagère  ;  les  plus  vieux 
despotismes  s'y  sont  brisés  contre  deux  forces  insaisissables,  la 
causerie  et  les  cbansons.  L'autorité  n'y  pourra  jamais  prendre 
ce  laisser-aller  indiscret  et  paternel  qui  est  le  lléau  de  la  pro- 
vince. Il  y  a  bien  un  peuple  de  petits  boutiquiers,  d'étalagistes, 
de  gens  de  la  halle  et  de  débitants,  qui  aurait,  s'il  pouvait 
parler,  quelque  chose  à  dire,  mais  il  ne  pai'le  pas. 

Depuis  dix  ans,  l'unique  aflliction  municipale  du  Parisien, 
c'est  une  démolition  infatigable,  un  déménagement  forcé,  inces- 
sant, systématique  :  il  s'en  plaint,  —  et  s'en  venge.  A  part  cela, 
et  à  la  condition  de  n'être  ni  journaliste,  ni  avocat,  ni  homme 
d'État,  ni  moraliste  austère,  ni  orateur  d'estaminet,  de  respecter 
la  Police,  ses  règlements  et  ses  fonctionnaires,  et  de  ne  pas 
faire  de  politique,  il  a  le  droit  d'être  Athénien  tout  à  son  aise. 

D'ailleurs,  il  y  a  à  Paris  deux  préfets,  le  préfet  de  police  et 
le  préfet  de  la  Seine,  —  et  c'est  quelque  chose  d'avoir  deux 
maîtres;  les  départements  n'en  ont  qu'un. 

Il  n'était  point  commode  d'être  préfet,  au  temps  des  «  incor- 
rigibles i-héleurs  ».  Le  chef-lieu  avait  .ses  journaux,  ses  salons, 
ses  meneurs  :  aiil.iiit  d'Aristarques  pour  la  préfecture.  Il  y  avait 


LA  LUTTE  ÉLECTORALE  EN   1863.  53 

(les  influences  à  caresser,  des  adversaires  à  ménager,  des 
mécontents  à  conquérir.  En  vingt  ans,  tout  a  bien  changé.  Les 
secousses  politiques  ont  usé  les  résistances,  la  centralisation  a 
fait  son  œuvre.  Les  aristocraties  locales  se  sont  fondues,  les 
têtes  rétives  n'ont  pas  eu  de  successeurs,  l'esprit  provincial 
n'est  plus  qu'un  souvenir.  L'administration  préfectorale,  qui 
louvoyait  jadis  parmi  les  écueils,  fend  avec  majesté  des  ondes 
apaisées. 

Le  clergé  seul  pouvait  être  un  obstacle  :  il  se  livra  au  début 
de  l'Empire.  Puis  vint  la  brouille  des  deux  pouvoirs.  L'Église 
n'est  ni  fière  dans  ses  rancunes,  ni  impatiente  dans  ses  revan- 
ches. Mais,  aux  élections  générales,  l'occasion  était  unique  :  elle 
s'empressa  de  la  saisir.  Corporation  respectée  et  forte,  malgré 
trois  cents  ans  de  décadence  ;  hiérarchie  savante,  personnel 
immense,  discipliné,  infatigable;  action  souterraine;  politique 
imperturbable,  qui  ne  désespère  jamais,  qui  attend  toujours  et 
qui  n'oublie  pas  :  le  clergé  est  à  lui  seul  le  plus  grand  gouver- 
nement, la  monarchie  la  mieux  ordonnée,  la  première  police 
qui  soit  au  monde.  La  Bretagne  vit  ce  duel  étrange:  les  curés 
d'un  côté,  les  maires  de  l'autre.  Mais  hélas  !  la  vieille  garde 
catholique  a  laissé  battre  son  archevêque,  et  conduit  au  Capitole 
le  bouillant  préfet  d'Ille-et- Vilaine. 

Cherchez  maintenant  des  contre-poids  à  cette  centrahsation 
triomphante  ! 

Les  journaux?  Les  uns  ont  péri  de  mort  violente,  les  autres 
se  sont  faits  thuriféraires.  Quelques-uns  demeurent  debout, 
portant  leur  franc  parler  à  travers  toutes  les  épreuves  :  ils  sont 
en  trop  petit  nombre.  Ceux  qui  suivent  la  presse  départemen- 
tale peuvent  remarquer  que  dans  les  affaires  d'État  elle  est 
assez  libre,  beaucoup  plus  libre  qu'on  ne  poui'rait  croire. 
L'indiscrétion,  l'ironie,  la  critique  même  lui  sont  permises.  Mais 
pour  ce  qui  est  du  pouvoir  local,  des  petits  abus  et  des  fonc- 
tionnaires, ces  «  sentinelles  avancées  de  l'opinion  »,  comme 
elles  s'intitulent,  abandonnent  l'opinion  à  ses  propres  lumières. 

Les  conseils  généraux?  S'ils  eurent  en  un  temps  des  velléités 
parlementaires,  ils  ont  prouvé  depuis  qu'on  en  revient,  comme 
de  toutes  choses.  Leurs  atïaires  se  font  maintenant  en  quelques 
jours.  Par  une  fine  attention  des  bureaux,  jaloux  du  temps  de 
ces  notables,  le  travail  est  fait  d'avance.  Le  préfet  parle,  le 


H  DISCOURS  ET  OPIMONS. 

conseil  vole  :  de  temps  en  temps,  on  fait  passer,  au  travers  ilc 
l'entretien,  le  spectre  des  «  discussions  stériles  »... 

L'opinion  locale?  Comiiien  de  maisons  en  province  accepte- 
raient à  cette  lieui'c  que  la  préfecture  les  mît  en  interdit? 

Rappelez-vous  ce  grand  évêque,  mis  au  ban  des  fonclion- 
naii'cs.  Demandez  aux  députés  indociles,  transformés  d'un  coup 
de  plume  en  députés  hostiles,  s'ils  reçurent  beaucoup  de  saints 
dans  leurs  bourgs  d'autrefois,  après  que  l'administration  eut 
dénoncé,  sous  leur  fidélité  apparente,  le  pied  fourchu  parle- 
mentaire. 

Ce  n'est  pas  le  Gouvernement,  c'est  la  centralisation  que 
j'accuse;  non  l'héritier,  mais  l'héritage.  La  pohtique  n'a  fait 
(|ue  lutter  ce  qui  était  dans  la  force  des  choses.  A  ce  point  de 
son  développement,  la  centralisation  porte  des  fruits  étranges. 
Il  lui  arrive  que  tout  doucement,  à  son  insu,  elle  se  démembre. 
Le  Pouvoir  glisse  aux  mains  des  quatre-vingt-neuf  préfets.  Au 
centre,  on  ne  voit  que  par  leurs  yeux;  la  vérité  est  suspecte 
venant  d'autre  source.  Un  pi'éfet  peccable,  —  s'il  pouvait  y  en 
avoir,  —  serait  jugé  sur  son  rapport.  Tout  ce  qui  s'est  fait, 
depuis  dix  ans,  sous  le  nom  pompeux  de  décentralisation  admi- 
nistrative, s'est  malheureusement  fait  dans  ce  sens.  Ni  les 
communes,  ni  les  déparlements  n'en  sont  plus  libres:  il  n'y  a 
que  les  pi'éfets  d'émancipés.  On  a  mis  dans  leurs  mains  plus 
d'autorisations,  plus  de  nominations,  plus  de  faveurs;  et,  par 
une  nécessité  logique,  dont  on  ne  s'est  pas  même  rendu  compte, 
on  a  laissé  à  leur  jugement,  à  leur  prudence,  à  leurs  caprices, 
le  maniement  de  cet  instrument  politique  qui  est  l'âme  du 
système,  et  qui  s'appelle  les  candidatures  administratives. 

M.  Plichon  disait,  à  ce  propos,  cette  année,  devant  la 
Chambre,  qui  ne  le  démentait  pas  :  «  C'est,  dans  la  plupart  des 
cas,  d'après  les  renseignements  des  préfets  que  le  ministre  se 
décide.  »  Dans  leurs  moments  d'épanchement,  les  préfets  n'en 
disconviennent  pas  ;  ils  s'en  vantent  même  avec  une  aimable 
bonhomie.  Haranguant  l'an  dernier  les  électeurs  de  Monastier 
(Haute-Loire),  M.  le  préfet  leur  tenait  ce  discours,  qu'il  faut 
citer,  car  c'est  une  page  d'histoire  : 

Sous  le  dernier  gouvernement,  les  électeurs,  pour  suppléer  à  la 
direction  qui  leur  manquait,  avaient  iniaijiné  les  réunions  prépara- 
toires, où  les  candidats  venaient  exposer  leurs  principes  et  se  sou- 


LA   LUTTE  ÉLECTORALE  EN   1863.  55 

mettre  à  une  décision  première  d'admission  ou  de  rejet.  Souvent  ils 
convenaient  entre  eux  que  le  moins  favorisé  se  retirerait  et  céderait 
ses  voix  ;  mais  ces  réunions  étaient  souvent  tumultueuses  et  la 
plupart  du  temps  inefficaces.  L'administration  remplit  aujourd'hui, 
pour  ainsi  dire,  l'office  des  réunions  préparatoires.  Nous  autres, 
administrateurs,  désintéressées  dans  la  question,  et  qui  ne  représentons 
en  définitive  que  la  collection  de  vos  intérêts,  nous  examinons,  nous 
apprécions,  nous  jugeons  les  candidatures  qui  se  produisent,  et 
après  un  mûr  examen,  avec  l'agrément  du  Gouvernement,  nous 
vous  présentons  celle  qui  nous  paraît  la  meilleure  et  réunit  le  plus 
de  sympathies,  non  pas  comme  le  résultat  de  notre  volonté  et 
encore  d'un  caprice,  mais  comme  l'expression  de  vos  propres  suf- 
frages et  le  résultat  de  vos  sympathies'. 

Ainsi  parlent,  ainsi  pensent,  ainsi  font  ces  hauts  fonction- 
naires. Ils  n'administrent  plus  seulement  les  populations,  ils  les 
représentent.  Vous  croyiez  peut-être  que  le  Corps  législatif 
avait  été,  l'année  dernière,  pour  quelque  chose  dans  le  retrait 
de  l'impôt  du  sel?  Non  ;  le  bienfait  venait  des  préfectures.  — 
Qu'on  en  renvoie  tout  le  mérite  à  l'Empereur,  rien  de  plus 
simple  ;  tout  pouvoir  qui  cède,  en  pareil  cas,  s'honore.  —  Mais 
ceci  ne  fait  point  l'affaire  de  M.  le  préfet  de  la  Haute-Saône  :  il 
nous  apprend  que  l'Empereur  ne  s'est  décidé  que  «  sur  les 
«  rapports  de  ses  fidèles  fonctionnaires,  et  particuHèrement 
«  sur  ceux  des  préfets  de  l'Empire-  ». 

Ailleurs,  le  préfet  prend  l'élection  à  son  compte,  et  se  met 
personnellement  en  cause:  «  Les  ennemis  de  l'Empereur  et  de 
«  mon  administration,  écrit  M.  le  préfet  d'îlle-et-Vilaine,  se 
"  proposent  de  combattre  de  concert  les  candidats  du  Gouver- 
«  nement.  »  Et  le  jouinal  dévoué  de  l'endroit  annonce  aux 
populations  émues,  pour  le  cas  où  elles  se  donneraient  le  tort 
d'une  élection  indépendante,  deux  catastrophes  épouvantables  : 
une  révolution  d'abord,  puis  «  la  destruction  du  crédit  de  M.  le 
«  préfet  d'IUe-et-Vilaine  ». 

Ici  l'on  commande,  là  on  adjure.  «  Faites  cela  pour  moi, 
s'écrie  31.  le  préfet  de  l'Eure  (le  même  qui  est  connu  pour  ses 
virements  et  ses  pompiers)  : 

Dites-moi,  vous,  agriculteurs  des  plaines  du  lioumois  et  du  Lieu- 
vin,  ouvriers  de  la  vallée  de  la  Risle,  amis  que  j'ai  trouvés  à  Brionne 

1.  Ce  discours  a  paru  tout  au  long  dans  le  Journal  de  la  Haute-Loire, 

2.  V.  la  circulaire  de  .M.  Janvier  aux  pompiers. 


56  DlSClOUHS   I:T   OPINIONS. 

et  à  Pout-Audemcr,  dilfis-moi  si,  depuis  huit  ans  que  vous  m'avez 
parmi  vous,  j'ai  attendu  aujourd'hui  pour  m'enquérir  de  vos  besoins, 
soulaj,'er  vos  soafl'ranees,  soutenir  vos  intérêts...  Jugez  donc,  esprits 
inipailiaux  ;  Jugez,  natures  loyales...  Consultez  vos  cœurs...  pas  une 
abstention  :  je  n"ai  jamais  calculé  mon  temps  quand  il  s'agissait 
d'aller  parmi  vous  ;  donnez-moi  aujourd'hui  les  quelques  minutes  que 
je  demande  à  votre  (i/fci'tio)i  ! 

Co  n'csl  pas  de  la  rhélorique,  c'est  le  fond  des  choses. 
Éditeufs  de  candidatures,  les  préfets  se  sentent  responsables. 
Telle  est  la  règle  administrative.  Elle  se  rencontre  formulée 
avec  une  précision  éloquente,  brevitate  imperatoria,  sous  la 
plume  d'un  de  ces  hauts  aduiinistraleurs  : 

Les  élections  générales  lournissent  an  (Jouvernement  le  moyen 
d'apprécier  l'intluence  et  le  dévouement  des  hommes  qu'il  associe  à 
sou  action. 

(Circulaire  aux  maires  du  département  de  l'Aude,  extrait  du 
Courrier  de  l'Aude  du  26  mai  1863.) 

Ce  que  nous  proposons  de  traduire  par  ce  petit  bout  de  caté 
cliisme  à  l'usage  de  3DI.  les  maires  : 

D.  Quelles  senties  qualités  d'tm  bon  maire? 

R.  L'inlluence  et  le  dévouement.  Il  doit  être  le  premier  de  la 
commune  par  l'influence  et  n'avoir  })as  d'égal  pour  le  dévoue- 
ment. 

D.  A  quels  signes  reconnaît-on  parlictilièrement  linlluence 
d'un  bon  maire? 

R.  Au  résultat  des  élections.  Tant  vaut  l'élection,  tant  vaut  le 
maire. 

D.  Un  maire  qui  ne  fait  pas  réussir  le  candidat  de  l'adminis- 
tration, cesse-t-il  donc  poin*  cela  d'être  un  bon  maire? 

R.  Oui  :  car  s'il  est  influent,  c'est  le  dévouement  ijui  lui  a 
manqué  ;  et  s'il  est  dévoué,  c'est  qu'il  a  cessé  d'être  inlluent. 

1).  De  sorte  qu'au  point  de  vue  administratif  (qui  est  le  vrai), 
on  poiHTait  appeler  les  élections  la  grande  pierre  de  touche,  ou 
l'éprouvetle  des  administrateurs? 

R.  Comme  il  vous  plaira,  monsieur  le  préfet.... 

Et  s'il  se  rencontre,  dans  le  nombre,  des  intelligences  rétives, 
on  mettra  pour  elles  rexemple  à  côté  du  i>récepte. 

La  liste  serait  longue  des  maires  admonestés,  suspendus, 
révoqués  par  les  préfets  avant,  après,  pendant  les  élections. 


LA   LUTTE  ÉLECTORALE  EN   1863.  57 

Des  opposants,  peut-être  ?  Pour  le  croire,  il  faudrait  bien  mal 
connaître  ce  personnel  modeste,  docile  et  dévoué,  que  Tétat- 
major  préfectoral  choisit,  chapitre  depuis  douze  ans,  avec  la 
supériorité  qui  tient  au  prestige  gouvernemental,  aux  ressources 
de  l'omnipotence,  à  l'inégalité  d'éducation,  à  une  action  quoti- 
dienne, personnelle,  familière,  qui  sait  être  tour  à  tour,  selon 
les  besoins,  impérative  ou  caressante  ! 

Quia  vu  un  maire  de  campagne  les  a  tous  vus.  C'est  toujours, 
avec  des  nuances  dans  la  bonhomie,  ce  mot  d'un  maire  du 
département  de  Seine-et-Oise  :  «  Votons  pour  le  gendre  de 
M.  le  préfet.  Qui  peut  mieux  connaître  les  intentions  de  M.  le 
préfet  que  M.  son  gendre  ?  » 

Plusieurs  de  ces  maires  martyrs  ont  fait  au  public  la  confidence 
de  leurs  plaintes.  Quel  cœur  de  roche  n'en  serait  pas  touché? 

Celui-ci  avait  rêvé  de  rester  neutre  «  enti'e  deux  candidats 
également  dévoués  au  gouvernement  de  l'Empereur  »  ,  dont 
l'nn  était  lui-même  maire  depuis  quinze  ans*  ! 

Celui-là,  qui  signe  héroïquement:  «  napoléonien  de  la  veille, 
et  quand  même,  »  avait  simplement  écrit  en  confidence  à  son 
préfet  ce  quil  pensait  du  choix  des  candidatures'^! 

L'un,  que  le  notariat  rendait  suspect  dans  une  lutte  où  il 
s'agissait  d'immoler  un  notaire,  sommé  de  répondre  de  son 
zèle  n'a  pu  répondre  que  de  son  impartialité^!. 

Cet  autre  enfin,  l'âme  combattue  entre  son  écharpe  et  ses 
affections,  a  été  trouvé  mélancolique  dans  sa  propagande*! 

Les  départements  dont  la  députation  avait  été  épurée  sont 
particulièrement  jonchés  de  ces  héros  à  contre-cœur.  M.  de 
Chambrun  en  a  relevé  jusqu'à  vingt- huit  dans  la  Lozère  ;  il  y 
a  eu  pareilles  hécatombes  dans  la  Corrèze,  la  Haute- Saône,  etc. 

La  plupart  en  exercice  depuis  longues  années.  Mais  qu'im- 
porte, en  temps  d'élection?  Maires  innocents  et  simples,  vous 
vous  fiattiez  de  la  neutralité?  Est-ce  qu'elle  est  seulement 
permise  aux  instituteurs? 

«  Combattre  les  candidatures  administratives,  écrit  un  ins- 
pecteur des  écoles,  c'est  combattre  l'Empereur  lui-même.  En 

1.  Lettre  du  maire  de  Louzac. 

2.  Lettre  de  iM.  Lapointe. 

3.  Lettre  du  maire  de  Bréal. 

4.  Lettre  de  M.  le  maire  de  Bazouçres-la-Pérouse. 


58  DISCOURS   ET   OPINIONS. 

ailopler  et  en  patronner  d'autres,  c'est  également  servir  et 
recruter  contre  lui....  Ne  pas  les  combattre,  mais  aussi  ne  pas 
les  soutenir,  c'est  rabandoymei\  c'est  rester  Varme  au  pied  dans 
la  bataille....  Votre  indifférence  me  causerait  de  la  surprise  et 
du  regret;  votre  hostilité  serait  âmes  yeux  une  erreur  coupable 
et  sans  excuse...  *.  » 

Et,  en  dehors  des  fonctionnaires,  dont  l'administration  exige 
à  tout  prix  l'absolu  concours,  comptez,  si  vous  pouvez,  l'essaim 
tie  troupes  légères  qu'elle  a  la  prétention  d'enrôler:  c'est  encore 
un  inspecteur  des  écoles  qui  nous  en  fait  connaître  le  curieux 
dénombrement  : 

Monsieur  rinstituteur, 

J'ai  besoin  d'avoir,  par  le  retour  du  courrier,  une  réponse  à  clia- 
cune  des  questions  ci-après  : 

\°  Les  noms  et  adresses  de  tous  les  anciens  militaires  tiabitant  la 
commune  et  électeurs  ; 

2°  Des  médaillés  de  Sainte-Hélène; 

3°  Des  décorés  de  la  Légion  d'honneur  ; 

4°  Des  retraités  d'administration  publique; 

0°  Des  débitants  de  tabac  ; 

6°  Des  cabaretiers  ; 

T"  Des  personnes  chargées  d'un  service  public,  à  quelque  titre 
que  ce  soit,  maçons,  architectes,  etc.; 

8"  Des  pères  (électeurs)  d'enfants  devant  tirer  au  sort  l'année 
prochaine  ; 

9°  Dos  pères  d'enfants  au  service  actuellement  ou  en  réserve  ; 

10°  D,^s  pères  d'employés,  de  fonctionnaires,  de  jeunes  gens  qui 
sont  commis  au  chemin  de  fer  ou  dans  les  mines  -.  » 

Total,  dix  classes  de  quasi-fonctionnaires,  ou  de  fonction- 
naires par  alliance,  en  réserve  pour  ces  grands  jours. 

Ainsi  le  veut  le  système.  La  centralisation  est  comme 
l'égoïsme  :  on  ne  lui  fait  point  sa  part.  C'est  elle  qui  mène  de 
la  sorte  les  plus  honnêtes  gens  du  monde.  Quand  le  pays  le 
<oruprendra-t-il'?  Quand  le  Gouvernement  lui-même  se  lassera- 
t-il  de  ces  luttes  à  outrance,  qui  n'ont  que  défaites  cruelles  ou 
victoires  compromettantes  ? 

1.  Circulaire  de  l'inspecteur  d'académie  de  laCôte-d'Or.  i>oc;<w.,  pièce  91. 

2.  Lettre  de  l'inspecteur  des  écoles  de  Cambrai. 


LA   LUTTE   ELECTORALE  EN   1863.  59 

l.  —  Grands  moyens.  —  Attraction  administrative. 

La  lice  est  ouverte,  l'heure  a  sonné,  les  vingt  jours  commen- 
cent, jours  sans  avertissement,  sans  timbre,  sans  saisie,  jubilé 
septénaire  de  la  harangue,  du  colportage  et  de  la  liberté. 

Ainsi  l'entendaient  encore  les  législateurs  de  1849,  si  pleins 
qu'ils  fassent  déjà  d'un  beau  zèle  réglementaire. 

Moins  le  droit  de  harangue  et  quelques  petites  choses,  c'est 
ce  qui  subsiste.  On  ne  parle  plus  au  corps  électoral,  mais  on 
lui  écrit  ;  et,  comme  il  sied  à  une  mère  vigilante,  l'administra- 
tion lit  par-dessus  l'épaule. 

Pour  les  préfets  d'ailleurs,  les  sous-préfets,  les  maires,  les 
vingt  jours  commencent  quand  on  veut. 

Au  moment  où  les  barrières  s'abaissent  pour  tout  le  monde, 
il  y  a  des  mois  que  les  préfets  sont  en  campagne.  Leur  pré- 
voyance se  mesure  à  la  taille  de  l'adversaire  :  j'en  sais  que 
l'administration  a  minés  pendant  vingt  sept  mois! 

C'est  la  guerre  sourde  qu'il  n'est  donné  qu'aux  puissants  de 
pouvoir  faire.  Cela  commence  par  de  vagues  rumeurs,  des 
demi-mots  ;  on  sent  le  flot  qui  se  retire.  Cela  finit  par  des  gen- 
darmes ou  des  surveillances  de  police.  Dans  l'intervalle,  on 
expulse  l'ennemi  des  petits  postes  d'influence,  fonctions  gra- 
tuites, corvées  municipales,  sociétés  agricoles*,  commissions 
hospilalières,  jusqu'au  jour  où  l'orage  éclate  dans  le  journal  de 
la  préfecture.  3Iais  si  l'administi'ation  peut  beaucoup  contre 
ceux  qu'elle  veut  perdre,  elle  fail  plus  encore  pour  ceux  qu'elle 
élève.  Longtemps  à  l'avance,  son  élu  est  investi  de  ses  pleins 
pouvoirs  ;  il  a  l'accès  des  ministres,  l'oreille  des  bureaux,  la  clef 
des  faveurs;  il  ne  se  donne  pas  une  demi-bourse,  un  bui-eau 
de  tabac,  une  subvention,  qui  ne  passe  par  son  enti-emise  ;  on 
lui  renvoie  les  communes  besoigneuses;  c'est  lui  qui  reçoit,  qui 
écoute,  qui  promène  les  députations  du  département  ;  il  est  la 
providence  visible  des  paysans  grêlés  et  des  anciens  militaires. 

1.  Les  Comices  agricoles  sont  dans  la  dépendance  absolue  des  préfets. 
M.  le  préfet  de  la  Haute-Loire  a  dissous  le  bureau  du  comice  agricole  de 
Brioude  :  1°  parce  que  le  comice  agricole  était  devenu  «  un  instrument 
politique  entre  les  mains  de  ses  dignitaires  ;  2"  parce  qu'il  avait  organisé, 
sans  l'autorisation  de  la  préfecture,  un  concours  de  maréchalcvie  ».  — 
^\.  de  Flaghac,  président  du  comice,  avait  brigué,  malgré  le  préfet,  une 
candidature  indépendante. 


60  ItISC.OlUS   KT    (ll'lMU.NS. 

Le  temps  venu,  le  pivIV't  W  prend  par  la  main,  le  produit,  le 
présente;.  Les  toui-nées  adminislratives  organisées  par  M.  de 
Pei'signy,  sortes  de  champs  de  mai  de  maires  et  de  fonction- 
naires, sont  tout  à  fait  propres  à  cet  usage.  Les  maires  sont 
convoqués,  poui-  alfaires  communales,  à  la  sous-préfecture: 
c'est  délections  ([u'on  leur  parle.  Les  deux  choses,  il  est  vrai, 
se  ressemblent,  par  le  temps  qui  court. 

En  général,  c'est  l'époque  des  conseils  de  revision  qui  est 
choisie  pour  cette  propagande  ambulante.  Les  maires  de  canton 
y  tiennent  cour  plénière.  La  matière  électorale  aussi  y  abonde  : 
conscrits  et  parents  des  conscrits,  tous  électeurs  ou  qui  vont 
l'être.  Au  besoin,  on  les  harangue.  De  canton  en  canton,  le 
carrosse  administratif  s'arrête  et  M.  le  préfet  parle  aux  paysans. 
Il  leur  parle  beaucoup  de  leur  commune,  de  lui-même  et  de 
l'Empereur,  un  peu  du  candidat.  Le  hasard  a  placé  celui-ci  dans 
la  voiture.  Mais  sans  l'habit  lamé  d'argent  et  sans  la  faconde 
(dont  un  préfet  ne  peut  se  passer,  mais  qui  est  le  superflu  du 
député  recommandé),  que  faire  en  ce  forum  de  village  '  ?  Heu- 
reuse sinécure  !  Allocutions,  bulletins,  circulaires,  —  le  tout 
sans  frais,  —  c'est  l'affaire  de  la  préfecture.  Il  faut,  pour  quitter 
un  oreiller  si  commode,  être  un  novice  brûlant  de  se  répandre, 
un  Mondor  qui  se  plaît  aux  largesses,  ou  se  prendre  de  pani- 
ques invraiseml)lables.  Beaucoup  ont  l'esprit  de  laisser  faire, 
sans  bouger  presque  et  sans  mot  dire  ^ 

Il  en  est  d'ailleurs  dont  le  nom  seul  est  un  éblouissement  et 
une  victoire.  Non  pas  précisément  les  grands  noms  historiques, 
mais  les  noms  de  hautes  fonctions  et  de  grand  crédit.  On  ne 
lutte  pas  avec  un  chambellan.  Le  chef  du  cabinet  du  ministre 
de  l'intérieur  sera  toujours,  quoi  qu'on  fasse,  une  planète  élec- 
torale sans  seconde.  Un  gouverneur  du  Crédit  foncier,  ce 
préleur-né  des  communes,  parcourant  les  communes,  y  mon- 
trant ce.  qu'il  peut  faire,  a  des  attraits  irrésistibles.  Ceux-ci, 
enfin,  qui  font  à  eux  trois  une  dynastie  de  millionnaires,  s'avan- 
cent, semant  l'or  et  les  promesses,  au  milieu  des  populations 
prosternées  :  ce  sont  les  candidats  (hi  veau  d'or. 

1.  Dans  la  llaute-Saôiu',  M.  lo  prrfot  prr'suiitait  aux  populations  l'hono- 
rable M.  Latour-Dumoulin;  le  candidat  ne  parlait  pas,  mais  les  paysans, 
après  avoir  entendu  le  préfet,  s'en  allaient  en  disant  :  »  C'est  celui-ci  qu'on 
devrait  noniiiior  dr^inUé.  » 


LA   LUTTE   ÉLECTORALE  E.N   1863.  61 

La  molécule  éleclorale,  c'est  la  commune,  bien  plus  que 
lélecteur.  Mais  la  science  tle  la  commune,  qui  la  possède?  qui 
lit  dans  les  faiblesses  de  son  âme,  dans  les  rêves  de  son  budget? 
Qui  sait  où  les  chemins  vicinaux  la  gênent,  où  les  communaux 
la  tourmentent?  sinon  celui  qui  l'autorise  et  la  conseille,  la 
subventionne  et  la  morigène;  ce  tuteur,  ce  comptable,  ce  magis- 
trat, celle  providence  qui  réside  à  la  préfecture? 

La  commune  n'est  qu'un  paysan  collectif,  végétant  dans  la 
pauvreté  et  la  dépendance.  Ceux  qui,  voulant  briser  d'anciennes 
résistances,  ont  émietté  le  pays,  oublièrent  qu'aux  êtres  moraux 
comme  aux  corps  animés,  il  faut  de  l'air  pour  respirer,  de  la 
place  pour  vivre.  Les  petites  communes  (et  elles  sont  innom- 
brables) sont  demeurées  de  vrais  enfants;  grandes  ou  petites 
d'ailleurs,  aux  yeux  de  la  loi,  toute  commune  est  une  mineure. 
Les  plus  mineures,  comme  chacun  sait,  ce  sont  les  deux  plus 
grandes.  Procès,  travaux,  revenus,  voirie,  A^aine  pâture,  tout  se 
règle  au  chef-lieu,  voire  au  ministère.  La  plupart  n'ayant  ni 
octroi,  ni  marchés,  ni  péages,  vivent  des  aumônes  du  départe- 
ment ou  du  Trésor  :  toute  commune  est  une  mendiante. 

On  le  voit  bien,  hélas  !  en  temps  d'élections.  Le  tentateur  n'a 
pas  besoin  de  faire  luire  à  leurs  yeux  les  royaumes  de  la  terre  ; 
un  bout  de  chemin,  une  passerelle,  une  fontaine,  un  clocher 
sur  l'église  du  village  comblent  les  rêves  des  pauvres  gens.  Par 
une  heureuse  coïncidence,  le  bienfait  a  coutume  de  tomber  la 
veille  du  vole.  Tous  les  six  ans,  reviennent  ces  jours  de  grâce, 
où  l'administration  est  toute  à  tous,  aussi  prodigue  de  ses 
largesses  qu'un  prince  en  joie  d'avènement.  Ces  madrés  villa- 
geois le  savent,  et  d'un  air  naïf,  i's  font  leurs  conditions.  «  Si 
nous  pouvions  acheter  la  Gravelière,  quel  bon  chemin  on  en 
ferait!  »  —  Mais  la  Gravelière  vaut  500  francs,  —  c'est  un  prix 
—  et  la  commune  n'a  que  100  francs  dans  sa  caisse. — Patience  ! 
voici  le  30  mai;  brûlez  un  cierge  à  l'opposition.  On  affiche  une 
dépêche  de  Grenoble,  le  préfet  donnera  300  francs.  «  Espérant 
que  les  habitants  apprécieront  cette  marque  de  sollicitude  et 
auront  à  cœur  d'y  répondre  en  manifestant  demalnleAXY  profond 
attachement  pour  le  gouvernement  de  l'Empereur.  »  Ainsi 
doit  parler  un  préfet;  les  maires,  bonnes  gens,  y  mettent  moins 
de  façon  : 

«  Le  Gouvernement,  par  l'entremise  de  M.  Latour-Dumoulin, 


62  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

vient  (l'accorder  400  IVaiics  i)Oui-  les  pauvres  de  la  commune  : 
on  espère  que  les  pauvi-es  voteront  tous,  par  reconnaissance, 
pour  M.  Latour-Dumoulin.  » 

«  Le  maire  d'Oberentzen  fait  savoir  à  ses  concitoyens  qu'il 
est  à  désirer  que  M.  Gros  soit  élu  comme  député,  parce  que 
personne  ne  peut  faire  autant  pour  la  commune  que  M.  Gros, 
qui  seul  est  proposé  pai-  le  Gouvernement .  Si  le  Gouvernement 
est  appelé  à  venir  en  aide  à  la  commune,  pour  la  nouvelle 
maison  d'école,  il  faut  que  la  commune  prouve  par  cette  élec- 
tion ([u'clle  est  digne  de  l'assistance  du  Gouvernement.  »  Et  le 
maire  de  Soulaines:  «  ....  Observant  aux  habitants  qu'il  est 
grandement  dans  leurs  intérêts  de  7-emp(ir  fididement  les  inten- 
tions de  M.  le  préfet,  qui  jusqu'à  ce  jour  nous  a  favorisés  dans 
nos  entreprises,  parles  fonds  du  Gouvernement  qu'il  a  accordés; 
lâchons  de  continuer  à  conserver  sa  bonne  intelligence,  afin 
qu'il  nous  vienne  encore  en  aide  pour  terminer  la  confection 
de  nos  routes,  n'ayant  pas  les  moyens  par  nous-mêmes  d'en 
venir  à  bout...  )' 

Voilà  la  logique  du  village,  tudesque,  picarde  ou  gasconne, 
du  nord  au  sud,  partout  la  même,  logique  de  l'instinct,  poli- 
tique des  besoins,  des  intérêts,  des  convoitises.  —  Avec  elle, 
je  le  sais,  il  faut  bien  que  tout  le  monde  compte  —  un  Gouver- 
nement plus  que  personne  au  monde.  Nous  ne  faisons  pas  ce 
rêve  de  collège,  de  paysans  épris  du  régime  parlementaire, 
goûtant  la  presse  parisienne,  suivant  du  bout  du  sillon  les  jeux 
de  la  diplomatie,  prêts  enfin  à  se  faire  tuer,  comme  les  héros 
de  nos  faubourgs,  sur  le  corps  d'une  charte  quelconque  !  La 
politique  de  l'homme  des  champs  sera  bien  longtemps  encore 
locale,  étroite,  intéressée,  timide,  et  c'est  pour  cela  que  le  suf- 
frage universel,  dont  le  passeport  est  seul  révolutionnaire, 
n'est  au  fond  qu'un  instrument  conservateur.  Que  la  centralisa- 
lion  répande  donc  sur  ces  masses  trop  dédaignées  ses  lumières, 
ses  secours,  ses  faveurs,  et  qu'au  jour  où  elle  vient  devant  ses 
juges,  elle  demande  qu'on  tienne  compte  de  ce  qu'elle  a  fait 
pour  leur  bien-être!  Mais  pourquoi  dépenser  en  huit  jours  six 
ans  de  bienfaits  capitalisés?  Pourquoi  tolérer  qu'il  paraisse, 
dans  un  journal  de  préfecture,  des  mentions  comme  celle-ci  : 

«  M.  Calvel-Uogniat  ayant  signalé  à  Son  Exe.  M.  le  ministre 
de  rinlérieur  le  relard  qu'éprouve  dans  les  arrondissements  de 


LA  LUTTE   ÉLECTORALE  EN   1863.  63 

Milhau  et  de  Saint-AnVique  l'achèvement  des  chemins  classés  de 
moyenne  communication,  Son  Excellence  a  daigné  mettre  à  la 
disposition  personnelle  de  l'honorable  député  la  somme  de 
7  000  francs,  qti'il  vient  de  répartù'  de  la  manière  suivante  sur 
l'avis  de  MM.  les  sous-préfets  des  deux  arrondissements.  Le 
don  de  cette  somme  est  un  acte  de  libéralité  de  Son  Excellence 
M.  le  mini.st?-e  envers  M.  Calvet-Rogniat  ^  «  Comment  l'indul- 
gence ministérielle  a-t-elle  pu  couvrir  l'auteur  de  cette  affiche, 
qui  a  fait  le  tour  du  monde  ? 

Empire  Français. 

DÉPARTEMENT      DES      B  0  U  C,  HE  S-D  U- R  H  ON  E  . 

VILLE  DE  MARTIGUES. 

Nous,  maire  de  la  ville  de  Martigues,  capitaine  de  fréirate  en 
retraite,  membre  de  la  Légion  d'honneur,  portons  à  la  connais- 
sance de  nos  administrés  la  dépêche  suivante  : 

BOI'IINAT,  membre  du  conseil  général,  à  Monsieur  le  maire  de 
Martigues. 

Monsieur  le  maire, 

Par  ordre  de  monsieur  le  sénateur,  Je  suis  très  heureux  de  vous 
annoncer  qu'il  vient  d'être  fait  droit  à  la  demande  des  pêcheurs  de 
Martigues  ;  vous  pouvez  leur  annoncer  que  la  vente  facultative  a  la 
criée  est  rétablie.  C'est  le  premier  service  qu'il  m'est  permis  de 
rendre  à  la  population  si  intéressante  de  votre  commune.  J'espère, 
monsieur  le  maire,  que  ce  ne  sera  pas  le  dernier. 

Je  n'ai  pas  oublié  votre  demande  d'une  gai-nison  à  Martigues;  je 
crois  pouvoir  vous  annoncer  que  cette  demande,  accueillie  déjà  par 
M.  le  sénateur,  le  sera  aussi  par  M.  le  ministre  de  la  Guerre,  dès 
que  la  commune  aura  les  dispositions  nécessaires  d'un  local  pou- 
vant servir  de  caserne. 

Fait  en  préfecture,  le  26  mai  1863. 

G.  BOURNAT. 

Pour  copie  conforme  : 

Garnier,  maire. 

Hiérarchie  gouvernementale,  traditions  administratives,  que 
fait-on  de  vous  dans  cette  bagarre  ? 

Dans  quel  matérialisme  politique  faudrait-il  donc  nous  voir 
descendre?  A  quelles  proportions  s'abaisseraient  les  luttes  les 
plus  hautes  ?  Et  que  pensera  l'Histoire,  qui  juge  les  petites 

1.  Extrait  du  Napoléonien  de  fAvei/ron. 


64  DISCOURS   KT  OPINIONS. 

choses  comme  les  grandes,  (riiii  temps  où  l'on  a  lait  dépendre 
le  succès  de  la  moins  locale,  de  la  plus  politique  des  candida- 
tures, de  celte  question  de  vie  ou  de  mort  :  la  concession  du 
canal  de  Verdon  est-elle  de  450  ou  de  GOU  centimètres  cubes'  ? 

Avec  des  maisons  d'école,  des  chemins  vicinaux,  des  droits 
d'usage  et  de  pâture,  on  est  le  roi  des  petits  villages.  C'est  la 
menue  monnaie  de  ce  que  nous  appellerons,  faute  d'un  autre 
mot,  l'attraction  administrative. 

Les  gros  bourgs  et  les  villes  ont  de  plus  hautes  exigences. 
Tout  marquis  jadis  voulait  avoir  ses  pages:  aujourd'hui,  tout 
chef-lieu  de  canton  a  rêvé  son  chemin  de  fer. 

Les  chemins  de  fer  sont  la  grande  affaire,  et  comme  Tair 
respirante  de  ce  temps-ci.  La  France,  qui  se  sent  en  retard, 
demande  à  grands  cris  qu'on  l'en  couvre  ;  elle  en  veut  [lartout, 

1.  Habitants  de  rarrondissement  d'Aix, 

Vous  désiriez  depuis  longtennps  que  l'Empereur  vous  accordât  le  canal  du 
Vevdon;  ce  canal  vous  avait  été  solennellement  promis  ,  les  ennemis  du 
gouvernement  de  l'Empereur  vous  ont  dit  que  cette  promesse  n'était 
qu'un  leurre. 

Une  dépèche  télégraphique,  adressée  par  S.  Exe.  le  ministre  de  l'intérieur 
à  M.  le  sénateur  chargé  de  l'administration  des  Bouches-du-Rhône,  n'a  pas 
tardé  à  vous  annoncer  que  le  décret  a  été  signé  par  Sa  Majesté. 

D'indignes  détracteurs  ont  poussé  l'audace  jusqu'à  afficher  encore 
des  doutes. 

La  publication  du  décret  lui-même  est  venue  déjouer  leurs  manœuvres. 

On  vous  dit  aujourd'hui  que  ce  décret  mentionne  seulement  une  concession 
(le  4  mètres  50  centimètres  cubes  d'eau  :  voici  l'extrait  du  cahier  des  charges, 
approuvé  par  le  Conseil  municipal  d'Aix,  et  devenu  exécutoire  par  décision 
souveraine  : 

Extrait  du  cahier  des  charges  approuvé  par  délibération  du  Conseil 
municipal  d'Aix,  en  date  du  8  mai  1863,  rendu  exécutoire,  par  l'art,  l"  du 
décret  impérial  du  20  mai  1863. 

ARTICLE  6. 

«  Le  volume  d'eau  à  dériver  du  Verdon,  pour  alimenter  le  nouveau  canal, 
«  est  fixé  à  SIX  MÈTRES  CUBES  par  seconde,  y  compris  le  volume  d'un  mètre 
«  cinquante  centimètres  cubes  déjà  concédé  par  la  loi  du  4  juillet  1858.  » 

11  est  temps  enfin  qu'on  sache  de  quel  côté  est  la  sincérité,  de  quel  côté 
oont  les  vrais  amis  du  pays. 

Les  menées  que  je  viens  de  vous  dénoncer  vous  doiment  la  valeur  des 
assertions  de  ceux  qui  cherchent  à  vous  tromper  dans  un  intérêt  de  parti, 
et  de  la  confiance  que  vous  devez  avoir  en  leurs  paroles.  La  longanimité  de 
iadminisiralion  est  à  bout.  Les  propagateurs  de  fausses  nouvelles,  active- 
mont  surveillés,  seront  désormais  déférés  aux  tribunaux. 

Aix,  le  28  mai  1863. 

Le  sous-préfet  de  l'arrondissement  d'Aix, 
Baron  de  Farincourt. 


LA   LUTTE   ÉLECTORALE  E.N   1863.  C5 

coûte  que  coûte;  ni  montagnes  ni  devis  ne  l'arrêtent:  il  lui  en 
faut  pour  ses  affaires,  pour  ses  produits,  pour  sa  défense,  pour 
son  plaisir.  Naturellement,  c'est  de  l'État  qu'elle  les  espère.  Le 
ministre  est  assiégé  de  démarches  et  de  prières,  d'avant-pi'ojets 
et  de  délégués.  Opposer  les  charges  du  Trésor  ou  la  parcimonie 
(les  Chambres  au  temps  qui  court,  n'est  pUis  de  mise.  Mais 
quand  tout  le  monde  demande,  le  point  délicat,  c'est  de  ne 
mécontenter  personne.  Avant  d'être  un  homme  d'affaires,  un 
économiste,  un  ingénieur,  le  ministre  des  travaux  publics  est 
tenu  d'êlre,  en  temps  d'élections  surtout,  un  prodige  de  diplo- 
matie. Rendons  ce  témoignage  à  l'administration,  que  son 
habileté  a  dépassé  toutes  les  espérances. 

Quelques  exemples  le  feront  voir. 

Il  y  a  dans  le  département  de  Saône-et-Loire  un  pays  riche, 
industrieux,  peuplé,  qu'on  appelle  le  Cliarolais.  Il  est  entre 
deux  chemins  de  fer,  la  grande  ligne  de  Lyon  et  celle  du  Bour- 
bonnais, à  proximité  de  l'un  et  de  l'autre  :  d'autant  ])liis  friand 
d'avoir  à  lui  seul  un  des  précieux  tronçons.  Comme  de.jnslo,  la 
Compagnie  de  Lyon  refuse:  elle  a  des  intérêts  contraii-es.  Entre 
les  deux,  le  Gouvernement  jouait  son  rôle,  ne  disait  ni  non  ni 
oui,  promettait  à  moitié,  de  temps  en  temps,  sans  échéances. 
Le  fait  est  qu'il  n'y  avait  pas  même  d'études  préhminaires.  Mais 
l'approche  des  jours  de  vote  fait  sortir  des  dossiers  les  pro- 
messes endormies.  Tout  à  coup  le  ministre  désigne  un  ingénieur, 
le  préfet  autorise  les  études;  des  plans  sont  levés,  les  piipiets 
s'alignent,  les  nivellements  commencent.  Un  mot  a  sulli  [inur 
mettre  tout  le  monde  en  l'air,  un  serment  déposé  dans  une, 
préfecture.  Le  serment'  est  du  15.  la  décision  ministérielh; 
(lu  18,  l'arrêté  préfectoral  du  24.  L'opposition  fait  les  affaires 
•  lu  pays  à  sa  manière,  qui  pourrait  s'en  plaindre  ?  étudier  un 
tracé,  n'est-ce  point  chose  permise  ?  Cela  se  fait  au  grand  jour, 
cela  s'affiche,  se  crie,  se  tambourine  %  et  comme  pour  trouver 
le  bon  chemin  il  faut  un  peu  tourner  autour,  cela  fait  des  heu- 
i-eux,  sans  faire  de  jaloux.  Et  puis  cela  n'engage  pas  trop....  au 
dire  des  gens  du  Var. 

Ceux-ci  caressaient  aussi  le  vague  projet  d'une  ligne  de  che- 
min de  fer,  perçant  le  massif  de  montagnes  qui  fait  le  centre 

1.  Celui  de  M.  Charles  Roland,  ancien  maire  de  Màcon. 

2.  L'art.  6  de  l'arrêté  préfectoral  ordonnait  de  l'aificher  au  son  du  lamboui'. 


66  DISCOURS   ET  OPIMONS. 

(lu  (Irparlemoiit.  et  iloiiltlaiit  la  urande  voie  qui  lon.ae  la  mer. 
Eux  siMilsy  croyaient  nn  peu,  comme  on  croit  aux  choses  (ju'on 
désire.  Le  22  mai,  il  n'y  avait  pas  le  plus  jjelit  bout  de  plan,  la 
plus  l(\aère  apparence  d'étude. Mais  le  23  mai, arrêté  du  ministre 
qui  prescrit  d'étudier,  qui  nomme  l'indispensable  ingénieur. 
Le  30,  tous  les  doutes  tombent:  une  nuée  d'employés  sort  de 
terre,  portant  leur  mission  écrite  sur  leur  chapeau,  l'uniforme 
des  ponts  et  chaussées  ramène  partout  l'espérance:  c'est  le 
chemin  de  fer  qui  commence!  les  jalons  pointent  au  fond  des 
vallées,  couronnent  les  rocs  inaccessibles  :  tous  les  tracés 
imaginables  triomphent  à  la  fois,  n'est-ce  point  assez?  C'était 
trop,  hélas!  puisque  depuis  le  31  mai  l'n  (faire  en  est  demeurée  là. 
Toulouse,  plus  modeste,  ne  voulait  qu'une  gare,  pour  le  bien 
d'un  de  ses  faubourgs.  Quel  bruit  se  répand,  à  la  fin  de  mai? 
Que  la  gare  désirée  est  certaine.  Cela,  grâce  à  M.  le  maire, 
candidat  du  gouvernement,  et  bien  placé  pour  le  savoii'.  Voici, 
en  effet,  qu'on  dépave  le  faubourg,  qu'on  toise,  qu'on  tire  des 
lignes,  qu'on  plante  des  piquets. 

•le  n"ai  fait  que  passer,  il  n'était  déjà  plus... 

Cela  durera  l'espace  d'un  scrutin  ;  le  lendemain,  —  comme  le 
matin  dans  les  ballades,  —  les  piquets  éphémères  s'enfuyaient 
et  les  pavés  rentraient  chez  eux. 

Quand  il  n'y  a  rien  de  fait,  que  le  terrain  est  vierge,  les 
habiles  peuvent  se  donner  carrière.  Mais  en  face  d'une  ligne 
étudiée,  dessinée,  concédée,  connue,  est-ce  possible?  Cela 
s'est  vu  pourtant.  De  Vesoul  à,  Besançon,  deux  tracés  sont  admis- 
sibles: l'un  par  la  vallée  de  la  Linotte,  l'autre  par  Rioz.  De  tout 
temps,  Rioz  a  eu  tort.  L'autre  route,  plus  trafiquante,  est  celle 
des  conseils  généraux,  de  l'avant-projetjde  la  loi  de  concession, 
des  ingénieurs  des  ponts  et  chaussées,  des  ministres,  de  la 
Chambre,  de  tout  le  monde.  Si  l'on  pouvait  pourtant  faire  luire 
aux  gens  de  Rioz  un  rayon  d'espoir?  C(da  minei'ait  un  peu 
M.  d'Andelarre,  ce  candidat  que  rien  ne  démonte.  Heureuse- 
ment, l'affaire  a  encore,  selon  la  règle,  un  dernier  degré  à 
franchir  dans  la  lilière  administrative  ;  le  préfet  peut  afiîrmer, 
sans  mentir,  que  la  décision  of/icielle  n'est  pas  rendue.  Là- 
dessus  s'engage  entre  la  préfectui-e,  le  candidat,  l'inspecteur 
des  mines  et  le  ministère,  un  feu  croisé  de  dépêches  et  de  pla- 


LA  LUTTE  ÉLECTORALE  EN   1863.  67 

cartls,  d'affirmations  et  de  démentis  où  ringénieur  contredit  le 
préfet,  le  ministre  l'ingénieur,  triste  querelle,  frai)pant  exemple 
de  dialectique  administrative,  dont  un  jeu  de  mots  faisait  tous 
les  frais,  mais  où  il  était  bien  sûr  que  le  paysan  comtois  ne 
pouvait  se  reconnaître.  Et  pendant  qu'on  envoyait  à  Rioz  des 
employés  de  la  Compagnie  concessionnaire,  pour  s'y  faire  voir 
pendant  trois  jours,  la  préfecture  faisait  grand  bruit,  avec  les 
gens  de  la  Linotte,  d'un  classement  de  chemins  vicinaux  leliant 
les  gares  futuresM 

Cette  belle  humeur  de  MM.  les  préfets  est  chose  méritoire, 
car  elle  amène  parfois  d'étranges  embarras.  Pour  leur  malheur, 
les  fleuves  ont  toujours  deux  rives,  et,  entre  elles,  un  chemin 
de  fer  doit  choisir.  Les  intéressés,  qui  ne  l'ignorent  pas,  se 
regardent  d'un  œil  jaloux  d'un  bord  à  l'autre.  Où  passera  le 
chemin  de  fer  de  Libourne  à  Bergerac,  sur  la  rive  droite,  sur  la 
rive  gauche?  Si  c'est  sur  la  rive  droite,  la  Dordogne  triomphe  ; 
si  c'est  sur  la  rive  gauche,  hourra!  pour  la  Gironde.  Que  ne 
peut-elle  toujours  durer  cette  heureuse  incertitude  qui  des  deux 
côtés  du  fleuve  laisse  prise  à  l'espérance  !  3Iais  on  vote  dans 
trois  jours,  il  faut  se  prononcer.  On  affiche  donc,  le  28  mai, 
ceci  sur  la  rive  gauche  : 

Habitants  de  Sainte-Fov  ! 

Je  me  hâte  de  vous  donner  connaissance  d'une  dépèche  qui  vient 
de  m'ùlfe  adressée  par  S.  E.\c.  le  ministre  de  l'Intérieur. 

Après  une  discussion  sérieuse  sur  la  direction  du  chemin  de  fer 
de  Libourne  à  Bergerac,  j'ai  proposé,  comme  transaction  entre  les 
deux  intéressées,  et  je  suis  parvenu  à  faire  accepter  en  principe  la 
rive  gauche,  mais  avec  un  pont  à  Bergerac,  pour  que  la  gare  de 
cette  ville  soit  sur  la  rive  droite. 

On  va  procéder  aux  formalités  ordinaires  en  faveur  du  nouveau 
projet. 

Vous  pouvez  le  faire  connaître  offlcieusement,  en  attendanL  la 
communication  officielle  du  ministre  des  Travaux  publics. 

"Vive  l'Empereur  ! 


Sainte-Fov,  le  2S  mai  1863. 


Le  moire. 
Signé  :  Borderie. 


C'est  le  conseil  des  ministres  —  rien  que  cela  —  (ajoute  le 

1.  V.  aux  Docum.,  p.  62  et  suiv.,  les  pièces  relatives  à  cette  curieuse  affaire. 


68  DISCOUMS   ET   OPINIONS. 

Journal  de  Bordeaux  du  29)  assemble'  liior  tout  exprès,  qui  le 
veut  ainsi. 

Graiidr  l'iimciir  dans  la  Dordo.une,  dont  ceci  ne  fail  pas 
rallaire.  Dès  le  lendemain,  pour  la  rassurei-,  ceci  s'afiiclie  sur 
la  live  droite: 

LE   PRKFF.T    I)K   LA    DORDOGNE   Ai:    SOCS-PRÉFET   \)V.   liEIlGEIlAC. 

Périgueux,  29  mai  iSOii. 
]jH  waivcUc  que   vous  avez  reçue  de  Bordeaux  est  conlrouvée.    I.oiii 
de  Hi,  une  nouvelle  enquête  comparative  sur  les  deux   tracés  est 
ordonnée,  et  je  vais  vous  adresser  les  instructions  nécessaires  pour 
y  procéder. 

A  qui  croire?  au  préfet  de  la  Dordogne?  il  est  bien  catégo- 
rique ;  au  préfet  de  la  Gironde?  il  réplique  sur  l'auire  bord,  en 
maintenant  sa  première  dépêche  par  une  seconde. Des  démentis 
(iili'c  préfets,  quel  fâcheux  exemple!  Le  corps  électoral  est  bon 
[irince.  il  les  crut  tons  les  deux,  car  il  laissa  battre  M.  Decazes, 
sur  la  rive  gauclie,  M.  Delprat  sur  la  l'ive  droite'. 

Il  est  admis  qu'un  ministre  signe  beaucoup  de  choses  sans 
les  lire.  11  est  convenu,  entre  gens  en  place,  que  ces  vagues 
promesses  n'engagent  pas.  et  {\non  doit  au  iirochain  la  bien- 
veillance. 3Iais  pi'enez  garde!  l'électeur  est  aux  écoutes,  et  les 
siibaltei-nes  qui  vous  font  agir  savent  bien  pourquoi  l'on  prend, 
au  l)as  de  l'échelle,  ces  réponses  ambiguës,  ces  demi-faveurs, 
cette  eau  l)énite  des  grands.  Certes,  quand  M.  le  comte  de 
Persigny,  ai»prenant  que  la  commune  de  la  Seyne  (Var)  était 
depuis  longues  années  en  instance  auprès  de  la  Chancellerie 
pour  devenir  chef-lieu  de  canton,  et  que  la  Chancellerie  ne  s'y 
prêtait  pas,  écrivait  cette  curieuse  dépêche  : 

Frappé  des  réclamations  des  habitants  de  la  Seyne,  pour  obtenir 
l'érection  de  cette  commune  en  chef-lieu  de  canton,  et  des  considé- 
rations que  vous  faites  valoir  à  Tappui  de  leur  demande,  ]  insiste 
auprès  de  M.  le  Garde  des  sceaux  pour  qu'il  soit  l'ait  droit  aux  vœux 
exprimés  par  la  population. 

Lr  ministre  de  llntérieur, 

DE  PeRSIGNV. 

Le  préfet  du  Vor, 

MONTOIS. 

30  mai  1863. 

1.  Lo  journal  le  Périf/off,  du  20  juillet,  contient  uu  arrêté  (lu  préfet  de  la 
Dordogne,  qui,  en  vertu  d'une  dépêche  ministérielle  du  29  mai  18(jJ,  ordonne 
l'ouverture  d'une  enquête  .s;^;-  les  deux  tracés  en  présence. 


LA   LUTIT   KLKCrOliALE  EN    1803.  69 

Il  croyait  (|u'un  30  mai  surtout,  cette  insistance  ne  le  com- 
promettait guère.  Mais  la  dépêche  échappée  au  trop  plein  de  sa 
bienveillance  faisait  malgré  lui  son  chemin;  la  brillante  éphé- 
nièi-e  se  posait  à  Six-Fours,  à  deux  pas  de  la  Seyne,  et  un 
maire  de  village  la  piquait  à  son  mur,  sous  cette  forme  naïve 
et  libre  : 

Habitants  de  Si.\-l'^irns  '  I 

Vsnc  dépèche  de  S.  Exe.  le  ministre  de  l'intérieur,  arrivée  hier  ii 
Toulon,  fait,  connaitrc  que  la  ville  de  la  Seyne  va  être  i';niGKE  en 
cbef-Jieu  de  canton. 

Les  résultais  de  cette  création  pour  la  commune  de  Six-Fours 
sont  immenses.  Vous  prouverez  votre  reconnaissance  au  gouverne- 
ment de  l'Iùnpereur  en  votant  pour  le  candidat  officiel,  M.  le  vicomte 
de  Kerveguen  ! 

l''ait  il  1:1  mairie  de  Six-Fours  le  31   mai. 

Le  mnirr. 
Olivu:i!. 

(Afiiclii'e  durnnl  tout  le  scrutin.) 

Puisque  les  dépêches  sont  des  oracles  pour  les  votants  de  ce 
temps-ci,  que  sera-ce  si  le  voile  se  déchire  et  que  celui  qui  les 
rend  se  laisse  voir,  toucher,  haranguer,  entendre?  A  cent 
lieues  de  Paris,  une  divinité  officielle  n'a  rien  à  craindre  des 
esprits  forts,  et  il  est  si  doux  d'êti'e,  là  où  l'on  passe,  sur  le 
même  pied  que  la  Providence. 

M.  Rouher  a  voulu  être  la  providence  de  la  Corrèze,  dépar- 
tement pittoresque,  mais  obscur,  qui  a  eu  deux  bonnes  fortunes 
ensemble:  un  préfet  et  un  député.  Son  préfet  était  le  l)eaii- 
frére  du  ministre  des  travaux  publics;  son  député  avait  encouru 
Tiniplacable  disgrâce  de  M.  le  ministre  de  l'intérieur.  Sans  son 
|)réfet.  le  pauvre  Limousin  n'eût  jamais  vu  peut-être  la  ligui-e 
d'une  Excellence  ;  sans  le  député,  il  est  pei'mis  de  croii-e  que 
^I.  le  ministre  aurait  choisi  poui'  se  rendre  à  la  voix  du  sang  une 
aiilre  époque  que  les  derniers  jours  du  mois  de  mai  18'j:L 

M.  Rouher  a  passé  huit  jours  dans  la  Corrèze,  et  la  plus 
grande  partie  de  ce  temps  sur  l'arrondissement  de  Brive,  ou, 
pour  mieux  dire,  dans  la  circonscription  électorale  dont  cet 
arrondissement  est  la  base.  Toutes  les  campagnes  l'ont  vu. 
entendu,  acclamé  :  tous  les  chefs-lieux  de  canton  lui  ont  dressé 

1.  Extrait  du  dossier  de  M.  Pliilis,  candidat  de  l'opposition  dans  la 
S'  circonscription  du  Var. 


70  DISCOUHS  ET  OPINIONS. 

des  arcs  tle  triomiilie  :  il  a  fait  partout  des  haranpnos,  laissé 
partout  (les  enthousiastes.  Ce  ne  sont  point  îles  ennemis  qui 
racontent,  c'est  le  journal  le  Corrézien,  feuille  soumise  à  la 
préfecture'.  On  l'y  suit  pas  à  pas,  de  village  en  village,  de 
banquet  en  I)anquet,  semant  les  discours,  les  sourires,  les  sub- 
ventions, prodiguant  surtout  les  es|)érances.  On  lui  a  demandé 
des  ponts,  des  routes,  des  chemins  de  fer  à  foison,  un  nouv(d 
ai'rondissement.  Il  a  donné,  promis  ou  fait  espérer  l'arrondis- 
sement, les  routes,  les  chemins  de  fer  et  les  ponts.  Ce  n'est  pas 
seulement  le  ministre  qui  voyage,  c'est  le  ministère.  Le  direc- 
teur général  des  chemins  de  fer  est  auprès  de  lui  comme  pour 
prendre  acte  de  toutes  choses.  L'ingénieur  en  chef  des  ponts  et 
chaussées  complète  le  prestige.  Et  pour  donner  à  ce  déchaîne- 
ment des  convoitises  départementales  son  véritable  caractère, 
l'éloge  des  cantiidats  du  Gouvernement  se  mêle  aux  promesses 
de  chemins  de  fer.  M.  Mathieu  est  de  moitié  dans  toutes  ces 
fêtes,  et  l'inconnu  d'hier,  l'adversaire  de  M.  de  Jouvenel, 
l'apologiste  unique  et  rétrospectif  de  la  loi  de  sûreté  générale, 
trouve  dans  les  reliefs  des  ovations  ministérielles  de  quoi  se 
faire  une  triomphante  candidature. 

Grâce  à  la  finesse  des  électeurs  limousins,  voilà  l'État  engagé 
à  jeter  trois  lignes  de  fer  et  lÛO  millions  dans  la  Corrèze. 
M.  Thiers  se  présente  à  Aix,  et  l'arrondissement  est  doté  du 
canal  de  Verdon.  A  Valenciennes,  le  même  candi(hit  n'aura  pas 
nui  à  la  réforme  de  la  législation  sucrière,  et  le  drawhacic  du 
sucre  de  betterave  pourra  le  compter  au  nombre  de  ses  patrons. 
Le  drawbacic  était  réclamé  avec  passion  par  la  fabrique  indi- 
gène, il  était  repoussé  avec  horreur  par  les  gens  des  colonies 
et  des  ports.  Que  va  faire  le  ministère? 

Nous  laissons  ici  la  parole  à  un  des  témoins  de  ce  curieux 
épisode.  Son  i-écil.  que  nul  ne  démentira,  lève  un  coin  du  voile, 
qui  couvre  d'ordinaii'e  les  délibérations  ministérielles.  Nous  le 
donnons  sans  commentaire  : 

«.  Vers  le  mois  de  mars  1863,  le  Gouvernement  ayant  re- 
connu que  le  temps  manquait  pour  présenter  dans  la  session 
de  1803  une  loi  générale  des  sucres  sérieusement  étudiée, 
l'Eniiifrt'ur  voulut  bien  promettre  aux  délégués  des  Chambres  de 

1.  ICxti'iiits  ilii  Corri!zien. 


LA   LUTTE   ÉLECTORALE   EN    1803.  71 

commerce,  aux  députés  des  ports  et.  aux  délégués  des  colonies 
de  ne  faire  présenter  qu'à  la  session  prochaine  (1864)  la  loi  sur 
le  droit  de  sortie  du  sucre  de  betterave.  Les  délégués  du  com- 
merce étaient  retournés  dans  les  ports,  ayant  confiance,  comme 
tous  les  intéressés,  dans  la  parole  donnée.  En  conséquence,  un 
projet  de  loi  qui  n'avait  trait  quliu  rendement  à  la  raffinerie 
lut  présenté  par  le  Conseil  d'État  et  envoyé  h  la  Commission 
des  douanes.  Le  rapport  de  M.  Ancel  était  terminé,  lorsque 
celui-ci  fut  prévenu  par  M.  le  ministre  de  commerce,  et  engagé 
à  venir  chez  lui  avec  des  intéressés.  Une  partie  de  la  commis- 
sion des  douanes,  des  délégués  des  colonies,  quelques  autres 
délégués  du  commerce  qui  se  trouvaient  à  Paris  pour  le  mo- 
ment, se  rendirent  chez  M.  le  ministre.  Là,  celui-ci  leur  déclara 
que  quelques  heiiros  auparavant,  au  conseil  des  ministres,  M.  le 
ministre  de  l'intérieur  avait  dit  à  l'empereur  :  que  s'il  ne  reve- 
nait pas  sur  ses  résolutions,  ne  mettait  pas  à  néant  les  travaux 
du  Conseil  d'État  et  de  la  commission  des  douanes,  lelection  de 
M.  Thiers  était  assurée  à  Valencienncs,  les  notables  de  Valen- 
ciennes  le  lui  ayant  déclaré  quelques  heures  auparavant,  et  que 
cette  mesure  avait  été  décidée  malgré  son  opposition.  Après 
quelques  l'éllexions  de  l'un  des  assistants,  démontrant  à  M.  le 
ministre  du  commerce  qu'avec  un  pareil  système  —  (qu'il  avait, 
il  est  vrai,  inauguré  lui-môme  en  se  servant  des  décrets  pour 
détruire,  après  coup,  la  loi  votée  le  23  mai  1860,  et  préventive- 
ment, par  un  décret  signé  le  24  juin  1861  et  promulgué  le 
16  juillet,  la  loi  volée  le  26  juin),  — les  opérations  commer- 
ciales devenaient  impossibles,  puisqu'une  opération,  commencée 
sous  une  législation,  se  terminait  toujours  sous  une  autre,  — 
les  intéressés  convinrent  de  rappeler  tous  ceux  de  leurs  col- 
lègues qui  n'étaient  pas  à  Paris.  Quelques  jours  après,  ils  se 
rendirent  en  grand  nombre  chez  M.  le  ministre  de  l'intérieur. 
Deux  membres  de  la  commission  des  douanes  exposèrent  clai- 
rement à  M.  le  ministre  la  situation  et  les  inconvénients  d'une 
semblable  modification.  L'un  des  intéressés  prit  la  parole  et 
demanda  à  M.  le  ministre  la  permission  de  lui  faire  une  question 
à  laquelle  il  espérait  qu'il  aurait  la  bienveillance  de  répondre. 
Il  lui  demanda  s'il  était  vrai,  comme  l'avait  déclaré  M.  le  mi- 
nisti'e  du  commerce,  que  sous  la  pression  d'un  seul  ari-ondisse- 
ment,  et  dans  la  crainte  de  l'élection  de  M.  Thiers,  il  avait 


7-'  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

tMiir.i.iié  rem|tf>iviir  à  ne  pas  donnei"  suite  à  la  promesse  qu'il 
avait  faile.  M.  le  niinislre  répondit  quel'électiox  de  m.  thieus 
n'était  pas  tout  a  fait  la  raison  de  son  intervention  dans 

CETTE   AFFAIRE,    MAIS  QU'ELLE  EN  ÉTAIT  BIEN   l'OCCASION.   UnC 

(les  personnes  présentes,  au  nom  de  son  dévouement  éprouvé 
(|ui  n'avait  d'égal  que  celui  de  M.  le  ministre  de  l'intérieur, 
supplia  celui-ci  de  ne  pas  persévérer  dans  une  voie  qui  pouvait 
ôter  à  la  majesté  de  l'empereur  le  prestige  que  leur  plus  cher 
désir  était  de  lui  conserver.  Quelques  jours  après,  l'empereur, 
mieu\  éclairé,  eut  la  bienveillance  d'accorder  satisfaction  à  la 
justice  de  la  cause  qu'on  avait  défendue  devant  lui.  » 

Avec  les  temps  et  les  choses,  les  mœurs  politiques  se  modi- 
lienl. 

En  1844.  M.  Charles  Laflille  fut  envoyé  à  la  Chandjrc  des 
députés  par  le  collège  électoral  de  Louviers.  M.  Laflille  était 
le  concessionnaire  de  la  ligne  de  Paris  à  Rouen  et  au  Havre  ; 
et  il  avait,  en  posant  sa  candidature,  promis  d'exécuter  un 
embranchement  de  Saint-Pierre  à  Louviers.  Pour  ce  seul  fait, 
la  Cliambre  annula  l'élection  du  cinquième  collège  de  l'Eure. 
sans  enquête.  Une  lutte  s'engagea  alors  entre  la  Chambre  et  les 
électeurs.  Quatre  fois  de  suite  M.  Laffite  fut  élu  et  quatre  fois  la 
Chambre  n'hésita  pas  à  défaire  l'œuvre  des  électeurs.  De  guerre 
lasse,  à  la  cinquième  élection,  le  député  fut  admis  ;  mais  l'his- 
toire n'a  pas  oublié  les  belles  paroles  de  M.  Dufaure  \  et  l'apos- 
trophe brûlante  par  laquelle  M.  de  Malleville  terminait  un 
discours  demeuré  célèbre. 

II.  —  Petits  moyens. 

Pour  le  candidat  du  Gouvernement,  l'organisation  électorale 
est  toute  trouvée,  et  c'est  la  plus  complète,  la  plus  savante  qui 
se  puisse  imaginei-,  celle  qui  nomme  pour  ses  auteurs  Louis  XIV 
et  Napoléon. 

Aiipliquée  au  siilTragc  universel,  la  centralisation  a  montré 

1.  "  A  mes  yeux,  une  corruption  collective  est  aussi  grave,  plus  grave 
«  peut-être  que  des  corruptions  individuelles.  Faire  ce  marché  avec  un 
"  arrondissement  :  Donnez-moi  vos  voix,  donnez-moi  la  haute  qualité  de 
"  député  et  je  vous  serai  utile;  je  ferai  un  chemin  de  fer  à  vos  portes, 
<!  j'enrichirai  vos  propriétés,  et  je  vous  donnerai  les  avantages  que  vous 
<.  désirez,  —  c'est  à  mes  yeux  la  pire  de  toutes  les  corruptions.  » 


LA   LUTTE   ÉLECTOHALE   EN   1SC;{.  73 

lout  ce  qu'elle  pouvait  faire.  On  admire  la  puissance  d'assimi- 
lalion  dont  l'administration  de  l'Intérieur  a  fait  preuve,  entraî- 
nant dans  son  orbite  tous  les  petits  astres  épars,  toutes  les 
autonomies  consacrées,  toutes  les  bureaucraties  inolïensives, 
depuis  le  recteur  d'académie  jusqu'au  plus  bumble  instituteur  ; 
depuis  le  receveur  général  des  linances  jusqu'au  porteur  de 
contraintes  ;  depuis  le  préfet  maritime  jusqu'à  l'ouvrier  des 
ports;  depuis  le  directeur  de  la  légie  jusqu'au  débitant  ;  depuis 
l'inspecteur  des  postes  jusqu'au  facteur  rural  ;  depuis  le  dii-ec- 
teur  des  domaines  jusqu'au  buraliste  de  village  ;  depuis  le 
ministre  des  travaux  publics  jusqu'au  dernier  des  cantonniers; 
depuis  le  procureur  général  jusqu'au  commissaire  de  police,  au 
gendarme,  au  gai-de  champêtre. 
Voilà  le  personnel. 

Un  signe  suffit  h  le  faire  mouvoir.  La  télégraphie  électrique 
a  fait  de  l'ubiquité  gouvernementale  une  réalité  matéiielle  et 
saisissante.  Deux  cent  mille  volontés  vibrent  à  l'unisson.  En  ce 
temps  où  les  fils  de  la  bourgeoisie  abritent  dans  les  traitements 
médiocres  et  les  petites  fonctions  leur  indifférence  politique,  la 
politique  les  y  poursuit;  une  raison  d'État  impérieuse  les  rejette. 
bon  gré  mal  gré,  au  milieu  des  agitations  de  la  vie  publique.  On 
fait  des  agents  politiques  avec  des  percepteurs,  des  vérificateurs 
des  douanes,  des  conducteurs  des  ponts  et  chaussées.  On  compte 
sur  les  officiers  ministériels,  et  la  préfecture  convoque,  aux 
approches  du  scrutin,  les  notaires,  les  huissiers,  les  avoués. 

La  jirise  est  moindre  sur  cette  classe  raisonneuse,  et  qui  se 
croit  indépendante.  On  désire  au  moins  quelle  reste  neutre; 
au  besoin,  le  procureur  impérial  intervient  et  les  -exhorte  à 
s'abstenii-.  On  a  vu  mander  au  parquet  jusqu'à  des  cultivateurs  *. 
Que  se  passe-t-il  dans  ces  entrevues  ?  Rien  que  de  légal 
assurément,  mais  de  conforme  aux  vieilles  traditions,  au  rôle 
austère  d'une  grande  magistrature,  qui  oserait  le  soutenir? 

Dans  les  sphères  populaires,  le  candidat  agréable  a  poui- 
tenants  principaux  et  pour  orateurs  le  commissaire  de  police 
cantonal  et  la  brigade  des  gardes  champêtres. 
On  commence  à  s'apercevoir,  en  province,  (lu'au  milieu  de 

1.  DL-rlaration  de  deux  propriétaires  notables  du  canton  de  Monts,  arron- 
dissement de  Loudun.  M.  le  procureur  impérial  a  renvové  ces  messieurs  «  à 
leur  cliarrue  ».  (Annexée  à  la  protestation  lie  M.  de  Moniestiuiou.) 


74  IiISCOlKS   ET  OPINIONS. 

•■mnpai'nai'ds  (riiumour  douce  cl  passive  il  n'y  a  pas  de  place 
pour  un  agent  spécial  de  la  police  administrative.  Si  le  com- 
missaire cantonal  n'est  qu'un  intermédiaire  de  plus  entre  la 
préfecture  et  les  maires,  il  est  inutile  ;  s'il  n'est  qu'une  oreille 
aux  écoutes  à  la  porte  des  paysans,  un  œil  ouvert  sur  les  juges 
de  paix,  les  curés  et  les  maires,  un  biographe  des  petits  fonc- 
tionnaires, il  est  nuisilde.  Le  Gouvernement  n'a  pas  besoin  de 
ce  luxe  de  surveillance.  Les  campagnes  se  passeraient  sans  peine 
de  cette  divinité  méfiante,  de  cette  autorité  mesquine  et  tracas- 
sière  qui  ne  les  sert  pas  plus  qu'elle  ne  les  aime.  Un  certain 
nombre  de  conseils  généraux  en  ont  demandé  la  suppression 
absolue.  L'expérience  des  élections  dernières  n'est  peut-être  pas 
étrangère  à  ces  répugnances. 

Les  commissaires  de  police  y  ont  joué  un  très  grand  rôle.  On 
les  trouve  partout,  distribuant  des  bulletins,  parcourant  les 
maisons,  s'informant  des  opinions,  notant  les  gens  d'un  air  de 
mystère,  interrogeant  ici,  faisant  jaser  là,  morigénant  les  fonc- 
licumaires,  et  trouvant  tout  le  monde  trop  tiède  au  gré  de  leur 
zèle  outrecuidant.  A  Moux  (Aude),  le  commissaii'e  de  police 
entre  sans  qu'on  l'annonce  en  plein  conseil  nnuiicipal,  com- 
mence un  discours,  interpelle  le  maire,  et,  comme  un  conseiller 
municipal  se  récrie  sur  cette  étrange  intervention,  Tagent  lui 
jette  une  parole  hautaine  et  s'en  va  comme  il  était  venu  '.  A 
Munchhausen  (Haut-Khin),  des  électeurs  se  plaignent  d'avoir 
été  menacés  à  domicile.  Dans  un  village  de  la  Gironde  . 
3L  Delmas,  dont  nous  raconterons  plus  loin  l'incroyable  aven- 
ture, passait  entre  deux  gendarmes  ;  le  commissaire  s'écrie  à  la 
foule  effarée  :  «  Vous  voyez  cet  homme,  il  a  soutenu  le  duc 
Decazes;  eh  bien  !  voilà  comme  on  traite  ses  partisans-  !  »  — 
Au  milieu  du  scrutin,  à  Cavaillon  (Vaucluse),  le  commissaire 
sort  (h?  riiùtel  de  ville  escorté  de  gendarmes  et  de  gardes 
champêtres,  tambour  et  drapeau  en  tête,  et  s'en  va  proclamant 
à  tous  les  carrefours  que  les  partisans  du  candidat  de  l'oppo- 
sition sont  des  misérables,  et  cjue  si  l'on  vote  pour  M.  Thourel, 
on  vendra  les  cocons  à  douze  sous,  comme  en  1848  ^ 

Les  commissaires  cantonaux  ont  pour  lieutenants  dans  les 

1.  Protestation  de  M.  ^Mahul. 

2.  Protestation  de  M.  Tacliard. 

3.  Attestation. 


LA    LUTTE  ÉLECTORALE  E.\   1863.  75 

campagnes  les  gardes  champêtres  et  les  cantonniers.  Ce  sont 
eux  qui  les  dressent  à  ce  métier  de  racoleurs  électoraux  qui  se 
môle  d'une  manière  si  fâcheuse  à  leurs  bienfaisantes  fondions. 
On  a  vu,  dans  le  procès  de  M.  de  Chei'gé,  quel  foudre  de  guerre 
était  devenu  ,  sous  l'impulsion  d'un  commissaire  cantonal, 
l'inotfensif  garde  champêtre  de  la  commune  de  Saint-Hilaire. 
Dans  la  Loire,  on  donnait  pour  consigne  le  succès  à  tout  prix, 
on  promettait  des  récompenses  K  Dans  l'Aude,  on  annonçait 
aux  cantonniers  une  élévation  de  traitement,  en  leur  rappelant 
que  cela  oblige-.  Dans  TllIe-et-Vilaine,  pendant  les  derniers 
huit  jours,  l'entretien  des  routes  fut  déserté  :  les  cantonniers 
s'occupaient  des  élections;  le  conseil  d'arrondissement  l'a 
constaté  en  le  blâmant.  Dans  la  Seine-et-Marne,  tout  ce  monde 
colpoi'te.  avec  les  bulletins  de  M.  de  Jaucourt,  d'affreux  propos 
contre  son  concurrent,  l'honorable  M.  Gareau,  en  qui  ils  ont 
découvert  un  des  auteurs  du  pacte  de  famine,  un  ennemi  du 
peuple,  un  accapareur  !  Plus  loin,  ce  sont  d'incroyables  dia- 
logues :  «  Il  faut  que  tu  votes  pour  Jaucourt,  dit  un  de  ces  nou- 
vellistes de  village  à  un  pauvre  homme  de  son  ressort,  parce 
que  tu  ne  pourrais  plus  aller  au  bois  faire  tes  balais,  si  jamais  tu 
votais  pour  l'autre.  —  Eh  bien  !  je  voterai  pour  Jaucourt,  puisque 
je  ne  pourrais  plus  faire  mes  balais.  »  Et  quand  l'électeur  lui 
demande  ce  que  lui  a  fait  M.  Gareau  pour  en  dire  de  telles 
horreurs,  le  garde  répond  innocemment  :  «Moi?  Je  ne  les 
connais  pas  plus  l'un  que  l'autre  ;  mais  le  commissaire  de  police 
me  reproche  d'être  un  fainéant,  de  ne  pas  faire  assez  contre 
Gareau  ;  le  brigadier  de  gendarmerie  est  venu  chez  nous  se 
plaindre  que  je  ne  disais  pas  assez  de  bien  de  Jaucourt  et  pas 
assez  de  mal  de  l'autre.  Gareau  n'a  pas  besoin  de  sa  place  pour 
vivre,  et  moi  je  veux  garder  la  mienne.  » 

Comment  être  sévère  pour  ces  candides  diffamateurs?  La 
peine  importe  peu  ;  mais  ces  paroles,  tombées  de  haut,  de- 
meurent au  front  des  vrais  coupables  :  «  I.e  tribunal  est  inilul- 
gent,  car  il  sait  que  vous  n'étiez  pas  libre  d'agir  autrement  iiue 
vous  n'avez  fait  \  » 


1.  Déclaration  du  trarde  champêtre  de  la  commune  île  Banl. 

2.  Lettre  de  l'agent  voyer. 

3.  Paroles  de  JI.  le  président  du  tribunal  de  Meaux  au  prévenu  Thoumsaiiit, 
condamné  à  30  fr.  d'amende. 


76  DISCOUHS   ET  OPIMONS. 

Voilà  l'arnirc. 

Pour  cliaiiii)  de  halaille  —  des  circonscriptions  ôleclorales 
immenses,  taillées  dans  le  pays  par  un  art  capricieux  et  bizarre, 
qui  alTecle  comme  à  plaisir  de  séparei-  ce  (jui  se  louche,  d'ac- 
couplei'  ce  qui  se  contrarie  :  les  arrondissements  dépecés,  les 
cantons  dispersés,  errant  à  l'aventure,  les  groupes  historiques 
dissous,  les  agglomérations  naturelles  morcelées. 

M.  Plichon  exposait  naguère  devant  la  Cluimlu-c  le  triste 
(Icsiiii  do  son  arrondissement,  disparu  dans  ce  remaniement 
ainsi  (pie  dans  un  naufrage.  On  a  cité  la  Saône-et-Loire,  livrée, 
bon  gi'é  Tiial  gré,  au  génie  de  la  découi)ure,  en  dépit  du  vœu  df 
son  conseil  général  qui  demandait,  pour  cinq  arrondissements 
égaux  en  population,  cinq  circonscriptions  électorales  corres- 
pondantes. Douze  villes,  divisées  par  bandes,  ont  été  noyées  dans 
les  circonscriptions  rurales  qui  les  entourent. 

Aux  prises  avec  ces  diflicultés,  lui  homme  seul,  sans  pouvoir, 
sans  cadres,  sans  soldats,  la  loi  dans  la  main,  et  vingt  joui-s 
devant  lui. 

Le  droit  df  réunion  n'existe  pas  en  France.  On  y  a  toléré 
dans  quelipies  collèges  les  réunions  pai1icnlièi-es  :  une  toléi'ance- 
n'est  pas  un  droit.  Celle-là  signilie  que  la  police  snrveille  ces 
convci-sations  électorales,  notant  ceux  (|ui  enti-ent,  suivant  ceux 
qui  sortent.  Jusqu'à  les  dégoûter  d'y  revenir.  En  province,  les 
candidats  d'opposition  ont  eu  pour  la  plupart  cet  étrange  privi- 
lège d'une  garde  silencieuse,  mais  non  invisible,  attachée  à 
leurs  pas*,  lisant  dans  leur  vie,  faisant  état  de  leurs  démai'ches, 
des  saints  qu'ils  recueillaient,  des  personnes  qu'ils  allaient  voir. 
N'était  le  besoin  d'occuper  son  monde,  comprendrait-on  que  la 
police  s'amusât  à  de  pareils  enfantillages  ?  A  Vesoul,  chaque 
jour,  étaient  notés  les  liacres  qui  partaient  pour  le  château 
d'Andelarre,  et  l'on  interrogeait  les  cochers  au  retour.  M.  Pli- 
chon se  plaint  énergiquement  de  pareils  abus  de  sollicitude. 

A  peine  entré  dans  la  Lozère.  M.  de  Chambi'un  l'ut  suivi  à  la 
piste  par  la  gendarmerie.  Madame  de  ('hambrun  fut  suiveillée. 
Le  député  étant  tombé  malade,  son  auberge  fut  gardée  à  vue 
pendant  deux  jours, 

A  défaut  delà  liberté  de  l'éunion,  il  y  a  la  presse.  Mais  dans 

1.  Entre  autres  :  lettre  de  .M.  FliMiuel  au  s.nis-jin'let  de  lîé/.iers. 


LA   LUTTE  ÉLECTORALE   ES   1863,  77 

l'immense  majorité  des  départements,  tous  les  journaux  appai- 
liennent  à  la  préfecture.  On  les  a  par  les  annonces,  on  les  tient 
même  par  révêché.  Vieux  attela.aes  à  toute  fm,  braves  toujours 
dispos  pour  soutenir  les  candidats  du  Gouvernement,  et  au 
besoin  pour  les  combattre  '  ;  monopoles  fermés  à  la  controverse. 
Tandis  que  celui-ci  vous  dénigre  et  vous  défigure,  allez  prendi-e 
un  ai'rét  pour  avoir  droit  de  lui  répondre  ^  Défendez-vous  contre 
cet  autre,  qui  ne  vous  nommera  que  le  dernier  jour,  et,  sûr  de 
ne  pas  être  contredit,  vous  malmènera  tout  à  son  aise  '\ 

Reste  le  journal  qui  est  à  tout  le  monde,  et  qui  se  fait  sur  les 
murailles,  qui  se  distribue  en  circulaires. 

Le  premier  point,  c'est  d'imprimer. 

Tous  les  temps  ont  eu  peur  de  quelque  chose.  Chaque  siècle 
a  eu  son  épouvantait  et  s'est  fait  des  parias  légaux  qu'il  a 
chargés  des  péchés  d'Israël;  qu'il  a  voués,  selon  les  mœurs, 
aux  rigueurs  du  Saint-Oflice  ou  aux  liibulations  de  la  police 
con'ectionnelle.  Les  méconnus  du  xix''  siècle,  les  suspects,  les 
gens  à  plaindre,  ce  sont  les  imprimeurs. 

Leur  législation  est  immonse,  compliquée,  savante,  leurs 
devoirs  sont  un  dédale:  leur  profession,  traitée  comme  insa- 
lubre, chemine  sur  une  éti'oite  chaussée,  coupée  de  pièges  et 
semée  d'aventures. 

Nous  élevons  de  belles  statues  au  bonhomme  Gutenberg, 
mais  nous  faisons,  hélas  !  la  vie  dure  à  ses  successeurs. 

Un  des  doyens  de  la  corporation,  —  qui  ne  fait  jamais  de 
politique, —  médisait:  Sans  le  vouloir,  sans  le  savoir,  je  commets 
au  moins  une  contravention  par  jour. 

Cela  n'est  point  fait  pour  les  rendre  braves.  Dans  les  petites 
villes,  l'imprimeur  tremble  devant  un  bulletin  de  vote,  s'il  ne 
sort  pas  de  la  préfecture.  Ceux  qui  osent  prêter  leurs  presses 
aux  opinions  indépendantes  laissent  l'administration  exercer 


1.  Le  plus  curieux  coup  de  théâtre  de  ce  genre,  c'est  Télectiou  de 
Perpignan.  M.  J.  Durand  fut  jusqu'aux  8  derniers  jours,  le  candidat  agréé; 
tout  à  coup,  le  ministre  annonça  qu'il  resterait  neutre  entre  M.  Durand  et 
M.  Isaac  Péreire.  On  vit  alors  le  journal  de  la  préfecture  et  tous  ceux  qui 
encensaient  la  veille  l'ancien  député  des  Pyrénées-Orientales,  monter  la 
lyre  au  même  ton  pour  le  célèbre  financier, 

2.  Arrêt  obtenu  par  M.  Péreire  contre  le  Journal  du  Loiret^  par  M.  Gochni 
contre  le  Comlitutionnel. 

3.  Journal  de  lu  Vienne  combattant  M.  de  .Montesquiou  et  bien  d'autres. 


78  DISCOUHS   ET   OPINIONS. 

sur  les  manifosles  élecloraiix  une  véritable  censure  *.  Un 
conseiller  à  la  cour  de  Poitiers,  homme  d'esprit  et  de  courage, 
ayant  posé  sa  candidature,  s'était  mis  en  devoir  d'écrire  à  ses 
électeurs.  Impérialiste  ardent  et  convaincu,  mais  nullement 
ministériel,  il  attaquait  avec  hardiesse  la  politique  électorale  de 
M.  de  Persigny.  Défense  aux  imprimeurs  de  Poitiers  d'imprimer 
sa  circulaire.  Elle  trouve  un  asile  à  Bordeaux,  chez  M.  Gou- 
Rouilhou.  limprimeur  libéral  de  la  Gironde.  Comment  se  lit-il 
que  le  ballot  d'impi'imés,  apporté  par  le  chemin  de  fei'.  fut.  à 
peine  arrivé  en  gare,  saisi  par  la  police  administrative? — 31ais 
là  ne  devaient  pas  s'arrêter  les  inforlunes  de  M.  le  conseiller 
Bardy. 

Il  s'est  plaint,  dans  une  pièce  publique,  et  que  nul  n'a 
démentie,  de  ce  qu'on  eût  reculé  pour  lui  les  limites  de  l'ai-bi- 
Iraire  ;  on  avait  liAYPi  son  nom  du  tableau  des  candidatures. 
Traduit  par  le  procureur  général  devant  la  cour,  siégeant  en 
tribunal  disciplinaire,  pour  avoir  compromis  la  dignité  de  In 
magistrature,  il  a  eu  le  bonheur  d'être  acquitté. 

La  loi  qui,  par  cela  même  qu'elle  est  la  loi,  est  toujours  un 
degré  quelconque  dans  la  liberté,  a  pu  réduire  nos  garanties, 
électorales,  elle  ne  les  a  pas  livrées.  La  loi  a  voulu  que  les 
circulaires  fussent  connues;  elle  en  a  permis  la  distribution 
sous  trois  formes:  l'envoi  par  la  poste,  la  distribution  lil)re 
après  dépôt  préalable,  le  libre  aflichagc. 

Dans  ces  limites  étroites,  mais  sûres,  la  liberté  légale  semblait 
inexpugnable. 

Pourtant,  si  le  lecteur  veut  bien  parcourir  l'enquête  forcément 
incomplète  dont  ce  livre  se  compose,  il  veri'a  : 

Qu'il  n'y  a  pas  une  seule  de  ces  garanties  radinu^nlaires  qui 
n'ait  été  contestée,  amoindrie,  niée  sur  quelque  point  du 
territoire,  pendant  les  vingt  derniers  jours  du  mois  de 
mai  1863. 

La.  poste  :  —  Des  électeurs  et  des  candidats  se  plaignent  de 
bulletins  détournés,  de  circulaires  qui  n'arrivent  pas  à  leur 
adresse,  de  paquets  d'écrits  électoraux  noyés  dans  les  égouts 
ou  dans  les  fossés.  Gela  n'est  rien  auprès  de  l'infortune  de 
l'honorable  M.  Freslon,  envoyant  parla  posie  sa  circulaire,  et 

1.  Correspoiidaiico  entre  M.  Fouclier  de  Gareii  el  sou  inii>iimeur. 


LA   LUTTE   ELECTORALE   EN    1863.  79 

constatant  cette  étrange  merveille  que  chaque  envoi  était  arrivé 
garni  d'un  bulletin  du  candidat  du  Gouvernement*. 

Comme  la  poste,  le  télégraphe  a  ses  caprices.  M.  de  Bonald, 
attaqué  par  le  journal  de  la  préfecture,  envoie  à  la  feuille 
indépendante  du  département  un  article  en  réponse.  Pour 
arriver  à  temps,  il  use  du  télégraphe.  La  réponse,  télégraphiée, 
parvient  au  journal  ;  mais,  au  bout  d'un  instant,  l'administra- 
tion court  après  et  vient  reprendre  la  dépêche  qu'elle  avait 
transmise.  La  réplique  ne  paraît  pas  ce  jour-là,  et  M.  de  Bonald 
arrive  trop  tard. 

Les  distributeues  :  —  Les  attentats  à  la  hbre  distribution 
essayés  ou  consommés,  les  distributeurs  intimidés,  troublés, 
menacés,  pourchassés  par  les  commissaires  de  police,  par  la 
gendarmerie,  par  les  maires,  sont  la  menue  monnaie  des  pro- 
testations électorales. 

Dans  les  campagnes,  c'est  une  des  grandes  difficultés  des 
candidatures  indépendantes.  On  n'y  peut  enrôler  le  phis  souvent 

1.  A  M.  l' Inspecteur  des  postes  : 

Angers,  ao  mai  1863. 

Monsieur  l'inspecteur. 

J'estime  devoir  porter  à  votre  connaissance  un  l'ait  qui  vous  paraîtra 
sans  doute  mériter  une  information  officielle. 

Il  m'était  revenu  de  divers  points  de  l'arrondissement  de  Baugé,  notam- 
ment de  Mazé  et  de  Beaufort,  que  des  bulletins  portant  le  nom  de  E.  Ikicltev 
de  Chaiivi[/7ié  s'étaient  trouvés  sous  la  bcuvle  de  l'envoi  fait  par  M.  Freslon 
et  à  ses  frais,  par  la  poste,  de  sa  profession  de  foi  et  de  deux  bulletins 
de  vote. 

Le  scrupule  avec  lequel  je  tiens  à  bien  vérifier  l'exactitude  de  tous  les  faits 
qui  me  sont  dénoncés,  comme  portant  atteinte  à  la  sincérité  du  suffrage 
électoral,  ma  déterminé,  avant  de  vous  adresser  cette  lettre,  à  me  rendre, 
avec  deux  de  mes  amis,  chez  l'honorable  M.  Dubreuil,  qui,  lui  aussi,  disait- 
on,  avait  été  témoin  de  ce  même  fait  eii  la  comtnune  de  Vieil-Baugé. 

Voici  comment  M.  Dubreuil  nous  a  raconté  et  précisé  les  circonstances  : 

11  avait  deux  fois  déjà  vu  ce  fait  se  produire  dans  l'envoi  de  M.  Freslon, 
reçu  par  la  poste,  chez  deux  de  ses  fermiers,  quand,  se  trouvant  chez  un 
troisième  fermier  à  l'arrivée  du  facteur  rural,  il  a  lui-même  prit  le  paquet 
et  enlevé  la  bande  en  disant  :  «  voyons  si  c'est  comme  dans  les  autres  ». 

Or,  sous  la  bande  se  trouvait  bien  la  profession  de  foi  de  M.  Freslon  et 
les  deux  bulletins  de  vote  portant  son  nom  ;  mais  un  troisième  bulletin 
imprimé  et  portant  le  nom  de  M.  Bûcher  de  Chauvigné  était  r/lissé  dans  la 
profession  de  foi  de  M.  Freslon. 

Il  est  permis  de  croire  que  ce  n'est  pas  à  M.  Freslon  qu'il  faut  attribuer  ce 
singulier  moyen  de  propagande  en  faveur  du  candidat  du  Gouvernement. 

Veuillez  agréer,  monsieur,  mes  salutations. 

G.  BORDILLON. 


80  DISCOUliS   ET  OPINIONS. 

(|iio  (lo  paiivros  liôres,  des  èti-os  inolîensifs,  places  si  bas  qu'ils 
sciiililt'nt  n'avoir  rien  à  craindre,  ce  qui  ne  les  sauve  pas.  A 
Bénévent  (Creuse',  le  candidat  fait  choix  d'un  jeune  soldai, 
revenu  au  village  en  congé  renouvelable.  Tout  à  coup,  l'ordre 
arrive  au  distributeur  de  rejoindre  son  corps.  Il  passe  cinq 
jours  à  Guérct,  et,  les  L'ieclions  linios.  il  se  trouve  libre.  A 
Lannion,  un  pauvre  porcher,  chargé  de  distribuer  pour 
M.  Thiers,  est  enlevé  par  les  gendarmes,  avec  beaucoup  d'appa- 
reil, sous  une  prévention  chimérique  de  fausses  nouvelles.  On 
voulait  le  relaxer  le  2  juin  :  ses  patrons  poussèrent  les  ciioses 
jusipi'à  la  [lolice  correctionnelle:  il  fallut  bien  qu'on  l'ac- 
quittàt  '. 

L'affichage  :  —  Pourquoi,  sitôt  qu'une  afiiche  indépendante 
vient  s'étaler  sur  un  mur,  le  premier  mouvement  du  garde 
champêtre  est-il  de  la  déchirer  ?  Est-ce  parce  qu'il  est  l'afli- 
cheur  ordinaire  du  candidat  de  la  préfecture  ?  Est-ce  plutùl, 
comme  dans  la  circonscription  de  Meaux,  parce  qu'il  agit  sons 
l'impulsion  du  commissaire  cantonal?  «  Voilà  le  procédé:  un 
jour  on  déchire  un  aflicbe,  le  lendemain  on  en  appose  une 
autre  à  la  place,  celle  du  candidat  de  l.i  préfecture  »  ;  c'est  un 
procureur impôr'ial  qui  parle-. 

Des  maires  atrabilaires  ont  foulé  aux  pieds  des  afliches  du 
candidat  d'opposition  devant  tout  un  village.  Des  commissaires 
de  police  ont  choisi,  pour  cette  exécution  d'un  nouveau  genre, 
les  jours  de  marché  dans  les  cantons''. 

Quand  les  affiches  sont  si  peu  respectées,  les  afficheurs  sont 
introuvables.  On  voit  des  candidats  l'éduits  à  s'armer  eux- 
mêmes  du  pot  à  colle  et  du  pinceau. 

A  Montpellier,  M.  Cbaramaule  dépose  au  parquet  sa  circu- 
laire. Il  y  apprend  que  l'ordre  est  donné  d'en  arrêter,  même 
par  la  force,  la  distribution  et  raffichage.  Il  veul  aller  jusqu'au 
bout  de  son  droit,  il  met  l'autorité  en  demeure  de  le  poursuivre. 
A  l'heure  dite,  la  police  est  là,  arrache  son  affiche,  à  peine  collée 
au  mur,  maison  ne  le  poursuit  pas. 

A  Béziers,  à  Limoges,  à  Paris  même,  on  arrête,  par  la  menace 

1.  Jufjcment  de  Lannion. 

2.  AtUiires  Gareau  (ti-il)unal  de  Mt-aux). 

3.  Protestation  de  M.  Adrien  Duniont  (Drônie).  Lettre  de  M.  le  procureur 
impérial  de  Nyons. 


LA   LUTTE   ELECTORALE  EN   1863.  81 

OU  la  saisie,  des  écrits  électoraux,  signés  des  candidats  qui 
avaient  l'audacieuse  prétention  d'enseigner  à  leurs  électeurs 
leurs  droits  et  leurs  devoirs. 

Dans  le  Gers,  dans  la  Seine-et-Oise,  dans  la  Haute-Loire,  la 
lacération  a  lieu  avec  éclat,  avec  ensemble. 

Dans  le  Lot-et-Garonne,  l'honorable  M.  Baze  rencontre  dans 
le  maire  de  Saint-Front  une  résistance  insurmontable.il  vient  ;i 
Villeneuve  cliercber  des  juges.  Le  président  lui  donne  une 
ordonnance  à  fin  d'assigner  un  fonctionnaire  récalcitrant.  Ce 
qui  se  passe  alors  est  inouï.  Le  parquet  défend  à  tous  les  huis- 
siers du  ressort  de  se  charger  de  l'assignation  avant  l'élection 
passée,  et  la  justice  du  pays,  bon  gré  mal  gré,  interrompt  son 
cours. 

Pendant  ce  temps,  le  candidat  officiel,  étalant  sur  le  papier 
immaculé  et  inviolable  que  se  réserve  l'administration  les  mérites 
qu'on  lui  prête,  et  les  harangues  qu'on  fait  pour  lui,  dispensé 
des  droits  de  timbre,  du  dépôt  au  parquets  des  soucis  de 
distribution  et  d'affichage,  attend  la  fin,  dans  le  repos  d'une 
bonne  conscience. 

in.  —  Coups  de  théâtre. 

La  sécurité  de  l'opposition  pendant  les  premiers  jours  de  la 
lutte  fut  admirable. 

L'atmosphère  était  paisible,  l'autorité  conciliante,  la  mauvaise 
volonté  cédait  devant  un  peu  d'énergie,  l'excès  de  zèle  s'attirait 
même,  en  certains  lieux,  de  douces  réprimandes;  l'administra- 
tion était  sur  pied,  non  bienveillante,  mais  recueillie  et  comme 
indécise. 

Il  y  eut,  partout,  un  moment  de  confiance  paradoxale  et  de 
folle  espérance. 

La  tactique  de  l'administration  était  profonde.  Ne  point  user 
ses  forces,  laisser  l'adversaire  s'éparpiller  ;  soi-même  se  concen- 
trer, attendre,  et  tout  réserver  pour  le  suprême  effort. 

La  victoire  fut  l'œuvre  des  huit  derniers  jours. 

1.  M.  Labiche,  candidat  à  Chartres,  se  présente  au  parquet  pour  déposer 
une  réponse  à  je  ne  sais  quel  écrit  en  style  villaçceois,  distribué  contre  lui.  Le 
procureur  impérial  lui  apprend  que  cet  écrit,  dtcait  un  acte  administratif, 
n"a  pu  être  déposé  au  parquet. 

G 


R-2  DlSCOUnS   ET   OFMMONS. 

C'élaiL  (le  bonne  guerre,  mais  la  guerre  a  son  droit  des  gens. 
Aflicher  à  la  dernière  heure,  se  servir,  à  ce  moment  suprême, 
des  paroles  ou  ûcs  actes  d'un  canditiat  qui  ne  peut  plus  répondre, 
est-ce  de  bonne  guerre,  même  sous  la  plume  d'un  préfet  qui 
combat  pour  son  gendre?  Ainsi  fit,  assure-l-on,  le  préfet  de 
Seine-et-Oise  contre  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire.  Prendre 
une  lettre  d'un  homme  public,  n'eu  duiiiicr  ([iic  la  moitié  à 
SCS  lecleurs.  garder  celle  ([ui  r\|ili(|iir  on  juslilii'  l'aulre,  ost-ce 
de  bonne  guerre,  comme  on  lit  la  vi'ille  du  vote  pour  "M.  de 
rJontalembert'? 

Ou  ne  discute  pas  avec  les  masses,  on  les  entraîne.  C'est  au 
di  ruier  moment  qu'on  les  décide.  Elles  sont  alors  à  qui  ose  les 
]in  luIre.  C'est  ainsi  que  les  campagnes  les  mieux  commencées 
[iciivent  finira  la  débandade. 

Quand  on  connaît  le  paysan,  on  sait  par  cœur  toutes  ses 
paniques,  et  l'on  |)Ourrail  les  noter  d'avance  : 

1"  C'est  un  ennemi  de  l'empereui-,  on  va  le  jjoursuivre  ; 

2"  Il  est  poursuivi  ; 

3"  On  I  ai'réte  ; 
la  première  un  peu  usée,  la  seconde  agissant  presque  à  coup 
sûr,  la  troisième  irrésistible. 

Le  comité  d'Aucii  avait  couvert  de  ses  affiches  tous  les  murs 
de  la  circonscription.  Sous  l'apparence  d'une  contravention  -, 
l'ordre  est  donné  de  les  arracher  en  masse.  L'exécution  a  lieu 
la  iiuil,  aux  fiandjeaux  ;  les  gendarmes  sont  là.  le  sabre  au 
poing....  Le  lendemain,  les  mandats  du  juge  d'instruction 
s'abattent  de  toutes  parts  :  il  en  tombe  trente  à  la  fois  dans  la 
circonscription.  Tout  de  suite,  le  bruit  se  répand  que  la  tête  du 
comité,  un  avocat,  un  grand  seigneur,  un  agent  de  change 
gémissent  sur  la  paille  des  cachots.  Panique  immense. 

Dans  le  Loiret,  le  vote  s'ouvre  par  une  leçon  d'histoire.  - 
Une  insurrection  à  Orléans,  l'hôtel  de  ville  envahi  par  l'émeute, 
la  garde  nationale  el  la  troupe  sauvant  la  société,  M.  Péreira  en 
])rison...  Quand  cela?  Il  y  a  douze  ans.  Le  journal  de  la  préfec- 
ture a  exhumé  cette  vieille  et  petite  alVaire.  La  préfecture  a  fait 
lire  l'article  par  tous  ses  maires,  en  guise  de  prône  électoral. 

1.  ]1  s'afrissait  du  vote  de  M.  ilc  Alontalemboi-t  contre  la  réduction  de  l'impôt 
pu  soi,  à  l'Assemblée  constiluuiite. 

2.  Il  y  a  eu  depuis  ordonnance  de  non-lieu. 


LA   LUTTE   ÉLECTORALE  EN   1S63.  ^3 

Par  malheur,  ce  récit  emphatique,  extrait  d'une   feuille   du 
4  décembre  I80I,  commençait  par  ces  mots  :  «  Hier  à  une  heure 
de  l'après-midi...  »  Les  paysans  crurent  ouïr  l'histoire  de  la 
veille,  et  le  scrutin  fut  un  sauve-qui-peut. 
^  La  logique  du  campagnard  est  brutale  comme  la  nature  qui 
l'entoure.  Poursuite,  arrestation,  emprisonnement,  sont  tout  un 
pour  sa  sociabilité  naïve.  Il  a  si  longtemps  plové  sous  des  tvi-an- 
neaux  du  village,  qu'il  a  gardé  dans  sa  longue  mémoire  je  ne 
sais  quelle  image  de  justice,  simple  comme  le  bon  plaisir,  expé- 
ditive  comme  l'oubliette.  Dans  ce  précieux  procès  du  garde  de 
Saif)t-Hilaire  déjà  cité),  il  y  a  un  trait  curieux  et  vrai":  c'est  le 
trouble  de  l'homme  indépendant,  civilisé,  spirituel,  devant  ce 
suballerne  dont  la  sotte  ardeur  le  menace  de  l'emmener  de 
force  au  commissaire.  «  Vous  connaissez,  messieurs,  dépose 
M.  de  Chergé,  le  préjugé  qui  existe  dans  les  campagnes,  pré- 
jugé salutaire  jusqu'il  un  certain  point:  toute  intervention  d'un 
agent  de  Tautorité  entraîne,  pour  celui  qui  en  est  l'objet,  non 
précisément  une  tache,  mais...  il  en  reste  toujours  quelque 
chose.  Je  voulais  donc  faire  mon  possible  pour  éviter  ce  quelque 
chose.  » 

Le  grand  art  est  de  réserver  jusqu'à  la  fin  ce  /Jeus  ex  machina 
C'est  ainsi  que  les  choses  se  passent  dans  l'Hérault,  dans  l'Isère, 
dans  la  Haute-Saône,  dans  la  Gironde.  A  Béziers,le  candidat  de' 
l'oppositionéchange  des  lettres  vivesavec  le  sous-préfet.  Unjour- 
nal  de  Paris.  —  faute  de  mieux,— publie  cette  polémique.  Mais 
M.  le  sous-préfet,  qui  ne  lit  pas  les  journaux  de  l'opposition,  se 
figure  qu'on  n'a  pas  pubhé  sa  réponse.  Aussitôt  un  placard 
administratif  dénonce  aux  quatre  coins  de  la  circonscription  et 
la  déloyauté  imaginaire  du  candidat,  et  les  poursuites  qui  com- 
mencent... M.  Floquet  les  attend  encore. 

Il  y  avait  de  vraies  poursuites  dans  la  fameuse  affaire  de 
M.  Casimir  Périer;  il  y  en  avait  contre  M.  d'Andelarre.  Des 
deux  procès,  la  justice  du  pays  a  dit  plus  tard  ce  qu'il  faut 
croire  Mais  quel  est  ce  droit  nouveau,  que  les  préfets  s'arrouent, 
d'aflichej-  des  poursuites  comme  on  affiche  des  arrêts  et  d'acco- 
ler dans  leurs  actes  publics  le  titre  d'un  délit  au  nom  d'un 
citoyen  ?  Verrons-nous  entrer  dans  nos  mœurs  ce  pilori  nré- 
ventif? 

Le  parquet  de  Grenoble  trouve  dans  une  lettre  de  M.  Périer 


84  DlSCOritS   KT   OIMMONS. 

U'  (IrliL  (rexciliUioii  à  l;i  haine  cl  an  iiirpris  (hi  Goiivornoment. 
Avec  la  (li'pr'che  du  prociirt'iir  .aénri'al,  M.  lo  pnMVt  compose 
une  iiîiTiieRso  afiiclie  :  imprimée  dans  la  nuit,  elle  part  pour  les 
communes  de  grand  nuilin,  le  jour  du  vole.  Sur  !e  placard,  il 
V  a  Tordre  à  tous  les  maires  d'afiicher  immédiatement  à  son  de 
trompe  et  de  tambour.  Là-dessus,  comme  de  juste,  les  commen- 
taires vont  leur  chemin  :  M.  Périer  est  en  prison,  disent  les 
plus  crédules  ;  il  sera  sûrement  arrêté,  selon  les  moins  timides; 
et  les  sages  estiment  qu'un  homme  ainsi  traité  pourra  dans  tous 
les  cas  bien  peu  pour  la  commune... 

Non  content  d'afficher  pendant  quatre  jours  «  que  le  marquis 
«  d'Andelarre  est  poursuivi  par  l'ordre  du  Gouvernement  de 
«  l'empereur,  pour  outrages  public  au  préfet  »,  le  premier 
magistrat  de  la  Haute-Saône  s'empare  d'un  jugement  prononcé 
le  30  au  soir. 

M.  d'Andelarre  était  déboulé  sur  une  exception  dilatoii'e  et 
condamné  aux  dépens.  Condamné...  le  mot  y  est;  c'est  assez  ; 
dans  la  nuit  on  pose  une  afliche,  c'est  le  jugement  du  30,  et 
l'on  n'a  pas  manqué  d'imprimer  le  grand  mot  en  énorme.»^ 
caractères. 

Si  tel  est,  même  à  distance,  l'effet  de  la  police  correctionnelle 
sur  des  imaginations  villageoises,  que  sera-ce  d'une  arrestation 
notoire,  au  moment  où  le  scrutin  s'ouvre? 

M.  Delmas  est  un  membre  du  conseil  municipal  de  Sainte- 
Foy-la-Grande  (Gironde),  c'est  de  plus  un  chaud  partisan  de 
M.  le  duc  Decazes  ;  il  ne  le  cachait  pas  et  agissait,  depuis  vingt 
jours,  en  conséquence.  Survient  le  conflit  de  dépêches  télégra- 
phiques que  nous  avons  conté  plus  haut,  au  sujet  du  chemin  des 
rives  de  la  Dordogne.  M.  Delmas  osa  le  commenter.  Deux  heures 
après,  on  l'arrêtait.  Et  le  lendemain  matin,  jour  du  vote,  au 
milieu  de  la  foule  tout  émue,  les  gendarmes  l'emmenaient  à 
Libourne.  Il  y  a  du  moins  un  délit,  un  réquisitoire,  un  commen- 
cement d'insli-uction?  Rien  de  tout  cela,  car  M.  Decazes  accouru 
put  obtenir,  le  jour  même,  du  procureur  impérial  de  Libourne 
l'ordre  d'élargissement,  sous  cette  condition,  dont  le  magistrat 
lui-même  a  pris  acte  devant  deux  témoins,  que  M.  Delmas  ne 

REPARAÎTRAIT  PLUS  A  SaINTE-FoY  JUSQU'a  LA  CLOTURE  DU 
SCRUTIN  ! 


LA  LUTTE  ÉLECTOHALE  EN   18G3.  85 


IV.  —  Le  scrutin. 

Charge  cVàmes  oblige.  Puisque  ratlministratioii  de  ce  temps- 
ci.  non  contente  de  faire  nos  affaires,  veut  faire  aussi  nos 
opinions,  puisqu'elle  croit  le  suffrage  universel  incapal)le  de 
marcher  sans  lisières,  il  est  prudent  de  le  laisser  seul  le  moins 
possible.  Il  est  logique  de  le  suivre  juscju'au  vote. 

Dans  notre  système  électoral,  ce  rôle  de  haute  confiance  est 
dévolu  aux  38  000  maires  de  l'empire. 

Les  esprits  libéraux  n'ont  plus  guère  d'illusions  sur  nos  gran- 
deurs administratives.  Les  sublimes  créations  du  premier  empire 
commencent  à  passer  de  mode.  Pourtant,  dans  ce  détachement 
général  et  salutaire,  quelque  chose  avait  trouvé  grâce  :  c'est  la 
fonction  des  maires. 

On  aime  à  croire  que,  si  près  de  sa  base,  l'autorité  change  de 
caractère.  Le  commandement  s'adoucit,  l'obéissance  parait  plus 
facile.  Le  fonctionnaire  n'est  payé  qu'en  honneur.  C'est  un  égal 
pris  parmi  des  égaux.  Il  tient  moins  du  magistrat  que  du  chef 
de  famille.  Ce  qui  domine  en  lui,  c'est  le  côté  traditionnel,  bien- 
veillant, tutélaire.  Parmi  ces  gens  de  labeur  que  le  besoin  courbe 
sur  la  glèbe,  il  représente  l'idée  générale,  l'aspiration  un  |ieu 
plus  haute  :  il  est  le  Mieux,  quand  il  le  veut;  il  est  le  Mal,  pour 
peu  qu'il  abuse. 

Sous  le  règne  du  suffrage  universel,  un  maire  de  campagne 
aura  toujours,  quoi  qu'on  fasse,  une  action  électorale  considé- 
rable. Iniluence  inoffensive,  si  elle  n'a  pour  mesure  que  la 
confiance  que  le  maire  inspire  ;  infiuence  légitime,  quand  elle 
ne  serait  pas  inévitable.  Hiérarchie  naturelle  et  libre,  qui  n'a 
rien  que  de  conforme  à  la  plus  rigoureuse  démocratie.  .\  une 
condition  pourtant,  c'est  que  cette  intervention  ne  conservera 
})as  le  caractère  impérieux,  l'allure  agressive  et  intolérante 
qu'elle  a  fait  voir,  en  tant  de  lieux,  durant  les  élections  der- 
nières. 

N'en  déplaise  aux  grands  docteurs  d'une  bureaucratie  dédai- 
gneuse, ils  avaient  du  bon,  ces  maires  sans  arrogance  des 
époques  parlementaires,  qui,  sortant  des  conseils  élus, 
comptaient  avec  autre  chose  que  le  bon  plaisir  d'un  sous-pi'éfet, 
qui  voyaient  à  côté  d'eux  leurs  vrais  juges  et  leurs  vrais  maîtres. 


86  DISCOURS   ET   OPINIONS. 

et  qui  porlaient  dans  leur  C(cur  cette  l'évrrence  de  l'administ'.-ô 
qui  est  le  coramencenieiit  de  la  sagesse  pour  radniinistrateui-. 
Nous  avons  changé  tout  cela:  vienne  un  conflit,  ce  n'est  pas  le 
maire  qui  aui'a  tort.  Les  conseils  municipaux  seront  plutôt 
dissous,  et  les  connnunes  livrées  à  la  régie  des  commissions 
administratives.  Les  maires  le  payent  par  un  peu  {ihis  de 
dépendance  en  haut  :  plus  de  latitude  en  bas  les  dédommage. 

Ainsi  vont  depuis  dix  ans  les  alîaires  communales,  sans  bruit 
d'ailleurs  et  sans  effort,  comme  vont  longtemps  toutes  choses 
en  France.  Ces  roitelets  de  village  expriment  eux-mêmes,  avec 
naïveté,  l'idée  qu'ils  ont  fini  par  prendre  de  leur  pouvoir.  Un 
candiihit  en  tournée  dans  le  Var  recueille,  chemin  faisant,  des 
déclarations  de  ce  genre  :  «  La  commune  est  à  moi.  je  dirige 
«  ses  actions  ;  un  maire  est  fait  pour  (jue  sa  commune  ne  voie 
«  que  par  ses  yeux.  »  Et  si  l'on  olijecte  à  M.  le  maire  que  sa 
commune  s'appartient,  comme  le  reste  de  la  France,  il  répond 
vivement  :  «  Ma  commune  n'(^st  pas  la  France  I  »  Voilà  un 
homme  éclairé  et  qui  connaît  la  raison  des  choses'.  Un  autre, 
voyant  l'opposition  surgir,  disait  avec  humeur:  «  Vous  auriez- 
dû  laisseï'  mes  élections  libres!  »  Celui-ci  s'empo!-te,  aux 
approches  de  la  grande  épreuve,  et  s'en  va  partout  criant  «  que 
c'est  indigne,  (|u'on  lui  fait  de  l'opposition,  iju'on  lui  soulève 
sa  population  ».  Et,  pour  peu  que  le  ciel  se  trouble  ou  qu'un 
échec  paraisse  possible,  M.  le  maire  laisse  voir  les  profondes 
alarmes  de  son  cœur,  réunit  le  village,  parle  de  ses  services, 
déclare  qu'il  s'agit  moins  du  candidat  que  de  lui-même,  et  que. 
si  l'on  veut  «  voter  mal  »,  il  aime  mieux  tout  de  suite  donner  sa 
démission-. 

Dans  une  machine  adminisli'alive  aussi  parfaite  que  la  lujire. 
les  délails  curieux  abondent.  Il  y  a  un  rouage  seci'cl.  mal  connu, 
mais  important,  et  qui  a  sa  [)lace,  sa  tliéorie,  surtout  sa  pi-a- 
li(pu'  :  c'est  le  l'es.'^oi't  ilc  l'excès  de  zèle.  Entre  ce  (pie  dit  le 
minisire  et  ce  ipie  l'ont  les  maires,  la  distance  [laraît  grande,  et 
[lourianl  l'un  inqdiipu'  l'autre.  Quand  le  ministre  de  l'intérie'ur 
met  au  ban  de  l'empire  des  gens  qui  l'acclamaient  et  le  faisaient 
naguère,  dans  les  bureaux  on  sait  ce  (pu'  C(da  veut  dire  :  façon 
d'écailei'  des  affaii'es  (piati'e  ou  cin(|  liMes  qu'on  croit  rétives. 

1.  Carnoiilos  (Var).  Protcstati  <:\  dr  M.  I'hili.<. 
-2.  Atliclie  du  maire  de  Saiiit-Tliiln-ry  (Iléraull). 


LA    LUTTE  ÉLECTORALE  EN   18G3.  87 

Les  préfets  vont  déjà  plus  loin.  Ce  sont  eux  qui  accréditonl  ce 
préjupé  vulgaire  que  l'empereur  en  personne  distribue  aii\ 
députés  (les  bons  points  et  des  candidatures.  Ils  se  chargent  de 
préclier  aux  maires  le  succès  et  «l'énergie».  Ce  thème  est 
répété  sur  tous  les  tons;  après  les  préfets,  les  sous-préfets  s'en 
emparent  ;  les  dépêches  succèdent  aux  dépêches,  les  oi"dres  se 
mêlent  aux  prières.  Un  maire  campagnard  ne  tient  pas  devant 
ces  appels  pressants  et  personnels,  devant  ce  Ilot  de  corres- 
pondances. Il  croit  de  toute  son  âme  à  quelque  grand  péril  de 
l'État  et  de  l'Empereur.  A  son  tour,  il  se  met  en  campagne, 
avec  son  dévouement  robuste,  sa  légalité  primitive,  sa  grosse 
raison  d'État  de  soldat  et  de  laboureur. 

Ne  jugeons  pas  ses  actes  à  nos  mesures.  La  morale  est  telle 
que  l'a  faite  le  milieu  où  elle  a  pu  grandir,  et  la  moralité  poli- 
tique, qui  manque  si  souvent  dans  les  régions  plus  hautes,  où 
Ihomme  des  champs  l'aurait-il  apprise? 

Un  maire  de  campagne  qui  a  du  zèle  ne  se  contente  pas  de 
disti-il)uer  lui-même,  de  maison  en  maison,  les  Imiletins  de 
«  monsieur  le  préfet  »,  il  les  marque,  pour  les  reconnaître,  les 
parafe,  les  numérote  S  sans  le  plus  léger  remords. 

II  empêche  qu'on  affiche  les  circulaires  des  opposants;  il  met 
les  gendarmes  aux  trousses  d'innocents  distributeurs;  mais  c'est 
dans  la  paix  de  sa  conscience. 

Quand  il  engage  les  électeurs  de  voter  «  dans  l'intérêt  de  leurs 
chemins-  ».  quand  il  fait  luire  à  leurs  yeux  éblouis  l'appât  d'une 
maison  d'école,  d'une  grosse  somme  pour  leur  église,  il  ne  leur 
glisse  pas,  comme  on  ferait  à  la  ville,  ces  promesses  à  l'oreille, 
il  les  affiche,  il  les  proclame,  il  monte  au  prône,  comme  à 
Kermaria,  à  la  grand'messe  du  matin  du  vote,  et  le  curé  lui 
cède  la  parole  ^ 

Enfin,  s'il  fait  pi'oclaraer,  sur  la  place  du  village,  que  les 
bulletins  du  candidat  de  l'opposition,  apportés  par  la  poste,  ne 
sont  pas  '1  les  bons^  »,  qu'ils  ne  valent  rien  pour  le  vote,  et  que 
«  les  bons  »,  lui  seul  les  connaît,  lui  seul  les  distribue,  c'est 

1.  Exemples  :  dans  le  Doiibs,  dans  la  Creuse,  etc. 

2.  Le  maire  de  Proveysieux  (Isère). 

3.  A  Kermaria  (Côtes-du-Nord),  M.  le  maire  interrompit  Toffice  du  matin 
pour  iiromettre  aux  paroissiens  assemblés  10  000  francs  pour  l"ég[ise,  s'ils 
allaient  tous  voter  en  faveur  de  M.  de  Latour. 

4   Dans  le  Ilaut-lihin. 


88  DISClMltS    ET   Ul'IMO.NS. 

rjn'il  csl  convaincu.  —  toiirz-lc  pour  certain,  —  qu'en  temps 
élrdoial  autant  f|u"en  temps  de  guerre,  la  ruse  est  licite  et 
l'enihuscade  permise. 

Kn  tous  pays  du  monde  un  jour  de  scrutin  est  un  .urand  jour. 
Jour  d'effusion,  de  liberté,  de  royauté  populaire.  Les  «  huslings  » 
d'Angleterre  sont  célèbres  pour  leurs  joies  bruyantes,  leurs 
luuiuites,  leurs  galas,  leui's  barangues.  En  France,  s'il  y  a  fête, 
elle  reste  au  plus  pi'ofond  des  cœurs. 

(Aîpendant,  c'est  un  dimancbe.  Les  paysans  viennent  tous  à 
la  messe  matinale,  pour  assistera  l'ofllce,  le  plus  grand  nombre 
pour  causer  sur  le  parvis.  Mais,  ce  jour-là,  tout  le  monde  entend 
la  messe,  car  les  gendarmes  sont  sur  la  place  et  défendent  les 
attroupements.  Ni  bruit,  ni  cbants,  ni  groupes,  ni  discours  en 
plein  vent.  Si  quelque  voix  s'élève,  c'est  celle  d'un  maire  emporté 
par  le  zèle,  d'un  commissaire  de  police  entbousiaste,  d'un 
fonctionnaire  qui  ne  peut  se  contenir'.  Les  groupes,  c'est  la 
police  qui  les  forme.  Ils  sont  aux  abords  du  scrutin,  ils  en 
obstruent  les  portes,  en  gardent  les  avenues.  Il  y  a  là  toute  la 
force  publicjue  que  la  commune  peut  mettre  sur  pied,  tout  ce 
qu'elle  compte  de  petits  fonctionnaires,  les  ludletins  ofliciels  à 
la  main,  i-econnaissant,  interpellant,  exbortant  les  électeurs. 
Ceux-ci  passent  en  silence,  entrent  dans  la  salle,  votent,  et 
s'esquivent. 

Le  secret  du  vote  est  l'ordre  de  la  loi  ;  il  est  aussi  sans  doute 
le  vœu  de  l'administration.  Contre  lui  pourtant,  que  de  choses 
conspirent!  la  nature  du  papier,  l'épaisseur  du  caractère,  la 
forme  du  bulletin,  sa  transparence.  On  cite  un  candidat  gouver- 
nemental, déjà  célèbre  par  d'autres  titres,  qui  remplaça,  dans 
une  seule  nuit,  celle  qui  précédait  le  vote,  tous  ses  bulletins  par 
d'auti'es  imprimés  sur  papier  diaphane.  Notez  aussi  l'envoi  des 
l)ullelins  officiels,  piqués  ou  collés  avec  les  cartes  d'électeurs, 
et  dès  lors  faciles  à  reconnaître-.  Ce  sont  les  seuls,  d'ailleiu-s, 
en  beaucoup  d'endroits,  (pie  le  bureau  soulfre  sur  sa  laljle: 
l>rati(iue  illégale,  mais  que  certains  préfets  recommandent  ^ 
Tout  cela  ne  vaut  pas  de  bons  distributeurs. 

1.  V.  les  protestations  de  Cavaillon,  de  Millau,  do  Morannes  (Maine-et- 
Loire  î. 

2.  Usage  à  peu  pros  iwiivcrsel. 

3.  Dépêche  du  préfet  de  Lot-et-Garonne,  adressée  aux  maires  de  la  eircon- 


LA   LUTTE   ÉLECTOUALE   EN    1863.  89 

(  A  Cavaillon,  pendant  les  deux  joui's  du  vote,  le  commis- 
saire de  police,  entouré  d'une  vingtaine  d'aaents  de  l'autorité  : 
gardes  champêtres,  gardes-canaux,  cantonniers,  fourriers  de 
ville,  secrétaires  de  la  mairie,  ofliciers  de  pompiers  el  gen- 
darmes, est  l'esté  en  permanence  dans  les  pas-perdus  de  l'hôtel 
de  ville,  seul  endroit  par  où  les  électeurs  pouvaient  passer  pour 
se  rendre  à  la  salle  du  scrutin.  Là,  à  mesure  que  les  électeurs 
de  la  campagne  arrivaient,  ils  étaient  entourés  par  les  agents 
de  l'autoiité,  qui  leur  faisaient  exhiber  non  seulement  leurs 
cartes  d'électeurs,  mais  aussi  leurs  bulletins  de  vote;  et  si 
ceux-ci  portaient  le  nom  du  candidat  de  l'opposition,  ils  étaient 
enlevés  de  leurs  mains  et  remplacés  par  d'autres  au  nom  du 
candidat  ofliciel  '.  » 

A  Milhau  (Aveyron),  trait  pour  trait,  la  scène  est  la  même-. 
Et  Milhau,  Cavaillon  sont  des  villes. 

Que  sera-ce  donc  des  petits  villages  ? 

A  Candebi'oude,  dans  l'Aude,  au  sommet  de  l'escalier  qui 
conduit  à  la  salle  du  vote,  on  a  placé  le  buste  impérial  entouré 
de  l'écharpe  du  maire.  Les  bulletins  ofllciels  y  reposent  dans 
les  plis  des  trois  couleurs.  Au-dessous  de  l'image  auguste,  le 
maire  a  écrit  :  «  Venez  me  défendre  à  l'arme  blanche...  avec 
des  bulletins  »  (a  ajouté  le  judicieux  instituteur).  Un  garde, 
oi'né  de  la  plaque  de  ses  fonctions,  les  prend  et  les  distribue  ^ 
Avouons  qu'il  faut  quelque  assurance  à  un  pauvre  homme 
venant  de  son  hameau  pour  traverser,  tète  haute,  la  haie  des 
fonctionnaires,  depuis  le  garde  champêtre  qui  le  suit  de  l'œil, 
jusqu'au  maire  qui  le  voit  venir.  Il  y  en  a  qui  s'en  vont  sans 
votei-.  «  J'ai  trouvé,  dit  naïvement  l'un  d'eux,  M.  le  maire  et 
l'instituteur  sur  la  porte,  si  indisposés  à  voter  pour  l'opposition, 
que  je  m'en  suis  allé  sans  déposer  mon  vote"*.  » 

Tout  est  simple  d'ailleurs  pour  les  gens  simples. Les  bulletins 
opposants  sont  reconnus.  On  cite  des  maires  de  village  qui 
n'ont  pas  scrupule  de  les  ouvrir.  Indiscrétion  toute  fami- 
lière, sans    doute,  comme  les    admonestations    qui   l'accom- 

scription  de  Villoncuve-crAgen,  le  jour  du  vote.  —  Article  du  Journal  de  la 
Viorne,  du  30  mai. 

1.  Protestation  signée  par  cent  électeurs. 

2.  Protestation  signée  par  cent  quarante  électeurs. 

3.  Protestation  de" AL  Maliul. 

4.  Dossier  des  élections  du  Gers. 


90  niSCOUHS    KT   OF-IMONS. 

pa.tiiienl.  mais  un  von  tfop  palrrnolle  {loni-  un  jour  do  scrutin  î 
Tel  est  lo  fonds  comiuuu  {\t'^  êlorlions  ciiampèlres.  Quelques- 
unes  y  tranclienl  à  leur  manière.  On  s'y  ê.aaic,  on  y  chante,  on 
y  lioit.  à  Taniilaise.  L'enlhousiasme  déijorde,  les  auberges  sont 
pleines.  C'est  un  financier  ()ui  célèbre  ses  premières  noces  avec 
la  politique.  Les  vins  du  Roussillon  coulent  à  la  gloire  de 
M.  Pereire.  Dans  l'Aveyron,  les  gens  font  ripaille  en  l'honneur 
de  M.  Calvet-Rogniat.  Dans  le  village  de  Liaucous,  on  parle 
d'un  veau  égorgé  la  veille  du  vote  et  débité  aux  électeurs,  sous 
celle  devise  :  «  Veau  de  M.  Calvet.  »  Péché  véniel,  sans  doule, 
de  festoyer  son  monde.  J'aime  moins  ces  aumônes  qui  se  font 
le  Jour  du  vote.  Ainsi,  an  village  de  Ségur,  des  électeui's 
ont  reçu,  sous  le  pli  qui  appoi-tail  leur  carte- et  les  bulletins 
(ïalvel,  ^/es  fj(ms  d'un  franc  payables  le  jour  du  vote.  Les  bons 
sont  là... 

Kn  Alsace,  comme  en  Flandre,  la  politique  a  de  tout  temps 
roulé  des  flots  de  bière.  A  Mulhouse  et  dans  sa  banlieue, 
M.  Gros  représente  le  gouvernement,  M.  Tachard  l'indépen- 
dance. Tous  deux  sont  riches,  et  les  sceptiques  diront  qu'on  a 
dii  boire  dans  les  deux  camps.  En  tout  cas,  un  trait  curieux 
séjiai'o  essentiellement  la  liesse  gouvernementale  de  la  liesse 
de  l'opposition.  Le  bruit  s'est  répandu,  dans  deux  communes 
du  canton  de  Guebwiller,  que  ceux  qui  voteraient  pour  M.  Gi'os 
aui'aient  à  boire  le  jour  du  vole.  Il  suffirait  de  porter  du  scrutin 
au  cabaret  sa  carte  d'électeur.  L'aidiergiste  reconnaîtrait  les 
siens.  En  effet,  voici  la  scène  ;  tandis  (|ue  le  mai-re  met  un 
bidlelin  dans  l'urne,  l'adjoint  prend  la  carte  de  l'électeur, 
regarde  le  maire,  et  sur  un  signe,  y  fait  une  corne,  tantôt  à 
droite,  tantôt  à  gauche.  La  coi'ne  droite  est  la  mariiue  des  élus, 
la  gauche  indique  ceux  qui  ne  boiront  pas.  Le  second  jour,  dans 
un  des  bureaux,  les  assesseurs  s'impatientèrent  de  ce  manège. 
On  en  prit  note  au  procès-verbal,  et  c'est  ainsi  qu'est  venu 
jusqu'à  nous  ce  tableau  de  mœurs,  digne  des  crayons  d'Hogarlh. 
A  côté  de  ce  laisser-aller,  toute  autre  chose  paraît  bien  pâle. 
Ainsi  la  loi  a  entouré  d'un  soin  minutieux  toutes  les  phases  de 
racle  souverain,  depuis  le  momeni  où  l'urne  s'ouvre  jusqu'à 
l'instant  où  l'arrêt  populaire  en  sort.  Les  heures,  les  lieux,  les 
assistants  légaux,  les  clefs  (|ui  fciinent  l'urne,  les  bandes  qui 
doivent  la  recouvrir,  le  dépoiiillfiui'ul,  les  scrutateurs,  tout  est 


LA  LUTTE   ELECTORALE   EN   1803.  91 

prévu,  réglé,  distribué  :  l'ordre  est  parfait  et  la  sécurité  léualc 
incomparalile.  Les  préfets  ont  touché  les  preniiei's  ;i  cet  édilicr 
(le  gai'anlie.  La  loi  prescrit  pour  Touverfure  une  heure  unifoinir 
dans  toute  la  France  ;  les  préfets  ont  défait  la  loi  ^  Une  à  une. 
toutes  les  formalités  protectrices  se  sont  émieltées  sous  la  main 
(les  maires.  Les  sous-préfets  gémissent  du  petit  nombre  de 
procès -verbaux  en  bonne  forme  qui  leur  arrive  des  communes 
rurales.  Il  y  a  eu  des  conseillers  municipaux  expulsés  du  bureau 
par  les  maires  pour  avoir  fait,  sur  la  façon  dont  l'urne  était 
placée,  une  observation  indiscrète^  AHerrin(Nord),le  dimanche 
soii',  un  électeur  veut  assister  à  la  fermeture  de  la  boîte  :  le 
maire  le  chasse;  il  sort  sans  mot  dire  :  une  heure  après,  les 
gendarmes  l'arrêtent  et  le  conduisent  à  Valenciennes,  où  le 
procureur  impérial  le  relâche. 

Le  premier  inconvénient  de  ces  vivacités  municipales,  c'est 
de  violer  la  loi  au  delà  de  toute  mesure;  le  second,  qui  doit 
faire  réfléchir  l'administration  la  plus  haute,  c'est  de  soulever 
dans  les  communes  des  émeutes  de  déliances.  Partout  où  les 
maires  en  ont  fait  à  leur  tête,  le  paysan  se  trouble,  et  l'on  voit 
déliter  les  électeurs  qui  déclarent  qu'ils  étaient  30  à  voter  poui* 
3L  X.  et  qu'il  ne  s'est  trouvé  que  'lo  X.  au  dépouillement.  On 
cherchera  peut-être  dans  ce  recueil  quelques-uns  de  ces  témoi- 
gnages. On  ne  les  y  trouvera  pas.  Pourquoi  ?  Lecteur  bienveil- 
lant, écoutez  cette  histoire  : 

Dans  un  petit  village  de  l'arrondissement  de  Mirecourt.  l'urne 
électorale,  manquant  de  serrures,  avait  été  fermée,  le  dimanche 
soir,  par  une  bande  de  papier  collée.  Quand  on  reprit,  le  lundi 
malin,  la  suite  des  opérations  légales,  le  garde  champêtre  de  la 
commune  s'avisa  d'observer  que  la  bande  de  papier  n'était  pas 
la  même  qu'il  avait  vue  la  veille  au  soir.  A  tort  ou  à  raison,  il 
en  jugeait  ainsi,  tant  et  si  bien  que  ce  garde  —  unique  dans  son 
génie — s'en  alla  porter  plainte  au  parquet  de  3Iirecourt.  Que 
croyez-vous  qu'il  en  arriva?  Le  lendemain,  la  justice  se  trans- 
portait à  Savigny,  mais  c'est  contre  le  garde  qu'elle  informait. 

1.  Lf;  ministre  les  y  a  autorisés  par  une  circulaire  qu'on  ne  retrouve  pas 
nu  Hul/etin  officiel.  En  certains  lieux,  le  changement  aux  heures  léirales  a 
(■■ti:  annoncé  un  peu  à  l'avance;  dans  d'autres  communes,  l'heure  indiquée 
sur  les  cartes  dillére  de  celle  de  l'ouverture  réelle  des  opérations  électorales. 

■2.  \  Muulon  (Gironde). 


92  DISCOURS  ET  OPINIONS, 

Traduit  pniir  fausse  nouvelle  devant  la  iiolice  correctionnelle,  il 
n'en  réciiajipa  qu'à  la  Cour. 


V.  —  Conclusion. 

Il  faut  maintenant  laisser  la  parole  aux  documents  eux-mêmes, 
seulement  eflleurés  dans  les  pages  qui  précèdent.  Ce  livre  n'est 
ni  une  dissertation,  ni  une  polémique,  ni  un  réquisitoire  :  c'est 
une  enquête.  Le  fait  n'y  marche  qu'escorté  de  ses  preuves. 
Quelque  enseignement  aussi  doit  m  sortir.  11  iio  faut  pas  craindre 
d'étudier  sur  le  vif  la  vie  politique  contemporaine.  Les  gouver- 
nements et  les  peuples  ne  sont  dignes  qu'à  la  condition  de 
résister  à  cette  épreuve.  Tout  savoir  est  le  devoir  des  uns,  tout 
voir  est  le  di-oit  des  autres. 

Nous  tenons  à  le  dire  :  ce  n"est  pas  le  principe  du  suffrage 
universel  qui  perdra  quelque  chose  aux  indiscrétions  de  cette 
histoire.  Le  suffrage  universel  n'est  pas  seulement  une  insti- 
tution sacrée  et  souveraine,  c'est  toute  une  politique  et  presque 
un  symhole.  Il  n'est  pas  seulement  le  fait,  le  Droit,  le  Juste,  il 
est  aussi  l'Inévitahle.  Il  est  tout  le  présent  et  il  est  tout  l'avenir. 
Le  suffrage  universel  est  l'honneur  des  multitudes,  le  gage  des 
deshérités,  îa  réconciliation  des  classes,  la  vie  légale  pour  tous. 
C'est  en  lui  seul  qu'il  faut  désormais  vivre,  espérer  et  croire. 

Même  ennemi,  il  faut  l'aimer.  On  a  dit  des  gouvernements 
qu'ils  n'étaient  pas  des  tentes  i)Our  le  repos  :  il  faut  penser  de 
la  lihcrté  qu'elle  n'est  pas  seulement  un  portique  pour  la  vic- 
toire. C'est  à  vous  de  justilier  la  liherté,  en  la  faisant  assez 
large  pour  emiM-asser,  sans  hypocrisie  comme  sans  violence, 
tous  les  intérêts,  tous  les  droits,  toutes  les  classes  ;  —  assez 
simple,  pour  être  désormais,  non  seulement  le  dieu  du  petit 
nomhre,mais  le  hien  des  masses,  des  ignorants,  des  pauvres;  — 
assez  calme  pour  n'efîrayer  personne,  assez  radieuse  pour 
éclairer  lout  le  mon<le. 

Ce  qui  sort  désormais  jugé  de  la  lutte  électorale,  ce  qui 
demeure  vaincu  pai-  sa  propre  victoire,  ce  n'est  ni  le  sutTrage 
nniversi'l,  ni  le  Couvernement  :  c'est  la  pi-atique  des  candida- 
tures administratives.  Ce  qui  a  donné  là.  une  fois  encore,  son 
dernier  mot  et  sa  mesure,  c'est  la  centralisation  exhorbitante 


LA   LUTTE   ELECTORALE  EN    1863.  93 

qui  nous  afflige.  G"est  par  elle  seule  que  le  régime  des  candida- 
tures oflicielles  est  possible.  La  plaie  est  là.  Quand  un  gouver- 
nement réformateur  osera-t-il,  voudra-t-il  y  porterie  fer^? 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  permis  de  dire  que  ce  système  élec- 
toral s'est,  pour  la  dernière  fois,  montré  devant  la  Fi"ance.  Il 
est  désormais  relégué  au  nombre  des  expédients  dont  l'iiistoire 
est  pleine.  Dans  six  ans,  le  Gouvernement  ne  le  reprendra  pas. 

Donnera-t-il  du  moins,  pendant  les  vingt  jours,  cette  liberté 
de  l'éunion,  sans  laquelle  le  libre  choix  des  électeurs,  la  délibé- 
ration sérieuse  et  vivante  est  au  moins  difflcile?  Nous  ne  savons. 
Mais  il  se  posera  du  moins  un  cei'tain  nombre  de  questions 
graves,  qui  importent  au  droit  du  pays  et  à  la  dignité  du 
pouvoir. 

Le  suffrage  universel,  tel  qu'il  est  pratiqué,  est-il  entouré  de 
toutes  les  garanties  de  lumières  et  d'indépendance  que  Tesprit 
de  nos  lois  lui  assure  ? 

Le  secret  du  vote  est-il  suffisamment  protégé?  Les  campagnes 
continueront-elles  de  voter  sous  l'œil  des  maires?  Peut-on 
laisser  plus  longtemps  la  pi'ésidence  des  opérations  électorales 
à  cette  classe  de  fonctionnaires  ? 

Les  circonscriptions  électorales,  mémo  rétablies  dans  l'ordre 
qu'indique  la  nature,  ne  seront-elles  pas  toujours  trop  étendues? 
Ne  faut-il  pas,  pour  les  rendre  accessibles,  en  augmenter  sensi- 
blement le  nombre?  Les  sections  de  vote  ne  sont-elles  pas  trop 
disséminées  ?  Entre  la  commune,  bien  souvent  trop  petite,  et  le 
canton,  parfois  trop  grand,  ne  peut-on  trouver  un  sage  inter- 
médiaire? 

Les  majorités  ne  font  pas  lout  par  le  temps  qui  court.  Plus  on 
avance,  plus  il  devient  clair  qu'à  côté  des  suffrages  qui  se 
comptent  il  y  a  les  suffrages  qui  se  pèsent  ;  que  les  minorités  sont 
rélément  obscur,  l'inconnue  qu'il  faut  dégager,  l'aiguille  pro- 
pliétique  sur  laquelle  le  pouvoir  doit  avoir  l'œil  fixé  dans  un 
pays  libre. 

Aujourd'hui,  comme  en  18.37,  le  gouvernement  a  réuni  plus 
de  cinq  millions  de  suffrages.  Mais  l'opposition  qui  ne  comptait, 

1.  «  ...  Je  fais  également  étudier  une  loi  destinée  à  augmenter  les  attri- 
»  hutions  des  conseils  généraux  et  communaux,  et  à  remédier  à  l'excès  de  la 
"  centralisation.  » 

{Discours  de  VEmpereiir  à  Vouvertiu-e  des  Chambres,  le  5  novembre.) 


94  DISCOIHS    KT   (H'IMONS. 

il  va  <'iiu|  ans,  ([iic  660  OOO  voix,  priil  en  luonircr  aiijoiinl'lnii 
toul  pivs  (le  deux  millions.  Ajoiiloz  les  majorités  trioiiiphanles 
(loiil  Paris  se  fait  lionneur;  faites  le  compte  des  voix  des  villes, 
qui,  mises  à  part  des  voix  des  campagnes,  ont  constitué  presque 
partout  l'administration  en  état  de  défaite  flagrante. 

Les  questions  politiques  peuvent  se  poser  sur  deux  terrains: 
le  terrain  légal,  le  terrain  révolutionnaire.  Les  questions  révo- 
lutionnaires ne  se  résolvent  que  par  la  force;  les  questions 
légales  s'éclairent  par  la  discussion,  s'atténuent  par  les  conces- 
sions, se  décident  par  la  prudence.  Malgré  les  provocations  et 
les  imprudences,  la  question  électorale  ne  s'est  pas  posée  sur 
le  terrain  révolutionnaire  ;  l'opposition  a  partout  accepté  la 
constitution  et  la  dynastie;  les  minorités  n'ont  pas  volé  conti-e 
l'Empire.  Jamais  aspiration  plus  libérali^  ne  fut  plus  maripiée, 
plus  légale,  plus  franche  ;  jamais  avertissement  plus  modéré, 
plus  respectueux,  plus  paisible  ne  fut  donné  au  pouvoir.  El  si 
le  Gouvernement  reste  sourd  aux  lointaines  rumeurs  de  la 
lil)erté  qui  s'avance,  qu'il  regarde  autour  de  lui  tomber  l'un 
après  l'autre  les  soutiens  des  temps  de  dictature,  et  que  le  vide 
inattendu  qu'un  seul  homme  a  pu  laisser  dans  son  système,  lui' 
montre  qu'au  temps  où  nous  sommes,  il  n'y  a  que  les  institutions 
libres  qui  soient  sûres  de  ne  pas  mourir. 

Quant  au  pays,  attentif,  réveillé,  revenu  de  ses  vaines  terreiu's, 
épiis  de  nouveau  de  contrôle  et  de  garanties,  paisible  comme 
on  l'est  dans  la  loi.  patient  comme  tout  ce  qui  dure,  uni  dans 
un  vœu  légal,  dans  une  aspiration  commune,  où  les  vieilles 
rancunes  disparaissent,  où  les  partis  s'apaisent  et  se  fondent. — 
il  attendra  longtemps  peut-être,  mais  à  coup  sûi',  ce  que  nulle 
force  au  monde  ne  peut  refuser  à  une  nation  qui  le  demande  : 
la  Liberté  ! 

Le  Procès  des  Treize. 

le  rôle  important,  (pravait  joué  M.  .iules  Ferry  dans  la  lutte 
ék-ctorale  de  1<S6;J  lui  procura  j'iionneur  d'être  poursuivi  avec  les 
chefs  du  parti  liliéral  et  de  figurer  au  Procès  des  Treize,  qui  s'ouvrit 
le  5  août  1864  devant  la  sixième  Ctiambre  du  Tribunal  de  la  Seine. 

Quelques  mots  d'explication  sont  ici  nécessaires. 

Dans  Ja  soirée  du  dimanche  13  mars  1864,  huit  jours  avant  l'ou- 
verture du  scrutin  pour  l'élection  de  deux  députés  dans  la  première 


LE   PROCÈS   DES   TREIZE.  95 

et  la  cinquième  circonscription  de  la  Seine,  une  réunion  électorale, 
tenue  chez  l'un  des  candidats,  M.  Garnier-Pagès,  et  à  laquelle 
assistait  M.  Carnot,  candidat  dans  la  première  circonscription,  lut 
dissoute  par  la  police.  En  même  temps  une  perquisition  fut  faite 
chez  M.  Dréo,  gendre  de  Garnier-Pagès  et  habitant  la  même  maison. 
Plusieurs  correspondances  furent  saisies.  Aucune  suite  ne  fut 
d'abord  donnée  à  cette  afTaire,  mais  le  16  juin,  de  nouvelles  per- 
quisitions furent  faites  chez  divers  citoyens  (alors  que  la  session 
législative  était  close  depuis  le  i'8  mai)  et,  à  la  date  du  2!  juillet,  une 
ordonnance  de  M.  de  Gonet,  juge  d'instruction,  renvoya  MM.  Gai"- 
nier-Pagès,  Carnot,  Dréo,  Hérold,  Clamageran,  Floquet,  J.  Ferry, 
Durier,  Corhon,  Jozon,  Hérisson,  Melsheim  et  Bory  devant  le  Tri- 
bunal de  police  correctionnelle  de  la  Seine,  sous  la  prévention 
d'avoir  en  1863  et  1864,  tait  partie  d'une  association  dont  le  siège 
était  à  Paris,  ladite  association  composée  de  plus  de  vingt  peisonnes 
et  non  autorisée. 

Les  plus  illustres  avocats  :  J.  Favre,  Grévy,  Marie,  Dufaure, 
Sénard,  Picard,  Hébert,  etc.,  se  disputèrent  l'honneur  de  défendre  les 
prévenus.  L'avocat  de  M.  Jules  Ferry  était  M.  Rerryer. 

A  l'audience  du  5  août  M.  Dobignie,  président  de  la  6'"  Chambre, 
procéda  à  l'interrogatoire  des  prévenus.  Voici  en  quels  termes 
s'exprima  M.  Jules  Ferry  ^  : 

«  M.  Lt  PaûsiDKtsT.  —  Faisiez-vous  partie  du  Comité? 

M.  Ferry.  J'ai  pris  part  à  ti^ois  espèces  tl'actes.  J'ai  fait  partie 
d'une  réunion  de  jurisconsultes  et  d'avocats  qui  se  sont  mis  à 
la  disposition  des  électeurs  depuis  plusieurs  années,  en  tout 
temps,  à  toute  heure,  en  dehors  de  toutes  les  opérations  élec- 
torales. J'ai  été  memhre  de  plusieurs  comités  électoraux,  qui 
ont  agi  électoralement  pendant  la  période  légale.  Enhn,  j'ai 
entretenu  des  correspondances  soit  individuelles,  soit  collec- 
tives, mais  toujours  accidentelles  et  électorales,  avec  différentes 
personnes.  Le  caractère  de  ces  correspondances  est  tel  qu'à 
moins  d'interdire  toute  espèce  de  communications  politiques  et 
même  privées  entre  les  citoyens,  il  est  impossihle  de  les  consi- 
dérer comme  constituant  une  aflîliation. 

«  A  cet  égard,  je  précise  un  fait  sur  lequel  M.  le  juge  d'ins- 
truction m'a  interrogé  et  qui  importe  à  la  défense  d'un  de  mes 
honorahles  coprévenus.  C'est  moi  qui  suis  un  peu  la  cause  de 
la  présence  de  M.  Melsheim  dans  le  procès.  J'ai  échangé  avec 
lui  une  correspondance  qui  est,  je  crois,  comme  le  type  de  la 
plupart  de  celles  que  nous  avons  entretenues  avec  d'autres 

1.  Le  Procès  des  Treize,  Paris,  Dentii,  1804,  p.  15. 


96  DISCOUIIS   ET  OPINIONS. 

personnes.  Apirs  Fannulalion  tle  l'élection  de  M.  de  Bulacli, 
M.  Melsliciin,  avaii  éci'it  à  M.  Carnot  une  letlre,  adressée  à 
notre  ancien  domicile,  rue  Saint-Rocli.  On  lui  i'c[)ondil  par  un 
ajournement.  Le  temps  se  passa  et  M.  Melsheim,  avec  lequel 
j'ai  de  très  anciens  rapports  de  camaraderie  (car  nous  avons  été 
au  collège  ensemble),  m'écrivit  à  moi  personnellement,  en 
m'exposant  la  situation  électorale  du  Bas-Rliin,  et  en  me 
demandant  ce  qu'on  en  pensait.  Je  lui  répondis  par  une  lettre 
([ue  j'apporte  au  débat  et  qui  est  du  il  décembre  1863.  Cette 
lettre  caractéi'ise  pai'l'aitement  noire  situation  réciproque  : 

«  Mon  cher  et  ancien  camarade. 

«  W...  me  communique  une  lettre  dans  larpielle  vous  pei- 
gnez la  situation  électorale  de  votre  ari'ondissement;  vous 
l'appréciez  de  la  façon  la  plus  juste  et  la  plus  libérale  à  la  fois. 
Entre  M.  de  Bulacb  et  M.  Hallez-Claparède,  pris  poui-  ce  qu'ils 
sont  dans  le  fond  des  clioses,  on  pourrait  bésiter  à  choisir; 
mais,  entre  les  deux  drapeaux  qu'ils  représentent,  à  l'heure 
(lu'il  est,  le  doute  n'est  plus  possible.  Si  le  Courrier  du  Bas- 
Hhin  hésite,  il  est  vendu  tout  simplement.  Maintenant,  que 
voulez-vous  de  nous?  Est-ce  une  lettre  du  comité  Carnot?  Je 
vous  l'aurai;  est-ce  une  lettre  des  députés  Favre,  Ollivier, 
Picard,  etc.?  Je  vous  l'aurai,  si  toutefois  il  entre  dans  les  con- 
venances de  ces  messieurs  d'écrire,  car  leurs  sentiments  géné- 
reux dans  ces  sortes  de  conflits  sont  parfaitement,  connus.  Je 
m'occuperai  aussi  du  Temps,  qui  doit  être  fort  goûté  en  Alsace. 
Quand  votre  collège  sera  convoqué,  tout  ce  qui  pourra  être  fait 
poui'  décider  vos  libéraux,  sans  effrayer  vos  conservateurs, 
sei'a  fait  dans  la  forme  que  vous  indi(|uerez.  D'un  côté,  il  y  a  la 
liberté  électorale,  de  l'auti-e,  les  habitudes  despotiques,  la  cour- 
lisanerie.  le  sei'vilisme,  tout  le  système  sous  lequel  nous 
sommes  courl)és.  Entre  les  deux,  aucun  de  vous  n'hésitera...  » 

«  A  la  suite  de  cette  lettre,  j'allai  trouver  M  Garnicr-Pagès 
et  j'obtins  de  lui  une  lettre  que  je  ne  signai  pas,  car  j'estime 
que  lies  consultations  de  ce  genre  ont  besoin  d'être  signées  par 
des  personnes  autorisées... 

M.  LE  PUKSIUK.XT.   —    Et  qui  peuvent  prendre  la  direel  imi   de  ces 
sortes  de  relations  pour  leur  donner  une  [tlus  grande  irn[udsion. 
M.  Jules  Favre.  —  IncoiUcstublenienl. 


LE  PROCES  DES   THEIZE.  97 

M.  i.F,  Président. —  11  y  a  vraiment  quelque  chose  de  déploi'able. 
Tous  les  avocats  se  mettent  personnellement  en  cause.  Il  semble 
que  tout  le  monde  est  partie  au  procès. 

De  TOUTES  l'AUTs.    -  C'est  que  c'est  vrai  !  c'est  vrai  l 

M.  Emmanuel  Ahago.  —  Vous  avez  dit  la  vérité,  M.  le  Président. 
Il  y  a  treize  prévenus,  nous  sommes  onze  défenseurs  :  cela  fait 
vingt-quatre. 

M.  LE  Président. —  Les  défenseurs  s'excitent  les  uns  les  autres; 
il  y  a  une  clameur  qui  empêche  de  poursuivre  l'affaire  avecle  calme 
nécessaire  :  j'invite  ces  messieurs  du  barreau  à  ne  pas  interrompre. 

M.  Ferry.  —  En  même  temps  que  j'obtenais  celte  lettre  de 
M.  Garnier-Pagès,  j'allai  chez  M.  Jules  Favre,  qui  écrivit  dans 
le  même  sens.  Voilà,  Monsieur  le  Président,  le  caractère  dr 
notre  correspondance  et  de  notre  affiliation.  Si  j'ai  affilié 
M.  Melslieim  au  comité  de  Paris,  j'ai  également  affilié  M.  Jules 
Favre  au  comité  de  Schelestadt,  de  sorte  qu'il  n'est  pas  éton- 
nant que  nos  avocats  se  regardent  comme  étant  mêlés  à  cette 
affaire. 

M.  Ferry  fait  passer  la  lettre  dont  il  vient  de  donner  lecture 
à  M.  l'avocat  impérial. 

Dans  la  même  audience,  l'avocat  impérial,  ^Mahler,  donna  lecture 
d'un  long  réquisitoire  qui  souleva  fréquemment  les  protestations 
des  prévenus  et  de  leurs  défenseurs.  C'est  le  lendemain,  fi  aoùt,(|ue 
Jules  Favre  défenseur  de  Garnier-Pagès,  prononça  un  magniliquo 
plaidoyer,  après  lequel  Berryer,  au  nom  de  tous  les  défenseurs, 
déclara  renoncer  à  la  parole  : 

«  lîllevés  dans  le  respect  de  la  magistrature,  dit,  en  terminant  sa 
déclaration,  le  grand  orateur,  nous  renonçons  à  prolonger  la 
défense,  convaincus  que  nous  sommes  qu'après  de  telles  paroles, 
après  de  telles  démonstrations,  après  de  telles  vérités  historiques, 
il  n'y  a  pas  un  juge  en  France  qui  puisse  prononcer  une  condam- 
nation contre  les  hommes  assis  sur  ces  bancs.  ;> 

La  G"  Chambre  du  Tribunal  n'en  condamna  pas  moins,  après  un 
délibéré  de  cinq  heures,  les  treize  prévenus,  dont  M.  Jules  Ferry, 
chacun  solidairement  à  300  francs  d'amende  et  aux  dépens,  pour 
délit  d'association  illicite. 

Les  débats  s'ouvrirent  devant  laCour  impériale  de  Paris  (Chambre 
des  appels  correctionnels)  le  24  novembre  18(54.  Les  Treize  étaient 
assistés  des  mêmes  défenseurs  qu'en  première  instance.  Ce  mémo- 
rable procès  donna  lieu,  cette  fois,  à  une  série  de  plaidoiries 
éloquentes  et  de  chaleureuses  répliques.  C'est  à  l'audience  du 
30  novembre  que  M.  Berryer  fut  appelé  à  prendre  la  parole.  Nous 
ne  reproduirons  de  son  plaidoyer  que  ce  qui  concerne  directement 
la  personne  de  M.  Jules  Ferry: 

7 


9s  Discoriis  i:t  (U'Inkins. 

((  ...Je  n'iiisi-lcriii  p.is  en  cr  ([iii  ('onceiiu'  mou  cliriil. 
M.  Ferry  est  dans  ce  procès,  non  si-ulenKMil  parce  qu'il  a  pris 
part  au  comité  électoral  de  M.  Garnier-Pagès,  à  la  réunion  de 
la  rue  Saint-Roch,  mais  je  crois  qu'à  son  égard,  il  y  a  eu  des 
dispositions  particulières.  Je  suis  fàciu*  de  le  dire,  mais  je  ne 
puis  taire  ce  qui  est  dans  ma  conscience.  M.  Ferry  est  un  des 
auteurs  du  Manuel  êlcctoraL  et  c'est  là  un  péché  capital  aux. 
veux  de  l'Administration.  M.  Ferry  a  commis  un  autre  gros 
péché.  Il  a  publié  le  volume  de  la  Lutte  électorale  :  il  a  mis  au 
jour  tous  ces  faits  de  corruption  électorale  dontrAdminisliation 
s'est  rendue  coupable  et  dont  un  citoyen  honnête  rougirait 
d'être  le  complice  :  il  a  publié  toutes  les  pièces  produites  lors 
de  la  véritication  des  pouvoirs  au  Corps  législatif.  C'est  là  son 
tort  personnel;  mais  cela  ne  fait  pas,  j'imagine,  que  le  nombre 
des  personnes  composant  le  comité  Garnier-Pagès  s'en  ti'ouve 
acci-u  en  quoi  que  ce  soit!...  » 

M.  Dufaure,  avocat  de  M.  Diirier,  prit,  la  parole  après  Berryer  et 
lit  lemarqaer,  comme  son  illustre  confrère,  que  la  véritaljle  cause 
de  la  poursuite  était  la  publication  du  Manuel  clectoral,  a  laquelle^ 
M.  Jules  Ferr}' avait  pris  une  part  si  notable: 

«  Tout  à  riieure,  mon  éminent  confrère  indiquait  une  circons- 
tance particulière  qui  pouvait  avoir  attiré  sur  M.  Ferry  l'animad- 
version  du  ministère  public.  Cette  circonstance  est  commune  à 
M.  Uurier  et  à  M.  Ferry.  Il  s'est  empressé  de  l'avouer;  il  a  participé 
à  la  confection  de  ce  petit  Manuel  électoral  qui  a  été  publié  dès  l'ori- 
gine d'un  mouvement  électoral  sérieux  en  France.  Mais  à  qui  le 
ministère  public  pourra-t-il  faire  remonter  l'idée  de  ce  ti'avail  ?  Qui 
aie  mérite  de  l'avoir  rendu  opportun  et  nécessaire  ?  Il  est  facile  de 
le  comprendre.  Le  décret  du  24  novembre  18(10  avait,  dans  un  jour 
impiévu,  appelé  la  nation  à  prendre  une  part  plus  directe  et  plus 
active  à  l;i  discussion  de  ses  alTaires.  Ce  sont  les  termes  mêmes  du 
préandmle  du  décret.  En  consrqnence,  il  avait  permis  la  discussion 
d'une  adresse  au  début  de  chaque  session  ;  la  présentation  d'amen- 
dements aux  projets  de  loi  ;  la  pulilication  du  compte  rendu  de 
cbaque  séance.  Il  avait  nommé  des  minisires  sans  portefeuille  pour 
concourir  aux  délibérations  du  Corps  législatif.  La  Cour  ne  sait-elle 
pas  qu'une  vie  nouvelle,  cette  vie  de  discussions  et  de  délibérations 
qui,  <pioi  qu'on  en  dise,  est  chère  à  notre  pays,  et  dont  il  était 
privé  depuis  di.x  à  onze  ans,  allait  renaître?  Le  mandat  du  député, 
la  loi  en  vertu  de  laquelle  il  est  donné,  prenaient  tout  à  coup  une 
importance  singulière.  Cette  loi  éleclorale,  qu'on  connaissait  à 
peine,  on  a  eu  besoin  di'  la  connailre,  et  les  commentaires  sont 
devenus  indisjicnsabli's.  l-^b  bien  !   nos  jciuies    confrères  ont  eu    le 


POLÉMIQUE  AVEC   l'EYRAT.  99 

mérite  d'avoir  porté  Jeur  attention  sur  cette  Joi,  de  l'avoir  étudiée 
protondement  et  d'en  avoir  donné  un  commentaire  exact,  clair  et 
irréprochable.,.,» 

Dans  sa  réplique  au  réquisitoire  du  Procureur  général  Chabanacy 
de  Marnas,  Berryer,  avec  une  hauteur  d'éloquence  incomparable 
mit  en  relief  la  pression  scandaleuse  exercée  par  l'Empire  sur  les 
électeurs,  et  signala  de  nouveau  lunportance  du  service  qu'avait 
rendu  M.  Jules  Ferry  a  la  cause  de  la  liberté  en  publiant  le  dossier 
de  la  candidature  officielle: 

«  Pour  ne  pas  m'égarer,  pour  ne  pas  aller  trop  loin,  je  citerai  des 
pièces  ofhcielles.  Je  parlais  hier  de  l'un  des  grands  crimes  de  mon 

r';  "f;;";f%'"'\''r'''' ■'■'"' ^^"•^"''^^-  ^^"-^-'^^^  ^^  publication 

de  la  I»«e  électorale.  Vraiment  il  est  curieux  de  voir  les  pièces 
déposées  encore  aujourd'hui  dans  les  archives  du  Corps  législatif  et 
dont  M,  Ferry  nous  a  donné  des  copies  très  fidèles       » 

Et  après  avoir  cité  différentes  circulaires,  des  inspecteurs  pri- 
maires aux  mstituteurs,  des  préfets  aux  maires,  etc,  Berryer  ren- 
voyait encore  la  Cour  au  volume  de  M.  Jules  Ferrv,  comme  à  la  plus 
accablante  des  enquêtes  dressées  contre  l'Empire, 

I/arrèt  de  la  Cour  de  Paris,  rendu  le  7  décembre  18(54,  rejeta 
cela  va  sans  dire,  l'appel  des  Treize,  mais  leur  procès  était  gagné 
devant  1  opinion  publique,  et  le  véritable  condamné,  c'était  le 
Gouvernement  du  2  décembre. 

Polémique  avec  Peyrat, 

M  Jules  Ferry  se  trouvait  dés  lors  désigné  pour  figurer  parmi  les 
chels  du  parti  démocratique.  En  attendant  que  l'heure  lût  venue 
pour  lui  d  entrer  au  Corps  législatif,  il  reprit  vaillamment  sa  plume 
de  journaliste  et  donna  au  Temps  une  série  d'articles  dont  plusieurs 
sont  des  morceaux  achevés  qui  s'élèvent  au-dessus  des  polémicrues 
courantes  et  de  incidents  de  la  politique  quotidienne 

On  croit  intéressant  de  reproduire  ici  quelques-unes  de  ces 
brillantes  études,  parce  qu'elles  mettent  dans  tout  leur  jour  les 
rares  qualités  de  style  qui,  à  côlé  des  dons  oratoires  et  des 
eminenls  mentes  de  l'homme  d'action,  caractérisent  le  talent  de 
M.  J.  Ferry. 

Dans  le  numéro  de  VAvenir  national  du  17  novembre  ms,  un 
publ.cistedistingué,  M.  Peyrat,  annonçait  la  publication  du  grand 
ouvrage  d  cdgar  Quinet  sur  la  Révolution. 

M  Peyrat  attaquait  violemment  l'œuvre  de  l'illustre  exilé  qu'il 
qualifiait  «  de  satire  contre  la  Révolution,  de  réquisitoire  violent  et 
calomnieux  contre  les  principaux  révolutionnaires».  Il  reprochait 
au  l.yre  «  de  n'avoir  ni  ordre,  ni  plan,  ni  proportion  »,  puis, 
abordant  le  fond,  accusait  Quinet  de  blâmer  les  chefs  de  la  Révo- 
ution  d  avoir  proclamé  et  exercé  la  Dictature  ;  de  soutenir  cette 
thèse  qu  une  pareille  dictature   a   été    un   fiéau   et  un  crime,  «  un 


100  luscoiius  f;t  upinkin^». 

ci-'mie  parce  qu'elle  élail  inutile,  et  uti  tléan  parce  qu'en  liabiluaiil. 
les  Français  à  un  regain  passager  d'arliitraire  et  de  terreur,  elle 
leur  a  fait  perdre  le  sentiment  et  la  dignité  des  peuples  libres  et  les 
a  prépart's  à  subir  toutes  les  tyratniies  ».  Peyrat  trailail  la  première 
de  ces  idées  d'aberralioii  i-t  d'inconséquence,  la  seconde  de  lieu- 
commun  '. 

Dans  les  articles  suivants -,  Peyrat  continuait  sa  i)liilip|)ique, 
allirmant  que  «  la  diclature  du  Comité  de  Salut  public  a  seule  pu 
assurer  le  trioniplie  de  laUévolulion  »;  faisant  grief  à  Quinet  d'avoir 
dit  que  Robespierre,  Saint-Jusl,  Billaud-Varennes  «  voulureut 
rhanger  ce  qui  avait  été  un  accident  en  un  état  permanent  »,  c'est- 
à-dire  ériger  la  dictature  en  principe  de  gouvernement  ;  opposant 
le  prétendu  libéralisme  de  Robespierre  en  matière  religieuse  à  la 
prétendue  intolérance  de  Quinet,  et  terminant  enfin  lu  série  de  ses 
critiques  par  une  apologie  virulente  du  jacobinisme  et  des  Jacobins: 
«  Historiquement,  oui,  mille  fois,  nous  sommes  Jacobins,  c'est-à-dire 
convaincus  que  les  Jacobins  ont  seuls  bien  compris,  bien  conduit  et 
définitivement  sauvé  la  Révolution». 

A  cette  tb'^'se  historique,  qui  a  été  maintes  fois  renouvelée  par  des 
écrivains  aussi  ardents,  quoique  moins  bien  doués  que  Peyrat, 
M.  Jules  Ferry  opposa  une  suite  de  considérations  éloquentes  où  il 
combattit  la  doctrine  du  Salut  public,  invo([uée  jiar  le  second 
Iviipire  pour  justifier  le  pire  despotisme,  et  loua  Quinet  d'avoir  fait 
le  procès  à  la  dictature  révolutionnaire  etàla Terreur.  Il  estpi(juant 
de  reproduire  ces  beaux  morceaux  d'histoire,  après  les  récentes 
discussions  qu'a  soulevées  la  pièce  de  M.  Sardou,  Thermidor,  et  le 
discours  de  .M.  Clemenceau  où  se  trouve  développée  la  théorie 
(lu  bluv. 

Les  revenants. 

In  journal  titii  a  pour  spécialité  de  morigéner  la  démocratie 
contemporaine,  li'op  large  et  trop  généreuse  à  son  gré,  V Avenir 
national,  fulmine,  depuis  un  grand  mois,  contre  le  beau  livre  de 
iM.  Quinet,  le  plus  violent  des  réquisitoires. 

Il  no  faut  ni  s'en  étonner  ni  s'en  plaindre. 

Toute  secte  est  hautaine,  dogmatique,  intolérante.  Celle-ci 
s'intitule  l'école  «  delà  tradition  révolutionnaire».  Mais  il  en 
est  d'elle  comme  de  ces  enfants  qui  n'ont  retenu  du  type 
paternel  que  les  travers.  Ces  continuateurs  de  la  Révolution 
n'ont  liétùlé  que  de  ses  sophismes,  de  ses  déclamations  et  de 
ses  haines.  Une  dévotion  étroite,  malsaine,  pour  les  hommes 

1.  Avenir  national,  n°  du  20  novembre  186,'). 
2.  Avenir  national,  n"  des  3,  9.  12.  18,  24  janvier  1866. 

/ 


POLEMIQUE   AVEC    l'EVI'.AT.  101 

de  la  Terreur  est  le  principal  article  de  leur  Credo.  Renier  la 
légende  qu'ils  nous  ont  faite,  est  un  ciime  iju'ils  ne  pardonnent 
pas. 

Pour  l'avoir  osé,  M.  3Iicbelet  a  été  couvert  d'invectives; 
M.  Lanfrey  a  suscité  d'implacables  ressentiments.  A  son  tour, 
M.  Quinet,  qu'on  pouvait  croire  mieux  défendu  par  la  dignité 
de  l'exil,  apprend,  sous  la  férule  de  31.  Peyrat,  ce  qu'il  en  coûte 
toujoui's  pour  abattre  les  faux  dieux. 

Le  jacobinisme,  puisqu'il  veut  qu'on  l'appelle  par  son  nom, 
est  intimement  mêlé,  depuis  quarante  ans.  aux  destinées  de  la 
démocratie  française.  Il  y  apparaît  tantôt  comme  un  sentiment, 
tantôt  comme  un  système.  Quand  la  France  nouvelle,  ramenée 
par  la  force  aux  traditions  cju'elle  avait  violemment  rompues, 
condamnée  a  pleurer  le  21  janvier  et  à  indemniser  l'émigration, 
tremblait,  non  sans  quelque  raison,  pour  les  plus  cbères  de  ses 
conquêtes,  quand  les  conventionnels  vieillissaient  dans  l'exil, 
quand  la  Uévoluiion  était  réduite  à  cacber  son  nom,  ses  couleurs 
et  ses  souvenirs,  la  religion  jacobine  et  la  religion  bonapartiste 
naquirent  côte  à  côte,  comme  un  fruit  amer  de  la  défaite  et  de 
la  colère.  De  bons  esprits  purent  s'engouer  de  Sainl-Just  et  de 
Robespierre.  Marat  fut  tiré  des  gémonies.  Dans  cette  piété 
hardie  pour  les  choses  tombées,  il  entrait  alors  plus  de  cheva- 
lerie que  de  système.  Mais  aujourd'hui  tout  est  bien  changé.  La 
société  moderne  n'est  contestée  par  àme  qui  vive:  l'ancien 
i-égime  n'existe  plus  que  pour  les  vieux  journaux  qui  ne  veulent 
pas  perdre  l'habitude  de  le  pourfendre.  Au  sein  d'une  démo- 
cratie débordante,  qui,  au  lieu  d'ennemis,  n'a  que  des  flagoi-- 
neurs,  le  jacobinisme  n'est  plus  une  arme  de  guerre,  mais  un 
péril,  car  il  représente  parmi  nous  quelque  chose  de  plus  triste 
que  le  souvenir  des  échafauds  :  le  Préjugé  de  la  Dictature. 

Au  dix-neuvième  siècle,  il  n'existe  plus  de  tyrannies,  il  n'y  a 
que  des  dictatures.  On  ne  nie  pas  la  liberté,  on  îa  fait  attendre. 
L'absolutisme  ne  prétend  plus  remplir,  en  nos  temps  troublés, 
qu'un  office  transitoire  :  c'est  un  pédagogue,  un  éducateur 
plutôt  qu'un  mailre.  Napoléon  I"  remettait  au  règne  de  son  fils 
la  fondation  d'un  régime  libre  :  il  subordonnait  la  liberté  à  la 
victoire.  M.  de  Rismarck  n'a  contre  la  liberté  prussienne 
qu'un  grief:  elle  pouii-ait  l'empêcher  de  s'agrandir  à  sa  manière  : 
il  subordonne  la  liberté  à  l'annexion.  Je  blasphème  sans  doute. 


102  IllSCOlUiS   ET   OPIMO.NS. 

mais  j'ose  (lirc(|u'en  suspciidanl  la  Constitution  jiis(|ir;i  la  paix, 
la  Coiivciilion  ne  faisail  pas  aiilrc  cliose. 

De  soilt'  ipril  est  vrai  de  tiiiT  (pic  la  doctrine  du  salut  public 
est,  par  le  temps  qui  coiu'l,  la  dernière  citadelle  du  despo- 
tisme. 

l^a  docti'ine  du  salul  public,  c'est  la  liberté  subordonnée  :  de 
ipiel  Iront  osez-vous  vous  plaindre  qu'on  la  subordornie  aux 
principes  conservateurs,  si  vous  la  subordonnez  vous-même  aux 
nécessités  révolutionnaires? 

i.a  doctrine  du  salut  public  est  la  source  frauduleuse  de  toutes 
nos  misères  ;  elle  nous  énerve,  nous  déprave  et  nous  livre. 
Elle  nous  commet  en  des  alliances,  hélas!  autrement  dangereuses 
équivoques,  corruptrices  que  toutes  les  coalitions,  réelles  ou 
imaginaires,  que  l'Eglise  jacobine  reproche  incessamment  au 
parti  de  la  liberté  !  Cela  ne  se  démontre  pas,  mais  il  suffit  d'avoir 
âge  d'homme  pour  le  sentir. 

Or,  la  pierre  angulaire  delà  doctrine  du  salut  puljlic,  c'est 
l'apologie  de  la  Terreur.  Le  plus  lourd  anneau  de  la  chaîne, 
c'est  nous  qui  l'avons  forgé. 

Si  l'on  veut  se  convaincre  que  l'apologie  de  la  Terreur  ne 
peut  plus  être  dans  un  homme  de  ce  temps-ci  une  fantaisie 
historique,  une  relique  inoifensive,  il  n'y  a  qu'à  lire  les 
jdiilippiques  de  VAoenir.  L'histoire  de  la  dictature  révolution- 
naire y  est  présentée  comme  une  solennelle  expérience  «  qui 
justifie,  en  fait,  la  doctrine  du  salut  public  plus  explicitement 
que  Machiavel,  Montesquieu  et  Rousseau  ne  l'ont  justifiée  en 
théorie  ».  M.  Peyiat accepte  d'ailleurs,  en  même  temps  que  le 
litre  de  jacobin,  la  qualification  «  d'autoritaire  ».  Il  n'y  a  que 
celle  de  «■  césarien  »  qui  lui  fait  «  hausser  les  épaules»,  ce  que 
l'on  ne  comprend  guère  en  vérité,  de  la  part  de  l'écrivain  (pn 
accepte  si  gaiement  les  deux  premières,  et  qui  professe 
ouvertement  «  que  la  question  n'est  pas  d'alïail)lir  le  pouvoir, 
mais  de  s'en  saisii"  ».  Je  sais  bien  qu'on  s'en  tire  en  affirmant, 
d'un  ton  dogmatique,  qu'il  n'y  a  aucune  confusion  possible 
«  entre  les  attentats  des  ambitieux  et  des  usurpateurs,  et 
l'apparition  soudaine  d'un  pouvoir  dictatorial  qui,  dans  une 
crise  suprême,  pour  un  danger  évident  et  universellement 
reconnu,  domine  momentanément  le  système  entier  des  lois 
politiques,   civiles  et  pénales».  Hélas!  entre  ces  deux  despo- 


POLÉMIQUE  AVEC  PEVUAT.  103 

lismes,  la  direction  d'intention  est  toiUe  la  difterence.  Les 
Jacobins  soiil  les  casuisles  de  la  liberté. 

C'est  contre  la  docirine  du  saint  public  que  M.  Qninet  a  fait 
son  livre.  Et,  pour  en  finir  (Tun  coup,  il  luarcbe  droit  au 
monstre.  Il  fait  le  procès  à  la  dictature  révolutionnaire,  à  la 
Terreur;  il  en  nie  la  nécessité  :  il  afllrme  que  la  Révolution 
pouvait  se  sauver  par  la  justice.  A  l'bonneur  de  Robespierre, 
il  préfère  l'honneur  de  la  liberté. 

Voilà  la  pensée  du  livre  ;  elle  s'y  répand  en  flots  d'éloquence  ; 
elle  donne  à  tout  l'ouvrage  une  unité  majestueuse  et  convain- 
cante. Libre  aux  néo-jacobins  de  la  déclarer  «  anti-philosophique, 
anti-historique,  anti-révolutionnaire  ».  Celui  qui  aura  démontré 
((ue  la  Terreur  n'était  pas  nécessaire,  celui  qui  aura  débarrassé 
la  déiiiocralie  de  ce  rêve  de  dictature,  qui  tantôt  la  remue 
comme  une  tentation,  tantôt  l'obsède  comme  un  cauchemar, 
celui-là  aura  bien  mérité  de  l'avenir:  il  pourra  jjraver  la  grosse 
voix  de  ces  revenants  de  1793,  assez  épris  de  leurs  souvenirs, 
assez  aveuglés  par  leurs  propres  systèmes,  pour  s'imaginer 
qu'en  France,  le  gouvernement  démocratique  puisse  jamais  se 
fonder  sur  l'esprit  de  coterie  et  d'intolérance. 

Il  importait,  avant  toutes  choses,  de  réialdir  la  philosophie 
de  ce  bel  ouvrage,  à  rencontre  de  tant  de  gens  (pii  la  mécon- 
naissent ou  qui  la  calomnient.  Mais  il  ne  faut  })as  attendre  des 
néo-jacobins  qu'ils  acceptent  la  question  comme  31.  Quinet  la 
pose.  C'est  leur  habileté  de  la  noyer  dans  les  faits,  de  l'écraser 
sous  les  détails,  de  l'obscurcir  par  l'invective.  Suivons-les  donc 
sur  le  terrain  étroit  où  ils  s'évertuent,  et  voyons  si  la  légende 
jacobine  se  tirera  des  mains  puissantes  qui  viennent  de  la  saisir  '. 


Les  doctrinaires  de  la  Terreur. 

Avant  d'examiner  historiquement,,  comme  il  convient,  ce 
lieu  commun  de  la  Nécessité  de  la  Terreur,  (jue  nous  voulons 
chasser  du  milieu  de  nous,  —  non  pour  réjouir  les  ennemis  de 
la  démocratie,  mais  pour  les  confondre,  —  il  faut  vider  une 
question  préliminaire. 

1.  Le  Temps,  n°  du  0  janvier  1866. 


1U4  DISCOUHS   ET  OPIMO.NS 

Une  équivoque  piano  sur  le  déital. 

31.  Quinel  accuse  les  dictateurs  du  Comité  de  saliil  puitlic 
d'avoir  systématisé  la  Tei  reur. 

M.  Peyrat  proteste  avec  énergie.  Il  met  au  déli  de  citer  une 
phrase,  «  un  mot»,  des  discours  de  Robespierre,  de  Saint- 
Just,  de  Billaud-Varennes,  (jui  justilie  cette  imputation.  31.  Qui- 
net  les  calomnie,  et  il  calomnie  sans  preuves.  «  Tout  prouve 
au  contraire  que  la  dictature  n'a  été  pour  eux  qu'une  machine 
{\(i  fiuerre,  et  qu'ils  n'en  ont  fait  usage,  avec  la  plus  grande 
répugnance,  qu'au  moment  suprême,  et  sous  le  coup  de  la  plus 
impérieuse  nécessité.  » 

Cette  opinion,  souvent  émise,  constitue  ce  qu'on  peut 
appeler  la  pudeur  du  jacobinisme  moderne;  elle  s(!rt  d'oreillei- 
à  beaucoup  de  gens  d'honnête  et  douce  humeur,  qui  n'osent 
ni  accepter  ni  renier  la  terrible  tradition,  et,  désireux  avant 
tout  de  ne  se  brouiller  ni  avec  les  vivants  ni  avec  les  morts, 
l'edoutent  plus,  sur  les  questions  de  ce  genre,  la  controverse 
que  l'inconséquence. 

C'est  pour  cela  que  l'objection  veut  qu'on  s'y  arrête.  Si  l'on 
ne  peut  ramener  les  terroristes  résolus,  il  n'est  peut-être  pas 
impossible  de  convertir  le  jacobinisme  inconséquent. 

L'équivoque  consiste,  ce  me  semble,  à  confondre  deux  choses 
qu'il  est  nécessaire  de  distiuguei'. 

Il  y  a  deux  parts  à  faire  dans  les  violences  ré^olutionnaires  : 
celle  de  l'instinct  et  celle  du  système. 

Toutes  les  mesures  révolutionnaires  :  la  loi  des  suspects 
comme  le  maximum,  l'empi'init  forcé  comme  le  tribunal  révo- 
hitionnaire,  la  levée  en  masse  aussi  bien  ijiie  l'échafaud.  tout 
Cl'  (pii  fut  liéroï(iue  et  tout  ce  (jui  fut  barbare,  naquit,  à  cer- 
tains jours,  de  l'instinct  populaire,  exalté  et  déchaîné,  ivre  de 
colère,  de  patriotisme  et  de  terreur.  Envahie,  alîamée,  trahie, 
sans  chefs,  sans  lumière  et  sans  pain,  la  foule  eut  peur  et 
devint  terrible. 

Dès  la  (in  de  1791,  entre  une  l'oyauté  suspecte  et  uni;  assem- 
blée impuissante,  sous  l'action  dissolvante  des  troubles  reli- 
gieux et  la  pression  croissante  de  la  famine,  le  délire  populaire 
('(immence.  La  guerre,  l'invasion,  la  défaite,  la  trahison  le 
poussent  au  comble.  Les  municipalités  elTarées  invenlont  le 
maxiiniim,  bien  avant  qne  la  Convention  le  ratihe.  Les  prisons 


POLÉMIQUE   AVEC    l'EVliAÏ.  10.") 

s'emplissent  de  suspects,  bien  avant  que  ?i[erUn,  le  juriscon- 
sulte, eût  formulé  ses  sinistres  catégories.  La  multitude  pro- 
mène dans  les  rues  et  dans  les  prisons  sa  justice  expéditive. 
Le  peuple  a  pris,  comme  disait  Danton,  «  l'initiative  de  la  Ter- 
reur ». 

C'est  de  celle-ci  qu'il  est  vrai  de  dire,  qu'elle  ne  constilue  ni 
une  théorie,  ni  un  système  :  œuvre  des  multitudes  irrespon- 
sables, fruit  ordinaire  des  longues  servitudes  et  des  initpiilés 
séculaires. 

Mais  voici  venir,  à  la  remorque,  les  hommes  d'État,  les 
légistes  :  et  la  Terreur  va  changer  de  caractère. 

La  fureur  populaire  est  comme  la  tempête  :  elle  s'apaise 
d'elle-même.  Si  les  hommes  d'État  la  maintiennent,  la  divisent, 
l'enrégimentent,  s'ils  l'organisent  pour  la  rendre  durable, 
n'aura-t-on  pas  le  droit  de  dire  qu'ils  en  ont  fait  un  système? 

Il  est  de  l'essence  de  la  peur  de  diminuer  avec  le  péril; 
mais  la  terreur  systématique  s'accroîtra  dans  la  même  propor- 
tion que  la  victoire  ;  elle  deviendra  d'autant  plus  pesante  qu'elle 
aura  plus  duré,  d'autant  plus  dogmatique  qu'elle  sera  moins 
nécessaire;  et  le  jour  où  la  lassitude  et  l'horreur  universelles 
secoueront  sa  tyrannie  sanglante ,  elle  tombera  de  toutes 
pièces,  sans  une  rétractation,  sans  une  défaillance,  sans  un 
remords. 

La  conscience  humaine  ne  s"y  est  pas  trompée  :  elle  n'a 
jamais  confondu  les  désespoirs  de  la  multitude  avec  les  froides 
cruautés  des  politiques;  elle  n'impute  à  la  démocratie  que  la 
théorie,  elle  ne  lui  demande  compte  que  du  sophisme.  .Mais, 
s'écrie-t-on  avec  une  étrange  insistance ,  où  est-elle ,  cette 
théorie?  Qui  l'a  écrit,  professé,  pratiqué,  ce  sophisme? 

Qui?  vos  Saints?  Robespierre,  Saint-Just,  Billaud-Yarennes, 
toute  l'école. 

Du  premier  jour,  le  gouvernement  révolutionnaire,  décrété 
le  10  octobre  1793,  pour  durer  «  jusqu'à  la  paix  »,  non  seule- 
ment n'a  pas  d'autre  pratique,  mais  ne  professe  jias  d'autre 
théorie.  «  Le  gouvernement  révolutionnaire,  dit  Billaud-Ya- 
rennes, doit  mettre  la  terreur  à  l'ordre  du  jour.  Et  il  regrette, 
en  termes  que  M.  Peyrat  fera  bien  de  relire,  le  temps  perdu 
pour  l'échafaud.  (Rapport  sur  l'organisation  du  gouvernement 
révolutionnaire,  18  novembre  1793.) 


106  UISCOUUS   ET   Ul'LMONS. 

Est-ce  là  ce  (jue  M.  Peyral  appollo,  jiar  un  riipliémismo 
a(lmiral)le,  leri'oriser  «  avec  répii.tinance  »! 

Mais,  dit-on,  c'est  avant  tout  un  fait  de  guerre  :  dans  IVsprit 
des  dictaIcMi's  la  diclatiire  doit  cesseï'  avec  la  L^iinre.  — 
Attendez. 

Le  gouvernement  révolutionnaire  compte  ses  journées  par 
ses  victoires.  La  campagne  de  171)3  vient  de  s'achever  par  une 
moisson  de  gloire  :  Carnot  et  Jourdan  ont  débloqué  Maul)euge, 
Hoche  a  repris  les  lignes  de  Wisseml)ourg.  la  Hotte  anglaise  est 
chassée  de  Toulon,  Lyon  n'est  plus,  la  grande  armée  ven- 
déenne couvre  de  ses  débris  les  deux  rives  et  les  flols  de  la 
Loire.  Du  sein  de  la  Répuhlirpie,  rassui'ée  et  ti-iom[)hante, 
s'élève  un  cri  de  justice  et  de  pitié,  le  plus  élO(|uent  peut-élre 
(pi'il  ait  été  donné  à  la  parole  humaine  de  jeter  au  ciel  aveugle 
et  sourd.  Camille  éciit  le  Vieux  Cordelier.  Qui  va  l'épondre?  le 
rapporteur  du  Comité  de  Salut  pubUc,  Roliespierre  : 

Si  1(3  ressort  du  gouvernement  ]iupulaire  dans  la  paix  est  la  vertu, 
le  ressort  du  gouvernement  populaire  en  révolution,  c'est  à  la  l'ois 
la  vertu  et  la  terreur:  la  vertu,  sans  laquelle  la  terreur  est  funeste', 
la  terreur,  sans  laquelle  la  vertu  est  impuissante.  La  terreur  n'est 
autre  chose  que  la  vertu  prompte,  sévère,  inflexible;  elle  est  donc 
une  émanation  de  la  verlu  ;  elle  est  moins  un  principe  paiticulier 
(ju'une  conséquence  du  principe  ^'énéralde  la  démocratie,  appliquée 
aux  plus  puissants  besoins  de  la  patrie.  —  On  a  dit  que  la  terreur 
élait  le  l'essort  du  gouvernement  despotique.  I>e  vôtre  ressemble- 
t-il  donc  au  despotisme?  Oui,  comme  le  glaive  qui  brille  dans  les 
nuiins  des  héros  de  la  liberté  ressemble  à  celui  dont  les  satellites 
de  la  tyrannie  sont  armés.  Que  le  despote  gouverne  par  la  terreur 
les  sujets  abrutis:  il  a  raison  comme  despote;  domptez  par  la 
terreur  les  ennemis  de  la  liberté,  et  vous  aurez  raison  comme  fon- 
dateurs de  la  République.  Le  gouvernement  de  la  Révolulion  est  le 
despotisme  de  la  liberté  contre  la  tyrannie  (5  février  1794). 

Le  reconnaissez-vous,  l'étei'nel  sophisme  de  la  Diclaturo? 
L'esprit  de  système  a-t-il  jamais  tenu  un  plus  impérieux  lan- 
gage ? 

La  Dictature  révolutionnaire  n'a  pas  échappé  à  celte  loi  his- 
torique de  toute  dictature,  qui  est  de  devenir  promplement 
systématique,  et  de  ne  pas  savoir  finir. 

On  a  d'abord  pi'orogé  la  libei'té  jusqu'après  la  victoire.  On  la 
l'emet  bientôt  au  leiulenuiin  de  rcxlcrmination  des  traîtres,  des 
conspirateurs,  des  modérés,  des  indifféi'enls.  «  Ci>  (pii  constitue 


\ 


POLÉMIQUE  AVEC  PEVKAT.  107 

la  République,  diL  Sainl-JiisL  c'est  la  destrucliou  totale  de  ce 
qui  lui  est  opposé.  Vous  avez  à  punir  non  seulement  la  trahi- 
son, mais  rindiiïérence.  »  —  «  La  protection  sociale,  ajoute 
Robespierre,  n'est  due  qu'aux  citoyens  paisibles  ;  il  n'y  a  de 
citoyens  dans  la  République  que  les  républicains.  »  Et  alors 
commence  le  sanglant  défilé  des  conspirations  imaginaires  : 
celle  des  indulgents  et  celles  des  ultra-révolutionnaires,  celles 
des  athées  et  celles  des  coiTompus,  celles  des  hommes  d'État 
celles  des  esprits  faibles,  celle  de  Danton  et  celle  de  Clools, 
tombant  l'un  après  l'autre  dans  ce  ruisseau  de  sang  dont  la 
République  devait  sortir  souillée,  décimée,  amoindrie,  com- 
promise pour  cinquante  ans  ! 

On  dit  que  les  terroristes  n'étaient  pas  systématiques?  Ils 
étaient  mieux  que  cela  :  ils  étaient  hallucinés. 

L'hallucination  du  soupçon  est  visible  chez  Robespieri'e; 
elle  s'y  double  bientôt  de  l'hallucination  de  la  toute- 
puissance. 

A  ce  moment  le  système  est  à  son  comble.  La  Terreur  n'r<t 
plus  seulement  un  instrument  de  guerre,  c'est  une  éducalion, 
une  discipline.  Quand  elle  aurait  anéanti  tous  les  conspirateurs, 
elle  n'aurait  pas  achevé  son  ceuvre,  car  il  reste  une  conspira- 
tion plus  dangereuse  que  toutes  les  autres  :  «  celle  du  vice  ei 
de  l'oisiveté  ;  »  un  ennemi  encore  à  immoler,  «  la  corruption,  » 
un  nouveau  «  fédéralisme  :  l'immoralité  ». 

Et  ghssant  sur  la  pente  que  nul  ne  remonte,  la  Dictature  se 
perd  en  cette  monstrueuse  et  puérile  rêverie  d'une  société 
régénérée  par  l'échafaud,  incroyable  mélange  d'atrocité  et  de 
candeur,  d'austérité  naïve  et  de  rigueur  implacable,  de  littéra- 
ture et  de  cruauté,  utopie  pédagogique,  absurde  et  sanglante, 
à  laquelle  resteront  éternellement  attachés  les  noms  de  Sainl- 
Just  et  de  Robespierre. 

rsous  n'éprouvons,  qu'on  veuille  bien  le  croire,  aucun 
plaisir  à  remuer  ces  souvenirs.  Nous  n'avons  pas  fait,  non 
plus,  ce  rêve  de  collège,  d'une  Révolution  immaculée,  sans 
égarements  ni  colères. 

M.  Quinet  a  dit  excellemment  :  «  La  suprême  iniquité  serait 
de  les  juger  par  les  règles  des  temps  ordinaires.  Assiégée  par 
l'univers,  cette  société  se  met  au-dessus  des  lois.  La  fureur 
devient  une  partie  de  la  tactique.  » 


108  DISCOUKS    KT   Ol'l.MO.NS. 

Aussi  ne  s"a,uil-il  [las  de  ju^or  des  hommes,  mais  iiiic  li-adi- 
tion. 

Les  leiTOi'isles  repivseiUent,  dans  noire  liisloirr.  une  {]e> 
forces  (jiri  sauvent  les  irvolulions  dans  les  grands  iiêrils  :  Tes- 
pril  de  suite  et  lénergie.  Mais  ils  n'y  représentent  pas  la  jus- 
tice. La  démocratie  ne  peut  accepter  de  tradition  que  la  justice. 

.T'admire,  dans  les  murs  de  Saragosse,  Palafox  dressant  la 
potence  pour  quiconque  parlera  de  se  rendre.  Les  Montagnards 
ne  le  cèdent  à  ce  héros  ni  en  audace  ni  en  énergie.  Les  vio- 
lents ont  leur  grandeur,  quelquefois  leur  beauté.  Qui  l'a  mieux 
fait  voii-  (|ue  Danton? 

Mais  admirer  les  maximes  de  Saint-Just,  s'incliner  devant  les 
déclamations  de  Robespierre,  reconnaître  là  une  philosophie 
qui  ne  soit  pas  médiocre,  une  politique  qui  ne  soit  pas  odieuse, 
revendiquer  cet  héritage  de  lieux  communs  cruels  et  de  rêves 
à  courte  vue,  c'est  un  genre  tridokllrie  dont  la  démocratie 
moderne  a  trop  soufïert  pour  qu'elle  songe  à  en  renouer  la 
chaîne,  heureusement  interrompue  '. 


Girondins  et  Jacobins. 

Il  est  dans  l'histoire  de  la  Révolution  deux  dates  décisives, 
deux  coups  d'État  qui  se  lient  l'un  à  l'autre,  comme  la  première 
et  la  dei'nière  pierre  de  l'édilice  :  le  31  mai  et  le  18  brumaire. 

Les  pi'emiers  jacobins,  les  vrais,  ne  les  séparaient  pas.  11  n'y 
avait  pas  si  loin  des  bureaux  du  Comité  de  Salut  public  aux 
antichambres  du  Premier  consul  :  d'illustres  exemples  l'ont 
fait  voir.  Les  fauteurs  de  la  dictatui'e  convenlioiinelle  appa- 
rurent tous  au  coup  d'Étal  de  Bonaparte.  Un  petit  nondjre  seu- 
Icniciil  s'arrêta  siii- le  seuil  du  Sénat  conservateur.  Les  jacobins 
furent  les  meilleurs  préfets  de  l'Empire. 

Les  néo-jacobins,  (jui  se  caractérisent  surtout  par  rinconsé- 
quence,  ont  Icnti''  les  premiers  de  distinguei-  entre  le  coup 
d'État  déniag()gi(pn'  et  le  coup  d'État  mililaii'e,  comme  si  Ion 
pouvait  échapi)t'r  à  la  souvei'ainc  logique  des  choses,  comme 
si  le  sophisme  ihi  sahii  [lublic  n'était  pas  toujours  le  nu''U)e. 

1.  Le  Tc»i/)s,  (lu  11  jaiuiiT  1800. 


POLÉMIQUE   AVIiC    PEVKAT.  109 

C'est  une  formule  monarcliii|ue,  disait  Buzot  aux  Montagnards, 
(|ue  votre  mot  :  «  Il  faut  agir.  »  La  dictature  est  comnwï 
l'égoïsme  ;  on  ne  lui  fait  pas  sa  pai't. 

M.  Peyrat,  du  moins,  ne  méritera  pas  le  reproche  crinconsé- 
(|iipnce.  II  déclare  nettement  qu'après  le  9  thermidor,  la  Révo- 
lution arrêtée,  menacée,  décimée,  n'avait  plus  qu'un  recours  ; 
le  18  hrumaire. 

La  grande  portée  du  livre  de  M.  Quinef,  sa  force  et  son  hon- 
neur, c'est  d'avoir  montré,  d'une  façon  victorieuse,  le  chemin 
(|iii  conduit  d'un  coup  d'état  à  l'autre,  non  seulement  par  l'en- 
cliainemenl  des  faits,  visihles  pour  tout  le  monde,  mais  par 
l'étroite  parenté  des  doctrines  et  le  lien  des  causes  profondes. 
Aussi,  comme  aucun  livre  ne  renferme  une  critique  plus  haute 
du  18  brumaire,  aucun  n'est  à  la  fois  plus  juste  et  plus  amer 
pour  la  révolution  qui  porta  les  terroristes  au  pouvoir  et  jeta 
la  Giromle  aux  gémonies. 

Les  Girondins  attendaient  cette  justice  tardive.  Voici  bientôt 
trois  quarts  de  siècle  qu'ils  portent  la  peine  d'avoir  été  vaincus. 
Les  royalistes,  les  Jacobins  ont  jugé  tour  à  tour  ces  jours  ter- 
ribles. Jusqu'au  livre  de  M.  Quinet,  le  testament  politique  des 
Girondins  restait  à  faire.  Entre  les  constitutionnels,  qui  ne  leur 
pardonnent  pas,  et  les  montagnards,  qu'ils  exaspèrent,  les  plus 
éloquents,  les  plus  généreux,  les  plus  novateurs  des  révolution- 
naires sont  demeurés  longtemps  sans  défenseurs.  De  tous  les 
partis  de  la  Révolution,  c'est  le  seul,  dit  très  bien  M.  Quinet, 
(jui  n'a  pas  eu  de  successeurs.  Tous  les  grands  travaux  con- 
temporains, depuis  Thiers  jusqu'à  Bûchez,  depuis  3Iichelet 
jusqu'à  Louis  Blanc,  libéraux  ou  démocrates,  hommes  d'Etat  et 
poètes,  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  les  sacrifient. 
Lamartine  entreprend  d'élever  un  monument  à  leur  gloire  :  ;i 
mi-chemin,  il  les  trahit  et  passe  à  Robespierre.  La  république 
était  entrée  dans  notre  histoire  sous  une  triple  auréole  d'élo- 
([uence,  de  grandeur  d'âme  et  de  génie,  entre  Brissot  et  Con- 
dorcet,  Barbaroux  et  Gensonné,  Vergniaud  et  madame  Roland. 
Qui  eût  pu  s'attendre  à  les  voir  reniés  par  les  républicains 
d'un  autre  âge? 

Rien  ne  fait  mieux  voir,  à  mon  sens,  combien  le  culte  de  la 
force,  et  cette  tradition  de  l'arbitraire,  qui  est  le  fond  môme  de 
notre  histoire,  ont  parmi  nous  pénétré  les  âmes.  Pour  tuer  les 


110  DISCOUUS   ET   OPINIONS. 

(«irdiidins.  on  les  accuse  de  ne  pas  savoir  agic.  Il  n'en  est  venu 
jus(jii'à  nous  (jn'une  image  calonuiiée  et  travestie,  mélange 
inconsistant  (Hncaiiacilé  et  d'éloquence,  de  vanité  et  d'impuis- 
sance. Artistes,  —  on  en  conviimt,  on  l'exagère  même.  —  mais 
l'iiéteurs  et  li'acassiers,  hésitants  et  déclamateurs,  incapables 
de  sauver  la  Révolution  :  leur  présence  était  un  embarras, 
leur  suppression  fut  une  délivrance. 

Robespierre  a  trace  le  premier  ce  portrait  dv  fantaisie; 
depuis  ce  temps,  on  le  recopie. 

■\1.  Peyrat  s'est  borné  naturellement  à  le  rééditer  une  fois  de 
[iliis.  L'article  qu'il  a  consacré  aux  Girondins  est  aussi  faux  que 
le  rapport  de  Saint-Just  et  l'acte  d'accusation  d'Amar. 

Girondins  et  Jacobins  appartenaient  à  la  même  génération 
révolutionnaire,  celle  que  le  tiers  état  mit  si  fièrement  au 
monde,  au  moment  où  labdication  volontaire  des  Constituants 
jetait  la  Révolution  dans  l'inconnu.  Jeunes,  ardents,  obscurs, 
mais  formés  à  la  vie  publique  dans  ces  innombrables  assem- 
Idées  administratives  où  se  concentrait  de  fait,  depuis  le  14  juil- 
let 1789,  le  vrai  gouvernement  de  la  France,  ces  révolution- 
naires de  la  seconde  poussée  n'étaient  pas  faits  pour  porter 
longtemps  la  monarchie.  La  République  sortait  des  fautes  des 
hommes,  et  surtout  de  la  force  des  choses.  La  République,  on 
l'a  dit  bien  des  fois,  était  dans  la  Constitution  de  1791.  Elle 
était  dans  le  démembrement  systématique  du  pouvoir,  dans  la 
prépondérance  de  l'assemblée;  elle  était  surtout  dans  le  sys- 
tème des  administrations  départementales  et  municipales  élec- 
tives. Mirabeau  l'avait  bien  vu;  et,  dès  l'année  1790,  dans  ces 
notes  fameuses,  monument  immortel  de  clairvoyance  politique 
et  de  monstruosité  morale,  il  signalait  à  la  coui-  le  régime 
administratif,  que  lui-même  avait  appuyé,  comme  le  véritabie 
rnnrnii  de  la  dynastie. 

Dans  cet  intermède  de  self-goverument,  que  la  France  ne 
devait  plus  revoir,  le  pays  devint  républicain  sans  le  savoir, 
sans  le  vouloir  même.  L'Assemblée  législative  fut  le  produit  de 
cette  situation  sans  exemple.  3Iais,  chose  remarquable,  la  mino- 
rité ardente,  éloquente,  clairvoyante  qui  fit  porter  à  cette  démo- 
cratie inconsciente  toutes  ses  conséquences,  était  sortie  des 
entrailles  mêmes  de  la  province.  La  République  ne  devait  plus 
ri'trouver  pareille  fortune  dans  notre  histoire. 


POLÉMIQUE  AVEC   PEYMT.  Ill 

Celte  fois,  les  nécessités  de  la  défense  extérieure  précipi- 
lèrent  la  crise.  La  monarchie  se  cliargea  d'achever  elle-même 
la  démonstration  commencée  par  la  dépiitation  de  la  Gironde. 
La  royauté  trahissait,  appelait  Tétrangcr,  désorganisait  la 
défense.  Il  n'y  a  plus  aujourd'hui,  là-dessus,  de  doute  possible. 
Et,  comme  le  démontre  M.  Quinet  avec  une  précision  et  une 
abondance  de  raisons  admirables,  la  royauté  ne  pouvait  pas  ne 
pas  trahir.  L'histoire  ne  connaît  pas  d'exemple  d'un  despo- 
tisme assez  souple  pour  se  laisser  réduire,  assez  na'ifpourse 
découronner  lui-même,  assez  désintéressé  pour  se  donner  des 
maîtres.  Là  était  la  vraie  chimère,  la  contradiction  profonde 
de  la  Constitution  de  179L  Le  peuple  de  Paris  trancha  le  nœud 
à  sa  manière  ;  il  fit  le  lU  août.  Le  10  août  est  la  journée  de 
riiistiiic/,  dit  ingénieusement  M.  Quinet.  Mais  avant  l'instinct 
du  peuple,  il  y  a  la  Gironde,  qui  lit  tout  haut  dans  le  jeu  de  la 
cour,  qui  dénonce,  par  la  voix  de  Roland,  de  Brissot,  de  Gen- 
sonné,  son  inertie  obstinée,  et  son  hostilité  secrète,  qui  la 
frappe  à  mort  par  la  voix  de  Vergniaud. 

Admirez  donc  la  justice  de  l'histoire!  Tandis  que  les  Giron- 
dins préparent,  fomentent,  font  éclater  la  République,  Robes- 
pierre se  butte,  dans  son  journal,  à  la  Constitution  de  1791. 
C'est  un  monarchien  de  la  dernière  heure.  En  juin  1792,  le 
club  des  Jacobins  veut  chasser  Billaud-Varenne  pour  avoir  osé 
mettre  en  question  la  monarchie.  —  Et  la  tradition  jacobine 
reproche  aux  Girondins  d'avoir  manqué  de  résolution  répu- 
blicaine! 

Les  Girondins  de  la  Législative  veulent  la  guerre,  la  prê- 
chent, la  décident  malgré  les  Jacobins  et  malgré  Robespieri'e. 
A  la  Convention,  c'est  Brissot  qui  la  fait  déclarer,  le  l""  fé- 
vrier 1793,  à  l'Angleterre  et  à  la  Hollande.  —  Et  ce  sont  les 
Girondins  qu'un  accuse  d'avoir  manqué  d'audace,  d'enthou- 
siasme national,  de  fierté  révolutionnaire!  Et  qui  donc  a  frappé 
les  émigrés,  décrété  le  camp  sous  Paris?  Les  Girondins  delà 
Législative.  Qui  a  organisé  la  première  défense,  poussé  en 
avant  les  premiers  volontaires,  ceux  de  l'Argonne  et  de  Jem- 
mapes,  les  plus  mibtants,  les  plus  incontestables  de  nos  sau- 
veurs? Q  i  a  rempli  les  colonnes  du  Bulletin  des  lois,  dans  ces 
terribles  mois  de  février  et  de  mars  1793,  de  cette  multitude 
de  décrets  organisateurs,  de  guerre  et  de  marine,  que  personne 


112  niscoriss  et  opi.mo.ns. 

no  pont  t'ITacei",  cl  qui  rcpondent  si  éloqueniment  au  reproche 
(l'impuissance  et  de  paralysie?  Les  Girondins  à  la  Convention. 
Qu'on  cite  une  mesure  de  défense  à  laquelle  ils  aient  refusé  de 
concourir?  Une  nécessité  militaire  qu'ils  aient  méconnue?  Que 
M.  Peyral  ne  dise  donc  pas  que  tant  que  les  Girondins  furent 
debout,  la  Convention  n'agissait  pas.  Ce  lieu  commun  de  toutes 
les  dictatures,  ce  prétexte  de  tous  les  despotismes  qui  sourit 
aux  Jacobnis  de  VAvenù-,  est  faux  neuf  fois  sur  dix  dans  l'his- 
toire :  mais,  appliqué  aux  Girondins,  il  est  aussi  odieux  qu'in- 
compréhensible. 

En  vérité,  l'histoire  de  ces  gramls  jours  est  écrite  au  rebours 
des  faits  et  du  bon  sens.  Le  plus  grand  reproche  qu'il  y  ait  à 
faire  aux  Jacol)ins  et  à  leurs  prdes  copistes,  c'est  de  méconnaître, 
dans  cette  crise  héroïque  de  la  Fi'ance  nouvelle,  l'élan  sincère 
et  l'ardeur  naïve,  renlhousiasme  national,  la  spontanéité  révo- 
lutionnaii'e.  On  croirait,  à  les  entendre,  (|u'il  a  fallu,  poui- 
pousser  la  France  aux  fronlièi'es,  le  fouet  des  supplices  et  l'ai- 
guillon de  la  peur.  Entre  riiéro'isme  des  quatorze  armées  et 
l'échafaud  de  la  place  de  la  Révolution,  il  y  aurait  je  ne  sais 
quelle  lelation  mystérieuse,  je  ne  sais  quel  rapport  nécessaire, 
dont  la  seule  pensée  est,  pour  le  génie  de  la  France,  la  plus 
sanglante  des  injures,  la  plus  imméritée  des  calomnies. 

Il  faudrait  pourtant  choisir  :  ou  cesser  de  nous  entretenir  de 
l'enthousiasme  et  des  prodiges  de  1792,  ou  reléguer  parmi  les 
plus  hideux  sophismes  de  cette  théorie  de  l'efficacité  de  la  guil- 
lotine, au  point  de  vue  de  la  défense  du  territoire,  sur  laquelh; 
vivent,  de[)uis  soixante  ans.  tous  les  apologistes  de  la  Teireur, 
et  qui  sei-ait  groles(|ue,  si  elle  n'était  aussi  sanglante. 

La  vérité,  c'est  que  toutes  ces  grandes  choses  ne  furent  faites 
ni  jiar  la  iMonlagne,  ni  par  la  Gironde,  mais  par  la  France.  On 
a  toujours  écrit  cette  histoire  les  yeux  fixés  sur  la  Convention. 
Dans  notre  fureur  de  centralisation,  nous  voulons  tout  centra- 
liseï',  même  l'esprit  national,  même  le  patriotisme. 

Nous  mettons  toute  la  Révolution  dans  Paris,  tanilis  que 
Paris  lui  a  porté,  le  2  juin  1793,  un  des  coups  les  plus  terribles 
(ju'elle  ait  reçus*. 

Il  paraît  que  V Avenir  national  est  blessé  au  coeur.  Ce  journal. 

1.  Le  Temps,  du  iîO  janvier  1860. 


POLÉMIQUE  AVEC   PEVItAT.  113 

dont  le  tempérament  est  d'excommunier  et  de  requérir,  condes- 
cend à  discuter. 

Nous  avons  parlé,  dans  notre  dernier  article  sur  le  livre  de 
^I.  Quinet,  du  lien  intime  qui  existe  entre  le  coup  d'État  du 
31  mai  et  le  coup  d'État  du  18  brumaire.  Fondés  tous  deux 
sur  la  même  thèse  de  salut  public,  il  n'est  point  surpi-enant 
ifu'ils  aient  eu  les  mêmes  approbateurs.  Et  nous  avons  dit 
(|u'il  n'y  avait  pas  si  loin  des  bureaux  de  Comité  de  Salut 
[lublic  aux  antichambres  du  Premier  consul  —  qu'on  ix'trouvra 
les  complices  du  31  mai  parmi  les  approbateurs  du  18  hni- 
maire  —  que  sous  l'Empire  eniin,  un  Jacobin  faisait  un  excel- 
lent préfet. 

Il  y  avait,  pour  répondre  à  cette  thèse,  qui  n'est  point  nou- 
velle, sans  doute,  mais  qui  nous  semble  aussi  juste  qu'oppor- 
tune, deux  procédés:  la  logique  ou  l'histoire.  Le  procédé 
logique  serait  de  beaucoup  le  meilleur.  Qu'on  expose,  une 
bonne  fois,  cette  théorie  du  Salut  public,  derrière  laquelle 
s'abrita  le  31  mai,  et  qu'on  prouve  qu'elle  ne  justifie  pas  toutes 
les  dictatures,  tous  les  despotismes!  Problème  difficile,  et  que 
la  doctrine  de  la  dictature,  professée  par  M.  Peyrat  dans  ses 
premiers  articles,  ne  résout  pas,  à  coup  sûr.  Nous  l'avons 
montré  précédemment,  et  nous  attendons  encore,  sur  ce  point 
capital,  la  réponse  de  VAvet^ir.  Moins  sûr  que  le  procédé  lo- 
gique, le  procédé  historique  est  par  cela  même  infiniment  plus 
commode.  Voici  donc  la  question  qu'on  nous  pose  : 

Quels  sont  les  Jacobins,  les  vrais  Jacobins,  comme  on  les  appelle, 
qui  ont  quitté  les  bureaux  du  Comité  de  Salut  public,  pour  s'ins- 
taller dans  les  antichambres  du  Premier  consul  et  de  l'Empereur? 
Parmi  ceux  qui  ont  été  préfets,  conseillers  d'État,  qui  ont  plié 
l'échiné  pour  se  faire  prendre  mesure  d'un  habit  brodé,  qu'on  en 
nomme  un,  un  seul,  qui  n'ait  pas  eu  sa  part  et  son  rôle  dans  le 
9  thermidor,  c'est-à-dire  dans  cette  journée  où  les  vrais  Jacobins 
furent  vaincus  en  même  temps  que  Ja  Révolution.  Encore  un  coup, 
pas  de  phrases  et  des  noms  propres. 

Nous  allons  venir  aux  noms  propres,  mais  nous  sommes  sûr 
d'avance  que  vous  ne  les  accepterez  pas.  Que  des  Jacobins  aient 
été  préfets,  conseillers  d'État,  aient  plié  l'échiné,  vous  en 
convenez  vous-même,  mais  ce  sont  des  Jacobins  impurs,  selon 
vous,  des  Jacobins  mauvais  teint,  car  tous  avaient  trempé  dans 
Thermidor. 


]U  DlSCOrUS    KT   OPIMONS. 

A  ce  compte,  où  soûl  Il's  Jacobins  après  Roljes|)iérre?  Qui 
n'avait  pas,  à  la  Convention,  trempé  dans  Thermidor?  Qui 
n'avait  pas,  en  ce  jour  de  révolte  et  de  justice,  senti  la  hache 
sin-  sa  lèlc?  Qui  n'avait  pas  répété,  du  Marais  à  la  3Ionla»ne,  le 
cii:  A  hasl  à  bas  le  tyran!  Quand  la  Convention,  poussée  par 
ses  triumvirs,  de  coup  d'état  en  coup  d'état,  de  prosci'iption 
en  proscription,  d'échafaud  en  échal'aud,  jusque  dans  les  der- 
niers retranchements  de  son  immense  docilité,  se  releva  furieuse 
et  sanglante,  elle  fit  tout  entière  tète  au  péril.  On  ne  connut 
alors  ni  Thermidoriens  ni  Montagnards  ;  on  ne  se  demanda  pas 
si  Billaud-Varenne  n'était  pas  plus  farouche  ([ue  Robespierre; 
si  Sainl-Just  n'était  pas  fait  d'un  bronze  plus  pur  que  Barèi'e 
et  CoUot  d'Herbois.  La  France  d'alors  lit  comme  la  Convention: 
elle  respira,  et  l'histoire  a  fait  comme  la  France. 

Thermidor,  c'est  la  fin  de  la  Terreur,  c'est  le  réveil  de  la 
justice  et  de  la  clémence,  la  défaite  de  l'épouvante,  dans  son 
incarnation  la  plus  savante  et  la  plus  haute. 

Qu'importe  que  la  Terreur  ait  péri  par  les  mains  des  pires 
terroristes?  qu'importe  qu'un  Tallien  ait  personnifié  l'humanité 
renaissante?  Où  ÏAveuir  a-t-il  pu  voir  que  nous  entreprenions 
de  réhabiliter  la  faction  de  Thermidor?  Faites  le  procès  aux 
Thermidoriens,  et  gagnez-le  :  aurez-vous  donc  pour  cela  gagné 
le  procès  de  la  Terreur? 

Ce  n'est  pas  en  Thermidoriens  et  en  non-Thermidoriens  que 
les  hommes  de  la  Révolution  se  divisent,  c'est  en  Terroristes  et 
en  non-Terroristes.  Quand  j'ai  dit  que  le  jacobinisme  s'était 
réconcilié  avec  l'empire,  j'ai  parlé  des  Terroristes,  des  «  fau- 
teurs de  la  dictature  conventionnelle  »,  des  vainqueurs  de  la 
Gironde,  tenant  pour  aussi  Jacobins,  selon  la  langue  vulgaire, 
Legendre  et  Tallien  que  Lebas  et  Soubrany.Et  j'ai  dit  que,  dans 
ce  groupe  nombreux  et  redoutable,  qui  avait  fait  le  31  mai, 
plus  d'un  s'est  rencontré  qui,  pour  les  mêmes  raisons,  prit  sa 
l)art  du  18  brumaire;  plus  d'un  qui  s'y  l'allia,  sauf  à  s'en 
rcpriilir:  [iliis  d'un  ijui  descendit  jusqu'au  fond  la  i)enle  de 
la  siTNilude. 

Où  est  donc  la  calomnie  ? 

Fouché,  Real.  Merlin  (de  Douai i.  David,  Treilhard.  barons, 
comles,  ducs,  séiiateui's  de  l'Empire,  où  les  placez-vous?  Parmi 
les  modérés  de  la  ConvtMilion  ou  parmi  les  Jacobin^  de  l'Empire? 


POLEMIQUE  AVEC  PEYHAT.  115 

Proconsuls  sanalants,  démagogues  furieux,  légistes  implacables, 
sont-ils  de  ceux  qu'on  calomnie?  Cliose  remarquable:  Foucbé 
détruisit  Lyon  avec  le  fer  et  avec  la  poudre  ;  Real,  collègue  de 
Chaumette  et  d'Hébert,  déposa  contre  Brissot  dans  le  procès 
des  Girondins  ;  Treilhard  fut  dépêché  contre  eux  à  Bordeaux; 
Merlin  (de  Douai)  fit  la  loi  des  suspects  ;  David  fut  le  pané- 
gyriste et  l'émule  de  Marat.  Les  ennemis  les  plus  signalés  de  la 
Gironde  sont  les  premiers  à  faire  leur  cour  à  Bonaparte? 
Dubois-Crancé  et  Roux-Fazillac  le  comblent  d'avances  avant 
brumaire,  et,  après  le  coup,  attendent  qu'on  les  chasse  des  mi- 
nistères. C'est  la  course  au  clocher  de  la  dictature  :  les  Jacobins 
violents  la  laissent  faire,  et  elle  les  déporte  ;  les  Jacobins 
modéi'és  l'aident,  et  elle  les  place.  Le  type  du  Jacobin  rassis, 
c'est  Cambacérès. 

Homme  de  la  Plaine,  direz-vous?  Point:  le  meilleur  ami  de 
Robespierre.  C'est  lui  qui  demande  le  tribunal  révolutionnaire, 
séance  tenante.  C'est  lui  qui  révèle  à  Napoléon  qu'il  y  avait  du 
bon  dans  Robespierre,  que  c'était  un  homme  d'ordre  aussi  :  son 
mot  fameux  sur  le  9  thermidor,  qui  fait  la  joie  de  l'Avoi/r: 
«Procès  jugé,  mais  non  plaidé,  »  est  tiré  du  Mémorial  de  Sainte- 
Hélène. 

Je  n'ai  point  dit,  —  car  il  faut  bien  s'entendre,  —  que  le 
18  brumaire  fut  l'œuvre  des  Montagnards  ;  je  n'ai  point  dit 
(cela  serait  absurde)  qu'il  n'y  eut  point  de  ynodérés  dans  les 
conseils  du  vainqueur  :  j'ai  dit  qu"en  soi,  le  coup  d'état  n'avait 
point  répugné  aux  Jacobins;  que  ceux  qui  ne  le  firent  point  s'y 
rallièrent,  ne  fût-ce  qu'un  jour.  Carnot  fut  ministre  de  la  guerre 
après  le  18  brumaire  :  est-il  une  preuve  plus  décisive? 

Je  le  sais,  les  Jacobins  furent  «  trahis  »  ;  c'est  le  mot  dont 
vous  vous  servez  vous-même.  Hs  furent  dupés;  qui  le  conteste? 
Ils  le  seront  toujours,  parce  que,  vers  la  force  et  vers  la  dicta- 
ture, ils  vont,  comme  l'alouette,  au  miroir.  Voter  contre  l'Em- 
pire, la  belle  afi'aire  !  Mais,  derrière  le  18  brumaire,  ne  pas 
apercevoir  l'Empire  :  là  est  l'infirmité  d'esprit,  la  pauvreté 
morale,  l'inconséquence. 

Aussi,  les  inflexibles,  n'est-ce  point  dans  le  camp  des  Terro- 
ristes que  vous-même  allez  les  prendre?  Vous  citez  Laréveillère- 
Lépaux,  le  meilleur  des  directeurs,  le  plus  honnête  des  pa- 
triotes, refusant,  comme  membre  de  l'Institut,  son  serment  à 


116  DISCOUUS   ET  OPIMONS. 

rEmi)ire,  l'cfusaiit  une  pension,  et,  pour  vivre  pauvre  comme 
alors  ou  savait  l'èlre,  vendant  sa  maison  et  ses  livres,  k  encore 
un  Jacoijin  celui-là!  »  Que  dites-vous,  chantre  des  Jacol)iiis. 
docteur  es  sciences  révolutionnaires?  Laréveillère,  un  Jacoi)in? 
De  l'espèce  de  Lanjuinais,  je  suppose.  Laréveillère  qui  s'écrie, 
le  2  juin  1793,  après  (|ue  la  Convention  violentée  a  mis  les 
Vingt-deux  en  état  d'arrestation  provisoire:  «  Nous  irons  tous, 
tous  en  prison.  »  Laiéveillère.  pi'oscrit  comme  eux.  un  peu 
plus  la'.'d  ;  Lai'éveillère  l'entrant  en  Iriomphe,  après  le  9  ther- 
midor, avec  Isnard,  Heni'i  Larivière,  Louvet  et  Ponlécoulant? 
Gardez  vos  saints,  mais  laissez-nous  les  nôtres. 

]j  Avenir,  qui  prend  Laréveillère  pour  un  jacobin,  nous  met, 
par  contre,  au  déli  de  citer  des  Jacobins  devenus  préfets  de 
l'empire.  Ici,  comme  la  logique  des  principes  et  des  choses 
n'est  plus  contenue  par  la  hauteur  des  caractères,  la  liste  des 
ralliés  s'allonge.  Les  noms  obscurs  de  la  grande  Montagne 
foisonnent  dans  VAnnuaire.  Jean-Bon-Saint-André,  Alquier, 
Cavaignac,  Saliceti,  Cochon  de  Lapparent,  pour  ne  citer  que  les 
plus  marquants,  se  casent  dans  les  préfectures,  s'élalénl 
dans  les  ambassades.  Albitte,  —  un  pur  celui-là,  un  prosci'it  de 
Thermidor;  —  Fréron,  illustre  mitrailleur;  Borie,  Thirion, 
Drouet,  passent,  de  proconsuls,  sous-préfets  ou  juges,  tandis 
que  les  pai'tisans  de  Marat,  les  Hentz,  les  Panis,  les  Bourdon 
(Léonard)  mangent  dans  de  petiles  i)laces,  dignes  de  leur  mé- 
diocrité paisible,  le  pain  de  la  bureaucratie  impériale. 

Ce  n'est  ni  pour  mettre  les  Montagnards  en  contradiction 
avec  eux-mêmes,  ni  pour  constater  une  fois  de  plus  la  pro- 
fondeur de  la  fragilité  humaine,  que  nous  rappelons  et  ces 
noms  et  ces  choses.  Il  n'y  a  pas  contradiction,  il  y  a  rappoi't 
direct,  attraction  logique  entre  le  jacobinisme  et  la  dictature. 
L'Avenir  en  est  lui-même  la  preuve  vivante.  Il  paraît  que  nous 
avons  calomnié  sa  pensée  en  lui  faisant  dire  (ju'après  le  9  ther- 
midor la  Révolution  n'avait  guun  recours  :  le  18  brumaire.  C'est 
perspeclive  et  non  «  recours  »  qu'il  faut  lire.  Va  donc  pour 
«  perspective  ».  Mais  le  mot  est  au  moins  ambigu,  et,  sans 
chercher  à  le  commenter  par  des  citations  très  claires,  que 
M.  Peyratne  l'enieraitpas,  nous  demandons  aux  gens  de  bonne 
foi  ce  (pi(»  signilie  une  tirade  ainsi  conçue  —  que  nous  citons, 
cette  fois,  tout  au  loim-  : 


POLKMIOUE  AVEC   PEVIiAT.  117 

«  Tant  que  les  Jacobins  sont  maîtres  du  pouvoir,  ils  contiennent 
toutes  les  lactious:  après  leur  mort,  les  factions  décliainées  pren- 
nent leur  revanche;  elles  font  de  la  Fi-ance  un  lieu  de  déhniiche  et 
un  coupe-^ïorge.  Tant  que  les  Jacobins  gouvernent,  dit  M.  Qiiinet  lui- 
même,  «  ils  opèrent  le  miracle  d'empêcher  la  famine  »  ;  quand  ils 
sont  renversés  et  immolés,  la  France  n'a  plus  de  pain.  Tant  que  les 
Jacobins  ont  dans  les  mains  les  destinées  du  pays,  tout  cède  à  l'as- 
cendant de  la  Révolution,  la  France  marche  de  victoire  en  victoire; 
quand  les  Jacobins  ne  commandent  plus,  ne  donnent  plus  l'exemple 
et  l'impulsion,  la  désobéissance,  l'indiscipline  et  le  découragement 
se  mettent  dans  les  armées;  nous  éprouvons  partout  des  revers.  La 
Révolution  s'arrête,  recule  ;  la  France  se  débat  dans  la  misère  ;  elle 
n'a  plus  en  perspective  que  le  18  brumaire.  » 

Dire  qu'entre  le  9  thermidor  et  le  18  brumaire,  la  liberté  n'a 
pu  contenir  les  factions  de  rintérieur,  ni  maintenir  la  discipline 
des  armées,  ni  donner  au  pays  le  pain,  la  sécurité  et  la  gloire, 
n'est-ce  pas  proclamer  la  nécessité  du  18  bi'umaire,  et  le  vain- 
queur d'Arcole  et  des  Pyramides  parlait-il  à  la  France  un  autre 
langage  ? 

Nous  croyons  avoir  répondu  aux  questions  de  VAvetui-.  Nous 
ne  lui  en  posons  qu'une,  en  revanche.  Il  paraît  que  ce  journal 
a.  quelque  part,  un  petit  concile  démocratique,  qu'il  consulte 
sur  les  cas  de  conscience,  —  ce  qui  lui  permet  de  juger,  à  l'oc- 
casion, qu'il  est  le  seul,  le  vrai,  le  pur  organe  du  parti.  «  Les 
"  hommes  les  plus  justement  respectés  et  les  plus  incontesta- 
<(  hlement  autorisés,  dit-il.  se  sont  associés  à  ses  critiques  de  la 
«  mnriière  In  plus  explicite  et  dans  les  termes  les  plus  concluants  ». 
Voilà  qui  est  clair,  h' Avenir  n'a  pas  seulement  des  arguments, 
mais  il  a  des  certillcats.  Serait-il  trop  indiscret  de  lui  de- 
mander de  les  produire  ?  De  grâce,  qui  sont  ces  pères  de 
lEglise  qui  ont  prononcé  contre  le  livre  de  M.  Quinet  et 
coiihe  le  journal  le  Temps  l'excommunication  majeui'e?  Les 
noms,  s'il  vous  plaît,  de  ces  patriarches  du  robespierrisme, 
(b^  CCS  inconsolables  de  Thermidor;  les  noms,  s'il  ne  vous 
est  pas  défendu  de  les  dire*? 

La  discussion  ne  peut  avancer  avec  un  adversaire  comme 
VAveyiir.  Quand  on  lui  paiie  18  brumaire,  il  répond  9  thermi- 
dor. Il  nous  avait  sommé  de  citer,  par  leurs  noms,  des  Jacol)ins 

1.  I.e  Temps,  du  2  février  1866. 


118  DISCOURS   KT    (ll'I.MONS. 

l'alliôs  au  18  brumaire.  Nous  lui  en  avons  nommé  dans  loules 
les  nuances  et  clans  tous  les  rangs  du  pai'ti,  des  modérés  et  des 
fuiieux,  des  légistes  et  des  proconsuls,  des  proscrits  du 
l'"'  prairial  et  des  patriotes  du  2  septembre,  des  noms  purs  et 
des  noms  bonnis,  des  chefs  de  file  et  de  simples  soldats.  C'est 
moins  aux  hommes,  avons-nous  dit,  qu'à  la  doctrine  commune 
qu'il  faut  s'en  prendre.  Le  jacobinisme  accuse  surtout  la  force 
de  la  tradition,  la  fatalité  de  l'histoire,  l'empire  des  habitudes 
absolutistes,  formées  par  le  travail  des  siècles,  et  reparaissant 
sous  d'autres  noms,  dans  le  culte  des  pouvoirs  forts,  le  despo- 
tisme du  Centre,  la  secrète  tendresse  pour  la  dictature.  V Ave- 
nir n'entend  point  de  cette  oreille,  il  ne  voit  dans  ce  débat 
qu'un  prétexte  à  biographies,  et  s'obstine  à  le  rapetisser  au 
niveau  d'une  querelle  rétrospective  sur  les  meneurs  du  9  ther- 
midor. Grand  bien  lui  fasse!  Nous  le  laisserons  s'ncharner  sur 
Tallien.  Fréron  et  Barras,  confondre  l'acte  de  Thermidor,  qui 
l'ut  justice,  avec  la  faction  dite  de  Thermidor,  qui  ne  fut  que 
corruption  ;  justiher  la  Terreur  par  la  réaction  thei-midoriemie, 
comme  si  les  vengeances  réactionnaires  eussent  été  possibles 
sans  les  violences  jacobines,  la  terreur  blanche  sans  la  terreur 
l'ouge.  Divaguer  n'est  pas  répondre. 

Au  moins  faudrait-il.  puis(iu'on  discute  sur  des  noms,  citer 
notre  liste  tout  entière  et  n'en  pas  retrancher  les  plus  mar- 
(juants.  3Iais  VAve7in'  est  essenticlb'ment  épuraleiir;  il  a  la 
bonne  tradiliou,  il  épluche  le  jacobinisme  de  telle  façon  qu'il 
n'y  reste  plus,  à  la  hn,  que  Robespierre,  Couthon  et  Saint-Just 
et  les  mcmijresde  la  Commune.  Je  conviens  qu'à  ce  compte,  il 
est  (lil'licile  de  citer  des  Jacobins  compromis  dans  le  18  bru- 
maire, et  VAvenù'  ti-iomphe  commodément.  Omettant  ceux-ci, 
leniant  ceux-là,  et  quand  le  Jacobin  manque,  prenant  un 
Ciroiidiu,  on  a  réponse  à  tout;  et  pour  le  lecteur  naïf,  on  a 
toujours  l'aison. 

S'il  existait  pourtant  quelque  part  un  Jacobin  notoire, 
incontestable,  non  un  Jacobin  de  hasard,  issu  de  la  tourmente 
3t  du  péi'il,  mais  un  Jacobin  de  choix  et  de  réflexion,  un  Jacobin 
avoué  et  lidèle,  n'ayant  jamais  varié  sur  Robespierre,  l'idole  de 
sa  jeunesse,  le  culte  raisonné  de  son  âge  mûr,  et  si  l'on  vous 
montrait  ce  Jacobin  doctrinaire,  le  seul  peut-être  que  VAcemr 
ne  puisse  renier,  mêlant  à  l'éloge  de  Hobespierre,  l'apologie 


POLEMIQUE  AVEC    PEYItAT.  119 

•lu  18  hnimaire,  tliriez-vous  encore  que  les  deux  théorieïi  ne 
sont  pas  sœurs,  et  que  notre  thèse  est  une  calomnie? 

Nous  vous  renvoyons  donc  simplement  à  un  petit  livi'e,  plein 
(le  verve  et  de  talent,  publié  à  Paris,  en  1840.  Vous  y  trouverez 
de  Robespierre,  le  portrait  le  plus  grandiose,  du  gouvernement 
l)ai'lementaire,  la  critique  la  plus  acerbe,  de  l'opposition  de 
gauche  tout  entière,  la  plus  violente  caricature  qu'on  puisse 
lire;  et,  à  la  fin  du  volume,  en  matière  de  conclusion,  celte 
apostrophe  à  M.  Thiers,  alors  président  du  conseil,  qui  a 
toute  la  valeur  d'une  profession  de  foi  : 

Secouez  donc  cette   léthargie   de  la  vie  politique,   ne  vous 

laissez  point  aller  aux  mortelles  oscillations  de  ces  luItcB  parle- 
mentaires, où  vous  compromettez  votre  gloire  dans  l'avenir,  pour 
quelques  triomphes  d'un  moment.  Laissez  là  cette  agitation  où  vous 
dépensez,  sans  profit,  pour  votre  pays  et  sans  dédommagement 
pour  vous,   les  plus  brillantes  facultés  que  Dieu  ait  données  à  un 

homme ,  et,  quand  vous  pouvez  vous  placer  à  côté  de  Machiavel 

et  vous  rapprocher  de  M.  Guizot,  prenez  garde  de  tomber  au  niveau 
de  M.  Odilon  Barrot  et  de  M.  Passy...  Vous  avez  mieux  à  faire, 
monsieur,  qu'à  défendre  ou  à  ridiculiser  des  lieux  communs,  en 
compagnie  d'hommes  médiocres.  Vous  avez,  en  écrivant  Phistoirc 
de  votre  pays,  à  enseigner  à  la  génération  qui  naît  à  la  vie  politique, 
et  qu'on  égare  par  d'absurdes  théories,  comment  une  des  plus 
grandes,  des  plus  justes  et  des  plus  magnifiques  révolutions  dont 
l'histoire  ait  gardé  le  souvenir,  a  été  poussée  au  crime  et  a  Tali- 
surde  par  l'intluence  des  avocats  et  des  idéologues,  ces  deux  lléaux 
de  notre  siècle  :  comment,  depuis  oO  ans,  nous  sommes  engagés 
dans  une  voie  qui  nous  conduit  à  la  misère,  à  l'anarchie  et  au 
ridicule;  comment  tout  est  à  refaire  dans  ce  pays  pour  sauver  pai- 
le  travail  un  peuple  qui  languit  dans  le  bavardage  ;  comment  il  vaut 
mieux  que  l'ouvrier  lise  Barème  que  la  Constitution  des  droits  de 
l'homme,  et  qu'il  sera  plus  heureux  et  plus  moral  en  mettant 
chaque  dimanche  une  poule  au  pot,  qu'en  jettant  chaque  cinq  ans 
une  boule  dans  l'urne  électorale.  SI  vous  aviez,  monsieur,  le 'prestige 
rt  la  puissance  de  lliomme  dont  vous  allez  éerire  l'histoire,  je  vous 
dirais  qu'il  y  a  quelque  chose  à  faire  de  plus  qrand,  de  plus  moral,  .de 
plus  exemplaire,  un  acte  de  justice  divine  à  exécuter,  et  je  i-nns 
rappellerais  ce  qui  se  passait  à  Saint-Cloiul  le  19  brumaire  1799, 
ce  grand  jour  de  notre  histoire,  qui  sera  un  jour  de  fête,  si 
jamais  nous  avons  le  sens  commun.  Mais  vous  n'avez  ni  le 
cheval  blanc  de  Gampo-Formio,  ni  Murât  pour  crier  à  ses  gre- 
nadiers :  En  avant,  marche!  contre  les  représentants  non  plus  du 
poignard,  mais  du  harardarje. 

F.pjac()l)in  qui  appelait,  en  1840,  \a  justice  divine  sur  le  gou- 


120  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

vcrnomont  des  assemblées,  peut,   en    1865,   faire   l'éloge  du 
31  mai.  C'est  de  la  logique  el  de  la  franchise. 

Un  dernier  mot,  pour  clore  cette  discussion,  que  VArmir  ne 
reprendra  pas.  On  avait  parlé  à  plusieurs  reprises,  non  sans 
solennité,  de  certains  hauts  patronages  démocratiques,  qui 
auraient  prononcé  entre  M.  Quinetet  ses  détracteurs,  et  couvert 
de  leur  autorité  incontestable  la  polémique  de  ÏAvenà-.  Nous 
avons  demandé  les  noms.  V Avenir  les  refuse.  Il  n'a  pas,  dit-il, 
l'habitude  de  livrer  à  la  publicité  les  communications  de  ses 
amis.  —  Pourquoi  s'en  fait-il  donc  un  argument  anonyme? 
—  Nous  les  lui  demandons,  ajoute- t-ii,  sachant  bien  qu'il  ne 
peut  pas  les  dire.  —  Nous  savions  l»ien,  en  effet,  que  l'Avenir 
ne  nommerait  personne;  mais  pour  une  excellente  raison,  c'est 
qu'il  n'a  personne  à  nommer  '. 

Nous  n'avons  aucun  goût  pour  les  personnalités.  Si  nous 
avons  fait  entrer  dans  un  débat,  sur  l'esprit  et  les  tendances  du 
jacobinisme,  l'opinion  de  M.  Peyrat  au  sujet  du  18  brumaire, 
c'était  pour  faire  honneur  à  sa  logique,  non  pour  mettre  en 
cause  son  caractère.  Aujourd'hui.  M.  Peyral  relire  de  la  façon 
la  plus  catégorique,  et  avec  la  plus  parfaite  a'nnégation,  ce 
qu'il  a  écrit  en  1840.  Nous  lui  en  donnons  acte.  Nous  reprodui- 
rions, si  cela  était  possible,  l'article  tout  entier;  il  semble  qu'il 
diminue  un  peu  la  distance  qui  nous  sépare  : 

L'étude  de  la  Révolution  m'a  appris,  que  l'état  de  la  France,  en 
1799,  quoique  très  grave,  ne  l'était  point  assez  pour  justifier  le  coup 
d'état  et  la  dictature  qui  en  fut  la  conséquence.  Le  maintien  de  la 
Constitution  républicaine  correspondait  aux  vœux  et  aux  intérêts 
de  l'immense  majorité  de  la  France. 

La  République  était  assez  forte  pour  contenir  ses  adversaires 

l'Aie  avait  pour  elle  les  armées,  composées  encore  en  grande 

partie  de  ces  volontaires  partis  en  92,  quand  la  patrie  était  en  dan- 
iier.  et  qui  avaient  vaincu  l'Europe  pour  vaincre  la  monarchie.  Elle 
avait  pour  elle  cent  journalistes,  tous  les  écrivains  de  quehjue 
autorité,  les  poètes,  les  artistes,  les  acquéreurs  nationaux,  tous  les 
propriétaires  las  de  leurs  incertitudes,  tous  ceux  qui,  en  89  et  99, 
ayant  pris  les  armes  pour  elle  et  endossé  l'uniforme  national, 
avaient  mérité  par  là  le  ressentiment  des  royalistes.  Les  premiers 
amis  de  le  R>'voliifinn  lui  »'-tnient  reslé%  fidèles  et  ih  étaient  innom^ 
braille  a... 

1.  Le  Temps,  du  7>  février  1866. 


LES   COMPTES  FANTASTIQUES  DHAUSSMANN.  121 

Très  juste  et  1res  bien  dit.  Mais  cessez  alors  de  pleurer  sur 
le  y  Thermidor.  Oui!  le  sentiment  républicain  et  les  intérêts 
révolutionnaires  défendaient  la  République  au  dedans,  les 
armées  produites  par  le  grand  mouvement  de  1792  suffisaient  à 
la  proléger  au  dehors  :  voilà  nos  vrais  vainqueurs.  La  guillo- 
tine n'y  était  pas  plus  nécessaire  que  le  sabre,  et  si  la  Révolu- 
tion pouvait  se  passer  de  Bonaparte,  elle  n'avait  pas  non  plus 
besoin  de  Robespierre  *. 

Les  Comptes  fantastiques  d'Haussmann. 

A  CCS  discussions  théoriques  allaient  succéder  des  luttes  plus  per- 
sonnelles et  plus  directes  contre  le  César  afTaibli  qui  opprimait  la 
F'rance  en  la  conduisant  aux  abîmes.  A  propos  de  la  loi  sur  les 
coalitions  qui  vint  eu  discussion  dans  les  bureaux  du  Corps  législatif 
en  février  1864,  Ollivier  et  Darimou  s'étaient  nettement  séparés  de 
leurs  collègues  de  la  gauche  qui  demandaient  l'abrogation  pure  et 
simple  des  articles  du  Code  pénal  prohibant  les  coalitions.  Au  début 
de  la  session  de  1865,  la  brouille  devint  définitive,  et  Gambetta,  le 
futur  chef  des  irréconciliables,  exprima  à  Darimon  son  absolue 
défiance  à  l'endroit  de  l'opposition  constitutionnelle-.  Les  mauvais 
jours  étaient  venus  d'ailleurs  pour  le  gouvernement  césarien.  La 
mort  de  M.  de  Morny  (10  mars  1865)  l'avait  privé  de  son  plus  habile 
conseiller,  le  tiers-parti  se  constituait  et  réclamait  l'extension  des 
libertés  parlementaires  :.\apoléon  III  s'iuclinant  avec  humilité  devant 
les  sommations  des  États-Unis,  faisait  dire,  dès  le  5  février  1866,  au 
malheureux  empereur  Alaximilien,  que  l'évacuation  commencerait 
dès  l'automne,  et  il  était  dès  lors  évident  que  l'Empire  aurait  désor- 
ganisé nos  foi-ces  en  pure  perte,  sans  retirer  aucun  fruit  des  trésors 
et  du  sang  gaspillés  dans  cette  expédition  désastreuse.  Enfin,  les 
foudroyants  succès  de  la  Prusse  à  Sadowa  (2  juillet  1866)  en  détrui- 
sant à  notre  préjudice  l'équilibre  européen,  de  mauvaises  récoites, 
des  inondations,  le  déficit  du  Trésor  confessé  par  M,  Fould,  avaient 

1.  Le  Temps,  du  7  février  18G6. 

•2.  V.  Diirimon,  Histoire  de  Douze  ans.  p.  223. 

L'auteur  cite  une  assez  curieuse  conversation  avec  Gambetta,  auquel  il 
rapporte  la  paternité  du  mot  d'opportunisme  qui  était  appliqué  par  lui  à  la 
politique  d'Ollivier  et  de  ses  amis  : 

«  Eh  bien  !  mon  cher  Gambetta,  lui  dis-je,  il  parait  que  vous  êtes  en  train  de 
dépasser  la  Gauche? 

—  Que  voulez-vous?  me  dit-il,  nous  sommes  en  présence  d'un  malade.  Je 
vois  bien  qu'Ollivier  et  vous,  vous  lui  préparez  un  enterrement  de  première 
classe.  J'aurais  consenti  volontiers  à  aller  jusqu'à  l'église;  mais  je  ne  veux 
pas  aller  jusqu'au  cimetière.  —  Nous  nous  quittâmes  sur  ce  mot,  et  depuis 
je  ne  l'ai  i)lus  revu.  » 


122  Disr.ouns  et  opinions. 

irrité  l'opinion  piililiiiuc  l't  mis  à  nu  tons  les  vicf>s  du  réj.niTie 
personnel. 

Pour  faire  diversion  aux  échecs  de  sa  politique  extérieure, 
rKmpercur  qui,  dans  son  discours  du  trône  de  186fi,  avait  paru  peu 
enclin  aux  concessions  libérales  et  venait  d'interdire  à  tout  autre 
pouvoir  pu!)Iic  que  le  Sénat,  de  discuter  la  Constitution  (sénatus- 
consulte  du  18  Juillet  1S(J01,  revint  bientôt,  par  une  de  ces  contra- 
dictions qui  étaient  au  fond  de  sa  nature  indécise,  à  la  chimère  de 
rKmpire  constitutionnel  :  la  fameuse  lettre  du  19  janvier  1867, 
suivie  des  décrets  du  même  jour,  ouvrit  une  première  brèche  dans  le 
régime  autoritaire,  en  restituant  aux  députés  le  droit  d'interpellation 
et  en  autorisant  les  ministres  à  représenter  par  délégation  le  Gou- 
vernement devant  les  Chambres.  Napoléon  promettait,  en  outre, 
une  loi  sur  la  presse,  qui  substituerait  au  pouvoir  discrélionnaire 
de  l'administration  les  douceurs  de  la  juridiction  correctionnelle,  et 
une  loi  sur  le  droit  de  réunion  ;  par  contre,  la  note  impériale 
rrfusait  nettement  aux  députés  la  faculté  de  devenir  ministres.  De 
la,  un  remaniement  du  ministère,  la  fureur  des  Mamelncks  de 
l'Empire  autoritaire,  les  édifiantes  querelles  de  Rouher  et  d'Ollivier, 
le  premier  soutenu  par  les  fanatiques  de  la  droite  impérialiste, 
comme  Granier  de  Cassagnac,  le  second  protégé  par  Walewski  et  le 
tiers-parti.  Mais  M.  Walewski  quitte  la  Présidence  du  Corps  législatif 
le  29  mars  1867.  L'incohérence  préside  plus  que  jamais  à  la  marche 
du  gouvernement.  Dès  le  14  mars,  en  terminant  son  interpellation 
siii-  la  politi((ue  étrangère  de  l'Empire,  M.  Thiers  avait  dit  à  la 
tribune  :  «  Prenez  garde,  il  ne  vous  reste  plus  une  seule  faute 
;i  commettre!  »  Et  voil.à  que  les  humiliations  s'accumulent.  Tandis 
que  Maximilicn  est  fusillé  à  Quei'etaro  (16  juin  la  Prusse  nous  brave 
ouvertement  en  publiant  ses  traités  d'alliance  avec  l'Allemagne  du 
Sud  ;  les  négociations  avec  la  Hollande  pour  la  cession  du  Luxembourg 
(avril-mai)  nous  mettent  sans  profit  à  deux  doigts  de  la  guerre, 
l'attentat  de  Bérezovski  (6  juin)  épouvante  le  czar,  et  les  splendeurs 
de  l'Exposition  universelle  ne  dissimulent  pas  la  profonde  désorga- 
nisation de  notre  pays  aux  souverains  étrangers,  hôtes  des  Tuileries. 
Le  fameux  «  jamais  »  de  M.  Rouher  (décembre)  et  l'intervention 
française  à  Rome  nous  brouillent  avec  la  nation  italienne,  et  le  vote 
des  lois  sur  la  presse  et  sur  le  droit  de  réunion,  arraché  au  Corps 
législatif,  ne  satisfait  pas  le  parti  libéral,  qui  ne  voit  dans  cette  pré- 
tendue réforme  qu'une  nouvelle  métamorphose  de  l'arbitraire'. 

C'est  à  ce  moment  que  M.  .Iules  Ferry  entre  en  scène  et  ouvre 
contre  l'un  des  plus  puissants  fonctionnaires  de  l'Empire,  contre 
M.  Ilaussmann,  l'autocrate  de  l'Hôtel-de-Ville,  une  campagne  qui  est 
restée  célèbre.  Avec  le  livre  de  Ténot,  Paris  en  dcccmbre  ^8'6i 
laoût  1868),  c'est  à  coup  sûr  le  plus  terrible  réquisitoire  qui  ait  été 
dirigé  contre  l'Empire  à  son  déclin.  F-es  Complet  fantaxtiqucx  (lllaus- 

1.  .■]  juillet  ISGS,  saisie  du  Râieil,  condamnation  de  Dele.scluze  à  trois  mois 
de  prison  et  ô  000  fr.  d'amende. 


LES   COMPTES   FANTASTIQUES   D  HAUSSMANN.  123 

smaim,  publiés  d"uboid  par  le  Temps,  doivent  être  reproduits  ici  ; 
car  ils  permettent  d'apprécier  à  quel  dei;ré  M.  Jules  Ferry  réunissait 
les  aptitudes  spéciales,  les  qualités  de  style,  la  souplesse  d'espiit,  le 
courage  et  Tà-propos  qui  caractérisent  les  grands  journalistes  '  : 

.4  Messieurs  les  Membres  de  la  Commission  du  Corps  législatif 
chargés  d'examiner  le  nouvel  Emprunt  de  la  Ville  de  Paris. 

Messieurs, 

Pour  un  citoyen  de  Paris,  c'est  une  liberté  grande  de  s'adres- 
ser à  vous.  Il  est  entendu  qn'en  tout  ce  qui  touche  leurs  propres 
affaires,  les  Parisiens  sont  incapables,  et  que  les  gens  du  Cantal 
ou  de  la  Lozère  savent  seuls  ce  qui  nous  convient.  C'est  pour 
cela  que  la  majorilé,  dont  vous  êtes  la  fleur,  n'a  pas  daigné 
ouvrir  à  un  seul  des  élus  de  la  ville  de  Paris  l'accès  d'une  Com- 
mission qui  lient  entre  ses  mains  noire  présent  et  notre  avenir. 
Je  ne  le  dis  pas.  Messieurs,  pour  vous  surfaire,  mais  c'est  bien 
de  cela  qu'il  s'agit.  Vous  pouvez,  si  vous  le  vouiez,  nous  sauver 
de  la  catastrophe,  à  laquelle  on  nous  conduit  lèlc  baissée  ;  mais 
si  vous  ne  voulez  ou  n"osez,  nous  irons  droit  jusqu'au  fossé. 
L'instant  est  critique,  et  M.  le  préfet  de  la  Seine  ne  saurait, 
celte  fois,  se  passer  de  vous.  C'est  un  puissant  seigneur,  sans 
doute;  c'est  plus  qu'un  grand  personnage,  c'est  comme  une  des 
institutions  fondamentales  de  ce  temps.  Il  est  enlendu  (|ue  les 
folies  de  la  Ville  font  partie  de  la  raison  d'État.  Mais  comme 
vous  tenez,  comme  on  dit,  le  bon  bout,  j'ai  toujours  cru  que  le 
pouvoir  avait,  dans  le  fond,  autant  peur  de  vous  que  vous  avez 
peur  de  lui.  Soyez  hommes,  et  vous  le  verrez  bien. 

Vous  ne  pourrez,  dans  tous  les  cas,  prétexter  d'ignorance. 
Tout  vous  avertit,  et  la  vérité  crie  vers  vous  par-dessus  les  loits. 
Les  humbles  réflexions  qui  suivent,  et  qu'un  journal-,  peu  lu 
de  vous  sans  doute,  —  malheureusement,  —  a  bien  voulu 
accueillir,  .sont  à  la  portée  de  tout  le  monde.  C'est  des  écrits  de 
M.  le  préfet  de  la  Seine  que  j'ai  tiré  tout  mon  savoir.  Je  ne 
suis  point  sorcier,  comme  vous  le  voyez.  Mais  vous,  devant 

1.  Les  Comptes  fantastiques  d'IIaii'^fimann,  lettre  adressée  à  MM.  les 
niemljres  de  la  Commission  du  Corps  législatif  chargés  d'examiner  le  nouveau 
projet  d'emprunt  de  la  Ville  de  Paris,  par  Jules  Ferry.  Broch.  in-8°  de  95  p.. 
dont  17  p.  d'appendices.  Piiris,  Le  Clievailier,  1868. 

•2.  l.e  Temps,  du  mois  de  décembre  1867  au  mois  de  mai  1868. 


124  lUSCOLHS    ET   OIM.MONS 

(Iiii  tonl  voile  doit  toiultcr,  loul  arcaiic  s'ouvrir,  que  do  choses 
vous  allez  apprendre,  qu'un  pauvre  journaliste  ne  peut  voir. 
Il  n'est  vraiment  pas  de  mission  plus  enviable  que  la  vôtre,  et 
c'est  se  faire  honneur  ((ue  de  vous  aidei".  si  peu  (|ue  ce  soit,  à 
la  remplir. 

I.  —  Position  de  la  question. 

Avant  d'entrer  en  matière,  permettez -moi.  Messieurs,  de 
bien  poser  la  question  qui  s'agite,  à  cette  heure,  entre  M.  le 
préfet  de  la  Seine  et  la  population  qu'il  régente,  impose,  endette, 
triture  depuis  quinze  ans,  sans  mesure  et  sans  conti-ôle.  Les 
Parisiens  ne  disent  pas  qu'il  n'y  eût  rien  à  faire  dans  l'ancien 
Paris,  au  moment  où  M.  le  préfet  a  commencé  son  office  des- 
trurteui-;  il.>  ne  disent  pas  non  plus  que  M.  le  préfet  n'ait  rien 
accompli  d'utile  ou  de  nécessaii'e.  Nous  reconnaissons  ([u'on  a 
fait  du  nouveau  Paris  la  plus  belle  auberge  de  la  teire,  et  que 
les  parasites  des  deux  mondes  ne  trouvent  rien  de  comparable: 
Nous  tenons  compte  de  ce  qu'exigeait  l'aménagement  indispen- 
sable d'une  grande  ville,  qui  est  la  tête  de  ligne  de  tous  les  che- 
mins de  fer.  Nous  n'avons  garde  de  dire  que  tout  soit  absolu- 
ment mauvais  dans  ces  innondjrables  trouées  qui,  dépeçant 
obliquement  et  dans  tous  les  sens  la  vieille  capitale,  donnent  à 
la  nouvelle  l'aspect  déplaisant  d'un  casse-tête  chinois.  Nous  le 
trouvons  laid,  pour  notre  compte,  mais  nous  convenons  que  le 
mauvais  goût  de  31.  le  pi'éfel  a  ici  pour  complice  le  mauvais 
goût  des  architectes  et  d'une  portion  notable  du  public  de  ce 
temps-ci. 

Nous  sentons  aussi  que  c'est  peine  perdue  de-i'egn  tter  l'an- 
cien Pai-is.  le  Paris  historique  et  penseur,  dont  nous  recueillons 
aujourd'hui  les  derniers  soupirs;  le  Paris  artiste  et  philosophe, 
où  tant  de  gens  modestes,  appliqués  aux  travaux  d'esprit,  pou- 
vaient vivre  avec  3,000  livres  de  l'ente;  où  il  existait  des  grou- 
pes, des  voisinages,  des  quartiers,  des  traditions  ;  où  l'expro- 
priation ne  troublait  pas  à  tout  instant  les  relations  anciennes, 
les  plus  chères  habitudes;  où  l'artisan,  ([u'un  système  impi- 
toyable chasse  aujourd'hui  du  centre,  habitait  côte  à  côte  avec 
le  financier;  où  l'esprit  était  prisé  plus  haut  que  la  richesse;  où 
l'étranger,  brutal  et  prodigue,  ne  donnait  pas  encore  le  ton  aux 


LES  COMPTES  FANTASTIQUES  D  HALSSMA.NN.        125 

Illéâtres  et  aux  mœurs.  Ce  vieux  Paris,  le  Paris  de  Voltaire,  de 
Diderot  et  de  Desmoulins,  le  Paris  de  1830  et  de  1848,  nous  le 
pleurons  de  toutes  les  larmes  de  nos  yeux,  en  voyant  la  magui- 
rn|ue  et  intolérable  hôtellerie,  la  coûteuse  cohue,  la  triomphante 
Nulgarité,  le  matérialisme  épouvantable  que  nous  léguons  à  nos 
neveux.  Mais,  là  encore,  c'est  peut-être  la  destinée  qui  s'accom- 
plit. Nos  reproches  contre  l'administration  préfectorale  sont 
plus  positifs  et  plus  précis.  Nous  l'accusons  d'avoir  sacrilié 
d'étrange  façon  à  l'idée  fixe  et  à  l'esprit  de  système  ;  nous 
l'accusons  d'avoir  immolé  l'avenir  tout  entier  à  ses  caprices  et 
à  sa  vaine  gloire;  nous  l'accusons  d'avoir  englouti,  dans  des 
œuvres  d'une  utilité  douteuse  ou  passagère,  le  patrimoine  des 
générations  futures  ;  nous  l'accusons  de  nous  mener  au  triph^ 
galop  sur  la  pente  des  cataslroi)hes. 

Nos  alTaires  sont  conduites  par  un  dissipateur,  et  nous  plai- 
dons en  interdiction. 


II.  —  Voltaire  et  M.  Haussmann. 

Trois  conseillers  d'État,  de  la  maison  de  M.  le  préfet  ou  à  peu 
près,  MM.  Genleur,  Alfred  Blanche  et  Jolibois,  vous  ont  fait 
savoir,  Messieurs,  ce  que  la  Préfecture  attend  de  vous.  La  Ville 
a  emprunté,  à  la  sourdine,  398  millions,  qu'elle  ne  peut  payer; 
elle  veut  prendre  du  temps  et  répartir  sa  dette  sUr  soixante  ans. 
Voilà  tout.  Et  l'on  vous  prie  de  voter  sans  phrases.  Vous  voterez 
peut-être,  mais  vous  poserez,  au  préalable,  à  l'administration 
(le  la  Ville,  quelques  questions  auxquelles  elle  ne  peut  pas 
se  dispenser  de  répondre.  Comment  se  trouve-t-on  avoir 
emprunté  398  millions  sans  que  le  Corps  législatif  y  ait  mis  le 
nez?  L'a-t-on  fait  avec  droit,  l'a-t-on  fait  avec  prudence? 
La  Ville  ne  doit-elle  que  ces  398  millions?  Le  traité  qu'elle  a 
passé  avec  le  Crédit  foncier  est-il  une  liquidation  ou  un  expé- 
dient? Est-il  nécessaire,  indispensable,  ou  n'est-il,  comme  le 
disent  les  gens  de  M.  le  préfet,  qu'un  superflu  de  précautions? 
La  Ville  de  Paris  est-elle  vraiment  au-dessus  de  ses  alTaires, 
ou  serait-elle  par  hasard  au-dessous? 

Voilà  ce  qui  importe,  et  ce  de  quoi  MM.  les  conseillers  d'État 
à  la  suite  ne  paraissent  guère  se  soucier.  Leur  exposé  est  un 


U6  DlSCdins    KT   (U'IMO.NS. 

modèle  de  iliscréliuu  cavalière,  le  clu'f-d'œuvre  du  sans-façon. 
Vraiment,  Messieurs  les  députés,  on  vous  tiaite  en  Géronles. 
Kxaniinez  de  près  ce  bel  exposé,  et  vous  verrez  de  quoi  il 
est  l'ait  :  dix  li.unes  extraites  d'un  écrit  de  Voltaire  et  dix  pages 
tirées  du  deruier  mémoire  de  M.  le  préfet  de  la  Seine.  Ces  deux 
choses  ne  sont  point  nouvelles.  Il  n'est  qu'un  conseiller  d'État 
pour  découvrir,  de  cet  air  triomphant,  un  des  pamphlets  les  plus 
connus  du  grand  agitateur  du  dix-huitième  siècle.  Voici  le  passage 
de  Voltaire  :  «  Il  serait  facile  de  démontrer  qu'on  peut,  en  moins 
de  dix  ans,  faire  de  Paris  la  merveille  du  monde...  Une  pareille 
entreprise  ferait  la  gloire  d'une  nation  et  un  honneur  immortel 
au  corps  de  Ville,  encouragerait  tous  les  arts,  attirerait  les 
étrangers  du  bout  de  l'Europe,  enrichirait  l'État...  Il  en  résul- 
terait le  bien  de  tout  le  monde  et  plus  d'une  sorte  de  bien...  » 
On  lit  encore  dans  le  même  écrit  ces  lignes  que  la  modestie 
des  amis  de  M.  Haussmann  a  pu  seule  les  empêcher  de  trans- 
ciire  :  «  Fasse  le  ciel  qu'il  se  trouve  quelque  homme  assez 
zélé  pour  embrasser  de  tels  projets,  d'une  àme  assez  ferme 
pour  les  suivre,  d'un  esprit  assez  éclairé  pour  les  rédiger,  et 
(pi'il  soit  assez  accréilité  pour  les  faire  réussir.  >•  On  voit  par 
là  que  M.  Haussmann  était  clairement  désigné  dans  les  pro- 
.phéties. 

Certes,  ce  n'est  pas  nous  qui  reprocherons  au  Conseil  d'État 
d'élever  Voltaire  au  rang  de  projjliète.  Le  Conseil  pouvait  plus 
mal  choisir  ses  auteurs.  Nous  ne  chicanerons  même  pas  sur  le 
sens  de  la  prophétie.  Voltaire,  comme  tous  les  gens  de  bon 
sens,  était  modeste  dans  son  utopie;  si  bien  que,  dans  ce  même 
ai'ticle  sur  les  embellissements  de  Paris,  en  l'année  1749, 
Taudacieux  philosophe  ne  demandait  pas  plus  de  «  quatre 
ou  cinq  mille  ouvriers,  pendant  dix  ans,  »  pour  faire  le  néces- 
saire, avec  cette  condition:  «  que  tout  Targent  soit  fidèlement 
économisé;  que  les  projets  soient  7'eçus  au  concours;  que  V exécu- 
tion soit  au  rabais.  »  Voyez,  comme  tout  de  suite  Voltaire 
devient  un  faux  pi-ophèle.  Rabais,  concours,  économie,  ces 
mots  si  chers  au  précurseur  de  M.  le  préfet,  n'ont  pas  de  sens 
dans  ses  bureaux.  Les  plans  se  font  <;t  se  défont  à  la  vapeur, 
sans  réflexion,  sans  prévoyance;  l'affaire  actuelle  en  contient, 
à  cha(|uc  pas,  des  preuves  inimaginables.  Les  concessions  se 
distribuent  sous  le  manteau,  par  centaines  de  millions  :  le  prin- 


LES  COMPTES  FANTASTIQUES  DHALSSMA.N.N.        127 

cipe  de  radjiulication  publique  est  relégué,  comme  celui  de 
concours,  parmi  les  mythes  d'un  autre  âge.  Quant  à  l'économie, 
le  bilan  de  la  Ville,  que  nous  dresserons  tout  à  l'heure,  vous 
fera  voir.  Messieurs,  que,  sur  ce  point,  l'instinct  public  demeure 
encore  au-dessous  de  la  réalité  dos  choses.  C'est  là  toute  notre 
querelle  avec  notre  préfet.  Et  l'on  voit  que  Voltaire  est  pour 
nous  dans  cette  alTaire.  et  que  nous  ne  sommes  point  contre 
Voltaire.  Embellir  Paris,  mais  qui  vous  en  empêche?  Étes-vous 
donc  le  premier  qui  y  ait  mis  la  main  ?  Tous  les  régimes  n'y 
ont-ils  pas  travaillé  l'un  après  l'autre,  depuis  tantôt  quatre- 
vingts  ans?  Mais  vous  n'embellissez  pas,  vous  gâtez.  Vous 
n'embellissez  pas,  vous  démolissez,  vous  endettez;  vous  écrasez 
le  présent,  vous  compromettez  l'avenir,  et  ce  sera  une  des 
énigmes  de  ce  temps-ci  que  de  telles  fantaisies  aient  pu  se 
tolérer  aussi  longtemps. 

D'un  pende  Voltaire  et  de  beaucoup  d'Haussmann,  3IM.  les 
conseillers  d'État  ont  fait  leur  exposé.  M.  Haussmann  est  tout 
simplement  copié,  copié  textuellement,  ou  à  peu  près,  et  pas 
même  paraphrasé.  MM.  Genleui-,  Alfred  Blanche  et  Jolibois 
n'y  ont  pas  ajouté  un  mot,  un  chiffre,  un  argument,  une  idée 
de  leur  cru.  Quel  métier  est-ce  cela?  Nous  croyons  avoir  des 
conseillers  d'État,  etnous  n'avons  que  des  scribes,  écrivant  sous 
la  dictée  de  la  Préfecture.  C'est  ainsi  qu'aujourd'hui  l'on  entend 
le  contrôle.  3Iieux  valait  donc  renvoyer  tout  simplement  le  Corps 
législatif  aux  mémoires  du  préfet  de  la  Seine.  Nous  allons  nous 
y  reporter  ensemble,  si  vous  le  voulez  bien,  puisqu'en  toute 
chose  il  vaut  mieux  avoir  afiaii-e  à  Dieu  qu'à  ses  saints,  et  aux 
premiers  sujets  qu'aux  doublures. 


m.  —  La  confession  de  M.  Haussmann.  —  Grands  travaux 
et  grandes  bévues. 

Pour  juger  M.  le  préfet  de  la  Seine,  je  ne  vous  demande. 
Messieurs,  que  d'étudier  son  dernier  mémoire.  Ce  document  a 
paru  dans  les  derniers  jours  de  l'année  1867,  une  année  remar- 
quable, comme  vous  le  savez  bien,  année  de  désenchantement 
pour  le  pays,  d'examen  de  conscience  pour  le  pouvoir.  Nous 
elions  trop  certains  qu'elle  arriverait,    celte  année  juslicière, 


128  DISCOUUS  KT  OPINIONS. 

nous,  liomiiics  (ropposilion,  voik's  depuis  si  loiiutemps  ;i  la 
tàclio  iiiurale  d'aveilir  dans  le  désert.  Car  le  temps  est  le  plus 
«irand  cl  le  plus  sur  des  liquidateurs.  L'année  1867  a  com- 
mencé la  liipiidation  de  toutes  les  fautes  du  second  Empire.  Sa 
politique  s'est  licpiidée  au  dehors  par  cette  double  et  immense 
déconvenue  du  Mexique  et  de  Sadowa;  sa  prospérité  s'est  liqui- 
dée au  dedans  par  une  crise  douloureuse  (jui  n'est  pas  encore 
près  de  linir;  les  institutions  linancières  qu'il  avait  créées, 
choyées,  couvées  avec  le  plus  d'amour,  ont  eu  le  même  sort  que 
sa  diplomatie  :  après  avoir  fait  beaucoup  de  bruit  dans  le 
monde,  essoufllées  et  boursouflées,  elles  s'affaissent  et  tombent. 
La  catastrophe  du  Crédit  moliilier  fait  pendant  aux  échecs  exté- 
rieurs. Tous  ces  désastres  poussent  à  la  franchise,  et,  tandis 
que  le  chef  de  l'État  exposait,  avec  une  louable  bonhomie,  les 
mécomptes,  les  inquiétudes  et  les  «  points  noirs  »,  nous  avons 
vu  Tadministration  de  la  Ville  de  Paris  lever  elle-même  un  coin 
(hi  voile,  et  la  tin  de  l'année  nous  apporta  ce  spectacle  extraor- 
dinaire :  M.  le  préfet  de  la  Seine  entrant  à  son  tour  dans  la  phase 
des  aveux. 

De  toutes  ces  confessions,  vous  avez  dû  trouver,  Messieurs, 
que  la  dernière  était  la  plus  extraordinaire.  Pour  que  cette 
conliance  imperturbable,  la  plus  grande  peut-être  des  temps 
modernes,  hésite  et  s'ébranle;  pour  que  cette  volonté,  lancée  à 
toute  vapeur,  parle  d'ajournement  et  de  temps  d'arrêt;  pour 
(pie  cet  esprit  si  sûr  de  lui-même  éprouve  le  besoin  de  mettre  le 
public  dans  .sa  conlidence  ;  pour  que  ce  Mémoire  annuel,  (pii 
n'était  jusqu'ici  qu'un  bulletin  de  victoire,  ne  mentionne  cette 
fois  que  des  déceptions,  que  s'est-il  donc  passé  et  quelle  grande 
leçon  l'orgueil  préfectoral  a-l-il  })u  recevoir? 

C'est  le  mémoire  publié  par  le  Momieur  du  11  décembre  1867 
(pii  va  répondre. 

Passez,  Messieurs,  sur  la  première  partie,  la  plus  hérissée  de 
chilTres,  celle  qui  établit  le  compte  hnal  de  1866,  la  situation 
provisoire  du  hudget  de  1867  et  les  prévisions  de  1868,  et  arri- 
vez au  chapitre  intitulé:  «  Opérations  de  grande  voirie.  »  C'est 
là  que  vous  trouverez  ce  que  nous  appelons,  n'en  déplaise  à 
M.  le  préfet,  et  pour  lui  en  faire  honneur,  même  malgré  lui, 
l'amende  honorable  de  ce  grand  administrateur.  Pour  choisir 
celte  année  et  ce  moment,  M.  le  préfet  a  des  raisons  diverses: 


LES   COMPTES   FANTASTIQUES   DHAUSSMANN.  129 

celle  qu'il  donne  nous  suffira  provisoirement.  L'année  1868  est 
une  année  décisive  dans  l'histoire  des  travaux  de  la  Ville.  A  la 
fin  de  1868  expire  le  traité  de  dix  années  passé  avec  l'État  le 
3  mai  1858.  La  Ville  doit  avoir  terminé,  à  cette  époque,  l'ensemble 
des  travaux  pour  lesquels  le  Trésor  lui  paye,  depuis  dix  ans, 
une  subvention.  La  Ville  aura  également  terminé,  au  1"  janvier 
1869,  l'œuvre  qu'elle  a  entreprise  sans  subvention  de  l'État  et 
par  sesseules  forces. C'est  donc  le  cas  de  regarder  en  arrière,  et 
de  résumer  à  grands  traits  les  grandes  choses  qui  vont  être 
accomplies. 

M.  le  préfet  divise  cette  histoire  en  trois  parties,  ou  en  trois 
réseaux.  Le  premier  réseau  peut  s'appeler  le  percement  cen- 
tral: il  date  de  la  Répubhque  ;  il  est  devenu  le  nœud,  le  germe 
le  point  de  départ  des  deux  autres.  Le  centre  de  Paris  était 
impénétrable  :  les  Tuileries,  le  Louvre,  les  Halles,  l'Hôtel  de 
Ville,  formaient,  avec  les  quartiers  adjacents,  un  pâté  énorme 
de  rues  étroites,  courtes,  sinueuses,  qui  coupaient,  en  quelque 
sorte,  la  capitale  en  deux.  Avec  l'aide  de  l'État,  qui  lui  apporta, 
par  les  lois  de  1849,  de  1831,  de  1835,  de  1837,  un  concours  en 
argent  ou  en  exemption  d'impôts,  la  Ville  a  percé  ce  massif, 
a  détruit  ces  forteresses  et  ces  obstacles,  dégagé  les  abords  des 
monuments  qui  viennent  d'être  nommés,  et  tracé  ce  qu'elle 
appelle  «  la  grande  croisée  de  Paris  »,  en  prolongeant  la  rue 
de  Rivoli,  en  établissant  le  boulevard  de  Sébastopol  sur  la  rive 
droite,  en  ouvrant  le  boulevard  Saint-Michel  sur  la  rive  gauche. 
Ce  premier  réseau,  qui  représente  9.467  mètres  de  parcours, 
ajoutés  à  la  voie  pubhque,  a  coulé  h  la  Ville  272  millions,  sur 
lesquels  121  ont  été  fournis  par  les  emprunts  de  1852  et  de  1853. 
Cette  première  partie  des  travaux  de  la  Ville,  la  plus  sérieuse,  à 
notre  sens,  et  la  moins  sujette  à  critique,  est  achevée,  réglée 
depuis  longtemps;  elle  n'a  donné  heu  à  aucune  difficulté. 

Le  second  réseau  n'est  pas  achevé,  mais  il  touche  à  sa  fin. 
C'est  celui  que  la  Ville  doit  avoir  terminé  le  1"  janvier  1869.  Il 
comprend,  en  effet,  —  et  par  là  même  il  se  détermine  et  se 
limite  de  la  façon  la  plus  précise  —  les  travaux  qui  font  l'objet 
du  traité  passé  entre  l'État  et  la  Ville,  le  3  mai  1838,  ratifié  le 
28  mai  par  le  Corps  législatif.  Cette  parlicipation,  à  laquelle 
l'État  a  dû  fournir  une  subvention  de  50  miUions,  en  dix  années, 
s'est  proposé  pour  but  de  relier  le  centre  de  Paris,  —  percé  à 

9 


i:50  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

jour  par  los  travaiiv  du  premier  réseau,  avec  les  extrémités;  les 
quartiers  île  la  cirronférence  avec  les  édifices  où  siègent  les 
pouvoirs  publics,  et  la  Ville  entière  avec  les  têtes  de  chemins 
(le  fer.  ^'ommons,  parmi  les  principales  voies  de  cette  série, 
les  boulevai'ds  du  prince  Eugène  et  de  Magenta,  Maleslierbes 
et  Haussmann,  Saint-Marcel  et  Arago;  l'achèvement  du  boule- 
vard Saint-3Iichel  et  la  rue  Médicis.  Tout  cela  représente  un 
parcours  de  voie  publique  de  26,994  mètres.  Cela  fut  extrait, 
clioisi,  trié,  nous  dit-on,  lors  de  la  loi  de  1858,  par  le  conseil 
d'État  et  le  Corps  législatif,  sur  un  vaste  plan  d'ensemble  dressé 
de  longue  date  «  par  une  main  auguste  ».  Les  pouvoirs  électifs, 
les  corps  délibérants  ont  encore,  dans  une  certaine  mesure, 
passé  par  là.  Ce  second  réseau  aura  coûté  410  millions. 

Autre  est  l'histoire,  autre  la  constitution  du  troisième  réseau. 
C'est  exclusivement  et  proprement  le  réseau  personnel  de 
M.  Haussmann.  En  font  partie  :  les  boulevard  Richard-Lenoir, 
des  Amandiers,  presque  toute  la  rue  Réaumur,  la  plus  grande 
partie  de  la  rue  Lafayette,  le  prolongement  des  rues  Drouot, 
Le  Peletier,  OUivier,  Neuve-des-Mathurins;  la  continuation  du 
boulevard  Saint-Germain,  les  2*  et  ^^  sections  de  la  rue  de  Ren- 
nes, le  prolongement  de  la  rue  Madame,  et  de  la  rue  des  Saints- 
Pères,  de  la  rue  Bonaparte,  de  la  rue  du  Vieux-Colombier,  etc. 
Démolition  colossale  et  redoublée,  qui  s'est  abattue  sur  tous  les 
quartiers  de  Paris,  qui  représente  un  développement  de  38,000 
mètres,  et  que  la  Ville  a  entreprise  sans  aucune  subvention. 
Mais  ce  troisième  l'éseau,  trois  fois  plus  considérable  que  le 
premier,  et  plus  étendu  encore  que  le  second,  n'était  pas,  sui- 
vant M.  le  préfet,  moins  nécessaire  que  les  deux  autres.  Il  fallait 
achever  les  grandes  voies  dont  le  traité  de  I8a8  n'avait  ouvert 
que  les  amorces,  niveler,  raccorder,  aligner,  compléter  le  second 
réseau,  et,  pour  quelques  grandes  voies  nouvelles,  céder  au  cri 
pid)lic.  «  Pour  quelques-unes  de  ces  voies,  ce  n'était  pas  une 
demande,  une  réclamation,  c'était  une  sorte  de  cri  public,  s'éle- 
vant  pour  sommer  la  Ville  de  les  exécuter.  »  M.  le  préfet  estime 
les  dépenses  de  ce  troisième  réseau  à  300  millions^  Les  trois 
réseaux  font  ensemble  64,500  mètres,  plus  de  seize  lieues 
anciennes;  et,  à  eux  trois,  ils  représentent,  au  plus  bas  mot, 
982  millions,  près  d'un  milliard.  Restent  d'ailleurs  en  dehors 
de  celte  carte  à  payer  :  et  les  dépenses  nécessitées  par  l'annexion 


LES   COMPTES   FANTASTIQUES  DHAUSSMANN.  131 

de  l'ancienne  banlieue,  lesquelles  sont  chiffrées  par  M.  le  préfet 
à  300  millions  en  nombre  rond  ;  et  les  millions  dépensés  «  par 
centaines  »  (c'est  le  mémoire  de  M.  le  préfet  qui  le  dit)  dans 
l'ancien  Paris,  en  bâtiments  publics,  en  marchés,  en  églises,  en 
égouts,  en  jardins,  etc.,  etc. 

C'est  la  première  fois,  croyons-nous,  que  ces  gros  chiflVcs  se 
sont  étalés  et  groupés  sous  les  yeux  du  public.  Et  nous  pour- 
rions nous  arrêter  là  et  redire  après  tant  d'autres  :  Quoi  !  tant 
de  millions  aux  mains  d'un  seul  !  Mais  deux  milliards,  c'est  le 
budget  de  la  France,  et  M.  le  préfet,  depuis  quinze  ans,  n'a 
dépensé  guère  moins  de  deux  milliards!  Et  voilà  la  puissance 
qu'exerce,  depuis  quinze  ans,  une  administration  sans  contrôle, 
un  pouvoir  irresponsable,  un  seul  homme,  doublé  d'un  conseil 
municipal  non  élu  !  En  vérité,  en  aucun  lieu,  en  aucun  temps, 
pareille  chose  s'est-elle  jamais  vue? 

Mais  la  plainte  est  banale,  à  force  d'être  juste.  Nous  avons 
aujourd'hui  mieux  à  dire.  Jusqu'à  présent,  aux  adversaires  du 
gouvernement  personnel  de  la  Ville  de  Paris,  on  avait  coutume 
de  répondre  que  ce  gouvernement  faisait  de  grandes  choses  à 
bon  compte,  qu'il  avait  l'art  de  ne  grever  ni  le  présent  ni  l'ave- 
nir ;  qa'il  prévoyait  juste,  calculait  à  propos,  et  que  d'ailleurs, 
quoi  qu'on  en  dît,  il  respectait  les  lois.  Le  mémoire  de  1867 
prouve  avec  éclat  deux  choses  :  c'est  que,  dans  la  pratique  de 
M.  le  préfet  de  la  Seine,  l'oubli  de  la  légalité  n'a  d'égal  que 
l'imprévoyance. 

L'imprévoyance  ?  Jugez-en,  Messieurs. 

En  I808,  on  dessine  et  on  arrête  le  second  réseau.  M.  le  préfet 
de  la  Seine  en  évalue  les  dépenses  à  180  millions.  Le  Corps 
législatif  vote  50  millions  de  subvention.  En  1867.  on  fait  son 
compte,  et  l'on  s'aperçoit  que  le  second  réseau  ne  coûtera  pas 
moins  de  410  millions,  toute  défalcation  faite  du  produit  des 
ventes  de  terrains  et  de  matériaux.  La  Ville  croyait  n'avoir  à 
dépenser,  sur  le  devis  de  180  millions,  que  130  millions,  puisque 
l'État  lui  en  a  donné  30;  elle  se  trouve  en  face  d'une  dépense 
effective  de  360  millions.  Premier  mécompte  et  premier  aveu. 
Le  mécompte  est  énorme,  mais,  quelle  qu'en  soit  l'explication, 
sur  laquelle  nous  reviendrons  dans  un  instant,  il  faut  que  l'on 
sache  bien  que  l'aveu  est  tardif.  Depuis  neuf  ans,  c'est  le  chiffre 
primitif,  le  devis  de  I808,  que  la  Ville  prenait  pour  point  de 


]32  Discoulis  i:t  opinions. 

(Icpaii  lit'  tous  SCS  calculs;  c'est  et;  cliilTrt'  t|ui  ligui'ait  dans  ses 
Itrévisious.  ijiii  était  iuiiilifiliMuent  ou  expressément  aflirnié  ilans 
Icscommwiifjiiés  qu'elle  adi'essait  aux  joui'naux,  dans  les  discours 
des  avocats  qui  la  défendaient  devant  la  Chambre,  dans  les  mô- 
nioii-esilu  préfet,  connne  dans  les  rapi)orts  de  M.Devinck.  Ainsi, 
le  mémoire  du  pi'éfet  inséré  au  Moniteur  du  11  décembre  1864, 
il  y  a  trois  ans  de  cela,  parcourant,  comme  aujourd'hui,  d'un 
long  regard,  mais  d'un  regard  alors  tout  à  fait  triomphant,  le 
passé  et  l'avenir  des  travaux  de  la  Ville,  évaluait  à  330  millions 
la  dépense  de  toutes  les  opérations  de  voirie  engagées  :  —  celle 
du  premier  réseau,  qui  s'achevait;  du  second,  en  voie  d'exécu- 
tion; du  troisième,  qui  commençait  à  poindre,  —  que  dis-je  ? 
M.  le  préfet,  il  y  a  trois  ans,  dans  cette  somme  totale  de  350  mil- 
lions, faisait  entrer,  en  outre  de  l'achèvement  des  trois  réseaux, 
l'ensemble  des  travaux  nécessités  par  l'annexion  !  Aujourd'hui, 
M.  le  préfet  nous  apprend  que  l'annexion,  à  elle  seule,  aura 
coûté  300  millions.  Aujourd'hui,  le  mécompte  sur  le  second 
réseau  que,  dans  son  rapport  du  19  décembre  1863,  M.  Devinck 
estimait  à  environ  100  ndllions,  apparaît  dans  son  énormité  de 
360  millions. 

En  1864,  M.  le  préfet  de  la  Seine  s'engageait  âne  consacrer, 
dans  les  dix  années  suivantes,  à  la  transformation  de  Paris, 
qu'un  capital  de  330  millions,  et,  à  ce  prix,  il  promettait  d'ache- 
ver son  œuvre.  Trois  ans  après,  il  est  forcé  de  reconnaître  qu  a 
la  fin  de  1868,  c'est-à-dire  en  quatre  ans  seulement,  il  aura 
iiêpt?nsé  710  millions.  Et  comme  M.  le  Préfet  nous  a  donné  lui- 
même,  en  1864,  le  chiffre  des  sommes  alors  dépensées  sur  le 
premier  et  le  deuxième  réseau,  76  millions  en  nombre  rond, 
nous  voyons  qu'à  la  fin  de  1868,  la  Ville  aura  dépensé  710  mil- 
lions moins  76  millions,  ou  634  millions—  en  quatre  années  — 
alors  qu'elle  s'était  publiquement  et  solennellement  engagée  à 
n'en  consommer  que  330  en  dix  années.  Et  634  millions,  ce  n'est 
pas  assez  dire. 

C'est  de  900  millions  environ  qu'est  l'écart  des  réalités  de  1868 
sur  les  prévisions  de  1864,  puisque  le  devis  de  1864,1e  devis  de 
330  millions,  comprenait  les  dépenses  de  l'extension  des  limites 
de  Paris,  évaluées  aujourd'hui  à  300  millions':  elles  n'avaient 

1.  Tous  ces  chiffres  sont  empruntés  au  Mémoire  île  18G1. 


LES   COMPTES   FAMASTIQUES  DHAUSSMANN.  133 

encore,  à  cette  époque,  coûté  à  la  Ville  que  33  ou  34  millions. 
C'est  donc  266  millions  (300—34)  à  ajouter  aux  634,  pour  avoir 
le  chiffre  de  l'imprévu  :  total,  au  moins  900  millions. 

Si  31.  le  préfet  de  la  Seine  se  doutait,  en  1864,  de  l'erreur 
colossale  qui  viciait  ses  calculs,  que  faut-il  penser  de  sa  fran- 
chise? S'il  ne  s'en  doutait  pas,  quelle  opinion  avoir  de  sa 
sagesse,  de  sa  raison  pratique,  de  sa  prévoyance  ? 


IV.  —  Mauvaises  excuses. 

Cependant,  comme  M.  le  préfet  de  la  Seine  est  le  plus  ingé- 
nieux, le  plus  intrépide,  le  plus  retors  des  procureurs,  —  de  la 
force  enfin  de  l'honorable  M.  Rouher,— il  a  essayé  une  défense 
de  ses  mécomptes. 

Trois  causes  d'erreur,  selon  lui  invincibles,  ont  fatalement 
bouleversé  ses  calculs. 

Première  cause  d'erreur  :  une  certaine  jurisprudence  du 
Conseil  d'État  et  un  décret  du  27  décembre  1838,  auquel,  à  ce 
qu'il  parait,  la  Ville  ne  pouvait  s'attendre,  quand  elle  a  signé 
avec  l'État  la  convention  du  3  mai  de  la  même  année,  qui 
lui  imposait  l'obligation  d'exécuter  en  dix  ans  le  deuxième 
réseau. 

Il  faut,  en  etïet,  se  "rappeler  que  la  ville  de  Paris  tient  d'un 
décret  du  26  mars  1832,  le  droit  de  comprendre  dans  ses  projets 
d'expropriation  la  totalité  des  immeubles  atteints  par  les  voies 
nouvelles,  quand  elle  juge  que  les  parties  restantes  ne  sont  pas 
d'une  étendue  ou  d'une  forme  qui  permette  d'y  élever  des  cons- 
tructions salubres.  Il  reste  ainsi  souvent,  sur  le  bord  des  grands 
tracés,  des  parcelles  de  terrain,  qu'aux  termes  d'une  loi  bien 
vieille,  la  loi  de  1807,  les  propriétaires  contigus  ont  le  droit 
d'acquérir.  Il  paraît  que  l'administration  municipale  avait 
compté  conserver  toutes  ces  parcelles,  et  profiter  de  la  plus- 
value.  Autant  à  déduire,  dit-elle,  du  chilïre  de  ses  reventes. 

La  chose  est  longuement  expliquée  dans  le  mémoire  de  M.  le 
préfet: 

<<  Lorsque  l'administration  municipale  faisait  ses  évaluations,  en 
1838,  d'après  les  résultais   des  opérations  qu'elle  avait  exécutées 


131  DlSCOUliS   ET  OPINIONS. 

depuis  ]8'.')2  jusqu'aloi's,  elle  comptait  sans  les  efTets  d'une  jurispru- 
dence du  Conseil  dKtat,  contre  laquelle,  d'ailleurs,  aucune  objection 
n'est  possible,  puisqu'elle  est  basée  sur  un  décret  réglementaire  en 
date  du  27  décembre  1858  (postérieur  de  près  de  huit  mois  au 
Irailé  sanctionné  par  la  loi  du  28  mai  de  la  même  année  qui  est 
venue  iuterpréter  et  compléter,  à  quelques  égards,  le  décret-loi  du 
26  mars  18o2.) 

«  Désormais,  aucune  parcelle  ne  put  être  expropriée,  en  dehors 
des  aliynemenls  des  voies  nouvelles,  sans  mise  en  demeure  expresse 
des  propriétaires,  et  en  cas  d'opposition,  sans  une  déclaration  d'uti- 
lité publique  spéciale. 

<i  Cette  disposition,  évidemment  inspirée  par  la  plus  vive  sollici- 
tude pour  les  intérêts  des  personnes  soumises  à  l'expropriation,  a 
eu  pour  effet  naturel  de  conduire  chaque  propriétaire  à  retenir  tous 
les  terrains  qui  recevaient  un  grand  accroissement  de  valeur  de  la 
création  des  voies  nouvelles,  pour  abandonner  seulement  à  la  Ville 
ceux  qui  paraissaient  moins  utilement  exploitables. 

«  Or,  l'administration  municipale  avait  fait  entrer  en  ligne  de 
compte,  comme  atténuation  probable  de  la  dépense  des  expropria- 
tions dont  toutes  les  chances  restaient  à  sa  charge,  la  plus-value 
des  terrains  dont  chaque  opération  de  voirie  devait,  d'après  les  pré- 
cédents, lui  laisser  la  disposition,  en  dehors  du  tracé  de  la  voie 
publique.  Le  produit  réel  de  ses  reventes  est  donc  tombé  au-dessous 
de  la  proportion  sur  laquelle  ses  calculs  avaient  été  basés.  » 

Vous  pourriez  avoir  raison,  monsieur  le  pr(''fct,  et  ce  serait 
là  une  excuse,  si  le  décret  du  27  décembre  1858  avait  constitué 
pour  les  propriétaires  contigus  un  droit  nouveau;  mais  ce  décret 
a  simplement  régularisé  l'exercice  d'un  droit  ancien,  en  impo- 
sant à  la  Ville  le  devoir  d'adresser  aux  propriétaires  une  mise 
en  demeure  spéciale,  et  de  remplir,  en  cas  d'opposition  des 
intéressés,  les  formalités  de  la  loi  de  1841.  Que  cette  procédure 
ait  ouvert  l'œil  à  l)on  nombre  de  propriétaires,  cela  est  possible  ; 
mais  il  est  trop  naïf,  de  la  part  de  M.  le  préfet,  d'avouer  qu'il 
faisail,  en  1838,  entrer  dans  ses  calculs  une  sorte  d'escamotage 
d'un  droit  depuis  si  longtemps  reconnu  par  nos  lois.  L'argu- 
ment tiré  du  décret  du  27  décembre  1850  est  donc  une  pure  fan- 
tasmagorie. 

Deuxième  cause  d'erreur:  une  certaine  jurisprudence  delà 
Cour  de  cassation,  que  le  mémoire  préfectoral  explique  ainsi  : 

«  La  loi  du  3  mai  1841  admet  trois  formes  selon  lesquelles  l'ad- 
ministration peut  acquérir  les  immeubles  qu'elle  doit  occuper  pour 
l'utilité  publique  : 


LES   COMPTES    FANTASTIQUES  DHAUSSMANN.  135 

«  1°  Un  jugement  d'expropriation,  après  arrêté  de  cessibililé,  en 
cas  de  refus  du  propriétaire;  2°  un  jugement  qui  donne  acte  du 
consentement  de  son  pi'opriélaire,  qu'il  y  ait  ou  qu'il  n'y  ait  pa:* 
accord  entre  les  parties  sur  le  prix  de  la  cession;  3°  l'achat 
amiable. 

«  Il  avait  été  tenu  pour  constant  pendant  longtemps  que  les  deux 
derniers  modes  d'acquisition  ne  faisaient  point  cesser  nécessaire- 
ment la  jouissance  des  locataires  :  la  Cour  de  cassation  a  jugé  par 
divers  arrêts,  de  1861  à  1865,  que,  vis-à-vis  de  la  Ville,  le  jugement 
donnant  acte  du  consentement  du  vendeur  et  le  contrat  amiable 
ont  pour  effet  de  résoudre  ipso  jure  les  baux  des  locataires. 

«  En  conséquence,  beaucoup  de  locataires  exerçant  des  industries 
dans  les  maisons  acquises  par  la  Ville  à  l'amiable,  plus  ou  moins 
longtemps  avant  le  moment  de  l'ouverture  de  la  voie  publique, 
n'ont  pas  voulu  continuer  à  jouir  de  leurs  baux  jusqu'à  l'expiration 
de  ce  délai,  et  ont  exigé  d'être  immédiatement  évincés  et  indem- 
nisés ;  car  l'expropriation,  contre  laquelle  s'élèvent  si  souvent  des 
plaintes  collectives,  est  désirée  par  chacun  en  particulier  comme 
une  source  de  fortune. 

«  La  Ville,  en  respectant,  comme  elle  le  devait,  la  jurispru- 
dence nouvelle,  a  payé  d'énormes  indemnités,  qu'elles  n'avait  pas 
prévues.  » 

Voilà  qui  est  plus  na'if  encore  !  La  Cour  de  cassation  a  décidé, 
simplement,  conformément  à  la  loi  de  1841,  que  les  acqui- 
sitions faites  à  l'amiable,  par  la  Ville,  après  décret  d'utilité 
publique,  équivalaient  à  une  expropriation,  et  donnaient  ouver- 
ture au  droit  des  locataires.  Tant  pis  pour  la  Ville  si  elle  s'était 
llattée  d'exproprier,  par  un  moyen  quelconque,  les  locataires 
parisiens  sans  indemnités  !  Elle  n'a  pas  le  droit  de  dire  que  ce 
déni  de  justice  fût  conforme  aux  précédents.  M.  le  préfet  sait 
bien  que  la  jusrisprudence  de  la  Cour  de  cassation  n'a  pas  un 
seul  instant  varié  sur  cette  question  de  droit,  d'équité  et  de  bon 
sens;  et  nous  citerons  à  la  Ville,  quand  elle  voudra,  un  avis 
du  Conseil  d'État  de  l'année  1846,  qui  résoud  la  question,  en 
principe,  tout  comme  la  Cour  de  cassation. 

Troisième  cause  d'erreur  : 

Les  travaux  prévus  par  la  loi  du  28  mai  IS'ôS  (le  second  réseau) 
ayant  dû  s'exécuter  en  dix  ans,  il  est  arrivé,  chemin  faisant,  «  que 
la  valeur  des  immeubles  s'est  accrue  dans  une  proportion  considé- 
rable, sous  la  double  influence  de  la  prospérité  juddique  et  de  l'aug- 
mentation constante  de  la  population.  Les  propriétaires  et  locataires 
ont  dirigé  tous  leurs  etl'orts,  tous  leurs  calculs,  tous  leurs  actes,  dans 


136  DISCOURS   ET   OIMMONS. 

la  vue  de  faire  monter  à  la  plus  haute  somme  leurs  indemnités. 
Enfin  les  jurvs  d'expropriation  ont  encliéri  les  uns  sur  les  autres.  " 


A  la  bonne  heure  !  et  nous  sommes  aises  que  la  Ville  consente 
à  la  lin  à  le  reconnaître.  Si  la  Ville  a  payé  le  terrain  de  ses  rues 
nouvelles  plus  cher  quelle  s'y  attendait,  c'est  qu'elle  a  fait 
elle-même,  dans  Paris,  et  sur  une  prodigieuse  échelle,  la  hausse 
des  terrains.  Mais  ne  pas  l'avoir  prévu  en  1858,  ne  pas  l'avoir 
aperçu  en  1864,  en  18G5,  en  1866  !  cela  passe  en  vérité  toute 
croyance.  Vous  faisiez  la  hausse;  vous  enflammiez  la  demande  ; 
vous  donniez  à  la  spéculation  sur  les  immeubles  la  plus  colos- 
sale impulsion  dont  l'histoire  ait  gardé  souvenir,  et  vous  êtes 
surpris,  en  faisant  votre  compte,  après  dix  ans  d'aveuglement, 
de  vous  apercevoir  que  vous  avez,  comme  tout  le  monde,  plus 
que  tout  le  monde,  subi  la  hausse  des  prix! 

Cela  nous  remet  en  mémoire  une  aventure  que  raconte  je  ne 
sais  plus  quel  historien  des  banques.  Des  spéculateurs  améri- 
cains avaient  résolu  d'acheter  tous  les  bœufs  existants  dans  les 
États  du  Nord.  La  Banque  des  États-Unis  étant  dans  l'alTaire, 
l'opéivation  paraissait  aussi  sûre  que  fructueuse.  On  acheta,  on 
acheta  tant  que  l'on  put,  mais,  ô  surprise  !  à  mesure  qu'on  ache- 
tait et  que  le  bétail  devenait  rare,  les  prix  haussaient.  Et  plus 
on  achetait,  plus  montaient  les  prix.  Ils  montèrent  tant  et  si 
haut,  que  la  Banque  des  États-Unis  elle-même  n'y  put  sufhre, 
et  que  la  spéculation  se  solda  par  une  perte  immense.  Moins 
énorme  sans  doute,  et  surtout  moins  funeste,  l'erreur  de  M.  le 
préfet  de  la  Seine  n'est  pas  moins  naïve.  Veut-il  que  là  encore 
nous  trouvions  motif  à  admirer  sa  pi'évoyance? 

Mais  là  où  se  montre  tout  entièi-e  Fimprévoyance  de  la  Pré- 
fecture, c'est  dans  l'histoire  du  troisième  réseau.  Toutes  les 
arguties  que  nous  venons  de  passer  en  revue  et  qui  ne  suppor- 
tent pas  l'examen, ne  tendent  qu'à  une  chose:  expliquer  l'erreur 
des  devis  du  deuxième  réseau,  l'écart  de  230  millions,  que  l'on 
avoue  sur  ce  chapitre.  Mais  le  troisième  réseau?  Mais  les  300  mil- 
lions d'imprévu  qui  s'y  rattachent  et  qui  complètent  le  mé- 
compte total  de  530  millions  dont  31.  le  préfet  nous  a  fait  la 
conlidence  1 

Oh  !  ceci  passe  toute  croyance  ! 

En  eiïet.  Messieurs,   le  Mémoire   du  11  décembre  1867  ne 


LES   COMPTES    FANTASTIQUES   D  IIAUSSMANX.  137 

rôvi'le  pas  seulement  ;;o?//-  la  première  fois  le  chiffre  du  deuxième 
réseau  :  pour  la  première  fois  il  révèle  au  public,  au  conseil 
municipal,  au  monde  entier,  qu'il  existe  un  troisième  réseau, 
que  ce  troisième  réseau  sera  terminé  à  la  fin  de  1868,  en  même 
temps  que  le  second,  et  que  ce  troisième  réseau  aura  coûté 
360  millions  !  Il  faut  l'avoir  lu  pour  le  croire  ;  il  faut  avoir  reçu, 
comme  il  nous  est  arrivé  à  nous-même,  un  communiqué  qui  en 
fait,  en  ces  termes,  le  curieux  aveu  :  «  En  1864,  les  travaux  du 
troisième  réseau  n'étaient  pas  encore  entrepris.  »  Nous  le 
savons  bien  !  Et  ce  que  nous  reprochons  à  M.  le  préfet  de  la 
Seine,  c'est  de  les  avoir  entrepris  :  que  dis-je  entrepris  ?  de  les 
avoir  engagés  ;  que  dis-je  engagés  ?  de  les  avoir  presque  menés 
à  fin  sans  en  informer  ni  le  conseil  municipal,  ni  le  public,  ni  le 
Gouvernement. 

On  ne  saurait  trop  le  répéter  :  en  1864.  M.  le  préfet  évaluait 
à  260  millions  pour  l'ancien  Paris,  et  h  120  millions  pour  la 
banlieue,  les  sommes  à  dépenser  pendant  la  période  décennale 
qui  commençait.  En  1865,  il  maintenait  avec  fermeté  ce  pro- 
gramme fmancier,  il  s'y  attachait  au  nom  de  la  prudence  ;  il  décla- 
rait qu'il  n'y  avait  rien  à  entreprendre  jusqu'à  la  fin  de  1869, 
et  qu'il  fallait  «  rejeter  sur  la  période  qui  commencera  en  1870 
tous  les  projets  à  entreprendre  »;  en  1866,  il  revenait  sur  le 
programme  de  1864,  l'affirmait,  le  proclamait  de  nouveau.  Il 
disait  :  «  La  Ville  n'est  pas  plus  prête  maintenant  pour  un  nou- 
veau plan  de  campagne  de  travaux  que  pour  un  abandon  quel- 
conque de  ses  ressources...  Il  faut  se  garder  aussi  énergique- 
ment  de  toute  opératio)i  nouvelle  ayant  quelque  importance,  que 
de  tout  dégrèvement  prématuré  de  taxe...  Attendons  1869.  La 
situation  de  la  Ville  sera  alors  dégagée  du  fardeau  des  engage- 
ments qui  pèsent  sur  elle  ;  »  on  verra  alors  si  l'on  doit  «  conti- 
nuer la  transformation  de  Paris,  ou  dégrever  les  taxes  locales  ». 
Et  voici,  tout  à  coup,  qu'en  1867,  M.  le  préfet  nous  apprend  qu'il 
a  fait,  en  dépit  de  ses  discours,  de  ses  promesses  et  de  ses  pro- 
grammes, un  troisième  réseau  de  300  millions  de  francs  !  Et 
quand  l'a-t-il  commencé?  En  1863,  au  moment  où  commençait 
à  apparaître  le  mécompte  du  deuxième  réseau  !  Au  moment  où 
M.  Devinck  annonçait  que  ce  mécompte  pouvait  monter  à  100 
millions;  oùM.Genteur,  commissaire  du  Gouvernement,  avocat 
de  la  Ville  devant  le  Corps  législatif,  pour  la  discussion  de  l'em- 


138  DISCOURS   KT   OIMMONS. 

Iii'iiiit  (le  18()0,  ne  iiiaH(|iiait  i)as  (riiisinuer  tiuo.  le  deuxième 
réseau  coulerait  beaucoup  plus  cher  que  l'on  n'avait  pensé. 
Mais,  si  les  avocats  de  M.  le  préfet  soupçonnent  la  vérité, 
M.  le  licéfet,  ivre  de  gloire,  ne  voit  rien,  ne  sait  rien,  ne  soup- 
çonne rien.  Et,  tandis  qu'autour  de  lui  on  voit  venir  l'énorme 
déception,  quand  la  sagesse  la  plus  vulgaire  lui  commanderait 
de  réserver  ses  excédents  libres  pour  y  faire  face,  c'est  juste  le 
moment  que  M.  le  préfet  choisit  pour  jeter,  engager,  enfouir  les 
ressources  disponibles  de  la  Ville  de  Paris  dans  300  millions  de 
nouveaux  travaux. 


V.  —  Les  conseillers  de  M.  Haussmann. 

Je  viens  de  nommer  M.  Devinck,  Messieurs,  et  je  ne  voudrais 
pas  le  calomnier.  Je  ne  voudrais  pas  vous  laisser  croire  que  cet 
honorable  négociant,  cet  ancien  député,  ce  rapporteur  attitré  du 
budget  de  la  Ville,  ait  jamais  jeté  sur  les  pas  de  son  préfet  le 
moindre  cri  d'alai'me,  le  plus  timide  avertissement.  M.  Devinck 
connaît  trop  bien  son  devoir,  et  le  Conseil  municipal  aussi,  pour 
avoir  jamais,  quoi  qu'il  arrive,  le  vilain  travers  de  l'opposition. 
Il  n'était  bruit  dans  Paris,  vers  la  fin  de  l'année  dernière,  que 
des  anxiétés,  des  hésitations,  des  résistances  de  la  commission 
municipale.  On  faisait  à  M.  Devinck  l'honneur  de  le  placer  à  la 
tète  des  récalcitrants.  Mais  on  se  trompait  bien,  justes  dieux  ! 
et  le  dernier  rapport  de  M.  Devinck  sur  la  situation  financière 
de  la  Ville  met  sa  fidélité  préfectorale  à  l'abi'i  de  tout  soupçon. 

Certes,  pour  les  conseillers  de  M.  le  préfet,  l'instant  était 
grave  et  la  tâche  imposante.  M.  le  préfet  arrivait  à  eux  avec  un 
nuM'omptequi  dépasse  inlinimcntles  limites  de  l'imprévu  tolé- 
i-able  dans  les  ati'aires  humaines.  Ce  chiffre  de  .j30  millions, 
jeté  au  Iravei's  de  tous  les  plans,  de  tous  les  calculs,  de  toutes 
les  j'ègies,  n'était-il  pas  pour  eux,  comme  pour  tous  les  Pari- 
siens, inie  révélation  inattendue?  Nous  croirions  calomnier  le 
conseil  municipal  en  supposant  le  contraire.  Il  y  avait  un  pro- 
gramme financier,  dressé  au  mois  de  décembre  1864,  et  qui 
formait  en  quelque  sorte  contrat  entre  le  préfet  et  le  conseil  : 
le  conseil  n'a  pu  évidemment  le  laisser  déchirer  sous  ses  yeux. 
Ce  n'est  pas  le  conseil  qui  a  précipité  la  Ville  dans  les  dépenses 


LES   COMPTES   FANTASTIQUES  DHAUSSMANM.  139 

du  troisième  réseau,  au  moment  où  le  fardeau  de  l'annexion, 
d'une  part,  le  mécompte  du  deuxième  réseau  de  l'autre,  com- 
mandaient aux  financiers  de  la  Ville  la  prudence  la  plus  rigou- 
reuse. De  pareilles  erreurs  sont  le  fait  d'un  seul  homme,  d'une 
volonté  seule,  irresponsable  et  souveraine.  Mais  on  ne  se  met 
pas  à  soixante  pour  les  commettre.  A  soixante,  on  serait  sans 
excuse.  Ce  serait  le  cas,  ou  jamais,  d'invoquer  cette  «  respon- 
sabilité multiple  »  que  M.  le  préfet,  dans  je  ne  sais  quel  but,  a 
pris  soin  de  rappeler  à  la  fin  de  son  Mémoire.  L'honorable 
M.  Devinck  en  convient  du  reste  dans  son  rapport;  et,  fort  judi- 
cieusement, il  rappelle  à  ses  collègues  qu'ils  sont  tenus  à  autant 
de  prudence  au  moins  que  M.  le  préfet,  eux  qui  sont  «  exposés 
«  à  moins  d'entraînement,  qui  ont  le  temps  d'examiner  plus 
«  froidement  ce  qui  souvent  n'a  pu  se  concevoir  qu'avec  une 
«  certaine  ardeur;  eux  qui  ont  pour  devoir  d'apporter  à  l'admi- 
«  nistration  un  concours  raisonné  et  un  contrôle  constant,  dont 
«  les  éléments  se  trouvent  dans  leurs  spécialités  diverses  et  dans 
«  leurs  relations  multiples  ».  M.  Devinck  a  raison,  spécialité 
oblige;  et  puisque  la  sienne  paraît  être  de  veiller  sur  les  finances 
de  la  Ville,  nous  allons  sans  doute  trouver  dans  son  rapport  une 
expression  de  blâme,  un  mouvement  de  surprise  ?  Il  n'en  est 
rien  pourtant.  M.  le  préfet  de  la  Seine  n'eût  fait  aucune  erreur, 
M.  le  préfet  de  la  Seine  n'eût  confessé  aucun  mécompte  ;  il  eût, 
au  lieu  de  sonner  la  cloche  d'alarme,  célébré,  comme  d'ordi- 
naire, la  prospérité  croissante  et  l'aisance  financière  de  la  Ville 
de  Paris,  que  l'honorable  rapporteur  de  ses  budgets  n'eût  été  ni 
plus  leste  dans  son  examen,  ni  plus  léger  dans  ses  calculs,  ni 
plus  élogieux  dans  ses  conclusions.  Cette  réponse  au  «  discours 
du  trône  »  n'est  pas  même  un  paraphrase  ;  elle  ne  délaye  pas, 
elle  atténue;  elle  ne  répète  pas,  elle  obscurcit.  Elle  ne  prend 
pas  acte  des  aveux  du  préfet  :  que  dis-je?  il  semble  qu'elle  les 
désapprouve. 

M.  le  préfet  avoue  un  mécompte  de  230  millions  sur  les 
dépenses  du  deuxième  réseau,  et  sue  sang  et  eau  pour  l'expli- 
quer, M.  Devinck,  lui,  expédie,  en  six  lignes,  cet  incident  de 
mince  importance  : 

«  Ces  dépenses  ont  dépassé  les  estimations  primitives,  mais  les 
«excédents  de  recettes  ordinaires  sur  les  dépenses  ordinaires  ont 
«  également  progressé...  La  marche  progressive  du  revenu  muni- 


140  DISCOLKS    KT   OPINIONS. 

<(  i'ip;il  a  compensé, '/«Hs  une  certaine  mesure,  les  auf;mentations  sur- 
venues dans  le  piix  des  expropriations...  » 

Dans  une  certaine  mesure  restera.  Et  comme  l'imprévu  des 
recetles  compensait,  dans  une  certaine  mesure,  l'imprévu  de  la 
dépense,  51.  le  préfet  n'a  rien  eu  de  plus  pressé  que  d'engager 
dans  des  dépenses  nouvelles,  qui  ne  se  montent  pas  à  moins  de 
300  millions,  tous  les  excédents  de  l'avenir  ! 

Il  est  vrai  que  les  300  millions  ne  trouldent  pas  le  Sully  de 
M.  Haussmann  beaucoup  plus  que  les  230  millions.  En  l'ace  de 
cette  carte  à  payer,  qui  éclate  tout  à  coup,  d'un  troisième  réseau 
de  percements,  remis  expressément  et  ostensiblement  à  l'année 
1870,  et  qui  va  se  trouver  lini  à  la  fin  de  1868,  la  sérénité  de 
l'honorable  M.  Devinck  ne  s'émeut  pas  un  seul  instant,  et  il 
écrit  d'une  main  intrépide  : 

«  Vous  n'avez  jamais  décidé  une  dépense  de  quelque  importance 
«  sans  consulter  le  tableau  des  engagements,  mis  en  regard  de  celui 
«  des  ressources.  Ce  tableau,  véritablb  échiquieb,  dressé  en  1863, 
((  est  resté  fixe,  quant  à  l'évaluation  des  ressources;  il  a  reçu,  quant 
«  aux  dépenses  à  faire,  les  additions  motivées  par  les  engagements 
<(  nouveaux,  et  néanmoins,  après  le  récent  contrôle  auquel  vous 
<(  venez  de  le  soumettre,  vous  avez  constaté  la  concordance  des 
»<  faits  accomplis  avec  les  prévisions  ». 

Avec  quelle  prévisions?  Pas  avec  celles  du  programme  finan- 
cier du  Il  décembre  1864,  assurément.  Nous  l'avons  démontré 
à  satiété,  sans  que  M.  le  préfet  ait  seulement  essayé  de  nous 
contredire'.  Prenez-y  donc  garde  :  quand  vous  dites  que  «  les 
faits  accomplis  concordent  avec  les  prévisions  »,  vous  donnez 
un  démenti  à  deux  mémoires  de  M.  le  préfet  de  la  Seine,  au 
mémoire  du  9  décembre  1867  et  au  mémoire  du  11  décembre 
1864.  Le  lecteur  candide,  qui  n'aurait  connaissance  que  du  rap- 
port de  l'honorable  M.  Devinck,  pourrait  croire  qu'entre  le 
11  décembre  1864  et  le  9  décembre  1867,  il  ne  s'est  rien  passé 
de  grave.  Il  est  fort  heureux  que  M.  le  préfet  soit  moins  discret 
que  ses  confidents.  M.  le  préfet,  du  moins,  cherche  à  élablir, 
dans  son  mémoire,  que  le  troisième  i'és(>aii  était  inévilal)!»'. 
Qu'en  pense  riionorable  M.  Devinck?  Il  est  difficile  de  le  savoir. 

1.  Nous  tenons  on  effet,  à  honiieiu-  de  n'avoir  reçu,  dans  le  cours  de  la 
polémique,  qu'un  Communiqué  de  M.  le  préfet,  qui  poiu-tant  n'eu  est  pas 
avare,  ce  qui  donne  à  nos  chiffres,  à  ce  qu'il  nous  semble,  une  autorité 
purliculière. 


LES   COMPTES   FANTASTIQUES  DHAUSSMANN.  141 

Tout  ce  que  nous  apprend  cet  éminent  budgétaire,  c'est  que 
M.  le  préfet  de  la  Seine  a  apporté  au  «  travail  immense  dont  la 
direction  lui  a  été  confiée  une  initiative  extraordinaire...  une 
persévérance  infatigable  »,  et  qu'il  a  toujours  su  «  concilier  la 
prudence  des  résolutions  avec  la  décision  des  actes  ».  En  vérité, 
un  certificat  pareil,  en  réponse  au  mémoire  du  préfet  de  la  Seine  ! 
N'est-ce  pas  à  croire  que  l'honorable  M.  Devinck,  qui  excellait 
depuis  longtemps  dans  la  finance,  se  propose  désormais  d'excel- 
ler dans  l'ironie  ? 

Et  l'on  appelle  cela  un  conseil  municipal  !  Et  il  y  a  là,  en 
vérité,  des  magistrats  et  des  financiers,  des  spéculateurs  et  des 
savants,  de  gros  marchands  et  des  artistes,  des  avocats  et  jusqu'à 
des  médecins.  Soixante  membres  en  tout,  gens  très  honorahles, 
dignes,  et  qui  passent  pour  éclairés,  extraits  par  le  préfet  lui- 
même  de  l'élite  de  la  population  parisienne.  Ah  !  que  voilà  des 
conseillers  bien  choisis!  Et  qu'il  est  profondément  vrai  cet  adage 
de  la  science  politique  moderne  : 

Qu'il  est  toujours  plus  commode  de  rendre  des  comptes  à  des 
juges  qu'on  a  choisis,  que  de  n'en  pas  rendre  du  tout  ! 

Mais  laissons  là  ces  étranges  conseillers  et  revenons  au  troi- 
sième réseau  :  la  matière  est  riche,  et  nous  sommes  loin  de 
l'avoir  épuisée. 

VI.  —  La  légalité  de  M.  Haussmann. 

Cette  histoire  du  troisième  réseau  des  travaux  de  Paris,  Mes- 
sieurs, c'est  le  vertige  pris  sur  le  fait.  Le  vertige  est  l'écueil  des 
volontés  solitaires,  la  leçon  du  pouvoir  absolu.  Chose  étonnante 
pourtant!  la  défense  qu'essaye  M.  le  préfet  dans  son  Mémoire 
est  tirée  de  son  respect  pour  l'opinion  publique.  Le  vrai  coupa- 
ble, c'est  l'opinion,  c'est  le  «  cri  public»  (le  mot  y  est)  qui  a 
bouleversé  tous  les  plans  de  l'administration  municipale,  ren- 
versé tous  ses  chiffres,  altéré  ses  combinaisons  les  plus  sages. 
L'opinion  publique  a  imposé  à  la  Ville  300  miUions  de  travaux 
qu'elle  ne  voulait  pas  faire,  qu'elle  s'obstinait  à  ajourner,  qu'elle 
avait  déclaré  dix  fois  vouloii-  remettre  à  des  temps  nouveaux. 
Le  «  cri  public  »  est  le  véritable  auteur  du  troisième  réseau  :  on 
n'a  pu  i-efuser  au  vœu  des  masses  ni  le  boulevard  Richard- 
Lenoir,  ni  les  rues  qui  avoisinent  le  nouvel  Opéra,  ni  le  prolon- 


142  DlSCOUIiS   ET  OIMMONS. 

îivmiMil  (lo  la  ni»'  do  Lafayelto,  à  travers  le  quartier  de  la 
rihaiiss(''C-d'Antin,  toute  cette  démolition  sysfrmatiijue  et  mala- 
dive des  portions  les  plus  modernes,  les  plus  ouvertes  et  les 
plus  belles  de  la  grande  ville.  Nous  voudrions  savoir  où  M.  le 
préfet  a  pris  ce  cri  public,  et  quel  moyen  il  a  de  le  recueillir. 
N'est-ce  pas  une  ironie  amère,  qu'un  pouvoir  qui,  depuis  quinze 
ans,  brave  l'opinion,  et  qui  s'en  vante,  un  pouvoir  qui,  hier 
encore,  à  l'Hôtel  de  Ville,  posait  en  incompris,  imagine  de 
rendre  l'opinion  complice  de  ses  fautes  et  responsable  de  ses 
entraînements  ?  Quand  on  veut,  dans  les  temps  difficiles,  se 
mettre  à  l'abri  derrière  l'opinion,  il  faut  l'avoir  consultée  dans 
les  jours  prospères.  Nous  ne  connaissons,  quant  à  nous,  qu'une 
façon  de  consulter  l'opinion  publique,  c'est  d'interroger  ses 
élus.  M.  le  préfet  n'interroge  même  pas  la  commission  munici- 
pale qu'il  a  triée  sur  le  volet.  Et  s'il  voulait  sincèrement  prêter 
l'orrillo  à  l'opinion  parisienne,  il  entendrait,  sans  grand  effort, 
unn)urmure  (pii  s'élève  de  toutes  parts,  et  qui  réclame  un  conseil 
municipal  élu.  Voilà  le  vrai,  le  seul  «  cri  public  ».  Et  l'événe- 
ment démontre  aujourd'bui  qu'un  conseil  électif  n'eût  pas  fait 
pis,  sans  doute,  et  ({u'il  eût  piobal)lement  fait  mieux  qu'un  préfet 
omnipotent. 

Cette  parole  que  le  chef  de  l'État  a  prononcée  un  jour  : 
«  Mon  gouvernement  manque  de  contrôle,  »  M.  le  préfet  de  la 
Seine  ne  la  dira  jamais.  Il  est  pourtant  clair  pour  tout  le  monde, 
excepté  pour  lui,  que  l'absence  du  contrôle  a  fait  tout  le  mal. 
Un  contrôle  sérieux  aurait  depuis  longtemps  réglé,  contenu, 
limité  l'orgie  des  expropriations.  Un  contrôle  sérieux  eût  signalé 
à  temps  le  mécompte  de  230  millions  :  l'imprévu  de  300  mil- 
lions n'eût  pas  éclaté  tout  d'un  coup  avec  un  contrôle  sérieux. 
Les  contrepoids  parlementaires  sont  parfois  des  barrières,  mais 
plus  souvent  ils  sont  des  garde-fous.  Les  assemblées  sont 
naturellement  scrupuleuses  ;  elles  ont  le  respect  de  la  légalité. 
Le  gouvernement  personnel,  au  contraire,  ne  supporte  qu'avec 
impatience  le  frein  des  lois.  Dans  la  direction  des  travaux  de  la 
Ville,  -M.  le  préfet  de  la  Seine  a  couvert  l'imprudence  par  l'illé- 
galité. Cette  fois,  du  moins,  le  cas  est  flagrant. 

L'histoire  des  bons  de  délégations  de  la  ville  de  Paris  a  fait 
depuis  deux  ans  quelque  bruit  dans  le  monde.  Mais  quand  elle 
était,  il  y  a  quelques  mois  à  peine,  à  la  lin  de  la  dernière  session, 


LtS  COMPTES   FAMASTIOUES   l)  H.VUSSMANN.  143 

l'objet  d'un  débat  si  vif  et  si  bien  conduit  par  l'opposition,  devant 
le  Corps  législatif,  qui  l'aurait  crue  si  proche  du  dénoûment  ! 
Commencée  dans  l'obscurité,  poursuivie  dans  l'équivoque,  cette 
opération  financière  finit  aujourd'hui  dans  la  pleine  lumière. 
Elle  consiste  essentiellement,  comme  vous  le  savez  et  comme  le 
mémoire  préfectoral  le  rappelle  :  à  mettre  aux  lieu  et  place  de 
la  Tille,  pour  l'ouverture  et  l'établissement  de  voies  nouvelles, 
des  compagnies  concessionnaires,  chargées  de  tous  les  risques 
inhérents  à  ces  sortes  d'affaires,  et  recevant,  en  échange,  des 
subventions  municipales,  divisées  en  un  certain  nombre  d'an- 
nuités. Sur  ces  subventions  différées,  échelonnées,  la  Ville  paye 
aux  compagnies  un  intérêt  semestriel.  Ainsi  se  forme  le  bon  de 
délégation,  qui  rend  immédiatement  négociables  les  annuités 
dues  à  terme  par  la  Ville,  et  qui,  visé  par  la  Ville,  revêtu  de  son 
acceptation,  entre  dans  la  circulation  générale,  comme  tout  autre 
papier  de  la  Ville,  et  procure  aux  entrepreneurs  les  fonds  néces- 
saires pour  l'exécution  des  grands  travaux.  Bien  entendu,  les 
subventions  sont  calculées  de  façon  à  couvrir  les  concession- 
naires des  risques  plus  ou  moins  sérieux  que  ceux-ci  prennent  à 
leur  charge.  Quant  à  la  Ville,  elle  se  décharge  par  là  de  toute 
espèce  d'avances,  et  elle  obtient,  dans  un  court  délai,  la  jouis- 
sance des  voies  publiques  qu'elle  eût  attendue  beaucoup  plus 
longtemps  si  elle  avait  dû  les  faire  elle-même,  et  qu'elle  ne  solde 
cependant  qu'à  loisir,  au  fur  et  à  mesure  de  ses  rentrées.  Les 
choses  se  passent  pour  elle  comme  si  elle  avait  fait  un  emprunt  : 
exécution  immédiate,  jouissance  immédiate,  payement  à  terme. 
Seulement,  un  tiers  interposé  emprunte  à  sa  place,  et  avec  son 
crédit, 

La  combinaison  est  des  plus  ingénieuses,  et  l'on  n'y  trouve 
rien  à  redire,  sinon  qu'elle  constitue  évidemment  une  opéra- 
tion de  ciédit,  un  emprunt  à  la  sourdine,  un  de  ces  actes  que 
la  Ville  de  Paris  ne  peut  faire  qu'avec  l'autorisation  du  Corps 
législatif.  Dieu  sait  pourtant  ce  que  la  Ville  a  fait,  tenté  ou  dit 
pour  lui  ôter  ce  caractère  !  ce  qu'elle  a  accumulé  d'équivoques, 
ce  qu'elle  a  osé  de  subtilités  !  Quand  M.  E.  Forcade  et  M.  Léon 
Say  découvrirent,  il  y  a  bientôt  trois  ans,  cette  preuve  nouvelle 
du  génie  inventif  de  M.  le  préfet  de  la  Seine,  on  commença  par 
répondre  que  c'était  peu  de  chose  ;  que  cela  n'allait  pas  au  quart 
du  revenu  de  la  Ville,  et  qu'une  ville  peut  toujours,  sans  auto- 


144  DISCOURS  ET   OI'IMONS. 

risatioii,  (iii|iniiil('r  N-  quai-t  de  sun  revenu.  Quand,  en  juin 
dernier,  la  (jueslion  vint  devant  la  Cliaiid)i'c,  on  plaida  que  la 
Ville  ne  faisait  point  acte  d'emprunteur,  que  ses  concession- 
naires négociaient  ces  bons  d'annuités  comme  il  leur  plaisait; 
que,  quant  à  elle,  elle  ne  faisait  qu'engager  des  revenus  dispo- 
nibles, et  qu'elle  ne  les  engageait  pas  au  delà  de  six  années, 
ce  qui  n'outrepasse  pas  les  droits  des  communes,  d'après  la 
jurisprudence  du  ministère  de  l'Intérieur.  Il  y  eut  là-dessus,  au 
Corps  législatif,  entre  M.  Picard  et  M.  Berryer  d'un  côté, 
et  M.  Roulier  de  l'autre,  un  beau  débat,  bon  à  relire.  M.  le 
ministre  d'État  s'y  reportera  sans  peine,  et  celui  qui  fut  alors 
poui'M.  le  préfet  un  avocat  si  admirable,  constatera,  une  fois  de 
plus,  la  surprenante  fragilité  des  dossiers  qu'on  lui  met 
en  main. 

Ses  clients  semblent  prendre  un  malin  plaisir  à  lui  couper, 
comme  on  dit,  l'berbe  sous  les  pieds  ;  ses  arguments  s'évanouis- 
sent du  soir  au  matin  :  c'est  lui  qui  avait  mis  au  monde  la 
fameuse  théorie  des  trois  tronçons  ;  c'est  lui  qui  garantissait 
aux  porteurs  d'obligations  mexicaines  la  solidité  du  trône  de 
Maximilien  !  c'est  lui  qui  a  tenu,  dans  l'affaire  qui  nous  occupe, 
ce  langage  catégorique  : 

«  Je  me  suis  rendu  un  compte  rigoureux  des  opérations  qui 
sont  faites  par  la  Ville  de  Paris.  J'ai  vérifié  ses  budgets;  j'ai 
interrogé  ses  ressources,  je  me  suis  demandé  si  elle  ne  tentait 
pas  des  entreprises  fâcheuses,  si  elle  ne  se  lançait  pas  dans  des 
travaux  téméraires,  entraînée  qu'elle  était  par  des  illusions  qui 
devaient  être  bien  vite  suivies  de  déceptions  dangereuses  ;  si, 
en  déniant  la  nécessité  d'un  emprunt  actuel,  elle  ne  s'exposait  pas 
à  la  nécessite  d'un  gros  emprunt  pi'ocliain,  et  par  conséquent  à  la 
preuve  démonstrative  qu'elle  avait  fait  par  anticipation  des  em- 
prunts déguisés...  »  (Séance  du  10  avril  1857.) 

M.  le  ministre  s'est  pose  toutes  ces  questions,  et,  quelques 
mois  après,  la  Ville  lui  répond  en  signant  avec  le  Crédit  foncier 
un  traité  qui  régularise  les  négociations  des  bons  d'annuités, 
jusqu'à  concurrence  d'une  somme  de  398,440,040  fr.  24  c. 

L'opposition  ne  parlait  que  de  300  millions,  et  il  y  en  a  400, 
et  il  reste  en  dehors  du  traité  du  Crédit  foncier,  un  stock  d'an- 
nuités qui  porte  la  dette  totale  à  453  millions,  d'après  le  rapport 
de  M.  Dcvinck,  à  463  millions  d'après  l'exposé  des  motifs  de 


LES  COMPTES  FAÎNTASTIQUES  DHAUSSMANN.  145 

MM.  les  conseillers  d'État  à  la  suite,  Alfred  Blanche,  Genteur  et 
Jolibois. 

L'opposition  affirmait  que  le  Crédit  foncier  avait  les  poches 
pleines  des  annuités  de  la  Ville,  et  qu'il  les  escomptait,  non  pas 
pour  les  beaux  yeux  des  compagnies  concessionnaires,  comme 
M.  Rouher  le  prétendait,  mais  pour  la  Ville,  et  comme  papier 
delà  Ville;  et  voici  que  nous  apprenons  que  ce  Crédit  foncier 
les  a  presque  toutes  en  porleleuille;  voici  les  masques  qui 
tombent,  les  concessionnaires  interposés  qui  s'elïacent,  et  les 
deux  vrais  contractants,  la  Ville  d'une  part,  et  le  Crédit  foncier 
de  l'autre,  qui  se  trouvent  face  à  face  dans  un  nouveau  traité. 
Et  ce  traité,  c'est  un  emprunt,  car  on  va  le  soumettre  au  Corps 
législatif,  mais  un  emprunt  rétroactif,  un  emprunt  dont  le  fonds 
est  dépensé,  un  de  ces  emprunts  que  les  assemblées  subissent, 
parce  qu'elles  ne  peuvent  faire  autrement,  mais  qui  sont  la 
preuve  ilagrante  de  leur  faiblesse  et  l'amoindrissement  pubHc 
de  leur  autorité. 

Nous  ne  connaissons,  quant  à  nous,  rien  qui  témoigne  plus 
tristement  de  l'état  de  nos  mœurs  administratives  que  cette 
pratique  du  bill  d'indemnité  qui  se  substitue,  parmi  nous,  à  tous 
les  degrés  de  l'échelle  gouvernementale,  à  la  pratique  de  la  loi. 
Cet  arbitraire,  qui  se  dissimule  tant  qu'il  peut,  qui,  découvert, 
se  défend  encore,  qui  proteste  qu'il  n'est  pas  l'arbitraire,  qui 
longtemps  ergote,  distingue  et  subtilise;  puis,  un  beau  jour, 
acculé,  s'en  vient  demander  aux  pouvoirs  réguliers  de  raccom- 
moder par  un  vote  complaisant  le  réseau  de  la  loi  percé  et  mis 
en  pièces;  cette  légalité  après  coup  n'est  pas  le  respect  de  la 
loi  :  c'en  est  simplement  l'hypocrisie.  Mais  M.  le  préfet  de  la 
Seine  apporte  dans  ses  façons  de  faire  une  assurance  qui  ne 
faiblit  jamais.  Savez-vous  pourquoi  il  traite  avec  le  Crédit  fon- 
cier? C'est  par  scrupule  de  légalité.  Il  a  fait,  à  l'en  croire,  le 
troisième  réseau  par  scrupule  de  libéralisme,  et  pour  obéir  à 
l'opinion.  Il  régularise  aujourd'hui,  en  un  gros  emprunt  fait 
après  coup,  400  millions  d'emprunts  partiels  et  anticipés  :  c'est 
encore  un  scrupule  de  cette  âme  exquise  ! 

«  En  effet,  ce  traité,  qui  doit,  par  sa  nature,  être  soumis  à  la 
sanction  du  Corps  législatif,  et  qui  ne  peut  manquer  d'y  ren- 
contrer la  bienveillance  avec  laquelle  a  été  accueillie,  l'an  der- 
nier, la  justification  des  conventions  qu'il  remplace,  donne  toute 

10 


Mi;  DISCOUHS  ET  OPINIONS. 

salisfaclioli  aux  scruimles  des  personnes  qui  voulaient  voir,  sous 
ces  convoiilions,  des  emprunts  déguisés,  et  qui  regrettaient 
qu'elles  n'eussent  pas  été  approuvées  par  une  loi.  » 

Et  dans  une  série  de  communiqués  adressés  aux  journaux  sur 
ce  sujet,  l'administration  de  M.  le  préfet  a  afiirmé  de  plus  belle 
qu'elle  avait  voulu  tout  simplement  «  répondre,  une  fois  pour 
«  toutes,  aux  appréhensions,  vraies  ou  simulées,  des  personnes 
«  qui  lui  reprochaient  d'avoir  pi'is  des  engagements  témé- 
«  raires  ».  Et  ce  qui  le  prouve,  ajoutait-elle,  c'est  cette  réserve 
insérée  au  traité  passé  avec  le  Crédit  foncier,  par  laquelle 
«  la  Ville  conserve  la  faculté  d'anticiper  en  tout  ou  en  partie, 
selon  sa  convenance,  les  nouveaux  termes  de  ses  engagements  ». 
Depuis,  messieurs  les  Conseillers  d'État  à  la  suite,  emboîtant  le 
pas,  sont  venus  répéter  à  leur  toui-,dans  leur  exposé  des  motifs 
que  «  la  Ville  pourrait  user  de  la  faculté  d'anticiper».  Ainsi,  la 
Ville  obtient  de  ses  créanciers,  représentés  par  une  grande 
instilulion  linancière,  un  délai  qui  lui  permet  de  payer  en 
soixante  années  ce  qu'elle  aurait  dû  payer  en  dix  :  tout  le  monde 
en  doit  conclure  qu'elle  était  gênée  pour  s'exécuter  en  dix 
années.  —  Mais  cela  n'est  pas,  répond  la  Ville,  puisque  je  me 
réserve  la  faculté  d'anticiper.  —  Donc,  si  vous  demandez  un 
délai,  c'est  avec  le  projet  de  n'en  pas  user?  A  qui  comptez-vous 
le  faire  croire  ? 

En  vérité,  messieurs  les  députés,  c'est  à  croire  que  l'on  se 
moque  de  vous  autant  que  de  nous-mêmes.  A  quoi  songent 
nos  ministres,  nos  gens  en  place?  leurs  paroles  ne  sont  pas 
refroidies,  qu'ils  les  oublient,  qu'ils  les  démentent.  Vous  doutiez- 
vous,  je  vous  le  demande,  quand  vous  écoutiez,  avec  celle 
faveur  que  vous  ne  lui  marchandez  pas,  M.  le  ministre  d'État 
pulvérisant  M.  Berryer  et  M.  Picard,  vous  doutiez-vous  que  vous 
étiez  trompés  sur  les  chilTres,  sur  les  dates,  sur  les  droits,  sur 
les  faits?  M.  le  minisire  d'État  afiirmail,  dans  la  séance  du 
il  avril  1867,  que  les  subventions  dues  par  la  Ville  ne  s'éten- 
daient pas  au  delà  de  l'année  1874,  et  par  conséquent  n'excé- 
daient pas  la  limite  de  six  ou  huit  années,  tolérée  par  la  juris- 
prudence administrative.  Or,  nous  savons  aujourd'hui  que  ces 
subventions  engagent  la  Ville  jusqu'en  1877.  M.  le  ministre 
d'Étal,  dans  cette  même  séance,  présentait  un  compte  de  sub- 
vention qui  n'en  portait  pas  le  total  à  plus  de  362  millions.  Il  y  en 


LES  COMPTES  FANTASTIQUES  D'HAUSSMAKiX.  147 

a,  nous  l'avons  appris  depuis,  453  millions,  d'après  M.  Devinck. 
463  millions,  daprès  l'exposé  des  motifs  du  Conseil  d'Étal. 

Est-ce  que  cela  ne  vous  effraye  pas,  messieurs  les  députés  ? 
Est-ce  que  votre  honnêteté  ne  s'alarme  pas?  Est-ce  que  votre 
lierté  ne  se  sent  pas  blessée?  Est-ce  que  vous  ne  sentez  pas  quel 
rôle  on  vous  fait  jouer? 


VII.  —  M.  Haussmann  devant  la  Cour  des  comptes. 

Sur  cette  affaire  des  bons  de  délégation,  messieurs  les  dépu- 
tés, et  pour  en  finir  avec  elle,  je  vous  recommande  instamment 
un  Rapport,  volumineux  autant  que  grave,  qu'on  vous  a  distri- 
bué il  n'y  a  pas  longtemps.  C'est  le  rapport  annuel  de  la  Cour 
des  comptes.  Ce  document,  qui  accompagne  toujours  les  décla- 
rations de  conformité  prononcées  par  la  Cour  sur  le  compte 
générale  de  l'administration  des  finances,  est  le  recueil  des 
observations  que  suggère,  chaque  année,  à  ce  grand  juge  de  nos 
finances,  l'étude  approfondie  de  la  comptabilité  publique.  Pour 
être  dépourvues  de  sanction,  les  observations  de  la  Cour,  vous 
le  savez  mieux  que  moi,  ne  sont  pas  moins  précieuses.  Leur 
efficacité  est,  hélas  !  des  plus  douteuses,  mais  leur  valeur  mo- 
rale est  considérable.  Il  y  a  là  des  garanties  de  compétence 
toutes  particulières  ;  il  y  a  aussi  un  esprit  gouvernemental  qui 
est  celui  de  l'institution,  des  temps  où  nous  vivons,  des  hommes 
qui  la  composent  :  ce  n'est  pas  elle  qu'on  accusera  jamais  de 
chercher  noise  au  pouvoir;  quand  elle  critique,  c'est  qu'elle  ne 
peut  faire  autrement,  et  ses  reproches  les  plus  graves  n'arrivent 
à  l'administration  supérieure  qu'enveloppés  du  miel  le  plus 
pur,  et  sous  le  voile  du  langage  le  plus  prudent. 

Le  rapport  qui  vient  de  paraître  et  qui  s'applique  exclusive- 
ment aux  comptes  de  l'exercice  I860.  a  dû  coûter  plus  qu'aucun 
autre  à  l'esprit  gouvernemental  de  la  Cour.  Ses  critiques  n'ont 
jamais  été  aussi  vives,  sous  leurs  formes  bienveillantes,  jamais 
aussi  formelles.  Elles  portent  à  la  fois  sur  les  comptes  de  l'État 
et  sur  les  comptes  des  communes.  Elles  reprochent  aux  comptes 
de  l'État  mainte  infraction  au  principe  général  et  tutélaire  de 
la  spécialité  des  crédits.  Elles  font,  à  ce  propos,  le  procès  au 
système  financier  qui  repose  sur  la  distinction,  souvent  chimé- 


lis 


DIsr.OUHS    ET   OI'IMONS. 


ri.in.",  mais  toujours  si  commotl.',  du  budget  oïdiuaire  et  extra- 
(inlinairo.  Vous  y  trouverez,  Messieurs,  de  grandes  lumières; 
uiais.  ce  qui  doit  surtout  vous  touclicr  aujourd'hui,  c'est  la  partie 
(lu  travail  de  la  Coui-  qui  est  relative  à  la  comptabilité  commu- 
nale, et  particulièrement  à  la  Ville  de  Paris.  Après  l'avoir  lue, 
on  aie  droit  <le  dire  en  bon  et  clair  français,  ce  que  la  Cour  des 
comptes  exprime  en  sa  langue  officielle  :  c'est  que  le  désordre 
est  à  son  comble.  Oui,  le  désordre,  car  il  n'est  pas,  dans  un 
Élat  bien  réglé,  de  désordres  plus  grands  que  la  violation  per- 
manente, publique,  obstinée  de  la  loi. 

La  loi  qui  est  violée,  c'est  celle  qui  met  des  limites,  qui  trace 
des  rèales  aux  communes  désireuses  d'emprunter.  Dans  un 
o-rand  nombre  de  villes,  ces  règles  sont  tombées  en  un  profond 
oubli.  Tantôt,  l'emprunt  se  déguise  sous  forme  d'engagements  à 
long  terme,  pour  échapper  à  la  nécessité  de  l'autorisation  préa- 
lable; tantôt,  l'emprunt  autorisé  est  détourné  de  son  objet,  sous- 
trait 'à  l'affectation  spéciale  que  la  loi  même  lui  avait  prescrite. 
Marseille,  Besançon,  Bourges,  Bergerac,  Blaye,  Vienne,  Rive- 
de-Gier,Pithiviers,  empruntent  à  l'envi,  sous  la  forme  de  travaux 
à  long  terme.  Marseille  a  fait  mieux  :  autorisée  k  emprunter, 
en  1861,  o4  millions,  à  la  condition  d'en  employer  39  à  la 
conversion  de  son  ancienne  dette,  elle  a  employé  en  travaux 
nouveaux  la  majeure  partie  des  sommes  provenant  de  l'emprunt, 
ce  qui  a  eu  pour  conséquence  un  emprunt  supplémentaire  de 
^23  millions,  qu'il  a  fallu  autoriser,  et,  les  années  suivantes,  une 
surtaxe  sur  les  vins,  des  centimes  additionnels  pour  cinquante 
ans;  bref,  tous  les  moyens  fournis  par  ce  grand  art  de  manger 
son  blé  en  herbe,  qui  paraît  être  devenu,  d'un  bout  de  la  France 
à  l'autre,  le  dernier  mot  de  la  bonne  administration  et  de  la 
sagesse  gouvernementale. 

Mais  Marseille  a  du  moins  un  conseil  municipal,  et,  si  elle  est 
surtaxée,  surmenée,  surchargée,  c'est  qu'elle  l'a  voulu.  Paris 
n'a  pas  de  conseil  municipal,  Paris  n'a  qu'un  préfet.  Mais  autant 
M.  le  préfet  de  la  Seine  est  au-dessus  de  tous  les  préfets,  autant 
les  irrégularités,  les  violations  de  la  loi,  les  libertés  linancières 
de  toute  nature,  (|ui  signalent  l'administration  de  la  Ville  de 
Paris,  dépassent  en  importance  et  en  gravité  le  niveau  moyen 
d'illégalité  qui  tend  à  s'établir  dans  les  départements.  C'est  un 
curieux  enseignement.  M.  le  préfet  de  la  Seine  est  omnipotent; 


LES  COMPTES  FANTASTIQUES  D'HAUSSMANN.  140 

il  n'a  pour  tout  contrepoids  qu'un  conseil  municipal  qu'il  clioi- 
sit  lui-même,  et  qui  ne  lui  résiste  pas,  et  un  Conseil  d'État  qui 
ne  lui  résiste  guère.  Il  administre  despotiquement  un  budget  de 
150  millions.  Mais  il  lui  est  impossible  de  l'administrer  confor- 
mément aux  lois.  Toute  sa  préoccupation,  tout  son  effort  — 
c'est  la  Cour  des  comptes  qui  le  dit  —  c'est  «  de  procurer  à  la 
ville  de  Paris  des  accroissements  de  ressources  en  dehors  des 
limites  déterminées  par  la  loi  ».  M.  le  préfet  de  la  Seine  a  une 
Caisse  des  travaux  ;  il  en  fut  le  père  et  le  législateur.  Mais  il  ne 
peut  s'empêcher  de  violer  à  chaque  instant  la  loi  qu'il  s'est 
donnée  lui-même.  Quant  à  la  loi  qu'il  n'a  pas  faite,  il  emploie 
à  la  tourner  tout  le  génie  du  plus  lin  casuiste.   Pour  le  seul 
exercice  I860,  la  Cour  des  comptes  relève  onze  griefs  dans  la 
comptahililé  de  la  Ville  de  Paris,  onze  violations  formelles  de 
la  loi.  Tantôt  ce  sont  des  acquisitions  d'immeubles  à  long  terme, 
que  la  Cour  qualifie,  sans  hésitation  aucune,  d'emprunts  dégui- 
sés, et  par  conséquent  irréguliers  :  ci,  pour  la  seule  année  1865, 
14  millions  environ  ;  tantôt  ce  sont  des  subventions  promises  à 
des  compagnies  concessionnaires  de  grands  travaux,  ci  :  55  mil- 
lions :  ou  bien  ce  sont  des  emprunts  directs  et  sans  scrupules  : 
23   millions   en  compte  courant  obtenus  du  Crédit  foncier; 
10  millions  d'une  maison  de  banque  de  Paris,  et,  ce  qui  est  plus 
fort  encore,  20  millions  de  supplément  arbitrairement  et  illéga- 
lement décrété  par  le  bon  plaisir  de  M.  le  préfet  lors  de  l'em- 
prunt de  1865.  Oui,  vraiment,  par  le  bon  plaisir:  de  telle  sorte 
que  la  Ville  de  Paris,  qui  avait  été  autorisée  par  le  Corps  légis- 
latif à  emprunter  250  millions,  ou  254  millions  au  plus,  en  y 
joignant  les  frais  d'émission,  de  timbre  et  de  commission,  a,  de 
sa  seule  autorité,  emprunté  27u  millions^  Ainsi,  à  côté  de  l'illé- 
galité qui  se  déguise,  l'illégalité  à  ciel  ouvert.  Faites  le  compte, 
et,  rien  que  pour  l'exercice  1865,  rien   qu'avec  les  données 
recueillies  par  la  Cour  des  comptes,  voilà,  en  outre  de  100  mil- 
lions de  bons  de  la  Caisse  des  travaux,  seule  dette  flottante, 
seul  moyen  de  trésorerie  autorisé  par  la  loi,  121  ou  122  mil- 
lions de  ressources  irrégulières,  créées  par  le  préfet,  à  la  barbe 
du  Gouvernement  qui  laisse  faire,  du  Corps  législatif  (]ui  ferme 

1.  Et  M.  le  préfet  a,  pour  cet  objet  même,  accablé  de  ses  démentis  le 
Journal  des  Délxits  et  M.  Léon  Say,  jusqu'à  la  dernière  heure,  c'est-à-dire 
jusqu'à  l'apparition  du  rapport  de  la  Cour  des  comptes. 


150  lilSCOUHS   ET  OIMMONS. 

les  y<Mi\,(l)'  la  Cour  des  comptes  qui,  boiteuse  comme  la  justice, 
arrive  toujours  lro[i  (ard  el  quaud  tout  est  fini. 

Tel  est  le  caractère  général  des  griefs  de  la  Cour  des  comptes. 
Ils  sont  précis,  formels,  nettement  articulés  ;  ils  ont,  sous  la 
douceur  des  formes,  toute  la  brutalité  qui  appartient  aux  cliif- 
fres.  Mais  ils  n'ont  pas  le  don  d'émouvoir  le  diclaleur  de  rilôtel 
de  Ville.  Pour  se  rendre  compte  du  sans-facon  sublime  auquel 
conduit  nécessairement  l'exercice  du  pouvoir  absolu,  il  fauL 
lire  les  observations  de  M.  le  préfet  en  réponse  aux  critiques  de 
la  Cour.  Quelle  aisance  et  quelle  belle  humeur  !  quelle  façon 
leste  et  tranchante  !  A  quelques  gros  mots  près,  c'est  le  style 
impérieux  et  l'argumentation  cavalière  des  communiqués  adres- 
sés aux  journaux  : 

—  La  Ville  a  emprunté,  sans  droit,  iU  millions  à  la  maison 
Sourdis,  et  23  millions  en  compte  courant  au  Crédit  foncier  ?  — 
C'est  vrai,  répond  le  préfet;  mais  la  nécessité,  la  rareté  du 
numéraii'e,  la  o'ise  du  coton...  Et  puis,  c'était  pour  la  banlieue, 
qui  ne  pouvait  attendre.  (Pauvre  banlieue!  elle  attend  toujours.) 
—  La  Ville  a  le  tort  de  placer  les  fonds  de  la  caisse  municipale 
eu  compte  courant  à  la  Caisse  des  travaux,  au  mépris  de  la  loi 
formelle  qui  prescrit  aux  receveurs  municipaux  de  placer  dans 
les  caisses  du  Trésor  les  sommes  excédant  les  besoins  du  ser- 
vice !  —  C'est  encore  vrai,  mais  M.  le  préfet  est  d'avis  qu'il  y  a 
lieu  de  faire  pour  la  Ville  de  Paris  une  exception  à  la  loi  com- 
mune. 

—  \jà  Ville  a  grossi  ar])itrairement  d'une  somme  de  20  mil- 
lions le  capital  de  2GU  millions  qu'elle  avait  été  autorisée  à  em- 
prunter, par  la  loi  du  12  juillet  186o  ;  elle  a  emprunté  27U  mil- 
lions là  où  elle  n'avait  le  droit  d'emprunter  que  230  ?  —  Oui, 
répond  le  pi'éfet,  mais  il  y  a  eu  20  millions  de  frais  d'émission. 
(Notez  (jue  la  cour,  qui  a  vu  tous  les  comptes,  n'en  a  reconnu 
(|ue  i  millions.)  —  La  Ville  se  crée  des  ressources  en  prenant, 
sous  forme  d'acquisitions  d'immeubles,  ou  de  subventions  éche- 
lonnées, des  engagements  à  long  terme?  —  C'est  vrai,  mais  au 
Corps  législatif,  l'année  dernière,  nos  commissaires  ont  répondu, 
réplique  avec  hauteur  l'autocrate  de  la  préfecture. 

Et  qu'ont  donc  répondu  vos  commissaires,  ô  Louis  XIV  nuuii- 
cipal  ? 
Par  bonheur,  vos  souvenirs  sont  là,  messieurs  les  députés. 


LES  COMPTES  FAMASTIQUES  D  IIAUSSMANN.  151 

Vous  enlendez  encore  M.  Berryer,  expliquant  le  mécanisme  des 
bons  de  délégation.  N'était-ce  même  pas  le  traité  passé  par  la 
Ville  avec  la  société  Berlencourt,  pour  l'alignement  du  boule- 
vard Magenta,  celui-là  même  sur  lequel  s'explique  le  rapport  de 
la  Cour  des  comptes,  que  M.  Berryer  analysait  ?  Une  société  se 
cliarge  d'un  percement  ;  elle  s'engage  à  acquérir  les  immeubles 
nécessaires,  et  à  livrer  la  voie  nouvelle  à  la  Ville  dans  un  délai 
convenu.  En  conséquence,  subvention  de  21  millions  promise 
par  la  Ville,  payable  par  annuités;  versement  de  20  millions 
par  la  Société  dans  les  caisses  de  la  Ville,  à  titre  de  garantie; 
mais  faculté  donnée  à  la  société  concessionniaire  d'émettre 
immédiatement  pour  20  millions  de  bons  de  délégation,  sur  les 
annuités  dues  par  la  Ville,  avec  visa  de  la  préfecture.  De  sorte 
que  les  20  millions  que  verse  l'entrepreneur,  c'est  le  public,  le 
banquier  escompteur  des  bons,  Crédit  foncier  ou  autre,  et  leur 
clientèle,  qui  le  fournissent.  Ce  qui  faisait  dire,  l'année  der- 
nière, à  M.  Berryer  et  à  M.  Picard  :  La  Ville  emprunte  par 
personne  interposée.  Et  le  ministre  d'État  et  des  finances  leur 
répondait:  Vous  auriez  raison  si  les  20  millions  de  cautionne- 
ment étaient  véritablement  une  ressource  pour  la  Ville,  et  si 
elle  en  disposait  comme  d'argent  comptant.  Mais  ces  vingt  mil- 
lions sont  un  cautionnement:  ils  sont  réservés  au  payement  des 
expropriations  par  une  affectation  spéciale.  «  Le  versement 
de  vingt  millions  a  été  fait  à  la  Caisse  des  travaux,  comme  aune 
caisse  de  dépôts  et  consignations,  pour  assui'er  l'exécution  des 
engagements  pris  par  la  Compagnie,  et  mettre  la  Ville  h  l'abri 
de  tout  recours  de  la  part  des  expropriés,  en  cas  d'insolvabilité 
de  la  compagnie  soumissionnaire.  La  Ville  traitait  avec  une 
société  à  responsabilité  limitée  ;  elle  jugeait  utile  de  lui  imposer 
le  versement  d'un  fonds  de  garantie.  Mais  ce  fonds  ne  devait 
sortir  de  sa  caisse  que  pour  solder  les  opérations  mêmes  en  vue 
desquelles  il  était  constitué.  » 

Et  la  Cour  des  comptes  ajoute:  «  Tel  est  le  sens  du  contrat, 
et  l'approbation  dont  il  a  été  revêtu  par  un  décret  impérial,  ne 
permettait  pas  de  lui  attribuer  un  autre  caractère.  Le  Gouverne- 
ment, en  autorisant  le  versement  de  20  millions,  n'a  pu  vouloir 
autoriser  la  création  d'une  ressource  extraordinaire,  au  moyen 
de  laquelle  la  Caisse  des  travaux  pourrait  franchir  les  limites, 
assignées  à  ses  moyens  de  trésorerie.  »  Cela  dit,  d'un  air  bon- 


152  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

homme,  la  Cour  démontre,  de  la  manière  la  plus  péremptoire, 
quo  la  somme  a  er.>ée  par  la  Société  Berlencourt  a  passé  pure- 
ment et  siniiilemenL  dans  le  courant  des  fonds  de  la  caisse,  et 
((  ([n'employée  à  d'autres  dépenses  que  celles  prévues  par  le 
traité,  elle  a  constitué  pour  la  Ville  une  ressource  non  autorisée 
par  la  loi  ». 

On  ne  saurait  dire  plus  élétiarament  à  M.  Roulier  qu'il  a 
été  trompé  par  son  client,  à  moins  qu'il  ne  préfère  avoir  trompé 
la  Chambre.  Mais  voici  qui  est  plus  piquant  encoi-e.  Embar- 
rassé parle  raisonnement  de  la  Cour  des  comptes,  M.  le  préfet, 
dans  ses  observations  en  réponse,  jette  résolument  à  l'eau  la 
thèse  (piil  a  fait  plaider  l'année  dernière  devant  la  Chambre; 
U  livre,  sans  hésiter  un  seul  instant,  le  ministre  qui  l'a  défendu, 
et  les  députés  qui  ont  cru  le  ministre  sur  parole,  et  il  écrit 
ceci  : 

«  M.  le  préfet  ne  reconnaît  pas  aux  fonds  versés  dans  la 
Caisse  des  travaux  par  des  entrepreneui's,  en  garantie  de  leurs 
opérations,  le  caractère  de  dépôt  signalé  par  la  Cour.  Il  fait' 
remartiuer  que  ces  fonds,  une  fois  versés  dans  la  Caisse  des 
travaux,  entrent  dans  son  encaisse  et  en  suivent  le  sort...  » 

A  la  bonne  heui-e  !  mais  convenez  alors  que  vous  avez  em- 
prunté, emprunté  sans  autorisation  et  sans  droit;  et  que, depuis 
bientôt  quatre  ans  que  vous  battez  monnaie  avec  les  bons  d'an- 
nuités, vous  violez  la  loi  sept  fois  par  jour.  Aussi  bien  est-ce 
l'évidence  même,  et  l'on  rougit  d'insister. 

La  Cour  des  comptes  a  prononcé,  et  personne  n'osera  plus, 
j'espère,  défendre  la  légalité  des  opérations  préfectorales,  après 
le  jugement  formel  du  tribunal  le  plus  compétent  qui  soit  en 
ces  matières. 

VIII.  —  Ovi  mène  lillégalité. 

Quanil  on  a  prouvé  à  31.  le  préfet  de  la  Seine  qu'il  vit  uans 
l'illégalité  chronique,  on  ne  lui  arien  appris  qu'il  ne  sache  aussi 
bien  que  nous.  M.  le  préfet  viole  la  loi  avec  abandon,  on  peut 
même  dire  avec  coquetterie.  Il  n'a  pas  le  sens  légal.  Après 
l'emprunt  de  I860,  autorisé  par  le  Corps  législatif  pour  250  mil- 
lions, et  bravement  émis  pour  270,  il  faut,  comme  on  dit,  tirer 
l'échelle.  Il  ne  manque  pas  non  plus  de  gens  profonds  qui  vous 


LES  COMPTES  FANTASTIQUES  D'HAUSSMANX.        153 

disent  :  Qu'importe  la  façon  dont  se  font  les  grandes  choses, 
pourvu  que  les  grandes  choses  se  fassent  !  En  finances  comme 
en  poHtique,  «  la  légalité  nous  tue  ». 

C'est  le  contraire  qui  est  vrai,  et,  dans  l'histoire  fmancicre  de 
la  Ville,  c'est  là  la  grande  leçon.  Trois  ans  d'emprunt  à  la  sour- 
dine et  d'expédients  irréguhers  ont  compromis  les  plus  helles 
finances  du  monde.  Les  ressources  delà  Ville  sont  surmenées  ; 
l'avenir  est  mangé  d'avance.  Voilà  ce  que  le  public  ne  sait  pas, 
mais  voilà  ce  que  le  Conseil  d'État  est  impardonnable  de  ne  pas 
savoir.  Les  bras  tombent  devant  l'optimisme  complaisant  qui 
s'étale  dans  l'exposé  des  motifs: 

«  Le  tableau  comparatif  des  recettes  ordinaires  de  la  ville  de 
Paris  avec  les  dépenses  de  même  nature,  tel  qu'il  résulte  des 
trois  derniers  exercices,  constate  un  excédant  moyen  de  48  mil- 
lions par  an,  et  un  excédent  moyen  de  51,496,895  fr.  47  c.  en 
1866  ;  il  démontre  de  plus  que  la  progi'cssion  annuelle  des  reve- 
nus est  constamment  de  3  millions  au  moins,  progression  qui 
s'aug-mentera  encore,  à  partir  de  1871,  de  la  moitié  des  béné- 
fices de  la  Compagnie  du  gaz.  Grâce  à  la  fécondité  de  ces  res- 
sources, la  Ville  peut  faire  face  à  tous  ses  engagements. 

«  Les  calculs  fournis  par  l'administration  municipale  établis- 
sent même  que,  toute  dette  payée,  elle  conservera  pendant 
la  période  de  1868  à  1877,  celle  qui  supporte  le  poids  des  impré- 
visions de  1858,  un  reliquat  disponible  d'une  certaine  impor- 
tance. 

Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  quelques-uns  des 
exercices  de  cette  période  sont  très  chargés;  que,  dès  lors,  il 
peut  y  avoir  utihté,  et  que,  dans  tous  les  cas,  il  y  a  prudence  à 
répartir  sur  un  plus  grand  nombre  d'années  la  dette  résultant 
des  titres  de  subventions  et  des  bons  de  délégation.  » 

Tel  est  l'objet  du  traité  passé  avec  le  Crédit  foncier,  lequel 
aboutit,  en  définitive,  à  une  annuité  de  21,574,387  francs,  à 
payer  pendant  soixante  ans.  Et  en  face  de  ces  48  millions  d'ex- 
cédant par  année,  le  Conseil  d'Etat  conclut,  avec  bonhomie, 
qu'en  vérité  ce  n'est  pas  trop  ! 

Mais  le  bilan  de  la  Ville,  ainsi  fait  par-dessous  la  jambe,  est  un 
bilan  inexact.  Le  Conseil  d'État  s'abuse,  et  il  nous  abuse  sur  le 
présent  ei  sur  l'avenir.  Ce  qu'il  appelle  «  l'excédant  moyen  de 
48  millions»,  n'existe  plus;  la  plus-value  moyenne  de  3  mil- 


154  DISC0U15S  ET  OPINIONS. 

lions  n'est  qu'une  hypothèse,  et,  comme  nous  le  monlrorons.  la 
plus  avenlurtV  des  hypothèses. 


IX.  —  Le  bilan  de  la  Ville.  —  Les  excédants. 

C'est  là  le  grand  cheval  de  hataille  de  radmhiislration  muni- 
cipale. Oui,  le  fait  est  vrai  et  admirable:  il  s'est  produit,  depuis 
le  temps  où  M.  Haussmann  est  monté  au  pouvoir  jusqu'à  ce 
joui',  un  accroissement  constant,  progressif,  inouï,  des  produits 
(le  l'octroi.  Au  budget  de  18G1,  les  produits  de  l'octroi,  évalués 
d'après  les  résultats  de  1860  (le  premier  exercice  qui  suivit 
l'annexion),  étaient  portés  pour  une  somme  de  71  millions. 
Ils  ligurent  aux  prévisions  du  budget  de  1868  pour  lOU  mil- 
lions. Une  augmentation  moins  considérable,  mais  certaine, 
s'est  fait  sentir  dans  les  revenus  secondaires,  de  telle  sorte  que 
les  recettes  ordinaires  de  la  Ville,  qui  étaient  de  104  millions 
700,000  francs  en  1861,  sont  aujourd'hui  de  150,600.000  francs. 

C'est  là-dessus  que  la  préfecture,  la  commission  municipale, 
les  ministres,  la  majorité  du  Corps  législatif,  tous  les  satisfaits, 
tous  les  habiles  et  tous  les  simples,  s'en  vont  chevauchant,  tête 
baissée,  et  croient  tenir  l'éternité. 

Mais,  dans  un  budget,  il  y  a  la  dépense  à  côté  deja  recette.  Et 
si  les  gens  chai'gés  du  contrôle  étaient  moins  disposés  à  se  payer 
de  mots,  loi-s(pi'il  s'agit  de  gloritier  le  bon  plaisir,  ils  auraient 
depuis  longtemps  remarqué  deux  faits  graves  : 

1°  La  progression  de  la  dépense,  en  regard  de  la  progression 
de  la  recette.  De  1861  à  1867,  les  recettes  ordinaires  se  sont 
accrues  de  50  0/0  ;  mais  dans  le  même  temps,  c'est  de  60  0/0 
que  les  dépenses  se  sont  accrues.  De  sorte  qu'en  supposant 
même  que  l'accroissement  des  recettes  pût  encore  se  prolonger, 
—  ce  qui,  nous  le  verrons,  n'est  pas  croyable,  —  l'accroisse- 
ment beaucoup  plus  rapide  des  dépenses  l'absorberait  nécessai- 
rement dans  un  temps  donné. 

2°  Malgré  toutes  les  apparences,  le  chitTre  même  des  excé- 
dants de  la  recette  sur  la  dépense  est  devenu  stationnaire.  Au 
compte  de  l'exercice  de  1864,  quel  était  le  chilïre  de  l'excédant 
disponible,  c'est-à-dire  de  l'excédant  qui  reste  libre  pour  les 
travaux  extraordinaires,  après  qu'on  a  prélevé  la  somme  néces- 


LES  COMPTES  FANTASTIQUES  DHAUSSMANN.  155 

saire  pour  assui'er  l'amortissement  de  la  dette  municipale  ? 
35,388,733  fr.  29  c.  Quel  est  ce  chiffre  aubugetde  1868,  d'après 
le  rapport  de  M.  Devinck  ?  35,320,595  fr.  86  c.  Mais  ce  chiffre 
ainsi  posé,  ce  chiffre  qui  est  déjà  au-dessous  du  chiffre  de 
48  millions,  que  le  Conseil  d'État  fait  miroiter  à  nos  yeux,  de 
toute  la  somme  nécessaire  au  service  de  l'amortissement  ;  ce 
chiffre  de  M.  Devinck  n'est  lui-même  qu'un  mirage  financier.  Il 
est  incroyable  de  présenter  au  public,  comme  on  fait  là,  un 
budget  qui  a  l'air  de  laisser  35  millions  de  ressources  disponi- 
bles, «  qu'on  est  bien  forcé,  dit  M.  le  préfet,  d'employer  aux 
grands  travaux  publics,  puisque  autrement  il  faudrait  les  placer 
en  rentes  »,  alors  que,  sur  cet  excédant,  on  a  à  rembourser, 
dans  les  dix  ans  qui  viennent,  453  millions,  suivant  M.  Devinck, 
4d3  millions,  suivant  MM.  Genteur  et  Jolibois,  empruntés  sans 
droit  depuis  trois  ans. 

Ce  chitfre  de  35  milUons  est  un  vieux  chiffre,  un  chitTre  des 
beaux  jours,  d'avant  le  gouffre  du  troisième  réseau. 

Il  serait  honnête  d'en  déduire  d'abord  les  21,574,387  fr. 
d'annuités  que  la  Ville  s'engage,  par  le  traité  soumis  à  la  Cham- 
bre, à  payer  au  Crédit  foncier  pendant  soixante  ans.  Il  faudrait 
tenir  compte  aussi  de  54,572,000  fr.  (ou  64  millions,  d'après 
l'Exposé  des  motifs)  de  subventions  de  grande  voirie  qui 
restent  répartis  sur  neuf  années,  de  1869  à  1877.  Il  faudrait  enlin 
nous  dire  de  combien  l'avenue  Napoléon,  dont  une  seule  amorce 
a  coûté,  ces  jour-ci  à  la  Ville,  près  de  26  millions,  l'expropria- 
tion du  Grand-Hôlel,  qui  en  sera  la  conséquence  nécessaire  ; 
l'achèvement  de  la  rue  Réaumur,  qui  vient  de  coûter,  rien 
qu'entre  la  rue  Port-Mahon  et  la  rue  de  Grammont,  15  millions 
de  francs,  et  le  reste,  vont  augmenter  le  passif  de  la  Ville.  Est- 
ce  de  cinquante,  cent,  ou  cent  cinquante  millions?  En  admettant 
qu'il  reste  seulement,  en  dehors  du  traité  passé  avec  le  Crédit 
foncier,  cent  millions  de  travaux  nouveaux  et  de  nouvelles 
subventions',  on  se  tient  évidemment  fort  au-dessous  de  la 
vérité. 

Pour  savoir  si  une  ville  comme  Paris  est,  en  réalité,  riche  ou 

1.  On  voit  que  nous  composons  cette  somme  :  de  54  ou  64  millions  (selon 
que  l'on  adopte  le  chifTre  de  M.  Devinck,  ou  celui  du  Conseil  d'État)  engagés 
dès  la  lin  de  décembre  1867,  et  de  36  (ou  46)  millions  seulement  pour  les 
entreprises  colossales  commencées  depuis  le  1"  janvier  de  cette  année. 


U,6  DISCOURS  ET  OPINIONS- 

li.iiivic,  aisée  ou  gênée  dans  ses  finances,  il  faut  faire  état 
d'alionl  (le  sescharcos  permanentes.  Elles  sont  de  deux  natures: 
la  dcllo,  en  premier  lieu,  puis  le  service  municipal,  les  dépenses 
d'entretien  tie  la  capitale,  le  nécessaire  de  chaque  jour:  admi- 
nistration, jiolice,  garde  de  Paris,  pavé,  éclairage,  instruction 
j)ubli{pit'.  bienfaisance,  entretien  des  édifices  communaux,  ser- 
vice des  eaux  et  des  égouts, —  toutes  choses  non  moins  sacrées, 
non  moins  fondamentales,  non  moins  permanentes  que  la  dette 
elle-même. 

Oi-.  ces  dépenses  d'entretien,  strict  nécessaire  de  la  Ville,  le 
budget  de  1868  les  porte  à  81,611,000  fr. 

Il  convient  d'y  ajouter,  de  l'aveu  même  de  M.  Devinck,  dans 
son  Rapport,  et  de  M.  le  préfet  (Mémoire  de  1860),  une  somme 
de  7  millions,  en  nombre  rond,  comprenant  trois  chapitres  du 
budget  extraordinaire  (assistance  publique,  architecture,  ponts 
et  chaussées)  qui  n"ont  rien  du  tout  d'extraordinaire,  puisqu'ils 
se  reproduisent  tous  les  ans.  Total,  88,731,000  fr.,  ou  en  nom- 
bre rond,  89  millions. 

La  dette,  maintenant.  Indépendamment  des  opérations  que 
l'on  s'avise  de  régulariser  aujourd'hui,  la  Ville  devait  déjà  fau'e 
face  à  une  dette  annuelle  de  27,800,000  francs ^  Pour  rem- 
bourser les  398  millions  du  Crédit  foncier  en  dix  années,  selon 
ses  stipulations  primitives,  elle  aurait  dû,  d'après  l'exposé  du 
Conseil  d'Etal,  supporter  en  outre  l'énoi'me  fardeau  d'une 
annuité  de  49  ou  50  millions.  Et  comme  il  est  permis  d'affirmer, 
sans  crainte  de  se  tromper,  qu'en  dehors  des  398  millions  du 
Crédit  fonciei-,  la  Vaille  a,  à  l'heure  qu'il  est,  pour  100  millions 
d'opérations  dnméme  nature  engagées;  comme  l'avenue  Napo- 
léon est  commencée,  et  qu'on  a  le  projet  d'aller  jusqu'au  bout, 
l'annuité  serait  montée,  non  à  oO  millions,  mais  au  moins 
à  62. 

Quatre-vingt-neuf  millions  d'entretien,  vingt-sept  millions 
800,000  fr.  d'ancienne  dette,  soixante-deux  millions  de  subven- 

1.  Ce  qui  comprend  :  l'emprunt  de  185.5,  celui  de  1860,  celui  de  1865,  les 
annuilés  du  rachat  des  ponts,  le  rachat  de  Tahattoir  des  Batigiiolles,  du 
canal  Saint-Martin,  des  usines  de  Saint-.Maur,  les  aiHuiités  de  la  Compagnie 
des  Eaux  et  de  la  Compagnie  Ducoux.  Nous  avons  soin  de  n'y  pas  faire 
figurer  le  complément  de  l'emprunt  de  1852,  qui  sera  amorti  à  la  fin  de  187-', 
pour  qu'il  soit  hien  visible  que  nous  faisons  non  seulement  le  bilan  du 
présent,  mais  le  budget  de  l'avenir. 


LES  COMPTES  FANTASTIQUES  D'HAUSSMANN.  157 

tions,  réparties  sur  dix  années,  font,  en  bonne  arithmélique, 
178  (cent  soixante-dix- huit  millions)  et  800,000  fr. 

Voilà  la  dépense.  Quant  à  la  recette,  elle  figure  au  budget  de 
1868,  pour  149  millions  664,183  fr.  et  82  cent.  Nous  n'en  chica- 
nerons pas  un  centime.  Nous  y  ajouterons  même  3  millions  1/2 
de  recette  extraordinaire,  qu'on  peut  considérer  comme  cons- 
tante, mais  rien  de  plus  :  car  la  subvention  annuelle  de  8,800,000 
francs,  que  l'État  servait  à  la  Ville  depuis  dix  ans,  et  qui  était 
si  commode  pour  aligner  le  budget  municipal,  arrive,  cette 
année  même,  à  son  dernier  terme.  Nous  accordons  donc  à  la 
Ville  une  recette  possible  de  lo3  millions,  en  nombre  rond. 

Et,  pour  arriver  à  ces  deux  chiffres  (178  millions  et  153)  qui 
laissent  entre  eux  un  déficit  de  23  millions,  que  d'hypothèses 
heureuses  il  faut  accumuler  !  Il  faut  supposer  que  l'avenue 
Napoléon,  la  rue  Réaumur  et  le  reste  ne  coûteront  pas  à  la 
Ville  plus  de  cinquante  millions;  supposer  que  la  recette  ne 
subira  aucune  réduction,  que  la  dépense  ne  fera  jaillir  aucun 
imprévu;  qu'en  un  mot,  on  aura  banni  des  afTaires  de  la  Ville 
toutes  les  mauvaises  chances  qui  grèvent  les  affaires  humaines... 

Voilà  où  en  seraient  les  finances  de  la  Ville  si  le  Crédit  foncier 
ne  venait  pas  à  leur  secours. 

Voilà  comme  il  est  vrai  de  dire  que,  si  l'on  traite  avec  le 
Crédit  foncier,  c'est  par  excès  de  prudence,  et  en  quelque 
sorte  par  grandeur  d'âme  ;  voilà  ce  que  vaut  cet  article  3  du 
traité  soumis  à  la  Chambre,  lequel  réserve  à  la  ville  de  Paris 
la  faculté  de  payer  par  anticipation  les  annuités  que  le  concours 
du  Crédit  foncier  lui  permet  de  répartir  sur  soixante  années. 

On  ne  se  libère  pas  par  anticipation  quand  on  a,  pendant  dix 
ans,  un  découvert  de  2.5  millions  à  combler. 

Pure  chimère  que  cela  !  Au  vrai,  la  Ville  atermoie,  parce 
qu'elle  serait,  si  elle  n'atermoyait  pas,  au-dessous  de  ses  affai- 
res, parce  que,  semblable  au  fils  de  famille  qui  a  mangé  son 
bien  en  herbe,  elle  est,  dès  à  présent,  obligée  d'emprunter  pour 
vivre. 

Mais  quel  est  au  juste  le  soulagement  que  lui  apporte  cet  em- 
prunt du  Crédit  foncier?  Pour  398  millions,  c'est  une  charge 
annuelle  de  21, .574, 000  fr.,  répartis  sur  soixante  années.  Les 
charges  permanentes  se  trouvent  ainsi  réduites  à  49  millions 
pour  la  dette,  89  pour  le  service  municipal,  total  138  millions. 


158  msœuus  et  ui'imo.ns. 

Pour  allcM'  à  lo3  millions,  il  y  a  15  millions  de  boni,  mais  sur 
lesquels,  [)enilant  dix  ans  au  moins,  il  faudra  prendre  de  quoi 
payer  des  engagements,  qui  s'élèvent,  dès  à  présent,  à  cent  mil- 
lions au  plus  bas  mot.  Vous  voyez  ce  qui  reste  de  disponible  : 
cinq  millions.  Cinq  millions  sur  lesquels  il  faut  prendre  encore 
et  les  intérêts  de  ces  100  millions  échelonnés  sur  dix  années,  et 
limprévu  noimal,  inévitable,  d'un  budget  de  150  millions;  cet 
imprévu  que  M.  le  préfet  lui-même,  dans  un  de  ses  anciens 
mémoires,  évaluait  à  3  millions,  ce  qui  n'est  pas  cher!  3  millions 
d'intérêts,  4  millions  d'imprévu,  à  déduire  de  5  millions.  Eh  ! 
Messieurs,  ce  n'est  pas  même  de  quoi  établir  l'équilibre,  et  il 
sera  fort  lieureux  pour  la  Ville  que  les  bénélices  de  la  Compagnie 
du  gaz  viennent,  à  partir  de  1872,  lui  permettre  de  nouer  les 
deux  bouts. 

En  résumé,  ce  délicit,  qui  serait  de  25  miUions,  sans  l'em- 
prunt du  Crédit  foncier,  il  existe,  il  commence  à  poindre,  même 
avec  le  traité  qui  est  soumis  à  la  Chambre  :  le  passif  a  rejoint 
et  déjà  dépassé  l'actif.  Et  nous  avons  supposé  que  le  stock  des 
subventions  promises  par  la  Ville  ne  dépassait  pas  500  mil- 
lions... Mais  si,  par  hasard,  comme  plusieurs  l'affirment,  ce 
stock  est  de  000  millions,  sur  quel  abîme  marchons-nous  ? 

Voilà,  Messieurs,  ce  qu'il  faut  penser  des  excédants  de 
M.  Haussmann;  l'enseigne  de  la  Ville  porte  bien  encore:  50  mil- 
lions d'excédants;  la  vérité  linancière  est  obligée  de  les  coter 
au-dessous  de  zéi'o. 


X.  —  Le  bilan  delà  Ville.  —  Les  plus-values. 

Les  calculs  (pic  je  viens  de  faire  sur  l'étendue  des  ressources 
actuellement  disi)onibles  de  la  ville  de  Paris  sont  en  eux-mêmes 
iriêliitables  :  on  en  pourra,  suivant  l'usage,  critiquer  quelque 
détail,  mais  ils  resteront  debout  dans  leur  ensemble.  Les  finan- 
ciers de  la  Ville  jjorteront  ailleurs  leur  effort.  Ils  diront  que, 
dans  ce  bilan  de  la  richesse  municipale,  on  néglige  l'avenir. 
L'avenir,  c'est  la  plus-value  des  recettes,  ou,  pour  parler  plus 
exactement,  la  plus-value  des  produits  de  l'octroi  d'une  année 
à  l'autre.  L'Exposé  des  motifs  du  Conseil  d'État  croit  pouvoir 
fixer  cet  accroissement  annuel  à  un  cliilfre  moyen,  permanent 


1,ES  COMPTES  FANTASTIQUES  DHAUSSMANN.  159 

et  véritablement  normal  de  3  millions.  Quelle  réponse  aux  pro- 
phètes de  malheur!  Si  les  finances  de  la  Ville  demeurent 
chargées,  pendant  les  dix  années  qui  vont  suivre,  elles  auront 
reconquis,  au  bout  de  ce  terme,  toute  leur  élasticité  tradition- 
nelle. Une  plus-value  de  3  millions  par  an,  c'est  30  millions  de 
ressources  nouvelles,  et  pour  ainsi  dire,  tombées  du  ciel,  qu'on 
pourra  porter  en  compte.  Nous  disons  aujourd'hui  o  millions  de 
disponible;  dans  dix  ans,  il  faudra  dire  35  miUions.  C'est  ce 
qu'exprime  l'Exposé  de  MM.  Genteur  et  Jolibois  par  cet  axiome, 
emprunté,  comme  tout  ce  qu'ils  ont  écrit,  aux  mémoires  du 
préfet  de  la  Seine  : 

«  Ainsi,  la  génération  présente  aura  dépensé  des  sommes 
considérables...  et  elle  ne  léguera  à  la  génération  future,  en 
échange  des  avantages  de  Paris  transformé,  qu'une  dette  rela- 
tivement faible  et  facile  à  acquilter,  au  moyen  de  l'accroissement 
des  revenus  municipaux,  produits  par  cette  transformation 
même.  » 

Il  faudrait  pourtant,  puisqu'on  se  réclame  de  Voltaire,  porter 
dans  tout  ceci  un  peu  de  ce  bon  sens,  si  cher  au  précurseur  de 
M.  le  préfet.  La  question  n'est  pas  de  savoir  si,  depuis  trois, 
quatre  ou  six  ans,  un  accroissement  régulier  s'est  produit  dans 
les  recettes  de  la  Ville  :  les  chiffres  le  disent  assez  haut  ;  mais  ce 
que  les  chiffres  ne  disent  pas,  c'est  que  cet  accroissement  sera 
éternel:  les  chiffres,  sérieusement  compris,  disent  même  tout  le 
contraire. 

Ce  développement  des  produits  de  l'octroi,  dont  on  fait  si 
grand  tapage,  est  un  fait  complexe  et  contingent.  En  faire  une 
loi,  un  absolu,  et,  là-dessus,  édifier  tout  un  système  et  se  pré- 
cipiter dans  les  aventures,  c'est  porter  dans  le  sophisme  une 
violence  étourdie,  que  l'absence  de  contrôle  explique,  mais  ne 
justifie  pas.  Avant  de  conclure,  analysez  donc.  C'est  dans  les 
tableaux  mêmes  de  l'octroi  parisien  qu'on  peut  lire,  b.  livre 
ouvert,  le  secret  de  ses  accroissements.  L'octroi  de  Paris  se 
compose  de  quatre  articles  principaux  :  les  boissons,  —  les  maté- 
riaux et  bois  de  construction,  —  les  comestibles,  —  le  combus- 
tible. De  tous  ces  produits,  quel  est  celui  qui  donne,  et  de  beau- 
coup, l'augmentation  la  plus  considérable,  la  plus  constante,  la 
plus  imperturbable?  C'est  le  droit  sur  les  boissons.  Après,  vient 
le  droit  sur  les  matériaux  et  bois  de  construction.  De  1863  à 


160 


DISCOLRS   ET  OPIMO.NS. 


1860,  par  exemple,  il  y  a  3. 500,000  fr.  (raecroissement  sur  les 
boissons,  et  plus  de  2  millions  sur  les  matériaux  et  bois  de 
conslrnclion,  c'est-à-dire  11  ou  12  0/0  sur  les  boissons  et  20  0/0 
sur  Ifs  matériaux.  L'accroissement  est,  au  contraire,  très  faible 
sur  les  articles  qui  figurent  à  l'octroi  sous  les  deux  titres  «  comes- 
tibles et  combustibles' ».  On  voit  par  là,  clairement,  ce  qui 
fait  la  plus-value  :  ce  sont  les  foules  laborieuses  attirées  par  les 
travaux,  et  les  pierres  mêmes  que  ces  foules  remuent,  qui  ali- 
mentent le  budget  de  la  Ville.  Aussi  le  grand  acci'oissement  ne 
porte-t-ilni  sur  la  viande,  qui  n'est  pas  encore  une  consomma- 
tion vraiment  populaire,  ni  sur  le  chauffage,  qui  est  une 
consommation  sédentaire.  Quant  aux  étrangers,  touristes, 
naliabs  et  autres,  qu'on  pourrait  croire  d'un  si  bon  rapport  pour 
la  caisse  municipale,  leur  influence  sur  les  produits  de  l'octroi 
est  des  plus  minces.  Savez-vous  ce  qu'ils  ont  ajouté  aux  ressour- 
ces de  la  Ville,  pendant  tout  ce  grand  fracas  de  l'Exposition 
universelle?  Un  million,  d'après  le  préfet  lui-même.  [Mémoire 
nu  11  r/ecewZ»re  1867.) 

L'analyse  confirme  donc  ici  ce  qu'indique  le  bon  sens.  Les 
recettes  sont  directement  engendrées  par  les  travaux,  par  l'ac- 
croissement de  population  ouvrière  qui  en  résulte,  par  l'accrois- 
sement des  entrées  de  toute  nature  qui  les  accompagne.  Pour 
porter  à  cent  millions  les  produits  de  l'octroi  parisien,  il  a  fallu 
dépenser  deux  milliards,  attirer  quatre  cent  mille  ouvriers  au 
moins  dans  les  chantiers,  transformer  en  atelier  de  maçonnei'ie 
la  capitale  du  monde.  Le  système  Haussmann  n'en  disconvient 
pas.  «  Les  excédants,  dit-il  explicitement,  ont  leur  source  dans 
les  travaux  mêmes.  »  Mais  une  proposilion  de  ce  genre  veut 
être  vue  sous  un  double  aspect.  C'est  un  Janus  à  deux  visages  : 
d'un  côté  la  plus-value,  de  l'autre  le  déficit.  L'orgie  des  expro- 
priations a  mis  le  feu  aux  droits  d'entrée;  un  retour  quelconque 

1.  Prof/ressioii  des  recetlcs  de  l'octroi  de  1863  à  1866. 


1863 

33.193.730 
G.!i;iG.t09 
4.bl2.3:;u 

14.887.i56 
9. 468. 947 

1864 

33.363.407 
6.441.193 
4.o9o.l57 
Ib. 3(16. 044 
10.043.866 

1865 

38.622.329 
6.143.882 
4. 170.087 

13.592.825 

10.428.987 

1866 

42.148.306 
7. 870. 2'.  3 
4.569.2V3 
15.981.405 
10.821.328 

l'.ois  de  construction. . . 

Combustibles 

LES   COMPTES   FANTASTIQUES   D'HAUSSMANN.  161 

à  la  sagesse,  à  la  mesure,  à  la  raison  les  éteindra.  Réduisez  de 
moitié  l'atelier  national  créé  par  la  préfecture,  vous  n'y  perdrez 
point  sans  doute  la  moitié  de  vos  recettes:  mais  vous  en  laisse- 
rez une  grosse  portion  sur  le  carreau.  Cela  est  évident,  palpable, 
brutal.  Donc,  pour  sauver  les  recettes,  il  faut  maintenir  les  tra- 
vaux. Ou  si  l'on  arrête  les  travaux,  il  ne  faut  plus  parler  de 
plus-value. 

Nous  connaissons  un  autre  budget  cpie  celui  de  la  Ville  qui  a 
longtemps  vécu  sur  la  doctrine  des  plus-values  :  c'est  le  budget 
de  l'État.  Mais  la  crise  est  venue,  et  le  déficit  est  apparu.  Les 
receltes  de  la  Ville  paraissent,  il  est  vrai,  à  l'abri  de  la  crise 
générale  qui  déprime  celles  de  l'État.  Il  ne  faut  pas  trop  en  triom- 
pher. Il  y  a  entre  l'État  et  la  Ville  cette  ditïerence,  que  la  Vdle 
lient  dans  ses  mains  le  grand  moteur  de  ses  recettes.  Placée  au 
centre  d'un  monde  économique  factice,  c'est  elle-même  qui  fait 
la  hausse,  à  coups  d'expropriations,  démolitions,  compagnies 
d'entrepreneurs,  bons  de  délégation,  toutes  choses  qui  naissent 
d'elles-mêmes,  sans  efforts,  sinon  sans  frais,  de  la  signature  de 
M.  le  préfet  de  la  Seine.  S'il  est  des  gens  que  ce  spectacle 
rassure  et  enchante,  nous  le  trouvons,  quant  à  nous,  le  plus 
effrayant  du  monde.  C'est  un  artifice  colossal,  mais  ce  n'est  qu'un 
artifice.  Il  n'y  a  que  les  conservateurs  pour  dormir  en  paix  sur  la 
pointe  d'une  hypothèse,  et  mettre  la  fortune  pubhque  à  la  merci 
d'un  accident.  Il  faut  appartenir  au  grand  parti  conservateur 
pour  voir  d'un  œil  li-anquille  quatre  cent  mille  ouvriers  de  la 
terrasse  et  du  bâtiment,  vivant  sur  une  hausse  factice,  sur  des 
spéculations  factices,  dans  le  tourbillon  des  prospérités  factices, 
qu'un  souffle  peut  emporter.  Est-ce  donc  la  condition  fatale  des 
amis  du  pouvoir  de  perdre  toute  vue  du  lendemain  ?  Quand  les 
conservateurs  prirent  les  affaires  après  la  Révolution  de  1848, 
ils  n'eurent  de  cesse  qu'ils  n'eussent  dissous  les  ateliers  natio- 
naux :  l'histoire  dira  s'ils  y  mirent  la  mesure,  la  prudence,  l'hu- 
manité, la  science  qui  facilitent  les  transitions  et  qui  conju- 
rent les  catastrophes  !  Mais  l'immense  atelier  national  dont 
M.  Haussmann  est  le  créateur,  ces  chantiers  sans  pareils  au 
monde,  auprès  desquels  ceux  du  Champ  de  Mars  n'étaient  que 
des  jeux  d'enfant,  les  hommes  qui  se  disent  conservateurs  ne 
semblent  en  prendre  ni  ombrage  ni  inquiétude.  Ils  ont  fait  un 
pacte  avec  la  fortune  ;  ils  croient  à  une  providence  spéciale  qui 

11 


Ipo  DISCOURS   ET  OPIMOiNS. 

voilli'  sur  lu  Ville  ol  qui  a  l'ail  pour  elle  un  ciel  sans  nuages,  un 
avfiiirsans  points  noirs! 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  par  ce  côté  que  le  système  peut 
faillii'.  11  porte  en  lui-même  le  principe  de  sa  ruine  ;  et  la  crise 
finale  lui  viendra  non  du  dehors,  mais  du  dedans.  Il  est,  en  elîet, 
de  l'essence  même  de  la  politique  économique  et  financière  de 
M.  le  préfet  de  la  Seine,  de  ne  pouvoir  ni  reculer,  ni  rester  sta- 
lionnaire.  Il  ne  faut  pas  seulement  que  la  bâtisse  se  maintienne, 
il  faut  qu'elle  se  développe,  qu'elle  s'accroisse  incessamment. 
Sinon,  adieu  les  plus-values  !  Voilà  pourquoi  il  nous  est  donné 
de  contempler,  depuis  tant  d'années,  ce  chantier  qui  s'étend 
peu  à  peu  sur  tous  les  points  de  la  grande  Ville,  ce  cercle  de, 
démolition  qui  s'élargit  autour  de  nous,  et  qui  monte  comme 
une  marée  sans  fin.  Voilà  pourquoi  M.  le' préfet  a  fait,  à  la  sour- 
dine, le  troisième  réseau,  et  emprunté  cinq  cents  millions  au 
moins,  au  mépris  des  lois.  Mais  avec  l'année  1868,  le  troisième 
réseau  va  finir.  Avec  lui  aussi,  finira  cette  énorme  plus-value  dont 
la  Ville  se  fiatte  de  faire  éternellement  état  dans  ses  budgets; 
Or,  si  la  plus-value  s'arrête,  la  crise  commence.  Inexprimable 
angoisse  !  Quel  parti  va-t-on  prendre?  Prépare-t-on  un  qua- 
trième réseau,  un  second  milliard  d'emprunts?  L'avenue  Napo- 
léon est-elle  un  commencement  ou  une  fin,  un  premier  acte 
d'une  pièce  nouvelle  ou  un  dénoûment?  Si  c'est  une  quatrième 
campagne  qui  commence,  il  faut  le  dire  résolument  à  la  Cham- 
bre, au  pays  ;  il  faut  reconnaître  que  l'on  est,  par  la  logique  du 
système,  condamné  à  ne  jamais  finir;  qu'on  démolit,  non  pour 
transformer,  mais  pour  démolir  ;  que,  pour  soutenir  ce  régime 
de  travaux  forcés  à  perpétuité,  on  a  besoin  d'emprunter,  non 
plus  sous  le  manteau,  en  escomptant  des  excédants  de  recettes, 
qui  sont,  dès  à  présent,  mangés  d'avance,  mais  à  découvert,  et 
comme  on  pourra,  à  la  façon  du  Grand-Turc,  ou  du  bey  de  Tunis, 
quelque  chose  comme  300  millions  tous  les  deux  ans;  que  le 
traité  du  Crédit  foncier  n'a  d'autre  but  que  de  dégager  une 
portion  des  recettes  qui  pcimettra  d'asseoir  de  nouveaux 
empnmts  ;  en  un  mol.  (pie  si  l'on  consolide,  c'est  pour  recom- 
mencer. 

Ce  serait  franc,  au  moins,  ce  serait  une  politique,  ce  serait  un 
langage.  Au  lieu  de  cela,  M.  le  préfet  écrit,  dans  son  dci'nier 
mémoire  :  «  Il  me  paraît  sage  d'ajourner,  après  l'achèvement 


LES  COMPTES  FANTASTIQUES  D'HAUSSMANN.  163 

(les  opérations  en  cours,  la  suite  du  plan  Iracé  par  une  main 
auguste.»  Qu'est-ce  à  dire?  est-ce  une  promesse?  est-ce  un 
mirage?  Voulez-vous  rassurer  ou  endormir?  Songez-vous  à 
liquider  ou  seulement  à  leprendre  haleine? 

Pour  liquider,  il  est  déjà  bien  tard  ! 

Si  la  Ville  n'avait,  depuis  l'emprunt  de  1865,  accru  sa  dette 
que  des  400  millions  qu'elle  consolide  à  cette  heure,  il  lui  reste- 
rait, comme  nous  l'avons  fait  voir,  15  millions  de  marge  dans 
ses  finances.  Or,  ces  15  millions  remplissaient  dans  son  budget 
un  office  deux  fois  sacré.  En  premier  lieu,  c'était  le  patrimoine 
de  l'avenir,  le  bien  des  générations  futures.  Les  générations 
futures  auront,  elles  aussi,  leurs  besoins  extraordinaires,  leurs 
grandes  entreprises,  leur  luxe,  leurs  fantaisies.  Si  nous  leur 
léguons  un  budget  étroit,  qui  ne  noue  qu'à  grand'peine  les  deux 
bouts  ensemble,  un  équilibre  si  difficile  et  si  précaire  qu'il  leur 
interdise  toute  autre  ambition  que  celle  d'entretenir  modeste- 
ment, bourgeoisement,  ce  que  nous  avons  fait,  —  comme  si  le 
Paris  d'aujourd'hui  avait  concentré,  prévu  et  satisfait  d'avance 
tous  les  besoins  du  Paris  de  l'avenir,  du  Paris  qui  sera  dans 
cinquante  ans  ;  —  si  nous  avons  fait  cela,  nous  avons  imprudem- 
ment sacrifié  l'avenir  au  présent,  exploité,  dévoré  les  généra- 
tions futures.  Mais  les  15  millions  de  disponible  étaient  plus 
que  le  bien  de  l'avenir;  ils  étaient  la  garantie,  la  sécurité  du 
présent.  C'était  la  lisière  qui  séparait  la  ville  de  Paris  du  gouffre 
du  déficit,  (le  ce  point  fatal  aux  États  comme  aux  particuliers, 
où  les  dépenses  ordinaires  et  obligatoires  ne  sont  plus  couvertes 
qu'à  coups  d'emprunts. 

Avec  cette  marge  de  15  millions,  la  liquidation  des  travaux 
de  Paris  pouvait  encore  être  entreprise.  La  baisse  des  recettes 
qu'amènera  nécessairement  l'arrêt  des  travaux  était  conjurée 
dans  une  certaine  mesure.  La  Ville  pouvait  supporter  une  perte 
d'un  dixième  de  son  revenu.  C'était  trop  peu,  sans  doute,  mais 
c'était  (juelque  chose. 

Aujourd'hui,  ce  débris  des  excédents  splendides,  que,  durant 
quelques  années,  la  Ville  a  pu,  en  toute  vérité,  aligner  orgueil- 
leusement dans  ses  budgets  ;  cette  réserve  nécessaire  et  ce  garde- 
fou,  on  le  jette  dans  les  inutilités  somptueuses  de  la  place  du 
nouvel  Opéra,  de  l'avenue  Napoléon,  de  la  rue  Réaumur.  Pour 
donner  du  recul  au  monument  de  M.  Garnier,  la  ville  enfouit  ses 


104  DISCODIiS    ET   OPINIONS. 

(lorniors  rriis.  La  pioche  est  mise  aux  grandes  l)àlisses  qui  for- 
maient la  tête  (le  la  plus  belle  avenue  du  monde  :  mais  ce  n'est 
pas  seulement  des  maisons  neuves  qu'elle  arrache  du  sol,  c'est 
aussi  —  sachez-le  bien  —  les  dernières  réserves  de  la  Ville,  les 
dernières  assises  de  son  crédit  qui  s'émiettent  sous  le  marteau 
des  démolisseurs. 

En  résumé,  la  situation  (inancière  de  la  Ville  de  Paris,  telle 
que  l'a  faite  le  régime  du  bon  plaisir,  repose  actuellement  sur 
les  bases  suivantes  : 

1"  Il  est  impossible  de  maintenir  les  travaux  de  Paris  sur  le 
pied  où  on  les  a  mis  depuis  1861 .  On  ne  le  pourrait  qu'en  em- 
pruntant résolument  300  millions  tous  les  deux  ans.  Ce  serait 
l'emprunt  et  la  démolition  à  perpétuité,  c'est-à-dire  une  mons- 
trueuse utopie,  avec  une  catastrophe  au  bout. 

2°  Une  réduction  considérable  et  progressive  est  nécessaire  ; 
l'adminisli-ation  municipale  elle-même  paraît  en  convenir. 

3°  Par  conséquent,  il  n'y  a  pas  de  plus-values  nouvelles  à 
faire  entrer  en  ligne  de  compte.  Les  recettes  ne  dépasseront 
guère  le  point  où  l'exercice  1868  les  aura  portées,  et  après  cela 
elles  ne  pourront  plus  que  décroître. 

4°  Il  ne  faut  non  plus  parler  de  dégrèvement.  Quand  M.  le 
préfet  déclare  «  qu'il  aurait  peine  à  renoncera  cette  démonstra- 
tion éclatante  de  la  fécondité  de  son  système  »,  M.  le  préfet 
croit  pai'ler  à  des  Béotiens.  On  ne  dégrève  pas  quand  on  ne  sait 
pas  si,  dans  trois  ans,  on  aura  de  quoi  payer  ses  dettes  et  son 
entrelien  de  chaque  jour.  On  est  beaucoup  plus  prêt  d'établir 
de  nouveaux  impôts  que  de  réduire  les  anciens. 

5°  Si  le  présent  repose  sur  une  base  fragile,  l'avenir  est  mangé 
d'avance,  et  nos  successeurs  les  plus  prochains  auront  peine  à 
y  faire  face.  A  peine  s'ils  pouri'ont  entretenir  la  dette  que  nous 
leur  léguons,  et  le  Paris  transformé  que  nous  leur  avons  fait. 
Quant  aux  grandes  entreprises,  quelles  qu'elles  soient,  elles 
leur  seront  interdites  jusqu'en  1928. 

6°  Pour  atténuer  ces  déplorables  conséquences,  il  eût  fallu 
tout  au  moins  laisser  là  l'avenue  Napoléon  et  le  reste,  et  com- 
mencer immédiatement  la  liquidation  de  l'immense  atelier 
national.  Mais  si  cela  est  évidemment  nécessaire,  il  n'est  pas 
moins  évident  que,  tant  que  M.  Haussmann  sera  là,  cela  ne  se 
fera  pas. 


LES   COMPTES   FAMASTIQUES   DHAUSSMA>.\.  1C5 


XI.  —  Conclusion  pratique. 

Que  faire  donc,  Messieurs,  et  à  quoi  conclure  ? 

Vous  avez  trois  partis  à  prendre  : 

1°  Voter  purement  et  simplement  le  projet  de  loi  qui  vous 
est  soumis,  c'est-à-dire  donner  à  M.  le  préfet  un  bill  d'indem- 
nité pour  le  passé,  un  vote  de  confiance  pour  l'avenir; 

2°  Voter  en  prenant  des  gages,  c'est-à-dire  en  revendiquant 
pour  le  Corps  législatif  le  vote  annuel  du  budget  de  la  Ville  ; 

3°  Voter  de  façon  à  liquider  le  passé  et  à  sauver  l'avenir, 
c'est-à-dire  déclarer  deux  choses  :  premièrement  qu'il  faut 
arrêter  incontinent  la  nouvelle  campagne  de  démolitions  qui 
commence;  secondement,  qu'il  est  nécessaire  de  commencer  le 
plus  tôt  possible  la  liquidation  du  système. 

Le  premier  parti  est  impossible  :  ce  serait  un  acte  d'abdica- 
tion. 

Le  second  est  un  moyen  terme.  Il  laisserait  M.  Haussmann 
dans  la  place  et  n'aurait  d'autre  résultat  que  d'associer  votre 
responsabilité  à  la  sienne,  et  de  vous  mettre  de  moitié  dans  ses 
épreuves,  sans  vous  fournir  contre  le  retour  des  mêmes  fautes 
aucune  garantie  sérieuse. 

Le  troisième  parti  est  un  parti  énergique,  mais  un  parti  sau- 
veur. Il  consommerait  votre  rupture  avec  la  préfecture  de  la 
Seine,  mais  il  aurait  pour  conséquence,  pour  peu  que  vous 
sussiez  vous  y  tenir,  et  par  cela  seul  que  vous  affirmeriez  vos 
inquiétudes  et  votre  blâme  dans  un  vote  solennel  de  défiance, 
d'amener  promptement  la  chute  de  M.  le  préfet  de  la  Seine  et 
l'avènement  cfun  liquidateur.  Sinon,  ce  liquidateur.  Messieurs, 
ce  sera  la  force  des  choses,  avec  sa  brutalité  souveraine  et  sa 
justice,  tardive  parfois,  mais  infaillible. 

18  mai  18CS. 


166  DISCOURS  ET  OPhMOINS. 

L'ÉLECTEUR 

En  trarani,  d'une  main  à  la  l'ois  légère  et  impitoyable  le  lableau 
de  l'aclniinistration  parisienne,  sous  le  régime  des  commissions 
imposées,  en  dénonçant  hautement  les  excès  de  pouvoir  d'un  préfet 
réliaclaire  à  tout  contrôle,  M.  Jules  Ferry  avait  posé  sa  candidature 
à  Tun  des  sièges  de  représentant  de  la  capitale  ^  La  période  élec- 
torale s'ouvrit,  de  fait,  près  d'un  an  à  l'avance,  car  tout  le  monde 
comprenait  la  gravité  décisive  du  verdict  qu'allait  prononcer  le  pays. 

Ce  fut  M.  Jules  Ferry  qui  lira  le  premiercoup  de  feu.  Jules  Favre, 
Hénon,  Ernest  Picard  venaient  de  fonder,  en  vue  des  élections,  un 
journal  politique  hebdomadaire,  VÈkcteur,  lequel  s'était  donné  la 
mission  «  d'être,  à  côté  du  Moniteur  des  Communes,  un  organe  indé- 
pendant, qui  saurait  le  contrôler  et  le  réfuter  au  besoin  ».  Mais  les 
intrépides  rédacteurs  de  la  nouvelle  feuille  allèrent  du  premier  coup 
bien  au  delà  de  ce  modeste  programme  :  car  c'est  dans  le  premier 
numéro  de  l'Electeur,  daté  du  23  juin  1SG8,  que  M.  Jules  Ferry  dressa 
l'acte  d'accusation  du  régime  impérial,  sous  ce  titre  :  Grandes 
munccuvres  électorales.  Voici  ce  curieux  article  : 

«  11  fîst  ass(3z  (liflicile  de  classer  rationnellement  le  Goiiver-: 
nemenl  qui  nous  régit.  Montesquieu  distinguait  les  républiques 
(jui  sont  fondées  sur  la  vertu,  et  les  monarchies  qui  ont  l'iion- 
neur  pour  ressort.  Le  second  Empire,  qui  ressemble  à  une  répu- 
bliiiue  par  la  base  et  qui  est  une  monarchie  très  monarchique 

1.  La  campagne  de  M.  Jules  Ferry,  contre  M.  Haussmann,  qui  constitue  le 
principal  titre  de  gloire  du  rédacteur  du  Temps,  ne  doit  pas  faire  oublier  les 
nombreux  articles  qu'il  écrivit  au  cours  de  l'année  1868,  dans  le  même 
journal,  sur  tous  les  incidents  de  la  politique  intérieure. 

Il  publia  notamment  de  nombreuses  études  sur  la  loi  relative  à  la  presse 
(n^'desT.lâ,  19, 21  février,  7  et  10  mars)  ;  sur  l'incident  Kervéguen  et  le  dossier 
La  Var(!nne  (n"'  des  25  iév.,  4,  9  mars)  ;  sur  le  projet  de  loi  relatif  aux 
réunions  (n"  des  IJ,  16  et  19  mars);  sur  le  projet  de  loi  militaire  (n°*  des 
12  janvier,  11}  et  14  avril);  sur  la  dissolution  (n"  du  27  mars);  sur  la  pétition 
Léopold  Giraud,  relative  à  l'annulation  de  la  thèse  de  M.  Grenier  (n°  du 
.'il  mars)  ;  sur  le  factum  de  M.  Dupanloup  contre  la  Ligue  de  l'enseignement 
do  J.  Macé  et  l'école  professionnelle  Lemonnier  (n°'  des  12  et  17  avril)  ;  sur  la 
doctrine  du  Gouvernement  relativement  aux  comptes  rendus  des  débats 
législatifs  (n"' des  11  janvier,  24  février,  18  avril);  sur  l'affaire  André  et  le 
rôle  des  agents  de  police  (n°'  des  21  et  27  janvier). 

Cette  campagne  de  presse  valut  à  M.  Jules  Ferry  les  chaudes  félicitations 
de  M.  Thiers  qui  lui  avait  écrit  dès  le  5  mai  1866  :  «  Votre  talent  d'écrivain 
grandit  tous  les  jours  et  je  vous  engage  à  vous  en  servir  beaucoup  dans  le 
Tonps.  C'est  une  puissance  qu'une  plume  et  qui  est  bonne  à  employer  avant 
qu'on  puisse  se  servir  de  la  langue...  Le  Temps,  s'il  le  veut,  remplacera  les 
Déljiits  auprès  des  gens  éclairés,  et  croyez-le  bien,  les  masses  crient,  mais  les 
gens  éclairés  mènent,  et  il  faut  les  avoir  avec  soi  :  c'est  non  seulement  plus 
sûr,  mais  plus  agréable.  » 


L'ÉLECTEUR.  167 

au  sommet,  embarrasserait  fort  Montesquieu.  11  ne  fait,  en 
somme,  aucune  consommation  exceptionnelle  d'honneur,  ni  de 
vertu;  il  n'est  d'ailleurs  ni  absolument  militaire,  ni  absolument 
progressif,  ni  absolument  rétrograde,  ni  entièrement  libre,  ni 
tout  à  fait  despotique.  Il  a  pourtant  son  trait  caractéristique, 
son  ressort  fondamental  dominant  et  duquel  toutes  choses 
dérivent.  C'est  son  système  électoral.  Cela  n'est  peut-être  pas 
très  philosophique,  mais  cela  est  vrai.  La  candidature  officielle 
est  le  principe  et  la  source,  le  moyen  et  le  but,  le  commence- 
ment et  la  fin.  On  y  a  tout  employé,  tout  subordonné,  tout 
sacrifié.  Il  en  est  résulté  une  simplitication  extraordinaire  dans 
les  rouages  administratifs.  A  dislance,  l'administration  fran- 
çaise paraît  difficile,  compliquée;  l'esprit  recule  devant  les 
devoirs  innombrables  dont  la  centralisation  se  compose  ;  tant 
d'affaires  et  de  si  grandes  affaires,  des  intérêts  si  nombreux,  si 
divers,  si  hauts  ou  si  minimes,  tant  de  milliards  à  remuer,  tant 
de  volontés  à  diriger,  tant  de  projets  à  suivre;  de  loin,  la  tâche 
paraît  immense,  écrasante,  grandiose.  Il  y  faut,  pourrait-on 
croire,  une  instruction  profonde,  un  labeur  infini,  une  aptitude 
variée  et  solide.  Ceux  qui  se  le  figurent  encore  reviennent  de 
l'autre  monde  ou  bien  ont  habité  au  fond  des  bois  depuis  vingt 
ans.  Il  n'y  a  plus  chez  nous  qu'une  affaire  et  qu'un  intérêt, 
plus  qu'une  aptitude  et  qu'une  science  :  l'affaire  électorale, 
l'aptitude,  la  science  ou,  pour  mieux  dire,  le  tour  de  main  élec- 
toral. Du  moment  que  tout  est  électoral,  depuis  le  budget  des 
cultes  jusqu'à  la  caisse  des  travaux  publics,  depuis  Técole  jus- 
qu'au bureau  de  tabac,  depuis  le  conseil  de  revision  jusqu'au 
Conseil  d'État,  depuis  les  pompiers  jusqu'aux  orphéons,  tout 
est  simple,  tout  est  clair,  tout  est  facile  à  résoudre.  On  ne 
demande  plus  aux  préfets  s'ils  savent  administrer,  mais  s'ils 
sont  «  heureux  »  au  jeu  des  élections.  Or,  être  heureux,  ici, 
veut  dire  comme  chacun  sait  :  mettre,  d'adresse  ou  de  force, 
tous  les  atouts  dans  son  jeu.  De  là  une  double  conséquence  : 
premièrement,  le  type  administratif,  les  dehors,  les  façons  d'être 
des  représentants  du  pouvoir  central,  se  sont  modifiés  avec  les 
aptitudes.  Secondement,  fautorité  elle-même  s'est  déplacée. 
Comparez  un  préfet  du  premier  Empire  avec  un  préfet  du 
second  Empire  :  l'homme  d'autrefois,  si  grave,  si  appliqué,  si 
laborieux,  qui  connaissait   les  grandes  afïaires,  qui   souvent 


ir.R  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

inrmc  .avail  vu  les  Ltrandes  assemblL'es,  avec  l'homme  d'aujour- 
(l'iiiii,  le  capilaint!  Fracasse  déparlemeiUal,  à  moitié  militaire, 
à  moitié  sportsman  et  mauvais  sujet  par-dessus  le  marché,  aussi 
dépourvu  jrénéralement  d'éducation  administrative  que  de  goût 
pour  le  travail.  Pourquoi  celui-ci  est-il  tout  à  la  fois  si  bruyant 
et  si  frivole  et  fait-il  voir  dans  toute  sa  personne  ce  faux  air 
charlatan?  C'est  qu'il  est  avant  tout  un  agent  de  charlatanisme 
électoral,  un  entrepreneur  de  candidatures.  Il  a  même  le  droit 
de  faire  des  dettes,  s'il  réussit  les  élections.  A  ce  prix,  il  est  le 
vrai  maître  et  fait  dans  son  département  à  peu  près  tout  ce  qui 
lui  convient.  Les  observateurs  superficiels  ne  s'en  doutent  pas, 
mais,  de  fait,  en  ce  pays  de  France,  le  pouvoir  a  glissé  aux 
mains  de  quatre-vingt-neuf  préfets.  Jadis,  au  temps  du  sulTrage 
restreint,  les  ministres  étaient  quelque  chose;  mais  le  sulTrage 
restreint  pouvait  se  guider  de  loin,  tandis  que  le  suffrage  uni- 
vi'csel  ne  se  triture  bien  que  de  près.  Au  temps  de  la  corruplioa 
[)arlementaire,  les  candidatures  se  fabriquaient  au  centre  ;  à 
l)i-ésent,  c'est  aux  extrémités  qu'elles  s'élaborent.  Plus  les  rami- 
fications administratives  sont  menues,  plus  l'élaboration  élec- 
torale est  active;  tout  comme  les  vaisseaux  capillaires  sont  ceux 
(pii  recèlent  le  grand  mystère  de  l'assimilation  et  de  la  vie. 
IJi  bon  sous-préfet  a,  par  le  temps  qui  court,  plus  de  valeur 
électorale  qu'un  grand  ministre. 

«  Ce  (pii  est  vrai  du  pouvoir  qui  administre,  ne  l'est  pas 
moins  du  corps  qui  légifère.  Si  l'on  ne  savait  pas  que  la  machine 
gouvern*Muentale  est  avant  tout,  en  France,  une  machine  élec- 
torale, comprendrait-on  quelque  chose  à  cette  fin  de  session, 
dont  la  Chambre  élective  nous  donne  l'incroyable  spectacle? 
En  trois  semaines,  le  Corps  législatif  vient  de  voter,  au  pas  de 
course,  la  plus  grosse  averse  de  millions  qui  se  soit  jamais 
répandue  sur  une  terre  française.  C'est  par  centaines  de  mil- 
lions que  nos  finances  sont  engagées.  Après  les  millions  de  la 
caisse  des  invalides  civils,  on  a  vu  pleuvoir  les  llo  millions  de 
la  subvention  des  chemins  vicinaux,  puis  les  200  millions  de  la 
caisse.  Les  six  grandes  compagnies  qui  exploitent  le  monopole 
des  chemins  de  fer  ont  reçu  240  millions;  24r3  millions  sont 
promis  à  dix-sept  autres  lignes,  que  le  Gouvernement  pourra 
concéder  quand  il  voudra.  C'est  plus  (pie  jamais  le  cas  de 
s'écrier  ipie  les  ressources  de  la  France  sont  inépuisables.  Mais 


LÉr.ECTEUH.  169 

d'où  vient  cette  pluie  d'or?  Où  nos  députés  l'ontils  prise? 
Est-ce  le  trésor  de  Henri  IV  qui  s'est  retrouvé  quelque  part? 
Avons-nous  fait  la  conquête  d'un  nouveau  Mexique  ou  d'une 
vraie  Sonora?  Point;  le  déficit  est  avéré,  public,  énorme;  on  va 
jeler  au  goufïre  440  millions  d'emprunt  sans  avoir  Tillusion  de 
le  combler.  Qu'est-ce  à  dire  et  quel  métier  faisons-nous  de  jeter 
par  les  fenêtres  l'araenl  que  nous  n'avons  pas?  Cela  veut  dire 
seulement  que  les  élections  sont  proches. 

Dans  cette  immense  distribution  de  lettres  de  change  sur 
l'avenir,  le  projet  des  2o4  millions  et  des  17  chemins  mérite  une 
mention  particulière.  L'opposition  a  souvent  parlé  depuis  six 
ans  des  chemins  électoraux.  On  lui  a  répondu  que,  selon  son 
habitude,  elle  calonniiait  le  Gouvernement.  Mais  cette  fois, 
les  voici,  dans  toute  leur  splendeur,  dans  toute  leur  naïveté, 
tranchons  le  mot,  dans  toute  leur  impudence,  les  chemins  de 
fer  électoraux.  Ces  17  lignes,  le  Corps  législatif  ne  les  vole  pas, 
le  Corps  législatif  ne  les  concède  pas.  C'est  le  Gouvernement 
qui  les  a  déclarées  d'utilité  publique  ;  c'est  le  Gouvernement  qui 
seul  a  le  droit  de  les  concéder.  Que  fait  donc  le  Corps  législatif? 
Il  les  classe,  les  enregistre,  il  les  promet  aux  populations,  il 
leur  sert  d'enseigne.  Il  distribue  entre  ces  17  tronçons  une 
subvention  éventuelle  de  2.^4  millions.  Quant  à  l'époque  où  ces 
chemins  s'exécuteront,  aux  ressources  fiscales  avec  lesquelles 
on  y  fera  face,  aux  concessionnaires  qui  les  demandent,  aux 
tracés  qu'ils  doivent  suivre,  le  Corps  législatif  n'en  sait  rien, 
n'en  dit  rien,  n'en  veut  rien  dire  ni  rien  savoir.  Ce  qui  est 
caractéristique,  c'est  que,  pour  la  plupart  de  ces  chemins,  il  existe 
généralement  deux  tracés  :  mais  le  Corps  législatif  n'a  garde  de 
se  prononcer  pour  l'un  ou  pour  l'autre.  Il  abandonne  à  la 
sagesse  de  la  haute  administration  le  soin  de  choisir  la  ligne 
définitive.  Il  ne  vote  dès  à  présent  qu'une  chose  :  un  crédit  de 
300,000  fr.  à  dépenser  l'année  prochaine  en  études  complé- 
mentaires. 

C'est  assez  clair,  j'imagine,  et  l'on  voit  bien  que,  bien  plus 
que  la  Constitution,  la  pratique  électorale  est  perfectible.  La 
période  électorale  de  1863  avait  eu,  elle  aussi,  ses  chemins  de 
fer  électoraux.  Quel  département  n'a  connu  la  comédie  des 
deux  tracés,  les  piquets  sortant  de  tei're  le  28  mai  pour  y  ren- 
trer le  31,  les  ingénieurs,  conducteurs  et  piqueurs  des  ponts  et 


i^o  inscKiiis  i;t  opinions. 

clianssc'C?  promenant  à  travers  champs,  sur  des  lignes  imagi- 
naires, celle  réclame  éleclorale  d'un  nouveau  genre,  an  grand 
applaudissement  des  populations  naïves?  A  ce  jeu,  les  jalons 
sNMairnl  un  peu  usés  :  on  les  remplace  par  un  projet  de  loi. 
M.Mu'-e  (le  plus  loin,  mieux  apprise,  la  pièce  sera  mieux  jouée  : 
on  pense  surtout  qu'elle  paraîtra  nouvelle.  Aux  campagnards 
sceptiques  qui  n'auraient  pas  oublié  leur  déboire  de  1863,  on 
dira  :  il  y  a  une  loi.  Cette  loi  sans  doute  ne  fait  rien,  ne  tranche 
rien,  ne  "donne  rien  ;  mais  c'est  une  loi.  Et  ce  mol  est  encore 
quelque  chose,  en  France,  malgré  ceux  qui  ne  craignent  pas 
d'abaisser  jusqu'à  la  manœuvre  éleclorale  la  dignité  de  la  loi.  )^ 

Cet  article  fat  immédialemeiit  poursuivi  et  inaugura  l'applicatiou 
(le  la  nouvelle  "loi  sur  la  presse,  promidgaée  le  l""-  juillet  1868.  Daus 
le  numéro  du  2  juUlet,  M.  Jules  Ferry  prit  acte  de  ces  poursuites  et 
leniercia  le  (louveruemeut  de  la  faveur  insigne  qu'il  accordait  au 
journal  naissant  : 

Notre  procès. 

Le  Gouvernement  nous  tait  1" insigne  honneur  d'essayer  sur 
nous  la  lorce  répressive  que  la  loi  du  9  mars  1868  remet  entre 
ses  mains.  A  peine  nés,  on  nous  frappe,  et  c'est  un  journal  d'un 
jour  qui  étrennera  la  nouvelle  loi  de  la  presse. 

Si  c'est  là,  comme  nos  amis  lassui-ent,  un  beau  déliul  pour 
l'^'fecfeM?,  c'est  pour  la  loi  nouvelle  un  fâcheux  coup  d'essai. 
Elle  donne  par  là  sa  mesure,  qui  n'est  pas  large,  à  ce  qu'il 
paraît,  et  le  public  apprend  ce  que  vaut  celte  grande  patience 
dont  l'administration  faisait  étalage  en  promulguant  la  loi.  Sa 
patience,  nous  le  voyons  bien,  est  au  niveau  de  celle  de  tous  les 
gouvernements  passés,  car  la  voilà  qui  verse,  du  premier  pas, 
dans  l'antique  ornière  des  procès  de  presse,  où  ces  gouverne- 
ments ont  tous,  l'un  après  l'autre,  piétiné,  tâtonné,  pataugé, 
avec  le  prolit  que  l'on  sait.  Vraiment,  nous  le  regrettons  plus 
pour  le  Gouvernement  que  pour  nous.  Il  semblait  qu'un  peu 
d'air,  un  peu  de  jour  nous  avaient  été  rendus  :  une  vraie  liberté 
de  langage  commençait  à  reparaître  ;  on  se  croyait  débarrasse 
de  cet  énervant  régime  de  réticences  et  de  demi-mois,  qui  a 
pesé  sur  l'esprit  français  pendant  quinze  ans.  A  celle  renaissance 
du  franc-parler  gaulois,  l'autorité  avait  l'air  de  se  prêter  d'assez 


L'ELECTEUR.  171 

bonne  grâce.  Mais  ce  qu'un  gouvernement  peutle  moins  supporter, 
c'est  la  vérité. 

Quel  est  notre  délit?  Nous  avons  «  excité  à  la  haine  et  au 
mépris  du  Gouvernement  ». 

Franchement,  cela  n'est  pas  impossible,  et  si  nos  juges  nous 
demandent,  comme  c'est  leur  devoir,  si  nous  avons  commis  le 
délit  qu'on  nous  impute,  nous  n'aurons  qu'une  chose  à  répondre  : 
c'est  que  nous  n'en  savons  rien. 

Ce  délit  d'excitation  à  la  haine  et  au  mépris  du  Gouvernement, 
qui  de  nous,  hommes  de  l'opposition,  peut  se  flatter  de  ne  pas 
le  commettre  sept  fois  par  jour?  Qu'on  nous  indique  le  moyen 
de  parler  du  Mexique,  de  Sadowa,  de  la  loi  militaire,  des 
budgets  incessamment  accrus,  de  la  dette  qui  monte  toujours, 
du  déficit  à  l'état  normal,  de  l'emprunt  en  permanence,  de  toutes 
les  fautes  du  passé,  de  tous  les  périls  de  l'avenir,  sans  faire 
naître  dans  l'esprit  de  ceux  qui  nous  lisent  des  sentiments  un 
peu  dilférents  de  l'admiration  et  de  l'amour?  Mais  si  ce  n'est 
pas  un  piège,  c'est  un  enfantillage  que  ce  système  !  Un  gouver- 
nement sensé  a  intérêt  à  savoir  la  vérité,  n'est-il  pas  vrai?  Et  il 
est  à  présumer  qu'elle  ne  lui  arrive  pas  tout  entière  par  les 
rapports  de  la  gendarmerie  et  des  préfets?  Évidemment.  Telle 
est  d'ailleurs  la  manière  de  voir  du  gouvernement  actuel, 
puisqu'il  a,  de  lui-même,  senti  le  besoin  d'une  certaine  liberté 
de  la  presse.  Eh  bien  !  ces  poursuites  pour  excitation  à  la  haine 
et  au  mépris  du  Gouvernement  ne  peuvent  avoir  qu'un 
eft'et:  c'est  d'arrêter  au  passage  la  vérité.  Plus  la  faute  du 
Gouvernement  sera  grande,  plus  la  vérité  lui  sera  dure  à 
entendre. 

Dès  lors,  d'autant  plus  grave  sera  le  déht,  d'autant  plus  sévère 
le  châtiment.  Il  en  est  de  l'excitation  à  la  haine  et  au  mépris 
comme  de  la  diffamation.  La  diffamation  est  d'autant  plus 
dommageable  qu'elle  est  plus  rapprochée  de  la  vérité,  et  le 
diffamateur  qui  a  dit  vrai  doit  être,  dans  la  logique  de  la  loi, 
plus  cruellement  puni  que  l'artisan  de  calomnie.  Interrogeons- 
nous  donc,  quand  la  foudre  nous  atteint,  écrivains,  journalistes, 
tirailleurs  de  la  polémique  ;  si  notre  conscience  ne  nous  reproche 
rien,  si  nous  avons  dit  la  vérité,  si  nous  avons  touché  quelque 
plaie  bien  vive,  bien  béante  et  qui  crève  les  yeux,  si  tout  notre 
crime  est  d'avoir  dit  tout  haut  ce  que  tout  le  monde  murmure 


172  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

tout  bas.  noire  alTairc  est  claire,  nous  irons  en  police  cor- 
rectionnelle. 

Mais  les  juges,  dira-l-on.  il  y  a  des  juges. 

Assurément,  nous  avons  des  juges,  et  nous  qui  vivons  si  pi'ès 
d'eux,  nous  n'aurions  garde  d'en  rien  dire  qui  ne  fût  profon- 
dément respectueux.  Mais,  en  face  de  cette  inculpation  si 
arbitraire  d'excitation  à  la  liaine  et  au  mépris  du  Gouvernement, 
ce  sont  nos  juges  surtout  que  nous  plaignons. 

Pour  nos  juges,  pas  plus  que  pour  nous-mêmes,  le  délit  n'est 
délini.  Ils  n'en  connaissent  pas  plus  que  nous  la  mesure,  le 
trait  distinctif.  Ils  n'en  sauraient,  pas  plus  que  nous,  dessiner 
les  frontières.  Or,  j'imagine  que  c'est  là,  pour  des  hommes 
chargés  de  juger,  le  pire  des  tourments.  Je  ne  vois  pour  eux 
qu'écueils  de  toutes  parts.  Quand  ils  sont  saisis  d'un  déht 
d'attaque  à  la  Constitution,  de  provocation  à  la  révolte,  même 
de  fausse  nouvelle,  ils  peuvent  condamner  ou  absoudre  dans 
l'entière  sécurité  de  leur  conscience.  Mais  quand  l'administration 
leur  défère  un  délit  d'excitation  h  la  haine  et  au  mépris  du 
Gouvernement,  voyez  bien  leur  embarras.  Je  suppose  un  écrivain 
qui  accuse  le  ministère  de  fausser  les  élections.  Et  je  suppose  un 
juge  qui  fût,  dans  le  fond,  de  l'avis  de  l'écrivain,  par  la  raison 
très  simple  que  cela  serait  vrai,  notoire,  et  que  tout  le  monde  le 
pourrait  voir.  Que  faire?  Condamner?  Quoi!  pour  avoir  dit 
vrai?  c'est  bien  dur.  Accpiitter,  d'autre  part,  c'est  bien  grave. 
Acquitter,  c'est  déclarer  que  l'écrivain  a  eu  raison,  c'est 
condamner  le  Gouvernement.  Étrange  conflit!  à  cette  heure-là, 
je  suis  tenté  de  préférer  pour  mon  compte,  le  banc  du  prévenu 
au  fauteuil  du  juge. 

J'ai  vu  beaucoup  de  procès  de  presse,  et  le  sentiment  qui  m'a 
toujours  paru  dominer  chez  le  juge,  c'est  la  résignation.  Je  ne 
sais  quelle  atmosphère  triste  et  pesante  plane  ce  jour-là  sur 
l'audience.  Généralement,  ces  affaires  s'expédient  assez  vite. 
Le  ministère  public  lit  l'article  incriminé  —  plusieurs  de  ces 
messieurs  lisent  fort  bien  —  il  le  commente  un  peu,  sans  colère, 
sans  violence,  et  en  quelque  sorte  aveciésignation.  Le  prévenu 
ne  dit  rien,  ou  peu  de  chose,  car  il  est  rare  (ju'on  l'interroge  : 
lui  aussi  est  résigné. 

L'avocat  plaide,  comme  on  sait  plaider  ici;  mais  qu'est-ce 
qu'une  plaidoirie  sans  publicité,  et  qui  doit  vivre  et  mourir  dans 


LÉLECTEUH.   .  173 

celte  cave  de  la  sixième  chambre?  L'avocat,  dans  les  procès  de 
presse,  c'est  réloquence  qui  se  résigne.  Quant  au  Tribunal,  il 
écoute  toutes  ces  choses  avec  une  résignation  mélancolique  qui 
m'a  toujours  été  au  cœur. 

Reste  à  savoir  quel  profit  le  Gouvernement  s'imagine  tirer 
de  tout  cela? 

Il  sait  bien  qu'il  n'y  a  pas  pour  nous  danger,  de  mort,  et  que 
nous  serions  tort  l'idicules  de  nous  poser  en  martyrs. 

Il  sait  bien  qu'il  n'est  pas  en  son  pouvoir  iVem\wchevV Électeur 
de  paraître,  avec  un  éclat  et  un  succès  dont  la  meilleure  part 
reviendra  à  la  poursuite. 

11  sait  bien  que  ces  petites  vexations  ne  nous  empêcheront 
pas  de  recommencer,  c'est-à-dire  d'exprimer,  sans  violer  aucune 
des  lois  du  pays,  mais  aussi  sans  faiblesse,  sans  périphrase, 
dans  la  langue  des  hommes  libres,  ce  que  nous  pensons  de  lui, 
de  ses  hommes  et  de  son  système. 

La  6«  ctiambre  correctionnelle,  par  jugement  du  S  juillet, 
condamna  André  Pasquet,  le  secrétaire  de  la  rédaction  du  journal 
et  Jules  Ferry,  l'auteur  de  l'article  poursuivi,  ctiacun  à  aOOO  francs 
d'amende.  L'imprimeur  fut  gratifié,  en  outre,  d'une  amende  de 
500  francs.  Le  délit  relevé  était  l'excitation  à  la  haine  et  au  mépris 
du  Gouvernement,  prévu  par  l'article  4  du  décret  du  H  août  1848. 
M.  Jules  Ferry  fut  si  peu  intimidé  par  ces  rigueurs  judiciaires  que, 
dans  ce  même  numéro  du  9  juillet  qui  reproduisait  le  jugement 
prononcé  la  veille,  il  publia  un  article  fort  vif,  intitulé  :  Ce  que  paie 
la  France  et  prit  vigoureusement  à  partie  le  ministre  Pinard  dans  le 
numéro  du  16.  Celui  du  23  juillet  contient  une  note  portant  que 
MM.  André  Pasquet  et  Jules  Ferry  sont  appelés  devant  la  Chambre 
des  appels  correctionnels.  C'était  la  seconde  fois  que  l'Électeur 
paraissait  devant  les  juridictions  répressives,  et  il  n'en  était  encore 
qu'à  son  cinquième  numéro  '  !  M,  Jules  Ferry,  avec  une  activité 
incroyable  et  un  talent  qui  se  plie  à  toutes  les  formes  de  la  politique, 
continue  ainsi  chaque  semaine  sa  guerre  acharnée  contre  l'I^lmpire. 
Souvent,  il  emprunte  le  langage  des  paysans  pour  démontrer  aux 

1.  Le  numéro  du  30  juillet  1868  contient  deux  arrêts  de  la  Cour  impériale 
de  Paris,  dont  l'un  condamne  André  Pasquet  à  .50  fr.  d'amende  pour  inobser- 
vation de  la  formalité  du  dépôt  administratif  (loi  du  11  mai  1838,  art.  7)  ;  et 
dont  l'autre  confirme  le  jugement  de  la  6'  Chambre,  relatif  à  l'article  de 
M.  Jules  Ferry  :  Grandes  manœuvres  électorales.  Total  :  12  000  fr.  d'amende, 
frais  compris. 

Dans  le  numéro  du  24  décembre  1868,  VÉlecteiir  annonce  que  la  Cour  de 
cassation  a  rejeté  son  pourvoi,  et  qu'il  a  payé  12131fr.  montant  de  la 
condamnation. 


171  DISCOURS   ET  OPIMONS. 

gens  des  campa;,Mies  qu'on  abuse  de  leur  candeur.  On  croit  lire  du 
Paul-Louis  quand  on  parcourt  celle  jolie  lettre  du  rural  qui  a  pris 
des  obligations  du  Mexique  : 

«  Monsieur,  je  suis  élocteur  d'un  pros  bourg  proche  de  Dijon 
que  j'aime  mieux  ne  point  nommer  pour  raison  à  moi  connue. 
J'ai  lu  sur  le  Petit  Moniteur  que  ceux  qui  ont  pris,  il  y  a  trois 
ans,  du  Mexicain,  n'allaient  pas  tout  i)erdre  et  que  l'État  leur 
faisait  îles  rentes.  Pourquoi  donc  cela,  iMonsicur?'  » 

A  propos  de  l'emprunt  de  440  millions,  qui  avait  pour  but  de 
combler  un  déficit  s'élevant  à  145  millions  par  an,  depuis  trois 
années,  le  rédacteur  se  fait  écrire  par  un  paysan  qui,  à  coup  sûr, 
veuait  des  Vosges,  que  si  le  taux  dudit  emprunt  est  très  avantageux 
pour  les  préteurs,  le  contribuable  finira  toujours  par  payer  la  carte 
de  ces  largesses  électorales  : 

«  Surtout  je  ne  suis  point  aise  qu'on  les  fasse  si  bons  [ces 
emprunts)  pour  les  prêteurs  :  car  tant  meilleur  est  l'emprunt 
pour  celui  qui  prête,  tant  pire  est-il  pour  celui  qui  reçoit,  et 
m'est  avis  qu'un  beau  jour  c'est  nous,  gens  de  culture,  qui 
payerons  tout  ça  chez  le  percepteur-.  » 

Une  autre  fois,  à  la  suite  de  l'élection  de  M.  Grévy  dans  le  Jura 
contre  M.  Iluot  le  candidat  officiel,  M.Jules  Feri^y  employa  encore 
le  style  familier  pour  féliciter  les  électeurs  ruraux  de  ne  plus  vouloir 
des  candidats  reconnus  que  leur  expédiait  le  Gouvernement  : 

«  La  campagne  sent  finalement  qu'on  la  mène  comme  des 
moutons,  et  elle  est  lasse  d'envoyer  aux  Chambres  de  beaux 
messieurs,  fils  de  tel  ou  tel,  qu'elle  n'a  jamais  vus  ni  connus, 
ou  de  certains  qu'elle  connaît  trop  et  qu'on  met  à  toutes  les 
sauces ^  » 

Nul  polémiste  n'a  plus  finement  mis  en  relief  le  vide  et  la  fausseté 
des  déclarations  contradictoires  de  Napoléon  III  et  les  périls  que 
faisaient  couiii'  à   la  France  les  fantaisies  de  ce  rêveur  couronné. 

1.  iNuinéro  du  .'iU  juillot  :  Les  Ndlvetés  d'un  contribuable. 

2.  Numéro  du  6  août  1868.  ISEmjyrunl  aux  champs.  Ce  même  nuuiéro 
contonait  im  article  de  M.  Laferrière,  aujourd'hui  vice-président  du  Conseil 
d"Etat,  et  un  autre  d'André  Pasquet,  sur  les  élections  du  Gard.  Une  réunion 
privée  avait  été  dispersée  par  hi  troupe  et  un  jeune  homme,  nommé  Sanieri, 
avait  reçu  un  coup  de  baïonnette.  L'Élecleur  y  gagna  encore  une  condam- 
nation à  1  000  fr.  d'amende,  plus  200  l'r.  pour  l'unprimeur. 

3.  Numéro  du  27  août  18G8,  Paysans  affranchis. 


L'ELECTEUR.  175 

A  l'occasion  du  discours  prononcé  à  Troyes,  le  S  août  1868  par 
TEmpereur,  qui  avait  dit  :  «  J'ai  constaté  avec  plaisir,  l'année 
dernière,  les  progrès  de  l'industrie  dans  votre  département.  Je  vous 
engage  à  continuer,  car  rien  ne  menace  aujourd'hui  la  paix  de 
l'Europe...  »  M.  Jules  Ferry  rappelle  que  l'auteur  du  coup  d'État 
avait  déjà  prononcé,  à  Bordeaux,  cette  parole  fameuse  :  «  L'Empire, 
c'est  la  paix,  »  à  la  veille  de  la  guerre  de  Crimée,  et  que  le  même 
souverain  «  avait  préparé  dans  les  ténèbres  le  coup  de  théâtre  de  la 
guerre  d'Italie  ». 

«  Tant  il  est  vrai  qu'avec  le  gouvernement  personnel,  il 
dépend  d'une  personne  de  déchaîner  la  guerre,  et  de  noyer 
dans  des  torrents  de  san»:  la  civilisation  occidentale'.  » 


pe 

puisqu'il  supporte       ^, 

et  désorganisé  l'armée 

«  Au  moment  même  où  se  décidait  sur  le  champ  de  bataille 
de  Sadowa  la  destinée  de  l'Europe  contemporaine;  » 

Le  gouvernement  qui,  en  quinze  ans,  a  élevé  les  dépenses  publiques 
de  1380  millions  à  2  milliards  200  millions  et  la  dette  de  l'État  de 
^90  millions  à  540  !  Cela  n'empêche  pas  les  capitalistes  d'olTrii- 
13  milliards,  quand  on  leur  demande  4b0  millions;  cela  n'empêche 
pas  la  garde  nationale  de  Paris  de  s'associer  avec  enthousiasme  aux 
fêtes  du  15  août  !  Non,  en  vérité,  conclut  le  philosophe  de  rÉIecteuv, 
ce  n'est  pas  l'opposition  qui  ruine  l'Empii'e  et  le  menace  :  ce  sont 
ses  propres  fautes  ^  ! 

Il  est  vrai  qu'en  dépit  de  la  satisfaction  de  commande  des  fonc- 
tionnaires et  de  ({uelques  bourgeois  aveuglés,  le  parti  démocratique 
et  libéral  se  préparait  à  donner  l'assaut  au  gouvernement  personnel. 
Le  livre  de  Ténot,  qui  parut  en  août  1868,  produisit  un  etl'et  extra- 
ordinaire'* et,  comme  l'écrit  justement  M.  Ranc,  fut  «le  point  de 
départ  d'une  situation  nouvelle.  Aux  uns,  il  a  rappelé  le  passé  ;  aux 
autres,  il  l'a  appris  ».  On  s'extasiait  sur  l'héroïsme  de  Baudiu,  et 
les  exilés  du  2  décembre  devenaient  brusquement  les  grands  favoris 
de  l'opinion  publique.  Le  2  novembre  1868,  une  manifestation  impo- 
sante eut  lieu  au  cimetière  Montmartre  sur  la  tombe  de  Baudin. 
Les  journaux  de  l'opposition  ouvrirent  une  souscription  pour  élever 

1.  Numéro  du  13  août  1868,  Avant  la  Bourse. 

2.  Numéro  du  20  août  1868,  Après  la  Fête. 

3.  Dans  VÈlecteur  du  17  septembre  1868,  M.  Jules  Ferry  (auquel  était 
réservé  l'honneur  mérité  d'inaugurer  le  monument  de  Ténot,  le  29  avril  1891), 
a  nettement  constaté  la  portée  du  livre  de  son  ami  sur  Paris  en 
décembre  1851. 


170  niSCnlliS   ET   OPLNIONS. 

;iu  inarlyrdu  droit  un  niomnnfnt,  commémoratif.  Tous  les  députés 
df  la  gauche  souscrivirent  et  Herryer  mourant  imita  leur  exemple. 
I, empereur,  directement  visé,  perdit  tout  sang-froid'  :  il  donna 
l'ordre  à  ses  minisires  Houher  et  Baroche  de  faire  poursuivre  les 
organisateurs  de  la  souscription.  Le  Réveil,  l'Avenir  national,  la  Tri- 
hunc,  la  Revue  politique  furent  déférés  au  tribunal  correctionnel  de 
la  Seine,  sous  l'inculpation  de  manœuvres  à  l'intérieur.  Certes,  le 
gouvernement  impérial  fut,  ce  jour-là,  plus  mal  inspiré  que  jamais, 
car  il  dressa  de  ses  propres  mains  un  piédestal  à  Gambetta,  que 
personne  ne  connaissait  le  12  novembre  et  dont  le  nom  se  trouvait 
dans  toutes  les  bouches,  le  14,  à  la  suite  de  sa  magnifique  plaidoirie 
I)our  Delescluze.  Dans  un  article  intitulé,:  le  Deux-Décembre  à  la 
{■)«  chambre-,  M.  Jules  Ferry  se  chargea  de  tresser  des  couronnes  à 
son  jeune  confrère,  le  futur  chef  du  parti  des  irréconciliables  : 

«  Enli'c  toutes  ces  plaidoirirs,  brillantes  de  vcfve  et  d'élo- 
quence, il  nous  a  fallu  choisir  :  nous  avons  pris  celle  qui  a 
retenti  le  plus  haut  dans  les  cœui's.  La  liberté  salue  à  cette 
lieure  dans  M*  Gambetta  une  de  ses  plus  superbes  espérances. 
F^a  démocratie  compte  un  tribun  de  plus,  et  tous  ceux  qu'inté- 
resse à  un  titre  quelconque  le  mouvement  de  l'esprit  français 
s'arrêteront  devant  cette  belle  harangue,  fière  et  vibrante 
comme  rame  d'un  peuple...  » 

M.  Jules  Ferry  proteste  ensuite  contre  la  théorie  de  l'avocat  impé- 
rial Aulois,  qui  avait  proposé  à  la  justice  de  déclarer  que  le  Deux- 
Décembre  et  l'Empire  sont  unis  par  une  étroite  et  intime  coiinexité, 
(ju'ils  forment  un  tout  unique,  et  que  discuter  l'un  c'est  discuter 
l'autre. 

«  Ainsi  se  constitue  une  orthodoxie  oflicielle  d'un  nouveau 
genre.  Il  ne  suflit  plus,  pour  être  en  règle  avec  ceux  qui  nous 
gouvernent,  d'accepter  la  Constitution  et  le  suffrage  universel: 
il  faudi'a  accepter,  respecter,  vénérer  le  coup  d'Étal.  » 


1.  yi.  Darimon,  dans  son  Hvre  des  Irréconciliables  sous  V Empire  (Paris, 
Dentu,  1888),  écrit  ce  qui  suit  :  »  Le  Gouvernement  vient  de  se  jeter  dans  les 
jambes  un  embarras  dont  il  aurait  pu  se  passer...  lia  ordonné  des  poursuites 
contre  la  souscription  Bandiu...  11  paraît  que  les  poursuites  ont  été  ordonnées 
sur  l'ordre  formel  de  l'Empereur.  M.M.  Rouher  et  Baroche  ne  voulaient  pas 
en  entendre  parler.  »  P.  '.i'Si.  M.  Darimon  dit  un  peu  pins  loin  qu'il  tenait  ce 
renseignement  de  M.  Welles  de  lu  Valette.  P.  J36.  Ibid. 

1".  L'Électeur,  numéro  du  17  novembre  18(18. 

Le  jugement  de  la  G"  Chambre  condamna  Delescluze,  gérant  du  Réveil,  k 
G  mois  de  prison  et  2000  fr.  d'amende;  Quentin,  secrétaire  de  la  rédaction, 
Peyrat,  gérant  de  V Avenir  national,  chacun  à  1000  fr.  d'amende. 


LAFFAIIΠ UAUDIN.  177 

Pais,  rappelant  la  célèbre  querelle  qui  s'agita,  au  dix-huitième 
siècle,  entre  l'Église  et  le  Parlement  de  Paris,  et  l'arrêt  qui  devait 
tenir  lieu  de  sacrements  aux  adversaires  d'une  certaine  bulle 
M.  Jules  Ferry  écrit  :  ' 

«  Cela  était  puéril,  n'est-il  pas  vrai?  mais  ce  qu'on  demande 
à  cette  heure  aux  tribunaux  ne  l'est  pas  moins.  On  s'occupe  de 
refaire  par  arrêt  de  juslice  une  virginité  au  Deux-Décembre;  on 
sollicite  un  jugement  qui  lui  tienne  lieu  de  sacrements,  je  veux 
dire  de  légalité.  On  en  est  là  et  l'on  ne  songe  pas  que  cette 
façon  d'écrire  l'histoire  à  coup  d'arrêts  que  l'on  prend  pour  un 
acte  de  force,  n'est  qu'un  signe  non  équivoque  de  faiblesse  et 
d'embarras.  Ce  n'est  jamais  pour  un  Gouvernement  une  preuve 
de  force  que  de  défendre  son  origine.  Les  gouvernements 
jeunes,  les  gouvernements  forts  se  défendent  par  leurs  actes, 
par  le  bien  qu'ils  font,  par  la  gloire  qu'ils  donnent,  par  lé 
progrès  qu'ils  réalisent;  ils  ne  pataugent  pas  dans  des  thèses 
d'iiistoire  et  de  légalité  rétrospective...  » 

A  vrai  dire,  le  Gouvernement  était  affolé  :  si  M.  Rouher  ne  s'y  fût 
opposé,  il  eût  réclamé  sans  délai  l'abrogation  des  lois  sur  la  presse 
et  sur  le  droit  de  réunion.  La  magistrature  elle-même  faiblissait, 
et,  sur  plusieurs  points,  refusait  ses  services  au  pouvoir.  C'est  ainsi 
que  le  tribunal  de  Clermont  acquittait  VIndépendcmt  du  Centre  qui, 
k  l'exemple  de  beaucoup  d'autres  feuilles,  avait  annoncé  dans  ses 
colonnes  l'ouverture  de  la  souscription  Baudin  (1).  Le  tribunal  de 
Toulouse  refusa  aussi  de  considérer  comme  un  délit  la  publicité 
donnée  à  la  même  souscription,  par  ce  motif 

«  Que  racle  de  Baudin  est  un  acte  de  courage  et  de  vertu  qui 
doit  être  honoré  sous  tous  les  régimes^.  » 

Examinant,  à  propos  de  ces  incidents,  l'attitude  de  la  magistrature 
impériale,  M.  Jules  Ferry  exprime  cette  opinion  que,  dans  les  causes 
politiques,  les  magistrats  ne  peuvent  rester  impassibles,  sans  quoi 
ils  seraient  des  eunuques.  Au  cours  des  débats  de  l'affaire  Baudin, 
le  président  Saillard  avait  prononcé  une  phrase  à  effet,  qui  d'ailleurs 
ne  pouvait  donner  le  change  à  personne  :  «  La  magistrature  appli- 
t{ue  la  loi  :  elle  ne  fait  pas  de  politique.  »  A  cette  hypocrisie  de 
commande,  M.  Jules  Ferry  adresse  de  dédaigneuses  railleries  : 

<i  Si  VOUS  n'êtes  pas  des  juges  politiques,  qu'êtes-vous  donc? 
Si  vous  ne  jugez  pas  les  choses  politiques  avec  un  esprit  poli-r 

1.  i: Électeur  du  26  novembre  1868. 

2.  Ibid.,  numéro  du  10  décembre  1868. 

12 


178  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

Ii(|iit'.  une  préoccupation  politique,  une  conviction  politique, 
(luelle  qu'elle  soit,  avec  quoi  les  jugez-vous?  » 

El,  en  cfTol,  les  délits  de  droit  commun  sont  définis  :  le  vol  est  le 
vol  sous  tous  les  régimes;  de  même,  l'atlentat  aux  mœurs,  etc. 
Toutes  ces  infractions  violent  la  loi  morale  qui  ne  change  pas.  Mais 
il  en  est  fout  aufremontdes  délits  politiques  : 

«  Le  délit  d'excitalion  à  la  haine  et  au  mépris  du  gouverne- 
ment de  TEmpereur  cesse  d'exister  si  le  gouvernement  de 
l'Empereur  a  cessé  de  vivre.  Les  conspirateurs  de  Boulogne  et 
de  Strasbourg,  frappés  par  le  gouvernement  de  Louis-Philippe, 
deviennent  à  juste  titre,  ministres,  sénateurs  ou  préfets  sous 
Napoléon  IIL..  Il  n'y  a,  il  ne  peut  y  avoir  dans  les  causes  poli- 
tiques que  deux  types  de  magistrats  :  le  magistrat  passionné  et 
le  magistral  impassible  :  le  second  est  pire...  Le  magistrat 
impassible,  s'il  pouvait  se  rencontrer,  ne  serait  qu'un  eunuque 
de  la  pire  espèce,  un  bourreau  à  tout  faire,  frappant  tour  à  tour, 
au  nom  de  la  même  loi,  les  ennemis  du  pouvoir  personnel,  les 
adversaires  de  la  Répufdique,  les  contempteurs  du  droit  divin., 
sans  ressentir  pour  eux  ni  pitié,  ni  colère.  L'autre  est  un  homme 
au  moins;  celui-ci  ne  serait  qu'un  mécanisme,  un  accessoire  du 
mol)ilier  administratif  et  gouvernemental  que  les  pouvoirs  se 
passeraient  l'un  à  l'autre,  un  valet  qu'on  ne  renvoie  pas^  » 

Ainsi,  l'opposition  redoublait  ses  coups  et  chacun  comprenait 
vaguement  que  la  victoire  était  proche.  Le  ministre  de  Tlntérieur 
Pinard,  s'était  rendu  ridicule  par  l'extraordinaire  déploiement  de 
forces  qu'il  avait  ordonné  pour  réprimer  (le  3  décembre)  une 
manifestation  décommandée  la  veille  par  tous  les  journaux  indé- 
pendants et  qui  a  conservé  le  nom  de  «  manifestation  des  arg-ou- 
sins  2  «.  Pinard,  d'ailleurs  miné  par  M.  Rouher,  était  devenu 
impossible.  Il  dut  céder  son  portefeuille  <àM.  Forcade  de  La  Roquette, 
et  le  marquis  de  La  Valette  remplaça  M.  de  Moustier  aux  Alîaires 
étrangères,  tandis  que  M.  Gressier  prenait  les  Travaux  publics, 
abandonnés  par  M.  Forcade. 

M.  Jules  Ferry  a  donné  un  amusant  crayon  de  cette  crise  minis- 
térielle» : 

1.  V Électeur  du  17  décembre  1868.  La  Magistrature  et  la  politique- 

2.  On  aurait  pu  appliquer  à  cette  plaisante  équipée  ministérielle  un  mot 
d'Ernesl  Picard  qui  remonte  à  1866  et  qu'a  cité  Darimon  :  «  L"Empire 
ressemble  au  coche  embourbé  de  la  fable.  Malheureusement,  pour  le  tirer  de 
rornièrc,  il  n'y  a  ni  chevaux,  ni  charretiers  :  il  n'y  a  que  des  mouches.  » 

'3.  L'Électeur  du  25  décembre  1868.  Révolution  de  Palais. 


RÉVOLUTION   DU   PALAIS.  179 

«  II  y  a  eu  du  nouveau  aux  Tuileries,  samedi  soir,  au  retour 
de  Compiègne.  Les  malles  n'étaient  pas  défaites  qu'il  parlait 
(leux  plis  cachetés,  l'un  pour  M.  Pinard,  ministre  de  l'Intéiieur, 
l'autre  pour  M.  de  Moustier,  ministre  des  AfTaires  étrangères'. 
C'était  la  démission  des  deux  ministres.  En  ce  temps  où  tous 
les  fonctionnaires,  grands  et  petits  —  les  grands  surtout  —  ont 
pris  pour  devise  cette  fière  parole  :  on  ne  m'arrachera  ma 
place  qu'avec  la  vie  !  —  On  ne  donne  plus  sa  démission,  on  la 
reçoit.  Un  malin  du  mois  de  février  1858,  quelqu'un  rencontra 
M.  Billault,  un  parapluie  sous  son  bras,  un  portefeuille  sous 
l'autre,  Irotlinanl  dès  le  matin  comme  un  simple  mortel.  — 
Vous  ici,  Monsieur  le  Minisire?  —  Je  ne  suis  plus  Monsieur  le 
Ministre  ;  le  Moniteur  m'a  appris,  il  y  a  un  quart  d'heure,  que 
j'étais  démissionnaire.  —  Ce  petit  homme  était  un  vrai  scep- 
tique. M.  Pinard  qui,  dit-on,  lui  ressemble  et  qu'on  lil  ministre 
rien  que  pour  cela,  n'a  point  lant  de  belle  humeur.  Comme  on  lui 
signifiait,  entre  onze  heures  et  minuit,  le  décret  d'en  haut,  le 
duc  de  Clichy  se  mit,  à  ce  qu'on  assure,  fort  en  colère.'  — 
Était-ce  la  peine  d'avoir  sauvé  l'Empire?  Oubliait-on  si  vite  la 
journée  du  3  décembre  et  le  péril  qu'avait  couru  ce  jour-là  la 
société  toul  entière?  Avait-il  rien  fait  d'ailleurs,  comme  le  pion  à 
llnsu  du  maître?  A  qui  ferait-on  croire  qu'il  eût  pris  sous  son 
bonnet  une  si  grosse  affaire,  et  si  l'Europe,  que  tout  ce  tapage 
a  fait  mettre  aux  fenêtres,  a  fini  par  en  rire  de  tout  son  cœu^r, 
est-ce  à  lui  seul  qu'en  est  la  faute? 

Ainsi  a  gémi  le  démissionnaire  malgré  lui.  Je  n'y  étais  pas, 
mais  j'en  suis  sûr...  Nous  avouons,  du  reste,  qu'il  ne  nous 
importe  guère.  On  peut  bien  changer  les  ministres  tous  les 
matins,  si  l'on  ne  change  rien  au  système...  Je  vous  le  dis,  en 
vérité,  les  procès  de  presse  iront  leur  train,  après  comme 
devant,  et  les  candidatures  officielles  s'épanouiront  comme  au 
plus  beau  de  leur  printemps.  Et  l'on  entendra  d'un  bout  de  la 
France  h  l'autre,  un  grand  bruit  de  procureurs  généraux  signa- 
lant les  manœuvres  des  citoyens  en  faveur  de  la  liberté  de 
l'élection,  de  la  liberté  de  domicile,  de  la  liberté  de  parole,  de 
la  liberté  de  conscience,  de  la  liberté  des  correspondances,  de 
la  liberté  civile  et  politique  sous  toutes  ses  formes,  menacée, 
meurtrie,  opprimée  par  la  loi  de  sûreté  générale.  Et  les  con- 
damnations pleuvront  comme  les  feuilles  au  vent  d'automne. 


IgO  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

Et  ceux  qui  ont  des  yeux  pour  voir  et  qui  ne  voient  point,  ver- 
ront clairement  alors  que  les  crises  ministérielles,  par  le  temps 
tiui  court,  tiennent  toutes  dans  cet  adage  de  la  sagesse  antique  : 
«Blanc  bonnet,  bonnet  blanc...» 

I  "année  1869  s'ouvrait  tristement  pour  l'Empire  ;  l'approche  des 
élections  communiquait  au  pays  une  fièvre  et  une  ardeur  smgu- 
lières.  M.  Jules  Ferry,  dans  un  vigoureux  article,  résumait  en  ces 
termes  1  la  situation  politique  : 

«  Il  T  a  de  cela  dix  ans.  La  scène  était  la  même  et  les  acteurs 
avaient  seulement  dix  ans  de  moins.  Mêmes  cordons,  mêmes 
uniformes,  mêmes  étiquettes.  Au  milieu  de  cette  constellation 
domestique  qui  commence  au  grand  veneur  et  qui  finit  à  la 
dame  lectrice,  siégeait,  sur  le  même  fauteuil  en  bois  doré,  celui 
à  qui  la  France  a  donné  la  survivance  du  Roi-Soleil.  C'était 
(levant  lui  le  même  défilé  officiel  et  niais  de  robes  rouges  et 
jaunes  et  dï'paulettes  d'or.  Les  écuyers  étaient  fort  contents  et 
les  sénateurs  ne  pensaient  à  mal  :  l'introducteur  des  ambassa- 
deurs et  les  demoiselles  d'honneur  ne  se  doutaient  de  rien. 
Tout  à  coup,  le  maître  ouvre  la  bouche  et  laisse  tomber  sur 
un  des  iliplomates,  venus  là  pour  apporter  leurs  compliments, 
trois  mots  dits  d'un  air  doux,  qui  contenaient  la  foudre.  Ce  fut 
dans  l'impériale  voUère  un  grand  bruit  d'ailes  effarées  qui  fit 
bientôt  le  tour  du  monde.  L'Europe  comprit  que  l'Autriche 
était  condamnée. 

«  Les  jours  de  l'an  se  suivent  et  ne  se  ressemblent  pas.  Le 
1"  janvier  1869  s'est  passé  sans  éclairs  et  sans  tonnerre.  Le 
gouvernement  personnel  est  devenu  inofîensif.  Une  bienveil- 
lance universelle,  une  satisfaction  paterne,  une  apathie  dolente 
et  résignée  caractérisent  son  nouvel  état.  Le  premier  de  l'an 
n'est  plus  qu'une  fête  de  famille  où  le  pouvoir  distribue  à  tout 
venant  le  même  pâle  sourire  en  guise  d'étrennes 

«  Il  y  a  là,  à  nos  yeux,  un  curieux  symptôme,  et  qu'un  gou- 
vernement sage  devrait  noter.  Quand  le  pouvoir  personnel  en 
est  là,  c'est  que  l'heure  a  sonné  pour  lui  d'une  transformation 
profonde.  Ce  qui  explique  l'existence  du  gouvi;rnement  per- 
sonnel, ce  sont  les  idées  neuves,  les  desseins  personnels,  ceux 

1.  L'Élecieur  du  7  janvier  1869.  Le  Premier  de  l\in  aicx  Tuileries. 


LE  PREMIER   DE  L'AN  AUX   TUILERIES.  ISl 

que  l'on  a  ou  que  le  public  vous  attribue.  Pour  ne  rien  faire  de 
neuf,  ni  de  personnel,  ce  n'est  pas  la  peine  de  réunir  enlre  ses 
mains  tous  les  pouvoirs.  Le  gouvernement  personnel  est  con- 
damné à  être,  en  quelque  point,  de  manière  ou  d'autre,  un 
gouvernement  actif  ou,  pour  tout  dire,  révolutionnaire.  On  vous 
écoute  alors,  on  commente  vos  moindres  gestes,  on  pâlit  sur 
tous  vos  rébus.  Mais  un  gouvernement  personnel  de  statu  qiw, 
un  gouvernement  personnel  conservateur,  un  gouvernement 
personnel  «  ami  de  tout  le  monde  » ,  à  quoi  bon  ?  Un  gouver- 
nement personnel  qui  ne  veut  que  la  liberté,  un  gouvernement 
personnel  qui  ne  veut  que  la  paix,  un  gouvernement  personnel 
qui  ne  veut  que  ce  que  nous  voulons  tous,  où  serait  sa  raison 
d'être?  A  quoi  bon  atteler  cent  chevaux-vapeur  à  notre  char, 
pour  aller  du  pas  de  tout  le  monde?  A  quoi  bon  un  moulin 
mécanique,  si  nous  n'avons  rien  à  y  moudre  qu'une  vieille 
femme  ne  pût,  dans  sa  journée,  écraser  entre  deux  pierres?  » 

Quelques  jours  après  ',  M.  Jules  Ferry  revient  à  la  charge  et,  répon- 
dant aux  jérémiades  des  officieux  qui  accusaient  l'opposition  du 
discrédit  où  était  tombé  le  Gouvernement  impérial,  il  développe 
cette  thèse  que  les  régimes  qui  tombent  ne  doivent  s'en  prendre 
qu'à  leurs  fautes  : 

«  C'est  riiabitude  des  gouvernements  d'attribuer  à  leurs 
ennemis  la  responsabilité  de  leur  chute.  De  la  part  qu'eux- 
mêmes  y  ont  prise,  ils  ne  se  doutent  pas.  Ou  si  quelqu'un  de 
ces  grands  déconfits  se  frappe  la  poitrine,  c'est  de  ne  s'être  pas 
assez  défendu.  Un  peu  plus  de  Royal-Cravate  dans  la  rue  Saint- 
Antoine,  un  peu  plus  de  canon  sur  le  boulevard  Bonne-Nou- 
velle, et  nous  n'aurions  eu  ni  1789,  ni  1848  !  Ainsi  raisonnent  les 
professeurs  de  répression  qui  confondent  la  politique  avec  la 
stratégie,  et  pour  qui  l'art  de  gouverner  les  peuples  n'est  autre 
chose  que  l'art  de  les  fusiller  à  propos.  Il  serait  temps  pour- 
tant de  faire  passer  dans  les  lieux  communs  de  la  politique 
nouvelle  cette  vérité  palpable,  qu'une  révolution,  au  temps  où 
nous  sommes,  n'est  jamais  pour  le  pouvoir  qui  croule  qu'un 
suicide  inconscient  ;  que  si  le  peuple  français  paraît  avoir,  en 
ce  siècle,  une  aptitude  particulière  à  renverser  les  gouverne- 
ments, il  ne  faut  point  oublier  que  cette  facilité  à  démolir  est 

1.  L'Électeur  du  14  janvier  1869.  L'Heure  des  défeclions. 


182 


DISCOIHS   ET  OIMMO.NS. 


.onipoiiM-'o    i.ar    une   facilité   à    reconsli-niro    nôcessairemont 
rquivalonlo;  ot  fin'à  tous,  lun  après  l'autre,  hôlas!  ce  peuple 
incou^laiit,  ce  peuple  capricieux,  ce  peuple  frivole,  ce  peuple 
ingouvernable,  a  fait  obligeamment,  largement  la  partie  belle. 
!(  Est-ce  que  vous  croyez,  par  basard,  que  tlans  ce  dédain 
visible  du  Gouvernement  qui  nous  régit,  nous  nous  flattons, 
nous  de  l'opposition,  d'être  pour  (luelque  cbose?  Nous  y  avons 
mis,  sans  doute,  tout  noire  bon  vouloir;  mais  nous  étions,  au 
milieu  de  cette  grande  France  gelée  d'il  y  a  quinze  ans,  comme 
un  l)àtcau  pèclieur  perdu  dans  les  Ijanquises,  et  ce  n'est  pas 
notre  faible  souffle  qui  eût  jamais  fait  la  débâcle.  C'est  le  Gou- 
vernement lui-même  qui  a  dégelé  la  France.  C'est  lui  qui  l'a 
tirée  de  sa  létbargie  par  le  fracas  de  ses  fautes.  Est-ce  nous  qui 
avons  fait  la  guerre  du  Mexique?  Est-ce  nous  qui  avons  laissé 
retourner  la  trame  de  l'bistoire  à  Sadowa?  On  n'eût  rien  fait  de 
tout  cela  si  l'on  eût  daigné  nous  croire.  Ce  n'est  pas  nous  non 
plus  qui  avons  bâti,  d'une  main  à  la  fois  si  étourdie  et  si 
savante,  le  réseau  de  maladresses,  cet  imbroglio  de  petites 
colères  et  de  petites  rancunes,  ce  tissu  de  contresens  aboutis- 
sant au  ridicule  que  l'histoire  appellera  «  la  folie  Baudin  ». 
Les  ofticieux  trépignent  de  fureur  et  crient  qu'on  marcbe  à 
l'abîme.  Les  satisfaits  demandent  qui  a  changé  la  France,  alors 
.preux-mêmes  n'ont  pas  cbangé.  Les  repus  mettent  le  nez  à  la 
fenêtre,  et  disent  :  Qu'y  a-t-il  donc?  Eb!  bonnes  gens,  il  y  a 
que  vous  tenez  les  cartes  et  que  vous  faites  le  jeu,  et  qu'il  sufilt 
de  vous  laisser  faire...  » 

Certes  oui  !  il  nx  ;ivail  qu'à  laisser  faire  riiouime  du  2  Décembre 
pour  voir  bieuLoL  laliu  de  son  aventure.  Malheureusement,  il  tenait 
aussi  entre  ses  mains,  de  jour  en  jour  plus  Ircmblanles  et  plus 
débiles,  les  destinées  de  la  France  en  Europe. 

A  lire  le  discours  d'ouverture  des  Chambres  du  18  janvier  1869, 
on  se  rend  compte  tout  ensemble  des  angoisses  de  cette  Majesté 
malade  et  de  son  optimisme  inconscient.  Itien  de  plus  douloureux, 
pour  ceux  qui  se  souviennent  de  l'Année  terrible,  que  cette  simple 
phrase  sur  l'état  de  l'armée:  «  Le  but  constant  de  nos  efforts  est 
atteint;  les  ressources  militaires  de  la  France  sont  désormais  a  la 
hauteur  de  ses  destinées  dans  le  monde'. 

1.  Voici  quelques  passades  du  discours  du  Trône  : 

«  Les  deux  lois  votées  dans  votre  dernière  session,  iiui  avaient  pour  l3ut 
de  développer  le  principe  de  la  libre  discussion,  ont  produit  deux  ellets 
opposés  qu'il  est  utile  de  constater  :   d'un  côté,    la  presse  et  les  réunions 


LE   DISCOUliS   DU  8  JANVIEH.  laj 

Dans  rappréciatioD  qu'il  a  donnée  de  ce  discours*  M.  Jules  Ferry 
il  dressé  le  bilan  des  17  années  de  «  quiétude  et  de  prospérité  tou- 
jours croissantes  »  dont  parlait  le  discours  impérial,  il  insiste  prin- 
cipalement sur  les  résultats  désastreux  de  la  politique  extérieure  de 
Napoléon  III;  mais,  en  présence  des  affirmations  audacieuses  du 
souverain,  relativement  à  l'état  de  l'armée,  M.  Ferry  ne  pouvait 
penser,  à  cette  époque,  que  les  8Û0000  hommes  de  troupes  de  ligne, 
à  plus  forte  raison  les  400  000  gardes  nationaux,  n'existaient  que 
sur  le  papier;  et  que  ce  Gouvernement  aveugle  n'avait  même  pas  su 
se  préparer  à  une  guerre  que  ses  fautes  avaient  rendue  fatale. 

<(  H  y  a  dix-sept  ans,  la  Prusse  était  faible  et  rAllemagne 
divisée  :  le  monde  entier  nous  était  ami.  Trente  ans  de  paix  et 
de  liberté  avaient  effacé  peu  à  peu  le  souvenir  de  nos  tyi-annies 
européennes.  La  France  était  l'alliée  naturelle  des  peuples 
libres  et  des  petits  États  ;  ceux-ci  formaient  autour  de  nos  fron- 
tières une  ceinture  amicale  ou,  tout  au  moins,  inoffensive... 
Aujourd'hui,  où  est  l'amitié  de  l'Europe? L'Allemagne  s'est  faite 
sans  nous  et  contre  nous;  les  petits  États  s'évanouissent  l'un 
après  l'autre.  L'Europe  est  la  proie  de  trois  ou  quatre  monar- 
chies militaires,  parmi  lesquelles  la  France  n'estpas  la  première. 
L'inventons-nous?  et  nous  accuse-t-on  d'accumuler  les  noires 
couleurs?  Le  discours  du  18  janvier  se  chargerait  de  notre 
défense.  La  France  était  inquiète  ;  elle  avait  perdu  la  confiance, 

publiques  ont  créé  dans  un  certain  milieu  une  agitation  factice,  et  fait  repa- 
raître (les  idées  et  des  passions  qu'on  croyait  éteintes;  mais,  d'un  autre  côté, 
la  nation,  insensible  aux  excitations  les  plus  violentes,  comptant  sur  ma 
termeté  pour  maintenir  l'ordre,  n'a  pas  senti  s'ébranler  sa  foi  dans  l'avenir. 

La  loi  militaire  et  les  subsides  accordés  par  votre  patriotisme  ont 

contribué  à  affei-mir  la  confiance  du  pays,  et  dans  le  juste  sentiment  de  sa 
fierté,  il  a  éprouvé  une  réelle  satisfaction  le  jour  où  il  a  vu  qu'il  était  en 
mesure  de  faire  face  à  toutes  les  éventualités.  Les  armées  de  terre  et  de  mer, 
fortement  constituées,  sont  sur  le  pied  de  paix;  l'effectif  maintenu  sous  les 
drapeiiux  n'excède  pas  celui  des  régimes  antérieurs,  mais  notre  armement 
perfectionné,  nos  arsenaux  et  nos  magasins  remplis,  nos  réserves  exercées, 
la  garde  nationale  mobile  en  voie  d'organisation,  notre  flotte  transformée, 
nos  places  fortes  en  bon  état,  donnent  à  notre  puissance  un  développement 
indispensable.  Le  but  constant  de  mes  efforts  est  atteint;  les  ressources  mili- 
taires de  la  France  sont  désormais  à  la  hauteur  de  ses  destinées  dans  le 
monde. 

Cette  session  va  ajouter  de  nouveaux  services  à  ceux  que  nous  avons  déjà 
rendus  au  pays.  Bientôt,  la  nation,  convoquée  dans  ses  comices,  sanction- 
nera la  politique  que  nous  avons  suivie  ;  elle  proclamera  une  fois  de  plus, 
par  ses  choix,  qu'elle  ne  veut  pas  de  révolution,  mais  qu'elle  veut  asseoir  les 
destinées  de  la  France  sur  l'intime  alliance  du  pouvoir  et  de  la  liberté. 

1.  L'Électeur  du  21  janvier  1869.  Le  discours  du  S  janvier. 


184  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

sa  fiorU"'  même  semblait  allcinle.  Il  a  fallu  pour  rassurer  '<  sa 
lici'li''  »,  pour  ranimer  «  sa  confiance  »,  armer  jusqu'aux  dents 
800,(100  liounnes  de  troupes  de  ligne  et  400,000  gardes  natio- 
naux, remplir  les  arsenaux,  mettre  en  état  les  places,  transfor- 
mer la  flotte  et  refaire  l'armement...  » 

On  sait,  hélas  !  que  l'Empire,  depuis  Sadowa  et  mai^Té  les 
avertissements  qui  lui  avaient  été  prodigués  pai-  quelques  militaires 
clairvoyants  (comme  le  général  Favé,  le  colonel  Stoliel),  ne  s'était 
iiidicment  rendu  compte  de  la  profonde  infériorité  de  nos  forces 
niililaires;  et  que,  d'autre  part,  il  n'avait  rien  fait  pour  imposer  à  sa 
niMJorité  les  mesures  décisives  qu'il  eût  fallu  prendre.  Personne 
iTignore  que  c'est  à  grand'peine  que  le  Corps  législatif  vota  la  loi 
de  1868,  si  insuffisante  qu'elle  fût.  11  est  vrai  qu'après  nos  désas- 
tres, les  impérialistes  ont  essayé  d'accréditer  celte  légende  que  l'on 
doit  rendre  l'opposition  responsable  de  l'incurie  du  Gouvernement, 
au  point  de  vue  de  la  réorganisation  militaire.  11  serait  facile  de 
démontrer  la  mauvaise  foi  de  ces  affirmations.  M.  Darimon,  peu 
suspect  d'hostilité  à  l'Empire,  rapporte,  dans  son  Histoire  de  Douzi' 
(ins,  une  déclaration  bien  topique  du  général  Lebrun,  membre  de 
la  commission  d'études  de  1866  :  «  On  ne  peut  pas,  disait  le  géné- 
ral, augmenter  le  contingent  :  ce  serait  mécontenter  les  popula- 
tions des  campagnes  et  fournir  aux  partis  hostiles  un  moyen 
d'exercer  leur  action  délétère.  Les  députés  de  la  majorité  ne  veulent 
pas  qu'on  touche  à  leurs  électeurs.  »  Cela  est  si  vrai  qu'en  décembre 
1868,  M.  Gressier,  l'ancien  rapporteur  de  la  loi  militaire,  ne  fut 
nommé  ministre  (jue  pour  le  dédommager  de  l'impopularité  que 
lui  avait  value  hï  vote  du  1<""  février  1868;  et  M.  Darimon  reconnaît 
que  cette  impopularité  s'étendait  à  tous  les  membres  de  la  majorité 
qui  avaient  voté  cette  loi,  pourtant  si  peu  proportionnée  aux  néces- 
sités de  la  situation  (I).  Aussi  faut-il  conclure  que  si  le  système 

1.  Voici  un  autre  passage  du  même  écrivain  qui  n'est  pas  moins  pérenip- 
toire  et  qui  fut  écrit  en  1867:  «  Il  y  a  eu,  ces  jours  passés,  une  petite 
tentative  de  la  pari  d'un  certain  nombre  de  députés  pour  faire  retirer  la  loi 
militaire.  Un  quart  d'heure  avant  la  séance,  un  petit  groupe  s'était  formé 
sous  l'horloge  qui  est  dans  le  couloir  à  gauche  du  président.  On  pressait 
fortement  iM.  Rouher,  qui  était  au  milieu  du  groupe,  adossé  à  la  cloison  de 
marbre.  C'étaient  MM.  Lacroix-Saint-Pierre  et  Galley-Saint-Paul  qui  por- 
taient la  parole  :  c  Plus  nous  allons,  disaient  ces  messieurs,  plus  la  loi 
devient  impopulaire.  On  a  beau  répéter  sur  tous  les  tons  qu'elle  est  une 
alléiiuation  de  la  loi  de  1832.  Les  populations  refusent  de  se  rendre  à 
l'évidence.  » 

Les  in-éconciliab les' ?.ou?,  l'Empire.  Paris,  Dentu  1888,  p.  150. 

Et  plus  loin,  sous  la  date  du  16  janvier  1868,  M.  Darimon  atteste  que 
l'armée  prétorienne  de  Xapoléon  III  ne  désirait  nullement  la  réorganisation 
démocrali(iue  de  nos  forces:  «  Dîné  au  mess  du  4°  voltigeurs  de  la  garde  :je 
n'ai  pas  trouvé  u?i  seul  officier  partisan  de  la  loi  nouvelle  sur  la  réorgani- 
sation de  l'armée.  »  Jbid.,  p.  168. 


L'ARMKE   ET   LA   MAJORITÉ.  185 

prussieu  ne  fut  pas  appliqué  en  France  dès  1868,  cela  tient,  non  pas 
aux  dissertations  chimériques  de  Garnier-Pairés,  que  personne  ne 
prenait  au  sérieux,  mais,  d'une  part,  à  l'infatualion  de  certains 
généraux  de  cour  et,  d'autre  part,  à  la  crainte  manifestée  par  tous 
les  députes  de  mécontenter  les  électeurs  des  campagnes.  Une  frac- 
tion notal)]e  de  la  bourgeoisie  boursicotière  et  repue  ne  voulait  pas 
davantage  ouvrir  les  yeux  à  l'évidence.  Elle  ne  voulait  pas  être 
troub  ee  dans  la  quiétude  de  son  égoïsme  et  s'occupait  beaucoup 
plus  du  spectre  rouge  que  de  l'orage  qui  allait  fondre  sur  la  patrie 
C  est  contre  ces  terreurs  puériles,  soigneusement  entretenues  par 
les  journaux  officieux,  que  sélève  M.Jules  Ferry  dans  plusieurs 
articles  :  ^ 

«  Le  grand  défaut  des  honnêtes  gens,  disait  déjà  Voltaire, 
c  est  qu'ils  sont  lâches.  Et  ceux  dont  il  parlait  firent  pourtant  So! 
Ceux  de  notre  temps  n'ont  su  que  défaire  la  République  et  la 
Liberté.  >^ 

M  Jules  Ferry  démontre  que  le  coup  d'État  du  2  décembre  est  le 

résultat  de  l'abdication  et  de  la  peur  des  classes  bourgeoises   On 

leur  avait  promis  la  sécurité  des  affaires  et  la  paix  des  esprits  • 

elles  nont  ni  l'une  ni  l'autre,  et  voici  qu'cà  la  veille  des  élections 

■on  sort  de  la  boîte  le  spectre  rougr. 

«  Les  journaux  officieux  ont  servi  de  Moniteurs  aux  clubs  de 
Belleville  et  de  la  Redoute.  On  a  présenté  aux  députés  surpris 
les  opinions  dune  douzaine  de  rêveurs,  de  braillards  et  d'écer- 
velés  comme  l'opinion  du  peuple  de  Paris^  » 

Grâce  à  ces  manœuvres,  l'opinion  publique  demeurait  inerte.  Les 
scandales  les  plus  avérés  ne  soulevaient  ni  haine,  ni  colère 
M.  Haussmann  restait  préfet,  après  la  démonstration  lumineuse 
qui  avait  mis  en  relief  toutes  les  irrégularités  de  son  administration. 
M.  Jules  Ferry  ne  peut  comprendre  que  la  Chambre,  qui  cependant 
avait  blâme  le  potentat  de  l'Hôlel  de  Ville,  ait  fini  par  voter  en  .a 
faveur.  .  ^ 

«  Ils  ont  volé  :  tout  bruit  s'est  éteint;  déjà  l'esprit  français 
passe  a  d'autres  plaisirs...  Ainsi  vont,  depuis  bien  des  années, 
toutes  nos  affaires.  Ainsi  s'en  revint-on  naguère  de  la  folie 
mexicaine,  la  mine  piteuse,  l'oreille  basse  ex,  comme  l'autre 
jour,  s'agenouillant  devant  la  Chambre  :  M.  Rouher  a  un  cos- 
tume pour  ces  jours-là.  Nous  nous  en  allons  de  l'un  à  l'autre, 
nous  disant  :  Avez-vous  lu  la  confession  du  ministre  d'État'? 

I.  \:Électi-ur  du  4  février  1869.  Une  tactique  usée. 


180  DISCOUKS  KT  OPIMONS. 

(|u»'lli^  lieiiiv  (loil  faire  le  préfet  de  la  Seine?  Eh!  regardez 
l»liil(il  (|iielle  ligure  nous  faisons  nous-mêmes!  Parisiens, 
t'iidciiés,  ruinés  sans  le  savoir,  expropriés,  exploités,  pour- 
chassés, dindonnés...  Les  choses  peuvent  aller  longtemps  de  la 
sorte'....  » 

Xoii  ;  ]es  choses  ne  pouv.iienl.  aller  longtemps  de  la  sorte,  et  nul 
ne  mit  plus  d'énergie  que  M.  Jules  Ferry  à  montrer  au  pays  l'aliîme 
où  il  courait.  A  VÉlecleur,  dont  le  dernier  numéro  parut  le  18  mars 
1869,  et  qui  se  trouva  supprimé  par  suite  de  la  retraite  de  son 
f'érant  A.  Pasquet,  succéda,  le  2d  mars,  un  nouvel  organe  qui 
s'appelait  VElecleur  libre.  Le  comité  de  dii^ection  était  toujours 
composé  de  MM.  J.  Favre,  Hénon,  E.  Picard.  A  côté  d'eux  se  grou- 
jièrent  de  nombreux  et  brillants  collaborateurs  :  E.  Laferrière, 
flaulier,  L.  Herbette,  etc.  M.  Jules  Ferry  marchait  en  tète  de  ces 
adversaires  de  l'Empire.  Dans  le  premier  numéro  de  VÉlecleur 
libre,  daté  du  2o  mars  1860,  il  met  en  garde  les  ouvriers  contre  les 
llaLleries  intéressées  du  gouvernement  personnel,  et  démontre  qu'en 
abolissant  le  livret,  au  seuil  de  la  période  électorale,  Napoléon  III 
ne  faisait  que  rendi'e  aux  ouvriers  le  bien  qu'il  leur  avait  pris,  car 
c'est  lui  qui  avait  généralisé  l'obligation  du  livret  par  la  loi  du 
22  juin  I8;i4  : 

«  Si  nous  pouvions  oublier  que  nous  vivons  sous  le  gouver- 
nement personnel  le  plus  énergiquement  constitué  que  l'on  ait 
jamais  connu,  le  chef  de  l'État  se  chargerait  de  nous  le  rappeler, 
à  des  époques  en  quelque  sorte  périodiques.  Quoique  l'on  dise 
ou  que  l'on  murmure,  malgré  les  bruits  qui  courent  de  temps  en 
temps  dans  l'entourage,  en  dépit  des  apparences  parlemen- 
taires dont  on  nous  hei'ne,  et  encore  bien  qu'il  existe  désor- 
mais un  premier  ministre,  la  responsabilité  impériale  n'est  pas 
près  de  lenlrer  dans  l'ombre.  Le  chef  de  l'État  revendi(jue 
plus  que  jamais,  à  la  veille  des  élections  générales,  la  respon- 
sabilité de  toute  la  politique.  Nous  l'aimons  mieux  ainsi  pour 
notre  compte.  La  politiiiue  intérieure  et  extérieure  de  la 
France  est  une  politique  personnelle;  il  n'y  aurait  ni  fran- 
chise, ni  profit  à  lui  donner  ce  caractère  bâtard,  à  moitié  per- 
sonnel, à  moitié  parlementaire,  que  le  ministre  principal  de  ce 
temps-ci  cherchait  visiblement  à  lui  faire  revêtir  dans  les  der- 
iiières  discussions  du  Corps  législatif  :  il  s'elîorçait  de  mettre 
la  responsabilité  impériale  à  couvert,  mais  celle-ci  n'est  nulle- 

1.  L'Éleclenr  du   11  mars  1860.  \S Inertie. 


LÉLECTELU   LIBRE.  187 

ment  disposée  à  se  laisser  faire.  Elle  le  montre  assez  par  la 
démarche,  quelque  peu  inusitée,  qui  fait  ce  matin  l'ornement  du 
Journal  officiel.  Le  Gouvernement  a  résolu,  sur  le  seuil  de  la 
période  électorale  qui  va  s'ouvrir,  d'abolir  les  livrets  d'ouvriers. 
Le  Conseil  d'État  a  été  saisi  d'un  projet  de  loi.  La  mesure  est 
excellente,  et  ce  n'est  pas  l'opposition,  qui  la  réclame  depuis 
nombre  d'années,  qui  pourrait  y  trouver  à  redire.  Mais  il  impor- 
tait qu'elle  apparût  avec  un  caractère  de  personnalité,  d'inti- 
mité visible  à  tous  les  yeux.  Le  Conseil  d'État  s'étant,  à  ce  qu"il 
parait,  trouvé  divisé  sur  la  question,  l'à-propos  était  admirable 
et,  pendant  que  l'honorable  M.  de  Vuitry  était,  au  dire  des 
nouvellistes,  sur  le  point  de  se  prendre  aux  cheveux  avec  l'ho- 
norable M.  de  Parieu,  la  voix  d'en  haut  s'est  fait  entendre  :  un 
lit  de  justice  a  été  tenu,  et  le  second  Empire  va  compter  une 
réforme  libérale  de  plus. 

«  Le  Gouvernement  abolit  les  livrets  d'ouvriers;  mais  il  n'a 
garde  de  dire  que  c'estluiqui  les  avait  inventés.  Cette  législation 
surannée,  humiliante,  si  contraire  à  l'égalité  civile,  à  l'apaise- 
ment des  rivalités  sociales  et  des  antagonismes,  elle  est  l'œuvre 
d'une  loi  du  premier  Empire,  la  loi  du  "22  germinal  an  XI,  et 
d'une  loi  du  second  Empire,  du  22  juin  1834.  C'est  cette  der- 
nière loi  qui  a  généralisé,  étendu,  aggravé,  sanctionné  par  des 
peines  correctionnelles  l'usage  du  livret.  L'obligation  du  livret 
n'était  pas  générale;  le  gouvernement  actuel  l'a  rendue  univer- 
selle. Elle  n'avait  pas  de  sanction  pénale;  il  en  a  créé  une. 
Depuis  lors,  d'où  sont  parties  les  voix  qui  ont  protesté  contre 
cette  vexation  mesquine,  cette  sorte  d'embrigadement  des  tra- 
vailleurs, cette  mesure  policière  et  défiante,  destinée  à  placer 
sous  la  main  de  l'autorité  administrative  la  classe  la  plus  nom- 
breuse et  la  plus  pauvre?  De  l'opposition  :  comme  l'opposition 
avait  réclamé  la  liberté  des  conditions  ouvrières  bien  avant  que 
le  Gouvernement  présentât  sa  loi  de  1864;  vraiment  la 
gloire  libérale  n'est  pas  chère  à  ce  prix.  Le  régime  qui  s'est 
établi  il  y  a  dix-sept  ans  a  été  la  plus  grande  réaction  de  ce 
siècle,  non  pas  seulement  contre  les  libertés  politiques,  mais 
contre  les  hbertés  qu'on  peut  appeler  plus  spécialement  les 
libertés  sociales,  parce  qu'elles  sont  particulièrement  l'apanage 
des  déshérités,  l'instrument  du  progrès  économique,  le  bien  du 
plus  grand  nombre.  C'est  contre  le  mouvement  social  ou  socia- 


188  DISCOURS   ET  OPLMONS. 

liste  de  1850  que  le  coup  d'Élat  a  été  fait,  autant  au  moins  que 
coiilre  le  réuimo  paiiemenlaire.  Si  le  Gouvernement  fait  mine, 
ù  cette  heure,  d'en  revenir,  s'il  restitue,  dans  une  certaine 
mesure,  aux  classes  laborieuses  le  droit  de  se  mouvoir,  de 
s'oriïaniser,  de  s'émanciper,  il  faut  qu'elles  sachent  d'abord 
qu'on  ne  fait  aujourd'hui  que  leur  rendre  le  bien  qu'on  leur 
avait  pris.  Il  faut  qu'elles  se  rendent  compte  ensuite  du  carac- 
tère et  de  la  portée  des  restitutions  qui  leur  sont  faites.  On 
abolit  les  livrets  d'ouvriers  ;  mais  a-t-on  aboli  l'art.  291  du 
Code  pénal  ?  L'ai'ticle  291  est  pourtant  la  pierre  d'achoppement, 
l'insurmontable  obstacle;  à  chaque  pas,  le  travailleur  qui  se 
préoccupe,  suivant  l'expression  du  discours  impérial,  d'opposer 
«  la  solidarité  des  salaires  à  la  solidarité  des  capitaux  »  ren- 
contre cette  ornière  sur  son  chemin...  Le  pouvoir  apprend 
d'ailleurs  aux  ouvriers  qu'après  l'abolition  des  livrets,  il  faut 
tirer  l'échelle;  que  «  la  série  »  des  réformes  est  complétée;  que 
toutes  les  «  améliorations  utiles  »  ont  été  admises;  que  «  tout 
ce  qui  est  bien  et  juste  >>  a  été  fait.  L'édifice  économique  se 
trouve  couronné,  le  23  mars  1869,  comme  le  fut  l'édifice  poli- 
tique le  19  janvier  1867.  —  Ave  Cxsar!  Nous  avons  celte  fois 
le  \'è  janvier  des  ouvriers.  » 

On  était  à  la  veille  des  élections,  et  ropposilion  se  préparait  acti- 
vement à  la  lutte  contre  la  candidature  officielle.  Depuis  le  mois  de 
janvier  18(39,  le  ministère  de  l'Intérieur  avait  organisé  un  vaste 
système  de  corruption.  Sans  parler  des  circulaires  confidentielles 
aux  préfets,  aux  maires,  aux  juges  de  paix,  on  avait  prodigué  les 
subventions  aux  journaux  à  vendre  et  envoyé  des  myriades  de 
rédacteurs  en  province.  Le  Petit  Journal  officiel  et  le  Moniteur  des 
Communes  ouvraient  leurs  colonnes  aux  candidats  agi'éables  ;  le 
Petit  Journal  de  Millaud  publiait  les  portraits  des  ministres  et  des 
membres  de  la  majorité.  La  Patrie  fournissait  sa  feuille  au  pouvoir 
sur  le  i)if'd  de  l-j:;  francs  le  mille.  Le  Pénible  Français  de  Duveruois, 
du  !<:'•  mai  an  l^f  juin,  envoya,  moyennant  60000  francs,  à  des 
adresses  indiquées,  180000  exemplaires  par  jour.  Quant  aux  préfets, 
ils  durent  expédier  sous  enveloppes  avec  la  suscription  «  fermé  pyr 
nécessité  »  les  bulletins  de  vote  des  candidats  officiels.  M.  Magne, 
ministre  des  finances,  écrivait  à  ses  fonctionnaires  :  «  Je  ne  puis 
que  vous  recommander  de  vous  mettre  à  la  disposition  du  préfet 
de  votre  département,  et  de  suivre  les  indications  qu'il  vous  aura 
données.  »  Un  publiciste  des  plus  modérés,  M.  Cucheval-Glarigny, 
a  fiétri  Tonsemble  de  ces  manœuvres  par  un  jugement  sévère  : 
><  Jamais  un  système  aussi  général  et  aussi  menaçant  d'intimidation 


M.  JULES   FERUY   DEPUTE.  189 

n'avait  été  étendu  sur  les  fonctionnaires  et  sur  l'immense  clientèle 
gouvernementale  ;  jamais  la  pression  administrative  n'avait  pesé 
d'un  tel  poids  sur  la  conscience  *.  » 

M.  Jules  Ferry  député. 

M.  Jules  Ferry  était  candidat  dans  la  sixième  circonscription  de 
Paris ^  Il  avait  pour  concurrents  A.  Guéroult,  député  sortant,  et 
A.  Cochin,  candidat  clérical,  bien  vu  de  l'administration.  Dans  une 
série  de  réunions,  il  mena  vigoureusement  la  campagne-.  Sa  cir- 
culaire aux  électeurs  de  la  sixième  circonscinption  revendiquait 
nettement  le  gouvernement  de  la  Nation  par  la  Nation.  Nous  la 
reproduisons  intégralement  : 

1.  Dans  une  circulaire  du  18  mai  1869,  le  comité  électoral  de  la  sixième 
circonscription  de  Paris  recommanda  vivement  aux  électeurs  la  candidature 
de  M.  Jules  Ferry.  Il  n'est  pas  inutile  de  citer  ce  document  qui  portait  les 
signatures  de  républicains  éprouvés.  Beaucoup  sont  morts  mais  plusieurs 
luttent  encore  vaillamment  pour  défendre  nos  libres  institutions.  Nous  rap- 
pellerons seulement  les  noms  de  M.M.  Michelet,  Littré,  Robinet,  Maurice 
Bixio,  Vacherot,  Gambetta,  Dujardin-Beaumetz,  Ulysse  Trélat,  Lauth, 
H.  Liouville,  Mario  Proth,  Boursin,  Paul  Colin,  Isambert,  Oger,  Feyeii-Perrin, 
A.  Joanne,  Germond  de  Lavigne,  Gaston  Paris,  Sebillot,G.  Pallain,  Béquct... 

Voici  le  texte  de  cette  circulaire  : 

Cliers  concitoyens,  un  comité  électoral  s'est  formé,  dans  la  sixième  cir- 
conscription pour  appuyer  et  propager  ma  candidature.  Je  dois,  pour  obéir 
aux  exigences  de  la  loi,  lui  servir  d'introducteur  auprès  de  vous.  J'ai  donc 
l'honneur  de  porter  à  votre  connaissance  le  manifeste  que  le  comité  vous 
adresse  par  mon  entremise. 

Électeurs,  la  période  des  réunions  publiques  est  terminée.  Nous  avons 
tous  pu  apprécier  les  diverses  candidatures.  C'est  donc  en  pleine  connais- 
sance que  nous  vous  recommandons  celle  de  M.  Jules  Ferry.  Cette  candida- 
ture, nettement  démocratique  et  libérale,  est  pure  de  tout  engagement,  de 
tout  compromis  soit  avec  le  pouvoir,  soit  avec  l'Église.  Elle  est  franche,  ce 
qu'il  faut  au  temps  présent.  Elle  est  jeune  et  prépare  l'avenir.  Elle  a,  de 
plus,  le  caractère  d'une  protestation  vigoureuse  contre  le  système  de  con- 
fiscation municipale  qui  pèse  sur  nous  depuis  tant  d'années.  M.Jules  Ferry, 
a,  l'un  des  premiers,  percé  à  jour  la  situation  financière  de  la  ville  de  Paris, 
et  la  lutte  qu'il  a  soutenue  contre  le  préfet  de  la  Seine  lui  constitue  un  titre 
particulier  auprès  des  électeurs  de  cette  circonscription,  qui  a  tant  à  souffrir 
d'une  administration  imprévoyante  et  dissipatrice.  Électeurs,  la  manifesta- 
tion que  vous  allez  faire  aura  un  grand  retentissement.  Qu'elle  s'accom- 
plisse au  milieu  du  calme  qui  convient  au  Peuple  Souverain.  Nous  n'atten- 
dons rien  que  du  suffrage  universel,  et  nous  pouvons  tout  espérer.  » 

Et  M.  Jules  Ferry  faisait  suivre  la  circulaire  de  ces  mots  :  «  Chers  conci- 
toyens, ce  témoignage  de  confiance  et  de  sympathie  m'honore  autant  qu'il 
m'encourage  ;  il  me  prouve  que  ma  candidature  répond  à  un  sentiment  pro- 
fond et  général.  Je  comprends  tous  les  devoirs  qu'un  tel  patronage  m'im- 
pose et  je  vous  promets  de  m'en  montrer  digne.    Signe  :  Jules  Ferry.  » 

2.  Voir  notamment  le  Rappel^  numéros  des  13,  14,  15,  16  mai  1869. 
C'est  dans  une  de  ces  réunions  que  M.  Jules  Ferry  fut  rappelé  à  l'ordre  par 

le  commissaire  de  police  «  pour  délit  de  réticence  envers  la  Constitution  »  ! 


190  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

CiiERs  Concitoyens.  La  Population  parisienne  a  eu  de  tout 
li'uips  la  haute  initiative  clans  le  développement  politique  de 
notre  pays.  En  1857,  elle  marquait,  par  son  vole,  le  premier 
réveil  de  l'opinion. 

II  y  a  six  ans,  Paris  protestait,  par  une  manifestation  formi- 
dable, contre  le  système  des  Candidatures  officielles. 

Il  s'agit  d'autre  chose  aujourd'hui.  Dans  la  vie  des  Peuples, 
rien  ne  se  recommence.  A  Paris,  la  candidature  officielle  ou 
officieuse  est  à  jamais  vaincue  :  l'Élection  parisienne  doit 
porter  plus  haut. 

Depuis  six  ans,  le  Pouvoir  personnel  a  donné  toute  sa 
mesure.  La  leçon  des  événements  est  éclatante.  Impuissant  en 
Europe,  comme  au  delà  des  mers;  humilié  au  Mexique,  joué  à 
Sadowa;  sans  politique  fixe,  sans  alliés  sérieux,  le  Pouvoir 
personnel  s'est  jugé  lui-même  le  jour  où  il  a  demandé  au  Pays 
cel  armement  immense,  sans  précédent  dans  notre  histoire. 

Paris  a  particulièrement  souffert  des  fantaisies  du  Gouverne- 
ment personnel. 

Le  système  de  démolitions  à  outrance  qui  pèse  sur  nous 
depuis  quinze  ans  aboutit  à  une  impasse.  On  ne  peut  continuer 
les  travaux  sans  de  nouveaux  emprunts  ;  on  ne  peut  faire  de 
nouveaux  emprunts  sans  créer  de  nouveaux  impôts,  sans 
accroilre  la  cherté,  déjà  sans  mesure.  On  risque,  d'autre  part, 
en  ariétant  les  travaux,  de  tarir  la  source  des  recettes  munici- 
pales et  de  laisser  en  soutïrance  des  intérêts  respectables. 

Tel  est  le  fruit  d'un  système  qui  refuse  à  la  Ville  de  Paris  les 
droits  dont  jouit  la  plus  humble  bourgade,  et  qui  traite  comme 
un  mineui'  ou  un  interdit  le  peuple  le  plus  intelligent  de 
l'univers. 

Contre  ceux  qui  l'ont  ruiné  après  l'avoir  mis  hors  la  loi,  Paris 
n'a  que  son  vote  :  qu'il  en  use  ! 

Plus  de  compromis  ni  de  replâtrages  !  Revendiquons  nette- 
ment, sur  le  terrain  légal,  en  face  du  Gouvernement  personnel 
et  de  ses  résultats,  le  gouvernement  de  la  Nation  par  la  Nation, 
qui  peut  seul  donner  à  la  France  la  liberté,  la  sécurité  et  la 
paix. 

L'expérience  —  une  expérience  chèrement  acquise  —  a  dû 
nous  ajjprendre  quelles  sont,  au  sein  de  cette  grande  démocialie 
française,  les  conditions  fondamentales  du  Gouvernement  libre. 


M.  JULES   FERRV  DEPUTi:.  191 

Pour  fonder  en  France  une  libre  démocratie  il  ne  suflit  pas 
de  proclamer  :  l'entière  liberté  de  la  presse;  Tentière  liberté  de 
réunion  ;  l'entière  liberté  d'enseignement  ;  l'entière  liberté 
d'association. 

Ce  n'est  pas  assez  de  décréter  toutes  les  libertés  :  il  faut  les 
faire  vivre. 

La  France  n'aura  pas  la  Liberté  tant  qu'elle  vivra  dans  les 
liens  de  la  centralisation  administrative,  ce  legs  fait  par  le 
Bas-Empire  à  l'ancien  Régime,  qui  le  transmit  au  Consulat; 

La  France  n'aura  pas  la  Liberté,  tant  qu'il  existera  un  clergé 
d'État,  une  Église  ou  des  Églises  oflicielles  :  l'alHance  de  l'État 
et  de  l'Église  n'est  bonne  ni  à  l'État,  nia  l'Église;  elle  nous  a 
valu,  entre  autres,  cette  interminable  occupation  romaine,  qui 
fausse  notre  situation  en  Europe,  et  qui  tend  incessamment, 
parmi  nous,  à  faire  dégénérer  les  questions  politiques  en  que- 
relles religieuses  ; 

La  France  n'aura  pas  la  Liberté,  tant  qu'elle  ne  possédera 
pas  une  Justice  sérieusement  indépendante  du  Pouvoir; 

La  France  n'aura  pas  la  Liberté,  tant  qu'elle  s'obstinera  dans 
le  système  des  armées  permanentes,  qui  entretiennent  d'un 
bout  de  l'Europe  à  l'autre  l'esprit  de  haine  et  de  défiance  ;  (lui, 
à  l'intérieur,  éternisent  les  gros  budgets,  perpétuent  le  délicii, 
ajournent  indéfiniment  la  réforme  de  l'impôt,  absorbent  enfin 
dans  des  dépenses  improductives  les  ressources  qu'exige 
impérieusement  la  grande  œuvre  sociale  de  l'Enseignement 
populaire. 

Aussi  faut-il  vouloir ,  par-dessus  tout  :  la  décentralisation 
administrative,  la  séparation  absolue  de  l'État  et  de  l'Église,  la 
réforme  des  Institutions  judiciaires  par  un  large  développement 
du  Jury,  la  transformation  des  armées  permanentes.  Ce  sont  là 
les  deslructions  nécessaires  :  en  y  travaillant ,  la  génération 
actuelle  préparera,  de  la  manière  la  plus  sûre,  l'avènement  de 
l'Avenir. 

Électeurs  !  Le  mandat  du  Député  n'est  pas  un  blanc-seing. 
Vos  élus  vous  doivent,  à  toute  beure,  compte  de  leurs  actes . 
je  ne  l'oublierais  jamais,  si  vous  m'honoriez  de  vos  suffrages  ^ 

1.  Il  serait  puéril  de  dissimuler  que  .M.  Jules  Ferry  a,  depuis  longtemps, 
abandonné  plusieurs  des  revendications  formulées  dans  ce  programme  de 


192  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

Les  élections  eurent  lieu  les  23  et  24  mai.  Sur  30  38o  votants, 
M.  Jules  Ferry  obtint  au  premier  tour  12  916  voi.x  contre  12  470  à 
M.  Cochin  et  4  851  à  M.  Guéroull.  Divers  :  138.  Pour  l'ensemble  du  ter- 
ritoire, les  candidats  du  Gouvernement  avaient  réuni  4477  720  voix 


1869,  nofamment  rabolition  du  système  des  armées  permanentes.  A  cette 
époqufi,  ropposilion  croyait,  comme  la  majorité,  à  notre  supériorité  militaire, 
affirmée  tous  les  jours  par  le  Gouvernement.  Qui  n'a  rêvé,  dans  sa  jeunesse, 
à  l'âge  d'or  de  la  paix  universelle?  Qui  n'a  envié  la  sécurité  des  États-Unis 
et  regretté  la  perte  de  tant  de  milliards  que  l'Europe  consacre  à  des  arme- 
ments gigantesques,  alors  que  les  peuples  souffrent  de  bien  des  misères 
et  sont  paralysés  dans  leur  essor  économique  par  les  charges  énormes  et 
infécondes  de  la  pair  armr-e. 

Avec  son  courage  habituel,  M.  Jules  Ferry  a  expliqué  lui-même,  au  cours 
de  ses  observations  sur  les  tarifs  de  douanes  que  le  Sénat  a  couvertes  d'applau- 
dissements, le  24  novembre  1891,  les  modifications  qu'ont  subies,  par  l'effet 
des  événements  et  de  l'expérience,  ses  idées  de  jeunesse  sur  la  politique 
économique  et  sur  l'organisation  de  l'armée.  Nous  croyons  devoir  reproduire 
ce  passage,  à  titre  de  commentaire  de  la  circulaire  de  1869  : 

«  M.  Jules  Ferry. —  C'était  alors  le  temps  où  mon  cher  et  respecté  maître, 
Jules  Simon,  inscrivait  dans  le  programme  du  parti  radical  l'abolition  des 
armées  permanentes.  [Rires.) 

Une  voix  à  droite.  —  Vous  l'avez,  vous  aussi,  abandonné  ! 

«  M.  Jules  Ficury.  —  Oui,  mon  cher  collègue,  j'ai  abandonné,  au  contact 
des  faits,  dans  la  jiratique  des  affaires  et  du  pouvoir,  j'ai  abandonné,  je 
l'avoue,  bien  des  utopies  de  ma  jeunesse.  {Marques  nombreuses  d'assenti- 
ment.) J'ai  abandonné  celle-là  notamment.  Je  ne  me  reproche  pas  le  temps 
heureux  où  je  la  professais  dans  l'innocence  de  mon  cœur.  (Sourires.)  Mais, 
du  moins,  aujourd'hui,  j'ai  ouvert  les  yeux,  je  vois  clair,  je  comprends  et 
j'apprécie  la  différence  des  temps,  les  nécessités  nouvelles  des  choses. 

Je  ne  cherche  pas  à  appliquer  ;'i  une  Europe,  comme  celle  d'aujourd'hui, 
enivrée,  pour  ainsi  dire,  d'esprit  de  nationalité,  ébranlée  et  travaillée  jusque 
dans  ses  moelles  par  des  pensées  et  des  préoccupations  guerrières,  je  ne 
cherche  pas  à  lui  appliquer  les  principes  de  notre  innocente  jeunesse.  Nous 
vivons  sous  une  loi  de  fer  ;  s'il  faut  faire  des  lois  de  fer,  nous  savons  les  faire, 
et  nous  les  avons  faites.  {Approbation  sur  nn  grand  nombre  de  bancs.) 

N.  B.  —  Il  est  curieux  de  rapprocher  de  cette  déclaration  les  explications 
données  par  M.  Jules  Simon  dans  son  Petit  journal  du  Temps  (no  du 
8  décembre  1891).  sur  le  sens  qu'attribuaient  les  députés  de  l'opposition 
en  1889,  à  ces  mots  :  la  transformation  des  armées  permaiientes.  M.  Jules 
Simon  soutient  qu'ils  réclamaient  un  système  analogue  à  celui  qui  est 
aujourd'hui  adopté  par  la  France  et  la  plupart  des  nations  européennes. 
Voici  l'article  de  l'éminent  philosophe  : 

<i  JI.  Ferry  s'accuse  d'avoir  été  dans  sa  jeunesse  partisan  de  labolition 
des  armées  permanentes. 

«  Je  le  trouve  bien  bon  de  s'accuser.  Oui,  certainement,  ce  serait  de  la 
démence  de  supprimer  farmée  permanente  dans  l'état  actuel  de  l'Europe  ; 
mais  avant  de  condamner  M.  Ferry  et  les  amis  de  iM.  Ferry,  il  faut  savoir 
ce  qu'Us  voulaient,  et  dans  quel  état  ils  se  trouvaient. 

«  D'abord,  la  langue  dont  ils  se  servaient  était  mal  faite.  Ce  n'était  pas  de 
l'armée  permanente  qu'il  s'agissait,  mais  de  l'armée  active  :  et  ils  ne  propo- 
saient pas  de  la  supprimer,  mais  d'en  réduire  la  durée.  Loin  de  ne  vouloir 


M.   JULES   FEHUY   DKPUTE.  193 

et  ceux  de  l'opposition  3  258  777,  gagnant  un  million  de  voix  par 
rapport  à  1863.  C'était  un  échec  relatif  pour  l'Empire,  d'autant 
plus  que  beaucoup  de  ses  amis  n'avaient  pu  passer  en  province 
qu'en  faisant  des  professions  de  foi  libérales  et  en  déclinant  l'appui 


pas  qu'on  fût  soldat,  ils  voulaient  que  tout  le  monde  le  fût.  Tous  les  citoyens 
devaient  le  service  personnel  ;  ils  accomplissaient  d'abord  une  période  pré- 
paratoire ;  après  quoi  ils  étaient  placés  dans  une  réserve,  qui  conservait  ses 
cadres  et  qui  était  soumise  à  des  exercices  fréquemment  renouvelés.  On 
servait  dans  cette  réserve  pendant  toute  la  durée  de  la  jeunesse  et  de  l'âge 
mûr.  Aux  approches  de  la  vieillesse,  on  entrait  dans  le  corps  des  vétérans, 
chargés  spécialement  d'un  service  d'ordre  en  temps  de  paix  et  de  la  gardr 
des  forteresses  en  temps  de  guerre. 

«  Voilà,  dans  ses  traits  principaux,  le  projet  d'organisation  militaire  auquel 
M.  Ferry  et  moi  nous  avons  participé.  11  me  semble  qu'il  n'est  pas  sans  ana- 
logie avec  le  système  aujourd'hui  adopté  par  la  France  et  par  la  plupart  des 
nations  européennes. 

«  Nous  y  trouvions  plusieurs  avantages. 

«  D'abord,  nous  étions  persuadés  que  l'empereur  voulait  la  guerre,  et  nous 
pensions,  avec  raison,  qu'il  ne  serait  plus  question  de  guerroyer,  quand 
l'armée  serait  faite  suivant  notre  formule.  L'armée  que  nous  rêvions  était 
uniquement  propre  à  la  défense  :  elle  ne  valait  rien  pour  l'agression.  Nous 
ne  cessions  de  le  crier  sur  les  toits  :  nous  voulons  être  invincibles  et  inatta- 
quables chez  nous;  nous  ne  voulons  attaquer  personne,  et  nous  n'entendons 
pas  créer  des  ressources  aux  aventuriers  et  aux  conquérants. 

«  Nous  étions  persuadés,  avec  tout  le  monde,  avec  l'empereur,  avec  notre 
corps  d'officiers,  que  personne  n'oseraitjamais  nous  attaquer,  tant  nous 
étions  braves,  et  que  personne  ne  nous  battrait,  tant  nous  étions  forts. 
C'était,  en  quelque  sorte,  par  excès  de  prudence  que. nous  organisions  une 
armée  défensive  ;  mais  nous  avions  mis  tous  nos  soins  à  la  bien  organiser, 
pour  décourager  l'Europe  et  pour  rendre  la  paix  en  quelque  sorte  définitive. 

«  Le  service  personnel  obligatoire  pour  tous  répondait  à  nos  aspirations 
de  républicains  démocrates;  et  nous  tenions  aussi,  au  point  de  vue  poli- 
tique, à  ce  que  la  nation  ne  fût  pas  divisée  en  deux  clans  :  le  clan  guerrier 
et  le  clan  civil.  Nous  avions,  depuis  l'origine  de  l'empire,  le  clan  guerrier 
sous  les  yeux  :  il  nous  plaisait  par  ses  exploits,  mais  il  plaisait  encore  plus 
à  notre  maître  qui,  grâce  à  ce  docile  et  redoutable  auxiliaire,  disposait  du 
Ijays  à  sa  volonté,  faisait  les  lois  à  son  gré  et  se  mettait,  dans  l'occasion, 
au-dessus  des  lois.  Nos  discours  contre  les  armées  permanentes  ne  sont  que 
des  discours  contre  les  prétoriens. 

«  Nous  commettions,  je  le  reconnais,  une  lourde  faute  :  c'était  de  réduire 
outre  mesure  le  temps  de  préparation  ou  de  service  dans  l'armée  active.  En 
revanche,  nous  étions  loin  de  nous  contenter  d'une  période  annuelle  de 
vingt-huit  jours,  bientôt  remplacée  par  une  période  de  onze  jours.  Les 
appels  et  les  exercices  étaient  assez  nombreux  pour  que  le  métier  de  soldat 
fût  bien  appris  et  bien  su;  je  crois  encore  qu'il  l'aurait  été.  Notre  erreur 
consistait  à  ne  songer  qu'à  la  préparation  technique.  11  faut  trois  mois  pour 
apprendre  à  tuer  ;  six  mois  ne  suffisent  [tas  pour  apprendre  à  mourir.  Une 
autre  erreur  encore,  connexe  à  celle-là,  mais  moins  grave,  c'était  de  donner 
trop  d'importance  à  la  préparation  militaire  que  nous  imposions  aux 
enfants,  et  de  la  considérer  comme  un  commencement  de  service  actif.  Encore 
une  fois,  nous  n'étions  pas  de  fameux  théoriciens  ;  on  aurait  eu  grand  tort 

13 


1114  DISCOURS  ET  OPIMO.NS. 

(If's  |)r(''t'i'ls.  A  Paris,  le  triomphe  des  Irrdc incUiables  élait  complcA. 
CamliotUi,  IJuiicel  (battaiU  Ollivier),  E.  Picard,  Jules  Simon,  Pelletan, 
étaient,  élus  au  premier  tour.  Au  ballottage  du  7  juin,  M.  Tliiers 
fut  élu  par  15777  voix  contre  Devinck  (9720);  (larnier-Pagès 
par  19  4S4  contre  Raspail  (14G8i);  Jules  Favre  par  17  399  contre 
H.  Rochefort  (13887;.  Enlin,  M.  Jules  Ferry  obtint  15720  voix  et 
fut  élu  contre  M.  Cocliin,  (jui  n'en  réunit  que  13  93S.  M.  Guéroult 
s'était  désisté  après  Iç  premier  tour. 

L'élection  de  M.  Jules  Ferry  fut  saluée  avec  enthousiasme  par  les 
Parisiens.  Dans  les  soirées  des  7  et  8  juin,  il  y  eut  des  manifesta- 
tions sur  les  boulevards.  Les  sergents  de  ville  firent  des  charges  et 
arrêtèrent  de  douze  à  quinze  cents  personnes  qui  furent  envoyées 
au  fort  de  Bicêti'e  K  Le  liappcl  fut  saisi  et  des  mandats  d'amener 
furent  lancés  contre  ses  rédacteurs.  Des  procès  furent  intentés  au 
National,  au  Siècle  et  au  Réveil,  et  des  milliers  de  personnes  criaient  : 
Vive  la  Rëpuhtique!  M.  Jules  Ferry  eut  sa  bonne  part  des  ovations 
populaires,  notamment  dans  la  soirée  du  7.  «  Vers  huit  heures  et 
demie,  dit  le  Vigaro-,  M.  Jules  Ferry  est  allé  à  la  rédaction  du 
Temps;  la  foule  lui  a  fait  une  véritable  ovation,  à  laquelle  il  s'est 
dérobé  le  plus  modestement  et  le  plus  intelligemment  du  monde.  » 
VÉlecteur  Uhre^  félicita  chaudement  son  collaborateur  de  sa  bril- 
lante campagne  électorale  :  «  La  sixième  circonscription  de  Paris 
vient  de  voir  se  renouveler  l'animation  des  réunions  publiques  qui 
Tavaient  <léjà  signalée.   Comme   avant  le  premier  tour  de  scrivtin, 

de  nous  iiieltre,  comme  on  dit  à  présent,  dans  un  comité  technique.  Mais, 
sauf  sur  ce  point,  qu'on  pouvait  corriger  en  changeant  un  seul  chiffre,  toutes 
nos  idées  étaient  justes. 

«  Mettre  fin  au  système  des  prétoriens  ; 

u  Adoucir  le  joug  du  service  militaire  en  l'imposant  ;'i  tous  les  citoyens  dans 
des  conditions  identiques; 

«  Rendre  la  mobilisation  facile  ;  avoir  une  armée  de  réserve  si  bien  enca- 
drée et  si  bien  instruite  qu'il  fût  impossible  à  une  armée  étrangère  de 
pénétrer  dans  le  pays. 

'  «  ArracVier  des  mains  du  pouvoir  l'arme  des  conquêtes  ;  réduii-e  l'armée  à 
son  rôle  pacifique,  qui  est  la  défense  du  territoire,  et  à  son  rôle  conservateur, 
qui  est  le  maintien  de  Tordre. 

«  Telles  sont  les  idées  générales  auxquelles  nous  obéissions.  Nous  avons 
devancé  non  seulement  le  système  actuel,  mais  le  système  du  maréchal  Niel, 
ijui  n'a  été  proposé  qu'après  le  nôtre. 

"  Que  nous  ayons  depuis  lutté  pour  obtenir  une  plus  longue  durée  du  ser- 
vice actif,  on  ne  peut  nous  le  reprocher  comme  une  contradiction,  d'abord 
parce  que  la  réserve  est  loin  d'obtenir,  dans  le  système  eu  vigueur,  une 
Instruclion  égale  à  celle  que  nous  lui  donnions  ;  ensuite  parce  qu'il  ne  s'agit 
plus,  hélas  !  de  croire  que  la  France  est  inattaijuable,  et  d'atfinuer  que  l'ère 
des  conquêtes  est  définitivement  passée  pour  nous  et  pour  les  autres. 

<i  Autre  temps,  autre  loi  de  recrutement  ». 

1.  Voir  Darimon.  Les  Cent-Seize  et  le  mi7ii!itère  du  2  janvier,  p.  13. 

2.  iNuuiéro  daté  du  9  juin. 

3.  Numéro  du  3  juin. 


M.   JULES  FERRY   DEPUTE.  195 

M.  Jules  Ferry,  candidat  démocrate  et  libéral,  y  a  tenu  la  première 
jilace  et  montré  que  sa  parole  vigoureuse,  instruite  et  entraînante, 
pouri'a  servir,  autant  que  sa  plume  brillante,  la  cause  de  la  liberté, 
dans  la  revendication  incessante  des  droits  du  pays  et  des  franchises 
parisiennes.  » 

L'élection  de  M.  Jules  Ferry,  celles  de  Gambetta  et  de  Bancel 
introduisaient  dans  la  Gauche  de  nouveaux  éléments  de  force,  très 
menaçants  pour  l'Empire.  Tandis  que  le  tiers-parti  se  reformait 
sous  la  qualilîcation  de  Parti  libéral  constitutionnel  et  rédig-eait, 
avec  le  concours  d'Emile  Ollivier,  le  texte  de  l'interpellation  des 
Cent-Seize,  qui  enlevait  à  M.  Rouher,  nommé  président  du  Sénat, 
tout  espoir  de  retour  aux  affaires  et  provoquait  la  formation  du 
ministère  du  17  juillet^,  M.  Jules  Ferry  et  ses  collègues  de  la 
députation  de  Paris  prenaient  une  attitude  d'opposition  plus  déter- 
minée. 

Après  avoir  abandonné  le  barreau  pour  le  journalisme  militant, 
M.  Jules  Ferry  renonçait  maintenant  au  journalisme  pour  remplir 
ce  rôle  d'homme  d'action  et  d'homme  d'Etat  auquel  il  s'était  préparé 
avec  tant  de  suite  et  de  persévérance.  Il  se  privait  résolument  des 
délicates  jouissances  de  l'écrivain  et  du  lettré,  des  satisfactions 
d'amour-propre  que  procurent  au  polémiste  l'intime  communion 
avec  ses  lecteurs  et  l'applaudissement  public,  pour  aborder  la 
tribune  du -Corps  législatif;  il  posait  la  plume  du  publiciste  et 
choisissait  la  parole  pour  arme  de  combat. 

C'est  dans  la  séance  du  Corps  législatif  en  date  du  6  juillet,  que 
l'élection  de  M.  Jules  Ferry  dans  la  sixième  circonscription  électo- 
rale de  la  Seine  vint  à  l'ordre  du  jour.  Sur  le  rapport  du  marquis 
de  Pire,  M.  Jules  Ferry  fut  admis  ^. 


1.  Le  ministère  d'État  était  supprimé.  Cinq  nouveaux  ministres  :  Duvergier, 
de  La  Tour  d'Auverî^ne,  Alfred  Le  Roux,  Bourbeau  et  Chasseloup-Laubat 
recevaient  des  portefeuilles.  MM.  Forcade  de  La  Roquette,  Magne,  Gressier, 
.Maréchal  Niel,  Rigaut  de  Genouilly,  conservaient  les  leurs. 

2.  Extrait  du  Joitrnal  officiel  du  7  juillet  1869  : 

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  M.  le  marquis  de  Pire  a  la  parole. 

M.  LE  MAiiQuis  DE  PiRÉ.  —  Messieurs,  au  nom  du  huitième  bureau,  je  viens 
vous  faire  le  rapport  sur  l'élection  de  M.  Jules  Ferry,  au  second  tour  de 
scrutin  dans  la  G"  circonscription  électorale  du  département  de  la  Seine. 
(Scrutin  des  6  et  7  juin). 

Deux  protestations  se  présentent  contre  cette  élection;  l'une,  du  8  juin  1869, 
n'est  qu'une  reproduction  d'une  première,  analogue,  au  premier  tour  de 
scrutin  ;  elle  porte  dix  signatures  et  les  adresses  des  signataires. 

Dans  la  dernière,  la  seule  dont  nous  ayons  à  tenir  compte,  il  y  a  trois 
griefs  : 

1°  La  nature  de  la  cire  employée  pour  les  scellés  de  la  porte  de  la  salle 
où  les  urnes  étaient  renfermées  ; 

2°  La  porte  de  cette  salle  n'était  pas  scellée  avec  une  bande  en  papier  ; 

3°  Refus  du  mairede  permettre  l'application  de  cachets  particuliers. 

Le  maire  répond  : 


19G  IiISCOI  IIS   rr   OI'I.MO.NS. 


Discours  sur  l'élection  de  M.  de  Guilloutet. 

Knlré'  <iu  Parlement,  railleur  de  la  Lutte  électorale  de  1863  avait 
|.his  (iiialité  que  personne  pour  faire  le  procès  à  la  candidature 
officielle.  Il  saisit  toutes  les  occasions  de  mettre  en  lumière  la  for- 

1»  Avoir  employt^  la  cire  dont  se  servent  les  juges  de  paix  : 

2°  Avoir  substitué  la  bande  de  fil  à  la  bande  de  papier  pour  plus  de 
solidité  ; 

3«  S'être  refusé  positivement  à  laisser  apposer  sur  la  porte  d'autre  cachet 
(|ue  le  sien,  conformément  aux  instructions  de  la  lettre  du  préfet  du  12  mai 
dernier. 

Votre  8°  bureau  et  la  sous-commission  n'ont  pas  cru  devoir  s'arrêter  à 
cette  protestation  du  G  juin,  reproduisant  les  allégations  de  celle  du  25  mai. 

Suit  une  autre  protestation  en  date  du  28  juin,  signée  du  docteur  Grégoire, 
demeurant  rue  de  l'Abbaye-Saint-Germain,  6. 

Celle-ci,  adressée  à  MM.  les  députés  du  Corps  législatif,  est  formulée  en 
lieux  grandes  pages,  accompagnées  de  six  autres  intitulées  :  Fausses 
nouvelUts.  —  Manœuvres  dolosives  et  violences. 

Sept  numéros  de  divers  journaux  y  sont  joints  : 

Gazette  de  France  du  9  mai. 

L'Univers,  9,  17,  18,  25  mai  et  22  juin. 

La  Liberté  du  21  mai. 

La  Presse  du  3  juin. 

La  protestation  relève  comme  illégalités:  l'introduction  ilaiis  la  ri'uninn 
(les  électeurs  tenue  dans  la  salle  du  Pré-aux-Clers,  le  24,  de  certaines 
personnes  n'ayant  pas  le  droit  d'y  assister.  Elles  s'y  seraient  introduites  par 
un  escalier  dérobé. 

.M.  Ernest  Picard  y  serait  venu  influencer  les  électeurs  (Rires  sur  plusieurs 
hancs),  se  serait  fait  attribuer  à  cet  effet  la  présidence  de  cette  réunion  par 
la  centaine  de  fidèles  escortant  M.  Ferry. 

Dans  la  réunion  électorale  tenue  le  3Û  mai  dans  la  salle  des  Peupliers,  rue 
de  Grenelle,  M.  Jules  Ferry  aurait  dit  : 

«  Citoyens,  défiez-vous  des  manœuvres  de  la  dernière  heure  ;  notre 
adversaire  et  ses  amis  ont  une  brochure  tout  imprimée  qui  ne  sera  lancée 
qu'après  la  clôture  de  la  réunion,  afin  que  je  ne  puisse  pas  y  répondre 
devant  vous.  C'est  un  libellé  injurieux  et  diffamatoire  dirigé  contre  moi.  » 

Un  tumulte  succéda  à  ces  paroles.  «  Nous  ne  le  lirons  pas,  nous  le  déchi- 
rerons. Vive  Ferry  !  » 

Celte  nouvelle  était  fausse,  dit  la  protestation. 

Le  lendemain,  31  mai,  dans  la  réunion  du  manège  Pascaud,  rue  de  Vau- 
girard,  70,  .M.  le  docteur  Grégoire  ayant  interpellé  M.  Ferry,  le  sommant 
lie  prouver  qu'une  pareille  accusation  n'était  pas  une  calomnie,  les  paroles 
de  .M.  Grégoire,  jtarfaitemenl  entendues  de  M.  Ferry,  assis  près  de  la 
tribune  où  il  parlait,  auraient  été  étouffées  par  un  effroyable  tumulte, 
mentionné  par  la  sténographie  ofOciello.  —  Le  Constitutionnel  al  VUixivers 
le  constatent  ;  même  aussi  r[/;afe?'se/,  journal  favorable  à  la  candidature 
de  .M.  lerry. 

La  brochure  parut  le  2  juin,  ayant  pour  auteur  un  honorable  avocat, 
confrère  de  .M.  Ferry,  M.   Edouard   Dupont.   Elle  est  d'un  style  modéré  et 


DiSCOL'HS   SIH    I.liLECTlKN    DE   M.    DE   CLILLOUTET.  l'iT 

niidable  et  scandaleuse  pression  qu'avaient  exercée  en  1869  li's 
fonctionnaires  de  l'Empire  pour  imposer  aux  électeurs  les  candidats 
agréables. 

Dans  la  séance  du  8  juillet,  M.  Jules  Ferry  avait  en  vain,  avec  ses 
collègues  de  la  Gauche,  réclamé  l'ajournement  de  la  discussion  de 
l'élection  de  M.  de  Guilloutet  dans  le  département  des  Landes,  le 
bureau  ayant  été  saisi  d'une  protestation  de  M.  Lefrancqui  accusait 
son  concurrent  d'avoir  confisqué  à  son  profit  le  monopole  de 
rimprimerie,  avec  le  concours  du  sous-préfet.  Six  membres  du 
quatrième  bureau  avaient  estimé  que  l'élection  n'était  pas  valable. 
Elle  devait  donc  rentrer  dans  la  catégorie  des  élections  contestées, 
et  n'être  disculée  qu'après  la  constitution  du  bureau  de  la  Gbambre, 
aux  termes  de  l'art.   66    du  règlement  ;    mais  la   majorité    rejeta 

loyal,  ce  que  M.  Ferry  reconnut  lui-même  en  parlant  à  l'auteur,  qu'il 
rencontra  le  jour  de  la  publication. 

Le  5  juin,  M.  Ferry  aurait  fait  placarder  une  aflBche  où  des  imputation? 
calomnieuses  contre  son  compétiteur  auraient  excité  au  mépris  contre  lui, 
en  l'accusant  mensongérement  d'avoir  fait  apparaître  de  prétendus  électeurs 
de  -M.  Guéroult  dont  les  signatures  étaient  fausses. 

La  protestation  maintient  Fauttienticité  de  ces  signatures  sur  la  pièce 
originale,  restée  aux  mains  de  M.  Guéroult. 

Le  Rappel  et  le  Réveil  auraient  soutenu  ce  système,  toujours  pour  nuire  à 
M.  Cochin. 

Le  samedi  15  mai,  dans  une  réunion  tenue  au  Pré-aux-Clers.  .M.  Grégoire 
n'aurait  pas  pu  —  l'Univers  du  17  mai  et  la  Patrie  du  19  le  racontent 
—  faire  une  réponse  très  modérée  à  des  insultes  très  violentes  contre  le 
catholicisme. 

Le  samedi  29  mai,  le  président  illégal  ou  irrégulier,  M.  Ernest  Picard, 
étranger  à  la  6"  circonscription,  aurait  donné  la  parole  à  des  interrupteurs 
non  inscrits,  et  l'aurait  refusée,  tout  en  la  lui  promettant,  à  M.  Grégoire. 
Gela  se  passait  en  présence  du  frère  de  M.  Ferry,  de  M.  Gagne,  avocat,  et 
des  assesseurs  du  bureau... 

Et  ici.  Messieurs,  je  m'interromps  moi-même  pour  dire  une  chose  :  c'est 
que  je  ne  puis  m'empècher  de  penser  que,  ailleurs  que  dans  ce  bureau,  la 
parole  est  quelquefois  promise,  et  qu'on  ne  l'obtient  pas  toujours  facilement. 
{071  rit.) 

M.  LE  PRÉsiDE.XT  SCHNEIDER.  —  Vous  avez  la  parole  maintenant  pour 
faire  votre  rapport. 

M.  LE  MARQUIS  DE  PiRÉ.  —  Je  Continue. 

M.  Jules  Ferry  aurait  accusé  M.  Cochin  d'être  candidat  officiel,  et  lui- 
même  aurait  été  accusé,  en  revanche,  d'être  républicain  orléaniste. 

Un  M.  Léon  Baussard,  demeurant  rue  Jacob,  n°  30,  aurait  été  brutalement 
traîné  à  la  tribune  pour  avoir  formulé  cette  imputation. 

Enfin,  ladite  protestation  et  les  journaux  précités,  reproduisant  les  impu- 
tations analogues  contre  M.  Jules  Ferry,  prétendent  que,  le  6  et  le  7  mai, 
M.  Ferry  employa  le  moyen  suivant  pour  faire  dissoudre  la  réunion,  afin 
d'empêcher  qu'on  lui  répondît  —  manœuvre  qui  lui  aurait  été  habituelle  — 
en  irritant  le  commissaire  de  police  par  l'apostrophe  suivante  : 

«  Démocrates  et  socialistes,  ne  vous  disputez  pas  comme  en  18.51.  En  cette 
fatale  année,  est  survenu  un  troisième  larron  qui  a  pris  maître  Aliboron...  » 

Ainsi  les  démocrates  et  les  socialistes  auraient  été  comparés  à  des  voleurs. 


198  DISCOURS   ET   OPIMONS. 

l'ajournement  et  mit  la  discussion  du  rapport  à  l'ordre  du  jour  de 
la  séance  du  lendemain,  9  juillet. 

C'est  dans  cette  séance  du  9  juillet,  que  M.  Jules  Ferry  prononça 
un  vif  réquisitoire  contre  la  candidature  officielle  et  souleva  les 
colères  de  la  majorité.  Voici  ce  discours*  : 

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  La  discussion  continue  sur  l'élec- 
lion  de  la  première  circonscription  du  département  des  Landes. 

.M.  Jules  Ferry.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  M.  Ferrv  a  la  parole. 

M.  Jules  Ferry.  —  Messieurs,  dans  les  observations  que  je 
viens  présenter  à  la  Chambre  sur  les  élections  des  Landes,  j'ai 
lintenlion  de  me  conformer  à  la  nécessité  que  nous  impose,  à 
nous  (|ui  sommes  plus  portés  que  d'autres  dans  cette  assemblée 
à  critiquer  les  opéi'ations  électorales... 

Quelques  membres  en  face  de  V orateur.  —  Pourquoi  cela  ? 

M.  Jules  Ferry.  —  ...Je  me  conformerai,  dis-je,  au  progrès 
remarqua])le  qu'il  nous  faut  constater  depuis   quelques  jours 

le  suffrage  universel  à  un  âne  dont  le  Gouvernement,  voleur  lui-même,  se 
serait  emparé  au  préjudice  des  deux  premiers.  [Exclamations  et  rii-es.) 

Telle  est,  Messieurs,  l'énumération  des  faits  reprochés  à  M.  Ferry.  Votre 
S'  bureau  n'a  pas  pensé  qu'ils  fussent  de  nature  à  faire  invalider  son 
élection. 

Le  scrutin  des  6  et  7  juin  a  donné  ie  résultat  suivant  : 

Sur  37  656  électeurs  inscrits,  29  846  ont  pris  part  au  vote. 

Les  voix  sont  réparties  ainsi  qu'il  suit  : 

M.  Jules  Ferrv 15  730 

M.  Cochin  .    .' 13  944 

M.  Guéroult 11 

Voix  diverses  et  voix  nulles.  .  161 

M.  Ferry  a  ainsi  obtenu  un  nombre  de  suffrages  excédant  de  807  la  iiiuiiié 
des  suffrages  exprimés,  et  de  6  316  le  quart  des  électeurs  inscrits. 

L'extrait  de  naissance  de  M.  Jules  Ferry,  né  le  5  avril  1832,  à  Saint-Dié 
(Vosges-),  établit  sa  qualité  de  Français. 

En  conséquence.  Messieurs,  j'ai  l'honneur  de  vous  proposer  l'admission 
de  .M.  Jules  Ferry. 

.M.  Ernest  Picard.  —  Je  demande  la  parole. 

l)n  toutes  paris.  C"est  inutile  !  —  Aux  voix  !  aux  voix  ! 

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  Je  mets  aux  voix  les  conclusions  du 
bureau. 

(Les  conclusions  du  bureau  sont  mises  aux  voix  et  adoptées.) 

M.  Ferry  prête  serment  et  est  déclaré  admis. 

1.  O/yî-.-Je/ du  10  juillet  1869. 


DISCOURS   SUH   LËLECTION  DE  M.   DE  GUILLOUTEÏ.  199 

dans  la  jurisprutlenco  de  la  Chambre  et  dans  le  niveau  de  la 
moralité  électorale  qui  nous  est  faite. 

L'élection  des  Landes  est,  en  effet,  comme  un  très  grand 
nombre  d'élections,  qualitiées  comme  elle  d'élections  non 
contestées,  entachée  d'une  quantité  d'illégalités  et  d'irrégula- 
rités prodigieuses.  Ce  serait  pourtant  trop  attendre  de  la 
patience  de  l'Assemblée  que  de  lui  en  imposer  le  récit  détaillé, 
édifiant,  mais,  hélas!  toujours  le  même.  Il  n'y  a  pas  une  élec- 
tion, de  celles  que  le  système  des  candidatures  officielles  a 
touchées,  qui  ne  mérite  d'être  recommencée.  (  Violents  murmures. 
Cris  :  A  C ordre!  à  V ordre! —  Très  bien!  à  gauche.) 

M.  Corneille.  —  Nous  protestons  au  nom  de  toute  la  Chambre 
contre  ces  paroles. 

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  -le  prie  M.  Ferry  de  ne  point 
méconnaître  la  justice,  et  je  crois  que  s'il  avait  voulu  se  rendre 
compte  de  la  façon  dont  les  élections,  celles  qualifiées  d'officielles 
comme  les  autres,  ont  été  faites,  il  ne  pourrait  pas  se  servir  des 
expressions  qu'il  vient  d'employer.  {Très  bien!  Très  bien!) 

M.  RoLLE.  —  Nous  ne  pouvons  pas  accepter  des  paroles  qui  sont 
une  injure  pour  le  sutfrage  universel  et  pour  la  majorité  de  cette 
Assemblée.  Je  demande  donc  que  l'orateur  soit  invité  à  retirer  ses 
expressions,  sinon  qu'il  soit  rappelé  à  l'ordre. 

Voix  à  gauche.  ■ —  Allons  donc  ! 

Voix  nombreuses  en  face  et  à  droite.  —  Oui  !  oui  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Oh!  vous  attendez  beaucoup  trop,  mon- 
sieur I 

(Plusieurs  membres  se  lèvent  sur  les  bancs  en  face  de  l'orateur 
et  lui  adressent  de  vives  interpellations  qui  se  perdent  dans  le 
bruit.) 

Voix  nombreuses.  —  A  l'ordre  !  A  l'ordre  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  demande  que  le  président  fasse  res- 
pecter, en  ma  personne,  la  liberté  de  la  tribune.  {Nouvelles 
exclamations  et  nouveaux  cris  :  A  tordre!  à  l'ordre!) 

M.  LE  BARON  Lafond  DE  Saint-Mur.  —  Nous  siégeons  tous  ici  parla 
force  de  notre  droit  ! 

M.  LE  président  Schneider.  —  J'inviterai  M.  Ferry,  s'il  veut  des 
égards  pour  sa  personne,  à  respecter  d'abord  deux  choses  :  la  per- 
sonne de  ses  collègues  et  le  sutfrage  universel.  {Très  bien!  Très  bien!* 

M.  Jules  Ferry.  —  Permettez-moi  !...  {A  tordre!  à  l'ordre!) 

M.  LE  BARON  Lafond  de  Saint-Mur.  —  Notre  mandat  vaut  le 
votre  ! 


'JW  DISCOIHS   ET   OI'INIO.NS. 

M.  Vi;.M)ni:.  -  A  rordrc!  mi  relirez  vos  paroles,  qui  sont,  une 
injure. 

M,  Jules  Feury.  —  Je  n'ai  pi'ononcé...  [A  l'ordi-e!  ô  lordre! 
—  Parlez!) 

M.  i.F.  pnÉsiDENT  SciiMiiDEU.  —  M.  FeiTy  peut  voir  qu'on  ne 
})lesse  pas  impunément  auie  assemblée,  qu'on  ne  blesse  pas  impu- 
nément la  justice...  (Rr clamât iona  à  gauche.  —  En  face  et  à  droite  : 
Oui!  oui!)  en  méconnaissant  ainsi  la  majesté  du  suftVai;o  uni- 
versel. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  demande  la  parole  pour  m'expli(iuer. 

M.  LE  pnÉsiDENT  ScHiNEiDER.  —  Parfaitement!  .l'allais  précisément 
vous  inviter  avons  expliquer. 

Vlusieiirs  membres  en  face  et  à  droite  de  la  tribune.  —  Qu'il  retire 
d'abord  ses  paroles  1 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  n'ai  prononcé  que  la  moitié  d'une 
phrase,  et  immédiatement  j'ai  été  interrompu  avec  une  violence 
croissante  que  je  ne  m'explique  pas.  {Riwieurs.) 

M.  MoRiN.  —  La  violence  n'a  pas  été  à  la  hauteur  de  l'insulle. 
[A  gauche  :  Oh!  oh!) 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  dis  que  je  ne  crois  avoir  usé  que  do 
la  liberté  donnée  à  chacun  de  nous... 

M.  Pevuusse.  —  Est-ce  la  liberté  d'insulter? 

M.  Jules  Ferry.  —  ...en  posant  celte  proposition  que  je 
répète,  j'aurais  le  droit...  {Intei-ruptinn),  j'aurais  le  droit  d'at- 
ta(pierà  celte  tribune  et  de  demander  l'invalidation  de  toutes 
les  élections  dans  lesquelles  le  système  des  candidatures  oftl- 
cielles  a  été  employé.  {Très  bien!  à  gauche.) 

J'en  aurais  le  droit,  vous  entendez  bien;  j'aui'ais  le  droit 
d'attaquer  ainsi  dans  son  ensemble  le  système  des  candidatures 
officielles.  [Mouvements  divers.) 

Si  les  membi'es  de  l'opposition  n'ont  pas  ce  droit-là,  ils  n'ont 
plus  qu'à  déposer  leui-  mandat,  car  si  par  hasard  nous  n'avions, 
sous  les  apparences  d'un  régime  de  suffrage  universel,  que 
l'hypocrisie  du  suffrage  universel  [ntnneurs),  il  ne  faudrait  pas 
y  joindre,  en  nous  fermant  la  bouche,  l'hypocrisie  de  la  liberté 
de  la  tribune.  [Approbation  à  gauche.  —  Murmures  et  réclama- 
lions  en  face  et  ù  droite.) 


DISCOURS   SUU   LÉLECTION    DE   M.   DE   GUILLOUTET.  201 

M.  Mathieu  (de  la  Corrèze).  —  L'élection  d'un  grand  nombre 
d'entre  nous  est  validée  par  la  Chambre  ;  je  demande  comment  il 
est  possible,  sans  respect  pour  ses  décisions,  de  nous  mettre  ainsi 
en  accusation  devant  le  pays.  C'est  là  une  intolérable  injure. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  ne  vous  mets  pas  en  accusation. 
[Agitotion.) 

M.  Segris.  —  Je  demande  la  parole.  (Parlez!  parlez!) 

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  La  parole  est  à  M.  Segris. 

M.  Segris,  de  sa  place.  —  Je  demande  à  faire  une  seule  obser- 
vation, et  on  peut  être  certain  que  j'y  apporterai  la  plus  grande 
modération. 

Quelle  est  notre  position?  Nous  avons  à  l'heure  qu'il  est  228  élec- 
tions validées. 

Eh  bien,  je  m'adresse  à  l'honorable  M.  Ferry  et  je  lui  demande 
s'il  est  possible  qu'en  présence  d'une  assemblée,  qu'en  présence  du 
pays,  alors  que  ces  228  validations  ont  eu  lieu,  on  mette  en  question 
la  valeur  et  l'honnêteté  de  ces  élections.  {Vive  approbation  sur  un 
(jruîid  nombre  de  bancs.  —  Ajiplaudhsements.) 

Permettez-moi  le  mot,  sans  que  cela  puisse  blesser  personne  : 
j'appelle  cela  un  procédé  révolutionnaire.   {Exclamations  à  gauche.) 

Voix  nombreuses.  Oui  !  oui  ! 

M.  Guyot-Montpayroux.  —  Le  procédé  révolutionnaire,  c'est  la 
candidature  officielle.  {Exclamations  et  bruit.) 

M.  Segris.  —  Vous  aurez  beau  faire  du  bruit,  la  voix  de  l'honnê- 
teté sera  toujours  écoutée  dans  cette  enceinte.  [Parlez! parlez!) 

Je  dis,  dans  l'intérêt  de  tout  le  monde,  que  ce  sont  là  des  pro- 
cédés révolutionnaires.  {Oui!  oui!  sur  un  grand  nombre  de  bancs.  — • 
Rrclamations  à  gauche.) 

M.  Glyot-Mgxtpayroux.  —  La  révolution,  c'est  la  candidature 
officielle  1 

Un  membre  à  gauche.  —  C'est  le  coup  d'État  qui  les  a  inventés. 
(Bruit). 

M.  Segris.  —  Oui,  ce  sont  des  procédés  révolutionnaires,  parce 
que  c'est  la  méconnaissance  et  la  violation  des  décisions  de 
l'Assemblée  par  ceux  qui  en  font  partie.  (Vif  assentiment  sur  un 
grand  nombre  de  bancs.) 

M.  Guyot-Montpayroux.  —  Je  demande  la  parole... 

M.  JtJLES  Ferry.  —  Je  demande  à  répondre  à  M.  Segris. 

M.  LE  PRÉSIDENT  Schneider.  —  Je  supplie  l'orateur  de  tenir  grand 
compte  de  ce  qui  vient  de  se  passer. 

Il  est  évident  que  si,  de  la  tribune,  partaient  des  expressions  qui 
pussent  blesser  les  membres  du  Corps  législatif  ou  l'Assemblée 
considérée  dans  son  ensemble,  s'il  survenait  ainsi  des  discussions 


i?0'2  lUSCOLliS    KT   Ol'lNIONS. 

il  liliiiiLos  à  l'excès,  les  iiitért-ls  du  pays  ne  seraient  plus  convena- 
lilenient  et  sainement  représentés.  {Très  bien!  Très  bien!) 

Je  supplie  donc  MM.  les  membres  de  l'opposition  de  ne  jjoint 
soulever,  par  la  forme  de  leur  discussion,  des  débats  irritants  qui 
peuvent  appartenir  à  d'autres  enceintes  [Inlcrniption),  mais  qui, 
dans  une  assemblée  législative,  sont  parfaitement  déplacés.  {Très 
bien!  Très  bien  !) 

Souvenons-nous  que  nous  ne  sommes  plus  ici  des  candidats,  mais 
que  nous  sommes  des  législateurs,  et  que  nous  devons  avoir  le  lan- 
gage calme  et  mesuré  du  législateur.  {Vive  approbation.) 

M.  GuYOT-MoNTPAYROiix.  —  Qu'on  nous  donne  l'exemple  !  [Excla- 
mations sur  plusieurs  bancs.) 

M.  LE  PRi-.siDENT  SciiNEiDER.  —  Il  VOUS  cst  doiiné,  VOUS  n'avezqu'à 
le  suivre. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  crois  que  la  suite  tie  mon  discours 
ouplnlôl  des  observations  que  j'avais  l'intention  de  présenter, 
montrera  que  je  n'entends  nullement  apporter  dans  cette 
assemblée  des  formes  de  langage  qui  ne  soient  pas  parlemen- 
taires, (^ounres  ?>on?gMes).  J'ai  dit  qu'il  y  avait  dans  l'élection 
des  Landes  des  faits  communs  à  un  grand  nombre  d'élections; 
et  J'aurais  bien  le  droit,  sur  l'élection  des  Landes,  vous  l'en- 
tendez bien,  et  non  sur  les  élections  validées  par  cette  assem- 
*blée...  {Ah/  ah!)  de  poser  la  question  générale  que  j'appelle  la 
question  du  système  des  candidatures  officielles!  Je  déclare  que 
je  n'ai  point  l'intention  de  le  faire,  ne  trouvant  point  encore 
l'instant  vt'nu  pour  cette  discussion.  Je  voulais  seulement  faire 
savoir  à  la  Cliambre  que  le  dossier  de  l'élection  des  Landes 
n'est  point  vide  des  irrégularités  de  détail  et  des  illégalités 
nombieuses  qu'à  mon  sens  le  système  des  candidatures  offi- 
cielles entraîne  nécessairement  à  sa  suite. 

Ainsi,  non  seulement  dans  le  dossier,  mais  dans  le  rapport 
que  vous  avez  entendu  bier,  et  qui  est  au  Journal  officiel,  il  se 
rencontre  un  très  grand  nombre  de  faits  qui  portent  sur  l'atti- 
tude et  les  procédés  des  maires,  au  moment  du  scrutin  ;  par 
exemple,  des  maires  ouvrent  les  bulletins  qui  leur  sont  rerais; 
les  maires  les  distribuent;  les  urnes, en  certains  lieux,  ont  deux 
ouvertures,  l'une  pour  les  bulletins  du  candidat  officiel,  l'autre 
pour  les  bulletins  du  candidat  indépendant.  {Réclamations.) 

Tout  cela  est  dans  le  rapport,  tout  cela  est  dans  le  dossier. 

M.  DE  GiiLLOiriT.  —  Je  proteste;  je  demande  la  parole. 


DISCOURS   sua   LÉLECTION   DE  M.    DE  GLILLOUTET.  203 

M.  Jules  Ferry.  —  Vous  aurez  la  parole,  M.  de  Guilloutet, 
mais  il  me  semble  que  j'ai  bien  le  droit  de  faire  entendre  la 
mienne. 

M.  DE  Guilloutet.  —  J'ai  le  droit  de  la  demander  et  ce  n'est  pas 
vous  qui  m'erapêchei-ez  de  la  prendre.  [Très  bien!  ■ —  Rumeurs  sur 
quelques  bancs.) 

M.  LE  COMTE  d'Aiguesvives.  —  Il  faut  que  M.  de  Guilloutet  la 
demande  pour  l'avoir. 

M.  Jules  Ferry.  —  Ces  faits  sont  mentionnés  au  rapport  de 
rbonorable  M.  Mathieu  qui  ne  relève  pas  moins  de  dix-sept 
protestations. 

M.  LE  BARON  DE  Veauce.  —  On  n'a  jamais  entendu  parler  de  cela. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  ne  fais  que  mentionner  ce  qui  est 
dans  le  rapport. 

M.  LE  BAROX  DE  Veauce.  —  Dans  le  rapport  sur  l'élection  des 
Landes? 

M.  Jules  Ferry.  —  Oui,  monsieur,  je  parle  d'après  l'bono- 
rable  M.  Mathieu,  rapporteur  de  l'élection  des  Landes  :  le 
rapport  qui  nous  a  été  lu  hier  contient  dix-sept  protestations 
de  cette  nature.  Mais  ce  sont  là  les  péchés  véniels  de  l'élection 
des  Landes.  Il  y  a  quelque  chose  de  plus  grave  dans  les  faits 
particuliers,  il  y  a  l'intervention  des  instituteurs,  qui  a  eu  ici 
un  ensemble,  une  ardeur,  une  àpreté  remarquables. 

Un  membre  à  droite.  ■ —  N'était-ce  pas  leur  droit  ? 

M.  Jules  Ferry  —  C'eût  été  leur  droit,  si  cette  intervention 
avait  été  spontanée;  mais  je  dois  faire  remarquer  à  la  Chambre 
que  l'intervention  des  instituteurs  avait  été  provoquée  par  une 
lettre  confidentielle  du  préfet,  qu'il  est  bon  que  la  Chambre  et 
le  pays  connaissent.  Cette  lettre  confidentielle  en  voici  l'original  : 

M.  Eugène  Pelletan.  —  Ah  !  ati  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  «  Cabinet  du  préfet  des  Landes  [confi- 
dentielle). 

«  Monsieur  l'instituteur, 
«  Votre  commune  va  être  très  travaillée  par  l'opposition  :  je 
compte  complètement  sur  votre  dévouement  et  votre  concours 
efficace.  » 


2(t4  iiisconts  i:t  opimuns. 

Plusieurs  membres  à  (Jroilc.  —  Eli  l)irii  !  il  a  raison. 

M.  JuLKS  Ferry.  —  On  sait  ce  que  c'est,  Messieurs,  (juc 
l'efRcacitt''  de  certains  concours  donnés  aux  élections  par  les 
inslituleui-s,  et  un  procès  célèbre  et  récent  vous  a  appris  qu'il 
peut  y  avoir  cpudques  inconvénients,  quelques  péi'ils  de  la  pai't 
de  l'autorité  supérieure  à  demander  ou  à  exiger  des  instituteurs 
un  concours  efficace  :  il  y  a  de  ces  efficacités  qui  vont  jusqu'en 
cour  d'assises. 

A  gauche.  —  Ti r^s  hirTi  1  très  l)ion  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Ici  il  n'apparaît  rien  d'aussi  grave;  il  y 
a  pourtant,  à  la  suite  de  ce  concours  des  instituteurs,  un  certain 
nombre  de  faits  dont  la  preuve  autbentique  est  au  dossier,  et 
qui  n'en  sont  peut-être  pas  tout  à  fait  indépendants. 

Ainsi,  dans  la  commune  de  Saint-Maurice  —  et  je  ne  produis 
à  la  Chambre  que  les  réclamations  qui  sont  annexées  au  procès- 
verbal  officiel  —  dans  la  commune  de  Saint-3Iaurice,  ont  été 
annexés  au  pi'ocès-verbal  des  bulletins  portant  le  nom  de 
M.  de  Guilloutet,  et  portant,  en  outre,  au  coin  vers  le  haut, 
un  cbilïVe  qui  n'est  autre  que  le  chitïre  de  la  carte  électorale 
correspondante. 

Ce  fait  a  quelque  gravité,  du  moins  je  le  juge  ainsi,  et  pour 
ceux  qui  en  douteraient,  les  bulletins  numérotés  et  les  cartes 
portant  le  numéro  correspondant  sont  au  dossier. 

Mais  toutes  ces  choses  ne  sont  que  menus  détails  dans 
rélection  des  Landes. 

L'élection  est  viciée  par  un  fait  général  beaucoup  plus  grave, 
à  mon  sens,  et  qui  a  une  portée  très  sérieuse,  décisive  sur  le 
résultat  même  de  l'élection. 

Dans  toute  l'élection  il  y  a  —  c'est  la  lactique  électorale  qui 
l'indique  —  un  coup  de  théâtre  de  la  dernière  heure  et  un 
dernier  effort  qui  enlèvent  le  vote. 

Ici  le  coup  de  théâtre  a  été  l'intervention  de  l'évéque  d'Aire 
et  de  Dax,  aidé  de  la  complicilé  de  M.  le  préfet  des  Landes  et 
dt'  M.  le  sous-préfet  de  Saint-Sever. 

Quelques  mots  d'explication  sont  nécessaires  pour  faire 
saisir  à  la  Chambre  les  conditions  dans  lesquelles  s'est  produitr 
l'intervenlinn,  si  abusive,  si  excessive,  de  M.  le  sous-préfet  de 
Saint-Sevei-. 


DISCOURS   SLR   LÉLÉCTION   DE  M.  *DE  GCILLOUTET.  205 

En  1863,  l'évêque  d'Aire  et  de  Dax  avait  gardé  la  neutralité 
dans  la  lutte  électorale.  Pourquoi?  parce  que  M.  Victor  Lefranc, 
candidat  d'opposition,  appartient  à  un  groupe  d'esprits  dis- 
tingués qui  poursuivent,  à  travers  toutes  les  déceptions,  ce  que 
j'appelle,  moi,  l'utopie,  mais  ce  qu'ils  appellent,  eux,  le  rêve 
légitime  de  l'union  du  catholicisme  et  de  la  liberté. 

Aussi  les  opinions  de  M.  Victor  Lefranc  sont-elles,  dans  le 
département  des  Landes,  notoires  depuis  longues  années.  Pen- 
dant la  campagne  de  1869,  M.  l'évêque  d'Aire  et  de  Dax  avait 
gardé,  vis-à-vis  de  la  candidature  opposante,  libérale  et  catho- 
lique de  M.  Victor  Lefianc,  la  même  attitude  d'observation  et 
de  neutralité,  et  cela  jus(ju'au  15  mai,  à  la  veille  du  scrutin;  à 
ce  moment-là,  l'évéché  démasque  ses  batteries,  et  une  lettre 
épiscopale,  lue  au  prône  dans  un  très  grand  nombre  d'éghses, 
est  publiée  par  le  seul  journal  du  département,  le  Journal 
des  Landes,  deux  jours  après.  Ce  journal  ne  paraît  que  deux 
fois  par  semaine,  le  jeudi  et  le  dimanche.  C'est  le  journal  du 
jeudi  qui  contenait  la  letti-e  épiscopale. 

Cette  lettre  épiscopale  se  prononce  avec  la  plus  grande  énergie, 
avec  le  plus  grand  éclat  sur  les  deux  candidatui'es  en  présence. 
L'évêque  dit  aux  curés,  ses  collaborateurs,  (pi'il  y  a  pour  les 
cathohques  comme  une  pierre  de  touche  en  temps  électoral  :  ce 
sont  les  deux  questions  de  l'occupation  romaine  et  de  la  liberté 
de  l'enseignement  supérieur.  «  Cette  épreuve  par  la  touche  est 
décisive,  dit  le  prélat,  et  celui  des  candidats  qui  recule  d'effroi 
devant  la  pierre,  qui  dans  ses  nombreux  appels  ne  dit  pas  un 
mot  du  pape,  ni  de  Rome,  qui  refuse  obstinément  de  s'expliquer 
sur  les  questions  que  nous  plaçons  bien  au-dessus  de  toutes  les 
choses  de  la  terre,  celui-là,  quels  que  soient  ses  sentiments 
privés  de  religion,  ne  saurait  prétendre  au  vote  d'un  seul 
catholique,  qui  ne  consulte  que  Dieu  et  sa  conscience  dans  le 
sulïrage  qu'il  est  appelé  à  donner. 

«  Celui,  au  contraire,  qui  a  eu  le  courage  spontané  d'écrire  : 
«Je  ne  répudie  aucun  de  mes  votes  et  je  m'honorerai  parti- 
culièrement toujours  de  celui  que  j'ai  émis  le  5  décembre  1867, 
au  nom  de  la  religion  catholique,  en  faveur  du  pouvoir  temporel 
(lu  pape,  »  qui,  interpellé  sur  la  liberté  d'enseignement  supé- 
lieur,  avoue  loyalement  que  c'est  par  oubli  qu'il  a  omis  d'en 
jiarler  dans  sa  profession  de  foi,  celui-là  manifestement  a  droit 


2or,  hisconts  f.t  oi'hMo.xs. 

aux  préférences  do  loiit  Landais  qui  poi-te  un  cœur  dévoué  h 
rÉplise  et  à  l'avenir  reliiiieux  de  son  pays.  » 

Voilà  donc  M.  Viclor  Lefi'anc  accusé  d'avoir  reculé  dcvanl  la 
touche  ou  devant  la  pierre,  comme  dit  M.  l'évêque  d'Aire  et  de 
Dax. 

M.  Victor  Lefranc  parle  de  ce  mandement  épiscopal  avec  une 
très  grande  amertume;  il  allègue,  et  pour  tous  ceux  qui  le 
connaissent,  ses  allégations  valent  la  vérité,  il  allègue,  dis-je, 
que  cet  acte  épiscopal  est  d'autant  plus  étrange  que  rien  ne  le 
faisait  pressentir,  et  qu'ensuite  il  a  éclaté  le  jour  même  où 
M.  Victor  Lefranc  i)ul)liait,  à  l'adresse  des  Landais,  une  pro- 
fession de  foi  dans  laquelle  il  touchait  cette  question  qui  leur 
est  particulièrement  chère. 

II  ajoute  enfin  qu'il  venait  de  voir  Mgr  l'évêque  d'Aire  et  de 
Dax,  d'avoir  avec  lui  un  long  entretien;  rien  ne  lui  avait 
fait  soupçonner  cette  espèce  d'excommunication  majeure  qui 
était  dans  la  lettre  du  prélat  et  qui  allait  se  répandre,  comme 
une  manœuvre  électorale  de  la  dernière  heure,  sur  toute  la 
circonscription  des  Landes.  Il  était  donc  de  première  nécessité 
pour  M.  Victor  Lefranc  —  c'était  une  question  de  vie  ou  de 
mort  pour  sa  candidature  —  de  répondre  à  la  lettre  du  prélat, 
aussi  rédige-t-il  sur  l'heure  une  réponse. 

Mais,  à  cette  date  thi  10  ou  17,  à  la  veille  du  scrutin,  la  diffi- 
culté était  de  iaire  imprimer  cette  réponse  assez  vite  pour 
qu'elle  pût  détruire  l'effet  de  la  lettre  épiscopale. 

M.  Victor  Lefranc  fit  visiter  successivement  les  deux  impri- 
meurs de  Mont-de-Marsan  qui  n'étaient  pas  les  imprimeurs  de 
l'évéché  ;  il  était  évidemment  inutile  de  s'adresser  à  l'imprimeur 
de  l'évéché,  mais  les  deux  autres  imprimeurs  furent  visités  par 
les  amis  de  M.  Victor  Lefranc;  la  preuve  en  est  au  dossier  :  je 
la  toiH-nirai  si  le  fait  est  contesté. 

Restait  un  troisième  imprimeur  à  Saint-Sever. 

L'imprimeur  de  Saint-Sever  est  un  M.  Serres,  qu'une  corres- 
pondance qui  est  au  dossier  avait  mis  en  rapport  avec  M.  Victor 
Lfhanc  dès  le  mois  d'avril,  et  ces  rapports  avaient  eu  pour 
conséquence  un  très  grand  nombre  d'impressions  sorties  des 
presses  de  M.  Serres  pour  la  candidature  de  M.  Victor  Lefranc. 

A  cette  date  du  17  mai.  31.  iScn-os  était  en  train  d'imprimer 
des  bulletins  pour  M.  Victor  Lefranc. 


DISCOURS   SLK   LÉLECTION    DE   M.    DE    GUILLOLTET.  207 

Tout  naturellement,  à  la  réception  de  la  minute  de  M.  Victor 
Lefranc,  M.  Serres  met  des  ouvriers  compositeurs  à  l'œuvre,  je 
rapporte  —  et  j'attire  sur  ce  fait  toute  l'attention  de  la  Chambre 
—  je  rapporte  la  première  épreuve  corrigée  par  l'imprimeur 
de  la  réponse  de  M.  Victor  Lefranc  à  la  lettre  épiscopale. 

Je  dois,  pour  la  clarté  du  récit,  faire  connaître  à  la  Chambre 
quelques  lignes  de  cette  réponse. 

«  Messieurs  et  c.heus  concitoyens, 

((  Aujourd'hui  17  mai  1869,  on  me  communique  et  je  lis  avec  un 
douloureux  étonnement,  un  mandement  électoral  de  monseigneur 
l'évêque  d'Aire  et  de  Dax. 

«  Je  voudrais  pouvoir  attribuer  à  l'oubli  ou  à  l'ignorance  des 
faits,  la  manière  dont  cet  étrange  document  parle  des  deux  candi- 
dats de  la  première  circonscription  des  Landes. 

«  Selon  Sa  Grandeur,  je  serais  «  celui  des  candidats  qui  recule 
«  d'effroi  devant  la  pierre  de  touche  ». 

Suit  la  citation  du  mandement. 

«  Ce  langage  serait  étrange,  lors  même  que  les  faits  seraient 
exacts;  ils  ne  le  sont  pas. 

a  Dès  1863,  Sa  Grandeur  connaissait  mon  sentiment  sur  le  pou- 
voir temporel  et  l'avis  qui  m'était  unanimement  donné  devant  elle 
de  n'en  pas  faire  l'objet  d'une  proclamation.  Je  suivis  cet  avis  ;  un 
curé  m'interpella  presque  à  la  veille  du  scrutin  ;  j'offris  de  m'expli- 
quer,  si  le  candidat  officiel,  qu'on  affectait  de  ne  pas  interpeller, 
répondait  avec  moi  ;  on  n'accepta  pas,  l'élection  eut  lieu  ;  on  sait  le 
résultat. 

«  En  1869,  le  15  mai,  Sa  Grandeur  sait  et  apprend  de  nouveau, 
de  ma  propre  bouche,  que  mon  sentiment  persiste,  que  la  décla- 
ration du  candidat  officiel,  dans  sa  deuxième  circulaire,  motive  de 
ma  part  une  réponse  qui  affirme  mon  opinion,  qui  est  écrite,  qui 
est  partie  pour  l'imprimeur.  Elle  sait,  elle  aurait  au  besoin  appris 
de  moi,  que  le  candidat  officiel  a  émis,  le  5  avril  1865,  un  vote 
contraire  à  celui  du  5  décembre  1867.  Et  c'est  le  même  jour, 
15  mai,  qu'est  donnée  cette  circulaire  oii  est  définie,  si  contraire- 
ment aux  faits,  la  situation  des  deux  candidats.  Quoi!  écrire  cette 
circulaire  sachant  tout  cela  ;  quoi!  l'écrire  le  jour  même  où  va 
s'imprimer' la  mienne;  ne  pas  m'avertir  et  prendre  les  devants? 
Quoi!  attendre  que  la  période  des  réunions  soit  close  et  que  la 
veille  du  scrutin  approche  ? 

«  Ah  !  Sa  Grandeur  a  raison.  11  faut  attacher  bien  peu  d'impor- 
tance aux  sentiments  religieux  des  candidats,  à  l'homogénéité  des 
votes  des  élus  pour  descendre  ainsi,  comme  évêque,  dans  l'arène 
politique,  pour  celui  dont  il  n'ignore  pas  les  votes  contradictoires, 
et  surtout  contre  celui  dont  les  sentiments  et  l'avis  lui  sont  connus.  » 


■208  UISCOUKS  ET  OPINIONS. 

Voilà  la  ivpnnso  de  M.  Victor  Lefranc;  voilà  ce  qui  6(311 
composé  dans  les  ateliers  de  M.  Serres,  ce  qui  était  corrigé 
typojiraphiquement  à  la  date  du  18  mai. 

Le  lendemain,  quand  on  se  présente  pour  parler  du  tirage. 
on  trouve  un  imprimeur  dont  les  dispositions  sont  changées  dn 
tout  au  tout.  M.  Serres,  qui  avait  préparé  jusque-là  les  bulletins 
(lu  candidat  opposant,  qui  avait  préparé,  composé,  mis  en  état 
d'être  tiré  à  un  grand  nombre  d'exemplaires  la  circulaire  si 
importante  de  M.  Victor  Lefranc,  M.  Serres  refuse  tout  à  coup 
ses  presses. 

Pourquoi  ce  refus?  Quelle  en  est  la  cause?  Quel  en  est  l'au- 
teur? Qui  en  est  responsable?  M.  le  sous-préfet  de  Saint-Sever. 

Je  vais  établir  devant  la  Chambre,  et  ce  sera  très  court,  que 
M.  le  sous-préfet  de  Saint-Sever  a  interdit  arbitrairement, 
abusivement.  àM.  Serres,  imprimeur  à  Saint-Sever,  de  continuer 
le  travail  fpi'il  s'était  engagé  à  livrer  à  M.  Victor  Lefranc. 

M.  Krm.st  PiCAHi).  —  C'est  très  grave.  {On  rit.) 

y\.  Jules  Ferry.  —  Je  crois,  en  effet,  que  c'est  très  grave, 
mais  ce  n'est  nullement  risible  ! 

Cq  que  je  dis  là,  ce  qui  constituerait  un  acte  d'arbitraire 
administratif  extrêmement  grave,  digne  en  efTet  de  toute  votre 
attention,  de  toutes  vos  sévérités,  ce  que  je  dis  là,  je  le  prouve. 

Je  le  prouve  d'une  manière  tout  à  fait  irréfragable,  d'abord, 
par  la  sommation  adressée,  à  la  date  du  19  mai,  à  la  requête  de 
M.  Victor  Lefranc  à  M.  Serres,  imprimeur  à  Saint-Sever.  Un 
huissier  se  présente,  au  nom  de  M.  Victor  Lefranc,  somme 
M.  Serres  d'avoir  à  continuer  le  tirage.  Que  répond  l'imprimeur? 
Il  répond  par  ces  seuls  mots  :  «  Je  ne  puis.  »  Il  ne  dit  pas, 
comme  on  a  essayé  depuis  de  le  lui  faire  dire  —  c'est  là  tout  le 
système  de  la  défense  qui  vous  sera  présentée  dans  l'intérêt  de 
31.  le  sou.s-préfet  de  Saint-Sever,  —  il  ne  dit  pas  :  «  Je  ne  puis 
pas,  parce  que  mes  presses  sont  encombrées,  parée  que  j'ai 
wuit  commande  très  pressée  de  M.  le  sous-préfet.  »  Non!  il  dit  : 
«  Je  ne  puis!  »  et  ces  trois  mots,  c'est  le  cas  de  le  répéter,  en 
disent  plus  long  dans  l'alTaire  qu'ils  ne  sont  gros. 

J'apport(>  du  fait  de  l'injonction,  de  la  pression  illégale 
exercée  sur  l'imprimeur  par  M.  le  sous-préfet  de  Saint-Sever, 
une  seconde  preuve  :  le  fait  a  été  aftirmé,  à  trois  ou  quatre 


DISCOURS    SUR  LÉL1-:(;TIU.\    de   m.    de   (iUlLI.OLTET.  i!0'.> 

reprises  différentes,  dans  des  lettres  publiques,  insérées  dans 
les  journaux  du  pays;  ces  journaux,  je  les  ai  dans  mon  dossier, 
et  jamais  M.  Serres  n'a  protesté. 

Enfin,  ce  fait  de  pression,  d'injonction  abusive  que  je  trouve 
si  grave,  dans  ma  moralité  na'ive...  [Exclamations  et  rumeurs),  il 
est  prouvé  directement  par  l'aveu  de  M.  le  sous-préfet  de 
Saint-Sever  lui-môme. 

En  effet,  devant  le  bureau  il  nous  a  été  produit,  de  la  part  d<'. 
M.  le  sous-préfet  de  Saint-Sever,  une  lettre  que  je  vous  recom- 
mande. Messieurs,  parce  qu'elle  ne  peut  avoir  qu'un  sens  pour 
les  esprits  droits  et  quelque  peu  attentifs. 

M.  le  sous-préfet  de  Saint-Sever  répond  qu'en  effet  il  est  pour 
quelque  chose  —  ce  premier  aveu  est  grave  —  dans  la  suspen- 
sion du  travail  commandé  par  M.  Victor  Lefranc  à  l'imprimeur 
de  Saint-Sever,  mais  que  sa  participation  a  été  fort  innocente  : 
M.  le  sous-préfet  aurait  eu,  en  effet,  juste  à  ce  moment-là,  des 
travaux  administratifs  des  plus  pressés  dans  les  ateliers  de 
M.  Serres.  M.  Serres  serait  allé  à  la  sous-préfecture  pour 
demander  à  M.  le  sous-préfet  la  permission  d'interrompre,  en 
faveur  de  M.  Lefranc,  le  travail  des  imprimés  préfectoraux,  et 
M.  le  sous-préfet  en  aurait  tout  simplement  refusé  la  permission. 

A  prendre  l'explication  de  M.  le  sous-préfet  dans  ces  termes, 
sans  la  diviser,  sans  l'interpi'éter,  je  me  demande  d'abord  s'il  y 
aurait  une  grande  différence  entre  un  sous-préfet  disant  :  n'im- 
primez pas  la  lettre  de  Victor  Lefranc  parce  qu'il  me  faut,  sans 
plus  tarder,  les  travaux  que  je  vous  ai  commandés,  et  un  sous- 
préfet  disant  à  un  imprimeur  :  «  N'imprimez  pas,  parce  que  je 
vous  le  défends.  » 

Mais  l'explication  que  donne  M.  le  sous-préfet  de  Saint-Sever 
n'est,  en  déffnilive,  qu'une  explication  faite  après  coup,  comme 
vous  allez  voir;  elle  suppose,  en  effet,  que  les  presses  de 
M.  Serres  n'auraient  pas  pu  être  occupées  concurremment  par 
les  commandes  de  la  sous-préfecture  et  par  les  commandes  de 
M.  Lefranc.  Or,  il  n'en  est  rien,  et  ce  qui  le  prouve  bien,  ce  qui 
le  prouve  d'une  manière  complète,  c'est  qu'en  ce  moment 
même,  le  18  et  le  19  mai,  M.  Serres  a  livré  à  M.  Victor  Lefi"anc 
50  000  bulletins  en  deux  jours. 

M.  Serres  n'en  était  donc  pas  à  se  dire  :  «  Comment  faire 
pour  imprimer  la  commande  de  M.  Victor  Lefranc  et  les  com- 

14 


210  DISCOIKS   1:T  U1MM(»>S. 

inaiules  de  la  sous-préfecture?  Les  50  OOU  bulletins  imprimés  le 
18  et  19  étaient  un  travail  beaucoup  plus  important  que  le 
tirage  de  la  lettre  de  M.  Victor  Lefranc. 

Voilà  le  fait. 

Vous  me  peimettrez,  maintenant,  d'en  tirer  biièvement  la 
moralité. 

La  première  moralité  qu'il  contient,  c'est  que  MM.  les  sous- 
préfets,  lors  même  qu'ils  sont  interrogés  par  la  Chambre,  ne 
disent  pas  toujours  la  vérité.  {Ah!  ah!) 

La  seconde  moralité  à  en  tirer,  c'est  que  l'action  administra- 
live  dans  la  lutte  électorale  sait  revêtir  des  formes  très  diverses  ; 
tantôt  c'est  par  rintimidalloji  ({u'elle  agit;  tantôt,  c'est  par  la 
ruse. 

Je  crois  qu'il  est  dil'ticile  de  contester  qu'il  y  ail  quelque  peu 
de  ruse  dans  la  conduite  de  M.  le  sous-préfet  de  Saint-Sever. 

Cette  alîaire  nous  apprend  autre  chose  encore  :  c'est  que  le 
monopole  de  l'imprimerie,  le  système  des  brevets  peut  devenir, 
à  l'occasion,  un  moyen  commode  d'étranglement  électoral  à 
la  dernière  heure;  et  je  m'explique  par  là,  pour  mon  compte, 
certaine  scène  qui  s'est  passée  ici,  au  mois  de  février  1868,  el 
certaines  l'ésolulions  du  Gouvernement  et  de  M.  le  ministre 
<rÉtat,  qui  furent  alors  fort  diversement  interprétées. 

A  cette  date  du  3  février  1868,  la  Chambre  était  saisie  d'un 
projet  de  loi  sur  la  liberté  de  la  presse,  et,  dans  ce  projet  de  loi, 
il  y  avait  un  article  qui  al)olissait  les  brevets  d'imprimeur.  Tout 
à  coup,  un  scrupule  s'éleva  dans  l'esprit  de  M.  le  ministre 
d'Étal,  et  il  vint  dire  à  la  Chambre  qu'il  avait  reçu  une  pétition 
des  imprimeurs  di;  Paris... 

M.  LE  Mi.Msrm:  d'Etat.  —  Je  demande  la  parole. 

-AI.  Jules  FEuny.  —  ...(jui  prétendaient  avoir  droit  à  uin' 
indemnité,  et  qu'en  présence  de  cette  réclamation  de  l'intérêt 
jn'ivé,  l'intérêt  social  supéi'ieur  qui  avait  dicté  au  Gouvernement 
la  résolution  d'abolir  les  brevets  devait  céder  la  place. 

On  en  est  là  depuis  ce  temps,  Messieurs,  et  l'on  se  demande 
tous  les  jours  quand  aboutira  l'enquête,  ou  si  rarticle  de  loi, 
IM'oposé  en  18G8  par  le  Gouvernement,  est  pour  jamais  enterré 
dans  les  carions  du  ministère  d'Élat. 

Eh  bien,  oui,  il  y  est  enterré,  et  vous  savez  pourcjuoi  l'admi- 


DISCOURS   SUR   L'ÉLECTION   DE  M.   DE  GUILLOUTET.  m 

nistration  a  conservé  le  monopole  des  imprimeurs  :  pour  s'en 
faire  une  arme  électorale,  comme  le  prouve  l'affaire  de  l'impri- 
meur de  Saint-Sever.  [Rumeurs  en  face  et  à  droite  de  Vorateur.) 

Il  va  sans  dire  que  la  majorité  valida  l'élection  de  M.  de  Guil- 
loutet  ;  mais  l'opposition  gagnait  du  terrain  chaque  jour  et,  malgré 
son  assurance,  M.  Rouher  était  obligé  d'évoquer  le  spectre  rouge 
pour  entraîner  ses  fidèles.  L'Empereur  lui-même  sentait  son 
ministre  d'État  si  usé  qu'il  l'envoya  quelques  jours  après  présider 
le  Sénat.  Avant  même  que  la  vérification  des  pouvoirs  fût  terminée, 
et  après  une  session  de  seize  jours,  le  Gouvernement  prorogea  la 
Chambre  sans  ajournement  fixe.  C'est  pour  protester  contre  cette 
brusque  prorogation  que  M.  Jules  Ferry  adressa  la  lettre  suivante  à 
ses  électeurs  de  la  sixième  circonscription  de  Paris  *  : 

31  ES   CHERS  CONCITOYENS, 

J'ai  promis  de  vous  rendre  compte,  à  la  fin  de  chaque  session, 
du  mandat  dont  vous  m'avez  honoré.  Cette  fois,  le  pouvoir  a 
pris  soin  d'ahrégerma  tâche  :  à  peine  réunis,  on  nous  congédie. 

Cette  brusque  prorogation,  qui  ne  laisse  pas  même  aux  élus 
du  pays  le  temps  de  terminer  la  vérification  de  leurs  pouvoirs, 
a  excité  parmi  vous  une  grande  surprise  et  un  pi'ofond  mécon- 
tentement. Le  suffrage  universel  ne  saurait,  en  effet,  trop  vive- 
ment ressentir  l'injure  qui  lui  est  faite.  Je  n'examine  pas  si  le 
décret  de  prorogation  est  légal;  en  tout  cas.  la  mesure  est  sans 
exemple,  et  rien  moins  que  respectueuse.  Elle  laisse  en  suspens, 
pour  un  temps  indéterminé,  plus  de  cinquante  circonscriptions 
électorales;  elle  prive  de  représentation  régulière,  elle  met  en 
quelque  sorte  en  interdit  près  de  deux  millions  d'électeurs. 

Mais  c'est  là,  permettez-moi  de  le  dire,  le  moindre  défaut 
d'un  acte  si  extraordinaire. 

La  Constitution  de  18o2  vient  de  recevoir,  de  la  main  du 
pouvoir  lui-même,  une  profonde  atteinte.  Le  Gotivernement 
reconnaît  hautement  que  le  régime  qu'il  a  organisé  n'est  pas 
viable ,  et  qu'il  est  temps  d'y  introduire  des  modifications 
sérieuses.  Se  peut-d  rencontrer,  dans  la  vie  d'une  nation,  une 
heure  plus  solennelle,  une  crise  plus  décisive?  Et  pourtant,  la 
nation  seule  ne  parlera  pas  ;  le  Conseil  d'État  et  le  Sénat  vont 
décider,  en  tête  à  tête  avec  l'empereur,  de  nos  nouvelles  des- 

1.  Voir  le  Temps  du  24  juillet  1861». 


01.2  .  DISCOLHS   I:T   01'1M0.\S 

linêc^  cl  fosl  ainsi  que  le  pouvoir  personnel,  an  moment  même 
où  il  a  rail-  de  céder  à  la  volonté  populaire,  donne,  à  la  face  du 
pays,  la  preuve  la  plus  manifeste  de  son  accablante  omnipotence. 

Pour  vous,  chers  concitoyens,  qui  ne  croyez  ni  à  refficacilé 
des  compromis,  ni  à  la  durée  des  replâtrages,  vous  ne  vous 
laisserez  pas  prendre  à  ces  velléités  réformatrices  :  vous  en 
prévoyez  trop  aisément  rinévitable  avortement.  Les  gouverne- 
ments sont  soumis,  comme  toutes  les  choses  de  ce  monde,  à 
des  lois  nécessaires  :  ils  ne  se  font  pas,  à  leur  gré,  et  par  un 
acte  de  leur  fantaisie,  despotiques  ou  parlementaires. 

On  ne  sort  des  crises  politiques  analogues  à  celles  que  nous 
traversons  (pi'en  se  rappelant,  à  temps,  que,  dans  une  démo- 
cratie libre,  le  suffrage  universel  ne  cesse  jamais  d'être  le  pre- 
mier principe,  la  source  toujours  vivante  du  pouvoir  constituant. 
Autrement,  nous  bâtissons  sur  le  sable,  et  les  événements  se 
diargent  de  nous  rappeler  les  principes  méconnus  et  les  droits 

foulés  aux  pieds. 

Jules  Ferry, 


Déimté  de  la  6«  circonscription 
de  la  Seine. 


Paris,  23  juillet  1809. 


L'élection  de  Rochefort. 


I)';i illeurs,  comme  le  disait  M.  Jules  Ferry  daus  sa  lettre,  le  gou- 
vernement reconnaissait  lui-même  que  le  régime  de  18Ô2  n  etail  plus 
viable,   puisque  le    Sénat  était   appelé   à  délibérer,  daus  le  même 
temps    sur  un   projet  de  sénatus-consulte.  destiné  à  introduire  de 
.-raves  modifications  dans  la  Constitution.  Le  prince  Napoléon  pro- 
nonça même   un  discours  pour   approuver  la   translormation  des 
institutions  dans   le  sens   de    la   liberté.  Au    surplus,  FEmpereur 
paraissail,  incapable  de    gouverner.    Son   état  de  santé  mquielait 
vivement  la  cour;  le  séjour  qu'il  fit  à  Vichy,  en  septembre  t80iJ,  ne 
le  rétablit  pas.  Le  maréchal  Niel  venait  de  mourir  d'une   maladie 
analogue.  La  province,  jusque-là  si  calme,  secouait  sa  torpeur  et  es 
masses  ouvrières   faisaient  appel  à  la  violence  pour  réaliser  les 
cbimères  dont  le  socialisme  incohérent  du  souverain  avait  favorise 
le  développement.  C'est  le  8  octobre  d869  que  se  produisit  la  collision 
entre  la  troupe  et  les  mineurs  d'Aubin.  11  y  eut,  du  côté  des  mani- 
lestanls,  16  tués  et  20  blessés.  L'elfet  de  cette  bagarre  fut  immense. 
On  le  vit  aux  élections  partielles  des  21-22  novembre  1869.  Il  s  agis- 
sait de  remplacer  dans  les  première,  troisième  quatrième  ethuitieme 
circonscriptions  de  la  Seine  Gambetta,  Bancel,  E.  Picard  et  J.  Simon 


DISCOLliS   SUR   LES    KI.ECTIONS.  213 

(|iii  avaient  opté  pour  les  départements,  et  Bourbeau  et  A.  Leroux, 
nommés  ministres  avant  le  derniersénatus-consulte.Cesdeux  derniers 
furent  réélus  dans  la  Vienne  et  la  Vendée,  mais,  à  Paris,  Rochéfort 
l'emporta  sur  Carnot,  Crémieux  sur  Pouyer-Quertier  et  Emmanuel 
Arapo  sur  Alphonse  Gent.  Dans  la  quatrième  circonscription,  Glais- 
Bizoin  obtint  13  3b3  voix  contre  H.  Brissou  (6  910  voix)  et  Allou  7816'. 
L'élection  de  Rochéfort  eut  pour  résultat  d'exaspérer  l'Empereur  et 
d'ajourner  la  constitution  d'un  nouveau  cabinet.  Mais  les  mouvements 
qui  se  produisirent  dans  le  sein  de  la  Chambre  ne  tardèrent  pas  à  forcer 
la  main  au  Pouvoir  exécutif.  Un  manifeste  élaboré  par  la  gauche,  qui 
s'était  réunie  les  14  et  15  novembre,  réclama  l'élection  des  maires - 
et  une  refonte  complètede  noire  système  militaire,  ayant  pour  sanc- 
tion la  restitution  au  Parlement  du  droit  de  déclarer  la  guerre.  Ce 
manifeste  portait  27  signatures,  notamment  celle  de  M.  Jules  Ferry. 
MM.  Barthélémy  Saiul-Hilaire  et  Lefèvre-Pontalis  avaient  également 
donné  leur  adhésion,  à  côté  de  Gambetta,  Grévy,  Picard,  Bancel, 
.1.  Simon,  J.  Favre,  etc. 


Discours  sur  les  élections. 

Dés  l'ouverture  de  la  session  (30  novembre),  la  gauche  reprit  cou- 
rageusement sa  campagne  contre  les  falsifications  du  suffrage  uni- 
versel et  contre  la  candidature  officielle.  M.  Jules  Ferry  se  signala 
entre  tous  par  l'énergie  de  son  altitude  et  la  vivacité  de  son  indi- 
gnation. Dans  la  séance  du  8  décembre',  il  attaqua  l'élection  de 
M.  Dréolle  (qui  n'avait  d'ailleurs  été  validée  par  le  quatrième  bureau 
de  la  Chambre  qu'à  la  majorité  de  quatre  voix).  Dans  la  séance 
du  9,  il  se  chargea  de  développer  les  protestations  déposées  contre 
l'élection  de  M.  Chaix-d'Est-Ange  dans  la  cinquième  circonscription 
de  la  Gironde*.  Les  faits  articulés  étaient  si  pertinents  etsi  scandaleux 
que,  dans  le  quatrième  bureau,  une  majorité  ne  put  se  former, 
H  voix  s'étant  prononcées  pour  la  validation  et  H  contre.  M.  de 
Bouteiller,  rapporteur,  s'était  contenté  de  présenter  sommairement 
les  arguments  de  l'attaque  et  ceux  de  la  défense,  en  laissant  à  la 

1.  Le  ballottage,  peu  favorable  au  champion  du  radicalisme,  inspira  à 
Ernest  Picard  les  réflexions  suivantes  :  «  Le  radicalisme  n'est  pas  une  poli- 
tique, c'est  une  attitude;  et  les  électeurs  ne  nous  envoient  pas  à  la  Chambre 
pour  attendre,  mais  pour  agir:  ils  nous  demandent  d'être  inflexibles  dans 
nos  principes  et  dans  notre  indépendance,  mais  ils  nous  sauraient  mauvais 
gré  de  sacrifier  leurs  intérêts  présents  au  stérile  plaisir  de  faire  des  décla- 
rations empreintes  du  plus  pur  radicalisme.  »  Électeur  libre,  n°  du 
23  novembre  1869. 

2.  L'Empereur,  dans  son  discours  du  Trône  (29  novembre  1869),  promit 
de  choisir  les  maires  au  sein  des  Conseils  municipaux  et  de  faire  élire  le 
Conseil  municipal  de  Paris  par  le  Corps  législatif. 

3.  Officiel  du  9  décembre. 

4.  Officiel  ([\\  10  décembre. 


01,  lilsr.OLItS   ET   Ol'l.MONS. 

ri.anib.T  \o  .nin  do  s.  prononcer.  M.  Jules  Ferry  noublia  de  signaler 
a  ,'  1  s  n..u.œ..vres  frauduleuses,  aucun  des  actes  de  press.on 
adm  istralive  qui  viciaient  léleclion  et  avaient  rendu  célèbre  le 
non,  u  préfet  de  la  Gironde,  M.  de  BouviUe.  Nous  nous  bornerons  :. 
nier  quelques  passages  de  ce  discours,  documente  comme  une  page 
«riiistoire  : 

^i  voii^  avpz  él('  all.Milifs  à  la  lecture  du  rapport  qui  vous  a 
élé  hil  au  iioui  du  h<'  bureau,  du  4^  bureau  partagé,  vous  avez 
DU  remarquer  que  M.  le  préfet  de  la  Gironde  n'a  pas  seulement 
cherché  à  a-ir  sur  l'élection  de  la  5«  circonscription  par  sa  cn- 
rulaire  aux  maires,  du  20  mai,  et  par  l'envoi  des  enveloppes 
contresio-nées.  Il  y  a  de  plus  un  petit  fait  qui  a  son  importance 
ici  •  c'est  l'envoi  -  et  ce  fait  est  spécial  à  la  circonscription  qui 
a  donné  la  majorité  à  M.  Chaix-dEst-Ange  -  c'est  l'envoi 
,rune  petite  feuille  sur  papier  blanc,  sans  signature,  sanstimbiv. 
rt  (lui  se  compose  d'un  dessin  et  d'un  morceau  de  littérature. 

Le  dessin  c'est  le  portrait  de  l'Emper.'ur.  Le  morceau  de 
littérature  débute  ainsi: 

«  Vive  l'Empereur!  Nous  avons  tous  voté  pour  lui,  nous 
voterons  tous  encore  pour  lui...  » 

Suit  la  phrase  obligée  sur  la  Révolution  de  1848  et  les 
4:)  centimes;  l'oulrage,  si  facile  à  cette  République  de  1848, 
(lu'il  est  de  mode  d'insulter  depuis  longtemps,  et  dont  l'histoire 
dira  qu'elle  fut  la  plus  pure,  la  plus  généreuse  et  la  plus  assas- 
sinée des  républiques.  (  Vive  approbation  à  gauche.  —  Exclama- 
tions ironiques  en  face  et  à  droite.) 

«  Je  me  garderai  donc,  dit  le  petit  pamphlet,  de  voter  pour 
les  candidats  qui  veulent  renverser  le  Gouvernement,  qui  se 
font  appuyer  par  les  républicains  et  qui  sont  soutenus  par  des 
journaux  qui  veulent  tout  démolir. 

«  Je  voterai  donc  pour  l'honorable  M.  Chaix-d'Est-Ange,  (pn 
est  propriétaire  dans  noire  département,  (pii  a  été  nomme 
conseiller  général  d'un  de  nos  cantons,  et  qui  a  déjà  fait  beau- 
coup pour  nous. 

«  Je  voterai  pour  Ihonorable  M.  Chaix-d'Est-Ange  parce 
(pi'il  ne  veut  pas  iviiviser  l'Empereur  et  qu'il  pourra  nous 
être  utile. 

«  Votons  tous  pour  lui  ! 

«  Vive  l'Empereur!  «  ^-'^  électeur.  >. 


j;li.1£ctio\  de  ch.vix-dest-a.\(;e.  215 

Ce  petit  écrit  est  remarquable  à  plusieurs  titres,  d'abord, 
parce  qu'il  a  été  répandu  à  profusion  dans  la  circonscriplion,  et 
jiar  qui?  Il  faut  que  vous  le  sachiez  et  il  ne  peut  y  avoir  de 
doute  sur  ce  point.  Il  est  résulté  de  l'enquête  faite  au  sein  du 
i|ualrième  bureau  que  tout  le  maniement  matériel  de  l'élection 
il  ans  la  cinquième  circonscription,  pour  ne  parler  que  de  celle 
qui  est  en  cause  en  ce  moment,  a  été  fait  dans  les  bureaux  de 
la  préfecture,  et  les  candidats  sont  venus,  l'un  après  l'autre, 
déclarer  qu'ils  avaient  remboursé  au  secrétaire  général  tous  les 
frais  de  l'élection. 

Ce  petit  écrit  a  été  répandu  par  la  préfecture,  comme  tous  les 
autres,  et  cela  faisait  une  triple  artillerie,  combinée  avec  l'envoi 
de  la  circulaire  du  20  mai  et  des  enveloppes  contresignées. 

11  est  sur  papier  blanc  ;  il  n'a  pas  de  timbre  et  il  est  anonyme, 
ce  qui  constituerait  une  contravention  pour  les  simples  mortels, 
candidats  de  l'opposition,  mais  ce  qui  paraît  parfaitement  légi- 
time pour  un  préfet  et  pour  un  candidat  en  faveur. 

Voilà  le  petit  écrit.  Messieurs,  et, je  l'ai  relevé  principalement 
pour  répondre  aune  expression  de  iVl.  le  ministre  de  l'intérieur. 

M.  le  ministre  s'est  récrié  bier  parce  que  j'avais  qualifié  les 
candidatures  officielles  de  candidatures  césariennes.  Eb  bien, 
je  lui  demande  s'il  trouve  quelque  cbose  de  plus  césarien  que 
ce  petit  papier  :  quant  à  moi,  je  ne  vois  rien  de  plus  césarien 
(|ue  l'envoi  du  portrait  de  César  à  tous  les  électeurs...  [Mouve- 
ments divers.) 

IMus  loin,  M.  Jules  Ferry  analysait  des  certificats  de  nombreux 
l'iecteurs  établissant  que  les  maires  répandaient  partout  contre  le  duc 
tiecazes,  adversaire  de  M.  Chaix-d'Est-Ange,  le  bruit,  que  le  candidat 
indépendant  n'aspirait  à  renverser  l'Empire  que  pour  rétablir  les 
|iriviU>ges  des  nobles  et  du  clergé,  de  la  dîme,  et  pour  reconstituer 
l'ancienne  terre  Decazes,  enfin  pour  réduire  le  prix  de  la  journée 
(le  travail.  M.  Ferry  tlétrissait  en  termes  indignés  cette  grossière 
excitation  d'une  classe  contre  une  autre  : 

M.  Jules  Ferry.  —  Messieurs,  ce  fait  est  un  des  faits  graves 
de  l'élection.  Il  est  très  grave,  en  effet,  d'avoir  mêlé  à  la  lutte 
électorale  l'excitation  d'une  classe  contre  l'autre  ;  cela  est  détes- 
table, et  il  n'y  a  personne  ici  qui  ne  proteste  avec  la  plus 
ui'ande  énergie  contre  toute  politique  qui  aboutirait  à  l'excita- 
tion des  classes  les  unes  contre  les  autres.  On  ne  fonde  rien 


i.'I6  DISCOUHS   ET  OPINIONS. 

siii'  la  liaiiii'  (les  classes  les  unes  coiilre  les  autres,  on  ne  fonde 
aucun  rlalilissement  libéral,  et  nous  avons  apiJi'is  par  une  dure 
exp('rit'iice  (pie  c'est  sur  la  méliance,  sur  la  peur  el  sur  la  mal- 
veillance, suscitées  entre  les  classes,  que  la  dictature  s'est 
élevée  dans  ce  pays.  [Rrclnniations  sur  plusieurs  hancs.  — 
Asscnlùnent  à  gauche.) 

On  ne  fonde  rien,  je  le  répète,  on  ne  fonde  pas  la  liberté  sur 
la  haine  fomentée  entre  les  citoyens;  on  ne  fonde  rien  non 
plus  sur  la  méliance  excitée  entre  les  habitants  des  villes  et  les 
habitants  des  campagnes.  Et  cependant  M.  le  ministre  de  l'in- 
térieur, hier,  vous  l'avez  entendu,  a  présenté  les  habitants  des 
campagnes  comme  ayant  le  privilège,  le  monopole  de  l'économie 
cl  du  labeur,  en  ajoutant  que  le  sutïrage  universel  des  cam- 
pagnes sci'ait  toujours  assez  fort  pour  sauver  le  Gouvernement 
des  elïots  du  suffrage  universel  des  villes. 

Je  réi)udie  cette  distinction  :  c'est  votre  imagination,  ou  plu- 
tôt c'est  votre  politi(]uc  qui  l'a  créée.  [Approbaliou  à  (jauche.) 

Oh  !  oui,  vous  avez  raison,  le  suffrage  universel  des  villes  né 
veut  plus  de  vous  ni  de  votre  système.  Nous  ne  demandons, 
pour  avoir  aussi  le  suffrage  universel  des  campagnes,  que  la 
liberté  électorale,  que  le  franc  jeu  dans  des  élections. 

Donnez  la  liberté,  abandonnez  les  détestables  pratiques  des 
candidatures  ofticielles,  el  vous  verrez  que  nous  sommes  la 
logique,  la  conséquence,  l'aboutissant  inévitable  du  suffrage 
universel  libre;  vous  vei'rez  qui  aura  la  majorité  devant  le 
peuple;  vous  vcri-ez  si  ce  sont  ces  prétendus  fondateurs  de  la 
liberté.  (|ui,  sous  prétexte  de  la  fonder,  l'ont  tuée  dans  un 
guct-apens,  il  y  a  dix-huit  ans,  ou  bien  si  ce  seront  ceux... 

Hur  un  (jrand  nombre  de  bancs.  —  A  l'ordre!  à  l'ordre! 

S.  Ex.  M.  DE  I-'ORCADK,  ministre  de  l'intérieur.  —  Partez  donc  do 
l'élection  du  10  décembre  1848! 

-M.  LE  PRKSU)E.\T  ScHNEiDKFt.  —  Monsieur  Ferry  ne  vous  laissez  pas 
emporter  par  la  passion;  cela  vous  entraînerait  à  prononcer  des 
expressions  que  vous  regretteriez  vous-même. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  ne  regrette,  monsieur  le  i>résidenl, 
aucune  des  expressions  que  j'ai  prononcées,  j'ai  l'habitude  de 
mesurer  les  paroles  dont  je  me  sers. 

Voix  nombreuses.  —  A  Tordre!  à  l'ordre! 


LI'LKCTION    l»K   CIIAIX-IVESÏ-A.XGE.  217 

M.  LE  PRÉsiDEM  SCHNEIDER.  —  Si  VOUS  ne  les  regrettez  pas,  exjili- 
quez-les;  autrement  je  serais  obligé  de  vous  rappeler  à  l'ordre. 

M.  Jules  Ferry.  —  L'explication  de  mes  paroles,  deman- 
dez-la à  l'histoire  de  ce  pays;  demandez-la  à  la  conscience 
publique  ;  demandez-la  à  la  conscience  de  nos  gouvernants  eux- 
mêmes  qui  sentent  si  bien  qu'aujourd'hui  ils  sont  jugés,  qu'ils 
ont  essayé,  hier  à  cette  tribune,  d'établir  un  abîme  entre  le 
passé  et  l'avenir.  [Réclamations  diverses.) 

M.  LE  PRÉsiiJEXT  Schneider.  —  Vous  venez  de  prononcer  un  mot 
que  je  recommande  à  tout  le  monde.  Vous  invoquez  l'histoire  :  laissez 
l'histoire  se  prononcer  et  n'anticipez  pas  sur  elle. 

M.  GuYOT-Mo.NTPAYROUx.  —  Et  pourquoi  l'a-t-on  fait  hier? 

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  Lorsqu'on  veut  faire  trop  vite 
riiistoire  contemporaine,  on  est  exposé  à  juger  sous  l'empire  des 
passions,  et  par  conséquent  à  se  tromper.  (Très  bien!  très  bien!) 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  est  bien  certain  que  c'est  l'histoire  qui 
prononcera.  Mais  au  moins  la  conscience  de  ce  pays,  et  dans 
toutes  les  opinions,  je  dois  le  dire,  a  prononcé  sur  la  pratique 
des  candidatures  officielles;  tant  qu'on  ne  l'aura  pas  aban- 
donnée, on  n'aura  pas  le  droit  de  dire  qu'on  veut  fonder  la 
liberté. 

Hier,  pour  la  première  fois,  31.  le  ministre  de  l "intérieur 
prononçait  les  mots  de  «régime  parlementaire»,  et  c'était  la 
menace  à  la  bouche  contre  le  suffrage  universel  des  villes. 
[Vives  rumeiu's  sur  plusieurs  bancs.) 

M.  LE  BARON  DE  Benoist.  —  C'cst  M.  Jules  Favre  qui  a  inventé  les 
populations  aveugles  et  ignorantes  des  campagnes. 

M.  Jules  Ferry.  —  Nous  protestons  contre  cette  distinction 
entre  le  suffrage  universel  des  villes  et  le  suffrage  universel  des 
campagnes!  Vous  voudriez  faire  croire  que  nous  opposons  le 
suffrage  universel  des  villes  au  suffrage  universel  des  cam- 
pagnes :  il  n'en  est  rien.  Nous  n'attendons  rien  que  du  sulfragc 
universel,  mais  nous  pouvons  tout  en  espérer.  [Marques  d" appro- 
bation à  gauche.) 

11  fallut  bien  que  la  Chambre  entendît  jusqu'au  bout  l'énumératiou 
de  tous  les  scandaleux  détails  de  cette  élection,  et  l'orateur  termina 
par  une  véhémente  apostrophe  : 

Quant  à  l'élection  en  elle-même,  vous  le  voyez,  cette  élection 
a  concentré  et  réuni  tous  les  abus  possibles.  Vous  ne  pouvez 


218  lUSCOUliS    KT   ((PINIO.NS. 

p;i.>^  la  valider  à  moins  do  mettre  vos  déclarations  récentes, 
écrites  et  si.trnées  pai-  un  urand  nombre  d'entre  vous,  en 
contradiction  avec  vos  actes. 

.\  ijdiirhc.  —  TW'5  liieji  I  • 

31.  Jules  Ferry.  —  Et  si  vous  la  validez,  nous  en  éprouve- 
rons une  profonde  tristesse  assurément,  car  ce  sera  un  pas  de 
plus  sur  la  pente  de  l'immoralité  électorale,  i Allons  donc!) 
Hélas  !  oui  ;  mais  cette  tristesse  ne  sera  pas  sans  quelque  conso- 
lation... {Ah!  ah!)  On  saura  du  moins  ce  que  valent  dans  votre 
bouche  ces  belles  et  nouvelles  paroles  de  régime  parlementaire... 
[Interruption)  ;  on  saura  ce  que  cela  signifie,  et  dans  ce  pays, 
je  Tespère,  cessera  enfin  cette  misérable  comédie  de  la  liberté, 
avec  un  suffrage  universel  conduit  et  mené  à  la  baguette. 
[Exclamations  sur  un  grand  iiombre  de  bancs.) 

A  gauche.  —  Très  bien  !  très  bien  ! 

Il  est  inutile  de  dire  que  l'élection  de  M.  Chaix-dEst-Ange  fut  validée. 

Quelques  jours  après,  M.  Jules  l'erry  remonta  à  la  tribune  à  propos 
(le  l'élection  du  marquis  de  Campaigno,  dans  la  deuxième  circon- 
scription de  la  Hante-Garonne.  Ce  candidat  officiel  avait  obtenu 
1G801  voix,  contre  12448  voix  données  au  candidat  lihérab  M.  Paul 
lie  Rémusat,  et  3  915  obtenues  par  M.  Duportal,  candidat  ladical. 
L'orateur  de  l'opposition  mit  en  relief,  une  fois  de  plus,  les  pro- 
cédés habituels  aux  préfets  de  l't]mpire,  comme  le  remaniement 
électoral  de  la  circonscription,  à  la  veille  du  scrutin,  les  promenades 
des  maires  dans  les  cafés,  les  lacérations  d'afficbes,  etc.  Nous 
if emprunterons  toutefois  au  discours  de  M.  Jules  Feriy  que  deux 
anocdnlos  qui  peuvent  donner  une  idée  de  la  désinvolture  aimable 
avec  kupiclli^  on  Irailait  nlors  If  siilfraf^e  universel. 

Jaborde  maintenant  les  deux  scrutins  dont  je  vous  demande 
["annulation,  et  la  question  générale  qui  domine  le  débat,  la 
question  des  circonscriptions. 

Les  deux  scrutins  que  j'attaque  devant  vous  sont  d'abord  le 
.scrutin  de  la  commune  de  Monlbéraud  et  le  scrutin  (rAiirignac. 
Je  serai  très  bref  sur  l'un  et  sur  l'autre. 

AMontbéraud,  il  s'est  passé,  à  mon  sens,  quelque  chose  de 
grave. 

Tl  est  constab'  par  l'enquête  administrative  qui  a  passé  sous 
les  yeux  du  4"^  bureau,  que,  dans  cette  commune  de  3lontbé- 
raud,  on  a  voté,  non  pas  dans  une  soupière,  mais  dans  une 


LliLECTlON    DE    CAMPAICNO.  .>li) 

chambre  à  couclier,  et  que  cette  chambre  à  coucher,  c'était  la 
chambre  à  coucher  du  maire  ;  il  est  constaté  de  plus  que  l'urne 
y  a  passé  la  nuit...  en  compagnie  de  M.  le  maire.  [Bruyante 
hUarité.) 

Quand  arriva  le  dépouillement  du  scrutin,  on  trouva  dans 
l'urne  130  voix  pour  M.  de  Campaigno  et  .^i  voix  pour  M.  de  Ré- 
musat.  Cela  causa  dans  la  commune  un  très  grand  émoi,  et  cet 
émoi  se  traduisit  quelques  jours  après  par  un  acte  notarié 
dressé  avec  toutes  les  formalités  légales  par  M.  Dausseing,  no- 
taire au  Plan,  et  revêtu  de  la  signature  de  deux  témoins  instru- 
mentaires  dont  l'honorabilité  ne  sera  pas  contestée  ici  :  l'un 
était  un  ancien  capitaine  d'artillerie,  et  l'autre  un  ancien  maire 
de  Cazères,  dans  le  canton  voisin.  Devant  ce  notaire,  41  élec- 
teurs de  la  commune  de  Montbéraud  se  présentèrent,  aflirmant 
(ju'ils  avaient  voté  pour  M.  de  Rémusat. 

Ce  vote  dans  la  chambre  à  coucher  du  maire,  qui  couche  avec 
l'urne,  ne  laisse  pas  déjà  d'être  piquant.  Voici  maintenant  la  seconde 
anecdote  contée  par  M.  Jules  Ferry  : 

M.  Jules  Feruy.  —  Le  second  scrutin  dont  j'ai  à  vous  entre- 
tenir est  celui  d'Aurignac.  Je  serai  bref. 

A  Aurignac,  il  s'est  produit  quelque  chose  de  nouveau  dans 
les  pratiques  de  la  candidature  oflicielle;  elle  est  très  inventive, 
très  féconde  et  elle  m'étonne  tous  les  jours,  pour  mon  compte. 

Ici,  s'est  produit  ce  que  j'appellerai  le  coup  de  filet  électoral, 
et  vous  allez  voir  comment,  à  Aurignac,  la  veille  et  le  matin  du 
vote,  s'était  établie  une  lutte  qui  se  rencontre  fréquemment 
dans  les  collèges  électoraux,  surtout  dans  les  petits  villages. 
C'est  la  lutte  des  bulletins. 

Je  ne  dis  rien  de  nouveau,  rien  de  blessant  pour  personne, 
rien  dont  tout  le  monde  ne  convienne,  quand  je  dis  qu'une  des 
grandes  infirmités  du  fonctionnement  du  sulfrage  universel,  tel 
qu'il  est  constitué  aujourd'hui,  c'est  que  le  secret  manque  au 
vote.  [Ti^ès  bien!  très  bien!  à  gauche.) 

Avec  l'habitude  des  bulletins  imprimés  sur  papier  mince  et 
toujours  transparent,  avec  le  vole  à  la  commune  et  le  droit  du 
maire,  son  devoir  même  de  déplier  le  bulletin  de  l'électeur 
pour  savoir  s'il  n'y  en  a  pas  deux,  il  n'y  a  réellement  pas  de 
secret  du  vote.  [Réclamations  à  droite  et  au  centre.  —  Approba- 
tion à  gauche.)  ' 


220  IIISCOIHS    KT   OPINIONS. 

Alors,  entre  les  caiididals,  c'est  une  bataille,  c'est  mie  lutte 
(l'expédients,  c'est  surtout,  de  la  part  du  candidat  de  l'oiiposi- 
tion,  une  recherche  assidue  des  moyens  de  dissimuler  sou  nom 
sur  les  bulletins  de  vote,  en  rendant  ces  bulletins  aussi  sem- 
blables que  possible  à  ceux  du  candidat  du  Gouvernement. 

Je  ne  dis  là  que  ce  que  vous  savez  tous. 

M.  de  Campaigno  fit  ainsi.  J'ai  là  deux  bulletins  :  le  premier, 
parfaitement  sincère,  portant  en  grosses  lettres  le  nom  de 
31.  de  Campaiano,  puis,  en  petites  lettres,  au-dessous,  député 
sortant,  avait  été  distribué  à  profusion  dans  la  deuxième 
circonscription. 

Mais,  la  veille  du  vote,  on  répandit  partout  d'autres  bulletins 
de  M.  de  Campaigno,  sur  papier  très  mince,  tout  à  fait  trans- 
parent et  portant  cinq  lignes  imprimées. 

Immédiatement,  M.  de  Rémusat,  qui  avait  peut-être  été  pré- 
venu un  peu  d'avance,  lit  imprimer  des  bulletins  pareils  pour 
le  texte,  la  dimension,  la  contexlure.  l'apparence  extérieure  el 
le  nombre  de  lignes. 

Cela  ne  lit  pas  l'atïaire  du  maire  d'Aurignac:  voyant  que 
l'expédient  des  bulletins  des  derniers  jours  était  déjoué  par  un 
contre-procédé  de  M.  de  Rémusat,  le  maire  d'Aurignac,  dans  la 
nuit  du  samedi  au  dimanche,  fit  écrire  à  la  main  sur  des  mor- 
ceaux de  papier  à  lettre,  beaucoup  plus  léger  et  plus  transpa- 
rent (]ue  le  papier  qui  sert  à  l'impression  des  bulletins,  un 
nombre  de  bulletins  de  M.  de  Campaigno  suffisant  pour  ses 
administrés.  Puis,  le  matin,  à  la  première  heure,  lorsque  le  jour 
n'était  pas  encore  levé,  il  fit  distribuer  par  tous  les  agents  de  la 
commune  ces  bulletins  manuscrits,  chez  tous  les  citoyens,  en 
retirant,  dit  la  protestation,  les  bulletins  imprimés. 

Qu'on  les  ait  retirés  ou  non,  il  est  évident  que  faire  voter 
avec  des  hullelins  sur  papier  à  lettre,  et  non  imprimés,  c'était, 
pour  M.  le  maire  d'Aurignac,  une  manière  de  faire  voter  à 
bulletins  ouverts. 

Après  la  messe  de  sept  heures,  les  tenants  de  M.  de  Rémusat 
apprennent  ce  qui  a  été  fait  dans  la  nuit.  Que  faire  pour  déjouer 
cette  manœuvre?  Imiter  ces  nouveaux  bulletins?  Le  scrutin  va 
s'ouvrir,  se  disent-ils:  il  ne  nous  reste  qu'une  demi-heure! 
Vite,  allons  chez  nous  écrire  des  bulletins  semblables  au  nom  de 
M.  de  Rémusat. 


LE  MINISTÈRE  DU  i  JANVIER   1870.  221 

Le  maire  d'Aurigiiac,  qui  est  un  profond  tacticien  {rv'es  à 
(/auche),  compi'end  le  danger;  que  fait-il?  On  est  sorti  delà 
messe  à  7  heures  35  minutes.  Il  reste  encore  vingt-cinq  minutes 
avant  l'ouverture  du  scrutin.  Les  tenants  de  M.  de  Rémusat 
sont  déjà  à  écrire  les  nouveaux  bulletins.  Le  maire  se  dit  :  Il 
faut  en  empêcher  la  distribution.  Mais  comment?  Quelqu'un 
dit  :  Il  n'y  a  qu'une  chose  à  faire,  c'est  d'avancer  l'horloge. 

Et,  en  etïet,  on  avance  l'horloge  de  vingt-cinq  minutes,  et 
c'est  à  ce  moment-là,  au  sortir  de  la  messe,  que  le  vote  est 
ouvert.  Les  agents  de  la  commune  appellent  les  habitants  de  la 
commune  au  vote,  et  au  bureau,  sur  le  seuil  de  la  porte  de  la 
mairie,  le  maire,  le  gendre  du  maire,  la  famille  du  maire,  le 
juge  de  paix,  tous  les  agents  de  la  commune  sont  là  qui 
recueillent  les  votes  et  qui  les  jettent  dans  l'urne. 

Le  ministère  du  2  janvier  ISVO. 

Malgré  la  vigoureuse  inteiveiitiou  de  Jules  Favre  et  un  magnifique 
discours  de  M.  ïhiers,  qui  se  déclara,  révolté  \)civ  les  faits  scandaleux 
qui  viciaient  l'élection  de  M.  de  Campaigno,  elle  fut  validée,  mais 
par  une  majorité  déjà  faible:  120  voix  contre  91,  la  majorité  absolue 
des  votants  n'étant  que  de  106.  C'était  un  beau  succès  pour  l'oppo- 
sition*. La  formation  d'un  groupe  libéral  dans  le  sein  du  Corps 
législatif,  le  profond  découragement  des  mamelucks  de  l'absolutisme 
décidèrent  l'Empereur  à  faire  appel  à  des  hommes  nouveaux  pour 
sauver  la  dynastie.  Le  Journal  officiel  du  28  décembre  enregistra  la 
démission  des  ministres  et  publia  une  lettre  par  laquelle  Napoléon  III 
priait  M.  Emile  Ollivier  «  de  désigner  les  personnes  qui  pouvaient 
former  avec  lui  un  cabinet  homogène^  ».  Un  décret  du  27  décembre 
déclarait  close  la  session  extraordinaire  du  Corps  législatif  ouverte  le 
2S  juin  et  déclarait  ouverte  la  session  ordinaire  de  1870.  Le  2  janvier 
1870,  M.  Emile  Ollivier  constituait  son  ministère  avec  MM.  Daru, 
Cbevandier  de  Valdrôme,  Buffet,  général  Lebœuf,  Rigault  de  Genouilly, 
Segris,  marquis  de  Talhouet,  Louvet,  maréchal  Vaillant,  Maurice 
Richard  et  de  Parieu. 

A  peine  né,  le  ministère  du  2  janvier  se  trouva  en  présence  des 
événements  les  plus  graves  et  les  plus  imprévus.  Le  10  janvier  1870, 
le  prince  Pierre  Napoléon  tua  d'un  coup  de  pistolet  Victor  Noir, 

1.  Officiel  du  24  décembre  18G9  :  séance  du  Corps  législatif  du  23. 

2.  Dans  la  séance  du  Corps  législatif  du  27  décembre  {Officiel  du  28;, 
M.  Jules  Ferry  déposa  sur  le  bureau  de  la  Chambre  un  projet  de  loi  électo- 
rale. Ce  projet  de  loi,  précédé  d'un  exposé  des  motifs,  portait  les  signatures 
de  Jules  Ferry,  Emmanuel  Arago  et  Gambetta. 


222  UISCOUHS    Kï   Ul'IMO.NS. 

ivdacleur  de  UiMarscUlaùe.  En  verlu  des  décrets  des  10  et  H  janvier, 
la  Haute  cour  prévue  par  l'arl.  54  de  la  Constitution  de  18:)2  et  dont 
la  compétence  était  déterminée  et  l'organisation  fixée  par  les  sénatus- 
consultes  du  12  Juillet  18o2  et  du  4  juin  1858,  la  Haute  cour  avait 
été  convoquée  pour  juger  le  prince  meurtrier.  Dans  la  séance  du 
Corps  législatif  en  date  du  12  janvier  1870,  M.  Jules  Ferry  développa 
une  interpellation  sur  le  caractère  inconstitutionnel  des  sénatus- 
consultesdontil  s'agit  et  des  deux  décrets  qui  convoquaient  la  Haute 
cour'.  H  convient  de  reproduire  entièrement  la  curieuse  discussion 
qui  s'engagea,  dans  cette  circonstance,  entre  M.  Jules  Ferry  et  le 
nouveau  garde  des  sceaux,  M.  Emile  Ollivier^  ; 

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  Maintenant,  je  propose  à  la  Chambre 
d'interrompre  un  instant  la  discussion  du  règlement  pour  donner 
lecture  d'une  demande  d'interpellation  qui  m'a  été  remise  par 
M.  Jules  Ferry.  Elle  est  ainsi  conçue  : 

«  Je  demande  à  inleii)eller  le  Gouvernement  : 

1°  Sur  le  caractère  manifestement  inconstitutionnel  de 
l'article  premier  du  sénatus-consulte  du  4  juin  1858,  lequel 
établit  une  compétence  de  la  Haute  cour  de  justice  contraire 
aux  principes  fondamentaux  de  notre  droit  public  en  général, 
et  en  particulier  aux  articles  1"  et  54  de  la  Constitution  du 
14  janvier  1852; 

2°  Sur  l'inconstitutionnali  té  qui  viole  pareillement  les  décrets 
des  10  (ît  11  janvier  1870,  rendus  à  l'égard  du  prince  Pierre 
Bonaparte  et  du  prince  Mural  ; 

3°  Sur  la  nécessité  de  rapporter  immédiatement  ces  deux 
décrets  et  de  rentrer  dans  le  droit  commun; 

«  Et,  vu  l'urgence  et  les  procédures  illégalement  engagées 
en  verlu  des  actes  et  décrets  sus-énoncés,  je  demande  à  la 
Cliambre  de  fixer  la  discussion  de  la  présente  interpellation  à 
la  séance  prochaine. 

aSiyné:  Jules  Ferry.  » 

S.  Exe.  -M.  Emile  Ollivieu,  (jarde  des  sceaux,  ministre  de  la  justice  et 
des  cultes.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  PRÉSIDENT  ScHNEiDER.  —  La  parole  est  à  M.  le  garde  des 
sceaux. 

M.  le  GARDE  DES  sc.EAL'x.  —  Messieurs,  le  Gouvernement  n'accepte 
pas rinlerpellation.  [Mouremenl.) 

1.  Dans  la  séance  du  28  mars  1870,  M.  Jules  Ferry  déposa  une  proposition 
de  loi,  composée  d'un  article  ainsi  conçu:  «  La  Haute  cour  de  justice  est 
abolie.  »  {Officiel  du  29  mars.) 

2.  Journal  officiel  du  13  janvier  1870. 


l.Mi:iil'i:iJ.,VTlU.\    suit    la    HAUTKCOrii  223 

Si  l'inteipellation  présentée  par  l'honorable  M.  Ferry  constituait, 
une  véritable  interpellation,  je  motiverais  mon  opinion  en  disant 
que,  dans  les  circonstances  actuelles,  au  milieu  d'une  agitation 
qu'il  ne  faut  pas  accroître,  il  est  bon,  dans  l'intérêt  de  tout  le 
monde,  que  quelques  jours  se  passent  avant  que  nous  abordions 
des  discussions  de  principes  qui,  se  rattachant  à  des  événements 
actuels  et  irritants,  se  ressentiraient  de  l'agitation  présente  et 
l'augmenteraient. 

Mais,  en  réalité,  ce  n'est  pas  d'une  interpellation  qu'il  s'agit. 
Sous  une  forme  d'interpellation,  on  propose  à  la  Chambre  de  décla- 
rer inconstitutionnel  un  sénatus-consulte,  et,  comme  conséquence 
de  cette  nullité  reconnue  du  sénatus-consulte,  de  casser  deux 
décrets  et  d'annuler  des  actes  de  procédure  qui  s'accomplissent  en 
ce  moment.  [C'est  cela!  c'est  cela!) 

Eh  bien,  la  Constitution  est  formelle.  Elle  fixe  la  procédure  à 
suivre  pour  arriver  à  une  déclaration  d'inconstitutionnalité. 

Le  simple  citoyen  doit  employer  la  forme  de  pétition;  le  Gouver- 
nement, la  forme  de  proposition.  Nous  ne  pouvons  donc  pas,  d'une 
manière  incidente  et  indirecte,  permettre  une  usurpation  de  pou- 
voirs, et  laisser  exercer  par  le  Corps  législatif  un  droit  qui,  constitu- 
tionnellement,  est  réservé  au  Sénat.  (Très  Uen!  très  bien!) 

Sans  doute  il  est  quelquefois  arrivé  dans  cette  Assemblée  que 
l'on  a  discuté  la  Constitution;  il  est  quelquefois  arrivé  qu'on  y  a 
exprimé  des  vœux  de  réforme;  —  c'est  à  cet  ordre  de  faits  que  se 
rattache  l'interpellation  des  lltî  qui,  du  reste,  n'a  même  pas  été 
discutée  dans  cette  Assemblée,  puisque  le  Gouvernement  en  a  pré- 
venu la  présentation  par  un  message;  —  mais  jamais  personne 
jusqu'à  ce  jour  n'a  élevé  la  prétention  de  faire  ou  de  défaire  les 
séuatus-consultes,  de  les  déclarer  nuls,  de  faire  sortir  l'Assemblée 
des  députés  de  son  rôle  législatif,  et  de  nous  convertir  en  Consti- 
tuante et  en  Convention  décidant,  sans  aucune  règle,  ou  plutôt  en 
dehors  de  toutes  les  règles,  sur  des  sujets  dont  la  solution  ne  nous 
est  pas  attribuée. 

Je  demande  donc  à  la  Chambre  de  s'associer  à  la  résolution  du 
Gouvernement. 

Sur  un  grand  nombre  de  bancs. —  Oui!  oui! 

M.  ui  GARDE  DES  SCEAUX...  — Et  d'abord  à  cause  des  circonstances 
dans  lesquelles  nous  nous  trouvons,  et  ensuite  parce  qu'il  s'agit  non 
pas  d'une  interpellation,  mais  d'un  acte  tendant  à  taxer  d'inconsti- 
tutionnalité un  sénatus-consulte,  nous  demandons  à  la  Chambre  de 
déclarer  qu'il  n'y  a  pas  lieu  d'accueillir  l'interpellation.  [Très  bien! 
très  bien!) 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  deiiiaude  la  parole. 

M.  LE  PRÉSIDENT  ScH.NEiDER.  —  La  parole  est  à  M.  Jules  Ferry. 
Je  crois  devoir  prévenir  l'honorable  membre  auquel  je  viens  de 
donner  la  parole,  qu'il  s'agit  uniquement  de  savoir,  quant  à  pré- 


2-24  DISCOURS   ET  OIMMONS. 

seul,  si  la  demande  d'interpellation  doit  être  oui  ou  non  acceptée, 
et  que  ce  n'est  pas  le  moment  d'enga^'er  la  discussion  sur  le  fond. 

M.  JiLKS  F.vvRt.  —  Veuillez,  monsieur  le  piésident,  me  permettre 
une  observation  en  réponse  à  la  vôtre. 

M.  LE  pRi^sinEiNT  Sr.ii.NKiUEK.  —  Vous  avez  la  parole. 

M.  Jules  Faviie.  —  M.  le  ministre  de  la  justice  —  et  assurément, 
je  m'en  félicite  —  vient  de  discuter  l'interpellation  dans  son 
essence;  il  a  pu,  en  quelques  observations,  démontrer  ou  chercher 
à  démontrer  que  l'interpellation  que  vous  soumettait  notre  hono- 
rable collègue,  n'était  point  une  interpellation  véritable,  et  c'est  sur 
cette  raison  qu'il  s'est  fondé  pour  engager  la. Chambre  à  la  repous- 
ser. Il  est  donc  bien  juste  que  l'honorable  M.  Ferry  ait  la  parole 
pour  répondre  à  M.  le  ministre  sur  le  fond  même  de  la  cjuestion. 

M.  LE  PiuisiDENT  SCHNEIDER.  — ■  La  question  de  fond  n'a  pas  été 
traitée  par  M.  le  ministre  si  je  ne  me  trompe;  il  a  uniquement  fait 
appel  à  un  état  de  choses  constitutionnel.  M.  Ferrv  peut  répondre 
sur  ce  terrain  et  dans  ces  limites;  mais  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait 
lieu  d'élai'gir,  (juant  à  présent,  le  débat.  {C'est  vrai!  cest  vrai!) 

M.  JiLCS  Favre.  —  M.  le  ministre  a  dit  beaucoup  de  choses  en  peu 
de  mots.  {Cest  vrai!  —  On  rit.)  Il  faut  lui  ré]ion(lie. 

M.  Jules  Ferry.  —  A  moins  que  la  Cliamljre  ne  juge  à 
propos  (le  m"interdire  la  parole  par  un  vote  immédiat  de  la 
(luestion  préalable,  qui,  je  crois,  n'est  sollicitée  par  personne, 
j'ai  le  droit  de  répondre  aux  observations  qui  viennent  d'être 
produites  par  M.  le  ministre  de  la  justice,  et  d'y  répondre  sans 
entrer  dans  le  fond  du  débat.  [Parlez!  parlez!) 

Les  observations  de  M.  le  ministre  portent  —  et  c'est 
précisément  pour  cela  que  je  tiens  et  que  j'ai  le  droit  d'y 
répondre  en  ce  moment  —  sur  le  caractère  de  l'interpellation. 

En  eiïet,  M.  le  minisli"e  de  la  justice  vous  a  dit  que  cette 
interpellation  ne  méritait  pas  ce  nom,  qu'elle  était  un  procès 
d'inconstitutionnalité  dont  la  Cliambre  n'était  pas  juge. 

Je  crois  que  M.  le  ministre  de  la  justice,  très  vigilant  à  pré- 
venir, comme  on  l'a  vu  tout  à  l'heure,  les  empiétements  de 
l'autorité  de  celle  Chambre  sur  l'autorité  d'une  autre  Assemblée, 
est  moins  vigilant  à  gardercontre  les  emportements  de  la  majo- 
rité à  laiiucllc  il  fait  appel,  mais  qui,  je  l'espère,  ne  l'entendra 
et  ne  le  suivra  pas 

Vnix  nombreuses.  —  Si!  si! 

M.  Jules  Ferry Est  moins  vigilant,   dis-je,  à  garder  ce 

qui  est  notre  droit  à  tous. 


I.MEHPELLATION    SUH    LA   HAUTE   CUUK.  225 

Quand  nous  déposons  sur  les  bureaux  du  Corps  législatif  une 
interpellation,  personne  n'a  le  droit  de  dire  que  ce  n'est  pas 
une  interpellation  véritable.  {Réclamations  sur  plusieurs  bancs.) 
Non,  messieurs,  personne  n'en  a  le  droit.  {Assentiment  à 
gauche.)  Autrement,  il  suffirait  pour  briser  dans  nos  mains  le 
droit  d'interpellation,  qui  n'est  pas  le  droit  de  la  majorité, 
mais  bien  celui  de  la  minorité,  il  suffirait  qu'un  seul  membre, 
qu'un  ministre  se  levât  et  vînt  dire:  Ce  n'est  pas  une  inter- 
pellation. 

M.  Corneille.  —  C'est  la  Chambre  (]ui  jiieo  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Oui  !  c'est  la  Chambre  qui  juge,  et 
c'est  précisément  parce  que  c'est  elle  qui  juge  que  je  m'adresse 
à  elle  et  que  je  la  prie  de  ne  pas  juger  sans  entendre. 

Je  vais  vous  expliquer,  puisque  M.  le  garde  des  sceaux 
a  interprété  mon  intei'pellation  dans  un  sens  contraire, 
quel  en  est  l'objet,  et  en  quoi  elle  constitue  une  véritable 
interpellation. 

M.  le  garde  des  sceaux  argumente  de  la  nécessité  de  protéger 
la  Constitution. 

Cette  Constitution,  elle  a  des  protecteurs  de  différents 
ordres,  et  je  ne  sache  pas  qu'il  soit  d'un  droit  constitutionnel 
(pielconque  de  prétendre  que  cette  Assemblée  n'est  pas  aussi, 
à  sa  façon  et  dans  les  limites  de  son  droit,  protectrice  de  la 
Constitution. 

M.  Plxard  (du  Nord).  —  Génératrice  de  la  Constitulion. 

M.  Jules  Ferry.  —  Or,  je  vais  montrer  que  le  genre  d'in- 
tervention que  je  demande  à  la  Chambre,  par  mon  interpel- 
lation, se  pose  dans  des  termes  tels  qu'il  s'agit  pour  vous 
de  dire  si ,  oui  ou  non,  vous  voulez  garder  et  protéger  la 
Constitution. 

En  effet,  le  débat  que  je  vous  soumets  par  cette  interpellation 
repose  précisément  sur  un  acte  du  pouvoir  exécutif,  qui  a  un 
caractère  tout  particuliei",  que  je  vous  demande  la  permission 
de  vous  exposer,  sans  vouloir  le  moins  du  monde  entrer  dans 
le  fond  de  la  discussion,  mais  seulement  pour  vous  mettre  à 
même  déjuger  entre  M.  le  garde  des  sceaux  et  moi. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  la  Haute  Cour  de  justice?  il  faut  que 
je  le  dise  à  la  Chandire... 


226  DISCOUHS  ET  OPINIONS. 

M.  m:  r.OMTK  de  CiiAHPiN-Fia  gkrolu-s.  —  Nous  le  savons  bien  ! 

M.Jules  Feury.  —  J'ignore  qui  m'a  interrompu  en  disant  : 
Nous  le  savons. 

M.  i.K  co.MTi;  iii:CiiAnriN-Fi:r(;F.ROLLES.  —  C'est  moi,  monsieur! 

M.  Jules  Ferry.  —  Eh  bien,  M.  de  CIiarpin-Feugerolles 
nuVonnait  absolument  la  disposition  légale  que  je  vais  avoir 
l'honneur  de  lui  rappeler,  si  par  hasard  il  la  connaît.  {Excla- 
mations et  rumeurs.) 

M.  t.E  pnKsn)ENT  Sc.uNEiDEK.  —  Permettez-moi,  messieurs,  de  vous 
prier  de  ne  pas  interrompre  l'orateur. 

M.  Jules  Ferry,  —  Le  caractère  de  la  juridiction  de  la 
Haute  Cour  est  tout  à  fait  particulier.  Cette  juridiction  n'est  pas 
d'ordre  public,  en  ce  sens  qu'il  appartient  au  Pouvoir  exécutif 
de  la  saisir. 

Si  la  Haute  Cour  était  une  juridiction  exceptionnelle,  à  coup 
sûr  et  portant  le  caractère  de  toutes  les  autres  juridictions, 
c'est-à-dii'c  fonctionnant  par  elle-même,  je  comprendrais 
l'objection  de  M.  le  garde  des  sceaux  ;  mais  il  n'en  est  pas 
ainsi.  Pour  bien  se  rendre  compte  de  la  question,  il  faut  bien 
méditer  sur  les  deux  ou  trois  sénatus-consultes  qui  régissent  la 
matière.  Ces  sénatus-consultes,  on  a  rarement  l'occasion  de  les 
consulter,  et  je  déclare  na'ivement  que,  moins  heureux  que 
l'honorable  M.  Charpin-Feugei'olles,  qui  les  connaît  si  bien, 
je  ne  les  connaissais  pas  avant  de  les  avoir  étudiés  aujourd'hui 
même. 

M.  LE  COMTE  DE  Cuaiu'in-Fei  GEROLLES.  —Eli  bien,  moi,  messieurs, 
je  les  connaissais. 

M.  Jules  Ferry,  —  Je  crois  que  beaucoup  de  membres 
de  la  Chambre,  et  j'ajoute  sans  y  mettre  d'allusion  blessante, 
que  fiiiclqucs  membres  du  ministèi'e,  ne  les  connaissent  pas 
parfaitement,  car  si  M.  le  garde  des  sceaux  en  eût  eu  une  pleine 
et  entière  connaissance,  il  aurait  procédé  tout  autrement. 

En  eiïet,  rien  ne  forçait  le  Gouvei-nement,  rien  ne  forçait  le 
Pouvoir  exécutif  à  saisir  la  Haute  Cour,  rien,  entendez-vous 
bien,  parce  que  \"  l'article  54  de  la  Constitution  dit  que  laHaute 
Cour  ne  peut  être  saisie  que  par  un  décret  impérial;  et  que 
"i"*  le  sénatus-consuUe  organi(jue  du  10  juillet  1852  déclare, 


INTERPELLATION    SUR   LA   HAUTE   COUR.  227 

dans  un  article  que  je  n'ai  pas  là  sous  la  main,  mais  qu'il  sera 
facile  de  vérifier,  que  la  conséquence  d'un  fait  criminel  ou 
délictueux  ressortissant  de  la  Haute  Cour,  est  celle-ci  :  aussitôt 
saisie,  l'autorité  judiciaire  doit  en  référer  au  Gouvernement. 
Alors  le  Gouvernement  est  saisi  de  la  question  de  savoir  s'il 
convoquera,  oui  ou  non,  la  Haute  Cour.  Le  Gouvernement  a 
pleine  et  entière  liberté  de  saisir  ou  de  ne  pas  saisir  la  Haute 
Cour.  Mais  si,  dans  un  délai  qui  est  de  quinze  jours,  je  crois,  il 
ne  s'est  pas  prononcé,  c'est  le  droit  commun  qui  est  appliqué. 

Vous  voyez  quel  est  le  caractère  particulier  de  cette  juridic- 
tion de  la  Haute  Cour.  C'est-à-dire  que,  toutes  les  fois  que  le 
Gouvernement  la  convoque,  il  y  a  là  un  acte  qui  ressort  de  la 
[ileine  initiative  du  Pouvoir  exécutif,  et  que,  par  conséquent, 
il  peut  être  amené  à  la  barre  de  la  Chambre  pour  rendre 
compte  de  cet  acte  comme  de  tous  les  autres. 

Toutes  les  fois  que  le  Pouvoir  exécutif  fait  ou  ne  fait  pas  un 
acte,  il  est  justiciable  de  la  Chambre,  il  est  responsable  devant 
vous.  Eh  bien,  quand  j'interpelle  le  Gouvernement,  c'est  au 
nom  de  cette  responsabilité  qu'il  a  assumée  en  faisant  choix  de 
la  Haute  Cour,  au  lieu  de  la  juridiction  de  droit  commun,  res- 
ponsabilité qui  passe  par-dessus  sa  tête  pour  arriver  à  ces 
circonstances  critiques  et  brûlantes  où  nous  nous  trouvons. 
Oui!  si  vous  aviez  été  sages,  si  vous  aviez  été  des  hommes 
politiques,  si  vous  aviez  connu  le  sénatus-consulte  de  1852,  vous 
n'auriez  pas  fait  à  la  conscience  publique  cette  otïense  de 
convoquei'  la  Haute  Conr. [Oh/  oh!) 

S.  Exe.  Emile  Ollivier,  ijarde  des  sceaux.  —  Lisez  donc  l'article 
que  vous  invoquez. 

M.  Jules  Ferry.  —  Permettez,  je  n'ai  pas  le  texte  sous 
la  main,  par  la  raison  bien  simple...  {/iù-es  ironiques  en  face  et 

n  droite.) 

M.  Gambetta.  —  II  existe,  croyez-le  bien  !  C'est  très  facile  de  dire  : 
«  Lisez  le  texte  !  » 

?*I.  Jules  Ferry.  —  Permettez,  messieurs,  je  cherche  le 
texte... 

Voici  la  disposition  : 

«Dans  le  cas  prévu  par  l'article  10  du  sénatus-consulte  du 
10  juillet  1832  —  et  non  pas  du  sénatus-consulte  de  1858  — 


DISœUUS   KT  OPINIONS. 

..  dan.  10  cas  imvvu  par  les  articles  précédents,  les  pièces  sont 
,•  n  m  -.  inméaiatement  au  ministre  de  la  justice  ;  si,  dans 

Xljours,  un  décret  du  président  de  la  République  n  a 
;  a^la  Haute  Cour,  les  pièces  sont  rem  oyees  au  procum.r 
uénéiîil,  et  la  Cour  d'appel  statue  conformément  au  Cod.;. 
d'instruction  criminelle.  »  . 

(-...l-à-dirc  que  le  droit  commun  reprend  son  enipire. 

Voilà,  je  crois,  la  (|ueslion  nettement  posée,  et  cest  maiiU.- 
iianl  il  y\.  le  garde  des  sceaux  de  répondre. 

p  '  V^nu"t  ^n  \nlerpellalion  aux  termes  que  vous  venez 
iWend  te  G  V  rnement  reùt  acceptée.  S'il  s-é.aU  borné  a  due  : 
lenlenaie,  leuo  roplion  de  convoquer  ou  de  ne 

'ir:^X^   Xul^^^ur  ;  il  a  convoqué,  il  a  eu  tort,  et  connue 
Test  responsable,  nous  Uu  demandons  compte  de  son  erreur 
i    lirrî;  a"il  l.a;h^  ainsi,  le  Gouvernemenl  eût  accepte  aussitôt  U- 

'^'sam-élenduc  interpellation,  uu  contraire,  tendKul  a  laue  dédar;-r 
■H  >i  inponslitu  ionnels  plusieurs  actes  publics  (6  e.s<  cela!)  .  le 

'InSr^coSrÏe  i;:;^,  .es  Jeux  décrets  du  iO  et  du  1  i  janvier  1S70 

.jui  convoquent^  '^!!:;;:^l'^■   ofTrir  nos  actes  à  la  discussion.  Nous 

Nous  -[-^^^^^^  ,^1^      ilt^i     de  consentir  au  sacritice  de  la 

"ciS     1^  n^nS-oinmes  les  gardiens.  (T.^  lien!  très  Inen!) 

e     pouïs  aux  reproches  que  M.  t^rry  a  adresses  a  notre  condui  e 
Ou-il  me  permette  de  lui  représenter,  avant  de  le  laire,  qu  d  n  est 
.n?  b    n  d  emplover  à  tout  propos  dans  les  discussions  ces  grands 
nots     ofl-en        alleinte  a  la  dignité,  aux  principes.  >ous  amjons  le^ 
;  Hncipes  de  1  89,  les  priucipes  modernes,  les  prmcq.es  du  dro.t 
:    nr  emîant  qJ'd  peut  les  aimer  Hu-même    et  si  son  a.;gume,U  - 
lion  eût  été  de  nature  à  me  démontrer  mon    neui,  -^         'f     ; 
pas- et  ic  m'honorerais,  je  crois,  .n  le  la.>anl    -  a.l.u    a 
iiilmiio-  i'i"norais  et  ie  me  suis  tronqje.  ■    ,.  , 

1h  s  ie  n-i-norais  pis  et  je  ne  me  suis  pas  trompé.  Je  vais  tacher 
detpi^il^l^la  Chambre  ?  et  que  l'honorable  M.  Feny  nie  pern^t^e 
d-ajouler,  de  le  démontrer  à  lui-n.ènu.,  car  je  ne  doute  pa>  d.  .r 
'ThLrable    M.  l^erry,  pour   dnv   .p-  nous  avons  une  o,.„un,  a 

'T:';:;^  ":^n-;^^:  dire  :  la  i.aute  Cour  de  justice  ne  peut  Être 
convcTiu"  qu'en  ve-tu  d'un  décret  ;  ce  décret,  vous  pouvez  ne  pas  b- 
rendre;  en  le  rendant,  vous  avez  mal  a^i.  cZ-natus- 

Lc  second  argument  a  consisté  à  invoquer  1  arlu-le  '^^/^  " 

consulte  de  isÛ,  en  vertu  duquel  lors.pie,  dans  un  ce.laur  dtlaw  -a 


INTEUPELLATION   SUR    LA    HAUTE  COUR.  229 

Haute  Cour  n'a  pas  été  convoquée,  le  droit  commun  reprend  son 
empire,  d'après  M.  P'errv. 

Je  vais  expliquer  à  l'honorable  M.  Ferry,  sans  le  taxer  pourtant 
d'ignorance,  le  motif  très  naturel  qui  explique  cette  nécessité  d'un 
décret  pour  convoquer  la  Haute  Cour. 

La  Haute  Cour  n'est  pas  luie  juridiction  permanente;  (C'est  vrai!) 
elle  n'est  pas  comme  un  tribunal  ordinaire  qui  fonctionne  sans  cesse  ; 
elle  n'existe  que  virtuellement;  chaque  année,  on  nomme  les  membres 
(jui  composent  la  cour;  mais  les  Jurés  eux-mêmes  ne  sont  désignés 
([u'alors  qu'une  atfaire  est  renvoyée. 

Pour  que,  d'une  part,  cette  Haute  Coursorte  de  l'espèce  de  torpeur, 
de  rassou[)issement  légal  dans  lequel  elle  vit  ;pour  que,  d'autre  part, 
le  jury  soit  constitué,  un  acte  de  la  puissance  publicjue  est  nécessaire. 
Cet  acte  de  la  puissance  publique  est  un  décret. 

Le  ministre  de  la  justice,  pas  plus  que  le  Gouvernement  entier, 
dans  mon  interprétation,  n'a  le  droit  de  refuser  celte  convocation, 
dès  que  les  personnes  en  cause  sont  sujettes  à  cette  juridiction  du 
senatus-consulte. 

Le  garde  des  sceaux  n'a  pas  le  droit  de  se  poser  une  autre  inter- 
70gation,  et  je  suis  ramené  par  là  à  l'examen  du  second  argument 
présenté  par  l'honorable  M.  Ferry,  et  je  me  demande  après  lui  : 
Y  avait-il  ou  n'y  avait-il  pas  nécessité? 

La  question  est  facile  à  résoudre. 

L'honoiable  M.  Ferry  a  cité  un  sénatus-consulte  de  18o2,  mais  ce 
n'est  pas  le  sénatus-consulte  de  18o2  qui  tranche  la  question:  c'est 
un  sénatus-consulte  postérieur,  portant  la  date  de  18o8,  et  C{ui  est 
ainsi  conçu  : 

«  Article  premier.  —  La  Haute  Cour  de  justice,  organisée  par  le 
sénatus-consulte  du  10  juillet  18o2,  connaît  des  crimes  et  des  délits 
commis  par  des  princes  de  la  famille  impériale  et  de  la  famille  de 
l'Empereur,  par  des  ministres,  par  des  grands  officiers  de  la 
Couronne,  par  des  grands-croix  de  la  Légion  d'honneur,  par  des 
ambassadeurs.  » 

Ces  mots  «  connaît  des  crimes  et  des  délits  »  sont  attributifs  et 
constitutifs  de  compétence  et  de  juridiction.  Dès  lors,  le  sénatus- 
consulte  de  18o2  eût-il  admis  une  option,  cette  option  a  été  détruite 
}>ar  le  sénatus-consulte  de  1858. 

Un  membre.  —  Non  ! 

M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX.  —  Vous  dites  nou,  moi  je  dis  oui. 

Le  sénatus-consulte  de  1858  supprime  l'option  que  le  sénatus- 
consulte  de  1852  avait,  selon  vous,  laissée  ouverte.  Il  établit  une 
compétence  fixe  et  nécessaire  ;  cette  compétence  est-elle  bien  établie, 
est-elle  mal  établie?  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  la  discuter  ;  seulement, 
vous  me  permettrez  de  dire  que  les  motifs,  par  lesquels  elle  a  été 
instituée,  tiennent  à  l'ordre  public. 

On  a  considéi'é  que,  lorsque  des  personnes  étaient  dans  une  cer- 
taine situation  — je  ne  dis  pas  sociale,  car  la  dilTérence  de  position 


230  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

sociale  no  peut  motiver  aiirniu'  (iilïéionee  clans  la  jiiridiclimi  (linii- 
nelle  —  mais  dans  une  cci'laine  situation  politique,  il  y  avait  un 
inléirl  public  de  jnemier  ordre  à  ce  que  les  poursuites  exercées 
contre  elles  fussent  soumises  à  des  formes  plus  solennelles,  pi-otec- 
Irices  de  la  société  autant  que  d'elles-mêmes. 

Un  re[)résentant  de  la  nation  est  soustrait  au  droit  commun. 
Aucune  poursuite  ne  saurait  l'atteindre  avant  qu'une  autorisation  de 
la  Chambre  soit  intervenue.  Qui  s'est  Jamais  [ilaint  de  ce  pi'ivilège? 

Le  sénatus-consulte  de  18;j8  se  rattache  à  un  ordre  d'idées  de  cette 
nature.  Je  pourrais  indiquer  parmi  les  raisons  sociales  qui  l'ont 
motivé  le  désir  d'augmenter  les  garanties  contre  un  accusé  que  de 
trop  puissantes  iidluences  protégeraient,  s'il  n'était  pas  envoyé  devant 
une  juridiction  organisée  d'une  manière  plus  puissante  encore  que 
les  juridictions  ordinaires;  mais  je  ne  veux  pas  aborder  ce  débat;  je 
ne  veux  pas,  en  examinant  si  le  sénatus-consulte  a  bien  ou  mal 
statué,  me  rendre  coupable  moi-même  de  l'irrévérence  envers  la 
(Constitution  que  j'ai  reprochée  à  mon  honoi*able  contradicteur. 

Il  n'est  pas  un  jurisconsulte,  parmi  les  jurisconsultes  éminents  dont 
j'ai  demandé  l'opinion,  qui,  comme  moi,  n'ait  pensé  que,  lorsqu'une 
juridiction  non  pas  exceptionnelle,  le  mot  serait  impropre,  mais 
spéciale,  a  été  élablie,  dans  un  intérêt  bien  ou  jnal  compris  d'ordre 
public,  elle  est  obligatoire  ;  le  Gouvernement  doit  la  respecter.  Celui- 
là   même  au  profit  de  qui  elle  pai-ait  instituée  ne  peut  y  renoncer. 

Il  est  arrivé  (|u'un  député  poursuivi  a  déclaré  qu'il  renonçait  à  la 
prérogative  parlementaire  :  les  tribunaux  n'ont  pas  accepté  cette 
renonciation.  L'immunité  qui  vous  couvre,  ont-ils  répondu,  n'est  pas 
établie  dans  votre  intérêt  :  elle  est  d'ordre  social;  subissez-la,  s'il  ne 
vous  plaît  pas  de  l'accepter. 

La  compétence  fixée  par  le  sénatus-consulte  de  1858  est  absolu- 
ment delà  même  nature.  Fondée  ou  non,  tant  qu'elle  existe,  elle  est 
d'ordre  public;  elle  appartient  à  la  Constitution  elle-même;  celui 
qu'elle  couvre  n'a  pas  ]ilus  le  droit  de  s'y  soustraire  que  d'y  renoncer. 
[Trcs  bien!  très  hicn!) 

Kn  résumé,  il  ne  s'agit  pas  du  sénatus-consulte  de  18o2;  ce  séna- 
tus-consulte laissai -il  l'option,  il  a  été  abrogé  en  ce  point  par  le 
sénatus-consulte  de  I808. 

Nous  eussions  été  heureux,  dans  l'intérêt  de  ceux  (jui  sont  pour- 
suivis, de  les  soumettre  à  la  juridiction  ordinaire,  plus  rapide  et 
moins  redoutable;  mais,  interprètes  de  la  loi,  nous  avons  dû  ne 
consulter  que  ses  décisions,  et  nous  y  soumettre.  [Vif  mouvement 
d'approbation  et  d'adhésion.) 

M.  Uoc.iiKKOHT.  —  .le  demande  la  parole  pour  un  fait  personnel. 

M.  i.F.  PRKSiDEM  Scn.NEn)i;ii.  —  M.  Ferry  a  demandé  la  parole  avant 
vous. 

31.  Jules  Ferry.  —  Messieurs;,  c't^sl  en  très  peu  de  mots 
que  je  vais  essayenlc  répondi-e  aux  oiiscivalions  de  M.  le  garde 


INTEHPELLATlOiX   SUK   LA   HAUTE   COLK.  231 

des  sceaux,  observations  qui  prouvent,  dans  tous  les  cas,  que 
mon  interpellation  est  beaucoup  plus  sérieuse  et  mérite  un 
examen  beaucoup  plus  attentif  qu'il  n'a  semblé  le  dire  d'abord. 
Tout  ce  qui  a  été  dit  par  lui  comme  par  moi  n'est  autre  chose 
que  la  discussion  même  de  l'interpellation;  mais,  puisque  cette 
discussion  se  trouve  liée  par  sa  volonté  môme  à  la  décision 
qu'il  sollicite  de  vous,  vous  souffrirez  que  je  rétablisse  en  très 
peu  de  mots  les  deux  arguments  que  M.  le  garde  des  sceaux 
croit  avoir  réfutés. 

Mon  premier  argument  était  tiré  de  l'article  54  de  la  Consti- 
tution; est-ce  que  M.  le  garde  des  sceaux  l'a  détruit?  A-t-il  pu 
nier  que  la  Constitution,  dans  son  article  54,  ne  laisse  au  Pou- 
voir exécutif  le  droit  de  saisir  ou  de  ne  pas  saisir  la  Haute  Cour 
de  justice?  Non,  mais,  il  a  dit  —  ce  qui,  à  mon  sens,  est  une 
erreur  capitale  —  que  la  Haute  Cour  de  justice  n'était  pas  une 
juridiction  permanente,  et  que  c'est  pour  la  constituer  que  le 
Pouvoir  exécutif  intervenait. 

Oublie-t-il  donc  que  tous  les  ans  le  Pouvoir  exécutif  constitue 
la  Haute  Cour,  et  que,  par  conséquent,  la  Haute  Cour  existe  à 
l'état  permanent?  {lnte7^ruptio7is.)liOVLS  les  ans,  au  Journal  offi- 
ciel, il  est  fait  choix  des  membres  de  la  Cour  de  cassation  qui 
composent  la  Haute  Cour. 

Quelques  voix.  —  Et  lesjuiés? 

M.  Jules  Ferry.  —  Et  les  jurés?  me  dit-on.  M.  le  garde  des 
sceaux  n'a  pas  eu  dans  la  pensée  l'objection  qui  est  sortie  des 
lèvres  de  mes  collègues,  et  il  n'a  pas  entendu  s'abriter  derrière 
ce  fait  que  les  jurés  ne  peuvent  être  constitués  que  lorsqu'une 
atfairese  produit  qui  saisit  la  Haute  Cour.  L'argument  ne  serait 
nullement  juridique.  M.  le  garde  des  sceaux  a  prétendu  dire  et 
prouver  devant  vous  que  la  Haute  Cour  étaità  l'état  de  torpeur, 
qu'elle  n'existait  pas  d'une  manière  pei'manente  comme  toutes 
les  cours.  {Nouvelle  interruption.)  Je  lui  dis,  moi,  qu'elle  existe. 
C'est  élémentaire  en  droit. 

M.  Belmontet.  —  Elle  a  une  existence  inactive. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  fais  appel  aux  jurisconsultes  qui  sont 
ici.  Ce  n'est  pas  l'absence  des  jurés  qui  peut  empêcher  la  cour 
d'exister.  H  y  a  des  magistrats  qui  la  composent  ;  ils  étaient 


232  DISCOIÎHS   KT  OPINIONS. 

roiiiiiis  a\;iiil  li-  i>i(ti'i''s  du  [Mince  Pierre  Bonaparte,  puisqu'on 
ne  li's  a  pas  drsi.uMiés  pour  ce  procès.  {futerriiptio7i.) 

(Jiirhincs  iurnilm-s.  —  Elles  jurés? 

M.  Jules  Ferry.  —  Les  jurés,  je  le  répète,  ne  consliluent, 
pa.'^  la  coni'. 

Le  second  ariiiiinenl  que  j'avais  produit  était  celni-ci  :  l'ar- 
ticle 10  du  sénatus-consulte  du  mois  de  juillet  1852,  qui  a 
organisé  la  Haute  Cour  —  et,  sur  ce  point,  M.  le  garde  des 
sceaux  m'a  donné  aux  trois  (piarts  raison...  [Exclamations 
ironiques  sio'  plusieurs  bancs.) 

Ou  nu^s  honorables  collègues  qui  m'interrompent  n'ont  pas 
exaclcmcnt  suivi  les  développements  de  M.  le  garde  des  sceaux, 
ou  leur  interruption  est  incompréhensible.  Je  dis  que  M.  le 
garde  des  sceaux  m'a  fait  une  très  grande  concession,  car  il  a 
déclaré  que  si  le  décret  —  il  l'a  appelé  décret  à  tort,  c'est  un 
sénatus-consulte  —  que  si  le  sénatus-consulte  du  12  juil- 
let 1852  était  la  seule  règle  de  la  matière,  l'option  resterait' 
encore,  à  l'heure  qu'il  est,  au  pouvoir  exécutif. 

Dès  lors,  mon  interpellation,  non  seulement  subsisterait  tout 
entière,  mais  M.  le  garde  des  sceaux  en  aurait  reconnu  le  bien 
fondé.  Il  a  dit  cela. 

M.  ij;  (;.\ni)K  dks  sckaix.  —  J'ai  eu  toit  de  le  dire,  je  vais  vous  exi»li- 
quer  en  (luoi. 

M.  Jules  Ferry.  —  Mais  permettez,  vous  l'avez  dit. 
M.  \.v.  GAUDK  DES  scEAix.  —  Jo  n'avais  i>as  relu  le  texte. 

M.Jules  Ferry.  —  Permettez-moi  d'achever  ma  réponse; 
vous  i-ectilierez  ensuite  vos  observations. 

Dans  tous  les  cas,  vous  avez  dit  tout  à  l'heure  que  ce  séna- 
tus-consulte de  1852  n'existait  plus,  (piil  avait  été  abrogé  par 
le  sénatus-consulte  de  1858.  Voilà  la  preuve  qu'il  vous  faut 
faire,  et  je  l'attends  encore  ;  vous  vous  êtes  contenté  de  lire 
l'art.  1"  du  sénatus-consulte  de  1858,  qui  ne  déroge  en  rien  à 
aucun  article  du  sénatus-consulte  de  1852,  à  la  procédure  orga- 
nisée par  ce  sénatus-consulte,  car  s'il  y  dérogeait,  la  Haute 
Cour  ne  pourrait  pas  même  se  constituer. 

La  preuve  que  ce  sénatus-consulte  de  1852  n'est  pas  abrogé, 
c'est  (jue,  dans  vos  décrets  des  10  et  11  janvier  1870,  vous  avez 


l.NTEHPELI.ATION   SUK    LA    HALTE  COUR.  233 

visé  eL  le  sénatus-consulte  de  18o2  et  le  sénalus-consulte  de 
1858.  Voilà  la  question  légale.  Voilà  les  réponses  que  j'avais  à 
faire  à  M.  le  garde  des  sceaux. 

M.  LE  GARiJE  DES  sr.EAix.  —  Voulez-vous  nic  permellre  de  dire  un 
mot? 

M.  Jules  Ferry.  —  Bien  volontiers. 

M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX.  — Je  ne  parle  pas  de  l'article  10  du  séna- 
tus-consulte de  18.52  :  c'est  inutile  en  ce  moment.  Vous  niez  que  le 
décret  de  1852  ait  été  abrogé  dans  son  article  10  par  le  sénalus- 
consulte  de  18o8? 

M.  Jules  Ferry.  —  Ce  n'est  pas  un  décret,  c'est  un  sénatus- 
consulte. 

M.  LE  MixiSTRE.  —  Vous  avez  raison.  Vous  niez  que  le  sénatus- 
consulte  de  ISoS  ail  abrogé  l'art.  10  du  sénatus-consulte  de  1852,  et 
vous  demandez  que  Je  vous  fournisse  la  preuve. 

M.  Jules  Ferry.  —  Oui! 

M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX.  —  Eh  bien,  je  vais  la  fournir. 

Il  y  a  dans  le  sénatus-consulte  de  18.")8  un  article  premier  que  je 
vous  ai  déjà  lu  et  qui  dit  :  «  La  Haute  Cour  de  justice  connaît  des 
crimes  et  des  délits,  etc.  »  {Interniplion  à  (jauche.) 

M.  Belmomet.  —  Attendez  donc! 

M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX.  —  Et  puis  il  }"  a  un  article  dernier,  l'art.  7, 
ainsi  conçu  :  «  Sonl  maintenues  toutes  les  dispositions  du  sénatus- 
consulte  du  10  juillet  1852  auquelles  il  n'a  pas  été  dérogé  par  les 
articles  précédents.  »  [Exclamations  en  sens  divers.) 

L'abrogation  de  l'art.  10  résulte  du  rapprochement  de  ces  deux 
textes. 

M.  Jules  Ferry.  —  Ali  !  Eli  bien,  qui  de  nous  deux  a  rai- 
son? J'en  appelle  à  la  bonne  foi  de  l'Assemblée.  C'est  un  sin- 
gulier argument  que  vient  de  faire  M.  le  garde  des  sceaux.  Il 
vient  de  procéder  par  une  pétition  de  principe;  je  suis  désolé 
de  le  lui  dire.  M.  le  garde  des  sceaux,  après  avoir  dit  :  La 
preuve  que  le  sénatus-consulte  du  10  juillet  1852  a  été  abrogé 
parle  sénatus-consulte  de  1858 [Interruption.) 

Plusieurs  voix.  —  Il  n'a  pas  dit  cela! 

M.  Jules  Ferry.  —  Écoutez,  Messieurs!  Ce  n'est  pas  en 
devançant  les  observations  de  l'orateur  qu'on  peut  éclaircir  les 
questions. 


234  DISCOURS   Kï   OPINIONS. 

M.  i.i;  l'iu.^iiiKM    Si.iiNKiDKR.  —  Jo  (Iciiiaiulo  à  l;i  Cliaiiibrc  un   peu 

(](.'   callllr   cl    (Ir  silfllCf. 

M.  Jules  Ferhy.  —  M.  le  "arde  dos  sceaux  avait  donné  une 
proniièiv  i)i'euvc,  liréc  de  l'ai-iicle  1*''  du  sénaUis-consulle  de 
1838.  J'en  attendais  une  seconde,  j'attendais  un  article  qui 
aurait  écliappé  à  mon  attention  et  qui  aurait  aljrogé  tous  les 
sénaltis-consullcs  antérieurs.  Est-ce  que  c'est  d'un  pareil  article 
(]ue M.  le  .uai'de  des  sceaux  vous  a  donné  lecture?  Non  :  il  vous 
donne  lectnre  d'un  article  qui  dit  :  «  Sont  maintenues  toutes 
les  dispositions  qui  ne  sont  pas  contraires  au  présent  sénatus- 
coiisidtc.  » 

riiisiriirs  vh^nibrrs.  —  Eh  Jiien? 

•  M.  Jules  Ferry.  —  Eh  bien,  que  M.  le  garde  des  sceaux 
prouve  qne  l'art.  4  du  sénatus-consulte  de  18o8  est  contraire  à 
l'article  10  du  sénatus-consulte  de  juillet  18o2.  Cette  })reuve,  il 
nt'  peut  la  faire. 

Vous  aurez  peut-être  besoin  un  jour  ou  l'autre  de  cet  article, 
et  je  vous  engage  fort  à  ne  pas  poser  en  principe  aujoui'd'hui 
que  le  sénatus-consulte  du  10  juillet  18o2  est  abrogé. 

M.  i.K  GAiiDE  DES  SCEAUX.  —  Je  n'ai  pas  dit  cela. 

M.Jules  Ferry.  — Eh  bien,  en  face  de  cette  thèse  légale 
que  M.  le  garde  des  sceaux  n'a  nullement  déti'uite...  [Excla- 
malions  à.  droit p  el  nu  centre.) 

Si  la  Chaml)ic  n'était  pas  suflisamment  éclairée... 

Voix  nii))ibrcn^rs.  —  Si!  si! 

M.  JuLKS  Ferry.  —  J'aurais  repris  ma  démonstration,  car 
alors  je  ne  me  serais  pas  sul'tisanmient  expliqué. 

H  est  de  principe,  en  (h'oit  constitutionnel,  pohtique  et  autre, 
qu'il  n'y  a  pas  d'abi-ogation  tacite,  qu'il  n'y  a  d'abrogé  que  les 
dis[»osilions  anciennes  (pii  ne  peuvent  pas  se  concilier  avec  les 
nouvelles.  C'est  là  un  principe  élémentaire. 

Eh  bien,  qu'on  me  dise  en  quoi  l'article  1"  du  sénatus- 
consulte  de  1838  est  iiu'onciliable  avec  l'art.  10  du  sénatus- 
consulte  de  1852. 

Il  est  impossible  de  démontrer  cette  inconciliabilité.  L'un 
statue  sur  le  droit  du  pouvoir  exécutif,  l'autre  statue  sur  les 
personnes  que  ce  droit  pourra  c(juvrir.  Il  y  a  là  deux  ordres 


I.NTKHI'ELLATIOX    SLIi    LA    HAUTE    COUH.  235 

d'idées  tout  à  fait  ditlërents,  et  il  n'y  a  aucune  incompatibilité 
d'humeur  entre  les  deux  thèses.  Par  conséquent,  il  n'y  a  pas 
d'abrogation  tacite, pas  d'abrogation  expresse.  Le  décret  de  1852 
subsiste.  L'option  qu'a  faite  le  Gouvernement  reste  à  sa  charge, 
comme  un  cas  de  responsabilité,  et  c'est  sur  cette  responsabi- 
lité que  je  demande  à  interpeller  le  Gouvernement.  Le  Gouver- 
nement a  déclaré  qu'il  acceptait  l'interpellation  sui'  ce  terrain; 
c'était  le  seul  que  j'eusse  en  vue  :  je  lui  demande  d'adhérer  à 
ma  demande. 

M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX.  —  Mais  non  :  votre  interpollalioii  est 
discutée. 

M.  Jules  Ferry.  —  Alors,  donnez  d'autres  raisons. 

M.  LE  GARDE  DES  scE.vix.  —  Elle  est  discutée. 

M.Jules  Ferry.  —  Elle  n'est  pas  discutée.  {Si!  si!)  Je 
demande  la  lixation  de  la  discussion  à  demain  ;  je  le  demande 
au  nom  des  principes,  au  nom  de  la  conscience  et  de  la  sécurité 
publiques.  [Mouvements  divers.  — Aux  voix!  aux  voix!) 

M.  Belmomet.  —  Vous  n'avez  pas  le  monopole  d'être  l'interprète 
de  la  conscience  publique. 

M.  le  PRÉSIDENT  ScHNEn)ER.  —  Je  vals  maintenant  consulter  la 
Cliambre,  non  point  sur  la  demande  qui  a  été  déposée  par  M.  Ferrv, 
mais  sur  l'interpellation,  telle  qu'elle  vient  d'être  posée  et  à  laquelle 
il  a  été  répondu.  {Mouvements  divers.) 

Fhtsienrs  membres.  —  L'ordre  du  jour! 

M.  LE  PRÉsn)ENT  ScH!\En)ER.  —  La  Chambre  semble  manifester  le 
désir  d'être  consultée  sur  l'ordre  du  jour. 

Voix  nombreuses.  —  Oui!  oui!  L'ordre  du  jour! 

M.  (iRAMEii  DE  Cassagxac.  — La  question  préalable! 

M.  LE  PRESIDENT  ScHNEUJER.  —  Si  l'ordre  du  jour  est  adopté,  il  n'y 
aura  plus  d'interpellation. 

M.Jules  Ferry.  —  J'ai  demandé  la  lixation  d'un  jour.  Je 
demanderai  à  dire  un  mot,  monsieur  le  président.  {Aux  voix! 
aux  voix!) 

M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX.  — Le  Gouvememeul  s'oppose  à  la  lixation 
d'un  jour  et  demande  l'ordre  du  jour. 

iM.  Jules  Ferry.  —  J'ai  demandé  un  jour,  et  si  la  Chambre 
refuse  de  l'indiquer,  ne  fût-ce  pas  le  jour  convenable,  le  jour 
qu'il  faut  à  la  cause,  il  est  nécessaire  au  moins  qu'elle  lixe  un 
jour  quelconque,  ilnlerruption.) 


y.jr,  insr.ouns  kt  upimons. 

Ou. ml  ;i  prorrdrr  par  la  voie  de  Toi-div  du  jour,  ce  serait  la 
iiéuialiiiii  dii  droit  dJiiler|i(dlalioii.  iSonihrevses  exclamations.) 

M.  .Matiimi  (lie  la  Conrze).  —  Vous  avez  (liscuti-;  la  Chainlirc  jieiit 
,i  ",-'-' '• 

M.  .liTLEs  Ferry.  — Il  n'y  aurait  pins  de  droit  d'interpellation, 
je  le  lépèle,  si  vous  prononciez  l'ordre  du  jour.  [Aux  voix!  aux 
voix!) 

M.  CdR.NKiLLE.  —  Vous  vcriez  de  <Iiscuter  Piiiterpellatioii  pendant 
une  lieuro. 

M.  i.ii  pni':su)K.NT  Sr,H.\r.n)i;it.  —  La  (jueslion  de  responsabilité,  la  seule 
«pii,  on  dernier  lieu,  ait  Hé  posée  verbalement  par  l'honorable 
M.  Fony,  a  été  suivie  d'une  discussion  [C'est  évident!)  :  par  consé- 
«(uent,  la  Chambre  peut  apprécier  si  elle  est  suffisamment  éclairée... 
[Oui  !  oui!)  et  dans  ce  cas,  elle  a  le  droit  de  passer  à  l'ordre  du  jour. 
[Assen(iinr)it.) 

C'est  donc  sur  l'ordre  du  jour,  (jui  est  généralement  demandé,  cpie 
je  vais  appeler  la  Chambre  à  prononcer.  [Oui!  oui!  l'ordre  du  jour!) 

M.  Jtles  Favrk.  —  Je  demande  à  dire  un  mot...  [Parlez!  parlez!) 

M.  Lv.  PRÉSIDENT  ScHNTjDEit.  —  M.  Jules  Kavre  a  la  parole. 

M.  JiLES  Favre. —  Si  l'ordre  du  jour  est  voté,  il  est  bien  entendu 
que  c'est  eu  réservant  d'une  manière  complète  le  droit  d'interpella- 
lion...  [E.L'claiiiatiuns  diverses.) 

Ce  (pu  me  l'ait  faire  celte  observation,  c'est  une  é(}uivo({ue  invo- 
lonlaire  (pii  a  été  jetée  dans  lu  discussion  jiar  M.  le  ministre  de  la 
justice. 

M.  le  irarde  dos  sceaux,  eu  commen(;ant  l'allocution  qu"il  a  pro- 
nonei'e  [lour  repousser  l'interpellation  de  l'honorable  M.  Ferrv,  lui  a 
refusé  le  caractère  d'iuteipellalion. 

Je  crois  ([u'il  n'en  avait  pas  le  droit,  il  me  peiniettra  tie  le  lui  dire. 
Toute  ju-oposition,  sous  forme  d'inteipoHalion,  présentée  par  un 
membre  de  cette  Assemblée,  doit  être  discutée,  et,  à  moins  qu'on 
n'admelt(Mnie  question  préalable détoni-née,  (lé!.'uisée  etqiii  ne  sérail, 
ou  réalité,  qu'une  forme  hypocrite  dont  personne  ne  veut,  il  faut 
bien  reeonnaître  que  toute  demande  d'interpellation  déposée  ap|iar- 
tient  à  la  délibération. 

Sous  le  bénéfice  de  ces  observations,  si  la  Cliainlue  juse  «pie  pour 
la  demande  d'interpellation  de  mnn  honorable  collé|:ue  et  ami 
M.  Jules  Feii y,  la  délibération  a  été  suffisante,  il  est  parfaitement 
clair  (prelle  est  maîtresse  de  pi'0])Oser  l'oi'dre  du  jour. 

Mais  j'ai  voulu  lui  présenter  cette  observation  alin  d'empèrher(pril 
ne  se  créât  un  précédent  qui  pouri'ait  être  daniroreux  et  permettre 
d'éloulTer  le  droit  d'intori)ellation.  {Mnuvt'menls  divers.) 

Voij-  noinhrcuses.  —  L'ordre  du  jour! 


LE  BUDGET  DE  LA   VILLE   DE   PARIS.  237 

M.  LK  PRÉSIDENT  ScH.NEiDER.  —  Je  Consulte  la  Cliainbre  sur  l'oidi'e 
du  .joui'. 
{La  Chambre,  conmUéc,  'prononce  l'ordre  dn  jour.) 


Le  budget  de  la  Ville  de  Paris. 

L'auteur  c/e.s  Comptes  fantastiques  d'Haussmann  se  devait  à  lui-même 
de  ne  pas  perdre  de  vue  les  intérêts  spéciaux  de  la  Ville  de  Paris, 
dont  il  était  d'ailleurs  l'un  des  mandataires,  et  de  défendre  la  cause 
des  libertés  municipales,  confisquées  par  l'Empire  avec  loutes  les 
autres  libertés.  Dans  la  séance  duCorps  législatif,  en  date  du  24  jan- 
vier 1870,  il  déposa  un  projtît  de  loi  qui  peut  être  considéré  comme 
nu  couiplément  du  projet  de  Crémieux  sur  la  nomination  du  Conseil 
municipal  de  Paris,  mais  qui  portait  sur  l'administration  municipale 
lout  entière.  La  majorité  eut  le  bon  fçoùt  de  saluer  par  des  assez! 
(tssez.']e  dépôt  du  projet  de  M.  Fertyi.  Quelques  Jours  après,  dans 
la  séance  du  26janvier-,  il  eut  l'occasion  de  développej-  ses  vues  sur 
l'administration  parisienne,  à  propos  de  la  discussion  sur  le  projet 
de  loi  concernant  les  mesures  à  prendre  pour  le  budget  extraor- 
dinaire de  la  Ville.  Voici  comment  s'exprima  M.  Jules  Ferrv,  au 
début  même  de  la  discussion  : 

.M.  LE  PRÉsn)ENT  BrssoN  BiLLAiLT.  —  L'ordrc  du  Jour  appelle  la 
discussion  du  projet  de  loi  concernant  les  mesures  provisoires  à 
prendre  pour  le  budget  extraordinaire  de  la  Ville  de  Paris. 

'Membres  de  la  commission  :  MM.  Ci'euzet,  piésident;  le  baron  de 
Mackau,  secrétaire;  le  comte  Le  Peletier  d'Aunay,  rapporteur; 
Vendre,  Boutellier,  Pinart  (Pas-de-Calais),  Carnier-Pagès,  Malaussena, 
Noubei.) 

SiègenI  aubancdes  commissaiies  du  Gouvernement  :  MM.  Genleur, 
pri'sideiil  de  section  au  Conseil  d'État,  el  Alfred  Blancbe,  conseiller 
d'État. 

•M.  LE  PRÉSIDENT  BiiSSON  BiLLAi  LT.  —  Le  projet  de  loi  a  été  moditié 
par  la  commission,  d'accord  avec  le  Conseil  d'Élat. 
La  parole  est  à  M.  Jules  Ferry. 

M.  Jules  Ferry.  —  Si  la  majoi'ilé  de  cette  Chambre,  en  nous 
ohligeant,  nialgfé  nos  réclamations  énergiques,  et  je  puis  le 
(lire  aussi,  contrairement  aux  usages  pai'leinenlajres...  {liumeui-s 
sur  divers  bancs),  à  discuter  à  bref  délai  un  projet  de  loi  assui'ant 
les  trois  douzièmes  provisoires  du  budget  extraordinaire  de  la 
Ville  de  Paris,  si  la  majorité  a  entendu  nous  empêcher  d'appor- 
ter ici  une  discussion  approfondie...   [Nouvelles  rumeur)')  des 

1.  Joi/rtini  officiel  du  25  j;iiivier  1870. 

2.  Journal  officiel  du  27. 


238  DISCOUUS   KT   (U'IMONS. 

atTain-s  th'  la  Villf,  flic  y  a  pairailcment  réussi:  car,  dans 
rôlal  actuel,  niit'  discussion  d'ensemble  estimpossible.  D'abord, 
flic  ne  la  supporlcrail  pas;  ensuite,  nous  n'avons  pas  même  les 
documenls  élémentaires  (jui  peuvent  servir  de  base  à  cette 
discussion. 

En  elïet,  3Iessieurs.  voici  un  })rojel  de  loi  qui  se  réfère  au 
budget  e\traordinaii-e  de  la  Ville  de  Paris,  un  projet  de  loicpii, 
parce  que  aous  lavez  voulu,  vient  en  discussion  à  l'ouverture 
de  cette  séance,  et,  parmi  vous  tous,  il  n'y  a  peut-être  (pie  moi 
(pii  ai  entre  les  mains  \o  projet  de  budget  de  cette  ville. 

Un  iiH'mbrc.  — Eli  l>ii'n,  cela  ddit,  vous  suflire. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  comprends  (]ue  cela  peut  suflire  à  ma 
discussion,  mais  je  ne  comprends  pas  que  cela  puisse  suffire 
pour  la  Cbambre,  qui  semble  oublier  qu'elle  est  désormais 
responsable  des  affaires  de  la  Ville  de  Paris.  Cependant,  lors- 
(pi'on  a  une  telle  responsabilité,  je  crois  qu'on  doit  s'etïorcer  de 
la  prendre  en  conscience...  (Murmwes  sur  im  grand  nombre  de 
ôancs),  c'est-à-dii"e  en  étudiant  les  rliilTres  ou  en  laissant  à  ceux 
qui  veulent  bien  les  étudier  le  temiis  de  s'en  rendre  maîti'es. 
[Auui'eanx  nnn'mures.) 

Je  me  renfermerai,  pour  aujourd'hui,  dans  des  observations 
qui  sont  intiniement  liées  au])rojet  de  loi  et  au  vote  que  le  Gou- 
vernement vous  demaiule.  Je  préciserai  d'al)ord  le  caracléi'e  et 
la  portée  de  la  loi  dans  des  termes  très  brefs;  ensuite,  je  pren- 
di'ai  acte  des  faits,  de  la  l'éalité  financière  dont  le  projet  de  loi 
et  les  documents  (jui  l'accompagnent  contiennent  l'aveu  tardif 
et  la  preuve  irréfi-agable. 

Quel  est  le  caractère  et  quelle  est  la  portée  du  projet  de  loi  ? 

La  Commission  qui  vous  l'a  pi'oposé  d'urgence  s'attache  à  lui 
donner  un  caractère  loutà  fait  inolTensif.  Ce  projet  de  loi,  vous 
dit-elle,  ne  préjuge  rien,  n'engage  rien,  réserve  toutes  les 
questions. 

.l'ai,  sur  ce  point,  tnie  réserve  expi'esse  à  faire. 

11  va  deux  parties  dans  les  propositions  de  la  Commission  ;  il 
y  a  les  dépenses  et  les  voies  et  moyens.  Je  dois  reconnaître  et 
dire  de  suite,  à  l'éloge  de  la  C-ommission,  que  le  projet  de  loi  a 
été  présenté  par  le  Gouvernement  (juand  il  engageait  toutes 
les  (pieviions,  et  (pie  la  Commission  y  a  substitué  un  projet  de 


LE  BUDGET   DE  LA   VILLE  DE   PAHIS.  239 

loi  qui  n'en  préjuge,  qui  n'en  engage  plus  qu'une,  et  je  vous 
(lirai  tout  à  l'iieure  laquelle. 

Ainsi,  le  Gouvernement,  qui  avait  demandé  à  la  Chambre 
d'autoriser  la  Ville  de  Paris  à  perpétuer  une  dette  llottante  qui 
n'est  aujourd'hui  autorisée  par  aucune  loi,  ce  qui  eût  été  une 
décision  tinancière  de  la  plus  haute  gravité,  et  une  décision 
tinancière  rendue  dans  les  plus  mauvaises  conditions,  puisque 
les  éléments  de  la  discussion  font  défaut  à  la  Chambre  en  ce 
moment,  le  Gouvernement,  qui  avait  proposé  d'éteiniser  la 
dette  llottante  de  la  Ville,  a  rencontré  sur  son  chemin  la  résis- 
tance de  la  Commission.  J'en  félicite  la  Commission.  Voici  le 
procédé  beaucoup  plus  simple  et  beaucoup  plus  clair  qui  a  été 
adopté  par  vos  commissaires  :  ils  ont  demandé  à  la  Ville  quel 
était  le  montant  des  dépenses  indispensables,  des  payements 
inévitables  et  nécessaires  qu'elle  avait  à  faire  dans  les  trois 
premiers  mois  de  l'exercice  187U.  Quand  ces  chitlres.  s'élevant 
à  17  679000  fc,  ont  été  connus,  la  Commission  est  venue 
devant  vous  et  vous  a  proposé  d'autoriser  la  Ville  à  les  payer. 

Cela  est  vrai,  cela  est  bien,  cela  est  sage,  cela  est  plus  sage 
que  la  proposition  du  Gouvernement.  Mais  voici  la  criticfue 
(jue  j'adresse  à  la  Commission. 

A  côté  de  la  dépense,  il  faut  nécessairement  placer  la  recette, 
et  à  côté  des  engagements  du  budget  extraordinaire,  il  faut 
placer,  si  l'on  veut  rester  dans  l'équilibre  et  dans  la  vérité 
tinancière,  les  voies  et  moyens  du  budget  extraordinaire. 

Or,  si  les  détails  ne  manquent  pas  sur  les  dépenses,  la  Com- 
mission est  à  peu  près  muette  sur  les  voies  et  moyens,  et  tout 
ce  qui  concerne  ce  point  si  important  du  projet  de  loi  est  traité 
d'une  façon  que  je  trouve  un  peu  légère  dans  les  lignes  que 
voici,  et  que  je  vais  vous  faire  connaître  : 

«  La  question  des  voies  et  moyens  devait  nous  préoccuper 
d'autant  plus  que  nous  ne  voulions,  ainsi  que  nous  l'avons  dit 
plus  haut,  entraver  en  rien  la  liberté  du  Corps  législatif,  lors- 
qu'il aura  à  discuter  dans  son  ensemble  le  budget  extraordi- 
naire de  la  Ville. 

«  Les  explications  que  nous  ont  données  MM.  les  commis- 
saires du  Gouvernement  et  l'examen  sommaire  que  nous  avons 
fait  des  budgets  ordinaire  et  extraordinaire,  tels  qu'ils  ont  été 
votés  par  le  Conseil  municipal,  ont  établi   qu'il  y  avait  les 


210  DISCOIHS  ET   OPINIONS. 

rpssoiirci^s  nécfssaiivs  pour  acquitter  les  dépenses  dont  nous 
dtMiiandons  d'autoriser  le  payement.  » 

,1c  (lis  ([ii'il  y  a  là,  sur  cette  arave  question  des  voies  et  moyens, 
tout  simplement  un  acte  de  foi  de  la  Commission  dans  MM.  les 
commissaires  du  Gouvernement  i-l  dans  le  Conseil  municipal,  on 
jdiiinl.  pour  l'appeler  de  son  vrai  nom,  dans  la  Commission 
adminislralive.  qui  a  dressé  et  voté  le  budget  de  la  Ville.  Eli 
liieii,  cet  acie  de  foi,  je  ne  veu\  le  faire  à  aucun  deprc. 

M.  ("..\nNn:u-PA(;i^;s.—  Ni  nous  non  plus. 

M.  Jules  Feury.  —  Je  n'ai  aucune  foi  dans  le  Conseil  muni- 
cipal de  la  Ville  de  Paris.  II  paraît  que  cette  assemblée  se  réunit 
encore;  je  le  dis  avec  la  plus  grande  modération,  c'est  là  un 
scandale.  [Rumeurs.) 

M.  i.i:  Mi.NisTRi;  m:  L'iMiiRiEiR.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  Jules  Ferry.  —  Si  ce  n'est  pas  un  scandale,  monsieur  le 
ministre  de  l'intérieur,  c'est  qu'alors  tout  ce  qui  se  passe  ici 
depuis  ([uinze,  jours  est  luie  grande  comédie  (Murmures)  :  car  il 
est  vi-aiment  incroyable  que.  dans  la  situation  de  la  Ville  de 
l'ai'is,  à  l'beure  qu'il  est.  il  n'y  ait  qu'une  seule  cbose  de  cban- 
gée,  un  liomme  seul.  Et  parce  que  vous  avez  cliangé  un 
liomme.vous  croyez  avoir  changé  les  choses  ;  vous  croyez  avoir 
(luniié  satisfaction  au  sentiment  public.  Nous  retrouvons  à  la 
Ville  les  mêmes  bureaux,  les  mêmes  principes,  et  sur  ces  bancs 
les  mêmes  commissaires  du  Gouvernement  [Bruit),  que  je  suis 
toujoui's  très  charmé  d'entendre,  mais  à  qui  il  m'est  bien  per- 
mis de.  rappeler  que  ce  sont  les  mêmes  ({ui,  pendant  si  long- 
temps ont  tout  approuvé,  tout  plaidé,  tout  défendu,  avec  autant 
d'éloquenre  (|iie  ih-  conviction. 

Ils  ont  (Ml  le  douille  courage  de  suivre  M.  le  préfet  de  la 
Seine  jusqu'au  bord  du  fossé,  et  le  courage,  plus  rare  et  plus 
diflicile,  de  lui  survivre.  [Sourires  sur  plusieurs  bancs.) 

Voici,  par  exemple,  l'Iionoi-able  M.  Genteur,  qui  va  me 
l'épondrc  et  qui  vous  présente  le  pi'ojet  de  loi.  et  sur  la  pai'ole 
duquel  la  commission  de  la  (ihamhre  statue  et  décide  qu'il  >  a 
17  millions  dans  les  caisses  de  la  Ville. 

Eh  bien,  l'honoi-able  M.  Genteur,  au  mois  de  févriei' dernier. 
pas  plus  tard,  a  affirmé  à  cette  tribune  deux  choses,  entre  autres  : 


LE   DIDGET  DE  LA   VILLE  DE   PARIS.  241 

il  disait  d'abord  que  la  dette  de  59  millions  de  la  Ville  de 
Paris  envers  la  Caisse  des  travaux,  cette  dette  tout  à  fait  irré- 
gulière, serait  complètement  remboursée  par  l'exercice  1869. 

Je  parle  à  une  Chambre  qui  connaît  à  merveille  cette  ques- 
tion ;  elle  est  encore  présente  à  tous  les  souvenirs;  vous  savez 
que  la  Ville  avait  pris  à  la  Caisse  des  travaux,  outre  les  100  mil- 
lions d'émissions  de  bons  que  vous  aviez  autorisés,  une  somme 
de  59  millions.  C'était  une  objection  que  nos  maîtres  et  amis, 
les  membres  de  l'opposition,  faisaient  au  mois  de  février  1869, 
et  M.  le  commissaire  du  Gouvernement  répondait  en  assurant 
que,  dans  l'exercice  de  1869,  les  59  millions  de  dette  irrégulière 
seraient  complètement  liquidés. 

Il  y  a  une  autre  assertion  dans  le  discours  du  commissaire  du 
Gouvernement  :  il  jurait  ses  grands  dieux  que  le  budget 
de  1870  se  soldei'ait  par  un  excédent  de  31  millions  de  res- 
sources disponibles.  Malheureusement,  ou  plutôt  heureusement. 
grâce  à  l'obligeance  de  M.  le  secrétaire  général  de  la  préfecture 
de  la  Seine,  j'ai  eu  communication  du  budget  de  la  Ville  et  du 
rapport  de  M.  Haussmann,  qui,  d'ailleurs,  avait  été  inséré  au 
Journal  officiel.  Eh  bien,  de  ce  rapport  lui-même  il  résulte  que 
M.  le  commissaire  du  Gouvernement,  l'honorable  M.  Genteur, 
était  bien  mal  informé  sur  les  deux  points. 

En  elfet,  quant  à  cette  dette  illégale,  cette  dette  flottante, 
irrégulière  de  59  millions,  que  la  Ville  s'était  abusivement 
constituée,  en  sus  des  100  millions  autorisés  par  la  loi;  quant  à 
cette  dette  que  MM.  les  commissaires  du  Gouvernement  nous 
avaient  promis  que  le  budget  de  1869  pourrait  éteindre,  non 
seulement  le  budget  de  1869  ne  l'a  pas  éteinte,  et  c'est  le  der- 
nier mémoire  de  M.  Haussmann  qui  nous  l'a  appris,  mais  à 
cette  dette  de  59  millions,  qui  n'est  pas  près  de  s'éteindre,  la 
Ville  a  ajouté  une  dette  nouvelle  de  21  millions. 

Voilà  comment  sont  informés  des  atïaires  de  la  Ville  MM.  les 
commissaii-es  du  Gouvernement,  et  n'avais-je  pas  raison 
d'admirer  leur  dévouement  et  leur  courage? 

M.  Ji  LES  Favre  pt  autres  membres  à  gauche.  —  Très  Ijion!  dès  bien  1 

M.  Jules  Ferky.  —  Quant  à  l'excédent  prétendu  de  31  mil- 
lions, il  y  a,  messieurs,  une  réponse  décisive  qui  me  dispense 
de  toutes  les  autres.  Ce  budget,  qui  devait  laisser  un  excédent 

16 


-21..  DiscoLus  i:t  opimo.ns. 

(le  31  niillioiis  disponibles,  savez-voiis  comment  le  Conseil 
(l'Elal  entend  le  liquider?  Je  puise  ma  réponse  dans  l'exposé 
des  molil's  du  projet  actuel,  signé  de  M.  Genteur  lui-même.  Le 
Conseil  d'État  ])ropose  premièrement  qu'on  renouvelle  la  dette 
flottante  delà  Ville;  secondement,  qu'on  emprunte  3o  millions, 
c'est-à-dire  qu'on  a  reconnu  dans  les  comptes  de  la  Ville  une 
erreur  de  13o  millions,  un  délicit  de  135  millions,  au  lieu  d'un 
excédent  de  31  millions. 

Je  ne  récrimine  pas,  messieurs.  Tout  cela  est  dans  ce  petit 
projet  qu'on  veut  faire  passer  si  vite.  Tout  cela  doit  être  sévè- 
rement examiné  et  vous  en  devez  rigoureusement  tenir  compte. 

Qu'est-ce  que  dit  aujourd'hui  le  Conseil  d'État  et  qu'est-ce  que 
disent  messieurs  les  commissaires  du  Gouvernement?  Ils  vous 
demandent  un  crédit  provisoire  de  17  millions.  Ils  vous  disent  : 
Ces  17  millions,  la  Ville  les  possède.  Mais  si,  par  hasard,  elle  ne 
les  a  pas,  vous  ne  pouvez  pas  les  voter  à  moins  d'engager  son 
avenir.  Or,  ce  projet  de  loi  qui  vous  est  j)résenté,  a  précisément 
pour  but  et  pour  prétention  de  ne  pas  engager  l'avenir.  La 
question  est  donc  de  savoir  si  la  Ville  a  les  17  millions  qu'elle 
vous  demande  de  l'autoriser  à  dépenser. 

Eh  bien,  dans  le  rapport  de  la  Commission,  je  ne  trouve 
que  deux  arguments  :  l'un  est  fondé  sur  les  déclarations  des 
commissaires  du  Gouvernement;  et  ces  déclarations,  j'ai  dit 
pourquoi  je  les  récuse. 

L'autre  est  fondé  sur  l'examen  sommaiie  du  budget  de  la 
Ville;  très  sommaire,  en  vérité,  messieurs,  car  il  suffit  de  rap- 
procher quelques  chilVres  de  ce  budget,  quelques  chilîres  que  je 
n'invente  pas,  que  je  ne  compose  pas  pourla  cii'constance.  mais 
que  je  tire  des  documents  qui  nous  ont  été  distribués,  pour  être 
ronvaiiicn  que  l'examen  sommaire  des  budgets  ordinaire  et 
extraordinaire  de  la  Ville  de  Paris,  prouve  qu'elle  n'a  pas  les 
17  millions  que  vous  allez  l'autoriser  à  dépenser. 

Ce  que  je  dis  là,  je  vais  le  prouver  de  deux  manières  : 

Vous  nous  demandez  pour  le  1"  trimestre  de  1870,  un  cirdit 
de  17  679  OOU  francs.  Je  suppose  que  vous  avez  examiné  (juel 
était  le  montant  de  la  dépense  extraordinaire  pour  l'année 
entière,  et  que  vous  avez  pensé  que  le  quart  de  cet  ensemble 
représente  17  679  000  francs.  A  ce  compte,  et  par  une 
simple   opération   de   mulli|ilication,  on   ai'riverait,   pour    le 


LE  BUDGET   DE   LA    VILLE   DE   PARIS.  243 

budget  extraordinaire  indispensable  de  la  Ville  de  Paris,  pour 
l'année  1870,  à  une  somme  de  70  millions,  et  cette  somme  est 
au-dessous  de  la  vérité, 

La  vérité,  où  est-elle  ?  Vous  avez,  procédant  sagement  en 
cela,  je  le  reconnais,  examiné  quelles  étaient  les  dépenses  les 
plusindispensables  dans  le  budget  extraordinaire  de  la  Ville; 
vous  en  avez  extrait,  avec  beaucoup  de  raison,  les  dettes 
d'abord,  les  bons  de  la  Caisse  ensuite,  et  enfin  certains  travaux. 

Eh  bien,  je  prends  pour  base  le  départ  que  vous  avez  fait 
vous-même,  et  j'examine  ce  que  représentent,  dans  le  budget 
extraordinaire  de  la  Ville,  les  différents  chapitres  que  vous  en 
détachez  et  que  vous  présentez  sous  forme  de  trois  douzièmes 
provisoires. 

Si  je  totalise  ces  chapitres  qui  ont  rapport:  1°  à  la  dette; 
2°  aux  bons  de  la  Caisse;  3°  aux  travaux  absolument  indispen- 
sables, tels  qu'ils  figurent  au  budget  extraordinaire  de  la  Ville, 
j'arrive  à  une  somme  de  75  millions,  et  encore  faut-il  l'aug- 
menter d'une  autre  somme  de  4  millions,  qui  représentent  les 
dépenses  des  entrepôts  provisoires  de  Bercy  et  qui  n'ont  été 
compris  dans  aucun  des  chapitres  du  budget  extraordinaire 
Singulier  phénomène,  singularité  de  plus'  que  devait  nous 
révéler  l'examen  de  la  gestion  des  alfaires  de  la  Ville  :  nous 
apprenons  aujourd'hui,  par  les  notes  annexées  au  dossier  de 
la  Commission,  qu'il  s'est  fait  à  Bercv  des  travaux  considé- 
rables, extraordinaires,  terminés  à  l'heure  qu'il  est,  avec  une 
somme  de  4  millions  qu'on  y  a  employée  sans  l'autorisation, 
quedis-je,  sans  l'autorisation?  contre  la  volonté,  formellement 
manifestée  de  la  Chambi-e. 

Vous  savez  bien  ce  qui  s'était  passé,  l'année  dernière,  devant 
le  Corps  législatif.  Il  me  semble  encore  entendre  le  ministre 
d  Etat  d'alors,  interpellé  tout  à  coup  sur  la  question  du  marché 
de  Bercy,  qui  reproduisait  les  principales  clauses  contre 
esquelles  ont  si  énergiquement  réclamé  l'opinion  publique  et 
le  sentiment  de  cette  Chambre  :  je  veux  parier  des  clauses 
relatives  aux  bons  de  délégation:  il  me  semble  encore  entendre 
mon  honorable  collègue  et  ami,  M.  Ernest  Picard,  opposant  ce 
lait  du  marché  de  Bercy  à  M.  Boulier,  et  31.  Bouher  lui  répon- 
dant :  Non,  nous  ne  souiïrirons  pas  cela. 

Eh  bien,  vous  l'avez  souflert,  l'administration  précédente  l'a 


214  DISCOLUS   KT  OPINIONS. 

soiilTrii.  ri  il  sfFiildf  ipie  lo  nouveau  cabinet  veuille  le  soutlVir 
(''Lrali'Uit'nl. 

Vous  l'avez  soullcrt,  et.  en  ce  moment,  les  travaux  sont  faits; 
ils  ont  été  exécutés  sans  crédits  ouverts,  sans  ressources.  Et 
c'est  tellement  exact  que,  si  vous  ne  créez  pas  des  ressources 
spéciales  pour  solder  la  dépense  des  entrepôts  provisoires  de 
Bercy,  qui  sont  faits  à  l'heure  qu'il  est,  la  Ville  tombera  en 
faillite,  puisque  aucune  somme  n'est  inscrite,  pour  cet  objet, 
aux  budgets  oi'dinaire  et  extraordinaire  de  la  Ville  de  Paris. 

D'où  je  tire  cette  conclusion  :  c'est  qu'aux  75  millions  qui 
représentent,  pour  l'année  1870,  le  payement  de  trois  néces- 
sités premières  :  la  dette,  les  travaux  indispensables  et  les  bons 
de  la  Caisse,  il  faut  ajouter  encore  4  millions,  et  l'on  arrive  ainsi 
à  un  chiffre  de  79  millions. 

Voilà  ce  que  l'examen  sommaire  de  la  situation  —  pour  me 
servir  de  l'expression  de  la  Commission  —  nous  révèle.  Or,  il 
faut  que  vous  sachiez  que,  pour  couvrir  cette  somme  de  79  mil- 
lions qui  s'impose,  il  n'y  a,  au  budget  de  la  Ville  de  Paris, 
ipi'une  somme  disponible  de  40  à  46  millions,  tout  au  plus. 

Je  ne  discute  pas  les  comptes  de  la  Ville:  nous  y  reviendrons 
quand  on  nous  présentera  le  budget  ordinaire  aux  excédents 
de  1870. 

La  Ville  étale  avec  orgueil  un  excédent  de  .37  millions.  Cet 
excédent  est  artiliciel,  je  le  montrerai,  mais  je  l'accepte  pour 
point  de  départ.  11  y  a  ,37  500  000  francs  pour  faire  face 
à  une  dépense  extraordinaire  se  montant  à  79  millions.  Il 
convient  d'y  ajouter  4  millions  et  quelque  chose  provenant  des 
ventes  de  lorrains;  puis  920 000  francs  pour  la  subvention  de 
l'État. 

Nous  ajouterons  4  millions.  Cela  fait  46  millions  pour 
aller  à  79  millions. 

Vous  voyez,  ces  rapprochements  sont  décisifs  ;  je  dis  donc 
que,  à  cette  question  posée  par  la  Commission  et  quelle  a  réso- 
lue avec  une  trop  grande  conhance,  à  mon  sens,  y  a-t-il 
17  millions  dans  les  caisses  de  la  Ville  ?  On  peut  répondre  réso- 
lument :  Non,  il  n'y  a  pas  17  raillions.  Kt  comment  y  aurait-il 
17  millions?  Si  vous  considérez  le  b(ulget  de  1869,  vous  voyez 
déjà  ipiil  se  solde  en  déticit,  car  on  n'était  arrivé  à  l'équilibrer 
qu'au   moyen  (raliénalions   de   terrain   (pi'on  espérait  devoir 


LE   BUDGET   DE   LA  VILLE   DE   PARIS.  245 

monter  à  25  millions.  On  n'en  a  vendu  que  pour  4  millions,  qui 
vont  entrer  dans  le  budget  de  1870. 

Voilà  deux  budgets  qui  doivent  s'aligner  au  moyen  de  23  mil- 
lions, pour  l'un,  et  25  millions,  pour  l'autre,  et  qui  n'ont  profité 
à  eux  deux  que  de  4  millions:  c'est  un  déficit  patent  et  avéré. 

J'ajoute  que  pour  prouver  que  votre  caisse  est  vide,  il  y  a,  à 
côté  de  ce  grand  fait,  le  fait  particulier  dont  je  parlais  tout  à 
l'heure  à  la  Chambre,  la  construction  des  entrepôts  provisoires 
de  Bercy. 

Savez-vous  avec  quoi  on  a  pourvu  à  une  certaine  partie  de  la 
dépense?  (Tout  cela  est  dans  le  dossier  de  la  Commission.) 

Savez-vous  par  quels  moyens,  par  quels  procédés,  par 
quelles  ressources  financières?  Avec  les  15  millions  qui  avaient 
été  déposés  par  la  Compagnie  des  magasins  généraux,  en  vertu 
de  ce  fameux  traité  de  40  mdlions,  que  M.  Rouher  a  condamné 
à  la  tribune. 

Vous  êtes  donc  tellement  embari"assés,  et  votre  caisse  est  si 
vide,  que  vous  avez  été  obhgés,  pour  payer,  de  toucher  à  des 
fonds  qui  ne  vous  appartiennent  pas  ;  et  vous  avouez  que,  pour 
faire  face  à  ces  dépenses,  vous  avez  été  obligés  de  prendre  des 
fonds  que  vous  n'aviez  qu'en  dépôt,  et  qui  n'étaient  pas  à  vous. 

Cela  démontre,  avec  la  dernière  évidence,  que  votre  caisse 
est  vide,  et  que  vous  n'avez  pas,  pour  solder  les  dépenses,  les 
voies  et  moyens  correspondants. 

Je  demande  qu'on  établisse  d'une  manière  sérieuse,  et  qui 
puisse  être  sérieusement  discutée,  que  la  Ville  a  17  milUons 
disponibles.  Je  le  répète,  la  Ville  ne  les  a  pas.  Si  MM.  les  com- 
missaires du  Gouvernement  disent  que  la  Ville  les  a,  je  deman- 
derai à  récuser  leur  témoignage  :  car  ils  sont  trop  habitués  à 
affirmer  des  faits  que  le  lendemain  vient  démontrer  faux. 
[Réclamations  sur  plusieurs  bancs.) 

J'appelle  sur  ce  point  les  explications  du  Gouvernement  et  de 
la  Commission. 

M.  LE  Peletier  d'AUiNAy,  rapporteur,  se  dirige  vers  la  tribune. 

M.  LE  MiMSTRE  DE  l'iiXTérieir.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  le  président  BissoN  BiLLAULT.  —  La  parole  esta  M.  le  ministre 
de  rintérieiir. 

M.  le  MIMSTRE  DE  l'intériei'r.  —  Je  ne  veux  pas  me  substituer  à 
iM.  le  rapporteur  de  la  Commission  pour  défendre  les  conclusions 


216  DISCOURS   ET  OPI.MONS. 

;iiix(jm'll('s  elle  est  arrivée,  mais  jai  un  (ievoir  à  romplir  ol   une 
oliscrvalion  à  faire. 

Le  devoir,  le  voici  : 

Je  ne  veux  pas  suivri'  rimiiDrable  piéopinant  dans  Sfs  oriliques 
contre  les  personnes;  cependant  il  a  attaqué,  d'une  manière  vive  et 
violente  le  Conseil  municipal  de  la  Ville  de  Paris,  il  a  provoqué  sa 
démission;  mon  devoir  à  moi,  ministre  de  l'Intérieur,  est  de  remer- 
cier les  hommes  distingués  et  honnêtes  qui  en  font  partie,  d'avoir 
assez  de  patriotisme  et  de  dévouement  pour  conserver  des  fonctions 
désormais  ingrates  et  difficiles  (Trca  bien!),  alors  que,  dans  peu  de 
jours,  la  loi  aura  à  statuer  sur  la  manière  dont  ce  Conseil  municipal 
sera  formé;  il  faut,  je  le  répète,  beaucoup  de  dévouement  et  de 
patriotisme  {Oui/  oui!);  il  faut  la  di;inilé  que  donne  une  ferme 
conviction  de  son  honnêteté  (>t  de  son  indt-jjendance.  pour  restera 
son  poste  dans  des  circonstances  aussi  difliciles.  Mon  devoir,  comme 
ministre  de  l'Intérieur,  était  de  leur  rendre  ici  ce  témoignage. 
(Vires  et  nombreuses  marques  d'adhésion  et  d'approbation.) 

I/ohservation  (jue  j'ai  à  faire  est  celle-ci  :  l'honorable  M.  Ferry  a 
mêlé  à  cette  discussion  la  loi  sur  les  octrois  et  la  discussion  générale 
du  budget  de  la  Ville  de  Paris.  Or,  je  crois  que,  pour  la  clarté  de  la 
discussion,  pour  que  la  Chambre  comprenne  bien  ce  qu'on  lui  propose 
et  ce  qu'elle  a  à  faire,  il  faut  s<'  borner  à  examiner  le  projet  actuel- 
lement en  discussion. 

La  Commission  a  reconnu  que  la  Ville  de  Paris  a  besoin  d'un  crédit 
de  17  679  000  francs  pour  des  dépenses  urgentes,  indispensables  et 
à  échéance  tellement  couite  ({u'elle  n'a  pas  hésité  à  autoriser  ce  cré- 
dit. La  Commission  a  reconnu  également  qu'il  y  avait  17  millions  et 
au  delà  de  clair  et  liquide  dans  les  ressources  de  la  Ville  de  Paris. 

Je  supplie  la  Chambre  de  renferuu:'r  le  débat  dans  cette  question  : 
les  dépenses  sont-elles  nécessaires?  Les  ressources  sont-elles  assurées? 
Nous  aurons  jilus  tard  UTie  discussion  longue,  complète,  approfondie 
sur  les  linances  de  la  Ville  de  Paris,  sur  les  faits  présents,  sur  les 
faits  passés;  mais  aujourd'hui,  cette  discussion  ne  serait  pas  utile- 
ment possible,  puisque  le  Couvernement  et  le  Conseil  d'État  n'ont 
pas  reçu,  à  l'heure  (pi'il  rsl,  les  explications  et  les  renseignements 
qu'ils  ont  d(Mnau(lés  à  radminisiralion  municipale. 

Laissons  donc  ]tour  l'avenir  l'examen  complet,  scrupuleux,  absolu 
des  linances  de  la  Ville  de  Paris,  l'examen  et  les  critiques,  s'il  y  a 
lieu,  des  fiiits  passés;  mais  restons  aujourd'hui  dans  la  loi  qui  nous 
est  soumise;  c'est  une  loi  de  nécessité,  une  loi  d'urgence  :  il  faut 
examiner  si  les  dépenses  sont  nécessaires,  si  on  peut  s'y  soustraire 
et  si  les  ressources  qu'on  nous  pi-opose  pour  y  satisfaire  sont  sufli- 
santes  et  claires. 

Ceci  dit,  je  dois  céder  la  parole  à  l'honorable  rapporteur  qui,  bien 
mieux  que  moi,  traitera  une  question  qu'il  a  étudiée  avec  tant  de 
soin.  [Très  bien!  très  bien!) 

M.  Jules  Ferry.  —  Jetloiiiandr  à  répomlre. 


LE   rfLDGET   DE   LA   VILLE   DE   PARIS.  247 

M.  Lk  Peletier  u'AiXAY,  rapporteur,  se  lève  pour  parler. 

M.  Glais-Bizoin.  —  J'ai  une  observation  à  faire  avant  que  le  rap- 
porteur prenne  la  parole. 

M.  LE  PKÉsiDEM  Bi  ssox  BiLLAi  LT.  —  M.  le  rapporteur  cède  la  parole 
à  M.  Ferry. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  ne  dirai  qu'un  mot  en  réponse  aux 
observations  de  M.  le  ministre  de  l'Intérieur. 

La  première,  c'est  qu'il  y  a  une  contradiction  singulière  de  la 
part  du  cabinet  entre  ces  deux  actes  :  celui  qui  a  relevé  M.  le 
baron  Haussmann  de  ses  fonctions  de  préfet,  et  l'éloge  qu'il 
vient  de  faire  du  Conseil  municipal  de  Paris. 

Entre  le  dernier  préfet  de  la  Seine  et  le  Conseil  municipal,  il 
y  a  identité,  il  y  a  connexité,  il  y  a  complicité  absolue... 
[Rwneiv's  au  centre  et  à  droite.) 

A  gauche.  —  Oui  !  oui  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Le  Conseil  municipal  a  été  l'instrument 
servile  des  malversations  du  préfet.  [Murmures  et  réclamations.) 

Il  est  responsable  de  sa  mauvaise  gestion,  et  si  vous  le 
défendez,  c'est  que  vous  réclamez  votre  part  de  responsabilité. 
[Oh  !  oh  !  —  Adhésion  à  gauche.) 

Ma  seconde  observation,  en  réponse  à  M.  le  ministre,  est 
celle-ci  :  Il  est  évident,  à  voir  la  façon  dont  M.  le  ministre 
entend  le  débat,  que  ce  qu'on  vous  demande,  au  sujet  du  projet 
de  loi  sur  le  budget  extraordinaire  de  la  Ville  de  Paris,  c'est  ce 
qu'on  vous  a  demandé  dans  plusieurs  circonstances  récentes, 
et  c'est  ce  qu'on  parait  vouloir  vous  demander  tous  les  jours  : 
c'est  un  vote  de  confiance.  Or,  je  dis  que  c'est  une  étrange 
façon  de  comprendre  le  gouvernement  parlementaire  que  de 
demander  à  la  Chambre  des  votes  deconliance  tous  les  matins, 
[Murmures.) 

Après  ce  discours  et  différentes  observations  de  Garnier-Pagès  et 
de  Jules  Favre,  Glais-Bizoin  insista  spécialement  sur  l'illégalité  des 
dépenses  engagées  par  le  Préfet  de  la  Seine  pour  travaux  prépara- 
toires de  l'entrepôt  de  Bercy  et  pour  sept  casernes  d'octroi.  11  déposa 
en  conséquence,  de  concert  avec  M.  Jules  Feri'v,  un  amendement 
ainsi  conçu  : 

«  Nous  demandons  :  1"  le  retranchement  de  60  000  francs  portés 
pour  sept  casernes  d'octroi;  2"  de  12iri000  francs,  pour  dépenses 
faites  pour  appropriation  des  entrepôts  provisoires.  » 

La  prise  en  considération  de  l'amendement  ne  fut  pas  prononcée, 


.^48  DISCOURS  ET  OPINIOiNS. 

.•t  la  r,liain!)re  vola  iminédialomciit  rarticle  unique  du  projfl  de  loi 
(MM  ouvrait  au  Prélel  de  la  Sciuc,  sur  les  ressources  du  bud^-et  extra- 
«inlinaiii'  (h-  la  Ville  de  Paris  |toiir  1870,  un  crédit  provisoire  de 
I7  67<JU»6  fr.  CO. 


L'arrestation  de  Rochefort. 

D'ailleurs,  en  ce  mois  de  janvier  1870,  les  Parisiens  oubliaient  un 
peu  le  gaspilla^'o  de  leurs  deniers  par  des  administrateurs  sans 
eonlrnle.  L'acquillement  du  prince  Pierre  Bonaparte  par  le  Haut- 
Jury  de  Tours  souleva  les  protestations  les  plus  vives  et,  à  l'enterre- 
nient  de  la  victime,  une  véritable  jruerre  civile  faillit  éclater.  Le 
17  janvier  le  Corps  législatif,  par  222  voix  contre  34  autorisa  des 
poursuites  contre  Henri  Rochefort,  à  raison  de  l'article  publié  le 
leudeinain  de  l'assassinat  de  Victor  Noir.  Condamné  à  six  mois  de 
prison  et  3  000  francs  d'amende,  Rochefort  fut  arrêté,  le  7  févi'ier,  à 
lu  Mar^i'illaise.  Cette  arrestation  provoqua  une  sorte  d'émeute  fau- 
boiirii  du  Temple;  des  barricades  furent  ébauchées  et  enlevées  par 
la  ])cilii-e.  Le  lendemain,  les  manifestations  se  renouvelèrent  sur  les 
boulevards  et  les  sergents  de  ville  les  réprimèrent  avec  brutalité. 
Une  lièvre  ardente  s'était  emparée  de  tous  les  esprits,  et  l'agitation 
régnait,  presque  au  même  degré,  dans  l'enceinte  du  Palais-Bourbon. 
Dans  la  séance  du  9  février*,  M.Jules  Ferry  souleva  un  véritable 
orage  parlementaire,  en  posant  deux  questions  au  Gouvernement  sur 
les  faits  qui  s'étaient  passés  la  veille.  La  première  portait  sur  la 
ilissolution  par  la  police  de  deux  réunions  privées.  L'ordre  du  jour 
étant  prononcé  sur  celte  première  question,  M.  Jules  Ferry  remonta 
a  la  tribune  : 

M.  Jules  Ferry.  —  J'ai  une  seconde  tiueslion  à  adresser. 
{Ah!  n/>f  —  Assez!) 

Je  demande  au  cabinet  s'il  est  exact  qu'hier  soir  tous  les 
rcklacteurs  et  tous  les  employés  du  journal  la  Marseillaise  ont 
été  arrêtés? 

Plusieurs  mcmhri's  à  droite.  — ■  C'est  très  bien  I 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  sais,  messieurs  les  membres  de  la 
majorité,  (lue  vous  voudriez  voir  arrêter  d'un  seul  coup  de  filet 
tous  les  républicains  de  France.  {Exclamations.)  Mais  c'est  une 
satisfaction  qui  vous  coûterait  cher,  el.  dans  tous  les  cas.  ce 
n'est  pas...  {Interruptions.) 

M.  RoLLK.  —  Vous  n'avez  j>as  le  droit  de  tenir  ce  langage. 
1.  JoHinal  officiel  du  10  lévrior  1870. 


L'ARRESTATION  DE   ROCHEFORT.  249 

Un  autre  membre.  —  Vous  n'avez  pas  le  droit  de  vous  dire  répu- 
blicain. 

M.  RrlmoiMET,  —  El  votre  serment  ? 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  prends  acte  de  vos  protestations  qui 
sont,  autant  que  je  puis  les  entendre,  une  rectification  du 
mouvement  joyeux  que  vous  avez  manifesté  tout  à  l'heure,  et 
je  vous  en  félicite.  {Nouvelles  et  bruyantes  interruptions.) 

M.  RoLLE.  —  11  n'y  a  point  eu  ici  de  mouvements  joyeux  !  Nous 
vous  écoulons  au  contraire  avec  une  tristesse  profonde. 

M.  LE  PRÉSII)E^'T  Schneider.  —  Je  demande  à  la  Chambre  un  peu  de 
silence,  pour  que  le  président  puisse  entendre  l'orateur. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  demande  au  Gouvernement  si  les 
faits  que  j'ai  énoncés  sont  vrais  ;  et  je  déclare  à  MM .  les  ministres 
que  l'opinion  publique  est  tentée  de  voir  dans  cet  acte  extraor- 
dinaire un  moyen  détourné  de  rétablir  le  droit  de  suppression 
administrative  que  la  dernière  loi  de  la  presse  a  entendu  aholii-. 
[Bruit  et  vives  inierruptions.) 

M.  le  président  Schneider.  —  La  parole  est  à  M.  le  garde  des 
sceaux. 

Plnsieur»  meinijres.  —  Ne  répondez  pas! 

M.  Jules  Ferry.  —  S'il  ne  répond  pas,  il  avoue! 

S.  Exe.  M.  Emile  Olliyier,  garde  des  secuux,  ministre  de  la  Jut^tice. 
—  l'ermettez  ! 

Tout  ce  que  je  puis  répondre  à  la  question  posée,  c'est  ceci  :  Per- 
sonne n'a  été  arrêté  hier  au  journal  In  Marseillaise  en  verlu  d'ordres 
donnés  par  le  pouvoir  adminislralif. 

lue  instruction  judiciaire  a  été  commencée;  la  justice  a  saisi  ceux 
(|u'elle  considère  comme  coupables.  Je  n'ai  rien  autre  à  ajouter. 
[Très  bien!  très  bien! —  L'ordre  du  jour!  l'ordre  du  jour!  —  La 
clôture!) 

M.  Jules  Ferry.  — Je  demande  la  parole  contre  l'ordre  du 
jour! 

M.  LE  PRÉSU)ENT  ScHNEiDER.  —  M.  Ferry  demande  la  parole  contre 
la  clôture  ! 

M.  Jules  Ferry.  — Laclôture  n'est  pas  demandée...  {Si!  si /) 
mais  l'ordre  dujour;  je  demande  à  parler  contre  l'ordre  du  jour. 
M.  le  ministre  de  la  Justice  me  répond  :  la  justice  informe... 

Un  memtjre  à  droite.  —  Vous  n'y  croyez  pas  à  la  justice. 

M.  Jules  Ferry.  —  La  justice,  en  pareille  matière,  m'est  sou- 


250  IIISCOIHS   KT  OPINIONS. 

verainomciit  siisiiecte.  {Vives  réclamations  et  cris:  A  l'ordre! 
à  r  or  lire!) 

M.  i.E  l'iiKSiDRNT  Schneider. —  Je  demande  à  la  (liiainhio  du  silence: 
veuillez,  on  etlol.  p(Mmcttre  an  président  d'accomplir  son  devoir,  et, 
si  vous  failes  tant  de  l)rnit,  vons  ne  pourrez  pas  même  entendre  que 
je  i>résident  rappelle  .M.  Ferry  à  l'ordre,  car  il  n'est  pas  permis  de 
dire  dans  cetle  enceinte  que  la  justice  est  suspecte.  Monsieur  Ferry, 
je  vous  rappelle  à  l'ordre.  {Vive  upprohation  sur  un  fjramt  nombre  de 
fiancs.) 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  demande  la  [larnle  sur  le  rappel  à 
Tordre. 

M.  i.E  l'HÉsiuENT  S(;nNEn)ER.  —  Vons  pouvez  vous  expliiiner. 

M.  Jules  Ferry.  — Vous  parlez  d'ordre,  et  vous  nie  rappelez 
à  l'ordre. 

Le  preiniei'  liieu  dans  un  pays  c'est  l'ordre  moral,  et  l'oi'dre 
moi'al  repose  sur  la  sincérité...  [Interruptions  diverses.)  Eh 
bien,  veuillez  me  laisseï-  le  dire  en  honnête  homme  à  d'hon- 
nêtes gens  :  en  matière  politique,  dans  ce  pays,  il  n'y  a  pas  de 
justice.  {IVouveaux  cris:  A  l'ordre!  à  l'ordre!) 

M.  LE  PRÉSIDENT  ScHNEiDER.  —  Si  c'est  là  ]"ex])licatinn,  je  nininliens 
le  rappel  à  l'ordre.  {Oui!  oui  !  —  Trvs  inen!) 

M.  Jules  Ferry. —  Et  je  me  trouve  d'accord  avec  M.  le  garde 
des  sceaux...  {A{/itation),  qui  a  dit,  en  entrant  en  fonctions, 
(ju'il  voulait  séparer  la  politique  de  la  justice.  (.4  l'ordre!  à 
l'ordre!) 

Je  me  trouve  d'accord  avec  les  hommes  les  plus  modéi'és  de 
l'assemblée,  avec  la  conscience  du  pays,  car  dix- huit  ans  de 
despotisme...  (.1  l'ordre!  à  l'ordre!) 

M.  LE  PRÉSIDENT  Schneider.  —  Devant  ces  explications,  je  maintiens 
énerfj;iquement  le  rappel  à  l'ordre.  {Très  bien!  très  bien!  —  Assez! 
assez  !) 

M.  Jules  Ferry  prononce,  au  milieu  d'un  bruit  confus,  des 
paroles  qui  ne  sont  pas  entendues,  et  descend  de  la  tribune. 

S.  Ex(..  M.  Chevandier  de  Vai.duome,  ministir  ilr  l'Inlrrinir.  — 
('ommc  il  m'a  été  impossible  d'entendre  les  dernières  paroles  de 
.M.  Ferry,  il  m'est  également  inqtossihle  d'y  répondre. 

M.  LE  PRÉSIDENT  ScHNEMJER.  —  Je  constate  en  etl'etqueles  dernières 
paroles  prononcées  par  M.  Ferry  n'ont  pas  été  entendues,  même  du 


L'ARRESTATIO.N   DE   HOCHEFOKT.  251 

président,  qui  est  placé  le  plus  près  de  l'orateur,  el,  par  conséquent, 
ces  paroles  ne  figureront  point  dans  les  comptes  rendus  oi'ficiels. 

M.  Jules  Ferry,  de  sa  place,  avec  véhémence.  —  Puisqu'elles 
n"ont  pas  été  entendues,  je  vais  les  répéter.  {Interruption.)  J'ai 
dit,  et  j'ai  dit  en  lionime  d'iionneur,  en  homme  qui  connait  les 
choses  dont  il  parle... 

M.  LE  PRÉSIDENT  ScHNEiDER.  —  Ne  VOUS  passionnez  pas  tani,  mon- 
sieur Ferry. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  vais  le  redire,  cela  est  hon  à  entendre 
et  à  répéter,  j'ai  dit  (]ue  de  tous  les  maux  que  dix-liuit  ans  de 
pouvoir  personnel  ont  infligés  à  ce  pays-ci,  le  plus  grand  :  c'est 
l'avilissement  de  la  justice.  [Bruyantes  réclamations!  —  Cr/s.- 
A  l'ordre!  à  l'ordre!) 

M.  LE  PRÉSIDENT  Sf.HNEiDER.  —  M.  Ferry  est  pour  le  moment  sous 

l'empire  d'une  trop  vivo  excitation,  pour  que  je  veuille  caiaclériser. .. 

{Interruption). 

M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX — Vous  avez  tort...  {Oui!  oui!  —  A  Cordre!) 

Gomme  chef  de  la  magistrature,  je  demande  le  rappel  à  l'ordre. 

{Très  bien!  —  A  l'ordre!) 

M.  Jules  Ferry.  —  Le  pi'ésident  n'a  pas  d'ordre  à  recevoir 
du  garde  des  sceaux. 

M.  LE  PRÉSIDENT  ScHNEDiER.  —  Dans  l'état  de  passion  où  se  trouve 
en  ce  moment  M.  Ferry,  je  ne  voudrais  pas  prononcer  un  second 
rappel  à  Tordre. 

Plusieurs  voix  à  gauche.  —  Très  bien  !  très  bien  ! 

Je  ne  désire  point  d'approbation,  j'obéis  à  ma  conscience.  {Très 
bien!) 

Je  n'accepte  surtout  pas  une  approbation  qui  pourrait  donner  à 
ma  pensée  une  signilîcation  qu'elle  n'a  pas. 

Mais  j'ai  fait  appel  au  calme,  à  la  modération,  et  c'est  pourquoi, 
en  ce  moment  même,  il  me  parait  préférable  de  ne  pas  appliquer  la 
grave  pénalité  du  second  rappel  à  Tordre. 

J'espère  ({ue  M.  Ferry  lui-même  tiendra  compte  de  ce  sentiment 
de  modération.  {Mouvements prolongés  en  sens  divers.) 

Je  consulte  la  Ctiambre  sur  la  proposition  qui  a  été  faite  de  passer 
à  Tordre  du  jour. 

(Vordre  du  jour  est  mis  aux  voix  et  prononcé). 

A  la  sidte  du  vote,  un  grand,  nombre  de  députés  descendent  dans 
l'hémicycle.  —  La  séance  est  suspendue  pendant  quelques  instants. 

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  La  Chambre  veut-elle  continuer  son 
ordre  du  jour?  [Oui!  oxd!  —  Non!) 

J'engage  messieurs  les  députés  à  reprendre  leurs  places. 


252  DISCOUHS   ET  Ol'lMO.NS. 

M.  DELAMAnRE.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  i.F.  piiKsiDEM  Schneider.  —  La  parole  est  à  M.  Delamarre. 

M.  Delamarre.  —  Monsieur  le  président,  après  les  lâcheuses  paroles 
que  nous  venons  d'entendre,  je  demande  que  la  séance  d'aujourd'hui 
snil  levi'o  pour  ténioiirner  de  notre  indignation.  {Non!  non!  —  Oui!) 

M.  LE  pnÉsiDEM  Schneider.  —  Si  la  proposition  n'est  pas  appuyée... 
{Non!  non!) 

M.  LE  BARON  Vast-Vimeux.  —  Ce  n'est  pas  le  moment  de  lever  la 
séance,  il  n'est  (jue  cinq  heures;  il  est  temps  de  donner  notre 
attention  aux  alTaires  du  pays.  [Oui!  oui!) 

M.  Magnin,  —  Continuons  la  séance,  monsieur  le  président. 

M.  LE  PRÉSIDENT  ScHNEiDER. —  L'ordre  du  jour  appelle  la  discussion 
(il-  la  di-mande  d'interpellation  de  M.  Mony  sur  le  système  linancier 
(W  la  France,  en  ce  qui  concerne  les  travaux  publics'. 


L'élection  de  Guiraud. 

Poursuivant  sa  campagne  en  vue  de  la  conquête  des  libertés 
essentielles,  M.  Jules  Ferry,  dans  la  séance  du  10  mars  1870-,  prit  la 
parole,  lors  de  la  discussion  de  l'élection  de  M.  de  Guiraud  dans  la 
troisième  circonscription  de  l'Aude,  la  première  des  élections 
contestées  depuis  l'avènement  du  ministère  Ollivier.  11  soutint  bril- 
lamment cette  thèse  qu'aux  candidatures  officielles  du  Gouvei'- 
neinent  on  avait  substitué  les  candidatures  officielles  de  sous- 
piéfectures.  Voici  le  début  du  discours  de  M.  Jules  Ferry  : 

M.  LE  PRÉSIDENT  JÉRÔME  Davh).  —  La  parolc  est  à  M.  Jules  Ferry  sur 
l'élection  du  département  de  l'Aude. 

M.  Jules  Ferry.  —  Messieurs,  je  suis  certain  qu'après  avoir 
lu  ce  malin  au  Journal  officiel  le  rapport  sur  l'élection  de  la 
3*  circonscription  de  l'Aude,  personne  ne  sera  surpris  qu'un 
des  membres  du  côté  de  l'assemblée  au(iuel  j'appartiens,  intei- 
vienne  dans  cette  affaire:  la  siirpiùse  serait,  au  contraire,  (pie 
personne  n'intervînt. 

Il  y  a,  à  propos  de  l'élection  cpu^  je  viens  contester  devant 

1.  -M.  Dariinun  dans  sou  livre  les  Cent-seize  et  le  ininislère  du2ja)ivu')\ 
ji.  ::i53,  fait  les  réflexions  suivantes  :  «  Cette  séance  a  été  douloureuse  pour 
Ollivier.  Il  s'est  aperçu  que  l'abîme  se  creusait  de  plus  en  plus  entre  lui  ot 
ses  anciens  amis  de  la  gauche.  On  dirait  qu'à  Inuis  yeux  le  mot  de  liberté 
dans  sa  bouche  est  une  véritable  profanation.  » 

Et  le  même  écrivain  ajoute  un  peu  plus  loin,  p.  2."):')  :  «  Dans  une  confé- 
rence que  Jules  Favrc  a  faite  au  Cirque  des  Chanq)s-Élysées,  il  a  décoché  à 
Ollivier  un  trait  cruel  :  «  Je  n'appelle  pas  citoye?is  ceux  qui,  désertant  la 
cause  de  la  lihevté,  nont  s'asseoir  dans  les  Conseils  du  Prince.  » 

•2.  Journril  officiel  du  11  mars  1870. 


L'ÉLECTION   DE  GUIRAUD.  253 

VOUS,  (les  faits  à  éclaircir,  des  explications  à  demander  au 
cabinet  et  des  enseignements  à  tirer  pour  cette  Chambre  et 
pour  le  pays. 

Ces  trois  choses  font  malheureusement  défaut  au  rapport  de 
mon  cher  et  très  honoré  collègue  M.  Barthélemy-Saint-Hilaire, 
et  j'ai  le  regret  devenir  ici  en  combattre  les  conclusions.  Je 
suis  pour  le  faire,  permettez-moi  cette  réflexion  personnelle, 
dans  une  situation  d'impartialité  bien  grande. 

L'adversaire  de  l'honorable  M.  de  Guiraud  n'a  aucune  de 
mes  sympatiiies  :  j'ai  voté  avec  entliousiasme  l'annulation  de 
son  élection.  Mais  j'ai  pour  principe,  messieurs,  de  mettre  les 
([uestions  de  personnes  au-dessous  des  questions  de  principes, 
et,  encore  que  la  personne  de  l'honorable  M.  de  Guiraud  doive 
m'étre  très  sympathique;  encore  qu'il  soit  venu  siéger  sur  des 
bancs  voisins  du  mien,  je  ne  crois  pas  devoir,  je  ne  crois  pas 
pouvoir  dérogei"  à  la  loi  que  je  me  suis  faite  en  matière  électo- 
rale, et  qui  est  celle-ci  :  toutes  les  fois  que  j'apercevrai  dans 
une  candidature,  alors  même  qu'elle  se  qualifierait  d'indépen- 
dante ou  de  libérale,  les  traits  connus  et  détestés  de  la  candi- 
dature officielle,  je  la  démasquerai  et  je  la  combattrai.  [Très- 
bien!  à  gauche.) 

Ce  débat  a  d'autant  plus  d'opportunité  que  c'est  la  première 
élection  contestée  sous  le  régime  nouveau  et  que  c'est  une 
occasion  toute  naturelle  de  savoir  ce  que  la  Chambre,  ce  que 
le  cabinet  entendent  par  la  neutralité  électorale,  qu'ils  ont  si 
hautement,  si  largement  proclamée  dans  la  séance  historique 
du  24  février. 

Il  y  a  deux  sortes  de  neutralité  en  matière  électorale  :  il  y  a 
une  neutralité  théorique  et  une  neutralité  pratique. 

Je  concède  au  Gouvernement  et  à  l'Administration  que  la 
neutralité  théorique  a  été  parfaitement,  largement,  pompeuse- 
ment gardée  dans  l'élection  de  la  3"  circonscription  de  l'Aude. 

Quant  à  la  neutralité  pratique  et  effective,  il  en  a  été  tout 
autrement. 

La  neutralité  lhéori(]ue,  elle  se  retrouve  dans  la  déclai-ation 
de  M.  le  ministre  de  l'Intérieur  ;  elle  se  retrouve,  avec  plus 
d'énergie  encore  et  d'accent,  dans  la  circulaire  du  préfet  de 
l'Aude.  Non  seulement,  il  a  proclamé  la  neutralité,  mais  encore 
on  peut  dire  qu'il  l'a  chantée;  et  c'est  merveille  de  voir  comme 


254  DISCOUHS  ET  OPIMONS. 

iiii  pirlfl,  (|iii  sorlail  des  luîtes  les  plus  anleiilt^s  des  candida- 
liirrs  (•llitirllts.  s'est  vite  monté  au  ton  du  lyi'isine  et  de  l'admi- 
laliiiii  |Hiiiil;i  iiriiiialilé  administrative,  dont  il  donnait,  pour  la 
prrmière  fois  de  sa  vie,  réclatant  et  rare  exemple. 

Voici  ce  (lue  disait  le  marquis  de  la  Jon(|uièi'e,  i)i-éfet  de 
l'Aude,  aux  électeurs  de  la  troisième  circonscription  : 

«  Électeurs,  vous  êtes  convoqués,  aux  6  et  7  février,  pour  élire 
un  député  au  Cor[)s  lé.aislatif. 

«  C'est  sous  le  régime  des  principes  nouveaux,  inaugurés  par 
THmiiereur  et  appliqués  par  un  ministère  libéi'al  et  profondé- 
lucnt  dé\oué  au  pays,  que  vous  êtes  appelés  à  déposer  un  vole. 

a  Vous  exercerez  librement  votre  droit.  » 

Ce  (pii  ne  s'était  pias  fait  jusqu'à  présent.  {liires  à  gauche.] 

«  Voli'e  choix  entre  les  candidats  soi"tira  des  seules  inspira- 
tions (le  voli-e  conscience,  qui  ne  relève  d'aucune  puissance 
humaine,  et  nul  ne  vous  demandera  compte  de  vos  préfé- 
rences. 

«  Le  Gouvernement  vous  délend l'ait  au  besoin  contre  des 
pressions  illégiliuies.  » 

Je  trouve  cela  très  beau;  je  dirai  même  (pie  je  le  trouve 
trop  beau. 

En  effet,  il  ne  ikuis  déplaît  pas  assurément  de  Irouver  sous 
la  plume  d'un  piéfel  (|iii  a  |)raliqué  pendant  de  longues  années 
les  candidalui'es  ofiicielles,  cet  éclatant  désaveu  de  toutes  ses 
prali(pies  de  l'ancien  système;  mais,  au  point  de  vue  de  la 
moralité  publi(|ue,  ne  trouvez-vous  pas  qu'il  y  a  une  certaine 
alleiule  à  la  conscience  générale,  dans  un  démenti  si  empressé, 
dans  une  conversion  si  soudaine,  dans  une  palinodie  si  écla- 
tante? M.  le  mar(|uis  de  la  Jonquière  a  donc  changé  d'avis 
l'apidement,  il  a  fait  son  évolution. 

Malheureusement,  l'histoire  de  l'élection  actuelle  prouve  que 
ces  évolutions-là,  elles  se  passent  dans  la  têt(^  des  marquis  et 
dans  les  bureaux  des  préfectures  ;  mais  elles  sont,  en  vérité,  trop 
promptes,  trop  singulières,  trop  inexplicables  pour  emporter, 
aux  yeux  des  iiopulalions,  le  caractère  de  sincérité,  le  caractère 
d'aulorité  ([ui  leur  sont  indispensables.  Ah  !  M.  le  ministre 
s'apercevra,  par  c{3  itj-emier  exemple,  de  la  faute  (jue  le  cabinet 
a  commise  (jiiaiid.  voulant  changer  lui  système  ([ui  avait  besoin 
d'être    radicalement  transformé,  il  s'est  contenté  de  changer 


LELKCTJON   DE  GUIRAUD.  255 

(|uel(|ues  hommes,  en  laissant  en  place  le  plus  grand  nombre 
des  coupables.  {Assentiment  à  gauche.) 

Au-dessous  du  préfet,  il  y  avait  le  sous-préfet;  et  c'est  ici 
cpie  nous  passons  de  la  neutralité  théorique  à  l'intervention  très 
pratique  et  très  effective  de  TAdministration. 

La  circulaire  de  M.  le  préfet  de  l'Aude  était  très  nette;  elle 
eut  sou  écho  naturel  dans  une  circulaire  de  M.  le  sous-préfet 
de  Limoux. 

Je  vais  vous  la  faire  connaître,  cette  cii'culaire,  je  vais  la  sou- 
mettre à  votre  jugement  et  à  vos  consciences. 

Je  voudrais  seulement  faire  une  observation  préalable.  Quand 
on  sort,  à  sept  mois  de  dislance,  du  système  des  candidatures 
oflicielles  pour  entrer  dans  le  système  de  la  neutralité,  on  est 
en  face  de  quelle  situation? 

On  est  en  face  d'un  pays  accoutumé  depuis  longtemps  aux 
pratiques  de  la  candidature  oflicielle,  d'un  pays  dominé,  écrasé 
par  la  candidature  oflicielle  depuis  quinze  ans. 

M.  Uc  MutAL.  —  Écrasé,  c'est  un  peu  fort!  {Exclamations  et  rires). 

Voix  à  yauche.  —  Oui,  écrasé! 

M.  EuNEST  Pir.Aiu).  —  Ce  n'est  pas  un  fail  personnel. 

M.  Jules  Ferry.  —  Oui,  écrasé  :  c'est  ce  que  vous  avez 
décidé.    (Bruit.) 

L'expression,  dont  je  me  sers  à  l'égard  des  candidatures 
oflicielles,  vous  paraît  un  peu  (hu'e...  {Non!  non!  à  gauche.) 

Je  puis,  dans  tous  les  cas,  la  mettre  sous  le  couvert  de  cette 
Chambre,  car  si  la  Chambre  n'avait  pas  pensé  que  la  candida- 
ture oflicielle  fût  pour  la  liberté  un  véritable  écrasement,  elle 
ne  l'aurait  pas  abolie  dans  la  séance  du  24  février  dernier. 

Vous  l'avez  aboHe,  et  l'Administration  l'a  abolie. 

Mais  vous  êtes  en  présence  de  ces  populations  campagnardes 
qui  n'ont  jamais  connu,  qui  n'ont  jamais  pratiqué  que  celle-là 
depuis  dix-huit  ans.  Elles  entendent  dire  que  le  Gouvernement 
n'aui'a  plus  de  candidatures  oflicielles;  mais  elles  ne  s'y  fient 
pas.  Et  quand  on  connaît  le  campagnard ,  comme  vous  le 
connaissez  tous,  on  comprend  que  cela  ne  suffise  pas,  et  que  ce 
personnage,  défiant  et  timide  à  l'excès,  se  dise  :  il  n'y  aura  plus 
de  candidature  oflicielle  ;  nous  allons  voir! 

Eh  bien,  je  dis  qu'une  situation  comme  celle-là,  dont  vous 


256  DISCOIHS  KT   OPINIONS. 

comprenez  toult-  l;i  déliratcsse,  impose  à  rAdminislralion,  qui 
vt'iil  rester  iit'iilif.  un  premier  et  essentiel  devoir  :  c"est  une 
ivscrvo  alisoliie.  parce  {[m  le  moindre  signe  d'approbation  ou 
d'improlialion  «pii  passera  sur  le  visape  de  radministratt'ui-(|ue  les 
populations  des  campagnes  sont  accoutumées  à  regarder  depuis 
quinze  ans,  sera  interprété  comme  une  approbation  ou  une 
impi'oliation  de  la  candidature.  Il  n'y  a  de  réserve  sincère  que 
le  silence;  il  n'y  a,  en  fait  de  neutralité,  que  l'art  exquis  de  ne 
rien  faire. 

Ehl)it'ii,  nous  allons  voir  si  M.  le  sous-préfet  de  Liuioux  a 
pratiqué  cri  art  de  ne  l'ien  faire. 

t/ui;iU'iii-  ii'fiil  aiiL'iiuc  peine  ù  déiiiontier  iiiic  Je  soiis-prélel  de 
Ijmonx,  ami  personnel  de  l'un  des  candidats,  M.  de  Guiraud  (et  qui 
s'était  déjà  compromis  pour  lui  lors  de  sa  première  lutte  contre 
M.  Pereire,  dont  !'(''lpction  avait  été  annulée),  que  ce  sous-préfet, 
disons-nous,  ne  s'était  fuit  aucun  scrupule  de  favoriser  de  nouveau 
|)ar  tous  les  moyens  la  candidature  de  M.  de  Guiraud,  au  point  de 
ditraiiier  le  candidat  adverse,  do  faiie  arrêter  ses  partisans  et  de 
ri'lardei-  le  départ  des  convois  et  des  diligences.  M.  Jules  Ferry 
conclut  en  demandant  au  ministre  de  Flntérieur  si  c'est  ainsi  qu'il 
cnlendait  la  nouvelle  neutralité  électorale  : 

Cette  élrcljon,  cpiaud  on  en  a  le  dossier  sous  les  yeux,  mais 
elle  est  effrayante  !  Il  y  a,  comme  l'a  dit  M.  le  rapporteur,  plus 
de  2(10  pièces;  j'ai  voulu  les  examiner  les  unes  après  les  autres, 
et  les  étudier  toutes.  Elles  ont  été  lancées,  d'un  côté,  par  le 
comité  Pci-eirc;  d(!  l'autre,  par  le  comité  Guii'aud  ;  elles  sont 
toutes  ti'ès  précises  ;  elles  ont  toutes  la  même  aiilhenticité  ;  elles 
sont  revêtues  de  toutes  les  légalisations  désirables;  elles  prou- 
\riii  ipic.  (les  deux  côtés,  la  pression  administrative  s'est 
décliainéc,  qui^  les  maires,  partagés  en  deux  camps  :  d'un  côté 
le  camp  Pereii'e,  de  l'autre  le  camp  Guiraud,  ont  usé  et  abusé 
(If  tous  les  moMMis.  {Inlcrruplions  prolongées.  —  Uumeurs 
diverses.) 

Messieurs,  si  vous  Iroiivcz  (|iic  la  liberlé  électorale  se  cons- 
titue pai'  la  uiasse  des  pi-essloiis  administi'atives  locales,  vous 
vous  faites  de  la  liberlé  une  étrange  idée.  Je  vous  ai  dit  ceci, 
que  vous  alliez  sans  doute  apprendre  de  la  bouclie  de  l'bono- 
ral)le  j\.  de  Cuii'aiid.  je  vous  ai  dit  que,  des  deux  côtés,  ou 
accusait  les  maires  de  toutes  les  \iolences  administratives  ;  ces 


LÉLECTION   DE  GUIRALD.  257 

accusations  sont  partout,  et  notamment  dans  l'alïaire  de 
Cubières.  Qu'est-ce  que  l'affaire  de  Culiières  ? 

A  Cubières,  un  adjoint  —  ce  sont  les  partisans  de  M.  de 
Guiraud  (jui  parlent  —  aurait,  par  une  sorte  de  coup  d'État 
municipal,  et  malgré  la  résistance  du  maire  en  titre,  pris  de 
force  la  boîte  du  scrutin,  constitué  un  bureau,  et  tâché  de  faire 
voter  sous  cette  pression. 

Si  l'on  eu  croit,  au  contraire,  les  partisans  de  M.  Pereire,  cet 
adjoint  remplissait  les  fondions  de  maire  depuis  longues 
années.  Le  maire  en  litre  habitait  un  département  voisin,  et  il 
avait  donné  de  longue  date  une  délégation  à  son  adjoint,  délé- 
gation en  vertu  de  laquelle  celui-ci  avait  ouvert  très  pacifique- 
ment et  très  simplement  le  scrutin  à  l'heure  indiquée  par  le 
décret  réglementaire.  Et  ce  serait,  toujours  d'après  la  version 
pereiriste  —  je  vous  demande  pardon  de  ce  vocable  —  le 
maire  qui  serait  intervenu  et  qui  aurait  euipoi'té  (hms  sa  maison 
—  non  pas  dans  la  maison  commune,  où  l'adjoint  avait  établi  le 
bureau  électoral,  mais  dans  sa  propi'e  maison  —  la  boite  du 
scrutin  avec  les  votes  qu'elle  contenait. 

Il  y  a  plus.  Dans  la  lettre  du  maire  de  Cubières  qui  a  été 
insérée  au  rapport  du  9"  bureau,  il  y  a  contre  l'adjoint  une 
accusation  de  la  plus  haute  gravité  :  l'adjoint  aurait  dit  :  M.  le 
maire,  laissez-moi  gagner  mes  loOO  francs. 

Toutes  ces  choses  sont  imprimées,  messieurs  :  elles  existent 
dans  le  dossier  qui  est  sous  les  yeux  de  l'administration  depuis 
un  mois,  tout  cela  est  connu  et  facile  à  vérifier  ;  il  s'est  commis, 
si  l'on  écoute  les  deux  partis,  des  atrocités  électorales,  ei 
cependant,  il  n'y  a  eu  personne  de  révoqué.  Cet  adjoint  qui 
aurait  fait  les  atîaires  de  M.  Pereire  pour  1 500  francs,  il  n'est 
pas  révo(pié,  et  le  rapport  du  9"  bureau  nous  convie  à  juger  la 
question  sur  la  parole  de  M.  le  maire  de  Cubières,  quand  cette 
parole  n'a  pas  même  eu  assez  d'autorité  auprès  du  ministre  de 
rinlérieui',  pour  entraîner  la  révocation  d'un  adjoint. 

Eli  liien,  il  n'est  pas  possible  que  M.  le  ministre  de  l'Intérieur 
ne  s'explique  pas  sur  ces  faits:  il  n'est  pas  possible  qu'un  pareil 
déchaînement  d'illégalités  se  soit  produit,  sans  qu'il  y  ait  eu  un 
seul  fonctionnaire  révoqué,  non,  pas  un  !  pas  même  le  sous- 
préfet  ! 

M.  le  ministre  de  l'Intérieur  nous  doit  enfin  une  explication 

17 


OjS  DISCOl  ItS   KT   OI'IMONS. 

.i-rnéi-alo  :  il  iloil  nous  diiv  si  (■"•«st  do  la  sorte  (|iio  son  admiiiis- 
Iralion  t^ntend  laneulralitù  cIcctoralL'. 

Cps  <'\plicalions,  cette  satisfaclion,  il  les  iloil  aussi  liicii  à 
nous,  ([ui  avons  toujours  roudaïuné  la  candidature  oflicielle, 
qu'aux  u6  membres  de  rette  Ciiauibre  qui  ont  eu  le  couratie  de 
lui  rester  lidèles,  et  à  la  majorité  (|ui  a  ouvert  les  yeu\  à  la 
lumière  dans  la  séance  du  21  février. 

M.  DcGiÉ  JJE  LK  FArcoxNKiUK.  —  Nous  avons  soiitemi  li'  druil  du 
Gouvernoment  de  s'affamer  par  la  désignation  de  ses  préférences  : 
nous  n'avons  jam.ii?  di'dVndn  des  pratiques  et  des  manœuvres  de  ce 
"cnre.  l'onr  ni.i  |i;irl,|c  les  ;ii  loujmiis  el  sous  Idus  1rs  i-égimes 
condamnées  cl  ré[>rouvrcs. 

M.  Jules  Ferry.  —  11  faut  que  nous  sachions  s'il  y  a  encore 
des  candidatures  officielles,  ou  si  nous  n'avons  que  ra[)])areiice 
de  l'abolition  des  candidatures  oflici(dles  ;  et  s'il  nous  reste  les 
candidatures  oflicielles  retournées,  les  candidatures  oflicielles 
hypocrites,  les  candidatures  oflicielles  de  sous-préfecture,  rem- 
plaçant les  candidatures  oflicielles  du  Gouvernement.  iVive 
appro/jalinn  à  gauche.) 

I.c  ministre  di'  l'Iuléiii  ur,  M.  (".hcvaiidirr  dr  Valdnuui'.  n'olilinl  l;i 
validation  qu'en  désavouant  luiulcmcni,  le  sous-i)réfel  di-  l.innnix 
el  le  commissain!  de  police  qui  avait  servi  d'instruniçnt  a  ses 
maïueuvrcs. 

Projet  de  réforme  électorale. 

Comme  conclusion  a  .sa  camjiagne  contre  la  candidalure  oflicielle 
el,  aux  discours  que  nous  avonsreproduils,  M.  JulesFeri'y  avait  déposé, 
de  concert  avec  ses  collègues  (^andtetla  el  Ai'ago,  un("  proposition  de 
loi  électorale  en  07  articles.  Elle  vint  en  discussion  dans  ta  séance  du 
Corps  législatif  en  d.ili'  du  27  mars  1870  ',  el  .AI.  Jules  Ferry,  ;i|q)elé 
à  ])rendre  le  jtreiniti-  l,i  parole,  s'exprima  en  ces  teiines  : 

M.  Jules  Ferry.  —  JMessieui's.  j'ai  eu  rboniieur  de  déposei- 
sur  le  bureau  de  la  Chambre,  avec  mes  honorables  collègues  el 
amis  Gambelta  et  Arago,  un  i)rojet  de  i-éforme  électorale.  Ci- 
projet  de  loi  est  tivs  étendu  et  lii's  complet:  il  se  compose  de 
97  articles.  [Oh!  oh!) 

.AI.   Paci.  Heth.mo.nt.  —  Ce  n'est  jias  de  trop. 
1.  Journal  officiel  iln  30  mars. 


PIIO.JEÏ   DE   UKFOHME    ÉLECTOHALE.  259 

M.  Jules  Ferry.  —  Les  principes  sur  lesquels  il  est  basé,  et 
(jue  je  rappelle  d'un  seul  mot,  sont  la  substitution  du  scrutin  de 
liste  au  scrutin  par  circonscriplion;  la  substitution  du  vote  au 
canton  ou  tout  au  moins  à  la  grande  commune,  au  vote  à  la 
commune  ;  Taugmentalion  du  nombre  des  députés  et  la  réduc- 
tion de  la  durée  du  mandat;  enlin,  des  dispositions  destinées  à 
rendre  eflicace  le  principe,  qui  n'est  encore  qu'à  l'état  de 
promesse  ministérielle,  de  l'abolition  des  candidatures  ofti- 
cielles. 

Je  n'ai  d'ailleurs,  messieurs,  l'intention  ni  de  dérouler  les 
détails  de  ce  projet  de  loi,  ni  d'en  approfondir  les  principes.  Je 
ne  veux  traiter  aujourd'hui  qu'une  question  préjudicielle. 

Ce  projet  de  réforme  électorale  est-il  assez  mûri  pour  vous 
paraître  digne  de  l'attention  des  bureaux  ?  Doit-il  franchir  cette 
première  épreuve  qui,  par  elle-même,  ne  l'oubliez  jamais,  ne 
préjuge  rien  et  laisse  le  fond  de  la  question  tout  entier. 

Faut-il,  pour  me  servir  d'une  expression  qui  était  fort  à  la 
mode  dans  un  temps  auquel  celui-ci  commence  à  ressembler 
fort,  faut-il  déclarer  qu'il  y  a  quelque  chose  à  faire?  Faut-il,  au 
contraire,  émettre  sur  ce  projet  la  décision  quelque  peu  dédai- 
gneuse et  fort  expéditive  que  vous  propose  la  Commission 
d'initiative  ? 

La  Commission  d'initiative  nous  oppose  une  double  tin  de 
non-recevoir,  une  fin  de  non-recevoir  tirée  de  la  Constitution, 
et  une  fin  de  non-recevoir  tirée  de  l'opportunité. 

Je  vais  les  examiner  l'une  et  l'autre. 

La  Commission  d'initiative  relève,  dans  notre  projet  de  loi,  la 
violation  de  trois  dispositions  principales  de  la  Constitution,  des 
articles  3o,  36  et  38. 

La  Constitution  a,  en  etfel,  décidé  que  le  scrutin  par  circon- 
scription était  préférable  au  scrutin  de  liste  ;  la  Constitution  a 
décidé  que  le  Corps  législatif  aurait  une  durée  de  six  années  ;  la 
Conslilulion  a  décidé  qu'il  n'y  aurait  pas  plus  d'un  député  par 
3o,000  électeurs.  Et  là-dessus  la  Commission  s'est  écriée,  saisie 
d'une  véritable  pruderie  législative  :  Il  ne  faut  pas  même 
examiner  !  Nous  n'avons  pas  même  le  droit,  dans  cette  Chambre, 
de  parler  de  scrutin  de  liste!  Nous  n'avons  pas  le  droit  de 
parler  de  l'augmentation  du  nombre  des  députés  !  Nous  n'avons 
pas  le  droit  de  parler  de  la  durée  du  mandat  !  Nous  n'avons 


>j(3^,  DlSCOUnS   KT   OPINIONS. 

pas  1."  tlroil  <1<'  loucher  à  ces  bases  du  système  élecloi-aL  parce 
(liiClies  sonl  dans  la  Conslituliou  ! 

.le  irouve.  messieurs,  ce  scrupule  (Tautanl  plus  méritoire 
,|n  il  devient  tous  les  jours  de  plus  en  plus  rare. 

11  est  remar(|ual)le,en  elTel,  que  la  Constitution  soit  examinée, 
disculée,  attaquée,  rélormécde  tous  les  côtés  et  en  tous  lieux... 

M.  Ernkst  PiCAUi).  —   Et  pas  assez! 

M.  Jules  Ferry.  —  Excei)té  dans  celte  Chamiii-e.  Il  n"y  a 
que  cette  Chambre  qui  est  incompétente,  je  ne  dis  pas  pour 
réformer  la  Constitution, mais  pour  la  discuter,  pour  l'examiner, 
en  un  mot,  pour  y  toucher  sur  un  point  quelconque. 

J'entends  bien,  messieurs,  que  vous  ne  pouvez  pas  vous 
attribuer,  et  je  ne  fais  pas  une  semblable  proposition,  le  droit 
de  réformer  à  vous  seuls  la  Constitution  ;  telle  n'est  pas  la 
question  ipie  nous  vous  posons,  à  l'heure  [irésente.  Mais  de  ce 
que,  constitutionnellement,  légalement,  vous  n'êtes  pas  com- 
pétents pour  réformer  les  articles  de  la  Constitution,  s'ensuit-il 
(|ue  vous  deviez  passer  le  front  si  bas  devant  eux?  que  vous  ne 
puissiez  même  les  examiner?  que  vous  ne  puissiez  même  vous 
demander  s'ils  n'ont  pas  fait  leur  temps? 

M.  l*ALL  Bethmo.nt.  —  On  ne  peut  pas  même  les  lire  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Quelle  idée  la  Commission  d'initiative  se 
fait-elle  du  gouvernement  parlementaire?  Mais  le  gouverne- 
ment parlementaire,  sa  dignité,  sa  force,  son  caractère  essen- 
tiel, c'est  d'être,  le  libre  examen  en  matière  politiipie  !  {Très 
bien  !  à  gauche.) 

M.  Jules  Favrk.  —  C'est  la  libre  discussion! 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  n'y  a  pas  pour  le  gouvernement  par- 
lementaire de  bornes  posées  à  la  discussion:  il  n'y  a  pas  d'in- 
faillibilité légale  ou  constitutiormelle,  de  quelque  part  ({u'elle 
vienne. 

M.   iùiNKST   l'iCAlu».  —  C'est   en  udus  ([Ui'  l'éside  le  (li(»it! 

M.  Jules  Ferry.  —  D'ailleurs,  vos  décisions,  vos  impi-es- 
sions,  vos  résolutions,  messieurs,  elles  ne  se  traduisent  pas 
nécessairement  par  des  articles  de  loi. 

Supposez  (|Ui,'  vous  renvoyiez   aii\  Itui-eaux  un  projet  de  loi 


PlîO.IET   DE   RÉFORME   ÉLECTORALE.  261 

dans  lequel  la  Constitution  est  atteinte,  est-ce  qu'il  n'en  pourra 
rien  sortir  qu'un  texte  d'abrogation  formelle?  Mais  encore  une 
fois,  quelle  idée  la  Commission  d'initiative  se  fait-elle  du 
gouvernement  parlementaire,  des  débats  de  la  Chambre,  des 
débats  des  bureaux,  des  débats  des  commissions?  Est-ce  qu'il 
n'en  peut  sortir  autre  chose  que  des  votes  ?  Il  en  sort  des  direc- 
tions, des  lignes  de  conduite,  des  impressions  pour  le  Gouver- 
nement, pour  le  cabinet  qui,  dans  là  vraie  théorie  parlemen- 
taire, n'est  autre  chose  que  le  délégué  de  la  majorité  de  la 
Chambre. 

Vous  pouvez  donc,  en  discutant  un  projet  de  loi,  en  faire 
sortir  des  dispositions  formelles,  mais  vous  pouvez  aussi  en 
faire  sortir  des  indications,  des  vœux  de  réforme  et  de  change- 
ments, et  quelque  dure  qu'on  nous  prépare  la  nouvelle  Consti- 
tution, dont  nous  avons  eu  hier  un  avant-goût,  il  sera  toujours 
exact  de  dire  que,  même  sous  cette  dure  loi,  la  Chambre  aura 
le  droit  de  s'occuper  des  matières  constitutionnelles,  parce  que 
c'est  de  la  Chambre  que  le  courant  réformateur  peut  sortir  pour 
aller  jusqu'au  cabinet;  et  c'est  le  cabinet  qui,  dans  le  régime 
parlementaire,  est  investi  de  la  prérogative  de  proposer  au 
peuple  les  modifications  de  la  Constitution.  {Très  bien  !  à 
gauche.) 

11  me  semble,  messieurs,  à  cet  égard,  qu'une  expérience 
récente  et  celle  de  tous  les  jours  a  pi-ononcé:  mais  les  constitu- 
tions indiscutables,  mais  les  constitutions  qui  ne  se  laissent  pas 
regarder  en  face,  les  constitutions  qui  ne  se  laissent  pas 
analyser,  nous  en  sortons... 

MM.  Pail  Bethmont  kt  Jiles  Favrf..  —  Nous  y  rentrons  !... 

Jules  Ferry...  et  nos  successeurs  apprendront  avec  stupé- 
faction qu'il  y  avait  une  fois  un  sénatLis-consulte  de  1866  qui 
avait  décidé  qu'on  ne  discuterait  pas  la  Constitution;  et  qu'il 
eut  ce  sort  étrange  et  quelque  peu  comique,  que  c'est  à  partir 
de  l'époque  où  il  fut  promulgué  que  la  Constitution  a  été  le 
plus  discutée,  le  plus  attaquée,  dans  les  journaux,  dans  la 
Chambre,  en  dehors,  au  dedans  :  de  sorte  qu'elle  ne  fut  démolie 
et  à  peu  près  détruite  dans  ses  organes  principaux  qu'à  parti)- 
du  sénatus-consulte.  {Adhésion  à  gauche.) 

Eh  bien,  dans  cette  situation,  votre  Constitution  me  parait 


2()2  niSC.dl  US    KT   (H'IMO.NS. 

ressemlilor  ù  un  navire  qui  clici'clie  la  côte,  qui  croit  sans  cesse 
l'avoir  trouvt'e,  qui  jette  l'ancre  tous  les  soirs,  croyant  l'avoir 
jelée  sur  le  rochei".  et  qui,  tous  les  matins,  se  réveille  en  pleine 
mer.  {Tn-s  bien  !  à  gauche.) 

Voilà  ce  que  c'est  que  votre  ConsLitutioii,  voti(.'  immuabilité, 
<'l  lous  ces  obstacles  constitutionnels  que  la  Commission  d'ini- 
tiative s'éverlue  à  dresser  devant  nous  ! 

Pour  revenir  au  sujet  qui  nous  occupe,  messieurs,  sur  quel 
rocher  jetez-vous  l'ancre  à  riieiire  (juil  est?  Sui'  un  projet  de 
réforme  électorale?  sur  la  (|uestion  de  savoir  s'il  y  aura  un 
scrutin  de  liste  ou  un  sci'utin  pai- département?  sur  la  question 
de  savoir  s'il  y  ;iiir;i  un  député  par  3o,UU0  électeurs  seulement, 
ou  s'il  y  aura  un  député  par  80,000  électeurs?  Est-ce  là  que 
vous  voulez  jeter  l'ancre?  Est-ce  là  votre  rocher  immuable? 
Est-ce  là  une  vérité  qui  ne  changera  jamais  ? 

Mais  c'est  la  vérité  la  plus  contingente,  la  plus  relative,  la 
plus  passagère,  la  moins  permanente  de  toutes  les  vérités, 
[Très  bien  !  à  gauc/ie.) 

Et  pour  vous  le  prouver,  messieurs  de  la  Commission  dini- 
tiative,  que  se  passe-t-il  à  l'heure  présente  d'étrange,  d'ins- 
tructif et  de  pi(iuant?  Depuis  le  dépôt  de  votre  rapport,  où  vous 
dressiez  devant  nous  la  bai'riére  constitutionnelle,  voici  quel- 
qu'un qui  n'est  pas  \ous.  (jui  tout  à  coup  l'abaisse,  sinon  com- 
plèlenienl,  du  moins  |)oui'  une  bonne  pai'tie,  car  nous  avons 
appris,  par  le  sénatus-consulte  qui  a  été  lu  hier  au  Sénat,  qu'il 
ne  restait  plus  que  deux  points  inconstitutionnels  de  ces 
(piatre  ou  cin(|  points  relevés  par  vous  dans  notre  projet  ;  qu'il 
ne  restait  plus  qiu'  le  scrutin  de  liste  et  la  durée  des  légis- 
latures. 

En  effet,  le  sénatus-consulte  fait  rentrer  dans  les  matières 
purement  législatives  l'oidre  des  circonscrii)tions  et  la  manière 
deles  conq)()ser.  et  le  noud)re  des  députés. 

Et  voilà  ce  (pii  arrive  à  la  Conmiission  d'initiative  :  voilà 
l'aventure  à  laciuelleon  s'expose  (piand  on  procianu'  immuables, 
inallaqualdes,  indiscutables,  les  (l!s[iosilions  de  la  Constitution 
de  1852  ! 

Je  pourrais  dire  (pie  bornée  à  ces  points,  et  particuliéi-eiiienl 
à  ce  point  unicpu;  (|ui  est  le  plus  gros,  celui  du  scrutin  de  liste, 
l'objection  constitutionnelle  s'alTaiblit  beaucoup,  et  je  pourrais 


PliOJKT  DE   liKlUlfME   ÉEECTOHALE.  263 

répéter  ce  que  je  vous  disais  tout  à  liieure  pour  d'autres  articles 
(le  la  Constitution  :  le  plébiscite  a  parlé,  il  est  vrai,  du  scrutin 
de  liste,  mais  il  a  parlé  aussi,  j'imagine,  d'un  Corps  législatif 
investi  seul  du  pouvoir  de  faire  les  lois,  et  nous  avons  vu  hier 
un  sénatus-consulte  qui  partage  ce  pouvoir  législatif  entre  le 
Sénat  et  le  Corps  législatif.  {Très  bien  I  très  bien  !  à  gauche.) 

M.  Emmanuel  Arago.  —  Un  sénatus-consulte  qui  aggrave  le  pou- 
voir personnel  !  (Exeldriuitium^  surplusieurs  bancs.) 

S.  Exe.  M.  IvMiLE  Ollivier,  (jarde  des  sceaux,  ministre  de  la  Justice 
et  des  Cultes.  —  Vous  êtes  seul  à  le  croire. 

M.  Emmanuel  Arago.  —  Je  suis  le  seul  à  le  croire  ?... 

Quelques  membres  à  gauche.  —  Non  !  non  ! 

M.  Emmanuel  Arago. —  Vous  êtes  bien  le  ministère  des  illusions! 

M.  Vendre.  —  Vous,  dans  tous  les  cas,  vous  n'êtes  pas  nond»reux. 

M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX.  —  Mieux  vaut  être  le  niinislère  des  illu- 
sions que  l'opposition  des  injustices?  {Oui!  oui!  Très  bien.'} 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  voudrais  que  cet  incident  ne  fût  pas 
jeté  au  travers  de  mon  discours.  Tout  ce  que  je  voulais  dire  et 
ce  que  je  voulais  retenir,  c'est  que  le  scrupule  à  l'endroit  du 
idébiscite  est  de  même  nature  et  de  même  valeur  que  le  scru- 
pule à  l'endroit  de  la  Constitution,  puisque  le  Gouvernement  et 
le  Sénat  s'apprêtent  à  fouler  aux  pieds  le  plébiscite,  comme  ils 
ont  fait  de  la  Constitution. 

Quant  à  moi.  je  demande  seulement  pour  le  Corps  législatif 
le  droit  d'examiner  dans  ses  bureaux  s'il  n'y  a  pas  lieu,  par  un 
moyen  quelconque,  de  substituer  au  système  électoral  actuel 
un  procédé  électoral  plus  sincère,  plus  conforme  k  la  nature  du 
sulfrage  universel,  aux  nécessités  de  la  société  nouvelle  et  du 
temps  présent,  que  j'appelle  le  scrutin  de  liste  par  départements. 

Voilà,  messieurs,  la  fin  de  non-recevoir  tirée  de  la  Constitu- 
tion et  du  plébiscite.  Je  ne  la  crois  pas  bien  redoutable,  et  si  j'y 
attache  quelque  importance,  c'est  bien  moins  dans  l'intérêt  de 
mon  projet  de  loi,  qui  n'en  resterait  pas  moins  un  projet  de 
réforme  électorale  complète,  digne  de  toute  votre  attention  et 
(If  votre  sérieux  examen,  alors  même  que  j'en  ôterais  la  disposi- 
tion sur  le  scrutin  de  liste. 

Mais,  si  j'ai  insisté,  messieurs,  c-'est  surtout  au  point  de  vue 
de  la  dignité  de  la  Chambre,  et  dans  l'intérêt  du  travail  légis- 
latif. Je  dis  que  ces  conclusions  de  la  question  préalable  qu'on 
cht'iYhe  à    faire  passer    ici   en  jurisprudence,  ne  sont  pas 


•301  ItISCitl  IIS    KT    0I'1M0>S. 

coiiloinics  ;i  la  diuiiiU"'  de  la  Chambre,  et  c'est  à  la  dignité  de  la 
Cliamltiv  (|ii.'  ji'  m'adresse  pom-  la  i)ner  de  les  repousser. 
['J'?'rs  hien  !  à  gauche.) 

La  Commission  d'initiative  nous  oppose  mic  autiv  lin  de  non- 
recevoir,  celle-là  plus  prave  rt  (|ui  mérilr  plus  d'examen  :  c'est 
la  (pioslion  d'opportunité. 

La  Commission  d'initiative  s'exprime  sui-  ce  point  dans  des 
termes  qu'il  est  bon  de  vous  rappeler  : 

«  Aux  yeux  de  votre  Commission.  di(-elle,  cesl  la  qneslion 
d'opportunité  qui  domine,  lorsqu'il  s'agit  d'une  modilicalion  à 
la  loi  électorale.  Il  en  est  ainsi  principalement,  si  les  moditica- 
tions  projetées  s'appliquent  à  l'organisation  même  du  Corps 
législatif,  et  si  elles  ont  pour  objet  de  changer  à  la  fois  le  mode 
de  nomination,  les  circonsci'iplions  électorales  et  le  nombre 
(les  députés. 

<'  La  Commission  a  pensé  que  ce  n'est  pas  au  début  de  la 
première  session  du  Corps  législatif  nouvellement  élu  qu'il 
serait  ctmvenable  d'ouvrir  une  discussion  ayant  pour  objet  de 
doinier  au  Corps  législatif  des  bases  dilTérentes.  au  di'oil  élec- 
loi'al  un  nouveau  mode  d'exei'cice. 

«  On  comprend  l'utilité  d'une  revision  de  la  loi  électorale, 
au  moment  où  l'on  peut  considérer  comme  possible  un  prochain 
renouvellement  du  Corps  législatif;  mais  vous  penserez  sans 
doute,  comme  votre  Commission,  qu'uiu'  telle  hypothèse  est 
inadmissible,  et  que  les  intérêts  du  jiays,  (]ui  réclament  le 
cahne  et  la  trancpiillilé  dans  la  marche  des  affaires  publiques, 
réiiugnent  à  l'agitation  inséparable  d'un  nouveau  scrutin,  ouvert 
à  une  époque  si  rapprochée  d'une  première  élection. 

«  Les  ministi-es,  invités  à  donner  à  a  otre  Commission  leui' 
niiinion  sur  l'opportunité  de  la  proposition,  ont  i-é|)ondu  que. 
dans  leur  pensée,  cette  proposition  était  inopportune.  » 

Vous  voyez  l'argument,  messieurs.  Je  me  permets  de  le 
résumer  ainsi  :  La  l'éforme  électorale,  c'est  la  dissolution...,  et 
<li'  la  dissolution,  nous  ne  voulons  pas.  L'obstacle  parait  insui-- 
monlable,  messieurs,  et  mes  elTorts  sendilent  avoir  quelque 
chose  de  puéril.  En  elïet,  je  suis  accusé  par  la  Commission 
d'initiati\e  de  dire  à  cette  assemblée  :  Il  faut  mourir,  suicidez- 
vous. 

El   si   l'assemblée   l'épond   rprelle  ne  veut   ])as   se  suicider, 


PROJET   DE   HÉFOHME  ÉLECÏOHALE.  265 

il  semble  que  je  perds  mon  temps  à  vouloir  le  lui  conseiller  plus 
longtemps...  [Mouvements  en  sens  divers.) 

Mais,  messieurs,  la  chose  n'est  pas  aussi  simple,  la  question 
ne  se  pose  pas  d'une  façon  aussi  brutale,  et  je  vous  soumettrai 
une  première  obsei'vation:  c'est  que  ceux  qui  vous  proposent  le 
suicide,  si  la  dissolution  est  un  suicide,  vous  propostuit  en 
même  temps  d'être  delà  partie. 

Ce  ne  sont  pas  des  personnes  placées  hors  de  la  Chambre, 
désireuses  d'y  entrer,  qui  vous  disent  :  Faites-nous  place!  Ce 
sont  des  membres  de  la  Chambre  comme  vous,  (]iii  montrent 
quelque  désintéressement  en  vous  faisant  cette  proposition, 
puisque  le  suicide  est  pour  eux  comme  pour  vous,  et  {\\\q.  tous, 
tant  que  nous  sommes,  sur  l'océan  électoral,  nous  avons  nos 
écueils  et  nos  périls.  [Approbation  à  (jauche.) 

J'ajouterai  qu'il  n'est  pas  toujoui's  loisible  à  une  assemblée 
de  vivre  autant  qu'elle  le  voudrait;  que  les  destinées  des 
assemblées  ne  leur  appartiennent  pas  plus  que  les  destinées 
humaines  n'appartiennent  aux  individus.  Il  y  a  des  lois  supé- 
rieures que  les  assemblées  doivent  reconnaître,  et  il  est  certains 
moments  dans  la  politique  où  il  est  plus  digne,  plus  sûr,  plus 
sage  et  plus  pi-udent  d'aller  au-devant  de  la  mort  que  de 
l'attendre  à  domicile.  [Très  blenl  à  gauclie.) 

Mais,  messieurs,  ce  sont  là  des  généralités  qui  peuvent  m^ 
convaincre  personne.  Je  voudrais  entrer  plus  avant  dans  le 
débat  :  je  voudrais  en  raisonner  avec  vous,  non  pour  vous 
irriter  —  telle  n'est  pas  mon  intention,  vous  avez  pu  vous  en 
apercevoir  depuis  le  commencement  de  mon  discoui'S  —  mais 
je  veux  me  placer  à  votre  point  de  vue;  je  veux,  comme  on 
doit  le  faire  avec  des  adversaires  qu'on  a  conservé  l'espoir  de 
convaincre,  me  mettre  à  votre  place,  dans  cette  situation 
d'hommes  intelligents  qui  recherchent  la  règle  politique,  la 
règle  de  sagesse,  de  prudence  et  de  dignité  qu'il  faut 
suivi'e. 

Comment  le  débat,  à  l'heure  qu'il  est,  se  posc-t-il  d'abord,  et 
ne  sortons  point  des  termes  de  la  question  ? 

(ie  que  je  demande,  ce  que  nous  demandons,  c'est  un  débat 
sur  la  question  électorale;  pour  le  moment,  nous  ne  demandons 
pas  autre  chose. 

Je  vous  pose  donc  cette  première  question  :  un  débat  sur  la 


26()  lilSCdlItS   ET  OI'I.MO.NS. 

(|noslion  rloctorale,  sur  la  rt'formc  élecloralo.  sur  rensemble 
(if  iiutrc  système  tMecloral  est-il  nécessaire  ? 

M.  IJiMsr  l'ir.Miii.  — Il  ost,  imlispfnsnhlc  !  {lit'cliiiiKiliniifi.'' 

M.  Jules  Feiiry.  —  Y  a  l-il  (|uel(|ii"iiii  ici  qui  ose  dire  que 
ce  tlébal  n'est  pas  nécessaire? 

l'Ixsieiirs  iiii'mbns.  —  Nous  i<'|)(iii(loiis  :  non! 

M.  (iRANIKU  ])K  (lASSAfiNAC.  —  Touf  le  Hlnndc  ici  VOUS  (liia  (fll'il  ne 
l'rsl  pas  ! 

M.  ,luLES  Ferry.  —  L'Iioiioraltle  M.  de  Cassa,s:nac  peut  me 
faire  celte  réponse,  car  il  est  le  j)ur  des  purs,  lui  qui  n'a  rien 
siuné... 

M.  (iHANir.R  DE  Cassagnac.  —  C'est  liii'u  qurltpie  cliosc  1  Tout  le 
Miundc  iTm  p(;ut  pas  diii'  aulaiit  1 

M.  Jules  Ferry...  mais  l'inimense  majoritéde  cette  Cliaiuiire 
a  sifiTiô  des  programmes,  et  piis  des  engagements  :  elle  est  liée 
par  ses  éciùts  comme  par  ses  voles. 

M.  Vi:.M)itK.  —  l'ILi  lùen,  moi  cpii  ai  sif^né,  je  m'  nie  liiiis  pas  du 
Iriut  |iour  engaj.'t''  comme  vous  le  dites. 

M.  Jules  Ferry.  —  Vous  me  répondrez,  monsieur  Vendre. 
Oui,  la  grande  majorité  de  cette  Chambre  a  pris  des  engage- 
nit'iits. 

-M.  Vk.ndrk.  —  J'ai  fait  parti(>  de  cette  grande  majorité  qni  a  signé 
le  ])i-o^ranune  du  .1  décenil>re.  Vous  nous  l'ailes  dire  tout,  le  contraire 
e  ce  (pie  nous  avons  dit  et  voulu  die,  nies  iionoiahles  collègues  et 
moi. 

M.  Jules  Ferry.  —  Vous  pourrez  me  l'épondre  quand  vous 
m'aurez  fait  l'honneur  de  mentendre. 

Je  vous  ai  dit  tout  à  l'heure,  messieurs,  que  je  tentais  une 
(cuvre  difficile,  (jueje  cherchais  à  vous  convaincre,  que  j'avais 
l'espoir  df  vous  convaincre,  et  vous-même  aussi,  monsieur 
Vendi'e,  par  conséquent... 

M.  Vendue.  —  Sur  ce   jioiul.  cela  vous  sera  assez  dillicile. 

M.  Jules  Ferry.  — Je  vous  prie,  en  attendaiil.  de  m'écoult-r. 

Je  dis  (pi'inie  discussion  est  nécessaire,  (piunc   réforme  est 

nécessaire,  et  qu'il  n'y  a  personne  dans  cette  Cbaudn-e   (jui 


I'I«0.I1:T    1)1-:   HEKOKME    KLECTOHAI.K.  267 

puisse  dire  séi'ieusement,  et  abstraction  faite  des  opportunités 
politiques.... 

Une  voix.  —   Al)sliaclioii  imiiossililrl 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  n'y  a  personne  (|ui  ])iiisse  dire  dans 
son  âme  et  conscience,  personne  qui  puisse  aftirmer  que  notre 
régime  électoral  est  itarfait,  qu'il  n'y  a  rien  h  y  voir  ou  à  y 
ajouter.  Par  exemple,  quant  au  nombre  des  députés,  y  a-t-il 
(luelqu'un  ici  qui  ose  dire  que  les  députés  sont  assez  nombreux? 
{Réclamations  à  droite  et  au  centre). 

A  (jaiiche.  —  .\ou  !  non  !  —  Très  bien  ! 

M.  Jules  Ferry. —  Tous  les  joui's,  nos  travaux  ne  sont-ils 
pas  entravés  par  le  défaut  (Mi  noudjre  des  députés  de  cette 
assemblée?  Cela  est  évident  pour  le  bureau  et  pour  l'assemblée. 
{Non  !  non!  —  Si!  si!)  Je  n'insiste  pas  sur  ce  point. 

Maintenant,  y  a-t-il  beaucoup  de  membres  dans  cette  assem- 
blée qui  puissent  dire  que  le  système  électoral  actuel  ne  laisse 
rien  à  désirer  quant  à  la  sincérité  ?  Oli  !  alors,  j'en  appellerai  à 
une  déclaration  formelle  signée  de  126  membres  appartenant  à 
la  majorité  de  cette  assemblée,  et  que  je  vous  remettrai  sous  les 
yeux.  Dans  le  progi-amme  dit  du  centre  droit,  signé  de  126 
membres  de  la  majorité,  il  y  a  ces  lignes  qui  constituent  un 
engagement,  une  véritable  lettre  de  cbange  politique  :  «  Une 
réforme  électorale  opérée  avant  le  i-enouvellement  du  Corps 
législatif.  » 

A  droite  et  ait  centre. —  Eh  bien  ?  eli  liifn  ? 

M.  Jules  Ferry. —  Attendez!  nous  ne  traitons  en  ce  moment 
<|ue  la  question  de  nécessité... 

M.  Dahracq.  —  Nous  avons  cinq  ans  devant  nous  ! 

M.  Gr.vmer  de  Cassagxac.  —  Le  ternie  n'est  pas  écljii  1 

M.  LK  MARQtis  DE  QiiNEME.NT.  —  Qui  a  terme  ne  doit  rien! 

M.  Jules  Ferry.  —  ...  Pei;mettez-moi  de  suivre  mon  raison- 
nement. Je  me  propose  de  démontrer  d'abonl  que  la  réforme 
électorale  est  nécessaire.  J'insiste  sur  cette  démonstration  parce 
<iu'il  parait  qu'elle  n'est  pas  encore  faite  pour  M.  Vendre,  qui 
est  pourtant  l'un  des  signataires  du  programme  du  centre  droit. 

M.  Vendre.  —  Pari'aitcment!  seulement  je  trouve  étrange  que  vous 


•2oS  hlSCitllIS    ET   Ul'lMOAS. 

vouliez  saviiii'   iiiinix   ([iir    inni-inr'iiic  <■(■   <|iii     se    i);iss('    danr<  aui 
conscienco. 

M.  Jules  Ferry.  —  I^es  126  dc'putés  se,  sont  oxprimés  ainsi  : 

«  Une  rt'formo  (''Irrloralc,  opérée  avant  le  rcnouvellemenl  du 

Corps  léirislalif.  ayant  pour  but  notamment  de  déterminer  par 

la  loi  le  nombre  et  l'étendue  des  circonscriplions  électorales,  et 

de  sauve.uarder  la  liberté  électorale.  » 

Donc,  li>  l'éaime  actuel  ne  sauvegarde  pas  la  liberté  électo- 
rale !  (Vesl  vous  qui  l'avez  dit,  éci'it  et  signé. 

M.  (iMi.MKii-PAGKS.  —  (]'esL  simjile  et  logique  cela! 
.M.  Vi;.Nnni"..  —  Nous  avons  dil,  :  «  Avant,  la  fin  de  la  lépislalure  !  » 
l'iir  lois  jiour toutes,  il  ne  faut  pas  Toublier. 

}ï.  Jules  Ferry.  —  Trouverez-vous  également  un  grand 
nombre  de  uKMubi'es  dans  colle  assemblée  (jui  jugent  inoppor- 
linir.  (111  (In  moins  mal  fondée  en  soi,  —  car  je  me  réserve  la 
ipicslioii  d'oppoi-tunité  ])oiii'  une  autre  pai'tie  de  mon  argumen- 
lalioiK  —  mais  \  a-l-il  licaucoiip  de  membres  de  cette  assem- 
blée (pii  considèrent  les  candidatures  ofticielles  que  notre 
projet  a  pour  but  d'anéantir,  comme  compatibles  avec  la  sin- 
cérité du  régime  électoral?  Il  y  en  a  peut-èlre  56  ;  il  n'y  en  a 
pas  un  de  plus,  car  183  contre  56  ont  condamné,  ilans  cette 
(lliaml)re,  le  système  des  candidatures  officielles.  Eli  lùen!  sur 
tous  ces  points,  n'ai-je  pas  fait  ma  démonstration?  ma  cause 
n'est-elle  pas  gagnée  ?  n"esl-il  pas  évident  que  la  nécessité  de  la- 
réforme  électorale,  qui  restilue  au  suffrage  universel  sa  sincé- 
rité, (pie  cette  nécessité  a[iparaîl  éclalante  comme  la  lumière 
du  jour  et  s'impose  à  toutes  les  consciences  dans  celle  Cbambre? 

Voilà  un  prenner  itoint  qui  est  inattaipiable.  Miùs,  dit-on,  si 
elle  est  nécessaire,  elle  peu!  ne  pas  élre  opporliiiie. 

An  centre  cl  à  limite.  —  Ali  !  ah  ! 

Vu  ineiiiUve  à  ijauihr.  —  Kilo  est  iiio|)|Hui  une. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  dis  (jue  du  momeiil  (pi'elle  est  néces- 
saire, elle  est  opjiortune.  Très  bien!  à  rjauc/ie),  et  je  vais  tâclier 
de  vous  le  démontrer. 

Je  ne  suis  pas  de  ceux,  messieurs,  «pii  baimisseni  el  qui  fonl 
li  de  l'élément  de  l'opportunité  dans  les  choses  itolitiques. 

L'opportunité  joue  un  grand  rôle  dans  là  politique,  qui  est 
un  arl  antaiil  (prime  science...  {Interruption  et  rires  à  droite.) 


PHOJET   DE   RÉFORME   ELECTORALE.  269 

Et  je  vais  vous  dire  comment  je  comprendrais  rolijeclion 
tirée  de  l'opportunité.  Je  prendrai,  par  exemple,  la  Chambre 
des  Communes  d'Angleterre,  produit  d'une  réforme  électorale 
récente. 

Je  suppose  qu'on  apporte  à  cette  Chambre  des  Communes  un 
nouveau  projet  de  réforme  électorale,  à  l'heure  qu'il  est,  en 
1870.  quand  une  année  à  peine  s'est  écoulée  depuis  la  précé- 
dente réforme  ;  et  Je  comprends  à  merveille  qu'on  réponde  à 
ces  réfoimateurs  un  peu  trop  pressés  :  «  Mais  attendez  au  moins 
que  le  système  ait  fonctionné.  »  Voilà  une  léforme  électorale 
inopportune.  Est-ce  bien  notre  situation,  messieurs? 

Nous  sommes  au  commencement  d'une  législature,  c'est  vrai, 
mais  nous  sommes  à  la  tîn  d'un  système... 

A  gauche.  — Trèsl)ien!  c'est  cela! 

M.  Jules  Ferry.  —  ...  Le  système  est  éprouvé,  il  est  jucV'.  il 
est  condamné.  {Vwe  approbation  à  gauche.) 

M.  ]']uNEST  PicAni).  —  11  i'aut  l'exécuter!  [Hilarité gcnérale.) 
Un  membre  adroite.  —  C'est  la  peine  de  mort,  et  vous  n'en  voulez 
pas  1 

M.  Jules  Ferry.  —  La  jeunesse  de  la  législature  ne  peut 
pas  rajeunir  le  système,  ([ui  est  usé,  que  vous  avez  frappé  vou.s- 
mèmes,  car  c'est  vous-mêmes  qui  avez  ouvert  la  porte  aux 
assaillants  ;  c'est  vous  qui  l'avez  condamné,  dans  cette  fameuse 
séance  du  24  février  sur  laquelle  on  ne  saurait  trop  revenir. 

Je  sais  bien  que  l'honorable  M.  Vendre,  qui  m'interrompait 
tout  à  l'heure,  et  probablement  un  grand  nombre  de  membres 
de  la  majorité,  ont  sur  ce  point-là  leur  réponse  toute  prête  ;  ils 
nous  diront  :  «  Nous  avons  consenti  à  l'abolition  du  système 
des  candidatures  officielles,  mais  pourquoi?  Parce  que  nous 
sentons  bien  que  nous  n'en  avons  pas  besoin  :  nous  avons  cédé 
à  la  pression  ministérielle,  à  la  pression  de  l'opinion  publique, 
au  préjugé  de  l'opinion  publique,  qui  se  figure  que  les  candi- 
datures officielles  sont  le  secret  de  nos  élections;  mais  pas  du 
tout,  nos  élections  sont  plus  fortes  que  le  système  qui  les  a  pro- 
duites ;  elles  ont  des  racines  profondes  dans  le  pays.  »  Voilà  ce 
que  ne  manqueront  pas  de  dire  plusieurs  des  18o. 

Eh  bien,  je  leur  déclare  que  c'est  trop  peu  de  le  dire,  et  que, 
du  moment  que  cette  suspicion  légitime  qui  s'est  formulée  le 


o-,,  DISCOUHS   ET  OI'IMONS. 

•1\  lY'viirr  iiiii-  If  Noic  <lt's  185  contre  les  36,  s'est  attachée  an 
svsirinr  t'it'iioial  dont  ils  sont  issus,  ils  sont  tenus,  pour  mon- 
litT  (pi'ils  nonl  [tas  ijeur  d'une  élection  nouvelle...  {Exclama- 
lions),  qu'ils  n"ont  pas  peur  du  sulTrapfe  universel  {Allons  donc'.) 
ils  soni  tenus  de  se  soumettre  de  nouveau  à  son  verdict. 

M.  (',(»!! MJLLK.  —  Dcirii'i'i'  nous  est  le  pays  qui,  lui,  n'-claine  la 
U'.iiiquillitt'. 

M.  Jules  Ferry.  —  De  sorte  (pie.  de  (pielqut-  nianièiv  qu"on 
iutei-prète  le  vole  du  24  février,  comme  nous  ou  comme  vous, 
au  bout  il  y  a  la  réélection. 

Comment!  vous  donneriez  ;i  tout  le  monde  le  droit  de  dirt' 
mu'  vous  marcliandez  quelques  moments  de  ce  pouvoir  dont 
NOUS  avez  prononcé  vous-mèuu's  larrét  de  mort,  que  vous 
iiilti'z  po\n'  inie  année  d'existence  !  {Vives  réclamations.) 

Our  vous  avez  \M'iir  du  siilTraue  universel  !  {Nouvelles  récla- 
mai iona.) 

M.Vi.Miui..  —  .Nous  rii  avDUs  moins  ]ieiii-  (jur  vous;  mais  nous 
aiuinus  niifiix  la   Irampiillii''  ilu  i>ays. 

M.  Jules  Ferry.  —  Vous  aurez  beau  faire,  messieurs,  vous 
n'êtes  pas  une  Chambre  jeune...  {Rires  sur  plusieurs  bancs)  : 
vous  êtes  une  Chambre  vieille  [Nouveaux  rires).  Une  Chambre 
jeune  siM-ait  fondée  à  dire  :  «  Vous  voulez  m'envoyer  au  tom- 
bi'au,  mais  je  n'ai  pas  vécu  encore:  je  demande  à  vivre  et  à 
faire  mes  preuves  1  »  Vous  n'êtes  pas  une  Chambre  Jeune,  je  le 
dis  avec  tout  le  respect  que  j'ai  pour  vous  {Rumeurs  ironiques)  ; 
le  Gouvernement  lui-même  ne  vous  traite  pas  comme  une 
Chambre  jeune.  Est-ce  que  c'est  ici  qu'est  la  vie?  Où  est  la  vie? 
Est-ce  dans  le  Corps  lé.uislatif?  est-ce  dans  vos  commissions 
parlementaires?  Non  !  Elle  est  dans  les  commissions  extra-par- 
lementaires. 

Quand  il  y  a  une  belle  matière  à  étudiei-,  ((uand  il  y  a  un 
lirojel  de  décentralisation  à  examiner,  quand  il  y  arorganisatioii 
de  laVilli'  de  Paris  à  régler,  est-ce  à  vous  qu'on  s'adresse?  On 
vons  met  en  ipuiranlaine.  {R('clainatio)is  au  centre  et  adroite.) 

On  vous  subit,  voilà  tout! 

Ainsi,  hier,  lorsqu'il  s'agissait  de  la  Ville  de  Paris,  M.  le 
minisire  de  l'intéiienr  n'est-il  pas  venu  vous  prier  de  n'y  pas 


l'UnJET    l»K    HÉl'OHMh:    ÉLECTOK ALK.  .271 

toncliei',  el  de  ne  pas  porter  la  main  sur  ce  qui  est  le  domaine 
de  la  commission  extra-parlementaire  ? 

En  vérité,  si  vous  êtes  une  Chambre  jeune,  gouvernant  par 
votre  initiative,  convenez  qu'il  n'y  paraît  guère.  Hier  encore, 
messieurs,  il  s'accomplissait  un  événement  important  pour  le 
pays,  un  événement  (pii,  pour  vous  surtout,  est  de  pi'emièrc 
importance  :  le  cabinet,  votre  délégué,  présentait  au  Sénat  une 
nouvelle  Constitution.  Qui  la  connaissait  parmi  vous?  Où  étaient 
les  chefs  de  la  majorité?  avaient-ils  été  consultés  comme  cela 
se  fait,  comme  cela  doit  être  dans  les  pays  libres?  avaient-ils 
délibéré  avec  le  cabinet? 

Plttsieur:< membres.  —  Qu'imi  siivcz-vuiis? 

M.  Jules  Ferry.  —  Quels  sont  ceux  qui  ont  été  appelés, 
consultés  par  le  ministère?  Nommez-les  ! 

.M.  V[:m)Hi;.  —  C'est  celace([iii  scrail  oxlia-parleuiriUaiie  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Vous  savez  bien  que  ce  n'est  pas  avec 
vous  que  le  cabinet  délibère  dans  cette  Chambre.  Le  cabinet, 
qui  est  votre  délégué,  qui  est  censé  émaner  de  la  majorité  de 
cette  Chambre,  ne  semble  pas  même  s'être  aperçu  que  cette 
assemblée  existait.  Ce  qui  s'est  fait  hier  en  est  la  preuve,  et 
les  plus  favorisés  d'entre  vous  n'en  savaient  pas  plus  sur  un 
pareil  sujet  que  ceux  qui  siègent  sur  les  hancs  de  ce  côté  {l'ora- 
teur indique  la  gauche),  le  plus  loin  des  conlidences  du  Gouver- 
nement. [Inlerrupùons  diverses.) 

M.  LK  r.OMTU  ])'AY(a  ESVivKS.  —  C'est  une  erreur  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Voilà,  messieurs,  les  réllexions  (|ue 
m'inspire  le  premier  des  ai'guments  de  la  Commission  d'initia- 
tive :  à  savoir  qu'il  n'y  aurait  pas  convenance,  au  début  d'une 
législature,  h  examiner  la  (piestion  électorale;  je  crois  y  avoir 
l'épondu. 

Le  second  argument  de  la  Commission  est  plus  fort;  la  Com- 
mission dit  :  la  réforme  électorale,  c'est  la  dissolution  ;  elle 
l'amène  nécessairement. 

Messieurs,  je  trouve  ces  paroles  graves.  Si  le  seul  examen 
dune  loi  électorale  dans  les  bureaux  de  cette  Chambre  entraîne 
nécessairement  la  dissolution  de  la  Chambre,  quelle  est  donc  la 


272  niSCOUHS   I:T   (II'IMONS. 

fradlilé  de  \nliv  |iiiii(i|M'  et  de  volie  exislence  !  [Très  bien!  à. 

r.diiiniriit  :  VOUS  avez  une  existence  si  fragile  qu'elle  ne  sup- 
l>orlei-ait  même  pas,  je  ne  dirai  pas  une  loi  de  réforme  élec- 
l(ii-a!e.  niais  l'examen  et  le  débat  sur  la  réforme  élecloi-ale  ! 

Il  r.iiii  la  conlini'i'  loin  de  tous  les  regards,  loin  de  tous  les 
.liscoiiis.  celle.  t'\islence  précieuse,  de  peur  qu'au  moindre 
soiiflle  elle  ne  s'évanouisse. 

Ce  n'est  pas  moi  qui  l'ai  diU  c'est  la  Commission.  Si  nous 
discutons  une  loi  électorale,  dit-elle,  non  sans  quel(|ue  naïveté, 
la  Chainhir  est  perdiu':  il  faut  la  (ïi?>sou(\ve.{f{(k/amalions.) 

'lais  si  cela  esl  vrai,  c'est  une  raison  de  plus  pour  la  dis- 
soudre :  car  cela  prouve  que  les  griefs  de  l'opinion  sont  si 
iustes,  que  les  réclamations  dont  nous  sommes  les  organes 
sont  tellement  fondées,  que  non  seulement  vous  ne  pourrez  pas 
supporter  le  graïul  jour  de  l'élection,  mais  que  vous  i-edoutez 
même  le  grand  jour  de  la  discussion.  (J'i-rs  bien!  très  bien! 
il  gauc/ie.) 

Je  voudrais  pourtant,  messieurs,  vous  rassurer  un  peu... 
[Hilariié  brujiiinle.) 

M.  Vk.ndui..  —  Oli!  ce  ii"cst  ]ias  nécessaire  1  Nous  ne  soiiiincs  pas 
ilii   Idiil  iii(|uii4s. 

Tvl.  Jules  Ferky.  —  Je  voudrais  vous  démontrer  que  la  dis- 
cussion du  système  électoral  dans  les  bureaux  et  même  dans 
celte  enceinte,  n'emporte  pas  la  dissolution  immédiate,  la  dis- 
solution dans  l'année,  celle  que  paraît  redouter  la  (iOmmission 
d'initialive.  [Nouvelle  hilarité !) 

J'ai  une  autorité  très  grave  à  citer  à  l'appui  de  mon  oi)inion, 
c'est  celle  de  M.  Daru,  ministre  des  Affaires  étrangères,  dans  la 
séance  du  22  février.  C'est  lui  (jui  va  faire  la  réponse. 

M.  le  uiinistre  agilail.  dans  son  discours,  en  réponse  aux 
inler[»ellalions  (jui  élaienl  parties  d'un  côté  de  la  Chandjre,  la 
question  de  la  dissoliilion.  Dissoudra-t-on  ou  ne  dissoudra-t-on 
pas?  Et  il  ajoutait:  «  Mais  n'est-ce  i)as  soi'lir  des  vraisem- 
blances et  dos  iiécessilés  actuelles  que  d'agiter  aujourd'liui  de 
pareilles  (iHi'slions  (celle  de  la  dissolution)?  Quoi  I  nous  avons 
une  loi  électorale  à  faire,  une  loi  de  la  presse,  une  loi  de  sûreté 
générale,  une  loi  de  décentralisation,  une  enquête  industrielle, 


l'HÛJET   DE   lŒEOHME   ELECTUUALE.  273 

un  budget  à  voter,  un  long  et  laborieux  chemin  à  parcourir  ;  et 
l'on  nous  demande,  avant  d'avoir  commencé  la  journée,  ce  que 
nous  ferons  le  lendemain!  » 

M.  le  ministre  des  Atïaires  étrangères  est  de  mon  opinion,  et 
c'est  grande  faveur  pour  elle  d'avoir  un  tel  appui.  Il  vous 
démontre  par  ces  paroles,  empreintes  d'un  grand  bon  sens  et 
d'un  sens  politique  véritable,  que,  par  cela  seul  que  vous  aurez 
voté  une  loi  électorale,  vous  n'amènerez  pas  nécessairement  la 
dissolution,  puisqu'il  place  au  premier  rang  des  lois  que  vous 
avez  à  faire,  la  loi  électorale. 

Un  membre  à  droite.  —  Il  y  a  des  choses  plus  pressantes  ! 

M.  Jules  Ferry,  —  Il  n'est  rien  de  plus  pressé  que  la  loi 
électorale,  n'en  déplaise  à  l'honorable  interrupteur. 

Je  vais  vous  dire  ici,  avec  une  sincérité  absolue,  ce  que  je 
pense  du  rôle  de  cette  Chambre,  de  ce  qu'elle  peut  faire  et  de 
ce  qu'elle  doit  faire.  Je  vais  vous  tracer  très  franchement  le 
programme  de  son  existence  [Exclamations.) 

Vous  êtes  ici  pour  faire  d'abord  la  loi  électorale  ;  pour  faire 
ensuite  cette  partie  de  la  loi  municipale  qui  règle  la  nomina- 
tion des  maires;  pour  abolir  l'article  75  de  la  Constitution  de 
l'an  VIII,  et  puis,  quand  vous  aurez  fait  cela,  messieurs,  vous  ne 
serez  plus  bons  à  rien.  [Approbation  à  gauche.  —  Exclamations 
et  rires  au  centre  et  à  droite.) 

M.  Vendre. —  Parlez  pour  vous  !  si  cela  vous  plaît;  nous  ne  vous 
contredirons  pas. 

M.  Jules  Ferry.  —  Et  vous  aurez  fait  une  grande  chose,  car 
vous  aurez  rendu,  dans  ce  pays-ci,  la  liberté  au  sulïrage  uni- 
versel, vous  l'aurez  délié,  vous  l'aurez  affranchi. 

M.  Corneille.  —  Le  sutîra^e  universel  n'est  pas  esclave. 

M.  Jules  Ferry.  —  C'est  une  assez  grande  œuvre  à  faire 
pour  une  assemblée  qui  vit  depuis  dix-huit  ans.  Il  ne  s'agit 
donc  pas,  messieurs,  en  présentant  un  projet  de  loi  électoral, 
de  déci-éter  que  d'ici  à  six  mois  ou  même  à  un  an,  cette  Cham- 
bre sera  dissoute,  et  qu'on  procédera  à  de  nouvelles  élections. 
Ainsi  tombe  l'argument  tiré  de  la  prudence  et  de  la  sagesse 
politique  qui  se  trouve  dans  le  rapport  de  la  Commission  d'ini- 
tiative —  la  raison  d'élections  trop  rapprochées. 

18 


07.1  DISCOURS   ET    OPINIONS. 

.I.>rr(iis  porcovoir  une  olijecliou  que  je  (lemande  la  permis- 
sion (le  relever  au  passage:  Mais  comment  sommes-nous  bons 
à  faii-e  toutes  ces  lois,  puisque  vous  prétendez  que  nous  ne 
sommes  lions  à  rien!  Messieurs,  vous  (Mes  lions  à  cela.  [Ah!  alil) 
Savez-vous  pdurquoi? 

Parce  que  tout  ce  que  vous  ferez  sur  la  loi  électorale,  la 
nomination  des  maires  et  l'abrogation  de  l'article  75,  vaudra 
toujours  mieux,  que  ce  qui  est.  Voilà  pourquoi  vous  êtes  très 
bons  à  le  faire.  {Exclamations  ironiques  au  centre  et  adroite.) 

Vous  ferez  certainement  quelque  chose  de  meilleur  que  ce 
<|ui  est;  ce  n'est  pas  douteux. 

Mais  il  y  a  des  considérations  d'un  autre  ordre  dans  la  (jues- 
lion  que  je  vous  soumets.  La  Commission  d'initiative  déclare 
(|u'enlre  ces  deux  choses,  une  réforme  électorale  et  la  disso- 
lution, il  y  a  un  enchaînement  nécessaire,  comme  celui  de  la 
cause  à  l'ell'et. 

Or,  dit-elle,  la  nécessilé  d'une  dissolution  est  tout  à  lait 
inadmissible,  impossiliie;  il  est  impossible  qu'on  dissolve  la 
Chambre.  Jt>  trouve,  messieurs,  que  la  Commission  d'initiative 
s'aventure  lieaucoup,  et  je  vous  fais  remarquer  quelle  est  la 
situation  singulièi'»;  que  le  rejet  du  projet  de  loi,  si  vous  le  pro- 
noncez, ferait  au  svslème  tout  entier  dont  vous  faites  partie. 

Ce  système  n'aurait  pas  de  loi  électorale.  En  etïet,  il  est 
impossible,  après  tout  ce  qui  s'est  dit,  tout  ce  qui  a  été  signé, 
tout  ce  (pii  a  été  voté  dans  cette  Chambre,  d'appiiiiuer  à  des 
élections  nouvelles  le  système  électoral  actuel. 

M.   (il  YOT-Mo.NTi'.wrtorx. —  Ti'ès  l)i('nl  tirs  bien  ! 

M.  Jules  Fkrry.  —  Il  est  iuqiossible  de  l'appliquer  à  la 
répartition  actuelle  des  ciiconscriptions  ;  il  est  impossible  de 
ne  pas  augmenter  le  nombre  des  députés,  de  laisser  debout  ce 
système,  dont  les  126  eux-mêmes  ont  déclaré  qu'il  portait 
alleinle  à  la  sincérité  du  sulfrage  universel.  Cela  est  impossible. 
Eb  liien,  il  sied  à  la  Commission  de  dir(>  que  le  Corps  législatif 
ne  sera  pas  dissous?  Qu'en  sait-elle? 

Qu'en  sait  le  cabinet?  Qu'en  sait  (|ui  (pièce  soit  d'entre  nous? 
La  dissolution,  c'est  l'imprévu  qu'il  faut  toujours  prévoir.  Est-ce 
que  la  Commission'  d'initiative  a  fait  un  pacte,  je  ne  dirai  pas 
avec  l'éternité,    mais  avec  le  jour  de   demain?  Est-ce   que 


PROJET   I»K  RÉFORME  ELECTORALE.  275 

quelqu'un  est  sûr  du  lendemain  ici?  [Très  bien!  à  gauche.) 
Ici,  personne  ne  peut  affirmer  que,  soil  par  le  cours  naturel 
des  choses,  soit  par  les  incidents  qui  ne  manquent  jamais  de  se 
jeter  à  la  traverse,  soit  par  le  fonctionnement  de  cette  Consti- 
tution tripartite,  de  ces  trois  pouvoirs  que  le  sénatus-consulte 
organise,  et  les  frottements  inévitables  qu'il  amènera,  il  n'arri- 
vera pas  que  la  question  de  dissolution  se  pose  tout  à  coup. 

La  question  de  dissolution  peut  se  poser,  elle  peut  se  poser 
sans  loi  électorale  ;  et  alors  quelle  serait  votre  prétention,  ou 
tout  au  moins,  quel  serait  le  résultat  de  votre  système  et  du 
rejet  de  la  loi? 

Ce  serait  de  mettre  la  Couronne  dans  l'impossibilité  de  nous 
dissoudre. 

M.  I.ÉOPOLU  Javal.  —  C'est  là  la  vraie  question  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  me  place  à  votre  point  de  vue,  je  l'ai 
annoncé  tout  à  l'heure,  et  je  vous  dis  :  Ne  pas  faire  la  loi  élec- 
torale, c'est  rendre  la  dissolution  impossible,  c'est  forcer  la 
main  à  l'initiative  de  la  Couronne.  Faites-y  attention,  vous  n'êtes 
pas  dans  la  Constitution,  vous  n'êtes  pas  dans  le  régime  parle- 
mentaire. 

-M.  Léopold  Javal.  —  C'est  vrai  ;  c'est  bien  la  question, 

M.  Jules  Ferry.  —  J'espère  que  nous  entendrons  sur 
ce  point  l'opinion  du  cabinet.  S'il  y  a  quelqu'un  dans  cette 
Chambre  qui  soit  autorisé  comme  gardien  de  la  prérogative  de 
la  Couronne,  c'est  le  cabinet.  Qu'il  nous  explique,  si  toutefois. 
—  ce  dont  je  ne  sais  rien  encore,  —  le  Gouvernement  appuie 
les  conclusions  de  la  Commission  d'initiative,  qu'il  nous 
explique  comment  va  pouvoir  fonctionner  la  prérogative  de  la 
Couronne,  ou  alors  qu'il  nous  déclare  qu'il  a  quelque  part  une 
garantie,  une  assurance  contre  la  dissolution,  c'est-à-dire  contre 
l'imprévu  nécessaire  des  choses  humaines.  [Très  bien  !  très  bien! 
fi  gauche.) 

Je  suis  d'autant  mieux  fondé  à  interroger  le  cabinet  que,  lors- 
qu'il a  été  questionné  sur  ce  point,  au  commencement  de 
février,  ou  plutôt  à  la  lin  du  mois  de  janvier,  il  s'est  rendu  dans 
le  sein  de  la  Commission  d'initiative,  et  il  a  dit  alors  que  la  loi 
électorale  était  inopportune. 


27o  DISCOURS   Kï   Ul'IMU.NS. 

Mii<  dans  la  ^vnncc  du  22  février,  que  je  rappelais  tout  à 
l-hom-o'  le  Gouvernement  s'est  expliqué  autrement,  et  je  me 
trouve  eu  présence  d'une  déclaration  ministérielle  qui  m'ins- 
niiv  un.,  certaine  hésitation  ;  à  celte  date,  je  vois  que,  dans  les 
paroles  de  M.  le  comte  Daru,  la  loi  électorale  est  placée  au  pre- 
mier rang". 

Sur  ce  point,  il  faut  donc  des  explications  précises  et  caté- 
goriques. 

Ce  n'est  pas  le  moindre  inconvénient  des  conclusions  que 
vous  propose  la  Commission  d'initiative,  que  celui  que  je  viens 
de  signaler.  Je  vous  ai  montré  qu'il  constituait  un  vice,  une 
lacune,  dans  le  système  parlementaire  ipie  vous  voulez  inaugu- 
rer. Mais,  arrêtez  un  instant  votre  esprit  sur  les  autre.-^  consé- 
quences du  statu  quo  auquel  on  veut  vous  condamner.  Est-ce 
que  vous  croyez  que,  pour  avoir,  provisoirement,  par  un  vote 
de  rejet  de  notre  projet,  repoussé  la  réforme  électorale,  vous 
aurez  empêche  qu'on  en  parle  désormais  dans  ce  pays?  Ne 
comprenez-vous  pas,  au  contraire,  (pie  plus  vous  résisterez, 
plus  l'opinion  vous  la  demandera  énergiquement? 

Est-ce  que  la  question  est  entière?  Est-ce  que  vous  n'êtes 
pas,  par  vos  votes  mêmes,  par  vos  déclarations,  par  vos  pro- 
grammes, une  assemblée  vulnérable,  puisque  vous  avez  montre 
vous-mêmes  le  point  où  l'on  peut  vous  frapper? 

N'êtes-vouspas,  par  cette  situation  même,  permettez-moi  de 
vous  le  dire,  une  assemblée  hésitante,  parce  qu'elle  n'a  pas  un 
sentiment  sufiisamment  assuré  de  sa  propre  force  et  de  son 
indépendance  vis-à-vis  du  cabinet  ?  {Allons  donc  !  allons  donc  !) 
Permettez-moi  de  vous  dire  ces  choses  qui  n'ont  dans  ma 
pensée  aucune  portée  oïïemante...  [Exclamai ions  ironiques  au 
centre  et  à  droite),  qui  ne  sont  de  nature  à  otïenser  personne. 
Je  dis  que,  dans  la  situation  actuelle  des  choses,  la  Chambre 
éprouve  quelques  hésitations  :  c'est  qu'elle  n'est  pas  le  gou- 
vernement parlementaire  qu'elle  devrait  être. 

Un  gouvernement  parlementaire  suppose  une  assemblée 
pleine  d'initiative,  pleine  de  vie  et  de  volonté,  [lùres  au  centre 
et  à  droite.) 

Une  faut  pas  conrondre,  messieurs,  l'initiative  des  assem- 
blées avec  les  propositions  émanées  de  l'initiative  de  leurs 
membres.  Je  dis  que  la  preuve  que  le  Corps  législatif  manque 


PROJET  DE  REFORME  ÉLECTORALE.  277 

(rinitiative,  c'est  que  ce  n'est  pas  lui  qui  étudie  les  grandes 
réformes  qui  préoccupent,  à  l'heure  qu'il  est,  le  pays  tout  entier. 
Ce  n'est  pas  lui  qui  est  chargé  de  réformer  la  centralisation;  ce 
n'est  pas  lui  qui  s'occupe  de  l'enseignement  supérieur;  ce  n'est 
pas  lui  qui  statue  sur  les  grands  problèmes  :  on  va  chercher  en 
dehors  de  lui... 

S.  Exe.  M.  Emile  Ollivier,  garde  des  sceaux,  minntre  de  la  Justice  et 

des  Cultes.  —  Qui  est-ce  qui  votera? 

M.  Jules  Ferry.  —  Vous  me  demandez  qui  votera?  Ce 
sera  assurément  le  Corps  législatif  (/lA  /  ahf).  Mais,  entre  avoir 
l'initiative  politique  et  avoir  le  dernier  mot,  il  y  a  un  abîme.  Le 
Corps  législatif,  dans  l'ancienne  constitution,  votait  aussi,  et 
personne  n'oserait  soutenir  qu'il  eût  l'initiative  politique,  car  il 
n'avait  même  pas  l'initiative  des  lois.  {Approbation  d  gauche.) 
Voter  n'est  donc  pas  vivre  ;  vivre  c'est  avoir  une  politique,  c'est 
avoir  un  ministère  pris  non  dans  la  minorité,  mais  dans  la 
majorité  de  la  Chambre. 

M.  MiLLON.  — -El  les  programmes? 

M.  Ejdumel  Arago.  —  On  retire  les  signatures  des  programmes  ! 
{Bruit.} 
M.  Vendre.  —  Qui  retire  sa  signature  ?  Citez-en  un  seul. 

M.  Jules  Ferry  —  Non  !  Vous  n'avez  pas  le  gouvernement 
parlementaire  :  vous  avez  un  gouvernement  d'une  esuèce  parti- 
culière et  que  j'appellerai  le  gouvernement  ministériel,  c'est-à- 
dire  un  gouvernement  bâtard  du  gouvernement  personnel. 
{Oh!  oh!) 

Voilàle  gouvernement  que  nous  avons  :  un  cabinet  succédant 
au  pouvoir  personnel,  un  cabinet  maître  de- la  Chambre,  parce 
qu'il  la  tient  sous  la  menace  de  la  dissolution  {Oh!  oh!],  et 
maître  du  Prince,  tant  qu'il  plaira  au  Prince.  Si  vous  appelez 
cela  un  gouvernement  parlementaire,  moi,  je  l'appelle  un  gou- 
vernement ministériel,  et  un  mauvais  gouvernement!  {Appro- 
bation à  gauche.  —  Vives  réclamations  au  centre  et  ù  droite.) 

Malgré  un  discours  liabile  de  M.Paul  Bethmont,  au  nom  du  parti 
liliéral,  et  une  Ijelle  liarangue  de  Gaml)etta,  pour  démontrer  la  néces- 
sité de  procéder  immédiatement  à  une  revision  de  la  loi  électorale,  et 
d'abolir  ce  qui  n'était  qu'un  décret  de  la  période  diclaloriale,  la 
Chambre  repoussa  la  proposition  de  M.  Jules  Ferry  pai'  t84  voix 
contre  64,  sur  248  votants. 


•278  DISCOURS  ET  OPINIONS. 


La  réforme  du  jury. 

D;iiis  l;i  SL-aiict,'  da  8  avril  1870.  la  ilisciissioii  du  pi-ojt;l  di-  loi  ' 
relatif  au  juf,'enieiit  des  délits  commis  par  la  voie  de  la  presse  et 
autres  délits  politiques,  et  des  propositions  de  MM.  Garnier-Pagés, 
Picard,  Lefèvre-Ponlalis  sur  le  même  sujet,  fournit  à  M.  Jules  Ferry 
l'occasion  de  soutenir  un  amendement  (fui  réclamait  le  retour  à  la 
loi  des  7-12  août  1848  sur  la  composition  du  jury,  et  l'abrogation  de 
la  loi  du  4  juin  IS.'iij^.  L'orateur  présenta  à  la  Chambre  les  observa- 
tions suivantes: 

M.  Jules  Ferky,  —  Je  ne  veux  dire  que  quelques  paroles 
1res  lirè\es  sur  la  situation  singulière  qui  est  faite  à  la  Chambre 
par  latlitude  de  la  Commission  et  celle  du  Gouvernement.  Je 
viens  préciser  cette  situation  et  je  demande  à  la  Chambre  si 
elle  croit  logique  et  convenable  d'y  rester. 

Un  point  est  commun  à  toutes  les  opinions  dans  cette  Cham- 
bre ;  tout  le  monde  s'accorde  à  reconnaître  que  la  loi  actuelle 
sur  la  composition  du  jury  est  mauvaise,  qu'elle  a  besoin  d'être 
réformée,  et  pourtant,  quand  on  pose  la  question  de  savoir  qui 
la  réformera,  on  aboutit  à  ce  résultat  que  la  loi  ne  sera  réfor- 
mée par  personne,  ni  par  la  Chambre,  ni  par  le  Gouvernement  : 
elle  ne  sera  pas  réformée  par  l'initiative  parlementaire,  car  h' 
Gouvernement  s'est  opposé,  hier,  par  la  bouche  de  l'honorable 
ministn;  de  riustruclion  publique,  à  ce  que  l'amendement  (pic 
j'ai  signé  et  ipii  est  tout  à  fait  semblaJjle  à  celui  de  riionoralilf 
M.  Birotteau,  fût  renvoyé  à  la  Commission  ;  elle  ne  sera  pas  non 
plus  réformée  par  le  Gouvernement,  du  moins  dans  des  condi- 
tions acct'ptabb's.  car  le  Gouvernement  a  déclaré  qu'il  ne  pou- 
vait prendre  aucun  engagement  (pumt  à  l'époque  de  cette 
réformât  ion. 

Lhonorahle  ministre  de  l'Instruction  publique  s'est  servi  de 
ce  mot,  qui  par  lui-même  est  vague  et  élastique,  «  ultérieure- 

1.  Ce  projet  avait  pour  objet  d'attribuer  :ui  jury  la  c^onHaissancc  des  d(nits 
<U',  presse  et  des  petits  d(jlits  politiques. 

2.  M.  .Iules  l'orry  se  trouvait,  dans  C(ilte  circonstance,  eu  parfaite  comniu- 
nauli''  d'iilées  avec  l'amendement  de  MM.  Birotteau  et  Crémieux,  qui  deman- 
dait que  la  loi  de  1848,  sur  la  constitution  du  jury  (loi  dont  le  père  était 
M.  Crémieux),  fût  également  appliquiJe  soit  pour  les  délits  et  les  crimes 
politiques,  soit  pour  les  crimes  de  droit  comnnm. 


LA   HÉFOHME   UU  JURY.  279 

ment  ».  et  un  mouvement  très  marqué,  et  des  paroles  que  nous 
avons  pu  recueillir  de  la  bouche  de  M,  le  garde  des  sceaux  ont 
donné  à  ce  mot,  si  vague  par  lui-même,  une  signification  plus 
indécise  et  plus  élastique  encore.  M.  le  garde  des  sceaux  a  dit, 
si  mes  oreilles  ne  m'ont  pas  trompé  :  «  Ne  prenez  pas  d'engage- 
ment! »  Ainsi  le  cabinet  ne  veut  pas  prendre  d'engagement 
quelconque,  quant  à  la  réformalion  d'une  loi  que  lui-même 
reconnaît  mauvaise. 

Â.h  !  si  la  raison  qu'avait  donnée  hier  M.  le  ministre  de  l'Ins- 
truction publi(iue  pouvait  être  acceptée,  on  comprendrait,  dans 
une  certaine  mesure,  l'ajournement;  mais  cette  raisonne  me 
paraît  pas  de  nature  à  entraîner  l'esprit  de  la  Chambre. 

L'honorable  ministre  de  l'Instruction  publique  nous  a  dit  hier  : 
«  Il  n'y  a  aucune  urgence  ;  les  listes  actuelles  ont  été  faites  en 
vue  d'une  situation  qui  n'est  pas  celle  que  la  loi  nouvelle  va 
créer,  et  l'on  n'accusera  pas  l'administration  d'avoir  composé 
et  ti'ié  le  jury  en  vue  des  sentences  à  rendre  sur  les  déhts  de 
presse,  puisque,  l'année  dernière,  au  mois  d'octobre,  quand  on 
s'est  occupé  de  la  confection  des  listes,  ces  délits  n'étaient  pas 
(h'volus  au  jury.  »  Voilà  la  raison  qu'a  donnée  M.  le  ministre 
(le  l'Instruction  publique,  et  pour  laquelle  il  vous  propose 
d'attendre  et  d'ajourner  indéfiniment  les  amendements  soumis 
à  la  Commission. 

Eh  bien,  M.  le  ministre  de  l'Instruction  publique  est  dans 
l'erreur,  et  il  suffit  de  considérer  d'un  peu  plus  près  le  mode  de 
composition  et  de  triage  de  la  liste  du  jury  pour  i-econnaître 
qu'il  importe  infiniment,  dès  à  présent,  à  la  considération  du 
jury,  à  son  indépendance,  à  son  autorité  morale  dans  le  pays, 
et  par  conséquent  à  l'avenir  de  cette  grande  institution,  qu'en 
même  temps  qu'une  loi  déclasse  les  délits  de  la  presse  et  les 
délits  politiques,  une  autre  loi  vienne  réformer  la  composition 
(lu  jury  de  façon  à  l'appuyer  et  à  le  fortifier.  {Très  bien  !  sur 
plusieurs  bancs.) 

On  dit  que  la  composition  du  jury  est  actuellement  placée  en 
dehors  de  ces  influences  politiques  qu'il  est  nécessaire  —  on 
en  convient  —  d'écarter  absolument  dès  que  le  jury  est  saisi 
des  délits  politiques.  Je  ne  veux  pas  prolonger  cette  discussion, 
dont  tout  le  monde  a  intérêt  à  presser  la  fin,  ceux-là  surtout  qui 
attendent  la  loi  nouvelle  que  nous  préparons.  Je  vais  seulement 


280  iiiscdi  lis  i:t  opinions. 

(■•iioiirci-  Irois  r.iisuiis  (|iii  n'onl  ln'soin  (raiicim  (hH^oloppemenl 
fl  (|iii  (•,l|■;ll•lr|■i-^(•lll  lit' lii  inaiiiri'c  la  plus  ii'irciisahlo  le  mod*"" 
(le  (■(MiijMisitioii  et  de  Iriaiic  acliiel  du  jury. 

Ma  pitMuiôre  observation  est  celle-ci.  Dans  la  composition  du 
jurx,  IrlcnitMil  rioflif  a  été  absolument  ('H'arté  par  la  loi  de  1853, 
cl  il  a  rlé  écarté  avec  une  insistance  toute  particulière  de  la 
pari  du  fiouverneTiient.  En  étudiantles  travaux  préparatoires  et 
la  discussion  de  celle  loi  de  1853,  l'on  s'aperçoit  que,  comme 
cela  (\st  |)arf()is  arrivé  dans  le  cours  des  dix-buit  dernières 
années,  la  luajoiilé  de  la  ('Jiainlireet  l'unaniniilé  de  la  Commis- 
sion se  molliraient  plus  libérales  que  le  GouvtM'nement. 

La  Commission,  à  runaniiuilé,  avait  demandé  le  maintien  de 
l'élément  électif  dans  la  Commission  chargée  du  triage  des 
jurés,  en  la  personne  du  conseiller  général.  C'était  bien  peu  de 
chose,  c'était  fort  inolTensif;  et  pourtant  le  Conseil  d'État  fut 
inflexible,  et,  comme  il  avait  le  dernier  mot,  la  Chambre  en  dut 
passer  pai-  la  volonté  du  Conseil  d'État.  Voilà,  dans  le  texte  et 
l'histoire  de  la  loi  elle-même,  le  caractère  de  la  législation  nou- 
velle bien  fixé.  Plus  on  y  pénètre,  et  plus  ce  caractère  se  pré- 
cise. Et  ici.  j'en  appelle  à  un  témoignage  irrécusable,  celui  de 
l'honorable  M.  Langiais,  dont  le  rapport  fixa  en  quelques  lignes 
l'esprit  de  la  loi  nouvelle.  «  La  suppression  des  Commissions  de 
1848  n'a  trouvé  aucun  contradicteur  dans  votre  Commission. 
Elles  fui'ent  le  produit  naturel  d'une  époque  de  défiance,  où  la 
liberté  semblait  s'enricbii- de  tout  ce  qu'on  ôtait  imprudemment 
à  l'autoiité.  pendant  trente  ans,  la  liste  de  service  avait  été 
l'objel  d<'  luttes  ardentes.  La  révolution,  en  l'enlevant  au  Pou- 
voir, suivait  sa  pente,  comme  nous  suivons  la  n(Mi"e  en  la  lui 
restituant.  » 

Voix  à  (jiiKchc.  ■ —  C'est  clair! 

M.  Jules  Ferry.  —  Vous  le  voyez,  le  but  principal,  la  pensée 
maîtresse  de  la  loi  de  1853,  c'est  de  donner  la  composition  de 
la  liste  de  service  au  Pouvoir,  à  l'élément  politique  du  pays,  et 
la  pratique,  messieui's,  la  pratique  ne  fit  qu'aggraver  ce  parti 
pris. 

De  (pielle  façon  l'élément  politique,  le  Pouvoir,  par  nn  de  ses 
organes  les  plus  actifs,  les  plus  vigilants,  intervenait-il  dans  la 
confection,  dnns  le  triage  de  la  lisle  du  jury?  Pai-  les  parquets 


LA   RÉFOHME   DU  JUUY.  281 

principalement,  —  par  les  préfets  aussi,  sans  doute,  —  mais 
surtout  par  les  parquets  ;  et  vous  allez  voir  à  quel  point  cette 
intervention  du  ministère  public  était  poussée. 

Il  y  eut,  sur  le  rôle  à  tenir  par  les  parquets,  trois  circulaires 
du  ministre  de  la  Justice  :  une  du  26  août  1853,  une  autre  du 
6  septembre  1856,  une  autre  enlln  du  26  juin  1837. 

La  première  contient  l'indication  suivante  : 

«  Les  juges  de  paix  devront  communiquer  au  procAireur  irnpé- 
riafAes  listes  provisoires  pour  qu'il  les  fasse  véritier...  et  s'il 
connaît,  en  outre,  des  causes  morales  d'inaptitude,  il  devra  en 
avertir  le  président  de  la  Commission  d'administration.  » 

....  «  d'inaptitude.  » — Je  vous  fais  renuirquer  cet  euphé- 
misme qui  n'a  pas  besoin  de  traduction. 

Dans  celle  du  6  septembre  1856,  je  lis  ceci  : 

«  Les  procureui's  impériaux  doivent,  en  octobre  de  chaque 
année,  appeler  les  Juges  de  paix  et  conférer  avec  eux  sur  la 
meilleure  composition  de  la  liste  à  faire. 

«  Ils  doivent  de  plus,  à  la  lin  de  chaque  année,  signaler  au 
procureur  général  «  les.  juges  de  paix  qui  ont  failli  à  leur 
mission  et  ceux  qui  l'ont  dignement  remplie  ». 

Enfin  la  circulaire  du  26  juin  1857  enjoint  aux  procureurs 
impériaux  près  les  cours  d'assises  «  de  signaler  à  leurs  collègues 
près  les  tribunaux  d'arrondissement,  les  citoyens  qui  n'auraient 
pas  montré  l'aptiiude  convenable  pour  continuer  à  figurer  sur 
les  listes  du  jury  ». 

Comment,  une  pareille  inquisition  était  conciliable  avec  le 
secret  du  vote,  c'est  ce  que  je  ne  me  charge  pas  d'expliquer. 
[Très  bien  !  à  gauche.) 

Vous  voyez  quel  esprit  préside  à  la  formation  de  la  liste  du 
jury. 

Elle  est  faite  non  seulement  par  des  fonctionnaires  qui 
sont  les  organes  du  pouvoir,  mais  encore  par  l'organe  même 
de  l'accusation.  (Approbation  à  gauche.) 

Je  dis  qu'à  ce  double  chef  cette  composition  ne  peut  subsister 
un  seul  instant,  car  il  faut  que  rien  ne  porte  atteinte  au  carac- 
tère de  l'institution  ;  il  faut  qu'elle  soit  respectée  de  tous  et  ne 
puisse  être  attaquée  par  personne.  Il  faut  i|ue  ses  pre- 
mières décisions  soient  reconnues,  acceptées,  saluées  par  tout 
le  monde. 


.>S'j  DISCOURS   KT   Ol'l.MO.NS. 

l'oiii-  (fia.  il  iaiil  (|iif  sa  composition  soil  radicalement  chan- 
gée. {Oui!  oui!  Très  bien!  à  gauche.) 

Il  faut,  messieurs,  sortir  de  là;  mais  comment?  La  Commis- 
sion est  saisie  de  deux  amendements  qui  se  confondent.  Certes, 
elle  a  eu  le  temps  de  les  examiner.  Elle  a  longtemps  d(Mibéré 
sur  ce  pi'ojet,  (jui  est  déjà  ancien,  et  voici  qu'à  la  dernière 
heure,  rllr  arriva  nous  disant  :  Je  ne  puis  pas  réformer  la 
couipobilion  du  jury. 

Pourquoi?  Est-ce  que  h's  deux  matières  ne  sont  pas  connexes? 
Il  est  impossible  de  voir  une  connexité  plus  étroite,  et  les  consi- 
dérations que  je  viens  de  présentera  la  Chambre  ont  précisé- 
int'iitpour  Inil  d'établir  que  cette  connexité  n'est  pas  seulement 
dans  les  mots,  qu'elle  est  dans  les  choses. 

Mais,  dit-on,  la  Commission  n'a  pas  reçu  de  mission  poui- 
cela  !  Eh  bien,  cette  mission,  nous  la  lui  donnerons  par  le 
ri'uvdi  des  divers  amendements. 

Voix  à  (jnif/ir.  —  Oui  !  oui  !  c'est  cela!  Irrs  hit-u! 

M.  Jules  Ferry.  —  Quant  à  moi,  je  ne  désire  pas  une  autre 
C-ommission,  je  la  trouve  excellente  :  elle  est  libérale,  elle  a 
fait  de  bien  bonnes  choses.  Je  demande  qu'elle  achève  son 
<euvre.  Je  ne  sais  pas  si  les  hasards  d'une  nouvelle  épreuve 
nous  donneraient  une  Commission  aussi  bien  composée,  [fiires 
approbaiifs  à  gauche.)  Elle  est  saisie  de  la  question,  elle  l'a 
aboi'dér  dans  un  espi'it  libéral.  Pourquoi  n'irait-elle  pas  jus- 
qu'au bout?  Elle  le  voudrait  bien;  elle  en  meurt  d'envie.  [Nou- 
veaux rires.)  Mais  le  Gouvernement  lui  a  fait  savoir  que  cela  le 
contrariait.  Le  Gouv(M'nement  l'a  déclaré  à  la  séance  d'hier,  et 
prubablt'mcnl  il  aiu'a  manifesté  le  même  sentiment  dans  le  sein 
dt'  la  Commission.  {Dénégations  ati  banc  des  ministi'es.)  Enfin, 
vous  avez  déclaré  que  la  Commission  se  dessaisit. 

Maintenant,  (jue  va  faire  le  Gouvernement?  Je  ne  trouve 
'qu'une  explication  :  puisqu'il  ne  peut  s'engager  à  présenter  un 
l)i"ojet  à  bref  délai,  je  pense  qu'il  médite  quelque  nouvelle 
Commission  cxira-pai'lementaire.  Ce  serait  mieux  que  rien, 
mais  on  pourrait,  en  vérité,  nous  économiser  celle-là.  Nous 
avons  une  Commission  parlementaire  :  qu'elle  se  saisisse,  que 
le  Gouvernement  dise  un  mot,  que  la  Commission  ait  un  bon 

IIKHlVrllIi'Ill. 


DISCOURS   SUR   L'ÉGALITÉ   DÉDUCATION.  283 

Reprenez  votre  œuvre,  achevez-la;  c'est  facile,  cela  peut  être 
fait  immédiatement.  Prenez  pour  base  de  vos  délibérations  la 
loi  de  1848.  Je  ne  vous  la  donne  pas  pour  une  loi  parfaite  ; 
elle  a  besoin  d'^jtre  amendée,  mais  l'enlreprise  n'est  pas 
difficile. 

Nous  ne  vous  recommandons  pas  là  une  législation  dont  nous 
soyons  particulièrement  amoureux;  elle  a  fonctionné  souvent 
d'une  façon  pénible  et  douloureuse  pour  le  parti  auquel  j'appar- 
tiens. 

De  1848  à  18.j2,  la  répression  du  jury  a  été  très  dure  en 
matière  politique  ;  tout  le  monde  ici  l'a  reconnu  :  notre  préfé- 
rence pour  la  loi  de  1848  est  donc  parfaitement  désintéressée. 
{C'est  vrai!  c'est  vrai  !  à  gauche.) 

Messieurs,  on  tournera  longtemps  autour  de  cette  loi,  on 
cherchera  un  procédé  meilleur  ;  on  ne  trouvera  pas  mieux  que 
la  loi  de  1848  modifiée. 

Cest  l'approximation  du  bien  qui  doit  être  le  dernier  terme 
de  l'ambition  du  législateur  :  car  le  bien  parfait,  en  matière  de 
législation,  n'existe  pas  sous  le  'èolaW.  {Vives  marques  d'appro- 
bation à  gauche.) 

L'amendement  fut  rejeté  par  139  voix  contre  83,  sur  222  votants. 


Discours  sur  l'égalité  d'éducation. 

Par  une  sorte  de  pressentiment  qu'on  ol)serve  souvent  cliez  les 
liomnies  doués  d'une  volonté  vigoureuse,  M.  Jules  Ferrv  avait,  dès 
son  entrée  à  la  Ctiambre,  donné  à  sa  vie  politique  un  objectif  que  la 
destinée  lui  a  permis  d'atteindre.  Dès  le  10  avril  1870,  dans  une 
conférence  populaire,  faite  à  la  salle  Molière,  au  profit  de  la  Société 
pour  l'instruction  élémentaire,  le  futur  oi'ganisateur  de  l'enseigne- 
ment du  peuple,  le  futur  grand-maître  de  l'Université,  disait  : 
«Quant  à  moi,  lorsqu'il  m'écliut  ce  suprême  honneur  de  représenter 
une  section  de  la  population  parisienne  dans  la  Chambre  des 
députés,  je  me  suis  faitun  serment  :  entre  toutes  les  questions, entre 
toutes  les  nécessités  du  tenqis,  entre  tous  les  problèmes,  j'en  choi- 
sirai un  auquel  je  consacrerai  tout  ce  que  j'ai  d'intelligence,  tout  ce 
que  j'ai  d'âme,  de  cœur,  de  puissance  physique  et  morale:  c'est  le 
prolDlème  de  l'éducation  du  peuple.  »  [Nous  croyons  intéressant  de 
reproduire  cette  conférence,  dans  laquelle  M.  Jules  Ferry  a  tracé, 
pour  ainsi  dire,  les  grandes  lignes  du  proo-rnmmo  dont  il  a  si  ferme- 


281  DISCOlUS   KT  OPINIONS. 

,11,'nl    cl    ^i    v.iiil.iiniiiriil     |Miiiisiii\  i    l';i]i|ilir;ili(iii    ;iu    iiiiiiisirre    de 
^lll■^ll  iKlinii   |iiiMiiiiif  : 

Mesdames  et  Messieurs, 

L'acrnoil  bienveillant  que  vous  nous  faites  m'enjïage  à  com- 
mencer par  un  aveu  ;  je  ne  veux  pas  vous  prendre  en  traître,  — 
car  cette  Conférence  n'est  qu'une  conversation  où  vous  apportez, 
vous,  votre  bienveillante  attention,  et  moi  quebpies  études, 
ipielques  recbcrclies,  et  rien  de  plus,  novice  que  je  suis  dans  ce 
lii'I  ail  de  la  conférence,  dont  vous  avez  ici  (se  tournant  vers 
M.  Jules  Simon)  un  des  premiers  maîtres.  [Nombreux  applau- 
dissements). 

L"aveu  que  j'ai  à  vous  faire,  c'est  que  je  vais  vous  parler 
d'abord  pbilosopbie.  Il  faut  (b:;  la  pbilosopbie  en  toute  cbose; 
il  t-n  faut  surtout  dans  le  sujet  qui  nous  occupe. 

J'ai  moi-même  clioisi  ce  sujet;  je  l'ai  défini  :  de  l'égalité 
d'éducation,  et  je  suis  sûr  que,  parmi  les  personnes  qui  me 
l'ont  l'bonneui'  de  m'entendi'e,  il  en  est  un  grand  nombre  qui, 
à  l'aspect  de  ce  titre  un  peu  généi'al,  un  peu  mystérieux,  se 
sont  dit  :  quelle  est  cette  utopie?  Or,  ma  prétention  est  de  vous 
montrer  que  l'égalité  d'éducation  n'est  pas  une  utopie;  que  c'est 
un  principe;  qu'en  droit,  elle  est  incontestable  et  qu'en  pratique, 
dans  les  limites  que  je  dii-ai,  et  en  vertu  d'une  expéi'ience  déci- 
sive que  j'ai  pi'inci|)alemenl  pour  but  de  vous  faire  connaître, 
celte  utopie  apparente  est  dans  l'ordre  des  clioses  possibles. 

Qu'est-ce  d'aljord  que  l'égalité  ?  est-ce  un  mot  retentissant  ? 
une  formule  vide  de  sens?  n'est-ce  qu'un  mauvais  sentiment? 
n'est-ce  (|u'une  cbimère? 

L'égalité,  messieurs,  c'est  la  loi  même  du  progrès  liumain  ! 
c'est  plus  (prune  tbéorie  :  c'est  un  fait  social,  c'est  l'essence 
même  et  la  légitimité  de  la  société  à  hupudle  nous  appartenons. 
En  effet,  la  société  moderne,  aussi  lùen  que  la  société  ancienne, 
est  la  démonstration  vivante  et  (piotidienne  de  cette  vérité,  qui 
devient  de  nos  jours  de  plus  en  plus  visible  :  à  savoir  (|ue  la 
société  liuinaine  n'a  qu'un  but,  qu'une  loi  de  développement, 
qu'une  lin  dernière  :  atténuer  de  plus  en  plus,  à  travers  les 
âges,  les  inégalités  primitives  données  par  la  nature.  [Applau- 
dissements). 

En  voici  dr-iix  cxemplps  :  Ouclle  est  la  pi  l'uiièrc.  la  plus  abu- 


DISCUUUS   SLIl  LÉGALITÉ  D'EDUCATION.  28.") 

sive,  la  plus  antique  el  la  plus  brutale  des  inéjialités  naturelles  ? 
c'est  évidemment  celle  de  la  force  musculaire.  C'est  sous  la 
force  brutale  que  l'humanité  a  gémi  pendant  de  longs  siècles. 
Dans  les  sociétés  primitives,  qu'est-ce  qui  règne?  la  force  bru- 
tale, la  force  musculaire,  la  force  individuelle.  Aussi,  les  sociétés 
primitives  sont-elles  celles  où  l'inégalité  est  la  plus  accablante, 
la  plus  outrageante  pour  l'humanité. 

Dans  ces  temps  primitifs,  l'idéal  de  l'humanité,  ce  sont  les 
héros  dont  les  poètes  anciens  nous  ont  conté  les  hauts  faits  : 
les  Hercule,  les  Thésée.  Que  sont  en  somme  ces  héros,  ces 
demi-dieux  ?  Permettez-moi  l'expression  :  ce  sont  des  gendarmes 
[rires],  ce  sont  de  redoutables,  d'excellents  gendarmes  qui 
parcouraient  le  monde,  comme  dit  un  de  nos  grands  poètes  : 

du  Nord  au  Midi,  sur  la  Création, 

Hercule  promenait  l'éternelle  Justice 

Sous  son  manteau  sanglant,  taillé  dans  un  lion. 

Telle  est  la  société  antique;  elle  estime  par-dessus  tout  la 
force  musculaire,  la  force  individuelle,  et  pour  l'idéaliser,  elle 
l'imagine  consacrée  au  rétablissement  de  l'ordre  général.  Mais 
voyez  la  différence  avec  les  temps  modernes  :  aujourd'hui  que 
la  force  publique  est  à  la  disposition  de  tout  le  monde  (rires), 
la  sécurité  sociale  est  devenue  le  bien  de  tous,  et  si  Hercule,  le 
grand  gendarme  idéal  d'autrefois,  s'avisait  de  vouloir  faire  la 
police  dans  nos  cités,  s'il  voulait  seulement  chasser  les  mons- 
tres, sans  s'être  muni  préalablement  d'un  port  d'armes,  le 
moindre  petit  commissaire  de  police  lui  mettrait  aussitôt  la 
main  sur  l'épaule  et,  sans  difficulté,  le  conduirait  au  poste. 
[Rires.) 

Voilà  un  premier  pas  ;  celui-ci  est  tout  à  fait  acquis,  dans 
cette  progression  décroissante  des  inégalités  naturelles,  qui 
est,  à  mes  yeux,  le  fondement  même  et  la  légitimation  de  la 
société.  L'humanité  a  fait  cette  conquête;  l'avantage  de  la  force 
musculaire  est  annulé,  ou  à  peu  près.  Mais  n'est-il  pas  vrai 
aussi  que  la  société  moderne,  qui  a  extirpé  cette  inégahté-là, 
en  a  conservé  une  autre,  plus  redoutable  peut-être,  celle  qui 
résulte  de  la  richesse?  Cela  est  vrai,  messieurs.  Seulement, 
considérez  dès  à  présent  combien  cette  inégalité,  (jui  résulte 
de  la  richesse,  s'est  déjà  atténuée,  affaiblie,  modérée  par  le 


•-'«r.  niMiuiiis  i:t  uI'J.mo.ns. 


in-o.ixro.s  (1rs  Iriniis.  11  ji'y  a  pas  bien  longtemps  encore  que, 
ilans  ce  pays  de  France,  la  richesse  conférait  des  droits  excep- 
tionnels. La  jiossession  de  la  terre,  au  siècle  dernier,  n'avait 
pas  cessé  d'èti-e  la  source  du  pouvoir  social,  du  droit  public  ; 
'■.•ii.iines  proi»riétcs  conféraient  certains  droits,  et  le  premier  de 
Iniis.  le  (Ii-oit  de  rendre  la  justice,  comme  à  l'heure  présente, 
•  lans  cette  libre  et  grande  Angleterre,  la  fonction  de  juge  de 
paix  reste  encore  le  monopole  exclusif  des  propriétaires  du  sol  : 
ainsi,  chez  nous,  au  siècle  dernier,  et  surtout  deux  ou  trois 
siècles  avant,  la  possession  de  la  terre  conférait  les  droits  de 
haute  et  basse  justice. 

Cet  état  de  choses  a  disparu  ;  la  Révolution  a  passé  sur  ces 
outrages  à  la  conscience  humaine  ;  mais,  un  peu  plus  tard,  et 
plusieurs  de  ceux  qui  sont  ici  peuvent  s'en  souvenir,  — '  la 
possession  de  la  terre,  la  jouissance  d'un  certain  capital  entraî- 
nait encore  un  privilège:  le  droit  de  voter,  le  droit  de  contribuer 
;ï  la  formation  des  pouvoirs  publics  ;  cela  subsistait  encore,  il  y 
a  vingt  ans  ;  ces  temps  sont  loin,  heureusement  !  [Applaudis- 
sements). 

Il  n'y  a  pas  jusqu'au  droit  de  travailler,  le  plus  essentiel  de 
tous  les  droits,  qui  ne  fût  aussi,  il  y  a  quatre-vingts  ans,  en 
quelque  manière,  un  privilège  de  la  naissance;  les  métiers 
étaient  organisés  en  corporations  ;  les  corporations  se  recru- 
laient  dans  des  conditions  déterminées;  les  lîls  de  maîtres 
avaient  un  droit  personnel  d'antériorité,  de  préférence,  sur 
ceux  qui  avaient  <mi  lo  malheur  de  naître  en  dehors  des  cadres 
de  la  corporation  ;  la  Révolution  arriva  et  balaya  cette  iniquité, 
ce  privilège  de  la  naissance,  comme  elle  avait  fait  disparaître 
les  autres  privilèges  et  les  autres  iniquités. 

En  somme,  voilà  les  deux  grandes  conquêtes  de  ce  siècle  : 
la  lib.Tlé  du  travail  et  le  suffrage  universel  ;  désormais,  ni  le 
droit  de  travailler,  ni  le  droit  de  voter,  c'est-à-dire  He  contri- 
buer à  la  formation  des  pouvoirs  publics,  ne  sont  plus  attachés 
au  hasard  delà  naissance  :  ils  sont  le  patrimoine  de  tout  homme 
venant  en  ce  monde.  (  Vifs  applaudtssemenis.) 

Cela  étant,  notre  siècle  peut  se  dire  à  lui-même  qu'il  est  un 
grand  siècle.  J'entends  souvent  parler  de  la  décadence  du  temps 
presf.nt;  je  vous  l'avoue,  messieurs,  je  suis  rebattu  de  ces  jéré- 
miades, et  j  ai  d'ailleurs  remarqué  depuis  longtemps  que  cette 


DISCOURS   SUR  L'ÉGALITÉ  D'ÉDUCATIOIV.  287 

plainte  est.  celle  de  gens  qui  résistent,  sans  peut-être  s'en  rendre 
compte,  au  courant  de  la  civilisation  moderne,  et  qui  ne 
peuvent  se  résoudre  ù  prendre  leur  parti  de  l'ère  démocratique 
où  nous  sommes  entrés.  {Applaudissements .) 

IN  on!  nous  ne  sommes  pas  une  société  en  décadence,  parce 
(jue  nous  sommes  une  société  démocratique  ;  nous  avons  fait 
ces  deux  grandes  choses  :  nous  avons  affranchi  le  droit  de  vote  et 
le  droit  au  travail;  c'en  est  assez,  et  nous  pouvons  hien.  une 
fois  par  hasard,  nous  qui  nous  laissons  aller,  comme  tout  le 
monde,  à  médire  du  temps  présent,  nous  abandonner  à  un  élan 
d'estime  pour  nous-mêmes,  et  dire  :  Oui  !  nous  sommes  un 
grand  siècle.  [Applaudissements  nombreux.) 

Mais  nous  sommes  un  grand  siècle  à  de  certaines  conditions  : 
nous  sommes  un  grand  siècle  à  la  condition  de  bien  connaître 
(luelle  est  l'ceuvre,  quelle  est  la  mission,  quel  est  le  devoir  de 
notre  siècle.  Le  siècle  dernier  et  le  commencement  de  celui-ci 
ont  anéanti  les  privilèges  de  la  propi'iété,  les  privilèges  et  la 
distinction  des  classes;  l'œuvre  de  notre  temps  n'est  pas  assu- 
rément plus  difficile.  A  coup  sûr,  elle  nécessitera  de  moindres 
orages,  elle  exigera  de  moins  douloureux  sacrifices  ;  c'est  une 
œuvre  pacifique,  c'est  une  icuvre  généreuse,  et  je  la  définis 
ainsi  :  faire  disparaître  la  dernière,  la  plus  redoutable  des 
inégalités  qui  viennent  de  la  naissance,  l'inégalité  d'éducation. 
C'est  le  problème  du  siècle  et  nous  devons  nous  y  l'attacher. 
Et,  quant  à  moi,  lorsqu'il  m'échut  ce  suprême  honneur  de 
représenter  une  portion  de  la  population  parisienne  dans  la 
Chambre  des  députés,  je  me  suis  fait  un  serment  :  entre  toutes 
les  nécessités  du  temps  présent,  entre  tous  les  problèmes,  j'en 
choisirai  un  auquel  je  consacrerai  tout  ce  que  j'ai  dmteliigeuce, 
tout  ce  que  j'ai  d'âme,  de  cœur,  de  puissance  physique  et 
morale,  c'est  le  problème  de  l'éducation  du  peuple.  (  Vifs  applau- 
dissements.) 

L'inégalité  d'éducation  est,  en  effet,  un  des  résultats  les 
plus  criants  et  les  plus  fâcheux,  au  point  de  vue  social,  du 
hasard  de  la  naissance.  Avec  l'inégalité  d'éducation,  je  vous 
défie  d'avoir  jamais  l'égalité  des  droits,  non  l'égalité  théorique, 
mais  l'égalité  réelle,  et  l'égalité  des  droits  est  pourtant  le  fond 
même  et  l'essence  de  la  démocratie. 
Faisons  une  hypothèse  et  prenons  la  situation  dans  un  de  ses 


.jKM  ItlSCdl  lis    i:i'    Ul'l-MONS. 

Icnncs  exti-i^nit's  :  siipi)Osons  que  celui  qui  iiaiL  pauvre  naisse 
nécessairomiMil  el  falalement  ignorant  ;  je  sais  bien  que  c'est  là 
une  hypollièse,  et  (|ue  l'instinct  liumanilaire  et  les  institutions 
sociales,  nu^ne  celles  du  passé,  ont  toujours  emi)èclié  cette 
extrémité  de  se  prodiiiiv  :  il  y  a  toujours  eu  dans  tous  les  temps, 
—  il  faut  le  dire  à  Thonueurde  riiumanité,—  il  y  a  toujours  eu 
(nifli|nes  movens  d'enseiguenient  jjIusou  moins  organisés,  pour 
iTliii  (|ni  riail  né  pauvre,  sans  ressources,  sans  capital.  Mais, 
piusipif  nous  sommes  dans  la  philosophie  de  la  question,  nous 
[loiivons  suiiposer  un  état  de  choses  où  la  fatalité  de  l'ignorance 
s'ajouterait  nécessairement  à  la  fatalité  de  la  pauvreté,  et  telle 
serait,  en  effet,  la  conséquence  logique,  inévitahle  d'une  situa- 
tion dans  laquelle  la  science  serait  le  privilège  exclusif  de  la 
fortune.  Or,  savez-vous,  messieurs,  comment  s'appelle,  dans 
l'histoire  de  l'humanité,  cette  situation  extrême?  c'est  le  régime 
des  castes.  Le  régime  des  castes  faisait  de  la  science  l'apanage 
exclusif  de  certaines  classes.  Et  si  la  société  moderne  n'avisait 
pas  à  séparer  l'éducation,  la  science,  de  la  fortune,  c'est-à-dire 
du  hasard  de  la  naissance,  elle  retournerait  tout  simplement  au 
régime  des  castes. 

A  un  autre  point  de  vue,  l'inégalité  d'éducation  est  le  plus 
grand  obstacle  que  puisse  rencontrer  la  création  de  mœurs 
vraiment  démocratiques.  Cette  création  s'opère  sous  nos  yeux; 
c'est  déjà  l'œuvn^  d'aujourd'hui,  ce  sera  surtout  l'œuvre  de 
demain  ;  elle  consiste  essentiellement  à  remplacer  les  relations 
d'inférieur  à  supérieur  sur  lesquelles  le  monde  a  vécu  pendant 
tant  de  siècles,  par  des  rap^torls  d'égalité.  Ici,  je  m'explique  el 
je  sollicite  toute  l'attention  de  mon  bienveillant  auditoire.  Je  ne 
viens  pas  prêcher  je  ne  sais  quel  nivellement  absolu  des  condi- 
tions social(!s  qui  supprimerait  dans  la  société  les  rapports  de 
commandement  et  d'obéissance.  Non,  je  ne  les  supprime  pas  : 
je  les  modilie.  Les  sociétés  anciennes  admettaient  que  l'huma- 
nité fût  divisée  en  deux  classes  :  ceux  qui  commandent  et  ceux 
(pii  obéissent  ;  tandis  que  la  notion  du  commandement  et  de 
l'obéissance  qui  convient  à  une  société  démocratique  comme  la 
nôtre,  est  celle-ci  :  il  y  a  toujours,  sans  doute,  des  hommes  qui 
commandent,  d'autres  hommes  qui  obéissent,  mais  le  comman- 
dement et  l'obéissance  sont  alternatifs,  et  c'est  à  chacun  à  son 
tour  de  commandei"  et  d'obéir.  {Applaudissenienfs .) 


r)IS(:OUI«S   SIH   légalité   DÉLIUCATIO.N.  289 

Voilà  la  grande  distinction  entre  les  soriétés  démocratiques 
et  celles  qui  ne  le  sont  pas.  Ce  que  j'appelle  le  commandement 
démocratique  ne  consiste  donc  plus  dans  la  distinction  de 
linférieur  et  du  supérieur;  il  n'y  a  plus  ni  inférieuc  ni  supé- 
rieur; il  y  a  deux  hommes  égaux  qui  contractent  ensemble,  et 
alors,  dans  le  maître  et  dans  le  serviteur,  vous  n'apercevez  plus 
que  deux  contractants  ayant  chacun  leurs  droits  précis,  limités 
et  prévus;  chacun  leurs  devoirs,  et,  par  conséquent,  chacun  leur 
dignité.  {Applaudissemenls  répétés.) 

Voilà  ce  que  doit  être  un  jour  la  société  moderne;  mais,  — 
et  c'est  ainsi  que  je  reviens  à  mon  sujet,  —  pour  que  ces  mœurs 
égales  dont  nous  apercevons  l'aurore,  s'établissent,  pour  que  la 
réforme  démocratique  se  propage  dans  le  monde,  quelle  est  la 
première  condition?  C'est  ([u'une  certaine  éducation  soit  donnée 
à  celui  qu'on  appelait  autrefois  un  inférieur,  à  celui  qu'on 
appelle  encore  un  ouvrier,  de  façon  à  lui  inspirer  ou  à  lui 
rendre  le  sentiment  de  sa  dignité;  et,  puisque  c'est  un  contrat 
qui  règle  les  positions  respectives,  il  faut  au  moins  qu'il  puisse 
être  compris  des  deux  parties.  [Nombreux  applaudissements.) 

Enlin,  dans  une  société  qui  s'est  donné  pour  tâche  de  fonder 
la  liberté,  il  y  a  une  grande  nécessité  de  supprimer  les  distinc- 
tions de  classes.  Je  vous  le  demande,  de  bonne  foi,  à  vous  tous 
qui  êtes  ici  et  qui  avez  reçu  des  degrés  d'éducation  divers,  je 
vous  demande  si,  en  i-éalité,  dans  la  société  actuelle,  il  n'y  a 
plus  de  distinction  de  classes?  Je  dis  qu'il  en  existe  encore;  il 
y  en  a  une  qui  est  fondamentale,  et  d'autant  plus  difficile  à 
déraciner  que  c'est  la  distinction  entre  ceux  qui  ont  i-ecu  l'édu- 
cation et  ceux  qui  ne  l'ont  point  reçue.  Or,  messieurs,  je  vous 
détie  de  faire  jamais  de  ces  deux  classes  une  nation  égalitaire, 
une  nation  animée  de  cet  esprit  d'ensemble  et  de  cette  confra- 
ternité d'idées  qui  font  la  force  des  vraies  démocraties,  si,  entre 
ces  deux  classes,  il  n'y  a  pas  eu  le  premier  rapprochement, 
la  première  fusion  qui  résulte  du  mélange  des  riches  et  des 
pauvres  sur  les  bancs  de  quehjue  école.  [Applaudissements  ] 

L'antiquité  l'avait  compris  et  les  républiques  antiques  posaient 
en  principe  que,  pour  les  enfants  des  pauvres  etpour  les  enfants 
des  riches,  il  ne  devait  y  avoir  qu'un  même  mode  d'éducation. 
La  société  antique,  excessive  en  toutes  choses  et  facilement 
oppressive,  parce  qu'elle  se  confinait  en  généi-al  dans  les  murs 

19 


ailO  IHSCdl  ItS    KT    ill'I.MONS. 

(liiiir  l'inulr  ciir.  lie  crai.uiiait  pas  d'arracher  l'enfanl  ;i  la 
laiiiillr  ol  tlo  !•'  livrer  tout  onlicr,  corps  et  âmo.  à  la  iv|mi- 
1  il  il  I  ne.  [Appliiitdissenients.) 

Quand  lo  clirislianisme  vint  remplacer  la  civilisation  antique, 
une  conception  du  même  genre  se  rencontra  chez  les  hommes 
supérieurs  qui  eurent,  pendant  une  longue  série  de  siècles,  la 
direction  de  la  société  chrétienne.  Je  suis  de  ceux,  messieurs, 
qui  ont  pour  le  christianisme  une  admiration  historique  {rires) 
très  grande  et  ti'ès  sincère  ;  je  trouve  qu'il  s'est  fait  là,  pendant 
dix-huit  siècles,  un  travail  d'hommes  et  de  cerveaux  humains 
qui  est  à  confondrt^,  d'admiration,  quand  aujourd'hui  on  l'étudié 
diin  iit'ii  liant  et  qu'on  l'analyse  (hins  son  ensemhle.  Ah  ! 
(■■élalenl  des  hommes  puissants  par  la  pensée;  ce  n'étaient  pas 
seulement  des  prêtres,  c'étaient  des  hommes  d'État,  ces  organi- 
sateurs de  la  société  clirélienne  et  catholique  (jui  ont  fondé  tant 
de  choses  (pie  nous  avons  tant  de  iieine  à  transformer.  Eh  hien, 
on  ix'trouve  chez  mix  h'  principe  dont  nous  parlons;  on  recon- 
naît facilement, on  peut  toucher  du  doigt,  dans  la  société  catho- 
lique, dans  la  société  du  moyen  Age,  le  principe  de  l'égalité 
d'éducation. 

De  même  que  la  république  antique  arrachait  les  enfants  à 
leurs  familles  en  disant  :  l'enfant  appartient  à  la  république; 
i\v  même,  le  christianisme,  arrivant  dans  des  temps  ditïérents 
pour  établir,  par-dessus  les  divisions  politiques  et  les  diderences 
de  nationalités,  une  sorte  de  répubhque  chrétienne,  le  christia- 
nisme disait  :  l'enfant  appartient  à  l'Église,  et  alors  il  institua 
pour  l'enfant,  non  seulement  pour  l'enfant  riche,  —  je  le  dis  à 
son  bonneur,  —  mais  tout  autant  pour  l'enfant  pauvre,  un 
mode  d'éducation  dont  le  pi'incipe  caractéristique  était  rigou- 
reusement égalitaire.  Au  premier  degré,  on  apprenait  le  caté- 
chisme (rires  yiotnbrenx)  ;  au  second  degré,  on  aiqirenait  la 
langue  sacrée,  le  latin,  et  puis,  (piand  on  avait  a[»pris  ces 
deux  choses,  ou  savait  tout  ce  ((u'il  importait  de  savoir  dans  la 
société  chrétienne  {ajiplantUssemenls  el  rires^  :  on  était  un  cbré- 
lien  accompli,  un  savaid,  un  clerc,  on  avait  toute  la  science 
chrétienne. 

Cet  enseignement  subsista  iiendant  des  sièides,  puis  il  dégé- 
néra, el.  comme  toiUes  choses,  se  décomposa.  Ceux  qui  ont  lu 
Rabelais  peuvent  se  rappeler  le  premier  chapitre  de  cette  œuvre 


DISCOLHS   SUH   L'KGALITÉ   D'ÉDUCATIO.N.  291 

immortelle  ;  ils  y  veri'ont,  sous  le  titre  de  réducalion  de  Gar- 
gantua, la  plus  comique  parodie  du  système,  avec  le  catalogue 
<les  livres  vermoulus,  des  rudiments  invraisemblables,  des 
méthodes  absurdes  et  grotesques  qui  formaient  le  fond  de  cette 
vieille  pédagogie  du  moyen  âge  qui  comptait  Gargantua  parmi 
ses  plus  beaux  produits.  {Rires.) 

Après  Rabelais,  qui  s'égayait  sur  ce  sujet  comme  sur  les 
autres,  la  critique  austère  se  mit  de  la  partie  :  entre  autres, 
Milton,  l'auteur  du  Paradis  perdu,  qui,  comme  vous  le  savez,  a 
écrit  sur  toutes  choses,  sur  la  philosophie  et  sur  la  rehgion,  car 
ce  n'était  pas  seulement  un  poète,  c'était  un  polémiste,  un  jour- 
naliste des  plus  passionnés  et  des  plus  féconds  de  son  temps. 
Mil  ton  reprit  avec  chaleur  la  thèse  que  Rabelais  avait  esquissée  ; 
il  s'éleva  avec  éloquence  contre  ce  système  qui  consiste,  disait- 
il,  à  faire  ratisser  du  latin  aux  jeunes  générations  pendant  sept 
à  huit  ans,  tandis  qu'en  un  an  ou  deux  on  pourrait  en  voir  la  lin. 

C'est  qu'aussi,  messieurs,  à  celte  époque,  le  mouvement 
scientilique  moderne  faisait  dans  le  monde  sa  première  appa- 
rition ;  et  voilà  ce  qui  donnait  le  coup  mortel  à  l'éducation 
commune,  arriérée  et  routinière  de  l'école  chrétienne.  D'une 
nouvelle  direction  de  la  pensée  humaine,  un  nouveau  système 
d'éducation  devait  sortir.  Ce  système  se  développa,  se  précisa 
avec  le  temps,  et  un  joui-  il  trouva  son  prophète,  son  apôtre, 
son  maître  dans  la  personne  d'un  des  plus  grands  philosophes 
dont  le  dix-huitième  siècle  et  rimmanité  puissent  s'honorer, 
dans  un  homme  qui  a  ajouté  à  une  conviction  philosophique, 
aune  valeur  intellectuelle  incomparable,  une  conviction  républi- 
caine, poussée  jusqu'au  martyre;  je  veux  parler  de  Condorcet. 
[Applaudissements.)  C'est  Condoi'cet  qui,  le  premier,  a  formulé, 
avec  une  grande  précision  de  théorie  et  de  détails,  le  système 
d'éducation  qui  convient  à  la  société  moderne. 

J'avoue  que  je  suis  resté  confondu  quand,  cherchant  à  vous 
apporter  ici  autre  cliose  que  mes  propres  pensées,  j'ai  rencontré 
dans  Condorcet  ce  plan  magnifique  et  trop  peu  connu  d'éduca- 
tion républicaine.  Je  vais  tâcher  de  vous  en  décrire  les  traits 
principaux  :  c'est  bien,  à  mon  avis,  le  système  d'éducation 
normal,  logique,  nécessaire,  celui  autour  duquel  nous  tourne- 
rons peut-être  longtemps  encore,  et  que  nous  tinirons,  un  jour 
ou  l'autre,  par  nous  approprier. 


29-2  DISCOURS   KT  (H'IMuNS. 

Condorct.'l ,  dabord.  fondait  l'enseignement  sur  une  base 
scitMililifiiie.  A  ce  moment,  le  vieil  enseignement  littéraire  de 
l'Hudisf  avait  encore  de  brillantes  apparences;  les  collèges  des 
jésuites  formaient  des  élèves  incompaiables  pour  les  vers  latins 
et  pour  les  exercices  de  mémoire;  celte  tradition,  du  reste,  ne 
s'est  pas  interrompue:  j'ai  connu  un  jeune  homme  qui  avait  été 
élevé  chez  les  jésuites  et  qui  en  avait  i-appoi'té  un  grand  pi-o(it  : 
il  pouvait,  en  sortant  de  leur  collège,  léciler  YJlinde  tout 
entière,  les  rfoî<ze  chants,  en  commençant  parle  dernier  vers. 
[Rives.) 

Condorcet  exécute,  en  quelques  mots,  ce  système  classi(]Ut' 
qui  n'est  bon,  dit-il.  qu'à  former  des  dialecticiens  et  des  pré- 
dicateurs :  il  veut  que  désormais  on  forme  des  hommes  et  des 
citoyens. 

Ce  vieux  système,  messieurs,  prenons-y  garde,  n'est  pas  si 
mort  qu'on  })Ouirait  le  croire  :  nous  y  avons  tous  passé,  jeparh; 
pour  moi  au  moins  ;  sans  remonter  bien  haut,  il  y  a  une  ving- 
taine d'années,  l'enseignement  de  l'Université  française  ressem- 
blait singulièrement  à  celui  des  jésuites,  et  il  semblait  qu'on  ne 
se  proposât  d'autre  but  dans  les  collèges  que  de  former  des 
gens  capables  d'exprimer  leurs  idées...  et  pour  tout  dire  d'un 
mot,  rien  que  deux  espèces  d'hommes  :  (h^s  journalistes  et  des 
avocats. 

Je  suis  avocat,  journaliste,  et  par  conséquent  je  dois  de 
grands  égards  à  ces  deux  professions;  seulement,  je  conviens, 
entre  nous,  que  si  l'humanité  ne  se  composait  que  de  journa- 
listes et  d'avocats,  elle  ferait  une  assez  triste  humanité.  [Applau- 
dissements.) 

Non,  ce  (pi'il  faut  former,  ce  ne  sont  pas  des  virtuoses  assem- 
blant des  piii'ases  avec  art;  ce  sont  des  hommes  et  des  citoyens! 
Ciette  idée  domine  tout  le  plan  de  Condorcet.  C'est  pourquoi  il 
donne  à  l'enseignement  général  une  base  scientilîque  ;  il  enten- 
dait par  là  lion  pas  seulement  les  sciences  matlu''maliques  et 
naturelles,  mais  les  sciences  morales.  Dans  les  i)ages  consacrées 
à  l'enseignement  primaire,  il  est  vraiment  exquis  de.  voir  ce 
grand  esprit  se  faisant  petit  pour  les  petits,  expli(]uant  que  la 
lecture  et  l'écriture  ne  doivent  éli-e  que  les  instruments  de  la 
première  éducation  morale,  détaillant  avec  précision,  avec 
lemlresse,  peut-on  dire,  la  façon  de  confectionner    le  petit 


DISCOUHS   SUR   L'ÉGALITÉ  D'EDUCATION.  293 

livre  qui  sera  mis  sous  les  yeux  de  ces  petits  enfants,  les  his- 
toires que  l'on  y  placera,  les  commentaires  dont  on  doit  les 
orner.  Pour  lui,  la  science  morale  doit  se  trouver  au  bas  de 
l'échelle  comme  au  sommet. 

Ayant  établi  cette  base.  Condorcet  y  superposait  trois  étages: 
un  enseignement  primaire,  un  enseignement  secondaire  et  un 
enseignement  scientifique  ou  supérieur. 

Dans  sa  pensée,  ces  trois  degrés  d'institution  devaient  être 
gratuits  et  communs  à  tous;  c'est  là  le  côté  grandiose  de  la 
conception;  ces  trois  degrés,  qui  s'étendent  de  6  à  18  ans, 
comprennent  d'abord  l'enseignement  primaire,  qui  va  de  6  à  10 
ans  et  qui  se  compose  de  la  lecture,  de  l'écriture,  de  la  morale, 
qui  prend  l'enfant  dés  le  jeune  âge,  et  qui  a  surtout  pour  but  de 
lui  révéler  la  grande  famille  à  laquelle  il  appartient  et  qui 
s'appelle  la  patrie  ;  après  lamorale,  le  calcul,  qui  doit  être  poussé 
très  loin,  parce  qu'il  est  nécessaire  à  tout  le  monde;  enfin,  l'his- 
toire naturelle  la  plus  élémentaire,  enseignée  à  l'enfance  d'une 
façon  toute  particulière,  analogue  à  la  méthode  actuelle  des 
écoles  primaires  de  l'Amérique  du  Nord. 

J'entends  par  là  un  interrogatoire  que  le  maître  fait  porter 
sur  les  choses,  sur  leur  nature,  sur  leur  provenance,  sur  les 
objets  familiers,  de  manière  à  faire  entrer  dans  l'esprit  de 
l'enfant  des  notions  exactes  sur  la  composition  et  sur  les  usages 
des  choses  qui  l'entourent. 

Au  second  degré  d'enseignement,  —  il  y  a  là  une  conception 
profonde  de  la  part  de  Condorcet,  —  le  cours  se  divisait  en  deux 
parties,  et  cette  division  en  deux  parties  avait  cet  avantage  de 
résoudre  un  problème  qui  a  préoccupé  beaucoup  d'esprits  en 
ce  temps-ci,  qui  les  préoccupe  encore,  et  qui  va  revenir,  un 
jour  ou  l'autre,  devant  l'assemblée  du  pays  :  le  problème  de 
l'organisation  de  l'enseignement  professionnel.  Je  crois  qu'on 
n'a  jamais  touché  de  plus  près  la  solution  que  Condorcet.  Il 
établissait  une  instruction  générale  où  l'on  appi'enait  tout  ce 
qu'il  faut  savoir  de  toutes  les  sciences,  sans  entrer  dans  le 
détail  professionnel,  et,  à  côté,  des  cours  spéciaux  entre  les- 
quels l'élève  pouvait  choisir,  qui  fournissaient  à  chacun  le 
moyen  d'approfondir,  au  point  de  vue  des  professions  diverses, 
les  connaissances  esquissées  dans  la  section  d'instruction 
générale. 


294  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

Voilà  co  <nn' je  voulais  dii'c  ilii  système  de  (-oiidorcet,  et  ce 
vaste  enseicnemeiit,  coniiium  à  Ions  les  citoyens,  qui  prenait 
l'enfant  à  Tà.w  de  G  ans  et  qui  le  menait  jusqu'à  18:  ce  vaste 
ensei.unement  devait  ôtre  gkatuit,  et  le  philosophe  expliquait, 
par  des  raisons  sur  lesquelles  je  n'ai  pas  à  revenir,  coDiment 
cette  fii-atuilè  était  le  seul  système  en  harmonie  avec  une  société 
démocratique.  [Applaudissements.) 

Le  plan  de  Condorcet,  ce  qu'on  a  appelé  l'utopie  de 
Condorcet,  survécut  à  son  auteur.  Il  inspira  toutes  les  discus- 
sions sur  l'enseignement  qui  suiviient:  la  Révolution  a  vécu 
là-dessus  pendant  longtemps. 

A  la  Convention,  Condorcet  étant  moil.  de  cette  moi't  suhlime 
que  vous  savez,  après  avoir  écrit  ce  magnifique  tableau  des 
Progrès  de  fesprit  humain,  qui  est  un  des  titres  les  plus  glorieux 
de  la  pensée  humaine,  au  dix-huitième  siècle,  son  plan  d'éduca- 
tion fut  l'objet  des  plus  vives  attaques;  on  ne  craignit  pas  de  lui 
opposer  un  système  trouvé  dans  les  papiers  de  Lepelletier  de 
Saint-Fargeau,  ce  conventionnel  qui  fut,  comme  vous  le  savez, 
assassiné  dans  un  café  par  le  garde  du  corps  Paris.  Ce  système 
était  très  long,  très  ditTus,  d'ailleurs  tout  à  fait  digne  d'une 
république  antique,  une  l'éverie  spartiate  :  le  fond,  c'était  que 
reidnnl  devait  être  enlevé  à  sa  famille  et  appartenir  à  la  Répu- 
ljli(|ue.  Robespierre  qui  prétendait,  uniquement  parce  qu'il  n'en 
était  pas  l'auteur,  que  le  plan  de  Condorcet  n'avait  aucune 
valeur,  défendit,  assez  faiblement  d'ailleurs,  les  conceptions  de 
Lepelletier.  Mais  la  Convention,  (pii  était  une  assemblée  d'un 
grand  bon  sens,  les  rejeta  avec  ensemble.  Duhem,  qui  était 
montagnard,  et  non  des  moins  farouches,  s'écria  :  «  Nous  ne 
voulons  i>as  de  la  répulilique  de  Sparte,  car  Sparte  n'était  qu'un 
couvent  «  (il  avait  laison),  et  Grégoire  dit  :  «  Ce  n'est  pas  par 
là  que  nous  réformerons  l'éducation  ;  l'enfant  appartient  à  la 
famille,  laissons-le  lui,  mais  instituons  un  système  nouveau 
d'éducation,  lieconstituons  la  nature  humaine,  en  lui  donnant 
une  nouvelle  trempe  l  11  faut  (jue  l'éducation  publique  s'empare 
de  la  génération  qui  naît  1  » 

Donner  une  nouvelle  trempe  à  l'humanité  :  tout  le  dix-hui- 
tième siècle  est  dans  ces  paroles  :  elles  le  peignent  tout  entier  : 
philosophes  et  législateurs.  Le  dix-huitième  siècle  n'avait  rêvé 
rien  de  moins  (]ue  de  régénérer  riiuiuaiiité  tout  entière,  et  là. 


DISCUUHS   sua   L'ÉGALITK   l»  ÉniCATION.  295 

messieurs,  seront  sa  gloire  et  son  honneur  éternels.  {Applaudis- 
sements chaleureux.) 

Malheureusement,  messieurs,  il  manquait  à  ces  grandes 
pensées  le  nécessaire,  l'indispensable  des  grandes  œuvres, 
l'argent!  La  Convention  n'était  pas  riche;  il  n'a  jamais  été 
donné,  à  un  grand  pays,  de  mener  de  front  ces  deux  choses  : 
la  guerre  et  l'éducation  du  ^^M'^Xe..  [Applaudissements.)  l\  ïaMi 
choisir,  et  hi  Convention  n'était  pas  libre  dans  son  choix  ;  elle 
a  sauvé  la  itatrie,  mais  elle  ne  pouvait  pas  sauver  l'éducation. 
On  voit  dans  l'histoire  de  ce  temps,  si  bien  racontée  par  notre 
illustre  maître,  M.  Carnot,  que  le  Comité  d'instruction  publique 
de  la  Convention  faisait  des  prodiges  d'activité,  qu'il  rivalisait, 
à  cet  égard,  avec  le  Comité  de  salut  public,  mais  il  n'en  était 
pas  moins  le  plus  à  court;  l'argent  manquait  et  on  aboutit  dans 
les  derniers  jours  de  la  Convention,  alors  que  l'enthousiasme 
républicain  sortait  un  peu  éteint  de  tant  d'orages,  à  un  projet 
tout  à  fait  modeste  qui  ne  comprenait  que  l'instruction  primaire 
et  qui  avait  le  grand  tort  de  ne  pas  la  rendre  obligatoire.  Puis, 
les  événements  suivirent  leur  cours  ;  l'esprit  public  s'affaissa  ; 
l'horizon  devint  de  plus  en  plus  sombre  et  plus  sanglant  ; 
l'Empire  arriva:  ce  fut  la  nuit...  (To?inerre  d'applaudissements), 
et,  en  fait  d'instruction  publique,  le  premier  Empire  ne  nous 
donna  que  deux  choses  :  l'école  du  peloton  et  l'école  des  frères 
ignorantins.  [Nombreux  applaudissement  s.) 

Oui,  messieurs,  on  trouve,  une  fois,  dans  les  budgets  du 
premier  Empire,  une  subvention  magnitlque,  digne  de  ce  grand 
gouvernement,  une  subvention  de  4  634  fr.  pour  les  frères 
ignorantins  !  Et  c'est  tout  ce  que  lit  l'Empire  pour  l'instruction 
du  peuple! 

Depuis,  vous  savez  quels  efforts  ont  été  faits,  et  combien  les 
résultats  laissent  à  désirer,  malgré  tant  d'apôtres  de  l'enseigne- 
ment populaire  qui  se  sont  rencontrés  dans  ce  grand  pays  de 
France,  et  qui  n'ont  certes,  comme  celui  qui  nous  préside  à 
celte  heure,  marchandé  à  cette  sainte  cause  ni  le  courage,  ni 
l'éloquence.  [Bravo!  Bravo  !) 

Nous  n'avons  pas  renoncé  aux  traditions  de  Condorcet;  nous 
cherchons  à  les  réaliser  sans  y  parvenir;  mais  voici  un  phéno- 
mène admirable,  et  c'est  surtout  pour  vous  le  décrire  que  je  suis 
venu  à  celte  tribune.  Cette  tradition  qui  sortait  des  entrailles, 


296  iiisciii  US  KT  o^l^"lo^s. 

(If  l'iv-iuii  ti  (lu  .i;(''iii('  fiMiirais;  celle  tradition,  qui  (''lail 
rd'inic  |(i<)|ii-('  cl  glori(?usi:'  du  di\-liuitième  siècle,  eii  birii. 
(ii'i  llciiiil-t'lit'.  où  rayoïine-l-elle  à  colle  lieure,  de  façon  à  nous 
rlil(»ulr  et  à  nous  confondre  ?  Par  delà  les  mers,  dans  la  lihrt'  cl 
r(''|iidtlicaine  Amérique. 

H  se  passe  là  une  chose  curieuse,  admirable,  el  qui,  comme 
Français,  me  ravil  :  il  >  a  là  un  système  d'éducation  qui  est  la 
l'éalisalion,  mot  puur  mot,  du  plan  de  notre  grand  Condorcet. 
Tout  s'y  retrouve,  non  pas  sous  la  forme  de  ces  plans  qui  Iiono- 
rcnl  les  assemblées  ijui  les  émettent,  alors  même  qu'elles  ne 
peuvent  pas  les  réaliser,  mais  dans  la  vérité,  dans  la  réalité, 
dans  la  pratique  des  choses.  Tout  s'y  retrouve  :  d'abord  rensei- 
gnement à  base  scienlilique,  puis  l'enseignement  gradué  comme 
le  voulait  Condorcet,  et  (jui  dure  le  même  nombie  d'années, 
(jui  prend  l'enfant  à  six  ans,  et  (\m  ne  le  laisse  qu'à  quinze 
ans. 

Cet  enseignement  américain  se  divise  en  trois  degrés,  de 
quatre  ans  chacun.  Par  suite,  il  y  a,  en  Amérique,  trois  sortes 
d'écoles  publiques.  Toutes  les  écoles  dont  je  vais  parler  sont 
[lubliques,  subventionnées  non  par  l'Etat  :  —  en  Améri(iue, 
l'État  est  un  pauvre  (n'res)  ;  —  c'est  la  commune  qui  est  riche, 
et  c'est  elle  qui  paye,  en  grande  partie,  toutes  ces  écoles 
ouvertes  à  tous. 

Les  trois  degrés  s'appellent  :  l'enseignement  primaire, 
l'en.seignement  de  grammaire  {grammar  scliool),Q{\e,  haut  ensei- 
gnement {high  school).  C'est  exactement  l'idée  de  Condorcet. 
Ces  trois  espèces  d'écoles  sont  également  répandues  sur 
tout  le  territoire,  et  l'Amérique  fait  preuve  en  cela  d'une  sin- 
gulière puissance.  La  loi  impose  à  toute  commune  [township, 
petit  district),  d'avoir  non  seulement  une  école  primaire,  — 
cela  c'est  lion  poui"  la  France,  mais  comme  il  convient  à  cette 
grande  Améri(iiie,  où  tout  se  taille  dans  le  grand,  chaque  com- 
niime  est  obligée  d'avoir  une  haute  école.  Cela  vous  étonne, 
messieurs;  moi  aussi,  j'ai  été  surpris,  et  j'ai  cru,  en  vérité,  lire 
quelque  beau  roman  social,  ou  quelque  conte- de  fée.  Eh  bien, 
non  ;  cette  découverte  a  été  faite,  elle  est  authentique,  officielle, 
el  elle  est  consignée  dans  le  i)lus  oflicicl  de  tous  les  docu- 
uifuls  :  un  rapport  fait  au  niinisti-e  de  l'Instruction  publique 
par  un  honorable  inspecteur   de  l'Université,  professeur  à  la 


DISCOLUS   SUR   LÉGALITÉ  I»  ÉDUCATION.  297 

Faculté  (les  lettres,  M.  Hippeau,  que  M.  Duruy  avait  envoyé  en 
Amérique  en  mission  spéciale.  Cet  homme  excellent,  mais,  en  sa 
(jualité  d'universitaire  français,  ayant  bien,  comme  vous  pen- 
sez, quehiut's  pi'éju.ués,  pouvait  ju.uei*  l'Amérique  en  complète 
impartialité.  Il  en  convient,  il  ne  se  doutait  pas  de  ce  qu'il 
allait  rencontrer;  mais  aussi  comme  il  a  bien  vu,  comme  il  a 
liien  dit,  et  comme  il  ne  marchande  pas  les  éloges  aux  choses 
qu'il  a  vues  !  C'est  un  guide  sur  lequel  on  peut  se  reposer.  C'est 
lui  qui  nous  explique  ce  grand  phénomène  de  la  gratuité  de 
l'enseignement,  en  Amérique,  non  seulement  pour  l'enseigne- 
ment primaire,  non  seulement  pour  l'enseignement  secondaire, 
non  seulement  pour  l'enseignement  que  nous  appelons  supé- 
rieur dans  notre  langue  à  nous,  non  seulement  pour  l'ensei- 
gnement spécial  et  professionnel,  mais  pour  une  partie  du  haut 
enseignement  humanitaire.  En  elTet,  il  y  a  en  Amérique,  dans 
toutes  les  cités  qui  comptent  cinq  cents  familles,  une  école  dans 
laquelle  on  apprend,  en  premier  lieu,  toutes  les  sciences  posi- 
tives qui  font  l'objet  de  nos  trois  degrés  d'enseignement  fran- 
çais, où  l'on  apprend,  en  second  lieu,  du  latin  et  du  grec  tout 
ce  qu'il  importe  d'en  savoir  ;  on  n'apprend  pas  à  faire  les  vers 
latins,  maison  apprend  à  hre  les  auteurs  latins  qui  ne  sont  pas 
trop  difliciles.  Voilà  ce  qui  est  enseigné  gratis  à  sept  militons 
d'enfants,  tandis  qu'en  France  nous  comptons  oOOOOU  enfants 
qui  fréquentent  les  écoles  primaires.  L'Amérique  a  ilJdUOO 
écoles  publiques  et  gratuites;  l'Amérique  a  un  budget  de  l'ins- 
truction publique,  qui  n'est  pas  le  budget  de  la  République 
américaine,  mais  qui  est  le  budget  des  différents  États,  et  sur- 
tout le  budget  des  communes,  et  la  somme  totale  est,  savez- 
vous  de  combien?  C'est  admirablement  effrayant  :  la  libre 
Amérique  dépense  tous  les  ans  450  millions  pour  les  écoles 
publiques,  et,  moyennant  ces  430  millions,  on  ouvre  généreu- 
sement toutes  les  grandes  sources  du  savoir  humain  à  sept 
millions  d'enfants,  et  l'on  donne  à  ces  sept  millions  d'enfants 
de  toutes  les  classes  une  instruction  qui  n'est  reçue  que  par  le 
petit  nombre  des  enfants  de  la  bourgeoisie  de  France.  [Applau- 
dissements.) 

Et  ce  n'est  pas  tout,  messieurs  :  il  n'y  a  pas  seulement  l'ins- 
truction gratuite,  commune  et  pubhque;  il  existe,  côte  à  côte 
des  pensions  payantes  ;  il  y  a  de  grands  collèges,  des  académies, 


2i)S  DlSC.OritS    KT   (H'I.MONS. 

lies  iiiiivfisitcs.   (lo<   fondations  parliculières,  à    nous    faiie 
i-cnlrt'i-  sous  ItTiv  d'iunnilialion. 

Coinmciil  sul)vienl-on  à  de  si  grandes  dépenses?  Voici  le 
secret  de  ce  budget.  D'abord,  dans  tous  les  États  nouveaux,  le 
Congrès  a  décidé,  il  y  a  environ  vingt  ans,  que  le  trente-sixième 
de  la  sui-face  de  cliaque  commune  appartiendrait  à  l'école. 
Dans  ce  pays  où  la  terre  abonde,  et  où  elle  se  divise  géomélri- 
(piement,cba(]ue  commune  formant  un  carré,  comprend  environ 
six  milles  de  superficie,  soit  deux  de  nos  lieues  carrées;  chaque 
carré  communal  est  divisé  en  trente-six  parties  égales  et  l'une 
de  ces  parties  appartient  à  l'école.  Voilà  la  première  source. 

Seconde  source  :  Il  y  a  une  quinzaine  d'années,  le  budget  de 
la  lépuitlique  fédérale  se  trouva  possesseur  d'un  excédent  de 
loi)  millions.  Voila  de  ces  choses  qui  ne  se  rencontrent  qu'en 
Amérique  [applaudissements),  ha  république  améiicaine  fut  forl 
('ud)arrassée,  vous  le  comi)renez  :  loO  millions  de  trop,  dont  on 
ne  sait  que  faire  ;  elle  nhésila  pas,  elle  les  restitua  aux  Étals, 
eu  les  iirianL  seulement  de  les  employer  au  chapitre  de  l'ins- 
Iriiction  puhllipie. 

Toulflois,  d'après  les  calculs  de  M.  Hippeau,  ces  deux  res- 
sources, si  considérables  qu'elles  soient,  ne  représentent  pas, 
pour  l'année  1866,  le  onzième  de  la  dépense  totale  de  l'instruc- 
lion  publique  :  de  telle  sorte  que  le  reste  de  cette  dépense  a 
été  fait  par  des  taxes  locales,  levées  sur  la  propriété.  Messieurs, 
il  y  a  là  un  grand  spectacle  et  un  grand  enseignement,  et  s'il 
en  est  ainsi,  la  situation  de  l'enseignement  public  en  Amérique 
peut  se  résumtn-  dans  les  termes  suivants  : 

En  Amérii|ue,  le  riche  paye  l'instruction  du  pauvre.  El  je  m»' 
pt'niiets  de  trouver  cela  juste.  [Applaudissements.) 

Messieui's,  il  y  a  deux  manières  de  comprendre,  en  ce  monde, 
le  droit  de  la  richesse;  il  y  a  celle  du  riche  content  de  lui,  (pii 
s'étale  dans  son  bien-être,  et  (pii  éclabousse  le  pauvre,  en 
disant  connue  le  pharisien  de  l'Évangile  :  «  3Ion  Dieu,  (|ueje 
vous  remercie  de  lu'  i)as  m'avoir  fait  naître  parmi  ces  misé- 
rables !  »  (-cliii-là  est  un  satisfait;  il  estime  qu'il  est  dans  son 
droit,  et  (jue  personne  au  monde  n'a  rien  à  lui  demander; 
laissons-le  s'épanouir  dans  sa  tranquillité  ;  mais,  sans  mettre 
en  qutîsliou  aucun  princii)e  social,  disons  que  les  âmes  déli- 
cates se  fout  une  autre  idée  du  devoii-  de  la  richesse.  Celui-là 


DISCOUHS   SUR   L'EGALITK   DKDUCATION.  299 

est  bien  étranger  aux  délicatesses  de  l'ànie  humaine,  qui  n'a 
jamais  été  frappé  de  ce  qu'il  y  a  d'inouï  et  de  clioquant  dans 
la  répartition  des  biens  de  ce  monde  !  Pour  moi,  je  l'avoue,  ce 
trouble  de  conscience,  cette  secrète  inquiétude  qu'inspire  le 
spectacle  de  l'extrême  inégalité  des  conditions,  je  l'éprouve 
(b^puis  que  j'ai  l'âge  de  raison,  et  je  me  suis  fait  un  devoir,  c'est 
(b^  chercher  à  atténuer,  autant  qu'il  sera  en  moi,  ce  privilège 
(b^  la  naissance,  en  vertu  duquel  j'ai  pu  acquérir  un  peu  de 
savoir,  moi  qui  n'ai  eu  que  la  peine  de  naître,  tandis  que  tant 
d'autres,  nés  dans  la  pauvreté,  sont  fatalement  voués  à  l'igno- 
rance. [Bravo  !  hraco  / 

Aussi,  je  le  dis  bien  haut  :  il  est  juste,  il  est  nécessaire  que 
le  riche  paye  l'enseignement  du  pauvie.  et  c'est  par  là  que  la 
propriété  se  légitime,  et  c'est  ainsi  que  se  maniuera  ce  degré 
d'avancement  moral  et  de  civilisation,  qui,  peu  à  peu,  substitue 
au  droit  du  })lus  fort  ou  du  plus  l'iche,  le  devoir  du  plus  fort  ! 
[Applaudissements.) 

Tel  est,  messieurs,  l'enseignement  américain;  il  a  un  dernier 
caractère  auquel  je  tiens  par-dessus  toutes  choses  :  c'est  la 
liberté.  Il  est  libre,  et  libre  au  point  de  ne  laisser  qu'une  très 
petite  place  à  une  institution  française,  à  ce  système  de  l'in- 
lernat,  pour  lequel  je  professe  une  horreur  profonde  :  l'internat 
est  très  rare  en  Amérique,  et,  dans  tous  les  cas,  il  ne  s'applique 
jamais  aux  enfants  d'un  âge  tendre,  mais  seulement  à  de  grands 
garçons,  et  sans  jamais  prendre  avec  eux,  comme  on  le  fait 
chez  nous,  le  caractère  de  la  servitude  et  les  allures  de  la 
caserne.  [Applaudissements.) 

Et  savez-vous  pourquoi  cet  enseignement  a  pour  trait  prin- 
cipal lalilterté  ?  C'est  qu'il  dépend  par-dessus  tout  de  la  com- 
mune, de  la  généralité  des  baltitants  et  de  ses  élus,  et  non 
d'une  administration  quelconque. 

Les  communes  sont,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  des  groupes 
occupant,  en  moyenne,  deux  lieues  carrées  ;  la  population 
choisit  elle-même  son  bureau  d'instruction  publi(|ue,  ses  select- 
nien,  comme  on  dit,  les  uns  chargés  des  tinances,  les  autres  du 
matériel,  les  autres  de  la  surveillance  des  maîtres  et  des 
études.  Et  c'est  comme  cela  qu'il  y  a,  tout  compte  fait,  sur  la  sur- 
face de  l'Union  Américaine,  oUOOÛU  citoyens  qui  se  consacrent 
volontairenienl  à  la  direction,  à  la  surveillance,  au  progrès  de 


;jOO  IlISCOl  IIS    hï   OPINIONS. 

rt'nst'i.unt'infiil.  l.oiii  d'en  «Mi'e  amoindri*!,  l'inilialive  imlivi- 
diit'lli'  en  est  siirexciléc,  et  Ion  a  souvent  de.s  exemples  comme 
(fini  "|in' je  vais  vous  conter. 

>1.  Vassail  riait  itiasscnr  dans  une  petite  citc^  dont  je  n"ose 
pas  v(nis  diie  W  nom,  car  je  prononce  trop  mal  lanulais;  cet 
honnête  liomme,  devenu  fort  riche  à  fabriquer  de  la  bière,  eut 
lin  jdiir  le  (h''sir  de  fondei-  une  école  de  troisième  degré  pour 
l'éibication  des  lilles.  11  s"en  vint  trouver  le  bureau  d'ensei- 
iinement.  portant  sous  le  bras  une  petite  cassette;  il  lit  un  petit 
discours,  puis  il  tira  de  salioite  la  modeste  somme  de  2  001)000 
francs,  prélevée  sur  ses  économies.  11  l'otîrait  pour  construire 
un  collège  de  jeunes  filles,  avec  les  mêmes  programmes  que  les 
collèges  de  garçons. 

Bientôt  s'élève  sur  les  bords  {\e  IHudson,  dans  cette  petite 
ville  que  je  ne  sais  pas  nommer,  un  palais  magnifique  ;  il  est 
liàli  sui'  le  modèle  et  les  dimensions  du  palais  des  Tuileries  :  il 
|irii|  i-ec('voir -400  jeunes  lilles  qui  y  ti'ouvent  tout  ce  qu'il  faut 
pour  Irur  insiruclion.  non  point  féducation  futile  des  pensions 
df  demoiselles,  mais  cette  éducation  égale,  virile,  qu'on  réclame 
ardrmnit'iit  pour  elles  dans  notre  pays. 

.!•'  nie  demande  pouniuoi  nos  mœurs  sont  si  éloignées  de  ces 
Hui'urs  généreuses  de  la  libre  Amérique  ?  Ce  n'est  pas  que  nous 
soyons  moins  l'iclies  ;  la  richesse  de  la  France  —  ceux  (jui 
nous  gouvernent  font  dit  —  est  inépuisable,  et  la  preuve  qu'ils 
ont  raison  de  le  dire,  c'est  (ju'ils  ne  l'ont  pas  épuisée  {Apitlan- 
dissemeiits);  mais  ce  qui  nous  manque,  c'est  fliabitude,  le  bon 
vouloir,  la  mode  et,  aussi,  la  liberté  des  fondations.  Et  c'est 
pour  cela  (|ue  nous  admirerons  longtemps  encore  l'Amérique 
sans  rivaliser  avec  elle.  Et  c'est  pour  cela  que  cette  noble 
utopie,  (|ui  n'est  pourtant  qu'une  idée  française,  dans  son  ori- 
gine aussi  bien  que  dans  ses  détails,  il  n'a  pas  été  donné  à  la 
France  de  la  réaliser! 

C'est  aussi  f|u*ici-bas,  messieurs,  on  ne  saurait  cumuler  les 
gloii'es  de  la  guerre  avec  les  gloires  de  la  paix,  et  que.  quaiul 
on  donne  700  millions  pai'  au  au  budget  de  la  guerre,  il  n'est 
point  étonnant  (juc  Ion  n'en  trouve  plus  que  .^0  pour  l'ins- 
Iruciion  du  peuple  I  II  est  triste  de  mettre  nos  misérables 
cliilTres  à  côté  des  chiltres  grandioses  de  la  jeune  Amérique.  Il 
est  humiliant  de  constater   que  la  seule  ville  de  New-York 


DISCOURS   SUR  LKdALlTÙ   D'EDUCATION".  301 

dépense  18  millions  par  an  pour  l'instruction  tlu  peuple,  tandis 
fpic  la  Ville  de  Paris,  la  cité  opulente  par  excellence,  la  reine 
de  l'esprit  et  des  arts,  la  Ville  historique  qui  a  fait  tant  de 
choses  et  de  si  formidables,  pour  le  peuple,  et  par  le  peuple, 
ne  trouve  à  donner  que  7  millions  à  l'éducation  populaire. 
{Applaudissements.) 

Je  commence,  messieurs,  à  abuser  de  votre  bienveillante 
attention,  et  pourtant  je  ne  suis  pas  au  bout  de  la  tâche  que  je 
m'étais  tracée  ;  je  ne  puis  pas  la  laisser,  à  ce  point  :  car  réclamer 
l'égalité  d'éducation  pour  toutes  les  classes,  ce  n'est  faire  que 
la  moitié  de  l'œuvre,  que  la  moitié  du  nécessaire,  que  la  moitié 
de  ce  qui  est  dû  ;  cette  égalité,  je  la  réclame,  je  la  revendique 
pour  les  deux  sexes,  et  c'est  ce  côté  de  la  question  que  je  veux 
l)aiTOurir  maintenant  en  peu  de  mots.  La  difficulté,  l'obstacle 
ici  n'est  pas  dans  la  dépense,  il  est  dans  les  mceurs;  il  est, 
avant  toutes  choses,  dans  un  mauvais  sentiment  masculin.  Il 
existe  dans  le  monde  deux  soi'tes  d'orgueil  :  l'orgueil  de  la 
classe  et  l'orgueil  du  sexe  ;  celui-ci  beaucoup  plus  mauvais, 
beaucoup  plus  persistant,  beaucoup  plus  farouche  que  l'autre; 
cet  orgueil  masculin,  ce  sentiment  de  la  supériorité  masculine 
est  dans  un  grand  nombre  d'esprits,  et  dans  beaucoup  qui  ne 
l'avouent  pas  ;  il  se  glisse  dans  les  meilleures  âmes,  et  l'on  peut 
dire  qu'il  est  enfoui  dans  les  replis  les  plus  profonds  de  notre 
cœur.  Oui,  messieurs,  faisons  notre  confession;  dans  le  cœur 
des  meilleurs  d'entre  nous,  il  y  a  un  sultan  {rires  nombreux); 
et  c'est  surtout  des  Français  que  cela  est  vrai.  Je  n'oserais  pas 
le  dire,  si,  depuis  bien  longtemps,  les  moralistes  qui  nous  obser- 
vent, qui  ont  analysé  notre  caractère,  n'avaient  écrit  qu'en 
Fi'ance  il  y  a  toujours,  sous  les  dehors  de  la  galanterie  la  plus 
exquise,  un  secret  mépris  de  l'homme  pour  la  femme.  C'est 
vraiment  là  un  trait  du  caractère  français,  c'est  un  je  ne  sais 
quoi  de  fatuité  que  les  plus  civilisés  d'entre  nous  portent  en 
eux-mêmes  :  tranchons  le  mot,  c'est  l'orgueil  du  mâle  {rires). 
Voilà  un  premier  obstacle  à  l'égalisation  des  conditions  d'en- 
seignement pour  les  deux  sexes. 

Il  en  existe  un  second,  qui  n'est  pas  moins  grave,  et  celui-là, 
il  vient  de  vous,  mesdames,  car  cette  opinion  qu'ont  les 
hommes  de  leur  supériorité  intellectuelle,  c'est  vous  qui  l'en- 
couragez tous  les  jours,  c'est  vous  qui  la  ratifiez  {rires).  Oui... 


30i?  KISCdl  liS    I:T  ol'IMdNS, 

(•ni.  mt'sdann's.jc  \o  sais,  vous  la  latilioz,  vous  êtes  sur  ce  poinl- 
l;'i  .'M  pléhiscile  [tcrpéluel.  {Applaudissements  et  j-ires.) 

Vous  acceptez  ce  que  j'appellerai,  non  pas  votre  servitude, 
mais,  i>our  pi-endre  un  mot  très  juste,  qui  est  celui  de  Stuart 
.Mill,  vous  acceptez  cet  assujettissement  de  la  femme  qui  se 
fonde  sur  son  inférioi'ilé  inlcllfduclle.  et  on  vous  Ta  tant 
répété,  et  vous  l'avez  tant  entendu  dire,  que  vous  avez  lini 
par  le  croire.  Eh  bien,  vous  avez  tort,  mesdames,  croyez-moi, 
t'i,  si  nous  en  avions  le  temps,  je  vous  le  prouverais. 

Lisez  du  moins  le  livre  de  M.  StuartMill  sur  V assujettissement 
des  femmes,  il  faut  que  vous  le  lisiez  toutes:  c'est  le  commence- 
ment de  la  sagesse;  il  vous  apprendra  (juevous  avez  les  mêmes 
facultés  que  les  hommes.  Les  iiommes  disent  le  contraire,  mais 
(,'n  vérité,  comment  le  savent-ils?  C'est  une  chose  qui  me  sur- 
passe. Diderot  disait:  Quand  on  parle  des  femmes,  il  faut 
tremper  sa  plume  dans  larc-en-ciel,  et  secouer  sur  son  papier 
la  poussière  des  ailes  dun  papillon  ;  c'est  une  précaution  que 
ne  prennent  pas,  en  général,  les  hommes,  quand  ils  parlent 
des  femmes;  non  1  ils  ont  tous  une  opinion  exorl)itante  sur  ce 
point. 

Les  femmes,  dites-vous,"  sont  ceci  et  cela.  Mais,  mon  cher 
Monsieur,  (pi'en  savcz-vous?pour  juger  ainsi  toutes  les  femmes, 
est-ce  que  vous  les  connaissez?  Vous  en  connaissez  une,  peut- 
être,  et  encoi-e  !  {Rires.) 

Apprenez  qu'il  est  impossible  de  dire  des  femmes,  êtres 
complexes,  ntultiples,  délicats,  pleins  de  transformations  et 
ilimprévu,  de  dire  :  elles  sont  ceci  ou  cela  ;  il  est  impossible 
de  dire,  dans  l'état  actuel  de  leur  éducation,  qu'elles  ne  seront 
pas  autre  chose,  quand  on  les  élèvera  différemment.  Par 
conséquent,  dans  l'ignorance  où  nous  sommes  des  véritables 
aptitudes  de  la  femme,  nous  n'avons  pas  le  droit  de  la  mutiler. 
{Ap/)hiudisseme7its). 

L'expérience,  d'ailleurs,  démonli'e  le  contraire  de  ce  pivjugé 
français;  et  c'est  encore  rAmérifjuc  qui  nous  en  fournit  la 
pleuve.  M.  Hippeau  est  allé  à  Boston,  à  Philadelphie,  à  Ne\\- 
York  ;  il  a  \isité  des  établissements  dans  lesquels  sont  réunies 
des  jeunes  filles  destinées  aux  hautes  études;  des  établissements 
mixtes  où  les  jeunes  lilles  et  les  jeunes  garçons,  par  un  phé- 
nomène extraordinaire,   sont    réunis  sous   l'œil  d'un  même 


IlISCnUUS   SUR   L'EGALITE   DEDUCATKdN.  303 

iiiaître,  et  cela  sans  auciin  inconvénient  pour  la  morale.  —  il 
faut  le  dire  à  l'honneur  de  cette  race  américaine  (|ue  nous 
traitons  parfois  de  si  haut,  que  nous  jugeons  de  loin  un  peu 
sauvage.  En  France,  on  a  considéré  comme  un  gi-and  progrès 
de  supprimer  les  écoles  mixtes.  En  Amérique,  la  femme  est 
tellement  respectée  qu'elle  peut  alk^r  seule  de  Saint-Louis  à 
New-York  sans  courir  le  risque  d'une  offense,  tandis  que  chez 
nous  une  mère  ne  laisserait  pas  aller  sa  fille  de  la  Bastille 
à  la  Madeleine  avec  la  même  conliance.  {/iires.) 

Dans  ces  écoles  dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure,  12  ou 
1500  jeunes  gens  des  deux  sexes  se  livrent  aux  mêmes  éludes  ; 
heureux  sujet  de  comparaison  :  M.  Hippeau  l'a  faite  avec  soin,  il 
a  voulu  tout  voir,  s'informer  de  tout  ;  et,  après  avoir  intei'i'ogé 
les  professeurs  et  les  élèves,  il  déclare  qu'il  est  impossible  de 
reconnaître  une  ditïérence  quelconque  entre  les  aptitudes  de  la 
jeune  fille  et  celles  du  jeune  homme;  qu'ils  sont  égaux:  en 
intelligence,  qu'il  y  a  des  élèves  forts  et  des  élèves  faibles  dans 
les  deux  sexes,  en  proportion  égale  ;  et  j'en  conclus  que  l'expé- 
rience est  faite,  et  que  l'égalité  d'éducation  n'est  pas  seulement 
un  droit  pour  les  deux  classes,  mais  aussi  pour  les  deux  sexes. 

C'est,  à  mon  avis,  dans  cette  limite  que  le  problème  posé 
aujourd'hui,  de  l'égalité  de  la  femme  avec  l'homme,  devrait 
éti-e  restreint.  Procédons  par  ordre,  commençons  la  réforme 
par  le  commencement;  on  nous  dit  qu'il  faut  donner  aux 
femmes  les  mêmes  droits,  les  mêmes  fondions;  je  n'en  sais 
rien,  je  n'en  veux  rien  savoir;  je  me  contente  de  revendiquer 
pour  elles  ce  qui  est  leur  droit,  ce  qu'on  veut  leur  donnei- 
aujourd'hui,  et  le  libre  concours  fera  le  reste. 

Les  femmes  américaines  se  montrent  du  reste  très  propres 
à  certaines  fonctions.  M.  Hippeau  raconte  qu'il  eut  l'honneur 
d'être  présenté  à  une  doctoresse  de  médecine  de  Philadelphie, 
et  c'était  un  excellent  médecin,  très  bien  occupé,  très  bien  payé. 
Il  y  a  800  femmes  médecins  en  Amérique,  200  000  institutrices, 
et  cela  prouve  jusqu'à  l'évidence  que,  du  moment  où  les 
femmes  auront  droit  à  une  éducation  complète,  semblable  à 
celle  des  hommes,  leurs  facultés  se  développeront,  et  l'on 
s'apercevra  qu'elles  les  ont  égales  à  celles  des  hommes.  {Applau- 
dissements.) 

Mon  Dieu,  mesdames,  si  je  réclame  cette  égalité,  c'est  bien 


:m  DISCOURS  KT  OPINIONS. 

iiKiins  pour  vous  (|uc  pour  iiousjioniines.  Je  sais  que  plus  d'une 
rtMiinii'  nie  répond,  à  part  elle  :  Mais  à  quoi  bon  toutes  ces 
connaissances,  tout  ce  savoir,  toutes  ces  études?  à  quoi  bon? 
Je  |iuuiTais  ivpondre  :  à  élever  vos  enfants,  et  ce  serait  une 
bonne  réponse,  mais  comme  elle  est  banale,  j'aime  mieux  dire: 
à  élever  vos  maris.  {A pplaiidissemenls  et  rires.) 

l/éL^alilé  d'éducation,  c'est  l'unité  i-econslituée  dans  la 
rauiillf. 

Il  y  aaujourd'bui  une  barrière  entre  la  femme  et  Tlioinme, 
entre  l'épouse  et  le  mari,  ce  qui  fait  que  beaucoup  de  mai-iages, 
liarmonieux  en  apparence,  recouvrent  les  plus  profondes  dilTé- 
rences  d'opinion,  de  goûts,  de  sentiments  ;  mais  alors  ce  n'est 
plus  un  vrai  mariage,  car  le  vrai  mariage,  messiein's,  c'est  le 
mariage  des  âmes.  Eli  bien,  dites-moi  s'il  est  fréquent  ce 
mariage  des  âmes?  dites-moi  s'il  y  a  beaucoup  d'époux  unis 
par  les  idées,  par  les  sentiments,  par  les  opinions?  Il  se  ren- 
contre beaucoup  de  ménages  où  les  deux  époux  sont  d'accord 
sur  toutes  les  clioses  extérieures,  où  il  y  a  communauté  absolue 
entre  eux  sur  les  intérêts  communs;  mais  quant  aux  pensers 
intimes  et  aux  sentiments,  qui  sont  le  tout  de  l'être  bumain,  ils 
sont  aussi  élrangei's  l'un  à  l'autre  que  s'ils  n'étaient  que  de 
simples  connaissances.  (Applnud/ssements.) 

Voilà  pour  les  ménages  aisés.  iMais  dans  les  ménages  pauvres, 
(pu  lies  i-essources,  siquelque  savoir  ridiait  la  femme  à  son  mari  ! 
Au  lieu  du  foyer  déserté,  ce  serait  le  foyer  éclairé,  animé  par 
la  causerie,  embelli  par  la  lecture,  le  rayon  du  soleil  qui  colore 
la  triste  et  douloureuse  réalité.  Condorcet  l'avait  bien  compris, 
et  il  disait  :  (\in>  légalité  d'éducation  ferait  de  la  femme  de 
l'ouvi-ier.  en  uu'me  temps  ipie  la  gardienne  du  foyer,  la  gar- 
dienne du  commun  savoir,  (/'/v-s  ôienf  trrs  bien  ! ) 

Dans  tous  les  cas,  il  faut  bien  s'entendre,  et  Itien  comprendre 
(pu-  ce  pi'oblème  de  l'éducation  de  la  femme  se  rattache  au 
l»robléme  même  de  l'existence  de  la  société  actuelle. 

Aujoui-d'liui,  il  y  a  une  lutte  sourde,  mais  persistante  entre  la 
société  d'autrefois,  l'ancien  régime  avec  son  édifice  de  regrets, 
de  croyances  et  d'institutions  qui  n'acceptent  pas  la  démocratie 
moderne,  et  la  société  qui  procède  de  la  Révolution  française  ; 
il  y  apaiTui  nous  un  ancien  régime  loujoui's  pei-sistant,  actif,  et 
quand  cette  lutte,  qui  est  le  fond  même  de  l'anarcliie  moderne. 


LA   FEliMETUHE   DE   L'ECOLE   DE   MÉDECLNE.  305 

([uand  cette  lutte  intime  sera  finie,  la  lutte  politique  sera  ter- 
minée du  même  coup.  Or,  dans  ce  combat,  la  femme  ne  peut 
pas  être  neutre;  les  optimistes,  qui  ne  veulent  pas  voir  le  fond 
des  choses,  peuvent  se  figurer  que  le  rôle  de  la  femme  est  nul, 
qu'elle  ne  prend  pas  part  à  la  bataille,  mais  ils  ne  s'aperçoivent 
pas  du  secret  et  persistant  appui  qu'elle  apporte  à  cette  société 
qui  s"en  va  et  que  nous  voulons  chasser  sans  i-etour.  {Applau- 
dissements.) 

C'était  bien  là  la  pensée,  à  une  époque  récente,  d'un  ministre, 
dont  je  puis  bien  dire  un  peu  de  bien,  maintenant  qu'il  est 
tombé,  l'ayant  beaucoup  attaqué  quand  il  était  debout.  Quand 
M.  Duruy  voulut  fonder  l'enseignement  laïque  des  femmes, 
vous  souvenez-vous  de  cette  clameur  d'évèques,  de  cette  résis- 
tance qui  le  fit  reculer  et  qui  entrava  son  œuvre  ?  Que  cet 
exemple  soit  pour  nous  un  enseignement;  les  évêques  le  savent 
bien  :  celui  qui  tient  la  femme,  celui-là  tient  tout,  d'abord 
parce  qu'il  tient  l'enfant,  ensuite  parce  qu'il  tient  le  mari  ;  non 
point  peut-être  le  mari  jeune,  emporté  par  l'orage  des  passions, 
mais  le  mari  fatigué  ou  déçu  par  la  vie.  [Nombreux  applaudis- 
sements.) 

C'est  pour  cela  que  TÉglise  veut  retenir  la  femme,  et  c'est 
aussi  pour  cela  qu'il  faut  que  la  démocratie  la  lui  enlève  ;  il 
faut  que  la  démocratie  choisisse,  sous  peine  de  mort  ;  il  faut 
choisir,  Citoyens  :  il  faut  que  la  femme  appartienne  à  la  Science, 
ou  qu'elle  appartienne  à  l'Église.  {Applaudissements  répétés.) 

La  fermeture  de  l'École  de  médecine. 

M.Jules  FeiT}'  a  toujours  été  populaire  parmi  cette  élite  déjeunes 
^'ens  qui  fréquentent  les  cours  de  nos  Facultés  et  représentent 
l'espoir  du  pays.  Dans  les  périodes  de  troubles  politiques,  lorsque 
les  masses  peu  cultivées,  qui  avaient,  aussi  injurié  Ganihetta,  pour- 
suivaient de  leur  haine  aveugle  l'homme  à  qui  la  France  doit  la 
Tunisie  et  le  Toukin,  ainsi  que  le  prodigieux  développement  de  l'ins- 
truction populaire,  les  étudiants  parisiens  ont  constamment  lémoi- 
jiné  à  l'ancien  député  du  Vl*^  arrondissement  une  respectueuse 
admiration.  Entre  lui  et  eux,  a  constamment  existé  un  courant  de 
sympathie  profonde.  Dès  1870,  M.  Jules  Ferry  s'était  constitué  le 
défenseur  des  étudiants.  Dans  la  séance  du  12  avril  ',  il  prit  la  parole 

1.  Journal  officiel  du  13  avril  1870. 

■20 


;jOi;  DISCOURS  1;t  cl'I.MOiXS. 

iimii-  luolesltT  conlre  la  fermeluie  par  le  niinislic  dr  riiislruction 
l>iililu|iie,  M.  Sefjfi'is,  de  la  Faculté  tic  médociiic,  à  la  suile  des  muni- 
l'eslatioiis  dirif,'écs  contre  M.  Tardieu.  Cette  mesure  interrompait 
les  »^ludes  de  deux  mille  jeunes  gens.  M.  Jules  Ferry  s'exprima  en  ces 
termes  : 

M.  ,luLES  Feurv.  —  Messieurs,  je  vomirais  adresser  une 
question  à  M.  le  ministre  de  l'Instruction  publique. 

Je  viens  appeler  son  attention  sur  la  situation  actuelle  de 
l'École  de  médecine.  C'est  un  sujet  beaucoup  moins  brûlant  que 
tous  ceux  qui  nous  occupent  depuis  quelques  jours,  mais  il 
n'est  jamais  indiiïc'rent  que  deux  mille  jeunes  gens  se  trouvent, 
privés  d'études,  sur  le  pavé  de  Paris.  [Mouvements  divers.) 

Vous  savez  qu'à  la  suite  de  tumultes  violents  et  réitérés,  dont 
je  n'entends  en  aucune  manière  prendre  la  défense,  M.  le 
ministre  de  l'Instruction  publique  a  signé  un  arrêté  qui  ferme 
d'une  manière  absolue,  pendant  le  délai  d'un  mois,  les  cours, 
les  bibliotlièques  et  jusqu'aux  cliniques  des  bôpitaux. 

Je  ne  veux  pas  examiner  l'origine  du  conflit  survenu  entre 
les  élèves  de  l'école  et  un  de  leurs  professeurs.  [Parlez!) 

L(!  fond  du  débat  n'appartient  en  rien  à  cette  Chambre. 

Quelques  membrea.  —  Mais  si  !  au  rontraiie. 

M.  Jules  Ferry.  —  J'en  dirai  seulement  ce  simple  mot  : 
c'est  (pi'il  ne  faut  pas  croire  —  et  je  vous  prie  de  considérer 
que  je  n'apporte  ici  (|ue  des  renseignements  sérieusement  et 
personni'llemeiU  contrôlés  —  il  ne  faut  pas  croire,  comme  se 
l'imagine  une  partie  du  public,  que  les  troubles  de  l'École  de 
médecine  soient  l'elïet  d'une  turbulence  sans  motif  ou  d'une 
passion  politiipie. 

Au  fond,  messieurs,  dans  ce  conllit.  dont  je  ne  veux  pas  vous 
faire  juge,  parce  qu'il  ne  nous  appartient  pas,  j'affirme  qu'il  y  a 
chez  les  étudiants,  sous  une  forme  violente  sans  doute  et  que 
personne  ne  peut  défendre,  un  sentiment  délicat  et  tout  profes- 
sionnel; ils  croient,  à  tort  ou  à  raison,  que  les  rapports  des 
médecins  légistes  avec  le  parquet,  avec  l'accusation  dans  les 
aiïaires  criminelles,  n'ont  pas  toujours  conservé  toute  la  réserve 
et  totite  la  retenue  obligatoires. 

Voilà  le  sentiment  qui  se  tradiiil,  je  le  ivpète,  d'une  ma- 
nière violeide.  inconsidérée;  mais  c'est  un  sentiineut  élevé  et 


LA   FEHMETUUE  DE   L'ECOLE  DE   MÉDECINE.  307 

juste  au  fond  qui  est  dans  l'esprit  des  étudiants  de  l'École  de 
médecine  [Mouvements  divers.) 

M.Glais-Bizoix.  —  C'est  vrai! 

M.  Jules  Ferry.  —  A  la  suite  de  ces  tumultes,  le  ministre 
de  l'Instruction  publique  a  donc,  comme  j'avais  l'Jionneur  de  le 
dire  à  la  Chambre,  fermé  les  cours,  et  de  plus,  suspendu  tous 
les  examens. 

Je  voudrais  appeler  son  attention  sur  les  deux  parties  de  la 
mesure. 

D'abord,  quant  à  la  fermeture  des  cours,  est-il  bien  sûr  que 
cette  mesure  soit  légale?  est-il  bien  sûr  qu'elle  soit  équitable? 
Est-il  bien  sûr  qu'elle  soit  habile  ? 

Je  crois  d'abord  la  légalité  de  la  mesure  très  douteuse.  J'ai 
étudié  avec  beaucoup  d'attention  les  règlements  universitaires 
et  notamment  celui  de  1823,  qui  régit  l'École  de  médecine;  j'y 
ai  vu  des  pénalités  prévues  et  échelonnées  avec  un  très  grand 
soin;  j'ai  remarqué  que  ce  code  pénal  de  l'École  de  médecine 
fut  précisément  édicté  au  lendemain  d'une  époque  très  troublée, 
et  tumultueuse  à  ce  point  que,  l'année  d'avant,  en  1822,  l'École 
de  médecine  avait  été  brisée  et  supprimée  par  le  ministre  de 
l'Instruction  pubhque,  à  raisou  des  orages  qui  s'étaient  produits 
à  la  séance  de  rentrée.  On  avait  donc,  en  1823,  mis  le  plus 
grand  soin  à  prévoir,  à  édicter,  à  échelonner  les  diverses  péna- 
lités. Eh  bien,  je  ti'ouve  dans  le  nombre  des  pénalités  soit 
individuelles,  comme  l'exclusion  temporaire,  soit  collectives 
comme  la  privation  d'inscriptions  pour  la  totalité  des  élèves  qui 
suivent  un  cours,  lorsqu'il  est  impossible  de  retrouver  l'auteur 
et  le  coupable  du  tumulte.  Mais  je  n'ai  trouvé  nulle  part  cette 
mesure,  véritablement  exorbitante,  qui  consiste  à  fermer  tous 
les  cours  à  la  fois,  et  à  briser  les  études  de  deux  mille  élèves 
pendant  un  temps  plus  ou  moins  long,  parce  qu'un  seul  cours, 
qui  n'intéresse  qu'une  petite  partie  des  élèves  et  qui  ne 
s'adresse,  dans  le  cas  actuel,  qu'aux  élèves  de  quatrième  année, 
aura  été  troublé  par  le  tumulte,  par  l'outrage,  par  des  actes 
d'insubordination  commis  envers  le  professeur. 

Mais  la  légalité  de  l'arrêté  me  semble  plus  contestable 
encore,  et  je  prierai  M.  le  minisire  de  l'Instruction  pubhque  de 


303  liISCdl  IIS    KT   (il'INIOISS. 

|-,.\;mim' T  <li'  l'Iii^  l"'^'s,  quand  il  s'agit  dos  examens,  c/esl-à- 
(liiv  (le  la  collalidn  des  grades. 

Comment!  voilà  la  situation  qui  est  faite,  dès  à  présent,  à 
rÉcolc  de  médecine  de  Paris,  c'est-à-dire  au  plus  grand  noml)i'e 
des  candidats  aux  grades  qui  sont,  dans  notre  pays,  une  condi- 
tion essentielle  de  l'exercice  de  la  médecine,  puisque  c'est 
l'École  de  médecine  de  Paris  qui  r-eçoit  le  plus  grand  nombre 
de  médecins  dans  le  coui'ant  de  l'année. 

Eh  bien,  par  le  fait.(|n'nu  cours,  un  seul  cours,  a  été  troublé 
pendant  deux  ou  trois  séances,  voilà  les  deux  tiers  des  per- 
sonnes qui  se  consacrent  à  la  médecine  de  ce  pays,  hors  d'état 
de  passer  leurs  examens;  de  sorte  que,  si,  —ce  qui,  je  l'espère, 
n'arrivera  pas,  —  le  même  tumulte  se  reproduit,  et  si  la  mesure 
prise  par  M.  le  ministre  de  l'Instruction  publique  passe  en 
habitude  et  en  jurisprudence,  il  arriverait  que  l'État,  qui  s'est 
arrogé,  dans  ce  pays,  le  droit  de  donner  seul  les  grades,  ne 
pourrait  plus  remplir  cet  oflice  public.  Et  je  trouve  que  l'Etat  a 
bien  fait,  car  j'estime  que,  même  avec  la  liberté  de  l'enseigne- 
ment, la  collation  des  grades  doit  être  réservée  à  l'État,  à 
l'administration.  Ainsi,  voilà  l'État  qui  cesse  de  remplir  celte 
fonction  essentielle  ;  le  voilà  qui  ferme  les  cours  et  les  examens, 
et  qui  prive  un  grand  nombre  de  citoyens  du  droit  d'exercer  la 
médecine,  en  même  temps  qu'il  prive  de  médecins  une  partie 
de  la  population.  Je  dis  que  c'est  une  illégalité. 

J'ajoute,  et  c'est  ma  dernière  observation,  que  la  mesure 
n'est  peut-être  pas  d'une  habileté  heureuse  ;  à  mon  sens,  loin 
d'apaiser  les  esprits,  elle  ne  i)eut  que  les  aigrir,  et  il  pourrait 
ari-ivei',  —  ce  que  je  considérerais  comme  un  très  grand 
malheur.  —  ([u'il  se  creusât  un  fossé  entre  toute  cette  jeunesse, 
(pii  peut  être  bouillante,  indisciplinée  à  ses  heures,  mais  qui 
est  très  généreuse  dans  le  fond,  et  une  école  pour  laquelle  je 
professe  un  grand  respect,  car  elle  compte  dans  son  sein,  en 
grand  nombre,  des  esprits  libres  et  éminents.  {Vive  approba- 
tion à  gauche.) 

Après  la  réponse  du  ministre  qui  invoqua  la  nécessité  de  main- 
lenir  l'ordre  et  (\o  faire  respecter  les  professeurs,  M.  Jules  Ferry 
remonta  à  la  liiltmif  pour  insister  sur  la  question  de  Jégalilé. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  demande  à  ajoulei-  un  mot.  Assez! 
assez!) 


LA   FEBMETCIŒ   DE   L'ÉCOLE   DE  MÉDECINE.  309 

M.  LE  PRÉSIDENT  MÈGE.  —  Il  me  Semble  que  l'incident  doit  être 
considéré  comme  clos:  une  cfuestiou  a  été  adressée  et  il  a  été 
répondu.  [Interruption  à  gauche.) 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  demande  à  dire  un  seul  mot  sur  la 
question  de  légalité,  qui  est  la  seule  sur  laquelle  le  débat  puisse 
s'établir  d'une  façon  fructueuse,  parce  que  tout  ce  qui  appar- 
tient à  l'arbitraire  ministériel,  nous  pouvons  le  critiquer, 
mais  l'arbitraire  ministériel  reste  le  maître  dans  les  choses 
qui  sont  de  son  ressort.  Ce  que  je  soutiens,  c'est  qu'il  n'entre 
pas  dans  les  attributions  ministérielles  de  fermer  l'École  et  de 
suspendre  les  examens. 

M.  le  ministre  a  dit  deux  choses.  Il  a  cité  un  précédent 
d'abord  ;  il  a  dit  qu'en  1822  on  avait  fermé  l'École.  Voici  ce  qui 
s'est  passé  en  1822.  {Assez  !  assez  !)  Messieurs,  c'est  très  court, 
et  je  ne  fais  pas  de  phrases... 

En  1822,  une  ordonnance  royale  a,  non  pas  fermé,  mais  sup- 
primé l'École,  supprimé  les  professeurs,  et  réorganisé  l'École 
sur  de  nouvelles  bases.  Cela  c'est  légal.  Voulez-vous  le  faire? 
Parce  qu'il  y  aura  eu  cinquante  tapageurs  au  cours  de  M.  ïar- 
dieu,  allez-vous  détruire  l'École,  supprimer  les  professeurs, 
anéantir  les  examens  et  réorganiser  le  tout?  Cela  n'est  pas 
soutenable. 

Maintenant,  vous  demandez  ce  qu'il  fallait  faire.  Permettez- 
moi  de  dire  qu'il  y  a  dans  le  code  universitaire  un  certain 
nombre  de  mesures  beaucoup  moins  graves  que  celle  à  laquelle 
vous  avez  eu  recours,  et  que  vous  auriez  pu  employer.  D'abord, 
vous  auriez  pu  fermer  la  porte  du  cours  à  tous  ceux  qui  n'ont 
pas  besoin  d'y  pénétrer,  ce  qui  eût  réduit  infiniment  le  nombre 
des  assistants,  car  ce  cours  n'est  exigé  que  pour  les  élèves  de 
qiiatrième  année. 

Vous  pouviez  ensuite,  appliquant  l'article  33  de  l'ordonnance 
de  1823,  faite  pour  ce  cas  spécial,  rétablir  l'ordre  par  des 
punitions  individuelles,  ou  si  les  punitions  individuelles  étaient 
impossibles,  —  je  parle  des  punitions  académiques  indivi- 
duelles, —  le  second  paragraphe  de  l'article  35  vous  autorisait 
à  priver  d'inscription  la  totalité  des  élèves  du  cours.  C'est  un 
châtiment  assez  rigoureux,  puisqu'il  y  a  toujours,  en  pareil  cas, 
des  innocents  qui  payent  pour  les  coupables.  Mais  ce  moyen 
devait  passer  avant  les  mesures  extrêmes;  vous  ne  l'avez  pas 


aïo  hlSCdlUS    KT  OI'IMUNS. 

<'iiiiil(i>(',  el  cost  pour  cela  (lue  je  vous  ai  interpellé.  {Approba- 
tion Il  i/iiticlie.) 


La  Justice  sous  l'Empire. 

Le  leiiilinii.iiii  ',  .M.  Jules  Keriy  s'en  prenait  au  garde  des  sceaux 
Emile  Ollivier,  (|ui,  tout  entier  à  la  préparation  du  plébiscite, 
desliné  à  ratifier  le  sénatus-consulte  du  20  avril,  venait  d'inviter 
la  Chambre  à  s'ajournera  partir  du  14  avril  jusqu'au  jeudi  qui 
suivrait  le  vote  plébiscitaire.  L'interpellation  de  M.  Jules  Ferry 
portait  sur  l'état  de  l'instruction,  en  ce  qui  concerne  le  fameux  com- 
plot contre  la  siireté  de  l'État  et  la  vie  de  l'Empereur  que  l'oppo- 
sition attribuait  à  l'imagination  féconde  de  M.  Piétri.  Le  dialogue 
entre  la  gauche  et  \r  garde  des  sceaux  ne  manqua  pas  de  vivacité  : 

M.  JuLKs  Ferry.  —  Messieurs,  j'ai  demandé  la  parole  pour 
adresser  une  question  à  M.  le  garde  des  sceaux. 

Lorsque  je  lui  ai  fait  part  hier,  à  la  fin  de  la  séance,  de 
l'intention  oîi  j'étais  de  l'interpeller  aujourd'hui  sur  l'état  de 
l'instruction,  en  ce  qui  concerne  le  grand  complot,  M.  le  garde 
des  sceaux  s'écria  avec  un  déilain  superbe  [Rumeurs)  qu'il  me 
prévenait  d'avance  qu'il  ne  me  répondrait  pas. 

Celle  déclaration  n'a  pas  pourtant  changé  mon  intention. 

M.  LE  GAUDK  UES  scE.vix.  —  Si  je  VOUS  ai  bien  conqjiis,  vous  aviez 
dit  ([ue  vous  m'interrogeriez  sur  le  fameux  com]iIot. 

M.  Jules  Ferry.  —  Mon  intention  est  de  vous  interroger 
sur  l'étal  de  l'instruction,  en  ce  qui  concerne  le  complot,  et 
j'imagine  difficilement  qu'un  député  puisse  ici  poser  au  garde 
iUi^  sceaux  tine  (|U('stion  relative  au  complot  et  qui  louche  à 
autre  chose  qu'à  l'état  de  l'instruction.  ^ 

.M.  i.r  GAUDK  ])KS  sc.EAi  x.  —  Je  vous  répondrai  sur  ce  point. 

M.  Jules  Ferry.  —  Voici  donc  ma  question  :  Est-il  vrai 
(pi'à  la  date  des  7  et  8  lévrier  dernier,  une  instruction,  qui  n'est 
pas  encore  près  de  se  terminer,  ait  été  commencée,  et  qu'à  ses 
débuts  cette  instruction  ail  impli(pié  450  accusés? 

Est-il  vrai  que  la  plupart  des  personnes  arrêtées  l'ont  élé  en 

1.  Séance  du  13  avril.  Juunial  officifl  «lu  14. 


LA    .ILSTICi:   SOLS    LEMPIHE.  311 

verlu  (.le  mandats  délivrés  par  M.  le  préfet  de  police,  avec  cette 
circonstance  que  le  plus  grand  nombre  de  ces  mandats,  suivant 
un  usage  déplorable,  mais  qui  tend  malheureusement  à  passer 
dans  la  pratique  de  l'administration,  que  la  plupart  de  ces 
mandats,  dis-je,  étaient  délivrés  en  blanc? 

Est-il  vrai  qu'un  grand  nombre  de  ces  mandats  d'amener 
avaient  été  lancés  à  la  légère,  à  ce  point  que  les  journalistes 
qui  avaient  été  l'objet  de  ces  mesures  de  rigueur,  ont  été 
renvoyés,  après  une  détention  qui  a  varié  entre  quinze  jours 
et  trois  semaines,  sans  avoir  été  interrogés? 

Est-il  vrai  qu'après  avoir  compris  à  l'origine  4o0  personnes, 
cette  inculpation  de  complot  contre  la  sûreté  de  l'État  et  contre 
la  vie  de  l'Empereur  s'est  réduite  au  chiffre,  plus  modeste, 
mais  encore  redoutable,  de  71  personnes? 

Est-il  vrai  que,  depuis,  un  certain  nombre  de  ces  71  per- 
sonnes ont  été  mises  en  liberté,  mais  que  le  vide  a  été  presque 
aussitôt  comblé  par  de  nouvelles  arrestations  ? 

Est-il  vrai  enfin  que  cette  instruction,  qui  a  commencé  le 
8  février  dernier,  en  est  seulement  à  ce  point  qu'il  faudra  six 
semaines  encore,  si  l'on  en  croit  une  note  qui  a  paru  dans 
les  journaux  judiciaires,  pour  qu'elle  aboutisse  à  sa  solution 
juridique? 

Je  demande  si  ces  faits  sont  vrais,  s'ils  sont  à  la  connaissance 
de  M.  le  garde  des  sceaux,  et,  s'ils  sont  à  sa  connaissance,  je 
demande  s'il  les  approuve. 

11  est  bon  que  chacun  sache,  dans  la  Chambre  et  dans  le  pays, 
si  le  Gouvernement  approuve  un  ensemble  de  pratiques  qui 
aboutit  à  remplacer  les  habitudes  régulières  de  la  justice  par  de 
véritables  coups  de  filet,  dirigés  par  la  poHce.  {Très  bien!  à 
gauche.  —  Réclamations  sur  plusieurs  bancs]  ;  par  des  pratiques 
qui  ont  cette  conséquence  qu'au  lieu  de  rechercher  les  indices 
avant  de  faire  les  arrestations,  comme  la  loi  et  l'équité  l'or- 
donnent, on  commence  par  arrêter  les  gens,  en  masse  et  sans 
preuves,  et  l'on  cherche  les  preuves  à  loisir,  quand  on  les  tient 
sous  les  verroux?  [Très  bien!  à  gauche.) 

Ces  faits  sont-ils  vrais?  et  s'ils  le  sont,  ne  faut-il  pas  dire  que 
nous  sommes,  au  point  de  vue  des  garanties  de  la  liberté  indi- 
viduelle, le  dernier  pays  qui  soit  sous  le  soleil?  [Réclamations 
sur  plusieurs  bancs.  —  Approbation  à  gauche.) 


312  DISCOLHS   KT  (H'I.MONS. 

M.  LK  r.AHDE  DES  scEAix.  —  H  s'est  fail,  en  eiiet,  en  lévrier,  un 
assez  grand  uonibie  d'arrestations,  mais  vous  savez  que  c"est  à  la 
suite  d'une  énieule,  de  barricades,  construites...  {luterruptiom  o 
gauche.^ 

M.  KroKNE  l'F.r.LKTAN.  —  Dans  riniagination  de  M.  l'iiMi-i  ! 

M.  i.E  MiMSTHK.  —  Il  me  semble  que  ce  n'est  pas  moi  (jui  les  ai 
faites!  {Bircs  et  approbation  sur  plusieurs  bancs.) 

M.  lÙGKNE  Pr.LLETAN.  —  Non,  mais  c'est  dans  l'imajiination  de 
M.  l'iétri  qu'elles  ont  cxislé. 

.M.  IvMMAMEf,  âhac.o.  —  Vous  tâchez  d'en  profiter  dans  tous  les 
cas.  {Rumctin^.j 

M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX.  —  Ce  sout  des  procédés,  monsieur  Araj^o, 
qui  ne  sont  pas  de  notre  Gouvernement.  Lorsque  nous  sommes 
obligés  d'arrêter  des  malheureux  et  de  sévir,  c'est  pour  nous  une 
cause  de  profonde  tristesse,  soyez-en  bien  convaincu,  et  non  pas  une 
occasion  de  profiter,  comme  vous  le  dites. 

.M.  Kmmam  EL  Arago.  —  Permettez-moi  de  vous  dire  ceci... 
{Rumeurs.) 

Plusieu7's  voix  —  Laissez  parler  1 

.M.  iC.M.MA.NiiEL  AitAco.  —  11  v  a  parmi  les  prévenus  des  ciiel's  d'in- 
dustrie; j'en  connais.  {Kjiclaiiiaiiuns.j 

J'ai  été  appelé  comme  avocat  à  les  voir  dans  leurs  cenules  de 
Mazas,  et  je  vous  déclare  que  j'ai  rencontré  là  des  hommes  qui  sont 
depuis  deux  mois  éloignés  de  leurs  affaires,  qui,  après  six  semaines 
n'avaient  pas  été  interrogés,  de  telle  sorte  cjue,  sous  ce  Gouverne- 
ment comme  sous  les  plus  mauvais,  on  se  soucie  peu  de  la  liberté 
iudividuelie.  [Allons  donc  '.) 

.M.  LE  GARDE  DES  scEAix.  —  Je  reprends. 

A  la  suite  de  barricades  dressées,  d'un  appel  à  riusui  rection,  un 
assez  grand  nombre  de  personnes  ont  été  airèli'cs.  Je  nai  ]ias  a 
discuter  la  manière  dont  la  justice  a  \)vocéàé.[Jnlerruplion  à  (juuche.) 

Je  suis  certain,  sans  m'en  être  encjuis,  qu'elle  a  agi  selon  la  loi,  et 
qu'elle  n'a  accompli  que  son  devoir.  Je  ne  suis  intervenu  que  pour 
adresser  aux  nuigistrats  des  recommandations  qui  entraient  trop 
dans  leurs  propres  inspirations  pour  qu'il  fût  nécessaire  de  les  renou- 
veler plus  d'une  fois;  j'ai  adressé  aux  magistrats  la  recommandation 
de  j)rocéder  avec  la  plus  grande  célérité  ;  il  a  été  fait  ainsi. 

L'instruction  s'est  poursuivie  sans  relâche  et,  ce  matin,  j'ai  acquis 
la  certitude  que  l'ordonnance  du  jug-e  d'instruction  serait  rendue 
non  pas  dans  six  semaines,  mais  dans  quelques  jours.  J'ajoute  que, 
bien  souvent;,  dans  ce  pays,  des  procédures  de  complot  se  sont 
instruites;  la  moyenne  de  la  durée  de  l'instruction  a  été  de  quatre  a 
ciui]  mois.  C'est  la  première  fois  qu'une  affaire  aussi  compliquée  et 
aussi  importante  aura  été  terminée  après  deux  mois.  Cela  prouve 
que,  dans  cette  circonstance  comme  dans  toutes  les  autres,  le 
Gouvernement  n'a  d'autre  souci  que  d'allier  le  devoir  rigoureux  que 
lui  impose  sa  situation  de  gardien  de  la  sécurité  ]iubli<fue.  avec  les 


LA   JLSTlCt:   SOLS  LEMPIUE.  313 

sentiments  de  justice  et  sailout   d'humanilé  {Très  Lien.'  très  bien!) 
M.  EiGHAE  Pelletan.  —  Et  les  mandats  en  blanc  ! 
M.  Emmamel  Arago.  —    Six  semaines   sans   interrogatoire,    c'est 
contraire  ii  la  loi  ! 
M.  LE  garde  des  sceaux.  —  Le  fait  ne  peut  pas  être  exact. 
M.  Emmanuel  Arago.  —  C'est  parfaitement  exact,  et  si  vous  voulez, 
je  citerai  le  nom  d'un  prévenu  ;  ils'appelle  Brunnereau. 
Il  est  resté  six  semaines  sans  être  inteiTopé.  [Interruptions.) 
Et  le  pays  sait,  à  merveille,  en  présence  d'actes  si  exorbitants,  que 
nous  sommes,  au  point  de  vue  des  pouvoirs  laissés  entre  les  mains 
des  juj^es  d'instruction,  à  une  époque  oii  Ton  a  ressuscité  la  lettre  de 
cachet.  {Exclamations  et  rires  ironiques  sur  plusieins  bancs.) 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  ne  puis  me  contenter  de  la  l'éponse 
(jne  vient  de  faire  M.  le  gai'de  des  sceaux. 

Elle  donne  satisfaction  senlement  à  une  partie  de  mes  récla- 
mations; elle  nous  apprend,  en  elfet,  ce  qui  est  relativemeni 
une  bonne  nouvelle,  que  les  anxiétés  des  accusés  et  de  leurs 
familles  vont  cesser  d'ici  à  quelques  jours,  et  que  tout  le  monde 
connaîtra  son  soi"t. 

Mais,  M.  le  garde  des  sceaux  n'a  pas  justifié,  parce  que 
c'était  iujuslilial)le,  les  procédés  qui  ont  été  employés  à  l'origine 
de  cette  instruction,  et  pendant  la  plus  grande  partie  de  sa 
durée.  Je  dis  que  es  n'est  pas  accomplir  les  obligations  qui  sont 
imposées  par  les  lois  aux  magistrats  instructeurs,  que  de  jeter, 
comme  je  l'expliquais  tout  à  l'heure,  de  vastes  coups  de  filet 
sur  une  population  (Oh!  oh  !)  ;  qu'attirer  à  soi  toute  cette  prise, 
de  l'examiner,  de  l'analyser  pendant  des  semaines,  et  alors  df 
renvoyer,  souvent  sans  interrogatoire,  ceux  sur  lesquels  on 
n'aurait  jamais  dû  mettre  la  main.  Je  dis  que  c'est  là  la  viola- 
tion des  garanties  individuelles.  Je  dis  qu'un  mandat  d'amener 
n'est  pas  un  acte  qu'on  puisse  faire  à  la  légère;  je  dis  qu'on  n'a 
pas  le  droit,  dans  une  grantle  cité,  d'arrêter  à  tort  et  à  travers; 
je  dis  qu'on  aboutit  de  la  sorte  à  diviser  la  population  en  deux 
classes  :  ceux  qui  sont  suspects  et  ceux  qui  ne  le  sont  pas.  Oui  ! 
il  y  a  des  suspects  par  le  temps  qui  court.  {Al/ons  donc!  allons 
donc!) 

J'en  ai  plusieurs  exemples,  messieurs;  je  pourrais  vous  les 
citer;  je  pourrais  vous  dire  les  noms  d'une  quantité  de  citoyens 
«pii  ont  été  renvoyés,  après  une  captivité  de  six  semaines,  et  qui 
n'avaient  commis  d'autre  crime  ou  d'autre  délit  que  d'avoir  été 


■JH  \t]<(.<\\  IIS    KT    (ll'IMilNS. 

aiTiMôs,  il  y  a  <i\  mois,  cl  n'Iàchés.  ù  la  suite  d'une  alTaire  qui 
ressemble  (rop  à  celle-ci,  cl  par  les  procédés  employés,  et  par 
les  matîistrals  (pii  la  dirigeaient,  par  la  pratique  et  par  les 
lésiillals.  jiour  (pie  nous  ne  nous  sentions  pas  pénétrés  d'une 
lirol'onde  et  légitime  défiance. 

Je  demande  à  M.  le  ministre  la  Justice  de  s'expliquer  sur 
lonles  ces  iiraliqucs.  (/{umeu7-s.}  Je  lui  demande  de  s'expliquer 
sur  ces  mandats  en  hlanc  qui  scandalisent  depuis  tant  d'années 
tous  les  gens  de  justice,  et  qu'on  trouve  dans  toutes  les  affaires 
criminelles  où  la  politique  est  mêlée. 

Et  >I.  le  garde  des  sceaux  ne  peut  pas  s'abritei'  derrière 
cette  lin  de  non-recevoir  :  que  les  pi'océdés  de  la  justice  ne  lui 
appartiennent  pas. 

Les  i)rocédés  de  la  justice  vous  appartiennent,  monsieur  le 
ministre.  Par  la  loi  de  l'an  IV,  par  la  loi  de  l'an  X,  et  par  le 
décret  du  10  avril  1810,  vous  êtes  constitué  chef  de  la  Justice  ; 
vous  êtes  cUargé  de  veiller  sur  la  façon  dont  la  justice  s'accom- 
plit; d'après  le  sénatus-consulte  de  thermidor  an  X,  vous  avez 
sur  les  tribunaux  un  droit  de  donner  aux  juges  tous  les 
avertissements  nécessaires,  aux  termes  de  la  loi  de  l'an  IV, 
et  le  Code  d'instruction  crimiiuMle  est  conçu  dans  le  même 
esprit. 

Par  conséquent,  j'aClirme  que  vous  devez  surveiller  toutes 
ces  choses,  (jiie  vous  en  répondez,  et  que,  si  vous  les  laissez 
faire,  c'est  que  vous  les  approuvez.  Cette  procédure,  que 
\ous  avez  tolérée,  est  un  scandale,  et  vous  en  êtes  le  complice! 
{/{éclamations.) 

M.  Lii  <;Aiti)ii  i»i:s  scKAix.  —  A  votn-  aise! 

M.  Jules  Ferry.  —  Comment!  A  votre  aise! 

M.  EiGKM-  l'F.LLETAN.  —  Ils  soiit  a  It'iif  aise  à  Mazas! 

Vous  ne  ré|Kin(lez  pas?...  [Non!  non  !  —  Aux  voiœ!) 

M.  LE  GAnnK  DES  scEAix.  —  J'ai  ié|»ondu  ! 

-M.  Eugkm:  l'i-i.LEiA.N.  —  Pardon!  Messieuis...  La  clôture!  la 
clôture  !) 

M.  LE  GAiiDE  DES  SCEAIX.  —  Je  VOUS  ai  donné  des  explications  (pie 
j(^  crois  satisfaisantes  :  vous  nie  répondez  en  m'accusant  de  compli- 
citi'  dans  des  actes  scandaleux.  J'en  suis  désolé,  mais  comme  je  ne 
crois  pas  à  ces  actes,  et,  que  je  suis  bien  sûr  de  ne  les  avoir  pas 
commis,  je  ne  puis,  si,  malgn-  hjni,  il  vous  plait  de  m'accuser,  que 
vous  répondre  :  à  votre  aise. 


LA  jySTICt:   SOLS   LEMPlliL.  3L5 

M.  Emmanuel  Akago.  —  Avez-vous  toujours  cru  cela? 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  ne  suflit  pas  d'en  être  sûr,  vous  devez 
vous  en  informer.  [La  dôlurel  la  clôture!) 

M.  Emmam  EL  Arago.  —  Quand  vous  défendiez  des  détenus  poii- 
liques,  vous  ne  teniez  pas  le  même  langage. 

M.  Eugène  Pelletan.  —  Je  ne  vous  accuse  pas,  monsieur  le  garde 
des  sceaux,..  [La  clùture!) 

Un  membre  à  droite.  —  Ce  n'est  pas  à  vous  qu'il  s'est  adressé,  c'est 
ù  M.  Ferry. 

M.  LE  PRÉSIDENT  JÉnùME  Davu).  —  Monsieur  Pellctan,  je  ne  vous  ai 
pas  donné  la  parole. 

La  Chambre  demande  la  clôture  de  l'incident.  (Oiti  I  oui !) 

M.  Eugène  Pelletan.  —  J'ai  demandé  la  parole  auparavant. 

M.  LE  PRÉSIDENT  JÉRÔME  David.  —  Je  ne  vous  l'avais  pas  donnée,  et 
vous  ne  pouvez  pas  la  prendre.  Je  vous  répète  (pie  la  Chambre 
demande  la  clôture.  [Oui!  oui!) 

M.  Eugène  Pklletan.  —  Je  demande  la  parole  contre  la  clôture  et 
pour  un  fait  personnel. 

M.  le  président  Jérôme  Davu).  —  M.  Pellelan  a  la  parole  contre  la 
clôture. 

M.  Eugène  Pelletan.  —  ^L  le  garde  des  sceaux,  in'inlerpellant, 
m'a  dit  :  «  A  votre  aise.  » 

Voix  diverses.  —  Non!  non!  Il  ne  s'adressait  pas  à  vous! 

M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX.  —  Non  !  ce  n'est  pas  avons  que  je  m'adres- 
sais, puiscjue  vous  n'aviez  encore  rien  dit. 

M.  Eugène  Pelletan.  —  Que  M.  le  garde  des  sceaux  me  pernîette 
de  le  lui  dire,  je  ne  l'accuse  pas  de  complicité  ;  je  l'accuse  de  mutisme 
(la  clôture  !)  et  quand  on  lui  a  posé  une  question  aussi  grave  que 
celle-ci  :  Délivre-t-on,  oui  ou  non,  des  mandais  en  blanc"?  je  crois 
<[ue,  sur  un  fait  de  cette  gravité,  il  ne  peut  pas  garder  le  silence. 
[Très  bien!  à  gauche.  ■ —  La  clôture!  la  clôture!) 

M.  LE  PRÉSIDENT  JÉRÔME  David.  —  M.  Pelletan,  vous  avez  demandé 
et  je  vous  ai  donné  la  parole  contre  la  clôture,  et  vous  ne  parlez 
|ias  de  la  clôture.  {La  clôture!  la  clôture!) 

M.  Eugène  Pelletan.  —  Nous  allons  nous  disperser,  laissez-moi 
linir. 

Je  demande  à  M.  le  garde  des  sceaux  si  le  fait  est  vnii  ou  si  il  est 
faux. 

Plusieurs  membres.  —  Parlez  contre  la  clôture  ! 

M.  Eugène  Pelletan.  —  S'il  est  faux,  il  est  de  l'intérêt  du  pays,  et 
de  M.  le  ministre  lui-même,  qu'il  le  démente;  et  s'il  est  vrai  —  sou 
silence  me  prouve  qu'il  est  vrai —  alors  les  lettres  de  cachet  sont 
ressuscitées  en  France.  [Exclamations  et  rires  à  droite.  — Appro5r/- 
tion  à  gauche.) 

Voix  nombreuses.  —  La  clôture  !  la  clôture  ! 


316  DISCOLHS   I:ï   oPIMONS. 

M.  Il  rnKSiDKNT  Jkhô>ii:  D.vvii).  —  Peisoniie  ne  demandant  idiis  l;i 
parole,  ju  déclare  l'incident  clos. 


Le  plébiscite  et  l'armée. 

Malgré  la  scission  ([ui  se  luiidiiisiL  dans  le  ministère  jjru'  suite  des 
démissions  de  M.  Hiitlet  il  du  <omte  Daru,  malgré  l'hostilité  du 
rentre  gauche,  qui  diminuait  de  83  voix  la  majorité  parlementaire, 
M.  Kniile  Ollivicr,  l'ancien  ennemi  de  la  candidature  officielle,  pour- 
suivait avec  la  plus  grande  énergie  sa  campagne  plébiscitaire,  recom- 
mandant aux  i'onctionnaires  de  tout  ordre  une  activité  dévorante, 
saisissant  les  journaux,  poursuivant  \'Intcrnnttonale,  sollicitant  le 
concours  des  évèques  et  télégraphiant  aux  magistrats  «  d'élever  leur 
zèle  à  la  linuicur  di-s  ciicouslaiices '  ».  Grâce  à  cette  pression  adini- 

1.  C"('st  pour  assurer  la  liberté  du  scrutin  plébiscitaire,  que  M.  Jules  Ferry 
avait  signé,  avec  plusieurs  de  ses  collègues,  une  proposition  de  loi  «luc 
(lambetta  présenta  dans  la  séance  du  13  avril  1870  : 

M.  LE  PuKSiDENï  MÈfiE.  —  Al.  Gambctta  a  la  parole  pour  le  dépôt  d'un 
projet  de  loi. 

.M.  (Iamiiktta.  —  .Messieurs,  (huis  une  de  vos  précédentes  séances,  Thono- 
rable  ministre  de  lu  Justice  déclarait  que  les  règles  ordinaires  de  l;i 
matière  électorale  ne  s"appli(|uaient  pas  à  la  matière  plébiscitaire  ;  je  me  suis 
rallié  spontanément  à  celle  opinion,  et  j"ai  pensé  que,  au  lieu  de  poser  inci- 
denuneiit  tous  les  jours  une  question  sur  tel  ou  tel  point  de  la  procédure 
pli'biscitaire,  il  était  expédientel  urgent  de  saisir  la  Chambre  d'un  projet  de 
loi  (pii  résumât  sur  ce  point  les  exigences  légitimes  de  l'opposition  et  du 
sullrage  universel. 

C'est  de,  ce  projet  de  loi  (pie  je  vous  demande  la  permission  de  vous 
donner  lecture.  Il  ne  porte  absolument  ipie  sur  la  procédure. 

Projet  de  loi  fendnnl  h  orr/anis(n-  la  procédure  du  vole  jdébiscitaire  : 

"  Art.  l"'.  —  La  iii''riode  plt''l)iscitaire  est  de  vingt  jours  pleins  pour  tonte 
la  France. 

«  Le  délai  court  à  i)artir  iln  jolh-  de  l'afficliaLie,  dans  chaque  commune,  du 
décret  qui  ouvre  les  condces. 

«  .\rt.  2.  —  Le  scrutin  ne  dui'ora  (|u'uu  seul  jour,  de  six  heures  du  matin 
à  huit  heures  du  soir. 

"  Les  voles  seront  iicueillis,  t'margi's,  comptés  suivant  les  règles  ordi- 
naires. 

"  Art.  3.  —  Les  maires  transmettront  au  président  du  Corps  législatif, 
dans  le  plus  bref  délai,  les  listes  d'émargement  et  les  procès-verbaux  aux- 
<|uels  auront  donné  lieu  les  opérations  du  vote. 

«  Une  Conunission,  nommée  par  la  Chambre,  sera  chargée  de  dépouiller 
tous  les  scrutins  et  d'en  publier  le  résultat  détaillé. 

"  .\rt.  4.  —  Pendant  toute  la  durée  de  la  période  plébiscitaire,  tout  citoyen 
électeur  aura  le  droit  do  publier,  imprimer  et  distribuer  ou  faire  distribuer 
et  afficher,  sans  timbre  ni  cautionnement,  par  dérogation  aux  lois  et 
règlements  sur  le  colportage  et  sur  rafiichage,  et  sans  autre  formalité  que 


Lt;   PLÉBISCITE  ET   LARMÉE.  317 

nisti^ative,  grâce  aussi  à  l'iiKliiïéi'ence  des  masses  pour  les  questions 
constitutionnelles,  et  aux  illusions  de  certains  libéraux,  qui  voyaient 
dans  la  nouvelle  transformation  du  régime  un  acheminement  vers 
la  liberté,  le  résultat  du  vote  du  8  mai  l'ut  : 

7  3oO  142  oui. 
1  o38  823  non. 
112  973  nuls. 

Le  président  du  Conseil  monta  auCapitole,  en  s'écriant  que  ce  plé- 
biscite était  un  Sadowa  à  l'intérieur.  I/empereur  déclara  l'Empire 
affermi  sur  sa  base.  Mais  il  y  avait  des  ombres  au  tableau  : 
48  000  soldats  avaient  voté  non.  A  Strasbourg,  par  exemple,  la  gar- 
nison n'avait  pas  volé  d'une  manière  satisfaisante  pour  l'Empire.  Le 
()<=  de  ligne  avait  émis  433  non  et  66  oui  ;  le  3"  d'artillerie  708  oui  et 
306  non.  A  l'École  de  santé,  on  avait  relevé  130  non  contre  27  oui  et 
22  nuls.  Sur  l'ordre  du  ministre  de  la  Guerre,  13  militaires  furent 
arrêtés  et  12  traduits  devant  un  conseil  de  guerre.  Un  ordre  minis- 
tériel licencia  trois  élèves  de  l'École  de  santé,  pour  avoir  organisé 
des  réunions  incompatibles  avec  la  discipline  militaire.  Ces  faits 
motivèrent  dans  la  séance  du  Corps  législatif  en  date  du  8  juin  1870 
une  interpellation  de  Raspail,  à  laquelle  i-épondit  le  maréchal 
Lebœuf,  ministre  de  la  Guerre  '.  M.  Jules  FeiTy  répliqua  en  ces  termes 
aux  explications  ministérielles  : 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  PRÉSIDENT  Schxeujkr.  —  La  parole  est  à  M.  Kerry. 

M.  Jules  Ferry.  —  Messieui's,  il  m'est  impossible  je  l'avotie, 
de  trotiver  satisfaisantes  les  explications  de  M.  le  ministre  de 
la  Guerre.  [Oh!  oh!)  Vous  me  permettrez,  j'espère,  de  dire  très 
brièvement  pourquoi,  et  d'insister,  en  la  posant  d'une  façon 

le  dépôt  préalable,  tout  bulletin  de  vote  et  tout  écrit  traitant  de  matières 
politiques  constitutionnelles. 

«  Art.  5.  —  Durant  la  même  période,  tous  les  citoyens  français,  sans  dis- 
tinctiou  de  circonscription,  peuvent  aller  et  venir  sur  toute  la  surface  du 
territoire,  s'assembler  pacifiquement  et  sans  armes,  organiser,  jusqu'au  der- 
nier jour,  des  réunions  publiques,  pour  y  traiter  de  toutes  matières  poli- 
tiques, sans  être  astreints  à  aucune  autre  conilitiou  que  de  déposer,  à  la 
maison  commune,  douze  heures  avaut  l'assemblée,  la  notification  du  local 
et  de  l'heure  de  la  réunion. 

«  Art.  6.  —  I^e  présent  projet  sera  délibéré,  rapporté,  discuté  et  voté 
d'urgence.  » 

Tel  est  le  projet  de  loi  que  j"ai  cru  devoir  soumettre,  eu  mon  nom  per- 
sonnel et  au  nom  des  collègues  qui  se  sont  associés  à  ma  démarche.  Ce  sont 
MM.  Jules  Ferry,  Crémieux",  Emmanuel  Arago.  Jules  Simon,  de  Kératry, 
Dorian,  Steenackers  et  Barthélemy-Saint-Hilaire. 

1.  Journal  officiel  <]u  9  juin  1870. 


318 


|ilS<;nl  us    I;T   nl>|.M(i\S. 


liluspnV-isc.  sur  hi  (iiirsiioii  (pii  a  v\v  a(lressi''e  à  M.  le  minislrc 
(lo  la  GiHTir. 

.If  III"  suis  niillfiiuiit  mi  (Mincnii  dr  la  "liscipliiie  mililain- : 
liii'ii  au  rontraiiv,  j'y  suis  fort  attaché,  el  je  conseille  à  M.  le 
ministre  de  la  Guerre  de  la  maintenir.  Si  j'étais  nn  ennemi  de 
cette  discipline,  si  j'apporlais  ici  un  esprit  de  itarti,  je  n'aurais 
vraimenl  qn'ii  laisser  passer  les  ri.mieurs  que  l'on  a  dénoncées 
à  celle  tribune,  car  elles  sont  en  elles-mêmes  souverainement 
iinpolitiques,  et  si  quelque  chose  pouvait  faire  pénétrer  dans 
l'armée,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise!  l'esprit  de  conspn-ation.  ce  sont 
les  rigueurs  pi-odi.miées  à  des  gens  qui  n'ont  pas  conspiré.  [Mur- 
niures.)  Non  1  (pii  iiOiit  pas  conspiré,  comme  vous  allez  le  voir. 
Mais  je  ne  souhaite  pas,  messieurs,  que  l'esprit  de  conspira- 
lion  pénètre  dans  l'armée.  Je  ne  souhaite  pas  que  l'armée  cesse 
de  pratiquer  ce  grand  et  salutaire  principe  de  la  subordination 
du  pouvoir  militaire  au  pouvoir  civil  qui  est  la  garantie  non 
seulement  de  la  liberté,  mais  de  la  civilisation. 

Vous  voyez,  donc  que  nous  avons  un  terrain  commun,"  et 
c'est  sur  ce  terrain  commun  que  je  me  place  pour  vous  dire 
(pie  NOUS  avez  exposé,  pendant  la  période  plébiscitaire,  la 
discipline  militaire,  telle  que  vous  la  comprenez,  à  un  véri- 
table péril.  Grâce  à  vous,  et  par  votre  faute,  la  question  s'est 
posée  de  cette  façon  véritablement  douloureuse  :  ou  de  laisser 
la  discipline  militaire  exposée  à  certaines  blessures,  ou  de 
porter  une  atteinte  profonde  à  la  liberté  électorale  du  soldat 
et  à  sa  dignité  de  citoyen. 

-M.  (iAiiMi:n-P.\(;i',s.  —  Très  bien!  très  bien  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Quelles  ont  été  les  conséquences  de 
celle  détermination,  prise  par  vous,  de  faire  voter  l'armée,  non 
pas  dans  les  si^ctions  ouvertes  aux  citoyens,  mais  dans  des 
collèges  spéciaux  et  distincts,  de  les  faire,  en  un  mot,  voter 
comme  armée  et  non  comme  citoyens?  {Approbation  à  gauche.) 

Ces  conséquences,  elles  étaient  inévitables  ;  vous  les  voyez 
se  dérouler  ici-méme,  et  la  première  a  été  d'enlever  au  vote 
militaire  toutes  les  garanties  essentielles  que  le  droit  commun 
s'est  plu  à  disposer  autour  du  scrutin  pour  le  protéger. 

Vous  avez  fait  voter  l'armée  dans  des  sections  militaires,  fer- 
mées il  toute  surveillance. 


LE   l'LKBISCITK   ET    LAliMÉE.  319 

S.  Kxc.  M.  Ëmilk  Oluvitu,  garde  des  sceaux,  ininislrr  de  la  Justice  et 
des  Cultes. —  La  validité  des  votes  de  l'armée  n'est  pas  en  discussion. 

Je  demande  le  rappel  à  la  question.  (0»// o»?.'  —  Très  bien! — Récla- 
mations à  gauche.) 

M.  Jules  Feruy.  —  Je  ne  conteste  pas  la  validité  des  A'otes 
militaii'es ,  j'élève  la  question,  ce  qui  m'est  bien  permis;  j'attii'e 
l'attention  de  la  Chambre  sur  un  ensemble  de  faits  et  de  pra- 
tiques que  je  trouve  regrettables. 

M.  LE  PRKSU)E.\ï  Schneider.  —  Vous  n'avez  h  discuter  ni  le  vote  de 
l'armée  ni  directement,  ni  indirectement.  [Très  tjïen  I  très  bien!  — 
Humeurs  à  gauche.) 

M.  Jules  Ferry.  —  S'il  me  convenait  de  discuter  la  validité 
(In  vote  militaire,  je  le  ferais  ouvertement. 

J'ai  l'habitude  de  dire  sans  détour  ce  que  je  pense,  parfois 
avec  une  franchise  que  la  majorité  trouve  excessive  ;  si  donc  je 
voulais  attaquer  la  validité  du  vote  de  l'armée,  je  l'attaquerais. 
Je  n'attaqtie  en  ce  moment  que  la  procédure  plébiscitaire. 

M.  LE  GARDE  DES  scEAix.  —  Vous  n'en  avez  pas  le  droit. 
Un  membre.  —  II  n'y  a  en  discussion  qu'une  interpellation  sur  les 
faits  de  Strasbourg-. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  vous  demande  pardon  :  je  suis  dans 
la  question.  J'ai  le  droit  d'examiner  les  pratiques  ministérielles 
dans  leur  ensemble. 

Je  dis  que  vous  avez  fait  voler  les  militaires  dans  des  sections 
fermées. 

M.  LE  PRÉSIDENT  ScuNEiDEit.  —  I^eruicttez -moi  de  vous  laiie  obser- 
ver... 

^I.  Jules  Ferry.  —  Je  maintiens  mon  droit. 

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  Je  u'ai  en  aucune  i'arou  l'intention 
de  toucher  à  votre  droit;  mais  le  mien  est  de  vous  rappeler  que  les 
interpellations  sur  lesquelles  la  Chambre  est  appelée  à  statuer 
jioilent  sur  les  rigueurs  qui  auraient  été  exercées  contre  des  soldats 
de  la  garnison  de  Strasbourg,  et  en  aucune  façon  sur  la  ([uestion  que 
vous  traitez  en  ce  moment.  (Très  bien!  très  bien!) 

M.  Jules  Ferry.  —  J'envisage  l'ensemble  du  vole  militaire, 
et  j'en  ai  le  droit. 

M.  LE  GARDE  DES  SGEAfx  ct  plusieurs  moubrcs.  —  Mais  non  !  mais 
non  I 


320  hISCiil  lis   KT   ftPIMOIVS. 

M.  i.i;  nu-siDKNT  Si.iiNEii)i:n.  —  Si  vous  voulez  traiter  cette  question, 
(Irposez  niio  inter|)ellalioii,  et  la  Cliainbre  saura  si,  oui  ou  non,  elle 
piMit  la  hiisser  déhattre  ;  mais  quant  à  présent,  vous  êtes  renfermé 
dans  un  cercle  étroit:  c'est  le  texte  de  l'interpellation  de  M.  Haspail. 
C'est  là-dessus  seulement  que  la  Chambre  a  à  statuer  et  que  vous 
avez  actuellement  à  discuter.  [Marques  nombreuses  d'assentiment.  — 
Humeurs  à  tjauehr.) 

M.  Jules  Ferry.  —  Les  interpellations  de  M.  Raspail  et  la 
ri^ponse  que  leur  a  faite  M.  le  Jitinistre  de  la  Guerre  nous 
amènent  natui-ellement,  nécessairement,  à  examiner  quels  sont 
les  droits  des  militaires  convoqués  au  vote  plébiscitaire,  quelles 
sont  les  garanties  qu'on  leur  a  olferles... 

.M.  (;.\>M{KTT.\.  —  (Vest  clair! 

M.  Jules  Ferry.  —  Et  comme  vous-même,  monsieur  le 
minisire  de  la  Guorre,  vous  avez  mis  1res  haut  :  la  régularité  du 
vote,  premièrement;  secondement,  son  intlépendancc... 

M.   I.K  MIMSTHE  DE  LA  GlKRRK.   —  Oui  !  OUi  ! 

M.  .Iules  Ferry.  —  J"ai  le  droit  de  parler  d'abord  de  la 
régularité,  et  je  vous  dis  :  ce  que  je  ne  trouve  pas  régulier,  ce 
n'est  pas  (ju'on  ait  fermé  au  public  les  sections  établies  dans  les 
casernes  :  cela  est  conforme  à  la  discipline  militaire,  et  quand, 
à  moi-même  et  ù  d'autres  citoyens  électeurs,  on  a  interdit  les 
casernes  de  Paris  où  Ton  votait,  je  trouve  qu'on  a  bien  fait; 
seulement,  je  trouve  mauvais  qu'on  fasse  voter  dans  les 
casernes.  [Approbation  à  gauc/ie.) 

Maintenant,  qu'est-ce  qu'il  faut  encore  à  tin  électeur. militaire 
ou  civil,  pour  voter  en  connaissance  de  cause  et  en  pleine 
libellé?  Il  lui  faut  le  droit  de  s'éclairer?  de  se  concerter;  il  lui 
laiil  le  droil  de  réunion,  une  certaine  pi\atique  du  droit  de 
réuniiin. 

Ab  1  \ous  ne  direz  ])as  que  je  ne  suis  pas  dans  la  question  de 
Strasbourg.  [Dénégations.] 

M.  I.K  cAUDi-:  i)i;s  sckaix.  —  Non.  vous  n'y  êtes  pas!  [Interruptions, 
lintil.) 

.M.  Jules  Ferrv.  —  J'y  suis  en  |)lein,  monsieur  le  ministre  de 
la  Justice,  et  la  preuve  en  es!  dans  les  interruptions. 

M.  i.i:  r.AiU)K  DES  sc.HArx.  —  Les  inlerr'uptions  ne  prouvent  qu'une 
chose,  c'est  que  le  Gouvernement  n'entend  pas  laisser  discuter  le 


LE    PLÉBISCITE  ET  L'ARMEE.  321 

vote  plébiscitaire  et  la  Constitution.  [Très  bien!  très  bien!  —  Récla- 
mations à  gauche.) 
M.  Gambetta.  —  Ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit. 

M.  Jules  Ferry.  —  Nous  n'abandonnons,  en  aucune  façon, 
le  di'oit  de  discutei'  la  Constitution,  mais  nous  ne  la  discutons 
pas  dans  ce  momenl-ci;  nous  discutons  les  faits  pour  lesquels 
ont  été  frappés,  delà  façon  que  vous  savez,  trois  élèves  de  l'École 
de  santé  de  Strasbourg.  Ces  faits,  ou  plutôt  ce  seul  fait,  a 
consisté  —  c'est  ma  prétention,  et  je  vais  vous  en  donner  les 
preuves  —  ce  fait  a  consisté  uniquement  dans  la  présence  de 
ces  trois  jeunes  gens  dans  des  réunions  plébiscitaires. 

Voix  diverses.  —  Illégales  ! 

M.  Jules  Ferry.  — Étaient-elles  légales  ou  illégales?  C'est 
ici  que  la  jurisprudence  de  M.  le  ministre  de  la  Guerre  devient 
insaisissable,  car  si  les  soldats  se  rendent  dans  des  réunions 
publiques  civiles,  ils  ont  le  sort  de  ces  deux  militaires  sur  les- 
quels mon  ami  M.  Gambetta,  au  commencement  de  l'année,  a 
adressé  une  interpellation  à  M.  le  ministre  de  la  Guerre  ;  et  s'ils 
se  présentent  à  des  réunions  où  il  n'y  a  que  des  militaires,  ils 
sont  également  punis.  Que  faire  alors,  et  quel  est  le  terrain 
légal  pour  le  militaire?  {Très  bien!  très  bien!  à  gauche.) 

Il  y  a  eu  à  Strasbourg,  deux  réunions  :  l'une,  d'élèves  de 
l'École  de  santé,  l'autre,  de  soldats.  La  réunion  des  élèves  de 
l'École  de  santé  a  été  tenue  dans  un  lieu  clos  et  couvert  entre 
élèves  de  la  même  école... 

Plusieurs  voiw.  —  Hors  des  délais  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Pardon;  elle  n'a  pas  eu  lieu  hors  des 
délais,  comme  l'a  dit  31.  le  ministre  :  elle  a  lieu  le  l"''  mai,  et, 
d'ailleurs,  il  n'y  a  pas  de  délais  pour  des  réunions  ayant  un 
caracttTe  pi'ivé  et  formées  d'élèves  de  la  même  école.  Il  n'y 
avait  chez  M.  Gloxin  que  des  élèves  de  l'École  de  santé  qui  se 
sont  livrés  à  ce  scrutin  préparatoire  d'où  sont  sortis  les  71  no7i 
et  le  oui  unique  dont  parlait  tout  à  l'heure  M.  Raspail,  et  j'en 
conviens,  cette  réunion  n'a  pas  été  étrangère  au  vote  de  l'École 
militaire  de  santé,  qui  a  donné  150  non  et  26  oui. 

Il  faut  qu'on  nous  dise  en  vertu  de  quel  principe,  si  ce  n'est 
pas  en  vei'tu  de  l'arlùtraire.  recouvert  de  ce  grand  mot  de  dis- 
cipline militaire,  on  interdit  ainsi  à  des  électeurs  militaires  de 

■2[ 


322  DISCOLHS   KT  OIMMONS. 

se  ii'iinii-  outre  eux,  dans  un  endroit  \mY(),  pour  s'entendre  sur 
iiii  •^ciiiliii  pi-c'-paratoire. 

Mais  voilà  précisc^mcnt  ce  fpie  M.  le  ministre  de  la  Guerre  n'a 
pas  l'ail  et  ne  pouvait  pas  faire. 

Mais,  dit  M.  le  ministre  de  la  Guerre,  il  y  a  eu  une  autre 
r(^union  de  250  à  300  soldats,  hors  des  portes  de  la  ville, 
le  .*)  et  le  6  mai  ;  cette  réunion  ,  messieurs,  ne  renfermait  que 
(\cfi.  soldats,  de  simples  soldats. 

M.  LK  MINISTRE  1)K  LA  GL'ERRE.  —  C'ost  vrui  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  On  n'a  pas  reproché  un  seul  instant  aux 
élèves  de  l'École  de  santé  d'avoir  assisté  à  cette  réunion;  mais 
alors,  s'ils  n'ont  pas  assisté  à  cette  réunion,  de  quoi  sont-ils 
roupaltl('s?Etles  soldats  eux-mêmes,  à  quel  point  de  vue  sont- 
ils  couiiahles?  Est-ce  au  point  de  vue  de  la  discipline?  Com- 
iiKMil  1  voilà  dos  soldats  qui  choisissent,  pour  se  réunir,  un 
endroit  isolé  des  fortifications  ;  la  réunion  est  tellement  secrète 
que  les  chefs  ne  la  connaissaient  pas  plusieurs  jours  après? 
Est-ce  là  une  violation  de  la  loi  sur  les  réunions  publiques? 
Non,  n'est-ce  pas?  Alors,  c'est  une  violation  de  la  discipline  : 
c'est  donc  que  votre  discipline  défend  aux  soldats  de  s'entendre 
et  de  se  concerter  avant  le  vote. 

Je  vous  défie  de  sortir  de  ce  dilemme.  • 

Vous  avez  bien  dit  qu'à  la  suite  de  cette  réunion,  on  avait 
poussé  les  cris  de  :  Vive  la  RépuhUqur!  Il  me  semble  que,  si  le 
fait  est  exact,  si  un  pareil  fait  s'est  passé  dans  la  garnison  de 
Strasbourg,  si  des  cris  séditieux  ont  été  prononcés  dans  une 
ivunion  de  deux  cents  militaires,  comme  le  relatent  les  rap- 
Itorls,  soumis  à  xM.  le  ministre,de  la  Guerre... 

M.  LK  MiMSTRK.  —  1. ('S  témoignages !... 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  me  semble  tout  à  fait  extraordinaire 
qu'on  n'ait  pas  poursuivi,  et  qu'on  n'ait  pas  fait  passer  devant 
un  conseil  de  guerre  des  soldats  en  état  de  conspiration 
llagrante  et  permanente,  et  qui  auraient  crié  :  Vive  la 
/Icpuhlique  ! 

C'est  invraisemblable  !  mais,  encore  une  fois,  je  le  répète,  les 
élèves  de  l'Ecole  de  santé  n'ont  en  aucune  espèce  de  lien  avec 
la  ivunion  dos  soldats.  Or,  c'est  aux  élèves  de  l'École  de  santé. 


LE  PLEBISCITE  ET  L'ARMÉE.  323 

comme  on  voulait  bien  me  le  rappeler  tout  à  Theure,  que  se 
rapporte  l'interpellation  de  M.  Raspail. 

Eh  bien!  je  vais  vous  édifier  sur  ces  élèves  de  l'École  de 
santé  :  vous  allez  voir,  par  des  documents  que  ne  récusera  pas 
M.  le  ministre  de  la  Guerre,  quel  est  le  vrai  caractère  de  la 
mesure  qui  les  a  frappés. 

Voici  l'ordre,  en  date  du  28  mai  1870,  notifié  aux  élèves  par 
le  directeur  de  l'École  de  santé,  ordre  qui  explique  et  qui  avoue 
tout  ce  que  nous  vous  reprochons  à  cette  tribune  : 

«  Le  général  commandant  la  6''  division  militaire  m'informe 
par  sa  lettre,  en  date  du  28  mai,  que  S.  Exe.  M.  le  ministre  de 
la  Guerre  a  licencié  les  élèves  Dupuy,  Nicomède  et  Lauriès,  pour 
avoir  organisé  des  réunions  et  des  manifestations  incompatibles 
avec  la  discipline  militaire.  » 

Ainsi,  vous  décidez,  et  telle  est  votre  jurisprudence,  que  les 
réunions  des  élèves  de  l'École  de  santé,  réunions  dans  les- 
quelles ces  élèves  se  présentaient,  parlaient  et  agissaient  comme 
électeurs,  sont  des  réunions  incompatibles  avec  la  discipline 
militaire?  [Oui!  oui!) 

Je  retiens  l'aveu. 

Mais  écoutez  la  fin  de  la  lettre. 

La  lettre  du  général  se  termine  par  le  paragraphe  suivant  : 
«  Vous  ne  devrez  pas  laisser  ignorer  aux  élèves  de  l'École  du 
service  de  santé  militaire  que  M.  le  maréchal,  ministre  de  la 
Guerre,  a  sévèrement  blâmé  la  conduite  d'un  trop  grand 
nombre  d'entre  eux...  » 

Je  le  crois  bien,  ils  avaient  voté  150  non! 

«...  et  que  son  Excellence  est  parfaitement  décidée  à  recou- 
rir aux  dernières  mesures  de  rigueur  si  de  nouveaux  désordres 
venaient  à  se  produire.  » 

M.  LE  MINISTRE  DE  LA  GUERRE.  —  Oui,  parfaitement  ! 

M.  Jules  Feeey.  —  On  n'a  pas  allégué  d'autres  désordres 
que  des  faits  politiques,  c'est-à-dire  des  faits  qui  tiennent  à  la 
liberté  même  des  électeurs,  à  leur  droit  de  se  concerter  sur 
leurs  votes. 

Il  n'y  a  pas  eu  d'autres  désordres  que  ceux-là. 

M.  Creuzet.  —  Et  les  cris  de  :  Yive  la  République  ! 

M.  Jules  Feery.  —  Il  ne  s'agit  ici  que  de  l'École;  l'allégation 


324  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

(les  rris  de  :  Virr  la  République!  s'applique  :i  la  léiinioii  des 
soldais,  à  cette  réunion  nocturne... 

M.  i,K  Mi.MSTRK  DE  L'i.NTKitii'i.H.  —  Une  réuiiion  noclui-nc  eu  plein 
jour.  (0«  ;77.) 

M.  Jtles  Ferry.  —  «  Le  directeur  de  l'École  espère  que  cet 
avertissement  suflira  pour  engager  les  élèves  à  ne  s'occuper 
(pie  de  leiii-s  éludes,  à  se  conformer  aux  règlements  de  l'École 
et  de  la  discipline  militaire.  » 

Je  vous  le  demande  à  vous,  messieurs  de  la  majorité,  qui 
apiuoiivez  ce  bon  conseil  donné  à  la  jeunesse,  je  vous  demande 
(]iii  It's  a  détournés  de  leurs  études? qui  les  a  priés  de  s'occuper 
(l'autres  choses  que  de  leurs  études,  sinon  le  Gouvernement 
nu^me  qui  les  a  appelés  à  une  épreuve  plébiscitaire?  [Approba- 
tion à  gauche.)  Et  je  dis  que,  pour  des  faits  aussi  futiles,  au 
point  de  vue  de  la  discipline...  [Oh  l  oh .'),  oui,  au  point  de  vue 
de  la  discipline  :  si  la  discipline  peut  vivre  avec  la  liberté  électp- 
rale,  ces  faits  sont  futiles,  car  c'est  un  exercice  élémentaire  de 
cette  liberté  que  de  se  réunir  pour  savoir  s'il  faut  voter  oui  ou 
non.  Ainsi,  après  avoir  été  vous-mêmes  les  provocateurs  de 
leur  action  politique,  les  punir  de  cette  action  même,  prendre 
trois  jeunes  gens  qui  étaient  arrivés  au  doctorat,  les  arracher 
à  l'école  pour  leur  mettre  sur  les  épaules  la  capote  du  soldat  et 
les  envoyer  dans  un  régiment,  je  dis  que  c'est  là  une  discipline 
moscovite  ot  non  pas  une  discipline  française.  [Nouvelle  appro- 
bation à  gauche.) 

Maintenant,  M.  le  ministre  de  la  Guerre,  interpellé  sur  la  pro- 
clamation du  colonel  du  9^  de  ligne,  a  répondu  foi't  spirituelle- 
ment, comme  toujours,  en  la  qualifiant  de  causerie,  et  il  trouve 
que  la  causerie  du  colonel  du  9^  est  en  mauvais  style.  Cela  est 
assurément  bien  évident;  mais  ce  n'est  pas  pour  le  style  que 
nous  l'attaquons,  c'est  pour  le  fait  même.  Vous  avez  défendu  la 
pioclamation  du  colonel  du  9^  ligne,  par  cette  raison  que  le 
colonel  adressait  cette  réprimande  à  des  soldats  qui  avaient 
participé  à  une  réunion  illicili". 

Eh  bien,  de  la  proclamation  même  du  colonel  il  résulte  que 
cette  réunion  se  composait  uniquement  d'une  vingtaine  de 
musiciens,  attablés  de  6  à  8  heures  du  soir  chez  un  marchand 
de  vins,  sous  la  présidence  d'un  jeune  homme  de  la  ville,  âgé  de 


LE  PLÉBISCITE  ET   L'ARMÉE.  325 

dix-neuf  ans.  Voilà  une  réunion  illicite!  Mais  alors  quelles  sont 
les  réunions  licites?  où  sont-elles?  si  20  soldats,  dans  un  lieu 
clos,  ne  peuvent  pas  se  réunir  sans  s'attirer  les  foudres  de  l'auto- 
rité militaire!  Mais  tout  cela  n'est  lien,  messieurs  :  il  y  a  autre 
chose  que  la  proclamation  du  colonel  du  9^  ;  si  elle  était  isolée, 
vous  pourriez  dire  qu'il  n'est  pas  étonnant,  dans  une  armée 
aussi  nombreuse  que  la  nôtre  et  dans  un  si  grand  nombre  de 
régiments,  de  rencontrer  un  colonel  excessif  dans  son  zèle  et 
malencontreux  dans  ses  expressions  ;  mais  il  y  a  d'autres  faits 
du  même  genre.  Il  y  a  le  colonel  du  61'  qui  ne  reproche  pas  des 
réunions  illicites  à  ses  soldats  :  il  leur  reproche  l'exercice  même 
de  leur  liberté  de  citoyens,  il  l(Mir  reproche  leurs  votes  négatifs  ; 
vous  allez  voir  ! 

«  61"  de  ligne.  —  Le  colonel  est  loin  de  faire  des  compli- 
ments au  régiment  sur  son  vote  d'hier;  il  n'aurait  pu  croire 
qu'il  y  eût  autant  de  mauvais  soldats  dans  le  6l^  »  [Exclama- 
tions à  gauche.)  «  Le  rouge  de  la  honte  lui  monte  au  visage 
(juand  il  compare  les  297  votes  négatifs  du  régiment  aux 
41  votes  du  même  genre  du  86*.  son  camarade  de  brigade. 

«  Il  aime  à  croire  que  beaucoup,  surtout  parmi  les  jeunes 
soldats,  n'ont  agi  si  stupidement  que  par  une  faiblesse  et  une 
ci'édulité  bien  naïves.  ;>  [Nouvelles  exclamations  à  gauche.) 

«  Tous,  du  premier  au  dernier,  nous  devons  prendre  notre 
part  de  responsabilité  et  nous  ne  tarderons  pas  probablement  à 
en  subir  les  conséquences. 

«  Le  régiment  n'a  qu'un  moyen  d'etTacer  la  flétrissure  impri- 
mée à  son  numéro,  jusqu'ici  sans  tache,  par  un  moment  de 
défaillance,  c'est  de  redoubler,  à  l'occasion,  de  fermeté,  de 
dévouement  et  de  fidélité  au  drapeau.  Ces  observations  seront 
lues  à  trois  appels  consécutifs. 

«  Aujourd'hui,  tous  les  officiers  se  trouveront  à  l'appel,  et, 
après  avoir  fait  lire  les  observations  ci-dessus,  les  commandants 
de  compagnie  s'elîorceront  de  faire  comprendre  aux  hommes 
toute  l'indignité  de  leur  conduite.  » 

.M.  LE  GARDE  DES  SCE.UX.  —  Mais  eu  a-t-oii  puni  ? 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  ne  sais  pas  si  l'on  en  a  puni  ou  si 
l'on  n'en  a  pas  puni  ;  mais  ce  n'est  pas  par  une  question  de  ce 


;I2G  DISCOUliS   ET  OPINIONS. 

genn'  (|uc  le  Gouvernement  peut  nous  repondre  ;  il  faut  qu'il 
(lésavouc,  qu'il  n''primancle  le  colonel. 

M.  u:  MINISTRE  iiE  LA  GiERRE.  —  Je  lie  tlésavoue  pas  et  je  ne  blù- 
niprai  pas  le  ooionel.  (Très  bien!  très  bien!) 

M.  .li'LKS  Feiîry.  —  J'en  prends  acte,  monsieur  le  ministre  ! 

jM.  le  mlmstre  ])E  la  GiERRE.  —  Pronez-eii  acte  tant  que  vous  le 
voudrez. 

M.  JiLios  Ferry.  —  J'en  prends  acte  devant  le  pays  qui  nous 
entend  tous!  [Exclamations  diverses.) 

M.  Holle.  —  Il  a  raison,  le  maréchal! 

M.  i)i;  JorvENCEL  prononce  au  milieu  du])iuit  quelques  paroles  qui 
no  parviennent  pas  jusqu'à  nous. 

M.  Jules  Ferry.  —  Pardon,  mon  cher  collègue,  laissez-moi 
continuer! 

M.  LE  PRÉSIDENT  ScHNEiDER.  —  Monsieur  de  Jouvencel,  vous  voyez 
que  votre  collègue  lui-même  se  plaint  de  ce  que  vous  l'interrompiez 
de  cette  façon. 

M.  Jules  Ferry.  —  M.  le  ministre  de  la  Guerre,  avec  une 
grande  douceui',  je  prends  acte  devant  le  pays,  qui  nous  entend 
tous  les  deux...  {Oui!  oui!)  je  prends  acte  de  votre  déclaration, 
et  quand  l'inlerpellation  n'aurait  eu  pour  résultat  que  de  la 
provoquer,  elle  aui-ait  été  utile.  Votre  -réponse  fait  luire  la 
vérité  sur  cette  alfaire,  et  cette  vérité,  la  voici  en  trois  mots  : 
pour  vous,  à  l'origine,  le  plébiscite  de  l'armée  n'était  qu'une 
formalité.  {Nouvelles  exclamations.) 

M.  le  ministre  de  la  guerre.  —  Je  demande  la  parole. 

]\I.  Jules  Fkrry.  —  U  est  devenu,  après  le  vote,  un  gros 
souci,  et,  par  suite,  une  cause  d'arltitraire  et  une  source  de 
persécutions.  [Approbation  à  gauche.  —  Protestations  au  centre 
et  à  droite.) 

Le  régime  de  l'Algérie. 

L'atlention  de  M.  JuIcj;  Kerrv  se  portail  déjà  au  delà  des  questions 
que  soulevait  la  politique  intérieure  du  riouvernement.  Par  un  singu- 
lier pressentiment  du  rôle  piépondéranl  qu'il  devait  jouer  plus  lard 
dans  l'expansion  de  notre  nouvel  enqiirc  colonial,  il  s'intéressait 
passionnéiHcnt,  dî-s   1870,  aux  ar.lfs  du  Pouvoir  exécutif  qui    modi- 


LE  RÉGIME  DE  L'ALGÉRIE.  327 

fiaient,  souvent  ù  la  légère,  l'organisation  des  colonies.  Déjà,  dans 
la  séance  du  9  mars,  le  Corps  législatif  avait  nettement  condamné 
le  régime  militaire  qui  avait  si  longtemps  entravé  l'essor  de  l'Algérie. 
Le  Gouvernement  lui-même,  sous  la  pression  de  l'opinion  publique, 
avait  dû  restituer  au  pouvoir  législatif  un  grand  nombre  de  matières 
qui  étaient  restées  jusque-là  dans  le  domaine  constitutionnel.  Mais 
un  décret  du  11  juin,  provoqué  par  le  gouvernement  général  de 
l'Algérie,  et  présenté  par  le  ministre  de  la  Guerre,  venait  de  régler, 
à  titre  provisoire,  les  élections  du  conseil  général  de  l'Algérie,  et 
conférait  l'électorat,  non  seulement  aux  Français,  mais  aux  indi- 
gènes et  aux  étrangers.  A  l'occasion  d'une  proposition  de  MM.  le 
comte  le  Hon  et  Jules  Favre,  relative  à  l'Algérie,  M.  Jules  Ferry  cri- 
tiqua vivement,  dans  la  séance  du  17  juin  1870,  ce  décret  provi- 
soire du  11  juin  qui  lui  paraissait  constituer  un  empiétement  sur 
les  prérogatives  du  Corps  législatif  i.  Il  y  a  intérêt  à  citer  ce  discours, 
au  moment  où,  sous  la  présidence  de  M.  Jules  Ferry,  une  commis- 
sion sénatoriale  étudie  l'ensemble  de  l'organisation  algérienne. 

M.  LE  PRÉSIDENT  Bi'SSON  BiLLAULT.  —  L'ordre  du  jour  appelle  la 
discussion  sur  les  conclusions  de  la  Commission  d'initiative  parle- 
mentaire, tendant  à  renvoyer  aux  bureaux  la  proposition  de  MM.  le 
comte  Le  Hon  et  Jules  Favre,  relative  à  l'Algérie. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  PRÉsn)ENT  Bi  SSON  BiLLAL'LT.  —  Vous  avez  la  parole, 

M.  Jules  Ferry.  —  Messieufs,  lorsque  j'eus  l'honneur,  il  y 
a  quelques  jours,  de  déposer  une  demande  d'interpellation,  rela- 
tive aux  alïaires  algériennes,  interpellation  que  je  transforme 
aujourd'hui  en  observations  sur  la  proposition  de  loi  qui  vous 
est  soumise,  je  n'avais  pas  l'intention  de  réveiller  un  débat  qui 
s'est  produit  dans  cette  assemblée,  avec  beaucoup  d'éclat  et 
avec  beaucoup  de  protlt,  puisqu'il  a  donné  le  spectacle  d'une 
miraculeuse  entente  entre  les  opinions  habituellement  les  plus 
opposées,  les  plus  hostiles.  Aussi,  n'ai-je  pas  hésité  à  reporter 
sur  la  proposition  de  loi  de  MM.  Le  Hon  et  Jules  Favre  les 
questions  importantes  que  j'entends  soumettre  au  Gouver- 
nement. 

Messieurs,  je  n'ai  pas  l'intention  de  vous  faire  un  long  exposé  : 
je  parle  surtout,  en  ce  moment,  au  nom  des  prérogatives  de  la 
Chambre,  et  je  la  prie  d'écouter  attentivement  les  observations 
très  brèves  que  j'ai  à  lui  présenter. 

1.  Journal  officiel  du  18  juin. 


;{2S  DISCOURS  ET  OPIMOiNS. 

J'ainit^  Itcaucoiip,  messieur.s,  les  solutions  définilives,  et  je 
croyais  (|iic  le  vote  de  l'ordre  du  jour  motivé  qui  a  signalé  la 
séance  du  9  mars  dernier,  après  une  discussion  de  trois  séances, 
avait  résolu  délinilivement,  et  pour  un  long  temps,  la  question 
algéiicniie,  dans  cette  assemblée. 

Je  l'ai  cru.  messieurs,  jusqu'à  l'apparition  des  décrets  provi- 
soires du  31  mai,  bientôt  suivis  du  décret  provisoire  du  11  juin. 
Aiijourd'bui  j'ai  des  doutes,  plus  que  des  doutes,  et  je  crois 
qu'il  est  nécessaire,  qu'il  est  indispensable,  que  ces  doutes 
soient  levés  par  une  déclaration  catégorique  du  Gouvernement. 

Vous  savez,  messieurs,  pour  l'avoir  tous  lu  au  Journal  offi- 
ciel, que  le  décret  du  11  juin  établit  et  règle  les  élections  du 
conseil  général  pour  l'Algérie.  Il  traite  le  sujet  sous  un  titre 
provisoire,  mais  dans  toute  son  étendue  ;  il  résout,  de  la  façon 
la  plus  nette  et  avec  les  plus  grands  détails,  les  questions  les 
plus  graves  qu'une  loi  semblable  puisse  soulever. 

Il  résout  notamment  la  grande  question  de  l'éleclorat,  en 
conférant  les  droits  électoraux  non  seulement  aux  Français,  non 
seulement  aux  indigènes,  mais  aux.  étrangers. 

Or,  messieurs,  il  m'a  paru  que  ce  décret  du  11  juin,  —  pour 
ne  pas  abuser  de  vos  moments,  je  ne  dirai  rien  des  deux  pré- 
cédents décrets,  et  je  concentreivai  ma  discussion  sur  le  point 
tjui  m'a  paru  le  plus  attaquable,  et  le  plus  difficile  à  expliquer, 
—  ce  décret  du  11  juin  me  semble  être  un  empiétement,  sans 
doute  inconscient,  de  la  part  de  M.  le  ministre  de  la  Guerre,  sur 
les  préiogatives  de  l'assemblée. 

Je  ne  dissimulerai  pas  à  la  Chambre  qu'à  un  point  de  vue 
exclusivement  juridique,  la  question  peut  offrir  des  difficultés  : 
ces  difficultés  ]iroviennent  d'une  longue  tradition  et  d'anciennes 
habitinit's  dai-bilraire,  daibitraire  administratif,  établies  en 
Algérie  depuis  quarante  ans.  Tout  a  été,  pendant  quarante  ans, 
réglé  par  décret  en  Algérie,  et,  à  l'heure  qu'il  est,  si  nous  nous 
placions  sur  le  terrain  des  subtilités  juridiques,  nous  pourrions 
discuter  pendant  longtemps. 

M.  le  unnistre  de  la  Guerre,  s'il  était  un  jurisconsulte  subtil, 
jiouri-ait  me  dire  :  Mais  les  limites  entre  le  droit  du  décret  et  le 
droit  du  législateur,  entre  le  droit  de  l'administration  et  le  droil 
de  la  Chambre,  où  les  trouvez-vous? 

Nous  n'aurons  pas.  je  l'espère,  de  controverses  de  ce  genre  : 


LE   RÉGIME  DE   LALHEHIE.  329 

la  loyauté  de  M.  le  ministre,  n'aura  pas  recours  à  des  subtilités 
de  légiste. 

D'ailleurs,  ce  qui  pouvait  être  discutable  avant  le  vote  du 
9  mars,  ne  l'est  plus  à  l'heure  présente.  Avant  le  9  mars,  on 
pouvait  dire  :  l'Algérie,  c'est  le  domaine  favori  du  pouvoir 
exécutif  dans  ce  pays-ci  depuis  quarante  ans;  l'Algérie,  c'est, 
depuis  quinze  ans,  un  champ  d'expérience  pour  le  Gouverne- 
ment personnel;  l'Algérie  est  essentiellement  vouée  au  régime 
administratif.  Mais,  depuis  quelques  mois,  messieurs,  deux  évé- 
nements importants  sont  survenus,  qui  rendent  impossible 
désormais  un  pareil  langage  :  l'un  de  ces  faits,  c'est  le  vote 
unanime  du  9  mars  que  je  rappelais  en  commençant;  le 
second,  c'est  l'acte  solennel  qui  a  abrogé  l'article  27  de  la 
Constitution. 

Si  nous  plaçons  le  décret  du  11  juin  en  face  du  vote  du 
9  mars,  et  si  nous  essayons,  en  hommes  de  bonne  foi,  de  mettre 
ce  décret  d'accord  avec  le  vote  du  9  mars,  nous  les  trouvons 
absolument  contradictoires. 

Qu'est-ce  qui  s'est  passé  ici  le  9  mars?  quelle  a  été  la  grande 
conquête  réalisée  par  les  partisans  du  droit  commun  en  Algé- 
rie? Cette  conquête  a  été  double;  à  mon  sens,  il  ressort  deux 
choses  de  ces  débats  mémorables  :  en  premier  lieu,  la  condam- 
nation du  régime  militaire,  et,  en  second  lieu,  la  restitution  au 
pouvoir  législatif  du  règlement  des  affaires  de  l'Algérie.  Je  ne 
dis  pas  de  tous  les  détails  de  l'administration,  —  je  sais  faire  la 
part  des  choses  humaines,  —  mais  des  régies  générales  et  des 
principes  de  l'organisation  algérienne. 

Eh  bien,  au  premier  rang  de  ces  principes  organiques  et  fon- 
damentaux, je  place  l'organisation  municipale,  l'organisation 
départementale  et  le  droit  de  représentation  pour  l'Algérie.  Ces 
trois  principes  sont  sur  la  même  ligne. 

Si  j'avais  besoin,  messieurs,  de  rappeler  à  vos  souvenirs 
quelques  paroles  ministérielles,  il  ne  me  serait  pas  diflicile  de 
trouver  dans  les  déclarations  si  catégoriques  qui  furent  faites 
dans  la  séance  du  9  mars  par  M.  le  garde  des  sceaux,  la  preuve 
de  ce  que  j'avance. 

La  question  des  attributions  du  Corps  législatif,  dans  ses 
rapports  avec  l'Algérie,  fut.  dans  cette  séance  du  9  mars,  envi- 
sagée à  deux  points  de  vue  par  M.  le  garde  des  sceaux.  Il  se 


H30  IllSiiillliS    KT    (ll'I.Mn.NS. 

plaça  d'ahoril  sur  lo  U^rrain  du  «li'oit  existant,  ilii  sénatiis- 
consullo.  et,  expliquant  à  la  Chambre,  quelle  était  la  portée  et  la 
naliirc  (le  ce  sénatus-consulte,  dont  l'honorable  M.  Le  Hon  et 
M.  le  ministre  de  la  Guerre,  après  lui,  avaient  entretenu  la 
Chambre,  il  déclara  que  ce  sénatus-consulte  avait  été  conçu  de 
façon  à  étendre,  autant  que  possible,  la  sphère  des  attributions 
léuislatives,  et  il  dit  : 

«  Les  modilications  que  M.  le  ministre  de  la  Guerre  a  intro- 
duites ont  consisté  à  étendre,  autant  qu'il  l'a  pu,  avant  même 
{|uil  s'ajzit  de  supprimer  l'article  27  de  la  Constitution,  le 
nondire  des  matières  qui  sortiraient  du  domaine  constituant 
pour  être  remises  au  pouvoir  législatif;  sur  les  quinze  ou  seize 
articles  dont  se  compose  le  sénatus-consulte,  il  y  en  a  certaine- 
ment les  trois  quarts  qui  ne  sont  absolument  que  les  répétitions 
les  uns  des  autres. 

«  On  pourrait,  dans  un  langage  non  juridique,  les  traduire 
par  ces  expi'essions  :  le  Corps  législatif  sera  saisi  du  droit  qui, 
jusqu'alors,  était  réservé  au  Sénat.  C'est  là  le  fond  du  sénatus- 
consulte,  à  l'exception  de  quelques  principes  essentiels.  Le  gé- 
néral Leltœuf  a  i-emis  au  Corps  législatif  le  pouvoir  de  tout 
régler,  de  tout  connaître  et  de  tout  décider.  » 

Et  puis,  à  quelques  instants  de  là,  dans  la  même  séance, 
M.  le  garde  des  sceaux  est  amené  par  l'insistance  de  l'honorable 
M.  Jules  Favre  à  s'expliquer  d'une  façon  plus  directe  sur  l'ar- 
ticle 27  de  la  Constitution;  il  exprime  le  désir,  qui  s'est  réalisé 
depuis,  d'abroger  cet  article  27  : 

«  Nous  voulons,  dit-il,  faire  sérieusement  des  actes  sérieux. 
Si,  ayant  obtenu  l'assentiment  de  l'Empereur,  nous  arrivons  à 
nous  entendre  avec  le  Sénat,  dont  le  concours  est  nécessaire 
pour  supprimer  l'article  27  de  la  Constitution,  et  dont  il  serait 
profondénicn!  irrévérencieux,  pour  notre  part,  de  supposer  le 
vote  acquis,  alors  qu'il  n'est  pas  même  saisi;  si  l'article  27  est 
abrogé  à  un  terme  rapproché,  nous  saisirons  avec  empresse- 
ment l'occasion  de  faire  une  piemière  application  du  droit 
nouveau,  en  restituant  au  domaine  de  la  loi,  sinon  toutes  les 
questions  tranchées  par  le  sénatus-consulte,  du  moins  le  plus 
grand  nomltre  d'entre  elles. 

«  Tel  est  notre  désir;  nous  avons  cru  néanmoins  utile  de 
présenter  le  sénatus-consulte  au  Conseil  d'État;  d'abord  parce 


LE   RÉGIME  DE  L'ALGÉRIE.  331 

que  M.  le  ministre  de  la  Guerre  s'y  était  obligé.  L'Algérie  ne 
nous  laissait  pas  respirer,  et  c'est  la  première  fois  que  nous 
entendons  ses  défenseurs  nous  dire  :  «  Ne  vous  hâtez  pas!  » 
Jusqu'à  cette  discussion,  ils  nous  représentaient  sans  cesse  les 
changements  comme  urgents  et  devant  être  opérés  toute  affaire 
cessante. 

«  Nous  ne  trouvons  aucun  inconvénient  à  ce  que  le  Conseil 
d'État  continue  son  étude  :  cela  accélérera  le  mouvement  néces- 
saire de  la  préparation  législative.  Le  Conseil  d'État  examinera 
les  choses  en  elles-mêmes,  et  quand  le  Sénat  aura  prononcé, 
il  ne  nous  restera  plus  qu'à  inscrire  en  tête  de  son  travail  : 
Sénatus-consulte  ou  loi.  » 

Vous  le  voyez,  messieurs,  le  Gouvernement,  dans  cette  séance 
mémorable  du  9  mars,  n'entrevoyait  que  deux  hypothèses  pos- 
sibles :  ou  le  maintien  de  l'autorité  sénatoriale  pour  la  régle- 
mentation des  alTaires  de  l'Algérie,  ou  la  substitution  du  pou- 
voir législatif  au  pouvoir  du  Sénat. 

Mais  assurément  il  n'est  entré  dans  la  pensée  d'aucun  de 
ceux  qui  entendaient  ces  paroles  du  Gouvernement,  de  supposer 
que  les  attributions  enlevées  au  Sénat,  c'est  au  Pouvoir  exécutif, 
exprimant  sa  volonté  par  un  simple  décret,  qu'elles  seraient 
restituées.  Pourtant,  c'est  par  un  décret  que  le  Gouvernement 
vient  de  réglementer  les  élections  des  conseils  généraux  qui 
devaient,  à  coup  sûr,  dans  la  pensée  de  tout  le  monde,  rentrer 
dans  les  attributions  législatives,  si  elles  cessaient  d'appartenir 
au  Sénat. 

Je  prévois  l'objection  qu'on  va  me  faire  ;  le  Gouvernement 
dira  que  le  décret  du  M  juin  est  une  mesure  provisoire.  Le 
ministre  de  la  Guerre,  en  le  soumettant  à  la  signature  de  l'Em- 
pereur, a  déclaré  que  c'était  à  titre  provisoire  qu'il  proposait 
de  régler  la  situation  des  conseils  généraux  et  les  élections 
pour  ces  conseils. 

Cette  première  réponse,  qu'on  ne  manquera  pas  de  me 
faire,  ne  me  parait  pas  satisfaisante,  et  voici  pourquoi  : 

Il  y  a  longtemps  qu'on  l'a  dit,  le  provisoire,  en  France,  c'est 
tout  ce  qui  dure  ;  ainsi  nous  sommes  encore,  à  l'heure  qu'il 
est,  soumis  à  un  régime  provisoire  qui  remonte  à  de  très 
longues  années. 

Quant  à  l'Algérie,  elle  a  toujours  été  placée  sous  le  régime 


y3J  DISCOLUS    KT   Ol'IMO.NS. 

(lu  provisoii-c  ;  toujours  on  a  relardé  pour  elle  le  jour  de  l'orga- 
nisaliondélinilive. 

En  coniiinlsanl  les  actes  législatifs  et  les  décrets  qui  ont 
réglementé  la  situation  algérienne,  j'y  ai  trouvé  une  dénionstra- 
tion  saisissante  de  ce  que  j'ai  l'honneur  de  vous  dire. 

Le  décret  du  17  mai  186G  sur  l'organisation  municipale  en 
Algérie,  se  pare  aussi  de  ces  couleurs  provisoires,  s'abrite  sous 
le  prétexte  d'une  loi  pi-ovisoire  :  c'est  en  attendant  qu'il  soit 
possible  de  régler  définitivement  la  Constitution  algérienne, 
confoimément  à  l'article  27  de  la  Constitution,  que  le  Pouvoir 
exécutif  prend  sur  lui  d'organiser  les  municipalités  en  Algérie  1 

Je  ne  voudrais  pas,  et  la  Chambre  qui  a  voté  Tordre  du  jour 
du  9  mars,  ne  peut  pas  plus  que  moi  vouloir  que  ce  provisoire 
(pii.  pour  l'organisation  municipale  de  l'Algérie,  dure  depuis 
plus  de  quati'e  ans,  devienne  un  définitif,  à  temps  indéterminé, 
pour  l'organisation  départementale  et  pour  les  conseils  géné- 
raux. Aussi,  monsieur  le  ministre,  quand  vous  avez  dit  :  C'est 
un  décret  pi'ovisoire,  vous  ne  m'avez  pas  rassuré;  vous  n'avez 
rassure  ni  la  Chambre  ni  la  colonie,  parce  que  c'est  toujours 
à  titre  j)rovisoire  que,  depuis  quarante  ans,  les  décrets  ont  été 
rendus,  et  ([ne  nous  sommes  dans  un  provisoire  qui  n'a  ni  fin 
ni  terme. 

Le  décret  du  II  juin  connaît  bien  sa  faiblesse,  et.  pour  pré- 
venir le  reproche,  —  qu'il  est  si  facile  de  lui  adresser,  — 
il  ajoute  :  J'ai  devancé  le  désir  des  colons  ;  c'est  à  la  prière  de 
l'Algérie  elle-même  que  nous  organisons  dès  à  présent  les 
conseils  généraux. 

Je  ferai  sur  ce  point  deux  observations  à  M.  le  ministre  de 
la  Guerre,  qui,  j'en  suis  sûi-,  y  ivpondra  avec  sa  loyauté  habi- 
tuelle : 

Est-ce  qu'il  était  absolument  impossible  au  commencement  du 
mois  (le  juin,  lorsque  le  Conseil  d'État  fut  appelé  à  délibérer  ce 
décret  provisoire  du  11  juin;  est-ce  (ju'il  était  impossible  de 
transformer  le  projet  de  décret  délibéré  par  le  Conseil  d'État 
en  un  projet  de  loi  émanant  de  l'initiative  du  Gouvernement? 
Est-ce  qu'il  était  impossible  de  saisir  la  Chambre?  Est-ce  que  le 
temps  vous  manquait  pour  cela?  Est-ce  que  la  i)réparation 
n'était  pas  comi)lète?  Est-ce  que  le  Conseil  d'État  n'étudie  pas 
ces  malièn^s  depuis  cin(|  ou  six  mois?  Est-ce  que  le  résultat  de 


LE   RÉGIME   DE   L'ALGÉRIE.  333 

ses  éludes  n'est  pas  dans  le  sénatus-consulte  dont  vous  nous 
parliez  le  9  mars?  Est-ce  que  vous  n'aviez  pas  le  temps  jusqu'à 
la  fin  de  la  session  de  saisir  le  Corps  législatif?  Y  avait-il  un 
inconvénient  quelconque  à  le  faire,  au  lieu  de  résoudre  la 
question  d'une  manière  dictatoriale? 

Vous  dites  que  vous  avez  voulu  devancer  les  vœux  des 
colons  ;  vous  pouviez  les  satisfaire  et  satisfaire  en  même  temps 
la  Chambre,  en  réalisant  les  promesses  faites,  ici  même,  au 
mois  de  mars  dernier,  en  présentant  un  projet  de  loi  qui  pou- 
vait être  voté  avant  la  fin  de  la  session,  et,  par  conséquent, 
arriver  à  temps  pour  la  prochaine  session  des  conseils  généraux 
qui,  en  Algérie,  n'a  lieu  qu'au  mois  d'octobre. 

11  ne  me  restera  plus  qu'une  question  à  soumettre  à  M.  le 
ministre  de  la  Guerre.  Je  comprendrais  que  le  Pouvoir  exécutif 
prît  sur  lui  de  rendre  un  décret  purement  réglementaire  et  tout 
à  fait  inoffensif.  Mais  est-ce  que  le  décret  du  11  juin  peut  être 
qualifié  d'inoffensif  ?  {i\on/  à  gauche.)  Est-ce  qu'il  ne  touche  à 
aucune  question  pendante,  grave,  digne  de  l'examen,  et  de 
l'examen  approfondi  du  Corps  législatif? 

Non:  il  résout  d'autorité  la  question  de  l'électorat  en  Algérie; 
il  déclare  que  les  étrangers  seront  électeurs  pour  les  conseils 
généraux.  Trouvez-vous  qu'une  pareille  décision  ne  porte 
atteinte  à  aucun  principe,  et  qu'il  n'y  ait  aucun  péril  dans  un 
précédent  d'une  telle  gravité? 

Je  vous  avoue  que,  sur  la  question  de  savoir  s'il  convient 
d'attribuer  le  droit  électoral  pour  les  conseils  généraux  de 
l'Algérie  aux  étrangers,  je  n'ai  pas  d'opinion  arrêtée;  mais  les 
raisons  me  paraissent  si  fortes  dans  un  sens  comme  dans  l'autre, 
que  mon  esprit  hésite;  et  j'admire  l'administration  de  la  guerre 
qui,  de  prime-saut,  sans  débat,  a  résolu  cette  grosse  question. 

Je  crois  que  mon  indécision  sur  ce  sujet  est  partagée  par 
beaucoup  de  ceux  qui  m'entendent;  je  crois  que  la  Chambre, 
pour  se  faire  une  opinion  sur  cette  question,  qui  est  une  ques- 
tion constitutionnelle,  une  question  d'organisation  fondamen- 
tale, aurait  besoin  de  réfléchir;  pour  cela,  une  étude  sérieuse 
dans  les  bureaux  et  une  discussion  approfondie  en  séance 
publique  ne  seraient  pas  de  trop. 

Je  dis  donc  que  votre  décret  a  le  tort  de  trancher  la  ques- 
tion dès  à  présent,  pour  les  conseils  généraux,  et,  ce  qui  est 


334  DISCOUHS   ET   OPINIONS. 

Inon  ])lns  (1aii,crcivu\,  il  compromet  et  préjuge  la  question  pour 
réli'ilion  (les  députés. 

Quand  les  liahitudes  seront  prises,  quand  les  étrangers  auront 
été  admis  à  figurer  sur  les  listes  électorales;  quand  ils  auront 
élu  des  conseillers  généraux,  il  y  aura  un  préjugé  acquis  en 
faveur  de  leur  admission  au  vote  pour  Félection  des  députés; 
et  c'est  pour  cela  que  j'aftirme  que  le  pouvoir  législatif,  qui 
seul  est  compétent  pour  résoudre  cette  difficile  question,  a 
reçu  une  atteinte  dans  une  de  ses  prérogatives  essentielles. 

Je  suis  tout  prêt  à  admettre  que  M.  le  ministre  de  la  Guerre 
n'a  pas  provoqué  le  décret  du  11  juin,  mais  qu'il  est  venu  du 
gouvernement  général,  et  je  suis  profondément  convaincu  que 
le  gouvernement  général  a  vu  dans  ce  décret  du  il  juin  une 
façon  de  rétablir  son  crédit  en  Algérie.  Il  s'est  empressé  de 
réaliser,  à  sa  façon,  un  des  desiderata  de  l'Algérie,  pour  pouvoir 
dire  aux  Algériens  :  Vous  voyez;  ce  que  vous  demandiez,  je 
vous  l'accorde  spontanément.  Je  crois  dire  qu'il  y  a  très  mal 
réussi,  car,  à  l'heure  qu'il  est,  les  conseils  généraux  algériens 
sont  profondément  troublés.  11  y  a  eu  des  démissions  de 
membres  des  conseils  depuis  le  décret  du  11  juin,  et  la  colo- 
nie est  loin  d'avoir  été  rassurée  par  le  décret;  elle  voit,  au 
contraire,  dans  ce  décret,  la  preuve  que  le  pouvoir  militaire, 
que  l'organisation  militaii'e,  (pii  l'opprime  depuis  si  longtemps, 
et  dont  la  Chambre  a  voté  l'abolition,  n'a  renoncé  à  aucune  de 
SCS  prétentions  ;  qu'elle  est  installée  dans  la  colonie  et  qu'elle  y 
restei-a,  malgré  le  Corps  législatif. 

Si  telle  n'est  pas  la  pensée  du  Gouvernement,  —  j'expose  ici 
les  craintes  des  Algériens,  —  si  telle  n'est  pas  l'opinion  du 
Gouvernement,  je  vais  lui  otTrir  un  moyen  de  rassurer  tout  le 
monde. 

Je  ne  fais  pas  cette  interpellation  pour  embarrasser  le 
Gouvernement,  mais  pous  rassurer  les  Algériens.  Que  M.  le  mi- 
nistre de  la  Guerre  veuille  bien,  à  propos  du  projet  de  loi  qui 
va  être  renvoyé  aux  bureaux,  déclarer  à  la  Chambre  qu'il  a 
été  si  loin  de  sa  pensée  de  vouloir  préjuger  la  question  de  l'or- 
ganisation délinilive  des  conseils  généraux,  qu'il  est  tout  prêta 
se  rendre  dans  la  Commission  que  nos  bureaux  nommeront,  à 
lui  a]iporter  les  délibérations  du  Conseil  d'État,  à  collaborer 
avir  elle,  et  qu'il  entend  que,  d'ici  à  la  hn  de  la  session,  il  sorte 


LE   RÉGIME  DE  L'ALGÉBIE.  33'> 

de  là  non  seulement  un  système  sur  les  conseils  généraux, 
mais  une  loi  électorale  générale. 

Cela  est  possible  :  nous  en  avons  le  temps,  la  question  est 
étudiée,  elle  est  connue  de  tout  le  monde,  et  si  l'on  ne  veut  pas 
la  résoudre,  oh!  alors,  c'est  que  les  colons  ont  raison  de  se 
plaindre,  et  c'est  que  j'ai  bien  fait,  quant  h  moi,  d'apporter 
leurs  plaintes  à  la  tribune.  (7>ès  bien!  à  gauche!) 

M.  LE  PRÉSIDENT  BussoN  BiLLALLT.  —  La  parole  est  à  M.  le  ministre 
de  la  Guerre. 

S.  Exe.  M.  LE  MARÉCHAL  Leboeuf,  ministre  de  la  Guerre.  —  Mes- 
sieurs, le  Gouvernement  n'a  pas  à  combattre  le  renvoi  aux  bureaux 
du  projet  de  loi  de  MM.  Jules  Favre  et  Le  Hon.  Quand  la  Commis- 
sion aura  été  nommée,  si  son  président  me  fait  l'honneur  de  m'y 
appeler,  je  m'empresserai  de  m'y  rendre  et  de  donner  toutes  les 
explications  que  l'on  voudra  bien  me  demander. 

Quant  auxautres  questions  posées  parl'honorable  M.Jules  Ferry,  il 
me  permettra  de  lui  dire  que  je  ne  suis  pas  jurisconsulte,  que  je 
n'ai  aucune  prétention  à  passer  pour  sulitil,  mais  que  je  tiens  à 
rester  dans  la  catégorie  des  hommes  de  bonne  foi  dont  il  parlait 
tout  à  l'heure.  [Très  bien!  très  bien!) 

Les  décrets  qui  ont  paru  au  Journal  officiel  sont  provisoires  et 
essentiellement  transitoires. 

M.  Jules  Ferry  n"a  pas  attaqué  le  décret  qui  rend  aux  préfets 
toute  leur  autorité  dans  le  territoire  civil,  et  je  ne  pense  pas  qu'il 
le  veuille  attaquer.  Son  argumentation  a  porté  exclusivement  sur  le 
décret  relatif  aux  conseils  généraux.  Ce  décret,  messieurs,  était 
indispensable,  il  est  impossible  d'en  arrêter  l'exécution. 

En  voici  les  raisons  : 

Je  n'ai  pas  pu  présenter  de  loi  relative  à  l'Algérie  au  mois  de  mars, 
comme  le  demande  M.  Ferry,  pour  un  motif  bien  simple:  c'est  que, 
dans  la  séance  du  9  mars,  mon  honorable  collègue  et  ami  M.  le 
garde  des  sceaux,  avait  annoncé  que  le  Gouvernement,  qui  procédait 
aune  revision  de  la  Constitution  de  1852,  comptait  demander  l'abo- 
lition de  l'article  27. 

En  présence  de  cette  abolition  probable,  si  j'avais  présenté  une 
loi,  ou  plutôt  si  j'avais  présenté  un  sénatus-consulte,  car  c'était 
alors  la  seule  forme  régulière,  j'auraiscru manquer  d'égards  envers 
le  Corps  législatif.  J'ai  dû  attendre  que  la  nation  eût  prononcé  et 
que  le  plébiscite  fût  voté.  Nous  sommes  arrivés  ainsi  au  milieu  de 
mai.  Pour  proposer,  après  cette  époque,  une  loi  électorale  spéciale 
à  l'Algérie,  il  devenait  nécessaire  de  la  présenter  successivement 
aux  deux  Chambres. 

Une  double  discussion  aurait  amené  nécessairement  des  délais 
considérables. 

Admettez,  en  effet,  que  la  loi  eût  été  pronmlguée  versle  lo  juillet, 


:).J6  DISC! (LUS   KT  (d'IMONS. 

|uir  exemple,  voici  le  temps  nécessaire  pour  procéder  à  la  confec- 
tion de  nouvelles  listes  électorales. 

Les  maires  procèdent  à  la  formation  des 
nouvelles  listes.  Le  délai  ne  peut  être 
moindre  de -  •     10  jours 

Ces  listes  publiées,  un  délai  de  vingt 
jours  est  accordé  pour  les  réclama- 
lions,  ci ~0    — 

Il  est  statué  sur  les  réclamations  par  les 
i;ommissions  municipales  dans  les 
cinq  jours -j    — 

Les  décisions  sont  notifiées  dans  les  trois 
jours 3    — 

Tu  délai  de  oinci  jours  est  accordé  pour 
l'appel  devant  les  juges  de  paix o    — 

Le  juge  de  paix  a  dix  jours  pour  statuer.     10    — 

La  notification  du  jugement  a  lieu  dans 

les  trois  jours -3    — 

Les  listes  sont  closes  deux  jours  après..       2    — 

Total...,     o8 jours 

Ainsi  donc,  messieurs,  après  l'établissement  des  listes  il  fallait 
deux  mois  pour  la  validité  des  nouvelles  listes  électorales! 

M.  Jules  Ferry.  —  En  septembiT,!... 

M.  LE  mimstui:;.  —  Permettez!...  Il  fallait  ensuite  procéder  aux 
élections.  Or,  messieurs,  les  opérations  électorales  en  Algérie,  à  rai- 
son même  des  distances,  à  raison  des  options,  etc.,  exigent  au  moins 
cinq  ou  six  semaines.  Le  décret  de  convocation  des  conseils  généraux 
aurait,  en  outre,  exigé  au  moins  quinze  jours:  nous  n'aurions  donc 
pas  pu  réunir  les  conseils  généraux  avant  la  tin  de  novembre,  nu 
plus  tôt. 

t)r,  (|uand  vous  aurez  voté  le  budget  de  l'Algérie  jiour  1871,  il 
faudra  le  renvoyer  à  l'examen  des  conseils  généraux,  qui  auront  à 
en  faire  la  sous-répartition  par  provinces.  Il  est  indispensable  que 
cette  opération  soit  accomplie  dans  la  première  quinzaine  d'octo- 
bre. Il  y  avait  donc  impossibilité  matérielle  pour  le  Gouvernement 
de  procéder  autrement.  C'était  une  nécessité  d'adopter  pour  cette 
année  des  mesures  transitoires.  (T/'rs  bien!  tn's  bien!) 

M.  Jules  Ferry.  —  Un  seul  mot,  en  réponse  aux  ol)serva- 
tions  de  M.  le  ministre  tle  la  Guerre. 

M.  le  minisire  a  dit  d'abord  que  je  n'avais  pas  attaqué  le 
décret  rclalif  aux  allribulions  des  préfets,  et  il  en  a  conclu  que 
ce  décret  était  au-dessus  de  loule  crilique.  Si  je  n'en  ai  rien  dit. 
c'est  que  je  l'ai  bien  voulu;  et  il  ne  serait  pas  difficile  de  vous 


LE  RÉGIME  DE   LALGÉKIE.  337 

faire  voir  qiie  la  substitution  d'autorité  que  paraît  contenir  le 
décret  du  31  mai,  est  en  réalité  illusoire,  car,  si  les  préfets  sont 
atîVanchis  de  lautorité  des  généraux  de  division,  ils  restent  sous 
la  subordination  du  gouverneur  général,  qui  est  toujours 
l'expression  la  plus  haute  du  régime  militaire. 

Mais  ce  n'est  pas  sur  ce  point  que  portent  mes  observations. 
M.  le  ministre  de  la  Guerre  déclare  que  c'est  sous  le  coup  d'une 
nécessité  absolue  qu'il  a  fallu  prendre  des  mesures  transitoires. 
Il  nous  a  démontré  que  la  loi  promulguée  le  lo  juillet  aurait  eu 
besoin  de  deux  ou  trois  mois  pour  arriver  à  son  plein  exercice. 
Or,  avec  deux  mois  on  arrivait  en  septembre,  avec  trois  mois, 
en  octobre.  Mais  puisqu'il  s'agissait  d'une  mesure  transitoire, 
il  me  semble  qu'on  pouvait,  sans  engager  le  principe,  abréger  les 
délais,  et  il  était  très  légitime  de  la  part  du  Gouvernement,  de 
demander  cette  abri^viation  de  délais  au  Corps  législatif.  Du 
reste,  je  n'insiste  pas  sur  ce  point,  mais  je  prierai  M.  le  ministre 
de  la  Guerre  de  vouloir  bien  répondre  à  ma  dernière  question. 

Il  a  dit  :  J'aurai  l'honneur  de  me  rendre  devant  la  Commis- 
sion si  elle  me  convoque.  Oui,  sans  doute,  je  sais  parfaitement 
que  M.  le  ministre  de  la  Guerre  se  rendra  au  sein  de  la  Com- 
mission, si  elle  l'y  appelle  ;  mais  là  n'est  pas  la  question  :  je  lui 
demande,  laissant  de  côté,  s'il  veut,  la  question  des  délais,  et 
admettant  qu'il  ait  été  dans  la  nécessité  de  prendre  des  mesures 
transitoires,  je  lui  demande  de  reconnaître  un  fait,  et  de  nous 
prouver  à  tous  que  ce  sont  bien,  en  etTet,  des  mesures  transi- 
toires. Et  le  fait  et  la  preuve,  ce  sera  cette  déclaration  qu'il  va 
se  mettre,  au  nom  du  Gouvernement,  en  collaboration  intime 
et  immédiate  avec  la  Commission  nommée  par  les  bureaux,  et 
que,  dès  à  présent,  le  Gouvernement  entend  s'occuper  du  droit 
électoral  en  Algérie,  et  donner  à  l'élection  de  la  représentation 
nationale  et  des  conseils  généraux,  en  Algérie,  une  assiette 
définitive.  Voilà  la  déclaration  que  je  réclame  de  M.  le  ministre. 

M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  PRÉSIDENT  BcssoN  BiLLAULT.  —  M.  le  garde  des  sceaux  a  la 
parole. 

M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX.  —  Je  répondrai  1res  nettement  à  la  ques- 
tion qui  a  été  posée  au  Gouvernement  par  l'tionorable  M.  Ferry. 

Le  Gouvernement  ne  s'oppose  pas  à  ce  qu'on  renvoie  la  proposi- 
tion de  MM.  Le  Hon  et  Jules  Favre  à  une  Commission,  mais  quand 


338  liISCOLHS   ET   UPIMONS. 

il  sera  appolL-  devant  cette  Commission,  il  lui  tli'niandi'ra  de  ren- 
voyer l'examen  du  projet  de  loi  à  la  session  prochaine.  {Iluiûcuri^  à 
yauihe.) 

An  moment  où  va  commencer  la  discussion  du  budgetet  où  nous 
allons  être  appelés  à  suivre  devant  l'autre  Chambre  les  secondes 
dtdiliérations  de  lois  importantes  que  le  Corps  législatif  a  votées  et 
dont  il  désire  la  prochaine  application,  nous  nous  déclarons  dans 
riin])Ossibilité  absolue  de  procéder  k  l'étude  grave,  sérieuse,  diffi- 
cile, d'une  organisafion,  même  partielle,  de  l'Algérie. 

Le  Gouvernement  a  promis  à  notre  colonie  une  réforme  organique 
de  son  système.  Cette  promesse,  il  la  renouvelle  et  il  la  tiendra. 
Dès  le  début  de  la  session  prochaine,  il  proposera  à  la  (Hiambre, 
sous  forme  de  loi,  l'organisation  de  l'Algérie  qui  lui  paraîtra  la 
meilleure,  afin  que  cet  important  problème  soit,  une  fois  pour 
toutes,  abordé  et  définitivement  tranché.  Mais,  dans  cette  session, 
il  se  refusera  à  toute  discussion  sur  cette  matière,  ainsi  que  sur 
tout  ce  qui  ne  sera  pas  compris  dans  le  budget  et  dans  deux  ou  trois 
projets  particuliers  dont  les  rapports  sont  prêts  ou  vont  l'être.  Sur 
tous  les  autres  objets,  il  est  résolu  à  demander  le  renvoi  à 
l'année  prochaine.  [Oui/  oui!  Très  hienl  très  bien!) 

M.  Ernest  Picard.  —  11  faudra  que  l'Algérie  attende;  elle  en  a  pris 
l'habitude  depuis  de  bien  longues  années. 

Ernest  Picard  profita  de  l'occasion  qui  s"ofTrait  pour  réclamer 
l'admission  au  Parlement  de  députés  de  l'Algérie,  n'en  fit-on  nom- 
mer qu'un  seul.  M.  Paul  Bethmont,  après  M.  Jules  Ferry,  insista 
sur  le  danger  de  faire  entrer  des  étrangers  dans  les  conseils  électifs 
de  l'Algérie;  puis,  la  Chambre  renvoya  aux  bureaux  laproposition 
de  MM.  Le  Hon  et  Jules  Favre. 


Le  chemin  de  fer  du  Saint-Gothard. 

Ce  n'est  pas  sans  une  poignante  émotion  ([u'on  relit  aujourd'hui 
la  discussion  qui  eut  lieu  dans  la  séance  du  Corps  législatif  en  dale 
<lu  20  juin  1870,  à  propos  de  l'atFaire  du  chemin  de  fer  du  Saint- 
Ciothard  ',  Kn  1852,  M.  de  Cavour,  qui  avait  déjà  conçu  le  projet  du 
percement  du  Mont-Cenis  pour  metlre  l'Italie  en  relation  avec  la 
France  à  travers  les  Alpes,  s'était  préoccupé  d'ouvrir  son  pays  à 
l'Allemagne.  Il  s'était  abouché  avec  la  Suisse  et  la  Prusse,  et  avait 
provoqué  des  études  techniques  qui, en  1866, aboutissaientàun projet 
de  chemin  de  fer  parle  Saint-Cothard,  au  moyen  d'un  souterrain  de 
14000  mètres.  Le  grand  duché  de  Bade,  le  Wurtemberg  promettaient 
leur  concours  pécuniaire  à  l'entreprise,  et,  le  lo  octobre  1869,  une 
convention,  passée  entre  la  Suisse  et  l'Italie  posait  les  bases  de 
l'entreprise.  La  Confédération  de  l'Allemagne  du  Nord,  à  qui  ladite 

1.  Journal  officiel  du  >'I  juin. 


LE  CHEMIN   DE  FER  J»U   SAINT-GOTHARD.  33i» 

convention  fat  ensuite  soumise,  ne  manqua  jias  de  l'encourager,  et  le 
puissant  homme  d'État  qui  dirigeait  sa  politique  vit  là  roccasion 
d'élablir  une  communication  ferrée  entre  les  forteresses  des  bords 
du  Rhin  et  les  sources  du  Tessin,  pour  permettre  aux  troupes  prus- 
siennes d'être  transportées  en  une  nuit  jusqu'à  Venise.  Dans  la  séance 
(lu  Reichstag,  en  date  du  24  mai  1870,  M.  de  Bismarck,  à  l'appui 
d'une  demande  de  subvention  pour  le  chemin  du  Saint-Gothard,  pré- 
sentait les  considérations  qui  suivent  : 

((....Des  nécessités  politiques  exigent  la  création  d'une  route 
reliant  l'Allemagne  à  l'Italie. 

((  Il  a  fallu  de  graves  circonstances,  des  circonstances  mûrement 
pesées  pour  amener  le  Gouvernement  au  désir  inaccoutumé,  je 
pourrais  même  dire  sans  précédent,  de  proposer  à  la  Confédération 
et  à  des  gouvernements  voisins  une  demande  de  fonds  vraiment 
énorme  en  faveur  d'une  ligne  de  chemin  de  fer,  située  non  seule- 
ment en  dehors  de  la  Confédération  du  Nord,  mais  en  dehors  même 
de  l'Allemagne.  Les  considérations  qui  ont  décidé  le  Gouvernement 
à  cette  démarche  inusitée  sont,  je  le  crois  du  moins,  tellement  évi- 
dentes, elles  ont  été  si  bien  exajninées,  elles  sont  en  partie  de  nature 
tellement  délicate  que  je  vous  prie  de  me  dispenser  de  vous  les  énu- 
inérer  encore  une  fois  publiquement.  {Très  bien!  très  bien!) 

((....  On  ne  peut  penser  à  mettre  en  comparaison  les  avantages 
que  le  Saint-Gothard  présente  sur  le  Spliigen  ou  le  Splûgen  sur  le 
Saint-Gothard,  quand  on  songe  aux  intérêts  que  l'Allemagne,  et 
surtout  l'Allemagne  du  Nord,  a  dans  l'alïaire  du  Saint-Gothard. 

«....Pour  nous,  le  principal  est  d'avoir  une  communication 
directe  avec  l'Italie,  qui  est  notre  amie,  et  qui,  je  l'espère,  l'est  pour 
longtemps.  >> 

Il  ne  s'agissait  donc  pas  seulement  d'une  question  commerciale, 
mais  d'une  question  politique,  qui  pouvait  aboutir,  selon  la  remarque 
de  M.  de  Kératry,  à  une  violation  du  traité  de  Prague.  Comme 
remède,  M.  Estancelin  engageait  vivement  la  Chambre  à  donner  la 
subvention  nécessaire  pour  terminer  les  travaux  du  Simplon,  et 
M.  Mony,  l'auteur  de  l'interpellation,  demandait  au  Gouvernement 
de  perfectionner  les  voies  navigables  du  midi  de  la  France.  Quant  à 
M.  de  Gramont,  le  ministre  des  Ati'aires  étrangères,  il  était  plein  de 
confiance  dans  la  neutralité  de  la  Suisse,  et  trouvait  très  inotfensif 
le  projet  do  M.  de  Bismarck.  Ce  n'était  pas  tout  à  fait  l'avis  du 
ministre  de  la  Guerre,  le  maréchal  Lebœuf,  qui  voulait  bien  admettre 
(ju'au  point  de  vue  stratégique,  la  ligne  du  Saint-Gothard,  quand 
elle  serait  ouverte,  changerait  un  peu  les  conditions  militaires  enti-e 
la  France  et  les  pays  voisins  ;  que  même  l'équilibre  militaire  en 
serait  légèrement  modifié;  mais  ((avec  400  hommes  il  se  chargeait 
de  détruire  la  nouvelle  ligne  ».  C'est  alors  que  M.  Jules  Ferry  prit 
la  parole  et  prononça  ces  paroles  prophétiques  : 

M.  Jules  Ferry  se  lève  pour  parler. 


340  DISCOURS   ET   (H'IMONS. 

Voix  7iombyeiisc>i.  La  cîlùturc  !  la  clôture  ! 

M.  1.E  PRÉSIDENT  Sc.HNKiDKU.  — Je  dois  consulter  la  Chambre  sur  la 
clôture. 

M.  Jules  Ferry.  —  Messieurs,  j'ai  le  droit  de  parler 
après  un  minisire,  et  je  prends  la  parole  non  pas  contre  la 
clôture,  mais  pour  répondre  à  M.  le  ministre  des  Afîaires  étran- 
gères. 

Je  précise  la  question  de  mon  honorable  ami,  M.  de  Kératry, 
et  je  demande  à  M.  le  ministre  des  AtTaires  étrangères  de  nous 
piouver  qu'avant  l'interpellation  de  l'honorable  M.  Mony.  le 
Gouvernement  français  avait  entamé  avec  le  gouvernement 
fédéral  les  négociations  que  lui  commandait  le  juste  souci  des 
intérêts  du  pays.  Qu'on  nous  apporte  une  dépêche,  qu'on  nous 
produise  une  pièce  qui  montre  que  la  France  est  intervenue 
comme  partie  au  contrat  :  c'était  son  droit... 

M.  LE  COMTE  d'Aygiesvivks.  —  Il  fallait  payer  alors  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Le  droit  de  la  France  est  partout  où  elle 
a  un  intérêt.  [Réclamations.)  Et  si  vous  ne  votilez  voir  dans  le 
traité  du  15  octobre  1869  qu'une  question  de  chemin  de  fer,  si 
h's  discours  du  Reichstag  de  la  Confédération  du  Nord,  dont  on 
vous  a  lu  les  extraits  tout  à  l'heure,  ne  vous  ont  pas  ouvert  les 
yeux,  c'est  que  vous  êtes  toujours  la  même  majorité  qui  a  laissé 
l'aire  Sadowa.  [Vives  réclamations  et  cris  :  A  l' ordre  I) 

Vous  voulez  qu'on  me  rappelle  à  l'ordre,  et  moi  je  vous  rap- 
pelle au  patriotisme.  (Nouveaux  cris  :  A  l'ordre  !  à  l'ordre  !) 

M.  LE  PRÉsniENT  SCHNEIDER.  —  Monsieur  Ferry... 

M.  RoLLE.  —  Votre  langage  n'est  pas  patriotique  ! 

M.  LE  BARON  ZoRN  DE  BuLACH,  avcG  Vivacité.  —  l'our(iuoi  ces  insultes 
continuelles  à  la  majorité?  Nous  ne  pouvons  pas  les  tolérer. 

M.  LE  PRÉSIDENT  SciiNEiDER. —  Monsieur  de  Bulacli,  n'interrompez 
pas  et  permettez  au  président  de  faire  son  devoir. 

M.  Jules  Ferry.  —  En  vérité,  je  suis  surpris  de  trouver 
M.  de  Bulach  parmi  mes  adversaires  ! 

M.  LE  BARON  ZoRN  DE  BiLACH.  —  Je  ne  suis  pas  votre  adversaire 
pour  ce  que  vous  avez  dit  tout  à  l'heure  :  vous  avez  raison,  mais 
n'attaquez  pas  sans  cesse  la  majorité  ! 

M.  I^ELMONTET. —  Les  paroles  de  M.  l'erry  sont  un  outrage  à  la 
Chambre! 

Nouveaux  cris.  —  A  l'ordre  !  à  l'ordre  ! 


LE  CHEMIN   DE   FEK  DU   SAINT-GOTHARD.  341 

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  Monsieui'  Ferrv,  je  vous  rappelle  à 
l'ordre  :  il  arrive  trop  souvent  qu'en  montant  à  la  tribune,  vous 
semblez  chercher  à  blesser  la  majorité,  à  irriter  ses  susceptibilités 
les  plus  légitimes.  {C'est  vrai!  —  Très  bien  !  très  bien!) 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  demande  à  m' expliquer. 

M.  RoLLE.  —  Ce  sont  vos  journaux  qui  ont  soutenu  la  politique 
prussienne  ! 

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  Vous  avez  la  parole  pour  vous 
expliquer. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  respecte  les  susceptibilités  de  la 
majorité,  et  en  vérité... 

M.  LE  BARON  ZoRN  DE  BuLACH. —  Mais  VOUS  continuez  cependant  à 
nous  attaquer... 

M.  LE  PRÉSIDENT  ScHNEiDER. —  Monsieur  de  Bulach,  veuillez,  je  vous 
le  répète,  ne  pas  continuer  à  passionner  la  situation  par  vos  inter- 
ruptions. 

M.  LE  BARON  ZoRN  DE  BuLACH.  —  Je  me  tais,  monsieur  le  président, 
mais  il  est  des  paroles  contre  lesquelles  il  est  difficile  de  ne  pas  pro- 
tester. 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  y  a  aussi  des  susceptibilités  patrio- 
tiques et  nationales  que  tout  le  monde  doit  respecter,  et  ce  sont 
elles  qui  m'ont  fait  monter  à  cette  tribune. 

M.  lioLLE.  —  Vous  n'avez  pas  le  droit  de  parler  comme  vous  l'avez 
fait  !  Ce  n'est  pas  seulement  comme  membre  de  la  inajorité  que  je 
me  sens  blessé  ;  c'est  surtout  comme  Français.  [Agitation.) 

M.  Jules  Ferry.  —  Quand  je  dis  que  les  autorités  compé- 
tentes de  ce  pays  ont  laissé  faire  Sadowa,  je  ne  dis  que  l'exacte 
vérité,  je  ne  fais  que  constater  un  fait  notoire,  et  j'en  appelle  à 
l'illustre  M.  Thiers  lui-même,  qui  vous  a  avertis,  messieurs  de 
la  majorité,  et  vous  avez  refusé  de  l'entendre.  [Réclamations 
dive7-ses.) 

M.  RoLLE.  —  M.  Thiers  vous  a-t-il  chargé  de  parler  en  son  nom  ? 

M.  LE  COMTE  DE  La  Toi  r.  —  Toutc  l'opposition  était  pour  la  Prusse 
et  l'Italie! 

A  droite.  —  C'est  vrai  !  c'est  vrai! 

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.—  M.  Ferry  vient  de  s'expliquer,  mais 
je  lui  demande  instamment,  après  l'avoir  rappelé  à  l'ordre,  de  se 
souvenir  que  la  minorité  d'une  Chambre  a  intérêt  à  ne  pas  blesser 
les  susceptibilités  de  la  majorité  ;  si  l'on  veut  que  les  discussions 
puissent  avoir  lieu   en  loute  liberté  et  utilement,  il  importe   que 


.•j42  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

cluirim  respecto  ses  collègues  et  s'abstienne  de  faire  entendre  ici 
(les  i)ai'oles  irritantes.  {Marques  génèrnks  (Vasmilunent.) 

M.  Jules  Ferry. —  Je  respecte  tous  mes  collè,aiies...  [Excla- 
mations), et  je  demande  qu'on  fasse  respecter  dans  ma  personne 
la  lilierté  de  discussion;  je  demande  à  discuter  libremenl. 

M.  Belmomkt. —  C'est  la  libert(''  de  l'injure  que  vous  voulez  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  n'est  pas  sorti  de  ma  bouche  une 
seule  expression  inconvenante.  Je  n'ai  manqué  à  aucune  conve- 
nance parlementaire.  (Réclamations.) 

Je  n'ai  pas  cherché  à  provoquer  cet  incident  ;  mon  intention 
n'est  nullement  de  susciter  des  orages  dans  la  Chaml)re. 
[IVouvelles  7-éclamaiio7is.)  Non,  messieurs,  la  (|uestion  est  trop 
haute  et  trop  grave,  elle  touche  trop  profondément  mon  cœur 
de  Français,  comme  elle  doit  toucher  le  vôtre,  pour  que  je 
cherche  l'occasion  de  vaines  disputes  et  d'inutiles  orages. 
Jatlire  votre  attention  sur  un  point  qui  me  parait  engager  la 
responsabilité  du  Gouvernement  et  de  la  Chambre.  J'apporte 
ici  des  raisons  :  je  vous  prie  de  les  entendre. 

Le  Gouvernement  français  avait  deux  façons  d'intervenir 
dans  la  convention  du  15  octobre;  il  y  en  a  une  que  je  ne  lui 
conseille  nullement.  Il  pouvait  prendre  le  rôle  de  participant. 
Mais  là  ne  se  bornait  pas  le  droit  d'intei*vention  du  Gouverne- 
ment français,  et  M.  le  ministre  des  Affaires  étrangères  l'a  si 
bien  compris  que  toute  son  argumentation  a  consisté  à  dire  à  la 
Chambre  que  la  neutralité  de  la  Suisse  était  sérieusement 
garantie,  et  qu'il  s'en  était  assuré. 

Je  lui  demande  donc  de  montrera  la  Cliambre  qu'il  est  inter- 
venu directement,  comme  c'était  son  devoir,  auprès  de  la 
Confédération  helvétique,  pour  se  faire  rendre  compte  des 
nu'sures  que  celte  Confédération  songeait  à  prendre  pour  sau- 
vegarder sa  neutralité.  Il  ne  l'a  pas  fait,  et  c'est  un  premier 
grief.  Le  Gouvernement  croit  mettre  sa  responsabilité  à  couvert 
derrière  la  neutralité  de  la  Suisse  ;  il  croit  avoir  répondu  à 
toutes  les  objections  quand  il  a  dit  :  la  Suisse  est  neutre;  elle 
gardera  sa  neutralité  ! 

Eh  bien,  messieurs,  ce  n'est  là  (ju'une  déception;  et  mon 
esprit  (pii,  pendant  toute  cette  discussion,  oscillait  entre  des 


LE   CHEMIN   DE  FER  DU   SAIiNT-GOTHAHD.  313 

avis  contraires,  a  été  déterminé  par  les  observations  si  loyales 
de  M.  le  ministre  de  la  Guerre. 

M.  le  ministre  de  la  Guerre  nous  a  déclaré,  avec  sa  loyauté  de 
soldat,  qu'il  y  avait  quelque  chose  de  changé  dans  la  situation 
de  l'Europe  par  le  projet  de  chemin  de  fer  du  Saint-Gothard. 
[Non!  nonl)  Il  a  déclaré  et  expliqué  que  les  conditions  de 
l'équilibre  militaire  étaient  modifiées,  et  il  avait  raison. 

Est-ce  que  la  neutralité  de  la  Suisse  est  de  nature  k  conjurer 
le  péril  qui  est  avoué  par  M.  le  ministre  de  la  Guerre  ? 

Interrogeons  l'histoire  de  la  Suisse.  Oui,  j'en  suis  convaincu  ; 
elle  a  eu  à  toutes  les  époques  le  bon  vouloir  de  maintenir  sa 
neutralité  ;  mais  elle  n'en  a  jamais  eu  le  pouvoir.  Est-ce  qu'elle 
Ta  maintenue  en  181.5  et  pendant  les  guerres  delà  Révolution? 
Et  pourquoi  voulez-vous  que  ce  petit  État,  devenu  d'autant 
plus  petit  que  ses  voisins  sont  devenus  plus  grands,  sacrifie 
quelque  chose  à  une  neutralité  si  coûteuse,  d'une  part,  et  si 
richement  récompensée,  d"autre  part,  par  des  avantages  maté- 
riels ?  car  il  faut  bien  comprendre  la  situation  de  ce  petit  État 
neutre. 

La  neutralité  suisse  est  sujette  à  toutes  sortes  de  considé- 
rations. La  Suisse,  en  sa  qualité  de  puissance  neutre  et  de 
puissance  de  transit,  n'a  qu'un  souci:  c'est  le  souci  commercial. 

Eh  bien!  quand,  au  prix  des  énormes  sacrifices  que  s'impose 
la  Confédération  helvétique,  elle  aura  construit  un  tunnel  à 
travers  le  Saint-Gothard,  il  lui  faudra,  je  vous  l'aflirme,  plus 
que  de  la  vertu  pour  le  détruire  d'une  manière  irréparable  : 
vous  savez  que  l'art  moderne  de  la  guerre  possède  des  moyens 
aussi  rapides  pour  refaire  les  chemins  de  fer  qu'il  en  possède 
pour  les  détruire. 

M.  DE  Daous.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  Jules  Feery.  —  Vous  vous  indignez  d'entendre  des 
vérités...  [Exclamations.) 

Une  voix.  —  Ce  ne  sont  pas  des  vérités  ! 

M.  Jules  Ferey.  —  Laissez-moi  les  dire  comme  je  les 
comprends  ;  j'ai  presque  fini.  Je  trouve  que  la  moralité  de  ce 
débat,  la  voici  —  permettez-moi  de  l'exprimer  comme  je 
l'entends  : 


:)i.i  iiis(:(trits  KT  oimmo.ns. 

Dans  \o  systi'mo  ciiropôeii  qui  a  Hc  détruit  à  Sadowa.  la 
Francr  était  couverte  par  plusieurs  neutralités  :  d'aliord,  par  la 
neutralité  de  la  Suisse,  et  ensuite, par  la  neutralité  de  la  Confé- 
déi-atioii  uci-nianique.  Alors,  messieurs,  la  neutralité  suisse 
pouvait  |iarailiï'  une  neutralité  sérieuse,  parce  qu'elle  s'appuyait 
à  la  neutralité  de  la  Confédération  germanique  ;  mais,  aujour- 
d'hui, cette  neutralité  suisse,  elle  est  profondément  entamée  des 
deux  manières  :  d'abord,  elle  est  matériellement  atteinte  par  le 
percement  des  Alpes  :  car,  il  faut  en  prendre  son  parti,  ce  qui 
a  fait  sa  force  réelle,  son  efficacité  dans  le  passé,  c'est  qu'elle 
s'appuyait  à  une  forteresse  naturelle.  La  neutralité  de  la  Suisse 
et  l'état  de  forteresse  naturelle  inexpugnable  des  Alpes  étaient 
deux  choses  corrélatives.  Mais  du  moment  que  les  Alpes  sont 
percées  en  deux  ou  trois  points,  que  le  rempart  naturel  se 
trouve  traversé,  il  n'existe  plus  de  neutralité  de  la  Suisse  dans 
la  nature,  et  il  reste  une  simple  neutralité  spéculative  qui  n'est 
plus  couverte  politiquement  par  la  neutralité  allemande,  ce  qui 
dès  lors,  place  les  petits  États  suisses,  impuissants,  entre  la 
Confédération  du  Nord  et  l'Italie. 

Ma  conclusion  la  voici  :  ce  n'est  pas  par  des  établissements 
de  voies  ferrées,  ni  par  des  constructions  stratégiques  et  par 
des  édilications  de  forteresses,  c'est  par  une  bonne  politique 
que  vous  pourrez,  — je  ne  dirai  pas  guérii-,  vous  ne  guérirez 
jamais  la  plaie  de  Sadowa,  c'est  un  malheur  irrépai'able,  — 
mais  par  une  bonne  politique  vous  pourrez  du  moins  l'atténuer. 
[Exclamations  diverses.  ) 

Un  mi'inbre.  —  (]e  n'est  pas  p.itriote  ce  que  vous  dites  là  ! 

M.Jules  Ferry.  —  La  .vérité  doit  passer  avant  le  patrio- 
lismt',  (juand  la  vérité  est  un  conseil  pour  le  patriotisme. 
/Jruit.) 

Oui,  par  de  bonnes  alliances,  par  le  culte  de  ces  alliances  que 
vous  avez  perdues,  et  c'est  là  le  grand  enseignement  de  l'inci- 
dent actuel  :  vous  avez  si  bien  manœuvré  que  vous  livriez  l'Alle- 
magne au  géant  de  l'Allemagne  du  Nord,  tandis  que  vous  vous 
aliéniez  l'amitié  de  l'Italie  ;  et  c'est  pour  cela  que  l'Italie  est 
allée  vers  l'Allemagne  du  Nord. 

C'est  un  état  de  choses  que  vous  rencontrerez  sous  vos 
pas,  à  vos  moindres  démarches  du  côté  de  l'Allemagne  ou 


JULES    FEHRV   ET   M.    THIERS.  345 

du  Côté  de  l'Italie,  et  cet  état  de  choses  ce  sont  vos  fautes  qui 
l'ont  créé. 

L'alliance  de  l'Allemagne  et  de  l'Italie  est  faite  contre  vous  ; 
ne  l'oubliez  pas.  [Approbation  à  gauche.  —  Exclamations  au 
centre  et  à  droite.) 


Jules  Ferry  et  M.  Thiers. 

Ainsi  M.  Jules  Ferry  avait  aperçu  avec  M.  Tliiers  les  conséquences 
terribles  que  devaient  entraîner  pour  notre  pavs  la  victoire  de 
Sadowa  et  l'incohérence  de  la  politique  de  Napole^on  III  ((ui  avait, 
précipité  l'Italie  dans  les  bras  de  la  Prusse  et  laissé  la  voie  ouverte 
aux  cyniques  machinations  de  M.  de  Bismarcl<. 

On  n'a  pas  encore  mis  en  relief  avec  une  précision  suflisante  la 
sagacité  des  vues  prophétiques  de  M.  Jules  Ferry,  la  clarté  des  aver- 
tissements donnés  par  lui  au  gouvernement  impérial,  alors  qu'il 
n'était  pas  encore  trop  tard  pour  réparer  les  fautes  commises.  Dès 
le  4  mai  1866,  il  s'élevait  avec  force  dans  le  Temps  contre  les  aberra- 
tions de  l'Opinion  nationale,  qui  avait  développé  cette  thèse  qu'en 
déclarant  la  guerre  à  l'Autriche,  la  Prusse  faisait  les  affaires  de  la 
Révolution.  Examinant  les  résultats  éventuels  d'une  victoire  des 
Prussiens,    il  demandait   si   par   hasard  la  Vénétie  était  seule   au 

"^0"f^<^ «  ^^'ous  avons  le  droit,  ajoutait  le  rédacteur  du  Temps, 

de  calculer  ce  que  l'affranchissement  de  la  Vénétie  peut  coûter  à  la 
liberté  du  monde.  En  regard  de  Venise  affranchie,  nous  avons  le 
droit  de  placer  rAllemagne  asservie,  le  régime  constitulionnel  anéanti 
de  1  Elbe  au  Danube,  le  militarisme  et  l'absolutisme  remportant  par 
la  main  de  M.  de  Bismarck  ta  plus  éclatante,  la  plus  perfide  de  ses 
victoires.  Si  l'affranchissement  de  la  Vénétie  est  un  pas  en  avant 
pour  la  liberté  européenne,  vous  nous  accorderez  bien,  j'imagine 
que  le  triomphe  de  M.  de  Bismarck  serait  une  reculade.  Si  la  cons- 
titution d'une  Italie  indépendante  peut  être  une  force  pour  ta  France, 
vous  ne  nierez  point  que  l'établissement  d'une  grande  Allemagne  ou 
plutôt  d'une  grande  Prusse  absolutiste  et  militaire,  ne  puisse  réser- 
ver a  notre  pays  des  périls  jusqu'à  présent  ignorés  de  l'histoire? 
Souffrez  donc  que  nous  réservions  nos  enthousiasmes  et  que  nous 
suspendions  nos  sympathies.  » 

Au  moment  même  où  paraissait  cet  article,  M.  Thiers,  dans  la 
séance  du  Corps  législatif  en  date  du  3  mai,  prononçait  le  fameux 
discours  où,  avec  l'autorité  d'un  grand  homme  d'Éfat,  il  mettait 
dans  tout  son  jour  l'ineptie  du  second  Empire,  qui,  par  l'organe  de 
M.  Rouher,  venait  de  promettre  à  l'Italie,  du  haut  de  la  tribune 
française,  que  la  France  resterait  neutre  dans  le  contlit  italo-prussien 
avec  l'Autriche.  Après  avoir  retracé  l'historique  de  l'affaire  des 
duchés  et  dévoilé  le  plan  audacieux  de  la  Prusse  qui  tentait  de  res- 
susciter  à  son  profit  l'Empire  germanique,  il  arrivait  à  cette  conclu- 


34(i  IlISCi tilts    KT  OIMMONS. 

sioii  (|ue  <<  se  prêter  à  la  [joliliqiic  prussieinie,  ce  serait  trahir  les 
inli'-rr-ls  de  la  France  ».  Il  conseillait  à  rEnijjire  une  intervention 
iniuK-iliatc  soit  aupri-s  de  la  Prusse  elle-même,  soit  auprès  de  l'Italie. 
Dans  If  nunicro  du  Temps  daté  du  o  mai,  M.  Jules  Kerrv  s'associa 
complètement  à  ces  conclusions  de  M.  Tliiers  et  les  accentua  avec 
nue  émotion  patriotique: 

«  Tous  ceux  qui  liront  cet  admirable  discours  prendront  leur 
part  de  l'émotion  qui  a  rempli  la  Chambre.  M.  Thiers  a  raconté 
l'affaire  des  duchés  depuis  la  conférence  de  Londres  jusqu'aux 
Irisles  lauriers  de  Diippel,  depuis  l'évocation  du  duc  d'Augus- 
lenbourg  jusqu'à  la  confiscation  de  Gastein  ;  et  jamais  il  n'a  fait 
voir  une  argumentation  plus  saisissante,  une  composition  plus 
savante,  un  art  plus  exquis  de  dire  et  de  ne  pas  dire,  une  ironie 
plus  vengeresse  et  plus  mordante.  C'est  un  fouet  à  la  main  qu'il 
déroule  cette  odieuse  et  burlesque  histoire.  M.  de  Bismarck  est 
trois  fois  cuirassé  s'il  ne  sent  pas  les  coups.  En  face  du  ministre 
arrogant  et  sans  foi  qui  est,  à  l'heure  qu'il  est.  l'ennemi  le  plus 
insolent  du  régime  parlementaire,  s'est  dressé,  de  toute  la 
hauteur  de  l'esprit  et  de  l'éloquence,  le  défenseur  le  plus  illustre 
et  le  plus  passionné  du  gouvernement  des  assemblées.  Ce  duel 
de  la  libre  parole  et  de  Fabsolutisme  triompliant,  de  la  diplo- 
matie à  ciel  ouvert  et  de  la  politique  de  conspiration,  du  droit 
eidin  et  de  la  foi'ce,  marque  ce  discours,  entre  tous  ceux  de 
M.  Tbiers,  d'un  caractère  incontestable  de  grandeur. 

«  Mais  ce  qui  lui  donne  sa  physionomie  particulièiT-  et  sa 
réelle  imi)orlance,  c'est  l'accueil  qu'il  a  reçu  de  toute  la  Chambre. 
La  Chambre  a  acclamé  ses  plus  fières  invectives,  applaudi  avec 
passion,  j'allais  dire  avec  fureur,  ses  ironies  les  plus  sanglantes. 
Quand  l'oi'ateur,  recherchant  la  conduite  que  le  Gouvernement 
aurait  (»u  tenii',  a  parcouru,  l'une  après  l'autre,  «  les  formes 
douces  et  les  formes  dures  »  que  la  France  aurait  pu  employer 
sans  tirer  l'épée  pour  manifester  à  la  politique  prussienne  sa 
désajtprobation  profonde,  la  majorité  a  manifesté,  de  la  façon  la 
plus  bruyante,  la  plus  précise  et  la  plus  claire,  que  ce  ne  sont 
pas  les  formes  douces  qui,  à  son  gré,  devraient  avoir  la 
préférence.  » 

C'est  à  propos  de  cet  article  que  M.  Tliiers  adressa  à  M.  J.  Ferrv 
la  lettre  du  5  mai  que  nous  avons  déjà  parli(dlement  citée  (V.  page 
166)  et  qui  contenait  celte  phrase  :  «  La  France  entière  est  ardente 
coidre  la  nouvelle  cnaliliiui  il;di)-]>russii>iiiie.  » 


JULES   FERHY   ET   M.    THIEKS.  347 

Des  rapports  fréquents  s'établirent  alors  entre  les  deux  hommes 
d'Etat,  mais  M.  Jules  Ferry,  malgré  sa  profonde  déférence  pour  son 
illustre  collègue,  n'abdiqua  en  rien  l'indépendance  de  ses  jugements. 
Il  suffira  pour  le  prouver  de  citer  encore  un  article  du  Temps,  en 
date  du  15  juillet  1866.  Examinant  le  projet  de  sénatus-consulte 
élaboré  par  le  Gouvernement  et  sorti  triomphant  des  délibérations  de 
la  Commission  sénatoi-iale,  M.  Jules  Ferry  avait  signalé  la  différence 
profonde  qui  existait  entre  la  Constitution  de  1832  et  la  Charte  de 
1830.  Il  avait  fait  allusion  aux  lois  de  septembre  1835,  qui  punissaient 
des  peines  les  plus  sévères  l'otfense  à  la  personne  du  roi,  l'attaque 
au  principe  ou  à  la  forme  du  Gouvernement,  et  particulièrement  la 
violation  du  principe  de  l'irresponsabilité  monarchique. 

«  Le  ministre  de  l'Intérieur  de  celte  époque,  écrivait  M.  Jules 
Ferry,  avait  le  tort  de  confondre  dans  ses  discours  la  discussion 
avec  l'attaque  :  qu'est-ce  que  cela  prouve?  Si  cela  prouve 
contre  iM.  Thiers,  cela  ne  prouve  pas  pour  le  sénatus-consulte.  » 

Et  le  rédacteur  du  Tenq-)s  reprochait  à  M.  Troplong,  rapporteur  de 
la  Commission  sénatoriale,  de  s'appuyer  sur  la  constitution  et  les 
lois  du  l'égime  de  1830  pour  chercher  une  sanction  aux  violations 
éventuelles  de  la  Constitution  impériale.  Il  faisait  remarquer  que  le 
roi,  en  1835,  était  irresponsable  et  la  Charte  de  1830  immuable, 
tandis  que  la  Constitution  de  1852  avait  proclamé  son  caractère  per- 
fectible et  la  responsabilité  du  Pouvoir.  Donc,  on  ne  pouvait  comparer 
deux  régimes  dissemblables  et  conserver  encore  des  illusions  sur 
l'efficacité  des  lois  de  Septembre. 

C'est  à  cet  article  que  M.  Thiers  répondit  par  deux  lettres  qu'il 
n'est  pas  sans  intérêt  de  reproduire  : 

Trouville  (Hôtel  de  Paris),  Ib  juillet  1866. 

Moy  CHER  MoxsiEiu  Fehuy, 

<t  Je  ne  sais  pas  poui-quoi  vous  êtes  si  expéditif  avec  moi  et  pour- 
([uoi  vous  me  livrez  si  aisément  à  M.  Troplong  auquel  il  était  si 
facile  de  répondre.  La  Constitution  de  1830  contenait  tous  les  prin- 
cipes essentiels  de  la  liberté  constitutionnelle.  Il  n'y  manquait 
qu'une  loi  électorale  plus  large  et  la  pratique  par  le  temps  ancien. 
On  était  dans  le  système  des  constitutions  fixes  qu'on  ne  laisse  pas 
discuter;  et  on  se  bornait  à  ne  pas  vouloir  laisser  proclamer  la  Répu- 
blique sous  la  monarchie,  et  à  ne  pas  permettre  le  cri  :  aux  annes! 
contre  le  gouvernement  établi.  Il  était  donc  tout  natiuel  alors  de  ne 
pas  permettre  la  discussion  de  la  Constitution,  et  ce  que  je  disais 
vous  le  diriez  sous  la  République. 

«  Aujourd'hui,  le  cas  est  tout  différent.  La  Constitution  contient 
le  despotisme  pur;  et,  pour  nous  faite   piendre  juitience,  on  nous  a 


348  hlSCdlliS   ET   OPINIONS. 

(lit  que  la  (:(»iisliluli(»ii  rtcait  perfectible;  on  nous  a  prorais  le  cou- 
roniionient  de  létlilico.  Défense  de  la  discuter  aujourd'hui.  C'est 
donc  siinplcnu'iit  nous  interdire  de  demander  ce  qu'on  nous  a  pro- 
mis. C'est  ôter  à  la  Constitution  actuelle  ce  qu'on  regardait  comme 
une  excuse  nécessaire  de  tout  ce  qui  lui  manque,  la  perfectibilité. 
C'est  donc  le  despotisme  sans  excuse  et  sans  espérance. 

«  Vous  pouviez  donc,  en  me  donnant  mon  véritable  rôle,  poser 
la  (luestion  dans  ses  véritables  termes  et  faire  à  M.  Troplong  la 
vérilablt'  réi)onse.  Du  reste,  je  ne  me  plains  pas  pour  moi,  qui  puis 
heureusement  me  passer  df  la  presse,  mais  pour  la  liberté  elle- 
même  qu'on  défend  si  mal  en  livrant  ses  vrais  défenseurs. 

«  Adieu,  cher  Monsieur,  ou  à  revoir.  Recevez  mes  amitiés.  » 

A.  Thiers. 

M.  Ferry  s'excusa  sans  doute  d'avoir  froissé  les  suscei)tihilité3  de 
l'ancien  ministre  de  Louis-Philippe,  car  M.  Thiers  lui  écrivit  de  nou- 
veau, le  20  juillet  suivant  : 


Trou  ville,  20  juillet  18G6. 

«  N'allez  pas  croire,  mon  cher  Ferry,  que  je  vous  en  veuille,  parce 
que  je  vous  ai  adressé  ces  quelques  observations.  C'est  justement 
parce  que  j'étais  le  point  sur  lequel  on  visait  en  lâchant  ce  sénatus- 
consulte,  qu'en  repoussant  l'attaque  dont  j'étais  l'objet,  on  aurait 
fait  manquer  le  coup.  Je  n'ai  point  exagéré  en  disant  qu'on  ne  devait, 
à  cette  époijue,  ni  attaquer,  ni  discuter.  Il  s'agissait  de  la  monar- 
chie anglaise,  alors  tout  entière  contenue  dans  la  Charte  de  1830 
(sauf  la  pratique  qui  restait  à  acquérir).  Or,  dans  cette  constitution, 
on  ne  doit  pas  même  parler  du  roi,  tout  le  gouvernement  étant  dans 
le  ministère,  et  les  ministres,  à  cette  époque,  étant  livrés  à  la  com- 
plète discussion.  11  n'y  avait  donc  aucun  usage  à  faire  de  mes  paroles 
d'il  y  a  30  ans,  qui  étaient  alors  aussi  fondées  qu'elles  le  seraient  en 
.Vngleterre  aujourd'hui. 

«  Du  reste,  laissons  là  cette  petite  querelle,  et  l'hiver  prochain 
nous  ferons  ce  que  nous  pourrons  ;  mais  la  vérité  est  une  arme  à 
beaucoup  de  tranchants,  et  nous  trouverons  bien  celui  (jui  pourra 
être  présenté  à  l'ennemi. 

«  La  médiation  est  le  plus  ridicule  avortement  qui  se  puisse  ima- 
giner, et  nous  avons  abouti  au  résultat  inévitable,  et  que  je  n'avais 
que  trop  prédit,  de  la  France  descendant  au  second  rôle... 

'(  Tout  à  vous  i\i\  cd'ur. 

A.  Thikrs.  » 

Quatre  années  plus  lard,  et  sépar(''s  peut-être  par  des  divergences 
sérieuses  sui'  les  aspiialioiis  (h-  la  (li'iiinciaiic  l'iancaise  ot   sur  la 


LA  DECLARATION   DE   GUERRE  A  LA   PRUSSE.  349 

consLitiition  intérieure  de  l'État,  M.  Thiers  et  M.  Jules  Ferry  allaient 
se  retrouver  d'accord  pour  essayer  de  sauver  au  moins  l'honneur 
national,  dansl'eifroyable  tempête  où  la  France  elle-même,  f^ràce  à 
l'aberration  du  gouvernement  impérial,  menaçait  de  sombrer. 


La  déclaration  de  guerre  à  la  Prusse. 


Malgré  les  nuages  qui  s'accumulaient  à  l'horizon,  malgré  les  aver- 
tissements très  nets  de  M.  Benedetti^,  le  cabinet  Ollivier  qui,  à  peine 
arrivé  aux  affaires,  avait  proposé,  en  février  1870,  une  réduction  sur 
le  contingent  de  1870,  conservait  son  imperturbable  optimisme  et, 
dans  la  séance  du  .30  juin,  le  maréchal  Lebœuf  maintenait  sa  propo- 
sition de  réduction  de  10000  hommes  sur  le  contingent  comme  «  une 
invitation  au  désarmement  ».  M.  Emile  Ollivier  était  si  peu  ému  par 
les  objurgations  de  M.  Thiers,  qu'il  s'écriait:  «  Le  Gouvernement  n'a 
aucune  inquiétude  ;  à  aucune  époque,  le  maintien  de  la  paix  ne  lui  a 
paru  plus  assuré.  De  quelque  côté  qu'il  porte  les  yeux,  il  ne  voit 
aucune  question  irritante  engagée  ;  tous  les  cabinets  comprennent 
que  le  respect  des  traités  s'impose  à  tous.  Si  le  Gouvernement  avait 
la  moindre  inquiétude,  il  ne  vous  eût  pas  proposé,  cette  année-ci, 
une  réduction  de  10000  hommes;  il  vous  eût  très  nettement 
demandé  de  vous  associer  à  sa  sollicitude  et  d'augmenter  les  forces 
de  l'armée.  » 

Etquelquesjoursaprès,le  maréchal  Prim  offrait  le  trône  d'Espagne 
au  prince  de  HohenzoUern  qui  l'acceptait,  avec  la  connivence  du 
roi  de  Prusse!  Tombant  dans  le  piège  tendu  par  M.  de  Bismarck, 
M.  de  Gramont  invitait,  par  dépêche  du  7  juillet,  M.  Benedelti  à 
«  obtenir  du  roi  de  Prusse  qu'il  révoquât  l'acceptation  du  prince 
de  HohenzoUern  ».  Et  il  ajoutait:  «sinon  e'est  lu  guerre  ».  Le  12,  le 
ministre  des  affaires  étrangères,  dans  une  note  remise  par  lui  à 
M.  de  Werther,  ambassadeur  de  Prusse  à  Paris,  dictait  lui-même  la 
réponse  qu'il  demandait  au  roi  Guillaume  :  «  Sa  Majesté  s'associe  à 
la  renonciation  du  prince  de  HohenzoUern  =*.»  Ce  n'est  pas  tout:  M.  de 
Gramont  télégraphiait,  le  même  jour,  à  M.  Benedetti,  pour  lui 
enjoindre  de  voir  le  roi  de  Prusse  et  de  l'inviter  «  à  donner  l'assu- 
rance qu'il  n'autoriserait  pas  de  nouveau  la  candidature  du  prince 
de  HohenzoUern  ».  Il  était  évident  que  le  roi  n'accepterait  pas  cette 


1.  Dépèche  de  M.  Benedetti  du  31  mars  1869,  sur  les  entrevues  de  M.Rancès 
y  Villanuova  avec  M.  de  Bismarck,  au  sujet  de  la  candidature  du  prince 
Léopold  de  HohenzoUern  au  trône  d'Espagne.  —  Dépêche  du  même,  en  date 
du  11  mai  1869. 

•2.  La  renonciation  du  prince  Léopold,  ou  plutôt  celle  de  son  père,  le  prince 
Antoine,  avait  été  télégraphiée  au  maréchal  Prim  le  12  juillet  et  communi- 
quée, le  mémo  jour,  au  Gouvernement  français  par  M.  Olozaga. 


:)5o  liISCiilHS   I;ï  Ol'l.MONS. 

mise  endenifurt',  cl,  en  ellV't,  il  refusa  (disolnmcnld'3iulonsevM.Bene- 
(letli  ;ï  Iransinellrc  à  riùiipereur  une  semblable  déclaration'.  Il  se 
borna  a  fair»-  dire  à  notre  ambassadeur  «  qu'il  approuvait  »  la  renon- 
ciation du  prince  Léopold,  et  qu'on  pouvait  en  informer  l'Empereur. 
Puis,  il  refusa  de  donner  audience  à  M.  Benedetti  et,  ce  dernier 
l'ayant  rencontré  à  la  gare  d'Ems,  le  roi  lui  annonça  ([u'il  repartait 
le  lendemain  matin  pour  Berlin.  Le  lij,  M.  de  Gramont,au  Sénat,  et 
M.  E.  Ollivier,  au  Corps  législatif,  annonçaient  que  la  guerre  allait 
s'ouvrir  et  que  le  Gouvernement  avait  rappelé  les  réserves.  M.  Thiers 
lit  vainement  entendre  une  protestation  vigoureuse:  «  Est-il  vrai  que 
vous  rompez  sur  une  question  de  susceptibilité?  Voulez-vous  que 
l'Europe  tout  entière  dise  que  le  fond  est  accordé,  et  que,  pour  une 
question  de  forme,  vous  vous  êtes  décidés  à  verser  des  torrents 
(le  sang!  Prenez-en  la  responsabilité?...  Laissez-moi  vous  dire  que 
je  regarde  cette  guerre  comme  souverainement  imprudente...  Plus 
que  personne,  je  désire  la  réparation  des  événements  de  1806,  mais 
je  trouve  l'occasion  détestablement  choisie.  Je  déclare  que,  quant  à 
moi,  je  décline  la  responsabilité  d'une  guerre  aussi  peu  justifiée  ». 
A  quoi  Emile  Ollivier  fit  la  réponse  historique:  <(  Oui,  de  ce  jour 
commence  pour  les  ministres,  mes  collègues,  et  pour  moi,  une  grande 
responsabilité.  Nous  l'acceptons, /e  cœur  léger.  »  —  Le  chargé  d'affaires 
de  Erance  à  Berlin  fut  chargé  de  notifier  l'état  de  guerre  à  la  Prusse, 
il  partir  du  19  juillet,  et,  le  20,  M.  de  Gramout  vint  informer  le  Corps 
législatif  de  l'envoi  de  la  déclai-ation  de  guerre. 

La  France  se  trouvait  ainsi  précipitée  avec  une  légèreté  impardon- 
nable dans  une  lutte  à  laquelle  ses  gouvernants  ne  l'avaient  nulle- 
ment préparée. 

Il  nous  reste  à  préciser  le  rôle  de  M.  Jules  Ferry  dans  la  couili' 
])ériode  (jui  nous  sépare  du  4  Septembre. 


Le  secret  des  opérations  militaires-. 

En  premier  lieu,  dans  la  séance  du  19  juillet,  le  Corps  législatif 
discuta  un  projet  de  loi,  élaboré  par  le  Gouvernement,  d'accord  avec 
la  Commission,  pour  interdire  le  compte  rendu  des  opérations  mili- 
taires. 

M.  LK  pnÉsiDE.NT  ScHNEUJEn.  —  L'ordre  du  jour  appelle  la  discussion 
du  projet  de  loi  concernant  l'interdiction  de  rendre  compte  des  opé- 
rations militaires. 

Membres  de  la  Commission  :  MM.  Sénéca,  président;  le  baron  de 
Mackau,  secrétaire  et  rapporteur  ;  Denat,  Berger,  Josseau,  Nogent- 
Saint-Laurens,  Chagot,  de  Forcade  la  Roquette. 

M.  LE  PRÉsmENT  SCHNEIDER.  —  La  parole  est  à  M.  de  Mackau  pour 
présenter  le  rapport. 

1.  Dépèclie  de  M.  IJeneiletli  à  .M,  de  Gramout,  13  juillet. 
U.  Journal  officiel  du  20  juillet  1870. 


LE   SECRET   DES  OPÉHATIONS  MILITAIRES.  351 

M,  LE  BARON  DE  Mackai",  rapporteur.  —  Messieurs,  la  Commission 
cliargée  par  vous  d'examiner  le  projet  de  loi  dont  vous  aviez  déclaré 
l'urgence  à  la  séance  d'hier,  et  (jui  porte  :  interdiction  de  rendre 
compte  des  mouvements  et  opérations  militaires,  a  rempli  sa  tàclie 
avec  le  soin  scrupuleux  qu'exigeait  la  mission  dont  elle  était 
investie. 

La  lutte  dans  laquelle  vont  se  trouver  engagés  les  intérêts  les  plus 
sacrés  du  pays  justifie  aux  yeux  de  votre  Commission  les  disposi- 
tions législatives  qui  vous  sont  soumises.  Elle  ne  doute  pas  que  le 
patriotisme  éclairé  de  ceux  mêmes  qui  peuvent  être  touchés  parla 
mesure  proposée,  ne  leur  fasse  accepter  sans  hésitation  une  loi 
imposée  par  les  circonstances,  momentanée  comme  elles,  et  qui  ne 
saurait  compromettre  en  rien  le  principe  même  de  la  liberté  de  la 
presse  que  nous  sommes  tous  d'accord  de  sauvegarder. 

Il  ne  s'agit  pas,  en  effet,  messieurs,  d'atteindre  un  principe  de 
droit  public,  mais  seulement  de  prévenir  des  abus,  à  un  moment  où 
une  seule  indiscrétion,  propagée  par  la  presse,  peut  donner  l'éveil  à 
l'étranger,  apporter  une  perturbation  profonde  dans  nos  intérêts 
les  plus  chers,  et  compromettre,  avec  l'honneur  de  notre  drapeau,  la 
vie  de  nos  soldats. 

Votre  Commission  a  donc  reconnu  qu'il  convenait  de  confier 
momentanément  au  Gouvernement  un  pouvoir  nécessaire;  mais  elle 
s'est  aussitôt  préoccupée  de  le  limiter,  dans  sa  durée  comme  dans 
ses  effets,  et  de  donner  aux  intéressés  les  garanties  de  responsabi- 
lité que  comportait  la  situation. 

C'est  dans  cette  pensée  qu'elle  a  modifié  le  projet  de  loi  qui  vous 
est  soumis. 

Elle  a  cru  d'abord  qu'il  convenait  de  faire  interdire  les  comptes 
rendus  par  un  arrêté  ministériel,  inséré  au  Journnl  officirl.ei  non  par 
une  simple  note. 

Elle  a  trouvé,  en  second  lieu,  que  la  suppression,  en  cas  de  récidive, 
ne  devait  pas  être  maintenue,  et  que  la  suspension  pendant  un  délai 
qui  ne  pourrait  excéder  six  mois,  était  une  répression  suffisamment 
efficace. 

Elle  a  enfin  constaté  par  un  article  nouveau  le  caractère  provisoire 
de  la  loi,  voulant  en  limiter  les  effets  à  la  durée  de  la  guerre. 

Quant  à  la  pénalité  édictée  par  le  §  1"  de  l'article  2,  elle  a  cru 
devoir  la  maintenir;  pour  être  efficace,  cette  pénalité  doit,  en  pareil 
cas,  être  sérieuse;  elle  peut  d'ailleurs  être  atténuée  par  l'application 
de  l'art.  463  du  Code  pénal,  conformément  aux  dispositions  de 
l'art.  12  de  la  loi  du  H  mai  1868. 

Tel  est,  messieurs,  l'ensemble  sommaire  du  travail  auquel  s'est 
livrée  votre  Commission;  elle  espère  que  le  patriotisme  de  tous 
rendra  inutile  la  loi  qu'elle  vous  propose  ;  mais  il  est  des  heures  où 
tout  doit  être  prévu,  afin  de  dégager  la  responsabilité  de  chacun  et 
d'assurer  au  pays,  dans  la  lutte  qu'il  va  traverser,  un  succès  prompt 
et  décisif. 


n.-.?  DISCOLUS   ET   OPINIONS. 

I.;i  ('.oiiiiiiissioii  a  appel*'-  dans  son  sein  M.  le  garde  des  sceaux  et 
M.  le  ministre  de  l'Intérieur.  Kile  leur  a  l'ait  connaître  les  modifica- 
tions qu'elle  avait  en  vue. 

Les  lionorables  ministres  y  ont  donné  leur  adhésion. 

Votre  Commission  a  donc  l'honneur  de  vous  proposer,  d'accord 
avec  le  (Jouvernemenl,  un  projet  de  loi  ainsi  conçu  : 

«  Arl.  l*"'.  Il  pourra  être  interdit  de  rendre  compte  par  un  moyen, 
de  puhlicalion  quelconque  des  mouvements  de  troupes  et  des  opé- 
rations militaires  sur  terre  et  sur  mer. 

«Cette  interdiction  résultera  d'un  arrêté  ministériel  inséré  au 
Journal  officiel. 

«  Art.  2.  Toute  infraction  à  l'article  1""^  constituera  une  contra- 
vention qui  sera  punie  d'une  amende  de  oOOOfr.  à  10000  fr. 

«  En  cas  de  récidive,  le  journal  pourra  être  suspendu  pendant  un 
délai  de  six  mois. 

«(  Art.  .3.  La  présente  loi  cessera  d'avoir  elTet  si  elle  n'est  pas 
renouvelée  dans  le  cours  de  la  prochaine  session  ordinaire  ».  {Aux 
vota;  !  aux  voix  !) 

M.  Jules  Ferry.  — Je  demande  la  parole. 

M.  LK  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  M.  Ferry  a  la  parole. 

M.  Jules  Ferry.  —  Messieurs,  si  le  projet  de  loi  qui  vous 
est  soumis  et  sur  lequel  je  vous  demande  la  permission  d'ap- 
portei'  (juelques  brèves  observations  à  cette  tribune,  me  parais- 
sait rentrer  dans  les  mesures  de  guerre  que  nécessite  en  ce 
moment  la  défense  de  la  patrie,  je  l'aurais  voté  sans  obser- 
vations, comme  j'ai  fait  des  autres;  mais,  dans  mon  âme  et 
conscience,  j'estime  qu'il  y  a  bien  moins  dans  ce  projet  une 
mesui-e  pour  la  guerre,  qu'une  mesure  contre  la  liberté  [Récla- 
maiions),  et  je  viens  ici  en  déduire  les  motifs. 

Je  le  trouve  inutile  et  dangereux.  II  est  dangereux,  messieurs, 
par  (rois  raisons  :  premièrement,  parce  qu'il  se  caractérise  par 
l'élasticité  inlinie,  par  le  vague  extrême  de  la  délinition;  parce 
qu'en  second  lieu,  il  implique  l'arbitraire  dans  l'exécution,  et,  en 
troisième  lieu,  parce  qu'il  admet  l'excès  dans  la  répression. 
[Exclnmntious.) 

Messieurs,  je  ne  vous  demande  que  quelques  instants  d'at- 
tention. 

M.  le  rapporteur  se  prépare  à  me  répondre  ;  je  vais  discuter 
celte  question  posément. 

M.  LE  RAPPORTEiu.  —  Je  n'ai  pas  dit  que  je  répoudrais. 


LE   SECRET   DES   OPÉRATIONS  MILITAIRES.  353 

M.  Jules  Feery.  —  Permettez:  j'aimais  à  le  croire. 
Une  voix.  —  C'est  inutile! 

M.  LE  RAPPORTEUR.  —  Je  demande  à  réserver  mon  appréciation  sur 
l'opportunité  de  ma  réponse. 

M.  Jules  Ferry.  —  Si  vous  ne  voulez  pas  me  répondre,  je 
n'y  tiens  pas  autrement. 

Je  veux  dire  que  la  discussion  peut  avoir  lieu,  malgré  le 
moment  où  nous  sommes,  et  quoique  le  projet  ait  été  déclaré 
urgent,  nous  ne  pouvons  pas,  pour  notre  compte,  le  laisser 
passer  sans  discussion. 

M.  LE  PRÉSIDENT  ScmvEiDER.  —  Parlez!  Vous  avez  la  parole. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  dis  que  la  définition  est  vague.  De 
quels  termes  se  sert-on?  «  Mouvements  et  opérations  mili- 
taires. » 

Quelques  voix.  —  Eh  bien? 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  demande  quelle  est  la  nouvelle  relative 
aux  faits  de  guerre,  de  quelque  nature  qu'elle  soit,  qui  ne  puisse 
rentrer  dans  cette  formule? 

Voix  à  gauche.  —  C'est  évident  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  vous  prie  de  remarquer  qu'avec 
l'intention  de  ne  frapper  que  des  indiscrétions  relatives  à  la 
marche  de  nos  troupes,  la  loi  qu'on  vous  propose  de  voter  atteint 
nécessairement  toutes  les  nouvelles  relatives  à  un  fait  de  guerre 
quelconque.  Cela  me  paraît  incontestable. 
^  Le  deuxième  reproche  que  je  fais  à  la  loi  est  celui-ci  :  c'est 
l'arbitraire  dans  la  poursuite.  Et  savez-vous  pourquoi?  Parla 
combinaison  de  ces  deux  principes  :  le  premier,  que  c'est  une 
contravention  que  vous  créez  et  qu'il  n'est  pas  loisible  au  juge 
d'examiner  la  question  de  bonne  foi.  {Si  !  si!) 

M.  Mathieu  (de  la  Corréze).  —  Cela  a  été  jugé  cent  fois. 

M.  Jules  Ferry.  —  C'est  que,  d'autre  part,  le  Gouvernement 
est  le  maître  de  la  poursuite.  { Interruptions  diverses.) 

De  sorte  que  le  Gouvernement  a  le  droit  de  choisir  qui  il 
poursuivra  {Nouvelle  interruption),  et  que  les  tribunaux  n'ont  pas 
le  droit  de  ne  pas  condamner.  {Bmdt.) 

Je  maintiens  que  le  Gouvernement  est  maître  de  la  poursuite 

23 


354  DISCOUHS   KT  OPINIONS. 

et  qu(\  par  consrqu.Mit,  il  a  le  droit  de  choisir;  et  je  soutiens 
qn.'  les  tribunaux  n'ont  pas  le  droit  de  ne  pas  condamner,  parce 
.pril  s'agit,  non  d'un  délit,  mais  d'une  contravention  :  c'est  donc 
rarlntraire  dans  la  poursuite. 

M.  Gambetta.  —  Tivsbien! 

M.  Jules Fkiuiv.  —  En  troisième  lieu,. je  reproche  à  la  loi  de 
comporter  un  excès  dans  la  répressioiniiii  lui  fait  dci)asser  de 
beaucoup  le  but  qu'elle  avoue. 

M.  Glais-Bi/oin.  —  C'est  évident! 

M.  Jules  Ferry.—  Comment!  pour  la  première  contraven- 
tion, pour  la  nouvelle  la  plus  innocemment  produite,  avec  la 
bonne  foi  la  mieux  constatée,  une  condamnation  de  SOOOfr.  à 
lUUOU  fr.  d'amende,  et  pour  la  seconde  fois  la  suppression!  Mais 
c'est  énorme!  c'estexcessif!  [Rtmeurs]  et  c'est  tellement  excessif 
que  cela  constitue  un  pas  en  arrière  sur  la  législation  de  1861 
[Interruption],  car,en  1861,  le  Corps  législatif  a  rayé  du  décretde 
février  1852  une  disposition  analogue  qui,  pour  deux  contraven- 
tions, exposait  le  journal  à  la  suspension  et  à  la  suppression.  Je 
reconnais  que  la  suppression  n'est  plus  dans  le  projet  de. loi 
amendé,  mais  elle  était  dans  le  projet  du  Gouvernement,  et  ce 
qui  subsiste  dans  le  projet  de  la  Commission,  c'est  la  suspension 
de  six  mois,  ce  ([ui  est  une  peine  excessive. 

M.  i.KUvriMmTEiH.—  r;ost  un  maximum! 

M.  i.K  c.akde  dks  sceaux.  —  Seiait-on  bien  avancé  quand  une 
publication  indiscrète  nous  aurait  fait  perdre  une  bataille? 

M.  JuLKS  Ferry.  —  Monsieur  le  garde  des  sceaux  vous  pensez 
hien  que  j'ai  prévu  l'objection.  Je  vais  y  arriver.  Je  vous  prie  de 
croire  que  si  j'avais  la  conviction  que  votre  loi  pût  sauver 
d'un  péril  (pielconque  notre  armée,  je  ne  discuterais  pas  à  cette 
tribune!  {Inlerruptions.)  Mais  je  Aais  vous  prouver  (pu:^  vous  êtes 
en  face  de  fantômes  et  de  chimères.  [Oh!  oh!) 

Voici  donc  quel  seral'elTet  de  la  loi  :  ou  bien  cette  loi  va  mettre 
dans  les  mains  du  ministère  un  ari)itraire  illimité,  qui  lui 
permettra  de  choisir  (bs  journaux  conlidents,  qui  parleront  tout 
àleur  aise,  tandis  (pic  les  autres  craindront  de  rompre  le  silence; 
ou  bien,  si  le  ministère  ne  veut  pas  être  taxé  d'arbitraire,  la  loi 
aura  cet  elïet  inéNitable  de  condamner  au  silence  tous  les  jour- 


LE   SECRET  DES   OPÉRATIONS   MILITAIRES.  355 

naiix,  excepté  le  Journal  officiel  :  car,  comme  je  vous  le  démon- 
trais en  commençant,  il  n'y  a  pas  une  nouvelle  de  guerre,  si 
éloignée  qu'elle  soit  d'une  indiscrétion  compromettante,  qui  'ne 
puisse  tomber  sous  le  coup  de  la  loi,  exposer  le  journal  à  la 
suspension  de  six  mois,  et,  par  conséquent,  l'instinct  de  la 
conservation  fera  une  loi  à  tous  les  journaux  de  se  taire  sur  tous 
les  faits  de  guerre  sans  distinction.  {Rumeurs  diverses.)  Voulez- 
vous  cela? 

Quelques  voix.  —  Oui  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  crois,  messieurs,  que  ce  résultat  aurait 
inliniment  plus  d'inconvénients  que  d'avantages.  L'avantage, 
suivant  vous,  c'est  d'empêcher  des  indiscrétions  périlleuses? 
Est-ce  que  ce  danger  existe?  (Ouif  oui!) 

Gomment!  vous  supposez  que  nos  ennemis  lisent  les  journaux 
français...  [Exclamations  et  rires  àd)'oite.) 

Vous  ne  me  laissez  pas  achever  ma  phrase  et  vous  lui  donnez 
un  sens  ridicule. 

Je  disais:  Comment!  vous  supposez  que  nos  ennemis  ont 
besoin  de  lire  les  journaux  français  pour  se  mettre  au  coin-ant 
des  mouvements  de  nos  troupes? 

M.  LE  BARON  fii-iLLE.  —  C'cst  élémentaire  de  lire  en  temps  de  guerre 
iesjournaux  du  pays  que  l'on  combat. 
•M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX.  —  Cela  tient  lieu  d'espions. 
M.  LE  BAROX  EscHASSERLux.  —  Vos  dlscours  sont  traduits  à  l'étranger. 

M.  Jules  Ferry.  —  Qu'est-ce  que  mon  discours  a  d'otïensant  ; 
qu'a-t-il  d'inquiétant  pour  le  patriotisme  ?  (Interruptions  et  bruit)  ? 

M.  EscHASSERL^ux.  —  Les  discours  prononcés  ici  vont  à  l'étranger  : 
ils  circulent  déjcà  en  Prusse. 

M.  Jules  Ferry.  —  Ce  que  je  dis  en  ce  moment  est  dange- 
reux? Vous  n'en  croyez  rien!  Je  disais,  messieurs,  que  vos 
craintes  ne  me  paraissent  pas  sérieuses  ;  qu'il  n'est  pas  à  craindre 
[Humeurs]  cjue  des  indiscrétions  de  journaux  puissent  avoir 
quelque  effet  sur  le  succès  d'une  campagne;  et  la  preuve,  mes- 
sieurs, c'est  que  nous  avons  eu  d'importantes  campagnes  à 
l'extérieur,  la  campagne  d'Italie,  par  exemple,  et  que  l'on  n'a 
pas  songé  à  défendre  aux  journaux  de  donner  les  nouvelles  de 
la  .aueri-e.  Citez-moi  un  inconvénient  de  la  publicité  complète 
sur  les  faits  de  guerre  qui  a  existé  à  cette  époque? 


35G  DISCOUnS  ET  Ol'INlO.NS. 

M.  Gi:iLL.u.MiN.  —  Ce  irétait  pas  sur  le  territoire. 

M.  Jules  Ferry.  —  Citez-moi,  tle  plus,  une  législation 
actuelle,  dans  unpayslibre,  qui  contienne  une  tlisposilionpareille. 
Messieurs,  il  n'en  existe  pas  une  seule,  et  permellez-moi  de 
vous  dire  que  la  peur  des  journalistes  trouble  un  peu  vos  esprits 
[Exclamations  et  rires  à  droite  et  au  centre.  —  A  gauche  :  Oui! 
oui!);  mais  les  journalistes  ne  savent  rien  que  ce  qu'on  leur  dit. 
{Interruptions j)  Je  le  répète,  messieurs,  les  journalistes  ne 
savent  rien  que  deux  ordres  de  choses  :  celles  ((u'on  leur  dit, 
c'est-à-dire  rien  ou  pi-esque  rien,  et  celles  qu'ils  inventent,  ce 
qui  n'est  pas  dangereux. 

Voix  nombreuses.  —  Allons  donc!  allons  donc! 

M.  Jules  Ferry.  —  Mais,  messieurs,  c'est  l'évidence  même  ;  ce 
qu'ils  inventent  ne  peut  être  la  révélation  du  plan  de  campagne. 

Un  membre.  —  Mais  on  ne  pourrait  plus  défendre  le  pays! 

M.  Jules  Ferry. —  De  votre  propre  aveu,  cette  loi  n'est  portée 
que  contre  l'indiscrétion,  contre  l'indiscrétion  compromettante. 
Eh  bien,  contre  l'indiscrétion,  vous  êtes  défendus,  d'abord,  par  la 
discrétion  de  ceux  qui  gardent  le  plan  de  campagne,  et  surtout 
par  une  mesure  que  je  comprends,  celle-là,  et  que  je  vous 
recommande:  c'est  la  précaution  bien  simple  de  ne  pas  admettre 
de  reporters  dans  vos  quartiers  généraux  comme  cela  se  fait 
constamment. 

M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX.  —  Nous  n'cu  admettons  aucun. 

M.  Jules  Ferry.  —  Eh  bien  !  avec  celte  seule  mesure,  vous 
pouvez  être  sûrs  que  vos  plans  de  campagne  ne  seront  pas 
révélés. 

Je  vous  le  répète,  messieurs,  jamais  l'on  n'a  senti  la  nécessité 
dune  loi  pareille,  qui,  du  reste,  n'existe  dans  aucun  pays  libre. 

Quelques  membres  à  gauche.  —  C'est  vrai  !  c'est  vrai! 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  vous  prie  maintenant,  messieurs,  de 
considérer  l'autre  côté  de  la  question  :  votre  loi,  c'est  la  sup- 
pression de  la  ])ablicité. 

Vous  voyez  bien  que,  nécessairement,  vous  allez  à  la  suppres- 
sion de  la  publicité,  à  l'interdiction  de  toutes  les  nouvelles  de 
guerre  qui  ne  seront  pas  de  source  officielle.  Eh  bien,  est-ce  en 


LE    SECRET  DES   OPERATIONS  MILITAIRES.  357 

l'année  1870  que  vous  pouvez  former  ce  rêve  qu'une  nation  va 
courir  les  grands,  les  glorieux  hasards  d'une  guerre  comme 
celle  qui  se  prépare,  et  qu'elle  consentira  à  ne  rien  savoir? 

Sur  un  grand  nombre  de  bancs.  —  Assez  !  assez  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Mais,  messieurs,  aujourd'hui,  la  publi- 
cité, c'est  un  droit  d'abord,  permettez-moi  de  vous  le  dire;  ceux 
(jui  ont  leurs  lils,  leurs  époux  à  la  bataille,  ont  le  droit  de  tout 
savoir,  comment  les  opérations  sont  conduites,  de  les  connaître 
et  même  de  les  critiquer...  [Exclamations  sur  un  grand  nombre 
de  bancs.) 

Messieurs,  il  est  évident  que  chacun,  en  France,  a  le  droit  de 
savoir  ce  qui  se  passe. 

Eh  bien,  pour  savoir  ce  qui  se  passe,  il  faut  autre  chose,  au 
temps  où  nous  vivons,  que  la  vérité  officielle;  il  faut  la  vérité 
vraie,  pleine  et  entière,  et  nous  ne  l'aurions  pas  avecles  bulletins 
officiels.  [Rumeurs.) 

Non  seulement,  messieurs,  la  pubUcité  est  un  droit  pour 
tous,  mais  c'est  une  force,  sachez-le  bien...  {Réclamations 
diverses.) 

M.  GuYOT-MoNTPAYROrs.  —  Mais  c'est  évident  ! 

M.  Jules  Ferry...  car  elle  seule  peut  tenir  en  communion 
perpétuelle  d'idées  l'armée  qui  combat  et  le  pays  qui  est  derrière 
elle.  [Interruption.) 

Messieurs,  rappelez-vous  notre  histoire.  On  ne  savait  plus  à 
Paris,  sous  le  premier  Empire,  que  ce  que  les  bulletins  de  la 
grande  armée  voulaient  bien  faire  savoir;  or,  nous  avons 
appris  par  la  correspondance  du  grand  capitaine  lui-même  à 
quel  point  ces  bulletins  étaient  généralement  et  systématique- 
ment falsifiés.  [Dénégations  sur  plusieurs  bancs.) 

M.  Belmomet.  —  Non  !  non  !  Demandez-le  à  M.  Thiers  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  11  en  résulta  que  l'armée  et  le  Gouverne- 
ment se  trouvèrent  un  jour  sourdement  mais  profondément 
séparés  du  pays.  De  sorte  que,  quand  les  forces  officielles  eurent 
été  anéanties,  l'ennemi  ne  trouva  plus  devant  lui  qu'un  pays 
désorganisé,  et  qu'il  arriva  ce  que  vous  savez... 

Voix  nombreuses.  —  Assez  !  assez  !  —  La  clôture. 


3r)8  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

M.  JiLKS  Ferry.  —  Messieurs,  je  remplis  ici  nu  (knoir  de 
conscience  elje  l'accomplirai  jusqu  an  boni. 

Quelques  voix  à  gauche.  —  Parlez  !  parlez  ! 

Autres  voix  ùdroile.  —  Parlez!  mais  parlez  du  [imji'tde  loi  ! 

M.  Jules  Ferrv.  —  Je  crois  me  maintenir  dans  la  question 
et  je  demande  (|ue  Ton  me  fasse  Tlionneur  de  m'entendre. 

Ici,  messieurs,  je  relève  contre  le  projet  de  loi  qu'on  veut 
vous  faire  voter  une  dernière  ol)jection. 

Ce  projet  de  loi,  je  ne  le  trouve  ]»as  haltile,  je  le  trouve  même 
le  contraire  de  l'habileté.  Savez-vous  ce  qui  arrivera?  C'est  (jue, 
tout  en  voulant,  —  car  j'aperçois  bien  le  but  que  vous  pour- 
suivez, —  tout  en  voulant  vous  mettre  en  trarde  contre  les  écarts 
des  imaginations  parfois  si  promptes  à  la  panique...  {Vives 
protestations  et  mwwures  sur  un  grand  yiombre  de  bancs.) 

Sur  divers  bancs.  —  Vous  calomniez  le  pays!  —  Vous  insultez  la 
nation  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  11  ne  faut  pas  vous  méprendre  sur  le 
sens  de  mes  paroles.  {Nouvelles protestations.  —  De  vives  inter- 
pellations sont  adressées  à.  l'orateur.,  mais  elles  se  perdent  dans 
le  bi'uit.) 

M.  Li;pi(KsmEM  ScHNF.iuKii.  —  Laissez  à  roraleui' la  lilierté  d'expliquer 
le  mot  qu'il  a  prononcé. 

M.  LE  MARQiis  DE  PiRÉE.  —  Panique  française,  allez-vous  nous  dire  !.. 
Allez-vous-en  avenue  des  Marmousets,  à  Versailles,  entonner  le 
chant  des  iMyrmidons,  au  lieu  de  nous  faire  entendre  ici  des 
pleurnicheries  antipatriotiques!  [Rires  et  bruit.) 

M.  LE  PRÉsn)ENT  Sr.HNEHJER.  —  Permettez  à  M.  Ferry  de  s'expliquer. 

31.  JiLKs  Ferry.  —  Messieurs,  vous  vous  méprenez  sur  le 
sens  de  mes  paroles.  {Oh/  oh!)  Permettez...  {Interruption.) 
Voulez-vous  me  laisser  parler?... 

J'abordais,  de  la  meilleure  foi  du  monde,  une  ol)jection  qui  me 
semble  sérieuse  et  que  j'avais  entendu  formuler  autour 
de  moi. 

M.  LE  GARDE  DES  scF.Aix.  —  Ce  u'cst  pas  nous  qui  Pavons  l'ormulée  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  ne  dis  pas  que  c'est  vous,  monsieur 
le  ministre  :  nous  ne  vous  avons  pas  encore  entendu;  jtar 
conséquent,  je  ne  puis  pas  préjuger  \otre  argumentation. 


LE   SECRET  DES   OPÉRATIONS   MILITAIRES.  359- 

J'ai  entendu  dire  ceci  par  les  partisans  mêmes  du  projet  de 
loi  :  L'ima.aination  française  est  prompte  à  s'enflammer,  dans 
les  succès  comme  dans  les  revers... 

Plusieurs  voix.  —  Ce  n'est  pas  cela  que  vous  disiez  ! 
Autres  voix.  —  Il  ne  s'agit  pas  de  cela! 

M.  .Jules  Ferry...  et,  par  conséquent,  ajoutait-on,  il  faut  la 
mettre  au  régime...  Vous  protestez?  tant  mieux;  car,  si  cette 
objection  n'existe  pas,  il  n'y  a  plus  de  raison  sérieuse  en  faveur 
du  projet  de  loi.  {Assez!  assez  !  —  Aux  voix I) 

Messieurs,  j'imagine  que  discuter  pendant  cinq  minutes  un 
projet  qui  constitue  un  état  de  choses  inoui  dans  ce  pays,  qui 
crée  des  pénalités  exorbitantes,  ce  n'est  pas  donner  trop  de 
temps  à  la  défense  de  la  liberté,  à  la  défense  des  citoyens. 

En  résumé,  messieurs,  il  serait  plus  viril  de  la  part  du  Gou- 
vernement et  de  la  Cbambre  (Ah  !  ah  !)  de  se  montrer  confiants 
dans  lopinion  pul)liqueet  dans  la  force  dont  elle  est  douée  ;  j'ai  le 
droit  de  dire  que  le  projet  qui  vous  est  présenté  est  humiliant  et 
injurieux  pour  la  nation  française.  [Violents  murmures  sur  un 
grand  nombre  de  bancs.)  Oui,  humiliant,  parce  qu'il  respire  une 
profonde  défiance  de  l'opinion  publique  et  de  la  puissance 
régulatrice  qui  lui  est  propre.  Pour  moi,  j'ai  plus  de  confiance 
dans  le  patriotisme  et  le  bon  sens  public,  dans  le  sentiment 
national,  dans  la  loyauté,  dans  la  gravité  de  ceux  qui  tiennent 
une  plume.  Aussi,  je  le  répète,  le  projet  de  loi  est  non  seule- 
ment inutiU?  et  dangereux,  mais  il  est  otïensant  pour  le  pays  ; 
et  c'est  pour  cela  que  j'engage  le  Gouvernement  à  le  retirer,  et 
que  je  prie,  dans  tous  les  cas,  la  Chambre  de  ne  pas  le  voter. 
[Approbation  sur  quelques  bancs  à  gauche.) 

Sur  un  grand  nombre  de  bancs.  —  Aux  voix  !  aux  voix  ! 

M.  LE  RAPPORTEUR.  —  Messieurs  je  dois... 

Sur  les  mêinca  bancs.  —  Ne  répondez  pas  !  ne  répondez  pas  !  —  La 
clôture  !  la  clôture  ! 

M.  LE  RAPPORTEUR.  — En  présence  du  désir  de  la  Ctiambre,  je  me 
rassieds. 

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  Je  Consulte  la  Ctiambre  sur  la  clôture 
de  la  discussion  générale. 

[La  clôture  de  la  discussion  générale  est  mise  aux  voix  et  prononcée.) 

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  Nousallons  passcr  à  la  discussion  des 
articles,  s'il  n'y  a  pas  d'opposition.  [Non!  non!) 

Je  donne  lecture  de  l'article  premier. 


360  DISCol  liS    ET  OPINIONS. 

<■  Il  ]H.iii  I  ;i  ("tre  inlerdit  de  rendre  compte  par  un  moyen  de  publi- 
cation (jiicIcoïHjue  des  mouvements  de  troupes  et  des  opérations 
militaires  sur  teire  et  sur  mer. 

«  Cette  interdiction  ir'siiUrra  d'un  arrêté  ministériel,  inséré  au 
Journal  nffin'rl.  » 

M.  tiA.MBKTTA.  —  Je  demande  la  parole  sur  l'article  premier. 

-M.  i,K  i'iii';sn)F.NT  Sr.HNKiDER.  —  Vous  avez  la  parole. 

M.  Gamuetta.  —  Messieurs,  vous  faites  d'uryence  une  loi  pénale  qui 
est  une  loi  de  circonstance  et  dont  vous  bornez  la  durée  au  moment 
même  ou  vous  rap])ortcz. 

Avec  quelque  rapiditi'-  que  l'on  fasse  les  lois,  même  des  lois 
exceptionnelles,  transitoires,  passagères,  —  et  je  désire  que  celle-ci, 
qui  me  semblait  inutile  dans  son  esprit,  soit  inappliquée  dans  la 
pratique,  —  ce  n'est  pas  vme  raison  pour  ne  pas  les  rédiger  confor- 
mément aux  principes  généraux  qui  dominent  la  législation  française. 

Je  dis  que  l'article  premier  du  projet  de  loi  présente  une  rédaction 
vicieuse,  sur  laquelle  je  demande  à  présenter  quelques  brèves 
observations. 

Cet  article  dit,  en  effet,  que  toute  sorte  d'indiscrétion  commise,  — 
et  c'est  ici  que  j'attire  votre  attention,  —  par  un  moyen  de 
publication  quelconque,  sera  punie  de...,  etc. 

Il  me  semble  impossible,  messieurs,  que  vous  mainteniez  une 
formule  aussi  comprébensive,  aussi  vague.  Ce  que  vous  voulez 
frapper,  c'est  évidemment  la  publication  de  nature  nuisible,  et, 
selon  vous,  c'est  celle  qui  se  produit  ou  par  des  journaux,  ou  par  des 
écrits,  ou  même  par  des  paroles  tenues  dans  un  lieu  où  l'on  aurait 
rassemblé  exprés  une  certaine  fraction  de  la  population. 

Je  vous  prie  de  considérer  que  ces  mots  «  par  un  moyen  de 
publication  (quelconque  »  portent  beaucoup  plus  loin,  et  qu'ils 
peuvfMit  être  adaptés  à  des  conversations  privées  tenues  dans  des  lieux 
publics  ou  réputés  tels.  [Dcnéyations  ^ur  jilusievrs  bancs.) 

Messieurs,  les  dénégations  mêmes  que  provoque  une  pareille 
interprétation  m'apportent  le  meilleur  argument  que  je  puisse 
invoquer  pour  légitimer  ma  critique 

Malgré  ces  observations  de  Gambetta  qui,  sur  l'article  premier, 
demanda  à  la  Cbambre  d'indiquer  les  cas  empruntés  à  la  loi  de  1819 
que  le  projet  de  loi  voulait  atteindre,  et  réclama  le  renvoi  de  l'article 
à  la  Commission,  ce  renvoi  fut  repoussé  et  l'ensemble  de  la  loi  fut 
voté,  séance  tenante,  par  207  voix  contre  19. 

Le  dernier  ministère  de  l'Empire. 

Cependant  les  événements  se  précipitaient.  I.e  21  ^lillet,  l'Empe- 
reur annonçait  ({u'il  partait  pour  l'armée  avec  le  Prince  impérial. 
Dès   le  7  août,    après  la  bataille  de   Frœschwiller,   le    ministère 


LE   DERMER  MINISTÈRE  DE  LEMPIRE.  361 

convoquait  de  nouveau  les  Chambres  et  déclarait  Paris  en  état  de 
siège.  Dans  sa  proclamation  du  lendemain,  le  Gouvernement  témoi- 
gnait déjà  une  grande  défiance  contre  la  capitale.  Au  cours  de  la 
séance  du  Corps  législatif  en  date  du  9,  la  déclaration  d'Emile 
Ollivier  fut  accueillie  par  les  députés  d'une  manière  plus  que  froide, 
malgré  les  tlatteries  prodiguées  par  le  chef  du  cabinet  «  non  seule- 
ment à  la  garde  nationale  courageuse  et  dévouée  de  Paris,  mais  à 
la  garde  nationale  de  la  France  entière  »,  On  se  rappelait  les 
luuitaines  observations  du  maréchal  Lebœuf  qui,  dans  la  séance  du 
16  juillet,  avait  nettement  refusé  le  concours  des  gardes  nationales. 
M.  Jules  Ferry  se  joignit  à  ses  collègues  de  la  gauche  pour  demander 
à  la  Chambre  de  choisir  parmi  les  députés  un  comité  exécutif  de 
lo  membres  «  qui  serait  investi  des  pleins  pouvoirs  du  tiouvernement 
pour  repousser  l'invasion  étrangère  ».  Cette  proposition  souleva  un 
tel  tumulte  que  le  président  dut  se  couvrir  et  suspendre  la  séance. 
M.  de  Kératrv  somma  ensuite  l'Empereur  «  de  céder  sa  place  au 
patriotisme  du  Corps  législatif  »;  puis,  l'Assemblée  ayant  adopté,  sur 
la  proposition  de  Clément  Duvernois,  un  ordre  du  jour  ainsi  conçu  : 
«  La  Chambre,  décidée  à  soutenir  un  cabinet  capable  d'organiser  la 
défense  du  pays,  passe  à  l'ordre  du  jour,  »  le  ministère  Ollivier 
donna  aussitôt  sa  démission  et  le  général  de  Palikao  fut  chargé  de 
constituer  un  cabinet. 

C'est  dans  ces  circonstances  que  s'ouvrit  la  séance  du  10  août.  Le 
comte  de  Palikao  lit  d'abord  connaître  la  composition  du  nouveau 
ministère ^  Le  Corps  législatif  rejeta  ensuite  l'urgence,  par  H7  voix 
contre  117,  sur  la  proposition  suivante,  déposée  par  M.  Estancelin  et 
70  députés  :  «  La  Chambre  déclare  que,  tant  que  l'ennemi  sera  sur  le 
sol  de  la  France,  c'est  un  devoir  patriotique  pour  elle  de  restei-  en 
permanence.  »  Puis,  M.  Jules  Ferry,  qui  était  l'un  des  signataires 
de  la  proposition  précédente,  demanda  la  parole  *  : 

M.  Jules  Ferry,  de  sa  place.  —  Je  demande  à  poser  une 
question,  monsieur  le  président. 

M.  LE  PRKSiDENT  SCHNEIDER.  —  S'il  ne  s'agit  que  du  règlement  de 
l'ordre  du  jour,  votre  question  pourrait  venir  opportunément. 

M.  Jules  Ferry.  —  J'ai  une  question  à  poser  au  cabinet. 
{Rumeurs  diverses.) 
M.  le  ministre  président  le  Conseil  d'État  a  été  prévenu,   et 


1.  Le  cabinet  se  composait  de  M.M.  de  Palikao  [Guerre),  Henri  Chevreau 
(Intérieur),  Magne  {Finances),  Grandperret  {Justice),  Clément  Duvernois 
(Commerce),  Rigault  de  Genouilly  {Marine  et  Colonies),  Jérôme  David  (Tra- 
vaux  publics),  de  La  Tour-d'Auvergne  {Affaires  étninr/ères),  Busson-Billault 
(prési'Ient  du  Conseil  d'État),  Brame  [Instruction  publique). 

2.  Journal  officiel  (\u  11  août  1870. 


30-2  DISCOURS   ET   OI'IMONS. 

il  se  ri-(iii  aiiloiisr  ;ï  i-épondrc  au  nom  du  cabinet  tout  entier. 
Ma  (|m'slion  a  pour  ob.jot  Tusa.ue  (|ue  le  cal)inet  entend  faire 
des  pouNoii's  conférés  au  Gouvernement  [)ar  l'état  de  siège. 
[Interruptions  sur  divers  bancs.) 

A  gauche.  —  Très  bien!  très  bien! 

M.  Ji'LKS  Fkrrv.  —  La  Cbambre  a  donné  tout  à  Tbeure  un 
uraud  exemple  d"union  palriotique.  [C'est  vrai!)  J'ai  le  regret 
de  constater  (jue  cette  union  est  aujourd'bui  troublée  par  des 
uiesiii-es  répressives  dont  le  caractère  n'est  pas  en  rapport  avec 
l'importance  de  la  crise  que  nous  traversons...  [Nouvelles  inter- 
ruptions.) 

M.  Crkmieix.  —  Laissez  donc  parler  ! 

M.  Jules  Fkrry.  — Eu  vertu  des  pouvoirs  conférés  par 
l'état  de  siège,  l'administration  précédente  avait,  à  la  date 
d'bier,  supprimé  sans  motifs,  arbitrairement  par  conséquent, 
j'ai  le  droit  de  le  dire,  le  journal  le  Réveil.  Voici  l'original  de  la 
signilication  du  décret  :  il  porte  la  date  du  9  août. 

Il  me  revient  que  l'administration  actuelle  continuant,  pour 
sou  malbeur,  les  errements  de  l'administration  précédente... 
[liéclamations.) 

A  droite.  —  (lomnient,  pour  son  inallieiu! 

M.  EsQUiROS.  — •  l^our  Je  malheur  de  la  Fiance! 

M.  Jules  Ferrv...  a  pris  une  mesure  semblable  vis-à-vis  du 
journal  le  Rappel. 

Je  demande  à  M.  le  président  du  Conseil  d'État  si  cela 
est  vrai. 

Portant  la  (juestion  plus  baut,  je  demande  au  cabinet  s'il 
croit  nécessaire,  s'il  croit  conforme  à  la  grandeur  et  à  la  gravité 
de  la  situation  de  maintenir  le  décret  d'état  de  siège.  [Rumeurs.) 

L'état  de  siège,  messieurs,  —  et  cette  explication  répond  aux 
murmures  que  je  viens  d'entendi-e,  —  l'état  de  siège  n'est  point 
l'état  de  guerre. 

M.  (iAMRETTA.  —  (Ti'sl  cela! 

M.  Jules  Ferhv.  —  Il  y  a  dans  notre  législation  deux  états 
dilTérents,  motivés  par  le  péril  pulilic  et  gradués  d'après  le  carac- 
tère et  l'étendue  du  danger:   l'état  de  guerre  et  l'état  de  siège. 


LE   DEI5MER  MINISTÈRE   DE   L'EMPIRE.  363 

Et  entre  l'état  de  guerre  et  Tétat  de  siège,  la  différence  prin- 
cipale est  celle-ci... 

Un  membre  à  droite.  —  Mais  nous  la  connaissons!  [Réclamation 
à  gauche.) 

M.  DE  JorvE.NCEL. —  Pour  moi,  je  ne  la  connais  pas  et  je  désirerais 
la  connaître. 

M.  LE  COMTE  DE  IvÉRATUY.  —  L'état  de  siège  est  contre  les  citoyens. 

M.  DuGiÉ  DE  LA  Fai'con.xerie.  —  Contre  les  ennemis  de  l'intérieur! 

M.  Eugène  Pelletax.  —  Les  ennemis  de  l'intérieur  sont  ceux  qui 
livrent  la  France  à  l'étranger  et  ({ui  refusent  d'armer  la  cité. 

M.  Jules  Ferry.  —  L'état  de  guerre,  tel  qu'il  est  défini  par 
la  loi  de  1791  elle  décret  de  1863,  a  pour  caractère  principal 
de  donner  à  l'autorité  militaire  tous  les  droits  et  tous  les  pou- 
voirs que  nécessite  la  défense  militaire. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  faire  passer  sous  les  yeux  les 
articles  qui  constituent  à  cet  égard  une  loi  de  prévoyance 
complète,  faisant  face  à  tous  les  dangers  de  l'état  de  guerre. 

Mais  qu'est-ce  que  l'état  de  siège,  messieurs? 

M.  le  comte  DE  La  Tocr.  —  On  ne  peut  pas  discuter  cela! 

M.  Jules  Ferry.  —  Est-ce  une  variété  de  l'état  de  guerre  ? 
ne  le  croyez  pas,  messieurs.  L'état  de  siège,  c'est  la  suspension 
des  libertés  les  plus  essentielles,  c'est  le  droit  de  livrer  les 
citoyens  aux  tribunaux  militaires,  en  les  enlevant  à  leurs  juges 
naturels;  c'est  le  droit  de  perquisition  et  d'arrestation  illimité... 
{Réclamations  à  droite),  le  droit  de  suppression  des  journaux  ; 
en  un  mot,  c'est  la  dictature  contre  l'insurrection  :  eli  bien,  je 
sais  que  nous  sommes  en  état  de  guerre  et  dans  une  grande 
guerre;  mais  je  défie  qui  que  ce  soit  d'oser  dire,  après  ce  qui 
s'est  passé  depuis  deux  jours,  que  nous  soyons  en  état  d'insur- 
rection. {Vive  approbation  à  gauche.)  Si  on  le  disait,  je  ferais 
appel  à  ceux  qui  ont  pu  voir  hier  l'aspect  de  Paris  et  des  abords 
du  Corps  législatif.  [Oh  !  oh  !) 

M.  le  comte  de  La  Tour.  — •  Est-ce  qu'une  partie  de  la  Prusse  n'est 
pas  en  état  de  siège  ? 

M.  Jules  Ferry.  —  Que  celui-là  donc  se  lève,  qui  osera  dire 
qu'il  a  entendu  sortir  de  cette  grande  foule  qu'anime,  à  celte 
heure,  une  seule  pensée,  un  seul  délire,  le  délire  du  patrio- 
tisme... (Très  bien  !  très  bien  !  autour  de  r orateur.  —  Réclama- 


364  DISCOUHS   ET  OPINIONS. 

linns  adroite),  un  seul  ci'i  de  sédition,  un  seul  appel  insurrec- 
tionnel. 

M.  LK  PRKSiDKM  ScHNEiDER.  —  Je  rappelle  à  M.  Ferry  qu'il  a 
demandé  la  parole  pour  jioseï-  une  question,  et  (pi'il  n'y  a  jias  lieu 
à  de  longs  développements. 

Plusieurs  membres  à  gauche.  —  C'est  la  question  même  ! 

.M.  Ga.mbktta.  —  F.a  Chambre  écoute,  monsieur  le  président. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  dis,  messieurs,  et  j'afiirme  que  de  ces 
immenses  foules  parisiennes  que  vous  ne  connaissez  pas,  il 
n'est  pas  sorti  d'autre  cri  que  ce  cri  patriotique  et  généreux  : 
Des  armes  !  des  armes! 

J'ai  vu,  messieurs,  messieurs  les  questeurs  ont  vu  comme 
moi,  à  un  certain  moment  le  maréchal  Baraguey  d'Hilliers  tra- 
versant à  pied  la  foule,  et  tous  ces  braves  gens  lui  pressaient 
les  mains,  touchaient  ses  vêtements  en  lui  demandant  des 
armes  !  des  armes  !  {Murmures  à.  drolle.)  J'en  suis  témoin, 
messieurs. 

M.  LE  BARON  EscHAssERiAi  x.  —  Ils  Ont  iusullé  la  Chambre  à  l'issue 
de  la  séance. 

-M.  Gambetta.  —  C'est  la  population  de  Paris  qui  saura  le  mieux 
vous  défendre. 

M.  Jules  Ferry.  —  Messieurs,  le  moment  est  trop  grave, 
pour  se  payer  d'artilices  oratoires  et  de  vaines  formules. 

Je  vous  l'atteste  sur  mon  honneur  et  sur  ma  conscience, 
cette  population  de  Paris  que  je  connais  mieux  que  vous,  n'a 
(pi'nn  cri,  n'a  (luun  vœu  :  des  armes  !  des  armes  pour  repousser 
l'étranger.  {Assez  !  assez  !)  Si  donc  Paris  n'est  pas  en  insurrec- 
tion, je  demande  à  quoi  sert  l'état  de  siège  ?  à  quoi  servent  ces 
régiments  qui  seraient  beaucoup  mieux  à  la  frontière  ?  {Très 
bien  !  —  Applaudissements  ù  gauche). 

Eh  quoi  !  Messieurs,  l'ennemi  a  repoussé  une  de  nos  armées, 
et  vous  gardez  ici  2oÛUU  hommes,  pour  servir  vos  fausses  et 
folles  terreurs  !  Eh  bien!  laissez-moi  vous  le  dire,  en  terminant; 
ce  sont  là  des  terreurs  qui  ressemblent  à  une  trahison  vis-à-vis 
de  la  patrie  !  {I\'ouvelle  approbation  à  gauche). 

VoLr  à  limite.  —  L'ordre  du  jour!  l'ordre  du  jour! 

M.  le  MiMSTHK  PRÉsn)ENT  LK  CONSEIL  d'État  se  lève  pour  parler.  {Ne 
répondez  pas!  ne  répondez  pan!  —  L'ordre  du  jour!  C ordre  du 
jour  !) 


LA  PHOHOGATÎON   DES  EFFETS  DE   COMMERCE.  365 

M.    LE    PRÉsiDE.XT   SCHNEIDER.    —  On  demande  l'ordre  du  jour... 
{Oui !  oui!) 
Je  consulte  la  Chambre. 

M.  Jules  Ferry,  à  la  tribune.  —  Je  demande  la  parole 
contre  la  clôture. 

M.  LE  PRÉsinENT  Sf.HNEiDER.  —  L'épreuve  est  commencée. 
L'ordre  du  jour  est  mis  aux  voix  et  prononcé. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  proteste. 

M.  Garnier-Pagès.  —  On  ne  nous  a  pas  répondu  parce  qu'on  ne 
pouvait  pas  nous  répondre. 

M.  Horace  de  Choiseil.  —  C'est  un  ministère  d'exécution. 

S.  Exe.  M.  Cléme.nt  Duvernois,  ministre  de  l'Agriculture  et  du 
Commerce.  —  Avant  de  le  qualiller,  attendez  au  moins  qu'il  soit 
constitué. 

Le  Corps  législatif  essayait,  avec  une  activité  fébrile,  de  conjurer 
les  périls  que  faisaient  courir  à  la  France  nos  premiers  désastres, 
fruits  de  l'impérilie  du  Gouvernement  impérial. 

Une  loi  promulguée  à  l'Officiel  du  12  août  1870  élevait  à  1  milliard 
le  montant  des  ressources  que  le  ministre  des  Finances  était  autorisé 
à  se  procurer  pai'  la  loi  du  21  juillet.  Une  autre  loi,  promulguée  le 
même  jour,  dispensait  la  Banque  de  France  de  l'obligation  de 
rembourserles  billets  en  espèces,  et  prescrivait  aux  caisses  publiques 
et  aux  particuliers  de  recevoir  les  billets  de  la  Banque  comme 
monnaie  légale.  La  garde  nationale  était  rétablie  dans  tous  les 
départements,  et  un  crédit  provisoire  de  oO  millions  mis  à  la  dispo- 
sition des  ministres  de  l'Intérieur  et  de  la  Guerre  pour  hâter  l'orga- 
nisation de  cette  milice.  En  vertu  de  la  loi  du  10  août,  tous  les 
anciens  militaires  non  mariés  ou  veufs  sans  enfants,  de  25  à 
.33  ans,  étaient  appelés  sous  les  drapeaux.  Le  général  Trochu  rece- 
vait le  commandement  du  douzième  corps,  en  formation  à  Châlons 
et  le  général  Vinoy  celui  du  treizième  corps,  en  formation  à  Paris. 
Par  dépêche  du  12  août,  le  ministre  de  l'Intérieur,  de  concert  avec 
son  collègue  de  la  Guerre,  prescrivait  aux  préfets  de  réunir  les 
gardes  mobiles,  y  compris  la  classe  de  1869,  et  de  les  habiller  pro- 
visoirement avec  des  blouses  bleues. 


La  prorogation  des  effets  de  commerce. 

Dans  la  séance  du  12  août*,  M.  Argence  donna  lecture  du  rap- 
port de  la  Commission  qui  avait  été  chargée  d'examiner  d'urgence 
le  projet  de  loi  relatif  à  la  prorogation  des  échéances  des  effets  de 

1.  Journal  officiel  du  13. 


nc,6  DISCOUHS   ET   Ol'IMIONS. 

(■(miiiicici'.  Ajti'rs  ;ivoir  oxposé  les  inolils  <jui  portaient  la  (".oiniuis- 
siciii  h  i-ejelcr  divers  amendements,  le  rapporteur  proposa 
l'adoption  des  dispositions  suivantes  : 

Article  premier.  —  F>es  délais  dans  lesquels  doivent  être  faits  les 
proltHs  et  tous  actes  conservant  les  recours  pour  toute  valeur 
commerciale  soiist;rits  avant  la  promulf^'ation  de  la  présente  loi, 
sont  prorogés  d'un  mois.  Les  intérêts  sont  dus  depuis  l'échéance 
jusqu'au  payement. 

Yi-t^  2.  —  Aucune  poursuite  ne  pourra  être  exercée,  pendant  la 
durée  de  la  guerre,  contre  les  citoyens  appelés  au  service  militaire 
en  vertu  de  l'article  2  de  la  loi  du  H  août   1870. 

Le  ministre  du  Commerce,  appuyé  par  Ernest  Picard,  demandait 
que  la  question  fût  tranchée  séance  tenante;  mais  beaucoup  de 
députés  ne  trouvaient  pas  la  loi  suffisamment  explicite  et  récla- 
maient le  renvoi  au  lendemain.  De  ce  nombre  était  M.  Jules  Ferry 
([ui  présenta  les  observations  suivantes  : 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  plie  la  Cliambi'c  d'écouter  les  raisons 
pour  lesquelles  je  ne  puis  me  trouver  d'accord  ni  avec  M.  le 
ministre  du  Commerce,  ni  avec  mon  honorable  ami  M.  Picard. 

J'ai  parfaitement  compris  qu'liier,  en  nous  présentant  la 
mesure  du  cours  foixé  des  billets  de  banque,  M.  le  ministre  des 
Finances  déclarât  que  des  mesures  de  cette  nature,  aussitôt 
qu'elles  sont  proposées,  devaient  être  votées.  Pourquoi?  paixe 
que  la  mesure,  si  elle  avait  été  retardée  d'un  jour,  aurait  laissé 
une  journée  entière  à  la  panique  pour  se  produire. 

En  est-il  de  même  dans  les  circonstances  présentes,  et  le 
retard  de  vinat-quatre  beures  que  nous  vous  demandons  peut-il 
alTectcr  en  ({uoi  que  ce  soit  les  intérêts  du  commerce  et  de  l'in- 
dustrie ?  Je  ne  le  crois  pas,  messieurs,  car  il  est  bien  entendu 
que  sur  le  principe  de  la  mesure  nous  sommes  tous  d'accord. 

Nous  pensons  tous  qu'il  y  a  quelque  chose  à  faire  d'éner- 
gique, en  rapport  avec  la  crise  que  traverse  notre  commerce. 
Seulement  ce  que  nous  ne  pouvons  pas  discuter,  permettez-moi 
de  le  dire,  au  pied  levé,  comme  on  le  propose,  c'est  le  mode. 
Ce  mode,  sera-ce  la  suspension  des  poursuites  ?  Sera-ce  la 
prorogation  des  échéances?  Comprendra-t-on  dans  les  pour- 
suites celles  des  dettes  civiles  aussi  bien  (jue  celles  des  dettes 
commerciales? 

Ce  sont-là  des  questions  très  délicates  qu'il  importe  de 
résoudre  avec  toute  maturité,  et  je  crois  que  demander  à  la 
Chambre  vingt-quali-c    beures   de  réflexion  sur  une   pareille 


LES  SÉMINARISTES.  367 

([uestion,  —  que,  pour  mon  compte,  je  vous  le  dis  en  toute 
conscience,  moi  jurisconsulte  de  profession  et  habitué  à  étudier 
les  textes,  je  me  sens  incapable  de  résoudre  à  l'heure  (ju'il  est. 
sur  l'audition  du  rapport;  —  je  crois  que  demander  vingt- 
quatre  heures,  ce  n'est  pas  demander  trop  et  je  pense  qu'en 
cette  matière  comme  en  toute  autre,  les  votes  d'acclamation 
sont  les  plus  mauvais  des  votes.  {Mouvements  divers.) 

Malgré  l'opposition  du  ministre  du  Coiumerce,  M.  Clément 
Uuveinois,  la  Chambre  donna  raison  à  M.  Jules  Ferry  et  renvoya  la 
discussion  au  lendemain. 

Les  Séminaristes.  Lois  militaires. 

Dans  la  séance  du  14  août  ',  MM.  Emmanuel  Arago  et  (iirault, 
présentèrent  des  pétitions  tendant  à  soumettre  les  séminaristes 
comme  les  autres  citoyens  au  service  militaire.  L'honorable 
M.  Cirault  déposa  même  une  proposition  de  loi  en  ce  sens.  M.  Jules 
Ferry  demanda  la  parole  : 

M.  LEPRÉsiDEXT  ScHXFJDER.  —  La  parole  est  à  M.  Ferry. 

M.  Jules  Ferry.  —  J'ai  l'honneur  de  déposer  sur  le  bureau 
de  la  Chambre  une  pétition  de  gardes  mobiles  partant  pour  la 
frontière,  pétition  couverte  de  nombreuses  signatures,  qui  tend 
au  même  but  que  celles  qui  vientient  d'être  déposées. 

Je  dépose  également  un  projet  de  loi  pour  lequelje  demande 
l'urgence  et  que  je  qualitie  ainsi  :  Projet  de  loi  pour  l'appli- 
cation de  l'article  2  de  la  loi  du  10  août  1870. 

Ce  projet  a  pour  but  de  combler  une  double  lacune,  qui  nous 
a  été  signalée  et  qui  l'a  été  sans  doute  à  plusieurs  d'enlre  a^ous 
par  de  nombreuses  lettres. 

Cette  lacune  est  relative  aux  exonérés  des  classes  de  1865 
et  1866,  qui  n'ont  pas  encore  vingt-cinq  ans. 

Aux  termes  de  la  loi  de  1868,  ils  ne  doivent  pas  faire  partie 
de  la  garde  nationale  mobile  ;  d'autre  part,  comme  ils  n'ont 
pas  vingt-cinq  ans,  ils  ne  tombent  pas  sous  l'application  de 
l'article  2  de  la  loi  que  vous  avez  votée  le  10  août  dernier. 

Voilà  le  bût  de  la  première  disposition  de  mon  projet;  et 

1.  Dans  la  séance  du  16  août,  Emmanuel  Arago,  Garnier-Pagès,  Jides 
Simon,  Barthélemy-Saint-Hilaire,  déposèrent  d'autres  pétitions  demandant 
aussi  que  les  séminaristes  fussent  astreints  au  service  militaire.  (V.  le 
Journal  officiel  du  15.) 


368  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

j'ajoiilriai,  à  l'honneur  de  mes  honorables  correspondants,  que 
le  fait  m'a  été  signalé  par  un  grand  nombre  d'exonérés  appar- 
tenant à  ces  deux  classes,  qui  demandent  eux-mêmes  l'honneur 
de  concourir  à  la  défense  nationale. 

Phisicws  mrmbrcA  à  droHc.  —  Qu'ils  s'engagent  ! 

M.  Jules  Fkrry.  —  Je  donne  lecture  de  ma  proposition  : 

«  Article  premier.  L'article  2  de  la  loi  du  10  août  1870  est 
applic«ablc  aux  jeunes  gens  des  classes  de  1865  et  de  1866  qui, 
s'étant  fait  exonérer,  n'avaient  pas  25  ans  accomplis  au  moment 
de  la  promulgation  de  la  dite  loi. 

«  Art.  2.  Sont  également  soumis  aux  dispositions  de  l'art.  2 
de  la  loi  du  10  août  1870,  tous  les  citoyens  qui  ont  profité  des 
dispositions  des  §§  3°,  4°,  5"  et  6°  de  l'article  14  de  la  loi  du 
21  mars  1832.  » 

Ces  catégories,  que  je  vous  rappelle,  sont: 

«  3"  Les  élèves  de  l'école  polytechnique,  à  condition,  etc.. 

«  4"  Ceux  qui ,  étant  membres  de  l'instruction  publique, 
auraient  contracté,  avant  l'époque  déterminée  pour  le  tirage  au 
sort,  et  devant  le  conseil  de  l'Université,  l'engagement  de  se 
vouer  à  la  carrière  de  l'enseignement.  » 

M.  Ji  LKS  Simon. — Voulez-vous  me  permettre  de  vous  interrompre 
uu  moment  ? 

C'est  pour  dire  à  la  Chambre  que  les  élèves  de  l'école  normale, 
exempts  en  vertu  de  cet  article,  se  sont  tous  engagés  dans  l'armée. 
[Très  birji.'trcA  birn!  à  (jaiichc.) 

M.  Jules  Ferey,  continuant  sa  lecture. —  «  5"  Les  élèves  de 
grands  séminaires  régulièrement  autorisés  à  continuer  leurs 
études  ecclésiastiques,  etc.. 

«  6°  Enfin  les  jeunes  gens  qui  auront  remporté  les  grands 
prix  de  l'Institut  ou  de  l'Université.  » 

Je  demande  l'urgence  pour  cette  proposition. 

L'urgence,  j'imagine,  n'a  pas  besoin  d'être  autrement 
motivée.  [Assentiment.) 

M.  Edolard  André  (Gard).  — Les  jeunes  gens  de  la  classe  de  1865, 
ayant  vingt-quatre  ans,  ne  sont  j)as  non  plus  appelés.  [C'est  une 
crvcAU'!)  J'appelle  l'attention  de  la  Chambre  sur  ce  point. 

M.  Jules  Ferry. —  Mais  ils  sont  dans  la  garde  nationale 
niobilr. 


LES   SÉMINARISTES.  369 

M.  LE  PRÉSIDENT  Schneider.  — Je  vais  consulter  successivement  la 
Clianibre  sur  les  demandes  d'urgence  qui    viennent  d'être  présen- 
tées; d'aboid  sur  celle  qui  s'applique  à  la  proposition  de  M.  Girault, 
laquelle  ne  porte  que  sur  un  point  spécial,  et  ensuite  sur  celle  qui 
est  relative  au  projet  de  M.  Ferry,  qui  est  complexe  et  s'adresse  à 
deux  catégories  de  personnes. 
Je  consulte  la  Chambre  sur  la  demande  de  M.  Girault, 
(L'urgence  n'est  pas  déclarée  sur  la  proposition  de  M.  (iiiaiilt.) 
M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  Maintenant  je  consulte  la  Chambre 
sur  la  proposition  de  M.  Ferry. 
(L'urgence  est  déclarée  sur  la  proposition  de  M.  Ferry.) 
On  n'était  plus  au  temps  où  les  propositions  des  députés  de  la 
gauche  étaient  rejetées  avec  le  plus  injurieux  dédain*,  La  majorité 
comprenait  instinctivement  quelle  part  de   responsabilité  elle  avait 
dans  tous  les  malheurs  du  pays;  mais,  dès  que  des  nouvelles  de  la 
frontière   paraissaient  un  peu  plus  rassurantes,    les   hommes   de 
l'Empire  revenaient  à  leurs    anciennes  habitudes   d'intolérance  et 

1.  La  Ghauii)re  n'hésitait  pas  à  nommer  M.  Jules  Ferry  rapporteur  de 
projets  de  loi  importants,  par  exemple  de  cekii  qui  autorisait  la  Ville  de 
Paris  à  prélever  5  millions  sur  les  ressources  du  budget  extraordinaire  de 
1810,  pour  venir  en  aide  aux  lamilles  dont  les  soutiens  étaient  appelés  sous 
les  drapeaux.  Dans  la  séance  du  11  août  {Journal  officiel  du  15),  M.  Jules 
Ferry  présenta  le  rapport  suivant: 

M.  Jules  Ferry,  rappoitcur.  —  Messieurs,  le  Gouvernement  vous 
demande  d'autoriser  la  Ville  de  Paris  à  prélever  une  somme  de  5  millions 
sur  les  ressources  du  budget  extraordinaire  de  1870,  pour  venir  en  aide  aux 
familles  dont  les  soutiens  sont  appelés  sous  les  drapeaux. 

La  Commission,  à  laquelle  ce  projet  de  loi  a  été  renvoyé  d'urgence,  vous 
propose  de  l'adopter. 

La  dépense  est  de  celles  qui  ne  se  discutent  pas:  elle  constitue  une  dette 
sacrée  de  la  patrie. 

Quant  aux  voies  et  moyens,  les  bons  que  la  Ville  de  Paris  a  été  autorisée 
à  émettre,  parla  loi  du  23  juillet  1870,  jusqu'à  concurrence  de  63  millions, 
pourront  largement  y  pourvoir. 

Ces  63  millions  étaient  destinés  à  des  travaux  d'édilité  indispensables, 
mais  que  la  crise  nationale  a  nécessairement  suspendus.  Une  seule  œuvre 
réclame,  à  cette  heure,  tous  les  l)ras  comme  toutes  les  âmes  :  le  salut  de  la 
France. 

Paris  est  le  cœur  de  la  nation;  connue  il  est  le  gardien  delà  liberté;  il 
saura  être,  à  la  face  du  monde,  le  rempart  de  l'indépendance.  (A/oîit'e?He?îZ 
sur  plusieurs  bancs  à  droite.) 

La  Conmiission  v^us  propose  l'adoption  de  la  proposition  suivante  : 

«  Article  unique.—  La  Ville  de  Paris  est  autorisée  à  prélever  une  somme 
de  5  millions  sur  celle  de  63  millions  que  l'article  30  de  la  loi  du  23  juillet 
1870  l'a  autorisée  à  se  procurer,  au  moyen  de  l'émission  des  bons  de  la  caisse 
municipale,  pour  l'exécution  de  travaux  neufs,  et  à  employer  ladite  somme 
de  5  millions  à  venir  en  aide  aux  familles  de  Paris  dont  les  soutiens  sont 
appelés  sous  les  drapeaux.  » 

Le  Corps  légistatif  adopta,  séance  tenante,  le  projet  de  loi,  à  l'unanimité 
de  259  votants. 

24 


:t70  DlSCOliUS    KT   (HMMONS. 

rtM'inaient  lu  bouche  à  leurs  adversaires.  C'est  ainsi  fjur,  dans  la 
séance  du  16  août,  le  ministre  de  la  Guerre  ayant  annoncé  que  les 
Prussiens  avaient  dû  échouer  dans  leurs  tentatives  pour  couper  la 
li^ne  lie  retraite  de  l'armée  de  Metz  et  qu'une  armée  considérable 
allait  avant  jïeu  donner  la  main  à  l'armée  de  Metz  «  et  se  trouverait 
fout  naturellement  sous  les  ordres  du  maréchal  Bazaine,  le  véri- 
table, le  seul  général  en  chef  de  l'armée  du  Rhin  »,  la  majorité 
let'usa  d'entendre  M.  Jules  Ferry  qui  voulait  parler  de  la  singulière 
proclamation  de  l'Empereur,  par  laquelle  il  annonçait,  sous  la  date 
du  14  août,  aux  habitants  de  Metz  son  départ  dans  la  direction  de 
Verdun.  Voici  comment  le  Journal  Officiel^  rapporte  cet  incident  : 

M.  Kkller.  —  Messieurs,  voici  le  troisième  jour  que  notre  armée 
livre  bataille  à  l'ennemi;  nous  attendons  tous  de  ses  nouvelles  avec 
ime  espérance  mêlée  d'anxiété. 

M.  CocHERV.  —  Avec  espérance,  mais  sans  anxiété. 

M.  Keller.  —  Sous  l'empire  de  ce  sentiment,  je  ne  comprendrais 
pas  que  nous  puissions  nous  livrer  à  des  délibérations  ordinaires. 
Je  propose  à  la  Chambre  de  se  déclarer  en  permanence  et  de  sus- 
pendre tout  débat  jusqu'à  ce  que  M.  le  ministre  de  la  Guerre  ait  pu 
nous  apporter  des  nouvelles  décisives  sur  le  sort  de  la  bataille.  A 
mes  yeux,  nous  serions  des  Byzantins  si  nous  avions  le  courage  de 
discuter  en  de  pareils  moments. 

M.  Glais-Bizoin.  —  Non  !  C'est  exagérer  la  situation.  Nous  jtou- 
vons  délibérer  avec  calme. 

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  M.  le  ministre  de  la  Guerre  a  la 
parole. 

S.  Exe.  M.  LE  COMTE  DE  P.VLiKAo,  ministre  de  la  Guerre.  —  Je  n'ai 
qu'un  mot  à  répondre. 

11  n'y  a  pas  eu  ce  qu'on  peut  appeler  une  bataille  ;  il  y  a  eu  des 
engagements  partiels  dans  lesquels,  pour  tout  homme  qui  a  le  sens 
militaire,  il  est  incontestable  que  les  Prussiens  ont  non  pas  subi 
un  grand  échec,  —  ce  n'est  pas  une  victoire  pour  nous,  —  mais  à  la 
suite  desquels  ils  ont  été  obligés  d'abandonner  la  ligne  de  retraite 
(il'  la  rmée  française.  [Moj'que  s  unanime  ><  de  satis  faction.) 

Il  y  a  des  détails  dans  lesquels,  vous  le  comprendrez  tous, 
messieurs,  je  ne  puis  entrer  ici.  [Oui!  oui!  Passez!) 

J'ai  fait  connaître  à  quelques-uns  de  MM.  les  membres  de  la 
Chambre,  en  les  leur  mettant  sous  les  yeux,  des  dépèches  télégra- 
phiques que  j'ai  reçues  ce  matin.  Ces  dépêches  ne  sont  pas  offi- 
cielles, mais  elles  me  viennent  d'une  source  qui,  ordinairement,  les 
rend  pour  moi  très  bonnes  et  très  sûres  ;  elles  me  viennent  de  la 
gendarmerie.  {Très  bien!  trèfi  bien!) 

Ces  dépêches,  je  les  ai  fait  voir,  je  le  répète,  à  plusieurs  membres 
de  la  Chambre.  Elles  disent  que  dans  l'alfaire  qui  a  eu  lieu,  et  sur 
laquelle  on  ne  pouvait  encore  donner  de  détails,  les  Prussiens  se 
sont  rabattus  sui-  Commercy.  Les  ennemis   ont  dû,  évidemment, 

1.  Voir  le  numéro  du  17  août,  séance  du  IG. 


LES   SÉMINARISTES.  37I 

essuyer  un  échec,  puisque,  voulant  couper  notre  ligne  de  retraite 
de  Metz,  ils  ont  été  obligés,  après  trois  ou  quatre  affaires  succes- 
sives, de  descendre  vers  Gommercy  en  se  retirant. 

Voilà  les  seuls  renseignements  qu'il  m'est  permis  de  donner  à  la 
Chambre.  {Très  bien  !  très  bien  !) 

J'ajoute  que  nous  désirons  que  la  Chambre  ail  la  plus  grande 
confiance  en  ce  qui  se  fait  à  l'armée.  [Oui!  oui!) 

Je  l'ai  déjà  dit,  je  ne  peux  pas  entrer  dans  certains  détails.  [C'est 
évident! c'est  évident!) 

Nous  constituons,  en  ce  moment-ci,  une  armée  considérable  qui 
pourra  donner  avant  peu,  je  l'espère,  la  main  à  l'armée  du  Rhin,  et 
qui  se  trouvera  tout  naturellement  sous  les  ordres  du  maréchal 
Bazaine,,  le  véritable,  le  seul  général  en  chef  de  l'armée  du  Rhin. 
{Très  bien!  très   bien!) 

M.  Glais-Bizouin.  —  Il  ne  faut  plus  dire,  s'il  en  est  ainsi,  que  la 
patrie  est  en  danger. 

M.  LE  iiiMSTRE  DE  LA  GUERRE.  —  Je  demande  à  la  Chambre  si  elle  a 
besoin  de  me  retenir  plus  longtemps  dans  cette  enceinte. 

De  tontes  parts.  —  Non  !  non  ! 

M.  Creizet.  —  Pas  plus  que  M.  le  ministre  de  l'Intérieur! 

M.  Jules  Ferry,  de  sa  place.  —  Je  demande  à  faire  une 
simple  observation. 

Sur  2)hisiews  bancs.  — Non  !  non!  C'est  inutile! 

M.  Jules  Ferry.  —  La  déclaration  de  M.  le  ministre  est 
accueillie  par  nous  tous  et  sera  accueillie  par  le  pays  tout 
entier  avec  satisfaction  :  car  on  avait  vu  avec  stupéfaction,  et 
j'ose  dire  avec  indignation  qu'une  proclamation... 

Sur  un  grand  nombre  de  bancs.  —  Assez  !  assez  !  L'ordre  du  jour! 
Quelques  membres  à  gauche.    —   Montez   à   la   tribune,  monsieur 
Ferry  ! 

M.  Jules  Ferry,  à  la  tribune.  —  Je  répète  que  l'opinion 
tout  entière  avait  vu  avec  étonnement  et  indignation  deux 
actes  :  l'un  consistant  en  une  proclamation  aux  habitants  de 
Metz,  proclamatiort.que  je  m'abstiens  de  qualifier...  [Assez!  — 
L'ordre  du  jour  !  —  A  rord7'eI  à  l'ordre.) 

M.  LE  PRÉsiDEiS'T  SCHNEIDER.  —  Monsieur  Ferry,  je  vous  avais  donné 
la  parole  pour  présenter  une  observation;  mais,  dans  ce  moment-ci, 
vous  avez  à  faire  des  déclarations  qui  n'ont  rien  de  commun  avec 
ce  que  nous  avons  actuellement  à  discuter.  [Marques  nombreuses 
d'assentiment.) 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  vous  demande  pardon... 


372  DISCOUHS  ET  OPINIONS. 

A  droite  cl  au  centre.  —  A  l'ordre  !  à  l'ordre  ! 
M.  LK  PRKSioENT  ScHNEiDEU.  —  Je  ne  puis  vous  maintenir  la  i)arole 
sur  ce  terrain. 

M.  Jrr.HS  Fhrhv.  —  On  a  toujours  la  parole  pour  répondre  à 
un  miiiisUe. 

M.  LE  pRÉsn)ENT  Scii.NKiDER.  —  Il  n'y  a  pas  ici  à  répondre  ;i  un 
niinistie. 

Sur  un  grand  nombre  de  bernes.  —  Vous  avez  raison  !  L'ordre  du 
jour!  l'ordre  du  jour! 

M.  Jules  Feury.  —  Mais,  monsieur  le  président... 

M.    LE  PRÉSIDENT    ScH>'EU)ER.   —    Devant   la    manifestation    de    la 
Chambre  je  vous  engage  à  ne  pas  insister. 
On  demande  l'ordre  du  jour. 
(L'ordre  du  jour  est  mis  aux  voix  et  prononcé.) 

M.  Jules  Ferry,  toujours  à  la  ù'ihune.  —  Messieurs!,.. 

Voix  nombreuses.  — Vous  n'avez  pas  la  parole!  A  l'ordre!  à 
l'ordre! 

M.  LK  COMTE  DE  LA  ToiR  et  d'autres  membres  à  droite  et  au  centre. 
—  Soyez  Français!  [Agitation.) 

M.  LE  PRÉSIDENT  ScuNEiDER.  —  Monsieur  Ferry,  en  présence  de  la 
manifestation  persistante  de  la  Chambre  et  du  vote  qui  vient  d'être 
rendu,  je  ne  puis  pas  vous  maintenir  la  parole.  [Très  bien!  très 
bien!) 

M.  Jules  Ferry.  —  J'en  conclus... 

Cris  répétés.  —  A  l'ordre  !  à  l'ordre  ! 

(M.  Ferry  descend  de  la  tribune.  —  Une  certaine  agitation  règue 
dans  l'assemblée.) 

La  parole  fut  donnée  ensuite  à  M.  de  Forcade  pour  lire  le  rap- 
port de  la  Commission  qui  avait  été  chargée  d'examiner  d'urgence 
les  propositions  :  1°  de  M.  Jules  Ferry  relative  aux  jeunes  gens  des 
classes  1865  et  1866,  et  aux  dispensés  en  vertu  de  la  loi  du  31  mars 
1832;  2»  de  M.  le  baron  Reiile  et  de  plusieurs  de  ses  collègues, 
relative  aux  anciens  militaires,  mariés  ou  veufs  avec  enfants. 

Le  rapporteur  reconnut  que  la  loi  du  l'^'"  février  1868  sur  la  garde 
mobile  n'avait  été  déclarée  applicable  qu'aux  célibataires  ou  veufs 
sans  enfants  (des  classes  1865  et  186(i)  et  qu'elle  ne  concernait  pas 
les  jeunes  gens  de  ces  classes  qui,  jtar  l'exonération,  avaient  fourni 
un  soldat  à  l'armée.  Il  ajoutait  qu'il  n'était  pas  juste  de  maintenir 
cette  exception,  lorsque  tous  les  hommes  de  2o  à  35  ans,  céliba- 
taires  ou  veufs   sans    enfants,   étaient  appelés   sous  les  drapeaux, 


I,E$   SEMINARISTES.  373 

alors  même  qu'ils  avaient  fourni  des  remplaçants  dans  l'armée 
active. 

Mais,  tandis  que  M.  Jules  Ferry  voulait  incorporer  dans  Farniée 
active  les  jeunes  gens  exonérés  des  classes  1863  et  1866,  la  Commis- 
sion proposait  seulement  de  les  incorporer  dans  la  garde  mobile. 
Sur  le  second  point  (dispense  du  service  militaire,  par  application 
des  paragraphes  3,  4,  JJ  et  6  de  l'art.  14  de  la  loi  du  22  mars  1832), 
la  commission  était  d'avis  de  maintenir  les  causes  d'exemption 
établies  par  les  lois  de  1832-1868,  et  de  ne  pas  appliquer  la  loi 
du  10  août  1870  aux  citoyens  âgés  de  23  à  33  ans  qui  se  seraient 
déjà  consacrés  à  l'exercice  des  différents  cultes  reconnus  par  l'État, 
soit  pour  l'éducation  des  entants,  soit  pour  le  service  religieux.  En 
conséquence,  la  Commission  proposait  le  projet  de  loi  suivant  : 

«  Article  premier.  —  Les  jeunes  gens  des  classes  de  1863  et  1866, 
célibataires  et  veufs  sans  enfants,  qui  ne  font  pas  encore  partie  de 
la  garde  nationale  mobile,  y  seront  immédiatement  incorporés. 

«  Art.  2.  —  Les  anciens  militaires  âgés  de  moins  de  43  ans, 
même  mariés  avec  enfants,  ou  veufs  avec  enfants,  peuvent  être 
admis,  comme  remplaçants  pour  tous  les  citoyens  appelés  sous 
les  drapeaux  par  la  loi  du  10  août  1870. 

«  Art.  3.  —  La  présente  loi  sera  exécutoire  à  dater  du  jour  de  sa 
promulgation.  » 

Après  le  vote  des  deux  premiers  articles,  M.  J.  Ferry  demanda  la 
parole  et  s'exprima  ainsi  : 

M.  Jules  Feeey.  —  Ma  proposition  se  composait  de  deux 
articles  ;  le  second  a  été  rejeté  par  la  Commission;  je  voudrais 
expliquer  à  la  Chambre,  en  le  reproduisant  sous  forme  d'amen- 
dement, quelles  ont  été  les  raisons  qui  m'avaient  déterminé  à 
le  présenter. 

M.  LE  PRÉSIDENT  Schneider.  —  M.  le  rapporteur  a  fait  connaître  les 
motifs  pour  lesquels  la  Commission  n'a  pas  adopté  votre  amen- 
dement. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  voudrais  donner  à  la  Chambre 
quelques  explication^  sur  ce  point. 

Plusieurs  voix.  —  C'est  voté  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Cela  ne  peut  pas  être  voté,  puisque  la 
Commission  ne  l'a  pas  proposé. 

M.  LE  RAPPORTEUR.  —  C'était  à  l'occasion  de  la  discussion  générale 
que  vous  pouviez  présenter  des  observations  à  ce  sujet. 

M.  Jules  Ferry.  —  C'est  un  amendement  que  je  propose. 


371  DISCOUHS   KT  OPINIONS. 

M.  I.K  PRKSiDKNT  Sr.HNKiDKH.  —  C'est  iiii  amendement  qui  forme- 
rail,  alors,  un  article  3? 

.M.  .lihKS  Ferry.—  Parfaitement. 

l'iitsifiirs  voix.  —  Parlez  !  parlez  ! 

M.  Jules  Ferry. —  Un  seul  mot,  messieurs...  {Aux  voix  f 
aux  voix  I) 

M.  LE  PRÉsu)KNT  Sr.ii.\EU)ER.  —  M.  Ferrv  demande  la  parole  pour 
soutenir  le  pai-agraplie  qu'il  avait  présenté  et  qui  n'a  pas  été  adopté 
parla  Commission.  {Par  l.^z!  parlez.') 

31.  JuLHS  Ferry. —  La  Chambre  peut  être  assurée  que  je 
n'abuserai  pas  de  son  attention.  Je  ne  veux  pas  me  livrer  ici  à 
une  discussion,  puisque  votre  résolution  paraît  formée,  mais 
la  Chambre  comprendra  que  je  ne  puis  pas  abandonner,  sans 
mot  dire,  une  disposition  qui,  dans  ma  pensée,  avait  son  impor- 
tance puisque  j'en  avais  fait  l'objet  de  l'ai'ticle  2  de  ma  propo- 
sition de  loi. 

Je  tiens  seulement  à  dire  qu'en  présentant  cette  disposition, 
je  n'ai  nullement  été  poussé  par  le  désir  de  faire  à  des  senti- 
ments et  à  des  institutions  respectables  une  sotte  querelle.  Je 
respecte  infiniment  tout  ce  qui  doit  être  respecté  et  avant  tout 
la  conscience  de  mes  concitoyens  et  de  mes  collègues.  11  ne 
sortira  pas  de  ma  bouche  une  parole  qui  puisse  blesser  la 
conscience  de  qui  que  ce  soit.  {Parlez  !) 

Mon  intention  a  été  celle-ci  :  je  n'aurais  pas  proposé  mon 
projet  de  loi  si  la  loi  était  restée  dans  les  termes  mômes  de 
l'article  qui  a  été  voté.  L'art.  2  de  la  loi  du  10  août  1870  ne 
comporte  en  etïet  aucune  exception.  C'est  la  levée  en  masse, 
dans  l'acception  la  plus  large  des- termes.  Ce  qui  m'a  déterminé 
à  présenter  à  la  Chambre  la  proposition  qui  est  aujourd'hui 
t'ii  discussion,  c'est  une  déclaration  de  Thonorable  M.  de 
Forcade,  le  rapporteur  de  la  première  Commission.  Il  vous  a 
dit  à  l'une  des  dernières  séances  que  la  Commission  n'avait 
entendu  présenter  l'article  2  que  sous  les  réserves  et  les 
exceptions  édictées  par  l'article  14  de  la  loi  de  1832. 

-Ma  proposition  a  pour  but  de  faire  disparaître  toutes  ces 
réserves,  toutes  ces  exceptions,  toutes  ces  distinctions.  Je 
proposais  de  faire  rentrer  dans  le  droit  commun  aussi  bien  les 
membres  de  l'instruction   publi(|ue   que  les  séminaristes,  de 


LOIS  MILITAIRES.  375 

mettre  les  séminaristes  et  les  instituteurs  au-dessous  de  vingt- 
cinq  ans  dans  la  garde  mobile,  de  faire,  en  un  mot,  que  cette 
levée  en  masse  qui  doit  mettre  debout  tous  les  citoyens,  ne 
s'arrêtât  à  aucune  catégorie  de  personnes. 

La  Chambre  paraît  bien  résolue  à  ne  pas  entrer  dans  cette 
voie  ;  je  n'insiste  pas  ;  seulement,  je  la  prie  de  considérer  qu'au 
moment  où  une  nation  armée,  que  dis-je,  une  nation?  une  race 
ennemie,  se  jette  tout  entière  sur  nous,  il  n'est  peut-être  pas 
fort  opportun  d'établir  des  catégories  et  des  privilèges  parmi 
les  citoyens. 

Je  n'en  dis  pas  davantage.  [Très  bien  !  à  gauche.) 

M.  LE  PRÉsmE.NT  SCHNEIDER.  —  M.  Ferry  n'insistant  pas,  il  n'y  a 
pas  lieu  à  discussion. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  ne  retire  pas  mon  amendement  ;  je 
demande  à  le  lire  et  que  la  Chambre  soit  consultée.  [Aux 
voix  !  aux  voix  !). 

M.  Keller.  —  Je  ne  veux  pas  répondre  à  M.  Ferry,  qui  parait 
avoir  lui-même  renoncé  à  sa  proposition.  Je  demande  seulement  à 
émettre  un  vœu  :  c'est  que  la  porte  soit  ouverte  plus  largement 
qu'elle  ne  l'est  aujourd'hui  à  tous  ceux  qui  s'offrent  comme  infir- 
miers et  comme  aumôniers.  {Assetitiment.) 

Des  centaines  d'hommes  sont  tout  prêts  à  exposer  leur  vie  sur 
le  chani])  de  bataille  pour  le  soin  des  blessés.  Ils  ne  réclament  ni 
litre  ni  indemnité.  Les  bureaux  de  la  guerre  ont  opposé  Jusqu'à 
présenta  ces  dévouements  une  résistance  fâcheuse  :  qu'à  l'avenir, 
la  porte  leur  soit  ouverte  à  deux  battants  :  ce  sera  répondre  au 
désir  ardent  du  clergé,  dont  personne  ici  ne  conteste  le  zèle  patrio- 
tique. (T/'ès  bien!  très  bien!) 

M.  LE  PRKsrDEXT  SCHNEIDER.  —  M.  Ferry  a  demandé  à  donner  lec- 
lure  de  son  amendement  ;  la  Chambre  sera  ensuite  consultée. 

V 

M.  Jules  Ferry.  —  Voici  les  termes  de  l'amendement  : 

«  Sont  également  soumis  aux  dispositions  de  l'article  2  de 
la  loi  du  10  août  1870,  tous  les  citoyens  qui  ont  profité  des 
dispositions  des  3°,  4°,  5°  et  6"  de  l'article  14  de  la  loi  du 
21  mars  1832.  » 

M.  LE  PRÉSIDENT  SCHNEIDER.  —  Je  cousulte  la  Chambre  sur  l'amen- 
dement de  M.  Jules  Ferry. 
(Le  Corps  législatif,  consulté,  n'adopte  pas  l'amendement.) 
M.  LE  RAPPORTEiR  donne  lecture  de  l'article  3  : 


37G  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

«  Art.  3.  —  La  préseiile  loi  sera  exécutoire  à  partir  du  jour  de  sa 
promulgation.  » 

(l/arlitle  3,  mis  aux  voix,  est  adopté.) 

L'ensemble  du  projet  de  loi  fut  ensuite  adopté,  à  l'unanimittî  de 
253  volauls. 

Daus  la  séance  du  18  août*  M.  Jules  Ferr^^  réclama  avec  instance 
l'armement  des  gardes  nationaux  et  la  modification  de  la  loi 
de  1834  sur  la  détention,  le  commerce  et  la  fabrication  des  armes 
de  guerre.  Le  comte  de  Palikao,  ministre  de  la  Guerre,  venait  de 
faire  connaître  à  la  Chambre  que  le  Gouvernement,  par  décret 
du  17  août,  avait  nommé  le  général  Trochu  commandant  supérieur 
de  Paris,  avec  mission  «  de  concentrer  tout  ce  qui  se  rattachait  à  la 
défense  de  la  capitale  ^.  M.  Pelletan  venait  d'inviter  le  ministre  de 
l'Intérieur  à  hâter  l'habillement  et  l'armement  des  gardes  natio- 
nales, pour  qu'ils  ne  fussent  pas  fusillés  par  l'ennemi,  s'ils  étaient 
pris,  les  armes  à  la  main  sous  le  costume  des  cultivateurs. 
M.  Ernest  Picard  avait  insisté  ensuite  pour  que  l'administration  ne 
se  chargeât  pas  seule  du  salut  du  pays  et  fit  appel  à  l'industrie 
[irivée  pour  procurer  des  uniformes  et  des  armes.  11  demandait,  en 
outre,  (jue  les  municipalités  parisieinics,  nommées  par  le  Pouvoir 
exécutif,  fussent  entourées  de  citoyens  notables  pour  «  mettre  en 
œuvre  tout  ce  qui  pouvait  y  être  mis  )>.  M.  Jules  Ferry  présenta 
alors  les  observations  suivantes  : 

M.  Jules  Ferev.  —  J'appuie  avec  beaucoup  d'énergie  les 
paroles  de  mon  honorable  collègue  et  ami  M.  Picard,  et  j'y 
ajoute  une  seule  considération. 

Il  est  évident  qu'il  y  aurait  grande  utilité,  grand  avantage  à 
faire  intervenir  l'industi-ie  privée  dans  la  fabrication  de  l'arme- 
ment ;  il  est  évident  que  l'industrie  privée  est  en  mesure,  et 
dans  une  proportion  peut-être  plus  considérable  qu'on  ne  croit, 
d'augnienler  le  nombre  des  armes  qui  doivent  être  mises  à  la 
disposition  des  populations,  mais  à  la  condition,  —  et  j'appelle 
sur  ce  point  toute  l'attention  du  Gouvernement,  —  que  la  loi 
de  1834  sur  la  détention,  le  commerce  et  la  fabrication  des 
armes  de  guerre  soit  préalablement  modiliée  ou  pai-  une 
circulaire  ministérielle,  ou  par  une  proposition  de  loi,  que  je 
suis  prêt  à  formuler.  Il  est  impossible,  en  etïet,  tant  que  sera 

1.  Journal  officiel  du  19  août. 

2.  <<  Cherchant,  comme  je  vous  le  disais,  un  homme  intelligent,  actif, 
énergi(|ue,  capable!  de  réunir  dans  sa  main  tous  les  pouvoirs  nécessaires 
pour  effectuer  farnieuient  de  Paris,  j"ai  songé  à  M.  le  général  Trochu  et  je 
l'ai  rappelé  moi-même  du  camp  tle  Chatons  où  il  pouvait  être  remp!<acé  par 
un  autre  général.  «  (Très  bien.)  Ibid. 


LOIS   MILITAIKES.  377 

maintenue  cette  loi  de  1834,  qu'on  puisse  faire  intervenir 
l'industrie  et  l'initiative  privées  dans  cette  grande  question  de 
l'armement  de  la  population.  {Mouvements  en  sens  divers.) 
Ainsi,  messieurs,  beaucoup  de  gardes  nationaux,  qui 
pourraient  acheter  des  armes  excellentes,  ne  peuvent  pas 
le  faire,  parce  que,  dans  l'état  actuel  de  la  législation,  on  n'a 
le  droit  ni  d'en  acheter  ni  d'en  vendre. 

J'appelle  sur  cette  question  l'attention  du  Gouvernement.  Je 
vouth'ais  qu'il  nous  dît  qu'il  en  comprend  l'importance.  S'il  ne 
kl  comprenait  pas,  j'aurais  alors  l'honneur  de  déposer  une 
proposition   sur  laquelle  je  demanderais  l'urgence. 

VA  comme  le  ministère,  par  l'organe  de  M.  Jules  Brame,  ministre 
de  rinstruction  publique,  en  faisant  appel  à  la  confiance  du  Corps 
législatif,  manifestait  l'intention  de  ne  s'occuper  de  la  garde  natio- 
nale qu'après  l'armée  active  et  la  garde  mobile,  ce  qui  paraissait 
contradictoire  avec  le  projet  d'armement  simultané  de  ces  trois  élé- 
ments (le  force  militaire,  M.  Jules  Ferry  déposa  immédiatement  sa 
proposition. 

M.  Jules  Ferry.  —  J'ai  l'honneur  de  déposer  sur  le  bureau 
de  la  Chambre  une  proposition  ainsi  conçue  : 

«  Les  articles  1,  2,  3  et  4  de  la  loi  du  24  mai  1834,  qui 
interdisent  la  fabrication,  le  commerce  et  la  détention  des 
armes  de  guerre,  sont  suspendus  pendant  la  durée  de  la 
gueri'e.  »  {Réclamations  à  (h'oile.) 

Je  demande  l'urgence. 

M.  Édoi'ard  Dalloz.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  PRKsn)ENT  ScHNEn)KR.  —  Je  vous  la  donnerai  après  le  vote. 

M.  Roi  LLEAi:x-DrGAGE.  —  Alors  les  fabricants  pouiront  vendre 
des  armes  aux  Prussiens.  [Vives  réclamations  et  murmures  à  gauche. 
—  Bruits  divers.) 

M.  JiLES  Favre.  —Notre  honorable  collègue  M.  Roulleaux-Dugage 
a  fait  une  observation  qui  peut-être  a  produit  quelque  inqnession 
sur  l'esprit  de  ses  collègues. 

Quelques  membres  à  droite.  —  On  ne  l'a  pas  entendue  ! 

M.  JiLES  Favre.  —  Il  a  dit  que  les  fabricants  français  vendraient 
des  armes  aux  Prussiens,  si  on  les  relevait  de  la  loi  de  1834.  Je  n'ai 
pas  besoin  de  répondre  i)ar  des  raisons  de  patriotisme.  [Mouvement 
à  droite.)  Il  y  en  a  une  plus  grave  :  celui  qui  vendrait  des  armes  de 
guerre  aux  ennemis  serait  passible  de  mort. 

Voilà  la  raison  que  je  veux  faire  valoir. 
En    manifestant   gratuitement   une   pareille  appréhension,  vou 


378  UISCOUItS    KT  OPINIONS. 

portez  alleinte  au  raracb-re  de  nos  concitoyens.  {Approbation  tï 
yatichi'.) 

M.  i.K  PHKsn)K.NT  ScHMauKR.  —  Je  mets  aux  voix  l'ur^'ence  deinan- 
di'c  par  M.  Fcrrv. 

(La  (/liJiiulii'e,  consultée,  se  prononce  contre  rurf,'ence.) 

M.  Jules  Favre  demanda  (jae  la  commission  d'initiative  fût  saisie 
dès  le  lendemain  de  la  proposition  de  M.  Jules  Ferry,  et  demanda 
«  les  raisons  sur  lesquelles  avait  pu  s'appuyer  une  Chambre  fran- 
çaise pour  refuser  d"armer  les  populations».  Puis  M.  Tliiers  prit  la 
parole  pour  appuyer  la  proposition  de  M.  Jules  Ferry: 

M.  TiiiERs.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LK  PRKSiDEXT  Sc,H.\EU)ER.  —  La  parole  est  à  M.  Thiers. 

M.  TiMKRs.  —  Permettez-moi  de  vous  diie,  de  dire  à  tout  le  monde 
ici  :  Calmons-nous,  et  occupons-nous  de  ce  qui  est  sérieusement 
utile. 

Un  membre  à  droite.  —  On  nous  insulte  sans  cesse  ! 

M.  Thiers.  —  Puisqu'il  reste  un  moyen  d'examiner  très  prochai- 
nement la  question  dont  il  s'agit,  ce  qui  est  d'une  grande  impor- 
tance, il  me  semble  qu'on  peut  demander  à  la  commission  d'initia- 
tive de  hâter  l'examen  qu'elle  aura  à  faire  de  ce  projet.  On  a  éprouvé 
({uelque  défiance  contre  la  mesure  que  vient  de  présenter  l'honorable 
M.  Ferry.  Je  me  borne  à  dire  que  je  crois  qu'on  s'est  trompé;  nous 
avons  le  plus  grand  intérêt  dans  ce  moment  à  attirer  vers  nous,  le 
commerce  des  armes  de  guerre  {Intermptions  à  droite.  —  {Ecoutez! 
Écoutez!) 

M.  (]re()zet.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  TiuERs.  —  Écoutons-nous  les  uns  et  les  autres  sur  un  sujet  à 
propos  du(}uel  nous  ne  pouvons  fias  suspecter  nos  intentions 
réciproques.  {Très  lÀen!) 

M.  HiROTTEAr.  —  Il  n'y  a  qu'une  pensée  parmi  nous  :  défendre  le 
pays  ! 

M.  TiuKRs.  —  11  y  a  très  près  de  nous  des  industiies  très  actives 
en  fait  d'armes  de  guerre,  et  j'ose  dire  qu'elle  tiennent  au  lucre.  Je 
ne  désignerai  nucun  de  nos  voisins,  mais  si  vous  faites  cesser  l'inter- 
diction du  commerce  des  armes  de  guerre,  je  suis  certain  que  vous 
pourrez  arriver  à  faire  des  marchés,  je  n'oserai  pas  dire  avantageux, 
car,  dans  un  moment  comme  celui-ci,  on  paye  très  cher,  mais  vous 
pourrez  attirer  vers  le  pays  des  approvisionnements  d'armes  consi- 
dérables. 

Je  ne  suis  pas  éioiuié  —  car  dans  l'état  d'excitation  où  nous 
sommes,  la  défiance  a  une  grande  part  dans  les  sentiments  de  tout 
le  monde,  —  je  ne  suis  pas  étonné  de  la  crainte  qu'on  éprouve  que 
les  armes  françaises  soient  vendues  à  l'étranger.  Mais,  en  mettant  de 
côté  les  considérations  patriotiques,  il  est  bien  évident  que  le 
commerce  étranger  aura  bien  plus  d'intérêt  à  apporter  des  armes 
en  France  aujourd'hui,  parce  qu'il  aura  chance  de  les  pouvoir  faire 
payer  plus  cher  (Qu'ailleurs;  son  intérêt  môme  l'attirera  vers  nous. 


LOIS   MILITAIRES.  3-9 

Je  crois  donc,  — je  ne  prétends  pas  traiter  la  question  d'une 
manière  complète  aussi  rapidement  que  cela... 

M.  Roi  LLEAUx-DiGAGE.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  Thiers —je  crois  que  la  question  se  prête  ù  des  consi- 
dérations très  différentes  de  celles  que  j'ai  vues  percer  dans  les 
esprits  d'une  partie  de  la  Chambre.  Je  l'engage,  autant  qu'il  dépend 
de  moi,  à  hâter,  puisqu'elle  le  peut,  l'examen  de  cette  question 
qui  n'est  pas  une  de  celles  que  fait  naître  l'agitation  des  esprits, 
mais  qui  mérite,  par  son  importance,  d'être  sérieusement  examinée. 
{Très,  bien.'  très  bien!) 

C'est  seulement  dans  la  séance  du  25  août  que  M.  Jules  Ferry  put 
défendre  sa  proposition  tendant  à  suspendre  pendant  la  durée  de  la 
guerre  les  articles  1  à4  de  la  loi  du  24  mai  18.34  sur  la  fabrication 
des  armes  de  guerre.  11  s'exprima  en  ces  termes  '  : 

M.  Jules  Ferry.  —  Messieurs,  le  rapport  qui  vous  a  été  lu 
hier,  au  nom  de  la  Commission,  par  Tlionorable  M.  Man.uini, 
facilite,  il  me  semble,  une  partie  de  ma  tàclie.  L'honorable 
rapporteur  reconnaît  que  la  proposition  qui  vous  est  soumise 
a  évité  avec  un  soin  scrupuleux  de  toucher  aux  dispositions  de 
la  loi  de  1834,  que  l'on  peut  considérer  comme  des  dispositions 
de  sûi^eté  générale,  et  que  nous  n'avons  eu  qu'un  objet  en  vue  : 
la  nécessité  de  faciliter  et  de  précipiter  l'armement  national. 

Je  veux  donc  me  placer  sur  le  terrain  choisi  par  la  Commis- 
sion elle-même  ;  je  vetix  examiner  les  objections  de  Tordre 
économique  et  les  objections  de  l'ordre  militaire  qui  sont  faites 
à  ma  proposition  ;  et,  quand  je  vous  en  aurai,  comme  je  l'espère, 
démontré  la  fragilité,  il  faudra  bien  arriver  à  cette  conclusion  : 
ou  qu'au  fond  de  la  pensée  de  la  Commission,  il  y  a  une  raison 
politique,  ce  qui  serait  en  (contradiction  avec  ses  déclarations 
formelles,  ou  que  ma  proposition  doit  être  adoptée. 

Le  rapport  de  l'honorable  M.  Mangini  offre  une  étrange  sin- 
gularité quand  on  le  prend  dans  son  ensemble.  En  elïet,  il 
condamne,  comme  ne  l'a  jamais  fait  depuis  1834  aucun  monu- 
ment législatif,  et  la  loi  de  1834  et  celle  de  1860.  Il  les  condamne 
dans  les  termes  les  plus  sévères,  et  pourtant  il  conclut  à  leur 
maintien  ! 

Que  dit  M.  Mangini  de  la  loi  de  1834? 

Il  lui  fait  un  reproche  grave  et  dont  elle  ne  se  relèvera  pas  : 

1.  Journal  officiel  iia  26  août  1870. 


■MO  DISCOUHS   ET   (tPl.MONS. 

«  Sous  la  loi  du  24  mai  1834,  le  pays  s'était  désintéressé 
presque  complètement,  quant  à  l'industrie  privée,  de  la  fabri- 
cation {U'^  armes  de  guerre.  En  efïet,  cette  législation,  sans 
contenir  une  prohibition  absolue,  entourait  celte  branche 
d'industrie  de  tant  de  restrictions  qu'elle  la  rendait  pour  ainsi 
dire  impossible.  » 

Et  pour  la  loi  de  1860  : 

«  D'autre  part,  dit  M.  Mangini,  les  restrictions  qui  restaient 
dans  la  loi  étaient  beaucoup  trop  grandes  pour  permettre  à 
liiiduslrie  privée  de  faire  ces  frais  d'établissement,  et  elle  s'est 
l)ornée  presque  uni(]uement  à  opérer  la  transformation  d'an- 
ciens fusils  en  différents  systèmes  plus  ou  moins  perfectionnés. 

«  L'État  seul  iU  les  frais  d'une  grande  installation  ;  de  plus, 
il  lit,  pour  ainsi  dire,  concuiTence  à  l'industrie  nationale,  en 
fabriquant  des  armes  pour  l'étranger,  atin  d'occuper  le  per- 
sonnel de  ses  fabriques.  En  un  mot,  l'industrie  privée  de  la 
fabrication  des  armes  de  guerre  ne  s'est  point  développée  en 
France. » 

Ainsi  voilà  deux  lois  dont  je  vous  demande  la  suspension 
provisoire  et  dont  la  Commission  demande  le  maintien,  tout  en 
avouant  que  ces  lois  ont  été  fatales  à  la  production  et  à  l'in- 
dustrie des  armes  de  guerre  dans  notre  pays.  {Très  bien!  à 
gauche.) 

M.  Gamkitta.  —  Et  à  notre  sécurité. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  dis  que  c'est  là  une  singulière  façon 
de  les  défendre.  Ainsi,  il  est  reconnu  que  le  régime  de  prohi- 
bition sous  lequel  nous  avons  vécu  a  laissé  l'industi-ie  armurière 
en  France  au-dessous  de  celle  des  autres  nations.  Rien  de 
moins  suritrenant  d'ailleui's  :  cette  industrie  est  soumise  comme 
les  autres  à  la  giande  loi  de  l'émulalion  et  la  concurrence,  et 
il  n'est  pas  plus  raisonnable  —  c'est  le  rapport  qui  le  pose  en 
jirincipe  —  de  croire  que  l'État  puisse  être  meilleur  fabricant 
d'armes  que  les  paiticuliers,  qu'il  ne  le  serait  de  prétendre 
(lue  l'État  serait  meilleur  fabricant  de  machines  à  vapeur. 

Aujourd'hui,  le  besoin  est  extrême.  L'armement, de  l'aveu  de 
tout  le  monde,  a  besoin  d'être  développé,  d'être  complété  avec 
l'apidité. 

Que  fallait-il  donc  faire  dans  l'état  d'esprit  de  la  Commis- 


LOIS   MILITAIRES.  381 

sion?  Quelles  sont,  les  conclusions  qui  ressortent  des  prémisses 
de  M.  Mangini? 

Ce  serait  de  lever  la  prohibition,  comme  à  l'égai-d  de  cet 
ancien  système  protecteur  qui  régissait  les  céréales,  quand  il  y 
avait  disette  à  l'intérieur ,  on  supprimait  momentanément 
l'échelle  mobile.  [Mouvements  divers.) 

Quelles  sont  donc,  messieurs,  les  raisons  qui  ont  empêché  la 
logique  de  faire  ici  son  œuvre? 

Je  vais  les  relever  une  à  une  dans  le  rapport  et  les  réfuter  l'une 
après  l'autre. 

M.  le  rapporteur  examine  d'abord  la  partie  de  ma  proposi- 
tion relative  à  la  fabrication  de  la  poudre,  et  il  y  oppose  cette 
raison  que  je  vous  recommande,  à  savoir  que  l'industrie  privée 
créerait  des  approvisionnements  de  poudre  et  ces  appi'ovision- 
nements  pourraient  tomber  entre  les  mains  de  l'ennemi. 

La  raison  me  paraît,  que  M.  le  rapporteur  me  permette  de  le 
lui  dire,  bien  peu  solide,  car  elle  s'appliquerait  également  aux 
dépôts  d"armes  qui  sont,  en  temps  de  guerre,  exposés  aux 
incursions  et  aux  entreprises  de  l'ennemi. 

M.  le  rapporteur  aui-ait  mieux  fait  de  dire  que  la  question  de 
la  fabrication  de  la  poudre  est  corrélative  à  la  question  de  la 
fabrication  des  armes.  La  Commission  ayant  un  parti  pris  invin- 
cible sur  la  question  de  la  fabrication  des  armes,  ne  pouvait, 
sans  inconséquence,  toucher  à  la  législation  actuelle  qui  régit  la 
fabrication  de  la  poudre. 

Arrivons  donc  à  la  vraie  question  :  celle  de  la  fabrication  des 
armes.  Elle  est  double,  vous  a  dit  avec  raison  M.  le  rapporteur. 
Elle  touche  à  la  fois  cà  la  liberté  de  fabrication  et  à  la  liberté 
d'importation.  v 

Pourquoi  la  Commission  ne  veut-elle  pas  rendre  libre  l'in- 
dustrie armurière  française? 

La  Commission  en  donne  une  première  raison  :  c'est  que  cette 
industrie  n'aurait  pas  le  temps  de  s'organiser. 

Eh  bien,  en  ce  cas,  tout  au  moins  ma  proposition  est  inoffen- 
sive. 

Ouest  le  mal?  Vous  dites  que  le  temps  manquera;  vous 
vous  détîez  de  l'industrie  privée,  l'initiative  industrielle? 
mettez-les  à  l'épreuve. 

Mais,   ajoute  M.   le  rapporteur,  la  liberté  ferait   tort  aux 


:)82  KISCOIKS    KT   OI'IMO.NS. 

fahi-iqiifs  lie  IKlal.  ri  voici  coninieiit  M.  le  mpporteiir,  qui  est 
hoiiiiiir  «lu  iiK'-ticr.  explique  ce  daniier. 

Il  (lit  :  connue  il  n'y  a  pas  en  France  de  fabriques  d'armes 
de  )_auMTe  autres  que  relies  de  l'Élal,  le  nombre  des  ouvriers 
armuriers  se  trouve  limité  jtar  cette  situation  même,  de  sorte 
(pic  la  lilterté  de  création  de  urandes  fabriques  d'armes  de 
■jiiei're,  faisant  concui'rence  aux  fabriques  de  l'État,  n'aboutirait 
qu'il  une  conséquence:  enlever  à  ces  fabriques  leurs  ouvriers, 
et,  i)ai'  conséquent,  élev{>r  le  prix  de  produit,  sans  augmenter  la 
([uanlité  produite. 

Voilà  roiijecfion  dans  toute  sa  force;  je  n'ai  pas  cbercbé  à 
l'affaiblii-. 

J'y  réponds  par  un  fait  sur  letjuel  j'appelle  le  témoignage  des 
hommes  compétents  qui  sont  ici,  et  particulièrement  de  mon 
iionorable  collègue  et  ami  M.  Dorian,  qui  l'attestera  à  la 
Chambre.  Les  ouvriers  des  manufactures  de  l'État  sont  des 
engagés  militaires;  ce  sont  des  soldats  qui  donnent  à  l'Étal, 
sous  forme  de  service  industriel,  ce  que  le  reste  de  la  nation 
donne  sous  forme  de  service  militaire...  [Interruptions.) 

M.  i.K  HAiiON  i)K  SoiBEVRAN.  —  Ce  ii'est  pas  exact  :  tous  ne  sont  pas 
soldais. 

M.  LK  r.OMTK  ('.ii.\RPiN-l''KrGEROLLES.  —  Non,  pas  tous! 

M.  Jules  Ferry.  —  Pas  tous,  mais  en  immense  majorité. 
[Dénégations  à  droite.) 

M.  LE  BARON  DE  SouBEYRAN.  —  C'est  une  erreur  de  fait. 

M.  Jules  Feriiy.  —  Je  maintiens  le  fait,  sur  lequel  pourront 
s'expliquer  tout  à  l'heure  des  personnes  tout  à  fait  compé- 
tentes ;  je  dis  que  l'immense  majorité  de  ces  ouvriers  appartient 
à  l'armée,  et  qiu'  ce  n'est  pas  en  temps  de  guerre  que  ces 
ouvriers  s'exposeraient  à  briser  les  liens  qui  les  rattachent  à 
l'armée,  par  l'appât  d'un  haut  salaire.  L'objection  tombe  devant 
cette  seule  réflexion.  Au  point  de  vue  économique,  messieurs, 
l'argument  n'est  pas  plus  solide.  Que  vous  dit  le  rapporteur? 
Que  l'industrie  privée  s'appliquerait,  de  préférence,  à  fabriquer 
des  armes  de  luxe,  c'est-à-dire  des  armes  plus  chères  que  celles 
que  foin-nil  rindiistrie  de  l'État  à  l'armée  nationale,  et  que,  par 
consé(pient  fabriquant  des  armes  plus  chères,  elle  pourrait 
donner  de  plus  hauts  salaires. 


LOIS   M1FJTAII5ES.  3S3 

Messieurs,  économiquement  parlant,  ce  n'est  pas  exact,  par 
cette  simple  raison  que  la  fabrication  des  armes  de  guerre 
destinées  aux  troupes  régulières,  et  la  fabrication  des  armes  de 
luxe,  que  les  gens  riclies  pourraient  seuls  acquérir,  ne  peuvent 
se  comparer  quant  à  la  proportion  de  leurs  produits.  La  pro- 
duction des  armes  de  luxe  sera  toujours  un  infime  élément  de 
la  production  générale,  et  en  ce  moment  surtout  elle  serait 
tout  à  fait  sans  action  sur  le  cours  des  salaires  sur  le  marché. 
[Très  bien  !  à  gauche.) 

A  ce  double  point  de  vue,  économique  etmilitaire,  l'objection 
qui  m'est  opposée  est  mauvaise,  et  je  n'hésite  pas  à  déclarer 
qu'elle  est  futile,  monsieur  le  rapporteur,  jusqu'à  ce  que  vous 
m'ayez  réfuté. 

J'arrive  à  l'importation  :  le  commerce  des  armes  de  guerre 
est  également  interdit,  il  est  interdit  de  la  manière  la  plus 
formelle,  sauf  pour  l'exportation. 

La  loi  de  1860,  qui  s'était  llattée  de  rendre  à  l'industrie 
armurière  quelque  vie,  ne  lui  avait  donné  la  liberté  qu'à  la 
condition  d'une  autorisation  pi'éalable,  et  seulement  pour 
l'exportation. 

Aujourd'hui  la  situation  est  singidièrement  renversée.  C'est 
j'imagine  l'exportation  îles  armes  qu'il  faut  interdire  et  l'impor- 
tation qu'il  faut  encourager. 

Pourquoi  M.  le  rapporteur  et  la  Commission  ne  veulent-ils 
pas  que  l'importation  soit  libre? 

Il  n'y  a,  dans  le  rapport,  messieurs,  qu'un  seul  argument  : 
il  est  exposé  avec  beaucoup  d'art,  je  le  reconnais  :  il  est  tiré 
de  l'unité  d'armement. 

On  déclare  que  la  libre  importation  des  armes  de  guerre 
en  France  y  introduirait  des  armes  d'une  vai'iété  extrême  ;  que 
la  variété  des  armes  entraîne  la  variété  des  cartouches,  et 
qu'il  peut  y  avoir,  en  certains  cas,  dans  celte  variété  d'appro- 
visionnements, un  véritable  péril  ;  on  peut,  en  cas  d'erreurs,  se 
trouver  avoii*  dans  les  mains  des  fusils  et  des  cartouches  qui 
ne  soient  pas  pour  ces  fusils. 

Aussi,  dit  M.  le  rapporteur,  faut-il  conserver  dans  l'armement 
un  certain  ordre,  et  c'est  ce  qu'il  api)elle  l'unité  d'armement. 

Messieurs,  il  y  a  beaucoup  de  choses  à  répondre  à  cette 
objection.  Une  première  réponse,  c'est  que  l'armement  français 


381  hlSCOlUS    1:T   iil'lMONS. 

osl  tivs  loin.  ;'i  riinirt'  {|u'il  csU  de  celle  unité  (jue  vous  rêvez 
l»oiir  lui  :  il  rxislc  à  llicure  qu'il  est  sept  ou  huit  types  dilïé- 
renls  dans  raimée  française. 

J"aioute  (jue  le  péril,  si!  existe,  s'il  i)eut  se  présenter  dans 
certains  cas,  si  l'erreur  dont  vous  parlez  est  possible,  ce  péril 
ne  doit  pas  enli'cr  en  balance  avec  la  nécessité  où  nous  sommes 
d'armer  les  Ijras  de  tous  les  citoyens,  et  je  dis  que  cette  préten- 
due unité  d'armement,  en  l'état  actuel  des  choses,  c'est  en 
réalité  l'unité  de  désarmement;  c'est  le  contraire  du  patriotisme 
et  du  Iton  sens.  {Très  bien  !  à  gauche.) 

Messieurs,  le  droit  individuel  de  s'armer,  au  temps  où  nous 
sommes,  c'est  un  droit  naturel,  un  droit  primordial.  Il  est 
inconcevable  et  incompréhensible  que  les  habitants  des 
provinces  envahies,  à  l'heure  qu'il  est,  s'ils  ont  une  arme  de 
jiuerre  chez  eux,  s'ils  ont  plus  de  deux  kilos  de  poudre  pour 
leur  défense,  commettent  un  délit,  sont  en  état  de  rupture  de 
ban  avec  la  société,  puissent  être  amenés  en  police  correction- 
nelle :  cela  est  pourtant,  messieurs  ;  une  telle  situation  est  une 
sorte  de  barbarie  indigne  du  temps  où  nous  vivons;  c'est  un 
excès  de  réiilementation  qui  nous  abaisse,  qui  nous  alTaiblit, 
ipii  nous  met  en  péril... 

A  i/auchr.  —  Très  bien  ! 

M.  Ernest  J'icard.  —  Et  qui  nous  livre  ! 

M.  ,lri,i:s  Feruv.  —  Voilà  pour  l'armement  industriel.  Et  au 
point  de  vue  de  l'armement  ofticiel  de  la  nation,  au  point  de 
vue  des  ressources  de  l'armée,  est-ce  que  l'état  actuel  est 
sulfisant?  est-ce  que  la  liberté  d'importation  ne  vous  rendrait 
jias  d'immenses  services?  Vous  avez  entendu  M.  le  ministre  de 
la  Guerre  dire  hier  :  Je  ne  demande  pas  mieux  que  d'acheter 
tous  les  fusils  qu'on  me  présentera,  à  condition  qu'on  y  ajoute 
un  certain  nombre  de  cartouches. 

Or,  pour  (pie  l'on  i)résente  à  M.  le  ministre  de  la  Guerre  des 
fusils  de  l'étranger  destinés  à  compléter  l'armement  français 
insuffisant,  ne  faut-il  pas  que  l'entrée  de  ces  fusils  puisse  se 
faire,  ne  faut-il  pas  qu'elle  soit  libre,  ne  faut-il  pas  que  la 
barrière  soit  levée  ?  Nous  arrivons  donc  à  la  nécessité  de  lever 
la  baii'ière  ;  mais  ici  la  Commission  nous  arrête  et  dit  :  Pour 
cela,  il  faut  s't'u  rapporter  au  Gouvernement,  le  Gouvernement 


LOIS  MILITAIRES.  385 

lèvera  la  barrière,  il  permettra  l'importation,  il  entrera  en 
négociation  avec  la  fabrication  étrangère,  il  fera  le  nécessaire 
par  la  voie  administrative  et  bureaucratique  ;  il  armera  la 
France  dans  le  temps  voulu,  c'est-à-dire  tout  de  suite. 

Est-ce  que  c'est  admissible,  messieurs?  Il  y  a  à  cela  toutes 
sortes  de  difiicultés  et  (['inconvénients  ;  je  vous  les  signale, 
parce  qu'ici  je  raisonne  froidement,  sur  le  terrain  des  faits,  de 
l'industrie  et  du  commerce,  et  je  me  flatte  ([ue  mes  paroles 
pourront  faire  une  certaine  impression  sur  vos  esprits. 

Voyons  !  Vous  voulez  que  l'État  organise,  quoi?  Comment 
cela  s'appelle-t-il  dans  le  langage  diplomatique  ?  Ce  n'est  pas 
autre  cliose  qu'une  immense  contrebande  de  guerre  organisée 
|)ar  l'État  et  par  ses  agents. 

Je  dis  que  c'est  périlleux,  au  point  de  vue  diplomatique;  et 
c'est  pour  cela  même  que  l'industrie  doit  être  mise  à  la  tête 
d'un  commerce  qui  se  concilii'  difficilement  avec  les  devoirs  de 
la  neutralité.  Je  dis  que  vous  ne  pouvez  pas  poser  en  principe 
que  l'État  se  fera  contrebandier  d'armes  de  guerre  ;  et  non 
seulement  cela  ne  vaut  rien, au  point  de  vue  international,  mais 
j'ajoute  que,  au  point  (h'  vue  commercial,  l'État  est  le  plus 
mauvais  des  acbeteurs  et  le  plus  incapable  des  commerçants. 

Tous  ceux  qui  approcbent  de  l'administration  militaire,  qui 
connaissent  les  affaires  du  ministère  de  la  Guerre,  vous  diront 
que  les  achats  faits  par  le  ministère  à  l'étranger  n'ont  pas  été 
heureux  en  général  ;  l'État  est  facilement  trompé  dans  ces 
sortes  d'alïaires,  et  on  lui  vend  trop  souvent  de  cette  nature 
de  marchandises  qu'on  appelle  vulgairement  de  la  camelotte. 
L'État  est  donc  un  mauvais  actjuéreur.  Je  ne  veux  pas  en 
donner  toutes  les  raisons,  il  faudrait  pour  cela  entrer  dans 
le  détail  de  beaucoup  de  vices  qui  sont  malheureusement 
inhérents  à  notre  administration  militaire. 

Messieurs,  l'industrie  libre  seule  est  propre  au  commerce 
des  armes  de  guerre  ;  c'est  l'industrie  privée  qui  peut  seule 
faire  affluer  sur  le  marché  français  les  armes  dont  nous 
avons  besoin.  Vous  ne  sauriez  imaginer  combien  de  difficultés 
rencontrent  au  ministère  de  la  Guerre  les  négociants  français, 
qui  offrent  au  Gouvernement  des  armes  achetées  à  l'étranger, 
j'en  pourrais  citer  plusieurs  exemples;  je  pourrais  vous  dire, 
parce  que  je  le  sais,  et  que  je  suis  autorisé  à  i'afflrmer  à  la 


38r.  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

Ii-ihiinr.  i|ir;i  riiPiiro  qu'il  csl,  il  va  un  armurier  de  Paris  qui 
onV(!  au  Gouvenienieul  20  000  chassepols.  On  n'en  veut  pas! 
Jf  pourrais  vous  citer  un  autre  fabricant,  bien  connu  de 
phi.^ii'urs  membres  de  celle  Cbambre,  qui  a  oHert  des  armes 
au  minislère  de  la  Gueri-e,  et  qui  n'en  a  reçu  que  des  réponses 
im|terlinentes. 

Et  je  n'ai  besoin,  en  vérité,  que  de  vous  rappeb'r  la  règle 
qui  a  été  posée  bier  par  M.  le  ministre  de  la  Guerre.  M.  le 
ministre  de  la  Guerre  a  déclaré  que  la  règle  était  de  n'acheter 
d'armes  étrangères,  qu'à  une  condition,  c'est  qu'on  fournit  en 
mèuie  temps  autant  de  fois  400  cartouches  qu'on  offre  d'armes. 
Eb  bien,  les  fabricants  déclar(>nt  (jue  cette  exigence  équivaut, 
pour  eux,  à  une  véritable  prohibition.  Et  je  voudrais  faire 
remarquer  à  la  Chambre  et  aussi  à  l'administration  militaire, 
(|nune  pai'eille  exigence,  outre  (pi'elle  est  un  obstacle  insur- 
montable au  commerce,  est  en  contradiction  formelle  avec  ce 
qu'a  dit  le  ministre  lui-même,  à  savoir  que  la  fabrication  des 
cartouches  en  France  est  à  peu  près  illimitée.  Si  la  fabrication 
des  cartouches  en  France  est  à  peu  prés  illimitée,  laissez  donc 
entrer  les  armes  sans  cartouclies  et  ne  dites  pas  aux  négo- 
cianls  qu'ils  auront  à  livrer  400  fois  autant  de  carloucbes 
(pi'iis  livrent  de  fusils. 

.M.DoniAN.  —  Ou  ne  doit  pas  s'approvisionner  de  cartouches  fabri- 
quées à  l'étranger.  C'est  une  imprudence. 

A  fjmtchc.  C'est  vrai  !  —  Très  bien  ! 

M.  Garmer-Pagks.  —  Il  y  a  à  Paris  des  fabricants  ([ui  oliVenL  de 
l'aile  aillant  do  cartouches  qu'on  voudra. 

M.  Jl'les  FEuitv.  —  L'argument  de  M.  Dorian  est  décisif. 
Exiger  des  impoi'taleurs  ([u'ils  livrent  autant  de  cartouches 
(ju'ils  vendront  de  fusils  c'est  manquer  au  devoir  de  vigilance 
qui  incoudic  à  l'autorité  militaire.  On  ne  peut  ])as  se  lier  aux 
cai-loiu'lies  venant  de  l'étranger. 

l'Jdin,  messieurs,  il  me  semble  que  la  leçon  des  événenu'nts 
est  assez  dure,  et  quand  on  nous  dit  :  il  faut  vous  en  rapporter 
à  la  vigilance  du  minislère  de  la  Guerre,  quebjue  confiance 
que  nous  ayons  dans  le  généial  (|ui  le  délient  entre  ses  mains, 
nous  ne  pouvons  pas  oublier  que  c'est  i)ar  la  même  lin  de 
non-recevoir  que  l'administraliou   précédenle   avait  coutume 


LOIS   MILITAIRES.  387 

de  repousser  toutes  les  plaintes  qui  venaient  de  notre  côté. 
Ici  même,  messieurs,  il  y  a  six  semaines  à  peine,  nous  adjurions 
le  ministre  de  la  Guerre  d'armer  les  gardes  nationales,  et  il 
nous  répondait,  comme  on  fait  aujourd'hui:  C'est  inutile,  nous 
armerons  celles  qu'il  nous  conviendra  d'armer. 

M.  Ernest  Picard.  —  On  a  dit  que  les  départements  de  l'Est  étaient 
armés,  et  ils  ne  le  sont  pas  ! 

M.  Jules  Feery.  — Qu'est-ce  qu'a  donc  fait  l'administration 
de  ce  droit  d'armement  dont  elle  veut  retenir  le  monopole? 
Est-ce  qu'elle  a  armé  la  France?  Non  seulement  les  départe- 
ments de  l'Est  ne  sont  pas  armés,  mais  il  y  a  des  agents  du 
Gouvernement  qui  refusent  les  armes  qu'on  leur  envoie.  Je  puis 
citer  le  préfet  d'un  département  qui  m'est  cher;  on  lui  avait 
oITert  d'armer  des  volontaires,  il  a  répondu  :  «  Nous  ne  voulons 
pas  de  fusils,  car  nous  ne  voulons  pas  de  volontaires.  J'ai 
renvoyé  tous  les  hommes  valides  hors  du  département.  » 

Voilà  ce  que  fait  l'administration.  Voilà  ce  que  l'oflîciel  fait 
pour  la  France.  L'officiel  ne  sauvera  pas  la  France;  messieurs, 
la  France  ne  se  sauvera  que  par  elle-même!  [Vif  assentiment  à 
gauche.) 

En  1867,  une  institution  s'est  essayée,  qui  vous  rendrait 
aujourd'hui  d'immenses  services;  c'étaient  les  francs-tireurs. 
Les  francs-tireurs  sortaient  de  ce  département  dont  je  parlais 
tout  à  l'heure.  11  arriva  ici,  à  Paris,  un  très  heau  corps  de 
francs-tireurs,  qui  fut  fort  applaudi,  qui  fut  fêté  au  château  ; 
on  décora  même  l'officier  qui  le,  commandait.  Les  francs- 
tireurs  repartirent  pour  la  montagne,  disant  :  nous  allons 
maintenant  nous  organiser  et  constituer  une  force  devant 
laquelle  l'étranger  s'arrêtera,  si  jamais  il  touche  le  sol  de  la 
France.  Quelque  temps  après,  un  règlement  contresigné  par  le 
ministre  de  la  Guerre  obligeait  tous  les  fi'ancs-tireurs  à  prendre 
un  engagement  dans  la  garde  mobile.  De  ce  jour-là,  on  n'a  plus 
vu  un  seul  franc-tireur,  et  aujourd'hui  quel  est  l'état  des 
départements  de  l'Est!...  Je  vous  demande  pardon,  mon  senti- 
ment est  profond,  car  j'appartiens  à  cette  province  où  les 
sentiments  patriotiques  sont  restés  peut-être  plus  vivaces 
qu'ailleurs;  aujourd'hui,  messieurs,  ces  départements  tendent 
les  bras,  ils  vous  demandent  des  armes,  et  vous  ne  pouvez  pas 


3S8  IIISCOLHS    ET   OPINIONS. 

Iciii'  CM  (IdiiiitT.  {\'ice  nrl/iésion  n  f/auclie.  —  /liimeura  su7' divers 
Ou  II  es.) 

Ainsi,  messieurs,  si  vous  iin-iicz  le  iMppoil  de  la  Commission 
dans  ses  termes,  si  vous  n'y  voyez  (|ue  ce  qu'elle  y  a  mis,  je  crois 
qu'après  la  discussion  à  laquelle  je  ^iens  de  me  livrer  et  que 
j'ai  voulu  faire  très  minutieuse  et  très  méticuleuse,  afin  qu'elle  fût 
décisive,  je  crois  que  vous  ne  pouvez  pas  adopter  les  conclusions 
de  la  Commission,  parce  que,  mettant  les  choses  au  pis,  la 
liberté  pro\  isoiri'  (|ue  je  demande,  ne  })()urrait  être  qu'inolfeii- 
sive.  Vous  ne  pouvez  pas,  d'autre  part,  affirmer,  dans  votre 
âme  et  conscience,  (pi'elle  ne  rendra  pas  de  .urands  services, 
car  vous  n'avez  pas  la  mesure  de  ce  que  peut  faire  à  un  moment 
donné,  et  dans  un  temps  très  court,  l'initiative  individuelle. 

11  faut  donc  qu'il  y  ait  d'autres  raisons,  des  raisons  politiques! 
Qu'on  ose  donc  les  déduire  ces  raisons,  qu'on  les  produise  ici, 
qu'on  nous  dise  la  vérité,  à  savoir  que,  si  on  n'arme  pas  les 
gardes  nationales,  si  on  hésite  à  rendre  libre  la  fabrication  des 
armes  de  guerre,  c'est  que  l'on  craint  que  ces  armes  ne  tombent 
entre  les  mains  des  ennemis  du  Gouvernement;  que  l'on  dise 
cela,  et  que  l'on  sache  enfin,  que,  s'il  y  a  quelque  chose"  en 
c(;  moment  qui  paralyse  la  défense  nationale,  c'est  l'intérêt 
dynastique.  {Déncgalion  au  cenl7-e  et  à  droite.) 

A  (jauche.  —  C'est  cela  !  —  Très  bien  ! 

Malgré  les  instances  de  l'opposition,  malgré  les  déclarations 
d'hommes  comme  M.  Dorian,qiii  affirmait  qu'à  eux  seuls  les  armu- 
riers de  Saint-Ktienne  prenaient  l'engagement  de  fournir  10 000 fusils 
dans  un  délai  do  quinze  jours,  le  ministre  répondit  que  l'adminis- 
tration (le  la  guerre  voulait  rester  seule  maîtresse  du  choix  des 
armes  et  de  leur  distribution;  le  Corps  législatif  rejota  la  proposi- 
tion de  M.  Jules  Ferry  par  180  voix  contre  60. 

Sedan.  —  La  fin  de  l'Empire. 

En  dépit  des  assurances  officielles,  personne  n'avait  plus  confiance 
dans  le  personnel  de  l'Eniiiire  |)our  arrêter  l'invasion  étrangère.  La 
Chandire  qui,  sur  les  instances  du  ministre  do  la  (luerre  et  de  la 
Commission,  avait  d'abord  repoussé  la  proposition,  faite  par  M.  de 
Kératry,  d'adjoindi-e  neuf  nuMubres  élus  \vdv  le  Corps  législalii'  au 
Comité  de  défense  des  fortifications  dont  le  général  Trocliu  était  ^ 
président  depuis  le  21  août,  accueillait,  le  26,  avec  enthousiasme,  | 
la  nomination  de  M.  Thiers,  en  qualité  de  membre  du  Comité  ;  le     » 


FIN   DE   I.EMPIHE.  ^89 

président  Schneider,  le  ministère,  par  l'organe  de  M.  Chevreau, 
remerciaient  vivement  l'illustre  homme  d'État  d'accepter  ce  périlleux 
honneur.  Mais  le  Gouvernement  continuait  h  refuser  des  armes  à  la 
garde  nationale  de  Paris,  et,  le  31  août,  M.  de  Paiikao  restait  encore 
imperturbable  dans  son  optimisme,  en  affirmant  à  la  ti'ibune  que, 
depuis  que  les  Prussiens  avaient  pénétré  en  France,  ils  avaient 
perdu  au  moins  200000  hommes,  et  dépensaient  10300000  fr.  par 
jour  !  Mais,  dans  la  soirée  du  3  septembre,  Paris  apprenait  la  catas- 
trophe de  Sedan  ^.  Il  fallait  remonter  à  la  bataille  de  Poitiers  pour 
trouver  l'exemple  d'un  pareil  désastre.  L'Empereur  et  40  000  hommes 
étaient  prisonniers  de  l'ennemi!  Une  immense  émotion  s'empara  de 
la  capitale.  Des  bandes  tumultueuses  se  répandirent  sur  les  boule- 
vards, pendant  la  soirée  du  3,  et  d'innombrables  voix  criaient 
Déchéance/  A  l'Hùtel  de  Ville!  Vive  la  France!  La  police  fit  des 
charges  à  l'épée  et  au  casse-tête,  et  plusieurs  personnes  furent 
grièvement  blessées.  Paris,  en  s'éveillaut  le  4  septembre,  put  lire 
dans  tous  les  journaux  la  confii'mation  de  la  catastrophe  de  Sedan,  et 
la  proclamation  du  ministère,  qui  se  terminait  par  ces  mots  vagues: 
«  Le  Gouvernement,  d'accord  avec  les  pouvoirs  publics,  prend  toutes 
les  mesures  que  comporte  la  gravité  des  événements  ». 

JNous  ne  referons  pas  ici  un  nouveau  récit  de  la  journée  du 
4  Septembre.  11  nous  suffira  de  caractériser  le  rôle  de  M.  Jules  Ferry 
qui  s'est  chargé  lui-même,  par  ses  dépositions  devant  la  Commis- 
sion d'enquête  élue  par  l'Assemblée  nationale,  de  revendiquer  la 
responsabilité  qui  lui  appartient  dans  la  défense  de  Paris  contre  les 
Allemands,  et  dans  la  lutte  contre  la  Commune^.  Voici  ces  dépositions 
qui  appartiennent  à  l'Histoire,  et  dans  lesquelles  M.  Jules  Ferry  n'a 
oublié  qu'une  chose  :  mettre  en  relief  le  rare  courage  dont  il  a  fait 
preuve,  à  maintes  reprises,  au  milieu  des  péripéties  tragiques  de 
cette  grande  crise  nationale.  Témoin  et  acteur  obscur  delà  journée 
du  4  Septembre  ^,  qui  ne  fut  pas  une  révolution,  mais   le  simple 

1.  Il  résulte  de  la  déposition  du  général  Paiikao  devant  la  Commission 
d'enquête  nommée  par  l'Assemhlée  nationale,  p.  ITS,  que  c'est  seulement 
vers  cinq  heures  que  le  ministère  fut  convoqué  officiellement  par  l'impéra- 
trice pour  recevoir  communication  des  événements  de  Sedan. 

2.  Le  Journal  officiel  de  la  République  française,  en  date  du  5  septembre, 
contient  la  composition  du  Gouvernement  de  lu  Défense  nationale  <<  ratifié 
par  l'acclamation  populaire  ».  Il  était  remisa  onze  membres,  tous  députés 
de  Paris  :  MM.  Arago  (Emmanuel),  Crémieux,  Jules  Favre,  Ferry,  Gambetta, 
Garnier-Pagès,  Glais-Bizoin,  Pelletan,  Picard,  Rochefort,  Jules  Simon.  Le 
généralTrochu  était  appelé  à  la  Présidence  du  Gouvernement;  M.  Etienne 
Arago  était  nommé  maire  de  Paris,  avec  MM.  P'ioquet  et  Brisson  pour 
adjoints. 

Par  décret  du  6  septembre  1870  (./.  offi.  du  7),  M.  Jules  Ferry,  membre  du 
Gouvernement  fut  «  délégué  par  le  Gouvernement  et  le  ministre  de  l'Inté- 
rieur prés  l'administration  du  département  de  la.  Seine  ». 

3.  Voir  notre  article  de  la  Revue  lAeue.  Souvenirs  dli  4  septembre,  n"  du 
7  septembre  1889, 


390  niSrOLRS   ET   OPINIONS. 

olloiiilii'ini'iil  (le  IKnipiiT,  nous  avons  pu  constater  alors  avec  quel 
s;tM^'-IV(ii(l  M.  Jules  Feirv  a  su  prévenir,  au  moment  de  l'arrivée  de 
Itmlit'l'nrl  à  rii(Mei  de  Ville,  la  proclamation  d'un  gouvernement 
anarcliiiiue.  Au  31  octobre,  c'est  encore  lui,  qui  après  avoir  réuni 
plusieurs  lialaillons  de  la  garde  nationale,  délivra  de  vive  force,  et  ;i 
travers  mille  dangers,  le  gt)uvernement  de  la  Défense  nationale, 
que  Floiirens  et  ses  hommes  tenaient  prisonnier  à  l'Hôtel  de  Ville, 
el,  lui  donnant  poui'  réconfort  oOOOÙO  suffrages  de  Parisiens 
patriotes,  pei'mit  à  la  capitale  de  résister  ti'ois  mois  de  plus,  c'est-à- 
dire  bien  au  delà  des  prévisions  les  plus  optimistes. 

Ouanl  à  l'ensendile  des  actes  de  M.  Jules  Ferry,  pendant  le  siège 
de  l'aris,  nous  nous  bornerons  à  mettre  en  face  des  calomnies 
grossières  qu'à  dirigées  contre  cet  éminent  homme  d'État  la  haine 
coalisée  de  la  réaction  et  de  l'intransigeance,  le  jugement  exprimé 
dans  sa  déposition  devant  la  Commission  d'enquête  par  le  Président 
du  (Gouvernement,  M.  le  général  Trochu,  dont  les  convictions  ne 
sont  pas  assurément  d'accord  avec  celles  de  M.  Jules  Feny  '. 

«  Pendant  le  siège  de  Paris,  beaucoup  de  personnes  ont  éléenga- 
«  gées  dans  des  crises  redoutables,  mais  très  peu  l'ont  été  à  l'état 
«  de  permanence,  dans  des  crises  non  interrompues.  Il  y  eu  a 
«  deux  selon  moi,  qui  ont  été  dans  celte  difficile  situation  et  qui 
«  ont  fait  preuve  d'un  très  remarquable  courage,  d'une  très  grande 
«  suite  dans  les  vues,  d'un  équilibre  singulier,  et  je  leur  en  garde 
«  un  souvenir  tout  spécial.  L'une  d'elles,  quant  aux  services  rendus 
<(  pendant  le  siège,  est  restée  parfaitement  inconnue  et  personne 
«  n'en  parle.  L'autre  est  livrée  aux  colères  publiques.  C'est  ainsi 
«  (pie  les  choses  se  passent  ordinairement  dans  l'un  ou  l'aulre  sens. 

«  La  première  est  le  généi'al  de  division  Caillier.  Le  général  Cail- 
«  lier  a  été,  pendant  tout  le  temps  du  siège,  sans  avoir  un  soldat  à 
«  sa  disposition,  au  milieu  de  Belleville,  rue  de  Puebla,  dans  un 
«  petit  qiiaitier  général  qu'il  n'a  pas  quitté  un  seul  instant.  Il 
«  n'avait  pour  tout  auxiliaire,  contre  les  événements  et  les  agila- 
«  fions  (pii  le  pressaient,  que  la  garde  nationale  même  de  Relle- 
«  ville,  et  sachant  bien  que  les  vrais  périls  et  les  grands  efforts 
«  étaient  au  dehors,  il  n'avait  pas  demandé  d'autres  troupes.  Dans 
«  les  deux  derniers  mois  du  siège,  je  lui  avais  donné,  comme  réserve 
«  d'en  cas,  400  (loii.iiiicrs,  qui  élaicnt  à  sa  portée,  à  la  porte  de 
«  Uomainville. 

«  Le  général  Caillier,  pénétré  comme  moi  de  la  conviction 
«  qu'une  bataille  dans  Paris,  petite  ou  grande,  amènerait  la  reddi- 
«  lion  de  Paris,  avait  déployé  là  beaucoup  de  prudence,  beaucoup 
«  d'habileté,  mêlée  à  beaucoup  de  fermeté,  et  enfin  ce  fait  incroyable 
«  s'est  produit,  qu'il  ne  s'est  jamais  rien  passé  de  grave  à  Belleville 
«  pendant  toute  la  durée  du  siège.  Je  suis  heureux  de  rendre  ici 
«  cet  hommage   à  un  officier  général  dont  on  n'a  jamais  prononcé 

1.  Enquête  xur  le  4  nepLembre.  Tome  I--,  p.  308. 


I>A   FIN   DE   LEMPIUE.  391 

«  le  nom,  qui  a  rendu  des  services  de  premier  ordre,  qui  les  a 
«  rendus  avec  le  plus  pur  patriotisme  et  gratuitement,  puisque, 
«  comme  deux  autres  de  mes  plus  méritants  et  dévoués  auxiliaires 
«  que  je  veux  nommer,  le  général  Schmitz,  et  le  commandant 
u  Bibesco,  il  a  décliné  toute  espèce  de  récompense.  L'événement  a 
«  été  trop  rai-e  pour  que  je  n'aie  pas  le  devoir  d'en  consigner  ici 
«  le  souvenir. 

«  La  seconde  personne  est  M.  Jules  Ferry.  M.  Ferry  n'a  jamais 
«  quitté  l'Hôtel  de  Ville  pendant  toute  la  période  vraiment  critique 
«  du  siège;  il  a  été  soumis  à  des  épreuves  continuelles,  souvent 
«  intolérables,  dont  j'ai  été  quelquefois  le  témoin,  et  qui  auraient 
«  aflaibli  le  courage  de  beaucoup  d'hommes  coui'ageux.  M.  Jules 
«  Ferry  s'est  montré  non  pas  très  énergique,  mais,  en  de  certaines 
»<  crises  particulières  à  ce  temps,  très  audacieux.  Assailli  par  les 
«  instances  des  municipalités,  par  les  exigences  des  corporations 
«  (pii  existaient  ou  se  formaient  dans  Paris  tous  les  jours  ;  par  des 
«  députations  armées  cl  non  armées  qui  se  succédaient  à  l'Hôtel  de 
«  Ville,  les  uns  conseillant,  les  auti^es  menaçant;  par  des  habitants 
«  venant  réclamer  au  sujet  du  pain,  au  sujet  de  la  viande,  au  sujet 
«  de  toutes  les  distributions  de  denrées,  de  bois,  etc.,  etc.,  M.  Ferry 
«  répondait  à  tout,  pourvoyait  à  tout  dans  la  mesure  du  possible  ; 
«  et  quand  il  était  poussé  à  bout,  j'ai  plus  d'une  fois  remarqué 
«  l'audacieuse  énergie  avec  laquelle,  dans  une  situation  vraiment 
«  inquiétante  et  dans  l'isolement,  il  résistait.  Il  avait  spécialement 
«  cette  attitude  le  31  octobre,  et  j'en  puis  parler  parce  que,  entre 
«  les  mains  des  insurgés,  il  était  mon  voisin  de  captivité. 

«  Ainsi,  messieurs,  M.  le  général  Caillier  et  M.  Jules  Ferry  sont, 
«  à  mon  avis,  les  deux  personnes  qui  ont  été  le  plus  directement 
«  et  le  plus  continuellement  aux  prises  avec  les  difficultés  inté- 
«  rieures  du  siège  et  avec  les  périls  spéciaux  que  créait  leur  situa- 
«  tion.  L'un  et  l'autre,  dans  les  circonstances  que  je  viens  de  dire, 
«   ont  eu  la  meilleure  et  la  plus  ferme  attitude. 

«  Cette  même  attitude,  je  l'ai  toujours  vue  à  M.  Jules  Ferry  dans 
«  le  conseil  du  Gouvernement.  Ainsi,  dans  la  question  des  iusur- 
«  gés  du  31  octobre,  il  a  été  très  énergique,  et  je  crois  me  l'appeler 
«  qu'au  moment  de  l'iucident  de  la  démission  dont  je  vous  parlais 
«  tout  à  l'heure,  exprimant  son  propre  sentiment,  il  disait  qu'il  se 
«  démettrait  lui-même  si  les  arrestations  n'étaient  pas  ordonnées. 

«  Je  sais  très  bien,  messieurs,  que  ces  données-là  ne  ressemblent 
('  guère  à  celles  qui  ont  cours  ;  mais  enfin  les  voilà  telles  qu'elles 
«  sont,  et  si  je  ne  les  ai  pas  exprimées  dans  ma  précédente  déposi- 
«  tion,  c'est  que  personne  ne  me  les  a  demandées,  et  que  j'ignorais 
«  les  préoccupations  qu'avait  à  ce  sujet  M.  Jules  Ferry.  » 

Appelé  à  déposer,  les  24,  27  et  30  juin  1871  et  23  mai  1872,  devant 
la  ('ommission  chargée  par  l'Assemblée  nationale  de  faire  une 
enquête  sur  les  Actes,  du  Gouvernement  de  la  Défense  nationale, 
M.  Jules  Ferry  s'exprima  ainsi  qu'il  suit  : 


392  rUSroURS   ET   OPINIONS. 

Déposition   de   M.    Jules   Ferry   sur   les   actes 
du  Gouvernement  de  la  défense  nationale. 

M.  Jules  Ferrv  est  introduit. 

M.  LE  Prk.side.nt.  —  I.;i  (commission  est  prête  à  vous  entendre  sur 
tous  les  faits  relatifs  à  l'établissement  du  Gouvernement  de  la 
Défense  nationale  ;  ensuite,  nous  vous  adresserons  quelques  ques- 
tion? sur  les  actes  de  ce  Gouvernement  dont  vous  étiez  membre. 

M.  Jules  Ferrv.  —  J'aui"ais  peut-être  beaucoup  trop  de 
patience  à  demander  à  la  Commission.  Comme  je  suis  interrogé 
W  premier,  que  d'ailleurs  j"ai  pouri)rincipe  la  solidarité  absolue 
des  actes  au(juels  j'ai  souscrit,  je  voudrais  donnera  la  Commis- 
sion des  explications  irénôrales.  J'en  aurai  ensuite  de  particu- 
lières à  donner.  Je  viens,  en  elïet,  rendre  compte  d'actes 
auxquels  j'ai  pris  part  comme  membre  du  Gouvernement,  et 
d'actes  (|iii  me  sont  jiei'sonnels  et  qui  se  rattacbent  à  une 
a(buinislration  (|ui  a  duré  i)endant  plusieurs  mois.  Je  vous 
demaïub'  la  permission  de  vous  parler  aujourd'bui  uniquement 
des  actes  généraux. 

Le  Gouvernement  dont  j'ai  fait  partie  rencontre  à  l'beure 
qu'il  est  plusieurs  espèces  d'adversaires,  et  il  se  trouve  en 
présence  d'accusations  très  diverses. 

Certains  adversaires  du  Gouvernement  de  la  Défense  nationale 
lui  rcproclient  son  origine  d'abord;  ils  lui  reprocbent  ensuite 
l'usage  qu'il  a  fait  de  son  pouvoir;  ils  le  qualifient  d'usurpateur 
et  l'accusent  d'avoir  voulu  garder,  malgré  la  volonté  du  pays, 
le  pouvoir  qu'il  avait  usurpé,  pour  le  plaisir  de  l'exercer.  On  lui 
l'epi'ocbe  également  de  n'avoir  pas  fait  pour  la  paix  tout  ce 
(pi'il  aurait  ])U  faire. 

D'autres  adversaires,  qui  se  rencontrent  ou  qui  ne  se  ren- 
conlivnt  pas  dans  cette  Commission,  adressent,  au  Gouverne- 
ment de  la  Défense,  des  reprocbes  d'un  autre  genre.  Ils  lui 
reprocbent  de  n'avoir  pas  su  bien  conduire  la  défense  militaire, 
d'avoir  mal  administré  les  ressources  considérables  que  renfer- 
mait la  Ville  de   Pai'is,  pendant  le  temps  qu'a  duré  le  siège. 

La  question  de  la  défense  militaire  est  en  trop  bonnes  mains, 
elle  a  un  avocat  trop  babile  et  trop  naturellement  indiqué  pour 
que  je  ne  la  lui  laisse  pas   tout   entière.  J'ai,  pendant  tout  le 


DEPOSITION   SUK  LE  4   SEPTEMBRE.  393 

siège  accordé  au  général  Trochu  la  plus  absolue  confiance. 
Cette  confiance  a  duré  jusqu'à  la  fin  et  je  crois  que,  sous 
beaucoup  de  rapports,  l'Histoire  la  justifiera.  Les  opérations 
militaires  ne  sont  nullement  de  ma  compétence;  je  m'en  réfère 
à  ses  explications,  acceptant  la  responsabilité  d'avoir  Ijeaucoup 
cru  au  général  Ti-ochu,  parce  que,  de  tous  les  généraux  que  j'ai 
rencontrés  pendant  celte  période,  il  était,  en  somme,  celui  qui 
croyait  le  plus  à  la  défense,  et  qui  se  montrait  le  plus  décidé  à 
la  conduire  jusqu'au  bout. 

J'aurai,  non  pas  aujourd'hui,  parce  que  ce  serait  trop  long, 
et  que  d'ailleurs  j'ai  certains  documents  h  recueillir,  un  mot  à 
dire  de  ma  gestion  pei'sonnelle,  particulièrement  au  sujet  des 
subsistances  pendant  le  siège  de  Paris.  Il  a  été  débité  à  ce  sujet 
une  si  grande  quantité  d'inepties  qui  n'ont  jamais  été  réfutées, 
que  je  tiens  à  en  faire  justice  devant  vous,  mes  juges  naturels. 
Mais  je  crois  répondre  à  la  principale  préoccupation  de  la 
Commission  qui  m'entend,  en  m'expliquant  sur  les  accusations 
qui  pèsent  sur  le  Gouvernement  de  la  Défense  nationale  à 
raison  de  son  origine,  de  l'usage  qu'il  a  fait  de  son  pouvoir,  du 
retard  mis  aux  élections  et  enfin  du  refus  maladroit  et  calculé 
qu'il  aurait  opposé  aux  ouvertures  pacifiques. 

Quand  on  dit,  comme  je  l'entends  et  je  le  lis  tous  les  jours, 
que  ce  Gouvernement  est  le  produit  d'une  conspiration  républi- 
caine, ourdie  de  longue  main  et  qui  a  éclaté  le  4  septembre,  on 
méconnaît  absolument  les  causes,  les  origines,  les  antécédents 
de  ce  grand  fait  historique,  et  la  constitution  même  des  éléments 
révolutionnaires  que  la  Ville  de  Paris  contenait  dans  son  sein, 
en  très  grand  nombre,  à  cette  époque. 

Je  ne  crains  pas  de  dire  que  la  première  oi'igine  du  4  sep- 
tembre est  dans  le  plébiciste  de  mai  1870.  Ce  n'est  pas  Là  un 
paradoxe  ou  une  attaque  rétrospective  contre  un  gouvernement 
tombé. 

Le  plébisciste  a  eu  sur  les  événements  du  4  septembre 
une  double  et  désastreuse  influence.  Il  a  d'abord  inspiré  au 
gouvernement  personnel  une  infatuation  qui  l'a  mené  jusqu'à  la 
guerre  :  il  a  ensuite  infiigé  au  Corps  législatif  qui.  pendant 
toute  cette  période,  était  le  maître  de  la  nation  et  pouvait  la 
sauver,  il  a  infligé,  dis-je,  au  Corps  législatif,  une  faiblesse 
incurable,  et  l'histoire  de  ses  débals  le  prouve. 


:<94  DlSCOlIliS    KT   OI'INIONS. 

.lai  t'iii.'iiilii  (lire  qu'il  entrait  dans  vos  intentions  de  faire 
ifniuntcr  assez  liant  vos  investigations.  Je  ne  parlerais  des  faits 
anciens  (|iie  si  j'y  étais  provoqué  et  comme  témoin;  en  ce 
moment,  je  prends  les  choses  à  la  dernière  réunion  du  Corps 
législatif,  lorsqu'il  fut  convoqué  après  le  désastre  de  Reicli- 
sholTen,  le  7  août,  ]iour  le  9. 

Il  y  avait  à  ce  moment  dans  la  population  parisienne  une 
excitation,  une  agitalion  toute  naturelle,  mais  il  y  eut,  et  il  ne 
faut  pas  rouhlier  qiiaïul  on  juge  le  peuple  de  Paris  à  cette 
dislance,  un  ui'aïul  sentiment  patriotique  dominant  l'excitation 
politi(pie  et  la  colère  légitime.  Que  ce  sentiment  patrioti(pu'  ait 
été  bien  inspiré  dans  cette  occasion,  et  qu'on  ne  puisse  pas 
regretter  que,  puisqu'une  révolution  devait  se  faire,  elle  ne  se 
soit  pas  ojiérée  ce  jour-là,  c'est  ce  que  les  historiens  examineront 
jtlus  tard.  11  est  évident  que  si  le  Corps  législatif  ou  si  la  popu- 
lation de  Paris  avait  pu  à  ce  moment  prendre  la  direction  des 
alfaires,  la  partie  militaire  n'eût  pas  été  aussi  complètement 
])erdiic  qu'elle  l'a  été  depuis,  par  cette  très  bonne  raison 
qu'après  la  faute  d'avoir  déclaré  la  guerre,  d'avoir  opposé  à 
l'ennemi  une  préparation  insulïisante  et  des  dispositions  mili- 
taires tout  à  fait  puériles,  il  y  eut  une  faute  qui  couronna  toutes 
les  autres  et  amena  la  catastrophe  finale,  ce  fut  de  priver  Paris 
de  son  armée  de  secours,  en  envoyant  le  corps  de  3Iac-Mahon 
à  la  recherche  d'une  jonction  impossible  avec  l'armée  qui  venait 
d'être  battue.  Si  la  révolution  eût  été  faite  à  ce  moment  ou  si  le 
Corps  législatif  eût  voulu  prendre  le  pouvoir,  il  pouvait  empê- 
cher celte  fatalité,  qui  était  la  dernière  et  qui  implitpiait  la 
condanuialion  absolue  de  nos  efforts. 

Quoi  (pi'il  en  soit,  ce  jour-là,  le  9  août,  il  y  eut  beaucoup 
d'émolion,  une  gi'ande  agitation  autour  delà  Chambre.  L'agita- 
tion alla —  c'est  un  fait  dont  je  puis  invoipier  destémoignages — 
jusqu'à  l'envahissement  du  petit  jardin  qui  est  sur  le  quai, 
attenant  au  Corps  législatif.  Celui  qui  vous  parle  fit,  à  ce 
moment-là.  un  appel  énergique  aux  sentiments  patriotiques  de 
cette  foule  alfolée,  la  lit  reculer  et  obtint  (lu'elle  n'entrât  pas. 

31.  Hébert,  questeur,  était  présent,  et  il  pourrait  attester  que 
c'est  un  peu  grâce  à  moi  (jue  le  Corps  législatif  ne  fut  pas 
envahi  le  9  août. 

Nous  pensions,  en  elfet,  à  faire  toute  autre  chose  que  des  actes 


DEPOSITION'   SUR   LE  i   SEPTEMBRE.  390 

violents  :  nous  pensions  oljtenir  du  Corps  législatif  un  acte  de 
virilité  qui  eût  été  un  acte  de  salut.  J'ai  été  frappé,  en  relisant 
le  Journal  officiel,  à  l'occasion  de  la  déposition  que  j'avais  à 
faire  devant  vous,  de  la  persistance  et  de  la  modération  des 
€lïorts  du  groupe  auqael  j'appartenais  pour  obtenir  du  Corps 
législatif  cet  acte  de  salut  et  de  virilité.  Nous  l'avons  mis,  nous 
et  ceux  qui  siégeaient  sur  des  bancs  voisins  des  nôtres,  cinq  ou 
six  fois  en  demeure  de  faire  la  seule  cliose  qu"il  y  eût  à  faire, 
de  dire  :  «  Nous  sommes  le  pays,  notre  devoir  est  de  veiller 
sur  les  restes  de  l'armée  française,  et  de  nous  préoccuper  des 
mesures  qu'on  prend  pour  la  défense.  »  Ce  n'était  pas  seulement, 
de  la  part  de  ceux  qui  conseillaient  à  la  Cbambre  cette  démarche 
décisive,  la  préoccupation,  que  je  considère  comme  très  légi- 
time, de  substituer  au  gouvernement  personnel  le  gouvernement 
<lu  pays;  c'était  un  acte  de  salut  du  jour  et  du  moment,  c'était 
un  acte  de  bonne  direction  militaire.  Vous  savez  tous  que 
dans  le  Comité  de  défense,  où  vers  la  fin,  àgrand'peine,  et  en  se 
faisant  bien  prier,  on  avait  laissé  entrer  M,  Thiers,  c'est  malgré 
lui.  malgré  le  général  Trocbu  —  ils  furent  les  seuls  à  protester 
—  qu'il  fut  résolu  que  l'armée  du  général  Mac-Mabon  quitterait 
les  approches  de  Paris,  où  elle  aurait  fonctionné  de  la  façon  la 
plus  efficace  comme  armée  de  secours,  pour  aller  dans  le  Nord... 

M.  LE  COMTE  Daru.  —  Le  Comité  de  défense  a  discuté  cette  ques- 
tion, mais  n"a  pas  été  consulté  par  le  Gouvernement. 

M.  Jules  Feury.  —  J'ai  recueilli  ce  témoignage  de  la  boucbe 
même  des  personnes  que  j'ai  nommées.  On  discutait,  soit  dans 
le  Comité  de  défense,  soit  dans  une  réunion  qui  eut  heu  en 
<iehors  du  Comité,  la  question  de  savoir  si  l'armée  du  maréchal 
Mac-Mahon  devait  revenir  sous  Paris,  ou  au  contraire  se 
diriger  vers  le  théâtre  des  hostilités  et  faire  la  tentative  de 
jonction  qui  nous  a  perdus.  M.  le  général  Trochu  pourra  préciser 
le  fait. 

M.  LE  COMTE  DARr.  —  Je  puis  le  préciser.  Lorsqu'après  le  désastre 
de  Reiclistiotfen,  M.  le  maréchal  Mac-Malion  demanda  le  corps  du 
j,'énérat  Vinoy,  composé  de  30  000  liommes  et  formé  dans  Paris,  M.  le 
générât  Trochu  protesta  et  tint  à  taire  insérer  dans  le  procès- 
verbal  de  la  séance  du  Comité  de  défense  sa  protestation,  dans 
laquelle  il  disait  qu'on  ne  pourrait  pas  défendre  Paris  si  le  corps  du 
général  Vinoy  s'éloignait. 


;jyi;  DISCOUHS  ET  OI'IMO>S. 

.r ajoute,  que  M.  Thiois  élait  de  cet  avis  et  déclarait  que  l'éloigne- 
uieiit  du  coips  d'arnii'O  de  Yinoy  rendrait  la  délVuse  de  Paris  impos- 
sible; ce  à  quoi  M.  le  maréchal  Vaillant  répondaitquf!  l'on  conslilue- 
lait  un  nouveau  corps  d'armée  sous  les  ordres  du  général  Itenaull, 
ipie  ce  corps  remplacerait  le  corps  du  général  Vinoy.  On  a  discuté, 
mais  le  Comité  de  défense  n'a  pas  été  consulté  sur  cette  question 
par  M.  le  minisire  de  la  (iuerr(>;  il  s'est  saisi  accidentellement  de 
celle  ({ueslion. 

M.  Jules  Fkrky.  —  J"^  \()ii(lrais  soulemeiit  relever  devant 
vous  toutes  les  occasions  qui  furent,  dans  ce  mois  d'août,  four- 
nies an  Corps  l(''gislatif  par  les  divers  groupes  opposants,  de 
pi-endre  en  main  la  direction  des  all'aii'es. 

Le  9  août,  dans  la  séance  de  rentrée,  se  produit  la  proposi- 
tion de  31.  Jules  Favre,  qui  demandait  la  constitution  d'une 
('.(lunnission  de  (piinze  membres.  Cette  proposition  fut  repoussée 
|iai'  \W  voix  contre  33.  J'ai  noté  ixYOffîciel  ces  deux  inter- 
riqdions  :  31.  Gambetta  disant  :  «  Vous  y  viendrez  !  »  31.  Jules 
Kavre  ajoutant  :  «  Quand  vous  y  viendrez,  il  sera  trop  tard  !  » 
parole  malJieureiisement  prophétique. 

Vous  savez  (jue  ce  jour-là  même  le  ministère  Ollivier  se 
disloqua  et  fut  remplacé  par  le  minislèi^e  Palikao. 

Un  peu  plus  tard,  le  22  août,  nouvelle  proposition,  qui  est 
une  réédition  adoucie  de  la  première.  Il  y  a,  en  eiïet,  ceci  de 
remarquable,  que  la  première  proposition,  à  mesure  qu'elle  se 
irproduit,  se  fait  plus  modeste  et  cherche  à  se  montrer  moins 
ellrayante.  Le  22  août,  3L  de  Kératry  propose  d'adjoindre  neuf 
députés  au  Comité  de  défense.  La  Chambre,  après  avoir  voté  à 
ruiianiniilé  l'urgence  sur  la  propositiou,  revient  sur  sa  décision, 
ii  c.iusc  de  ro})inion  contraire  formellement  exprimée  par  3L  le 
général  Palikao.  Les  bureaux  se  réunissent  et  3L  Tliiers  est 
nommé  rappoiteur.  Là  se  manifesta  une  pi'oposilion  intermé- 
diaire. (|ui  consislait  à  réduire  de  neuf  à  trois  le  noiuhre  des 
députes  adjoints  au  Comité  de  défense.  Cette  proposition,  qu'on 
considérait  comme  très  importante,  aussi  bien  en  elle-même 
qu'à  raison  delà  personne  (hi  rapporteur,  revient  plusieurs  fois 
aux  séances  suivantes,  et  31.  Thicrs  demande  lui-même  l'ajour- 
nement du  rapport,  parce  qu'on  désirait  arriver  à  un  arrange- 
ment avec  le  Gouvernement.  La  Commission  était  unanime 
pour  la  constitution  de  ce  Comité  avec  trois  membres  pris  dans 
la  Chambre;  le  GouvernenienI  résistait  énergiquement. 


DÉPOSITION   SUR  LE  4   SEPTEMBRE.  397 

Le  27  août,  la  proposition  se  déplaçant  et  se  dirigeant  en 
quelque  sorte  vers  les  bancs  plus  rapprochés  du  Gouvernement, 
se  retrouve  sous  une  autre  forme  dans  la  bouche  de  M.  Latour- 
Dumoulin.  Il  demande  que  cinq  membres  soient  nommés  pour 
se  tenir  en  communication  avec  les  ministres,  et  concourir  aux 
moyens  employés  pour  la  défense  de  Paris  et  de  la  France,  Ce 
n'était  même  plus  la  Chambre  entrant  dans  le  Comité  de 
défense;  c'était  la  Chambre  constituant  un  Comité  pour  entrer 
en  relations  avec  ceux  qui  dirigeaient  la  défense. 

M.  le  général  Palikao  repousse  encore  énergiquement,  et 
sur  riieure  même,  la  proposition  de  31.  Latour-Dumoulin. 

Le  31  août,  à  la  veille  de  l'événement  décisif,  la  proposition 
reparaît  sous  une  dernière  forme.  C'est  M.  Relier  qui,  sur  les 
nouvelles  désastreuses  arrivées  de  Strasbourg,  monte  profon- 
dément ému  à  la  tribune,  et  demande  la  nomination  d'une 
Commission  pour  examiner  la  situation  des  départements 
envahis,  notamment  du  Haut-Rhin  et  du  Bas-Rhin,  et  l'envoi 
d'un  commissaire  spécial,  désigné  par  la  Chambre. 

M.  le  général  Palikao  repousse  encore  la  proposition,  pose  la 
question  de  contiance  et  nous  déclare,  —  ce  que  j'ai  toujours 
considéré  comme  une  exagération  infinie,  —  que,  depuis  leur 
entrée  en  France,  les  Prussiens  avaient  perdu  200  000  hommes. 

On  arrive  ainsi  à  la  catastrophe  de  Sedan  ;  le  bruit  s'en  répan- 
dit dans  la  soirée.  Mais  avant  d'aborder  ce  point  de  mon  récit, 
je  voudrais,  m'arrétant  au  3  septembre,  vous  faire  remarquer 
quelle  était  la  vraie  situation  du  parti  auquel  j'appartiens,  et 
notamment  de  la  députation  de  Paris  pendant  toute  celte 
période. 

Notre  attitude  apparaît  dans  les  débats  publics,  et  bien  plus 
encore  dans  les  délibéi-ations  sans  nombre  tenues  soit  avec  des 
personnages  de  marque,  soit  avec  de  simples  députés,  dans  les 
couloirs  et  les  bureaux  de  la  Chambre. 

Je  crois  qu'aucun  de  ceux  qui  faisaient  partie  du  Corps 
législatif  à  cette  époque,  et  qui  se  sont  trouvés  en  l'apport  avec 
nos  amis  Jules  Favre,  Gambetta,  Picard,  avec  l'un  quelconque 
d'entre  nous,  ne  contestera  que  notre  attitude  était  celle 
d'hommesprofondément  attristés  et  préoccupés  des  événements, 
profondément  découragés  et  prévoyant  le  dénouement  épou- 
vantable de  toute  cette  crise  contre  laquelle  nous  avions  lutté, 


;ji,8  DISCOlliS   ET   OPINIONS. 

o\  110  ros>anl  do  répéit'i'  à  nos  collègues  :  Vous  n'avez  plus 
(in'unr  rliosi"  àfairt'.  c'est,  en  face  du  gouvernement  personnel, 
qui  s'est  perdu  dans  une  entreprise  impossible,  de  prendre  le 
pouvoir,  d'être  entin  le  pays  (pii  vous  a  nommés,  de  constituer 
lin  ('.oiivernement  dans  la  Chambre.  Respectez,  autant  que  la 
sitiialion  des  choses  vous  le  iirrnioltra,  les  formes,  les  formules 
coiisliltitiounelles,  mais  prenez  la  réalité  du  pouvoir,  la  dii'ec- 
lioii  delà  défense;  ne  vous  coiilifz  pas  aveuglément,  après  le 
niinislèri'  Ollivier.  au  minislèi-e  Palikao.  Le  conseil  que  nous 
vous  donnons  est  bien  désintéressé,  nous  ne  voulons  pas  être 
(le  ce  Comité  de  défense,  de  cet  organisme  parlementaire  qu'il 
faut  constiliKM'.  Nous  n'y  avons  pas  intérêt,  nous  ne  voulons 
pas  que  le  Gouvernement,  qui  est  l'idéal  de  notre  vie  politique, 
soit  inauguré  dans  les  aventures.  Il  faut,  pour  tirer  la  France 
de  la  crise  où  elle  est,  un  Gouvernement  anonyme. 

Ceci,  nous  le  disions  à  nos  amis,  aux  impatients  qui  nous 
entouraient  :  nous  le  répélions  à  satiété  dans  tous  les  conci- 
liabules. 

Je  cite  un  fait  dont  les  témoins  existent  tous.  C'était,  autant 
(|ue  mes  souvenirs  me  le  rappellent,  bien  peu  de  jours  avant  te 
4  septembre  ;  on  n'avait  pas  encore  la  nouvelle  du  désastre  de 
Sedan,  mais  tous  les  hommes  de  bon  sens  le  pi'évoyaient,  le 
sentaient  venir.  C'était  peut-être  le  31  août,  le  1"  septembre. 
Ce  jour-là,  nous  nous  trouvâmes  réunis,  MM.  J.  Favre.  Gam- 
betta,  Magnin,  Tbiers  et  moi,  dans  un  des  bureaux  du  Corps 
législatif.  On  ferma  la  porte.  Nous  dîmes  :  on  ne  peut  sortir  de 
cette  épouvanlalile  situation  (jue  par  la  constitution  d'un  Gou- 
\eiiieiiieiii  i|uel(Oii(iue,  issu  de  la  Chambre.  Et  alors,  allant  à  ce 
ipii  était  pratiipie,  on  examina  quels  seraient  les  noms  qu'on 
poiii'i'ait  proposer  à  la  Chambre,  dans  la  circonstance  que  tout 
le  inonde  prévo\ait.  Pas  de  républicains  :  la  Cbambre  n'en 
accepliMait  i)as  :  d'ailleurs  nous  ne  voulons  à  aucun  prix  qu'un 
de  nous  fasse  partie  du  Comité.  Mais  d'autres  noms  sont  pos- 
sibles; ceux  de  M.  le  président  Schneider,  qui  acceptera  assu- 
rément cette  situation;  de  M.  le  général  Trocbu,  gouverneur 
de  Paris,  qui  ne  peut  pas  la  refuser;  de  M.  le  général  Palikao, 
ministre  de  la  Guerre,  de  M.  Tbiers,  entin...  Ici,  M.  Thiers 
disait  :  Non  !  non!  pas  plus  moi  que  vous.  Nous  étions  arrivés 
à   cette  combinaison.  Cette  liste  a  couru  dans  la  Cbambre, 


DÉPOSITION   SUR   LE  4   SEPTEMlUiE.  399 

appuyée  par  des  personnes  autorisées,  et,  à  un  certain  moment, 
ces  trois  noms  du  général  Trochu,  de  M.  Schneider,  du  général 
Palikao,  constituant,  avec  un  ou  deux  membres  de  la  majorité, 
une  sorte  de  Gouvernement  provisoire,  qui  aurait  eu  l'avan- 
tage de  ne  pas  rompre  complètement  le  lien  avec  le  passé  et 
de  continuer  Tordre  légal,  rencontrèrent  quelques  succès, 
quelque  crédit  dans  les  couloii-s  de  la  Chambre. 

Je  vous  cite  ce  fait  [)0ur  vous  indiquer  combien  les  hommes 
qui  ont  fait  depuis  partie  du  Gouvernement  de  la  Défense 
nationale,  étaient  peu  amoui-eux  de  ce  pouvoir  qu'un  grand 
ilésastre  national  allait  jeter  dans  leurs  mains,  pour  vous  mon- 
trer que  la  combinaison  que  la  force  des  choses  nous  imposait, 
le  4  septembre,  n'était  nullement  celle  que  nos  esprits,  que  nos 
goûts,  que  l'intérêt  bien  compris  de  nos  idées  et  de  la  forme  de 
Gouvernement  que  nous  préférions,  devaient  nous  dicter. 

Vous  savez  que  la  nouvelle  du  désastre  de  Sedan  arriva  dans 
la  nuit  du  samedi  3  au  dimanche  4  septembre.  Le  général 
Palikao  l'avait  annoncée  dans  la  séance  du  jour  avec  quelques 
réticences.  D'autres,  mieux  informés,  connaissaient  le  désastre 
dans  toute  son  étendue,  et  c'est  alors,  dans  la  séance  de  nuit, 
que  M.  Jules  Favre  déposa,  non  plus  au  milieu  des  protesta- 
tions générales,  mais  au  milieu  d'un  silence  glacial,  qui  est  le 
caractère  même  de  la  crise,  une  proposition  qui  d'abord  frap- 
pait la  dynastie  napoléonienne  de  déchéance,  et  déclarait 
ensuite  qu'une  Commission,  nommée  par  la  Chambre,  serait 
investie  de  tous  les  pouvoirs,  avec  mission  de  résister  à 
outrance  et  de  chasser  l'ennemi. 

J'appelle  votre  attention  sur  la  mission  donnée  à  cette  Com- 
mission de  résister  à  outrance.  Si  vous  relisez  tous  les  débats 
législatifs  de  ce  mois  d'août,  vous  serez  frappés  de  celle 
expression  :  résister  à  outrance,  qui  part  de  tous  les  bancs  ;  elle 
part  de  la  majorité,  du  centre  gauche,  de  l'opposition  la  plus 
avancée.  Chose  curieuse  !  la  fameuse  formule  :  «  Pas  un  pouce 
«  de  notre  territoire  ne  doit  être  enlevé  à  la  France  »,  a  été 
prononcée  pour  la  première  fois  dans  la  séance  du  22  août,  par 
un  membre  de  la  majorité,  le  comte  de  La  Tour.  De  son  côté, 
M.  Lefébure  déclarait  qu'on  ne  déposerait  les  armes  que 
lorsque  l'ennemi  serait  refoulé. 

Tel  était  le  sentiment  bien  légitime  de  cette  Assemblée  qui, 


400  liISC.ÔLHS   ET   (tPlMONS. 

uialaré  son  oriL^im',  ses  faiblesses,  et  tout  ce  qu'on  lui  a 
irpioolic  avec  raison,  tHait  profondément  patriote.  Son 
sentiment,  qui  était  celui  d'une  })rofonde  déception,  de  la  sur- 
prise d'un  désastre  inouï,  de  la  colère,  se  traduisait  par  ces 
mois  :  résistance  à  outrance  !  Il  est  impossible  que  du  jour  au 
Ifudemain.  la  France  soit  toml)ée  si  bas,  et,  qu'en  une  seule 
journée,  nos  ai-mées  soient  anéanties  1 

C'était  le  cri  de  (oui  le  monde,  des  conservateurs  comme  des 
révolulionnaires  :  «  ^'ous  ferons  de  la  France  une  tirande  ,uué- 
K  rilhi.  (1(3  Paris  une  Sarati;osse  !  »  Toutes  ces  exclamations  de 
palriotisme  se  rencontraient  sur  tous  les  bancs  de  FAssemblée. 
Il  n'y  avait  pas.  à  ce  moment,  dans  le  pays,  au  moins  dans  le 
pays  léjial  tel  qu'il  existait  à  Paris,  d'autre  sentiment. 

La  |iroposition  de  M.  Jules  Favre  fut  remise  au  lendemain... 

M.  in:  Driu-ORT  de  CiVRAr..  —  ElFe  fut  remise  au  soir. 
M.  Ji'LKS  Ferry.  —  C'était  dans  la  séance  de  nuit. 

M.  l'KunoT.  —  Le  général  de  Palikao  avait  donné  communication 
(le  la  nouvelle  en  disant  que  n'ayant  pas  eu  le  temps  Je  prévenir  ses 
cdlléyiies,  on  n'était  pas  encore  en  mesure  de  délibérer,  et  il  deman- 
dait qu'on  ajournât  la  question  au  lendemain.  M.  Jules  Favre  déposa 
sa  prt)iH»silinn  m  açcordani  iiifnii  ne  jinuvait  pas  délibérer  immé- 
diatement. 

M.  LE  MAUgi  is  DE  Jugné.  —  Dans  la  séance  du  jour,  M.  Jules  b'avre 
avait  |iro|)()sé  la  dictature  militaire  en  désignant  le  nom,  aimé  en  ce 
iiKimi'iit,  du  L'éiitTal  Trocliu,  mais  sans  parler  de  décliéance. 

M.  JuLKS  Fkrry.  — La  proposition,  déposée  le3.fut  ajoui'née 
au  lendemain. 

Le  lendemain  à,  midi  —  je  demande  la  permission  de  citer 
des  souvenirs  personnels  qui  appartiennent  un  peu  àl'histoire  — 
avec  deux  de  mes  collègues,  nous  nous  rendîmes  chez  M.  le 
président  Schneider,  pour  savoir  ce  que  le  Gouvernement 
avait  décidé  sur  notre  proposition.  Nous  trouvâmes  M.  Schneider 
en  train  de  s'habiller.  Il  nous  dit,  avec  beaucoup  de  sang-froid, 
qu'on  apportait  une  proposition  qui  n'était  pas  tout  à  fait  celle 
que  nous  désirions,  mais  qui  commençait  à  s'en  rapprocher.  En 
elïet,  une  heure  après,  le  général  Palikao  apporta  à  la  Chambi-e 
la  proposition  de  former  un  Conseil  de  Gouvernement  et  de 
Défense  nationale  de  cinq  membres,  dont  il  eût  été  lui,  le 
général  Palikao,  le  lieutenant-général. 


DÉPOSITION   SUR  LE  i  SEPTEMBRE.  401 

Dans  ce  même  moment.  M.  Tliiers  et  ses  amis  rédigeaient 
une  troisième  proposition,  dont  je  vous  rappelle  les  termes 
caractéristiques  :  «  Vu  les  circonstances,  la  Chambre  nomme 
une  Commission  composée  d'un  nombre  de  membres  à  fixer; 
une  Constituante  sera  convoquée  dans  le  plus  bref  délai  pos- 
sible. ')  Je  trouve  au  bas,  parmi  les  signatures,  les  noms  de 
MM.  de  Guiraud,  marquis  d'Andelarre,  et  de  plusieurs  de  nos 
collègues  d'aujourd'hui. 

L'urgence  fut  votée  sui- les  trois  propositions;  on  se  retira 
dans  les  bureaux  à  une  heure,  et  c'est  une  demi-heure  après 
que  la  foule  pénétra  dans  le  Corps  législatif. 

Comment  y  pénétra-1-elle  et  quel  fut  le  caractère  de  cet 
envahissement  ?  Je  crois  que  cela  n'a  jamais  été  bien  déter- 
miné et  que  c'était  pourtant  bien  clair  ;  je  voudrais  le  préciser 
devant  vous. 

Remarquez  d'abord  le  caractère  de  cette  journée  du 
4  septembre  :  on  ne  pense  qu'à  la  Chambre,  parce  que  c'est  de  la 
Chambre  que  peut  venir  le  salut.  L'impératrice  est  aux  Tuileries  ; 
qui  s'en  occupe  ?  Le  peuple  ne  songea  même  pas  à  y  mettre 
les  pieds,  et  l'impératrice  put  s'évader  sans  aucune  difficulté, 
au  moment  même  où  la  colonne  qui  venait  d'envahir  la  Chambre 
se  dirigeait,  par  le  quai,  vers  l'Hôtel  de  Ville.  Assurément,  si 
la  majorité  avait,  trois  ou  quatre  jours  plus  tôt,  et  même  la 
veille  au  soir,  pris  résolument  la  direction  des  atïaires,  il  n'y 
aurait  pas  eu  de  révolution *du  4  Septembre;  j'en  ai  l'absolue 
certitude.  La  majorité  a  manqué  quatre  ou  cinq  fois  de  sauver 
le  pays. 

Elle  a  été  mise  en  demeure,  le  pouvoir  lui  a  été  pré- 
senté sous  toutes  les  formes  ;  elle  s'y  est  refusée.  Au  milieu  de 
sentiments  divers,  il  y  avait  un  sentiment  honorable  qui  la 
guidait.  J'ai  entendu  un  membre  de  la  majorité,  le  plus  ofliciel 
des  candidats  officiels,  dire  qu'on  ne  voulait  pas  faire  ce  que  le 
Corps  législatif  avait  fait  en  1813.  Vainement  répondions-nous 
que  la  situation  de  1870  diderait  essentiellement  de  celle 
de  1813  ;  nos  conseils  n'étaient  pas  écoutés  et  la  majorité,  sous 
la  parole  du  général  comte  de  Palikao,  repoussa  toutes  les 
occasions  qui  lui  étaient  fournies  jusqu'au  3  septembre.  Je  dis 
même  que  si,  dans  la  séance  du  4,  au  lieu  d'aller  dans 
les  bureaux,   le    Corps  législatif   avait  voté  immédiatement 

26 


402  nisr.ouHS  et  opinions. 

la  proposition  df  M.  Tiiiers,  on  aurait  i>ii  ompôclier 
renvaliisst'iiient. 

Mais  comment  cet  envaliissement  s'est-il  opéré?  par  qui? 
comment  la  garde  de  l'Assemblée  a-t-elle  été  violée?  Sur  tous 
ces  points,  qui  complètent  le  tableau  de  la  journée,  je  vais  vous 
donner  quelques  éclaircissements. 

Lorsque,  vers  raidi,  nous  arrivâmes  à  l'Assemblée,  il  y  avait 
une  agglomération  considérable  sur  la  place  de  la  Concorde 
et  le  quai  des  Tuileries.  Ce  qui  y  dominait,  c'étaient  les  gardes 
nationaux  sans  armes  :  car  ce  qui  a  tenu  la  tête  de  ce  mouve- 
ment tout  à  fait  spontané  du  4  Septembre,  c'est  Tancienne 
garde  nationale  de  Paris,  les  soixante  bons  bataillons,  cboisis. 
triés;  ce  sont  ces  bataillons  qui,  les  uns  sans  armes,  les  autres 
avec  leurs  armes,  s'appiochèrent  du  Corps  législatif,  l'entou- 
rèrent et  peu  à  peu  y  (lénétrèrent.  L'Assemblée  était  gardée, 
du  côté  du  quai,  par  la  garde  de  Paris;  il  y  avait  là  quelques 
pelotons  qui  se  retirèrent,  à  un  moment  donné,  sur  l'ordre  du 
pi-ésident.  Un  bataillon  de  la  garde  nationale,  dont  je  ne  me 
rappelle  plus  le  numéro  d'ordre,  traversa,  tambour  en  tête,  le 
pont  de  la  Concorde,  et  prit  la  place  des  gardes  municipaux. 
INe  croyez  pas  qu'à  l'intérieur  du  palais,  les  dispositions  mili- 
taires eussent  été  négligées.  Il  y  avait  dans  la  cour  d'bonneur 
et  dans  celle  de  Bourgogne  des  régiments  de  marche.  Un  des 
traits  caractéristiques  de  ce  moment  de  la  journée,  c'est  que, 
lorsque  la  foule,  ceux  qui  étaient  devant  étant  poussés  par  ceux 
qui  étaient  derrière,  voulut  pénétrer  par  la  grille  du  quai,  les 
soldats,  qui  étaient  là  en  grand  nombre,  répondirent  aussitôt 
aux  cris  de  la  foule  et  mirent  la  crosse  en  l'air. 

Voilà  comment  le  Corps  législatif  fut  envahi.  Il  était  gardé, 
mais  sa  garde,  en  proie  aux  mêmes  sentiments  d'agitation,  à  la 
même  lièvre  patriotique  que  la  foule  elle-même,  n'eut  i»as  un 
seul  instant  la  pensée  de  tirer  sur  le  peuple,  sur  la  garde 
nationale  surtout. 

Le  Corps  législatif  resta  longtemps  envahi  dans  les  couloirs 
sans  l'être  dans  la  salle  même  des  séances.  On  vint  prévenir 
les  députés  dans  les  bureaux,  et  on  leur  dit  :  Il  faut  rentrer.  Ils 
ne  le  voulurent  pas,  ou  ils  ne  rentrèrent  qu'en  petit  nombre. 
Le  président  Schneider  reprit  le  fauteuil.  C'est  alors  qu'un  cer- 
tain nombre  de  membres  de  la  gauche,  Gambetla  en  tête,  adju- 


DÉPOSITION   SUR   LE  4   SEPTEMBRE.  40;j 

rèrent  ie  peuple  de  laisser  les  choses  se  faire  régulièrement,  et 
de  ne  pas  envahir  la  salle.  Ces  adjurations  eurent  quelque 
effet  pendant  quelques  minutes;  mais,  comme  par  derrière,  il  y 
avait  une  grande  foule  qui  n'entendait  rien,  la  salle  fut  envahie. 
M.  Schneider  se  retira,  et  nous  fûmes  portés,  on  peut  le  dire, 
M.  Jules  Favre  et  moi  d'un  côté,  M.  Gamhelta  et  quelques 
autres  députés  parmi  lesquels  était  M.  de  Kératry,  de  l'autre, 
jusqu'à  l'Hôtel  de  Ville. 

L'aspect  de  cette  journée  restera  toujours  présent  à  mon  sou- 
venir. Je  n'ai  pas  vu  l'envahissement  de  la  Chamhre  en  1848. 
mais  j'en  ai  lu  souvent  le  récit,  j'en  ai  vu  des  témoins;  ce 
n'était  pas  du  tout  la  même  chose.  Il  y  avait  dans  la  foule  du 
4  septembre  une  exubérance  de  contentement  qu'il  est  permis  de 
trouver  un  peu  puérile.  Toute  cette  population  s'imaginait  que. 
par  cela  seul  que  l'Empire  n'existait  plus  et  que  le  pays  allait 
se  gouverner  lui-même,  le  pays  était  sauvé.  Nous  avons  fait  le 
chemin  depuis  le  Corps  législatif  jusqu'à  l'Hôtel  de  Ville  au 
milieu  du  peuple  armé,  mais  il  y  avait  des  tleurs  aux  fusils,  des 
guirlandes;  c'était  un  air  de  fête  dans  la  cité;  jamais  révolution 
ne  se  fit  avec  une  telle  douceur;  nous  rencontrions  les  omnibus 
qui  continuaient  à  circuler,  et  ceux  qui  s'y  trouvaient  nous 
saluaient  gaiement.  On  criait  beaucoup,  mais  c'était  dans  une 
note  moyenne.  M.  le  général  Trochu  vous  a  déjà  raconté  un 
des  incidents  de  cette  promenade.  J'étais,  en  effet,  au  bras  de 
M.  Jules  Favre  quand  nous  le  rencontrâmes  sur  le  quai,  venant 
à  cheval,  suivi  de  quelques  officiers  d'état-major,  M.  Jules 
Favre  lui  dit  :  Général,  il  n'y  a  plus  de  Corps  législatif,  le  Corps 
législatif  est  complètement  dissous  ;  nous  allons  à  l'Hôtel  de 
Ville  ;  veuillez  aller  au  Louvre,  nous  aurons  l'honneur  de  vous 
y  faire  prévenir. 

M.  le  général  Trochu  rentra  au  Louvre.  Nous  allâmes  à 
l'Hôtel  de  Ville,  où  la  troupe  de  ligne  nous  laissa  pénétrer 
sans  la  moindre  résistance.  Là,  Gambetta,  qui  nous  devançait 
de  quelques  instants,  venait  de  trouver  le  préfet  de  la  Seine, 
M.  Alfred  Blanche,  assis  à  son  bureau.  M.  Alfred  Blanche 
lui  dit  en  souriant  :  «  Je  vous  attendais,  »  et  disparut 
immédiatement. 

Ici,  je  note  encore  que,  lorsque  la  colonne  dont  nous  tenions 
la  tête,  arriva  à  l'Hôtel  de  Ville,  les  officiers  de  la  ligne  qui 


404  DISCOURS    ET   OPINIONS. 

roinmandait'iil  los  compagnies  de  garde  vinrent  au-devant  de  la 
manifestation  et  échangèrent  avec  nous  quelques  poignées  de 
mains.  SeulomenI,  le  spectacle,  à  l'intérieur  de  THôtel  de  Ville, 
était  un  pendillèrent  de  ce  qu'il  était  au  Corps  législatif,  et  je 
veux  vous  dire  par  quel  trait  caractéi'istique  il  se  révélait  à  nous 
comme  renfermant  un  véritable  péril.  Pour  mettre  cette  der- 
nière couleur  au  tableau  que  j'essaie  de  vous  présenter  dans 
toute  sa  vérité,  comme  je  le  ferais  dans  un  livre  écrit  pour 
l'histoire,  j'ai  besoin  de  vous  expliquer  quelle  était  notre  situa- 
tion, à  nous,  députés  républicains  de  Paris,  vis-à-vis  d'une 
certaine  i)orlion(lu  parti  républicain. 

Cette  situation  était  très  diflicile.  Nous  avions  été  nommés 
en  1869,  et  cette  élection  avait  déjà  montré  quel  genre  de  diffi- 
cultés des  hommes  politiques,  républicains,  voulant  faire  de  la 
politique  sérieuse  et  parlementaire,  allaient  rencontrer  dans  les 
dispositions  et  dans  le  tempérament  de  leurs  électeurs  pari- 
siens. M.  Jules  Favre  ne  fut  élu  qu'au  second  tour,  et  avec 
i)eaucoup  de  peine.  Il  s'était  produit,  dès  lors,  dans  les  réu- 
nions publiques,  des  violences  de  très  mauvais  augure.  Après 
notre  nomination  et  pendant  cette  sorte  d'interrègne  dans  les 
institutions  impériales  qui  aboutit  à  la  constitution  d'un  minis- 
tère parlementaire,  pendant  cette  période  qui  comprend 
plusieurs  mois,  nous  eûmes,  il  faut  bien  qu'on  le  sache,  et  nous 
devons  le  dire  pour  l'histoire  de  notre  temps,  maille  à  partir  à 
chaque  instant  avec  le  parti  que  nous  appelions  alors  d'un 
nom  très  doux,  le  parti  des  impatients,  qui  devint  plus  tard  le 
parti  des  exaltés,  et  enfin  le  parti  anarchique.  dont  on  a  eu  tant 
de  peine  à  triompher  dans  ces  derniers  temps. 

Dès  le  jour  où  nous  avons  été  nommés,  nous  avons  trouvé  ce 
parti  sur  notre  chemin  comme  un  ennemi.  A  chaque  instant,  on 
nous  convoquait  à  des  réunions,  et  dans  ces  réunions  on  nous 
mettait  en  accusation.  A  chaque  instant,  on  imaginait  des 
manifestations  impossibles.  Vous  vous  rappelez  peut-être  celle 
qui  devait  avoir  lieu  en  orlobi-e  iStlO.  la  Chambre  n'ayant  pas 
étéconvofpièe  dans  le  délai  qu'on  di.^^ait  Jixé  par  la  loi.  Certains 
clubs  avaient  décidé  qu'il  était  du  devoir  des  députés  de  se 
trouver  sur  la  place  de  la  Concorde  à  une  date  donnée,  qui 
était,  je  crois,  le  26  octobre. 

Quand  ensuite  le  ministère  parlementaire  fut  constitué,  nous 


DÉPOSITION   SUR  LE  4   SEPTEMBRE.  405 

avons  eu  l'affaire  des  funérailles  de  Victor  Noir,  l'affaire  Pierre 
Bonaparte  comme  on  l'appelait,  et  nous  avons  été  dans  la 
situation  d'hommes  qui  n'avaient  pas  le  gouvernement,  mais 
qui  étaient  obligés  de  résister  à  la  queue  de  leur  parti,  absolu- 
ment comme  s'ils  l'avaient  eu.  Une  portion  de  ceux  qui  nous 
avaient  élus  ne  comprenant  absolument  rien  à  la  situation,  à  la 
politique,  obéissant  uniquement  à  leurs  passions  et  aux  excita- 
tions des  journaux  et  des  réunions,  ne  rêvaient  que  manifesta- 
tions, copiées  sur  les  manifestations  de  la  première  Révolution, 
et  c'était  véritablement  pour  nous  un  sujet  de  perpétuels 
tourments. 

A  la  tête  de  ce  parti  des  impatients,  figurait  une  homme  qui  a 
fait  partie  de  l'Assemblée  actuelle,  M.  Millière  ;  il  paraissait 
être  le  plus  avisé  de  tous  ces  meneurs.  Quand  nous  arrivâmes 
à  l'Hôtel  de  Ville  le  4  septembre,  M.  Millière  y  était  déjà,  et  il 
n'y  était  pas  seul.  Deux  hommes  surtout  nous  frappèrent  par 
leur  attitude  et  parleurs  etTorts;  c'était  d'une  part  M.  Millière, 
qui  haranguait  la  foule  dans  la  grande  salle  du  trône,  et  de 
l'autre  M.  Delescluze,  qui  rôdait  autour  du  cabinet  où  nous 
avions  constitué  la  première  commission  du  Gouvernement. 

Quand  nous  n'aurions  pas  eu  la  connaissance  approfondie  des 
ditîérents  éléments  révolutionnaires  que  renfermait  la  Ville  de 
Paris,  quand  nous  n'aurions  pas  su,  pour  en  avoir  fait  l'expé- 
rience depuis  plusieurs  mois,  qu'il  y  avait  là,  derrière  nous,  un 
parti  anarchique  qui  n'attendait  qu'un  moment  de  défaillance 
de  notre  part,  pour  prendre  la  direction  de  l'opinion 
parisienne,  la  présence  de  MM.  Millière  et  Delescluze  et  de 
leurs  acolytes  à  l'Hôtel  de  Ville,  les  discours  qu'ils  tenaient 
eussent  été  pour  nous  un  trait  de  lumière.  Heureusement,  à  ce 
moment-là  et  par  suite  de  la  résistance  si  admirable  qu'il  avait 
faite  à  la  déclaration  de  guerre,  M.  Jules  Favre  était  en  posses- 
sion d'une  popularité  qu'il  n'avait  pas  eue  avant  et  qu'il  n'a  pas 
revue  depuis.  Il  fut  véritablement  porté  à  l'Hôtel  de  Ville  par 
le  grand  courant  de  l'opinion,  et  il  lui  suflit  d'apparaître  pour 
(pie  tous  ces  Messieurs  descendissent  des  escabeaux  où  ils 
étaient  hissés  et  rentrassent  dans  l'ombre. 

De  cette  situation  découlait  la  composition  même  du  Gouver- 
nement de  la  Défense  nationale.  Nous  n'avions,  je  l'avoue  (on 
tirera  de  cet  aveu  toutes  les  conclusions  qu'on  voudra),  nous 


40n  DISCOURS  ET  OIMMChNS. 

n'avions  aurun  jirojot  àcctr-gard.  Les  événements  se  déroulaient 
si  vite  et  li's  fatalités  s'enchaînaient  avec  une  telle  rapidité, 
nous  étions  d'ailleurs  si  bien  convaincus  qu'un  Gouvernement 
anon>me,  dans  lequel  nous  ne  serions  pas  vaudrait  inliniment 
mieux  pour  dénouer  la  crise,  que  nous  n'avions  pas  arrêté  de 
parti  sur  cette  question  que  les  événements  venaient  de  poser: 
comment  constituer  le  Gouvernement? 

A  ce  moment,  nous  eûmes  une  inspiration  que  je  crois  lieu- 
rt'use.  Nous  nous  dîmes  :  voilà  toute  sorte  de  gens  qui  feront 
du  Gouveiiiemcnt  qui  succède  au  Gouvernement  impérial 
quelque  chose  d'odieux  ou  de  grotesque,  et  qui  achèveront  de 
l^erdre  l'honneur  du  pays  ;  il  ne  faut  pas  qu'ils  touchent  au 
pouvoir,  jlais  il  y  a  des  députés  de  Paris;  Paris  sent  que 
l'étranger  s'approche.  Paris  est  en  quelque  sorte  fondé  à  se 
donnor  à  lui-même  ne  fût-ce  qu'un  gouvernement  municipal. 
Eli  hit-n,  puisqu'il  a  ses  mandataires  élus,  le  Gouvernement 
nouveau  doit  être  exclusivement  composé  des  mandataires 
élus  de  Paris. 

Comme  cette  idée  était  juste  et  simple,  elle  i-éussit;  elle  fut 
immédiatement  acceptée,  et  c'est  pour  cela  que  vous  n'avez  pas 
vu  ligurer  dans  le  gouvernement  provisoire  des  noms  plus  ou 
moins  chers  à  la  démagogie  parisienne,  et  que  vous  y  avez  vu  le 
nom  d'un  de  nos  collègues  qui  manque  à  la  députalion  actuelle, 
celui  de  M.  Rochefort.lXous  étions  en  etïet  dans  le  petit  cabinet 
de  l'Hôtel  de  Ville  que  M.  le  général  Trochu  vous  a  décrit  (en 
commettant, il  me  permettra  de  lui  faire  amicalement  cette  obser- 
vation, une  légère  erreur:  le  cabinet  n'était  pas  éclairé  par  une 
lampe  puisqu'il  était  trois  ou  quatre  heures  de  l'aprèsmidi).  Nous 
étions  dans  ce  petit  cabinet  lorsqu'un  grand  bruit  nous  arriva 
de  la  place  de  l'Hôtel  de  Ville.  Un  remous  populaire  considé- 
lable  se  produisit:  c'était  M.  Rochefort  qu'on  venait  de  chercher 
dans  sa  prison.  Nous  avions  posé  la  règle,  et  bien  que  nous 
eussions  eu  avec  M.  Rochefort  beaucoup  de  difficultés,  car  il 
nous  avait  attaqués  les  uns  et  les  autres  dans  son  journal,  nous 
n'hésitâmes  pas  un  instant,  et  plus  tard  M.  le  général  Trochu 
n'hésita  pas  non  plus  à  comprendre  que,  comme  le  dit  dans  la 
soii'ée  M.  Jules  Favre  à  ses  collègues  réunis  au  Corps  législatif, 
il  valait  ndeux  qu'il  fût  dedans  que  dehors.  Ainsi  la  règle  salu- 
taire qui  constituait  une  barrière  :  un  Gouvernement  composé 


DEPOSITION   SUR  LE  4  SEPTEMBRE.  407 

(les  élus  de  Paris,  se  trouva  observée  et  acceptée  par  tout  le 
monde. 

Quel  fut  le  caractère  de  ce  Gouvernement?  Comment  se 
définit-il  lui-même?  Quelles  étaient  ses  intentions? 

Il  y  a  si  longtemps  que  je  l'entends  attaquer  que  j'ai  été 
heureux  de  m'en  rendre  compte  à  moi-même,  et  de  m'en  donner 
la  preuve.  Je  me  suis  remis  à  relire  tous  les  actes  officiels  de  ce 
Gouvernement,  comme  on  lirait  l'histoire  d'une  autre  époque; 
je  les  ai  jugés  dans  ma  conscience,  car  nous  venons  de  traverser 
des  crises  assez  redoutables  pour  pouvoir  nous  juger  nous- 
mêmes.  Eh  bien,  je  ne  crains  ni  le  jugement  de  l'histoire,  ni  le 
vôtre,  sur  le  caractère  du  Gouvernement  de  la  Défense  nationale 
et  sur  ses  intentions. 

Dire  que  ce  Gouvernement  ne  voulait  pas  les  élections,  dire 
que  ce  Gouvernement  ne  voulait  pas  une  paix  honorable,  c'est 
le  calomnier  de  la  façon  la  plus  injuste,  la  plus  contraire  à  tous 
les  documents.  Dire  que  ce  Gouvernement  fut  l'œuvre,  la  cons- 
piration, l'usurpation  d'un  parti,  c'est  fermer  les  yeux  à  la 
vérité.  Il  n'y  a  jamais  eu  de  Gouvernement  qui  eût  moins  que 
le  Gouvernement  du  4  Septembre  le  caractère  de  Gouvernement 
d'un  parti.  Il  le  montra,  dès  le  premier  jour,  en  rompant  avec 
la  queue  de  son  parti,  avec  cette  queue  que  les  partis  qui  veulent 
prendre  en  main  les  atïaires  de  leur  pays  doivent  toujours 
couper,  au  préalable,  et  il  la  coupa  en  prenant  dès  la  premièi-e 
heure  le  titre  de  Gouvernement  de  la  Défense  nationale.  J'ai 
relevé  dans  tous  nos  actes,  depuis  le  4  septembre,  le  caractère 
de  grande  réserve  vis-à-vis  du  pays,  le  caractère  de  généralité 
(pie  nous  voulions  donner  h  ce  Gouvernement,  le  caractère  de 
l'exclusivité  qu'on  lui  reproche  et  qu'il  a  pu  montrer  plus  tard 
dans  d'autres  circonstances,  mais  qu'il  n'a  pas  eu  à  son  origine, 
pendant  ses  premiers  mois.  Ce  caractère  d'exclusivisme  ne  s'est 
jamais  rencontré  dans  les  actes  auxquels  j'ai  participé  person- 
nellement. 

La  première  proclamation  que  je  trouve  à  V Officiel,  datée  de 
3  ou  4  heures  de  l'après-midi,  le  4  septembre,  s'exprime 
ainsi  : 

«  Le  nouveau  Gouvernement  est  avant  tout  un  Gouvernement 
de  Défense  nationale.  » 

Une  autre  proclamation  à  la  garde  nationale  porte  : 


408  DISCOURS   ET   OPINIONS. 

«  Le  pouvoir  personnel  n'est  plus:  la  nation  tout  entière 
ivitrcnd  SCS  droits  et  ses  armes.  » 

liic  .iiiliv  |ii-oclanialion,  la  première  en  date  je  crois,  dit  : 

«  Le  priiple  a  devancé  la  Chambre  qui  hésitait,  il  a  mis  ses 
représentants  non  au  pouvoir,  mais  au  péril.  » 

Le  lendemain,  dans  une  proclamation  à  l'armée,  que  j'ai 
enit'ndu  avec  une  tirande  surprise  l'autre  jour,  à  la  tribune, 
critiquer  pai'  un  de  nos  collègues,  et  que  j'ai  vouhi  relire  et 
copier  alin  de  me  renih'e  compte  de  l'esprit  qui  l'animait,  que 
disions-nous  à  lai-nuM'?  Lui  tenions-nous  ce  langage  anarchique 
que  nous  attribuait  l'honorable  M.  Haentjens?  Voici  ce  que 
nous  disions  : 

«  Quand  un  général  a  compromis  son  commandement,  on  le 
lui  enlève;  (juand  un  Gouvernement  amis  en  péril  par  sa  faute 
le  salut  de  la  patrie,  on  le  destitue.  C'est  ce  que  la  France  vient 
de  faire. 

«  En  abolissant  la  dynastie  responsable  de  nos  malheurs,  elle 
a  accompli  d'abord  à  la  face  du  monde  un  grand  acte  de  justice. 
Elle  a  exécuté  l'arrêt  que  toutes  nos  consciences  avaient  rendu; 
elle  a  fait  en  même  temps  un  acte  de  salut.  » 

Et  voici  comment  nous  terminions  : 

«  Soldats!  en  acceptant  le  pouvoir  dans  la  crise  formidable 
que  nous  traversons,  nous  n'avons  pas  fait  œuvre  de  parti. 
Nous  ne  sommes  pas  au  pouvoir,  mais  au  combat;  nous  ne 
sommes  pas  le  Gouvernement  d'un  parti,  nous  sommes  le 
Gouvernement  de  la  Défense  nationale.  » 

Et  ce  langage,  messieurs,  nous  l'affichions  sur  les  murs, 
nous  le  tenions  à  la  face  de  la  population  de  Paris  et  de  la 
France. 

Le  même  jour,  messieurs,  dans  VOffîciel  du  6  septembre, 
c'est-à-dii'e  parmi  les  actes  du  5,  le  second  jour  de  notre  exis- 
tence gouvernementale,  M.  Gambetta  écrivait  aux  préfets  : 

«  Notre  nouvelle  Répuldique  n'est  pas  un  Gouvernement  qui 
comporte  les  dissensions  politiques,  les  vaines  querelles.  C'est, 
comme  nous  l'avons  dit,  un  Gouvernement  de  défense  nationale, 
une  liépubiique  de  combat  à  outrance  contre  l'envahisseur. 
Entourez-vous  donc  de  citoyens  animés,  comme  nous-mêmes, 
du  désir  immense  de  sauver  la  Patrie... 
«  Appliquez-vous  surtout  à  gagner  le  concours  de  toutes  les 


DÉPOSITION   SUR  LE  4   SEPTEMBRE.  409 

volontés,  afin  que,  dans    un  immense  et  unanime   etïort,  la 
France  doive  son  salut  au  patriotisme  de  tous  ses  enfants.  » 

Et  dans  ce  même  numéro,  une  note,  qui  a  aussi  son  impor- 
tance. 

<(  Le  Gouvernement,  »  disait  cette  note,  «  reçoit  à  chaque 
instant,  les  adhésions  chaleureuses  des  députés  de  l'opposition 
élus  par  les  départements.  Tout  le  monde  a  compris  que  là  où 
est  le  combat,  là  doit  être  le  pouvoir.  C'est  sur  Paris  que  marche 
l'armée  envahissante  :  c'est  dans  Paris  que  se  concentrent  les 
espérances  de  la  patrie. 

«  Pour  afîi'onter  cette  lutte  suprême,  dans  laquelle  il  suffit  de 
persévérer  pour  vaincre,  la  population  parisienne  a  pris  pour 
chefs  les  mandataires  qu'elle  avait  déjà  investis  de  sa  confiance, 
et  le  général  dévoué  sur  lequel  repose  spécialement  l'organi- 
sation de  la  défense. 

«  Rien  de  plus  logique  et  de  plus  simple.  Quand  Paris  aura 
fait  son  devoir,  il  remettra  à  la  nation  le  mandat  redoutable 
que  la  nécessité  lui  impose,  en  convoquant  une  Assemblée 
constituante.  » 

Messieurs,  les  actes,  et  des  actes  positifs,  à  ce  point  de  vue 
de  la  convocation  d'une  Assemblée  constituante,  ont  suivi  de 
très  près.  Je  voudrais  vous  montrer  la  série  de  ces  actes,  car 
je  crois  que  c'est  là  une  des  grandes  préoccupations  de  la 
Commission;  je  voudrais  aussi  vous  faire  toucher  du  doigt  les 
raisons  pour  lesquelles  ces  actes  n'ont  pas  été  poussés  jusqu'au 
bout  ;  je  voudrais  vous  montrer  tout  à  la  fois,  et  l'intention 
persistante  de  convoquer  l'Assemblée  constituante,  intention 
qui,  du  piTinier  jour  jusqu'au  dernier,  a  animé  le  Gouvernement 
de  la  Défense  nationale,  et  l'obstacle,  le  véritable  obstacle,  à 
cette  convocation. 

Le  8  septembre,  MM.  les  électeurs  sont  convoqués  pour  le 
16  octobre,  à  l'efïet  de  nommer  une  Assemblée  constituante. 

Le  Gouvernement  s'exprime  ainsi  pour  motiver  cette  convo- 
cation. 

«  Le  pouvoir  gisait  à  terre, « 

Et  en  effet,  messieurs,  nous  n'avons  jamais  eu  la  prétention 
d'avoir  renversé  l'Empire.  Nous  n'avons  pas  renversé  l'Empire  ; 
nous  avons  toujours  dit  qu'il  n'y  avait  pas  là  la  victoire  d'un 
parti  quelconque  sur  l'empire.  L'Empire  avait  péri    dans  la 


410  KISCOUUS    KT   OPINIOISS. 

(h'l';iil.\  il  >r(ail  liii-mriiie  aiiéanli:  Ir  pouvoir  gisait  à  terre, 
conimi'  lions  le  disions. 

O  (|iii  avait  rommcncé  par  un  allcnlat  Unissait  i)ar  une 
(lêserlion.  Nous  n'avons  faitquo  ressaisir  le  gouvernail  échappé 
à  (les  mains  impuissantes. 

«  Mais  l'Europe  a  besoin  (|ii'oii  l'éclairé.  11  faut  i|ii"rlle 
connaisse  par  d'irrécusables  témoignages  que  le  pays  tout  entier 
est  avec  nous.  Il  faut  que  l'envahisseur  rencontre  sur  .sa  route 
non  seulement  l'obstacle  d'iiiit'  ville  immense  résolue  à  pérn- 
plutôt  que  de  se  rendre,  mais  un  peuple  entier,  debout,  orga- 
nisé, représenté  :  une  Assemblée  enfin  qui  puisse  porter  en 
tous  lieux,  et  en  dépit  de  tous  les  désastres,  l'àme  vivante  de 
la  pairie.  » 

Kl  le  décret  de  convocation  suivait  pour  le  16  octobre. 

Messieurs,  bien  peu  de  jours  api'ès.  l'époque  de  celte  convo- 
cation était  avancé»',  et  un  décret  du  16  septembre  convoi juait 
les  électeurs  municipaux  pour  le  28  septembre  et  fixait  les 
élections  de  la  Constituante  au  2  octobre. 

Cette  mesure,  messieurs,  était  expliquée  dans  une  circulaire 
de  M.  Jules  Favre  et  commentée  dans  une  circulaire  de 
M.  Gambetta.  Elle  se  rattachait  essentiellement  à  cette  grande 
et  historique  démarche  tentée  par  M.  Jules  Favre  à  Ferrières 
auprès  de  M.  le  comte  de  Bismarck.  Aussi  M.  Jules  Favre  la 
noliliait-il  à  tous  nos  représentants  auprès  des  Cours  étrangères 
el  dans  des  termes  que  je  mets  sous  vos  yeux,  parce  que  c'est 
dans  la  répétition  incessante  de  cette  idée,  de  cette  formule,  de 
cette  aspiration  vers  la  convocation  d'une  Assemblée  qui  pourrait 
traiter  avec  l'étranger  ou  examiner  s'il  y  avait  lieu  de  ne  pas 
trailcr,  c'est  dans  la  répétition  de  cette  pensée  que  gît  l'intérêt 
du  récit  que  je  vous  présente. 

M.  Jules  Favre  écrivait  en  ces  termes,  à  la  date  du 
17  septembre  : 

"  Le  décret  par  leijuel  le  Gouvernement  avance  les  élections 
a  une  signification  qui  certainement  ne  vous  a  pas  échappé, 
mais  que  je  tiens  à  préciser. 

«  La  résolution  de  convoquer  le  plus  tôt  possible  une  Assem- 
blée, résume  notre  polili(iue  tout  entière.  En  acceptant  la  tâche 
périlleuse  que  nous  imposait  la  chute  du  gouvernement  impérial, 
nous  n'avons  eu  iju'une   pensée  :  défendre   notre  territoire, 


DÉPOSITION   SUH   LE  4   SEPTEMBRE.  411 

sauver  notre  honneur,  et  remettre  à  Ja  nation  le  pouvoir  qui 
émane  d'elle,  que  seule  elle  peut  exercer.  Nous  aurions  désiré 
que  ce  grand  acte  s'accomplit  sans  transition  ;  mais  la  première 
nécessité  était  de  faire  tête  à  l'ennemi,  et  nous  devions  nous  \ 
dévouer...  » 

Suit  une  phrase  sur  la  distinction  qu'il  faut  faire  entre  les 
généraux  prussiens  et  les  hommes  d'État  prussiens;  les  hommes 
d'Etat  prussiens,  dit  M.  Jules  Favre,  hésiteront  à  poursuivre 
une  guerre  impie  qui  a  déjà  coûté  200,000  hommes. 

«  Il  n'y  a  pas  un  homme  sincèi'e  en  Europe  qui  puisse  aftirmer, 
dit  un  peu  plus  loin  M.  Jules  Favre.  que,  hbrement  consultée,  \à 
France  eût  fait  la  guerre  à  la  Prusse. 

«  Je  n'en  ai  jamais  tiré  cette  conséquence  que  nous  ne  soyons 
pas  responsables.  Nous  avons  eu  le  tort,  et  ce  tort  nous 
l'expions  cruellement,  d'avoir  toléré  un  Gouvernement  qui  nous 
perdait.  Maintenant  qu'il  est  renversé,  nous  reconnaissons 
î  obligation  de  réparer,  dans  la  mesure  de  la  justice,  le  mal 
qu'il  a  fait.  Mais  si  la  puissance  avec  laquelle  il  nous  a  si  grave- 
ment compromis,  se  prévaut  de  nos  malheurs  pour  nous 
accabler,  nous  opposerons  une  résistance  désespérée,  et  il 
demeurera  bien  entendu  que  c'est  la  nation,  régulièrement 
repi-ésentée  par  une  Assemblée  librement  élue,  que  cette  puis- 
sance veut  détruire.  » 

Telle  était,  en  effet,  la  situation  véritablement  patriotique, 
politique,  irréprochable  à  tous  les  points  de  vue.  que  prenait  lé 
Gouvernement  de  la  Défense  nationale.  Il  allait  à  la  Prusse  et  il 
lui  disait  :  «  Vous  avez  déclaré,  il  y  a  quelques  jours  à  peine, 
que  vous  faisiez  la  guerre,  non  pas  au  pays,  h  la  France,  mais  à 
la  dynastie.  Eh  bien,  la  dynastie  est  tombée,  la  France  seule  est 
devant  vous,  non  seulement  sous  cette  forme  que  vous  avez 
raison  de  trouver  incomplète,  Incorrecte,  d'un  gouvernement 
créé  par  le  hasard  à  Paris,  mais  sous  la  forme  d'une  Assemblée 
librement  élue.  Voulez-vous  vous  prêter  à  de  libres  élections? 
Voulez-vous  donner  un  gage  de  votre  sincérité,  par  cette  pre- 
mière concession  d'un  armistice  qui  permette  de  faire  les 
élections  avec  dignité  et  avec  sécurité?  Le  voulez-vous?  Si  vous 
ne  le  voulez  pas,  c'est  que  vous  voulez  détruire  la  France  et 
l'équivoque  sous  laquelle  vous  vous  abritez  sera  démasquée  et 
tous  les  voiles  seront  déchirés.  » 


J12  DISCOURS  ET  OPIIS'IONS. 

Voilà  raltitiiiif  que  prcnaiL  le  Goiivomement  de  la  Défense 
iialinnale  dans  oes  joins  du  16.  dirl7  et  du  18  septembre.  Cette 
aiiiliide.  il  la  i)renait  oflicicUement,  et  le  49  et  le  20  avaient 
lieu  les  deux  entrevues  entre  M.  Jules  Favre  et  M.  de  Bis- 
marck. 

En  même  tennis  que  le  décret  sur  les  élections  législatives 
paraissait,  un  second  décret  lixait  les  élections  municipales  de 
Paris  à  la  date  du  28  septembre,  et  les  élections  municipales 
au  2.'). 

.It'  rappt'lle  ici,  ^Messieurs,  un  fait  infiniment  curieux,  un  de 
ceux  (jni  mont  le  plus  frappé  comme  expression  de  l'état  d'esprit 
de  la  population  parisienne. 

La  po[inlation  de  Paris,  on  ne  peut  pas  se  le  dissimuler,  ne 
voyait  pas  de  très  bon  œil  la  convocation  d'une  assemblée.  Elle 
n'avait  pas  ce  sentiment  essentiellement  politique,  et  qui  est 
pour  nous  la  leçon  même  de  l'iiistoire,  à  savoir,  que  plus  une 
assemblét"  (et  il  s'agissait  alors  d'une  Assemblée  constituante) 
est  rapidement  convoquée  après  un  grand  ébranlement  politique, 
plus  il  y  a  de  chances  pour  que  cette  assemblée  soit  imprégnée 
de  l'espiil  (pii  a  présidé  à  la  révolution.  Au  point  de  vue  des 
calculs  de  itartis.  et  non  pas  seulement  au  point  de  vue  de  la 
situation  à  prendre  vis-à-vis  de  la  Prusse  et  surtout  de  l'Europe 
sur  laquelle  nous  comptions  encore,  au  point  de  vue  des  intérêts 
du  jiarti  au{|uel  appartenaient  les  membres  du  gouvernement 
de  la  Défense  nationale,  il  y  avait  le  plus  grand  intérêt  à  faire 
les  élections  le  plus  tôt  possible,  et  si  les  républicains  ne  sont 
pas  en  plus  grand  nombre  dans  l'Assemblée  actuelle,  c'est 
parce  que  les  élections  n'ont  été  faites  que  le  8  février,  au  lieu 
d'avoir  été  faites  dans  le  mois  d'octobre.  J'en  ai,  comme  preuve, 
tous  les  témoignages  qui  nous  arrivaient  de  province,  et  je  suis 
sûr  (pie  si  chacun  de  vous  était  appelé  à  donner  son  avis,  vous 
conviendriez  tous,  par  l'expérience  que  vous  avez  des  popula- 
tions que  vous  représentez,  que  la  composition  de  la  Chambre 
eût  été  tout  autre  en  octobre  (ju'en  février. 

Eh  bien,  messieurs,  non  seulement  la  population  de  Paris 
n'entrait  pas  dans  cet  ordre  d'idées,  mais  elle  était  mécontente 
qu'on  convoquât  pour  le  28  septembre  un  conseil  municipal. 
Oui.  Messieurs,  nous  avons  pu  observer  ce  fait  extrêmement 
curieux!  A  ce  moment-là,  à  cette  date  du  28  septembre,  les 


DÉPOSITION   SUR   LE  4   SEPTEMBRE.  413 

électeurs  parisiens  ne  trouvaient  pas  bon  (jue  l'on  songeât  à  un 
conseil  municipal,  et  des  manifestions  arrivèrent  à  l'Hôtel  de 
Ville,  demandant  ra.journement  des  élections  municipales.  Il 
fallut  faire  comprendre  que,  puisque  les  élections  municipales 
se  faisaient  par  toute  la  France,  il  fallait  bien  les  faire  à  Paris, 
Dans  la  réunion  des  maires  de  Paris,  il  y  eut  une  opposition 
formelle  et  un  grand  désir  de  voir  ajourner  ce  conseil  muni- 
cipal. «  Il  ne  s'agit  pas  d'élections,  nous  disait-on;  les  Prussiens 
sont  à  nos  portes,  il  faut  prendre  des  fusils  !  »  et  l'on  songeait 
beaucoup  plus  à  se  porter  vers  les  remparts  que  vers  l'ui'ne 
électorale. 

En  poursuivant,  messieurs,  cette  analyse  de  nos  actes  offi- 
ciels, et  je  ne  vous  apporte  ici  que  des  actes  officiels,  avec  le 
commentaire  des  faits  et  des  incidents  que  j'ai  pu  recueillir 
personnellement,  on  rencontre,  deux  jours  après,  une  note 
relative  au  voyage  de  Ferrières. 

Le  voyage  de  Ferrières  s'était  accompli  le  19  et  le  20  sep- 
tembre. A  cette  occasion  nous  avions  eu  noire  première 
difficulté  intérieure,  et  une  agitation  très  marquée  s'était 
manifestée  dans  la  cité.  Je  ne  sais  si  le  voyage  de  Ferrières 
avait  été  ébruité;  toujours  est-il  que  la  population  parisienne, 
très  exaltée  par  l'approche  des  Prussiens,  s'imagina  que  le 
Gouvernement  de  la  Défense  nationale  songeait  h  traiter  et  à 
céder  du  territoire.  Nous  dûmes  alors  dire  officiellement,  sur 
les  murs,  que  nous  ne  nous  reconnaissions  en  aucune  façon  le 
droit  de  céder  quoi  que  ce  soit  du  territoire  français.  Le  soir, 
lorsque  cette  affiche  eut  été  lue,  elle  satisfit  la  plus  grande 
partie  de  la  population.  Mais  la  partie  la  plus  difficile  à  satis- 
faire se  rendit  à  l'Hôtel  de  Ville,  et  les  délégués,  parmi  lesquels 
étaient  bon  nombre  de  chefs  de  bataillons  de  la  garde  nationale, 
nous  tinrent  ce  langage  : 

«  Vous  avez  dit  :  «  Ni  un  pouce  de  notre  territoire,  ni  une 
pierre  de  nos  forteresses;  c'est  bien,  mais  ce  n'est  pas  encore 
assez;  il  faut  ajouter  :  ni  un  écu  de  notre  ai'gent.  » 

Il  fallut  expliquer  la  situation.  Je  cite  ce  fait  pour  vous 
montrer  à  quel  degré  singulier  d'infatuation  nationale  la  popu- 
lation parisienne  en  était  arrivée  ! 

M.  LE  Président.  —  C'étaient  des  chefs  de  bataillons  de  la  garde 
nationale  ! 


114  DISCOURS  ET   OPINIONS. 

M.  Jules  Feuuv.  —  C'étaient  des  chefs  de  bataillon  (le  la 
iianic  nalinMal(\  ([iii.  non  contents  de  la  déclaration  sur  Tinté- 
,i;rité  du  leiTiloire,  voulaient  aussi  qu'on  prit  rengagement  de 
ne  pas  payer  d'indemnité. 

Vous  allez  voir  que  le  Gouvernement  ne  cédait  pas  à  ces 
pressions  de  bas  étage,  et  que,  au  contraire,  il  proclama  dans 
les  actes  suivants  qu'il  était  tout  prêt  à  traiter  avec  la  Prusse, 
non  sur  le  pied  d'une  cession  territoriale,  mais  sur  le  pied  d'une 
indeuuiité  pécuniaire,  légitimement  léguée  à  la  France  par  la 
politi(jue  impériale. 

On  voit,  le  22  septembre,  une  note  à  \' Officiel,  qui  est  ainsi 
conçue  : 

«  Nous  acceptons,  disait  VOffnel,  des  conditions  équitables, 
nous  ne  céderons  ni  un  pouce  de  notre  territoire,  etc.. 

«  La  Prusse  répond  à  nos  ouvertures  eu  demandant  à 
gai'der  l'Alsace  et  la  Lorraine  par  droit  de  conquête.  Elle  ne 
consentirait  même  pas  à  consulter  les  populations  :  elle  veut  en 
disposer  comme  d'un  troupeau.  Et  quand  elle  est  en  présence 
de  la  convocation  d'une  Assemblée,  qui  constituera  un  pouvoir 
délinilif  et  votera  la  paix  ou  la  guerre,  la  Prusse  demande 
comme  condition  préalable  d'une  armistice,  l'occupation  de 
places  assiégées,  le  fort  du  Mont-Valérien,  et  la  garnison  de 
Strasbourg  piisonnière  de  guerre.  Pour  nous,  l'ennemi  s'est 
dévoilé  ;  il  nous  place  entre  le  devoir  et  le  déshonneur;  notre 
choix  est  fait.  Paris  résistera  jusqu'à  la  dernière  extrémité,  les 
départements  viendront  à  son  secours,  et  Dieu,  aidant,  la 
France  sera  sauvée  !  » 

Un  inonbre.- — A  (iiielle  date"? 

M.  Jules  Feriiv.  —  C'était  à  VOf/iciel  du  22  septembre  : 
Le  lendemain  paraissait  à  XOffidel  le  rapport  de  M.  Jules 
Favre  sur  les  entrevues  de  la  Haute-Maison  et  de  Ferrières.  Je 
vais  vous  lire  deux  ou  trois  passages  de  ce  rapport.  Un  tel  Ilot 
d'idées  fausses  et  d'erreurs  a  passé  sur  cet  événement  qu'il  faut 
se  retrouver  en  présence  des  documents  authentiques  pour  en 
apprécier  la  rigoureuse  sincérité. 

M.  Jules  Favi"c  raconte,  dans  son  l'apport  du  23  septembre, 
toutes  ses  démarches;  la  première  datait  du  10  septembre. 
Uni(piement  préoccupé  de  cette  idée,  de  placer  en  face  de  la 


DÉPOSITION   SUR  LE  4  SEPTEMBRE.  415 

Prusse  la  nation  représentée,  il  avait  envoyé,  dès  le  10  sep- 
tembre, un  télégramme  à  M.  de  Bismarck  pour  lui  demander 
une  entrevue,  ne  voulant  pas,  comme  il  le  disait,  pour  n'avoir 
pas  osé  faire  le  premier  pas,  que  M.  de  Bismarck  pût  dire  un 
jour  .<  que  si  on  lui  avait  fait  des  propositions,  il  aurait  peut- 
être  traité  !  »  Il  passe  donc  sur  les  scrupules,  sur  les  périls 
qu'il  y  avait  dans  de  pareilles  démarches.  Ces  périls  étaient 
immenses  :  ils  venaient  de  Paris  même,  ils  venaient  de  l'exal- 
tation de   cette   population  si  extraoï-dinairement  nerveuse, 
impressionnable,    presque    indomptable,    et    qu'on    n'a    pu 
dompter  que  par  l'esprit  patriotique,  en  exaltant  et  en  mainte- 
nant, comme  seule  garantie  de  l'ordre,  le  délire  patriotique  qui 
l'animait.  Eh  bien,  cette  population  parisienne  se  révoltait  à  la 
seule  idée  qu'on  pût  traiter  avec  l'étranger,  et  voilà  le  péril 
que  bravait  l'audacieux  négociateur!  M.  Favre  s'en  alla  très 
courageusement  à  Ferrières.  Il  dit,  dans  son  rapport  publié  à 
YOffîckl  du  23  septembre  :  «  Si  à  ce  moment,  où  venait  de 
s'accomplir  un  fait  aussi  considérable  que  celui  du  renverse- 
ment du  promoteur  de  la  guerre,  la  Prusse  avait  voulu  traiter 
sur  les  bases  d'une  indemnité  à  déterminer,  la  paix  était  faite.  » 
M.  Jules  Favre  rapporte  ensuite  sa  conversation  avec  M.  le 
comte  de  Bismarck,  et  le  récit  de  cette  conversation  a  été 
accepté  et  reconnu,  sauf  des  nuances,  par  M.  de  Bismarck  lui- 
même,  dans  une  lettre  dont  je  vous  donnerai  connaissance  tout 
à  l'heure.  Ainsi,  le  rapport  de  M.  Jules  Favre  était  la  photo- 
graphie exacte  de  l'entretien. 

Le  caractère  de  cette  conversation  est  celui-ci  :  M.  de 
Bismarck  dit  à  M.  Jules  Favre  très  franchement  :  «  Vous  voulez 
une  Assemblée,  moi,  je  n'en  veux  pas.  —  Cela  a  été  dit,  mes- 
sieurs. —  Je  n'ai  pas  intérêt  k  avoir  une  Assemblée.  Votre 
assemblée  sera  l)elliqueuse,  elle  ne  nous  pardonnera  pas  plus 
Sedan  que  le  Corps  législatif  précédent  n'avait  pardonné 
W^aterloo  et  Sadowa,  où  vous  n'aviez  rien  à  voir.  Cette  Assemblée 
sera  pour  la  guerre,  et  je  ne  veux  pas  d'Assemblée.  » 
Voilà  ce  qui  fut  dit  à  la  Haute-Maison. 
Et  alors,  pressé  par  M.  Jules  Favre  de  préciser  les  satisfac- 
tions territoriales  qu'il  faudrait  au  vainqueur,  M.  de  Bismarck 
déclare  qu'il  veut  le  Haut  et  le  Bas-Bhin,  une  partie  de  la 
Moselle  avec  Metz,  Château-Salins  et  Soissons.  Et  il  veut  cela 


416  DISCOURS  ET   OPINIONS. 

pour  logner  les  ongles  à  la  France,  il  veut  cela  comme  une 
garantie  territoriale,  la  seule  que  dont  la  Prusse  puisse  se 
contenter.  Il  dit  à  M.  Jules  Favre  :  «  Je  sais  très  bien  que  cette 
guerre  n'est  pas  la  dernière;  il  y  en  aura  une  autre,  et  c'est 
pour  cela  qu'il  nous  faut  Strasbourg,  la  clef  de  la  maison, 
et  avec  Strasbourg  les  deux  départements  du  Rbin,  une  partie 
du  département  de  la  Moselle,  avec  Metz,  Château-Salins  et 
Soissons.  » 

Un  membri'.  —  J'ai  entendu  contester  le  mot  Soissons.  Soissons  est 
tellement  éloigné  des  villes  de  Metz  et  de  CliAteau-Salins,  qu'on 
croyait,  à  l'époque  où  ce  documenta  paru,  qu'il  y  avait  là  une  faute 
d'impression. 

M.  Jules  Feery.  —  Non,  M.  Jules  Favre  nous  a  dit 
Soissons. 

Un  autre  membre.  —  Le  même  sentiment  existait  dans  iaprovince. 
M.  Jules  Ferry.  —  Soissons  est  un  poste  militaire  important. 

Un  membre.  —  Le  liasard  a  mis  entre  mes  mains  une  carte  alle- 
mande, faite  en  1861,  etdésiguant  les  territoires  que  lal^russe  enten- 
dait s'approprier  dans  une  guerre  prochaine  avec  la  France,  et 
Soissons  n'y  était  pas  compris. 

M.  Jules  Ferry.  —  Enfin,  il  a  dit  Soissons.  Cela  n'a  pas  été 
maintenu,  mais  il  a  dit  Soissons. 

Et  alors  la  conversation  se  continue  ;  la  discussion  se  presse, 
M.  Jtdes  Favre  se  récrie  :  «  En  face  de  pareilles  exigences,  je 
n'ai  plus  rien  à  vous  dire  ;  mais  au  moins,  si  vous  avez  l'inten- 
tion d'obtenir  de  pareilles  concessions  de  la  France,  que  vous 
croyez  vaincue,  laissez  une  Assemblée  se  réunir.  »  Du  tout, 
ré|iond  M.  de  Bismarck.  «  Pour  convoquer  une  Assemblée  il 
faudrait  un  armistice,  et,  dans  l'état  de  nos  armes,  un  armistice 
nous  serait  désavantageux.  Je  n'en  veux  pas.  » 

Voilà  l'entretien  du  premier  jour.  Le  second  jour  la  conver- 
sation devient,  comme  l'a  dit  plus  tard  M.  de  Bismarck,  un  peu 
plus  pratifiue,  à  Ferrières.  Il  est  intéressant  de  revoir  ces 
choses,  surtout  avec  le  souvenir  des  débats  l'écents  qui  ont  été 
soulevés  sur  ce  i)oint  important  de  l'histoire. 

A  Ferrières,  en  principe,  31.  de  Bismarck  consent  à  un 
armislice.  Mais  il  le  subordonne  aux  conditions  suivantes  :  on 
lui  donnera,  comme  gage,  Strasbourg,  Toul,  Phalsbourg,  et,  si 


DÉPOSITION   SUH   LE  4   SEPTEMUIŒ.  417 

l'AsseDiblée  vent  se  réunir  ù  Paris,  le  Mont-Valérien.  Le  négo- 
ciateur bondit  à  cette  proposition.  «  Comment,  vous  voulez 
qu'une  Assemblée  française  se  réunisse  à  Paris  sous  le  feu  des 
forts  occupés  par  vous?  » 

—  «  Cberchons  alors,  dit  M.  de  Bismarck,  une  autre  combi- 
naison. L'Assemblée  se  réunira  à  Tours,  mais  on  nous  livrera 
toujours  les  places  désignées  qui  nous  sont  nécessaires,  et,  de 
plus,  la  garnison  de  Strasbourg  sera  prisonnière  de  guerre.  » 
On  n'a  pas  pu  tirer  d'autres  conditions  de  M.  de  Bismarck. 
M.  Jules  Favre  revint  auprès  du  Gouvernement  dans  la  nuit, 
nous  rassembla  et  nous  dit  :  «  Voilà  ce  que  M.  de  Bismarck 
propose.  M.  de  Bismark  veut  bien  consentir  à  un  armistice, 
mais  il  faut  lui  donner  en  échange  Strasbourg,  Toul,  Pbals- 
bourg,  Bitche  aussi  —  il  en  est  question  dans  la  lettre  de  M.  de 
Bismarck,  il  n'en  est  pas  question  dans  celle  de  M.  Jules  Favre 
—  et  la  garnison  de  Strasbourg  qui  fait,  par  sa  résistance 
héroïque,  l'admiration  de  Paris  et  de  la  France  entière,  la 
garnison  de  Strasbourg  se  rendra  prisonnière  de  guerre.  »  ' 

M.  Jules  Favre  nous  transmit  cette  proposition,  et,  à  l'unani- 
mité, nous  avons  déclaré  que  nous  n'en  voulions  pas,  que 
l'armistice  ainsi  proposé  ne  pouvait  être  accepté  sans  compro- 
mettre l'honneur  de  la  France,  que  rendre  Strasbourg  et  sa 
garnison  prisonnière  de  guerre,  c'était  une  humiliation  que 
nous  ne  subirions  jamais,  et  nous  avons,  messieurs,  repoussé 
catégoriquement,  à  l'unanimité  et  sans  discussion,  la  proposi- 
tion d'armistice  ainsi  formulée.  Et  de  cette  décision  je  suis  prêt, 
pour  mon  compte,  à  prendre  ma  part  de  responsabilité.  Je  crois 
que  nous  avons  agi  comme  vous  auriez  tous  agi  en  pareille 
circonstance,  et  qu'on  n'eût  pas  trouvé  un  seul  Français  qui 
n'eût  dit  :  Non  !  à  une  si  outrecuidante  prétention. 

Les  points  qui  pourraient  rester  obscurs  dans  les  propositions 
faites  par  3L  de  Bismarck  se  sont  trouvés,  messieurs,  comme  je 
le  disais  tout  à  l'heure,  non  pas  rectiliés.  mais  éclaircis  par  les 
explications  qu'il  donna  lui-même. 

Le  27  septembre  il  écrivit,  et  lit  insérer  dans  un  joui-nal 
allemand,  une  réponse  au  rapport  de  M.  Jules  Favre.  Vous 
trouverez  cette  réponse  dans  \ Officiel  du  18  octobre.  Elle  est 
très  curieuse,  messieurs,  elle  jette  un  jour  complet  sur  la 
situation  respective  des  deux  parties.  Malgré  sa  grande  habileté 

27 


41S  DISCOUHS   ET   Ol'I.MdNS. 

ol  son  liabiliit'llo  perlidio,  M.  de  Bismarck  est  forcé  de  convenir 
que  le  récil  de  M.  Jules  Favre  esl  exact  et  véridique  : 

«  Helativement  aux  demandes  que  nous  devions  faire  avant 
de  signer  le  traité  délinitif,  j  ai  déclaré  expressément  à  M.  Jules 
Favi-e  que  je  me  refusais  à  entamer  le  sujet  de  la  nouvelle 
frontière  réclamée  par  nous,  jusqu'à  ce  (pie  le  principe  d'une 
cession  de  territoire  eût  été  ouvertement  reconnu  par  la  France. 
Comme  conséquence  de  cette  déclaration,  la  formation  d'un 
nouveau  déparlement  de  la  Moselle,  contenant  les  circonsci'ip- 
lions  de  Sarrebourg,  Château-Salins,  Sarreguemines,  Metz, 
Thionville  —  tout  ce  qu'ils  ont  pris,  messieurs  —  fut  men- 
tionnée par  moi  comme  un  arrangement  conforme  à  nos  inlen- 
(ions.  Mais,  en  même  temps,  je  n'ai  nullement  renoncé  à  notre 
droit  (le  faire  de  nouvelles  stipulations  dans  un  traité  de  paix, 
propoi'tionnellement  aux  sacrifices  qui  nous  seraient  imposés 
par  la  continuation  de  la  guerre.  » 

11  réserve  son  droit  de  demander  plus!  M.  de  Bismarck 
continue  et  déclare  que,  sur  le  terrain  de  la  cession  de  territoire 
et  de  la  paix  définitive,  la  conversation  a  été  plutôt  académique  — 
c'est  le  terme  dont  il  se  sert.  Mais,  dit-il,  elle  est  devenue  pra- 
tique à  Ferrières,le  lendemain,  et  là  fut  exclusivement  discutée 
la  question  de  l'armistice.  Il  insiste  beaucoup  sur  ce  point  :  Je 
n'ai  parlé,  dit-il,  que  d'armistice  ! 

M.  de  Bismarck  ajoute  qu'ayant  pris  les  ordres  du  roi,  il  avait 
offert  au  négociateur  français  l'alternative  suivante  :  ou  bien  la 
reddition  d'une  partie  dominante  de  la  défense  de  Pai'is.  le 
Mont-Valérien,ou  un  des  forts  importants,  mais  c'était  le  Monl- 
Valérien  qu'il  avait  spécifié,  et,  dans  ce  cas,  liberté  de  communi- 
calion  pour  les  élections,  liberté  d'aller  et  de  venir,  liberté 
'■alimeiilation  pour  les  habitants.  Que  si,  au  confraii'e.  on  ne 
ui  liviail  pas  une  partie  dominante  de  la  défense  de  Paris,  alors 
l'investissement  continuerait  devant  Paris  dans  toute  sa  rigueur; 
les  hostilités  continueraient  devant  Metz;  Strasbourg  serait 
icndu,  sa  garnison  serait  prisonnière  de  guerre;  Tout  et  Bitche 
seraient  rendus,  mais  les  garnisons  auraient  les  honneurs  de  la 
guerre,  à  la  différence  de  celle  de  Strasbourg.  A  ces  conditions 
seulement,  M.  de  Bismarck  accordait  un  armistice,  qui,  comme 
vous  le  voyez,  n'en  était  pas  un;  c'était  le  contraire  de  l'armis- 
lice. 


DÉPOSITION   SUR   LE   4   SEPTEMBRE.  419 

Voilà,  messieurs,  la  réponse  que  fit  M.  de  Bismarck  à  M.  Jules 
Favre.  J'avais  raison  de  dire  que  cela  n'était  pas  une  rectili- 
cation,  mais  une  confirmation  du  rapport  de  M.  Favre. 

Dites  maintenant  si,  à  des  propositions  ainsi  formulées,  nous 
pouvions  répondre  par  l'affirmative.  Nous  avons  dit  non,  et  les 
choses  ont  dû  suivre  leur  cours. 

Messieurs,  ce  refus  de  M.  de  Bismarck  d'accorder  un  armistice 
à  la  France  est  tout  entier  dans  cette  pensée  qu'il  manifestait 
dans  l'entrevue  de  la  Haute-Maison,  avec  un  véritable  cynisme, 
qu'il  ne  voulait  pas  que  la  France  eût  une  Assemblée,  parce  que 
cette  Assemblée  serait  belliqueuse.  Il  a  bien  voulu  que  la  France 
délibérât  plus  tard,  quand  elle  a  été  abaissée,  ruinée,  fatiguée 
parla  guerre;  mais,  à  ce  moment,  il  avait  peur  du  sentiment 
patriotique,  et  je  ne  doute  pas  qu'une  Assemblée  n'eût  voté,  à 
cette  époque,  la  continuation  de  la  guerre.  C'est  précisément 
pour  cela  que  M.  de  Bismarck  n'en  voulait  pas. 

Ce  refus.  Messieurs,  vous  l'entendez  bien,  ne  fit  qu'exalter  à 
Paris,  dans  le  Gouvernement  et  chez  les  esprits  les  plus  calmes, 
le  sentiment  patriotique.  On  vit  que  toute  espèce  d'accommo- 
dement était  devenu  impossible,  et  que  Paris  devait  se  résigner 
à  une  lutte  à  outrance,  et  c'est  alors  que  fut  ordonné  l'ajour- 
nement des  élections.  J'ai  dû  vous  montrer  à  quel  moment,  par 
quel  enchaînement  de  faits,  cette  décision  fut  amenée,  et  vous 
en  pourrez  maintenant  comprendre  le  mobile. 

Le  lendemain  de  ce  rapport,  le  23  septembre,  paraissait  à 
y  Officiel  le  décret  suivant  : 

«  Par  décision  du  Gouvernement  de  la  Défense  nationale,  et 
à  raison  des  obstacles  matériels  apportés  à  l'exercice  des  droits 
électoraux  par  les  événements  militaires,  les  élections  munici- 
pales de  Paris,  fixées  au  28  septembre,  n'auront  pas  lieu  cà  cette 
date. 

«  Par  les  mêmes  motifs,  les  élections  à  l'Assemblée  nationale 
constituante,  fixées  au  2  octobre,  sont  également  ajournées.  » 

Le  décret  qui  parut  le  lendemain  l'eproduisait  la  même  pen- 
sée :  «  Considérant  les  obstacles  matériels  que  les  événements 
militaires  apportent  en  ce  moment  à  l'exercice  des  droits  élec- 
toraux, il  n'y  aura  pas  d'élection  à  Paris  le  28  septembre,  ni 
dans  les  communes  de  la  Seine.  Il  n'y  aura  pas  d'élections  à  la 
Constituante. 


lv>0  DISCOURS   KT  OPIMO.NS. 

«  De  iiouvellf's  dates  seront  fixées  dès  que  les  événements  le 
permettront.  » 

Nous  étions,  en  cIVet.  messieurs,  en  face  d'une  impossibilité, 
non  seuIt-miMit  morale,  mais  matérielle.  Il  était  bien  avéré  que 
31.  de  Bisnuirciv  ne  se  prèleraiL  à  ([uoi  que  ce  lïit  poui'  faciliter. 
soit  la  communication  des  candidats  avec  les  électeurs,  soit  le 
vole  des  populations,  qui  étaient  dès  lors  soumises  à  l'occupation 
prussienne  dans  vinj-l-lrois  départenients,  et  que,  par  consé- 
(lin'ut.  les  élections  renconti'eraient  des  obstacles  inatéiiels 
insiii'montables. 

M.  iK  Prksujknt.  —  Quello  est  la  date? 

M.  Jules  Ferry.  —  Nous  étions  alors  au  24  septembre. 

Messieurs  les  militaires  appuyaient  fort  sur  ce  raisonnement. 
Je  liens  à  constater  ce  fait,  que  M.  le  général  Trochu  attestei'a 
et  que  M.  le  général  Le  Flô  pourra  contirmer,  car  ils  n'ont  jamais 
varié  là-dessus;  les  généraux  nous  disaient  :  «  Du  moment  qu'il 
ne  s'agit  plus  d'élections  avec  armistice,  avec  suspension  d'armes, 
pour  permettre  au  pays  de  se  livrer  avec  dignité  et  avec  sécu- 
rité au  travail  électoral,  des  élections  intervenant  en  face  de 
l'ennemi  sont  un  alfaiblisseuient  de  la  défense;  il  ne  faut  pas 
inviter  le  pays  à  faire  deux  cboses  à  la  fois.  Il  ne  s'agit  pas 
d'élections  en  ce  moment,  il  s'agit  de  batailles  ;  il  ne  s'agit  pas 
de  prendre  un  bulletin  de  vote,  il  s'agit  de  prendre  un  fusil,  II 
faut  enrôler  la  population  tout  entière,  l'exercer,  et  ce  n'est  pas 
le  moment  de  l'appeler  aux  élections.  » 

L'impression  générale  était  si  favorable  à  rajournement  des 
élections,  qu'au  même  moment,  à  Tours,  où  nous  avions  envoyé 
M.  (ïrémieux,la  Délégation  prenait  une  résolution  analogue.  Et, 
sur  la  foi  des  nouvelles  de  Paris,  apprenant  le  rejet  des  propo- 
sitions faites  par  M.  Jules  Favre,  apprenant  que  M.  de  Bismarck 
ne  voulait  pas  entrer  en  armistice,  31.  Grémieux  nous  écrivait 
une  dépèche  ainsi  conçue  : 

«  Nous  avons  fait  afiicber  dans  toute  la  France  la  proclamation 
et  le  décret  suivants  : 

«  Proclamation  à  la  France. 

«  Avant  l'investissement  de  Paris,  31.  Jules  Favre  a  voulu 
voir  .M.  (le  Bismarck.  La  Prusse  veut  continuer  la  guerre:  il  lui 
faut  l'Alsace  et  la  Lorraine.  Pour  consentir  à  un  armistice,  red- 


DÉPOSITION   SLK  LE  4   SEPTEMBRE.  421 

(lition  de  Strasbourg,  Toul.  etc.  A  d'aussi  insolentes  prétentions 
on  ne  répond  que  par  la  lutte  à  outrance. 

«  Décret: 
■  «  Vu  la  proclamation  ci-dessus  qui  constate  la  gravité  des 
circonstances,  le  Gouvernement  décrète  : 

ù  Toutes  élections  municipales  et  pour  l'Assemblée  consti- 
tuante sont  suspendues  et  ajournées. 

«  Nous  envoyons  partout  des  hommes  poui"  surexciter  l'esprit 
de  la  défense  nationale.  Nous  faisons  les  plus  grands  efforts 
pour  jeter  sur  les  derrières  de  l'armée  prussienne  toutes  les 
forces  possibles.  »  Puis  quelques  détails  sur  les  mesures  mili- 
taires prises  et  sur  le  commandement  de  la  première  armée  de 
la  Loire. 

C'est  toujours  le  môme  sentiment  :  on  ne  veut  pas  d'arran- 
gement, il  faut  se  battre.  Ce  n'est  pas  au  moment  où  l'on  va  se 
battre  qu'il  convient  de  faire  des  élections. 

Voilà,  messieurs,  pourquoi  les  élections  à  l'Assemblée  consti- 
tuante furent  ajournées,  et  cet  ajournement  n'était  pas  du  tout, 
comme  vous  le  voyez,  inspiré  par  le  désir  de  conserver  un  pou- 
voir usurpé,  mais  par  un  sentiment  de  dignité  nationale  et  de 
défense  militaire  qui  était  alors  à  peu  près  général. 

Sur  un  autre  point,  sur  les  élections  municipales  parisiennes, 
nous  avons  pris,  messieurs,  et  nous  avons  dû  prendre,  à  la 
même  époque,  pour  des  raisons  différentes  et  que  je  vais  vous 
dire,  un  parti  analogue.  Je  tiens  à  dire  ces  raisons  et  à  motiver 
ce  parti  pris,  parce  que  je  n'ai  jamais  varié  a  cet  égard,  et  je 
crois  avoir  bien  fait. 

Nous  n'avons  pas  voulu,  messieurs,  d'élections  municipales  à 
Paris.  Nous  les  avions  décrétées,  comme  toutes  les  autres,  à  la 
date  du  16  septembre.  Mais,  au  milieu  de  toutes  ces  émotions 
(\m  se  succédaient,  et  dans  cet  état  tout  à  fait  nouveau  d'une 
grande  capitale,  absolument  investie  et  privée  de  communi- 
cations avec  le  debors,  la  situation  des  esprits  à  Paris  était 
devenue  très  grave. 

Je  vous  disais  tout  à  l'heure  que,  par  un  singulier  phénomène, 
à  la  tin  de  septembre,  nous  avions  reçu  des  municipalités,  des 
bataillons  de  la  garde  nationale,  la  prière  de  ne  pas  faire  les 
élections  municipales  à  Paris.  Tel  avait  été  le  premier  mouve- 
ment de  bon  sens.  «  Il  ne  s'agit  pas,  nous  disait-on,  de  faire  des 


422  DISCOURS  ET   OPIMONS. 

(Moellons  municipales  et  de  se  diviser  sur  la  politique  au  moment 
où  tout  le  monde  doil  apprendre  l'exercice,  rester  uni  et  courir 
aux  renipai'ls.  » 

Mais,  messieurs,  le  parti  que  nous  avions  empêché  de  s'em- 
pairi-  de  l'Hùtel  de  Ville  le  4  Septembre,  et  qui  nous  a,  depuis, 
sons  notre  Gouvernement  comme  pendant  le  second  siège  de 
Paris,  lant  de  fois  reproché  de  lui  avoir  volé  sa  ]tlace,  ce  parti 
s'aperçut  bien  vite  que  les  élections  municipales  à  Paris  pou- 
vaient devenir,  contre  le  Gouvernement  de  la  Défense  natio- 
nale, une  machine  de  guerre  formidaltle.  Et  le  ci'i  de  :  «  Vive 
la  Commune!  »  commença  à  retentir  dans  Paris.  Il  fut  le  signe 
de  ralliement  des  premières  manifestations. 

Paris  avait  eu  une  très  belle  tenue  pendant  tout  le  mois  de 
st'[il('ndji'e;  la  garde  nationale  s'était  organisée  dans  un  calme 
jiarfail.  Malheureusement,  elle  avait  dû  admettre  dans  son  sein 
bien  des  éléments  étrangers,  peu  disciplinables.  Dans  cette 
grande  elTervescence  d'une  capitale,  qui  voit  approcher  l'ennemi 
et  qui  l'éclame  des  armes  i)0iir  tous  ses  enfants,  des  armes 
avaient  été  données  un  peu  à  tort  et  à  travers.  L'esprit  de  la 
population  parisienne,  l'esprit  de  la  garde  nationale,  s'étaient 
donc  modifiés.  De  là  des  éléments  favorables  à  un  changement 
de  direction  du  Gouvernement,  sous  forme  d'élections  munici- 
pales. Ces  éléments  se  trouvaient  dans  la  garde  nationale  de 
Paris. 

Des  rassemblements  armés,  des  descentes  de  bataillons 
armés,  eurent  lieu  dans  les  premiers  jours  de  septembre  et  dans 
les  premiers  jours  d'octobre,  sur  la  place  de  THôtel-de-Ville. 
Ce  furent  nos  premières  journées,  journées  extrêmement  paci- 
liques,  se  terminant  toutes  à  la  gloire  du  Gouvernement,  parce 
(|u'il  y  avait  dans  la  garde  nationale  un  fond  de  résistance,  de 
conservation  et  de  docilité  tout  à  fait  remarquable. 

Les  bons  bataillons  étaient,  il  est  vrai,  en  retard  sur  les  mau- 
vais, mais  ils  arrivaient  toujours  à  temps  pour  faire  la  police  de 
la  place,  et  donner  leur  appui  au  Gouvernement. 

Nous  eûmes  de  la  sorte  une  ou  deux  manifestations,  prenant 
jtour  prétexte  des  crili(iues  plus  ou  moins  puériles  sur  l'oi'gani- 
sation  et  la  direction  militaires.  C'est  ainsi  que  le  Gouverne- 
ment tout  entier,  présidé  par  le  général  Trochu,  reçut,  le  4  ou 
le  5  octobre,  à  l'Hôtel  de  Ville,  une  députation  des  ofliciers  de 


DÉPOSITION   SUR   LE  4   SEPTEMBRE.  423 

la  garde  nationale  de  Belleville,  avec  le  commandant  Flourens 
en  tète. 

Je  ne  veux  pas,  messieurs,  entrer  dans  des  explications 
oiseuses  ;  mais  permettez-moi,  en  deux  mots,  de  vous  dire  ce 
qu'était  alors  Flourens  et  le  rôle  qu'il  a  joué. 

Flourens  avait  organisé  les  bataillons  de  la  garde  nationale 
de  Belleville  ;  il  était  apparu  aux  habitants  de  ce  quartier  avec 
le  souvenir  de  la  pai't  qu'il  avait  prise  à  la  guerre  de  Crète  et  ce 
je  ne  sais  quoi  qui  lui  gagnait  la  foule. 

Flourens  avait  demandé  à  l'état-major  de  la  garde  nationale 
le  grade  de  colonel.  Pour  obtenir  cette  nomination,  il  vint 
trouver  le  général  Trochu,  l'accabla  de  caresses  —  rar  il  y 
avait  de  tout  dans  ce  cerveau  mal  équilibré  :  douceur  et  furie! 
—  il  protesta  de  son  attachement  à  l'ordre,  de  son  dévouement 
au  Gouvernement, si  bien  que  le  général  Trochu,  voulant  faire 
quelque  chose  pour  cette  tète  folle,  pour  cette  espèce  de 
paladin,  d'aventurier  révolutionnaire,  dont  on  croyait  pouvoir 
tirer  parti  quelque  jour  pour  un  coup  de  main,  le  lit  nommer, 
non  pas  colonel,  ce  qui  eût  été  illégal,  mais  major  de  tranchée. 

C'est  avec  ce  titre  qu'il  venait  à  la  tète  de  ses  ofliciers  nous 
expliquer,  à  l'Hôtel  de  Ville,  qu'il  avait  un  secret  pour  oéblo- 
quer  Paris,  et  qu'il  connaissait  beaucoup  mieux  la  tactique  que 
le  Gouvernement.  On  discuta  ;  la  discussion  démontra 
complètement  aux  ofliciers  venus  avec  Flourens  que  leur  major 
n'avait  pas  le  sens  commun,  et  Flourens,  se  voyant  battu, 
donna,  sur  l'heure,  sa  démission. 

Pour  mettre  fin  à  ces  manifestations  armées,  nous  fîmes 
insérer  à  V Officiel  du  7  octobre  une  note  très  severe,  dans 
laquelle  nous  disions  aux  bataillons  de  la  garde  nationale  qu'ils 
n'étaient  point  armés  pour  manifester  sur  la  place  de  l'Hôtel- 
de- Ville,  mais  uniquement  pour  se  livrer  aux  travaux  de  la 
défense.  Nous  fîmes  plus  :  nous  prononçâmes  l'ajournement 
indéfini  des  élections  municipales  parisiennes. 

En  etïet,  messieurs,  ces  manifestations  armées  aux  cris  de  : 
Vive  la  Commune!  étaient  un  grave  péril  pour  la  ville  assiégée. 
C'était  tout  un  parti  qui  guettait  un  instant  de  défaillance  de 
notre  part  pour  s'emparer  du  pouvoir,  et  la  main  de  Blanqui 
était  visible  dans  toutes  ces  manifestations.  Pour  en  finir  avec 
les  cris  de  :  Vive  la  Commune  !  nous  voulûmes  alors  trancher 


424  niSCOlJHS    ET   OPLNIONS. 

i;i  (iiirstio)i  (It's  élections  imiiiiciiialcs.  et  cette  déclaration  [lai-iit 
à  lO/'/irirl  (lu  8n('lol»re  : 

«  Li'  rioiivcrncment  avait  pensé  quil  était  oi)po!-tnn  et 
confoiiiit'  aii\  principes  de  faire  procéder  aux  élections  de  la 
luuMicipalilr  do  Paris;  niais  depuis  celle  résolution  prise,  la 
silualion  ayant  été  profondément  niodiliée  par  rnivoslissement 
dp  la  capitale,  il  est  devenu  évident  que  des  élections  faites 
sous  le  canon  seraient  un  danger  pour  la  République.  Tout  doit 
céder  à  racconiplissement  du  devoir  niililaire  et  à  l'impérieuse 
nécessité  de  la  concorde  ;  les  élections  ont  donc  été  ajournées 
et  elles  ont  dû  l'être. 

«  D'ailleurs,  en  présence  des  sommations  que  le  Gouver- 
nement a  reçues,  et  dont  il  est  encoi'e  menacé  de  la  part  de 
gardes  nationaux  en  armes,  son  devoir  est  de  faire  respecter  sa 
dignité  et  le  pouvoir  qu'il  tient  de  la  contlance  populaire.  En 
conséquence,  convaincu  (|ue  les  élections  porteraient  une  dan- 
gereuse atteinte  à  la  défense,  le  Gouvernement  a  décidé  leur 
ajournement  jusqu'à  la  fin  du  siège.  » 

Je  crois,  messieurs,  que  cette  résolution  était  sage.  J'ai 
entendu  dire  à  des  gens,  dont  je  respecte  beaucoup  le  juge- 
ment, que  nous  avions  eu  tort  de  ne  pas  faire  à  cette  épo(pie 
des  élections  municipales  à  Paris  ;  je  crois,  au  contraire,  que 
nous  avons  agi  sagement  en  ne  les  faisant  pas,  car  ces  élections 
auraient  constitué  à  côté  de  nous  un  contre-gouvernement  dans 
lequel  nous  aurions  peut-être  été  admis,  dans  les  premiers 
moments,  mais  dont  la  majorité,  nécessairement  anarcbique, 
nous  aurait  jetés  par  les  fenêtres  à  la  première  occasion.  J'ai 
entendu  dire,  un  jour,  à  M.  Betbmont,  que  par  les  élections 
municipales  on  aurait  empêcbé  le  31  octobre.  Je  crois,  au 
contraire  qu'on  lui  aurait  donné  un  corps  et  une  âme,  et  qu'on 
en  aurait,  dès  le  mois  de  septembre,  assuré  le  complet  succès. 

La  note  que  je  viens  de  vous  lire  ne  pouvait  passer  sans 
produire  une  vive  émotion. 

Dès  le  matin,  on  vit  descendre  les  bataillons  de  Belleville 
aux  cris  de  :  «  Vive  la  Commune  !  »  Le  chef  de  bataillon  Blan(iui 
était  au  milieu  d'eux.  Mais,  en  même  temps,  les  bons  bataillons 
furent  avertis.  Ceux  du  quartier  Saint-Germain  et  des  quartiers 
de  la  Bourse,  —  le  84*  bataillon  entre  autres,  —  vinrent  se 
ranger    autour   du  Gouvernement.   Alors    la    manifestation, 


DÉPOSITION   SUR   LE  4   SEPTEMBRE.  425 

(l'hostile  qu'elle  était  d'abord,  se  transforma  en  une  grande 
ovation,  à  laquelle  de  nombreux  bataillons,  arrivant  de  tous 
les  coins  de  Paris,  vinrent  successivement  prendre  part.  Telle 
fut  la  journée  du  8  octobre. 

Le  lendemain,  de  tous  côtés,  la  garde  nationale  envoyait  au 
gouvernement  des  adresses  d'adhésion  et  de  dévouement 
approuvant  notre  conduite,  disant  que  nous  avions  bien  fait 
d'ajourner  les  élections.  L'esprit  de  la  population  était  excellent, 
et  je  ne  puis  vous  en  donner  de  meilleure  preuve  que  l'invita- 
tion qui  me  fut  faite  d'aller  visiter  les  batadlons  de  Belleville. 
Flourens  avait  été  arrêté,  ou,  menacé  d'arrestation  à  la  suite 
des  incidents  du  8  octobre,  pour  avoir  rassemblé  ses  bataillons 
sans  ordre  :  bref,  il  avait  disparu,  et,  lui  ôté,  les  dispositions 
des  hommes  qu'il  commandait,  étaient  des  plus  sympathiques. 
Je  me  rendis  à  Belleville,  où  les  commandants  me  tirent  voir 
les  cinq  bataillons  du  quartier,  ils  eurent  grand  soin  de  me 
faire  remarquer  que  les  gardes  nationaux  ne  poussaient  qu'un 
cri  :  Vive  la  République!  En  effet,  je  n'entendis  pas  un  seul 
cri  de  :  Vive  la  Commune  I  je  me  trompe  :  une  seule  fois  ce  cri 
lut  [toussé,  mais  il  fut  aussitôt  réprimé  avec  une  brutalité  des 
|dus  rassui-anles.  La  garde  nationale  rangée  sur  le  boulevard  de 
Puebla,  se  montra  ce  jour-là  d'une  absolue  docilité.  Assuré- 
ment comme  vous  le  voyez,  les  choses  ont  bien  changé  depuis, 
mais  je  dois  vous  les  montrer  telles  qu'elles  étaient  au 
commencement'. 

1.  .M.  Gustave  Flourens,  après  avoir  donné  sa  démission,  a  cru  pouvoir 
reprendre  ses  fonctions  à  la  suite  d'une  prétendue  élection,  restée  ignorée 
de  l'autorité  compétente,  et  dont  il  n'existe  d'ailleurs  aucun  procès-verbal. 
En  outre,  s'appuyant  sur  un  titre  irrégulier,  M.  l'iourens,  dans  la  journée 
d'hier,  a  l'ait  battre  le  rappel  sur  un  prétexte  faux,  afin  de  pousser  les 
gardes  nationaux  sur  l'Hôtel  de  Ville  avec  des  intentions  insurrectionnelles. 
En  raison  de  ces  faits,  qui  constituent  une  double  violation  de  la  loi  militaire 
et  de  la  loi  civile,  une  instruction  vient  d'être  commencée. 

M.  Jules  Ferry  a  écrit  au  maire  du  XX'  arrondissement  la  lettre 
suivante  : 

Mo.N  cuER  Maire, 

Plusieurs  officiers  de  la  'garde  nationale  de  votre  arrondissement  m"uiit 
fait  l'honneur  de  me  prier  de  me  rendre  à  Belleville,  pour  constater  par 
miii-mème  les  dispositions  patriotiques  de  la  population  que  vous  adminis- 
trez. J'ai  accepté  avec  joie  cette  offre  spontanée,  et  j'ai  trouvé  tout  à  l'heure, 
rue  de  Puebla,  au  lieu  ordinaire  des  exercices,  cinq  bataillons  du  XX"  arron- 
dissement,  ceux-là  mêmes  qu'une  direction  unique  avait  entraînés,  il  y  ,i 


420  DISCOURS    KT   (ll'IMO.NS. 

Nous  soinnios  arrivés  vers  le  milit'ii  d'octobre.  A  ce  moment 
se  place  une  mesure  qui  a  trait  à  l'histoire  militaire  du  siège  : 
je  ne  ferai  que  l'indiquer,  c'est  la  mobilisation  de  la  garde 
national»'. 

Le  Gouvernement  était  préoccupé  d'associer  la  garde  natio- 
nale à  la  défense,  et  celle-ci,  du  reste,  le  réclamait  très  énergi- 
(|uement.  Pour  répondre  à  certaines  attaques,  je  dirai  en 
passant  que  le  gouvernement  militaire  n'a  jamais  cessé  de 
croire  que  la  garde  nationale,  dans  certaines  conditions,  pouvait 
rendre  de  vrais  services.  Nous  fîmes  donc  paraître  un  décret  de 
mobilisation  de  la  garde  nationale.  Seulement,  pour  recruter 
celte  garde  nationale  mobilisée,  nous  avions  eu  recours  au 
moyen  le  plus  simple,  l'appel  aux  volontaires  :  on  ouvrit  les 
registres  d'inscription,  on  invita  les  gardes  nationaux  à  s'ins- 
crire: mais,  je  dois  le  dire,  les  registres  restèrent  cà  peu  près 
vides,  personne  ne  voulant  se  faire  inscrire  ;  la  raison  que  l'on 
donnait  était  celle-ci  :  c'était  qu'il  était  très  difticile,  particu- 
lièrement pour  les  gens  mariés,  de  s'arracher  aux  supplications 
de  la  famille,  en  dehors  d'un  appel  général  et  absolu. 

II  y  avait  dans  la  garde  nationale  de  Paris  un  esprit  lielli- 

trois  jours,  dans  une  démarche  intempestive,  et  qui,  redevenus,  depuis 
vingt-(iuatre  iieures  à  peine,  maîtres  d'eux-mêmes,  ont,  comme  par  enchan- 
tement, retrouvé  leur  équilihre. 

Combien  je  regrette  que  mes  collègues  du  Gouvernement,  que  la  popula- 
tion i)arisicnne  tout  entière  n'aient  pu  assister  à  une  manifestation  dans 
laquelle  ont  éclaté  avec  un  élan,  un  enseml)le,  une  cordialité  que  je  n'oublie- 
rai de  ma  vie,  les  véritables  sentiments  de  la  garde  nationale  de  Belleviilel 
Vous  n(jus  l'avez  dit  souvent,  mon  cher  Maire,  et  je  suis  heureux  de  pouvoir 
en  témoigner  après  vous  :  c'est  sur  défausses  apparen(!es  qu'nn  attribue  par- 
fois aux  gardes  nationaux  du  XX"  arrondissement  des  dispositions  hostiles  à 
l'ordre  général,  des  sentiments  malveillants  pour  le  Gouvernement  de  l'Hôtel 
de  ville.  Sur  toutes  les  lèvres,  je  n'ai  trouvé  qu'un  cri,  un  seul  :  Vive  la  Repu- 
blique! dans  tous  les  cœurs,  qu'un  même  sentiment  :  l'esprit  de  concorde 
républicaine  et  une  abnégation  d'autant  plus  noble  qu'elle  est  aux  prises 
avec  de  plus  vives  souffrances.  C'est  bien  toujours  le  même  peuple  qui  vou- 
lait mettre,  en  d'autres  temps,  «  trois  mois  de  misère  au  service  de  la 
République  ». 

Je  ne  parle  pas  iU->  dé-tails  militaires  :  l'aspect  des  bataillons,  la  tenue  du 
corps  d'officiers,  les  ateliers  d'iiabillement,  tout  cela  me  paraît  digne  des 
plus  grands  éloges. 

Recevez,  mon  cher  .Maire,  la  nouvelle  assurance  de  mes  sentiments 
fraternels. 

11  octobre. 

Jlles  Fehry. 
{Jourivd  of/irifl  du  12  octobre  1870.) 


DEPOSITION   SUR   LE  i  SEPTEMBRE.  427 

queux  qu'on  ne  pouvait  méconnaître,  et  ce  peu  d'empressement 
nous  étonna  beaucoup.  Il  nous  vint  de  nombreuses  manifesta- 
tions tendant  toutes  à  cette  conclusion  :  Forcez  tout  le  monde 
à  partir,  ou  vous  n'aurez  peisonne.  C'est  la  mesure  que  l'on 
prit  plus  tard,  en  établissant  un  appel  par  catégories  ;  toujours 
est-il  que  c'était  du  temps  de  perdu;  mais  à  qui  la  faute?  et 
quand  on  nous  reproche  la  formalion  tardive  des  compagnies 
démarche,  on  ne  doit  pas  oulilier  que  si  elles  n'ont  pas  été 
formées  quinze  jours  plus  tôt,  c'est  que  personne,  d'abord, 
n'avait  voulu  en  faire  partie. 

Un  membre.  —  Vous  ne  nous  avez  pas  parlé  du  départ  de  M.Gambetta. 

M.  Jules  Ferry.  —  M.  Gambetta  était  parti  le  7  octobre  ; 
avant  la  manifestation  que  je  viens  de  raconter. 

M.  Liî  Prksidi-nt.  —  Était-ce  avant  la  proolamaliou  de  M.Crémieux? 

M.  Julî:s  Ferry.  —  C'est  après,  car  la  proclamation  de 
M.  Crémieux  a  été  apportée  dans  les  derniers  jours  de  septembre 
par  une  estafette  qui  était  parvenue  à  rompre  les  lignes  prus- 
siennes. 

M.  LF,  Président.  —  M.  Crémieux  alors  est  revenu  à  résipiscence 
puisqu'il  a  rapporté  le  décret  qui  convoquait  les  élections? 

Un  membre.  —  J'ai  un  souvenir  parfaitementprésent à  lamémoire. 

J'étais  là  au  moment  où  M.  Gambetta  venait  de  descendre  de 
ballon,  et  il  me  dit  qu'il  venait  avec  la  mission  d'ajourner  les  élec- 
tions qui  étaient  fixées  au  16  octobre. 

M.  Jules  Ferry.  —  Nous  avions  fixé  les  élections  au  16,  puis 
nous  les  avions  ajournées.  Gambetta  était  parti  le  7  octobre, 
alors  que  nous  avions  décidé  l'ajournement  des  élections,  et 
pour  faire  respecter  notre  décision. 

Un  membre. —  M.  Gambetta  était  donc  porteur  d'un  décret  ajour- 
nant les  élections? 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  était  chargé  de  faire  exécuter  la  décision 
que  nous  avions  prise  le  24  septembre. 

Un  membre.  —  Quelle  était  enfin  sa  mission? 

M.  Jules  Ferry.  — Voici  dans  quelles  conditions  M.  Gambetta 
était  parti  de  Paris. 

Il  était  parti  de  Paris  avec  de  pleins  pouvoirs  et  on  les  lui 
avait  donnés  sous  cette  forme  qu'il  aurait  voix  prépondérante. 


4-28  UISCOUHS    ET   OPINIONS. 

La  (IcU'aalioii,  vous  le  savez,  se  coiintosaiUle  MM.  Crémieux, 
Glais-Bizoiii  el  de  lamii'al  Foiiiiclion.  Eh  bien!  pour  donner  à 
M.  Garabetla  le  caractère  que  nous  voulions  lui  donner,  nous 
rendions  un  déci-et  par  leipiel  il  élail  décidé  (lu'en  cas  de 
division  entre  les  membres  de  la  délégation,  M.  Gambetta  aurait 
\oi\  prejKindérante. 

/"/(  iiii'iiilirr.  —  Quelle  ('■l.iil  I;i  iiiison  di'  son  départ  ? 

M.  .Iules  Ferry.  —  La  raison  avait  trait  aux  élections,  mais 
sa  mission  était  plus  générale.  Il  devait  surexciter  le  sentiment 
de  la  défense  ;  car  les  personnes  qui  faisaient  partie  de  la  délé- 
gation n'avaient  pas  l'activité,  la  jeunesse  nécessaires  pour 
réveiller  le  pays  et  exciter  son  patriotisme. 

Notre  pensée  sur  le  siège  de  Paris  à  ce  moment,  comme 
toujours,  était  celle-ci  :  Il  faut  tenir  jusqu'au  bout,  parce  qu'il 
est  impossible  que  l'Europe  n'intervienne  pas.  —  nous  croyions 
à  cette  époque  encore  que  l'Europe  interviendrait,  —  ou  que  les 
départements  ne  se  lèvent  pas  en  masse.  Les  départements  ont 
^W^  armes,  des  bommes  ;  si  Paris  tient  bon,  avec  ces  ressources 
d'ariues  et  d'bommes,  la  province  débloquera  Paris.  Tel  était 
notre  raisonnement;  il  était  bien  simple,  et  la  résistance  de 
Paiis n'aurait  pas  eu  de  sens  si  Ton  n'avait  pas  cru  à  l'une  de  ces 
deux  cboses  :  soit  à  Tintei-vention  étrangère,  amenant  un 
ai'mistice  et.  par  conséquent,  une  assemblée,  soit  à  un  secours 
venu  des  départements.  C'était  notre  seul  mobile,  et  si  nous 
avions  pensé  que  les  départements  ne  se  lèveraient  pas,  nous 
n'aurions  pas  envoyé  M.  Gambetta  en  province. 

Sa  mission  était  donc  d'organiser  la  défense,  d'exciter,  de 
l'échaulïei-,  de  donner  la  vie,  de  mettre  de  l'ordre  dans  cette 
confusion  (jue  nous  sentions,  même  à  travers  la  distance,  dans 
le  Gouvei-nement  de  Tours.  En  même  temps,  M.  Gambetta  avait 
mandat  de  ne  pas  faire  les  élections. 

Je  crois,  du  reste,  et  on  l'a  dit  depuis,  que  l'arrivée  de 
M.  Gambella  fut  ainsi  comprise  dans  les  départements;  la 
nouv(dIe  de  sa  venue  les  anima  et  fut  une  cause  de  confiance  et 
d'espérance. 

Je  reviens,  messieurs,  au  moment  où  j'ai  été  interrompu, 
c'est-à-dire  à  l'exposé  <\c-^  événements  (|ui  ont  terminé  le  mois 
d'octobie. 


DEPOSITION   SUR   LE   4  SEPTEMBIiE.  429 

Pendant  ce  mois,  nous  avions  eu  quelques  affaires  militaires 
(jui  ne  fuivnt  pas  très  heureuses.  Ainsi  ratlaire  de  la  Malmaison, 
sous  le  commandement  du  général  Ducrot,  notre  première 
tentative  sur  la  route  de  Versailles.  Vous  savez  aussi,  qu'avant 
l'investissement,  nous  avions  prié  M.  Thiers  de  se  faire  l'inter- 
médiaire du  nouveau  Gouvernement  auprès  des  puissances  de 
l'Europe.  M.  Thiers  s'était  rendu  à  Vienne,  à  Londres,  à  Saint- 
Pétershourg,  pour  tâcher  d'intéresser  les  puissances  à  la 
destinée  de  noire  pays,  et  nous  attendions,  pendant  tout  le  mois 
d'octobre,  avec  une  vive  anxiété,  le  résultat  de  la  mission  de 
M.  Thiers. 

Je  dirai  même  que,  parmi  les  raisons  qui  nous  avaient  déter- 
minés à  ne  pas  faire  d'élections  municipales  à  Paris,  c'est-à-dire 
à  ne  pas  ouvrir  la  porte  à  des  éléments  dont  nous  n'étions  pas 
sûrs,  ou  plutôt  que  nous  n'étions  que  trop  sûrs  de  voir  tourner 
à  mal,  nous  avions  été  surtout  frappés  de  la  nécessité  de  laisseï' 
les  choses  intactes  et  entières,  au  moins  jusqu'à  ce  que  le 
résultat  de  la  mission  de  M.  Thiers  fût  connu  dans  la  capitale. 

Je  crois  quec\'stle  30  octobre  au  matin  que  nous  apprîmes 
le  retour  de  M.  Thiers'. 

1.  En  effet,  VOfficiel  du  31  octobre  1870  contient  une  note,  datée  du  30, qui 
annonce  que  «  M.  Thiers  est  arrivé  aujourd'hui  à  Paris,  et  s'est  transport!' 
sur-Ie-chanip  au  ministère  des  Affaires  étrangères.  »  Ce  ménie  numéri) 
annonce  "  la  douloureuse  nouvelle  de  la  reddition  de  .Metz.  » 

Enfln,  il  publie  les  discours  prononcés  à  l'Hôtel  de  Ville  dans  la  réunion 
des  maires  des  départements  de  la  Seine,  Seine-et-Oise,  Seine-et-Marne  et 
de  l'Oise. 

Après  les  discours  d'Etienne  Arago,  maire  de  Paris,  de  Jules  Favre, 
ministre  de  l'Intérieur  j:yar  intérim.  M.  Jules  Ferry,  chargé  de  l'administra- 
tion du  département  de  la  Seine,  prononça  l'allocution  suivante  : 

Messielrs, 

La  Commission  des  maires  des  communes  de  la  Seine  me  prie  de  vous 
dire  pourquoi  elle  ne  présente  pas  un  rapport  semblable  à  celui  que  l'hono- 
rable M.  Jozon  vient  de  nous  lire.  C'est  parce  que,  d'une  part,  la  Commission 
a  été  prévenue  trop  tard  de  cette  réunion,  d"autre  part,  les  affaires  de  ces 
communes  sont  pour  ainsi  dire  quotidiennement  réglées  de  façon  à  donner, 
autant  que  possible,  satisfaction  à  tous  les  intérêts.  C'est  donc  uniquement 
pour  compléter  le  tal)leau  qui  vous  a  été  tracé  que  je  prends  la  parole,  dési- 
reux de  constater  publiquement  que  leur  situation  est  aussi  bonne,  aussi 
tolérable  que  les  circonstances  le  permettent. 

Dès  les  premiers  temps  de  la  crise,  la  Ville  de  Paris,  à  laquelle  je  suis 
heureux  de  rendre  publiquement  ce  témoignage,  a  fait  pour  les  communes 
de  la  banlieue  des  efforts  vraiment  maternels.  (Fî'ye  approbation.)  En  effet. 


430  DISCOUHS   KT  (U'IMONS. 

Vous  savez,  messieurs,  (|iielle  désastreuse  coïncidence  de 
fails  malheureux  s'étaient  groupés  autour  de  cette  date  des  30 
et  31  octobre. 

C'est  à  ce  moment  que  xAletz  capilulait. 

Strasbourg  avait  capitulé  au  commencement  d'octobre.  Il  \ 
eut  une  complication  d'obscurités  dans  les  informations  qui 
aggravaient  la  situation,  et  voici  comment. 

Nous  n'avons  jamais  eu  pendant  le  siège,  — je  liens  à  préciser 
cela  lu'ttemenl,  —  la  uioindre  communication  du  maréchal 
Hazaine.  Nous  avons  fait  pour  entrer  en  rapport  avec  lui  tous 
les  elTorts  imaginables  ;  ce  fut  même  le  premier  souci  du  général 
Trorhu  après  le  4  septeml)re  ;  nous  envoyâmes  beaucoup 
d'émissaires;  mais  soit  qu'ils  n'aient  pu  franchir   les  lignes 

plie  a  commencé  par  loger  les  habitants  réfugiés,  elle  a  facilité  la  rentrée  de 
leurs  produits,  elle  a  fait  des  sacrifices  considérables  pour  les  nourrir,  elle  a 
ouvert  ses  écoles  à  leurs  enfants;  elle  a  fait  plus,  elle  a  assuré  aux  com- 
munes du  département,  (}ui  depuis  trop  longtemps  le  réclamaient  vaine- 
ment, le  droit  aux  bienfaits  de  l'assistance  publique.  La  Ville  de  l'aris  a 
accompli  là  une  véritable  révolution,  qui  a  été,  permettez-moi  de  le  dire,  la 
juste  récompense  des  efforts  et  des  souffrances  dont,  mieux  que  personne, 
vous  pouvez  attester  la  grandeur,  car  il  n'est  pas  une  àme  humaine,  fût-elle 
de  pierre  ou  de  bronze,  qui  ne  se  sentirait  profondément  émue  en  présence 
de  si  rudes  épreuves,  si  vaillamment  supportées. 

Vous  aviez,  d'ailleurs,  à  un  autre  titre,  messieurs,  droit  à  cet  acte  de  justice. 
Votre  garde  nationale  se  signale  tous  les  jours  par  son  zèle  et  son  dévoue- 
ment. Comme  je  suis  à  même  de  le  constater  chaque  jour,  si  nous  avons  des 
efl'orts  à  faire,  c'est  surtout  pour  la  contenir.  Si  nous  la  laissions  faire,  son 
ardeur  est,  telle  que,  sans  calculer  le  péril,  elle  voudrait  dés  aujourd'hui 
reprendre  possession  des  communes  que  vous  avez  dû  abandonner.  Aussi, 
sans  nous  départir  des  règles  de  la  prudence,  avons-nous,  d'accord  avec 
vous,  messieurs  les  maires,  autorisé  les  gardes  nationales  de  vos  communes 
à  établir  des  postes  partout  où  cela  a  été  jugé  possible. 

Kn  vérité,  messieurs,  nous  donnons  au  monde  un  grand  spectacle,  C'est  à 
l'école  du  malheur  que  nous  refaisons  notre  éducation  patriotique,  poli- 
tique et  sociale.  Nous  entrons  dans  une  période  de  grandeur  austère,  succé- 
dant à  une  éjioque  de  corruption  et  d'asservissement.  Nos  emiemis  se  flat- 
taient que  nous  sortirions  de  cette  crise  vaincus  et  détruits;  nous  en  sorti- 
rons régénérés,  et  c'est  une  France  nouvelle  qui  surgira  de  ce  cataclysme.  En 
même  temps  que  l'étranger  nous  aura  réappris  le  patriotisme,  dans  ce  qu'il 
a  d(;  plus  pénible  et  lie  plus  héroïque,  il  nous  aura  enseigné  aussi,  dans  ce 
qu  elle  a  de  plus  profond  et  de  plus  g.-iiéreux,  cette  grande  vertu  républi- 
caine sans  laquelle  il  n'y  a  pas  de  peuple  libre  :  la  solidarité  !  [Applaudisse- 
ments prolongés). 

Ce  langage  patriotique  a  provoqué  de  nouveaux  témoignages  de  vive  sym- 
pathie, et  c'est  au  milieu  des  acclamations  qu'a  été  levée  cette  séance,  qui 
atteste  une  fois  de  plus  que  le  pays  est,  comme  le  Gouvernement,  résolu  à 
tous  les  sacrifices  pour  le  salut  de  la  l^rance  et  de  la  République. 

{Journal  officiel  du  31  octobre  IS'TO.) 


DÉPOSITION   SUK  LE  4   SEPTEMBRE.  431 

(riiivestissement  de  Paris,  soit  qu'ils  n'aient  pu  franchir  les 
lignes  d'investissement  de  Metz,  —  et  vous  savez  que  l'armée 
prussienne  excellait  dans  l'investissement,  —  rien  ne  nous  est 
parvenu. 

Cette  impossibilité  explique  bien  des  choses;  et  cependant 
nous  arrivions  difficilement  à  faire  comprendre  à  la  population 
de  Paris  que  nous  étions  dans  l'impossibilité  d'avoir  des  commu- 
nications avec  le  dehors.  Nous  avions  beau  soudoyer  des 
messagers,  leur  promettre  d'énormes  sommes,  recourir  aux 
déguisements,  nous  avons  presque  toujours  échoué.  Est-il  arrivé 
de  province  deux  ou  trois  messagers,  c'est  tout  au  plus;  et 
encore,  en  disant  trois,  j'exagère,  car  je  crois  qu'on  ne  cite  que 
deux  exemples  ;  quant  à  nous,  nous  n'avons  jamais  pu  faire 
passer  personne. 

Un  mcmhri'.  —  N'avez-voiis  pas  eu  connaissance  d'un  messager  du 
département  de  l'Oise,  qui  est  passé  trois  fois;  un  nommé Griinljerl, 
je  crois? 

M.  Jules  Ferry.  —  Parfaitement,  mais  il  n'est  passé  que 
deux  fois.  La  seconde  dans  des  circonstances,  disait-on,  assez 
dramatiques  ;  il  franchit  la  Seine  sous  le  feu  de  l'ennemi. 

U7i  membre.  —  Il  est  passé  deux  fois  pendant  les  condials,  —  pas 
autrement. 

M.  Jules  Ferry.  —  Toujours  est-il  que  nous  n'avions  rien 
reçu  du  maréchal  Bazaine  à  la  fin  d'octobre,  et  que  nous  n'avions 
qu'un  seul  souci,  c'était  d'enti'er  en  communication  avec  lui. 
Nous  savions  cependant  que  le  maréchal  Bazaine  était  en 
pourparlers  plus  ou  moins  directs,  soit  avec  les  Prussiens,  soit 
avec  Napoléon  TU;  nous 'le  savions  par  certains  journaux 
étrangers  qui  nous  avaient  été  envoyés  par  notre  agent  à 
Bruxelles.  Inquiets  de  cette  situation,  nous  rédigeâmes,  en 
conseil,  uiu'  pièce  que  je  n'ai  pas  en  ce  moment,  mais  que  je 
retrouverai  peut-être  et  que  j'aurai  l'honneur  de  vous  commu- 
niquer; c'est  une  lettre  adressée  au  maréchal  Bazaine.  Je  tiens 
à  retrouver  ce  document  et  h  le  mettre  sous  vos  yeux,  cai-  il  est 
de  nature  à  vous  prouver  notre  détachement  absolu  de  toute 
passion  de  parti. 

Pour  faire  parvenir  notre  lettre  au  maréchal,  nous  la  fimes 
photographier  d'après  ce  procédé  de  réduction  microscopique 


.1H2  niSCOUliS   ET   OPIMU.NS. 

mis  eniisacv  poiii'lcscorrespoiulanccs.el  qui  rendit  de  si  grands 
services.  Mallieurensenient.  nous  ne  pûmes  faire  partir  cette 
importante  missive,  et,  fût-elle  partie,  (lu'elle  serait  arrivée  trop 
tard.  Je  ne  sais  s'il  transpira  quelque  chose  de  cet  incident, 
mais  je  dois  citer  un  fait  qui  semble  s'y  rattacliei-  et  qui  eut  une 
indiience  énorniesurles  événements  du  31  octobre.  Un  journal, 
le  Combat,  le  journal  de  M.  Félix  Pyat,  était  averti  de  la  situa- 
tion du  maréchal  Bazaine,  —  je  ne  sais  par  (|uelle  source,  —  et. 
le  28  oclobre.  le  Combat  eut  un  article  dans  lequel  il  était  dit 
(jue  le  GouvernenuMit  cachait  un  grand  secret,  que  le  maréchal 
Bazaine  était  en  ti-ain  de  traiter  avec  le  gouvernement  prussien 
et  avec  l'empenuir  déchu,  qu'il  avait  envoyé  <à  cet  effet  un 
colonel  au  quartier  général  prussien  et  à  Napoléon  III. 

Les  nouvelles  qui  nous  étaient  arrivées  la  veille  et  l'avant-veille 
de  province  par  les  pigeons  et  par  M.  Gambetta,  étaient  abso- 
lumeiil  contraires  aux  affirmations  du  journal  le  Combat.  On 
nous  disait  que  le  maréchal  Bazaine  tenait  toujours,  qu'il  avait 
eu  un  avantage  très  marqué;  il  est  vrai  qu'on  ne  lixait  pas  la 
date  de  la  dernière  sortie,  et  nous  savons  maintenant  qu'elle 
était  antéiieure  au  moins  de  deux  semaines  à  la  date  de 
la  reddition. 

Nous,  <le  la  meilleure  foi  du  monde,  conliaiils  dans  les  nou- 
velles apportées  par  les  pigeons,  nous  déclarâmes  à  VOf/iciel 
(jue  l'arlicle  du  journal  le  Combat  était  une  odieuse  calomnie 
coiUre  le  maréchal  Bazaine,  une  manœuvre  inspirée  par  le  plus 
détestable  esprit.  C'est  dans  VOfficiel  du  29  oclol)re  que  pai'ut 
ce  démenti  adressé  au  jouinal  le  Combat.  Ce  fut  également 
pendant  ces  journées  des  2'.)  et  30  octobre  qu'eut  lieu  une 
opération  militaire,  entreprise  très  légèrement  et  qui  tourna 
très  mal  poni-  nous  :  je  veux  parler  de  l'attaque  du  Bourget. 

C'est,  je  crois,  le  29  octobre'  que  des  francs-tireurs  entrés 
pendant  la  nuit  dans  le  Bourget  en  chassèrent  les  compagnies 
prussiennes... 

Un  iiiciiibrr.  —  Je  crois  que  vous  faites  une  erreur  dédale  ;  c'estle 
27  et  le  28  que  les  Prussiens  attaquèrent  le  Bourpet  avec  des  niasses 
énormes  d'artillerie  et  le  30  que  le  général  de  Helleniare  se  replia. 

1.  C'rsl  dans  la  nuit,  du  -..'7  au  ^2S  que  les  francs-tireurs  de  la  Presse  enle- 
vèrent le  lîourgot.  Le  -28  au  soir,  une  première  attaquej'dos  Prussiens  fut 
repoussée,  grâce  au  capitaine  Faurcz.  Le  30,  deux  divisions  de  la  Garde 


DÉPOSITION   SUK   LE  4   SEPTEMBRE.  433 

M.  Jules  Ferrv.  —  En  effet,  nous  n'avions  fait  jusque-là 
que  des  reconnaissances  très  solides,  comme  les  appelait  le 
rapport  militaire.  La  population  parisienne  fut  frappée,  enor- 
gueillie, enivrée  de  celte  première  victoire  :  on  avait  pris  le 
Bourget!  oui.  on  avait  pris  le  Bourget  qui  n'avait  aucune 
importance  stratégique  ;  seulement,  comme  les  Prussiens  ne 
voulaient  pas  nous  laisser  le  Bourget,  non  que  la  position  les 
in(piiétât,  mais  parce  que  eux  aussi  obéissaient  au  même  senti- 
ment d'orgueil  militaire  qui  pouvait  nous  le  faii"e  garder, 
l'ennemi  massa  une  aitillerie  considérable  conlre  ce  petit 
village.  Pour  le  défendre  il  aurait  fallu  engager  une  grande 
bataille.  Tel  ne  fut  pas  l'avis  du  général  ïrocliu.  Il  n'avait 
donné  aucun  ordre  pour  prendre  le  Bourget  :  le  Bourget  n'en- 
trait nullement  dans  ses  plans  ;  il  refusa  d'accepter  la  bataille, 
et  le  Bourget  fut  évacué.  La  nouvelle  en  ari'iva  dans  la  nuit  du 
29  au  30,  par  conséquent  se  répandit  dans  toute  la  ville  le  30'; 
ce  fut  une  consternation.  Vous  comprenez  l'état  d'anxiété,  de 
malaise  de  cette  population  si  impressionnable,  condamnée  à 
une  espèce  de  prison,  ne'  voyant  la  bataille  que  par  petits 
morceaux,  car  la  condition  même  du  siège  forçait  la  garde 
nationale  à  ini  service  qui  était  pénible  par  sa  dureté,  mais  en 
lui-même  peu  périlleux  ;  le  temps  se  passait  en  longues  conver- 
sations, car  on  causait  beaucoup  sur  le  rempart  et  je  crois  que 
rien  n'a  plus  contribué  à  surexciter  une  population  si  naturel- 
lement impressionnable. 

La  population  prit  donc  très  mal  l'alfaire  tlu  Boui'get.  Ace 
moment  même,  arrivait  la  nouvelle  de  la  reddition  de  Metz,  et 
M.  Tliiers  nous  apportait  des  propositions  d'armistice. 

De  sorte  que.  dans  cette  nuit  du  30  au  31  octobre,  trois  faits, 
dont  deux  considérables,  allaient  peser  sur  l'esprit  du  peuple  de 
Paris. 

M.  Thiers,  arrivé  le  30  octobre,  confirmait  la  nouvelle  de  la 

royale  (i.'SOOO  liommes)  enlevèrent  le  Bourget  à  1 6U0  français,  livrés  à 
eux-mêmes.  P.  II.  Voir  Alp'RED  Duquet,  Paris,  (a  Mdbitaisoii  el  le  Bourgel 
et  le  31  oetobre.  Paris,  Charpentier,  1893. 

1.  Le  30,  à  deux  heures,  les  Prussiens  étaient  maîtres  du  Bourget.  Voir 
Duquet,  p.  156,  note  1,  d'après  l'historique  du  bataillon  de  la  Garde  royale 
et  le  rapport  du  capitaine  O'Zou  de  Verrie  qui  résista  le  dernier.  Ce  n'est  que 
le  30  au  soir  que  l'on  connut  sur  les  boulevards  la  nouvelle  de  la  reprise  du 
Bourget  par  l'ennemi.  P.  R. 


431  niSCOUItS   ET  OPINIONS. 

rcddilion  de  Metz  que  nous  mettions  encore  en  doute,  il 
apportait  ce  que  nous  considérions  comme  une  compensation 
dans  notre  malheur,  ce  qu'il  considc'rait  comme  un  immense 
succès,  une  sorte  d'intervention  des  juiissances  neutres,  notam- 
ment de  la  Russie,  qui  se  faisaient  les  intenuédiaires  des  propo- 
sitions darniistice.  M.  Thiers,  qui  avait  tàté  le  terrain,  nous 
disait  ipie,  celte  fois,  c'était  un  armistice  avec  ravitaillement, 
impliquant  la  liberté  de  faire  les  élections,  même  dans  les  pays 
(Mciipés  par  les  Prussiens  ;  que  l'Alsace  et  la  Lorraine  concour- 
r;iicnl  au  vote  et  seraient  appelées  à  donner  leui'  avis.  Telles 
rl.liciil  les  nouvelles  apportées  par  M.  Thiers!  une  bonne 
nouvrllc  t't  une  mauvaise. 

Nous  afljchàraes  côte  à  côte  la  nouvelle  de  la  reddition 
de  Metz  et  celle  de  l'armistice.  Nous  n'avions  pas  besoin  de 
faire  connaiti'e  l'alTaire  du  Bourget:  elle  était  connue  depuis  la 
veille». 

Lorsque  le  matin  ces  nouvelles  furent  connues  du  public,  i 
s'ensuivit  un  crrand  ébranlement  moral  que  nous  avons  vu 
plusieurs  fois  se  produire  pendant  lé"  siège. 

Pour  moi,  la  bonne  tenue  de  la  population  parisienne  depuis 
le  commencement  du  siège  jusqu'à  la  tin,  sauf  les  journées  du 
31  octobre  et  du  22  janvier,  est  un  phénomène  d'équilibre 
moral  très  curieux  à  observer. 

Nous  étions  un  Gouvernement  reposant  sur  la  force  morale. 
nous  n'avions  pas  autre  chose  à  notre  disposition  :  nous  avions 
pour  soutenir  l'ordre,  pour  le  défendre  conti'e  le  parti  anar- 
chi(iue  qui  formait  une  petite  partie  de  la  population,  quoi? 

La  garde  nationale  et  encore  la  garde  nationale. 

Eh  bien,  ce  que  la  garde  nationale  permettait  qu'on  fît  de 
nous,  la  i)opu]ation  pouvait  le  faire,  et  notre  sort  était  à  tout 
instant  mirt'  les  mains  de  la  garde  nationale. 

Le  31  0('tol»re  au  matin,  la  jiopulation  parisienne  nous  était, 
du  haut  en  bas  de  l'échelle,  absolument  hostile. 

L'alfaire  du  Bourget.  la  reddition  de  Metz  que  nous  avions 
démentie  (|uelques  jours  avant,  dans  l'innocence  de  notre 
âme,  l'annonce  de  l'armistice  que  nous  n'avions  i)eut-être  pas 

1.  \/()f/irifl  ilii  '.il  contient  toutefois  une  ti'oisiénie  note,  intitnli'e  l'cilc  du 
H(i)/ri/('t.  l.esdi'ux  autres  conceriu'iit  l"«r>»/>7/re  et  la  capitulalion  de  Metz. 
V.  \\. 


DÉPOSITION   SUR  LE   1   SEPÏEMURE.  435 

suffisamment  expliqué,  ou  que  nous  avions  expliqué  comme  on 
le  fait  pour  des  gens  connaissant  la  politique  et  sachant  ce  que 
c'est  qu'un  armistice,  tout  cela  jeta  la  population  dans  un 
trouble  immense.  L'armistice  même  prit,  à  ses  yeux,  la  forme 
d'une  capitulation. 

Dès  les  premières  heures  de  la  journée,  je  ne  dirai  pas  que 
le  Gouvernement  fut  condamné  par  tout  le  monde,  mais  il  y 
eut,  de  toutes  parts,  un  mouvement  de  défiance  tellement  marqué 
que  les  bataillons  qui  étaient  habitués  à  nous  soutenir  quand  on 
nous  annonçait  des  manifestations  armées  sur  la  place  de  l'Hôtel- 
de-Ville,  restèrent  chez  eux. 

La  place  de  l'Hôtel-de-Ville  fut  envahie  par  une  foule 
immense,  les  grilles  furent  forcées,  les  escaliers  pris  d'assaut; 
on  battit  le  rappel,  mais  la  garde  nationale  ne  bougea  pas. 

Non  seulement  la  masse  ne  bougea  pas,  mais  un  bataillon 
conduit  à  notre  secours  par  le  général  Tamisier,  commandant 
la  garde  nationale  de  Paris,  leva  la  crosse  en  l'air,  en  arrivant 
sur  la  place,  et  le  général  Tamisier  étant  entré  dans  la  salle  du 
Gouvernement,  y  devint  captif  avec  nous. 

Voilà  dans  quelle  situation  nous  étions,  et,  je  le  répète,  à 
cause  de  ce  grand  ébranlement  moral,  nos  soutiens  habituels 
s'étaient  retirés  de  nous,  et  tout  le  monde  trouvait,  en  ce 
moment,  que  nous  méritions  d'être  destitués. 

11  y  eut,  dans  cette  journée,  toutes  sortes  d'incidents  que  je 
ne  vous  raconterai  pas.  Après  nous  avoir  tenus  pendant 
plusieurs  heures  sous  le  coup  de  menaces,  de  manifestations 
insolentes,  on  s'était  flatté  d'obtenir  nos  démissions.  C'était  le 
plan  des  meneurs. 

Il  y  avait  des  gens  entraînés  par  les  circonstances  :  les  événe- 
ments de  la  journée  l'ont  montré;  mais  il  y  avait  des  meneurs 
bien  résolus,  et  ce  sont  les  mêmes  que  vous  retrouverez  dans 
les  douleureux  événements  des  mois  de  mars,  avril  et  mai 
derniers.  Il  y  avait  des  exaltés  qui  se  montraient  poitrine 
découverte,  mais  il  y  avait  derrière  eux  ceux  qui  se  proposaient 
de  prendre  la  direction  des  affaires  lorsque  la  cohue  violente 
aurait  passé  sur  nous. 

On  voulait  notre  démission  ;  on  fut  surpris  lorsque  nous  la 
refusâmes.  Floui'ens  et  ses  tirailleurs  occupaient  toutes  les 
salles,  tous  les  couloirs;  nous  étions  de  véritables  captifs.  Fort 


4,16  IMSCOURS  ET  OPINIONS. 

licurcust'int'iU,  un  liataillon  de  la  rivo  gaiiclio,  le  106%  que 
M.  ('.liarlcs  Fei-iy  avait  rencoiUré  descendanl  de  garde,  arriva 
sur  les  iiiMiN.  C-cs  Itraves  gens,  profitant  d'un  moment  de 
luniulte.  enlevèrent  le  général  Trochu  et  moi  qui  étais  à  ses 
cùlt's  ri  nous  emportèi-ent  littéralement  hors  de  l'Hôtel  de 
Ville,  non  sans  (jue  nous  y  laissions  une  pailie  de  nos 
vêtements. 

Malheureusement,  la  foule  s"étail  refermée  sur  nos  compa- 
gnons ;  et  quand  nous  fûmes  hors  de  dangei',  le  général  Trochu 
et  moi,  nous  nous  aperçûmes  que  MM.  Jules  Favre,  Jules 
Simon,  Garnicr-Pagès  et  Pellelan  étaient  restés  captifs,  avec 
le  général  Tamisier. 

Tout  cela  se  passait  la  nuit  déjà  toudjéc,  car  nous  fûmes 
enlevés,  le  général  Trochu  et  moi,  à  liuit  heures  du  soir. 

Le  général  Trochu  avait  estimé,  et  très-justement  à  mon  avis. 
qu'un  mouvement  comme  celui-là  ne  pouvait  être  et  ne  devait 
être  comprimé  que  par  la  garde  nationale. 

Il  s'était  dit  qu'on  ne  pouvait  faii'e  intervenir  l'armée  régulière, 
aller  lapiendre  aux  avancées  pour  délivrer  les  membresduGou- 
vernenu'nt prisonniers  dans  l'Hôtel  de  Ville.  Si  le  Gouvernement 
est  à  ce  point  abandonné  des  Ijataillons  fidèles,  il  n'a  plus  qu'à 
déposer  son  mandat.  C'était,  [)ensait-il,  l'atfaire  exclusive  de  la 
garde  nationale  de  venir  à  bout  de  l'émeute.  Seulement  le 
commandant  de  la  garde  nationale  et  son  chef  d'état-major 
étaient  enfermés,  et  il  s'agissait  de  les  délivrer. 

La  garde  nationale  s'était  réunie  très  lentement.  Mais  lorsque 
l'on  apprit  que  c'étaient  Flourens  et  ses  hommes  qui  étaient  à 
IHùlel  de  Ville,  tenant  le  Gouvernement  captif,  l'opinion  chan- 
gea. —  Il  faut,  disait-on,  mettre  fin  à  cette  honteuse  comédie. 

C'est  alors  que  le  général  Tamisier  étant  captif,  et  le  général 
commandant  la  première  division  militaire  ne  voulant  pas 
prendre  le  commandement,  le  général  Trochu  nie  dit  :  Prenez- 
le.  La  colonne  à  la  tête  de  laquelle  je  me  trouvais  placé  était 
imposante.  Il  n'y  avait  d'abord  que  dix  bataillons  ;  il  en  vint 
(piinze,  puis  vingt.  Nous  ai'rivàmes  en  force  à  IHôtel  de  Ville 
<'l  nous  primes  quchpies  dispositions  tl'attaque. 

Vil  membre.  —  Voulez-vous  me  permeltie  une  oliseivalioii.  Esl-ce 
(]ue  M.  Hoirer  du  Nord  n'a  pas  eu  le  eommaïKlement  de  celte 
colonne  avant  que  vous  l'ayez  pris? 


DÉPOsiTiors'  Sun  lk  4  septembhe.  437. 

M.  Jules  Ferrv.  —  Non,  mais  il  était  là,  je  crois. 

Le  même  membre.  —  Je  croyais  que  le  général  Tioc.hu,  personne 
ne  se  trouvant  là  pour  prendre  le  commandement,  l'avait  confié  à 
M.  Roger  du  Nord,  et  que,  plus  tard,  étant  intervenu,  vous  l'aviez 
repris  de  ses  mains. 

M.  Jules  Ferry.  —  Le  colonel  Roger  du  Nord  était  avec  moi. 
Nous  avons  mené  l'affaire  ensemble. 

Le  même  membre.  —  N'élait-il  pas  parti  d'abord  avec  le  comman- 
dement général  de  la  colonne? 

M.  Jules  Ferry.  —  C'est  une  erreur!  Après  avoir  été  enlevé 
par  le  106^  bataillon,  je  me  dirigeai  vers  le  Louvre,  je  trouvai 
là  le  général  Troclui,  qui  a  toujours  apporté  dans  toutes  ces 
crises  beaucoup  de  sang-froid  et  qui  était  convaincu  que  celle-là 
finirait  par  l'intervention  de  la  bonne  garde  nationale.  11  me 
lit  entrer  dans  sa  salle  à  manger  et  me  dit  :  «  Vous  allez  prendre 
le  commandement,  puisque  le  général  commandant  la  division 
ne  veut  pas  ou  ne  peut  pas  le  prendre.  »  Roger  du  Nord  était, 
lui,  à  l'état-major,  au  milieu  des  officiers.  A  ce  moment  les 
bataillons  se  groupaient  péniblement.  La  première  compagnie 
([ui  s'était  massée  sur  la  place  Vendôme,  partit  sous  ma  direc- 
tion. J'avais  à  côté  de  moi  le  colonel  Ferri  Pisani  et  le  colonel 
Roger;  mais  le  colonel  Roger  n'a  jamais  pris  le  commandement. 
Je  sais  qu'il  a  été  dit,  et  je  sais  par  qui,  du  reste,  que  j'avais 
enlevé  le  commandement  de  la  colonne  au  colonel  Roger.  Mais 
ce  n'est  pas  le  colonel  Roger  qui  a  dit  cela.  D'ailleurs  le  fait  est 
inexact.  Il  était  parfaitement  naturel  qu'un  membre  du  Gouver- 
nement payât  de  sa  personne,  et  qu'alors  qu'il  s'agissait  de 
délivrer  ses  collègues,  il  allât  le  premier  exposer  sa  poitrine. 
Or,  messieurs,  l'enti-eprise  avait  ses  périls. 

Nous  arrivons  sur  la  place,  nous  entourons  f  Hôtel  de  Ville, 
et  croyant  choisir  un  bon  point  d'attaque,  nous  frappons  à  la 
porte  qui  donne  sur  la  place  Lobau.  La  porte,  bien  entendu, 
était  gardée,  et  l'on  surveillait  notre  arrivée.  Nous  avons  su, 
depuis,  qu'un  décret  avait  été  rendu  par  le  nouveau  gouverne- 
ment qui  venait  de  se  constituer,  enjoignant  aux  citoyens 
fumistes  de  monter  sur  les  toits  pour  reconnaître  les  positions 
de  l'ennemi. 

Nous  frappons  à  la  porte,  et  nous  sommons  d'onvrir.  On 


J38  UISCOLHS   ET   OPINIONS. 

répond  ([lie  si  le  citoyen  Feiry  veut  entrer,  il  peut  entrer  seul. 
Alors  les  tirailleurs  du  14%  command^^s  par  ce  brave  Arnauld 
de  Vresse  qui  a  été  blessé  à  mort  dans  le  second  siège,  arrachent 
la  grille,  et  attaiineiit  la  porte  à  coups  de  crosse. 

On  lire  sur  nous  plusieurs  coups  de  feu  des  fenêtres  voisines; 
nous  allions  riposter  et  nous  nous  apprêtions  à  faire  sauter  la 
porte,  une  énorme  jiorte  de  chêne,  lorsqu'on  nous  fit  savoir 
qu'il  arrivait  un  parlementaire,  et  que  les  assiégés  demandaient 
à  s'entretenir  avec  nous.  Ce  parlementaire,  c'était  M.  Delescluze, 
qui  n'était  pas,  je  dois  le  dire,  au  nombre  des  envahisseurs,  et 
qui,  pendant  loute  cette  journée,  a  alTecté  de  garder  une  sorte 
de  neutralité  conciliante: 

M.  Delescluze  vint  me  dire  :  «  Ne  poussez  pas  plus  loin  votre 
attaque  de  vive  force;  c'est  inutile.  Les  gens  qui  sont  là  com- 
prennent qu'ils  ne  sont  pas  les  plus  forts.  Je  vous  ferai  observer 
qu'ils  tiennent  là  Jules  Favre.  Jules  Simon,  tous  vos  amis,  que 
la  vie  de  ces  messieurs  peut  être  en  danger,  et  que,  par  consé- 
quent, le  plus  sage  est  d'obtenir  que  l'Hôtel  de  Ville  soit  évacué 
purement  et  simplement.  Je  m'en  charge.  » 

La  question  étant  ainsi  posée,  tout  le  monde  eût  fait  comme 
moi,  et  accepté  une  solution  qui  permettait  de  mettre  fin  au 
conflit  sans  elfusion  de  sang. 

C'était  la  recommandation  toute  particulière  que  m'avait  faite 
le  général  Trochu  :  il  ne  voulait  pas  que  devant  l'ennemi  les  rues 
de  Paris  fussent  ensanglantées  par  la  guerre  civile.  De  plus, 
nous  avions  nos  amis  en  grand  péril  :  j'étais  donc  parfaitement 
dans  la  lettre  et  dans  l'esprit  de  ses  instructions.  M.  Delescluze 
rentra  et  nous  attendîmes.  Nous  attendîmes  deux  heures.  Pen- 
dant ce  temps,  les  assiégés,  qui  avaient  demandé  à  parlementer, 
tentèi-ent  d'enlever,  sur  la  place  même,  le  chef  de  la  colonne 
assiégeante  ;  à  un  moment  donné,  je  me  vis  entouré  par  quelques 
hommes,  des  tirailleurs  de  Flourens,  qui  me  dirent  :  «  Vous 
êtes  prisonnier  du  peuple,  vous  allez  nous  suivre  à  l'intérieur.  » 
Fort  heureusement,  la  garde  nationale  n'était  pas  loin,  et  l'on 
me  dégagea.  Enfin,  dans  la  nuit,  comme  rien  ne  sortait  de  l'édi- 
fice, on  fit  entrer  les  gardes  mobiles,  casernes  près  de  là,  par 
les  souteri-ains  de  l'Hôtel  de  Ville.  Les  gardes  mobiles  occu- 
pèrent la  cour  et  nous  ouvrirent  la  porte.  M.  Delescluze  a 
insinué  dans  son  journal  que  j'avais  promis,  lorsqu'il  vint  me 


DÉPOSITIOiN   SUR  LE  4   SEPTEMBRE.  439 

trouver  en  parlementaire,  que  toutes  les  personnes  qui  étaient 
là  auraient  la  vie  et  la  liberté  sauves.  J'ai  démenti  cette  alléga- 
tion dans  une  lettre  formelle;  en  tous  cas,  il  est  évident  qu'à 
quelque  point  de  vue  qu'on  se  place,  soit  au  point  de  vue  supé- 
l'ieur  du  droit  que  nous  avions  de  reprendre  l'Hôtel  de  Ville, 
soit  même  au  point  de  vue  des  conventions,  après  deux  heures 
d'attente  sans  réponse,  les  assiégeants  rentraient  dans  leurs 
droits  et  que  la  convention,  si  elle  avait  eu  lieu,  aurait  été 
rompue.  La  garde  nationale  occupa  les  escaliers  de  l'Hôtel  de 
Ville,  et  nous  pénétrâmes  dans  la  grande  salle.  Là,  nous  trou- 
vâmes nos  amis  gardés  à  vue;  Flourens  qui  continuait  à 
haranguer  debout  sur  la  table,  et  Millière  qui  cherchait  à  lui 
persuader  qu'il  était  temps  de  s'en  aller.  Nous  fîmes  lestement 
évacuer  tout  ce  monde  et  nous  rentrâmes  ainsi,  vers  (piatre 
heures  du  matin,  en  possession  de  l'Hôtel  de  Ville. 

Mais  cette  crise  nous  imposait  un  devoir  :  c'était  de  faire  que 
cette  journée  fût  la  dernière. 

Pour  cela,  il  fallait  consulter  la  population  de  Paris,  et  dès  le 
lendemain  nous  nous  adressâmes  aux  Parisiens  pour  leur  dire: 
H  est  temps  que  toutes  les  manifestations  Unissent;  il  faut  que 
le  Gouvernement  soit  reconnu  et  qu'il  reçoive  de  cette  accepta- 
tion toute  la  plénitude  de  la  force  qu'un  gouvernement  doit 
avoir.  H  faut  qu'il  ait  ce  pouvoir  et  que  vous  le  consacriez  dans 
ses  mains  dans  toute  son  étendue. 

Nous  convoquâmes  les  électeurs  dans  un  délai  de  quarante- 
huit  heures,  pour  qu'ils  eussent  à  s'expliquer,  par  oui  ou  par 
non,  sur  la  question  de  savoir  si  le  Gouvernement  de  la  Défense 
conserverait  ses  pouvoirs.  Vous  savez  que  la  population 
répondit  par  550,000  oui,  contre  environ  60,000  non. 

Pour  terminer  ce  que  j'ai  à  dire  sur  la  journée  du  31  octobre, 
j'ajouterai  que  — tout  en  faisant  voter  au  peuple  de  Paris  ce 
plébiscite  qui  impliquait  non  seulement  la  consécration  du 
Gouvernement,  mais  la  condamnation  absolue  de  la  Commune, 
nous  avions  cependant  compris  qu'il  fallait  faire  quelque  chose 
pour  les  élections  municipales.  Nous  avons  décidé,  non  l'élec- 
tion d'un  conseil  municipal,  mais  la  nomination  de  maires  et 
d'adjoints;  et  je  dois  dire  que  l'épreuve  que  nous  tentâmes  alors 
fut  favorable,  car  l'immense  majorité  des  municipalités  fut 
constituée  dans  un  sens  favorable  au  Gouvernement. 


440  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

Il  y  avait  donc  à  Paris,  au  commencement  du  mois  de 
novemhit'.  un  Gouvernement  appuyé  sur  500,000  sulïra^n's,  et, 
en  même  teuips,  des  municipalités  régulièrement  élues,  puisant 
dans  l'élection  une  force  morale  que  n'avaient  pas  les  maires 
provisoires  qui  les  avaienl  précédées. 

C'est,  sous  ce  régime  que  s'écoulèrent  les  derniers  mois  du 
siège. 

Je  vous  demanderai  la  permission  d'en  rester  là  pour  aujoui-- 
d'Iiiii.  Si  vous  avez  quelques  questions  à  me  faire  sur  les  points 
(|ut'  je  viens  de  vous  raconter,  j'y  répondrai  volontiers,  à  moins 
(|ue  vous  ne  désiriez  les  remettre  à  une  autre  séance,  car  j'aurai 
encore  à  vous  demander  quelques  moments  d'entretien. 

M.  LE  Présidem.  —  Après  ce  que  vous  venez  de  dire,  les  membres 
de  la  Commission  jugeront  à  propos  de  conférer  ensemble.  Il  est 
probable  (ju'à  la  suite  de  cet  entretien,  ils  auront  quelque  éidairois- 
semeui,  à  vous  demander. 

Nous  vous  ferons  connailre  l'heure  de  noire  prochaine  léuniou. 

[St'ance  du  24  jui)i  J87i.) 


M.  Jules  Ferrv  est  iiili'oduil. 

M.  I.K  Présu)ENT.  —  J'aurai  des  questions  à  vous  adresser,  qui 
m'ont  été  suggérées  par  quelques  membres  de  la  Commission,  mais 
il  faudrait  peut-èlie   mieux  que  nous  entendissions  d'abord  votre 

témoignage,  c;ir  les  queslinns  pourraient  porter  sur  des  points  que 
vous  IrailfM'ez. 

M.  Jules  Ferrv.  —  Comme  la  Commission  le  jugera  conve- 
nable. 

Quant  à  ce  qui  touche  particulièrenienl  mon  administration, 
il  me  manque  encore  qneUjues  documents  relativement  aux 
subsistances,  un  point  qui  n'occupe  peut-être  pas  une  grande 
place  dans  vos  préoccupations,  mais  qui  est  d'une  grande 
importance  pour  moi.  Je  demanderai  dans  la  prochaine  séance 
une  (b'ini-lipure  ou  trois  quarts  d'iieur»'  pour  expli(juer  l'admi- 
nistration   intérieure.  J'achèverai    aujoui-d'hui    de    ti'acer    le 


DÉPOSITION   SUR   LE  4  SEPTEMBRE.  441 

tableau  général  que  j'ai  commencé  a  la  tlernière  séance,  et  je 
répondrai  ensuite  à  vos  questions. 

Je  me  suis  arrêté  au  31  octobre.  Je  demande  la  permission 
den  dire  encore  deux  mots;  je  voudrais  en  bien  préciser  le 
caractère  et  surtout  les  conséquences. 

M.  LE  Prksidem.  —  Je  vous  adresserai  alors  plusieurs  des  ques- 
tions qui  m'ont  été  transmises  sur  le  31  octobre,  afin  d'épuiser  tout 
ce  qui  a  rapport  à  cette  journée. 

Les  membres  du  (iouvernemenl  provisoire,  qui  se  sont  trouves 
pendant  quelque  temps  dans  une  sorte  d'état  de  détention,  avaient- 
ils  promis  quelque  chose?  Y  avait-il  eu  une  sorte  de  convention 
avec  ceux  qui  les  tenaient  ainsi  en  chartre  privée?  N'y  a-t-il  pas  eu 
uni»  affiche,  signée  par  la  Commune  de  Paris  ou  tout  au  moins 
émanée  de  ce  parli,  apposée  dans  Paris,  avec  les  signatures  des 
mcniln-es  du  gouvernemeiif.  insurrectionnel  qui  avaient  voulu 
s'établir  cà  l'Hôtel  de  Ville,  et  de  MM.  Dorian  et  Schœlcher?  Cette 
affiche  ne  témoignait-elle  pas  d'une  sorte  de  convention?  Comment 
cette  convention  a-l-elle  été  rompue,  fort  légitimement  rompue, 
lorsque  vous  êtes  arrivé  le  soir  à  l'Hôtel  de  Ville,  et  que  vous  avez 
pu  délivrer  vos  collègues  du  Gouvernement  provisoire. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  ne  puis  vous  donner  d'une  manière 
complète  les  renseignements  que  vous  désirez,  par  une  raison 
très  simple,  c'est  que,  pendant  ces  prétendues  négociations, 
j'étais  hors  de  l'Hôtel  de  Ville,  ayant  été  délivré  avec  le  général 
Trocbu  par  quelques  compagnies  du  106"  bataillon,  vei-s 
8  heures  du  soir.  Jusque-là.  le  Gouvernement  avait  été  autour 
d'une  table  comme  celle-ci,  entouré  de  toute  part  par  la  foule 
armée  et  non  armée,  résistant  d'une  manière  absolue  à  toute 
espèce  de  menaces,  d'intimidation,  et  opposant  la  résistance 
passive  la  plus  invincible  à  toutes  les  tentatives  faites  par  ceux 
qui  dirigeaient  l'insurrection  pour  arracher  au  Gouvernement 
an  acte  légal  ou  quasi  légal.  On  nous  demandait  notre  démis- 
sion :  tous,  l'un  après  l'autre,  nous  déclarâmes  que  nous  n'avions 
pas  de  démission  à  donner,  que  nous  avions  été  les  élus  de 
Paris,  et  que  nous  ne  reconnaissions  à  personne,  à  aucune 
minorité,  le  droit  de  nous  demander  notre  démission. 

Ce  qui  se  passa  dans  l'intérieur  de  l'Hôtel  de  Ville  à  partir 
du  moment  où  nous  fûmes  enlevés,  M.  Trocbu  et  moi.  où  nous 
nous  échappâmes,  vous  sera  beaucoup  mieux  raconté  par 
MM.  Schœlcher.  Dorian  et  par  les  membres  du  Gouvernement 


142  DISCOUHS  ET  OPINIOiNS. 

restés  (^'îililifs.  Je  n'ai  jamais  cru  à  des  i»romesses  (|iit'lconques 
faites  |iar  les  nieniljres  du  Gouvernemenl.  Voiei  scMleincul  ce 
(jue  j»'  sais  de  l'histoire  de  l'afticlie  : 

Un  certain  nombre  de  personnes,  absolument  étrangères  à 
l'insurrection,  mais  frappées  de  la  situation  extraordinaire  du 
Goiivt'rnt'Mient  et  ci-oyant  (pie  tout  était  lini,  la  garde  nationale 
n'étant  pas  venue,  la  nuit  s'étant  faite,  le  Gouvernement  restant 
captif  dans  l'Hôtel  de  Ville,  crurent  qu'il  y  avait  là  un  fait  bru- 
tal auqutd  il  importait,  dans  l'intérêt  de  la  société  elle-même, 
d'opijoser  le  plus  tôt  possible  un  fait  légal,  et  alors  cette  aflicbe 
fut  faite  et  signée  par  deux  des  adjoints  de  Paris,  MM.  Floquet 
et  Brisson,  qui  y  apposèrent  volontairement  leurs  noms  et  y 
ajoutèrent  ceux  de  deux  autres  adjoints  qui  n'étaient  pas  alors 
à  l'Hôtel  de  Ville  et  qui,  en  réalité,  n'ont  pas  participé  à  cet 
acte.  MM.  Dorian  et  Scbœlcber  devaient,  en  outre,  d'après 
l'aflicbe,  présider  à  l'élection  du  nouveau  gouvernement  qui 
devait  remplacer  le  gouvernement  prisonnier. 

Je  ne  sais  donc,  sur  ce  qui  s'est  passé  à  l'intérieur  de  l'Hôtel 
de  Ville,  (jue  ce  que  le  public  en  sait  lui-même.  11  y  a  eu  des 
harangues  de  toutes  sortes,  des  groupes  ayant  des  attitudes  di- 
verses. Dans  cet  immense  bâtiment,  enelï'et,  il  y  avait  un  groupe 
autour  du  Gouvernement,  à  l'une  des  extrémités  de  l'Hôtel  de 
Ville,  et,  à  l'autre  bout,  un  groupe  autour  des  municipalités,  des 
maires,  du  maire  de  Paris,  M.  Etienne  Arago  qui,  je  lui  i-ends 
hautement  ce  témoignage,  a  montré  une  extrême  fermeté  et  un 
grand  conrage  dans  cette  journée.  H  y  avait,  dans  ces  groupes, 
divei's  courants  iCarrangements,  de  négociations,  on  y  parlait 
d'élections  pour  le  lendemain;  mais  je  crois,  et  mon  impression 
n'a  pas  été  changée  par  tout  ce  que  j'ai  entendu  raconter  depuis, 
t]ue  le  Gouvernement  n'avait  pi'êté  les  mains  à  aucune  de  ces 
négociations  faites  en  dehors  de  lui  et,  par  plusieurs,  dans  des 
intentions  excellentes. 

Pendant  ce  temps,  nous  réunissions  la  garde  nationale  et 
nous  entourions  l'Hôtel  de  Ville.  J'ai  eu  à  m'expliquer  dans  les 
journaux  de  l'époque  sur  ce  qui  avait  pu  intervenir  de  transac- 
tionnel et  sur  les  caractères  de  la  capitulation  accordée  aux 
envahisseurs.  Je  pourrais  retrouver  la  lettre  dans  les  journaux 
du  commencement  de  novembre,  et  la  donner  à  la  Com- 
mission. 


DEPOSITION   SUR   LE  4  SEPÏEMBUE.  443 

Voici  cette  lettre  :  l'original  en  a  été  retrouvé  dans  les  papiers 
de  Delescluze  et  ligure  aux  archives  de  la  Commission  du 
18  mars  sous  le  numéro  1529  : 

Monsieur  le  rédacteur, 

«  Je  lis  dans  un  article  du  Tribun,  reproduit  par  le  Réveil,  le 
Combat  et  par  d'autres  journaux,  un  récit  de  la  nuit  du  31  octo- 
bre au  1"  novembre  que  je  déclare,  en  ce  qui  me  concerne, 
parfaitement  inexact. 

«  Il  y  est  dit  que  j"aiirais  adhéré  à  une  sorte  de  transaction 
rédigée  par  les  personnages  qui  occupaient  l'Hôtel  de  Ville  et 
dont  il  m'aurait  été  donné  communication. 

«  Je  n'ai  reçu  communication  d'aucun  écrit  de  ce  genre  et, 
par  conséquent,  je  n'y  ai  pas  souscrit. 

«  Voici  ce  qui  s'est  passé  : 

«  Arrivé  devant  l'Hôtel  de  Ville  avec  une  colonne  de  gardes 
nationales  beaucoup  plus  que  suffisante  pour  l'enlever,  j'ai  fait 
cerner  l'édifice  occupé  par  l'insurrection,  sommé  le  poste  qui 
gardait  la  porte  du  côté  de  l'église  Saint-Gervais  et  essuyé 
avec  la  garde  nationale  deux  coups  de  feu,  en  guise  de  réponse. 

«  Peu  après,  M.  Delescluze  est  descendu,  venant  en  parle- 
mentaire. J'ai  consenti,  sur  sa  demande,  pour  éviter  un  conflit 
qui  paraissait  lui  répugner  autant  qu'à  moi  et  dont  le  dénoue- 
ment d'ailleui's  ne  lui  semblait  pas  plus  douteux  qu'à  moi-même, 
à  laisser  sortir  de  l'Hôtel  de  Ville  les  personnes  qui  l'occu- 
paient au  cri  unique  de  «  Vive  la  Bépublique!  »  sous  cette 
rései've  expresse  que  le  Gouvernement  resterait  en  possession 
de  l'Hôtel  de  Ville,  et  que  le  général  Tamisier,  sortant  le  pre- 
mier, présiderait  au  délilé. 

«  J'ai  bien  voulu  attendre,  deux  heures  durant,  la  réponse 
(jue  M.  Delescluze  avait  promis  de  me  rapporter  immédiate- 
ment. Pendant  ce  temps,  les  tirailleurs  de  M.  Flourens  ten- 
tèrent de  pratiquer  sur  ma  personne,  en  vertu  d'orih'es  venus 
du  dedans,  une  arrestation  qui  n'est  pas  l'incident  le  moins 
ridicule  de  cette  journée  où  le  grotesque  se  mêle  à  l'odieux  à 
chaque  pas. 

<(  C'est  ainsi  que  certaines  gens  entendent  le  respect  des 
suspensions  d'armes. 

«  A  la  fin,  perdant  patience,  je  suis  monté  avec  des  détache- 


111  DISCOUHS    KT   tll'I.MO.NS. 

nit^nts  (lu  10G«  balaillon,  des  14*  et  4%  avec  les  carabiniers  du 
capitaine  de  Vresse.  et  nous  avons  mis  à  la  porte  ces  mes- 
sieurs. 

«  Mais  ce  fut  de  ma  part,  monsieur  le  i-édaleur.  un  acte  de 
pure  mansuétude  ;  et,  maître  absolu  de  l'Hùtel  de  Ville  depuis 
plusieurs  heures,  n'ayant  qu'un  souci,  celui  de  contenir  l'ardeur 
des  cinquante  mille  gardes  nationaux  qui  m'entouraient,  je  ne 
laisserai  dire  par  personne  que  les  factieux,  assiégés  dans 
l'Hùtel  de  Ville,  aient  capitulé  avec  moi  :  ils  n'ont  ni  accepté  ni 
exécuté  les  conditions  apportées  en  leur  nom;  j'ai  fait  grâce  au 
grand  nombre,  et  voilà  tout. 

■  Veuillez  agréer,  monsieur  le  i-édacteiii-.  mes  cordiales 
salutations. 

.Iules  Ferry.    .« 

Les  journaux  d'une  certaine  couleur,  le  journal  de  M.  Dele.s- 
cluze,  même  des  journaux  plus  modérés,  avaient  dit  :  Il  y  a  eu, 
ce  jour-là,  une  sorte  de  capitulation  qui  impliquait  non  seule- 
ment la  vie  sauve  pour  tout  le  monde,  mais  la  liberté  sauve. 
Vous  ordonnez  des  poursuites,  vous  arrêtez  les  chefs  :  vous 
manquez  à  la  capitulation. 

Je  répondis  très  nettement  :  D'abord,  il  n'est  pas  admissible 
(piun  acte  quelconque,  fait  par  un  Gouvernement  captif, 
l'oltlige  :  ([uelles  (pi'aient  été  les  négociations  intérieures  de 
l'Hôtel  (If  Ville,  il  est  impossible  de  leur  reconnaître  un  carac- 
tère légal  et  obligatoire.  La  seule  partie  du  Gouvernement  qui 
pouvait  s'engager  était  celle  qui  était  restée  libre  :  deux  mem- 
bres du  Gouvernement  seulement  ont  agi  au  dehors  et,  par 
conséquent,  ont  agi  librement:  ce  sont  .M.  Trochii  et  moi.  J'ai 
été  à  la  tète  de  la  garde  nationale  qui  a  repi'is  l'HcJtel  de  Ville, 
et  je  n'ai  stipulé  quoi  que  ce  soit.  Après  avoir  frappé  à  la  porte, 
sommé  les  gardes  nationaux  qui  occupaient  l'intérieur  et  essuyé 
les  deux  ou  trois  coups  de  feu  qui  aient  été  tirés  dans  cette 
join-née,  je  vis  descendre  un  parlementaire,  qui  était  M.  Deles- 
cliize,  et  qui  me  dit:  je  ci'ois  que  l'atlaire  va  pouvoir  se  ter- 
miner sans  effusion  de  sang;  nous  avons  persuadé  aux  gens 
qui  sont  là-dedans  qu'il  n'y  avait  rien  à  faire  ;  évidemment,  vous 
êtes  les  plus  forts  :  pour  éviter  un  conflit  sanglant,  il  faut  laisser 
sortir  tout  le  monde.  Je  répondis  :  à  ces  conditions,  oui  ;  ouvrez- 


DEPOSITION    SLIK    LE  4   SEI'TEMJJHE.  4i5 

nous  donc  les  portes  de  l'Hôlel  de  Ville,  et  tout  le  monde 
sortira.  J'attendis  pendant  plus  de  deux  heures  avec  patience, 
avec  mansuétude,  l'exécution  de  cette  promesse.  Comme  elle 
ne  se  réalisa  pas,  nous  entrâmes  dans  IHôtel  de  Ville  dont  les 
mobiles,  pénétrant  par  le  souterrain,  nous  avaient  ouvei't  lu 
porte,  et  nous  expulsâmes  tous  ceux  qui  Tocciipaient. 

Voilà  ce  que  je  racontai  dans  cette  lettre.  Je  dis  que  les 
engagements  pris  dans  l'intérieur  de  l'Hôtel  de  Ville  n'avaient 
pas  été  exécutes,  que,  dans  tous  les  cas,  ils  ne  portaient  que 
sur  un  point  :  c'est  que  nous  laisserions  sortir  ceux  qui  s'y 
ti'ouvaient. 

Ma  pensée,  celle  qui  doit  diriger  dans  ces  sortes  d'atïaires, 
était  qu'il  importait  de  punir  les  chefs,  mais  que  beaucoup  de 
gens  étaient  entrés  là  par  hasard  et  portés  par  la  foule.  Pendant 
que  nous  entourions  l'Hôtel  de  Ville,  des  soubassements,  des 
étages  inférieurs  du  bâtiment,  des  gardes  nationaux  nous 
criaient  :  «  Nous  sommes  entrés  à  l'Hôtel  de  Ville  avec  de 
bonnes  intentions,  ce  n'est  pas  pour  violenter  le  Gouvei-ne- 
ment,  mais  parce  que  d'autres  y  entraient.  »  Sur  1,2U(J  indivi- 
dus qui  occupaient  l'Hôtel  de  Ville,  plus  de  la  moitié  ne 
demandaient  qu'à  lentrer  chez  eux  et  à reconnaitie  le  Gouver- 
nement. Mais,  à  ce  moment,  nos  collègues  étaient  sous  le  fusil 
des  plus  coupables,  de  cette  bande  de  tirailleurs  de  Belleville 
que  Flourens  avait  amenés,  et  tous  ces  gens,  très  doux  au  com- 
mencement de  la  journée,  s'exaltaient  par  la  fatigue  et  par  le 
vin,  et,  dans  la  nuit,  devenaient  très  Tuenarants  et  très  redou- 
tables. Il  y  avait  là  un  péril.  Ce  péril,  d'unt'  part,  le  devoii-,  de 
l'autre,  que  m'avait  imposé  M.  le  général  ïrochu  de  terminer 
la  journée  sans  verser  une  goutte  de  sang,  m'imposaient  la 
nécessité  de  laisser  sortir  tout  le  monde. 

La  situation  du  Gouvernement  était  pai'faitement  nette;  la 
partie  captive  ne  pouvait  être  obligée,  la  partie  libre  n'avait 
pris  aucun  engagement. 

Pour  vous  montrer  que  tel  avait  été  le  caractère  de  la 
journée  et  que  je  n'avais  fait  qu'exécuter  les  instructions  très 
politiques  du  Gouverneur  de  Paris,  voici  une  petite  note  que  je 
trouve  à  X Officiel  du  6. 

Après  le  plébiscite,  quand  tout  fut  Uni,  arrivèrent  les  récri- 
minations ;  un  certain  nombre  de  joui-naux  accusèrent  le  chef 


4l(î  MSCnl  lis    i:T   ol'l.MD.NS. 

irôUil-iuajor  ilii  liOiivtTiiL'ur.  le  liénrral  Scliraitz.  de  n'avoir  pas 
pris  les  inesiiros  nécessaires  i)oiii-  couvi-ir  le  Gouvernement. 
Ces  atlaiiiies  fiin'nt  assez  vives  pour  nécessiter  une  réponse  du 
général  Trocliu.  Voici  la  i)elite  note  qu'il  mit  dans  VOfficiel 
du  6  : 

«  On  a  attaqué  le  liénéral  Sclimitz  pour  n'avoir  pris  aucune 
disposition  au  moment  de  l'envahissement  de  l'Hôtel  de  Ville. 

«  Le  chef  d'état-major  général  a  été  le  fidèle  exécuteur  des 
instructions  rerues  du  gouverneur,  au  moment  où  celui-ci  se 
rt'udait  à  rHùtel  de  Ville.  Elles  exprimaient  formellement  que 
c'était  à  la  garde  nationale  qu'il  appartenait  d'intervenir  pour 
rétablir  l'ordre,  s'il  était  troublé.  Ces  dispositions,  conformes  à 
i'esitiit  lUml  le  Gouvernement  a  toujours  été  animé,  ont  été 
maintenues  par  un  message  spécial  émanant  de  lui,  alors  même 
{\\\c  l'attentat  commis  à  l'Hôtel  de  Ville  avait  eu  un  commen- 
cement d'exécution.  C'est  donc  au  commandant  en  chef 
qu'incombe  la  responsabilité  de  ce  qui  a  été  fait,  et  il  l'assume 
d'autant  plus  volontiers  que  son  inébranlable  conliance  dans  la 
résolution  que  saurait  montrer  la  garde  nationale  au  moment 
voulu,  et  dans  les  elt'ets  politiques  de  cette  intervention,  a  été 
justiliée  d'une  façon  plus  éclatante.  Les  plus  cbers  intérêts  de 
la  défense  et  du  pays  ont  été  sauvegardés  sans  l'effusion  d'unfr 
goutte  de  sang.  Ce  sera  l'honneur  de  cette  joui'uée,  et  une  partie 
en  revient  à  la  ferme  prudence  avec  laquelle  le  chef  d'élat- 
major,  pénétré  des  vues  du  gouverneur,  en  a  poursuivi  l'appli- 
cation, sans  se  laisser  entraîner  par  sa  propre  émotion  ou  par 
les  instances  qui  le  pressaient.  » 

Voilà  ce  (jui  vous  explique  comment  ce  fut  moi,  membre 
civil  du  gouvernement,  qui  reçus  du  général  Trochu  le  com- 
mandement de  la  garde  nationale.  Seul  en  effet,  je  pouvais,  en 
me  plaçant  à  la  tête  des  colonnes,  assumer  la  responsabilité  du 
commandement,  dans  une  conjoncture  si  délicate  où  nos 
collègues  étaient  menacés  de  mort  et  où  il  s'agissait  avant  tout 
de  les  délivrer  et  d'éviter  l'effusion  du  sang.  Nous  étions  sous 
l'empire  d'un  seHtiment  très  vif  de  patriotisme.  W  nous  semblait 
que  Paris  serait  déshonoré  si  un  coup  de  fusil  était  tiré  par  un 
l^arisien  sur  un  Parisien,  si,  en  face  des  Prussiens,  les  Parisiens 
s'égorgeaient.  11  est  depuis  arrivé  des  choses  abominables  et 
nous  sommes  tombés  bien  loin  de  cet  idéal;  mais  enfln  nous 


DÉPOSITION   SUR   LE  4   SEPTEMBIU:.  447 

nous  faisons  un  honneur  d'avoir,  jus(ju'au  moment  de  la  capitu- 
lation, maintenu  l'ordre  matériel  dans  la  ville  (il  n'y  a  eu  de 
coups  de  fusil  tirés  et  de  mort  d'homme  que  le  22  janvier)  : 
d'avoir  maintenu  l'obéissance  dans  la  troupe  civique  qui  a 
concouru  à  la  défense,  et  cela  sans  elïusion  de  sang-,  sans 
répression,  appelant  seulement  les  bons  bataillons,  ceux  dont 
nous  étions  sûrs,  contre  les  mauvais,  et  n'exposant  jamais 
l'armée,  qui  était  aux  avancées,  à  un  choc  avec  la  garde 
nationale,  qui  était  à  l'intérieui". 

Voilà  ce  que  j'avais  à  répondre  à  la  question  posée  par 
M.  le  président.  En  parlant  du  31  octobre,  je  vais  sans  doute 
rencontrer  d'autres  questions  que  l'on  désirait  me  poser. 

Je  ferai  une  autre  observation  sur  cette  journée.  Depuis  que 
les  événements  se  sont  déroulés  d'une  façon  tragique,  on  nous 
a  fait  ce  reproche,  commode  après  coup  :  Pourquoi  n'avez-vous 
pas  fait  fusiller  ces  gens-là  dans  la  nuit  du  31  octobre?  Vous 
n'auriez  pas  eu  les  événements  du  18  mars. 

M.  le  général  Trochu  a  déjà  répondu  en  paitie  à  ce  reproche 
en  faisant  ressortir  la  situation  extraordinaii-e,  très  périlleuse 
du  Gouvernement,  qui  était  dans  l'intérieur  de  l'Hôtel  de  Ville, 
raison  capitale  et  déterminante  pour  éviter  le  conflit.  Mais  il 
faut  se  reporter  à  l'époque  où  s'accomplissaient  ces  événements. 
La  légitime  réaction  qui  s'est  produite  dans  les  esprits  n'existait 
pas  :  la  situation  était  beaucoup  moins  violente.  Faire  fusiller 
les  gens  du  31  octobre,  c'était  une  extrémité  et  une  responsa- 
bilité que  n'auraient  pas  prise  même  les  militaires  les  plus 
décidés  que  Paris  comptait  alors.  Il  y  a  dans  l'Assemblée  un 
général  très  énei'gique,  le  général  Ducrot  qui  est  enclin  à 
trouver  que  le  Gouvernement  a  manqué,  notamment  le  31  oc- 
tobre, d'énergie  dans  la  répression.  Eh  bien!  M.  le  général 
Ducrot,  qui  avait  aussi  des  répressions  nécessaires  à  exercer, 
étant  à  la  tète  de  troupes  très  mauvaises,  très  indisciplinées, 
dont  une  partie  avait  lâché  pied  à  Chàtillon,  M.  le  général 
Ducrot  n'a  fait  fusiller  personne  ! 

Si  vous  lisiez  les  journaux  du  temps,  vous  verriez  la  tempête 
(pii  s'est  élevée  contre  nous,  lorsque  nous  avons,  le  2  ou  le 
3  novembre,  fait  arrêter  les  principaux  auteurs  du  31  octobre. 
Les  journaux  les  plus  modérés  disaient  :  Mais  enfin  voilà  un 
Gouvernement  qui  sort  d'un  plébiscite  qui  lui  a  donné  530,000 


lis  niSCdl  us    KT    (H'IMONS. 

\oi\  :  il  a  donc  une  luire  riioniif,  iiicalculahle,  l'crasaiite,  cl  il 
lait  (It's  ponrsuiles  après  coup  !  H  ne  tient  pas  compte  de  celte 
siliialioM  délicato  do  la  nuit  du  31  octobre,  où  il  y  a  eu  des 
iiétiociations.  des  arrangeuicnts  :  il  vaudrait  mieux  cent  fois 
passer  l'cpuniie  là-dessus. 

Nous  avons  donc  été,  poui-  cela  même,  l'objet  de  récrimi- 
nations et  (ratta(pies  très  vives,  et  nous  avons  bravé  les  journaux 
et  l'opinion  iiiilili(|U(',  telle  (ju'elle  existait  à  ce  moment,  «'ii 
faisant  faire  des  ariTstations.  .l'en  appelle  à  tous  ceux  ipii 
étaient  à  Paris  à  ce  moment:  l'impression  générale  était  que  le 
31  octobre  n'était  qu'une  écbautïourée,  on  n'apercevait  pas  le 
danger  qui  s'est  révélé  plus  lard  ;  on  ne  voyait  pas  encore  le 
noyau,  le  germe  de  la  C.ommune  dont  les  forfaits  ont  épouvanté 
le  monde;  on  ne  voulait  voir  qu'un  troultle  public  produit  par 
l'accumulation  des  mauvaises  nouvelles  :  la  leprise  du  Boui'get, 
la  capitulation  de  Metz  et  l'armistice  mal  compris.  Cela,  disait- 
on.  avait  donné  l'occasion  d'un  pléitiscite  ;  ce  plébiscite  avait 
ralfermi  le  pouvoir:  il  fa.ut  employer  les  calmants  et  proclamer 
une  amnistie  complète. 

Mais  il  est  arrivé  quelque  cbose  de  plus  extraordinaire,  et 
(|ui  acbèvera  de  vous  montrer  la  situation  morale  de  Paris,  de 
tous  ceux  (pii  haljilaient  Paris  à  cellr  éiM^pie.  Lorsipie  l'ins- 
truction fut  faite  et  (jue  les  auteurs  du  31  octobre  arrivèrent 
devant  les  Conseils  de  guerre,  le  Conseil  de  guerre  les  acquitta. 
11  acquitta,  plus  tai'd,  ce  qui  est  jilus  fort  encore,  les  auteurs  du 
22  .jau\ier,  et  là  pourtant  il  y  avait  eu  mort  d'homme,  il  y  avait 
eu  une  véritable  atlacpie  dirigée  du  dehors  sur  l'Hôtel  de  Ville. 

C'est  dans  une  situation  pareille  qu'on  pourrait  nous  faire  le 
reproche  de  ne  pas  avoir  procédé  à  des  exécutions  sommaires? 

J'en  ai  dit  assez  sui-  ce  point. 

M.  i.K  l'iiKSU)F..NT.  —  Ainsi,  il  y  ;i  en  une  inslriiclion  commencée 
(•(iiilrc  les  aut(Mirs  du  iti  oclol)re  par  M.  Cresson,  préfet  de  police,  je 
crois,  (|ui  a  succihIi'  a  M.  Edmond  Adam.  Sur  quels  ordres  cette 
iustruction  a-l-eile  élr  iMisuile  abaiidoinicc  ? 

M,  Jules  Fkrrv.  —  L'instruction  n'a  pas  été  abandonnée. 
Dès  le  premier  novembi'e,  nous  prîmes  la  résolution  de  faire 
arrêter  les  meneurs.  Piiisipie  je  suis  appelé  à  en  déposer,  je 
dois  dire  (pu'  c'est  moi  (pii  en  dressai  la  liste  :  j'y  lis  porter 
notamment  dmx  hommes  dont  la  participation  au  31  octobre 


DEPOSITION   SUR  LE  4    SEPTEMBRE.  449 

n'était  pas  clairement  établie,  mais  contre  qui  il  y  avait,  à  mon 
avis,  des  preuves  morales  accablantes  :  MM.  Félix  Pyat  et 
3Iillière.  M.  Félix  Pyat  fut  arrêté;  M.  Millière,  qui  excellait  à  se 
dérober  aux  recherches  de  la  police,  se  cacha  et  ne  fut  pas  pris. 
L'instruction  fut  commencée  ;  un  certain  nombre  d"hommes, 
Félix  Pyat,  Lefrançais,  Vermorel 

Unmemhre.  —  Blanqui! 

M.  Jules  Fï:ery.  —  Blanqui  échappa.  On  n'a  pas  Blanqui 
comme  on  veut;  mais  Blanqui  était  sur  la  liste. 

M.  LE  COMTE  Daru.  —  Il  y  a  eu  quatorze  arrestations  faites. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  vous  donnerai  la  hste  exacte. 
M.  Cresson  a  dû  garder  de  ces  choses  un  souvenir  très  complet. 

L'instruction  a  été  suivie  et  a  été  faite  avec  soin.  Le  magistrat 
vint  à  l'Hôtel  de  Ville  pour  interroger  les  membres  du  Gouver- 
nement. Chacun  de  nous  lit  une  déposition  très  longue.  Non 
seulement  cette  instruction  se  continua,  mais  elle  aboutit  à  une 
poursuite  devant  le  Conseil  de  guerre.  M.  Félix  Pyat  fut  mis  en 
liberté  sous  caution,  et,  s'il  y  eut  en  déOnitive  un  non-lieu,  c'est 
la  justice  qui  prononça  ;  on  ne  trouva  pas  de  preuves,  puisqu'il 
y  eut  une  ordonnance  de  non-lieu,  mais  M.  Pyat  ne  fut  pas  mis 
en  liberté  par  le  Gouvernement.  C'est  la  justice  seule  qui  doit 
en  répondre. 

M.  LE  PuÉsiDEM.  —  Qui  fut  cliargé  de  l'instruction  ? 

M.  Jules  Ferry.  —  C'est  M.  Leblond,  procureur  général, 
qui  la  requit;  c'est  M.  Guerenet,  juge  d'instruction,  qui  la  lit. 
Elle  n'a  pas  été  faite  par  l'autorité  militaire,  qui  n'est  pas  outillée 
pour  faire  des  instructions  :  elle  en  donne  la  preuve  à  l'heure 
qu'il  est.  Lorsque  l'instruction  fut  prête,  le  dossier  fut  transmis 
à  l'autorité  militaire  et  le  commandant  de  la  1'''  division 
rassembla  le  Conseil  de  guerre.  Ce  Conseil  acquitta  MM.  Lefran- 
çais, Maurice  Jolly,  Vermorel  et  trois  ou  quatre  autres;  il 
condamna  Blanqui  par  contumace.  C'est  à  raison  de  cette 
condamnation  que  Blanqui  est  aujourd'hui  sous  le  coup  d'une 
peine  capitale.  Vallès  a  eu,  je  crois,  deux  ans  de  prison.  Il 
était  en  prison  lorsqu'il  a  été  délivré  dans  la  nuit  du  22  janvier 
avec  Flourens;  le  directeur  de  Mazas  ouvrit  la  porte. 

29 


4^0  KISCOUHS   ET   OPIM<»NS. 

M.  1.R  Pri.simk.nt.  —  Ainsi  ce  sont,  M.M.  Etienne  Arago,  Scbcelcher 
et  Uorian  qui  ont  signé  celte  affiche,  annonçant  qu'il  y  aurait  nomi- 
nation lie  la  Conunune 

M.  Jules  Ferrv.  —  I)  un  Conseil  municipal. 

M.  i,K  Président.  —  Kt  qui  a  été  apposée  à  Paris  le  lendemain, 
!"  novembre. 

M.  JuLKS  FpmRY.  —  Celte  affiche  fut  composée  dans  la  nuit; 
je  l'ai  su  depuis,  et,  dès  midi,  une  note  à  VOfficiel  déclara  que 
toute  espèce  de  convocation  était  nulle.  Nous  avions  repris 
possession  de  l'Hôtel  de  Ville  dans  la  nuit  même. 

M.  LE  PRÉsn)i:NT.  —  Dans  la  nuit  du  31  octobre,  M.  Picard  était 
parmi  les  membres  du  riouvernement  ([ui  étaient  libres. 

M.  Jules  Feriiy.  —  31.  Picard  avait  quitté  l'Hôtel  de  Ville 
au  moment  où  il  avait  été  envahi.  H  sesl  rendu  au  ministère 
<les  Finances  qu'il  n'a  (tas  quitté  de  la  nuit:  il  a  fait  battre  le 
raiipel  dans  lapiès-midi,  mais  je  ne  l'ai  pas  vu  dans  la  nuit. 

.M.  i.E  Pri':sm)Ei\'T.  —  Par  conséquent,  il  n'a  pas  assisté  avec  vous  à 
la  reprise  de  l'Hôtel  de  Ville. 

M.  Jules  Ferry.  —  Non  :  il  n'a  assisté  aux  incidents,  ni -de 
l'après-midi,  ni  de  la  nuit. 

M.  C.VLLET.  —  Il  se  rattache  au  31  octobre,  une  question  que  je 
crois  importante;  je  ne  sais  si  M.  Feirv  pourra  nous  en  donner  la 
solution. 

Il  envisage  cette  journée  comme  un  événement  fortuit.  Cependant, 
le  même  jour  et  presque  à  la  même  heure,  une  insurrection  sem- 
blable éclatait  à  Marseille,  à  Saint-Étienne  et  dans  d'autres  villes.  Il 
parut  à  tous  ceux  qui  ont  vu  de  près  ces  événements,  en  province, 
(juil  y  avait  une  intelligence  complète,  et,  par  conséquent,  des 
moyensde  communication, enti^eces  sociétés  delà  province  et  celles 
de  Paris.  De  sorte  que  nous  sommes  en  présence  d'un  Gouvernement 
(jui  ne  pouvait  pas  communiqiier'avec  la  province,  avec  la  Délégation 
de  Tours,  auxquelles  les  plus  grandes  nouvelles  n'arrivaient  pas,  et 
de  comités  révolutionnaires  en  communication  permanente  avec  la 
capitale.  On  savait  ce  qui  devait  se  faire  à  I^aris,  on  se  conccitait 
avec  Paris. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  ne  crois  pas  ({ue  la  communication 
dont  i)arle  notre  collègue  ait  eu  un  caractère  de  permanence: 
je  ne  m'expliquerais  pas  comment,  dans  l'élat  d'investissement 
oii  était  Paris,  et  alors  que  pour  faire  sortir  un  messager,  chargé 


DÉPOSITION   SUH   LE  4   SEPTEMIUŒ.  451 

d'une  mission  très  importante,  nous  rencontrions  des  difticullés 
presque  insurmontables,  il  aurait  pu  y  avoir  des  communications 
permanentes,  organisées  entre  le  parti  révolutionnaire  de  Paris 
et  celui  des  grandes  villes,  à  moins  que  l'ennemi  ne  s'y  lût 
prêté. 

Je  sais  qu'il  y  a  eu  ce  même  jour,  presque  à  la  même  heure, 
des  tentatives  de  soulèvement  à  Marseille  et  à  Saint-Étienne  : 
je  crois  que  la  raison  en  est  dans  la  solidarité  toute  naturelle 
des  ditïérents  groupes  révolutionnaires.  J'entends  bien  que  celte 
solidarité  devait  exister  ;  mais  le  même  événement  est  venu,  à  la 
même  heure,  mettre  le  feu  à  tous  ces  éléments.  La  nouvelle  de 
la  prise  de  Metz  a  causé  un  ébranlement  général  qui  s'est 
traduit  à  Paris  par  un  mouvement,  à  Marseille  et  à  Saint-Élienne 
par  des  tentatives  de  mouvement. 

Je  ne  sais  ce  que  l'instruction  faite  à  Marseille  et  à 
Saint-Étienne  a  pu  révéler  à  cet  égard. 

M.  (I\LLET.  —  A  quelle  épcffue  Cluseret  a-t-il  quitté  Paris!  N"a-t-il 
pas  pu  s'échapper  pendant  le  siège  ? 

M.  LE  COMTE  Daru.  —  M.  le  général  Trochu  nous  a  dit  à  la  tribune, 
qu'il  avait  fait  arrêter  Dombrowski,  parce  qu'il  allait  et  venait  des 
lignes  parisiennes  aux  lignes  prussiennes.  Ce  Dombrowski  ne  pou- 
vait-il pas  communiqueravec  Marseille"?  Il  était,  si  je  ne  me  trompe, 
membre  de  l'Internationale  russe. 

M.  Jules  Feery.  —  C'est  possible.  La  Commission  fera  peut- 
être  bien  de  faire  des  recherches  dans  ce  sens.  Dombrowski, 
Cluseret  ont  peut-être  su  et  rapporté  ce  qui  se  passait  en 
province.  On  prévoyait  la  chute  de  Metz,  parce  qu'on  était 
mieux  renseigné  qu'à  Paris. 

M.  LE  Président.  —  A  Tours,  M.  (iambetta  savait  la  chute  de  Melz. 
M.  Jules  Ferry.  —  Il  l'a  sue  avant  nous  évidemment. 

M.  LE  comte  Dari'.  —  Il  l'a  sue  par  un  officier,  qui  a  pu  s'échapper 
dans  une  sortie.  11  savait  d'ailleurs  plusieurs  jours  à  l'avance  le 
nombre  de  rations  de  vivres  qui  restaient  à  la  ville  de  Metz.  Il  pou- 
vait en  être  informé  par  lîourbaki,  et  savoir  le  jour  précis  où  Metz 
se  rendrait. 

M.  Jules  Ferry.  —  -Te  suis  dans  la  plus  complète  ignorance 
de  ce  qui  s'est  fait  à  Tours  et  à  Bordeaux. 

M.  LE  comte  Daru.   —  Si  je  ne  me  trompe,  une   dépêche  en  petit 


452  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

caractère,  mise  dans  une  fausse  dent,  est  ariivée,  portée  par  nn 
officier,  à  Tours.  Dans  cette  dépèche,  M.  \i'  niair-chal  Hazaino  faisait 
savoii-  qu'il  n'avait  plus  que  pour  tant  de  jouis  de  vivres,  et  que,  si 
on  ne  venait  pas  à  son  secours,  il  serait  ohlifié  de  capituler.  L'offi- 
cier porteur  de  cetle  dépêche  a,  depuis,  réclamé  je  ne  sais  quelle 
récompense.  On  n'avait  pas  à  Tours  [ihis  qu'à  Paris,  des  nou- 
velles fréquentes  de  \I(;tz,  mais  on  savait  à  Tours  l'éiuxiiie  précise 
où  Metz  serait  ohligé  de  ca[)ituler  faute  de  vivres. 

>!.  Jules  Fkhiîy.  —  Quant  à  nous,  nous  no  l'avons  su  d'une 
laroii  cei'taino  (|ue  par  M.  Tliiers  le  30.  Vous  trouvei'ez,  le  29 
dans  ÏO/'/iciel,  une  note  indignée  contre  le  journal  le  C'ambai 
qui  l'annonçait.  Je  fapprochece  fait  des  circonstances  que  relevait 
M.  Callel.  Ileslôvident  que  M.Félix  Pyat  avait  des  informations 
que  nous  n'avions  pas.  Il  parlait  en  homme  fort  bien  renseigné. 
Il  l'était  sans  doute  par  les  avant-posles  prussiens.  Par  qui  et 
comment?  C'est  ce  qui  reste  à  éclaircir,  ce  qui  probablement  ne 
sei'a  jamais  éclairci.  Peut-être  les  nouvelles  arrivaient-elles  par 
la  légation  américaine  qui  a  su  beaucoup  de  choses,  qui  ne  nous 
a  pas  toujours  dit  tout  et  qui  a  eu  des  communications  avec 
toute  espèce  de  feuilles  de  Paris. 

Le  concert  a  pu  s'établir  beaucoup  })lus  facilement  en  province, 
puis(|u'on  pouvait  connaîti^  avec  plus  de  précision  le  moment 
de  la  chute  de  Metz,  que  tout  Paris,  sauf  peut-être  quelques 
meneurs,  ignorait,  et  nous-mêmes  complètement. 

Je  reviens  aux  conséquences  de  la  journée  du  31  octobre. 
Elles  furent  considérables.  Cette  journée  donna  une  assiette  très 
forte  au  Gouvernement;  le  plébiscite,  ces  550  000  voix  le 
rendirent  pour  longtemps  incontesté  et  incontestable;  nous 
fûmes  absolument  débarrassés  de  toutes  les  agitations  de  la  rue. 
et  la  population  ouvrit  un  long  crédit  au  Gouvernement  de  la 
Délense  nationale.  I.a  situation  intérieure  de  Paris  se  trouvait 
alors  ainsi  constituée  :  un  Gouvernement  appuyé  par  un  vote 
considérable,  et  une  organisation  de  municipalité  de  laquelle  je 
veux  vous  dire  un  mot. 

Du  4  septembre  au  31  octobre,  il  n'y  avait  eu  à  Paris  que  des 
maires  provisoires,  non  élus,  choisis  dans  les  premiers  moments 
de  la  révolution,  fort  au  hasard,  et,  en  somme,  l'Assemblée  des 
maires,  avec  laipuMle  j'avais  d'assez  fréquents  rapports  comme 
représentant  le  Gouvernement,  n'était  pas  très  bien  composée: 
elle  était  peu  éclairée,  elle  était  surtout  désireuse  de  s'occuper 


DEPOSITIOxN   SUR   LE  4   SEPTEMBRE.  453 

de  la  défense,  c'est-à-dire   de  toutes   les  choses  qui  ue  la 
regardaient  pas. 

Lorsque  le  31  octobre  arriva,  il  fut  démontré  que.  quelque 
heureux  qu'eût  été  l'événement  pour  nous,  quelque  force  qu'il 
nous  eût  donnée,  la  situation  municipale  de  la  Ville  de  Paris  ne 
pouvait  pas  rester  telle  qu'elle  était.  Nous  ne  pouvions  ni 
l'éprendre  les  anciens  maires  ni  en  nommei'  de  nouveaux.  Alors 
nous  avons  fait  ce  que  toute  bonne  politique  commandait  de 
faire;  en  face  d'adversaires  qui  nous  avaient  combattus  au  cri 
de  :  Vive  la  Commune  !  nous  avons  voulu  prendre  dans  ce  cri, 
dans  l'idée  qu'il  représentait,  ce  qu'il  y  avait  de  possible,  de 
légitime,  de  conciliable  avec  la  consécration  du  suffrage  universel 
que  nous  venions  de  recevoir.  Nous  n'avons  pas  voulu  faire  un 
Conseil  municipal. 

J'étais,  dans  les  Conseils  du  Gouvernement,  l'adversaire 
énei'gique  d'un  Conseil  municipal,  car  il  nous  aurait  amené, 
dans  un  temps  donné,  la  Commune.  Mais  le  Goiivei-nement, 
tout  en  étant  l'adversaire  de  la  Commune,  voulait  que  l'élément 
électif  intervînt  dans  la  constitution  des  municipalités,  et,  après 
avoir  déclaré  positivement,  dans  le  décret  de  convocation,  dans 
les  notes  de  YOfficiel  et  dans  les  afiiches,  que  les  maires  qui 
allaient  être  nommés  étaient  les  agents  du  pouvoir  exécutif,  nous 
appelâmes  les  électeurs  à  voter.  Ces  élections  donnèrent  des 
résultats  presque  universellement  satisfaisants. 

Dans  le  choix  des  maires,  surtout  dans  18  arrondissements 
sur  20,  la  politique  du  Gouvernement,  le  groupe  d'hommes  à  la 
fois  républicains  et  conservateurs  auxquels  il  se  rattachait,  furent 
consacrés.  Deux  arrondissements  donnèrent  des  résultats  déplo- 
rables. Le  XX'  nomma  Ranvier,  Millière,  Lefrançais,  qui  avaient 
été  poursuivis  ou  arrêtés  à  la  suite  du  31  octobre;  nous  avons 
dû  dissoudre  cette  municipahté  et  constituer  une  Commission 
provisoire,  qui  d'ailleurs  a  administré,  sans  rencontrer  de  diffi- 
cultés matérielles,  le  XX'  arrondissement,  ce  terrible  arrondis- 
sement de  Belleville,  depuis  le  5  novembre  jusqu'à  la  fin  du 
siège. 

Le  XIX'  arrondissement  avait  donné  des  résultats  qui  ne 
valaient  pas  mieux  que  ceux  du  XX*.  Mais  il  était  impossible 
d'attaquer  M.  Delescluze,  qui  n'avait  joué,  le  31  octobre,  qu'un 
rôle  de  conciliateur,  au  moins  en  apparence,  et  qui  n'était  pas 


454  DISCOURS   ET   OPINIONS. 

personnellement  compromis.  C'est  de  ce  côté  que  nous  vinrent 
les  plus  irrandes  (lifriculU''s. 

Les  maires  élus  eurent  le  pouvoir  que  vous  savez,  un  pouvoir 
(l'inlendance  l)ien  plus  que  d'administration.  Il  s'agissait  de 
nourrir,  plus  tni'd  de  cliauU'er,  de  secourir  tout  un  peu[)le  d'in- 
di.ut'uls. 

M.  LE  Président.  —  Les  maires  nommés  au  dél)ut,  avant  cette 
élection,  avaient  été  clioisis  par  les  membres  du  Gouvernement 
provisoire? 

M.  Jules  Fekry,  —  C'était  M.  Etienne  Arago  qui  avait  fait  la 
liste.  Nommé  lui-même  par  le  Gouvernement,  il  avait  donné 
une  délégation  à  ces  vingt  maires.  Ces  choix  ont  été  approuvés 
par  le  ministre  de  l'Intérieur;  mais  le  conseil  du  gouvernement 
n'a  jamais  eu  à  délibérer  sur  la  liste  des  maires,  et  quand  elle 
a  paru  dans  VOffîciel,  elle  nous  a  causé  à  tous  une  certaine 
sui'prise. 

M.  LE  PRÉsn)EiNT.  —  Ces  maires  choisis  par  M.  Etienne  Arago 
délibéraient-ils  ensemble  ? 

M.  Jules  Ferry.  —  Ils  délibéraient  à  l'Hôtel  de  Ville  dans  la 
salle  du  Conseil  municipal. 

M.  LE  Président.  —  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  eu  des  procès-verbaux 
de  ces  délibérations? 

M.  Jules  Ferry.  —  Tout  cela  a  été  brûlé  dans  l'incendie  de 
l'Hôtel  (le  Ville. 

M.  LE  Président.  —  M.  Motlu  n'é-tail-il  pas  maire  du  XP  arron- 
dissement? 

M.  Jules  Ferry.  —  Oui,  M.  Mottu  était  maire  ;  il  a  été  révo- 
qué, au  mois  d'oclobi-e,  par  M.  Etienne  Arago  qui  l'avait  nommé 
et  lui  a  retiré  sa  délégation.  C'était  à  l'occasion  de  la  question 
des  écoles. 

M.  LE  l^RÉsiDENT.  —  Il  a  ex])ulsé  les  sœurs  et  les  frères  des  écoles? 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  a  remplacé  complètement  l'enseigne- 
ment congi'éganiste  par  l'enseignement  laïtpie.  Il  y  eut  d'inter- 
minables disi'ussions  à  ce  sujet.  Moi  (jui  avais,  comme  délégué 
à  la  Préfecture  de  la  Seine,  la  nomination  des  instituteurs, 
je  me  suis  toujours  refusé  h  consacrer  cette  infraction  à  la  loi. 


DEPOSITION   SUH   LE  4   SEPTEMBHE.  456 

M.  Élienne  Ârago  eut  alors  une  idée  excellente  et  qui  nous 
fut  ti'ès  utile  pendant  cette  période. 

Vous  allez  voir  par  là  dans  quelle  pensée  de  conciliation  les 
affaires  de  la  Ville  de  Paris  étaient  menées.  S'apercevant  qu'il  se 
préparait  une  tempête  à  l'occasion  de  cette  atïaire  Mottu  (vous 
savez  quelles  passions  étaient  aux  prises  dans  Paris  sur  la 
question  de  l'enseignement,  l'exemple  de  M.  Mottu  dans  le 
XP  arrondissement  pouvait  être  suivi  dans  d'autres  arrondis- 
sements, le  Gouvernement  pouvait  rencontrer  de  graves  diffi- 
cultés, d'autant  plus  qu'il  n'avait  pas  encore,  à  ce  moment, 
l'assiette  que  devait  lui  donner  plus  tard  le  plébiscite),  — 
M.  Arago  se  dit  :  Nous  allons  faire  nommer  une  Commission, 
mettre  la  question  des  écoles  à  l'étude.  C'était  le  meilleur  moyen 
de  l'enterrer.  La  Commission  fut  nommée  et  je  pourrais  retrouver 
le  rapport  de  M.  Vaclierot  qui  aboutissait  à  des  conclusions 
extrêmement  sages.  Il  déclarait  qu'il  fallait  attendre  la  lin  du 
siège  avant  d'examiner  une  question  aussi  brûlante,  qui  pouvait 
mettre  dans  Paris  toutes  les  passions  aux  prises.  M.  Mottu  ayant 
résisté,  fut  révoqué  et  remplacé  par  M.  Artbur  de  Fonvielle, 
qui  administra  l'arrondissement  jusqu'au  ^  novembre.  Mais,  le 
5  novembre,  M.  Mottu  fut  élu  par  une  forte  majorité. 

M.  LE  COMTE  Daru.  —  Vous  clislez  tout  à  riieure  que  les  élections 
des  maires  avaient  été  bonnes. 

Il  y  avait  aussi,  à  côté  de  celle  de  M.  Mottu,  celle  de  M.  Bonvalet 
et  de  quelques  autres  qui  laissaient  assez  à  désirer. 

M.  Jules  Ferey.  —  M.  Bonvalet  était  inoffensif. 

M.  LE  COMTE  Daru.  —  Nous  savons  quelle  a  été  sa  conduite  après 
le  18  mars,  nous  savons  aussi  quelle  a  été  la  conduite  de  M.  Léo 
Meillet. 

Ils  n'étaient  pas  tous  aussi  bons  que  vous  le  prétendez. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  parle  des  maires.  M.  Léo  Meillet 
n'était  pas  maire  :  il  était  adjoint  de  M.  Pernolet. 

M.  LE  COMTE  DE  liESSÉGLiER.  —  L'élection  a  amené  des  hommes 
préférables  à  ceux  qui  avaient  été  nommés  par  le  Gouvernement 
provisoire.  Ce  que  nous  reprochons  à  celui-ci,  ce  sont  les  choix 
qu'il  a  faits  au  début. 

M.  LE  I^RÉSJDENT.  —  La  question  qui  a  été  posée  a  mis  en  lumière 
ce   fait,  que   les  maires    choisis  primitivement  valaient  moins   que 


i:,6  ItlSCOUHS   ET   OI'I.MO.NS. 

ceux  nomniés  par  l't'k'cliun  apirs  le  '.H  octobre;  cela  importait  h 
savoir.  Maitiloiiaiil,  M.  Ferry,  vous  pouvez  poursuivre. 

M.  Ji'LKs  Fkkky.  —  Il  ('tait  indispeiisalilc  de  recourir  ;i  Tt'-lé- 
menl  tMeclir  et,  en  Tiième  temps,  c'était  périlleux. 

Il  y  avait  cependant  un  esprit  de  sagesse  qui  dominait  l'as- 
semblée des  maires;  je  ne  dis  pas  celle  des  maires  et  des 
adjoints  :  il  faut  distinguer  entre  eux.  Les  maires  nommés  le 
preniii'i'joui'du  scrutin,  avaient  été  choisis  avec  soin;  les  adjoints 
n'avaient  été  nommés  que  le  second  jour  par  des  électeurs  fati- 
gués, et  l)eaucoup  moins  nombreux.  Gi'àce  au  bon  esprit  des 
maires,  l'administration  put  se  continuer  pendant  toute  la  durée 
du  siège  sans  conllit. 

,lt'  me  permettrai  de  dire  que,  pour  éviter  les  conflits,  il  a 
fallu  une  certaine  adresse,  et  que  celte  assemblée  n'était  pas 
toujours  facile  à  manier.  En  résumé,  j'ai  présidé  cette  assemblée 
des  maires,  du  commencement  à  la  lin,  sans  avoir  eu  de  conllits, 
ni  de  diflicultés  avec  elle. 

I)aus  les  derniers  temps  du  siège,  nous  avons  été  bien  heureux 
d'avoir  pi'ès  de  nous  une  représentation  quelconque  de  la  popu- 
lation de  Paris.  C'était  un  devoir  de  sagesse  pour  nous  de  réunir 
les  maires,  de  les  avertir  de  la  situation,  de  leur  dire  :  Voilà  où 
nous  en  sommes  pour  les  subsistances;  il  faut  aller  négociei". 
Nous  avons  reçu  de  leur  part,  dans  ces  tristes  jours,  un  concours 
dont  il  faut  leur  savoir  gi'é. 

Je  leur  sais  gré  aussi  d'avoir,  antérieurement  à  cette  époque 
dil'licile,  <;xpulsé,  en  refusant  de  s'associer  à  lui,  un  élément 
très  mauvais  qui  était  représenté  par  Delcscluze.  Dans  les  pre- 
miers jours  de  janvier,  il  y  eut  une  réunion  des  maires  au  minis- 
tère de  l'Intérieur,  présidée  par  le  Ministre,  que  j'assistais 
comme  maire  de  Paris. 

On  entendit  la  lecture  d'un  factum  de  Delescluze,  (jui  était  la 
mise  en  accusation  du  Gouvernement  de  la  Défense  nationale. 
Il  demandait  que  les  adjoints  délibérassent  au  même  titre  (|ue 
les  maires,  et  que  de  ces  adjoints  et  de  ces  maires  on  constituât 
une  Commune.  Il  fut  à  peu  j)rès  seul  de  son  avis,  et,  de  rage,  il 
donna  sa  démission  et  nous  délivra  de  sa  pi'éscnce.  L'assemblée, 
ainsi  épurée,  montra  jusipi'à  la  lin  du  siège  le  meilleur  esprit. 

M,  LK  l'HKSn)K.NT.  —  Yu-l-il  (Ml  (ics  procès-verbaux  de  ces  réunions 
au  ministère  de  rintérieur? 


DÉPOSITION   SUR  LE  4   SEPTEMBRE.  457 

M.  Jules  Feery.  —  Oui,  et  j "espère  pouvoir  vous  apporter 
demain  un  de  ces  procès-verbaux  que  j'ai  retrouvé.  C'est  le 
procès-verjjal  d'une  réunion  qui  a  une  grande  importance  à  mon 
point  de  vue;  elle  est  du  9  ou  du  10  décembre. 

Dans  cette  réunion  des  maires,  présidée  par  M.  Jules  Favre, 
une  grosse  question,  au  point  de  vue  des  subsistances  pari- 
siennes, fut  soulevée  :  celle  du  rationnement. 

Vous  y  verrez  à  quel  point  l'idée  du  rationnement  était  anti- 
pathique à  ces  représentants  de  la  population. 

Le  sténographe  qui  avait  pris  la  délibération  a  retrouvé  ce 
matin  le  premier  texte  du  procès-verbal;  il  me  l'apportera  et  je 
vous  le  transmettrai. 

Mais,  s'il  y  a  eu  des  procès-verbaux  pour  les  réunions  du 
ministère  de  l'Intérieur  qui  étaient  exceptionnelles,  pour  les 
réunions  des  maires,  qui  avaient  lieu  hebdomadairement,  je 
n"ai  jamais  voulu  (ju'on  tint  de  procès-verbaux,  désirant  conservei' 
à  cette  assemblée  un  caractère  officieux,  et  ne  pas  la  constituer 
en  Conseil  municipal. 

Ainsi  cette  assemblée  n'intei'venait  aucunement  dans  la  gestion 
linancière  de  la  ville,  dans  son  administration  générale  ;  elle 
acceptait  que  la  direction  de  toutes  les  atfaires  restât  entre  les 
mains  du  Gouvernement;  elle  ne  voulait  pas  se  constituer  en 
Commune,  ni  même  en  Conseil  municipal,  et  l'existence  de 
procès-verbaux  aurait  pu  nous  jeter  dans  une  voie  où  nous  ne 
voulions  pas  entrer. 

M.  LE  PriiSIDE.nt.  —  C'est  cependant,  d'après  ce  ({ue  vous  venez  de 
ilire,  dans  une  de  ces  réunions  que  la  première  pensée  de  l'ar- 
mistice qui  devait  intervenir  a  été  communiquée  aux  maires  avant 
d'être  communiquée  à  la  population  parisienne. 

M.  Jules  Ferry.  —  M.  Jules  Favre,  lorsqu'il  est  revenu  pour 
la  première  fois  de  Versailles  après  la  conversation  qui  jeta  les 
pi^^mières  bases  de  l'armistice,  a  immédiatemeut  réuni  les 
maires. 

M.  LE  PRKsn)E^'T.  —  La  Commission  vient  d'entendre  les  explica- 
tions que  vous  avez  bien  voulu  lui  donner  sur  les  faits  qui  ont 
précédé  et  suivi  le  31  octobre. 

Sur  ce  point,  il  reste  une  question  à  vous  adresser  et  poiu" 
lacpieile  nous  vous  demandons  quelques  mots  d'explication.  Vous 
venez  d'examiner  cet  ensemble  de  faits  et  de  pensées  révolution- 


458  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

nairos  très  violenles  qui  ont  amené  le  :M  octobre;  mais  ces  faits  et 
ces  penséos  n'oiil-ils  pas  égaloment  empcché  rarmislice  que  prépa- 
rait M.  Tliicrs  et  iju'il  était  eu  train  de  négcirier  aver  M.  de  lîisinarck? 

31.  Jules  Ferry.  —  J'allais  pfécisément  ari'iver  aux  consé- 
(jucnces  diplonialiques.  J'ai  là-dessus  quelques  pièces  à  vous 
faire  passer  sous  les  yeux. 

Le  31  octobre  est  la  dénionstration  la  plus  saisissante  de  la 
yoIoiUl'  qu'avait  le  Gouveiuiement  de  la  Défense  nationale  de 
faire  des  élections,  à  une  condition,  c'est  que  rennemi  s'y  prê- 
terait au  moyen  d'un  armistice. 

Lorsque  M.  Thiers,  arrivant  à  Paris  après  n'avoir  fait  que 
traverser  Versailles  et  sans  avoir  voulu  entamer  de  conversa- 
tions avec  M.  de  Bismarck,  lorsque  M.  Thiers,  dis-je,  nous 
réunit  dans  la  soirée  du  30  octobre,  au  ministère  des  Affaires 
étrangères,  il  nous  parut  que  cette  cause  des  élections  avec 
armistice,  qui  était  notre  cause  et  notre  but,  était  gagnée. 
L'impression  de  M.  Thiers,  impression  résultant  de  cette 
longue  course  qu'il  avait  faite  à  travers  l'Europe,  était  que 
nous  allions  obtenir  très  probablement  de  la  Prusse  l'armistice 
avec  ravitaillement,  car  le  droit  des  gens  n'en  reconnaît  pas 
d'atilre.  l'armistice  nécessaire  pour  faire  des  élections.  Nous 
étions  doncpleins  d'espérance,  et  c'est  cette  espérance  qui  nous 
a  rendus  peut-être  un  peu  imprudents  dans  les  communications 
faites  par  nous  au  public. 

Nous  fîmes  ces  communications  avec  une  très  grande  sincé- 
rité ;  nous  appilmes  au  public  la  prise  de  Metz,  sans  détour, 
croyant  qin»  la  nouvelle  de  l'armistice  et  l'espérance  d'une  fin 
prochaine  de  la  guerre,  feraient  équilibre  à  la  mauvaise  nou- 
velle, et  que  la  bonne  nouvelle  compenserait  la  mauvaise. 

Notre  espérance  était  très  grande. 

Nous  savions  bien  que  nous  allions  rencontrer  dans  l'opinion 
parisienne  un  obstacle.  Aussi,  instruit  dans  la  matinée  de  l'état 
de  Paris,  ayant  reçu  à  l'Hôtel  de  Ville  une  ou  deux  délégations 
amies,  je  courus  au  ministère  des  Atïaires  étrangères,  espérant 
y  trouver  encore  M.  Thiers.  Je  le  trouvai,  en  elfet,  avec  M.  Jules 
Favre  et  je  dis  à  ces  messieurs  :  «  Nous  n'avons  pas  assez 
expliqué  à  la  population  de  Pai'is  ce  que  c'est  que  cet  armistice, 
il  faut  (pie  nous  fassions  une  nouvelle  afliche  pour  le  public, 
donnant  des  éclaircissements  complets.  » 


DEPOSITION   SUU    LE  4  SEPTEMBRE.  459 

Voici  l'affiche  que  je  rédigeai  avec  messieurs  Tliiers  el  Jules 
Favre  au  ministère  des  Affaires  étrangères,  le  31  au  malin,  et 
que  j'emportai  avec  moi  pour  la  faire  apposer  sur  les  murs  de 
Paris.  Elle  le  fut  en  elïet,  à  l'heure  même,  où  l'Hôlel  de  Ville 
était  envahi.  Vous  la  trouverez  dans  X Officiel  du  V^''  novemhre. 
Elle  va  vous  montrer  dans  quel  état  d'esprit  nous  étions.  La 
voici  : 

"  Le  pul)Iic  ne  doit  pas  se  méprendre  sur  le  caractère  de  la 
proposition  d'armistice  qui  émane  des  puissances  neutres.  Cet 
armistice  n'est  point  le  commencement  d'une  négociation  de 
paix.  11  n'a  qu'un  hut  nettement  défini,  la  convocation  d'une 
assemhlée  pour  mettre  la  France  en  mesure  de  décider  de  son 
sort,  dans  la  crise  où  l'ont  précipitée  les  fautes  du  gouvernement 
déchu. 

«  L'armistice  a  été  présenté  par  les  puissances  neutres  qui 
ont  demandé  elles-mêmes  les  sauf-conduits  au  moyen  desquels 
M.  Thiers  est  rentré  à  Paris.  L'armistice,  tel  qu'il  est  proposé, 
ne  saurait  porter  aucun  pi-éjudice  à  la  France.  Il  est  suhordonné 
à  des  conditions  que  le  Gouvernement  tle  la  Défense  nationale 
avait  précédemment  demandées  lors  de  l'entrevue  de  Ferrières  : 
le  ravitaillement  et  le  vote  de  la  France  entière. 

«  Le  Gouvernement  de  la  Défense  nationale  n'a  absolument 
rien  à  changer  à  la  politique  qu'il  a  proclamée  ii  la  face  du 
monde.  Il  est  convaincu  d'avoir  exprimé  la  résolution  du  pays 
tout  entier.  Il  ne  doute  pas  que  les  élus  de  la  France,  réunis  à 
Paris,  ne  ratifient  solennellement  son  programme,  et  il  a  plus 
(|ue  jamais  le  ferme  espoir  que  la  justice  de  notre  cause  sera 
linalement  reconnue  par  toute  l'Europe.  » 

Voilà  la  petite  note  que  nous  avons  fait  afficher.  Nous  suppo- 
sions qu'elle  produirait  de  bons  effets  et  qu'elle  calmerait  les 
esprits  en  leur  expliquant  ce  que  c'était  que  l'armistice. 

Ce  qui  se  passa  les  deux  jours  suivants,  le  2  et  le  3,  entre 
M.  Thiers  el  M.  de  Bismarck,  et  toutes  les  circonstances  qui  ont 
révélé  l'influence  du  31  octobre  sur  cette  négociation,  si  heureu- 
sement commencée,  tout  cela  est  rapporté  très  exactement 
dans  une  circulaire  de  M.  Thiers,  une  espèce  de  compte  rendu 
(le  sa  mission,  dont  nous  n'avons  eu  connaissance,  à  Paris, 
qu'au  commencement  de  décembre,  à  l'Officiel  du  2,  mais  qui 
est  datée  du  9  novembre.  Je  vais  vous  en  mettre  sous  les  veux 


460  DISCOUHS  ET   OPINIONS. 

les  principaux  passages  :  cette  noie  répond  à  la  {jiieslion  de 
M.  le  Président,  et  ensuite  elle  vous  fait  voir  que  la  Prusse 
était  de  mauvaise  foi,  qu'elle  n'a  pas  voulu  d'armistice,  parce 
(pi'elle  no  voulait  pas  d'élections. 

M.  Tliiers  dit.  dans  cette  circulaire,  (lue,  le  l''''  novembre, 
M.  de  Bismarck,  causant  avec  lui  des  conditions  de  l'armistice, 
les  avait  toutes  acceptées,  même  celles  du  ravitaillement,  et 
(pi'il  ne  faisait  aucune  objection  sur  le  principe  du  ravitaille- 
iiit'Hl.  ijn'il  discutait  seulement  sur  les  quantités.  Et  en  elTet, 
dans  la  nuit  du  30  au  31  octobre,  M.  Thiers  avait  demandé  au 
minisire  du  Commerce,  M.  Magnin,  de  lui  donner  des  indica- 
lions  sur  ce  sujet,  car  le  ravitaillement  devait  avoir  lieu,  jour 
par  jour,  sur  une  base  llxe.  M.  de  Bismarck  en  discutait  seule- 
ment les  cliidVes.  Voilà  le  témoignage  de  M.  Tbiers. 

Les  conféi'ences  se  succédèrent  et  une  dernière  conférence 
devait  avoir  lieu  le  3  novembre.  C'est  alors  qu'arrivèrent  les 
nouvelles  de  Pai'is.  M.  Tbiers  entra  chez  M.  de  Bismarck  et  le 
trouva  très  préoccupé.  M.  de  BismaiTk  dit  à  M.  Tbiers  : 
«  Savez-vous  ce  qui  se  passe  à  Paris  ?  Une  révolution  !  » 
M.  Tbiers  répondit  :  «  Je  n'y  crois  pas,  et  s'il  y  a  eu  un  mou- 
vement, je  crois  qu'il  aura  été  très  vite  comprimé  par  le  bon 
esprit  delà  population,  qui  est  très  patriote  et  amie  de  l'ordre.  » 
C'est  alors  que  M.  Tbiers  envoya  à  Paris  un  de  nos  collègues, 
M.  Cocbery.  M.  Cocbei'y  vint  à  Paris  le  3  novembre  et  assista  à 
la  proclamation  du  plébiscite.  Il  retourna  ensuite  à  Versailles 
et  l'aconta  que  le  mouvement  avait  altouti  à  une  consécration 
éclatante  du  Gouvernement  de  la  Défense  nationale. 

Le  soir  du  3  novembre,  muni  des  nouvelles  apportées  par 
M.  Cocbery,  M.  Tliiers  se  présente  de  nouveau  cbez  M.  de 
BisinaiTk.  3Iais  alors  l'esprit  du  cbancelier  était  éviilerament 
modilié.  «J'ai  vainement  insisté  auprès  du  comte  de  Bismarck, 
<lii  la  note  circulaire,  sur  le  grand  principe  des  armistices,  qui 
veut  que  chaque  belligérant  se  trouve,  au  terme  de  la  suspen- 
sion des  hostilités,  dans  la  même  situation  qu'auparavant;  que 
de  ce  luincipe,  fondé  en  justice  et  en  raison,  était  dérivé  cet 
usage  du  ravitaillement  des  forteresses  assiégées  et  de  leur 
ajqn-ovisionnement  jour  par  jour  :  autrement,  un  armistice 
sullirait  à  amener  la  i-eddition  de  la  plus  forte  forteresse  du 
monde.  Aucune  réponse  ne  pouvait  être,  faite,  du  moins  je  le 


DÉPOSITION   suit   LE   1   SEPTEMURE.  461 

pensais,  à  cet  exposé  de  principes  et  d'usages  incontestés  et 
incontestables. 

u  Le  chancelier  répondit,  parlant  non  en  son  nom  propre, 
mais  au  nom  des  autorités  militaires,  —  ce  qui,  vous  le  savez, 
était  l'habitude  du  chancelier;  quand  il  est  embarrassé,  il  fait 
intervenir  les  autorités  militaires,  —  que  nous  donner  un  mois 
de  répit,  c'était  nous  donner  le  temps  d'organiser  nos  armées, 
([ue  des  équivalents  militaires  devaient  être  donnés  en  retour.  » 

Al.  Thiers  répond  qu'assurément  s'il  y  a  quelques  avantages, 
il  y  a  aussi  quelques  désavantages  pour  l'armée  prussienne  à 
accorder  un  armistice.  «  Mais,  puisque  vous  en  avez  admis  le 
principe,  c'est  que  ces  désavantages  sont,  à  vos  yeux,  compensés 
par  les  avantages  que  vous  trouvez  dans  une  assemblée  avec 
laquelle  vous  pourrez  traiter.  »  M.  de  Bismarck  répondit  :  — 
c<  Non;  les  militaires  ne  les  trouvent  pas  suffisants,  il  nous  faut 
un  équivalent  militaire.  »  —  Lequel?  demande  M.  Thiers.  — 
«  Une  position  dominante  hors  Paris,  répond  M.  de  Bismarck, 
un  fort,  peut-être  plusieurs!  »  M.  Thiers  se  lève  à  ces  paroles  : 
—  «  C'est  Paris  que  vous  nous  demandez!  car,  nous  refuser  le 
ravitadlement  pendant  l'armistice,  c'est  nous  prendre  un  mois 
de  notre  résistance  ;  exiger  de  nous  un  ou  plusieurs  de  nos  forts, 
c'est  nous  demander  nos  remparts... 

«  Je  fis  remarquer  à  M.  le  comte  de  Bismarck  qu'il  était 
facile  d'apercevoii"  qu'à  ce  moment  l'esprit  militaire  pi'évalait 
dans  les  résolutions  de  la  Prusse  sur  l'esprit  politique  qui  avait 
dernièrement  conseillé  la  paix  et  tout  ce  qui  pouvait  y  con- 
duire. » 

Ce  document  est  daté  du  9  novembre,  et,  dans  le  dossier  du 
Gouvernement  de  la  Défense  nationale,  c'est  une  des  pièces 
auxquelles  je  liens  le  plus,  pour  mon  compte,  car  elle  démontre 
qu'il  ne  fut  pas  douteux  pour  notre  clairvoyant  négociateur  que 
M.  de  Bismarck  ne  voulait  pas,  à  ce  moment,  d'élections,  et 
c'est  pour  cela  qu'il  refusa  les  conditions  d'armistice.  En  nous 
accordant  l'armistice  sans  ravitaillement,  ou  à  la  condition  de 
livrer  un  ou  plusieurs  de  nos  forts,  il  se  moquait  de  nous,  et  il 
n'y  aurait  eu,  de  notre  part,  ni  dignité,  ni  sécurité  à  accepter  de 
faire  les  élections  dans  de  pareilles  conditions. 

Quant  à  l'infiuence  qu'a  exercée  le  31  octobre,  au  point  de 
vue  diplomatique,  vous  la  voyez  là  autant  qu'ont  peut  la  saisir. 


\i\>  DIsr.OLHS   ET   OI'IMONS. 

H  est  i-ei-taiii  (iiie,  sans  cet  cvt'Miement,  il  y  avait  «grande  chance 
pour  (luo  la  néizocialion  se  continuât  les  jours  suivants  sur  le 
nu^mc  pied,  c'est-à-dire  sur  le  pied  du  ravilaillement,  discuté 
quant  au  chilTre,  et  certes  nous  aurions  été  fort  accommodants 
sur  les  (juantités.  L'influence  du  31  octobre  a  donc  été  réelle. 
Ce  qui  s'est  passé  dans  l'esprit  du  conseil  du  liouvernenient 
prussien,  nul  ne  peut  le  savoir,  mais  il  y  a  eu  là  un  clianiiement 
de  volonté  bien  évident.  Le  chancelier  a-t-il  vu  là  un  indice  de 
faiblesse,  la  confirmation  des  paroles  qu'il  avait  prononcées 
devant  3L  Favre,  qu'un  jour  là  populace  de  Paris  interviendrait 
et  renverserait  le  Gouvernement  de  la  Défense  nationale?  Je 
n'en  sais  lien. 

Voilà  tout  ce  (pie  je  puis  vous  dire  des  rapports  du  31  octobre 
avec  la  situation  diplomati(iue  de  la  France. 

M.  Li:  COMTE  Uari'.  —  Toute  l'Europe  savait  ù  cette  époque  que  la 
Russie  était  intervenue  auprès  de  la  Prusse  pour  disposer  cette  puis- 
sance à  accorder  l'armistice,  qui  devait  nous  permettre  de  réunir 
une  Assemblée.  Nous  l'avons  su  en  province,  mieux  que  vous  à 
Paris  où  vous  étiez  enfermés,  mais  vous  l'avez  su  néanmoins.  Je 
tiens,  sur  ce  point,  à  appeler  votre  attention.  M.  Thiers,  si  je  ne  me 
tronqie,  a  dit  dans  sa  circulaire  du  9  novembre,  que  la  Prusse  incli- 
nait à  nous  accorder  l'armistice.  Comment  se  lait-il  que  M.  de 
Hisniarctc,  qui  avait  très  bien  accueilli  ces  premières  ouvertures,  qui 
tt'moig-nait  beaucoup  de  bonnes  dispositions  pour  réaliser  celte 
parole,  en  quarante-buit  heures  ait  complètement  changé?  Je  ne 
le  sais  pas,  je  vous  le  demande.  Si  ce  n'est  point  révénement  du 
.31  octobre,  comment  expliquer  ce  changement? 

>1.  .ÎULES  Ferry.  —  Évidemment,  cela  ne  peut  être  que  le 
'M  octolire. 

M.  LK  r.oMTK  Dart.  —  J'insiste  sur  ce  point,  parce  que  les  Prus- 
siens iiréteudent  qu'ils  voulaient  une  réunion  de  l'Assemblée.  On 
peut  n'avoir  pas  grande  foi  dans  ce  qu'ils  disent;  mais  M.  de 
iiisinarck  a  affirmé,  dans  les  dépêches  diplomatiques,  qu'il  avait 
toujours  voulu  la  convocation  d'une  Assemblée  nationale. 

Vous  disiez  tout  à  l'heure  que  révénement  du  31  octobre  avait 
modifié  les  dispositions  du  grand  chancelier,  que  M.  de  Bismarck 
ne  trouvait  pas  la  Trance  assez  abattue  alors,  qu'il  refusait  l'ar- 
mistice avec  ravitaillement  pour  nous  épuiser  davantage,  et  que, 
pour  vous,  le  seul  armistice  possible  était  l'armistice  avec  ravitail- 
lement. Cependant,  il  est  avéré  que,  dans  les  premières  ouvertures 
de  M.  tie  Bismarck  avec  M.  Thiers,  le  ravitaillement  était  consenti. 
M.  de  Bismarck  avait  intérêt  à  la  réunion  d'une  Assemblée  natio- 


DEPOSITION   SUR   LE  4  SEPTEMBRE.  163 

nale  ;  il  a  déclaré  danstoutes  ses  dépêches  qu'il  voulait  cette  réunion. 
Il  la  voulait  précisément  à  l'époque  dont  vous  parlez.  M.  Tliiers  Ta 
dit  et  les  documents  le  prouvent.  Plus  tard,  il  a  changé  d'opinion  :  il 
n'a  plus  voulu  de  l'armistice  avec  ravitaillement,  c'est  certain.  On  a 
peut-être  fondé  des  espérances  sur  nos  discordes  après  le  31  octobre. 
C'est  là,  du  moins,  une  explication  assez  naturelle. 

M.  Jules  Ferry.  —  Oui,  M.  tle  Bismai-civ  a  cédé,  mais  pas  de 
son  plein  gré.  Il  a  cédé  à  l'Europe.  Vis-à-vis  de  l'Europe, 
comme  vis-à-vis  de  M.  Thiers,  dans  les  premières  négociations, 
il  a  paru  consentir  à  l'armislice  avec  ravitaillement,  puisqu'il 
discutait  sur  les  quantités  de  vivres  à  faire  entrer  dans  Paris. 
El  puis,  il  a  changé  du  i^""  au  3  novembre. 

Un  membre.  —  Une  question  sur  ce  point.  Vous  devez  savoir  quels 
étaient  alors  les  approvisionnements  de  l^aris  ;  ils  ont  duré  trois 
mois  après  cette  époque,  ils  auraient  pu  durer  plus  longtemps  si  on 
avait  commencé  le  rationnement  plus  tôt.  Par  conséquent,  vous  aviez 
pour  trois  mois  de  vivres,  et  même  pour  quatre  mois,  en  commen- 
çant le  rationnement  ce  jour-la.  Il  y  avait  un  intérêt  supérieur  à 
laisser  de  côté  vos  premières  prétentions  et  à  accepter  l'armistice, 
même  sans  ravitaillement,  de  façon  à  avoir  une  Assemblée  natio- 
nale qui  vous  déchargeât  de  toute  responsabilité,  et  qui  permît  à  la 
France  de  faire  ce  qui  lui  aurait  convenu. 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  nous  a  paru  que  l'armistice  sans  ravi- 
taillement, c'était  le  refus  d'armistice,  c'était  l'impossibilité  de 
faire  des  élections,  c'était  l'absence  d'engagement  de  la  part  de 
la  Prusse,  et,  par  conséquent,  les  élections  livrées  à  l'arbi- 
traire de  l'ennemi,  de  l'ennemi  qui  occupait  vingt-trois  dépar- 
tements. 

Le  même  membre.  —  Mais  non,  les  élections  ne  se  faisaient  pas 
sans  armistice.  La  Prusse  acceptait  l'armistice  sans  ravitaillement, 
et  il  y  avait  alors  un  intérêt  supérieur  à  réunir  une  Assemblée 
nationale. 

M.  Jules  Ferry.  —  Notre  impression,  qui  était  celle  de 
M.  Thiers,  manifestée  avec  beaucoup  de  netteté  dans  sa  circu- 
laire du  9  novembre,  c'était  que  la  Prusse  ne  voulait  pas 
d'élections,  ne  voulait  pas  de  la  paix.  Vous  ne  voulez  pas 
d'élections;  eh  bien!  la  guerre,  la  guerre  à  outrance  ! 

Un  membre.  —  M.  Thiers  n'était  pas  de  cet  avis.  Saviez-vous  quel 
était  à  cette  époque,  le  chiffre  de  vos  approvisionnements  ? 


.ir,4  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

M.  Jules  Ferry.  —  Oui.  ;i  peu  df  chose  près. 

Le  membre.  —  Vous  saviez  ulors  (jue  vous  en  aviez  encore  pour 
trois  mois? 

M.  Jules  Ferry.—  Non  :  nous  ne  pensions  pas  pouvoir  aller 
au  delà  du  lo  dècemltre.  Et  puis,  nous  avons  découvert  que 
nous  pouvions  aller  jusqu'au  milieu  de  janvier,  et,  grâce  à  la 
jji-ande  économie  qui  était  apportée  à  la  consommation  de 
Paris,  nous  avons  pu  aller  jusqu'à  la  fin  de  janvier. 

M.  DK  HAi.NMivu.LK.  —  Si  VOUS  aviez  commencé  le  ralionnement  plus 
tôt,  vous  auriez  pu  aller  un  mois  de  plus. 

M.  Jules  Ferry.  —  C'est  une  très  grande  erreur. 

M.  itE  ttAi.NNKViLLE.  —  Le  rationnement  a  été  mal  mené;  ainsi,  au 
début,  Ton  a  donné  du  blé  aux  cbevaux. 

M.  Jules  Ferry.  —  Nous  avons  su  qu'en  eiïet  on  avait 
nourri  certains  chevaux  avec  du  blé,  et  la  raison  en  est  très 
simple,  c'est  que  le  blé  coûtait  meilleui'  marché  que  l'avoine. 
L'avoine  était  presque  exclusivement  aux  mains  des  com- 
pagnies de  transport  et  du  ministère  de  la  Guerre.  Mais,  comme 
à  la  fin  nous  avons  mangé  l'avoine  des  chevaux,  au  point  de 
vue  de  la  durée  de  la  résistance  de  Paris,  le  résultat  a  été  le 
même.  J'ai  d'ailleurs  été  toujours  convaincu  que  l'abus  qui 
consistait  à  donner  aux  chevaux  du  blé  ou  du  pain,  — abus 
impossihle  à  prévenir,  —  ne  s'était  produit  que  sur  des  quan- 
tités tout  à  fait  insignifiantes. 

Notre  impression  a  été,  je  le  répète,  celle-ci  :  nous  nous  trou- 
vions en  face  d'un  revirement  inattendu;  nous  avions  espéré, 
grâce  à  l'intervention  des  puissances  et  aux  négociations  de 
M.  Thiers,  obtenir  la  i-econnaissance  de  ce  droit,  qui  appar- 
tenait essentiellement  à  la  nation  française,  de  nommer  une 
Assemblée,  mais  de  la  nommer  avec  un  armistice  tel  que  le 
i-econnaît  le  droit  des  gens,  c'est-à-dire  avec  ravitaillement. 
Puis,  tout  à  coup,  notre  adversaire  change  de  tactique,  refuse 
le  ravitaillement.  Nous  avons  vu  là  la  preuve  que  la  Prusse  ne 
voulait  ni  des  élections,  ni  de  la  paix.  Telle  était  aussi  l'opinion 
de  M.  Thiers.  C'est  donc  une  manœuvre,  un  acte  de  déloyauté, 
une  façon  de  rompre  les  négociations.  Eh  bien,  aux  armes,  il 
faut  aller  jusqu'à  la  fin  et  se  battre  à  outrance.  Comment  faire 


DÉPOSITION   SUH   LE  4  SEPTEMBKE.  465 

(les  élections  avec  les  Prussiens  occupant  vingt-trois  départe- 
ments, sans  que  les  hostilités  soient  suspendues!  Cela  n'était 
pas  possible. 

Plusieurs  mi'mhres.  —  Mais  il  y  avait  armistice  :  il  y  avait  donc 
cessation  des  liostilitcs  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  C'était  sans  exemple,  un  armistice  sans 
ravitaillement  ! 

La  preuve  que  nous  voulions  la  i-éunion  d'une  Assemblée, 
c  est  l'entrevue  de  Ferrières.  Cette  entrevue  et  la  négociation 
de  M.  Thiers  n'avaient  pas  d'autre  but.  Ce  n'est  pas  pour  autre 
cliose  que  M.  Thiers  était  allé  dans  les  cours  principales  de 
l'Europe,  à  Londres,  à  Vienne,  à  Saint-Pétersbourg. 

.M.  Lie  COMTE  DE  Rességiier.  —  Il  est  certain  que  la  Délégation  de 
Tours  voulait  la  réunion  d'une  Assemblée  nationale,  et  je  m'étonne 
<[u'à  Paris  vous  eussiez  un  avis  aussi  tranché  sur  l'impossibilité  de 
faire  les  élections  en  France,  vous  qui  n'étiez  pas  en  communication 
avec  la  province,  tandis  que  la  Délégation  de  Tours,  qui,  elle,  était 
en  communication  exacte  avec  la  province,  persistait  dans  un  avis 
différent  et  voulait  laisser  la  France  maîtresse  de  ses  destinées. 
Assurément  cela  eût  mieux  valu  et  pour  la  guerre  et  pour  la  paix. 

M.  Jules  Ferry.  —  Messieurs,  après  le  31  octobre  et  le 
rejet  de  la  négociation  de  M.  Thiers,  il  ne  nous  a  pas  été  pos- 
sible de  connaître  ce  désir  de  la  France  par  aucun  symptôme. 

Un  membre.  —  Mais  avant? 

M.  Jules  Ferry.  —  Avant,  M.  Thiers  était  à  Saint-Péters- 
l)Ourg,  à  Vienne,  à  Londres  pour  obtenir  les  élections  avec 
armistice,  mais  avec  un  armistice  avec  ravitaillement,  et  nous 
avions  reçu  ii  Ferrières  l'accueil  que  vous  savez. 

M.  Delsol.  —  La  Délégation  de  Tours  a  voulu  les  élections,  jusqu'à 
l'arrivée  de  Gambetta. 

M.  LE  l^RÉsiDENT.  —  Je  demande  à  la  Commission  la  permission  de 
lui  adresser  une  observation  :  je  crois  que  nous  aurons  l'occasion  de 
traiter  plus  tard  toutes  ces  questions,  non  pas  seulement  entre 
nous,  mais  h  mesure  que  paraîtront  d'autres  membres  du  Gouverne- 
ment du  4  septembre.  Je  crois  donc  qu'il  ne  faut  pas  demander 
tout  à  M.  Ferry.  Il  est  évident  que  M,  Ferry  a  eu  sa  part  dans  le 
(lOuvernement  :  il  vient  de  nous  donner  des  éclaircissements,  mais 
je  crois  que  nous  ne  pouvons  pas  lui  demander  compte  de  tout  ce 
qui  s'est  passé.  Ainsi,  sur  le  31  octobre,  sur  la  négociation  entre- 
[u'ise  à  Versailles  par  M.  Thiers,  etc.,  il  y  a  encore  certaines  obscurités 

30 


466  DISCOURS   ET   OPINIONS. 

(Jjins  mon  esprit;  jo  ne  vous  le  cache  pas.  Mais  ces  obscurités,  nous 
ne  pouiions  les  éclairer  et  obtenir  des  rensei^'nements  précis  que 
lorS(iue  nnus  entendrons,  par  exemple, M.  Jules  Favre  ;  je  crois  qu'il 
n'est  pas  lion  do  tro])  insister  aujourd'hui  sur  ce  point  ;  .M.  Ferry  ne 
peut  MOUS  donner  que  ce  qu'il  sait.  — Reste  la  question  de  ravitail- 
lement sur  laquelle  M.  Ferry  reviendra  quand  il  aura  des  jiièces  qui 
lui  son!  nécessaires. 

M.  .IuLKs  Ferry.  —  Je  voulais  dire  ceci  pour  en  finir  sur  les 
élt'clions,  car  il  faut  s'expliquer  avec  une  entière  bonne  foi; 
j'accepte  la  responsabilité  de  tout  ce  que  j'ai  fait.  Eh  bien,  la 
situation  d'esprit  du  Gouvernement  de  Paris  était  assurément 
impré,!2:née  de  l'esprit  de  la  population.  J'en  conviens  parfaite- 
niriil  :  on  n'était  pas  à  Paris  au  même  point  de  vue  qu'à  Tours 
ou  à  Bordeaux.  Il  est  certain  que  la  Délégation  de  Tours  ou  de 
Bordeaux,  en  communication  intime  et  constante  avec  la 
province,  considérait  comme  possibles  des  élections,  même 
faili's  sans  armistice,  ou  avec  un  armistice  sans  i-avitaillement. 
Quant  à  nous,  l'état  de  notre  esprit  était  absolument  contraire. 
11  n'entrait  pas  dans  notre  cerveau  qu'on  piit  accepter  de  la 
Prusse  des  élections  faites  sans  armistice  ou  avec  armistice 
sans  ravitaillement.  Cela  nous  paraissait  une  humiliation,  un 
abaissement,  et  nous  ne  croyions  pas  la  France  assez  malade 
pour  subir  ce  dernier  outrage.  Voilà  pourquoi  nous  désirions 
des  élections  avec  armistice,  mais  un  armistice  avec  ravitaille- 
ment. Il  nous  paraissait  que  ce  refus  des  conditions  qui  étaient 
(hms  toutes  les  traditions  européennes,  était  un  acte  de 
(h'dovauté,  et  nous  ne  voidions  pas  d'élections  à  ce  prix.  Voilà 
notre  état  d'esprit  ;  c'était  celui  de  la  population  de  Paris  tout 
entier.  Nous  pensions  qu'un  Gouvernement  qui  se  permettrait 
de  faii'c  des  élections  avec  un  armistice  sans  ravitaillement,  ce 
(jui  était  une  sorte  de  capitulation,  serait  un  Gouvernement 
pt'rdii. 

M.  1)i;lsol.  —  Kn  envoyant  une  délégation  à  Tours,  le  Gouverne- 
Hitiil  du  4  Seplend)re  a  voulu  précisément  laisser  échapper  une 
partie  du  gouvernement  à  la  pression  des  circonstances  du  siège,  à 
la  i)ression  de  Paris.  Kh  bien,  c'est  en  ce  sens  qu'il  ne  me  semble 
pas  avoir  été  conséquent  avec  lui-même  lorsqu'il  a  tranché,  de 
l'intérieur  di'  i*aris,  une  question  de  politique  générale  que  la 
Délégation  de  Tours  me  s(;mMail  jilns  en  mesuir  de  trancher  que 
lui. 


DÉPOSITIO.N   SUR  LE  4  SEPTEMBRE.  467 

M.  Jules  Ferry.  —  Vous  ne  devez  pas  oublier  que  les 
négociations  étaient  engagées  depuis  le  mois  de  septembre. 
L'entrevue  de  Ferrières  avait  éclioué,  mais  nous  espérions 
encore  dans  la  négociation  de  M.  Thiers,  et  nous  fûmes  ravis 
de  la  voir  si  bien  commencer,  parce  que  ce  que  nous  voulions, 
c'était  une  assemblée  nationale,  à  la  seule  condition  qu'elle  fût 
élue  librement.  Mais,  après  l'écbec  de  cette  négociation, 
l'opinion  que  nous  eûmes  de  la  province  ne  nous  vint  plus  que 
par  les  dépêches  de  M.Gambetta.  C'était  à  peu  près  le  seul  moyen 
d'information  dont  nous  jouissions.  Eh  bien,  cette  opinion, 
c'était  que  la  province  elle-même  avait  été  révoltée  de  l'attitude 
prise  par  la  Prusse  et  que  personne  ne  parlait  plus  d'armistice. 

Ainsi,  je  vais  vous  citer  une  dépêche,  la  première  que  nous 
ayons  reçue  de  Gambetta.  Elle  est  datée  du  16  novembre  ;  elle 
ne  nous  est  arrivée  que  le  24  ;  elle  va  depuis  le  31  octobre 
jusqu'au  seize  novembre. 

M.  Antom\  F^efèvre-Pontalis.  —  Quel  jour  (iambetta  avait-il 
quille  Paris"? 

M.  Jules  Ferry.  —  Le  7  octobre. 

Sa  résolution  avait  été  prise  dès  le  4,  mais  les  vents  n'étaient 
pas  favorables  au  départ  du  ballon  tout  préparé  sur  la  place 
Saint-Pierre. 

Gambetta  eût  voulu  partir  beaucoup  plus  tôt. 

Unmembre.  — A  cette  époque,  avait-il  mission  d"empêcher  les 
élections  ? 

M.  Antonin  Lefèyre-Pom.vlis.  —  Il  avait  un  décret  du  Gouverne- 
ment de  Paris,  qui  les  empêchait. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  crois  qu'il  est  nécessaire  de  bien 
s'entendre.  Dire  que  nous  avions  envoyé  Gambetta  près  de  la 
Délégation  de  Tours  uniquement  pour  empêcher  les  élections, 
n'est  pas  l'exacte  vérité.  Il  y  avait,  en  eft'et,  un  décret  qui  les 
empêchait,  mais  la  véritable  mission  de  Gambetta,  c'était 
d'organiser  la  défense,  et  non  uniquement  de  faire  rapporter  le 
décret  de  la  Délégation  de  Tours  qui  fixait  les  élections  au 
16  octobre. 

Un  membre.  —  Elles  avaient  été  fixées  d'abord  au  2,  puis  ensuite 
au  16  octobre  ? 

M.  Jules  Ferry.  —  C'est  nous  qui  les  avions  fixées  au  2. 


■1(18  DISCCUHS    KT   (lIM.MONS. 

iiiiiis.  apirs  rrclicc  de  la  négociation  de  Forrièrcs,  nous  dûmes 
les  ajoiiinei-.  .Nous  no  pouvions  faire  des  élections  avec  un 
aimisUee  sans  ravitaillement  et  nous  dîmes  :  —  Puisque  la 
Prusse  nous  met  dans  cette  situation,  nous  la  dénonçons  à 
l'Europe.  La  Prusse  nous  a  dit  qu'elle  ne  faisait  pas  la  guerre 
à  la  France,  mais  à  une  dynastie;  la  dynastie  est  déchue,  et 
cependant  elle  poui'suit  la  guerre  :  nous  la  dénonçons.  Elle  a  dit 
encore  que,  devant  elle,  ne  se  trouve  plus  un  Gouvernement 
constitué  avec  lequel  elle  puisse  traiter.  Nous  voulons  alors 
faire  des  élections  ;  pour  cela,  il  nous  faut  un  armistice,  et  elle 
nous  le  refuse.  —  Dans  le  rapport  de  l'entrevue  de  Ferrières, 
rapport  qui  est  certifié  conforme  à  la  vérité  par  M.  de  Bismarck 
Iiii-méme,  lors  de  la  première  conversation,  le  chancelier  dit  à 
.M.  Jules  Favre  :  <(  Des  élections!  une  assemblée!  je  n'en  veux 
pas.  Une  assemblée  élue  maintenant  serait  belliqueuse  :  c'est 
votre  pays  qui  tient  à  faire  la  guerre  au  nôtre  ;  c'est  une  guerre 
de  races.  »  En  réalité.  M.  de  Bismarck  ne  voulait  pas  nous 
accorder  d'armistice  et  nous  ne  pouvions  pas  sans  cela  faire 
des  élections. 

M.  LE  COMTE  DE  Rességcier.  ■ —  li  est  évident,  qu'uii  coutlil  a  exlslé 
entre  le  Gouvernement  de  Paris  et  celui  de  Tours  au  sujet  des  élec- 
tions. A  partir  dp  la  négociation  de  Ferrières,  le  Gouvernement  de 
Paris  est  parfaitement  décidé  à  ne  pas  faire  d'élections  et  il  envoie 
il  la  Délégation  l'ordre  de  les  ajourner.  En  elFet,  le  décret  parait  à 
Tours  le  24  septembre,  en  même  temps  que  le  récit  de  la  négociation 
de  Ferrières.  Mais  se  ravisant,  quelques  jours  après,  et  cédant  au 
vœu  iïénéi'iil  de  la  P'rance,  le  Gouvernement  de  Tours,  malgré  les 
oi'dres  (pi'il  a  reçus  de  Paris,  proclame  de  nouveau  la  nécessité  des 
élections  ('1,1e  2  octobre,  il  convoque  tes  électeurs  pour  le  16.  Paris 
se  décida  alors  à  envoyer  M.  Garabetta  pour  enqiècher  les  élections. 

M.  Antomn  Leeèvre-Pontalis.  —  La  volonté  de  faire  les  élections 
est  permanente  à  Tours, tandis  qu'àParison  n'en  veut  à  aucun  prix. 

M.  .Jules  Ferrv.  —  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  exact.  On  a  eu  à 
Tours,  ainsi  (jue  je  l'ai  prouvé  jiar  les  citations  que  je  vous  ai 
faites,  au  même  moment  (ju'à  Paris,  la  pensée  que  la  situation 
faite  à  la  France  par  la  négociation  de  Ferrières  devait  faire 
ajourner  les  élections,  et  qu'il  fallait  prendre  avant  tout  le  fusil. 

M.  Antomn  l.EEKVHi-l'ONTAi.is.  —  Je  crois  ([u'il  y  a  cneur  dans 
votre  esprit. 

M.  i.K  COMTE  iiE  l^ESSÉGCiEn.  — Je  ic  crois  aussi. 

\.'(>f'(i(iii  du  2;!  se[ttenibre,  à  Tours,  |>ublii'  le  récit  de  la  négocia- 


DÉPOSITION   SLR   LE   4    SEPTEMBRE.  469 

tion  de  Ferrières  ;  donc  il  était  en  communication  avec  le  Gouverne- 
ment de  Paris,  car  il  ne  pouvait  être  informé  que  par  lui.  En  même 
temps  que  la  Délégation  qui  faisait  publier  ce  récit,  elle  ajournait 
les  élections.  Il  est  lout  naturel  de  supposer  qu'elle  ne  les  ajournait 
(pie  sur  rinjonction  qu'elle  avait  reçue  du  Gouvernement  de  Paris, 
en  même  temps  que  la  communication  de  Tentreviie  de  Ferrières. 

.M.  LE  Présfdem.  —  C'est  probable. 

Il  est  évident  que  le  Gouvernement  de  Tours  cédait  à  l'injonction 
que  lui  faisait  le  Gouvernement. 

M.  LE  COMTE  DE  Rességiier.  —  Vous  dites  qu'immédiatement  après 
la  négociation  de  Ferrières,  le  Gouvernement  de  Tours  s'est  décidé 
à  ajourner  les  élections.  Il  est  à  croire  que  celte  décision  n'a  pas  été 
spontanée  mais  imposée. 

M.  Jules  Feery.  —  Sur  ce  point,  je  fais  des  réserves. 

M.  LE  COMTE  DE  Rességiier. —  Le  Gouvernement  de  Paris,  cédant  à 
lintluence  des  clubs,  ne  veut  pas  d'Assemblée  ;  le  Gouvernement  de 
Tours  s'inspire  du  sentiment  de  la  France  :  il  veut  que  les  élections 
aient  lieu  le  16. 

Paris  insiste  et  Gambetta  arrive  pour  faire  prévaloir  sa  volonté. 

En  résumé,  les  deux. dates  auxquelles  devaient  avoir  lieu  les 
élections,  le  2  octobre  d'abord  et  le  16  ensuite,  coïncident  avec  des 
instructions  venues  de  Paris  pour  empêcher  ces  élections. 

M.  Jules  Feery.  —  Je  crois  qu'il  n'y  a  pas  eu  d'instructions 
à  la  première  date  ;  il  y  en  a  eu  seulement  à  la  seconde. 

M.  LE  PRÉsmENT.  —  Du  reste,  dans  votre  première  déposition, 
vous  disiez  que  la  dépêche  de  M.  Grémieux  avait  été  faite  sans  avoir 
consulté  Paris,  qu'il  avait  pris  sur  lui  le  retrait  de  la  convocation 
électorale.  Cela  coïncide  avec  ce  que  vous  dites. 

M.  de  Rességuier  a  fait  ressortir  deux  points.  Il  est  évident  que,  le 
24  septembre,  et  je  le  retrouve  dans  les  notes  que  j'ai  prises  sur 
votre  première  déposition,  on  était  d'avis  d'ajourner  la  convocation 
des  électeurs  à  Tours  comme  à  Paris.  C'est  bien  entendu. 

M.  Jules  Ferey.  —  Et,  je  crois,  par  un  concert  spontané. 

M.  LE  Président.  —  En  même  temps,  je  crois  qu'il  est  bien  établi 
par  votre  déposition  que,  lorsque  M.  Crémieux  a  fait  un  décret  qui 
annonçait  les  élections  pour  le  16  octobre,  la  proclamation  et  le 
décret  avaient  été  faits  sans  consulter  le  Gouvernement  de  Paris. 

M.  Jules  Feery.  —  Oui  ! 

M.  LE  Président.  —  Par  conséquent,  le  24  septembre,  pour 
ajourner  les  élections,  les  Gouvernements  de  Paris  et  de  Tours  sont 
d'accord,  et  au  contraire,  au  commencement  d'octobre,  lorsque 
M.  Crémieux  annonce  les  élections  pour  le  16,  ils  ne  sont  plus  d'ac- 


470  DISCULliS    ET   OPIMONS. 

coriî.  Paris  est  (Hoiiiié  dappit-iuln!  que  M.  Crémieux  ail  proclamé 
les  éleolious.  C'est  alors  ((u'arrive  M.  Gambetta.  Évidemment,  les 
eleclioiis,  (|U!  devaient  avoir  lieu  dans  toute  la  France,  qui  avaient 
été  procianu'es  par  le  Gouvernement  de  Tours,  se  trouvent  empêchées 
par  l'inlervention  <le  M.  (iambelta.  Voilà  les  faits  qui  résultiMit  de 
voire  déposition,  et  il  en  i-ésulte  éfialement  que  Paris,  en  ce  moment, 
était  lout  à  fait  opposé  à  la  convocation  électorale. 

M.  LK  roMTF.  D.uu .  —  L'opinion  générale  en  province  voulait  les 
élections;  Paiis  n'en  voulait  pas. 

M.  Jules  Ferrv.  —  Nous  (Hions  dans  le  coûtant  de  la  giiciTC 
à  oiitfaiice.  Et  tenez,  puisque  nous  sommes  ici  pour  faire  notre 
confession,  je  dirai  ceci  :  c'est  que  nous  avons  commis  la  faute 
de  ne  pas  organiser  assez  tôt  la  délégation  de  province  ;  voilà 
mon  aveu.  Le  Gouvernement  de  Tours  eût  dû  être  formé  dix, 
quinze  jours  plus  tôt;  mais  Paris  était  le  poste  du  péril,  et 
personne  ne  voulait  abandonner  ce  poste  ;  ce  fut  avec  peine  que 
les  délégués  acceptèrent  leur  mission.  Quand  nous  vîmes  à 
l'œuvre  ces  délégués  —  dont  je  suis  loin  de  nier  le  dévouement 
—  nous  nous  dîmes  :  le  Gouvernement  de  la  Délégation  de 
Tours  n'est  pas  assez  fortement  constitué,  et  c'est  alors  que 
nous  fîmes  partir  Gambetta.  Nous  avions  confiance  dans  so"n 
énergie,  autant  que  dans  la  modération  de  son  esprit.  Ceux  qui 
ont  connu  M.  Gambetta  au  Corps  législatif,  comprendront  notre 
confiance.  M.  Gambetta  s'y  était  révélé  comme  un  esprit  très 
sérieux,  très  modéré,  et  nous  ne  pouvions  envoyer  personne  de 
plus  énergique,  ni  de  plus  capable  de  modération  et  de  sagesse. 

Pour  achever  mon  récit,  je  vous  demande  la  permission  de 
vous  dire  très  brièvement  la  Un  du  siège,  afin  de  vous  montrer 
quel  était  notre  état  d'esprit  et  aussi  l'état  d'esprit  de  la  popu- 
lation ]iarisienne,  depuis  le  31  octobre  jusqu'au  28  janvier. 

Il  y  aune  réaction  continuelle  des  nouvelles  de  la  province 
sur  l'état  de  Paris,  et  de  l'état  de  Paris  sur  la  direction  des 
alTaires  de  province.  Il  y  a  un  enchaînement  qui  justifie  ce  que 
je  vous  disais  dans  ma  première  déposition  :  c'est  qu'on  n'a 
jamais  vu  une  série  de  fatalités  si  étroitement  liées  que  celles 
dont  se  compose  le  siège  de  Paris.  Nous  voici  tout  à  fait  inves- 
tis :  la  garde  nationale  a  en  nous  une  grande  confiance;  les 
premiers  jours  de  novembre  sont  employés  à  la  réorganisation 
générale;  puis  le  15  novembre  nous  arrive  la  nouvelle  de  la 
victoire  de  Goulmlers.  Ce  fut  une  joie  immense  ;  on  alla  jusqu'à 


DEPOSITION   SUR  LE  4   SEPTEMBRE.  471 

dire  :  voilà  la  France  qui  reprend  sa  supériorité  militaire,  c'est 
une  première  victoire  qui  en  annonce  d'autres  ;  avons-nous 
bien  fait  d'accepter  la  guerre  à  outrance?  devons-nous  nous 
féliciter  que  M.  de  Bismarck  ait  refusé  l'armistice  ?  Telle  fut 
rimpression  de  la  population  parisienne,  et  cette  impression 
est  fortifiée  par  la  dépêche  de  Gambetta  du  16  novembre. 

M.  lePrksujeist.  —  M.  le  général  Trochu  ne  parait  pas  avoir  eu  la 
même  confiance  que  vous  dans  les  conséquences  de  la  bataille  de 
Coulmiers. 

M.  Jules  Ferry.  —  Oui  !  mais,  quant  à  nous,  nous  étions 
enivrés  de  joie. 

M.  LE  Président.  —  M.  le  général  Trochu  nous  a  dit  que  la 
bataille  de  Coulmiers  l'avait  forcé  à  changer  son  plan  de  bataille; 
quant  à  moi,  j'avoue  que  j'aurais  bien  voulu  que  ces  inconvénients 
se  renouvelassent  souvent. 

M.  Jules  Ferry.  —  Voilà  cette  bonne  nouvelle,  cette 
dépêclie  du  16  novembre  qui  nous  arrive  le  24.  Gambetta  nous 
disait  :  «200,000  hommes  sur  la  Loire,  —  100, 000  hommes  de 
plus  au  1""^  décembre,  200,000  mobilisés.  Orléans  fortement 
tenu.  ))  —  Les  puissances  européennes  manifestent  leurs 
sympathies  et  leur  surprise  par  les  journaux,  par  les  repré- 
sentants des  cours.  —  Etil  ajoutait  :  «  Sauf  de  rares  exceptions, 
on  ne  veut  plus  d'élections,  ni  d'armistice.  Le  refus  de  ravitail- 
lement de  Paris  a  été  unanimement  blâmé  et  attribué  à 
M.  de  Bismarck.  On  n'a  voulu  voir  dans  ce  refus  qu'un  strata- 
gème pour  atïamer  Paris  et  donner  aux  troupes  prussiennes, 
dégagées  de  Metz,  le  temps  d'arriver  et  de  faire  échec  à  notre 
armée  de  la  Loire.  » 

Un  membre.  —  Cette  appréciation  de  l'opinion  en  province  peut 
être  contestée. 

M.  Jules  Ferry.  —  Voilà  ce  que  nous  en  savions. 

Un  membre.  —  A  quelle  date  receviez-vous  ces  dépêches  ? 

M.  Jules  Ferry.  —  Elles  sont  toutes  dans  le  Journal  officiel; 
nous  ne  les  cachions  pas. 

Un  membre.  —  Avec  des  modifications,  et  vous  faisiez  bien. 

M.  Jules  Ferry.  —  Nous  les  avons  toutes  publiées,  sauf 


472  DISCOUKS  ET   OPIMONS. 

une  dos  (lornii'Tes,  qui  attaquait  vivement  le  général  Trochu. 

Voilà  les  (lépèi'lies  qui  nous  arrivaient  de  province. 

Le  général  Trochu  avait  changé  son  plan  et  porta  ses  attaques 
sur  la  Marne.  Vous  savez  quelle  a  été  la  conséquence  <les 
cduiliats  de  Villiers-sur-Mai'ne.  Les  premières  jouinées  furent 
un  succès;  au  départ,  le  général  Ducrot  fit  une  proclamation 
célèhre  ;  et,  le  premier  jour,  l'entrée  en  matière  fut  à  la  hauteur 
(les  espérances  qu'il  nous  avait  données  ;  la  seconde  journée 
fut  aussi  très  helle,  les  troupes  couchèrent  sur  la  position 
conquise.  Et  par  une  sorte  d'intuition,  le  même  jour,  à  la  même 
heure  où  Paris  tendait  à  sortir,  l'armée  de  province  combattait 
[lour  se  I approcher. 

Un  membre.  —  Je  vous  demande  pardon  de  vous  interrompre  ; 
mais  je  vous  ferai  observer  que  l'armée  de  province  avait  reçu 
i'oidre  formel  de  marcher  sur  Paris;  quand  on  connut  la  sortie  du 
f^rnéral  Ducrot,  on  partit  le  lendemain  sur  un  ordre  de  M.  Gambetta 
ou  de  son  délégué,  M.  de  Freycinet.  Ce  n'est  donc  pas  une  coïnci- 
dence, mais  un  ordre  qui  faisait  mai'clierles  deux  armées  en  même 
temps. 

M.  Jules  Fekry.  —  Je  sais  que  la  sortie  devait  avoir  lieu  le 
29  novembre,  qu'elle  n'eut  lieu  que  le  30,  que  l'on  perdit 
'i\  heures  ;  je  ne  sais  pas  quelle  inlluence  cela  put  avoir  sur 
l'armée  de  la  Loire  ;  toujours  est-il  que  l'armée  de  la  Loire  se 
battait  au  moment  même  où  nous  opérions  notre  sortie  sur  la 
Marne. 

La  mauvaise  nouvelle  de  la  reprise  d'Orléans  par  les  Alle- 
mands nous  fut  donnée,  comme  vous  le  savez,  par  M.  de  Moltke. 
Il  y  a  encore  là  un  trait  du  caractère  et  de  l'esprit  de  la  popu- 
lation parisienne.  Le  5  décembre,  M.  de  Moltke  envoyait  au 
général  Trochu  une  note  conçue  à  peu  près  en  ces  termes:  Il  vous 
paraîtra  peut-être  utile  de  savoir  que  l'armée  de  la  Loire  a  été 
battue,  et  que  la  ville  d'Orléans  a  été  reprise  ;  si  vous  doutez  de 
ces  nouvelles,  vous  pouvez  les  faire  véritier.  » 

M.  le  général  Trochu  répondit  à  M.  de  Moltke  qu'il  le  remer- 
ciait de  ses  renseignements,  mais  qu'il  ne  croyait  pas  nécessaire 
de  les  vérifier. 

Ce  lui  un  enthousiasme  dans  la  population  parisienne.  C'est 
bien  de  ce  ton  qu'il  faut  leur  répondre,  disait-on;  d'ailleurs  la 
nouvelle  n'est  pas  vraie,  ce  sont  des  menteurs.  Ils  n'ont  pas 


DÉPOSITION   SUR  LE  i  SEPTEMBRE.  473 

vaincu  à  Orléans;  nous  avons  peut-être  reçu  un  petit  échec, 
mais  il  n'ont  pu  détruire  l'armée  de  la  Loire. 

Le  16  elle  18  décembre  arrivent  de  nouveaux  pigeons  qui 
nous  apportent  les  dépèches  du  5  et  du  11.  Gambelta  nous 
raconte  ainsi  les  événements  de  la  Loire  : 

((  Les  choses  sont  moins  graves  que  ne  le  disent  les  Prussiens  ; 
on  a  divisé  l'armée,  après  l'évacuation  d'Orléans,  en  deux 
armées:  Chanzy  et  Bourhaki,  —  Faidherbe  opère  au  nord,  — 
l'armée,  malgré  sa  retraite,  est  intacte  et  n'a  besoin  que  de 
quelques  jours  de  repos.  » 

Le  lendemain,  arrive  un  autre  pigeon  porteur  d'une  dépêche 
qui  s'étend  sur  la  retraite  du  général  Chanzy,  et  dit,  «  l'armée 
de  la  Loire  est  loin  d'être  anéantie.  —  Faidherbe  a  i-epris 
La  Fère,  —  nous  n'avons  pas  de  nouvelles  de  vous  depuis  plus 
de  8  jours,  ni  par  les  Prussiens,  ni  par  les  étrangers  :  nous 
sommes  fort  inquiets  de  votre  sort. 

«  Le  mouvement  de  retraite  des  Prussiens  s'est  accentué,  ils 
paraissent  las  de  la  guerre,  —  pertes  énormes,  —  ravitaillement 
difficile.  —  Si  nous  pouvons  durer,  nous  triompherons.  —  Le 
Gouvernement  de  la  Défense  nationale  est  partout  obéi  et 
respecté.»  C'est  alors  qu'eut  lieu  la  tentative  de  sortie  vers  le 
Nord,  sur  la  foi  de  ces  affirmations  venues  de  la  province. 

Vous  connaissez  la  journée  du  21  décembre.  Le  général  Trochu 
fit  sortir  jusqu'à  cent  bataillons  dans  la  plaine  de  Saint-Denis: 
le  Bourget  devait  être  enlevé  d'abord  par  un  coup  de  surprise, 
il  ne  le  fut  pas  ;  le  corps  d'armée  de  l'aile  droite  n'arriva  pas  à 
temps,  bref  ce  fut  une  déploral)le  journée;  on  rentra  dans  les 
lignes  au  milieu  de  la  consternation  générale  ;  ajoutez  a 
cela  un  froid  des  plus  violents,  et,  pendant  la  nuit,  de  nombreux 
cas  de  congélation.  C'est  à  ce  moment,  messieurs,  qu'on  entendit 
pour  la  première  fois  ce  ci'i  de  «  vive  la  paix  !  »  poussé  par  nos 
soldats  grelottants,  mécontents  surtout  de  l'échec  qu'ils  venaient 
de  subir. 

A  cette  date  du  21  décembre,  commence  la  plus  cruelle 
période  de  nos  épreuves.  A  partir  du  21  décembre,  le  pi-estige 
(lu  gouvernement  militaire  était  tombé,  et  la  population  de 
Paris  lui  devenait  très  hostile.  On  disait  bien  qu'on  allait 
recommencer  les  opérations,  et  que  la  gelée  seule  empêchait  de 
poui'suivre  le  travail  des  tranchées  :  la  population  n'avait  plus 


471  DISCOUliS    ET   oriMUiNS. 

conliancc.  En  mômn  temps,  !<•  bomljardcment  dos  forts  coni- 
iiieiice;  le  pain  noir,  la  diminution  des  subsistances,  le  froid 
intense  qu'on  ne  peut  combattre  faute  de  combustible,  tous  les 
nialliciirs  fondent  sur  nous  à  la  fois.  Nous  avons  bien  des 
ad\fi-saires,  bien  des  ennemis,  mais  les  plus  cruels  doivent  se 
tenii'  pour  satisfaits,  car  nous  avons  été  condamnés  à  un  épou- 
vantablt'  supplice;  le  supplice  de  tout  savoir  et  de  ne  pouvoir 
lien  dire:  d"(Hre  seuls  à  savoir  l'heure  où  les  vivres  manque- 
raient, où  la  famine  commencerait,  au  milieu  d'une  population 
qui  ignorait  tout  et  ne  soupçonnait  rien,  ([ui  comptait  sur  nous, 
et  qui  ne  calculait  pas  quau  commencement  du  siège,  nous  lui 
avions  annoncé  deux  mois  de  vivres,  et  qu'il  y  en  avait  depuis 
lors  quatre  d'écoulés  ! 

De  plus,  nous  recevions  des  nouvelles  de  province  qui  annon- 
çaient des  échecs  et  qui  annonçaient  aussi  des  succès,  car  s'il 
était  certain  que  l'armée  du  général  Chanzy  était  en  retraite  et 
repoussée  jusque  sous  les  murs  de  Laval,  d'un  autre  côté,  on 
nous  afiirmaitque,  dans  l'Est,  le  général  Bourbaki  pouvait  tout 
sauver,  ce  qui  nous  dédommageait  de  la  défaite  de  Chanzy. 

Le  31  décembre, nous  réunîmes  un  conseil  de  guerre.  Je  crois 
que  je  i)0urrai  vous  communiquer  le  procès-verbal  de  ce 
conseil,  car  il  a  été  gardé  par  un  secrétaire  du  Gouvernement. 
Ce  conseil  de  guerre  fut  tenu  à  l'hôtel  du  gouverneur,  en 
conséquence  de  l'échec  du  21.  Ce  conseil  de  guerre,  qui  témoi- 
gnait de  l'ari'aijjlissement  de  notre  conliance  dans  le  gouverne- 
ment militaire,  était  composé  des  trois  généraux  commandant 
les  corps  d'armée,  les  généraux  Vinoy.  Ducrot  et  l'amiral  La 
Roncière  le  Noury,  deux  généraux  d'artillerie  et  du  génie,  les 
généraux  Guyot  et  Chabaud-La-Tour,  et  de  quatre  division- 
naires. C'était  à  peu  près  tout.  Je  mettrai  sous  vos  yeux  le 
procès-verbal  ;  par  conséquent  je  n'insiste  pas,  je  le  résume 
seulement.  On  demanda  :  y  a-t-il  quelque  espérance  de  percer 
les  lignes?  les  militaires  répondirent  :  non!  Les  lignes  prus- 
siennes sont  constituées  de  telle  sorte,  et  nos  moyens  d'action 
sont  tellement  allaiblis  que  nous  ne  pouvons  percer  les  lignes. 
—  Faut-il  })our  cela  mettre  bas  les  armes,  et  croyez-vous  que  le 
siège  de  Paris  puisse  se  terminer  de  cette  façon?  Sur  ce  second 
point,  la  réponse  des  militaires  fut  négative.  Ils  croyaient  devoir 
à  l'honneur  de  rarnn''e  française  un  dernier  etTort.  Il  fallait 


DÉPOSITION   SUR   LE  4   SEPTEMBRE.  475 

que,  dans  cet  etfort  suprême,  on  associai  la  garde  nationale  et 
l'armée  :  ce  serait  le  couronnement  de  cette  noble  et  longue 
résistance  ! 

De  cette  délibération  est  sortie  TafTaire  de  Buzenval. 

Bien  que  le  général  Troclm  eût  proposé  une  action  autrement 
audacieuse  :  il  voulait,  lui,  marcher  sur  Gbâtillon  même,  et 
donner  l'assaut  à  ces  terribles  pièces  de  siège  qui  couvraient 
de  leur  feu  le  faubourg  Saint-Germain... 

Mais  ce  plan  n'eut  qu'une  voix  dans  le  Conseil  de  guerre. 

L'alïaire  du  19  janvier  fut  décidée;  elle  ne  fut  définitivement 
fixée  que  lorsque  de  nouvelles  dépêches  —  ce  furent  les  der- 
nières —  nous  eurent  rendu  quelque  lueur  d'espoir. 

La  dépêche  du  9  janvier  est  une  des  dernières  que  nous 
reçûmes  de  Gambetta  ;  elle  arriva  en  même  temps  qu'une 
dépêche  de  Vagence  Havas  :  nous  l'avons,  comme  toutes  les 
autres,  fait  connaître  au  public.  L'allaissement  de  la  population 
était  tel  qu'on  n'aurait  pu  obtenir  de  la  garde  nationale  ni  de 
l'armée  le  moindre  etïort,  sans  la  pensée  d'un  secours  arrivant 
de  la  province. 

La  dépêche  de  Gambetta  ne  nous  arriva  que  le  9  janvier, 
mais  elle  portait  la  date  du  23  décembre,  et  elle  élait  expédiée 
de  Lyon.  Voici  comment  Gambetta  expliquait  la  silualion  : 

«  Démoralisation  et  lassitude  chez  les  Prussiens.  Belfort 
«  approvisionné  pour  huit  mois.  Toute  la  ligne  bien  gardée  de 
«  Montbéliard  à  Dôle,  de  Dôle  à  Autun,  le  Morvan  et  le  Niver- 
«  nais  jusqu'à  Bourges.  » 

«  Excellente  situation  de  Bourbaki;  manœuvre  dont  on 
«  attend  les  meilleurs  résultats.  » 

Le  général  Trochu  a  déclaré  que  ce  plan,  entre  les  mains  df 
Bourbaki,  était  bon,  mais  qu'il  venait  un  peu  tard. 

La  dépêche  ajoute  : 

'(  Chanzy  a  fait  lâcher  prise  aux  Prussiens.  11  refait  ses 
troupes,  et  va  reprendre  l'offensive. 

«  Le  Havre  est  dégagé;  Rouen  abandonné,  après  avoir  été 
pillé.  Les  gardes  nationaux  mobilisés  deviennent,  au  feu,  d'excel- 
lents soldats.  Le  pays  est,  comme  nous,  résolu  à  la  lutte  à 
outrance.  » 

M.  LE  Pri-side.nt.  —  On  ne  peut  pas  mentir   plus   complètement 


r.G  DISCOUHS   ET   OPINIONS. 

(assonlinienf^;    non    seulfriicnt     ineiitii-,    mais    liDiiiper.    C'est   le 
coniraiiv  de  la  vérité. 

M.  Jules  Ferry.  —  Peu  <le  jours  apivs,  un  pi-ieon  nous 
appoi'lait  la  (h'-pèche  du  .urnéral  Faidlioi'be.  (pii  avait  pagné  la 
bataille  de  Bapaume  :  c'était  un  vrai  succès. 

Le  même  pigeon  apportait  une  dépêche  //nvas  encore  plus 
rxplicile.  Elle  annonçait  d'abord  la  victoire  de  Faidliei'be  à 
Pout-Noyellcs.  elle  insistait  beaucoup  sur  le  combat  de  Nuits, 
où  Garibaldi  avait  mis  en  déroule  les  Prussiens.  La  dépèche 
Haras  insistait  aussi  sur  l'alTaiblissement  des  Allemands  :  «  Ils 
«  ont  |)erdu  300  UUU  hommes  depuis  leur  entrée  en  France;  ils 
«  ont  100  000  malades.  —  GOO  000  hommes  tournent  toutes  les 
«  sorties  de  Belfort.  » 

Le  10,  arrivait  une  autre  dépêche  de  Gambetta,  datée  du  3. 

«  La  pivmiére  armée  de  la  Loire  portée  vers  l'Est,  sous 
«  Bourbaki;  150  000  hommes  en  tout.  —  Alîaire  de  Nuits.  — 
«  Dijon  évacué  par  les  Prussiens  le  27  décembre.  —  Nous  mar- 
«  chons  sur  Vesoul,  ce  qui  pourrait  bien  débloquer  Belfort.  — 
«  Chanzy  est  bien  au  Mans.  —  Les  Piaissiens  n'osent  franchir 
«  la  Loire,  et  ont  évacué  la  vallée  du  Loiret.  —  Nos  bonnes 
«  chances  augmentent  tous  les  jours.  —  Les  Prussiens  ont 
«  perdu  500  000  hommes.  —  Lyon  est  bien.  » 

Voici  enfin  une  dépêche  de  M.  de  Chaudordy.  du  14  janvier. 

Nous  avions  pris  l'habitude  de  considérer  3L  de  Chaudordy 
(•(uiime  un  homme  très  grave,  très  réservé,  qui  mettait  dans  ses 
inrornialions  moins  d'enthousiasme  que  M.  Gambetta. 

M.  de  Chaudordy  nous  avait  écrit,  le  14  janvier  : 

«  Chanzy  a  per(hi  la  bataille  (hi  Mans  :  10  000  prisonniers; 
12  canons  :  })as  découragés.  Boui-haki  vaimpieur  à  Villersexel.» 

M.  i.K  PitKSiDENT.  —  Les  (Iciix  iHMivêlles  tHaiiMil  vraies. 

M.  Jules  Ferry.  —  Voilà,  uu^'ssieurs,  sous  ([uelle  impression 
se  trouvait  le  Gouveinemenl  de  la  Défense  nationale  quand  il 
décida  la  sortie  de  Buzenval.  L'élan  fut  très  beau;  malheureu- 
sement, comme  on  vous  l'a  expliqué,  des  troupes  aussi  jeunes, 
aussi  inexpérimentées,  ne  sont  pas  capables  d'un  élan  de 
longue  durée.  L'action,  qui  avait  été  glorieuse  au  commence- 
ment, linit  par  une  retraite;  à  la  nuil  tombante,  on  hlcha  pied 
devant  les  canons  allemands,  et  Ion  abandonna  les  positions. 


DÉPOSITION   SUK   LE  4   SEPTEMBHi:.  177 

Le  mécontentement  qui  avait  éclaté  à  Paris  après  l'évacuation 
(lu  plateau  d'Avron,  se  reproduisit  alors  avec  une  telle  intensité, 
que  le  commandement  ne  put  plus  rester  entre  les  mains  du 
général  Trochu;  le  Gouvernement  fut  obligé  de  lui  demander 
sa  démission  dans  la  nuit  du  21  janvier.  Mais,  je  tiens  à  le  dire, 
dans  ces  circonstances  si  douloureuses  pour  lui,  il  tint  une 
conduite  pleine  de  noblesse;  il  fut  admirable  vis-à-vis  des 
maires  qu'il  avait  lui-même  convoqués,  pour  leur  exposer  l'état 
des  choses.  Il  fut  admirable  dans  le  conseil  :  il  offrit  sa  démis- 
sion de  Gouverneur  de  Paris,  et  consentit  à  rester  président 
du  Gouvernement.  Le  général  Vinoy  fut  nommé  général  en 
chef  à  sa  place. 

Le  mouvement  que  nous  avions  prévu  était  inévitable.  11 
éclata;  mais  sa  pi-éparation  remonte  à.  une  époque  antérieure 
au  22  janvier.  Quant  à  moi,  je  n'oublierai  jamais  cette  malheu- 
reuse journée.  Je  m'étais  rendu  auprès  du  Gouvernement, 
réuni  en  conseil  au  ministère  de  l'intérieur.  Je  voulais  ouvrir 
les  yeux  à  quelques  membres  du  Gouvernement  qui  conser- 
vaient encore  des  illusions  sur  les  approvisionnements,  et  j'avais 
amené  avec  moi  le  directeur  de  la  caisse  de  la  boulangerie, 
l'honorable  M.  Pelletier.  Pendant  que  mon  chef  de  service 
était  là,  exposant  les  chiffres  et  les  quantités,  je  reçois  la  nou- 
velle qu'on  menace  d'attaquer  l'Hôtel  de  Ville.  En  effet,  le 
201"=  bataillon  de  la  barrière  d'Italie  était  sur  la  place  de  l'Hôtel- 
de-'Ville,  et,  queh]ues  instants  après,  il  ouvrait  le  feu.  J'avais 
donné,  en  partant,  des  ordres  formels  :  on  devait  prévenir  tout 
conflit,  tenir  les  troupes  exactement  renfermées  dans  l'intérieur 
de  l'édifice,  et  nos  défenseurs  prêts  à  tout,  mais  bien  cachés 
dans  les  embrasures. 

Notre  loyauté  était  si  grande,  (ju'un  de  nos  officiers,  le  com- 
mandant des  mobiles,  M.  de  Legge,  un  de  nos  collègues,  était, 
au  moment  des  pi"emiers  coups  de  feu,  entre  la  grille  et  le  bâti- 
ment, seul  avecM.  Vabre,  colonel  commandant  l'Hôtel  de  Ville, 
et  un  adjudant,  l'adjudant  Bernard.  Ce  dernier  eut  le  bras  fra- 
cassé; M.  Vabre  n'échappa  à  la  mort  qu'en  se  plaçant  derrière 
la  guérite  qui  porta  longtemps  les  traces  des  balles.  La  porte 
ayant  été  refermée  devant  eux,  ils  reçurent  des  décharges  ter- 
ribles pendant  plusieurs  minutes. 

C'est  alors  que  les  gardes  mobiles,  sans  attendre  aucun  com- 


478  DISCOUHS   ET   OPINIONS. 

niaïKlriiit'iii,  liivifiil  sur  Ifs  a.uipsscurs,  oi  en  un  clin-iru'il  la 
])lart'  d."  l'Hùlfl-dr-Villc  lui  balayée. 

Depuis  ce  moment  jusqu'au  18  mars,  on  ne  vit  plus  un  chat, 
passez-moi  cotte  expression,  sur  la  place  de  l'Hôtel-de-Ville; 
(»n  n'y  lencontra  plus  aucune  espèce  de  manifestation.  Môme 
le  18  mars,  ce  n'est  qu'à  la  nuit  close  que  les  "i^rdes  nationaux 
insurgés  se  .^lissèrent  le  long  des  murs,  de  l'autre  côté  de  la 
place,  (le  façon  à  se  tenir  à  distance  respectueuse  de  cet  édifice 
d'où  leur  était  venue,  deux  mois  auparavant,  une  si  juste  cor- 
rection. 

Voilà  en  gros  ralVaire  du  22  janvier. 

Le  22  janvier  était  un  dimanche.  Dès  le  23,  le  lundi,  M.  Jules 
Favre  était  allé,  dans  le  plus  grand  .secret,  aux  avant-postes 
pi'ussiens.  chez  le  comte  de  Bismarck.  L'armistice  fut  signé 
le  28.  Or,  voici  quelle  était  la  situation  de  nos  vivres  le 
27  janvier. 

Le  27  janvier,  il  nous  restait  42000  quintaux  de  blé,  d'avoine 
et  de  son,((ui  constituaient  3o000  quintaux  de  farine  panifiahle, 
à  cause  du  rendement  inférieur  de  l'avoine.  La  guerre  avait 
12  OUI)  quintaux  de  riz  et  20  000  quintaux  d'avoine. 

La  consommation  a  été  l'éduite,  grâce  à  la  bonne  administra- 
tion des  subsistances,  que  je  me  propose  de  vous  démontrer 
dans  une  autre  séance;  la  consommation,  dis-je,  avait  été 
réduite,  depuis  le  18  janvier,  à  3300  quintaux  par  jour.  Sur  ce 
pied,  nous  avions  devant  nous  sept  jours  de  pain,  peut-être  un 
jour  de  plus  chez  le  boulanger,  et  peut-être  aussi  trois  ou  quatre 
jours  chez  les  détenteurs  de  blé.  Bref,  nous  pouvions  compter 
sur  environ  dix  jours  de  vivres,  dix  ou  onze  jours.  Mettez 
douze,  parce  que,  dans  une  ville  comme  Paris,  les  ressources 
olVrent  toujours  un  certain  imprévu. 

On  pouvait  donc  compter  sur  dix  ou  douze  jours  de  pain.  11 
y  avait  cependant  une  circonstance  inquiétante,  c'est  que  nos 
moulins  ne  fabri(iuaient  notre  farine  (|u'au  jour  le  jour,  et  en 
quantités  nécessaires  seulement  pour  la  subsistance  du  jour; 
de  soi'le  (pfil  suffisait  d'un  obus  prussien,  tombant  sur  les 
moulins  de  l'usine  Cail,  pour  alfamei'  une  population  de  2  mil- 
lions d'âmes,  ayant  encore  des  subsistances  pour  quelques 
jours. 

Ouant  à  la  viande,  il  restait  encore  33  000  chevaux  dans  Paris, 


DÉPOSITION   SUR   LE  4   SEPTEMBRE.  479 

y  compris  les  chevaux  de  la  guerre,  sur  lOOOUU  chevaux  entrés 
dans  Paris  en  septembre. 

Sur  ces  33000  chevaux,  même  en  consommant  ceux  de  la 
guerre,  on  n'en  pouvait  compter  que  22000  pour  la  subsis- 
tance, parce  que  Paris  ne  peut  pas  se  passer  de  chevaux  plus 
que  de  pain,  ne  fût-ce  que  pour  le  service  des  farines  qu'il 
fallait  transporter  tous  les  jours  des  moulins  chez  les  bou- 
langers. 

On  consommait  à  Paris  GoO  chevaux  par  jour,  en  comptant 
l'armée  et  la  population  civile  ;  ce  qui  mettait  la  ration  de 
viande  à  2o  ou  30  grammes  par  jour.  C'est  avec  cela  que  Paris 
vivait  depuis  le  25  décembre,  et,  depuis  dix  jours,  la  ration  de 
pain  n'était  que  de  300  grammes. 

Nous  comptions  donc  que  dans  dix  jours,  c'est-à-dire  quand 
il  n'y  aurait  plus  de  pain,  on  aurait  mangé  6500  chevaux. 

Nous  avions  une  réserve  de  3  000  vaches,  que  nous  gardions 
pour  les  malades  et  les  petits  enfants.  On  aurait  pu  les  manger; 
mais,  comme  il  n'y  avait  plus  de  pain,  il  aurait  fallu  ïuer 
encore  3000  chevaux.  Nous  aurions  pu,  de  cette  façon,  fournir 
pendant  une  semaine  encore  à  l'alimentation  de  Paris. 

Voilà,  messieurs,  l'exposé  lidèle  des  faibles  ressources  (jui 
nous  restaient;  ce  triste  tableau,  chacun  pouvait  le  commenter 
avec  ses  souffrances  personnelles,  et,  cependant,  la  nouvelle 
de  la  capitulation  fut  acceptée,  fut  subie  par  la  population  avec 
un  profond  chagrin  et  une  grande  déception,  la  plus  grande 
qui  ait  pu  jamais  frapper  l'esprit  d'un  peuple. 

Nous  avons  dû,  dans  ces  conditions,  capituler,  dans  le  même 
moment  où  nous  apprenions  les  derniers  revers  de  Chanzy, 
linsuccès  de  l'armée  du  Nord,  la  défaite  et  la  mort  de  Bourbaki. 

Un  membre.  —  Il  n'est  pas  mort. 

M.  Jules  Ferry.  —La  nouvelle  de  sa  mort  a  couru,  et  on  y 
a  cru. 

Vous  voyez,  messieurs,  dans  quelles  extrémités  terribles  les 
négociations  furent  entamées;  c'est  au  moment  où  toutes 
les  ressources  du  pays  étaient  épuisées,  où  la  France  ne 
pouvait  plus  rien,  où  l'elfort  suprême  de  Paris  coïncidait 
avec  l'etTort  suprême  de  la  province.  Nous  croyons  que  cette 
coïncidence,  dans  laquelle  notre  persistance,  je  pourrais  dire 


jSO  ItISCOUliS    1:T   (ll'INKiNS. 

iKitro.  sagesse,  est  enli-ée  i)Our  (luehjue  cliose,  restera  dans 
riiisloire  comme  une  complète  justification  de  notre  rôle,  (jui 
a  cU''  lerril)le  pendant  les  (rois  dei-niers  mois,  au  milieu  dune 
villf  assiégée  dans  des  condilions  inouïes  jiisqu'aloi'S. 

Kn  résumé,  nous  avons  cru  devoir  tenir  et  nous  avons  Icmi 
iiis(|irau  moment  où  il  a  élé  certain  qu'il  n'y  avait  plus  rien  à 
l'airt'  pour  la  délciise. 

[Si'divc  (lit  21  juin  iSTt.) 


M.  LE  PRKsn)E.\T.  —  Nous  allons  vous  entendre  sur  les  (jueslious  (pii 
vous  restent  à  traiter. 

.M.  Jules  FEiiuy.  —  Je  voudrais  vous  parler  rapidement, 
|)0ur  ne  pas  abuser  de  voire  bienvcillanlc  attention,  de  l'admi- 
nistration civile  pendant  le  siège. 

Nous  avons,  sur  ce  terrain,  rencontré  des  adversaires  dilïé- 
rents  de  ceux  que  nous  rencontrons  sur  le  terrain  politique. 
Ceux.-ci  nous  accusaient  d'avoir  trop  pi'olongé  la  résislance. 
Une  portion  de  l'opinion  pul)li((ue  nous  a  accusés,  au  conti-airr. 
au  point  de  vue  de  raménagomenl  des  subsistances,  de  n'avoir 
[las  fait  tout  ce  (|u'il  fallait  pour  faire  durei-  la  résistance  aussi 
longteuq)s  (pi'elle  devait  durer.  On  nous  reprochait,  dans  les 
déparP'uienls,  d'avoir  tenu  trop  longtemps.  A  Paris,  on  nous  a 
fait  le  ie[troclie  contraire.  Je  crois  que,  sur  le  terrain  de  ramé- 
nagement  des  subsistances  et  de  l'administration  civile  de  la 
Ville  de  Paris,  nous  avons  rempli  notre  devoir,  qui  était  celui 
de  toute  place  assiégée  :  tenir  jusiju'à  la  dernièro  bouchée  de 
pain. 

Nous  n'avons  jamais  compris  autrement  la  situation  de  Paris, 
et  si  nous  n'avons  pas  alisolument  conformé  toute  notre  poli- 
tique à  ce  programme,  en  ce  sens  qu'on  peut  dire  qu'à  ce  point 
de  vue,  il  eût  été  rationnel  de  ne  laisser  dans  Paris  qu'un 
gouverneur  militaire  et  d'envoyer  le  Gouvernement  en  province, 
c'est  qu'il  est  impossible  de  traiter  une  ville  de  deux  millions 
d'àmes,  (pii  imlerme  joules  les  passions,  tous  les  éléments  de 
désordre  que  renferme  Paris,  romnu'  une  place  ordinaire.  Pour 


DÉPOSITION   SUR   LE  4   SEPTEMBRE.  481. 

maintenir  clans  le  devoir  de  la  défense  la  population  parisienne, 
ce  n'était  pas  trop  d'un  certain  nombre  d'hommes  politiques 
connus  d'elle,  ayant  une  cei-taine  action  sur  elle,  à  côté  d'un 
général.  Un  chef  militaire  eût  été  dans  l'impossibilité  d'accom- 
plir cette  tâche,  les  troupes  dont  il  disposait  étaient  trop  jeunes. 
Vous  l'avez  vu,  d'ailleurs,  toutes  les  difficultés  de  ce  siège  se 
sont  dénouées  par  l'intervention  de  la  garde  nationale. 

Voici  des  chitTres  qui  prouvent  que,  quant  aux  subsistances, 
nous  avons,  je  ne  dirai  pas  fait  un  miracle,  mais  résolu  un  pro- 
blème qui  paraissait  insoluble.  Quand  nous  nous  sommes  trou- 
vés en  face  des  ressources  de  Paris,  au  mois  de  septembre  1870, 
un  premier  coup  d'ceil  nous  révéla  qu'il  y  avait  pour  deux 
mois  de  vivres.  Vous  trouverez  à  VOfficiel  du  mois  de  sep- 
tembre, postérieurement  à  l'investissement,  une  note  du 
ministre  du  Commerce  qui  annonçait  à  la  population  de  Paris, 
comme  une  bonne  nouvelle,  qu'il  y  avait  pour  deux  mois  de 
vivres.  Nous  avons,  par  économie  et  par  industrie,  vécu  quatre 
mois  et  demi.  Je  crois  qu'il  y  a  quelque  éloquence  dans  le  rap- 
prochement de  ces  deux  chiffres  :  cette  espérance  de  deux 
mois,  cette  réalité  de  quatre  mois  et  demi. 

Celte  ditïérence  s'explique  par  diverses  circonstances.  J'ai  là 
le  procès-verbal  du  conseil  municipal  retrouvé,  par  hasard, 
dans  un  dossier.  Au  mois  d'août,  on  se  posait  cette  question  : 
Paris  est  exposé  k  un  investissement,  combien  faut-il  acheter 
de  vivres,  emmagasiner  de  provisions?  Le  conseil  municipal 
délibéra  et  déclara  qu'il  fallait  pour  un  mois  de  vivres.  On  ne 
prévoyait  pas  que  le  siège  de  Paris  put  dépasser  cette  durée. 
La  Ville  de  Paris  acheta,  en  elfet.  210000  quintaux  métriques 
de  farine,  qui  représentaient,  à  i-aison  d'une  consommation 
moyenne  de  7000  quintaux  par  jour,  des  vivres  pour  trente 
jours. 

Fort  heureusement,  d'autres  ressources  furent  accumulées, 
par  la  force  même  des  choses  et  des  événements. 

Beaucoup  d'approvisionnements,  préparés  pour  les  armées, 
refluèrent  sur  Paris.  L'administration  de  la  guerre  se  trouva 
posséder  des  richesses  considérables  ;  elle  put  nous  céder,  en 
différentes  fois,  plus  de  ooOOO  quintaux.  Il  se  trouva  aussi  que, 
pour  les  besoins  militaires,  l'État  avait  acheté  M8  000  cjuintaux, 
destinés  aux  armées  qui  restèrent  dans  Paris. 

31 


.jgo  DISCOUnS  ET  OI'IMONS. 

Un  do  nos  prcTniors  soins,  on  arrivanl  au  GoiivernomonI,  fut 
(le  rt'quisilionnor  lont  co  qiril  y  avait  à  Paris  en  farines  La 
rùalisalion  de  ces  réquisilions  nous  donna  108  000  quintaux. 

Enlin,  et  ce  fut  là  la  grande  ressource  et  le  secret  de  la  pro- 
loniration  de  la  défense  ;  dans  les  jours  qui  s'écoulèrent  entre 
le  4  septembre  et  l'investissement,  les  cultivateurs  de  la  ban- 
lieue, auxquels  la  Ville  de  Paris  donna  asile  généreusement, 
leur  ôllVanl  le  logis  et  le  vivre,  lui  apportèrent,  en  échange, 
une  quantité  considéralde  de  blés,  d'avoines,  d'orges,  de  seigles, 
représentant  282000  quintaux  de  farine  paniliable. 

Il  \  eut,  c'est  une  des  choses  intéressantes  que  nous  avons 
faites,  un  elVort  considérable  pour  arriver  à  moudre  dans  Paris 
une  quantité  de  farines,  dont  il  n'y  a  pas  d'autres  exemples. 
Nous  étions  arrivés,  dans  les  derniers  mois  du  siège,  à  moudre 
jour  par  jour  ce  qui  était  nécessaire   à  l'alimentation  de  la 
population.  Il  avait  fallu  pour  cela  établii-  des  moulins  dans 
toutes  les  gares  de  chemins  de  fer.  Les  Compagnies  nous  ont 
prêté,  avec  un  remarquable  dévouement,   un   très  puissant 
concours.  Cela  ne  suflisait  pas  encore,  et  lorsque  je  pris  la 
direction  de  la  mairie,  au  14  novembre,  je  fus  dans  la  nécessité 
de  commander  des  moulins  beaucoup  plus  faciles  à  construire, 
les  moulins  Falker,  dont  on  avait  dit  beaucoup  de  mal,  et  dont 
on  avait  commencé,  puis  abandonné  la  construction  au  com- 
mencement du  siège.  Le  conseil  municipal  en  avait  délibéré, 
les  hommes  spéciaux,  les  meuniers  avaient  dit  qu'on  ne  pouvait 
i-ien  faire  de  ces  petits  moulins,  qu'ils  donnaient  une  mauvaise 
fai-ine,  que  jamais  la  population  de  Paris  ne  voudrait  manger 
de  ce  pain-là.  Ces  moulins  nous  sauvèrent.  Sans  les  300  paires 
de  meules  que  M.  Cail  construisit  dans  l'espace  d'un  mois.  — 
œuvre  qui  lui  fait  beaucoup  d'honneur,  mais  où  il  a  perdu  la 
santé  et  la  vie,  —  la  situation  de  Paris  eût  été  terrible;  la 
population  serait  morte  de  faim  sur  des  blés  non  moulus. 

Voilà  comment  la  quantité  de  farines  propres  à  la  panilication 
put  s'élever  de  la  consommation  de  deux  mois  à  celle  de  quatre 
mois  et  demi. 

Onant  à  Torganismc  grâce  auquel  cette  quantité  de  subsistances 
fiit^ aménagée,  le  voici  :  au  sommet,  il  y  avait  une  Commission 
des  subsisfauces,  dans  laquelle  liguraicnt  plusieurs  membres 
du  Gouvernement;  M.  Jules  Simon  la  présidait;  nous  y  avions 


DÉPOSITION   SUR  LE  4   SEPTEMBRE.  483 

fait  entrer  des  hommes  spéciaux,  notamment  riionorablc  et 
habile  directeur  du  chemin  de  fer  de  l'Est,  M.  Sauvage.  La  Ville  et 
l'État  faisaient  la  distribution  des  deux  matières  essentielles  de 
l'alimentation  ;  le  pain  et  la  viande.  La  viande  était  distribuée 
pai'  le  Ministère  du  Commerce  qui,  ayant  fait  l'acquisition  des 
bestiaux  amenés  dans  Paris  poui-  le  ravitaillement,  se  trouvait 
tout  porté  pour  délivrer  la  viande  aux  mairies.  L'administration 
de  l'Hôtel  de  Ville  n'a  jamais  eu  aucune  part  dans  celte  distri- 
bution; les  maires  seuls  en  étaient  chargés;  le  Ministère  du 
Commerce  leur  livrait  directement;  eux  seuls  étaient  en  mesure 
d'organiser,  tant  bien  que  mal,  car  ces  choses  s'organisent 
toujours  mal,  quoi  qu'on  fasse,  la  distribution  de  la  viande  à  une 
si  énorme  masse  de  population. 

La  Ville  de  Paris  fit  la  distribution  des  farines  par  l'intermé- 
diaire de  la  caisse  de  la  boulangerie,  qui  s'est  trouvée  dépositaire 
de  toutes  les  farines  délivrées  aux  boulangers,  et  quia  distribué 
787,000  quintaux  métriques. 

Pendant  le  siège,  et  même  depuis,  nous  avons  eu  à  nous 
défendre  contre  une  utopie  qui  a  couru  dans  les  milieux  les 
plus  divers.  On  nous  disait  :  Le  vrai  procédé  pour  nourrir  une 
population  en  temps  de  siège,  c'est  de  faire  masse  de  tout  ce 
qui  existe  de  substances  alimentaires  et  de  les  partager  au 
prorata,  et  si  vous  aviez  opéré  de  celte  façon,  vous  auriez 
réalisé  une  sérieuse  économie  et  prolongé  la  durée  de  la 
résistance. 

C'est  là,  en  elïet,  le  rationnement  qu'on  peut  pratiquer  à 
l'égard  d'une  population  armée,  disciplinée  et  peu  noml)reuse  : 
c'est  le  rationnement  militaire;  mais  je  le  tiens,  appliqué  à  une 
population  civile,  à  un  peuple  de  deux  millions  d'âmes,  pour  la 
plus  immense  chimère  que  l'on  puisse  imaginer.  Nous  avons  eu 
à  lutter  contre  cette  folie.  C'était  un  des  grands  griefs  du  parti 
démagogique  contre  le  Gouvernement  de  la  Défense  nationale. 
Le  rêve  de  ce  parti  était  de  faire  un  universel  emmagasinage  et 
d'appeler  tout  le  monde  à  la  gamelle  patriotique.  Son  rêve 
était  .surtout  d'entrer  dans  toutes  les  maisons,  de  saisir  toutes 
les  provisions.  Ce  qu'il  y  a  eu  là  d'erreurs,  de  fantaisies  dans 
les  imaginations  populaires,  est  incroyable.  On  se  figurait  que 
les  riches  avaient  amassé  des  quantités  de  charcuterie,  et 
c'étaient  à  chaque  instant  des  querelles  dans  la  presse  contre 


LSI  niSCOl'HS    KT   (HMMONS. 

cerlains  maires  on  adjoints,  à  (|iii  *>ii  disait  :  «  Vous  devriez 
faire  des  peniuisitions,  loul  requriii-,  tout  partager.  »  Nous 
avions  à  résislei-  à  ce  mouvemeiil,  à  ces  absurdités  qu'on  vou- 
lait nous  imposer.  Xous  avions  déjà  beaucoup  do  peine  à 
dislrihuer,  tant  )»ien  (|ue  mal,  et  phitôt  uial  (|ii('  i)i*'n,  la  viande 
et  la  farine.  Quant  à  la  cliarcuterie.  à  lépiceii»'.  le  commerce 
de  détail  est  évidemment  un  disli'ibuteur  bien  supérieur  à 
rÉlat,  qui  ne  sera  jamais  que  i'or.uane  diin  communisme 
.«rrossier.  orjiaii»'  iiiqiuissant  et  sans  précision.  Nous  n'avons 
jamais  voulu  touclirr  à  co  commerce  de  détail,  et  je  crois  que 
les  soiiIVrances  de  la  population  de  Paiis  eussent  été  incompa- 
rablement plus  cruelles  si  nous  étions  entrés  dans  la  voie  de 
l'accapai-ement,  de  la  répartition  universelle. 

Nous  avons  exercé  le  droit  de  réquisition  sur  l'alimentation 
fondamental»'  de  la  population,  sur  la  farine.  Nous  n'avons, 
sans  doute,  pas  i-etrouvé  tout  ce  que  nous  avions  réquisitionné. 
Il  ne  fallait  pas  songer  à  emmagasiner  dans  des  magasins  publics 
les  quantités  immenses  de  farines,  de  l)lés,  que  contenaient  les 
magasins  i)rivés.  Seulement  les  propriétaires  de  ces  blés  et 
farines  rn  étaient  constitués  dépositaires  responsables.  Nous 
n'avons  néanmoins  pas  tout  retrouvé,  mais  il  ne  faut  pas  en 
conclure,  comme  on  l'a  souvent  répété,  qu'on  ait  gàclié  une 
quantité  notable  d'aliments  pendant  le  siège  de  Paris.  Il  y  a 
encore  là  une  erreur  populaire.  On  a  souvent  dit  :  la  pi-euve 
qu'on  en  a  gàcbé,  c'est  ([u'on  a  donné  du  pain,  du  blé  aux 
chevaux.  Quand  cet  abus  ma  été  signalé,  je  me  suis  adressé 
aux  umii-es,  et  je  leur  ai  prescrit  de  faire  des  enquêtes.  Mais 
on  ne  citait  presque  jamais  de  faits  précis.  Il  a  pu  y  avoir  quel- 
(|ues  exemples  de  pain  donné  aux  chevaux,  mais  je  crois  que 
ce  pain  ne  venait  pas  de  la  population  civile  et  ne  pouvait 
provenir  que  des  rations  militaires,  etîectivement  trop  élevées. 
Le  soldat  ]-ecevait  750  grammes  de  pain;  il  ne  les  mangeait  pas, 
et,  de  ce  côté,  il  a  pu  se  rencontrer  des  détom-nements  de  pain 
de  la  nourriture  humaine  à  la  noui'riture  animale. 

Une  observation  très  simple  i-épond  d'ailleurs  à  cette  critique. 
Si  l'onadonné  auxchevaux  une  certaine  quantité  île  blé,  — que 
je  crois  très  petite,  —  parce  que  le  blé  était  moins  cher  qm 
l'avoine,  on  adonné  de  l'avoine  aux  hommes,  de  sorte  qu'il  n  y 
a  eu  aucune  déperdition  de  l'alimentation  totale. 


DÉPOSITION   SUR   LE  4   SEPTEMBRE.  485 

On  parle  de  noiiiTiture  gâchée  dans  une  ville  qui  croyait  avoir 
pour  deux  mois  de  vivi-es  et  qui  s'en  est  trouvé  pour  quatre 
mois  et  demi!  C'est  une  façon  de  gâcher  qui  mérite  des  éloges. 

J'ai  conservé  un  très  curieux  tableau  que  je  me  suis  fait 
donner  à  la  lin  du  siège.  Ce  tableau,  dressé  par  la  caisse  de  la 
boulangerie,  indique  jour  par  jour  les  quantités  de  farine  livrées 
aux  boulangers  pour  les  besoins  de  la  population.  Le  résultat 
de  ce  tableau  est  celui-ci  : 

La  consommation  moyenne  de  la  Ville  de  Paris 'en  farine  est 
au  moins  de  7. OOU  quintaux;  et  encore  c'est  celle  do  la  Ville 
sans  le  surcroît  de  population  amenée  par  le  siège,  c'est-à-dire 
avec  1,7U0  ou  1,800,000  habitants,  au  lieu  de  2  millions.  Eh 
bien,  cette  consommation  de  7.000  quintaux  par  jour,  minimum 
insuflisant  pour  les  besoins  normaux  d'une  population  de  deux 
millions  d'âmes,  a  été  réduite  par  la  bonne  administration,  par 
un  lion  aménagement,  à  une  moyenne  de  6,368  quintaux  par 
jour.  De  sorte  que  Paris  a  été,  du  commencement  à  la  tin, 
soumis,  sans  s'en  douter,  à  un  véritable  rationnement. 

Ce  rationnement  nous  a  valu  beaucoup  de  plaintes  et  de 
récriminations,  et  il  ne  se  passait  pas  de  jour  où  les  gémisse- 
ments des  boulangers,  qui  n'avaient  pas  toute  la  farine  sur 
laquelle  ils  comptaient,  ne  se  fissent  jour  dans  les  journaux. 
Vous  entendiez  dire  :  Comme  l'Hôtel  de  Ville  administre  mal  ! 
les  boulangers  n'ont  pas  assez  de  farine  :  ils  se  plaignent! 

Pnous  savions  bien  qu'ils  n'avaient  pas  assez  de  farine,  mais 
ne  voulant  pas,  par  les  raisons  que  je  disais,  et  ne  pouvant  pas 
établir  un  rationnement  proprement  dit,  nous  exercions  une 
lU'cssion  sur  les  boulangers,  nous  n'ouvrions  le  robinet  qu'avec 
luic  grande  parcimonie  pour  ménagei-  nos  précieuses  subsis- 
tances; et  nous  avons  réussi,  puisque  nous  étions  arrivés  à  une 
moyenne  de  6,360  quintaux  qui  ne  dépassait  que  de  500  quin- 
taux le  rationnement  etïectif  que  nous  avons  dû  établir  dans  les 
derniers  temps  du  siège.  Savez-vous  ce  que  cela  fait  de  pain  ? 
De  810  à  820,000  kilogrammes,  ce  qui  n'est  pas  beaucoup  pour 
2  milhons  d'habitants. 

On  nous  a  dit  encore,  et  cette  objection  à  l'égard  du  ration- 
nement a  été  faite  par  l'honorable  M.  de  Rainneville 

M.  DK  Rainneville.  —  Je  ne  veux  pas  que  vous  vous  mépreniez  sur 
la  portée  de  mon  observation.  Elle  tendait  seulement  à  ceci  :  com- 


486  DISCOURS   Kï  OPINIONS. 

mont,  puisque  vous  aviez  jiour  quatre  mois  et  demi  de  vivres,  avez- 
voiis  pu  faire  votre  compte  de  façon  à  croire  que  vous  en  aviez  seule- 
ment pour  deux  mois  ?  Si  vous  aviez  su  en  avoir  pour  quatre  mois 
et  demi,  peut-être  auriez-vous  accepté  l'armistice  proposé  sans  ravi- 
taillement. Je  rends  du  reste  justice  à  l'administration  de  la  Ville  de 
Paris;  j'y  étais  et  je  reconnais  que  vous  avez  fait  ce  qu'il  était 
possible  de  faire  pour  les  dis!  lilmtions  de  vivres  dans  l'état  de  trouble 
où  était  la  Ville. 

M.  Jules  Ferry.  —  Ces  choses  se  font  toujours  mal. 

JNMais  content  qm;  la  question  eût  été  posée  parce  qu'elle  me 
t'appelait  un  reproclie  qui  a  été  formulé  île  tous  les  côtés  et 
que  j"ai  les  moyens  d'y  répondre  de  la  manière  la  plus 
satisfaisante. 

Un  membre.  —  Savez-vous  si  la  consonimation  militaire  est  com- 
prise dans  les  7  000  quintaux. 

M.  Jt'LKS  Ferry.  —  Elle  n"y  est  pas  comprise. 

Le  mcmemcmbrr.  —  Par  conséquent,  tous  les  cbiifres  que  vous  nous 
donnez  se  rapportent  à  la  population  civile. 

M.  Jules  Ferry.  —  Oui,  —  cependant  l'armée  mangeait  bien 
un  peu  sur  cette  quantité;  il  arrivait  d(!s  mobiles  qui  achetaient 
en  arrivant  du  pain  chez  les  boulangers. 

In  iiionbre.  —  Je  crois  que  Tarmée  donnait  plus  de  pain  qu"(jlle 
n'en  mangeait. 

M.  Jules  Ferry.  —  Le  soldat  a  eu  750  grammes  jusqu'à  la 
lin  de  décembre. 

.M.  i.r.  (iKNi^.R.VL  ])'ArnKLLi:  de  P.\lai)im:s.  —  Était-ce  7d0  grammes  de 
pain? 

M.  Jules  Ferry.  —  On  donnait  750  grammes  de  pain  et 
encore  du  biscuit.  Nous  avons  demandé  la  réduction  de  la 
j'ation. 

M.  i)i:  Rainnevilli;.  —  Tous  les  jours,  à  l'intendance,  on  changeait  le 
chiffie  des  rations.  On  donnait  surtout  trop  d'eau-de-vie. 

M.  Jules  Ferry.  —  On  a  l)aissé  la  ration  à  500  grammes  et 
on  a  donné  du  biscuit. 

M.  1.E  GÉNÉRAL  d'Airelle  DE  Pai.adines.  —  La  raliou  de  pain  est  de 
7b0  grammes,  celle  du  biscuit  de  600. 

Un  membre.  —  La  ration  de    biscuit   est  aussi   considérable  que 


DÉPOSITIO.N   SUR    LE  4   SEPTEMBRE.  487 

celle  de  paiu;  le  biscuit  représente  une  plus  grande  quantité  de 
matière  nutritive. 

M.  Jules  Ferry,  —  C'est  à  Vinceiines,  après  l'affaire  du 
21  décembre,  que  le  général  Trochu  prit  le  parti  de  réduire  la 
ration  militaire. 

M.  DE  DcRFORT  DE  CivRAC.  —  Je  ne  crois  pas  que  l'administration  de 
Paris  ait  été  attaquée  sur  ce  point  d'une  manière  sérieuse.  Tout  le 
monde  a  rendu  justice  aux  efforts  que  le  Gouvernement  a  faits  pour 
prolonger  ladéfense au  delàdeloutce  qu'on  pouvait  supposer.  Je  crois 
qu'il  ne  serait  pas  nécessaire  de  faire  porter  l'enquête  sur  ce  point. 

M.  Jules  Ferry.  —  Soit!  je  donnais  ces  explications  soit 
pour  vous,  soit  pour  le  dehors.  Si  votre  conviction  n'était  pas 
faite  sur  ce  point,  je  pourrais  vous  montrer  quelle  résistance 
invincible  nous  rencontrions  dans  l'esprit  de  la  population 
contre  un  rationnement  effectif.  Lorsqu'au  10  ou  11  décembre, 
je  réunis  les  maires  au  Ministère  de  l'Intérieur,  sous  la  pré- 
sidence de  M.  Jules  Favre,  la  question  du  rationnement  fut 
traitée.  Si  je  la  soulevais  à  ce  moment,  ce  n'était  pas  que  je 
crusse  son  application  immédiate  possible  ;  on  n'aurait  jamais 
fait  vivre  la  population  de  Paris  plus  de  quinze  jours  avec 
300  grammes  de  pain  :  réduire  à  cette  ration  des  gens  qui  ne 
mangent  que  du  pain,  c'était  les  condamner  à  mort.  Mais  je 
voulais  préparer  le  fonctionnement  du  rationnement,  pour  le 
moment  oi^i  il  faudrait  y  recourir,  comme  on  l'a  fait  au  19  jan- 
vier. Nous  le  préparions  aussi  en  vue  d'un  désastre  possible, 
venant  de  l'interruption  de  nos  moutures.  Comme  nous  étions 
obligés  de  moudre  au  jour  le  jour  la  quantité  de  blé  nécessaire 
à  l'alimentation,  si  un  obus  était  tombé  sur  l'usine  Cail,  il 
aurait  fallu  diminuer  de  moitié  ou  des  deux,  tiers  la  quantité 
de  pain  distribué,  jusqu'à  ce  que  les  moulins  eussent  été 
réparés. 

Mais  ipiand  je  parlai  de  rationnement  dans  cette  réunion  du 
11  décemlire,  les  maires  déclarèrent  qu'ils  donneraient  tous  leur 
démission  s'il  était  appliqué,  et  je  fus  obligé  de  leur  démontrer 
que  l'intérêt  de  la  défense,  qui  leur  tenait  tant  au  cieur,  pou- 
vait exiger  d'un  moment  à  l'autre  ce  rationnement.  Mais  la 
seule  crainte  du  rationnement  avait  excité  une  telle  panique  que 
nous  fûmes  oldigés  de  mettre  à  l'Of/iciel,  du  12  ou  13  décembre, 
une  note  dans  laquelle  nous  déclarâmes  que  le  pain  ne  serait 


•188  liISCOntS    KT   OIM.MONS. 

pas  ralioiiiio.  Il  ne  Iv.  lui  plus  i|ue  dans  les  derniers  jours  du 
siège.  M.  le  général  Troclm  avait  insisté  beaucoup  sur  la  néces- 
sité d'une  déclaralion  de  cette  natui'e,  dans  Fintérèt  même  de 
la  défense;  on  ne  devait  pas,  selon  lui,  allaihlir  le  moral  de  la 
population  en  réduisant  à  l'excès  sa  subsistance. 

>'ous  n'avons  donc  pas  voulu  rationner  le  pain  à  cette 
époque.  Au  lieu  de  rationner,  nous  avons  changé  la  (jualité  du 
pain.  C'était,  j'en  conviens,  du  pain  détestable.  J'en  porterai 
jusqu'au  tombeau  la  responsabilité;  la  population  de  Paris  ne 
me  pariloniicra  jamais  ce  pain-là. 

M.  m.  Kmnnkvillk.  —  C'est  voire  honneur  cependant. 

M.  JuLKs  Feury.  —  C'est  le  pain  noir,  le  pain  du  siège,  le 
pain  Ferrv,  comme  on  l'appelle.  Je  porte  ce  fardeau.  Je  le  porte 
d'ailleurs  tirs  facilement,  de  même  que  toutes  les  responsa- 
bilités que  j'ai  pu  encoui'ir,  et  même  celles  qui  ne  sont  pas  de 
mon  fait. 

Le  rôle  que  nous  avons  l'empli  était  un  rôle  sacrifié  d'avance; 
nous  ne  l'ignorions  pas.  Ce  pays  n'aime  pas  les  vaincus  ;  nous 
avons  eu  le  malheur  d'être  vaincus  ;  mais  nous  verrons  luire  le 
jour  de  la  justice  et  j'aime  à  croire  que  ce  jour  commence  ici. 

Si  vous  aviez  quel(]ues  autres  questions  à  me  poser,  soit  sur 
l'histoire  du  siège,  soit  sur  l'administration  de  la  Ville,  je  suis 
entièrement  à  votre  disposition. 

M.  i.K  I'ricsujem.  —  I.a  nomination  des  magistrats,  des  préfets,  de 
tous  les  (nnctionnaires  en  général  se  raltactiait-elle  à  la  ])i'anclie  de 
service  dont  on  était  cliargé  ? 

M.  Jules  Ferry.  —  Nous  avons  procédé  comme  procède  un 
gouvernement  régulier.  Nous  consiilérions  que  l'ensemble  du 
Gouvernement  représentait,  suivant  l'occasion,  ou  le  pouvoir 
législatif,  ou  le  pouvoir  exécutif.  I.es  nominations  de  magistrats, 
de  préfets  ont  été  faites  en  conseil  de  Gouvernement. 

Nous  n'avons  nommé  des  préfets  (piune  fois.  La  première 
liste  présentée  par  M.  Gami)etta  a  été  discutée  en  conseil, 
cou)me  ces  choses  se  discutent  On  était  très  pressé  d'avoir  des 
préfets,  et  le  choix  du  ministre  de  l'Intérieur,  en  pareille  occa- 
sion, est  l'élément  déterminant. 

Quant  aux  magistrats,  je  ne  ci-ois  pas  que  nous  en  ayons 
beaucoup  nommé.  Nous  avions  réservé  le  principe  de  l'inamo- 


DEPOSITION   SUR  LE  4   SEPTEMBRE.  489 

YJbilité  de  la  magistralure,  et  ne  voulions  pas  engager  lavenir, 
quoique  ayant  tous  un  parti  arrêté  sur  ce  principe. 

A  Paris,  le  nombre  des  fonctionnaires  changés  est  insi- 
gnifiant. Je  me  suis  fait  une  loi  de  conserver  la  plupart  des 
hauts  fonctionnaires  de  l'administration  de  la  Ville,  bien  que 
plusieurs  fussent  compromis  par  l'adininisti-ation  précédente, 
et  qu'on  eût  pu  se  donner  une  popularité  facile  en  les  révo- 
quant. Il  y  avait  là  des  capacités  éprouvées,  je  n'ai  pas  cru 
devoir  les  changer. 

Je  ne  vois  pas  bien  le  but  de  la  question  qui  m'a  été  posée. 

M.  LE  PRÉSIDKXT.  —  Nous  désiroiis  savoir  si  les  nominations  se  fai- 
saient en  conseil  de  Gouvernement,  ou  si,  suivant  les  événements, 
les  membres  chargés  d'une  portion  des  services  publics  faisaient  les 
iiominalions  qui  les  regardaient. 

M.  Jules  Ferry.  —  Ils  faisaient  les  présentations. 

Pour  les  magistrats,  je  crois  qu'il  y  a  un  décret  (jui  déléguait 
à  M.  Crémieux  ou  à  M.  Emmanuel  Arago,  qui  a  fait  fonctions 
de  garde  des  sceaux  depuis  le  départ  de  M.  Crémieux,  le 
droit  de  nomination.  M.  Arago  en  a  usé  avec  beaucoup  de  dis- 
crétion.    ^ 

Un  membre.  —  Pour  Paris? 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  ne  crois  pas  qu'en  i»rovince  nous 
ayons  nommé  un  seul  magistrat,  d'autant  plus  que  M.  Crémieux 
était  parti  dans  les  premiers  jours  de  septembre  et  que  nous 
ne  nous  serions  pas  permis  de  faire  en  dehors  de  lui  des  nomi- 
nations. 

A  Paris,  M.  Ai'ago  y  a  mis  la  plus  grande  réserve,  et  deux 
ou  trois  magistrats  du  parquet  seulement  ont  été  changés. 

>'ous  avons  nommé  des  juges  de  paix.  Le  chef  de  service 
apportait  les  décrets  tout  prêts.  Le  Gouvernement  nommait, 
mais  en  conseil  ces  choses  ne  se  discutent  guère. 

M.  Delsol.  —  Les  nominations  de  magistrats  ont  été  faites  par 
M.  Crémieux,  dans  toute  bi  France,  excepté  à  Paris. 

JJn  membre.  —  Il  y  a  une  volée  de  préfets  qui  se  sont  échappés  de 
l'aris  et  se  sont  abattus  en  même  temps  dans  tous  les  départements. 
Leur  nomination  était-elle  Foeuvredu  GouvernementouM.  Gambetta 
en  a-t-il  seul  la  responsabilité  ? 

.   M.  Jules  Ferry.  —  M.  Gambetta  nous  a  soumis  sa  liste. 


400  DISCOUKS   ET   OPI.MOxNS. 

Nous  l'avons  accepU''e,  après  une  discussion  sérieuse,  qui  a 
porté  sur  i)lusieurs  noms,  lesquels  sont  restés  plusieurs  jours 
ne  suspens.  Je  crois  que  des  préfets  ont  été  renouvelés  en 
province.  Api-ès  la  levée  du  siège,  nous  avons  trouvé  un  per- 
sonnel nouveau. 

.M.  Cm.lkt.  —  Ce  ne  soni  pas  les  mauvais  préfets  qu'on  a  changés. 
On  en  a  changé  un  dans  la  Haute-Loire,  pour  je  ne  sais  quelle 
circulaire  où  il  rassurait  le  clergé  et  les  instituteurs  congréganistes, 
tandis  que  les  Esquiros,  les  Duportail  et  autres  n'étaient  pas 
changés.  Mais  cela  ne  regarde  point  le  Gouvernement  de  Paris. 

M.  Jtlks  Ferry.  —  J'accepte  la  responsabilité  des  préfets 
nommés".  11  y  en  a  eu  de  très  bons. 

M.  T.K  f.oMTi;  Uari.  —  11  y  en  a  eu  aussi  de  tiès  mauvais. 

M.  Callkt.  —  D'où  viennent  les  mutations  fréquentes  qui  ont  eu 
lieu  à  la  préfecture  de  police,  et  qui  ont  amené  la  désorganisation 
dans  les  services?  Je  ne  m'explique  pas  cette  succession  de  MM.  de 
Kéralry,  l]dniond  Adam,  Cresson,  Chopin. 

M.  Jules  Ferry.  —  La  police  a  été  la  plus  grande  difficulté 
de  notre  administration.  Je  puis  le  dire  parce  que  nous  sommes 
entre  nous;  nous  n'avons  plus  eu  de  préfet  de  police  après 
M.  de  Kératry.  C'est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  à  ren- 
contrer, même  au  temps  normal.  Pendant  le  siège,  la  difficulté 
était  presque  insurmontable.  Voici  pourquoi  :  c'est  que  le 
préfet  de  police  manquait  nécessairement  de  moyens  d'action. 

La  révolution  du  4  Septembre  avait  porté  à  l'ancienne  orga- 
nisation de  la  police  un  coup  pi'esipic  mortel.  Les  commissaires 
de  police,  le  préfet  de  police  s'étaient  mêlés  à  la  politique,  s'y 
étaient  jetés  à  corps  perdu;  la  police  politique  avait  ton!  à  lait 
pris  h;  ]ias  sur  la  police  munici[)ale.  et  les  vieilles  traditions  de 
police,  (jut' j'ai  entendu  avec  plaisir  rappeler  par  ?.I.  Mctlotal, 
qui  est  iiii  adminislratcnr,  lui  fonctionnaire  altaclié  à  la  ivgle, 
ces  vieilles  traditions  avaient  été  complètt'Uicnt  al)andonnées. 
La  police  inqiériab^  s'était  abîmée  dans  la  chut»'  de  l'enqure.  Il 
était  difficile  de  faire  opérer  um^  arrestation;  cependant,  nous 
l'avons  fait,  et  voici  un  souvenir  qui  a  ipielqiie  chose  d'assez 
piquant.  Nous  avons  fait  arrêter  en  septembre  le  nommé  Vési- 
nier  qui  depuis,  a  été  de  la  Coninume,  pour  avoir,  dans  une 
réunion  puldi(|ue,  provotiuê  et  ])rononcé  l'expropriation  de 
M.  Gotlillot.  Savez-vous  qui  l'a  arrêté  ?  C'est  un  individu  dont 


DÉPOSITION   SUR   LE  i   SEPTEMBIiE.  491 

j'ose  à  peine  prononcer  le  nom  :  Rigault.  Il  avait  pris  ù  la  pré- 
fecture de  police  le  poste  de  Lagrange.  commissaire  de  police 
politique.  Mais,  en  général,  la  police  était  difficile:  on  ne  trou- 
vait plus  d'agents  qui  eussent  le  courage  de  faire  des  arresta- 
tions. J'ai,  dans  vingt  séances  du  Gouvernement,  en  février,  en 
mars,  demandé  l'arrestation  du  comité  central  de  la  garde 
nationale.  Le  général  d'Aurelle  a  vu  que  ce  n'était  pas  chose 
facile. 

M.  LE  GÉNÉRAL  d'Avrelle  DE  Paladimes.  —  C'esl  vral  ! 

M.  Jules  Feery.  —  Le  préfet  de  police  répondait  toujours 
que  c'était  une  alfaire  militaire.  Le  commandant  militaire 
répondait  que  c'était  une  alfaire  de  police;  et,  comme  personne 
ne  voulait  se  charger  de  l'ari'estation,  elle  ne  se  faisait  pas. 

M.  LE  Président.  —  Il  y  a  eu  des  réunions  de  maires  à  l'Hôtel 
(le  Ville  après  comme  avant  le  .3!  octobre? 

M.  Jules  Ferry.  —  J'ai  vu  de  prés  les  deux  péiiodes,  ayant 
été  fréquemment  appelé  auprès  des  maires  et  adjoints,  dont 
les  réunions  constituaient  une  espèce  de  conseil  municipal 
assez  diflicile  à  conduire.  Certains  membres  de  cette  assemblée 
n'avaient,  avant  le  31  octobre,  qu'une  préoccupation  :  se  mêler 
de  ce  qui  ne  les  regardait  pas,  demander  ([uand  on  ferait  la 
grande  sortie,  s'occuper  de  toutes  les  inepties  qui  étaient  dans 
l'esprit  public  à  ce  moment-là.  En  somme,  avec  des  discours,  on 
les  apaisait,  et  il  y  avait  au  fond  un  vrai  bon  sens.  Sous  mon 
administration  je  n'ai  jamais  voulu  que  la  réunion  des  maires  et 
adjoints  prît  un  caractère  permanent. 

Je  réunissais  les  maires  seuls  à  l'Hôtel  de  Ville,  toutes  les 
semaines,  pour  traiter  des  intérêts  communs.  Nous  avons  eu 
une  ou  deux  fois  à  écarter  certains  adjoints  entreprenants,  mais 
enfin  nous  avons  triomphé  de  tous  les  obstacles;  la  réunion  des 
maires  devint  très  pratique,  très  utile;  et  il  faut  le  dire,  à  l'éloge 
des  maires  et  de  leurs  adjoints,  parmi  lesquels  il  y  avait  des 
têtes  très  chaudes,  au  moment  terrible  de  la  capitulation,  la 
réunion,  loin  de  nous  susciter  des  difficultés,  s'attacha  à  les 
aplanir  devant  nous  :  la  population  fut  prévenue  par  les  magis- 
trats municipaux,  et  l'intervention  de  cette  assemblée  fut 
comme  un  tampon  dans  cette  crise. 


492  IHSCULHS    Kï   OPINIONS. 

M.  i.i:  «.(t.MTi;  1)1-;  iJi:ssi;tji  ikr.  —  Paris  s"iiiqui(Mait  extrèmemeni  de 
ces  réunions  i-l  s'ôloiiiuiit  que  le  GouvenicnitMil,  provisoire  n'intcr- 
(li(  ]ias  des  délibérations  poliLiiines,  ([ui  lui  |uuaissaifnl  dt-jà  rlr(» 
leinlirvon  de  la  Commune  de  l'aris. 

y].  Jules  Fkrrv. —  Si,  dans  la  première  période,  on  a  (inel- 
(|iieroi>  pai'lé  polili(|nt'  dans  les  réunions  niuniripalfs,  les 
elioses  sont,  ensnih'  i-enlrées  dans  l'oi-dre,  et,  dn  4  noveniliri'  à 
la  lin,  la  iviinion  des  maires  et  adjoints  n"a  parlé  politique  (pie 
dans  les  limites  que  le  Gouvernement  jugeait  convenaltles;  elle 
ne  l'a  lait  que  dans  les  dei'niers  joui'S,  aloi's  que  la  question 
d(>s  subsistances  se  mêlait  à  la  poliliiiue,  et  quand  il  fallait 
préparer  la  population  à  la  crise  linale. 

M.  LK  coMTK  DE  lÎKSSKGuiER.  —  C'est  de  la  première  période  que  le 
(iouvernement  est  surtout  responsabIe.il  est  l'esponsable  des  maires 
et  des  adjoints  qu'il  avait  choisis,  il  est  responsable  des  réunions 
illégales  qu'il  favorisait  et  qui  devaient  nécessairement  aboutir  à  la 
Commune. 

M.  Jules  Ferry.  —  Les  maires  étaient  convoqués  régulière- 
ment il  l'Hôtel  de  Ville.  S'ils  traitaient  des  questions  politiques, 
c'était  incidcniineiit. 

J'ai  assisté  à  plusieurs  de  ces  réunions,  et  j'ai  vu  ceux  qui  les 
présidaient,  M.  Etienne  Aivago  et  sos  adjoints,  faii'e  les  plus 
grands  etfoi'ts  |)nur  qu'on  parlât  uni(|uenient  des  subsistances. 

M.  i.i:  i*iu':snii:.NT.  —  11  n'y  a.  pas  eu  de  procès-verbaux  de  ces 
réunions? 

M.  Jules  Ferrv.  —  Il  y  avait  des  procès-verbaux  des  pre- 
mières réunions,  je  ci'ois,  mais  tout  ('('la  a  péri  dans  l'incendie 
(le  l'Hôtel  de  Ville. 

M.  Li:  c.OMTi;  ui;  IJissi.ci  n:iî.  —  Ces  jirocès-verbaux  élaiciil  at'lichés 
sous  la  forme  d'un  liiillfi  iu  sur  les  murailles  de  Paris,  et  ces  bulletins 
in({tnélaienl  jusIrnicuL  la  jiop(dalinn. 

M.  i.K  coMTK  Datu  .  —  N'a-t-on  ]ias  l'ait  afficher  sur  b^s  iiuirs  de 
l'aris  une  récompense  de  2.">  fr.  pour  ceux  qui  seraient  délateurs, (pii 
iniTupieraient  l(;s  s(d)sistances  existant  chc/.  les  ]iarticuliers? 

M.  Jules  Ferrv.  —  C'était  seuIcmciU  ])oin'  ceux  ([ui  décou- 
vriraient r(3xistence  d'au  moins  un  (piinlal  de  blé:  il  ne  s'agis- 
sait pas  de  toutes  les  subsistances.  Du  reste,  cet  .irrété,  pris 
après  le  19  janvier,  à  un  moment  où  pour  nous  un  (|uintal  de 


DÊPOSlTIOiN   SUR   LE  4   SEPTEMBRE.  493 

lilo  avait  une  valeur  considérable,  a  été  révoqué  le  lentleraain 
cl  n"a  jamais  reçu  d'exécution.  Nous  ne  sommes  jamais  entrés 
dans  la  voie  des  perquisitions. 

M.Li:  Président.  —  Pourquoi  M.  de  Kératiy  a-t-il  quitté  Paris  ? 

M.  Jules  Fkrrv.  —  Il  avait  donné  sa  démission  de  préfet  de 
l)olicc. 

Un  membre.  —  A  Paris,  éliez-vous  dans  l'ignorance  complète  du 
vœu  des  provinces  au  sujet  des  élections? 

M.  Jules  Ferry.  —  Dans  l'ignorance  absolue.  Nous  n'étions 
renseignés  que  par  les  dépêches  de  M.  Gambetta  et  celles  de 
M.  de  Chaudordy.  Ces  deinières  avaient  un  caractère  plus 
mesuré,  mais  elles  étaient  dans  le  même  ordre  d'idées.  On  nous 
disait  :  la  province  est  à  la  défense  ;  elle  ne  s'occupe  pas  de  la 
question  des  élections. 

M.  Antomn  LEFih'RE-l^OMALis.  —  Quand,le  1"  octobre,  le  Gouverne- 
ment de  Tours  a  pris  la  mesure  si  sage  de  convoquer  les  électeurs, 
il  a  dû  adresser  au  Gouvernement  de  Paris  un  rapport  justificatif  de 
cette  mesure.  Ce  rapport  vous  est-il  parvenu? 

M.  Jules  Ferry,  —  Nous  n'avons  pas  connu  ce  rapport. 
Nous  avons  vu  une  décision  tout  à  fait  contraire  à  celle  qui^ 
nous  avions  prise,  et  nous  avons  tranché  la  question  dans  le 
sens  qui  nous  paraissait  le  plus  convenable. 

M.  LE  PnÉsmENT.  —  Qid  a  pi'is  l'initiative  de  la  dissolution  des 
conseils  municipaux,  décrétée  pour  certaines  grandes  villes,  le  13  ou 
14  septembre?  Est-ce  de  Paris  que  cet  ordre  est  parti? 

M.  Jules  Ferry.  —  J'en  serais  surpris;  je  n'ai  aucun  souvenir 
à  cet  égard.  Cela  renti-ait  dans  les  attributions  du  ministre  de 
l'Intérieur;  mais  je  n'ai  pas  souvenir  qu'il  ait  dissous  des 
conseils  municipaux.  Desquels  s'agit-il  ? 

Un  membre.  —  Le  conseil  municipal  d'Auxerre,  par  exemple,  et 
bien  d'autres,  a  été  dissous  le  13. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  vous  ai  cité,  dans  une  de  mes  pre- 
mières dépositions,  une  circulaire  de  M.  Gambetta  sur  les  élec- 
tions municipales,  datée  du  mois  de  septembre.  Elle  respire  le 
meilleur  esprit;  vous  la  trouverez  à  VOf/iciel.  Il  y  a  là  les 
meilleures  doctrines  sur  l'importance  des  conseils  municipaux, 
sur  la  nécessité  de  refaire  les  élections,  non  seulement  parce 


101  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

i\nr  Its  aiicicniips  pouvaient  être  suspectes,  à  raison  du  régime 
scms  It'(|ncl  elles  avaient  eu  lieu,  mais  parce  que  les  conseil? 
iinmicipaiix  ('-laient  appelés  à  jouer  un  rôle  plus  important, 
|iiiis(|u"ii  fallait  poiii'suivre  une  large  décentralisation. 

(Séance  du  :iOjuiii  1871.) 


M.  Jules  Ferry.  —  Je  désire  m'expliquer  sur  la  déposition 
du  général  Ducrot  qu'a  puldiée,  le  26  mars  dernier,  Vlndr/ien- 
dance  belge.  Je  pouvais  faii'e  deux  choses  à  cette  occasion  :  ou 
engager  une  polémiipie  dans  les  journaux,  ou  venir  m'expli- 
(pier  devant  la  Commission.  J'ai  préféré  le  second  parti. 

Cette  déposition  même,  le  caractère  qu'elle  a  pris,  l'insis- 
lance  de  certaines  déclarations  qui  reposent  sur  des  erreurs, 
manifestes,  m'ont  fait  croire  que  je  ne  m'étais  peut-être  pas 
suflisamment  expliqué  sur  les  incidents  du  31  octobre,  et  que  je 
ferais  ])ien  de  compléter  mon  témoignage  en  soumettant  à  la 
Commission  tous  les  documents  ayant  trait  à  cette  affaii'C. 

Je  vais  signaler  à  la  Commission  un  ou  deux  documents 
précis,  un  ou  deux  faits  sur  lesquels  elle  pourra  faire  entendre 
des  témoins  que  je  désignerai,  et  se  former  ainsi  une  opinion 
définitive;  ce  sera  toute  ma  réponse  au  général  Ducrot.  et  la 
Commission  voudra  bien  l'insérer  à  côté  de  l'attaque. 

Je  fais  un  premier  reproche  au  général  Ducrot.  11  est  venu 
témoigner  devant  vous  de  faits  dont  il  n'avait  pas  une  connais- 
sance personnelle.  Il  témoigne,  non  de  ce  qu'il  a  vu,  mais  de  ce 
qu'il  a  entendu  dire  dans  le  trouble  et  la  confusion  de  cette  nuit 
extraordinaire.  Quant  aux  faits  qui  se  sont  passés  à  l'Hôlel  de 
Ville  et  cpii  engagent  ma  responsabililé,  il  ne  les  connaît  pas, 
il  ne  les  a  pas  vus,  il  les  rapporte  pai-  ouï-dire,  car  il  n'était 
pas  là  :  comme  s'il  était  permis,  en  matière  aussi  grave,  d'ap- 
porter à  une  Commission  d'en(pn''te  autre  chose  que  des 
témoignages  précis  et  incontestables  ! 

Non  seulement  b^s  faits  sont  tout  à  fait  inexacts,  mais  la  cou- 
leur générale  en  est  profondément  altérée,  et  le  rôle  qu'on  me 
donne  est  répugnant.  Me  présenter,  dans  la  journée  du  31  octo- 
bre, comme  le  complice  secret  de  l'attentat,  l'homme  qui  enlève 


DÉPOSITION   SUR   LE  4   SEPTEMBRE.  495 

le  commandement  de  la  garde  nationale  à  M.  Roger  du  Nord, 
pour  empêcher  la  garde  nationale  d'agir  et  prouver  aux  émeu- 
tiers  l'avantage  d'une  transaction,  tout  cela  est  tellement 
contraire  à  mon  attitude  politique,  à  ma  nature  morale  et  poli- 
tique que  je  n'ai  point  le  goût  de  le  réiuter.  J'aime  mieux  vous 
citer  un  document,  daté  de  cette  époque  même,  du  lendemain 
même  de  l'attentat.  C'est  une  lettre  relative  aux  événements  du 
31  octobre  et  qui  a  paru  dans  les  journaux  du  temps.  L'original, 
trouvé  chez  Delescluze,  est  dans  les  archives  de  la  Commission 
du  18  mars. 

Il  est  bon  de  la  mettre  sous  les  yeux  de  la  Commission,  et  de 
l'insérer  ofiîciellement  dans  le  procès-verbal  de  la  séance  de  ce 
jour,  parce  qu'elle  a,  sur  toute  espèce  d'explication  rétrospec- 
tive, cet  immense  avantage  d'être  un  document  écrit  au  plus 
fort  de  la  lutte,  et  qui  caractérise,  de  la  façon  la  plus  nette  et  la 
plus  vive,  mon  rôle  et  mon  attitude. 

J'adressai  cette  lettre  aux  journaux  qui  attaquaient  le  plus 
violemment  le  Gouvernement  de  la  Défense  nationale,  à  la  suite 
de  cette  échauffourée  du  31  octobre. 

Un  membre.  —  N'est-ce  pas  à  la  suite  d'un  article  du  Combat  ? 

M.  Jules  Ferry.  —  C'était  en  elfet  à  la  suite  d'un  ai'licle  du 
Combat  et  du  Tribun. 

Voici  cette  lettre  dont  je  désire  donner  lecture  à  la  Com- 
mission : 

RÉPIBLIOl  I^   FRANÇAISE. 

Gouvernement  de  la  Défense  nationale. 

Paris,  le  2  novembre  1870. 

Monsieur  le  Rédacteur, 

Je  lis  dans  un  article  du  Tribun,  reproduit  par  le  Réceil.  le 
Combat,  et  par  d'autres  journaux,  le  récit  de  la  nuit  du  31  octo- 
bre au  1"  novembre,  que  je  déclare,  en  ce  qui  me  concerne, 
parfaitement  inexact. 

Il  y  est  dit  que  j'aurais  adhéré  à  une  sorte  de  transaction, 
rédigée  par  les  personnes  qui  occupaient  l'Hôtel  de  Ville  et 
dont  il  m'aurait  été  donné  communication. 


496  DISCOURS   Kï   OI'IMO.NS. 

.Il'  n'ai  ircii  aiinme  communication  (l'écrit  df  ce  genre  et, 
par  coiisé(|iicnl.  Je  n'\  ai  pas  souscrit. 

Voici  ce  i|ui  s'est  passé  :  Arrivé  à  riiùlcl  dr  Ville  avt^c  une 
colonne  (le  uarde  nationale  beaucoup  plus  i\iu'  siiflisante  pour 
l'enlrvcr,  j'ai  l'ail  cci'ner  l'édiMce  occupé  par  l'insurrection, 
sommé  le  poste  (|ui  gardait  la  porte  du  côté  de  l'éuiise  Saint- 
Gervais,  et  essuyé  avec  la  garde  nationale  deux  coujis  de  feu, 
partis  (les  fenêtres  en  réponse. 

Peu  après,  M.  Dclescluze  est  descendu,  venant  en  parlemen- 
taire; j'ai  consenti,  sur  sa  demande,  pour  éviter  un  conilit  ([ui 
paraissait  lui  l'épugner  autant  (}u'à  moi,  et  dont  le  dénouement 
d'ailleurs  ne  lui  semblait  pas  plus  douteux  (]u';'i  moi-même,  à 
laisser  sortir  de  l'Hôtel  de  Ville  les  personnes  qui  l'occupaient, 
au  cri  «  unique  »  de  :  Vive  la  République  !  sous  cette  réserve 
expresse  (|U(>  le  Gouvernement  resterait  en  possession  de 
l'Hôtel  de  Ville,  et  que  le.  général  ïamisier,  sortant  le  pi'cmier, 
[M'ésiderait  au  délilé. 

J'ai  bien  voulu  atlendi'e,  deux  beui'es  durant,  la  réponse  que 
M.  Delescluze  avait  promis  de  m'apporter  immédiatement. 
Pendant  ce  temps,  les  tirailleurs  de  M.  Flourens  tentèi-ent  de 
|uati(|uer,  sur  ma  personne,  en  vertu  d'ordres  venus  du  dedans, 
une  arrestation  qui  n'est  pas  l'incident  le  moins  ridicule  de 
celle  journée,  où  le  grotesque  se  mêle  à  l'odieux  à  chaque  pas. 
C'est  ainsi  (pie  certaines  gens  entendent  le  respect  des  suspen- 
sions d'armes. 

A  la  lin.  perdant  patience,  je  suis  monté  avec  des  détache- 
ments du  106'-  bataillon,  du  14°,  du  4^  avec  les  carabiniers  du 
capitaine  de  Vresse,  et  nous  avons  mis  à  la  porte  tous  ces 
messieurs. 

31ais  ce  fut  de  ma  iiart,  monsieur  le  rédacteur,  un  acte  de 
pure  mansuétude,  et,  maitre  al)Solu  de  l'Hôtel  de  Ville  depuis 
plusieurs  heures.  n"a_\ant  (|u'un  souci,  celui  de  conleinr  l'ardeur 
des  3U000  gardes  nationaux  qui  m'entouraient,  je  ne  laisserai 
dire  par  personne  que  les  factieux  assiégés  dans  l'Hôtel  de 
Ville  aient  capitulé  avec  nu)i.  Hs  n'ont  ni  accepté,  ni  exécuté 
les  conditions  apportées  en  leur  nom:  j'ai  fait  grâce  au  grand 
nombre  et  voilà  tout. 

Veuillez  agréer,  monsieur  le  rédacteur,  toutes  mes  salutations. 

<i  5/ryrHc' ;  .Iules  1*"erry.  » 


DÉPOSITION   SUi;   LE  4   SEPTEMBRE.  497 

J'en  appelle  aux  hommes  de  bonne  foi  :  ce  ton  cette  attitude 
que  vous  avez  là  pris  sur  le  fait,  n'est-ce  pas  précisément  lé 
contran-e  du  rôle  que  le  général  Ducrot  m'attribue? 

Maintenant  permettez-moi  de  reprendre  les  principaux 
passages  de  la  déposition,  et  de  vous  faire  voir  que,  des  faits 
qui  y  sont  rapportés,  les  uns  sont  alionés  sans  l'ombre  d'une 
preuve,  et  que,  contre  les  autres,  il  y  a  preuve  contraire 

Ainsi  d  abord,  le  général  Ducrot  insinue,  car  c'est  par  insi- 
nuations qu'il  procède,  que  j'ai  enlevé  le  commandement  de  la 
garde  nationale  à  M.  Roger  du  Xord,  afin  de  paralyser  son 
énergie;  d  où  il  suit  que,  si  la  colonne  avait  été  commandée 
par  M.  Roger  du  Nord,  les  choses  se  seraient  passées  différem- 
ment, et  que  je  me  serais  mis  à  la  tête  de  la  garde  nationale 
dans  1  intention  d'empêcher  la  garde  nationale  de  se  battre 

\ous  pourriez,  sur  le  premier  point,  interroger  plusieurs  de 
nos  collègues,  M.  Lambert  Sainte-Croix,  par  exemple  ;  il  y  en 
a  d'autres  encore.  Ils  pourront  vous  dire  ce  que  j'ai  fait  et  ce 
que  j'ai  dit  à  l'état-major  de  la  garde  nationale.  Ils  vous  diront 
a  quel  point  de  désorganisation  et  d'abandon  se  trouvait  l'état- 
major  à  ce  moment,  et  s'il  était  inditïérenl,  pour  le  succès  de 
l'entreprise  qu'on  allait  diriger  contre  l'Hôtel  de  Ville  que 
quelque  membre  du  Gouvernement  fût  là,  avec  la  aarde  natio- 
nale, prenant  le  commandement  et,  par  conséquent,  la  respon- 
sabilité des  événements  si  graves  qui  allaient  se  produire. 

Il  n'y  avait,  à  l'état-major,  ni  ordres,  ni  direction.  Le  com- 
mandant en  chef  de  la  gai-de  nationale  et  son  chef  d'état-major 
étaient  aux  mains  de  l'insurrection.  M.  Roaer  du  Nord,  lui- 
même,  n'était  pas  alors  connu  de  la  garde  nationale  comme  il 
l  a  ete  depuis,  après  tant  de  faits  d'armes  aux  avant-postes  On 
cherchait  une  autorité,  une  responsabilité,  des  ordres.  L'auto- 
rité militaire  s'était  désintéressée  de  la  question.  Le  général 
Schmitz,  d'après  les  instructions  formelles  du  «Général  Trochu 
avait  refusé  de  donner  des  ordres.  Le  généralTrochu  m'avait 
<lit  à  moi-même,  au  Louvre,  après  que  nous  avions  été  délivrés 
par  le  10(3-=  bataillon  :  «  Ceci  est  avant  tout  une  allaire  de  o-arde 
nationale  :  c'est  à  la  garde  nationale,  à  la  garde  nationale  "seule 
de  rétablir  l'ordre.  »  Par  là,  le  général  Trochu  avait  l'espérance 
qu  on  pourrait  éviter  un  contlit  sanglant. 
On  a  trop  oublié  que  nous  avions  trois  grands  intérêts  à 

32 


498  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

(■"vitri'  les  conllils  :  le  premier,  c'était  de  ne  pas  diviser  les 
défenseurs  de  Paris.  Le  second,  qui  n'était  pas  le  moins  impor- 
tant, c'est  que  nous  avions  à  ce  moment  même,  un  néoocialeur 
à  Versailles:  M.  Thiers  venait  de  partir;  nous  croyions  tous 
que  le  principe  d'un  armistice  sérieux,  c'est-à-dire  avec  ravi- 
taillement, serait  accepté  par  les  Prussiens,  et  nous  songions 
avec  elTroi  que,  si  la  nouvelle  de  la  captivité  du  Gouvernement 
de  la  Défense  nationale  dans  THùtel  de  Ville  et  d'une  insurrec- 
tion triomphante  arrivait  aux  avant-postes  prussiens,  c'en  était 
fait  de  la  négociation.  Enfin,  un  conflit  sur  la  place  de  l'Hôtel- 
de-Villc  pouvait  mettre  en  péril  la  vie  des  membres  du  Gouver- 
nement captifs  à  l'intérieur  du  palais.  Il  y  avait  donc  là  un 
triple  danger. 

Néanmoins,  je  suis  bien  aise  de  rappeler  à  la  Commission 
que  la  colonne  dont  j'avais  la  direction,  après  avoir  entouré 
l'Hôtel  de  Ville,  l'a  résolument  attaqué;  que  nous  avons 
commencé  par  agir  de  vive  force,  arraché  la  grille,  enlevé  les 
factionnaires,  et  tenté  d'enfoncer,  puis  de  faire  sauter  le  poste. 
C'est  alors  qu'on  a  tiré  sur  nous.  Il  me  sera  permis  de  dii'e, 
pour  faire  justice  des  insinuations  et  des  calomnies,  que  j'étais 
là  au  premier  rang,  que  j'ai  reçu  le  feu  des  insurgés,  que  tout 
le  monde  le  sait,  excepté  le  général  Ducrot,  et  que  ce  n'est  pas 
là  le  rôle  d'un  homme  qui  vient  pour  pactiser. 

C'est  alors,  au  bruit  des  coups  de  feu,  que  Delescluze  est 
descendu  avec  M.  Doi'ian,  et  qu'eut  lieu  cette  scène  sur  laquelle 
nous  avons  tant  débattu,  et  à  l'occasion  de  laquelle  j'ai  écrit 
dans  les  journaux  de  Paris  la  lettre  dont  je  vous  ai  donné 
lecture  en  commençant. 

Que  s'est-il  passé  à  ce  moment-là?  MM.  Dorian  et  Delescluze 
venaient  me  dire  :  «  Il  est  facile  de  terminer  le  conflit  sans 
verser  de  sang  :  on  va  évacuer  l'Hôtel  de  Ville.  » 

M.  le  général  Ducrot  a  soutenu,  et  quelques  autres  personnes 
ont  déclaré,  qu'à  ce  moment-là,  j'avais  accepté  une  espèce  de 
compromis;  que  je  m'étais  engagé,  au  nom  du  Gouvernement,  à 
toute  une  série  de  mesures  politiques  :  le  vote  pour  la  consti- 
tution de  la  Commune,  l'amnistie  pour  tous  les  délits;  on  a 
même  dit  qu'on  m'avait  apporté  un  petit  écrit  que  j'avais  ratifié 
et  (|ni  conl(Miait  toutes  ces  belles  choses. 

J'ai  toujours  oppose  à  ces  assertions,  et  dès  la  première 


DEPOSITION   SUR   LE   4   SEPTEMBRE.  499 

heure,  comme  vous  l'avez  vu,  la  dénégatiou  la  plus  éclatante 
et  la  plus  formelle.  J'aurais  accepté  la  constitution  de  la 
Commune  pour  le  lendemain  !  D'abord  c'était  absolument 
invraisemblable,  car,  pour  la  Commune,  j'en  avais  été,  dès  le 
principe,  l'adversaire  le  plus  résolu.  Je  ne  voulais  même  pas  des 
élections  municipales.  J'estimais  qu'étant  enfermés  dans  Paris, 
sans  communications  avec  la  France,  et  en  l'absence  d'une 
Assemblée  nationale,  du  jour  où  il  y  aurait  un  conseil  municipal 
élu,  fatalement,  inévitablement,  le  pouvoir  glisserait  des  mains 
du  Gouvernement  de  la  Défense  nationale  aux  mains  du  conseil 
municipal. 

Je  me  suis  donc  toujours  opposé  aux  élections  municipales; 
les  procès-verbaux  du  Gouvernement  en  font  foi. 

M.  Chaper.  —  .levais  vous  poser  une  question,  si  vous  le  permettez, 
au  sujel  (le  ces  procès-verbaux. 

M.  IJréo,  en  communiquant  ;i  la  Commission  les  procès-verbaux 
des  séances  du  Gouvernement  de  la  Défense  nationale,  s'est  opposé  à 
ce  que  ces  procès-verbaux  fussent  imprimés;  il  parlait  en  son  nom 
et  au  nom  du  Gouvernement  de  la  Défense  nationale. 

Puis,  il  y  a  eu  des  pourparlers  dans  lesquels  nous  avons  essayé  de 
déterminer  M.  Dréo,  en  ce  qui  le  concerne  du  moins,  à  consentir  à 
la  publication  de  ces  procès-verbaux. 

Comme  vous  allez  vous  absenter  et  qu'il  est  possible  que,  pendant 
votre  absence,  la  question  vienne  à  la  tribune,  le  jour  où  je  déposerai 
mon  rapport,  jedemande  si,  pour  votre  part,  vous  consentez  à  cette 
publication. 

Nous  avons  l'ait  une  analyse  de  ces  procès-verbaux,  en  écartant 
toutes  les  questions  personnelles  étrangères  au  Gouvernement, mais 
en  conservant  les  faits  politiques  et  ce  qui  concerne  les  membres 
du  Gouvernement  eux-mêmes,  puis(pi'ils  appartiennent  à  l'histoire; 
j'ai  promis  de  ne  pas  faire  imprimer  les  procès-verbaux,  mais 
j'insiste  auprès  des  personnes  intéressées  pour  qu'on  nous  en  donne 
l'autorisation. 

M.  Jules  Ferry.  —  Cette  question,  je  l'ai  déjà  résolue; 
M.  Dréo  m'a  demandé  si  j'autorisais  la  publication  de  ses 
procès-verbaux.  Je  n'en  avais  jamais  eu  connaissance.  Il  n'a 
jamais  été  fait  de  véritables  procès-verbaux  de  nos  séances;  il 
n'est  guère  d'usage,  dans  les  conseils  de  Gouvernement,  d'avoir 
des  procès-verbaux,  et  nous  n'avions  pas  d'ailleurs  le  temps 
d'y  songer.  Nous  nous  en  rapportions  sur  ce  point  k  M.  Dréo. 
Ses  notes,  que  j'ai  parcourues  depuis,  m'ont  paru  fidèles. 

Qimnd  M.  Di^éo  m'a  posé  la  question,  j'ai  répondu  que.  pour 


r,00  DlSCOUliS   KT   (»I'LM(».NS. 

ma  pari,  je  consentais  à  colle  [tiihlicalion,  que  je  la  désirais 
int'iue.  h'  ne  puis  eiigajier  que  inoi-nième  en  donnanl  celte 
auloi-isalion.  car  les  autres  membres  du  Gouvernement  de  la 
l)(''f(Mis('  nationale  pourraient  y  mettre  oi)stacle  ;  mais,  je  le 
r(''pt''lt\  pour  ce  (|ui  me  concerne,  j'y  consens. 

l'our  en  rfvniir  au  :U  octoitrc,  il  y  a  une  grande  dilîérence 
t'ntre  la  thèse  que  m'oppose  aujourd'hui  le  général  Ducrot  et 
celle  qu'en  son  temps  Dclcscluze  avait  imaginée.  Delescluze  n'a 
jamais  dit  qu'il  eût  traité  avec  moi.  Lisez  le  Réveil  du  2  ou 
.3  novembie  :  il  a  dit  ([ue  certaines  conventions  avaient  été 
arrêtées  dans  l'intérieur  de  l'Hôtel  de  Ville  avec  certains 
membres  du  Gouvernemeni.  o\  ([u'il  était  descendu  pour  mo 
les  noliticr. 

Vil  niiiiihrr.  —  Itcconniiiiriez-vous  l'écrit  qu'il  vous  a  présenté? 

?J.  Jules  Ferry.  —  Il  lU'  m'a  été  présenté  aucun  écrit.  Je  l'ai 
dit  dansmaleltrr  du  2  novembre.  Je  n'ai  d'ailleurs  pris  aucune 
espèce  d'engagement.  Je  ne  pouvais  traiter  que  la  question 
militaire.  J'étais  là  uniquement  pour  exécuter  les  instructions 
du  gouverneur  de  Paris.  A  quel  litre,  de  quel  droit  aurais-je 
engagé  le  gouverneur,  al>sent  et  lilu-e.  mes  collègues  prisonniers, 
sans  discussion,  sans  délibération  préalables,  sur  une  question 
aussi  grave  que  la  constitution  d'un  Gouvernement  nouveau  et 
l'élection  d'une  Gommune  dans  Paris'?  Je  le  répète,  je  n'ai 
déballu  avec  Delescluze  que  la  question  militaire,  la  question  de 
Tévacualion  de  la  place  assiégée.  J'ai  exigé  que  l'Hôtel  de  Ville 
l'ùt  remis  aux  membres  du  Gouvernement,  stipulé  qu'un  seul 
cri  serait  poussé  :  Vici'  la  /ié/ju//liqiie  !  ce  qui  excluait  le  cri  de 
Vive  la  Co)itiiiiine!  et  M.  Ducrot  prétend  (jue  j'avais  consenti 
aux  élections  de  la  Gommune  pour  le  lendemain  ! 

Je  ferai  remar(iuer  d'ailleurs  que  Didescluze  ne  se  présentait 
pas  à  moi  comme  chef  ou  membre  d'un  gouvernement  insur- 
rectionnel; il  venait,  comme  M.  Dorian.  en  vertu  d'un  mandat 
de  conciliation  (pi'il  ne  tcmait  que  de  lui-même,  et  pour  éviter 
l'elVusiondii  sanu'.  T(dle  élail  du  moins  son  atUlude. 

M.  (liui'in.  —  En  ({Ui'is  li-iincs  se  piéseutail  M.  Dorian? 

M.  Jules  Ferry.  —  H  me  disait  :  Nous  avons  obtenu  de  ces 
gens-là  qu'ils  se  retirassent.  Ge  sont  des  fous  qui  ne  savent  où 


DEPOSITION   SUR  LE  i  SEPTEMBRE.  501 

ils  vont,  mais,  par-dessus  tout,  il  faut  éviter  l'efïusion  du  sang. 
Nous  avons  obtenu  que  l'Hôtel  de  Ville  serait  évacué  immé- 
diatement. 

M.  Dorian  ne  me  dit  pas  même  qu'il  y  eût  une  affiche  lancée, 
indiquant  les  élections  municipales  pour  le  lendemain.  Il  me  dit 
seulement:  «  N'est-ce  pas?  nous  passerons  l'éponge  sur  tout 
ceci.  »  Je  lui  répondis  :  —  «  Pour  cela,  non  !  Je  ne  puis  prendre 
aucun  engagement.  »  M.  Dorian  s'est  rappelé  ma  réponse  quand 
le  débat  a  été  porté  dans  le  conseil  du  Gouvernement,  et  c'est 
pour  cela  qu'au  moment  où  les  poursuites  furent  ordonnées, 
notre  honorable  collègue  ne  donna  pas  sa  démission. 

Ainsi,  quant  aux  élections  communales,  je  n'ai  rien  promis; 
Delescluze  n'a  songé  à  rien  me  demander.  Je  lui  ai  déclaré 
seulement  —  mes  souvenirs  sont  très  précis  sur  ce  point  — 
qu'après  une  pareille  aventure,  je  ne  resterais  pas  un  jour  de 
plus  au  Gouvernement,  si  le  peuple  de  Paris  n'était  pas  consulté 
et  notre  titre  régularisé.  Et  c'est,  vous  le  savez,  ce  qui  se  fit 
dès  le  lendemain. 

Quant  aux  poursuites,  lorsque  la  question  s'est  posée  dans 
les  conseils  du  Gouvernement,  c'est  moi  qui  les  ai  demandées, 
c'est  moi  qui  ai  dressé  les  listes.  J'espère  que  l'on  me  fera 
l'honneur  de  croire  que  si  je  m'étais  cru  engagé,  je  ne  les 
aurais  ni  demandées,  ni  dressées.  Je  vous  renvoie  sur  ce  point 
encore  aux  procès-verbaux  de  M.  Dréo.  Je  m'exphquai,  dès  le 
premier  jour,  sur  le  prétendu  compromis,  comme  je  le  fais 
aujourd'hui  ;  les  poursuites,  je  suis  de  ceux  qui  les  ont  pro- 
voquées ;  tout  Paris  l'a  su  et  certain  parti  ne  me  Ta  jamais 
pardonné.  C'est  bien  le  moins,  qu'on  me  laisse  dans  la  vérité 
de  mon  altitude. 

M.  Chaper.  —  Il  y  a  eu  le  i"  novembre,  si  j'ai  bonne  mémoire, 
et  d'après  les  procès-verbaux  des  conseils  du  Gouvernement,  une 
séance  qui  n'y  est  que  mentionnée  et  qui  ne  figure  pas  dans  le 
procès-verbal.  Le  matin,  peut-être  vers  9  heures,  elle  se  tint  entre 
quatre  membres  du  Gouvernement... 

M.  Jules  Ferry.  —  Oui,  c'est  vrai. 

•M.  Chaper.  —  MM.  ïrochu,  Jules  Favre,  vous,  monsieur,  et  peut- 
être  M.  Picard... 

M.  Jules  Ferry.  —  Oui,  c'était  M.  Picard. 


502  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

M.  ('.ii\i'i;u.  — une  srauce  clans  laquelle  vous  avez  pris  «[iiel- 

ques  inesures,  probablement  celles  de  faire  arracher  les  al'licbes 
posées  pendant  la  uuit.  (]etle  séance  a  donné  lieu,  dans  le  (Conseil 
qui  eut  lieu  plus  tard,  à  la  suite  de  cette  réunion  du  matin,  à  des 
récriminations  très  vives  ;  un  de  vos  collègues,  peut-être  même  deux, 
ont  été  sur  le  point  de  se  retirer.  Les  récriminations  portaient  juste- 
ment sur  l'attitude  des  quatre  membres  que  je  viens  île  nommer. 
Le  fait  que  je  rapporte  confirme  du  reste  complètement  ce  que  vous 
avez  dit,  quanta  votre  conduite  et  aux  déterminations  que  vous  aviez 
prises.  Qi'e  se  passa-t-il  dans  cette  séance?  Pouvez-vous  nous  en 
donner  les  détails?  Vous  les  rappelez-vous?  Je  vous  fais  cette  ques- 
tion parce  que  le  procès-verbal  de  cette  réunion  n'a  pas  été  fait,  et 
qu'elle  a  été  l'objet  de  discussions  très  vives,  à  la  suite  desquelles 
vous  pouvez  vous  rappeler  que  M.  Jules  Simon... 

M.  LK  coMTi;  DAur.  —  Et  M.  Arago. 

M.  Chaper.  —  Et  M.  Arago  ont  été  sur  le  point  de  se  retirer. 

M.  Jules  Feriiy.  —  Mon  Dieu,  il  y  avait... 

M.  Chapkr.  —  Oh!  du  reste  l'explication  de  la  réunion  elle-même 
est  toute  naturelle  :  on  n'avait  pas  eu  le  temps  de  convoquer  tous  les 
membi'es  du  Gouvernement,  et  quelques-uns  d'entre  eux  seulement 
avaient  pu  s'y  rendre. 

M.  Ji'LES  Ferry.  —  Je  sais  Ijieii  ;  dès  la  première  lieiife  du 
jour.  ']('  montai  chez  le  gouverneur.  Je  m'imaginais  qu'on  avait 
uiaiidé  tous  les  atitres  memltres  du  Gouvei-nement.  Ils  n'y  ont 
pas  iiai'u.  Il  nous  a  semblé  que  nous  ne  devions  pas  engager, 
d'une  manière  définitive,  le  Gouvernement  :  nous  nous  conten- 
tions de  maintenir  le  siaiu  quo  ;  nous  nous  opposions  à  la 
l)ublicalioii  des  affiches  signées  Dorian  et  Schœlcher;  nous  ne 
voulions  pas  d'une  fantasmagorie  d'élections  municipales  ;  nous 
avons  donc  donné  l'ordre  d'arracher  ces  affiches.  "\'oilà  ce  qui 
fut  fait  le  malin. 

Quant  au  petit  incident  de  la  séance  du  soir... 

M.  Cuaper.  —  Oh!  je  ne  parlais  pas  de  la  séance  du  soir.  Ainsi  là 
il  avait  été  bien  convenu  que  vous  poui-suivriez  ?  C'est  le  point 
capital. 

M.  Jules  Ferry.  —  Oui,  il  a  été  dit  que  nous  poursuivrions, 
en  réservant,  bien  entendu  —  et  cela  ne  pouvait  être  autrement 
—  le  droit  dr  nos  collègues  absents.  M.  Edmond  Adam,  <pii 
s'était  trouvé  là,  dès  la  première  minute,  n'a  pas,  autant  ipi'il 
m'en  souvienne,  dans  le  premier  moment,  donné  son  opinion 
sur  li's  poursuites.   Il  était  tout  naturel,  je  le  dis  en  passant. 


DEPOSITION  SUR   LE  4   SEPTEMBRE.  503 

que  le  préfet  de  police,  dans  de  pareilles  circonstances,  se 
trouvât  chez  le  gouverneur  de  grand  matin.  Je  me  rappelle  bien 
que  c'est  en  sa  présence  que  nous  avons  échangé  nos  idées  sur 
les  poursuites  et  même  essayé  d'en  dresser  la  liste. 

M.  CiiAPER.  —  Eh  bien,  alors,  pouvez-vous  nous  dire  —  car  les 
procès-verbaux  ne  l'expliquent  pas  d'une  manière  suffisante  —  ce 
qui  a  motivé  l'attitude  si  singulière  du  préfet  de  police  qui,  le  soir, 
a  donné  sa  démission  avec  éclat,  parce  qu'on  se  proposait  de  pour- 
suivre ceux  qui  étaient  des  criminels? 

M.  Jules  Ferry.  —  Mon  Dieu,  M.  le  préfet  de  police  s'était 
peut-être  beaucoup  engagé.  Voilà  mon  impression. 

M.  Chaper.  —  Il  n'était  cependant  pas  dans  rHôlel  de  Ville. 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  a  été  au  dehors  et  au  dedans.  Je  crois 
qu'il  s'était  beaucoup  engagé,  oh  !  à  bonne  intention.  Je  crois 
—  c'est  mon  appréciation  —  je  crois  que  l'événement  l'avait 
inliniment  troublé. 

M.  Chaper.  —  Il  vaut  mieux  cette  explication  qu'une  autre.  Veuillez 
remarquer,  monsieur,  que  je  suis  obligé  de  faire  le  rapport  sur 
cette  partie  des  événements  du  31  octobre.  Or  les  pièces  que  j'ai 
entre  les  mains,  les  procès-verbaux,  et  la  déposition  même  de 
M.  Adam,  me  laissent  convaincu  que  le  préfet  de  police  avait  des 
engagements  pris  avec  Delescluze  et  autres,  k  son  point  de  vue, 
j'aime  mieux  l'explication  que  vous  donnez. 

M.  Jules  Ferry.  —  Assurément,  M.  Adam  fut  extrêmement 
troublé  pendant  toute  cette  journée.  Si  nous  avions  à  discuter 
les  responsabilités... 

M.  Chaper.  — Nous  sommes  ici  pour  cela. 

M.  Jules  Ferry.  —  ...  il  est  évident  qu'il  y  aurait  à  relever 
de  sa  pai't  beaucoup  d'abandon  et  beaucoup  trop  de  conllance, 
car  il  était  exclusivement  chargé  de  la  garde  de  l'Hôtel  de  Ville 
et  il  ne  l'a  pas  gardé.  Ainsi,  il  y  a  une  lettre  qu'a  conservée 
M.  Etienne  Arago,  et  dans  laquelle  le  préfet  dé  police  disait  au 
maire  de  Paris  :  «  Surtout  ne  convoquez  pas  trop  tôt  la  garde 
nationale  ». 

M.  EE  COMTE  Dari'.  —  Je  me  rappelle  ce  fait.  M.  Etienne  Arago 
écrivait  au  préfet  de  police  :  <(  Vous  aurez  un  mouvement  pour 
demain  ;  vous  pouvez  y  compter...  »  M.  Edmond  Adam  répondait: 
«  Vous  vous  pressez  trop  ;  à  tout   instant   vous  me  demandez  des 


501  DISCOURS  ET   OPINIONS. 

pardt's  nationaux;  vous  avez  peur  continuellemenl.  »    (^e   ne  sont. 
l>oul-êtrepas  les  termes,  mais  c'est  le  sens  di-  la  lettre. 

M.  JrLES  Fekrv.  —  Mon  impression,  je  le  ri'^pète,  est  qu'il 
sï'lait  Iteaucoup  trop  engaiié. 

M.  Cii.vpj;r.  —  C'est  aussi  vdlc  t[u[  m'est  resiée. 

M.  Jules  Feerv.  —  Je  dois  ajouter  ceiieiidant  que  M.  Doriaii 
—  (jui  a  vu  les  choses  de  près  —  n'a  pas  cru  que  ces  engatie- 
nicnts  eussent  revêtu  le  caractère  de  contrat  que  nos  adversaires 
s'eiïorçaient  de  leur  donner.  Devant  le  Conseil  de  guerre, 
M.  Dorian  les  a  qualiliés  d'engagements  tacites. 

M.  CH.\n:n.  —  A  proprement  parler,  il  n'a  pas  été  question  de 
contrat. 

M.  Jules  Feerv.  —  Vu  contrat'?  Avec  (jui  .'  11  n'y  a  pas  là 
matière  à  contrat. 

Messieurs,  pour  juger  les  responsabilités  et  les  intentions, 
gardez-vous  d'oublier  les  circonstances  et  la  date  de  l'événe- 
ment. Le  Gouvernement  du  4  Septetnljre  était  un  Gouverne- 
ment irrégulier,  j'en  conviens,  mais  enlin  c'était  le  seul  qu'eût 
alors  la  France,  et  c'était  un  Gouvernement  occupé  de  traiter 
avec  les  Prussiens  la  cpiestion  d'un  armistice  ([ui  permît  de  faire 
des  élections  et  de  rendre  le  pays  à  lui-même.  Or  le  Gouver- 
nement était  sous  le  couteau.  11  plait  au  général  Ducrot  de 
soutenir  ipi'il  aurait  mieux  valu  laisser  fusiller  le  Gouvernement, 
comme  on  a,  au  mois  de  mai  dérider,  laissé  fusiller  l'archevêque 
de  Paris,  plutôt  que  de  traiter  avec  la  Commune. 

On  me  permettra  de  répondre  que  les  circonstances  n'étaient 
pas  les  mêmes.  A  part  l'intérêt  et  le  droit  d'atïection  que 
.M.  Ducrot  n'est  pas  obligé  de  comprendre,  il  y  avait  un  intérêt 
politi(iue  considérable  à  ce  que  les  membres  du  Gouvernement 
ne  fussent  pas  alors  massacrés;  il  y  avait  un  intérêt  politique 
considéi'able  à  éviter  re.\[)losioii  d'une  guerre  civile,  (pii  ei'd 
rendu  impossibles  les  négociations  entamées. 

C'est  dans  ces  circonstances  que  se  place  l'intervention  de 
M.  Dorian;  c'est  en  tenant  compte  de  ces  circonstances  qu'il 
importe  de  l'apprécier.  Je  proclame,  quant  à  moi,  que  sa 
conduite  fut  de  tout  point  loyale,  honnête,  droite  :  il  n'a  jamais 
joué  le  double  jeu  dont  on  l'a  acccusé.  Que  pour  faire  évacuer 


DÉPOSITION   SUn  LE  4  SEPTEMBRE.  505 

IHùtel  (ie  Ville  par  certains  bataillons  qui  étaient  le  dernier 
obstacle  au  rétablissement  de  l'ordre,  M.  Dorian  ait  un  peu 
forcé  la  note  et  qu'il  ait  pu  dire  :  «  Allez-vous-en;  on  passera 
l'éponge  sur  tout  cela  !  »  je  le  trouve  fort  vraisemblable.  3Iais 
M.  Dorian,  très  bonorablement,  très  honnêtement,  a  aussi 
compris  que  le  Gouvernement  avait  des  devoirs  supérieurs  à 
remplir,  qu'il  n'était  au  pouvoir  de  personne  de  l'engager  par 
cette  intervention  tout  officieuse,  et  qu'en  cela,  il  n'y  avait  rien 
qui  ressemblât  à  un  contrat.  Aussi  M.  Dorian  demeura-t-il  au 
milieu  de  nous. 

M.  Ghapkr.  —  Je  voudrais  appeler  votre  attention  sur  un  mot  de 
la  conversation  qui  eut  lieu  sur  le  quai  de  Gesvres.  MM.  Uoiian  ei 
Delescluze  sont  venus  ;  on  a  causé,  et  ces  messieurs  commenç;aient 
toutes  leurs  phrases  par  ?«oi(s  ;  Nous  avons  dit...  Nous  avons  fait... 
Cenous,  (|ui  ('tait-ce?  Était-ce  M.  Dorian,  M.  HIanqui  et  Flourens?... 

M.  Jules  Feery,  vivement.  —  Non!  non! 

M.  Ghapkr.  —  Remarquez  que  M.  Dorian  avant  été  attaqué  avec 
une  grande  vivacité,  je  suis  ol)ligé  de  poser  cette  question. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  vous  remercie  de  m'avoir  fait  la 
demande  ;  je  suis  très  heureux  de  pouvoir  m'expli(iuer  sur  ce 
point.  Le  rôle  de  M.  Dorian  a  été  extrêmement  difficile.  On 
voulait  faire  de  lui  un  dictateur  malgré  lui... 

M.  Ghapeu.  —  Malgré  lui  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  C'est  absolument  vrai.  M.  Dorian  était 
l'idole  de  la  foule.  Dans  cette  foule,  il  y  avait  de  mauvais 
éléments,  il  y  avait  des  scélérats,  mais  il  y  avait  aussi  des  gens 
enfiammês,  honnêtes,  peu  éclairés,  qui,  le  matin  même,  venaient 
d'apprendre,  d'un  seul  coup,  la  prise  de  Metz  et  les  négociations 
pour  l'armistice.  Du  mot  «  armistice  »  ils  ne  se  rendaient 
aucun  compte  :  pour  eux,  c'était  le  synonyme  de  capitulation. 
Or  toute  cette  foule  s'était  éprise  de  M.  Dorian,  parce  que 
M.  Dorian  s'était  beaucoup  occupé  de  la  fabrication  des  armes 
et  des  canons,  et  que  son  nom  pour  eux  voulait  dire  :  résistance 
à  outrance.  J'ai  assisté  à  cette  partie  de  la  journée  du  31  octobre, 
alors  que  j'étais  encore  à  l'intérieur  de  l'Hôtel  de  Ville.  J'ai  vu 
M.  Dorian  se  débattant  contre  la  popularité  d'une  façon  qui 
aurait  eu  un  côté  comique,  si  les  circonstances  n'avaient  pas  été 
si  graves.  Je  l'entends  encore  s'écrier  :  «  Mes  amis,  vous  n'v 


r.OG  DISCOURS   ET  (IPIMONS. 

[u'iiscz  pas!  Vous  voulc/.  faire  de  moi  un  dictateur  1  mais  je  ne 
suis  (iiriiii  l'oiiicroii.  quiiii  l'abi-icant  de  canons  et  de  fusils;  je 
suis  1res  lion  pour  travailler  le  fer,  non  pour  me  mettre  à  la  tète 
d'un  gouvernement!  D'ailleui-s,  je  suis  là  avec  mes  amis  :  je  ne 
veux  à  aucun  prix  les  abandonner  ».  Toute  cette  nuit,  il  a  tenu 
ce  langage  et  sa  conduite  a  été  aussi  luîtte,  aussi  loyale  que 
possible.  Maintenant,  que,  par  le  fait  de  cette  attitude  de  conci- 
liatenr,  il  ait  été  entraîné  plus  loin  qu'il  ne  l'aurait  voulu,  qu'il 
ait  auloi'isé  la  publication  de  l'affiche  que  vous  avez  dans  votre 
dossier,  tout  cela  s'expli(|ue,  quand  on  veut  bien  considérer  les 
deux  périodes  très  distinctes  dont  se  compose  cette  journée  du 
31  octobre.  Quiconque  habitait  Paris  à  cette  époque,  a  pu  croire, 
à  (|uatre  heures  de  l'après-midi,  que  le  Gouvernement  de  la 
Défense  était  complètement  reuversé,  et  qu'il  se  ferait,  le 
lendemain,  pour  le  remplacer,  des  élections  sous  la  présidence 
de  M.  Dorian. 

M.  Chapkr.  —  Cela  a,  en  effet,  paru  daiis  tous  les  jonniaiix. 

M.  Jules  Ferry.  —  A  ce  momeut,  le  rôle  de  M.  Doriaii  était 
un  rôle  préservateur.  Qu'étail-il  arrivé?  La  garde  nationale 
nous  avait  abandonnés;  le  général  Tamisier  était  venu  à  l'Hôtel 
de  Ville  avec  des  bataillons  qui  avaient  levé  la  crosse  en  l'air; 
ou  avait  Itattu  le  rappel  dès  une  heure  de  l'après-midi,  sur 
l'ordre  donné  par  Jules  Favre,  (pii  fut  aussitôt  porté  à  l'élat- 
niiijor  par  M.  Charles  Ferry,  son  chef  de  cabinet;  la  garde 
nationale  ne  venait  pas.  La  soirée  s'avançait,  la  nuit  tombait; 
les  gardes  nationaux  n'arrivaient  pas.  A  ce  momeid,  le  )-ôle  (h; 
M.  Dorian  n'était-il  pas  un  l'ôle  préservateur?  Le  moyen  unique 
de  donner  à  la  population  saine  de  Paris  le  temps  de  se  retour- 
ner, d(;  réfléchir  et  de  faire  des  choix  qui  la  sauvassent  du 
gouvernement  de  Blanqui  et  de  Floui'ens?  C'est  ainsi  que 
j'explique  l'intervention  de  M.  Dorian  dans  la  confection  de 
l'aflicbe.  Je  tiens  à  le  redire,  parce  que  c'est  la  vérité  même. 
La  journée  du  31  octobre  peut  se  divisei-en  deux  parties  :  dans 
la  première,  abandon  coniidet  de  l'opinion,  et  cela  à  un  tel 
[loint  (|ue  je  pourrais  cilei-  tel  magistrat  de  Paris,  rencontré  le 
lendemain  à  onze  heures  du  luatin,  et  conqjlètement  convaincu 
qu'il  vivait  depuis  la  veille  sous  la  dictature  de  Blanipii. 

Ce  petit  fait  vous  montre  à  ipud  point  l'oiiinion  ('tait  prèle  à 


DÉPOSITION   SUR   LE  4   SEPTEMBRE.  507 

tout  subir.  .l"ajoute  que.  parmi  les  raisons  qui  auraient  pu  la 
déterminer  à  courber  la  tète,  il  y  avait  la  grande  raison  des 
Prussiens  sous  les  murs,  et  je  suis  convaincu  que  la  révolution, 
à  ce  moment,  a  tenu  à  un  cheveu.  Si  les  gens  du  31  octobre 
avaient  été  moins  atfolés,  s'ils  avaient  eu  un  plan  concerté 
d'avance,  s'ils  l'avaient  suivi,  s'ils  s'étaient  montrés  alors  tels 
qu'on  les  a  vus  sous  la  Commune,  s'ils  avaient  réalisé  contre 
nous  leurs  menaces  de  fusillades,  je  crois  que  la  parde  nationale 
aurait  été  aussi  surprise  et  aussi  inerte  qu'au  18  mars,  et  que 
le  lendemain  Paris  se  serait  réveillé  sous  la  Commune. 

M.  LE  COMTE  DE  Rességiieu.  —  Ce  qu'on  n"a  pas  du  tout  compris  à 
Paris,  c'est  que  jusqu'à  trois  heures,  jusqu'au  moment  où  Paris  à 
appris  avec  stupél'action  que  le  Gouvernement  était  renversé,  on 
n'ait  vu  réunis  que  les  bataillons  du  désordre  et   non  pas  ceux  de 

Tordre. 

M.  Jules  Ferry.  —  Mais  cela  peut  s'expliquer. 

M.  LE  COMTE  DE  lÎESSÉGi'iER.  —  C'est  qu'ou  n'avait  pas  battu  le 
rappel  dans  les  quartiers  où  étaient  les  bons  bataillons! 

M.  Jules  Ferry.  — •  Pardon:  je  vous  ai  dit  qu'on  avait  battu 
le  rappel  dès  une  heure  de  l'après-midi,  mais  il  fallait,  en  tout 
temps,  un  intervalle  de  plusieurs  heures  pour  que  ce  rap- 
pel pût  produire  son  effet.  Il  y  avait  d'ailleurs,  je  le  répète, 
parmi  la  population  parisienne,  une  impression  de  délente, 
d'abandon,  de  mécontentement,  d'irritation  contre  le  Gouver- 
nement, analogue,  quoique  dans  une  proportion  moindre,  à 
celle  qui  a  fait  (|ue,  le  18  mars,  les  gens  d'ordre  sont  restés 
chez  eux.  Pourquoi,  à  cette  épo(jue,  n'a-t-on  vu  paraîli'e  que  les 
mauvais  bataillons,  et  pas  les  bons! 

M.  LE  COMTE  DE  Rességlier.  —  C'est  que  les  mauvais  sont  toujours 
prêts  et  réunis  plus  vite.  J'ajoute,  du  reste,  que,  le  soir  du  31  octobre, 
les  gardes  nationaux  de  l'ordre  ont  nuirclié  en  colonne  serrée  pour 
reprendre  l'Hôtel  de  Ville. 

M.  Jules  Ferry.  —  C'est  exactement  vrai,  mais  ce  qui  les  a 
décidés,  c'est  qu'on  leur  a  dit  ipie  Blanqui  était  à  l'Hôtel  de 
Ville.  Si  ce  nom  de  Blanqui  n'avait  pas  été  prononcé,  les  élec- 
tions nouvelles,  indiquées  par  l'afllche  de  MM.  Dorian  et  Schcel- 
cher,  étaient  faites  tiès  le  lendemain.  11  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  l'abandon  moral  dont  je  viens  de  vous  parler  et  cet  état 


r,(iS  DISCOURS   ET   OPINIONS. 

parliciilirr  de  rupiiiidii  (juc  ji'  vous  ;ii  siiiiialé,  existaient  ivrl- 
Icmeiit.  On  cxpli^inc  itaitaitrinenl  le  31  octobre  par  !•'  18  mars: 
ce  sont  les  luèines  mécontentements  et  les  mêmes  hésitations. 

Il  me  reste  maintenant  à  achever  l'analyse  de  la  déposition 
de  M.  le  général  Dncrot.  Je  ne  v<nix  pas  reprendi'e  tous  les  pas- 
sages qui  contiennent  (h\s  attaques  dirigées  contre  moi  sans  être 
appuyées  de  la  moindic  pi-cuve;  il  y  a  tiop  (rinexacliludes  dans 
le  récit  et  de  passion  dans  les  jugements.  Je  veux  m'attacher 
seulement  aux  erreurs  les  plus  importantes. 

M.  le  général  Ducrot  dit  : 

«  Ce  plan  fut  adopté;  je  connaissais  l'existence  de  ce  souter- 
rain, et  j'envoyai,  ou  plutôt  ce  fut  le  général  Schmilz  qui  envoya 
des  instructions  au  commandant  de  Legge  et  lui  ordoima  d'entrer 
par  les  souterrains...  » 

Vous  savez  très  bien,  messieurs,  que  M.  le  commandant  de 
Legge  a,  en  sa  possession,  une  letti-e  du  général  Schmitz  qui 
lui  interdisait  de  faire  un  seul  mouvement. 

M.  LE  COMTE  Daru.  —  Gela  dépend  des  heures,  il  y  a  eu  des  ordres 
ditïérents.  M.  de  Le^ge  reçut,  en  ell'et,  d'abord  l'ordre  de  ne  i)as 
bouger;  puis,  à  minuit,  minuit  moins  un  quart,  il  reçut  l'ordre  du 
fléne-ral  Schmitz  de  passer  par  le  souterrain  pour  pénétrer  dans 
flhMel  do  Ville. 

M.  Jules  Ferey.  —  Je  ne  connaissais  pas  l'existence  de  ce 
second  ordre;  M.  de  Legge  n'a  jamais  parlé  ([ue  du  premier. 

M.  Maurice.  —  M.  Ro;,'er  du  ymA  avait  reçu  égalemcul  un  paieil 
ordre. 

M.  JuLMs  Ferry.  — Je  continue  Tinventaire  des  inexactitudes. 

IMus  loin,  il  s'agit  des  affiches  qui  fixaient  les  élections  à  midi, 
et  un  membre  de  la  Commission  demande  :  qui  a  ordonné  ces 
affiches?  M.  le  général  Duci'ot  répond  :  «  Le  Gouvernement,  qui 
se  considérait  comme  lié  par  cet  engagement  pris  la  nuit,  lorsque 
M.  Jules  Ferry  nous  avait  dit  :  Nous  avons  traité  avec  les  insur- 
gés... »  Je  n'ai  rien  dit  de  pareil  au  général  Ducrot,  que  je  n'ai 
vu  qu'ini  instant  au  Louvre  avant  de  partir  pour  l'état-major,  et 
à  qui  je  n'ai  pas  même  adressé  la  parole.  Tous  les  faits  que  je 
viens  de  citer  réfutent  une  assei'tion  si  légère;  ma  lettre  du 
2  novembre  est  absolument  décisive  à  ce  sujet.  Du  reste,  sui'  ce 
point,  le  général  Trochu  pouri'a  vous  donner  tous  les  rensei- 


DÉPOSITIOiN   SUR   LE  4   SEPTEMBRE.  509 

gnements  dont  vous  ani'ez  besoin.   Il   désire  lui-même  être 
entendu. 

M  LE  COMTE  Dart.  —  Votis  iious  uvicz  dit,  Je  crois,  que  le  Gouvei- 
nement  avait  consenti,  à  deux  heures,  sur  la  demande  des  maires 
présidés  par  M.  Etienne  Arago,  à  faire  annoncer  à  la  population  de 
l'aris  que  les  élections  municipales  auraient  lieu. 

M.  Jules  Ferry. — Je  rappellerai  à  ce  sujet,  à  M.  Cliaper.  un 
fait  consigné  dans  les  procès-verbaux.  Lorsque  l'Hôtel  de  Ville 
était  déjà  envahi,  les  maires  vinrent  à  nous  très  émus  et  nous 
dirent  :  «  Si  vous  annoncez  les  élections  municipales,  nous 
i-épondons  de  Tordre  ».  On  délibéra,  et  c'est  sur  ma  proposition 
(ju'on  autorisa  les  maires  à  annoncer  que  les  élections  munici- 
pales étaient  arrêtées,  en  principe,  mats  sauf  fîxalion  de  date. 

M.  Chaper.  —  Je  me  rappelle  même  une  idée  qui  me  lit  sourire  : 
ce  fut  celle  de  mettre  au  nombre  des  candidats  aux  élections  munici- 
pales les  membres  du  Gouvernement  de  la  Défense  pour  leur  donner 
l'investiture  du  suffrage  universel. 

M  Jules  Ferry.  —  Nous  avons,  je  ne  dirai  pas  délibéré,  en 
ce  moment  il  n'y  avait  pas  de  délibération  possible,  mais  permis 
d'annoncer  qu'on  ferait  des  élections  municipales.  On  dit  même 
aux  maires  :  si  vous  croyez  calmer  par  là  la  population  pari- 
sienne, faisons  des  élections  municipales,  mais  vous  vous  trom- 
pez, ce  ne  sont  pas  les  élections  municipales  que  l'on  veut  ici, 
c'est  la  Commune. 

M.  LE  COMTE  Daru.  —  Lcs  uiaircs  dans  leurs  Bulletins  de  la  munici- 
pcdité,  qu'ils  affichaient  depuis  deux  mois,  ne  cessaient  de  demander 
les  élections  municipales.  En  relisant  attentivement  ces  Bulletins, 
vous  y  trouverez  l'explication  du  31  octobre  et  du  18  mars.  Les 
maires  ne  demandaient  pas  seulement  à  faiie  les  élections. 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  y  en  avait  de  bons. 

M.  LE  COMTE  Dari".  —  L'esprit  du  conseil  que  vous  présidiez,  à  en 
juger  par  ses  bulletins,  n'était  pas  bon. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  n'ai  présidé  que  le  conseil  des  maires 
élus  le  5  novembre.  Auparavant,  je  me  rendais  souvent  auprès 
de  l'Assemblée  municipale  pour  répondre  à  une  foule  de  ques- 
tions étrangères  à  la  municipalité,  mais  c'était  Etienne  Arago 
qui  la  présidait. 

M.  LE  COMTE  Daru.  — Puisque  vous  voulez  préciser  votre  déposition, 


510  DISCOUns   ET  OI'IMONS. 

je  vous  demande  la  permission  de  relever  une  inexaclitude  que  vous 
avezcommise?  Vous  nous  avez  ditque,  dans  leconseildu  !■■■  novembre, 
vous  aviez  proposé  des  poursuites;  ce  n'est  pas  dans  le  conseil  du 
1"  novembre,  mais  dans  celui  du  2  au  S  novembre,  alors  que 
M.  Cresson,  nommé  préfet  de  police  après  la  démission  de  M.  Adam, 
vint  vous  trouver,  vers  minuit,  et  vous  dit  :  «  Ces  fjeus-là  vont  recom- 
mencer: HIanqui  et  autres  sont  dans  un  café  delà  place  de  l'Hôtel  de 
Ville;  ils  préparent  une  seconde  insurrection.  »  La  veille,  dans  lo 
conseil  du  l"""  novembre,  il  avait  été  décidé  qu'on  ne  ferait  point  de 
poursuites,  que  l'engagement  pris  par  M.  Dorian  serait  tenu,  et  cela 
avait  été  décidé  malgré  M.  Jules  Favre,  malgré  vous,  je  crois? 

M  Jl'm:s  Fhhtiv.  —  Malgré  moi.  M.  Chaper  se  le  rappellera. 

M.  i.i:  (  oMTi:  Dahi.  —  Je  ne  le  conteste  pas.  Dans  la  nuit  du  i"  no- 
vembre, il  y  eut,  dans  le  conseil,  des  membres  du  Gouvernement  qui 
prirent  la  parole,  M.  Jules  Favre  entre  autres,  et  c[ui  dirent  :  cet 
engagement  n'existe  pas  pour  nous;  il  faut  poursuivre  ou  nous  ne 
sommes  pas  un  gouvernement.  Le  général  Trochu  fut  de  cet  avis; 
vous  aussi,  vous  le  dites,  cela  suffit;  mais  la  majoi-ité  du  conseil 
décida  qu'il  ne  serait  pas  fait  de  poursuites.  Dans  la  nuit  du  2  au  3, 
eu  apprenant  que  le  travail  révolutionnaire  se  poursuivait  comme 
si  rien  n'était  arrivé,  et  sur  la  demande  de  M.  Cresson,  disant  :  «  si 
vous  n'arrêtez  pas  ces  gens-là,  demain  ils  vont  recommencer,  »  le 
Gouvernement,  indigné  de  voir  avec  quelle  facilité  on  oubliait 
l'indulgence  qu'il  avait  montrée,  décida  qu'il  serait  fait  des  pour- 
suites. Ce  fut  alors  qu'on  vous  demanda  de  dresser  une  liste  de 
24  noms;  vous  avez  dressé  cette  liste,  dans  laquelle  ne  se  trouvait 
pas  Delescluze,  auquel  on  tenait  compte  de  la  facilité  avec  laquelle  il 
s'était  prêté  aux  négociations. 

^I.  JuLKS  Ferry.  —  Puisque  vous  désiriez  préciser  les  faits, 
permeltez-moi,  M.  le  comte  Daru,  de  donner  un  souvonii-  précis 
à  la  Commission.  Je  me  rappelle  fort  bien  que  la  liste  des  vingt- 
quatre  inculpés  a  été  entre  les  mains  de  ?<I.  Edmond  Adam, 
alors  encore  préfet  de  police  ;  une  partie  de  ces  noms  qui  figurent 
sur  cette  liste  avait  été  inscrite  par  M.  Adam  lui-même;  seule- 
ment, mis  en  présence  de  la  liste  entière,  M.  Adam  avait  demandé 
à  réfléchir.  Ainsi,  mon  souvenir  est  très  ])récis  ;  cette  liste  n'a 
peut-être  pas  été  arrêtée  le  matin  du  1"  novembre,  mais  à 
coup  sûr  dans  la  journée,  et  elle  a  été  entre  les  mains  de 
M.  Adam  qui  l'a  transmise  à  M.  Cresson.  Celui-ci  vous  a  dit 
dans  sa  déposition  quïl  avait  arrêté  les  personnes  dont  on  lui 
avait  donné  les  noms:  c'est  M.  Edmond  Adam  et  moi  qui  en 
avions  dressé  la  liste. 


DÉPOSITION   SUU   LE  4  SEPTEMBRE.  511 

M.  J-E  coMTi:  Daru.  —  Seulemenl,  vous  ne  l'avez  proposée  au 
Gouvernemenl  que  dans  la  nuit  du  2  au 3,  et  c'est  dans  la  nuit  du 
2  au  3  que  le  Gouvernement  s'est  décidé  à  l'accepter. 

M.  Jules  Ferry.  —  J'ajoute,  quant  à  M.  Cresson,  que  ce 
n'est  pas  lui  qui  a  déterminé  le  Gouvernemenl  à  ordonner  les 
poursuites,  puisque  M.  Edmond  Adam  n'a  donné  sa  démission 
qu'à  la  suite  du  vote  qui  les  ordonnait. 

Un  membre.  —  Il  y  a  quelques  heures  que  je  relisais  des  procès- 
verbaux  des  délibérations  du  Gouvernement  de  la  défense  ou  plutôt 
les  noies  de  M.  Uréo  ;  j'ai  donc  les  faits  parfaitement  présents  à  la 
mémoire.  Il  est  certain  que  la  majorité  du  conseil  avait  décidé 
d'abord  que  l'on  passerait  outre  sur  le  passé,  mais  qu'on  s'armerait 
d'une  rigueur  impitoyable  pour  l'avenir.  Ainsi,  c'est  bien  la  situa- 
tion que  rappelait  M.  le  comte  Daru.  Je  tenais  à  apporter  ici  mon 
témoignage,  puisqu'il  y  a  seulement  quelques  heures  que  je  relisais 
les  termes  mêmes  de  la  délibération,  il  y  avait  donc  une  sorte 
d'amnistie  accordée  au  passé,  en  réservant  toutes  les  rigueurs  des 
poursuites  pour  ce  qui  concernait  l'avenir. 

M.  LK  COMTE  Daru.  —  Le  fait  est  certain.  11  était  utile  de  constater 
que  les  poursuites  n'avaient  pas  été  décidées  dans  le  conseil  du 
1"  novembre,  mais  dans  la  nuit  du  2  au  3. 

M.  Jules  Ferry.  — Je  fais  appel  au  témoignage  de  M.  Chaper, 
qui  connaît  bien  nos  procès-verljaux  ;  est-ce  que  dans  le  pre- 
mier conseil  tenu  le  1"'  novembi-e  au  soir,  le  procès-verbal 
n'établit  pas  qu'il  a  été  question  d'un  compi'omis  auquel  j'aurais 
pris  part?  Est-ce  que  vous  n'avez  pas  lu  que  j'ai  tout  aussitôt 
déclaré  que  ce  compromis  n'avait  pas  existé?  Ceci  se  passait  le 
1"  novembre. 

Je  ne  nie  pas  que  la  décision  du  Gouvernement  n'ait  été 
d'abord  contraire  et  que  les  nouvelles  menées  du  pai'ti  anar- 
chique  n'aient  ensuite  déplacé  la  majorité  du  conseil,  mais  je 
tiens  à  établir,  parce  qu'on  l'a  contesté,  la  parfaite  netteté  de 
mon  attitude. 

M.  Perrot.  —  Je  demande  à  poser  une  question  à  M.  Jules  Ferry. 
Comment  explique-t-il  que  le  Gouvernement  ait  cru  à  un  engage- 
ment pris?  Comment,  s'il  l'a  cru,  l'a-t-il  nié,  et,  en  le  niant,  a-t-il 
agi  le  1"  novembre  comme  s'il  l'avait  cru  ? 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  y  avait  deux  actions  distinctes  dans 
cette  scène  :  l'action  du  Gouvernement  qui  était  à  l'intérieur  de 
l'Hôtel  de  Ville,  et  la  même  au  dehors,  entourant  le  palais. 


f)!.'  DISCOURS   ET   OPINIONS. 

Quant  à  moi,  .j"ni  toujours  nié  et  je  nierai  toujours  tout  engage- 
uicnt  ou  compromis,  maisje  n'ai  pas  connu  personnellement  ce 
ipii  s"est  passé  dans  rintôrieiir  de  l'Hôtel  de  Ville. 

La  question  douteuse  entre  toutes,  ce  n'est  pas  de  savoir  si  le 
Gouvernement  était  engagé;  ni  M.  Jules  Simon,  ni  M.  Jules 
Favre  n'avaient  sousci-it  d'engagement  :  ils  avaient  gardé  ini 
pi-ofond  silence. 

.M.  i.K  r.o.MTi:  Daiu  .  —  (Vesfc  vrai. 

M.  Jules  Fkrry.  —  Ils  avaient  refusé  d'entrer  en  poui'parlers 
avec  l'espèce  de  gouvei-nement  insurrectionnel  au  milieu  duquel 
M.  Dorian,  pris  de  force  par  l'enthousiasme  i)opulaire,  cher- 
chait à  se  débattre  pour  tirer  d'alïaire  le  Gouvernement  et  la 
Ville  de  Paris.  C'est  par  égard  pour  les  engagements  qui  auraient 
pu  être  pris  par  M.  Dorian.  pour  les  paroles  qui  auraient  pu 
éti-i'  échangées  dans  la  nuit  entre  les  membres  du  Gouverne- 
ment captifs  et  la  foule  armée,  c'est  eu  égard  au.\  scènes  de 
lintérieui"  de  rHùlel  de  Ville,  et  aussi  pour  une  raison  de 
réserve  politirpic  fondée  sur  les  élections  en  cours,  et  qu'on  ne 
voulait  pas  avoir  l'air  d'inlluencer,  que  le  Gouvernement  s'était 
décidé  d'abord  à  ajourner  les  poursuites. 

M.  j.r,  coMTi-:  Daiu  .  —  Nous  sommes  d'accord  sur  ces  faits  et  sur 
votre  rôle.  Tout  cela  du  reste  est  attesté  par  des  pièces  que  nous 
a  vous  eulre  les  malus. 

M.  Jules  Fkrry.  —  Il  me  reste  à  parler  des  prisonniers 
relaxés.  M.  le  général  Ducrot  a  dit  dans  sa  déposition,  que 
non  seulement  on  avait  relâché  les  prisonniers,  mais  qu'on  les 
avait  i'éarnu''s.  C'est  absolument  inexact.  Voici  comment  les 
choses  se  passèi'ent. 

Lorsque  j'entrai  dans  rHôtel  de  Ville,  les  moijiles  (|ui  occu- 
paient la  cour  qu'on  appelle  la  cour  du  préfet,  située  du  côté  de 
léglisc  Saint-Gervais,  me  dirent  qu'ils  avaient  pris  250  indi- 
vidus ;  —  «  ces  gens  sont  dans  les  caves,  voulez-vous  venir  les 
voir?  »  —  J'y  allai  et  je  trouvai  un  ramassis  de  gens  éperdus, 
se  voyant  à  la  veille  d'être  passés  par  les  armes  :  c'était  un 
mélange  d'hommes,  de  femmes,  d'enfants,  de  gens  en  habits 
de  gardes  nationaux  et  en  habits  civils.  Je  demandai  où  on  avait 
pris  tous  ces  gens-là.  On  me  répondit  :   «  aux  abords   des 


DEPOSITION   SLU    LE  4   SEPTEMBRE.  513 

escaliers  de  l'Hôtel  de  Ville,  dans  les  cours,  ça  été  comme  un 
coup  de  lllet.  »  Un  peu  après,  nous  montâmes  avec  les  gardes 
nationaux,  nous  fîmes  évacuer  les  salles.  Une  ou  deux  heures 
plus  tard,  quand  tout  était  calme.  M.  le  comte  de  Legge, 
qui  avait  fait  cette  capture,  vint  me  demander  ce  qu'il  en  fallait 
faire.  Je  lui  répondis  d'abord  :  —  nous  les  tenons,  gardons-les. 
—  Mais  un  ofticier  de  la  gai-de  nationale,  M.  Kergall,  qui  en 
disposait,  me  fit  observer  que  tous  les  chefs  s'étaient  enfuis, 
que  tout  le  monde  avait  quitté  l'Hôtel  de  Ville  et  qu'il  n'y  avait 
peut-être  pas  grand  intérêt  à  garder  le  fretin.  L'observation 
était  juste,  et  je  donnai  l'ordre  de  relâcher  cette  tourbe  atïolée. 
Les  mobiles  chassèrent  leurs  prisonniers  à  coups  de  pied  :  je  l'ai 
vu,  et  .M.  de  Legge  a  dû  vous  le  raconter. 

M.  le  comte  de  Legge  pourra  vous  dire  également  que  les 
armes  ne  leur  furent  point  rendues.  M.  Ducrot  a  été  mal  informé, 
sur  ce  point  comme  sur  tous  les  autres.  J'ai  dû,  pour  tout 
éclaircir,  m'enquérir  de  ce  qu'étaient  devenues  les  armes 
saisies.  Le  colonel  Ibos  en  avait  parlé  dans  sa  déposition  devant 
la  Commission  du  18  mars.  Il  m'a  dit  qu'il  vint  me  les  demander 
pour  son  brave  106"  bataillon;  que  je  les  lis  immédiatement 
rechercher,  mais  qu'on  ne  put  les  retrouver.  M.  Ibos  en  con- 
cluait que  M.  Etienne  Arago  les  avait  rendues  aux  prisonniers. 
Eh  bien,  ce  n'est  ni  M.  Etienne  Arago,  ni  moi,  qui  avons 
disposé  de  ces  armes.  C'est  31.  le  comte  de  Legge  qui  a  remis 
ces  200  ou  2.^0  fusils  à  M.  Kergall,  dont  j'ai  déjà  parlé  ;  ce  jeune 
officier  commandait  une  compagnie  du  247'^  bataillon  de  la 
garde  nationale,  et  il  avait  rendu  au  Gouvernement  toutes  sortes 
de  services  pendant  cette  déplorable  nuit.  M.  Kergall  était  le 
compatriote  de  M.  de  Legge  ;  il  avait  servi  dans  les  zouaves 
pontificaux;  son  bataillon  inspirait  toute  confiance,  et  comme 
sa  compagnie  n'était  pas  armée.  M.  de  Legge  prit  sur  lui  de  lui 
remettre  les  armes  prises  sur  les  insurgés  prisonniers  dans  les 
caves.  J'ai  dans  les  mains  la  déclaration  de  M.  Kergall.  que 
vous  entendrez  d'ailleurs  sur  ce  fait  et  sur  d'autres,  relatifs  à 
cette  nuit  du  31  octobre.  Sa  déclaration  est  conforme  à  celle  de 
M.  de  Legge.  Il  est  donc  faux  que  j'aie  réarmé  les  prisonniers. 

17/1  membre.  —  Avaient-ils  conservé  leurs  armes  dans  la  cave? 

M.  Jules  Ferry.  —  Non!  car  lorsque  je  suis  entré  dans  la 

33 


5U  DISCOUHS    KT   OlMMdNS. 

cour,  ces  gens  étaient  désarmés  et  se  sont  jetés  à  mes  penoiix, 
demandant  grâce. 

M.  1.E  r.OMTE  Daiu'.  —  Ainsi  M.  Iver^ail  a  icrii  ces  armes  pour  son 
lialailloii  ? 

M.  Jules  I^'krrv.  —  Oui,  et  lui-même  confirmera  ce  récit, 
après  lequel  il  ne  restera  plus  l'ien  de  cette  partie  de  la 
déposition  à  laquelle  je  réponds. 

11  y  a  encore  \m  point  sur  lequel  je  voudrais  que  vous  enten- 
dissiez le  général  ïiocliu. 

M.  le  général  Ducrot  assure  que  le  général  Trocliu  m'envoya, 
le  l*^''  novembre  au  matin,  M.  Bibesco.  poui-  former  une  cour 
uiarliale.  Or,  M.  Bibesco  m'avait  quitté  à  lU  lieures  du  soir, 
pour  aller  quéiir  un  pétard,  et  je  ne  l'ai  pas  levu  de  la  niiil. 

M.  LE  COMTE  Darc.  —  l>e  général  Uucrol  a  dit  que  c'était  le  lende- 
main que  le  général  Trochu  avait  envoj'é  M.  Bibesco  à  l'Hôtel  de 
Ville. 

M.  Jules  Ferrv.  —  C'est  une  erreur.  Le  général  Trocliu 
savait  bien  que  nous  ne  pouvions  constituer  de  cours  martiales, 
en  dehors  des  13*  et  17"  corps  d'armée  et  des  troupes  de  Saiiit- 
Denis.  Nous  étions  liés  par  notre  propre  loi.  Nous  ne  pouvions 
déférer  les  inculpés  qu'à  des  conseils  de  guerre,  et  nous  l'avons 
fait.  Le  général  Ducrot  ne  peut  pas  le  nier,  mais  il  ajoute  :  «  On 
a  dit  que  les  conseils  de  guerre  avaient  acquitté  les  hommes 
qu'on  leur  avait  donnés  à  juger,  mais  il  ne  faut  pas  perdre  de 
vue  que  les  conseils  de  guerre  ont  fonctionné  deux  mois  après 
TalTaire;  ce  qui,  le  matin  même  de  l'événement,  était  très 
possible,  devenait  beaucoup  plus  diflicile  deux  mois  et  demi 
après,  alors  que  tous  ces  gens,  qui  avaient  été  arrêtés  isolément, 
étaient  relâchés,  lorsque  les  éléments  de  l'instruction  étaient 
dispersés  et  qu'il  n'y  avait  plus  nécessité  de  l'exemple  dune 
répression  immédiate.  » 

Tout  cela  est  inexact.  Les  22  personnes  désignées  sur  les 
listes  ont  été  arrêtées  toutes,  à  l'exception  de  Blantjui,  de 
Minière  et  de  Flourens  :  celui-ci  s'était  échappé  d'abord,  mais 
il  fut  ensuit(;  ai-rêté  par  les  gardes  nationaux  des  avant-postes 
de  Choisy,  au  commencement  de' décembre.  L'instruction  fut 
commencée  le  jour  même  et  poussée  avec  une  grande  activité; 
elle  avait  été   remise  à  un  magistrat  de  l'ordre  judiciaire, 


DEPOSITION   SUR    LE  4   SEPTEMBKE.  51^ 

M.  Qiiérenet,  juge  d'instruction,  qui  interrogea  les  memlires 
(lu  Gouvernement,  reçut  leurs  dépositions  et  forma  ainsi  le 
dossier  des  conseils  de  guerre.  Il  y  a  eu  absence  d'instruction, 
dit  M.  Ducrot!  C'est  inexact  :  l'instruction  a  été  faite  avec 
beaucoup  de  soin  :  c'était  un  gros  volume.  Maintenant,  pourquoi 
a-t-on  tardé  à  mettre  les  insurgés  du  31  octobre  en  jugement? 
Pourquoi  la  justice  militaire  n'a-t-elle  pas  fonctionné  plus 
rapidement?  Je  l'ignore,  mais  ce  n'est  la  faute  ni  du  Gouver- 
nement, ni  du  juge  d'instruction.  Je  pourrais  d'ailleurs  citer 
bien  d'autres  exemples  de  cette  inexplicable  lenteur.  Dans  une 
rectification  que  j'ai  adressée  à  la  Commission  du  18  mars,  j'ai 
relevé  toutes  les  poursuites  et  les  résultats  des  poursuites  inten- 
tées pendant  le  siège,  pour  des  méfaits  de  l'ordre  politique. 
Vous  y  verrez,  que  non  seulement  les  insurgés  du  31  octobre 
ont  été  presque  tous  acquittés,  à  la  date  du  23  février,  mais  vous 
y  trouverez  des  clioses  plus  étranges  encore  et  qui,  à  coup  sûr, 
sont  des  symptômes  de  l'état  de  l'opinion,  en  dehors  de  la  sphère 
et  de  la  responsabilité  du  Gouvernement.  Voici  un  fait  extrê- 
mement grave  qui  fut  jugé  quelques  jours  après  l'alfaire  du 
31  octobre.  C'est  le  mouvement  tenté  dans  la  nuit  du  27  au 
28  janvier  par  Piazza  et  Brunel,  après  l'armistice.  Brunel,  cet 
incendiaire  fameux  qui  a  brûlé  le  Tapis  Rouge,  une  espèce  de 
monstre,  et  Piazza,  un  autre  chef  de  bataillon,  quelque  peu 
suspect  d'accointances  bonapartistes,  font  sonner  le  tocsin  à 
l'église  Saint-Laurent  et  se  mettent  en  marche  vers  l'Hôtel  de 
Ville  et  vers  les  forts,  avec  une  poignée  de  gardes  nationaux 
qui  répondent  à  leur  appel.  On  les  arrête;  on  saisit  un  ordre 
écrit  et  .signé  par  Brunel,  prenant  le  titre  de  chef  d'état-major 
de  la  garde  nationale.  11  y  avait  là  le  fait  d'insurrection  armée 
le  mieux  caractérisé,  et  dans  quel  moment?  Au  moment  où  l'on 
venait  de  signer  l'armistice  avec  les  Prussiens!  Les  insurgés  sont 
traduits  devant  le  conseil  de  guerre,  présidé  par  le  colonel 
Alavoine.  Piazza  est  défendu  par  M.  Emile  Flourens,  le  second 
Ois  du  savant,  ancien  maître  des  requêtes.  Le  conseil  de  guerre 
se  déclare  incompétent,  parce  qu'il  n'est  pas  composé  confor- 
mément à  la  loi  ;  un  autre  conseil  est  formé,  présidé,  cette  fois, 
par  le  général  Valentin,  qui  a  été  depuis  préfet  de  police;  et  de 
ce  conseil  ainsi  présidé,  que  sort-il?  Un  acquittement  sur  le 
chef  d'excitation  à  la  guerre  civile,  et  seulement  une  condam- 


516  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

nation  à  deux  ans  de  prison  pour  usurpation  de  titres  et  de  fonc- 
tions. Eh  l)ienî  quand  on  écrit  l'histoire  que  vous  êtes  chargés 
de  faire,  il  faut  tenir  compte  de  ces  éléments.  Il  ne  faut  pas 
nous  accuser  de  défaillance  ou  d'énervement  dans  la  répression; 
nous  ne  pouvions  l'aire  mieux  que  de  renvoyci-  les  insurgés 
devant  les  conseils  de  guerre;  on  ne  pouvait  pas  nous  demander 
de  les  juger  nous-mêmes. 

Voih'i  ce  que  j'avais  à  dire  à  la  (commission  sur  les  faits,  les 
causes  et  les  suites  du  31  octobre,  et  je  la  remercie  de  m'avoir 
écoulé  avec  tant  de  patience. 

M.  I'errot.  —  Je  voudrais  adresser  encore  une  question  à  M.  Jules 
Ferrv.  Comme  membre  du  Gouvernement,  avez-vous  eu  connais- 
sance, dans  les  premiers  jours  de  novembre,  de  deux  dépêches 
envoyées  par  M.  Gàmbettaà  M.  Jules  Favre,  concernantla  conduite 
i|u'avait  tenue  le  Gouvernement  à  l'occasion  du  31  octobre;  blâmant 
le  Gouvernement  d'avoir  fait  appel  à  une  espèce  de  plébiscite;  lui 
disant  qu'il  compromettait  ainsi  la  situation  de  la  Délégation,  qu'il 
la  rendait  insoutenable  en  piovince.  Ce  sont  des  dépêches  dont  la 
Commission  n'a  pas  encore  constaté  l'existence  certaine,  qui  ont  pu 
être  détruites,  et  il  est  important  de  savoir  si  vous  avez  eu  connais- 
sance de  ces  dépêches. 

M.  Jules  Feery.  —  Je  n'ai  à  cet  égard  aucun  souvenir.  Je 
suis  un  peu  surpris  de  ce  que  vous  me  dites.  Le  fait  était  sorti 
de  mon  souvenir. 

M.  Di;  Rain.neville.  —  Qui  peut  avoir  cardé  ces  dépêches  ? 
l'n  membre.  —  C'est  peut-être  M.  Jules  Favre. 
M.  CiiAPER.  —  Le  l'ait  serait  important  à  établir. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  ne  me  rappelle  rien  au  sujet  de  ces 
dépêches,  ce  qui  ne  prouve  nullement, d'ailleurs,  (ju'elles  n'aient 
pas  été  coinnuiiiiipiées  au  Gouvernement. 

M.  LE  PiiHsn)ENT.  • —  Il  y  a  une  partie  de  ces  dépêches,  imprimées 
dans  l'ouvrage  de  M.  Jules  Favre. 

Tu  mrmhrc.  —  Oui  !  mais  une  partie  seulement. 

.M.  Chaper.  —  Vous  aviez  dû  être  frappé  du  reproche  (ju'on  vous 
faisait  de  recourir  à  une  sorte  de  plébiscite. 

M.  Perrot.  —  Indépendamment  de  cette  dépêche,  il  y  en  avait  une 
autre  qui  contenait  une  demande  formelle  de  créer  eu  province  une 
magistrature  souveraine;  —  on  soutenait  la  convenance  de  faire 
disparaître  tout  ce  qui  restait  de  fonctionnaires  de  l'empire,  dans 
l'instruction  pultlique,  dans  les  finances,  etc.,  etc. 

M.  Jules  Ferry.  —  Cela  est  très  possible. 


DÉPOSITION   SUR   LE   18   MARS.  517 

M.  LE  coMTi:  DARr.  —  Cela  est  dans  l'ordre  des  idées  de  M.  Gambetta. 

M.  Jules  Ferry.  — Ma  mémoire  est  peut-être  infidèle,  mais 
je  ne  me  rappelle  pas  cette  dépêche.  D'ailleurs,  voici  ce  qui  a  pu 
se  passer:  un  pigeon  arrivait  porteur  d'une  dépêche;  on  la 
déchiffrait,  on  commençait  à  la  lire;  retenu  par  mes  fonctions, 
j'arrivais  quelquefois  une  heure  trop  tard,  et  je  ne  connaissais 
qu'imparfaitement  le  contenu  de  la  dépêche.  D'autres  membres 
du  Gouvernement  vous  renseigneront  peut-être  sur  la  dépêche 
à  laquelle  vous  faites  allusion  ;  quant  à  moi,  elle  n'a  pas  laissé 
de  trace  dans  mon  esprit. 

M.  LE  Président.  —  La  Commission  vous  remercie  de  ces  nouveaux 
renseignements  et  fera  ajouter  cette  déposition  à  celles  qu'elle  a 
déjà  reçues  de  vous. 

{Séance  du  25  nufi  i812.) 


Déposition  de  M.  Jules  Ferry  sur  le  18  Mars. 

La  déposition  faite  par  M.  Jules  Ferry,  le  23  juin  1871,  devant  la 
Commission  d'enquête  instituée  par  l'Assemblée  nationale  sur 
l'insurrection  de  1871,  démontre  par  toute  une  série  de  dépèches  et 
de  pièces  authentiques  que  M.  Jules  Ferry,  malgré  l'alfolement 
des  autorités  militaires,  dans  cette  lamentable  journée  du  18  mars, 
protesta  vivement  contre  l'ordre  écrit,  donné  et  renouvelé  par  le 
général  Vinoy  au  général  Uerroja,  d'évacuer  l'Hôtel  de  Ville 
et  les  casernes  ;  qu'il  sortit  le  dernier  de  l'Hôtel  de  Ville,  à  dix  heures 
du  soir;  qu'enfm,  il  réunit  les  maires  à  la  mairie  du  P''  arrondisse- 
ment, et  n'abandonna  l'idée  d'organiser  la  résistance  que  quand  tout 
espoir  fut  perdu.  M.  Jules  Ferry  n'échappa,  ce  soir-là,  au  sort  des 
généraux  Lecomte  et  Clément  Thomas  —  car  la  foule  entourait 
la  mairie  du  V^  arrondissement  en  poussant  les  cris  de  :  Mort  à 
Fciryl  11  nous  faut  Ferry/  —  qu'en  passant  par  le  presbytère  et 
l'église  Saint-Germain-FAuxerrois  ^. 

M.  LE  Président.  —  M.  Ferry,  voulez-vous  avoir  la  bonté  de  vous 
asseoir.  La  Commission  n'est  pas  encore  complète,  mais  je  ne 
voudrais  pas,  cependant,  vous  faire  attendre  trop  longtemps. 

Nous  n'avons  pas  ici  à  nous  occuper  de  ce  qui  s'est  passé 
depuis  le  4  septembre  jusqu'au  18  mars,  à  moins  qu'il  ne  s'agisse  de 

1.  Enquête  parlementaire  sur  l'insurrection  du  IS  mars.  Tome  II,  p.  60. 


518  DISCOURS   ET   OIMMO.\S. 

laits  se  ratl.ichaiil,  diit'ctcineiil  à  rinsuiiection  du  IS  mais.  Nous 
vous  <l<'niaiidons  do  vouloii'  bien  coiicenlrei'  vos  observations 
sur  rolijet  de  nos  études. 

Nous  riicrchons  à  préciser  les  faits  qui  se  sont  passés  du  18  mars  au 
28  mai.  et  à  en  apprécier  le  caractère;  nous  vous  demandons 
de  vous  expliquer  uniquement  sur  ces  faits,  que  vous  devez  bien 
comiailre,  puisque  vous  étiez  au  centre  de  l'insurrection. 

Voila  le  cadre  dans  lequel  je  vous  prie  de  vous  renfermer;  sans 
cela,  vous  pourriiîz  nous  dire  des  choses  fort  intéressantes,  mais  en 
dehoi's  de  l'étude  à  laquelle  nous  devons  nous  livrer. 

M.  Jules  Fkriîy.  —  Je  tâcherai  de  me  renfermer  dans  le 
proiiramme  que  vient  de  me  tracer  M.  le  Président. 

Je  Aais  d'abord  vous  dire  très  ra}ddement  comment  s'est 
passée  la  journée  du  18  mars.  Ce  récit  l'ait  nécessairement  partie 
de  votre  enquête,  et  puis,  remontant  un  peu  plus  haut,  je  vous 
moidierai  comment  elle  a  été  amenée  par  une  série  de  fatalités. 

On  a  souvent  employé  ce  mot  en  racontant  l'histoire  de  notre 
é|)0(pie;  mais  je  crois  qu'on  a  vu  rarement  un  enchaînement  de 
fatalités  plus  inéluctables  que  celles  qui  se  sont  produites  pen- 
dant une  année  dans  noire  pays. 

Vous  êtes  saisis  de  la  recherche  des  causes  de  l'insurrection 
du  18  mars.  Sur  les  causes  générales,  des  considérations  pleines 
d'élévation  et  d'éloquence  ont  déjà  été  présentées;  des  choses 
excellentes  seront  certainement  dites  encore.  Je  voudrais,  moi, 
et  je  ne  suis  venu  ici  que  pour  cela,  réagir  dans  une  certaine 
mesure  contre  l'opinion  qui  me  parait  très  répandue  aujourd'hui, 
(pie  l'insurrection  du  18  mars  serait  le  résultat  d'une  conspira- 
lion  très  anciennement  organisée,  et  organisée  par  une  société, 
dont  le  nom  est  aujoui'd'iiui  célèbre,  de  X Internalionale. 

Je  suis  1res  loin  île  méconnaître  l'importance  de  ce  phéno- 
mène social  (]ui  se  résume  et  se  personnifie  dans  la  Société 
/'Jnteruationale. 

J'avouerai  même  que  les  derniers  événements  ont  donné  à 
cet  élément  de  trouble  social  une  importance  qu'en  d'autres 
temps  j'aurais  été  porté  à  dédaigner  ou  à  estimer  moins  haut, 
mais  ((u'acluellement,  j'y  reconnais  un  phénomène  très  grave, 
qui  mérite  toute  l'atlention  de  l'observateur  et  du  législateur. 
Je  crois  qu'il  s'est  passé,  je  dis  s'est  passé,  car  le  danger  me 
paraît  écarté  pour  un  temps,  dans  notre  démocratie  française, 
nu  cnrhaînemont  d'événements  qui  répond  ii  une  certaine  partie 


DKI'OSITION   SIR   LE   IS   MARS.  519 

de  l'histoire  de  l'antiquité  que  nous  avons  tous  étudiée.  Nous 
pouvons  (lire  que  nous  avons  eu,  à  l'état  de  tentative,  heureu- 
sement très  rapidement  déjouée,  la  guerre  servile  après  la  guerre 
luuiique  ;  si  l'on  remonte  à  l'histoire  de  ces  deux  guerres,  servile 
t't  punique,  on  aperçoit  des  éléments  analogues  et  dont  la  res- 
semhlance  est  frappante  avec  ceux  qui  ont  engendré  l'insur- 
rection du  18  mars  et  les  événements  qui  ont  suivi.  Mais  je  n'ai 
pas  l'intention  de  m'étendre  sur  ce  côté  général  de  la  question  ; 
je  voudrais  surtout  préciser  les  circonstances  d'un  ordre  en 
quelque  sorte  secondaire,  qui  ont  déterminé  l'explosion. 

Je  crois  que  l'on  ferait  fausse  voie,  que  l'on  s'ahuserail 
étrangement  et  qu'on  se  mettrait  dans  l'esprit  des  préoccu- 
pations démesurées,  si  on  attribuait  uniquement  aux  éléments 
de  guerre  sociale  qui  existent  dans  notre  civilisation  moderne, 
les  événements  du  18  mars  ;  je  voudrais  dire,  en  très  peu  de 
mots,  comment  je  les  comprends,  indiquer  à  la  Commission 
les  causes  qui,  suivant  moi,  auraient  pu  être  écartées,  si  les 
événements  avaient  été  différents,  et  dégager  de  la  sorte  vos 
esprits  de  préoccupations  excessives.  Je  suis  persuadé,  en  effet, 
que  les  événements  du  18  mars  n'ont  eu  la  gravité  redoutable 
qu'ils  ont  affectée,  qu'à  cause  des  circonstances  extraordinaires 
qui  les  ont  précédés. 

Au  nombre  des  causes  .secondes,  de  ce  que  j'appellerai  des 
causes  secondes  et  déterminantes  de  l'insurrection,  je  placerai, 
tout  d'abord,  un  état  moral  de  la  population  parisienne,  que  je 
qualilierais  volontiers  ainsi  :  «  la  folie  du  siège  »,  c'est-à-dire  un 
état  d'esprit  déterminé  par  un  changement  d'habitudes  et  de 
vie,  radicalement  contraire  aux  habitudes,  à  la  vie,  à  la  tenue 
habituelle  de  notre  société  moderne  ;  une  société  faite  pour  le 
travail  qui  se  trouve,  tout  à  coup,  par  suite  d'événements 
extraordinaires,  jetée  dans  la  vie  militaire.  Cinq  mois  de  cette 
existence  toute  nouvelle,  le  travail  interrompu,  tous  les  esprits 
tournés  vers  la  guerre;  et  cette  lutte  de  cinq  mois,  aboutissant 
à  une  immense  déception,  une  population  tout  entière  qui 
tombe  du  sommet  des  illusions  les  plus  immenses  que  jamais 
population  ait  conçues,  dans  une  réalité  qu'il  avait  été  malheu- 
reusement impossible  de  lui  révéler  à  l'avance,  voilà  ce  que 
j'appelle  la  folie  du  siège  ;  et  je  soutiens  qu'à  l'exception  de 
ceux  qui,  se  trouvant  auprès  du  Gouvernement,  avaient,  pai- 


r.20  «ISCOUHS    KT   OPINIONS. 

leiii'  siiii.iiioii  mr-mc,  une  connaissance  plus  exacte  des  choses, 
il  n  y  a  pas  eu  de  Parisien  qui  n'ait  ('■prouvé  cette  folie  du  siège. 

Vous  tous,  messieurs,  vous  avez  dû  en  reconnaître  les 
atteintes  chez  les  personnes  avec  qui  vous  avez  des  relations 
haliiluclles;  quant  à  moi,  je  n'ai  trouvé  personne  qui  n'ait  été 
l)Ius  ou  moins  possédé  de  cette  démence,  résultat  des  illusions 
mihlaii'es,  entretenues  pendant  cinq  mois,  et  de  la  colère 
exti-aordinaire  qui  suivit  la  déception  hnale. 

Quand  on  tient  ce  premier  point,  on  tient  lune  des  extré- 
mités du  fil,  et  l'on  arrive  jusqu'à  l'autre  bout. 

Le  Gouvernement  de  la  Défense  nationale  a  maintenu  l'ordre 
matériel  depuis  le  4  septembre  jusqu'à  la  capitulation.  Jusqu'à 
ctilc  époque,  aloi's  même  que  nous  étions  tous,  et  que  tous  les 
nommes  de  bon  sens  devaient  être  profondément  inquiets  des 
etïets  de  cette  capitulation,  il  avait  été  du  devoir  du  Gouverne- 
ment de  ne  pas  dire  à  la  population  parisienne  jusqu'à  quel  point 
elle  était  près  delà  tin  de  cette  résistance  où  elle  avait  mis  toute 
son  âme,  et  où  elle  s'est  acquis  tant  d'honneur.  Et,  à  côté  du 
Gouvernement,  les  journaux  avaient  excité  la  confiance  à  un 
degré  extraordinaire,  maintenu  et  réchauffé  les  illusions.  Quand 
nous  arrivâmes  au  moment  suprême,  il  se  posa  un  grand  pro- 
blème i)our  nous  :  comment  la  population  parisienne  va-t-elle 
suppoi'ter  cette  chute  de  l'empyrée  sur  la  terre?  La  population 
parisienne  résista  à  cette  grande  épreuve,  et  cela  grâce  à  ce 
sentiment  de  la  nécessité  qui  est  dans  la  vie  le  plus  grand  sou- 
tien, et  qui  fait  qu'en  présence  d'un  mal  irréparable,  l'humanité 
courbe  la  tête. 

La  population  parisienne  avait  beaucoup  souffert  matérielle- 
ment. La  liberté  de  franchir  les  portes  de  la  ville,  le  ravitaille- 
ment tirent  une  sorte  de  contrepoids  matériel  à  ses  douleurs 
morales;  il  y  eut  une  sorte  de  réaction  physique  qui  fut  très 
salutaire  et  ne  contribua  pas  peu  au  rétablissement  de  l'équi- 
libre. Et,  je  vous  assure,  messieurs,  moi  qui  n'ai  pas  quitté  un 
instant  l'Hôtel  de  Ville,  depuisle4septembrejusqu'au  18mars  : 
moi  qui  ai  assisté  à  tout  le  drame,  je  vous  assure  qu'à  la  fin  (h' 
janvier  et  au  commencement  de  février,  il  y  avait  les  plus 
grandes  chances  pour  que  Paris  revînt  à  l'état  normal,  à  l'ordre, 
au  travail. 

Le  ravitaillement  s'était  effectué  avec  une  grande  facilité  et  il 


DEPOSITION   SUR   LE   18   MARS.  521 

y  avait  chez  tout  le  monde  le  désir  de  reprendre  la  vie  au  point 
où  on  l'avait  laissée  avant  le  siège. 

Aussi  je  place,  sans  hésiter,  au  nombre  des  causes  secondes, 
mais  déterminantes,  dont  je  parlais  tout  à  l'heure,  cette  volonté 
exprimée  par  les  Prussiens  et  dont  il  fut  impossible  de  les  faii-e 
revenir,  d'entrer  dans  Paris  et  d'occuper  un  quartier  de  Paris. 

Je  considère  que  c'est  là,  parmi  les  causes  de  l'insurrection 
du  18  mars,  un  élément  d'une  extraordinaire  importance  et  qui 
a  décidé  de  la  violence  de  la  crise,  et  de  la  forme  particulière 
qu'elle  a  revêtue.  Si  les  Prussiens  n'avaient  pas  fait  à  la  popu- 
lation parisienne  cette  injure,  à  laquelle  elle  ne  s'attendait  pas, 
d'entrer  chez  elle  —  nous  aurions  eu  sans  doute  d'autres  crises 
—  car  nous  ne  nous  sommes  jamais  fait  d'illusions  à  cet  égard  ; 
il  était  impossible  que  quatre  cent  mille  hommes  armés 
reprissent  le  travail,  que  quatre  cent  mille  hommes  qu'on 
nourrissait  à  rien  faire,  quittassent  la  vie  mihtaire  pour  la  vie 
civile,  sans  qu'il  y  eût  une  crise;  —  mais  je  suis  persuadé 
qu'elle  aurait  été  fort  différente  et  beaucoup  moins  grave. 

Lorsque  les  Prussiens  manifestèrent  la  pensée  d'entrer  dans 
Paris,  la  situation  générale  était  extrêmement  délicate  pour  le 
Gouvernement.  En  effet,  il  s'était  opéré,  au  moment  où  les 
portes  de  Paris  furent  ouvertes,  un  relâchement  général  de  tous 
les  liens  et  une  désorganisation  générale  de  tous  les  éléments 
dont  l'accord  avait  maintenu  l'ordre  dans  Paris  pendant  tout  le 
temps  du  siège.  Nous  avions  réalisé  un  véritable  problème 
d'équilibre,  messieurs,  car  il  faut  bien  se  rendre  compte  que  le 
Gouvernement  de  la  Défense  nationale,  pendant  tout  le  temps 
que  Paris  a  été  investi,  n'a  eu  à  sa  disposition  que  des  forces 
morales.  Il  a  été  un  gouvernement  d'opinion  ;  il  n'avait  pas  à  sa 
disposition  une  force  matérielle  dont  il  fût  sûr  et  qu'il  pût 
opposer  à  un  puissant  mouvement  d'opinions  en  sens  contraire  ; 
et  quand,  dans  deux  circonstances  mémorables,  au  31  octobre 
et  au  22  janvier,  le  Gouvernement  a  triomphé,  c'est  parce  que 
le  mouvement  d'opinion  s'est  prononcé  avec  une  grande  inten- 
sité en  sa  faveur. 

Le  31  octobre,  il  était  contre  le  Gouvernement  dans  la  pre- 
mière partie  de  la  journée  ;  il  lui  est  revenu,  avec  une  force  irré- 
sistible, dans  la  seconde.  Le  22  janvier,  le  mouvement  lui  était 
beaucoup  plus  défavorable,  parce  que  tout  le  monde  sentait 


52>  DISCOURS    KT  OflMONS. 

aiiprocliiM-  l;i  cipiliilalioii.  mais  la  force  inalériellc  était  venue 
à  son  aidt'  avec  plus  (rcriicacilé,  et  quelques  coups  de  fusil 
siirilrcut  pour  dissiper  les  émeutiei-s,  peu  résolus  et  hésitant 
tMi\-iiiriurs  siiile  plan  qu'ils  devaient  suivre. 

Mais  tout  cela  tenait  à  des  habitudes  prises,  à  la  constitution 
de  certains  pouvoirs;  et  toutes  ces  luilutudes  et  tous  ces  pou- 
voirs se  sont  trouvés  désorganisés  par  la  capitulation. 

Ainsi  la  principale  force  du  Gouvernement,  force  matérielle 
qui  contenait  aussi  une  gi'ande  force  morale,  c'était  la  garde 
nationale.  Mais,  lorsque  la  capitulation  fut  annoncée,  la  garde 
nationale  se  trouva  désorganisée  de  toutes  les  manières,  d'abord 
par  la  démission  de  son  commandant  en  chef,  l'infortuné  Clé- 
nuMit  Thomas  ;  son  état-major  le  suivit,  et  avec  lui  tous  ceux  qui 
avaient  maintenu  l'ordre  pendant  cinq  mois  et  demi. 

Non  seulement  l'état-major  fut  désorganisé,  mais  aussi  le 
coiuinandement  dans  les  rangs  inférieurs.  Les  chefs  de  bataillon 
les  meilleurs,  les  plus  sûrs,  ceux  que  nous  avions  trouvés  auprès 
de  nous  au  22  janvier  et  au  31  octobre,  et  en  même  temps 
qu'eux  beaucoup  d'hommes  qui  s'étaient  montrés  les  plus 
fermes  soutiens  de  l'ordre,  lassés  de  la  longueur  du  siège,  dési- 
reux d'aller  retrouve!'  en  province  leurs  familles  ou  leurs 
alfaiivs,  s'empressèrent  de  quitter  Paris.  Il  y  eut  une  émigra- 
tion considérable  qui  désorganisa  le  commandement. 

Pendant  le  siège,  nous  avions  maintenu  l'équilibre  de  la  garde 
nationale  au  moyen  d'une  institution  tout  à  fait  empirique,  mais 
(pii  nous  avait  parfaitement  réussi,  celle  des  secteurs. 

La  garde  nationale  avait  été  placée  sous  le  commandement 
d'ofticiers  supérieurs  de  la  marine,  qui  ont  montré,  pendant 
ces  longs  mois,  non  seulement  une  grande  énergie  militaii'e,mais 
des  aptitudes  civiles  dont  j'ai  été  souvent  frappé.  Et  nous  pouvons 
dire  que  c'est  à  ces  amiraux,  commandants  de  secteui"s.  que 
nous  avons  dû  le  maintien  de  l'ordre  dans  la  garde  nationale; 
ils  avaient  sur  elle  un  ascendant  que  le  Gouvernement  n'avait 
pas;  ils  avaient  été  associés  à  ses  périls,  à  ses  espérances;  ils 
n'avaient  pas  contre  eux  tout  ce  que  nos  malheurs  avaient  fait 
rejaillir  sur  nous  (rim[)opularité  inévitable.  Les  chefs  des  sec- 
teurs étaient  les  maitres  de  la  garde  nationale.  Le  général 
Caillé,  par  exenqde,  (pii  commandait  le  secteur  de  Belleville. 
avilit  fail  Av>  iui'r\t'illi's.  Il  n'y  avait  jamais  eu  d'émotion  vio- 


DEPOSITION   SUR   LE   18   MAHS.  523 

lente  à  Belleville  :  il  l'avait  maintenu  par  son  autorité  pei'son- 
nelle.  Mais  lorsque  arriva  la  grande  débandade  après  la  capitu- 
lation, les  commandants  de  secteurs  demandèrent  à  se  retirer. 

Le  commandant  supérieur  de  l'armée,  le  général  Vinoy,  ne 
manifesta  peut-être  pas  un  désir  assez  vif  de  les  conserver;  ils 
[lartiient;  les  secteurs  furent  désorganisés.  Au  18  mars,  on  ne 
savait  plus  où  étaient  les  secteurs;  il  y  avait  eu,  pour  le  mal- 
heur public,  non  seulement  des  changements  de  personnes, 
mais  des  changements  de  locaux.  Je  i-ecevais  à  l'Hôtel  de  Ville, 
à  cette  date  même  du  18  mars,  des  dépêches  de  maires  ainsi 
conçues  :  «  Où  donc  est  notre  secteur?  Je  ne  sais  à  qui  m'adres- 
ser  pour  obtenir  un  bataillon.  » 

Eli  résumé,  messieurs,  il  est  incontestaltle  qu'au  commen- 
cement de  février,  lorscjue  la  première  satisfaction  du  ravitail- 
lement eut  été  un  peu  épuisée,  Paris  se  trouva  dans  une  situa- 
tion très  critique  par  cette  accumulation  dans  ses  murs  d'un 
aussi  grand  nombre  d'hommes  armés  sans  organisation,  sans 
gouvernement,  qui  ne  reconnaissaient  plus  aucune  autorité. 

Mais  je  crois  encore  que  la  force  acquise  et  les  habitudes 
prises  auraient  pu  maintenir  l'état  des  choses,  sans  cet  évé- 
nement qui  est  une  des  causes  principales,  parmi  les  causes 
secondes,  l'entrée  des  Prussiens. 

Et  je  vais  vous  montrer  que  l'entrée  des  Prussiens  a  été 
déterminante.  Jusqu'au  moment  où  il  en  a  été  question,  la 
garde  nationale  n'a  pas  mis  la  main  sur  un  canon.  Les  pre- 
miers canons  ont  été  enlevés  sur  la  nouvelle  de  l'approche  des 
Prussiens  ;  et  ils  ont  été  enlevés  ceux-là,  messieurs,  croyez-le 
bien,  par  des  citoyens  fort  attachés  à  l'ordre,  par  des  gardes 
nationaux  de  Passy  et  d'Auteuil,  et  enlevés  où?  au  Ranelagh, 
où  malheureusement  il  y  avait  des  batteries  oubliées. 

Eh  bien,  dans  cette  population  mise  bors  d'elle-même,  qui 
acceptait  si  difficilement  que  Paris  pût  être  vaincu,  qui  était 
si  disposée  à  mettre  tous  ses  désastres  sur  le  compte  de  la 
trahison,  la  pensée  que  cette  entrée  des  Prussiens  était  encore 
une  nouvelle  trahison,  gagna  beaucoup  d'esprits.  Ces  choses 
se  disaient  et  elles  trouvaient  ci'èance  auprès  de  ceux  qui 
croient  tout  ce  qui  se  dit;  c'est  ainsi  qu'on  arriva  successi- 
vement à  mettre  la  main  sur  tous  les  canons,  et  l'insurrection 
se  trouva  posséder   des   canons,  uniquement  parce  que  les 


524  niSCOUKS   ET  OPINIONS. 

PriissiPiis  rlaifiil  rulrrs  dans  Paris;  si  liien  que  vous  lU' pouvez 
pas,  niossiours,  loul  eu  lenaiil  le  ('om[)le  que  la  raison  imliipie 
(les  causes  générales  de  rinsurreclioii,  perdre  de  vue  que  ce  fait, 
qui  lui  a  donné  un  caractère  si  formidable,  est  encore  l'œuvre 
de  nos  ennemis.  Je  suis  convaincu,  quant  à  moi,  que  les  choses 
auraienl  tourné  autrement  si  les  Prussiens  n'étaient  pas  venus 
paradei- dans  nos  murs.  Je  suis  persuadé  que,  si  des  accidents 
(iaii'ut  iiu''vitaliles,  ils  auraient  eu  un  autre  caractère  et  une 
iiien  moindi'e  intensité. 

C'est  encore  à  ce  moment  que  se  rattache  et  se  détermine 
le  courant  qui  a  aggloméré  les  divers  éléments  de  l'insur- 
rection. C'est  là  que  vous  pouvez  les  saisir  sur  le  vif. 

Le  comité  central  de  la  garde  nationale,  qui  a  joué  un  si 
grand  rôle  dans  cette  affaire,  existait  déjà  assurément.  Il  y 
avait  depuis  longtemps  dans  la  garde  nationale  un  foyer  de 
conspiration  contre  les  chefs  élus:  c'était  le  corps  des  délégués 
des  compagnies,  chargés  de  les  représenter  pour  l'élection  des 
officiers.  Dès  le  mois  de  janvier,  le  Gouvernement  de  la  Défense 
nationale,  ému  de  ce  mouvement  intérieui-  de  la  garde  natio- 
nale, avait  fait  paraître  dans  le  Journal  offcieL  où  je  pourrais 
la  l'etrouver,  une  note  dans  laquelle  il  rappelait  aux  délégués 
de  la  garde  nationale  (pi'ils  n'en  étaient  pas  les  véritables  chefs, 
et  que  les  seuls  chefs  étaient  les  chefs  élus. 

Qu'étaient- ce  que  ces  délégués?  C'était  une  institution 
de  18ol.  Pour  nommer  les  chefs  de  bataillon,  on  réunissait  les 
officiers  et  un  certain  nombre  de  délégués  par  compagnie.  Ces 
délégués  s'étaient  imaginé  (lu'ils  étaient  la  représentation 
peiMuanente  et  le  véritable  commandement.  Des  réunions  se 
tini-ent,  des  brochures  furent  publiées  où  tous  ces  pouvoirs 
étaient  afllrmés.  C'est  à  l'occasion  de  ces  brochures  et  de  ces 
réunions  que  parut  une  note  qui  rappela  aux  délégués  (pi'ils 
devaient  se  dissoudre  immédiatement  après  les  élections. 

De  la  réunion  et  du  concert  des  délégués  sortit  le  comité 
central  de  la  garde  nationale.  Mais  le  comité  ne  prit  l'initiative 
et  la  force  directrice  qu'à  la  faveur  de  l'entrée  des  Prussiens. 
Le  comité  se  montra,  pour  la  première  fois,  à  la  (in  de  février, 
une  certaine  nuit,  où  le  bruit  se  répandit  que  les  I>russiens 
allaient  entrer  le  lendemain.  Alors  tout  Paris  retentit  du  biuit 
des  tambours  et  des  clairons,  et  une  partie  des  bataillons  de  la 


DÉPOSITION   SUR  LE   18  MARS.  535 

garde  nationale  se  réunit;  je  dis  une  partie,  parce  que,  bien 
qu'on  ait  sonné  le  tocsin  et  battu  le  i-appel  de  toutes  parts,  les 
gardes  nationaux  vinrent  en  très  petit  nombre.  Je  me  rappelle 
que  M.  Dubail,  maire  du  \"  arrondissement,  me  disait  cette 
nuit-là  même  :  «  On  sonne  le  tocsin,  mais  vous  pouvez  être  sans 
grande  inquiétude  :  il  n'est  venu  que  deux  ou  trois  cents  gardes 
nationaux.  »  Les  Prussiens  n'entrèrent  pas  cette  nuit-Là;  je 
crois  que  ce  fut  un  grand  bonheur;  s'ils  étaient  entrés,  nous 
aurions  pu  assister  à  d'horribles  scènes;  car,  s'il  n'y  avait  pas 
un  grand  nombre  de  bataillons  sur  pied,  des  milh'ers  d'hommes 
sans  armes,  de  femmes  et  d'enfants  allaient  au-devant  d'eux 
alfolés,  tandis  que,  lors  de  l'entrée  de  l'armée  allemande,  le 
1"  mars,  tout  se  passa  à  l'honneur  de  la  population  pari- 
sienne qui  eut  une  tenue  admirable,  et  qui  laissa  les  Prussiens 
dans  un  isolement  comi)let  ;  si  bien  qu'ils  emportèrent  de  cette 
aventure  un  sentiment  profond  d'humiliation  et  de  ressen- 
timent. 

Mais  le  mouvement  insurrectionnel  avait  pris  sa  forme  :  c'était 
la  reconstitution  de  la  garde  nationale  sous  d'autres  chefs,  et 
la  garde  nationale  mettant  la  main  sur  les  canons;  alors,  le 
comité  central  qui.  pour  être  composé  d'inconnus,  n'en  était 
pas  moins  guidé  par  un  instinct  politique  très  habile,  vit  qu'il  y 
avait  là  un  commencement  d'opérations  bon  à  poursuivre  ;  et, 
dans  tout  Paris,  les  gardes  nationaux  du  comité  central  se 
mirent  à  recueillir  les  armes,  les  munitions  et  les  canons  partout 
où  ils  purent  en  prendre. 

Le  malheur,  c'est  que,  pour  résister  à  cette  organisation  révo- 
lutionnaire de  la  garde  nationale,  nous  n'avions  plus  qu'une 
organisation  légale  profondément  alïaiblie  par  le  départ  des 
principaux  chefs  de  bataillon  et  par  l'absence  d'un  comman- 
dant en  chef.  Et  il  ne  se  passait  pas  de  jours  où,  dans  notre 
Conseil,  je  n'implorasse  la  nomination  d'un  commandant  de 
la  garde  nationale.  Le  hasard  a  fait  qu'une  dépêche  que 
j'écrivais  alors  s'est  retrouvée;  je  suis  heureux  de  pouvoir  vous 
la  faire  connaître,  parce  qu'elle  indique  bien  la  situation.  Cela 
vous  montrera  que  ce  que  je  vous  dis  n'est  pas  une  théorie 
faite  après  coup,  mais  une  observation  très  exacte  des  faits. 

C'était  le  4  mars,  à  la  suite  de  l'occupation  prussienne,  au 
moment  où  les  Prussiens  venaient  d'évacuer  Paris.  On  me 


:,26  DISCOURS  ET  OPINIONS. 

ilemandail   de  Boi'dfaux  des  nouvelles;  M.  Jules  Simon,  qui 
élait  alors  ministre  de  rinléricur,  me  disait  :  «  Édiliez-nous  sur 
létat  de  Paris.  » 
Alors  j'éci'ivis  ceci  : 

»  Le  4  mars,  11  h.  50  m.  «lu  matin. 

«  Celte  dépêche,  je  l'ai  retrouvée  dans  un  journal  delà  Com- 
mune. L'insurrection  avait  retrouvé  au  ministère  de  Tlntérieur 
un  certain  nombre  de  dépêches,  et  le  journal  La  Comninnc  les 
classait  sous  ce  titre  : 

«  Le  prologue  d'un  coup  d'Etat.  » 

Parmi  ces  dépêches,  était  celle  que  je  vais  vous  lire  : 

«  Maire  de  Paris  à  Jules  Simon,  Bordeaux, 

«  4  mars  1871,  11  h.  50  m.  du  matin. 

«  Le  péril  ici  est  dans  l'anarchie  de  toutes  choses;  la  tran- 
(liiillité  matérielle  est  maintenue  sans  difliculté,  grâce  à  un 
laisser-aller  complet  qui  est  imposé  par  la  nécessité. 

«  La  garde  nationale  n'est  plus  (ju'un  immense  désordre; 
elle  a,  depuis  la  démission  de  Clément  Thomas  et  le  départ  de 
beaucoup  de  ses  officiers,  cessé  de  former  un  corps.  Les  sec- 
teurs ont  été  désoi'ganisés  au  même  moment;  tout  lancien 
mécanisnu'  s'est  trouvé  détruit.  Aujourd'hui,  une  partie  des 
bataillons,  la  minorité  sans  doute,  obéit  à  un  comité  occulte, 
fort  bien  organisé,  qui,  pour  le  moment,  paraît  n'avoir  d'autre 
but  que  de  rassemblei',  en  les  prenant  partout,  même  par  force, 
fusils,  canons,  munitions.  Belleville  et  Montmartre  sont  occupés 
militairement  par  la  garde  nationale,  qui  obéit  au  comité,  non 
à  ses  chefs  de  bataillon,  destitués  de  fait. 

«  La  masse  prend  plaisir  à  jouer  au  soldai,  les  meneurs 
pensent  à  autre  chose.  Un  bon  généi'al  de  la  garde  nationale 
pourrait  encore  nqirendre  en  mains  les  bons  éléments  qui  ue 
manquent  pas,  mais  (jui  n'ont  plus  de  centre.  Je  répète  cela 
depuis  dix  jours  au  Conseil.  » 

(Kxiraitdii  joiinial  Lu  Cnmwunc,  du  2C}  mars  1871.) 

M.  Jules  Ferry.  — Cette  dépêche  précédait  de  peu  l'arrivée 
du  généi-al  d'Aurelles  de  Paladines  (pii  venait  d'être  nommé 


DÉPOSITION'   SUR   LE   18  MARS.  527 

ux^néral  de  la  garde  nationale.  Il  fut  impuissant  à  réunir  les 
divers  éléments  de  l'ordre  :  il  arrivait  trop  tard. 

Cependant  beaucoup  de  tentatives  de  conciliation  furent 
encore  faites.  Les  maires  intervinrent,  animés  de  beaucoup  de 
dévouement  et  d'un  grand  désir  d'apaiser  les  esprits.  Plusieurs 
réunions  de  maires  eurent  lieu  dans  ce  but  au  ministère  de 
l'Intérieur. 

Il  y  avait  quelque  chose  d'assez  bizarre,  je  dirai  presque 
«l'enfantin,  dans  cette  manie  des  canons. 

Beaucoup  de  gens  s'étaient  emparés  de  ces  canons,  uni- 
quement pour  pouvoir  dire  qu'ils  avaient  des  canons,  et  sans 
avoir  la  pensée  de  s'en  servir  même  contre  les  Prussiens, 
puisque  l'armistice  venait  d'être  signé.  Ils  disaient  :  «  Ces 
canons  sont  à  nous,  nous  les  avons  payés.  »  Il  y  avait,  en 
etïet,  peut-être  2U0  pièces  qui  avaient  été  fondues  à  l'aide  de 
sousci'iptions. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  avait  d'al)ord  paru  possible  d'aii'iver  à 
reprendre  ces  canons  par  voie  de  conciliation.  Les  man-es  des 
XIV«,  XV',  XVIP  et  XVIIP  arrondissements,  en  un  mot  les 
maires  de  tous  les  arrondissements  excentriques,  s'y  étaient 
employés. 

Nous  eûmes  à  ce  sujet  beaucoup  de  conférences  au  ministère 
de  l'Intérieur.  Les  maires  nous  disaient  :  «  Attendez  encore, 
ayez  patience  ;  on  a  promis  de  les  rendre  ;  c'est  pour  demain.  » 
Il  y  avait,  en  etïet,  des  gens  qui  promettaient  de  les  rendre  et 
qui  n'avaient  l'éellement  pas  de  mauvaises  intentions. 

Il  y  en  avait  d'autres,  au  contraire,  qui  suivaient  un  ])lan 
parfaitement  arrêté  et  résolu. 

Quant  à  moi,  après  tant  de  tentatives  infructueuses,  je 
demeurai  convaincu,  —  et  c'est  encore  ma  conviction  aujour- 
d'hui, —  qu'on  ne  nous  rendrait  jamais  les  canons  de  bonne 
volonté.  Il  y  avait  un  parti  pris  évident  de  ne  pas  les  rendre. 

Ici  se  place  un  incident  malheureux  qui  a  précédé  de 
24  heures  à  peine  le  18  mars.  Il  existait  à  la  place  Royale  un 
parc  d'artillerie  de  80  canons.  On  avait  obtenu  de  l'officier  qui 
les  gardait  qu'il  les  restituerait  à  l'autorité  légitime,  c'est-à- 
dire  au  commandant  de  la  place,  le  général  Vinoy. 

Toutes  les  dispositions  furent  prises  en  conséquence  et  l'on 
vint  la  nuit,  à  une  heui-e  convenue,  réclamer  les  canons.  L'offi- 


528  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

cier  de  service,  qui  appartenait  à  un  bon  bataillon,  répondit  : 
«  Je  veux  bien  livrer  les  canons  ;  mais  comme  je  no,  vous 
connais  pas,  je  ne  le  ferai  que  si  vous  avez  un  ordre  écrit.  »  — 
Mallieureusemenl,  roflicier  d'artillerie  qu'on  avait  envoyé, 
n'avait  pas  d'ordre  écrit. 

Il  ivionrna  au  quartier-général  pour  en  chercber  un.  Mais 
pendant  ce  temps-là,  la  chose  s'ébruita;  le  bataillon  de  la  place 
Royale  l'ut  relevé  et,  quand  on  revint,  on  se  trouva  en  face  de 
gens  hostiles  qui.  craignant  un  coup  de  main  sur  la  place 
Royale,  transportèrent  tous  les  canons  au  faubourg  Saint- 
Auloine,  dans  un  autre  parc  d'artillerie,  situé  rue  Rasfroi. 

La  mèche  était  éventée;  la  méliance  était  devenue  générale, 
si  bien  {jue,  lorsqu'à  la  réunion  du  Gouvernement,  la  question 
nous  fut  posée  par  le  chef  du  Pouvoir  exécutif,  je  n'hésitai  pas 
à  me  prononcer  pour  une  intervention  matérielle,  et  à  dire  que 
puisqu'on  n'avait  pas  voulu  rendre  les  canons  Yolontairement, 
il  fallait  les  prendre  de  force. 

.l'exprimai  l'avis  qu'il  ne  serait  pas  très  difficile,  par  une 
opération  militaire  bien  conduite,  par  un  coup  de  main  exécuté 
la  nuit  ou  de  grand  matin,  d'occuper  les  buttes  Chaumont  et 
surtout  la  butte  Montmartre,  où  les  canons  se  trouvaient 
entassés,  de  telle  sorte  qu'il  serait  impossible  de  s'en  servir 
contre  la  troupe  qui  gravirait  la  butte  pour  s'en  emparei". 

Cette  opinion  fut  aussi  celle  du  Conseil,  et  le  ISmars,  suivant 
les  dispositions  prises  par  le  général  Vinoy,  de  grand  matin,  les 
troupes  gravirent  les  hauteurs  des  buttes  Chaumont  et  des 
buttos  Monlmarti'e,  sans  aucune  espèce  de  difficultés,  mirent  la 
main  sur  les  canons,  tirent  piisonniers  les  petits  groupes  de 
gardes  nationaux  qui  se  trouvaient  là,  et  nous  fûmes  tout  à  fait 
maîties  du  luouvement  à  cette  première  heure. 

Ici  se  [iluce  la  question  de  savoir  comment  ce  premier  succès 
a  pu  aboulii-  au  foi'midable  échec  de  la  journée. 

Est-ce,  comme  on  l'a  dit,  parce  qu'on  a  perdu  du  temps  ou 
parce  qu'en  réalité  on  n'a  pas  pu  enlever  les  canons?  Il  est 
certain  que  ce  n'est  que  vers  dix  heures  qu'arrivèrent  les  pro- 
longes d'artillerie  nécessaires  à  l'enlèvement  des  canons,  et 
(ju'à  cette  heure  déjà,  les  choses  avaient  changé  de  face  et  le 
mouvement  avait  pris  le  dessus. 

Dans  cette  journée,  j'ai  échangé  de  nombreuses  dépêches 


DÉPOSITION   SUR   LE   18  MARS.  529 

avec  le  Chef  du  Pouvoir  exécutif,  avec  le  commandant  supérieur 
et  avec  le  préfet  de  police. 

Comme  je  ne  voulais  pas  laisser  entre  les  mains  des  insurgés 
ces  dépêches,  qui  auraient  pu  les  éclairer  sur  nos  projets  et 
surtout  sur  l'état  moral  de  nos  troupes,  je  les  ai  emportées  avec 
moi,  le  18  mars  au  soir,  lorsque  je  fus  obligé  de  quitter  l'Hôtel 
de  Ville. 

Je  suis  heureux  de  les  avoir  aujourd'hui  et,  si  vous  le  per- 
mettez, je  vais  vous  les  lire,  parce  qu'elles  vous  donneront  le 
tableau  exact,  minute  par  minute,  de  cette  malheureuse 
journée,  depuis  7  heures  du  matin,  jusqu'à  11  heures  du 
soir. 

La  première  dépêche  est  de  6  h.  25  m.,  18  mars  1871. 

«  Maire  de  Paris  à  Préfet  de  police. 

«  Savez-vous  quelque  chose  ?  J'ai  mission  de  télégraphier  ce 
«  qui  se  passe. 

«  Sif/né  :  Jules  Ferry.  » 

M.  Thiers  m'avait  dit,  en  elïet,  de  lui  télégraphier  ce  qui  se 
passerait  dès  le  matin. 
Le  Préfet  de  pohce  me  répond  : 

«  18  mars  1871,  6  li.  50  m.  du  malin. 

'<  Renseignements  assez  rares  à  cause  des  difficultés  de 
«  passage  pour  nos  agents.  —  Les  buttes  Chaumont  ont  été 
«  occupées  par  les  troupes  sans  résistance  sérieuse.  Je  vous 
«  télégraphierai  ce  que  je  saurai.  » 

A  7  heures  du  matin,  je  fais  connaître  ces  résultats  au  Chef 
du  Pouvoir  exécutif  par  la  dépêche  suivante  : 

«  18  mars  1871. 

«  Maire  de  Paris  à  Chef  du  Pouvoir  exécutif  à  Versailles,  et 
«  à  Affaires  étrangères  à  Pai'is. 

«  Il  est  7  heures,  —  buttes  Chaumont  occupées  sans 
«  résistance  sérieuse,  —  nous  ne  savons  rien  de  plus  ici  ni  à  la 
«  Préfecture  de  police,  —  calme  absolu,  —  pas  de  rappel  de  la 
«  garde  nationale. 

«  Siyné  :  Jules  Ferry.  » 
3i 


5:i0  DISCOUKS   ET   OPIMONS. 

A  7  11.  -20  111.,  If  Préfet  de  police  m'envoie  la  (léi)êrlie  que 
voici  : 

<<  18  mars  1871. 

((  Général  Valent  in,  l*réfet  de  police  à  .uénéi'al  Vinoy, 
«  GuciTC,  Intérieur,  AITaires  étrangères,  Garde  nationale, 
((  Maire  de  Paris. 

«  La  batterie  du  moulin  de  la  Galette  vient  d'être  prise  sans 
u  coups  de  fusils.  —  Les  gardes  nationaux  ont  déposé  leui's 
«  armes. 

«  Sif/iiP  :  Valk.ntin.   » 

Le  moulin  de  la  Galette,  ce  sont  les  buttes  Montmartre. 
A  8  b.  32  m.,  nouvelle  dépécbe  du  Préfet  de  police. 

"  18  mars  1871. 

«  Général  Valentin  à  Affaires  étrangères,  Intérieur,  Guerre, 
«  Général  en  chef  de  la  garde  nationale  de  Paris. 

(c  L'ensemble  des  rapports  satisfaisant  jus(|u'à  présent.  Il  y 
«  aurait  des  préparatifs  de  résistance  à  la  salle  de  la  Marseil- 
«  laise  avec  des  l)arricades,  —  Montmartre  parait  être  occupé 
«  après  un  très  faible  engagement,  Belleville  aussi,  pour  la  plus 
u  grande  piartie,  avec  certains  points  résistants. 

«  Demande  générale  du  désarmement  des  (jiiarlieis 
insurgés.  » 

u  18  mars  1871,  i»  h.  10  m. 

«  Préfet  de  police  à  Affaires  étrangères,  Intérieur,  Guerre, 
«  Général  en  chef  de  la  garde  nationale,  Maire  de  Paris, 

«  Les  di-apeau\  rouges  de  la  place  de  la  Bastille  sont 
ai»;illiis.   » 

Il  y  avait,  en  effet,  des  di'apeaux  rouges  qui  llottaient  depuis 
longtemps  sur  la  colonne  ;  un  marin  les  avait  enlevés. 

A  ce  moment,  nous  entendîmes  une  forte  canonnade.  Je  lis 
prendre  des  informations  et,  pensant  qu'on  pouvait  être  inquiet 
de  cette  canonnade,  je  traduisis  les  informations  que  je  venais 
de  n'cueilii]- dans  la  dépêche  suivante  : 

u  18  mars  1871,  9  h.  40  in. 

«  Maire  de  Paris  à  Préfet  de  police.  Guerre,  Atfaii'es  étran- 
«  gères.  Intérieur.  Garde  nationale. 


DEPOSITION   SUK   LE   18  MARS.  531 

«  Le  canon  que  vous  avez  entendu  ce  matin  et  il  y  a  une 
«  heure,  est  celui  des  Gobelins.  —  Les  gardes  nationaux  du 
«  prétendu  général  Duval  ont  tiré  à  blanc,  mais  ils  ont  des 
«  munitions. 

«  Une  quinzaine  de  pièces  sont  disposées  autour  delà  mairie 
«  du  XIIP  dans  la  dii-ection  des  avenues.  — ■  Le  général  Duval 
«  recrute  les  gamins  du  quartier,  leur  donne  des  pioches  pour 
«  construire  des  tranchées. 

«  Le  quartier,  à  peu  prés  dépourvu  de  troupes,  appartient 
«  absolument  au  comité  central  et  Duval  y  régne  en  maître.  — 
«  Trois  gendarmes,  envoyés  en  ordonnance,  sont  captifs  dans 
«  la  cour  de  la  mairie. 

"  Si(/np  :  Jules  Ferry.  » 

A  10  heures  du  malin,  j'envoie  nne  nouvelle  dépêche. 

«  18  mars  1871. 

«  Maire  de  Paris  à  Garde  nationale,  place  Vendôme. 

«  Le  maire  du  XIII«  arrondissementvientd'arriver  ;  il  demande 
«  où  il  peut  s'adresser  pour  avoir  un  piquet,  et  quel  est  le  nou- 
«  veau  secteur;  répondez-moi  de  suite.  —  D'après  le  maire,  les 
«  canons  sont  moins  nombreux  que  ne  le  portait  le  précédent 
«  rapport  —  pas  d'écouviljons  —  munitions  mouillées;  rien  de 
«  sérieux,  mais,  à  mon  avis,  il  faut  veiller  et  envoyer  là  un 
«  bon  piquet. 

«  S>(/np  :  Jules  Ferry.  » 

»  18  mars  1871,  10  h.  20  m. 

(Les  choses  commencent  à  se  gâter.)  —  «  Général  Valenlin  à 
«  général  Vinoy,  Guerre,  Intérieur,  3Iaire  de  Paris,  Général 
«  garde  nationale. 

«  Beaucoup  d'effervescence  dans  le  \b  arrondissement.  — 
«  Des  gardes  nationaux  ont  barré  la  rue  de  la  Roquette  par 
c(  deux  barricades.  Des  gardes  nationaux  descendent  vers  la 
«  Bastille.  » 

Presque  en  même  temps,  à  10  h.  3o  m.,  je  télégraphiai  ce  qui 
suit,  d'après  mes  renseignements  : 

«  Maire  de  Paris  à  Préfet  de  police,  Guerre,  général  Vinoy, 
«  Affaires  étrangères.  Intérieur. 
«  Les  canons  enlevés  de  la  place  Royale  »  —  ceux  dont  je 


532  DIsrOUHS   ET   OPINIONS. 

parlais  tout  à  riiciirc  —  «  ont  été  conduits  rue  Basfroi  et  rue 
«  (le  la  Roquette. 

«  On  a  élevé  une  barricade  dans  le  fauboufg  Saint-Antoine, 
«  au  coin  de  la  rue  Saint-Bernard. 

«  Le  faubourg  est  barré  à  la  hauteur  du  poste  Montreuil.  — 
<(  Le  réuiment  qui  est  sur  la  place  de  la  Bastille  ne  paraît  pas 
«  dans  de  bonnes  dispositions  et  fraternise  beaucoup  trop. 

«  Sifj/K'  :  Jules  Ferry.  » 
«  18  mars  1871,  10  h.  30  m.  du  matin. 

(Le  mouvement  se  dessine  dans  le  sens  d'un  désastre).  — 
«  Police  à  Chef  du  Pouvoir  exécutif,  Intérieur,  Guerre,  Justice, 
«  Général  en  chef,  Commandant  de  la  garde  nationale.  Maire 
«  de  Paris. 

«  Très  mauvaises  nouvelles  de  Montmartre.  Troupe  n'a  pas 
«  voulu  agir.  Les  buttes,  les  pièces  et  les  prisonniers  repris  par 
«  les  insurgés  qui  ne  paraissent  pas  descendre.  Le  comité 
«  central  serait  au  parc  de  la  rue  Basfroi. 

«  Le  mouvement  très  intense,  XP  arrondissement  et  rue  de  la 
«  Roquette.  » 

«  18  mars  1871,  10  li.  4-")  m.  du  matin. 

«  Général  Valentin  à  Intérieur,  Vinoy,  Guerre,  Affaires 
«  étrangères.  Justice,  Maire  de  Paris. 

«  On  n'avance  pas  du  côté  de  La  Villette.  Toutes  les  mau- 
«  valses  nouvelles  de  Monlmai'tre  confirmées,  les  barricades 
«  s'élèvent  dans  Ménilmontant  ;  au  XIIP  arrondissement,  l'usine 
«  de  M.  Say  est  envahie  par  le  133*  bataillon.  » 

«  18  mars  1871,  10  h.  55  m.  du  matin. 

«  Maire  de  Paris  ;i  Alïaires  étrangères,  Intérieur,  Préfet  de 
«  police,  général  Vinoy,  Garde  nationale. 

«  Mauvaises  nouvelles  du  Luxembourg;  les  soldats  ont  été 
«  désarmés  et  fraternisent  dans  le  jardin.  On  répand  mécham- 
«  ment  le  bruit  que  Louis  Blanc  et  Gambetta  sont  arrêtés. 

«  On  se  demande  ce  que  font  les  ofliciei's:  on  n'en  voit  nulle 
«  part. 


DEPOSITION   SUR  LE   18  MARS.  533 

«  Autres  nouvelles  du  boulevard  Magenta.  Soldats  désarmés 
«  par  garde  nationale  et  fraternisent. 

«  Signé  :  Jules  Ferry.  » 
«  18  mars  18T1,  Il  h.  18  du  matin. 

«  Police  à  Affaires  étrangères,  à  général  Vinoy,  Intérieur, 
«  Justice,  Guerre,  Mairie  de  Paris. 

«  Le  Luxembourg  envahi  par  la  garde  nationale  qui  fraternise 
«  avec  la  troupe. 

«  Sirjné  :  ValeNTIN.   » 
»  18  mars  1871,  11  h.  20  du  matin. 

«  Général  Valentin  au  Maire  de  Paris. 
«  Une  colonne  se  dirige  sur  IHôtel  de  Ville  par  le  boulevard 
«  de  Strasbourg.  Elle  est  mêlée  de  ligne.  » 

A  ce  moment,  j'avais  quitté  l'Hôtel  de  Ville.  J'étais  allé  au 
Conseil  du  Gouvernement  aux  AITaires  étrangères,  pour  prendre 
des  instructions,  et  mon  chef  de  cabinet,  qui  était  à  l'Hôtel  de 
Ville,  m'écrivit  ceci  : 

«  18  mars  1871,  11  h.  25  m.  du  matin. 

«  Chef  de  cabinet  du  maire  de  Paris  à  M.  Jules  Ferry  au 
«  ministère  des  Atïaires  étrangères,  à  Préfet  de  police.  Intérieur, 
«  Atïaires  étrangères,  général  Vinoy,  général  d'Aurelles. 

«  Une  manifestation  d'environ  200  individus  très  bruyants 
«  dont  moitié  environ  de  soldats  de  ligne,  la  crosse  en  l'air, 
«  avec  clairons  et  tambours  de  la  troupe,  est  arrivée  sur  la 
«  place  de  l'Hôtel-de- Ville  jusqu'à  la  grille. 

«  Un  garde  national  les  harangue.  Ils  crient  :  à  la  Bastille  ! 
«  à  Montmartre  !  vive  la  République  !  et  demeurent  sur  la  place. 
«  La  foule  augmente  un  peu.  Un  coup  de  feu  a  été  tiré  du  quai 
«  contre  l'Hôtel  de  V' ille  ;  nous  ne  répondons  pas.  Les  groupes 
«  se  dispersent  et  se  tiennent  au  coin  des  rues.  » 

Sur  ces  entrefaites,  j'étais  rentré  à  l'Hôtel  de  Ville  où  je  reçus 
du  Préfet  de  police  une  dépêche  peu  intéressante,  à  propos 
d'un  gendarme  qui  avait  été  fait  prisonnier  par  les  insurgés. 

«  18  mars  1871,  12  h.  5  m.  du  matin. 

«  Police  à  Mairie  de  Paris. 

«  Je  connais  l'incident;  mais  je  suis  sans  nouvelles  du  gen- 


534  insCOLIRS   ET  OPINIONS. 

«  darnie  Boisseau.  Dès  que  j'en  aurai  leni,  je  m'empresserai  de 
«  vous  les  ti'ansmellre.  » 

A  une  lieiiie,  j'envoyais  la  dépêche  suivante  : 

«  Mairie  de  Paris  à  Inléi'ieur,  Alïaires  étrangères,  général 
«  Vinoy,  Garde  nationale. 

«  La  proclanialion  que  j'ai  emportée  du  Gouvernement  va 
«  être  affichée.  La  situation  du  XI'=  arrondissement  est  perdue. 
«  L'insurrection  en  est  maîtresse.  La  garde  nationale  s'est 
«  réunie,  mais  regai'de  faire  les  barricades  autour  de  la  Mairie. 
«  Le  maire  du  XIV"*  est  absolument  captif.  L'attitude  de  la 
«  troupe  qui  revient  de  la  Bastille  est  lamentable  :  crosse  en 
«  l'air,  et  le  reste. 

«  S)f/né  :  Jules  Ferrv.   » 

Vient  maintenant  une  dépêche  du  général  qui  commandait 
l'Hôtel  de  Ville,  au  Préfet  de  police.  11  lui  demande  des  agents 
en  bourgeois  parce  qu'on  arrêtait  les  ordonnances. 

«  18  mars  1871.  2  h.  25  m.  du  soir. 

«  GénéralDcrroja,  commandant  l'Hôtel  de  Ville,  à  Préfet  de 
«  police. 

«  Je  vous  pi-ie  de  m'envoyer  six:  agents  en  bourgeois  pour 
«  porter  mes  dépêches  immédiatement. 

«  Les  gendarmes  chargés  de  ce  service  sont  arrêtés.  Pouvez- 
«  vous  me  donner  des  nouvelles  de  la  situation?  Nous  ne  savons 
«  lien  ici.  » 

«  18  mars  1871,  2  li.  52  m.  du  soir. 

«  Général   Valentin  à  général    Vinoy,    Giieri-e,    Intérieur, 
«  Alïaires  étrangères,  Garde  nationab-,  Maiiùe  de  Paris. 
«  La  barrière  d'Enfer  est  occupée  par  les  insurgés.  )> 

Nous  rencontrons  ici  un  incident.  Voici  une  dépêche  du  colo- 
nel Vabre,  commandant  l'Hôtel  de  Ville,  adressée  au  Préfet  de 
police  : 

..  18  mars  1871,  2  li.  50  m.  du  soir. 

«  Colonel  Vabre  à  Préfet  de  police. 

«  On  nous  dit  que  la  caserne  Lobau  va  être  évacuée. 

«  Qu'y  a-t-il  de  vrai  et  que  doit-on  faire?  » 

En  effet,  à  deux  heures  et  demie,  entrait  dans  mon  cabinet  un 


DÉPOSITION   SL'U   LE   18  MARS.  535 

oflicier  de  gendarmerie  de  la  caserne  Lobau  qui  me  dit  :  «  Je 
«  viens  de  recevoir  l'ordre  d'évacuer  la  caserne  ;je  ne  comprends 
«  pas  pourquoi.  Si  on  i'évacue,  elle  sera  prise  immédiatement 
M  pai'  les  insurgés.  »  —  C'est,  messieurs,  la  caserne  qui  est  la 
plus  rapprochée  du  quai  ;  elle  commande  le  petit  jardin  qui  est 
situé  derrière  l'Hôtel  de  Ville,  et  l'abandonner,  c'était  livrer 
l'entrée  de  la  mairie  de  ce  côté. 

J'envoyai  sur-le-champ  la  dépèche  suivante  au  Préfet  de 
police  : 

«  18  mars  1871,  2  h.  50  m.  du  soir. 

«  Mairie  de  Paris  à  Préfet  de  police. 

<(  On  fait  évacuer  la  caserne  Lobau.  C'est  comme  si  on  livrait 
«  l'Hôtel  de  Ville.  Qui  a  donné  cet  ordre?  C'est  certainement 
«  un  malentendu. 

<>  Sif/iip  :  Jules  Ferry.  » 

A  trois  heures,  j'insiste  et  je  précise  : 

.<  18  mars  1871,  3  h.  du  soir. 

«  Mairie  de  Paris  à  Préfet  de  police. 

«  l\  y  a  83  hommes  dans  la  caserne  Lobau,  40000  cartouches 
«  impossibles  à  enlever.  La  caserne  commande  le  jardin  de 
«  l'Hôtel  de  Ville.  Il  vaudrait  mieux  en  renforcer  la  garnison. 
«  Si  on  l'évacué,  on  la  livre  à  l'insurrection.  Je  m'oppose  à 
«  l'exécution  de  cet  ordre,  évidemment  irréfléchi. 

«  Sir/)ié  :  Jules  Ferry.  » 

J'adressai  en  même  temps  au  ministre  de  l'Intérieur  et  au 
président  du  Conseil,  que  je  croyais  encore  au  ministère  des 
Affaires  étrangères,  mais  qui  n'y  était  plus,  une  dépêche  ainsi 
conçue  : 

"  18  mars  1871,  3  h.  15  m.  du  soir. 

«  Maire  de  Paris  à  Intérieur,  à  président  du  Conseil,  à 
«  Affaires  étrangères. 

«  Un  ordre  général  est  donné  d'évacuer  les  casernes.  On  a 
«  ainsi  livré  celle  du  prince  Eugène. 

«  Ordre  aussi  d'évacuer  caserne  Lobau.  Je  m'y  oppose  :  c'est 
«  livrer  l'Hôtel  de  Ville  et  je  ne  subirai  pas  cette  extrémité 
«  honteuse.  » 


r,3G  DISCOUUS   ET   OPINIONS. 

Je  vous  ileniande  pardon  de  ces  expressions  un  peu  vives  ; 
mais,  vous  le  comprenez,  la  situation  elle-même  était  très 
violente. 

<(  Vous  devez  garder  l'Hôtel  do  Ville  et  ses  casernes  qui  sont 
«  une  forteresse,  ainsi  que  la  Préfecture  de  police.  Il  semble 
«  qu'on  perde  la  tète. 

<■  Sif/ni^  :  Jiili's  Ferry.   » 

«  18  mars  1871,  3  h.  30  m.  du  soir. 

«  Général  Valentin  à  colonel  Vabre,  qui  commandait  l'Hôtel 
«  de  Ville. 

«  Le  régiment  de  ligne  qui  nous  gardait  s'est-il  replié?  et 
«  qu'avez-vous  pour  vous  garder,  abstraction  faite  de  Lobau?  » 

Je  prends  la  plume  et  je  réponds  : 

(c  18  mars  1871,  3  h.  35  m.  du  soir. 

«  Maire  de  Paris  à  Pi'éfet  de  police. 

«  Nous  gardons  naturellement  le  110^  de  ligne,  n'ayant  point 
«  l'intention  de  livrer  l'Hôtel  de  Ville.  Quant  aux  83  gendarmes 
«  de  Lobau.  ils  ne  peuvent  vous  être  nécessaires,  et  ils  valent 
«  mieux  que  .500  soldats.  Il  faut  al)solument  nous  les  laisser. 

«  Sifpié  :  Jules  Ferry.   » 

Voici  la  réponse  du  général  Valentin  : 

«  18  mars  1871,  3  h.  54  m.  du  soir. 

«  Général  Valentin  à  Mairie  de  Paris. 

«  Gardez  la  garde  républicaine  de  Lobau.  Ce  n'est  que  dans 
«  le  cas  où  la  troupe  de  ligne  se  replierait  qu'il  y  aurait  lieu 
«  d'évacuer  la  caserne.  » 

A  4  beures  20,  je  reçus  du  général  en  cbef  la  dépècbe  sui- 
vante qui  m'encbanta  parce  qu'elle  me  donnait  raison  : 

«  18  mars  1871,  4  h.  20  m.  du  soir. 

«  Général  en  cbef  à  Préfet  de  police  et  Mairie  de  Paris. 
«  Qui  donc  a  donné  l'ordre  d'évacuer  casernes  Lobau   et 
«  Napoléon? 
«  Ce  n'est  pas  moi  :  je  suis  disi)osé  à  les  faire  renforcer.  » 


DÉPOSITIOiN   SUR   LE  18  MAHS.  537 

Je  répondis  : 

«  18  mars  1871,  4  h.  50  m.  du  soir. 

«  Mairie  de  Paris  à  général  Vinoy  et  à  Intérieur. 

«  L'ordre  d'évacuer  était  signé  par  le  colonel  de  la  garde 
«  républicaine.  —  Le  général  Valentin  parlait  de  faire  replier 
«  le  110«  qui  est  dans  la  caserne  Napoléon.  J'ai  refusé  formel- 
«  lement  de  laisser  faire,  sans  quoi  non  seulement  Lobau  mais 
«  Napoléon  seraient  livrées  à  cette  heure;  Napoléon  aurait 
«  besoin  d'être  renforcée,  non  comme  nombre,  mais  comme 
«  esprit. 

«  Sir/np  :  Juli's  Ferry.  » 

Vient  maintenant  une  dépêche  circulaire  du  général  Valentin 
au  Gouvernement. 

«  Circulaire  de  Paris.  » 

«  18  mars  18TJ,  5  h.  20  m.  du  soir. 

«  Généi-al  Valentin  à  général  Vinoy,  général  Le  Flô,  général 
«  Paladines,  président  du  Gouvernement,  Affaii-es  étrangères, 
«  Intérieur,  Justice  et  Maii-e  de  Paris. 

«  Les  casernes  du  Château-d'Eau  et  du  faubourg  du  Temple 
«  ont  été  envahies  sans  résistance  de  la  part  des  soldats  qui  ont 
«  livré  leurs  armes,  et  se  répandent  ilans  les  rues  en  criant  : 
«  Vive  la  Répubhque!  —  Colle  du  Chàteau-d'Eau  est  occupée 
«  par  le  107'  bataillon.  Les  ai-raes  paraissent  servir  à  armer  des 
«  mobiles  et  des  soldats  libérés.  On  parle  de  projets  d'attaque 
«  contre  la  Préfecture  de  police,  la  Ville  et  la  place  Vendôme.  » 

«  18  mars  1871.  5  h.  45  m.  du  soir. 

«  Général  Valentin  à  généraux  Vinoy,  Le  Flô,  Paladines, 
«  Président  du  Gouvernement,  AtYaires  étrangères,  Intérieur, 
«  Justice  et  Maire  de  Paris  (circulaire). 

«  Les  82«  et  131"  bataillons  semblent  se  dirigersur  la  Préfec- 
«  lure  avec  des  intentions  hostiles.  Je  prends  des  piéparatifs 
«  de  défense  ;  on  fait  des  barricades  autour  de  Mazas.  » 

'<  18  mars  1871,  6  h.  20  m.  du  soir. 

«  Général  Valentin  à  généraux  Vinoy,  Le  Flô,  Paladines, 
«  Président  du  Gouvernement,  Atïaires  étrangères.  Intérieur. 
«  Justice  et  Maire  de  Paris  (circulaire). 


r,38  IHSC.dl  lis    KT    (ll'l.MO.NS. 

((  Lo  liJ4"  bataillon  criiic  l'Hùtol  dé  Ville.  Lobau  a  été  ren- 
«  forcée  d'une  compagnie.  » 

Vingt  minutes  avafil.  ou  cttVl,  j'avais  télégraphié  ceci  au  Gou- 

vcnicmt'iil  : 

«  18  mars  1871,  0  h.  du  soir. 

«  Maire  de  Paris  à  Intéiieui-,  à  Garde  nationale,  à  Affaires 
«  étrangères. 

«  La  i)lace  de  THcMel-de-Ville  est  occupée  par  des  bataillons 
«  hostiles;  nous  sommes  cernés.  » 

"  Sifj/ip  :  .Tilles  Fkrry.   » 
«  18  mars  1871,  6  h.  15  m.  du  Sdir. 

«  Maire  de  Paris  à  Préfet  de  police,  à  général  Vinoy. 

«  Les  bataillons  qui  occupent  la  place  sont  peu  nombreux; 
«  que  les  casernes  tiennent  bon;  seulement,  la  caserne  Napo- 
<(  léon  est  attaquée  par  derrière.  » 

Il  y  avait  eu,  en  efTet,  une  petite  tentative  qui  n'a  pas  réussi. 

«  Maire  de  Paris  à  Préfet  de  police,  Intérieur,  Président  du 
«  Gouvernement,  Garde  nationale,  général  Vinoy. 

'<  Le  bataillon  <pii  cernait  l'Hùtel  de  Ville,  après  avoir  chargé 
«  ses  armes  et  stationné  quelque  temps,  se  i-etire  en  criant;  la 
«  caserne  est  en  parfait  état.  » 

L'attaque  avait  été  repoussée. 

Voici  maintenant  la  dépêche  qui  tomba  sur  nous  comme  un 
coup  de  foudre  : 

"  18  mars  l^f71,  6  h.  lU  m.  du  soir. 

«  Préfet  (le  [lolice  à  général  Vinoy.  Guerre,  Président  du 
«  Pouvoir  exécutif,  Intérieur.  Justice.  Alïaires  étrangères, 
«  Maire  de  Paris. 

«  Un  sergent-major  vient  de  me  dire  que  les  généraux 
«  Lecouite  et  Glément  Thomas  avaient  été  fusillés  après  juge- 
«  ment  d'une  cour  martiale.  Il  avait  vu  les  cadavres.  » 

«  S>;/itP  :  Valkntin.  » 
<   18  mars  1871,  6  h.  55  m.  du  soir. 

«  Maire  de  l'aris  ;'i  Préfet  de  police,  général  Vinoy,  général 
«  Lo  Klô,  Intérieur,  Président  du  Gouvernement. 

«  On  construit  des  barricades  au  pont  Louis-Philippe  rue 


DÉP0S1TI0.\   SUK   LE   18   MARS.  039 

«  Bourtibourg  ;  on  va  évidemment  en  faire  dans  toutes  les 
«  petites  rues  intermédiaires  :  le  but  est  d'isoler  l'Hôtel  de  Ville. 
«  J'attire  voti-e  attention  sur  l'importance  de  bien  garder  le 
«  nouvel  Hôtel-Dieu  et  le  pont  d'Arcole;  du  pont  d'Arcole, 
«  avec  une  mitrailleuse,  on  pourrait  balayer  la  place  si  cela 
«  devenait  nécessaire.  » 

Vous  le  voyez,  la  situation  est  bien  claire.  Je  vous  dirai 
qu'un  peu  avant,  prévoyant  un  siège,  j'avais  envoyé  des  voi- 
tures avec  des  employés  à  la  .Manutention.  Ils  étaient  revenus 
avec  du  pain  et  des  liquides,  et  nous  avions  de  quoi  nourrir  le 
MU''  régiment  pendant  48  beures  au  moins. 

M.  LE  MARQirs  DE  MoRXAV.  —  A  quelle  heure  aviez-vous  eiivové  ces 
voitures? 

M.  Jules  Ferry.  —  Entre  4  et  o  heures. 

M.  LE  MARQUIS  DE  MoRNAV.  —  Vous  n'étiez  pas  encore  cernés? 

M.  Jules  Ferry.  —  Non,  mais  je  prévoyais  que  je  pourrais 
l'être,  et  la  prudence  me  commandait  de  prendre  des  précau- 
tions. 

Un  membre.  —  Je  croyais  (]u  a  ce  moment-là  l'Hôtel  de  Ville  était 
cerné. 

M.  Jules  Ferry.  —  Non.  jamais  la  place  n'a  été  cernée.  Les 
employés  que  j'avais  envoyés  à  la  Manutention,  entre  4  et 
o  beures,  en  sont  revenus  vers  7  heures. 

Me  voici  arrivé  au  dernier  incident  de  la  journée.  Je  tiens 
particulièrement  à  m'en  expliquer,  à  raison  de  l'immense 
responsabilité  qui  pesait  sur  moi  comme  maire  de  Paris. 

Je  ne  prétends  nullement  qu'on  ait  eu  tort  de  faire  évacuer 
l'Hôtel  de  Ville  et  les  casernes.  Il  s'agit  là,  en  effet,  d'un  acte 
militaire  qui  engage  tellement  la  responsabilité  du  chef  supé- 
i-ieur  que  personne  n'a  le  droit  de  dire  qu'il  ait  eu  tort. 

Quant  à  moi,  je  tiens  à  montrer  que  je  n'ai  quitté  mon  poste 
que  quand  il  a  été  absolument  impossible  d'y  rester. 

Vous  venez  de  voir  que  j'avais  lutté  dans  la  journée  contre 
l'évacuation  de  la  caserne  Lobau. 

Vous  vous  rappelez  que  le  général  Vinoy  m'avait  télégraphié, 
qu'il  m'avait  donné  l'ordre  et  qu'il  était  d'avis  de  fortifier  les 
casernes,  au  lieu  de  les  évacuer  ;  or  —  et  ceci  vous  montre  avec 


540  DISCOURS   ET  OPINIONS. 

quelle  rapidité  les  événements  se  précipitaient  —  à  7  heures, 
j'appris  indirectement,  car  on  ne  me  communiquait  rien  offi- 
ciellement, que  le  c:énéral  Derroja,  (jui  commandait  en  chef 
l'Hôtel  (h^  Ville  et  les  casernes,  avait  reçu  du  général  Vinoy 
l'ordre  écrit  d'évacuer  immédiatement  les  casernes.  J'allai 
trouver  le  général  qui  était  dans  un  cabinet  voisin  du  mien  et 
je  lui  dis  :  «  Comment  se  fail-il  que  vous  receviez  des  ordres 
sans  que  j'en  sois  avisé?»  Il  me  répondit  :  «  Voihà  le  fait  ;  je  ne 
sais  pas  ce  qui  se  passe.  »  Or  l'ordre  était  sur  un  papier  assez 
sale  et  de  mauvaise  apparence  :  je  pensai  que  c'était  peut-être 
un  faux  ordre  et  je  demandai  qu'il  fût  vérifié. 

J'écrivis,  en  conséquence,  au  ministre  de  l'Intérieur,  au  pré- 
sident du  Gouvernement,  au  général  Vinoy  la  dépêche  que  voici  : 

<i  18  mars  1871,  7  h.  15  m.  du  soir. 

«  Maire  de  Paris  à  Intérieur,  Président  du  Gouvernement, 
«  général  Vinoy. 

«  Le  général  Dei-roja  me  communique  un  ordre  daté  de 
«  6  heures,  ordonnant  l'évacuation  de  la  caserne  Napoléon  et 
«  (le  l'Hôtel  de  Ville  et  signé  :  Vinoy.  —  Cet  ordre  est  contraire  à 
«  une  dépêche  du  général  Vinoy  toute  récente  qui  se  plaignait  de 
«  l'ordre  de  l'évacuation  précédemment  reçu.  Je  prie  le  ministre 
«  de  l'Intérieur  et  le  président  du  Gouvernement  de  me  confir- 
u  mer  cet  ordre  par  dépêche. 

«  L'Hôtel  de  Ville  n'aura  plus  un  défenseur;  entend-on  le 
<(  livi'er  aux  insurgés,  quand,  pourvu  d'hommes  et  de  vivres,  il 
«  peut  résister  indéfiniment?  Avant  d'évacuer,  j'attends  ordre 
«  télégraphique. 

«  Sif/né :  Jules  Ferry.  » 

Commt^  la  réponse  ne  venait  pas,  je  télégraphiai  de  nouveau 
au  Miinistéi'e  de  l'Intérieur  : 

"  18  mars  1871,  7  li.  40  m.  du  soir. 

«  Maire  de  Paris  à  Intérieur.  Je  réitère  ma  question  au  sujet 
«  de  l'ordre  d'évacuation.  Allons-nous  livrer  les  caisses  et  les 
«  archives,  car  l'Hôtel  de  Ville,  si  l'ordre  d'évacuer  est  main- 
«  tenu,  sera  mis  au  pillage?  J'exige  un  ordre  positif  pour  com- 
«  mettre  une  telle  désertion  et  un  tel  acte  de  folie.  » 


DEPOSITION   SLR   LE   18   MARS.  541 

Je  VOUS  demande  toujours  pardon  pour  les  expressions,  qui 
sont  en  rapport  avec  la  situation. 

A  7  h.  50,  je  reçus  de  M.  Picard,  ministre  de  l'Intérieur,  la 
réponse  suivante  : 

«  Intérieur  à  Maire  de  Paris.  Suspendez  l'évacuation.  Je  vais 
«  vérifier  l'ordre  et  le  discuter  avec  le  général. 

"  Sif/né  :  Ernest  Picard.  » 

Vous  voyez  que  le  ministre  de  l'Intérieur  ne  connaissait,  pas 
plus  que  moi,  l'ordre  d'évacuation,  puisqu'il  se  rendait  à  l'état- 
major  pour  le  discuter  avec  le  général  Vinoy. 

J'eus  quelque  peine  à  obtenir  du  général  Derroj a  de  surseoir 
à  l'exécution  de  cet  ordre,  qui  était  extrêmement  pressant  et  qui 
le  préoccupait  beaucoup.  Il  sentaitsa  responsabilité  compromise 
et  il  ne  voulait  pas  attendre  la  réponse.  Je  lui  dis  :  «  Si  vous 
«  n'attendez  pas  la  réponse,  je  reste  ici.  Il  y  a  là  le  101'  batail- 
«  Ion  qui  n'attend  que  notre  départ  pour  entrer,  et  je  vous 
«  rends  responsable  des  conséquences.  » 

Il  consentit  enfin  à  me  laisser  télégraphier  et  à  attendre  la 
réponse,  c'est-à-dire  la  dernière  dépêche  (}ue  je  viens  de  vous 
lire.  Le  général  Derroja  n'en  fut  pas  satisfait.  Il  voulait  une 
dépêche  directe  du  ministre  de  l'Intérieur. 

Je  télégraphiai  alors  au  ministre  de  l'Intérieur  : 

"  18  mars  1871,  S  h.  du  soir. 

«  Maire  à  Intérieur.  Malgré  la  communication  précédente  au 
«  général  qui  commande  ici,  ce  dernier  veut  évacuei-  immédia- 
«  tement.  Prière  de  lui  envoyer  un  ordre  formel  d'attendre  la 
«  réponse  du  général  Vinoy.  » 

L'ordre  formel  arriva  à  8  h.  12  m.  : 

«  18  mars  1871,  8  h.  12  m.  du  suir. 

«  Intérieur  à  Maire  de  Paris  et  Général  commandant  la 
«  caserne  Lobau.  Sous  votre  responsabilité  personnelle,  ordre 
«  formel  de  ne  pas  évacuer;  attendre  communication  du 
«  général  Vinoy  qui  est  prévenu. 

«  Sif/né  :  Ernest  Picard.  » 

Pour  mieux  assurer  la  vérification  de  Tordre,  j'avais,  d'accord 
avec  le  général  Derroja,  envoyé  un  de  ses  officiers  au  quartier- 


r.1-2  DISCULHS    KT    (llM.MO.NS. 

j^éiiéial  (lu  I.uuMi'.  Le  général  Viiioy  élail  altsoiil.  L'oflicier  nt> 
renconli'a  (|iit'  son  cliof  d'étal-inajor.  M.  Filippi,  qui,  instruit 
(le;  la  silualion,  répondit  par  un  petit  mot  au  crayon  :  u  II  me 
«  parait  conNcnaiilr  de  se  conformer  aux  ordres  de  M.  le 
«  ministre  <!•'  I"liil(''rieur,  c'est-à-dire  suspendre  l'évacuation.  » 
J'étais  encoi'c  une  l'ois  li-ioiiiplianl,  puisipic  mon  idée  était  de 
rester  à  l'HcMel  de  Ville. 

M.  Dcrroja  ne  se  tint  pas  pour  haltn  et  renvoya  un  ollicier 
au  général  Vinoy,  à  l'École  militaire,  [lour  a\oir  des  éclair- 
cissements. 

Pendant  ce  temps,  je  télégraphiai  au  ministre  de  llnlérieur, 
à  8  h.  "io  m.  du  soir,  la  dépêche  suivante  : 

<<   18  mars  1871. 

«  Maire  de  Paris  à  Ministre  de  l'Intérieur.  Avec  cinq  cents 
«  hommes,  je  suis  certain  de  tenir  indéliniment  dans  l'Hôtel  de 
u  Ville.  L'évacuation  de  la  Préfecture  de  police  est  insensée. 
<(  Les  barricades  qui  se  font  tout  autour  d'ici  ne  sont  pas 
«  sérieuses.  » 

JXous  avions  pu,  en  efTet,  faire  constate!'  par  nos  gens  que 
c'étaient  des  bariùcades  tout  à  fait  improvisées. 

Sur  ces  entrefaites,  revint  l'oflicier  qui  s'était  rendu  auprès 
du  général  Vinoy.  Il  rapporlait  l'ordre  écrit  et  formel  de  tout 
évacuer. 

Je  tentai  un  dernier  etloit  et  j'écrivis  au  ministre  de  l'Intérieur: 

«  18  iiuu-s  1871,  9  h.  30  m.  du  soir. 

«  Maire  de  Paris  à  Intérieur.  Je  recois  l'ordre  du  général 
«  Vinoy  d'évacuer  l'Hôtel  de  Ville.  Pouvez-vous  m'envoyer  des 
«  forces?  Répondez  immédiatement.  » 

Vingt  minutes  après,  il  me  répond  : 

<i  18  mars  1871,  9  h.  50  m.  du  soir. 

«  Intérieur  à  Maire  de  Paris.  Votre  dépêche  a  été  transmise 
«  au  Gouvernement  avec  invitation  de  vous  répondre  directe- 
«  meut  et  immédiatement;  ne  puis  prendre  sur  moi  de  donner 
«  ordre  de  désobéir  à  Vinoy.  » 

Mais,  comme  aucune  nouvelle  n'arrivait,  le  général  Derroja 
me  dit  :  'i  C'est  tout  ce  que  je  puis  faire.  J'ai  épuisé  les  dernières 


DÉPOSITION    SI  H    I.E   18   MAHS.  'A-i 

«  limites  de  mon  droit.  Je  vais  faire  évacuer  l'Hôlel  de  Ville.  » 
A  y  h.  5o   m.,  je  télégraphiai   une  dernière  dépêche  au 
minisire  de  l'Inlérieur  : 

»  18  mars  1871,  9  h.  55  m.  du  soir. 

«  Maire  de  Paris  à  Intérieur.  Les  troupes  ont  évacué  l'Hôtel 
<(  de  Ville.  Tous  les  gens  de  service  sont  partis.  Je  sors  le 
((  dernier.  Les  msurgés  ont  fait  une  barricade  derrière  l'Hôtel 
«  de  Ville  et  arrivent  en  même  temps  sur  la  place  en  tirant 
«  des  coups  de  feu. 

«  Signé  :  Jules  Ferry.  » 

C'est  ainsi  que  l'Hôtel  de  Ville  se  trouva  occupé  par  l'insur- 
rection une  demi-heure  après.  Les  insurgés  eux-mêmes  igno- 
raient ce  qui  se  passait  dans  l'intérieur  de  l'édifice.  Hs  furent 
assez  surpris,  m'a-t-on  dit,  de  trouver  les  portes  ouvertes. 

Pour  achever  l'histoire  du  18  mars  et  de  mon  rôle  dans  cette 
journée,  je  vous  dirai  qu'ayant  quitté  l'Hôtel  de  Ville  à  dix 
heures  du  soir,  je  me  rendis  à  la  mairie  du  I"  arrondissement, 
c'est-à-dire  à  la  mairie  du  Louvre. 

Je  trouvai  là  le  maire,  M.  Adam,  31.  Meline,  adjoint,  auxquels 
je  Us  part  de  la  situation.  Je  leur  demandai  s'ils  voyaient 
quelque  chose  à  faire.  Ils  tirent  venir  immédiatement  les  chefs 
de  bataillon  du  quartier,  qui  étaient  des  plus  vaillants  et  des 
meilleurs,  M.  le  colonel  Monneron-Dupin,  M.  le  commandant 
Barré  et  d'autres,  tous  ceii\,  en  un  mot,  qui  avaient  montré  le 
plus  de  bravoure  et  d'attaciiement  à  l'ordre  depuis  six  mois.  Hs 
nous  dirent  :  «  Il  n'y  a  rien  à  faire  avec  la  [garde  nalionalCv 
«  Nous  avons  fait  battre  le  rappel  toute  la  journée,  il  est  venu 
«  14  hommes  par  bataillon.  (Mouvement).  Ces  hommes  avaient 
«  formé  un  petit  groupe,  mais  ils  sont  allés  se  coucher.  Nous 
«  ne  vous  conseillons  pas  de  tenter  d'aller  les  réveiller.  » 

Alors  je  lis  venir  les  maiiTs  de  Paris.  Au  moment  où  je 
quittais  l'Hôtel  de  Ville,  j'avais  été  avisé  qu'ils  étaient  réunis  à 
la  mairie  du  IP  arrondissement. 

M.  Vacherot.  —  A  quelle  heure  ? 

M.  Jules  Ferry.  —  C'était  le  18  mars,  dans  la  soirée. 

M.  Vacherot.  —  J'ai  été  convoqué  pour  une  réunion.  Je  m'y  suis 
rendu.  Mais  il  n'y  a  pas  eu  de  réunion  parce  qu'on  est  venu  les  uns- 
après  les  autres. 


541  LiISCOlliS   ET   ûl'I.MONS. 

M.  Jules  Ferrv.  —  J'envoyai  ma  pclile  letlrc  aux  maires 
l)Oiir  les  mettre  au  courant  de  la  situation.  Je  leur  disais  :  «  On 
<(  retire  les  troupes  de  l'Hùlel  de  Ville,  je  l'abandonne;  peul- 
«  être  pourrez-vous  tenter  quelque  chose  dans  l'intérêt  ties 
<(  archives  de  la  ville  et  de  ses  caisses.  Essayez  et  montrez-vous.» 

Une  heure  apivs,  ils  arrivènnit  presque  tous  à  la  mairie  du 
T'"  arrondissement.  Ils  [larurent  aussi  embarrassés  que  les 
chefs  de  bataillon  de  la  garde  nationale.  Ils  convinrent  cepen- 
dant de  garder  le  IP  arrondissement  et  de  prendre  des 
mesures  pour  la  résistance,  lorsque  tout  d'un  coup  un  grand 
l»ruil  se  lit  entendre  au  dehors. 

.VI.  VACiiKiiOT.  — Je  n'étais  pas  à  celle  réunion. 

^1.  Jules  Ferry.  —  La  foule  criait  :  «  Mort  à  Ferry!  Il  nous 
faut  Ferry  !  »  —  C'est  alors  que  ces  Messieurs  me  dirent  : 
«  Ne  sortez  pas,  attendu  qu'on  fouille  tout  le  monde  et  qu'on 
«  demande  les  noms.  Nous  allons  vous  faire  passer  par  l'église 
«  Saint-Gei'main-rAuxei'rois.  » 

J'entrai  en  elïetdans  le  presbytère,  qui  communiquait  avec  la 
mairie,  et  je  pus  m'en  aller,  pendant  que  la  foule  rassemblée 
devant  la  porte  de  la  mairie  continuait  à  proférer  des  cris  de 
mort  contre  moi. 

Je  couchai  à  Paris  chez  un  de  mes  amis  et  je  me  rendis  le 
lendemain  matin  à  Versailles. 

Ici  s'ari'ête  ce  que  je  sais  et  ce  que  j'ai  à  vous  dire  sur  la 
journée  du  18  mars. 

Si  maintenant  vous  aviez,  sur  des  points  déterminés,  des 
questions  àm'adresser,  je  m'elïorcerais  d'y  répondre. 

M.  Diu.r'iT.  —  Pourriez-vous  insister  plus  que  vous  ne  l'avez  fait 
sur  les  relations  (jui  ont  existé  entre  le  (iouvernement  et  le  comité 
formé  à  Montinaitre,  depuis  le  moment  où  les  canons  ont  élé 
enlevés,  lors  de  l'entrée  des  l'russiens,  jusqu'au  moment  de  l'insur- 
rectiou.  Il  a  du  y  avoir  dans  cet  intervalle,  entre  les  chefs  du  comité 
et  le  (iouveruemenl,  des  négociations  sur  lesquelles  je  désirerais 
êtic  (''(lilié. 

M.  Jules  Ferrv.  —  Il  n'y  a  pas  eu  de  négociations  entre  le 
Gouvernement  et  les  chefs  du  comité. 

M.  hi;i,iMr.  —  .le  vous  deinaiule  ])ardon  des  expressions  dont  je 
me  suis  servi.  Croyez  bien  (jue  je  n'y  al  lâche  pas  d'im|iortance  et 
que  je  n'ai  eu  aucune  intention  de  vous  Messer. 


DÉPOSITION   SUR   LE   18  MARS.  545 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  ne  m'en  blesse  nullement.  Je  suis 
même  très  content  que  voire  question  me  donne  l'occasion  de 
m'expliquer  sur  ce  point.  Il  y  a  eu,  il  est  vrai,  des  négociations 
et  des  allées  et  venues  nombreuses  entre  le  Gouvernement  et 
M.  Clemenceau,  maire  du  dix-huitième  arrondissement,  qui  se 
vantait  d'avoir  sur  ce  quartier  une  grande  influence.  M.  Clemen- 
ceau nous  a  dit  dix  fois  de  suite  :  «  Prenez  patience;  on  va 
«  rendre  les  canons,  j'en  ai  la  promesse,  c'est  pour  demain  ». 

M.  Clemenceau  nous  répétait  souvent  qu'il  n'y  avait  qu'un 
malentendu,  que  si  le  Gouvernement  faisait  une  proclamation 
affirmant  la  république,  l'insurrection  se  dissiperait  comme  par 
enchantement. 

Voilà  tout  ce  qu'il  y  a  eu.  Quant  à  de  prétendues  négociations 
entre  le  Gouvernement  et  ce  comité,  il  n'en  a  jamais  existé. 

M.  Delpit.  —  V  a-t-il  d'autres  maires  qui  soient  intervenus? 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  n'y  en  a  pas  eu  d'autres.  Les  canons 
étaient  aussi  aux  Imites  Chaumont,  mais  le  XX^  arrondissement 
était  régi  par  une  Commission  administrative  dont  les  membres 
ne  s'occupaient  pas  de  politique.  On  comprend  sans  peine 
qu'ils  n'auraient  eu  aucun  crédit. 

M.  LE  PnÉsiDE.NT.  —  M.  Scliœlclier  a  annoncé  qu'il  aurait  des 
renseignements  à  donner  sur  la  question  posée  par  M.  Delpit,  au 
sujet  delà  reddition  des  canons. 

Un  membre.  —  Je  voudrais  demander  à  M.  Jules  Ferry  s'il  peut 
nous  donner  des  renseignements  sur  un  l'ait  qui  s'est  passé  pendant 
le  premier  sit'ye. 

Les  bataillons  de  Belleville  et  de  Montmartre  auraient,  dit-on,  été 
armés  avec  des  fusils  perfectionnés,  alors  que  les  bataillons  dévoués 
à  l'ordre  n'avaient  que  de  vieux  fusils.  On  dit  même  que,  dans  le 
cours  du  siège,  un  certain  nombre  de  bataillons  dévoués  à  l'ordre 
auraient  dû  échanger  les  fusils  perfectionnés  dont  ils  étaient 
pourvus,  pour  les  remettre  aux  bataillons  de  Montmartre  et 
de  Belleville,  lesquels  leur  auraient  donné  à  la  place  de  vieux 
fusils. 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  m'est  d'autant  plus  facile  de  vous 
répondre  que  je  suis  parfaitement  au  courant  des  faits  auxquels 
vous  venez  de  faire  allusion. 

Pour  ce  qui  est  de  l'échange  général  d'armes  perfectionnées 
contre  des  armes  inférieures,  il  a  eu  lieu  dans  toute  la  garde 
nationale  de  Paris  au  moment  de  la  formation  des  bataillons  de 

33 


546  DISCOURS  ET   OPINIONS. 

mairlie.  Comme  on  aimait  une  portion  des  bataillons  en  truerre, 
cV'tait  l'essence  même  de  la  combinaison  de  donner  aux 
hommes  qui  devaient  quitter  l'enceinte  et  qui  allaient  se  trou- 
ver aux  prises  avec  l'ennemi,  les  meilleures  armes.  Il  avait 
donc  été  entendu  (jue  les  gardes  nationaux  sédentaires  donne- 
raient, dans  la  pi'oportion  (|ui  serait  nécessaire,  les  bonnes 
armes  dont  ils  étaient  pourvus,  et  qu'ils  se  contenteraient  de 
fusils  à  percussion. 

Le  fait  qui  se  serait  passé  à  Belleville  est  tout  ditïérent;  c'est 
celui  auquel  M.  le  général  Trochu  a  fait  allusion  dans  son 
discours.  A  la  fin  de  septembre  ou  au  commencement  d'octobre, 
nous  fûmes  fort  surpris  de  trouver  des  armes  perfectionnées 
entre  les  mains  des  bataillons  de  Belleville.  Nous  allâmes  aux 
renseignements  et  nous  apprîmes  que  c'était  Flourens  qui  avait 
acheté  et  payé  ces  armes,  parmi  lesquelles  il  y  avait  des  clias- 
sepots.  Il  les  avait  données  à  ses  hommes  et  il  en  avait  formé 
un  corps  de  tirailleurs  spécial  qui  se  dévouait  à  lui  et  qu'on 
appelait  les  Tirailleurs  de  Belleville. 

Je  crois  qu'il  ne  faut  pas  confondre  ces  deux  faits.  Ainsi,  il 
n'a  jamais  été  fait  d'échange  pour  donner  des  armes  perfec-- 
tionnées  aux  mauvais  bataillons  et  pour  laisser  les  mauvaises 
aux  bataillons  de  l'ordre.  Il  n'y  a  pas  eu  autre  chose  que  ce  que 
je  vous  ai  dit,  lors  de  la  formation  des  bataillons  de  marche. 
Mais  il  y  avait  eu  antérieurement,  pendant  le  siège,  une  certaine 
quantité  de  chassepots,  qu'on  a,  je  crois,  exagérée,  qui  ne 
s'élevaient  pas,  selon  moi,  au  delà  de  quelques  milliers,  qui 
avaient  été  achetés  et  dont  se  trouvaient  détenteurs  les  tirail- 
lerirs  de  Belleville  sous  le  commandement  de  Flourens. 

M.  LKMAïKjns  DE  (JLiNso.NXAS.  — Est-cc  qu'oii  trouvait  ù  acheter  des 
armes  dans  l*aris? 

M.  Jules  Ferey.  — Ces  achats  peuvent  avoir  été  faits  anté- 
rieurement au  4  septembre. 

M.  LE  MARQiis  DE  QuiNSONXAS.  —  M.  le  ^'éiiéral  Trochu,  dans  son 
discours,  a  tait  observer  que  les  énieutiers  du  31  octobre  étaient 
armés  non  pas  de  cliassepots,  mais  de  springlields  et  de  spencers. 
D'où  pouvaient  provenir  ces  armes? 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  y  avait  des  reuiingtons  dans  Paris. 
M.  LK  MARQiis  DE  QuixsoxNAS.  —  Ce  n'étaient  pas  des  remingtons: 


DÉPOSITION    SUR   LE   18  MAHS.  547 

c'étaient  des   springfields  et   des  spencers,  c'est-à-dire  des  armes 
tout  à  fait  spéciales. 

M.  Jules  Ferrv.  —  Je  me  rappelle  parfaitement  que  les 
tirailleurs  qui  nous  ont  cernés  le  31  octobre  étaient  pourvus 
(le  ti'ès  bonnes  armes.  Mais  je  ne  crois  pas  néanmoins  que  le 
nombre  de  ces  armes  fût  très  considérable.  Si  l'on  i-ctrouvait 
l'état  des  bataillons  de  la  garde  nationale  fait  par  l'état-major, 
on  saurait  le  nombre  de  sniders,  de  remingtons  ou  de  chas- 
sepols  qui  ont  été  distribués. 

Il  y  avait  des  armes  dans  Paris,  et,  d'ailleurs,  on  en  avait  fait 
venir  en  vue  du  siège,  dans  l'intervalle  qui  s'est  écoulé  entre 
le  4  septembre  et  l'investissement.  Mais,  je  le  répète,  je  crois 
qu'il  n'y  a  eu  qu'un  petit  nombre  d'armes. 

M.  LE  Président.  —  II  y  a  un  fait  qu'on  vous  a  reproché. 

On  a  dit  que  vous  aviez  manifesté  beaucoup  d'indulgence  pour  la 
garde  nationale  de  Belleville,  que  vous  l'aviez  armée  de  ctiassepots, 
que  vous  lui  aviez  donné  un  drapeau  et  que  vous  l'aviez  passée  en 
revue.  Poiivez-vous  nous  donner  des  explications  sur  ce  point? 

M.  Jules  Ferry.  — Le  fait  n'est  pas  exact,  quant  aux  armes; 
mais  je  vais  vous  dire  ce  qui  s'est  passé  pour  les  drapeaux. 

M.  LE  Président.  —  Je  vous  pose  celte  question  qui  résulte  de 
dépositions  antérieures. 

M.  Jules  Ferrv.  —  La  mairie  de  Paris  n'a  jamais  eu  dans 
ses  attributions  la  distribution  des  armes.  Nous  n'avons  pu 
donner  des  chassepots  à  aucun  bataillon.  La  mairie  de  Paris  n'a 
pas  fait  autre  chose  que  de  distribuer  des  habillements  et  elle 
en  a  distribué  beaucoup.  C'était  un  fait  général. 

Quant  aux  fusils,  c'étaient  l'état-major  de  la  garde  nationale 
et  le  ministère  de  la  Guerre  qui  les  distribuaient.  Il  n'a  donc  pu 
y  avoir,  de  la  part  de  la  mairie  de  Paris,  aucune  préférence  en 
ce  qui  concerne  la  distribution  des  armes.  C'est  une  chose 
matériellement  impossible. 

Toutes  les  armes  distribuées,  sauf  celles  qui  avaient  été 
achetées  par  Flourens,  et  qui,  je  crois,  sont  peu  nombreuses, 
toutes  ces  armes,  dis-je,  sortaient  des  arsenaux  de  l'État  et 
avaient  été  acquises  par  l'État  pendant  les  derniers  jours  qui 
ont  précédé  le  4  septembre.  Le  Gouvernement  nous  a  dit,  en 
effet,  à  cette  époque,  et  vous  pourrez  le  voir  dans  le  Journal 


r)lS  DISCOURS  ET   OPINIONS. 

officiel,  on  reli^^ant  les  discours  des  ministres,  qu'il  avait  fait 
venir  des  armes  perfectionnées.  Il  y  avail  des  remingtons.  des 
sniders  v[  d'autres  armes  encore,  d'origine  anglaise  et  améri- 
caine, dont  M.  le  ministre  de  la  Guerre  annonrait  l'arrivée. 

M.  Li;  MARons  hk  Mornav.  — Des  s]u'inglii'lds  suitoiil. 

M.  JuLKs  Ferky.  —  Je  crois  que  oui. 

En  ce  qui  concerne  les  armes,  ma  i-éponse  est  donc  décisive. 
Jamais  la  mairie  de  Paris  n'a  distribue  de  fusils. 

Quant  au  drapeau,  le  fait  originaire  l'emonte  ù  une  époque 
antérieure  à  mon  administration.  Car  je  ne  suis  devenu  maire 
de  Paris  qu'au  mois  de  novembre,  après  le  plébiscite,  lorsque 
M.  Arago  eût  donné  sa  démission.  Jusque-là,  j'avais  simplement 
le  caractère  d'un  délégué;  je  n'avais  pas  pris  le  titre  de  Préfet 
de  la  Seine. 

J'avais  reçu  du  Gouvernement,  le  6  septembre,  le  titre  de 
délégué  près  l'administration  du  département  de  la  Seine. 

Je  reviens  à  mes  visites  à  Belleville. 

Je  suis  allé  deux  fois  à  Belleville. 

Une  première  fois  le  8  octobre,  dans  les  circonstances  sui- 
vantes :  Le  8  octobre,  M.  Flourens  était  descendu  sur  la  place 
de  l'Hôtel-de-Ville  avec  ses  bataillons.  C'était  la  première 
manifestation  armée  à  laquelle  il  nous  fut  donné  d'assister. 
Elle  avait  un  caractère  plutôt  pacifique  que  menaçant.  Je  vois 
encore  Flourens  faisant  ranger  ses  bomnies.  ses  caulinièi-es,  sa 
musique,  et  tout  le  monde  l'aJjordant  le  képi  à  la  main.  C'était 
une  exhibition  de  militarisme  tout  à  fait  piquante. 

Le  Gouvernement  avait  été  prévenu.  Le  général  Trochu  et 
plusieurs  de  ses  collègues  attendaient  dans  la  grande  salle  du 
Gouvernement.  La  visite  fut  très  respectueuse,  car  on  n'avait 
pas  encore  rompu  avec  nous.  Seulement,  Flourens  venait  très 
nettement  demander  le  commandement  de  la  place  de  Paris.  Il 
se  chargeait  de  sauver  Paris.  Le  général  Trochu  lui  répondit 
avec  beaucoup  de  douceur.  Les  gens  qui  l'accompagnaient 
trouvèrent  Floui'ens  ridicule  et  la  manifestation  échoua.  Floui'ens 
donna  sa  démission,  tant  il  était  blessé  de  son  insuccès.  Ce  jour 
même,  je  fus  accosté,  en  rentrant  à  IHôtel  de  Ville,  par  des 
officiers  des  Itataillons  de  Flourens  (jui  me  dirent  :  «  M.  Jules 
«  Ferry,  on  nous  calomnie  :  on  ci-oit  que  nous  sommes  venus 


DEPOSITION   SUR   LE   18  MARS.  549 

«  pour  faire  violence  au  Gouvernement.  Nous  voulons  donner 
«  un  démenti  à  ces  bruits  calomnieux  que  répandent  contre 
«  nous  les  journaux  réactionnaires.  » 

«  Voulez-vous  venir  à  Belleville? 

«  Voulez-vous  y  venir  maintenant?  » 

Je  ne  crus  pas  devoir  refuser  leur  proposition  et  je  me  rendis 
sur  le  ijoulevard  de  Puebla  où  se  trouvaient  réunis  cinq  ou  six 
bataillons  de  Belleville.  Je  les  passai  en  revue,  etc'està  ce  sujet 
que  vous  avez  pu  lire  dans  un  journal  une  lettre  de  Flourens 
dans  laquelle  il  dit  :  Est-ce  que  Ferry  ne  s'est  pas  permis  de 
passer  en  revue  mes  bataillons  en  bourgeois  !  >^ 

J'avais  parcouru  tout  le  boulevard.  J'avais  constaté  des  cris 
unanimes  de  «  vive  le  Gouvernement  !  »  et  pas  un  seul  cri  de  : 
«  vive  la  Commune  !  »  qui  était  cependant  déjà  le  cri  de  rallie- 
ment. Je  me  trompe,  ce  cri  fut  proféré  une  seule  fois.  Il  fut 
étouffé  immédiatement  et  de  la  plus  rude  façon,  de  la  façon 
dont  on  exerce  le  commandement  à  Belleville. 

La  seconde  fois  que  je  me  rendis  à  Belleville,  ce  fut  réelle- 
ment pour  le  drapeau.  Ce  drapeau  avait  été  demandé  à  la  mai- 
rie centrale,  sous  l'administration  de  M.  Arago,  par  l'état-major 
de  la  garde  nationale. 

Vous  le  savez,  les  situations  en  temps  de  révolution,  se 
dessinent  et  se  déplacent  avec  une  très  grande  rapidité. 

Dans  les  premiers  temps,  à  la  fin  de  septembre  ou  au  com- 
mencement d'octobre,  on  pouvait  croire  que  tous  les  gens  plus 
ou  moins  exaltés,  que  les  têtes  cliaudes  qui  composaient  la 
jeune  troupe  de  Flourens,  seraient  pleins  d'ardeur  pour  la 
bataille.  Le  général  Trocliu  avait  eu  pour  Flourens  beaucoup 
d'égards.  Celui-ci  passait  pour  un  liéros;  il  avait  fait  la  guerre 
de  Crète.  C'était  pour  le  général  un  certificat  de  civisme 
suffisant,  et  il  avait  autorisé  Flourens  à  former  le  corps  des 
tirailleurs  de  Belleville. 

Flourens  avait  demandé  à  être  colonel.  Il  n'y  avait  que  des 
chefs  de  bataillon  dans  la  garde  nationale.  Mais  il  voulait  un 
titre  pour  se  différencier  des  autres  chefs  de  bataillon  ;  bi-ef,  on 
l'avait  nommé  major  de  rempart.  Il  en  était  ravi. 

Donc,  on  avait  pensé,  à  Tétat-major,  que,  si  l'on  donnait  un 
drapeau  spécial  à  ce  corps,  qui  était  hors  cadres  et  qui  s'appelait 
les  Tirailleurs  de  Belleville,  on  pourrait  en  tirer  de  bons  soldats 


550  DISCOUHS   ET  OPIMO.NS. 

à  l'occasion,  ol  ron  avait  fait  pràparcr  un  drapeau  portant  ces 
mots  :  Tirailleurs  de  Bellev'tlle. 

Quand  il  fut  question,  vers  la  lin  de  novembre,  du  départ  des 
bataillons  de  Belleville  pour  les  avancées,  plusieurs  personnes 
vinrent  nous  dire  :  «  Mais  on  a  beaucoup  de  peine  à  faire  mar- 
«  cber  ces  bataillons.  Ils  ont  beaucoup  de  bon  vouloir  pour 
«  venir  à  l'Hôtel  de  Ville,  mais  ils  ne  veulent  pas  aller  aux 
«  avancées.  »  — Je  pensai  alors  qu'en  allant  passer  ces  gens  en 
revue  à  Belleville  et  qu'en  les  liaranguant,  je  pourrais  les 
décider  à  partir,  comme  il  convenait,  pour  les  tranchées. 

Je  dois  dire  que  je  fus  très  mal  reçu.  Je  m'étais  mépris  sur 
cette  i)opulation.  Je  vis  là  des  gens  qui  ne  songeaient  qu'à  une 
chose,  à  m'expliquer  pourquoi  ils  ne  voulaient  pas  partir.  Je  me 
félicitai  cependant  d'être  venu  ;  car,  sans  cela,  ils  ne  seraient 
pas  partis  du  tout.  Les  uns  réclamaient  leur  paye  :  les  autres 
voulaient  que  leurs  femmes,  légitimes  ou  non,  eussent  leur 
pain  assuré  pendant  leur  absence. 

Je  vois  encore,  au  moment  où  enlin  le  bataillon  se  décida  à 
partir  sous  le  commandement  de  M.  Roger  du  Nord,  un  jeune 
homme  qui  avait  joué  un  certain  rôle  au  31  octobre,  jeter  ses 
armes  et  son  fourniment  en  disant  :  «  Je  ne  puis  pas  quitter 
Paris,  puisque  la  réaction  en  est  définitivement  maîtresse,  »  et 
rentrer  chez  lui. 

Voilà  cette  histoire  de  Belleville  qu'on  a  beaucoup  défigurée 
et  dans  laquelle  je  puis  vous  affirmer  que  j'ai  montré  quehiue 
courage,  attendu  que  ces  gens,  qui  avaient  le  souvenir  du 
31  octobre  très  présent,  étaient  particulièrement  exaspérés 
contre  moi,  et  (jue,  si  je  n'avais  pas  fait  bonne  contenance,  ils 
m'auraient  mis  en  pièces. 

l'ii  meinhre.  —  Est-ce  à  ce  momenl-là  qu'on  leur  a  doum;  le 
drapeau  d'Iionneur? 

M.  Jules  Ferey,  —  Je  leur  ai  donné  ce  drapeau  en  arrivant, 
et  j'oubliais  ce  détail  caractéristique.  Savez-vous  ce  qu'ils  en 
firent  ?  Ils  le  mirent  en  morceaux  avant  d'arriver  à  la  tranchée, 
disant  :  «  Ce  drapeau  qu'on  nous  apporte  est  destiné  à  nous 
«  dénoncer  aux  Prussiens  ;  on  nous  donne  un  drapeau  spécial 
«  pour  indiquer  où  sont  les  Bellevillois  et  pour  que  Bismarck 
«  nous  fasse  massacrer.  » 


DEPOSITION   SUR  LE   18  MARS.  551 

Un  membre.  —  La  seconde  fois  que  vous  avez  été  h  Belleville, 
c'était  pour  donner  le  drapeau  ? 

M.  Jules  Ferey.  —  Le  bataillon  devait  partir  pour  les 
avancées  ;  j'avais  fait  porter,  le  matin  même,  à  la  mairie,  le 
drapeau  qui  leur  était  destiné,  et  je  venais  là  pour  les  haran- 
guer, pensant  les  trouver  en  bonnes  dispositions.  Au  contraire, 
je  vis  de  suite  que  ma  présence  leur  était  tout  à  fait  désagréable, 
et  que  ce  drapeau  constituait  à  leursyeux  un  danger  et  un  piège. 

Un  membre.  —  Ainsi,  ce  drapeau  leur  a  été  donné  ce  jour-là? 

M.  Jules  Ferry.  —  Oui,  et  il  fut  mis  en  pièces  une  heure 
après. 

Un  membre.  —  Pourriez-vous  nous  donner  des  détails  sur  la  mise 
en  liberté  des  gens  qui  avaient  été  arrêtés  le  31  octobre? 

M.  LE  Président.  —  Je  vous  demande  la  permission  de  laisser  de 
côté  cette  question  qui  regarde  la  Commission  du  4  septembre, 
devant  laquelle  M.  Ferry  aura  cà  s'expliquer. 

Un  membre.  —  M.  le  général  Trochu  a  dit  qu'il  y  avait  dans  les 
bataillons  de  la  garde  nationale  25  000  repris  de  justice.  M.  Ferry 
sail-il  si  ce  renseignement  est  exact? 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  n'en  connais  pas  exactement  le 
chitïre.  Mais  voici  quelle  était  la  situation  : 

Quand  on  arma  la  garde  nationale,  après  le  4  septembre,  on 
a  réellement  donné  des  armes  à  tout  le  monde.  La  chose  s'est 
faite  dans  un  gi-and  désordre,  comme  cela  devait  arriver 
dans  une  ville  qui  sentait  l'approche  de  l'ennemi.  Les  états 
réguliers,  qui  existent  partout  où  la  garde  nationale  s'organise, 
n'étaient  pas  dressés  ;  pour  savoir  si  on  donnait  une  arme  à 
quelqu'un  qui  avait  été  condamné  ou  non,  il  aurait  fallu  recou- 
rir au  casier  judiciaire,  ce  qui  n'était  pas  très  praticable  à  ce 
moment-là.  On  en  a  bien  écarté  quelques-uns;  mais  il  est 
évident  qu'il  a  dû  se  glisser  dans  les  bataillons  plus  d'un  repris 
de  justice. 

Un  membre.  — Le  Gouvernement  avait  rendu  un  décret  qui  portait 
que  les  faillis  non  réhabilités  feraient  partie  de  la  garde  nationale. 
Je  suis  étonné  qu'on  eût  pris  cette  précaution  à  l'égard  des  faillis,  et 
qu'on  n'eût  pas  pu  avoir  de  renseignements  précis  sur  les  repris 
de  justice. 

M.  LE  MARQiis  DE  MoRNAY.  —  On  avait  ouvert  les  prisons:  ils  se 
sont  trouvés  libres  dans  Paris  et  ils  ont  pu  tout  à  leur  aise  entrer 
dans  la  garde  nationale. 


552  DISCOLHS   ET   (iPl.MO.NS. 

M.  i.i:  r.oMTi;  m;  (ioNTAiT-RiuoN.  —  J'aurais  une  question  à  adresser 
à  M.  Ferry  au  sujet  du  rappel  qui  a  été  battu  le  18  mars.  Vous  nous 
avez  dit,  et  du  reste  nous  le  savions  d'ailleurs,  qu'il  avait  produit  de 
très  minces  résultats,  que  très  peu  de  gardes  nationaux  s'étaient 
rendus  à  cel  appel.  Nous  en  avons  vu  un  assez  grand  nombre  aux- 
quels nous  avons  reprocbé  de  ne  pas  être  sortis.  Ils  nous  ont 
répondu  :  «  Mais  la  générale  n'a  pas  été  battue  comme  à  l'ordinaire. 
«  Pendant  le  siège,  quand  on  battait  le  rappel,  on  nous  indiquait  un 
«  lieu  de  rendez-vous.  Cette  fois,  nous  ne  savions  pas  pourquoi  on 
«  battait  le  rappi'l  :  c'est  ce  qui  f.iil  (pie  nous  ne  sommes  pas  sortis.  » 

M.  Jxu.Es  Ferry.  —  Je  ne  puis  vous  renseigner  là-dessus.  Je 
n"ai  jamais  lait  balti'e  le  rappel  par  la  garde  nationale.  Comme 
l'armement,  Je  rappel  était  une  chose  absolument  militaire, 
placée  sous  l'autorité  du  Gouverneur  et  du  commandant  en 
chef.  Aussi,  quand  les  maires  d'arrondissement  se  permettaient 
de  faire  battre  le  rappel,  ils  étaient  semonces.  — M.  Vacherot 
est  là  pour  en  témoigner,  —  et  j'avoue  que,  dans  ce  cas,  je  leur 
transmettais  la  semonce  avec  une  grande  satisfaction,  sachant 
que  le  rappel  devait  être  battu  uniquement  sur  l'ordre  du  com- 
mandant du  secteur. 

Un  membre.  —  Qui  a  fait  battre  le  rappel  le  18  mars  ? 

M.  Jules  Feiuiy.  —  Il  a  été  battu  sur  un  ordre  du  général 
de  la  garde  nationale. 

M.  L1-;  PnÉsmENT.  —  Nous  en  parlerons  au  général  d'Aurelles  de 
Paladines. 

Un  membre.  —  M.  Ferry  peut-il  nous  donner  quelques  renseigne- 
ments sur  le  rôle  qu'a  pu  jouer  l'Internationale  dans  la  journée  du 
18  mars? 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  ne  saurais  vous  répondre  à  cet  égard. 

Un  membre.  —  On  nous  a  dit  qu'il  y  avait  eu  un  grand  désordre 
dans  la  garde  nationale,  au  moment  où  le  général  Clément  Thomas 
avait  donné  sa  démission.  Sur  (jui  doit  tomber  la  responsabilité  de 
ce  désordre? 

!\I.  Jules  Ferry.  —  Un  peu  sur  tout  le  monde. 

M.  LE  Présu)K.\t.  —  Sur  l'absence  du  Gouvernement  ;  quand  il  n'y 
a  pas  de  Gouvernement,  il  n'y  a  plus  de  commandement  possible. 

M.  Jules  Ferry.  —  A  ce  moment,  il  est  parti  cinquante  ou 
soixante  chefs  de  bataillon. 

Un  membre.  —  C'est  un  l'ait  des  plus  importants. 


DÉPOSITION   SUR  LE   18   MARS.  Ô53 

M.  LE  Président.  —  Quanti  la  garde  nationale  se  désorganise,  la 
responsabilité  parait  devoir  en  retomber  sur  M.  le  ministre  de 
l'Intérieur. 

M.  Jules  Ferry.  —  La  désorganisation  s'est  produite  par  le 
fait  même  d'un  grand  nombre  de  gardes  nationaux  qui,  voyant 
le  siège  levé  et  la  guerre  finie,  se  sont  dit  :  «  Nous  allons 
retourner  chez  nous.  » 

M.  Louis  de  Saint-Pierre.  —  Je  demanderai  à  M.  Jules  Ferry  s'il 
a  partagé,  dans  une  certaine  mesure,  ce  que  j'appeilei'ailes  illusions 
de  M.  Jules  Favre,  illusions  qui  ont  fait  que,  d'après  les  prélimi- 
naires de  paix,  on  a  dû  désarmer  la  troupe  de  ligne  et  les  mobiles, 
qui  avaient  donné  des  preuves  de  leur  solidité  pendant  le  siège, 
tandis  qu'on  laissait  des  ai-nies  à  la  garde  nationale,  dont  l'inconsis- 
tance avait  été  signalée  à  plusieurs  reprises. 

M.  Jules  Ferry,  —  Je  suis  bien  aise  de  la  question  que  vous 
m'adressez. 

Je  crois  qu'il  y  a  là-dessus  un  malentendu  dans  beaucoup 
d'esprits.  Je  sais  parfaitement  ce  qui  s'est  passé  entre  M.  de 
Bismarck  et  M.  Jules  Favre. 

On  a  dit  et  redit  bien  des  fois,  à  la  Chambre  et  dans  le  public, 
que  M.  de  Bismaixk  avait  offert  de  désarmer  la  garde  nationale. 

C'est  une  très  grande  erreur,  et,  quand  vous  voudrez  sur  ce 
point  des  explications  très  précises,  M.  Jules  Favre  vous  les 
donnera.  M.  Vacherot  a  entendu  ces  explications  dans  les 
réunions  des  maires. 

Jamais  M.  de  Bismarck  n'a  dit  qu'il  désarmerait  la  garde 
nationale;  il  a  dit  :  «  Messieurs  du  Gouvernement,  vous  désar- 
«  merez  la  garde  nationale.  »  M.  Jules  Favre  a  répondu  :  «  Vous 
<(  vous  trompez,  si  vous  croyez  que  nous  puissions  la  désarmer. 
«  Qui  la  désarmera,  en  effet?  Ce  n'est  pas  la  troupe.  Ce  n'est 
«  pas  une  partie  de  la  garde  nationale  qui  désarmera  l'autre. 
«  Si  vous  voulez  désarmer  la  garde  nationale,  entrez  dans 
«  Paris,  si  cela  vous  convient.  »  —  Alors  M.  de  Bismarck, 
s'échappant  par  une  de  ces  épigrammes  sanglantes  dont  il 
avait  l'habitude,  lui  dit  :  «  J'ai  un  procédé  infaillible  pour 
«  désarmer  la  garde  nationale,  c'est  de  continuer  l'inveslisse- 
«  ment;  je  fermerai  toutes  les  issues  et  dans  quinze  jours  ou 
«  trois  semaines,  »  —  il  croyait  que  nous  avions  encore  pour 
trois  semaines  de  vivres,  alors  que  nous  n'en  avions  guère  que 


554  niSCOUKS   ET   OPINIONS. 

pour  (|iKiiie  OU  ciiKj  jours  —  «  quiconque  voudra  un  morceau 
«  (le  pain  m'apportera  son  fusil  aux  avant-postes  ». 

Ces  i)aroles  cruelles  étaient  dignes  df  l'homme  qui  les 
prononçait. 

Jamais  il  n'y  a  eu  autre  chose;  jamais  on  ne  nous  a  proposé 
de  désarmer  la  pai\le  nationale. 

Un  membre.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  Jules  Ferry.  —  Si  nous  avions  voulu  eiiliv'pn>ndre  ce 
désarmement,  soyez  sûrs  que  nous  aurions  sauté  en  l'air,  et  que, 
ce  que  nous  voulions  éviter,  les  Prussiens  seraient  entrés  dans 
Paris. 

Un  membre.  —  M.  Jules  Favre  a  dit  le  contraire  à  la  tribune. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  ne  crois  pas.  Vous  le  demanderez  à 
M.  Jules  Favre.  Je  vous  garantis  qu'il  n'y  a  eu  là  (ju'un  mouve- 
monl  oratoire;  mais,  sous  ce  mouvement  oratoire,  l'estent  les 
l'ails  l(ds  que  je  vous  les  ai  exposés. 

Le  même  membre.  —  Les  paroles  de  M.  Jules  Favre  sont  devenues 
de  l'histoire,  puisqu'elles  ont  été  prononcées  à  la  tribune,  et,  si  je 
me  trompe  en  les  rapportant,  tous  mes  honorables  collègues  vont 
me  le  dire. 

J'ai  compris  que  M.  de  Bismarck  avait  dit  à  M.  Jules  Favre  : 
«  Nous  désarmerons  toute  l'armée,  à  savoir  :  la  garnison,  la  garde 
mobile  et  la  ij-arde  nationale.  Mais  vous  m'indiquerez  les  bons 
bataillons  et  je  leur  laisserai  leurs  armes.  »  —  A  quoi  M.  Jules 
Favre  aurait,  répondu  :  «  La  garde  naLionale  de  I^aris  ne  contient 
que  des  citoyens  dif^nes  de  conserver  leurs  armes  et,  par  consé- 
quent, je  n'ai  pas  à  accepter  voti'e  proposition.  »  —  M.  de  Bismarck 
aurait  ajouté  :  «  Ah!  vous  le  voulez,  eh  bien,  soit!  » 

M.  Jules  Ferry.  —  Nos  renseignements  sur  ce  point  ont 
hesoin  d'être  complétés.  Car  ce  que  vous  venez  de  dire  n'esl 
pas  conforme  au  récit  que  M.  Jules  Favre  a  fait  au  Gouverne- 
ment et  à  plus  de  cinquante  personnes. 

Un  membre.  —  Tout  s'explique. 

M.  Jules  Ferry,  —  M.  de  Bismarck  a  dit  en  etïet  :  «  Vous 
désarmerez  les  mauvais  bataillons  et  vous  laisserez  armés  les 
bons.  »  Mais  M.  Jules  Favre  lui  a  répondu  :  «  Nous  n'avons 
aucun  moyen  de  désarmer  un  seul  bataillon  ;  nous  n'avons  pas 
cette  ressource.  Vous  ne  pouvez  le  faire  qu'en  entrant  dans 


DEPOSITION   SUR   LE   18  MARS.  555 

Paris.  »  C'est  alors  que  M.  de  Bismarck  répondit  qu'il  avait  un 
moyen  très  facile  de  désarmer  la  garde  nationale  sans  entrer 
dans  Paris. 

Un  membre.  —  Permettez-moi  de  vous  faire  observer  qu'un  jour 
M.  Jules  Favre  a  dit  à  la  tribune  :  «  qu'il  était  bien  tenté  de  deman- 
der pardon  à  Dieu  de  n'avoir  pas  profité  de  celte  offre  que  lui  avait 
faite  M.  de  Bismarck.  »  Nous  l'avons  tous  entendu. 

M.  LE  vicOiMTE  DE  Meaix.  —  C'est  avec  M.  Jules  Favre  qu'il  faudrait 
s'en  expliquer. 

M.  LE  Président.  —  Tout  cela  rej^arde  plutôt  la  Commission  du 
4  Septembre.  M.  Ferry  ne  peut  pas  expliquer  les  paroles  de 
.M.  Jules  Favre.  Du  reste,  M.  Jules  F'avre  s'expliquera  lui-même 
devant  nous. 

Le  même  membre.  —  C'est  M.  Ferry  qui  a  rappelé  les  paroles  de 
Jules  Favre. 

M.  LE  Président.  —  Je  remercie  M.  Ferry  des  renseignements 
qu'il  a  bien  voulu  nous  communiquer. 

[Séance  du  23  juin  1871.) 


APPENDICE 


Nous  avons  cru  devoir  insérer  à  la  fin  de  ce  volume  quelques 
documents  d'une  nature  un  peu  spéciale  et  qui  auraient  rompu,  au 
détriment  de  l'unité  de  l'ouvrage,  la  suite  des  événements  politiques 
(|ui  servent  de  cadre  aux  oeuvres  personnelles  et  à  l'action  continue 
de  M.  Jules  Ferry  dans  l'histoire  conteniporaine. 

I 

M.  Jules  Ferry  et  le   Programme  de  Nancy. 

11  convient  d'abord  de  reiiroduire  la  lettre  que  M.  Ferry  adressait 
en  18()5  aux  auteurs  du  Projet  de  cUccntraUsalinn  qui  est  connu  sous 
le  nom  de  Programme  de  Nimet/.  Au  7'égime  dictatorial  qui  avait  été 
la  conséquence  du  ("^oup  d'Etat  de  décembre,  chacun  comprenait 
vaguement  qu'il  fallait  substituer  un  mode  d'administration  ]ilu5 
simple,  plus  libéral,  plus  capable  de  dévelojtper  les  iniliatives 
individuelles.  Héritier  des  de  Serre,  des  Martignac,  des  Royer- 
Collard  et  des  éminents  esprits  qui,  sous  la  Restauration,  avaient 
essayé  de  réagir  en  laveur  des  libertés  locales,  M.  Béchard  avait 
déjà,  en  18G3,  préconisé,  dans  des  publications  importantes  et 
renKin[uées,  la  décentralisation  comme  un  moyen  de  gouvernement 
et  comme  une  garantie  des  droits  du  citoyen.  En  1861,  M.  Odilon 
Harrol,  dans  ses  Éludes  coiitcmporaincs,  avait  aussi  indiqué  la  voie  à 
suivre.  Le  Courrier  du  Dimanehe  ne  négligeait  aucune  occasion  de 
critiquer  les  idées  de  centnilisation  excessive  dont  le  premier 
Empire,  a])rés  le  régime  révolutionnaire,  avait  réalisé  la  formule. 
Napoléon  III  lui-même,  dans  sa  lettre  célèbre  à  M.  Rouher,  datée 
du  24  Juin  18(!3,  venait  de  reconnaître  la  nécessité  d'une  réforme, 
mais  il  semblait  borner  son  eli'ortà  transférer  aux  Préfets  les  droits 
et  les  prérogatives  qui,  jusque-là,  appartenaient  au  ministre  de 
l'Intérieur.  C'est  dans  ces  circonstances  qu'un  groupe  de  Lorrains, 
composé  d'anciens  fonctionnaires  du  d'aiiriens  députés,  d'avocats  et 
propriétaires,    élabora  un  itrogiainiiie  (jui  rcmsistait  à  rendre  aux 


LE  PHOGKAMME  DE  NAÎSCY.  557 

adminislrés  cux-mènies  une  partie  des  attribulions  réservées  à  une 
lésion  d'administi-ateurs.  A  côté  de  républicains  de  la  veille  comme 
Berlet,  qui  fut  député  de  Meurlhe-et-Moselle  et  sénateur,  comme 
A.  Volland,  aujourd'hui  encore  sénateur,  comme  Larcher  et  Cour- 
naiilt,  on  trouve,  parmi  les  signataires  du  Projet  de  décentralhation, 
des  libéraux  à  tendances  orléanistes ,  mais  sincèrement  entrés 
dans  Y  Union  libérale  comme  MM.  Foblant,  ancien  représentant  du 
peuple  à  la  Législative,  comme  le  comte  de  Lambel,  comme  H.  de 
l'Espée,  qui  fut  préfet  de  la  Loire  et  périt  victime  de  son  courage 
civique...  Ce  programme  était  certes  encore  bien  timide,  puisque 
ses  rédacteurs  admettaient  la  nomination  des  maires  par  le  Pouvoir 
exécutif,  à  la  condition  qu'ils  fussent  choisis  parmi  les  membres  du 
Conseil  municipal.  Mais  ils  réclamaient  en  même  temps  une  véritable 
autonomie  pour  le  Département,  en  contiant  à  une  Commission 
executive,  prise  dans  le  sein  du  Conseil  général,  la  pleine  et  libre 
gestion  des  intérêts  départementaux.  Ils  fortifiaient  la  commune, 
créaient  le  canton  et  supprimaient  l'arrondissement  comme  un 
rouage  inutile.  Mais  ce  qui  donna  à  ces  études,  si  sérieuses  qu'elles 
fussent,  un  poids  et  une  autorité  considérables,  c'est  que  les 
auteurs  du  Programme  de  Nancy  eurent  l'idée  de  demander  aux 
principaux  publicistes,  historiens  ou  hommes  d'État  du  parti  de 
l'opposition,  leur  avis  motivé  et  leurs  libres  appréciations.  Répon- 
dant à  cet  appel,  tous  les  hommes  éminents  qui  s'étaient  fait  un 
nom  dans  la  politique,  s'empressèrent  de  rédiger  des  consultations 
<|uionl  été  publiées  et  qui  produisirent,  à  leur  date,  le  plus  irrésistible 
des  mouvements  d'opinion (').  Elles  n'émanaient  pas  seulement  des 
républicains,  puisque  MM.  P.  Andral,  A.  Cochin,  de  Falloiix,  le  duc 
et  le  prince  de  Broglie,  de  Montalembert,  Cornélis  de  Witt,  M.  Guizot, 
Rerrver,  de  Larcy,  de  Melun  et  tant  d'autres  l'oyalistes,  fraterni- 
saient dans  cette  brochure  avec  les  Carnot,  les  Jules  Favre,  les 
Pellelan,  les  Jules  Simon,  les  .Schérer,  etc. 

Nous  reproduisons  ci-après  la  consultation  de  M.  Jules  Ferry  : 


Lettre  de  M.  J.  Ferry. 

«  Mon  cher  Ami, 

«  J'ai  étudié  avec  une  attention  profonde  le  Projet  de  décenlruli- 
sation  que  vous  avez  bien  voulu  me  communiquer.  Je  gofite  beau- 
coup d'abord  le  caractère  général  de  votre  travail,  la  science  pra- 
tique qui  s'y  révèle,  les  conclusions  précises  auxquelles  il  aboutit: 
il  faut,  en  efl'et,  à  cette  grande  cause,  autre  chose  que  des  adhé- 
sions sentimentales  :  nous  devons  arracher  au  pédantisme  bureau- 
cratique son  grand  argument,  »  que  l'on  attaque  la  centralisation 

1.  Un  Projet  de  décentralisntion.  Nancy,  Vagner  et  chez  tous  les  libraires,  1865. 
1  brochure  gr.  in-S"  Je  ilû  p. 


558  APl'ENUICE. 

sans  la  connaître!  »  A  un  second  point  de  vue,  votre  œuvre  est 
meilleure  et  plus  neuve  encore.  C'est,  à  ma  connaissance,  le 
premier  eiloit  rollectif  qui  soit  tent»3  dan?  cette  voie,  et  le  Centre 
intellectuel  nv  a  été  pour  rien  :  la  spontanéité  locale  en  aura  tout 
riionneur.  .raper(;ois  là  le  commencement  d'une  agitation  [)acilif|ue 
dont  la  portée  peut  être  immense.  La  réforme  provinciale  es!  soilie 
de  rahsliaclion,  elle  a  pris  pied  dans  les  réalités  politiques;  elle  vit 
et  marche  enlin,  du  jour  oii  elle  a  trouvé,  dans  la  province  elle- 
même,  des  soldats  et  des  apôtres.  Il  n'y  a  qu'une  manière  d'être 
libre,  c'est  de  le  vouloir.  La  liberté  se  prend,  ne  se  mendie  pas.  Quand 
la  province  voudra,  quand  l'idée  réformatrice  qui  part  avec  vous 
aujourd'hui  pour  faire  son  tour  de  France  aura  rallié  toutes  les 
forces  dispersées  ou  endormies,  toutes  les  intelligences  compri- 
mées, toutes  les  activités  sans  emploi  que  la  centralisation  déclasse 
et  sacrifie,  il  n'y  aura  ni  pouvoir  ni  partis  qui  tiennent  :  le  muni- 
cipalisme  sera  le  maître. 

«  Est-ce  trop  attendre  de  la  force  expansive  des  idées  justes? 
Mesurez  le  chemin  parcouru  depuis  dix  ans.  A  la  lumière  de  nos 
malheurs,  la  jtlujiart  des  libéraux  ont  aperçu  que  la  centralisation 
et  la  liberté  sont  incompatibles.  Entre  les  deux,  il  faut  choisir. 
L'unité  monstrueuse,  ({ui  nous  appauvrit  et  nous  accable,  est 
admirablement  adaptée  à  certaines  entreprises,  dont  on  ne  peut 
nier  ni  l'éclat,  ni  la  {grandeur;  voulez-vous  être  la  nation  la  plus 
compacte,  la  plus  belliqueuse,  la  plus  dangereuse  pour  la  paix  du 
monde?  Soyez  la  plus  centralisée,  c'est-à-dire  la  plus  gouvernée,  la 
plus  façonnée  à  l'obéissance,  la  plus  facile  à  mettre  en  mouvement, 
mais  aussi  la  plus  incapable  de  se  conduire  elle-même  et  la  moins 
propre  à  la  liberté,  que  l'histoire  aura  connue. 

«  Mais,  si  vous  voulez  être  un  peuple  laborieux,  pacifique  et 
libre,  vous  n'avez  que  faire  d\in  iwuvoir  fort.  Fractionnez-le  donc, 
pour  l'alTaiblir.  Cela  semble  si  banal  qu'on  ose  à  peine  l'écrire,  et 
pourtant  nous  avons  vu,  nous  voyons  encore,  des  esprits  distingués 
([ui  s'acharnent  à  la  poursuite  de  cet  insoluble  problème  de  donner 
[lour  base  aux  institutions  constitutionnelles  et  aux  garanties 
parlementaires  le  régime  administratif  du  premier  Empire,  revu  et 
non  annUioré  par  le  second!  La  raison  qu'ils  en  donnent,  c'est 
que  la  France,  habituée  à  sentir  une  main  qui  la  gouverne,  ne  peut 
se  passer  d'un  pouvoir  fort.  Restons  chez  nous  alors  :  la  France 
est  servie  à  souhait!  Ou,  si  nous  rêvons  pour  notre  patrie  des  desti- 
nées plus  hautes,  souscrivons  tous  à  cette  formule,  qui  n'a  du 
paradoxe  ([ue  l'aiiparence  :  lu  France  a  bc>:oin  (Cnn  Gouvcrnenu  nt 
faible. 

«  Si  le  parti  libéral  est,  en  grande  majorité,  conquis  à  vos  idées, 
je  ne  crois  pas  (pfelles  rencontrent  parmi  les  démocrates  des  résis- 
tances plus  sérieuses.  Mes  souvenirs  ne  remontent  pas  encore  bien 
haut,  et  j'ai  i)u  déjà  constater  et  suivre  pas  à  pas,  pour  ainsi  dire, 
l'évolution  qui  s'est  faite  dans  la  démocratie  intelligente.  Nos 
centralisateurs  se  cachent  ou  se  convertissent.  C'est  que  les  libertés 


LE  PROGRAMME  DE  NANCY.  559 

tiiunicipales  sont  essenliellenient  démocratiques.  lîien  n'est  plus 
[iropre  qu'une  vie  communale  active  et  puissante  à  favoriser  cette 
fusion  des  classes  qui  est  le  but  de  la  démocratie,  à  rapproclier  les 
distances,  h  atténuer  par  l'accessibilité  indéfinie  des  fonctions 
locales,  par  l'exercice  de  magistratures  peu  compliquées,  mais 
honorées  et  importantes,  Tinégalité  des  conditions,  à  rendre  le 
riche  plus  bienveillant  et  le  pauvre  moins  amer,  à  faire  pénétrer 
enfin  dans  les  couches  profondes  du  peuple,  avec  les  habitudes  de 
f^roupement  intelligent  et  libre  qu'engendre  la  vie  publique,  le 
sentiment  de  la  réalité  politique  et  le  respect  de  la  loi.  i/exercice 
du  sufi'rage  universel,  si  confus  qu'il  soit  encore,  si  embarrassé 
d'entraves  qu'on  nous  l'ait  fait,  a  déjà,  sous  ce  rapport,  plus  avancé 
qu'on  ne  croit  l'éducation  des  masses  ouvrières.  Que  ne  peut-on 
attendre  d'une  véritable  autonomie  communale,  livrant  aux  esprits 
sans  culture,  mais  ouverts  et  droits,  qui  foisonnent  dans  nos  agglo- 
mérations laborieuses,  des  questions  simples,  précises  et  des 
intérêts  palpables. 

«  J'ai  dit  autonomie  :  c'est  le  vrai  mot.  Rien  ne  dit  mieux  ce  qui 
nous  manque.  Tous  les  bienfaits  que  nous  attendons  de  la  vie 
communale  sont  à  ce  prix.  Si  la  commune  n'est  pas  maîtresse 
d'elle-même,  elle  s'énerve  et  s'atrophie.  Elle  perd  son  individualité, 
elle  devient  une  circonscription  administrative,  le  dernier  degré  de 
la  hiérarchie,  quelque  chose  de  moins  qu'un  sous-préfet.  C'est  l'état 
présent  des  choses.  L'impulsion,  la  vie  arrivent  à  la  commune,  non 
du  dedans,  mais  du  dehors.  Aussi  vit-elle  peu,  et  d'une  vie  molle  et 
asservie.  C'est  à  la  tutelle  qu'il  faut  s'en  prendre. 

«  Vous  l'avez  bien  compris,  et  la  première  de  vos  réformes  porte 
sur  la  tutelle  administrative.  Vous  la  déplacez,  vous  la  transportez, 
tantôt  au  conseil  cantonal,  tantôt  à  la  députation  permanente  du 
conseil  général.  Vous  reconnaissez  d'ailleurs  qu'en  principe  il  n'en 
faut  pas,  mais  vous  faites  un  sacrifice  au  préjugé,  aux  nécessités  de 
la  transition,  à  notre  mauvais  système  de  circonscription  com- 
munale. 

«  C'est  précisément  ce  que  je  vous  reproche. 
«  Laissez-moi  m'expliquer  à  ce  sujet:  certaines  divergences  font 
mieux  ressortir  l'accord  qui  existe  sur  le  fond  des  choses. 

«  Il  y  a  ici  une  question  théorique  à  vider,  et  une  difficulté 
pratique  ïi  résoudre. 

«  La  centralisation  nous  a  imposé  la  tutelle  communale  nu  nom 
du  droit  de  l'État,  —  du  droit  des  minorités,  —  de  la  conservation 
du  patrimoine  communal,  — de  l'incapacité  des  petites  communes. 
«  Nous  ne  croyons  pas  un  mot,  n'est-ce  pas,  de  toutes  ces  belles 
choses?  Quant  à  l'État,  je  garderai  celte  page  excellente  oîi  vous 
exécutez  si  lestement  une  fiction  accréditée  par  une  bureaucratie 
infatuée  d'elle-même,  propagée  par  la  naïveté  de  tous  les  docteurs 
es  sciences  administratives.  On  voudrait  nous  faire  croire  qu'il  y  a 
quelque  part,  à  Paris  et  dans  les  préfectures,  des  gens  mieux  infor- 
més des  atfaires  communales  et  plus  compétents  pour  les  juger  que 


560  APPENDICE. 

les  intéressés  eux-mêmes.  Cela  contient  en  germe  toute  tyrannie. 
Nous  croyons,  au  contraire,  que  l'intérêt  est  le  meilleur  des  jutres  ; 
—  que  là-dessus  repose  la  liberté  civile;  —que  ce  qui  est  vrai  des 
individus,  ce  qui  s'applique  aux  associations  volontaires,  ne  peut 
pas  être  inapplicable  aux  groupes  naturels,  aux  associations  forcées. 
Pourquoi  traiter  la  commune  en  mineure  quand  on  est  sur  le  point 
d'affranchir  la  Société  anonyme  de  l'autorisation  préalable  de  la 
surveillance  ? 

«  Le  principe,  c'est  donc  la  capacité,  non  l'incapacité  munici- 
pale. Théoriquement,  la  commune  est  aussi  capable  et  doit  être  aussi 
souveraine,  dans  la  sphère  des  intérêts  communaux,  que  l'État, 
dans  le  domaine  des  intérêts  les  plus  généraux  du  pays. 

«  Sans  doute  la  commune  n'est  qu'un  élément  d'une  association 
plus  étendue,  qui  lui  confère  certains  avantages  ou  lui  impose  cer- 
taines charges.  Aussi  la  commune  a-t-elle  des  devoirs  vis-à-vis  de 
la  communauté  tout  entière. 

«  lille  a  des  devoirs  généraux  :  comme  de  ne  lien  faire  qui 
trouble,  d'une  manière  grave,  l'harmonie  de- l'ensemble,  c'est-à-dire 
de  ne  pas  sortir  des  attributions  que  la  loi  générale  lui  confère  ;  de 
ne  pas  épuiser,  au  profit  de  ses  besoins  particuliers,  les  ressources 
affectées,  par  privilège,  aux  besoins  généraux  du  pays. 

«  Des  devoirs  spéciaux  :  comme  de  pourvoir  à  certains  services 
que  l'on  juge  importer  à  la  communauté  générale.  C'est  ainsi  que, 
dans  le  pays  qui  jouit  de  la  liberté  communale  la  plus  extrême, 
l'Amérique  du  Nord,  les  communes  sont  tenues  :  i°  d'entretenir 
leurs  routes  ;  2°  de  pourvoir  à  l'enseignement  populaire. 

«  Mais  il  n'y  a  dans  tout  cela  rien  qui  ressemble  à  la  tutelle 
administrative. 

u  La  Révolution  (que  vous  avez  le  tort  de  confondre,  à  la  page  6, 
avec  la  dictature  CiOnventionnelle)  distinguait  dans  les  attributions 
municipales  des  fonctions  propres  et  des  fonctions  déléguées.  Llle 
assujettissait  les  fonctions  propres  à  la  surveillance  de  l'État,  repré- 
senté par  les  administrai  ions  départementales.  Mais  un  surreillant 
n'est  pas  un  tuteur. 

"  Depuis,  des  libéraux  fourvoyés  ont  imaginé  de  soutenir  que  la 
tutelle  des  communes,  c'est  la  prolcction  des  minorités  organisées. 
J'ai  été,  je  l'avoue,  touché  quelque  temps  de  ce  point  de  vue.  Mais 
l'aduiinistration  ne  joue  guère,  que  je  sache,  dans  la  pratique,  ce 
rôle  de  grand  justicier.  Pourquoi  le  jouerait-elle  d'ailleurs?  Où  en 
puiserait-elle  la  vertu  et  les  lumières?  Qu'est-ce  entin  que  le  droit 
des  minorités?  C'est  uniquement  le  droit  d'êlre  entendues.  L'indi- 
vidu, lui,  est  inviolable,  et  contre  l'usurpation  administrative  le 
droit  individuel  a,  même  dans  le  système  actuel,  un  recours  conten- 
tieux pour  garantie.  Vous  voulez,  dans  votre  projet,  que  ce  recours 
soit  judiciaire,  et  je  n'ai  pas  besoin  devons  dire  que  vous  avez  mille 
fois  raison.  Mais  les  minorités  ne  peuvent  prétendre  à  rien  de 
pareil.  Dans  un  système  représentatif,  les  minorités  sont  perpétuel- 
lement violées.  Que  la  minorité  puisse  en  appeler  de  la  majorité 


LE  PROGRAMME  DE  NANCY.  55^ 

abusée  ou  impatiente  à  la  majorité  mieux  informée,  rien  de  mieux 
et  Ion  pourra,  dans  cet  esprit,  entourer  déformes  proteclrTces  k 
solufon  des  affaires  communales  les  plus  importantes.  M^is  s  a 
majonte  persiste  ,1  n>  a  d'arbitre  nulle  paît,  car  l'arbiïaW  en 
pareil  cas,  serait  la  négation  de  l'autonomie  ''  ' 

gereux  et  taux  de  tutelle  administrative.  S'il  est  des  actes  de  -estion 

municipale   qui  exigent  la  ratification  d'une  autorité    ex  érieure 

c  est  qu  Ils  intéressent  par  quelque  grand  côté  la  communauteTL; 

entière   lout  compte  fait,  ces  actes  sont  d'une  seule  espèce    ce  au 

imphfie  singulièrement  le  problème  de  réglementatioi   que  vo\ 

cherchez  a  résoudre.  Ce  sont  les  aliénations  directes  ou  indirectes 

du  domaine  communal.  On  peut  craindre,  enelîel,  d'abandonner  si 

contrôle    a  des  générations  besoigneuses,  le  patrimoine  de  Tavenir 

Le  mobile  interesse  cesse  ici  de  fonctionner,  ou  peut  même  aTr  à 

rebours.  On  conçoit  donc,  pour  ce  cas  exceptionnel,  m"  droi    de 

veto   quelconque.   Notez  d'ailleurs  que,  si  ce  cas  particulier  fait 

quelque  brèche  a  la  théorie,  vous  le  considérez  vouLi^e  co  Jme 

anormal,  et  vous  admettez  que  la  propriété  communal     produZe 

de  revenus,  disparaîtra.  Les  propriétés  que  l'individuali  me  es  plus 

capable  d  anéantir  que  de  conserver,  comme  les   forêts     iiïnt  à 

1  ttat,  les  propriétés  improductives  seront  garanties  par  l'inahéna- 

bihte,  et  quant  aux    emprunts,  pourvu    que  l'État   conser\^      on 

pouvoir  sur  les  centimes  additionnels,  il   est   suffisamment  Vrdé 

contre  leurs  excès.  'mcui    ç,aiuc 


«  En  résume,  .1  faut  faire  une  bonne  classification  des  objets  aui 
sont  d  intérêt  national,  mettre  ici  ou  là  les  matières  mix  es  réduire 
même,  si  le  aut,  la  sphère  des  attributions  communales,  mais  s 
IZZVr-  f'  '"''•''  '"^"^^'^^'"'^  self-governement,  et  ne  p  s  faire 
comme  la  loi  française  qui  semble  n'avoir  multiplié  les  attHbutions 
de  la  commune  que  pour  accumuler  les  titres  de  sa  servitude 

«Reste    je  le  sais,  la  question   des  petites  communes    et  c'est 
1  énorme  difficulté  delà  matière.  Les  considérations  théoriques  ou 
précèdent  m  amènent  précisément  à  vous  demander  si  vous  croye 
avoir  trouve   a  meilleure  solution  de  ce  terrible  problème   Quoique 
ma  lettre  soit  déjà  bien  longue,  permettez-moi  de  vous  soun  ethe 

^:^t^:^^:!n::i:^^^^^"'^"^  ^-^^  '''^^-  p-^  ^^-^-r  :::^ 

«  Vous  créez  un  conseil  cantonal  :  le  croyez-vous  si  facile  •>  Le 
conseï  sera  très  occupé;  il  imposera  à  ses  membres  des  dépla- 
cements continuels.  Trouverez-vous  dans  les  populations  a^^ricoles 
qu  il  s'agit  de  représenter  un  personnel  suffisant  '  ^^oHtoles 

«  Votre  système  a  particulièrement  en  vue  les  petites  communes  • 
est-il  bon  de  1  appliquer  aux  grandes  •>  ' 

sairemenrnr"<ir/''"r""^''°'™''''  "^  "«^^'erez-vous  pas  néces- 
sairement ou  de  trop  livrer  aux  petites,   généralement  reconnups 
incapables,  ou  d'affaiblir  chez  les  moyennes  e't  les  grlnd  s  conm  une 
les  ressorts  de  l'autonomie  ?  »ia"ues  communes 


36 


r,62  APPENDICE. 

«  Ce  sont  les  f'iémonls  même  de  la  vie  communale  qui  manquent 
aux  petites  communes,  et  non  pas  seulement  réducalion  sociale  et 
le  personnel;  elles  n'ont  ni  ressources,  ni  air respirable,  ni  avenir; 
elles  sont  foncièrement  et  pour  toujours  vouées  à  la  minorité  et  à 
rini|Hiissanct'.  Quelle  nécessité  de  leur  conserver  la  jili-nitude, 
toute  nominale  d'ailleurs,  des  attriliulions  municijjales? 

«  Ne  vaudraiL-il  pas  mieux  dislina-uer,  une  fois  pour  toutes,  les 
communes  agglomérées  :  villes,  petites  villes  et  bourf,'s,  d'une  part,  et 
les  communautés  dispersées,  villages,  hameaux,  paroisses,  d'autre 
part  ? 

«  Donner  aux  premières  une  vraie  liberté,  sans  tutelle,  exceptant 
toutefois,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  les  actes  d'aliénation  qui 
seraient  soumis  à  la  commission  permanente  du  département? 

«  Quant  aux  secondes,  adopter  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  systèmes  : 
ou  refaire  la  division  communale,  en  rattachant  les  petites  com- 
munes à  des  groupes  ruraux  plus  rationnellement  constitués  ;  ou 
revenir  aux  idées  de  la  Constitution  de  l'an  JII,  qui,  après  tout,  a 
fonctionné  pendant  cinq  années,  en  constituant  en  municipalités 
les  agglomérations  uu  peu  importantes,  et  en  groupant  les  autres 
autour  du  chef-lieu  de  canton.  Dans  le  système  de  l'an  III,  chaque 
commune  nommait  un  agent  municipal  et  un  adjoint,  uniquement 
chargés  de  l'état  civil  de  la  police  locale,  et  la  réunion  des  a^^ents 
municipaux  formait  la  municipalité  cantonale. 

«  Si,  connue  il  me  le  semble,  votre  organisation  cantonale  n'e^l 
qu'un  acheminement  vers  la  grande  commune,  ne  vaudrait-il  pas 
mieux  la  constituer  directement  par  l'un  ou  l'autre  des  deux  modes 
que  je  viens  d'indiquer? 

«  J'émets  des  doutes,  je  pose  des  questions,  je  ne  suis  tixé  que 
sur  un  point  :  la  nécessité  de  reconnaître  des  degrés  dans  la  vie 
municipale,  et  d'avoir  un  régime  différent  pour  les  agglomérations 
quasi  urbaines  et  les  communautés  purement  rurales. 

«  L'espace  me  manque,  mon  cher  ami.  Si  je  ne  craignais  d'abuser 
du  droit  que  vous  m'avez  donné  de  vous  répondre,  je  vous  aurais 
dit  encore  pourquoi  je  repousse  énergiquement  le  principe  de  la 
nomination  des  maires  par  le  Pouvoir  exécutif,  à  moins  qu'on  ne 
remette,  comme  en  Belgique  et  comme  en  Italie,  le  pouvoir  exécu- 
tif numicipal  à  une  petite  fraction  du  Conseil  municipal  (adjoints, 
échevins,  junte),  dont  le  maire  serait  simplement  le  président,  et  le 
pouvoir  réglementaire  au  conseil  entier.  Il  suffit  d'ailleurs,  pour 
assurer  l'obéissance  des  magistrats  municipaux  aux  injonctions  du 
pouvoir  central,  de  l'article  15  de  la  loi  du  18  juillet  1837,  qui,  pour 
le  cas  où  le  maire  refuse  ou  néglige  de  faire  un  des  actes  prescrits 
par  la  loi,  donne  au  préfet  le  droit  d'y  procéder  d'office,  par  lui- 
même  ou  par  un  délégué  spécial. 

«  Quoi  qu'il  en  soit  de  nos  dissentiments  sur  les  détails,  j'éprouve 
un  vif  plaisir  à  me  sentir  d'accord  avec  vous  et  avec  vos  honorables 
amis  sur  le  fond  des  choses.  Votre  réforme  des  administrations 
départementales  est  irréprochable.  Morceler  l'autorité  préfectorale, 


POLEMIQUE  AVEC  LE  RÉVEIL.  563 

faire  disparaître  jusqu'au  nom  de  cette  institution,  issue  en  droite 
ligne  des  Césars  de  la  décadence,  c'est  vraiment,  comme  on  dit 
aujourd'liui,  replacer  la  pyramide  sur  sa  base.  Je  vous  remercie  de 
m'avoir  associé  à  cette  bonne  œuvre  ;  je  vous  félicite,  de  tout  mon 
cœur,  du  point  où  vous  Tavez  portée,  et  j'ajoute,  puisque  l'esprit 
provincial  est  ici  de  mise,  que  j'en  suis  fier  pour  notre  vieille 
Lorraine.  » 

Jules  Fkrrv, 

Avocat  à  la  Cour  de  Paris. 


II 

Polémique  avec  le  Réveil.  —  Rupture  de  l'Union  libérale. 

En  approuvant  dans  ses  grandes  lignes  le  Programme  de  Nancy,  en 
donnant  la  main  aux  bommes  de  tous  les  partis  qui  voulaient  com- 
battre la  centralisation  à  outrance  et  la  candidature  officielle, 
M.  Jules  Ferry  avait,  à  côté  des  meilleurs  esprits,  posé  les  bases 
d'une  union  électorale  qui  seule  pouvait  avoir  raison  de  l'Empire  et 
de  sa  légion  de  candidats  servîtes.  Mais  voici  que  les  ancêtres  des 
radicaux  actuels,  sacrifiant  des  résultats  positifs,  gages  assurés  d'un 
prochain  triomphe,  à  des  théories  absolues  et  sectaires,  rompent 
brutalement  l'alliance  féconde  avec  des  hommes  comme  M.  Thiers, 
et  refusent  leurs  voix,  même  au  second  tour,  aux  candidats  qui  n'ac- 
ceptent pas  le  programme  dit  démocratique,  dont  les  revendications 
comprenaient  déjà  :  la  suppression  du  budget  des  cultes,  des  armées 
permanentes  et  des  impôts  indirects.  A  la  suite  de  l'élection  du 
Gard,  qui  fut  une  première  revanche  de  la  candidature  officielle, 
servie  par  ces  divisions  nouvelles  du  parti  libéral,  M.  Jules  Ferry 
entama  une  polémique  des  plus  vives  avec  le  Réveil  et  avec  le  Siècle, 
les  dénonciateurs  de  YUnion  libérale,  et  avec  l'officieux  Comtitu- 
tionnel,  qui  cherchait  à  en  détacher  les  esprits  modérés  et  craintifs, 
et  prophétisait  de  prochains  cataclysmes,  si  les  masses  ne  votaient 
plus  aveuglément  pour  l'Empire. 

Nous  croyons  devoir  reproduire  ici  ces  curieux  articles  : 

Si  peu  gâté  que  l'on  soit  du  suffrage  universel*  et  quelque  habitude 
que  l'on  ait  de  se  trouver  dans  le  camp  des  vaincus,  il  est  impossible 
d'envisager  l'élection  du  Gard  sans  un  sentiment  de  consternation 
profonde.  C'est  bien  un  désastre,  une  déroute,  et  l'une  des  plus  com- 
plètes déroutes,  l'un  des  plus  humiliants  désastres  que  nous  ayons 
eu  à  enregistrer  depuis  quinze  ans.  On  disait  la  candidature  officielle 
minée  de  toutes  parts;  on  croyait  le  travail  de  revendication  libé- 
rale entré  quelque  peu  dans  les  couches  profondes;  on  moissonnait 
d'avance  le  grain  qu'on  s'imaginait  avoir  semé.  Quel  rêve  naïf  et 

1.  Le  Temps,  du  8  août  1868. 


564  APPEISDICE. 

quel  rude  réveil!  La  candidature  officielle  s'est  montrée  au  monde 
dans  toute  sa  nudité,  on  peut  dire  dans  toute  son  impertinence  : 
elle  n'a  voulu  d'autre  prestige  que  le  sien,  d'autre  appui  qu'elle- 
même;  elle  a  pris  un  étranger,  un  inconnu,  elle  lui  adonné 
l'investiture,  et  avec  cela  elle  a  vaincu,  elle  a  triomphé  de  la  noto- 
riété locale,  de  l'esprit  de  parti,  de  l'accord  des  journaux,  de  la 
bonne  volonté  iniiverselle.  C'est  une  grande  et  cruelle  leçon.  Mais 
il  y  aurait  quelque  chose  de  plus  grave  que  de  la  recevoir,  c'est  de 
ne  pas  la  comprendre. 

Comprend-on  d'abord  que,  loin  de  s'adoucir,  de  se  modérer,  de  se 
civiliser,  la  pratique  administrative  dépassera,  dans  les  prochaines 
élections  générales,  tout  ce  qu'elle  a  pu  tenter,  jusqu'à  ce  jour,  en 
fait  d'artifices  et  de  violence?  Comprend-on  que  le  chassepot  élec- 
toral a  désormais  sa  place  dans  l'arsenal  administratif?  Com- 
prend-on qu'à  l'exemple  du  préfet  Boffinton,  il  n'y  a  pas  un  préfet, 
en  France,  qui  ne  joue  alors,  sur  la  pi'emière  carte  venue,  le 
va-tout  de  l'arbitraire  aux  abois? 

Comprend-on  qu'à  cette  force  éci'asante  et  sans  scrupules,  à  cette 
irrésistible  discipline,  il  n'y  a,  dans  l'immense  majorité  des  circon- 
scriptions électorales,  qu'une  autre  discipline  à  opposer,  celle  de  tous 
les  partis,  mais  de  tout  ce  (jui  a  conservé  le  souci  de  l'indépen- 
dance, le  sentiment  de  la  dignité  civique,  de  tout  ce  qui  ne  veut 
pas  être  troupeau  ? 

Comprend-on  que  cette  discipline  volontaire,  cette  union  pour 
cause  de  salut  public,  elle  est  notre  seul  espoir,  notre  seule  planche 
de  salul,  sur  cet  océan  d'inditféi-ence,  d'aveuglement,  d'insouciance 
politique  qui  menace  de  nous  submerger? 

Comprend-on  que  cette  discipline  est  facile,  parce  qu'elle  est  dans 
la  nature,  dans  la  nécessité  des  choses?  Que  personne  n'y  répugne, 
parce  qu'elle  n'exige  en  réalité  de  personne  aucun  sacrifice  ni  de 
princi|te,  ni  de  dignité  ;  qu'elle  se  fait  toute  seule,  comme  dans  le 
Gard,  malgré  les  excitations  contraires,  soit  sur  un  seul  nom,  comme 
aux  élections  précédentes,  soit  sur  deux  noms,  ce  qui  vaut  mieux 
encore  et  ce  qui  ne  change  guère  d'ailleurs  la  répartition  des 
voix?  Comprend-on  enfin  que  cette  tactique  naturelle,  inévitable, 
elle  n'est  de  l'invention  d'aucun  parti,  d'aucun  journal,  et  que  le 
bon  sens  des  électeurs,  les  nécessités  de  la  lutte,  le  sentiment  du 
péril  commun  ont,  sur  ce  point,  devancé  la  polémique  des  jour- 
naux, comme  ils  plieront  toujours,  au  moment  du  scrutin,  sous 
l'ascendant  de  la  force  des  choses,  les  dissidents  obstinés,  mais 
sincères? 

Pourquoi  donc  cette  tactique  électorale,  qui  a  été  suivie,  d'un 
bout  do  la  France  à  l'autre,  aux  élections  générales  de  1803,  est- 
elle,  à  cette  heure,  battue  en  brèche,  non  seulement  par  les  offi- 
cieux de  toutes  couleurs,  mais  par  un  certain  nombre  de  jour- 
naux, puissants,  je  ne  sais,  mais  honnêtes,  à  coup  sur,  et  qui 
représentent  avec  courage,  avec  honneur  un  groupe  important  de 
la  démocratie?  Pourquoi  se   rencontre-t-il  des  radicaux  qui  n'en 


POLÉMIQUE  AVEC  LE  RÉVEIL.  565 

veulent  plus?  Pourquoi  imagine-t-on  d'opposer  au  drapeau  de  l'union 
électorale,  qui  accueille  indifTéremment  tous  les  adversaires  de  la 
candidature  officielle,  le  drapeau  de  l'Union  dcmocratique,  qui  est 
un  noble  d)-apeau,  sans  doute,  mais  qui  deviendra  tout  simplement, 
si  l'on  n'y  prend  garde,  le  drapeau  de  la  désunion  électorale? 

En  vérité,  à  lire  ce  qu'un  journal  des  plus  estimables,  des  mieux 
intentionnés  de  la  pi'esse  parisienne,  le  Réveil,  et  divers  journaux 
départementaux  à  sa  suite,  écrivent  depuis  quelque  temps  contre 
Funion  électorale,  on  se  demande  où  nous  en  sommes  !  D'eux  ou 
de  nous,  lequel  est  dans  le  rêve?  Si  la  défaite  du  Gard  est  une 
réalité  ou  un  cauchemar?  S'il  y  a,  sans  que  nous  nous  en  dou- 
tions, bataille  gagnée;  si  le  suffrage  universel  est  affranchi,  éclairé, 
ramené,  maître  de  lui  ;  si  la  France  est  reconquise,  et  si  les  suc- 
cesseurs d'Alexandre  n'ont  plus  qu'à  an-èter  entre  eux  le  partage 
de  Fempire  et  la  constitution  de  la  liberté. 

C'est,  en  effel,  le  Réveil  qui  écrit  hier  :  «  Certes,  nous  avons 
autant  que  personne  intérêt  à  voir  mettre  un  terme  aux  préro- 
gatives du  gouvernement  personnel  ;  mais,  pour  atteindre  ce 
résultat,  faut-il  livrer  la  France  à  la  coalition  des  partis  monar- 
chiques, alliés  aux  cléricaux.  » 

Dieux  immortels  !  mais  vous  y  êtes,  vaillant  Réveil,  dans  cette 
France  monarchique,  alliée  aux  cléricaux!  ou,  par  hasard,  en  habi- 
teriez-vous  une  autre?  De  grâce,  dites-nous  où  elle  pose,  nous  y 
émigrerons  de  ce  pas  :  celle  que  nous  connaissons  étant,  en  vérité, 
trop  monarchique  et  trop  cléricale  à  notre  gré.  Il  peut  donc  y  avoir, 
et  nous  serions  aise  de  l'apprendre,  quelque  chose  de  plus  monar- 
chique que  la  monarchie  impériale,  quelque  chose  de  plus  clérical 
que  les  deux  expéditions  de  Rome  et  la  victoire  de  Mentana?  Voilà 
qui  est  entendu  ;  en  haine  du  parti  clérical,  le  Réveil  ne  veut  pas 
faire  échec  au  Gouvernement  qui  a  pris,  dans  les  affaires  de  Rome, 
la  succession  de  Charlemagne;  en  haine  de  M.  Thiers,  il  a  peur 
d'affaiblir  le  Gouvernement  qui  maintient,  depuis  seize  ans,  le 
suffrage  universel,  l'espoir  de  l'avenir,  la  démocratie  même,  dans 
ce  qu'elle  a  de  plus  précieux,  de  plus  fondamental,  sous  une 
tutelle  administrative,  sans  analogue  dans  aucun  temps? 

Car  c'est  là  que  va  directement  la  théorie  électorale  du  Réveil. 
Il  repousse  l'alliance,  même  au  second  tour.  «  La  démocratie  radi- 
cale ne  votera  ni  au  premier,  ni  au  second  tour  de  scrutin,  que  pour 
les  candidats  qui  s'engageront  dlionneur  à  soutenir  de  leur  vote  le 
programme  qui  sera  arrêté  en  son  nom.  »  Et  ce  programme,  nous 
n'avons  pas  besoin  de  le  dire,  est  exclusivement  démocratique, 
puisqu'il  contient  la  suppression  du  budget  des  cultes,  des  armées 
permanentes  et  des  impôts  indirects,  trois  suppressions  que  la 
démocratie  seule  peut  opérer,  et  que  nous  ne  désirons  pas  moins 
ardemment  que  le  Réveil,  mais  trois  questions  sur  lesquelles  il  est 
impossible,  à  moins  d'être  illuminé,  de  songer  à  faire  porter  la 
seconde  lutte  électorale. 

Ce  que  le  Réveil  conseille  là  au  parti  démocratique,  ce  n'est  pas 


566  APPENDICE. 

Viinion  dihnocmliquc,  c'est  Fisolement  démocralique.  C'est,  sous  une 
autre  forme,  l'abstention,  dont  ses  fondateurs  ont  été  longtemps, 
les  vaillants  champions.  Mais  c'est  aussi  l'impuissance  éternelle,  la 
tutelle  administrative  éternelle  et  l'éternel  écrasement. 


A  noire  ;i,'raiide  surprise,  le  Siècle  nous  prend  à  partie,  à  raison 
des  observations  que  nous  suggérait,  il  y  a  deux  jours,  la  théorie 
électorale  du  RéveilK  Cette  théorie  est  celle-ci  :  pas  d'alliance,  même 
au  second  tour  de  scrutin,  avec  les  candidats  qui  n'acceptent 
pas  le  programme  démocratique.  Cette  théorie,  nous  la  repoussons,, 
comme  une  forme  nouvelle  de  l'abstention,  et  si  nous  mettons  une 
chaleur  particulière  à  la  combattre,  c'est  qu'elle  a  pour  apôtres 
des  hommes  dont  nous  respectons  infiniment  la  droiture  et  le 
dévouement.  Mais  nous  ne  savions  pas,  jusqu'à  présent,  que  le 
Siècle  eût  pris  place  dans  les  rangs  des  néo-abstentionnistes.  Nous 
ne  le  croirons  que  quand  nous  le  verrons.  Ce  jour-là,  le  Siècle,  qui 
nous  reproche  d'avoir  exprimé,  au  sujet  des  élections  du  Gard, 
notre  profonde  consternation,  nous  verra  bien  autrement  aftligés  et 
consternés,  car  la  campagne  électorale  de  1869  aura  reçu,  ce  jour- 
là,  par  ses  mains,  un  coup  dont  elle  ne  se  relèvera  pas.  Par  son 
ancienneté,  son  autorité,  son  immense  et  populaire  publicité,  le 
Siècle  pèse  fortement  dans  les  destinées  actuelles  de  la  démocratie 
française.  Il  peut  beaucoup  pour  l'égarer,  comme  il  peut  beaucoup' 
pour  la  mettre  en  bon  chemin.  Jusqu'à  présent,  il  avait  vu  juste 
dans  la  conduite  électorale.  Il  a,  dès  18o7,  combattu  l'abstention,  ce 
qui  n'était  pas,  il  nous  en  souvient  bien,  une  petite  afTaire,  et  ce 
qui  fut  un  grand  service.  L'abstention  a  été  fatale  :  elle  a  rompu 
les  traditions,  dissous  les  partis,  ajouté  un  élément  de  plus  à  l'apa- 
thie universelle  ;  elle  a  retardé  de  dix  ans  au  moins  le  progrès 
libéral.  Va-t-on  recommencer?  Va-t-on,  pris  de  je  ne  sais  quels 
scrupules  sur  le  chapitre  des  coalitions,  sacrifier  à  la  pruderie  dé- 
mocratique le  succès  électoral?  Va-t-on  nous  préparer  de  nouvelles 
années  de  chaos  et  d'impuissance,  au  bout  desquelles  il  faudra, 
comme  en  57  et  en  63,  confesser  qu'on  s'est  trompé?  On  peut  le 
craindre,  en  vérité,  ([uand  on  lit  dans  le  Siècle  des  déclarations- 
de  cette  and)iguïté  inquiétante  : 

«  Le  Teiiti)ii  conclut  de  ses  considérations  désespérées  sur  l'élec- 
tion du  Card  à  l'entente  commune  des  libéraux  de  toutes  les 
nuances,  voire  même  des  indépendants  les  plus  timides,  contre  les 
candidats  officiels. 

«  Si  notre  confrère  veut  dire  simplement  que  nous  devons  tirer 
de  l'expérience  du  Gard  cette  leçon  qu'il  est  du  devoir  de  tout 
citoyen  soucieux  de  sa  dignité  de  s'efforcer,  par  tous  les  moyens- 
légaux,  de  secouer  la  torpeur  qui  glace  encore  certaines  portions- 
du  corps  électoral,  nous  approuvons  de  grand  cœur.  Mais  si,  contre 
toute  probabilité,  il  entendait,  par  cette  nécessité  d'union  contre  la 

1.  Lo  Temps,  du  I?  août  ISGS. 


POLÉMIQUE  AVEC  LE  RÉVEIL.  567 

candidature  officielle,  que  le  parti  démocratique  doive  renoncer  à 
la  lutte  sous  son  propre  drapeau;  qu'il  doive  accepter  aveug-lément 
tout  candidat  non  officiel,  qu'il  soit  catholique,  à  la  façon  de 
M.  Veuillot,  ou  opposant,  à  la  façon  de  tel  ou  tel  candidat  indé- 
pendant malgré  lui,  pour  cause  de  refus  d'estampille  officielle, 
nous  cesserions  alors  d'être  d'accord  avec  le  Temps.  » 

Ce  que  nous  voulons  dire,  nous  l'avons  dit  très  clairement.  Ce 
que  veut  dire  le  Siècle  se  comprend  beaucoup  moins.  Oui  ou  non, 
le  Sircle  est-il  d'avis  qu'après  s'être  manifesté  tant  qu'on  voudra,  et 
tant  qu'on  pourra,  au  premier  tour  de  scrutin,  il  soit  nécessaire,  et 
de  règle  générale  absolue,  de  n'avoir  plus,  au  second  tour  de 
scrutin,  qu'une  chose  en  vue  :  assurer  l'échec  de  la  candidature 
officielle?  Si  oui,  pourquoi  nous  cherche-t-il  querelle?  Si  oui, 
pourquoi  laisse-t-il  l'incertitude  dans  les  esprits,  à  l'abri  de  ces 
réserves  et  de  ces  réticences  sur  les  «  indépendants  timides  »? 


«  La  France  est  malade,  bien  malade;  il  faut  la  sauvera  tout 
prix^  »  Qui  écrit  cela?  C'est  le  Réveil  d'hier,  à  la  fin  d'un  long 
article  contre  le  Temps  et  VUnîon  libérale.  Étrange  devise  pour  les 
partisans  de  l'isolement  démocratique  ;  mais  devise  toute  platonique, 
et  qu'ils  ne  pratiquent  guère.  Ce  n'est  pas,  en  etfet,  le  salut  qu'il 
leur  faut,  mais  un  certain  salut.  Le  navire  va  couler  bas,  mais  ils 
ont  fait  choix  de  la  planche  qui  doit  les  sauver  du  naufrage  :  c'est 
celle-lcà  qu'il  leur  faut  et  non  une  autre,  et  si  le  Hot  ne  la  leur 
amène  pas,  ils  préfèrent  aller  au  fond. 

Il  y  a  de  la  fierté  assurément  et  du  stoïcisme  dans  cette  attitude  : 
On  peut,  de  cette  hauteur,  prendre  en  pitié  les  pauvres  libéraux  (le 
mot  libéral  est,  dans  la  bouche  de  notre  confrère,  l'expression  du 
suprême  dédain),  ces  libéraux  qui  s'évertuent  à  présenter  aux 
masses  «  les  formules  usées  du  radotage  parlementaire  »  et  les 
libertés  nécessaires,  viande  creuse  pour  le  paysan.  On  peut  contem- 
pler, du  haut  de  cet  ascétisme  démocratique,  avec  une  ironie  voi- 
sine de  la  satisfaction,  la  défaite  du  «  libéral  Cazot  »,  et  du  légiti- 
miste Larcy,  braves  gens  assez  naïfs  pour  offrir  aux  campagnes  les 
recettes  de  la  «  métaphysique  constitutionnelle  »,  la  «  pharmacopée 
du  juste  milieu  »  et  les  «  généralités  banales  »  de  la  liberté.  Le 
Réveil  agira  sur  le  corps  électoral  de  tout  autre  façon  :  «  Un  pro- 
gramme sérieux,  des  hommes  énergiques  »  feront  sortir  le  paysan 
de  son  apathie;  des  armes  nouvelles  remplaceront  les  «  armes, 
émoussées  de  la  tradition  parlementaire  »,  et  l'on  fera  sentir  aux 
campagnards,  par  des  procédés  nouveaux  et  autrement  efficaces  que 
les  nôtres,  que  le  suffrage  universel  est,  pour  eux,  l'instrument  et  le 
gage  de  l'affranchissement. 

S'ous  ne  demandons  pas  mieux,  en  vérité,  et  si  le  Réveil  a  des 
paroles  magiques,  capables  d'opérer,  de  la  sorte,  la  conversion 
politique  des  campagnes,  qu'il  se  dépêche  de  les  prononcer.  S'il  y  a 

1.  Le  Temps,  des  16-17  août  1868. 


56R  APPENDICE. 

.|iiL'liiiu'  chose  à  faire  qui  n'ait,  jvas  encore  été  fait  sur  le  terrain  élec- 
toral, et  (jue  le  Réveil  puisse  faire  mieux  que  TUnion  des  libéraux, 
qu'il  le  fasse,  el  qu'on  le  voie  à  l'œuvre.  >'ous  n'y  mettrons  aucun 
entêtement.  Notre  but  est  le  même  que  celui  du  Ri-veil,  nos  aspira- 
tions sont  identiques  :  si  son  procédé  est  meilleur  que  le  nôtre, 
nous  baiserons  la  trace  de  ses  pas,  nous  confessei'ons  que,  depuis 
dix  ans,  nous  faisons  fausse  roule,  et  qu'en  politique,  nous  n'étions 
que  des  enfants.  Ce  n'est  point  par  goût,  mais  par  nécessité,  que 
nous  pratiijuons  Tunion  libérale.  Nous  commençons  à  être  las  d'en 
répéter  l'éternel  catéchisme;  nous  croyons  que  ce  n'est  là  que  le 
vestibule  de  la  politique  :  mais  le  Réveil  a-t-il  la  clef  de  la  porte? 
Qu'il  la  inoulre,  et  nous  sommes  prêts  à  marcher  modestement, 
humblement,  à  côté  de. lui  ou  derrière  lui,  comme  il  voudra. 

Mais,  jusqu'à  présent,  le  Réveil  n'a  qu'un  programme,  dont  nous 
avons  déjà  noté  les  trois  articles  les  plus  saillants  :  suppression  du 
budget  des  cultes,  suppression  des  impôts  indirects,  suppi'ession 
des  armées  permanentes.  Et  c'est  avec  cela  qu'il  part,  tout  seul,  pur 
de  toute  alliance,  vierge  de  compromis,  à  la  conquête  des  électeurs 
des  campagnes!  Il  va  porter  ce  drapeau  dans  les  villages,  et  les 
villages  se  lèveront  comme  un  seul  homme! 

Ainsi,  à  ces  paysans  libres-penseurs  que  les  deux  expéditions  de 
Rome  n'ont  pas  fait  tressaillir,  il  suffira  de  présenter  la  suppression 
du  budget  des  cultes  pour  transformer  leur  apathie  soumise  et 
séculaire  en  résolution  civique? 

A  ceux  que  le  déficit  chronique  et  l'emprunt  permanent  n'ont 
point  ramenés  à  l'union  libérale,  l'union  démocratique  otlre  pour 
appât  la  réforme  de  l'impôt  des  boissons? 

A  ceux  qui  subissent  sans  murmurer  la  loi  militaire,  et  que  les 
neuf  ans  de  service  et  la  publique  incertitude,  et  cet  état  désastreux 
où  nous  sommes,  qui  n'est  ni  la  paix  ni  la  guerre,  n'ont  pu  faire 
sortir  de  leur  indilférence,  on  parlera  du  système  militaire  suisse, 
et  l'on  sera  à  coup  sûr  entendu,  compris,  acclamé,  obéi! 

Mais  dans  quel  monde  vivez-vous? 

Nous  commençons  à  croire  que  nos  confrères  du  Réveil,  dont 
nous  estimons  tant  le  caractère  et  les  intentions,  se  sont  fait  un 
paysan  de  fantaisie,  comme  ils  s'attaquent  à  une  union  libérale  de 
fantaisie. 

Où  est-elle  donc  cette  union  libérale  qui  n'entretiendrait,  comme 
ils  disent,  les  masses  électorales  que  de  métaphysique  politique  et 
de  bascule  parlementaire?  La  loi  militaire,  le  Mexitjue,  le  déficit 
financier,  c'est  de  la  métaphysique  que  tout  cela?  Et,  quand  les 
candidats  du  parti  libéral  entonnent  tous,  d'un  bout  à  l'autre  de  la 
France,  ce  refrain  :  «  Nous  voulons  le  gouvernement  du  pays  par  le 
pays,  et  pour  cela  nous  voulons  que  les  députés  soient  choisis, 
non  par  les  préfets,  mais  [lar  le  pays,  »  ils  font  de  la  «  bascule 
parle  I 11 entaire!  » 

Il  est  vrai  que  le  Réveil  lient  en  réserve  des  couches  d'électeurs 
inex[ilorées,  et  que  c'est  là  son  grand  secret.  Il  compte  sur  les  élec- 


POLÉMIQUE  AVEC  LE  CONSTITUTIONNEL.  569 

teurs  qui  s'abstiennent.  Les  abstenants  sont  avec  lui;  avec  lui, 
ces  12000  électeurs  du  Gard  qui  n'ont  pas  voté  parce  que  «  cœurs 
loyaux,  esprits  indomptés,  refusant  de  transiger  avec  le  droit,  ils 
estiment  que  le  succès  de  l'union  électorale  ou  libérale  ne  serait 
qu'un  badigeonnaf^'e  insignillant  !  » 

Cela  est  écrit!  Le  Réveil  croit  qu'on  les  compte  par  millions  ces 
Labienus  campagnards  ou  citadins  qui  se  croisent  les  bras  depuis 
seize  ans,  et  qui  n'ont  d'autre  raison  pour  laisser  passer  le  torrent 
électorale  leurs  pieds  dédaigneux,  que  l'insuffisance  du  programme 
de  l'opposition  et  l'extrême  modération  de  ses  vœux. 

Quand  on  écrit  et  qu'on  pense  ainsi,  on  est  sans  doute  un  lion 
patriote,  un  vigoureux  lutteur,  une  volonté  droite  et  forte,  mais  on 
est  un  patriote,  un  lutteur,  un  penseur  dans  le  bleu.  On  a  perdu  le 
sentiment  de  la  réalité,  on  marcbe  dans  «  son  rêve  étoile  »  et  l'on 
risquerait  fort  d'y  rester  jusqu'à  la  fin  des  temps,  s'il  n'y  avait 
quelque  part  un  camp  de  gens  pratiques,  de  libéraux  terre  à  terre, 
plus  jaloux  de  poursuivre  leur  ingrate  besogne,  que  de  dénigrer  celle 
qui  se  fait  à  côté  d'eux,  plus  occupés  des  misères  du  présent  et  des 
nécessités  de  l'avenir  que  des  rancunes  du  passé,  plus  convaincus 
que,  dans  l'état  actuel  des  choses  et  dans  presque  toutes  les  circon- 
scriptions départementales,  la  démocratie  ne  peut  rien  sans  alliances, 
et  que  lui  prêcher  l'isolement,  c'est  la  condamner  aune  impuissance 
éternelle  et  à  une  abdication  sans  foi. 


Nous  ne  voulons  pas  revenir  sur  la  question  électorale,  la  citation 
du  Phare  que  nous  donnons  plus  haut  sera  notre  dernier  mot  •. 
Nous  prendrons  seulement  la  liberté  de  signaler  à  nos  confrères  de 
V Avenir  national  et  du  Réveil  un  petit  article  du  Constitutionnel  de 
ce  matin,  qui  peut  leur  faire  apprécier  de  quel  côté,  d'eux  ou  de 
nous,  se  trouve,  en  toute  cette  ailaire,  l'habileté  politique.  L'Avenir 
nous  reprochait  hier  d'avoir  félicité  les  conservateurs  libéraux  du 
Jura  du  concours  apporté  par  eux  à  la  candidature  de  M.  Grévy. 
M,  Peyrat  trouvait  cela  malhabile.  «  La  lettre  de  M.  Berryer, 
disait-il,  loin  de  servir  la  candidature  de  M.  Grévy,  n'a  pu  que  la 
compromettre.  » 

Le  Réveil  professe,  naturellement,  la  même  opinion.  Là-dessus,  le 
Constitutio7mel,  prenant  la  balle  au  bond,  dit  aux  conservateurs: 
«  Voyez,  monarchistes  imprudents  mon  seulement  vous  contribuez  à 
faire  entrer  à  la  Chambre  un  radical  des  plus  prononcés,  mais,  le 
lendemain  de  la  victoire,  vos  alliés  de  la  veille  vous  mettent  à  la 
porte,  en  vous  disant:  Allez-vous-en  :  vous  nous  gênez  !  » 

Nous  ne  croyons  pas  au  Constitutionnel  le  pouvoir  de  faire  remon- 
ter, par  des  malices  de  ce  genre,  le  grand  courant  libérai  qui 
emporte,  à  cette  hem-e,  tous  les  esprits  indépendants.  Mais,  si  la 
feuille  gouvernementale  avait  une  intluflice  quelconque  sur  les 
conservateurs  libéraux,  V Avenir  trouverait-il  si  habile  ce  qu'il  a  fait 

1.  Le  Temps,  du  22  août  1868. 


570  APPENDICE. 

là?  Pour  nous,  nous  dôsespéroiis  de  comprendre  rintérèl  qu'il  poul, 
yavoirà  délaohcrdes  caiididaluresdémocratiques  l'appoint  des  libé- 
raux ronservateurs.  Cela  nous  passe,  en  vérité.  Nos  honorables  con- 
frères sontnos  anciens  dans  la  vie  politique,  et  leur  tactique  est  sans 
doute  plus  profonde  que  la  nôtre.  Mais  ils  devraient  bien  nous  en 
donner  le  mot.  Nous  comprenons  les  démocrates  exclusifs  qui  ne 
veulent  appuyer  que  des  candidats  démocrates  ;  c'est  un  système 
détestable,  à  notre  sens,  mais  enlin  cela  se  peut  défendre.  Mais  ne 
pas  vouloir  des  alliés  qui  nous  viennent  des  camps  voisins,  refuser 
les  voix  monarchiques,  comme  si  elles  étaient  empoisonnées,  et  trouver 
mauvais,  par  exemple,  que  M.  Berryer  écrive  à  ses  amis  du  Jura  de 
voler  pour  M.  Grévy,  c'est  désorganiser  à  plaisir  la  lutte  électorale 
dans  presque  toutes  les  circonscriptions  de  France;  c'est  assurer 
la  défaite  pour  la  défaite,  et  préparer  à  la  démocratie  de  terribles 
déceptions. 

Si  le  parti  libéral  avait  besoin  d'être  confirmé  dans  la  politique 
d'union  électorale  qu'il  pratique  en  tous  lieux,  depuis  six  ans,  les 
terreurs  de  la  presse  gouvernementale  pourraient  lui  servir  d'ensei- 
gnement'. Le  ConstitiUionnel  est  véritablement  aux  abois  ;  il  s'épuise 
clia(|ue  malin,  en  efforts  héroïques,  [lour  arracher  à  l'union  libérale 
toute  la  portion  modérée  ou  craintive  de  l'opinion.  A  l'entendre,  le 
})ays  en  est  à  l;i  campagne  des  banquets  de  1847  et  de  1848;  les 
radicaux  tendent  la  main  aux  libéraux  conservateurs  ;  le  «  parti  est 
en  train  de  se  désunir,  les  mécontents  de  toute  sorte  apportent  leur 
appoint  aux  partis  extrêmes;  les  mêmes  fautes  vont,  si  l'on  n'y 
prend  gaide,  mener  la  France  aux  mêmes  abîmes  ». 

Le  journal  dévoué  a  raison;  ce  sont  toujours  les  mêmes  fautes, 
sur  le  chemin  des  mêmes  abîmes.  L'histoire  du  passé  est,  pour  le 
présent,  comme  si  elle  n'existait  pas  ;  il  en  est  des  gouvernements 
comme  des  individus;  l'expérience  de  la  vie  ne  sert  qu'à  ceux  qui 
l'ont  faite  eux-mêmes;  l'enseignement  des  révolutions  ne  profite 
qu'aux  gouvernements  tombés.  On  n'a  pas  encore  connu,  parmi 
nous,  ce  gouvernement,  rêvé  des  sages,  qui  saurait  céder  à  temps, 
transiger  à  propos;  ce  gouvernement  souple,  ce  gouvernement  sa- 
gace,  ce  gouvernement  observateur,  qui  ne  s'endormirait  pas  sur  des 
majorités  électorales,  ou  parlementaires,  qui  ne  se  bercerait  pas  du 
succès  apparent  de  ses  emprunts  et  de  ses  revues,  (jui  ne  croirait 
pas  que,  pour  vieillir  en  paix  sur  cette  terre  de  France  et  y  pousser 
des  racines  profondes,  il  suffise  d'avoir  pour  soi  la  force  matérielle 
et  le  nombre  aveugle!  Non,  ce  gouveinemeut  n'existe  pas  encore, 
et  si  le  gouvernement  actuel  est  appelé,  par  un  arrêt  secret  du 
destin,  à  en  réaliser,  un  jour,  l'idéal  inespéré,  ce  ne  sera  pas,  en 
vérité,  la  faute  du  ConUitutionncl. 

Carie  Comtitittiûnnel,  qui  admoneste  le  Journal  des  Débats  de  1868, 
a   repris  tout   simplement   la  suite  des  affaires   et  hérité    de  la 

I.  Lo  Tewps,  (lu  23  août  ISG'. 


POLÉMIQUE  AVEC  LE  CONSTITUTIONNEL.  571 

prévoyance  politique  du  Journal  des  Débats  du  mois  de  janvier  1848. 
0  Constitutionnel!  vous  qui  prétendez  donner  aux  jeunes  gens  de 
ce  temps-ci  des  leçons  d'iiistoire,  est-ce  là  le  fruit  que  vous  avez 
tiré  de  la  leçon  de  février  1848?  Morigéner  les  opposants,  développer 
en  quatre  colonnes  le  mot  historique  et  fatal  «  de  passions  aveugles 
ou  ennemies  »,  brandir  d'une  main  tremblante  un  vieux  spectre 
rou.ïe,  c'est  tout  ce  que  votre  zèle  de  fraîche  date  vous  inspire,  ô 
libéraux  d'hier!  c'est  là  toute  votre  science,  toute  votre  mémoire, 
toute  votre  prévoyance.  Vous  vous  trompez  d'adresse,  en  vérité.  Ce 
n'est  pas  à  l'opposition,  c'est  au  pouvoir  que  devraient  aller  vos 
sermons.  C'est  au  Gouvernement  que  vous  pi'oposeriez  la  leçon  du 
passé,  si  vous  étiez  les  conseillers  lulèles,  éclairés,  indépendants,  que 
vous  pi'étendez  être. 

Assurément,  l'histoire  de  la  Révolution  de  1848  est  jileine  d'ensei- 
gnements. Mais,  si  elle  a  des  leçons  pour  les  jjeuples,  elle  en  a 
surtout  pour  les  rois. 

Rendre,  à  l'heui^e  qu'il  est,  l'opposition  parlementaire  de  1847  et 
de  1848,  responsable  de  la  chute  de  la  monarchie  ;  ne  trouver  à 
s'en  prendre,  dans  cette  histoire,  qu'à  une  fausse  manœuvre  du 
parti  libéral  dynastique  et  de  la  bourgeoisie  opposante,  et  tirer  de 
là  cette  conclusion  merveilleuse  :  qu'il  n'y  a  de  vrais  conservateurs 
que  ceux  qui  votent  aveuglément,  docilement,  béatement  pour  le 
pouvoir,  quelques  fautes  qu'il  ait  coumiises,  quelque  juste  colère, 
quelque  mépris  mérité  qu'il  inspire,  c'est  renverser  les  rôles, 
défigurer  les  faits,  professer  l'histoire  à  rebours  et  le  «conserva- 
tisme »  à  contre-sens. 

Le  vrai  révolutionnaire  du  mois  de  février  1848  ne  s'appelait  ni 
Ledru-Rollin,  ni  Odilon  Barrot,  ni  Lamartine,  mais  Louis-Philippe; 
et  si  vous  n'êtes  pas  encore  consolés  de  la  chute  de  l'établissement 
de  juillet,  c'est  à  lui  seul,  ô  Constitutionnel!  que  vous  devez  vous  en 
prendre.  C'est  à  son  obstination,  à  son  aveuglement,  à  l'obstination 
et  à  l'aveuglement  de  son  premier  ministre,  à  l'infatuation  du 
pouvoir  personnel,  à  la  fausse  sécurité  imposée  par  une  majorité 
parlementaire  frauduleuse,  par  un  système  électoral  aussi  étroit  que 
falsifié,  au  refus  insensé  et  coupable  d'ajouterau  corps  des  électeurs 
à  200  francs  un  élément  d'intelligence  et  de  moralité  capable  de  le 
relever  et  de  l'assainir;  c'est,  en  un  mot,  à  un  degré  peu  commun 
d'entêtement  et  d'imprévoyance  que  la  révolution  de  février  doit 
être   attribuée. 

Quant  à  la  coalition  qui  fut  l'instrument  plus  ou  moins  conscient 
des  justices  de  l'histoire,  elle  était  non  seulement  dans  le  vrai, 
mais  dans  le  devoir.  Aux  gouvernements  entêtés,  vous  vous  étonnez 
qu'on  oppose  les  coalitions  inexorables  !  A  la  corruption  électorale 
et  parlementaire,  à  la  falsification  systématique,  obstinée,  incorri- 
gible des  institutions  représentatives,  vous  vous  indignezque  le  pays 
ait  répondu,  en  d'autres  temps,  par  la  coalition  de  tous  les  partisans 
de  l'honnêteté  électorale  et  de  la  sincérité  constitutionnelle.  Au 
système  des  candidatures  nnicielles.  (ini  place  les  élcriions  dniis  les 


572  APPENDICE. 

jiKiiiis  de  préfols,  et  (iiii  allèie  dans  son  essence  même,  l'inslituliou 
parlementaire,  vous  ne  voulez  pas  que  nous  opposions  l'entente 
naturelle  de  tous  ceux  qui  professent  cette  opinion  osée,  cette 
doctrine  impertinente:  que  les  mandataires  doivent  être  choisis 
honnêtement,  librement  par  les  mandants!  Mais  dites  alors  à  ces 
braves  gens  que  vous  sermonnez,  à  ces  esprits  modérés,  mais  droits, 
que  vous  "herchez  vainement  à  troubler  par  des  fantômes,  quel 
autre  moyen  leur  reste  de  faire  pénétrer  dans  le  fonctionnement  de 
riustilution  représentative,  cet  esprit  de  libre  contrôle  et  de  sage 
résistance,  qui  seul  peut  donner  au  pays  l'ordre  légal,  l'équilibre 
financier,  la  sécurité  du  lendemain.  Entre  la  coalition  électorale  ou 
parlementaire  et  la  soumission  aveugle,  qui  donc  les  force  de 
choisir?  Et  à  quel  autre  résultat  tendent  vos  conseils,  ô  Constitu- 
tionnel! quk  une  misérable  et  éternelle  abdication? 

Tel  est  l'enseignement  que  nous  tirons,  pour  notre  compte,  des 
coalitions  du  passé.  Quant  k  celle  qui  se  fait  aujourd'hui  et  que  la 
presse  gouvernementale  n'arrêtera  pas,  elle  a,  sur  les  coalitions 
d'autrefois,  cet  avantage  de  ne  renfermer  aucune  aventure,  de  ne 
cacher  aucune  surprise,  puisqu'elle  n'a  qu'un  but  et  ne  peut  avoir 
qu'un  résultat  :  rendre  au  suffrage  universel  sa  propre  direction,  et 
h  la  nation  la  possession  d'elle-même.  Les  plus  furieux  conserva- 
teurs ne  peuvent,  ce  semble,  désirer  rien  autre  chose. 


III 

M.  Berryer. 

Lorsque  succomba  le  grand  orateur  qui,  lidèlo  à  une  cause  sans 
espoir,  avait  du  moins  combattu  la  dictature,  avec  une  éloquence 
incomparable,  et  puissamment  contribué  aux  succès  de  l'L'n/o» 
Ubérule,  M.  Jules  Ferry  s'honora  et  honora  son  parti  en  rendant  un 
dernier  hommage  à  l'illustre  avocat  qui  avait  plaidé  pour  lui  dans 
le  P/vjct's  (tes  Tmse  et  dont  Veuillot  saluait  la  disparation  avec  une 
joie  scandaleuse  : 

Bien  que  M.  Berryer  succombe  plein  d'années  et  de  gloire',  sa 
mort  est  faite  pour  nous  inspirer  un  sentiment  particulier  de 
mélancolie.  En  voyant  ce  qu'il  perd,  le  siècle  où  nous  vivons  peut 
se  rendre  compte  de  ce  qui^lui  reste.  Tous  les  hommes,  dont  le 
nom  a  rempli  la  première  moitié  de  ce  siècle  troublé,  s'en  vont  l'un 
après  1  autre.  Les  grandes  individualités  disparaissent,  et  je  ne  sais 
quel  niveau  de  médiocrité  s'étend  sur  le  monde.  Quand  nous  cher- 
chons où  sont  nos  grands  hommes,  nous  ne  nommons  presque  que 
des  vieillaids.  11  y  a  comme  une  lacune  dans  la  fécondité  de  notre 
race.  La  France  impériale  vit,  depuis  seize  ans,  sur  les  restes  de  la 

1.  Le  Temjis,  du  I''  ik'C(>ml)io  ISC8. 


SUR  BEKRYEK.  573 

France  parlementaire  :  on  dirait  d'un  grand  arbre  dont  la  sève 
aliaihhe  verdit  encore  le  tronc,  sans  pouvoir  monter  iuscru'aux 
branches.  '■ 

M.  Berryer  était  peut-être  le  plus  illustre  de  ces  survivants  d'un 
autre  âge.  Il  les  surpassait  tous  par  le  prestige  de  l'éloquence  le 
seul  qui  puisse  balancer  le  prestige  militaire  dans  la  faveur  d'un 
public  français.  La  destinée,  qui  avait  répandu  sur  celte  belle  vie 
toutes  ses  complaisances,  lui  avait,  au  lendemain  même  de  ses 
premiers  débuts,  fermé  pour  toujours  l'accès  du  pouvoir:  voué  dès 
ors  a  une  cause  sans  espérance,  il  ne  connut  jamais  les  épreuves  de 
la  victoire.  Sa  fidélité,  qui  lui  fit  une  auréole,  en  ce  temps  de 
publiques  palinodies,  fut  aussi  la  plus  sure  sauvegarde  de  sa  gloire 
Mais  le  côté  jacobite  de  cette  noble  existence  n'en  sera  pour  l'his- 
toire que  la  moindre  partie.  La  postérité  dégagera  sa  mémoire  de 
nos  classifications  fugitives.  Elle  n'en  fera  l'honneur  ni  d'un  parti 
m  d  un  drapeau  :  elle  le  mettra  à  son  vrai  rang,  dans  ce  grand 
parti  de  la  parole  libre,  qui  se  recrute,  à  travers  l'histoire,  parmi 
les  âmes  les  plus  fières  de  tous  les  pays  et  de  tous  les  temps.  Sa 
place  est  au  milieu  de  celte  élite  humaine  qui  se  range  autour  de 
deux  noms  :  Démosthène  et  Mirabeau. 

Il  y  avait,  en  etfel,  deux  hommes  bien  distincts  dans  Berryer  • 
l'homme  de  parti  et  l'orateur.  Ce  dernier  planait  fort  au-dessus  de 

I  autre.  Il  avait  pu  donner  sa  vie  aux  choses  du  passé,  mais  il  était 
de  son  siècle  et  de  son  temps  par  la  chaleur  naturelle  de  son  âme 
par  1  entraînement  irrésistible  de  son  génie.  Toute  sa  grandeur  est 
dans  ce  contraste.  Il  était  né  de  cette  forte  bourgeoisie  qui  mit  à 
bas  1  ancien  régime;  et,  comme  il  aimait  à  le  raconter,  c'est  dans 
les  proces-verbaux  de  l'Assemblée  constituante  qu'il  avait  appris  à 
lire.  Il  garda  toute  sa  vie  cette  première  et  généreuse  empreinte 

II  était  royaliste,  dès  1814,  mais  pour  disputer  aux  royalistes  les 
vaincus  de  Waterloo.  Il  resta  royaliste  après  1830,  mais  pour  abriter 
sous  la  bannière  du  droit  divin,  tout  le  tempérament  de  la  Révo- 
lution française.  De  la  grande  époque  qui  l'avait  vu  naître  (1790) 
il  avait  conservé  le  trait  dominant  :  la  politique  subordonnée  à  là 
morale,  Fhumanité  soumise  au  droit,  à  la  justice,  à  la  tolérance 
Il  incarnait  en  lui  tous  les  grands  instincts  de  1789.  Sou  éloquence 
même  avait  gardé  l'accent  de  ces  grands  jours.  Nul  n'a  parlé  plus 
haut  et  plus  ferme  que  lui,  le  paladin  des  royautés  déchues,  cette 
langue  des  révoltés  dont  Mirabeau  fut  parmi  nous  le  souverain 
maître  et  l'inimitable  modèle.  Par  la  vigueur,  la  résolution,  la  hau- 
teur et,  l'on  peut  ajouter,  l'entrain  révolutionnaire  de  sa  lutte  de 
dix-huit  années  contre  la  monarchie  de  Juillet,  Berryer,  comme 
chacun  sait,  en  remontrait  à  la  gauche  elle-même.  C'est  par  ce  côté 
que  jusqu'au  dernier  jour,  tout  vieux  qu'il  fût  et  dans  un  vieux 
parti,  il  a  eu  prise  sur  les  générations  contemporaines.  Lors- 
qu'arriva,  il  y  a  dix-sept  ans,  le  grand  écroulement  de  la  liberté 
française,  le  service  que  rendit  Berryer  fut  considérable  :  il  n'émi^ra 
pas  à  l'intérieur;  il  resta  dans  la  bataille.  La  tribune  était  renversée  • 


5*74  Al'l'Ii.MilCt:. 

il  (laiisiMula  ;i  la  bnirc  des  triliuiiaiix  les  combats  de  la  lii)erLé. 
l'eiulaiit  seize  ans,  on  le  trouva  sur  toutes  les  brèches  el  derrière 
tous  les  droits  :  la  liberté  de  la  presse,  la  liberté  d'association,  la 
liberté  de  coalition,  la  liberté  des  élections,  la  liberté  des  corres- 
pondances l'eurent,  tour  à  tour,  pour  défenseur.  Les  années  avaient 
l>assé  sur  ce  grand  cœur  sans  l'attiédir;  sa  carrière  s'achève,  comme 
elle  avait  commencé,  au  service  des  persécutés,  et  il  semble  rajeunir 
à  plaider  pour  les  vaincus.  Usé,  à  la  fin,  et  frappé  à  mort,  il  laisse, 
pour  tout  testament  politique,  cette  fière  parole,  écrite  du  bord 
même  de  la  tombe  et  que  l'histoire  conservera:  on  peut  dire  de  lui 
(ju'il  est  mort  debout. 

Tel  est,  dans  la  plus  haute  unité  de  sa  vie,  le  f^rand  orateur  qui 
vient  de  quitter  la  scène  du  monde.  Sa  place  y  restei'a  longtemps 
vide.  Personne  surtout  ne  pourra  reprendre,  après  lui,  le  rôle 
spécial  qui  a  fait  la  noblesse  et  l'originalité  de  sa  carrière.  Il  était  la 
grande  influence  libérale  du  parti  auquel  il  avait  voué  sa  vie. 
On  ne  saurait  dire  qu'il  en  fut  le  chef;  il  en  était  l'honneur,  non 
la  tête.  Mais,  s'il  ne  le  menait  pas,  il  le  fascinait.  Le  parti  légitimiste 
est,  essentiellement,  la  masse  la  plus  rétrograde  et  la  plus  aveugle 
du  parti  conservateur.  A  ce  point  de  vue,  la  campagne  révolution- 
naire conduite  par  Berrjer  contre  la  royaulé  de  1830  pouvait  passer 
pour  une  aventure.  Il  y  entraîna  pourtant  à  peu  près  tous  les  siens; 
et  il  dut,  en  vérité,  leur  en  rester  quelque  chose.  De  nos  jours, 
Berryer  couvrait  sous  l'éclat  de  sa  gloire  et  de  la  grandeur  de  ses 
services,  la  jeune  et  vaillante  phalange  qui  poursuit,  à  travers  toutes 
sortes  de  déboires,  la  tâche  louable,  mais  chimérique  de  réconci- 
lier, en  ce  pays,  la  cause  de  la  tradition  avec  la  cause  de  la  liberté. 
Il  était,  d'ailleurs,  prêt  à  toutes  les  alliances;  il  était  de  toutes  les 
batailles  dont  l'affranchissement  pouvait  être  le  prix.  Lui  mort, 
n'est-il  pas  à  craindre  que  le  parti  légitimiste  et  clérical  ne  revienne 
à  sapenle  naturi^lle,  qui  n'est  assurément  ni  celle  de  la  révolution, 
ni  celle  de  la  liberté.  La  joi(^  insolente  que  M.  Veuillot  fait  éclater 
sur  cette  tombe  est  tristement  significative.  La  logique  des  choses 
va-t-elle  reprendre  ses  droits?  Nous  voulons  espérer  le  contraire; 
mais  ce  sera,  dans  tous  les  cas,  l'éternel  honneur  de  M.  Berryer  et 
de  ses  jeunes  amis,  d'avoir  manqué  de  cette  logique-là. 


IV 

M.  Jules  Ferry  et  l'Empire  constitutionnel. 

M.  Jules  Kerry,  qui  fut  en  cela  seulement  un  irréconcilnible,  n'a 
jamais  partagé  les  illusions  de  plusieurs  de  ses  amis  qui  accueil- 
lirent, sinon  avec  enthousiasme,  du  moins  avec  satisfaction,  le 
retoui-  apparent  de  l'Empire  au  régime  parlementaire.  Ce  qu'il 
appelle  Varte  additionnel  de  18()9  n'excitait  que  sa  défiance.  11 
n'hésita  pas  à  se  séparer,  en  cette  circonstance,  du  rédacteur  en  chef 


L'EMPIRE  CONSTITUTIONNEL.  575 

du  Temps,\  M.  Nefftzer,  plus  optimiste  que  lui,  et  signala  avec  une 
précision  clairvoyante,  dans  deux  lettres  que  nous  croyons  devoir 

I.  Dans  l'impossibilité  de  reproduire  in  extenso  les  nombreux  articles  que  M.  Jules 
Ferry  écrivit  dans  le  Temps,  au  cours  des  années  1808  et  lS6y,  sur  les  mille  incidents 
de  la  politique  intérieure  et  les  délibérations  du  Corps  législatif,  nous  eu  rappelle- 
rons du  moins  les  dates  et  l'objet  : 

Année  lAtiH.  —  Numéros  du  10  juillet  1868,  sur  la  condamnation  de  'SIM.  Mazure  et 
Vrignault  par  le  tribunal  correctionnid  de  Lille;  —  du  11  juillet,  sur  le  débat  législatif 
relatif  aux  élections  du  Tribunal  de  commerce;  —  du  13  juillet,  sur  le  discours 
d'Ernest  Picard  relatif  à  la  candidature  officielle;  —  du  17  juillet,  sur  le  débat  relatif 
à  la  zone  militaire  de  Paris  ;  —  du  18  juillet,  sur  l'art.  7  de  la  loi  du  11  mai  18(i8,  concer- 
nant la  presse;  —  du  19  juillet,  article  contre  M.  l)uruy,  ministre  de  l'Instruction 
publique,  à  propos  des  conférences  libres  dans  les  Facultés;  —  du  2t  juillet,  sur 

l'amendement  présenté  par  l'opposition   relativement  au  secret  des  lettres; du 

i'o  juillet,  sur  l'ajournement  à  la  session  prochaine  des  affaires  de  la  Ville  de  Paris- 

—  du  26  juillet,  sur  les  affaires  du  Mexique  et  les  indemnités  des  porteurs  d'obliga- 
tions; —  du  27  juillet,  même  sujet,  appréciation  du  discours  de  M.  Rouher;  —  du 
1"  août,  examen  des  résultats  de  la  session;  —  du  6  août,  sur  la  métamorphose  du 
Constitutionnel  converti  au  régime  libéral  et  parlementaire; —  du  10  août,  sur  la 
saisie  d'un  numéro  de  la  Lanterne  ;  ~  Avi  13  aoiit,  sur  l'incident  Cavaignac  au  Concours 
général;  —  du  13  août,  même  sujet;  polémique  avec  le  Constitutionnel;  —  du  18  aoi'it, 
sur  le  succès  du  dernier  emprunt,  polémique  avec  la  Patrie; —  du  19  août,  sur  l'élec- 
tion de  M.  Grévy  dans  le  Jura  ;  —  du  21  août,  même  sujet,  réponse  au  Constitutionnel  ; 

—  du  31  août,  sur  l'état  d'esprit  des  ouvriers;  —  du  1" septembre,  sur  l'interdiction  de 
vendre  le  Figaro  sur  la  voie  publique;  —  du  16  novembre,  sur  le  procès  du  Réveil,  de 
C Avenir,  de  la  Revue  politique,  de  la  Tribune,  à  l'occasion  de  la  souscription  Baudin;  — 
du  18  novembre,  sur  l'élection  de  M.Mathieu;  —  du  21  novembre,  sur  les  mesures  prises 
contre  la  presse  à  l'occasion  de  la  souscription  Baudin.  C'est  dans  cet  article  que  se 
trouve  le  passage  suivant  :  «  On  parle  beaucoup  trop,  depuis  quelque  temps,  de  coups 
d'État  et  de  complots.  La  situation  actuelle  ne  comporte  ni  les  uns  ni  les  autres... 
L'on  a  vu  des  gouvernements  faire  des  coups  d'Etat  :  on  n'en  connaît  pas  qui  aient 
réussi  à  en  faire  deux.  ■>  —  Numéro  du  2i-  novembre,  sur  l'arrêt  de  la  cour  de  Nîmes 
dans  l'alfaire  de  la  réunion  Lacy-Guillon  ;  délinition  de  la  réunion  privée  ;  —  du  28  no- 
vembre, sur  l'élection  de  la  Manche  (Lenoél  contre  de  Kergorlay'i  ;  —  du  5  décembre, 
sur  la  condamnation  du  Temps  et  du  Journal  de  Paris,  à  l'occasion  de  la  manifestation 
du  cimetière  Montmartre  ;  —  du  6  décembre,  sur  la  fabrication  par  l'industrie  anglaise 
du  second  cable  transatlantique  de  Brest  à  New-York;  —  du  l.j  décembre,  sur  l'élec- 
tion de  la  Manche;  —du  20  décembre,  sur  la  condamnation  de  Delescluze  par  la 
Cour  de  Paris;  —  du  31  décembre,  sur  le  second  tour  de  scrutin  dans  la  Manche. 

Année  1869.  —  Numéros  du  4  janvier  1869,  sur  les  tableaux  du  Louvre  transférés 
chez  M""  Troplong;  —  du  9  janvier,  sur  la  démission  du  baron  Séguier;  —  du 
12  janvier,  sur  l'inauguration  par  Jules  Favre  et  Laboulaye  des  réunions  de  la  salle 
Valentino;  —  du  15  janvier,  sur  la  liquidation  des  affaires  de  la  Ville  de  Paris;  —  du 
17  janvier,  réponse  à  un  communiqué  du  préfet  de  la  Seine;  —  du  18  janvier,  sur  le 
déficit  du  budget  de  la  Ville  de  Paris  ;  —  du  23  janvier,  sur  les  émeutes  de  la  Réunion  ; 

—  du  25  janvier,  réponse  à  un  communiqué  du  préfet  de  la  Seine;  —  du  27  janvier,  sur 
les  condamnations  prononcées  contre  Peyrouton,  Raoul  Rigault  et  Napoléon  Gail- 
lard, pour  délits  de  parole  dans  les  réunions  de  la  Redoute  et  du  Pré-aux-Cleros  ;  —  du 
3!  janvier,  sur  le  projet  de  soumettre  au  Corps  législatif  le  budget  extraordinaire  de 
Paris  et  de  Lyon  ;  —  du  l"  février,  critiques  sur  un  article  de  Delattre  dans  le  Progrès 
fie  Lyon,  relatif  à  la  tactique  électorale  ;  —  3  février,  sur  l'interpellation  du  baron  de 
Benoist,  relative  à  l'application  de  la  loi  sur  les  réunions  publiques  ;  —  du  7  février,  sur 
les  désordres  de  Nîmes  (élection  Dumas  contre  Cazot  et  de  Larcy,  invasion  d'une 
réunion  publique  par  la  troupe)  ;  —  du  10  février,  sur  l'interpellation  de  M.  de  Maupas. 
au  Sénat,  concernant  les  projets  de  réforme  de  la  Constitution  ;  —  du  1 1  février,  sur  le 
contrôle  par  le  Corps  législatif  du  budget  de  la  Ville  de  Paris  ;  —  du  13  février,  titre  : 
Paris  aux  Parisiens.  Examen  critique  du  projet  de  loi  sur  l'organisation  municipale  de 
Paris  ;  —  du  15  février,  sur  les  brochures  ou  les  articles  relatifs  au  même  projet  de  loi 
(travaux  de  M.  Cochin  et  de  M.  Horn}  ;  —  du  17  février,  sur  la  suspension  de  trois  mois 
infligée  à  M.  Duboy,  avocat  à  la  Cour  de  cassation,  pour  la  publicité  donnée  à  un  de 


576  DISCOURS  ET   OPINIONS. 

citer,  tout  ce  que  les  prétendues  i-éfornies  de  la  Constitution  impé- 
riale avaient  de  décevant,  de  contradictoire  et  de  mensonger  : 

A  M.  Nt'fftzer,  rédacteur  en  chef  du  Temps  •. 

Mon  ciiEit  Ami. 

Vous  accueillez  avec  confiance  les  nouveautés  constitutionnelles 
que  le  (lOuvernement  nous  octroie.  Vous  en  apercevez  sans  doute 

ses  mémoires  (demande  en  autorisation  de  poursuites  contre  M.  Crépy,  commissaire 
de  police)  ;  —  du  il  lévrier,  sur  la  lettre  du  Ministre  do  l'Intérieur  au  préfet  de  police 
à  l'occasion  des  réunions  publiques  ;  —  du  21  février,  sur  les  finances  do  la  Ville  et  I9 
discours  de  Garnier-Pagès;  —  du  23  février,  même  sujet;  appréciation  du  discours 
de  M.  Genteur,  conseiller  d'Etat;  —  du  2G  février,  même  sujet;  appréciation  du 
discours  de  M.  do  Forcade  la  Roquette,  ministre  de  l'Intérieur;  —  du  27  février, 
même  sujet;  appréciation  du  discours  de  M.  Calley  Saint-Paul;  —  du  2îS  février, 
même  sujet;  appréciation  du  discours  de  M.  Rouher,  qui  sacrifie  M.  Haussmann  ;  — 
des  3,  4,  o.  G,  7  mars,  même  sujet;  appréciation  du  traité  entre  la  Ville  et  le  Crédit 
foncier;  rev'cndication  des  libertés  municipales  et  protostations  contre  la  centralisa- 
tion; —  du  9  mars,  sur  les  conférences  de  la  salle  Valentino  et  la  conférence  de 
Pelletan  à  la  salie  de  la  rue  do  Malte.  Sujet  :  la  Femme  au  xix«  siècle  ;  —  du  14  mars, 
sur  la  ilésaffectation  d'une  partie  du  jardin  du  Luxembourg;  — du  l.ï  mars,  même 
sujet;  éloge  du  discours  de  M.  Grévy  à  la  Chambre  ;  —  àn'lH  mars,  sur  la  saisie  admi- 
nistrative de  l'Histoire  des  pi-ineea  de  Condé  et  l'arrêt  du  Conseil  d'État  qui  ordonne 
la  restitution  des  exemplaires  saisis  en  août  18G7;  —  du  21  mars,  sur  la  discussion  du 
projet  do  loi  portant  règlement  définitif  do  l'exercice  186.5;  appréciation  de  la  Cour 
dos  comptes  concernant  la  gestion  financière  de  la  Ville  de  Paris;  —  du  23  mars,  sur 
la  révocation  de  M.  Georges  Pouchet,  aide-naturalisto  au  Muséum;  —  du  24  mars, 
sur  l'arrêt  de  la  Cour  de  Paris  et  la  condamnation  de  M.  Louis  Ulbach,  rédacteur  de 
la  Cloche,  à  six  mois  de  prison  ;  —  du  iii  mars,  sur  la  délimitation  des  circonscriptions 
électorales  de  Bordeaux  et  la  démission  de  IG  membres  du  conseil  municipal  de  cette 
ville;  —  du  2"  mars,  sur  la  dissolution  d'une  reunion  privée  organisée  à  Montmo- 
rency par  M.  Lefebvre-Pontalis  ;  ^  du  28  mars,  réponse  à  un  comnmniquê  du  Ministre 
de  l'Intérieur  relatif  à  la  révocation  do  M.  G.  Pouchet;  —  des  M.  31  mars,  1"  avril, 
articles  sur  le  rapport  de  la  commission  des  Finances  concernant  le  budget  de  1870; 

—  du  2  avril,  sur  une  interpellation  de  M.  Jérôme  David;  —  du  3  avril,  sur  les  doc- 
trines du  Gouvernement  en  matière  électorale,  et  le  discours  de  M.  de  Forcade 
la  Roquette,  ministre  de  l'Intérieur,  dénonçant  le  prétendu  gouvernement  occulte  de 
l'opposition;  —  du  6  avril,  sur  le  discours  do  M.  Baroche,  garde  des  sceaux,  relatif 
à  la  démission  de  M.  Séguier,  procureur  impérial  à  Toulouse  ;  —  du  7  avril,  sur  un 
discours  de  M.  Jules  Simon,  à  la  Société  pour  i' Enseifiiiement  professionnel  des  femmes; 

—  du  11  avril,  sur  la  dernière  séance  de  la  Chambre  (amendement  de  la  gauche 
concernant  le  cumul,  incident  Séguier,  concile  œcuménique,  etc.)  ;  — du  12  avril, 
compte  rendu  do  la  séance  du  Corps  législatif  (déclaration  pacifique)  de  M.  de  la 
Valette,  ministre  des  Affaires  étrangères,  déclarations  belliqueuses  du  Ministre  de 
riiitérieur  contre  les  réunions  publiques  ou  privées;  —  du  13  avril,  sur  un  discours 
de  M.  Michel  Chevalier  au  Sénat,  relatif  à  la  plaie  des  armées  permanentes  et  des 
dépenses  de  guerre;  du  14  avril,  sur  les  déclarations  du  maréchal  Niel.  relatives  aux 
grands  commandements  militaires,  et  son  affirmation  sur  la  possibilité  de  mettre  sur 
pied,  du  soir  au  matin,  600  000  hommes  sous  les  armes;  —  du  I.ï  avril,  sur  le  discours 
lu  au  Sénat  par  M.  Haussmann  ;  —  du  22  avril,  sur  lo  décret  qui  supprime  la  Caisse 
des  travaux  do  Paris;  —  du  23  avril,  sur  l'amendement  de  la  gauche  relatif  à  la 
juridiction  chargée  de  juger  les  délits  de  presse  et  la  loi  de  siireté  générale  ;  —  du 
2't  avril,  sur  l'actif  et  le  passif  de  la  Caisse  des  travaux  de  Paris;  —  du  27  avril,  sur 
le  programme  de  M.  Guéroult,  qui  réclame  de  nouveaux  travaux  à  Paris; —  du 
26  juin,  sur  la  pétition  des  gardes  nationaux  du  19"  bataillon  de  la  Seine,  qui  récla- 
ment l'élection  de  leurs  chefs;  —  du  29  août,  réponse  à  une  note  du  Journal  officiel 
sur  le  cas  de  Ledru-RoUin,  condamné  à  la  déportation  le  7  août  1857. 

1.  Le  Teinj)s  du  8  août  1869. 


L'EMPIRE  CONSTITUTIONNEL. 


577 


les  côtés  faibles,  mais  vous  les  mettez  résolument  au  second  plan 
hn  un  mot,  vous  ôles  optimiste  pour  le  quart  d'heure 

Je  reste  pessimiste,  et  je  vous  demande  la  permission  de  vous 

dire  pourquoi.  Ceux  qui,  comme  vous,  se  reprennent  à  espérer 

allirment   que  le  pouvoir  personnel   abdique;  c'est  aller  vite   en 

ûesogne.  Il  n  est  pas  contestable  que  le  pouvoir  personnel  bat  en 

retraite;  mais  il  serait,  ce  me  semble,  d'une  souveraine  imprudence 

de  le  croire  vaincu.  C'est  là  précisément  l'habileté  et  le  péril  de 

1  évolution  présente.  On  voudrait  endormir  la  France  libérale  et  ie 

ne  suis  pas  sûr  qu'on  n'y  réussisse  pas  provisoirement.  La  France 

est  ainsi  faite  qu  elle  donne,  dans  tous  les  temps,  long  crédit  à  ses 

maîtres.  C'est  une  nation  prompte  à  l'espérance,  un  peuple  bon 

enfant,  si  j  ose  dire,  et  qu'il  n'est  point  aisé  de  pousser  à  bout   Ce 

taiseur  de  révolutions  n'aime  rien  tant  que  de  croire  qu'il  n'aura 

plus  a  en  faire.  Il  acclame  tous  les  Martignac,  l'un  après  l'autre   et 

les  Aces  additionnels  trouvent   facilement  le  chemin  de  son  cœur 

b  il  est  périlleux,  a  certaines  heures,  de  le  heurter  de  front    il  est 

presque  toujours  possible  de  l'apaiser  par  des  concessions'  de  le 

gagner  par  des  promesses,  de  l'énerver  par  de  fausses  apparences. 

1  est  visible  pourtant  que,  sous  ce  rapport,  comme  sous  plusieurs 

autres,  e  pays  est  en  progrès.  L'Acte  additionnel  de  1860  n'excite 

point    dans  les    couches   profondes,  l'enthousiasme  sur  lequel  on 

comptait.    L  adhésion  n  est  qu'à    la   surface;  la  défiance   subsiste 

comme  un  instinct  plus  fort  que  toutes  les  raisons.  Mais  cet  instinct 

cette  lois,  c  est  la  raison  même,  c'est  l'expérience  acquise,  c'est  là 

leçon  de   Ih.soire,   c'est  le   sentiment  des  causes  profondes  qui 

régissent  les  choses  humaines.  ^ 

Nous  avons,  dit-on,   le   gouvernement   parlementaire.    Est-ce   le 
senatus-consulte   qui  nous  le  donnera?  Il  ne  crée,  par   lui-même 
qu  un  régime  bâtard,  où  le  pouvoir  personnel  et  le  pouvoir  parle- 
mentaire se  heurteront  à  chaque  pas.  L'article  2  contient,  dans  son 
obscurité  savante,  le  germe  de  tous  les  conflits.  Il  affirme,  avec  une 
force  égale,  la  responsabilité  des  ministres  et  leur  dépendance 
Les  ministres  sont-ils  responsables  devant  la  Chambre  ou  devant 
empereur?    Ou     pour   parler   plus   clairement,   dépendent-ils  de 
I  empereur,   ou  dépendent-ils  de  la  Chambre?  L'article   2  répond 
•lu  1  s  ne  dépendent  que  de  l'empereur.  L'exposé  des  motifs  insinue 
qu  ils  dépendent  aussi  de  la  Chambre.  Entre  les  deux,  pourtant  il 
laut  choisir.  La  formule  du  gouvernement  parlementaire  est  préci- 
sément le  contraire  de  l'art,  i  :  «  Les  ministres,  faudrait-il  dire 
ne  dépendent  que  de  la  majorité  de  la  Chambre.  »  A  cette  condition! 
c  est  la   Chambre  qui  gouvernerait,  ce  qui  est  le  fond  même  du 
régime  parlementaire. 

Mais  n'appelez  pas  gouvernement  parlementaire  un  système  aui 
P  ace  le  pouvoir,^  concurremment,  dans  la  Couronne  et  dans  la 
Uiambre.  C  est  I  antagonisme  organisé,  c'est  le  parlementarisme 
déconsidère,  c  est  la  liberté  compromise  :  car,  c'est,  tout  à  l'a  fois  la 
confusion  et  1  impuissance.  -^,   « 


37 


r,78  APPENDICE. 

Mais,  dites-vous,  qu'importent  les  formules,  si  l'on  possède,  le  fond 
des  cliolses,  si  la  libert»';  du  Parlement  est  reconquise,  si  Ton  rend 
ilu  mi'Uie  coup  à  la  Chambre  élective,  le  droit  d'initiative,  le  droit 
dinlerpollalion,  le  droit  d'amendement,  le  droit  d'avoir  des  ordies 
du  jour  motivés,  le  droit  de  voter  le  budf,'et  par  chapitres,  le  droit 
de  disposer  des  tarifs  de  douane?  —  Voilà  bien  des  droits  sans 
doute  et  je  n'en  fais  pas  fi.  Je  veux  que  nous  les  ayons  tous.  Je  veux 
<{u'aucun  règlement  ne  vienne  après  coup  les  mutiler  ou  les  res- 
treindre ;  je  veux  même  qu'on  y  ajoute  le  droit  d'adresse  dont  le  séna- 
tus-consulte  ne  parle  pas.  Voilà  la  Chambre  qui  a  tous  les  droits.  Le 
gouvernement  personnel  en  jiarde-t-il  moins  tous  les  pouvoirs  ? 
même  celui  de  prendre  ses  ministres  en  dehors  de  la  Chambre;  — 
même  celui  de  faire  appel  au  peuple,  devant  lequel  il  ne  cesse  pas 
d'être  responsable  ;  —  même  le  droit  de  proroger  indéfiniment,  ou 
de  dissoudre  la  Chambre  élue,  en  remplaçant,  dans  l'interrègne, 
le  Corps  législatif  par  le  Sénat  —  sans  parler  de  ce  veto  de  nouvelle 
fabrique,  que  l'on  traite  aujourd'hui  parle  dédain,  mais  qui  permet, 
en  somme,  au  premier  et  au  plus  rétrograde,  au  plus  discipliné 
des  grands  corps  de  l'État  d'enfouir  dans  les  catacombes  du  Luxem- 
bourg toutes  les  lois  votées  au  Palais-Bourbon. 

Est-ce  que  tout  cela  est  imaginaire,  et  dira-t-on  que  je  mets  gra- 
tuitement toutes  choses  au  pis?  Le  conflit  d'une  Chambre  qui  a  tous 
les  droits  avec  un  (iouvernement  qui  a  tous  les  pouvoirs,  est-ce  que 
je  l'aurais  rêvé  ? 

Peuple  oublieux  que  nous  sommes!  nous  l'avons  expérimentée, 
il  v  a  vingt  années,  celte  guerre  civile  des  deux  pouvoirs,  et  ce 
serait  aujourd'hui  le  moment  d'en  mettre  à  profit  les  poignantes 
leçons.  Était-ce  un  pouvoir  parlementaire  incomplet  ({ue  l'Assem- 
blée législative?  Manquait-il  quehiue  chose  à  ses  attributs?  Elle  avait 
le  droit,  elle  avait  le  nombre,  elle  avait  le  talent,  elle  n'avait  pas 
sur  elle  le  stigmate  de  la  candidature  officielle.  Elle  n'avait  en  face 
d'elle  qu'un  magistrat  républicain,  mais  personnellement  responsable 
et  conslitutionnellement  indépendant.  C'en  fut  assez  :  la  rivalité 
naquit  de  l'indépendance,  et  tout  finit  comme  chacun  sait  !  En  deux 
années,  le  Pouvoir  exécutif  avait  usé  le  droit  parlementaire.  Et 
pourtant,  la  France  avait  alors,  plus  Cfu'à  une  autre  époque,  les 
traditions  et  les  mœurs  de  la  liberté,  trente  ans  d'esprit  public 
derrière  elle,  l'habitude  de  la  résistance,  une  vie  politique  intense 
et  de  grands  partis.  Quand  le  chef  de  l'exécutif  mit  ])our  la  première 
fois  le  pied  hors  du  terrain  parlementaire,  quand,  usant  d'une  faculté 
que  la  Constitution  lui  laissait  et  que  les  parlementaires  d'alors, 
eux  aussi,  considéraient  comme  une  lettre  morte,  il  prit  résolument 
ses  ministres  hors  de  la  Chambre,  ce  fut  un  grand  scandale,  mais 
rien  de  plus.  Et  voilà  comme  il  est  vrai  de  dire  —  ainsi  que  vous 
l'écriviez  il  y  a  deux  jours  —  que  la  faculté  de  choisir  ses  ministres 
sur  les  bancs  île  la  Chambre  équivaut,  pour  le  chef  de  l'État,  à  l'im- 
possibilité morale  de  les  prendre  ailleurs.  Voilii  ce  que  pèsent,  en 
face  de  dépositaires  de  la  centralisation  triomphante,  les  prévisions 


L'EMPIRE  CONSTITUTIONNEL.  579 

(les  doctrinaires  et  les  susceptibilités  des  Parlements.  Voilà,  chez 
nous,  la  mesure  des  forces  de  l'esprit  [lubiic,  en  des  temps  qui,  je  le 
crains,  valaient  au  moins  les  nôtres. 

Il  y  a  deux  manières  de  fonder  le  gouvernement  parlementaire  : 
par  les  lois  ou  par  les  mœurs.  La  seconde,  j'en  conviens  sans  peine, 
est  de  beaucoup  la  meilleure  et  la  plus  sûre.  Il  n'y  a  pas  de  loi,  en 
Angleterre,  qui  prescrive  à  la  Couronne  de  prendre  ses  ministres 
dans  le  sein  du  Parlement,  mais  il  y  a  des  mœurs  qui  l'y  obligent 
avec  une  énergie  plus  forte  que  toutes  les  lois.  Mais,  en  France,  le 
pouvoir  personnel  n'est  enchaîné  ni  par  les  mœurs,  ni  par  les  lois. 
Il  ne  reste  qu'un  espoir,  c'est  qu'il  s'enchaîne  lui-même,  et  c'est  là- 
dessus  surtout  que  l'on  parait  compter.  Fi-anchement  le  gage  est 
mince  et  la  proposition  paradoxale.  Il  n'a  manqué  jusqu'à  présent, 
en  France,  aux  théories  constitutionnelles  pour  passer  dans  les  faits, 
qu'une  toute  petite  chose  :  une  dynastie  qui  voulût  s'y  soumettre. 
Ni  les  Bourbons  de  la  branche  aînée,  ni  ceux  de  la  branche  cadette 
n'ont  su  renoncer  au  pouvoir  personnel  :  les  uns  ont  voulu  détruire 
le  régime  parlementaire  par  la  force,  les  autres  ont  tenté  de  le 
fausser  par  la  ruse.  Nous  allons  commencer,  à  ce  qu'il  paraît,  une 
troisième  épreuve  que  ni  la  force,  ni  la  ruse  ne  pourront  troubler. 
Pour  accepter  la  fiction  constitutionnelle,  les  Bourbons  étaient  trop 
fiers,  les  d'Orléans  trop  habiles.  Les  Napoléons  seront  à  la  fois 
dociles  et  sincères,  comme  il  convient  à  des  parlementaires  élevés 
à  la  grande  école  qui  commence  au  18  Brumaire  et  qui  finit  au 
2  Décembre. 


A  M.  Nefftzer,  rédacteur  en  chef  du  Temin  ^. 

Mon  cher  Ami, 

Votre  réponse  aux  rétlexions  critiques  que  m'a  suggérées  le  projet 
de  sénatus-consulte  contient  des  considérations  fort  justes  et  des 
conseils  excellents.  Vous  dissertez  savamment  sur  la  puissance  de 
l'opinion,  dans  la  crise  que  nous  traversons,  et  vous  en  concluez 
que  le  rôle  des  élus  du  suffrage  universel  n'est  plus  désormais  de 
décourager  le  pays  par  une  attitude  purement  négative,  mais  de 
l'éclairer,  de  le  rassurer,  de  le  conquérir  par  des  idées  nettes,  par 
des  formules  positives,  par  des  plans  de  gouvernement  enfin,  dignes 
de  cette  grande  démocratie  française  dont  nous  ne  sommes  les 
uns  et  les  autres  que  les  serviteurs. 

D'une  manière  générale,  tout  cela  est  juste,  et  ma  pensée  n'a 
jamais  été  d'y  contredire.  Quand  vous  me  rappelez  que  je  suis  entré 
à  la  Chambre  avec  un  programme  et  quand  vous  me  montrez  dans 
l'exercice  habile  du  droit  d'initiative  —  s'il  nous  est  sérieusement 
octroyé  —  le  moyen  de  faire  pénétrer  dans  les  esprits  et,  peu  à  peu 
entrer  dans  les   faits,  la  politique  des  «  destructions  nécessaires  » 

1.  Le  Temps  du  12  août  i86'J. 


580  AI'PKNIUCE. 

vous  iii'indKiiK'z  mi  devoii'  auquel  j'espère  ne  jamais  faillir.  Quaud, 
d'autre  part,  vous  caractéiisez  la  crise  conslituliounelle  dont  nous 
sommes  les  spectateurs  comme  un  phénomène  d'opinion  des  plus 
remarquables,  vous  ne  dites  rien  que  je  songe  à  contester.  Où  avez- 
vous  vu  que  j'ai  nié  les  «  forces  de  l'esprit  public  »,  la  puissance  de 
l'opinion?  Comme  vous  le  dites  justement,  nous  ne  procédons  pas 
d'une  autre   source  et  nous  ne  pouvons  compter  sur  autre  chose. 

Mais,  sur  ce  terrain  général,  mon  cher  ami,  vous  pouvez  vous 
étendre  tout  à  votre  aise  sans  toucher  le  point  spécial  de  notre 
différend. 

Dans  loutes  les  étapes  que  l'Empire  a  parcouiues  depuis  une 
dizaine  d'années,  l'opinion  publique  peut,  sans  doute,  se  mesurer, 
et  jusqu'à  un  certain  point  se  reconnaître.  Il  n'en  est  point  d'ailleurs 
depuis  le  commencement  dont  nous  n'ayons  tiré  parti.  Quelle  décep- 
tion que  le  19  janvier!  Et  pourtant  quels  fruits  de  vie,  quelles  armes 
de  combat  la  force  des  choses  en  a  fait  sortir!  Le  message  du 
13  juillet  contient,  lui  aussi,  dans  ses  lianes,  plus  d'une  conséquence 
inattendue.  L'inattendu  est  la  loi  du  temps  où  nous  vivons.  Mais,  là 
où  règne  l'inattendu,  la  défiance  e^t  de  règle  ou  de  prudence  vul- 
gaire. Je  n'admets  pas,  comme  vous,  qu'on  décourage  le  suffrage 
universel  en  lui  prêchant  la  défiance.  Nous  sommes  payés,  à  ce  qu'il 
me  semble,  pour  nous  défier  de  nos  mailles.  Ce  vote  de  confiance, 
que  l'Empire  implore,  à  l'heure  qu'il  est,  du  parti  de  la  liberté,  ce 
vote  de  confiance  qui  romprait  la  glace  entre  les  gouvernants  et  une 
partie  des  gouvernés,  cet  acte  de  foi  et  d'espérance  qui  consomme- 
rait la  réconciliation  définitive,  le  séuatus-consulte  ne  l'implique 
pas,  ne  le  justifie  pas.  Le  sénatus-consulte  est-il,  oui  ou  non,  la 
restauration  de  la  liberté  française?  Non  évidemment.  Est-il  la 
restitution  du  gouvernement  parlementaire?  Vous  ne  le  soutenez 
même  pas.  Vous  dites  seulement  :  il  contient  des  armes  nouvelles 
pour  ropi)Osition,  et  c'est  à  l'opposition  d'appi'endre  à  s'en  servir. 
Mais  le  droit  d'adresse  aussi  était  une  arme  et  phisieurs  ont  su  s'en 
servir.  Tel  qu'il  se  présente  aujourd'hui,  le  droit  d'initiative  —  à 
supposer  qu'il  reparaisse  sans  aucune  entrave  —  n'est,  à  vrai  dire, 
qu'un  droit  d'adresse  plus  large  et  plus  constant.  Il  donnera  à  la 
Chambre  un  pouvoir  plus  étendu,  plus  profond  sur  l'opinion,  une 
prise  plus  sérieuse  sur  les  esprits,  il  n'enlève  au  Gouvernement 
aucun  de  ses  droits;  il  ne  nous  donne  contre  ses  retours,  contre 
ses  caprices,  contre  ses  arrière-pensées  (vous  voulez  bien  admettre 
qu'il  en  pourrait  avoir)  aucune  garantie;  il  perpétue,  en  un  mot, 
cette  séparation  de  la  parole  et  de  l'action  qui,  laissant  au  Pouvoir 
exécutif  toutes  les  réalités  de  gouvernement,  ne  donne  au  législatif 
(ju'un  droit  de  remontrances,  bien  plus  raftproché  des  institutions 
de  l'ancien  régime  que  de  l'idéal  moderne  des  peuples  libres. 

C'est  pourquoi,  mon  cher  ami,  je  persiste  à  dire  qu'il  n'y  aura, 
j)ar  l'ac'te  additionnel  qui  se  brasse  à  cette  heure,  rien  de  fonda- 
mental de  changé  dans  le  second  empire  :  le  frontispice  est  modifié; 
le  fond  des  choses  reste  le  même.  La  nation  ne  se  gouverne  pas;  elle 


LA   PHILOSOPHIE   POSITIVE.  581 

continue  à  être  gouvernée.  Elle  le  reconnaîtra,  tôt  ou  lard,  je  n'en 
doute  pas.  Et  ce  troisième  ou  quatrième  essai  de  monarchie  parle- 
mentaire, commencé  dans  des  conditions  moins  favorables  que  tous 
Jes  autres,  ne  saurait  avoir  un  meilleur  sort.  Ce  l'ut,  dans  tous  les 
temps,  poursuivre  une  chimère  que  de  superposer  à  l'édifice  de  la 
centralisation  administrative,  en  ce  pays,  les  dispositions  savantes 
du  régime  parlementaire. 

Quand  le  pouvoir  administratif  et  le  pouvoir  exécutif,  confondus 
dans  la  même  main,  font  contrepoids  au  pouvoir  parlementaire,  la 
balance  politique  penche  fatalement  du  côté  de  l'exécutif.  Il  domine 
alors  par  la  corruption,  comme  sous  la  monarchie  de  Juillet;  ou 
('  se  fait  place  nette  par  la  force  »,  comme  sous  la  présidence  répu- 
blicaine, si  imprudemment  organisée  par  la  Constitution  de  1848.11 
faudrait  pour  rétablir  l'équilibre  que  la  centralisation  administra- 
tive n'entrât  pas  en  compte,  c'est-à-dire  que  l'exécutif  renonçât 
volontairement  à  la  situation  prépondérante  que  lui  donne  au  milieu 
de  nous  la  possession  de  cet  organisme  sans  pareil,  de  cette  machine 
aspirante  et  foulante  qu'on  appelle  la  centralisation  administrative. 
S'il  est  des  gens  qui  attendent  sérieusement  ce  sacrifice  décisif,  ce 
sublime  suicide  de  la  dynastie  à  laquelle  nous  devons  les  institu- 
tions de  l'an  VIII,  je  les  admire,  mais  je  tiens  à  faire  savoir  que  je 
ne  suis  pas  du  nombre. 


Marcel  RouUeaux  et  la  Philosophie  positive 

M.  Jules  Ferry  a  publié  dans  le  numéro  de  septembre-octobre  1867 
de  la  Pldlosophic  positive,  une  étude  brillante  et  profonde,  pleine 
d'émotion  et  de  force  sur  Marcel  Roulleaux,  un  polémiste  mort  à 
vingt-neuf  ans,  au  moment  où  il  commençait  à  conquérir  une 
renommée  qui  ne  devait  rien  au  charlatanisme. 

Nous  détachons  de  cette  monographie  les  passages  où  M.  Jules 
Ferry  a  exprimé  ses  idées  personnelles  sur  l'évolution  de  la  philo- 
sophie positive  et  des  doctrines  économiques.  Cette  reproduction 
n'est  pas  dépourvue  d'intérêt,  au  moment  où  le  gouvernement  de  la 
République  vient  de  donner  à  M.  Pierre  Laffîte  l'hospitalité  du 
Collège  de  France,  et  où  le  pays  inaugure  un  nouveau  système 
douanier,  à  l'élaboration  duquel  le  président  de  la  Commission 
sénatoriale  des  douanes  n'a  pas  été  étranger. 


Au  point  où  en  est  venue,  dans  la  société  contemporaine,  l'évo- 
lution de  la  philosophie  positive,  rien  n'est  plus  important,  à  notre 
humble  avis,  qu'un  travail  scientifique  tendant  à  incorporer,  d'une 
manière  définitive,  l'économie  politique  dans  la  science  sociale.  Il 
est  impossible,  au  temps  où  nous  sommes,  de  ne  point  reviser, 
interpréter  ou  compléter  le  jugement  si  bref  d'Auguste  Comte.  Ce 


.S8-2  APl'K.NDICE. 

yiaiid  es|iiila  cxéi-uié  récoiiomie  politique  en  quelques  pages.  A\cc 
cette  sapacité  inordanle  qui  lui  appartenait,  il  en  avait,  d'un  coup 
d'oeil, mesuré  tous  les  côtés  faibles.  Mais  Auguste  Comte,  qui  écrivait 
son  quatiième  volume  il  y  a  bientôt  trente  ans,n'eùt-il  pu,  aujour- 
d'hui, rien  changer  à  son  arrêt?  11  condamnait  alors  la  science  des 
économistes  pour  trois  raisonsprincipales  :  avanttout,  pour  son  isole- 
ment systématique  de  la  science  sociale,  pour  sa  i)rétention  àconsti- 
tuer  à  elle  seule  un  corps  de  doctrines  ne  relevant  ni  de  la  morale, 
ni  de  l'histoire  ;  en  second  lieu,  pour  le  caractère  mélaphysi(iue 
de  ses  principales  conceptions,  celle  de  valeur  parexemi)k';  et  eulin 
pour  ses  tendances  anarchiques,  c'est-à-dire  ses  théories  d'absolu 
/(«/sso/'am',  qui  excluent  toute  pensée  de  discipline  industrielle  et 
(]ui  n'aboulissetit  en  somme,  selon  la  fine  observation  fin  fondateur 
de  la  politique  positive,  qu'à  «  nue  démission  solennelle  de  la 
science  eu  face  de  tous  les  cas  difliciles  ».  Tout  cela  est  vrai,  ou  la 
été.  Oui,  il  existe,  ou  il  a  existé,  une  secte  d'économistes  station- 
naires,  race  étroite  et  intraitable,  courte  de  vues  et  légère  de 
bagage,  cachant,  sous  une  scolastique  pédante  et  creuse,  son 
iucuiable  banalité. 

L'humanité,  sans  doute,  a  peu  de  chose  à  attendre  de  ces  vulga- 
risateurs de  troisième  ou  de  quatrième  main,  qui  ressassent,  dans 
l'ombre  du  grand  Adam  Smith,  des  abstractions  usées  et  de  vaines 
formules.  Auguste  Comte  a  raison  de  gourmander  en  eux  la  spécia- 
lité arrogante  et  la  stérilité  doctrinale.  Il  y  a  dix  ans  encore,  toute 
la  science  économique  se  résumait,  pour  beaucoup  de  gens,  dans  la 
critique  du  système  des  prohibitions  douanières;  et  quand  la  libei'té 
commerciale  eut  triomphé  dans  les  conseils  du  pouvoir,  plus  d'un 
économiste  se  demanda  naïvement  s'il  lui  restait  quelque  chose  à 
faire.  Pour  beaucoup,  en  enet,lebut  était  atteint.  Il  n'y  avait  plus 
qu'à  se  reposer  dans  son  triomphe.  Mais  n'apparut-il  point,  même 
de  nos  jours,  d'économistes  d'une  autre  trempe"?  Auguste  Comte, 
dans  sa  vive  satii'e  des  scolastiques  de  cette  école,  fait  lui-même  à 
Adam  Smith  une  place  et  une  gloire  ;i  part.  Ne  lui  eùt-ii  pas  adjoint, 
s'il  les  avait  bien  connus,  (juelques-uns  des  physiocrates,  surtout 
l'immortel  Turgot?  Ce  n'est  pas  à  ceux-ci  qu'on  peut  faire  le 
reproche  d'avoir  séparé  les  problèmes  économiques  de  l'ensemble 
de  la  philosophie  politique.  Auguste  Comte  n'a-t-il  ])as  lui-même 
rendu,  à  l'occasion,  justice  à  M.  Dunoyer?  L'auteur  de  la  détinilion 
de  la  libertii  positive,  de  la  libert(''-pni)^!<(tnce,  n'était  point,  certes, 
un  jinr  ruétapiiysicien.  Et  J.  Stuart  Mill  n'a-l-il  pas,  plus  récemment, 
rei)ris,  dans  un  véritable  esprit  scientifique,  la  tradition  d'Adiim 
Smith?  Les  économistes  de  la  vieille  ornière  tiennent  sans  doute  ce 
publiciste  éminent  pour  fort  suspect,  et  l'on  dit  volontiers  de  lui 
que  c'est  un  «  socialiste  ».  Nous  savons,  nous,  ce  qui  sépare  le 
philosophe  anglais  de  l'école  positiviste;  nous  n'ignorons  pas  non 
plus  (juels  contacts  mémorables,  quelle  parenté  logique  l'en  rappi'p- 
chent.  Du  moins,  dans  Stuart  Mill,  l'esprit  positif  marche  tête  haute 
etsaus  lisières.  l/écor)oniie  ])olili(jue  revendique, au  lieu  lie l'abjurer, 


LA    PHILOSOPHIE   POSITIVE.  583 

sa  dépendance  de  lu  science  sociale  ;  la  distinction  entre  les  lois 
naturelles  et  les  arrangements  sociaux  apparaît  avec  hardiesse,  et 
lart  est  nettement  distingué  de  la  science.  La  pliilosophie  positive 
ne  peut  pas  renier  un  si  illustre  témoignage  de  ses  progrès  et  de 
son  influence. 

Ces  exemples  suffiraient,  ce  semble,  pour  démontrer  <|ue  les 
dissentiments,  justement  signalés  par  Auguste  Comte,  entre  la 
science  sociale  et  réconomie  politique,  ne  sont,  en  réalité,  que  des 
incompatibilités  passagères.  L'étude  des  phénomènes  spéciaux  qui 
se  rapportent  à  la  formation,  à  l'accroissement,  à  la  conservation, 
à  la  distribution  des  richesses  dans  la  société,  peut  être,  sans 
inconvénient,  abordée  d'une  manière  distincte,  à  la  condition 
d'être  à  temps  rattachée  à  l'ensemble  de  la  vie  sociale.  C'est  ainsi 
que  la  biologie  traite  séparément  des  fonctions,  sans  pour  cela 
porter  la  moindre  atteinte  à  l'unité  de  l'organisme.  Eu  économie 
politique,  l'organe  observé  et  fonctionnant,  si  l'on  peut  dire,  c'est 
le  mobile  de  l'intérêt,  mobile  assez  important,  assez  universel  pour 
imprimer  aux  faits  qu'il  détermine  le  caractère  d'homogénéité  et 
de  constance  qui  permet  d'en  tirer  des  lois.  Seulement,  l'abstraction 
économique  dépasse  la  mesure  ({uand  elle  ne  veut  considérer  dans 
la  société  q\îe  le  mobile  intéressé,  à  l'exclusion  de  tous  les  autres. 
Même  dans  le  phénomène  de  la  production,  d'autres  éléments  inter- 
viennent. En  définitive,  on  conçoit  désormais,  sans  grand  effort, 
une  économie  politique  dégagée  de  tout  alliage  métaphysique, 
affranchie  de  toute  tradition  de  secte,  dominée,  autant  qu'il  convient, 
par  le  point  de  vue  social,  et  capable  d'aborder  avec  méthode,  avec 
gravité,  avec  maturité,  l'immense  problème  que  soulève,  dans  les 
sociétés  avancées,  le  confiit  du  laissez-faire  économique,  qui  est  une 
règle,  avec  la  discipline  sociale,  qui  est  une  nécessité.  Mais  cette 
conception,  il  s'agit  de  l'approfondir,  de  la  mettx'e  en  œuvre,  de  la 
développer.  A  cet  égard,  l'œuvre  intellectuelle  de  Marcel  Roulleaux, 
si  brève  qu'elle  ail  été,  peut  fournir  des  exemples  et  des  enseigne- 
ments. 

...  Tout  disciple  qu'il  fût,  en  commençant,  de  l'éloquent  Bastiat, 
le  plus  sincère,  le  plus  attrayant,  le  plus  apôtre,  si  l'on  peut  dire, 
des  économistes  contemporains,  Roulleaux  considéra  toujours  les 
problèmes  économiques  d'un  autre  point  de  vue  ;  son  esprit  avait 
des  exigences  que  l'individnalisme  ne  pouvait  satisfaire.  S'il  était 
libre-échangiste,  c'était  pour  les  bonnes  raisons  sociales.  Il  attaquait 
les  prohibitions  industrielles,  parce  qu'elles  faisaient  obstacle  à 
l'élévation  des  salaires  ;  il  combattait  les  restrictions  au  commerce 
des  blés,  parce  qu'elles  favorisaient,  au  lieu  de  l'atténuer,  l'accrois- 
sement de  la  rente  du  sol;  ce  qu'il  aime  dans  la  liberté  commerciale, 
c'est,  comme  il  le  dit,  la  bienfaitrice  du  prolétariat,  la  providence 
dans  les  crises  commerciales,  la  régulatrice  de  la  production;  il  lui 
sait  moins  de  gré  de  produire  à  bon  marché  —  avantage  que 
l'accroissemenl  de  la  consommation  tend  bien  vite  à  faire  disparaître 
—  que  de  délivrer  les  ouvriers  de  «  ces  industries  débiles   que  le 


584  APPENDICE. 

«  moindre  trouble  du  marché  compromet,  forcément  égoïstes  et 
«  avares,  ne  donnant  qu'une  paie  insuffisante  et  jamais  assurée  )>. 
Individualiste,  il  ne  l'avait  jamais  été;  en  1857,  dans  une  thèse  sur 
/fs  Fjni.i  courantes,  qui  se  recommande  également  aux  légistes  et 
aux  économisles,  il  avait  écrit  :  <(  Je  demanderai  si  l'obligation,  dans 
«  la  vie  sociale,  est  l'exception  ou  bien  la  règle,  si  le  devoir  n'est 
('  pas  la  condition  constante  et  perpétuelle  de  l'homme  en  société. 
«  Parmi  ses  devoirs,  il  en  est  que  l'homme  s'impose  par  ses  actes, 
«  qui  naissent  de  sa  volonté  réfléchie  ou  de  son  fait  imprudent.  La 
«  loi  les  consacre  et  les  maintient.  Mais  il  en  est  d'autres  qui  s'atta- 
«  chent  à  l'homme  à  son  entrée  dans  le  monde,  l'enveloppent 
«  comme  l'air  qu'il  respire  ;  qui  le  suivent,  en  se  transformant,  dans 
«  tous  ses  développements  et  ne  meurent  qu'avec  lui.  Parmi  ceux- 
«  là,  devoirs  non  voulus,  il  en  est  encore  que  la  loi  consacre  et 
«  maintient...  Regardez  l'homme  en  société  :  il  est  tout  entier  saisi 
«  parle  devoir...  »  Deux  ans  après,  dans  un  article  du  Journal  des 
Éconcnnistes  sur  les  origines  du  régime  prohibitif  en  France,  plus 
nulr  déjà,  plus  réfléchi,  plus  maître  de  sa  propre  pensée,  il  se 
prononce  résolument  contre  «  cette  erreur  fondamentale  où  sont 
«  tombés  plusieurs  des  économistes  modernes,  «  contre  »  cette  hypo- 
«  thèse  métaphysi(iue,  antihistoricpie  et,  par  suite,  antisociale  d'un 
«  droit  su])érieur,  absolu,  appartenant  à  l'individu,  en  quelque  sorte, 
<(  par  institution  divine;  cette  prémisse  rend  tout  problème  social 
((  insohdjje  pour  les  esprits  qui  s'en  laissent  charmer  )>.  Il  en  conclut 
qu'il  ne  faut  pas  contester  à  la  société  <(  le  droit  d'intervenir  dans 
<<  les  échanges  internationaux  »,  mais  qu'il  faut  regarder  «  si  l'in- 
«  tervention,  sous  forme  de  tarifs  compensateurs  ou  prétendus 
«  compensateurs,  des  inégalités  naturelles  qui  existent  entre  les 
«  producteurs  nationaux  et  les  étrangers,  convient  à  une  société 
«  industrielle  bien  organisée  ». 

Cela  est  fort  bien  dit.  Non  seulement  l'individualisme  pur,  celui 
que  l'école  de  Bastiat  a  mis  à  la  mode,  repose  sur  une  base  méta- 
physique, mais  il  y  a  dans  son  fait  quelque  théologisme.  La  Provi- 
dence est  le  dernier  mot  de  l'auteur  des  Harmonies.  L'individualisme 
est,  de  plus,  comme  le  dit  Marcel  Roulleaux,  une  doctrine  antiso- 
ciale, en  ce  sens  qu'elle  ne  peut  ni  expliquer  ni  régler  l'ensemble 
dos  rajjports  sociaux.  Du  droit  individuel,  il  est  impossible  de  faire 
sortir  autre  chose  que  le  contlit  interminable  des  égoïsmes  et  la 
négation  même  de  la  vie  sociale.  Il  est  très  vrai  que,  dans  la  société, 
il  n'existe  que  des  individus,  mais  ces  individus  ne  peuvent  se 
pass(!r  de  la  société  :  la  sociabilité  est  à  la  fois  la  tendance  naturelle 
(le  leur  organisation,  leur  garantie  et  la  loi  inévitable  de  leur  déve- 
loppement. De  là,  des  rapports  nécessaires  dont  la  doctrine  pure- 
ment individualiste  est  impuissante  à  rendre  compte.  Aussi,  à  vrai 
dire,  n'en  est-il  pas  de  pire,  et  la  première  brèche  au  système 
vient  de  ceux  qui  réduisent  le  plus  la  chaîne  du  droit  social.  Ne 
faire  de  l'Etat  qu'un  juge  de  paix,  c'est  encore  en  faire  quelque 
chose.  On  voit   par  là,  du   leste,  bien    clairement,    quelle  distance 


LA   PHILOSOPHIE  POSITIVE.         '  585 

sépare  une  théorie  d'économiste,  quelle  qu'elle  soit,  d'une  vraie 
théorie  sociale.  En  face  de  l'ensemble  des  faits  sociaux,  l'indivi- 
dualisme est  ridiculement  impuissant.  Sa  valeur  est  essentiellement 
restreinte  et  relative.  C'est  une  arme  de  combat.  L'individualisme 
est  la  formule  excessive  et  passionnée  de  la  lutte  honorable  que 
soutient,  depuis  des  siècles,  l'indépendance  du  citoyen  contre  les 
empiétements  du  pouvoir  social.  Le  laissez-faire  est  la  machine  de 
guerre  qui  a  servi  à  battre  en  brèche  les  corporations,  les  mono- 
poles, les  règlements  industriels,  toute  l'organisation  du  travail 
qui  fut  le  propre  de  l'ancien  régime;  le  laissez-falrr  a  porté,  de  nos 
jours,  des  coups  mortels  au  système  des  prohibitions  douanières  et 
des  sociétés  privilégiés.  L'individualisme  n'est  donc  point  inutile 
comme  agent  de  controverse;  mais  s'il  critique,  il  n'organise  pas. 
Sa  fécondité  doctrinale  n'est  pas  à  la  hauteur  du  service  transitoire 
qu'il  a  rendu.  Nous  lui  devons  nue  part  de  notre  affranchissement 
dans  le  passé;  nous  ne  pouvons  lui  remettre  exclusivement  le 
gouvernement  de  l'avenir. 

....La  question  de  l'intervention  de  l'État  n'était  qu'une  question  de 
procédé,  les  économistes  en  firent   une  question  de   principe.  11  ne 
leur  suffit  pas  que  l'abstention  de  l'État  fut  le  meilleur,  ils  voulurent 
que  ce  fût  le  droit,  ce  Alors  on  a  vu    se  produire  ce  fait  singulier: 
«  l'abstention  de  l'État  proclamée  comme  principe ,   comme  base 
«  de   la  doctrine  économique;  le  progrès,  l'utilité,    le  développe- 
«  ment   moral,  intellectuel,  industriel,  donnés,  en  quelque  sorte, 
«  secondairement  et  comme   arguments  à  l'appui  du  principe  du 
«  laissez-faire:  Avant  toutes  choses,  ne  vous  mêlez  de  rien,  disait- 
«  on  à  l'Etat  :  vous  n'avez  pas  le   droit  d'intervenir.  Et   lorsqu'on 
X  demandait  comment  les  choses  iraient,  alors  seulement  ils  son- 
<c  geaient  à  démontrer  qu'elles  iraient  mieux,  mais  ils  cherchaient 
«  et  présentaient  leurs  preuves   en  avocats  d'une  cause  que  leur 
«  unique  souci  était  de  faire  triompher.  Les  raisons,  pour  et  contre 
«  l'action  sociale,  n'étaient  point  par  eux  examiuées  et  débattues 
«  avec  l'impartiale  volonté    de   découvrir  quel  système  convenait  le 
«  mieux    au   triple    progrès   de    l'humanité;   la    thèse  était  posée 
«  d'avance:  laissez-faire;  et  toute  la  sagacité  de  leur  esprit,  toute 
«  1  habileté  de  leur  dialectique,  toute  la  vigueur  et  toutes  les  grâces 
«  de  leur  talent  étaient  employées  à  la  faire  prévaloir.  Telle    fut  la 
«^  destinée    de  Bastiat,  qui   a  passionné  et  vulgarisé  cette  thèse.  » 
S'ensuit-il  que,  sur  beaucoup  de  points,  l'on  doive  conclure  autre- 
ment que   Bastiat?  Non,  la  liberté   pratique   est  au  bout  des  deux 
systèmes.  Que  l'on  place  la  liberté  exclusivement  dans  l'abstention 
de   l'Etat,  comme  avaient   fait  Bastiat  et  son    école,  ou  qu'on  la 
conçoive  comme    le  développement  complet  de    la    puissance    de 
l'homme,  non  seulement  à  l'encontre  des  maîtres  qui  le  dominent, 
mais  à  l'encontre  de  toutes  les  fatalités  naturelles  et  sociales  qui 
l'eiitourent,  ainsi  qu'a  fait  M.  Dunoyer,  on  arrive  toujours  à  la  liberté. 
J'insiste  sur  ces  commencements,  qui   font  voir   le  point  où  le 
jeune  écrivain,  sans  rien   devoir  encore  à  la  philoso]ihie  positive. 


586  APPENDICK. 

avait  été  poité  j»ar  le  mouvement  propre  de  son  esprit.  C'est  alors 
(]nil  lut  et  comprit  Aiifmste  Comte,  riiiand  ce  jour  se  leva  snr  lui, 
il  put  (lire  :  je  l'attendais. 

C'est  aux  lumières  qu'elle  répand  sur  les  principales  difficultés 
sociales  du  temjts  présent,  fpu'  la  philosophie  positive  a  du  ses 
principales  conquêtes.  Les  f;randes  déceptions  politiques  qui  abreu- 
vent les  hommes  de  notre  i;énéralion  lui  suscitent  des  disciples  ou 
des  adhérents.  La  plus  accablante  de  toutes  a  contribué  pour  une 
forte  part  à  cette  invisible  propagande.  Peu  écoutée  au  milieu  des 
orales  et  des  incohérences  de  la  période  révolutionnaire,  la  doc- 
trine d'Auguste  Comte  fit  son  chemin  dans  le  grand  silence  (|ui 
suivit.  C'est  quelque  chose,  au  lendemain  des  grandes  déroutes  de 
la  liberté  politique,  et  dans  les  heures  de  doute  et  de  ténèbres  qui 
les  suivent,  d'apporter  avec  soi  la  théorie  du  progrès,  et  de  relever, 
par  la  science,  les  esprits  que  l'action  a  mis  à  terre.  La  génération 
à  laquelle  appartenait  Marcel  Uoulloaux  n'avait  pas  agi,  et, selon  le 
monde,  elle  n'avait  pas  soull'ert.  Mais  c'est  là  que  réside  précisé- 
ment la  source  de  son  infortune.  Son  éducation  la  portait  vers  les 
choses  de  l'esprit;  les  souvenirs  dont  elle  avait  été  bercée,  l'histoire 
(pi'on  lui  avait  apprise,  l'atmosphère  politique  où  elle  avait  grandi 
et  dont  elle  restait  comme  imprégnée,  tout  la  portait  vers  la  liberté. 
Le  destin  voulait  pourtant  qu'elle  ouvrit  les  yeux  à  la  lumière,  en  un 
temps  où  la  part  n'avait  jamais  été  si  petite  pour  les  espi^its  et  pour 
la  liberté.  Beaucoup  succombèrent  à  cette  épreuve,  et  se  plièrent 
aux  idées  régnantes.  L'élite  résista,  et,  au  lieu  de  céder  au  courant, 
regarda  d'où  il  venait  et  où  il  pouvait  conduire.  Il  leur  parut  d'abord 
que  ce  mouvement  en  arrière  ne  pouvait  être  durable.  Mais  quel  en 
était  le  mot,  la  raison  d'être,  et  par  où  pouvait-on  en  sortir?  Ici, 
une  philosophie  politique  était  indispensable.  Celle  d'Auguste  Comte 
répondait  mieux  qu'aucune  autre  aux  conditions  du  problème.  11 
me  souvient  de  l'efTet  immense  produit,  dans  cette  ci'ise  morale, 
par  la  lecture  du  Diaconra  mr  rensemblc  du  j^o^itivhmc.  Ces  pages 
qui  avaient  posé,  dans  la  fièvre  de  1848,  les  conditions  rationnelles 
du  problème  social,  restaient,  au  milieu  du  désarroi  général  (jui 
avait  suivi,  avec  leur  haute  et  rassurante  sérénité.  Elles  nous  répé- 
taient —  ce  que  nous  savions  bien  —  ({u'il  y  avait  des  questions 
sociales,  et  qu'il  ne  dépendait  pas  plus  de  la  réaction  politique  que 
de  la  réaction  économique  de  les  supprimer;  mais  elles  nous  don- 
naient —  ce  que  nous  n'avions  pas  —  la  méthode  suivant  laquelle  il 
convient  de  les  aborder.  De  ce  jour,  nous  avons  su  qu'il  existe  un 
art  social,  également  distinct  de  l'observation  impassible  des  écono- 
mistes, satisfaits  de  décrire  et  voués  au  fatalisme,  et  <le  rutojiie 
irrationnelle  et  maladive  qui  caractérise  la  plupart  des  écoles 
socialistes.  Les  phénomènes  sociaux  ne  sont  point  indéfiniment 
modifiables;  ils  ont  leur  permanence,  leur  stabilité,  leur  fatalité  : 
c'est  l'honneur  éternel  des  économistes  de  l'avoir  démontré.  Mais 
les  phénomènes  sociaux  ne  sont  non  plus  immuables  et  incorri- 
gibles. Où  est  la  mesure?  Où  trouver  le  procédé  et  la  limite?  Non 


LA   PHILOSOPHIE   POSITIVE.  587 

seulement  dans  l'analyse  sociologique,  mais  dans  l'histoire.  L'his- 
toire est  rélémeut  nouveau  et  décisif  que  le  positivisme  introduit 
dans  l'étude  des  questions  sociales. 

Le  problème  social,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  la  partie 
du  problème  social  qui  touche  aux  rapports  de  la  classe  qui  possède 
avec  la  classe  qui  ne  possède  pas,  aux  rapports  des  capitalistes  avec 
les  salariés,  n'est  pas  seulement  empirique,  elle  est  historique.  Dans 
mon  opinion,  comme  dans  celle  de  Roulleaux,  Auguste  Comte  a 
posé  une  des  conditions  fondamentales,  inéluctables  du  problème, 
lorsqu'il  a  formulé  ainsi  la  loi  historique  de  l'industrie  moderne  : 
séparation  progressive  du  capital  et  du  travail,  distinction  inévitable 
et  toujours  croissante  entre  la  fonction  du  capitaliste  et  celle  du 
travailleur,  concentration  inévitable  et  croissante  du  capital  dans 
certaines  limites. 

C'est  de  là  qu'il  faut  partir.  11  faut  résolument  placer  h  la  base  de 
toute  étude  sociale  cette  notion  toute  d'expérience  :  on  ne  se  révolte 
pas  contre  ce  qui  est  ;  on  ne  substitue  pas,  dans  la  pratique  sociale, 
ce  qui  pourrait  être  à  ce  qui  est.  La  concentration  des  capitaux  est 
un  fait  certain.  Qui  ne  le  voit?  Qui  ne  le  sent?  Ce  fait  nous  entoure, 
nous  domine,  nous  assiège.  11  ne  faut  pas  l'adorer,  mais  pour  le  tenir 
sagement  en  bride,  il  faut  d'abord  le  reconnaître,  l'our  s'incliner 
devant  un  fait,  la  science  sociale,  croyez-le  bien,  ne  se  coupe  pas 
les  ailes. 

...  Marcel  Roulleaux  admet  la  grande  industrie  comme  un  fait 
nécessaire,  aboutissant  à  la  constitution  d'une  classe  d'entrepre- 
neurs, ou,  comme  disait  Auguste  Comte,  de  chefs  industriels.  Il 
n'engage  pas  contre  cette  tendance  générale,  qui  opère  à  la  façon 
d'une  force  mécanique,  une  lutte  impossible  et  dérisoire.  Mais  plus 
sage  et  plus  pratique,  il  cherche  à  constituer  le  contrepoids.  Le 
contrepoids,  il  est,  d'une  part,  dans  une  action  croissante  de 
l'opinion,  agent  de  la  moralité  sociale,  sur  les  chefs  industriels  : 
l'étude  de  la  société  anglaise  olTre  à  cet  égard  de  précieux  exemples. 
Ce  contrepoids  est,  d'autre  part,  dans  l'organisation  collective  et 
l'éducation  croissante  des  masses  ouvrières.  On  comprend  que  c'est 
de  la  coalition  qu'il  s'agit.  «  Le  droit  de  coalition,  disait  Marcel  Uoul- 
«  leaux,  est  la  première  liberté  des  travailleurs.  Sans  elle,  toutes 
«  les  autres  ne  sont  qu'une  apparence  vaine.  Que  les  hommes 
«  timides,  effrayés  à  chaque  nouvelle  force  sociale  qui  i-éclame  sa 
«  place,  se  rassurent  sur  le  danger  des  coalitions.  L'expérience  auia 
«  vite  appris  aux  ouvrieis  que,  même  coalisés,  ils  ne  doivent  pas 
«  s'engager  à  la  légère  dans  une  lutte  contre  le  capital.  La  coalition 
«  est  une  arme  d'attaque  dangereuse  pour  les  ouvriers  ;  mais  elle 
«  estune  arme  utile  pour  la  défense,  et  il  est  d'autant  plus  urgent 
«  de  la  réclamer  que  c'est  l'arme  unique...  » 

Aujourd'hui  que  la  liberté  des  coalitions  est  entrée  dans  nos  lois, 
ces  idées  sont  devenues  courantes;  en  juin  1860,  elles  étaient 
neuves,  hardies,  et  dans  un  journal  de  Paris  elles  ne  paraissaient 
pas  inoffensives.  L'article  du   Courrier  de   Paris,  dont  on  a   extrait 


r.88  APPENDICE. 

los  li^'iies  qui  précèdent,  fut,  frappé  cKim  avertissement.  Quatre 
ans  plus  tard,  le  Gouvernement  s'inclinait  devant  la  force  des 
choses.  Il  donnait,  ainsi  que  Marcel  Rouileaux  le  demandait  seul 
dans  la  presse,  quatre  ans  plus  tôt,  la  liberté  des  coalitions  pour 
couronnement  à  la  liberté  commerciale.  Marcel  Rouileaux  n'était  plus 
là  pour  assister  à  cette  justification  solennelle  des  idées  qui  lui 
étaient  chères.  Mais  nous  notons  ce  fait,  au  ^'rand  honneur  de  sa 
mémoire. 

....Nous  disions  en  commençant  que  Marcel  Rouileaux  arrive, dans 
ses  rapides  écrits,  à  donner  plusieurs  exemples  de  ce  que  peut 
l'esprit  positif  appliqué  à  la  conciliation  difficile  de  la  discipline 
sociale  et  du  laûsez- faire,  ou,  si  vous  aimez  mieux,  du  socialisme  et 
de  la  liberté.  Mais  ce  respect  des  faits  et  de  l'histoire,  cette  faculté 
d'embrasser  des  points  de  vue  divers,  des  réalités  complexes,  cet  art 
d'extraire  l'avenir  des  flancs  du  passé,  ce  n'était  chez  Marcel  Roui- 
leaux ni  timidité  ni  empirisme.  Il  avait,  en  ce  qui  touche  l'inter- 
vention de  la  société  dans  les  phénomènes  sociaux,  une  bonne 
théorie;  c'est  tout  le  secret  de  sa  sage  réserve.  Cette  théorie,  il 
la  poursuivait  depuis  longtemps.  Nous  l'avons  vu  tout  à  l'heure, 
n'étant  encore  qu'un  disciple  de  M.  Dunover,  aboutir  à  un 
système  d'équilibre  entre  la  liberté  individuelle  et  la  liberté  sociale, 
d'une  précision  philosophique  insuffisante.  La  philosophie  positive 
avait  écarté  ces  derniers  nuages.  Ce  qui  obscurcit,  en  effet,  dans  beau- 
coup d'esprits,  ce  point  fondamental  de  toute  philosophie  sociale  : 
a-t-on  le  droit  d'intervenir?  comment  peut-on  intervenir?  c'est 
l'idée  étroite  qu'on  se  fait  de  l'intervention  sociale,  trop  souvent 
envisagée  sous  sa  forme  la  plus  grossière  :  l'intervention  de  l'État, 
de  la  loi,  de  la  contrainte.  Auguste  Comte  montre  à  merveille  qu'il  y 
a  pour  la  société  d'autres  moyens  d'intervenir,  que  toute  société 
renferme  dans  son  sein  un  pouvoir  moral  qui  gouverne  les  volontés 
individuelles  sans  tribunal  et  sans  gendarmes,  pouvoir  concentré 
dans  les  sociétés  théocratiques  et  confié  à  une  caste  ou  à  un  corps, 
pouvoir  répandu,  dispersé,  pour  ainsi  dire,  dans  la  société  tout 
entière,  et  qu'on  appelle  Vopinion  dans  les  pays  libres.  C'est  sur 
cette  action  morale  que  la  philosophie  positive  fonde  son  espérance, 
c'est  par  là  qu'elle  s'attache  à  réformer  les  idées  et  les  mœurs,  bien 
plus  que  par  la  loi,  dont  le  champ  d'intervention  doit  être  aussi 
limité  que  possible,  et  qui  n'est  jamais,  en  face  des  grandes  évolu- 
tions de  la  société,  qu'oppressive  ou  impuissante. 


TABLE   DES   MATIÈRES 


Note  des  éditeurs v 

La  famille  de  M.  Jules  Ferry;  sa  jeunesse 1 

Discours  à  la  Conférence  des  avocats 4 

M.  Jules  Ferry,  journaliste;  articles  du  Courrier  de  Paris 2.J 

La  lutte  électorale  en  1863 44 

Le  Procès  des  Treize 94 

Polémiques  avec  Peyrat  sur  la  Révolution 99 

Les  Comptes  fantastiques  d'IIaussmann 121 

L'Électeur 166 

L'Électeur  libre 186 

M.  Jules  Ferry  député 189 

Discours  sur  l'élection  de  M.  de  Guilloutet 196 

Discours  sur  l'élection  de  M.  Chaix-d'Est-Ange 213 

Discours  sur  l'élection  de  M.  de  Campaigno 218 

Le  ministère  du  2  janvier  1870 221 

Discours  sur  le  budget  de  la  Ville  de  Paris 237 

Question  sur  l'arrestation  des  rédacteurs  de  la  Marseillaise 24S 

Discours  sur  l'élection  de  M.  de  Guiraud 252 

Discours  sur  un  projet  de  réforme  électorale 258 

Discours  sur  la  réforme  du  jury 278 

Discours  sur  l'Égalité  d'éducation 2S3 

Discours  sur  la  fermeture  de  l'École  de  Médecine 30.'J 

Interpellation  sur  le  complot  contre  la  sûreté  de  l'État 310 

Discours  sur  le  plébiscite  et  les  votes  de  l'armée 317 

Discours  sur  le  régime  de  l'Algérie ^27 

Discours  sur  le  chemin  de  fer  du  Sainl-Gothard 339 

La  déclaration  de  guerre.  M.  Jules  Ferry  et  M.  Thiers 315 

Discours  sur  le  secret  des  opérations  militaii-es 350 

Discours  sur  l'état  de  siège 3(50 

Observations  sur  la  prorogation  des  eflets  de  commerce 365 


590  TAHIJ-;    ItKS    MATIKIIKS. 

Discours  sur  les  séminaristes,  au  point  de  vue  de  la  loi  militaire.  .  .  ;W7 
Proposition  de  M.  Jules  Ferry  sur  la  fahrication,  le  commerce  et  la 

di'tention  des  armes  de  guerre 377 

La  lin  deTEmpire  ;  rôle  de  M.  Jules  Ferry  au  4  septembre 388 

Dépositions  de  M.  Jules  Ferry  sur  les  Actes  du  Gouvernement  de  lu 

Défense  natiomde 392 

Déposition  de  M.  Jules  Ferry  sur  le  18  mars 517 

Al'PKNDR'.E 556 

.M.  Jules  Ferry  et  le  Programme  de  Nancy 556 

Polémique  avec  le /{erPzV  .- rupture  de  rUnion  libérale 56;^ 

Article  de  Jules  Ferry  sur  Berryer 57-.> 

Polémique  avec  Nefftzer  sur  l'Empire  constitutionnel 571 

Tableau  des  articles  de  IM.  Jules  Ferry  dans  le  Temps,  eu  1868  et  1869.  575 

Article  sur  Marcel  RouUeaux  et  l'évolution  de  la  Philosophie  positive.  581 


^_0'oi* 


OISE 


^44.08 
F399 
R666 
v.l 
Ferry 

Discours  et  opinions  de  Jules 

Ferry 


944.08 
F399 
R666 
v.l 
Ferry 

Discours  et  opinions  de  Jules  Ferry 


944.08  F399  R666  v.1  c.1 

Ferry  #  Discours  et 
opinions  de  Jules  Ferry. 


3  0005  02023455  8