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THE LIBRARY
The Ontario Institute
for Studies in Education
Toronto, Canada
Discours et Opinions
DE
Jules Ferry
11 a été tire à part, sur papier à la forme, dix exemplaires
numérotés de Discours et Opinions de Jules Ferry.
Ces exemplaires sont mis en vente au prix de 20 francs
Je volume.
Discours et Opinions
DE
Jules Ferry
PUBLIES AVEC COMMENTAIRES ET NOTES
Paul ROBIQUET
Avocat au conseil d'état et à la cour de cassation,
DOCTEUR Es lettres
Tome Premier
Le Second Empire — La Guerre et la Commune.
PARIS
Armand Colin & C'% Éditeurs
5, rue de Mézières, 5
1893
Tous droits réservés.
NOTE LES ÉDITEURS
La vie de Jules Ferry n'a été qu'un long combat
pour la République et la Liberté.
Homme d'action avant tout, il a vécu comme un
soldat sur les champs de bataille « toujours en tête de
la colonne » suivant les belles paroles de M. Méline à
Saint-Dié, et « versant goutte à goutte le sang de son
cœur ». Comment, dans cette mêlée des partis, sous
l'écrasant fardeau des affaires publiques, trouver le
temps de regarder en arrière et de mesurer le chemin
parcouru? Jules Ferry ne pensa que bien tard à
recueillir les nombreux discours, les ouvrages, articles
ou brochures qui résument son œuvre politique et litté-
raire. Il avait toujours les yeux fixés sur l'avenir, dont il
attendait, avec la sérénité des grandes âmes, la répa-
ration d'odieuses calomnies et d'aveugles injustices.
Lorsque les électeurs sénatoriaux des Vosges l'en-
voyèrent siéger au Sénat, en novembre 1891, rendant
ainsi au Parlement l'éminent homme d'Etat que la
fureur des factions avait, un moment, réussi à
proscrire, quelques amis de M. Jules Ferry l'enga-
gèrent vivement à faire, pour ainsi dire, le bilan de
sa glorieuse carrière; mais il hésitait devant la lon-
gueur d'un pareil travail et, tout entier aux devoirs
VI MMK i)i:s KniTF.rRS.
de riieure juh'souIc, ne songeait pas à provoqner les
concours qui lui étaient nécessaires.
C'est dans ces circonstances que M. Paul Hobiquet
proposa il .Iules Ferrx de I aidci- dans la préparation
d'un recueil de ses œuvres. L'ancien Président du
Conseil fut ému de cette offre spontanée et y répondit
par la lettre suivante :
« Paris, le 10 novembre 1891.
(( Mon cher am[,
« Je suis vraiment touché de vous voir, au milieu
de vos préoccu})ations et de vos travaux, si alteulif à
tout ce qui me touche. Je désire entrer au Sénat poui*
y retrouver une tribune ; rien de plus. Je suis fait
pour parler et pour ai;ir, non [tour contempler et
jouir.
tt Votre amitié n'est-elle j)as un peu imprudente
en s'ofï'rant à moi pour m'aider à recueillir mes
discours? Savez-vous qu'il y en a beaucoup ! Assuré-
ment, cette publication serait opportune, et elle ne
verra jamais le jour si je ne suis pas fortement
secondé. C'est vous dire que j'accepterais votre
concours pour la préparation et la sélection avec une
véritable recou naissance.
(( Cordialement à vous.
a Jules Ferry. »
Oiiebjues jours après, un traité était signé pour
la publication des Discours et Opinions de Jules
Ferry. 11 n'a pas cessé de surveiller l'impression, de
diriger la |)réparation et le choix, réunissant, non
MOTE DES KDITEUHS. vu
sans peine, des écrits, des brochures, des lettres, des
journaux, dispersés un peu partout ou conservés par
des mains fidèles, écartant tout ce qui semblait de
nature à blesser même des adversaires qui ne l'avaient
pas ménagé, et cherchant uniquement à dégager les
grandes lignes de sa politique pour l'Histoire et la
postérité.
Le premier volume, que nous publions aujour-
d'hui, comprend le second Empire, la guerre de 1<S70
et la Commune. 11 devait être précédé d'une étude de
Jules Ferry sur la Jeunesse de l'Empire, comparée à
la jeunesse contemporaine. Jules Ferry s'était préparé
à ce travail par des lectures approfondies, car cet
esprit vigoureux avait horreur des jugements hâtifs
et superficiels : il n'ignorait rien de toutes les mani-
festations, même les plus obscures, de la pensée
contemporaine, et, sous l'homme politique, vivaient en
lui un brillant écrivain et un philosophe de premier
ordre.
Hélas ! cette Introduction magistrale, les lettres
françaises en seront privées î La mort a glacé cette
main qui maniait la plume tantôt avec une délicatesse
exquise, tantôt avec une mordante ironie, ce cœur qui
battait pour toutes les nobles idées et, dédaigneux des
basses injures, s'ouvrait si aisément à la bienveillance
et à la tendresse ; elle a terrassé le grand homme
d'État dont l'expérience eût été pour la République
une force précieuse, une ancre de salut et comme
une réserve suprême contre l'assaut des partis. Il
repose maintenant dans le cimetière de Saint-Dié, en
face « de la ligne bleue des Vosges d'où son cœur
fidèle continuera d'entendre la plainte des vaincus ».
Par une saisissante coïncidence, c'est le jour même
VIII NOTK DES KDITKLiliS.
OÙ son ('■{lilciir rei'evait lii dernière épreuve du pre-
mier Yoliinie de ses œuvres, que Jules Ferry est tombé,
dans une sorle d'apolliéose, vengé par le Sénat d'un
de ces oslracismcs monu^ntanés dont les démocraties
jalouses n'ont que troj) souvent frappé leurs grands
hommes. Maintenant que les haines se sont dissipées
comme une vaine poussière, il nous reste un devoir,
d'une triste douceur, à remplir : c'est de condenser
dans une publication délinitive l'œuvre immense de
celui (|uc nous pleurons et à qui la France vient de
l'aii't' (le niagnitiques l'unérailles. Avec un soin })ieux,
nous aurons à éditer ses discours et ses écrits, et à
léguer aux historiens futurs les documents authen-
tiques qui permettront d'assigner à Jules Ferry sa vraie
place parmi nos gloires nationales, entre Gambetta et
M. Thiers.
Il y a dans les choses humaines «. une justice imma-
nente » et, tandis que les contempteurs chétifs de
Jules Ferry réclament déjà comme une faveur l'oubli
ou la pitié du pays, la statue de bronze du Président
du Sénat va se dresser, imposante et fière, sur le pas-
sage des armées libératrices, en symbolisant une vie
sans tache et la reconnaissance de la lié})ublique.
Mars 1893.
JULES FERRY
Discours et Opinions
M. Jules Ferry est né à Saint-Dié (Vo.sges)le5avriH832.
Ses ancêtres étaient des paysans d'un village de la mon-
tagne situé à une heure et demie démarche de Saint-Dié,
sur la route de Fraize et de Gérardmcr et qu'on appelle
Anould'. Les premiers Ferry dont nous retrouvons la
trace sont des artisans, bourgeois de la ville, et, de leur
état, fondeurs de cloches. Ils travaillaient souvent pour
les abbés de Saint-Dié (car le territoire de Saint-Dié était
terre d'Eglise, administrée par un chapitre séculier dont
les évèques de Toul ou les seigneurs du voisinage contes-
taient incessamment la souveraineté'^. Le grand-père de
M. Jules Ferry n'était pas fondeur de cloches, mais fabri-
cant de tuiles. Il avait pour mère une alsacienne. Lui-
même avait épousé une alsacienne d'une grande beauté,
une Wimpfen, de Golmar. En 1789, il avait vingt ans^ et
embrassa avec enthousiasme la cause de la Révolution. Il
1. Anoidd, veut dire agneaux, moutons.
2. Voici une touchante anecdote sur l'un des arrière-grands-pères de
M. Jules Ferry : Fils de fondeur de cloches comme son père lui-même, il
avait treize ans lorsqu'il perdit ce dernier. La veuve se désolait d'autant plus
que le défunt avait déjà engagé de grosses dépenses pour exécuter une com-
mande de cloches faite par l'abbaye d'Andlau (Alsace). La mort du père,
c'était la ruine, car le travail n'était pas achevé. Mais l'enfant, intelligent
et courageux, se chargea de sauver la famille. Il partit à pied pour Andlau,
et se présenta bravement à l'abbé, le priant de lui conserver la commande
qu'il se faisait fort de mener à bonne fin. L'abbé le trouva de si belle mine
et si résolu qu'il accueillit sa requête. L'enfant tint parole : la cloche fut
fondue, et le grand-père de M. Jides Ferry racontait souvent qu'il avait vu
cette cloche à Andlau, bien et dûment signée.
3. M. Jules Ferry a eu le temps de bien connaître son grand-père, qui n'est
mort qu'en 1«47.
1
2 DISCOURS ET Ol'IMONS.
fui niaiie de Saiiit-L)ié ])OU(lanl toute la durée du Direc-
toire, du Consulat et de ll^nipiie. L'aîné de ses fils entra
daus rarmée : il vit. comme sous-lieutenant, le désastre
de Waterloo, refusa de servir les tJourbons et prit, avec
un de ses amis, de Saint-Dié comme lui, le général de
Ligniville, la direction d'une papeterie qui, vingt ans plus
tard, devint la grande papeterie du Souche d'Anould. Le
second fils. Charles-Edouard, fut le père de M. Jules Ferry.
C'était un <les avocats les plus distingués et les plus occu-
})és du i)arreau de Saint-Dié, alors important. Membre du
Conseil général des Vosges, d'opinions très libérales, il
mena contre le ministère Guizot l'opposition la plus vive.
Les discussions politiques et philosophiques emplirent les
oreilles d'enfant de Jules Ferry, passionnèrent et formèrent
son adolescence. Il apprit à lire en épelant le Siècle et le
National. La santé de Charles-Edouard Ferry, altérée par
l'excès de travail, l'obligea prématurément à quitter le
barreau et l'empêcha de se faire, avant et après 1848, la
place que tout le monde s'attendait à lui voir prendre.
Resté veuf de bonne heure' il résolut de se consacrer tout
entier à l'éducation de ses deux fils Jules et Charles, et
vint s'établir à Strasbourg" en 1846 pour les confier aux
maîtres excellents qui faisaient alors Flionneur du collège
royal, devenu bientôt après collège natioual de Strasbourg
(1848). C'est à Strasbourg que M. Jules Ferry, après avoir
été en rhétorique et en philosophie un lauréat exception-
nel, car il remporta presque tous les prix, fut reçu bache-
lier à fàge de seize ans, et commença ses études de droit.
Ces souvenirs d'adolescence, des alliances ultérieures de
famille' et des liaisons multiples avec les personnalités les
1. Mailumc Ferry, mère, morte en 1830, était fille cruii jirésklent du
tribunal de Rethcl.
2. Le mariage de son cousin germain, rin'riticr du cabinet de son père,
avec nne strasbourgeoise, une Scliiitzembergcr: sa propre union avec made-
moiselle Uisler, pelite-rdle de madame Kestner, et nièce de V. Chautlonr et
du colonel Charras, ont créé depuis de nouveaux liens entre M. Jules Ferry
et l'Alsace.
JULES FERRY. 3
plus distinguées de Golmar et de Schlestadt, ont fait de
M. Jules Ferry presque un xVlsacien et rendu profondé-
ment douloureuse pour son àme de patriote la confisca-
tion par l'Allemagne de la plus française de nos provinces.
M. Jules Ferry vint achever à Paris ses études de droit'.
Entre autres maîtres, il affectionna particulièrement l'émi-
nent professeur Valette dont l'Histoire a retenu la belle
réponse aux gens de- police du 2 décembre : « J'ai deux
titres à être arrêté aujourd'hui : je suis représentant du
peuple et professeur de droit ». Les séances de l'Assem-
blée législative, en lutte réglée avec i'ÉIysée, suivies
bientôt du spectacle du Coup d'État dans les rues de la
capitale, firent la plus vive impression sur l'esprit du jeune
étudiant et décidèrent de sa vocation. Jusque-là, son père
l'avait poussé du côté des concours qui ouvraient la porte
du Conseil d'Etat; mais après le 2 décembre, le père et le
fils étaient trop bons républicains pour attendre quoi que
ce fût des fonctions publiques.
M. Jules Ferry se fit inscrire au barreau de Paris le
20 décembre 1851, le jour même du scrutin plébiscitaire et
trois ans, date pour date après le serment solennel par
lequel Louis Bonaparte avait juré de défendre la Consti-
tution républicaine.
1. Pendant qu'U faisait son droit, M. Jules Ferry suivit assidûment, de
1850 à 1854, des cours de peinture, et mit une telle ardeur à étudier les
maîtres de l'art qu'il songea un moment à devenir peintre. De nombreux
voyages, notamment le séjour qu'il fit à Venise avec son frère, en 1853,
contribuèrent à développer ses goûts artistiques. 11 est resté un amant pas-
sionné de ritalie et, plus lard, à travers les crises de son âge mûr, il a tou-
jours profité de ses rares moments de loisir pour courir au delà d?s Alpes.
C'est ainsi qu'en 1861, il passa l'automne à Rome et, en 1800, après son
entrée au Corps législatif, alla se l'eposer à Florence des fatigues de la lutte
électorale.
DISCOUUS KT (IIM.MU.NS.
Conférence des avocats.
Le stagiaire de ISlil iiiar(nia rapidement saplace et, nommé secré-
taire de la Couféreno' on 1No4-oo, sous le bâtonnat de Belhmont, il
fut chargé, sur la désignation de Berryer, de prononcer le discours
de rentrée 1.
Voici ce discours, qui avait pour tilre : « De l'Influence des idées
philosophiques svr le barreau au dix-huitième siècle ».
Messiei'es et chers confrères,
Il y a des moments de lassitude et d'épuisement où l'esprit
humain semble, comme les vieillards, n'aimer plus qu'à se
souvenir. C'est ainsi qu'aujourd'hui, las d'interroger l'avenir,
nous évoquons de préférence le temps de nos pères. Fils du
dix-huitième siècle, tantôt fidèles, tantôt liostiles à sa mémoire,
nous étudions avec passion ses mœurs, sa législation, sa philo-
sophie.— J'ai, dans ce discours, à considérer son barreau dans
ses rapports avec le mouvement philosophique. C'est, à coup
sûr, une restauration curieuse, mais c'est peut-être aussi une
œuvre de reconnaissance. Car, tout ce (lu'est aujourd'hui le
barreau, et cet éclat dont il est, à bon droit, si lier, et cette
importance qu'on ne lui pardonne pas, c'est au dix-huitième
siècle qu'il le doit.
Essayons de dire ce qu'il était au début de ce grand mou-
vement intellectuel, quelles idées le faisaient vivre, quelles
idées l'ont transformé, et l'ont conduit pas à pas jusqu'aux
agitations de l'âge moderne, jusqu'aux grandeurs de la vie
publique.
L'histoire du barreau au dix-huitième siècle comprend deux
époques : dans la première, qui embrasse cinquante années du
siècle, le passé i-ègne en maiti-e, au milieu de sérieuses et mo-
destes études, de travaux profonds, m;iis circonspects. La
seconde, au contraire, regarde l'avenir; elle a les passions de
réforme et les témérités généreuses de la philosophie — et elle
va se perdre dans la Révolution française.
1. Co7if(''rencc des avocat.t, séance du 13 décembre 1855. Paris, ïhunot,
1855, broché in-S" de 37 pag-es.
CONFÉRENCE DES AVOCATS. 5
Les rappi-ocher l'une de l'autre, c'est mettre en présence, sur
une scène restreinte, deux âges de l'esprit français.
Le dix-septième siècle n'avait pas connu le retentissement et
la liberté des débats judiciaires. 8i grand partout ailleurs, il
n'avait produit au barreau que froideur et stérilité : des prati-
ciens obscurs, perdus dans les formules de la chicane, ou de
beaux diseurs dont le goût littéraire n'allait pas au delà de
l'élégance fleurie d'un médiocre prédicateur. Le barreau, comme
une terre paresseuse où les semences sont longues à germer,
suivait péniblement le développement du génie français. Mais
aussi, quand le dix-septième siècle se fut évanoui, lui seul en
conserva quelque image. On y vit s'élever alors, pleine de cette
sève vigoureuse qu'avait perdue la société nouvelle, une géné-
ration d'avocats qui perpétua, jusqu'au milieu du dix-huitième
siècle, l'esprit et les traditions de l'époque précédente.
Ce barreau. Messieurs, se groupe autour de deux hommes
dont les noms seuls suffiraient à peindre sa physionomie :
d'Aguesseau, et api'ès lui Cochin. La postérité leur a fait à tous
deux une part fort inégale dans les admirations classiques : elle
a épuisé pour le premier toutes les complaisances de l'éloge, et
n'a guère pour le second qu'une estime froide et contrainte. Et
pourtant, s'il y a sous les voûtes paisibles du Palais un type de
grandeur morale et de soUde éloquence, ce n'est peut-être pas
ce magistrat au pompeux langage, à la vertu timide, écrivain
sans originalité, philosophe sans vigueur. Sans doute il a vécu
dans la familiarité du dix-septième siècle, mais il n'en a, pour
ainsi dire, retenu que les dehors, et il lui manque, des grands
esprits de ce temps, le naturel et la vérité. — Cochin, formé
comme lui à cette école, en a, ce me semble, sous des formes
moins ambitieuses, conservé bien plus pure la tradition. Il ne
nous reste de ses plaidoiries, dont les contemporains ont vanté
la puissance, que de courts résumés, écrits pour les juges au
sortir de l'audience. — Mais, dans ces images décolorées dont
sa main traçait avec un soin religieux les lignes grandes et
sévères, on retrouve le caractère imposant qu'avaient toutes
les choses de l'esprit au dix-septième siècle. Jamais la philo-
sophie du droit ne s'est montrée au barreau avec plus d'am-
pleur : c'est la puissante généralisation de Domat, c'est le spi-
ritualisme chrétien, élevant les conceptions juiidiques de la
6 DISCOURS ET OPINIONS.
Rome païenne à des hauteurs métaphysiques, que la philosophie
stoïcienne n'avait pas connues. Et ce jurisconsulte a encore
cela de commun avec les grands esprits auxquels le rattache
une si étroite parenté, qu'il passe au milieu des écueils de la
vie et du bruit des uflTaires avec leur sérénité, leur candeur,
leur bonhomie : rare et belle natui-e qui garda, jusque dans sa
vieillesse, la naïveté des enfants dont il allait, tous les jours,
chez le bon Rollin, son ami, partager les jeux et les plaisirs !
Il y a loin de là, Messieurs, aux discussions orageuses dont
l'âge suivant sera témoin. Le génie du dix-septième siècle, ployé
de bonne heure au joug de la règle, n'avait songé à remuer ni
les idées religieuses, ni les idées politiques ; à peine s'il avait
osé, dans des questions de discipline ecclésiastique, s'essayera
est esprit de critique et d'indépendance que l'homme ne peut
jamais faire taire en lui. Ai-i'èlé par la main d'un maître impi-
toyable, mais non pas étoulïé, ce mouvement s'était propagé
des ruines de Port-Royal aux voûtes du Palais : magistrats et
gens de robe, faisant du jansénisme un parti dans l'État, suscitent
à la royauté, sur le terrain d'une bulle fameuse, quarante années
de soucis et de combats.
Les avocats s'attachèrent à cette cause avec une chaleur toute
révolutionnaire. La première qualité requise pour être jansé-
niste, dit un contemporain qui était du barreau S « c'est d'être
avocat au Parlement ». C'est en effet à qui signera, à. tous
propos, contre les prétentions ultramontaines, des consultations
où l'érudition canonique de Cochin s'unit à la verve mordante
d'Aubry dans un fougueux gallicanisme. Un évêque appelant
de la bulle Unigenitus au futur concile, un synode provincial
qui le condamne, une consultation de quarante avocats sur la
légalité du synode : c'en est assez pour soulever une bruyante
querelle où les consultations répondent aux mandements, les
arrêts du conseil aux consultations, où les avocats, élevés sou-
dain au rang d'une puissance dans l'État, se font exiler, tout
comme un parlement du Royaume ; mais, plus heureux que les
parlements, sont rappelés en triomphateurs, sans avoir faibli,
sans s'être rétractés^!
1. Barbier, avocat au Parlement de Paris, dont la Société d'histoire de
France a publié, pour la première ibis, le curieux Journal.
2. Journal de Barbier, année 1731.
CONFÉRENCE DES AVOCATS. 7
Toutes ces choses sont loin de nous, Messieurs : nous avons
aujourd'hui de tout autres soucis! Mais cette résistance d'une
corporation sans autorité légale, sans caractère public, à des
puissances séculaires, remuait en 1730 l'opinion tout entière.
On dévorait ces épaisses consultations, #omme, au temps de nos
pères, un pamphlet de Paul-Louis ; on payait en popularité et
en honneur ce bon vouloir et cette énergie !
Non moins actif dans les luttes du Parlement et de la Cour,
le rôle du barreau était celui d'un fidèle auxiliaire, d'une milice
toujours prête. Quand la magistrature avait. épuisé son droit de
remontrances, aux lits de justice, a. l'enregistrement forcé, que
pouvait-elle opposer ? Une seule arme, mais une arme ])ien
puissante, l'interruption du cours de la justice. Elle alti^ndait,
toutes chambres assemblées, que la couronne revînt ;i lési-
piscence ou fit un coup d'Étal. Outre qu'une pareille alternative
est en général, pour le Pouvoir, un assez grand embarras, les
avocats devenaient en cette occurrence une difficulté fort sé-
rieuse. On n'en eût pas trouvé un seul — tant l'esprit de corps
était vivace ! — qui consentît à plaider devant une magistrature
improvisée : des essais partiels, tentés à diverses reprises, et la
retraite de tout le barreau, lors du coup d'État Maupeou,en sont
la preuve. Bien plus, les plaidoiries n'étaient pas seulement
suspendues, tous les cabinets se fermaient, et les plaideurs
perdaient jusqu'à cette juridiction volontaire des avocats en si
grande faveur au dix-huitième siècle. Alors, c'était un concert
de réclamations et de plaintes, — les intéi'èts grands et petits
s'agitaient bruyamment, — la basoche grondait dans les Pas-
Perdus, — et toute cette population de clercs de procureurs, de
scribes, d'apprentis tabellions, qui remplissait les galeries du
Palais, refluant sur la place publique, allait mettre en émoi
la petite bourgeoisie et intéresser le peuple à la cause des
Parlements.
Il est triste pourtant, Messieurs, de voir tant d'esprits élevés
se perdre dans ces bruyantes, mais bien mesquines querelles.
A peine le dix-septième siècle s'est-il éteint avec son maître,
que le précieux héritage de ses traditions est délaissé pour deux
seules questions : le jansénisme, non plus celui d'Arnaud et des
grands solitaires de Port-Royal, espèce de stoïcisme chrétien
qui impose le respect, mais le jansénisme des formules inoffen-
8 DISCOURS ET OPIMO.NS.
sives du PèreQuesnel ou des convulsionnaires de Saint-Médard ;
et le gallicanisme, vieille religion de la magistrature, vénérable
à coup sûr, mais bien stérile, puisqu'elle en est encore, après
quatre siècles, à demander des inspirations aux ministres de
Pbilippe le J]cl.
Voilà dans quelles misères le génie de la société française
allait s'ensevelir. — Tandis qu'au sommet l'aristocratie des
classes se laisse empoilcr au courant du scepticisme et de la
licence, dans les régions moyennes de la magistrature et du
barreau, des controverses sans portée et sans avenir absorbent
toute la vie morale; — et le peuple, enivré de mystiques supers-
titions, se presse dans un cimetière autour du tombeau de je ne
sais quel saint de contrebande ! Ainsi passent cinquante années
du siècle le plus révolutionnaire que l'bistoire ait connu ! —
Les jours sont piocbes pourtant. Messieurs, où la puérilité de
ces disputes fera place aux plus grandes hardiesses de la pensée;
— où l'esprit de critique et d'examen, las d'explorer sans fruit
le champ stérile des controverses religieuses, s'avisera de
regardera tout ce qui l'entoure, et de porter une main, timide
d'abord, et bientôt résolue, sur les institutions du passé.
C'est que là était le côté faible de cette brillante civilisation.
Sa législation, jugée non pas (Dieu nous en garde!) au point
de vue des nécessités sociales de notre époque, mais du haut
de ces vérités de la conscience qui sont de tous les temps et
de tous les lieux, sa législation faillissait aux principes de
réternelle justice ! Elle était souvent inique, presque toujours
inhumaine.
Elle avait perdu, dans les hasards de son laborieux enfan-
tement, l'esprit chrétien dont elle se disait pourtant issue.
Sous la main du despotisme sacerdotal et politique, elle avait
oublié son origine humaine, elle s'était crue infaillible, et l'or-
gueil l'avait faite impitoyable. Faut-il des preuves à cette asser-
tion, ne fût-ce que pour nous rendre à nous-mêmes Testime de
notre temps et de nos lois?
Comme l'ancienne Rome, éprise de sa grandeur nationale,
n'admettait l'étranger dans son sein qu'avec le nom d'ennemi,
et pour lui refuser la vie civile, la législation française traitait
en ennemis de l'État tous ceux dont les croyances troublaient
son unité religieuse. Le dix-huitième siècle avait en cela ren-
CONFERENCE DES AVOCATS. 9
chéri sur l'époque précédente : on avail d'abord persécuté les
dissidents pour les convertir ; on en vint, par une fiction légale,
à les supposerions convertis, à traiter leurs femmes comme des
concubines, leurs enfants comme des bâtards, à châtier comme
relaps ceux qui, h l'heure dernière, repoussaient l'apostasie, et
à traîner sur la claie leurs dépouilles mortelles '. Le refus des
sacrements fut puni par les galères perpétuelles, la prédication
par la mort; — et la persécution, brisant jusqu'aux liens qui
attachent le père à ses enfants, vint s'asseoir au sanctuaire du
foyer domestique ^.
Dans les lois criminelles, même inhumanité. Vous y cher-
cheriez en vain ces hésitations légitimes de la justice humaine
qui se sent bornée et qui craint de faillir, ce respect de l'âme
immortelle qui nous fait entrevoir l'homme, même dans le cri-
minel. Pour ce législateur, inspiré bien plutôt du Dieu de colère
de la loi mosaïque que du Dieu de douceur de l'Évangile, la
créature, déchue dans son essence, pervertie dans sa liberté,
se gouverne par la terreur et se purifie par les supplices. Aussi
va-t-il demander à l'inquisition sa procédure d'embûches et de
ténèbres, ses tortures, sa jurisprudence inouïe. Aussi lutte-t-il
avec elle de prodigalité dans les échafauds, de recherche dans
l'art des châtiments I
Pendant plus de cinquante ans, le siècle passe à côté de tout
cela avec indifférence, sourd aux plaintes des victimes, dédai-
gneux des questions d'humanité. Les mœurs étaient pourtant
singulièrement douces et polies dans cette société où les vices
se cachaient sous l'élégance, où les passions violentes n'étaient
plus de mise, où les haines amorties laissaient les querelles les
plus vives tourner en chansons. — Et cependant, on vit ce
monde accepter sans répugnance l'héritage de Letellier ; on vit
les roués de la Régence refaire les dragonnades, et un duc de
Richelieu commander, en 1756, la dernière persécution !
L'indifférence ou la soumission des âmes les plus élevées, des
esprits les plus judicieux de ce temps n'est pas moins frappante.
Un d'Aguesseau croit fermement à l'utilité de la torture ^ Un
jurisconsulte à larges vues, comme Cochin, semble ne pas se
1. Édit de 1715.
2. Édit de 1724. — Édit de 1745.
3. Correspondance officielle du chancelier d'Aguesseau, t. I.
10 niSCOlBS KT OriMONS.
(luiilcr (ju"il existe à côté de lui des lois qui l'onl honte à l'huma-
nitô ; et l'excellent PolJiiei-, qui s'y arrête et les commente, n'en
<st pas un seul instant troublé dans la sérénité de ses médita-
tions. Il y a bien quelques protestations isolées, mais elles sont
sans écho. On prêche la tolérance comme dogme dans la petite
académie de l'Entresol, que dirigeaient en 1730 l'abbé de Saint-
Pierre et d'Argenson ; mais ces deux esprits, souvent chimé-
riques, devancent trop leur temps pour s'en faire écouter.
Rippert de Montclar, poussé à bout parles passions intolérantes
du haut clergé languedocien, lui adresse un virulent mémoire^
— Mais qu'était, pour les salons de Paris, un procureur général
au parlement de Provence? Il fallait, pour remuer cette société
lilasée. une voix plus puissante, plus connue, et l'un de ces
événements terribles qui éclatent, à certains moments, comme
un avertissement providentiel.
A Toulouse, ville de haines religieuses, une accusation mons-
trueuse, née du délire des imaginations populaires, servie par
une procédure dont l'iniquité échappa à l'aveuglement des
juges, venait de mener sous la barre du bourreau un vieillard
inoffensif, que les tourments avaient trouvé héro'ique et simple
comme un martyr. La femme et le iils, errant à la recherclie"
d'une contrée plus hospitalière, vinrent, conduits par un heu-
reux hasard, tomber à la porte de Voltaire. — Dans cette àme,
où l'oppression et l'injustice avaient toujours soulevé des ré-
voltes si ardentes, l'émotion fut vive et profonde. Mais prendre
à partie du même coup les institutions fondamentales du despo-
tisme i-eligieux et civil, les lois d'intolérance et la loi criminelle,
c'était se mettre à la fois sur les bras les parlements et le clergé ;
c'était risquer, dans une périlleuse entreprise, son repos, sa
sécurité et cette faveur des grands et des rois si laborieusement
conquise, si adroitement conservée. Voltaire. Messieurs, n'avait
jamais eu l'étoile d'un héros ni d'un martyr: il avait de l'huma-
nité les passions et les misères, et sa correspondance intime
témoigne, au début de cette affaire, de ses hésitations et de ses
craintes. Sa conviction reste d'abord indécise entre l'odieux
d'un meurtre judiciaire et l'atrocité d'un parricide invraisem-
1. Mémoire théologique et politique au sujet des mariages clandestins des
[irotestanls de France, 1755.
CONFÉRENCE DES AVOCATS. 11
blable ; — elle s'effraye de la frivolité d'iin public que l'opéra-
comicjue console, en ce moment même, de toutes les humiliations
du drapeau nalional ^ ; mais, une fois formée, elle le jette dans
cette lutte avec toute la fougue de son génie. A sa voix, ses
lidèles de V Encyclopédie, favoris de ce qu'on appelait alors la
bonne compagnie, soulèvent l'opinion des salons. Le barreau
même s'éveille : tour à tourÉlie de Beaumont, Mariette, Loyseau
de Mauléon racontent les péripéties du procès de Toulouse.
Élie de Beaumont délaye dans ses périodes sonores les récits
rapides, saisissants, jetés dans le public par le grand agitateur
de Ferney ; Mariette, esprit juridique, s'en prend à la procé-
dure ; Mauléon, disciple mélancolique de Jean-Jacques, donne
à cette tragique histoire les couleurs romanesques de son esprit.
La loi criminelle, enlevant à l'avocat son plus noble office, avait
dans les causes capitales interdit la défense comme une révolte:
ces hommes la reprennent comme un droit, comme un devoir;
mais désormais, passant au-dessus de la justice ordinaire, qui
lui ferme l'oreille, la parole du défenseur va s'adresser à
dautres juges, chercher un tribunal nouveau, l'opinion pul)lique.
Arrière donc le formalisme des habitudes et l'aridité technique
des discussions : l'auditoire, à celte heure, c'est, tout ce qui
pense, c'est tout ce qui est capable de sentir, et, pour s'en faire
entendre, il faut prendre un autre ton, s'essayer à un nouveau
langage. Ce n'est pas, vous le sentez bien, à de graves magis-
trats, à l'épreuve des émotions d'audience, que s'adresse ce
pathétique larmoyant qui s'épanche dans leurs mémoires avec
une prodigalité si juvénile ; — c'est à des juges plus mobiles,
plus passionnés, épris des raffinements de la pensée et des
faciles attendrissements du cœur, à ce monde qui a laissé un
instant, pour Calas et Sirven, Crébillon le fils et la Nouvelle
Hélohe.
Ainsi le barreau, descendu, à la suite des philosophes, sur le
terrain même où ils ont placé leur drapeau, l'opinion, y lutte à
côté d'eux, pour la môme cause et avec les mêmes armes ; il
croit ne mettre qu'un pied dans le camp philosophique, et il se
trouve un jour qu'il y a passé tout entier.
1. Correspondance de Voltaire — à d'Argental, n°' 35G3 et 3596 — à
Damilaville, n" 3567 et 3'j71 (édition Beuchot).
1-2 DISCOURS Eï OPINIONS.
En France, les causes les plus émouvantes, si elles ne se
rattaclicnl à une grande idée, à un inlérèl gén(3ral, passent
oubliées du soir au malin, comme le vaudeville ou le bon mot
de la veille. Mais ici, une double question de justice et de sécu-
rité publique résultait du débat; le procès de Calas allait être
le berceau de la pensée réformatrice qui, dans Tordre civil
comme dans l'ordre criminel, devait aboutir aux plus précieuses
conquêtes de l'âge moderne. — Voltaire piolitait de l'émotion
générale [lour ))arler d'bumanité et de tolérance religieuse, pour
(lécbirer d'une main ferme le voile respecté sous lequel s'étaient
abrités jus([ue-là les vices innoniliraliles de la législation. Mais
assez liardi pour poser bautenient toutes ces grandes questions,
Voltaire était trop superficiel poui' en donner la formule:
celte formule, un pbilosopbe italien l'apporte à la pbilosopbie
française.
Au plus fort de l'agitalion causée par le procès de Toulouse,
le livre immortel de Beccaria, « le Traité des Délits et des
Peines » apparaît comme la parole de l'avenir, et vient jeter
une soudaine lumière dans les esprits en proie à mille impres-
sions confuses ! Cet enfant de l'Italie, nourri des idées fran-
çaises, loin des orages et des épreuves, dans les paisibles
régions de l'aristocratie milanaise, n'a rien de l'indignation ni
du sarcasme du pbilosopbe de Ferney : c'est une voix éloquente
et généreuse, sans àpreté ni colère. Beccaria est de ces esprits
qui cherchent la vérité avec leur cœur et leur conscience, dé-
daignant de la demander aux données de l'expérience ou aux
calculs de la raison. Ne vous attendez pas à trouver dans son
livic l'encbaînement rigoureux des déductions ; jamais il n'y eut
esprit moins géométrique. Ne vous étonnez pas de la candeur
de certaines illusions : la pbilosopbie en est encore à l'âge où
les illusions embellissent toutes les perspectives! Mais ce qu'il
a (le grand, d'impérissable, c'est quelque chose de plus que
l'enthousiasme pbilantluopique, déplus que des aspirations ou
des utopies, c'est un sentiment profond de la dignité et de la
liberté de l'homme, du droit individuel en face du droit social.
La droiture du cœur supplée chez lui aux incertitudes de la
métaphysique, et je ne sais quelle inspiration lumineuse le
conduit, sans dévier ni faiblir, à travers le dédale de la loi cri-
minelle. Ainsi, en examinant le fondement du droit de punir,
CONFÉRENCE DES AVOCATS. 13
il oppose à ridée barbare d'une loi qui se venge la loi qui se
borne à contenir et la pénalité qui améliore : le premier qui ait
exprimé l'idée pénitentiaire moderne, que le génie de 3Iontes-
quieu n'avait pas entrevue et dont notre siècle s'est tant vanté.
En France, un enthousiasme universel salua la lumière
nouvelle dont ce petit livre était l'avant-coureur : Voltaire le
commenta, le ministère le fit traduire ; il devint l'évangile
du barreau; mais son disciple le plus ardent, son interprête
le plus écouté fut Servan, avocat général au Parlement de
Grenoble K
Un élève des Encyclopédistes sous la robe des gens du Roi,
un avocat général devenu l'organe officiel des réformes les
plus radicales, préchant, aux applaudissements des philosophes,
la miséricorde pour les coupables, le baiser de paix pour les
persécutés : le contraste était assez nouveau pour populariser
les théories de Beccaria, sa mansuétude dans la répression, sa
répugnance pour la peine de mort, son horreur des cruautés
légales. Mais, en les popularisant. Servan les faisait descendre
de l'élévation philosophique qu'elles avaient dans les simples
pages du maître, pour les accommoder aux doctrines de l'école
sensualiste en vogue dans les salons de Paris. Disciple d'Helvé-
tius, il confond perpétuellement le devoir moral avec les inspi-
rations bonnes et saintes, mais sujettes à s'égarer, de la sensi-
bilité ; il ne réclame pas la tolérance comme le droit des faibles,
il l'implore de la pitié, de la lassitude des forts. Cette philo-
sophie superficielle qui plaçait la fin de l'homme dans le bien-
être, et non dans la justice, appliquée aux grands problèmes
de la législation, n'avait pour les résoudre que de vagues
instincts, de généreux désirs, qui donnaient un démenti à la
sécheresse de ses principes, mais ne pouvaient entièrement
corriger les incertitudes du point de départ.
Mais quels sombres contrastes. Messieurs, à côté de ces espé-
rances, de ces rêves d'avenir de la jeune magistrature ! Tandis
que l'idée nouvelle prend possession solennelle du Parlement
de Grenoble, tandis que les juges de Calas, eux-mêmes, s'adou-
cissent jusqu'à réhabiliter Sirven. — le Parlement de Paris
1. Discours sur l'administration de la justice criminelle. — Plaidoyer dans
la cause d'une femme protestante.
Il DISCOURS ET (iI'IMii.XS.
eiiNoit' L,il)arrt> à rrcliafaud pour restaurer la foi cliaiirelanle.
Un arrêt de mort, et quelle mort, grand Dieu ! pour des chan-
sons licencieuses, pour des irrévch^ences, — en 1766, après
Beccaria, l'année même de Servan
Le public crut assister à des scènes d'un auti-e âuv. Il n'y avait
pas là, comme à Toulouse, une erreur judiciaire, nu fatal entraî-
nement: ce fut de sanu-froid, el dans une pensée de politique
religieuse, qu'un Parlement janséniste ordonna que le même
bûcher consumerait le dictionnaire philosophique et les restes
mutilés d'un enfant de vingt ans ! Ne reconnaissez-vous pas là,
Messieurs, les inspirations de cet esprit de secte que la persé-
cution avait rendu populaire, et qui empruntait au calvinisme,
comme lui persécuté avant de devenir persécuteur, le dogme de
la prédestination et le blîcher de Michel Servet? Une consulta-
tion rédigée par Linguet et signée Gerhier, d'Outremont et
Vélite du barreau; un écrit de Voltaire, seul assez fort dans
son Fcrney pour braver la réaction janséniste, arrivèrent trop
tard pour sauver les victimes. On étouffa d'ailleurs toutes les
voix, et si l'on n'osa, devant la résistance du barreau ^ suppri-
mer juridiquement la consultation, du moins l'édition tout
entière fut enlevée secrètement, atin que tout s'éteignît dans le
silence et la stupeur.
Mais ces retours d'intolérance sont impuissants : tous les jours
l'esprit philosophique grandit ; tous les joui's, il enregistre
quelque défection au sein des parlements; et le barreau, mar-
chant d'un pas de plus en plus ferme dans cette voie où il ne
s'est risqué d'abord qu'en chancelant et sous la tutelle des phi-
losophes, y devance bientôt ses maîtres et ne craint pas de leur
donner à tous des leçons de philosophie législative.
Il n'est pas sans intérêt. Messieurs, de trouver au premier
rang de cette nouvelle phalange celui qui devait être, au com-
mencement de notre siècle, un des législateurs de la société
nouvelle. Portails, alors jeune avocat au parlement d'Aix. La
plume qui devait écrire le discours préliminaire du Code civil,
s'essayait dès 1770 à son glorieux avenir, dans cette brûlante
question de la tolérance autour de laquelle s'agitaient tant
1. Vuh- les détails que donne à ce sujet (irinnn, dans sa Gazette littévoire
(17G6).
CONFÉRENCE DES AVOCATS. 15
d'esprits d'ordre divers. M. de Choiseul, ministre à grands pro-
jets, voulait réparer la faute politique de Tédit de Nantes, en
attirant dans un coin du royaume, dans la petite ville de Versoix,
en face de Genève, l'industrie des populations protestantes dis-
séminées autour de nos frontières. Il consulta le jeune avocat
provençal, et celui-ci lui envoya, dans quelques pages substan-
tielles, un véritable traité de législation, de pbilosophie et de
moi-ale politique sur l'état des cultes dissidents K Non seulement
l'odieuse fiction : « il n'y a plus de protestants, » sur laquelle
était fondée la théorie légale, y est mise à jour et renversée de
fond en comble avec autant d'habileté que de force ; mais les
droits et les devoirs de la société civile en matière religieuse
y sont définis, élucidés, avec une élévation et une profondeur
de vues admirables. La liberté de conscience y parle enfin
non plus le langage de la prière, mais celui du droit, du droit
imprescriptible que la créature intelligente et libre tient de
la loi naturelle, plus sainte que la loi sociale, plus forte que
les édils des rois.
Pour couronner cette profession de foi, le mariage est pré-
senté comme un contrat purement civil que l'État doit seul
réglementer, si l'on ne veut se perdre dans une sorte de
« manichéisme politique ». Tout est en germe dans ces puis-
santes formules: l'atfranchissement de la société laïque, le
Code civil, l'âge moderne tout entier !
Il semble que le vieux Voltaire lui-même, se voyant débordé,
ait senti que l'avenir de ses idées les plus chères n'était plus
dans les mains des fidèles d'autrefois, mais dans celles des
nouveaux adeptes qui venaient à elles du milieu des légistes.
La consultation de Portails lui avait été soumise ^ et, après
l'avoir lue, il s'écriait dans un de ces enthou.'^iasmes qui le
peignent tout entier : « Si les avocats sont assez courageux pour
« signer une pareille dissertation, si les parlements sont assez
« hardis et assez forts pour faire une loi nouvelle, je me fais
1. Consultation sur la validité des mariages des protestants (1770). —
Publiée de nouveau en 1844 dans les Discours et travaux inédits sur le Code
civil, par J. E. M. Portalis, ministre des cultes et membre de V Académie
française.
2. Par un ami commun, le pasteur Moultou.
16 DISCOURS ET OPINIONS.
« porter en litière, tout mourant que je suis, et je dis: Nunc
i' dimlttis, Domine, servum tuum * ! »
Deux ans plus tard, les doctrines nées au sein du parlement
d'Aix avaient, devant le parlement de Paris, Linguet pour inter-
prète, à propos d'une question d'état que le nom aristocratique
des personnages entourait comme toujours d'un grand reten-
tissement-. Il était homme pourtant à se faire l'avocat de l'into-
lérance, cet esprit paradoxal, amoureux de scandale et de bruit,
cet avocat des jésuites, du duc d'Aiguillon, du despotisme
oriental, du coup d'État de Maupeou, — qui finit par bégayer le
jacobinisme dans le club des Cordeliers, et puis par mourir,
avec cet héroïsme qui rachète tant de choses, sous la hache
des jacobins ! Le hasard le plaça dans la bonne cause, et cet
esprit, qui n'était certainement dépourvu ni de force ni de
courage, se mit à parler, comme pas un, le langage de la liberté
et du droit.
L'épouse délaissée dont il défendait la cause n'obtint
pourtant qu'une indemnité pécuniaire; mais si les tribunaux
n'osaient encore briser les entraves de la loi, ils cherchaient, dès
cette époque, comme les préteurs de la vieille Rome, à en
adoucir autant que possible la déplorable rigueur. Le parlement-
de Toulouse, devenu libéral, fondait la jurisprudence nouvelle
qui mettait les enfants issus des mariages célébrés au désert
sous l'égide inviolable de la possession d'état. Ce fut au point
qu'à la fin de 1778 le parlement de Paris se préparait à sou-
meitre à Louis XVI un vœu pour l'étabUssement d'un registre
purement civil pour l'état des dissidents. Ce vœu devançait de
neuf années l'édit d'affranchissement; une influence toute-
puissante alors dans les conseils du roi vint l'étoulïer. C'était la
voix hautaine qui, lors du sacre de Louis XVI, s'était fait
entendre pour rappeler au jeune monarque qu'il venait de
prêter en face des autels le serment d'exterminer l'bérésie ■" ; —
1. Cette lettre de Voltaire à Portails est entièrement inédite. Nous devons
cette précieuse communication à la bienveillance de M. le premier président
Portalis, le digne héritier de ce beau nom, qui conserve dans sa bibliothèque
le manuscrit original de la Consultation, avec les notes marginales dont
Voltaire l'avait enrichie.
'1. Ailaire du vicomte de Bombelles.
;j. Discours de Loménie de Brienne, archevêque de Sens, au sacre de
Louis XVI.
CONFÉRENCE DES AVOCATS. 11
c'était celle qui, depuis un siècle, dans les assemblées pério-
diques du clergé, déposait aux pieds du trône ses lamentations
sur la tiédeur et le relâchement des persécutions ; c'était celle
qui dictait aux évêques de France, dans l'assemblée de 178U, ces
fameuses remontrances, testament de l'esprit persécuteur, qui
s'y cache en vain sous d'hypocrites euphémismes : « L'hérésie —
« je cite textuellement, Messieurs — l'hérésie, devenue chaque
« jour plus entreprenante à l'ombre d'une longue impunité, ne
« se lasse point de déchirer le sein infortuné de cette mère
« tendre et affligée. Pendant les beaux jours du règne de votre
« auguste a'ieul. une administration prévoyante et ferme avait,
« par des voies purement réprimantes, contenu et même éclairé
« nos frères errants ; mais, hélas ! les ressorts salutaires d'une
(( police combinée avec tant de sagesse se sont insensiblement
« relâchés. »
Mais la pensée réformatrice est, elle aussi, une puissance :
les régions officielles sont à elle, les plus tidèles serviteurs de
la royauté sont ses interprètes S et, triomphe éclatant, elle
s'assied au ministère avec Turgot et Malesherbes. Toutes ces
forces s'unissent pour livrer aux hésitations de la pensée royale
un dernier et victorieux assaut. Les esprits philosophiques,
formés à l'école du barreau, s'empressent d'y accourir. Servan,
sous le titre de « feuille jetée au vent », lance dans le public un
petit écrit, le meilleur qui soit sorti de sa plume, apostrophe
éloquente aux sourdes hostUités qui arrêtent la marche de la
justice sociale. Ce n'est plus un plaidoyer, mais un pamphlet.
Ce n'est plus une démonstration ou une prière, mais l'accent
indigné que prennent les idées vraies quand elles se sentent assez
fortes et assez mûres pour revendiquer leur place dans la so-
ciété ! — Target enfin vient clore, par un mémoire pour la mar-
quise d'Angkire, protestante, dont le parlement de Bordeaux
avait annulé l'état civil, cette carrière ouverte depuis plus de
vingt ans à toutes les intelligences généreuses. Simple avocat
au parlement de Paris, il partage avec Malesherbes, alors rentré
au ministère, l'honneur de porter la parole en faveur de tout
un peuple. Mais tandis que Malesherbes traitait la question en
homme d'État, lui l'examine en jurisconsulte et en phdosophe.
1. Mémoire du baron de Breteuil en faveur des protestants.
2
18 DiSCCURS ET OPINIONS.
Son point do départ est le munie que celui de Portails : la nature
du mai'ia.ae et la doctrine spirilualiste qui en trouve la hase non
dans la cohabitation ou la possession d'état, mais dans le seul
consentement de deux volontés libres. Par la même route, il
arrive aux mêmes conséquences, à réclamer la reconnaissance
oflicielle de Fétat des non-catholiques, au nom d'un droit natu-
rel anlérieur aux ordonnances. L'intervention solennelle du
pouvoir lêiiislatif i-épondit à cette ferme requête, et, en cassant
l'arrêt de Bordeaux, le ministère dota la législation, un peu
tard, il est vrai, de ce célèbre édit de novembre 1787 qui resti-
tuait aux dissidents l'état civil.
A la même époque et presque à la même heure, une com-
mission, composée de six avocats au parlement de Paris, rece-
vait du pouvoir la mission de préparer un projet de réforme
complète de la grande ordonnance criminelle. — On touchait
au dénoùment de cette guerre de réformateui's judiciaires, née
et grandie sous le môme souffle que la lutte dont je viens de
vous esquisser les principaux traits, souvent mêlée à elle, quel-
quefois distincle. mais toujours ralliée sous le même drapeau,
le di'apeau piiilosophique. Les causes fameuses, traduites par
l'infatigable Voltaire au tribunal de l'opinion, avaient fait surgir, ■
du sein du barreau, des parlements, des sectes philosophiques,
un immense cri de réprobaliou où venaient se confondre les
voix de tous les partis. Dans cette mêlée des inteUigences, il y
a, près de Turgot et de Condorcet, Mirabeau qui, du fond du
donjon de Vincennes, dénonce les hontes et les périls des lettres
de cachet; Brissot, esprit inquiet, qui cherche sa route et
embrasse dans une ingénieuse théorie tout le système des lois
pénales; des économistes, fils d'Adam Smith, avec des
amants de la nature, disciples de Jean-Jacques, et surtout des
avocats. C'est Bergasse qui débute, comme tout le monde alors
au barreau, par une dissertation sur la loi criminelle; c'est
Elio de Beaumont ; c'est Linguet, d'accord par hasard avec la
[ihilosophie, son ennemie personnelle. Ce sont des noms alors
célèbres, depuis tombés dans l'oubli : Le Trône, Vermeil,
Lacroix, l'un des collaborateurs du grand répertoire'; d'autres
1. Le Trône, y'ups sur In justice criminelle. — Vermeil, Essai sur la
réforme de la justice criminelle. — Lacroix, Rëfle.rions sur la civilisation.
Boucher (l'Ari;is, Observations sur les lois criminelles.
CONFÉRENCE DES AVOCATS. 19
que leurs écrils ont apportés jusqu'à nous, comme Lacretelle.
Il y a dans tout cela, si l'on descend aux détails, bien des para-
doxes, bien des bizarreries qui se ressentent de Tanarchie
intellectuelle de l'époque. Mais sur toutes les grandes questions,
sur la nature, le but, les limites de la pénalité, sur le respect du
droit individuel, règne un parfait accord de vues et de prin-
cipes. C'est que l'idée de l'humanité, c'est que le besoin de
justice est la foi vivante qui donne au dix-huitième siècle son
unité et sa grandeur.
Dès 1780, un grand résultat, bien qu'incomplet encore, cou-
ronna tant d'etforls : la question préparatoire fut abolie. Bien
que le préambule de l'édit annonce le parti pris de résister aux
envahissements d'un droit nouveau « qui ébranlerait les prin-
cipes et pourrait conduire par degrés à des innovations dange-
reuses », le pouvoir n'était pas assez fort pour arrêter le mou-
vement. L'éflifîce de l'oiJonnance criminelle s'en allait pièce à
pièce, quand un bruyant épisode, qui précède de deux années
à peine les joui's de 89, vint lui porter le dernier coup. Je
veux parler du procès des trois roués, auquel Dupaty a attaché
son nom.
Dupaty, d'abord avocat général au parlement de Bordeaux,
appartenait à cette jeune génération qui avait donné au parquet
des cours souveraines tant de nobles intelligences, tant d'esprits
indépendants. Ami dévoué du célèbre La Chalotais, intimement
lié avec Beaumarchais, il avait de l'un l'inflexible courage et
l'honnêteté tranchante; quelque chose de la verve, de la viva-
cité, de la grâce de l'autre. Les ennemis du terrible satirique
avaient pu faire à Dupaty l'honneur de lui attribuer les fameux
mémoires contre Goezman. Enfermé dans un château fort pour
son opposition au coup dTtat Maupeou. dédommagé, au rappel
des parlements, par une charge de président à mortier au par-
lement de Bordeaux, il y vivait en quelque sorte exilé au milieu
de sa compagnie, qui ne pouvait lui pardonner son orageux
passé : l'étude de la réforme criminelle l'absorbait tout entier,
quand sa nature belliqueuse l'entraîna dans une des plus
vives polémiques qui aient agité les dernières années de la
monarchie.
Trois paysans de la Champagne avaient été condamnés, à la
suite d'une procédure assez peu régulière, à périr sur la roue.
20 DISCOURS ET OPINIONS.
Diipaly vit à Paris les pièces, trouva la condaïunation inique et
le dit très liaut dans un mémoire justificatif, adressé au public
bien plutôt qu'au Cont>eil du roi, dans le douitle but de sauver
trois malheureux et de plaider devant l'opinion la cause des
réformes criminelles.
Il y a loin du mémoire de Dupaty à ceux d'Élie de Beaumont et
de Servan. Ses récits rapides, précis, saisissants, rappellent ceux
de Voltaire. Le raélanoe de sérieux et d'ironie, la familiarité ori-
."■inale de certaines apostrophes font penser à Beaumarchais, mais
à Beaumarchais sérieux. Puis, au milieu des invectives que lui
arrache l'iniquité des ordonnances, Tinhumanité des vieux cri-
minalistes; c'est, à propos de ces trois paysans, d'amères allu-
sions aux inégalités sociales, des hardiesses sur le passé de la
monarchie, où l'on sent déjà le souffle de 89. Les événements
se pressent. Messieurs, les grands jours approchent; pour le
barreau comme pour la nation, l'heure des méditations paisibles
est passée, et derrière la révolution philosophique on entend
gronder la révolution sociale. On a longtemps rêvé, longtemps
médité, longtemps supplié; voici que l'on commence à vouloir,
et l'éloquence judiciaire, entraînée par le torrent qui emporte
toutes choses, devient retentissante et populaire comme une
tribune politique. Aussi Dupaty, qui représente parfaitement
le passage de la vie spéculative à l'action, n'a-t-il, dans son
pamphlet judiciaire, rien qui rappelle l'emphase et les longueurs
du Palais. Son style est vif et tranchant comme une arme de
combat : il n'argumente pas, il frappe ; et sa parole ardente
tombe sur un public impatient, agité jusque dans ses profon-
deurs de confus tressaillements. Une etl'ervescence extrême, que
d'autres événements ont fait oublier, mais dont les mémoires du
temps attestent la puissance, répondit dans la France entière
au mémoire justificatif. Il y eut contre l'ordonnance criminelle,
mise au banc de l'opinion publique, une protestation univer-
selle, répétée quelques mois plus tard par les notables, exprimée
dans tous les cahiers de 1789. En vain le Parlement voulut-il
s'interposer, entamer des poursuites, opposer à Dupaty l'avocat
général Séguier, l'adversaire entêté de Turgot, l'incarnation de
la routine parlementaire. On eut beau brûler le mémoire du
président de Bordeaux au pied du grand escalier, comme on y
avait brûlé les bulles du pape et les écrits protestants, l'Ency-
CONFÉRENCE DES AVOCATS. 21
clopédie et les Constitutions des jésuites ! Pourquoi ces vains
simulacres d'une autorité perdue? Les vieilles traditions ne
sont plus ; l'enceinte de la justice, autrefois si paisible, est
devenue un brûlant théâtre de luttes passionnées. Le procès du
Collier y traîne, au milieu des hasards d'un scandaleux débat,
la pourpre d'un cardinal et jusqu'à l'honneur de la royauté ; et,
dans l'affaire Korman, Bernasse vient y traduire, avec un éclat
immense, le procès du pouvoir qui s'en va.
On a trop oublié de nos jours, Messieurs, le nom de l'avocat
Bergasse. Ce fut pourtant aloi's une des réputations les plus
retentissantes que l'époque eût vues surgir. Ainsi passe, au
barreau surtout, l'éclat fugitif de la parole humaine ; — ainsi
s'éteignent, à un jour fatalement marqué, pour ne plus vivre
que dans les souvenirs de ceux qui les ont entendues, de ceux
qui les ont aimées, les voix les plus pures, les plus éloquentes,
les plus respectées. Est-ce donc payer assez par une gloire pas-
sagère, ensevelie dans une tombe à jamais muette, ces efforts
de génie, ces luttes infatigables dont on meurt martyr?
La cause que défendit Bergasse et qui lui valut une renommée
éphémère, était d'un ordre assez vulgaire. Un adultère, une
lettre de cachet obtenue contre la femme coupable, puis révo-
quée par l'influence des familiers d'un prince, voilà le thème
obscur sur lequel ce jeune avocat lyonnais dresse avec une har-
diesse singulière l'acte d'accusation du régime chancelant.
Bévolutionnaire de l'école puritaine, il vient, après Rousseau et
Mably, annoncer à cette société frivole, tout entière à la dou-
ceur de vivre et aux espérances de l'avenir, qu'il faut une révo-
lution pour lui rendre les mœurs qu'elle a perdues. La question
de la lettre de cachet le met aux prises avec la police et son
chef, M. Lenoir ; c'est une occasion pour flétrir et l'homme et
l'institution. Le séducteur s'est réfugié dans les salons et sous
la protection d'un prince : « Honte à cette société d'hommes
« corrompus et de femmes sans pudeur ». L'arbitraire qu'il
rencontre sous chacun de ces pas, il le maudit, au nom des
« horreurs secrètes » de la prison d'État et des « larmes soli-
taires » des victimes ; il le proclame « corrupteur et impie ».
Beaumarchais, qui s'est mêlé à toute cette intrigue et qui veut
reprendre contre Bergasse la plume ironique et légère qui avait
démoH le parlement Maupeou, laisse sa popularité aux mains
22 DISCOUHS KT ol'lMdNS.
(le ce tier lutteur, dont le sérieux et la bonne foi récrascnt. Le
Parlement enlin, qu'il doit avoir pour juge, se trouve-t-il, dans
le cours des événements, renversé par un coup d'État, avec
quelle indignation d'homme libi-e il refuse de s'inclinci- devant
d'autres juges I Et sa voix, qui devient plus haute aux approches
du dénouement, loui- à tour prophétise la tempête, montre en
passant le peuple qui marche à la révolution par la famine, et
fait enlendi'e aux oreilles royales ce cri: Sire, on vous trompe !
Le premier cri, respectueux encore, des jours de colère qui
s'apprêtent.
N'allez pas croire, Messieurs, que ces ardeurs révolutionnaires
fussent alors une exception au barreau. La marche de l'espèce
humaine a, comme l'ordre des choses physiques, ses lois inévi-
tables. Le grand mouvement d'idées qui avait fait passer les
hommes de robe de l'étude scolastique de la jurisprudence à
l'examen philosophique des lois, et changé tant de paisibles
jurisconsultes en hardis philosophes, finissait par en faire des
hommes politiques et des conspirateurs. Conspirateurs dans les
sociétés secrètes, dans les loges maçonniques, dans les clubs,
chez Morellet, chez Adrien Duport * ; conspirateurs depuis Élie
de Beaumont - jusqu'à Target, depuis Lacretelle jusqu'à Ber-
gasse ', aux côtés de Brissot, de Condorcet et de Mirabeau.
Et quand arriva la crise linale, quand en 1788 les parlements
jetèi'ent à la nation émue le grand mot d'États généraux, et que
la royauté voulut i)0ur la seconde fois briser par un coup d'Etat
l'opposition des Cours souveraines, Portahs àAix, Lechapellier
à Rennes, Thoui-et à Rouen, Meunier à Grenoble, montrèrent
les légistes transformés en agitateurs, presque en tribuns. En
vain le ministère, comme en 1770 le chancelier Maupeou, vou-
lut-il cacher ses desseins despotiques sous l'appât des réformes
si longtemps attendues, le barreau, pas plus que la nation, ne
s'y laissa tromper. Target leur avait appris", vingt ans aupa-
ravant, qu'en pareille occasion il fallait, sendjlable à cet ancien
1. Mcmob-es de Moreliet, t. 1, annOe 1787.
i. Voyez les Mémoires de Brissot, t. II, ch. v.
'•i. Ibidem^ ch. xxxv.
4. Lettres d'iui homme à un autre homme^ 1771, in-l2. — « Le meilleur
des écrits polémiques qui parui'ent au temps de Mauiieou, » écrivait
Miraljeau à Chamfort. Ce pamphlet se trouve dans le recueil de Pidansatdc
Mairobert, intitulé Maupeouana.
M. JULES FERRY JOURNALISTE. 23
qui répondait à tous les récits des belles actions d'Alexandre:
« Mais il a tué Callisthènes », répondre au despotisme réforma-
teur : « Mais vous avez tué notre liberté, nos lois. »
Ce respect, ce culte du droit, qui met la justice au-dessus du
succès, c'était l'âme du barreau, Messieurs, c'était l'esprit qu'il
allait apporter dans les péripéties de sa vie publique. Et si
vous demandez ce qu'est devenue de nos jours, sous cette robe
qui accueille toutes les idées et s'honore de toutes les convic-
tions, cette tradition de nos pères, regardez autour de vous, et
dites si beaucoup l'ont démentie?
A l'heure où ce récit nous amène. Messieurs, elle commence
pour les avocats cette carrière de nobles agitations et de luttes
brillantes que la vie politique leur réservait. Elle s'ouvre devant
eux pleine d'espérances et d'entraînements, avec les grands
jours de l'Assemblée constituante, où ils arrivent en foule, élevés
sur les bras du tiers état, dont ils sont la vivante intelligence.
Mais je dois m'arrêter à ce seuil imposant : faire l'histoire du
barreau aa sein de cette grande assemblée, ce serait dérouler
sous vos yeux les pages les plus glorieuses et les plus pures de
l'histoire de la société moderne. Les idées philosophiques
ont accompli leur destinée ; elles sont descendues dans les
inslilutions, et leui- couronnement c'est la Déclaration des
Droits !
Aux passions qui s'agitent encore autour de tous ces sou-
venirs, il est visible que pour nos pères le jour de la postérité
n'est pas venu. Mais, cfuoi qu'il arrive, quel que soit l'arrêt de
l'impartial avenir, le barreau du dix-huitième siècle doit avoir
sa large part dans ce jugement souverain. Ne redoutons pas
pour lui cette grande responsabilité : ces hommes sont assez
forts pour en supporter le fardeau, et trente années de l'histoire
contemporaine ont fait voir, je pense, que de nos jours, au
barreau, l'on était assez fort aussi pour ne pas répudier leur
héritage !
M. Jules Ferry journaliste.
La hardiesse de certains passages de ce discours attira l'attention
sur M. Jules Ferry et un magistrat perspicace ne lui cacha pas
qu'il perdait toute chance de devenir substitut impérial. Le secré-
taire de la Conférence ne s'en montra nullement alïecté, car
24 DISCOURS ET OPINIONS.
il se sentait fait non pour servir le régime du nouveau César,
mais pour le combattre sans trêve. Il perdit son père en 1856 et
une situation indépendante lui permettait de suivre son goût pour
la politi(iue. L'Empire semblait alt'ermi par le plébiscite de novem-
])ie 1852, par le mariage de Napoléon III et par la naissance du
prince impérial (16 mars 1856). Dans la guerre impolilique contre
la Russie, qui avait sacrifié à l'intérêt de l'Angleterre 75 000 Fran-
çais, le peuple n'avait vu que les glorieuses fumées de TAlma et
de Malakoll". La période qui suivit le Congrès de Paris a été juste-
ment appelée par M. Spuller l'âge cVor de la coulisse. Les grands
travaux de Paris commencent ; chacun spécule et agiote, car toutes
les voix officielles semblent répéter le mot célèbre de M. Guizot:
Enrichissez-vous ! et le pays se démoralise avec sérénité. Qui
songeait alors aux libertés perdues?
Cependant, aux élections générales du 21 juin 1857, on observa
un timide réveil de l'opinion publique, malgré les savantes
manœuvres du ministre Billault. A Paris, le Comité électoral oîi se
réunissaient Carnot, Cavaignac, Garnier-Pagés, Hérold, Laurent-
Pichat, Pelletan, J. Simon, Vacherot, commençait la campagne des
??zS(?n/)'. «<(".s<ei', tandis qu'IIavi II et le Siècle soutenaient des candidats
également hostiles à TEmpire, mais résignés à prêter serment pour
siéger à la Chambre. De ces efforts combinés sortit le groupe des
Cinq (J. Favre, Ernest Picard, E. Ollivier, Darimon, élus à Paris,
Hénon, nommé à Lyon) qui, de 1858 à 1863, devint le point de
ralliement de l'opposition démocratique.
M. Jules Ferry était au premier rang des jeunes gens qu'on
désignait alors sous le nom « d'auditeurs au Corps législatif ^ » et
qui se réunissaient le plus souvent chez E. Ollivier, dans son petit
appartement de la rue Saint-Guillaume.
Une conférence hebdomadaire avait été organisée chez M. Jules
Ferry lui-même et se réunissait dans son appartement de la rue
Mazariue,19, puisrueDuphot,! 8. Hérold, Floquet, Picard, Clam ageran,
Lenoël, Hérisson, Dréo, Delprat, Marcel RouUeaux, Philis faisaient
partie de ce groupe intime qui discutait les grandes questions poli-
tiques et sociales avec plus de passion que la Conférence Mole dont
M. Jules Ferry a été plusieurs fois le président.
Mais, à cette époque, l'action politique ne pouvait guère s'exercer,
et encore à travers mille obstacles, que par la voie du journalisme.
M. Jules Ferry entra donc dans le journalisme et mit sa plume au
service des feuilles indépendantes. Il collabora à la Presse d'Emile
de (iirardin et au Courrier de Paris, de Clément Duvernois, dont les
défaillances ultérieures sont connues. Avocat à la Cour d'appel de
Paris, il était en même temps l'un des plus brillants parmi les jour-
nalistes judiciaires, et, depuis 185H jusqu'au mois de mars 1863,
rendit compte dans la Gazette des Tribunaux de la plupart des irrauds
procès civils.
1. Histoire de Douze ans, par Alfred Darimon. Paris. Deiitii, 1883, p. 31.
M. JULES FERRY JOURNALISTE. 25
Ce qui nous paraît aujourd'hui l'exercice naturel de la liberté
d'écrire , liberté que les ennemis de la République étendent
impunément jusqu'à l'injure, exposait alors les écrivains aux
rigueurs arbitraires du f.'Ouverneraenl impérial. Le 4 décembre 1837,
la Presse fut suspendue pour deux mois par décret contresigné
Billault, à cause d'un article de Peyrat. Après l'attentat d'Orsini
(14 janvier 18o!S), la France retomba sous le plus draconien des
régimes. Il n'y avait pas à discuter avec le sabre du général
Espinasse et, grâce à la loi de sûreté générale, 2000 citoyens furent
déportés en Algérie. Même après l'amnistie du 16 août 1859 et la
détente qui suivit la guerre d'Italie, l'Empire n'était nullement
disposé à permettre la libre discussion de ses actes. C'est ce qui
explique la modération relative des articles publiés par M. Jules
Ferry dans le Courrier de Paris (de mai à juillet 1860), à côté
d'A. Hébrard, de Charles Floquet, de Ch. L. Chassin, des deux
Fonvielle et d'autres brillants polémistes.
Nous croyons intéressant de citer quelques-uns de ces articles où
l'on trouvera bien des vues profondes et prophétiques.
Dans celui qui porte la date du 28 mai 1860, M. Jules Ferry met
le pays en ganle contre la politique d'extension et de conquêtes, et
contre les excitations des imprudents qui préconisaient l'annexion
de la Belgique et des bords du Rhin, au risque d'ameuter contre
nous toute l'Europe :
Les Frontières du Rhin.
II y a deux manières de comprendre les destinées de la
France et de vouloir sa grandeur. Les uns la croient plus forte
lorsqu'elle est plus redoutée et qu'elle élargit autour d'elle le
cercle de sa nationalité belliqueuse et triomphante. Les autres
ne voudraient voir grandir en elle que son action morale et ses
forces industrielles, la puissance de son travail, la puissance de
ses idées, la puissance de ses exemples. II est réservé aux
temps modernes de mettre à chaque instant ces deux politiques
en présence. Nos pères déchaînèrent sur l'Europe une poli-
tique guerrière, n'apprirent la modération qu'à l'école des
grandes catastrophes. Refoulée sur elle-même par l'insurrection
européenne, la France put méditer, pendant plus de cinquante
ans, derrière ses frontières réduites, les leçons pacifiques
contenues dans ses revers. La paix eut alors ce grand triomphe
de devenir le programme d'un gouvernement qui restaurait le
premier Empire. Mais, depuis cinq ans, la France s'est de nou-
veau manifestée par des victoires, et il semble qu'elle ait laissé
20 DISCOUItS ET OPINIONS.
surrcs derniers champs de bataille les progrès que son éduca-
tion paciliqiie avait accomplis.
Pour surcroît, elle a vu soudain s'abaisser, sans eflort,
presque sans bruit, devant le seul ascendant de sa gloire
récente, les barrières que l'Europe avait juré de maintenir.
Ses limites orientales se sont étendues jusqu'à, cette ligne des
Alpes que la nature avait elle-même, dit-on, assignée à son
empire. L'esprit guerrier en triomphe, et pourtant, rien, dans
cette extension, ne rappelle la vieille politique conquérante, ni
les explications données à l'Europe, ni l'acclamation des pro-
vinces réunies, ni la ratification silencieuse des puissances. Mais
il a suffi que le principe de l'unité géographique triomphât au
sud-est pour que des esprits inquiets songeassent à lui tracer
son chemin vers le nord. Que sont quelques cantons, riches
surtout de hautes montagnes, auprès du magnifique domaine
qui s'étale entre la ligne capricieuse et tourmentée d'une fron-
tière artificielle et le cours superbe d'un grand fleuve, auprès
de ces plaines fécondes dont le sol recèle la houille* et le fer en
masses inépuisables, de ces villes industrieuses, de ces popula-
tions compactes, patientes, laborieuses? Qu'importe qu'on ait
fait ici de cette riche région un petit Étal dont les limites
extrêmes se touchent, et qui ne peut vivre qu'en s'isolant de
toute alliance; là, des provinces rattachées par des liens factices
à des gouvernements lointains, dont d'autresÉtats les séparent?
La force a institué ces arrangements bizarres, la force peut les
défaire. — C'en est assez pour que l'Allemagne s'inquiète; c'en
est assez pour entretenir parmi nous de vieilles passions. Si
l'on proposait à la France de courir de nouveau à travers
l'Europe, un drapeau dans la main, elle reculerait devant
l'aventure ; mais dissimulez la convoitise sous ce déguisement
mi-partie de stratégie, d'histoire et de géographie, qui s'appelle
les frontières naturelles, et la France la plus pacifique regar-
dera la ligne du Rhin de l'œil dont un propriétaire désireux de
s'arrondir, lorgne chez son voisin un bout de champ à sa
convenance. Celte passion est si contagieuse qu'elle a gagné
M. Louis Sourdau lui-même, pacifique, ce semble, au double
titre de saint-simonien et d'industriel : c'est au point que le
gouvernement, plus sage que l'ardent écrivain, a dû le prier de
se taire.
M JULES FERRY JOURNALISTE. 27
Il ne faut pourtant pas un grand don de philosophie huma-
nitaire pour affirmer qu'un rêve pareil ne peut être qu'une
vaine illusion. J'écarte bien entendu ceux qui professent que
la Belgique et les provinces du Rhin doivent être à nous
parce qu'autrefois nous les avons prises, parce qu'elles sont
de par l'histoire le patrimoine héréditaire de la race gau-
loise, parce que la Providence a prédestiné la nationalité
française à s'étendre jusqu'au Pihin : les Yankees, qui
convoitent la conquête de Cuba, s'y croient aussi prédestinés.
Mais qui songe à l'éfuter Walker et les héros du chauvinisme
américain? Dans les âges de force brutale, la conquête a pour
but de gagner des terres, des travailleurs et des soldats. De nos
jours, la politique la plus conquérante ne dépossède pas les
propriétaires du sol et n'asservit pas les travailleurs ; elle enrôle
des soldats et lève des impôts. Annexer, degré ou de force,
8 ou 9 millions d'habitants, c'est ajouter des bataillons à son
armée, des recettes à son budget. Serait-ce pour la gloire d'ad-
joindre à l'armée française un contingent de Belges et d'Alle-
mands qu'on jette sur la rive gauche du Rhin un œil d'envie?
Si (jOOOOÛ soldats, dont l'Europe a peur, ne suffisaient pas à la
France, si l'ascendant militaire qu'elle exerce dans la politique
européenne ne comblait pas son orgueil, si elle devait grossir
son territoire pour grossir son armée, c'est qu'elle voudrait
quitter une situation défensive, à laquelle le Rhin n'ajoute pas,
— le Rhin, qui n'a jamais défendu ni la France ni l'Allemagne
envahies, — pour prendre je ne sais quelle criminelle otïen-
sive? Et qui donc y songe en France?
Faudrait-il rêver dans une extension de frontière un allége-
ment à noscJiarges financières? La Belgique, toutes proportions
gardées, porte deux fois moins d'impôts que la France et son
commerce est presque double; le bénéfice est évident, mais
qu'il serait misérable! De plus grandes spoliations conviennent
aux grands peuples, et celle-ci aurait tout l'odieux, sans le
profit des grandes. Marier le petit peuple économe à la grande
puissance dépensière, prélevant sous cette foi'me la dime du
vainqueur, c'est un emploi honteux du droit du plus fort. Créer
des satellites militaires à une puissance militairement prépon-
dérante, c'est une bravade inutile, ou ime menace coupable et
dangereuse. Pas plus au point de vue financier qu'au point de
28 DISCOURS ET OPINIONS.
vue militaire, un acfranflissement teri'itorial poussé jusqu'au
Riiin ne servirait à l'honneur bien entendu, à la sécunté véri-
table, à la politique progressive de la France.
Pour qu'un événement de cette nature favorisât sa politique
progressive, il faudrait en elTet qu'il fût confoi-me à sa politique
industrielle. Il faudrait que la nouvelle frontière développât la
puissance productrice de la France.
Sans doute, augmenté des Provinces rhénanes, de la Prusse
et de la Bavière, de la Belgique, du Luxembourg, de quelque
lambeau de la Hollande, la France figurerait dans les colonnes
de la statistique pour des chiffres de population, de superficie,
de productions plus élevés. Elle pourra être fière du total
grossi de ses exportations, si elle prend plaisir à cet enfantil-
lage. Mais, placer sous le môme drapeau un grand atelier fran-
çais et un petit ateliei- belge, ce n'est assiu-ément augmenter
la capacité productive ni de l'un ni de l'autre. On accroît la
force de deux armées en les unissant, mais il n'y a qu'une ma-
nière de fortifier l'une par l'autre deux populations industrielles,
c'est de rapprocher et de mêler leurs intérêts par les échanges.
Ce n'est ni l'unité de drapeau ni l'unité de ministère qui accroî-
tront le moins du monde les facilités des échanges.
Les Belges, qui ont eu avant la France, canaux et chemins
de fer, n'auront, pour lui être réunis, ni plus de chemins de
fer ni plus de canaux.
Les Français ne pourront, ni plus ni moins (ju'avant la
réunion, recourir aux capitaux belges, qui ne se sont jamais
arrêtés à la frontière. Les lignes internationales, que les deux
gouvernements séparés ont bien su fondre, ne relieront pas
mieux la production des deux contrées. Les conventions pos-
tales, les traités qui protègent la propriété artistique, indus-
trielle et littéraire, les traités qui assurent la sécurité réciproque
en organisant l'extradition des coupables, les conventions
monétaires, celles qui établissent l'unité de poids et l'unité de
mesures ont fait tomber l'une après l'autre toutes les barrières
qui entravaient de peuple à peuple l'échange des produits, ou
la jouissance de la sécurité commune. L'unité nationale ne
peut rendre les relations de cet ordre ni plus faciles ni plus
sûres. Ce n'est pas elle enfin seule qui peut renverser les plus
hautes, les plus vieilles, les plus obstinées de ces barrières;
M. JULES FERRY JOURNALISTE. 29
les traités de commerce et les lois de douanes abaissent, sans
ôter aux peuples leur individualité distincte, les distinctions
douanières, les droits prohibitifs et tout ce qui entrave la libre
communication des produits industriels ; la liberté politique a,
de longue date, dans les pays qui s'appartiennent, donné plein
essor aux communications intellectuelles, et l'échange des idées
complétant l'échange des produits, établit entre les nationalités
les plus distinctes une intimité de relations aussi profonde
qu'aurait pu faire leur réduction sous un même maitre.
Après avoir ainsi calmé l'ardeur des imprudents qui rêvaient
l'annexion des lîords du Rhin el de la Belgique, M. Jules Ferry, dans
un article du 13 juin 1860, démontrait l'impossibilité et lafolie d'une
rupture éventuelle avec l'Angleterre, que le Morning Post avait
cependant signalée comme une hypothèse digne d'arrêter les esprits
sérieux. Au lendemain de l'entrevue de Bade (17 juin 1860) entre
Napoléon III et la plupart des princes de la Confédération germa-
nique, le rédacteur du Courrier de Paris, mit en relief le caractère
pacifique de cette entrevue ; puis revenant bientôt à la politique
intérieure, M. Jules Ferry, dans deux articles publiés les 6 et
9 juillet 1860, combat énergiquement les théories financières de
l'Empire qui aboutissaient à l'emprunt à jet continu; il félicite le
Gouvernement qui, par une note du Moniteur, promettait de
rompre avec ces détestables pratiques.
La politique de 1 Emprunt.
« Il n'y a qu'un système général de bonne économie politique,
a dit un programme célèbre, qui puisse, en créant la richesse
nationale, répandre l'aisance dans la classe ouvrièi^e. »
Nous avons applaudi sans réserve aux premiers pas faits par
le Gouvernement dans cette voie progressive où la science doit
tenir la place des routines administratives. Nous n'hésitons pas
à voir un second acheminement dans la note récente du
Moniteur qui désavoue, au nom du Gouvernement, tout projet
de nouveaux emprunts.
Après avoir abandonné, non sans quelque héroïsme, la poli-
tique de la Protection industrielle, nous trouvons logique que
l'on rompe aussi avec la politique de l'Emprunt.
Entre les deux, celle-ci est à coup sûr la moins surannée, la
plus séduisante, mais non pas la moins trompeuse. Et le Gou-
vernement se fait, selon nous, d'autant plus d'honneur, en la
répudiant, que l'emprunt semble jusqu'à présent avoir mis en
30 DISCOURS ET OPINIONS.
lui tontes ses complaisances. De lous les gouvernements qui se
sont succède'' depuis cinquanle ans, c'est celui qui a le plus
empi'unlé. et qui l'a l'ait avec le plus d'éclat. Ses appels au
crédit ont été des victoires, et il a pu augmenter de deux mil-
liards on cinq années le capital delà dette consolidée, de façon
à faire croire que l'emprunt ne pouvait être pour lui qu'une
force et jamais un fardeau.
Mais ce sont précisément les facilités que l'emprunt rencontre
qui le rendent si dangereux. Je sais qu'en aucun temps l'édu-
cation des capitalistes n'a été aussi complète. La diffusion
immense de la richesse mobilière dans toutes les classes, le
rentier affranchi de ses vieux préjugés et de ses terreurs, une
disposition générale à sacrilîer l'avenir au présent, à aliéner
son capital sans esprit de retour, à la seule condition d'être
assuré des intérêts, toutes ces choses ont fait de la période
économique que nous traversons l'âge par excellence du crédit
et de l'empi'unt. Les grandes compagnies industrielles emprun-
tent et ne vivent que d'emprunts; les chemins de fer ont
emprunté pour achever l'ancien réseau et les voici qui emprun-
tent pour construire le nouveau.
Pour 1 400 millions de capital qui représentent leur fonds
social, ils comptent déjà 4 milliards d'obligations, c'est-à-dire
d'emprunts réalisés, et il leur faut, d'ici à peu d'années, trouver
dans les ressources du crédit 2 milliards et demi environ,
remboursables au capital de 4 milliards, s'ils veulent remplir
leurs engagements. Les villes, de leur côté, empruntent pour
bàtii' et démolir tour à tour. Il n'y a pas de commune impor-
tante, pas de département qui se respecte qui n'ait ou ne rêve
son emprunt. Ce que le Corps législatif a enregistré, depuis
huit ans, d'autorisations de ce genre est incalculable, et voici
la ville de Paris, qui tient la tête du mouvement, qui demande
à ajouter 130 millions de dettes nouvelles à tous ceux qu'elle a
empruntés depuis dix ans.
Appliqué sur une aussi grande échelle, l'emprunt tend
évidemment à perdre le caractère extraordinaire et transitoire
qu'il eut toujours en d'autres temps. Jadis les financiers, pour
ainsi dire, se cachaient pour emprunter, ou du moins protestaient
à chaipu^ emprunt que celui-ci était bien le dernier, et qu'on
allait pour jamais fermer le grand livre. Les financiers de la
M. JULES FERKY JOURNALISTE. 31
nouvelle école sont tout tiers quand ils se sont endettés, et rien
négale leur mépris pour les budgétaires obstinés qui cherchent
ailleurs leur équilibre.
Aussi bien n'est-ce pas là une panacée universelle et merveil-
leuse?
Il faut, pour mettre l'industrie française en état de lutter
avec sa voisine, donner une impulsion soudaine et colossale à
nos voies de fer, à nos canaux, à nos transports de tout ordre
et de toute nature : empruntons. Empruntons pour comman-
diter l'industrie qui a besoin de se transformer ; empruntons
pour féconder les dunes et dessécher les marais. Empruntons
pour les travaux de la paix comme pour les luttes guerrières;
non pour lever des soldats, mais pour enrôler des travailleurs.
Ce que l'industrie privée ne peut ou n'ose faire, les chemins
de fer sans trafic, les canaux qui ne peuvent faire leurs frais,
toutes les opérations improductives, tous les enfouissements de
capitaux, l'État n'est-il pas là pour les exécuter, et, pour y faire
face, n'a-t-il pas la caisse inépuisable de ses emprunts?
Ainsi dit le commun des industriels embarrassés, des inven-
teurs sans capital, des fondateurs d'entreprises hasardées, des
directeurs de défrichements impossibles, des amateurs de
subventions grandes et petites qui pullulent autour de tout
gouvernement investi, comme le gouvernement français, d'une
gigantesque initiative. Il y a du courage, assurément, à résister
à l'obsession de ces avidités ameutées, et le Gouvernement
fait acte de haute sagesse en dédaignant les approbations inté-
ressées et la popularité facile dont quantité de gens n'eussent
pas manqué de saluer une résolution moins prudente.
C'est qu'en effet, il est, en matière d'emprunts, un double
enseignement qu'aucun gouvernement raisonnable ne perdra
jamais de vue : l'un, qui lui est donné par l'histoire, l'autre par
les doctrines, timides si l'on veut, mais durement positives de
cette saine économie politique dont le programme du mois de
janvier 1860 se proclame justement jaloux de suivre les
préceptes.
Ce que l'histoire apprend aux modernes théoriciens qui
habillent de phrases si sonores toutes les aventures, tous les
excès du crédit, c'est que la facilité dans les emprunts n'est
point, à elle seule, et par elle-même, un signe de prospérité,
32 DISCOURS ET OPINIONS.
(If liclicsse, (le confiance irréciisaltln dans les affaires d'un
grand pays.
Supposez même un jiays iiroducteur où le travail languisse
et s'alTaisse, où rindustrie manque, pour une cause quelconque,
de irssort, de vitalité, de confiance, où les capitaux soient en
abondance par rapport aux besoins, mais d'une abondance
paresseuse et craintive, où les placements à courte échéance
soient faciles et peu coûteux, les emplois à long terme suspects
et rares, parce qu'il manque quelque chose à la sécurité du
capital, parce que la société a perdu l'habitude de croire aux
longs avenirs, et que, dans ce milieu industriel atteint de
langueur, le Gouvernement jette les titres d'un emprunt; au
succès de cet emprunt, croyez bien qu'un seul point est essen-
tiel, c'est qu'il puisse se négocier quelque part!
Ceci n'est point une hypothèse. C'est l'histoire financière des
deux derniers siècles de la vieille monarchie française. C'est
pour cela que le grand roi, qui ne changeait le titre et l'effigie
de ses emprunts que pour changer la forme de ses banque-
routes, put passer avec tant de succès de l'emprunt en rentes
à l'emprunt en bons du Trésor, et, de faillite en faillite, sans
qu'aucune des valeurs qu'il avait émises ait jamais manqué-
d'atteindre et de garder quelque temps le pair, arrivera laisser
le budget de la monarchie grevé d'un passif écrasant.
C'est encore par le même mirage que Necker crut par l'em-
prunt avoir sauvé la monarchie. Certes, ni le courage des
prêteurs, ni l'affiuence des capitaux, ni les ti'iomplies passagers
de la prime ne firent défaut aux grandes combinaisons du ban-
quier genevois; Calonne lui-même, le financier dissipateur,
trouva, en les payant bien, autant de prêteurs qu'il en voulut ;
Necker et Calonne empi'untèrent, en quati-e années, plus d'un
milliard, et, quelques années plus tard, la royauté périssait par
les finances.
Voilà ce qu'apprend l'histoire à ceux qui veulent bien la lire.
Quant à l'économie politique, il sera facile de montrer qu'elle
confirme énergiquement, et surtout pour le temps où nous
sommes, les enseignements du jiassé et le parti de sagesse et
de haute raison qu'annonce la note du Moniteur. Elle nous tlira
en même temps dans quelles limites l'usage du crédit public
peut être légitime, utile ou nécessaire.
M. JULES FElîRY JOURNALISTE, 33
L'Emprunt et l'impôt.
On a dit de la théologie qu'un peu de philosophie en éloigne,
mais que beaucoup de philosophie y ramène.
On peut retourner le mot et dire de la poUtique de l'emprunt,
qu'un peu d'économie politique y amène, et que beaucoup
d'économie politique en détourne sans retour.
Non pas qu'il soit besoin, pour en pénétrer l'illusion déce-
vante, d'être un grand docteur et pourvu d'un diplôme. Ce sont
les pédants patentés qui en vivent, et les ignorants obstinés
qui les dédaignent, qui donnent aux analyses économiques ces
aii-s d'arcanes. Mais, en général, les problèmes économiques,
convenablement posés, se résolvent avec une dose ordinaire de
réllexion et de bon sens.
Celui de l'emprunt est fort simple : Y a-t-il avantage à
demander à l'emprunt plutôt qu'à l'impôt les ressources qui
subviennent aux grandes dépenses?
Si dans une grande nécessité financière, pour combler un
délicit ou payer les frais d'une guerre, le Gouvernement deman-
dait tout d'un coup 500 millions de plus à l'impôt, il se ferait
certainement un grand bruit de contribuables effarouchés; les
tuteui's de la fortune publique se sentiraient soudain de grands
devoirs, et les voûtes paisibles du Corps législatif s'empliraient
d'une émotion inaccoutumée.
Les révolutions en effet ont pu passer, changer la forme et le
caractère du pouvoir, le rapprocher de la nation, et faire de
l'impôt au lieu d'un signe de servitude, la contribution volon-
taire d'un peuple libre; les révolutions n'ont point réconcilié le
contribuable avec le collecteur : l'impôt reste pour le grand
noml)re un fardeau qui, pour être patriotique, ne Umr en parait
pas moins désagréable.
Les gouvernements modernes ne l'ignorent pas; il en est qui
l'ont appris à leurs dépens. On en a vu payer de leur gloire, de
leur popularité et de leur avenir la naïveté d'avoir mis le
dévouement des contribuables à l'épreuve d'un accroissement
d'impôt. Et comme, avec le progrès des institutions et des
mœurs, on a, de jour en jour, moins de moyens d'obtenir des
peuples des complaisances à contre-cœur, les gouvernements
3
34 DISCOURS KT (UMMONS.
modernes ont siibstitin''. antaul qu'ils l'onL pu, l'emiu-inil à
l'impcM. A ce i)oinl(le vue, l'exaclion hi-iilale de l'ancien ré.iiiino.
rirapùL librenieiiL volé et l'emprunt apparaissent dans l'histoire
comme trois étapes successives, trois formes, de plus en plus
ingénieuses, de recouvrement, qui attestent à la fois et la sou-
plesse croissante des gouvernements et la facilité d'iiumeur
décroissante des gouvernés. Sous ce rapport assurément,
l'emprunt est sinon un grand progrès, du moins le signe d'un
progrès.
Mais si, par hasard, l'emprunt n'était pas si différent de
l'impôt que les gouvernés le pensent; si l'on prouvait que
Temprunt et l'impôt s'alimentent à la même source et jouent,
dans les réactions économiques dont la vie industrielle des
sociétés se compose, un rôle identique; si l'emprunt n'était
qu'un moyen de déguiser Timpôt, d'en rendre les effets moins
sensibles, d'en diminuer le caractère et d'en dorer les désagré-
ments, il serait bon que les peuples le sussent, car le pire destin
d'un contribuable n'est pas de payer beaucoup, mais de payer
sans savoir ce qu'il paie.
Or, il est évident qu'il n'y a pas dans la richesse d'une nation
deux fonds distincts et séparés, l'un sur lequel se prélève,
l'impôt, l'autre pour fournir aux exigences de l'emprunt. Distin-
guez tant que vous voudrez l'épargne d'un pays et ses produits,
toujours est-il qu'épargne et produits composent son capital
annuel, et que c'est ce capital qui supporte la charge de l'impôt
comme la charge de l'emprunt.
Quand l'impôt est lourd, il se prend sur l'épargne. Quand
l'empi-unt est considéral.)le, il atteint évidemment non seule-
ment la richesse épargnée, mais celle qui est activement engagée
dans la production. D'ailleurs, ce qu'on appelle l'épargne,
c'est-à-dire ce qui reste au bout de l'année, par exemple, de
produits non consommés, n'est-ce pas par essence le fonds
repi'oducteur, l'instrument de travail, le capital industriel de
l'année qui vient?
Il faut à l'État, dans une grande crise, 1 500 millions pour
une année. Théoriciens de l'emprunt, commodes linanciers, où
pensez-vous qu'il les prenne? ce n'est pourtant pas un grand
mystère. Il les pi-end là même où il a pris, dans cette année de
fardeaux extraordinaires, les dix-huit cent millions de son
M. .IULES FERRY JOURNALISTE. 3.")
budget normal, il les prend sur le capital du pays, c'est-à-dire
sur l'ensemble de ses produits agiicoles et industilels, ou,
pour mieux dire, sur son revenu, la société ne vivant que
des produits qui s'échangent dans son sein, et le capital
avec lequel elle travaille étant, pris en masse, parfaitement
irréalisable.
Demander 1 500 millions à l'emprunt, ou augmenter l'impôt
de 1 500 millions, c'est donc faire brèche aux mêmes ressources,
entamer le même revenu, puiser au même courant de richesses
et de travail. C'est, quel que soit le procédé, détourner 1 500
miUions de la production industrielle, pour les faire entrer dans
le fonds des services improductifs dont les gouvernements sont
les agents. Et qui le sait mieux que les gens d'affaires, que les
habitués de la Bourse, qui voient à chaque grand emprunt les
valeurs industrielles subir une dépression irrésistible et consi-
dérable, signe certain que les capitaux, attirés par l'appât d'une
prime infaillible, désertent les emplois industriels pour courir
à la rente? Qui l'indique mieux que cette panique des spécu-
lateurs qui tout h l'heure tremblaient comme des mouettes
avant l'orage, au bruit récent d'un nouvel emprunt, jusqu'au
démenti du Moniteur?
Qu'on en linisse donc avec ces économistes beaux parleurs,
disciples du docteur Price, inventeurs d'amortissements, saint-
simoniens de toute date et de toute nuance, qui s'en vont depuis
quarante ans répétant d'un Ion doucereux aux contribuables :
« L'emprunt rejette sur l'avenir les charges du présent; dépen-
sons sur le compte de nos ari'ière-neveux; il est juste que
l'avenir contribue aux grandes créations nationales, aux grands
actes patriotiques qui fondent dans le présent sa sécurité, son
aisance et sa grandeur. » Ce n'est pas l'avenir, c'est le présent
qui supporte le poids le plus lounl dans le fardeau de l'emprunt,
c'est l'année courante qui fournit le fonds de l'emprunt,
aussi bien que le fonds de l'impôt. Comme contribuable,
la nation n'en supporte que l'intérêt; comme association de
producteurs, elle s'appauvrit d'un seul coup de tout le capital
emprunté.
De sorte qu'en se plaçant, non au point de vue égoïste
et mesquin du capi ahsle et de l'intérêt qu'on lui concède,
mais au point de vue social, au point de vue industriel.
36 DISCOURS ET OIMMO.NS.
la ressource de rinipôt a sur relie de remprunl un double
a van lape.
Elle ne laisse point après elle d'héritage, de queue désas-
treuse; rimpôt se passe, au compte de l'année, pai- prollts et
pertes; tandis que l'emprunt, creusant dans la licliesse du
présent le même délicil (ju'y eill lait l'impùt. laisse à payer
en outre aux générations à venir un intérêt perpétuel, c'est-
à-dire ce coûteux appât qu'il a fallu tendre au contribuable
pour arriver à lui vider les poches sans murmures et sans
scandale.
En second lieu, l'impùt sait où il frap[)e, et il frappe où il
veut. Il frappe avec équité, ou, du moins, il doit y tendre. Il
peut respecter le nécessaire, s'attacher au superllu et pai'lout
ménager les sources du travail. Aveuglément, brutalement,
l'emprunt enlève au travail les millions qui l'alimentent. Et sur
qui, en définitive, en toml)e tout le fardeau? Non pas sur les
capitalistes, qui ne peuvent que gagner à voir l'olTre des capi-
taux décroître, sur le marché du crédit, de tout ce (jii'ahsorhera
l'emprunt, non point sur les profits des chefs d'industrie, mais
sur les salaires du travail, sur les bras laborieux qui soulVi'ent,
de la façon la plus directe et la plus dure, de tout déficit dans,
le capital industriel.
Ainsi posée, la question de l'emprunt se place à côté de celle
de l'impôt, aussi facile à préciser, aussi facile à résoudre.
Tenez-vous pour les gros impôts, pour les budgets gigan-
tesques, pour la majesté des grandes dépenses? Voulez-vous
qu'il soit levé beaucoup d'impôts pour entretenir de grandes
armées, commanditer les associations ou l'industrie, subven-
tionner les travaux publics, faire de l'État le grand constructeur,
le grand défricheur, le grand navigateur, 1p grand entrepreneur
de transports et le grand banquier qu'ont rêvé les saint-simo-
niens? Oh! alors, préconisez comme eux les emprunts, et faites
des rentiers de l'État les commanditaires de l'industrie dont
l'État sera le suprême directeur. L'emprunt incessant et systé-
matique est le moyen le plus sûr, le plus doux et le plus
commode pour étouffer sans bruit, sous prétexte de grandes
choses, la liberté industrielle.
Mais si vous êtes l'adversaire de ces déplacements arbitraires
du capital national, si vous voyez peu d'avantage à détourner le
M. JULES FERIiY JOURNALISTE. 37
capital de la grande eL véritable industrie, de la filature, du
tissage ou de la métallurgie, pour l'enfouir en terrassements
ou en bâtisses; si vous tenez que l'égoïsme individuel est en
définitive le meilleur juge des emplois les plus productifs, et le
meilleur des chefs d'industrie, vous n'admettrez les emprunts
que comme mesures exceptionnelles, nécessaires, révolution-
naires, comme peut l'être, aux jours de crise, une aggravation,
même considérable, de l'impôt lui-même, mais vous ne poserez
pas plus en principe l'accroissement perpétuel, régulier, normal
du fardeau des emprunts que l'appesantissement systématique
du fardeau des impôts.
On est du reste à l'aise pour rappeler à des théoriciens impru-
dents des vérités malheureusement trop peu familières à la
masse des esprits irréfiéchis, quand on a pour gage des inten-
tions du Gouvernement une déclaration aussi rassurante que la
dernière note du Monitcin\
Nous citerons enfin, l'article du il juillet 1860, dans lequel M. Jules
Ferry raille avec une rare finesse les contradictions économiques du
Gouvernement impérial qui, après avoir inauguré le 14 janvier 1860
le régime de la liberté commerciale, avait la prétention de s'ériger
en banquier du peuple et crojait s'être signalé par un trait
de génie en saisissant la Chambre d'un projet d'emprunt de
40 millions, destinés ensuite à être prêtés à l'industrie, sous forme
de bons du Trésor, comme si cette somme infime pouvait remédier
à la crise industrielle qui dérivait du traité de commerce avec
TAngleteri-e, et mettre l'outillage de nos établissements français au
niveau des erandes manufactures de nos voisins.
Les prêts à l'industrie.
Le Constitutionnel a publié hier, à Toccasion du projet de
loi des quarante millions prêtés à l'industrie, des réflexions qui
prouvent, une fois de plus, qu'il prend sa science économique
et son expérience industrielle aux mêmes sources que sa poli-
tique, à l'école d'un optimisme sans nuages.
Nous croyons à la bonne foi de M. Dréolle comme à l'innocence
de nos premiers parents. Mais qu'il règle un peu mieux les élans
de son âme satisfaite; que, sous prétexte d'éclairer ses lecteurs
en trois colonnes, il prenne garde de fausser, avec moins de can-
deur toutes les choses dont il parle, et notamment, chose affli-
38 DISCOLliS liT (H'I.MO.NS.
géante pour un journal né louangcni'. Toxposé même du Gou-
vornonicnt.
Li; Gouvernement avait, au moment même du traité de com-
merce, pronns à {"industrie surprise et inquiète les secours du
trésor. C'était pour les fabrications incomplètes ou parasites,
mal outillées ou mal assises, grandies à l'ombre de la protec-
tion, une consolation et un espoir.
L'exposé du Conseil d'Élat. qui vint ensuite révéler les détails
de la mesure, nous ap[iiil ipron comptait bien plus sur son
efi'et moral que sur son cflicacité réelle ; qu'en tout cas c'était un
acte exceptionnel, exorbitant, contraire aux règles reconnues,
et que des circonstances exli-aordinaires, des conjonctures sans
précédent, des raisons bonnes i)0ur une fois pouvaient seule-
ment justifier.
Mais il est de lourds pavés qu'on ne trouve jamais que dans
la main de ses amis. Le Gouvernement se défend de poser un
principe. Le Constitutionnel déclare que « c'est le principe même
qu'il s'agit de faire triompher ». Quant à l'application, nous
vivons en un temps où cela n'importe guère; c'est « une affaire
secondaire qui ne peut pas, au temps où nous sommes, arrêter
l'élan de l'administration supérieure ».
Que l'administration emprunte donc au public, comme le
projet de loi le propose, quarante millions, sous forme de bons
du Trésor, pour les prêter à l'industrie, c'est un procédé normal,
rationnel, « un principe, » vu que, selon ce grand docteui-, cela
« fait du Trésor, c'est-à-dire de l'argent de tous, l'instrument de
la prospérité et de la richesse de tous ».
L'argent du Trésor est l'argent de tous : rien de moins neuf
et de plus véritable. Mais (jue les quarante millions (pi'il s'agit
de prêter à l'industrie deviennent la richesse de tous, c'est une
hyperbole comme il peut s'en échapper d'un cieur trop plein
de zèle, mais que les chill'i'es les plus certains condamnent et
démentent.
M. Brame, i'a|)porleur de la loi devant le Corjis législatif, a
calculé, avec toute l'autorité qui appartient à son exj)érience
spéciale, que les quarante millions qui doivent adoucir, pour
l'industi'ie française, une transition pénible, renouveler son
outillage, l'armer enfin pour les combats qui se préparent,
représentent tout juste le chitïre de la production de certaines
M. JULES FERHY JOURNALISTE. 39
filatures île Bradford et de Manchester, et suffiraient à payer
les frais de premier établissement « de quarante manufactures,
à raison de 1 million pour chacune, ou de quatre-vingts, si l'on
veut, à raison de 500,000 francs, ou, si l'on veut encore, de
160, à raison de 230,000 francs, dernier terme applicable à la
fabrication moyenne ».
Et le rapporteur ajoute que, pour mettre au niveau de l'An-
gleterre l'outillage des établissements français, pour installer
chez nous les métiers qui font la puissance de l'industrie
anglaise, il faut non seulement acheter ces grands métiers,
mais bâtir des locaux pour les recevoir, modifier la force mo-
trice de manière à la quintupler, « transformer en un mot, non
seulement une partie incomplète et insuffisante de l'établisse-
ment industriel, mais l'établissement lui-même ». Et c'est avec
quelques centaines de mille francs que l'on aurait la prétention
d'y suffire !
Emprunter des capitaux sous forme de bons du Trésor ou
sous forme de lettres de change, les prêter à court terme ou à
long terme au commerce et à l'industrie, c'est une opération
qui n'a qu'un nom, quelle que soit la main qui l'accomphsse :
c'est faire œuvre de banquier.
Le Constitutionnel ignore, apparemment, qu'il existe une
grande et })uissante industrie qui fait précisément ce qu'il
approuve le Gouvernement de vouloir faire, qui emprunte d'une
main et prête de l'autre, qui prend les capitaux où ils sont, et
qui les met où ils devraient être; que cette industrie est orga-
nisée, qu'elle a en quelque sorte ses chefs et sa hiérarchie;
qu'elle a fait en France de grandes choses, constitué de grandes
compagnies, créé des chemins de fer; que, de plus, c'est en ce
moment la plus riche, la mieux fournie, la mieux outillée des
industries, car ses caisses regorgent de capitaux, de dépôts à
2 1/2, car l'institution centrale voit le chiffre de son portefeuille
décroître de 30 millions d'un mois à l'autre, et son encaisse
monter au chiffre inusité de 531 millions, ce qui prouve,
comme le dit fort bien M. Brame, que l'argent surabonde.
Le Constitutionnel ignore tout cela, ou bien qu'il nous dise
quelle raison a le Gouvernement de se faire banquier de l'in-
dustrie plutôt qu'entrepreneur de transports, exploiteur de
mines, marchand de fer, épicier ou iilateur?
40 DISCOLIiS ET OPINIONS.
Le Irailé tle coninioiTe nous a fait croire au triomplie définitif
(le cerlaines règles qu'on aj)pelle scienlifi(jues, el (|ui ne sont, à
vrai (liic. (|ui' le bon sens appliqué aux rapports du Gouverne-
luenl avec l'industrie. De ces règles, la plus élémentaire,
la plus éprouvée, la mieux reconnue, c'est que l'adminis-
tration est impropre à la direction industrielle, c'est que
Tesprit administratif et l'esprit industriel sont incompatibles,
parce qu'il manque aux agents de l'administration, si probes
et si éclairés qu'ils soient, l'excitation, l'aiguillon, la lu-
mière, l'audace aussi bien que la prudence qui dérivent pour
l'individu de l'instinct et des calculs de l'intérêt personnel. C'est
pour cela que les constructions de l'État sont les plus belles et
les plus coûteuses, et qu'en toute matière industrielle, il est
reconnu que l'État gère plus mal et produit plus cher que l'In-
dustrie.
())■. vous choisissez, pour lui en donner l'exercice, la plus
délicate, la plus périlleuse, celle qui doit être par conséquent
la plus intéressée de toutes les industries.
De toutes les opérations du banquier, celle que vous conférez à
l'État, c'est la plus difficile et la plus chanceuse : non point
l'escompte usuel des effets à 90 jours, mais le placement
industriel, le prêt à long terme, celui qui exige une coiniais-
sance approfondie et presque une divination de l'avenir indus-
triel de l'emprunteur, de sa capacité personnelle, de ses res-
sources futures, de la situation dans laquelle il établit son
usine, des chances de toute nature au milieu desquelles il
s'aventure.
A côté des étabUssements qui ne sont que mal outillés, il y a
les établissements mal outillés et mal situés. Entre eux tous
l'État va choisir, se faire commanditaire et grand juge; devant
ses agents vont défiler toutes les manufactures embarrassées,
tous les industriels qui redoutent l'avenir, et parmi eux l'Etat,
plus clairvoyant apparemment que le capital \ni\ê qui fuit les
uns et laisse mourir les autres, choisira cent soixante privilé-
giés, avec la certitude de faire, pour couronner pai- un coup de
politi(]ue ses o|)érations industrielles, des milliers de mécon-
tents.
Voilà ce que le Constitutionnel admire. Converti d'un jour
aux principes de la liberté commerciale, il n'a pas eu
M. JULES FERRY JOURNALISTE. 41
encore le temps de prendre l'esprit de sa nouvelle situation
d'économiste; il eût compris sans cela l'énorme contradiction
dont il se l'end coupable en cherchant, comme certains socia-
listes dont le nom seul lui fait horreur, à réaliser l'utopie de la
Banque de l'État. Encore M. Louis Blanc ne la voulait-il à vrai
dire que pour faii'e de l'État le banquier du peuple, et ne son-
geait-il guère à intervenir dans les rapports du capitaliste avec
le directeur d'usine et le chef d'industrie. Je ne sache que les
saints-simoniens, plus spéculateurs qu'ils ne sont utopistes, qui
aient véritablement prôné cette immense et dangereuse rêverie
de l'État commanditaire universel et banquier de tout le
monde, c'est-à-dire chef suprême de l'industrie.
Poui' nous, qui nous effrayons, au point de vue de l'adminis-
tration elle-même, du fardeau croissant des responsabilités
qu'elle accumule sur sa tête, de tant de lignes de chemin de fer
subventionnées ou garanties, de ces cautionnements de plu-
sieurs milUards donnés à des entreprises industrielles, de ces
établissements de ci'édit soutenus, protégés, dirigés par l'État,
de cet envahissement progressif des fonctions individuelles par
le rouage le plus impersonnel et le moins responsable du méca-
nisme social, nous supplions le Gouvernement de ne pas se
commettre avec la race avide, impatiente et fatalement mécon-
tente des industriels sans crédit et des négociants embarrassés!
Quand la vieille royauté française encourageait par des sub-
ventions directes une industrie naissante ; quand Henri IV
avançait, à la satisfaction générale, aux marchands qui appor-
taient à Paris la fabrication des draps d'or et des velours quel-
ques milliers de livres, il était dans l'à-propos d'une époque
qui tenait plus encore de l'âge des expériences que de la
vivante industrie. Mais transporter au milieu de nous ces pro-
cédés de la monarchie paternelle, amuser la grande industrie
de 18t50 avec quelques gouttes d'or, ce n'est pas la traiter
comme un homme fait qu'on pousse dans les batailles, mais
comme un enfant en tutelle.
Ce qui peut retarder la transformation nécessaire de l'indus-
trie française, à la suite des mesures économiques dont le Gou-
vernement a pris la courageuse initiative, ce n'est pas l'absence
de capitaux : pour tout le monde, il est évident c^u'ils sura-
bondent. C'est l'audace qui manque aux capitaux, c'est la bar-
42 DISCOURS ET OPINIONS.
(liesse (les plaremenls à lona terme, c'est la confiance. Adonner
la confiance, le Gouvci-nenicnt est dans son rôle, et non à se
l'airt' lianquier ou spéculateiii-. C'est le problème qu'il lui est
possible, et qu'il lui serait éternellement .uiorieux de i'(''soudre.
Les moyens sont simples ; on les intliquait il y a quelques jours
ici même. C'est sur ce terrain, que le Constitutionnel, lui-même
avait eu l'esprit d'aborder, que nous voudrions le voir engager
désormais sa polémique.
La lutte électorale en 1863.
A mesure que les fautes de l'Empire se multipliaient, l'opposition
libérale gagnait du terrain et ne tardait pas à ébranler les masses
(électorales. Après avoir paru disposé à ouvrir quelques brèches
dans la Constitution de 1852 par les décrets du 24 novembre qui
rétablissaient l'adresse elle compte rendu in-extenso des débats pai-
lemeutaires, le Gouvernement, irrité contre M. Thiers et les parle-
mentaires qui avaient repoussé ses avances*, blessé d'entendre
Carnot dire : « Un gouvernement qui abandonne son principe se
suicide; » et Montalembert s'écrier : « L'Empire, comme Empire,
n'existe plus, » le Gouvernement revenait promplemerit à son
naturel, expulsait le directeur du Courrier du Dimanche, refusait à
Ollivier rautorisation]de publier un journal et faisait annoncer par
M. t?illault, dans la séance du Corps législatif du 18 juin 1S6I
« qu'au décret du 24 novembre, l'Empire n'ajouterait pas de nouvelles
concessions )). Enfin, après la condamnation dft Blanqui pour un
prétendu complot, M. de Persigny, ministre de l'intérieur, pres-
crivait par circulaire aux préfets de dresser des listes de suspects
qui devaient comprendre « tous les hommes dangereux : répu-
blicains, orléanistes, légitimistes, par catégories d'opinions ». On
essaya aussi des diversions militaires, mais, après l'expédition de
Cbine, le Corps législatif ne craignit pas de rejeter la demande de
dotation présentée par l'Empereur pour le général Cousin-Mon-
tauban ; l'expédition de Syrie (1860-61) n'avait pas donné de
résultats pratiques, et à la lin de 1861, l'Empire s'engageait dans la
désastreuse expédition du Mexique (jui devait démontrer aux plus
aveugles les vices lamentables d'un pouvoir sans contrôle et désor-
ganiser la belle armée de la France. Enfin M. Fould, nommé
Miiustre des Finances en novembre 1861, venait de mériter le nom
de syndic de l'Empire en découvrant la triste situation du Trésor dans
1. « Témoignons aux hommes honorables et distingués des anciens gouver-
nements les égards (ju'ils méritent ; ne négligeons aucune occasion de les
engager à faire profiter le pays de leurs lumières et de leur expérience. »
Circulaire de M. de Persitjny, ministre de r Intérieur, b décembre 1860.
LA LUTTE LLECTor.ALE EN 18G:î. 43
un mémoire qui fui rendu ]:iublit'. Il avouait 2 milliards SOOmillions
de crédits extraordinaires et 1 milliard de découvert.
Telle était la situation générale du pays à la veille des élections
léirislalives de 1863. Le décret de convocation des électeurs ne fut
publié que le U mai ; on peut dire cependant que, dès le mois de
janvier, la période électorale s'ouvrit et que les comités s'orga-
nisèrent. M. Jules Ferry se fit remarquer au premier rang des
jeunes jurisconsultes qui avaient constitué le Comité du Manuel
clectoral\ Depuis cinq ans cette ardente phalange secondait la
politique des Cinq, mais elle ne tarda pas à témoigner ses défiances
contre Ollivieràcause des relations qu'il entretenait avecM.deMorny,
contre Darimon, par suite de ses rapports avec le prince Napoléon'.
Le duc de Broglie ayant constitué le Comité de ÏUnion libérale, où
prirent place Jules Simon et Carnot, à côté de Thiers, Changarnier,
Cochin, Mortimer-Ternaux, Prévost-Paradol, les négociations
ouvertes entre les différents Comités aboutirent à la formation
d'une liste unique, composée des quatre députés sortants: J. Favre,
Ollivier, Darimon, Picard et Havin ; J. Simon, Guéroult, Laboulaye,
comme canditats nouveaux. M. Laboulaye s'effaça devant M. Thiers
que M. de Persigny combattit avec fureur. Malgré une pression
administrative à outrance, malgré tous les abus de la candidature
officielle, en dépit de l'interdiction des réunions publiques, du col-
portage des bullelins de vote et des circulaires des candidats
indépendants; après la mise en réquisition de tous les fonctionnaires
depuis les maires jusqu'aux gardes champêtres et aux cantonniers,
sans oublier les pompiers et l'intervention du clergé, le résultat
des élections de J8(33 fut satisfaisant pour l'opposition qui obtint
J 934 369 suffrages, alors qu'en 1857, elle n'avait rallié que 664 000
voix. A Paris, tous les candidats de la coalition libérale passèrent
au scrutin du 31 mai, sauf Guéroult qui fut nommé au second tour,
avec la moyenne de 17 000 voix qu'avaient atteinte les autres
candidats de la même liste. Aussi la foule manifesta sur les bou-
levards un grand enthousiasme dans la soirée du l^"" juin. Après
l'option de Jules Favre pour le Rhône et d'Havin pour le Calvados,
Carnot et Garnier-Pagès furent encore nommés à Paris, au scrutin
du 21 mars 1864.
1. Le Manuel électoral parut en janvier 1863. En tète du livre figurait
l'adhésiou d"un certain nombre d'avocats émineuts: Jules Favre, E. Ollivier,
E. Picard, Marie, Desmarest, Leblond, Dupont de Bussac, Sénard, Durier,
Ilo'risson, Tenaille-Saligny, etc.
2. M. Darimon, dans son Histoire de Douze ans. fait allusion à ces dissen-
timents. Après avoir dit qu'OUivier et lui clierchaieiit à dissiper les préven-
tions dont ils étaient Tobjet, il ajoute : « Un de mes amis politiques, qui
élait mon collaborateur à la Presse et qui a occupé, depuis le 4 Septembre,
de bautes situa«tions dans le gouvernement de la République, M. Jules
Ferry, se montra moins facile que les autres. R arriva un moment où, nos
rapports tournant à faigre, étaient menacés de se terminer par une
rupture. » P. 162.
44 DISCOUUS KT (H'lMO>iS.
M. Jules Ferrv, qui avait été un moment candidat et s'était désisté
en faveur de Gai'nier-Pagès, après la lettre de J, Tavre à M. Barthé-
lémy, fut chargé de rédiger ce que M. Darimon appelle le Manifeste
des Comités du manuel Électoral. Il réunit toutes les protestations des
candidats qui avaient lutté pour la cause de la liberté et dressa un
formidable réquisitoire contre le système de la canditalure oflicielle.
Ce livre a pour titre: La lutte électorale en 1863.
Nous croyons d'autant plus intéressant de reproduire la partie de
ce manifeste qui constitue l'œuvre personnelle de M. Jules Ferry,
que l'ouvrage dont il s'agit n'est nullement connu de la génération
actuelle. Elle y apprendra ce que l'Empire avait fait du suffrage
universel et avec quelle énergie M. Jules Ferry sonnait la charge
contre un Gouvernement sans scrupules qui se croyait encore
inébranlable'.
I. — La politique de M. de Persigny.
La situation du Gouvernenient, dans les premiers jours du
mois de mai 1863, était nouvelle ; nul n'a jamais cru sérieuse-
ment qu'elle fût péiilleuse.
Deux routes se présentaient : il fallait choisir. Mais ce n'était
point alïaire d'audace ni de génie: il n'arrivait rien qu'un gou-
vernement sage n'eût pu prévoir et ne dût être depuis longtemps
préparé à suhii-.
Le Corps législatif venait de se dissoudre. En 1857, il ressem-
blait plus à un grand conseil général qu'à autre chose; il s'en
allait, en 1863, bon gré, mal gré, assemblée parlementaire.
Les événements extérieurs, le lent progrès de l'opinion, et
par-dessus tout, il faut le reconnaître, l'initiative gouverne-
mentale, s'étaient chargés de la métamorphose. On avait vu.
pour la première fois, la majorité de la Chambre troublée,
divisée, chancelante. La vie avait reparu sous ces voûtes endor-
mies. Dans un petit groupe d'hommes — désormais entrés dans
l'histoire — la Liberté s'était reconnue. Le Gouvernement lui-
même, à l'universelle surprise, quittait les chemins couverts
de la dictature, livrait à la controverse publique sa politique,
sa diplomatie, ses finances; l'Empire constitutionnel s'entre-
1. Paris. Dciitu, 18G3. 1 vol. iii-12, de 375 \)., dont 109 p. de texte et 262 de
docuiiKMils. Il est (lédii; « aux cinq députés dt!'mocratos et libéraux qui ont
reeonstitu('' en l-'rance ropposilion légale », ce qui indique que la siissiou
entre Fauteur et OUivier n'était pas encore consonnnée au nionient de la
publication du livre.
LA LUTTE ÉLECTORALE EX 1863. 45
voyait à l'horizon : on semlilait alïamé de lumière et de
contrôle.
Il était naturel de prendre pour terrain électoral ces précé-
dents et ces espérances. C'était logique, habile et simple. La
minorité en donnait l'exemple. Après avoir reconstitué, à force
de sagesse, de caractère et d'éloquence, l'opposition légale dans
la Chambre, les cinq n'avaient h cœur que d'y rallier les libé-
raux de toutes provenances. La majorité elle-même, prête à
paraître devant les électeurs, changeait instinctivement, quelque
chose à sa vieille attitude. Le mot de liberté, proscrit depuis
dix ans, se glisse dans l'Adresse de 1863. Il allait se retrouver,
— non sans quelque gaucherie, — dans la plupart des haran-
gues des candidats recommandés. Ces productions électorales
ne parlaient, en 18o7, que d'affermir l'Empire; il n'est question
aujourd'hui que de lui donner le fameux couronnement*.
Quant au Couvernement, puisqu'il veut un contrôle, quoi de
plus naturel que d'accepter des contrôleurs?
L'événement montra bientôt que la question électorale pou-
vait être autrement compi'ise. La direction de la campagne
pacifique qui allait commencer fut exclusivement livrée à la
politique de M. le comte de Persigny, ministre de l'Intérieur,
Intelligence ouverte, esprit vif mais confus, volonté absolue,
humeur militante ; successivement soldat, journaliste, conspi-
rateur; dévouement à toute épreuve, fidélité constante: M. de
Persigny appartenait, par certains côtés, à des temps différents
lies nôtres. Bonapartiste de la veille, portant fièrement parmi
la foule mêlée des serviteurs du lendemain son attachement
chevaleresque et sa poli tique de sentiment; paladin dynastique,
égaré dans un siècle de fidélités courtes et de trahisons l'écom-
1. « Aujourd'hui, dit M. de Rambourgt (député sortant et recommandé).
« dan» sa proclamation aux électeurs de l'Aube, chacun fait profession
» d'être libéral, il n'y a nul mérite à cela. « En effet, ôtez de la niasse des
circulaires officielles :
Les circulaires cavalières,
Les circulaires furibondes (M. de Cassagnac, M. Mathieu),
Les circulaires qui ne parlent pas politique,
Les circulaires qui ne parlent de rien, ce qui reste, et c'est le très grand
nombre, fait sonner les mots » d'indépendance, de contr(Jle, d'économie, de
politique libérale et progressive, de couronnement de l'édifice ». La présence
d'un candidat de l'opposition arrache aux plus timides des déclarations
hardies, dont l'expansion croît ou décroît à peu près comme les chances
de l'adversaire.
46 itiscdi US i:t opinions.
pensées, la natun' s('nil)l;iil Tavoii' l'ail pliilôl pour servir un
Sluart gueiToyant cl di-cliu qu'un Hanovre Iriomplianl. C/élail
un homme de foi, ce qui est trop peu pour un homme d'État.
Son aihninislralion fut la consé(|uence logique de son Icm-
pérament : il y a dans sa polilique un homme, un caractère,
non un système. Les paroles étaient libérales, et, malgré lui, les
actes ne relaient guère. Il était revenu d'Angleterre, les
mains pleines de promesses, le cœur doucement écliauiïé de
bonnes pensées pour la presse, cette affligée de dix ans: la
libre parole aurait désormais son champ et sa limite, on laisse-
rait sommeiller ravertisscmrnt. Voilà la théorie; en fait, jamais
les journaux n'ont tremblé sous une main plus inquiète et plus
sévèi'e.
Admirateur sincère des institutions anglaises, on sait
l'étrange leçon d'histoire qu'il imagina pour nous en refuser
indéfiniment les garanties rudimentaires. Napoléonien conci-
liant en 1860, il entend que l'Empire ouvre les bras aux hommes
notables des anciens partis^; en 1863, il va les repousser avec
colère du terrain légal où, de toutes parts, ces hommes s'em-
pressent d'accourir.
Entre le suffrage universel et son élu couronné, M. de Per-
signy n'admet pas d'intermédiaires. A ses yeux, pour les assem-
blées comme pour les peuples, la verlu politique essentielle,
c'est la discipline; le premier titre, le dévouements
Par malheur, trente ans de vie polilique ont laissé sur le sol
de la France des générations raisonneuses, esprits critiques,
volontés libres, minorité bi'uyante, remuante, considérée :
alluvion des temps de libei'té qui s'appelle « les partis » en
langue vulgaire. Trop exclusif pour les accepter, trop passionné
pour chercher à les conquérir, le ministre ne veut de ceux-ci ni
serment, ni contrôle. Les écarter devient l'unique afl'aire. On
prendra un moyen radical: le Gouvernement désignera lui-
même les hommes assez purs pour porter ses couleurs ; au front
de tous les autres, il écrira ces mots: « Ennemis de l'Empire et
de rp^mpereur^ » De la sorte, c'est l'Empereur qui choisira,
l'Empereur qui recommandera, l'Empereur qui portei"a le choc
de 283 batailles électorales, et qui, posant dans chaque élection
1. Circulaire du 5 décembre 1860.
2, Circulaire du 8 mai 18G3.
LA LUTTE ELECTOHALE EN 18G;j. 47
la question foiidaraentale, redemandera tous les six ans aux
populations fidèles le vote dynastique du 22 novembre!
Pour prendre celte attitude d'une orthodoxie monarchique et
constitutionnelle assez douteuse, M. le ministre de l'Intérieur
avait mieux que de bonnes raisons : il se sentait dans la main
deux forces immenses :
Le peuple des paysans,
L'armée des fonctionnaires.
IL — Les paysans.
' Nous avons tous l'habitude de dire que la France, depuis
soixante ans, s'épuise en vains efforts pour fonder la liberté ;
cela est vrai de vous, de moi, du voisin, de la France que nous
connaissons, que nous voyons, que nous touchons; de celle que
nous composons, enfin, à huit ou neuf cent mille que nous
sommes.
Mais il est une autre France, dont, il y a quinze ans, les
libéraux ne s'occupaient guère, et que les libéraux de l'avenir
sont payés pour n'oublier pas : c'est la France des paysans.
Quand les premiers raihvays sillonnèrent les campagnes, les
paysans en eurent peur. Puis, ils se mirent à les ha'ïr comme
des ennemis, aies maudire comme des fléaux; blés germes,
vignes perdues, désordres du ciel et des saisons, c'est le chemin
de fer qui fut le grand coupable. Aujourd'hui, cet effroi na'if a
fait place à l'indiflerence. Quand la locomotive passe à toute
vapeur, le paysan se lève sur le sillon, ses bras nus posés sur
sa houe ; son regard accompagne un instant le bruyant phéno-
mène, puis lentement il recourbe son dos vers la terre. C'est
de ce regard vague, rêveur et las, où se reflètent tant de
misères, que le campagnard voit passer les plus grandes choses
de ce monde. La liberté est de ce nombre. Comme le railway,
elle lui est inditïé rente. Elle ne le gêne pas, et il ignore encore
qu'elle peut lui servir.
De la République, il n'a retenu qu'une chose : les 45 centimes,
— rancune purement financièi'e. De la monarchie parlemen-
taire, il ne garde rien, ni amour, ni haine, ni souvenir; comment
l'aurai t-il connue? — Le jour où elle tomba, il se réveilla
citoven, tenant dans sa main son huit-millionième de souverai-
48 DISCOLIiS I:T (UMMO.NS.
iiftr. 11 e^il permis do ci'oirc que le cadeau païul uiiHliocre
au plus c:rand nomiire. Ils en usèrent avec leur douce apalliie,
faisant autant de Constituants et de Létrislateurs qu'on leui' en
(l( iiiandail, et n'en pensant qu'une chose: c'est qu'ils coûtaient
bien cher.
Un jour pourtant, les masses agricoles montrèrent (ju'elles
pouvaient, vouloir. Le paysan voulut couronner sa léizende, et
d'un mot fit l'Empire. Ce mot-là fut passionné, libre, sincère.
Il le répéta trois fois; — puis, quand vinrent les législatures,
on lui fit facilement entendre que c'était toujours la même
chose'. Avec le système des candidatures gouvernementales,
d'une part, avec l'abstention insensée des partis de l'autre, les
deux choses, en efTet, ne différaient guère.
Mais à épeler toujours la même syllabe, ni enfants, ni peuple
n'apprennent à lire. L'élection devint comme un acte machinal.
Qu'est-ce qu'un bulletin de vote? Un carré de papier qu'apporte
le ganîe champêtre, avec recommandation de le rapporter au
maire deux ou trois joui's après, à une heure marquée sur une
carte. Fixés l'un à l'autre, bulletin et carte ne font qu'un. La
quittance du percepteur est plus chère à solder; elle n'est, dans
le fond des chaumières, guère plus impérative.
Quoi d'étonnant, dès lors, que dans les petits villages il se
répande, en temps électoral, des proclamations ainsi conçues:
l.e maire de la commune de Soulaines a l'honneur d'inviter péné-
ratement les électeurs de la commune à se rendre a la mairie le
dimanche, 31 du courant, ou lundi 1<^'' juin, munis de leur carte et
de leur bulletin de vote, qui leur seront remis cette senuiine, pour
réélire M. Segris, député, le méritant ajuste titre....
Ou des avis de ce genre, écrits sur la carte même :
Vous êtes pi'évenu que l'assemblée des électeurs de la commune
est convoquée pour le 31 mai et le l"juin 1863, en la salle pi'inci-
pale de la mairie, à l'efTet de réélire M. O'Quin, député au Corps
législatif. Vous êtes invité, en qualité d'électeur, à venir déposer
votre vole.
Le maire, Roizane.
Couchy, le 2.S mai 1S63.
1. « Pleins de confiaiKH! dans l'homme de leur choix, ces électeurs s'en
rapportaient à lui et s'abstiendraient volontiers do prendre part aux votes
que leur demande le jeu réiiulier de la Constitution.» [Circulaire du ministre
de l'Intérieur (.M. liil'iaultl du 3U mai 1857].
LA LUTTE ÉLECTORALE E.\ 1SG3. 49
et qu'on cite un maire des montagnes du DouIds, qui, au moment
du vote, faisait prêter le serment de fidélité aux électeurs.
Question de mauvais chemins et d'altitude! invraisemblance
en deçà du mont Jura, vérité au delà.
Un procès récent, qui prête moins à s'égayer qu'à réfléchir,
a donné la parfaite mesure de l'état d'innocence où vivent, en
fait de droit puhHc, les plus éclairés des campagnards. Rien de
plus énorme, et pourtant, le milieu étant donné, rien de plus
simple.
Un membre du bureau électoral de la commune de Saint-
Hilaire (Indre), conseiller municipal, et, ce qui ne gâte rien,
grand propriétaire, est arrêté sur son siège par un garde cham-
pêtre, enlevé de la salle du vote et conduit, à deux lieues de
là, au chef-lieu de canton, où, examen fait, il est vrai, on le
relâche. Qu'avait donc fait de si noir M. de Chergé? Indiqué à
un électeur, qui ne sait pas lire, le bulletin qu'à haute voix
celui-ci réclame. Il est vrai que c'est un bulletin du candidat de
l'opposition. Et Tautorité, qui comptait là deux représentants,
le président de bureau et le maire, encourageait ou laissait
faire.
Je puiserai plus d'une fois dans ce petit drame de village; ce
(lue j'en veux à présent retenir, c'est l'entière candeur des per-
sonnages. Devant la Cour d'assises (car notre loi qualilie de
crimes ce genre d'inadvertances), l'interrogatoire du garde
champêtre est un aveu plein de bonhomie :
Monsieur le maire m'a dil : « Lépine est entré dans la salle ; il a
demandé un bulletin de M. de Bondy, et aussitôt M. de Cliergé s'est
levé; il a emmené Lépine dans le couloir, puis il est rentré; Lépine
est rentré après et il a voté... « Voilà ce que monsieur le maire
m'a dit.
M. LE PRÉsinENT. — Et s'il ne vous a dil que cela, vous saviez bien
qu'il n'y avait rien à faire pour vous et qu'il n'y avait pas de quoi
ari'èter M. de Chergé ?
Silence de Vaccmé.
Voyons, qu'avez-vous dit à M. de Chergé?
l'accusé. — Je lui ai dit : Monsieur, je suis fâché d'être forcé de
vous inviter à me suivre à Belâbre.
M. LE PUÉsiDE.NT. — Est-ce que vous ne saviez pas que M. de
Chergé faisait partie du bureau ?
l'acclsk. — Je ne pourrais pas bien lépoudre là-dessus.
.f)0 DISCOURS ET UPlxMONS.
M. Li: PHKSiDK.NT. — Il clait assis au bureau?
LACf.USl-. — Oui.
M. LE PRKSiDE.NT. — Coniiin'iit VOUS, ffarde champcMre, avez-vous
pu croire avoir le droit d'entrer dans la salle de vole et d'arrêter
un des assesseurs?
l'accisi';. — Il faut croire ([ue je me suis trompé, mais je vous dis
que j'ai cru faire mon devoir. »
Quant à Tadjoint, président du bureau, il a conseillé au
garde champêtre de dresser procès-verbal. Procès-verbal de
quoi? — « Un électeur avait dit qu'il se passait des alrocités...
M. LE PRÉSIDENT. — Mais, ces atrocités, les avez-vous vues ?
LU TÉMOIN. — J'ai vu que M. de Chergé est sorti avec Lépine.
M. LE PRÉSIDENT. — Eh bien! est-ce que M. de Chergé n'a pas
le droit de sortir? Est-ce qu'un électeur n'a pas le droit de parler
à un autre ?
M** BOTTARD, défenseur de l'accusé. • — Monsieur l'adjoint croit-il
qu'on ait eu le droit de voter pour M. de Bondy et de distribuer des
bulletins à son nom?
M. LE PRÉSIDENT. — Ah! permettez.... c'est là une question....
dirai-je, pohtique?... Mais entiii elle est inutile dans la cause.
m' BOTTARD. — Hélas ! monsieur le président, je ne fais pas de
politique, mais c'est l'ignorance politique que je tiens à faire
conslater... »
Ignorance, en effet, et, par-dessus tout, timidité. Ces campa-
gnards, si héroïques dans les batailles, tremblent chez eux
comme le lièvre au gîte. Il n'y a pour le travailleur des champs
ni petits pi'ofits, ni petites pertes, ni petites peurs. Apre au
gain, isolé, défiant, il passe sa vie sur ia défensive. Le danger
pour lui est partout, dans le ciel qui se charge, dans le voisin
qui empiète, dans le passant qui l'interroge. Mais ce qu'il
redoute le plus, après la grêle, ce sont les procès-verbaux.
La notion de la légalité n'étant chez lui qu'à l'état sauvage,
il ne fait guère de différence entre l'autorité et l'arbitraire. Il
sait à peu près ce qu'est un tribunal, parce qu'il y plaide, mais
il croit aux épices, comme il y en a cent ans. Vis-à-vis du pouvoir
local, son état d'esprit habituel est un fatalisme naïf, très
difficile à convertir. Parlez-lui de recours et de garanties, il
vous écoute, mais sans vous croire. La loi pour lui est chose de
chair et d'os : on lui parle, on la salue, on lui plaît ou on lui
déplaît. La loi, c'est le garde champêtre qui veille sur la berge
des chemins et sur la vache des pauvres gens ; c'est le forestier
LA LUTTK ELliCTOlULE EN 1863. 51
(fiii a l'œil sur l'usager; c'est le percepteui- avec qui Ton est en
ictard; le commissaire qui siège au canton; c'est le gendarme
enfin, qui ne fait que passer, mais qui vient, comme le dénoue-
ment, séparer l'ivraie du bon grain, en menant l'ivraie en
prison. Je ne dis rien des maires : nous les retrouverons.
Un dernier trait de cette race excellente, c'est sa parfaite
crédulité. On sait quel crédit trouvent dans le peuple des villes
les niaiseries, si elles sont impiimées.
Ce qui, là, est vrai des choses qui se lisent, est vrai, dans les
campagnes, des choses qui se disent. Bien les connaissent ceux
qui les font voter! Aux arguments se juge l'auditoire, comme
la soupape au poids qu'elle peut porter. On sourit de voir tant
de gens paisibles, conservateurs endurcis, impérialistes avérés,
représentés comme portant en croupe la Révolution. Tel député,
choisi, il y a dix ans, pour son humeur inolTensive et sa parfaite
insignifiance, veut aujourd'hui saper l'Etat. Ici, c'est « le sel à
cinq sous la livre, et le fromage à 30 francs le cent\ » sans
compter les vignes arrachées, les ouvriers privés de vin, les
curés consignant « les horlogers - » à domicile. Celui-là réta-
blira le servage, et fera, comme au bon temps, battre les gre-
nouilles des fossés du château^. Cet autre fera manger au paysan
du pain de paille : bruit sérieux et qui porte coup, puisque les
juges le châtient et font afficher le jugement à titre de répara-
tion *.
1. Placard affiché contre M. de Montalembert :
« En votant pour M. de Montalembert, c"est voter :
« L'ignorance de vos enfants;
« L'ancien régime et ses corvées;
« La guerre en Italie;
« Le sel à cinq sols la livre;
« J^es fromages à 30 fr. le cent. ;
(1 Enfin vous envoyez un ennemi au Gouvernement.
« Signé : Quelques amis du peuple des campagnes. »
2. « Dans la dernière semaine qui a précédé les deux jours du scrulin,
surtout vers la fin, il a couru dans toutes les communes les bruits les plus
singuliers. Si M. de Montalembert était nommé, il devait faire arracher les
vignes, interdire aux ouvriers de boire du vin, faire réduire la journée de
l'ouvrier à 75 cent, et même à 40 cent., interdire aux horlogers et aux
liorlogères de sortir plus de dix minutes sans la permission des curés, faire
déclarer une guerre pour la Pologne, prescrire une levée de 18 à 40 ans, etc.»
[frotestation contre les élections du déparlement du Doubs.)
3. Proclamation du maire de Jouvelle.
4. Affaires Gareau.
52 DISCOIIHS; ET OPINIONS.
Bourgeois des villes, détraclciirs du siillragè universel, élec-
teurs à 200 francs, de tout ceci ne triompliez pas : n'avez-vous
donc jamais subi le joug- des naines rumeurs et des terreurs
aveugles, jamais incliné devant l'autorité les garanties du
Citoyen, jamais pris pour le respect du pouvoir, la couardise
devant l'arbitraire?
III. — Les fonctionnaires.
On ignore généralement, à Paris, ce que c'est ([ii'un préfet
en province.
Non qu'on n'y ait besoin de l'autorité, comme ailleurs ; — mais
la foule y est si grande, si diverse, si mouvante, les intérêts
indépendants s'y rencontrent en si grand nombre, les gens qui
pensent y forment une minorité si respectable, l'écbange des
idées y est si rapide, l'opinion si ingouvernable, qu'on y a
toujours été, en somme, plus libre de penser, de parler, de
vivre à sa guise, qu'en tout autre lieu du monde. La terreur n'y
a jamais été que superficielle et passagère ; les plus vieux
despotismes s'y sont brisés contre deux forces insaisissables, la
causerie et les cbansons. L'autorité n'y pourra jamais prendre
ce laisser-aller indiscret et paternel qui est le lléau de la pro-
vince. Il y a bien un peuple de petits boutiquiers, d'étalagistes,
de gens de la halle et de débitants, qui aurait, s'il pouvait
parler, quelque chose à dire, mais il ne pai'le pas.
Depuis dix ans, l'unique aflliction municipale du Parisien,
c'est une démolition infatigable, un déménagement forcé, inces-
sant, systématique : il s'en plaint, — et s'en venge. A part cela,
et à la condition de n'être ni journaliste, ni avocat, ni homme
d'État, ni moraliste austère, ni orateur d'estaminet, de respecter
la Police, ses règlements et ses fonctionnaires, et de ne pas
faire de politique, il a le droit d'être Athénien tout à son aise.
D'ailleurs, il y a à Paris deux préfets, le préfet de police et
le préfet de la Seine, — et c'est quelque chose d'avoir deux
maîtres; les départements n'en ont qu'un.
Il n'était point commode d'être préfet, au temps des « incor-
rigibles i-héleurs ». Le chef-lieu avait .ses journaux, ses salons,
ses meneurs : aiil.iiit d'Aristarques pour la préfecture. Il y avait
LA LUTTE ÉLECTORALE EN 1863. 53
(les influences à caresser, des adversaires à ménager, des
mécontents à conquérir. En vingt ans, tout a bien changé. Les
secousses politiques ont usé les résistances, la centralisation a
fait son œuvre. Les aristocraties locales se sont fondues, les
têtes rétives n'ont pas eu de successeurs, l'esprit provincial
n'est plus qu'un souvenir. L'administration préfectorale, qui
louvoyait jadis parmi les écueils, fend avec majesté des ondes
apaisées.
Le clergé seul pouvait être un obstacle : il se livra au début
de l'Empire. Puis vint la brouille des deux pouvoirs. L'Église
n'est ni fière dans ses rancunes, ni impatiente dans ses revan-
ches. Mais, aux élections générales, l'occasion était unique : elle
s'empressa de la saisir. Corporation respectée et forte, malgré
trois cents ans de décadence ; hiérarchie savante, personnel
immense, discipliné, infatigable; action souterraine; politique
imperturbable, qui ne désespère jamais, qui attend toujours et
qui n'oublie pas : le clergé est à lui seul le plus grand gouver-
nement, la monarchie la mieux ordonnée, la première police
qui soit au monde. La Bretagne vit ce duel étrange: les curés
d'un côté, les maires de l'autre. Mais hélas ! la vieille garde
catholique a laissé battre son archevêque, et conduit au Capitole
le bouillant préfet d'Ille-et- Vilaine.
Cherchez maintenant des contre-poids à cette centrahsation
triomphante !
Les journaux? Les uns ont péri de mort violente, les autres
se sont faits thuriféraires. Quelques-uns demeurent debout,
portant leur franc parler à travers toutes les épreuves : ils sont
en trop petit nombre. Ceux qui suivent la presse départemen-
tale peuvent remarquer que dans les affaires d'État elle est
assez libre, beaucoup plus libre qu'on ne poui'rait croire.
L'indiscrétion, l'ironie, la critique même lui sont permises. Mais
pour ce qui est du pouvoir local, des petits abus et des fonc-
tionnaires, ces « sentinelles avancées de l'opinion », comme
elles s'intitulent, abandonnent l'opinion à ses propres lumières.
Les conseils généraux? S'ils eurent en un temps des velléités
parlementaires, ils ont prouvé depuis qu'on en revient, comme
de toutes choses. Leurs atïaires se font maintenant en quelques
jours. Par une fine attention des bureaux, jaloux du temps de
ces notables, le travail est fait d'avance. Le préfet parle, le
H DISCOURS ET OPIMONS.
conseil vole : de temps en temps, on fait passer, au travers ilc
l'entretien, le spectre des « discussions stériles »...
L'opinion locale? Comiiien de maisons en province accepte-
raient à cette lieui'c que la préfecture les mît en interdit?
Rappelez-vous ce grand évêque, mis au ban des fonclion-
naii'cs. Demandez aux députés indociles, transformés d'un coup
de plume en députés hostiles, s'ils reçurent beaucoup de saints
dans leurs bourgs d'autrefois, après que l'administration eut
dénoncé, sous leur fidélité apparente, le pied fourchu parle-
mentaire.
Ce n'est pas le Gouvernement, c'est la centralisation que
j'accuse; non l'héritier, mais l'héritage. La pohtique n'a fait
(|ue lutter ce qui était dans la force des choses. A ce point de
son développement, la centralisation porte des fruits étranges.
Il lui arrive que tout doucement, à son insu, elle se démembre.
Le Pouvoir glisse aux mains des quatre-vingt-neuf préfets. Au
centre, on ne voit que par leurs yeux; la vérité est suspecte
venant d'autre source. Un pi'éfet peccable, — s'il pouvait y en
avoir, — serait jugé sur son rapport. Tout ce qui s'est fait,
depuis dix ans, sous le nom pompeux de décentralisation admi-
nistrative, s'est malheureusement fait dans ce sens. Ni les
communes, ni les déparlements n'en sont plus libres: il n'y a
que les pi'éfets d'émancipés. On a mis dans leurs mains plus
d'autorisations, plus de nominations, plus de faveurs; et, par
une nécessité logique, dont on ne s'est pas même rendu compte,
on a laissé à leur jugement, à leur prudence, à leurs caprices,
le maniement de cet instrument politique qui est l'âme du
système, et qui s'appelle les candidatures administratives.
M. Plichon disait, à ce propos, cette année, devant la
Chambre, qui ne le démentait pas : « C'est, dans la plupart des
cas, d'après les renseignements des préfets que le ministre se
décide. » Dans leurs moments d'épanchement, les préfets n'en
disconviennent pas ; ils s'en vantent même avec une aimable
bonhomie. Haranguant l'an dernier les électeurs de Monastier
(Haute-Loire), M. le préfet leur tenait ce discours, qu'il faut
citer, car c'est une page d'histoire :
Sous le dernier gouvernement, les électeurs, pour suppléer à la
direction qui leur manquait, avaient iniaijiné les réunions prépara-
toires, où les candidats venaient exposer leurs principes et se sou-
LA LUTTE ÉLECTORALE EN 1863. 55
mettre à une décision première d'admission ou de rejet. Souvent ils
convenaient entre eux que le moins favorisé se retirerait et céderait
ses voix ; mais ces réunions étaient souvent tumultueuses et la
plupart du temps inefficaces. L'administration remplit aujourd'hui,
pour ainsi dire, l'office des réunions préparatoires. Nous autres,
administrateurs, désintéressées dans la question, et qui ne représentons
en définitive que la collection de vos intérêts, nous examinons, nous
apprécions, nous jugeons les candidatures qui se produisent, et
après un mûr examen, avec l'agrément du Gouvernement, nous
vous présentons celle qui nous paraît la meilleure et réunit le plus
de sympathies, non pas comme le résultat de notre volonté et
encore d'un caprice, mais comme l'expression de vos propres suf-
frages et le résultat de vos sympathies'.
Ainsi parlent, ainsi pensent, ainsi font ces hauts fonction-
naires. Ils n'administrent plus seulement les populations, ils les
représentent. Vous croyiez peut-être que le Corps législatif
avait été, l'année dernière, pour quelque chose dans le retrait
de l'impôt du sel? Non ; le bienfait venait des préfectures. —
Qu'on en renvoie tout le mérite à l'Empereur, rien de plus
simple ; tout pouvoir qui cède, en pareil cas, s'honore. — Mais
ceci ne fait point l'affaire de M. le préfet de la Haute-Saône : il
nous apprend que l'Empereur ne s'est décidé que « sur les
« rapports de ses fidèles fonctionnaires, et particuHèrement
« sur ceux des préfets de l'Empire- ».
Ailleurs, le préfet prend l'élection à son compte, et se met
personnellement en cause: « Les ennemis de l'Empereur et de
« mon administration, écrit M. le préfet d'îlle-et-Vilaine, se
" proposent de combattre de concert les candidats du Gouver-
« nement. » Et le jouinal dévoué de l'endroit annonce aux
populations émues, pour le cas où elles se donneraient le tort
d'une élection indépendante, deux catastrophes épouvantables :
une révolution d'abord, puis « la destruction du crédit de M. le
« préfet d'IUe-et-Vilaine ».
Ici l'on commande, là on adjure. « Faites cela pour moi,
s'écrie 31. le préfet de l'Eure (le même qui est connu pour ses
virements et ses pompiers) :
Dites-moi, vous, agriculteurs des plaines du lioumois et du Lieu-
vin, ouvriers de la vallée de la Risle, amis que j'ai trouvés à Brionne
1. Ce discours a paru tout au long dans le Journal de la Haute-Loire,
2. V. la circulaire de .M. Janvier aux pompiers.
56 DlSClOUHS I:T OPINIONS.
et à Pout-Audemcr, dilfis-moi si, depuis huit ans que vous m'avez
parmi vous, j'ai attendu aujourd'hui pour m'enquérir de vos besoins,
soulaj,'er vos soafl'ranees, soutenir vos intérêts... Jugez donc, esprits
inipailiaux ; Jugez, natures loyales... Consultez vos cœurs... pas une
abstention : je n"ai jamais calculé mon temps quand il s'agissait
d'aller parmi vous ; donnez-moi aujourd'hui les quelques minutes que
je demande à votre (i/fci'tio)i !
Co n'csl pas de la rhélorique, c'est le fond des choses.
Éditeufs de candidatures, les préfets se sentent responsables.
Telle est la règle administrative. Elle se rencontre formulée
avec une précision éloquente, brevitate imperatoria, sous la
plume d'un de ces hauts aduiinistraleurs :
Les élections générales lournissent an (Jouvernement le moyen
d'apprécier l'intluence et le dévouement des hommes qu'il associe à
sou action.
(Circulaire aux maires du département de l'Aude, extrait du
Courrier de l'Aude du 26 mai 1863.)
Ce que nous proposons de traduire par ce petit bout de caté
cliisme à l'usage de 3DI. les maires :
D. Quelles senties qualités d'tm bon maire?
R. L'inlluence et le dévouement. Il doit être le premier de la
commune par l'influence et n'avoir })as d'égal pour le dévoue-
ment.
D. A quels signes reconnaît-on parlictilièrement linlluence
d'un bon maire?
R. Au résultat des élections. Tant vaut l'élection, tant vaut le
maire.
D. Un maire qui ne fait pas réussir le candidat de l'adminis-
tration, cesse-t-il donc poin* cela d'être un bon maire?
R. Oui : car s'il est influent, c'est le dévouement ijui lui a
manqué ; et s'il est dévoué, c'est qu'il a cessé d'être inlluent.
1). De sorte qu'au point de vue administratif (qui est le vrai),
on poiHTait appeler les élections la grande pierre de touche, ou
l'éprouvetle des administrateurs?
R. Comme il vous plaira, monsieur le préfet....
Et s'il se rencontre, dans le nombre, des intelligences rétives,
on mettra pour elles rexemple à côté du i>récepte.
La liste serait longue des maires admonestés, suspendus,
révoqués par les préfets avant, après, pendant les élections.
LA LUTTE ÉLECTORALE EN 1863. 57
Des opposants, peut-être ? Pour le croire, il faudrait bien mal
connaître ce personnel modeste, docile et dévoué, que Tétat-
major préfectoral choisit, chapitre depuis douze ans, avec la
supériorité qui tient au prestige gouvernemental, aux ressources
de l'omnipotence, à l'inégalité d'éducation, à une action quoti-
dienne, personnelle, familière, qui sait être tour à tour, selon
les besoins, impérative ou caressante !
Quia vu un maire de campagne les a tous vus. C'est toujours,
avec des nuances dans la bonhomie, ce mot d'un maire du
département de Seine-et-Oise : « Votons pour le gendre de
M. le préfet. Qui peut mieux connaître les intentions de M. le
préfet que M. son gendre ? »
Plusieurs de ces maires martyrs ont fait au public la confidence
de leurs plaintes. Quel cœur de roche n'en serait pas touché?
Celui-ci avait rêvé de rester neutre « enti'e deux candidats
également dévoués au gouvernement de l'Empereur » , dont
l'nn était lui-même maire depuis quinze ans* !
Celui-là, qui signe héroïquement: « napoléonien de la veille,
et quand même, » avait simplement écrit en confidence à son
préfet ce quil pensait du choix des candidatures'^!
L'un, que le notariat rendait suspect dans une lutte où il
s'agissait d'immoler un notaire, sommé de répondre de son
zèle n'a pu répondre que de son impartialité^!.
Cet autre enfin, l'âme combattue entre son écharpe et ses
affections, a été trouvé mélancolique dans sa propagande*!
Les départements dont la députation avait été épurée sont
particulièrement jonchés de ces héros à contre-cœur. M. de
Chambrun en a relevé jusqu'à vingt- huit dans la Lozère ; il y
a eu pareilles hécatombes dans la Corrèze, la Haute- Saône, etc.
La plupart en exercice depuis longues années. Mais qu'im-
porte, en temps d'élection? Maires innocents et simples, vous
vous fiattiez de la neutralité? Est-ce qu'elle est seulement
permise aux instituteurs?
« Combattre les candidatures administratives, écrit un ins-
pecteur des écoles, c'est combattre l'Empereur lui-même. En
1. Lettre du maire de Louzac.
2. Lettre de iM. Lapointe.
3. Lettre du maire de Bréal.
4. Lettre de M. le maire de Bazouçres-la-Pérouse.
58 DISCOURS ET OPINIONS.
ailopler et en patronner d'autres, c'est également servir et
recruter contre lui.... Ne pas les combattre, mais aussi ne pas
les soutenir, c'est rabandoymei\ c'est rester Varme au pied dans
la bataille.... Votre indifférence me causerait de la surprise et
du regret; votre hostilité serait âmes yeux une erreur coupable
et sans excuse... *. »
Et, en dehors des fonctionnaires, dont l'administration exige
à tout prix l'absolu concours, comptez, si vous pouvez, l'essaim
tie troupes légères qu'elle a la prétention d'enrôler: c'est encore
un inspecteur des écoles qui nous en fait connaître le curieux
dénombrement :
Monsieur rinstituteur,
J'ai besoin d'avoir, par le retour du courrier, une réponse à clia-
cune des questions ci-après :
\° Les noms et adresses de tous les anciens militaires tiabitant la
commune et électeurs ;
2° Des médaillés de Sainte-Hélène;
3° Des décorés de la Légion d'honneur ;
4° Des retraités d'administration publique;
0° Des débitants de tabac ;
6° Des cabaretiers ;
T" Des personnes chargées d'un service public, à quelque titre
que ce soit, maçons, architectes, etc.;
8" Des pères (électeurs) d'enfants devant tirer au sort l'année
prochaine ;
9° Dos pères d'enfants au service actuellement ou en réserve ;
10° D,^s pères d'employés, de fonctionnaires, de jeunes gens qui
sont commis au chemin de fer ou dans les mines -. »
Total, dix classes de quasi-fonctionnaires, ou de fonction-
naires par alliance, en réserve pour ces grands jours.
Ainsi le veut le système. La centralisation est comme
l'égoïsme : on ne lui fait point sa part. C'est elle qui mène de
la sorte les plus honnêtes gens du monde. Quand le pays le
<oruprendra-t-il'? Quand le Gouvernement lui-même se lassera-
t-il de ces luttes à outrance, qui n'ont que défaites cruelles ou
victoires compromettantes ?
1. Circulaire de l'inspecteur d'académie de laCôte-d'Or. i>oc;<w., pièce 91.
2. Lettre de l'inspecteur des écoles de Cambrai.
LA LUTTE ELECTORALE EN 1863. 59
l. — Grands moyens. — Attraction administrative.
La lice est ouverte, l'heure a sonné, les vingt jours commen-
cent, jours sans avertissement, sans timbre, sans saisie, jubilé
septénaire de la harangue, du colportage et de la liberté.
Ainsi l'entendaient encore les législateurs de 1849, si pleins
qu'ils fassent déjà d'un beau zèle réglementaire.
Moins le droit de harangue et quelques petites choses, c'est
ce qui subsiste. On ne parle plus au corps électoral, mais on
lui écrit ; et, comme il sied à une mère vigilante, l'administra-
tion lit par-dessus l'épaule.
Pour les préfets d'ailleurs, les sous-préfets, les maires, les
vingt jours commencent quand on veut.
Au moment où les barrières s'abaissent pour tout le monde,
il y a des mois que les préfets sont en campagne. Leur pré-
voyance se mesure à la taille de l'adversaire : j'en sais que
l'administration a minés pendant vingt sept mois!
C'est la guerre sourde qu'il n'est donné qu'aux puissants de
pouvoir faire. Cela commence par de vagues rumeurs, des
demi-mots ; on sent le flot qui se retire. Cela finit par des gen-
darmes ou des surveillances de police. Dans l'intervalle, on
expulse l'ennemi des petits postes d'influence, fonctions gra-
tuites, corvées municipales, sociétés agricoles*, commissions
hospilalières, jusqu'au jour où l'orage éclate dans le journal de
la préfecture. 3Iais si l'administi'ation peut beaucoup contre
ceux qu'elle veut perdre, elle fail plus encore pour ceux qu'elle
élève. Longtemps à l'avance, son élu est investi de ses pleins
pouvoirs ; il a l'accès des ministres, l'oreille des bureaux, la clef
des faveurs; il ne se donne pas une demi-bourse, un bui-eau
de tabac, une subvention, qui ne passe par son enti-emise ; on
lui renvoie les communes besoigneuses; c'est lui qui reçoit, qui
écoute, qui promène les députations du département ; il est la
providence visible des paysans grêlés et des anciens militaires.
1. Les Comices agricoles sont dans la dépendance absolue des préfets.
M. le préfet de la Haute-Loire a dissous le bureau du comice agricole de
Brioude : 1° parce que le comice agricole était devenu « un instrument
politique entre les mains de ses dignitaires ; 2" parce qu'il avait organisé,
sans l'autorisation de la préfecture, un concours de maréchalcvie ». —
^\. de Flaghac, président du comice, avait brigué, malgré le préfet, une
candidature indépendante.
60 ItISC.OlUS KT (ll'lMU.NS.
Le temps venu, le pivIV't W prend par la main, le produit, le
présente;. Les toui-nées adminislratives organisées par M. de
Pei'signy, sortes de champs de mai de maires et de fonction-
naires, sont tout à fait propres à cet usage. Les maires sont
convoqués, poui- alfaires communales, à la sous-préfecture:
c'est délections ([u'on leur parle. Les deux choses, il est vrai,
se ressemblent, par le temps qui court.
En général, c'est l'époque des conseils de revision qui est
choisie pour cette propagande ambulante. Les maires de canton
y tiennent cour plénière. La matière électorale aussi y abonde :
conscrits et parents des conscrits, tous électeurs ou qui vont
l'être. Au besoin, on les harangue. De canton en canton, le
carrosse administratif s'arrête et M. le préfet parle aux paysans.
Il leur parle beaucoup de leur commune, de lui-même et de
l'Empereur, un peu du candidat. Le hasard a placé celui-ci dans
la voiture. Mais sans l'habit lamé d'argent et sans la faconde
(dont un préfet ne peut se passer, mais qui est le superflu du
député recommandé), que faire en ce forum de village ' ? Heu-
reuse sinécure ! Allocutions, bulletins, circulaires, — le tout
sans frais, — c'est l'affaire de la préfecture. Il faut, pour quitter
un oreiller si commode, être un novice brûlant de se répandre,
un Mondor qui se plaît aux largesses, ou se prendre de pani-
ques invraiseml)lables. Beaucoup ont l'esprit de laisser faire,
sans bouger presque et sans mot dire ^
Il en est d'ailleurs dont le nom seul est un éblouissement et
une victoire. Non pas précisément les grands noms historiques,
mais les noms de hautes fonctions et de grand crédit. On ne
lutte pas avec un chambellan. Le chef du cabinet du ministre
de l'intérieur sera toujours, quoi qu'on fasse, une planète élec-
torale sans seconde. Un gouverneur du Crédit foncier, ce
préleur-né des communes, parcourant les communes, y mon-
trant ce. qu'il peut faire, a des attraits irrésistibles. Ceux-ci,
enfin, qui font à eux trois une dynastie de millionnaires, s'avan-
cent, semant l'or et les promesses, au milieu des populations
prosternées : ce sont les candidats (hi veau d'or.
1. Dans la llaute-Saôiu', M. lo prrfot prr'suiitait aux populations l'hono-
rable M. Latour-Dumoulin; le candidat ne parlait pas, mais les paysans,
après avoir entendu le préfet, s'en allaient en disant : » C'est celui-ci qu'on
devrait noniiiior dr^inUé. »
LA LUTTE ÉLECTORALE E.N 1863. 61
La molécule éleclorale, c'est la commune, bien plus que
lélecteur. Mais la science tle la commune, qui la possède? qui
lit dans les faiblesses de son âme, dans les rêves de son budget?
Qui sait où les chemins vicinaux la gênent, où les communaux
la tourmentent? sinon celui qui l'autorise et la conseille, la
subventionne et la morigène; ce tuteur, ce comptable, ce magis-
trat, celle providence qui réside à la préfecture?
La commune n'est qu'un paysan collectif, végétant dans la
pauvreté et la dépendance. Ceux qui, voulant briser d'anciennes
résistances, ont émietté le pays, oublièrent qu'aux êtres moraux
comme aux corps animés, il faut de l'air pour respirer, de la
place pour vivre. Les petites communes (et elles sont innom-
brables) sont demeurées de vrais enfants; grandes ou petites
d'ailleurs, aux yeux de la loi, toute commune est une mineure.
Les plus mineures, comme chacun sait, ce sont les deux plus
grandes. Procès, travaux, revenus, voirie, A^aine pâture, tout se
règle au chef-lieu, voire au ministère. La plupart n'ayant ni
octroi, ni marchés, ni péages, vivent des aumônes du départe-
ment ou du Trésor : toute commune est une mendiante.
On le voit bien, hélas ! en temps d'élections. Le tentateur n'a
pas besoin de faire luire à leurs yeux les royaumes de la terre ;
un bout de chemin, une passerelle, une fontaine, un clocher
sur l'église du village comblent les rêves des pauvres gens. Par
une heureuse coïncidence, le bienfait a coutume de tomber la
veille du vole. Tous les six ans, reviennent ces jours de grâce,
où l'administration est toute à tous, aussi prodigue de ses
largesses qu'un prince en joie d'avènement. Ces madrés villa-
geois le savent, et d'un air naïf, i's font leurs conditions. « Si
nous pouvions acheter la Gravelière, quel bon chemin on en
ferait! » — Mais la Gravelière vaut 500 francs, — c'est un prix
— et la commune n'a que 100 francs dans sa caisse. — Patience !
voici le 30 mai; brûlez un cierge à l'opposition. On affiche une
dépêche de Grenoble, le préfet donnera 300 francs. « Espérant
que les habitants apprécieront cette marque de sollicitude et
auront à cœur d'y répondre en manifestant demalnleAXY profond
attachement pour le gouvernement de l'Empereur. » Ainsi
doit parler un préfet; les maires, bonnes gens, y mettent moins
de façon :
« Le Gouvernement, par l'entremise de M. Latour-Dumoulin,
62 DISCOURS ET OPINIONS.
vient (l'accorder 400 IVaiics i)Oui- les pauvres de la commune :
on espère que les pauvi-es voteront tous, par reconnaissance,
pour M. Latour-Dumoulin. »
« Le maire d'Oberentzen fait savoir à ses concitoyens qu'il
est à désirer que M. Gros soit élu comme député, parce que
personne ne peut faire autant pour la commune que M. Gros,
qui seul est proposé pai- le Gouvernement . Si le Gouvernement
est appelé à venir en aide à la commune, pour la nouvelle
maison d'école, il faut que la commune prouve par cette élec-
tion ([u'clle est digne de l'assistance du Gouvernement. » Et le
maire de Soulaines: « .... Observant aux habitants qu'il est
grandement dans leurs intérêts de 7-emp(ir fididement les inten-
tions de M. le préfet, qui jusqu'à ce jour nous a favorisés dans
nos entreprises, parles fonds du Gouvernement qu'il a accordés;
lâchons de continuer à conserver sa bonne intelligence, afin
qu'il nous vienne encore en aide pour terminer la confection
de nos routes, n'ayant pas les moyens par nous-mêmes d'en
venir à bout... )'
Voilà la logique du village, tudesque, picarde ou gasconne,
du nord au sud, partout la même, logique de l'instinct, poli-
tique des besoins, des intérêts, des convoitises. — Avec elle,
je le sais, il faut bien que tout le monde compte — un Gouver-
nement plus que personne au monde. Nous ne faisons pas ce
rêve de collège, de paysans épris du régime parlementaire,
goûtant la presse parisienne, suivant du bout du sillon les jeux
de la diplomatie, prêts enfin à se faire tuer, comme les héros
de nos faubourgs, sur le corps d'une charte quelconque ! La
politique de l'homme des champs sera bien longtemps encore
locale, étroite, intéressée, timide, et c'est pour cela que le suf-
frage universel, dont le passeport est seul révolutionnaire,
n'est au fond qu'un instrument conservateur. Que la centralisa-
lion répande donc sur ces masses trop dédaignées ses lumières,
ses secours, ses faveurs, et qu'au jour où elle vient devant ses
juges, elle demande qu'on tienne compte de ce qu'elle a fait
pour leur bien-être! Mais pourquoi dépenser en huit jours six
ans de bienfaits capitalisés? Pourquoi tolérer qu'il paraisse,
dans un journal de préfecture, des mentions comme celle-ci :
« M. Calvel-Uogniat ayant signalé à Son Exe. M. le ministre
de rinlérieur le relard qu'éprouve dans les arrondissements de
LA LUTTE ÉLECTORALE EN 1863. 63
Milhau et de Saint-AnVique l'achèvement des chemins classés de
moyenne communication, Son Excellence a daigné mettre à la
disposition personnelle de l'honorable député la somme de
7 000 francs, qti'il vient de répartù' de la manière suivante sur
l'avis de MM. les sous-préfets des deux arrondissements. Le
don de cette somme est un acte de libéralité de Son Excellence
M. le mini.st?-e envers M. Calvet-Rogniat ^ « Comment l'indul-
gence ministérielle a-t-elle pu couvrir l'auteur de cette affiche,
qui a fait le tour du monde ?
Empire Français.
DÉPARTEMENT DES B 0 U C, HE S-D U- R H ON E .
VILLE DE MARTIGUES.
Nous, maire de la ville de Martigues, capitaine de fréirate en
retraite, membre de la Légion d'honneur, portons à la connais-
sance de nos administrés la dépêche suivante :
BOI'IINAT, membre du conseil général, à Monsieur le maire de
Martigues.
Monsieur le maire,
Par ordre de monsieur le sénateur, Je suis très heureux de vous
annoncer qu'il vient d'être fait droit à la demande des pêcheurs de
Martigues ; vous pouvez leur annoncer que la vente facultative a la
criée est rétablie. C'est le premier service qu'il m'est permis de
rendre à la population si intéressante de votre commune. J'espère,
monsieur le maire, que ce ne sera pas le dernier.
Je n'ai pas oublié votre demande d'une gai-nison à Martigues; je
crois pouvoir vous annoncer que cette demande, accueillie déjà par
M. le sénateur, le sera aussi par M. le ministre de la Guerre, dès
que la commune aura les dispositions nécessaires d'un local pou-
vant servir de caserne.
Fait en préfecture, le 26 mai 1863.
G. BOURNAT.
Pour copie conforme :
Garnier, maire.
Hiérarchie gouvernementale, traditions administratives, que
fait-on de vous dans cette bagarre ?
Dans quel matérialisme politique faudrait-il donc nous voir
descendre? A quelles proportions s'abaisseraient les luttes les
plus hautes ? Et que pensera l'Histoire, qui juge les petites
1. Extrait du Napoléonien de fAvei/ron.
64 DISCOURS KT OPINIONS.
choses comme les grandes, (riiii temps où l'on a lait dépendre
le succès de la moins locale, de la plus politique des candida-
tures, de celte question de vie ou de mort : la concession du
canal de Verdon est-elle de 450 ou de GOU centimètres cubes' ?
Avec des maisons d'école, des chemins vicinaux, des droits
d'usage et de pâture, on est le roi des petits villages. C'est la
menue monnaie de ce que nous appellerons, faute d'un autre
mot, l'attraction administrative.
Les gros bourgs et les villes ont de plus hautes exigences.
Tout marquis jadis voulait avoir ses pages: aujourd'hui, tout
chef-lieu de canton a rêvé son chemin de fer.
Les chemins de fer sont la grande affaire, et comme Tair
respirante de ce temps-ci. La France, qui se sent en retard,
demande à grands cris qu'on l'en couvre ; elle en veut [lartout,
1. Habitants de rarrondissement d'Aix,
Vous désiriez depuis longtennps que l'Empereur vous accordât le canal du
Vevdon; ce canal vous avait été solennellement promis , les ennemis du
gouvernement de l'Empereur vous ont dit que cette promesse n'était
qu'un leurre.
Une dépèche télégraphique, adressée par S. Exe. le ministre de l'intérieur
à M. le sénateur chargé de l'administration des Bouches-du-Rhône, n'a pas
tardé à vous annoncer que le décret a été signé par Sa Majesté.
D'indignes détracteurs ont poussé l'audace jusqu'à afficher encore
des doutes.
La publication du décret lui-même est venue déjouer leurs manœuvres.
On vous dit aujourd'hui que ce décret mentionne seulement une concession
(le 4 mètres 50 centimètres cubes d'eau : voici l'extrait du cahier des charges,
approuvé par le Conseil municipal d'Aix, et devenu exécutoire par décision
souveraine :
Extrait du cahier des charges approuvé par délibération du Conseil
municipal d'Aix, en date du 8 mai 1863, rendu exécutoire, par l'art, l" du
décret impérial du 20 mai 1863.
ARTICLE 6.
« Le volume d'eau à dériver du Verdon, pour alimenter le nouveau canal,
« est fixé à SIX MÈTRES CUBES par seconde, y compris le volume d'un mètre
« cinquante centimètres cubes déjà concédé par la loi du 4 juillet 1858. »
11 est temps enfin qu'on sache de quel côté est la sincérité, de quel côté
oont les vrais amis du pays.
Les menées que je viens de vous dénoncer vous doiment la valeur des
assertions de ceux qui cherchent à vous tromper dans un intérêt de parti,
et de la confiance que vous devez avoir en leurs paroles. La longanimité de
iadminisiralion est à bout. Les propagateurs de fausses nouvelles, active-
mont surveillés, seront désormais déférés aux tribunaux.
Aix, le 28 mai 1863.
Le sous-préfet de l'arrondissement d'Aix,
Baron de Farincourt.
LA LUTTE ÉLECTORALE E.N 1863. C5
coûte que coûte; ni montagnes ni devis ne l'arrêtent: il lui en
faut pour ses affaires, pour ses produits, pour sa défense, pour
son plaisir. Naturellement, c'est de l'État qu'elle les espère. Le
ministre est assiégé de démarches et de prières, d'avant-pi'ojets
et de délégués. Opposer les charges du Trésor ou la parcimonie
(les Chambres au temps qui court, n'est pUis de mise. Mais
quand tout le monde demande, le point délicat, c'est de ne
mécontenter personne. Avant d'être un homme d'affaires, un
économiste, un ingénieur, le ministre des travaux publics est
tenu d'êlre, en temps d'élections surtout, un prodige de diplo-
matie. Rendons ce témoignage à l'administration, que son
habileté a dépassé toutes les espérances.
Quelques exemples le feront voir.
Il y a dans le département de Saône-et-Loire un pays riche,
industrieux, peuplé, qu'on appelle le Cliarolais. Il est entre
deux chemins de fer, la grande ligne de Lyon et celle du Bour-
bonnais, à proximité de l'un et de l'autre : d'autant ])liis friand
d'avoir à lui seul un des précieux tronçons. Comme de.jnslo, la
Compagnie de Lyon refuse: elle a des intérêts contraii-es. Entre
les deux, le Gouvernement jouait son rôle, ne disait ni non ni
oui, promettait à moitié, de temps en temps, sans échéances.
Le fait est qu'il n'y avait pas même d'études préhminaires. Mais
l'approche des jours de vote fait sortir des dossiers les pro-
messes endormies. Tout à coup le ministre désigne un ingénieur,
le préfet autorise les études; des plans sont levés, les piipiets
s'alignent, les nivellements commencent. Un mot a sulli [inur
mettre tout le monde en l'air, un serment déposé dans une,
préfecture. Le serment' est du 15. la décision ministérielh;
(lu 18, l'arrêté préfectoral du 24. L'opposition fait les affaires
• lu pays à sa manière, qui pourrait s'en plaindre ? étudier un
tracé, n'est-ce point chose permise ? Cela se fait au grand jour,
cela s'affiche, se crie, se tambourine % et comme pour trouver
le bon chemin il faut un peu tourner autour, cela fait des heu-
i-eux, sans faire de jaloux. Et puis cela n'engage pas trop.... au
dire des gens du Var.
Ceux-ci caressaient aussi le vague projet d'une ligne de che-
min de fer, perçant le massif de montagnes qui fait le centre
1. Celui de M. Charles Roland, ancien maire de Màcon.
2. L'art. 6 de l'arrêté préfectoral ordonnait de l'aificher au son du lamboui'.
66 DISCOURS ET OPIMONS.
(lu (Irparlemoiit. et iloiiltlaiit la urande voie qui lon.ae la mer.
Eux siMilsy croyaient nn peu, comme on croit aux choses (ju'on
désire. Le 22 mai, il n'y avait pas le plus jjelit bout de plan, la
plus l(\aère apparence d'étude. Mais le 23 mai, arrêté du ministre
qui prescrit d'étudier, qui nomme l'indispensable ingénieur.
Le 30, tous les doutes tombent: une nuée d'employés sort de
terre, portant leur mission écrite sur leur chapeau, l'uniforme
des ponts et chaussées ramène partout l'espérance: c'est le
chemin de fer qui commence! les jalons pointent au fond des
vallées, couronnent les rocs inaccessibles : tous les tracés
imaginables triomphent à la fois, n'est-ce point assez? C'était
trop, hélas! puisque depuis le 31 mai l'n (faire en est demeurée là.
Toulouse, plus modeste, ne voulait qu'une gare, pour le bien
d'un de ses faubourgs. Quel bruit se répand, à la fin de mai?
Que la gare désirée est certaine. Cela, grâce à M. le maire,
candidat du gouvernement, et bien placé pour le savoii'. Voici,
en effet, qu'on dépave le faubourg, qu'on toise, qu'on tire des
lignes, qu'on plante des piquets.
•le n"ai fait que passer, il n'était déjà plus...
Cela durera l'espace d'un scrutin ; le lendemain, — comme le
matin dans les ballades, — les piquets éphémères s'enfuyaient
et les pavés rentraient chez eux.
Quand il n'y a rien de fait, que le terrain est vierge, les
habiles peuvent se donner carrière. Mais en face d'une ligne
étudiée, dessinée, concédée, connue, est-ce possible? Cela
s'est vu pourtant. De Vesoul à, Besançon, deux tracés sont admis-
sibles: l'un par la vallée de la Linotte, l'autre par Rioz. De tout
temps, Rioz a eu tort. L'autre route, plus trafiquante, est celle
des conseils généraux, de l'avant-projetjde la loi de concession,
des ingénieurs des ponts et chaussées, des ministres, de la
Chambre, de tout le monde. Si l'on pouvait pourtant faire luire
aux gens de Rioz un rayon d'espoir? C(da minei'ait un peu
M. d'Andelarre, ce candidat que rien ne démonte. Heureuse-
ment, l'affaire a encore, selon la règle, un dernier degré à
franchir dans la lilière administrative ; le préfet peut afiîrmer,
sans mentir, que la décision of/icielle n'est pas rendue. Là-
dessus s'engage entre la préfectui-e, le candidat, l'inspecteur
des mines et le ministère, un feu croisé de dépêches et de pla-
LA LUTTE ÉLECTORALE EN 1863. 67
cartls, d'affirmations et de démentis où ringénieur contredit le
préfet, le ministre l'ingénieur, triste querelle, frai)pant exemple
de dialectique administrative, dont un jeu de mots faisait tous
les frais, mais où il était bien sûr que le paysan comtois ne
pouvait se reconnaître. Et pendant qu'on envoyait à Rioz des
employés de la Compagnie concessionnaire, pour s'y faire voir
pendant trois jours, la préfecture faisait grand bruit, avec les
gens de la Linotte, d'un classement de chemins vicinaux leliant
les gares futuresM
Cette belle humeur de MM. les préfets est chose méritoire,
car elle amène parfois d'étranges embarras. Pour leur malheur,
les fleuves ont toujours deux rives, et, entre elles, un chemin
de fer doit choisir. Les intéressés, qui ne l'ignorent pas, se
regardent d'un œil jaloux d'un bord à l'autre. Où passera le
chemin de fer de Libourne à Bergerac, sur la rive droite, sur la
rive gauche? Si c'est sur la rive droite, la Dordogne triomphe ;
si c'est sur la rive gauche, hourra! pour la Gironde. Que ne
peut-elle toujours durer cette heureuse incertitude qui des deux
côtés du fleuve laisse prise à l'espérance ! 3Iais on vote dans
trois jours, il faut se prononcer. On affiche donc, le 28 mai,
ceci sur la rive gauche :
Habitants de Sainte-Fov !
Je me hâte de vous donner connaissance d'une dépèche qui vient
de m'ùlfe adressée par S. E.\c. le ministre de l'Intérieur.
Après une discussion sérieuse sur la direction du chemin de fer
de Libourne à Bergerac, j'ai proposé, comme transaction entre les
deux intéressées, et je suis parvenu à faire accepter en principe la
rive gauche, mais avec un pont à Bergerac, pour que la gare de
cette ville soit sur la rive droite.
On va procéder aux formalités ordinaires en faveur du nouveau
projet.
Vous pouvez le faire connaître offlcieusement, en attendanL la
communication officielle du ministre des Travaux publics.
"Vive l'Empereur !
Sainte-Fov, le 2S mai 1863.
Le moire.
Signé : Borderie.
C'est le conseil des ministres — rien que cela — (ajoute le
1. V. aux Docum., p. 62 et suiv., les pièces relatives à cette curieuse affaire.
68 DISCOUMS ET OPINIONS.
Journal de Bordeaux du 29) assemble' liior tout exprès, qui le
veut ainsi.
Graiidr l'iimciir dans la Dordo.une, dont ceci ne fail pas
rallaire. Dès le lendemain, pour la rassurei-, ceci s'afiiclie sur
la live droite:
LE PRKFF.T I)K LA DORDOGNE Ai: SOCS-PRÉFET \)V. liEIlGEIlAC.
Périgueux, 29 mai iSOii.
]jH waivcUc que vous avez reçue de Bordeaux est conlrouvée. I.oiii
de Hi, une nouvelle enquête comparative sur les deux tracés est
ordonnée, et je vais vous adresser les instructions nécessaires pour
y procéder.
A qui croire? au préfet de la Dordogne? il est bien catégo-
rique ; au préfet de la Gironde? il réplique sur l'auire bord, en
maintenant sa première dépêche par une seconde. Des démentis
(iili'c préfets, quel fâcheux exemple! Le corps électoral est bon
[irince. il les crut tons les deux, car il laissa battre M. Decazes,
sur la rive gauclie, M. Delprat sur la l'ive droite'.
Il est admis qu'un ministre signe beaucoup de choses sans
les lire. 11 est convenu, entre gens en place, que ces vagues
promesses n'engagent pas. et {\non doit au iirochain la bien-
veillance. 3Iais pi'enez garde! l'électeur est aux écoutes, et les
siibaltei-nes qui vous font agir savent bien pourquoi l'on prend,
au l)as de l'échelle, ces réponses ambiguës, ces demi-faveurs,
cette eau l)énite des grands. Certes, quand M. le comte de
Persigny, ai»prenant que la commune de la Seyne (Var) était
depuis longues années en instance auprès de la Chancellerie
pour devenir chef-lieu de canton, et que la Chancellerie ne s'y
prêtait pas, écrivait cette curieuse dépêche :
Frappé des réclamations des habitants de la Seyne, pour obtenir
l'érection de cette commune en chef-lieu de canton, et des considé-
rations que vous faites valoir à Tappui de leur demande, ] insiste
auprès de M. le Garde des sceaux pour qu'il soit l'ait droit aux vœux
exprimés par la population.
Lr ministre de llntérieur,
DE PeRSIGNV.
Le préfet du Vor,
MONTOIS.
30 mai 1863.
1. Lo journal le Périf/off, du 20 juillet, contient uu arrêté (lu préfet de la
Dordogne, qui, en vertu d'une dépêche ministérielle du 29 mai 18(jJ, ordonne
l'ouverture d'une enquête .s;^;- les deux tracés en présence.
LA LUTIT KLKCrOliALE EN 1803. 69
Il croyait (|u'un 30 mai surtout, cette insistance ne le com-
promettait guère. Mais la dépêche échappée au trop plein de sa
bienveillance faisait malgré lui son chemin; la brillante éphé-
nièi-e se posait à Six-Fours, à deux pas de la Seyne, et un
maire de village la piquait à son mur, sous cette forme naïve
et libre :
Habitants de Si.\-l'^irns ' I
Vsnc dépèche de S. Exe. le ministre de l'intérieur, arrivée hier ii
Toulon, fait, connaitrc que la ville de la Seyne va être i';niGKE en
cbef-Jieu de canton.
Les résultais de cette création pour la commune de Six-Fours
sont immenses. Vous prouverez votre reconnaissance au gouverne-
ment de l'Iùnpereur en votant pour le candidat officiel, M. le vicomte
de Kerveguen !
l''ait il 1:1 mairie de Six-Fours le 31 mai.
Le mnirr.
Olivu:i!.
(Afiiclii'e durnnl tout le scrutin.)
Puisque les dépêches sont des oracles pour les votants de ce
temps-ci, que sera-ce si le voile se déchire et que celui qui les
rend se laisse voir, toucher, haranguer, entendre? A cent
lieues de Paris, une divinité officielle n'a rien à craindre des
esprits forts, et il est si doux d'êti'e, là où l'on passe, sur le
même pied que la Providence.
M. Rouher a voulu être la providence de la Corrèze, dépar-
tement pittoresque, mais obscur, qui a eu deux bonnes fortunes
ensemble: un préfet et un député. Son préfet était le l)eaii-
frére du ministre des travaux publics; son député avait encouru
Tiniplacable disgrâce de M. le ministre de l'intérieur. Sans son
|)réfet. le pauvre Limousin n'eût jamais vu peut-être la ligui-e
d'une Excellence ; sans le député, il est pei'mis de croii-e que
^I. le ministre aurait choisi poui' se rendre à la voix du sang une
aiilre époque que les derniers jours du mois de mai 18'j:L
M. Rouher a passé huit jours dans la Corrèze, et la plus
grande partie de ce temps sur l'arrondissement de Brive, ou,
pour mieux dire, dans la circonscription électorale dont cet
arrondissement est la base. Toutes les campagnes l'ont vu.
entendu, acclamé : tous les chefs-lieux de canton lui ont dressé
1. Extrait du dossier de M. Pliilis, candidat de l'opposition dans la
S' circonscription du Var.
70 DISCOUHS ET OPINIONS.
des arcs tle triomiilie : il a fait partout des haranpnos, laissé
partout (les enthousiastes. Ce ne sont point îles ennemis qui
racontent, c'est le journal le Corrézien, feuille soumise à la
préfecture'. On l'y suit pas à pas, de village en village, de
banquet en I)anquet, semant les discours, les sourires, les sub-
ventions, prodiguant surtout les es|)érances. On lui a demandé
des ponts, des routes, des chemins de fer à foison, un nouv(d
ai'rondissement. Il a donné, promis ou fait espérer l'arrondis-
sement, les routes, les chemins de fer et les ponts. Ce n'est pas
seulement le ministre qui voyage, c'est le ministère. Le direc-
teur général des chemins de fer est auprès de lui comme pour
prendre acte de toutes choses. L'ingénieur en chef des ponts et
chaussées complète le prestige. Et pour donner à ce déchaîne-
ment des convoitises départementales son véritable caractère,
l'éloge des cantiidats du Gouvernement se mêle aux promesses
de chemins de fer. M. Mathieu est de moitié dans toutes ces
fêtes, et l'inconnu d'hier, l'adversaire de M. de Jouvenel,
l'apologiste unique et rétrospectif de la loi de sûreté générale,
trouve dans les reliefs des ovations ministérielles de quoi se
faire une triomphante candidature.
Grâce à la finesse des électeurs limousins, voilà l'État engagé
à jeter trois lignes de fer et lÛO millions dans la Corrèze.
M. Thiers se présente à Aix, et l'arrondissement est doté du
canal de Verdon. A Valenciennes, le même candi(hit n'aura pas
nui à la réforme de la législation sucrière, et le drawhacic du
sucre de betterave pourra le compter au nombre de ses patrons.
Le drawbacic était réclamé avec passion par la fabrique indi-
gène, il était repoussé avec horreur par les gens des colonies
et des ports. Que va faire le ministère?
Nous laissons ici la parole à un des témoins de ce curieux
épisode. Son i-écil. que nul ne démentira, lève un coin du voile,
qui couvre d'ordinaii'e les délibérations ministérielles. Nous le
donnons sans commentaire :
«. Vers le mois de mars 1863, le Gouvernement ayant re-
connu que le temps manquait pour présenter dans la session
de 1803 une loi générale des sucres sérieusement étudiée,
l'Eniiifrt'ur voulut bien promettre aux délégués des Chambres de
1. ICxti'iiits ilii Corri!zien.
LA LUTTE ÉLECTORALE EN 1803. 71
commerce, aux députés des ports et. aux délégués des colonies
de ne faire présenter qu'à la session prochaine (1864) la loi sur
le droit de sortie du sucre de betterave. Les délégués du com-
merce étaient retournés dans les ports, ayant confiance, comme
tous les intéressés, dans la parole donnée. En conséquence, un
projet de loi qui n'avait trait quliu rendement à la raffinerie
lut présenté par le Conseil d'État et envoyé h la Commission
des douanes. Le rapport de M. Ancel était terminé, lorsque
celui-ci fut prévenu par M. le ministre de commerce, et engagé
à venir chez lui avec des intéressés. Une partie de la commis-
sion des douanes, des délégués des colonies, quelques autres
délégués du commerce qui se trouvaient à Paris pour le mo-
ment, se rendirent chez M. le ministre. Là, celui-ci leur déclara
que quelques heiiros auparavant, au conseil des ministres, M. le
ministre de l'intérieur avait dit à l'empereur : que s'il ne reve-
nait pas sur ses résolutions, ne mettait pas à néant les travaux
du Conseil d'État et de la commission des douanes, lelection de
M. Thiers était assurée à Valencienncs, les notables de Valen-
ciennes le lui ayant déclaré quelques heures auparavant, et que
cette mesure avait été décidée malgré son opposition. Après
quelques l'éllexions de l'un des assistants, démontrant à M. le
ministre du commerce qu'avec un pareil système — (qu'il avait,
il est vrai, inauguré lui-môme en se servant des décrets pour
détruire, après coup, la loi votée le 23 mai 1860, et préventive-
ment, par un décret signé le 24 juin 1861 et promulgué le
16 juillet, la loi volée le 26 juin), — les opérations commer-
ciales devenaient impossibles, puisqu'une opération, commencée
sous une législation, se terminait toujours sous une autre, —
les intéressés convinrent de rappeler tous ceux de leurs col-
lègues qui n'étaient pas à Paris. Quelques jours après, ils se
rendirent en grand nombre chez M. le ministre de l'intérieur.
Deux membres de la commission des douanes exposèrent clai-
rement à M. le ministre la situation et les inconvénients d'une
semblable modification. L'un des intéressés prit la parole et
demanda à M. le ministre la permission de lui faire une question
à laquelle il espérait qu'il aurait la bienveillance de répondre.
Il lui demanda s'il était vrai, comme l'avait déclaré M. le mi-
nisti'e du commerce, que sous la pression d'un seul ari-ondisse-
ment, et dans la crainte de l'élection de M. Thiers, il avait
7-' DISCOURS ET OPINIONS.
tMiir.i.iié rem|tf>iviir à ne pas donnei" suite à la promesse qu'il
avait faile. M. le niinislre répondit quel'électiox de m. thieus
n'était pas tout a fait la raison de son intervention dans
CETTE AFFAIRE, MAIS QU'ELLE EN ÉTAIT BIEN l'OCCASION. UnC
(les personnes présentes, au nom de son dévouement éprouvé
(|ui n'avait d'égal que celui de M. le ministre de l'intérieur,
supplia celui-ci de ne pas persévérer dans une voie qui pouvait
ôter à la majesté de l'empereur le prestige que leur plus cher
désir était de lui conserver. Quelques jours après, l'empereur,
mieu\ éclairé, eut la bienveillance d'accorder satisfaction à la
justice de la cause qu'on avait défendue devant lui. »
Avec les temps et les choses, les mœurs politiques se modi-
lienl.
En 1844. M. Charles Laflille fut envoyé à la Chandjrc des
députés par le collège électoral de Louviers. M. Laflille était
le concessionnaire de la ligne de Paris à Rouen et au Havre ;
et il avait, en posant sa candidature, promis d'exécuter un
embranchement de Saint-Pierre à Louviers. Pour ce seul fait,
la Cliambre annula l'élection du cinquième collège de l'Eure.
sans enquête. Une lutte s'engagea alors entre la Chambre et les
électeurs. Quatre fois de suite M. Laffite fut élu et quatre fois la
Chambre n'hésita pas à défaire l'œuvre des électeurs. De guerre
lasse, à la cinquième élection, le député fut admis ; mais l'his-
toire n'a pas oublié les belles paroles de M. Dufaure \ et l'apos-
trophe brûlante par laquelle M. de Malleville terminait un
discours demeuré célèbre.
II. — Petits moyens.
Pour le candidat du Gouvernement, l'organisation électorale
est toute trouvée, et c'est la plus complète, la plus savante qui
se puisse imaginei-, celle qui nomme pour ses auteurs Louis XIV
et Napoléon.
Aiipliquée au siilTragc universel, la centralisation a montré
1. " A mes yeux, une corruption collective est aussi grave, plus grave
« peut-être que des corruptions individuelles. Faire ce marché avec un
" arrondissement : Donnez-moi vos voix, donnez-moi la haute qualité de
" député et je vous serai utile; je ferai un chemin de fer à vos portes,
<! j'enrichirai vos propriétés, et je vous donnerai les avantages que vous
<. désirez, — c'est à mes yeux la pire de toutes les corruptions. »
LA LUTTE ÉLECTOHALE EN 1SC;{. 73
lout ce qu'elle pouvait faire. On admire la puissance d'assimi-
lalion dont l'administration de l'Intérieur a fait preuve, entraî-
nant dans son orbite tous les petits astres épars, toutes les
autonomies consacrées, toutes les bureaucraties inolïensives,
depuis le recteur d'académie jusqu'au plus bumble instituteur ;
depuis le receveur général des linances jusqu'au porteur de
contraintes ; depuis le préfet maritime jusqu'à l'ouvrier des
ports; depuis le directeur de la légie jusqu'au débitant ; depuis
l'inspecteur des postes jusqu'au facteur rural ; depuis le dii-ec-
teur des domaines jusqu'au buraliste de village ; depuis le
ministre des travaux publics jusqu'au dernier des cantonniers;
depuis le procureur général jusqu'au commissaire de police, au
gendarme, au gai-de champêtre.
Voilà le personnel.
Un signe suffit h le faire mouvoir. La télégraphie électrique
a fait de l'ubiquité gouvernementale une réalité matéiielle et
saisissante. Deux cent mille volontés vibrent à l'unisson. En ce
temps où les fils de la bourgeoisie abritent dans les traitements
médiocres et les petites fonctions leur indifférence politique, la
politique les y poursuit; une raison d'État impérieuse les rejette.
bon gré mal gré, au milieu des agitations de la vie publique. On
fait des agents politiques avec des percepteurs, des vérificateurs
des douanes, des conducteurs des ponts et chaussées. On compte
sur les officiers ministériels, et la préfecture convoque, aux
approches du scrutin, les notaires, les huissiers, les avoués.
La jirise est moindre sur cette classe raisonneuse, et qui se
croit indépendante. On désire au moins quelle reste neutre;
au besoin, le procureur impérial intervient et les -exhorte à
s'abstenii-. On a vu mander au parquet jusqu'à des cultivateurs *.
Que se passe-t-il dans ces entrevues ? Rien que de légal
assurément, mais de conforme aux vieilles traditions, au rôle
austère d'une grande magistrature, qui oserait le soutenir?
Dans les sphères populaires, le candidat agréable a poui-
tenants principaux et pour orateurs le commissaire de police
cantonal et la brigade des gardes champêtres.
On commence à s'apercevoir, en province, (lu'au milieu de
1. DL-rlaration de deux propriétaires notables du canton de Monts, arron-
dissement de Loudun. M. le procureur impérial a renvové ces messieurs « à
leur cliarrue ». (Annexée à la protestation lie M. de Moniestiuiou.)
74 IiISCOlKS ET OPINIONS.
•■mnpai'nai'ds (riiumour douce cl passive il n'y a pas de place
pour un agent spécial de la police administrative. Si le com-
missaire cantonal n'est qu'un intermédiaire de plus entre la
préfecture et les maires, il est inutile ; s'il n'est qu'une oreille
aux écoutes à la porte des paysans, un œil ouvert sur les juges
de paix, les curés et les maires, un biographe des petits fonc-
tionnaires, il est nuisilde. Le Gouvernement n'a pas besoin de
ce luxe de surveillance. Les campagnes se passeraient sans peine
de cette divinité méfiante, de cette autorité mesquine et tracas-
sière qui ne les sert pas plus qu'elle ne les aime. Un certain
nombre de conseils généraux en ont demandé la suppression
absolue. L'expérience des élections dernières n'est peut-être pas
étrangère à ces répugnances.
Les commissaires de police y ont joué un très grand rôle. On
les trouve partout, distribuant des bulletins, parcourant les
maisons, s'informant des opinions, notant les gens d'un air de
mystère, interrogeant ici, faisant jaser là, morigénant les fonc-
licumaires, et trouvant tout le monde trop tiède au gré de leur
zèle outrecuidant. A Moux (Aude), le commissaii'e de police
entre sans qu'on l'annonce en plein conseil nnuiicipal, com-
mence un discours, interpelle le maire, et, comme un conseiller
municipal se récrie sur cette étrange intervention, Tagent lui
jette une parole hautaine et s'en va comme il était venu '. A
Munchhausen (Haut-Khin), des électeurs se plaignent d'avoir
été menacés à domicile. Dans un village de la Gironde .
3L Delmas, dont nous raconterons plus loin l'incroyable aven-
ture, passait entre deux gendarmes ; le commissaire s'écrie à la
foule effarée : « Vous voyez cet homme, il a soutenu le duc
Decazes; eh bien ! voilà comme on traite ses partisans- ! » —
Au milieu du scrutin, à Cavaillon (Vaucluse), le commissaire
sort (h? riiùtel de ville escorté de gendarmes et de gardes
champêtres, tambour et drapeau en tête, et s'en va proclamant
à tous les carrefours que les partisans du candidat de l'oppo-
sition sont des misérables, et cjue si l'on vote pour M. Thourel,
on vendra les cocons à douze sous, comme en 1848 ^
Les commissaires cantonaux ont pour lieutenants dans les
1. Protestation de M. ^Mahul.
2. Protestation de M. Tacliard.
3. Attestation.
LA LUTTE ÉLECTORALE E.\ 1863. 75
campagnes les gardes champêtres et les cantonniers. Ce sont
eux qui les dressent à ce métier de racoleurs électoraux qui se
môle d'une manière si fâcheuse à leurs bienfaisantes fondions.
On a vu, dans le procès de M. de Chei'gé, quel foudre de guerre
était devenu , sous l'impulsion d'un commissaire cantonal,
l'inotfensif garde champêtre de la commune de Saint-Hilaire.
Dans la Loire, on donnait pour consigne le succès à tout prix,
on promettait des récompenses K Dans l'Aude, on annonçait
aux cantonniers une élévation de traitement, en leur rappelant
que cela oblige-. Dans TllIe-et-Vilaine, pendant les derniers
huit jours, l'entretien des routes fut déserté : les cantonniers
s'occupaient des élections; le conseil d'arrondissement l'a
constaté en le blâmant. Dans la Seine-et-Marne, tout ce monde
colpoi'te. avec les bulletins de M. de Jaucourt, d'affreux propos
contre son concurrent, l'honorable M. Gareau, en qui ils ont
découvert un des auteurs du pacte de famine, un ennemi du
peuple, un accapareur ! Plus loin, ce sont d'incroyables dia-
logues : « Il faut que tu votes pour Jaucourt, dit un de ces nou-
vellistes de village à un pauvre homme de son ressort, parce
que tu ne pourrais plus aller au bois faire tes balais, si jamais tu
votais pour l'autre. — Eh bien ! je voterai pour Jaucourt, puisque
je ne pourrais plus faire mes balais. » Et quand l'électeur lui
demande ce que lui a fait M. Gareau pour en dire de telles
horreurs, le garde répond innocemment : «Moi? Je ne les
connais pas plus l'un que l'autre ; mais le commissaire de police
me reproche d'être un fainéant, de ne pas faire assez contre
Gareau ; le brigadier de gendarmerie est venu chez nous se
plaindre que je ne disais pas assez de bien de Jaucourt et pas
assez de mal de l'autre. Gareau n'a pas besoin de sa place pour
vivre, et moi je veux garder la mienne. »
Comment être sévère pour ces candides diffamateurs? La
peine importe peu ; mais ces paroles, tombées de haut, de-
meurent au front des vrais coupables : « I.e tribunal est inilul-
gent, car il sait que vous n'étiez pas libre d'agir autrement iiue
vous n'avez fait \ »
1. Déclaration du trarde champêtre de la commune île Banl.
2. Lettre de l'agent voyer.
3. Paroles de JI. le président du tribunal de Meaux au prévenu Thoumsaiiit,
condamné à 30 fr. d'amende.
76 DISCOUHS ET OPIMONS.
Voilà l'arnirc.
Pour cliaiiii) de halaille — des circonscriptions ôleclorales
immenses, taillées dans le pays par un art capricieux et bizarre,
qui alTecle comme à plaisir de séparei- ce (jui se louche, d'ac-
couplei' ce qui se contrarie : les arrondissements dépecés, les
cantons dispersés, errant à l'aventure, les groupes historiques
dissous, les agglomérations naturelles morcelées.
M. Plichon exposait naguère devant la Cluimlu-c le triste
(Icsiiii do son arrondissement, disparu dans ce remaniement
ainsi (pie dans un naufrage. On a cité la Saône-et-Loire, livrée,
bon gi'é Tiial gré, au génie de la découi)ure, en dépit du vœu df
son conseil général qui demandait, pour cinq arrondissements
égaux en population, cinq circonscriptions électorales corres-
pondantes. Douze villes, divisées par bandes, ont été noyées dans
les circonscriptions rurales qui les entourent.
Aux prises avec ces diflicultés, lui homme seul, sans pouvoir,
sans cadres, sans soldats, la loi dans la main, et vingt joui-s
devant lui.
Le droit df réunion n'existe pas en France. On y a toléré
dans quelipies collèges les réunions pai1icnlièi-es : une toléi'ance-
n'est pas un droit. Celle-là signilie que la police snrveille ces
convci-sations électorales, notant ceux (|ui enti-ent, suivant ceux
qui sortent. Jusqu'à les dégoûter d'y revenir. En province, les
candidats d'opposition ont eu pour la plupart cet étrange privi-
lège d'une garde silencieuse, mais non invisible, attachée à
leurs pas*, lisant dans leur vie, faisant état de leurs démai'ches,
des saints qu'ils recueillaient, des personnes qu'ils allaient voir.
N'était le besoin d'occuper son monde, comprendrait-on que la
police s'amusât à de pareils enfantillages ? A Vesoul, chaque
jour, étaient notés les liacres qui partaient pour le château
d'Andelarre, et l'on interrogeait les cochers au retour. M. Pli-
chon se plaint énergiquement de pareils abus de sollicitude.
A peine entré dans la Lozère. M. de Chambi'un l'ut suivi à la
piste par la gendarmerie. Madame de ('hambrun fut suiveillée.
Le député étant tombé malade, son auberge fut gardée à vue
pendant deux jours,
A défaut delà liberté de l'éunion, il y a la presse. Mais dans
1. Entre autres : lettre de .M. FliMiuel au s.nis-jin'let de lîé/.iers.
LA LUTTE ÉLECTORALE ES 1863, 77
l'immense majorité des départements, tous les journaux appai-
liennent à la préfecture. On les a par les annonces, on les tient
même par révêché. Vieux attela.aes à toute fm, braves toujours
dispos pour soutenir les candidats du Gouvernement, et au
besoin pour les combattre ' ; monopoles fermés à la controverse.
Tandis que celui-ci vous dénigre et vous défigure, allez prendi-e
un ai'rét pour avoir droit de lui répondre ^ Défendez-vous contre
cet autre, qui ne vous nommera que le dernier jour, et, sûr de
ne pas être contredit, vous malmènera tout à son aise '\
Reste le journal qui est à tout le monde, et qui se fait sur les
murailles, qui se distribue en circulaires.
Le premier point, c'est d'imprimer.
Tous les temps ont eu peur de quelque chose. Chaque siècle
a eu son épouvantait et s'est fait des parias légaux qu'il a
chargés des péchés d'Israël; qu'il a voués, selon les mœurs,
aux rigueurs du Saint-Oflice ou aux liibulations de la police
con'ectionnelle. Les méconnus du xix'' siècle, les suspects, les
gens à plaindre, ce sont les imprimeurs.
Leur législation est immonse, compliquée, savante, leurs
devoirs sont un dédale: leur profession, traitée comme insa-
lubre, chemine sur une éti'oite chaussée, coupée de pièges et
semée d'aventures.
Nous élevons de belles statues au bonhomme Gutenberg,
mais nous faisons, hélas ! la vie dure à ses successeurs.
Un des doyens de la corporation, — qui ne fait jamais de
politique, — médisait: Sans le vouloir, sans le savoir, je commets
au moins une contravention par jour.
Cela n'est point fait pour les rendre braves. Dans les petites
villes, l'imprimeur tremble devant un bulletin de vote, s'il ne
sort pas de la préfecture. Ceux qui osent prêter leurs presses
aux opinions indépendantes laissent l'administration exercer
1. Le plus curieux coup de théâtre de ce genre, c'est Télectiou de
Perpignan. M. J. Durand fut jusqu'aux 8 derniers jours, le candidat agréé;
tout à coup, le ministre annonça qu'il resterait neutre entre M. Durand et
M. Isaac Péreire. On vit alors le journal de la préfecture et tous ceux qui
encensaient la veille l'ancien député des Pyrénées-Orientales, monter la
lyre au même ton pour le célèbre financier,
2. Arrêt obtenu par M. Péreire contre le Journal du Loiret^ par M. Gochni
contre le Comlitutionnel.
3. Journal de lu Vienne combattant M. de .Montesquiou et bien d'autres.
78 DISCOUHS ET OPINIONS.
sur les manifosles élecloraiix une véritable censure *. Un
conseiller à la cour de Poitiers, homme d'esprit et de courage,
ayant posé sa candidature, s'était mis en devoir d'écrire à ses
électeurs. Impérialiste ardent et convaincu, mais nullement
ministériel, il attaquait avec hardiesse la politique électorale de
M. de Persigny. Défense aux imprimeurs de Poitiers d'imprimer
sa circulaire. Elle trouve un asile à Bordeaux, chez M. Gou-
Rouilhou. limprimeur libéral de la Gironde. Comment se lit-il
que le ballot d'impi'imés, apporté par le chemin de fei'. fut. à
peine arrivé en gare, saisi par la police administrative? — 31ais
là ne devaient pas s'arrêter les inforlunes de M. le conseiller
Bardy.
Il s'est plaint, dans une pièce publique, et que nul n'a
démentie, de ce qu'on eût reculé pour lui les limites de l'ai-bi-
Iraire ; on avait liAYPi son nom du tableau des candidatures.
Traduit par le procureur général devant la cour, siégeant en
tribunal disciplinaire, pour avoir compromis la dignité de In
magistrature, il a eu le bonheur d'être acquitté.
La loi qui, par cela même qu'elle est la loi, est toujours un
degré quelconque dans la liberté, a pu réduire nos garanties,
électorales, elle ne les a pas livrées. La loi a voulu que les
circulaires fussent connues; elle en a permis la distribution
sous trois formes: l'envoi par la poste, la distribution lil)re
après dépôt préalable, le libre aflichagc.
Dans ces limites étroites, mais sûres, la liberté légale semblait
inexpugnable.
Pourtant, si le lecteur veut bien parcourir l'enquête forcément
incomplète dont ce livre se compose, il veri'a :
Qu'il n'y a pas une seule de ces garanties radinu^nlaires qui
n'ait été contestée, amoindrie, niée sur quelque point du
territoire, pendant les vingt derniers jours du mois de
mai 1863.
La. poste : — Des électeurs et des candidats se plaignent de
bulletins détournés, de circulaires qui n'arrivent pas à leur
adresse, de paquets d'écrits électoraux noyés dans les égouts
ou dans les fossés. Gela n'est rien auprès de l'infortune de
l'honorable M. Freslon, envoyant parla posie sa circulaire, et
1. Correspoiidaiico entre M. Fouclier de Gareii el sou inii>iimeur.
LA LUTTE ELECTORALE EN 1863. 79
constatant cette étrange merveille que chaque envoi était arrivé
garni d'un bulletin du candidat du Gouvernement*.
Comme la poste, le télégraphe a ses caprices. M. de Bonald,
attaqué par le journal de la préfecture, envoie à la feuille
indépendante du département un article en réponse. Pour
arriver à temps, il use du télégraphe. La réponse, télégraphiée,
parvient au journal ; mais, au bout d'un instant, l'administra-
tion court après et vient reprendre la dépêche qu'elle avait
transmise. La réplique ne paraît pas ce jour-là, et M. de Bonald
arrive trop tard.
Les distributeues : — Les attentats à la hbre distribution
essayés ou consommés, les distributeurs intimidés, troublés,
menacés, pourchassés par les commissaires de police, par la
gendarmerie, par les maires, sont la menue monnaie des pro-
testations électorales.
Dans les campagnes, c'est une des grandes difficultés des
candidatures indépendantes. On n'y peut enrôler le phis souvent
1. A M. l' Inspecteur des postes :
Angers, ao mai 1863.
Monsieur l'inspecteur.
J'estime devoir porter à votre connaissance un l'ait qui vous paraîtra
sans doute mériter une information officielle.
Il m'était revenu de divers points de l'arrondissement de Baugé, notam-
ment de Mazé et de Beaufort, que des bulletins portant le nom de E. Ikicltev
de Chaiivi[/7ié s'étaient trouvés sous la bcuvle de l'envoi fait par M. Freslon
et à ses frais, par la poste, de sa profession de foi et de deux bulletins
de vote.
Le scrupule avec lequel je tiens à bien vérifier l'exactitude de tous les faits
qui me sont dénoncés, comme portant atteinte à la sincérité du suffrage
électoral, ma déterminé, avant de vous adresser cette lettre, à me rendre,
avec deux de mes amis, chez l'honorable M. Dubreuil, qui, lui aussi, disait-
on, avait été témoin de ce même fait eii la comtnune de Vieil-Baugé.
Voici comment M. Dubreuil nous a raconté et précisé les circonstances :
11 avait deux fois déjà vu ce fait se produire dans l'envoi de M. Freslon,
reçu par la poste, chez deux de ses fermiers, quand, se trouvant chez un
troisième fermier à l'arrivée du facteur rural, il a lui-même prit le paquet
et enlevé la bande en disant : « voyons si c'est comme dans les autres ».
Or, sous la bande se trouvait bien la profession de foi de M. Freslon et
les deux bulletins de vote portant son nom ; mais un troisième bulletin
imprimé et portant le nom de M. Bûcher de Chauvigné était r/lissé dans la
profession de foi de M. Freslon.
Il est permis de croire que ce n'est pas à M. Freslon qu'il faut attribuer ce
singulier moyen de propagande en faveur du candidat du Gouvernement.
Veuillez agréer, monsieur, mes salutations.
G. BORDILLON.
80 DISCOUliS ET OPINIONS.
(|iio (lo paiivros liôres, des èti-os inolîensifs, places si bas qu'ils
sciiililt'nt n'avoir rien à craindre, ce qui ne les sauve pas. A
Bénévent (Creuse', le candidat fait choix d'un jeune soldai,
revenu au village en congé renouvelable. Tout à coup, l'ordre
arrive au distributeur de rejoindre son corps. Il passe cinq
jours à Guérct, et, les L'ieclions linios. il se trouve libre. A
Lannion, un pauvre porcher, chargé de distribuer pour
M. Thiers, est enlevé par les gendarmes, avec beaucoup d'appa-
reil, sous une prévention chimérique de fausses nouvelles. On
voulait le relaxer le 2 juin : ses patrons poussèrent les ciioses
jusipi'à la [lolice correctionnelle: il fallut bien qu'on l'ac-
quittàt '.
L'affichage : — Pourquoi, sitôt qu'une afiiche indépendante
vient s'étaler sur un mur, le premier mouvement du garde
champêtre est-il de la déchirer ? Est-ce parce qu'il est l'afli-
cheur ordinaire du candidat de la préfecture ? Est-ce plutùl,
comme dans la circonscription de Meaux, parce qu'il agit sons
l'impulsion du commissaire cantonal? « Voilà le procédé: un
jour on déchire un aflicbe, le lendemain on en appose une
autre à la place, celle du candidat de l.i préfecture » ; c'est un
procureur impôr'ial qui parle-.
Des maires atrabilaires ont foulé aux pieds des afliches du
candidat d'opposition devant tout un village. Des commissaires
de police ont choisi, pour cette exécution d'un nouveau genre,
les jours de marché dans les cantons''.
Quand les affiches sont si peu respectées, les afficheurs sont
introuvables. On voit des candidats l'éduits à s'armer eux-
mêmes du pot à colle et du pinceau.
A Montpellier, M. Cbaramaule dépose au parquet sa circu-
laire. Il y apprend que l'ordre est donné d'en arrêter, même
par la force, la distribution et raffichage. Il veul aller jusqu'au
bout de son droit, il met l'autorité en demeure de le poursuivre.
A l'heure dite, la police est là, arrache son affiche, à peine collée
au mur, maison ne le poursuit pas.
A Béziers, à Limoges, à Paris même, on arrête, par la menace
1. Jufjcment de Lannion.
2. AtUiires Gareau (ti-il)unal de Mt-aux).
3. Protestation de M. Adrien Duniont (Drônie). Lettre de M. le procureur
impérial de Nyons.
LA LUTTE ELECTORALE EN 1863. 81
OU la saisie, des écrits électoraux, signés des candidats qui
avaient l'audacieuse prétention d'enseigner à leurs électeurs
leurs droits et leurs devoirs.
Dans le Gers, dans la Seine-et-Oise, dans la Haute-Loire, la
lacération a lieu avec éclat, avec ensemble.
Dans le Lot-et-Garonne, l'honorable M. Baze rencontre dans
le maire de Saint-Front une résistance insurmontable.il vient ;i
Villeneuve cliercber des juges. Le président lui donne une
ordonnance à fin d'assigner un fonctionnaire récalcitrant. Ce
qui se passe alors est inouï. Le parquet défend à tous les huis-
siers du ressort de se charger de l'assignation avant l'élection
passée, et la justice du pays, bon gré mal gré, interrompt son
cours.
Pendant ce temps, le candidat officiel, étalant sur le papier
immaculé et inviolable que se réserve l'administration les mérites
qu'on lui prête, et les harangues qu'on fait pour lui, dispensé
des droits de timbre, du dépôt au parquets des soucis de
distribution et d'affichage, attend la fin, dans le repos d'une
bonne conscience.
in. — Coups de théâtre.
La sécurité de l'opposition pendant les premiers jours de la
lutte fut admirable.
L'atmosphère était paisible, l'autorité conciliante, la mauvaise
volonté cédait devant un peu d'énergie, l'excès de zèle s'attirait
même, en certains lieux, de douces réprimandes; l'administra-
tion était sur pied, non bienveillante, mais recueillie et comme
indécise.
Il y eut, partout, un moment de confiance paradoxale et de
folle espérance.
La tactique de l'administration était profonde. Ne point user
ses forces, laisser l'adversaire s'éparpiller ; soi-même se concen-
trer, attendre, et tout réserver pour le suprême effort.
La victoire fut l'œuvre des huit derniers jours.
1. M. Labiche, candidat à Chartres, se présente au parquet pour déposer
une réponse à je ne sais quel écrit en style villaçceois, distribué contre lui. Le
procureur impérial lui apprend que cet écrit, dtcait un acte administratif,
n"a pu être déposé au parquet.
G
R-2 DlSCOUnS ET OFMMONS.
C'élaiL (le bonne guerre, mais la guerre a son droit des gens.
Aflicher à la dernière heure, se servir, à ce moment suprême,
des paroles ou ûcs actes d'un canditiat qui ne peut plus répondre,
est-ce de bonne guerre, même sous la plume d'un préfet qui
combat pour son gendre? Ainsi fit, assure-l-on, le préfet de
Seine-et-Oise contre M. Barthélémy Saint-Hilaire. Prendre
une lettre d'un homme public, n'eu duiiiicr ([iic la moitié à
SCS lecleurs. garder celle ([ui r\|ili(|iir on juslilii' l'aulre, ost-ce
de bonne guerre, comme on lit la vi'ille du vote pour "M. de
rJontalembert'?
Ou ne discute pas avec les masses, on les entraîne. C'est au
di ruier moment qu'on les décide. Elles sont alors à qui ose les
]in luIre. C'est ainsi que les campagnes les mieux commencées
[iciivent finira la débandade.
Quand on connaît le paysan, on sait par cœur toutes ses
paniques, et l'on |)Ourrail les noter d'avance :
1" C'est un ennemi de l'empereui-, on va le jjoursuivre ;
2" Il est poursuivi ;
3" On I ai'réte ;
la première un peu usée, la seconde agissant presque à coup
sûr, la troisième irrésistible.
Le comité d'Aucii avait couvert de ses affiches tous les murs
de la circonscription. Sous l'apparence d'une contravention -,
l'ordre est donné de les arracher en masse. L'exécution a lieu
la iiuil, aux fiandjeaux ; les gendarmes sont là. le sabre au
poing.... Le lendemain, les mandats du juge d'instruction
s'abattent de toutes parts : il en tombe trente à la fois dans la
circonscription. Tout de suite, le bruit se répand que la tête du
comité, un avocat, un grand seigneur, un agent de change
gémissent sur la paille des cachots. Panique immense.
Dans le Loiret, le vote s'ouvre par une leçon d'histoire. -
Une insurrection à Orléans, l'hôtel de ville envahi par l'émeute,
la garde nationale el la troupe sauvant la société, M. Péreira en
])rison... Quand cela? Il y a douze ans. Le journal de la préfec-
ture a exhumé cette vieille et petite alVaire. La préfecture a fait
lire l'article par tous ses maires, en guise de prône électoral.
1. ]1 s'afrissait du vote de M. ilc Alontalemboi-t contre la réduction de l'impôt
pu soi, à l'Assemblée constiluuiite.
2. Il y a eu depuis ordonnance de non-lieu.
LA LUTTE ÉLECTORALE EN 1S63. ^3
Par malheur, ce récit emphatique, extrait d'une feuille du
4 décembre I80I, commençait par ces mots : « Hier à une heure
de l'après-midi... » Les paysans crurent ouïr l'histoire de la
veille, et le scrutin fut un sauve-qui-peut.
^ La logique du campagnard est brutale comme la nature qui
l'entoure. Poursuite, arrestation, emprisonnement, sont tout un
pour sa sociabilité naïve. Il a si longtemps plové sous des tvi-an-
neaux du village, qu'il a gardé dans sa longue mémoire je ne
sais quelle image de justice, simple comme le bon plaisir, expé-
ditive comme l'oubliette. Dans ce précieux procès du garde de
Saif)t-Hilaire déjà cité), il y a un trait curieux et vrai": c'est le
trouble de l'homme indépendant, civilisé, spirituel, devant ce
suballerne dont la sotte ardeur le menace de l'emmener de
force au commissaire. « Vous connaissez, messieurs, dépose
M. de Chergé, le préjugé qui existe dans les campagnes, pré-
jugé salutaire jusqu'il un certain point: toute intervention d'un
agent de Tautorité entraîne, pour celui qui en est l'objet, non
précisément une tache, mais... il en reste toujours quelque
chose. Je voulais donc faire mon possible pour éviter ce quelque
chose. »
Le grand art est de réserver jusqu'à la fin ce /Jeus ex machina
C'est ainsi que les choses se passent dans l'Hérault, dans l'Isère,
dans la Haute-Saône, dans la Gironde. A Béziers,le candidat de'
l'oppositionéchange des lettres vivesavec le sous-préfet. Unjour-
nal de Paris. — faute de mieux,— publie cette polémique. Mais
M. le sous-préfet, qui ne lit pas les journaux de l'opposition, se
figure qu'on n'a pas pubhé sa réponse. Aussitôt un placard
administratif dénonce aux quatre coins de la circonscription et
la déloyauté imaginaire du candidat, et les poursuites qui com-
mencent... M. Floquet les attend encore.
Il y avait de vraies poursuites dans la fameuse affaire de
M. Casimir Périer; il y en avait contre M. d'Andelarre. Des
deux procès, la justice du pays a dit plus tard ce qu'il faut
croire Mais quel est ce droit nouveau, que les préfets s'arrouent,
d'aflichej- des poursuites comme on affiche des arrêts et d'acco-
ler dans leurs actes publics le titre d'un délit au nom d'un
citoyen ? Verrons-nous entrer dans nos mœurs ce pilori nré-
ventif?
Le parquet de Grenoble trouve dans une lettre de M. Périer
84 DlSCOritS KT OIMMONS.
U' (IrliL (rexciliUioii à l;i haine cl an iiirpris (hi Goiivornoment.
Avec la (li'pr'che du prociirt'iir .aénri'al, M. lo pnMVt compose
une iiîiTiieRso afiiclie : imprimée dans la nuit, elle part pour les
communes de grand nuilin, le jour du vole. Sur !e placard, il
V a Tordre à tous les maires d'afiicher immédiatement à son de
trompe et de tambour. Là-dessus, comme de juste, les commen-
taires vont leur chemin : M. Périer est en prison, disent les
plus crédules ; il sera sûrement arrêté, selon les moins timides;
et les sages estiment qu'un homme ainsi traité pourra dans tous
les cas bien peu pour la commune...
Non content d'afficher pendant quatre jours « que le marquis
« d'Andelarre est poursuivi par l'ordre du Gouvernement de
« l'empereur, pour outrages public au préfet », le premier
magistrat de la Haute-Saône s'empare d'un jugement prononcé
le 30 au soir.
M. d'Andelarre était déboulé sur une exception dilatoii'e et
condamné aux dépens. Condamné... le mot y est; c'est assez ;
dans la nuit on pose une afliche, c'est le jugement du 30, et
l'on n'a pas manqué d'imprimer le grand mot en énorme.»^
caractères.
Si tel est, même à distance, l'effet de la police correctionnelle
sur des imaginations villageoises, que sera-ce d'une arrestation
notoire, au moment où le scrutin s'ouvre?
M. Delmas est un membre du conseil municipal de Sainte-
Foy-la-Grande (Gironde), c'est de plus un chaud partisan de
M. le duc Decazes ; il ne le cachait pas et agissait, depuis vingt
jours, en conséquence. Survient le conflit de dépêches télégra-
phiques que nous avons conté plus haut, au sujet du chemin des
rives de la Dordogne. M. Delmas osa le commenter. Deux heures
après, on l'arrêtait. Et le lendemain matin, jour du vote, au
milieu de la foule tout émue, les gendarmes l'emmenaient à
Libourne. Il y a du moins un délit, un réquisitoire, un commen-
cement d'insli-uction? Rien de tout cela, car M. Decazes accouru
put obtenir, le jour même, du procureur impérial de Libourne
l'ordre d'élargissement, sous cette condition, dont le magistrat
lui-même a pris acte devant deux témoins, que M. Delmas ne
REPARAÎTRAIT PLUS A SaINTE-FoY JUSQU'a LA CLOTURE DU
SCRUTIN !
LA LUTTE ÉLECTOHALE EN 18G3. 85
IV. — Le scrutin.
Charge cVàmes oblige. Puisque ratlministratioii de ce temps-
ci. non contente de faire nos affaires, veut faire aussi nos
opinions, puisqu'elle croit le suffrage universel incapal)le de
marcher sans lisières, il est prudent de le laisser seul le moins
possible. Il est logique de le suivre juscju'au vote.
Dans notre système électoral, ce rôle de haute confiance est
dévolu aux 38 000 maires de l'empire.
Les esprits libéraux n'ont plus guère d'illusions sur nos gran-
deurs administratives. Les sublimes créations du premier empire
commencent à passer de mode. Pourtant, dans ce détachement
général et salutaire, quelque chose avait trouvé grâce : c'est la
fonction des maires.
On aime à croire que, si près de sa base, l'autorité change de
caractère. Le commandement s'adoucit, l'obéissance parait plus
facile. Le fonctionnaire n'est payé qu'en honneur. C'est un égal
pris parmi des égaux. Il tient moins du magistrat que du chef
de famille. Ce qui domine en lui, c'est le côté traditionnel, bien-
veillant, tutélaire. Parmi ces gens de labeur que le besoin courbe
sur la glèbe, il représente l'idée générale, l'aspiration un |ieu
plus haute : il est le Mieux, quand il le veut; il est le Mal, pour
peu qu'il abuse.
Sous le règne du suffrage universel, un maire de campagne
aura toujours, quoi qu'on fasse, une action électorale considé-
rable. Iniluence inoffensive, si elle n'a pour mesure que la
confiance que le maire inspire ; infiuence légitime, quand elle
ne serait pas inévitable. Hiérarchie naturelle et libre, qui n'a
rien que de conforme à la plus rigoureuse démocratie. .\ une
condition pourtant, c'est que cette intervention ne conservera
})as le caractère impérieux, l'allure agressive et intolérante
qu'elle a fait voir, en tant de lieux, durant les élections der-
nières.
N'en déplaise aux grands docteurs d'une bureaucratie dédai-
gneuse, ils avaient du bon, ces maires sans arrogance des
époques parlementaires, qui, sortant des conseils élus,
comptaient avec autre chose que le bon plaisir d'un sous-pi'éfet,
qui voyaient à côté d'eux leurs vrais juges et leurs vrais maîtres.
86 DISCOURS ET OPINIONS.
et qui porlaient dans leur C(cur cette l'évrrence de l'administ'.-ô
qui est le coramencenieiit de la sagesse pour radniinistrateui-.
Nous avons changé tout cela: vienne un conflit, ce n'est pas le
maire qui aui'a tort. Les conseils municipaux seront plutôt
dissous, et les connnunes livrées à la régie des commissions
administratives. Les maires le payent par un peu {ihis de
dépendance en haut : plus de latitude en bas les dédommage.
Ainsi vont depuis dix ans les alîaires communales, sans bruit
d'ailleurs et sans effort, comme vont longtemps toutes choses
en France. Ces roitelets de village expriment eux-mêmes, avec
naïveté, l'idée qu'ils ont fini par prendre de leur pouvoir. Un
candiihit en tournée dans le Var recueille, chemin faisant, des
déclarations de ce genre : « La commune est à moi. je dirige
« ses actions ; un maire est fait pour (jue sa commune ne voie
« que par ses yeux. » Et si l'on olijecte à M. le maire que sa
commune s'appartient, comme le reste de la France, il répond
vivement : « Ma commune n'(^st pas la France I » Voilà un
homme éclairé et qui connaît la raison des choses'. Un autre,
voyant l'opposition surgir, disait avec humeur: « Vous auriez-
dû laisseï' mes élections libres! » Celui-ci s'empo!-te, aux
approches de la grande épreuve, et s'en va partout criant « que
c'est indigne, (|u'on lui fait de l'opposition, iju'on lui soulève
sa population ». Et, pour peu que le ciel se trouble ou qu'un
échec paraisse possible, M. le maire laisse voir les profondes
alarmes de son cœur, réunit le village, parle de ses services,
déclare qu'il s'agit moins du candidat que de lui-même, et que.
si l'on veut « voter mal », il aime mieux tout de suite donner sa
démission-.
Dans une machine adminisli'alive aussi parfaite que la lujire.
les délails curieux abondent. Il y a un rouage seci'cl. mal connu,
mais important, et qui a sa [)lace, sa tliéorie, surtout sa pi-a-
li(pu' : c'est le l'es.'^oi't ilc l'excès de zèle. Entre ce (pie dit le
minisire et ce ipie l'ont les maires, la distance [laraît grande, et
[lourianl l'un inqdiipu' l'autre. Quand le ministre de l'intérie'ur
met au ban de l'empire des gens qui l'acclamaient et le faisaient
naguère, dans les bureaux on sait ce (pu' C(da veut dire : façon
d'écailei' des affaii'es (piati'e ou cin(| liMes qu'on croit rétives.
1. Carnoiilos (Var). Protcstati <:\ dr M. I'hili.<.
-2. Atliclie du maire de Saiiit-Tliiln-ry (Iléraull).
LA LUTTE ÉLECTORALE EN 18G3. 87
Les préfets vont déjà plus loin. Ce sont eux qui accréditonl ce
préjupé vulgaire que l'empereur en personne distribue aii\
députés (les bons points et des candidatures. Ils se chargent de
préclier aux maires le succès et «l'énergie». Ce thème est
répété sur tous les tons; après les préfets, les sous-préfets s'en
emparent ; les dépêches succèdent aux dépêches, les oi"dres se
mêlent aux prières. Un maire campagnard ne tient pas devant
ces appels pressants et personnels, devant ce Ilot de corres-
pondances. Il croit de toute son âme à quelque grand péril de
l'État et de l'Empereur. A son tour, il se met en campagne,
avec son dévouement robuste, sa légalité primitive, sa grosse
raison d'État de soldat et de laboureur.
Ne jugeons pas ses actes à nos mesures. La morale est telle
que l'a faite le milieu où elle a pu grandir, et la moralité poli-
tique, qui manque si souvent dans les régions plus hautes, où
Ihomme des champs l'aurait-il apprise?
Un maire de campagne qui a du zèle ne se contente pas de
disti-il)uer lui-même, de maison en maison, les Imiletins de
« monsieur le préfet », il les marque, pour les reconnaître, les
parafe, les numérote S sans le plus léger remords.
II empêche qu'on affiche les circulaires des opposants; il met
les gendarmes aux trousses d'innocents distributeurs; mais c'est
dans la paix de sa conscience.
Quand il engage les électeurs de voter « dans l'intérêt de leurs
chemins- ». quand il fait luire à leurs yeux éblouis l'appât d'une
maison d'école, d'une grosse somme pour leur église, il ne leur
glisse pas, comme on ferait à la ville, ces promesses à l'oreille,
il les affiche, il les proclame, il monte au prône, comme à
Kermaria, à la grand'messe du matin du vote, et le curé lui
cède la parole ^
Enfin, s'il fait pi'oclaraer, sur la place du village, que les
bulletins du candidat de l'opposition, apportés par la poste, ne
sont pas '1 les bons^ », qu'ils ne valent rien pour le vote, et que
« les bons », lui seul les connaît, lui seul les distribue, c'est
1. Exemples : dans le Doiibs, dans la Creuse, etc.
2. Le maire de Proveysieux (Isère).
3. A Kermaria (Côtes-du-Nord), M. le maire interrompit Toffice du matin
pour iiromettre aux paroissiens assemblés 10 000 francs pour l"ég[ise, s'ils
allaient tous voter en faveur de M. de Latour.
4 Dans le Ilaut-lihin.
88 DISClMltS ET Ul'IMO.NS.
rjn'il csl convaincu. — toiirz-lc pour certain, — qu'en temps
élrdoial autant f|u"en temps de guerre, la ruse est licite et
l'enihuscade permise.
Kn tous pays du monde un jour de scrutin est un .urand jour.
Jour d'effusion, de liberté, de royauté populaire. Les « huslings »
d'Angleterre sont célèbres pour leurs joies bruyantes, leurs
luuiuites, leurs galas, leui's barangues. En France, s'il y a fête,
elle reste au plus pi'ofond des cœurs.
(Aîpendant, c'est un dimancbe. Les paysans viennent tous à
la messe matinale, pour assistera l'ofllce, le plus grand nombre
pour causer sur le parvis. Mais, ce jour-là, tout le monde entend
la messe, car les gendarmes sont sur la place et défendent les
attroupements. Ni bruit, ni cbants, ni groupes, ni discours en
plein vent. Si quelque voix s'élève, c'est celle d'un maire emporté
par le zèle, d'un commissaire de police entbousiaste, d'un
fonctionnaire qui ne peut se contenir'. Les groupes, c'est la
police qui les forme. Ils sont aux abords du scrutin, ils en
obstruent les portes, en gardent les avenues. Il y a là toute la
force publicjue que la commune peut mettre sur pied, tout ce
qu'elle compte de petits fonctionnaires, les ludletins ofliciels à
la main, i-econnaissant, interpellant, exbortant les électeurs.
Ceux-ci passent en silence, entrent dans la salle, votent, et
s'esquivent.
Le secret du vote est l'ordre de la loi ; il est aussi sans doute
le vœu de l'administration. Contre lui pourtant, que de choses
conspirent! la nature du papier, l'épaisseur du caractère, la
forme du bulletin, sa transparence. On cite un candidat gouver-
nemental, déjà célèbre par d'autres titres, qui remplaça, dans
une seule nuit, celle qui précédait le vote, tous ses bulletins par
d'auti'es imprimés sur papier diaphane. Notez aussi l'envoi des
l)ullelins officiels, piqués ou collés avec les cartes d'électeurs,
et dès lors faciles à reconnaître-. Ce sont les seuls, d'ailleiu-s,
en beaucoup d'endroits, (pie le bureau soulfre sur sa laljle:
l>rati(iue illégale, mais que certains préfets recommandent ^
Tout cela ne vaut pas de bons distributeurs.
1. V. les protestations de Cavaillon, de Millau, do Morannes (Maine-et-
Loire î.
2. Usage à peu pros iwiivcrsel.
3. Dépêche du préfet de Lot-et-Garonne, adressée aux maires de la eircon-
LA LUTTE ÉLECTOUALE EN 1863. 89
( A Cavaillon, pendant les deux joui's du vote, le commis-
saire de police, entouré d'une vingtaine d'aaents de l'autorité :
gardes champêtres, gardes-canaux, cantonniers, fourriers de
ville, secrétaires de la mairie, ofliciers de pompiers el gen-
darmes, est l'esté en permanence dans les pas-perdus de l'hôtel
de ville, seul endroit par où les électeurs pouvaient passer pour
se rendre à la salle du scrutin. Là, à mesure que les électeurs
de la campagne arrivaient, ils étaient entourés par les agents
de l'autoiité, qui leur faisaient exhiber non seulement leurs
cartes d'électeurs, mais aussi leurs bulletins de vote; et si
ceux-ci portaient le nom du candidat de l'opposition, ils étaient
enlevés de leurs mains et remplacés par d'autres au nom du
candidat ofliciel '. »
A Milhau (Aveyron), trait pour trait, la scène est la même-.
Et Milhau, Cavaillon sont des villes.
Que sera-ce donc des petits villages ?
A Candebi'oude, dans l'Aude, au sommet de l'escalier qui
conduit à la salle du vote, on a placé le buste impérial entouré
de l'écharpe du maire. Les bulletins ofllciels y reposent dans
les plis des trois couleurs. Au-dessous de l'image auguste, le
maire a écrit : « Venez me défendre à l'arme blanche... avec
des bulletins » (a ajouté le judicieux instituteur). Un garde,
oi'né de la plaque de ses fonctions, les prend et les distribue ^
Avouons qu'il faut quelque assurance à un pauvre homme
venant de son hameau pour traverser, tète haute, la haie des
fonctionnaires, depuis le garde champêtre qui le suit de l'œil,
jusqu'au maire qui le voit venir. Il y en a qui s'en vont sans
votei-. « J'ai trouvé, dit naïvement l'un d'eux, M. le maire et
l'instituteur sur la porte, si indisposés à voter pour l'opposition,
que je m'en suis allé sans déposer mon vote"*. »
Tout est simple d'ailleurs pour les gens simples. Les bulletins
opposants sont reconnus. On cite des maires de village qui
n'ont pas scrupule de les ouvrir. Indiscrétion toute fami-
lière, sans doute, comme les admonestations qui l'accom-
scription de Villoncuve-crAgen, le jour du vote. — Article du Journal de la
Viorne, du 30 mai.
1. Protestation signée par cent électeurs.
2. Protestation signée par cent quarante électeurs.
3. Protestation de" AL Maliul.
4. Dossier des élections du Gers.
90 niSCOUHS KT OF-IMONS.
pa.tiiienl. mais un von tfop palrrnolle {loni- un jour do scrutin î
Tel est lo fonds comiuuu {\t'^ êlorlions ciiampèlres. Quelques-
unes y tranclienl à leur manière. On s'y ê.aaic, on y chante, on
y lioit. à Taniilaise. L'enlhousiasme déijorde, les auberges sont
pleines. C'est un financier ()ui célèbre ses premières noces avec
la politique. Les vins du Roussillon coulent à la gloire de
M. Pereire. Dans l'Aveyron, les gens font ripaille en l'honneur
de M. Calvet-Rogniat. Dans le village de Liaucous, on parle
d'un veau égorgé la veille du vote et débité aux électeurs, sous
celle devise : « Veau de M. Calvet. » Péché véniel, sans doule,
de festoyer son monde. J'aime moins ces aumônes qui se font
le Jour du vote. Ainsi, an village de Ségur, des électeui's
ont reçu, sous le pli qui appoi-tail leur carte- et les bulletins
(ïalvel, ^/es fj(ms d'un franc payables le jour du vote. Les bons
sont là...
Kn Alsace, comme en Flandre, la politique a de tout temps
roulé des flots de bière. A Mulhouse et dans sa banlieue,
M. Gros représente le gouvernement, M. Tachard l'indépen-
dance. Tous deux sont riches, et les sceptiques diront qu'on a
dii boire dans les deux camps. En tout cas, un trait curieux
séjiai'o essentiellement la liesse gouvernementale de la liesse
de l'opposition. Le bruit s'est répandu, dans deux communes
du canton de Guebwiller, que ceux qui voteraient pour M. Gi'os
aui'aient à boire le jour du vole. Il suffirait de porter du scrutin
au cabaret sa carte d'électeur. L'aidiergiste reconnaîtrait les
siens. En effet, voici la scène ; tandis (|ue le mai-re met un
bidlelin dans l'urne, l'adjoint prend la carte de l'électeur,
regarde le maire, et sur un signe, y fait une corne, tantôt à
droite, tantôt à gauche. La coi'ne droite est la mariiue des élus,
la gauche indique ceux qui ne boiront pas. Le second jour, dans
un des bureaux, les assesseurs s'impatientèrent de ce manège.
On en prit note au procès-verbal, et c'est ainsi qu'est venu
jusqu'à nous ce tableau de mœurs, digne des crayons d'Hogarlh.
A côté de ce laisser-aller, toute autre chose paraît bien pâle.
Ainsi la loi a entouré d'un soin minutieux toutes les phases de
racle souverain, depuis le momeni où l'urne s'ouvre jusqu'à
l'instant où l'arrêt populaire en sort. Les heures, les lieux, les
assistants légaux, les clefs (|ui fciinent l'urne, les bandes qui
doivent la recouvrir, le dépoiiillfiui'ul, les scrutateurs, tout est
LA LUTTE ELECTORALE EN 1803. 91
prévu, réglé, distribué : l'ordre est parfait et la sécurité léualc
incomparalile. Les préfets ont touché les preniiei's ;i cet édilicr
(le gai'anlie. La loi prescrit pour Touverfure une heure unifoinir
dans toute la France ; les préfets ont défait la loi ^ Une à une.
toutes les formalités protectrices se sont émieltées sous la main
(les maires. Les sous-préfets gémissent du petit nombre de
procès -verbaux en bonne forme qui leur arrive des communes
rurales. Il y a eu des conseillers municipaux expulsés du bureau
par les maires pour avoir fait, sur la façon dont l'urne était
placée, une observation indiscrète^ AHerrin(Nord),le dimanche
soii', un électeur veut assister à la fermeture de la boîte : le
maire le chasse; il sort sans mot dire : une heure après, les
gendarmes l'arrêtent et le conduisent à Valenciennes, où le
procureur impérial le relâche.
Le premier inconvénient de ces vivacités municipales, c'est
de violer la loi au delà de toute mesure; le second, qui doit
faire réfléchir l'administration la plus haute, c'est de soulever
dans les communes des émeutes de déliances. Partout où les
maires en ont fait à leur tête, le paysan se trouble, et l'on voit
déliter les électeurs qui déclarent qu'ils étaient 30 à voter poui*
3L X. et qu'il ne s'est trouvé que 'lo X. au dépouillement. On
cherchera peut-être dans ce recueil quelques-uns de ces témoi-
gnages. On ne les y trouvera pas. Pourquoi ? Lecteur bienveil-
lant, écoutez cette histoire :
Dans un petit village de l'arrondissement de Mirecourt. l'urne
électorale, manquant de serrures, avait été fermée, le dimanche
soir, par une bande de papier collée. Quand on reprit, le lundi
malin, la suite des opérations légales, le garde champêtre de la
commune s'avisa d'observer que la bande de papier n'était pas
la même qu'il avait vue la veille au soir. A tort ou à raison, il
en jugeait ainsi, tant et si bien que ce garde — unique dans son
génie — s'en alla porter plainte au parquet de 3Iirecourt. Que
croyez-vous qu'il en arriva? Le lendemain, la justice se trans-
portait à Savigny, mais c'est contre le garde qu'elle informait.
1. Lf; ministre les y a autorisés par une circulaire qu'on ne retrouve pas
nu Hul/etin officiel. En certains lieux, le changement aux heures léirales a
(■■ti: annoncé un peu à l'avance; dans d'autres communes, l'heure indiquée
sur les cartes dillére de celle de l'ouverture réelle des opérations électorales.
■2. \ Muulon (Gironde).
92 DISCOURS ET OPINIONS,
Traduit pniir fausse nouvelle devant la iiolice correctionnelle, il
n'en réciiajipa qu'à la Cour.
V. — Conclusion.
Il faut maintenant laisser la parole aux documents eux-mêmes,
seulement eflleurés dans les pages qui précèdent. Ce livre n'est
ni une dissertation, ni une polémique, ni un réquisitoire : c'est
une enquête. Le fait n'y marche qu'escorté de ses preuves.
Quelque enseignement aussi doit m sortir. 11 iio faut pas craindre
d'étudier sur le vif la vie politique contemporaine. Les gouver-
nements et les peuples ne sont dignes qu'à la condition de
résister à cette épreuve. Tout savoir est le devoir des uns, tout
voir est le di-oit des autres.
Nous tenons à le dire : ce n"est pas le principe du suffrage
universel qui perdra quelque chose aux indiscrétions de cette
histoire. Le suffrage universel n'est pas seulement une insti-
tution sacrée et souveraine, c'est toute une politique et presque
un symhole. Il n'est pas seulement le fait, le Droit, le Juste, il
est aussi l'Inévitahle. Il est tout le présent et il est tout l'avenir.
Le suffrage universel est l'honneur des multitudes, le gage des
deshérités, îa réconciliation des classes, la vie légale pour tous.
C'est en lui seul qu'il faut désormais vivre, espérer et croire.
Même ennemi, il faut l'aimer. On a dit des gouvernements
qu'ils n'étaient pas des tentes i)Our le repos : il faut penser de
la lihcrté qu'elle n'est pas seulement un portique pour la vic-
toire. C'est à vous de justilier la liherté, en la faisant assez
large pour emiM-asser, sans hypocrisie comme sans violence,
tous les intérêts, tous les droits, toutes les classes ; — assez
simple, pour être désormais, non seulement le dieu du petit
nomhre,mais le hien des masses, des ignorants, des pauvres; —
assez calme pour n'efîrayer personne, assez radieuse pour
éclairer lout le mon<le.
Ce qui sort désormais jugé de la lutte électorale, ce qui
demeure vaincu pai- sa propre victoire, ce n'est ni le sutTrage
nniversi'l, ni le Couvernement : c'est la pi-atique des candida-
tures administratives. Ce qui a donné là. une fois encore, son
dernier mot et sa mesure, c'est la centralisation exhorbitante
LA LUTTE ELECTORALE EN 1863. 93
qui nous afflige. G"est par elle seule que le régime des candida-
tures oflicielles est possible. La plaie est là. Quand un gouver-
nement réformateur osera-t-il, voudra-t-il y porterie fer^?
Quoi qu'il en soit, il est permis de dire que ce système élec-
toral s'est, pour la dernière fois, montré devant la Fi"ance. Il
est désormais relégué au nombre des expédients dont l'iiistoire
est pleine. Dans six ans, le Gouvernement ne le reprendra pas.
Donnera-t-il du moins, pendant les vingt jours, cette liberté
de l'éunion, sans laquelle le libre choix des électeurs, la délibé-
ration sérieuse et vivante est au moins difflcile? Nous ne savons.
Mais il se posera du moins un cei'tain nombre de questions
graves, qui importent au droit du pays et à la dignité du
pouvoir.
Le suffrage universel, tel qu'il est pratiqué, est-il entouré de
toutes les garanties de lumières et d'indépendance que Tesprit
de nos lois lui assure ?
Le secret du vote est-il suffisamment protégé? Les campagnes
continueront-elles de voter sous l'œil des maires? Peut-on
laisser plus longtemps la pi'ésidence des opérations électorales
à cette classe de fonctionnaires ?
Les circonscriptions électorales, mémo rétablies dans l'ordre
qu'indique la nature, ne seront-elles pas toujours trop étendues?
Ne faut-il pas, pour les rendre accessibles, en augmenter sensi-
blement le nombre? Les sections de vote ne sont-elles pas trop
disséminées ? Entre la commune, bien souvent trop petite, et le
canton, parfois trop grand, ne peut-on trouver un sage inter-
médiaire?
Les majorités ne font pas lout par le temps qui court. Plus on
avance, plus il devient clair qu'à côté des suffrages qui se
comptent il y a les suffrages qui se pèsent ; que les minorités sont
rélément obscur, l'inconnue qu'il faut dégager, l'aiguille pro-
pliétique sur laquelle le pouvoir doit avoir l'œil fixé dans un
pays libre.
Aujourd'hui, comme en 18.37, le gouvernement a réuni plus
de cinq millions de suffrages. Mais l'opposition qui ne comptait,
1. « ... Je fais également étudier une loi destinée à augmenter les attri-
» hutions des conseils généraux et communaux, et à remédier à l'excès de la
" centralisation. »
{Discours de VEmpereiir à Vouvertiu-e des Chambres, le 5 novembre.)
94 DISCOIHS KT (H'IMONS.
il va <'iiu| ans, ([iic 660 OOO voix, priil en luonircr aiijoiinl'lnii
toul pivs (le deux millions. Ajoiiloz les majorités trioiiiphanles
(loiil Paris se fait lionneur; faites le compte des voix des villes,
qui, mises à part des voix des campagnes, ont constitué presque
partout l'administration en état de défaite flagrante.
Les questions politiques peuvent se poser sur deux terrains:
le terrain légal, le terrain révolutionnaire. Les questions révo-
lutionnaires ne se résolvent que par la force; les questions
légales s'éclairent par la discussion, s'atténuent par les conces-
sions, se décident par la prudence. Malgré les provocations et
les imprudences, la question électorale ne s'est pas posée sur
le terrain révolutionnaire ; l'opposition a partout accepté la
constitution et la dynastie; les minorités n'ont pas volé conti-e
l'Empire. Jamais aspiration plus libérali^ ne fut plus maripiée,
plus légale, plus franche ; jamais avertissement plus modéré,
plus respectueux, plus paisible ne fut donné au pouvoir. El si
le Gouvernement reste sourd aux lointaines rumeurs de la
lil)erté qui s'avance, qu'il regarde autour de lui tomber l'un
après l'autre les soutiens des temps de dictature, et que le vide
inattendu qu'un seul homme a pu laisser dans son système, lui'
montre qu'au temps où nous sommes, il n'y a que les institutions
libres qui soient sûres de ne pas mourir.
Quant au pays, attentif, réveillé, revenu de ses vaines terreiu's,
épiis de nouveau de contrôle et de garanties, paisible comme
on l'est dans la loi. patient comme tout ce qui dure, uni dans
un vœu légal, dans une aspiration commune, où les vieilles
rancunes disparaissent, où les partis s'apaisent et se fondent. —
il attendra longtemps peut-être, mais à coup sûi', ce que nulle
force au monde ne peut refuser à une nation qui le demande :
la Liberté !
Le Procès des Treize.
le rôle important, (pravait joué M. .iules Ferry dans la lutte
ék-ctorale de 1<S6;J lui procura j'iionneur d'être poursuivi avec les
chefs du parti liliéral et de figurer au Procès des Treize, qui s'ouvrit
le 5 août 1864 devant la sixième Ctiambre du Tribunal de la Seine.
Quelques mots d'explication sont ici nécessaires.
Dans Ja soirée du dimanche 13 mars 1864, huit jours avant l'ou-
verture du scrutin pour l'élection de deux députés dans la première
LE PROCÈS DES TREIZE. 95
et la cinquième circonscription de la Seine, une réunion électorale,
tenue chez l'un des candidats, M. Garnier-Pagès, et à laquelle
assistait M. Carnot, candidat dans la première circonscription, lut
dissoute par la police. En même temps une perquisition fut faite
chez M. Dréo, gendre de Garnier-Pagès et habitant la même maison.
Plusieurs correspondances furent saisies. Aucune suite ne fut
d'abord donnée à cette afTaire, mais le 16 juin, de nouvelles per-
quisitions furent faites chez divers citoyens (alors que la session
législative était close depuis le i'8 mai) et, à la date du 2! juillet, une
ordonnance de M. de Gonet, juge d'instruction, renvoya MM. Gai"-
nier-Pagès, Carnot, Dréo, Hérold, Clamageran, Floquet, J. Ferry,
Durier, Corhon, Jozon, Hérisson, Melsheim et Bory devant le Tri-
bunal de police correctionnelle de la Seine, sous la prévention
d'avoir en 1863 et 1864, tait partie d'une association dont le siège
était à Paris, ladite association composée de plus de vingt peisonnes
et non autorisée.
Les plus illustres avocats : J. Favre, Grévy, Marie, Dufaure,
Sénard, Picard, Hébert, etc., se disputèrent l'honneur de défendre les
prévenus. L'avocat de M. Jules Ferry était M. Rerryer.
A l'audience du 5 août M. Dobignie, président de la 6'" Chambre,
procéda à l'interrogatoire des prévenus. Voici en quels termes
s'exprima M. Jules Ferry ^ :
« M. Lt PaûsiDKtsT. — Faisiez-vous partie du Comité?
M. Ferry. J'ai pris part à ti^ois espèces tl'actes. J'ai fait partie
d'une réunion de jurisconsultes et d'avocats qui se sont mis à
la disposition des électeurs depuis plusieurs années, en tout
temps, à toute heure, en dehors de toutes les opérations élec-
torales. J'ai été memhre de plusieurs comités électoraux, qui
ont agi électoralement pendant la période légale. Enhn, j'ai
entretenu des correspondances soit individuelles, soit collec-
tives, mais toujours accidentelles et électorales, avec différentes
personnes. Le caractère de ces correspondances est tel qu'à
moins d'interdire toute espèce de communications politiques et
même privées entre les citoyens, il est impossihle de les consi-
dérer comme constituant une aflîliation.
« A cet égard, je précise un fait sur lequel M. le juge d'ins-
truction m'a interrogé et qui importe à la défense d'un de mes
honorahles coprévenus. C'est moi qui suis un peu la cause de
la présence de M. Melsheim dans le procès. J'ai échangé avec
lui une correspondance qui est, je crois, comme le type de la
plupart de celles que nous avons entretenues avec d'autres
1. Le Procès des Treize, Paris, Dentii, 1804, p. 15.
96 DISCOUIIS ET OPINIONS.
personnes. Apirs Fannulalion tle l'élection de M. de Bulacli,
M. Melsliciin, avaii éci'it à M. Carnot une letlre, adressée à
notre ancien domicile, rue Saint-Rocli. On lui i'c[)ondil par un
ajournement. Le temps se passa et M. Melsheim, avec lequel
j'ai de très anciens rapports de camaraderie (car nous avons été
au collège ensemble), m'écrivit à moi personnellement, en
m'exposant la situation électorale du Bas-Rliin, et en me
demandant ce qu'on en pensait. Je lui répondis par une lettre
([ue j'apporte au débat et qui est du il décembre 1863. Cette
lettre caractéi'ise pai'l'aitement noire situation réciproque :
« Mon cher et ancien camarade.
« W... me communique une lettre dans larpielle vous pei-
gnez la situation électorale de votre ari'ondissement; vous
l'appréciez de la façon la plus juste et la plus libérale à la fois.
Entre M. de Bulacb et M. Hallez-Claparède, pris poui- ce qu'ils
sont dans le fond des clioses, on pourrait bésiter à choisir;
mais, entre les deux drapeaux qu'ils représentent, à l'heure
(lu'il est, le doute n'est plus possible. Si le Courrier du Bas-
Hhin hésite, il est vendu tout simplement. Maintenant, que
voulez-vous de nous? Est-ce une lettre du comité Carnot? Je
vous l'aurai; est-ce une lettre des députés Favre, Ollivier,
Picard, etc.? Je vous l'aurai, si toutefois il entre dans les con-
venances de ces messieurs d'écrire, car leurs sentiments géné-
reux dans ces sortes de conflits sont parfaitement, connus. Je
m'occuperai aussi du Temps, qui doit être fort goûté en Alsace.
Quand votre collège sera convoqué, tout ce qui pourra être fait
poui' décider vos libéraux, sans effrayer vos conservateurs,
sei'a fait dans la forme que vous indi(|uerez. D'un côté, il y a la
liberté électorale, de l'auti-e, les habitudes despotiques, la cour-
lisanerie. le sei'vilisme, tout le système sous lequel nous
sommes courl)és. Entre les deux, aucun de vous n'hésitera... »
« A la suite de cette lettre, j'allai trouver M Garnicr-Pagès
et j'obtins de lui une lettre que je ne signai pas, car j'estime
que lies consultations de ce genre ont besoin d'être signées par
des personnes autorisées...
M. LE PUKSIUK.XT. — Et qui peuvent prendre la direel imi de ces
sortes de relations pour leur donner une [tlus grande irn[udsion.
M. Jules Favre. — IncoiUcstublenienl.
LE PROCES DES THEIZE. 97
M. i.F, Président. — 11 y a vraiment quelque chose de déploi'able.
Tous les avocats se mettent personnellement en cause. Il semble
que tout le monde est partie au procès.
De TOUTES l'AUTs. - C'est que c'est vrai ! c'est vrai l
M. Emmanuel Ahago. — Vous avez dit la vérité, M. le Président.
Il y a treize prévenus, nous sommes onze défenseurs : cela fait
vingt-quatre.
M. LE Président. — Les défenseurs s'excitent les uns les autres;
il y a une clameur qui empêche de poursuivre l'affaire avecle calme
nécessaire : j'invite ces messieurs du barreau à ne pas interrompre.
M. Ferry. — En même temps que j'obtenais celte lettre de
M. Garnier-Pagès, j'allai chez M. Jules Favre, qui écrivit dans
le même sens. Voilà, Monsieur le Président, le caractère dr
notre correspondance et de notre affiliation. Si j'ai affilié
M. Melslieim au comité de Paris, j'ai également affilié M. Jules
Favre au comité de Schelestadt, de sorte qu'il n'est pas éton-
nant que nos avocats se regardent comme étant mêlés à cette
affaire.
M. Ferry fait passer la lettre dont il vient de donner lecture
à M. l'avocat impérial.
Dans la même audience, l'avocat impérial, ^Mahler, donna lecture
d'un long réquisitoire qui souleva fréquemment les protestations
des prévenus et de leurs défenseurs. C'est le lendemain, fi aoùt,(|ue
Jules Favre défenseur de Garnier-Pagès, prononça un magniliquo
plaidoyer, après lequel Berryer, au nom de tous les défenseurs,
déclara renoncer à la parole :
« lîllevés dans le respect de la magistrature, dit, en terminant sa
déclaration, le grand orateur, nous renonçons à prolonger la
défense, convaincus que nous sommes qu'après de telles paroles,
après de telles démonstrations, après de telles vérités historiques,
il n'y a pas un juge en France qui puisse prononcer une condam-
nation contre les hommes assis sur ces bancs. ;>
La G" Chambre du Tribunal n'en condamna pas moins, après un
délibéré de cinq heures, les treize prévenus, dont M. Jules Ferry,
chacun solidairement à 300 francs d'amende et aux dépens, pour
délit d'association illicite.
Les débats s'ouvrirent devant laCour impériale de Paris (Chambre
des appels correctionnels) le 24 novembre 18(54. Les Treize étaient
assistés des mêmes défenseurs qu'en première instance. Ce mémo-
rable procès donna lieu, cette fois, à une série de plaidoiries
éloquentes et de chaleureuses répliques. C'est à l'audience du
30 novembre que M. Berryer fut appelé à prendre la parole. Nous
ne reproduirons de son plaidoyer que ce qui concerne directement
la personne de M. Jules Ferry:
7
9s Discoriis i:t (U'Inkins.
(( ...Je n'iiisi-lcriii p.is en cr ([iii ('onceiiu' mou cliriil.
M. Ferry est dans ce procès, non si-ulenKMil parce qu'il a pris
part au comité électoral de M. Garnier-Pagès, à la réunion de
la rue Saint-Roch, mais je crois qu'à son égard, il y a eu des
dispositions particulières. Je suis fàciu* de le dire, mais je ne
puis taire ce qui est dans ma conscience. M. Ferry est un des
auteurs du Manuel êlcctoraL et c'est là un péché capital aux.
veux de l'Administration. M. Ferry a commis un autre gros
péché. Il a publié le volume de la Lutte électorale : il a mis au
jour tous ces faits de corruption électorale dontrAdminisliation
s'est rendue coupable et dont un citoyen honnête rougirait
d'être le complice : il a publié toutes les pièces produites lors
de la véritication des pouvoirs au Corps législatif. C'est là son
tort personnel; mais cela ne fait pas, j'imagine, que le nombre
des personnes composant le comité Garnier-Pagès s'en ti'ouve
acci-u en quoi que ce soit!... »
M. Dufaure, avocat de M. Diirier, prit, la parole après Berryer et
lit lemarqaer, comme son illustre confrère, que la véritaljle cause
de la poursuite était la publication du Manuel clectoral, a laquelle^
M. Jules Ferr}' avait pris une part si notable:
« Tout à riieure, mon éminent confrère indiquait une circons-
tance particulière qui pouvait avoir attiré sur M. Ferry l'animad-
version du ministère public. Cette circonstance est commune à
M. Uurier et à M. Ferry. Il s'est empressé de l'avouer; il a participé
à la confection de ce petit Manuel électoral qui a été publié dès l'ori-
gine d'un mouvement électoral sérieux en France. Mais à qui le
ministère public pourra-t-il faire remonter l'idée de ce ti'avail ? Qui
aie mérite de l'avoir rendu opportun et nécessaire ? Il est facile de
le comprendre. Le décret du 24 novembre 18(10 avait, dans un jour
impiévu, appelé la nation à prendre une part plus directe et plus
active à l;i discussion de ses alTaires. Ce sont les termes mêmes du
préandmle du décret. En consrqnence, il avait permis la discussion
d'une adresse au début de chaque session ; la présentation d'amen-
dements aux projets de loi ; la pulilication du compte rendu de
cbaque séance. Il avait nommé des minisires sans portefeuille pour
concourir aux délibérations du Corps législatif. La Cour ne sait-elle
pas qu'une vie nouvelle, cette vie de discussions et de délibérations
qui, <pioi qu'on en dise, est chère à notre pays, et dont il était
privé depuis di.x à onze ans, allait renaître? Le mandat du député,
la loi en vertu de laquelle il est donné, prenaient tout à coup une
importance singulière. Cette loi éleclorale, qu'on connaissait à
peine, on a eu besoin di' la connailre, et les commentaires sont
devenus indisjicnsabli's. l-^b bien ! nos jciuies confrères ont eu le
POLÉMIQUE AVEC l'EYRAT. 99
mérite d'avoir porté Jeur attention sur cette Joi, de l'avoir étudiée
protondement et d'en avoir donné un commentaire exact, clair et
irréprochable.,.,»
Dans sa réplique au réquisitoire du Procureur général Chabanacy
de Marnas, Berryer, avec une hauteur d'éloquence incomparable
mit en relief la pression scandaleuse exercée par l'Empire sur les
électeurs, et signala de nouveau lunportance du service qu'avait
rendu M. Jules Ferry a la cause de la liberté en publiant le dossier
de la candidature officielle:
« Pour ne pas m'égarer, pour ne pas aller trop loin, je citerai des
pièces ofhcielles. Je parlais hier de l'un des grands crimes de mon
r'; "f;;";f%'"'\''r'''' ■'■'"' ^^"•^"''^^- ^^"-^-'^^^ ^^ publication
de la I»«e électorale. Vraiment il est curieux de voir les pièces
déposées encore aujourd'hui dans les archives du Corps législatif et
dont M, Ferry nous a donné des copies très fidèles »
Et après avoir cité différentes circulaires, des inspecteurs pri-
maires aux mstituteurs, des préfets aux maires, etc, Berryer ren-
voyait encore la Cour au volume de M. Jules Ferrv, comme à la plus
accablante des enquêtes dressées contre l'Empire,
I/arrèt de la Cour de Paris, rendu le 7 décembre 18(54, rejeta
cela va sans dire, l'appel des Treize, mais leur procès était gagné
devant 1 opinion publique, et le véritable condamné, c'était le
Gouvernement du 2 décembre.
Polémique avec Peyrat,
M Jules Ferry se trouvait dés lors désigné pour figurer parmi les
chels du parti démocratique. En attendant que l'heure lût venue
pour lui d entrer au Corps législatif, il reprit vaillamment sa plume
de journaliste et donna au Temps une série d'articles dont plusieurs
sont des morceaux achevés qui s'élèvent au-dessus des polémicrues
courantes et de incidents de la politique quotidienne
On croit intéressant de reproduire ici quelques-unes de ces
brillantes études, parce qu'elles mettent dans tout leur jour les
rares qualités de style qui, à côlé des dons oratoires et des
eminenls mentes de l'homme d'action, caractérisent le talent de
M. J. Ferry.
Dans le numéro de VAvenir national du 17 novembre ms, un
publ.cistedistingué, M. Peyrat, annonçait la publication du grand
ouvrage d cdgar Quinet sur la Révolution.
M Peyrat attaquait violemment l'œuvre de l'illustre exilé qu'il
qualifiait « de satire contre la Révolution, de réquisitoire violent et
calomnieux contre les principaux révolutionnaires». Il reprochait
au l.yre « de n'avoir ni ordre, ni plan, ni proportion », puis,
abordant le fond, accusait Quinet de blâmer les chefs de la Révo-
ution d avoir proclamé et exercé la Dictature ; de soutenir cette
thèse qu une pareille dictature a été un fiéau et un crime, « un
100 luscoiius f;t upinkin^».
ci-'mie parce qu'elle élail inutile, et uti tléan parce qu'en liabiluaiil.
les Français à un regain passager d'arliitraire et de terreur, elle
leur a fait perdre le sentiment et la dignité des peuples libres et les
a prépart's à subir toutes les tyratniies ». Peyrat trailail la première
de ces idées d'aberralioii i-t d'inconséquence, la seconde de lieu-
commun '.
Dans les articles suivants -, Peyrat continuait sa i)liilip|)ique,
allirmant que « la diclature du Comité de Salut public a seule pu
assurer le trioniplie de laUévolulion »; faisant grief à Quinet d'avoir
dit que Robespierre, Saint-Jusl, Billaud-Varennes « voulureut
rhanger ce qui avait été un accident en un état permanent », c'est-
à-dire ériger la dictature en principe de gouvernement ; opposant
le prétendu libéralisme de Robespierre en matière religieuse à la
prétendue intolérance de Quinet, et terminant enfin lu série de ses
critiques par une apologie virulente du jacobinisme et des Jacobins:
« Historiquement, oui, mille fois, nous sommes Jacobins, c'est-à-dire
convaincus que les Jacobins ont seuls bien compris, bien conduit et
définitivement sauvé la Révolution».
A cette tb'^'se historique, qui a été maintes fois renouvelée par des
écrivains aussi ardents, quoique moins bien doués que Peyrat,
M. Jules Ferry opposa une suite de considérations éloquentes où il
combattit la doctrine du Salut public, invo([uée jiar le second
Iviipire pour justifier le pire despotisme, et loua Quinet d'avoir fait
le procès à la dictature révolutionnaire etàla Terreur. Il estpi(juant
de reproduire ces beaux morceaux d'histoire, après les récentes
discussions qu'a soulevées la pièce de M. Sardou, Thermidor, et le
discours de .M. Clemenceau où se trouve développée la théorie
(lu bluv.
Les revenants.
In journal titii a pour spécialité de morigéner la démocratie
contemporaine, li'op large et trop généreuse à son gré, V Avenir
national, fulmine, depuis un grand mois, contre le beau livre de
iM. Quinet, le plus violent des réquisitoires.
Il no faut ni s'en étonner ni s'en plaindre.
Toute secte est hautaine, dogmatique, intolérante. Celle-ci
s'intitule l'école « delà tradition révolutionnaire». Mais il en
est d'elle comme de ces enfants qui n'ont retenu du type
paternel que les travers. Ces continuateurs de la Révolution
n'ont liétùlé que de ses sophismes, de ses déclamations et de
ses haines. Une dévotion étroite, malsaine, pour les hommes
1. Avenir national, n° du 20 novembre 186,').
2. Avenir national, n" des 3, 9. 12. 18, 24 janvier 1866.
/
POLEMIQUE AVEC l'EVI'.AT. 101
de la Terreur est le principal article de leur Credo. Renier la
légende qu'ils nous ont faite, est un ciime iju'ils ne pardonnent
pas.
Pour l'avoir osé, M. 3Iicbelet a été couvert d'invectives;
M. Lanfrey a suscité d'implacables ressentiments. A son tour,
M. Quinet, qu'on pouvait croire mieux défendu par la dignité
de l'exil, apprend, sous la férule de 31. Peyrat, ce qu'il en coûte
toujoui's pour abattre les faux dieux.
Le jacobinisme, puisqu'il veut qu'on l'appelle par son nom,
est intimement mêlé, depuis quarante ans. aux destinées de la
démocratie française. Il y apparaît tantôt comme un sentiment,
tantôt comme un système. Quand la France nouvelle, ramenée
par la force aux traditions cju'elle avait violemment rompues,
condamnée a pleurer le 21 janvier et à indemniser l'émigration,
tremblait, non sans quelque raison, pour les plus cbères de ses
conquêtes, quand les conventionnels vieillissaient dans l'exil,
quand la Uévoluiion était réduite à cacber son nom, ses couleurs
et ses souvenirs, la religion jacobine et la religion bonapartiste
naquirent côte à côte, comme un fruit amer de la défaite et de
la colère. De bons esprits purent s'engouer de Sainl-Just et de
Robespierre. Marat fut tiré des gémonies. Dans cette piété
hardie pour les choses tombées, il entrait alors plus de cheva-
lerie que de système. Mais aujourd'hui tout est bien changé. La
société moderne n'est contestée par àme qui vive: l'ancien
i-égime n'existe plus que pour les vieux journaux qui ne veulent
pas perdre l'habitude de le pourfendre. Au sein d'une démo-
cratie débordante, qui, au lieu d'ennemis, n'a que des flagoi--
neurs, le jacobinisme n'est plus une arme de guerre, mais un
péril, car il représente parmi nous quelque chose de plus triste
que le souvenir des échafauds : le Préjugé de la Dictature.
Au dix-neuvième siècle, il n'existe plus de tyrannies, il n'y a
que des dictatures. On ne nie pas la liberté, on îa fait attendre.
L'absolutisme ne prétend plus remplir, en nos temps troublés,
qu'un office transitoire : c'est un pédagogue, un éducateur
plutôt qu'un mailre. Napoléon I" remettait au règne de son fils
la fondation d'un régime libre : il subordonnait la liberté à la
victoire. M. de Rismarck n'a contre la liberté prussienne
qu'un grief: elle pouii-ait l'empêcher de s'agrandir à sa manière :
il subordonne la liberté à l'annexion. Je blasphème sans doute.
102 IllSCOlUiS ET OPIMO.NS.
mais j'ose (lirc(|u'en suspciidanl la Constitution jiis(|ir;i la paix,
la Coiivciilion ne faisail pas aiilrc cliose.
De soilt' ipril est vrai de tiiiT (pic la doctrine du salut public
est, par le temps qui coiu'l, la dernière citadelle du despo-
tisme.
l^a docti'ine du salul public, c'est la liberté subordonnée : de
ipiel Iront osez-vous vous plaindre qu'on la subordornie aux
principes conservateurs, si vous la subordonnez vous-même aux
nécessités révolutionnaires?
i.a doctrine du salut public est la source frauduleuse de toutes
nos misères ; elle nous énerve, nous déprave et nous livre.
Elle nous commet en des alliances, hélas! autrement dangereuses
équivoques, corruptrices que toutes les coalitions, réelles ou
imaginaires, que l'Eglise jacobine reproche incessamment au
parti de la liberté ! Cela ne se démontre pas, mais il suffit d'avoir
âge d'homme pour le sentir.
Or, la pierre angulaire delà doctrine du salut puljlic, c'est
l'apologie de la Terreur. Le plus lourd anneau de la chaîne,
c'est nous qui l'avons forgé.
Si l'on veut se convaincre que l'apologie de la Terreur ne
peut plus être dans un homme de ce temps-ci une fantaisie
historique, une relique inoifensive, il n'y a qu'à lire les
jdiilippiques de VAoenir. L'histoire de la dictature révolution-
naire y est présentée comme une solennelle expérience « qui
justifie, en fait, la doctrine du salut public plus explicitement
que Machiavel, Montesquieu et Rousseau ne l'ont justifiée en
théorie ». M. Peyiat accepte d'ailleurs, en même temps que le
litre de jacobin, la qualification « d'autoritaire ». Il n'y a que
celle de «■ césarien » qui lui fait « hausser les épaules», ce que
l'on ne comprend guère en vérité, de la part de l'écrivain (pn
accepte si gaiement les deux premières, et qui professe
ouvertement « que la question n'est pas d'alïail)lir le pouvoir,
mais de s'en saisii" ». Je sais bien qu'on s'en tire en affirmant,
d'un ton dogmatique, qu'il n'y a aucune confusion possible
« entre les attentats des ambitieux et des usurpateurs, et
l'apparition soudaine d'un pouvoir dictatorial qui, dans une
crise suprême, pour un danger évident et universellement
reconnu, domine momentanément le système entier des lois
politiques, civiles et pénales». Hélas! entre ces deux despo-
POLÉMIQUE AVEC PEVUAT. 103
lismes, la direction d'intention est toiUe la difterence. Les
Jacobins soiil les casuisles de la liberté.
C'est contre la docirine du saint public que M. Qninet a fait
son livre. Et, pour en finir (Tun coup, il luarcbe droit au
monstre. Il fait le procès à la dictature révolutionnaire, à la
Terreur; il en nie la nécessité : il afllrme que la Révolution
pouvait se sauver par la justice. A l'bonneur de Robespierre,
il préfère l'honneur de la liberté.
Voilà la pensée du livre ; elle s'y répand en flots d'éloquence ;
elle donne à tout l'ouvrage une unité majestueuse et convain-
cante. Libre aux néo-jacobins de la déclarer « anti-philosophique,
anti-historique, anti-révolutionnaire ». Celui qui aura démontré
((ue la Terreur n'était pas nécessaire, celui qui aura débarrassé
la déiiiocralie de ce rêve de dictature, qui tantôt la remue
comme une tentation, tantôt l'obsède comme un cauchemar,
celui-là aura bien mérité de l'avenir: il pourra jjraver la grosse
voix de ces revenants de 1793, assez épris de leurs souvenirs,
assez aveuglés par leurs propres systèmes, pour s'imaginer
qu'en France, le gouvernement démocratique puisse jamais se
fonder sur l'esprit de coterie et d'intolérance.
Il importait, avant toutes choses, de réialdir la philosophie
de ce bel ouvrage, à rencontre de tant de gens (pii la mécon-
naissent ou qui la calomnient. Mais il ne faut })as attendre des
néo-jacobins qu'ils acceptent la question comme 31. Quinet la
pose. C'est leur habileté de la noyer dans les faits, de l'écraser
sous les détails, de l'obscurcir par l'invective. Suivons-les donc
sur le terrain étroit où ils s'évertuent, et voyons si la légende
jacobine se tirera des mains puissantes qui viennent de la saisir '.
Les doctrinaires de la Terreur.
Avant d'examiner historiquement,, comme il convient, ce
lieu commun de la Nécessité de la Terreur, (jue nous voulons
chasser du milieu de nous, — non pour réjouir les ennemis de
la démocratie, mais pour les confondre, — il faut vider une
question préliminaire.
1. Le Temps, n° du 0 janvier 1866.
1U4 DISCOUHS ET OPIMO.NS
Une équivoque piano sur le déital.
31. Quinel accuse les dictateurs du Comité de saliil puitlic
d'avoir systématisé la Tei reur.
M. Peyrat proteste avec énergie. Il met au déli de citer une
phrase, « un mot», des discours de Robespierre, de Saint-
Just, de Billaud-Varennes, (jui justilie cette imputation. 31. Qui-
net les calomnie, et il calomnie sans preuves. « Tout prouve
au contraire que la dictature n'a été pour eux qu'une machine
{\(i fiuerre, et qu'ils n'en ont fait usage, avec la plus grande
répugnance, qu'au moment suprême, et sous le coup de la plus
impérieuse nécessité. »
Cette opinion, souvent émise, constitue ce qu'on peut
appeler la pudeur du jacobinisme moderne; elle s(!rt d'oreillei-
à beaucoup de gens d'honnête et douce humeur, qui n'osent
ni accepter ni renier la terrible tradition, et, désireux avant
tout de ne se brouiller ni avec les vivants ni avec les morts,
l'edoutent plus, sur les questions de ce genre, la controverse
que l'inconséquence.
C'est pour cela que l'objection veut qu'on s'y arrête. Si l'on
ne peut ramener les terroristes résolus, il n'est peut-être pas
impossible de convertir le jacobinisme inconséquent.
L'équivoque consiste, ce me semble, à confondre deux choses
qu'il est nécessaire de distiuguei'.
Il y a deux parts à faire dans les violences ré^olutionnaires :
celle de l'instinct et celle du système.
Toutes les mesures révolutionnaires : la loi des suspects
comme le maximum, l'empi'init forcé comme le tribunal révo-
hitionnaire, la levée en masse aussi bien ijiie l'échafaud. tout
Cl' (pii fut liéroï(iue et tout ce (jui fut barbare, naquit, à cer-
tains jours, de l'instinct populaire, exalté et déchaîné, ivre de
colère, de patriotisme et de terreur. Envahie, alîamée, trahie,
sans chefs, sans lumière et sans pain, la foule eut peur et
devint terrible.
Dès la (in de 1791, entre une l'oyauté suspecte et uni; assem-
blée impuissante, sous l'action dissolvante des troubles reli-
gieux et la pression croissante de la famine, le délire populaire
('(immence. La guerre, l'invasion, la défaite, la trahison le
poussent au comble. Les municipalités elTarées invenlont le
maxiiniim, bien avant qne la Convention le ratihe. Les prisons
POLÉMIQUE AVEC l'EVliAÏ. 10.")
s'emplissent de suspects, bien avant que ?i[erUn, le juriscon-
sulte, eût formulé ses sinistres catégories. La multitude pro-
mène dans les rues et dans les prisons sa justice expéditive.
Le peuple a pris, comme disait Danton, « l'initiative de la Ter-
reur ».
C'est de celle-ci qu'il est vrai de dire, qu'elle ne constilue ni
une théorie, ni un système : œuvre des multitudes irrespon-
sables, fruit ordinaire des longues servitudes et des initpiilés
séculaires.
Mais voici venir, à la remorque, les hommes d'État, les
légistes : et la Terreur va changer de caractère.
La fureur populaire est comme la tempête : elle s'apaise
d'elle-même. Si les hommes d'État la maintiennent, la divisent,
l'enrégimentent, s'ils l'organisent pour la rendre durable,
n'aura-t-on pas le droit de dire qu'ils en ont fait un système?
Il est de l'essence de la peur de diminuer avec le péril;
mais la terreur systématique s'accroîtra dans la même propor-
tion que la victoire ; elle deviendra d'autant plus pesante qu'elle
aura plus duré, d'autant plus dogmatique qu'elle sera moins
nécessaire; et le jour où la lassitude et l'horreur universelles
secoueront sa tyrannie sanglante , elle tombera de toutes
pièces, sans une rétractation, sans une défaillance, sans un
remords.
La conscience humaine ne s"y est pas trompée : elle n'a
jamais confondu les désespoirs de la multitude avec les froides
cruautés des politiques; elle n'impute à la démocratie que la
théorie, elle ne lui demande compte que du sophisme. .Mais,
s'écrie-t-on avec une étrange insistance , où est-elle , cette
théorie? Qui l'a écrit, professé, pratiqué, ce sophisme?
Qui? vos Saints? Robespierre, Saint-Just, Billaud-Yarennes,
toute l'école.
Du premier jour, le gouvernement révolutionnaire, décrété
le 10 octobre 1793, pour durer « jusqu'à la paix », non seule-
ment n'a pas d'autre pratique, mais ne professe jias d'autre
théorie. « Le gouvernement révolutionnaire, dit Billaud-Ya-
rennes, doit mettre la terreur à l'ordre du jour. Et il regrette,
en termes que M. Peyrat fera bien de relire, le temps perdu
pour l'échafaud. (Rapport sur l'organisation du gouvernement
révolutionnaire, 18 novembre 1793.)
106 UISCOUUS ET Ul'LMONS.
Est-ce là ce (jue M. Peyral appollo, jiar un riipliémismo
a(lmiral)le, leri'oriser « avec répii.tinance »!
Mais, dit-on, c'est avant tout un fait de guerre : dans IVsprit
des dictaIcMi's la diclatiire doit cesseï' avec la L^iinre. —
Attendez.
Le gouvernement révolutionnaire compte ses journées par
ses victoires. La campagne de 171)3 vient de s'achever par une
moisson de gloire : Carnot et Jourdan ont débloqué Maul)euge,
Hoche a repris les lignes de Wisseml)ourg. la Hotte anglaise est
chassée de Toulon, Lyon n'est plus, la grande armée ven-
déenne couvre de ses débris les deux rives et les flols de la
Loire. Du sein de la Répuhlirpie, rassui'ée et ti-iom[)hante,
s'élève un cri de justice et de pitié, le plus élO(|uent peut-élre
(pi'il ait été donné à la parole humaine de jeter au ciel aveugle
et sourd. Camille éciit le Vieux Cordelier. Qui va l'épondre? le
rapporteur du Comité de Salut pubUc, Roliespierre :
Si 1(3 ressort du gouvernement ]iupulaire dans la paix est la vertu,
le ressort du gouvernement populaire en révolution, c'est à la l'ois
la vertu et la terreur: la vertu, sans laquelle la terreur est funeste',
la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n'est
autre chose que la vertu prompte, sévère, inflexible; elle est donc
une émanation de la verlu ; elle est moins un principe paiticulier
(ju'une conséquence du principe ^'énéralde la démocratie, appliquée
aux plus puissants besoins de la patrie. — On a dit que la terreur
élait le l'essort du gouvernement despotique. I>e vôtre ressemble-
t-il donc au despotisme? Oui, comme le glaive qui brille dans les
nuiins des héros de la liberté ressemble à celui dont les satellites
de la tyrannie sont armés. Que le despote gouverne par la terreur
les sujets abrutis: il a raison comme despote; domptez par la
terreur les ennemis de la liberté, et vous aurez raison comme fon-
dateurs de la République. Le gouvernement de la Révolulion est le
despotisme de la liberté contre la tyrannie (5 février 1794).
Le reconnaissez-vous, l'étei'nel sophisme de la Diclaturo?
L'esprit de système a-t-il jamais tenu un plus impérieux lan-
gage ?
La Dictature révolutionnaire n'a pas échappé à celte loi his-
torique de toute dictature, qui est de devenir promplement
systématique, et de ne pas savoir finir.
On a d'abord pi'orogé la libei'té jusqu'après la victoire. On la
l'emet bientôt au leiulenuiin de rcxlcrmination des traîtres, des
conspirateurs, des modérés, des indifféi'enls. « Ci> (pii constitue
\
POLÉMIQUE AVEC PEVKAT. 107
la République, diL Sainl-JiisL c'est la destrucliou totale de ce
qui lui est opposé. Vous avez à punir non seulement la trahi-
son, mais rindiiïérence. » — « La protection sociale, ajoute
Robespierre, n'est due qu'aux citoyens paisibles ; il n'y a de
citoyens dans la République que les républicains. » Et alors
commence le sanglant défilé des conspirations imaginaires :
celle des indulgents et celles des ultra-révolutionnaires, celles
des athées et celles des coiTompus, celles des hommes d'État
celles des esprits faibles, celle de Danton et celle de Clools,
tombant l'un après l'autre dans ce ruisseau de sang dont la
République devait sortir souillée, décimée, amoindrie, com-
promise pour cinquante ans !
On dit que les terroristes n'étaient pas systématiques? Ils
étaient mieux que cela : ils étaient hallucinés.
L'hallucination du soupçon est visible chez Robespieri'e;
elle s'y double bientôt de l'hallucination de la toute-
puissance.
A ce moment le système est à son comble. La Terreur n'r<t
plus seulement un instrument de guerre, c'est une éducalion,
une discipline. Quand elle aurait anéanti tous les conspirateurs,
elle n'aurait pas achevé son ceuvre, car il reste une conspira-
tion plus dangereuse que toutes les autres : « celle du vice ei
de l'oisiveté ; » un ennemi encore à immoler, « la corruption, »
un nouveau « fédéralisme : l'immoralité ».
Et ghssant sur la pente que nul ne remonte, la Dictature se
perd en cette monstrueuse et puérile rêverie d'une société
régénérée par l'échafaud, incroyable mélange d'atrocité et de
candeur, d'austérité naïve et de rigueur implacable, de littéra-
ture et de cruauté, utopie pédagogique, absurde et sanglante,
à laquelle resteront éternellement attachés les noms de Sainl-
Just et de Robespierre.
rsous n'éprouvons, qu'on veuille bien le croire, aucun
plaisir à remuer ces souvenirs. Nous n'avons pas fait, non
plus, ce rêve de collège, d'une Révolution immaculée, sans
égarements ni colères.
M. Quinet a dit excellemment : « La suprême iniquité serait
de les juger par les règles des temps ordinaires. Assiégée par
l'univers, cette société se met au-dessus des lois. La fureur
devient une partie de la tactique. »
108 DISCOUKS KT Ol'l.MO.NS.
Aussi ne s"a,uil-il [las de ju^or des hommes, mais iiiic li-adi-
tion.
Les leiTOi'isles repivseiUent, dans noire liisloirr. une {]e>
forces (jiri sauvent les irvolulions dans les grands iiêrils : Tes-
pril de suite et lénergie. Mais ils n'y représentent pas la jus-
tice. La démocratie ne peut accepter de tradition que la justice.
.T'admire, dans les murs de Saragosse, Palafox dressant la
potence pour quiconque parlera de se rendre. Les Montagnards
ne le cèdent à ce héros ni en audace ni en énergie. Les vio-
lents ont leur grandeur, quelquefois leur beauté. Qui l'a mieux
fait voii- (|ue Danton?
Mais admirer les maximes de Saint-Just, s'incliner devant les
déclamations de Robespierre, reconnaître là une philosophie
qui ne soit pas médiocre, une politique qui ne soit pas odieuse,
revendiquer cet héritage de lieux communs cruels et de rêves
à courte vue, c'est un genre tridokllrie dont la démocratie
moderne a trop soufïert pour qu'elle songe à en renouer la
chaîne, heureusement interrompue '.
Girondins et Jacobins.
Il est dans l'histoire de la Révolution deux dates décisives,
deux coups d'État qui se lient l'un à l'autre, comme la première
et la dei'nière pierre de l'édilice : le 31 mai et le 18 brumaire.
Les pi'emiers jacobins, les vrais, ne les séparaient pas. 11 n'y
avait pas si loin des bureaux du Comité de Salut public aux
antichambres du Premier consul : d'illustres exemples l'ont
fait voir. Les fauteurs de la dictatui'e convenlioiinelle appa-
rurent tous au coup d'Étal de Bonaparte. Un petit nondjre seu-
Icniciil s'arrêta siii- le seuil du Sénat conservateur. Les jacobins
furent les meilleurs préfets de l'Empire.
Les néo-jacobins, (jui se caractérisent surtout par rinconsé-
quence, ont Icnti'' les premiers de distinguei- entre le coup
d'État déniag()gi(pn' et le coup d'État mililaii'e, comme si Ion
pouvait échapi)t'r à la souvei'ainc logique des choses, comme
si le sophisme ihi sahii [lublic n'était pas toujours le nu''U)e.
1. Le Tc»i/)s, (lu 11 jaiuiiT 1800.
POLÉMIQUE AVIiC PEVKAT. 109
C'est une formule monarcliii|ue, disait Buzot aux Montagnards,
(|ue votre mot : « Il faut agir. » La dictature est comnwï
l'égoïsme ; on ne lui fait pas sa pai't.
M. Peyrat, du moins, ne méritera pas le reproche crinconsé-
(|iipnce. II déclare nettement qu'après le 9 thermidor, la Révo-
lution arrêtée, menacée, décimée, n'avait plus qu'un recours ;
le 18 hrumaire.
La grande portée du livre de M. Quinef, sa force et son hon-
neur, c'est d'avoir montré, d'une façon victorieuse, le chemin
(|iii conduit d'un coup d'état à l'autre, non seulement par l'en-
cliainemenl des faits, visihles pour tout le monde, mais par
l'étroite parenté des doctrines et le lien des causes profondes.
Aussi, comme aucun livre ne renferme une critique plus haute
du 18 brumaire, aucun n'est à la fois plus juste et plus amer
pour la révolution qui porta les terroristes au pouvoir et jeta
la Giromle aux gémonies.
Les Girondins attendaient cette justice tardive. Voici bientôt
trois quarts de siècle qu'ils portent la peine d'avoir été vaincus.
Les royalistes, les Jacobins ont jugé tour à tour ces jours ter-
ribles. Jusqu'au livre de M. Quinet, le testament politique des
Girondins restait à faire. Entre les constitutionnels, qui ne leur
pardonnent pas, et les montagnards, qu'ils exaspèrent, les plus
éloquents, les plus généreux, les plus novateurs des révolution-
naires sont demeurés longtemps sans défenseurs. De tous les
partis de la Révolution, c'est le seul, dit très bien M. Quinet,
(jui n'a pas eu de successeurs. Tous les grands travaux con-
temporains, depuis Thiers jusqu'à Bûchez, depuis 3Iichelet
jusqu'à Louis Blanc, libéraux ou démocrates, hommes d'Etat et
poètes, pour une raison ou pour une autre, les sacrifient.
Lamartine entreprend d'élever un monument à leur gloire : ;i
mi-chemin, il les trahit et passe à Robespierre. La république
était entrée dans notre histoire sous une triple auréole d'élo-
([uence, de grandeur d'âme et de génie, entre Brissot et Con-
dorcet, Barbaroux et Gensonné, Vergniaud et madame Roland.
Qui eût pu s'attendre à les voir reniés par les républicains
d'un autre âge?
Rien ne fait mieux voir, à mon sens, combien le culte de la
force, et cette tradition de l'arbitraire, qui est le fond môme de
notre histoire, ont parmi nous pénétré les âmes. Pour tuer les
110 DISCOUUS ET OPINIONS.
(«irdiidins. on les accuse de ne pas savoir agic. Il n'en est venu
jus(jii'à nous (jn'une image calonuiiée et travestie, mélange
inconsistant (Hncaiiacilé et d'éloquence, de vanité et d'impuis-
sance. Artistes, — on en conviimt, on l'exagère même. — mais
l'iiéteurs et li'acassiers, hésitants et déclamateurs, incapables
de sauver la Révolution : leur présence était un embarras,
leur suppression fut une délivrance.
Robespierre a trace le premier ce portrait dv fantaisie;
depuis ce temps, on le recopie.
■\1. Peyrat s'est borné naturellement à le rééditer une fois de
[iliis. L'article qu'il a consacré aux Girondins est aussi faux que
le rapport de Saint-Just et l'acte d'accusation d'Amar.
Girondins et Jacobins appartenaient à la même génération
révolutionnaire, celle que le tiers état mit si fièrement au
monde, au moment où labdication volontaire des Constituants
jetait la Révolution dans l'inconnu. Jeunes, ardents, obscurs,
mais formés à la vie publique dans ces innombrables assem-
Idées administratives où se concentrait de fait, depuis le 14 juil-
let 1789, le vrai gouvernement de la France, ces révolution-
naires de la seconde poussée n'étaient pas faits pour porter
longtemps la monarchie. La République sortait des fautes des
hommes, et surtout de la force des choses. La République, on
l'a dit bien des fois, était dans la Constitution de 1791. Elle
était dans le démembrement systématique du pouvoir, dans la
prépondérance de l'assemblée; elle était surtout dans le sys-
tème des administrations départementales et municipales élec-
tives. Mirabeau l'avait bien vu; et, dès l'année 1790, dans ces
notes fameuses, monument immortel de clairvoyance politique
et de monstruosité morale, il signalait à la coui- le régime
administratif, que lui-même avait appuyé, comme le véritabie
rnnrnii de la dynastie.
Dans cet intermède de self-goverument, que la France ne
devait plus revoir, le pays devint républicain sans le savoir,
sans le vouloir même. L'Assemblée législative fut le produit de
cette situation sans exemple. 3Iais, chose remarquable, la mino-
rité ardente, éloquente, clairvoyante qui fit porter à cette démo-
cratie inconsciente toutes ses conséquences, était sortie des
entrailles mêmes de la province. La République ne devait plus
ri'trouver pareille fortune dans notre histoire.
POLÉMIQUE AVEC PEYMT. Ill
Celte fois, les nécessités de la défense extérieure précipi-
lèrent la crise. La monarchie se cliargea d'achever elle-même
la démonstration commencée par la dépiitation de la Gironde.
La royauté trahissait, appelait Tétrangcr, désorganisait la
défense. Il n'y a plus aujourd'hui, là-dessus, de doute possible.
Et, comme le démontre M. Quinet avec une précision et une
abondance de raisons admirables, la royauté ne pouvait pas ne
pas trahir. L'histoire ne connaît pas d'exemple d'un despo-
tisme assez souple pour se laisser réduire, assez na'ifpourse
découronner lui-même, assez désintéressé pour se donner des
maîtres. Là était la vraie chimère, la contradiction profonde
de la Constitution de 179L Le peuple de Paris trancha le nœud
à sa manière ; il fit le lU août. Le 10 août est la journée de
riiistiiic/, dit ingénieusement M. Quinet. Mais avant l'instinct
du peuple, il y a la Gironde, qui lit tout haut dans le jeu de la
cour, qui dénonce, par la voix de Roland, de Brissot, de Gen-
sonné, son inertie obstinée, et son hostilité secrète, qui la
frappe à mort par la voix de Vergniaud.
Admirez donc la justice de l'histoire! Tandis que les Giron-
dins préparent, fomentent, font éclater la République, Robes-
pierre se butte, dans son journal, à la Constitution de 1791.
C'est un monarchien de la dernière heure. En juin 1792, le
club des Jacobins veut chasser Billaud-Varenne pour avoir osé
mettre en question la monarchie. — Et la tradition jacobine
reproche aux Girondins d'avoir manqué de résolution répu-
blicaine!
Les Girondins de la Législative veulent la guerre, la prê-
chent, la décident malgré les Jacobins et malgré Robespieri'e.
A la Convention, c'est Brissot qui la fait déclarer, le l"" fé-
vrier 1793, à l'Angleterre et à la Hollande. — Et ce sont les
Girondins qu'un accuse d'avoir manqué d'audace, d'enthou-
siasme national, de fierté révolutionnaire! Et qui donc a frappé
les émigrés, décrété le camp sous Paris? Les Girondins delà
Législative. Qui a organisé la première défense, poussé en
avant les premiers volontaires, ceux de l'Argonne et de Jem-
mapes, les plus mibtants, les plus incontestables de nos sau-
veurs? Q i a rempli les colonnes du Bulletin des lois, dans ces
terribles mois de février et de mars 1793, de cette multitude
de décrets organisateurs, de guerre et de marine, que personne
112 niscoriss et opi.mo.ns.
no pont t'ITacei", cl qui rcpondent si éloqueniment au reproche
(l'impuissance et de paralysie? Les Girondins à la Convention.
Qu'on cite une mesure de défense à laquelle ils aient refusé de
concourir? Une nécessité militaire qu'ils aient méconnue? Que
M. Peyral ne dise donc pas que tant que les Girondins furent
debout, la Convention n'agissait pas. Ce lieu commun de toutes
les dictatures, ce prétexte de tous les despotismes qui sourit
aux Jacobnis de VAvenù-, est faux neuf fois sur dix dans l'his-
toire : mais, appliqué aux Girondins, il est aussi odieux qu'in-
compréhensible.
En vérité, l'histoire de ces gramls jours est écrite au rebours
des faits et du bon sens. Le plus grand reproche qu'il y ait à
faire aux Jacol)ins et à leurs prdes copistes, c'est de méconnaître,
dans cette crise héroïque de la Fi'ance nouvelle, l'élan sincère
et l'ardeur naïve, renlhousiasme national, la spontanéité révo-
lutionnaii'e. On croirait, à les entendre, (|u'il a fallu, poui-
pousser la France aux fronlièi'es, le fouet des supplices et l'ai-
guillon de la peur. Entre riiéro'isme des quatorze armées et
l'échafaud de la place de la Révolution, il y aurait je ne sais
quelle lelation mystérieuse, je ne sais quel rapport nécessaire,
dont la seule pensée est, pour le génie de la France, la plus
sanglante des injures, la plus imméritée des calomnies.
Il faudrait pourtant choisir : ou cesser de nous entretenir de
l'enthousiasme et des prodiges de 1792, ou reléguer parmi les
plus hideux sophismes de cette théorie de l'efficacité de la guil-
lotine, au point de vue de la défense du territoire, sur laquelh;
vivent, de[)uis soixante ans. tous les apologistes de la Teireur,
et qui sei-ait groles(|ue, si elle n'était aussi sanglante.
La vérité, c'est que toutes ces grandes choses ne furent faites
ni jiar la iMonlagne, ni par la Gironde, mais par la France. On
a toujours écrit cette histoire les yeux fixés sur la Convention.
Dans notre fureur de centralisation, nous voulons tout centra-
liseï', même l'esprit national, même le patriotisme.
Nous mettons toute la Révolution dans Paris, tanilis que
Paris lui a porté, le 2 juin 1793, un des coups les plus terribles
(ju'elle ait reçus*.
Il paraît que V Avenir national est blessé au coeur. Ce journal.
1. Le Temps, du iîO janvier 1860.
POLÉMIQUE AVEC PEVItAT. 113
dont le tempérament est d'excommunier et de requérir, condes-
cend à discuter.
Nous avons parlé, dans notre dernier article sur le livre de
^I. Quinet, du lien intime qui existe entre le coup d'État du
31 mai et le coup d'État du 18 brumaire. Fondés tous deux
sur la même thèse de salut public, il n'est point surpi-enant
ifu'ils aient eu les mêmes approbateurs. Et nous avons dit
(|u'il n'y avait pas si loin des bureaux de Comité de Salut
[lublic aux antichambres du Premier consul — qu'on ix'trouvra
les complices du 31 mai parmi les approbateurs du 18 hni-
maire — que sous l'Empire eniin, un Jacobin faisait un excel-
lent préfet.
Il y avait, pour répondre à cette thèse, qui n'est point nou-
velle, sans doute, mais qui nous semble aussi juste qu'oppor-
tune, deux procédés: la logique ou l'histoire. Le procédé
logique serait de beaucoup le meilleur. Qu'on expose, une
bonne fois, cette théorie du Salut public, derrière laquelle
s'abrita le 31 mai, et qu'on prouve qu'elle ne justifie pas toutes
les dictatures, tous les despotismes! Problème difficile, et que
la doctrine de la dictature, professée par M. Peyrat dans ses
premiers articles, ne résout pas, à coup sûr. Nous l'avons
montré précédemment, et nous attendons encore, sur ce point
capital, la réponse de VAvet^ir. Moins sûr que le procédé lo-
gique, le procédé historique est par cela même infiniment plus
commode. Voici donc la question qu'on nous pose :
Quels sont les Jacobins, les vrais Jacobins, comme on les appelle,
qui ont quitté les bureaux du Comité de Salut public, pour s'ins-
taller dans les antichambres du Premier consul et de l'Empereur?
Parmi ceux qui ont été préfets, conseillers d'État, qui ont plié
l'échiné pour se faire prendre mesure d'un habit brodé, qu'on en
nomme un, un seul, qui n'ait pas eu sa part et son rôle dans le
9 thermidor, c'est-à-dire dans cette journée où les vrais Jacobins
furent vaincus en même temps que Ja Révolution. Encore un coup,
pas de phrases et des noms propres.
Nous allons venir aux noms propres, mais nous sommes sûr
d'avance que vous ne les accepterez pas. Que des Jacobins aient
été préfets, conseillers d'État, aient plié l'échiné, vous en
convenez vous-même, mais ce sont des Jacobins impurs, selon
vous, des Jacobins mauvais teint, car tous avaient trempé dans
Thermidor.
]U DlSCOrUS KT OPIMONS.
A ce compte, où soûl Il's Jacobins après Roljes|)iérre? Qui
n'avait pas, à la Convention, trempé dans Thermidor? Qui
n'avait pas, en ce jour de révolte et de justice, senti la hache
sin- sa lèlc? Qui n'avait pas répété, du Marais à la 3Ionla»ne, le
cii: A hasl à bas le tyran! Quand la Convention, poussée par
ses triumvirs, de coup d'état en coup d'état, de prosci'iption
en proscription, d'échafaud en échal'aud, jusque dans les der-
niers retranchements de son immense docilité, se releva furieuse
et sanglante, elle fit tout entière tète au péril. On ne connut
alors ni Thermidoriens ni Montagnards ; on ne se demanda pas
si Billaud-Varenne n'était pas plus farouche ([ue Robespierre;
si Sainl-Just n'était pas fait d'un bronze plus pur que Barèi'e
et CoUot d'Herbois. La France d'alors lit comme la Convention:
elle respira, et l'histoire a fait comme la France.
Thermidor, c'est la fin de la Terreur, c'est le réveil de la
justice et de la clémence, la défaite de l'épouvante, dans son
incarnation la plus savante et la plus haute.
Qu'importe que la Terreur ait péri par les mains des pires
terroristes? qu'importe qu'un Tallien ait personnifié l'humanité
renaissante? Où ÏAveuir a-t-il pu voir que nous entreprenions
de réhabiliter la faction de Thermidor? Faites le procès aux
Thermidoriens, et gagnez-le : aurez-vous donc pour cela gagné
le procès de la Terreur?
Ce n'est pas en Thermidoriens et en non-Thermidoriens que
les hommes de la Révolution se divisent, c'est en Terroristes et
en non-Terroristes. Quand j'ai dit que le jacobinisme s'était
réconcilié avec l'empire, j'ai parlé des Terroristes, des « fau-
teurs de la dictature conventionnelle », des vainqueurs de la
Gironde, tenant pour aussi Jacobins, selon la langue vulgaire,
Legendre et Tallien que Lebas et Soubrany.Et j'ai dit que, dans
ce groupe nombreux et redoutable, qui avait fait le 31 mai,
plus d'un s'est rencontré qui, pour les mêmes raisons, prit sa
l)art du 18 brumaire; plus d'un qui s'y l'allia, sauf à s'en
rcpriilir: [iliis d'un ijui descendit jusqu'au fond la i)enle de
la siTNilude.
Où est donc la calomnie ?
Fouché, Real. Merlin (de Douai i. David, Treilhard. barons,
comles, ducs, séiiateui's de l'Empire, où les placez-vous? Parmi
les modérés de la ConvtMilion ou parmi les Jacobin^ de l'Empire?
POLEMIQUE AVEC PEYHAT. 115
Proconsuls sanalants, démagogues furieux, légistes implacables,
sont-ils de ceux qu'on calomnie? Cliose remarquable: Foucbé
détruisit Lyon avec le fer et avec la poudre ; Real, collègue de
Chaumette et d'Hébert, déposa contre Brissot dans le procès
des Girondins ; Treilhard fut dépêché contre eux à Bordeaux;
Merlin (de Douai) fit la loi des suspects ; David fut le pané-
gyriste et l'émule de Marat. Les ennemis les plus signalés de la
Gironde sont les premiers à faire leur cour à Bonaparte?
Dubois-Crancé et Roux-Fazillac le comblent d'avances avant
brumaire, et, après le coup, attendent qu'on les chasse des mi-
nistères. C'est la course au clocher de la dictature : les Jacobins
violents la laissent faire, et elle les déporte ; les Jacobins
modéi'és l'aident, et elle les place. Le type du Jacobin rassis,
c'est Cambacérès.
Homme de la Plaine, direz-vous? Point: le meilleur ami de
Robespierre. C'est lui qui demande le tribunal révolutionnaire,
séance tenante. C'est lui qui révèle à Napoléon qu'il y avait du
bon dans Robespierre, que c'était un homme d'ordre aussi : son
mot fameux sur le 9 thermidor, qui fait la joie de l'Avoi/r:
«Procès jugé, mais non plaidé, » est tiré du Mémorial de Sainte-
Hélène.
Je n'ai point dit, — car il faut bien s'entendre, — que le
18 brumaire fut l'œuvre des Montagnards ; je n'ai point dit
(cela serait absurde) qu'il n'y eut point de ynodérés dans les
conseils du vainqueur : j'ai dit qu"en soi, le coup d'état n'avait
point répugné aux Jacobins; que ceux qui ne le firent point s'y
rallièrent, ne fût-ce qu'un jour. Carnot fut ministre de la guerre
après le 18 brumaire : est-il une preuve plus décisive?
Je le sais, les Jacobins furent « trahis » ; c'est le mot dont
vous vous servez vous-même. Hs furent dupés; qui le conteste?
Ils le seront toujours, parce que, vers la force et vers la dicta-
ture, ils vont, comme l'alouette, au miroir. Voter contre l'Em-
pire, la belle afi'aire ! Mais, derrière le 18 brumaire, ne pas
apercevoir l'Empire : là est l'infirmité d'esprit, la pauvreté
morale, l'inconséquence.
Aussi, les inflexibles, n'est-ce point dans le camp des Terro-
ristes que vous-même allez les prendre? Vous citez Laréveillère-
Lépaux, le meilleur des directeurs, le plus honnête des pa-
triotes, refusant, comme membre de l'Institut, son serment à
116 DISCOUUS ET OPIMONS.
rEmi)ire, l'cfusaiit une pension, et, pour vivre pauvre comme
alors ou savait l'èlre, vendant sa maison et ses livres, k encore
un Jacoijin celui-là! » Que dites-vous, chantre des Jacol)iiis.
docteur es sciences révolutionnaires? Laréveillère, un Jacoi)in?
De l'espèce de Lanjuinais, je suppose. Laréveillère qui s'écrie,
le 2 juin 1793, après (|ue la Convention violentée a mis les
Vingt-deux en état d'arrestation provisoire: « Nous irons tous,
tous en prison. » Laiéveillère. pi'oscrit comme eux. un peu
plus la'.'d ; Lai'éveillère l'entrant en Iriomphe, après le 9 ther-
midor, avec Isnard, Heni'i Larivière, Louvet et Ponlécoulant?
Gardez vos saints, mais laissez-nous les nôtres.
]j Avenir, qui prend Laréveillère pour un jacobin, nous met,
par contre, au déli de citer des Jacobins devenus préfets de
l'empire. Ici, comme la logique des principes et des choses
n'est plus contenue par la hauteur des caractères, la liste des
ralliés s'allonge. Les noms obscurs de la grande Montagne
foisonnent dans VAnnuaire. Jean-Bon-Saint-André, Alquier,
Cavaignac, Saliceti, Cochon de Lapparent, pour ne citer que les
plus marquants, se casent dans les préfectures, s'élalénl
dans les ambassades. Albitte, — un pur celui-là, un prosci'it de
Thermidor; — Fréron, illustre mitrailleur; Borie, Thirion,
Drouet, passent, de proconsuls, sous-préfets ou juges, tandis
que les pai'tisans de Marat, les Hentz, les Panis, les Bourdon
(Léonard) mangent dans de petiles i)laces, dignes de leur mé-
diocrité paisible, le pain de la bureaucratie impériale.
Ce n'est ni pour mettre les Montagnards en contradiction
avec eux-mêmes, ni pour constater une fois de plus la pro-
fondeur de la fragilité humaine, que nous rappelons et ces
noms et ces choses. Il n'y a pas contradiction, il y a rappoi't
direct, attraction logique entre le jacobinisme et la dictature.
L'Avenir en est lui-même la preuve vivante. Il paraît que nous
avons calomnié sa pensée en lui faisant dire (ju'après le 9 ther-
midor la Révolution n'avait guun recours : le 18 brumaire. C'est
perspeclive et non « recours » qu'il faut lire. Va donc pour
« perspective ». Mais le mot est au moins ambigu, et, sans
chercher à le commenter par des citations très claires, que
M. Peyratne l'enieraitpas, nous demandons aux gens de bonne
foi ce (pi(» signilie une tirade ainsi conçue — que nous citons,
cette fois, tout au loim- :
POLKMIOUE AVEC PEVIiAT. 117
« Tant que les Jacobins sont maîtres du pouvoir, ils contiennent
toutes les lactious: après leur mort, les factions décliainées pren-
nent leur revanche; elles font de la Fi-ance un lieu de déhniiche et
un coupe-^ïorge. Tant que les Jacobins gouvernent, dit M. Qiiinet lui-
même, « ils opèrent le miracle d'empêcher la famine » ; quand ils
sont renversés et immolés, la France n'a plus de pain. Tant que les
Jacobins ont dans les mains les destinées du pays, tout cède à l'as-
cendant de la Révolution, la France marche de victoire en victoire;
quand les Jacobins ne commandent plus, ne donnent plus l'exemple
et l'impulsion, la désobéissance, l'indiscipline et le découragement
se mettent dans les armées; nous éprouvons partout des revers. La
Révolution s'arrête, recule ; la France se débat dans la misère ; elle
n'a plus en perspective que le 18 brumaire. »
Dire qu'entre le 9 thermidor et le 18 brumaire, la liberté n'a
pu contenir les factions de rintérieur, ni maintenir la discipline
des armées, ni donner au pays le pain, la sécurité et la gloire,
n'est-ce pas proclamer la nécessité du 18 bi'umaire, et le vain-
queur d'Arcole et des Pyramides parlait-il à la France un autre
langage ?
Nous croyons avoir répondu aux questions de VAvetui-. Nous
ne lui en posons qu'une, en revanche. Il paraît que ce journal
a. quelque part, un petit concile démocratique, qu'il consulte
sur les cas de conscience, — ce qui lui permet de juger, à l'oc-
casion, qu'il est le seul, le vrai, le pur organe du parti. « Les
" hommes les plus justement respectés et les plus incontesta-
<( hlement autorisés, dit-il. se sont associés à ses critiques de la
« mnriière In plus explicite et dans les termes les plus concluants ».
Voilà qui est clair, h' Avenir n'a pas seulement des arguments,
mais il a des certillcats. Serait-il trop indiscret de lui de-
mander de les produire ? De grâce, qui sont ces pères de
lEglise qui ont prononcé contre le livre de M. Quinet et
coiihe le journal le Temps l'excommunication majeui'e? Les
noms, s'il vous plaît, de ces patriarches du robespierrisme,
(b^ CCS inconsolables de Thermidor; les noms, s'il ne vous
est pas défendu de les dire*?
La discussion ne peut avancer avec un adversaire comme
VAveyiir. Quand on lui paiie 18 brumaire, il répond 9 thermi-
dor. Il nous avait sommé de citer, par leurs noms, des Jacol)ins
1. I.e Temps, du 2 février 1866.
118 DISCOURS KT (ll'I.MONS.
l'alliôs au 18 brumaire. Nous lui en avons nommé dans loules
les nuances et clans tous les rangs du pai'ti, des modérés et des
fuiieux, des légistes et des proconsuls, des proscrits du
l'"' prairial et des patriotes du 2 septembre, des noms purs et
des noms bonnis, des chefs de file et de simples soldats. C'est
moins aux hommes, avons-nous dit, qu'à la doctrine commune
qu'il faut s'en prendre. Le jacobinisme accuse surtout la force
de la tradition, la fatalité de l'histoire, l'empire des habitudes
absolutistes, formées par le travail des siècles, et reparaissant
sous d'autres noms, dans le culte des pouvoirs forts, le despo-
tisme du Centre, la secrète tendresse pour la dictature. V Ave-
nir n'entend point de cette oreille, il ne voit dans ce débat
qu'un prétexte à biographies, et s'obstine à le rapetisser au
niveau d'une querelle rétrospective sur les meneurs du 9 ther-
midor. Grand bien lui fasse! Nous le laisserons s'ncharner sur
Tallien. Fréron et Barras, confondre l'acte de Thermidor, qui
l'ut justice, avec la faction dite de Thermidor, qui ne fut que
corruption ; justiher la Terreur par la réaction thei-midoriemie,
comme si les vengeances réactionnaires eussent été possibles
sans les violences jacobines, la terreur blanche sans la terreur
l'ouge. Divaguer n'est pas répondre.
Au moins faudrait-il. puis(iu'on discute sur des noms, citer
notre liste tout entière et n'en pas retrancher les plus mar-
(juants. 3Iais VAve7in' est essenticlb'ment épuraleiir; il a la
bonne tradiliou, il épluche le jacobinisme de telle façon qu'il
n'y reste plus, à la hn, que Robespierre, Couthon et Saint-Just
et les mcmijresde la Commune. Je conviens qu'à ce compte, il
est (lil'licile de citer des Jacobins compromis dans le 18 bru-
maire, et VAvenù' ti-iomphe commodément. Omettant ceux-ci,
leniant ceux-là, et quand le Jacobin manque, prenant un
Ciroiidiu, on a réponse à tout; et pour le lecteur naïf, on a
toujours l'aison.
S'il existait pourtant quelque part un Jacobin notoire,
incontestable, non un Jacobin de hasard, issu de la tourmente
3t du péi'il, mais un Jacobin de choix et de réflexion, un Jacobin
avoué et lidèle, n'ayant jamais varié sur Robespierre, l'idole de
sa jeunesse, le culte raisonné de son âge mûr, et si l'on vous
montrait ce Jacobin doctrinaire, le seul peut-être que VAcemr
ne puisse renier, mêlant à l'éloge de Hobespierre, l'apologie
POLEMIQUE AVEC PEYItAT. 119
•lu 18 hnimaire, tliriez-vous encore que les deux théorieïi ne
sont pas sœurs, et que notre thèse est une calomnie?
Nous vous renvoyons donc simplement à un petit livi'e, plein
(le verve et de talent, publié à Paris, en 1840. Vous y trouverez
de Robespierre, le portrait le plus grandiose, du gouvernement
l)ai'lementaire, la critique la plus acerbe, de l'opposition de
gauche tout entière, la plus violente caricature qu'on puisse
lire; et, à la fin du volume, en matière de conclusion, celte
apostrophe à M. Thiers, alors président du conseil, qui a
toute la valeur d'une profession de foi :
Secouez donc cette léthargie de la vie politique, ne vous
laissez point aller aux mortelles oscillations de ces luItcB parle-
mentaires, où vous compromettez votre gloire dans l'avenir, pour
quelques triomphes d'un moment. Laissez là cette agitation où vous
dépensez, sans profit, pour votre pays et sans dédommagement
pour vous, les plus brillantes facultés que Dieu ait données à un
homme , et, quand vous pouvez vous placer à côté de Machiavel
et vous rapprocher de M. Guizot, prenez garde de tomber au niveau
de M. Odilon Barrot et de M. Passy... Vous avez mieux à faire,
monsieur, qu'à défendre ou à ridiculiser des lieux communs, en
compagnie d'hommes médiocres. Vous avez, en écrivant Phistoirc
de votre pays, à enseigner à la génération qui naît à la vie politique,
et qu'on égare par d'absurdes théories, comment une des plus
grandes, des plus justes et des plus magnifiques révolutions dont
l'histoire ait gardé le souvenir, a été poussée au crime et a Tali-
surde par l'intluence des avocats et des idéologues, ces deux lléaux
de notre siècle : comment, depuis oO ans, nous sommes engagés
dans une voie qui nous conduit à la misère, à l'anarchie et au
ridicule; comment tout est à refaire dans ce pays pour sauver pai-
le travail un peuple qui languit dans le bavardage ; comment il vaut
mieux que l'ouvrier lise Barème que la Constitution des droits de
l'homme, et qu'il sera plus heureux et plus moral en mettant
chaque dimanche une poule au pot, qu'en jettant chaque cinq ans
une boule dans l'urne électorale. SI vous aviez, monsieur, le 'prestige
rt la puissance de lliomme dont vous allez éerire l'histoire, je vous
dirais qu'il y a quelque chose à faire de plus qrand, de plus moral, .de
plus exemplaire, un acte de justice divine à exécuter, et je i-nns
rappellerais ce qui se passait à Saint-Cloiul le 19 brumaire 1799,
ce grand jour de notre histoire, qui sera un jour de fête, si
jamais nous avons le sens commun. Mais vous n'avez ni le
cheval blanc de Gampo-Formio, ni Murât pour crier à ses gre-
nadiers : En avant, marche! contre les représentants non plus du
poignard, mais du harardarje.
F.pjac()l)in qui appelait, en 1840, \a justice divine sur le gou-
120 DISCOURS ET OPINIONS.
vcrnomont des assemblées, peut, en 1865, faire l'éloge du
31 mai. C'est de la logique el de la franchise.
Un dernier mot, pour clore cette discussion, que VArmir ne
reprendra pas. On avait parlé à plusieurs reprises, non sans
solennité, de certains hauts patronages démocratiques, qui
auraient prononcé entre M. Quinetet ses détracteurs, et couvert
de leur autorité incontestable la polémique de ÏAvenà-. Nous
avons demandé les noms. V Avenir les refuse. Il n'a pas, dit-il,
l'habitude de livrer à la publicité les communications de ses
amis. — Pourquoi s'en fait-il donc un argument anonyme?
— Nous les lui demandons, ajoute- t-ii, sachant bien qu'il ne
peut pas les dire. — Nous savions l»ien, en effet, que l'Avenir
ne nommerait personne; mais pour une excellente raison, c'est
qu'il n'a personne à nommer '.
Nous n'avons aucun goût pour les personnalités. Si nous
avons fait entrer dans un débat, sur l'esprit et les tendances du
jacobinisme, l'opinion de M. Peyrat au sujet du 18 brumaire,
c'était pour faire honneur à sa logique, non pour mettre en
cause son caractère. Aujourd'hui. M. Peyral relire de la façon
la plus catégorique, et avec la plus parfaite a'nnégation, ce
qu'il a écrit en 1840. Nous lui en donnons acte. Nous reprodui-
rions, si cela était possible, l'article tout entier; il semble qu'il
diminue un peu la distance qui nous sépare :
L'étude de la Révolution m'a appris, que l'état de la France, en
1799, quoique très grave, ne l'était point assez pour justifier le coup
d'état et la dictature qui en fut la conséquence. Le maintien de la
Constitution républicaine correspondait aux vœux et aux intérêts
de l'immense majorité de la France.
La République était assez forte pour contenir ses adversaires
l'Aie avait pour elle les armées, composées encore en grande
partie de ces volontaires partis en 92, quand la patrie était en dan-
iier. et qui avaient vaincu l'Europe pour vaincre la monarchie. Elle
avait pour elle cent journalistes, tous les écrivains de quehjue
autorité, les poètes, les artistes, les acquéreurs nationaux, tous les
propriétaires las de leurs incertitudes, tous ceux qui, en 89 et 99,
ayant pris les armes pour elle et endossé l'uniforme national,
avaient mérité par là le ressentiment des royalistes. Les premiers
amis de le R>'voliifinn lui »'-tnient reslé% fidèles et ih étaient innom^
braille a...
1. Le Temps, du 7> février 1866.
LES COMPTES FANTASTIQUES DHAUSSMANN. 121
Très juste et 1res bien dit. Mais cessez alors de pleurer sur
le y Thermidor. Oui! le sentiment républicain et les intérêts
révolutionnaires défendaient la République au dedans, les
armées produites par le grand mouvement de 1792 suffisaient à
la proléger au dehors : voilà nos vrais vainqueurs. La guillo-
tine n'y était pas plus nécessaire que le sabre, et si la Révolu-
tion pouvait se passer de Bonaparte, elle n'avait pas non plus
besoin de Robespierre *.
Les Comptes fantastiques d'Haussmann.
A CCS discussions théoriques allaient succéder des luttes plus per-
sonnelles et plus directes contre le César afTaibli qui opprimait la
F'rance en la conduisant aux abîmes. A propos de la loi sur les
coalitions qui vint eu discussion dans les bureaux du Corps législatif
en février 1864, Ollivier et Darimou s'étaient nettement séparés de
leurs collègues de la gauche qui demandaient l'abrogation pure et
simple des articles du Code pénal prohibant les coalitions. Au début
de la session de 1865, la brouille devint définitive, et Gambetta, le
futur chef des irréconciliables, exprima à Darimon son absolue
défiance à l'endroit de l'opposition constitutionnelle-. Les mauvais
jours étaient venus d'ailleurs pour le gouvernement césarien. La
mort de M. de Morny (10 mars 1865) l'avait privé de son plus habile
conseiller, le tiers-parti se constituait et réclamait l'extension des
libertés parlementaires :.\apoléon III s'iuclinant avec humilité devant
les sommations des États-Unis, faisait dire, dès le 5 février 1866, au
malheureux empereur Alaximilien, que l'évacuation commencerait
dès l'automne, et il était dès lors évident que l'Empire aurait désor-
ganisé nos foi-ces en pure perte, sans retirer aucun fruit des trésors
et du sang gaspillés dans cette expédition désastreuse. Enfin, les
foudroyants succès de la Prusse à Sadowa (2 juillet 1866) en détrui-
sant à notre préjudice l'équilibre européen, de mauvaises récoites,
des inondations, le déficit du Trésor confessé par M, Fould, avaient
1. Le Temps, du 7 février 18G6.
•2. V. Diirimon, Histoire de Douze ans. p. 223.
L'auteur cite une assez curieuse conversation avec Gambetta, auquel il
rapporte la paternité du mot d'opportunisme qui était appliqué par lui à la
politique d'Ollivier et de ses amis :
« Eh bien ! mon cher Gambetta, lui dis-je, il parait que vous êtes en train de
dépasser la Gauche?
— Que voulez-vous? me dit-il, nous sommes en présence d'un malade. Je
vois bien qu'Ollivier et vous, vous lui préparez un enterrement de première
classe. J'aurais consenti volontiers à aller jusqu'à l'église; mais je ne veux
pas aller jusqu'au cimetière. — Nous nous quittâmes sur ce mot, et depuis
je ne l'ai i)lus revu. »
122 Disr.ouns et opinions.
irrité l'opinion piililiiiuc l't mis à nu tons les vicf>s du réj.niTie
personnel.
Pour faire diversion aux échecs de sa politique extérieure,
rKmpercur qui, dans son discours du trône de 186fi, avait paru peu
enclin aux concessions libérales et venait d'interdire à tout autre
pouvoir pu!)Iic que le Sénat, de discuter la Constitution (sénatus-
consulte du 18 Juillet 1S(J01, revint bientôt, par une de ces contra-
dictions qui étaient au fond de sa nature indécise, à la chimère de
rKmpire constitutionnel : la fameuse lettre du 19 janvier 1867,
suivie des décrets du même jour, ouvrit une première brèche dans le
régime autoritaire, en restituant aux députés le droit d'interpellation
et en autorisant les ministres à représenter par délégation le Gou-
vernement devant les Chambres. Napoléon promettait, en outre,
une loi sur la presse, qui substituerait au pouvoir discrélionnaire
de l'administration les douceurs de la juridiction correctionnelle, et
une loi sur le droit de réunion ; par contre, la note impériale
rrfusait nettement aux députés la faculté de devenir ministres. De
la, un remaniement du ministère, la fureur des Mamelncks de
l'Empire autoritaire, les édifiantes querelles de Rouher et d'Ollivier,
le premier soutenu par les fanatiques de la droite impérialiste,
comme Granier de Cassagnac, le second protégé par Walewski et le
tiers-parti. Mais M. Walewski quitte la Présidence du Corps législatif
le 29 mars 1867. L'incohérence préside plus que jamais à la marche
du gouvernement. Dès le 14 mars, en terminant son interpellation
siii- la politi((ue étrangère de l'Empire, M. Thiers avait dit à la
tribune : « Prenez garde, il ne vous reste plus une seule faute
;i commettre! » Et voil.à que les humiliations s'accumulent. Tandis
que Maximilicn est fusillé à Quei'etaro (16 juin la Prusse nous brave
ouvertement en publiant ses traités d'alliance avec l'Allemagne du
Sud ; les négociations avec la Hollande pour la cession du Luxembourg
(avril-mai) nous mettent sans profit à deux doigts de la guerre,
l'attentat de Bérezovski (6 juin) épouvante le czar, et les splendeurs
de l'Exposition universelle ne dissimulent pas la profonde désorga-
nisation de notre pays aux souverains étrangers, hôtes des Tuileries.
Le fameux « jamais » de M. Rouher (décembre) et l'intervention
française à Rome nous brouillent avec la nation italienne, et le vote
des lois sur la presse et sur le droit de réunion, arraché au Corps
législatif, ne satisfait pas le parti libéral, qui ne voit dans cette pré-
tendue réforme qu'une nouvelle métamorphose de l'arbitraire'.
C'est à ce moment que M. .Iules Ferry entre en scène et ouvre
contre l'un des plus puissants fonctionnaires de l'Empire, contre
M. Ilaussmann, l'autocrate de l'Hôtel-de-Ville, une campagne qui est
restée célèbre. Avec le livre de Ténot, Paris en dcccmbre ^8'6i
laoût 1868), c'est à coup sûr le plus terrible réquisitoire qui ait été
dirigé contre l'Empire à son déclin. F-es Complet fantaxtiqucx (lllaus-
1. .■] juillet ISGS, saisie du Râieil, condamnation de Dele.scluze à trois mois
de prison et ô 000 fr. d'amende.
LES COMPTES FANTASTIQUES D HAUSSMANN. 123
smaim, publiés d"uboid par le Temps, doivent être reproduits ici ;
car ils permettent d'apprécier à quel dei;ré M. Jules Ferry réunissait
les aptitudes spéciales, les qualités de style, la souplesse d'espiit, le
courage et Tà-propos qui caractérisent les grands journalistes ' :
.4 Messieurs les Membres de la Commission du Corps législatif
chargés d'examiner le nouvel Emprunt de la Ville de Paris.
Messieurs,
Pour un citoyen de Paris, c'est une liberté grande de s'adres-
ser à vous. Il est entendu qn'en tout ce qui touche leurs propres
affaires, les Parisiens sont incapables, et que les gens du Cantal
ou de la Lozère savent seuls ce qui nous convient. C'est pour
cela que la majorilé, dont vous êtes la fleur, n'a pas daigné
ouvrir à un seul des élus de la ville de Paris l'accès d'une Com-
mission qui lient entre ses mains noire présent et notre avenir.
Je ne le dis pas. Messieurs, pour vous surfaire, mais c'est bien
de cela qu'il s'agit. Vous pouvez, si vous le vouiez, nous sauver
de la catastrophe, à laquelle on nous conduit lèlc baissée ; mais
si vous ne voulez ou n"osez, nous irons droit jusqu'au fossé.
L'instant est critique, et M. le préfet de la Seine ne saurait,
celte fois, se passer de vous. C'est un puissant seigneur, sans
doute; c'est plus qu'un grand personnage, c'est comme une des
institutions fondamentales de ce temps. Il est enlendu (|ue les
folies de la Ville font partie de la raison d'État. Mais comme
vous tenez, comme on dit, le bon bout, j'ai toujours cru que le
pouvoir avait, dans le fond, autant peur de vous que vous avez
peur de lui. Soyez hommes, et vous le verrez bien.
Vous ne pourrez, dans tous les cas, prétexter d'ignorance.
Tout vous avertit, et la vérité crie vers vous par-dessus les loits.
Les humbles réflexions qui suivent, et qu'un journal-, peu lu
de vous sans doute, — malheureusement, — a bien voulu
accueillir, .sont à la portée de tout le monde. C'est des écrits de
M. le préfet de la Seine que j'ai tiré tout mon savoir. Je ne
suis point sorcier, comme vous le voyez. Mais vous, devant
1. Les Comptes fantastiques d'IIaii'^fimann, lettre adressée à MM. les
niemljres de la Commission du Corps législatif chargés d'examiner le nouveau
projet d'emprunt de la Ville de Paris, par Jules Ferry. Broch. in-8° de 95 p..
dont 17 p. d'appendices. Piiris, Le Clievailier, 1868.
•2. l.e Temps, du mois de décembre 1867 au mois de mai 1868.
124 lUSCOLHS ET OIM.MONS
(Iiii tonl voile doit toiultcr, loul arcaiic s'ouvrir, que do choses
vous allez apprendre, qu'un pauvre journaliste ne peut voir.
Il n'est vraiment pas de mission plus enviable que la vôtre, et
c'est se faire honneur ((ue de vous aidei". si peu (|ue ce soit, à
la remplir.
I. — Position de la question.
Avant d'entrer en matière, permettez -moi. Messieurs, de
bien poser la question qui s'agite, à cette heure, entre M. le
préfet de la Seine et la population qu'il régente, impose, endette,
triture depuis quinze ans, sans mesure et sans conti-ôle. Les
Parisiens ne disent pas qu'il n'y eût rien à faire dans l'ancien
Paris, au moment où M. le préfet a commencé son office des-
trurteui-; il.> ne disent pas non plus que M. le préfet n'ait rien
accompli d'utile ou de nécessaii'e. Nous reconnaissons ([u'on a
fait du nouveau Paris la plus belle auberge de la teire, et que
les parasites des deux mondes ne trouvent rien de comparable:
Nous tenons compte de ce qu'exigeait l'aménagement indispen-
sable d'une grande ville, qui est la tête de ligne de tous les che-
mins de fer. Nous n'avons garde de dire que tout soit absolu-
ment mauvais dans ces innondjrables trouées qui, dépeçant
obliquement et dans tous les sens la vieille capitale, donnent à
la nouvelle l'aspect déplaisant d'un casse-tête chinois. Nous le
trouvons laid, pour notre compte, mais nous convenons que le
mauvais goût de 31. le pi'éfel a ici pour complice le mauvais
goût des architectes et d'une portion notable du public de ce
temps-ci.
Nous sentons aussi que c'est peine perdue de-i'egn tter l'an-
cien Pai-is. le Paris historique et penseur, dont nous recueillons
aujourd'hui les derniers soupirs; le Paris artiste et philosophe,
où tant de gens modestes, appliqués aux travaux d'esprit, pou-
vaient vivre avec 3,000 livres de l'ente; où il existait des grou-
pes, des voisinages, des quartiers, des traditions ; où l'expro-
priation ne troublait pas à tout instant les relations anciennes,
les plus chères habitudes; où l'artisan, ([u'un système impi-
toyable chasse aujourd'hui du centre, habitait côte à côte avec
le financier; où l'esprit était prisé plus haut que la richesse; où
l'étranger, brutal et prodigue, ne donnait pas encore le ton aux
LES COMPTES FANTASTIQUES D HALSSMA.NN. 125
Illéâtres et aux mœurs. Ce vieux Paris, le Paris de Voltaire, de
Diderot et de Desmoulins, le Paris de 1830 et de 1848, nous le
pleurons de toutes les larmes de nos yeux, en voyant la magui-
rn|ue et intolérable hôtellerie, la coûteuse cohue, la triomphante
Nulgarité, le matérialisme épouvantable que nous léguons à nos
neveux. Mais, là encore, c'est peut-être la destinée qui s'accom-
plit. Nos reproches contre l'administration préfectorale sont
plus positifs et plus précis. Nous l'accusons d'avoir sacrilié
d'étrange façon à l'idée fixe et à l'esprit de système ; nous
l'accusons d'avoir immolé l'avenir tout entier à ses caprices et
à sa vaine gloire; nous l'accusons d'avoir englouti, dans des
œuvres d'une utilité douteuse ou passagère, le patrimoine des
générations futures ; nous l'accusons de nous mener au triph^
galop sur la pente des cataslroi)hes.
Nos alTaires sont conduites par un dissipateur, et nous plai-
dons en interdiction.
II. — Voltaire et M. Haussmann.
Trois conseillers d'État, de la maison de M. le préfet ou à peu
près, MM. Genleur, Alfred Blanche et Jolibois, vous ont fait
savoir, Messieurs, ce que la Préfecture attend de vous. La Ville
a emprunté, à la sourdine, 398 millions, qu'elle ne peut payer;
elle veut prendre du temps et répartir sa dette sUr soixante ans.
Voilà tout. Et l'on vous prie de voter sans phrases. Vous voterez
peut-être, mais vous poserez, au préalable, à l'administration
(le la Ville, quelques questions auxquelles elle ne peut pas
se dispenser de répondre. Comment se trouve-t-on avoir
emprunté 398 millions sans que le Corps législatif y ait mis le
nez? L'a-t-on fait avec droit, l'a-t-on fait avec prudence?
La Ville ne doit-elle que ces 398 millions? Le traité qu'elle a
passé avec le Crédit foncier est-il une liquidation ou un expé-
dient? Est-il nécessaire, indispensable, ou n'est-il, comme le
disent les gens de M. le préfet, qu'un superflu de précautions?
La Ville de Paris est-elle vraiment au-dessus de ses alTaires,
ou serait-elle par hasard au-dessous?
Voilà ce qui importe, et ce de quoi MM. les conseillers d'État
à la suite ne paraissent guère se soucier. Leur exposé est un
U6 DlSCdins KT (U'IMO.NS.
modèle de iliscréliuu cavalière, le clu'f-d'œuvre du sans-façon.
Vraiment, Messieurs les députés, on vous tiaite en Géronles.
Kxaniinez de près ce bel exposé, et vous verrez de quoi il
est l'ait : dix li.unes extraites d'un écrit de Voltaire et dix pages
tirées du deruier mémoire de M. le préfet de la Seine. Ces deux
choses ne sont point nouvelles. Il n'est qu'un conseiller d'État
pour découvrir, de cet air triomphant, un des pamphlets les plus
connus du grand agitateur du dix-huitième siècle. Voici le passage
de Voltaire : « Il serait facile de démontrer qu'on peut, en moins
de dix ans, faire de Paris la merveille du monde... Une pareille
entreprise ferait la gloire d'une nation et un honneur immortel
au corps de Ville, encouragerait tous les arts, attirerait les
étrangers du bout de l'Europe, enrichirait l'État... Il en résul-
terait le bien de tout le monde et plus d'une sorte de bien... »
On lit encore dans le même écrit ces lignes que la modestie
des amis de M. Haussmann a pu seule les empêcher de trans-
ciire : « Fasse le ciel qu'il se trouve quelque homme assez
zélé pour embrasser de tels projets, d'une àme assez ferme
pour les suivre, d'un esprit assez éclairé pour les rédiger, et
(pi'il soit assez accréilité pour les faire réussir. >• On voit par
là que M. Haussmann était clairement désigné dans les pro-
.phéties.
Certes, ce n'est pas nous qui reprocherons au Conseil d'État
d'élever Voltaire au rang de projjliète. Le Conseil pouvait plus
mal choisir ses auteurs. Nous ne chicanerons même pas sur le
sens de la prophétie. Voltaire, comme tous les gens de bon
sens, était modeste dans son utopie; si bien que, dans ce même
ai'ticle sur les embellissements de Paris, en l'année 1749,
Taudacieux philosophe ne demandait pas plus de « quatre
ou cinq mille ouvriers, pendant dix ans, » pour faire le néces-
saire, avec cette condition: « que tout Targent soit fidèlement
économisé; que les projets soient 7'eçus au concours; que V exécu-
tion soit au rabais. » Voyez, comme tout de suite Voltaire
devient un faux pi-ophèle. Rabais, concours, économie, ces
mots si chers au précurseur de M. le préfet, n'ont pas de sens
dans ses bureaux. Les plans se font <;t se défont à la vapeur,
sans réflexion, sans prévoyance; l'affaire actuelle en contient,
à cha(|uc pas, des preuves inimaginables. Les concessions se
distribuent sous le manteau, par centaines de millions : le prin-
LES COMPTES FANTASTIQUES DHALSSMA.N.N. 127
cipe de radjiulication publique est relégué, comme celui de
concours, parmi les mythes d'un autre âge. Quant à l'économie,
le bilan de la Ville, que nous dresserons tout à l'heure, vous
fera voir. Messieurs, que, sur ce point, l'instinct public demeure
encore au-dessous de la réalité dos choses. C'est là toute notre
querelle avec notre préfet. Et l'on voit que Voltaire est pour
nous dans cette alTaire. et que nous ne sommes point contre
Voltaire. Embellir Paris, mais qui vous en empêche? Étes-vous
donc le premier qui y ait mis la main ? Tous les régimes n'y
ont-ils pas travaillé l'un après l'autre, depuis tantôt quatre-
vingts ans? Mais vous n'embellissez pas, vous gâtez. Vous
n'embellissez pas, vous démolissez, vous endettez; vous écrasez
le présent, vous compromettez l'avenir, et ce sera une des
énigmes de ce temps-ci que de telles fantaisies aient pu se
tolérer aussi longtemps.
D'un pende Voltaire et de beaucoup d'Haussmann, 3IM. les
conseillers d'État ont fait leur exposé. M. Haussmann est tout
simplement copié, copié textuellement, ou à peu près, et pas
même paraphrasé. MM. Genleui-, Alfred Blanche et Jolibois
n'y ont pas ajouté un mot, un chiffre, un argument, une idée
de leur cru. Quel métier est-ce cela? Nous croyons avoir des
conseillers d'État, etnous n'avons que des scribes, écrivant sous
la dictée de la Préfecture. C'est ainsi qu'aujourd'hui l'on entend
le contrôle. 3Iieux valait donc renvoyer tout simplement le Corps
législatif aux mémoires du préfet de la Seine. Nous allons nous
y reporter ensemble, si vous le voulez bien, puisqu'en toute
chose il vaut mieux avoir afiaii-e à Dieu qu'à ses saints, et aux
premiers sujets qu'aux doublures.
m. — La confession de M. Haussmann. — Grands travaux
et grandes bévues.
Pour juger M. le préfet de la Seine, je ne vous demande.
Messieurs, que d'étudier son dernier mémoire. Ce document a
paru dans les derniers jours de l'année 1867, une année remar-
quable, comme vous le savez bien, année de désenchantement
pour le pays, d'examen de conscience pour le pouvoir. Nous
elions trop certains qu'elle arriverait, celte année juslicière,
128 DISCOUUS KT OPINIONS.
nous, liomiiics (ropposilion, voik's depuis si loiiutemps ;i la
tàclio iiiurale d'aveilir dans le désert. Car le temps est le plus
«irand cl le plus sur des liquidateurs. L'année 1867 a com-
mencé la liipiidation de toutes les fautes du second Empire. Sa
politique s'est licpiidée au dehors par cette double et immense
déconvenue du Mexique et de Sadowa; sa prospérité s'est liqui-
dée au dedans par une crise douloureuse (jui n'est pas encore
près de linir; les institutions linancières qu'il avait créées,
choyées, couvées avec le plus d'amour, ont eu le même sort que
sa diplomatie : après avoir fait beaucoup de bruit dans le
monde, essoufllées et boursouflées, elles s'affaissent et tombent.
La catastrophe du Crédit moliilier fait pendant aux échecs exté-
rieurs. Tous ces désastres poussent à la franchise, et, tandis
que le chef de l'État exposait, avec une louable bonhomie, les
mécomptes, les inquiétudes et les « points noirs », nous avons
vu Tadministration de la Ville de Paris lever elle-même un coin
(hi voile, et la tin de l'année nous apporta ce spectacle extraor-
dinaire : M. le préfet de la Seine entrant à son tour dans la phase
des aveux.
De toutes ces confessions, vous avez dû trouver, Messieurs,
que la dernière était la plus extraordinaire. Pour que cette
conliance imperturbable, la plus grande peut-être des temps
modernes, hésite et s'ébranle; pour que cette volonté, lancée à
toute vapeur, parle d'ajournement et de temps d'arrêt; pour
(pie cet esprit si sûr de lui-même éprouve le besoin de mettre le
public dans .sa conlidence ; pour que ce Mémoire annuel, (pii
n'était jusqu'ici qu'un bulletin de victoire, ne mentionne cette
fois que des déceptions, que s'est-il donc passé et quelle grande
leçon l'orgueil préfectoral a-l-il })u recevoir?
C'est le mémoire publié par le Momieur du 11 décembre 1867
(pii va répondre.
Passez, Messieurs, sur la première partie, la plus hérissée de
chilTres, celle qui établit le compte hnal de 1866, la situation
provisoire du hudget de 1867 et les prévisions de 1868, et arri-
vez au chapitre intitulé: « Opérations de grande voirie. » C'est
là que vous trouverez ce que nous appelons, n'en déplaise à
M. le préfet, et pour lui en faire honneur, même malgré lui,
l'amende honorable de ce grand administrateur. Pour choisir
celte année et ce moment, M. le préfet a des raisons diverses:
LES COMPTES FANTASTIQUES DHAUSSMANN. 129
celle qu'il donne nous suffira provisoirement. L'année 1868 est
une année décisive dans l'histoire des travaux de la Ville. A la
fin de 1868 expire le traité de dix années passé avec l'État le
3 mai 1858. La Ville doit avoir terminé, à cette époque, l'ensemble
des travaux pour lesquels le Trésor lui paye, depuis dix ans,
une subvention. La Ville aura également terminé, au 1" janvier
1869, l'œuvre qu'elle a entreprise sans subvention de l'État et
par sesseules forces. C'est donc le cas de regarder en arrière, et
de résumer à grands traits les grandes choses qui vont être
accomplies.
M. le préfet divise cette histoire en trois parties, ou en trois
réseaux. Le premier réseau peut s'appeler le percement cen-
tral: il date de la Répubhque ; il est devenu le nœud, le germe
le point de départ des deux autres. Le centre de Paris était
impénétrable : les Tuileries, le Louvre, les Halles, l'Hôtel de
Ville, formaient, avec les quartiers adjacents, un pâté énorme
de rues étroites, courtes, sinueuses, qui coupaient, en quelque
sorte, la capitale en deux. Avec l'aide de l'État, qui lui apporta,
par les lois de 1849, de 1831, de 1835, de 1837, un concours en
argent ou en exemption d'impôts, la Ville a percé ce massif,
a détruit ces forteresses et ces obstacles, dégagé les abords des
monuments qui viennent d'être nommés, et tracé ce qu'elle
appelle « la grande croisée de Paris », en prolongeant la rue
de Rivoli, en établissant le boulevard de Sébastopol sur la rive
droite, en ouvrant le boulevard Saint-Michel sur la rive gauche.
Ce premier réseau, qui représente 9.467 mètres de parcours,
ajoutés à la voie pubhque, a coulé h la Ville 272 millions, sur
lesquels 121 ont été fournis par les emprunts de 1852 et de 1853.
Cette première partie des travaux de la Ville, la plus sérieuse, à
notre sens, et la moins sujette à critique, est achevée, réglée
depuis longtemps; elle n'a donné heu à aucune difficulté.
Le second réseau n'est pas achevé, mais il touche à sa fin.
C'est celui que la Ville doit avoir terminé le 1" janvier 1869. Il
comprend, en effet, — et par là même il se détermine et se
limite de la façon la plus précise — les travaux qui font l'objet
du traité passé entre l'État et la Ville, le 3 mai 1838, ratifié le
28 mai par le Corps législatif. Cette parlicipation, à laquelle
l'État a dû fournir une subvention de 50 miUions, en dix années,
s'est proposé pour but de relier le centre de Paris, — percé à
9
i:50 DISCOURS ET OPINIONS.
jour par los travaiiv du premier réseau, avec les extrémités; les
quartiers île la cirronférence avec les édifices où siègent les
pouvoirs publics, et la Ville entière avec les têtes de chemins
(le fer. ^'ommons, parmi les principales voies de cette série,
les boulevai'ds du prince Eugène et de Magenta, Maleslierbes
et Haussmann, Saint-Marcel et Arago; l'achèvement du boule-
vard Saint-3Iichel et la rue Médicis. Tout cela représente un
parcours de voie publique de 26,994 mètres. Cela fut extrait,
clioisi, trié, nous dit-on, lors de la loi de 1858, par le conseil
d'État et le Corps législatif, sur un vaste plan d'ensemble dressé
de longue date « par une main auguste ». Les pouvoirs électifs,
les corps délibérants ont encore, dans une certaine mesure,
passé par là. Ce second réseau aura coûté 410 millions.
Autre est l'histoire, autre la constitution du troisième réseau.
C'est exclusivement et proprement le réseau personnel de
M. Haussmann. En font partie : les boulevard Richard-Lenoir,
des Amandiers, presque toute la rue Réaumur, la plus grande
partie de la rue Lafayette, le prolongement des rues Drouot,
Le Peletier, OUivier, Neuve-des-Mathurins; la continuation du
boulevard Saint-Germain, les 2* et ^^ sections de la rue de Ren-
nes, le prolongement de la rue Madame, et de la rue des Saints-
Pères, de la rue Bonaparte, de la rue du Vieux-Colombier, etc.
Démolition colossale et redoublée, qui s'est abattue sur tous les
quartiers de Paris, qui représente un développement de 38,000
mètres, et que la Ville a entreprise sans aucune subvention.
Mais ce troisième l'éseau, trois fois plus considérable que le
premier, et plus étendu encore que le second, n'était pas, sui-
vant M. le préfet, moins nécessaire que les deux autres. Il fallait
achever les grandes voies dont le traité de I8a8 n'avait ouvert
que les amorces, niveler, raccorder, aligner, compléter le second
réseau, et, pour quelques grandes voies nouvelles, céder au cri
pid)lic. « Pour quelques-unes de ces voies, ce n'était pas une
demande, une réclamation, c'était une sorte de cri public, s'éle-
vant pour sommer la Ville de les exécuter. » M. le préfet estime
les dépenses de ce troisième réseau à 300 millions^ Les trois
réseaux font ensemble 64,500 mètres, plus de seize lieues
anciennes; et, à eux trois, ils représentent, au plus bas mot,
982 millions, près d'un milliard. Restent d'ailleurs en dehors
de celte carte à payer : et les dépenses nécessitées par l'annexion
LES COMPTES FANTASTIQUES DHAUSSMANN. 131
de l'ancienne banlieue, lesquelles sont chiffrées par M. le préfet
à 300 millions en nombre rond ; et les millions dépensés « par
centaines » (c'est le mémoire de M. le préfet qui le dit) dans
l'ancien Paris, en bâtiments publics, en marchés, en églises, en
égouts, en jardins, etc., etc.
C'est la première fois, croyons-nous, que ces gros chiflVcs se
sont étalés et groupés sous les yeux du public. Et nous pour-
rions nous arrêter là et redire après tant d'autres : Quoi ! tant
de millions aux mains d'un seul ! Mais deux milliards, c'est le
budget de la France, et M. le préfet, depuis quinze ans, n'a
dépensé guère moins de deux milliards! Et voilà la puissance
qu'exerce, depuis quinze ans, une administration sans contrôle,
un pouvoir irresponsable, un seul homme, doublé d'un conseil
municipal non élu ! En vérité, en aucun lieu, en aucun temps,
pareille chose s'est-elle jamais vue?
Mais la plainte est banale, à force d'être juste. Nous avons
aujourd'hui mieux à dire. Jusqu'à présent, aux adversaires du
gouvernement personnel de la Ville de Paris, on avait coutume
de répondre que ce gouvernement faisait de grandes choses à
bon compte, qu'il avait l'art de ne grever ni le présent ni l'ave-
nir ; qa'il prévoyait juste, calculait à propos, et que d'ailleurs,
quoi qu'on en dît, il respectait les lois. Le mémoire de 1867
prouve avec éclat deux choses : c'est que, dans la pratique de
M. le préfet de la Seine, l'oubli de la légalité n'a d'égal que
l'imprévoyance.
L'imprévoyance ? Jugez-en, Messieurs.
En I808, on dessine et on arrête le second réseau. M. le préfet
de la Seine en évalue les dépenses à 180 millions. Le Corps
législatif vote 50 millions de subvention. En 1867. on fait son
compte, et l'on s'aperçoit que le second réseau ne coûtera pas
moins de 410 millions, toute défalcation faite du produit des
ventes de terrains et de matériaux. La Ville croyait n'avoir à
dépenser, sur le devis de 180 millions, que 130 millions, puisque
l'État lui en a donné 30; elle se trouve en face d'une dépense
effective de 360 millions. Premier mécompte et premier aveu.
Le mécompte est énorme, mais, quelle qu'en soit l'explication,
sur laquelle nous reviendrons dans un instant, il faut que l'on
sache bien que l'aveu est tardif. Depuis neuf ans, c'est le chiffre
primitif, le devis de I808, que la Ville prenait pour point de
]32 Discoulis i:t opinions.
(Icpaii lit' tous SCS calculs; c'est et; cliilTrt' t|ui ligui'ait dans ses
Itrévisious. ijiii était iuiiilifiliMuent ou expressément aflirnié ilans
Icscommwiifjiiés qu'elle adi'essait aux joui'naux, dans les discours
des avocats qui la défendaient devant la Chambre, dans les mô-
nioii-esilu préfet, connne dans les rapi)orts de M.Devinck. Ainsi,
le mémoire du pi'éfet inséré au Moniteur du 11 décembre 1864,
il y a trois ans de cela, parcourant, comme aujourd'hui, d'un
long regard, mais d'un regard alors tout à fait triomphant, le
passé et l'avenir des travaux de la Ville, évaluait à 330 millions
la dépense de toutes les opérations de voirie engagées : — celle
du premier réseau, qui s'achevait; du second, en voie d'exécu-
tion; du troisième, qui commençait à poindre, — que dis-je ?
M. le préfet, il y a trois ans, dans cette somme totale de 350 mil-
lions, faisait entrer, en outre de l'achèvement des trois réseaux,
l'ensemble des travaux nécessités par l'annexion ! Aujourd'hui,
M. le préfet nous apprend que l'annexion, à elle seule, aura
coûté 300 millions. Aujourd'hui, le mécompte sur le second
réseau que, dans son rapport du 19 décembre 1863, M. Devinck
estimait à environ 100 ndllions, apparaît dans son énormité de
360 millions.
En 1864, M. le préfet de la Seine s'engageait âne consacrer,
dans les dix années suivantes, à la transformation de Paris,
qu'un capital de 330 millions, et, à ce prix, il promettait d'ache-
ver son œuvre. Trois ans après, il est forcé de reconnaître qu a
la fin de 1868, c'est-à-dire en quatre ans seulement, il aura
iiêpt?nsé 710 millions. Et comme M. le Préfet nous a donné lui-
même, en 1864, le chiffre des sommes alors dépensées sur le
premier et le deuxième réseau, 76 millions en nombre rond,
nous voyons qu'à la fin de 1868, la Ville aura dépensé 710 mil-
lions moins 76 millions, ou 634 millions— en quatre années —
alors qu'elle s'était publiquement et solennellement engagée à
n'en consommer que 330 en dix années. Et 634 millions, ce n'est
pas assez dire.
C'est de 900 millions environ qu'est l'écart des réalités de 1868
sur les prévisions de 1864, puisque le devis de 1864,1e devis de
330 millions, comprenait les dépenses de l'extension des limites
de Paris, évaluées aujourd'hui à 300 millions': elles n'avaient
1. Tous ces chiffres sont empruntés au Mémoire île 18G1.
LES COMPTES FAMASTIQUES DHAUSSMANN. 133
encore, à cette époque, coûté à la Ville que 33 ou 34 millions.
C'est donc 266 millions (300—34) à ajouter aux 634, pour avoir
le chiffre de l'imprévu : total, au moins 900 millions.
Si 31. le préfet de la Seine se doutait, en 1864, de l'erreur
colossale qui viciait ses calculs, que faut-il penser de sa fran-
chise? S'il ne s'en doutait pas, quelle opinion avoir de sa
sagesse, de sa raison pratique, de sa prévoyance ?
IV. — Mauvaises excuses.
Cependant, comme M. le préfet de la Seine est le plus ingé-
nieux, le plus intrépide, le plus retors des procureurs, — de la
force enfin de l'honorable M. Rouher,— il a essayé une défense
de ses mécomptes.
Trois causes d'erreur, selon lui invincibles, ont fatalement
bouleversé ses calculs.
Première cause d'erreur : une certaine jurisprudence du
Conseil d'État et un décret du 27 décembre 1838, auquel, à ce
qu'il parait, la Ville ne pouvait s'attendre, quand elle a signé
avec l'État la convention du 3 mai de la même année, qui
lui imposait l'obligation d'exécuter en dix ans le deuxième
réseau.
Il faut, en etïet, se "rappeler que la ville de Paris tient d'un
décret du 26 mars 1832, le droit de comprendre dans ses projets
d'expropriation la totalité des immeubles atteints par les voies
nouvelles, quand elle juge que les parties restantes ne sont pas
d'une étendue ou d'une forme qui permette d'y élever des cons-
tructions salubres. Il reste ainsi souvent, sur le bord des grands
tracés, des parcelles de terrain, qu'aux termes d'une loi bien
vieille, la loi de 1807, les propriétaires contigus ont le droit
d'acquérir. Il paraît que l'administration municipale avait
compté conserver toutes ces parcelles, et profiter de la plus-
value. Autant à déduire, dit-elle, du chilïre de ses reventes.
La chose est longuement expliquée dans le mémoire de M. le
préfet:
<< Lorsque l'administration municipale faisait ses évaluations, en
1838, d'après les résultais des opérations qu'elle avait exécutées
131 DlSCOUliS ET OPINIONS.
depuis ]8'.')2 jusqu'aloi's, elle comptait sans les efTets d'une jurispru-
dence du Conseil dKtat, contre laquelle, d'ailleurs, aucune objection
n'est possible, puisqu'elle est basée sur un décret réglementaire en
date du 27 décembre 1858 (postérieur de près de huit mois au
Irailé sanctionné par la loi du 28 mai de la même année qui est
venue iuterpréter et compléter, à quelques égards, le décret-loi du
26 mars 18o2.)
« Désormais, aucune parcelle ne put être expropriée, en dehors
des aliynemenls des voies nouvelles, sans mise en demeure expresse
des propriétaires, et en cas d'opposition, sans une déclaration d'uti-
lité publique spéciale.
<i Cette disposition, évidemment inspirée par la plus vive sollici-
tude pour les intérêts des personnes soumises à l'expropriation, a
eu pour effet naturel de conduire chaque propriétaire à retenir tous
les terrains qui recevaient un grand accroissement de valeur de la
création des voies nouvelles, pour abandonner seulement à la Ville
ceux qui paraissaient moins utilement exploitables.
« Or, l'administration municipale avait fait entrer en ligne de
compte, comme atténuation probable de la dépense des expropria-
tions dont toutes les chances restaient à sa charge, la plus-value
des terrains dont chaque opération de voirie devait, d'après les pré-
cédents, lui laisser la disposition, en dehors du tracé de la voie
publique. Le produit réel de ses reventes est donc tombé au-dessous
de la proportion sur laquelle ses calculs avaient été basés. »
Vous pourriez avoir raison, monsieur le pr(''fct, et ce serait
là une excuse, si le décret du 27 décembre 1858 avait constitué
pour les propriétaires contigus un droit nouveau; mais ce décret
a simplement régularisé l'exercice d'un droit ancien, en impo-
sant à la Ville le devoir d'adresser aux propriétaires une mise
en demeure spéciale, et de remplir, en cas d'opposition des
intéressés, les formalités de la loi de 1841. Que cette procédure
ait ouvert l'œil à l)on nombre de propriétaires, cela est possible ;
mais il est trop naïf, de la part de M. le préfet, d'avouer qu'il
faisail, en 1838, entrer dans ses calculs une sorte d'escamotage
d'un droit depuis si longtemps reconnu par nos lois. L'argu-
ment tiré du décret du 27 décembre 1850 est donc une pure fan-
tasmagorie.
Deuxième cause d'erreur: une certaine jurisprudence delà
Cour de cassation, que le mémoire préfectoral explique ainsi :
« La loi du 3 mai 1841 admet trois formes selon lesquelles l'ad-
ministration peut acquérir les immeubles qu'elle doit occuper pour
l'utilité publique :
LES COMPTES FANTASTIQUES DHAUSSMANN. 135
« 1° Un jugement d'expropriation, après arrêté de cessibililé, en
cas de refus du propriétaire; 2° un jugement qui donne acte du
consentement de son pi'opriélaire, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pa:*
accord entre les parties sur le prix de la cession; 3° l'achat
amiable.
« Il avait été tenu pour constant pendant longtemps que les deux
derniers modes d'acquisition ne faisaient point cesser nécessaire-
ment la jouissance des locataires : la Cour de cassation a jugé par
divers arrêts, de 1861 à 1865, que, vis-à-vis de la Ville, le jugement
donnant acte du consentement du vendeur et le contrat amiable
ont pour effet de résoudre ipso jure les baux des locataires.
« En conséquence, beaucoup de locataires exerçant des industries
dans les maisons acquises par la Ville à l'amiable, plus ou moins
longtemps avant le moment de l'ouverture de la voie publique,
n'ont pas voulu continuer à jouir de leurs baux jusqu'à l'expiration
de ce délai, et ont exigé d'être immédiatement évincés et indem-
nisés ; car l'expropriation, contre laquelle s'élèvent si souvent des
plaintes collectives, est désirée par chacun en particulier comme
une source de fortune.
« La Ville, en respectant, comme elle le devait, la jurispru-
dence nouvelle, a payé d'énormes indemnités, qu'elles n'avait pas
prévues. »
Voilà qui est plus na'if encore ! La Cour de cassation a décidé,
simplement, conformément à la loi de 1841, que les acqui-
sitions faites à l'amiable, par la Ville, après décret d'utilité
publique, équivalaient à une expropriation, et donnaient ouver-
ture au droit des locataires. Tant pis pour la Ville si elle s'était
llattée d'exproprier, par un moyen quelconque, les locataires
parisiens sans indemnités ! Elle n'a pas le droit de dire que ce
déni de justice fût conforme aux précédents. M. le préfet sait
bien que la jusrisprudence de la Cour de cassation n'a pas un
seul instant varié sur cette question de droit, d'équité et de bon
sens; et nous citerons à la Ville, quand elle voudra, un avis
du Conseil d'État de l'année 1846, qui résoud la question, en
principe, tout comme la Cour de cassation.
Troisième cause d'erreur :
Les travaux prévus par la loi du 28 mai IS'ôS (le second réseau)
ayant dû s'exécuter en dix ans, il est arrivé, chemin faisant, « que
la valeur des immeubles s'est accrue dans une proportion considé-
rable, sous la double influence de la prospérité juddique et de l'aug-
mentation constante de la population. Les propriétaires et locataires
ont dirigé tous leurs etl'orts, tous leurs calculs, tous leurs actes, dans
136 DISCOURS ET OIMMONS.
la vue de faire monter à la plus haute somme leurs indemnités.
Enfin les jurvs d'expropriation ont encliéri les uns sur les autres. "
A la bonne heure ! et nous sommes aises que la Ville consente
à la lin à le reconnaître. Si la Ville a payé le terrain de ses rues
nouvelles plus cher quelle s'y attendait, c'est qu'elle a fait
elle-même, dans Paris, et sur une prodigieuse échelle, la hausse
des terrains. Mais ne pas l'avoir prévu en 1858, ne pas l'avoir
aperçu en 1864, en 18G5, en 1866 ! cela passe en vérité toute
croyance. Vous faisiez la hausse; vous enflammiez la demande ;
vous donniez à la spéculation sur les immeubles la plus colos-
sale impulsion dont l'histoire ait gardé souvenir, et vous êtes
surpris, en faisant votre compte, après dix ans d'aveuglement,
de vous apercevoir que vous avez, comme tout le monde, plus
que tout le monde, subi la hausse des prix!
Cela nous remet en mémoire une aventure que raconte je ne
sais plus quel historien des banques. Des spéculateurs améri-
cains avaient résolu d'acheter tous les bœufs existants dans les
États du Nord. La Banque des États-Unis étant dans l'alTaire,
l'opéivation paraissait aussi sûre que fructueuse. On acheta, on
acheta tant que l'on put, mais, ô surprise ! à mesure qu'on ache-
tait et que le bétail devenait rare, les prix haussaient. Et plus
on achetait, plus montaient les prix. Ils montèrent tant et si
haut, que la Banque des États-Unis elle-même n'y put sufhre,
et que la spéculation se solda par une perte immense. Moins
énorme sans doute, et surtout moins funeste, l'erreur de M. le
préfet de la Seine n'est pas moins naïve. Veut-il que là encore
nous trouvions motif à admirer sa pi'évoyance?
Mais là où se montre tout entièi-e Fimprévoyance de la Pré-
fecture, c'est dans l'histoire du troisième réseau. Toutes les
arguties que nous venons de passer en revue et qui ne suppor-
tent pas l'examen, ne tendent qu'à une chose: expliquer l'erreur
des devis du deuxième réseau, l'écart de 230 millions, que l'on
avoue sur ce chapitre. Mais le troisième réseau? Mais les 300 mil-
lions d'imprévu qui s'y rattachent et qui complètent le mé-
compte total de 530 millions dont 31. le préfet nous a fait la
conlidence 1
Oh ! ceci passe toute croyance !
En eiïet. Messieurs, le Mémoire du 11 décembre 1867 ne
LES COMPTES FANTASTIQUES D IIAUSSMANX. 137
rôvi'le pas seulement ;;o?//- la première fois le chiffre du deuxième
réseau : pour la première fois il révèle au public, au conseil
municipal, au monde entier, qu'il existe un troisième réseau,
que ce troisième réseau sera terminé à la fin de 1868, en même
temps que le second, et que ce troisième réseau aura coûté
360 millions ! Il faut l'avoir lu pour le croire ; il faut avoir reçu,
comme il nous est arrivé à nous-même, un communiqué qui en
fait, en ces termes, le curieux aveu : « En 1864, les travaux du
troisième réseau n'étaient pas encore entrepris. » Nous le
savons bien ! Et ce que nous reprochons à M. le préfet de la
Seine, c'est de les avoir entrepris : que dis-je entrepris ? de les
avoir engagés ; que dis-je engagés ? de les avoir presque menés
à fin sans en informer ni le conseil municipal, ni le public, ni le
Gouvernement.
On ne saurait trop le répéter : en 1864. M. le préfet évaluait
à 260 millions pour l'ancien Paris, et h 120 millions pour la
banlieue, les sommes à dépenser pendant la période décennale
qui commençait. En 1865, il maintenait avec fermeté ce pro-
gramme fmancier, il s'y attachait au nom de la prudence ; il décla-
rait qu'il n'y avait rien à entreprendre jusqu'à la fin de 1869,
et qu'il fallait « rejeter sur la période qui commencera en 1870
tous les projets à entreprendre »; en 1866, il revenait sur le
programme de 1864, l'affirmait, le proclamait de nouveau. Il
disait : « La Ville n'est pas plus prête maintenant pour un nou-
veau plan de campagne de travaux que pour un abandon quel-
conque de ses ressources... Il faut se garder aussi énergique-
ment de toute opératio)i nouvelle ayant quelque importance, que
de tout dégrèvement prématuré de taxe... Attendons 1869. La
situation de la Ville sera alors dégagée du fardeau des engage-
ments qui pèsent sur elle ; » on verra alors si l'on doit « conti-
nuer la transformation de Paris, ou dégrever les taxes locales ».
Et voici, tout à coup, qu'en 1867, M. le préfet nous apprend qu'il
a fait, en dépit de ses discours, de ses promesses et de ses pro-
grammes, un troisième réseau de 300 millions de francs ! Et
quand l'a-t-il commencé? En 1863, au moment où commençait
à apparaître le mécompte du deuxième réseau ! Au moment où
M. Devinck annonçait que ce mécompte pouvait monter à 100
millions; oùM.Genteur, commissaire du Gouvernement, avocat
de la Ville devant le Corps législatif, pour la discussion de l'em-
138 DISCOURS KT OIMMONS.
Iii'iiiit (le 18()0, ne iiiaH(|iiait i)as (riiisinuer tiuo. le deuxième
réseau coulerait beaucoup plus cher que l'on n'avait pensé.
Mais, si les avocats de M. le préfet soupçonnent la vérité,
M. le licéfet, ivre de gloire, ne voit rien, ne sait rien, ne soup-
çonne rien. Et, tandis qu'autour de lui on voit venir l'énorme
déception, quand la sagesse la plus vulgaire lui commanderait
de réserver ses excédents libres pour y faire face, c'est juste le
moment que M. le préfet choisit pour jeter, engager, enfouir les
ressources disponibles de la Ville de Paris dans 300 millions de
nouveaux travaux.
V. — Les conseillers de M. Haussmann.
Je viens de nommer M. Devinck, Messieurs, et je ne voudrais
pas le calomnier. Je ne voudrais pas vous laisser croire que cet
honorable négociant, cet ancien député, ce rapporteur attitré du
budget de la Ville, ait jamais jeté sur les pas de son préfet le
moindre cri d'alai'me, le plus timide avertissement. M. Devinck
connaît trop bien son devoir, et le Conseil municipal aussi, pour
avoir jamais, quoi qu'il arrive, le vilain travers de l'opposition.
Il n'était bruit dans Paris, vers la fin de l'année dernière, que
des anxiétés, des hésitations, des résistances de la commission
municipale. On faisait à M. Devinck l'honneur de le placer à la
tète des récalcitrants. Mais on se trompait bien, justes dieux !
et le dernier rapport de M. Devinck sur la situation financière
de la Ville met sa fidélité préfectorale à l'abi'i de tout soupçon.
Certes, pour les conseillers de M. le préfet, l'instant était
grave et la tâche imposante. M. le préfet arrivait à eux avec un
nuM'omptequi dépasse inlinimcntles limites de l'imprévu tolé-
i-able dans les ati'aires humaines. Ce chiffre de .j30 millions,
jeté au Iravei's de tous les plans, de tous les calculs, de toutes
les j'ègies, n'était-il pas pour eux, comme pour tous les Pari-
siens, inie révélation inattendue? Nous croirions calomnier le
conseil municipal en supposant le contraire. Il y avait un pro-
gramme financier, dressé au mois de décembre 1864, et qui
formait en quelque sorte contrat entre le préfet et le conseil :
le conseil n'a pu évidemment le laisser déchirer sous ses yeux.
Ce n'est pas le conseil qui a précipité la Ville dans les dépenses
LES COMPTES FANTASTIQUES DHAUSSMANM. 139
du troisième réseau, au moment où le fardeau de l'annexion,
d'une part, le mécompte du deuxième réseau de l'autre, com-
mandaient aux financiers de la Ville la prudence la plus rigou-
reuse. De pareilles erreurs sont le fait d'un seul homme, d'une
volonté seule, irresponsable et souveraine. Mais on ne se met
pas à soixante pour les commettre. A soixante, on serait sans
excuse. Ce serait le cas, ou jamais, d'invoquer cette « respon-
sabilité multiple » que M. le préfet, dans je ne sais quel but, a
pris soin de rappeler à la fin de son Mémoire. L'honorable
M. Devinck en convient du reste dans son rapport; et, fort judi-
cieusement, il rappelle à ses collègues qu'ils sont tenus à autant
de prudence au moins que M. le préfet, eux qui sont « exposés
« à moins d'entraînement, qui ont le temps d'examiner plus
« froidement ce qui souvent n'a pu se concevoir qu'avec une
« certaine ardeur; eux qui ont pour devoir d'apporter à l'admi-
« nistration un concours raisonné et un contrôle constant, dont
« les éléments se trouvent dans leurs spécialités diverses et dans
« leurs relations multiples ». M. Devinck a raison, spécialité
oblige; et puisque la sienne paraît être de veiller sur les finances
de la Ville, nous allons sans doute trouver dans son rapport une
expression de blâme, un mouvement de surprise ? Il n'en est
rien pourtant. M. le préfet de la Seine n'eût fait aucune erreur,
M. le préfet de la Seine n'eût confessé aucun mécompte ; il eût,
au lieu de sonner la cloche d'alarme, célébré, comme d'ordi-
naire, la prospérité croissante et l'aisance financière de la Ville
de Paris, que l'honorable rapporteur de ses budgets n'eût été ni
plus leste dans son examen, ni plus léger dans ses calculs, ni
plus élogieux dans ses conclusions. Cette réponse au « discours
du trône » n'est pas même un paraphrase ; elle ne délaye pas,
elle atténue; elle ne répète pas, elle obscurcit. Elle ne prend
pas acte des aveux du préfet : que dis-je? il semble qu'elle les
désapprouve.
M. le préfet avoue un mécompte de 230 millions sur les
dépenses du deuxième réseau, et sue sang et eau pour l'expli-
quer, M. Devinck, lui, expédie, en six lignes, cet incident de
mince importance :
« Ces dépenses ont dépassé les estimations primitives, mais les
«excédents de recettes ordinaires sur les dépenses ordinaires ont
« également progressé... La marche progressive du revenu muni-
140 DISCOLKS KT OPINIONS.
<( i'ip;il a compensé, '/«Hs une certaine mesure, les auf;mentations sur-
venues dans le piix des expropriations... »
Dans une certaine mesure restera. Et comme l'imprévu des
recetles compensait, dans une certaine mesure, l'imprévu de la
dépense, 51. le préfet n'a rien eu de plus pressé que d'engager
dans des dépenses nouvelles, qui ne se montent pas à moins de
300 millions, tous les excédents de l'avenir !
Il est vrai que les 300 millions ne trouldent pas le Sully de
M. Haussmann beaucoup plus que les 230 millions. En l'ace de
cette carte à payer, qui éclate tout à coup, d'un troisième réseau
de percements, remis expressément et ostensiblement à l'année
1870, et qui va se trouver lini à la fin de 1868, la sérénité de
l'honorable M. Devinck ne s'émeut pas un seul instant, et il
écrit d'une main intrépide :
« Vous n'avez jamais décidé une dépense de quelque importance
« sans consulter le tableau des engagements, mis en regard de celui
« des ressources. Ce tableau, véritablb échiquieb, dressé en 1863,
(( est resté fixe, quant à l'évaluation des ressources; il a reçu, quant
« aux dépenses à faire, les additions motivées par les engagements
<( nouveaux, et néanmoins, après le récent contrôle auquel vous
<( venez de le soumettre, vous avez constaté la concordance des
»< faits accomplis avec les prévisions ».
Avec quelle prévisions? Pas avec celles du programme finan-
cier du Il décembre 1864, assurément. Nous l'avons démontré
à satiété, sans que M. le préfet ait seulement essayé de nous
contredire'. Prenez-y donc garde : quand vous dites que « les
faits accomplis concordent avec les prévisions », vous donnez
un démenti à deux mémoires de M. le préfet de la Seine, au
mémoire du 9 décembre 1867 et au mémoire du 11 décembre
1864. Le lecteur candide, qui n'aurait connaissance que du rap-
port de l'honorable M. Devinck, pourrait croire qu'entre le
11 décembre 1864 et le 9 décembre 1867, il ne s'est rien passé
de grave. Il est fort heureux que M. le préfet soit moins discret
que ses confidents. M. le préfet, du moins, cherche à élablir,
dans son mémoire, que le troisième i'és(>aii était inévilal)!»'.
Qu'en pense riionorable M. Devinck? Il est difficile de le savoir.
1. Nous tenons on effet, à honiieiu- de n'avoir reçu, dans le cours de la
polémique, qu'un Communiqué de M. le préfet, qui poiu-tant n'eu est pas
avare, ce qui donne à nos chiffres, à ce qu'il nous semble, une autorité
purliculière.
LES COMPTES FANTASTIQUES DHAUSSMANN. 141
Tout ce que nous apprend cet éminent budgétaire, c'est que
M. le préfet de la Seine a apporté au « travail immense dont la
direction lui a été confiée une initiative extraordinaire... une
persévérance infatigable », et qu'il a toujours su « concilier la
prudence des résolutions avec la décision des actes ». En vérité,
un certificat pareil, en réponse au mémoire du préfet de la Seine !
N'est-ce pas à croire que l'honorable M. Devinck, qui excellait
depuis longtemps dans la finance, se propose désormais d'excel-
ler dans l'ironie ?
Et l'on appelle cela un conseil municipal ! Et il y a là, en
vérité, des magistrats et des financiers, des spéculateurs et des
savants, de gros marchands et des artistes, des avocats et jusqu'à
des médecins. Soixante membres en tout, gens très honorahles,
dignes, et qui passent pour éclairés, extraits par le préfet lui-
même de l'élite de la population parisienne. Ah ! que voilà des
conseillers bien choisis! Et qu'il est profondément vrai cet adage
de la science politique moderne :
Qu'il est toujours plus commode de rendre des comptes à des
juges qu'on a choisis, que de n'en pas rendre du tout !
Mais laissons là ces étranges conseillers et revenons au troi-
sième réseau : la matière est riche, et nous sommes loin de
l'avoir épuisée.
VI. — La légalité de M. Haussmann.
Cette histoire du troisième réseau des travaux de Paris, Mes-
sieurs, c'est le vertige pris sur le fait. Le vertige est l'écueil des
volontés solitaires, la leçon du pouvoir absolu. Chose étonnante
pourtant! la défense qu'essaye M. le préfet dans son Mémoire
est tirée de son respect pour l'opinion publique. Le vrai coupa-
ble, c'est l'opinion, c'est le « cri public» (le mot y est) qui a
bouleversé tous les plans de l'administration municipale, ren-
versé tous ses chiffres, altéré ses combinaisons les plus sages.
L'opinion publique a imposé à la Ville 300 miUions de travaux
qu'elle ne voulait pas faire, qu'elle s'obstinait à ajourner, qu'elle
avait déclaré dix fois vouloii- remettre à des temps nouveaux.
Le « cri public » est le véritable auteur du troisième réseau : on
n'a pu i-efuser au vœu des masses ni le boulevard Richard-
Lenoir, ni les rues qui avoisinent le nouvel Opéra, ni le prolon-
142 DlSCOUIiS ET OIMMONS.
îivmiMil (lo la ni»' do Lafayelto, à travers le quartier de la
rihaiiss(''C-d'Antin, toute cette démolition sysfrmatiijue et mala-
dive des portions les plus modernes, les plus ouvertes et les
plus belles de la grande ville. Nous voudrions savoir où M. le
préfet a pris ce cri public, et quel moyen il a de le recueillir.
N'est-ce pas une ironie amère, qu'un pouvoir qui, depuis quinze
ans, brave l'opinion, et qui s'en vante, un pouvoir qui, hier
encore, à l'Hôtel de Ville, posait en incompris, imagine de
rendre l'opinion complice de ses fautes et responsable de ses
entraînements ? Quand on veut, dans les temps difficiles, se
mettre à l'abri derrière l'opinion, il faut l'avoir consultée dans
les jours prospères. Nous ne connaissons, quant à nous, qu'une
façon de consulter l'opinion publique, c'est d'interroger ses
élus. M. le préfet n'interroge même pas la commission munici-
pale qu'il a triée sur le volet. Et s'il voulait sincèrement prêter
l'orrillo à l'opinion parisienne, il entendrait, sans grand effort,
unn)urmure (pii s'élève de toutes parts, et qui réclame un conseil
municipal élu. Voilà le vrai, le seul « cri public ». Et l'événe-
ment démontre aujourd'bui qu'un conseil électif n'eût pas fait
pis, sans doute, et ({u'il eût piobal)lement fait mieux qu'un préfet
omnipotent.
Cette parole que le chef de l'État a prononcée un jour :
« Mon gouvernement manque de contrôle, » M. le préfet de la
Seine ne la dira jamais. Il est pourtant clair pour tout le monde,
excepté pour lui, que l'absence du contrôle a fait tout le mal.
Un contrôle sérieux aurait depuis longtemps réglé, contenu,
limité l'orgie des expropriations. Un contrôle sérieux eût signalé
à temps le mécompte de 230 millions : l'imprévu de 300 mil-
lions n'eût pas éclaté tout d'un coup avec un contrôle sérieux.
Les contrepoids parlementaires sont parfois des barrières, mais
plus souvent ils sont des garde-fous. Les assemblées sont
naturellement scrupuleuses ; elles ont le respect de la légalité.
Le gouvernement personnel, au contraire, ne supporte qu'avec
impatience le frein des lois. Dans la direction des travaux de la
Ville, -M. le préfet de la Seine a couvert l'imprudence par l'illé-
galité. Cette fois, du moins, le cas est flagrant.
L'histoire des bons de délégations de la ville de Paris a fait
depuis deux ans quelque bruit dans le monde. Mais quand elle
était, il y a quelques mois à peine, à la lin de la dernière session,
LtS COMPTES FAMASTIOUES l) H.VUSSMANN. 143
l'objet d'un débat si vif et si bien conduit par l'opposition, devant
le Corps législatif, qui l'aurait crue si proche du dénoûment !
Commencée dans l'obscurité, poursuivie dans l'équivoque, cette
opération financière finit aujourd'hui dans la pleine lumière.
Elle consiste essentiellement, comme vous le savez et comme le
mémoire préfectoral le rappelle : à mettre aux lieu et place de
la Tille, pour l'ouverture et l'établissement de voies nouvelles,
des compagnies concessionnaires, chargées de tous les risques
inhérents à ces sortes d'affaires, et recevant, en échange, des
subventions municipales, divisées en un certain nombre d'an-
nuités. Sur ces subventions différées, échelonnées, la Ville paye
aux compagnies un intérêt semestriel. Ainsi se forme le bon de
délégation, qui rend immédiatement négociables les annuités
dues à terme par la Ville, et qui, visé par la Ville, revêtu de son
acceptation, entre dans la circulation générale, comme tout autre
papier de la Ville, et procure aux entrepreneurs les fonds néces-
saires pour l'exécution des grands travaux. Bien entendu, les
subventions sont calculées de façon à couvrir les concession-
naires des risques plus ou moins sérieux que ceux-ci prennent à
leur charge. Quant à la Ville, elle se décharge par là de toute
espèce d'avances, et elle obtient, dans un court délai, la jouis-
sance des voies publiques qu'elle eût attendue beaucoup plus
longtemps si elle avait dû les faire elle-même, et qu'elle ne solde
cependant qu'à loisir, au fur et à mesure de ses rentrées. Les
choses se passent pour elle comme si elle avait fait un emprunt :
exécution immédiate, jouissance immédiate, payement à terme.
Seulement, un tiers interposé emprunte à sa place, et avec son
crédit,
La combinaison est des plus ingénieuses, et l'on n'y trouve
rien à redire, sinon qu'elle constitue évidemment une opéra-
tion de ciédit, un emprunt à la sourdine, un de ces actes que
la Ville de Paris ne peut faire qu'avec l'autorisation du Corps
législatif. Dieu sait pourtant ce que la Ville a fait, tenté ou dit
pour lui ôter ce caractère ! ce qu'elle a accumulé d'équivoques,
ce qu'elle a osé de subtilités ! Quand M. E. Forcade et M. Léon
Say découvrirent, il y a bientôt trois ans, cette preuve nouvelle
du génie inventif de M. le préfet de la Seine, on commença par
répondre que c'était peu de chose ; que cela n'allait pas au quart
du revenu de la Ville, et qu'une ville peut toujours, sans auto-
144 DISCOURS ET OI'IMONS.
risatioii, (iii|iniiil('r N- quai-t de sun revenu. Quand, en juin
dernier, la (jueslion vint devant la Cliaiid)i'c, on plaida que la
Ville ne faisait point acte d'emprunteur, que ses concession-
naires négociaient ces bons d'annuités comme il leur plaisait;
que, quant à elle, elle ne faisait qu'engager des revenus dispo-
nibles, et qu'elle ne les engageait pas au delà de six années,
ce qui n'outrepasse pas les droits des communes, d'après la
jurisprudence du ministère de l'Intérieur. Il y eut là-dessus, au
Corps législatif, entre M. Picard et M. Berryer d'un côté,
et M. Roulier de l'autre, un beau débat, bon à relire. M. le
ministre d'État s'y reportera sans peine, et celui qui fut alors
poui'M. le préfet un avocat si admirable, constatera, une fois de
plus, la surprenante fragilité des dossiers qu'on lui met
en main.
Ses clients semblent prendre un malin plaisir à lui couper,
comme on dit, l'berbe sous les pieds ; ses arguments s'évanouis-
sent du soir au matin : c'est lui qui avait mis au monde la
fameuse théorie des trois tronçons ; c'est lui qui garantissait
aux porteurs d'obligations mexicaines la solidité du trône de
Maximilien ! c'est lui qui a tenu, dans l'affaire qui nous occupe,
ce langage catégorique :
« Je me suis rendu un compte rigoureux des opérations qui
sont faites par la Ville de Paris. J'ai vérifié ses budgets; j'ai
interrogé ses ressources, je me suis demandé si elle ne tentait
pas des entreprises fâcheuses, si elle ne se lançait pas dans des
travaux téméraires, entraînée qu'elle était par des illusions qui
devaient être bien vite suivies de déceptions dangereuses ; si,
en déniant la nécessité d'un emprunt actuel, elle ne s'exposait pas
à la nécessite d'un gros emprunt pi'ocliain, et par conséquent à la
preuve démonstrative qu'elle avait fait par anticipation des em-
prunts déguisés... » (Séance du 10 avril 1857.)
M. le ministre s'est pose toutes ces questions, et, quelques
mois après, la Ville lui répond en signant avec le Crédit foncier
un traité qui régularise les négociations des bons d'annuités,
jusqu'à concurrence d'une somme de 398,440,040 fr. 24 c.
L'opposition ne parlait que de 300 millions, et il y en a 400,
et il reste en dehors du traité du Crédit foncier, un stock d'an-
nuités qui porte la dette totale à 453 millions, d'après le rapport
de M. Dcvinck, à 463 millions d'après l'exposé des motifs de
LES COMPTES FAÎNTASTIQUES DHAUSSMANN. 145
MM. les conseillers d'État à la suite, Alfred Blanche, Genteur et
Jolibois.
L'opposition affirmait que le Crédit foncier avait les poches
pleines des annuités de la Ville, et qu'il les escomptait, non pas
pour les beaux yeux des compagnies concessionnaires, comme
M. Rouher le prétendait, mais pour la Ville, et comme papier
delà Ville; et voici que nous apprenons que ce Crédit foncier
les a presque toutes en porleleuille; voici les masques qui
tombent, les concessionnaires interposés qui s'elïacent, et les
deux vrais contractants, la Ville d'une part, et le Crédit foncier
de l'autre, qui se trouvent face à face dans un nouveau traité.
Et ce traité, c'est un emprunt, car on va le soumettre au Corps
législatif, mais un emprunt rétroactif, un emprunt dont le fonds
est dépensé, un de ces emprunts que les assemblées subissent,
parce qu'elles ne peuvent faire autrement, mais qui sont la
preuve ilagrante de leur faiblesse et l'amoindrissement pubHc
de leur autorité.
Nous ne connaissons, quant à nous, rien qui témoigne plus
tristement de l'état de nos mœurs administratives que cette
pratique du bill d'indemnité qui se substitue, parmi nous, à tous
les degrés de l'échelle gouvernementale, à la pratique de la loi.
Cet arbitraire, qui se dissimule tant qu'il peut, qui, découvert,
se défend encore, qui proteste qu'il n'est pas l'arbitraire, qui
longtemps ergote, distingue et subtilise; puis, un beau jour,
acculé, s'en vient demander aux pouvoirs réguliers de raccom-
moder par un vote complaisant le réseau de la loi percé et mis
en pièces; cette légalité après coup n'est pas le respect de la
loi : c'en est simplement l'hypocrisie. Mais M. le préfet de la
Seine apporte dans ses façons de faire une assurance qui ne
faiblit jamais. Savez-vous pourquoi il traite avec le Crédit fon-
cier? C'est par scrupule de légalité. Il a fait, à l'en croire, le
troisième réseau par scrupule de libéralisme, et pour obéir à
l'opinion. Il régularise aujourd'hui, en un gros emprunt fait
après coup, 400 millions d'emprunts partiels et anticipés : c'est
encore un scrupule de cette âme exquise !
« En effet, ce traité, qui doit, par sa nature, être soumis à la
sanction du Corps législatif, et qui ne peut manquer d'y ren-
contrer la bienveillance avec laquelle a été accueillie, l'an der-
nier, la justification des conventions qu'il remplace, donne toute
10
Mi; DISCOUHS ET OPINIONS.
salisfaclioli aux scruimles des personnes qui voulaient voir, sous
ces convoiilions, des emprunts déguisés, et qui regrettaient
qu'elles n'eussent pas été approuvées par une loi. »
Et dans une série de communiqués adressés aux journaux sur
ce sujet, l'administration de M. le préfet a afiirmé de plus belle
qu'elle avait voulu tout simplement « répondre, une fois pour
« toutes, aux appréhensions, vraies ou simulées, des personnes
« qui lui reprochaient d'avoir pi'is des engagements témé-
« raires ». Et ce qui le prouve, ajoutait-elle, c'est cette réserve
insérée au traité passé avec le Crédit foncier, par laquelle
« la Ville conserve la faculté d'anticiper en tout ou en partie,
selon sa convenance, les nouveaux termes de ses engagements ».
Depuis, messieurs les Conseillers d'État à la suite, emboîtant le
pas, sont venus répéter à leur toui-,dans leur exposé des motifs
que « la Ville pourrait user de la faculté d'anticiper». Ainsi, la
Ville obtient de ses créanciers, représentés par une grande
instilulion linancière, un délai qui lui permet de payer en
soixante années ce qu'elle aurait dû payer en dix : tout le monde
en doit conclure qu'elle était gênée pour s'exécuter en dix
années. — Mais cela n'est pas, répond la Ville, puisque je me
réserve la faculté d'anticiper. — Donc, si vous demandez un
délai, c'est avec le projet de n'en pas user? A qui comptez-vous
le faire croire ?
En vérité, messieurs les députés, c'est à croire que l'on se
moque de vous autant que de nous-mêmes. A quoi songent
nos ministres, nos gens en place? leurs paroles ne sont pas
refroidies, qu'ils les oublient, qu'ils les démentent. Vous doutiez-
vous, je vous le demande, quand vous écoutiez, avec celle
faveur que vous ne lui marchandez pas, M. le ministre d'État
pulvérisant M. Berryer et M. Picard, vous doutiez-vous que vous
étiez trompés sur les chilTres, sur les dates, sur les droits, sur
les faits? M. le minisire d'État afiirmail, dans la séance du
il avril 1867, que les subventions dues par la Ville ne s'éten-
daient pas au delà de l'année 1874, et par conséquent n'excé-
daient pas la limite de six ou huit années, tolérée par la juris-
prudence administrative. Or, nous savons aujourd'hui que ces
subventions engagent la Ville jusqu'en 1877. M. le ministre
d'Étal, dans cette même séance, présentait un compte de sub-
vention qui n'en portait pas le total à plus de 362 millions. Il y en
LES COMPTES FANTASTIQUES D'HAUSSMAKiX. 147
a, nous l'avons appris depuis, 453 millions, d'après M. Devinck.
463 millions, daprès l'exposé des motifs du Conseil d'Étal.
Est-ce que cela ne vous effraye pas, messieurs les députés ?
Est-ce que votre honnêteté ne s'alarme pas? Est-ce que votre
lierté ne se sent pas blessée? Est-ce que vous ne sentez pas quel
rôle on vous fait jouer?
VII. — M. Haussmann devant la Cour des comptes.
Sur cette affaire des bons de délégation, messieurs les dépu-
tés, et pour en finir avec elle, je vous recommande instamment
un Rapport, volumineux autant que grave, qu'on vous a distri-
bué il n'y a pas longtemps. C'est le rapport annuel de la Cour
des comptes. Ce document, qui accompagne toujours les décla-
rations de conformité prononcées par la Cour sur le compte
générale de l'administration des finances, est le recueil des
observations que suggère, chaque année, à ce grand juge de nos
finances, l'étude approfondie de la comptabilité publique. Pour
être dépourvues de sanction, les observations de la Cour, vous
le savez mieux que moi, ne sont pas moins précieuses. Leur
efficacité est, hélas ! des plus douteuses, mais leur valeur mo-
rale est considérable. Il y a là des garanties de compétence
toutes particulières ; il y a aussi un esprit gouvernemental qui
est celui de l'institution, des temps où nous vivons, des hommes
qui la composent : ce n'est pas elle qu'on accusera jamais de
chercher noise au pouvoir; quand elle critique, c'est qu'elle ne
peut faire autrement, et ses reproches les plus graves n'arrivent
à l'administration supérieure qu'enveloppés du miel le plus
pur, et sous le voile du langage le plus prudent.
Le rapport qui vient de paraître et qui s'applique exclusive-
ment aux comptes de l'exercice I860. a dû coûter plus qu'aucun
autre à l'esprit gouvernemental de la Cour. Ses critiques n'ont
jamais été aussi vives, sous leurs formes bienveillantes, jamais
aussi formelles. Elles portent à la fois sur les comptes de l'État
et sur les comptes des communes. Elles reprochent aux comptes
de l'État mainte infraction au principe général et tutélaire de
la spécialité des crédits. Elles font, à ce propos, le procès au
système financier qui repose sur la distinction, souvent chimé-
lis
DIsr.OUHS ET OI'IMONS.
ri.in.", mais toujours si commotl.', du budget oïdiuaire et extra-
(inlinairo. Vous y trouverez, Messieurs, de grandes lumières;
uiais. ce qui doit surtout vous touclicr aujourd'hui, c'est la partie
(lu travail de la Coui- qui est relative à la comptabilité commu-
nale, et particulièrement à la Ville de Paris. Après l'avoir lue,
on aie droit <le dire en bon et clair français, ce que la Cour des
comptes exprime en sa langue officielle : c'est que le désordre
est à son comble. Oui, le désordre, car il n'est pas, dans un
Élat bien réglé, de désordres plus grands que la violation per-
manente, publique, obstinée de la loi.
La loi qui est violée, c'est celle qui met des limites, qui trace
des rèales aux communes désireuses d'emprunter. Dans un
o-rand nombre de villes, ces règles sont tombées en un profond
oubli. Tantôt, l'emprunt se déguise sous forme d'engagements à
long terme, pour échapper à la nécessité de l'autorisation préa-
lable; tantôt, l'emprunt autorisé est détourné de son objet, sous-
trait 'à l'affectation spéciale que la loi même lui avait prescrite.
Marseille, Besançon, Bourges, Bergerac, Blaye, Vienne, Rive-
de-Gier,Pithiviers, empruntent à l'envi, sous la forme de travaux
à long terme. Marseille a fait mieux : autorisée k emprunter,
en 1861, o4 millions, à la condition d'en employer 39 à la
conversion de son ancienne dette, elle a employé en travaux
nouveaux la majeure partie des sommes provenant de l'emprunt,
ce qui a eu pour conséquence un emprunt supplémentaire de
^23 millions, qu'il a fallu autoriser, et, les années suivantes, une
surtaxe sur les vins, des centimes additionnels pour cinquante
ans; bref, tous les moyens fournis par ce grand art de manger
son blé en herbe, qui paraît être devenu, d'un bout de la France
à l'autre, le dernier mot de la bonne administration et de la
sagesse gouvernementale.
Mais Marseille a du moins un conseil municipal, et, si elle est
surtaxée, surmenée, surchargée, c'est qu'elle l'a voulu. Paris
n'a pas de conseil municipal, Paris n'a qu'un préfet. Mais autant
M. le préfet de la Seine est au-dessus de tous les préfets, autant
les irrégularités, les violations de la loi, les libertés linancières
de toute nature, (|ui signalent l'administration de la Ville de
Paris, dépassent en importance et en gravité le niveau moyen
d'illégalité qui tend à s'établir dans les départements. C'est un
curieux enseignement. M. le préfet de la Seine est omnipotent;
LES COMPTES FANTASTIQUES D'HAUSSMANN. 140
il n'a pour tout contrepoids qu'un conseil municipal qu'il clioi-
sit lui-même, et qui ne lui résiste pas, et un Conseil d'État qui
ne lui résiste guère. Il administre despotiquement un budget de
150 millions. Mais il lui est impossible de l'administrer confor-
mément aux lois. Toute sa préoccupation, tout son effort —
c'est la Cour des comptes qui le dit — c'est « de procurer à la
ville de Paris des accroissements de ressources en dehors des
limites déterminées par la loi ». M. le préfet de la Seine a une
Caisse des travaux ; il en fut le père et le législateur. Mais il ne
peut s'empêcher de violer à chaque instant la loi qu'il s'est
donnée lui-même. Quant à la loi qu'il n'a pas faite, il emploie
à la tourner tout le génie du plus lin casuiste. Pour le seul
exercice I860, la Cour des comptes relève onze griefs dans la
comptahililé de la Ville de Paris, onze violations formelles de
la loi. Tantôt ce sont des acquisitions d'immeubles à long terme,
que la Cour qualifie, sans hésitation aucune, d'emprunts dégui-
sés, et par conséquent irréguliers : ci, pour la seule année 1865,
14 millions environ ; tantôt ce sont des subventions promises à
des compagnies concessionnaires de grands travaux, ci : 55 mil-
lions : ou bien ce sont des emprunts directs et sans scrupules :
23 millions en compte courant obtenus du Crédit foncier;
10 millions d'une maison de banque de Paris, et, ce qui est plus
fort encore, 20 millions de supplément arbitrairement et illéga-
lement décrété par le bon plaisir de M. le préfet lors de l'em-
prunt de 1865. Oui, vraiment, par le bon plaisir: de telle sorte
que la Ville de Paris, qui avait été autorisée par le Corps légis-
latif à emprunter 250 millions, ou 254 millions au plus, en y
joignant les frais d'émission, de timbre et de commission, a, de
sa seule autorité, emprunté 27u millions^ Ainsi, à côté de l'illé-
galité qui se déguise, l'illégalité à ciel ouvert. Faites le compte,
et, rien que pour l'exercice 1865, rien qu'avec les données
recueillies par la Cour des comptes, voilà, en outre de 100 mil-
lions de bons de la Caisse des travaux, seule dette flottante,
seul moyen de trésorerie autorisé par la loi, 121 ou 122 mil-
lions de ressources irrégulières, créées par le préfet, à la barbe
du Gouvernement qui laisse faire, du Corps législatif (]ui ferme
1. Et M. le préfet a, pour cet objet même, accablé de ses démentis le
Journal des Délxits et M. Léon Say, jusqu'à la dernière heure, c'est-à-dire
jusqu'à l'apparition du rapport de la Cour des comptes.
150 lilSCOUHS ET OIMMONS.
les y<Mi\,(l)' la Cour des comptes qui, boiteuse comme la justice,
arrive toujours lro[i (ard el quaud tout est fini.
Tel est le caractère général des griefs de la Cour des comptes.
Ils sont précis, formels, nettement articulés ; ils ont, sous la
douceur des formes, toute la brutalité qui appartient aux cliif-
fres. Mais ils n'ont pas le don d'émouvoir le diclaleur de rilôtel
de Ville. Pour se rendre compte du sans-facon sublime auquel
conduit nécessairement l'exercice du pouvoir absolu, il fauL
lire les observations de M. le préfet en réponse aux critiques de
la Cour. Quelle aisance et quelle belle humeur ! quelle façon
leste et tranchante ! A quelques gros mots près, c'est le style
impérieux et l'argumentation cavalière des communiqués adres-
sés aux journaux :
— La Ville a emprunté, sans droit, iU millions à la maison
Sourdis, et 23 millions en compte courant au Crédit foncier ? —
C'est vrai, répond le préfet; mais la nécessité, la rareté du
numéraii'e, la o'ise du coton... Et puis, c'était pour la banlieue,
qui ne pouvait attendre. (Pauvre banlieue! elle attend toujours.)
— La Ville a le tort de placer les fonds de la caisse municipale
eu compte courant à la Caisse des travaux, au mépris de la loi
formelle qui prescrit aux receveurs municipaux de placer dans
les caisses du Trésor les sommes excédant les besoins du ser-
vice ! — C'est encore vrai, mais M. le préfet est d'avis qu'il y a
lieu de faire pour la Ville de Paris une exception à la loi com-
mune.
— \jà Ville a grossi ar])itrairement d'une somme de 20 mil-
lions le capital de 2GU millions qu'elle avait été autorisée à em-
prunter, par la loi du 12 juillet 186o ; elle a emprunté 27U mil-
lions là où elle n'avait le droit d'emprunter que 230 ? — Oui,
répond le pi'éfet, mais il y a eu 20 millions de frais d'émission.
(Notez (jue la cour, qui a vu tous les comptes, n'en a reconnu
(|ue i millions.) — La Ville se crée des ressources en prenant,
sous forme d'acquisitions d'immeubles, ou de subventions éche-
lonnées, des engagements à long terme? — C'est vrai, mais au
Corps législatif, l'année dernière, nos commissaires ont répondu,
réplique avec hauteur l'autocrate de la préfecture.
Et qu'ont donc répondu vos commissaires, ô Louis XIV nuuii-
cipal ?
Par bonheur, vos souvenirs sont là, messieurs les députés.
LES COMPTES FAMASTIQUES D IIAUSSMANN. 151
Vous enlendez encore M. Berryer, expliquant le mécanisme des
bons de délégation. N'était-ce même pas le traité passé par la
Ville avec la société Berlencourt, pour l'alignement du boule-
vard Magenta, celui-là même sur lequel s'explique le rapport de
la Cour des comptes, que M. Berryer analysait ? Une société se
cliarge d'un percement ; elle s'engage à acquérir les immeubles
nécessaires, et à livrer la voie nouvelle à la Ville dans un délai
convenu. En conséquence, subvention de 21 millions promise
par la Ville, payable par annuités; versement de 20 millions
par la Société dans les caisses de la Ville, à titre de garantie;
mais faculté donnée à la société concessionniaire d'émettre
immédiatement pour 20 millions de bons de délégation, sur les
annuités dues par la Ville, avec visa de la préfecture. De sorte
que les 20 millions que verse l'entrepreneur, c'est le public, le
banquier escompteur des bons, Crédit foncier ou autre, et leur
clientèle, qui le fournissent. Ce qui faisait dire, l'année der-
nière, à M. Berryer et à M. Picard : La Ville emprunte par
personne interposée. Et le ministre d'État et des finances leur
répondait: Vous auriez raison si les 20 millions de cautionne-
ment étaient véritablement une ressource pour la Ville, et si
elle en disposait comme d'argent comptant. Mais ces vingt mil-
lions sont un cautionnement: ils sont réservés au payement des
expropriations par une affectation spéciale. « Le versement
de vingt millions a été fait à la Caisse des travaux, comme aune
caisse de dépôts et consignations, pour assui'er l'exécution des
engagements pris par la Compagnie, et mettre la Ville h l'abri
de tout recours de la part des expropriés, en cas d'insolvabilité
de la compagnie soumissionnaire. La Ville traitait avec une
société à responsabilité limitée ; elle jugeait utile de lui imposer
le versement d'un fonds de garantie. Mais ce fonds ne devait
sortir de sa caisse que pour solder les opérations mêmes en vue
desquelles il était constitué. »
Et la Cour des comptes ajoute: « Tel est le sens du contrat,
et l'approbation dont il a été revêtu par un décret impérial, ne
permettait pas de lui attribuer un autre caractère. Le Gouverne-
ment, en autorisant le versement de 20 millions, n'a pu vouloir
autoriser la création d'une ressource extraordinaire, au moyen
de laquelle la Caisse des travaux pourrait franchir les limites,
assignées à ses moyens de trésorerie. » Cela dit, d'un air bon-
152 DISCOURS ET OPINIONS.
homme, la Cour démontre, de la manière la plus péremptoire,
quo la somme a er.>ée par la Société Berlencourt a passé pure-
ment et siniiilemenL dans le courant des fonds de la caisse, et
(( ([n'employée à d'autres dépenses que celles prévues par le
traité, elle a constitué pour la Ville une ressource non autorisée
par la loi ».
On ne saurait dire plus élétiarament à M. Roulier qu'il a
été trompé par son client, à moins qu'il ne préfère avoir trompé
la Chambre. Mais voici qui est plus piquant encoi-e. Embar-
rassé parle raisonnement de la Cour des comptes, M. le préfet,
dans ses observations en réponse, jette résolument à l'eau la
thèse (piil a fait plaider l'année dernière devant la Chambre;
U livre, sans hésiter un seul instant, le ministre qui l'a défendu,
et les députés qui ont cru le ministre sur parole, et il écrit
ceci :
« M. le préfet ne reconnaît pas aux fonds versés dans la
Caisse des travaux par des entrepreneui's, en garantie de leurs
opérations, le caractère de dépôt signalé par la Cour. Il fait'
remartiuer que ces fonds, une fois versés dans la Caisse des
travaux, entrent dans son encaisse et en suivent le sort... »
A la bonne heui-e ! mais convenez alors que vous avez em-
prunté, emprunté sans autorisation et sans droit; et que, depuis
bientôt quatre ans que vous battez monnaie avec les bons d'an-
nuités, vous violez la loi sept fois par jour. Aussi bien est-ce
l'évidence même, et l'on rougit d'insister.
La Cour des comptes a prononcé, et personne n'osera plus,
j'espère, défendre la légalité des opérations préfectorales, après
le jugement formel du tribunal le plus compétent qui soit en
ces matières.
VIII. — Ovi mène lillégalité.
Quanil on a prouvé à 31. le préfet de la Seine qu'il vit uans
l'illégalité chronique, on ne lui arien appris qu'il ne sache aussi
bien que nous. M. le préfet viole la loi avec abandon, on peut
même dire avec coquetterie. Il n'a pas le sens légal. Après
l'emprunt de I860, autorisé par le Corps législatif pour 250 mil-
lions, et bravement émis pour 270, il faut, comme on dit, tirer
l'échelle. Il ne manque pas non plus de gens profonds qui vous
LES COMPTES FANTASTIQUES D'HAUSSMANX. 153
disent : Qu'importe la façon dont se font les grandes choses,
pourvu que les grandes choses se fassent ! En finances comme
en poHtique, « la légalité nous tue ».
C'est le contraire qui est vrai, et, dans l'histoire fmancicre de
la Ville, c'est là la grande leçon. Trois ans d'emprunt à la sour-
dine et d'expédients irréguhers ont compromis les plus helles
finances du monde. Les ressources delà Ville sont surmenées ;
l'avenir est mangé d'avance. Voilà ce que le public ne sait pas,
mais voilà ce que le Conseil d'État est impardonnable de ne pas
savoir. Les bras tombent devant l'optimisme complaisant qui
s'étale dans l'exposé des motifs:
« Le tableau comparatif des recettes ordinaires de la ville de
Paris avec les dépenses de même nature, tel qu'il résulte des
trois derniers exercices, constate un excédant moyen de 48 mil-
lions par an, et un excédent moyen de 51,496,895 fr. 47 c. en
1866 ; il démontre de plus que la progi'cssion annuelle des reve-
nus est constamment de 3 millions au moins, progression qui
s'aug-mentera encore, à partir de 1871, de la moitié des béné-
fices de la Compagnie du gaz. Grâce à la fécondité de ces res-
sources, la Ville peut faire face à tous ses engagements.
« Les calculs fournis par l'administration municipale établis-
sent même que, toute dette payée, elle conservera pendant
la période de 1868 à 1877, celle qui supporte le poids des impré-
visions de 1858, un reliquat disponible d'une certaine impor-
tance.
Mais il n'en est pas moins vrai que quelques-uns des
exercices de cette période sont très chargés; que, dès lors, il
peut y avoir utihté, et que, dans tous les cas, il y a prudence à
répartir sur un plus grand nombre d'années la dette résultant
des titres de subventions et des bons de délégation. »
Tel est l'objet du traité passé avec le Crédit foncier, lequel
aboutit, en définitive, à une annuité de 21,574,387 francs, à
payer pendant soixante ans. Et en face de ces 48 millions d'ex-
cédant par année, le Conseil d'Etat conclut, avec bonhomie,
qu'en vérité ce n'est pas trop !
Mais le bilan de la Ville, ainsi fait par-dessous la jambe, est un
bilan inexact. Le Conseil d'État s'abuse, et il nous abuse sur le
présent ei sur l'avenir. Ce qu'il appelle « l'excédant moyen de
48 millions», n'existe plus; la plus-value moyenne de 3 mil-
154 DISC0U15S ET OPINIONS.
lions n'est qu'une hypothèse, et, comme nous le monlrorons. la
plus avenlurtV des hypothèses.
IX. — Le bilan de la Ville. — Les excédants.
C'est là le grand cheval de hataille de radmhiislration muni-
cipale. Oui, le fait est vrai et admirable: il s'est produit, depuis
le temps où M. Haussmann est monté au pouvoir jusqu'à ce
joui', un accroissement constant, progressif, inouï, des produits
(le l'octroi. Au budget de 18G1, les produits de l'octroi, évalués
d'après les résultats de 1860 (le premier exercice qui suivit
l'annexion), étaient portés pour une somme de 71 millions.
Ils ligurent aux prévisions du budget de 1868 pour lOU mil-
lions. Une augmentation moins considérable, mais certaine,
s'est fait sentir dans les revenus secondaires, de telle sorte que
les recettes ordinaires de la Ville, qui étaient de 104 millions
700,000 francs en 1861, sont aujourd'hui de 150,600.000 francs.
C'est là-dessus que la préfecture, la commission municipale,
les ministres, la majorité du Corps législatif, tous les satisfaits,
tous les habiles et tous les simples, s'en vont chevauchant, tête
baissée, et croient tenir l'éternité.
Mais, dans un budget, il y a la dépense à côté deja recette. Et
si les gens chai'gés du contrôle étaient moins disposés à se payer
de mots, loi-s(pi'il s'agit de gloritier le bon plaisir, ils auraient
depuis longtemps remarqué deux faits graves :
1° La progression de la dépense, en regard de la progression
de la recette. De 1861 à 1867, les recettes ordinaires se sont
accrues de 50 0/0 ; mais dans le même temps, c'est de 60 0/0
que les dépenses se sont accrues. De sorte qu'en supposant
même que l'accroissement des recettes pût encore se prolonger,
— ce qui, nous le verrons, n'est pas croyable, — l'accroisse-
ment beaucoup plus rapide des dépenses l'absorberait nécessai-
rement dans un temps donné.
2° Malgré toutes les apparences, le chitTre même des excé-
dants de la recette sur la dépense est devenu stationnaire. Au
compte de l'exercice de 1864, quel était le chilïre de l'excédant
disponible, c'est-à-dire de l'excédant qui reste libre pour les
travaux extraordinaires, après qu'on a prélevé la somme néces-
LES COMPTES FANTASTIQUES DHAUSSMANN. 155
saire pour assui'er l'amortissement de la dette municipale ?
35,388,733 fr. 29 c. Quel est ce chiffre aubugetde 1868, d'après
le rapport de M. Devinck ? 35,320,595 fr. 86 c. Mais ce chiffre
ainsi posé, ce chiffre qui est déjà au-dessous du chiffre de
48 millions, que le Conseil d'État fait miroiter à nos yeux, de
toute la somme nécessaire au service de l'amortissement ; ce
chiffre de M. Devinck n'est lui-même qu'un mirage financier. Il
est incroyable de présenter au public, comme on fait là, un
budget qui a l'air de laisser 35 millions de ressources disponi-
bles, « qu'on est bien forcé, dit M. le préfet, d'employer aux
grands travaux publics, puisque autrement il faudrait les placer
en rentes », alors que, sur cet excédant, on a à rembourser,
dans les dix ans qui viennent, 453 millions, suivant M. Devinck,
4d3 millions, suivant MM. Genteur et Jolibois, empruntés sans
droit depuis trois ans.
Ce chitfre de 35 milUons est un vieux chiffre, un chitTre des
beaux jours, d'avant le gouffre du troisième réseau.
Il serait honnête d'en déduire d'abord les 21,574,387 fr.
d'annuités que la Ville s'engage, par le traité soumis à la Cham-
bre, à payer au Crédit foncier pendant soixante ans. Il faudrait
tenir compte aussi de 54,572,000 fr. (ou 64 millions, d'après
l'Exposé des motifs) de subventions de grande voirie qui
restent répartis sur neuf années, de 1869 à 1877. Il faudrait enlin
nous dire de combien l'avenue Napoléon, dont une seule amorce
a coûté, ces jour-ci à la Ville, près de 26 millions, l'expropria-
tion du Grand-Hôlel, qui en sera la conséquence nécessaire ;
l'achèvement de la rue Réaumur, qui vient de coûter, rien
qu'entre la rue Port-Mahon et la rue de Grammont, 15 millions
de francs, et le reste, vont augmenter le passif de la Ville. Est-
ce de cinquante, cent, ou cent cinquante millions? En admettant
qu'il reste seulement, en dehors du traité passé avec le Crédit
foncier, cent millions de travaux nouveaux et de nouvelles
subventions', on se tient évidemment fort au-dessous de la
vérité.
Pour savoir si une ville comme Paris est, en réalité, riche ou
1. On voit que nous composons cette somme : de 54 ou 64 millions (selon
que l'on adopte le chifTre de M. Devinck, ou celui du Conseil d'État) engagés
dès la lin de décembre 1867, et de 36 (ou 46) millions seulement pour les
entreprises colossales commencées depuis le 1" janvier de cette année.
U,6 DISCOURS ET OPINIONS-
li.iiivic, aisée ou gênée dans ses finances, il faut faire état
d'alionl (le sescharcos permanentes. Elles sont de deux natures:
la dcllo, en premier lieu, puis le service municipal, les dépenses
d'entretien tie la capitale, le nécessaire de chaque jour: admi-
nistration, jiolice, garde de Paris, pavé, éclairage, instruction
j)ubli{pit'. bienfaisance, entretien des édifices communaux, ser-
vice des eaux et des égouts, — toutes choses non moins sacrées,
non moins fondamentales, non moins permanentes que la dette
elle-même.
Oi-. ces dépenses d'entretien, strict nécessaire de la Ville, le
budget de 1868 les porte à 81,611,000 fr.
Il convient d'y ajouter, de l'aveu même de M. Devinck, dans
son Rapport, et de M. le préfet (Mémoire de 1860), une somme
de 7 millions, en nombre rond, comprenant trois chapitres du
budget extraordinaire (assistance publique, architecture, ponts
et chaussées) qui n"ont rien du tout d'extraordinaire, puisqu'ils
se reproduisent tous les ans. Total, 88,731,000 fr., ou en nom-
bre rond, 89 millions.
La dette, maintenant. Indépendamment des opérations que
l'on s'avise de régulariser aujourd'hui, la Ville devait déjà fau'e
face à une dette annuelle de 27,800,000 francs ^ Pour rem-
bourser les 398 millions du Crédit foncier en dix années, selon
ses stipulations primitives, elle aurait dû, d'après l'exposé du
Conseil d'Etal, supporter en outre l'énoi'me fardeau d'une
annuité de 49 ou 50 millions. Et comme il est permis d'affirmer,
sans crainte de se tromper, qu'en dehors des 398 millions du
Crédit fonciei-, la Vaille a, à l'heure qu'il est, pour 100 millions
d'opérations dnméme nature engagées; comme l'avenue Napo-
léon est commencée, et qu'on a le projet d'aller jusqu'au bout,
l'annuité serait montée, non à oO millions, mais au moins
à 62.
Quatre-vingt-neuf millions d'entretien, vingt-sept millions
800,000 fr. d'ancienne dette, soixante-deux millions de subven-
1. Ce qui comprend : l'emprunt de 185.5, celui de 1860, celui de 1865, les
annuilés du rachat des ponts, le rachat de Tahattoir des Batigiiolles, du
canal Saint-Martin, des usines de Saint-.Maur, les aiHuiités de la Compagnie
des Eaux et de la Compagnie Ducoux. Nous avons soin de n'y pas faire
figurer le complément de l'emprunt de 1852, qui sera amorti à la fin de 187-',
pour qu'il soit hien visible que nous faisons non seulement le bilan du
présent, mais le budget de l'avenir.
LES COMPTES FANTASTIQUES D'HAUSSMANN. 157
tions, réparties sur dix années, font, en bonne arithmélique,
178 (cent soixante-dix- huit millions) et 800,000 fr.
Voilà la dépense. Quant à la recette, elle figure au budget de
1868, pour 149 millions 664,183 fr. et 82 cent. Nous n'en chica-
nerons pas un centime. Nous y ajouterons même 3 millions 1/2
de recette extraordinaire, qu'on peut considérer comme cons-
tante, mais rien de plus : car la subvention annuelle de 8,800,000
francs, que l'État servait à la Ville depuis dix ans, et qui était
si commode pour aligner le budget municipal, arrive, cette
année même, à son dernier terme. Nous accordons donc à la
Ville une recette possible de lo3 millions, en nombre rond.
Et, pour arriver à ces deux chiffres (178 millions et 153) qui
laissent entre eux un déficit de 23 millions, que d'hypothèses
heureuses il faut accumuler ! Il faut supposer que l'avenue
Napoléon, la rue Réaumur et le reste ne coûteront pas à la
Ville plus de cinquante millions; supposer que la recette ne
subira aucune réduction, que la dépense ne fera jaillir aucun
imprévu; qu'en un mot, on aura banni des afTaires de la Ville
toutes les mauvaises chances qui grèvent les affaires humaines...
Voilà où en seraient les finances de la Ville si le Crédit foncier
ne venait pas à leur secours.
Voilà comme il est vrai de dire que, si l'on traite avec le
Crédit foncier, c'est par excès de prudence, et en quelque
sorte par grandeur d'âme ; voilà ce que vaut cet article 3 du
traité soumis à la Chambre, lequel réserve à la ville de Paris
la faculté de payer par anticipation les annuités que le concours
du Crédit foncier lui permet de répartir sur soixante années.
On ne se libère pas par anticipation quand on a, pendant dix
ans, un découvert de 2.5 millions à combler.
Pure chimère que cela ! Au vrai, la Ville atermoie, parce
qu'elle serait, si elle n'atermoyait pas, au-dessous de ses affai-
res, parce que, semblable au fils de famille qui a mangé son
bien en herbe, elle est, dès à présent, obligée d'emprunter pour
vivre.
Mais quel est au juste le soulagement que lui apporte cet em-
prunt du Crédit foncier? Pour 398 millions, c'est une charge
annuelle de 21, .574, 000 fr., répartis sur soixante années. Les
charges permanentes se trouvent ainsi réduites à 49 millions
pour la dette, 89 pour le service municipal, total 138 millions.
158 msœuus et ui'imo.ns.
Pour allcM' à lo3 millions, il y a 15 millions de boni, mais sur
lesquels, [)enilant dix ans au moins, il faudra prendre de quoi
payer des engagements, qui s'élèvent, dès à présent, à cent mil-
lions au plus bas mot. Vous voyez ce qui reste de disponible :
cinq millions. Cinq millions sur lesquels il faut prendre encore
et les intérêts de ces 100 millions échelonnés sur dix années, et
limprévu noimal, inévitable, d'un budget de 150 millions; cet
imprévu que M. le préfet lui-même, dans un de ses anciens
mémoires, évaluait à 3 millions, ce qui n'est pas cher! 3 millions
d'intérêts, 4 millions d'imprévu, à déduire de 5 millions. Eh !
Messieurs, ce n'est pas même de quoi établir l'équilibre, et il
sera fort lieureux pour la Ville que les bénélices de la Compagnie
du gaz viennent, à partir de 1872, lui permettre de nouer les
deux bouts.
En résumé, ce délicit, qui serait de 25 miUions, sans l'em-
prunt du Crédit foncier, il existe, il commence à poindre, même
avec le traité qui est soumis à la Chambre : le passif a rejoint
et déjà dépassé l'actif. Et nous avons supposé que le stock des
subventions promises par la Ville ne dépassait pas 500 mil-
lions... Mais si, par hasard, comme plusieurs l'affirment, ce
stock est de 000 millions, sur quel abîme marchons-nous ?
Voilà, Messieurs, ce qu'il faut penser des excédants de
M. Haussmann; l'enseigne de la Ville porte bien encore: 50 mil-
lions d'excédants; la vérité linancière est obligée de les coter
au-dessous de zéi'o.
X. — Le bilan delà Ville. — Les plus-values.
Les calculs (pic je viens de faire sur l'étendue des ressources
actuellement disi)onibles de la ville de Paris sont en eux-mêmes
iriêliitables : on en pourra, suivant l'usage, critiquer quelque
détail, mais ils resteront debout dans leur ensemble. Les finan-
ciers de la Ville jjorteront ailleurs leur effort. Ils diront que,
dans ce bilan de la richesse municipale, on néglige l'avenir.
L'avenir, c'est la plus-value des recettes, ou, pour parler plus
exactement, la plus-value des produits de l'octroi d'une année
à l'autre. L'Exposé des motifs du Conseil d'État croit pouvoir
fixer cet accroissement annuel à un cliilfre moyen, permanent
1,ES COMPTES FANTASTIQUES DHAUSSMANN. 159
et véritablement normal de 3 millions. Quelle réponse aux pro-
phètes de malheur! Si les finances de la Ville demeurent
chargées, pendant les dix années qui vont suivre, elles auront
reconquis, au bout de ce terme, toute leur élasticité tradition-
nelle. Une plus-value de 3 millions par an, c'est 30 millions de
ressources nouvelles, et pour ainsi dire, tombées du ciel, qu'on
pourra porter en compte. Nous disons aujourd'hui o millions de
disponible; dans dix ans, il faudra dire 35 miUions. C'est ce
qu'exprime l'Exposé de MM. Genteur et Jolibois par cet axiome,
emprunté, comme tout ce qu'ils ont écrit, aux mémoires du
préfet de la Seine :
« Ainsi, la génération présente aura dépensé des sommes
considérables... et elle ne léguera à la génération future, en
échange des avantages de Paris transformé, qu'une dette rela-
tivement faible et facile à acquilter, au moyen de l'accroissement
des revenus municipaux, produits par cette transformation
même. »
Il faudrait pourtant, puisqu'on se réclame de Voltaire, porter
dans tout ceci un peu de ce bon sens, si cher au précurseur de
M. le préfet. La question n'est pas de savoir si, depuis trois,
quatre ou six ans, un accroissement régulier s'est produit dans
les recettes de la Ville : les chiffres le disent assez haut ; mais ce
que les chiffres ne disent pas, c'est que cet accroissement sera
éternel: les chiffres, sérieusement compris, disent même tout le
contraire.
Ce développement des produits de l'octroi, dont on fait si
grand tapage, est un fait complexe et contingent. En faire une
loi, un absolu, et, là-dessus, édifier tout un système et se pré-
cipiter dans les aventures, c'est porter dans le sophisme une
violence étourdie, que l'absence de contrôle explique, mais ne
justifie pas. Avant de conclure, analysez donc. C'est dans les
tableaux mêmes de l'octroi parisien qu'on peut lire, b. livre
ouvert, le secret de ses accroissements. L'octroi de Paris se
compose de quatre articles principaux : les boissons, — les maté-
riaux et bois de construction, — les comestibles, — le combus-
tible. De tous ces produits, quel est celui qui donne, et de beau-
coup, l'augmentation la plus considérable, la plus constante, la
plus imperturbable? C'est le droit sur les boissons. Après, vient
le droit sur les matériaux et bois de construction. De 1863 à
160
DISCOLRS ET OPIMO.NS.
1860, par exemple, il y a 3. 500,000 fr. (raecroissement sur les
boissons, et plus de 2 millions sur les matériaux et bois de
conslrnclion, c'est-à-dire 11 ou 12 0/0 sur les boissons et 20 0/0
sur Ifs matériaux. L'accroissement est, au contraire, très faible
sur les articles qui figurent à l'octroi sous les deux titres « comes-
tibles et combustibles' ». On voit par là, clairement, ce qui
fait la plus-value : ce sont les foules laborieuses attirées par les
travaux, et les pierres mêmes que ces foules remuent, qui ali-
mentent le budget de la Ville. Aussi le grand acci'oissement ne
porte-t-ilni sur la viande, qui n'est pas encore une consomma-
tion vraiment populaire, ni sur le chauffage, qui est une
consommation sédentaire. Quant aux étrangers, touristes,
naliabs et autres, qu'on pourrait croire d'un si bon rapport pour
la caisse municipale, leur influence sur les produits de l'octroi
est des plus minces. Savez-vous ce qu'ils ont ajouté aux ressour-
ces de la Ville, pendant tout ce grand fracas de l'Exposition
universelle? Un million, d'après le préfet lui-même. [Mémoire
nu 11 r/ecewZ»re 1867.)
L'analyse confirme donc ici ce qu'indique le bon sens. Les
recettes sont directement engendrées par les travaux, par l'ac-
croissement de population ouvrière qui en résulte, par l'accrois-
sement des entrées de toute nature qui les accompagne. Pour
porter à cent millions les produits de l'octroi parisien, il a fallu
dépenser deux milliards, attirer quatre cent mille ouvriers au
moins dans les chantiers, transformer en atelier de maçonnei'ie
la capitale du monde. Le système Haussmann n'en disconvient
pas. « Les excédants, dit-il explicitement, ont leur source dans
les travaux mêmes. » Mais une proposilion de ce genre veut
être vue sous un double aspect. C'est un Janus à deux visages :
d'un côté la plus-value, de l'autre le déficit. L'orgie des expro-
priations a mis le feu aux droits d'entrée; un retour quelconque
1. Prof/ressioii des recetlcs de l'octroi de 1863 à 1866.
1863
33.193.730
G.!i;iG.t09
4.bl2.3:;u
14.887.i56
9. 468. 947
1864
33.363.407
6.441.193
4.o9o.l57
Ib. 3(16. 044
10.043.866
1865
38.622.329
6.143.882
4. 170.087
13.592.825
10.428.987
1866
42.148.306
7. 870. 2'. 3
4.569.2V3
15.981.405
10.821.328
l'.ois de construction. . .
Combustibles
LES COMPTES FANTASTIQUES D'HAUSSMANN. 161
à la sagesse, à la mesure, à la raison les éteindra. Réduisez de
moitié l'atelier national créé par la préfecture, vous n'y perdrez
point sans doute la moitié de vos recettes: mais vous en laisse-
rez une grosse portion sur le carreau. Cela est évident, palpable,
brutal. Donc, pour sauver les recettes, il faut maintenir les tra-
vaux. Ou si l'on arrête les travaux, il ne faut plus parler de
plus-value.
Nous connaissons un autre budget cpie celui de la Ville qui a
longtemps vécu sur la doctrine des plus-values : c'est le budget
de l'État. Mais la crise est venue, et le déficit est apparu. Les
receltes de la Ville paraissent, il est vrai, à l'abri de la crise
générale qui déprime celles de l'État. Il ne faut pas trop en triom-
pher. Il y a entre l'État et la Ville cette ditïerence, que la Vdle
lient dans ses mains le grand moteur de ses recettes. Placée au
centre d'un monde économique factice, c'est elle-même qui fait
la hausse, à coups d'expropriations, démolitions, compagnies
d'entrepreneurs, bons de délégation, toutes choses qui naissent
d'elles-mêmes, sans efforts, sinon sans frais, de la signature de
M. le préfet de la Seine. S'il est des gens que ce spectacle
rassure et enchante, nous le trouvons, quant à nous, le plus
effrayant du monde. C'est un artifice colossal, mais ce n'est qu'un
artifice. Il n'y a que les conservateurs pour dormir en paix sur la
pointe d'une hypothèse, et mettre la fortune pubhque à la merci
d'un accident. Il faut appartenir au grand parti conservateur
pour voir d'un œil li-anquille quatre cent mille ouvriers de la
terrasse et du bâtiment, vivant sur une hausse factice, sur des
spéculations factices, dans le tourbillon des prospérités factices,
qu'un souffle peut emporter. Est-ce donc la condition fatale des
amis du pouvoir de perdre toute vue du lendemain ? Quand les
conservateurs prirent les affaires après la Révolution de 1848,
ils n'eurent de cesse qu'ils n'eussent dissous les ateliers natio-
naux : l'histoire dira s'ils y mirent la mesure, la prudence, l'hu-
manité, la science qui facilitent les transitions et qui conju-
rent les catastrophes ! Mais l'immense atelier national dont
M. Haussmann est le créateur, ces chantiers sans pareils au
monde, auprès desquels ceux du Champ de Mars n'étaient que
des jeux d'enfant, les hommes qui se disent conservateurs ne
semblent en prendre ni ombrage ni inquiétude. Ils ont fait un
pacte avec la fortune ; ils croient à une providence spéciale qui
11
Ipo DISCOURS ET OPIMOiNS.
voilli' sur lu Ville ol qui a l'ail pour elle un ciel sans nuages, un
avfiiirsans points noirs!
Mais ce n'est pas seulement par ce côté que le système peut
faillii'. 11 porte en lui-même le principe de sa ruine ; et la crise
finale lui viendra non du dehors, mais du dedans. Il est, en elîet,
de l'essence même de la politique économique et financière de
M. le préfet de la Seine, de ne pouvoir ni reculer, ni rester sta-
lionnaire. Il ne faut pas seulement que la bâtisse se maintienne,
il faut qu'elle se développe, qu'elle s'accroisse incessamment.
Sinon, adieu les plus-values ! Voilà pourquoi il nous est donné
de contempler, depuis tant d'années, ce chantier qui s'étend
peu à peu sur tous les points de la grande Ville, ce cercle de,
démolition qui s'élargit autour de nous, et qui monte comme
une marée sans fin. Voilà pourquoi M. le' préfet a fait, à la sour-
dine, le troisième réseau, et emprunté cinq cents millions au
moins, au mépris des lois. Mais avec l'année 1868, le troisième
réseau va finir. Avec lui aussi, finira cette énorme plus-value dont
la Ville se fiatte de faire éternellement état dans ses budgets;
Or, si la plus-value s'arrête, la crise commence. Inexprimable
angoisse ! Quel parti va-t-on prendre? Prépare-t-on un qua-
trième réseau, un second milliard d'emprunts? L'avenue Napo-
léon est-elle un commencement ou une fin, un premier acte
d'une pièce nouvelle ou un dénoûment? Si c'est une quatrième
campagne qui commence, il faut le dire résolument à la Cham-
bre, au pays ; il faut reconnaître que l'on est, par la logique du
système, condamné à ne jamais finir; qu'on démolit, non pour
transformer, mais pour démolir ; que, pour soutenir ce régime
de travaux forcés à perpétuité, on a besoin d'emprunter, non
plus sous le manteau, en escomptant des excédants de recettes,
qui sont, dès à présent, mangés d'avance, mais à découvert, et
comme on pourra, à la façon du Grand-Turc, ou du bey de Tunis,
quelque chose comme 300 millions tous les deux ans; que le
traité du Crédit foncier n'a d'autre but que de dégager une
portion des recettes qui pcimettra d'asseoir de nouveaux
empnmts ; en un mol. (pie si l'on consolide, c'est pour recom-
mencer.
Ce serait franc, au moins, ce serait une politique, ce serait un
langage. Au lieu de cela, M. le préfet écrit, dans son dci'nier
mémoire : « Il me paraît sage d'ajourner, après l'achèvement
LES COMPTES FANTASTIQUES D'HAUSSMANN. 163
(les opérations en cours, la suite du plan Iracé par une main
auguste.» Qu'est-ce à dire? est-ce une promesse? est-ce un
mirage? Voulez-vous rassurer ou endormir? Songez-vous à
liquider ou seulement à leprendre haleine?
Pour liquider, il est déjà bien tard !
Si la Ville n'avait, depuis l'emprunt de 1865, accru sa dette
que des 400 millions qu'elle consolide à cette heure, il lui reste-
rait, comme nous l'avons fait voir, 15 millions de marge dans
ses finances. Or, ces 15 millions remplissaient dans son budget
un office deux fois sacré. En premier lieu, c'était le patrimoine
de l'avenir, le bien des générations futures. Les générations
futures auront, elles aussi, leurs besoins extraordinaires, leurs
grandes entreprises, leur luxe, leurs fantaisies. Si nous leur
léguons un budget étroit, qui ne noue qu'à grand'peine les deux
bouts ensemble, un équilibre si difficile et si précaire qu'il leur
interdise toute autre ambition que celle d'entretenir modeste-
ment, bourgeoisement, ce que nous avons fait, — comme si le
Paris d'aujourd'hui avait concentré, prévu et satisfait d'avance
tous les besoins du Paris de l'avenir, du Paris qui sera dans
cinquante ans ; — si nous avons fait cela, nous avons imprudem-
ment sacrifié l'avenir au présent, exploité, dévoré les généra-
tions futures. Mais les 15 millions de disponible étaient plus
que le bien de l'avenir; ils étaient la garantie, la sécurité du
présent. C'était la lisière qui séparait la ville de Paris du gouffre
du déficit, (le ce point fatal aux États comme aux particuliers,
où les dépenses ordinaires et obligatoires ne sont plus couvertes
qu'à coups d'emprunts.
Avec cette marge de 15 millions, la liquidation des travaux
de Paris pouvait encore être entreprise. La baisse des recettes
qu'amènera nécessairement l'arrêt des travaux était conjurée
dans une certaine mesure. La Ville pouvait supporter une perte
d'un dixième de son revenu. C'était trop peu, sans doute, mais
c'était (juelque chose.
Aujourd'hui, ce débris des excédents splendides, que, durant
quelques années, la Ville a pu, en toute vérité, aligner orgueil-
leusement dans ses budgets ; cette réserve nécessaire et ce garde-
fou, on le jette dans les inutilités somptueuses de la place du
nouvel Opéra, de l'avenue Napoléon, de la rue Réaumur. Pour
donner du recul au monument de M. Garnier, la ville enfouit ses
104 DISCODIiS ET OPINIONS.
(lorniors rriis. La pioche est mise aux grandes l)àlisses qui for-
maient la tête (le la plus belle avenue du monde : mais ce n'est
pas seulement des maisons neuves qu'elle arrache du sol, c'est
aussi — sachez-le bien — les dernières réserves de la Ville, les
dernières assises de son crédit qui s'émiettent sous le marteau
des démolisseurs.
En résumé, la situation (inancière de la Ville de Paris, telle
que l'a faite le régime du bon plaisir, repose actuellement sur
les bases suivantes :
1" Il est impossible de maintenir les travaux de Paris sur le
pied où on les a mis depuis 1861 . On ne le pourrait qu'en em-
pruntant résolument 300 millions tous les deux ans. Ce serait
l'emprunt et la démolition à perpétuité, c'est-à-dire une mons-
trueuse utopie, avec une catastrophe au bout.
2° Une réduction considérable et progressive est nécessaire ;
l'adminisli-ation municipale elle-même paraît en convenir.
3° Par conséquent, il n'y a pas de plus-values nouvelles à
faire entrer en ligne de compte. Les recettes ne dépasseront
guère le point où l'exercice 1868 les aura portées, et après cela
elles ne pourront plus que décroître.
4° Il ne faut non plus parler de dégrèvement. Quand M. le
préfet déclare « qu'il aurait peine à renoncera cette démonstra-
tion éclatante de la fécondité de son système », M. le préfet
croit pai'ler à des Béotiens. On ne dégrève pas quand on ne sait
pas si, dans trois ans, on aura de quoi payer ses dettes et son
entrelien de chaque jour. On est beaucoup plus prêt d'établir
de nouveaux impôts que de réduire les anciens.
5° Si le présent repose sur une base fragile, l'avenir est mangé
d'avance, et nos successeurs les plus prochains auront peine à
y faire face. A peine s'ils pouri'ont entretenir la dette que nous
leur léguons, et le Paris transformé que nous leur avons fait.
Quant aux grandes entreprises, quelles qu'elles soient, elles
leur seront interdites jusqu'en 1928.
6° Pour atténuer ces déplorables conséquences, il eût fallu
tout au moins laisser là l'avenue Napoléon et le reste, et com-
mencer immédiatement la liquidation de l'immense atelier
national. Mais si cela est évidemment nécessaire, il n'est pas
moins évident que, tant que M. Haussmann sera là, cela ne se
fera pas.
LES COMPTES FAMASTIQUES DHAUSSMA>.\. 1C5
XI. — Conclusion pratique.
Que faire donc, Messieurs, et à quoi conclure ?
Vous avez trois partis à prendre :
1° Voter purement et simplement le projet de loi qui vous
est soumis, c'est-à-dire donner à M. le préfet un bill d'indem-
nité pour le passé, un vote de confiance pour l'avenir;
2° Voter en prenant des gages, c'est-à-dire en revendiquant
pour le Corps législatif le vote annuel du budget de la Ville ;
3° Voter de façon à liquider le passé et à sauver l'avenir,
c'est-à-dire déclarer deux choses : premièrement qu'il faut
arrêter incontinent la nouvelle campagne de démolitions qui
commence; secondement, qu'il est nécessaire de commencer le
plus tôt possible la liquidation du système.
Le premier parti est impossible : ce serait un acte d'abdica-
tion.
Le second est un moyen terme. Il laisserait M. Haussmann
dans la place et n'aurait d'autre résultat que d'associer votre
responsabilité à la sienne, et de vous mettre de moitié dans ses
épreuves, sans vous fournir contre le retour des mêmes fautes
aucune garantie sérieuse.
Le troisième parti est un parti énergique, mais un parti sau-
veur. Il consommerait votre rupture avec la préfecture de la
Seine, mais il aurait pour conséquence, pour peu que vous
sussiez vous y tenir, et par cela seul que vous affirmeriez vos
inquiétudes et votre blâme dans un vote solennel de défiance,
d'amener promptement la chute de M. le préfet de la Seine et
l'avènement cfun liquidateur. Sinon, ce liquidateur. Messieurs,
ce sera la force des choses, avec sa brutalité souveraine et sa
justice, tardive parfois, mais infaillible.
18 mai 18CS.
166 DISCOURS ET OPhMOINS.
L'ÉLECTEUR
En trarani, d'une main à la l'ois légère et impitoyable le lableau
de l'aclniinistration parisienne, sous le régime des commissions
imposées, en dénonçant hautement les excès de pouvoir d'un préfet
réliaclaire à tout contrôle, M. Jules Ferry avait posé sa candidature
à Tun des sièges de représentant de la capitale ^ La période élec-
torale s'ouvrit, de fait, près d'un an à l'avance, car tout le monde
comprenait la gravité décisive du verdict qu'allait prononcer le pays.
Ce fut M. Jules Ferry qui lira le premiercoup de feu. Jules Favre,
Hénon, Ernest Picard venaient de fonder, en vue des élections, un
journal politique hebdomadaire, VÈkcteur, lequel s'était donné la
mission « d'être, à côté du Moniteur des Communes, un organe indé-
pendant, qui saurait le contrôler et le réfuter au besoin ». Mais les
intrépides rédacteurs de la nouvelle feuille allèrent du premier coup
bien au delà de ce modeste programme : car c'est dans le premier
numéro de l'Electeur, daté du 23 juin 1SG8, que M. Jules Ferry dressa
l'acte d'accusation du régime impérial, sous ce titre : Grandes
munccuvres électorales. Voici ce curieux article :
« 11 fîst ass(3z (liflicile de classer rationnellement le Goiiver-:
nemenl qui nous régit. Montesquieu distinguait les républiques
(jui sont fondées sur la vertu, et les monarchies qui ont l'iion-
neur pour ressort. Le second Empire, qui ressemble à une répu-
bliiiue par la base et qui est une monarchie très monarchique
1. La campagne de M. Jules Ferry, contre M. Haussmann, qui constitue le
principal titre de gloire du rédacteur du Temps, ne doit pas faire oublier les
nombreux articles qu'il écrivit au cours de l'année 1868, dans le même
journal, sur tous les incidents de la politique intérieure.
Il publia notamment de nombreuses études sur la loi relative à la presse
(n^'desT.lâ, 19, 21 février, 7 et 10 mars) ; sur l'incident Kervéguen et le dossier
La Var(!nne (n"' des 25 iév., 4, 9 mars) ; sur le projet de loi relatif aux
réunions (n" des IJ, 16 et 19 mars); sur le projet de loi militaire (n°* des
12 janvier, 11} et 14 avril); sur la dissolution (n" du 27 mars); sur la pétition
Léopold Giraud, relative à l'annulation de la thèse de M. Grenier (n° du
.'il mars) ; sur le factum de M. Dupanloup contre la Ligue de l'enseignement
do J. Macé et l'école professionnelle Lemonnier (n°' des 12 et 17 avril) ; sur la
doctrine du Gouvernement relativement aux comptes rendus des débats
législatifs (n"' des 11 janvier, 24 février, 18 avril); sur l'affaire André et le
rôle des agents de police (n°' des 21 et 27 janvier).
Cette campagne de presse valut à M. Jules Ferry les chaudes félicitations
de M. Thiers qui lui avait écrit dès le 5 mai 1866 : « Votre talent d'écrivain
grandit tous les jours et je vous engage à vous en servir beaucoup dans le
Tonps. C'est une puissance qu'une plume et qui est bonne à employer avant
qu'on puisse se servir de la langue... Le Temps, s'il le veut, remplacera les
Déljiits auprès des gens éclairés, et croyez-le bien, les masses crient, mais les
gens éclairés mènent, et il faut les avoir avec soi : c'est non seulement plus
sûr, mais plus agréable. »
L'ÉLECTEUR. 167
au sommet, embarrasserait fort Montesquieu. 11 ne fait, en
somme, aucune consommation exceptionnelle d'honneur, ni de
vertu; il n'est d'ailleurs ni absolument militaire, ni absolument
progressif, ni absolument rétrograde, ni entièrement libre, ni
tout à fait despotique. Il a pourtant son trait caractéristique,
son ressort fondamental dominant et duquel toutes choses
dérivent. C'est son système électoral. Cela n'est peut-être pas
très philosophique, mais cela est vrai. La candidature officielle
est le principe et la source, le moyen et le but, le commence-
ment et la fin. On y a tout employé, tout subordonné, tout
sacrifié. Il en est résulté une simplitication extraordinaire dans
les rouages administratifs. A dislance, l'administration fran-
çaise paraît difficile, compliquée; l'esprit recule devant les
devoirs innombrables dont la centralisation se compose ; tant
d'affaires et de si grandes affaires, des intérêts si nombreux, si
divers, si hauts ou si minimes, tant de milliards à remuer, tant
de volontés à diriger, tant de projets à suivre; de loin, la tâche
paraît immense, écrasante, grandiose. Il y faut, pourrait-on
croire, une instruction profonde, un labeur infini, une aptitude
variée et solide. Ceux qui se le figurent encore reviennent de
l'autre monde ou bien ont habité au fond des bois depuis vingt
ans. Il n'y a plus chez nous qu'une affaire et qu'un intérêt,
plus qu'une aptitude et qu'une science : l'affaire électorale,
l'aptitude, la science ou, pour mieux dire, le tour de main élec-
toral. Du moment que tout est électoral, depuis le budget des
cultes jusqu'à la caisse des travaux publics, depuis Técole jus-
qu'au bureau de tabac, depuis le conseil de revision jusqu'au
Conseil d'État, depuis les pompiers jusqu'aux orphéons, tout
est simple, tout est clair, tout est facile à résoudre. On ne
demande plus aux préfets s'ils savent administrer, mais s'ils
sont « heureux » au jeu des élections. Or, être heureux, ici,
veut dire comme chacun sait : mettre, d'adresse ou de force,
tous les atouts dans son jeu. De là une double conséquence :
premièrement, le type administratif, les dehors, les façons d'être
des représentants du pouvoir central, se sont modifiés avec les
aptitudes. Secondement, fautorité elle-même s'est déplacée.
Comparez un préfet du premier Empire avec un préfet du
second Empire : l'homme d'autrefois, si grave, si appliqué, si
laborieux, qui connaissait les grandes afïaires, qui souvent
ir.R DISCOURS ET OPINIONS.
inrmc .avail vu les Ltrandes assemblL'es, avec l'homme d'aujour-
(l'iiiii, le capilaint! Fracasse déparlemeiUal, à moitié militaire,
à moitié sportsman et mauvais sujet par-dessus le marché, aussi
dépourvu jrénéralement d'éducation administrative que de goût
pour le travail. Pourquoi celui-ci est-il tout à la fois si bruyant
et si frivole et fait-il voir dans toute sa personne ce faux air
charlatan? C'est qu'il est avant tout un agent de charlatanisme
électoral, un entrepreneur de candidatures. Il a même le droit
de faire des dettes, s'il réussit les élections. A ce prix, il est le
vrai maître et fait dans son département à peu près tout ce qui
lui convient. Les observateurs superficiels ne s'en doutent pas,
mais, de fait, en ce pays de France, le pouvoir a glissé aux
mains de quatre-vingt-neuf préfets. Jadis, au temps du sulTrage
restreint, les ministres étaient quelque chose; mais le sulTrage
restreint pouvait se guider de loin, tandis que le suffrage uni-
vi'csel ne se triture bien que de près. Au temps de la corruplioa
[)arlementaire, les candidatures se fabriquaient au centre ; à
l)i-ésent, c'est aux extrémités qu'elles s'élaborent. Plus les rami-
fications administratives sont menues, plus l'élaboration élec-
torale est active; tout comme les vaisseaux capillaires sont ceux
(pii recèlent le grand mystère de l'assimilation et de la vie.
IJi bon sous-préfet a, par le temps qui court, plus de valeur
électorale qu'un grand ministre.
« Ce (pii est vrai du pouvoir qui administre, ne l'est pas
moins du corps qui légifère. Si l'on ne savait pas que la machine
gouvern*Muentale est avant tout, en France, une machine élec-
torale, comprendrait-on quelque chose à cette fin de session,
dont la Chambre élective nous donne l'incroyable spectacle?
En trois semaines, le Corps législatif vient de voter, au pas de
course, la plus grosse averse de millions qui se soit jamais
répandue sur une terre française. C'est par centaines de mil-
lions que nos finances sont engagées. Après les millions de la
caisse des invalides civils, on a vu pleuvoir les llo millions de
la subvention des chemins vicinaux, puis les 200 millions de la
caisse. Les six grandes compagnies qui exploitent le monopole
des chemins de fer ont reçu 240 millions; 24r3 millions sont
promis à dix-sept autres lignes, que le Gouvernement pourra
concéder quand il voudra. C'est plus (pie jamais le cas de
s'écrier ipie les ressources de la France sont inépuisables. Mais
LÉr.ECTEUH. 169
d'où vient cette pluie d'or? Où nos députés l'ontils prise?
Est-ce le trésor de Henri IV qui s'est retrouvé quelque part?
Avons-nous fait la conquête d'un nouveau Mexique ou d'une
vraie Sonora? Point; le déficit est avéré, public, énorme; on va
jeler au goufïre 440 millions d'emprunt sans avoir Tillusion de
le combler. Qu'est-ce à dire et quel métier faisons-nous de jeter
par les fenêtres l'araenl que nous n'avons pas? Cela veut dire
seulement que les élections sont proches.
Dans cette immense distribution de lettres de change sur
l'avenir, le projet des 2o4 millions et des 17 chemins mérite une
mention particulière. L'opposition a souvent parlé depuis six
ans des chemins électoraux. On lui a répondu que, selon son
habitude, elle calonniiait le Gouvernement. Mais cette fois,
les voici, dans toute leur splendeur, dans toute leur naïveté,
tranchons le mot, dans toute leur impudence, les chemins de
fer électoraux. Ces 17 lignes, le Corps législatif ne les vole pas,
le Corps législatif ne les concède pas. C'est le Gouvernement
qui les a déclarées d'utilité publique ; c'est le Gouvernement qui
seul a le droit de les concéder. Que fait donc le Corps législatif?
Il les classe, les enregistre, il les promet aux populations, il
leur sert d'enseigne. Il distribue entre ces 17 tronçons une
subvention éventuelle de 2.^4 millions. Quant à l'époque où ces
chemins s'exécuteront, aux ressources fiscales avec lesquelles
on y fera face, aux concessionnaires qui les demandent, aux
tracés qu'ils doivent suivre, le Corps législatif n'en sait rien,
n'en dit rien, n'en veut rien dire ni rien savoir. Ce qui est
caractéristique, c'est que, pour la plupart de ces chemins, il existe
généralement deux tracés : mais le Corps législatif n'a garde de
se prononcer pour l'un ou pour l'autre. Il abandonne à la
sagesse de la haute administration le soin de choisir la ligne
définitive. Il ne vote dès à présent qu'une chose : un crédit de
300,000 fr. à dépenser l'année prochaine en études complé-
mentaires.
C'est assez clair, j'imagine, et l'on voit bien que, bien plus
que la Constitution, la pratique électorale est perfectible. La
période électorale de 1863 avait eu, elle aussi, ses chemins de
fer électoraux. Quel département n'a connu la comédie des
deux tracés, les piquets sortant de tei're le 28 mai pour y ren-
trer le 31, les ingénieurs, conducteurs et piqueurs des ponts et
i^o inscKiiis i;t opinions.
clianssc'C? promenant à travers champs, sur des lignes imagi-
naires, celle réclame éleclorale d'un nouveau genre, an grand
applaudissement des populations naïves? A ce jeu, les jalons
sNMairnl un peu usés : on les remplace par un projet de loi.
M.Mu'-e (le plus loin, mieux apprise, la pièce sera mieux jouée :
on pense surtout qu'elle paraîtra nouvelle. Aux campagnards
sceptiques qui n'auraient pas oublié leur déboire de 1863, on
dira : il y a une loi. Cette loi sans doute ne fait rien, ne tranche
rien, ne "donne rien ; mais c'est une loi. Et ce mol est encore
quelque chose, en France, malgré ceux qui ne craignent pas
d'abaisser jusqu'à la manœuvre éleclorale la dignité de la loi. )^
Cet article fat immédialemeiit poursuivi et inaugura l'applicatiou
(le la nouvelle "loi sur la presse, promidgaée le l""- juillet 1868. Daus
le numéro du 2 juUlet, M. Jules Ferry prit acte de ces poursuites et
leniercia le (louveruemeut de la faveur insigne qu'il accordait au
journal naissant :
Notre procès.
Le Gouvernement nous tait 1" insigne honneur d'essayer sur
nous la lorce répressive que la loi du 9 mars 1868 remet entre
ses mains. A peine nés, on nous frappe, et c'est un journal d'un
jour qui étrennera la nouvelle loi de la presse.
Si c'est là, comme nos amis lassui-ent, un beau déliul pour
l'^'fecfeM?, c'est pour la loi nouvelle un fâcheux coup d'essai.
Elle donne par là sa mesure, qui n'est pas large, à ce qu'il
paraît, et le public apprend ce que vaut celte grande patience
dont l'administration faisait étalage en promulguant la loi. Sa
patience, nous le voyons bien, est au niveau de celle de tous les
gouvernements passés, car la voilà qui verse, du premier pas,
dans l'antique ornière des procès de presse, où ces gouverne-
ments ont tous, l'un après l'autre, piétiné, tâtonné, pataugé,
avec le prolit que l'on sait. Vraiment, nous le regrettons plus
pour le Gouvernement que pour nous. Il semblait qu'un peu
d'air, un peu de jour nous avaient été rendus : une vraie liberté
de langage commençait à reparaître ; on se croyait débarrasse
de cet énervant régime de réticences et de demi-mois, qui a
pesé sur l'esprit français pendant quinze ans. A celle renaissance
du franc-parler gaulois, l'autorité avait l'air de se prêter d'assez
L'ELECTEUR. 171
bonne grâce. Mais ce qu'un gouvernement peutle moins supporter,
c'est la vérité.
Quel est notre délit? Nous avons « excité à la haine et au
mépris du Gouvernement ».
Franchement, cela n'est pas impossible, et si nos juges nous
demandent, comme c'est leur devoir, si nous avons commis le
délit qu'on nous impute, nous n'aurons qu'une chose à répondre :
c'est que nous n'en savons rien.
Ce délit d'excitation à la haine et au mépris du Gouvernement,
qui de nous, hommes de l'opposition, peut se flatter de ne pas
le commettre sept fois par jour? Qu'on nous indique le moyen
de parler du Mexique, de Sadowa, de la loi militaire, des
budgets incessamment accrus, de la dette qui monte toujours,
du déficit à l'état normal, de l'emprunt en permanence, de toutes
les fautes du passé, de tous les périls de l'avenir, sans faire
naître dans l'esprit de ceux qui nous lisent des sentiments un
peu dilférents de l'admiration et de l'amour? Mais si ce n'est
pas un piège, c'est un enfantillage que ce système ! Un gouver-
nement sensé a intérêt à savoir la vérité, n'est-il pas vrai? Et il
est à présumer qu'elle ne lui arrive pas tout entière par les
rapports de la gendarmerie et des préfets? Évidemment. Telle
est d'ailleurs la manière de voir du gouvernement actuel,
puisqu'il a, de lui-même, senti le besoin d'une certaine liberté
de la presse. Eh bien ! ces poursuites pour excitation à la haine
et au mépris du Gouvernement ne peuvent avoir qu'un
eft'et: c'est d'arrêter au passage la vérité. Plus la faute du
Gouvernement sera grande, plus la vérité lui sera dure à
entendre.
Dès lors, d'autant plus grave sera le déht, d'autant plus sévère
le châtiment. Il en est de l'excitation à la haine et au mépris
comme de la diffamation. La diffamation est d'autant plus
dommageable qu'elle est plus rapprochée de la vérité, et le
diffamateur qui a dit vrai doit être, dans la logique de la loi,
plus cruellement puni que l'artisan de calomnie. Interrogeons-
nous donc, quand la foudre nous atteint, écrivains, journalistes,
tirailleurs de la polémique ; si notre conscience ne nous reproche
rien, si nous avons dit la vérité, si nous avons touché quelque
plaie bien vive, bien béante et qui crève les yeux, si tout notre
crime est d'avoir dit tout haut ce que tout le monde murmure
172 DISCOURS ET OPINIONS.
tout bas. noire alTairc est claire, nous irons en police cor-
rectionnelle.
Mais les juges, dira-l-on. il y a des juges.
Assurément, nous avons des juges, et nous qui vivons si pi'ès
d'eux, nous n'aurions garde d'en rien dire qui ne fût profon-
dément respectueux. Mais, en face de cette inculpation si
arbitraire d'excitation à la liaine et au mépris du Gouvernement,
ce sont nos juges surtout que nous plaignons.
Pour nos juges, pas plus que pour nous-mêmes, le délit n'est
délini. Ils n'en connaissent pas plus que nous la mesure, le
trait distinctif. Ils n'en sauraient, pas plus que nous, dessiner
les frontières. Or, j'imagine que c'est là, pour des hommes
chargés de juger, le pire des tourments. Je ne vois pour eux
qu'écueils de toutes parts. Quand ils sont saisis d'un déht
d'attaque à la Constitution, de provocation à la révolte, même
de fausse nouvelle, ils peuvent condamner ou absoudre dans
l'entière sécurité de leur conscience. Mais quand l'administration
leur défère un délit d'excitation h la haine et au mépris du
Gouvernement, voyez bien leur embarras. Je suppose un écrivain
qui accuse le ministère de fausser les élections. Et je suppose un
juge qui fût, dans le fond, de l'avis de l'écrivain, par la raison
très simple que cela serait vrai, notoire, et que tout le monde le
pourrait voir. Que faire? Condamner? Quoi! pour avoir dit
vrai? c'est bien dur. Accpiitter, d'autre part, c'est bien grave.
Acquitter, c'est déclarer que l'écrivain a eu raison, c'est
condamner le Gouvernement. Étrange conflit! à cette heure-là,
je suis tenté de préférer pour mon compte, le banc du prévenu
au fauteuil du juge.
J'ai vu beaucoup de procès de presse, et le sentiment qui m'a
toujours paru dominer chez le juge, c'est la résignation. Je ne
sais quelle atmosphère triste et pesante plane ce jour-là sur
l'audience. Généralement, ces affaires s'expédient assez vite.
Le ministère public lit l'article incriminé — plusieurs de ces
messieurs lisent fort bien — il le commente un peu, sans colère,
sans violence, et en quelque sorte aveciésignation. Le prévenu
ne dit rien, ou peu de chose, car il est rare (ju'on l'interroge :
lui aussi est résigné.
L'avocat plaide, comme on sait plaider ici; mais qu'est-ce
qu'une plaidoirie sans publicité, et qui doit vivre et mourir dans
LÉLECTEUH. . 173
celte cave de la sixième chambre? L'avocat, dans les procès de
presse, c'est réloquence qui se résigne. Quant au Tribunal, il
écoute toutes ces choses avec une résignation mélancolique qui
m'a toujours été au cœur.
Reste à savoir quel profit le Gouvernement s'imagine tirer
de tout cela?
Il sait bien qu'il n'y a pas pour nous danger, de mort, et que
nous serions tort l'idicules de nous poser en martyrs.
Il sait bien qu'il n'est pas en son pouvoir iVem\wchevV Électeur
de paraître, avec un éclat et un succès dont la meilleure part
reviendra à la poursuite.
11 sait bien que ces petites vexations ne nous empêcheront
pas de recommencer, c'est-à-dire d'exprimer, sans violer aucune
des lois du pays, mais aussi sans faiblesse, sans périphrase,
dans la langue des hommes libres, ce que nous pensons de lui,
de ses hommes et de son système.
La 6« ctiambre correctionnelle, par jugement du S juillet,
condamna André Pasquet, le secrétaire de la rédaction du journal
et Jules Ferry, l'auteur de l'article poursuivi, ctiacun à aOOO francs
d'amende. L'imprimeur fut gratifié, en outre, d'une amende de
500 francs. Le délit relevé était l'excitation à la haine et au mépris
du Gouvernement, prévu par l'article 4 du décret du H août 1848.
M. Jules Ferry fut si peu intimidé par ces rigueurs judiciaires que,
dans ce même numéro du 9 juillet qui reproduisait le jugement
prononcé la veille, il publia un article fort vif, intitulé : Ce que paie
la France et prit vigoureusement à partie le ministre Pinard dans le
numéro du 16. Celui du 23 juillet contient une note portant que
MM. André Pasquet et Jules Ferry sont appelés devant la Chambre
des appels correctionnels. C'était la seconde fois que l'Électeur
paraissait devant les juridictions répressives, et il n'en était encore
qu'à son cinquième numéro ' ! M, Jules Ferry, avec une activité
incroyable et un talent qui se plie à toutes les formes de la politique,
continue ainsi chaque semaine sa guerre acharnée contre l'I^lmpire.
Souvent, il emprunte le langage des paysans pour démontrer aux
1. Le numéro du 30 juillet 1868 contient deux arrêts de la Cour impériale
de Paris, dont l'un condamne André Pasquet à .50 fr. d'amende pour inobser-
vation de la formalité du dépôt administratif (loi du 11 mai 1838, art. 7) ; et
dont l'autre confirme le jugement de la 6' Chambre, relatif à l'article de
M. Jules Ferry : Grandes manœuvres électorales. Total : 12 000 fr. d'amende,
frais compris.
Dans le numéro du 24 décembre 1868, VÉlecteiir annonce que la Cour de
cassation a rejeté son pourvoi, et qu'il a payé 12131fr. montant de la
condamnation.
171 DISCOURS ET OPIMONS.
gens des campa;,Mies qu'on abuse de leur candeur. On croit lire du
Paul-Louis quand on parcourt celle jolie lettre du rural qui a pris
des obligations du Mexique :
« Monsieur, je suis élocteur d'un pros bourg proche de Dijon
que j'aime mieux ne point nommer pour raison à moi connue.
J'ai lu sur le Petit Moniteur que ceux qui ont pris, il y a trois
ans, du Mexicain, n'allaient pas tout i)erdre et que l'État leur
faisait îles rentes. Pourquoi donc cela, iMonsicur?' »
A propos de l'emprunt de 440 millions, qui avait pour but de
combler un déficit s'élevant à 145 millions par an, depuis trois
années, le rédacteur se fait écrire par un paysan qui, à coup sûr,
veuait des Vosges, que si le taux dudit emprunt est très avantageux
pour les préteurs, le contribuable finira toujours par payer la carte
de ces largesses électorales :
« Surtout je ne suis point aise qu'on les fasse si bons [ces
emprunts) pour les prêteurs : car tant meilleur est l'emprunt
pour celui qui prête, tant pire est-il pour celui qui reçoit, et
m'est avis qu'un beau jour c'est nous, gens de culture, qui
payerons tout ça chez le percepteur-. »
Une autre fois, à la suite de l'élection de M. Grévy dans le Jura
contre M. Iluot le candidat officiel, M.Jules Feri^y employa encore
le style familier pour féliciter les électeurs ruraux de ne plus vouloir
des candidats reconnus que leur expédiait le Gouvernement :
« La campagne sent finalement qu'on la mène comme des
moutons, et elle est lasse d'envoyer aux Chambres de beaux
messieurs, fils de tel ou tel, qu'elle n'a jamais vus ni connus,
ou de certains qu'elle connaît trop et qu'on met à toutes les
sauces ^ »
Nul polémiste n'a plus finement mis en relief le vide et la fausseté
des déclarations contradictoires de Napoléon III et les périls que
faisaient couiii' à la France les fantaisies de ce rêveur couronné.
1. iNuinéro du .'iU juillot : Les Ndlvetés d'un contribuable.
2. Numéro du 6 août 1868. ISEmjyrunl aux champs. Ce même nuuiéro
contonait im article de M. Laferrière, aujourd'hui vice-président du Conseil
d"Etat, et un autre d'André Pasquet, sur les élections du Gard. Une réunion
privée avait été dispersée par hi troupe et un jeune homme, nommé Sanieri,
avait reçu un coup de baïonnette. L'Élecleur y gagna encore une condam-
nation à 1 000 fr. d'amende, plus 200 l'r. pour l'unprimeur.
3. Numéro du 27 août 18G8, Paysans affranchis.
L'ELECTEUR. 175
A l'occasion du discours prononcé à Troyes, le S août 1868 par
TEmpereur, qui avait dit : « J'ai constaté avec plaisir, l'année
dernière, les progrès de l'industrie dans votre département. Je vous
engage à continuer, car rien ne menace aujourd'hui la paix de
l'Europe... » M. Jules Ferry rappelle que l'auteur du coup d'État
avait déjà prononcé, à Bordeaux, cette parole fameuse : « L'Empire,
c'est la paix, » à la veille de la guerre de Crimée, et que le même
souverain « avait préparé dans les ténèbres le coup de théâtre de la
guerre d'Italie ».
« Tant il est vrai qu'avec le gouvernement personnel, il
dépend d'une personne de déchaîner la guerre, et de noyer
dans des torrents de san»: la civilisation occidentale'. »
pe
puisqu'il supporte ^,
et désorganisé l'armée
« Au moment même où se décidait sur le champ de bataille
de Sadowa la destinée de l'Europe contemporaine; »
Le gouvernement qui, en quinze ans, a élevé les dépenses publiques
de 1380 millions à 2 milliards 200 millions et la dette de l'État de
^90 millions à 540 ! Cela n'empêche pas les capitalistes d'olTrii-
13 milliards, quand on leur demande 4b0 millions; cela n'empêche
pas la garde nationale de Paris de s'associer avec enthousiasme aux
fêtes du 15 août ! Non, en vérité, conclut le philosophe de rÉIecteuv,
ce n'est pas l'opposition qui ruine l'Empii'e et le menace : ce sont
ses propres fautes ^ !
Il est vrai qu'en dépit de la satisfaction de commande des fonc-
tionnaires et de ({uelques bourgeois aveuglés, le parti démocratique
et libéral se préparait à donner l'assaut au gouvernement personnel.
Le livre de Ténot, qui parut en août 1868, produisit un etl'et extra-
ordinaire'* et, comme l'écrit justement M. Ranc, fut «le point de
départ d'une situation nouvelle. Aux uns, il a rappelé le passé ; aux
autres, il l'a appris ». On s'extasiait sur l'héroïsme de Baudiu, et
les exilés du 2 décembre devenaient brusquement les grands favoris
de l'opinion publique. Le 2 novembre 1868, une manifestation impo-
sante eut lieu au cimetière Montmartre sur la tombe de Baudin.
Les journaux de l'opposition ouvrirent une souscription pour élever
1. Numéro du 13 août 1868, Avant la Bourse.
2. Numéro du 20 août 1868, Après la Fête.
3. Dans VÈlecteur du 17 septembre 1868, M. Jules Ferry (auquel était
réservé l'honneur mérité d'inaugurer le monument de Ténot, le 29 avril 1891),
a nettement constaté la portée du livre de son ami sur Paris en
décembre 1851.
170 niSCnlliS ET OPLNIONS.
;iu inarlyrdu droit un niomnnfnt, commémoratif. Tous les députés
df la gauche souscrivirent et Herryer mourant imita leur exemple.
I, empereur, directement visé, perdit tout sang-froid' : il donna
l'ordre à ses minisires Houher et Baroche de faire poursuivre les
organisateurs de la souscription. Le Réveil, l'Avenir national, la Tri-
hunc, la Revue politique furent déférés au tribunal correctionnel de
la Seine, sous l'inculpation de manœuvres à l'intérieur. Certes, le
gouvernement impérial fut, ce jour-là, plus mal inspiré que jamais,
car il dressa de ses propres mains un piédestal à Gambetta, que
personne ne connaissait le 12 novembre et dont le nom se trouvait
dans toutes les bouches, le 14, à la suite de sa magnifique plaidoirie
I)our Delescluze. Dans un article intitulé,: le Deux-Décembre à la
{■)« chambre-, M. Jules Ferry se chargea de tresser des couronnes à
son jeune confrère, le futur chef du parti des irréconciliables :
« Enli'c toutes ces plaidoirirs, brillantes de vcfve et d'élo-
quence, il nous a fallu choisir : nous avons pris celle qui a
retenti le plus haut dans les cœui's. La liberté salue à cette
lieure dans M* Gambetta une de ses plus superbes espérances.
F^a démocratie compte un tribun de plus, et tous ceux qu'inté-
resse à un titre quelconque le mouvement de l'esprit français
s'arrêteront devant cette belle harangue, fière et vibrante
comme rame d'un peuple... »
M. Jules Ferry proteste ensuite contre la théorie de l'avocat impé-
rial Aulois, qui avait proposé à la justice de déclarer que le Deux-
Décembre et l'Empire sont unis par une étroite et intime coiinexité,
(ju'ils forment un tout unique, et que discuter l'un c'est discuter
l'autre.
« Ainsi se constitue une orthodoxie oflicielle d'un nouveau
genre. Il ne suflit plus, pour être en règle avec ceux qui nous
gouvernent, d'accepter la Constitution et le suffrage universel:
il faudi'a accepter, respecter, vénérer le coup d'Étal. »
1. yi. Darimon, dans son Hvre des Irréconciliables sous V Empire (Paris,
Dentu, 1888), écrit ce qui suit : » Le Gouvernement vient de se jeter dans les
jambes un embarras dont il aurait pu se passer... lia ordonné des poursuites
contre la souscription Bandiu... 11 paraît que les poursuites ont été ordonnées
sur l'ordre formel de l'Empereur. M.M. Rouher et Baroche ne voulaient pas
en entendre parler. » P. '.i'Si. M. Darimon dit un peu pins loin qu'il tenait ce
renseignement de M. Welles de lu Valette. P. J36. Ibid.
1". L'Électeur, numéro du 17 novembre 18(18.
Le jugement de la G" Chambre condamna Delescluze, gérant du Réveil, k
G mois de prison et 2000 fr. d'amende; Quentin, secrétaire de la rédaction,
Peyrat, gérant de V Avenir national, chacun à 1000 fr. d'amende.
LAFFAIIŒ UAUDIN. 177
Pais, rappelant la célèbre querelle qui s'agita, au dix-huitième
siècle, entre l'Église et le Parlement de Paris, et l'arrêt qui devait
tenir lieu de sacrements aux adversaires d'une certaine bulle
M. Jules Ferry écrit : '
« Cela était puéril, n'est-il pas vrai? mais ce qu'on demande
à cette heure aux tribunaux ne l'est pas moins. On s'occupe de
refaire par arrêt de juslice une virginité au Deux-Décembre; on
sollicite un jugement qui lui tienne lieu de sacrements, je veux
dire de légalité. On en est là et l'on ne songe pas que cette
façon d'écrire l'histoire à coup d'arrêts que l'on prend pour un
acte de force, n'est qu'un signe non équivoque de faiblesse et
d'embarras. Ce n'est jamais pour un Gouvernement une preuve
de force que de défendre son origine. Les gouvernements
jeunes, les gouvernements forts se défendent par leurs actes,
par le bien qu'ils font, par la gloire qu'ils donnent, par lé
progrès qu'ils réalisent; ils ne pataugent pas dans des thèses
d'iiistoire et de légalité rétrospective... »
A vrai dire, le Gouvernement était affolé : si M. Rouher ne s'y fût
opposé, il eût réclamé sans délai l'abrogation des lois sur la presse
et sur le droit de réunion. La magistrature elle-même faiblissait,
et, sur plusieurs points, refusait ses services au pouvoir. C'est ainsi
que le tribunal de Clermont acquittait VIndépendcmt du Centre qui,
k l'exemple de beaucoup d'autres feuilles, avait annoncé dans ses
colonnes l'ouverture de la souscription Baudin (1). Le tribunal de
Toulouse refusa aussi de considérer comme un délit la publicité
donnée à la même souscription, par ce motif
« Que racle de Baudin est un acte de courage et de vertu qui
doit être honoré sous tous les régimes^. »
Examinant, à propos de ces incidents, l'attitude de la magistrature
impériale, M. Jules Ferry exprime cette opinion que, dans les causes
politiques, les magistrats ne peuvent rester impassibles, sans quoi
ils seraient des eunuques. Au cours des débats de l'affaire Baudin,
le président Saillard avait prononcé une phrase à effet, qui d'ailleurs
ne pouvait donner le change à personne : « La magistrature appli-
t{ue la loi : elle ne fait pas de politique. » A cette hypocrisie de
commande, M. Jules Ferry adresse de dédaigneuses railleries :
<i Si VOUS n'êtes pas des juges politiques, qu'êtes-vous donc?
Si vous ne jugez pas les choses politiques avec un esprit poli-r
1. i: Électeur du 26 novembre 1868.
2. Ibid., numéro du 10 décembre 1868.
12
178 DISCOURS ET OPINIONS.
Ii(|iit'. une préoccupation politique, une conviction politique,
(luelle qu'elle soit, avec quoi les jugez-vous? »
El, en cfTol, les délits de droit commun sont définis : le vol est le
vol sous tous les régimes; de même, l'atlentat aux mœurs, etc.
Toutes ces infractions violent la loi morale qui ne change pas. Mais
il en est fout aufremontdes délits politiques :
« Le délit d'excitalion à la haine et au mépris du gouverne-
ment de TEmpereur cesse d'exister si le gouvernement de
l'Empereur a cessé de vivre. Les conspirateurs de Boulogne et
de Strasbourg, frappés par le gouvernement de Louis-Philippe,
deviennent à juste titre, ministres, sénateurs ou préfets sous
Napoléon IIL.. Il n'y a, il ne peut y avoir dans les causes poli-
tiques que deux types de magistrats : le magistrat passionné et
le magistral impassible : le second est pire... Le magistrat
impassible, s'il pouvait se rencontrer, ne serait qu'un eunuque
de la pire espèce, un bourreau à tout faire, frappant tour à tour,
au nom de la même loi, les ennemis du pouvoir personnel, les
adversaires de la Répufdique, les contempteurs du droit divin.,
sans ressentir pour eux ni pitié, ni colère. L'autre est un homme
au moins; celui-ci ne serait qu'un mécanisme, un accessoire du
mol)ilier administratif et gouvernemental que les pouvoirs se
passeraient l'un à l'autre, un valet qu'on ne renvoie pas^ »
Ainsi, l'opposition redoublait ses coups et chacun comprenait
vaguement que la victoire était proche. Le ministre de Tlntérieur
Pinard, s'était rendu ridicule par l'extraordinaire déploiement de
forces qu'il avait ordonné pour réprimer (le 3 décembre) une
manifestation décommandée la veille par tous les journaux indé-
pendants et qui a conservé le nom de « manifestation des arg-ou-
sins 2 «. Pinard, d'ailleurs miné par M. Rouher, était devenu
impossible. Il dut céder son portefeuille <àM. Forcade de La Roquette,
et le marquis de La Valette remplaça M. de Moustier aux Alîaires
étrangères, tandis que M. Gressier prenait les Travaux publics,
abandonnés par M. Forcade.
M. Jules Ferry a donné un amusant crayon de cette crise minis-
térielle» :
1. V Électeur du 17 décembre 1868. La Magistrature et la politique-
2. On aurait pu appliquer à cette plaisante équipée ministérielle un mot
d'Ernesl Picard qui remonte à 1866 et qu'a cité Darimon : « L"Empire
ressemble au coche embourbé de la fable. Malheureusement, pour le tirer de
rornièrc, il n'y a ni chevaux, ni charretiers : il n'y a que des mouches. »
'3. L'Électeur du 25 décembre 1868. Révolution de Palais.
RÉVOLUTION DU PALAIS. 179
« II y a eu du nouveau aux Tuileries, samedi soir, au retour
de Compiègne. Les malles n'étaient pas défaites qu'il parlait
(leux plis cachetés, l'un pour M. Pinard, ministre de l'Intéiieur,
l'autre pour M. de Moustier, ministre des AfTaires étrangères'.
C'était la démission des deux ministres. En ce temps où tous
les fonctionnaires, grands et petits — les grands surtout — ont
pris pour devise cette fière parole : on ne m'arrachera ma
place qu'avec la vie ! — On ne donne plus sa démission, on la
reçoit. Un malin du mois de février 1858, quelqu'un rencontra
M. Billault, un parapluie sous son bras, un portefeuille sous
l'autre, Irotlinanl dès le matin comme un simple mortel. —
Vous ici, Monsieur le Minisire? — Je ne suis plus Monsieur le
Ministre ; le Moniteur m'a appris, il y a un quart d'heure, que
j'étais démissionnaire. — Ce petit homme était un vrai scep-
tique. M. Pinard qui, dit-on, lui ressemble et qu'on lil ministre
rien que pour cela, n'a point lant de belle humeur. Comme on lui
signifiait, entre onze heures et minuit, le décret d'en haut, le
duc de Clichy se mit, à ce qu'on assure, fort en colère.' —
Était-ce la peine d'avoir sauvé l'Empire? Oubliait-on si vite la
journée du 3 décembre et le péril qu'avait couru ce jour-là la
société toul entière? Avait-il rien fait d'ailleurs, comme le pion à
llnsu du maître? A qui ferait-on croire qu'il eût pris sous son
bonnet une si grosse affaire, et si l'Europe, que tout ce tapage
a fait mettre aux fenêtres, a fini par en rire de tout son cœu^r,
est-ce à lui seul qu'en est la faute?
Ainsi a gémi le démissionnaire malgré lui. Je n'y étais pas,
mais j'en suis sûr... Nous avouons, du reste, qu'il ne nous
importe guère. On peut bien changer les ministres tous les
matins, si l'on ne change rien au système... Je vous le dis, en
vérité, les procès de presse iront leur train, après comme
devant, et les candidatures officielles s'épanouiront comme au
plus beau de leur printemps. Et l'on entendra d'un bout de la
France h l'autre, un grand bruit de procureurs généraux signa-
lant les manœuvres des citoyens en faveur de la liberté de
l'élection, de la liberté de domicile, de la liberté de parole, de
la liberté de conscience, de la liberté des correspondances, de
la liberté civile et politique sous toutes ses formes, menacée,
meurtrie, opprimée par la loi de sûreté générale. Et les con-
damnations pleuvront comme les feuilles au vent d'automne.
IgO DISCOURS ET OPINIONS.
Et ceux qui ont des yeux pour voir et qui ne voient point, ver-
ront clairement alors que les crises ministérielles, par le temps
tiui court, tiennent toutes dans cet adage de la sagesse antique :
«Blanc bonnet, bonnet blanc...»
I "année 1869 s'ouvrait tristement pour l'Empire ; l'approche des
élections communiquait au pays une fièvre et une ardeur smgu-
lières. M. Jules Ferry, dans un vigoureux article, résumait en ces
termes 1 la situation politique :
« Il T a de cela dix ans. La scène était la même et les acteurs
avaient seulement dix ans de moins. Mêmes cordons, mêmes
uniformes, mêmes étiquettes. Au milieu de cette constellation
domestique qui commence au grand veneur et qui finit à la
dame lectrice, siégeait, sur le même fauteuil en bois doré, celui
à qui la France a donné la survivance du Roi-Soleil. C'était
(levant lui le même défilé officiel et niais de robes rouges et
jaunes et dï'paulettes d'or. Les écuyers étaient fort contents et
les sénateurs ne pensaient à mal : l'introducteur des ambassa-
deurs et les demoiselles d'honneur ne se doutaient de rien.
Tout à coup, le maître ouvre la bouche et laisse tomber sur
un des iliplomates, venus là pour apporter leurs compliments,
trois mots dits d'un air doux, qui contenaient la foudre. Ce fut
dans l'impériale voUère un grand bruit d'ailes effarées qui fit
bientôt le tour du monde. L'Europe comprit que l'Autriche
était condamnée.
« Les jours de l'an se suivent et ne se ressemblent pas. Le
1" janvier 1869 s'est passé sans éclairs et sans tonnerre. Le
gouvernement personnel est devenu inofîensif. Une bienveil-
lance universelle, une satisfaction paterne, une apathie dolente
et résignée caractérisent son nouvel état. Le premier de l'an
n'est plus qu'une fête de famille où le pouvoir distribue à tout
venant le même pâle sourire en guise d'étrennes
« Il y a là, à nos yeux, un curieux symptôme, et qu'un gou-
vernement sage devrait noter. Quand le pouvoir personnel en
est là, c'est que l'heure a sonné pour lui d'une transformation
profonde. Ce qui explique l'existence du gouvi;rnement per-
sonnel, ce sont les idées neuves, les desseins personnels, ceux
1. L'Élecieur du 7 janvier 1869. Le Premier de l\in aicx Tuileries.
LE PREMIER DE L'AN AUX TUILERIES. ISl
que l'on a ou que le public vous attribue. Pour ne rien faire de
neuf, ni de personnel, ce n'est pas la peine de réunir enlre ses
mains tous les pouvoirs. Le gouvernement personnel est con-
damné à être, en quelque point, de manière ou d'autre, un
gouvernement actif ou, pour tout dire, révolutionnaire. On vous
écoute alors, on commente vos moindres gestes, on pâlit sur
tous vos rébus. Mais un gouvernement personnel de statu qiw,
un gouvernement personnel conservateur, un gouvernement
personnel « ami de tout le monde » , à quoi bon ? Un gouver-
nement personnel qui ne veut que la liberté, un gouvernement
personnel qui ne veut que la paix, un gouvernement personnel
qui ne veut que ce que nous voulons tous, où serait sa raison
d'être? A quoi bon atteler cent chevaux-vapeur à notre char,
pour aller du pas de tout le monde? A quoi bon un moulin
mécanique, si nous n'avons rien à y moudre qu'une vieille
femme ne pût, dans sa journée, écraser entre deux pierres? »
Quelques jours après ', M. Jules Ferry revient à la charge et, répon-
dant aux jérémiades des officieux qui accusaient l'opposition du
discrédit où était tombé le Gouvernement impérial, il développe
cette thèse que les régimes qui tombent ne doivent s'en prendre
qu'à leurs fautes :
« C'est riiabitude des gouvernements d'attribuer à leurs
ennemis la responsabilité de leur chute. De la part qu'eux-
mêmes y ont prise, ils ne se doutent pas. Ou si quelqu'un de
ces grands déconfits se frappe la poitrine, c'est de ne s'être pas
assez défendu. Un peu plus de Royal-Cravate dans la rue Saint-
Antoine, un peu plus de canon sur le boulevard Bonne-Nou-
velle, et nous n'aurions eu ni 1789, ni 1848 ! Ainsi raisonnent les
professeurs de répression qui confondent la politique avec la
stratégie, et pour qui l'art de gouverner les peuples n'est autre
chose que l'art de les fusiller à propos. Il serait temps pour-
tant de faire passer dans les lieux communs de la politique
nouvelle cette vérité palpable, qu'une révolution, au temps où
nous sommes, n'est jamais pour le pouvoir qui croule qu'un
suicide inconscient ; que si le peuple français paraît avoir, en
ce siècle, une aptitude particulière à renverser les gouverne-
ments, il ne faut point oublier que cette facilité à démolir est
1. L'Électeur du 14 janvier 1869. L'Heure des défeclions.
182
DISCOIHS ET OIMMO.NS.
.onipoiiM-'o i.ar une facilité à reconsli-niro nôcessairemont
rquivalonlo; ot fin'à tous, lun après l'autre, hôlas! ce peuple
incou^laiit, ce peuple capricieux, ce peuple frivole, ce peuple
ingouvernable, a fait obligeamment, largement la partie belle.
!( Est-ce que vous croyez, par basard, que tlans ce dédain
visible du Gouvernement qui nous régit, nous nous flattons,
nous de l'opposition, d'être pour (luelque cbose? Nous y avons
mis, sans doute, tout noire bon vouloir; mais nous étions, au
milieu de cette grande France gelée d'il y a quinze ans, comme
un l)àtcau pèclieur perdu dans les Ijanquises, et ce n'est pas
notre faible souffle qui eût jamais fait la débâcle. C'est le Gou-
vernement lui-même qui a dégelé la France. C'est lui qui l'a
tirée de sa létbargie par le fracas de ses fautes. Est-ce nous qui
avons fait la guerre du Mexique? Est-ce nous qui avons laissé
retourner la trame de l'bistoire à Sadowa? On n'eût rien fait de
tout cela si l'on eût daigné nous croire. Ce n'est pas nous non
plus qui avons bâti, d'une main à la fois si étourdie et si
savante, le réseau de maladresses, cet imbroglio de petites
colères et de petites rancunes, ce tissu de contresens aboutis-
sant au ridicule que l'histoire appellera « la folie Baudin ».
Les ofticieux trépignent de fureur et crient qu'on marcbe à
l'abîme. Les satisfaits demandent qui a changé la France, alors
.preux-mêmes n'ont pas cbangé. Les repus mettent le nez à la
fenêtre, et disent : Qu'y a-t-il donc? Eb! bonnes gens, il y a
que vous tenez les cartes et que vous faites le jeu, et qu'il sufilt
de vous laisser faire... »
Certes oui ! il nx ;ivail qu'à laisser faire riiouime du 2 Décembre
pour voir bieuLoL laliu de son aventure. Malheureusement, il tenait
aussi entre ses mains, de jour en jour plus Ircmblanles et plus
débiles, les destinées de la France en Europe.
A lire le discours d'ouverture des Chambres du 18 janvier 1869,
on se rend compte tout ensemble des angoisses de cette Majesté
malade et de son optimisme inconscient. Itien de plus douloureux,
pour ceux qui se souviennent de l'Année terrible, que cette simple
phrase sur l'état de l'armée: « Le but constant de nos efforts est
atteint; les ressources militaires de la France sont désormais a la
hauteur de ses destinées dans le monde'.
1. Voici quelques passades du discours du Trône :
« Les deux lois votées dans votre dernière session, iiui avaient pour l3ut
de développer le principe de la libre discussion, ont produit deux ellets
opposés qu'il est utile de constater : d'un côté, la presse et les réunions
LE DISCOUliS DU 8 JANVIEH. laj
Dans rappréciatioD qu'il a donnée de ce discours* M. Jules Ferry
il dressé le bilan des 17 années de « quiétude et de prospérité tou-
jours croissantes » dont parlait le discours impérial, il insiste prin-
cipalement sur les résultats désastreux de la politique extérieure de
Napoléon III; mais, en présence des affirmations audacieuses du
souverain, relativement à l'état de l'armée, M. Ferry ne pouvait
penser, à cette époque, que les 8Û0000 hommes de troupes de ligne,
à plus forte raison les 400 000 gardes nationaux, n'existaient que
sur le papier; et que ce Gouvernement aveugle n'avait même pas su
se préparer à une guerre que ses fautes avaient rendue fatale.
<( H y a dix-sept ans, la Prusse était faible et rAllemagne
divisée : le monde entier nous était ami. Trente ans de paix et
de liberté avaient effacé peu à peu le souvenir de nos tyi-annies
européennes. La France était l'alliée naturelle des peuples
libres et des petits États ; ceux-ci formaient autour de nos fron-
tières une ceinture amicale ou, tout au moins, inoffensive...
Aujourd'hui, où est l'amitié de l'Europe? L'Allemagne s'est faite
sans nous et contre nous; les petits États s'évanouissent l'un
après l'autre. L'Europe est la proie de trois ou quatre monar-
chies militaires, parmi lesquelles la France n'estpas la première.
L'inventons-nous? et nous accuse-t-on d'accumuler les noires
couleurs? Le discours du 18 janvier se chargerait de notre
défense. La France était inquiète ; elle avait perdu la confiance,
publiques ont créé dans un certain milieu une agitation factice, et fait repa-
raître (les idées et des passions qu'on croyait éteintes; mais, d'un autre côté,
la nation, insensible aux excitations les plus violentes, comptant sur ma
termeté pour maintenir l'ordre, n'a pas senti s'ébranler sa foi dans l'avenir.
La loi militaire et les subsides accordés par votre patriotisme ont
contribué à affei-mir la confiance du pays, et dans le juste sentiment de sa
fierté, il a éprouvé une réelle satisfaction le jour où il a vu qu'il était en
mesure de faire face à toutes les éventualités. Les armées de terre et de mer,
fortement constituées, sont sur le pied de paix; l'effectif maintenu sous les
drapeiiux n'excède pas celui des régimes antérieurs, mais notre armement
perfectionné, nos arsenaux et nos magasins remplis, nos réserves exercées,
la garde nationale mobile en voie d'organisation, notre flotte transformée,
nos places fortes en bon état, donnent à notre puissance un développement
indispensable. Le but constant de mes efforts est atteint; les ressources mili-
taires de la France sont désormais à la hauteur de ses destinées dans le
monde.
Cette session va ajouter de nouveaux services à ceux que nous avons déjà
rendus au pays. Bientôt, la nation, convoquée dans ses comices, sanction-
nera la politique que nous avons suivie ; elle proclamera une fois de plus,
par ses choix, qu'elle ne veut pas de révolution, mais qu'elle veut asseoir les
destinées de la France sur l'intime alliance du pouvoir et de la liberté.
1. L'Électeur du 21 janvier 1869. Le discours du S janvier.
184 DISCOURS ET OPINIONS.
sa fiorU"' même semblait allcinle. Il a fallu pour rassurer '< sa
lici'li'' », pour ranimer « sa confiance », armer jusqu'aux dents
800,(100 liounnes de troupes de ligne et 400,000 gardes natio-
naux, remplir les arsenaux, mettre en état les places, transfor-
mer la flotte et refaire l'armement... »
On sait, hélas ! que l'Empire, depuis Sadowa et mai^Té les
avertissements qui lui avaient été prodigués pai- quelques militaires
clairvoyants (comme le général Favé, le colonel Stoliel), ne s'était
iiidicment rendu compte de la profonde infériorité de nos forces
niililaires; et que, d'autre part, il n'avait rien fait pour imposer à sa
niMJorité les mesures décisives qu'il eût fallu prendre. Personne
iTignore que c'est à grand'peine que le Corps législatif vota la loi
de 1868, si insuffisante qu'elle fût. 11 est vrai qu'après nos désas-
tres, les impérialistes ont essayé d'accréditer celte légende que l'on
doit rendre l'opposition responsable de l'incurie du Gouvernement,
au point de vue de la réorganisation militaire. 11 serait facile de
démontrer la mauvaise foi de ces affirmations. M. Darimon, peu
suspect d'hostilité à l'Empire, rapporte, dans son Histoire de Douzi'
(ins, une déclaration bien topique du général Lebrun, membre de
la commission d'études de 1866 : « On ne peut pas, disait le géné-
ral, augmenter le contingent : ce serait mécontenter les popula-
tions des campagnes et fournir aux partis hostiles un moyen
d'exercer leur action délétère. Les députés de la majorité ne veulent
pas qu'on touche à leurs électeurs. » Cela est si vrai qu'en décembre
1868, M. Gressier, l'ancien rapporteur de la loi militaire, ne fut
nommé ministre (jue pour le dédommager de l'impopularité que
lui avait value hï vote du 1<"" février 1868; et M. Darimon reconnaît
que cette impopularité s'étendait à tous les membres de la majorité
qui avaient voté cette loi, pourtant si peu proportionnée aux néces-
sités de la situation (I). Aussi faut-il conclure que si le système
1. Voici un autre passage du même écrivain qui n'est pas moins pérenip-
toire et qui fut écrit en 1867: « Il y a eu, ces jours passés, une petite
tentative de la pari d'un certain nombre de députés pour faire retirer la loi
militaire. Un quart d'heure avant la séance, un petit groupe s'était formé
sous l'horloge qui est dans le couloir à gauche du président. On pressait
fortement iM. Rouher, qui était au milieu du groupe, adossé à la cloison de
marbre. C'étaient MM. Lacroix-Saint-Pierre et Galley-Saint-Paul qui por-
taient la parole : c Plus nous allons, disaient ces messieurs, plus la loi
devient impopulaire. On a beau répéter sur tous les tons qu'elle est une
alléiiuation de la loi de 1832. Les populations refusent de se rendre à
l'évidence. »
Les in-éconciliab les' ?.ou?, l'Empire. Paris, Dentu 1888, p. 150.
Et plus loin, sous la date du 16 janvier 1868, M. Darimon atteste que
l'armée prétorienne de Xapoléon III ne désirait nullement la réorganisation
démocrali(iue de nos forces: « Dîné au mess du 4° voltigeurs de la garde :je
n'ai pas trouvé u?i seul officier partisan de la loi nouvelle sur la réorgani-
sation de l'armée. » Jbid., p. 168.
L'ARMKE ET LA MAJORITÉ. 185
prussieu ne fut pas appliqué en France dès 1868, cela tient, non pas
aux dissertations chimériques de Garnier-Pairés, que personne ne
prenait au sérieux, mais, d'une part, à l'infatualion de certains
généraux de cour et, d'autre part, à la crainte manifestée par tous
les députes de mécontenter les électeurs des campagnes. Une frac-
tion notal)]e de la bourgeoisie boursicotière et repue ne voulait pas
davantage ouvrir les yeux à l'évidence. Elle ne voulait pas être
troub ee dans la quiétude de son égoïsme et s'occupait beaucoup
plus du spectre rouge que de l'orage qui allait fondre sur la patrie
C est contre ces terreurs puériles, soigneusement entretenues par
les journaux officieux, que sélève M.Jules Ferry dans plusieurs
articles : ^
« Le grand défaut des honnêtes gens, disait déjà Voltaire,
c est qu'ils sont lâches. Et ceux dont il parlait firent pourtant So!
Ceux de notre temps n'ont su que défaire la République et la
Liberté. >^
M Jules Ferry démontre que le coup d'État du 2 décembre est le
résultat de l'abdication et de la peur des classes bourgeoises On
leur avait promis la sécurité des affaires et la paix des esprits •
elles nont ni l'une ni l'autre, et voici qu'cà la veille des élections
■on sort de la boîte le spectre rougr.
« Les journaux officieux ont servi de Moniteurs aux clubs de
Belleville et de la Redoute. On a présenté aux députés surpris
les opinions dune douzaine de rêveurs, de braillards et d'écer-
velés comme l'opinion du peuple de Paris^ »
Grâce à ces manœuvres, l'opinion publique demeurait inerte. Les
scandales les plus avérés ne soulevaient ni haine, ni colère
M. Haussmann restait préfet, après la démonstration lumineuse
qui avait mis en relief toutes les irrégularités de son administration.
M. Jules Ferry ne peut comprendre que la Chambre, qui cependant
avait blâme le potentat de l'Hôlel de Ville, ait fini par voter en .a
faveur. . ^
« Ils ont volé : tout bruit s'est éteint; déjà l'esprit français
passe a d'autres plaisirs... Ainsi vont, depuis bien des années,
toutes nos affaires. Ainsi s'en revint-on naguère de la folie
mexicaine, la mine piteuse, l'oreille basse ex, comme l'autre
jour, s'agenouillant devant la Chambre : M. Rouher a un cos-
tume pour ces jours-là. Nous nous en allons de l'un à l'autre,
nous disant : Avez-vous lu la confession du ministre d'État'?
I. \:Électi-ur du 4 février 1869. Une tactique usée.
180 DISCOUKS KT OPIMONS.
(|u»'lli^ lieiiiv (loil faire le préfet de la Seine? Eh! regardez
l»liil(il (|iielle ligure nous faisons nous-mêmes! Parisiens,
t'iidciiés, ruinés sans le savoir, expropriés, exploités, pour-
chassés, dindonnés... Les choses peuvent aller longtemps de la
sorte'.... »
Xoii ; ]es choses ne pouv.iienl. aller longtemps de la sorte, et nul
ne mit plus d'énergie que M. Jules Ferry à montrer au pays l'aliîme
où il courait. A VÉlecleur, dont le dernier numéro parut le 18 mars
1869, et qui se trouva supprimé par suite de la retraite de son
f'érant A. Pasquet, succéda, le 2d mars, un nouvel organe qui
s'appelait VElecleur libre. Le comité de dii^ection était toujours
composé de MM. J. Favre, Hénon, E. Picard. A côté d'eux se grou-
jièrent de nombreux et brillants collaborateurs : E. Laferrière,
flaulier, L. Herbette, etc. M. Jules Ferry marchait en tète de ces
adversaires de l'Empire. Dans le premier numéro de VÉlecleur
libre, daté du 2o mars 1860, il met en garde les ouvriers contre les
llaLleries intéressées du gouvernement personnel, et démontre qu'en
abolissant le livret, au seuil de la période électorale, Napoléon III
ne faisait que rendi'e aux ouvriers le bien qu'il leur avait pris, car
c'est lui qui avait généralisé l'obligation du livret par la loi du
22 juin I8;i4 :
« Si nous pouvions oublier que nous vivons sous le gouver-
nement personnel le plus énergiquement constitué que l'on ait
jamais connu, le chef de l'État se chargerait de nous le rappeler,
à des époques en quelque sorte périodiques. Quoique l'on dise
ou que l'on murmure, malgré les bruits qui courent de temps en
temps dans l'entourage, en dépit des apparences parlemen-
taires dont on nous hei'ne, et encore bien qu'il existe désor-
mais un premier ministre, la responsabilité impériale n'est pas
près de lenlrer dans l'ombre. Le chef de l'État revendi(jue
plus que jamais, à la veille des élections générales, la respon-
sabilité de toute la politique. Nous l'aimons mieux ainsi pour
notre compte. La politiiiue intérieure et extérieure de la
France est une politique personnelle; il n'y aurait ni fran-
chise, ni profit à lui donner ce caractère bâtard, à moitié per-
sonnel, à moitié parlementaire, que le ministre principal de ce
temps-ci cherchait visiblement à lui faire revêtir dans les der-
iiières discussions du Corps législatif : il s'elîorçait de mettre
la responsabilité impériale à couvert, mais celle-ci n'est nulle-
1. L'Éleclenr du 11 mars 1860. \S Inertie.
LÉLECTELU LIBRE. 187
ment disposée à se laisser faire. Elle le montre assez par la
démarche, quelque peu inusitée, qui fait ce matin l'ornement du
Journal officiel. Le Gouvernement a résolu, sur le seuil de la
période électorale qui va s'ouvrir, d'abolir les livrets d'ouvriers.
Le Conseil d'État a été saisi d'un projet de loi. La mesure est
excellente, et ce n'est pas l'opposition, qui la réclame depuis
nombre d'années, qui pourrait y trouver à redire. Mais il impor-
tait qu'elle apparût avec un caractère de personnalité, d'inti-
mité visible à tous les yeux. Le Conseil d'État s'étant, à ce qu"il
parait, trouvé divisé sur la question, l'à-propos était admirable
et, pendant que l'honorable M. de Vuitry était, au dire des
nouvellistes, sur le point de se prendre aux cheveux avec l'ho-
norable M. de Parieu, la voix d'en haut s'est fait entendre : un
lit de justice a été tenu, et le second Empire va compter une
réforme libérale de plus.
« Le Gouvernement abolit les livrets d'ouvriers; mais il n'a
garde de dire que c'estluiqui les avait inventés. Cette législation
surannée, humiliante, si contraire à l'égalité civile, à l'apaise-
ment des rivalités sociales et des antagonismes, elle est l'œuvre
d'une loi du premier Empire, la loi du "22 germinal an XI, et
d'une loi du second Empire, du 22 juin 1834. C'est cette der-
nière loi qui a généralisé, étendu, aggravé, sanctionné par des
peines correctionnelles l'usage du livret. L'obligation du livret
n'était pas générale; le gouvernement actuel l'a rendue univer-
selle. Elle n'avait pas de sanction pénale; il en a créé une.
Depuis lors, d'où sont parties les voix qui ont protesté contre
cette vexation mesquine, cette sorte d'embrigadement des tra-
vailleurs, cette mesure policière et défiante, destinée à placer
sous la main de l'autorité administrative la classe la plus nom-
breuse et la plus pauvre? De l'opposition : comme l'opposition
avait réclamé la liberté des conditions ouvrières bien avant que
le Gouvernement présentât sa loi de 1864; vraiment la
gloire libérale n'est pas chère à ce prix. Le régime qui s'est
établi il y a dix-sept ans a été la plus grande réaction de ce
siècle, non pas seulement contre les libertés politiques, mais
contre les hbertés qu'on peut appeler plus spécialement les
libertés sociales, parce qu'elles sont particulièrement l'apanage
des déshérités, l'instrument du progrès économique, le bien du
plus grand nombre. C'est contre le mouvement social ou socia-
188 DISCOURS ET OPLMONS.
liste de 1850 que le coup d'Élat a été fait, autant au moins que
coiilre le réuimo paiiemenlaire. Si le Gouvernement fait mine,
ù cette heure, d'en revenir, s'il restitue, dans une certaine
mesure, aux classes laborieuses le droit de se mouvoir, de
s'oriïaniser, de s'émanciper, il faut qu'elles sachent d'abord
qu'on ne fait aujourd'hui que leur rendre le bien qu'on leur
avait pris. Il faut qu'elles se rendent compte ensuite du carac-
tère et de la portée des restitutions qui leur sont faites. On
abolit les livrets d'ouvriers ; mais a-t-on aboli l'art. 291 du
Code pénal ? L'ai'ticle 291 est pourtant la pierre d'achoppement,
l'insurmontable obstacle; à chaque pas, le travailleur qui se
préoccupe, suivant l'expression du discours impérial, d'opposer
« la solidarité des salaires à la solidarité des capitaux » ren-
contre cette ornière sur son chemin... Le pouvoir apprend
d'ailleurs aux ouvriers qu'après l'abolition des livrets, il faut
tirer l'échelle; que « la série » des réformes est complétée; que
toutes les « améliorations utiles » ont été admises; que « tout
ce qui est bien et juste >> a été fait. L'édifice économique se
trouve couronné, le 23 mars 1869, comme le fut l'édifice poli-
tique le 19 janvier 1867. — Ave Cxsar! Nous avons celte fois
le \'è janvier des ouvriers. »
On était à la veille des élections, et ropposilion se préparait acti-
vement à la lutte contre la candidature officielle. Depuis le mois de
janvier 18(39, le ministère de l'Intérieur avait organisé un vaste
système de corruption. Sans parler des circulaires confidentielles
aux préfets, aux maires, aux juges de paix, on avait prodigué les
subventions aux journaux à vendre et envoyé des myriades de
rédacteurs en province. Le Petit Journal officiel et le Moniteur des
Communes ouvraient leurs colonnes aux candidats agi'éables ; le
Petit Journal de Millaud publiait les portraits des ministres et des
membres de la majorité. La Patrie fournissait sa feuille au pouvoir
sur le i)if'd de l-j:; francs le mille. Le Pénible Français de Duveruois,
du !<:'• mai an l^f juin, envoya, moyennant 60000 francs, à des
adresses indiquées, 180000 exemplaires par jour. Quant aux préfets,
ils durent expédier sous enveloppes avec la suscription « fermé pyr
nécessité » les bulletins de vote des candidats officiels. M. Magne,
ministre des finances, écrivait à ses fonctionnaires : « Je ne puis
que vous recommander de vous mettre à la disposition du préfet
de votre département, et de suivre les indications qu'il vous aura
données. » Un publiciste des plus modérés, M. Cucheval-Glarigny,
a fiétri Tonsemble de ces manœuvres par un jugement sévère :
>< Jamais un système aussi général et aussi menaçant d'intimidation
M. JULES FERUY DEPUTE. 189
n'avait été étendu sur les fonctionnaires et sur l'immense clientèle
gouvernementale ; jamais la pression administrative n'avait pesé
d'un tel poids sur la conscience *. »
M. Jules Ferry député.
M. Jules Ferry était candidat dans la sixième circonscription de
Paris ^ Il avait pour concurrents A. Guéroult, député sortant, et
A. Cochin, candidat clérical, bien vu de l'administration. Dans une
série de réunions, il mena vigoureusement la campagne-. Sa cir-
culaire aux électeurs de la sixième circonscinption revendiquait
nettement le gouvernement de la Nation par la Nation. Nous la
reproduisons intégralement :
1. Dans une circulaire du 18 mai 1869, le comité électoral de la sixième
circonscription de Paris recommanda vivement aux électeurs la candidature
de M. Jules Ferry. Il n'est pas inutile de citer ce document qui portait les
signatures de républicains éprouvés. Beaucoup sont morts mais plusieurs
luttent encore vaillamment pour défendre nos libres institutions. Nous rap-
pellerons seulement les noms de M.M. Michelet, Littré, Robinet, Maurice
Bixio, Vacherot, Gambetta, Dujardin-Beaumetz, Ulysse Trélat, Lauth,
H. Liouville, Mario Proth, Boursin, Paul Colin, Isambert, Oger, Feyeii-Perrin,
A. Joanne, Germond de Lavigne, Gaston Paris, Sebillot,G. Pallain, Béquct...
Voici le texte de cette circulaire :
Cliers concitoyens, un comité électoral s'est formé, dans la sixième cir-
conscription pour appuyer et propager ma candidature. Je dois, pour obéir
aux exigences de la loi, lui servir d'introducteur auprès de vous. J'ai donc
l'honneur de porter à votre connaissance le manifeste que le comité vous
adresse par mon entremise.
Électeurs, la période des réunions publiques est terminée. Nous avons
tous pu apprécier les diverses candidatures. C'est donc en pleine connais-
sance que nous vous recommandons celle de M. Jules Ferry. Cette candida-
ture, nettement démocratique et libérale, est pure de tout engagement, de
tout compromis soit avec le pouvoir, soit avec l'Église. Elle est franche, ce
qu'il faut au temps présent. Elle est jeune et prépare l'avenir. Elle a, de
plus, le caractère d'une protestation vigoureuse contre le système de con-
fiscation municipale qui pèse sur nous depuis tant d'années. M.Jules Ferry,
a, l'un des premiers, percé à jour la situation financière de la ville de Paris,
et la lutte qu'il a soutenue contre le préfet de la Seine lui constitue un titre
particulier auprès des électeurs de cette circonscription, qui a tant à souffrir
d'une administration imprévoyante et dissipatrice. Électeurs, la manifesta-
tion que vous allez faire aura un grand retentissement. Qu'elle s'accom-
plisse au milieu du calme qui convient au Peuple Souverain. Nous n'atten-
dons rien que du suffrage universel, et nous pouvons tout espérer. »
Et M. Jules Ferry faisait suivre la circulaire de ces mots : « Chers conci-
toyens, ce témoignage de confiance et de sympathie m'honore autant qu'il
m'encourage ; il me prouve que ma candidature répond à un sentiment pro-
fond et général. Je comprends tous les devoirs qu'un tel patronage m'im-
pose et je vous promets de m'en montrer digne. Signe : Jules Ferry. »
2. Voir notamment le Rappel^ numéros des 13, 14, 15, 16 mai 1869.
C'est dans une de ces réunions que M. Jules Ferry fut rappelé à l'ordre par
le commissaire de police « pour délit de réticence envers la Constitution » !
190 DISCOURS ET OPINIONS.
CiiERs Concitoyens. La Population parisienne a eu de tout
li'uips la haute initiative clans le développement politique de
notre pays. En 1857, elle marquait, par son vole, le premier
réveil de l'opinion.
II y a six ans, Paris protestait, par une manifestation formi-
dable, contre le système des Candidatures officielles.
Il s'agit d'autre chose aujourd'hui. Dans la vie des Peuples,
rien ne se recommence. A Paris, la candidature officielle ou
officieuse est à jamais vaincue : l'Élection parisienne doit
porter plus haut.
Depuis six ans, le Pouvoir personnel a donné toute sa
mesure. La leçon des événements est éclatante. Impuissant en
Europe, comme au delà des mers; humilié au Mexique, joué à
Sadowa; sans politique fixe, sans alliés sérieux, le Pouvoir
personnel s'est jugé lui-même le jour où il a demandé au Pays
cel armement immense, sans précédent dans notre histoire.
Paris a particulièrement souffert des fantaisies du Gouverne-
ment personnel.
Le système de démolitions à outrance qui pèse sur nous
depuis quinze ans aboutit à une impasse. On ne peut continuer
les travaux sans de nouveaux emprunts ; on ne peut faire de
nouveaux emprunts sans créer de nouveaux impôts, sans
accroilre la cherté, déjà sans mesure. On risque, d'autre part,
en ariétant les travaux, de tarir la source des recettes munici-
pales et de laisser en soutïrance des intérêts respectables.
Tel est le fruit d'un système qui refuse à la Ville de Paris les
droits dont jouit la plus humble bourgade, et qui traite comme
un mineui' ou un interdit le peuple le plus intelligent de
l'univers.
Contre ceux qui l'ont ruiné après l'avoir mis hors la loi, Paris
n'a que son vote : qu'il en use !
Plus de compromis ni de replâtrages ! Revendiquons nette-
ment, sur le terrain légal, en face du Gouvernement personnel
et de ses résultats, le gouvernement de la Nation par la Nation,
qui peut seul donner à la France la liberté, la sécurité et la
paix.
L'expérience — une expérience chèrement acquise — a dû
nous ajjprendre quelles sont, au sein de cette grande démocialie
française, les conditions fondamentales du Gouvernement libre.
M. JULES FERRV DEPUTi:. 191
Pour fonder en France une libre démocratie il ne suflit pas
de proclamer : l'entière liberté de la presse; Tentière liberté de
réunion ; l'entière liberté d'enseignement ; l'entière liberté
d'association.
Ce n'est pas assez de décréter toutes les libertés : il faut les
faire vivre.
La France n'aura pas la Liberté tant qu'elle vivra dans les
liens de la centralisation administrative, ce legs fait par le
Bas-Empire à l'ancien Régime, qui le transmit au Consulat;
La France n'aura pas la Liberté, tant qu'il existera un clergé
d'État, une Église ou des Églises oflicielles : l'alHance de l'État
et de l'Église n'est bonne ni à l'État, nia l'Église; elle nous a
valu, entre autres, cette interminable occupation romaine, qui
fausse notre situation en Europe, et qui tend incessamment,
parmi nous, à faire dégénérer les questions politiques en que-
relles religieuses ;
La France n'aura pas la Liberté, tant qu'elle ne possédera
pas une Justice sérieusement indépendante du Pouvoir;
La France n'aura pas la Liberté, tant qu'elle s'obstinera dans
le système des armées permanentes, qui entretiennent d'un
bout de l'Europe à l'autre l'esprit de haine et de défiance ; (lui,
à l'intérieur, éternisent les gros budgets, perpétuent le délicii,
ajournent indéfiniment la réforme de l'impôt, absorbent enfin
dans des dépenses improductives les ressources qu'exige
impérieusement la grande œuvre sociale de l'Enseignement
populaire.
Aussi faut-il vouloir , par-dessus tout : la décentralisation
administrative, la séparation absolue de l'État et de l'Église, la
réforme des Institutions judiciaires par un large développement
du Jury, la transformation des armées permanentes. Ce sont là
les deslructions nécessaires : en y travaillant , la génération
actuelle préparera, de la manière la plus sûre, l'avènement de
l'Avenir.
Électeurs ! Le mandat du Député n'est pas un blanc-seing.
Vos élus vous doivent, à toute beure, compte de leurs actes .
je ne l'oublierais jamais, si vous m'honoriez de vos suffrages ^
1. Il serait puéril de dissimuler que .M. Jules Ferry a, depuis longtemps,
abandonné plusieurs des revendications formulées dans ce programme de
192 DISCOURS ET OPINIONS.
Les élections eurent lieu les 23 et 24 mai. Sur 30 38o votants,
M. Jules Ferry obtint au premier tour 12 916 voi.x contre 12 470 à
M. Cochin et 4 851 à M. Guéroull. Divers : 138. Pour l'ensemble du ter-
ritoire, les candidats du Gouvernement avaient réuni 4477 720 voix
1869, nofamment rabolition du système des armées permanentes. A cette
époqufi, ropposilion croyait, comme la majorité, à notre supériorité militaire,
affirmée tous les jours par le Gouvernement. Qui n'a rêvé, dans sa jeunesse,
à l'âge d'or de la paix universelle? Qui n'a envié la sécurité des États-Unis
et regretté la perte de tant de milliards que l'Europe consacre à des arme-
ments gigantesques, alors que les peuples souffrent de bien des misères
et sont paralysés dans leur essor économique par les charges énormes et
infécondes de la pair armr-e.
Avec son courage habituel, M. Jules Ferry a expliqué lui-même, au cours
de ses observations sur les tarifs de douanes que le Sénat a couvertes d'applau-
dissements, le 24 novembre 1891, les modifications qu'ont subies, par l'effet
des événements et de l'expérience, ses idées de jeunesse sur la politique
économique et sur l'organisation de l'armée. Nous croyons devoir reproduire
ce passage, à titre de commentaire de la circulaire de 1869 :
« M. Jules Ferry. — C'était alors le temps où mon cher et respecté maître,
Jules Simon, inscrivait dans le programme du parti radical l'abolition des
armées permanentes. [Rires.)
Une voix à droite. — Vous l'avez, vous aussi, abandonné !
« M. Jules Ficury. — Oui, mon cher collègue, j'ai abandonné, au contact
des faits, dans la jiratique des affaires et du pouvoir, j'ai abandonné, je
l'avoue, bien des utopies de ma jeunesse. {Marques nombreuses d'assenti-
ment.) J'ai abandonné celle-là notamment. Je ne me reproche pas le temps
heureux où je la professais dans l'innocence de mon cœur. (Sourires.) Mais,
du moins, aujourd'hui, j'ai ouvert les yeux, je vois clair, je comprends et
j'apprécie la différence des temps, les nécessités nouvelles des choses.
Je ne cherche pas à appliquer ;'i une Europe, comme celle d'aujourd'hui,
enivrée, pour ainsi dire, d'esprit de nationalité, ébranlée et travaillée jusque
dans ses moelles par des pensées et des préoccupations guerrières, je ne
cherche pas à lui appliquer les principes de notre innocente jeunesse. Nous
vivons sous une loi de fer ; s'il faut faire des lois de fer, nous savons les faire,
et nous les avons faites. {Approbation sur nn grand nombre de bancs.)
N. B. — Il est curieux de rapprocher de cette déclaration les explications
données par M. Jules Simon dans son Petit journal du Temps (no du
8 décembre 1891). sur le sens qu'attribuaient les députés de l'opposition
en 1889, à ces mots : la transformation des armées permaiientes. M. Jules
Simon soutient qu'ils réclamaient un système analogue à celui qui est
aujourd'hui adopté par la France et la plupart des nations européennes.
Voici l'article de l'éminent philosophe :
<i JI. Ferry s'accuse d'avoir été dans sa jeunesse partisan de labolition
des armées permanentes.
« Je le trouve bien bon de s'accuser. Oui, certainement, ce serait de la
démence de supprimer farmée permanente dans l'état actuel de l'Europe ;
mais avant de condamner M. Ferry et les amis de iM. Ferry, il faut savoir
ce qu'Us voulaient, et dans quel état ils se trouvaient.
« D'abord, la langue dont ils se servaient était mal faite. Ce n'était pas de
l'armée permanente qu'il s'agissait, mais de l'armée active : et ils ne propo-
saient pas de la supprimer, mais d'en réduire la durée. Loin de ne vouloir
M. JULES FEHUY DKPUTE. 193
et ceux de l'opposition 3 258 777, gagnant un million de voix par
rapport à 1863. C'était un échec relatif pour l'Empire, d'autant
plus que beaucoup de ses amis n'avaient pu passer en province
qu'en faisant des professions de foi libérales et en déclinant l'appui
pas qu'on fût soldat, ils voulaient que tout le monde le fût. Tous les citoyens
devaient le service personnel ; ils accomplissaient d'abord une période pré-
paratoire ; après quoi ils étaient placés dans une réserve, qui conservait ses
cadres et qui était soumise à des exercices fréquemment renouvelés. On
servait dans cette réserve pendant toute la durée de la jeunesse et de l'âge
mûr. Aux approches de la vieillesse, on entrait dans le corps des vétérans,
chargés spécialement d'un service d'ordre en temps de paix et de la gardr
des forteresses en temps de guerre.
« Voilà, dans ses traits principaux, le projet d'organisation militaire auquel
M. Ferry et moi nous avons participé. 11 me semble qu'il n'est pas sans ana-
logie avec le système aujourd'hui adopté par la France et par la plupart des
nations européennes.
« Nous y trouvions plusieurs avantages.
« D'abord, nous étions persuadés que l'empereur voulait la guerre, et nous
pensions, avec raison, qu'il ne serait plus question de guerroyer, quand
l'armée serait faite suivant notre formule. L'armée que nous rêvions était
uniquement propre à la défense : elle ne valait rien pour l'agression. Nous
ne cessions de le crier sur les toits : nous voulons être invincibles et inatta-
quables chez nous; nous ne voulons attaquer personne, et nous n'entendons
pas créer des ressources aux aventuriers et aux conquérants.
« Nous étions persuadés, avec tout le monde, avec l'empereur, avec notre
corps d'officiers, que personne n'oseraitjamais nous attaquer, tant nous
étions braves, et que personne ne nous battrait, tant nous étions forts.
C'était, en quelque sorte, par excès de prudence que. nous organisions une
armée défensive ; mais nous avions mis tous nos soins à la bien organiser,
pour décourager l'Europe et pour rendre la paix en quelque sorte définitive.
« Le service personnel obligatoire pour tous répondait à nos aspirations
de républicains démocrates; et nous tenions aussi, au point de vue poli-
tique, à ce que la nation ne fût pas divisée en deux clans : le clan guerrier
et le clan civil. Nous avions, depuis l'origine de l'empire, le clan guerrier
sous les yeux : il nous plaisait par ses exploits, mais il plaisait encore plus
à notre maître qui, grâce à ce docile et redoutable auxiliaire, disposait du
Ijays à sa volonté, faisait les lois à son gré et se mettait, dans l'occasion,
au-dessus des lois. Nos discours contre les armées permanentes ne sont que
des discours contre les prétoriens.
« Nous commettions, je le reconnais, une lourde faute : c'était de réduire
outre mesure le temps de préparation ou de service dans l'armée active. En
revanche, nous étions loin de nous contenter d'une période annuelle de
vingt-huit jours, bientôt remplacée par une période de onze jours. Les
appels et les exercices étaient assez nombreux pour que le métier de soldat
fût bien appris et bien su; je crois encore qu'il l'aurait été. Notre erreur
consistait à ne songer qu'à la préparation technique. 11 faut trois mois pour
apprendre à tuer ; six mois ne suffisent [tas pour apprendre à mourir. Une
autre erreur encore, connexe à celle-là, mais moins grave, c'était de donner
trop d'importance à la préparation militaire que nous imposions aux
enfants, et de la considérer comme un commencement de service actif. Encore
une fois, nous n'étions pas de fameux théoriciens ; on aurait eu grand tort
13
1114 DISCOURS ET OPIMO.NS.
(If's |)r(''t'i'ls. A Paris, le triomphe des Irrdc incUiables élait complcA.
CamliotUi, IJuiicel (battaiU Ollivier), E. Picard, Jules Simon, Pelletan,
étaient, élus au premier tour. Au ballottage du 7 juin, M. Tliiers
fut élu par 15777 voix contre Devinck (9720); (larnier-Pagès
par 19 4S4 contre Raspail (14G8i); Jules Favre par 17 399 contre
H. Rochefort (13887;. Enlin, M. Jules Ferry obtint 15720 voix et
fut élu contre M. Cocliin, (jui n'en réunit que 13 93S. M. Guéroult
s'était désisté après Iç premier tour.
L'élection de M. Jules Ferry fut saluée avec enthousiasme par les
Parisiens. Dans les soirées des 7 et 8 juin, il y eut des manifesta-
tions sur les boulevards. Les sergents de ville firent des charges et
arrêtèrent de douze à quinze cents personnes qui furent envoyées
au fort de Bicêti'e K Le liappcl fut saisi et des mandats d'amener
furent lancés contre ses rédacteurs. Des procès furent intentés au
National, au Siècle et au Réveil, et des milliers de personnes criaient :
Vive la Rëpuhtique! M. Jules Ferry eut sa bonne part des ovations
populaires, notamment dans la soirée du 7. « Vers huit heures et
demie, dit le Vigaro-, M. Jules Ferry est allé à la rédaction du
Temps; la foule lui a fait une véritable ovation, à laquelle il s'est
dérobé le plus modestement et le plus intelligemment du monde. »
VÉlecteur Uhre^ félicita chaudement son collaborateur de sa bril-
lante campagne électorale : « La sixième circonscription de Paris
vient de voir se renouveler l'animation des réunions publiques qui
Tavaient <léjà signalée. Comme avant le premier tour de scrivtin,
de nous iiieltre, comme on dit à présent, dans un comité technique. Mais,
sauf sur ce point, qu'on pouvait corriger en changeant un seul chiffre, toutes
nos idées étaient justes.
« Mettre fin au système des prétoriens ;
u Adoucir le joug du service militaire en l'imposant ;'i tous les citoyens dans
des conditions identiques;
« Rendre la mobilisation facile ; avoir une armée de réserve si bien enca-
drée et si bien instruite qu'il fût impossible à une armée étrangère de
pénétrer dans le pays.
' « ArracVier des mains du pouvoir l'arme des conquêtes ; réduii-e l'armée à
son rôle pacifique, qui est la défense du territoire, et à son rôle conservateur,
qui est le maintien de Tordre.
« Telles sont les idées générales auxquelles nous obéissions. Nous avons
devancé non seulement le système actuel, mais le système du maréchal Niel,
ijui n'a été proposé qu'après le nôtre.
" Que nous ayons depuis lutté pour obtenir une plus longue durée du ser-
vice actif, on ne peut nous le reprocher comme une contradiction, d'abord
parce que la réserve est loin d'obtenir, dans le système eu vigueur, une
Instruclion égale à celle que nous lui donnions ; ensuite parce qu'il ne s'agit
plus, hélas ! de croire que la France est inattaijuable, et d'atfinuer que l'ère
des conquêtes est définitivement passée pour nous et pour les autres.
<i Autre temps, autre loi de recrutement ».
1. Voir Darimon. Les Cent-Seize et le mi7ii!itère du 2 janvier, p. 13.
2. iNuuiéro daté du 9 juin.
3. Numéro du 3 juin.
M. JULES FERRY DEPUTE. 195
M. Jules Ferry, candidat démocrate et libéral, y a tenu la première
jilace et montré que sa parole vigoureuse, instruite et entraînante,
pouri'a servir, autant que sa plume brillante, la cause de la liberté,
dans la revendication incessante des droits du pays et des franchises
parisiennes. »
L'élection de M. Jules Ferry, celles de Gambetta et de Bancel
introduisaient dans la Gauche de nouveaux éléments de force, très
menaçants pour l'Empire. Tandis que le tiers-parti se reformait
sous la qualilîcation de Parti libéral constitutionnel et rédig-eait,
avec le concours d'Emile Ollivier, le texte de l'interpellation des
Cent-Seize, qui enlevait à M. Rouher, nommé président du Sénat,
tout espoir de retour aux affaires et provoquait la formation du
ministère du 17 juillet^, M. Jules Ferry et ses collègues de la
députation de Paris prenaient une attitude d'opposition plus déter-
minée.
Après avoir abandonné le barreau pour le journalisme militant,
M. Jules Ferry renonçait maintenant au journalisme pour remplir
ce rôle d'homme d'action et d'homme d'Etat auquel il s'était préparé
avec tant de suite et de persévérance. Il se privait résolument des
délicates jouissances de l'écrivain et du lettré, des satisfactions
d'amour-propre que procurent au polémiste l'intime communion
avec ses lecteurs et l'applaudissement public, pour aborder la
tribune du -Corps législatif; il posait la plume du publiciste et
choisissait la parole pour arme de combat.
C'est dans la séance du Corps législatif en date du 6 juillet, que
l'élection de M. Jules Ferry dans la sixième circonscription électo-
rale de la Seine vint à l'ordre du jour. Sur le rapport du marquis
de Pire, M. Jules Ferry fut admis ^.
1. Le ministère d'État était supprimé. Cinq nouveaux ministres : Duvergier,
de La Tour d'Auverî^ne, Alfred Le Roux, Bourbeau et Chasseloup-Laubat
recevaient des portefeuilles. MM. Forcade de La Roquette, Magne, Gressier,
.Maréchal Niel, Rigaut de Genouilly, conservaient les leurs.
2. Extrait du Joitrnal officiel du 7 juillet 1869 :
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — M. le marquis de Pire a la parole.
M. LE MAiiQuis DE PiRÉ. — Messieurs, au nom du huitième bureau, je viens
vous faire le rapport sur l'élection de M. Jules Ferry, au second tour de
scrutin dans la G" circonscription électorale du département de la Seine.
(Scrutin des 6 et 7 juin).
Deux protestations se présentent contre cette élection; l'une, du 8 juin 1869,
n'est qu'une reproduction d'une première, analogue, au premier tour de
scrutin ; elle porte dix signatures et les adresses des signataires.
Dans la dernière, la seule dont nous ayons à tenir compte, il y a trois
griefs :
1° La nature de la cire employée pour les scellés de la porte de la salle
où les urnes étaient renfermées ;
2° La porte de cette salle n'était pas scellée avec une bande en papier ;
3° Refus du mairede permettre l'application de cachets particuliers.
Le maire répond :
19G IiISCOI IIS rr OI'I.MO.NS.
Discours sur l'élection de M. de Guilloutet.
Knlré' <iu Parlement, railleur de la Lutte électorale de 1863 avait
|.his (iiialité que personne pour faire le procès à la candidature
officielle. Il saisit toutes les occasions de mettre en lumière la for-
1» Avoir employt^ la cire dont se servent les juges de paix :
2° Avoir substitué la bande de fil à la bande de papier pour plus de
solidité ;
3« S'être refusé positivement à laisser apposer sur la porte d'autre cachet
(|ue le sien, conformément aux instructions de la lettre du préfet du 12 mai
dernier.
Votre 8° bureau et la sous-commission n'ont pas cru devoir s'arrêter à
cette protestation du G juin, reproduisant les allégations de celle du 25 mai.
Suit une autre protestation en date du 28 juin, signée du docteur Grégoire,
demeurant rue de l'Abbaye-Saint-Germain, 6.
Celle-ci, adressée à MM. les députés du Corps législatif, est formulée en
lieux grandes pages, accompagnées de six autres intitulées : Fausses
nouvelUts. — Manœuvres dolosives et violences.
Sept numéros de divers journaux y sont joints :
Gazette de France du 9 mai.
L'Univers, 9, 17, 18, 25 mai et 22 juin.
La Liberté du 21 mai.
La Presse du 3 juin.
La protestation relève comme illégalités: l'introduction ilaiis la ri'uninn
(les électeurs tenue dans la salle du Pré-aux-Clers, le 24, de certaines
personnes n'ayant pas le droit d'y assister. Elles s'y seraient introduites par
un escalier dérobé.
.M. Ernest Picard y serait venu influencer les électeurs (Rires sur plusieurs
hancs), se serait fait attribuer à cet effet la présidence de cette réunion par
la centaine de fidèles escortant M. Ferry.
Dans la réunion électorale tenue le 3Û mai dans la salle des Peupliers, rue
de Grenelle, M. Jules Ferry aurait dit :
« Citoyens, défiez-vous des manœuvres de la dernière heure ; notre
adversaire et ses amis ont une brochure tout imprimée qui ne sera lancée
qu'après la clôture de la réunion, afin que je ne puisse pas y répondre
devant vous. C'est un libellé injurieux et diffamatoire dirigé contre moi. »
Un tumulte succéda à ces paroles. « Nous ne le lirons pas, nous le déchi-
rerons. Vive Ferry ! »
Celte nouvelle était fausse, dit la protestation.
Le lendemain, 31 mai, dans la réunion du manège Pascaud, rue de Vau-
girard, 70, .M. le docteur Grégoire ayant interpellé M. Ferry, le sommant
lie prouver qu'une pareille accusation n'était pas une calomnie, les paroles
de .M. Grégoire, jtarfaitemenl entendues de M. Ferry, assis près de la
tribune où il parlait, auraient été étouffées par un effroyable tumulte,
mentionné par la sténographie ofOciello. — Le Constitutionnel al VUixivers
le constatent ; même aussi r[/;afe?'se/, journal favorable à la candidature
de .M. lerry.
La brochure parut le 2 juin, ayant pour auteur un honorable avocat,
confrère de .M. Ferry, M. Edouard Dupont. Elle est d'un style modéré et
DiSCOL'HS SIH I.liLECTlKN DE M. DE CLILLOUTET. l'iT
niidable et scandaleuse pression qu'avaient exercée en 1869 li's
fonctionnaires de l'Empire pour imposer aux électeurs les candidats
agréables.
Dans la séance du 8 juillet, M. Jules Ferry avait en vain, avec ses
collègues de la Gauche, réclamé l'ajournement de la discussion de
l'élection de M. de Guilloutet dans le département des Landes, le
bureau ayant été saisi d'une protestation de M. Lefrancqui accusait
son concurrent d'avoir confisqué à son profit le monopole de
rimprimerie, avec le concours du sous-préfet. Six membres du
quatrième bureau avaient estimé que l'élection n'était pas valable.
Elle devait donc rentrer dans la catégorie des élections contestées,
et n'être disculée qu'après la constitution du bureau de la Gbambre,
aux termes de l'art. 66 du règlement ; mais la majorité rejeta
loyal, ce que M. Ferry reconnut lui-même en parlant à l'auteur, qu'il
rencontra le jour de la publication.
Le 5 juin, M. Ferry aurait fait placarder une aflBche où des imputation?
calomnieuses contre son compétiteur auraient excité au mépris contre lui,
en l'accusant mensongérement d'avoir fait apparaître de prétendus électeurs
de -M. Guéroult dont les signatures étaient fausses.
La protestation maintient Fauttienticité de ces signatures sur la pièce
originale, restée aux mains de M. Guéroult.
Le Rappel et le Réveil auraient soutenu ce système, toujours pour nuire à
M. Cochin.
Le samedi 15 mai, dans une réunion tenue au Pré-aux-Clers. .M. Grégoire
n'aurait pas pu — l'Univers du 17 mai et la Patrie du 19 le racontent
— faire une réponse très modérée à des insultes très violentes contre le
catholicisme.
Le samedi 29 mai, le président illégal ou irrégulier, M. Ernest Picard,
étranger à la 6" circonscription, aurait donné la parole à des interrupteurs
non inscrits, et l'aurait refusée, tout en la lui promettant, à M. Grégoire.
Gela se passait en présence du frère de M. Ferry, de M. Gagne, avocat, et
des assesseurs du bureau...
Et ici. Messieurs, je m'interromps moi-même pour dire une chose : c'est
que je ne puis m'empècher de penser que, ailleurs que dans ce bureau, la
parole est quelquefois promise, et qu'on ne l'obtient pas toujours facilement.
{071 rit.)
M. LE PRÉsiDE.XT SCHNEIDER. — Vous avez la parole maintenant pour
faire votre rapport.
M. LE MARQUIS DE PiRÉ. — Je Continue.
M. Jules Ferry aurait accusé M. Cochin d'être candidat officiel, et lui-
même aurait été accusé, en revanche, d'être républicain orléaniste.
Un M. Léon Baussard, demeurant rue Jacob, n° 30, aurait été brutalement
traîné à la tribune pour avoir formulé cette imputation.
Enfin, ladite protestation et les journaux précités, reproduisant les impu-
tations analogues contre M. Jules Ferry, prétendent que, le 6 et le 7 mai,
M. Ferry employa le moyen suivant pour faire dissoudre la réunion, afin
d'empêcher qu'on lui répondît — manœuvre qui lui aurait été habituelle —
en irritant le commissaire de police par l'apostrophe suivante :
« Démocrates et socialistes, ne vous disputez pas comme en 18.51. En cette
fatale année, est survenu un troisième larron qui a pris maître Aliboron... »
Ainsi les démocrates et les socialistes auraient été comparés à des voleurs.
198 DISCOURS ET OPIMONS.
l'ajournement et mit la discussion du rapport à l'ordre du jour de
la séance du lendemain, 9 juillet.
C'est dans cette séance du 9 juillet, que M. Jules Ferry prononça
un vif réquisitoire contre la candidature officielle et souleva les
colères de la majorité. Voici ce discours* :
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — La discussion continue sur l'élec-
lion de la première circonscription du département des Landes.
.M. Jules Ferry. — Je demande la parole.
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — M. Ferrv a la parole.
M. Jules Ferry. — Messieurs, dans les observations que je
viens présenter à la Chambre sur les élections des Landes, j'ai
lintenlion de me conformer à la nécessité que nous impose, à
nous (|ui sommes plus portés que d'autres dans cette assemblée
à critiquer les opéi'ations électorales...
Quelques membres en face de V orateur. — Pourquoi cela ?
M. Jules Ferry. — ...Je me conformerai, dis-je, au progrès
remarqua])le qu'il nous faut constater depuis quelques jours
le suffrage universel à un âne dont le Gouvernement, voleur lui-même, se
serait emparé au préjudice des deux premiers. [Exclamations et rii-es.)
Telle est, Messieurs, l'énumération des faits reprochés à M. Ferry. Votre
S' bureau n'a pas pensé qu'ils fussent de nature à faire invalider son
élection.
Le scrutin des 6 et 7 juin a donné ie résultat suivant :
Sur 37 656 électeurs inscrits, 29 846 ont pris part au vote.
Les voix sont réparties ainsi qu'il suit :
M. Jules Ferrv 15 730
M. Cochin . .' 13 944
M. Guéroult 11
Voix diverses et voix nulles. . 161
M. Ferry a ainsi obtenu un nombre de suffrages excédant de 807 la iiiuiiié
des suffrages exprimés, et de 6 316 le quart des électeurs inscrits.
L'extrait de naissance de M. Jules Ferry, né le 5 avril 1832, à Saint-Dié
(Vosges-), établit sa qualité de Français.
En conséquence. Messieurs, j'ai l'honneur de vous proposer l'admission
de .M. Jules Ferry.
.M. Ernest Picard. — Je demande la parole.
l)n toutes paris. C"est inutile ! — Aux voix ! aux voix !
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Je mets aux voix les conclusions du
bureau.
(Les conclusions du bureau sont mises aux voix et adoptées.)
M. Ferry prête serment et est déclaré admis.
1. O/yî-.-Je/ du 10 juillet 1869.
DISCOURS SUH LËLECTION DE M. DE GUILLOUTEÏ. 199
dans la jurisprutlenco de la Chambre et dans le niveau de la
moralité électorale qui nous est faite.
L'élection des Landes est, en effet, comme un très grand
nombre d'élections, qualitiées comme elle d'élections non
contestées, entachée d'une quantité d'illégalités et d'irrégula-
rités prodigieuses. Ce serait pourtant trop attendre de la
patience de l'Assemblée que de lui en imposer le récit détaillé,
édifiant, mais, hélas! toujours le même. Il n'y a pas une élec-
tion, de celles que le système des candidatures officielles a
touchées, qui ne mérite d'être recommencée. ( Violents murmures.
Cris : A C ordre! à V ordre! — Très bien! à gauche.)
M. Corneille. — Nous protestons au nom de toute la Chambre
contre ces paroles.
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — -le prie M. Ferry de ne point
méconnaître la justice, et je crois que s'il avait voulu se rendre
compte de la façon dont les élections, celles qualifiées d'officielles
comme les autres, ont été faites, il ne pourrait pas se servir des
expressions qu'il vient d'employer. {Très bien! Très bien!)
M. RoLLE. — Nous ne pouvons pas accepter des paroles qui sont
une injure pour le sutfrage universel et pour la majorité de cette
Assemblée. Je demande donc que l'orateur soit invité à retirer ses
expressions, sinon qu'il soit rappelé à l'ordre.
Voix à gauche. ■ — Allons donc !
Voix nombreuses en face et à droite. — Oui ! oui !
M. Jules Ferry. — Oh! vous attendez beaucoup trop, mon-
sieur I
(Plusieurs membres se lèvent sur les bancs en face de l'orateur
et lui adressent de vives interpellations qui se perdent dans le
bruit.)
Voix nombreuses. — A l'ordre ! A l'ordre !
M. Jules Ferry. — Je demande que le président fasse res-
pecter, en ma personne, la liberté de la tribune. {Nouvelles
exclamations et nouveaux cris : A tordre! à l'ordre!)
M. LE BARON Lafond DE Saint-Mur. — Nous siégeons tous ici parla
force de notre droit !
M. LE président Schneider. — J'inviterai M. Ferry, s'il veut des
égards pour sa personne, à respecter d'abord deux choses : la per-
sonne de ses collègues et le sutfrage universel. {Très bien! Très bien!*
M. Jules Ferry. — Permettez-moi !... {A tordre! à l'ordre!)
M. LE BARON Lafond de Saint-Mur. — Notre mandat vaut le
votre !
'JW DISCOIHS ET OI'INIO.NS.
M. Vi;.M)ni:. - A rordrc! mi relirez vos paroles, qui sont, une
injure.
M, Jules Feury. — Je n'ai pi'ononcé... [A l'ordi-e! ô lordre!
— Parlez!)
M. i.F. pnÉsiDENT SciiMiiDEU. — M. FeiTy peut voir qu'on ne
})lesse pas impunément auie assemblée, qu'on ne blesse pas impu-
nément la justice... (Rr clamât iona à gauche. — En face et à droite :
Oui! oui!) en méconnaissant ainsi la majesté du suftVai;o uni-
versel.
M. Jules Ferry. — Je demande la parole pour m'expli(iuer.
M. LE pnÉsiDENT ScHiNEiDER. — Parfaitement! .l'allais précisément
vous inviter avons expliquer.
Vlusieiirs membres en face et à droite de la tribune. — Qu'il retire
d'abord ses paroles 1
M. Jules Ferry. — Je n'ai prononcé que la moitié d'une
phrase, et immédiatement j'ai été interrompu avec une violence
croissante que je ne m'explique pas. {Riwieurs.)
M. MoRiN. — La violence n'a pas été à la hauteur de l'insulle.
[A gauche : Oh! oh!)
M. Jules Ferry. — Je dis que je ne crois avoir usé que do
la liberté donnée à chacun de nous...
M. Pevuusse. — Est-ce la liberté d'insulter?
M. Jules Ferry. — ...en posant celte proposition que je
répète, j'aurais le droit... {Intei-ruptinn), j'aurais le droit d'at-
ta(pierà celte tribune et de demander l'invalidation de toutes
les élections dans lesquelles le système des candidatures oftl-
cielles a été employé. {Très bien! à gauche.)
J'en aurais le droit, vous entendez bien; j'aui'ais le droit
d'attaquer ainsi dans son ensemble le système des candidatures
officielles. [Mouvements divers.)
Si les membi'es de l'opposition n'ont pas ce droit-là, ils n'ont
plus qu'à déposer leui- mandat, car si par hasard nous n'avions,
sous les apparences d'un régime de suffrage universel, que
l'hypocrisie du suffrage universel [ntnneurs), il ne faudrait pas
y joindre, en nous fermant la bouche, l'hypocrisie de la liberté
de la tribune. [Approbation à gauche. — Murmures et réclama-
lions en face et ù droite.)
DISCOURS SUU LÉLECTION DE M. DE GUILLOUTET. 201
M. Mathieu (de la Corrèze). — L'élection d'un grand nombre
d'entre nous est validée par la Chambre ; je demande comment il
est possible, sans respect pour ses décisions, de nous mettre ainsi
en accusation devant le pays. C'est là une intolérable injure.
M. Jules Ferry. — Je ne vous mets pas en accusation.
[Agitotion.)
M. Segris. — Je demande la parole. (Parlez! parlez!)
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — La parole est à M. Segris.
M. Segris, de sa place. — Je demande à faire une seule obser-
vation, et on peut être certain que j'y apporterai la plus grande
modération.
Quelle est notre position? Nous avons à l'heure qu'il est 228 élec-
tions validées.
Eh bien, je m'adresse à l'honorable M. Ferry et je lui demande
s'il est possible qu'en présence d'une assemblée, qu'en présence du
pays, alors que ces 228 validations ont eu lieu, on mette en question
la valeur et l'honnêteté de ces élections. {Vive approbation sur un
(jruîid nombre de bancs. — Ajiplaudhsements.)
Permettez-moi le mot, sans que cela puisse blesser personne :
j'appelle cela un procédé révolutionnaire. {Exclamations à gauche.)
Voix nombreuses. Oui ! oui !
M. Guyot-Montpayroux. — Le procédé révolutionnaire, c'est la
candidature officielle. {Exclamations et bruit.)
M. Segris. — Vous aurez beau faire du bruit, la voix de l'honnê-
teté sera toujours écoutée dans cette enceinte. [Parlez! parlez!)
Je dis, dans l'intérêt de tout le monde, que ce sont là des pro-
cédés révolutionnaires. {Oui! oui! sur un grand nombre de bancs. — •
Rrclamations à gauche.)
M. Glyot-Mgxtpayroux. — La révolution, c'est la candidature
officielle 1
Un membre à gauche. — C'est le coup d'État qui les a inventés.
(Bruit).
M. Segris. — Oui, ce sont des procédés révolutionnaires, parce
que c'est la méconnaissance et la violation des décisions de
l'Assemblée par ceux qui en font partie. (Vif assentiment sur un
grand nombre de bancs.)
M. Guyot-Montpayroux. — Je demande la parole...
M. JtJLES Ferry. — Je demande à répondre à M. Segris.
M. LE PRÉSIDENT Schneider. — Je supplie l'orateur de tenir grand
compte de ce qui vient de se passer.
Il est évident que si, de la tribune, partaient des expressions qui
pussent blesser les membres du Corps législatif ou l'Assemblée
considérée dans son ensemble, s'il survenait ainsi des discussions
i?0'2 lUSCOLliS KT Ol'lNIONS.
il liliiiiLos à l'excès, les iiitért-ls du pays ne seraient plus convena-
lilenient et sainement représentés. {Très bien! Très bien!)
Je supplie donc MM. les membres de l'opposition de ne jjoint
soulever, par la forme de leur discussion, des débats irritants qui
peuvent appartenir à d'autres enceintes [Inlcrniption), mais qui,
dans une assemblée législative, sont parfaitement déplacés. {Très
bien! Très bien !)
Souvenons-nous que nous ne sommes plus ici des candidats, mais
que nous sommes des législateurs, et que nous devons avoir le lan-
gage calme et mesuré du législateur. {Vive approbation.)
M. GuYOT-MoNTPAYROiix. — Qu'on nous donne l'exemple ! [Excla-
mations sur plusieurs bancs.)
M. LE PRi-.siDENT SciiNEiDER. — Il VOUS cst doiiné, VOUS n'avezqu'à
le suivre.
M. Jules Ferry. — Je crois que la suite tie mon discours
ouplnlôl des observations que j'avais l'intention de présenter,
montrera que je n'entends nullement apporter dans cette
assemblée des formes de langage qui ne soient pas parlemen-
taires, (^ounres ?>on?gMes). J'ai dit qu'il y avait dans l'élection
des Landes des faits communs à un grand nombre d'élections;
et J'aurais bien le droit, sur l'élection des Landes, vous l'en-
tendez bien, et non sur les élections validées par cette assem-
*blée... {Ah/ ah!) de poser la question générale que j'appelle la
question du système des candidatures officielles! Je déclare que
je n'ai point l'intention de le faire, ne trouvant point encore
l'instant vt'nu pour cette discussion. Je voulais seulement faire
savoir à la Cliambre que le dossier de l'élection des Landes
n'est point vide des irrégularités de détail et des illégalités
nombieuses qu'à mon sens le système des candidatures offi-
cielles entraîne nécessairement à sa suite.
Ainsi, non seulement dans le dossier, mais dans le rapport
que vous avez entendu bier, et qui est au Journal officiel, il se
rencontre un très grand nombre de faits qui portent sur l'atti-
tude et les procédés des maires, au moment du scrutin ; par
exemple, des maires ouvrent les bulletins qui leur sont rerais;
les maires les distribuent; les urnes, en certains lieux, ont deux
ouvertures, l'une pour les bulletins du candidat officiel, l'autre
pour les bulletins du candidat indépendant. {Réclamations.)
Tout cela est dans le rapport, tout cela est dans le dossier.
M. DE GiiLLOiriT. — Je proteste; je demande la parole.
DISCOURS sua LÉLECTION DE M. DE GLILLOUTET. 203
M. Jules Ferry. — Vous aurez la parole, M. de Guilloutet,
mais il me semble que j'ai bien le droit de faire entendre la
mienne.
M. DE Guilloutet. — J'ai le droit de la demander et ce n'est pas
vous qui m'erapêchei-ez de la prendre. [Très bien! ■ — Rumeurs sur
quelques bancs.)
M. LE COMTE d'Aiguesvives. — Il faut que M. de Guilloutet la
demande pour l'avoir.
M. Jules Ferry. — Ces faits sont mentionnés au rapport de
rbonorable M. Mathieu qui ne relève pas moins de dix-sept
protestations.
M. LE BARON DE Veauce. — On n'a jamais entendu parler de cela.
M. Jules Ferry. — Je ne fais que mentionner ce qui est
dans le rapport.
M. LE BAROX DE Veauce. — Dans le rapport sur l'élection des
Landes?
M. Jules Ferry. — Oui, monsieur, je parle d'après l'bono-
rable M. Mathieu, rapporteur de l'élection des Landes : le
rapport qui nous a été lu hier contient dix-sept protestations
de cette nature. Mais ce sont là les péchés véniels de l'élection
des Landes. Il y a quelque chose de plus grave dans les faits
particuliers, il y a l'intervention des instituteurs, qui a eu ici
un ensemble, une ardeur, une àpreté remarquables.
Un membre à droite. ■ — N'était-ce pas leur droit ?
M. Jules Ferry — C'eût été leur droit, si cette intervention
avait été spontanée; mais je dois faire remarquer à la Chambre
que l'intervention des instituteurs avait été provoquée par une
lettre confidentielle du préfet, qu'il est bon que la Chambre et
le pays connaissent. Cette lettre confidentielle en voici l'original :
M. Eugène Pelletan. — Ah ! ati !
M. Jules Ferry. — « Cabinet du préfet des Landes [confi-
dentielle).
« Monsieur l'instituteur,
« Votre commune va être très travaillée par l'opposition : je
compte complètement sur votre dévouement et votre concours
efficace. »
2(t4 iiisconts i:t opimuns.
Plusieurs membres à (Jroilc. — Eli l)irii ! il a raison.
M. JuLKS Ferry. — On sait ce que c'est, Messieurs, (juc
l'efRcacitt'' de certains concours donnés aux élections par les
inslituleui-s, et un procès célèbre et récent vous a appris qu'il
peut y avoir cpudques inconvénients, quelques péi'ils de la pai't
de l'autorité supérieure à demander ou à exiger des instituteurs
un concours efficace : il y a de ces efficacités qui vont jusqu'en
cour d'assises.
A gauche. — Ti r^s hirTi 1 très l)ion !
M. Jules Ferry. — Ici il n'apparaît rien d'aussi grave; il y
a pourtant, à la suite de ce concours des instituteurs, un certain
nombre de faits dont la preuve autbentique est au dossier, et
qui n'en sont peut-être pas tout à fait indépendants.
Ainsi, dans la commune de Saint-Maurice — et je ne produis
à la Chambre que les réclamations qui sont annexées au procès-
verbal officiel — dans la commune de Saint-3Iaurice, ont été
annexés au pi'ocès-verbal des bulletins portant le nom de
M. de Guilloutet, et portant, en outre, au coin vers le haut,
un cbilïVe qui n'est autre que le chitïre de la carte électorale
correspondante.
Ce fait a quelque gravité, du moins je le juge ainsi, et pour
ceux qui en douteraient, les bulletins numérotés et les cartes
portant le numéro correspondant sont au dossier.
Mais toutes ces choses ne sont que menus détails dans
rélection des Landes.
L'élection est viciée par un fait général beaucoup plus grave,
à mon sens, et qui a une portée très sérieuse, décisive sur le
résultat même de l'élection.
Dans toute l'élection il y a — c'est la lactique électorale qui
l'indique — un coup de théâtre de la dernière heure et un
dernier effort qui enlèvent le vote.
Ici le coup de théâtre a été l'intervention de l'évéque d'Aire
et de Dax, aidé de la complicilé de M. le préfet des Landes et
dt' M. le sous-préfet de Saint-Sever.
Quelques mots d'explication sont nécessaires pour faire
saisir à la Chambre les conditions dans lesquelles s'est produitr
l'intervenlinn, si abusive, si excessive, de M. le sous-préfet de
Saint-Sevei-.
DISCOURS SLR LÉLÉCTION DE M. *DE GCILLOUTET. 205
En 1863, l'évêque d'Aire et de Dax avait gardé la neutralité
dans la lutte électorale. Pourquoi? parce que M. Victor Lefranc,
candidat d'opposition, appartient à un groupe d'esprits dis-
tingués qui poursuivent, à travers toutes les déceptions, ce que
j'appelle, moi, l'utopie, mais ce qu'ils appellent, eux, le rêve
légitime de l'union du catholicisme et de la liberté.
Aussi les opinions de M. Victor Lefranc sont-elles, dans le
département des Landes, notoires depuis longues années. Pen-
dant la campagne de 1869, M. l'évêque d'Aire et de Dax avait
gardé, vis-à-vis de la candidature opposante, libérale et catho-
lique de M. Victor Lefianc, la même attitude d'observation et
de neutralité, et cela jus(ju'au 15 mai, à la veille du scrutin; à
ce moment-là, l'évéché démasque ses batteries, et une lettre
épiscopale, lue au prône dans un très grand nombre d'éghses,
est publiée par le seul journal du département, le Journal
des Landes, deux jours après. Ce journal ne paraît que deux
fois par semaine, le jeudi et le dimanche. C'est le journal du
jeudi qui contenait la letti-e épiscopale.
Cette lettre épiscopale se prononce avec la plus grande énergie,
avec le plus grand éclat sur les deux candidatui'es en présence.
L'évêque dit aux curés, ses collaborateurs, (pi'il y a pour les
cathohques comme une pierre de touche en temps électoral : ce
sont les deux questions de l'occupation romaine et de la liberté
de l'enseignement supérieur. « Cette épreuve par la touche est
décisive, dit le prélat, et celui des candidats qui recule d'effroi
devant la pierre, qui dans ses nombreux appels ne dit pas un
mot du pape, ni de Rome, qui refuse obstinément de s'expliquer
sur les questions que nous plaçons bien au-dessus de toutes les
choses de la terre, celui-là, quels que soient ses sentiments
privés de religion, ne saurait prétendre au vote d'un seul
catholique, qui ne consulte que Dieu et sa conscience dans le
sulïrage qu'il est appelé à donner.
« Celui, au contraire, qui a eu le courage spontané d'écrire :
«Je ne répudie aucun de mes votes et je m'honorerai parti-
culièrement toujours de celui que j'ai émis le 5 décembre 1867,
au nom de la religion catholique, en faveur du pouvoir temporel
(lu pape, » qui, interpellé sur la liberté d'enseignement supé-
lieur, avoue loyalement que c'est par oubli qu'il a omis d'en
jiarler dans sa profession de foi, celui-là manifestement a droit
2or, hisconts f.t oi'hMo.xs.
aux préférences do loiit Landais qui poi-te un cœur dévoué h
rÉplise et à l'avenir reliiiieux de son pays. »
Voilà donc M. Viclor Lefi'anc accusé d'avoir reculé dcvanl la
touche ou devant la pierre, comme dit M. l'évêque d'Aire et de
Dax.
M. Victor Lefranc parle de ce mandement épiscopal avec une
très grande amertume; il allègue, et pour tous ceux qui le
connaissent, ses allégations valent la vérité, il allègue, dis-je,
que cet acte épiscopal est d'autant plus étrange que rien ne le
faisait pressentir, et qu'ensuite il a éclaté le jour même où
M. Victor Lefranc i)ul)liait, à l'adresse des Landais, une pro-
fession de foi dans laquelle il touchait cette question qui leur
est particulièrement chère.
II ajoute enfin qu'il venait de voir Mgr l'évêque d'Aire et de
Dax, d'avoir avec lui un long entretien; rien ne lui avait
fait soupçonner cette espèce d'excommunication majeure qui
était dans la lettre du prélat et qui allait se répandre, comme
une manœuvre électorale de la dernière heure, sur toute la
circonscription des Landes. Il était donc de première nécessité
pour M. Victor Lefranc — c'était une question de vie ou de
mort pour sa candidature — de répondre à la lettre du prélat,
aussi rédige-t-il sur l'heure une réponse.
Mais, à cette date thi 10 ou 17, à la veille du scrutin, la diffi-
culté était de iaire imprimer cette réponse assez vite pour
qu'elle pût détruire l'effet de la lettre épiscopale.
M. Victor Lefranc fit visiter successivement les deux impri-
meurs de Mont-de-Marsan qui n'étaient pas les imprimeurs de
l'évéché ; il était évidemment inutile de s'adresser à l'imprimeur
de l'évéché, mais les deux autres imprimeurs furent visités par
les amis de M. Victor Lefranc; la preuve en est au dossier : je
la toiH-nirai si le fait est contesté.
Restait un troisième imprimeur à Saint-Sever.
L'imprimeur de Saint-Sever est un M. Serres, qu'une corres-
pondance qui est au dossier avait mis en rapport avec M. Victor
Lfhanc dès le mois d'avril, et ces rapports avaient eu pour
conséquence un très grand nombre d'impressions sorties des
presses de M. Serres pour la candidature de M. Victor Lefranc.
A cette date du 17 mai. 31. iScn-os était en train d'imprimer
des bulletins pour M. Victor Lefranc.
DISCOURS SLK LÉLECTION DE M. DE GUILLOLTET. 207
Tout naturellement, à la réception de la minute de M. Victor
Lefranc, M. Serres met des ouvriers compositeurs à l'œuvre, je
rapporte — et j'attire sur ce fait toute l'attention de la Chambre
— je rapporte la première épreuve corrigée par l'imprimeur
de la réponse de M. Victor Lefranc à la lettre épiscopale.
Je dois, pour la clarté du récit, faire connaître à la Chambre
quelques lignes de cette réponse.
« Messieurs et c.heus concitoyens,
(( Aujourd'hui 17 mai 1869, on me communique et je lis avec un
douloureux étonnement, un mandement électoral de monseigneur
l'évêque d'Aire et de Dax.
« Je voudrais pouvoir attribuer à l'oubli ou à l'ignorance des
faits, la manière dont cet étrange document parle des deux candi-
dats de la première circonscription des Landes.
« Selon Sa Grandeur, je serais « celui des candidats qui recule
« d'effroi devant la pierre de touche ».
Suit la citation du mandement.
« Ce langage serait étrange, lors même que les faits seraient
exacts; ils ne le sont pas.
a Dès 1863, Sa Grandeur connaissait mon sentiment sur le pou-
voir temporel et l'avis qui m'était unanimement donné devant elle
de n'en pas faire l'objet d'une proclamation. Je suivis cet avis ; un
curé m'interpella presque à la veille du scrutin ; j'offris de m'expli-
quer, si le candidat officiel, qu'on affectait de ne pas interpeller,
répondait avec moi ; on n'accepta pas, l'élection eut lieu ; on sait le
résultat.
« En 1869, le 15 mai, Sa Grandeur sait et apprend de nouveau,
de ma propre bouche, que mon sentiment persiste, que la décla-
ration du candidat officiel, dans sa deuxième circulaire, motive de
ma part une réponse qui affirme mon opinion, qui est écrite, qui
est partie pour l'imprimeur. Elle sait, elle aurait au besoin appris
de moi, que le candidat officiel a émis, le 5 avril 1865, un vote
contraire à celui du 5 décembre 1867. Et c'est le même jour,
15 mai, qu'est donnée cette circulaire oii est définie, si contraire-
ment aux faits, la situation des deux candidats. Quoi! écrire cette
circulaire sachant tout cela ; quoi! l'écrire le jour même où va
s'imprimer' la mienne; ne pas m'avertir et prendre les devants?
Quoi! attendre que la période des réunions soit close et que la
veille du scrutin approche ?
« Ah ! Sa Grandeur a raison. 11 faut attacher bien peu d'impor-
tance aux sentiments religieux des candidats, à l'homogénéité des
votes des élus pour descendre ainsi, comme évêque, dans l'arène
politique, pour celui dont il n'ignore pas les votes contradictoires,
et surtout contre celui dont les sentiments et l'avis lui sont connus. »
■208 UISCOUKS ET OPINIONS.
Voilà la ivpnnso de M. Victor Lefranc; voilà ce qui 6(311
composé dans les ateliers de M. Serres, ce qui était corrigé
typojiraphiquement à la date du 18 mai.
Le lendemain, quand on se présente pour parler du tirage.
on trouve un imprimeur dont les dispositions sont changées dn
tout au tout. M. Serres, qui avait préparé jusque-là les bulletins
(lu candidat opposant, qui avait préparé, composé, mis en état
d'être tiré à un grand nombre d'exemplaires la circulaire si
importante de M. Victor Lefranc, M. Serres refuse tout à coup
ses presses.
Pourquoi ce refus? Quelle en est la cause? Quel en est l'au-
teur? Qui en est responsable? M. le sous-préfet de Saint-Sever.
Je vais établir devant la Chambre, et ce sera très court, que
M. le sous-préfet de Saint-Sever a interdit arbitrairement,
abusivement. àM. Serres, imprimeur à Saint-Sever, de continuer
le travail fpi'il s'était engagé à livrer à M. Victor Lefranc.
M. Krm.st PiCAHi). — C'est très grave. {On rit.)
y\. Jules Ferry. — Je crois, en effet, que c'est très grave,
mais ce n'est nullement risible !
Cq que je dis là, ce qui constituerait un acte d'arbitraire
administratif extrêmement grave, digne en efTet de toute votre
attention, de toutes vos sévérités, ce que je dis là, je le prouve.
Je le prouve d'une manière tout à fait irréfragable, d'abord,
par la sommation adressée, à la date du 19 mai, à la requête de
M. Victor Lefranc à M. Serres, imprimeur à Saint-Sever. Un
huissier se présente, au nom de M. Victor Lefranc, somme
M. Serres d'avoir à continuer le tirage. Que répond l'imprimeur?
Il répond par ces seuls mots : « Je ne puis. » Il ne dit pas,
comme on a essayé depuis de le lui faire dire — c'est là tout le
système de la défense qui vous sera présentée dans l'intérêt de
31. le sou.s-préfet de Saint-Sever, — il ne dit pas : « Je ne puis
pas, parce que mes presses sont encombrées, parée que j'ai
wuit commande très pressée de M. le sous-préfet. » Non! il dit :
« Je ne puis! » et ces trois mots, c'est le cas de le répéter, en
disent plus long dans l'alTaire qu'ils ne sont gros.
J'apport(> du fait de l'injonction, de la pression illégale
exercée sur l'imprimeur par M. le sous-préfet de Saint-Sever,
une seconde preuve : le fait a été aftirmé, à trois ou quatre
DISCOURS SUR LÉL1-:(;TIU.\ de m. de (iUlLI.OLTET. i!0'.>
reprises différentes, dans des lettres publiques, insérées dans
les journaux du pays; ces journaux, je les ai dans mon dossier,
et jamais M. Serres n'a protesté.
Enfin, ce fait de pression, d'injonction abusive que je trouve
si grave, dans ma moralité na'ive... [Exclamations et rumeurs), il
est prouvé directement par l'aveu de M. le sous-préfet de
Saint-Sever lui-môme.
En effet, devant le bureau il nous a été produit, de la part d<'.
M. le sous-préfet de Saint-Sever, une lettre que je vous recom-
mande. Messieurs, parce qu'elle ne peut avoir qu'un sens pour
les esprits droits et quelque peu attentifs.
M. le sous-préfet de Saint-Sever répond qu'en effet il est pour
quelque chose — ce premier aveu est grave — dans la suspen-
sion du travail commandé par M. Victor Lefranc à l'imprimeur
de Saint-Sever, mais que sa participation a été fort innocente :
M. le sous-préfet aurait eu, en effet, juste à ce moment-là, des
travaux administratifs des plus pressés dans les ateliers de
M. Serres. M. Serres serait allé à la sous-préfecture pour
demander à M. le sous-préfet la permission d'interrompre, en
faveur de M. Lefranc, le travail des imprimés préfectoraux, et
M. le sous-préfet en aurait tout simplement refusé la permission.
A prendre l'explication de M. le sous-préfet dans ces termes,
sans la diviser, sans l'interpi'éter, je me demande d'abord s'il y
aurait une grande différence entre un sous-préfet disant : n'im-
primez pas la lettre de Victor Lefranc parce qu'il me faut, sans
plus tarder, les travaux que je vous ai commandés, et un sous-
préfet disant à un imprimeur : « N'imprimez pas, parce que je
vous le défends. »
Mais l'explication que donne M. le sous-préfet de Saint-Sever
n'est, en déffnilive, qu'une explication faite après coup, comme
vous allez voir; elle suppose, en effet, que les presses de
M. Serres n'auraient pas pu être occupées concurremment par
les commandes de la sous-préfecture et par les commandes de
M. Lefranc. Or, il n'en est rien, et ce qui le prouve bien, ce qui
le prouve d'une manière complète, c'est qu'en ce moment
même, le 18 et le 19 mai, M. Serres a livré à M. Victor Lefi"anc
50 000 bulletins en deux jours.
M. Serres n'en était donc pas à se dire : « Comment faire
pour imprimer la commande de M. Victor Lefranc et les com-
14
210 DISCOIKS 1:T U1MM(»>S.
inaiules de la sous-préfecture? Les 50 OOU bulletins imprimés le
18 et 19 étaient un travail beaucoup plus important que le
tirage de la lettre de M. Victor Lefranc.
Voilà le fait.
Vous me peimettrez, maintenant, d'en tirer biièvement la
moralité.
La première moralité qu'il contient, c'est que MM. les sous-
préfets, lors même qu'ils sont interrogés par la Chambre, ne
disent pas toujours la vérité. {Ah! ah!)
La seconde moralité à en tirer, c'est que l'action administra-
live dans la lutte électorale sait revêtir des formes très diverses ;
tantôt c'est par rintimidalloji ({u'elle agit; tantôt, c'est par la
ruse.
Je crois qu'il est dil'ticile de contester qu'il y ail quelque peu
de ruse dans la conduite de M. le sous-préfet de Saint-Sever.
Cette alîaire nous apprend autre chose encore : c'est que le
monopole de l'imprimerie, le système des brevets peut devenir,
à l'occasion, un moyen commode d'étranglement électoral à
la dernière heure; et je m'explique par là, pour mon compte,
certaine scène qui s'est passée ici, au mois de février 1868, el
certaines l'ésolulions du Gouvernement et de M. le ministre
<rÉtat, qui furent alors fort diversement interprétées.
A cette date du 3 février 1868, la Chambre était saisie d'un
projet de loi sur la liberté de la presse, et, dans ce projet de loi,
il y avait un article qui al)olissait les brevets d'imprimeur. Tout
à coup, un scrupule s'éleva dans l'esprit de M. le ministre
d'Étal, et il vint dire à la Chambre qu'il avait reçu une pétition
des imprimeurs di; Paris...
M. LE Mi.Msrm: d'Etat. — Je demande la parole.
-AI. Jules FEuny. — ...(jui prétendaient avoir droit à uin'
indemnité, et qu'en présence de cette réclamation de l'intérêt
jn'ivé, l'intérêt social supéi'ieur qui avait dicté au Gouvernement
la résolution d'abolir les brevets devait céder la place.
On en est là depuis ce temps, Messieurs, et l'on se demande
tous les jours quand aboutira l'enquête, ou si rarticle de loi,
IM'oposé en 18G8 par le Gouvernement, est pour jamais enterré
dans les carions du ministère d'Élat.
Eh bien, oui, il y est enterré, et vous savez pourcjuoi l'admi-
DISCOURS SUR L'ÉLECTION DE M. DE GUILLOUTET. m
nistration a conservé le monopole des imprimeurs : pour s'en
faire une arme électorale, comme le prouve l'affaire de l'impri-
meur de Saint-Sever. [Rumeurs en face et à droite de Vorateur.)
Il va sans dire que la majorité valida l'élection de M. de Guil-
loutet ; mais l'opposition gagnait du terrain chaque jour et, malgré
son assurance, M. Rouher était obligé d'évoquer le spectre rouge
pour entraîner ses fidèles. L'Empereur lui-même sentait son
ministre d'État si usé qu'il l'envoya quelques jours après présider
le Sénat. Avant même que la vérification des pouvoirs fût terminée,
et après une session de seize jours, le Gouvernement prorogea la
Chambre sans ajournement fixe. C'est pour protester contre cette
brusque prorogation que M. Jules Ferry adressa la lettre suivante à
ses électeurs de la sixième circonscription de Paris * :
31 ES CHERS CONCITOYENS,
J'ai promis de vous rendre compte, à la fin de chaque session,
du mandat dont vous m'avez honoré. Cette fois, le pouvoir a
pris soin d'ahrégerma tâche : à peine réunis, on nous congédie.
Cette brusque prorogation, qui ne laisse pas même aux élus
du pays le temps de terminer la vérification de leurs pouvoirs,
a excité parmi vous une grande surprise et un pi'ofond mécon-
tentement. Le suffrage universel ne saurait, en effet, trop vive-
ment ressentir l'injure qui lui est faite. Je n'examine pas si le
décret de prorogation est légal; en tout cas. la mesure est sans
exemple, et rien moins que respectueuse. Elle laisse en suspens,
pour un temps indéterminé, plus de cinquante circonscriptions
électorales; elle prive de représentation régulière, elle met en
quelque sorte en interdit près de deux millions d'électeurs.
Mais c'est là, permettez-moi de le dire, le moindre défaut
d'un acte si extraordinaire.
La Constitution de 18o2 vient de recevoir, de la main du
pouvoir lui-même, une profonde atteinte. Le Gotivernement
reconnaît hautement que le régime qu'il a organisé n'est pas
viable , et qu'il est temps d'y introduire des modifications
sérieuses. Se peut-d rencontrer, dans la vie d'une nation, une
heure plus solennelle, une crise plus décisive? Et pourtant, la
nation seule ne parlera pas ; le Conseil d'État et le Sénat vont
décider, en tête à tête avec l'empereur, de nos nouvelles des-
1. Voir le Temps du 24 juillet 1861».
01.2 . DISCOLHS I:T 01'1M0.\S
linêc^ cl fosl ainsi que le pouvoir personnel, an moment même
où il a rail- de céder à la volonté populaire, donne, à la face du
pays, la preuve la plus manifeste de son accablante omnipotence.
Pour vous, chers concitoyens, qui ne croyez ni à refficacilé
des compromis, ni à la durée des replâtrages, vous ne vous
laisserez pas prendre à ces velléités réformatrices : vous en
prévoyez trop aisément rinévitable avortement. Les gouverne-
ments sont soumis, comme toutes les choses de ce monde, à
des lois nécessaires : ils ne se font pas, à leur gré, et par un
acte de leur fantaisie, despotiques ou parlementaires.
On ne sort des crises politiques analogues à celles que nous
traversons (pi'en se rappelant, à temps, que, dans une démo-
cratie libre, le suffrage universel ne cesse jamais d'être le pre-
mier principe, la source toujours vivante du pouvoir constituant.
Autrement, nous bâtissons sur le sable, et les événements se
diargent de nous rappeler les principes méconnus et les droits
foulés aux pieds.
Jules Ferry,
Déimté de la 6« circonscription
de la Seine.
Paris, 23 juillet 1809.
L'élection de Rochefort.
I)';i illeurs, comme le disait M. Jules Ferry daus sa lettre, le gou-
vernement reconnaissait lui-même que le régime de 18Ô2 n etail plus
viable, puisque le Sénat était appelé à délibérer, daus le même
temps sur un projet de sénatus-consulte. destiné à introduire de
.-raves modifications dans la Constitution. Le prince Napoléon pro-
nonça même un discours pour approuver la translormation des
institutions dans le sens de la liberté. Au surplus, FEmpereur
paraissail, incapable de gouverner. Son état de santé mquielait
vivement la cour; le séjour qu'il fit à Vichy, en septembre t80iJ, ne
le rétablit pas. Le maréchal Niel venait de mourir d'une maladie
analogue. La province, jusque-là si calme, secouait sa torpeur et es
masses ouvrières faisaient appel à la violence pour réaliser les
cbimères dont le socialisme incohérent du souverain avait favorise
le développement. C'est le 8 octobre d869 que se produisit la collision
entre la troupe et les mineurs d'Aubin. 11 y eut, du côté des mani-
lestanls, 16 tués et 20 blessés. L'elfet de cette bagarre fut immense.
On le vit aux élections partielles des 21-22 novembre 1869. Il s agis-
sait de remplacer dans les première, troisième quatrième ethuitieme
circonscriptions de la Seine Gambetta, Bancel, E. Picard et J. Simon
DISCOLliS SUR LES KI.ECTIONS. 213
(|iii avaient opté pour les départements, et Bourbeau et A. Leroux,
nommés ministres avant le derniersénatus-consulte.Cesdeux derniers
furent réélus dans la Vienne et la Vendée, mais, à Paris, Rochéfort
l'emporta sur Carnot, Crémieux sur Pouyer-Quertier et Emmanuel
Arapo sur Alphonse Gent. Dans la quatrième circonscription, Glais-
Bizoin obtint 13 3b3 voix contre H. Brissou (6 910 voix) et Allou 7816'.
L'élection de Rochéfort eut pour résultat d'exaspérer l'Empereur et
d'ajourner la constitution d'un nouveau cabinet. Mais les mouvements
qui se produisirent dans le sein de la Chambre ne tardèrent pas à forcer
la main au Pouvoir exécutif. Un manifeste élaboré par la gauche, qui
s'était réunie les 14 et 15 novembre, réclama l'élection des maires -
et une refonte complètede noire système militaire, ayant pour sanc-
tion la restitution au Parlement du droit de déclarer la guerre. Ce
manifeste portait 27 signatures, notamment celle de M. Jules Ferry.
MM. Barthélémy Saiul-Hilaire et Lefèvre-Pontalis avaient également
donné leur adhésion, à côté de Gambetta, Grévy, Picard, Bancel,
.1. Simon, J. Favre, etc.
Discours sur les élections.
Dés l'ouverture de la session (30 novembre), la gauche reprit cou-
rageusement sa campagne contre les falsifications du suffrage uni-
versel et contre la candidature officielle. M. Jules Ferry se signala
entre tous par l'énergie de son altitude et la vivacité de son indi-
gnation. Dans la séance du 8 décembre', il attaqua l'élection de
M. Dréolle (qui n'avait d'ailleurs été validée par le quatrième bureau
de la Chambre qu'à la majorité de quatre voix). Dans la séance
du 9, il se chargea de développer les protestations déposées contre
l'élection de M. Chaix-d'Est-Ange dans la cinquième circonscription
de la Gironde*. Les faits articulés étaient si pertinents etsi scandaleux
que, dans le quatrième bureau, une majorité ne put se former,
H voix s'étant prononcées pour la validation et H contre. M. de
Bouteiller, rapporteur, s'était contenté de présenter sommairement
les arguments de l'attaque et ceux de la défense, en laissant à la
1. Le ballottage, peu favorable au champion du radicalisme, inspira à
Ernest Picard les réflexions suivantes : « Le radicalisme n'est pas une poli-
tique, c'est une attitude; et les électeurs ne nous envoient pas à la Chambre
pour attendre, mais pour agir: ils nous demandent d'être inflexibles dans
nos principes et dans notre indépendance, mais ils nous sauraient mauvais
gré de sacrifier leurs intérêts présents au stérile plaisir de faire des décla-
rations empreintes du plus pur radicalisme. » Électeur libre, n° du
23 novembre 1869.
2. L'Empereur, dans son discours du Trône (29 novembre 1869), promit
de choisir les maires au sein des Conseils municipaux et de faire élire le
Conseil municipal de Paris par le Corps législatif.
3. Officiel du 9 décembre.
4. Officiel ([\\ 10 décembre.
01, lilsr.OLItS ET Ol'l.MONS.
ri.anib.T \o .nin do s. prononcer. M. Jules Ferry noublia de signaler
a ,' 1 s n..u.œ..vres frauduleuses, aucun des actes de press.on
adm istralive qui viciaient léleclion et avaient rendu célèbre le
non, u préfet de la Gironde, M. de BouviUe. Nous nous bornerons :.
nier quelques passages de ce discours, documente comme une page
«riiistoire :
^i voii^ avpz él(' all.Milifs à la lecture du rapport qui vous a
élé hil au iioui du h<' bureau, du 4^ bureau partagé, vous avez
DU remarquer que M. le préfet de la Gironde n'a pas seulement
cherché à a-ir sur l'élection de la 5« circonscription par sa cn-
rulaire aux maires, du 20 mai, et par l'envoi des enveloppes
contresio-nées. Il y a de plus un petit fait qui a son importance
ici • c'est l'envoi - et ce fait est spécial à la circonscription qui
a donné la majorité à M. Chaix-dEst-Ange - c'est l'envoi
,rune petite feuille sur papier blanc, sans signature, sanstimbiv.
rt (lui se compose d'un dessin et d'un morceau de littérature.
Le dessin c'est le portrait de l'Emper.'ur. Le morceau de
littérature débute ainsi:
« Vive l'Empereur! Nous avons tous voté pour lui, nous
voterons tous encore pour lui... »
Suit la phrase obligée sur la Révolution de 1848 et les
4:) centimes; l'oulrage, si facile à cette République de 1848,
(lu'il est de mode d'insulter depuis longtemps, et dont l'histoire
dira qu'elle fut la plus pure, la plus généreuse et la plus assas-
sinée des républiques. ( Vive approbation à gauche. — Exclama-
tions ironiques en face et à droite.)
« Je me garderai donc, dit le petit pamphlet, de voter pour
les candidats qui veulent renverser le Gouvernement, qui se
font appuyer par les républicains et qui sont soutenus par des
journaux qui veulent tout démolir.
« Je voterai donc pour l'honorable M. Chaix-d'Est-Ange, (pn
est propriétaire dans noire département, (pii a été nomme
conseiller général d'un de nos cantons, et qui a déjà fait beau-
coup pour nous.
« Je voterai pour Ihonorable M. Chaix-d'Est-Ange parce
(pi'il ne veut pas iviiviser l'Empereur et qu'il pourra nous
être utile.
« Votons tous pour lui !
« Vive l'Empereur! « ^-'^ électeur. >.
j;li.1£ctio\ de ch.vix-dest-a.\(;e. 215
Ce petit écrit est remarquable à plusieurs titres, d'abord,
parce qu'il a été répandu à profusion dans la circonscriplion, et
jiar qui? Il faut que vous le sachiez et il ne peut y avoir de
doute sur ce point. Il est résulté de l'enquête faite au sein du
i|ualrième bureau que tout le maniement matériel de l'élection
il ans la cinquième circonscription, pour ne parler que de celle
qui est en cause en ce moment, a été fait dans les bureaux de
la préfecture, et les candidats sont venus, l'un après l'autre,
déclarer qu'ils avaient remboursé au secrétaire général tous les
frais de l'élection.
Ce petit écrit a été répandu par la préfecture, comme tous les
autres, et cela faisait une triple artillerie, combinée avec l'envoi
de la circulaire du 20 mai et des enveloppes contresignées.
11 est sur papier blanc ; il n'a pas de timbre et il est anonyme,
ce qui constituerait une contravention pour les simples mortels,
candidats de l'opposition, mais ce qui paraît parfaitement légi-
time pour un préfet et pour un candidat en faveur.
Voilà le petit écrit. Messieurs, et, je l'ai relevé principalement
pour répondre aune expression de iVl. le ministre de l'intérieur.
M. le ministre s'est récrié bier parce que j'avais qualifié les
candidatures officielles de candidatures césariennes. Eb bien,
je lui demande s'il trouve quelque cbose de plus césarien que
ce petit papier : quant à moi, je ne vois rien de plus césarien
(|ue l'envoi du portrait de César à tous les électeurs... [Mouve-
ments divers.)
IMus loin, M. Jules Ferry analysait des certificats de nombreux
l'iecteurs établissant que les maires répandaient partout contre le duc
tiecazes, adversaire de M. Chaix-d'Est-Ange, le bruit, que le candidat
indépendant n'aspirait à renverser l'Empire que pour rétablir les
|iriviU>ges des nobles et du clergé, de la dîme, et pour reconstituer
l'ancienne terre Decazes, enfin pour réduire le prix de la journée
(le travail. M. Ferry tlétrissait en termes indignés cette grossière
excitation d'une classe contre une autre :
M. Jules Ferry. — Messieurs, ce fait est un des faits graves
de l'élection. Il est très grave, en effet, d'avoir mêlé à la lutte
électorale l'excitation d'une classe contre l'autre ; cela est détes-
table, et il n'y a personne ici qui ne proteste avec la plus
ui'ande énergie contre toute politique qui aboutirait à l'excita-
tion des classes les unes contre les autres. On ne fonde rien
i.'I6 DISCOUHS ET OPINIONS.
siii' la liaiiii' (les classes les unes coiilre les autres, on ne fonde
aucun rlalilissement libéral, et nous avons apiJi'is par une dure
exp('rit'iice (pie c'est sur la méliance, sur la peur el sur la mal-
veillance, suscitées entre les classes, que la dictature s'est
élevée dans ce pays. [Rrclnniations sur plusieurs hancs. —
Asscnlùnent à gauche.)
On ne fonde rien, je le répète, on ne fonde pas la liberté sur
la haine fomentée entre les citoyens; on ne fonde rien non
plus sur la méliance excitée entre les habitants des villes et les
habitants des campagnes. Et cependant M. le ministre de l'in-
térieur, hier, vous l'avez entendu, a présenté les habitants des
campagnes comme ayant le privilège, le monopole de l'économie
cl du labeur, en ajoutant que le sutïrage universel des cam-
pagnes sci'ait toujours assez fort pour sauver le Gouvernement
des elïots du suffrage universel des villes.
Je réi)udie cette distinction : c'est votre imagination, ou plu-
tôt c'est votre politi(]uc qui l'a créée. [Approbaliou à (jauche.)
Oh ! oui, vous avez raison, le suffrage universel des villes né
veut plus de vous ni de votre système. Nous ne demandons,
pour avoir aussi le suffrage universel des campagnes, que la
liberté électorale, que le franc jeu dans des élections.
Donnez la liberté, abandonnez les détestables pratiques des
candidatures ofticielles, el vous verrez que nous sommes la
logique, la conséquence, l'aboutissant inévitable du suffrage
universel libre; vous vei'rez qui aura la majorité devant le
peuple; vous vcri-ez si ce sont ces prétendus fondateurs de la
liberté. (|ui, sous prétexte de la fonder, l'ont tuée dans un
guct-apens, il y a dix-huit ans, ou bien si ce seront ceux...
Hur un (jrand nombre de bancs. — A l'ordre! à l'ordre!
S. Ex. M. DE I-'ORCADK, ministre de l'intérieur. — Partez donc do
l'élection du 10 décembre 1848!
-M. LE PRKSU)E.\T ScHNEiDKFt. — Monsieur Ferry ne vous laissez pas
emporter par la passion; cela vous entraînerait à prononcer des
expressions que vous regretteriez vous-même.
M. Jules Ferry. — Je ne regrette, monsieur le i>résidenl,
aucune des expressions que j'ai prononcées, j'ai l'habitude de
mesurer les paroles dont je me sers.
Voix nombreuses. — A Tordre! à l'ordre!
LI'LKCTION l»K CIIAIX-IVESÏ-A.XGE. 217
M. LE PRÉsiDEM SCHNEIDER. — Si VOUS ne les regrettez pas, exjili-
quez-les; autrement je serais obligé de vous rappeler à l'ordre.
M. Jules Ferry. — L'explication de mes paroles, deman-
dez-la à l'histoire de ce pays; demandez-la à la conscience
publique ; demandez-la à la conscience de nos gouvernants eux-
mêmes qui sentent si bien qu'aujourd'hui ils sont jugés, qu'ils
ont essayé, hier à cette tribune, d'établir un abîme entre le
passé et l'avenir. [Réclamations diverses.)
M. LE PRÉsiiJEXT Schneider. — Vous venez de prononcer un mot
que je recommande à tout le monde. Vous invoquez l'histoire : laissez
l'histoire se prononcer et n'anticipez pas sur elle.
M. GuYOT-Mo.NTPAYROUx. — Et pourquoi l'a-t-on fait hier?
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Lorsqu'on veut faire trop vite
riiistoire contemporaine, on est exposé à juger sous l'empire des
passions, et par conséquent à se tromper. (Très bien! très bien!)
M. Jules Ferry. — Il est bien certain que c'est l'histoire qui
prononcera. Mais au moins la conscience de ce pays, et dans
toutes les opinions, je dois le dire, a prononcé sur la pratique
des candidatures officielles; tant qu'on ne l'aura pas aban-
donnée, on n'aura pas le droit de dire qu'on veut fonder la
liberté.
Hier, pour la première fois, 31. le ministre de l "intérieur
prononçait les mots de «régime parlementaire», et c'était la
menace à la bouche contre le suffrage universel des villes.
[Vives rumeiu's sur plusieurs bancs.)
M. LE BARON DE Benoist. — C'cst M. Jules Favre qui a inventé les
populations aveugles et ignorantes des campagnes.
M. Jules Ferry. — Nous protestons contre cette distinction
entre le suffrage universel des villes et le suffrage universel des
campagnes! Vous voudriez faire croire que nous opposons le
suffrage universel des villes au suffrage universel des cam-
pagnes : il n'en est rien. Nous n'attendons rien que du sulfragc
universel, mais nous pouvons tout en espérer. [Marques d" appro-
bation à gauche.)
11 fallut bien que la Chambre entendît jusqu'au bout l'énumératiou
de tous les scandaleux détails de cette élection, et l'orateur termina
par une véhémente apostrophe :
Quant à l'élection en elle-même, vous le voyez, cette élection
a concentré et réuni tous les abus possibles. Vous ne pouvez
218 lUSCOUliS KT ((PINIO.NS.
p;i.>^ la valider à moins do mettre vos déclarations récentes,
écrites et si.trnées pai- un urand nombre d'entre vous, en
contradiction avec vos actes.
.\ ijdiirhc. — TW'5 liieji I •
31. Jules Ferry. — Et si vous la validez, nous en éprouve-
rons une profonde tristesse assurément, car ce sera un pas de
plus sur la pente de l'immoralité électorale, i Allons donc!)
Hélas ! oui ; mais cette tristesse ne sera pas sans quelque conso-
lation... {Ah! ah!) On saura du moins ce que valent dans votre
bouche ces belles et nouvelles paroles de régime parlementaire...
[Interruption) ; on saura ce que cela signifie, et dans ce pays,
je Tespère, cessera enfin cette misérable comédie de la liberté,
avec un suffrage universel conduit et mené à la baguette.
[Exclamations sur un grand iiombre de bancs.)
A gauche. — Très bien ! très bien !
Il est inutile de dire que l'élection de M. Chaix-dEst-Ange fut validée.
Quelques jours après, M. Jules l'erry remonta à la tribune à propos
(le l'élection du marquis de Campaigno, dans la deuxième circon-
scription de la Hante-Garonne. Ce candidat officiel avait obtenu
1G801 voix, contre 12448 voix données au candidat lihérab M. Paul
lie Rémusat, et 3 915 obtenues par M. Duportal, candidat ladical.
L'orateur de l'opposition mit en relief, une fois de plus, les pro-
cédés habituels aux préfets de l't]mpire, comme le remaniement
électoral de la circonscription, à la veille du scrutin, les promenades
des maires dans les cafés, les lacérations d'afficbes, etc. Nous
if emprunterons toutefois au discours de M. Jules Feriy que deux
anocdnlos qui peuvent donner une idée de la désinvolture aimable
avec kupiclli^ on Irailait nlors If siilfraf^e universel.
Jaborde maintenant les deux scrutins dont je vous demande
["annulation, et la question générale qui domine le débat, la
question des circonscriptions.
Les deux scrutins que j'attaque devant vous sont d'abord le
.scrutin de la commune de Monlbéraud et le scrutin (rAiirignac.
Je serai très bref sur l'un et sur l'autre.
AMontbéraud, il s'est passé, à mon sens, quelque chose de
grave.
Tl est constab' par l'enquête administrative qui a passé sous
les yeux du 4"^ bureau, que, dans cette commune de 3lontbé-
raud, on a voté, non pas dans une soupière, mais dans une
LliLECTlON DE CAMPAICNO. .>li)
chambre à couclier, et que cette chambre à coucher, c'était la
chambre à coucher du maire ; il est constaté de plus que l'urne
y a passé la nuit... en compagnie de M. le maire. [Bruyante
hUarité.)
Quand arriva le dépouillement du scrutin, on trouva dans
l'urne 130 voix pour M. de Campaigno et .^i voix pour M. de Ré-
musat. Cela causa dans la commune un très grand émoi, et cet
émoi se traduisit quelques jours après par un acte notarié
dressé avec toutes les formalités légales par M. Dausseing, no-
taire au Plan, et revêtu de la signature de deux témoins instru-
mentaires dont l'honorabilité ne sera pas contestée ici : l'un
était un ancien capitaine d'artillerie, et l'autre un ancien maire
de Cazères, dans le canton voisin. Devant ce notaire, 41 élec-
teurs de la commune de Montbéraud se présentèrent, aflirmant
(ju'ils avaient voté pour M. de Rémusat.
Ce vote dans la chambre à coucher du maire, qui couche avec
l'urne, ne laisse pas déjà d'être piquant. Voici maintenant la seconde
anecdote contée par M. Jules Ferry :
M. Jules Feruy. — Le second scrutin dont j'ai à vous entre-
tenir est celui d'Aurignac. Je serai bref.
A Aurignac, il s'est produit quelque chose de nouveau dans
les pratiques de la candidature oflicielle; elle est très inventive,
très féconde et elle m'étonne tous les jours, pour mon compte.
Ici, s'est produit ce que j'appellerai le coup de filet électoral,
et vous allez voir comment, à Aurignac, la veille et le matin du
vote, s'était établie une lutte qui se rencontre fréquemment
dans les collèges électoraux, surtout dans les petits villages.
C'est la lutte des bulletins.
Je ne dis rien de nouveau, rien de blessant pour personne,
rien dont tout le monde ne convienne, quand je dis qu'une des
grandes infirmités du fonctionnement du sulfrage universel, tel
qu'il est constitué aujourd'hui, c'est que le secret manque au
vote. [Ti^ès bien! très bien! à gauche.)
Avec l'habitude des bulletins imprimés sur papier mince et
toujours transparent, avec le vole à la commune et le droit du
maire, son devoir même de déplier le bulletin de l'électeur
pour savoir s'il n'y en a pas deux, il n'y a réellement pas de
secret du vote. [Réclamations à droite et au centre. — Approba-
tion à gauche.) '
220 IIISCOIHS KT OPINIONS.
Alors, entre les caiididals, c'est une bataille, c'est mie lutte
(l'expédients, c'est surtout, de la part du candidat de l'oiiposi-
tion, une recherche assidue des moyens de dissimuler sou nom
sur les bulletins de vote, en rendant ces bulletins aussi sem-
blables que possible à ceux du candidat du Gouvernement.
Je ne dis là que ce que vous savez tous.
M. de Campaigno fit ainsi. J'ai là deux bulletins : le premier,
parfaitement sincère, portant en grosses lettres le nom de
31. de Campaiano, puis, en petites lettres, au-dessous, député
sortant, avait été distribué à profusion dans la deuxième
circonscription.
Mais, la veille du vote, on répandit partout d'autres bulletins
de M. de Campaigno, sur papier très mince, tout à fait trans-
parent et portant cinq lignes imprimées.
Immédiatement, M. de Rémusat, qui avait peut-être été pré-
venu un peu d'avance, lit imprimer des bulletins pareils pour
le texte, la dimension, la contexlure. l'apparence extérieure el
le nombre de lignes.
Cela ne lit pas l'atïaire du maire d'Aurignac: voyant que
l'expédient des bulletins des derniers jours était déjoué par un
contre-procédé de M. de Rémusat, le maire d'Aurignac, dans la
nuit du samedi au dimanche, fit écrire à la main sur des mor-
ceaux de papier à lettre, beaucoup plus léger et plus transpa-
rent (]ue le papier qui sert à l'impression des bulletins, un
nombre de bulletins de M. de Campaigno suffisant pour ses
administrés. Puis, le matin, à la première heure, lorsque le jour
n'était pas encore levé, il fit distribuer par tous les agents de la
commune ces bulletins manuscrits, chez tous les citoyens, en
retirant, dit la protestation, les bulletins imprimés.
Qu'on les ait retirés ou non, il est évident que faire voter
avec des hullelins sur papier à lettre, et non imprimés, c'était,
pour M. le maire d'Aurignac, une manière de faire voter à
bulletins ouverts.
Après la messe de sept heures, les tenants de M. de Rémusat
apprennent ce qui a été fait dans la nuit. Que faire pour déjouer
cette manœuvre? Imiter ces nouveaux bulletins? Le scrutin va
s'ouvrir, se disent-ils: il ne nous reste qu'une demi-heure!
Vite, allons chez nous écrire des bulletins semblables au nom de
M. de Rémusat.
LE MINISTÈRE DU i JANVIER 1870. 221
Le maire d'Aurigiiac, qui est un profond tacticien {rv'es à
(/auche), compi'end le danger; que fait-il? On est sorti delà
messe à 7 heures 35 minutes. Il reste encore vingt-cinq minutes
avant l'ouverture du scrutin. Les tenants de M. de Rémusat
sont déjà à écrire les nouveaux bulletins. Le maire se dit : Il
faut en empêcher la distribution. Mais comment? Quelqu'un
dit : Il n'y a qu'une chose à faire, c'est d'avancer l'horloge.
Et, en etïet, on avance l'horloge de vingt-cinq minutes, et
c'est à ce moment-là, au sortir de la messe, que le vote est
ouvert. Les agents de la commune appellent les habitants de la
commune au vote, et au bureau, sur le seuil de la porte de la
mairie, le maire, le gendre du maire, la famille du maire, le
juge de paix, tous les agents de la commune sont là qui
recueillent les votes et qui les jettent dans l'urne.
Le ministère du 2 janvier ISVO.
Malgré la vigoureuse inteiveiitiou de Jules Favre et un magnifique
discours de M. ïhiers, qui se déclara, révolté \)civ les faits scandaleux
qui viciaient l'élection de M. de Campaigno, elle fut validée, mais
par une majorité déjà faible: 120 voix contre 91, la majorité absolue
des votants n'étant que de 106. C'était un beau succès pour l'oppo-
sition*. La formation d'un groupe libéral dans le sein du Corps
législatif, le profond découragement des mamelucks de l'absolutisme
décidèrent l'Empereur à faire appel à des hommes nouveaux pour
sauver la dynastie. Le Journal officiel du 28 décembre enregistra la
démission des ministres et publia une lettre par laquelle Napoléon III
priait M. Emile Ollivier « de désigner les personnes qui pouvaient
former avec lui un cabinet homogène^ ». Un décret du 27 décembre
déclarait close la session extraordinaire du Corps législatif ouverte le
2S juin et déclarait ouverte la session ordinaire de 1870. Le 2 janvier
1870, M. Emile Ollivier constituait son ministère avec MM. Daru,
Cbevandier de Valdrôme, Buffet, général Lebœuf, Rigault de Genouilly,
Segris, marquis de Talhouet, Louvet, maréchal Vaillant, Maurice
Richard et de Parieu.
A peine né, le ministère du 2 janvier se trouva en présence des
événements les plus graves et les plus imprévus. Le 10 janvier 1870,
le prince Pierre Napoléon tua d'un coup de pistolet Victor Noir,
1. Officiel du 24 décembre 18G9 : séance du Corps législatif du 23.
2. Dans la séance du Corps législatif du 27 décembre {Officiel du 28;,
M. Jules Ferry déposa sur le bureau de la Chambre un projet de loi électo-
rale. Ce projet de loi, précédé d'un exposé des motifs, portait les signatures
de Jules Ferry, Emmanuel Arago et Gambetta.
222 UISCOUHS Kï Ul'IMO.NS.
ivdacleur de UiMarscUlaùe. En verlu des décrets des 10 et H janvier,
la Haute cour prévue par l'arl. 54 de la Constitution de 18:)2 et dont
la compétence était déterminée et l'organisation fixée par les sénatus-
consultes du 12 Juillet 18o2 et du 4 juin 1858, la Haute cour avait
été convoquée pour juger le prince meurtrier. Dans la séance du
Corps législatif en date du 12 janvier 1870, M. Jules Ferry développa
une interpellation sur le caractère inconstitutionnel des sénatus-
consultesdontil s'agit et des deux décrets qui convoquaient la Haute
cour'. H convient de reproduire entièrement la curieuse discussion
qui s'engagea, dans cette circonstance, entre M. Jules Ferry et le
nouveau garde des sceaux, M. Emile Ollivier^ ;
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Maintenant, je propose à la Chambre
d'interrompre un instant la discussion du règlement pour donner
lecture d'une demande d'interpellation qui m'a été remise par
M. Jules Ferry. Elle est ainsi conçue :
« Je demande à inleii)eller le Gouvernement :
1° Sur le caractère manifestement inconstitutionnel de
l'article premier du sénatus-consulte du 4 juin 1858, lequel
établit une compétence de la Haute cour de justice contraire
aux principes fondamentaux de notre droit public en général,
et en particulier aux articles 1" et 54 de la Constitution du
14 janvier 1852;
2° Sur l'inconstitutionnali té qui viole pareillement les décrets
des 10 (ît 11 janvier 1870, rendus à l'égard du prince Pierre
Bonaparte et du prince Mural ;
3° Sur la nécessité de rapporter immédiatement ces deux
décrets et de rentrer dans le droit commun;
« Et, vu l'urgence et les procédures illégalement engagées
en verlu des actes et décrets sus-énoncés, je demande à la
Cliambre de fixer la discussion de la présente interpellation à
la séance prochaine.
aSiyné: Jules Ferry. »
S. Exe. -M. Emile Ollivieu, (jarde des sceaux, ministre de la justice et
des cultes. — Je demande la parole.
M. LE PRÉSIDENT ScHNEiDER. — La parole est à M. le garde des
sceaux.
M. le GARDE DES sc.EAL'x. — Messieurs, le Gouvernement n'accepte
pas rinlerpellation. [Mouremenl.)
1. Dans la séance du 28 mars 1870, M. Jules Ferry déposa une proposition
de loi, composée d'un article ainsi conçu: « La Haute cour de justice est
abolie. » {Officiel du 29 mars.)
2. Journal officiel du 13 janvier 1870.
l.Mi:iil'i:iJ.,VTlU.\ suit la HAUTKCOrii 223
Si l'inteipellation présentée par l'honorable M. Ferry constituait,
une véritable interpellation, je motiverais mon opinion en disant
que, dans les circonstances actuelles, au milieu d'une agitation
qu'il ne faut pas accroître, il est bon, dans l'intérêt de tout le
monde, que quelques jours se passent avant que nous abordions
des discussions de principes qui, se rattachant à des événements
actuels et irritants, se ressentiraient de l'agitation présente et
l'augmenteraient.
Mais, en réalité, ce n'est pas d'une interpellation qu'il s'agit.
Sous une forme d'interpellation, on propose à la Chambre de décla-
rer inconstitutionnel un sénatus-consulte, et, comme conséquence
de cette nullité reconnue du sénatus-consulte, de casser deux
décrets et d'annuler des actes de procédure qui s'accomplissent en
ce moment. [C'est cela! c'est cela!)
Eh bien, la Constitution est formelle. Elle fixe la procédure à
suivre pour arriver à une déclaration d'inconstitutionnalité.
Le simple citoyen doit employer la forme de pétition; le Gouver-
nement, la forme de proposition. Nous ne pouvons donc pas, d'une
manière incidente et indirecte, permettre une usurpation de pou-
voirs, et laisser exercer par le Corps législatif un droit qui, constitu-
tionnellement, est réservé au Sénat. (Très Uen! très bien!)
Sans doute il est quelquefois arrivé dans cette Assemblée que
l'on a discuté la Constitution; il est quelquefois arrivé qu'on y a
exprimé des vœux de réforme; — c'est à cet ordre de faits que se
rattache l'interpellation des lltî qui, du reste, n'a même pas été
discutée dans cette Assemblée, puisque le Gouvernement en a pré-
venu la présentation par un message; — mais jamais personne
jusqu'à ce jour n'a élevé la prétention de faire ou de défaire les
séuatus-consultes, de les déclarer nuls, de faire sortir l'Assemblée
des députés de son rôle législatif, et de nous convertir en Consti-
tuante et en Convention décidant, sans aucune règle, ou plutôt en
dehors de toutes les règles, sur des sujets dont la solution ne nous
est pas attribuée.
Je demande donc à la Chambre de s'associer à la résolution du
Gouvernement.
Sur un grand nombre de bancs. — Oui! oui!
M. ui GARDE DES SCEAUX... — Et d'abord à cause des circonstances
dans lesquelles nous nous trouvons, et ensuite parce qu'il s'agit non
pas d'une interpellation, mais d'un acte tendant à taxer d'inconsti-
tutionnalité un sénatus-consulte, nous demandons à la Chambre de
déclarer qu'il n'y a pas lieu d'accueillir l'interpellation. [Très bien!
très bien!)
M. Jules Ferry. — Je deiiiaude la parole.
M. LE PRÉSIDENT ScH.NEiDER. — La parole est à M. Jules Ferry.
Je crois devoir prévenir l'honorable membre auquel je viens de
donner la parole, qu'il s'agit uniquement de savoir, quant à pré-
2-24 DISCOURS ET OIMMONS.
seul, si la demande d'interpellation doit être oui ou non acceptée,
et que ce n'est pas le moment d'enga^'er la discussion sur le fond.
M. JiLKS F.vvRt. — Veuillez, monsieur le piésident, me permettre
une observation en réponse à la vôtre.
M. LE pRi^sinEiNT Sr.ii.NKiUEK. — Vous avez la parole.
M. Jules Faviie. — M. le ministre de la justice — et assurément,
je m'en félicite — vient de discuter l'interpellation dans son
essence; il a pu, en quelques observations, démontrer ou chercher
à démontrer que l'interpellation que vous soumettait notre hono-
rable collègue, n'était point une interpellation véritable, et c'est sur
cette raison qu'il s'est fondé pour engager la. Chambre à la repous-
ser. Il est donc bien juste que l'honorable M. Ferry ait la parole
pour répondre à M. le ministre sur le fond même de la cjuestion.
M. LE PiuisiDENT SCHNEIDER. — ■ La question de fond n'a pas été
traitée par M. le ministre si je ne me trompe; il a uniquement fait
appel à un état de choses constitutionnel. M. Ferrv peut répondre
sur ce terrain et dans ces limites; mais je ne crois pas qu'il y ait
lieu d'élai'gir, (juant à présent, le débat. {C'est vrai! cest vrai!)
M. JiLCS Favre. — M. le ministre a dit beaucoup de choses en peu
de mots. {Cest vrai! — On rit.) Il faut lui ré]ion(lie.
M. Jules Ferry. — A moins que la Cliamljre ne juge à
propos (le m"interdire la parole par un vote immédiat de la
(luestion préalable, qui, je crois, n'est sollicitée par personne,
j'ai le droit de répondre aux observations qui viennent d'être
produites par M. le ministre de la justice, et d'y répondre sans
entrer dans le fond du débat. [Parlez! parlez!)
Les observations de M. le ministre portent — et c'est
précisément pour cela que je tiens et que j'ai le droit d'y
répondre en ce moment — sur le caractère de l'interpellation.
En eiïet, M. le minisli"e de la justice vous a dit que cette
interpellation ne méritait pas ce nom, qu'elle était un procès
d'inconstitutionnalité dont la Cliambre n'était pas juge.
Je crois que M. le ministre de la justice, très vigilant à pré-
venir, comme on l'a vu tout à l'heure, les empiétements de
l'autorité de celle Chambre sur l'autorité d'une autre Assemblée,
est moins vigilant à gardercontre les emportements de la majo-
rité à laiiucllc il fait appel, mais qui, je l'espère, ne l'entendra
et ne le suivra pas
Vnix nombreuses. — Si! si!
M. Jules Ferry Est moins vigilant, dis-je, à garder ce
qui est notre droit à tous.
I.MEHPELLATION SUH LA HAUTE CUUK. 225
Quand nous déposons sur les bureaux du Corps législatif une
interpellation, personne n'a le droit de dire que ce n'est pas
une interpellation véritable. {Réclamations sur plusieurs bancs.)
Non, messieurs, personne n'en a le droit. {Assentiment à
gauche.) Autrement, il suffirait pour briser dans nos mains le
droit d'interpellation, qui n'est pas le droit de la majorité,
mais bien celui de la minorité, il suffirait qu'un seul membre,
qu'un ministre se levât et vînt dire: Ce n'est pas une inter-
pellation.
M. Corneille. — C'est la Chambre (]ui jiieo !
M. Jules Ferry. — Oui ! c'est la Chambre qui juge, et
c'est précisément parce que c'est elle qui juge que je m'adresse
à elle et que je la prie de ne pas juger sans entendre.
Je vais vous expliquer, puisque M. le garde des sceaux
a interprété mon intei'pellation dans un sens contraire,
quel en est l'objet, et en quoi elle constitue une véritable
interpellation.
M. le garde des sceaux argumente de la nécessité de protéger
la Constitution.
Cette Constitution, elle a des protecteurs de différents
ordres, et je ne sache pas qu'il soit d'un droit constitutionnel
(pielconque de prétendre que cette Assemblée n'est pas aussi,
à sa façon et dans les limites de son droit, protectrice de la
Constitution.
M. Plxard (du Nord). — Génératrice de la Constitulion.
M. Jules Ferry. — Or, je vais montrer que le genre d'in-
tervention que je demande à la Chambre, par mon interpel-
lation, se pose dans des termes tels qu'il s'agit pour vous
de dire si , oui ou non, vous voulez garder et protéger la
Constitution.
En effet, le débat que je vous soumets par cette interpellation
repose précisément sur un acte du pouvoir exécutif, qui a un
caractère tout particuliei", que je vous demande la permission
de vous exposer, sans vouloir le moins du monde entrer dans
le fond de la discussion, mais seulement pour vous mettre à
même déjuger entre M. le garde des sceaux et moi.
Qu'est-ce que c'est que la Haute Cour de justice? il faut que
je le dise à la Chandire...
226 DISCOUHS ET OPINIONS.
M. m: r.OMTK de CiiAHPiN-Fia gkrolu-s. — Nous le savons bien !
M.Jules Feury. — J'ignore qui m'a interrompu en disant :
Nous le savons.
M. i.K co.MTi; iii:CiiAnriN-Fi:r(;F.ROLLES. — C'est moi, monsieur!
M. Jules Ferry. — Eh bien, M. de CIiarpin-Feugerolles
nuVonnait absolument la disposition légale que je vais avoir
l'honneur de lui rappeler, si par hasard il la connaît. {Excla-
mations et rumeurs.)
M. t.E pnKsn)ENT Sc.uNEiDEK. — Permettez-moi, messieurs, de vous
prier de ne pas interrompre l'orateur.
M. Jules Ferry, — Le caractère de la juridiction de la
Haute Cour est tout à fait particulier. Cette juridiction n'est pas
d'ordre public, en ce sens qu'il appartient au Pouvoir exécutif
de la saisir.
Si la Haute Cour était une juridiction exceptionnelle, à coup
sûr et portant le caractère de toutes les autres juridictions,
c'est-à-dii'c fonctionnant par elle-même, je comprendrais
l'objection de M. le garde des sceaux ; mais il n'en est pas
ainsi. Pour bien se rendre compte de la question, il faut bien
méditer sur les deux ou trois sénatus-consultes qui régissent la
matière. Ces sénatus-consultes, on a rarement l'occasion de les
consulter, et je déclare na'ivement que, moins heureux que
l'honorable M. Charpin-Feugei'olles, qui les connaît si bien,
je ne les connaissais pas avant de les avoir étudiés aujourd'hui
même.
M. LE COMTE DE Cuaiu'in-Fei GEROLLES. —Eli bien, moi, messieurs,
je les connaissais.
M. Jules Ferry, — Je crois que beaucoup de membres
de la Chambre, et j'ajoute sans y mettre d'allusion blessante,
que fiiiclqucs membres du ministèi'e, ne les connaissent pas
parfaitement, car si M. le garde des sceaux en eût eu une pleine
et entière connaissance, il aurait procédé tout autrement.
En eiïet, rien ne forçait le Gouvei-nement, rien ne forçait le
Pouvoir exécutif à saisir la Haute Cour, rien, entendez-vous
bien, parce que \" l'article 54 de la Constitution dit que laHaute
Cour ne peut être saisie que par un décret impérial; et que
"i"* le sénatus-consuUe organi(jue du 10 juillet 1852 déclare,
INTERPELLATION SUR LA HAUTE COUR. 227
dans un article que je n'ai pas là sous la main, mais qu'il sera
facile de vérifier, que la conséquence d'un fait criminel ou
délictueux ressortissant de la Haute Cour, est celle-ci : aussitôt
saisie, l'autorité judiciaire doit en référer au Gouvernement.
Alors le Gouvernement est saisi de la question de savoir s'il
convoquera, oui ou non, la Haute Cour. Le Gouvernement a
pleine et entière liberté de saisir ou de ne pas saisir la Haute
Cour. Mais si, dans un délai qui est de quinze jours, je crois, il
ne s'est pas prononcé, c'est le droit commun qui est appliqué.
Vous voyez quel est le caractère particulier de cette juridic-
tion de la Haute Cour. C'est-à-dire que, toutes les fois que le
Gouvernement la convoque, il y a là un acte qui ressort de la
[ileine initiative du Pouvoir exécutif, et que, par conséquent,
il peut être amené à la barre de la Chambre pour rendre
compte de cet acte comme de tous les autres.
Toutes les fois que le Pouvoir exécutif fait ou ne fait pas un
acte, il est justiciable de la Chambre, il est responsable devant
vous. Eh bien, quand j'interpelle le Gouvernement, c'est au
nom de cette responsabilité qu'il a assumée en faisant choix de
la Haute Cour, au lieu de la juridiction de droit commun, res-
ponsabilité qui passe par-dessus sa tête pour arriver à ces
circonstances critiques et brûlantes où nous nous trouvons.
Oui! si vous aviez été sages, si vous aviez été des hommes
politiques, si vous aviez connu le sénatus-consulte de 1852, vous
n'auriez pas fait à la conscience publique cette otïense de
convoquei' la Haute Conr. [Oh/ oh!)
S. Exe. Emile Ollivier, ijarde des sceaux. — Lisez donc l'article
que vous invoquez.
M. Jules Ferry. — Permettez, je n'ai pas le texte sous
la main, par la raison bien simple... {/iù-es ironiques en face et
n droite.)
M. Gambetta. — II existe, croyez-le bien ! C'est très facile de dire :
« Lisez le texte ! »
?*I. Jules Ferry. — Permettez, messieurs, je cherche le
texte...
Voici la disposition :
«Dans le cas prévu par l'article 10 du sénatus-consulte du
10 juillet 1832 — et non pas du sénatus-consulte de 1858 —
DISœUUS KT OPINIONS.
.. dan. 10 cas imvvu par les articles précédents, les pièces sont
,• n m -. inméaiatement au ministre de la justice ; si, dans
Xljours, un décret du président de la République n a
; a^la Haute Cour, les pièces sont rem oyees au procum.r
uénéiîil, et la Cour d'appel statue conformément au Cod.;.
d'instruction criminelle. » .
(-...l-à-dirc que le droit commun reprend son enipire.
Voilà, je crois, la (|ueslion nettement posée, et cest maiiU.-
iianl il y\. le garde des sceaux de répondre.
p ' V^nu"t ^n \nlerpellalion aux termes que vous venez
iWend te G V rnement reùt acceptée. S'il s-é.aU borné a due :
lenlenaie, leuo roplion de convoquer ou de ne
'ir:^X^ Xul^^^ur ; il a convoqué, il a eu tort, et connue
Test responsable, nous Uu demandons compte de son erreur
i lirrî; a"il l.a;h^ ainsi, le Gouvernemenl eût accepte aussitôt U-
'^'sam-élenduc interpellation, uu contraire, tendKul a laue dédar;-r
■H >i inponslitu ionnels plusieurs actes publics (6 e.s< cela!) . le
'InSr^coSrÏe i;:;^, .es Jeux décrets du iO et du 1 i janvier 1S70
.jui convoquent^ '^!!:;;:^l'^■ ofTrir nos actes à la discussion. Nous
Nous -[-^^^^^^ ,^1^ ilt^i de consentir au sacritice de la
"ciS 1^ n^nS-oinmes les gardiens. (T.^ lien! très Inen!)
e pouïs aux reproches que M. t^rry a adresses a notre condui e
Ou-il me permette de lui représenter, avant de le laire, qu d n est
.n? b n d emplover à tout propos dans les discussions ces grands
nots ofl-en alleinte a la dignité, aux principes. >ous amjons le^
; Hncipes de 1 89, les priucipes modernes, les prmcq.es du dro.t
: nr emîant qJ'd peut les aimer Hu-même et si son a.;gume,U -
lion eût été de nature à me démontrer mon neui, -^ 'f ;
pas- et ic m'honorerais, je crois, .n le la.>anl - a.l.u a
iiilmiio- i'i"norais et ie me suis tronqje. ■ ,. ,
1h s ie n-i-norais pis et je ne me suis pas trompé. Je vais tacher
detpi^il^l^la Chambre ? et que l'honorable M. Feny nie pern^t^e
d-ajouler, de le démontrer à lui-n.ènu., car je ne doute pa> d. .r
'ThLrable M. l^erry, pour dnv .p- nous avons une o,.„un, a
'T:';:;^ ":^n-;^^: dire : la i.aute Cour de justice ne peut Être
convcTiu" qu'en ve-tu d'un décret ; ce décret, vous pouvez ne pas b-
rendre; en le rendant, vous avez mal a^i. cZ-natus-
Lc second argument a consisté à invoquer 1 arlu-le '^^/^ "
consulte de isÛ, en vertu duquel lors.pie, dans un ce.laur dtlaw -a
INTEUPELLATION SUR LA HAUTE COUR. 229
Haute Cour n'a pas été convoquée, le droit commun reprend son
empire, d'après M. P'errv.
Je vais expliquer à l'honorable M. Ferry, sans le taxer pourtant
d'ignorance, le motif très naturel qui explique cette nécessité d'un
décret pour convoquer la Haute Cour.
La Haute Cour n'est pas luie juridiction permanente; (C'est vrai!)
elle n'est pas comme un tribunal ordinaire qui fonctionne sans cesse ;
elle n'existe que virtuellement; chaque année, on nomme les membres
(jui composent la cour; mais les Jurés eux-mêmes ne sont désignés
([u'alors qu'une atfaire est renvoyée.
Pour que, d'une part, cette Haute Coursorte de l'espèce de torpeur,
de rassou[)issement légal dans lequel elle vit ;pour que, d'autre part,
le jury soit constitué, un acte de la puissance publicjue est nécessaire.
Cet acte de la puissance publique est un décret.
Le ministre de la justice, pas plus que le Gouvernement entier,
dans mon interprétation, n'a le droit de refuser celte convocation,
dès que les personnes en cause sont sujettes à cette juridiction du
senatus-consulte.
Le garde des sceaux n'a pas le droit de se poser une autre inter-
70gation, et je suis ramené par là à l'examen du second argument
présenté par l'honorable M. Ferry, et je me demande après lui :
Y avait-il ou n'y avait-il pas nécessité?
La question est facile à résoudre.
L'honoiable M. Ferry a cité un sénatus-consulte de 18o2, mais ce
n'est pas le sénatus-consulte de 18o2 qui tranche la question: c'est
un sénatus-consulte postérieur, portant la date de 18o8, et C{ui est
ainsi conçu :
« Article premier. — La Haute Cour de justice, organisée par le
sénatus-consulte du 10 juillet 18o2, connaît des crimes et des délits
commis par des princes de la famille impériale et de la famille de
l'Empereur, par des ministres, par des grands officiers de la
Couronne, par des grands-croix de la Légion d'honneur, par des
ambassadeurs. »
Ces mots « connaît des crimes et des délits » sont attributifs et
constitutifs de compétence et de juridiction. Dès lors, le sénatus-
consulte de 18o2 eût-il admis une option, cette option a été détruite
}>ar le sénatus-consulte de 1858.
Un membre. — Non !
M. LE GARDE DES SCEAUX. — Vous dites nou, moi je dis oui.
Le sénatus-consulte de 1858 supprime l'option que le sénatus-
consulte de 1852 avait, selon vous, laissée ouverte. Il établit une
compétence fixe et nécessaire ; cette compétence est-elle bien établie,
est-elle mal établie? Ce n'est pas ici le lieu de la discuter ; seulement,
vous me permettrez de dire que les motifs, par lesquels elle a été
instituée, tiennent à l'ordre public.
On a considéi'é que, lorsque des personnes étaient dans une cer-
taine situation — je ne dis pas sociale, car la dilTérence de position
230 DISCOURS ET OPINIONS.
sociale no peut motiver aiirniu' (iilïéionee clans la jiiridiclimi (linii-
nelle — mais dans une cci'laine situation politique, il y avait un
inléirl public de jnemier ordre à ce que les poursuites exercées
contre elles fussent soumises à des formes plus solennelles, pi-otec-
Irices de la société autant que d'elles-mêmes.
Un re[)résentant de la nation est soustrait au droit commun.
Aucune poursuite ne saurait l'atteindre avant qu'une autorisation de
la Chambre soit intervenue. Qui s'est Jamais [ilaint de ce pi'ivilège?
Le sénatus-consulte de 18;j8 se rattache à un ordre d'idées de cette
nature. Je pourrais indiquer parmi les raisons sociales qui l'ont
motivé le désir d'augmenter les garanties contre un accusé que de
trop puissantes iidluences protégeraient, s'il n'était pas envoyé devant
une juridiction organisée d'une manière plus puissante encore que
les juridictions ordinaires; mais je ne veux pas aborder ce débat; je
ne veux pas, en examinant si le sénatus-consulte a bien ou mal
statué, me rendre coupable moi-même de l'irrévérence envers la
(Constitution que j'ai reprochée à mon honoi*able contradicteur.
Il n'est pas un jurisconsulte, parmi les jurisconsultes éminents dont
j'ai demandé l'opinion, qui, comme moi, n'ait pensé que, lorsqu'une
juridiction non pas exceptionnelle, le mot serait impropre, mais
spéciale, a été élablie, dans un intérêt bien ou jnal compris d'ordre
public, elle est obligatoire ; le Gouvernement doit la respecter. Celui-
là même au profit de qui elle pai-ait instituée ne peut y renoncer.
Il est arrivé (|u'un député poursuivi a déclaré qu'il renonçait à la
prérogative parlementaire : les tribunaux n'ont pas accepté cette
renonciation. L'immunité qui vous couvre, ont-ils répondu, n'est pas
établie dans votre intérêt : elle est d'ordre social; subissez-la, s'il ne
vous plaît pas de l'accepter.
La compétence fixée par le sénatus-consulte de 1858 est absolu-
ment delà même nature. Fondée ou non, tant qu'elle existe, elle est
d'ordre public; elle appartient à la Constitution elle-même; celui
qu'elle couvre n'a pas ]ilus le droit de s'y soustraire que d'y renoncer.
[Trcs bien! très hicn!)
Kn résumé, il ne s'agit pas du sénatus-consulte de 18o2; ce séna-
tus-consulte laissai -il l'option, il a été abrogé en ce point par le
sénatus-consulte de I808.
Nous eussions été heureux, dans l'intérêt de ceux (jui sont pour-
suivis, de les soumettre à la juridiction ordinaire, plus rapide et
moins redoutable; mais, interprètes de la loi, nous avons dû ne
consulter que ses décisions, et nous y soumettre. [Vif mouvement
d'approbation et d'adhésion.)
M. Uoc.iiKKOHT. — .le demande la parole pour un fait personnel.
M. i.F. PRKSiDEM Scn.NEn)i;ii. — M. Ferry a demandé la parole avant
vous.
31. Jules Ferry. — Messieurs;, c't^sl en très peu de mots
que je vais essayenlc répondi-e aux oiiscivalions de M. le garde
INTEHPELLATlOiX SUK LA HAUTE COLK. 231
des sceaux, observations qui prouvent, dans tous les cas, que
mon interpellation est beaucoup plus sérieuse et mérite un
examen beaucoup plus attentif qu'il n'a semblé le dire d'abord.
Tout ce qui a été dit par lui comme par moi n'est autre chose
que la discussion même de l'interpellation; mais, puisque cette
discussion se trouve liée par sa volonté môme à la décision
qu'il sollicite de vous, vous souffrirez que je rétablisse en très
peu de mots les deux arguments que M. le garde des sceaux
croit avoir réfutés.
Mon premier argument était tiré de l'article 54 de la Consti-
tution; est-ce que M. le garde des sceaux l'a détruit? A-t-il pu
nier que la Constitution, dans son article 54, ne laisse au Pou-
voir exécutif le droit de saisir ou de ne pas saisir la Haute Cour
de justice? Non, mais, il a dit — ce qui, à mon sens, est une
erreur capitale — que la Haute Cour de justice n'était pas une
juridiction permanente, et que c'est pour la constituer que le
Pouvoir exécutif intervenait.
Oublie-t-il donc que tous les ans le Pouvoir exécutif constitue
la Haute Cour, et que, par conséquent, la Haute Cour existe à
l'état permanent? {lnte7^ruptio7is.)liOVLS les ans, au Journal offi-
ciel, il est fait choix des membres de la Cour de cassation qui
composent la Haute Cour.
Quelques voix. — Et lesjuiés?
M. Jules Ferry. — Et les jurés? me dit-on. M. le garde des
sceaux n'a pas eu dans la pensée l'objection qui est sortie des
lèvres de mes collègues, et il n'a pas entendu s'abriter derrière
ce fait que les jurés ne peuvent être constitués que lorsqu'une
atfairese produit qui saisit la Haute Cour. L'argument ne serait
nullement juridique. M. le garde des sceaux a prétendu dire et
prouver devant vous que la Haute Cour étaità l'état de torpeur,
qu'elle n'existait pas d'une manière pei'manente comme toutes
les cours. {Nouvelle interruption.) Je lui dis, moi, qu'elle existe.
C'est élémentaire en droit.
M. Belmontet. — Elle a une existence inactive.
M. Jules Ferry. — Je fais appel aux jurisconsultes qui sont
ici. Ce n'est pas l'absence des jurés qui peut empêcher la cour
d'exister. H y a des magistrats qui la composent ; ils étaient
232 DISCOIÎHS KT OPINIONS.
roiiiiiis a\;iiil li- i>i(ti'i''s du [Mince Pierre Bonaparte, puisqu'on
ne li's a pas drsi.uMiés pour ce procès. {futerriiptio7i.)
(Jiirhincs iurnilm-s. — Elles jurés?
M. Jules Ferry. — Les jurés, je le répète, ne consliluent,
pa.'^ la coni'.
Le second ariiiiinenl que j'avais produit était celni-ci : l'ar-
ticle 10 du sénatus-consulte du mois de juillet 1852, qui a
organisé la Haute Cour — et, sur ce point, M. le garde des
sceaux m'a donné aux trois (piarts raison... [Exclamations
ironiques sio' plusieurs bancs.)
Ou nu^s honorables collègues qui m'interrompent n'ont pas
exaclcmcnt suivi les développements de M. le garde des sceaux,
ou leur interruption est incompréhensible. Je dis que M. le
garde des sceaux m'a fait une très grande concession, car il a
déclaré que si le décret — il l'a appelé décret à tort, c'est un
sénatus-consulte — que si le sénatus-consulte du 12 juil-
let 1852 était la seule règle de la matière, l'option resterait'
encore, à l'heure qu'il est, au pouvoir exécutif.
Dès lors, mon interpellation, non seulement subsisterait tout
entière, mais M. le garde des sceaux en aurait reconnu le bien
fondé. Il a dit cela.
M. ij; (;.\ni)K dks sckaix. — J'ai eu toit de le dire, je vais vous exi»li-
quer en (luoi.
M. Jules Ferry. — Mais permettez, vous l'avez dit.
M. \.v. GAUDK DES scEAix. — Jo n'avais i>as relu le texte.
M.Jules Ferry. — Permettez-moi d'achever ma réponse;
vous i-ectilierez ensuite vos observations.
Dans tous les cas, vous avez dit tout à l'heure que ce séna-
tus-consulte de 1852 n'existait plus, (piil avait été abrogé par
le sénatus-consulte de 1858. Voilà la preuve qu'il vous faut
faire, et je l'attends encore ; vous vous êtes contenté de lire
l'art. 1" du sénatus-consulte de 1858, qui ne déroge en rien à
aucun article du sénatus-consulte de 1852, à la procédure orga-
nisée par ce sénatus-consulte, car s'il y dérogeait, la Haute
Cour ne pourrait pas même se constituer.
La preuve que ce sénatus-consulte de 1852 n'est pas abrogé,
c'est (jue, dans vos décrets des 10 et 11 janvier 1870, vous avez
l.NTEHPELI.ATION SUK LA HALTE COUR. 233
visé eL le sénatus-consulte de 18o2 et le sénalus-consulte de
1858. Voilà la question légale. Voilà les réponses que j'avais à
faire à M. le garde des sceaux.
M. LE GARiJE DES sr.EAix. — Voulez-vous nic permellre de dire un
mot?
M. Jules Ferry. — Bien volontiers.
M. LE GARDE DES SCEAUX. — Je ne parle pas de l'article 10 du séna-
tus-consulte de 18.52 : c'est inutile en ce moment. Vous niez que le
décret de 1852 ait été abrogé dans son article 10 par le sénalus-
consulte de 18o8?
M. Jules Ferry. — Ce n'est pas un décret, c'est un sénatus-
consulte.
M. LE MixiSTRE. — Vous avez raison. Vous niez que le sénatus-
consulte de ISoS ail abrogé l'art. 10 du sénatus-consulte de 1852, et
vous demandez que Je vous fournisse la preuve.
M. Jules Ferry. — Oui!
M. LE GARDE DES SCEAUX. — Eh bien, je vais la fournir.
Il y a dans le sénatus-consulte de 18.")8 un article premier que je
vous ai déjà lu et qui dit : « La Haute Cour de justice connaît des
crimes et des délits, etc. » {Interniplion à (jauche.)
M. Belmomet. — Attendez donc!
M. LE GARDE DES SCEAUX. — Et puis il }" a un article dernier, l'art. 7,
ainsi conçu : « Sonl maintenues toutes les dispositions du sénatus-
consulte du 10 juillet 1852 auquelles il n'a pas été dérogé par les
articles précédents. » [Exclamations en sens divers.)
L'abrogation de l'art. 10 résulte du rapprochement de ces deux
textes.
M. Jules Ferry. — Ali ! Eli bien, qui de nous deux a rai-
son? J'en appelle à la bonne foi de l'Assemblée. C'est un sin-
gulier argument que vient de faire M. le garde des sceaux. Il
vient de procéder par une pétition de principe; je suis désolé
de le lui dire. M. le garde des sceaux, après avoir dit : La
preuve que le sénatus-consulte du 10 juillet 1852 a été abrogé
parle sénatus-consulte de 1858 [Interruption.)
Plusieurs voix. — Il n'a pas dit cela!
M. Jules Ferry. — Écoutez, Messieurs! Ce n'est pas en
devançant les observations de l'orateur qu'on peut éclaircir les
questions.
234 DISCOURS Kï OPINIONS.
M. i.i; l'iu.^iiiKM Si.iiNKiDKR. — Jo (Iciiiaiulo à l;i Cliaiiibrc un peu
(](.' callllr cl (Ir silfllCf.
M. Jules Ferhy. — M. le "arde dos sceaux avait donné une
proniièiv i)i'euvc, liréc de l'ai-iicle 1*'' du sénaUis-consulle de
1838. J'en attendais une seconde, j'attendais un article qui
aurait écliappé à mon attention et qui aurait aljrogé tous les
sénaltis-consullcs antérieurs. Est-ce que c'est d'un pareil article
(]ue M. le .uai'de des sceaux vous a donné lecture? Non : il vous
donne lectnre d'un article qui dit : « Sont maintenues toutes
les dispositions qui ne sont pas contraires au présent sénatus-
coiisidtc. »
riiisiriirs vh^nibrrs. — Eh Jiien?
• M. Jules Ferry. — Eh bien, que M. le garde des sceaux
prouve qne l'art. 4 du sénatus-consulte de 18o8 est contraire à
l'article 10 du sénatus-consulte de juillet 18o2. Cette })reuve, il
nt' peut la faire.
Vous aurez peut-être besoin un jour ou l'autre de cet article,
et je vous engage fort à ne pas poser en principe aujoui'd'hui
que le sénatus-consulte du 10 juillet 18o2 est abrogé.
M. i.K GAiiDE DES SCEAUX. — Je n'ai pas dit cela.
M.Jules Ferry. — Eh bien, en face de cette thèse légale
que M. le garde des sceaux n'a nullement déti'uite... [Excla-
malions à. droit p el nu centre.)
Si la Chaml)ic n'était pas suflisamment éclairée...
Voix nii))ibrcn^rs. — Si! si!
M. JuLKS Ferry. — J'aurais repris ma démonstration, car
alors je ne me serais pas sul'tisanmient expliqué.
H est de principe, en (h'oit constitutionnel, pohtique et autre,
qu'il n'y a pas d'abi-ogation tacite, qu'il n'y a d'abrogé que les
dis[»osilions anciennes (pii ne peuvent pas se concilier avec les
nouvelles. C'est là un principe élémentaire.
Eh bien, qu'on me dise en quoi l'article 1" du sénatus-
consulte de 1838 est iiu'onciliable avec l'art. 10 du sénatus-
consulte de 1852.
Il est impossible de démontrer cette inconciliabilité. L'un
statue sur le droit du pouvoir exécutif, l'autre statue sur les
personnes que ce droit pourra c(juvrir. Il y a là deux ordres
I.NTKHI'ELLATIOX SLIi LA HAUTE COUH. 235
d'idées tout à fait ditlërents, et il n'y a aucune incompatibilité
d'humeur entre les deux thèses. Par conséquent, il n'y a pas
d'abrogation tacite, pas d'abrogation expresse. Le décret de 1852
subsiste. L'option qu'a faite le Gouvernement reste à sa charge,
comme un cas de responsabilité, et c'est sur cette responsabi-
lité que je demande à interpeller le Gouvernement. Le Gouver-
nement a déclaré qu'il acceptait l'interpellation sui' ce terrain;
c'était le seul que j'eusse en vue : je lui demande d'adhérer à
ma demande.
M. LE GARDE DES SCEAUX. — Mais non : votre interpollalioii est
discutée.
M. Jules Ferry. — Alors, donnez d'autres raisons.
M. LE GARDE DES scE.vix. — Elle est discutée.
M.Jules Ferry. — Elle n'est pas discutée. {Si! si!) Je
demande la lixation de la discussion à demain ; je le demande
au nom des principes, au nom de la conscience et de la sécurité
publiques. [Mouvements divers. — Aux voix! aux voix!)
M. Belmomet. — Vous n'avez pas le monopole d'être l'interprète
de la conscience publique.
M. le PRÉSIDENT ScHNEn)ER. — Je vals maintenant consulter la
Cliambre, non point sur la demande qui a été déposée par M. Ferrv,
mais sur l'interpellation, telle qu'elle vient d'être posée et à laquelle
il a été répondu. {Mouvements divers.)
Fhtsienrs membres. — L'ordre du jour!
M. LE PRÉsn)ENT ScH!\En)ER. — La Chambre semble manifester le
désir d'être consultée sur l'ordre du jour.
Voix nombreuses. — Oui! oui! L'ordre du jour!
M. (iRAMEii DE Cassagxac. — La question préalable!
M. LE PRESIDENT ScHNEUJER. — Si l'ordre du jour est adopté, il n'y
aura plus d'interpellation.
M.Jules Ferry. — J'ai demandé la lixation d'un jour. Je
demanderai à dire un mot, monsieur le président. {Aux voix!
aux voix!)
M. LE GARDE DES SCEAUX. — Le Gouvememeul s'oppose à la lixation
d'un jour et demande l'ordre du jour.
iM. Jules Ferry. — J'ai demandé un jour, et si la Chambre
refuse de l'indiquer, ne fût-ce pas le jour convenable, le jour
qu'il faut à la cause, il est nécessaire au moins qu'elle lixe un
jour quelconque, ilnlerruption.)
y.jr, insr.ouns kt upimons.
Ou. ml ;i prorrdrr par la voie de Toi-div du jour, ce serait la
iiéuialiiiii dii droit dJiiler|i(dlalioii. iSonihrevses exclamations.)
M. .Matiimi (lie la Conrze). — Vous avez (liscuti-; la Chainlirc jieiit
,i ",-'-' '•
M. .liTLEs Ferry. — Il n'y aurait pins de droit d'interpellation,
je le lépèle, si vous prononciez l'ordre du jour. [Aux voix! aux
voix!)
M. CdR.NKiLLE. — Vous vcriez de <Iiscuter Piiiterpellatioii pendant
une lieuro.
M. i.ii pni':su)K.NT Sr,H.\r.n)i;it. — La (jueslion de responsabilité, la seule
«pii, on dernier lieu, ait Hé posée verbalement par l'honorable
M. Fony, a été suivie d'une discussion [C'est évident!) : par consé-
«(uent, la Chambre peut apprécier si elle est suffisamment éclairée...
[Oui ! oui!) et dans ce cas, elle a le droit de passer à l'ordre du jour.
[Assen(iinr)it.)
C'est donc sur l'ordre du jour, (jui est généralement demandé, cpie
je vais appeler la Chambre à prononcer. [Oui! oui! l'ordre du jour!)
M. Jtles Favrk. — Je demande à dire un mot... [Parlez! parlez!)
M. Lv. PRÉSIDENT ScHNTjDEit. — M. Jules Kavre a la parole.
M. JiLES Favre. — Si l'ordre du jour est voté, il est bien entendu
que c'est eu réservant d'une manière complète le droit d'interpella-
lion... [E.L'claiiiatiuns diverses.)
Ce (pu me l'ait faire celte observation, c'est une é(}uivo({ue invo-
lonlaire (pii a été jetée dans lu discussion jiar M. le ministre de la
justice.
M. le irarde dos sceaux, eu commen(;ant l'allocution qu"il a pro-
nonei'e [lour repousser l'interpellation de l'honorable M. Ferrv, lui a
refusé le caractère d'iuteipellalion.
Je crois ([u'il n'en avait pas le droit, il me peiniettra tie le lui dire.
Toute ju-oposition, sous forme d'inteipoHalion, présentée par un
membre de cette Assemblée, doit être discutée, et, à moins qu'on
n'admelt(Mnie question préalable détoni-née, (lé!.'uisée etqiii ne sérail,
ou réalité, qu'une forme hypocrite dont personne ne veut, il faut
bien reeonnaître que toute demande d'interpellation déposée ap|iar-
tient à la délibération.
Sous le bénéfice de ces observations, si la Cliainlue juse «pie pour
la demande d'interpellation de mnn honorable collé|:ue et ami
M. Jules Feii y, la délibération a été suffisante, il est parfaitement
clair (prelle est maîtresse de pi'0])Oser l'oi'dre du jour.
Mais j'ai voulu lui présenter cette observation alin d'empèrher(pril
ne se créât un précédent qui pouri'ait être daniroreux et permettre
d'éloulTer le droit d'intori)ellation. {Mnuvt'menls divers.)
Voij- noinhrcuses. — L'ordre du jour!
LE BUDGET DE LA VILLE DE PARIS. 237
M. LK PRÉSIDENT ScH.NEiDER. — Je Consulte la Cliainbre sur l'oidi'e
du .joui'.
{La Chambre, conmUéc, 'prononce l'ordre dn jour.)
Le budget de la Ville de Paris.
L'auteur c/e.s Comptes fantastiques d'Haussmann se devait à lui-même
de ne pas perdre de vue les intérêts spéciaux de la Ville de Paris,
dont il était d'ailleurs l'un des mandataires, et de défendre la cause
des libertés municipales, confisquées par l'Empire avec loutes les
autres libertés. Dans la séance duCorps législatif, en date du 24 jan-
vier 1870, il déposa un projtît de loi qui peut être considéré comme
nu couiplément du projet de Crémieux sur la nomination du Conseil
municipal de Paris, mais qui portait sur l'administration municipale
lout entière. La majorité eut le bon fçoùt de saluer par des assez!
(tssez.']e dépôt du projet de M. Fertyi. Quelques Jours après, dans
la séance du 26janvier-, il eut l'occasion de développej- ses vues sur
l'administration parisienne, à propos de la discussion sur le projet
de loi concernant les mesures à prendre pour le budget extraor-
dinaire de la Ville. Voici comment s'exprima M. Jules Ferrv, au
début même de la discussion :
.M. LE PRÉsn)ENT BrssoN BiLLAiLT. — L'ordrc du Jour appelle la
discussion du projet de loi concernant les mesures provisoires à
prendre pour le budget extraordinaire de la Ville de Paris.
'Membres de la commission : MM. Ci'euzet, piésident; le baron de
Mackau, secrétaire; le comte Le Peletier d'Aunay, rapporteur;
Vendre, Boutellier, Pinart (Pas-de-Calais), Carnier-Pagès, Malaussena,
Noubei.)
SiègenI aubancdes commissaiies du Gouvernement : MM. Genleur,
pri'sideiil de section au Conseil d'État, el Alfred Blancbe, conseiller
d'État.
•M. LE PRÉSIDENT BiiSSON BiLLAi LT. — Le projet de loi a été moditié
par la commission, d'accord avec le Conseil d'Élat.
La parole est à M. Jules Ferry.
M. Jules Ferry. — Si la majoi'ilé de cette Chambre, en nous
ohligeant, nialgfé nos réclamations énergiques, et je puis le
(lire aussi, contrairement aux usages pai'leinenlajres... {liumeui-s
sur divers bancs), à discuter à bref délai un projet de loi assui'ant
les trois douzièmes provisoires du budget extraordinaire de la
Ville de Paris, si la majorité a entendu nous empêcher d'appor-
ter ici une discussion approfondie... [Nouvelles rumeur)') des
1. Joi/rtini officiel du 25 j;iiivier 1870.
2. Journal officiel du 27.
238 DISCOUUS KT (U'IMONS.
atTain-s th' la Villf, flic y a pairailcment réussi: car, dans
rôlal actuel, niit' discussion d'ensemble estimpossible. D'abord,
flic ne la supporlcrail pas; ensuite, nous n'avons pas même les
documenls élémentaires (jui peuvent servir de base à cette
discussion.
En elïet, 3Iessieurs. voici un })rojel de loi qui se réfère au
budget e\traordinaii-e de la Ville de Paris, un projet de loicpii,
parce que aous lavez voulu, vient en discussion à l'ouverture
de cette séance, et, parmi vous tous, il n'y a peut-être (pie moi
(pii ai entre les mains \o projet de budget de cette ville.
Un iiH'mbrc. — Eli l>ii'n, cela ddit, vous suflire.
M. Jules Ferry. — Je comprends (]ue cela peut suflire à ma
discussion, mais je ne comprends pas que cela puisse suffire
pour la Cbambre, qui semble oublier qu'elle est désormais
responsable des affaires de la Ville de Paris. Cependant, lors-
(pi'on a une telle responsabilité, je crois qu'on doit s'etïorcer de
la prendre en conscience... (Murmwes sur im grand nombre de
ôancs), c'est-à-dii"e en étudiant les rliilTres ou en laissant à ceux
qui veulent bien les étudier le temiis de s'en rendre maîti'es.
[Auui'eanx nnn'mures.)
Je me renfermerai, pour aujourd'hui, dans des observations
qui sont intiniement liées au])rojet de loi et au vote que le Gou-
vernement vous demaiule. Je préciserai d'al)ord le caracléi'e et
la portée de la loi dans des termes très brefs; ensuite, je pren-
di'ai acte des faits, de la l'éalité financière dont le projet de loi
et les documents (jui l'accompagnent contiennent l'aveu tardif
et la preuve irréfi-agable.
Quel est le caractère et quelle est la portée du projet de loi ?
La Commission qui vous l'a pi'oposé d'urgence s'attache à lui
donner un caractère loutà fait inolTensif. Ce projet de loi, vous
dit-elle, ne préjuge rien, n'engage rien, réserve toutes les
questions.
.l'ai, sur ce point, tnie réserve expi'esse à faire.
11 va deux parties dans les propositions de la Commission ; il
y a les dépenses et les voies et moyens. Je dois reconnaître et
dire de suite, à l'éloge de la C-ommission, que le projet de loi a
été présenté par le Gouvernement (juand il engageait toutes
les (pieviions, et (pie la Commission y a substitué un projet de
LE BUDGET DE LA VILLE DE PAHIS. 239
loi qui n'en préjuge, qui n'en engage plus qu'une, et je vous
(lirai tout à l'iieure laquelle.
Ainsi, le Gouvernement, qui avait demandé à la Chambre
d'autoriser la Ville de Paris à perpétuer une dette llottante qui
n'est aujourd'hui autorisée par aucune loi, ce qui eût été une
décision tinancière de la plus haute gravité, et une décision
tinancière rendue dans les plus mauvaises conditions, puisque
les éléments de la discussion font défaut à la Chambre en ce
moment, le Gouvernement, qui avait proposé d'éteiniser la
dette llottante de la Ville, a rencontré sur son chemin la résis-
tance de la Commission. J'en félicite la Commission. Voici le
procédé beaucoup plus simple et beaucoup plus clair qui a été
adopté par vos commissaires : ils ont demandé à la Ville quel
était le montant des dépenses indispensables, des payements
inévitables et nécessaires qu'elle avait à faire dans les trois
premiers mois de l'exercice 187U. Quand ces chitlres. s'élevant
à 17 679000 fc, ont été connus, la Commission est venue
devant vous et vous a proposé d'autoriser la Ville à les payer.
Cela est vrai, cela est bien, cela est sage, cela est plus sage
que la proposition du Gouvernement. Mais voici la criticfue
(jue j'adresse à la Commission.
A côté de la dépense, il faut nécessairement placer la recette,
et à côté des engagements du budget extraordinaire, il faut
placer, si l'on veut rester dans l'équilibre et dans la vérité
tinancière, les voies et moyens du budget extraordinaire.
Or, si les détails ne manquent pas sur les dépenses, la Com-
mission est à peu près muette sur les voies et moyens, et tout
ce qui concerne ce point si important du projet de loi est traité
d'une façon que je trouve un peu légère dans les lignes que
voici, et que je vais vous faire connaître :
« La question des voies et moyens devait nous préoccuper
d'autant plus que nous ne voulions, ainsi que nous l'avons dit
plus haut, entraver en rien la liberté du Corps législatif, lors-
qu'il aura à discuter dans son ensemble le budget extraordi-
naire de la Ville.
« Les explications que nous ont données MM. les commis-
saires du Gouvernement et l'examen sommaire que nous avons
fait des budgets ordinaire et extraordinaire, tels qu'ils ont été
votés par le Conseil municipal, ont établi qu'il y avait les
210 DISCOIHS ET OPINIONS.
rpssoiirci^s nécfssaiivs pour acquitter les dépenses dont nous
dtMiiandons d'autoriser le payement. »
,1c (lis ([ii'il y a là, sur cette arave question des voies et moyens,
tout simplement un acte de foi de la Commission dans MM. les
commissaires du Gouvernement i-l dans le Conseil municipal, on
jdiiinl. pour l'appeler de son vrai nom, dans la Commission
adminislralive. qui a dressé et voté le budget de la Ville. Eli
liieii, cet acie de foi, je ne veu\ le faire à aucun deprc.
M. ("..\nNn:u-PA(;i^;s.— Ni nous non plus.
M. Jules Feury. — Je n'ai aucune foi dans le Conseil muni-
cipal de la Ville de Paris. II paraît que cette assemblée se réunit
encore; je le dis avec la plus grande modération, c'est là un
scandale. [Rumeurs.)
M. i.i: Mi.NisTRi; m: L'iMiiRiEiR. — Je demande la parole.
M. Jules Ferry. — Si ce n'est pas un scandale, monsieur le
ministre de l'intérieur, c'est qu'alors tout ce qui se passe ici
depuis ([uinze, jours est luie grande comédie (Murmures) : car il
est vi-aiment incroyable que. dans la situation de la Ville de
l'ai'is, à l'beure qu'il est. il n'y ait qu'une seule cbose de cban-
gée, un liomme seul. Et parce que vous avez cliangé un
liomme.vous croyez avoir changé les choses ; vous croyez avoir
(luniié satisfaction au sentiment public. Nous retrouvons à la
Ville les mêmes bureaux, les mêmes principes, et sur ces bancs
les mêmes commissaires du Gouvernement [Bruit), que je suis
toujoui's très charmé d'entendre, mais à qui il m'est bien per-
mis de. rappeler que ce sont les mêmes ({ui, pendant si long-
temps ont tout approuvé, tout plaidé, tout défendu, avec autant
d'éloquenre (|iie ih- conviction.
Ils ont (Ml le douille courage de suivre M. le préfet de la
Seine jusqu'au bord du fossé, et le courage, plus rare et plus
diflicile, de lui survivre. [Sourires sur plusieurs bancs.)
Voici, par exemple, l'Iionoi-able M. Genteur, qui va me
l'épondrc et qui vous présente le pi'ojet de loi. et sur la pai'ole
duquel la commission de la (ihamhre statue et décide qu'il > a
17 millions dans les caisses de la Ville.
Eh bien, l'honoi-able M. Genteur, au mois de févriei' dernier.
pas plus tard, a affirmé à cette tribune deux choses, entre autres :
LE DIDGET DE LA VILLE DE PARIS. 241
il disait d'abord que la dette de 59 millions de la Ville de
Paris envers la Caisse des travaux, cette dette tout à fait irré-
gulière, serait complètement remboursée par l'exercice 1869.
Je parle à une Chambre qui connaît à merveille cette ques-
tion ; elle est encore présente à tous les souvenirs; vous savez
que la Ville avait pris à la Caisse des travaux, outre les 100 mil-
lions d'émissions de bons que vous aviez autorisés, une somme
de 59 millions. C'était une objection que nos maîtres et amis,
les membres de l'opposition, faisaient au mois de février 1869,
et M. le commissaire du Gouvernement répondait en assurant
que, dans l'exercice de 1869, les 59 millions de dette irrégulière
seraient complètement liquidés.
Il y a une autre assertion dans le discours du commissaire du
Gouvernement : il jurait ses grands dieux que le budget
de 1870 se soldei'ait par un excédent de 31 millions de res-
sources disponibles. Malheureusement, ou plutôt heureusement.
grâce à l'obligeance de M. le secrétaire général de la préfecture
de la Seine, j'ai eu communication du budget de la Ville et du
rapport de M. Haussmann, qui, d'ailleurs, avait été inséré au
Journal officiel. Eh bien, de ce rapport lui-même il résulte que
M. le commissaire du Gouvernement, l'honorable M. Genteur,
était bien mal informé sur les deux points.
En elfet, quant à cette dette illégale, cette dette flottante,
irrégulière de 59 millions, que la Ville s'était abusivement
constituée, en sus des 100 millions autorisés par la loi; quant à
cette dette que MM. les commissaires du Gouvernement nous
avaient promis que le budget de 1869 pourrait éteindre, non
seulement le budget de 1869 ne l'a pas éteinte, et c'est le der-
nier mémoire de M. Haussmann qui nous l'a appris, mais à
cette dette de 59 millions, qui n'est pas près de s'éteindre, la
Ville a ajouté une dette nouvelle de 21 millions.
Voilà comment sont informés des atïaires de la Ville MM. les
commissaii-es du Gouvernement, et n'avais-je pas raison
d'admirer leur dévouement et leur courage?
M. Ji LES Favre pt autres membres à gauche. — Très Ijion! dès bien 1
M. Jules Ferky. — Quant à l'excédent prétendu de 31 mil-
lions, il y a, messieurs, une réponse décisive qui me dispense
de toutes les autres. Ce budget, qui devait laisser un excédent
16
-21.. DiscoLus i:t opimo.ns.
(le 31 niillioiis disponibles, savez-voiis comment le Conseil
(l'Elal entend le liquider? Je puise ma réponse dans l'exposé
des molil's du projet actuel, signé de M. Genteur lui-même. Le
Conseil d'État ])ropose premièrement qu'on renouvelle la dette
flottante delà Ville; secondement, qu'on emprunte 3o millions,
c'est-à-dire qu'on a reconnu dans les comptes de la Ville une
erreur de 13o millions, un délicit de 135 millions, au lieu d'un
excédent de 31 millions.
Je ne récrimine pas, messieurs. Tout cela est dans ce petit
projet qu'on veut faire passer si vite. Tout cela doit être sévè-
rement examiné et vous en devez rigoureusement tenir compte.
Qu'est-ce que dit aujourd'hui le Conseil d'État et qu'est-ce que
disent messieurs les commissaires du Gouvernement? Ils vous
demandent un crédit provisoire de 17 millions. Ils vous disent :
Ces 17 millions, la Ville les possède. Mais si, par hasard, elle ne
les a pas, vous ne pouvez pas les voter à moins d'engager son
avenir. Or, ce projet de loi qui vous est j)résenté, a précisément
pour but et pour prétention de ne pas engager l'avenir. La
question est donc de savoir si la Ville a les 17 millions qu'elle
vous demande de l'autoriser à dépenser.
Eh bien, dans le rapport de la Commission, je ne trouve
que deux arguments : l'un est fondé sur les déclarations des
commissaires du Gouvernement; et ces déclarations, j'ai dit
pourquoi je les récuse.
L'autre est fondé sur l'examen sommaiie du budget de la
Ville; très sommaire, en vérité, messieurs, car il suffit de rap-
procher quelques chilVres de ce budget, quelques chilîres que je
n'invente pas, que je ne compose pas pourla cii'constance. mais
que je tire des documents qui nous ont été distribués, pour être
ronvaiiicn que l'examen sommaire des budgets ordinaire et
extraordinaire de la Ville de Paris, prouve qu'elle n'a pas les
17 millions que vous allez l'autoriser à dépenser.
Ce que je dis là, je vais le prouver de deux manières :
Vous nous demandez pour le 1" trimestre de 1870, un cirdit
de 17 679 OOU francs. Je suppose que vous avez examiné (juel
était le montant de la dépense extraordinaire pour l'année
entière, et que vous avez pensé que le quart de cet ensemble
représente 17 679 000 francs. A ce compte, et par une
simple opération de mulli|ilication, on ai'riverait, pour le
LE BUDGET DE LA VILLE DE PARIS. 243
budget extraordinaire indispensable de la Ville de Paris, pour
l'année 1870, à une somme de 70 millions, et cette somme est
au-dessous de la vérité,
La vérité, où est-elle ? Vous avez, procédant sagement en
cela, je le reconnais, examiné quelles étaient les dépenses les
plusindispensables dans le budget extraordinaire de la Ville;
vous en avez extrait, avec beaucoup de raison, les dettes
d'abord, les bons de la Caisse ensuite, et enfin certains travaux.
Eh bien, je prends pour base le départ que vous avez fait
vous-même, et j'examine ce que représentent, dans le budget
extraordinaire de la Ville, les différents chapitres que vous en
détachez et que vous présentez sous forme de trois douzièmes
provisoires.
Si je totalise ces chapitres qui ont rapport: 1° à la dette;
2° aux bons de la Caisse; 3° aux travaux absolument indispen-
sables, tels qu'ils figurent au budget extraordinaire de la Ville,
j'arrive à une somme de 75 millions, et encore faut-il l'aug-
menter d'une autre somme de 4 millions, qui représentent les
dépenses des entrepôts provisoires de Bercy et qui n'ont été
compris dans aucun des chapitres du budget extraordinaire
Singulier phénomène, singularité de plus' que devait nous
révéler l'examen de la gestion des alfaires de la Ville : nous
apprenons aujourd'hui, par les notes annexées au dossier de
la Commission, qu'il s'est fait à Bercv des travaux considé-
rables, extraordinaires, terminés à l'heure qu'il est, avec une
somme de 4 millions qu'on y a employée sans l'autorisation,
quedis-je, sans l'autorisation? contre la volonté, formellement
manifestée de la Chambi-e.
Vous savez bien ce qui s'était passé, l'année dernière, devant
le Corps législatif. Il me semble encore entendre le ministre
d Etat d'alors, interpellé tout à coup sur la question du marché
de Bercy, qui reproduisait les principales clauses contre
esquelles ont si énergiquement réclamé l'opinion publique et
le sentiment de cette Chambre : je veux parier des clauses
relatives aux bons de délégation: il me semble encore entendre
mon honorable collègue et ami, M. Ernest Picard, opposant ce
lait du marché de Bercy à M. Boulier, et 31. Bouher lui répon-
dant : Non, nous ne souiïrirons pas cela.
Eh bien, vous l'avez souflert, l'administration précédente l'a
214 DISCOLUS KT OPINIONS.
soiilTrii. ri il sfFiildf ipie lo nouveau cabinet veuille le soutlVir
(''Lrali'Uit'nl.
Vous l'avez soullcrt, et. en ce moment, les travaux sont faits;
ils ont été exécutés sans crédits ouverts, sans ressources. Et
c'est tellement exact que, si vous ne créez pas des ressources
spéciales pour solder la dépense des entrepôts provisoires de
Bercy, qui sont faits à l'heure qu'il est, la Ville tombera en
faillite, puisque aucune somme n'est inscrite, pour cet objet,
aux budgets oi'dinaire et extraordinaire de la Ville de Paris.
D'où je tire cette conclusion : c'est qu'aux 75 millions qui
représentent, pour l'année 1870, le payement de trois néces-
sités premières : la dette, les travaux indispensables et les bons
de la Caisse, il faut ajouter encore 4 millions, et l'on arrive ainsi
à un chiffre de 79 millions.
Voilà ce que l'examen sommaire de la situation — pour me
servir de l'expression de la Commission — nous révèle. Or, il
faut que vous sachiez que, pour couvrir cette somme de 79 mil-
lions qui s'impose, il n'y a, au budget de la Ville de Paris,
ipi'une somme disponible de 40 à 46 millions, tout au plus.
Je ne discute pas les comptes de la Ville: nous y reviendrons
quand on nous présentera le budget ordinaire aux excédents
de 1870.
La Ville étale avec orgueil un excédent de .37 millions. Cet
excédent est artiliciel, je le montrerai, mais je l'accepte pour
point de départ. 11 y a ,37 500 000 francs pour faire face
à une dépense extraordinaire se montant à 79 millions. Il
convient d'y ajouter 4 millions et quelque chose provenant des
ventes de lorrains; puis 920 000 francs pour la subvention de
l'État.
Nous ajouterons 4 millions. Cela fait 46 millions pour
aller à 79 millions.
Vous voyez, ces rapprochements sont décisifs ; je dis donc
que, à cette question posée par la Commission et quelle a réso-
lue avec une trop grande conhance, à mon sens, y a-t-il
17 millions dans les caisses de la Ville ? On peut répondre réso-
lument : Non, il n'y a pas 17 raillions. Kt comment y aurait-il
17 millions? Si vous considérez le b(ulget de 1869, vous voyez
déjà ipiil se solde en déticit, car on n'était arrivé à l'équilibrer
qu'au moyen (raliénalions de terrain (pi'on espérait devoir
LE BUDGET DE LA VILLE DE PARIS. 245
monter à 25 millions. On n'en a vendu que pour 4 millions, qui
vont entrer dans le budget de 1870.
Voilà deux budgets qui doivent s'aligner au moyen de 23 mil-
lions, pour l'un, et 25 millions, pour l'autre, et qui n'ont profité
à eux deux que de 4 millions: c'est un déficit patent et avéré.
J'ajoute que pour prouver que votre caisse est vide, il y a, à
côté de ce grand fait, le fait particulier dont je parlais tout à
l'heure à la Chambre, la construction des entrepôts provisoires
de Bercy.
Savez-vous avec quoi on a pourvu à une certaine partie de la
dépense? (Tout cela est dans le dossier de la Commission.)
Savez-vous par quels moyens, par quels procédés, par
quelles ressources financières? Avec les 15 millions qui avaient
été déposés par la Compagnie des magasins généraux, en vertu
de ce fameux traité de 40 mdlions, que M. Rouher a condamné
à la tribune.
Vous êtes donc tellement embari"assés, et votre caisse est si
vide, que vous avez été obhgés, pour payer, de toucher à des
fonds qui ne vous appartiennent pas ; et vous avouez que, pour
faire face à ces dépenses, vous avez été obligés de prendre des
fonds que vous n'aviez qu'en dépôt, et qui n'étaient pas à vous.
Cela démontre, avec la dernière évidence, que votre caisse
est vide, et que vous n'avez pas, pour solder les dépenses, les
voies et moyens correspondants.
Je demande qu'on établisse d'une manière sérieuse, et qui
puisse être sérieusement discutée, que la Ville a 17 milUons
disponibles. Je le répète, la Ville ne les a pas. Si MM. les com-
missaires du Gouvernement disent que la Ville les a, je deman-
derai à récuser leur témoignage : car ils sont trop habitués à
affirmer des faits que le lendemain vient démontrer faux.
[Réclamations sur plusieurs bancs.)
J'appelle sur ce point les explications du Gouvernement et de
la Commission.
M. LE Peletier d'AUiNAy, rapporteur, se dirige vers la tribune.
M. LE MiMSTRE DE l'iiXTérieir. — Je demande la parole.
M. le président BissoN BiLLAULT. — La parole esta M. le ministre
de rintérieiir.
M. le MIMSTRE DE l'intériei'r. — Je ne veux pas me substituer à
iM. le rapporteur de la Commission pour défendre les conclusions
216 DISCOURS ET OPI.MONS.
;iiix(jm'll('s elle est arrivée, mais jai un (ievoir à romplir ol une
oliscrvalion à faire.
Le devoir, le voici :
Je ne veux pas suivri' rimiiDrable piéopinant dans Sfs oriliques
contre les personnes; cependant il a attaqué, d'une manière vive et
violente le Conseil municipal de la Ville de Paris, il a provoqué sa
démission; mon devoir à moi, ministre de l'Intérieur, est de remer-
cier les hommes distingués et honnêtes qui en font partie, d'avoir
assez de patriotisme et de dévouement pour conserver des fonctions
désormais ingrates et difficiles (Trca bien!), alors que, dans peu de
jours, la loi aura à statuer sur la manière dont ce Conseil municipal
sera formé; il faut, je le répète, beaucoup de dévouement et de
patriotisme {Oui/ oui!); il faut la di;inilé que donne une ferme
conviction de son honnêteté (>t de son indt-jjendance. pour restera
son poste dans des circonstances aussi difliciles. Mon devoir, comme
ministre de l'Intérieur, était de leur rendre ici ce témoignage.
(Vires et nombreuses marques d'adhésion et d'approbation.)
I/ohservation (jue j'ai à faire est celle-ci : l'honorable M. Ferry a
mêlé à cette discussion la loi sur les octrois et la discussion générale
du budget de la Ville de Paris. Or, je crois que, pour la clarté de la
discussion, pour que la Chambre comprenne bien ce qu'on lui propose
et ce qu'elle a à faire, il faut s<' borner à examiner le projet actuel-
lement en discussion.
La Commission a reconnu que la Ville de Paris a besoin d'un crédit
de 17 679 000 francs pour des dépenses urgentes, indispensables et
à échéance tellement couite ({u'elle n'a pas hésité à autoriser ce cré-
dit. La Commission a reconnu également qu'il y avait 17 millions et
au delà de clair et liquide dans les ressources de la Ville de Paris.
Je supplie la Chambre de renferuu:'r le débat dans cette question :
les dépenses sont-elles nécessaires? Les ressources sont-elles assurées?
Nous aurons jilus tard UTie discussion longue, complète, approfondie
sur les linances de la Ville de Paris, sur les faits présents, sur les
faits passés; mais aujourd'hui, cette discussion ne serait pas utile-
ment possible, puisque le Couvernement et le Conseil d'État n'ont
pas reçu, à l'heure (pi'il rsl, les explications et les renseignements
qu'ils ont d(Mnau(lés à radminisiralion municipale.
Laissons donc ]tour l'avenir l'examen complet, scrupuleux, absolu
des linances de la Ville de Paris, l'examen et les critiques, s'il y a
lieu, des fiiits passés; mais restons aujourd'hui dans la loi qui nous
est soumise; c'est une loi de nécessité, une loi d'urgence : il faut
examiner si les dépenses sont nécessaires, si on peut s'y soustraire
et si les ressources qu'on nous pi-opose pour y satisfaire sont sufli-
santes et claires.
Ceci dit, je dois céder la parole à l'honorable rapporteur qui, bien
mieux que moi, traitera une question qu'il a étudiée avec tant de
soin. [Très bien! très bien!)
M. Jules Ferry. — Jetloiiiandr à répomlre.
LE rfLDGET DE LA VILLE DE PARIS. 247
M. Lk Peletier u'AiXAY, rapporteur, se lève pour parler.
M. Glais-Bizoin. — J'ai une observation à faire avant que le rap-
porteur prenne la parole.
M. LE PKÉsiDEM Bi ssox BiLLAi LT. — M. le rapporteur cède la parole
à M. Ferry.
M. Jules Ferry. — Je ne dirai qu'un mot en réponse aux
observations de M. le ministre de l'Intérieur.
La première, c'est qu'il y a une contradiction singulière de la
part du cabinet entre ces deux actes : celui qui a relevé M. le
baron Haussmann de ses fonctions de préfet, et l'éloge qu'il
vient de faire du Conseil municipal de Paris.
Entre le dernier préfet de la Seine et le Conseil municipal, il
y a identité, il y a connexité, il y a complicité absolue...
[Rwneiv's au centre et à droite.)
A gauche. — Oui ! oui !
M. Jules Ferry. — Le Conseil municipal a été l'instrument
servile des malversations du préfet. [Murmures et réclamations.)
Il est responsable de sa mauvaise gestion, et si vous le
défendez, c'est que vous réclamez votre part de responsabilité.
[Oh ! oh ! — Adhésion à gauche.)
Ma seconde observation, en réponse à M. le ministre, est
celle-ci : Il est évident, à voir la façon dont M. le ministre
entend le débat, que ce qu'on vous demande, au sujet du projet
de loi sur le budget extraordinaire de la Ville de Paris, c'est ce
qu'on vous a demandé dans plusieurs circonstances récentes,
et c'est ce qu'on parait vouloir vous demander tous les jours :
c'est un vote de confiance. Or, je dis que c'est une étrange
façon de comprendre le gouvernement parlementaire que de
demander à la Chambre des votes deconliance tous les matins,
[Murmures.)
Après ce discours et différentes observations de Garnier-Pagès et
de Jules Favre, Glais-Bizoin insista spécialement sur l'illégalité des
dépenses engagées par le Préfet de la Seine pour travaux prépara-
toires de l'entrepôt de Bercy et pour sept casernes d'octroi. 11 déposa
en conséquence, de concert avec M. Jules Feri'v, un amendement
ainsi conçu :
« Nous demandons : 1" le retranchement de 60 000 francs portés
pour sept casernes d'octroi; 2" de 12iri000 francs, pour dépenses
faites pour appropriation des entrepôts provisoires. »
La prise en considération de l'amendement ne fut pas prononcée,
.^48 DISCOURS ET OPINIOiNS.
.•t la r,liain!)re vola iminédialomciit rarticle unique du projfl de loi
(MM ouvrait au Prélel de la Sciuc, sur les ressources du bud^-et extra-
«inlinaiii' (h- la Ville de Paris |toiir 1870, un crédit provisoire de
I7 67<JU»6 fr. CO.
L'arrestation de Rochefort.
D'ailleurs, en ce mois de janvier 1870, les Parisiens oubliaient un
peu le gaspilla^'o de leurs deniers par des administrateurs sans
eonlrnle. L'acquillement du prince Pierre Bonaparte par le Haut-
Jury de Tours souleva les protestations les plus vives et, à l'enterre-
nient de la victime, une véritable jruerre civile faillit éclater. Le
17 janvier le Corps législatif, par 222 voix contre 34 autorisa des
poursuites contre Henri Rochefort, à raison de l'article publié le
leudeinain de l'assassinat de Victor Noir. Condamné à six mois de
prison et 3 000 francs d'amende, Rochefort fut arrêté, le 7 févi'ier, à
lu Mar^i'illaise. Cette arrestation provoqua une sorte d'émeute fau-
boiirii du Temple; des barricades furent ébauchées et enlevées par
la ])cilii-e. Le lendemain, les manifestations se renouvelèrent sur les
boulevards et les sergents de ville les réprimèrent avec brutalité.
Une lièvre ardente s'était emparée de tous les esprits, et l'agitation
régnait, presque au même degré, dans l'enceinte du Palais-Bourbon.
Dans la séance du 9 février*, M.Jules Ferry souleva un véritable
orage parlementaire, en posant deux questions au Gouvernement sur
les faits qui s'étaient passés la veille. La première portait sur la
ilissolution par la police de deux réunions privées. L'ordre du jour
étant prononcé sur celte première question, M. Jules Ferry remonta
a la tribune :
M. Jules Ferry. — J'ai une seconde tiueslion à adresser.
{Ah! n/>f — Assez!)
Je demande au cabinet s'il est exact qu'hier soir tous les
rcklacteurs et tous les employés du journal la Marseillaise ont
été arrêtés?
Plusieurs mcmhri's à droite. — ■ C'est très bien I
M. Jules Ferry. — Je sais, messieurs les membres de la
majorité, (lue vous voudriez voir arrêter d'un seul coup de filet
tous les républicains de France. {Exclamations.) Mais c'est une
satisfaction qui vous coûterait cher, el. dans tous les cas. ce
n'est pas... {Interruptions.)
M. RoLLK. — Vous n'avez j>as le droit de tenir ce langage.
1. JoHinal officiel du 10 lévrior 1870.
L'ARRESTATION DE ROCHEFORT. 249
Un autre membre. — Vous n'avez pas le droit de vous dire répu-
blicain.
M. RrlmoiMET, — El votre serment ?
M. Jules Ferry. — Je prends acte de vos protestations qui
sont, autant que je puis les entendre, une rectification du
mouvement joyeux que vous avez manifesté tout à l'heure, et
je vous en félicite. {Nouvelles et bruyantes interruptions.)
M. RoLLE. — 11 n'y a point eu ici de mouvements joyeux ! Nous
vous écoulons au contraire avec une tristesse profonde.
M. LE PRÉSII)E^'T Schneider. — Je demande à la Chambre un peu de
silence, pour que le président puisse entendre l'orateur.
M. Jules Ferry. — Je demande au Gouvernement si les
faits que j'ai énoncés sont vrais ; et je déclare à MM . les ministres
que l'opinion publique est tentée de voir dans cet acte extraor-
dinaire un moyen détourné de rétablir le droit de suppression
administrative que la dernière loi de la presse a entendu aholii-.
[Bruit et vives inierruptions.)
M. le président Schneider. — La parole est à M. le garde des
sceaux.
Plnsieur» meinijres. — Ne répondez pas!
M. Jules Ferry. — S'il ne répond pas, il avoue!
S. Exe. M. Emile Olliyier, garde des secuux, ministre de la Jut^tice.
— l'ermettez !
Tout ce que je puis répondre à la question posée, c'est ceci : Per-
sonne n'a été arrêté hier au journal In Marseillaise en verlu d'ordres
donnés par le pouvoir adminislralif.
lue instruction judiciaire a été commencée; la justice a saisi ceux
(|u'elle considère comme coupables. Je n'ai rien autre à ajouter.
[Très bien! très bien! — L'ordre du jour! l'ordre du jour! — La
clôture!)
M. Jules Ferry. — Je demande la parole contre l'ordre du
jour!
M. LE PRÉSU)ENT ScHNEiDER. — M. Ferry demande la parole contre
la clôture !
M. Jules Ferry. — Laclôture n'est pas demandée... {Si! si /)
mais l'ordre dujour; je demande à parler contre l'ordre du jour.
M. le ministre de la Justice me répond : la justice informe...
Un memtjre à droite. — Vous n'y croyez pas à la justice.
M. Jules Ferry. — La justice, en pareille matière, m'est sou-
250 IIISCOIHS KT OPINIONS.
verainomciit siisiiecte. {Vives réclamations et cris: A l'ordre!
à r or lire!)
M. i.E l'iiKSiDRNT Schneider. — Je demande à la (liiainhio du silence:
veuillez, on etlol. p(Mmcttre an président d'accomplir son devoir, et,
si vous failes tant de l)rnit, vons ne pourrez pas même entendre que
je i>résident rappelle .M. Ferry à l'ordre, car il n'est pas permis de
dire dans cetle enceinte que la justice est suspecte. Monsieur Ferry,
je vous rappelle à l'ordre. {Vive upprohation sur un fjramt nombre de
fiancs.)
M. Jules Ferry. — Je demande la [larnle sur le rappel à
Tordre.
M. i.E l'HÉsiuENT S(;nNEn)ER. — Vons pouvez vous expliiiner.
M. Jules Ferry. — Vous parlez d'ordre, et vous nie rappelez
à l'ordre.
Le preiniei' liieu dans un pays c'est l'ordre moral, et l'oi'dre
moi'al repose sur la sincérité... [Interruptions diverses.) Eh
bien, veuillez me laisseï- le dire en honnête homme à d'hon-
nêtes gens : en matière politique, dans ce pays, il n'y a pas de
justice. {IVouveaux cris: A l'ordre! à l'ordre!)
M. LE PRÉSIDENT ScHNEiDER. — Si c'est là ]"ex])licatinn, je nininliens
le rappel à l'ordre. {Oui! oui ! — Trvs inen!)
M. Jules Ferry. — Et je me trouve d'accord avec M. le garde
des sceaux... {A{/itation), qui a dit, en entrant en fonctions,
(ju'il voulait séparer la politique de la justice. (.4 l'ordre! à
l'ordre!)
Je me trouve d'accord avec les hommes les plus modéi'és de
l'assemblée, avec la conscience du pays, car dix- huit ans de
despotisme... (.1 l'ordre! à l'ordre!)
M. LE PRÉSIDENT Schneider. — Devant ces explications, je maintiens
énerfj;iquement le rappel à l'ordre. {Très bien! très bien! — Assez!
assez !)
M. Jules Ferry prononce, au milieu d'un bruit confus, des
paroles qui ne sont pas entendues, et descend de la tribune.
S. Ex(.. M. Chevandier de Vai.duome, ministir ilr l'Inlrrinir. —
('ommc il m'a été impossible d'entendre les dernières paroles de
.M. Ferry, il m'est également inqtossihle d'y répondre.
M. LE PRÉSIDENT ScHNEMJER. — Je constate en etl'etqueles dernières
paroles prononcées par M. Ferry n'ont pas été entendues, même du
L'ARRESTATIO.N DE HOCHEFOKT. 251
président, qui est placé le plus près de l'orateur, el, par conséquent,
ces paroles ne figureront point dans les comptes rendus oi'ficiels.
M. Jules Ferry, de sa place, avec véhémence. — Puisqu'elles
n"ont pas été entendues, je vais les répéter. {Interruption.) J'ai
dit, et j'ai dit en lionime d'iionneur, en homme qui connait les
choses dont il parle...
M. LE PRÉSIDENT ScHNEiDER. — Ne VOUS passionnez pas tani, mon-
sieur Ferry.
M. Jules Ferry. — Je vais le redire, cela est hon à entendre
et à répéter, j'ai dit (]ue de tous les maux que dix-liuit ans de
pouvoir personnel ont infligés à ce pays-ci, le plus grand : c'est
l'avilissement de la justice. [Bruyantes réclamations! — Cr/s.-
A l'ordre! à l'ordre!)
M. LE PRÉSIDENT Sf.HNEiDER. — M. Ferry est pour le moment sous
l'empire d'une trop vivo excitation, pour que je veuille caiaclériser. ..
{Interruption).
M. LE GARDE DES SCEAUX — Vous avez tort... {Oui! oui! — A Cordre!)
Gomme chef de la magistrature, je demande le rappel à l'ordre.
{Très bien! — A l'ordre!)
M. Jules Ferry. — Le pi'ésident n'a pas d'ordre à recevoir
du garde des sceaux.
M. LE PRÉSIDENT ScHNEDiER. — Dans l'état de passion où se trouve
en ce moment M. Ferry, je ne voudrais pas prononcer un second
rappel à Tordre.
Plusieurs voix à gauche. — Très bien ! très bien !
Je ne désire point d'approbation, j'obéis à ma conscience. {Très
bien!)
Je n'accepte surtout pas une approbation qui pourrait donner à
ma pensée une signilîcation qu'elle n'a pas.
Mais j'ai fait appel au calme, à la modération, et c'est pourquoi,
en ce moment même, il me parait préférable de ne pas appliquer la
grave pénalité du second rappel à Tordre.
J'espère ({ue M. Ferry lui-même tiendra compte de ce sentiment
de modération. {Mouvements prolongés en sens divers.)
Je consulte la Ctiambre sur la proposition qui a été faite de passer
à Tordre du jour.
(Vordre du jour est mis aux voix et prononcé).
A la sidte du vote, un grand, nombre de députés descendent dans
l'hémicycle. — La séance est suspendue pendant quelques instants.
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — La Chambre veut-elle continuer son
ordre du jour? [Oui! oxd! — Non!)
J'engage messieurs les députés à reprendre leurs places.
252 DISCOUHS ET Ol'lMO.NS.
M. DELAMAnRE. — Je demande la parole.
M. i.F. piiKsiDEM Schneider. — La parole est à M. Delamarre.
M. Delamarre. — Monsieur le président, après les lâcheuses paroles
que nous venons d'entendre, je demande que la séance d'aujourd'hui
snil levi'o pour ténioiirner de notre indignation. {Non! non! — Oui!)
M. LE pnÉsiDEM Schneider. — Si la proposition n'est pas appuyée...
{Non! non!)
M. LE BARON Vast-Vimeux. — Ce n'est pas le moment de lever la
séance, il n'est (jue cinq heures; il est temps de donner notre
attention aux alTaires du pays. [Oui! oui!)
M. Magnin, — Continuons la séance, monsieur le président.
M. LE PRÉSIDENT ScHNEiDER. — L'ordre du jour appelle la discussion
(il- la di-mande d'interpellation de M. Mony sur le système linancier
(W la France, en ce qui concerne les travaux publics'.
L'élection de Guiraud.
Poursuivant sa campagne en vue de la conquête des libertés
essentielles, M. Jules Ferry, dans la séance du 10 mars 1870-, prit la
parole, lors de la discussion de l'élection de M. de Guiraud dans la
troisième circonscription de l'Aude, la première des élections
contestées depuis l'avènement du ministère Ollivier. 11 soutint bril-
lamment cette thèse qu'aux candidatures officielles du Gouvei'-
neinent on avait substitué les candidatures officielles de sous-
piéfectures. Voici le début du discours de M. Jules Ferry :
M. LE PRÉSIDENT JÉRÔME Davh). — La parolc est à M. Jules Ferry sur
l'élection du département de l'Aude.
M. Jules Ferry. — Messieurs, je suis certain qu'après avoir
lu ce malin au Journal officiel le rapport sur l'élection de la
3* circonscription de l'Aude, personne ne sera surpris qu'un
des membres du côté de l'assemblée au(iuel j'appartiens, intei-
vienne dans cette affaire: la siirpiùse serait, au contraire, (pie
personne n'intervînt.
Il y a, à propos de l'élection cpu^ je viens contester devant
1. -M. Dariinun dans sou livre les Cent-seize et le ininislère du2ja)ivu')\
ji. ::i53, fait les réflexions suivantes : « Cette séance a été douloureuse pour
Ollivier. Il s'est aperçu que l'abîme se creusait de plus en plus entre lui ot
ses anciens amis de la gauche. On dirait qu'à Inuis yeux le mot de liberté
dans sa bouche est une véritable profanation. »
Et le même écrivain ajoute un peu plus loin, p. 2."):') : « Dans une confé-
rence que Jules Favrc a faite au Cirque des Chanq)s-Élysées, il a décoché à
Ollivier un trait cruel : « Je n'appelle pas citoye?is ceux qui, désertant la
cause de la lihevté, nont s'asseoir dans les Conseils du Prince. »
•2. Journril officiel du 11 mars 1870.
L'ÉLECTION DE GUIRAUD. 253
VOUS, (les faits à éclaircir, des explications à demander au
cabinet et des enseignements à tirer pour cette Chambre et
pour le pays.
Ces trois choses font malheureusement défaut au rapport de
mon cher et très honoré collègue M. Barthélemy-Saint-Hilaire,
et j'ai le regret devenir ici en combattre les conclusions. Je
suis pour le faire, permettez-moi cette réflexion personnelle,
dans une situation d'impartialité bien grande.
L'adversaire de l'honorable M. de Guiraud n'a aucune de
mes sympatiiies : j'ai voté avec entliousiasme l'annulation de
son élection. Mais j'ai pour principe, messieurs, de mettre les
([uestions de personnes au-dessous des questions de principes,
et, encore que la personne de l'honorable M. de Guiraud doive
m'étre très sympathique; encore qu'il soit venu siéger sur des
bancs voisins du mien, je ne crois pas devoir, je ne crois pas
pouvoir dérogei" à la loi que je me suis faite en matière électo-
rale, et qui est celle-ci : toutes les fois que j'apercevrai dans
une candidature, alors même qu'elle se qualifierait d'indépen-
dante ou de libérale, les traits connus et détestés de la candi-
dature officielle, je la démasquerai et je la combattrai. [Très-
bien! à gauche.)
Ce débat a d'autant plus d'opportunité que c'est la première
élection contestée sous le régime nouveau et que c'est une
occasion toute naturelle de savoir ce que la Chambre, ce que
le cabinet entendent par la neutralité électorale, qu'ils ont si
hautement, si largement proclamée dans la séance historique
du 24 février.
Il y a deux sortes de neutralité en matière électorale : il y a
une neutralité théorique et une neutralité pratique.
Je concède au Gouvernement et à l'Administration que la
neutralité théorique a été parfaitement, largement, pompeuse-
ment gardée dans l'élection de la 3" circonscription de l'Aude.
Quant à la neutralité pratique et effective, il en a été tout
autrement.
La neutralité lhéori(]ue, elle se retrouve dans la déclai-ation
de M. le ministre de l'Intérieur ; elle se retrouve, avec plus
d'énergie encore et d'accent, dans la circulaire du préfet de
l'Aude. Non seulement, il a proclamé la neutralité, mais encore
on peut dire qu'il l'a chantée; et c'est merveille de voir comme
254 DISCOUHS ET OPIMONS.
iiii pirlfl, (|iii sorlail des luîtes les plus anleiilt^s des candida-
liirrs (•llitirllts. s'est vite monté au ton du lyi'isine et de l'admi-
laliiiii |Hiiiil;i iiriiiialilé administrative, dont il donnait, pour la
prrmière fois de sa vie, réclatant et rare exemple.
Voici ce (lue disait le marquis de la Jon(|uièi'e, i)i-éfet de
l'Aude, aux électeurs de la troisième circonscription :
« Électeurs, vous êtes convoqués, aux 6 et 7 février, pour élire
un député au Cor[)s lé.aislatif.
« C'est sous le régime des principes nouveaux, inaugurés par
THmiiereur et appliqués par un ministère libéi'al et profondé-
lucnt dé\oué au pays, que vous êtes appelés à déposer un vole.
a Vous exercerez librement votre droit. »
Ce (pii ne s'était pias fait jusqu'à présent. {liires à gauche.]
« Voli'e choix entre les candidats soi"tira des seules inspira-
tions (le voli-e conscience, qui ne relève d'aucune puissance
humaine, et nul ne vous demandera compte de vos préfé-
rences.
« Le Gouvernement vous délend l'ait au besoin contre des
pressions illégiliuies. »
Je trouve cela très beau; je dirai même (pie je le trouve
trop beau.
En effet, il ne ikuis déplaît pas assurément de Irouver sous
la plume d'un piéfel (|iii a |)raliqué pendant de longues années
les candidalui'es ofiicielles, cet éclatant désaveu de toutes ses
prali(pies de l'ancien système; mais, au point de vue de la
moralité publi(|ue, ne trouvez-vous pas qu'il y a une certaine
alleiule à la conscience générale, dans un démenti si empressé,
dans une conversion si soudaine, dans une palinodie si écla-
tante? M. le mar(|uis de la Jonquière a donc changé d'avis
l'apidement, il a fait son évolution.
Malheureusement, l'histoire de l'élection actuelle prouve que
ces évolutions-là, elles se passent dans la têt(^ des marquis et
dans les bureaux des préfectures ; mais elles sont, en vérité, trop
promptes, trop singulières, trop inexplicables pour emporter,
aux yeux des iiopulalions, le caractère de sincérité, le caractère
d'aulorité ([ui leur sont indispensables. Ah ! M. le ministre
s'apercevra, par c{3 itj-emier exemple, de la faute (jue le cabinet
a commise (jiiaiid. voulant changer lui système ([ui avait besoin
d'être radicalement transformé, il s'est contenté de changer
LELKCTJON DE GUIRAUD. 255
(|uel(|ues hommes, en laissant en place le plus grand nombre
des coupables. {Assentiment à gauche.)
Au-dessous du préfet, il y avait le sous-préfet; et c'est ici
cpie nous passons de la neutralité théorique à l'intervention très
pratique et très effective de TAdministration.
La circulaire de M. le préfet de l'Aude était très nette; elle
eut sou écho naturel dans une circulaire de M. le sous-préfet
de Limoux.
Je vais vous la faire connaître, cette cii'culaire, je vais la sou-
mettre à votre jugement et à vos consciences.
Je voudrais seulement faire une observation préalable. Quand
on sort, à sept mois de dislance, du système des candidatures
oflicielles pour entrer dans le système de la neutralité, on est
en face de quelle situation?
On est en face d'un pays accoutumé depuis longtemps aux
pratiques de la candidature oflicielle, d'un pays dominé, écrasé
par la candidature oflicielle depuis quinze ans.
M. Uc MutAL. — Écrasé, c'est un peu fort! {Exclamations et rires).
Voix à yauche. — Oui, écrasé!
M. EuNEST Pir.Aiu). — Ce n'est pas un fail personnel.
M. Jules Ferry. — Oui, écrasé : c'est ce que vous avez
décidé. (Bruit.)
L'expression, dont je me sers à l'égard des candidatures
oflicielles, vous paraît un peu (hu'e... {Non! non! à gauche.)
Je puis, dans tous les cas, la mettre sous le couvert de cette
Chambre, car si la Chambre n'avait pas pensé que la candida-
ture oflicielle fût pour la liberté un véritable écrasement, elle
ne l'aurait pas abolie dans la séance du 24 février dernier.
Vous l'avez aboHe, et l'Administration l'a abolie.
Mais vous êtes en présence de ces populations campagnardes
qui n'ont jamais connu, qui n'ont jamais pratiqué que celle-là
depuis dix-huit ans. Elles entendent dire que le Gouvernement
n'aui'a plus de candidatures oflicielles; mais elles ne s'y fient
pas. Et quand on connaît le campagnard , comme vous le
connaissez tous, on comprend que cela ne suffise pas, et que ce
personnage, défiant et timide à l'excès, se dise : il n'y aura plus
de candidature oflicielle ; nous allons voir!
Eh bien, je dis qu'une situation comme celle-là, dont vous
256 DISCOIHS KT OPINIONS.
comprenez toult- l;i déliratcsse, impose à rAdminislralion, qui
vt'iil rester iit'iilif. un premier et essentiel devoir : c"est une
ivscrvo alisoliie. parce {[m le moindre signe d'approbation ou
d'improlialion «pii passera sur le visape de radministratt'ui-(|ue les
populations des campagnes sont accoutumées à regarder depuis
quinze ans, sera interprété comme une approbation ou une
impi'oliation de la candidature. Il n'y a de réserve sincère que
le silence; il n'y a, en fait de neutralité, que l'art exquis de ne
rien faire.
Ehl)it'ii, nous allons voir si M. le sous-préfet de Liuioux a
pratiqué cri art de ne l'ien faire.
t/ui;iU'iii- ii'fiil aiiL'iiuc peine ù déiiiontier iiiic Je soiis-prélel de
Ijmonx, ami personnel de l'un des candidats, M. de Guiraud (et qui
s'était déjà compromis pour lui lors de sa première lutte contre
M. Pereire, dont !'(''lpction avait été annulée), que ce sous-préfet,
disons-nous, ne s'était fuit aucun scrupule de favoriser de nouveau
|)ar tous les moyens la candidature de M. de Guiraud, au point de
ditraiiier le candidat adverse, do faiie arrêter ses partisans et de
ri'lardei- le départ des convois et des diligences. M. Jules Ferry
conclut en demandant au ministre de Flntérieur si c'est ainsi qu'il
cnlendait la nouvelle neutralité électorale :
Cette élrcljon, cpiaud on en a le dossier sous les yeux, mais
elle est effrayante ! Il y a, comme l'a dit M. le rapporteur, plus
de 2(10 pièces; j'ai voulu les examiner les unes après les autres,
et les étudier toutes. Elles ont été lancées, d'un côté, par le
comité Pci-eirc; d(! l'autre, par le comité Guii'aud ; elles sont
toutes ti'ès précises ; elles ont toutes la même aiilhenticité ; elles
sont revêtues de toutes les légalisations désirables; elles prou-
\riii ipic. (les deux côtés, la pression administrative s'est
décliainéc, qui^ les maires, partagés en deux camps : d'un côté
le camp Pereii'e, de l'autre le camp Guiraud, ont usé et abusé
(If tous les moMMis. {Inlcrruplions prolongées. — Uumeurs
diverses.)
Messieurs, si vous Iroiivcz (|iic la liberlé électorale se cons-
titue pai' la uiasse des pi-essloiis administi'atives locales, vous
vous faites de la liberlé une étrange idée. Je vous ai dit ceci,
que vous alliez sans doute apprendre de la bouclie de l'bono-
ral)le j\. de Cuii'aiid. je vous ai dit que, des deux côtés, ou
accusait les maires de toutes les \iolences administratives ; ces
LÉLECTION DE GUIRALD. 257
accusations sont partout, et notamment dans l'alïaire de
Cubières. Qu'est-ce que l'affaire de Culiières ?
A Cubières, un adjoint — ce sont les partisans de M. de
Guiraud (jui parlent — aurait, par une sorte de coup d'État
municipal, et malgré la résistance du maire en titre, pris de
force la boîte du scrutin, constitué un bureau, et tâché de faire
voter sous cette pression.
Si l'on eu croit, au contraire, les partisans de M. Pereire, cet
adjoint remplissait les fondions de maire depuis longues
années. Le maire en litre habitait un département voisin, et il
avait donné de longue date une délégation à son adjoint, délé-
gation en vertu de laquelle celui-ci avait ouvert très pacifique-
ment et très simplement le scrutin à l'heure indiquée par le
décret réglementaire. Et ce serait, toujours d'après la version
pereiriste — je vous demande pardon de ce vocable — le
maire qui serait intervenu et qui aurait euipoi'té (hms sa maison
— non pas dans la maison commune, où l'adjoint avait établi le
bureau électoral, mais dans sa propi'e maison — la boite du
scrutin avec les votes qu'elle contenait.
Il y a plus. Dans la lettre du maire de Cubières qui a été
insérée au rapport du 9" bureau, il y a contre l'adjoint une
accusation de la plus haute gravité : l'adjoint aurait dit : M. le
maire, laissez-moi gagner mes loOO francs.
Toutes ces choses sont imprimées, messieurs : elles existent
dans le dossier qui est sous les yeux de l'administration depuis
un mois, tout cela est connu et facile à vérifier ; il s'est commis,
si l'on écoute les deux partis, des atrocités électorales, ei
cependant, il n'y a eu personne de révoqué. Cet adjoint qui
aurait fait les atîaires de M. Pereire pour 1 500 francs, il n'est
pas révo(pié, et le rapport du 9" bureau nous convie à juger la
question sur la parole de M. le maire de Cubières, quand cette
parole n'a pas même eu assez d'autorité auprès du ministre de
rinlérieui', pour entraîner la révocation d'un adjoint.
Eli liien, il n'est pas possible que M. le ministre de l'Intérieur
ne s'explique pas sur ces faits: il n'est pas possible qu'un pareil
déchaînement d'illégalités se soit produit, sans qu'il y ait eu un
seul fonctionnaire révoqué, non, pas un ! pas même le sous-
préfet !
M. le ministre de l'Intérieur nous doit enfin une explication
17
OjS DISCOl ItS KT OI'IMONS.
.i-rnéi-alo : il iloil nous diiv si (■"•«st do la sorte (|iio son admiiiis-
Iralion t^ntend laneulralitù cIcctoralL'.
Cps <'\plicalions, cette satisfaclion, il les iloil aussi liicii à
nous, ([ui avons toujours roudaïuné la candidature oflicielle,
qu'aux u6 membres de rette Ciiauibre qui ont eu le couratie de
lui rester lidèles, et à la majorité (|ui a ouvert les yeu\ à la
lumière dans la séance du 21 février.
M. DcGiÉ JJE LK FArcoxNKiUK. — Nous avons soiitemi li' druil du
Gouvernoment de s'affamer par la désignation de ses préférences :
nous n'avons jam.ii? di'dVndn des pratiques et des manœuvres de ce
"cnre. l'onr ni.i |i;irl,|c les ;ii loujmiis el sous Idus 1rs i-égimes
condamnées cl ré[>rouvrcs.
M. Jules Ferry. — 11 faut que nous sachions s'il y a encore
des candidatures officielles, ou si nous n'avons que ra[)])areiice
de l'abolition des candidatures oflici(dles ; et s'il nous reste les
candidatures oflicielles retournées, les candidatures oflicielles
hypocrites, les candidatures oflicielles de sous-préfecture, rem-
plaçant les candidatures oflicielles du Gouvernement. iVive
appro/jalinn à gauche.)
I.c ministre di' l'Iuléiii ur, M. (".hcvaiidirr dr Valdnuui'. n'olilinl l;i
validation qu'en désavouant luiulcmcni, le sous-i)réfel di- l.innnix
el le commissain! de police qui avait servi d'instruniçnt a ses
maïueuvrcs.
Projet de réforme électorale.
Comme conclusion a .sa camjiagne contre la candidalure oflicielle
el, aux discours que nous avonsreproduils, M. JulesFeri'y avait déposé,
de concert avec ses collègues (^andtetla el Ai'ago, un(" proposition de
loi électorale en 07 articles. Elle vint en discussion dans ta séance du
Corps législatif en d.ili' du 27 mars 1870 ', el .AI. Jules Ferry, ;i|q)elé
à ])rendre le jtreiniti- l,i parole, s'exprima en ces teiines :
M. Jules Ferry. — JMessieui's. j'ai eu rboniieur de déposei-
sur le bureau de la Chambre, avec mes honorables collègues el
amis Gambelta et Arago, un i)rojet de i-éforme électorale. Ci-
projet de loi est tivs étendu et lii's complet: il se compose de
97 articles. [Oh! oh!)
.AI. Paci. Heth.mo.nt. — Ce n'est jias de trop.
1. Journal officiel iln 30 mars.
PIIO.JEÏ DE UKFOHME ÉLECTOHALE. 259
M. Jules Ferry. — Les principes sur lesquels il est basé, et
(jue je rappelle d'un seul mot, sont la substitution du scrutin de
liste au scrutin par circonscriplion; la substitution du vote au
canton ou tout au moins à la grande commune, au vote à la
commune ; Taugmentalion du nombre des députés et la réduc-
tion de la durée du mandat; enlin, des dispositions destinées à
rendre eflicace le principe, qui n'est encore qu'à l'état de
promesse ministérielle, de l'abolition des candidatures ofti-
cielles.
Je n'ai d'ailleurs, messieurs, l'intention ni de dérouler les
détails de ce projet de loi, ni d'en approfondir les principes. Je
ne veux traiter aujourd'hui qu'une question préjudicielle.
Ce projet de réforme électorale est-il assez mûri pour vous
paraître digne de l'attention des bureaux ? Doit-il franchir cette
première épreuve qui, par elle-même, ne l'oubliez jamais, ne
préjuge rien et laisse le fond de la question tout entier.
Faut-il, pour me servir d'une expression qui était fort à la
mode dans un temps auquel celui-ci commence à ressembler
fort, faut-il déclarer qu'il y a quelque chose à faire? Faut-il, au
contraire, émettre sur ce projet la décision quelque peu dédai-
gneuse et fort expéditive que vous propose la Commission
d'initiative ?
La Commission d'initiative nous oppose une double tin de
non-recevoir, une fin de non-recevoir tirée de la Constitution,
et une fin de non-recevoir tirée de l'opportunité.
Je vais les examiner l'une et l'autre.
La Commission d'initiative relève, dans notre projet de loi, la
violation de trois dispositions principales de la Constitution, des
articles 3o, 36 et 38.
La Constitution a, en etfel, décidé que le scrutin par circon-
scription était préférable au scrutin de liste ; la Constitution a
décidé que le Corps législatif aurait une durée de six années ; la
Conslilulion a décidé qu'il n'y aurait pas plus d'un député par
3o,000 électeurs. Et là-dessus la Commission s'est écriée, saisie
d'une véritable pruderie législative : Il ne faut pas même
examiner ! Nous n'avons pas même le droit, dans cette Chambre,
de parler de scrutin de liste! Nous n'avons pas le droit de
parler de l'augmentation du nombre des députés ! Nous n'avons
pas le droit de parler de la durée du mandat ! Nous n'avons
>j(3^, DlSCOUnS KT OPINIONS.
pas 1." tlroil <1<' loucher à ces bases du système élecloi-aL parce
(liiClies sonl dans la Conslituliou !
.le irouve. messieurs, ce scrupule (Tautanl plus méritoire
,|n il devient tous les jours de plus en plus rare.
11 est remar(|ual)le,en elTel, que la Constitution soit examinée,
disculée, attaquée, rélormécde tous les côtés et en tous lieux...
M. Ernkst PiCAUi). — Et pas assez!
M. Jules Ferry. — Excei)té dans celte Chamiii-e. Il n"y a
que cette Chambre qui est incompétente, je ne dis pas pour
réformer la Constitution, mais pour la discuter, pour l'examiner,
en un mot, pour y toucher sur un point quelconque.
J'entends bien, messieurs, que vous ne pouvez pas vous
attribuer, et je ne fais pas une semblable proposition, le droit
de réformer à vous seuls la Constitution ; telle n'est pas la
question ipie nous vous posons, à l'heure [irésente. Mais de ce
que, constitutionnellement, légalement, vous n'êtes pas com-
pétents pour réformer les articles de la Constitution, s'ensuit-il
(|ue vous deviez passer le front si bas devant eux? que vous ne
puissiez même les examiner? que vous ne puissiez même vous
demander s'ils n'ont pas fait leur temps?
M. l*ALL Bethmo.nt. — On ne peut pas même les lire !
M. Jules Ferry. — Quelle idée la Commission d'initiative se
fait-elle du gouvernement parlementaire? Mais le gouverne-
ment parlementaire, sa dignité, sa force, son caractère essen-
tiel, c'est d'être, le libre examen en matière politiipie ! {Très
bien ! à gauche.)
M. Jules Favrk. — C'est la libre discussion!
M. Jules Ferry. — Il n'y a pas pour le gouvernement par-
lementaire de bornes posées à la discussion: il n'y a pas d'in-
faillibilité légale ou constitutiormelle, de quelque part ({u'elle
vienne.
M. iùiNKST l'iCAlu». — C'est en udus ([Ui' l'éside le (li(»it!
M. Jules Ferry. — D'ailleurs, vos décisions, vos impi-es-
sions, vos résolutions, messieurs, elles ne se traduisent pas
nécessairement par des articles de loi.
Supposez (|Ui,' vous renvoyiez aii\ Itui-eaux un projet de loi
PlîO.IET DE RÉFORME ÉLECTORALE. 261
dans lequel la Constitution est atteinte, est-ce qu'il n'en pourra
rien sortir qu'un texte d'abrogation formelle? Mais encore une
fois, quelle idée la Commission d'initiative se fait-elle du
gouvernement parlementaire, des débats de la Chambre, des
débats des bureaux, des débats des commissions? Est-ce qu'il
n'en peut sortir autre chose que des votes ? Il en sort des direc-
tions, des lignes de conduite, des impressions pour le Gouver-
nement, pour le cabinet qui, dans là vraie théorie parlemen-
taire, n'est autre chose que le délégué de la majorité de la
Chambre.
Vous pouvez donc, en discutant un projet de loi, en faire
sortir des dispositions formelles, mais vous pouvez aussi en
faire sortir des indications, des vœux de réforme et de change-
ments, et quelque dure qu'on nous prépare la nouvelle Consti-
tution, dont nous avons eu hier un avant-goût, il sera toujours
exact de dire que, même sous cette dure loi, la Chambre aura
le droit de s'occuper des matières constitutionnelles, parce que
c'est de la Chambre que le courant réformateur peut sortir pour
aller jusqu'au cabinet; et c'est le cabinet qui, dans le régime
parlementaire, est investi de la prérogative de proposer au
peuple les modifications de la Constitution. {Très bien ! à
gauche.)
11 me semble, messieurs, à cet égard, qu'une expérience
récente et celle de tous les jours a pi-ononcé: mais les constitu-
tions indiscutables, mais les constitutions qui ne se laissent pas
regarder en face, les constitutions qui ne se laissent pas
analyser, nous en sortons...
MM. Pail Bethmont kt Jiles Favrf.. — Nous y rentrons !...
Jules Ferry... et nos successeurs apprendront avec stupé-
faction qu'il y avait une fois un sénatLis-consulte de 1866 qui
avait décidé qu'on ne discuterait pas la Constitution; et qu'il
eut ce sort étrange et quelque peu comique, que c'est à partir
de l'époque où il fut promulgué que la Constitution a été le
plus discutée, le plus attaquée, dans les journaux, dans la
Chambre, en dehors, au dedans : de sorte qu'elle ne fut démolie
et à peu près détruite dans ses organes principaux qu'à parti)-
du sénatus-consulte. {Adhésion à gauche.)
Eh bien, dans cette situation, votre Constitution me parait
2()2 niSC.dl US KT (H'IMO.NS.
ressemlilor ù un navire qui clici'clie la côte, qui croit sans cesse
l'avoir trouvt'e, qui jette l'ancre tous les soirs, croyant l'avoir
jelée sur le rochei". et qui, tous les matins, se réveille en pleine
mer. {Tn-s bien ! à gauche.)
Voilà ce que c'est que votre ConsLitutioii, voti(.' immuabilité,
<'l lous ces obstacles constitutionnels que la Commission d'ini-
tiative s'éverlue à dresser devant nous !
Pour revenir au sujet qui nous occupe, messieurs, sur quel
rocher jetez-vous l'ancre à riieiire (juil est? Sui' un projet de
réforme électorale? sur la (|uestion de savoir s'il y aura un
scrutin de liste ou un sci'utin pai- département? sur la question
de savoir s'il y ;iiir;i un député par 3o,UU0 électeurs seulement,
ou s'il y aura un député par 80,000 électeurs? Est-ce là que
vous voulez jeter l'ancre? Est-ce là votre rocher immuable?
Est-ce là une vérité qui ne changera jamais ?
Mais c'est la vérité la plus contingente, la plus relative, la
plus passagère, la moins permanente de toutes les vérités,
[Très bien ! à gauc/ie.)
Et pour vous le prouver, messieurs de la Commission dini-
tiative, que se passe-t-il à l'heure présente d'étrange, d'ins-
tructif et de pi(iuant? Depuis le dépôt de votre rapport, où vous
dressiez devant nous la bai'riére constitutionnelle, voici quel-
qu'un qui n'est pas \ous. (jui tout à coup l'abaisse, sinon com-
plèlenienl, du moins |)oui' une bonne pai'tie, car nous avons
appris, par le sénatus-consulte qui a été lu hier au Sénat, qu'il
ne restait plus que deux points inconstitutionnels de ces
(piatre ou cin(| points relevés par vous dans notre projet ; qu'il
ne restait plus qiu' le scrutin de liste et la durée des légis-
latures.
En effet, le sénatus-consulte fait rentrer dans les matières
purement législatives l'oidre des circonscrii)tions et la manière
deles conq)()ser. et le noud)re des députés.
Et voilà ce (pii arrive à la Conmiission d'initiative : voilà
l'aventure à laciuelleon s'expose (piand on procianu' immuables,
inallaqualdes, indiscutables, les (l!s[iosilions de la Constitution
de 1852 !
Je pourrais dire (pie bornée à ces points, et particuliéi-eiiienl
à ce point unicpu; (|ui est le plus gros, celui du scrutin de liste,
l'objection constitutionnelle s'alTaiblit beaucoup, et je pourrais
PliOJKT DE liKlUlfME ÉEECTOHALE. 263
répéter ce que je vous disais tout à liieure pour d'autres articles
(le la Constitution : le plébiscite a parlé, il est vrai, du scrutin
de liste, mais il a parlé aussi, j'imagine, d'un Corps législatif
investi seul du pouvoir de faire les lois, et nous avons vu hier
un sénatus-consulte qui partage ce pouvoir législatif entre le
Sénat et le Corps législatif. {Très bien I très bien ! à gauche.)
M. Emmanuel Arago. — Un sénatus-consulte qui aggrave le pou-
voir personnel ! (Exeldriuitium^ surplusieurs bancs.)
S. Exe. M. IvMiLE Ollivier, (jarde des sceaux, ministre de la Justice
et des Cultes. — Vous êtes seul à le croire.
M. Emmanuel Arago. — Je suis le seul à le croire ?...
Quelques membres à gauche. — Non ! non !
M. Emmanuel Arago. — Vous êtes bien le ministère des illusions!
M. Vendre. — Vous, dans tous les cas, vous n'êtes pas nond»reux.
M. LE GARDE DES SCEAUX. — Mieux vaut être le niinislère des illu-
sions que l'opposition des injustices? {Oui! oui! Très bien.'}
M. Jules Ferry. — Je voudrais que cet incident ne fût pas
jeté au travers de mon discours. Tout ce que je voulais dire et
ce que je voulais retenir, c'est que le scrupule à l'endroit du
idébiscite est de même nature et de même valeur que le scru-
pule à l'endroit de la Constitution, puisque le Gouvernement et
le Sénat s'apprêtent à fouler aux pieds le plébiscite, comme ils
ont fait de la Constitution.
Quant à moi. je demande seulement pour le Corps législatif
le droit d'examiner dans ses bureaux s'il n'y a pas lieu, par un
moyen quelconque, de substituer au système électoral actuel
un procédé électoral plus sincère, plus conforme k la nature du
sulfrage universel, aux nécessités de la société nouvelle et du
temps présent, que j'appelle le scrutin de liste par départements.
Voilà, messieurs, la fin de non-recevoir tirée de la Constitu-
tion et du plébiscite. Je ne la crois pas bien redoutable, et si j'y
attache quelque importance, c'est bien moins dans l'intérêt de
mon projet de loi, qui n'en resterait pas moins un projet de
réforme électorale complète, digne de toute votre attention et
(If votre sérieux examen, alors même que j'en ôterais la disposi-
tion sur le scrutin de liste.
Mais, si j'ai insisté, messieurs, c-'est surtout au point de vue
de la dignité de la Chambre, et dans l'intérêt du travail légis-
latif. Je dis que ces conclusions de la question préalable qu'on
cht'iYhe à faire passer ici en jurisprudence, ne sont pas
•301 ItISCitl IIS KT 0I'1M0>S.
coiiloinics ;i la diuiiiU"' de la Chambre, et c'est à la dignité de la
Cliamltiv (|ii.' ji' m'adresse pom- la i)ner de les repousser.
['J'?'rs hien ! à gauche.)
La Commission d'initiative nous oppose mic autiv lin de non-
recevoir, celle-là plus prave rt (|ui mérilr plus d'examen : c'est
la (pioslion d'opportunité.
La Commission d'initiative s'exprime sui- ce point dans des
termes qu'il est bon de vous rappeler :
« Aux yeux de votre Commission. di(-elle, cesl la qneslion
d'opportunité qui domine, lorsqu'il s'agit d'une modilicalion à
la loi électorale. Il en est ainsi principalement, si les moditica-
tions projetées s'appliquent à l'organisation même du Corps
législatif, et si elles ont pour objet de changer à la fois le mode
de nomination, les circonsci'iplions électorales et le nombre
(les députés.
<' La Commission a pensé que ce n'est pas au début de la
première session du Corps législatif nouvellement élu qu'il
serait ctmvenable d'ouvrir une discussion ayant pour objet de
doinier au Corps législatif des bases dilTérentes. au di'oil élec-
loi'al un nouveau mode d'exei'cice.
« On comprend l'utilité d'une revision de la loi électorale,
au moment où l'on peut considérer comme possible un prochain
renouvellement du Corps législatif; mais vous penserez sans
doute, comme votre Commission, qu'uiu' telle hypothèse est
inadmissible, et que les intérêts du jiays, (]ui réclament le
cahne et la trancpiillilé dans la marche des affaires publiques,
réiiugnent à l'agitation inséparable d'un nouveau scrutin, ouvert
à une époque si rapprochée d'une première élection.
« Les ministi-es, invités à donner à a otre Commission leui'
niiinion sur l'opportunité de la proposition, ont i-é|)ondu que.
dans leur pensée, cette proposition était inopportune. »
Vous voyez l'argument, messieurs. Je me permets de le
résumer ainsi : La l'éforme électorale, c'est la dissolution..., et
<li' la dissolution, nous ne voulons pas. L'obstacle parait insui--
monlable, messieurs, et mes elTorts sendilent avoir quelque
chose de puéril. En elïet, je suis accusé par la Commission
d'initiati\e de dire à cette assemblée : Il faut mourir, suicidez-
vous.
El si l'assemblée l'épond rprelle ne veut ])as se suicider,
PROJET DE HÉFOHME ÉLECÏOHALE. 265
il semble que je perds mon temps à vouloir le lui conseiller plus
longtemps... [Mouvements en sens divers.)
Mais, messieurs, la chose n'est pas aussi simple, la question
ne se pose pas d'une façon aussi brutale, et je vous soumettrai
une première obsei'vation: c'est que ceux qui vous proposent le
suicide, si la dissolution est un suicide, vous propostuit en
même temps d'être delà partie.
Ce ne sont pas des personnes placées hors de la Chambre,
désireuses d'y entrer, qui vous disent : Faites-nous place! Ce
sont des membres de la Chambre comme vous, (]iii montrent
quelque désintéressement en vous faisant cette proposition,
puisque le suicide est pour eux comme pour vous, et {\\\q. tous,
tant que nous sommes, sur l'océan électoral, nous avons nos
écueils et nos périls. [Approbation à (jauche.)
J'ajouterai qu'il n'est pas toujoui's loisible à une assemblée
de vivre autant qu'elle le voudrait; que les destinées des
assemblées ne leur appartiennent pas plus que les destinées
humaines n'appartiennent aux individus. Il y a des lois supé-
rieures que les assemblées doivent reconnaître, et il est certains
moments dans la politique où il est plus digne, plus sûr, plus
sage et plus pi-udent d'aller au-devant de la mort que de
l'attendre à domicile. [Très blenl à gauclie.)
Mais, messieurs, ce sont là des généralités qui peuvent m^
convaincre personne. Je voudrais entrer plus avant dans le
débat : je voudrais en raisonner avec vous, non pour vous
irriter — telle n'est pas mon intention, vous avez pu vous en
apercevoir depuis le commencement de mon discoui'S — mais
je veux me placer à votre point de vue; je veux, comme on
doit le faire avec des adversaires qu'on a conservé l'espoir de
convaincre, me mettre à votre place, dans cette situation
d'hommes intelligents qui recherchent la règle politique, la
règle de sagesse, de prudence et de dignité qu'il faut
suivi'e.
Comment le débat, à l'heure qu'il est, se posc-t-il d'abord, et
ne sortons point des termes de la question ?
(ie que je demande, ce que nous demandons, c'est un débat
sur la question électorale; pour le moment, nous ne demandons
pas autre chose.
Je vous pose donc cette première question : un débat sur la
26() lilSCdlItS ET OI'I.MO.NS.
(|noslion rloctorale, sur la rt'formc élecloralo. sur rensemble
(if iiutrc système tMecloral est-il nécessaire ?
M. IJiMsr l'ir.Miii. — Il ost, imlispfnsnhlc ! {lit'cliiiiKiliniifi.''
M. Jules Feiiry. — Y a l-il (|uel(|ii"iiii ici qui ose dire que
ce tlébal n'est pas nécessaire?
l'Ixsieiirs iiii'mbns. — Nous i<'|)(iii(loiis : non!
M. (iRANIKU ])K (lASSAfiNAC. — Touf le Hlnndc ici VOUS (liia (fll'il ne
l'rsl pas !
M. ,luLES Ferry. — L'Iioiioraltle M. de Cassa,s:nac peut me
faire celte réponse, car il est le j)ur des purs, lui qui n'a rien
siuné...
M. (iHANir.R DE Cassagnac. — C'est liii'u qurltpie cliosc 1 Tout le
Miundc iTm p(;ut pas diii' aulaiit 1
M. Jules Ferry... mais l'inimense majoritéde cette Cliaiuiire
a sifiTiô des programmes, et piis des engagements : elle est liée
par ses éciùts comme par ses voles.
M. Vi:.M)itK. — l'ILi lùen, moi cpii ai sif^né, je m' nie liiiis pas du
Iriut |iour engaj.'t'' comme vous le dites.
M. Jules Ferry. — Vous me répondrez, monsieur Vendre.
Oui, la grande majorité de cette Chambre a pris des engage-
nit'iits.
-M. Vk.ndrk. — J'ai fait parti(> de cette grande majorité qni a signé
le ])i-o^ranune du .1 décenil>re. Vous nous l'ailes dire tout, le contraire
e ce (pie nous avons dit et voulu die, nies iionoiahles collègues et
moi.
M. Jules Ferry. — Vous pourrez me l'épondre quand vous
m'aurez fait l'honneur de mentendre.
Je vous ai dit tout à l'heure, messieurs, que je tentais une
(cuvre difficile, (jueje cherchais à vous convaincre, que j'avais
l'espoir df vous convaincre, et vous-même aussi, monsieur
Vendi'e, par conséquent...
M. Vendue. — Sur ce jioiul. cela vous sera assez dillicile.
M. Jules Ferry. — Je vous prie, en attendaiil. de m'écoult-r.
Je dis (pi'inie discussion est nécessaire, (piunc réforme est
nécessaire, et qu'il n'y a personne dans cette Cbaudn-e (jui
I'I«0.I1:T 1)1-: HEKOKME KLECTOHAI.K. 267
puisse dire séi'ieusement, et abstraction faite des opportunités
politiques....
Une voix. — Al)sliaclioii imiiossililrl
M. Jules Ferry. — Il n'y a personne (|ui ])iiisse dire dans
son âme et conscience, personne qui puisse aftirmer que notre
régime électoral est itarfait, qu'il n'y a rien h y voir ou à y
ajouter. Par exemple, quant au nombre des députés, y a-t-il
(luelqu'un ici qui ose dire que les députés sont assez nombreux?
{Réclamations à droite et au centre).
A (jaiiche. — .\ou ! non ! — Très bien !
M. Jules Ferry. — Tous les joui's, nos travaux ne sont-ils
pas entravés par le défaut (Mi noudjre des députés de cette
assemblée? Cela est évident pour le bureau et pour l'assemblée.
{Non ! non! — Si! si!) Je n'insiste pas sur ce point.
Maintenant, y a-t-il beaucoup de membres dans cette assem-
blée qui puissent dire que le système électoral actuel ne laisse
rien à désirer quant à la sincérité ? Oli ! alors, j'en appellerai à
une déclaration formelle signée de 126 membres appartenant à
la majorité de cette assemblée, et que je vous remettrai sous les
yeux. Dans le progi-amme dit du centre droit, signé de 126
membres de la majorité, il y a ces lignes qui constituent un
engagement, une véritable lettre de cbange politique : « Une
réforme électorale opérée avant le i-enouvellement du Corps
législatif. »
A droite et ait centre. — Eh bien ? eli liifn ?
M. Jules Ferry. — Attendez! nous ne traitons en ce moment
<|ue la question de nécessité...
M. Dahracq. — Nous avons cinq ans devant nous !
M. Gr.vmer de Cassagxac. — Le ternie n'est pas écljii 1
M. LK MARQtis DE QiiNEME.NT. — Qui a terme ne doit rien!
M. Jules Ferry. — ... Pei;mettez-moi de suivre mon raison-
nement. Je me propose de démontrer d'abonl que la réforme
électorale est nécessaire. J'insiste sur cette démonstration parce
<iu'il parait qu'elle n'est pas encore faite pour M. Vendre, qui
est pourtant l'un des signataires du programme du centre droit.
M. Vendre. — Pari'aitcment! seulement je trouve étrange que vous
•2oS hlSCitllIS ET Ul'lMOAS.
vouliez saviiii' iiiinix ([iir inni-inr'iiic <■(■ <|iii se i);iss(' danr< aui
conscienco.
M. Jules Ferry. — I^es 126 dc'putés se, sont oxprimés ainsi :
« Une rt'formo (''Irrloralc, opérée avant le rcnouvellemenl du
Corps léirislalif. ayant pour but notamment de déterminer par
la loi le nombre et l'étendue des circonscriplions électorales, et
de sauve.uarder la liberté électorale. »
Donc, li> l'éaime actuel ne sauvegarde pas la liberté électo-
rale ! (Vesl vous qui l'avez dit, éci'it et signé.
M. (iMi.MKii-PAGKS. — (]'esL simjile et logique cela!
.M. Vi;.Nnni".. — Nous avons dil, : « Avant, la fin de la lépislalure ! »
l'iir lois jiour toutes, il ne faut pas Toublier.
}ï. Jules Ferry. — Trouverez-vous également un grand
nombre de uKMubi'es dans colle assemblée (jui jugent inoppor-
linir. (111 (In moins mal fondée en soi, — car je me réserve la
ipicslioii d'oppoi-tunité ])oiii' une autre pai'tie de mon argumen-
lalioiK — mais \ a-l-il licaucoiip de membres de cette assem-
blée (pii considèrent les candidatures ofticielles que notre
projet a pour but d'anéantir, comme compatibles avec la sin-
cérité du régime électoral? Il y en a peut-èlre 56 ; il n'y en a
pas un de plus, car 183 contre 56 ont condamné, ilans cette
(lliaml)re, le système des candidatures officielles. Eli lùen! sur
tous ces points, n'ai-je pas fait ma démonstration? ma cause
n'est-elle pas gagnée ? n"esl-il pas évident que la nécessité de la-
réforme électorale, qui restilue au suffrage universel sa sincé-
rité, (pie cette nécessité a[iparaîl éclalante comme la lumière
du jour et s'impose à toutes les consciences dans celle Cbambre?
Voilà un prenner itoint qui est inattaipiable. Miùs, dit-on, si
elle est nécessaire, elle peu! ne pas élre opporliiiie.
An centre cl à limite. — Ali ! ah !
Vu ineiiiUve à ijauihr. — Kilo est iiio|)|Hui une.
M. Jules Ferry. — Je dis (jue du momeiil (pi'elle est néces-
saire, elle est opjiortune. Très bien! à rjauc/ie), et je vais tâclier
de vous le démontrer.
Je ne suis pas de ceux, messieurs, «pii baimisseni el qui fonl
li de l'élément de l'opportunité dans les choses itolitiques.
L'opportunité joue un grand rôle dans là politique, qui est
un arl antaiil (prime science... {Interruption et rires à droite.)
PHOJET DE RÉFORME ELECTORALE. 269
Et je vais vous dire comment je comprendrais rolijeclion
tirée de l'opportunité. Je prendrai, par exemple, la Chambre
des Communes d'Angleterre, produit d'une réforme électorale
récente.
Je suppose qu'on apporte à cette Chambre des Communes un
nouveau projet de réforme électorale, à l'heure qu'il est, en
1870. quand une année à peine s'est écoulée depuis la précé-
dente réforme ; et Je comprends à merveille qu'on réponde à
ces réfoimateurs un peu trop pressés : « Mais attendez au moins
que le système ait fonctionné. » Voilà une léforme électorale
inopportune. Est-ce bien notre situation, messieurs?
Nous sommes au commencement d'une législature, c'est vrai,
mais nous sommes à la tîn d'un système...
A gauche. — Trèsl)ien! c'est cela!
M. Jules Ferry. — ... Le système est éprouvé, il est jucV'. il
est condamné. {Vwe approbation à gauche.)
M. ]']uNEST PicAni). — 11 i'aut l'exécuter! [Hilarité gcnérale.)
Un membre adroite. — C'est la peine de mort, et vous n'en voulez
pas 1
M. Jules Ferry. — La jeunesse de la législature ne peut
pas rajeunir le système, ([ui est usé, que vous avez frappé vou.s-
mèmes, car c'est vous-mêmes qui avez ouvert la porte aux
assaillants ; c'est vous qui l'avez condamné, dans cette fameuse
séance du 24 février sur laquelle on ne saurait trop revenir.
Je sais bien que l'honorable M. Vendre, qui m'interrompait
tout à l'heure, et probablement un grand nombre de membres
de la majorité, ont sur ce point-là leur réponse toute prête ; ils
nous diront : « Nous avons consenti à l'abolition du système
des candidatures officielles, mais pourquoi? Parce que nous
sentons bien que nous n'en avons pas besoin : nous avons cédé
à la pression ministérielle, à la pression de l'opinion publique,
au préjugé de l'opinion publique, qui se figure que les candi-
datures officielles sont le secret de nos élections; mais pas du
tout, nos élections sont plus fortes que le système qui les a pro-
duites ; elles ont des racines profondes dans le pays. » Voilà ce
que ne manqueront pas de dire plusieurs des 18o.
Eh bien, je leur déclare que c'est trop peu de le dire, et que,
du moment que cette suspicion légitime qui s'est formulée le
o-,, DISCOUHS ET OI'IMONS.
•1\ lY'viirr iiiii- If Noic <lt's 185 contre les 36, s'est attachée an
svsirinr t'it'iioial dont ils sont issus, ils sont tenus, pour mon-
litT (pi'ils nonl [tas ijeur d'une élection nouvelle... {Exclama-
lions), qu'ils n"ont pas peur du sulTrapfe universel {Allons donc'.)
ils soni tenus de se soumettre de nouveau à son verdict.
M. (',(»!! MJLLK. — Dcirii'i'i' nous est le pays qui, lui, n'-claine la
U'.iiiquillitt'.
M. Jules Ferry. — De sorte (pie. de (pielqut- nianièiv qu"on
iutei-prète le vole du 24 février, comme nous ou comme vous,
au bout il y a la réélection.
Comment! vous donneriez ;i tout le monde le droit de dirt'
mu' vous marcliandez quelques moments de ce pouvoir dont
NOUS avez prononcé vous-mèuu's larrét de mort, que vous
iiilti'z po\n' inie année d'existence ! {Vives réclamations.)
Our vous avez \M'iir du siilTraue universel ! {Nouvelles récla-
mai iona.)
M.Vi.Miui.. — .Nous rii avDUs moins ]ieiii- (jur vous; mais nous
aiuinus niifiix la Irampiillii'' ilu i>ays.
M. Jules Ferry. — Vous aurez beau faire, messieurs, vous
n'êtes pas une Chambre jeune... {Rires sur plusieurs bancs) :
vous êtes une Chambre vieille [Nouveaux rires). Une Chambre
jeune siM-ait fondée à dire : « Vous voulez m'envoyer au tom-
bi'au, mais je n'ai pas vécu encore: je demande à vivre et à
faire mes preuves 1 » Vous n'êtes pas une Chambre Jeune, je le
dis avec tout le respect que j'ai pour vous {Rumeurs ironiques) ;
le Gouvernement lui-même ne vous traite pas comme une
Chambre jeune. Est-ce que c'est ici qu'est la vie? Où est la vie?
Est-ce dans le Corps lé.uislatif? est-ce dans vos commissions
parlementaires? Non ! Elle est dans les commissions extra-par-
lementaires.
Quand il y a une belle matière à étudiei-, ((uand il y a un
lirojel de décentralisation à examiner, quand il y arorganisatioii
de laVilli' de Paris à régler, est-ce à vous qu'on s'adresse? On
vons met en ipuiranlaine. {R('clainatio)is au centre et adroite.)
On vous subit, voilà tout!
Ainsi, hier, lorsqu'il s'agissait de la Ville de Paris, M. le
minisire de l'intéiienr n'est-il pas venu vous prier de n'y pas
l'UnJET l»K HÉl'OHMh: ÉLECTOK ALK. .271
toncliei', el de ne pas porter la main sur ce qui est le domaine
de la commission extra-parlementaire ?
En vérité, si vous êtes une Chambre jeune, gouvernant par
votre initiative, convenez qu'il n'y paraît guère. Hier encore,
messieurs, il s'accomplissait un événement important pour le
pays, un événement (pii, pour vous surtout, est de pi'emièrc
importance : le cabinet, votre délégué, présentait au Sénat une
nouvelle Constitution. Qui la connaissait parmi vous? Où étaient
les chefs de la majorité? avaient-ils été consultés comme cela
se fait, comme cela doit être dans les pays libres? avaient-ils
délibéré avec le cabinet?
Plttsieur:< membres. — Qu'imi siivcz-vuiis?
M. Jules Ferry. — Quels sont ceux qui ont été appelés,
consultés par le ministère? Nommez-les !
.M. V[:m)Hi;. — C'est celace([iii scrail oxlia-parleuiriUaiie !
M. Jules Ferry. — Vous savez bien que ce n'est pas avec
vous que le cabinet délibère dans cette Chambre. Le cabinet,
qui est votre délégué, qui est censé émaner de la majorité de
cette Chambre, ne semble pas même s'être aperçu que cette
assemblée existait. Ce qui s'est fait hier en est la preuve, et
les plus favorisés d'entre vous n'en savaient pas plus sur un
pareil sujet que ceux qui siègent sur les hancs de ce côté {l'ora-
teur indique la gauche), le plus loin des conlidences du Gouver-
nement. [Inlerrupùons diverses.)
M. LK r.OMTU ])'AY(a ESVivKS. — C'est une erreur !
M. Jules Ferry. — Voilà, messieurs, les réllexions (|ue
m'inspire le premier des ai'guments de la Commission d'initia-
tive : à savoir qu'il n'y aurait pas convenance, au début d'une
législature, h examiner la (piestion électorale; je crois y avoir
l'épondu.
Le second argument de la Commission est plus fort; la Com-
mission dit : la réforme électorale, c'est la dissolution ; elle
l'amène nécessairement.
Messieurs, je trouve ces paroles graves. Si le seul examen
dune loi électorale dans les bureaux de cette Chambre entraîne
nécessairement la dissolution de la Chambre, quelle est donc la
272 niSCOUHS I:T (II'IMONS.
fradlilé de \nliv |iiiii(i|M' et de volie exislence ! [Très bien! à.
r.diiiniriit : VOUS avez une existence si fragile qu'elle ne sup-
l>orlei-ait même pas, je ne dirai pas une loi de réforme élec-
l(ii-a!e. niais l'examen et le débat sur la réforme élecloi-ale !
Il r.iiii la conlini'i' loin de tous les regards, loin de tous les
.liscoiiis. celle. t'\islence précieuse, de peur qu'au moindre
soiiflle elle ne s'évanouisse.
Ce n'est pas moi qui l'ai diU c'est la Commission. Si nous
discutons une loi électorale, dit-elle, non sans quel(|ue naïveté,
la Chainhir est perdiu': il faut la (ïi?>sou(\ve.{f{(k/amalions.)
'lais si cela esl vrai, c'est une raison de plus pour la dis-
soudre : car cela prouve que les griefs de l'opinion sont si
iustes, que les réclamations dont nous sommes les organes
sont tellement fondées, que non seulement vous ne pourrez pas
supporter le graïul jour de l'élection, mais que vous i-edoutez
même le grand jour de la discussion. (J'i-rs bien! très bien!
il gauc/ie.)
Je voudrais pourtant, messieurs, vous rassurer un peu...
[Hilariié brujiiinle.)
M. Vk.ndui.. — Oli! ce ii"cst ]ias nécessaire 1 Nous ne soiiiincs pas
ilii Idiil iii(|uii4s.
Tvl. Jules Ferky. — Je voudrais vous démontrer que la dis-
cussion du système électoral dans les bureaux et même dans
celte enceinte, n'emporte pas la dissolution immédiate, la dis-
solution dans l'année, celle que paraît redouter la (iOmmission
d'initialive. [Nouvelle hilarité !)
J'ai une autorité très grave à citer à l'appui de mon oi)inion,
c'est celle de M. Daru, ministre des Affaires étrangères, dans la
séance du 22 février. C'est lui (jui va faire la réponse.
M. le uiinistre agilail. dans son discours, en réponse aux
inler[»ellalions (jui élaienl parties d'un côté de la Chandjre, la
question de la dissoliilion. Dissoudra-t-on ou ne dissoudra-t-on
pas? Et il ajoutait: « Mais n'est-ce i)as soi'lir des vraisem-
blances et dos iiécessilés actuelles que d'agiter aujourd'liui de
pareilles (iHi'slions (celle de la dissolution)? Quoi I nous avons
une loi électorale à faire, une loi de la presse, une loi de sûreté
générale, une loi de décentralisation, une enquête industrielle,
l'HÛJET DE lŒEOHME ELECTUUALE. 273
un budget à voter, un long et laborieux chemin à parcourir ; et
l'on nous demande, avant d'avoir commencé la journée, ce que
nous ferons le lendemain! »
M. le ministre des Atïaires étrangères est de mon opinion, et
c'est grande faveur pour elle d'avoir un tel appui. Il vous
démontre par ces paroles, empreintes d'un grand bon sens et
d'un sens politique véritable, que, par cela seul que vous aurez
voté une loi électorale, vous n'amènerez pas nécessairement la
dissolution, puisqu'il place au premier rang des lois que vous
avez à faire, la loi électorale.
Un membre à droite. — Il y a des choses plus pressantes !
M. Jules Ferry, — Il n'est rien de plus pressé que la loi
électorale, n'en déplaise à l'honorable interrupteur.
Je vais vous dire ici, avec une sincérité absolue, ce que je
pense du rôle de cette Chambre, de ce qu'elle peut faire et de
ce qu'elle doit faire. Je vais vous tracer très franchement le
programme de son existence [Exclamations.)
Vous êtes ici pour faire d'abord la loi électorale ; pour faire
ensuite cette partie de la loi municipale qui règle la nomina-
tion des maires; pour abolir l'article 75 de la Constitution de
l'an VIII, et puis, quand vous aurez fait cela, messieurs, vous ne
serez plus bons à rien. [Approbation à gauche. — Exclamations
et rires au centre et à droite.)
M. Vendre. — Parlez pour vous ! si cela vous plaît; nous ne vous
contredirons pas.
M. Jules Ferry. — Et vous aurez fait une grande chose, car
vous aurez rendu, dans ce pays-ci, la liberté au sulïrage uni-
versel, vous l'aurez délié, vous l'aurez affranchi.
M. Corneille. — Le sutîra^e universel n'est pas esclave.
M. Jules Ferry. — C'est une assez grande œuvre à faire
pour une assemblée qui vit depuis dix-huit ans. Il ne s'agit
donc pas, messieurs, en présentant un projet de loi électoral,
de déci-éter que d'ici à six mois ou même à un an, cette Cham-
bre sera dissoute, et qu'on procédera à de nouvelles élections.
Ainsi tombe l'argument tiré de la prudence et de la sagesse
politique qui se trouve dans le rapport de la Commission d'ini-
tiative — la raison d'élections trop rapprochées.
18
07.1 DISCOURS ET OPINIONS.
.I.>rr(iis porcovoir une olijecliou que je (lemande la permis-
sion (le relever au passage: Mais comment sommes-nous bons
à faii-e toutes ces lois, puisque vous prétendez que nous ne
sommes lions à rien! Messieurs, vous (Mes lions à cela. [Ah! alil)
Savez-vous pdurquoi?
Parce que tout ce que vous ferez sur la loi électorale, la
nomination des maires et l'abrogation de l'article 75, vaudra
toujours mieux, que ce qui est. Voilà pourquoi vous êtes très
bons à le faire. {Exclamations ironiques au centre et adroite.)
Vous ferez certainement quelque chose de meilleur que ce
<|ui est; ce n'est pas douteux.
Mais il y a des considérations d'un autre ordre dans la (jues-
lion que je vous soumets. La Commission d'initiative déclare
(|u'enlre ces deux choses, une réforme électorale et la disso-
lution, il y a un enchaînement nécessaire, comme celui de la
cause à l'ell'et.
Or, dit-elle, la nécessilé d'une dissolution est tout à lait
inadmissible, impossiliie; il est impossible qu'on dissolve la
Chambre. Jt> trouve, messieurs, que la Commission d'initiative
s'aventure lieaucoup, et je vous fais remarquer quelle est la
situation singulièi'»; que le rejet du projet de loi, si vous le pro-
noncez, ferait au svslème tout entier dont vous faites partie.
Ce système n'aurait pas de loi électorale. En etïet, il est
impossible, après tout ce qui s'est dit, tout ce qui a été signé,
tout ce (pii a été voté dans cette Chambre, d'appiiiiuer à des
élections nouvelles le système électoral actuel.
M. (il YOT-Mo.NTi'.wrtorx. — Ti'ès l)i('nl tirs bien !
M. Jules Fkrry. — Il est iuqiossible de l'appliquer à la
répartition actuelle des ciiconscriptions ; il est impossible de
ne pas augmenter le nombre des députés, de laisser debout ce
système, dont les 126 eux-mêmes ont déclaré qu'il portait
alleinle à la sincérité du sulfrage universel. Cela est impossible.
Eb liien, il sied à la Commission de dir(> que le Corps législatif
ne sera pas dissous? Qu'en sait-elle?
Qu'en sait le cabinet? Qu'en sait (|ui (pièce soit d'entre nous?
La dissolution, c'est l'imprévu qu'il faut toujours prévoir. Est-ce
que la Commission' d'initiative a fait un pacte, je ne dirai pas
avec l'éternité, mais avec le jour de demain? Est-ce que
PROJET I»K RÉFORME ELECTORALE. 275
quelqu'un est sûr du lendemain ici? [Très bien! à gauche.)
Ici, personne ne peut affirmer que, soil par le cours naturel
des choses, soit par les incidents qui ne manquent jamais de se
jeter à la traverse, soit par le fonctionnement de cette Consti-
tution tripartite, de ces trois pouvoirs que le sénatus-consulte
organise, et les frottements inévitables qu'il amènera, il n'arri-
vera pas que la question de dissolution se pose tout à coup.
La question de dissolution peut se poser, elle peut se poser
sans loi électorale ; et alors quelle serait votre prétention, ou
tout au moins, quel serait le résultat de votre système et du
rejet de la loi?
Ce serait de mettre la Couronne dans l'impossibilité de nous
dissoudre.
M. I.ÉOPOLU Javal. — C'est là la vraie question !
M. Jules Ferry. — Je me place à votre point de vue, je l'ai
annoncé tout à l'heure, et je vous dis : Ne pas faire la loi élec-
torale, c'est rendre la dissolution impossible, c'est forcer la
main à l'initiative de la Couronne. Faites-y attention, vous n'êtes
pas dans la Constitution, vous n'êtes pas dans le régime parle-
mentaire.
-M. Léopold Javal. — C'est vrai ; c'est bien la question,
M. Jules Ferry. — J'espère que nous entendrons sur
ce point l'opinion du cabinet. S'il y a quelqu'un dans cette
Chambre qui soit autorisé comme gardien de la prérogative de
la Couronne, c'est le cabinet. Qu'il nous explique, si toutefois.
— ce dont je ne sais rien encore, — le Gouvernement appuie
les conclusions de la Commission d'initiative, qu'il nous
explique comment va pouvoir fonctionner la prérogative de la
Couronne, ou alors qu'il nous déclare qu'il a quelque part une
garantie, une assurance contre la dissolution, c'est-à-dire contre
l'imprévu nécessaire des choses humaines. [Très bien ! très bien!
fi gauche.)
Je suis d'autant mieux fondé à interroger le cabinet que, lors-
qu'il a été questionné sur ce point, au commencement de
février, ou plutôt à la lin du mois de janvier, il s'est rendu dans
le sein de la Commission d'initiative, et il a dit alors que la loi
électorale était inopportune.
27o DISCOURS Kï Ul'IMU.NS.
Mii< dans la ^vnncc du 22 février, que je rappelais tout à
l-hom-o' le Gouvernement s'est expliqué autrement, et je me
trouve eu présence d'une déclaration ministérielle qui m'ins-
niiv un., certaine hésitation ; à celte date, je vois que, dans les
paroles de M. le comte Daru, la loi électorale est placée au pre-
mier rang".
Sur ce point, il faut donc des explications précises et caté-
goriques.
Ce n'est pas le moindre inconvénient des conclusions que
vous propose la Commission d'initiative, que celui que je viens
de signaler. Je vous ai montré qu'il constituait un vice, une
lacune, dans le système parlementaire ipie vous voulez inaugu-
rer. Mais, arrêtez un instant votre esprit sur les autre.-^ consé-
quences du statu quo auquel on veut vous condamner. Est-ce
que vous croyez que, pour avoir, provisoirement, par un vote
de rejet de notre projet, repoussé la réforme électorale, vous
aurez empêche qu'on en parle désormais dans ce pays? Ne
comprenez-vous pas, au contraire, (pie plus vous résisterez,
plus l'opinion vous la demandera énergiquement?
Est-ce que la question est entière? Est-ce que vous n'êtes
pas, par vos votes mêmes, par vos déclarations, par vos pro-
grammes, une assemblée vulnérable, puisque vous avez montre
vous-mêmes le point où l'on peut vous frapper?
N'êtes-vouspas, par cette situation même, permettez-moi de
vous le dire, une assemblée hésitante, parce qu'elle n'a pas un
sentiment sufiisamment assuré de sa propre force et de son
indépendance vis-à-vis du cabinet ? {Allons donc ! allons donc !)
Permettez-moi de vous dire ces choses qui n'ont dans ma
pensée aucune portée oïïemante... [Exclamai ions ironiques au
centre et à droite), qui ne sont de nature à otïenser personne.
Je dis que, dans la situation actuelle des choses, la Chambre
éprouve quelques hésitations : c'est qu'elle n'est pas le gou-
vernement parlementaire qu'elle devrait être.
Un gouvernement parlementaire suppose une assemblée
pleine d'initiative, pleine de vie et de volonté, [lùres au centre
et à droite.)
Une faut pas conrondre, messieurs, l'initiative des assem-
blées avec les propositions émanées de l'initiative de leurs
membres. Je dis que la preuve que le Corps législatif manque
PROJET DE REFORME ÉLECTORALE. 277
(rinitiative, c'est que ce n'est pas lui qui étudie les grandes
réformes qui préoccupent, à l'heure qu'il est, le pays tout entier.
Ce n'est pas lui qui est chargé de réformer la centralisation; ce
n'est pas lui qui s'occupe de l'enseignement supérieur; ce n'est
pas lui qui statue sur les grands problèmes : on va chercher en
dehors de lui...
S. Exe. M. Emile Ollivier, garde des sceaux, minntre de la Justice et
des Cultes. — Qui est-ce qui votera?
M. Jules Ferry. — Vous me demandez qui votera? Ce
sera assurément le Corps législatif (/lA / ahf). Mais, entre avoir
l'initiative politique et avoir le dernier mot, il y a un abîme. Le
Corps législatif, dans l'ancienne constitution, votait aussi, et
personne n'oserait soutenir qu'il eût l'initiative politique, car il
n'avait même pas l'initiative des lois. {Approbation d gauche.)
Voter n'est donc pas vivre ; vivre c'est avoir une politique, c'est
avoir un ministère pris non dans la minorité, mais dans la
majorité de la Chambre.
M. MiLLON. — -El les programmes?
M. Ejdumel Arago. — On retire les signatures des programmes !
{Bruit.}
M. Vendre. — Qui retire sa signature ? Citez-en un seul.
M. Jules Ferry — Non ! Vous n'avez pas le gouvernement
parlementaire : vous avez un gouvernement d'une esuèce parti-
culière et que j'appellerai le gouvernement ministériel, c'est-à-
dire un gouvernement bâtard du gouvernement personnel.
{Oh! oh!)
Voilàle gouvernement que nous avons : un cabinet succédant
au pouvoir personnel, un cabinet maître de- la Chambre, parce
qu'il la tient sous la menace de la dissolution {Oh! oh!], et
maître du Prince, tant qu'il plaira au Prince. Si vous appelez
cela un gouvernement parlementaire, moi, je l'appelle un gou-
vernement ministériel, et un mauvais gouvernement! {Appro-
bation à gauche. — Vives réclamations au centre et ù droite.)
Malgré un discours liabile de M.Paul Bethmont, au nom du parti
liliéral, et une Ijelle liarangue de Gaml)etta, pour démontrer la néces-
sité de procéder immédiatement à une revision de la loi électorale, et
d'abolir ce qui n'était qu'un décret de la période diclaloriale, la
Chambre repoussa la proposition de M. Jules Ferry pai' t84 voix
contre 64, sur 248 votants.
•278 DISCOURS ET OPINIONS.
La réforme du jury.
D;iiis l;i SL-aiict,' da 8 avril 1870. la ilisciissioii du pi-ojt;l di- loi '
relatif au juf,'enieiit des délits commis par la voie de la presse et
autres délits politiques, et des propositions de MM. Garnier-Pagés,
Picard, Lefèvre-Ponlalis sur le même sujet, fournit à M. Jules Ferry
l'occasion de soutenir un amendement (fui réclamait le retour à la
loi des 7-12 août 1848 sur la composition du jury, et l'abrogation de
la loi du 4 juin IS.'iij^. L'orateur présenta à la Chambre les observa-
tions suivantes:
M. Jules Ferky, — Je ne veux dire que quelques paroles
1res lirè\es sur la situation singulière qui est faite à la Chambre
par latlitude de la Commission et celle du Gouvernement. Je
viens préciser cette situation et je demande à la Chambre si
elle croit logique et convenable d'y rester.
Un point est commun à toutes les opinions dans cette Cham-
bre ; tout le monde s'accorde à reconnaître que la loi actuelle
sur la composition du jury est mauvaise, qu'elle a besoin d'être
réformée, et pourtant, quand on pose la question de savoir qui
la réformera, on aboutit à ce résultat que la loi ne sera réfor-
mée par personne, ni par la Chambre, ni par le Gouvernement :
elle ne sera pas réformée par l'initiative parlementaire, car h'
Gouvernement s'est opposé, hier, par la bouche de l'honorable
ministn; de riustruclion publique, à ce que l'amendement (pic
j'ai signé et ipii est tout à fait semblaJjle à celui de riionoralilf
M. Birotteau, fût renvoyé à la Commission ; elle ne sera pas non
plus réformée par le Gouvernement, du moins dans des condi-
tions acct'ptabb's. car le Gouvernement a déclaré qu'il ne pou-
vait prendre aucun engagement (pumt à l'époque de cette
réformât ion.
Lhonorahle ministre de l'Instruction publique s'est servi de
ce mot, qui par lui-même est vague et élastique, « ultérieure-
1. Ce projet avait pour objet d'attribuer :ui jury la c^onHaissancc des d(nits
<U', presse et des petits d(jlits politiques.
2. M. .Iules l'orry se trouvait, dans C(ilte circonstance, eu parfaite comniu-
nauli'' d'iilées avec l'amendement de MM. Birotteau et Crémieux, qui deman-
dait que la loi de 1848, sur la constitution du jury (loi dont le père était
M. Crémieux), fût également appliquiJe soit pour les délits et les crimes
politiques, soit pour les crimes de droit comnnm.
LA HÉFOHME UU JURY. 279
ment ». et un mouvement très marqué, et des paroles que nous
avons pu recueillir de la bouche de M, le garde des sceaux ont
donné à ce mot, si vague par lui-même, une signification plus
indécise et plus élastique encore. M. le garde des sceaux a dit,
si mes oreilles ne m'ont pas trompé : « Ne prenez pas d'engage-
ment! » Ainsi le cabinet ne veut pas prendre d'engagement
quelconque, quant à la réformalion d'une loi que lui-même
reconnaît mauvaise.
Â.h ! si la raison qu'avait donnée hier M. le ministre de l'Ins-
truction publi(iue pouvait être acceptée, on comprendrait, dans
une certaine mesure, l'ajournement; mais cette raisonne me
paraît pas de nature à entraîner l'esprit de la Chambre.
L'honorable ministre de l'Instruction publique nous a dit hier :
« Il n'y a aucune urgence ; les listes actuelles ont été faites en
vue d'une situation qui n'est pas celle que la loi nouvelle va
créer, et l'on n'accusera pas l'administration d'avoir composé
et ti'ié le jury en vue des sentences à rendre sur les déhts de
presse, puisque, l'année dernière, au mois d'octobre, quand on
s'est occupé de la confection des listes, ces délits n'étaient pas
(h'volus au jury. » Voilà la raison qu'a donnée M. le ministre
(le l'Instruction publique, et pour laquelle il vous propose
d'attendre et d'ajourner indéfiniment les amendements soumis
à la Commission.
Eh bien, M. le ministre de l'Instruction publique est dans
l'erreur, et il suffit de considérer d'un peu plus près le mode de
composition et de triage de la liste du jury pour i-econnaître
qu'il importe infiniment, dès à présent, à la considération du
jury, à son indépendance, à son autorité morale dans le pays,
et par conséquent à l'avenir de cette grande institution, qu'en
même temps qu'une loi déclasse les délits de la presse et les
délits politiques, une autre loi vienne réformer la composition
(lu jury de façon à l'appuyer et à le fortifier. {Très bien ! sur
plusieurs bancs.)
On dit que la composition du jury est actuellement placée en
dehors de ces influences politiques qu'il est nécessaire — on
en convient — d'écarter absolument dès que le jury est saisi
des délits politiques. Je ne veux pas prolonger cette discussion,
dont tout le monde a intérêt à presser la fin, ceux-là surtout qui
attendent la loi nouvelle que nous préparons. Je vais seulement
280 iiiscdi lis i:t opinions.
(■•iioiirci- Irois r.iisuiis (|iii n'onl ln'soin (raiicim (hH^oloppemenl
fl (|iii (•,l|■;ll•lr|■i-^(•lll lit' lii inaiiiri'c la plus ii'irciisahlo le mod*""
(le (■(MiijMisitioii et de Iriaiic acliiel du jury.
Ma pitMuiôre observation est celle-ci. Dans la composition du
jurx, IrlcnitMil rioflif a été absolument ('H'arté par la loi de 1853,
cl il a rlé écarté avec une insistance toute particulière de la
pari du fiouverneTiient. En étudiantles travaux préparatoires et
la discussion de celle loi de 1853, l'on s'aperçoit que, comme
cela (\st |)arf()is arrivé dans le cours des dix-buit dernières
années, la luajoiilé de la ('Jiainlireet l'unaniniilé de la Commis-
sion se molliraient plus libérales que le GouvtM'nement.
La Commission, à runaniiuilé, avait demandé le maintien de
l'élément électif dans la Commission chargée du triage des
jurés, en la personne du conseiller général. C'était bien peu de
chose, c'était fort inolTensif; et pourtant le Conseil d'État fut
inflexible, et, comme il avait le dernier mot, la Chambre en dut
passer pai- la volonté du Conseil d'État. Voilà, dans le texte et
l'histoire de la loi elle-même, le caractère de la législation nou-
velle bien fixé. Plus on y pénètre, et plus ce caractère se pré-
cise. Et ici. j'en appelle à un témoignage irrécusable, celui de
l'honorable M. Langiais, dont le rapport fixa en quelques lignes
l'esprit de la loi nouvelle. « La suppression des Commissions de
1848 n'a trouvé aucun contradicteur dans votre Commission.
Elles fui'ent le produit naturel d'une époque de défiance, où la
liberté semblait s'enricbii- de tout ce qu'on ôtait imprudemment
à l'autoiité. pendant trente ans, la liste de service avait été
l'objel d<' luttes ardentes. La révolution, en l'enlevant au Pou-
voir, suivait sa pente, comme nous suivons la n(Mi"e en la lui
restituant. »
Voix à (jiiKchc. ■ — C'est clair!
M. Jules Ferry. — Vous le voyez, le but principal, la pensée
maîtresse de la loi de 1853, c'est de donner la composition de
la liste de service au Pouvoir, à l'élément politique du pays, et
la pratique, messieui's, la pratique ne fit qu'aggraver ce parti
pris.
De (pielle façon l'élément politique, le Pouvoir, par nn de ses
organes les plus actifs, les plus vigilants, intervenait-il dans la
confection, dnns le triage de la lisle du jury? Pai- les parquets
LA RÉFOHME DU JUUY. 281
principalement, — par les préfets aussi, sans doute, — mais
surtout par les parquets ; et vous allez voir à quel point cette
intervention du ministère public était poussée.
Il y eut, sur le rôle à tenir par les parquets, trois circulaires
du ministre de la Justice : une du 26 août 1853, une autre du
6 septembre 1856, une autre enlln du 26 juin 1837.
La première contient l'indication suivante :
« Les juges de paix devront communiquer au procAireur irnpé-
riafAes listes provisoires pour qu'il les fasse véritier... et s'il
connaît, en outre, des causes morales d'inaptitude, il devra en
avertir le président de la Commission d'administration. »
.... « d'inaptitude. » — Je vous fais renuirquer cet euphé-
misme qui n'a pas besoin de traduction.
Dans celle du 6 septembre 1856, je lis ceci :
« Les procureui's impériaux doivent, en octobre de chaque
année, appeler les Juges de paix et conférer avec eux sur la
meilleure composition de la liste à faire.
« Ils doivent de plus, à la lin de chaque année, signaler au
procureur général « les. juges de paix qui ont failli à leur
mission et ceux qui l'ont dignement remplie ».
Enfin la circulaire du 26 juin 1857 enjoint aux procureurs
impériaux près les cours d'assises « de signaler à leurs collègues
près les tribunaux d'arrondissement, les citoyens qui n'auraient
pas montré l'aptiiude convenable pour continuer à figurer sur
les listes du jury ».
Comment, une pareille inquisition était conciliable avec le
secret du vote, c'est ce que je ne me charge pas d'expliquer.
[Très bien ! à gauche.)
Vous voyez quel esprit préside à la formation de la liste du
jury.
Elle est faite non seulement par des fonctionnaires qui
sont les organes du pouvoir, mais encore par l'organe même
de l'accusation. (Approbation à gauche.)
Je dis qu'à ce double chef cette composition ne peut subsister
un seul instant, car il faut que rien ne porte atteinte au carac-
tère de l'institution ; il faut qu'elle soit respectée de tous et ne
puisse être attaquée par personne. Il faut i|ue ses pre-
mières décisions soient reconnues, acceptées, saluées par tout
le monde.
.>S'j DISCOURS KT Ol'l.MO.NS.
l'oiii- (fia. il iaiil (|iif sa composition soil radicalement chan-
gée. {Oui! oui! Très bien! à gauche.)
Il faut, messieurs, sortir de là; mais comment? La Commis-
sion est saisie de deux amendements qui se confondent. Certes,
elle a eu le temps de les examiner. Elle a longtemps d(Mibéré
sur ce pi'ojet, (jui est déjà ancien, et voici qu'à la dernière
heure, rllr arriva nous disant : Je ne puis pas réformer la
couipobilion du jury.
Pourquoi? Est-ce que h's deux matières ne sont pas connexes?
Il est impossible de voir une connexité plus étroite, et les consi-
dérations que je viens de présentera la Chambre ont précisé-
int'iitpour Inil d'établir que cette connexité n'est pas seulement
dans les mots, qu'elle est dans les choses.
Mais, dit-on, la Commission n'a pas reçu de mission poui-
cela ! Eh bien, cette mission, nous la lui donnerons par le
ri'uvdi des divers amendements.
Voix à (jnif/ir. — Oui ! oui ! c'est cela! Irrs hit-u!
M. Jules Ferry. — Quant à moi, je ne désire pas une autre
C-ommission, je la trouve excellente : elle est libérale, elle a
fait de bien bonnes choses. Je demande qu'elle achève son
<euvre. Je ne sais pas si les hasards d'une nouvelle épreuve
nous donneraient une Commission aussi bien composée, [fiires
approbaiifs à gauche.) Elle est saisie de la question, elle l'a
aboi'dér dans un espi'it libéral. Pourquoi n'irait-elle pas jus-
qu'au bout? Elle le voudrait bien; elle en meurt d'envie. [Nou-
veaux rires.) Mais le Gouvernement lui a fait savoir que cela le
contrariait. Le Gouv(M'nement l'a déclaré à la séance d'hier, et
prubablt'mcnl il aiu'a manifesté le même sentiment dans le sein
dt' la Commission. {Dénégations ati banc des ministi'es.) Enfin,
vous avez déclaré que la Commission se dessaisit.
Maintenant, (jue va faire le Gouvernement? Je ne trouve
'qu'une explication : puisqu'il ne peut s'engager à présenter un
l)i"ojet à bref délai, je pense qu'il médite quelque nouvelle
Commission cxira-pai'lementaire. Ce serait mieux que rien,
mais on pourrait, en vérité, nous économiser celle-là. Nous
avons une Commission parlementaire : qu'elle se saisisse, que
le Gouvernement dise un mot, que la Commission ait un bon
IIKHlVrllIi'Ill.
DISCOURS SUR L'ÉGALITÉ DÉDUCATION. 283
Reprenez votre œuvre, achevez-la; c'est facile, cela peut être
fait immédiatement. Prenez pour base de vos délibérations la
loi de 1848. Je ne vous la donne pas pour une loi parfaite ;
elle a besoin d'^jtre amendée, mais l'enlreprise n'est pas
difficile.
Nous ne vous recommandons pas là une législation dont nous
soyons particulièrement amoureux; elle a fonctionné souvent
d'une façon pénible et douloureuse pour le parti auquel j'appar-
tiens.
De 1848 à 18.j2, la répression du jury a été très dure en
matière politique ; tout le monde ici l'a reconnu : notre préfé-
rence pour la loi de 1848 est donc parfaitement désintéressée.
{C'est vrai! c'est vrai ! à gauche.)
Messieurs, on tournera longtemps autour de cette loi, on
cherchera un procédé meilleur ; on ne trouvera pas mieux que
la loi de 1848 modifiée.
Cest l'approximation du bien qui doit être le dernier terme
de l'ambition du législateur : car le bien parfait, en matière de
législation, n'existe pas sous le 'èolaW. {Vives marques d'appro-
bation à gauche.)
L'amendement fut rejeté par 139 voix contre 83, sur 222 votants.
Discours sur l'égalité d'éducation.
Par une sorte de pressentiment qu'on ol)serve souvent cliez les
liomnies doués d'une volonté vigoureuse, M. Jules Ferrv avait, dès
son entrée à la Ctiambre, donné à sa vie politique un objectif que la
destinée lui a permis d'atteindre. Dès le 10 avril 1870, dans une
conférence populaire, faite à la salle Molière, au profit de la Société
pour l'instruction élémentaire, le futur oi'ganisateur de l'enseigne-
ment du peuple, le futur grand-maître de l'Université, disait :
«Quant à moi, lorsqu'il m'écliut ce suprême honneur de représenter
une section de la population parisienne dans la Chambre des
députés, je me suis faitun serment : entre toutes les questions, entre
toutes les nécessités du tenqis, entre tous les problèmes, j'en choi-
sirai un auquel je consacrerai tout ce que j'ai d'intelligence, tout ce
que j'ai d'âme, de cœur, de puissance physique et morale: c'est le
prolDlème de l'éducation du peuple. » [Nous croyons intéressant de
reproduire cette conférence, dans laquelle M. Jules Ferry a tracé,
pour ainsi dire, les grandes lignes du proo-rnmmo dont il a si ferme-
281 DISCOlUS KT OPINIONS.
,11,'nl cl ^i v.iiil.iiniiiriil |Miiiisiii\ i l';i]i|ilir;ili(iii ;iu iiiiiiisirre de
^lll■^ll iKlinii |iiiMiiiiif :
Mesdames et Messieurs,
L'acrnoil bienveillant que vous nous faites m'enjïage à com-
mencer par un aveu ; je ne veux pas vous prendre en traître, —
car cette Conférence n'est qu'une conversation où vous apportez,
vous, votre bienveillante attention, et moi quebpies études,
ipielques recbcrclies, et rien de plus, novice que je suis dans ce
lii'I ail de la conférence, dont vous avez ici (se tournant vers
M. Jules Simon) un des premiers maîtres. [Nombreux applau-
dissements).
L"aveu que j'ai à vous faire, c'est que je vais vous parler
d'abord pbilosopbie. Il faut (b:; la pbilosopbie en toute cbose;
il t-n faut surtout dans le sujet qui nous occupe.
J'ai moi-même clioisi ce sujet; je l'ai défini : de l'égalité
d'éducation, et je suis sûr que, parmi les personnes qui me
l'ont l'bonneui' de m'entendi'e, il en est un grand nombre qui,
à l'aspect de ce titre un peu généi'al, un peu mystérieux, se
sont dit : quelle est cette utopie? Or, ma prétention est de vous
montrer que l'égalité d'éducation n'est pas une utopie; que c'est
un principe; qu'en droit, elle est incontestable et qu'en pratique,
dans les limites que je dii-ai, et en vertu d'une expéi'ience déci-
sive que j'ai pi'inci|)alemenl pour but de vous faire connaître,
celte utopie apparente est dans l'ordre des clioses possibles.
Qu'est-ce d'aljord que l'égalité ? est-ce un mot retentissant ?
une formule vide de sens? n'est-ce qu'un mauvais sentiment?
n'est-ce (|u'une cbimère?
L'égalité, messieurs, c'est la loi même du progrès liumain !
c'est plus (prune tbéorie : c'est un fait social, c'est l'essence
même et la légitimité de la société à hupudle nous appartenons.
En effet, la société moderne, aussi lùen que la société ancienne,
est la démonstration vivante et (piotidienne de cette vérité, qui
devient de nos jours de plus en plus visible : à savoir (|ue la
société liuinaine n'a qu'un but, qu'une loi de développement,
qu'une lin dernière : atténuer de plus en plus, à travers les
âges, les inégalités primitives données par la nature. [Applau-
dissements).
En voici dr-iix cxemplps : Ouclle est la pi l'uiièrc. la plus abu-
DISCUUUS SLIl LÉGALITÉ D'EDUCATION. 28.")
sive, la plus antique el la plus brutale des inéjialités naturelles ?
c'est évidemment celle de la force musculaire. C'est sous la
force brutale que l'humanité a gémi pendant de longs siècles.
Dans les sociétés primitives, qu'est-ce qui règne? la force bru-
tale, la force musculaire, la force individuelle. Aussi, les sociétés
primitives sont-elles celles où l'inégalité est la plus accablante,
la plus outrageante pour l'humanité.
Dans ces temps primitifs, l'idéal de l'humanité, ce sont les
héros dont les poètes anciens nous ont conté les hauts faits :
les Hercule, les Thésée. Que sont en somme ces héros, ces
demi-dieux ? Permettez-moi l'expression : ce sont des gendarmes
[rires], ce sont de redoutables, d'excellents gendarmes qui
parcouraient le monde, comme dit un de nos grands poètes :
du Nord au Midi, sur la Création,
Hercule promenait l'éternelle Justice
Sous son manteau sanglant, taillé dans un lion.
Telle est la société antique; elle estime par-dessus tout la
force musculaire, la force individuelle, et pour l'idéaliser, elle
l'imagine consacrée au rétablissement de l'ordre général. Mais
voyez la différence avec les temps modernes : aujourd'hui que
la force publique est à la disposition de tout le monde (rires),
la sécurité sociale est devenue le bien de tous, et si Hercule, le
grand gendarme idéal d'autrefois, s'avisait de vouloir faire la
police dans nos cités, s'il voulait seulement chasser les mons-
tres, sans s'être muni préalablement d'un port d'armes, le
moindre petit commissaire de police lui mettrait aussitôt la
main sur l'épaule et, sans difficulté, le conduirait au poste.
[Rires.)
Voilà un premier pas ; celui-ci est tout à fait acquis, dans
cette progression décroissante des inégalités naturelles, qui
est, à mes yeux, le fondement même et la légitimation de la
société. L'humanité a fait cette conquête; l'avantage de la force
musculaire est annulé, ou à peu près. Mais n'est-il pas vrai
aussi que la société moderne, qui a extirpé cette inégahté-là,
en a conservé une autre, plus redoutable peut-être, celle qui
résulte de la richesse? Cela est vrai, messieurs. Seulement,
considérez dès à présent combien cette inégalité, (jui résulte
de la richesse, s'est déjà atténuée, affaiblie, modérée par le
•-'«r. niMiuiiis i:t uI'J.mo.ns.
in-o.ixro.s (1rs Iriniis. 11 ji'y a pas bien longtemps encore que,
ilans ce pays de France, la richesse conférait des droits excep-
tionnels. La jiossession de la terre, au siècle dernier, n'avait
pas cessé d'èti-e la source du pouvoir social, du droit public ;
'■.•ii.iines proi»riétcs conféraient certains droits, et le premier de
Iniis. le (Ii-oit de rendre la justice, comme à l'heure présente,
• lans cette libre et grande Angleterre, la fonction de juge de
paix reste encore le monopole exclusif des propriétaires du sol :
ainsi, chez nous, au siècle dernier, et surtout deux ou trois
siècles avant, la possession de la terre conférait les droits de
haute et basse justice.
Cet état de choses a disparu ; la Révolution a passé sur ces
outrages à la conscience humaine ; mais, un peu plus tard, et
plusieurs de ceux qui sont ici peuvent s'en souvenir, — ' la
possession de la terre, la jouissance d'un certain capital entraî-
nait encore un privilège: le droit de voter, le droit de contribuer
;ï la formation des pouvoirs publics ; cela subsistait encore, il y
a vingt ans ; ces temps sont loin, heureusement ! [Applaudis-
sements).
Il n'y a pas jusqu'au droit de travailler, le plus essentiel de
tous les droits, qui ne fût aussi, il y a quatre-vingts ans, en
quelque manière, un privilège de la naissance; les métiers
étaient organisés en corporations ; les corporations se recru-
laient dans des conditions déterminées; les lîls de maîtres
avaient un droit personnel d'antériorité, de préférence, sur
ceux qui avaient <mi lo malheur de naître en dehors des cadres
de la corporation ; la Révolution arriva et balaya cette iniquité,
ce privilège de la naissance, comme elle avait fait disparaître
les autres privilèges et les autres iniquités.
En somme, voilà les deux grandes conquêtes de ce siècle :
la lib.Tlé du travail et le suffrage universel ; désormais, ni le
droit de travailler, ni le droit de voter, c'est-à-dire He contri-
buer à la formation des pouvoirs publics, ne sont plus attachés
au hasard delà naissance : ils sont le patrimoine de tout homme
venant en ce monde. ( Vifs applaudtssemenis.)
Cela étant, notre siècle peut se dire à lui-même qu'il est un
grand siècle. J'entends souvent parler de la décadence du temps
presf.nt; je vous l'avoue, messieurs, je suis rebattu de ces jéré-
miades, et j ai d'ailleurs remarqué depuis longtemps que cette
DISCOURS SUR L'ÉGALITÉ D'ÉDUCATIOIV. 287
plainte est. celle de gens qui résistent, sans peut-être s'en rendre
compte, au courant de la civilisation moderne, et qui ne
peuvent se résoudre ù prendre leur parti de l'ère démocratique
où nous sommes entrés. {Applaudissements .)
IN on! nous ne sommes pas une société en décadence, parce
(jue nous sommes une société démocratique ; nous avons fait
ces deux grandes choses : nous avons affranchi le droit de vote et
le droit au travail; c'en est assez, et nous pouvons hien. une
fois par hasard, nous qui nous laissons aller, comme tout le
monde, à médire du temps présent, nous abandonner à un élan
d'estime pour nous-mêmes, et dire : Oui ! nous sommes un
grand siècle. [Applaudissements nombreux.)
Mais nous sommes un grand siècle à de certaines conditions :
nous sommes un grand siècle à la condition de bien connaître
(luelle est l'ceuvre, quelle est la mission, quel est le devoir de
notre siècle. Le siècle dernier et le commencement de celui-ci
ont anéanti les privilèges de la propi'iété, les privilèges et la
distinction des classes; l'œuvre de notre temps n'est pas assu-
rément plus difficile. A coup sûr, elle nécessitera de moindres
orages, elle exigera de moins douloureux sacrifices ; c'est une
œuvre pacifique, c'est une icuvre généreuse, et je la définis
ainsi : faire disparaître la dernière, la plus redoutable des
inégalités qui viennent de la naissance, l'inégalité d'éducation.
C'est le problème du siècle et nous devons nous y l'attacher.
Et, quant à moi, lorsqu'il m'échut ce suprême honneur de
représenter une portion de la population parisienne dans la
Chambre des députés, je me suis fait un serment : entre toutes
les nécessités du temps présent, entre tous les problèmes, j'en
choisirai un auquel je consacrerai tout ce que j'ai dmteliigeuce,
tout ce que j'ai d'âme, de cœur, de puissance physique et
morale, c'est le problème de l'éducation du peuple. ( Vifs applau-
dissements.)
L'inégalité d'éducation est, en effet, un des résultats les
plus criants et les plus fâcheux, au point de vue social, du
hasard de la naissance. Avec l'inégalité d'éducation, je vous
défie d'avoir jamais l'égalité des droits, non l'égalité théorique,
mais l'égalité réelle, et l'égalité des droits est pourtant le fond
même et l'essence de la démocratie.
Faisons une hypothèse et prenons la situation dans un de ses
.jKM ItlSCdl lis i:i' Ul'l-MONS.
Icnncs exti-i^nit's : siipi)Osons que celui qui iiaiL pauvre naisse
nécessairomiMil el falalement ignorant ; je sais bien que c'est là
une hypollièse, et (|ue l'instinct liumanilaire et les institutions
sociales, nu^ne celles du passé, ont toujours emi)èclié cette
extrémité de se prodiiiiv : il y a toujours eu dans tous les temps,
— il faut le dire à Thonueurde riiumanité,— il y a toujours eu
(nifli|nes movens d'enseiguenient jjIusou moins organisés, pour
iTliii (|ni riail né pauvre, sans ressources, sans capital. Mais,
piusipif nous sommes dans la philosophie de la question, nous
[loiivons suiiposer un état de choses où la fatalité de l'ignorance
s'ajouterait nécessairement à la fatalité de la pauvreté, et telle
serait, en effet, la conséquence logique, inévitahle d'une situa-
tion dans laquelle la science serait le privilège exclusif de la
fortune. Or, savez-vous, messieurs, comment s'appelle, dans
l'histoire de l'humanité, cette situation extrême? c'est le régime
des castes. Le régime des castes faisait de la science l'apanage
exclusif de certaines classes. Et si la société moderne n'avisait
pas à séparer l'éducation, la science, de la fortune, c'est-à-dire
du hasard de la naissance, elle retournerait tout simplement au
régime des castes.
A un autre point de vue, l'inégalité d'éducation est le plus
grand obstacle que puisse rencontrer la création de mœurs
vraiment démocratiques. Cette création s'opère sous nos yeux;
c'est déjà l'œuvn^ d'aujourd'hui, ce sera surtout l'œuvre de
demain ; elle consiste essentiellement à remplacer les relations
d'inférieur à supérieur sur lesquelles le monde a vécu pendant
tant de siècles, par des rap^torls d'égalité. Ici, je m'explique el
je sollicite toute l'attention de mon bienveillant auditoire. Je ne
viens pas prêcher je ne sais quel nivellement absolu des condi-
tions social(!s qui supprimerait dans la société les rapports de
commandement et d'obéissance. Non, je ne les supprime pas :
je les modilie. Les sociétés anciennes admettaient que l'huma-
nité fût divisée en deux classes : ceux qui commandent et ceux
(pii obéissent ; tandis que la notion du commandement et de
l'obéissance qui convient à une société démocratique comme la
nôtre, est celle-ci : il y a toujours, sans doute, des hommes qui
commandent, d'autres hommes qui obéissent, mais le comman-
dement et l'obéissance sont alternatifs, et c'est à chacun à son
tour de commandei" et d'obéir. {Applaudissenienfs .)
r)IS(:OUI«S SIH légalité DÉLIUCATIO.N. 289
Voilà la grande distinction entre les soriétés démocratiques
et celles qui ne le sont pas. Ce que j'appelle le commandement
démocratique ne consiste donc plus dans la distinction de
linférieur et du supérieur; il n'y a plus ni inférieuc ni supé-
rieur; il y a deux hommes égaux qui contractent ensemble, et
alors, dans le maître et dans le serviteur, vous n'apercevez plus
que deux contractants ayant chacun leurs droits précis, limités
et prévus; chacun leurs devoirs, et, par conséquent, chacun leur
dignité. {Applaudissemenls répétés.)
Voilà ce que doit être un jour la société moderne; mais, —
et c'est ainsi que je reviens à mon sujet, — pour que ces mœurs
égales dont nous apercevons l'aurore, s'établissent, pour que la
réforme démocratique se propage dans le monde, quelle est la
première condition? C'est ([u'une certaine éducation soit donnée
à celui qu'on appelait autrefois un inférieur, à celui qu'on
appelle encore un ouvrier, de façon à lui inspirer ou à lui
rendre le sentiment de sa dignité; et, puisque c'est un contrat
qui règle les positions respectives, il faut au moins qu'il puisse
être compris des deux parties. [Nombreux applaudissements.)
Enlin, dans une société qui s'est donné pour tâche de fonder
la liberté, il y a une grande nécessité de supprimer les distinc-
tions de classes. Je vous le demande, de bonne foi, à vous tous
qui êtes ici et qui avez reçu des degrés d'éducation divers, je
vous demande si, en i-éalité, dans la société actuelle, il n'y a
plus de distinction de classes? Je dis qu'il en existe encore; il
y en a une qui est fondamentale, et d'autant plus difficile à
déraciner que c'est la distinction entre ceux qui ont i-ecu l'édu-
cation et ceux qui ne l'ont point reçue. Or, messieurs, je vous
détie de faire jamais de ces deux classes une nation égalitaire,
une nation animée de cet esprit d'ensemble et de cette confra-
ternité d'idées qui font la force des vraies démocraties, si, entre
ces deux classes, il n'y a pas eu le premier rapprochement,
la première fusion qui résulte du mélange des riches et des
pauvres sur les bancs de quehjue école. [Applaudissements ]
L'antiquité l'avait compris et les républiques antiques posaient
en principe que, pour les enfants des pauvres etpour les enfants
des riches, il ne devait y avoir qu'un même mode d'éducation.
La société antique, excessive en toutes choses et facilement
oppressive, parce qu'elle se confinait en généi-al dans les murs
19
ailO IHSCdl ItS KT ill'I.MONS.
(liiiir l'inulr ciir. lie crai.uiiait pas d'arracher l'enfanl ;i la
laiiiillr ol tlo !•' livrer tout onlicr, corps et âmo. à la iv|mi-
1 il il I ne. [Appliiitdissenients.)
Quand lo clirislianisme vint remplacer la civilisation antique,
une conception du même genre se rencontra chez les hommes
supérieurs qui eurent, pendant une longue série de siècles, la
direction de la société chrétienne. Je suis de ceux, messieurs,
qui ont pour le christianisme une admiration historique {rires)
très grande et ti'ès sincère ; je trouve qu'il s'est fait là, pendant
dix-huit siècles, un travail d'hommes et de cerveaux humains
qui est à confondrt^, d'admiration, quand aujourd'hui on l'étudié
diin iit'ii liant et qu'on l'analyse (hins son ensemhle. Ah !
(■■élalenl des hommes puissants par la pensée; ce n'étaient pas
seulement des prêtres, c'étaient des hommes d'État, ces organi-
sateurs de la société clirélienne et catholique (jui ont fondé tant
de choses (pie nous avons tant de iieine à transformer. Eh hien,
on ix'trouve chez mix h' principe dont nous parlons; on recon-
naît facilement, on peut toucher du doigt, dans la société catho-
lique, dans la société du moyen Age, le principe de l'égalité
d'éducation.
De même que la république antique arrachait les enfants à
leurs familles en disant : l'enfant appartient à la république;
i\v même, le christianisme, arrivant dans des temps ditïérents
pour établir, par-dessus les divisions politiques et les diderences
de nationalités, une sorte de répubhque chrétienne, le christia-
nisme disait : l'enfant appartient à l'Église, et alors il institua
pour l'enfant, non seulement pour l'enfant riche, — je le dis à
son bonneur, — mais tout autant pour l'enfant pauvre, un
mode d'éducation dont le pi'incipe caractéristique était rigou-
reusement égalitaire. Au premier degré, on apprenait le caté-
chisme (rires yiotnbrenx) ; au second degré, on aiqirenait la
langue sacrée, le latin, et puis, (piand on avait a[»pris ces
deux choses, ou savait tout ce ((u'il importait de savoir dans la
société chrétienne {ajiplantUssemenls el rires^ : on était un cbré-
lien accompli, un savaid, un clerc, on avait toute la science
chrétienne.
Cet enseignement subsista iiendant des sièides, puis il dégé-
néra, el. comme toiUes choses, se décomposa. Ceux qui ont lu
Rabelais peuvent se rappeler le premier chapitre de cette œuvre
DISCOLHS SUH L'KGALITÉ D'ÉDUCATIO.N. 291
immortelle ; ils y veri'ont, sous le titre de réducalion de Gar-
gantua, la plus comique parodie du système, avec le catalogue
<les livres vermoulus, des rudiments invraisemblables, des
méthodes absurdes et grotesques qui formaient le fond de cette
vieille pédagogie du moyen âge qui comptait Gargantua parmi
ses plus beaux produits. {Rires.)
Après Rabelais, qui s'égayait sur ce sujet comme sur les
autres, la critique austère se mit de la partie : entre autres,
Milton, l'auteur du Paradis perdu, qui, comme vous le savez, a
écrit sur toutes choses, sur la philosophie et sur la rehgion, car
ce n'était pas seulement un poète, c'était un polémiste, un jour-
naliste des plus passionnés et des plus féconds de son temps.
Mil ton reprit avec chaleur la thèse que Rabelais avait esquissée ;
il s'éleva avec éloquence contre ce système qui consiste, disait-
il, à faire ratisser du latin aux jeunes générations pendant sept
à huit ans, tandis qu'en un an ou deux on pourrait en voir la lin.
C'est qu'aussi, messieurs, à celte époque, le mouvement
scientilique moderne faisait dans le monde sa première appa-
rition ; et voilà ce qui donnait le coup mortel à l'éducation
commune, arriérée et routinière de l'école chrétienne. D'une
nouvelle direction de la pensée humaine, un nouveau système
d'éducation devait sortir. Ce système se développa, se précisa
avec le temps, et un joui- il trouva son prophète, son apôtre,
son maître dans la personne d'un des plus grands philosophes
dont le dix-huitième siècle et rimmanité puissent s'honorer,
dans un homme qui a ajouté à une conviction philosophique,
aune valeur intellectuelle incomparable, une conviction républi-
caine, poussée jusqu'au martyre; je veux parler de Condorcet.
[Applaudissements.) C'est Condoi'cet qui, le premier, a formulé,
avec une grande précision de théorie et de détails, le système
d'éducation qui convient à la société moderne.
J'avoue que je suis resté confondu quand, cherchant à vous
apporter ici autre cliose que mes propres pensées, j'ai rencontré
dans Condorcet ce plan magnifique et trop peu connu d'éduca-
tion républicaine. Je vais tâcher de vous en décrire les traits
principaux : c'est bien, à mon avis, le système d'éducation
normal, logique, nécessaire, celui autour duquel nous tourne-
rons peut-être longtemps encore, et que nous tinirons, un jour
ou l'autre, par nous approprier.
29-2 DISCOURS KT (H'IMuNS.
Condorct.'l , dabord. fondait l'enseignement sur une base
scitMililifiiie. A ce moment, le vieil enseignement littéraire de
l'Hudisf avait encore de brillantes apparences; les collèges des
jésuites formaient des élèves incompaiables pour les vers latins
et pour les exercices de mémoire; celte tradition, du reste, ne
s'est pas interrompue: j'ai connu un jeune homme qui avait été
élevé chez les jésuites et qui en avait i-appoi'té un grand pi-o(it :
il pouvait, en sortant de leur collège, léciler YJlinde tout
entière, les rfoî<ze chants, en commençant parle dernier vers.
[Rives.)
Condorcet exécute, en quelques mots, ce système classi(]Ut'
qui n'est bon, dit-il. qu'à former des dialecticiens et des pré-
dicateurs : il veut que désormais on forme des hommes et des
citoyens.
Ce vieux système, messieurs, prenons-y garde, n'est pas si
mort qu'on })Ouirait le croire : nous y avons tous passé, jeparh;
pour moi au moins ; sans remonter bien haut, il y a une ving-
taine d'années, l'enseignement de l'Université française ressem-
blait singulièrement à celui des jésuites, et il semblait qu'on ne
se proposât d'autre but dans les collèges que de former des
gens capables d'exprimer leurs idées... et pour tout dire d'un
mot, rien que deux espèces d'hommes : (h^s journalistes et des
avocats.
Je suis avocat, journaliste, et par conséquent je dois de
grands égards à ces deux professions; seulement, je conviens,
entre nous, que si l'humanité ne se composait que de journa-
listes et d'avocats, elle ferait une assez triste humanité. [Applau-
dissements.)
Non, ce (pi'il faut former, ce ne sont pas des virtuoses assem-
blant des piii'ases avec art; ce sont des hommes et des citoyens!
Ciette idée domine tout le plan de Condorcet. C'est pourquoi il
donne à l'enseignement général une base scientilîque ; il enten-
dait par là lion pas seulement les sciences matlu''maliques et
naturelles, mais les sciences morales. Dans les i)ages consacrées
à l'enseignement primaire, il est vraiment exquis de. voir ce
grand esprit se faisant petit pour les petits, expli(]uant que la
lecture et l'écriture ne doivent éli-e que les instruments de la
première éducation morale, détaillant avec précision, avec
lemlresse, peut-on dire, la façon de confectionner le petit
DISCOUHS SUR L'ÉGALITÉ D'EDUCATION. 293
livre qui sera mis sous les yeux de ces petits enfants, les his-
toires que l'on y placera, les commentaires dont on doit les
orner. Pour lui, la science morale doit se trouver au bas de
l'échelle comme au sommet.
Ayant établi cette base. Condorcet y superposait trois étages:
un enseignement primaire, un enseignement secondaire et un
enseignement scientifique ou supérieur.
Dans sa pensée, ces trois degrés d'institution devaient être
gratuits et communs à tous; c'est là le côté grandiose de la
conception; ces trois degrés, qui s'étendent de 6 à 18 ans,
comprennent d'abord l'enseignement primaire, qui va de 6 à 10
ans et qui se compose de la lecture, de l'écriture, de la morale,
qui prend l'enfant dés le jeune âge, et qui a surtout pour but de
lui révéler la grande famille à laquelle il appartient et qui
s'appelle la patrie ; après lamorale, le calcul, qui doit être poussé
très loin, parce qu'il est nécessaire à tout le monde; enfin, l'his-
toire naturelle la plus élémentaire, enseignée à l'enfance d'une
façon toute particulière, analogue à la méthode actuelle des
écoles primaires de l'Amérique du Nord.
J'entends par là un interrogatoire que le maître fait porter
sur les choses, sur leur nature, sur leur provenance, sur les
objets familiers, de manière à faire entrer dans l'esprit de
l'enfant des notions exactes sur la composition et sur les usages
des choses qui l'entourent.
Au second degré d'enseignement, — il y a là une conception
profonde de la part de Condorcet, — le cours se divisait en deux
parties, et cette division en deux parties avait cet avantage de
résoudre un problème qui a préoccupé beaucoup d'esprits en
ce temps-ci, qui les préoccupe encore, et qui va revenir, un
jour ou l'autre, devant l'assemblée du pays : le problème de
l'organisation de l'enseignement professionnel. Je crois qu'on
n'a jamais touché de plus près la solution que Condorcet. Il
établissait une instruction générale où l'on appi'enait tout ce
qu'il faut savoir de toutes les sciences, sans entrer dans le
détail professionnel, et, à côté, des cours spéciaux entre les-
quels l'élève pouvait choisir, qui fournissaient à chacun le
moyen d'approfondir, au point de vue des professions diverses,
les connaissances esquissées dans la section d'instruction
générale.
294 DISCOURS ET OPINIONS.
Voilà co <nn' je voulais dii'c ilii système de (-oiidorcet, et ce
vaste enseicnemeiit, coniiium à Ions les citoyens, qui prenait
l'enfant à Tà.w de G ans et qui le menait jusqu'à 18: ce vaste
ensei.unement devait ôtre gkatuit, et le philosophe expliquait,
par des raisons sur lesquelles je n'ai pas à revenir, coDiment
cette fii-atuilè était le seul système en harmonie avec une société
démocratique. [Applaudissements.)
Le plan de Condorcet, ce qu'on a appelé l'utopie de
Condorcet, survécut à son auteur. Il inspira toutes les discus-
sions sur l'enseignement qui suiviient: la Révolution a vécu
là-dessus pendant longtemps.
A la Convention, Condorcet étant moil. de cette moi't suhlime
que vous savez, après avoir écrit ce magnifique tableau des
Progrès de fesprit humain, qui est un des titres les plus glorieux
de la pensée humaine, au dix-huitième siècle, son plan d'éduca-
tion fut l'objet des plus vives attaques; on ne craignit pas de lui
opposer un système trouvé dans les papiers de Lepelletier de
Saint-Fargeau, ce conventionnel qui fut, comme vous le savez,
assassiné dans un café par le garde du corps Paris. Ce système
était très long, très ditTus, d'ailleurs tout à fait digne d'une
république antique, une l'éverie spartiate : le fond, c'était que
reidnnl devait être enlevé à sa famille et appartenir à la Répu-
ljli(|ue. Robespierre qui prétendait, uniquement parce qu'il n'en
était pas l'auteur, que le plan de Condorcet n'avait aucune
valeur, défendit, assez faiblement d'ailleurs, les conceptions de
Lepelletier. Mais la Convention, (pii était une assemblée d'un
grand bon sens, les rejeta avec ensemble. Duhem, qui était
montagnard, et non des moins farouches, s'écria : « Nous ne
voulons i>as de la répulilique de Sparte, car Sparte n'était qu'un
couvent « (il avait laison), et Grégoire dit : « Ce n'est pas par
là que nous réformerons l'éducation ; l'enfant appartient à la
famille, laissons-le lui, mais instituons un système nouveau
d'éducation, lieconstituons la nature humaine, en lui donnant
une nouvelle trempe l 11 faut (jue l'éducation publique s'empare
de la génération qui naît 1 »
Donner une nouvelle trempe à l'humanité : tout le dix-hui-
tième siècle est dans ces paroles : elles le peignent tout entier :
philosophes et législateurs. Le dix-huitième siècle n'avait rêvé
rien de moins (]ue de régénérer riiuiuaiiité tout entière, et là.
DISCUUHS sua L'ÉGALITK l» ÉniCATION. 295
messieurs, seront sa gloire et son honneur éternels. {Applaudis-
sements chaleureux.)
Malheureusement, messieurs, il manquait à ces grandes
pensées le nécessaire, l'indispensable des grandes œuvres,
l'argent! La Convention n'était pas riche; il n'a jamais été
donné, à un grand pays, de mener de front ces deux choses :
la guerre et l'éducation du ^^M'^Xe.. [Applaudissements.) l\ ïaMi
choisir, et hi Convention n'était pas libre dans son choix ; elle
a sauvé la itatrie, mais elle ne pouvait pas sauver l'éducation.
On voit dans l'histoire de ce temps, si bien racontée par notre
illustre maître, M. Carnot, que le Comité d'instruction publique
de la Convention faisait des prodiges d'activité, qu'il rivalisait,
à cet égard, avec le Comité de salut public, mais il n'en était
pas moins le plus à court; l'argent manquait et on aboutit dans
les derniers jours de la Convention, alors que l'enthousiasme
républicain sortait un peu éteint de tant d'orages, à un projet
tout à fait modeste qui ne comprenait que l'instruction primaire
et qui avait le grand tort de ne pas la rendre obligatoire. Puis,
les événements suivirent leur cours ; l'esprit public s'affaissa ;
l'horizon devint de plus en plus sombre et plus sanglant ;
l'Empire arriva: ce fut la nuit... (To?inerre d'applaudissements),
et, en fait d'instruction publique, le premier Empire ne nous
donna que deux choses : l'école du peloton et l'école des frères
ignorantins. [Nombreux applaudissement s.)
Oui, messieurs, on trouve, une fois, dans les budgets du
premier Empire, une subvention magnitlque, digne de ce grand
gouvernement, une subvention de 4 634 fr. pour les frères
ignorantins ! Et c'est tout ce que lit l'Empire pour l'instruction
du peuple!
Depuis, vous savez quels efforts ont été faits, et combien les
résultats laissent à désirer, malgré tant d'apôtres de l'enseigne-
ment populaire qui se sont rencontrés dans ce grand pays de
France, et qui n'ont certes, comme celui qui nous préside à
celte heure, marchandé à cette sainte cause ni le courage, ni
l'éloquence. [Bravo! Bravo !)
Nous n'avons pas renoncé aux traditions de Condorcet; nous
cherchons à les réaliser sans y parvenir; mais voici un phéno-
mène admirable, et c'est surtout pour vous le décrire que je suis
venu à celte tribune. Cette tradition qui sortait des entrailles,
296 iiisciii US KT o^l^"lo^s.
(If l'iv-iuii ti (lu .i;(''iii(' fiMiirais; celle tradition, qui (''lail
rd'inic |(i<)|ii-(' cl glori(?usi:' du di\-liuitième siècle, eii birii.
(ii'i llciiiil-t'lit'. où rayoïine-l-elle à colle lieure, de façon à nous
rlil(»ulr et à nous confondre ? Par delà les mers, dans la lihrt' cl
r(''|iidtlicaine Amérique.
H se passe là une chose curieuse, admirable, el qui, comme
Français, me ravil : il > a là un système d'éducation qui est la
l'éalisalion, mot puur mot, du plan de notre grand Condorcet.
Tout s'y retrouve, non pas sous la forme de ces plans qui Iiono-
rcnl les assemblées ijui les émettent, alors même qu'elles ne
peuvent pas les réaliser, mais dans la vérité, dans la réalité,
dans la pratique des choses. Tout s'y retrouve : d'abord rensei-
gnement à base scienlilique, puis l'enseignement gradué comme
le voulait Condorcet, et (jui dure le même nombie d'années,
(jui prend l'enfant à six ans, et (\m ne le laisse qu'à quinze
ans.
Cet enseignement américain se divise en trois degrés, de
quatre ans chacun. Par suite, il y a, en Amérique, trois sortes
d'écoles publiques. Toutes les écoles dont je vais parler sont
[lubliques, subventionnées non par l'Etat : — en Améri(iue,
l'État est un pauvre (n'res) ; — c'est la commune qui est riche,
et c'est elle qui paye, en grande partie, toutes ces écoles
ouvertes à tous.
Les trois degrés s'appellent : l'enseignement primaire,
l'en.seignement de grammaire {grammar scliool),Q{\e, haut ensei-
gnement {high school). C'est exactement l'idée de Condorcet.
Ces trois espèces d'écoles sont également répandues sur
tout le territoire, et l'Amérique fait preuve en cela d'une sin-
gulière puissance. La loi impose à toute commune [township,
petit district), d'avoir non seulement une école primaire, —
cela c'est lion poui" la France, mais comme il convient à cette
grande Améri(iiie, où tout se taille dans le grand, chaque com-
niime est obligée d'avoir une haute école. Cela vous étonne,
messieurs; moi aussi, j'ai été surpris, et j'ai cru, en vérité, lire
quelque beau roman social, ou quelque conte- de fée. Eh bien,
non ; cette découverte a été faite, elle est authentique, officielle,
el elle est consignée dans le i)lus oflicicl de tous les docu-
uifuls : un rapport fait au niinisti-e de l'Instruction publique
par un honorable inspecteur de l'Université, professeur à la
DISCOLUS SUR LÉGALITÉ I» ÉDUCATION. 297
Faculté (les lettres, M. Hippeau, que M. Duruy avait envoyé en
Amérique en mission spéciale. Cet homme excellent, mais, en sa
(jualité d'universitaire français, ayant bien, comme vous pen-
sez, quehiut's pi'éju.ués, pouvait ju.uei* l'Amérique en complète
impartialité. Il en convient, il ne se doutait pas de ce qu'il
allait rencontrer; mais aussi comme il a bien vu, comme il a
liien dit, et comme il ne marchande pas les éloges aux choses
qu'il a vues ! C'est un guide sur lequel on peut se reposer. C'est
lui qui nous explique ce grand phénomène de la gratuité de
l'enseignement, en Amérique, non seulement pour l'enseigne-
ment primaire, non seulement pour l'enseignement secondaire,
non seulement pour l'enseignement que nous appelons supé-
rieur dans notre langue à nous, non seulement pour l'ensei-
gnement spécial et professionnel, mais pour une partie du haut
enseignement humanitaire. En elTet, il y a en Amérique, dans
toutes les cités qui comptent cinq cents familles, une école dans
laquelle on apprend, en premier lieu, toutes les sciences posi-
tives qui font l'objet de nos trois degrés d'enseignement fran-
çais, où l'on apprend, en second lieu, du latin et du grec tout
ce qu'il importe d'en savoir ; on n'apprend pas à faire les vers
latins, maison apprend à hre les auteurs latins qui ne sont pas
trop difliciles. Voilà ce qui est enseigné gratis à sept militons
d'enfants, tandis qu'en France nous comptons oOOOOU enfants
qui fréquentent les écoles primaires. L'Amérique a ilJdUOO
écoles publiques et gratuites; l'Amérique a un budget de l'ins-
truction publique, qui n'est pas le budget de la République
américaine, mais qui est le budget des différents États, et sur-
tout le budget des communes, et la somme totale est, savez-
vous de combien? C'est admirablement effrayant : la libre
Amérique dépense tous les ans 450 millions pour les écoles
publiques, et, moyennant ces 430 millions, on ouvre généreu-
sement toutes les grandes sources du savoir humain à sept
millions d'enfants, et l'on donne à ces sept millions d'enfants
de toutes les classes une instruction qui n'est reçue que par le
petit nombre des enfants de la bourgeoisie de France. [Applau-
dissements.)
Et ce n'est pas tout, messieurs : il n'y a pas seulement l'ins-
truction gratuite, commune et pubhque; il existe, côte à côte
des pensions payantes ; il y a de grands collèges, des académies,
2i)S DlSC.OritS KT (H'I.MONS.
lies iiiiivfisitcs. (lo< fondations parliculières, à nous faiie
i-cnlrt'i- sous ItTiv d'iunnilialion.
Coinmciil sul)vienl-on à de si grandes dépenses? Voici le
secret de ce budget. D'abord, dans tous les États nouveaux, le
Congrès a décidé, il y a environ vingt ans, que le trente-sixième
de la sui-face de cliaque commune appartiendrait à l'école.
Dans ce pays où la terre abonde, et où elle se divise géomélri-
(piement,cba(]ue commune formant un carré, comprend environ
six milles de superficie, soit deux de nos lieues carrées; chaque
carré communal est divisé en trente-six parties égales et l'une
de ces parties appartient à l'école. Voilà la première source.
Seconde source : Il y a une quinzaine d'années, le budget de
la lépuitlique fédérale se trouva possesseur d'un excédent de
loi) millions. Voila de ces choses qui ne se rencontrent qu'en
Amérique [applaudissements), ha république améiicaine fut forl
('ud)arrassée, vous le comi)renez : loO millions de trop, dont on
ne sait que faire ; elle nhésila pas, elle les restitua aux Étals,
eu les iirianL seulement de les employer au chapitre de l'ins-
Iriiction puhllipie.
Toulflois, d'après les calculs de M. Hippeau, ces deux res-
sources, si considérables qu'elles soient, ne représentent pas,
pour l'année 1866, le onzième de la dépense totale de l'instruc-
lion publique : de telle sorte que le reste de cette dépense a
été fait par des taxes locales, levées sur la propriété. Messieurs,
il y a là un grand spectacle et un grand enseignement, et s'il
en est ainsi, la situation de l'enseignement public en Amérique
peut se résumtn- dans les termes suivants :
En Amérii|ue, le riche paye l'instruction du pauvre. El je m»'
pt'niiets de trouver cela juste. [Applaudissements.)
Messieui's, il y a deux manières de comprendre, en ce monde,
le droit de la richesse; il y a celle du riche content de lui, (pii
s'étale dans son bien-être, et (pii éclabousse le pauvre, en
disant connue le pharisien de l'Évangile : « 3Ion Dieu, (|ueje
vous remercie de lu' i)as m'avoir fait naître parmi ces misé-
rables ! » (-cliii-là est un satisfait; il estime qu'il est dans son
droit, et (jue personne au monde n'a rien à lui demander;
laissons-le s'épanouir dans sa tranquillité ; mais, sans mettre
en qutîsliou aucun princii)e social, disons que les âmes déli-
cates se fout une autre idée du devoii- de la richesse. Celui-là
DISCOUHS SUR L'EGALITK DKDUCATION. 299
est bien étranger aux délicatesses de l'ànie humaine, qui n'a
jamais été frappé de ce qu'il y a d'inouï et de clioquant dans
la répartition des biens de ce monde ! Pour moi, je l'avoue, ce
trouble de conscience, cette secrète inquiétude qu'inspire le
spectacle de l'extrême inégalité des conditions, je l'éprouve
(b^puis que j'ai l'âge de raison, et je me suis fait un devoir, c'est
(b^ chercher à atténuer, autant qu'il sera en moi, ce privilège
(b^ la naissance, en vertu duquel j'ai pu acquérir un peu de
savoir, moi qui n'ai eu que la peine de naître, tandis que tant
d'autres, nés dans la pauvreté, sont fatalement voués à l'igno-
rance. [Bravo ! hraco /
Aussi, je le dis bien haut : il est juste, il est nécessaire que
le riche paye l'enseignement du pauvie. et c'est par là que la
propriété se légitime, et c'est ainsi que se maniuera ce degré
d'avancement moral et de civilisation, qui, peu à peu, substitue
au droit du })lus fort ou du plus l'iche, le devoir du plus fort !
[Applaudissements.)
Tel est, messieurs, l'enseignement américain; il a un dernier
caractère auquel je tiens par-dessus toutes choses : c'est la
liberté. Il est libre, et libre au point de ne laisser qu'une très
petite place à une institution française, à ce système de l'in-
lernat, pour lequel je professe une horreur profonde : l'internat
est très rare en Amérique, et, dans tous les cas, il ne s'applique
jamais aux enfants d'un âge tendre, mais seulement à de grands
garçons, et sans jamais prendre avec eux, comme on le fait
chez nous, le caractère de la servitude et les allures de la
caserne. [Applaudissements.)
Et savez-vous pourquoi cet enseignement a pour trait prin-
cipal lalilterté ? C'est qu'il dépend par-dessus tout de la com-
mune, de la généralité des baltitants et de ses élus, et non
d'une administration quelconque.
Les communes sont, comme je l'ai déjà dit, des groupes
occupant, en moyenne, deux lieues carrées ; la population
choisit elle-même son bureau d'instruction publi(|ue, ses select-
nien, comme on dit, les uns chargés des tinances, les autres du
matériel, les autres de la surveillance des maîtres et des
études. Et c'est comme cela qu'il y a, tout compte fait, sur la sur-
face de l'Union Américaine, oUOOÛU citoyens qui se consacrent
volontairenienl à la direction, à la surveillance, au progrès de
;jOO IlISCOl IIS hï OPINIONS.
rt'nst'i.unt'infiil. l.oiii d'en «Mi'e amoindri*!, l'inilialive imlivi-
diit'lli' en est siirexciléc, et Ion a souvent de.s exemples comme
(fini "|in' je vais vous conter.
>1. Vassail riait itiasscnr dans une petite citc^ dont je n"ose
pas v(nis diie W nom, car je prononce trop mal lanulais; cet
honnête liomme, devenu fort riche à fabriquer de la bière, eut
lin jdiir le (h''sir de fondei- une école de troisième degré pour
l'éibication des lilles. 11 s"en vint trouver le bureau d'ensei-
iinement. portant sous le bras une petite cassette; il lit un petit
discours, puis il tira de salioite la modeste somme de 2 001)000
francs, prélevée sur ses économies. 11 l'otîrait pour construire
un collège de jeunes filles, avec les mêmes programmes que les
collèges de garçons.
Bientôt s'élève sur les bords {\e IHudson, dans cette petite
ville que je ne sais pas nommer, un palais magnifique ; il est
liàli sui' le modèle et les dimensions du palais des Tuileries : il
|irii| i-ec('voir -400 jeunes lilles qui y ti'ouvent tout ce qu'il faut
pour Irur insiruclion. non point féducation futile des pensions
df demoiselles, mais cette éducation égale, virile, qu'on réclame
ardrmnit'iit pour elles dans notre pays.
.!•' nie demande pouniuoi nos mœurs sont si éloignées de ces
Hui'urs généreuses de la libre Amérique ? Ce n'est pas que nous
soyons moins l'iclies ; la richesse de la France — ceux (jui
nous gouvernent font dit — est inépuisable, et la preuve qu'ils
ont raison de le dire, c'est (ju'ils ne l'ont pas épuisée {Apitlan-
dissemeiits); mais ce qui nous manque, c'est fliabitude, le bon
vouloir, la mode et, aussi, la liberté des fondations. Et c'est
pour cela (|ue nous admirerons longtemps encore l'Amérique
sans rivaliser avec elle. Et c'est pour cela que cette noble
utopie, (|ui n'est pourtant qu'une idée française, dans son ori-
gine aussi bien que dans ses détails, il n'a pas été donné à la
France de la réaliser!
C'est aussi f|u*ici-bas, messieurs, on ne saurait cumuler les
gloii'es de la guerre avec les gloires de la paix, et que. quaiul
on donne 700 millions pai' au au budget de la guerre, il n'est
point étonnant (juc Ion n'en trouve plus que .^0 pour l'ins-
Iruciion du peuple I II est triste de mettre nos misérables
cliilTres à côté des chiltres grandioses de la jeune Amérique. Il
est humiliant de constater que la seule ville de New-York
DISCOURS SUR LKdALlTÙ D'EDUCATION". 301
dépense 18 millions par an pour l'instruction tlu peuple, tandis
fpic la Ville de Paris, la cité opulente par excellence, la reine
de l'esprit et des arts, la Ville historique qui a fait tant de
choses et de si formidables, pour le peuple, et par le peuple,
ne trouve à donner que 7 millions à l'éducation populaire.
{Applaudissements.)
Je commence, messieurs, à abuser de votre bienveillante
attention, et pourtant je ne suis pas au bout de la tâche que je
m'étais tracée ; je ne puis pas la laisser, à ce point : car réclamer
l'égalité d'éducation pour toutes les classes, ce n'est faire que
la moitié de l'œuvre, que la moitié du nécessaire, que la moitié
de ce qui est dû ; cette égalité, je la réclame, je la revendique
pour les deux sexes, et c'est ce côté de la question que je veux
l)aiTOurir maintenant en peu de mots. La difficulté, l'obstacle
ici n'est pas dans la dépense, il est dans les mceurs; il est,
avant toutes choses, dans un mauvais sentiment masculin. Il
existe dans le monde deux soi'tes d'orgueil : l'orgueil de la
classe et l'orgueil du sexe ; celui-ci beaucoup plus mauvais,
beaucoup plus persistant, beaucoup plus farouche que l'autre;
cet orgueil masculin, ce sentiment de la supériorité masculine
est dans un grand nombre d'esprits, et dans beaucoup qui ne
l'avouent pas ; il se glisse dans les meilleures âmes, et l'on peut
dire qu'il est enfoui dans les replis les plus profonds de notre
cœur. Oui, messieurs, faisons notre confession; dans le cœur
des meilleurs d'entre nous, il y a un sultan {rires nombreux);
et c'est surtout des Français que cela est vrai. Je n'oserais pas
le dire, si, depuis bien longtemps, les moralistes qui nous obser-
vent, qui ont analysé notre caractère, n'avaient écrit qu'en
Fi'ance il y a toujours, sous les dehors de la galanterie la plus
exquise, un secret mépris de l'homme pour la femme. C'est
vraiment là un trait du caractère français, c'est un je ne sais
quoi de fatuité que les plus civilisés d'entre nous portent en
eux-mêmes : tranchons le mot, c'est l'orgueil du mâle {rires).
Voilà un premier obstacle à l'égalisation des conditions d'en-
seignement pour les deux sexes.
Il en existe un second, qui n'est pas moins grave, et celui-là,
il vient de vous, mesdames, car cette opinion qu'ont les
hommes de leur supériorité intellectuelle, c'est vous qui l'en-
couragez tous les jours, c'est vous qui la ratifiez {rires). Oui...
30i? KISCdl liS I:T ol'IMdNS,
(•ni. mt'sdann's.jc \o sais, vous la latilioz, vous êtes sur ce poinl-
l;'i .'M pléhiscile [tcrpéluel. {Applaudissements et j-ires.)
Vous acceptez ce que j'appellerai, non pas votre servitude,
mais, i>our pi-endre un mot très juste, qui est celui de Stuart
.Mill, vous acceptez cet assujettissement de la femme qui se
fonde sur son inférioi'ilé inlcllfduclle. et on vous Ta tant
répété, et vous l'avez tant entendu dire, que vous avez lini
par le croire. Eh bien, vous avez tort, mesdames, croyez-moi,
t'i, si nous en avions le temps, je vous le prouverais.
Lisez du moins le livre de M. StuartMill sur V assujettissement
des femmes, il faut que vous le lisiez toutes: c'est le commence-
ment de la sagesse; il vous apprendra (juevous avez les mêmes
facultés que les hommes. Les iiommes disent le contraire, mais
(,'n vérité, comment le savent-ils? C'est une chose qui me sur-
passe. Diderot disait: Quand on parle des femmes, il faut
tremper sa plume dans larc-en-ciel, et secouer sur son papier
la poussière des ailes dun papillon ; c'est une précaution que
ne prennent pas, en général, les hommes, quand ils parlent
des femmes; non 1 ils ont tous une opinion exorl)itante sur ce
point.
Les femmes, dites-vous," sont ceci et cela. Mais, mon cher
Monsieur, (pi'en savcz-vous?pour juger ainsi toutes les femmes,
est-ce que vous les connaissez? Vous en connaissez une, peut-
être, et encoi-e ! {Rires.)
Apprenez qu'il est impossible de dire des femmes, êtres
complexes, ntultiples, délicats, pleins de transformations et
ilimprévu, de dire : elles sont ceci ou cela ; il est impossible
de dire, dans l'état actuel de leur éducation, qu'elles ne seront
pas autre chose, quand on les élèvera différemment. Par
conséquent, dans l'ignorance où nous sommes des véritables
aptitudes de la femme, nous n'avons pas le droit de la mutiler.
{Ap/)hiudisseme7its).
L'expérience, d'ailleurs, démonli'e le contraire de ce pivjugé
français; et c'est encore rAmérifjuc qui nous en fournit la
pleuve. M. Hippeau est allé à Boston, à Philadelphie, à Ne\\-
York ; il a \isité des établissements dans lesquels sont réunies
des jeunes filles destinées aux hautes études; des établissements
mixtes où les jeunes lilles et les jeunes garçons, par un phé-
nomène extraordinaire, sont réunis sous l'œil d'un même
IlISCnUUS SUR L'EGALITE DEDUCATKdN. 303
iiiaître, et cela sans auciin inconvénient pour la morale. — il
faut le dire à l'honneur de cette race américaine (|ue nous
traitons parfois de si haut, que nous jugeons de loin un peu
sauvage. En France, on a considéré comme un gi-and progrès
de supprimer les écoles mixtes. En Amérique, la femme est
tellement respectée qu'elle peut alk^r seule de Saint-Louis à
New-York sans courir le risque d'une offense, tandis que chez
nous une mère ne laisserait pas aller sa fille de la Bastille
à la Madeleine avec la même conliance. {/iires.)
Dans ces écoles dont je vous parlais tout à l'heure, 12 ou
1500 jeunes gens des deux sexes se livrent aux mêmes éludes ;
heureux sujet de comparaison : M. Hippeau l'a faite avec soin, il
a voulu tout voir, s'informer de tout ; et, après avoir intei'i'ogé
les professeurs et les élèves, il déclare qu'il est impossible de
reconnaître une ditïérence quelconque entre les aptitudes de la
jeune fille et celles du jeune homme; qu'ils sont égaux: en
intelligence, qu'il y a des élèves forts et des élèves faibles dans
les deux sexes, en proportion égale ; et j'en conclus que l'expé-
rience est faite, et que l'égalité d'éducation n'est pas seulement
un droit pour les deux classes, mais aussi pour les deux sexes.
C'est, à mon avis, dans cette limite que le problème posé
aujourd'hui, de l'égalité de la femme avec l'homme, devrait
éti-e restreint. Procédons par ordre, commençons la réforme
par le commencement; on nous dit qu'il faut donner aux
femmes les mêmes droits, les mêmes fondions; je n'en sais
rien, je n'en veux rien savoir; je me contente de revendiquer
pour elles ce qui est leur droit, ce qu'on veut leur donnei-
aujourd'hui, et le libre concours fera le reste.
Les femmes américaines se montrent du reste très propres
à certaines fonctions. M. Hippeau raconte qu'il eut l'honneur
d'être présenté à une doctoresse de médecine de Philadelphie,
et c'était un excellent médecin, très bien occupé, très bien payé.
Il y a 800 femmes médecins en Amérique, 200 000 institutrices,
et cela prouve jusqu'à l'évidence que, du moment où les
femmes auront droit à une éducation complète, semblable à
celle des hommes, leurs facultés se développeront, et l'on
s'apercevra qu'elles les ont égales à celles des hommes. {Applau-
dissements.)
Mon Dieu, mesdames, si je réclame cette égalité, c'est bien
:m DISCOURS KT OPINIONS.
iiKiins pour vous (|uc pour iiousjioniines. Je sais que plus d'une
rtMiinii' nie répond, à part elle : Mais à quoi bon toutes ces
connaissances, tout ce savoir, toutes ces études? à quoi bon?
Je |iuuiTais ivpondre : à élever vos enfants, et ce serait une
bonne réponse, mais comme elle est banale, j'aime mieux dire:
à élever vos maris. {A pplaiidissemenls et rires.)
l/éL^alilé d'éducation, c'est l'unité i-econslituée dans la
rauiillf.
Il y aaujourd'bui une barrière entre la femme et Tlioinme,
entre l'épouse et le mari, ce qui fait que beaucoup de mai-iages,
liarmonieux en apparence, recouvrent les plus profondes dilTé-
rences d'opinion, de goûts, de sentiments ; mais alors ce n'est
plus un vrai mariage, car le vrai mariage, messiein's, c'est le
mariage des âmes. Eli bien, dites-moi s'il est fréquent ce
mariage des âmes? dites-moi s'il y a beaucoup d'époux unis
par les idées, par les sentiments, par les opinions? Il se ren-
contre beaucoup de ménages où les deux époux sont d'accord
sur toutes les clioses extérieures, où il y a communauté absolue
entre eux sur les intérêts communs; mais quant aux pensers
intimes et aux sentiments, qui sont le tout de l'être bumain, ils
sont aussi élrangei's l'un à l'autre que s'ils n'étaient que de
simples connaissances. (Applnud/ssements.)
Voilà pour les ménages aisés. iMais dans les ménages pauvres,
(pu lies i-essources, siquelque savoir ridiait la femme à son mari !
Au lieu du foyer déserté, ce serait le foyer éclairé, animé par
la causerie, embelli par la lecture, le rayon du soleil qui colore
la triste et douloureuse réalité. Condorcet l'avait bien compris,
et il disait : (\in> légalité d'éducation ferait de la femme de
l'ouvi-ier. en uu'me temps ipie la gardienne du foyer, la gar-
dienne du commun savoir, (/'/v-s ôienf trrs bien ! )
Dans tous les cas, il faut bien s'entendre, et Itien comprendre
(pu- ce pi'oblème de l'éducation de la femme se rattache au
l»robléme même de l'existence de la société actuelle.
Aujoui-d'liui, il y a une lutte sourde, mais persistante entre la
société d'autrefois, l'ancien régime avec son édifice de regrets,
de croyances et d'institutions qui n'acceptent pas la démocratie
moderne, et la société qui procède de la Révolution française ;
il y apaiTui nous un ancien régime loujoui's pei-sistant, actif, et
quand cette lutte, qui est le fond même de l'anarcliie moderne.
LA FEliMETUHE DE L'ECOLE DE MÉDECLNE. 305
([uand cette lutte intime sera finie, la lutte politique sera ter-
minée du même coup. Or, dans ce combat, la femme ne peut
pas être neutre; les optimistes, qui ne veulent pas voir le fond
des choses, peuvent se figurer que le rôle de la femme est nul,
qu'elle ne prend pas part à la bataille, mais ils ne s'aperçoivent
pas du secret et persistant appui qu'elle apporte à cette société
qui s"en va et que nous voulons chasser sans i-etour. {Applau-
dissements.)
C'était bien là la pensée, à une époque récente, d'un ministre,
dont je puis bien dire un peu de bien, maintenant qu'il est
tombé, l'ayant beaucoup attaqué quand il était debout. Quand
M. Duruy voulut fonder l'enseignement laïque des femmes,
vous souvenez-vous de cette clameur d'évèques, de cette résis-
tance qui le fit reculer et qui entrava son œuvre ? Que cet
exemple soit pour nous un enseignement; les évêques le savent
bien : celui qui tient la femme, celui-là tient tout, d'abord
parce qu'il tient l'enfant, ensuite parce qu'il tient le mari ; non
point peut-être le mari jeune, emporté par l'orage des passions,
mais le mari fatigué ou déçu par la vie. [Nombreux applaudis-
sements.)
C'est pour cela que TÉglise veut retenir la femme, et c'est
aussi pour cela qu'il faut que la démocratie la lui enlève ; il
faut que la démocratie choisisse, sous peine de mort ; il faut
choisir, Citoyens : il faut que la femme appartienne à la Science,
ou qu'elle appartienne à l'Église. {Applaudissements répétés.)
La fermeture de l'École de médecine.
M.Jules FeiT}' a toujours été populaire parmi cette élite déjeunes
^'ens qui fréquentent les cours de nos Facultés et représentent
l'espoir du pays. Dans les périodes de troubles politiques, lorsque
les masses peu cultivées, qui avaient, aussi injurié Ganihetta, pour-
suivaient de leur haine aveugle l'homme à qui la France doit la
Tunisie et le Toukin, ainsi que le prodigieux développement de l'ins-
truction populaire, les étudiants parisiens ont constamment lémoi-
jiné à l'ancien député du Vl*^ arrondissement une respectueuse
admiration. Entre lui et eux, a constamment existé un courant de
sympathie profonde. Dès 1870, M. Jules Ferry s'était constitué le
défenseur des étudiants. Dans la séance du 12 avril ', il prit la parole
1. Journal officiel du 13 avril 1870.
■20
;jOi; DISCOURS 1;t cl'I.MOiXS.
iimii- luolesltT conlre la fermeluie par le niinislic dr riiislruction
l>iililu|iie, M. Sefjfi'is, de la Faculté tic médociiic, à la suile des muni-
l'eslatioiis dirif,'écs contre M. Tardieu. Cette mesure interrompait
les »^ludes de deux mille jeunes gens. M. Jules Ferry s'exprima en ces
termes :
M. ,luLES Feurv. — Messieurs, je vomirais adresser une
question à M. le ministre de l'Instruction publique.
Je viens appeler son attention sur la situation actuelle de
l'École de médecine. C'est un sujet beaucoup moins brûlant que
tous ceux qui nous occupent depuis quelques jours, mais il
n'est jamais indiiïc'rent que deux mille jeunes gens se trouvent,
privés d'études, sur le pavé de Paris. [Mouvements divers.)
Vous savez qu'à la suite de tumultes violents et réitérés, dont
je n'entends en aucune manière prendre la défense, M. le
ministre de l'Instruction publique a signé un arrêté qui ferme
d'une manière absolue, pendant le délai d'un mois, les cours,
les bibliotlièques et jusqu'aux cliniques des bôpitaux.
Je ne veux pas examiner l'origine du conflit survenu entre
les élèves de l'école et un de leurs professeurs. [Parlez!)
L(! fond du débat n'appartient en rien à cette Chambre.
Quelques membrea. — Mais si ! au rontraiie.
M. Jules Ferry. — J'en dirai seulement ce simple mot :
c'est (pi'il ne faut pas croire — et je vous prie de considérer
que je n'apporte ici (|ue des renseignements sérieusement et
personni'llemeiU contrôlés — il ne faut pas croire, comme se
l'imagine une partie du public, que les troubles de l'École de
médecine soient l'elïet d'une turbulence sans motif ou d'une
passion politiipie.
Au fond, messieurs, dans ce conllit. dont je ne veux pas vous
faire juge, parce qu'il ne nous appartient pas, j'affirme qu'il y a
chez les étudiants, sous une forme violente sans doute et que
personne ne peut défendre, un sentiment délicat et tout profes-
sionnel; ils croient, à tort ou à raison, que les rapports des
médecins légistes avec le parquet, avec l'accusation dans les
aiïaires criminelles, n'ont pas toujours conservé toute la réserve
et totite la retenue obligatoires.
Voilà le sentiment qui se tradiiil, je le ivpète, d'une ma-
nière violeide. inconsidérée; mais c'est un sentiineut élevé et
LA FEHMETUUE DE L'ECOLE DE MÉDECINE. 307
juste au fond qui est dans l'esprit des étudiants de l'École de
médecine [Mouvements divers.)
M.Glais-Bizoix. — C'est vrai!
M. Jules Ferry. — A la suite de ces tumultes, le ministre
de l'Instruction publique a donc, comme j'avais l'Jionneur de le
dire à la Chambre, fermé les cours, et de plus, suspendu tous
les examens.
Je voudrais appeler son attention sur les deux parties de la
mesure.
D'abord, quant à la fermeture des cours, est-il bien sûr que
cette mesure soit légale? est-il bien sûr qu'elle soit équitable?
Est-il bien sûr qu'elle soit habile ?
Je crois d'abord la légalité de la mesure très douteuse. J'ai
étudié avec beaucoup d'attention les règlements universitaires
et notamment celui de 1823, qui régit l'École de médecine; j'y
ai vu des pénalités prévues et échelonnées avec un très grand
soin; j'ai remarqué que ce code pénal de l'École de médecine
fut précisément édicté au lendemain d'une époque très troublée,
et tumultueuse à ce point que, l'année d'avant, en 1822, l'École
de médecine avait été brisée et supprimée par le ministre de
l'Instruction pubhque, à raisou des orages qui s'étaient produits
à la séance de rentrée. On avait donc, en 1823, mis le plus
grand soin à prévoir, à édicter, à échelonner les diverses péna-
lités. Eh bien, je ti'ouve dans le nombre des pénalités soit
individuelles, comme l'exclusion temporaire, soit collectives
comme la privation d'inscriptions pour la totalité des élèves qui
suivent un cours, lorsqu'il est impossible de retrouver l'auteur
et le coupable du tumulte. Mais je n'ai trouvé nulle part cette
mesure, véritablement exorbitante, qui consiste à fermer tous
les cours à la fois, et à briser les études de deux mille élèves
pendant un temps plus ou moins long, parce qu'un seul cours,
qui n'intéresse qu'une petite partie des élèves et qui ne
s'adresse, dans le cas actuel, qu'aux élèves de quatrième année,
aura été troublé par le tumulte, par l'outrage, par des actes
d'insubordination commis envers le professeur.
Mais la légalité de l'arrêté me semble plus contestable
encore, et je prierai M. le minisire de l'Instruction pubhque de
303 liISCdl IIS KT (il'INIOISS.
|-,.\;mim' T <li' l'Iii^ l"'^'s, quand il s'agit dos examens, c/esl-à-
(liiv (le la collalidn des grades.
Comment! voilà la situation qui est faite, dès à présent, à
rÉcolc de médecine de Paris, c'est-à-dire au plus grand noml)i'e
des candidats aux grades qui sont, dans notre pays, une condi-
tion essentielle de l'exercice de la médecine, puisque c'est
l'École de médecine de Paris qui r-eçoit le plus grand nombre
de médecins dans le coui'ant de l'année.
Eh bien, par le fait.(|n'nu cours, un seul cours, a été troublé
pendant deux ou trois séances, voilà les deux tiers des per-
sonnes qui se consacrent à la médecine de ce pays, hors d'état
de passer leurs examens; de sorte que, si, —ce qui, je l'espère,
n'arrivera pas, — le même tumulte se reproduit, et si la mesure
prise par M. le ministre de l'Instruction publique passe en
habitude et en jurisprudence, il arriverait que l'État, qui s'est
arrogé, dans ce pays, le droit de donner seul les grades, ne
pourrait plus remplir cet oflice public. Et je trouve que l'Etat a
bien fait, car j'estime que, même avec la liberté de l'enseigne-
ment, la collation des grades doit être réservée à l'État, à
l'administration. Ainsi, voilà l'État qui cesse de remplir celte
fonction essentielle ; le voilà qui ferme les cours et les examens,
et qui prive un grand nombre de citoyens du droit d'exercer la
médecine, en même temps qu'il prive de médecins une partie
de la population. Je dis que c'est une illégalité.
J'ajoute, et c'est ma dernière observation, que la mesure
n'est peut-être pas d'une habileté heureuse ; à mon sens, loin
d'apaiser les esprits, elle ne i)eut que les aigrir, et il pourrait
ari-ivei', — ce que je considérerais comme un très grand
malheur. — ([u'il se creusât un fossé entre toute cette jeunesse,
(pii peut être bouillante, indisciplinée à ses heures, mais qui
est très généreuse dans le fond, et une école pour laquelle je
professe un grand respect, car elle compte dans son sein, en
grand nombre, des esprits libres et éminents. {Vive approba-
tion à gauche.)
Après la réponse du ministre qui invoqua la nécessité de main-
lenir l'ordre et (\o faire respecter les professeurs, M. Jules Ferry
remonta à la liiltmif pour insister sur la question de Jégalilé.
M. Jules Ferry. — Je demande à ajoulei- un mot. Assez!
assez!)
LA FEBMETCIŒ DE L'ÉCOLE DE MÉDECINE. 309
M. LE PRÉSIDENT MÈGE. — Il me Semble que l'incident doit être
considéré comme clos: une cfuestiou a été adressée et il a été
répondu. [Interruption à gauche.)
M. Jules Ferry. — Je demande à dire un seul mot sur la
question de légalité, qui est la seule sur laquelle le débat puisse
s'établir d'une façon fructueuse, parce que tout ce qui appar-
tient à l'arbitraire ministériel, nous pouvons le critiquer,
mais l'arbitraire ministériel reste le maître dans les choses
qui sont de son ressort. Ce que je soutiens, c'est qu'il n'entre
pas dans les attributions ministérielles de fermer l'École et de
suspendre les examens.
M. le ministre a dit deux choses. Il a cité un précédent
d'abord ; il a dit qu'en 1822 on avait fermé l'École. Voici ce qui
s'est passé en 1822. {Assez ! assez !) Messieurs, c'est très court,
et je ne fais pas de phrases...
En 1822, une ordonnance royale a, non pas fermé, mais sup-
primé l'École, supprimé les professeurs, et réorganisé l'École
sur de nouvelles bases. Cela c'est légal. Voulez-vous le faire?
Parce qu'il y aura eu cinquante tapageurs au cours de M. ïar-
dieu, allez-vous détruire l'École, supprimer les professeurs,
anéantir les examens et réorganiser le tout? Cela n'est pas
soutenable.
Maintenant, vous demandez ce qu'il fallait faire. Permettez-
moi de dire qu'il y a dans le code universitaire un certain
nombre de mesures beaucoup moins graves que celle à laquelle
vous avez eu recours, et que vous auriez pu employer. D'abord,
vous auriez pu fermer la porte du cours à tous ceux qui n'ont
pas besoin d'y pénétrer, ce qui eût réduit infiniment le nombre
des assistants, car ce cours n'est exigé que pour les élèves de
qiiatrième année.
Vous pouviez ensuite, appliquant l'article 33 de l'ordonnance
de 1823, faite pour ce cas spécial, rétablir l'ordre par des
punitions individuelles, ou si les punitions individuelles étaient
impossibles, — je parle des punitions académiques indivi-
duelles, — le second paragraphe de l'article 35 vous autorisait
à priver d'inscription la totalité des élèves du cours. C'est un
châtiment assez rigoureux, puisqu'il y a toujours, en pareil cas,
des innocents qui payent pour les coupables. Mais ce moyen
devait passer avant les mesures extrêmes; vous ne l'avez pas
aïo hlSCdlUS KT OI'IMUNS.
<'iiiiil(i>(', el cost pour cela (lue je vous ai interpellé. {Approba-
tion Il i/iiticlie.)
La Justice sous l'Empire.
Le leiiilinii.iiii ', .M. Jules Keriy s'en prenait au garde des sceaux
Emile Ollivier, (|ui, tout entier à la préparation du plébiscite,
desliné à ratifier le sénatus-consulte du 20 avril, venait d'inviter
la Chambre à s'ajournera partir du 14 avril jusqu'au jeudi qui
suivrait le vote plébiscitaire. L'interpellation de M. Jules Ferry
portait sur l'état de l'instruction, en ce qui concerne le fameux com-
plot contre la siireté de l'État et la vie de l'Empereur que l'oppo-
sition attribuait à l'imagination féconde de M. Piétri. Le dialogue
entre la gauche et \r garde des sceaux ne manqua pas de vivacité :
M. JuLKs Ferry. — Messieurs, j'ai demandé la parole pour
adresser une question à M. le garde des sceaux.
Lorsque je lui ai fait part hier, à la fin de la séance, de
l'intention oîi j'étais de l'interpeller aujourd'hui sur l'état de
l'instruction, en ce qui concerne le grand complot, M. le garde
des sceaux s'écria avec un déilain superbe [Rumeurs) qu'il me
prévenait d'avance qu'il ne me répondrait pas.
Celle déclaration n'a pas pourtant changé mon intention.
M. LE GAUDK UES scE.vix. — Si je VOUS ai bien conqjiis, vous aviez
dit ([ue vous m'interrogeriez sur le fameux com]iIot.
M. Jules Ferry. — Mon intention est de vous interroger
sur l'étal de l'instruction, en ce qui concerne le complot, et
j'imagine difficilement qu'un député puisse ici poser au garde
iUi^ sceaux tine (|U('stion relative au complot et qui louche à
autre chose qu'à l'état de l'instruction. ^
.M. i.r GAUDK ])KS sc.EAi x. — Je vous répondrai sur ce point.
M. Jules Ferry. — Voici donc ma question : Est-il vrai
(pi'à la date des 7 et 8 lévrier dernier, une instruction, qui n'est
pas encore près de se terminer, ait été commencée, et qu'à ses
débuts cette instruction ail impli(pié 450 accusés?
Est-il vrai que la plupart des personnes arrêtées l'ont élé en
1. Séance du 13 avril. Juunial officifl «lu 14.
LA .ILSTICi: SOLS LEMPIHE. 311
verlu (.le mandats délivrés par M. le préfet de police, avec cette
circonstance que le plus grand nombre de ces mandats, suivant
un usage déplorable, mais qui tend malheureusement à passer
dans la pratique de l'administration, que la plupart de ces
mandats, dis-je, étaient délivrés en blanc?
Est-il vrai qu'un grand nombre de ces mandats d'amener
avaient été lancés à la légère, à ce point que les journalistes
qui avaient été l'objet de ces mesures de rigueur, ont été
renvoyés, après une détention qui a varié entre quinze jours
et trois semaines, sans avoir été interrogés?
Est-il vrai qu'après avoir compris à l'origine 4o0 personnes,
cette inculpation de complot contre la sûreté de l'État et contre
la vie de l'Empereur s'est réduite au chiffre, plus modeste,
mais encore redoutable, de 71 personnes?
Est-il vrai que, depuis, un certain nombre de ces 71 per-
sonnes ont été mises en liberté, mais que le vide a été presque
aussitôt comblé par de nouvelles arrestations ?
Est-il vrai enfin que cette instruction, qui a commencé le
8 février dernier, en est seulement à ce point qu'il faudra six
semaines encore, si l'on en croit une note qui a paru dans
les journaux judiciaires, pour qu'elle aboutisse à sa solution
juridique?
Je demande si ces faits sont vrais, s'ils sont à la connaissance
de M. le garde des sceaux, et, s'ils sont à sa connaissance, je
demande s'il les approuve.
11 est bon que chacun sache, dans la Chambre et dans le pays,
si le Gouvernement approuve un ensemble de pratiques qui
aboutit à remplacer les habitudes régulières de la justice par de
véritables coups de filet, dirigés par la poHce. {Très bien! à
gauche. — Réclamations sur plusieurs bancs] ; par des pratiques
qui ont cette conséquence qu'au lieu de rechercher les indices
avant de faire les arrestations, comme la loi et l'équité l'or-
donnent, on commence par arrêter les gens, en masse et sans
preuves, et l'on cherche les preuves à loisir, quand on les tient
sous les verroux? [Très bien! à gauche.)
Ces faits sont-ils vrais? et s'ils le sont, ne faut-il pas dire que
nous sommes, au point de vue des garanties de la liberté indi-
viduelle, le dernier pays qui soit sous le soleil? [Réclamations
sur plusieurs bancs. — Approbation à gauche.)
312 DISCOLHS KT (H'I.MONS.
M. LK r.AHDE DES scEAix. — H s'est fail, en eiiet, en lévrier, un
assez grand uonibie d'arrestations, mais vous savez que c"est à la
suite d'une énieule, de barricades, construites... {luterruptiom o
gauche.^
M. KroKNE l'F.r.LKTAN. — Dans riniagination de M. l'iiMi-i !
M. i.E MiMSTHK. — Il me semble que ce n'est pas moi (jui les ai
faites! {Bircs et approbation sur plusieurs bancs.)
M. lÙGKNE Pr.LLETAN. — Non, mais c'est dans l'imajiination de
M. l'iétri qu'elles ont cxislé.
.M. IvMMAMEf, âhac.o. — Vous tâchez d'en profiter dans tous les
cas. {Rumctin^.j
M. LE GARDE DES SCEAUX. — Ce sout des procédés, monsieur Araj^o,
qui ne sont pas de notre Gouvernement. Lorsque nous sommes
obligés d'arrêter des malheureux et de sévir, c'est pour nous une
cause de profonde tristesse, soyez-en bien convaincu, et non pas une
occasion de profiter, comme vous le dites.
.M. Kmmam EL Arago. — Permettez-moi de vous dire ceci...
{Rumeurs.)
Plusieu7's voix — Laissez parler 1
.M. iC.M.MA.NiiEL AitAco. — 11 v a parmi les prévenus des ciiel's d'in-
dustrie; j'en connais. {Kjiclaiiiaiiuns.j
J'ai été appelé comme avocat à les voir dans leurs cenules de
Mazas, et je vous déclare que j'ai rencontré là des hommes qui sont
depuis deux mois éloignés de leurs affaires, qui, après six semaines
n'avaient pas été interrogés, de telle sorte cjue, sous ce Gouverne-
ment comme sous les plus mauvais, on se soucie peu de la liberté
iudividuelie. [Allons donc '.)
.M. LE GARDE DES scEAix. — Je reprends.
A la suite de barricades dressées, d'un appel à riusui rection, un
assez grand nombre de personnes ont été airèli'cs. Je nai ]ias a
discuter la manière dont la justice a \)vocéàé.[Jnlerruplion à (juuche.)
Je suis certain, sans m'en être encjuis, qu'elle a agi selon la loi, et
qu'elle n'a accompli que son devoir. Je ne suis intervenu que pour
adresser aux nuigistrats des recommandations qui entraient trop
dans leurs propres inspirations pour qu'il fût nécessaire de les renou-
veler plus d'une fois; j'ai adressé aux magistrats la recommandation
de j)rocéder avec la plus grande célérité ; il a été fait ainsi.
L'instruction s'est poursuivie sans relâche et, ce matin, j'ai acquis
la certitude que l'ordonnance du jug-e d'instruction serait rendue
non pas dans six semaines, mais dans quelques jours. J'ajoute que,
bien souvent;, dans ce pays, des procédures de complot se sont
instruites; la moyenne de la durée de l'instruction a été de quatre a
ciui] mois. C'est la première fois qu'une affaire aussi compliquée et
aussi importante aura été terminée après deux mois. Cela prouve
que, dans cette circonstance comme dans toutes les autres, le
Gouvernement n'a d'autre souci que d'allier le devoir rigoureux que
lui impose sa situation de gardien de la sécurité ]iubli<fue. avec les
LA JLSTlCt: SOLS LEMPIUE. 313
sentiments de justice et sailout d'humanilé {Très Lien.' très bien!)
M. EiGHAE Pelletan. — Et les mandats en blanc !
M. Emmamel Arago. — Six semaines sans interrogatoire, c'est
contraire ii la loi !
M. LE garde des sceaux. — Le fait ne peut pas être exact.
M. Emmanuel Arago. — C'est parfaitement exact, et si vous voulez,
je citerai le nom d'un prévenu ; ils'appelle Brunnereau.
Il est resté six semaines sans être inteiTopé. [Interruptions.)
Et le pays sait, à merveille, en présence d'actes si exorbitants, que
nous sommes, au point de vue des pouvoirs laissés entre les mains
des juj^es d'instruction, à une époque oii Ton a ressuscité la lettre de
cachet. {Exclamations et rires ironiques sur plusieins bancs.)
M. Jules Ferry. — Je ne puis me contenter de la l'éponse
(jne vient de faire M. le gai'de des sceaux.
Elle donne satisfaction senlement à une partie de mes récla-
mations; elle nous apprend, en elfet, ce qui est relativemeni
une bonne nouvelle, que les anxiétés des accusés et de leurs
familles vont cesser d'ici à quelques jours, et que tout le monde
connaîtra son soi"t.
Mais, M. le garde des sceaux n'a pas justifié, parce que
c'était iujuslilial)le, les procédés qui ont été employés à l'origine
de cette instruction, et pendant la plus grande partie de sa
durée. Je dis que es n'est pas accomplir les obligations qui sont
imposées par les lois aux magistrats instructeurs, que de jeter,
comme je l'expliquais tout à l'heure, de vastes coups de filet
sur une population (Oh! oh !) ; qu'attirer à soi toute cette prise,
de l'examiner, de l'analyser pendant des semaines, et alors df
renvoyer, souvent sans interrogatoire, ceux sur lesquels on
n'aurait jamais dû mettre la main. Je dis que c'est là la viola-
tion des garanties individuelles. Je dis qu'un mandat d'amener
n'est pas un acte qu'on puisse faire à la légère; je dis qu'on n'a
pas le droit, dans une grantle cité, d'arrêter à tort et à travers;
je dis qu'on aboutit de la sorte à diviser la population en deux
classes : ceux qui sont suspects et ceux qui ne le sont pas. Oui !
il y a des suspects par le temps qui court. {Al/ons donc! allons
donc!)
J'en ai plusieurs exemples, messieurs; je pourrais vous les
citer; je pourrais vous dire les noms d'une quantité de citoyens
«pii ont été renvoyés, après une captivité de six semaines, et qui
n'avaient commis d'autre crime ou d'autre délit que d'avoir été
■JH \t]<(.<\\ IIS KT (ll'IMilNS.
aiTiMôs, il y a <i\ mois, cl n'Iàchés. ù la suite d'une alTaire qui
ressemble (rop à celle-ci, cl par les procédés employés, et par
les matîistrals (pii la dirigeaient, par la pratique et par les
lésiillals. jiour (pie nous ne nous sentions pas pénétrés d'une
lirol'onde et légitime défiance.
Je demande à M. le ministre la Justice de s'expliquer sur
lonles ces iiraliqucs. (/{umeu7-s.} Je lui demande de s'expliquer
sur ces mandats en hlanc qui scandalisent depuis tant d'années
tous les gens de justice, et qu'on trouve dans toutes les affaires
criminelles où la politique est mêlée.
Et >I. le garde des sceaux ne peut pas s'abritei' derrière
cette lin de non-recevoir : que les pi'océdés de la justice ne lui
appartiennent pas.
Les i)rocédés de la justice vous appartiennent, monsieur le
ministre. Par la loi de l'an IV, par la loi de l'an X, et par le
décret du 10 avril 1810, vous êtes constitué chef de la Justice ;
vous êtes cUargé de veiller sur la façon dont la justice s'accom-
plit; d'après le sénatus-consulte de thermidor an X, vous avez
sur les tribunaux un droit de donner aux juges tous les
avertissements nécessaires, aux termes de la loi de l'an IV,
et le Code d'instruction crimiiuMle est conçu dans le même
esprit.
Par conséquent, j'aClirme que vous devez surveiller toutes
ces choses, (jiie vous en répondez, et que, si vous les laissez
faire, c'est que vous les approuvez. Cette procédure, que
\ous avez tolérée, est un scandale, et vous en êtes le complice!
{/{éclamations.)
M. Lii <;Aiti)ii i»i:s scKAix. — A votn- aise!
M. Jules Ferry. — Comment! A votre aise!
M. EiGKM- l'F.LLETAN. — Ils soiit a It'iif aise à Mazas!
Vous ne ré|Kin(lez pas?... [Non! non ! — Aux voiœ!)
M. LE GAnnK DES scEAix. — J'ai ié|»ondu !
-M. Eugkm: l'i-i.LEiA.N. — Pardon! Messieuis... La clôture! la
clôture !)
M. LE GAiiDE DES SCEAIX. — Je VOUS ai donné des explications (pie
j(^ crois satisfaisantes : vous nie répondez en m'accusant de compli-
citi' dans des actes scandaleux. J'en suis désolé, mais comme je ne
crois pas à ces actes, et, que je suis bien sûr de ne les avoir pas
commis, je ne puis, si, malgn- hjni, il vous plait de m'accuser, que
vous répondre : à votre aise.
LA jySTICt: SOLS LEMPlliL. 3L5
M. Emmanuel Akago. — Avez-vous toujours cru cela?
M. Jules Ferry. — Il ne suflit pas d'en être sûr, vous devez
vous en informer. [La dôlurel la clôture!)
M. Emmam EL Arago. — Quand vous défendiez des détenus poii-
liques, vous ne teniez pas le même langage.
M. Eugène Pelletan. — Je ne vous accuse pas, monsieur le garde
des sceaux,.. [La clùture!)
Un membre à droite. — Ce n'est pas à vous qu'il s'est adressé, c'est
ù M. Ferry.
M. LE PRÉSIDENT JÉnùME Davu). — Monsieur Pellctan, je ne vous ai
pas donné la parole.
La Chambre demande la clôture de l'incident. (Oiti I oui !)
M. Eugène Pelletan. — J'ai demandé la parole auparavant.
M. LE PRÉSIDENT JÉRÔME David. — Je ne vous l'avais pas donnée, et
vous ne pouvez pas la prendre. Je vous répète (pie la Chambre
demande la clôture. [Oui! oui!)
M. Eugène Pklletan. — Je demande la parole contre la clôture et
pour un fait personnel.
M. le président Jérôme Davu). — M. Pellelan a la parole contre la
clôture.
M. Eugène Pelletan. — ^L le garde des sceaux, in'inlerpellant,
m'a dit : « A votre aise. »
Voix diverses. — Non! non! Il ne s'adressait pas à vous!
M. LE GARDE DES SCEAUX. — Non ! ce n'est pas avons que je m'adres-
sais, puiscjue vous n'aviez encore rien dit.
M. Eugène Pelletan. — Que M. le garde des sceaux me pernîette
de le lui dire, je ne l'accuse pas de complicité ; je l'accuse de mutisme
(la clôture !) et quand on lui a posé une question aussi grave que
celle-ci : Délivre-t-on, oui ou non, des mandais en blanc"? je crois
<[ue, sur un fait de cette gravité, il ne peut pas garder le silence.
[Très bien! à gauche. ■ — La clôture! la clôture!)
M. LE PRÉSIDENT JÉRÔME David. — M. Pelletan, vous avez demandé
et je vous ai donné la parole contre la clôture, et vous ne parlez
|ias de la clôture. {La clôture! la clôture!)
M. Eugène Pelletan. — Nous allons nous disperser, laissez-moi
linir.
Je demande à M. le garde des sceaux si le fait est vnii ou si il est
faux.
Plusieurs membres. — Parlez contre la clôture !
M. Eugène Pelletan. — S'il est faux, il est de l'intérêt du pays, et
de M. le ministre lui-même, qu'il le démente; et s'il est vrai — sou
silence me prouve qu'il est vrai — alors les lettres de cachet sont
ressuscitées en France. [Exclamations et rires à droite. — Appro5r/-
tion à gauche.)
Voix nombreuses. — La clôture ! la clôture !
316 DISCOLHS I:ï oPIMONS.
M. Il rnKSiDKNT Jkhô>ii: D.vvii). — Peisoniie ne demandant idiis l;i
parole, ju déclare l'incident clos.
Le plébiscite et l'armée.
Malgré la scission ([ui se luiidiiisiL dans le ministère jjru' suite des
démissions de M. Hiitlet il du <omte Daru, malgré l'hostilité du
rentre gauche, qui diminuait de 83 voix la majorité parlementaire,
M. Kniile Ollivicr, l'ancien ennemi de la candidature officielle, pour-
suivait avec la plus grande énergie sa campagne plébiscitaire, recom-
mandant aux i'onctionnaires de tout ordre une activité dévorante,
saisissant les journaux, poursuivant \'Intcrnnttonale, sollicitant le
concours des évèques et télégraphiant aux magistrats « d'élever leur
zèle à la linuicur di-s ciicouslaiices ' ». Grâce à cette pression adini-
1. C"('st pour assurer la liberté du scrutin plébiscitaire, que M. Jules Ferry
avait signé, avec plusieurs de ses collègues, une proposition de loi «luc
(lambetta présenta dans la séance du 13 avril 1870 :
M. LE PuKSiDENï MÈfiE. — Al. Gambctta a la parole pour le dépôt d'un
projet de loi.
.M. (Iamiiktta. — .Messieurs, (huis une de vos précédentes séances, Thono-
rable ministre de lu Justice déclarait que les règles ordinaires de l;i
matière électorale ne s"appli(|uaient pas à la matière plébiscitaire ; je me suis
rallié spontanément à celle opinion, et j"ai pensé que, au lieu de poser inci-
denuneiit tous les jours une question sur tel ou tel point de la procédure
pli'biscitaire, il était expédientel urgent de saisir la Chambre d'un projet de
loi (pii résumât sur ce point les exigences légitimes de l'opposition et du
sullrage universel.
C'est de, ce projet de loi (pie je vous demande la permission de vous
donner lecture. Il ne porte absolument ipie sur la procédure.
Projet de loi fendnnl h orr/anis(n- la procédure du vole jdébiscitaire :
" Art. l"'. — La iii''riode plt''l)iscitaire est de vingt jours pleins pour tonte
la France.
« Le délai court à i)artir iln jolh- de l'afficliaLie, dans chaque commune, du
décret qui ouvre les condces.
« .\rt. 2. — Le scrutin ne dui'ora (|u'uu seul jour, de six heures du matin
à huit heures du soir.
" Les voles seront iicueillis, t'margi's, comptés suivant les règles ordi-
naires.
" Art. 3. — Les maires transmettront au président du Corps législatif,
dans le plus bref délai, les listes d'émargement et les procès-verbaux aux-
<|uels auront donné lieu les opérations du vote.
« Une Conunission, nommée par la Chambre, sera chargée de dépouiller
tous les scrutins et d'en publier le résultat détaillé.
" .\rt. 4. — Pendant toute la durée de la période plébiscitaire, tout citoyen
électeur aura le droit do publier, imprimer et distribuer ou faire distribuer
et afficher, sans timbre ni cautionnement, par dérogation aux lois et
règlements sur le colportage et sur rafiichage, et sans autre formalité que
Lt; PLÉBISCITE ET LARMÉE. 317
nisti^ative, grâce aussi à l'iiKliiïéi'ence des masses pour les questions
constitutionnelles, et aux illusions de certains libéraux, qui voyaient
dans la nouvelle transformation du régime un acheminement vers
la liberté, le résultat du vote du 8 mai l'ut :
7 3oO 142 oui.
1 o38 823 non.
112 973 nuls.
Le président du Conseil monta auCapitole, en s'écriant que ce plé-
biscite était un Sadowa à l'intérieur. I/empereur déclara l'Empire
affermi sur sa base. Mais il y avait des ombres au tableau :
48 000 soldats avaient voté non. A Strasbourg, par exemple, la gar-
nison n'avait pas volé d'une manière satisfaisante pour l'Empire. Le
()<= de ligne avait émis 433 non et 66 oui ; le 3" d'artillerie 708 oui et
306 non. A l'École de santé, on avait relevé 130 non contre 27 oui et
22 nuls. Sur l'ordre du ministre de la Guerre, 13 militaires furent
arrêtés et 12 traduits devant un conseil de guerre. Un ordre minis-
tériel licencia trois élèves de l'École de santé, pour avoir organisé
des réunions incompatibles avec la discipline militaire. Ces faits
motivèrent dans la séance du Corps législatif en date du 8 juin 1870
une interpellation de Raspail, à laquelle i-épondit le maréchal
Lebœuf, ministre de la Guerre '. M. Jules FeiTy répliqua en ces termes
aux explications ministérielles :
M. Jules Ferry. — Je demande la parole.
M. LE PRÉSIDENT Schxeujkr. — La parole est à M. Kerry.
M. Jules Ferry. — Messieui's, il m'est impossible je l'avotie,
de trotiver satisfaisantes les explications de M. le ministre de
la Guerre. [Oh! oh!) Vous me permettrez, j'espère, de dire très
brièvement pourquoi, et d'insister, en la posant d'une façon
le dépôt préalable, tout bulletin de vote et tout écrit traitant de matières
politiques constitutionnelles.
« Art. 5. — Durant la même période, tous les citoyens français, sans dis-
tinctiou de circonscription, peuvent aller et venir sur toute la surface du
territoire, s'assembler pacifiquement et sans armes, organiser, jusqu'au der-
nier jour, des réunions publiques, pour y traiter de toutes matières poli-
tiques, sans être astreints à aucune autre conilitiou que de déposer, à la
maison commune, douze heures avaut l'assemblée, la notification du local
et de l'heure de la réunion.
« Art. 6. — I^e présent projet sera délibéré, rapporté, discuté et voté
d'urgence. »
Tel est le projet de loi que j"ai cru devoir soumettre, eu mon nom per-
sonnel et au nom des collègues qui se sont associés à ma démarche. Ce sont
MM. Jules Ferry, Crémieux", Emmanuel Arago. Jules Simon, de Kératry,
Dorian, Steenackers et Barthélemy-Saint-Hilaire.
1. Journal officiel <]u 9 juin 1870.
318
|ilS<;nl us I;T nl>|.M(i\S.
liluspnV-isc. sur hi (iiirsiioii (pii a v\v a(lressi''e à M. le minislrc
(lo la GiHTir.
.If III" suis niillfiiuiit mi (Mincnii dr la "liscipliiie mililain- :
liii'ii au rontraiiv, j'y suis fort attaché, el je conseille à M. le
ministre de la Guerre de la maintenir. Si j'étais nn ennemi de
cette discipline, si j'apporlais ici un esprit de itarti, je n'aurais
vraimenl qn'ii laisser passer les ri.mieurs que l'on a dénoncées
à celle tribune, car elles sont en elles-mêmes souverainement
iinpolitiques, et si quelque chose pouvait faire pénétrer dans
l'armée, ce qu'à Dieu ne plaise! l'esprit de conspn-ation. ce sont
les rigueurs pi-odi.miées à des gens qui n'ont pas conspiré. [Mur-
niures.) Non 1 (pii iiOiit pas conspiré, comme vous allez le voir.
Mais je ne souhaite pas, messieurs, que l'esprit de conspira-
lion pénètre dans l'armée. Je ne souhaite pas que l'armée cesse
de pratiquer ce grand et salutaire principe de la subordination
du pouvoir militaire au pouvoir civil qui est la garantie non
seulement de la liberté, mais de la civilisation.
Vous voyez, donc que nous avons un terrain commun," et
c'est sur ce terrain commun que je me place pour vous dire
(pie NOUS avez exposé, pendant la période plébiscitaire, la
discipline militaire, telle que vous la comprenez, à un véri-
table péril. Grâce à vous, et par votre faute, la question s'est
posée de cette façon véritablement douloureuse : ou de laisser
la discipline militaire exposée à certaines blessures, ou de
porter une atteinte profonde à la liberté électorale du soldat
et à sa dignité de citoyen.
-M. (iAiiMi:n-P.\(;i',s. — Très bien! très bien !
M. Jules Ferry. — Quelles ont été les conséquences de
celle détermination, prise par vous, de faire voter l'armée, non
pas dans les si^ctions ouvertes aux citoyens, mais dans des
collèges spéciaux et distincts, de les faire, en un mot, voter
comme armée et non comme citoyens? {Approbation à gauche.)
Ces conséquences, elles étaient inévitables ; vous les voyez
se dérouler ici-méme, et la première a été d'enlever au vote
militaire toutes les garanties essentielles que le droit commun
s'est plu à disposer autour du scrutin pour le protéger.
Vous avez fait voter l'armée dans des sections militaires, fer-
mées il toute surveillance.
LE l'LKBISCITK ET LAliMÉE. 319
S. Kxc. M. Ëmilk Oluvitu, garde des sceaux, ininislrr de la Justice et
des Cultes. — La validité des votes de l'armée n'est pas en discussion.
Je demande le rappel à la question. (0»// o»?.' — Très bien! — Récla-
mations à gauche.)
M. Jules Feruy. — Je ne conteste pas la validité des A'otes
militaii'es , j'élève la question, ce qui m'est bien permis; j'attii'e
l'attention de la Chambre sur un ensemble de faits et de pra-
tiques que je trouve regrettables.
M. LE PRKSU)E.\ï Schneider. — Vous n'avez h discuter ni le vote de
l'armée ni directement, ni indirectement. [Très tjïen I très bien! —
Humeurs à gauche.)
M. Jules Ferry. — S'il me convenait de discuter la validité
(In vote militaire, je le ferais ouvertement.
J'ai l'habitude de dire sans détour ce que je pense, parfois
avec une franchise que la majorité trouve excessive ; si donc je
voulais attaquer la validité du vote de l'armée, je l'attaquerais.
Je n'attaqtie en ce moment que la procédure plébiscitaire.
M. LE GARDE DES scEAix. — Vous n'en avez pas le droit.
Un membre. — II n'y a en discussion qu'une interpellation sur les
faits de Strasbourg-.
M. Jules Ferry. — Je vous demande pardon : je suis dans
la question. J'ai le droit d'examiner les pratiques ministérielles
dans leur ensemble.
Je dis que vous avez fait voler les militaires dans des sections
fermées.
M. LE PRÉSIDENT ScuNEiDEit. — I^eruicttez -moi de vous laiie obser-
ver...
^I. Jules Ferry. — Je maintiens mon droit.
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Je u'ai en aucune i'arou l'intention
de toucher à votre droit; mais le mien est de vous rappeler que les
interpellations sur lesquelles la Chambre est appelée à statuer
jioilent sur les rigueurs qui auraient été exercées contre des soldats
de la garnison de Strasbourg, et en aucune façon sur la ([uestion que
vous traitez en ce moment. (Très bien! très bien!)
M. Jules Ferry. — J'envisage l'ensemble du vole militaire,
et j'en ai le droit.
M. LE GARDE DES SGEAfx ct plusieurs moubrcs. — Mais non ! mais
non I
320 hISCiil lis KT ftPIMOIVS.
M. i.i; nu-siDKNT Si.iiNEii)i:n. — Si vous voulez traiter cette question,
(Irposez niio inter|)ellalioii, et la Cliainbre saura si, oui ou non, elle
piMit la hiisser déhattre ; mais quant à présent, vous êtes renfermé
dans un cercle étroit: c'est le texte de l'interpellation de M. Haspail.
C'est là-dessus seulement que la Chambre a à statuer et que vous
avez actuellement à discuter. [Marques nombreuses d'assentiment. —
Humeurs à tjauehr.)
M. Jules Ferry. — Les interpellations de M. Raspail et la
ri^ponse que leur a faite M. le Jitinistre de la Guerre nous
amènent natui-ellement, nécessairement, à examiner quels sont
les droits des militaires convoqués au vote plébiscitaire, quelles
sont les garanties qu'on leur a olferles...
.M. (;.\>M{KTT.\. — (Vest clair!
M. Jules Ferry. — Et comme vous-même, monsieur le
minisire de la Guorre, vous avez mis 1res haut : la régularité du
vote, premièrement; secondement, son intlépendancc...
M. I.K MIMSTHE DE LA GlKRRK. — Oui ! OUi !
M. .Iules Ferry. — J"ai le droit de parler d'abord de la
régularité, et je vous dis : ce que je ne trouve pas régulier, ce
n'est pas (ju'on ait fermé au public les sections établies dans les
casernes : cela est conforme à la discipline militaire, et quand,
à moi-même et ù d'autres citoyens électeurs, on a interdit les
casernes de Paris où Ton votait, je trouve qu'on a bien fait;
seulement, je trouve mauvais qu'on fasse voter dans les
casernes. [Approbation à gauc/ie.)
Maintenant, qu'est-ce qu'il faut encore à tin électeur. militaire
ou civil, pour voter en connaissance de cause et en pleine
libellé? Il lui faut le droit de s'éclairer? de se concerter; il lui
laiil le droil de réunion, une certaine pi\atique du droit de
réuniiin.
Ab 1 \ous ne direz ])as que je ne suis pas dans la question de
Strasbourg. [Dénégations.]
M. I.K cAUDi-: i)i;s sckaix. — Non. vous n'y êtes pas! [Interruptions,
lintil.)
.M. Jules Ferrv. — J'y suis en |)lein, monsieur le ministre de
la Justice, et la preuve en es! dans les interruptions.
M. i.i: r.AiU)K DES sc.HArx. — Les inlerr'uptions ne prouvent qu'une
chose, c'est que le Gouvernement n'entend pas laisser discuter le
LE PLÉBISCITE ET L'ARMEE. 321
vote plébiscitaire et la Constitution. [Très bien! très bien! — Récla-
mations à gauche.)
M. Gambetta. — Ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
M. Jules Ferry. — Nous n'abandonnons, en aucune façon,
le di'oit de discutei' la Constitution, mais nous ne la discutons
pas dans ce momenl-ci; nous discutons les faits pour lesquels
ont été frappés, delà façon que vous savez, trois élèves de l'École
de santé de Strasbourg. Ces faits, ou plutôt ce seul fait, a
consisté — c'est ma prétention, et je vais vous en donner les
preuves — ce fait a consisté uniquement dans la présence de
ces trois jeunes gens dans des réunions plébiscitaires.
Voix diverses. — Illégales !
M. Jules Ferry. — Étaient-elles légales ou illégales? C'est
ici que la jurisprudence de M. le ministre de la Guerre devient
insaisissable, car si les soldats se rendent dans des réunions
publiques civiles, ils ont le sort de ces deux militaires sur les-
quels mon ami M. Gambetta, au commencement de l'année, a
adressé une interpellation à M. le ministre de la Guerre ; et s'ils
se présentent à des réunions où il n'y a que des militaires, ils
sont également punis. Que faire alors, et quel est le terrain
légal pour le militaire? {Très bien! très bien! à gauche.)
Il y a eu à Strasbourg, deux réunions : l'une, d'élèves de
l'École de santé, l'autre, de soldats. La réunion des élèves de
l'École de santé a été tenue dans un lieu clos et couvert entre
élèves de la même école...
Plusieurs voiw. — Hors des délais !
M. Jules Ferry. — Pardon; elle n'a pas eu lieu hors des
délais, comme l'a dit 31. le ministre : elle a lieu le l"'' mai, et,
d'ailleurs, il n'y a pas de délais pour des réunions ayant un
caracttTe pi'ivé et formées d'élèves de la même école. Il n'y
avait chez M. Gloxin que des élèves de l'École de santé qui se
sont livrés à ce scrutin préparatoire d'où sont sortis les 71 no7i
et le oui unique dont parlait tout à l'heure M. Raspail, et j'en
conviens, cette réunion n'a pas été étrangère au vote de l'École
militaire de santé, qui a donné 150 non et 26 oui.
Il faut qu'on nous dise en vertu de quel principe, si ce n'est
pas en vei'tu de l'arlùtraire. recouvert de ce grand mot de dis-
cipline militaire, on interdit ainsi à des électeurs militaires de
■2[
322 DISCOLHS KT OIMMONS.
se ii'iinii- outre eux, dans un endroit \mY(), pour s'entendre sur
iiii •^ciiiliii pi-c'-paratoire.
Mais voilà précisc^mcnt ce fpie M. le ministre de la Guerre n'a
pas l'ail et ne pouvait pas faire.
Mais, dit M. le ministre de la Guerre, il y a eu une autre
r(^union de 250 à 300 soldats, hors des portes de la ville,
le .*) et le 6 mai ; cette réunion , messieurs, ne renfermait que
(\cfi. soldats, de simples soldats.
M. LK MINISTRE 1)K LA GL'ERRE. — C'ost vrui !
M. Jules Ferry. — On n'a pas reproché un seul instant aux
élèves de l'École de santé d'avoir assisté à cette réunion; mais
alors, s'ils n'ont pas assisté à cette réunion, de quoi sont-ils
roupaltl('s?Etles soldats eux-mêmes, à quel point de vue sont-
ils couiiahles? Est-ce au point de vue de la discipline? Com-
iiKMil 1 voilà dos soldats qui choisissent, pour se réunir, un
endroit isolé des fortifications ; la réunion est tellement secrète
que les chefs ne la connaissaient pas plusieurs jours après?
Est-ce là une violation de la loi sur les réunions publiques?
Non, n'est-ce pas? Alors, c'est une violation de la discipline :
c'est donc que votre discipline défend aux soldats de s'entendre
et de se concerter avant le vote.
Je vous défie de sortir de ce dilemme. •
Vous avez bien dit qu'à la suite de cette réunion, on avait
poussé les cris de : Vive la RépuhUqur! Il me semble que, si le
fait est exact, si un pareil fait s'est passé dans la garnison de
Strasbourg, si des cris séditieux ont été prononcés dans une
ivunion de deux cents militaires, comme le relatent les rap-
Itorls, soumis à xM. le ministre,de la Guerre...
M. LK MiMSTRK. — 1. ('S témoignages !...
M. Jules Ferry. — Il me semble tout à fait extraordinaire
qu'on n'ait pas poursuivi, et qu'on n'ait pas fait passer devant
un conseil de guerre des soldats en état de conspiration
llagrante et permanente, et qui auraient crié : Vive la
/Icpuhlique !
C'est invraisemblable ! mais, encore une fois, je le répète, les
élèves de l'Ecole de santé n'ont en aucune espèce de lien avec
la ivunion dos soldats. Or, c'est aux élèves de l'École de santé.
LE PLEBISCITE ET L'ARMÉE. 323
comme on voulait bien me le rappeler tout à Theure, que se
rapporte l'interpellation de M. Raspail.
Eh bien! je vais vous édifier sur ces élèves de l'École de
santé : vous allez voir, par des documents que ne récusera pas
M. le ministre de la Guerre, quel est le vrai caractère de la
mesure qui les a frappés.
Voici l'ordre, en date du 28 mai 1870, notifié aux élèves par
le directeur de l'École de santé, ordre qui explique et qui avoue
tout ce que nous vous reprochons à cette tribune :
« Le général commandant la 6'' division militaire m'informe
par sa lettre, en date du 28 mai, que S. Exe. M. le ministre de
la Guerre a licencié les élèves Dupuy, Nicomède et Lauriès, pour
avoir organisé des réunions et des manifestations incompatibles
avec la discipline militaire. »
Ainsi, vous décidez, et telle est votre jurisprudence, que les
réunions des élèves de l'École de santé, réunions dans les-
quelles ces élèves se présentaient, parlaient et agissaient comme
électeurs, sont des réunions incompatibles avec la discipline
militaire? [Oui! oui!)
Je retiens l'aveu.
Mais écoutez la fin de la lettre.
La lettre du général se termine par le paragraphe suivant :
« Vous ne devrez pas laisser ignorer aux élèves de l'École du
service de santé militaire que M. le maréchal, ministre de la
Guerre, a sévèrement blâmé la conduite d'un trop grand
nombre d'entre eux... »
Je le crois bien, ils avaient voté 150 non!
«... et que son Excellence est parfaitement décidée à recou-
rir aux dernières mesures de rigueur si de nouveaux désordres
venaient à se produire. »
M. LE MINISTRE DE LA GUERRE. — Oui, parfaitement !
M. Jules Feeey. — On n'a pas allégué d'autres désordres
que des faits politiques, c'est-à-dire des faits qui tiennent à la
liberté même des électeurs, à leur droit de se concerter sur
leurs votes.
Il n'y a pas eu d'autres désordres que ceux-là.
M. Creuzet. — Et les cris de : Yive la République !
M. Jules Feery. — Il ne s'agit ici que de l'École; l'allégation
324 DISCOURS ET OPINIONS.
(les rris de : Virr la République! s'applique :i la léiinioii des
soldais, à cette réunion nocturne...
M. i,K Mi.MSTRK DE L'i.NTKitii'i.H. — Une réuiiion noclui-nc eu plein
jour. (0« ;77.)
M. Jtles Ferry. — « Le directeur de l'École espère que cet
avertissement suflira pour engager les élèves à ne s'occuper
(pie de leiii-s éludes, à se conformer aux règlements de l'École
et de la discipline militaire. »
Je vous le demande à vous, messieurs de la majorité, qui
apiuoiivez ce bon conseil donné à la jeunesse, je vous demande
(]iii It's a détournés de leurs études? qui les a priés de s'occuper
(l'autres choses que de leurs études, sinon le Gouvernement
nu^me qui les a appelés à une épreuve plébiscitaire? [Approba-
tion à gauche.) Et je dis que, pour des faits aussi futiles, au
point de vue de la discipline... [Oh l oh .'), oui, au point de vue
de la discipline : si la discipline peut vivre avec la liberté électp-
rale, ces faits sont futiles, car c'est un exercice élémentaire de
cette liberté que de se réunir pour savoir s'il faut voter oui ou
non. Ainsi, après avoir été vous-mêmes les provocateurs de
leur action politique, les punir de cette action même, prendre
trois jeunes gens qui étaient arrivés au doctorat, les arracher
à l'école pour leur mettre sur les épaules la capote du soldat et
les envoyer dans un régiment, je dis que c'est là une discipline
moscovite ot non pas une discipline française. [Nouvelle appro-
bation à gauche.)
Maintenant, M. le ministre de la Guerre, interpellé sur la pro-
clamation du colonel du 9^ de ligne, a répondu foi't spirituelle-
ment, comme toujours, en la qualifiant de causerie, et il trouve
que la causerie du colonel du 9^ est en mauvais style. Cela est
assurément bien évident; mais ce n'est pas pour le style que
nous l'attaquons, c'est pour le fait même. Vous avez défendu la
pioclamation du colonel du 9^ ligne, par cette raison que le
colonel adressait cette réprimande à des soldats qui avaient
participé à une réunion illicili".
Eh bien, de la proclamation même du colonel il résulte que
cette réunion se composait uniquement d'une vingtaine de
musiciens, attablés de 6 à 8 heures du soir chez un marchand
de vins, sous la présidence d'un jeune homme de la ville, âgé de
LE PLÉBISCITE ET L'ARMÉE. 325
dix-neuf ans. Voilà une réunion illicite! Mais alors quelles sont
les réunions licites? où sont-elles? si 20 soldats, dans un lieu
clos, ne peuvent pas se réunir sans s'attirer les foudres de l'auto-
rité militaire! Mais tout cela n'est lien, messieurs : il y a autre
chose que la proclamation du colonel du 9^ ; si elle était isolée,
vous pourriez dire qu'il n'est pas étonnant, dans une armée
aussi nombreuse que la nôtre et dans un si grand nombre de
régiments, de rencontrer un colonel excessif dans son zèle et
malencontreux dans ses expressions ; mais il y a d'autres faits
du même genre. Il y a le colonel du 61' qui ne reproche pas des
réunions illicites à ses soldats : il leur reproche l'exercice même
de leur liberté de citoyens, il l(Mir reproche leurs votes négatifs ;
vous allez voir !
« 61" de ligne. — Le colonel est loin de faire des compli-
ments au régiment sur son vote d'hier; il n'aurait pu croire
qu'il y eût autant de mauvais soldats dans le 6l^ » [Exclama-
tions à gauche.) « Le rouge de la honte lui monte au visage
(juand il compare les 297 votes négatifs du régiment aux
41 votes du même genre du 86*. son camarade de brigade.
« Il aime à croire que beaucoup, surtout parmi les jeunes
soldats, n'ont agi si stupidement que par une faiblesse et une
ci'édulité bien naïves. ;> [Nouvelles exclamations à gauche.)
« Tous, du premier au dernier, nous devons prendre notre
part de responsabilité et nous ne tarderons pas probablement à
en subir les conséquences.
« Le régiment n'a qu'un moyen d'etTacer la flétrissure impri-
mée à son numéro, jusqu'ici sans tache, par un moment de
défaillance, c'est de redoubler, à l'occasion, de fermeté, de
dévouement et de fidélité au drapeau. Ces observations seront
lues à trois appels consécutifs.
« Aujourd'hui, tous les officiers se trouveront à l'appel, et,
après avoir fait lire les observations ci-dessus, les commandants
de compagnie s'elîorceront de faire comprendre aux hommes
toute l'indignité de leur conduite. »
.M. LE GARDE DES SCE.UX. — Mais eu a-t-oii puni ?
M. Jules Ferry. — Je ne sais pas si l'on en a puni ou si
l'on n'en a pas puni ; mais ce n'est pas par une question de ce
;I2G DISCOUliS ET OPINIONS.
genn' (|uc le Gouvernement peut nous repondre ; il faut qu'il
(lésavouc, qu'il n''primancle le colonel.
M. u: MINISTRE iiE LA GiERRE. — Je lie tlésavoue pas et je ne blù-
niprai pas le ooionel. (Très bien! très bien!)
M. .li'LKS Feiîry. — J'en prends acte, monsieur le ministre !
jM. le mlmstre ])E la GiERRE. — Pronez-eii acte tant que vous le
voudrez.
M. JiLios Ferry. — J'en prends acte devant le pays qui nous
entend tous! [Exclamations diverses.)
M. Holle. — Il a raison, le maréchal!
M. i)i; JorvENCEL prononce au milieu du])iuit quelques paroles qui
no parviennent pas jusqu'à nous.
M. Jules Ferry. — Pardon, mon cher collègue, laissez-moi
continuer!
M. LE PRÉSIDENT ScHNEiDER. — Monsieur de Jouvencel, vous voyez
que votre collègue lui-même se plaint de ce que vous l'interrompiez
de cette façon.
M. Jules Ferry. — M. le ministre de la Guerre, avec une
grande douceui', je prends acte devant le pays, qui nous entend
tous les deux... {Oui! oui!) je prends acte de votre déclaration,
et quand l'inlerpellation n'aurait eu pour résultat que de la
provoquer, elle aui-ait été utile. Votre -réponse fait luire la
vérité sur cette alfaire, et cette vérité, la voici en trois mots :
pour vous, à l'origine, le plébiscite de l'armée n'était qu'une
formalité. {Nouvelles exclamations.)
M. le ministre de la guerre. — Je demande la parole.
]\I. Jules Fkrry. — U est devenu, après le vote, un gros
souci, et, par suite, une cause d'arltitraire et une source de
persécutions. [Approbation à gauche. — Protestations au centre
et à droite.)
Le régime de l'Algérie.
L'atlention de M. JuIcj; Kerrv se portail déjà au delà des questions
que soulevait la politique intérieure du riouvernement. Par un singu-
lier pressentiment du rôle piépondéranl qu'il devait jouer plus lard
dans l'expansion de notre nouvel enqiirc colonial, il s'intéressait
passionnéiHcnt, dî-s 1870, aux ar.lfs du Pouvoir exécutif qui modi-
LE RÉGIME DE L'ALGÉRIE. 327
fiaient, souvent ù la légère, l'organisation des colonies. Déjà, dans
la séance du 9 mars, le Corps législatif avait nettement condamné
le régime militaire qui avait si longtemps entravé l'essor de l'Algérie.
Le Gouvernement lui-même, sous la pression de l'opinion publique,
avait dû restituer au pouvoir législatif un grand nombre de matières
qui étaient restées jusque-là dans le domaine constitutionnel. Mais
un décret du 11 juin, provoqué par le gouvernement général de
l'Algérie, et présenté par le ministre de la Guerre, venait de régler,
à titre provisoire, les élections du conseil général de l'Algérie, et
conférait l'électorat, non seulement aux Français, mais aux indi-
gènes et aux étrangers. A l'occasion d'une proposition de MM. le
comte le Hon et Jules Favre, relative à l'Algérie, M. Jules Ferry cri-
tiqua vivement, dans la séance du 17 juin 1870, ce décret provi-
soire du 11 juin qui lui paraissait constituer un empiétement sur
les prérogatives du Corps législatif i. Il y a intérêt à citer ce discours,
au moment où, sous la présidence de M. Jules Ferry, une commis-
sion sénatoriale étudie l'ensemble de l'organisation algérienne.
M. LE PRÉSIDENT Bi'SSON BiLLAULT. — L'ordre du jour appelle la
discussion sur les conclusions de la Commission d'initiative parle-
mentaire, tendant à renvoyer aux bureaux la proposition de MM. le
comte Le Hon et Jules Favre, relative à l'Algérie.
M. Jules Ferry. — Je demande la parole.
M. LE PRÉsn)ENT Bi SSON BiLLAL'LT. — Vous avez la parole,
M. Jules Ferry. — Messieufs, lorsque j'eus l'honneur, il y
a quelques jours, de déposer une demande d'interpellation, rela-
tive aux alïaires algériennes, interpellation que je transforme
aujourd'hui en observations sur la proposition de loi qui vous
est soumise, je n'avais pas l'intention de réveiller un débat qui
s'est produit dans cette assemblée, avec beaucoup d'éclat et
avec beaucoup de protlt, puisqu'il a donné le spectacle d'une
miraculeuse entente entre les opinions habituellement les plus
opposées, les plus hostiles. Aussi, n'ai-je pas hésité à reporter
sur la proposition de loi de MM. Le Hon et Jules Favre les
questions importantes que j'entends soumettre au Gouver-
nement.
Messieurs, je n'ai pas l'intention de vous faire un long exposé :
je parle surtout, en ce moment, au nom des prérogatives de la
Chambre, et je la prie d'écouter attentivement les observations
très brèves que j'ai à lui présenter.
1. Journal officiel du 18 juin.
;{2S DISCOURS ET OPIMOiNS.
J'ainit^ Itcaucoiip, messieur.s, les solutions définilives, et je
croyais (|iic le vote de l'ordre du jour motivé qui a signalé la
séance du 9 mars dernier, après une discussion de trois séances,
avait résolu délinilivement, et pour un long temps, la question
algéiicniie, dans cette assemblée.
Je l'ai cru. messieurs, jusqu'à l'apparition des décrets provi-
soires du 31 mai, bientôt suivis du décret provisoire du 11 juin.
Aiijourd'bui j'ai des doutes, plus que des doutes, et je crois
qu'il est nécessaire, qu'il est indispensable, que ces doutes
soient levés par une déclaration catégorique du Gouvernement.
Vous savez, messieurs, pour l'avoir tous lu au Journal offi-
ciel, que le décret du 11 juin établit et règle les élections du
conseil général pour l'Algérie. Il traite le sujet sous un titre
provisoire, mais dans toute son étendue ; il résout, de la façon
la plus nette et avec les plus grands détails, les questions les
plus graves qu'une loi semblable puisse soulever.
Il résout notamment la grande question de l'éleclorat, en
conférant les droits électoraux non seulement aux Français, non
seulement aux indigènes, mais aux. étrangers.
Or, messieurs, il m'a paru que ce décret du 11 juin, — pour
ne pas abuser de vos moments, je ne dirai rien des deux pré-
cédents décrets, et je concentreivai ma discussion sur le point
tjui m'a paru le plus attaquable, et le plus difficile à expliquer,
— ce décret du 11 juin me semble être un empiétement, sans
doute inconscient, de la part de M. le ministre de la Guerre, sur
les préiogatives de l'assemblée.
Je ne dissimulerai pas à la Chambre qu'à un point de vue
exclusivement juridique, la question peut offrir des difficultés :
ces difficultés ]iroviennent d'une longue tradition et d'anciennes
habitinit's dai-bilraire, daibitraire administratif, établies en
Algérie depuis quarante ans. Tout a été, pendant quarante ans,
réglé par décret en Algérie, et, à l'heure qu'il est, si nous nous
placions sur le terrain des subtilités juridiques, nous pourrions
discuter pendant longtemps.
M. le unnistre de la Guerre, s'il était un jurisconsulte subtil,
jiouri-ait me dire : Mais les limites entre le droit du décret et le
droit du législateur, entre le droit de l'administration et le droil
de la Chambre, où les trouvez-vous?
Nous n'aurons pas. je l'espère, de controverses de ce genre :
LE RÉGIME DE LALHEHIE. 329
la loyauté de M. le ministre, n'aura pas recours à des subtilités
de légiste.
D'ailleurs, ce qui pouvait être discutable avant le vote du
9 mars, ne l'est plus à l'heure présente. Avant le 9 mars, on
pouvait dire : l'Algérie, c'est le domaine favori du pouvoir
exécutif dans ce pays-ci depuis quarante ans; l'Algérie, c'est,
depuis quinze ans, un champ d'expérience pour le Gouverne-
ment personnel; l'Algérie est essentiellement vouée au régime
administratif. Mais, depuis quelques mois, messieurs, deux évé-
nements importants sont survenus, qui rendent impossible
désormais un pareil langage : l'un de ces faits, c'est le vote
unanime du 9 mars que je rappelais en commençant; le
second, c'est l'acte solennel qui a abrogé l'article 27 de la
Constitution.
Si nous plaçons le décret du 11 juin en face du vote du
9 mars, et si nous essayons, en hommes de bonne foi, de mettre
ce décret d'accord avec le vote du 9 mars, nous les trouvons
absolument contradictoires.
Qu'est-ce qui s'est passé ici le 9 mars? quelle a été la grande
conquête réalisée par les partisans du droit commun en Algé-
rie? Cette conquête a été double; à mon sens, il ressort deux
choses de ces débats mémorables : en premier lieu, la condam-
nation du régime militaire, et, en second lieu, la restitution au
pouvoir législatif du règlement des affaires de l'Algérie. Je ne
dis pas de tous les détails de l'administration, — je sais faire la
part des choses humaines, — mais des régies générales et des
principes de l'organisation algérienne.
Eh bien, au premier rang de ces principes organiques et fon-
damentaux, je place l'organisation municipale, l'organisation
départementale et le droit de représentation pour l'Algérie. Ces
trois principes sont sur la même ligne.
Si j'avais besoin, messieurs, de rappeler à vos souvenirs
quelques paroles ministérielles, il ne me serait pas diflicile de
trouver dans les déclarations si catégoriques qui furent faites
dans la séance du 9 mars par M. le garde des sceaux, la preuve
de ce que j'avance.
La question des attributions du Corps législatif, dans ses
rapports avec l'Algérie, fut. dans cette séance du 9 mars, envi-
sagée à deux points de vue par M. le garde des sceaux. Il se
H30 IllSiiillliS KT (ll'I.Mn.NS.
plaça d'ahoril sur lo U^rrain du «li'oit existant, ilii sénatiis-
consullo. et, expliquant à la Chambre, quelle était la portée et la
naliirc (le ce sénatus-consulte, dont l'honorable M. Le Hon et
M. le ministre de la Guerre, après lui, avaient entretenu la
Chambre, il déclara que ce sénatus-consulte avait été conçu de
façon à étendre, autant que possible, la sphère des attributions
léuislatives, et il dit :
« Les modilications que M. le ministre de la Guerre a intro-
duites ont consisté à étendre, autant qu'il l'a pu, avant même
{|uil s'ajzit de supprimer l'article 27 de la Constitution, le
nondire des matières qui sortiraient du domaine constituant
pour être remises au pouvoir législatif; sur les quinze ou seize
articles dont se compose le sénatus-consulte, il y en a certaine-
ment les trois quarts qui ne sont absolument que les répétitions
les uns des autres.
« On pourrait, dans un langage non juridique, les traduire
par ces expi'essions : le Corps législatif sera saisi du droit qui,
jusqu'alors, était réservé au Sénat. C'est là le fond du sénatus-
consulte, à l'exception de quelques principes essentiels. Le gé-
néral Leltœuf a i-emis au Corps législatif le pouvoir de tout
régler, de tout connaître et de tout décider. »
Et puis, à quelques instants de là, dans la même séance,
M. le garde des sceaux est amené par l'insistance de l'honorable
M. Jules Favre à s'expliquer d'une façon plus directe sur l'ar-
ticle 27 de la Constitution; il exprime le désir, qui s'est réalisé
depuis, d'abroger cet article 27 :
« Nous voulons, dit-il, faire sérieusement des actes sérieux.
Si, ayant obtenu l'assentiment de l'Empereur, nous arrivons à
nous entendre avec le Sénat, dont le concours est nécessaire
pour supprimer l'article 27 de la Constitution, et dont il serait
profondénicn! irrévérencieux, pour notre part, de supposer le
vote acquis, alors qu'il n'est pas même saisi; si l'article 27 est
abrogé à un terme rapproché, nous saisirons avec empresse-
ment l'occasion de faire une piemière application du droit
nouveau, en restituant au domaine de la loi, sinon toutes les
questions tranchées par le sénatus-consulte, du moins le plus
grand nomltre d'entre elles.
« Tel est notre désir; nous avons cru néanmoins utile de
présenter le sénatus-consulte au Conseil d'État; d'abord parce
LE RÉGIME DE L'ALGÉRIE. 331
que M. le ministre de la Guerre s'y était obligé. L'Algérie ne
nous laissait pas respirer, et c'est la première fois que nous
entendons ses défenseurs nous dire : « Ne vous hâtez pas! »
Jusqu'à cette discussion, ils nous représentaient sans cesse les
changements comme urgents et devant être opérés toute affaire
cessante.
« Nous ne trouvons aucun inconvénient à ce que le Conseil
d'État continue son étude : cela accélérera le mouvement néces-
saire de la préparation législative. Le Conseil d'État examinera
les choses en elles-mêmes, et quand le Sénat aura prononcé,
il ne nous restera plus qu'à inscrire en tête de son travail :
Sénatus-consulte ou loi. »
Vous le voyez, messieurs, le Gouvernement, dans cette séance
mémorable du 9 mars, n'entrevoyait que deux hypothèses pos-
sibles : ou le maintien de l'autorité sénatoriale pour la régle-
mentation des alTaires de l'Algérie, ou la substitution du pou-
voir législatif au pouvoir du Sénat.
Mais assurément il n'est entré dans la pensée d'aucun de
ceux qui entendaient ces paroles du Gouvernement, de supposer
que les attributions enlevées au Sénat, c'est au Pouvoir exécutif,
exprimant sa volonté par un simple décret, qu'elles seraient
restituées. Pourtant, c'est par un décret que le Gouvernement
vient de réglementer les élections des conseils généraux qui
devaient, à coup sûr, dans la pensée de tout le monde, rentrer
dans les attributions législatives, si elles cessaient d'appartenir
au Sénat.
Je prévois l'objection qu'on va me faire ; le Gouvernement
dira que le décret du M juin est une mesure provisoire. Le
ministre de la Guerre, en le soumettant à la signature de l'Em-
pereur, a déclaré que c'était à titre provisoire qu'il proposait
de régler la situation des conseils généraux et les élections
pour ces conseils.
Cette première réponse, qu'on ne manquera pas de me
faire, ne me parait pas satisfaisante, et voici pourquoi :
Il y a longtemps qu'on l'a dit, le provisoire, en France, c'est
tout ce qui dure ; ainsi nous sommes encore, à l'heure qu'il
est, soumis à un régime provisoire qui remonte à de très
longues années.
Quant à l'Algérie, elle a toujours été placée sous le régime
y3J DISCOLUS KT Ol'IMO.NS.
(lu provisoii-c ; toujours on a relardé pour elle le jour de l'orga-
nisaliondélinilive.
En coniiinlsanl les actes législatifs et les décrets qui ont
réglementé la situation algérienne, j'y ai trouvé une dénionstra-
tion saisissante de ce que j'ai l'honneur de vous dire.
Le décret du 17 mai 186G sur l'organisation municipale en
Algérie, se pare aussi de ces couleurs provisoires, s'abrite sous
le prétexte d'une loi pi-ovisoire : c'est en attendant qu'il soit
possible de régler définitivement la Constitution algérienne,
confoimément à l'article 27 de la Constitution, que le Pouvoir
exécutif prend sur lui d'organiser les municipalités en Algérie 1
Je ne voudrais pas, et la Chambre qui a voté Tordre du jour
du 9 mars, ne peut pas plus que moi vouloir que ce provisoire
(pii. pour l'organisation municipale de l'Algérie, dure depuis
plus de quati'e ans, devienne un définitif, à temps indéterminé,
pour l'organisation départementale et pour les conseils géné-
raux. Aussi, monsieur le ministre, quand vous avez dit : C'est
un décret pi'ovisoire, vous ne m'avez pas rassuré; vous n'avez
rassure ni la Chambre ni la colonie, parce que c'est toujours
à titre j)rovisoire que, depuis quarante ans, les décrets ont été
rendus, et ([ne nous sommes dans un provisoire qui n'a ni fin
ni terme.
Le décret du II juin connaît bien sa faiblesse, et. pour pré-
venir le reproche, — qu'il est si facile de lui adresser, —
il ajoute : J'ai devancé le désir des colons ; c'est à la prière de
l'Algérie elle-même que nous organisons dès à présent les
conseils généraux.
Je ferai sur ce point deux observations à M. le ministre de
la Guerre, qui, j'en suis sûi-, y ivpondra avec sa loyauté habi-
tuelle :
Est-ce qu'il était absolument impossible au commencement du
mois (le juin, lorsque le Conseil d'État fut appelé à délibérer ce
décret provisoire du 11 juin; est-ce (ju'il était impossible de
transformer le projet de décret délibéré par le Conseil d'État
en un projet de loi émanant de l'initiative du Gouvernement?
Est-ce qu'il était impossible de saisir la Chambre? Est-ce que le
temps vous manquait pour cela? Est-ce que la i)réparation
n'était pas comi)lète? Est-ce que le Conseil d'État n'étudie pas
ces malièn^s depuis cin(| ou six mois? Est-ce que le résultat de
LE RÉGIME DE L'ALGÉRIE. 333
ses éludes n'est pas dans le sénatus-consulte dont vous nous
parliez le 9 mars? Est-ce que vous n'aviez pas le temps jusqu'à
la fin de la session de saisir le Corps législatif? Y avait-il un
inconvénient quelconque à le faire, au lieu de résoudre la
question d'une manière dictatoriale?
Vous dites que vous avez voulu devancer les vœux des
colons ; vous pouviez les satisfaire et satisfaire en même temps
la Chambre, en réalisant les promesses faites, ici même, au
mois de mars dernier, en présentant un projet de loi qui pou-
vait être voté avant la fin de la session, et, par conséquent,
arriver à temps pour la prochaine session des conseils généraux
qui, en Algérie, n'a lieu qu'au mois d'octobre.
11 ne me restera plus qu'une question à soumettre à M. le
ministre de la Guerre. Je comprendrais que le Pouvoir exécutif
prît sur lui de rendre un décret purement réglementaire et tout
à fait inoffensif. Mais est-ce que le décret du 11 juin peut être
qualifié d'inoffensif ? {i\on/ à gauche.) Est-ce qu'il ne touche à
aucune question pendante, grave, digne de l'examen, et de
l'examen approfondi du Corps législatif?
Non: il résout d'autorité la question de l'électorat en Algérie;
il déclare que les étrangers seront électeurs pour les conseils
généraux. Trouvez-vous qu'une pareille décision ne porte
atteinte à aucun principe, et qu'il n'y ait aucun péril dans un
précédent d'une telle gravité?
Je vous avoue que, sur la question de savoir s'il convient
d'attribuer le droit électoral pour les conseils généraux de
l'Algérie aux étrangers, je n'ai pas d'opinion arrêtée; mais les
raisons me paraissent si fortes dans un sens comme dans l'autre,
que mon esprit hésite; et j'admire l'administration de la guerre
qui, de prime-saut, sans débat, a résolu cette grosse question.
Je crois que mon indécision sur ce sujet est partagée par
beaucoup de ceux qui m'entendent; je crois que la Chambre,
pour se faire une opinion sur cette question, qui est une ques-
tion constitutionnelle, une question d'organisation fondamen-
tale, aurait besoin de réfléchir; pour cela, une étude sérieuse
dans les bureaux et une discussion approfondie en séance
publique ne seraient pas de trop.
Je dis donc que votre décret a le tort de trancher la ques-
tion dès à présent, pour les conseils généraux, et, ce qui est
334 DISCOUHS ET OPINIONS.
Inon ])lns (1aii,crcivu\, il compromet et préjuge la question pour
réli'ilion (les députés.
Quand les liahitudes seront prises, quand les étrangers auront
été admis à figurer sur les listes électorales; quand ils auront
élu des conseillers généraux, il y aura un préjugé acquis en
faveur de leur admission au vote pour Félection des députés;
et c'est pour cela que j'aftirme que le pouvoir législatif, qui
seul est compétent pour résoudre cette difficile question, a
reçu une atteinte dans une de ses prérogatives essentielles.
Je suis tout prêt à admettre que M. le ministre de la Guerre
n'a pas provoqué le décret du 11 juin, mais qu'il est venu du
gouvernement général, et je suis profondément convaincu que
le gouvernement général a vu dans ce décret du il juin une
façon de rétablir son crédit en Algérie. Il s'est empressé de
réaliser, à sa façon, un des desiderata de l'Algérie, pour pouvoir
dire aux Algériens : Vous voyez; ce que vous demandiez, je
vous l'accorde spontanément. Je crois dire qu'il y a très mal
réussi, car, à l'heure qu'il est, les conseils généraux algériens
sont profondément troublés. 11 y a eu des démissions de
membres des conseils depuis le décret du 11 juin, et la colo-
nie est loin d'avoir été rassurée par le décret; elle voit, au
contraire, dans ce décret, la preuve que le pouvoir militaire,
que l'organisation militaii'e, (pii l'opprime depuis si longtemps,
et dont la Chambre a voté l'abolition, n'a renoncé à aucune de
SCS prétentions ; qu'elle est installée dans la colonie et qu'elle y
restei-a, malgré le Corps législatif.
Si telle n'est pas la pensée du Gouvernement, — j'expose ici
les craintes des Algériens, — si telle n'est pas l'opinion du
Gouvernement, je vais lui otTrir un moyen de rassurer tout le
monde.
Je ne fais pas cette interpellation pour embarrasser le
Gouvernement, mais pous rassurer les Algériens. Que M. le mi-
nistre de la Guerre veuille bien, à propos du projet de loi qui
va être renvoyé aux bureaux, déclarer à la Chambre qu'il a
été si loin de sa pensée de vouloir préjuger la question de l'or-
ganisation délinilive des conseils généraux, qu'il est tout prêta
se rendre dans la Commission que nos bureaux nommeront, à
lui a]iporter les délibérations du Conseil d'État, à collaborer
avir elle, et qu'il entend que, d'ici à la hn de la session, il sorte
LE RÉGIME DE L'ALGÉBIE. 33'>
de là non seulement un système sur les conseils généraux,
mais une loi électorale générale.
Cela est possible : nous en avons le temps, la question est
étudiée, elle est connue de tout le monde, et si l'on ne veut pas
la résoudre, oh! alors, c'est que les colons ont raison de se
plaindre, et c'est que j'ai bien fait, quant h moi, d'apporter
leurs plaintes à la tribune. (7>ès bien! à gauche!)
M. LE PRÉSIDENT BussoN BiLLALLT. — La parole est à M. le ministre
de la Guerre.
S. Exe. M. LE MARÉCHAL Leboeuf, ministre de la Guerre. — Mes-
sieurs, le Gouvernement n'a pas à combattre le renvoi aux bureaux
du projet de loi de MM. Jules Favre et Le Hon. Quand la Commis-
sion aura été nommée, si son président me fait l'honneur de m'y
appeler, je m'empresserai de m'y rendre et de donner toutes les
explications que l'on voudra bien me demander.
Quant auxautres questions posées parl'honorable M.Jules Ferry, il
me permettra de lui dire que je ne suis pas jurisconsulte, que je
n'ai aucune prétention à passer pour sulitil, mais que je tiens à
rester dans la catégorie des hommes de bonne foi dont il parlait
tout à l'heure. [Très bien! très bien!)
Les décrets qui ont paru au Journal officiel sont provisoires et
essentiellement transitoires.
M. Jules Ferry n"a pas attaqué le décret qui rend aux préfets
toute leur autorité dans le territoire civil, et je ne pense pas qu'il
le veuille attaquer. Son argumentation a porté exclusivement sur le
décret relatif aux conseils généraux. Ce décret, messieurs, était
indispensable, il est impossible d'en arrêter l'exécution.
En voici les raisons :
Je n'ai pas pu présenter de loi relative à l'Algérie au mois de mars,
comme le demande M. Ferry, pour un motif bien simple: c'est que,
dans la séance du 9 mars, mon honorable collègue et ami M. le
garde des sceaux, avait annoncé que le Gouvernement, qui procédait
aune revision de la Constitution de 1852, comptait demander l'abo-
lition de l'article 27.
En présence de cette abolition probable, si j'avais présenté une
loi, ou plutôt si j'avais présenté un sénatus-consulte, car c'était
alors la seule forme régulière, j'auraiscru manquer d'égards envers
le Corps législatif. J'ai dû attendre que la nation eût prononcé et
que le plébiscite fût voté. Nous sommes arrivés ainsi au milieu de
mai. Pour proposer, après cette époque, une loi électorale spéciale
à l'Algérie, il devenait nécessaire de la présenter successivement
aux deux Chambres.
Une double discussion aurait amené nécessairement des délais
considérables.
Admettez, en effet, que la loi eût été pronmlguée versle lo juillet,
:).J6 DISC! (LUS KT (d'IMONS.
|uir exemple, voici le temps nécessaire pour procéder à la confec-
tion de nouvelles listes électorales.
Les maires procèdent à la formation des
nouvelles listes. Le délai ne peut être
moindre de - • 10 jours
Ces listes publiées, un délai de vingt
jours est accordé pour les réclama-
lions, ci ~0 —
Il est statué sur les réclamations par les
i;ommissions municipales dans les
cinq jours -j —
Les décisions sont notifiées dans les trois
jours 3 —
Tu délai de oinci jours est accordé pour
l'appel devant les juges de paix o —
Le juge de paix a dix jours pour statuer. 10 —
La notification du jugement a lieu dans
les trois jours -3 —
Les listes sont closes deux jours après.. 2 —
Total..., o8 jours
Ainsi donc, messieurs, après l'établissement des listes il fallait
deux mois pour la validité des nouvelles listes électorales!
M. Jules Ferry. — En septembiT,!...
M. LE mimstui:;. — Permettez!... Il fallait ensuite procéder aux
élections. Or, messieurs, les opérations électorales en Algérie, à rai-
son même des distances, à raison des options, etc., exigent au moins
cinq ou six semaines. Le décret de convocation des conseils généraux
aurait, en outre, exigé au moins quinze jours: nous n'aurions donc
pas pu réunir les conseils généraux avant la tin de novembre, nu
plus tôt.
t)r, (|uand vous aurez voté le budget de l'Algérie jiour 1871, il
faudra le renvoyer à l'examen des conseils généraux, qui auront à
en faire la sous-répartition par provinces. Il est indispensable que
cette opération soit accomplie dans la première quinzaine d'octo-
bre. Il y avait donc impossibilité matérielle pour le Gouvernement
de procéder autrement. C'était une nécessité d'adopter pour cette
année des mesures transitoires. (T/'rs bien! tn's bien!)
M. Jules Ferry. — Un seul mot, en réponse aux ol)serva-
tions de M. le ministre tle la Guerre.
M. le minisire a dit d'abord que je n'avais pas attaqué le
décret rclalif aux allribulions des préfets, et il en a conclu que
ce décret était au-dessus de loule crilique. Si je n'en ai rien dit.
c'est que je l'ai bien voulu; et il ne serait pas difficile de vous
LE RÉGIME DE LALGÉKIE. 337
faire voir qiie la substitution d'autorité que paraît contenir le
décret du 31 mai, est en réalité illusoire, car, si les préfets sont
atîVanchis de lautorité des généraux de division, ils restent sous
la subordination du gouverneur général, qui est toujours
l'expression la plus haute du régime militaire.
Mais ce n'est pas sur ce point que portent mes observations.
M. le ministre de la Guerre déclare que c'est sous le coup d'une
nécessité absolue qu'il a fallu prendre des mesures transitoires.
Il nous a démontré que la loi promulguée le lo juillet aurait eu
besoin de deux ou trois mois pour arriver à son plein exercice.
Or, avec deux mois on arrivait en septembre, avec trois mois,
en octobre. Mais puisqu'il s'agissait d'une mesure transitoire,
il me semble qu'on pouvait, sans engager le principe, abréger les
délais, et il était très légitime de la part du Gouvernement, de
demander cette abri^viation de délais au Corps législatif. Du
reste, je n'insiste pas sur ce point, mais je prierai M. le ministre
de la Guerre de vouloir bien répondre à ma dernière question.
Il a dit : J'aurai l'honneur de me rendre devant la Commis-
sion si elle me convoque. Oui, sans doute, je sais parfaitement
que M. le ministre de la Guerre se rendra au sein de la Com-
mission, si elle l'y appelle ; mais là n'est pas la question : je lui
demande, laissant de côté, s'il veut, la question des délais, et
admettant qu'il ait été dans la nécessité de prendre des mesures
transitoires, je lui demande de reconnaître un fait, et de nous
prouver à tous que ce sont bien, en etTet, des mesures transi-
toires. Et le fait et la preuve, ce sera cette déclaration qu'il va
se mettre, au nom du Gouvernement, en collaboration intime
et immédiate avec la Commission nommée par les bureaux, et
que, dès à présent, le Gouvernement entend s'occuper du droit
électoral en Algérie, et donner à l'élection de la représentation
nationale et des conseils généraux, en Algérie, une assiette
définitive. Voilà la déclaration que je réclame de M. le ministre.
M. LE GARDE DES SCEAUX. — Je demande la parole.
M. LE PRÉSIDENT BcssoN BiLLAULT. — M. le garde des sceaux a la
parole.
M. LE GARDE DES SCEAUX. — Je répondrai 1res nettement à la ques-
tion qui a été posée au Gouvernement par l'tionorable M. Ferry.
Le Gouvernement ne s'oppose pas à ce qu'on renvoie la proposi-
tion de MM. Le Hon et Jules Favre à une Commission, mais quand
338 liISCOLHS ET UPIMONS.
il sera appolL- devant cette Commission, il lui tli'niandi'ra de ren-
voyer l'examen du projet de loi à la session prochaine. {Iluiûcuri^ à
yauihe.)
An moment où va commencer la discussion du budgetet où nous
allons être appelés à suivre devant l'autre Chambre les secondes
dtdiliérations de lois importantes que le Corps législatif a votées et
dont il désire la prochaine application, nous nous déclarons dans
riin])Ossibilité absolue de procéder k l'étude grave, sérieuse, diffi-
cile, d'une organisafion, même partielle, de l'Algérie.
Le Gouvernement a promis à notre colonie une réforme organique
de son système. Cette promesse, il la renouvelle et il la tiendra.
Dès le début de la session prochaine, il proposera à la (Hiambre,
sous forme de loi, l'organisation de l'Algérie qui lui paraîtra la
meilleure, afin que cet important problème soit, une fois pour
toutes, abordé et définitivement tranché. Mais, dans cette session,
il se refusera à toute discussion sur cette matière, ainsi que sur
tout ce qui ne sera pas compris dans le budget et dans deux ou trois
projets particuliers dont les rapports sont prêts ou vont l'être. Sur
tous les autres objets, il est résolu à demander le renvoi à
l'année prochaine. [Oui/ oui! Très hienl très bien!)
M. Ernest Picard. — 11 faudra que l'Algérie attende; elle en a pris
l'habitude depuis de bien longues années.
Ernest Picard profita de l'occasion qui s"ofTrait pour réclamer
l'admission au Parlement de députés de l'Algérie, n'en fit-on nom-
mer qu'un seul. M. Paul Bethmont, après M. Jules Ferry, insista
sur le danger de faire entrer des étrangers dans les conseils électifs
de l'Algérie; puis, la Chambre renvoya aux bureaux laproposition
de MM. Le Hon et Jules Favre.
Le chemin de fer du Saint-Gothard.
Ce n'est pas sans une poignante émotion ([u'on relit aujourd'hui
la discussion qui eut lieu dans la séance du Corps législatif en dale
<lu 20 juin 1870, à propos de l'atFaire du chemin de fer du Saint-
Ciothard ', Kn 1852, M. de Cavour, qui avait déjà conçu le projet du
percement du Mont-Cenis pour metlre l'Italie en relation avec la
France à travers les Alpes, s'était préoccupé d'ouvrir son pays à
l'Allemagne. Il s'était abouché avec la Suisse et la Prusse, et avait
provoqué des études techniques qui, en 1866, aboutissaientàun projet
de chemin de fer parle Saint-Cothard, au moyen d'un souterrain de
14000 mètres. Le grand duché de Bade, le Wurtemberg promettaient
leur concours pécuniaire à l'entreprise, et, le lo octobre 1869, une
convention, passée entre la Suisse et l'Italie posait les bases de
l'entreprise. La Confédération de l'Allemagne du Nord, à qui ladite
1. Journal officiel du >'I juin.
LE CHEMIN DE FER J»U SAINT-GOTHARD. 33i»
convention fat ensuite soumise, ne manqua jias de l'encourager, et le
puissant homme d'État qui dirigeait sa politique vit là roccasion
d'élablir une communication ferrée entre les forteresses des bords
du Rhin et les sources du Tessin, pour permettre aux troupes prus-
siennes d'être transportées en une nuit jusqu'à Venise. Dans la séance
(lu Reichstag, en date du 24 mai 1870, M. de Bismarck, à l'appui
d'une demande de subvention pour le chemin du Saint-Gothard, pré-
sentait les considérations qui suivent :
((....Des nécessités politiques exigent la création d'une route
reliant l'Allemagne à l'Italie.
(( Il a fallu de graves circonstances, des circonstances mûrement
pesées pour amener le Gouvernement au désir inaccoutumé, je
pourrais même dire sans précédent, de proposer à la Confédération
et à des gouvernements voisins une demande de fonds vraiment
énorme en faveur d'une ligne de chemin de fer, située non seule-
ment en dehors de la Confédération du Nord, mais en dehors même
de l'Allemagne. Les considérations qui ont décidé le Gouvernement
à cette démarche inusitée sont, je le crois du moins, tellement évi-
dentes, elles ont été si bien exajninées, elles sont en partie de nature
tellement délicate que je vous prie de me dispenser de vous les énu-
inérer encore une fois publiquement. {Très bien! très bien!)
((.... On ne peut penser à mettre en comparaison les avantages
que le Saint-Gothard présente sur le Spliigen ou le Splûgen sur le
Saint-Gothard, quand on songe aux intérêts que l'Allemagne, et
surtout l'Allemagne du Nord, a dans l'alïaire du Saint-Gothard.
«....Pour nous, le principal est d'avoir une communication
directe avec l'Italie, qui est notre amie, et qui, je l'espère, l'est pour
longtemps. >>
Il ne s'agissait donc pas seulement d'une question commerciale,
mais d'une question politique, qui pouvait aboutir, selon la remarque
de M. de Kératry, à une violation du traité de Prague. Comme
remède, M. Estancelin engageait vivement la Chambre à donner la
subvention nécessaire pour terminer les travaux du Simplon, et
M. Mony, l'auteur de l'interpellation, demandait au Gouvernement
de perfectionner les voies navigables du midi de la France. Quant à
M. de Gramont, le ministre des Ati'aires étrangères, il était plein de
confiance dans la neutralité de la Suisse, et trouvait très inotfensif
le projet do M. de Bismarck. Ce n'était pas tout à fait l'avis du
ministre de la Guerre, le maréchal Lebœuf, qui voulait bien admettre
(ju'au point de vue stratégique, la ligne du Saint-Gothard, quand
elle serait ouverte, changerait un peu les conditions militaires enti-e
la France et les pays voisins ; que même l'équilibre militaire en
serait légèrement modifié; mais ((avec 400 hommes il se chargeait
de détruire la nouvelle ligne ». C'est alors que M. Jules Ferry prit
la parole et prononça ces paroles prophétiques :
M. Jules Ferry se lève pour parler.
340 DISCOURS ET (H'IMONS.
Voix 7iombyeiisc>i. La cîlùturc ! la clôture !
M. 1.E PRÉSIDENT Sc.HNKiDKU. — Je dois consulter la Chambre sur la
clôture.
M. Jules Ferry. — Messieurs, j'ai le droit de parler
après un minisire, et je prends la parole non pas contre la
clôture, mais pour répondre à M. le ministre des Afîaires étran-
gères.
Je précise la question de mon honorable ami, M. de Kératry,
et je demande à M. le ministre des AtTaires étrangères de nous
piouver qu'avant l'interpellation de l'honorable M. Mony. le
Gouvernement français avait entamé avec le gouvernement
fédéral les négociations que lui commandait le juste souci des
intérêts du pays. Qu'on nous apporte une dépêche, qu'on nous
produise une pièce qui montre que la France est intervenue
comme partie au contrat : c'était son droit...
M. LE COMTE d'Aygiesvivks. — Il fallait payer alors !
M. Jules Ferry. — Le droit de la France est partout où elle
a un intérêt. [Réclamations.) Et si vous ne votilez voir dans le
traité du 15 octobre 1869 qu'une question de chemin de fer, si
h's discours du Reichstag de la Confédération du Nord, dont on
vous a lu les extraits tout à l'heure, ne vous ont pas ouvert les
yeux, c'est que vous êtes toujours la même majorité qui a laissé
l'aire Sadowa. [Vives réclamations et cris : A l' ordre I)
Vous voulez qu'on me rappelle à l'ordre, et moi je vous rap-
pelle au patriotisme. (Nouveaux cris : A l'ordre ! à l'ordre !)
M. LE PRÉsniENT SCHNEIDER. — Monsieur Ferry...
M. RoLLE. — Votre langage n'est pas patriotique !
M. LE BARON ZoRN DE BuLACH, avcG Vivacité. — l'our(iuoi ces insultes
continuelles à la majorité? Nous ne pouvons pas les tolérer.
M. LE PRÉSIDENT SciiNEiDER. — Monsieur de Bulacli, n'interrompez
pas et permettez au président de faire son devoir.
M. Jules Ferry. — En vérité, je suis surpris de trouver
M. de Bulach parmi mes adversaires !
M. LE BARON ZoRN DE BiLACH. — Je ne suis pas votre adversaire
pour ce que vous avez dit tout à l'heure : vous avez raison, mais
n'attaquez pas sans cesse la majorité !
M. I^ELMONTET. — Les paroles de M. l'erry sont un outrage à la
Chambre!
Nouveaux cris. — A l'ordre ! à l'ordre !
LE CHEMIN DE FEK DU SAINT-GOTHARD. 341
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Monsieui' Ferrv, je vous rappelle à
l'ordre : il arrive trop souvent qu'en montant à la tribune, vous
semblez chercher à blesser la majorité, à irriter ses susceptibilités
les plus légitimes. {C'est vrai! — Très bien ! très bien!)
M. Jules Ferry. — Je demande à m' expliquer.
M. RoLLE. — Ce sont vos journaux qui ont soutenu la politique
prussienne !
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Vous avez la parole pour vous
expliquer.
M. Jules Ferry. — Je respecte les susceptibilités de la
majorité, et en vérité...
M. LE BARON ZoRN DE BuLACH. — Mais VOUS continuez cependant à
nous attaquer...
M. LE PRÉSIDENT ScHNEiDER. — Monsieur de Bulach, veuillez, je vous
le répète, ne pas continuer à passionner la situation par vos inter-
ruptions.
M. LE BARON ZoRN DE BuLACH. — Je me tais, monsieur le président,
mais il est des paroles contre lesquelles il est difficile de ne pas pro-
tester.
M. Jules Ferry. — Il y a aussi des susceptibilités patrio-
tiques et nationales que tout le monde doit respecter, et ce sont
elles qui m'ont fait monter à cette tribune.
M. lioLLE. — Vous n'avez pas le droit de parler comme vous l'avez
fait ! Ce n'est pas seulement comme membre de la inajorité que je
me sens blessé ; c'est surtout comme Français. [Agitation.)
M. Jules Ferry. — Quand je dis que les autorités compé-
tentes de ce pays ont laissé faire Sadowa, je ne dis que l'exacte
vérité, je ne fais que constater un fait notoire, et j'en appelle à
l'illustre M. Thiers lui-même, qui vous a avertis, messieurs de
la majorité, et vous avez refusé de l'entendre. [Réclamations
dive7-ses.)
M. RoLLE. — M. Thiers vous a-t-il chargé de parler en son nom ?
M. LE COMTE DE La Toi r. — Toutc l'opposition était pour la Prusse
et l'Italie!
A droite. — C'est vrai ! c'est vrai!
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.— M. Ferry vient de s'expliquer, mais
je lui demande instamment, après l'avoir rappelé à l'ordre, de se
souvenir que la minorité d'une Chambre a intérêt à ne pas blesser
les susceptibilités de la majorité ; si l'on veut que les discussions
puissent avoir lieu en loute liberté et utilement, il importe que
.•j42 DISCOURS ET OPINIONS.
cluirim respecto ses collègues et s'abstienne de faire entendre ici
(les i)ai'oles irritantes. {Marques génèrnks (Vasmilunent.)
M. Jules Ferry. — Je respecte tous mes collè,aiies... [Excla-
mations), et je demande qu'on fasse respecter dans ma personne
la lilierté de discussion; je demande à discuter libremenl.
M. Belmomkt. — C'est la libert('' de l'injure que vous voulez !
M. Jules Ferry. — Il n'est pas sorti de ma bouche une
seule expression inconvenante. Je n'ai manqué à aucune conve-
nance parlementaire. (Réclamations.)
Je n'ai pas cherché à provoquer cet incident ; mon intention
n'est nullement de susciter des orages dans la Chaml)re.
[IVouvelles 7-éclamaiio7is.) Non, messieurs, la (|uestion est trop
haute et trop grave, elle touche trop profondément mon cœur
de Français, comme elle doit toucher le vôtre, pour que je
cherche l'occasion de vaines disputes et d'inutiles orages.
Jatlire votre attention sur un point qui me parait engager la
responsabilité du Gouvernement et de la Chambre. J'apporte
ici des raisons : je vous prie de les entendre.
Le Gouvernement français avait deux façons d'intervenir
dans la convention du 15 octobre; il y en a une que je ne lui
conseille nullement. Il pouvait prendre le rôle de participant.
Mais là ne se bornait pas le droit d'intei*vention du Gouverne-
ment français, et M. le ministre des Affaires étrangères l'a si
bien compris que toute son argumentation a consisté à dire à la
Chambre que la neutralité de la Suisse était sérieusement
garantie, et qu'il s'en était assuré.
Je lui demande donc de montrera la Cliambre qu'il est inter-
venu directement, comme c'était son devoir, auprès de la
Confédération helvétique, pour se faire rendre compte des
nu'sures que celte Confédération songeait à prendre pour sau-
vegarder sa neutralité. Il ne l'a pas fait, et c'est un premier
grief. Le Gouvernement croit mettre sa responsabilité à couvert
derrière la neutralité de la Suisse ; il croit avoir répondu à
toutes les objections quand il a dit : la Suisse est neutre; elle
gardera sa neutralité !
Eh bien, messieurs, ce n'est là (ju'une déception; et mon
esprit (pii, pendant toute cette discussion, oscillait entre des
LE CHEMIN DE FER DU SAIiNT-GOTHAHD. 313
avis contraires, a été déterminé par les observations si loyales
de M. le ministre de la Guerre.
M. le ministre de la Guerre nous a déclaré, avec sa loyauté de
soldat, qu'il y avait quelque chose de changé dans la situation
de l'Europe par le projet de chemin de fer du Saint-Gothard.
[Non! nonl) Il a déclaré et expliqué que les conditions de
l'équilibre militaire étaient modifiées, et il avait raison.
Est-ce que la neutralité de la Suisse est de nature k conjurer
le péril qui est avoué par M. le ministre de la Guerre ?
Interrogeons l'histoire de la Suisse. Oui, j'en suis convaincu ;
elle a eu à toutes les époques le bon vouloir de maintenir sa
neutralité ; mais elle n'en a jamais eu le pouvoir. Est-ce qu'elle
Ta maintenue en 181.5 et pendant les guerres delà Révolution?
Et pourquoi voulez-vous que ce petit État, devenu d'autant
plus petit que ses voisins sont devenus plus grands, sacrifie
quelque chose à une neutralité si coûteuse, d'une part, et si
richement récompensée, d"autre part, par des avantages maté-
riels ? car il faut bien comprendre la situation de ce petit État
neutre.
La neutralité suisse est sujette à toutes sortes de considé-
rations. La Suisse, en sa qualité de puissance neutre et de
puissance de transit, n'a qu'un souci: c'est le souci commercial.
Eh bien! quand, au prix des énormes sacrifices que s'impose
la Confédération helvétique, elle aura construit un tunnel à
travers le Saint-Gothard, il lui faudra, je vous l'aflirme, plus
que de la vertu pour le détruire d'une manière irréparable :
vous savez que l'art moderne de la guerre possède des moyens
aussi rapides pour refaire les chemins de fer qu'il en possède
pour les détruire.
M. DE Daous. — Je demande la parole.
M. Jules Feery. — Vous vous indignez d'entendre des
vérités... [Exclamations.)
Une voix. — Ce ne sont pas des vérités !
M. Jules Ferey. — Laissez-moi les dire comme je les
comprends ; j'ai presque fini. Je trouve que la moralité de ce
débat, la voici — permettez-moi de l'exprimer comme je
l'entends :
:)i.i iiis(:(trits KT oimmo.ns.
Dans \o systi'mo ciiropôeii qui a Hc détruit à Sadowa. la
Francr était couverte par plusieurs neutralités : d'aliord, par la
neutralité de la Suisse, et ensuite, par la neutralité de la Confé-
déi-atioii uci-nianique. Alors, messieurs, la neutralité suisse
pouvait |iarailiï' une neutralité sérieuse, parce qu'elle s'appuyait
à la neutralité de la Confédération germanique ; mais, aujour-
d'hui, cette neutralité suisse, elle est profondément entamée des
deux manières : d'abord, elle est matériellement atteinte par le
percement des Alpes : car, il faut en prendre son parti, ce qui
a fait sa force réelle, son efficacité dans le passé, c'est qu'elle
s'appuyait à une forteresse naturelle. La neutralité de la Suisse
et l'état de forteresse naturelle inexpugnable des Alpes étaient
deux choses corrélatives. Mais du moment que les Alpes sont
percées en deux ou trois points, que le rempart naturel se
trouve traversé, il n'existe plus de neutralité de la Suisse dans
la nature, et il reste une simple neutralité spéculative qui n'est
plus couverte politiquement par la neutralité allemande, ce qui
dès lors, place les petits États suisses, impuissants, entre la
Confédération du Nord et l'Italie.
Ma conclusion la voici : ce n'est pas par des établissements
de voies ferrées, ni par des constructions stratégiques et par
des édilications de forteresses, c'est par une bonne politique
que vous pourrez, — je ne dirai pas guérii-, vous ne guérirez
jamais la plaie de Sadowa, c'est un malheur irrépai'able, —
mais par une bonne politique vous pourrez du moins l'atténuer.
[Exclamations diverses. )
Un mi'inbre. — (]e n'est pas p.itriote ce que vous dites là !
M.Jules Ferry. — La .vérité doit passer avant le patrio-
lismt', (juand la vérité est un conseil pour le patriotisme.
/Jruit.)
Oui, par de bonnes alliances, par le culte de ces alliances que
vous avez perdues, et c'est là le grand enseignement de l'inci-
dent actuel : vous avez si bien manœuvré que vous livriez l'Alle-
magne au géant de l'Allemagne du Nord, tandis que vous vous
aliéniez l'amitié de l'Italie ; et c'est pour cela que l'Italie est
allée vers l'Allemagne du Nord.
C'est un état de choses que vous rencontrerez sous vos
pas, à vos moindres démarches du côté de l'Allemagne ou
JULES FEHRV ET M. THIERS. 345
du Côté de l'Italie, et cet état de choses ce sont vos fautes qui
l'ont créé.
L'alliance de l'Allemagne et de l'Italie est faite contre vous ;
ne l'oubliez pas. [Approbation à gauche. — Exclamations au
centre et à droite.)
Jules Ferry et M. Thiers.
Ainsi M. Jules Ferry avait aperçu avec M. Tliiers les conséquences
terribles que devaient entraîner pour notre pavs la victoire de
Sadowa et l'incohérence de la politique de Napole^on III ((ui avait,
précipité l'Italie dans les bras de la Prusse et laissé la voie ouverte
aux cyniques machinations de M. de Bismarcl<.
On n'a pas encore mis en relief avec une précision suflisante la
sagacité des vues prophétiques de M. Jules Ferry, la clarté des aver-
tissements donnés par lui au gouvernement impérial, alors qu'il
n'était pas encore trop tard pour réparer les fautes commises. Dès
le 4 mai 1866, il s'élevait avec force dans le Temps contre les aberra-
tions de l'Opinion nationale, qui avait développé cette thèse qu'en
déclarant la guerre à l'Autriche, la Prusse faisait les affaires de la
Révolution. Examinant les résultats éventuels d'une victoire des
Prussiens, il demandait si par hasard la Vénétie était seule au
"^0"f^<^ « ^^'ous avons le droit, ajoutait le rédacteur du Temps,
de calculer ce que l'affranchissement de la Vénétie peut coûter à la
liberté du monde. En regard de Venise affranchie, nous avons le
droit de placer rAllemagne asservie, le régime constitulionnel anéanti
de 1 Elbe au Danube, le militarisme et l'absolutisme remportant par
la main de M. de Bismarck ta plus éclatante, la plus perfide de ses
victoires. Si l'affranchissement de la Vénétie est un pas en avant
pour la liberté européenne, vous nous accorderez bien, j'imagine
que le triomphe de M. de Bismarck serait une reculade. Si la cons-
titution d'une Italie indépendante peut être une force pour ta France,
vous ne nierez point que l'établissement d'une grande Allemagne ou
plutôt d'une grande Prusse absolutiste et militaire, ne puisse réser-
ver a notre pays des périls jusqu'à présent ignorés de l'histoire?
Souffrez donc que nous réservions nos enthousiasmes et que nous
suspendions nos sympathies. »
Au moment même où paraissait cet article, M. Thiers, dans la
séance du Corps législatif en date du 3 mai, prononçait le fameux
discours où, avec l'autorité d'un grand homme d'Éfat, il mettait
dans tout son jour l'ineptie du second Empire, qui, par l'organe de
M. Rouher, venait de promettre à l'Italie, du haut de la tribune
française, que la France resterait neutre dans le contlit italo-prussien
avec l'Autriche. Après avoir retracé l'historique de l'affaire des
duchés et dévoilé le plan audacieux de la Prusse qui tentait de res-
susciter à son profit l'Empire germanique, il arrivait à cette conclu-
34(i IlISCi tilts KT OIMMONS.
sioii (|ue << se prêter à la [joliliqiic prussieinie, ce serait trahir les
inli'-rr-ls de la France ». Il conseillait à rEnijjire une intervention
iniuK-iliatc soit aupri-s de la Prusse elle-même, soit auprès de l'Italie.
Dans If nunicro du Temps daté du o mai, M. Jules Kerrv s'associa
complètement à ces conclusions de M. Tliiers et les accentua avec
nue émotion patriotique:
« Tous ceux qui liront cet admirable discours prendront leur
part de l'émotion qui a rempli la Chambre. M. Thiers a raconté
l'affaire des duchés depuis la conférence de Londres jusqu'aux
Irisles lauriers de Diippel, depuis l'évocation du duc d'Augus-
lenbourg jusqu'à la confiscation de Gastein ; et jamais il n'a fait
voir une argumentation plus saisissante, une composition plus
savante, un art plus exquis de dire et de ne pas dire, une ironie
plus vengeresse et plus mordante. C'est un fouet à la main qu'il
déroule cette odieuse et burlesque histoire. M. de Bismarck est
trois fois cuirassé s'il ne sent pas les coups. En face du ministre
arrogant et sans foi qui est, à l'heure qu'il est. l'ennemi le plus
insolent du régime parlementaire, s'est dressé, de toute la
hauteur de l'esprit et de l'éloquence, le défenseur le plus illustre
et le plus passionné du gouvernement des assemblées. Ce duel
de la libre parole et de Fabsolutisme triompliant, de la diplo-
matie à ciel ouvert et de la politique de conspiration, du droit
eidin et de la foi'ce, marque ce discours, entre tous ceux de
M. Tbiers, d'un caractère incontestable de grandeur.
« Mais ce qui lui donne sa physionomie particulièiT- et sa
réelle imi)orlance, c'est l'accueil qu'il a reçu de toute la Chambre.
La Chambre a acclamé ses plus fières invectives, applaudi avec
passion, j'allais dire avec fureur, ses ironies les plus sanglantes.
Quand l'oi'ateur, recherchant la conduite que le Gouvernement
aurait (»u tenii', a parcouru, l'une après l'autre, « les formes
douces et les formes dures » que la France aurait pu employer
sans tirer l'épée pour manifester à la politique prussienne sa
désajtprobation profonde, la majorité a manifesté, de la façon la
plus bruyante, la plus précise et la plus claire, que ce ne sont
pas les formes douces qui, à son gré, devraient avoir la
préférence. »
C'est à propos de cet article que M. Tliiers adressa à M. J. Ferrv
la lettre du 5 mai que nous avons déjà parli(dlement citée (V. page
166) et qui contenait celte phrase : « La France entière est ardente
coidre la nouvelle cnaliliiui il;di)-]>russii>iiiie. »
JULES FERHY ET M. THIEKS. 347
Des rapports fréquents s'établirent alors entre les deux hommes
d'Etat, mais M. Jules Ferry, malgré sa profonde déférence pour son
illustre collègue, n'abdiqua en rien l'indépendance de ses jugements.
Il suffira pour le prouver de citer encore un article du Temps, en
date du 15 juillet 1866. Examinant le projet de sénatus-consulte
élaboré par le Gouvernement et sorti triomphant des délibérations de
la Commission sénatoi-iale, M. Jules Ferry avait signalé la différence
profonde qui existait entre la Constitution de 1832 et la Charte de
1830. Il avait fait allusion aux lois de septembre 1835, qui punissaient
des peines les plus sévères l'otfense à la personne du roi, l'attaque
au principe ou à la forme du Gouvernement, et particulièrement la
violation du principe de l'irresponsabilité monarchique.
« Le ministre de l'Intérieur de celte époque, écrivait M. Jules
Ferry, avait le tort de confondre dans ses discours la discussion
avec l'attaque : qu'est-ce que cela prouve? Si cela prouve
contre iM. Thiers, cela ne prouve pas pour le sénatus-consulte. »
Et le rédacteur du Tenq-)s reprochait à M. Troplong, rapporteur de
la Commission sénatoriale, de s'appuyer sur la constitution et les
lois du l'égime de 1830 pour chercher une sanction aux violations
éventuelles de la Constitution impériale. Il faisait remarquer que le
roi, en 1835, était irresponsable et la Charte de 1830 immuable,
tandis que la Constitution de 1852 avait proclamé son caractère per-
fectible et la responsabilité du Pouvoir. Donc, on ne pouvait comparer
deux régimes dissemblables et conserver encore des illusions sur
l'efficacité des lois de Septembre.
C'est à cet article que M. Thiers répondit par deux lettres qu'il
n'est pas sans intérêt de reproduire :
Trouville (Hôtel de Paris), Ib juillet 1866.
Moy CHER MoxsiEiu Fehuy,
<t Je ne sais pas poui-quoi vous êtes si expéditif avec moi et pour-
([uoi vous me livrez si aisément à M. Troplong auquel il était si
facile de répondre. La Constitution de 1830 contenait tous les prin-
cipes essentiels de la liberté constitutionnelle. Il n'y manquait
qu'une loi électorale plus large et la pratique par le temps ancien.
On était dans le système des constitutions fixes qu'on ne laisse pas
discuter; et on se bornait à ne pas vouloir laisser proclamer la Répu-
blique sous la monarchie, et à ne pas permettre le cri : aux annes!
contre le gouvernement établi. Il était donc tout natiuel alors de ne
pas permettre la discussion de la Constitution, et ce que je disais
vous le diriez sous la République.
« Aujourd'hui, le cas est tout différent. La Constitution contient
le despotisme pur; et, pour nous faite piendre juitience, on nous a
348 hlSCdlliS ET OPINIONS.
(lit que la (:(»iisliluli(»ii rtcait perfectible; on nous a prorais le cou-
roniionient de létlilico. Défense de la discuter aujourd'hui. C'est
donc siinplcnu'iit nous interdire de demander ce qu'on nous a pro-
mis. C'est ôter à la Constitution actuelle ce qu'on regardait comme
une excuse nécessaire de tout ce qui lui manque, la perfectibilité.
C'est donc le despotisme sans excuse et sans espérance.
« Vous pouviez donc, en me donnant mon véritable rôle, poser
la (luestion dans ses véritables termes et faire à M. Troplong la
vérilablt' réi)onse. Du reste, je ne me plains pas pour moi, qui puis
heureusement me passer df la presse, mais pour la liberté elle-
même qu'on défend si mal en livrant ses vrais défenseurs.
« Adieu, cher Monsieur, ou à revoir. Recevez mes amitiés. »
A. Thiers.
M. Ferry s'excusa sans doute d'avoir froissé les suscei)tihilité3 de
l'ancien ministre de Louis-Philippe, car M. Thiers lui écrivit de nou-
veau, le 20 juillet suivant :
Trou ville, 20 juillet 18G6.
« N'allez pas croire, mon cher Ferry, que je vous en veuille, parce
que je vous ai adressé ces quelques observations. C'est justement
parce que j'étais le point sur lequel on visait en lâchant ce sénatus-
consulte, qu'en repoussant l'attaque dont j'étais l'objet, on aurait
fait manquer le coup. Je n'ai point exagéré en disant qu'on ne devait,
à cette époijue, ni attaquer, ni discuter. Il s'agissait de la monar-
chie anglaise, alors tout entière contenue dans la Charte de 1830
(sauf la pratique qui restait à acquérir). Or, dans cette constitution,
on ne doit pas même parler du roi, tout le gouvernement étant dans
le ministère, et les ministres, à cette époque, étant livrés à la com-
plète discussion. 11 n'y avait donc aucun usage à faire de mes paroles
d'il y a 30 ans, qui étaient alors aussi fondées qu'elles le seraient en
.Vngleterre aujourd'hui.
« Du reste, laissons là cette petite querelle, et l'hiver prochain
nous ferons ce que nous pourrons ; mais la vérité est une arme à
beaucoup de tranchants, et nous trouverons bien celui (jui pourra
être présenté à l'ennemi.
« La médiation est le plus ridicule avortement qui se puisse ima-
giner, et nous avons abouti au résultat inévitable, et que je n'avais
que trop prédit, de la France descendant au second rôle...
'( Tout à vous i\i\ cd'ur.
A. Thikrs. »
Quatre années plus lard, et sépar(''s peut-être par des divergences
sérieuses sui' les aspiialioiis (h- la (li'iiinciaiic l'iancaise ot sur la
LA DECLARATION DE GUERRE A LA PRUSSE. 349
consLitiition intérieure de l'État, M. Thiers et M. Jules Ferry allaient
se retrouver d'accord pour essayer de sauver au moins l'honneur
national, dansl'eifroyable tempête où la France elle-même, f^ràce à
l'aberration du gouvernement impérial, menaçait de sombrer.
La déclaration de guerre à la Prusse.
Malgré les nuages qui s'accumulaient à l'horizon, malgré les aver-
tissements très nets de M. Benedetti^, le cabinet Ollivier qui, à peine
arrivé aux affaires, avait proposé, en février 1870, une réduction sur
le contingent de 1870, conservait son imperturbable optimisme et,
dans la séance du .30 juin, le maréchal Lebœuf maintenait sa propo-
sition de réduction de 10000 hommes sur le contingent comme « une
invitation au désarmement ». M. Emile Ollivier était si peu ému par
les objurgations de M. Thiers, qu'il s'écriait: « Le Gouvernement n'a
aucune inquiétude ; à aucune époque, le maintien de la paix ne lui a
paru plus assuré. De quelque côté qu'il porte les yeux, il ne voit
aucune question irritante engagée ; tous les cabinets comprennent
que le respect des traités s'impose à tous. Si le Gouvernement avait
la moindre inquiétude, il ne vous eût pas proposé, cette année-ci,
une réduction de 10000 hommes; il vous eût très nettement
demandé de vous associer à sa sollicitude et d'augmenter les forces
de l'armée. »
Etquelquesjoursaprès,le maréchal Prim offrait le trône d'Espagne
au prince de HohenzoUern qui l'acceptait, avec la connivence du
roi de Prusse! Tombant dans le piège tendu par M. de Bismarck,
M. de Gramont invitait, par dépêche du 7 juillet, M. Benedelti à
« obtenir du roi de Prusse qu'il révoquât l'acceptation du prince
de HohenzoUern ». Et il ajoutait: «sinon e'est lu guerre ». Le 12, le
ministre des affaires étrangères, dans une note remise par lui à
M. de Werther, ambassadeur de Prusse à Paris, dictait lui-même la
réponse qu'il demandait au roi Guillaume : « Sa Majesté s'associe à
la renonciation du prince de HohenzoUern =*.» Ce n'est pas tout: M. de
Gramont télégraphiait, le même jour, à M. Benedetti, pour lui
enjoindre de voir le roi de Prusse et de l'inviter « à donner l'assu-
rance qu'il n'autoriserait pas de nouveau la candidature du prince
de HohenzoUern ». Il était évident que le roi n'accepterait pas cette
1. Dépèche de M. Benedetti du 31 mars 1869, sur les entrevues de M.Rancès
y Villanuova avec M. de Bismarck, au sujet de la candidature du prince
Léopold de HohenzoUern au trône d'Espagne. — Dépêche du même, en date
du 11 mai 1869.
•2. La renonciation du prince Léopold, ou plutôt celle de son père, le prince
Antoine, avait été télégraphiée au maréchal Prim le 12 juillet et communi-
quée, le mémo jour, au Gouvernement français par M. Olozaga.
:)5o liISCiilHS I;ï Ol'l.MONS.
mise endenifurt', cl, en ellV't, il refusa (disolnmcnld'3iulonsevM.Bene-
(letli ;ï Iransinellrc à riùiipereur une semblable déclaration'. Il se
borna a fair»- dire à notre ambassadeur « qu'il approuvait » la renon-
ciation du prince Léopold, et qu'on pouvait en informer l'Empereur.
Puis, il refusa de donner audience à M. Benedetti et, ce dernier
l'ayant rencontré à la gare d'Ems, le roi lui annonça ([u'il repartait
le lendemain matin pour Berlin. Le lij, M. de Gramont,au Sénat, et
M. E. Ollivier, au Corps législatif, annonçaient que la guerre allait
s'ouvrir et que le Gouvernement avait rappelé les réserves. M. Thiers
lit vainement entendre une protestation vigoureuse: « Est-il vrai que
vous rompez sur une question de susceptibilité? Voulez-vous que
l'Europe tout entière dise que le fond est accordé, et que, pour une
question de forme, vous vous êtes décidés à verser des torrents
(le sang! Prenez-en la responsabilité?... Laissez-moi vous dire que
je regarde cette guerre comme souverainement imprudente... Plus
que personne, je désire la réparation des événements de 1806, mais
je trouve l'occasion détestablement choisie. Je déclare que, quant à
moi, je décline la responsabilité d'une guerre aussi peu justifiée ».
A quoi Emile Ollivier fit la réponse historique: <( Oui, de ce jour
commence pour les ministres, mes collègues, et pour moi, une grande
responsabilité. Nous l'acceptons, /e cœur léger. » — Le chargé d'affaires
de Erance à Berlin fut chargé de notifier l'état de guerre à la Prusse,
il partir du 19 juillet, et, le 20, M. de Gramout vint informer le Corps
législatif de l'envoi de la déclai-ation de guerre.
La France se trouvait ainsi précipitée avec une légèreté impardon-
nable dans une lutte à laquelle ses gouvernants ne l'avaient nulle-
ment préparée.
Il nous reste à préciser le rôle de M. Jules Ferry dans la couili'
])ériode (jui nous sépare du 4 Septembre.
Le secret des opérations militaires-.
En premier lieu, dans la séance du 19 juillet, le Corps législatif
discuta un projet de loi, élaboré par le Gouvernement, d'accord avec
la Commission, pour interdire le compte rendu des opérations mili-
taires.
M. LK pnÉsiDE.NT ScHNEUJEn. — L'ordre du jour appelle la discussion
du projet de loi concernant l'interdiction de rendre compte des opé-
rations militaires.
Membres de la Commission : MM. Sénéca, président; le baron de
Mackau, secrétaire et rapporteur ; Denat, Berger, Josseau, Nogent-
Saint-Laurens, Chagot, de Forcade la Roquette.
M. LE PRÉsmENT SCHNEIDER. — La parole est à M. de Mackau pour
présenter le rapport.
1. Dépèclie de M. IJeneiletli à .M, de Gramout, 13 juillet.
U. Journal officiel du 20 juillet 1870.
LE SECRET DES OPÉHATIONS MILITAIRES. 351
M, LE BARON DE Mackai", rapporteur. — Messieurs, la Commission
cliargée par vous d'examiner le projet de loi dont vous aviez déclaré
l'urgence à la séance d'hier, et (jui porte : interdiction de rendre
compte des mouvements et opérations militaires, a rempli sa tàclie
avec le soin scrupuleux qu'exigeait la mission dont elle était
investie.
La lutte dans laquelle vont se trouver engagés les intérêts les plus
sacrés du pays justifie aux yeux de votre Commission les disposi-
tions législatives qui vous sont soumises. Elle ne doute pas que le
patriotisme éclairé de ceux mêmes qui peuvent être touchés parla
mesure proposée, ne leur fasse accepter sans hésitation une loi
imposée par les circonstances, momentanée comme elles, et qui ne
saurait compromettre en rien le principe même de la liberté de la
presse que nous sommes tous d'accord de sauvegarder.
Il ne s'agit pas, en effet, messieurs, d'atteindre un principe de
droit public, mais seulement de prévenir des abus, à un moment où
une seule indiscrétion, propagée par la presse, peut donner l'éveil à
l'étranger, apporter une perturbation profonde dans nos intérêts
les plus chers, et compromettre, avec l'honneur de notre drapeau, la
vie de nos soldats.
Votre Commission a donc reconnu qu'il convenait de confier
momentanément au Gouvernement un pouvoir nécessaire; mais elle
s'est aussitôt préoccupée de le limiter, dans sa durée comme dans
ses effets, et de donner aux intéressés les garanties de responsabi-
lité que comportait la situation.
C'est dans cette pensée qu'elle a modifié le projet de loi qui vous
est soumis.
Elle a cru d'abord qu'il convenait de faire interdire les comptes
rendus par un arrêté ministériel, inséré au Journnl officirl.ei non par
une simple note.
Elle a trouvé, en second lieu, que la suppression, en cas de récidive,
ne devait pas être maintenue, et que la suspension pendant un délai
qui ne pourrait excéder six mois, était une répression suffisamment
efficace.
Elle a enfin constaté par un article nouveau le caractère provisoire
de la loi, voulant en limiter les effets à la durée de la guerre.
Quant à la pénalité édictée par le § 1" de l'article 2, elle a cru
devoir la maintenir; pour être efficace, cette pénalité doit, en pareil
cas, être sérieuse; elle peut d'ailleurs être atténuée par l'application
de l'art. 463 du Code pénal, conformément aux dispositions de
l'art. 12 de la loi du H mai 1868.
Tel est, messieurs, l'ensemble sommaire du travail auquel s'est
livrée votre Commission; elle espère que le patriotisme de tous
rendra inutile la loi qu'elle vous propose ; mais il est des heures où
tout doit être prévu, afin de dégager la responsabilité de chacun et
d'assurer au pays, dans la lutte qu'il va traverser, un succès prompt
et décisif.
n.-.? DISCOLUS ET OPINIONS.
I.;i ('.oiiiiiiissioii a appel*'- dans son sein M. le garde des sceaux et
M. le ministre de l'Intérieur. Kile leur a l'ait connaître les modifica-
tions qu'elle avait en vue.
Les lionorables ministres y ont donné leur adhésion.
Votre Commission a donc l'honneur de vous proposer, d'accord
avec le (Jouvernemenl, un projet de loi ainsi conçu :
« Arl. l*"'. Il pourra être interdit de rendre compte par un moyen,
de puhlicalion quelconque des mouvements de troupes et des opé-
rations militaires sur terre et sur mer.
«Cette interdiction résultera d'un arrêté ministériel inséré au
Journal officiel.
« Art. 2. Toute infraction à l'article 1""^ constituera une contra-
vention qui sera punie d'une amende de oOOOfr. à 10000 fr.
« En cas de récidive, le journal pourra être suspendu pendant un
délai de six mois.
«( Art. .3. La présente loi cessera d'avoir elTet si elle n'est pas
renouvelée dans le cours de la prochaine session ordinaire ». {Aux
vota; ! aux voix !)
M. Jules Ferry. — Je demande la parole.
M. LK PRÉSIDENT SCHNEIDER. — M. Ferry a la parole.
M. Jules Ferry. — Messieurs, si le projet de loi qui vous
est soumis et sur lequel je vous demande la permission d'ap-
portei' (juelques brèves observations à cette tribune, me parais-
sait rentrer dans les mesures de guerre que nécessite en ce
moment la défense de la patrie, je l'aurais voté sans obser-
vations, comme j'ai fait des autres; mais, dans mon âme et
conscience, j'estime qu'il y a bien moins dans ce projet une
mesui-e pour la guerre, qu'une mesure contre la liberté [Récla-
maiions), et je viens ici en déduire les motifs.
Je le trouve inutile et dangereux. II est dangereux, messieurs,
par (rois raisons : premièrement, parce qu'il se caractérise par
l'élasticité inlinie, par le vague extrême de la délinition; parce
qu'en second lieu, il implique l'arbitraire dans l'exécution, et, en
troisième lieu, parce qu'il admet l'excès dans la répression.
[Exclnmntious.)
Messieurs, je ne vous demande que quelques instants d'at-
tention.
M. le rapporteur se prépare à me répondre ; je vais discuter
celte question posément.
M. LE RAPPORTEiu. — Je n'ai pas dit que je répoudrais.
LE SECRET DES OPÉRATIONS MILITAIRES. 353
M. Jules Feery. — Permettez: j'aimais à le croire.
Une voix. — C'est inutile!
M. LE RAPPORTEUR. — Je demande à réserver mon appréciation sur
l'opportunité de ma réponse.
M. Jules Ferry. — Si vous ne voulez pas me répondre, je
n'y tiens pas autrement.
Je veux dire que la discussion peut avoir lieu, malgré le
moment où nous sommes, et quoique le projet ait été déclaré
urgent, nous ne pouvons pas, pour notre compte, le laisser
passer sans discussion.
M. LE PRÉSIDENT ScmvEiDER. — Parlez! Vous avez la parole.
M. Jules Ferry. — Je dis que la définition est vague. De
quels termes se sert-on? « Mouvements et opérations mili-
taires. »
Quelques voix. — Eh bien?
M. Jules Ferry. — Je demande quelle est la nouvelle relative
aux faits de guerre, de quelque nature qu'elle soit, qui ne puisse
rentrer dans cette formule?
Voix à gauche. — C'est évident !
M. Jules Ferry. — Je vous prie de remarquer qu'avec
l'intention de ne frapper que des indiscrétions relatives à la
marche de nos troupes, la loi qu'on vous propose de voter atteint
nécessairement toutes les nouvelles relatives à un fait de guerre
quelconque. Cela me paraît incontestable.
^ Le deuxième reproche que je fais à la loi est celui-ci : c'est
l'arbitraire dans la poursuite. Et savez-vous pourquoi? Parla
combinaison de ces deux principes : le premier, que c'est une
contravention que vous créez et qu'il n'est pas loisible au juge
d'examiner la question de bonne foi. {Si ! si!)
M. Mathieu (de la Corréze). — Cela a été jugé cent fois.
M. Jules Ferry. — C'est que, d'autre part, le Gouvernement
est le maître de la poursuite. { Interruptions diverses.)
De sorte que le Gouvernement a le droit de choisir qui il
poursuivra {Nouvelle interruption), et que les tribunaux n'ont pas
le droit de ne pas condamner. {Bmdt.)
Je maintiens que le Gouvernement est maître de la poursuite
23
354 DISCOUHS KT OPINIONS.
et qu(\ par consrqu.Mit, il a le droit de choisir; et je soutiens
qn.' les tribunaux n'ont pas le droit de ne pas condamner, parce
.pril s'agit, non d'un délit, mais d'une contravention : c'est donc
rarlntraire dans la poursuite.
M. Gambetta. — Tivsbien!
M. Jules Fkiuiv. — En troisième lieu,. je reproche à la loi de
comporter un excès dans la répressioiniiii lui fait dci)asser de
beaucoup le but qu'elle avoue.
M. Glais-Bi/oin. — C'est évident!
M. Jules Ferry.— Comment! pour la première contraven-
tion, pour la nouvelle la plus innocemment produite, avec la
bonne foi la mieux constatée, une condamnation de SOOOfr. à
lUUOU fr. d'amende, et pour la seconde fois la suppression! Mais
c'est énorme! c'estexcessif! [Rtmeurs] et c'est tellement excessif
que cela constitue un pas en arrière sur la législation de 1861
[Interruption], car,en 1861, le Corps législatif a rayé du décretde
février 1852 une disposition analogue qui, pour deux contraven-
tions, exposait le journal à la suspension et à la suppression. Je
reconnais que la suppression n'est plus dans le projet de. loi
amendé, mais elle était dans le projet du Gouvernement, et ce
qui subsiste dans le projet de la Commission, c'est la suspension
de six mois, ce ([ui est une peine excessive.
M. i.KUvriMmTEiH.— r;ost un maximum!
M. i.K c.akde dks sceaux. — Seiait-on bien avancé quand une
publication indiscrète nous aurait fait perdre une bataille?
M. JuLKS Ferry. — Monsieur le garde des sceaux vous pensez
hien que j'ai prévu l'objection. Je vais y arriver. Je vous prie de
croire que si j'avais la conviction que votre loi pût sauver
d'un péril (pielconque notre armée, je ne discuterais pas à cette
tribune! {Inlerruptions.) Mais je Aais vous prouver (pu:^ vous êtes
en face de fantômes et de chimères. [Oh! oh!)
Voici donc quel seral'elTet de la loi : ou bien cette loi va mettre
dans les mains du ministère un ari)itraire illimité, qui lui
permettra de choisir (bs journaux conlidents, qui parleront tout
àleur aise, tandis (pic les autres craindront de rompre le silence;
ou bien, si le ministère ne veut pas être taxé d'arbitraire, la loi
aura cet elïet inéNitable de condamner au silence tous les jour-
LE SECRET DES OPÉRATIONS MILITAIRES. 355
naiix, excepté le Journal officiel : car, comme je vous le démon-
trais en commençant, il n'y a pas une nouvelle de guerre, si
éloignée qu'elle soit d'une indiscrétion compromettante, qui 'ne
puisse tomber sous le coup de la loi, exposer le journal à la
suspension de six mois, et, par conséquent, l'instinct de la
conservation fera une loi à tous les journaux de se taire sur tous
les faits de guerre sans distinction. {Rumeurs diverses.) Voulez-
vous cela?
Quelques voix. — Oui !
M. Jules Ferry. — Je crois, messieurs, que ce résultat aurait
inliniment plus d'inconvénients que d'avantages. L'avantage,
suivant vous, c'est d'empêcher des indiscrétions périlleuses?
Est-ce que ce danger existe? (Ouif oui!)
Gomment! vous supposez que nos ennemis lisent les journaux
français... [Exclamations et rires àd)'oite.)
Vous ne me laissez pas achever ma phrase et vous lui donnez
un sens ridicule.
Je disais: Comment! vous supposez que nos ennemis ont
besoin de lire les journaux français pour se mettre au coin-ant
des mouvements de nos troupes?
M. LE BARON fii-iLLE. — C'cst élémentaire de lire en temps de guerre
iesjournaux du pays que l'on combat.
•M. LE GARDE DES SCEAUX. — Cela tient lieu d'espions.
M. LE BAROX EscHASSERLux. — Vos dlscours sont traduits à l'étranger.
M. Jules Ferry. — Qu'est-ce que mon discours a d'otïensant ;
qu'a-t-il d'inquiétant pour le patriotisme ? (Interruptions et bruit) ?
M. EscHASSERL^ux. — Les discours prononcés ici vont à l'étranger :
ils circulent déjcà en Prusse.
M. Jules Ferry. — Ce que je dis en ce moment est dange-
reux? Vous n'en croyez rien! Je disais, messieurs, que vos
craintes ne me paraissent pas sérieuses ; qu'il n'est pas à craindre
[Humeurs] cjue des indiscrétions de journaux puissent avoir
quelque effet sur le succès d'une campagne; et la preuve, mes-
sieurs, c'est que nous avons eu d'importantes campagnes à
l'extérieur, la campagne d'Italie, par exemple, et que l'on n'a
pas songé à défendre aux journaux de donner les nouvelles de
la .aueri-e. Citez-moi un inconvénient de la publicité complète
sur les faits de guerre qui a existé à cette époque?
35G DISCOUnS ET Ol'INlO.NS.
M. Gi:iLL.u.MiN. — Ce irétait pas sur le territoire.
M. Jules Ferry. — Citez-moi, tle plus, une législation
actuelle, dans unpayslibre, qui contienne une tlisposilionpareille.
Messieurs, il n'en existe pas une seule, et permellez-moi de
vous dire que la peur des journalistes trouble un peu vos esprits
[Exclamations et rires à droite et au centre. — A gauche : Oui!
oui!); mais les journalistes ne savent rien que ce qu'on leur dit.
{Interruptions j) Je le répète, messieurs, les journalistes ne
savent rien que deux ordres de choses : celles ((u'on leur dit,
c'est-à-dire rien ou pi-esque rien, et celles qu'ils inventent, ce
qui n'est pas dangereux.
Voix nombreuses. — Allons donc! allons donc!
M. Jules Ferry. — Mais, messieurs, c'est l'évidence même ; ce
qu'ils inventent ne peut être la révélation du plan de campagne.
Un membre. — Mais on ne pourrait plus défendre le pays!
M. Jules Ferry. — De votre propre aveu, cette loi n'est portée
que contre l'indiscrétion, contre l'indiscrétion compromettante.
Eh bien, contre l'indiscrétion, vous êtes défendus, d'abord, par la
discrétion de ceux qui gardent le plan de campagne, et surtout
par une mesure que je comprends, celle-là, et que je vous
recommande: c'est la précaution bien simple de ne pas admettre
de reporters dans vos quartiers généraux comme cela se fait
constamment.
M. LE GARDE DES SCEAUX. — Nous n'cu admettons aucun.
M. Jules Ferry. — Eh bien ! avec celte seule mesure, vous
pouvez être sûrs que vos plans de campagne ne seront pas
révélés.
Je vous le répète, messieurs, jamais l'on n'a senti la nécessité
dune loi pareille, qui, du reste, n'existe dans aucun pays libre.
Quelques membres à gauche. — C'est vrai ! c'est vrai!
M. Jules Ferry. — Je vous prie maintenant, messieurs, de
considérer l'autre côté de la question : votre loi, c'est la sup-
pression de la ])ablicité.
Vous voyez bien que, nécessairement, vous allez à la suppres-
sion de la publicité, à l'interdiction de toutes les nouvelles de
guerre qui ne seront pas de source officielle. Eh bien, est-ce en
LE SECRET DES OPERATIONS MILITAIRES. 357
l'année 1870 que vous pouvez former ce rêve qu'une nation va
courir les grands, les glorieux hasards d'une guerre comme
celle qui se prépare, et qu'elle consentira à ne rien savoir?
Sur un grand nombre de bancs. — Assez ! assez !
M. Jules Ferry. — Mais, messieurs, aujourd'hui, la publi-
cité, c'est un droit d'abord, permettez-moi de vous le dire; ceux
(jui ont leurs lils, leurs époux à la bataille, ont le droit de tout
savoir, comment les opérations sont conduites, de les connaître
et même de les critiquer... [Exclamations sur un grand nombre
de bancs.)
Messieurs, il est évident que chacun, en France, a le droit de
savoir ce qui se passe.
Eh bien, pour savoir ce qui se passe, il faut autre chose, au
temps où nous vivons, que la vérité officielle; il faut la vérité
vraie, pleine et entière, et nous ne l'aurions pas avecles bulletins
officiels. [Rumeurs.)
Non seulement, messieurs, la pubUcité est un droit pour
tous, mais c'est une force, sachez-le bien... {Réclamations
diverses.)
M. GuYOT-MoNTPAYROrs. — Mais c'est évident !
M. Jules Ferry... car elle seule peut tenir en communion
perpétuelle d'idées l'armée qui combat et le pays qui est derrière
elle. [Interruption.)
Messieurs, rappelez-vous notre histoire. On ne savait plus à
Paris, sous le premier Empire, que ce que les bulletins de la
grande armée voulaient bien faire savoir; or, nous avons
appris par la correspondance du grand capitaine lui-même à
quel point ces bulletins étaient généralement et systématique-
ment falsifiés. [Dénégations sur plusieurs bancs.)
M. Belmomet. — Non ! non ! Demandez-le à M. Thiers !
M. Jules Ferry. — 11 en résulta que l'armée et le Gouverne-
ment se trouvèrent un jour sourdement mais profondément
séparés du pays. De sorte que, quand les forces officielles eurent
été anéanties, l'ennemi ne trouva plus devant lui qu'un pays
désorganisé, et qu'il arriva ce que vous savez...
Voix nombreuses. — Assez ! assez ! — La clôture.
3r)8 DISCOURS ET OPINIONS.
M. JiLKS Ferry. — Messieurs, je remplis ici nu (knoir de
conscience elje l'accomplirai jusqu an boni.
Quelques voix à gauche. — Parlez ! parlez !
Autres voix ùdroile. — Parlez! mais parlez du [imji'tde loi !
M. Jules Ferrv. — Je crois me maintenir dans la question
et je demande (|ue Ton me fasse Tlionneur de m'entendre.
Ici, messieurs, je relève contre le projet de loi qu'on veut
vous faire voter une dernière ol)jection.
Ce projet de loi, je ne le trouve ]»as haltile, je le trouve même
le contraire de l'habileté. Savez-vous ce qui arrivera? C'est (jue,
tout en voulant, — car j'aperçois bien le but que vous pour-
suivez, — tout en voulant vous mettre en trarde contre les écarts
des imaginations parfois si promptes à la panique... {Vives
protestations et mwwures sur un grand yiombre de bancs.)
Sur divers bancs. — Vous calomniez le pays! — Vous insultez la
nation !
M. Jules Ferry. — 11 ne faut pas vous méprendre sur le
sens de mes paroles. {Nouvelles protestations. — De vives inter-
pellations sont adressées à. l'orateur., mais elles se perdent dans
le bi'uit.)
M. Li;pi(KsmEM ScHNF.iuKii. — Laissez à roraleui' la lilierté d'expliquer
le mot qu'il a prononcé.
M. LE MARQiis DE PiRÉE. — Panique française, allez-vous nous dire !..
Allez-vous-en avenue des Marmousets, à Versailles, entonner le
chant des iMyrmidons, au lieu de nous faire entendre ici des
pleurnicheries antipatriotiques! [Rires et bruit.)
M. LE PRÉsn)ENT Sr.HNEHJER. — Permettez à M. Ferry de s'expliquer.
31. JiLKs Ferry. — Messieurs, vous vous méprenez sur le
sens de mes paroles. {Oh/ oh!) Permettez... {Interruption.)
Voulez-vous me laisser parler?...
J'abordais, de la meilleure foi du monde, une ol)jection qui me
semble sérieuse et que j'avais entendu formuler autour
de moi.
M. LE GARDE DES scF.Aix. — Ce u'cst pas nous qui Pavons l'ormulée !
M. Jules Ferry. — Je ne dis pas que c'est vous, monsieur
le ministre : nous ne vous avons pas encore entendu; jtar
conséquent, je ne puis pas préjuger \otre argumentation.
LE SECRET DES OPÉRATIONS MILITAIRES. 359-
J'ai entendu dire ceci par les partisans mêmes du projet de
loi : L'ima.aination française est prompte à s'enflammer, dans
les succès comme dans les revers...
Plusieurs voix. — Ce n'est pas cela que vous disiez !
Autres voix. — Il ne s'agit pas de cela!
M. .Jules Ferry... et, par conséquent, ajoutait-on, il faut la
mettre au régime... Vous protestez? tant mieux; car, si cette
objection n'existe pas, il n'y a plus de raison sérieuse en faveur
du projet de loi. {Assez! assez ! — Aux voix I)
Messieurs, j'imagine que discuter pendant cinq minutes un
projet qui constitue un état de choses inoui dans ce pays, qui
crée des pénalités exorbitantes, ce n'est pas donner trop de
temps à la défense de la liberté, à la défense des citoyens.
En résumé, messieurs, il serait plus viril de la part du Gou-
vernement et de la Cbambre (Ah ! ah !) de se montrer confiants
dans lopinion pul)liqueet dans la force dont elle est douée ; j'ai le
droit de dire que le projet qui vous est présenté est humiliant et
injurieux pour la nation française. [Violents murmures sur un
grand nombre de bancs.) Oui, humiliant, parce qu'il respire une
profonde défiance de l'opinion publique et de la puissance
régulatrice qui lui est propre. Pour moi, j'ai plus de confiance
dans le patriotisme et le bon sens public, dans le sentiment
national, dans la loyauté, dans la gravité de ceux qui tiennent
une plume. Aussi, je le répète, le projet de loi est non seule-
ment inutiU? et dangereux, mais il est otïensant pour le pays ;
et c'est pour cela que j'engage le Gouvernement à le retirer, et
que je prie, dans tous les cas, la Chambre de ne pas le voter.
[Approbation sur quelques bancs à gauche.)
Sur un grand nombre de bancs. — Aux voix ! aux voix !
M. LE RAPPORTEUR. — Messieurs je dois...
Sur les mêinca bancs. — Ne répondez pas ! ne répondez pas ! — La
clôture ! la clôture !
M. LE RAPPORTEUR. — En présence du désir de la Ctiambre, je me
rassieds.
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Je Consulte la Ctiambre sur la clôture
de la discussion générale.
[La clôture de la discussion générale est mise aux voix et prononcée.)
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Nousallons passcr à la discussion des
articles, s'il n'y a pas d'opposition. [Non! non!)
Je donne lecture de l'article premier.
360 DISCol liS ET OPINIONS.
<■ Il ]H.iii I ;i ("tre inlerdit de rendre compte par un moyen de publi-
cation (jiicIcoïHjue des mouvements de troupes et des opérations
militaires sur teire et sur mer.
« Cette interdiction ir'siiUrra d'un arrêté ministériel, inséré au
Journal nffin'rl. »
M. tiA.MBKTTA. — Je demande la parole sur l'article premier.
-M. i,K i'iii';sn)F.NT Sr.HNKiDER. — Vous avez la parole.
M. Gamuetta. — Messieurs, vous faites d'uryence une loi pénale qui
est une loi de circonstance et dont vous bornez la durée au moment
même ou vous rap])ortcz.
Avec quelque rapiditi'- que l'on fasse les lois, même des lois
exceptionnelles, transitoires, passagères, — et je désire que celle-ci,
qui me semblait inutile dans son esprit, soit inappliquée dans la
pratique, — ce n'est pas vme raison pour ne pas les rédiger confor-
mément aux principes généraux qui dominent la législation française.
Je dis que l'article premier du projet de loi présente une rédaction
vicieuse, sur laquelle je demande à présenter quelques brèves
observations.
Cet article dit, en effet, que toute sorte d'indiscrétion commise, —
et c'est ici que j'attire votre attention, — par un moyen de
publication quelconque, sera punie de..., etc.
Il me semble impossible, messieurs, que vous mainteniez une
formule aussi comprébensive, aussi vague. Ce que vous voulez
frapper, c'est évidemment la publication de nature nuisible, et,
selon vous, c'est celle qui se produit ou par des journaux, ou par des
écrits, ou même par des paroles tenues dans un lieu où l'on aurait
rassemblé exprés une certaine fraction de la population.
Je vous prie de considérer que ces mots « par un moyen de
publication (quelconque » portent beaucoup plus loin, et qu'ils
peuvfMit être adaptés à des conversations privées tenues dans des lieux
publics ou réputés tels. [Dcnéyations ^ur jilusievrs bancs.)
Messieurs, les dénégations mêmes que provoque une pareille
interprétation m'apportent le meilleur argument que je puisse
invoquer pour légitimer ma critique
Malgré ces observations de Gambetta qui, sur l'article premier,
demanda à la Cbambre d'indiquer les cas empruntés à la loi de 1819
que le projet de loi voulait atteindre, et réclama le renvoi de l'article
à la Commission, ce renvoi fut repoussé et l'ensemble de la loi fut
voté, séance tenante, par 207 voix contre 19.
Le dernier ministère de l'Empire.
Cependant les événements se précipitaient. I.e 21 ^lillet, l'Empe-
reur annonçait ({u'il partait pour l'armée avec le Prince impérial.
Dès le 7 août, après la bataille de Frœschwiller, le ministère
LE DERMER MINISTÈRE DE LEMPIRE. 361
convoquait de nouveau les Chambres et déclarait Paris en état de
siège. Dans sa proclamation du lendemain, le Gouvernement témoi-
gnait déjà une grande défiance contre la capitale. Au cours de la
séance du Corps législatif en date du 9, la déclaration d'Emile
Ollivier fut accueillie par les députés d'une manière plus que froide,
malgré les tlatteries prodiguées par le chef du cabinet « non seule-
ment à la garde nationale courageuse et dévouée de Paris, mais à
la garde nationale de la France entière », On se rappelait les
luuitaines observations du maréchal Lebœuf qui, dans la séance du
16 juillet, avait nettement refusé le concours des gardes nationales.
M. Jules Ferry se joignit à ses collègues de la gauche pour demander
à la Chambre de choisir parmi les députés un comité exécutif de
lo membres « qui serait investi des pleins pouvoirs du tiouvernement
pour repousser l'invasion étrangère ». Cette proposition souleva un
tel tumulte que le président dut se couvrir et suspendre la séance.
M. de Kératrv somma ensuite l'Empereur « de céder sa place au
patriotisme du Corps législatif »; puis, l'Assemblée ayant adopté, sur
la proposition de Clément Duvernois, un ordre du jour ainsi conçu :
« La Chambre, décidée à soutenir un cabinet capable d'organiser la
défense du pays, passe à l'ordre du jour, » le ministère Ollivier
donna aussitôt sa démission et le général de Palikao fut chargé de
constituer un cabinet.
C'est dans ces circonstances que s'ouvrit la séance du 10 août. Le
comte de Palikao lit d'abord connaître la composition du nouveau
ministère ^ Le Corps législatif rejeta ensuite l'urgence, par H7 voix
contre 117, sur la proposition suivante, déposée par M. Estancelin et
70 députés : « La Chambre déclare que, tant que l'ennemi sera sur le
sol de la France, c'est un devoir patriotique pour elle de restei- en
permanence. » Puis, M. Jules Ferry, qui était l'un des signataires
de la proposition précédente, demanda la parole * :
M. Jules Ferry, de sa place. — Je demande à poser une
question, monsieur le président.
M. LE PRKSiDENT SCHNEIDER. — S'il ne s'agit que du règlement de
l'ordre du jour, votre question pourrait venir opportunément.
M. Jules Ferry. — J'ai une question à poser au cabinet.
{Rumeurs diverses.)
M. le ministre président le Conseil d'État a été prévenu, et
1. Le cabinet se composait de M.M. de Palikao [Guerre), Henri Chevreau
(Intérieur), Magne {Finances), Grandperret {Justice), Clément Duvernois
(Commerce), Rigault de Genouilly {Marine et Colonies), Jérôme David (Tra-
vaux publics), de La Tour-d'Auvergne {Affaires étninr/ères), Busson-Billault
(prési'Ient du Conseil d'État), Brame [Instruction publique).
2. Journal officiel (\u 11 août 1870.
30-2 DISCOURS ET OI'IMONS.
il se ri-(iii aiiloiisr ;ï i-épondrc au nom du cabinet tout entier.
Ma (|m'slion a pour ob.jot Tusa.ue (|ue le cal)inet entend faire
des pouNoii's conférés au Gouvernement [)ar l'état de siège.
[Interruptions sur divers bancs.)
A gauche. — Très bien! très bien!
M. Ji'LKS Fkrrv. — La Cbambre a donné tout à Tbeure un
uraud exemple d"union palriotique. [C'est vrai!) J'ai le regret
de constater (jue cette union est aujourd'bui troublée par des
uiesiii-es répressives dont le caractère n'est pas en rapport avec
l'importance de la crise que nous traversons... [Nouvelles inter-
ruptions.)
M. Crkmieix. — Laissez donc parler !
M. Jules Fkrry. — Eu vertu des pouvoirs conférés par
l'état de siège, l'administration précédente avait, à la date
d'bier, supprimé sans motifs, arbitrairement par conséquent,
j'ai le droit de le dire, le journal le Réveil. Voici l'original de la
signilication du décret : il porte la date du 9 août.
Il me revient que l'administration actuelle continuant, pour
sou malbeur, les errements de l'administration précédente...
[liéclamations.)
A droite. — (lomnient, pour son inallieiu!
M. EsQUiROS. — • l^our Je malheur de la Fiance!
M. Jules Ferrv... a pris une mesure semblable vis-à-vis du
journal le Rappel.
Je demande à M. le président du Conseil d'État si cela
est vrai.
Portant la (juestion plus baut, je demande au cabinet s'il
croit nécessaire, s'il croit conforme à la grandeur et à la gravité
de la situation de maintenir le décret d'état de siège. [Rumeurs.)
L'état de siège, messieurs, — et cette explication répond aux
murmures que je viens d'entendi-e, — l'état de siège n'est point
l'état de guerre.
M. (iAMRETTA. — (Ti'sl cela!
M. Jules Ferhv. — Il y a dans notre législation deux états
dilTérents, motivés par le péril pulilic et gradués d'après le carac-
tère et l'étendue du danger: l'état de guerre et l'état de siège.
LE DEI5MER MINISTÈRE DE L'EMPIRE. 363
Et entre l'état de guerre et Tétat de siège, la différence prin-
cipale est celle-ci...
Un membre à droite. — Mais nous la connaissons! [Réclamation
à gauche.)
M. DE JorvE.NCEL. — Pour moi, je ne la connais pas et je désirerais
la connaître.
M. LE COMTE DE IvÉRATUY. — L'état de siège est contre les citoyens.
M. DuGiÉ DE LA Fai'con.xerie. — Contre les ennemis de l'intérieur!
M. Eugène Pelletax. — Les ennemis de l'intérieur sont ceux qui
livrent la France à l'étranger et ({ui refusent d'armer la cité.
M. Jules Ferry. — L'état de guerre, tel qu'il est défini par
la loi de 1791 elle décret de 1863, a pour caractère principal
de donner à l'autorité militaire tous les droits et tous les pou-
voirs que nécessite la défense militaire.
Je n'ai pas besoin de vous faire passer sous les yeux les
articles qui constituent à cet égard une loi de prévoyance
complète, faisant face à tous les dangers de l'état de guerre.
Mais qu'est-ce que l'état de siège, messieurs?
M. le comte DE La Tocr. — On ne peut pas discuter cela!
M. Jules Ferry. — Est-ce une variété de l'état de guerre ?
ne le croyez pas, messieurs. L'état de siège, c'est la suspension
des libertés les plus essentielles, c'est le droit de livrer les
citoyens aux tribunaux militaires, en les enlevant à leurs juges
naturels; c'est le droit de perquisition et d'arrestation illimité...
{Réclamations à droite), le droit de suppression des journaux ;
en un mot, c'est la dictature contre l'insurrection : eli bien, je
sais que nous sommes en état de guerre et dans une grande
guerre; mais je défie qui que ce soit d'oser dire, après ce qui
s'est passé depuis deux jours, que nous soyons en état d'insur-
rection. {Vive approbation à gauche.) Si on le disait, je ferais
appel à ceux qui ont pu voir hier l'aspect de Paris et des abords
du Corps législatif. [Oh ! oh !)
M. le comte de La Tour. — • Est-ce qu'une partie de la Prusse n'est
pas en état de siège ?
M. Jules Ferry. — Que celui-là donc se lève, qui osera dire
qu'il a entendu sortir de cette grande foule qu'anime, à celte
heure, une seule pensée, un seul délire, le délire du patrio-
tisme... (Très bien ! très bien ! autour de r orateur. — Réclama-
364 DISCOUHS ET OPINIONS.
linns adroite), un seul ci'i de sédition, un seul appel insurrec-
tionnel.
M. LK PRKSiDKM ScHNEiDER. — Je rappelle à M. Ferry qu'il a
demandé la parole pour jioseï- une question, et (pi'il n'y a jias lieu
à de longs développements.
Plusieurs membres à gauche. — C'est la question même !
.M. Ga.mbktta. — F.a Chambre écoute, monsieur le président.
M. Jules Ferry. — Je dis, messieurs, et j'afiirme que de ces
immenses foules parisiennes que vous ne connaissez pas, il
n'est pas sorti d'autre cri que ce cri patriotique et généreux :
Des armes ! des armes!
J'ai vu, messieurs, messieurs les questeurs ont vu comme
moi, à un certain moment le maréchal Baraguey d'Hilliers tra-
versant à pied la foule, et tous ces braves gens lui pressaient
les mains, touchaient ses vêtements en lui demandant des
armes ! des armes ! {Murmures à. drolle.) J'en suis témoin,
messieurs.
M. LE BARON EscHAssERiAi x. — Ils Ont iusullé la Chambre à l'issue
de la séance.
-M. Gambetta. — C'est la population de Paris qui saura le mieux
vous défendre.
M. Jules Ferry. — Messieurs, le moment est trop grave,
pour se payer d'artilices oratoires et de vaines formules.
Je vous l'atteste sur mon honneur et sur ma conscience,
cette population de Paris que je connais mieux que vous, n'a
(pi'nn cri, n'a (luun vœu : des armes ! des armes pour repousser
l'étranger. {Assez ! assez !) Si donc Paris n'est pas en insurrec-
tion, je demande à quoi sert l'état de siège ? à quoi servent ces
régiments qui seraient beaucoup mieux à la frontière ? {Très
bien ! — Applaudissements ù gauche).
Eh quoi ! Messieurs, l'ennemi a repoussé une de nos armées,
et vous gardez ici 2oÛUU hommes, pour servir vos fausses et
folles terreurs ! Eh bien! laissez-moi vous le dire, en terminant;
ce sont là des terreurs qui ressemblent à une trahison vis-à-vis
de la patrie ! {I\'ouvelle approbation à gauche).
VoLr à limite. — L'ordre du jour! l'ordre du jour!
M. le MiMSTHK PRÉsn)ENT LK CONSEIL d'État se lève pour parler. {Ne
répondez pas! ne répondez pan! — L'ordre du jour! C ordre du
jour !)
LA PHOHOGATÎON DES EFFETS DE COMMERCE. 365
M. LE PRÉsiDE.XT SCHNEIDER. — On demande l'ordre du jour...
{Oui ! oui!)
Je consulte la Chambre.
M. Jules Ferry, à la tribune. — Je demande la parole
contre la clôture.
M. LE PRÉsinENT Sf.HNEiDER. — L'épreuve est commencée.
L'ordre du jour est mis aux voix et prononcé.
M. Jules Ferry. — Je proteste.
M. Garnier-Pagès. — On ne nous a pas répondu parce qu'on ne
pouvait pas nous répondre.
M. Horace de Choiseil. — C'est un ministère d'exécution.
S. Exe. M. Cléme.nt Duvernois, ministre de l'Agriculture et du
Commerce. — Avant de le qualiller, attendez au moins qu'il soit
constitué.
Le Corps législatif essayait, avec une activité fébrile, de conjurer
les périls que faisaient courir à la France nos premiers désastres,
fruits de l'impérilie du Gouvernement impérial.
Une loi promulguée à l'Officiel du 12 août 1870 élevait à 1 milliard
le montant des ressources que le ministre des Finances était autorisé
à se procurer pai' la loi du 21 juillet. Une autre loi, promulguée le
même jour, dispensait la Banque de France de l'obligation de
rembourserles billets en espèces, et prescrivait aux caisses publiques
et aux particuliers de recevoir les billets de la Banque comme
monnaie légale. La garde nationale était rétablie dans tous les
départements, et un crédit provisoire de oO millions mis à la dispo-
sition des ministres de l'Intérieur et de la Guerre pour hâter l'orga-
nisation de cette milice. En vertu de la loi du 10 août, tous les
anciens militaires non mariés ou veufs sans enfants, de 25 à
.33 ans, étaient appelés sous les drapeaux. Le général Trochu rece-
vait le commandement du douzième corps, en formation à Châlons
et le général Vinoy celui du treizième corps, en formation à Paris.
Par dépêche du 12 août, le ministre de l'Intérieur, de concert avec
son collègue de la Guerre, prescrivait aux préfets de réunir les
gardes mobiles, y compris la classe de 1869, et de les habiller pro-
visoirement avec des blouses bleues.
La prorogation des effets de commerce.
Dans la séance du 12 août*, M. Argence donna lecture du rap-
port de la Commission qui avait été chargée d'examiner d'urgence
le projet de loi relatif à la prorogation des échéances des effets de
1. Journal officiel du 13.
nc,6 DISCOUHS ET Ol'IMIONS.
(■(miiiicici'. Ajti'rs ;ivoir oxposé les inolils <jui portaient la (".oiniuis-
siciii h i-ejelcr divers amendements, le rapporteur proposa
l'adoption des dispositions suivantes :
Article premier. — F>es délais dans lesquels doivent être faits les
proltHs et tous actes conservant les recours pour toute valeur
commerciale soiist;rits avant la promulf^'ation de la présente loi,
sont prorogés d'un mois. Les intérêts sont dus depuis l'échéance
jusqu'au payement.
Yi-t^ 2. — Aucune poursuite ne pourra être exercée, pendant la
durée de la guerre, contre les citoyens appelés au service militaire
en vertu de l'article 2 de la loi du H août 1870.
Le ministre du Commerce, appuyé par Ernest Picard, demandait
que la question fût tranchée séance tenante; mais beaucoup de
députés ne trouvaient pas la loi suffisamment explicite et récla-
maient le renvoi au lendemain. De ce nombre était M. Jules Ferry
([ui présenta les observations suivantes :
M. Jules Ferry. — Je plie la Cliambi'c d'écouter les raisons
pour lesquelles je ne puis me trouver d'accord ni avec M. le
ministre du Commerce, ni avec mon honorable ami M. Picard.
J'ai parfaitement compris qu'liier, en nous présentant la
mesure du cours foixé des billets de banque, M. le ministre des
Finances déclarât que des mesures de cette nature, aussitôt
qu'elles sont proposées, devaient être votées. Pourquoi? paixe
que la mesure, si elle avait été retardée d'un jour, aurait laissé
une journée entière à la panique pour se produire.
En est-il de même dans les circonstances présentes, et le
retard de vinat-quatre beures que nous vous demandons peut-il
alTectcr en ({uoi que ce soit les intérêts du commerce et de l'in-
dustrie ? Je ne le crois pas, messieurs, car il est bien entendu
que sur le principe de la mesure nous sommes tous d'accord.
Nous pensons tous qu'il y a quelque chose à faire d'éner-
gique, en rapport avec la crise que traverse notre commerce.
Seulement ce que nous ne pouvons pas discuter, permettez-moi
de le dire, au pied levé, comme on le propose, c'est le mode.
Ce mode, sera-ce la suspension des poursuites ? Sera-ce la
prorogation des échéances? Comprendra-t-on dans les pour-
suites celles des dettes civiles aussi bien (jue celles des dettes
commerciales?
Ce sont-là des questions très délicates qu'il importe de
résoudre avec toute maturité, et je crois que demander à la
Chambre vingt-quali-c beures de réflexion sur une pareille
LES SÉMINARISTES. 367
([uestion, — que, pour mon compte, je vous le dis en toute
conscience, moi jurisconsulte de profession et habitué à étudier
les textes, je me sens incapable de résoudre à l'heure (ju'il est.
sur l'audition du rapport; — je crois que demander vingt-
quatre heures, ce n'est pas demander trop et je pense qu'en
cette matière comme en toute autre, les votes d'acclamation
sont les plus mauvais des votes. {Mouvements divers.)
Malgré l'opposition du ministre du Coiumerce, M. Clément
Uuveinois, la Chambre donna raison à M. Jules Ferry et renvoya la
discussion au lendemain.
Les Séminaristes. Lois militaires.
Dans la séance du 14 août ', MM. Emmanuel Arago et (iirault,
présentèrent des pétitions tendant à soumettre les séminaristes
comme les autres citoyens au service militaire. L'honorable
M. Cirault déposa même une proposition de loi en ce sens. M. Jules
Ferry demanda la parole :
M. LEPRÉsiDEXT ScHXFJDER. — La parole est à M. Ferry.
M. Jules Ferry. — J'ai l'honneur de déposer sur le bureau
de la Chambre une pétition de gardes mobiles partant pour la
frontière, pétition couverte de nombreuses signatures, qui tend
au même but que celles qui vientient d'être déposées.
Je dépose également un projet de loi pour lequelje demande
l'urgence et que je qualitie ainsi : Projet de loi pour l'appli-
cation de l'article 2 de la loi du 10 août 1870.
Ce projet a pour but de combler une double lacune, qui nous
a été signalée et qui l'a été sans doute à plusieurs d'enlre a^ous
par de nombreuses lettres.
Cette lacune est relative aux exonérés des classes de 1865
et 1866, qui n'ont pas encore vingt-cinq ans.
Aux termes de la loi de 1868, ils ne doivent pas faire partie
de la garde nationale mobile ; d'autre part, comme ils n'ont
pas vingt-cinq ans, ils ne tombent pas sous l'application de
l'article 2 de la loi que vous avez votée le 10 août dernier.
Voilà le bût de la première disposition de mon projet; et
1. Dans la séance du 16 août, Emmanuel Arago, Garnier-Pagès, Jides
Simon, Barthélemy-Saint-Hilaire, déposèrent d'autres pétitions demandant
aussi que les séminaristes fussent astreints au service militaire. (V. le
Journal officiel du 15.)
368 DISCOURS ET OPINIONS.
j'ajoiilriai, à l'honneur de mes honorables correspondants, que
le fait m'a été signalé par un grand nombre d'exonérés appar-
tenant à ces deux classes, qui demandent eux-mêmes l'honneur
de concourir à la défense nationale.
Phisicws mrmbrcA à droHc. — Qu'ils s'engagent !
M. Jules Fkrry. — Je donne lecture de ma proposition :
« Article premier. L'article 2 de la loi du 10 août 1870 est
applic«ablc aux jeunes gens des classes de 1865 et de 1866 qui,
s'étant fait exonérer, n'avaient pas 25 ans accomplis au moment
de la promulgation de la dite loi.
« Art. 2. Sont également soumis aux dispositions de l'art. 2
de la loi du 10 août 1870, tous les citoyens qui ont profité des
dispositions des §§ 3°, 4°, 5" et 6° de l'article 14 de la loi du
21 mars 1832. »
Ces catégories, que je vous rappelle, sont:
« 3" Les élèves de l'école polytechnique, à condition, etc..
« 4" Ceux qui , étant membres de l'instruction publique,
auraient contracté, avant l'époque déterminée pour le tirage au
sort, et devant le conseil de l'Université, l'engagement de se
vouer à la carrière de l'enseignement. »
M. Ji LKS Simon. — Voulez-vous me permettre de vous interrompre
uu moment ?
C'est pour dire à la Chambre que les élèves de l'école normale,
exempts en vertu de cet article, se sont tous engagés dans l'armée.
[Très birji.'trcA birn! à (jaiichc.)
M. Jules Ferey, continuant sa lecture. — « 5" Les élèves de
grands séminaires régulièrement autorisés à continuer leurs
études ecclésiastiques, etc..
« 6° Enfin les jeunes gens qui auront remporté les grands
prix de l'Institut ou de l'Université. »
Je demande l'urgence pour cette proposition.
L'urgence, j'imagine, n'a pas besoin d'être autrement
motivée. [Assentiment.)
M. Edolard André (Gard). — Les jeunes gens de la classe de 1865,
ayant vingt-quatre ans, ne sont j)as non plus appelés. [C'est une
crvcAU'!) J'appelle l'attention de la Chambre sur ce point.
M. Jules Ferry. — Mais ils sont dans la garde nationale
niobilr.
LES SÉMINARISTES. 369
M. LE PRÉSIDENT Schneider. — Je vais consulter successivement la
Clianibre sur les demandes d'urgence qui viennent d'être présen-
tées; d'aboid sur celle qui s'applique à la proposition de M. Girault,
laquelle ne porte que sur un point spécial, et ensuite sur celle qui
est relative au projet de M. Ferry, qui est complexe et s'adresse à
deux catégories de personnes.
Je consulte la Chambre sur la demande de M. Girault,
(L'urgence n'est pas déclarée sur la proposition de M. (iiiaiilt.)
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Maintenant je consulte la Chambre
sur la proposition de M. Ferry.
(L'urgence est déclarée sur la proposition de M. Ferry.)
On n'était plus au temps où les propositions des députés de la
gauche étaient rejetées avec le plus injurieux dédain*, La majorité
comprenait instinctivement quelle part de responsabilité elle avait
dans tous les malheurs du pays; mais, dès que des nouvelles de la
frontière paraissaient un peu plus rassurantes, les hommes de
l'Empire revenaient à leurs anciennes habitudes d'intolérance et
1. La Ghauii)re n'hésitait pas à nommer M. Jules Ferry rapporteur de
projets de loi importants, par exemple de cekii qui autorisait la Ville de
Paris à prélever 5 millions sur les ressources du budget extraordinaire de
1810, pour venir en aide aux lamilles dont les soutiens étaient appelés sous
les drapeaux. Dans la séance du 11 août {Journal officiel du 15), M. Jules
Ferry présenta le rapport suivant:
M. Jules Ferry, rappoitcur. — Messieurs, le Gouvernement vous
demande d'autoriser la Ville de Paris à prélever une somme de 5 millions
sur les ressources du budget extraordinaire de 1870, pour venir en aide aux
familles dont les soutiens sont appelés sous les drapeaux.
La Commission, à laquelle ce projet de loi a été renvoyé d'urgence, vous
propose de l'adopter.
La dépense est de celles qui ne se discutent pas: elle constitue une dette
sacrée de la patrie.
Quant aux voies et moyens, les bons que la Ville de Paris a été autorisée
à émettre, parla loi du 23 juillet 1870, jusqu'à concurrence de 63 millions,
pourront largement y pourvoir.
Ces 63 millions étaient destinés à des travaux d'édilité indispensables,
mais que la crise nationale a nécessairement suspendus. Une seule œuvre
réclame, à cette heure, tous les l)ras comme toutes les âmes : le salut de la
France.
Paris est le cœur de la nation; connue il est le gardien delà liberté; il
saura être, à la face du monde, le rempart de l'indépendance. (A/oîit'e?He?îZ
sur plusieurs bancs à droite.)
La Conmiission v^us propose l'adoption de la proposition suivante :
« Article unique.— La Ville de Paris est autorisée à prélever une somme
de 5 millions sur celle de 63 millions que l'article 30 de la loi du 23 juillet
1870 l'a autorisée à se procurer, au moyen de l'émission des bons de la caisse
municipale, pour l'exécution de travaux neufs, et à employer ladite somme
de 5 millions à venir en aide aux familles de Paris dont les soutiens sont
appelés sous les drapeaux. »
Le Corps légistatif adopta, séance tenante, le projet de loi, à l'unanimité
de 259 votants.
24
:t70 DlSCOliUS KT (HMMONS.
rtM'inaient lu bouche à leurs adversaires. C'est ainsi fjur, dans la
séance du 16 août, le ministre de la Guerre ayant annoncé que les
Prussiens avaient dû échouer dans leurs tentatives pour couper la
li^ne lie retraite de l'armée de Metz et qu'une armée considérable
allait avant jïeu donner la main à l'armée de Metz « et se trouverait
fout naturellement sous les ordres du maréchal Bazaine, le véri-
table, le seul général en chef de l'armée du Rhin », la majorité
let'usa d'entendre M. Jules Ferry qui voulait parler de la singulière
proclamation de l'Empereur, par laquelle il annonçait, sous la date
du 14 août, aux habitants de Metz son départ dans la direction de
Verdun. Voici comment le Journal Officiel^ rapporte cet incident :
M. Kkller. — Messieurs, voici le troisième jour que notre armée
livre bataille à l'ennemi; nous attendons tous de ses nouvelles avec
ime espérance mêlée d'anxiété.
M. CocHERV. — Avec espérance, mais sans anxiété.
M. Keller. — Sous l'empire de ce sentiment, je ne comprendrais
pas que nous puissions nous livrer à des délibérations ordinaires.
Je propose à la Chambre de se déclarer en permanence et de sus-
pendre tout débat jusqu'à ce que M. le ministre de la Guerre ait pu
nous apporter des nouvelles décisives sur le sort de la bataille. A
mes yeux, nous serions des Byzantins si nous avions le courage de
discuter en de pareils moments.
M. Glais-Bizoin. — Non ! C'est exagérer la situation. Nous jtou-
vons délibérer avec calme.
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — M. le ministre de la Guerre a la
parole.
S. Exe. M. LE COMTE DE P.VLiKAo, ministre de la Guerre. — Je n'ai
qu'un mot à répondre.
11 n'y a pas eu ce qu'on peut appeler une bataille ; il y a eu des
engagements partiels dans lesquels, pour tout homme qui a le sens
militaire, il est incontestable que les Prussiens ont non pas subi
un grand échec, — ce n'est pas une victoire pour nous, — mais à la
suite desquels ils ont été obligés d'abandonner la ligne de retraite
(il' la rmée française. [Moj'que s unanime >< de satis faction.)
Il y a des détails dans lesquels, vous le comprendrez tous,
messieurs, je ne puis entrer ici. [Oui! oui! Passez!)
J'ai fait connaître à quelques-uns de MM. les membres de la
Chambre, en les leur mettant sous les yeux, des dépèches télégra-
phiques que j'ai reçues ce matin. Ces dépêches ne sont pas offi-
cielles, mais elles me viennent d'une source qui, ordinairement, les
rend pour moi très bonnes et très sûres ; elles me viennent de la
gendarmerie. {Très bien! trèfi bien!)
Ces dépêches, je les ai fait voir, je le répète, à plusieurs membres
de la Chambre. Elles disent que dans l'alfaire qui a eu lieu, et sur
laquelle on ne pouvait encore donner de détails, les Prussiens se
sont rabattus sui- Commercy. Les ennemis ont dû, évidemment,
1. Voir le numéro du 17 août, séance du IG.
LES SÉMINARISTES. 37I
essuyer un échec, puisque, voulant couper notre ligne de retraite
de Metz, ils ont été obligés, après trois ou quatre affaires succes-
sives, de descendre vers Gommercy en se retirant.
Voilà les seuls renseignements qu'il m'est permis de donner à la
Chambre. {Très bien ! très bien !)
J'ajoute que nous désirons que la Chambre ail la plus grande
confiance en ce qui se fait à l'armée. [Oui! oui!)
Je l'ai déjà dit, je ne peux pas entrer dans certains détails. [C'est
évident! c'est évident!)
Nous constituons, en ce moment-ci, une armée considérable qui
pourra donner avant peu, je l'espère, la main à l'armée du Rhin, et
qui se trouvera tout naturellement sous les ordres du maréchal
Bazaine,, le véritable, le seul général en chef de l'armée du Rhin.
{Très bien! très bien!)
M. Glais-Bizouin. — Il ne faut plus dire, s'il en est ainsi, que la
patrie est en danger.
M. LE iiiMSTRE DE LA GUERRE. — Je demande à la Chambre si elle a
besoin de me retenir plus longtemps dans cette enceinte.
De tontes parts. — Non ! non !
M. Creizet. — Pas plus que M. le ministre de l'Intérieur!
M. Jules Ferry, de sa place. — Je demande à faire une
simple observation.
Sur 2)hisiews bancs. — Non ! non! C'est inutile!
M. Jules Ferry. — La déclaration de M. le ministre est
accueillie par nous tous et sera accueillie par le pays tout
entier avec satisfaction : car on avait vu avec stupéfaction, et
j'ose dire avec indignation qu'une proclamation...
Sur un grand nombre de bancs. — Assez ! assez ! L'ordre du jour!
Quelques membres à gauche. — Montez à la tribune, monsieur
Ferry !
M. Jules Ferry, à la tribune. — Je répète que l'opinion
tout entière avait vu avec étonnement et indignation deux
actes : l'un consistant en une proclamation aux habitants de
Metz, proclamatiort.que je m'abstiens de qualifier... [Assez! —
L'ordre du jour ! — A rord7'eI à l'ordre.)
M. LE PRÉsiDEiS'T SCHNEIDER. — Monsieur Ferry, je vous avais donné
la parole pour présenter une observation; mais, dans ce moment-ci,
vous avez à faire des déclarations qui n'ont rien de commun avec
ce que nous avons actuellement à discuter. [Marques nombreuses
d'assentiment.)
M. Jules Ferry. — Je vous demande pardon...
372 DISCOUHS ET OPINIONS.
A droite cl au centre. — A l'ordre ! à l'ordre !
M. LK PRKSioENT ScHNEiDEU. — Je ne puis vous maintenir la i)arole
sur ce terrain.
M. Jrr.HS Fhrhv. — On a toujours la parole pour répondre à
un miiiisUe.
M. LE pRÉsn)ENT Scii.NKiDER. — Il n'y a pas ici à répondre ;i un
niinistie.
Sur un grand nombre de bernes. — Vous avez raison ! L'ordre du
jour! l'ordre du jour!
M. Jules Feury. — Mais, monsieur le président...
M. LE PRÉSIDENT ScH>'EU)ER. — Devant la manifestation de la
Chambre je vous engage à ne pas insister.
On demande l'ordre du jour.
(L'ordre du jour est mis aux voix et prononcé.)
M. Jules Ferry, toujours à la ù'ihune. — Messieurs!,..
Voix nombreuses. — Vous n'avez pas la parole! A l'ordre! à
l'ordre!
M. LK COMTE DE LA ToiR et d'autres membres à droite et au centre.
— Soyez Français! [Agitation.)
M. LE PRÉSIDENT ScuNEiDER. — Monsieur Ferry, en présence de la
manifestation persistante de la Chambre et du vote qui vient d'être
rendu, je ne puis pas vous maintenir la parole. [Très bien! très
bien!)
M. Jules Ferry. — J'en conclus...
Cris répétés. — A l'ordre ! à l'ordre !
(M. Ferry descend de la tribune. — Une certaine agitation règue
dans l'assemblée.)
La parole fut donnée ensuite à M. de Forcade pour lire le rap-
port de la Commission qui avait été chargée d'examiner d'urgence
les propositions : 1° de M. Jules Ferry relative aux jeunes gens des
classes 1865 et 1866, et aux dispensés en vertu de la loi du 31 mars
1832; 2» de M. le baron Reiile et de plusieurs de ses collègues,
relative aux anciens militaires, mariés ou veufs avec enfants.
Le rapporteur reconnut que la loi du l'^'" février 1868 sur la garde
mobile n'avait été déclarée applicable qu'aux célibataires ou veufs
sans enfants (des classes 1865 et 186(i) et qu'elle ne concernait pas
les jeunes gens de ces classes qui, jtar l'exonération, avaient fourni
un soldat à l'armée. Il ajoutait qu'il n'était pas juste de maintenir
cette exception, lorsque tous les hommes de 2o à 35 ans, céliba-
taires ou veufs sans enfants, étaient appelés sous les drapeaux,
I,E$ SEMINARISTES. 373
alors même qu'ils avaient fourni des remplaçants dans l'armée
active.
Mais, tandis que M. Jules Ferry voulait incorporer dans Farniée
active les jeunes gens exonérés des classes 1863 et 1866, la Commis-
sion proposait seulement de les incorporer dans la garde mobile.
Sur le second point (dispense du service militaire, par application
des paragraphes 3, 4, JJ et 6 de l'art. 14 de la loi du 22 mars 1832),
la commission était d'avis de maintenir les causes d'exemption
établies par les lois de 1832-1868, et de ne pas appliquer la loi
du 10 août 1870 aux citoyens âgés de 23 à 33 ans qui se seraient
déjà consacrés à l'exercice des différents cultes reconnus par l'État,
soit pour l'éducation des entants, soit pour le service religieux. En
conséquence, la Commission proposait le projet de loi suivant :
« Article premier. — Les jeunes gens des classes de 1863 et 1866,
célibataires et veufs sans enfants, qui ne font pas encore partie de
la garde nationale mobile, y seront immédiatement incorporés.
« Art. 2. — Les anciens militaires âgés de moins de 43 ans,
même mariés avec enfants, ou veufs avec enfants, peuvent être
admis, comme remplaçants pour tous les citoyens appelés sous
les drapeaux par la loi du 10 août 1870.
« Art. 3. — La présente loi sera exécutoire à dater du jour de sa
promulgation. »
Après le vote des deux premiers articles, M. J. Ferry demanda la
parole et s'exprima ainsi :
M. Jules Feeey. — Ma proposition se composait de deux
articles ; le second a été rejeté par la Commission; je voudrais
expliquer à la Chambre, en le reproduisant sous forme d'amen-
dement, quelles ont été les raisons qui m'avaient déterminé à
le présenter.
M. LE PRÉSIDENT Schneider. — M. le rapporteur a fait connaître les
motifs pour lesquels la Commission n'a pas adopté votre amen-
dement.
M. Jules Ferry. — Je voudrais donner à la Chambre
quelques explication^ sur ce point.
Plusieurs voix. — C'est voté !
M. Jules Ferry. — Cela ne peut pas être voté, puisque la
Commission ne l'a pas proposé.
M. LE RAPPORTEUR. — C'était à l'occasion de la discussion générale
que vous pouviez présenter des observations à ce sujet.
M. Jules Ferry. — C'est un amendement que je propose.
371 DISCOUHS KT OPINIONS.
M. I.K PRKSiDKNT Sr.HNKiDKH. — C'est iiii amendement qui forme-
rail, alors, un article 3?
.M. .lihKS Ferry.— Parfaitement.
l'iitsifiirs voix. — Parlez ! parlez !
M. Jules Ferry. — Un seul mot, messieurs... {Aux voix f
aux voix I)
M. LE PRÉsu)KNT Sr.ii.\EU)ER. — M. Ferrv demande la parole pour
soutenir le pai-agraplie qu'il avait présenté et qui n'a pas été adopté
parla Commission. {Par l.^z! parlez.')
31. JuLHS Ferry. — La Chambre peut être assurée que je
n'abuserai pas de son attention. Je ne veux pas me livrer ici à
une discussion, puisque votre résolution paraît formée, mais
la Chambre comprendra que je ne puis pas abandonner, sans
mot dire, une disposition qui, dans ma pensée, avait son impor-
tance puisque j'en avais fait l'objet de l'ai'ticle 2 de ma propo-
sition de loi.
Je tiens seulement à dire qu'en présentant cette disposition,
je n'ai nullement été poussé par le désir de faire à des senti-
ments et à des institutions respectables une sotte querelle. Je
respecte infiniment tout ce qui doit être respecté et avant tout
la conscience de mes concitoyens et de mes collègues. 11 ne
sortira pas de ma bouche une parole qui puisse blesser la
conscience de qui que ce soit. {Parlez !)
Mon intention a été celle-ci : je n'aurais pas proposé mon
projet de loi si la loi était restée dans les termes mômes de
l'article qui a été voté. L'art. 2 de la loi du 10 août 1870 ne
comporte en etïet aucune exception. C'est la levée en masse,
dans l'acception la plus large des- termes. Ce qui m'a déterminé
à présenter à la Chambre la proposition qui est aujourd'hui
t'ii discussion, c'est une déclaration de Thonorable M. de
Forcade, le rapporteur de la première Commission. Il vous a
dit à l'une des dernières séances que la Commission n'avait
entendu présenter l'article 2 que sous les réserves et les
exceptions édictées par l'article 14 de la loi de 1832.
-Ma proposition a pour but de faire disparaître toutes ces
réserves, toutes ces exceptions, toutes ces distinctions. Je
proposais de faire rentrer dans le droit commun aussi bien les
membres de l'instruction publi(|ue que les séminaristes, de
LOIS MILITAIRES. 375
mettre les séminaristes et les instituteurs au-dessous de vingt-
cinq ans dans la garde mobile, de faire, en un mot, que cette
levée en masse qui doit mettre debout tous les citoyens, ne
s'arrêtât à aucune catégorie de personnes.
La Chambre paraît bien résolue à ne pas entrer dans cette
voie ; je n'insiste pas ; seulement, je la prie de considérer qu'au
moment où une nation armée, que dis-je, une nation? une race
ennemie, se jette tout entière sur nous, il n'est peut-être pas
fort opportun d'établir des catégories et des privilèges parmi
les citoyens.
Je n'en dis pas davantage. [Très bien ! à gauche.)
M. LE PRÉsmE.NT SCHNEIDER. — M. Ferry n'insistant pas, il n'y a
pas lieu à discussion.
M. Jules Ferry. — Je ne retire pas mon amendement ; je
demande à le lire et que la Chambre soit consultée. [Aux
voix ! aux voix !).
M. Keller. — Je ne veux pas répondre à M. Ferry, qui parait
avoir lui-même renoncé à sa proposition. Je demande seulement à
émettre un vœu : c'est que la porte soit ouverte plus largement
qu'elle ne l'est aujourd'hui à tous ceux qui s'offrent comme infir-
miers et comme aumôniers. {Assetitiment.)
Des centaines d'hommes sont tout prêts à exposer leur vie sur
le chani]) de bataille pour le soin des blessés. Ils ne réclament ni
litre ni indemnité. Les bureaux de la guerre ont opposé Jusqu'à
présenta ces dévouements une résistance fâcheuse : qu'à l'avenir,
la porte leur soit ouverte à deux battants : ce sera répondre au
désir ardent du clergé, dont personne ici ne conteste le zèle patrio-
tique. (T/'ès bien! très bien!)
M. LE PRKsrDEXT SCHNEIDER. — M. Ferry a demandé à donner lec-
lure de son amendement ; la Chambre sera ensuite consultée.
V
M. Jules Ferry. — Voici les termes de l'amendement :
« Sont également soumis aux dispositions de l'article 2 de
la loi du 10 août 1870, tous les citoyens qui ont profité des
dispositions des 3°, 4°, 5° et 6" de l'article 14 de la loi du
21 mars 1832. »
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Je cousulte la Chambre sur l'amen-
dement de M. Jules Ferry.
(Le Corps législatif, consulté, n'adopte pas l'amendement.)
M. LE RAPPORTEiR donne lecture de l'article 3 :
37G DISCOURS ET OPINIONS.
« Art. 3. — La préseiile loi sera exécutoire à partir du jour de sa
promulgation. »
(l/arlitle 3, mis aux voix, est adopté.)
L'ensemble du projet de loi fut ensuite adopté, à l'unanimittî de
253 volauls.
Daus la séance du 18 août* M. Jules Ferr^^ réclama avec instance
l'armement des gardes nationaux et la modification de la loi
de 1834 sur la détention, le commerce et la fabrication des armes
de guerre. Le comte de Palikao, ministre de la Guerre, venait de
faire connaître à la Chambre que le Gouvernement, par décret
du 17 août, avait nommé le général Trochu commandant supérieur
de Paris, avec mission « de concentrer tout ce qui se rattachait à la
défense de la capitale ^. M. Pelletan venait d'inviter le ministre de
l'Intérieur à hâter l'habillement et l'armement des gardes natio-
nales, pour qu'ils ne fussent pas fusillés par l'ennemi, s'ils étaient
pris, les armes à la main sous le costume des cultivateurs.
M. Ernest Picard avait insisté ensuite pour que l'administration ne
se chargeât pas seule du salut du pays et fit appel à l'industrie
[irivée pour procurer des uniformes et des armes. 11 demandait, en
outre, (jue les municipalités parisieinics, nommées par le Pouvoir
exécutif, fussent entourées de citoyens notables pour « mettre en
œuvre tout ce qui pouvait y être mis )>. M. Jules Ferry présenta
alors les observations suivantes :
M. Jules Ferev. — J'appuie avec beaucoup d'énergie les
paroles de mon honorable collègue et ami M. Picard, et j'y
ajoute une seule considération.
Il est évident qu'il y aurait grande utilité, grand avantage à
faire intervenir l'industi-ie privée dans la fabrication de l'arme-
ment ; il est évident que l'industrie privée est en mesure, et
dans une proportion peut-être plus considérable qu'on ne croit,
d'augnienler le nombre des armes qui doivent être mises à la
disposition des populations, mais à la condition, — et j'appelle
sur ce point toute l'attention du Gouvernement, — que la loi
de 1834 sur la détention, le commerce et la fabrication des
armes de guerre soit préalablement modiliée ou pai- une
circulaire ministérielle, ou par une proposition de loi, que je
suis prêt à formuler. Il est impossible, en etïet, tant que sera
1. Journal officiel du 19 août.
2. << Cherchant, comme je vous le disais, un homme intelligent, actif,
énergi(|ue, capable! de réunir dans sa main tous les pouvoirs nécessaires
pour effectuer farnieuient de Paris, j"ai songé à M. le général Trochu et je
l'ai rappelé moi-même du camp tle Chatons où il pouvait être remp!<acé par
un autre général. « (Très bien.) Ibid.
LOIS MILITAIKES. 377
maintenue cette loi de 1834, qu'on puisse faire intervenir
l'industrie et l'initiative privées dans cette grande question de
l'armement de la population. {Mouvements en sens divers.)
Ainsi, messieurs, beaucoup de gardes nationaux, qui
pourraient acheter des armes excellentes, ne peuvent pas
le faire, parce que, dans l'état actuel de la législation, on n'a
le droit ni d'en acheter ni d'en vendre.
J'appelle sur cette question l'attention du Gouvernement. Je
vouth'ais qu'il nous dît qu'il en comprend l'importance. S'il ne
kl comprenait pas, j'aurais alors l'honneur de déposer une
proposition sur laquelle je demanderais l'urgence.
VA comme le ministère, par l'organe de M. Jules Brame, ministre
de rinstruction publique, en faisant appel à la confiance du Corps
législatif, manifestait l'intention de ne s'occuper de la garde natio-
nale qu'après l'armée active et la garde mobile, ce qui paraissait
contradictoire avec le projet d'armement simultané de ces trois élé-
ments (le force militaire, M. Jules Ferry déposa immédiatement sa
proposition.
M. Jules Ferry. — J'ai l'honneur de déposer sur le bureau
de la Chambre une proposition ainsi conçue :
« Les articles 1, 2, 3 et 4 de la loi du 24 mai 1834, qui
interdisent la fabrication, le commerce et la détention des
armes de guerre, sont suspendus pendant la durée de la
gueri'e. » {Réclamations à (h'oile.)
Je demande l'urgence.
M. Édoi'ard Dalloz. — Je demande la parole.
M. LE PRKsn)ENT ScHNEn)KR. — Je vous la donnerai après le vote.
M. Roi LLEAi:x-DrGAGE. — Alors les fabricants pouiront vendre
des armes aux Prussiens. [Vives réclamations et murmures à gauche.
— Bruits divers.)
M. JiLES Favre. —Notre honorable collègue M. Roulleaux-Dugage
a fait une observation qui peut-être a produit quelque inqnession
sur l'esprit de ses collègues.
Quelques membres à droite. — On ne l'a pas entendue !
M. JiLES Favre. — Il a dit que les fabricants français vendraient
des armes aux Prussiens, si on les relevait de la loi de 1834. Je n'ai
pas besoin de répondre i)ar des raisons de patriotisme. [Mouvement
à droite.) Il y en a une plus grave : celui qui vendrait des armes de
guerre aux ennemis serait passible de mort.
Voilà la raison que je veux faire valoir.
En manifestant gratuitement une pareille appréhension, vou
378 UISCOUItS KT OPINIONS.
portez alleinte au raracb-re de nos concitoyens. {Approbation tï
yatichi'.)
M. i.K PHKsn)K.NT ScHMauKR. — Je mets aux voix l'ur^'ence deinan-
di'c par M. Fcrrv.
(La (/liJiiulii'e, consultée, se prononce contre rurf,'ence.)
M. Jules Favre demanda (jae la commission d'initiative fût saisie
dès le lendemain de la proposition de M. Jules Ferry, et demanda
« les raisons sur lesquelles avait pu s'appuyer une Chambre fran-
çaise pour refuser d"armer les populations». Puis M. Tliiers prit la
parole pour appuyer la proposition de M. Jules Ferry:
M. TiiiERs. — Je demande la parole.
M. LK PRKSiDEXT Sc,H.\EU)ER. — La parole est à M. Thiers.
M. TiMKRs. — Permettez-moi de vous diie, de dire à tout le monde
ici : Calmons-nous, et occupons-nous de ce qui est sérieusement
utile.
Un membre à droite. — On nous insulte sans cesse !
M. Thiers. — Puisqu'il reste un moyen d'examiner très prochai-
nement la question dont il s'agit, ce qui est d'une grande impor-
tance, il me semble qu'on peut demander à la commission d'initia-
tive de hâter l'examen qu'elle aura à faire de ce projet. On a éprouvé
({uelque défiance contre la mesure que vient de présenter l'honorable
M. Ferry. Je me borne à dire que je crois qu'on s'est trompé; nous
avons le plus grand intérêt dans ce moment à attirer vers nous, le
commerce des armes de guerre {Intermptions à droite. — {Ecoutez!
Écoutez!)
M. (]re()zet. — Je demande la parole.
M. TiuERs. — Écoutons-nous les uns et les autres sur un sujet à
propos du(}uel nous ne pouvons fias suspecter nos intentions
réciproques. {Très lÀen!)
M. HiROTTEAr. — Il n'y a qu'une pensée parmi nous : défendre le
pays !
M. TiuKRs. — 11 y a très près de nous des industiies très actives
en fait d'armes de guerre, et j'ose dire qu'elle tiennent au lucre. Je
ne désignerai nucun de nos voisins, mais si vous faites cesser l'inter-
diction du commerce des armes de guerre, je suis certain que vous
pourrez arriver à faire des marchés, je n'oserai pas dire avantageux,
car, dans un moment comme celui-ci, on paye très cher, mais vous
pourrez attirer vers le pays des approvisionnements d'armes consi-
dérables.
Je ne suis pas éioiuié — car dans l'état d'excitation où nous
sommes, la défiance a une grande part dans les sentiments de tout
le monde, — je ne suis pas étonné de la crainte qu'on éprouve que
les armes françaises soient vendues à l'étranger. Mais, en mettant de
côté les considérations patriotiques, il est bien évident que le
commerce étranger aura bien plus d'intérêt à apporter des armes
en France aujourd'hui, parce qu'il aura chance de les pouvoir faire
payer plus cher (Qu'ailleurs; son intérêt môme l'attirera vers nous.
LOIS MILITAIRES. 3-9
Je crois donc, — je ne prétends pas traiter la question d'une
manière complète aussi rapidement que cela...
M. Roi LLEAUx-DiGAGE. — Je demande la parole.
M. Thiers —je crois que la question se prête ù des consi-
dérations très différentes de celles que j'ai vues percer dans les
esprits d'une partie de la Chambre. Je l'engage, autant qu'il dépend
de moi, à hâter, puisqu'elle le peut, l'examen de cette question
qui n'est pas une de celles que fait naître l'agitation des esprits,
mais qui mérite, par son importance, d'être sérieusement examinée.
{Très, bien.' très bien!)
C'est seulement dans la séance du 25 août que M. Jules Ferry put
défendre sa proposition tendant à suspendre pendant la durée de la
guerre les articles 1 à4 de la loi du 24 mai 18.34 sur la fabrication
des armes de guerre. 11 s'exprima en ces termes ' :
M. Jules Ferry. — Messieurs, le rapport qui vous a été lu
hier, au nom de la Commission, par Tlionorable M. Man.uini,
facilite, il me semble, une partie de ma tàclie. L'honorable
rapporteur reconnaît que la proposition qui vous est soumise
a évité avec un soin scrupuleux de toucher aux dispositions de
la loi de 1834, que l'on peut considérer comme des dispositions
de sûi^eté générale, et que nous n'avons eu qu'un objet en vue :
la nécessité de faciliter et de précipiter l'armement national.
Je veux donc me placer sur le terrain choisi par la Commis-
sion elle-même ; je vetix examiner les objections de Tordre
économique et les objections de l'ordre militaire qui sont faites
à ma proposition ; et, quand je vous en aurai, comme je l'espère,
démontré la fragilité, il faudra bien arriver à cette conclusion :
ou qu'au fond de la pensée de la Commission, il y a une raison
politique, ce qui serait en (contradiction avec ses déclarations
formelles, ou que ma proposition doit être adoptée.
Le rapport de l'honorable M. Mangini offre une étrange sin-
gularité quand on le prend dans son ensemble. En elïet, il
condamne, comme ne l'a jamais fait depuis 1834 aucun monu-
ment législatif, et la loi de 1834 et celle de 1860. Il les condamne
dans les termes les plus sévères, et pourtant il conclut à leur
maintien !
Que dit M. Mangini de la loi de 1834?
Il lui fait un reproche grave et dont elle ne se relèvera pas :
1. Journal officiel iia 26 août 1870.
■MO DISCOUHS ET (tPl.MONS.
« Sous la loi du 24 mai 1834, le pays s'était désintéressé
presque complètement, quant à l'industrie privée, de la fabri-
cation {U'^ armes de guerre. En efïet, cette législation, sans
contenir une prohibition absolue, entourait celte branche
d'industrie de tant de restrictions qu'elle la rendait pour ainsi
dire impossible. »
Et pour la loi de 1860 :
« D'autre part, dit M. Mangini, les restrictions qui restaient
dans la loi étaient beaucoup trop grandes pour permettre à
liiiduslrie privée de faire ces frais d'établissement, et elle s'est
l)ornée presque uni(]uement à opérer la transformation d'an-
ciens fusils en différents systèmes plus ou moins perfectionnés.
« L'État seul iU les frais d'une grande installation ; de plus,
il lit, pour ainsi dire, concuiTence à l'industrie nationale, en
fabriquant des armes pour l'étranger, atin d'occuper le per-
sonnel de ses fabriques. En un mot, l'industrie privée de la
fabrication des armes de guerre ne s'est point développée en
France. »
Ainsi voilà deux lois dont je vous demande la suspension
provisoire et dont la Commission demande le maintien, tout en
avouant que ces lois ont été fatales à la production et à l'in-
dustrie des armes de guerre dans notre pays. {Très bien! à
gauche.)
M. Gamkitta. — Et à notre sécurité.
M. Jules Ferry. — Je dis que c'est là une singulière façon
de les défendre. Ainsi, il est reconnu que le régime de prohi-
bition sous lequel nous avons vécu a laissé l'industi-ie armurière
en France au-dessous de celle des autres nations. Rien de
moins suritrenant d'ailleui's : cette industrie est soumise comme
les autres à la giande loi de l'émulalion et la concurrence, et
il n'est pas plus raisonnable — c'est le rapport qui le pose en
jirincipe — de croire que l'État puisse être meilleur fabricant
d'armes que les paiticuliers, qu'il ne le serait de prétendre
(lue l'État serait meilleur fabricant de machines à vapeur.
Aujourd'hui, le besoin est extrême. L'armement, de l'aveu de
tout le monde, a besoin d'être développé, d'être complété avec
l'apidité.
Que fallait-il donc faire dans l'état d'esprit de la Commis-
LOIS MILITAIRES. 381
sion? Quelles sont, les conclusions qui ressortent des prémisses
de M. Mangini?
Ce serait de lever la prohibition, comme à l'égai-d de cet
ancien système protecteur qui régissait les céréales, quand il y
avait disette à l'intérieur , on supprimait momentanément
l'échelle mobile. [Mouvements divers.)
Quelles sont donc, messieurs, les raisons qui ont empêché la
logique de faire ici son œuvre?
Je vais les relever une à une dans le rapport et les réfuter l'une
après l'autre.
M. le rapporteur examine d'abord la partie de ma proposi-
tion relative à la fabrication de la poudre, et il y oppose cette
raison que je vous recommande, à savoir que l'industrie privée
créerait des approvisionnements de poudre et ces appi'ovision-
nements pourraient tomber entre les mains de l'ennemi.
La raison me paraît, que M. le rapporteur me permette de le
lui dire, bien peu solide, car elle s'appliquerait également aux
dépôts d"armes qui sont, en temps de guerre, exposés aux
incursions et aux entreprises de l'ennemi.
M. le rapporteur aui-ait mieux fait de dire que la question de
la fabrication de la poudre est corrélative à la question de la
fabrication des armes. La Commission ayant un parti pris invin-
cible sur la question de la fabrication des armes, ne pouvait,
sans inconséquence, toucher à la législation actuelle qui régit la
fabrication de la poudre.
Arrivons donc à la vraie question : celle de la fabrication des
armes. Elle est double, vous a dit avec raison M. le rapporteur.
Elle touche à la fois cà la liberté de fabrication et à la liberté
d'importation. v
Pourquoi la Commission ne veut-elle pas rendre libre l'in-
dustrie armurière française?
La Commission en donne une première raison : c'est que cette
industrie n'aurait pas le temps de s'organiser.
Eh bien, en ce cas, tout au moins ma proposition est inoffen-
sive.
Ouest le mal? Vous dites que le temps manquera; vous
vous détîez de l'industrie privée, l'initiative industrielle?
mettez-les à l'épreuve.
Mais, ajoute M. le rapporteur, la liberté ferait tort aux
:)82 KISCOIKS KT OI'IMO.NS.
fahi-iqiifs lie IKlal. ri voici coninieiit M. le mpporteiir, qui est
hoiiiiiir «lu iiK'-ticr. explique ce daniier.
Il (lit : connue il n'y a pas en France de fabriques d'armes
de )_auMTe autres que relies de l'Élal, le nombre des ouvriers
armuriers se trouve limité jtar cette situation même, de sorte
(pic la lilterté de création de urandes fabriques d'armes de
■jiiei're, faisant concui'rence aux fabriques de l'État, n'aboutirait
qu'il une conséquence: enlever à ces fabriques leurs ouvriers,
et, i)ai' conséquent, élev{>r le prix de produit, sans augmenter la
([uanlité produite.
Voilà roiijecfion dans toute sa force; je n'ai pas cbercbé à
l'affaiblii-.
J'y réponds par un fait sur letjuel j'appelle le témoignage des
hommes compétents qui sont ici, et particulièrement de mon
iionorable collègue et ami M. Dorian, qui l'attestera à la
Chambre. Les ouvriers des manufactures de l'État sont des
engagés militaires; ce sont des soldats qui donnent à l'Étal,
sous forme de service industriel, ce que le reste de la nation
donne sous forme de service militaire... [Interruptions.)
M. i.K HAiiON i)K SoiBEVRAN. — Ce ii'est pas exact : tous ne sont pas
soldais.
M. LK r.OMTK ('.ii.\RPiN-l''KrGEROLLES. — Non, pas tous!
M. Jules Ferry. — Pas tous, mais en immense majorité.
[Dénégations à droite.)
M. LE BARON DE SouBEYRAN. — C'est une erreur de fait.
M. Jules Feriiy. — Je maintiens le fait, sur lequel pourront
s'expliquer tout à l'heure des personnes tout à fait compé-
tentes ; je dis que l'immense majorité de ces ouvriers appartient
à l'armée, et qiu' ce n'est pas en temps de guerre que ces
ouvriers s'exposeraient à briser les liens qui les rattachent à
l'armée, par l'appât d'un haut salaire. L'objection tombe devant
cette seule réflexion. Au point de vue économique, messieurs,
l'argument n'est pas plus solide. Que vous dit le rapporteur?
Que l'industrie privée s'appliquerait, de préférence, à fabriquer
des armes de luxe, c'est-à-dire des armes plus chères que celles
que foin-nil rindiistrie de l'État à l'armée nationale, et que, par
consé(pient fabriquant des armes plus chères, elle pourrait
donner de plus hauts salaires.
LOIS M1FJTAII5ES. 3S3
Messieurs, économiquement parlant, ce n'est pas exact, par
cette simple raison que la fabrication des armes de guerre
destinées aux troupes régulières, et la fabrication des armes de
luxe, que les gens riclies pourraient seuls acquérir, ne peuvent
se comparer quant à la proportion de leurs produits. La pro-
duction des armes de luxe sera toujours un infime élément de
la production générale, et en ce moment surtout elle serait
tout à fait sans action sur le cours des salaires sur le marché.
[Très bien ! à gauche.)
A ce double point de vue, économique etmilitaire, l'objection
qui m'est opposée est mauvaise, et je n'hésite pas à déclarer
qu'elle est futile, monsieur le rapporteur, jusqu'à ce que vous
m'ayez réfuté.
J'arrive à l'importation : le commerce des armes de guerre
est également interdit, il est interdit de la manière la plus
formelle, sauf pour l'exportation.
La loi de 1860, qui s'était llattée de rendre à l'industrie
armurière quelque vie, ne lui avait donné la liberté qu'à la
condition d'une autorisation pi'éalable, et seulement pour
l'exportation.
Aujourd'hui la situation est singidièrement renversée. C'est
j'imagine l'exportation îles armes qu'il faut interdire et l'impor-
tation qu'il faut encourager.
Pourquoi M. le rapporteur et la Commission ne veulent-ils
pas que l'importation soit libre?
Il n'y a, dans le rapport, messieurs, qu'un seul argument :
il est exposé avec beaucoup d'art, je le reconnais : il est tiré
de l'unité d'armement.
On déclare que la libre importation des armes de guerre
en France y introduirait des armes d'une vai'iété extrême ; que
la variété des armes entraîne la variété des cartouches, et
qu'il peut y avoir, en certains cas, dans celte variété d'appro-
visionnements, un véritable péril ; on peut, en cas d'erreurs, se
trouver avoii* dans les mains des fusils et des cartouches qui
ne soient pas pour ces fusils.
Aussi, dit M. le rapporteur, faut-il conserver dans l'armement
un certain ordre, et c'est ce qu'il api)elle l'unité d'armement.
Messieurs, il y a beaucoup de choses à répondre à cette
objection. Une première réponse, c'est que l'armement français
381 hlSCOlUS 1:T iil'lMONS.
osl tivs loin. ;'i riinirt' {|u'il csU de celle unité (jue vous rêvez
l»oiir lui : il rxislc à llicure qu'il est sept ou huit types dilïé-
renls dans raimée française.
J"aioute (jue le péril, si! existe, s'il i)eut se présenter dans
certains cas, si l'erreur dont vous parlez est possible, ce péril
ne doit pas enli'cr en balance avec la nécessité où nous sommes
d'armer les Ijras de tous les citoyens, et je dis que cette préten-
due unité d'armement, en l'état actuel des choses, c'est en
réalité l'unité de désarmement; c'est le contraire du patriotisme
et du Iton sens. {Très bien ! à gauche.)
Messieurs, le droit individuel de s'armer, au temps où nous
sommes, c'est un droit naturel, un droit primordial. Il est
inconcevable et incompréhensible que les habitants des
provinces envahies, à l'heure qu'il est, s'ils ont une arme de
jiuerre chez eux, s'ils ont plus de deux kilos de poudre pour
leur défense, commettent un délit, sont en état de rupture de
ban avec la société, puissent être amenés en police correction-
nelle : cela est pourtant, messieurs ; une telle situation est une
sorte de barbarie indigne du temps où nous vivons; c'est un
excès de réiilementation qui nous abaisse, qui nous alTaiblit,
ipii nous met en péril...
A i/auchr. — Très bien !
M. Ernest J'icard. — Et qui nous livre !
M. ,lri,i:s Feruv. — Voilà pour l'armement industriel. Et au
point de vue de l'armement ofticiel de la nation, au point de
vue des ressources de l'armée, est-ce que l'état actuel est
sulfisant? est-ce que la liberté d'importation ne vous rendrait
jias d'immenses services? Vous avez entendu M. le ministre de
la Guerre dire hier : Je ne demande pas mieux que d'acheter
tous les fusils qu'on me présentera, à condition qu'on y ajoute
un certain nombre de cartouches.
Or, pour (pie l'on i)résente à M. le ministre de la Guerre des
fusils de l'étranger destinés à compléter l'armement français
insuffisant, ne faut-il pas que l'entrée de ces fusils puisse se
faire, ne faut-il pas qu'elle soit libre, ne faut-il pas que la
barrière soit levée ? Nous arrivons donc à la nécessité de lever
la baii'ière ; mais ici la Commission nous arrête et dit : Pour
cela, il faut s't'u rapporter au Gouvernement, le Gouvernement
LOIS MILITAIRES. 385
lèvera la barrière, il permettra l'importation, il entrera en
négociation avec la fabrication étrangère, il fera le nécessaire
par la voie administrative et bureaucratique ; il armera la
France dans le temps voulu, c'est-à-dire tout de suite.
Est-ce que c'est admissible, messieurs? Il y a à cela toutes
sortes de difiicultés et (['inconvénients ; je vous les signale,
parce qu'ici je raisonne froidement, sur le terrain des faits, de
l'industrie et du commerce, et je me flatte ([ue mes paroles
pourront faire une certaine impression sur vos esprits.
Voyons ! Vous voulez que l'État organise, quoi? Comment
cela s'appelle-t-il dans le langage diplomatique ? Ce n'est pas
autre cliose qu'une immense contrebande de guerre organisée
|)ar l'État et par ses agents.
Je dis que c'est périlleux, au point de vue diplomatique; et
c'est pour cela même que l'industrie doit être mise à la tête
d'un commerce qui se concilii' difficilement avec les devoirs de
la neutralité. Je dis que vous ne pouvez pas poser en principe
que l'État se fera contrebandier d'armes de guerre ; et non
seulement cela ne vaut rien, au point de vue international, mais
j'ajoute que, au point (h' vue commercial, l'État est le plus
mauvais des acbeteurs et le plus incapable des commerçants.
Tous ceux qui approcbent de l'administration militaire, qui
connaissent les affaires du ministère de la Guerre, vous diront
que les achats faits par le ministère à l'étranger n'ont pas été
heureux en général ; l'État est facilement trompé dans ces
sortes d'alïaires, et on lui vend trop souvent de cette nature
de marchandises qu'on appelle vulgairement de la camelotte.
L'État est donc un mauvais actjuéreur. Je ne veux pas en
donner toutes les raisons, il faudrait pour cela entrer dans
le détail de beaucoup de vices qui sont malheureusement
inhérents à notre administration militaire.
Messieurs, l'industrie libre seule est propre au commerce
des armes de guerre ; c'est l'industrie privée qui peut seule
faire affluer sur le marché français les armes dont nous
avons besoin. Vous ne sauriez imaginer combien de difficultés
rencontrent au ministère de la Guerre les négociants français,
qui offrent au Gouvernement des armes achetées à l'étranger,
j'en pourrais citer plusieurs exemples; je pourrais vous dire,
parce que je le sais, et que je suis autorisé à i'afflrmer à la
38r. DISCOURS ET OPINIONS.
Ii-ihiinr. i|ir;i riiPiiro qu'il csl, il va un armurier de Paris qui
onV(! au Gouvenienieul 20 000 chassepols. On n'en veut pas!
Jf pourrais vous citer un autre fabricant, bien connu de
phi.^ii'urs membres de celle Cbambre, qui a oHert des armes
au minislère de la Gueri-e, et qui n'en a reçu que des réponses
im|terlinentes.
Et je n'ai besoin, en vérité, que de vous rappeb'r la règle
qui a été posée bier par M. le ministre de la Guerre. M. le
ministre de la Guerre a déclaré que la règle était de n'acheter
d'armes étrangères, qu'à une condition, c'est qu'on fournit en
mèuie temps autant de fois 400 cartouches qu'on offre d'armes.
Eb bien, les fabricants déclar(>nt (jue cette exigence équivaut,
pour eux, à une véritable prohibition. Et je voudrais faire
remarquer à la Chambre et aussi à l'administration militaire,
(|nune pai'eille exigence, outre (pi'elle est un obstacle insur-
montable au commerce, est en contradiction formelle avec ce
qu'a dit le ministre lui-même, à savoir que la fabrication des
cartouches en France est à peu près illimitée. Si la fabrication
des cartouches en France est à peu prés illimitée, laissez donc
entrer les armes sans cartouclies et ne dites pas aux négo-
cianls qu'ils auront à livrer 400 fois autant de carloucbes
(pi'iis livrent de fusils.
.M.DoniAN. — Ou ne doit pas s'approvisionner de cartouches fabri-
quées à l'étranger. C'est une imprudence.
A fjmtchc. C'est vrai ! — Très bien !
M. Garmer-Pagks. — Il y a à Paris des fabricants ([ui oliVenL de
l'aile aillant do cartouches qu'on voudra.
M. Jl'les FEuitv. — L'argument de M. Dorian est décisif.
Exiger des impoi'taleurs ([u'ils livrent autant de cartouches
(ju'ils vendront de fusils c'est manquer au devoir de vigilance
qui incoudic à l'autorité militaire. On ne peut ])as se lier aux
cai-loiu'lies venant de l'étranger.
l'Jdin, messieurs, il me semble que la leçon des événenu'nts
est assez dure, et quand on nous dit : il faut vous en rapporter
à la vigilance du minislère de la Guerre, quebjue confiance
que nous ayons dans le généial (|ui le délient entre ses mains,
nous ne pouvons pas oublier que c'est i)ar la même lin de
non-recevoir que l'administraliou précédenle avait coutume
LOIS MILITAIRES. 387
de repousser toutes les plaintes qui venaient de notre côté.
Ici même, messieurs, il y a six semaines à peine, nous adjurions
le ministre de la Guerre d'armer les gardes nationales, et il
nous répondait, comme on fait aujourd'hui: C'est inutile, nous
armerons celles qu'il nous conviendra d'armer.
M. Ernest Picard. — On a dit que les départements de l'Est étaient
armés, et ils ne le sont pas !
M. Jules Feery. — Qu'est-ce qu'a donc fait l'administration
de ce droit d'armement dont elle veut retenir le monopole?
Est-ce qu'elle a armé la France? Non seulement les départe-
ments de l'Est ne sont pas armés, mais il y a des agents du
Gouvernement qui refusent les armes qu'on leur envoie. Je puis
citer le préfet d'un département qui m'est cher; on lui avait
oITert d'armer des volontaires, il a répondu : « Nous ne voulons
pas de fusils, car nous ne voulons pas de volontaires. J'ai
renvoyé tous les hommes valides hors du département. »
Voilà ce que fait l'administration. Voilà ce que l'oflîciel fait
pour la France. L'officiel ne sauvera pas la France; messieurs,
la France ne se sauvera que par elle-même! [Vif assentiment à
gauche.)
En 1867, une institution s'est essayée, qui vous rendrait
aujourd'hui d'immenses services; c'étaient les francs-tireurs.
Les francs-tireurs sortaient de ce département dont je parlais
tout à l'heure. 11 arriva ici, à Paris, un très heau corps de
francs-tireurs, qui fut fort applaudi, qui fut fêté au château ;
on décora même l'officier qui le, commandait. Les francs-
tireurs repartirent pour la montagne, disant : nous allons
maintenant nous organiser et constituer une force devant
laquelle l'étranger s'arrêtera, si jamais il touche le sol de la
France. Quelque temps après, un règlement contresigné par le
ministre de la Guerre obligeait tous les fi'ancs-tireurs à prendre
un engagement dans la garde mobile. De ce jour-là, on n'a plus
vu un seul franc-tireur, et aujourd'hui quel est l'état des
départements de l'Est!... Je vous demande pardon, mon senti-
ment est profond, car j'appartiens à cette province où les
sentiments patriotiques sont restés peut-être plus vivaces
qu'ailleurs; aujourd'hui, messieurs, ces départements tendent
les bras, ils vous demandent des armes, et vous ne pouvez pas
3S8 IIISCOLHS ET OPINIONS.
Iciii' CM (IdiiiitT. {\'ice nrl/iésion n f/auclie. — /liimeura su7' divers
Ou II es.)
Ainsi, messieurs, si vous iin-iicz le iMppoil de la Commission
dans ses termes, si vous n'y voyez (|ue ce qu'elle y a mis, je crois
qu'après la discussion à laquelle je ^iens de me livrer et que
j'ai voulu faire très minutieuse et très méticuleuse, afin qu'elle fût
décisive, je crois que vous ne pouvez pas adopter les conclusions
de la Commission, parce que, mettant les choses au pis, la
liberté pro\ isoiri' (|ue je demande, ne })()urrait être qu'inolfeii-
sive. Vous ne pouvez pas, d'autre part, affirmer, dans votre
âme et conscience, (pi'elle ne rendra pas de .urands services,
car vous n'avez pas la mesure de ce que peut faire à un moment
donné, et dans un temps très court, l'initiative individuelle.
11 faut donc qu'il y ait d'autres raisons, des raisons politiques!
Qu'on ose donc les déduire ces raisons, qu'on les produise ici,
qu'on nous dise la vérité, à savoir que, si on n'arme pas les
gardes nationales, si on hésite à rendre libre la fabrication des
armes de guerre, c'est que l'on craint que ces armes ne tombent
entre les mains des ennemis du Gouvernement; que l'on dise
cela, et que l'on sache enfin, que, s'il y a quelque chose" en
c(; moment qui paralyse la défense nationale, c'est l'intérêt
dynastique. {Déncgalion au cenl7-e et à droite.)
A (jauche. — C'est cela ! — Très bien !
Malgré les instances de l'opposition, malgré les déclarations
d'hommes comme M. Dorian,qiii affirmait qu'à eux seuls les armu-
riers de Saint-Ktienne prenaient l'engagement de fournir 10 000 fusils
dans un délai do quinze jours, le ministre répondit que l'adminis-
tration (le la guerre voulait rester seule maîtresse du choix des
armes et de leur distribution; le Corps législatif rejota la proposi-
tion de M. Jules Ferry par 180 voix contre 60.
Sedan. — La fin de l'Empire.
En dépit des assurances officielles, personne n'avait plus confiance
dans le personnel de l'Eniiiire |)our arrêter l'invasion étrangère. La
Chandire qui, sur les instances du ministre do la (luerre et de la
Commission, avait d'abord repoussé la proposition, faite par M. de
Kératry, d'adjoindi-e neuf nuMubres élus \vdv le Corps législalii' au
Comité de défense des fortifications dont le général Trocliu était ^
président depuis le 21 août, accueillait, le 26, avec enthousiasme, |
la nomination de M. Thiers, en qualité de membre du Comité ; le »
FIN DE I.EMPIHE. ^89
président Schneider, le ministère, par l'organe de M. Chevreau,
remerciaient vivement l'illustre homme d'État d'accepter ce périlleux
honneur. Mais le Gouvernement continuait h refuser des armes à la
garde nationale de Paris, et, le 31 août, M. de Paiikao restait encore
imperturbable dans son optimisme, en affirmant à la ti'ibune que,
depuis que les Prussiens avaient pénétré en France, ils avaient
perdu au moins 200000 hommes, et dépensaient 10300000 fr. par
jour ! Mais, dans la soirée du 3 septembre, Paris apprenait la catas-
trophe de Sedan ^. Il fallait remonter à la bataille de Poitiers pour
trouver l'exemple d'un pareil désastre. L'Empereur et 40 000 hommes
étaient prisonniers de l'ennemi! Une immense émotion s'empara de
la capitale. Des bandes tumultueuses se répandirent sur les boule-
vards, pendant la soirée du 3, et d'innombrables voix criaient
Déchéance/ A l'Hùtel de Ville! Vive la France! La police fit des
charges à l'épée et au casse-tête, et plusieurs personnes furent
grièvement blessées. Paris, en s'éveillaut le 4 septembre, put lire
dans tous les journaux la confii'mation de la catastrophe de Sedan, et
la proclamation du ministère, qui se terminait par ces mots vagues:
« Le Gouvernement, d'accord avec les pouvoirs publics, prend toutes
les mesures que comporte la gravité des événements ».
JNous ne referons pas ici un nouveau récit de la journée du
4 Septembre. 11 nous suffira de caractériser le rôle de M. Jules Ferry
qui s'est chargé lui-même, par ses dépositions devant la Commis-
sion d'enquête élue par l'Assemblée nationale, de revendiquer la
responsabilité qui lui appartient dans la défense de Paris contre les
Allemands, et dans la lutte contre la Commune^. Voici ces dépositions
qui appartiennent à l'Histoire, et dans lesquelles M. Jules Ferry n'a
oublié qu'une chose : mettre en relief le rare courage dont il a fait
preuve, à maintes reprises, au milieu des péripéties tragiques de
cette grande crise nationale. Témoin et acteur obscur delà journée
du 4 Septembre ^, qui ne fut pas une révolution, mais le simple
1. Il résulte de la déposition du général Paiikao devant la Commission
d'enquête nommée par l'Assemhlée nationale, p. ITS, que c'est seulement
vers cinq heures que le ministère fut convoqué officiellement par l'impéra-
trice pour recevoir communication des événements de Sedan.
2. Le Journal officiel de la République française, en date du 5 septembre,
contient la composition du Gouvernement de lu Défense nationale << ratifié
par l'acclamation populaire ». Il était remisa onze membres, tous députés
de Paris : MM. Arago (Emmanuel), Crémieux, Jules Favre, Ferry, Gambetta,
Garnier-Pagès, Glais-Bizoin, Pelletan, Picard, Rochefort, Jules Simon. Le
généralTrochu était appelé à la Présidence du Gouvernement; M. Etienne
Arago était nommé maire de Paris, avec MM. P'ioquet et Brisson pour
adjoints.
Par décret du 6 septembre 1870 (./. offi. du 7), M. Jules Ferry, membre du
Gouvernement fut « délégué par le Gouvernement et le ministre de l'Inté-
rieur prés l'administration du département de la. Seine ».
3. Voir notre article de la Revue lAeue. Souvenirs dli 4 septembre, n" du
7 septembre 1889,
390 niSrOLRS ET OPINIONS.
olloiiilii'ini'iil (le IKnipiiT, nous avons pu constater alors avec quel
s;tM^'-IV(ii(l M. Jules Feirv a su prévenir, au moment de l'arrivée de
Itmlit'l'nrl à rii(Mei de Ville, la proclamation d'un gouvernement
anarcliiiiue. Au 31 octobre, c'est encore lui, qui après avoir réuni
plusieurs lialaillons de la garde nationale, délivra de vive force, et ;i
travers mille dangers, le gt)uvernement de la Défense nationale,
que Floiirens et ses hommes tenaient prisonnier à l'Hôtel de Ville,
el, lui donnant poui' réconfort oOOOÙO suffrages de Parisiens
patriotes, pei'mit à la capitale de résister ti'ois mois de plus, c'est-à-
dire bien au delà des prévisions les plus optimistes.
Ouanl à l'ensendile des actes de M. Jules Ferry, pendant le siège
de l'aris, nous nous bornerons à mettre en face des calomnies
grossières qu'à dirigées contre cet éminent homme d'État la haine
coalisée de la réaction et de l'intransigeance, le jugement exprimé
dans sa déposition devant la Commission d'enquête par le Président
du (Gouvernement, M. le général Trochu, dont les convictions ne
sont pas assurément d'accord avec celles de M. Jules Feny '.
« Pendant le siège de Paris, beaucoup de personnes ont éléenga-
« gées dans des crises redoutables, mais très peu l'ont été à l'état
« de permanence, dans des crises non interrompues. Il y eu a
« deux selon moi, qui ont été dans celte difficile situation et qui
« ont fait preuve d'un très remarquable courage, d'une très grande
« suite dans les vues, d'un équilibre singulier, et je leur en garde
« un souvenir tout spécial. L'une d'elles, quant aux services rendus
<( pendant le siège, est restée parfaitement inconnue et personne
« n'en parle. L'autre est livrée aux colères publiques. C'est ainsi
« (pie les choses se passent ordinairement dans l'un ou l'aulre sens.
« La première est le généi'al de division Caillier. Le général Cail-
« lier a été, pendant tout le temps du siège, sans avoir un soldat à
« sa disposition, au milieu de Belleville, rue de Puebla, dans un
« petit qiiaitier général qu'il n'a pas quitté un seul instant. Il
« n'avait pour tout auxiliaire, contre les événements et les agila-
« fions (pii le pressaient, que la garde nationale même de Relle-
« ville, et sachant bien que les vrais périls et les grands efforts
« étaient au dehors, il n'avait pas demandé d'autres troupes. Dans
« les deux derniers mois du siège, je lui avais donné, comme réserve
« d'en cas, 400 (loii.iiiicrs, qui élaicnt à sa portée, à la porte de
« Uomainville.
« Le général Caillier, pénétré comme moi de la conviction
« qu'une bataille dans Paris, petite ou grande, amènerait la reddi-
« lion de Paris, avait déployé là beaucoup de prudence, beaucoup
« d'habileté, mêlée à beaucoup de fermeté, et enfin ce fait incroyable
« s'est produit, qu'il ne s'est jamais rien passé de grave à Belleville
« pendant toute la durée du siège. Je suis heureux de rendre ici
« cet hommage à un officier général dont on n'a jamais prononcé
1. Enquête xur le 4 nepLembre. Tome I--, p. 308.
I>A FIN DE LEMPIUE. 391
« le nom, qui a rendu des services de premier ordre, qui les a
« rendus avec le plus pur patriotisme et gratuitement, puisque,
« comme deux autres de mes plus méritants et dévoués auxiliaires
« que je veux nommer, le général Schmitz, et le commandant
u Bibesco, il a décliné toute espèce de récompense. L'événement a
« été trop rai-e pour que je n'aie pas le devoir d'en consigner ici
« le souvenir.
« La seconde personne est M. Jules Ferry. M. Ferry n'a jamais
« quitté l'Hôtel de Ville pendant toute la période vraiment critique
« du siège; il a été soumis à des épreuves continuelles, souvent
« intolérables, dont j'ai été quelquefois le témoin, et qui auraient
« aflaibli le courage de beaucoup d'hommes coui'ageux. M. Jules
« Ferry s'est montré non pas très énergique, mais, en de certaines
»< crises particulières à ce temps, très audacieux. Assailli par les
« instances des municipalités, par les exigences des corporations
« (pii existaient ou se formaient dans Paris tous les jours ; par des
« députations armées cl non armées qui se succédaient à l'Hôtel de
« Ville, les uns conseillant, les auti^es menaçant; par des habitants
« venant réclamer au sujet du pain, au sujet de la viande, au sujet
« de toutes les distributions de denrées, de bois, etc., etc., M. Ferry
« répondait à tout, pourvoyait à tout dans la mesure du possible ;
« et quand il était poussé à bout, j'ai plus d'une fois remarqué
« l'audacieuse énergie avec laquelle, dans une situation vraiment
« inquiétante et dans l'isolement, il résistait. Il avait spécialement
« cette attitude le 31 octobre, et j'en puis parler parce que, entre
« les mains des insurgés, il était mon voisin de captivité.
« Ainsi, messieurs, M. le général Caillier et M. Jules Ferry sont,
« à mon avis, les deux personnes qui ont été le plus directement
« et le plus continuellement aux prises avec les difficultés inté-
« rieures du siège et avec les périls spéciaux que créait leur situa-
« tion. L'un et l'autre, dans les circonstances que je viens de dire,
« ont eu la meilleure et la plus ferme attitude.
« Cette même attitude, je l'ai toujours vue à M. Jules Ferry dans
« le conseil du Gouvernement. Ainsi, dans la question des iusur-
« gés du 31 octobre, il a été très énergique, et je crois me l'appeler
« qu'au moment de l'iucident de la démission dont je vous parlais
« tout à l'heure, exprimant son propre sentiment, il disait qu'il se
« démettrait lui-même si les arrestations n'étaient pas ordonnées.
« Je sais très bien, messieurs, que ces données-là ne ressemblent
(' guère à celles qui ont cours ; mais enfin les voilà telles qu'elles
« sont, et si je ne les ai pas exprimées dans ma précédente déposi-
« tion, c'est que personne ne me les a demandées, et que j'ignorais
« les préoccupations qu'avait à ce sujet M. Jules Ferry. »
Appelé à déposer, les 24, 27 et 30 juin 1871 et 23 mai 1872, devant
la ('ommission chargée par l'Assemblée nationale de faire une
enquête sur les Actes, du Gouvernement de la Défense nationale,
M. Jules Ferry s'exprima ainsi qu'il suit :
392 rUSroURS ET OPINIONS.
Déposition de M. Jules Ferry sur les actes
du Gouvernement de la défense nationale.
M. Jules Ferrv est introduit.
M. LE Prk.side.nt. — I.;i (commission est prête à vous entendre sur
tous les faits relatifs à l'établissement du Gouvernement de la
Défense nationale ; ensuite, nous vous adresserons quelques ques-
tion? sur les actes de ce Gouvernement dont vous étiez membre.
M. Jules Ferrv. — J'aui"ais peut-être beaucoup trop de
patience à demander à la Commission. Comme je suis interrogé
W premier, que d'ailleurs j"ai pouri)rincipe la solidarité absolue
des actes au(juels j'ai souscrit, je voudrais donnera la Commis-
sion des explications irénôrales. J'en aurai ensuite de particu-
lières à donner. Je viens, en elïet, rendre compte d'actes
auxquels j'ai pris part comme membre du Gouvernement, et
d'actes (|iii me sont jiei'sonnels et qui se rattacbent à une
a(buinislration (|ui a duré i)endant plusieurs mois. Je vous
demaïub' la permission de vous parler aujourd'bui uniquement
des actes généraux.
Le Gouvernement dont j'ai fait partie rencontre à l'beure
qu'il est plusieurs espèces d'adversaires, et il se trouve en
présence d'accusations très diverses.
Certains adversaires du Gouvernement de la Défense nationale
lui rcproclient son origine d'abord; ils lui reprocbent ensuite
l'usage qu'il a fait de son pouvoir; ils le qualifient d'usurpateur
et l'accusent d'avoir voulu garder, malgré la volonté du pays,
le pouvoir qu'il avait usurpé, pour le plaisir de l'exercer. On lui
l'epi'ocbe également de n'avoir pas fait pour la paix tout ce
(pi'il aurait ])U faire.
D'autres adversaires, qui se rencontrent ou qui ne se ren-
conlivnt pas dans cette Commission, adressent, au Gouverne-
ment de la Défense, des reprocbes d'un autre genre. Ils lui
reprocbent de n'avoir pas su bien conduire la défense militaire,
d'avoir mal administré les ressources considérables que renfer-
mait la Ville de Pai'is, pendant le temps qu'a duré le siège.
La question de la défense militaire est en trop bonnes mains,
elle a un avocat trop babile et trop naturellement indiqué pour
que je ne la lui laisse pas tout entière. J'ai, pendant tout le
DEPOSITION SUK LE 4 SEPTEMBRE. 393
siège accordé au général Trochu la plus absolue confiance.
Cette confiance a duré jusqu'à la fin et je crois que, sous
beaucoup de rapports, l'Histoire la justifiera. Les opérations
militaires ne sont nullement de ma compétence; je m'en réfère
à ses explications, acceptant la responsabilité d'avoir Ijeaucoup
cru au général Ti-ochu, parce que, de tous les généraux que j'ai
rencontrés pendant celte période, il était, en somme, celui qui
croyait le plus à la défense, et qui se montrait le plus décidé à
la conduire jusqu'au bout.
J'aurai, non pas aujourd'hui, parce que ce serait trop long,
et que d'ailleurs j'ai certains documents h recueillir, un mot à
dire de ma gestion pei'sonnelle, particulièrement au sujet des
subsistances pendant le siège de Paris. Il a été débité à ce sujet
une si grande quantité d'inepties qui n'ont jamais été réfutées,
que je tiens à en faire justice devant vous, mes juges naturels.
Mais je crois répondre à la principale préoccupation de la
Commission qui m'entend, en m'expliquant sur les accusations
qui pèsent sur le Gouvernement de la Défense nationale à
raison de son origine, de l'usage qu'il a fait de son pouvoir, du
retard mis aux élections et enfin du refus maladroit et calculé
qu'il aurait opposé aux ouvertures pacifiques.
Quand on dit, comme je l'entends et je le lis tous les jours,
que ce Gouvernement est le produit d'une conspiration républi-
caine, ourdie de longue main et qui a éclaté le 4 septembre, on
méconnaît absolument les causes, les origines, les antécédents
de ce grand fait historique, et la constitution même des éléments
révolutionnaires que la Ville de Paris contenait dans son sein,
en très grand nombre, à cette époque.
Je ne crains pas de dire que la première oi'igine du 4 sep-
tembre est dans le plébiciste de mai 1870. Ce n'est pas Là un
paradoxe ou une attaque rétrospective contre un gouvernement
tombé.
Le plébisciste a eu sur les événements du 4 septembre
une double et désastreuse influence. Il a d'abord inspiré au
gouvernement personnel une infatuation qui l'a mené jusqu'à la
guerre : il a ensuite infiigé au Corps législatif qui. pendant
toute cette période, était le maître de la nation et pouvait la
sauver, il a infligé, dis-je, au Corps législatif, une faiblesse
incurable, et l'histoire de ses débals le prouve.
:<94 DlSCOlIliS KT OI'INIONS.
.lai t'iii.'iiilii (lire qu'il entrait dans vos intentions de faire
ifniuntcr assez liant vos investigations. Je ne parlerais des faits
anciens (|iie si j'y étais provoqué et comme témoin; en ce
moment, je prends les choses à la dernière réunion du Corps
législatif, lorsqu'il fut convoqué après le désastre de Reicli-
sholTen, le 7 août, ]iour le 9.
Il y avait à ce moment dans la population parisienne une
excitation, une agitalion toute naturelle, mais il y eut, et il ne
faut pas rouhlier qiiaïul on juge le peuple de Paris à cette
dislance, un ui'aïul sentiment patriotique dominant l'excitation
politi(pie et la colère légitime. Que ce sentiment patrioti(pu' ait
été bien inspiré dans cette occasion, et qu'on ne puisse pas
regretter que, puisqu'une révolution devait se faire, elle ne se
soit pas ojiérée ce jour-là, c'est ce que les historiens examineront
jtlus tard. 11 est évident que si le Corps législatif ou si la popu-
lation de Paris avait pu à ce moment prendre la direction des
alfaires, la partie militaire n'eût pas été aussi complètement
])erdiic qu'elle l'a été depuis, par cette très bonne raison
qu'après la faute d'avoir déclaré la guerre, d'avoir opposé à
l'ennemi une préparation insulïisante et des dispositions mili-
taires tout à fait puériles, il y eut une faute qui couronna toutes
les autres et amena la catastrophe finale, ce fut de priver Paris
de son armée de secours, en envoyant le corps de 3Iac-Mahon
à la recherche d'une jonction impossible avec l'armée qui venait
d'être battue. Si la révolution eût été faite à ce moment ou si le
Corps législatif eût voulu prendre le pouvoir, il pouvait empê-
cher celte fatalité, qui était la dernière et qui implitpiait la
condanuialion absolue de nos efforts.
Quoi (pi'il en soit, ce jour-là, le 9 août, il y eut beaucoup
d'émolion, une gi'ande agitation autour delà Chambre. L'agita-
tion alla — c'est un fait dont je puis invoipier destémoignages —
jusqu'à l'envahissement du petit jardin qui est sur le quai,
attenant au Corps législatif. Celui qui vous parle fit, à ce
moment-là. un appel énergique aux sentiments patriotiques de
cette foule alfolée, la lit reculer et obtint (lu'elle n'entrât pas.
31. Hébert, questeur, était présent, et il pourrait attester que
c'est un peu grâce à moi (jue le Corps législatif ne fut pas
envahi le 9 août.
Nous pensions, en elfet, à faire toute autre chose que des actes
DEPOSITION' SUR LE i SEPTEMBRE. 390
violents : nous pensions oljtenir du Corps législatif un acte de
virilité qui eût été un acte de salut. J'ai été frappé, en relisant
le Journal officiel, à l'occasion de la déposition que j'avais à
faire devant vous, de la persistance et de la modération des
€lïorts du groupe auqael j'appartenais pour obtenir du Corps
législatif cet acte de salut et de virilité. Nous l'avons mis, nous
et ceux qui siégeaient sur des bancs voisins des nôtres, cinq ou
six fois en demeure de faire la seule cliose qu"il y eût à faire,
de dire : « Nous sommes le pays, notre devoir est de veiller
sur les restes de l'armée française, et de nous préoccuper des
mesures qu'on prend pour la défense. » Ce n'était pas seulement,
de la part de ceux qui conseillaient à la Cbambre cette démarche
décisive, la préoccupation, que je considère comme très légi-
time, de substituer au gouvernement personnel le gouvernement
<lu pays; c'était un acte de salut du jour et du moment, c'était
un acte de bonne direction militaire. Vous savez tous que
dans le Comité de défense, où vers la fin, àgrand'peine, et en se
faisant bien prier, on avait laissé entrer M, Thiers, c'est malgré
lui. malgré le général Trocbu — ils furent les seuls à protester
— qu'il fut résolu que l'armée du général Mac-Mabon quitterait
les approches de Paris, où elle aurait fonctionné de la façon la
plus efficace comme armée de secours, pour aller dans le Nord...
M. LE COMTE Daru. — Le Comité de défense a discuté cette ques-
tion, mais n"a pas été consulté par le Gouvernement.
M. Jules Feury. — J'ai recueilli ce témoignage de la boucbe
même des personnes que j'ai nommées. On discutait, soit dans
le Comité de défense, soit dans une réunion qui eut heu en
<iehors du Comité, la question de savoir si l'armée du maréchal
Mac-Mahon devait revenir sous Paris, ou au contraire se
diriger vers le théâtre des hostilités et faire la tentative de
jonction qui nous a perdus. M. le général Trochu pourra préciser
le fait.
M. LE COMTE DARr. — Je puis le préciser. Lorsqu'après le désastre
de Reiclistiotfen, M. le maréchal Mac-Malion demanda le corps du
j,'énérat Vinoy, composé de 30 000 liommes et formé dans Paris, M. le
générât Trochu protesta et tint à taire insérer dans le procès-
verbal de la séance du Comité de défense sa protestation, dans
laquelle il disait qu'on ne pourrait pas défendre Paris si le corps du
général Vinoy s'éloignait.
;jyi; DISCOUHS ET OI'IMO>S.
.r ajoute, que M. Thiois élait de cet avis et déclarait que l'éloigne-
uieiit du coips d'arnii'O de Yinoy rendrait la délVuse de Paris impos-
sible; ce à quoi M. le maréchal Vaillant répondaitquf! l'on conslilue-
lait un nouveau corps d'armée sous les ordres du général Itenaull,
ipie ce corps remplacerait le corps du général Vinoy. On a discuté,
mais le Comité de défense n'a pas été consulté sur cette question
par M. le minisire de la (iuerr(>; il s'est saisi accidentellement de
celle ({ueslion.
M. Jules Fkrky. — J"^ \()ii(lrais soulemeiit relever devant
vous toutes les occasions qui furent, dans ce mois d'août, four-
nies an Corps l(''gislatif par les divers groupes opposants, de
pi-endre en main la direction des all'aii'es.
Le 9 août, dans la séance de rentrée, se produit la proposi-
tion de 31. Jules Favre, qui demandait la constitution d'une
('.(lunnission de (piinze membres. Cette proposition fut repoussée
|iai' \W voix contre 33. J'ai noté ixYOffîciel ces deux inter-
riqdions : 31. Gambetta disant : « Vous y viendrez ! » 31. Jules
Kavre ajoutant : « Quand vous y viendrez, il sera trop tard ! »
parole malJieureiisement prophétique.
Vous savez (jue ce jour-là même le ministère Ollivier se
disloqua et fut remplacé par le minislèi^e Palikao.
Un peu plus tard, le 22 août, nouvelle proposition, qui est
une réédition adoucie de la première. Il y a, en eiïet, ceci de
remarquable, que la première proposition, à mesure qu'elle se
irproduit, se fait plus modeste et cherche à se montrer moins
ellrayante. Le 22 août, 3L de Kératry propose d'adjoindre neuf
députés au Comité de défense. La Chambre, après avoir voté à
ruiianiniilé l'urgence sur la propositiou, revient sur sa décision,
ii c.iusc de ro})inion contraire formellement exprimée par 3L le
général Palikao. Les bureaux se réunissent et 3L Tliiers est
nommé rappoiteur. Là se manifesta une pi'oposilion intermé-
diaire. (|ui consislait à réduire de neuf à trois le noiuhre des
députes adjoints au Comité de défense. Cette proposition, qu'on
considérait comme très importante, aussi bien en elle-même
qu'à raison delà personne (hi rapporteur, revient plusieurs fois
aux séances suivantes, et 31. Thicrs demande lui-même l'ajour-
nement du rapport, parce qu'on désirait arriver à un arrange-
ment avec le Gouvernement. La Commission était unanime
pour la constitution de ce Comité avec trois membres pris dans
la Chambre; le GouvernenienI résistait énergiquement.
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 397
Le 27 août, la proposition se déplaçant et se dirigeant en
quelque sorte vers les bancs plus rapprochés du Gouvernement,
se retrouve sous une autre forme dans la bouche de M. Latour-
Dumoulin. Il demande que cinq membres soient nommés pour
se tenir en communication avec les ministres, et concourir aux
moyens employés pour la défense de Paris et de la France, Ce
n'était même plus la Chambre entrant dans le Comité de
défense; c'était la Chambre constituant un Comité pour entrer
en relations avec ceux qui dirigeaient la défense.
M. le général Palikao repousse encore énergiquement, et
sur riieure même, la proposition de 31. Latour-Dumoulin.
Le 31 août, à la veille de l'événement décisif, la proposition
reparaît sous une dernière forme. C'est M. Relier qui, sur les
nouvelles désastreuses arrivées de Strasbourg, monte profon-
dément ému à la tribune, et demande la nomination d'une
Commission pour examiner la situation des départements
envahis, notamment du Haut-Rhin et du Bas-Rhin, et l'envoi
d'un commissaire spécial, désigné par la Chambre.
M. le général Palikao repousse encore la proposition, pose la
question de contiance et nous déclare, — ce que j'ai toujours
considéré comme une exagération infinie, — que, depuis leur
entrée en France, les Prussiens avaient perdu 200 000 hommes.
On arrive ainsi à la catastrophe de Sedan ; le bruit s'en répan-
dit dans la soirée. Mais avant d'aborder ce point de mon récit,
je voudrais, m'arrétant au 3 septembre, vous faire remarquer
quelle était la vraie situation du parti auquel j'appartiens, et
notamment de la députation de Paris pendant toute celte
période.
Notre attitude apparaît dans les débats publics, et bien plus
encore dans les délibéi-ations sans nombre tenues soit avec des
personnages de marque, soit avec de simples députés, dans les
couloirs et les bureaux de la Chambre.
Je crois qu'aucun de ceux qui faisaient partie du Corps
législatif à cette époque, et qui se sont trouvés en l'apport avec
nos amis Jules Favre, Gambetta, Picard, avec l'un quelconque
d'entre nous, ne contestera que notre attitude était celle
d'hommesprofondément attristés et préoccupés des événements,
profondément découragés et prévoyant le dénouement épou-
vantable de toute cette crise contre laquelle nous avions lutté,
;ji,8 DISCOlliS ET OPINIONS.
o\ 110 ros>anl do répéit'i' à nos collègues : Vous n'avez plus
(in'unr rliosi" àfairt'. c'est, en face du gouvernement personnel,
qui s'est perdu dans une entreprise impossible, de prendre le
pouvoir, d'être entin le pays (pii vous a nommés, de constituer
lin ('.oiivernement dans la Chambre. Respectez, autant que la
sitiialion des choses vous le iirrnioltra, les formes, les formules
coiisliltitiounelles, mais prenez la réalité du pouvoir, la dii'ec-
lioii delà défense; ne vous coiilifz pas aveuglément, après le
niinislèri' Ollivier. au minislèi-e Palikao. Le conseil que nous
vous donnons est bien désintéressé, nous ne voulons pas être
(le ce Comité de défense, de cet organisme parlementaire qu'il
faut constiliKM'. Nous n'y avons pas intérêt, nous ne voulons
pas que le Gouvernement, qui est l'idéal de notre vie politique,
soit inauguré dans les aventures. Il faut, pour tirer la France
de la crise où elle est, un Gouvernement anonyme.
Ceci, nous le disions à nos amis, aux impatients qui nous
entouraient : nous le répélions à satiété dans tous les conci-
liabules.
Je cite un fait dont les témoins existent tous. C'était, autant
(|ue mes souvenirs me le rappellent, bien peu de jours avant te
4 septembre ; on n'avait pas encore la nouvelle du désastre de
Sedan, mais tous les hommes de bon sens le pi'évoyaient, le
sentaient venir. C'était peut-être le 31 août, le 1" septembre.
Ce jour-là, nous nous trouvâmes réunis, MM. J. Favre. Gam-
betta, Magnin, Tbiers et moi, dans un des bureaux du Corps
législatif. On ferma la porte. Nous dîmes : on ne peut sortir de
cette épouvanlalile situation (jue par la constitution d'un Gou-
\eiiieiiieiii i|uel(Oii(iue, issu de la Chambre. Et alors, allant à ce
ipii était pratiipie, on examina quels seraient les noms qu'on
poiii'i'ait proposer à la Chambre, dans la circonstance que tout
le inonde prévo\ait. Pas de républicains : la Cbambre n'en
accepliMait i)as : d'ailleurs nous ne voulons à aucun prix qu'un
de nous fasse partie du Comité. Mais d'autres noms sont pos-
sibles; ceux de M. le président Schneider, qui acceptera assu-
rément cette situation; de M. le général Trocbu, gouverneur
de Paris, qui ne peut pas la refuser; de M. le général Palikao,
ministre de la Guerre, de M. Tbiers, entin... Ici, M. Thiers
disait : Non ! non! pas plus moi que vous. Nous étions arrivés
à cette combinaison. Cette liste a couru dans la Cbambre,
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMlUiE. 399
appuyée par des personnes autorisées, et, à un certain moment,
ces trois noms du général Trochu, de M. Schneider, du général
Palikao, constituant, avec un ou deux membres de la majorité,
une sorte de Gouvernement provisoire, qui aurait eu l'avan-
tage de ne pas rompre complètement le lien avec le passé et
de continuer Tordre légal, rencontrèrent quelques succès,
quelque crédit dans les couloii-s de la Chambre.
Je vous cite ce fait [)0ur vous indiquer combien les hommes
qui ont fait depuis partie du Gouvernement de la Défense
nationale, étaient peu amoui-eux de ce pouvoir qu'un grand
ilésastre national allait jeter dans leurs mains, pour vous mon-
trer que la combinaison que la force des choses nous imposait,
le 4 septembre, n'était nullement celle que nos esprits, que nos
goûts, que l'intérêt bien compris de nos idées et de la forme de
Gouvernement que nous préférions, devaient nous dicter.
Vous savez que la nouvelle du désastre de Sedan arriva dans
la nuit du samedi 3 au dimanche 4 septembre. Le général
Palikao l'avait annoncée dans la séance du jour avec quelques
réticences. D'autres, mieux informés, connaissaient le désastre
dans toute son étendue, et c'est alors, dans la séance de nuit,
que M. Jules Favre déposa, non plus au milieu des protesta-
tions générales, mais au milieu d'un silence glacial, qui est le
caractère même de la crise, une proposition qui d'abord frap-
pait la dynastie napoléonienne de déchéance, et déclarait
ensuite qu'une Commission, nommée par la Chambre, serait
investie de tous les pouvoirs, avec mission de résister à
outrance et de chasser l'ennemi.
J'appelle votre attention sur la mission donnée à cette Com-
mission de résister à outrance. Si vous relisez tous les débats
législatifs de ce mois d'août, vous serez frappés de celle
expression : résister à outrance, qui part de tous les bancs ; elle
part de la majorité, du centre gauche, de l'opposition la plus
avancée. Chose curieuse ! la fameuse formule : « Pas un pouce
« de notre territoire ne doit être enlevé à la France », a été
prononcée pour la première fois dans la séance du 22 août, par
un membre de la majorité, le comte de La Tour. De son côté,
M. Lefébure déclarait qu'on ne déposerait les armes que
lorsque l'ennemi serait refoulé.
Tel était le sentiment bien légitime de cette Assemblée qui,
400 liISC.ÔLHS ET (tPlMONS.
uialaré son oriL^im', ses faiblesses, et tout ce qu'on lui a
irpioolic avec raison, tHait profondément patriote. Son
sentiment, qui était celui d'une })rofonde déception, de la sur-
prise d'un désastre inouï, de la colère, se traduisait par ces
mois : résistance à outrance ! Il est impossible que du jour au
Ifudemain. la France soit toml)ée si bas, et, qu'en une seule
journée, nos ai-mées soient anéanties 1
C'était le cri de (oui le monde, des conservateurs comme des
révolulionnaires : « ^'ous ferons de la France une tirande ,uué-
K rilhi. (1(3 Paris une Sarati;osse ! » Toutes ces exclamations de
palriotisme se rencontraient sur tous les bancs de FAssemblée.
Il n'y avait pas. à ce moment, dans le pays, au moins dans le
pays léjial tel qu'il existait à Paris, d'autre sentiment.
La |iroposition de M. Jules Favre fut remise au lendemain...
M. in: Driu-ORT de CiVRAr.. — ElFe fut remise au soir.
M. Ji'LKS Ferry. — C'était dans la séance de nuit.
M. l'KunoT. — Le général de Palikao avait donné communication
(le la nouvelle en disant que n'ayant pas eu le temps Je prévenir ses
cdlléyiies, on n'était pas encore en mesure de délibérer, et il deman-
dait qu'on ajournât la question au lendemain. M. Jules Favre déposa
sa prt)iH»silinn m açcordani iiifnii ne jinuvait pas délibérer immé-
diatement.
M. LE MAUgi is DE Jugné. — Dans la séance du jour, M. Jules b'avre
avait |iro|)()sé la dictature militaire en désignant le nom, aimé en ce
iiKimi'iit, du L'éiitTal Trocliu, mais sans parler de décliéance.
M. JuLKS Fkrry. — La proposition, déposée le3.fut ajoui'née
au lendemain.
Le lendemain à, midi — je demande la permission de citer
des souvenirs personnels qui appartiennent un peu àl'histoire —
avec deux de mes collègues, nous nous rendîmes chez M. le
président Schneider, pour savoir ce que le Gouvernement
avait décidé sur notre proposition. Nous trouvâmes M. Schneider
en train de s'habiller. Il nous dit, avec beaucoup de sang-froid,
qu'on apportait une proposition qui n'était pas tout à fait celle
que nous désirions, mais qui commençait à s'en rapprocher. En
elïet, une heure après, le général Palikao apporta à la Chambi-e
la proposition de former un Conseil de Gouvernement et de
Défense nationale de cinq membres, dont il eût été lui, le
général Palikao, le lieutenant-général.
DÉPOSITION SUR LE i SEPTEMBRE. 401
Dans ce même moment. M. Tliiers et ses amis rédigeaient
une troisième proposition, dont je vous rappelle les termes
caractéristiques : « Vu les circonstances, la Chambre nomme
une Commission composée d'un nombre de membres à fixer;
une Constituante sera convoquée dans le plus bref délai pos-
sible. ') Je trouve au bas, parmi les signatures, les noms de
MM. de Guiraud, marquis d'Andelarre, et de plusieurs de nos
collègues d'aujourd'hui.
L'urgence fut votée sui- les trois propositions; on se retira
dans les bureaux à une heure, et c'est une demi-heure après
que la foule pénétra dans le Corps législatif.
Comment y pénétra-1-elle et quel fut le caractère de cet
envahissement ? Je crois que cela n'a jamais été bien déter-
miné et que c'était pourtant bien clair ; je voudrais le préciser
devant vous.
Remarquez d'abord le caractère de cette journée du
4 septembre : on ne pense qu'à la Chambre, parce que c'est de la
Chambre que peut venir le salut. L'impératrice est aux Tuileries ;
qui s'en occupe ? Le peuple ne songea même pas à y mettre
les pieds, et l'impératrice put s'évader sans aucune difficulté,
au moment même où la colonne qui venait d'envahir la Chambre
se dirigeait, par le quai, vers l'Hôtel de Ville. Assurément, si
la majorité avait, trois ou quatre jours plus tôt, et même la
veille au soir, pris résolument la direction des atïaires, il n'y
aurait pas eu de révolution *du 4 Septembre; j'en ai l'absolue
certitude. La majorité a manqué quatre ou cinq fois de sauver
le pays.
Elle a été mise en demeure, le pouvoir lui a été pré-
senté sous toutes les formes ; elle s'y est refusée. Au milieu de
sentiments divers, il y avait un sentiment honorable qui la
guidait. J'ai entendu un membre de la majorité, le plus ofliciel
des candidats officiels, dire qu'on ne voulait pas faire ce que le
Corps législatif avait fait en 1813. Vainement répondions-nous
que la situation de 1870 diderait essentiellement de celle
de 1813 ; nos conseils n'étaient pas écoutés et la majorité, sous
la parole du général comte de Palikao, repoussa toutes les
occasions qui lui étaient fournies jusqu'au 3 septembre. Je dis
même que si, dans la séance du 4, au lieu d'aller dans
les bureaux, le Corps législatif avait voté immédiatement
26
402 nisr.ouHS et opinions.
la proposition df M. Tiiiers, on aurait i>ii ompôclier
renvaliisst'iiient.
Mais comment cet envaliissement s'est-il opéré? par qui?
comment la garde de l'Assemblée a-t-elle été violée? Sur tous
ces points, qui complètent le tableau de la journée, je vais vous
donner quelques éclaircissements.
Lorsque, vers raidi, nous arrivâmes à l'Assemblée, il y avait
une agglomération considérable sur la place de la Concorde
et le quai des Tuileries. Ce qui y dominait, c'étaient les gardes
nationaux sans armes : car ce qui a tenu la tête de ce mouve-
ment tout à fait spontané du 4 Septembre, c'est Tancienne
garde nationale de Paris, les soixante bons bataillons, cboisis.
triés; ce sont ces bataillons qui, les uns sans armes, les autres
avec leurs armes, s'appiochèrent du Corps législatif, l'entou-
rèrent et peu à peu y (lénétrèrent. L'Assemblée était gardée,
du côté du quai, par la garde de Paris; il y avait là quelques
pelotons qui se retirèrent, à un moment donné, sur l'ordre du
pi-ésident. Un bataillon de la garde nationale, dont je ne me
rappelle plus le numéro d'ordre, traversa, tambour en tête, le
pont de la Concorde, et prit la place des gardes municipaux.
INe croyez pas qu'à l'intérieur du palais, les dispositions mili-
taires eussent été négligées. Il y avait dans la cour d'bonneur
et dans celle de Bourgogne des régiments de marche. Un des
traits caractéristiques de ce moment de la journée, c'est que,
lorsque la foule, ceux qui étaient devant étant poussés par ceux
qui étaient derrière, voulut pénétrer par la grille du quai, les
soldats, qui étaient là en grand nombre, répondirent aussitôt
aux cris de la foule et mirent la crosse en l'air.
Voilà comment le Corps législatif fut envahi. Il était gardé,
mais sa garde, en proie aux mêmes sentiments d'agitation, à la
même lièvre patriotique que la foule elle-même, n'eut i»as un
seul instant la pensée de tirer sur le peuple, sur la garde
nationale surtout.
Le Corps législatif resta longtemps envahi dans les couloirs
sans l'être dans la salle même des séances. On vint prévenir
les députés dans les bureaux, et on leur dit : Il faut rentrer. Ils
ne le voulurent pas, ou ils ne rentrèrent qu'en petit nombre.
Le président Schneider reprit le fauteuil. C'est alors qu'un cer-
tain nombre de membres de la gauche, Gambetla en tête, adju-
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 40;j
rèrent ie peuple de laisser les choses se faire régulièrement, et
de ne pas envahir la salle. Ces adjurations eurent quelque
effet pendant quelques minutes; mais, comme par derrière, il y
avait une grande foule qui n'entendait rien, la salle fut envahie.
M. Schneider se retira, et nous fûmes portés, on peut le dire,
M. Jules Favre et moi d'un côté, M. Gamhelta et quelques
autres députés parmi lesquels était M. de Kératry, de l'autre,
jusqu'à l'Hôtel de Ville.
L'aspect de cette journée restera toujours présent à mon sou-
venir. Je n'ai pas vu l'envahissement de la Chamhre en 1848.
mais j'en ai lu souvent le récit, j'en ai vu des témoins; ce
n'était pas du tout la même chose. Il y avait dans la foule du
4 septembre une exubérance de contentement qu'il est permis de
trouver un peu puérile. Toute cette population s'imaginait que.
par cela seul que l'Empire n'existait plus et que le pays allait
se gouverner lui-même, le pays était sauvé. Nous avons fait le
chemin depuis le Corps législatif jusqu'à l'Hôtel de Ville au
milieu du peuple armé, mais il y avait des tleurs aux fusils, des
guirlandes; c'était un air de fête dans la cité; jamais révolution
ne se fit avec une telle douceur; nous rencontrions les omnibus
qui continuaient à circuler, et ceux qui s'y trouvaient nous
saluaient gaiement. On criait beaucoup, mais c'était dans une
note moyenne. M. le général Trochu vous a déjà raconté un
des incidents de cette promenade. J'étais, en effet, au bras de
M. Jules Favre quand nous le rencontrâmes sur le quai, venant
à cheval, suivi de quelques officiers d'état-major, M. Jules
Favre lui dit : Général, il n'y a plus de Corps législatif, le Corps
législatif est complètement dissous ; nous allons à l'Hôtel de
Ville ; veuillez aller au Louvre, nous aurons l'honneur de vous
y faire prévenir.
M. le général Trochu rentra au Louvre. Nous allâmes à
l'Hôtel de Ville, où la troupe de ligne nous laissa pénétrer
sans la moindre résistance. Là, Gambetta, qui nous devançait
de quelques instants, venait de trouver le préfet de la Seine,
M. Alfred Blanche, assis à son bureau. M. Alfred Blanche
lui dit en souriant : « Je vous attendais, » et disparut
immédiatement.
Ici, je note encore que, lorsque la colonne dont nous tenions
la tête, arriva à l'Hôtel de Ville, les officiers de la ligne qui
404 DISCOURS ET OPINIONS.
roinmandait'iil los compagnies de garde vinrent au-devant de la
manifestation et échangèrent avec nous quelques poignées de
mains. SeulomenI, le spectacle, à l'intérieur de THôtel de Ville,
était un pendillèrent de ce qu'il était au Corps législatif, et je
veux vous dire par quel trait caractéi'istique il se révélait à nous
comme renfermant un véritable péril. Pour mettre cette der-
nière couleur au tableau que j'essaie de vous présenter dans
toute sa vérité, comme je le ferais dans un livre écrit pour
l'histoire, j'ai besoin de vous expliquer quelle était notre situa-
tion, à nous, députés républicains de Paris, vis-à-vis d'une
certaine i)orlion(lu parti républicain.
Cette situation était très diflicile. Nous avions été nommés
en 1869, et cette élection avait déjà montré quel genre de diffi-
cultés des hommes politiques, républicains, voulant faire de la
politique sérieuse et parlementaire, allaient rencontrer dans les
dispositions et dans le tempérament de leurs électeurs pari-
siens. M. Jules Favre ne fut élu qu'au second tour, et avec
i)eaucoup de peine. Il s'était produit, dès lors, dans les réu-
nions publiques, des violences de très mauvais augure. Après
notre nomination et pendant cette sorte d'interrègne dans les
institutions impériales qui aboutit à la constitution d'un minis-
tère parlementaire, pendant cette période qui comprend
plusieurs mois, nous eûmes, il faut bien qu'on le sache, et nous
devons le dire pour l'histoire de notre temps, maille à partir à
chaque instant avec le parti que nous appelions alors d'un
nom très doux, le parti des impatients, qui devint plus tard le
parti des exaltés, et enfin le parti anarchique. dont on a eu tant
de peine à triompher dans ces derniers temps.
Dès le jour où nous avons été nommés, nous avons trouvé ce
parti sur notre chemin comme un ennemi. A chaque instant, on
nous convoquait à des réunions, et dans ces réunions on nous
mettait en accusation. A chaque instant, on imaginait des
manifestations impossibles. Vous vous rappelez peut-être celle
qui devait avoir lieu en orlobi-e iStlO. la Chambre n'ayant pas
étéconvofpièe dans le délai qu'on di.^^ait Jixé par la loi. Certains
clubs avaient décidé qu'il était du devoir des députés de se
trouver sur la place de la Concorde à une date donnée, qui
était, je crois, le 26 octobre.
Quand ensuite le ministère parlementaire fut constitué, nous
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 405
avons eu l'affaire des funérailles de Victor Noir, l'affaire Pierre
Bonaparte comme on l'appelait, et nous avons été dans la
situation d'hommes qui n'avaient pas le gouvernement, mais
qui étaient obligés de résister à la queue de leur parti, absolu-
ment comme s'ils l'avaient eu. Une portion de ceux qui nous
avaient élus ne comprenant absolument rien à la situation, à la
politique, obéissant uniquement à leurs passions et aux excita-
tions des journaux et des réunions, ne rêvaient que manifesta-
tions, copiées sur les manifestations de la première Révolution,
et c'était véritablement pour nous un sujet de perpétuels
tourments.
A la tête de ce parti des impatients, figurait une homme qui a
fait partie de l'Assemblée actuelle, M. Millière ; il paraissait
être le plus avisé de tous ces meneurs. Quand nous arrivâmes
à l'Hôtel de Ville le 4 septembre, M. Millière y était déjà, et il
n'y était pas seul. Deux hommes surtout nous frappèrent par
leur attitude et parleurs etTorts; c'était d'une part M. Millière,
qui haranguait la foule dans la grande salle du trône, et de
l'autre M. Delescluze, qui rôdait autour du cabinet où nous
avions constitué la première commission du Gouvernement.
Quand nous n'aurions pas eu la connaissance approfondie des
ditîérents éléments révolutionnaires que renfermait la Ville de
Paris, quand nous n'aurions pas su, pour en avoir fait l'expé-
rience depuis plusieurs mois, qu'il y avait là, derrière nous, un
parti anarchique qui n'attendait qu'un moment de défaillance
de notre part, pour prendre la direction de l'opinion
parisienne, la présence de MM. Millière et Delescluze et de
leurs acolytes à l'Hôtel de Ville, les discours qu'ils tenaient
eussent été pour nous un trait de lumière. Heureusement, à ce
moment-là et par suite de la résistance si admirable qu'il avait
faite à la déclaration de guerre, M. Jules Favre était en posses-
sion d'une popularité qu'il n'avait pas eue avant et qu'il n'a pas
revue depuis. Il fut véritablement porté à l'Hôtel de Ville par
le grand courant de l'opinion, et il lui suflit d'apparaître pour
(pie tous ces Messieurs descendissent des escabeaux où ils
étaient hissés et rentrassent dans l'ombre.
De cette situation découlait la composition même du Gouver-
nement de la Défense nationale. Nous n'avions, je l'avoue (on
tirera de cet aveu toutes les conclusions qu'on voudra), nous
40n DISCOURS ET OIMMChNS.
n'avions aurun jirojot àcctr-gard. Les événements se déroulaient
si vite et li's fatalités s'enchaînaient avec une telle rapidité,
nous étions d'ailleurs si bien convaincus qu'un Gouvernement
anon>me, dans lequel nous ne serions pas vaudrait inliniment
mieux pour dénouer la crise, que nous n'avions pas arrêté de
parti sur cette question que les événements venaient de poser:
comment constituer le Gouvernement?
A ce moment, nous eûmes une inspiration que je crois lieu-
rt'use. Nous nous dîmes : voilà toute sorte de gens qui feront
du Gouveiiiemcnt qui succède au Gouvernement impérial
quelque chose d'odieux ou de grotesque, et qui achèveront de
l^erdre l'honneur du pays ; il ne faut pas qu'ils touchent au
pouvoir, jlais il y a des députés de Paris; Paris sent que
l'étranger s'approche. Paris est en quelque sorte fondé à se
donnor à lui-même ne fût-ce qu'un gouvernement municipal.
Eli hit-n, puisqu'il a ses mandataires élus, le Gouvernement
nouveau doit être exclusivement composé des mandataires
élus de Paris.
Comme cette idée était juste et simple, elle i-éussit; elle fut
immédiatement acceptée, et c'est pour cela que vous n'avez pas
vu ligurer dans le gouvernement provisoire des noms plus ou
moins chers à la démagogie parisienne, et que vous y avez vu le
nom d'un de nos collègues qui manque à la députalion actuelle,
celui de M. Rochefort.lXous étions en etïet dans le petit cabinet
de l'Hôtel de Ville que M. le général Trochu vous a décrit (en
commettant, il me permettra de lui faire amicalement cette obser-
vation, une légère erreur: le cabinet n'était pas éclairé par une
lampe puisqu'il était trois ou quatre heures de l'aprèsmidi). Nous
étions dans ce petit cabinet lorsqu'un grand bruit nous arriva
de la place de l'Hôtel de Ville. Un remous populaire considé-
lable se produisit: c'était M. Rochefort qu'on venait de chercher
dans sa prison. Nous avions posé la règle, et bien que nous
eussions eu avec M. Rochefort beaucoup de difficultés, car il
nous avait attaqués les uns et les autres dans son journal, nous
n'hésitâmes pas un instant, et plus tard M. le général Trochu
n'hésita pas non plus à comprendre que, comme le dit dans la
soii'ée M. Jules Favre à ses collègues réunis au Corps législatif,
il valait ndeux qu'il fût dedans que dehors. Ainsi la règle salu-
taire qui constituait une barrière : un Gouvernement composé
DEPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 407
(les élus de Paris, se trouva observée et acceptée par tout le
monde.
Quel fut le caractère de ce Gouvernement? Comment se
définit-il lui-même? Quelles étaient ses intentions?
Il y a si longtemps que je l'entends attaquer que j'ai été
heureux de m'en rendre compte à moi-même, et de m'en donner
la preuve. Je me suis remis à relire tous les actes officiels de ce
Gouvernement, comme on lirait l'histoire d'une autre époque;
je les ai jugés dans ma conscience, car nous venons de traverser
des crises assez redoutables pour pouvoir nous juger nous-
mêmes. Eh bien, je ne crains ni le jugement de l'histoire, ni le
vôtre, sur le caractère du Gouvernement de la Défense nationale
et sur ses intentions.
Dire que ce Gouvernement ne voulait pas les élections, dire
que ce Gouvernement ne voulait pas une paix honorable, c'est
le calomnier de la façon la plus injuste, la plus contraire à tous
les documents. Dire que ce Gouvernement fut l'œuvre, la cons-
piration, l'usurpation d'un parti, c'est fermer les yeux à la
vérité. Il n'y a jamais eu de Gouvernement qui eût moins que
le Gouvernement du 4 Septembre le caractère de Gouvernement
d'un parti. Il le montra, dès le premier jour, en rompant avec
la queue de son parti, avec cette queue que les partis qui veulent
prendre en main les atïaires de leur pays doivent toujours
couper, au préalable, et il la coupa en prenant dès la premièi-e
heure le titre de Gouvernement de la Défense nationale. J'ai
relevé dans tous nos actes, depuis le 4 septembre, le caractère
de grande réserve vis-à-vis du pays, le caractère de généralité
(pie nous voulions donner h ce Gouvernement, le caractère de
l'exclusivité qu'on lui reproche et qu'il a pu montrer plus tard
dans d'autres circonstances, mais qu'il n'a pas eu à son origine,
pendant ses premiers mois. Ce caractère d'exclusivisme ne s'est
jamais rencontré dans les actes auxquels j'ai participé person-
nellement.
La première proclamation que je trouve à V Officiel, datée de
3 ou 4 heures de l'après-midi, le 4 septembre, s'exprime
ainsi :
« Le nouveau Gouvernement est avant tout un Gouvernement
de Défense nationale. »
Une autre proclamation à la garde nationale porte :
408 DISCOURS ET OPINIONS.
« Le pouvoir personnel n'est plus: la nation tout entière
ivitrcnd SCS droits et ses armes. »
liic .iiiliv |ii-oclanialion, la première en date je crois, dit :
« Le priiple a devancé la Chambre qui hésitait, il a mis ses
représentants non au pouvoir, mais au péril. »
Le lendemain, dans une proclamation à l'armée, que j'ai
enit'ndu avec une tirande surprise l'autre jour, à la tribune,
critiquer pai' un de nos collègues, et que j'ai vouhi relire et
copier alin de me renih'e compte de l'esprit qui l'animait, que
disions-nous à lai-nuM'? Lui tenions-nous ce langage anarchique
que nous attribuait l'honorable M. Haentjens? Voici ce que
nous disions :
« Quand un général a compromis son commandement, on le
lui enlève; (juand un Gouvernement amis en péril par sa faute
le salut de la patrie, on le destitue. C'est ce que la France vient
de faire.
« En abolissant la dynastie responsable de nos malheurs, elle
a accompli d'abord à la face du monde un grand acte de justice.
Elle a exécuté l'arrêt que toutes nos consciences avaient rendu;
elle a fait en même temps un acte de salut. »
Et voici comment nous terminions :
« Soldats! en acceptant le pouvoir dans la crise formidable
que nous traversons, nous n'avons pas fait œuvre de parti.
Nous ne sommes pas au pouvoir, mais au combat; nous ne
sommes pas le Gouvernement d'un parti, nous sommes le
Gouvernement de la Défense nationale. »
Et ce langage, messieurs, nous l'affichions sur les murs,
nous le tenions à la face de la population de Paris et de la
France.
Le même jour, messieurs, dans VOffîciel du 6 septembre,
c'est-à-dii'e parmi les actes du 5, le second jour de notre exis-
tence gouvernementale, M. Gambetta écrivait aux préfets :
« Notre nouvelle Répuldique n'est pas un Gouvernement qui
comporte les dissensions politiques, les vaines querelles. C'est,
comme nous l'avons dit, un Gouvernement de défense nationale,
une liépubiique de combat à outrance contre l'envahisseur.
Entourez-vous donc de citoyens animés, comme nous-mêmes,
du désir immense de sauver la Patrie...
« Appliquez-vous surtout à gagner le concours de toutes les
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 409
volontés, afin que, dans un immense et unanime etïort, la
France doive son salut au patriotisme de tous ses enfants. »
Et dans ce même numéro, une note, qui a aussi son impor-
tance.
<( Le Gouvernement, » disait cette note, « reçoit à chaque
instant, les adhésions chaleureuses des députés de l'opposition
élus par les départements. Tout le monde a compris que là où
est le combat, là doit être le pouvoir. C'est sur Paris que marche
l'armée envahissante : c'est dans Paris que se concentrent les
espérances de la patrie.
« Pour afîi'onter cette lutte suprême, dans laquelle il suffit de
persévérer pour vaincre, la population parisienne a pris pour
chefs les mandataires qu'elle avait déjà investis de sa confiance,
et le général dévoué sur lequel repose spécialement l'organi-
sation de la défense.
« Rien de plus logique et de plus simple. Quand Paris aura
fait son devoir, il remettra à la nation le mandat redoutable
que la nécessité lui impose, en convoquant une Assemblée
constituante. »
Messieurs, les actes, et des actes positifs, à ce point de vue
de la convocation d'une Assemblée constituante, ont suivi de
très près. Je voudrais vous montrer la série de ces actes, car
je crois que c'est là une des grandes préoccupations de la
Commission; je voudrais aussi vous faire toucher du doigt les
raisons pour lesquelles ces actes n'ont pas été poussés jusqu'au
bout ; je voudrais vous montrer tout à la fois, et l'intention
persistante de convoquer l'Assemblée constituante, intention
qui, du piTinier jour jusqu'au dernier, a animé le Gouvernement
de la Défense nationale, et l'obstacle, le véritable obstacle, à
cette convocation.
Le 8 septembre, MM. les électeurs sont convoqués pour le
16 octobre, à l'efïet de nommer une Assemblée constituante.
Le Gouvernement s'exprime ainsi pour motiver cette convo-
cation.
« Le pouvoir gisait à terre, «
Et en effet, messieurs, nous n'avons jamais eu la prétention
d'avoir renversé l'Empire. Nous n'avons pas renversé l'Empire ;
nous avons toujours dit qu'il n'y avait pas là la victoire d'un
parti quelconque sur l'empire. L'Empire avait péri dans la
410 KISCOUUS KT OPINIOISS.
(h'l';iil.\ il >r(ail liii-mriiie aiiéanli: Ir pouvoir gisait à terre,
conimi' lions le disions.
O (|iii avait rommcncé par un allcnlat Unissait i)ar une
(lêserlion. Nous n'avons faitquo ressaisir le gouvernail échappé
à (les mains impuissantes.
« Mais l'Europe a besoin (|ii'oii l'éclairé. 11 faut i|ii"rlle
connaisse par d'irrécusables témoignages que le pays tout entier
est avec nous. Il faut que l'envahisseur rencontre sur .sa route
non seulement l'obstacle d'iiiit' ville immense résolue à pérn-
plutôt que de se rendre, mais un peuple entier, debout, orga-
nisé, représenté : une Assemblée enfin qui puisse porter en
tous lieux, et en dépit de tous les désastres, l'àme vivante de
la pairie. »
Kl le décret de convocation suivait pour le 16 octobre.
Messieurs, bien peu de jours api'ès. l'époque de celte convo-
cation était avancé»', et un décret du 16 septembre convoi juait
les électeurs municipaux pour le 28 septembre et fixait les
élections de la Constituante au 2 octobre.
Cette mesure, messieurs, était expliquée dans une circulaire
de M. Jules Favre et commentée dans une circulaire de
M. Gambetta. Elle se rattachait essentiellement à cette grande
et historique démarche tentée par M. Jules Favre à Ferrières
auprès de M. le comte de Bismarck. Aussi M. Jules Favre la
noliliait-il à tous nos représentants auprès des Cours étrangères
el dans des termes que je mets sous vos yeux, parce que c'est
dans la répétition incessante de cette idée, de cette formule, de
cette aspiration vers la convocation d'une Assemblée qui pourrait
traiter avec l'étranger ou examiner s'il y avait lieu de ne pas
trailcr, c'est dans la répétition de cette pensée que gît l'intérêt
du récit que je vous présente.
M. Jules Favre écrivait en ces termes, à la date du
17 septembre :
" Le décret par leijuel le Gouvernement avance les élections
a une signification qui certainement ne vous a pas échappé,
mais que je tiens à préciser.
« La résolution de convoquer le plus tôt possible une Assem-
blée, résume notre polili(iue tout entière. En acceptant la tâche
périlleuse que nous imposait la chute du gouvernement impérial,
nous n'avons eu iju'une pensée : défendre notre territoire,
DÉPOSITION SUH LE 4 SEPTEMBRE. 411
sauver notre honneur, et remettre à Ja nation le pouvoir qui
émane d'elle, que seule elle peut exercer. Nous aurions désiré
que ce grand acte s'accomplit sans transition ; mais la première
nécessité était de faire tête à l'ennemi, et nous devions nous \
dévouer... »
Suit une phrase sur la distinction qu'il faut faire entre les
généraux prussiens et les hommes d'État prussiens; les hommes
d'Etat prussiens, dit M. Jules Favre, hésiteront à poursuivre
une guerre impie qui a déjà coûté 200,000 hommes.
« Il n'y a pas un homme sincèi'e en Europe qui puisse aftirmer,
dit un peu plus loin M. Jules Favre. que, hbrement consultée, \à
France eût fait la guerre à la Prusse.
« Je n'en ai jamais tiré cette conséquence que nous ne soyons
pas responsables. Nous avons eu le tort, et ce tort nous
l'expions cruellement, d'avoir toléré un Gouvernement qui nous
perdait. Maintenant qu'il est renversé, nous reconnaissons
î obligation de réparer, dans la mesure de la justice, le mal
qu'il a fait. Mais si la puissance avec laquelle il nous a si grave-
ment compromis, se prévaut de nos malheurs pour nous
accabler, nous opposerons une résistance désespérée, et il
demeurera bien entendu que c'est la nation, régulièrement
repi-ésentée par une Assemblée librement élue, que cette puis-
sance veut détruire. »
Telle était, en effet, la situation véritablement patriotique,
politique, irréprochable à tous les points de vue. que prenait lé
Gouvernement de la Défense nationale. Il allait à la Prusse et il
lui disait : « Vous avez déclaré, il y a quelques jours à peine,
que vous faisiez la guerre, non pas au pays, h la France, mais à
la dynastie. Eh bien, la dynastie est tombée, la France seule est
devant vous, non seulement sous cette forme que vous avez
raison de trouver incomplète, Incorrecte, d'un gouvernement
créé par le hasard à Paris, mais sous la forme d'une Assemblée
librement élue. Voulez-vous vous prêter à de libres élections?
Voulez-vous donner un gage de votre sincérité, par cette pre-
mière concession d'un armistice qui permette de faire les
élections avec dignité et avec sécurité? Le voulez-vous? Si vous
ne le voulez pas, c'est que vous voulez détruire la France et
l'équivoque sous laquelle vous vous abritez sera démasquée et
tous les voiles seront déchirés. »
J12 DISCOURS ET OPIIS'IONS.
Voilà raltitiiiif que prcnaiL le Goiivomement de la Défense
iialinnale dans oes joins du 16. dirl7 et du 18 septembre. Cette
aiiiliide. il la i)renait oflicicUement, et le 49 et le 20 avaient
lieu les deux entrevues entre M. Jules Favre et M. de Bis-
marck.
En même tennis que le décret sur les élections législatives
paraissait, un second décret lixait les élections municipales de
Paris à la date du 28 septembre, et les élections municipales
au 2.').
.It' rappt'lle ici, ^Messieurs, un fait infiniment curieux, un de
ceux (jni mont le plus frappé comme expression de l'état d'esprit
de la population parisienne.
La po[inlation de Paris, on ne peut pas se le dissimuler, ne
voyait pas de très bon œil la convocation d'une assemblée. Elle
n'avait pas ce sentiment essentiellement politique, et qui est
pour nous la leçon même de l'iiistoire, à savoir, que plus une
assemblét" (et il s'agissait alors d'une Assemblée constituante)
est rapidement convoquée après un grand ébranlement politique,
plus il y a de chances pour que cette assemblée soit imprégnée
de l'espiil (pii a présidé à la révolution. Au point de vue des
calculs de itartis. et non pas seulement au point de vue de la
situation à prendre vis-à-vis de la Prusse et surtout de l'Europe
sur laquelle nous comptions encore, au point de vue des intérêts
du jiarti au{|uel appartenaient les membres du gouvernement
de la Défense nationale, il y avait le plus grand intérêt à faire
les élections le plus tôt possible, et si les républicains ne sont
pas en plus grand nombre dans l'Assemblée actuelle, c'est
parce que les élections n'ont été faites que le 8 février, au lieu
d'avoir été faites dans le mois d'octobre. J'en ai, comme preuve,
tous les témoignages qui nous arrivaient de province, et je suis
sûr (pie si chacun de vous était appelé à donner son avis, vous
conviendriez tous, par l'expérience que vous avez des popula-
tions que vous représentez, que la composition de la Chambre
eût été tout autre en octobre (ju'en février.
Eh bien, messieurs, non seulement la population de Paris
n'entrait pas dans cet ordre d'idées, mais elle était mécontente
qu'on convoquât pour le 28 septembre un conseil municipal.
Oui. Messieurs, nous avons pu observer ce fait extrêmement
curieux! A ce moment-là, à cette date du 28 septembre, les
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 413
électeurs parisiens ne trouvaient pas bon (jue l'on songeât à un
conseil municipal, et des manifestions arrivèrent à l'Hôtel de
Ville, demandant ra.journement des élections municipales. Il
fallut faire comprendre que, puisque les élections municipales
se faisaient par toute la France, il fallait bien les faire à Paris,
Dans la réunion des maires de Paris, il y eut une opposition
formelle et un grand désir de voir ajourner ce conseil muni-
cipal. « Il ne s'agit pas d'élections, nous disait-on; les Prussiens
sont à nos portes, il faut prendre des fusils ! » et l'on songeait
beaucoup plus à se porter vers les remparts que vers l'ui'ne
électorale.
En poursuivant, messieurs, cette analyse de nos actes offi-
ciels, et je ne vous apporte ici que des actes officiels, avec le
commentaire des faits et des incidents que j'ai pu recueillir
personnellement, on rencontre, deux jours après, une note
relative au voyage de Ferrières.
Le voyage de Ferrières s'était accompli le 19 et le 20 sep-
tembre. A cette occasion nous avions eu noire première
difficulté intérieure, et une agitation très marquée s'était
manifestée dans la cité. Je ne sais si le voyage de Ferrières
avait été ébruité; toujours est-il que la population parisienne,
très exaltée par l'approche des Prussiens, s'imagina que le
Gouvernement de la Défense nationale songeait h traiter et à
céder du territoire. Nous dûmes alors dire officiellement, sur
les murs, que nous ne nous reconnaissions en aucune façon le
droit de céder quoi que ce soit du territoire français. Le soir,
lorsque cette affiche eut été lue, elle satisfit la plus grande
partie de la population. Mais la partie la plus difficile à satis-
faire se rendit à l'Hôtel de Ville, et les délégués, parmi lesquels
étaient bon nombre de chefs de bataillons de la garde nationale,
nous tinrent ce langage :
« Vous avez dit : « Ni un pouce de notre territoire, ni une
pierre de nos forteresses; c'est bien, mais ce n'est pas encore
assez; il faut ajouter : ni un écu de notre ai'gent. »
Il fallut expliquer la situation. Je cite ce fait pour vous
montrer à quel degré singulier d'infatuation nationale la popu-
lation parisienne en était arrivée !
M. LE Président. — C'étaient des chefs de bataillons de la garde
nationale !
114 DISCOURS ET OPINIONS.
M. Jules Feuuv. — C'étaient des chefs de bataillon (le la
iianic nalinMal(\ ([iii. non contents de la déclaration sur Tinté-
,i;rité du leiTiloire, voulaient aussi qu'on prit rengagement de
ne pas payer d'indemnité.
Vous allez voir que le Gouvernement ne cédait pas à ces
pressions de bas étage, et que, au contraire, il proclama dans
les actes suivants qu'il était tout prêt à traiter avec la Prusse,
non sur le pied d'une cession territoriale, mais sur le pied d'une
indeuuiité pécuniaire, légitimement léguée à la France par la
politi(jue impériale.
On voit, le 22 septembre, une note à \' Officiel, qui est ainsi
conçue :
« Nous acceptons, disait VOffnel, des conditions équitables,
nous ne céderons ni un pouce de notre territoire, etc..
« La Prusse répond à nos ouvertures eu demandant à
gai'der l'Alsace et la Lorraine par droit de conquête. Elle ne
consentirait même pas à consulter les populations : elle veut en
disposer comme d'un troupeau. Et quand elle est en présence
de la convocation d'une Assemblée, qui constituera un pouvoir
délinilif et votera la paix ou la guerre, la Prusse demande
comme condition préalable d'une armistice, l'occupation de
places assiégées, le fort du Mont-Valérien, et la garnison de
Strasbourg piisonnière de guerre. Pour nous, l'ennemi s'est
dévoilé ; il nous place entre le devoir et le déshonneur; notre
choix est fait. Paris résistera jusqu'à la dernière extrémité, les
départements viendront à son secours, et Dieu, aidant, la
France sera sauvée ! »
Un inonbre.- — A (iiielle date"?
M. Jules Feriiv. — C'était à VOf/iciel du 22 septembre :
Le lendemain paraissait à XOffidel le rapport de M. Jules
Favre sur les entrevues de la Haute-Maison et de Ferrières. Je
vais vous lire deux ou trois passages de ce rapport. Un tel Ilot
d'idées fausses et d'erreurs a passé sur cet événement qu'il faut
se retrouver en présence des documents authentiques pour en
apprécier la rigoureuse sincérité.
M. Jules Favi"c raconte, dans son l'apport du 23 septembre,
toutes ses démarches; la première datait du 10 septembre.
Uni(piement préoccupé de cette idée, de placer en face de la
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 415
Prusse la nation représentée, il avait envoyé, dès le 10 sep-
tembre, un télégramme à M. de Bismarck pour lui demander
une entrevue, ne voulant pas, comme il le disait, pour n'avoir
pas osé faire le premier pas, que M. de Bismarck pût dire un
jour .< que si on lui avait fait des propositions, il aurait peut-
être traité ! » Il passe donc sur les scrupules, sur les périls
qu'il y avait dans de pareilles démarches. Ces périls étaient
immenses : ils venaient de Paris même, ils venaient de l'exal-
tation de cette population si extraoï-dinairement nerveuse,
impressionnable, presque indomptable, et qu'on n'a pu
dompter que par l'esprit patriotique, en exaltant et en mainte-
nant, comme seule garantie de l'ordre, le délire patriotique qui
l'animait. Eh bien, cette population parisienne se révoltait à la
seule idée qu'on pût traiter avec l'étranger, et voilà le péril
que bravait l'audacieux négociateur! M. Favre s'en alla très
courageusement à Ferrières. Il dit, dans son rapport publié à
YOffîckl du 23 septembre : « Si à ce moment, où venait de
s'accomplir un fait aussi considérable que celui du renverse-
ment du promoteur de la guerre, la Prusse avait voulu traiter
sur les bases d'une indemnité à déterminer, la paix était faite. »
M. Jules Favre rapporte ensuite sa conversation avec M. le
comte de Bismarck, et le récit de cette conversation a été
accepté et reconnu, sauf des nuances, par M. de Bismarck lui-
même, dans une lettre dont je vous donnerai connaissance tout
à l'heure. Ainsi, le rapport de M. Jules Favre était la photo-
graphie exacte de l'entretien.
Le caractère de cette conversation est celui-ci : M. de
Bismarck dit à M. Jules Favre très franchement : « Vous voulez
une Assemblée, moi, je n'en veux pas. — Cela a été dit, mes-
sieurs. — Je n'ai pas intérêt k avoir une Assemblée. Votre
assemblée sera l)elliqueuse, elle ne nous pardonnera pas plus
Sedan que le Corps législatif précédent n'avait pardonné
W^aterloo et Sadowa, où vous n'aviez rien à voir. Cette Assemblée
sera pour la guerre, et je ne veux pas d'Assemblée. »
Voilà ce qui fut dit à la Haute-Maison.
Et alors, pressé par M. Jules Favre de préciser les satisfac-
tions territoriales qu'il faudrait au vainqueur, M. de Bismarck
déclare qu'il veut le Haut et le Bas-Bhin, une partie de la
Moselle avec Metz, Château-Salins et Soissons. Et il veut cela
416 DISCOURS ET OPINIONS.
pour logner les ongles à la France, il veut cela comme une
garantie territoriale, la seule que dont la Prusse puisse se
contenter. Il dit à M. Jules Favre : « Je sais très bien que cette
guerre n'est pas la dernière; il y en aura une autre, et c'est
pour cela qu'il nous faut Strasbourg, la clef de la maison,
et avec Strasbourg les deux départements du Rbin, une partie
du département de la Moselle, avec Metz, Château-Salins et
Soissons. »
Un membri'. — J'ai entendu contester le mot Soissons. Soissons est
tellement éloigné des villes de Metz et de CliAteau-Salins, qu'on
croyait, à l'époque où ce documenta paru, qu'il y avait là une faute
d'impression.
M. Jules Feery. — Non, M. Jules Favre nous a dit
Soissons.
Un autre membre. — Le même sentiment existait dans iaprovince.
M. Jules Ferry. — Soissons est un poste militaire important.
Un membre. — Le liasard a mis entre mes mains une carte alle-
mande, faite en 1861, etdésiguant les territoires que lal^russe enten-
dait s'approprier dans une guerre prochaine avec la France, et
Soissons n'y était pas compris.
M. Jules Ferry. — Enfin, il a dit Soissons. Cela n'a pas été
maintenu, mais il a dit Soissons.
Et alors la conversation se continue ; la discussion se presse,
M. Jtdes Favre se récrie : « En face de pareilles exigences, je
n'ai plus rien à vous dire ; mais au moins, si vous avez l'inten-
tion d'obtenir de pareilles concessions de la France, que vous
croyez vaincue, laissez une Assemblée se réunir. » Du tout,
ré|iond M. de Bismarck. « Pour convoquer une Assemblée il
faudrait un armistice, et, dans l'état de nos armes, un armistice
nous serait désavantageux. Je n'en veux pas. »
Voilà l'entretien du premier jour. Le second jour la conver-
sation devient, comme l'a dit plus tard M. de Bismarck, un peu
plus pratifiue, à Ferrières. Il est intéressant de revoir ces
choses, surtout avec le souvenir des débats l'écents qui ont été
soulevés sur ce i)oint important de l'histoire.
A Ferrières, en principe, 31. de Bismarck consent à un
armislice. Mais il le subordonne aux conditions suivantes : on
lui donnera, comme gage, Strasbourg, Toul, Phalsbourg, et, si
DÉPOSITION SUH LE 4 SEPTEMUIŒ. 417
l'AsseDiblée vent se réunir ù Paris, le Mont-Valérien. Le négo-
ciateur bondit à cette proposition. « Comment, vous voulez
qu'une Assemblée française se réunisse à Paris sous le feu des
forts occupés par vous? »
— « Cberchons alors, dit M. de Bismarck, une autre combi-
naison. L'Assemblée se réunira à Tours, mais on nous livrera
toujours les places désignées qui nous sont nécessaires, et, de
plus, la garnison de Strasbourg sera prisonnière de guerre. »
On n'a pas pu tirer d'autres conditions de M. de Bismarck.
M. Jules Favre revint auprès du Gouvernement dans la nuit,
nous rassembla et nous dit : « Voilà ce que M. de Bismarck
propose. M. de Bismark veut bien consentir à un armistice,
mais il faut lui donner en échange Strasbourg, Toul, Pbals-
bourg, Bitche aussi — il en est question dans la lettre de M. de
Bismarck, il n'en est pas question dans celle de M. Jules Favre
— et la garnison de Strasbourg qui fait, par sa résistance
héroïque, l'admiration de Paris et de la France entière, la
garnison de Strasbourg se rendra prisonnière de guerre. » '
M. Jules Favre nous transmit cette proposition, et, à l'unani-
mité, nous avons déclaré que nous n'en voulions pas, que
l'armistice ainsi proposé ne pouvait être accepté sans compro-
mettre l'honneur de la France, que rendre Strasbourg et sa
garnison prisonnière de guerre, c'était une humiliation que
nous ne subirions jamais, et nous avons, messieurs, repoussé
catégoriquement, à l'unanimité et sans discussion, la proposi-
tion d'armistice ainsi formulée. Et de cette décision je suis prêt,
pour mon compte, à prendre ma part de responsabilité. Je crois
que nous avons agi comme vous auriez tous agi en pareille
circonstance, et qu'on n'eût pas trouvé un seul Français qui
n'eût dit : Non ! à une si outrecuidante prétention.
Les points qui pourraient rester obscurs dans les propositions
faites par 3L de Bismarck se sont trouvés, messieurs, comme je
le disais tout à l'heure, non pas rectiliés. mais éclaircis par les
explications qu'il donna lui-même.
Le 27 septembre il écrivit, et lit insérer dans un joui-nal
allemand, une réponse au rapport de M. Jules Favre. Vous
trouverez cette réponse dans \ Officiel du 18 octobre. Elle est
très curieuse, messieurs, elle jette un jour complet sur la
situation respective des deux parties. Malgré sa grande habileté
27
41S DISCOUHS ET Ol'I.MdNS.
ol son liabiliit'llo perlidio, M. de Bismarck est forcé de convenir
que le récil de M. Jules Favre esl exact et véridique :
« Helativement aux demandes que nous devions faire avant
de signer le traité délinitif, j ai déclaré expressément à M. Jules
Favi-e que je me refusais à entamer le sujet de la nouvelle
frontière réclamée par nous, jusqu'à ce (pie le principe d'une
cession de territoire eût été ouvertement reconnu par la France.
Comme conséquence de cette déclaration, la formation d'un
nouveau déparlement de la Moselle, contenant les circonsci'ip-
lions de Sarrebourg, Château-Salins, Sarreguemines, Metz,
Thionville — tout ce qu'ils ont pris, messieurs — fut men-
tionnée par moi comme un arrangement conforme à nos inlen-
(ions. Mais, en même temps, je n'ai nullement renoncé à notre
droit (le faire de nouvelles stipulations dans un traité de paix,
propoi'tionnellement aux sacrifices qui nous seraient imposés
par la continuation de la guerre. »
11 réserve son droit de demander plus! M. de Bismarck
continue et déclare que, sur le terrain de la cession de territoire
et de la paix définitive, la conversation a été plutôt académique —
c'est le terme dont il se sert. Mais, dit-il, elle est devenue pra-
tique à Ferrières,le lendemain, et là fut exclusivement discutée
la question de l'armistice. Il insiste beaucoup sur ce point : Je
n'ai parlé, dit-il, que d'armistice !
M. de Bismarck ajoute qu'ayant pris les ordres du roi, il avait
offert au négociateur français l'alternative suivante : ou bien la
reddition d'une partie dominante de la défense de Pai'is. le
Mont-Valérien,ou un des forts importants, mais c'était le Monl-
Valérien qu'il avait spécifié, et, dans ce cas, liberté de communi-
calion pour les élections, liberté d'aller et de venir, liberté
'■alimeiilation pour les habitants. Que si, au confraii'e. on ne
ui liviail pas une partie dominante de la défense de Paris, alors
l'investissement continuerait devant Paris dans toute sa rigueur;
les hostilités continueraient devant Metz; Strasbourg serait
icndu, sa garnison serait prisonnière de guerre; Tout et Bitche
seraient rendus, mais les garnisons auraient les honneurs de la
guerre, à la différence de celle de Strasbourg. A ces conditions
seulement, M. de Bismarck accordait un armistice, qui, comme
vous le voyez, n'en était pas un; c'était le contraire de l'armis-
lice.
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 419
Voilà, messieurs, la réponse que fit M. de Bismarck à M. Jules
Favre. J'avais raison de dire que cela n'était pas une rectili-
cation, mais une confirmation du rapport de M. Favre.
Dites maintenant si, à des propositions ainsi formulées, nous
pouvions répondre par l'affirmative. Nous avons dit non, et les
choses ont dû suivre leur cours.
Messieurs, ce refus de M. de Bismarck d'accorder un armistice
à la France est tout entier dans cette pensée qu'il manifestait
dans l'entrevue de la Haute-Maison, avec un véritable cynisme,
qu'il ne voulait pas que la France eût une Assemblée, parce que
cette Assemblée serait belliqueuse. Il a bien voulu que la France
délibérât plus tard, quand elle a été abaissée, ruinée, fatiguée
parla guerre; mais, à ce moment, il avait peur du sentiment
patriotique, et je ne doute pas qu'une Assemblée n'eût voté, à
cette époque, la continuation de la guerre. C'est précisément
pour cela que M. de Bismarck n'en voulait pas.
Ce refus. Messieurs, vous l'entendez bien, ne fit qu'exalter à
Paris, dans le Gouvernement et chez les esprits les plus calmes,
le sentiment patriotique. On vit que toute espèce d'accommo-
dement était devenu impossible, et que Paris devait se résigner
à une lutte à outrance, et c'est alors que fut ordonné l'ajour-
nement des élections. J'ai dû vous montrer à quel moment, par
quel enchaînement de faits, cette décision fut amenée, et vous
en pourrez maintenant comprendre le mobile.
Le lendemain de ce rapport, le 23 septembre, paraissait à
y Officiel le décret suivant :
« Par décision du Gouvernement de la Défense nationale, et
à raison des obstacles matériels apportés à l'exercice des droits
électoraux par les événements militaires, les élections munici-
pales de Paris, fixées au 28 septembre, n'auront pas lieu cà cette
date.
« Par les mêmes motifs, les élections à l'Assemblée nationale
constituante, fixées au 2 octobre, sont également ajournées. »
Le décret qui parut le lendemain l'eproduisait la même pen-
sée : « Considérant les obstacles matériels que les événements
militaires apportent en ce moment à l'exercice des droits élec-
toraux, il n'y aura pas d'élection à Paris le 28 septembre, ni
dans les communes de la Seine. Il n'y aura pas d'élections à la
Constituante.
lv>0 DISCOURS KT OPIMO.NS.
« De iiouvellf's dates seront fixées dès que les événements le
permettront. »
Nous étions, en cIVet. messieurs, en face d'une impossibilité,
non seuIt-miMit morale, mais matérielle. Il était bien avéré que
31. de Bisnuirciv ne se prèleraiL à ([uoi que ce lïit poui' faciliter.
soit la communication des candidats avec les électeurs, soit le
vole des populations, qui étaient dès lors soumises à l'occupation
prussienne dans vinj-l-lrois départenients, et que, par consé-
(lin'ut. les élections renconti'eraient des obstacles inatéiiels
insiii'montables.
M. iK Prksujknt. — Quello est la date?
M. Jules Ferry. — Nous étions alors au 24 septembre.
Messieurs les militaires appuyaient fort sur ce raisonnement.
Je liens à constater ce fait, que M. le général Trochu attestei'a
et que M. le général Le Flô pourra contirmer, car ils n'ont jamais
varié là-dessus; les généraux nous disaient : « Du moment qu'il
ne s'agit plus d'élections avec armistice, avec suspension d'armes,
pour permettre au pays de se livrer avec dignité et avec sécu-
rité au travail électoral, des élections intervenant en face de
l'ennemi sont un alfaiblisseuient de la défense; il ne faut pas
inviter le pays à faire deux cboses à la fois. Il ne s'agit pas
d'élections en ce moment, il s'agit de batailles ; il ne s'agit pas
de prendre un bulletin de vote, il s'agit de prendre un fusil, II
faut enrôler la population tout entière, l'exercer, et ce n'est pas
le moment de l'appeler aux élections. »
L'impression générale était si favorable à rajournement des
élections, qu'au même moment, à Tours, où nous avions envoyé
M. (ïrémieux,la Délégation prenait une résolution analogue. Et,
sur la foi des nouvelles de Paris, apprenant le rejet des propo-
sitions faites par M. Jules Favre, apprenant que M. de Bismarck
ne voulait pas entrer en armistice, 31. Grémieux nous écrivait
une dépèche ainsi conçue :
« Nous avons fait afiicber dans toute la France la proclamation
et le décret suivants :
« Proclamation à la France.
« Avant l'investissement de Paris, 31. Jules Favre a voulu
voir .M. (le Bismarck. La Prusse veut continuer la guerre: il lui
faut l'Alsace et la Lorraine. Pour consentir à un armistice, red-
DÉPOSITION SLK LE 4 SEPTEMBRE. 421
(lition de Strasbourg, Toul. etc. A d'aussi insolentes prétentions
on ne répond que par la lutte à outrance.
« Décret:
■ « Vu la proclamation ci-dessus qui constate la gravité des
circonstances, le Gouvernement décrète :
ù Toutes élections municipales et pour l'Assemblée consti-
tuante sont suspendues et ajournées.
« Nous envoyons partout des hommes poui" surexciter l'esprit
de la défense nationale. Nous faisons les plus grands efforts
pour jeter sur les derrières de l'armée prussienne toutes les
forces possibles. » Puis quelques détails sur les mesures mili-
taires prises et sur le commandement de la première armée de
la Loire.
C'est toujours le môme sentiment : on ne veut pas d'arran-
gement, il faut se battre. Ce n'est pas au moment où l'on va se
battre qu'il convient de faire des élections.
Voilà, messieurs, pourquoi les élections à l'Assemblée consti-
tuante furent ajournées, et cet ajournement n'était pas du tout,
comme vous le voyez, inspiré par le désir de conserver un pou-
voir usurpé, mais par un sentiment de dignité nationale et de
défense militaire qui était alors à peu près général.
Sur un autre point, sur les élections municipales parisiennes,
nous avons pris, messieurs, et nous avons dû prendre, à la
même époque, pour des raisons différentes et que je vais vous
dire, un parti analogue. Je tiens à dire ces raisons et à motiver
ce parti pris, parce que je n'ai jamais varié a cet égard, et je
crois avoir bien fait.
Nous n'avons pas voulu, messieurs, d'élections municipales à
Paris. Nous les avions décrétées, comme toutes les autres, à la
date du 16 septembre. Mais, au milieu de toutes ces émotions
(\m se succédaient, et dans cet état tout à fait nouveau d'une
grande capitale, absolument investie et privée de communi-
cations avec le debors, la situation des esprits à Paris était
devenue très grave.
Je vous disais tout à l'heure que, par un singulier phénomène,
à la tin de septembre, nous avions reçu des municipalités, des
bataillons de la garde nationale, la prière de ne pas faire les
élections municipales à Paris. Tel avait été le premier mouve-
ment de bon sens. « Il ne s'agit pas, nous disait-on, de faire des
422 DISCOURS ET OPIMONS.
(Moellons municipales et de se diviser sur la politique au moment
où tout le monde doil apprendre l'exercice, rester uni et courir
aux renipai'ls. »
Mais, messieurs, le parti que nous avions empêché de s'em-
pairi- de l'Hùtel de Ville le 4 Septembre, et qui nous a, depuis,
sons notre Gouvernement comme pendant le second siège de
Paris, lant de fois reproché de lui avoir volé sa ]tlace, ce parti
s'aperçut bien vite que les élections municipales à Paris pou-
vaient devenir, contre le Gouvernement de la Défense natio-
nale, une machine de guerre formidaltle. Et le ci'i de : « Vive
la Commune! » commença à retentir dans Paris. Il fut le signe
de ralliement des premières manifestations.
Paris avait eu une très belle tenue pendant tout le mois de
st'[il('ndji'e; la garde nationale s'était organisée dans un calme
jiarfail. Malheureusement, elle avait dû admettre dans son sein
bien des éléments étrangers, peu disciplinables. Dans cette
grande elTervescence d'une capitale, qui voit approcher l'ennemi
et qui l'éclame des armes i)0iir tous ses enfants, des armes
avaient été données un peu à tort et à travers. L'esprit de la
population parisienne, l'esprit de la garde nationale, s'étaient
donc modifiés. De là des éléments favorables à un changement
de direction du Gouvernement, sous forme d'élections munici-
pales. Ces éléments se trouvaient dans la garde nationale de
Paris.
Des rassemblements armés, des descentes de bataillons
armés, eurent lieu dans les premiers jours de septembre et dans
les premiers jours d'octobre, sur la place de THôtel-de-Ville.
Ce furent nos premières journées, journées extrêmement paci-
liques, se terminant toutes à la gloire du Gouvernement, parce
(|u'il y avait dans la garde nationale un fond de résistance, de
conservation et de docilité tout à fait remarquable.
Les bons bataillons étaient, il est vrai, en retard sur les mau-
vais, mais ils arrivaient toujours à temps pour faire la police de
la place, et donner leur appui au Gouvernement.
Nous eûmes de la sorte une ou deux manifestations, prenant
jtour prétexte des crili(iues plus ou moins puériles sur l'oi'gani-
sation et la direction militaires. C'est ainsi que le Gouverne-
ment tout entier, présidé par le général Trochu, reçut, le 4 ou
le 5 octobre, à l'Hôtel de Ville, une députation des ofliciers de
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 423
la garde nationale de Belleville, avec le commandant Flourens
en tète.
Je ne veux pas, messieurs, entrer dans des explications
oiseuses ; mais permettez-moi, en deux mots, de vous dire ce
qu'était alors Flourens et le rôle qu'il a joué.
Flourens avait organisé les bataillons de la garde nationale
de Belleville ; il était apparu aux habitants de ce quartier avec
le souvenir de la pai't qu'il avait prise à la guerre de Crète et ce
je ne sais quoi qui lui gagnait la foule.
Flourens avait demandé à l'état-major de la garde nationale
le grade de colonel. Pour obtenir cette nomination, il vint
trouver le général Trochu, l'accabla de caresses — rar il y
avait de tout dans ce cerveau mal équilibré : douceur et furie!
— il protesta de son attachement à l'ordre, de son dévouement
au Gouvernement, si bien que le général Trochu, voulant faire
quelque chose pour cette tète folle, pour cette espèce de
paladin, d'aventurier révolutionnaire, dont on croyait pouvoir
tirer parti quelque jour pour un coup de main, le lit nommer,
non pas colonel, ce qui eût été illégal, mais major de tranchée.
C'est avec ce titre qu'il venait à la tète de ses ofliciers nous
expliquer, à l'Hôtel de Ville, qu'il avait un secret pour oéblo-
quer Paris, et qu'il connaissait beaucoup mieux la tactique que
le Gouvernement. On discuta ; la discussion démontra
complètement aux ofliciers venus avec Flourens que leur major
n'avait pas le sens commun, et Flourens, se voyant battu,
donna, sur l'heure, sa démission.
Pour mettre fin à ces manifestations armées, nous fîmes
insérer à V Officiel du 7 octobre une note très severe, dans
laquelle nous disions aux bataillons de la garde nationale qu'ils
n'étaient point armés pour manifester sur la place de l'Hôtel-
de- Ville, mais uniquement pour se livrer aux travaux de la
défense. Nous fîmes plus : nous prononçâmes l'ajournement
indéfini des élections municipales parisiennes.
En etïet, messieurs, ces manifestations armées aux cris de :
Vive la Commune! étaient un grave péril pour la ville assiégée.
C'était tout un parti qui guettait un instant de défaillance de
notre part pour s'emparer du pouvoir, et la main de Blanqui
était visible dans toutes ces manifestations. Pour en finir avec
les cris de : Vive la Commune ! nous voulûmes alors trancher
424 niSCOlJHS ET OPLNIONS.
i;i (iiirstio)i (It's élections imiiiiciiialcs. et cette déclaration [lai-iit
à lO/'/irirl (lu 8n('lol»re :
« Li' rioiivcrncment avait pensé quil était oi)po!-tnn et
confoiiiit' aii\ principes de faire procéder aux élections de la
luuMicipalilr do Paris; niais depuis celle résolution prise, la
silualion ayant été profondément niodiliée par rnivoslissement
dp la capitale, il est devenu évident que des élections faites
sous le canon seraient un danger pour la République. Tout doit
céder à racconiplissement du devoir niililaire et à l'impérieuse
nécessité de la concorde ; les élections ont donc été ajournées
et elles ont dû l'être.
« D'ailleurs, en présence des sommations que le Gouver-
nement a reçues, et dont il est encoi'e menacé de la part de
gardes nationaux en armes, son devoir est de faire respecter sa
dignité et le pouvoir qu'il tient de la contlance populaire. En
conséquence, convaincu (|ue les élections porteraient une dan-
gereuse atteinte à la défense, le Gouvernement a décidé leur
ajournement jusqu'à la fin du siège. »
Je crois, messieurs, que cette résolution était sage. J'ai
entendu dire à des gens, dont je respecte beaucoup le juge-
ment, que nous avions eu tort de ne pas faire à cette épo(pie
des élections municipales à Paris ; je crois, au contraire, que
nous avons agi sagement en ne les faisant pas, car ces élections
auraient constitué à côté de nous un contre-gouvernement dans
lequel nous aurions peut-être été admis, dans les premiers
moments, mais dont la majorité, nécessairement anarcbique,
nous aurait jetés par les fenêtres à la première occasion. J'ai
entendu dire, un jour, à M. Betbmont, que par les élections
municipales on aurait empêcbé le 31 octobre. Je crois, au
contraire qu'on lui aurait donné un corps et une âme, et qu'on
en aurait, dès le mois de septembre, assuré le complet succès.
La note que je viens de vous lire ne pouvait passer sans
produire une vive émotion.
Dès le matin, on vit descendre les bataillons de Belleville
aux cris de : « Vive la Commune ! » Le chef de bataillon Blan(iui
était au milieu d'eux. Mais, en même temps, les bons bataillons
furent avertis. Ceux du quartier Saint-Germain et des quartiers
de la Bourse, — le 84* bataillon entre autres, — vinrent se
ranger autour du Gouvernement. Alors la manifestation,
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 425
(l'hostile qu'elle était d'abord, se transforma en une grande
ovation, à laquelle de nombreux bataillons, arrivant de tous
les coins de Paris, vinrent successivement prendre part. Telle
fut la journée du 8 octobre.
Le lendemain, de tous côtés, la garde nationale envoyait au
gouvernement des adresses d'adhésion et de dévouement
approuvant notre conduite, disant que nous avions bien fait
d'ajourner les élections. L'esprit de la population était excellent,
et je ne puis vous en donner de meilleure preuve que l'invita-
tion qui me fut faite d'aller visiter les batadlons de Belleville.
Flourens avait été arrêté, ou, menacé d'arrestation à la suite
des incidents du 8 octobre, pour avoir rassemblé ses bataillons
sans ordre : bref, il avait disparu, et, lui ôté, les dispositions
des hommes qu'il commandait, étaient des plus sympathiques.
Je me rendis à Belleville, où les commandants me tirent voir
les cinq bataillons du quartier, ils eurent grand soin de me
faire remarquer que les gardes nationaux ne poussaient qu'un
cri : Vive la République! En effet, je n'entendis pas un seul
cri de : Vive la Commune I je me trompe : une seule fois ce cri
lut [toussé, mais il fut aussitôt réprimé avec une brutalité des
|dus rassui-anles. La garde nationale rangée sur le boulevard de
Puebla, se montra ce jour-là d'une absolue docilité. Assuré-
ment comme vous le voyez, les choses ont bien changé depuis,
mais je dois vous les montrer telles qu'elles étaient au
commencement'.
1. .M. Gustave Flourens, après avoir donné sa démission, a cru pouvoir
reprendre ses fonctions à la suite d'une prétendue élection, restée ignorée
de l'autorité compétente, et dont il n'existe d'ailleurs aucun procès-verbal.
En outre, s'appuyant sur un titre irrégulier, M. l'iourens, dans la journée
d'hier, a l'ait battre le rappel sur un prétexte faux, afin de pousser les
gardes nationaux sur l'Hôtel de Ville avec des intentions insurrectionnelles.
En raison de ces faits, qui constituent une double violation de la loi militaire
et de la loi civile, une instruction vient d'être commencée.
M. Jules Ferry a écrit au maire du XX' arrondissement la lettre
suivante :
Mo.N cuER Maire,
Plusieurs officiers de la 'garde nationale de votre arrondissement m"uiit
fait l'honneur de me prier de me rendre à Belleville, pour constater par
miii-mème les dispositions patriotiques de la population que vous adminis-
trez. J'ai accepté avec joie cette offre spontanée, et j'ai trouvé tout à l'heure,
rue de Puebla, au lieu ordinaire des exercices, cinq bataillons du XX" arron-
dissement, ceux-là mêmes qu'une direction unique avait entraînés, il y ,i
420 DISCOURS KT (ll'IMO.NS.
Nous soinnios arrivés vers le milit'ii d'octobre. A ce moment
se place une mesure qui a trait à l'histoire militaire du siège :
je ne ferai que l'indiquer, c'est la mobilisation de la garde
national»'.
Le Gouvernement était préoccupé d'associer la garde natio-
nale à la défense, et celle-ci, du reste, le réclamait très énergi-
(|uement. Pour répondre à certaines attaques, je dirai en
passant que le gouvernement militaire n'a jamais cessé de
croire que la garde nationale, dans certaines conditions, pouvait
rendre de vrais services. Nous fîmes donc paraître un décret de
mobilisation de la garde nationale. Seulement, pour recruter
celte garde nationale mobilisée, nous avions eu recours au
moyen le plus simple, l'appel aux volontaires : on ouvrit les
registres d'inscription, on invita les gardes nationaux à s'ins-
crire: mais, je dois le dire, les registres restèrent cà peu près
vides, personne ne voulant se faire inscrire ; la raison que l'on
donnait était celle-ci : c'était qu'il était très difticile, particu-
lièrement pour les gens mariés, de s'arracher aux supplications
de la famille, en dehors d'un appel général et absolu.
II y avait dans la garde nationale de Paris un esprit lielli-
trois jours, dans une démarche intempestive, et qui, redevenus, depuis
vingt-(iuatre iieures à peine, maîtres d'eux-mêmes, ont, comme par enchan-
tement, retrouvé leur équilihre.
Combien je regrette que mes collègues du Gouvernement, que la popula-
tion i)arisicnne tout entière n'aient pu assister à une manifestation dans
laquelle ont éclaté avec un élan, un enseml)le, une cordialité que je n'oublie-
rai de ma vie, les véritables sentiments de la garde nationale de Belleviilel
Vous n(jus l'avez dit souvent, mon cher Maire, et je suis heureux de pouvoir
en témoigner après vous : c'est sur défausses apparen(!es qu'nn attribue par-
fois aux gardes nationaux du XX" arrondissement des dispositions hostiles à
l'ordre général, des sentiments malveillants pour le Gouvernement de l'Hôtel
de ville. Sur toutes les lèvres, je n'ai trouvé qu'un cri, un seul : Vive la Repu-
blique! dans tous les cœurs, qu'un même sentiment : l'esprit de concorde
républicaine et une abnégation d'autant plus noble qu'elle est aux prises
avec de plus vives souffrances. C'est bien toujours le même peuple qui vou-
lait mettre, en d'autres temps, « trois mois de misère au service de la
République ».
Je ne parle pas iU-> dé-tails militaires : l'aspect des bataillons, la tenue du
corps d'officiers, les ateliers d'iiabillement, tout cela me paraît digne des
plus grands éloges.
Recevez, mon cher .Maire, la nouvelle assurance de mes sentiments
fraternels.
11 octobre.
Jlles Fehry.
{Jourivd of/irifl du 12 octobre 1870.)
DEPOSITION SUR LE i SEPTEMBRE. 427
queux qu'on ne pouvait méconnaître, et ce peu d'empressement
nous étonna beaucoup. Il nous vint de nombreuses manifesta-
tions tendant toutes à cette conclusion : Forcez tout le monde
à partir, ou vous n'aurez peisonne. C'est la mesure que l'on
prit plus tard, en établissant un appel par catégories ; toujours
est-il que c'était du temps de perdu; mais à qui la faute? et
quand on nous reproche la formalion tardive des compagnies
démarche, on ne doit pas oulilier que si elles n'ont pas été
formées quinze jours plus tôt, c'est que personne, d'abord,
n'avait voulu en faire partie.
Un membre. — Vous ne nous avez pas parlé du départ de M.Gambetta.
M. Jules Ferry. — M. Gambetta était parti le 7 octobre ;
avant la manifestation que je viens de raconter.
M. Liî Prksidi-nt. — Était-ce avant la proolamaliou de M.Crémieux?
M. Julî:s Ferry. — C'est après, car la proclamation de
M. Crémieux a été apportée dans les derniers jours de septembre
par une estafette qui était parvenue à rompre les lignes prus-
siennes.
M. LF, Président. — M. Crémieux alors est revenu à résipiscence
puisqu'il a rapporté le décret qui convoquait les élections?
Un membre. — J'ai un souvenir parfaitementprésent à lamémoire.
J'étais là au moment où M. Gambetta venait de descendre de
ballon, et il me dit qu'il venait avec la mission d'ajourner les élec-
tions qui étaient fixées au 16 octobre.
M. Jules Ferry. — Nous avions fixé les élections au 16, puis
nous les avions ajournées. Gambetta était parti le 7 octobre,
alors que nous avions décidé l'ajournement des élections, et
pour faire respecter notre décision.
Un membre. — M. Gambetta était donc porteur d'un décret ajour-
nant les élections?
M. Jules Ferry. — Il était chargé de faire exécuter la décision
que nous avions prise le 24 septembre.
Un membre. — Quelle était enfin sa mission?
M. Jules Ferry. — Voici dans quelles conditions M. Gambetta
était parti de Paris.
Il était parti de Paris avec de pleins pouvoirs et on les lui
avait donnés sous cette forme qu'il aurait voix prépondérante.
4-28 UISCOUHS ET OPINIONS.
La (IcU'aalioii, vous le savez, se coiintosaiUle MM. Crémieux,
Glais-Bizoiii el de lamii'al Foiiiiclion. Eh bien! pour donner à
M. Garabetla le caractère que nous voulions lui donner, nous
rendions un déci-et par leipiel il élail décidé (lu'en cas de
division entre les membres de la délégation, M. Gambetta aurait
\oi\ prejKindérante.
/"/( iiii'iiilirr. — Quelle ('■l.iil I;i iiiison di' son départ ?
M. .Iules Ferry. — La raison avait trait aux élections, mais
sa mission était plus générale. Il devait surexciter le sentiment
de la défense ; car les personnes qui faisaient partie de la délé-
gation n'avaient pas l'activité, la jeunesse nécessaires pour
réveiller le pays et exciter son patriotisme.
Notre pensée sur le siège de Paris à ce moment, comme
toujours, était celle-ci : Il faut tenir jusqu'au bout, parce qu'il
est impossible que l'Europe n'intervienne pas. — nous croyions
à cette époque encore que l'Europe interviendrait, — ou que les
départements ne se lèvent pas en masse. Les départements ont
^W^ armes, des bommes ; si Paris tient bon, avec ces ressources
d'ariues et d'bommes, la province débloquera Paris. Tel était
notre raisonnement; il était bien simple, et la résistance de
Paiis n'aurait pas eu de sens si Ton n'avait pas cru à l'une de ces
deux cboses : soit à Tintei-vention étrangère, amenant un
ai'mistice et. par conséquent, une assemblée, soit à un secours
venu des départements. C'était notre seul mobile, et si nous
avions pensé que les départements ne se lèveraient pas, nous
n'aurions pas envoyé M. Gambetta en province.
Sa mission était donc d'organiser la défense, d'exciter, de
l'échaulïei-, de donner la vie, de mettre de l'ordre dans cette
confusion (jue nous sentions, même à travers la distance, dans
le Gouvei-nement de Tours. En même temps, M. Gambetta avait
mandat de ne pas faire les élections.
Je crois, du reste, et on l'a dit depuis, que l'arrivée de
M. Gambella fut ainsi comprise dans les départements; la
nouv(dIe de sa venue les anima et fut une cause de confiance et
d'espérance.
Je reviens, messieurs, au moment où j'ai été interrompu,
c'est-à-dire à l'exposé <\c-^ événements (|ui ont terminé le mois
d'octobie.
DEPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBIiE. 429
Pendant ce mois, nous avions eu quelques affaires militaires
(jui ne fuivnt pas très heureuses. Ainsi ratlaire de la Malmaison,
sous le commandement du général Ducrot, notre première
tentative sur la route de Versailles. Vous savez aussi, qu'avant
l'investissement, nous avions prié M. Thiers de se faire l'inter-
médiaire du nouveau Gouvernement auprès des puissances de
l'Europe. M. Thiers s'était rendu à Vienne, à Londres, à Saint-
Pétershourg, pour tâcher d'intéresser les puissances à la
destinée de noire pays, et nous attendions, pendant tout le mois
d'octobre, avec une vive anxiété, le résultat de la mission de
M. Thiers.
Je dirai même que, parmi les raisons qui nous avaient déter-
minés à ne pas faire d'élections municipales à Paris, c'est-à-dire
à ne pas ouvrir la porte à des éléments dont nous n'étions pas
sûrs, ou plutôt que nous n'étions que trop sûrs de voir tourner
à mal, nous avions été surtout frappés de la nécessité de laisseï'
les choses intactes et entières, au moins jusqu'à ce que le
résultat de la mission de M. Thiers fût connu dans la capitale.
Je crois quec\'stle 30 octobre au matin que nous apprîmes
le retour de M. Thiers'.
1. En effet, VOfficiel du 31 octobre 1870 contient une note, datée du 30, qui
annonce que « M. Thiers est arrivé aujourd'hui à Paris, et s'est transport!'
sur-Ie-chanip au ministère des Affaires étrangères. » Ce ménie numéri)
annonce " la douloureuse nouvelle de la reddition de .Metz. »
Enfln, il publie les discours prononcés à l'Hôtel de Ville dans la réunion
des maires des départements de la Seine, Seine-et-Oise, Seine-et-Marne et
de l'Oise.
Après les discours d'Etienne Arago, maire de Paris, de Jules Favre,
ministre de l'Intérieur j:yar intérim. M. Jules Ferry, chargé de l'administra-
tion du département de la Seine, prononça l'allocution suivante :
Messielrs,
La Commission des maires des communes de la Seine me prie de vous
dire pourquoi elle ne présente pas un rapport semblable à celui que l'hono-
rable M. Jozon vient de nous lire. C'est parce que, d'une part, la Commission
a été prévenue trop tard de cette réunion, d"autre part, les affaires de ces
communes sont pour ainsi dire quotidiennement réglées de façon à donner,
autant que possible, satisfaction à tous les intérêts. C'est donc uniquement
pour compléter le tal)leau qui vous a été tracé que je prends la parole, dési-
reux de constater publiquement que leur situation est aussi bonne, aussi
tolérable que les circonstances le permettent.
Dès les premiers temps de la crise, la Ville de Paris, à laquelle je suis
heureux de rendre publiquement ce témoignage, a fait pour les communes
de la banlieue des efforts vraiment maternels. (Fî'ye approbation.) En effet.
430 DISCOUHS KT (U'IMONS.
Vous savez, messieurs, (|iielle désastreuse coïncidence de
fails malheureux s'étaient groupés autour de cette date des 30
et 31 octobre.
C'est à ce moment que xAletz capilulait.
Strasbourg avait capitulé au commencement d'octobre. Il \
eut une complication d'obscurités dans les informations qui
aggravaient la situation, et voici comment.
Nous n'avons jamais eu pendant le siège, — je liens à préciser
cela lu'ttemenl, — la uioindre communication du maréchal
Hazaine. Nous avons fait pour entrer en rapport avec lui tous
les elTorts imaginables ; ce fut même le premier souci du général
Trorhu après le 4 septeml)re ; nous envoyâmes beaucoup
d'émissaires; mais soit qu'ils n'aient pu franchir les lignes
plie a commencé par loger les habitants réfugiés, elle a facilité la rentrée de
leurs produits, elle a fait des sacrifices considérables pour les nourrir, elle a
ouvert ses écoles à leurs enfants; elle a fait plus, elle a assuré aux com-
munes du département, (}ui depuis trop longtemps le réclamaient vaine-
ment, le droit aux bienfaits de l'assistance publique. La Ville de l'aris a
accompli là une véritable révolution, qui a été, permettez-moi de le dire, la
juste récompense des efforts et des souffrances dont, mieux que personne,
vous pouvez attester la grandeur, car il n'est pas une àme humaine, fût-elle
de pierre ou de bronze, qui ne se sentirait profondément émue en présence
de si rudes épreuves, si vaillamment supportées.
Vous aviez, d'ailleurs, à un autre titre, messieurs, droit à cet acte de justice.
Votre garde nationale se signale tous les jours par son zèle et son dévoue-
ment. Comme je suis à même de le constater chaque jour, si nous avons des
efl'orts à faire, c'est surtout pour la contenir. Si nous la laissions faire, son
ardeur est, telle que, sans calculer le péril, elle voudrait dés aujourd'hui
reprendre possession des communes que vous avez dû abandonner. Aussi,
sans nous départir des règles de la prudence, avons-nous, d'accord avec
vous, messieurs les maires, autorisé les gardes nationales de vos communes
à établir des postes partout où cela a été jugé possible.
Kn vérité, messieurs, nous donnons au monde un grand spectacle, C'est à
l'école du malheur que nous refaisons notre éducation patriotique, poli-
tique et sociale. Nous entrons dans une période de grandeur austère, succé-
dant à une éjioque de corruption et d'asservissement. Nos emiemis se flat-
taient que nous sortirions de cette crise vaincus et détruits; nous en sorti-
rons régénérés, et c'est une France nouvelle qui surgira de ce cataclysme. En
même temps que l'étranger nous aura réappris le patriotisme, dans ce qu'il
a d(; plus pénible et lie plus héroïque, il nous aura enseigné aussi, dans ce
qu elle a de plus profond et de plus g.-iiéreux, cette grande vertu républi-
caine sans laquelle il n'y a pas de peuple libre : la solidarité ! [Applaudisse-
ments prolongés).
Ce langage patriotique a provoqué de nouveaux témoignages de vive sym-
pathie, et c'est au milieu des acclamations qu'a été levée cette séance, qui
atteste une fois de plus que le pays est, comme le Gouvernement, résolu à
tous les sacrifices pour le salut de la l^rance et de la République.
{Journal officiel du 31 octobre IS'TO.)
DÉPOSITION SUK LE 4 SEPTEMBRE. 431
(riiivestissement de Paris, soit qu'ils n'aient pu franchir les
lignes d'investissement de Metz, — et vous savez que l'armée
prussienne excellait dans l'investissement, — rien ne nous est
parvenu.
Cette impossibilité explique bien des choses; et cependant
nous arrivions difficilement à faire comprendre à la population
de Paris que nous étions dans l'impossibilité d'avoir des commu-
nications avec le dehors. Nous avions beau soudoyer des
messagers, leur promettre d'énormes sommes, recourir aux
déguisements, nous avons presque toujours échoué. Est-il arrivé
de province deux ou trois messagers, c'est tout au plus; et
encore, en disant trois, j'exagère, car je crois qu'on ne cite que
deux exemples ; quant à nous, nous n'avons jamais pu faire
passer personne.
Un mcmhri'. — N'avez-voiis pas eu connaissance d'un messager du
département de l'Oise, qui est passé trois fois; un nommé Griinljerl,
je crois?
M. Jules Ferry. — Parfaitement, mais il n'est passé que
deux fois. La seconde dans des circonstances, disait-on, assez
dramatiques ; il franchit la Seine sous le feu de l'ennemi.
U7i membre. — Il est passé deux fois pendant les condials, — pas
autrement.
M. Jules Ferry. — Toujours est-il que nous n'avions rien
reçu du maréchal Bazaine à la fin d'octobre, et que nous n'avions
qu'un seul souci, c'était d'enti'er en communication avec lui.
Nous savions cependant que le maréchal Bazaine était en
pourparlers plus ou moins directs, soit avec les Prussiens, soit
avec Napoléon TU; nous 'le savions par certains journaux
étrangers qui nous avaient été envoyés par notre agent à
Bruxelles. Inquiets de cette situation, nous rédigeâmes, en
conseil, uiu' pièce que je n'ai pas en ce moment, mais que je
retrouverai peut-être et que j'aurai l'honneur de vous commu-
niquer; c'est une lettre adressée au maréchal Bazaine. Je tiens
à retrouver ce document et h le mettre sous vos yeux, cai- il est
de nature à vous prouver notre détachement absolu de toute
passion de parti.
Pour faire parvenir notre lettre au maréchal, nous la fimes
photographier d'après ce procédé de réduction microscopique
.1H2 niSCOUliS ET OPIMU.NS.
mis eniisacv poiii'lcscorrespoiulanccs.el qui rendit de si grands
services. Mallieurensenient. nous ne pûmes faire partir cette
importante missive, et, fût-elle partie, (lu'elle serait arrivée trop
tard. Je ne sais s'il transpira quelque chose de cet incident,
mais je dois citer un fait qui semble s'y rattacliei- et qui eut une
indiience énorniesurles événements du 31 octobre. Un journal,
le Combat, le journal de M. Félix Pyat, était averti de la situa-
tion du maréchal Bazaine, — je ne sais par (|uelle source, — et.
le 28 oclobre. le Combat eut un article dans lequel il était dit
(jue le GouvernenuMit cachait un grand secret, que le maréchal
Bazaine était en ti-ain de traiter avec le gouvernement prussien
et avec l'empenuir déchu, qu'il avait envoyé <à cet effet un
colonel au quartier général prussien et à Napoléon III.
Les nouvelles qui nous étaient arrivées la veille et l'avant-veille
de province par les pigeons et par M. Gambetta, étaient abso-
lumeiil contraires aux affirmations du journal le Combat. On
nous disait que le maréchal Bazaine tenait toujours, qu'il avait
eu un avantage très marqué; il est vrai qu'on ne lixait pas la
date de la dernière sortie, et nous savons maintenant qu'elle
était antéiieure au moins de deux semaines à la date de
la reddition.
Nous, <le la meilleure foi du monde, conliaiils dans les nou-
velles apportées par les pigeons, nous déclarâmes à VOf/iciel
(jue l'arlicle du journal le Combat était une odieuse calomnie
coiUre le maréchal Bazaine, une manœuvre inspirée par le plus
détestable esprit. C'est dans VOfficiel du 29 oclol)re que pai'ut
ce démenti adressé au jouinal le Combat. Ce fut également
pendant ces journées des 2'.) et 30 octobre qu'eut lieu une
opération militaire, entreprise très légèrement et qui tourna
très mal poni- nous : je veux parler de l'attaque du Bourget.
C'est, je crois, le 29 octobre' que des francs-tireurs entrés
pendant la nuit dans le Bourget en chassèrent les compagnies
prussiennes...
Un iiiciiibrr. — Je crois que vous faites une erreur dédale ; c'estle
27 et le 28 que les Prussiens attaquèrent le Bourpet avec des niasses
énormes d'artillerie et le 30 que le général de Helleniare se replia.
1. C'rsl dans la nuit, du -..'7 au ^2S que les francs-tireurs de la Presse enle-
vèrent le lîourgot. Le -28 au soir, une première attaquej'dos Prussiens fut
repoussée, grâce au capitaine Faurcz. Le 30, deux divisions de la Garde
DÉPOSITION SUK LE 4 SEPTEMBRE. 433
M. Jules Ferrv. — En effet, nous n'avions fait jusque-là
que des reconnaissances très solides, comme les appelait le
rapport militaire. La population parisienne fut frappée, enor-
gueillie, enivrée de celte première victoire : on avait pris le
Bourget! oui. on avait pris le Bourget qui n'avait aucune
importance stratégique ; seulement, comme les Prussiens ne
voulaient pas nous laisser le Bourget, non que la position les
in(piiétât, mais parce que eux aussi obéissaient au même senti-
ment d'orgueil militaire qui pouvait nous le faii"e garder,
l'ennemi massa une aitillerie considérable conlre ce petit
village. Pour le défendre il aurait fallu engager une grande
bataille. Tel ne fut pas l'avis du général ïrocliu. Il n'avait
donné aucun ordre pour prendre le Bourget : le Bourget n'en-
trait nullement dans ses plans ; il refusa d'accepter la bataille,
et le Bourget fut évacué. La nouvelle en ari'iva dans la nuit du
29 au 30, par conséquent se répandit dans toute la ville le 30';
ce fut une consternation. Vous comprenez l'état d'anxiété, de
malaise de cette population si impressionnable, condamnée à
une espèce de prison, ne' voyant la bataille que par petits
morceaux, car la condition même du siège forçait la garde
nationale à ini service qui était pénible par sa dureté, mais en
lui-même peu périlleux ; le temps se passait en longues conver-
sations, car on causait beaucoup sur le rempart et je crois que
rien n'a plus contribué à surexciter une population si naturel-
lement impressionnable.
La population prit donc très mal l'alfaire tlu Boui'get. Ace
moment même, arrivait la nouvelle de la reddition de Metz, et
M. Tliiers nous apportait des propositions d'armistice.
De sorte que. dans cette nuit du 30 au 31 octobre, trois faits,
dont deux considérables, allaient peser sur l'esprit du peuple de
Paris.
M. Thiers, arrivé le 30 octobre, confirmait la nouvelle de la
royale (i.'SOOO liommes) enlevèrent le Bourget à 1 6U0 français, livrés à
eux-mêmes. P. II. Voir Alp'RED Duquet, Paris, (a Mdbitaisoii el le Bourgel
et le 31 oetobre. Paris, Charpentier, 1893.
1. Le 30, à deux heures, les Prussiens étaient maîtres du Bourget. Voir
Duquet, p. 156, note 1, d'après l'historique du bataillon de la Garde royale
et le rapport du capitaine O'Zou de Verrie qui résista le dernier. Ce n'est que
le 30 au soir que l'on connut sur les boulevards la nouvelle de la reprise du
Bourget par l'ennemi. P. R.
431 niSCOUItS ET OPINIONS.
rcddilion de Metz que nous mettions encore en doute, il
apportait ce que nous considérions comme une compensation
dans notre malheur, ce qu'il considc'rait comme un immense
succès, une sorte d'intervention des juiissances neutres, notam-
ment de la Russie, qui se faisaient les intenuédiaires des propo-
sitions darniistice. M. Thiers, qui avait tàté le terrain, nous
disait ipie, celte fois, c'était un armistice avec ravitaillement,
impliquant la liberté de faire les élections, même dans les pays
(Mciipés par les Prussiens ; que l'Alsace et la Lorraine concour-
r;iicnl au vote et seraient appelées à donner leui' avis. Telles
rl.liciil les nouvelles apportées par M. Thiers! une bonne
nouvrllc t't une mauvaise.
Nous afljchàraes côte à côte la nouvelle de la reddition
de Metz et celle de l'armistice. Nous n'avions pas besoin de
faire connaiti'e l'alTaire du Bourget: elle était connue depuis la
veille».
Lorsque le matin ces nouvelles furent connues du public, i
s'ensuivit un crrand ébranlement moral que nous avons vu
plusieurs fois se produire pendant lé" siège.
Pour moi, la bonne tenue de la population parisienne depuis
le commencement du siège jusqu'à la tin, sauf les journées du
31 octobre et du 22 janvier, est un phénomène d'équilibre
moral très curieux à observer.
Nous étions un Gouvernement reposant sur la force morale.
nous n'avions pas autre chose à notre disposition : nous avions
pour soutenir l'ordre, pour le défendre conti'e le parti anar-
chi(iue qui formait une petite partie de la population, quoi?
La garde nationale et encore la garde nationale.
Eh bien, ce que la garde nationale permettait qu'on fît de
nous, la i)opu]ation pouvait le faire, et notre sort était à tout
instant mirt' les mains de la garde nationale.
Le 31 0('tol»re au matin, la jiopulation parisienne nous était,
du haut en bas de l'échelle, absolument hostile.
L'alfaire du Bourget. la reddition de Metz que nous avions
démentie (|uelques jours avant, dans l'innocence de notre
âme, l'annonce de l'armistice que nous n'avions i)eut-être pas
1. \/()f/irifl ilii '.il contient toutefois une ti'oisiénie note, intitnli'e l'cilc du
H(i)/ri/('t. l.esdi'ux autres conceriu'iit l"«r>»/>7/re et la capitulalion de Metz.
V. \\.
DÉPOSITION SUR LE 1 SEPÏEMURE. 435
suffisamment expliqué, ou que nous avions expliqué comme on
le fait pour des gens connaissant la politique et sachant ce que
c'est qu'un armistice, tout cela jeta la population dans un
trouble immense. L'armistice même prit, à ses yeux, la forme
d'une capitulation.
Dès les premières heures de la journée, je ne dirai pas que
le Gouvernement fut condamné par tout le monde, mais il y
eut, de toutes parts, un mouvement de défiance tellement marqué
que les bataillons qui étaient habitués à nous soutenir quand on
nous annonçait des manifestations armées sur la place de l'Hôtel-
de-Ville, restèrent chez eux.
La place de l'Hôtel-de-Ville fut envahie par une foule
immense, les grilles furent forcées, les escaliers pris d'assaut;
on battit le rappel, mais la garde nationale ne bougea pas.
Non seulement la masse ne bougea pas, mais un bataillon
conduit à notre secours par le général Tamisier, commandant
la garde nationale de Paris, leva la crosse en l'air, en arrivant
sur la place, et le général Tamisier étant entré dans la salle du
Gouvernement, y devint captif avec nous.
Voilà dans quelle situation nous étions, et, je le répète, à
cause de ce grand ébranlement moral, nos soutiens habituels
s'étaient retirés de nous, et tout le monde trouvait, en ce
moment, que nous méritions d'être destitués.
11 y eut, dans cette journée, toutes sortes d'incidents que je
ne vous raconterai pas. Après nous avoir tenus pendant
plusieurs heures sous le coup de menaces, de manifestations
insolentes, on s'était flatté d'obtenir nos démissions. C'était le
plan des meneurs.
Il y avait des gens entraînés par les circonstances : les événe-
ments de la journée l'ont montré; mais il y avait des meneurs
bien résolus, et ce sont les mêmes que vous retrouverez dans
les douleureux événements des mois de mars, avril et mai
derniers. Il y avait des exaltés qui se montraient poitrine
découverte, mais il y avait derrière eux ceux qui se proposaient
de prendre la direction des affaires lorsque la cohue violente
aurait passé sur nous.
On voulait notre démission ; on fut surpris lorsque nous la
refusâmes. Floui'ens et ses tirailleurs occupaient toutes les
salles, tous les couloirs; nous étions de véritables captifs. Fort
4,16 IMSCOURS ET OPINIONS.
licurcust'int'iU, un liataillon de la rivo gaiiclio, le 106% que
M. ('.liarlcs Fei-iy avait rencoiUré descendanl de garde, arriva
sur les iiiMiN. C-cs Itraves gens, profitant d'un moment de
luniulte. enlevèrent le général Trochu et moi qui étais à ses
cùlt's ri nous emportèi-ent littéralement hors de l'Hôtel de
Ville, non sans (jue nous y laissions une pailie de nos
vêtements.
Malheureusement, la foule s"étail refermée sur nos compa-
gnons ; et quand nous fûmes hors de dangei', le général Trochu
et moi, nous nous aperçûmes que MM. Jules Favre, Jules
Simon, Garnicr-Pagès et Pellelan étaient restés captifs, avec
le général Tamisier.
Tout cela se passait la nuit déjà toudjéc, car nous fûmes
enlevés, le général Trochu et moi, à liuit heures du soir.
Le général Trochu avait estimé, et très-justement à mon avis.
qu'un mouvement comme celui-là ne pouvait être et ne devait
être comprimé que par la garde nationale.
Il s'était dit qu'on ne pouvait faii'e intervenir l'armée régulière,
aller lapiendre aux avancées pour délivrer les membresduGou-
vernenu'nt prisonniers dans l'Hôtel de Ville. Si le Gouvernement
est à ce point abandonné des Ijataillons fidèles, il n'a plus qu'à
déposer son mandat. C'était, [)ensait-il, l'atfaire exclusive de la
garde nationale de venir à bout de l'émeute. Seulement le
commandant de la garde nationale et son chef d'état-major
étaient enfermés, et il s'agissait de les délivrer.
La garde nationale s'était réunie très lentement. Mais lorsque
l'on apprit que c'étaient Flourens et ses hommes qui étaient à
IHùlel de Ville, tenant le Gouvernement captif, l'opinion chan-
gea. — Il faut, disait-on, mettre fin à cette honteuse comédie.
C'est alors que le général Tamisier étant captif, et le général
commandant la première division militaire ne voulant pas
prendre le commandement, le général Trochu nie dit : Prenez-
le. La colonne à la tête de laquelle je me trouvais placé était
imposante. Il n'y avait d'abord que dix bataillons ; il en vint
(piinze, puis vingt. Nous ai'rivàmes en force à IHôtel de Ville
<'l nous primes quchpies dispositions tl'attaque.
Vil membre. — Voulez-vous me permeltie une oliseivalioii. Esl-ce
(]ue M. Hoirer du Nord n'a pas eu le eommaïKlement de celte
colonne avant que vous l'ayez pris?
DÉPOsiTiors' Sun lk 4 septembhe. 437.
M. Jules Ferrv. — Non, mais il était là, je crois.
Le même membre. — Je croyais que le général Tioc.hu, personne
ne se trouvant là pour prendre le commandement, l'avait confié à
M. Roger du Nord, et que, plus tard, étant intervenu, vous l'aviez
repris de ses mains.
M. Jules Ferry. — Le colonel Roger du Nord était avec moi.
Nous avons mené l'affaire ensemble.
Le même membre. — N'élait-il pas parti d'abord avec le comman-
dement général de la colonne?
M. Jules Ferry. — C'est une erreur! Après avoir été enlevé
par le 106^ bataillon, je me dirigeai vers le Louvre, je trouvai
là le général Troclui, qui a toujours apporté dans toutes ces
crises beaucoup de sang-froid et qui était convaincu que celle-là
finirait par l'intervention de la bonne garde nationale. 11 me
lit entrer dans sa salle à manger et me dit : « Vous allez prendre
le commandement, puisque le général commandant la division
ne veut pas ou ne peut pas le prendre. » Roger du Nord était,
lui, à l'état-major, au milieu des officiers. A ce moment les
bataillons se groupaient péniblement. La première compagnie
([ui s'était massée sur la place Vendôme, partit sous ma direc-
tion. J'avais à côté de moi le colonel Ferri Pisani et le colonel
Roger; mais le colonel Roger n'a jamais pris le commandement.
Je sais qu'il a été dit, et je sais par qui, du reste, que j'avais
enlevé le commandement de la colonne au colonel Roger. Mais
ce n'est pas le colonel Roger qui a dit cela. D'ailleurs le fait est
inexact. Il était parfaitement naturel qu'un membre du Gouver-
nement payât de sa personne, et qu'alors qu'il s'agissait de
délivrer ses collègues, il allât le premier exposer sa poitrine.
Or, messieurs, l'enti-eprise avait ses périls.
Nous arrivons sur la place, nous entourons f Hôtel de Ville,
et croyant choisir un bon point d'attaque, nous frappons à la
porte qui donne sur la place Lobau. La porte, bien entendu,
était gardée, et l'on surveillait notre arrivée. Nous avons su,
depuis, qu'un décret avait été rendu par le nouveau gouverne-
ment qui venait de se constituer, enjoignant aux citoyens
fumistes de monter sur les toits pour reconnaître les positions
de l'ennemi.
Nous frappons à la porte, et nous sommons d'onvrir. On
J38 UISCOLHS ET OPINIONS.
répond ([lie si le citoyen Feiry veut entrer, il peut entrer seul.
Alors les tirailleurs du 14% command^^s par ce brave Arnauld
de Vresse qui a été blessé à mort dans le second siège, arrachent
la grille, et attaiineiit la porte à coups de crosse.
On lire sur nous plusieurs coups de feu des fenêtres voisines;
nous allions riposter et nous nous apprêtions à faire sauter la
porte, une énorme jiorte de chêne, lorsqu'on nous fit savoir
qu'il arrivait un parlementaire, et que les assiégés demandaient
à s'entretenir avec nous. Ce parlementaire, c'était M. Delescluze,
qui n'était pas, je dois le dire, au nombre des envahisseurs, et
qui, pendant loute cette journée, a alTecté de garder une sorte
de neutralité conciliante:
M. Delescluze vint me dire : « Ne poussez pas plus loin votre
attaque de vive force; c'est inutile. Les gens qui sont là com-
prennent qu'ils ne sont pas les plus forts. Je vous ferai observer
qu'ils tiennent là Jules Favre. Jules Simon, tous vos amis, que
la vie de ces messieurs peut être en danger, et que, par consé-
quent, le plus sage est d'obtenir que l'Hôtel de Ville soit évacué
purement et simplement. Je m'en charge. »
La question étant ainsi posée, tout le monde eût fait comme
moi, et accepté une solution qui permettait de mettre fin au
conflit sans elfusion de sang.
C'était la recommandation toute particulière que m'avait faite
le général Trochu : il ne voulait pas que devant l'ennemi les rues
de Paris fussent ensanglantées par la guerre civile. De plus,
nous avions nos amis en grand péril : j'étais donc parfaitement
dans la lettre et dans l'esprit de ses instructions. M. Delescluze
rentra et nous attendîmes. Nous attendîmes deux heures. Pen-
dant ce temps, les assiégés, qui avaient demandé à parlementer,
tentèi-ent d'enlever, sur la place même, le chef de la colonne
assiégeante ; à un moment donné, je me vis entouré par quelques
hommes, des tirailleurs de Flourens, qui me dirent : « Vous
êtes prisonnier du peuple, vous allez nous suivre à l'intérieur. »
Fort heureusement, la garde nationale n'était pas loin, et l'on
me dégagea. Enfin, dans la nuit, comme rien ne sortait de l'édi-
fice, on fit entrer les gardes mobiles, casernes près de là, par
les souteri-ains de l'Hôtel de Ville. Les gardes mobiles occu-
pèrent la cour et nous ouvrirent la porte. M. Delescluze a
insinué dans son journal que j'avais promis, lorsqu'il vint me
DÉPOSITIOiN SUR LE 4 SEPTEMBRE. 439
trouver en parlementaire, que toutes les personnes qui étaient
là auraient la vie et la liberté sauves. J'ai démenti cette alléga-
tion dans une lettre formelle; en tous cas, il est évident qu'à
quelque point de vue qu'on se place, soit au point de vue supé-
l'ieur du droit que nous avions de reprendre l'Hôtel de Ville,
soit même au point de vue des conventions, après deux heures
d'attente sans réponse, les assiégeants rentraient dans leurs
droits et que la convention, si elle avait eu lieu, aurait été
rompue. La garde nationale occupa les escaliers de l'Hôtel de
Ville, et nous pénétrâmes dans la grande salle. Là, nous trou-
vâmes nos amis gardés à vue; Flourens qui continuait à
haranguer debout sur la table, et Millière qui cherchait à lui
persuader qu'il était temps de s'en aller. Nous fîmes lestement
évacuer tout ce monde et nous rentrâmes ainsi, vers (piatre
heures du matin, en possession de l'Hôtel de Ville.
Mais cette crise nous imposait un devoir : c'était de faire que
cette journée fût la dernière.
Pour cela, il fallait consulter la population de Paris, et dès le
lendemain nous nous adressâmes aux Parisiens pour leur dire:
H est temps que toutes les manifestations Unissent; il faut que
le Gouvernement soit reconnu et qu'il reçoive de cette accepta-
tion toute la plénitude de la force qu'un gouvernement doit
avoir. H faut qu'il ait ce pouvoir et que vous le consacriez dans
ses mains dans toute son étendue.
Nous convoquâmes les électeurs dans un délai de quarante-
huit heures, pour qu'ils eussent à s'expliquer, par oui ou par
non, sur la question de savoir si le Gouvernement de la Défense
conserverait ses pouvoirs. Vous savez que la population
répondit par 550,000 oui, contre environ 60,000 non.
Pour terminer ce que j'ai à dire sur la journée du 31 octobre,
j'ajouterai que — tout en faisant voter au peuple de Paris ce
plébiscite qui impliquait non seulement la consécration du
Gouvernement, mais la condamnation absolue de la Commune,
nous avions cependant compris qu'il fallait faire quelque chose
pour les élections municipales. Nous avons décidé, non l'élec-
tion d'un conseil municipal, mais la nomination de maires et
d'adjoints; et je dois dire que l'épreuve que nous tentâmes alors
fut favorable, car l'immense majorité des municipalités fut
constituée dans un sens favorable au Gouvernement.
440 DISCOURS ET OPINIONS.
Il y avait donc à Paris, au commencement du mois de
novemhit'. un Gouvernement appuyé sur 500,000 sulïra^n's, et,
en même teuips, des municipalités régulièrement élues, puisant
dans l'élection une force morale que n'avaient pas les maires
provisoires qui les avaienl précédées.
C'est, sous ce régime que s'écoulèrent les derniers mois du
siège.
Je vous demanderai la permission d'en rester là pour aujoui--
d'Iiiii. Si vous avez quelques questions à me faire sur les points
(|ut' je viens de vous raconter, j'y répondrai volontiers, à moins
(|ue vous ne désiriez les remettre à une autre séance, car j'aurai
encore à vous demander quelques moments d'entretien.
M. LE Présidem. — Après ce que vous venez de dire, les membres
de la Commission jugeront à propos de conférer ensemble. Il est
probable (ju'à la suite de cet entretien, ils auront quelque éidairois-
semeui, à vous demander.
Nous vous ferons connailre l'heure de noire prochaine léuniou.
[St'ance du 24 jui)i J87i.)
M. Jules Ferrv est iiili'oduil.
M. I.K Présu)ENT. — J'aurai des questions à vous adresser, qui
m'ont été suggérées par quelques membres de la Commission, mais
il faudrait peut-èlie mieux que nous entendissions d'abord votre
témoignage, c;ir les queslinns pourraient porter sur des points que
vous IrailfM'ez.
M. Jules Ferrv. — Comme la Commission le jugera conve-
nable.
Quant à ce qui touche particulièrenienl mon administration,
il me manque encore qneUjues documents relativement aux
subsistances, un point qui n'occupe peut-être pas une grande
place dans vos préoccupations, mais qui est d'une grande
importance pour moi. Je demanderai dans la prochaine séance
une (b'ini-lipure ou trois quarts d'iieur»' pour expli(juer l'admi-
nistration intérieure. J'achèverai aujoui-d'hui de ti'acer le
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 441
tableau général que j'ai commencé a la tlernière séance, et je
répondrai ensuite à vos questions.
Je me suis arrêté au 31 octobre. Je demande la permission
den dire encore deux mots; je voudrais en bien préciser le
caractère et surtout les conséquences.
M. LE Prksidem. — Je vous adresserai alors plusieurs des ques-
tions qui m'ont été transmises sur le 31 octobre, afin d'épuiser tout
ce qui a rapport à cette journée.
Les membres du (iouvernemenl provisoire, qui se sont trouves
pendant quelque temps dans une sorte d'état de détention, avaient-
ils promis quelque chose? Y avait-il eu une sorte de convention
avec ceux qui les tenaient ainsi en chartre privée? N'y a-t-il pas eu
uni» affiche, signée par la Commune de Paris ou tout au moins
émanée de ce parli, apposée dans Paris, avec les signatures des
mcniln-es du gouvernemeiif. insurrectionnel qui avaient voulu
s'établir cà l'Hôtel de Ville, et de MM. Dorian et Schœlcher? Cette
affiche ne témoignait-elle pas d'une sorte de convention? Comment
cette convention a-l-elle été rompue, fort légitimement rompue,
lorsque vous êtes arrivé le soir à l'Hôtel de Ville, et que vous avez
pu délivrer vos collègues du Gouvernement provisoire.
M. Jules Ferry. — Je ne puis vous donner d'une manière
complète les renseignements que vous désirez, par une raison
très simple, c'est que, pendant ces prétendues négociations,
j'étais hors de l'Hôtel de Ville, ayant été délivré avec le général
Trocbu par quelques compagnies du 106" bataillon, vei-s
8 heures du soir. Jusque-là. le Gouvernement avait été autour
d'une table comme celle-ci, entouré de toute part par la foule
armée et non armée, résistant d'une manière absolue à toute
espèce de menaces, d'intimidation, et opposant la résistance
passive la plus invincible à toutes les tentatives faites par ceux
qui dirigeaient l'insurrection pour arracher au Gouvernement
an acte légal ou quasi légal. On nous demandait notre démis-
sion : tous, l'un après l'autre, nous déclarâmes que nous n'avions
pas de démission à donner, que nous avions été les élus de
Paris, et que nous ne reconnaissions à personne, à aucune
minorité, le droit de nous demander notre démission.
Ce qui se passa dans l'intérieur de l'Hôtel de Ville à partir
du moment où nous fûmes enlevés, M. Trocbu et moi. où nous
nous échappâmes, vous sera beaucoup mieux raconté par
MM. Schœlcher. Dorian et par les membres du Gouvernement
142 DISCOUHS ET OPINIOiNS.
restés (^'îililifs. Je n'ai jamais cru à des i»romesses (|iit'lconques
faites |iar les nieniljres du Gouvernemenl. Voiei scMleincul ce
(jue j»' sais de l'histoire de l'afticlie :
Un certain nombre de personnes, absolument étrangères à
l'insurrection, mais frappées de la situation extraordinaire du
Goiivt'rnt'Mient et ci-oyant (pie tout était lini, la garde nationale
n'étant pas venue, la nuit s'étant faite, le Gouvernement restant
captif dans l'Hôtel de Ville, crurent qu'il y avait là un fait bru-
tal auqutd il importait, dans l'intérêt de la société elle-même,
d'opijoser le plus tôt possible un fait légal, et alors cette aflicbe
fut faite et signée par deux des adjoints de Paris, MM. Floquet
et Brisson, qui y apposèrent volontairement leurs noms et y
ajoutèrent ceux de deux autres adjoints qui n'étaient pas alors
à l'Hôtel de Ville et qui, en réalité, n'ont pas participé à cet
acte. MM. Dorian et Scbœlcber devaient, en outre, d'après
l'aflicbe, présider à l'élection du nouveau gouvernement qui
devait remplacer le gouvernement prisonnier.
Je ne sais donc, sur ce qui s'est passé à l'intérieur de l'Hôtel
de Ville, (jue ce que le public en sait lui-même. 11 y a eu des
harangues de toutes sortes, des groupes ayant des attitudes di-
verses. Dans cet immense bâtiment, enelï'et, il y avait un groupe
autour du Gouvernement, à l'une des extrémités de l'Hôtel de
Ville, et, à l'autre bout, un groupe autour des municipalités, des
maires, du maire de Paris, M. Etienne Arago qui, je lui i-ends
hautement ce témoignage, a montré une extrême fermeté et un
grand conrage dans cette journée. H y avait, dans ces groupes,
divei's courants iCarrangements, de négociations, on y parlait
d'élections pour le lendemain; mais je crois, et mon impression
n'a pas été changée par tout ce que j'ai entendu raconter depuis,
t]ue le Gouvernement n'avait pi'êté les mains à aucune de ces
négociations faites en dehors de lui et, par plusieurs, dans des
intentions excellentes.
Pendant ce temps, nous réunissions la garde nationale et
nous entourions l'Hôtel de Ville. J'ai eu à m'expliquer dans les
journaux de l'époque sur ce qui avait pu intervenir de transac-
tionnel et sur les caractères de la capitulation accordée aux
envahisseurs. Je pourrais retrouver la lettre dans les journaux
du commencement de novembre, et la donner à la Com-
mission.
DEPOSITION SUR LE 4 SEPÏEMBUE. 443
Voici cette lettre : l'original en a été retrouvé dans les papiers
de Delescluze et ligure aux archives de la Commission du
18 mars sous le numéro 1529 :
Monsieur le rédacteur,
« Je lis dans un article du Tribun, reproduit par le Réveil, le
Combat et par d'autres journaux, un récit de la nuit du 31 octo-
bre au 1" novembre que je déclare, en ce qui me concerne,
parfaitement inexact.
« Il y est dit que j"aiirais adhéré à une sorte de transaction
rédigée par les personnages qui occupaient l'Hôtel de Ville et
dont il m'aurait été donné communication.
« Je n'ai reçu communication d'aucun écrit de ce genre et,
par conséquent, je n'y ai pas souscrit.
« Voici ce qui s'est passé :
« Arrivé devant l'Hôtel de Ville avec une colonne de gardes
nationales beaucoup plus que suffisante pour l'enlever, j'ai fait
cerner l'édifice occupé par l'insurrection, sommé le poste qui
gardait la porte du côté de l'église Saint-Gervais et essuyé
avec la garde nationale deux coups de feu, en guise de réponse.
« Peu après, M. Delescluze est descendu, venant en parle-
mentaire. J'ai consenti, sur sa demande, pour éviter un conflit
qui paraissait lui répugner autant qu'à moi et dont le dénoue-
ment d'ailleui's ne lui semblait pas plus douteux qu'à moi-même,
à laisser sortir de l'Hôtel de Ville les personnes qui l'occu-
paient au cri unique de « Vive la Bépublique! » sous cette
rései've expresse que le Gouvernement resterait en possession
de l'Hôtel de Ville, et que le général Tamisier, sortant le pre-
mier, présiderait au délilé.
« J'ai bien voulu attendre, deux heures durant, la réponse
(jue M. Delescluze avait promis de me rapporter immédiate-
ment. Pendant ce temps, les tirailleurs de M. Flourens ten-
tèrent de pratiquer sur ma personne, en vertu d'orih'es venus
du dedans, une arrestation qui n'est pas l'incident le moins
ridicule de cette journée où le grotesque se mêle à l'odieux à
chaque pas.
<( C'est ainsi que certaines gens entendent le respect des
suspensions d'armes.
« A la fin, perdant patience, je suis monté avec des détache-
111 DISCOUHS KT tll'I.MO.NS.
nit^nts (lu 10G« balaillon, des 14* et 4% avec les carabiniers du
capitaine de Vresse. et nous avons mis à la porte ces mes-
sieurs.
« Mais ce fut de ma part, monsieur le i-édaleur. un acte de
pure mansuétude ; et, maître absolu de l'Hùtel de Ville depuis
plusieurs heures, n'ayant qu'un souci, celui de contenir l'ardeur
des cinquante mille gardes nationaux qui m'entouraient, je ne
laisserai dire par personne que les factieux, assiégés dans
l'Hùtel de Ville, aient capitulé avec moi : ils n'ont ni accepté ni
exécuté les conditions apportées en leur nom; j'ai fait grâce au
grand nombre, et voilà tout.
■ Veuillez agréer, monsieur le i-édacteiii-. mes cordiales
salutations.
.Iules Ferry. .«
Les journaux d'une certaine couleur, le journal de M. Dele.s-
cluze, même des journaux plus modérés, avaient dit : Il y a eu,
ce jour-là, une sorte de capitulation qui impliquait non seule-
ment la vie sauve pour tout le monde, mais la liberté sauve.
Vous ordonnez des poursuites, vous arrêtez les chefs : vous
manquez à la capitulation.
Je répondis très nettement : D'abord, il n'est pas admissible
(piun acte quelconque, fait par un Gouvernement captif,
l'oltlige : ([uelles (pi'aient été les négociations intérieures de
l'Hôtel (If Ville, il est impossible de leur reconnaître un carac-
tère légal et obligatoire. La seule partie du Gouvernement qui
pouvait s'engager était celle qui était restée libre : deux mem-
bres du Gouvernement seulement ont agi au dehors et, par
conséquent, ont agi librement: ce sont .M. Trochii et moi. J'ai
été à la tète de la garde nationale qui a repi'is l'HcJtel de Ville,
et je n'ai stipulé quoi que ce soit. Après avoir frappé à la porte,
sommé les gardes nationaux qui occupaient l'intérieur et essuyé
les deux ou trois coups de feu qui aient été tirés dans cette
join-née, je vis descendre un parlementaire, qui était M. Deles-
cliize, et qui me dit: je ci'ois que l'atlaire va pouvoir se ter-
miner sans effusion de sang; nous avons persuadé aux gens
qui sont là-dedans qu'il n'y avait rien à faire ; évidemment, vous
êtes les plus forts : pour éviter un conflit sanglant, il faut laisser
sortir tout le monde. Je répondis : à ces conditions, oui ; ouvrez-
DEPOSITION SLIK LE 4 SEI'TEMJJHE. 4i5
nous donc les portes de l'Hôlel de Ville, et tout le monde
sortira. J'attendis pendant plus de deux heures avec patience,
avec mansuétude, l'exécution de cette promesse. Comme elle
ne se réalisa pas, nous entrâmes dans IHôtel de Ville dont les
mobiles, pénétrant par le souterrain, nous avaient ouvei't lu
porte, et nous expulsâmes tous ceux qui Tocciipaient.
Voilà ce que je racontai dans cette lettre. Je dis que les
engagements pris dans l'intérieur de l'Hôtel de Ville n'avaient
pas été exécutes, que, dans tous les cas, ils ne portaient que
sur un point : c'est que nous laisserions sortir ceux qui s'y
ti'ouvaient.
Ma pensée, celle qui doit diriger dans ces sortes d'atïaires,
était qu'il importait de punir les chefs, mais que beaucoup de
gens étaient entrés là par hasard et portés par la foule. Pendant
que nous entourions l'Hôtel de Ville, des soubassements, des
étages inférieurs du bâtiment, des gardes nationaux nous
criaient : « Nous sommes entrés à l'Hôtel de Ville avec de
bonnes intentions, ce n'est pas pour violenter le Gouvei-ne-
ment, mais parce que d'autres y entraient. » Sur 1,2U(J indivi-
dus qui occupaient l'Hôtel de Ville, plus de la moitié ne
demandaient qu'à lentrer chez eux et à reconnaitie le Gouver-
nement. Mais, à ce moment, nos collègues étaient sous le fusil
des plus coupables, de cette bande de tirailleurs de Belleville
que Flourens avait amenés, et tous ces gens, très doux au com-
mencement de la journée, s'exaltaient par la fatigue et par le
vin, et, dans la nuit, devenaient très Tuenarants et très redou-
tables. Il y avait là un péril. Ce péril, d'unt' part, le devoii-, de
l'autre, que m'avait imposé M. le général ïrochu de terminer
la journée sans verser une goutte de sang, m'imposaient la
nécessité de laisser sortir tout le monde.
La situation du Gouvernement était pai'faitement nette; la
partie captive ne pouvait être obligée, la partie libre n'avait
pris aucun engagement.
Pour vous montrer que tel avait été le caractère de la
journée et que je n'avais fait qu'exécuter les instructions très
politiques du Gouverneur de Paris, voici une petite note que je
trouve à X Officiel du 6.
Après le plébiscite, quand tout fut Uni, arrivèrent les récri-
minations ; un certain nombre de joui-naux accusèrent le chef
4l(î MSCnl lis i:T ol'l.MD.NS.
irôUil-iuajor ilii liOiivtTiiL'ur. le liénrral Scliraitz. de n'avoir pas
pris les inesiiros nécessaires i)oiii- couvi-ir le Gouvernement.
Ces atlaiiiies fiin'nt assez vives pour nécessiter une réponse du
général Trocliu. Voici la i)elite note qu'il mit dans VOfficiel
du 6 :
« On a attaqué le liénéral Sclimitz pour n'avoir pris aucune
disposition au moment de l'envahissement de l'Hôtel de Ville.
« Le chef d'état-major général a été le fidèle exécuteur des
instructions rerues du gouverneur, au moment où celui-ci se
rt'udait à rHùtel de Ville. Elles exprimaient formellement que
c'était à la garde nationale qu'il appartenait d'intervenir pour
rétablir l'ordre, s'il était troublé. Ces dispositions, conformes à
i'esitiit lUml le Gouvernement a toujours été animé, ont été
maintenues par un message spécial émanant de lui, alors même
{\\\c l'attentat commis à l'Hôtel de Ville avait eu un commen-
cement d'exécution. C'est donc au commandant en chef
qu'incombe la responsabilité de ce qui a été fait, et il l'assume
d'autant plus volontiers que son inébranlable conliance dans la
résolution que saurait montrer la garde nationale au moment
voulu, et dans les elt'ets politiques de cette intervention, a été
justiliée d'une façon plus éclatante. Les plus cbers intérêts de
la défense et du pays ont été sauvegardés sans l'effusion d'unfr
goutte de sang. Ce sera l'honneur de cette joui'uée, et une partie
en revient à la ferme prudence avec laquelle le chef d'élat-
major, pénétré des vues du gouverneur, en a poursuivi l'appli-
cation, sans se laisser entraîner par sa propre émotion ou par
les instances qui le pressaient. »
Voilà ce (jui vous explique comment ce fut moi, membre
civil du gouvernement, qui reçus du général Trochu le com-
mandement de la garde nationale. Seul en effet, je pouvais, en
me plaçant à la tête des colonnes, assumer la responsabilité du
commandement, dans une conjoncture si délicate où nos
collègues étaient menacés de mort et où il s'agissait avant tout
de les délivrer et d'éviter l'effusion du sang. Nous étions sous
l'empire d'un seHtiment très vif de patriotisme. W nous semblait
que Paris serait déshonoré si un coup de fusil était tiré par un
l^arisien sur un Parisien, si, en face des Prussiens, les Parisiens
s'égorgeaient. 11 est depuis arrivé des choses abominables et
nous sommes tombés bien loin de cet idéal; mais enfln nous
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBIU:. 447
nous faisons un honneur d'avoir, jus(ju'au moment de la capitu-
lation, maintenu l'ordre matériel dans la ville (il n'y a eu de
coups de fusil tirés et de mort d'homme que le 22 janvier) :
d'avoir maintenu l'obéissance dans la troupe civique qui a
concouru à la défense, et cela sans elïusion de sang-, sans
répression, appelant seulement les bons bataillons, ceux dont
nous étions sûrs, contre les mauvais, et n'exposant jamais
l'armée, qui était aux avancées, à un choc avec la garde
nationale, qui était à l'intérieui".
Voilà ce que j'avais à répondre à la question posée par
M. le président. En parlant du 31 octobre, je vais sans doute
rencontrer d'autres questions que l'on désirait me poser.
Je ferai une autre observation sur cette journée. Depuis que
les événements se sont déroulés d'une façon tragique, on nous
a fait ce reproche, commode après coup : Pourquoi n'avez-vous
pas fait fusiller ces gens-là dans la nuit du 31 octobre? Vous
n'auriez pas eu les événements du 18 mars.
M. le général Trochu a déjà répondu en paitie à ce reproche
en faisant ressortir la situation extraordinaii-e, très périlleuse
du Gouvernement, qui était dans l'intérieur de l'Hôtel de Ville,
raison capitale et déterminante pour éviter le conflit. Mais il
faut se reporter à l'époque où s'accomplissaient ces événements.
La légitime réaction qui s'est produite dans les esprits n'existait
pas : la situation était beaucoup moins violente. Faire fusiller
les gens du 31 octobre, c'était une extrémité et une responsa-
bilité que n'auraient pas prise même les militaires les plus
décidés que Paris comptait alors. Il y a dans l'Assemblée un
général très énei'gique, le général Ducrot qui est enclin à
trouver que le Gouvernement a manqué, notamment le 31 oc-
tobre, d'énergie dans la répression. Eh bien! M. le général
Ducrot, qui avait aussi des répressions nécessaires à exercer,
étant à la tète de troupes très mauvaises, très indisciplinées,
dont une partie avait lâché pied à Chàtillon, M. le général
Ducrot n'a fait fusiller personne !
Si vous lisiez les journaux du temps, vous verriez la tempête
(pii s'est élevée contre nous, lorsque nous avons, le 2 ou le
3 novembre, fait arrêter les principaux auteurs du 31 octobre.
Les journaux les plus modérés disaient : Mais enfin voilà un
Gouvernement qui sort d'un plébiscite qui lui a donné 530,000
lis niSCdl us KT (H'IMONS.
\oi\ : il a donc une luire riioniif, iiicalculahle, l'crasaiite, cl il
lait (It's ponrsuiles après coup ! H ne tient pas compte de celte
siliialioM délicato do la nuit du 31 octobre, où il y a eu des
iiétiociations. des arrangeuicnts : il vaudrait mieux cent fois
passer l'cpuniie là-dessus.
Nous avons donc été, poui- cela même, l'objet de récrimi-
nations et (ratta(pies très vives, et nous avons bravé les journaux
et l'opinion iiiilili(|U(', telle (ju'elle existait à ce moment, «'ii
faisant faire des ariTstations. .l'en appelle à tous ceux ipii
étaient à Paris à ce moment: l'impression générale était que le
31 octobre n'était qu'une écbautïourée, on n'apercevait pas le
danger qui s'est révélé plus lard ; on ne voyait pas encore le
noyau, le germe de la C.ommune dont les forfaits ont épouvanté
le monde; on ne voulait voir qu'un troultle public produit par
l'accumulation des mauvaises nouvelles : la leprise du Boui'get,
la capitulation de Metz et l'armistice mal compris. Cela, disait-
on. avait donné l'occasion d'un pléitiscite ; ce plébiscite avait
ralfermi le pouvoir: il fa.ut employer les calmants et proclamer
une amnistie complète.
Mais il est arrivé quelque cbose de plus extraordinaire, et
(|ui acbèvera de vous montrer la situation morale de Paris, de
tous ceux (pii haljilaient Paris à cellr éiM^pie. Lorsipie l'ins-
truction fut faite et (jue les auteurs du 31 octobre arrivèrent
devant les Conseils de guerre, le Conseil de guerre les acquitta.
11 acquitta, plus tai'd, ce qui est jilus fort encore, les auteurs du
22 .jau\ier, et là pourtant il y avait eu mort d'homme, il y avait
eu une véritable atlacpie dirigée du dehors sur l'Hôtel de Ville.
C'est dans une situation pareille qu'on pourrait nous faire le
reproche de ne pas avoir procédé à des exécutions sommaires?
J'en ai dit assez sui- ce point.
M. i.K l'iiKSU)F..NT. — Ainsi, il y ;i en une inslriiclion commencée
(•(iiilrc les aut(Mirs du iti oclol)re par M. Cresson, préfet de police, je
crois, (|ui a succihIi' a M. Edmond Adam. Sur quels ordres cette
iustruction a-l-eile élr iMisuile abaiidoinicc ?
M, Jules Fkrrv. — L'instruction n'a pas été abandonnée.
Dès le premier novembi'e, nous prîmes la résolution de faire
arrêter les meneurs. Piiisipie je suis appelé à en déposer, je
dois dire (pu' c'est moi (pii en dressai la liste : j'y lis porter
notamment dmx hommes dont la participation au 31 octobre
DEPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 449
n'était pas clairement établie, mais contre qui il y avait, à mon
avis, des preuves morales accablantes : MM. Félix Pyat et
3Iillière. M. Félix Pyat fut arrêté; M. Millière, qui excellait à se
dérober aux recherches de la police, se cacha et ne fut pas pris.
L'instruction fut commencée ; un certain nombre d"hommes,
Félix Pyat, Lefrançais, Vermorel
Unmemhre. — Blanqui!
M. Jules Fï:ery. — Blanqui échappa. On n'a pas Blanqui
comme on veut; mais Blanqui était sur la liste.
M. LE COMTE Daru. — Il y a eu quatorze arrestations faites.
M. Jules Ferry. — Je vous donnerai la hste exacte.
M. Cresson a dû garder de ces choses un souvenir très complet.
L'instruction a été suivie et a été faite avec soin. Le magistrat
vint à l'Hôtel de Ville pour interroger les membres du Gouver-
nement. Chacun de nous lit une déposition très longue. Non
seulement cette instruction se continua, mais elle aboutit à une
poursuite devant le Conseil de guerre. M. Félix Pyat fut mis en
liberté sous caution, et, s'il y eut en déOnitive un non-lieu, c'est
la justice qui prononça ; on ne trouva pas de preuves, puisqu'il
y eut une ordonnance de non-lieu, mais M. Pyat ne fut pas mis
en liberté par le Gouvernement. C'est la justice seule qui doit
en répondre.
M. LE PuÉsiDEM. — Qui fut cliargé de l'instruction ?
M. Jules Ferry. — C'est M. Leblond, procureur général,
qui la requit; c'est M. Guerenet, juge d'instruction, qui la lit.
Elle n'a pas été faite par l'autorité militaire, qui n'est pas outillée
pour faire des instructions : elle en donne la preuve à l'heure
qu'il est. Lorsque l'instruction fut prête, le dossier fut transmis
à l'autorité militaire et le commandant de la 1''' division
rassembla le Conseil de guerre. Ce Conseil acquitta MM. Lefran-
çais, Maurice Jolly, Vermorel et trois ou quatre autres; il
condamna Blanqui par contumace. C'est à raison de cette
condamnation que Blanqui est aujourd'hui sous le coup d'une
peine capitale. Vallès a eu, je crois, deux ans de prison. Il
était en prison lorsqu'il a été délivré dans la nuit du 22 janvier
avec Flourens; le directeur de Mazas ouvrit la porte.
29
4^0 KISCOUHS ET OPIM<»NS.
M. 1.R Pri.simk.nt. — Ainsi ce sont, M.M. Etienne Arago, Scbcelcher
et Uorian qui ont signé celte affiche, annonçant qu'il y aurait nomi-
nation lie la Conunune
M. Jules Ferrv. — I) un Conseil municipal.
M. i,K Président. — Kt qui a été apposée à Paris le lendemain,
!" novembre.
M. JuLKS FpmRY. — Celte affiche fut composée dans la nuit;
je l'ai su depuis, et, dès midi, une note à VOfficiel déclara que
toute espèce de convocation était nulle. Nous avions repris
possession de l'Hôtel de Ville dans la nuit même.
M. LE PRÉsn)i:NT. — Dans la nuit du 31 octobre, M. Picard était
parmi les membres du riouvernement ([ui étaient libres.
M. Jules Feriiy. — 31. Picard avait quitté l'Hôtel de Ville
au moment où il avait été envahi. H sesl rendu au ministère
<les Finances qu'il n'a (tas quitté de la nuit: il a fait battre le
raiipel dans lapiès-midi, mais je ne l'ai pas vu dans la nuit.
.M. i.E Pri':sm)Ei\'T. — Par conséquent, il n'a pas assisté avec vous à
la reprise de l'Hôtel de Ville.
M. Jules Ferry. — Non : il n'a assisté aux incidents, ni -de
l'après-midi, ni de la nuit.
M. C.VLLET. — Il se rattache au 31 octobre, une question que je
crois importante; je ne sais si M. Feirv pourra nous en donner la
solution.
Il envisage cette journée comme un événement fortuit. Cependant,
le même jour et presque à la même heure, une insurrection sem-
blable éclatait à Marseille, à Saint-Étienne et dans d'autres villes. Il
parut à tous ceux qui ont vu de près ces événements, en province,
(juil y avait une intelligence complète, et, par conséquent, des
moyensde communication, enti^eces sociétés delà province et celles
de Paris. De sorte que nous sommes en présence d'un Gouvernement
(jui ne pouvait pas communiqiier'avec la province, avec la Délégation
de Tours, auxquelles les plus grandes nouvelles n'arrivaient pas, et
de comités révolutionnaires en communication permanente avec la
capitale. On savait ce qui devait se faire à I^aris, on se conccitait
avec Paris.
M. Jules Ferry. — Je ne crois pas ({ue la communication
dont i)arle notre collègue ait eu un caractère de permanence:
je ne m'expliquerais pas comment, dans l'élat d'investissement
oii était Paris, et alors que pour faire sortir un messager, chargé
DÉPOSITION SUH LE 4 SEPTEMIUŒ. 451
d'une mission très importante, nous rencontrions des difticullés
presque insurmontables, il aurait pu y avoir des communications
permanentes, organisées entre le parti révolutionnaire de Paris
et celui des grandes villes, à moins que l'ennemi ne s'y lût
prêté.
Je sais qu'il y a eu ce même jour, presque à la même heure,
des tentatives de soulèvement à Marseille et à Saint-Étienne :
je crois que la raison en est dans la solidarité toute naturelle
des ditïérents groupes révolutionnaires. J'entends bien que celte
solidarité devait exister ; mais le même événement est venu, à la
même heure, mettre le feu à tous ces éléments. La nouvelle de
la prise de Metz a causé un ébranlement général qui s'est
traduit à Paris par un mouvement, à Marseille et à Saint-Élienne
par des tentatives de mouvement.
Je ne sais ce que l'instruction faite à Marseille et à
Saint-Étienne a pu révéler à cet égard.
M. (I\LLET. — A quelle épcffue Cluseret a-t-il quitté Paris! N"a-t-il
pas pu s'échapper pendant le siège ?
M. LE COMTE Daru. — M. le général Trochu nous a dit à la tribune,
qu'il avait fait arrêter Dombrowski, parce qu'il allait et venait des
lignes parisiennes aux lignes prussiennes. Ce Dombrowski ne pou-
vait-il pas communiqueravec Marseille"? Il était, si je ne me trompe,
membre de l'Internationale russe.
M. Jules Feery. — C'est possible. La Commission fera peut-
être bien de faire des recherches dans ce sens. Dombrowski,
Cluseret ont peut-être su et rapporté ce qui se passait en
province. On prévoyait la chute de Metz, parce qu'on était
mieux renseigné qu'à Paris.
M. LE Président. — A Tours, M. (iambetta savait la chute de Melz.
M. Jules Ferry. — Il l'a sue avant nous évidemment.
M. LE comte Dari'. — Il l'a sue par un officier, qui a pu s'échapper
dans une sortie. 11 savait d'ailleurs plusieurs jours à l'avance le
nombre de rations de vivres qui restaient à la ville de Metz. Il pou-
vait en être informé par lîourbaki, et savoir le jour précis où Metz
se rendrait.
M. Jules Ferry. — -Te suis dans la plus complète ignorance
de ce qui s'est fait à Tours et à Bordeaux.
M. LE comte Daru. — Si je ne me trompe, une dépêche en petit
452 DISCOURS ET OPINIONS.
caractère, mise dans une fausse dent, est ariivée, portée par nn
officier, à Tours. Dans cette dépèche, M. \i' niair-chal Hazaino faisait
savoii- qu'il n'avait plus que pour tant de jouis de vivres, et que, si
on ne venait pas à son secours, il serait ohlifié de capituler. L'offi-
cier porteur de cetle dépêche a, depuis, réclamé je ne sais quelle
récompense. On n'avait pas à Tours [ihis qu'à Paris, des nou-
velles fréquentes de \I(;tz, mais on savait à Tours l'éiuxiiie précise
où Metz serait ohligé de ca[)ituler faute de vivres.
>!. Jules Fkhiîy. — Quant à nous, nous no l'avons su d'une
laroii cei'taino (|ue par M. Tliiers le 30. Vous trouvei'ez, le 29
dans ÏO/'/iciel, une note indignée contre le journal le C'ambai
qui l'annonçait. Je fapprochece fait des circonstances que relevait
M. Callel. Ileslôvident que M.Félix Pyat avait des informations
que nous n'avions pas. Il parlait en homme fort bien renseigné.
Il l'était sans doute par les avant-posles prussiens. Par qui et
comment? C'est ce qui reste à éclaircir, ce qui probablement ne
sei'a jamais éclairci. Peut-être les nouvelles arrivaient-elles par
la légation américaine qui a su beaucoup de choses, qui ne nous
a pas toujours dit tout et qui a eu des communications avec
toute espèce de feuilles de Paris.
Le concert a pu s'établir beaucoup })lus facilement en province,
puis(|u'on pouvait connaîti^ avec plus de précision le moment
de la chute de Metz, que tout Paris, sauf peut-être quelques
meneurs, ignorait, et nous-mêmes complètement.
Je reviens aux conséquences de la journée du 31 octobre.
Elles furent considérables. Cette journée donna une assiette très
forte au Gouvernement; le plébiscite, ces 550 000 voix le
rendirent pour longtemps incontesté et incontestable; nous
fûmes absolument débarrassés de toutes les agitations de la rue.
et la population ouvrit un long crédit au Gouvernement de la
Délense nationale. I.a situation intérieure de Paris se trouvait
alors ainsi constituée : un Gouvernement appuyé par un vote
considérable, et une organisation de municipalité de laquelle je
veux vous dire un mot.
Du 4 septembre au 31 octobre, il n'y avait eu à Paris que des
maires provisoires, non élus, choisis dans les premiers moments
de la révolution, fort au hasard, et, en somme, l'Assemblée des
maires, avec laipuMle j'avais d'assez fréquents rapports comme
représentant le Gouvernement, n'était pas très bien composée:
elle était peu éclairée, elle était surtout désireuse de s'occuper
DEPOSITIOxN SUR LE 4 SEPTEMBRE. 453
de la défense, c'est-à-dire de toutes les choses qui ue la
regardaient pas.
Lorsque le 31 octobre arriva, il fut démontré que. quelque
heureux qu'eût été l'événement pour nous, quelque force qu'il
nous eût donnée, la situation municipale de la Ville de Paris ne
pouvait pas rester telle qu'elle était. Nous ne pouvions ni
l'éprendre les anciens maires ni en nommei' de nouveaux. Alors
nous avons fait ce que toute bonne politique commandait de
faire; en face d'adversaires qui nous avaient combattus au cri
de : Vive la Commune ! nous avons voulu prendre dans ce cri,
dans l'idée qu'il représentait, ce qu'il y avait de possible, de
légitime, de conciliable avec la consécration du suffrage universel
que nous venions de recevoir. Nous n'avons pas voulu faire un
Conseil municipal.
J'étais, dans les Conseils du Gouvernement, l'adversaire
énei'gique d'un Conseil municipal, car il nous aurait amené,
dans un temps donné, la Commune. Mais le Goiivei-nement,
tout en étant l'adversaire de la Commune, voulait que l'élément
électif intervînt dans la constitution des municipalités, et, après
avoir déclaré positivement, dans le décret de convocation, dans
les notes de YOfficiel et dans les afiiches, que les maires qui
allaient être nommés étaient les agents du pouvoir exécutif, nous
appelâmes les électeurs à voter. Ces élections donnèrent des
résultats presque universellement satisfaisants.
Dans le choix des maires, surtout dans 18 arrondissements
sur 20, la politique du Gouvernement, le groupe d'hommes à la
fois républicains et conservateurs auxquels il se rattachait, furent
consacrés. Deux arrondissements donnèrent des résultats déplo-
rables. Le XX' nomma Ranvier, Millière, Lefrançais, qui avaient
été poursuivis ou arrêtés à la suite du 31 octobre; nous avons
dû dissoudre cette municipahté et constituer une Commission
provisoire, qui d'ailleurs a administré, sans rencontrer de diffi-
cultés matérielles, le XX' arrondissement, ce terrible arrondis-
sement de Belleville, depuis le 5 novembre jusqu'à la fin du
siège.
Le XIX' arrondissement avait donné des résultats qui ne
valaient pas mieux que ceux du XX*. Mais il était impossible
d'attaquer M. Delescluze, qui n'avait joué, le 31 octobre, qu'un
rôle de conciliateur, au moins en apparence, et qui n'était pas
454 DISCOURS ET OPINIONS.
personnellement compromis. C'est de ce côté que nous vinrent
les plus irrandes (lifriculU''s.
Les maires élus eurent le pouvoir que vous savez, un pouvoir
(l'inlendance l)ien plus que d'administration. Il s'agissait de
nourrir, plus tni'd de cliauU'er, de secourir tout un peu[)le d'in-
di.ut'uls.
M. LE Président. — Les maires nommés au dél)ut, avant cette
élection, avaient été clioisis par les membres du Gouvernement
provisoire?
M. Jules Fekry, — C'était M. Etienne Arago qui avait fait la
liste. Nommé lui-même par le Gouvernement, il avait donné
une délégation à ces vingt maires. Ces choix ont été approuvés
par le ministre de l'Intérieur; mais le conseil du gouvernement
n'a jamais eu à délibérer sur la liste des maires, et quand elle
a paru dans VOffîciel, elle nous a causé à tous une certaine
sui'prise.
M. LE PRÉsn)EiNT. — Ces maires choisis par M. Etienne Arago
délibéraient-ils ensemble ?
M. Jules Ferry. — Ils délibéraient à l'Hôtel de Ville dans la
salle du Conseil municipal.
M. LE Président. — Est-ce qu'il n'y a pas eu des procès-verbaux
de ces délibérations?
M. Jules Ferry. — Tout cela a été brûlé dans l'incendie de
l'Hôtel (le Ville.
M. LE Président. — M. Motlu n'é-tail-il pas maire du XP arron-
dissement?
M. Jules Ferry. — Oui, M. Mottu était maire ; il a été révo-
qué, au mois d'oclobi-e, par M. Etienne Arago qui l'avait nommé
et lui a retiré sa délégation. C'était à l'occasion de la question
des écoles.
M. LE l^RÉsiDENT. — Il a ex])ulsé les sœurs et les frères des écoles?
M. Jules Ferry. — Il a remplacé complètement l'enseigne-
ment congi'éganiste par l'enseignement laïtpie. Il y eut d'inter-
minables disi'ussions à ce sujet. Moi (jui avais, comme délégué
à la Préfecture de la Seine, la nomination des instituteurs,
je me suis toujours refusé h consacrer cette infraction à la loi.
DEPOSITION SUH LE 4 SEPTEMBHE. 456
M. Élienne Ârago eut alors une idée excellente et qui nous
fut ti'ès utile pendant cette période.
Vous allez voir par là dans quelle pensée de conciliation les
affaires de la Ville de Paris étaient menées. S'apercevant qu'il se
préparait une tempête à l'occasion de cette atïaire Mottu (vous
savez quelles passions étaient aux prises dans Paris sur la
question de l'enseignement, l'exemple de M. Mottu dans le
XP arrondissement pouvait être suivi dans d'autres arrondis-
sements, le Gouvernement pouvait rencontrer de graves diffi-
cultés, d'autant plus qu'il n'avait pas encore, à ce moment,
l'assiette que devait lui donner plus tard le plébiscite), —
M. Arago se dit : Nous allons faire nommer une Commission,
mettre la question des écoles à l'étude. C'était le meilleur moyen
de l'enterrer. La Commission fut nommée et je pourrais retrouver
le rapport de M. Vaclierot qui aboutissait à des conclusions
extrêmement sages. Il déclarait qu'il fallait attendre la lin du
siège avant d'examiner une question aussi brûlante, qui pouvait
mettre dans Paris toutes les passions aux prises. M. Mottu ayant
résisté, fut révoqué et remplacé par M. Artbur de Fonvielle,
qui administra l'arrondissement jusqu'au ^ novembre. Mais, le
5 novembre, M. Mottu fut élu par une forte majorité.
M. LE COMTE Daru. — Vous clislez tout à riieure que les élections
des maires avaient été bonnes.
Il y avait aussi, à côté de celle de M. Mottu, celle de M. Bonvalet
et de quelques autres qui laissaient assez à désirer.
M. Jules Ferey. — M. Bonvalet était inoffensif.
M. LE COMTE Daru. — Nous savons quelle a été sa conduite après
le 18 mars, nous savons aussi quelle a été la conduite de M. Léo
Meillet.
Ils n'étaient pas tous aussi bons que vous le prétendez.
M. Jules Ferry. — Je parle des maires. M. Léo Meillet
n'était pas maire : il était adjoint de M. Pernolet.
M. LE COMTE DE liESSÉGLiER. — L'élection a amené des hommes
préférables à ceux qui avaient été nommés par le Gouvernement
provisoire. Ce que nous reprochons à celui-ci, ce sont les choix
qu'il a faits au début.
M. LE I^RÉSJDENT. — La question qui a été posée a mis en lumière
ce fait, que les maires choisis primitivement valaient moins que
i:,6 ItlSCOUHS ET OI'I.MO.NS.
ceux nomniés par l't'k'cliun apirs le '.H octobre; cela importait h
savoir. Maitiloiiaiil, M. Ferry, vous pouvez poursuivre.
M. Ji'LKs Fkkky. — Il ('tait indispeiisalilc de recourir ;i Tt'-lé-
menl tMeclir et, en Tiième temps, c'était périlleux.
Il y avait cependant un esprit de sagesse qui dominait l'as-
semblée des maires; je ne dis pas celle des maires et des
adjoints : il faut distinguer entre eux. Les maires nommés le
preniii'i'joui'du scrutin, avaient été choisis avec soin; les adjoints
n'avaient été nommés que le second jour par des électeurs fati-
gués, et l)eaucoup moins nombreux. Gi'àce au bon esprit des
maires, l'administration put se continuer pendant toute la durée
du siège sans conllit.
,lt' me permettrai de dire que, pour éviter les conflits, il a
fallu une certaine adresse, et que celte assemblée n'était pas
toujours facile à manier. En résumé, j'ai présidé cette assemblée
des maires, du commencement à la lin, sans avoir eu de conllits,
ni de diflicultés avec elle.
I)aus les derniers temps du siège, nous avons été bien heureux
d'avoir pi'ès de nous une représentation quelconque de la popu-
lation de Paris. C'était un devoir de sagesse pour nous de réunir
les maires, de les avertir de la situation, de leur dire : Voilà où
nous en sommes pour les subsistances; il faut aller négociei".
Nous avons reçu de leur part, dans ces tristes jours, un concours
dont il faut leur savoir gi'é.
Je leur sais gré aussi d'avoir, antérieurement à cette époque
dil'licile, <;xpulsé, en refusant de s'associer à lui, un élément
très mauvais qui était représenté par Delcscluze. Dans les pre-
miers jours de janvier, il y eut une réunion des maires au minis-
tère de l'Intérieur, présidée par le Ministre, que j'assistais
comme maire de Paris.
On entendit la lecture d'un factum de Delescluze, (jui était la
mise en accusation du Gouvernement de la Défense nationale.
Il demandait que les adjoints délibérassent au même titre (|ue
les maires, et que de ces adjoints et de ces maires on constituât
une Commune. Il fut à peu j)rès seul de son avis, et, de rage, il
donna sa démission et nous délivra de sa pi'éscnce. L'assemblée,
ainsi épurée, montra jusipi'à la lin du siège le meilleur esprit.
M, LK l'HKSn)K.NT. — Yu-l-il (Ml (ics procès-verbaux de ces réunions
au ministère de rintérieur?
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 457
M. Jules Feery. — Oui, et j "espère pouvoir vous apporter
demain un de ces procès-verbaux que j'ai retrouvé. C'est le
procès-verjjal d'une réunion qui a une grande importance à mon
point de vue; elle est du 9 ou du 10 décembre.
Dans cette réunion des maires, présidée par M. Jules Favre,
une grosse question, au point de vue des subsistances pari-
siennes, fut soulevée : celle du rationnement.
Vous y verrez à quel point l'idée du rationnement était anti-
pathique à ces représentants de la population.
Le sténographe qui avait pris la délibération a retrouvé ce
matin le premier texte du procès-verbal; il me l'apportera et je
vous le transmettrai.
Mais, s'il y a eu des procès-verbaux pour les réunions du
ministère de l'Intérieur qui étaient exceptionnelles, pour les
réunions des maires, qui avaient lieu hebdomadairement, je
n"ai jamais voulu (ju'on tint de procès-verbaux, désirant conservei'
à cette assemblée un caractère officieux, et ne pas la constituer
en Conseil municipal.
Ainsi cette assemblée n'intei'venait aucunement dans la gestion
linancière de la ville, dans son administration générale ; elle
acceptait que la direction de toutes les atfaires restât entre les
mains du Gouvernement; elle ne voulait pas se constituer en
Commune, ni même en Conseil municipal, et l'existence de
procès-verbaux aurait pu nous jeter dans une voie où nous ne
voulions pas entrer.
M. LE PriiSIDE.nt. — C'est cependant, d'après ce ({ue vous venez de
ilire, dans une de ces réunions que la première pensée de l'ar-
mistice qui devait intervenir a été communiquée aux maires avant
d'être communiquée à la population parisienne.
M. Jules Ferry. — M. Jules Favre, lorsqu'il est revenu pour
la première fois de Versailles après la conversation qui jeta les
pi^^mières bases de l'armistice, a immédiatemeut réuni les
maires.
M. LE PRKsn)E^'T. — La Commission vient d'entendre les explica-
tions que vous avez bien voulu lui donner sur les faits qui ont
précédé et suivi le 31 octobre.
Sur ce point, il reste une question à vous adresser et poiu"
lacpieile nous vous demandons quelques mots d'explication. Vous
venez d'examiner cet ensemble de faits et de pensées révolution-
458 DISCOURS ET OPINIONS.
nairos très violenles qui ont amené le :M octobre; mais ces faits et
ces penséos n'oiil-ils pas égaloment empcché rarmislice que prépa-
rait M. Tliicrs et iju'il était eu train de négcirier aver M. de lîisinarck?
31. Jules Ferry. — J'allais pfécisément ari'iver aux consé-
(jucnces diplonialiques. J'ai là-dessus quelques pièces à vous
faire passer sous les yeux.
Le 31 octobre est la dénionstration la plus saisissante de la
yoIoiUl' qu'avait le Gouveiuiement de la Défense nationale de
faire des élections, à une condition, c'est que rennemi s'y prê-
terait au moyen d'un armistice.
Lorsque M. Thiers, arrivant à Paris après n'avoir fait que
traverser Versailles et sans avoir voulu entamer de conversa-
tions avec M. de Bismarck, lorsque M. Thiers, dis-je, nous
réunit dans la soirée du 30 octobre, au ministère des Affaires
étrangères, il nous parut que cette cause des élections avec
armistice, qui était notre cause et notre but, était gagnée.
L'impression de M. Thiers, impression résultant de cette
longue course qu'il avait faite à travers l'Europe, était que
nous allions obtenir très probablement de la Prusse l'armistice
avec ravitaillement, car le droit des gens n'en reconnaît pas
d'atilre. l'armistice nécessaire pour faire des élections. Nous
étions doncpleins d'espérance, et c'est cette espérance qui nous
a rendus peut-être un peu imprudents dans les communications
faites par nous au public.
Nous fîmes ces communications avec une très grande sincé-
rité ; nous appilmes au public la prise de Metz, sans détour,
croyant qin» la nouvelle de l'armistice et l'espérance d'une fin
prochaine de la guerre, feraient équilibre à la mauvaise nou-
velle, et que la bonne nouvelle compenserait la mauvaise.
Notre espérance était très grande.
Nous savions bien que nous allions rencontrer dans l'opinion
parisienne un obstacle. Aussi, instruit dans la matinée de l'état
de Paris, ayant reçu à l'Hôtel de Ville une ou deux délégations
amies, je courus au ministère des Atïaires étrangères, espérant
y trouver encore M. Thiers. Je le trouvai, en elfet, avec M. Jules
Favre et je dis à ces messieurs : « Nous n'avons pas assez
expliqué à la population de Pai'is ce que c'est que cet armistice,
il faut (pie nous fassions une nouvelle afliche pour le public,
donnant des éclaircissements complets. »
DEPOSITION SUU LE 4 SEPTEMBRE. 459
Voici l'affiche que je rédigeai avec messieurs Tliiers el Jules
Favre au ministère des Affaires étrangères, le 31 au malin, et
que j'emportai avec moi pour la faire apposer sur les murs de
Paris. Elle le fut en elïet, à l'heure même, où l'Hôlel de Ville
était envahi. Vous la trouverez dans X Officiel du V^'' novemhre.
Elle va vous montrer dans quel état d'esprit nous étions. La
voici :
" Le pul)Iic ne doit pas se méprendre sur le caractère de la
proposition d'armistice qui émane des puissances neutres. Cet
armistice n'est point le commencement d'une négociation de
paix. 11 n'a qu'un hut nettement défini, la convocation d'une
assemhlée pour mettre la France en mesure de décider de son
sort, dans la crise où l'ont précipitée les fautes du gouvernement
déchu.
« L'armistice a été présenté par les puissances neutres qui
ont demandé elles-mêmes les sauf-conduits au moyen desquels
M. Thiers est rentré à Paris. L'armistice, tel qu'il est proposé,
ne saurait porter aucun pi-éjudice à la France. Il est suhordonné
à des conditions que le Gouvernement tle la Défense nationale
avait précédemment demandées lors de l'entrevue de Ferrières :
le ravitaillement et le vote de la France entière.
« Le Gouvernement de la Défense nationale n'a absolument
rien à changer à la politique qu'il a proclamée ii la face du
monde. Il est convaincu d'avoir exprimé la résolution du pays
tout entier. Il ne doute pas que les élus de la France, réunis à
Paris, ne ratifient solennellement son programme, et il a plus
(|ue jamais le ferme espoir que la justice de notre cause sera
linalement reconnue par toute l'Europe. »
Voilà la petite note que nous avons fait afficher. Nous suppo-
sions qu'elle produirait de bons effets et qu'elle calmerait les
esprits en leur expliquant ce que c'était que l'armistice.
Ce qui se passa les deux jours suivants, le 2 et le 3, entre
M. Thiers el M. de Bismarck, et toutes les circonstances qui ont
révélé l'influence du 31 octobre sur cette négociation, si heureu-
sement commencée, tout cela est rapporté très exactement
dans une circulaire de M. Thiers, une espèce de compte rendu
(le sa mission, dont nous n'avons eu connaissance, à Paris,
qu'au commencement de décembre, à l'Officiel du 2, mais qui
est datée du 9 novembre. Je vais vous en mettre sous les veux
460 DISCOUHS ET OPINIONS.
les principaux passages : cette noie répond à la {jiieslion de
M. le Président, et ensuite elle vous fait voir que la Prusse
était de mauvaise foi, qu'elle n'a pas voulu d'armistice, parce
(pi'elle no voulait pas d'élections.
M. Tliiers dit. dans cette circulaire, (lue, le l'''' novembre,
M. de Bismarck, causant avec lui des conditions de l'armistice,
les avait toutes acceptées, même celles du ravitaillement, et
(pi'il ne faisait aucune objection sur le principe du ravitaille-
iiit'Hl. ijn'il discutait seulement sur les quantités. Et en elTet,
dans la nuit du 30 au 31 octobre, M. Thiers avait demandé au
minisire du Commerce, M. Magnin, de lui donner des indica-
lions sur ce sujet, car le ravitaillement devait avoir lieu, jour
par jour, sur une base llxe. M. de Bismarck en discutait seule-
ment les cliidVes. Voilà le témoignage de M. Tbiers.
Les conféi'ences se succédèrent et une dernière conférence
devait avoir lieu le 3 novembre. C'est alors qu'arrivèrent les
nouvelles de Pai'is. M. Tbiers entra chez M. de Bismarck et le
trouva très préoccupé. M. de BismaiTk dit à M. Tbiers :
« Savez-vous ce qui se passe à Paris ? Une révolution ! »
M. Tbiers répondit : « Je n'y crois pas, et s'il y a eu un mou-
vement, je crois qu'il aura été très vite comprimé par le bon
esprit delà population, qui est très patriote et amie de l'ordre. »
C'est alors que M. Tbiers envoya à Paris un de nos collègues,
M. Cocbery. M. Cocbei'y vint à Paris le 3 novembre et assista à
la proclamation du plébiscite. Il retourna ensuite à Versailles
et l'aconta que le mouvement avait altouti à une consécration
éclatante du Gouvernement de la Défense nationale.
Le soir du 3 novembre, muni des nouvelles apportées par
M. Cocbery, M. Tliiers se présente de nouveau cbez M. de
BisinaiTk. 3Iais alors l'esprit du cbancelier était éviilerament
modilié. «J'ai vainement insisté auprès du comte de Bismarck,
<lii la note circulaire, sur le grand principe des armistices, qui
veut que chaque belligérant se trouve, au terme de la suspen-
sion des hostilités, dans la même situation qu'auparavant; que
de ce luincipe, fondé en justice et en raison, était dérivé cet
usage du ravitaillement des forteresses assiégées et de leur
ajqn-ovisionnement jour par jour : autrement, un armistice
sullirait à amener la i-eddition de la plus forte forteresse du
monde. Aucune réponse ne pouvait être, faite, du moins je le
DÉPOSITION suit LE 1 SEPTEMURE. 461
pensais, à cet exposé de principes et d'usages incontestés et
incontestables.
u Le chancelier répondit, parlant non en son nom propre,
mais au nom des autorités militaires, — ce qui, vous le savez,
était l'habitude du chancelier; quand il est embarrassé, il fait
intervenir les autorités militaires, — que nous donner un mois
de répit, c'était nous donner le temps d'organiser nos armées,
([ue des équivalents militaires devaient être donnés en retour. »
Al. Thiers répond qu'assurément s'il y a quelques avantages,
il y a aussi quelques désavantages pour l'armée prussienne à
accorder un armistice. « Mais, puisque vous en avez admis le
principe, c'est que ces désavantages sont, à vos yeux, compensés
par les avantages que vous trouvez dans une assemblée avec
laquelle vous pourrez traiter. » M. de Bismarck répondit : —
c< Non; les militaires ne les trouvent pas suffisants, il nous faut
un équivalent militaire. » — Lequel? demande M. Thiers. —
« Une position dominante hors Paris, répond M. de Bismarck,
un fort, peut-être plusieurs! » M. Thiers se lève à ces paroles :
— « C'est Paris que vous nous demandez! car, nous refuser le
ravitadlement pendant l'armistice, c'est nous prendre un mois
de notre résistance ; exiger de nous un ou plusieurs de nos forts,
c'est nous demander nos remparts...
« Je fis remarquer à M. le comte de Bismarck qu'il était
facile d'apercevoii" qu'à ce moment l'esprit militaire pi'évalait
dans les résolutions de la Prusse sur l'esprit politique qui avait
dernièrement conseillé la paix et tout ce qui pouvait y con-
duire. »
Ce document est daté du 9 novembre, et, dans le dossier du
Gouvernement de la Défense nationale, c'est une des pièces
auxquelles je liens le plus, pour mon compte, car elle démontre
qu'il ne fut pas douteux pour notre clairvoyant négociateur que
M. de Bismarck ne voulait pas, à ce moment, d'élections, et
c'est pour cela qu'il refusa les conditions d'armistice. En nous
accordant l'armistice sans ravitaillement, ou à la condition de
livrer un ou plusieurs de nos forts, il se moquait de nous, et il
n'y aurait eu, de notre part, ni dignité, ni sécurité à accepter de
faire les élections dans de pareilles conditions.
Quant à l'infiuence qu'a exercée le 31 octobre, au point de
vue diplomatique, vous la voyez là autant qu'ont peut la saisir.
\i\> DIsr.OLHS ET OI'IMONS.
H est i-ei-taiii (iiie, sans cet cvt'Miement, il y avait «grande chance
pour (luo la néizocialion se continuât les jours suivants sur le
nu^mc pied, c'est-à-dire sur le pied du ravilaillement, discuté
quant au chilTre, et certes nous aurions été fort accommodants
sur les (juantités. L'influence du 31 octobre a donc été réelle.
Ce qui s'est passé dans l'esprit du conseil du liouvernenient
prussien, nul ne peut le savoir, mais il y a eu là un clianiiement
de volonté bien évident. Le chancelier a-t-il vu là un indice de
faiblesse, la confirmation des paroles qu'il avait prononcées
devant 3L Favre, qu'un jour là populace de Paris interviendrait
et renverserait le Gouvernement de la Défense nationale? Je
n'en sais lien.
Voilà tout ce (pie je puis vous dire des rapports du 31 octobre
avec la situation diplomati(iue de la France.
M. Li: COMTE Uari'. — Toute l'Europe savait ù cette époque que la
Russie était intervenue auprès de la Prusse pour disposer cette puis-
sance à accorder l'armistice, qui devait nous permettre de réunir
une Assemblée. Nous l'avons su en province, mieux que vous à
Paris où vous étiez enfermés, mais vous l'avez su néanmoins. Je
tiens, sur ce point, à appeler votre attention. M. Thiers, si je ne me
tronqie, a dit dans sa circulaire du 9 novembre, que la Prusse incli-
nait à nous accorder l'armistice. Comment se lait-il que M. de
Hisniarctc, qui avait très bien accueilli ces premières ouvertures, qui
tt'moig-nait beaucoup de bonnes dispositions pour réaliser celte
parole, en quarante-buit heures ait complètement changé? Je ne
le sais pas, je vous le demande. Si ce n'est point révénement du
.31 octobre, comment expliquer ce changement?
>1. .ÎULES Ferry. — Évidemment, cela ne peut être que le
'M octolire.
M. LK r.oMTK Dart. — J'insiste sur ce point, parce que les Prus-
siens iiréteudent qu'ils voulaient une réunion de l'Assemblée. On
peut n'avoir pas grande foi dans ce qu'ils disent; mais M. de
iiisinarck a affirmé, dans les dépêches diplomatiques, qu'il avait
toujours voulu la convocation d'une Assemblée nationale.
Vous disiez tout à l'heure que révénement du 31 octobre avait
modifié les dispositions du grand chancelier, que M. de Bismarck
ne trouvait pas la Trance assez abattue alors, qu'il refusait l'ar-
mistice avec ravitaillement pour nous épuiser davantage, et que,
pour vous, le seul armistice possible était l'armistice avec ravitail-
lement. Cependant, il est avéré que, dans les premières ouvertures
de M. tie Bismarck avec M. Thiers, le ravitaillement était consenti.
M. de Bismarck avait intérêt à la réunion d'une Assemblée natio-
DEPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 163
nale ; il a déclaré danstoutes ses dépêches qu'il voulait cette réunion.
Il la voulait précisément à l'époque dont vous parlez. M. Tliiers Ta
dit et les documents le prouvent. Plus tard, il a changé d'opinion : il
n'a plus voulu de l'armistice avec ravitaillement, c'est certain. On a
peut-être fondé des espérances sur nos discordes après le 31 octobre.
C'est là, du moins, une explication assez naturelle.
M. Jules Ferry. — Oui, M. tle Bismai-civ a cédé, mais pas de
son plein gré. Il a cédé à l'Europe. Vis-à-vis de l'Europe,
comme vis-à-vis de M. Thiers, dans les premières négociations,
il a paru consentir à l'armislice avec ravitaillement, puisqu'il
discutait sur les quantités de vivres à faire entrer dans Paris.
El puis, il a changé du i^"" au 3 novembre.
Un membre. — Une question sur ce point. Vous devez savoir quels
étaient alors les approvisionnements de l^aris ; ils ont duré trois
mois après cette époque, ils auraient pu durer plus longtemps si on
avait commencé le rationnement plus tôt. Par conséquent, vous aviez
pour trois mois de vivres, et même pour quatre mois, en commen-
çant le rationnement ce jour-la. Il y avait un intérêt supérieur à
laisser de côté vos premières prétentions et à accepter l'armistice,
même sans ravitaillement, de façon à avoir une Assemblée natio-
nale qui vous déchargeât de toute responsabilité, et qui permît à la
France de faire ce qui lui aurait convenu.
M. Jules Ferry. — Il nous a paru que l'armistice sans ravi-
taillement, c'était le refus d'armistice, c'était l'impossibilité de
faire des élections, c'était l'absence d'engagement de la part de
la Prusse, et, par conséquent, les élections livrées à l'arbi-
traire de l'ennemi, de l'ennemi qui occupait vingt-trois dépar-
tements.
Le même membre. — Mais non, les élections ne se faisaient pas
sans armistice. La Prusse acceptait l'armistice sans ravitaillement,
et il y avait alors un intérêt supérieur à réunir une Assemblée
nationale.
M. Jules Ferry. — Notre impression, qui était celle de
M. Thiers, manifestée avec beaucoup de netteté dans sa circu-
laire du 9 novembre, c'était que la Prusse ne voulait pas
d'élections, ne voulait pas de la paix. Vous ne voulez pas
d'élections; eh bien! la guerre, la guerre à outrance !
Un membre. — M. Thiers n'était pas de cet avis. Saviez-vous quel
était à cette époque, le chiffre de vos approvisionnements ?
.ir,4 DISCOURS ET OPINIONS.
M. Jules Ferry. — Oui. ;i peu df chose près.
Le membre. — Vous saviez ulors (jue vous en aviez encore pour
trois mois?
M. Jules Ferry.— Non : nous ne pensions pas pouvoir aller
au delà du lo dècemltre. Et puis, nous avons découvert que
nous pouvions aller jusqu'au milieu de janvier, et, grâce à la
jji-ande économie qui était apportée à la consommation de
Paris, nous avons pu aller jusqu'à la fin de janvier.
M. DK HAi.NMivu.LK. — Si VOUS aviez commencé le ralionnement plus
tôt, vous auriez pu aller un mois de plus.
M. Jules Ferry. — C'est une très grande erreur.
M. itE ttAi.NNKViLLE. — Le rationnement a été mal mené; ainsi, au
début, Ton a donné du blé aux cbevaux.
M. Jules Ferry. — Nous avons su qu'en eiïet on avait
nourri certains chevaux avec du blé, et la raison en est très
simple, c'est que le blé coûtait meilleui' marché que l'avoine.
L'avoine était presque exclusivement aux mains des com-
pagnies de transport et du ministère de la Guerre. Mais, comme
à la fin nous avons mangé l'avoine des chevaux, au point de
vue de la durée de la résistance de Paris, le résultat a été le
même. J'ai d'ailleurs été toujours convaincu que l'abus qui
consistait à donner aux chevaux du blé ou du pain, — abus
impossihle à prévenir, — ne s'était produit que sur des quan-
tités tout à fait insignifiantes.
Notre impression a été, je le répète, celle-ci : nous nous trou-
vions en face d'un revirement inattendu; nous avions espéré,
grâce à l'intervention des puissances et aux négociations de
M. Thiers, obtenir la i-econnaissance de ce droit, qui appar-
tenait essentiellement à la nation française, de nommer une
Assemblée, mais de la nommer avec un armistice tel que le
i-econnaît le droit des gens, c'est-à-dire avec ravitaillement.
Puis, tout à coup, notre adversaire change de tactique, refuse
le ravitaillement. Nous avons vu là la preuve que la Prusse ne
voulait ni des élections, ni de la paix. Telle était aussi l'opinion
de M. Thiers. C'est donc une manœuvre, un acte de déloyauté,
une façon de rompre les négociations. Eh bien, aux armes, il
faut aller jusqu'à la fin et se battre à outrance. Comment faire
DÉPOSITION SUH LE 4 SEPTEMBKE. 465
(les élections avec les Prussiens occupant vingt-trois départe-
ments, sans que les hostilités soient suspendues! Cela n'était
pas possible.
Plusieurs mi'mhres. — Mais il y avait armistice : il y avait donc
cessation des liostilitcs !
M. Jules Ferry. — C'était sans exemple, un armistice sans
ravitaillement !
La preuve que nous voulions la i-éunion d'une Assemblée,
c est l'entrevue de Ferrières. Cette entrevue et la négociation
de M. Thiers n'avaient pas d'autre but. Ce n'est pas pour autre
cliose que M. Thiers était allé dans les cours principales de
l'Europe, à Londres, à Vienne, à Saint-Pétersbourg.
.M. Lie COMTE DE Rességiier. — Il est certain que la Délégation de
Tours voulait la réunion d'une Assemblée nationale, et je m'étonne
<[u'à Paris vous eussiez un avis aussi tranché sur l'impossibilité de
faire les élections en France, vous qui n'étiez pas en communication
avec la province, tandis que la Délégation de Tours, qui, elle, était
en communication exacte avec la province, persistait dans un avis
différent et voulait laisser la France maîtresse de ses destinées.
Assurément cela eût mieux valu et pour la guerre et pour la paix.
M. Jules Ferry. — Messieurs, après le 31 octobre et le
rejet de la négociation de M. Thiers, il ne nous a pas été pos-
sible de connaître ce désir de la France par aucun symptôme.
Un membre. — Mais avant?
M. Jules Ferry. — Avant, M. Thiers était à Saint-Péters-
l)Ourg, à Vienne, à Londres pour obtenir les élections avec
armistice, mais avec un armistice avec ravitaillement, et nous
avions reçu ii Ferrières l'accueil que vous savez.
M. Delsol. — La Délégation de Tours a voulu les élections, jusqu'à
l'arrivée de Gambetta.
M. LE l^RÉsiDENT. — Je demande à la Commission la permission de
lui adresser une observation : je crois que nous aurons l'occasion de
traiter plus tard toutes ces questions, non pas seulement entre
nous, mais h mesure que paraîtront d'autres membres du Gouverne-
ment du 4 septembre. Je crois donc qu'il ne faut pas demander
tout à M. Ferry. Il est évident que M, Ferry a eu sa part dans le
(lOuvernement : il vient de nous donner des éclaircissements, mais
je crois que nous ne pouvons pas lui demander compte de tout ce
qui s'est passé. Ainsi, sur le 31 octobre, sur la négociation entre-
[u'ise à Versailles par M. Thiers, etc., il y a encore certaines obscurités
30
466 DISCOURS ET OPINIONS.
(Jjins mon esprit; jo ne vous le cache pas. Mais ces obscurités, nous
ne pouiions les éclairer et obtenir des rensei^'nements précis que
lorS(iue nnus entendrons, par exemple, M. Jules Favre ; je crois qu'il
n'est pas lion do tro]) insister aujourd'hui sur ce point ; .M. Ferry ne
peut MOUS donner que ce qu'il sait. — Reste la question de ravitail-
lement sur laquelle M. Ferry reviendra quand il aura des jiièces qui
lui son! nécessaires.
M. .IuLKs Ferry. — Je voulais dire ceci pour en finir sur les
élt'clions, car il faut s'expliquer avec une entière bonne foi;
j'accepte la responsabilité de tout ce que j'ai fait. Eh bien, la
situation d'esprit du Gouvernement de Paris était assurément
impré,!2:née de l'esprit de la population. J'en conviens parfaite-
niriil : on n'était pas à Paris au même point de vue qu'à Tours
ou à Bordeaux. Il est certain que la Délégation de Tours ou de
Bordeaux, en communication intime et constante avec la
province, considérait comme possibles des élections, même
faili's sans armistice, ou avec un armistice sans i-avitaillement.
Quant à nous, l'état de notre esprit était absolument contraire.
11 n'entrait pas dans notre cerveau qu'on piit accepter de la
Prusse des élections faites sans armistice ou avec armistice
sans ravitaillement. Cela nous paraissait une humiliation, un
abaissement, et nous ne croyions pas la France assez malade
pour subir ce dernier outrage. Voilà pourquoi nous désirions
des élections avec armistice, mais un armistice avec ravitaille-
ment. Il nous paraissait que ce refus des conditions qui étaient
(hms toutes les traditions européennes, était un acte de
(h'dovauté, et nous ne voidions pas d'élections à ce prix. Voilà
notre état d'esprit ; c'était celui de la population de Paris tout
entier. Nous pensions qu'un Gouvernement qui se permettrait
de faii'c des élections avec un armistice sans ravitaillement, ce
(jui était une sorte de capitulation, serait un Gouvernement
pt'rdii.
M. 1)i;lsol. — Kn envoyant une délégation à Tours, le Gouverne-
Hitiil du 4 Seplend)re a voulu précisément laisser échapper une
partie du gouvernement à la pression des circonstances du siège, à
la i)ression de Paris. Kh bien, c'est en ce sens qu'il ne me semble
pas avoir été conséquent avec lui-même lorsqu'il a tranché, de
l'intérieur di' i*aris, une question de politique générale que la
Délégation de Tours me s(;mMail jilns en mesuir de trancher que
lui.
DÉPOSITIO.N SUR LE 4 SEPTEMBRE. 467
M. Jules Ferry. — Vous ne devez pas oublier que les
négociations étaient engagées depuis le mois de septembre.
L'entrevue de Ferrières avait éclioué, mais nous espérions
encore dans la négociation de M. Thiers, et nous fûmes ravis
de la voir si bien commencer, parce que ce que nous voulions,
c'était une assemblée nationale, à la seule condition qu'elle fût
élue librement. Mais, après l'écbec de cette négociation,
l'opinion que nous eûmes de la province ne nous vint plus que
par les dépêches de M.Gambetta. C'était à peu près le seul moyen
d'information dont nous jouissions. Eh bien, cette opinion,
c'était que la province elle-même avait été révoltée de l'attitude
prise par la Prusse et que personne ne parlait plus d'armistice.
Ainsi, je vais vous citer une dépêche, la première que nous
ayons reçue de Gambetta. Elle est datée du 16 novembre ; elle
ne nous est arrivée que le 24 ; elle va depuis le 31 octobre
jusqu'au seize novembre.
M. Antom\ F^efèvre-Pontalis. — Quel jour (iambetta avait-il
quille Paris"?
M. Jules Ferry. — Le 7 octobre.
Sa résolution avait été prise dès le 4, mais les vents n'étaient
pas favorables au départ du ballon tout préparé sur la place
Saint-Pierre.
Gambetta eût voulu partir beaucoup plus tôt.
Unmembre. — A cette époque, avait-il mission d"empêcher les
élections ?
M. Antonin Lefèyre-Pom.vlis. — Il avait un décret du Gouverne-
ment de Paris, qui les empêchait.
M. Jules Ferry. — Je crois qu'il est nécessaire de bien
s'entendre. Dire que nous avions envoyé Gambetta près de la
Délégation de Tours uniquement pour empêcher les élections,
n'est pas l'exacte vérité. Il y avait, en eft'et, un décret qui les
empêchait, mais la véritable mission de Gambetta, c'était
d'organiser la défense, et non uniquement de faire rapporter le
décret de la Délégation de Tours qui fixait les élections au
16 octobre.
Un membre. — Elles avaient été fixées d'abord au 2, puis ensuite
au 16 octobre ?
M. Jules Ferry. — C'est nous qui les avions fixées au 2.
■1(18 DISCCUHS KT (lIM.MONS.
iiiiiis. apirs rrclicc de la négociation de Forrièrcs, nous dûmes
les ajoiiinei-. .Nous no pouvions faire des élections avec un
aimisUee sans ravitaillement et nous dîmes : — Puisque la
Prusse nous met dans cette situation, nous la dénonçons à
l'Europe. La Prusse nous a dit qu'elle ne faisait pas la guerre
à la France, mais à une dynastie; la dynastie est déchue, et
cependant elle poui'suit la guerre : nous la dénonçons. Elle a dit
encore que, devant elle, ne se trouve plus un Gouvernement
constitué avec lequel elle puisse traiter. Nous voulons alors
faire des élections ; pour cela, il nous faut un armistice, et elle
nous le refuse. — Dans le rapport de l'entrevue de Ferrières,
rapport qui est certifié conforme à la vérité par M. de Bismarck
Iiii-méme, lors de la première conversation, le chancelier dit à
.M. Jules Favre : <( Des élections! une assemblée! je n'en veux
pas. Une assemblée élue maintenant serait belliqueuse : c'est
votre pays qui tient à faire la guerre au nôtre ; c'est une guerre
de races. » En réalité. M. de Bismarck ne voulait pas nous
accorder d'armistice et nous ne pouvions pas sans cela faire
des élections.
M. LE COMTE DE Rességcier. ■ — li est évident, qu'uii coutlil a exlslé
entre le Gouvernement de Paris et celui de Tours au sujet des élec-
tions. A partir dp la négociation de Ferrières, le Gouvernement de
Paris est parfaitement décidé à ne pas faire d'élections et il envoie
il la Délégation l'ordre de les ajourner. En elFet, le décret parait à
Tours le 24 septembre, en même temps que le récit de la négociation
de Ferrières. Mais se ravisant, quelques jours après, et cédant au
vœu iïénéi'iil de la P'rance, le Gouvernement de Tours, malgré les
oi'dres (pi'il a reçus de Paris, proclame de nouveau la nécessité des
élections ('1,1e 2 octobre, il convoque tes électeurs pour le 16. Paris
se décida alors à envoyer M. Garabetta pour enqiècher les élections.
M. Antomn Leeèvre-Pontalis. — La volonté de faire les élections
est permanente à Tours, tandis qu'àParison n'en veut à aucun prix.
M. .Jules Ferrv. — Ce n'est pas tout à fait exact. On a eu à
Tours, ainsi (jue je l'ai prouvé jiar les citations que je vous ai
faites, au même moment (ju'à Paris, la pensée que la situation
faite à la France par la négociation de Ferrières devait faire
ajourner les élections, et qu'il fallait prendre avant tout le fusil.
M. Antomn l.EEKVHi-l'ONTAi.is. — Je crois ([u'il y a cneur dans
votre esprit.
M. i.K COMTE iiE l^ESSÉGCiEn. — Je ic crois aussi.
\.'(>f'(i(iii du 2;! se[ttenibre, à Tours, |>ublii' le récit de la négocia-
DÉPOSITION SLR LE 4 SEPTEMBRE. 469
tion de Ferrières ; donc il était en communication avec le Gouverne-
ment de Paris, car il ne pouvait être informé que par lui. En même
temps que la Délégation qui faisait publier ce récit, elle ajournait
les élections. Il est lout naturel de supposer qu'elle ne les ajournait
(pie sur rinjonction qu'elle avait reçue du Gouvernement de Paris,
en même temps que la communication de Tentreviie de Ferrières.
.M. LE Présfdem. — C'est probable.
Il est évident que le Gouvernement de Tours cédait à l'injonction
que lui faisait le Gouvernement.
M. LE COMTE DE Rességiier. — Vous dites qu'immédiatement après
la négociation de Ferrières, le Gouvernement de Tours s'est décidé
à ajourner les élections. Il est à croire que celte décision n'a pas été
spontanée mais imposée.
M. Jules Feery. — Sur ce point, je fais des réserves.
M. LE COMTE DE Rességiier. — Le Gouvernement de Paris, cédant à
lintluence des clubs, ne veut pas d'Assemblée ; le Gouvernement de
Tours s'inspire du sentiment de la France : il veut que les élections
aient lieu le 16.
Paris insiste et Gambetta arrive pour faire prévaloir sa volonté.
En résumé, les deux. dates auxquelles devaient avoir lieu les
élections, le 2 octobre d'abord et le 16 ensuite, coïncident avec des
instructions venues de Paris pour empêcher ces élections.
M. Jules Feery. — Je crois qu'il n'y a pas eu d'instructions
à la première date ; il y en a eu seulement à la seconde.
M. LE PRÉsmENT. — Du reste, dans votre première déposition,
vous disiez que la dépêche de M. Grémieux avait été faite sans avoir
consulté Paris, qu'il avait pris sur lui le retrait de la convocation
électorale. Cela coïncide avec ce que vous dites.
M. de Rességuier a fait ressortir deux points. Il est évident que, le
24 septembre, et je le retrouve dans les notes que j'ai prises sur
votre première déposition, on était d'avis d'ajourner la convocation
des électeurs à Tours comme à Paris. C'est bien entendu.
M. Jules Ferey. — Et, je crois, par un concert spontané.
M. LE Président. — En même temps, je crois qu'il est bien établi
par votre déposition que, lorsque M. Crémieux a fait un décret qui
annonçait les élections pour le 16 octobre, la proclamation et le
décret avaient été faits sans consulter le Gouvernement de Paris.
M. Jules Feery. — Oui !
M. LE Président. — Par conséquent, le 24 septembre, pour
ajourner les élections, les Gouvernements de Paris et de Tours sont
d'accord, et au contraire, au commencement d'octobre, lorsque
M. Crémieux annonce les élections pour le 16, ils ne sont plus d'ac-
470 DISCULliS ET OPIMONS.
coriî. Paris est (Hoiiiié dappit-iuln! que M. Crémieux ail proclamé
les éleolious. C'est alors ((u'arrive M. Gambetta. Évidemment, les
eleclioiis, (|U! devaient avoir lieu dans toute la France, qui avaient
été procianu'es par le Gouvernement de Tours, se trouvent empêchées
par l'inlervention <le M. (iambelta. Voilà les faits qui résultiMit de
voire déposition, et il en i-ésulte éfialement que Paris, en ce moment,
était lout à fait opposé à la convocation électorale.
M. LK roMTF. D.uu . — L'opinion générale en province voulait les
élections; Paiis n'en voulait pas.
M. Jules Ferrv. — Nous (Hions dans le coûtant de la giiciTC
à oiitfaiice. Et tenez, puisque nous sommes ici pour faire notre
confession, je dirai ceci : c'est que nous avons commis la faute
de ne pas organiser assez tôt la délégation de province ; voilà
mon aveu. Le Gouvernement de Tours eût dû être formé dix,
quinze jours plus tôt; mais Paris était le poste du péril, et
personne ne voulait abandonner ce poste ; ce fut avec peine que
les délégués acceptèrent leur mission. Quand nous vîmes à
l'œuvre ces délégués — dont je suis loin de nier le dévouement
— nous nous dîmes : le Gouvernement de la Délégation de
Tours n'est pas assez fortement constitué, et c'est alors que
nous fîmes partir Gambetta. Nous avions confiance dans so"n
énergie, autant que dans la modération de son esprit. Ceux qui
ont connu M. Gambetta au Corps législatif, comprendront notre
confiance. M. Gambetta s'y était révélé comme un esprit très
sérieux, très modéré, et nous ne pouvions envoyer personne de
plus énergique, ni de plus capable de modération et de sagesse.
Pour achever mon récit, je vous demande la permission de
vous dire très brièvement la Un du siège, afin de vous montrer
quel était notre état d'esprit et aussi l'état d'esprit de la popu-
lation ]iarisienne, depuis le 31 octobre jusqu'au 28 janvier.
Il y aune réaction continuelle des nouvelles de la province
sur l'état de Paris, et de l'état de Paris sur la direction des
alTaires de province. Il y a un enchaînement qui justifie ce que
je vous disais dans ma première déposition : c'est qu'on n'a
jamais vu une série de fatalités si étroitement liées que celles
dont se compose le siège de Paris. Nous voici tout à fait inves-
tis : la garde nationale a en nous une grande confiance; les
premiers jours de novembre sont employés à la réorganisation
générale; puis le 15 novembre nous arrive la nouvelle de la
victoire de Goulmlers. Ce fut une joie immense ; on alla jusqu'à
DEPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 471
dire : voilà la France qui reprend sa supériorité militaire, c'est
une première victoire qui en annonce d'autres ; avons-nous
bien fait d'accepter la guerre à outrance? devons-nous nous
féliciter que M. de Bismarck ait refusé l'armistice ? Telle fut
rimpression de la population parisienne, et cette impression
est fortifiée par la dépêche de Gambetta du 16 novembre.
M. lePrksujeist. — M. le général Trochu ne parait pas avoir eu la
même confiance que vous dans les conséquences de la bataille de
Coulmiers.
M. Jules Ferry. — Oui ! mais, quant à nous, nous étions
enivrés de joie.
M. LE Président. — M. le général Trochu nous a dit que la
bataille de Coulmiers l'avait forcé à changer son plan de bataille;
quant à moi, j'avoue que j'aurais bien voulu que ces inconvénients
se renouvelassent souvent.
M. Jules Ferry. — Voilà cette bonne nouvelle, cette
dépêclie du 16 novembre qui nous arrive le 24. Gambetta nous
disait : «200,000 hommes sur la Loire, — 100, 000 hommes de
plus au 1""^ décembre, 200,000 mobilisés. Orléans fortement
tenu. )) — Les puissances européennes manifestent leurs
sympathies et leur surprise par les journaux, par les repré-
sentants des cours. — Etil ajoutait : « Sauf de rares exceptions,
on ne veut plus d'élections, ni d'armistice. Le refus de ravitail-
lement de Paris a été unanimement blâmé et attribué à
M. de Bismarck. On n'a voulu voir dans ce refus qu'un strata-
gème pour atïamer Paris et donner aux troupes prussiennes,
dégagées de Metz, le temps d'arriver et de faire échec à notre
armée de la Loire. »
Un membre. — Cette appréciation de l'opinion en province peut
être contestée.
M. Jules Ferry. — Voilà ce que nous en savions.
Un membre. — A quelle date receviez-vous ces dépêches ?
M. Jules Ferry. — Elles sont toutes dans le Journal officiel;
nous ne les cachions pas.
Un membre. — Avec des modifications, et vous faisiez bien.
M. Jules Ferry. — Nous les avons toutes publiées, sauf
472 DISCOUKS ET OPIMONS.
une dos (lornii'Tes, qui attaquait vivement le général Trochu.
Voilà les (lépèi'lies qui nous arrivaient de province.
Le général Trochu avait changé son plan et porta ses attaques
sur la Marne. Vous savez quelle a été la conséquence <les
cduiliats de Villiers-sur-Mai'ne. Les premières jouinées furent
un succès; au départ, le général Ducrot fit une proclamation
célèhre ; et, le premier jour, l'entrée en matière fut à la hauteur
(les espérances qu'il nous avait données ; la seconde journée
fut aussi très helle, les troupes couchèrent sur la position
conquise. Et par une sorte d'intuition, le même jour, à la même
heure où Paris tendait à sortir, l'armée de province combattait
[lour se I approcher.
Un membre. — Je vous demande pardon de vous interrompre ;
mais je vous ferai observer que l'armée de province avait reçu
i'oidre formel de marcher sur Paris; quand on connut la sortie du
f^rnéral Ducrot, on partit le lendemain sur un ordre de M. Gambetta
ou de son délégué, M. de Freycinet. Ce n'est donc pas une coïnci-
dence, mais un ordre qui faisait mai'clierles deux armées en même
temps.
M. Jules Fekry. — Je sais que la sortie devait avoir lieu le
29 novembre, qu'elle n'eut lieu que le 30, que l'on perdit
'i\ heures ; je ne sais pas quelle inlluence cela put avoir sur
l'armée de la Loire ; toujours est-il que l'armée de la Loire se
battait au moment même où nous opérions notre sortie sur la
Marne.
La mauvaise nouvelle de la reprise d'Orléans par les Alle-
mands nous fut donnée, comme vous le savez, par M. de Moltke.
Il y a encore là un trait du caractère et de l'esprit de la popu-
lation parisienne. Le 5 décembre, M. de Moltke envoyait au
général Trochu une note conçue à peu près en ces termes: Il vous
paraîtra peut-être utile de savoir que l'armée de la Loire a été
battue, et que la ville d'Orléans a été reprise ; si vous doutez de
ces nouvelles, vous pouvez les faire véritier. »
M. le général Trochu répondit à M. de Moltke qu'il le remer-
ciait de ses renseignements, mais qu'il ne croyait pas nécessaire
de les vérifier.
Ce lui un enthousiasme dans la population parisienne. C'est
bien de ce ton qu'il faut leur répondre, disait-on; d'ailleurs la
nouvelle n'est pas vraie, ce sont des menteurs. Ils n'ont pas
DÉPOSITION SUR LE i SEPTEMBRE. 473
vaincu à Orléans; nous avons peut-être reçu un petit échec,
mais il n'ont pu détruire l'armée de la Loire.
Le 16 elle 18 décembre arrivent de nouveaux pigeons qui
nous apportent les dépèches du 5 et du 11. Gambelta nous
raconte ainsi les événements de la Loire :
(( Les choses sont moins graves que ne le disent les Prussiens ;
on a divisé l'armée, après l'évacuation d'Orléans, en deux
armées: Chanzy et Bourhaki, — Faidherbe opère au nord, —
l'armée, malgré sa retraite, est intacte et n'a besoin que de
quelques jours de repos. »
Le lendemain, arrive un autre pigeon porteur d'une dépêche
qui s'étend sur la retraite du général Chanzy, et dit, « l'armée
de la Loire est loin d'être anéantie. — Faidherbe a i-epris
La Fère, — nous n'avons pas de nouvelles de vous depuis plus
de 8 jours, ni par les Prussiens, ni par les étrangers : nous
sommes fort inquiets de votre sort.
« Le mouvement de retraite des Prussiens s'est accentué, ils
paraissent las de la guerre, — pertes énormes, — ravitaillement
difficile. — Si nous pouvons durer, nous triompherons. — Le
Gouvernement de la Défense nationale est partout obéi et
respecté.» C'est alors qu'eut lieu la tentative de sortie vers le
Nord, sur la foi de ces affirmations venues de la province.
Vous connaissez la journée du 21 décembre. Le général Trochu
fit sortir jusqu'à cent bataillons dans la plaine de Saint-Denis:
le Bourget devait être enlevé d'abord par un coup de surprise,
il ne le fut pas ; le corps d'armée de l'aile droite n'arriva pas à
temps, bref ce fut une déploral)le journée; on rentra dans les
lignes au milieu de la consternation générale ; ajoutez a
cela un froid des plus violents, et, pendant la nuit, de nombreux
cas de congélation. C'est à ce moment, messieurs, qu'on entendit
pour la première fois ce ci'i de « vive la paix ! » poussé par nos
soldats grelottants, mécontents surtout de l'échec qu'ils venaient
de subir.
A cette date du 21 décembre, commence la plus cruelle
période de nos épreuves. A partir du 21 décembre, le pi-estige
(lu gouvernement militaire était tombé, et la population de
Paris lui devenait très hostile. On disait bien qu'on allait
recommencer les opérations, et que la gelée seule empêchait de
poui'suivre le travail des tranchées : la population n'avait plus
471 DISCOUliS ET oriMUiNS.
conliancc. En mômn temps, !<• bomljardcment dos forts coni-
iiieiice; le pain noir, la diminution des subsistances, le froid
intense qu'on ne peut combattre faute de combustible, tous les
nialliciirs fondent sur nous à la fois. Nous avons bien des
ad\fi-saires, bien des ennemis, mais les plus cruels doivent se
tenii' pour satisfaits, car nous avons été condamnés à un épou-
vantablt' supplice; le supplice de tout savoir et de ne pouvoir
lien dire: d"(Hre seuls à savoir l'heure où les vivres manque-
raient, où la famine commencerait, au milieu d'une population
qui ignorait tout et ne soupçonnait rien, ([ui comptait sur nous,
et qui ne calculait pas quau commencement du siège, nous lui
avions annoncé deux mois de vivres, et qu'il y en avait depuis
lors quatre d'écoulés !
De plus, nous recevions des nouvelles de province qui annon-
çaient des échecs et qui annonçaient aussi des succès, car s'il
était certain que l'armée du général Chanzy était en retraite et
repoussée jusque sous les murs de Laval, d'un autre côté, on
nous afiirmaitque, dans l'Est, le général Bourbaki pouvait tout
sauver, ce qui nous dédommageait de la défaite de Chanzy.
Le 31 décembre, nous réunîmes un conseil de guerre. Je crois
que je i)0urrai vous communiquer le procès-verbal de ce
conseil, car il a été gardé par un secrétaire du Gouvernement.
Ce conseil de guerre fut tenu à l'hôtel du gouverneur, en
conséquence de l'échec du 21. Ce conseil de guerre, qui témoi-
gnait de l'ari'aijjlissement de notre conliance dans le gouverne-
ment militaire, était composé des trois généraux commandant
les corps d'armée, les généraux Vinoy. Ducrot et l'amiral La
Roncière le Noury, deux généraux d'artillerie et du génie, les
généraux Guyot et Chabaud-La-Tour, et de quatre division-
naires. C'était à peu près tout. Je mettrai sous vos yeux le
procès-verbal ; par conséquent je n'insiste pas, je le résume
seulement. On demanda : y a-t-il quelque espérance de percer
les lignes? les militaires répondirent : non! Les lignes prus-
siennes sont constituées de telle sorte, et nos moyens d'action
sont tellement allaiblis que nous ne pouvons percer les lignes.
— Faut-il })our cela mettre bas les armes, et croyez-vous que le
siège de Paris puisse se terminer de cette façon? Sur ce second
point, la réponse des militaires fut négative. Ils croyaient devoir
à l'honneur de rarnn''e française un dernier etTort. Il fallait
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 475
que, dans cet etfort suprême, on associai la garde nationale et
l'armée : ce serait le couronnement de cette noble et longue
résistance !
De cette délibération est sortie TafTaire de Buzenval.
Bien que le général Troclm eût proposé une action autrement
audacieuse : il voulait, lui, marcher sur Gbâtillon même, et
donner l'assaut à ces terribles pièces de siège qui couvraient
de leur feu le faubourg Saint-Germain...
Mais ce plan n'eut qu'une voix dans le Conseil de guerre.
L'alïaire du 19 janvier fut décidée; elle ne fut définitivement
fixée que lorsque de nouvelles dépêches — ce furent les der-
nières — nous eurent rendu quelque lueur d'espoir.
La dépêche du 9 janvier est une des dernières que nous
reçûmes de Gambetta ; elle arriva en même temps qu'une
dépêche de Vagence Havas : nous l'avons, comme toutes les
autres, fait connaître au public. L'allaissement de la population
était tel qu'on n'aurait pu obtenir de la garde nationale ni de
l'armée le moindre etïort, sans la pensée d'un secours arrivant
de la province.
La dépêche de Gambetta ne nous arriva que le 9 janvier,
mais elle portait la date du 23 décembre, et elle élait expédiée
de Lyon. Voici comment Gambetta expliquait la silualion :
« Démoralisation et lassitude chez les Prussiens. Belfort
« approvisionné pour huit mois. Toute la ligne bien gardée de
« Montbéliard à Dôle, de Dôle à Autun, le Morvan et le Niver-
« nais jusqu'à Bourges. »
« Excellente situation de Bourbaki; manœuvre dont on
« attend les meilleurs résultats. »
Le général Trochu a déclaré que ce plan, entre les mains df
Bourbaki, était bon, mais qu'il venait un peu tard.
La dépêche ajoute :
'( Chanzy a fait lâcher prise aux Prussiens. 11 refait ses
troupes, et va reprendre l'offensive.
« Le Havre est dégagé; Rouen abandonné, après avoir été
pillé. Les gardes nationaux mobilisés deviennent, au feu, d'excel-
lents soldats. Le pays est, comme nous, résolu à la lutte à
outrance. »
M. LE Pri-side.nt. — On ne peut pas mentir plus complètement
r.G DISCOUHS ET OPINIONS.
(assonlinienf^; non seulfriicnt ineiitii-, mais liDiiiper. C'est le
coniraiiv de la vérité.
M. Jules Ferry. — Peu <le jours apivs, un pi-ieon nous
appoi'lait la (h'-pèche du .urnéral Faidlioi'be. (pii avait pagné la
bataille de Bapaume : c'était un vrai succès.
Le même pigeon apportait une dépêche //nvas encore plus
rxplicile. Elle annonçait d'abord la victoire de Faidliei'be à
Pout-Noyellcs. elle insistait beaucoup sur le combat de Nuits,
où Garibaldi avait mis en déroule les Prussiens. La dépèche
Haras insistait aussi sur l'alTaiblissement des Allemands : « Ils
« ont |)erdu 300 UUU hommes depuis leur entrée en France; ils
« ont 100 000 malades. — GOO 000 hommes tournent toutes les
« sorties de Belfort. »
Le 10, arrivait une autre dépêche de Gambetta, datée du 3.
« La pivmiére armée de la Loire portée vers l'Est, sous
« Bourbaki; 150 000 hommes en tout. — Alîaire de Nuits. —
« Dijon évacué par les Prussiens le 27 décembre. — Nous mar-
« chons sur Vesoul, ce qui pourrait bien débloquer Belfort. —
« Chanzy est bien au Mans. — Les Piaissiens n'osent franchir
« la Loire, et ont évacué la vallée du Loiret. — Nos bonnes
« chances augmentent tous les jours. — Les Prussiens ont
« perdu 500 000 hommes. — Lyon est bien. »
Voici enfin une dépêche de M. de Chaudordy. du 14 janvier.
Nous avions pris l'habitude de considérer 3L de Chaudordy
(•(uiime un homme très grave, très réservé, qui mettait dans ses
inrornialions moins d'enthousiasme que M. Gambetta.
M. de Chaudordy nous avait écrit, le 14 janvier :
« Chanzy a per(hi la bataille (hi Mans : 10 000 prisonniers;
12 canons : })as découragés. Boui-haki vaimpieur à Villersexel.»
M. i.K PitKSiDENT. — Les (Iciix iHMivêlles tHaiiMil vraies.
M. Jules Ferry. — Voilà, uu^'ssieurs, sous ([uelle impression
se trouvait le Gouveinemenl de la Défense nationale quand il
décida la sortie de Buzenval. L'élan fut très beau; malheureu-
sement, comme on vous l'a expliqué, des troupes aussi jeunes,
aussi inexpérimentées, ne sont pas capables d'un élan de
longue durée. L'action, qui avait été glorieuse au commence-
ment, linit par une retraite; à la nuil tombante, on hlcha pied
devant les canons allemands, et Ion abandonna les positions.
DÉPOSITION SUK LE 4 SEPTEMBHi:. 177
Le mécontentement qui avait éclaté à Paris après l'évacuation
(lu plateau d'Avron, se reproduisit alors avec une telle intensité,
que le commandement ne put plus rester entre les mains du
général Trochu; le Gouvernement fut obligé de lui demander
sa démission dans la nuit du 21 janvier. Mais, je tiens à le dire,
dans ces circonstances si douloureuses pour lui, il tint une
conduite pleine de noblesse; il fut admirable vis-à-vis des
maires qu'il avait lui-même convoqués, pour leur exposer l'état
des choses. Il fut admirable dans le conseil : il offrit sa démis-
sion de Gouverneur de Paris, et consentit à rester président
du Gouvernement. Le général Vinoy fut nommé général en
chef à sa place.
Le mouvement que nous avions prévu était inévitable. 11
éclata; mais sa pi-éparation remonte à. une époque antérieure
au 22 janvier. Quant à moi, je n'oublierai jamais cette malheu-
reuse journée. Je m'étais rendu auprès du Gouvernement,
réuni en conseil au ministère de l'intérieur. Je voulais ouvrir
les yeux à quelques membres du Gouvernement qui conser-
vaient encore des illusions sur les approvisionnements, et j'avais
amené avec moi le directeur de la caisse de la boulangerie,
l'honorable M. Pelletier. Pendant que mon chef de service
était là, exposant les chiffres et les quantités, je reçois la nou-
velle qu'on menace d'attaquer l'Hôtel de Ville. En effet, le
201"= bataillon de la barrière d'Italie était sur la place de l'Hôtel-
de-'Ville, et, queh]ues instants après, il ouvrait le feu. J'avais
donné, en partant, des ordres formels : on devait prévenir tout
conflit, tenir les troupes exactement renfermées dans l'intérieur
de l'édifice, et nos défenseurs prêts à tout, mais bien cachés
dans les embrasures.
Notre loyauté était si grande, (ju'un de nos officiers, le com-
mandant des mobiles, M. de Legge, un de nos collègues, était,
au moment des pi"emiers coups de feu, entre la grille et le bâti-
ment, seul avecM. Vabre, colonel commandant l'Hôtel de Ville,
et un adjudant, l'adjudant Bernard. Ce dernier eut le bras fra-
cassé; M. Vabre n'échappa à la mort qu'en se plaçant derrière
la guérite qui porta longtemps les traces des balles. La porte
ayant été refermée devant eux, ils reçurent des décharges ter-
ribles pendant plusieurs minutes.
C'est alors que les gardes mobiles, sans attendre aucun com-
478 DISCOUHS ET OPINIONS.
niaïKlriiit'iii, liivifiil sur Ifs a.uipsscurs, oi en un clin-iru'il la
])lart' d." l'Hùlfl-dr-Villc lui balayée.
Depuis ce moment jusqu'au 18 mars, on ne vit plus un chat,
passez-moi cotte expression, sur la place de l'Hôtel-de-Ville;
(»n n'y lencontra plus aucune espèce de manifestation. Môme
le 18 mars, ce n'est qu'à la nuit close que les "i^rdes nationaux
insurgés se .^lissèrent le long des murs, de l'autre côté de la
place, (le façon à se tenir à distance respectueuse de cet édifice
d'où leur était venue, deux mois auparavant, une si juste cor-
rection.
Voilà en gros ralVaire du 22 janvier.
Le 22 janvier était un dimanche. Dès le 23, le lundi, M. Jules
Favre était allé, dans le plus grand .secret, aux avant-postes
pi'ussiens. chez le comte de Bismarck. L'armistice fut signé
le 28. Or, voici quelle était la situation de nos vivres le
27 janvier.
Le 27 janvier, il nous restait 42000 quintaux de blé, d'avoine
et de son,((ui constituaient 3o000 quintaux de farine panifiahle,
à cause du rendement inférieur de l'avoine. La guerre avait
12 OUI) quintaux de riz et 20 000 quintaux d'avoine.
La consommation a été l'éduite, grâce à la bonne administra-
tion des subsistances, que je me propose de vous démontrer
dans une autre séance; la consommation, dis-je, avait été
réduite, depuis le 18 janvier, à 3300 quintaux par jour. Sur ce
pied, nous avions devant nous sept jours de pain, peut-être un
jour de plus chez le boulanger, et peut-être aussi trois ou quatre
jours chez les détenteurs de blé. Bref, nous pouvions compter
sur environ dix jours de vivres, dix ou onze jours. Mettez
douze, parce que, dans une ville comme Paris, les ressources
olVrent toujours un certain imprévu.
On pouvait donc compter sur dix ou douze jours de pain. 11
y avait cependant une circonstance inquiétante, c'est que nos
moulins ne fabri(iuaient notre farine (|u'au jour le jour, et en
quantités nécessaires seulement pour la subsistance du jour;
de soi'le (pfil suffisait d'un obus prussien, tombant sur les
moulins de l'usine Cail, pour alfamei' une population de 2 mil-
lions d'âmes, ayant encore des subsistances pour quelques
jours.
Ouant à la viande, il restait encore 33 000 chevaux dans Paris,
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 479
y compris les chevaux de la guerre, sur lOOOUU chevaux entrés
dans Paris en septembre.
Sur ces 33000 chevaux, même en consommant ceux de la
guerre, on n'en pouvait compter que 22000 pour la subsis-
tance, parce que Paris ne peut pas se passer de chevaux plus
que de pain, ne fût-ce que pour le service des farines qu'il
fallait transporter tous les jours des moulins chez les bou-
langers.
On consommait à Paris GoO chevaux par jour, en comptant
l'armée et la population civile ; ce qui mettait la ration de
viande à 2o ou 30 grammes par jour. C'est avec cela que Paris
vivait depuis le 25 décembre, et, depuis dix jours, la ration de
pain n'était que de 300 grammes.
Nous comptions donc que dans dix jours, c'est-à-dire quand
il n'y aurait plus de pain, on aurait mangé 6500 chevaux.
Nous avions une réserve de 3 000 vaches, que nous gardions
pour les malades et les petits enfants. On aurait pu les manger;
mais, comme il n'y avait plus de pain, il aurait fallu ïuer
encore 3000 chevaux. Nous aurions pu, de cette façon, fournir
pendant une semaine encore à l'alimentation de Paris.
Voilà, messieurs, l'exposé lidèle des faibles ressources (jui
nous restaient; ce triste tableau, chacun pouvait le commenter
avec ses souffrances personnelles, et, cependant, la nouvelle
de la capitulation fut acceptée, fut subie par la population avec
un profond chagrin et une grande déception, la plus grande
qui ait pu jamais frapper l'esprit d'un peuple.
Nous avons dû, dans ces conditions, capituler, dans le même
moment où nous apprenions les derniers revers de Chanzy,
linsuccès de l'armée du Nord, la défaite et la mort de Bourbaki.
Un membre. — Il n'est pas mort.
M. Jules Ferry. —La nouvelle de sa mort a couru, et on y
a cru.
Vous voyez, messieurs, dans quelles extrémités terribles les
négociations furent entamées; c'est au moment où toutes
les ressources du pays étaient épuisées, où la France ne
pouvait plus rien, où l'elfort suprême de Paris coïncidait
avec l'etTort suprême de la province. Nous croyons que cette
coïncidence, dans laquelle notre persistance, je pourrais dire
jSO ItISCOUliS 1:T (ll'INKiNS.
iKitro. sagesse, est enli-ée i)Our (luehjue cliose, restera dans
riiisloire comme une complète justification de notre rôle, (jui
a cU'' lerril)le pendant les (rois dei-niers mois, au milieu dune
villf assiégée dans des condilions inouïes jiisqu'aloi'S.
Kn résumé, nous avons cru devoir tenir et nous avons Icmi
iiis(|irau moment où il a élé certain qu'il n'y avait plus rien à
l'airt' pour la délciise.
[Si'divc (lit 21 juin iSTt.)
M. LE PRKsn)E.\T. — Nous allons vous entendre sur les (jueslious (pii
vous restent à traiter.
.M. Jules FEiiuy. — Je voudrais vous parler rapidement,
|)0ur ne pas abuser de voire bienvcillanlc attention, de l'admi-
nistration civile pendant le siège.
Nous avons, sur ce terrain, rencontré des adversaires dilïé-
rents de ceux que nous rencontrons sur le terrain politique.
Ceux.-ci nous accusaient d'avoir trop pi'olongé la résislance.
Une portion de l'opinion pul)li((ue nous a accusés, au conti-airr.
au point de vue de raménagomenl des subsistances, de n'avoir
[las fait tout ce (|u'il fallait pour faire durei- la résistance aussi
longteuq)s (pi'elle devait durer. On nous reprochait, dans les
déparP'uienls, d'avoir tenu trop longtemps. A Paris, on nous a
fait le ie[troclie contraire. Je crois que, sur le terrain de ramé-
nagement des subsistances et de l'administration civile de la
Ville de Paris, nous avons rempli notre devoir, qui était celui
de toute place assiégée : tenir jusiju'à la dernièro bouchée de
pain.
Nous n'avons jamais compris autrement la situation de Paris,
et si nous n'avons pas alisolument conformé toute notre poli-
tique à ce programme, en ce sens qu'on peut dire qu'à ce point
de vue, il eût été rationnel de ne laisser dans Paris qu'un
gouverneur militaire et d'envoyer le Gouvernement en province,
c'est qu'il est impossible de traiter une ville de deux millions
d'àmes, (pii imlerme joules les passions, tous les éléments de
désordre que renferme Paris, romnu' une place ordinaire. Pour
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 481.
maintenir clans le devoir de la défense la population parisienne,
ce n'était pas trop d'un certain nombre d'hommes politiques
connus d'elle, ayant une cei-taine action sur elle, à côté d'un
général. Un chef militaire eût été dans l'impossibilité d'accom-
plir cette tâche, les troupes dont il disposait étaient trop jeunes.
Vous l'avez vu, d'ailleurs, toutes les difficultés de ce siège se
sont dénouées par l'intervention de la garde nationale.
Voici des chitTres qui prouvent que, quant aux subsistances,
nous avons, je ne dirai pas fait un miracle, mais résolu un pro-
blème qui paraissait insoluble. Quand nous nous sommes trou-
vés en face des ressources de Paris, au mois de septembre 1870,
un premier coup d'ceil nous révéla qu'il y avait pour deux
mois de vivres. Vous trouverez à VOfficiel du mois de sep-
tembre, postérieurement à l'investissement, une note du
ministre du Commerce qui annonçait à la population de Paris,
comme une bonne nouvelle, qu'il y avait pour deux mois de
vivres. Nous avons, par économie et par industrie, vécu quatre
mois et demi. Je crois qu'il y a quelque éloquence dans le rap-
prochement de ces deux chiffres : cette espérance de deux
mois, cette réalité de quatre mois et demi.
Celte ditïérence s'explique par diverses circonstances. J'ai là
le procès-verbal du conseil municipal retrouvé, par hasard,
dans un dossier. Au mois d'août, on se posait cette question :
Paris est exposé k un investissement, combien faut-il acheter
de vivres, emmagasiner de provisions? Le conseil municipal
délibéra et déclara qu'il fallait pour un mois de vivres. On ne
prévoyait pas que le siège de Paris put dépasser cette durée.
La Ville de Paris acheta, en elfet. 210000 quintaux métriques
de farine, qui représentaient, à i-aison d'une consommation
moyenne de 7000 quintaux par jour, des vivres pour trente
jours.
Fort heureusement, d'autres ressources furent accumulées,
par la force même des choses et des événements.
Beaucoup d'approvisionnements, préparés pour les armées,
refluèrent sur Paris. L'administration de la guerre se trouva
posséder des richesses considérables ; elle put nous céder, en
différentes fois, plus de ooOOO quintaux. Il se trouva aussi que,
pour les besoins militaires, l'État avait acheté M8 000 cjuintaux,
destinés aux armées qui restèrent dans Paris.
31
.jgo DISCOUnS ET OI'IMONS.
Un do nos prcTniors soins, on arrivanl au GoiivernomonI, fut
(le rt'quisilionnor lont co qiril y avait à Paris en farines La
rùalisalion de ces réquisilions nous donna 108 000 quintaux.
Enlin, et ce fut là la grande ressource et le secret de la pro-
loniration de la défense ; dans les jours qui s'écoulèrent entre
le 4 septembre et l'investissement, les cultivateurs de la ban-
lieue, auxquels la Ville de Paris donna asile généreusement,
leur ôllVanl le logis et le vivre, lui apportèrent, en échange,
une quantité considéralde de blés, d'avoines, d'orges, de seigles,
représentant 282000 quintaux de farine paniliable.
Il \ eut, c'est une des choses intéressantes que nous avons
faites, un elVort considérable pour arriver à moudre dans Paris
une quantité de farines, dont il n'y a pas d'autres exemples.
Nous étions arrivés, dans les derniers mois du siège, à moudre
jour par jour ce qui était nécessaire à l'alimentation de la
population. Il avait fallu pour cela établii- des moulins dans
toutes les gares de chemins de fer. Les Compagnies nous ont
prêté, avec un remarquable dévouement, un très puissant
concours. Cela ne suflisait pas encore, et lorsque je pris la
direction de la mairie, au 14 novembre, je fus dans la nécessité
de commander des moulins beaucoup plus faciles à construire,
les moulins Falker, dont on avait dit beaucoup de mal, et dont
on avait commencé, puis abandonné la construction au com-
mencement du siège. Le conseil municipal en avait délibéré,
les hommes spéciaux, les meuniers avaient dit qu'on ne pouvait
i-ien faire de ces petits moulins, qu'ils donnaient une mauvaise
fai-ine, que jamais la population de Paris ne voudrait manger
de ce pain-là. Ces moulins nous sauvèrent. Sans les 300 paires
de meules que M. Cail construisit dans l'espace d'un mois. —
œuvre qui lui fait beaucoup d'honneur, mais où il a perdu la
santé et la vie, — la situation de Paris eût été terrible; la
population serait morte de faim sur des blés non moulus.
Voilà comment la quantité de farines propres à la panilication
put s'élever de la consommation de deux mois à celle de quatre
mois et demi.
Onant à Torganismc grâce auquel cette quantité de subsistances
fiit^ aménagée, le voici : au sommet, il y avait une Commission
des subsisfauces, dans laquelle liguraicnt plusieurs membres
du Gouvernement; M. Jules Simon la présidait; nous y avions
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 483
fait entrer des hommes spéciaux, notamment riionorablc et
habile directeur du chemin de fer de l'Est, M. Sauvage. La Ville et
l'État faisaient la distribution des deux matières essentielles de
l'alimentation ; le pain et la viande. La viande était distribuée
pai' le Ministère du Commerce qui, ayant fait l'acquisition des
bestiaux amenés dans Paris poui- le ravitaillement, se trouvait
tout porté pour délivrer la viande aux mairies. L'administration
de l'Hôtel de Ville n'a jamais eu aucune part dans celte distri-
bution; les maires seuls en étaient chargés; le Ministère du
Commerce leur livrait directement; eux seuls étaient en mesure
d'organiser, tant bien que mal, car ces choses s'organisent
toujours mal, quoi qu'on fasse, la distribution de la viande à une
si énorme masse de population.
La Ville de Paris fit la distribution des farines par l'intermé-
diaire de la caisse de la boulangerie, qui s'est trouvée dépositaire
de toutes les farines délivrées aux boulangers, et quia distribué
787,000 quintaux métriques.
Pendant le siège, et même depuis, nous avons eu à nous
défendre contre une utopie qui a couru dans les milieux les
plus divers. On nous disait : Le vrai procédé pour nourrir une
population en temps de siège, c'est de faire masse de tout ce
qui existe de substances alimentaires et de les partager au
prorata, et si vous aviez opéré de celte façon, vous auriez
réalisé une sérieuse économie et prolongé la durée de la
résistance.
C'est là, en elïet, le rationnement qu'on peut pratiquer à
l'égard d'une population armée, disciplinée et peu noml)reuse :
c'est le rationnement militaire; mais je le tiens, appliqué à une
population civile, à un peuple de deux millions d'âmes, pour la
plus immense chimère que l'on puisse imaginer. Nous avons eu
à lutter contre cette folie. C'était un des grands griefs du parti
démagogique contre le Gouvernement de la Défense nationale.
Le rêve de ce parti était de faire un universel emmagasinage et
d'appeler tout le monde à la gamelle patriotique. Son rêve
était .surtout d'entrer dans toutes les maisons, de saisir toutes
les provisions. Ce qu'il y a eu là d'erreurs, de fantaisies dans
les imaginations populaires, est incroyable. On se figurait que
les riches avaient amassé des quantités de charcuterie, et
c'étaient à chaque instant des querelles dans la presse contre
LSI niSCOl'HS KT (HMMONS.
cerlains maires on adjoints, à (|iii *>ii disait : « Vous devriez
faire des peniuisitions, loul requriii-, tout partager. » Nous
avions à résislei- à ce mouvemeiil, à ces absurdités qu'on vou-
lait nous imposer. Xous avions déjà beaucoup do peine à
dislrihuer, tant )»ien (|ue mal, et phitôt uial (|ii(' i)i*'n, la viande
et la farine. Quant à la cliarcuterie. à lépiceii»'. le commerce
de détail est évidemment un disli'ibuteur bien supérieur à
rÉlat, qui ne sera jamais que i'or.uane diin communisme
.«rrossier. orjiaii»' iiiqiuissant et sans précision. Nous n'avons
jamais voulu touclirr à co commerce de détail, et je crois que
les soiiIVrances de la population de Paiis eussent été incompa-
rablement plus cruelles si nous étions entrés dans la voie de
l'accapai-ement, de la répartition universelle.
Nous avons exercé le droit de réquisition sur l'alimentation
fondamental»' de la population, sur la farine. Nous n'avons,
sans doute, pas i-etrouvé tout ce que nous avions réquisitionné.
Il ne fallait pas songer à emmagasiner dans des magasins publics
les quantités immenses de farines, de l)lés, que contenaient les
magasins i)rivés. Seulement les propriétaires de ces blés et
farines rn étaient constitués dépositaires responsables. Nous
n'avons néanmoins pas tout retrouvé, mais il ne faut pas en
conclure, comme on l'a souvent répété, qu'on ait gàclié une
quantité notable d'aliments pendant le siège de Paris. Il y a
encore là une erreur populaire. On a souvent dit : la pi-euve
qu'on en a gàcbé, c'est ([u'on a donné du pain, du blé aux
chevaux. Quand cet abus ma été signalé, je me suis adressé
aux umii-es, et je leur ai prescrit de faire des enquêtes. Mais
on ne citait presque jamais de faits précis. Il a pu y avoir quel-
(|ues exemples de pain donné aux chevaux, mais je crois que
ce pain ne venait pas de la population civile et ne pouvait
provenir que des rations militaires, etîectivement trop élevées.
Le soldat ]-ecevait 750 grammes de pain; il ne les mangeait pas,
et, de ce côté, il a pu se rencontrer des détom-nements de pain
de la nourriture humaine à la noui'riture animale.
Une observation très simple i-épond d'ailleurs à cette critique.
Si l'onadonné auxchevaux une certaine quantité île blé, — que
je crois très petite, — parce que le blé était moins cher qm
l'avoine, on adonné de l'avoine aux hommes, de sorte qu'il n y
a eu aucune déperdition de l'alimentation totale.
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 485
On parle de noiiiTiture gâchée dans une ville qui croyait avoir
pour deux mois de vivi-es et qui s'en est trouvé pour quatre
mois et demi! C'est une façon de gâcher qui mérite des éloges.
J'ai conservé un très curieux tableau que je me suis fait
donner à la lin du siège. Ce tableau, dressé par la caisse de la
boulangerie, indique jour par jour les quantités de farine livrées
aux boulangers pour les besoins de la population. Le résultat
de ce tableau est celui-ci :
La consommation moyenne de la Ville de Paris 'en farine est
au moins de 7. OOU quintaux; et encore c'est celle do la Ville
sans le surcroît de population amenée par le siège, c'est-à-dire
avec 1,7U0 ou 1,800,000 habitants, au lieu de 2 millions. Eh
bien, cette consommation de 7.000 quintaux par jour, minimum
insuflisant pour les besoins normaux d'une population de deux
millions d'âmes, a été réduite par la bonne administration, par
un lion aménagement, à une moyenne de 6,368 quintaux par
jour. De sorte que Paris a été, du commencement à la tin,
soumis, sans s'en douter, à un véritable rationnement.
Ce rationnement nous a valu beaucoup de plaintes et de
récriminations, et il ne se passait pas de jour où les gémisse-
ments des boulangers, qui n'avaient pas toute la farine sur
laquelle ils comptaient, ne se fissent jour dans les journaux.
Vous entendiez dire : Comme l'Hôtel de Ville administre mal !
les boulangers n'ont pas assez de farine : ils se plaignent!
Pnous savions bien qu'ils n'avaient pas assez de farine, mais
ne voulant pas, par les raisons que je disais, et ne pouvant pas
établir un rationnement proprement dit, nous exercions une
lU'cssion sur les boulangers, nous n'ouvrions le robinet qu'avec
luic grande parcimonie pour ménagei- nos précieuses subsis-
tances; et nous avons réussi, puisque nous étions arrivés à une
moyenne de 6,360 quintaux qui ne dépassait que de 500 quin-
taux le rationnement etïectif que nous avons dû établir dans les
derniers temps du siège. Savez-vous ce que cela fait de pain ?
De 810 à 820,000 kilogrammes, ce qui n'est pas beaucoup pour
2 milhons d'habitants.
On nous a dit encore, et cette objection à l'égard du ration-
nement a été faite par l'honorable M. de Rainneville
M. DK Rainneville. — Je ne veux pas que vous vous mépreniez sur
la portée de mon observation. Elle tendait seulement à ceci : com-
486 DISCOURS Kï OPINIONS.
mont, puisque vous aviez jiour quatre mois et demi de vivres, avez-
voiis pu faire votre compte de façon à croire que vous en aviez seule-
ment pour deux mois ? Si vous aviez su en avoir pour quatre mois
et demi, peut-être auriez-vous accepté l'armistice proposé sans ravi-
taillement. Je rends du reste justice à l'administration de la Ville de
Paris; j'y étais et je reconnais que vous avez fait ce qu'il était
possible de faire pour les dis! lilmtions de vivres dans l'état de trouble
où était la Ville.
M. Jules Ferry. — Ces choses se font toujours mal.
JNMais content qm; la question eût été posée parce qu'elle me
t'appelait un reproclie qui a été formulé île tous les côtés et
que j"ai les moyens d'y répondre de la manière la plus
satisfaisante.
Un membre. — Savez-vous si la consonimation militaire est com-
prise dans les 7 000 quintaux.
M. Jt'LKS Ferry. — Elle n"y est pas comprise.
Le mcmemcmbrr. — Par conséquent, tous les cbiifres que vous nous
donnez se rapportent à la population civile.
M. Jules Ferry. — Oui, — cependant l'armée mangeait bien
un peu sur cette quantité; il arrivait d(!s mobiles qui achetaient
en arrivant du pain chez les boulangers.
In iiionbre. — Je crois que Tarmée donnait plus de pain qu"(jlle
n'en mangeait.
M. Jules Ferry. — Le soldat a eu 750 grammes jusqu'à la
lin de décembre.
.M. i.r. (iKNi^.R.VL ])'ArnKLLi: de P.\lai)im:s. — Était-ce 7d0 grammes de
pain?
M. Jules Ferry. — On donnait 750 grammes de pain et
encore du biscuit. Nous avons demandé la réduction de la
j'ation.
M. i)i: Rainnevilli;. — Tous les jours, à l'intendance, on changeait le
chiffie des rations. On donnait surtout trop d'eau-de-vie.
M. Jules Ferry. — On a l)aissé la ration à 500 grammes et
on a donné du biscuit.
M. 1.E GÉNÉRAL d'Airelle DE Pai.adines. — La raliou de pain est de
7b0 grammes, celle du biscuit de 600.
Un membre. — La ration de biscuit est aussi considérable que
DÉPOSITIO.N SUR LE 4 SEPTEMBRE. 487
celle de paiu; le biscuit représente une plus grande quantité de
matière nutritive.
M. Jules Ferry, — C'est à Vinceiines, après l'affaire du
21 décembre, que le général Trochu prit le parti de réduire la
ration militaire.
M. DE DcRFORT DE CivRAC. — Je ne crois pas que l'administration de
Paris ait été attaquée sur ce point d'une manière sérieuse. Tout le
monde a rendu justice aux efforts que le Gouvernement a faits pour
prolonger ladéfense au delàdeloutce qu'on pouvait supposer. Je crois
qu'il ne serait pas nécessaire de faire porter l'enquête sur ce point.
M. Jules Ferry. — Soit! je donnais ces explications soit
pour vous, soit pour le dehors. Si votre conviction n'était pas
faite sur ce point, je pourrais vous montrer quelle résistance
invincible nous rencontrions dans l'esprit de la population
contre un rationnement effectif. Lorsqu'au 10 ou 11 décembre,
je réunis les maires au Ministère de l'Intérieur, sous la pré-
sidence de M. Jules Favre, la question du rationnement fut
traitée. Si je la soulevais à ce moment, ce n'était pas que je
crusse son application immédiate possible ; on n'aurait jamais
fait vivre la population de Paris plus de quinze jours avec
300 grammes de pain : réduire à cette ration des gens qui ne
mangent que du pain, c'était les condamner à mort. Mais je
voulais préparer le fonctionnement du rationnement, pour le
moment oi^i il faudrait y recourir, comme on l'a fait au 19 jan-
vier. Nous le préparions aussi en vue d'un désastre possible,
venant de l'interruption de nos moutures. Comme nous étions
obligés de moudre au jour le jour la quantité de blé nécessaire
à l'alimentation, si un obus était tombé sur l'usine Cail, il
aurait fallu diminuer de moitié ou des deux, tiers la quantité
de pain distribué, jusqu'à ce que les moulins eussent été
réparés.
Mais ipiand je parlai de rationnement dans cette réunion du
11 décemlire, les maires déclarèrent qu'ils donneraient tous leur
démission s'il était appliqué, et je fus obligé de leur démontrer
que l'intérêt de la défense, qui leur tenait tant au cieur, pou-
vait exiger d'un moment à l'autre ce rationnement. Mais la
seule crainte du rationnement avait excité une telle panique que
nous fûmes oldigés de mettre à l'Of/iciel, du 12 ou 13 décembre,
une note dans laquelle nous déclarâmes que le pain ne serait
•188 liISCOntS KT OIM.MONS.
pas ralioiiiio. Il ne Iv. lui plus i|ue dans les derniers jours du
siège. M. le général Troclm avait insisté beaucoup sur la néces-
sité d'une déclaralion de cette natui'e, dans Fintérèt même de
la défense; on ne devait pas, selon lui, allaihlir le moral de la
population en réduisant à l'excès sa subsistance.
>'ous n'avons donc pas voulu rationner le pain à cette
époque. Au lieu de rationner, nous avons changé la (jualité du
pain. C'était, j'en conviens, du pain détestable. J'en porterai
jusqu'au tombeau la responsabilité; la population de Paris ne
me pariloniicra jamais ce pain-là.
M. m. Kmnnkvillk. — C'est voire honneur cependant.
M. JuLKs Feury. — C'est le pain noir, le pain du siège, le
pain Ferrv, comme on l'appelle. Je porte ce fardeau. Je le porte
d'ailleurs tirs facilement, de même que toutes les responsa-
bilités que j'ai pu encoui'ir, et même celles qui ne sont pas de
mon fait.
Le rôle que nous avons l'empli était un rôle sacrifié d'avance;
nous ne l'ignorions pas. Ce pays n'aime pas les vaincus ; nous
avons eu le malheur d'être vaincus ; mais nous verrons luire le
jour de la justice et j'aime à croire que ce jour commence ici.
Si vous aviez quel(]ues autres questions à me poser, soit sur
l'histoire du siège, soit sur l'administration de la Ville, je suis
entièrement à votre disposition.
M. i.K I'ricsujem. — I.a nomination des magistrats, des préfets, de
tous les (nnctionnaires en général se raltactiait-elle à la ])i'anclie de
service dont on était cliargé ?
M. Jules Ferry. — Nous avons procédé comme procède un
gouvernement régulier. Nous consiilérions que l'ensemble du
Gouvernement représentait, suivant l'occasion, ou le pouvoir
législatif, ou le pouvoir exécutif. I.es nominations de magistrats,
de préfets ont été faites en conseil de Gouvernement.
Nous n'avons nommé des préfets (piune fois. La première
liste présentée par M. Gami)etta a été discutée en conseil,
cou)me ces choses se discutent On était très pressé d'avoir des
préfets, et le choix du ministre de l'Intérieur, en pareille occa-
sion, est l'élément déterminant.
Quant aux magistrats, je ne ci-ois pas que nous en ayons
beaucoup nommé. Nous avions réservé le principe de l'inamo-
DEPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 489
YJbilité de la magistralure, et ne voulions pas engager lavenir,
quoique ayant tous un parti arrêté sur ce principe.
A Paris, le nombre des fonctionnaires changés est insi-
gnifiant. Je me suis fait une loi de conserver la plupart des
hauts fonctionnaires de l'administration de la Ville, bien que
plusieurs fussent compromis par l'adininisti-ation précédente,
et qu'on eût pu se donner une popularité facile en les révo-
quant. Il y avait là des capacités éprouvées, je n'ai pas cru
devoir les changer.
Je ne vois pas bien le but de la question qui m'a été posée.
M. LE PRÉSIDKXT. — Nous désiroiis savoir si les nominations se fai-
saient en conseil de Gouvernement, ou si, suivant les événements,
les membres chargés d'une portion des services publics faisaient les
iiominalions qui les regardaient.
M. Jules Ferry. — Ils faisaient les présentations.
Pour les magistrats, je crois qu'il y a un décret (jui déléguait
à M. Crémieux ou à M. Emmanuel Arago, qui a fait fonctions
de garde des sceaux depuis le départ de M. Crémieux, le
droit de nomination. M. Arago en a usé avec beaucoup de dis-
crétion. ^
Un membre. — Pour Paris?
M. Jules Ferry. — Je ne crois pas qu'en i»rovince nous
ayons nommé un seul magistrat, d'autant plus que M. Crémieux
était parti dans les premiers jours de septembre et que nous
ne nous serions pas permis de faire en dehors de lui des nomi-
nations.
A Paris, M. Ai'ago y a mis la plus grande réserve, et deux
ou trois magistrats du parquet seulement ont été changés.
>'ous avons nommé des juges de paix. Le chef de service
apportait les décrets tout prêts. Le Gouvernement nommait,
mais en conseil ces choses ne se discutent guère.
M. Delsol. — Les nominations de magistrats ont été faites par
M. Crémieux, dans toute bi France, excepté à Paris.
JJn membre. — Il y a une volée de préfets qui se sont échappés de
l'aris et se sont abattus en même temps dans tous les départements.
Leur nomination était-elle Foeuvredu GouvernementouM. Gambetta
en a-t-il seul la responsabilité ?
. M. Jules Ferry. — M. Gambetta nous a soumis sa liste.
400 DISCOUKS ET OPI.MOxNS.
Nous l'avons accepU''e, après une discussion sérieuse, qui a
porté sur i)lusieurs noms, lesquels sont restés plusieurs jours
ne suspens. Je crois que des préfets ont été renouvelés en
province. Api-ès la levée du siège, nous avons trouvé un per-
sonnel nouveau.
.M. Cm.lkt. — Ce ne soni pas les mauvais préfets qu'on a changés.
On en a changé un dans la Haute-Loire, pour je ne sais quelle
circulaire où il rassurait le clergé et les instituteurs congréganistes,
tandis que les Esquiros, les Duportail et autres n'étaient pas
changés. Mais cela ne regarde point le Gouvernement de Paris.
M. Jtlks Ferry. — J'accepte la responsabilité des préfets
nommés". 11 y en a eu de très bons.
M. T.K f.oMTi; Uari. — 11 y en a eu aussi de tiès mauvais.
M. Callkt. — D'où viennent les mutations fréquentes qui ont eu
lieu à la préfecture de police, et qui ont amené la désorganisation
dans les services? Je ne m'explique pas cette succession de MM. de
Kéralry, l]dniond Adam, Cresson, Chopin.
M. Jules Ferry. — La police a été la plus grande difficulté
de notre administration. Je puis le dire parce que nous sommes
entre nous; nous n'avons plus eu de préfet de police après
M. de Kératry. C'est tout ce qu'il y a de plus difficile à ren-
contrer, même au temps normal. Pendant le siège, la difficulté
était presque insurmontable. Voici pourquoi : c'est que le
préfet de police manquait nécessairement de moyens d'action.
La révolution du 4 Septembre avait porté à l'ancienne orga-
nisation de la police un coup pi'esipic mortel. Les commissaires
de police, le préfet de police s'étaient mêlés à la politique, s'y
étaient jetés à corps perdu; la police politique avait ton! à lait
pris h; ]ias sur la police munici[)ale. et les vieilles traditions de
police, (jut' j'ai entendu avec plaisir rappeler par ?.I. Mctlotal,
qui est iiii adminislratcnr, lui fonctionnaire altaclié à la ivgle,
ces vieilles traditions avaient été complètt'Uicnt al)andonnées.
La police inqiériab^ s'était abîmée dans la chut»' de l'enqure. Il
était difficile de faire opérer um^ arrestation; cependant, nous
l'avons fait, et voici un souvenir qui a ipielqiie chose d'assez
piquant. Nous avons fait arrêter en septembre le nommé Vési-
nier qui depuis, a été de la Coninume, pour avoir, dans une
réunion puldi(|ue, provotiuê et ])rononcé l'expropriation de
M. Gotlillot. Savez-vous qui l'a arrêté ? C'est un individu dont
DÉPOSITION SUR LE i SEPTEMBIiE. 491
j'ose à peine prononcer le nom : Rigault. Il avait pris ù la pré-
fecture de police le poste de Lagrange. commissaire de police
politique. Mais, en général, la police était difficile: on ne trou-
vait plus d'agents qui eussent le courage de faire des arresta-
tions. J'ai, dans vingt séances du Gouvernement, en février, en
mars, demandé l'arrestation du comité central de la garde
nationale. Le général d'Aurelle a vu que ce n'était pas chose
facile.
M. LE GÉNÉRAL d'Avrelle DE Paladimes. — C'esl vral !
M. Jules Feery. — Le préfet de police répondait toujours
que c'était une alfaire militaire. Le commandant militaire
répondait que c'était une alfaire de police; et, comme personne
ne voulait se charger de l'ari'estation, elle ne se faisait pas.
M. LE Président. — Il y a eu des réunions de maires à l'Hôtel
(le Ville après comme avant le .3! octobre?
M. Jules Ferry. — J'ai vu de prés les deux péiiodes, ayant
été fréquemment appelé auprès des maires et adjoints, dont
les réunions constituaient une espèce de conseil municipal
assez diflicile à conduire. Certains membres de cette assemblée
n'avaient, avant le 31 octobre, qu'une préoccupation : se mêler
de ce qui ne les regardait pas, demander ([uand on ferait la
grande sortie, s'occuper de toutes les inepties qui étaient dans
l'esprit public à ce moment-là. En somme, avec des discours, on
les apaisait, et il y avait au fond un vrai bon sens. Sous mon
administration je n'ai jamais voulu que la réunion des maires et
adjoints prît un caractère permanent.
Je réunissais les maires seuls à l'Hôtel de Ville, toutes les
semaines, pour traiter des intérêts communs. Nous avons eu
une ou deux fois à écarter certains adjoints entreprenants, mais
enfin nous avons triomphé de tous les obstacles; la réunion des
maires devint très pratique, très utile; et il faut le dire, à l'éloge
des maires et de leurs adjoints, parmi lesquels il y avait des
têtes très chaudes, au moment terrible de la capitulation, la
réunion, loin de nous susciter des difficultés, s'attacha à les
aplanir devant nous : la population fut prévenue par les magis-
trats municipaux, et l'intervention de cette assemblée fut
comme un tampon dans cette crise.
492 IHSCULHS Kï OPINIONS.
M. i.i: «.(t.MTi; 1)1-; iJi:ssi;tji ikr. — Paris s"iiiqui(Mait extrèmemeni de
ces réunions i-l s'ôloiiiuiit que le GouvenicnitMil, provisoire n'intcr-
(li( ]ias des délibérations poliLiiines, ([ui lui |uuaissaifnl dt-jà rlr(»
leinlirvon de la Commune de l'aris.
y]. Jules Fkrrv. — Si, dans la première période, on a (inel-
(|iieroi> pai'lé polili(|nt' dans les réunions niuniripalfs, les
elioses sont, ensnih' i-enlrées dans l'oi-dre, et, dn 4 noveniliri' à
la lin, la iviinion des maires et adjoints n"a parlé politique (pie
dans les limites que le Gouvernement jugeait convenaltles; elle
ne l'a lait que dans les dei'niers joui'S, aloi's que la question
d(>s subsistances se mêlait à la poliliiiue, et quand il fallait
préparer la population à la crise linale.
M. LK coMTK DE lÎKSSKGuiER. — C'est de la première période que le
(iouvernement est surtout responsabIe.il est l'esponsable des maires
et des adjoints qu'il avait choisis, il est responsable des réunions
illégales qu'il favorisait et qui devaient nécessairement aboutir à la
Commune.
M. Jules Ferry. — Les maires étaient convoqués régulière-
ment il l'Hôtel de Ville. S'ils traitaient des questions politiques,
c'était incidcniineiit.
J'ai assisté à plusieurs de ces réunions, et j'ai vu ceux qui les
présidaient, M. Etienne Aivago et sos adjoints, faii'e les plus
grands etfoi'ts |)nur qu'on parlât uni(|uenient des subsistances.
M. i.i: i*iu':snii:.NT. — 11 n'y a. pas eu de procès-verbaux de ces
réunions?
M. Jules Ferrv. — Il y avait des procès-verbaux des pre-
mières réunions, je ci'ois, mais tout ('('la a péri dans l'incendie
(le l'Hôtel de Ville.
M. Li: c.OMTi; ui; IJissi.ci n:iî. — Ces jirocès-verbaux élaiciil at'lichés
sous la forme d'un liiillfi iu sur les murailles de Paris, et ces bulletins
in({tnélaienl jusIrnicuL la jiop(dalinn.
M. i.K coMTK Datu . — N'a-t-on ]ias l'ait afficher sur b^s iiuirs de
l'aris une récompense de 2."> fr. pour ceux qui seraient délateurs, (pii
iniTupieraient l(;s s(d)sistances existant chc/. les ]iarticuliers?
M. Jules Ferrv. — C'était seuIcmciU ])oin' ceux ([ui décou-
vriraient r(3xistence d'au moins un (piinlal de blé: il ne s'agis-
sait pas de toutes les subsistances. Du reste, cet .irrété, pris
après le 19 janvier, à un moment où pour nous un (|uintal de
DÊPOSlTIOiN SUR LE 4 SEPTEMBRE. 493
lilo avait une valeur considérable, a été révoqué le lentleraain
cl n"a jamais reçu d'exécution. Nous ne sommes jamais entrés
dans la voie des perquisitions.
M.Li: Président. — Pourquoi M. de Kératiy a-t-il quitté Paris ?
M. Jules Fkrrv. — Il avait donné sa démission de préfet de
l)olicc.
Un membre. — A Paris, éliez-vous dans l'ignorance complète du
vœu des provinces au sujet des élections?
M. Jules Ferry. — Dans l'ignorance absolue. Nous n'étions
renseignés que par les dépêches de M. Gambetta et celles de
M. de Chaudordy. Ces deinières avaient un caractère plus
mesuré, mais elles étaient dans le même ordre d'idées. On nous
disait : la province est à la défense ; elle ne s'occupe pas de la
question des élections.
M. Antomn LEFih'RE-l^OMALis. — Quand,le 1" octobre, le Gouverne-
ment de Tours a pris la mesure si sage de convoquer les électeurs,
il a dû adresser au Gouvernement de Paris un rapport justificatif de
cette mesure. Ce rapport vous est-il parvenu?
M. Jules Ferry, — Nous n'avons pas connu ce rapport.
Nous avons vu une décision tout à fait contraire à celle qui^
nous avions prise, et nous avons tranché la question dans le
sens qui nous paraissait le plus convenable.
M. LE PnÉsmENT. — Qid a pi'is l'initiative de la dissolution des
conseils municipaux, décrétée pour certaines grandes villes, le 13 ou
14 septembre? Est-ce de Paris que cet ordre est parti?
M. Jules Ferry. — J'en serais surpris; je n'ai aucun souvenir
à cet égard. Cela renti-ait dans les attributions du ministre de
l'Intérieur; mais je n'ai pas souvenir qu'il ait dissous des
conseils municipaux. Desquels s'agit-il ?
Un membre. — Le conseil municipal d'Auxerre, par exemple, et
bien d'autres, a été dissous le 13.
M. Jules Ferry. — Je vous ai cité, dans une de mes pre-
mières dépositions, une circulaire de M. Gambetta sur les élec-
tions municipales, datée du mois de septembre. Elle respire le
meilleur esprit; vous la trouverez à VOf/iciel. Il y a là les
meilleures doctrines sur l'importance des conseils municipaux,
sur la nécessité de refaire les élections, non seulement parce
101 DISCOURS ET OPINIONS.
i\nr Its aiicicniips pouvaient être suspectes, à raison du régime
scms It'(|ncl elles avaient eu lieu, mais parce que les conseil?
iinmicipaiix ('-laient appelés à jouer un rôle plus important,
|iiiis(|u"ii fallait poiii'suivre une large décentralisation.
(Séance du :iOjuiii 1871.)
M. Jules Ferry. — Je désire m'expliquer sur la déposition
du général Ducrot qu'a puldiée, le 26 mars dernier, Vlndr/ien-
dance belge. Je pouvais faii'e deux choses à cette occasion : ou
engager une polémiipie dans les journaux, ou venir m'expli-
(pier devant la Commission. J'ai préféré le second parti.
Cette déposition même, le caractère qu'elle a pris, l'insis-
lance de certaines déclarations qui reposent sur des erreurs,
manifestes, m'ont fait croire que je ne m'étais peut-être pas
suflisamment expliqué sur les incidents du 31 octobre, et que je
ferais ])ien de compléter mon témoignage en soumettant à la
Commission tous les documents ayant trait à cette affaii'C.
Je vais signaler à la Commission un ou deux documents
précis, un ou deux faits sur lesquels elle pourra faire entendre
des témoins que je désignerai, et se former ainsi une opinion
définitive; ce sera toute ma réponse au général Ducrot. et la
Commission voudra bien l'insérer à côté de l'attaque.
Je fais un premier reproche au général Ducrot. 11 est venu
témoigner devant vous de faits dont il n'avait pas une connais-
sance personnelle. Il témoigne, non de ce qu'il a vu, mais de ce
qu'il a entendu dire dans le trouble et la confusion de cette nuit
extraordinaire. Quant aux faits qui se sont passés à l'Hôlel de
Ville et cpii engagent ma responsabililé, il ne les connaît pas,
il ne les a pas vus, il les rapporte pai- ouï-dire, car il n'était
pas là : comme s'il était permis, en matière aussi grave, d'ap-
porter à une Commission d'en(pn''te autre chose que des
témoignages précis et incontestables !
Non seulement b^s faits sont tout à fait inexacts, mais la cou-
leur générale en est profondément altérée, et le rôle qu'on me
donne est répugnant. Me présenter, dans la journée du 31 octo-
bre, comme le complice secret de l'attentat, l'homme qui enlève
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 495
le commandement de la garde nationale à M. Roger du Nord,
pour empêcher la garde nationale d'agir et prouver aux émeu-
tiers l'avantage d'une transaction, tout cela est tellement
contraire à mon attitude politique, à ma nature morale et poli-
tique que je n'ai point le goût de le réiuter. J'aime mieux vous
citer un document, daté de cette époque même, du lendemain
même de l'attentat. C'est une lettre relative aux événements du
31 octobre et qui a paru dans les journaux du temps. L'original,
trouvé chez Delescluze, est dans les archives de la Commission
du 18 mars.
Il est bon de la mettre sous les yeux de la Commission, et de
l'insérer ofiîciellement dans le procès-verbal de la séance de ce
jour, parce qu'elle a, sur toute espèce d'explication rétrospec-
tive, cet immense avantage d'être un document écrit au plus
fort de la lutte, et qui caractérise, de la façon la plus nette et la
plus vive, mon rôle et mon attitude.
J'adressai cette lettre aux journaux qui attaquaient le plus
violemment le Gouvernement de la Défense nationale, à la suite
de cette échauffourée du 31 octobre.
Un membre. — N'est-ce pas à la suite d'un article du Combat ?
M. Jules Ferry. — C'était en elfet à la suite d'un ai'licle du
Combat et du Tribun.
Voici cette lettre dont je désire donner lecture à la Com-
mission :
RÉPIBLIOl I^ FRANÇAISE.
Gouvernement de la Défense nationale.
Paris, le 2 novembre 1870.
Monsieur le Rédacteur,
Je lis dans un article du Tribun, reproduit par le Réceil. le
Combat, et par d'autres journaux, le récit de la nuit du 31 octo-
bre au 1" novembre, que je déclare, en ce qui me concerne,
parfaitement inexact.
Il y est dit que j'aurais adhéré à une sorte de transaction,
rédigée par les personnes qui occupaient l'Hôtel de Ville et
dont il m'aurait été donné communication.
496 DISCOURS Kï OI'IMO.NS.
.Il' n'ai ircii aiinme communication (l'écrit df ce genre et,
par coiisé(|iicnl. Je n'\ ai pas souscrit.
Voici ce i|ui s'est passé : Arrivé à riiùlcl dr Ville avt^c une
colonne (le uarde nationale beaucoup plus i\iu' siiflisante pour
l'enlrvcr, j'ai l'ail cci'ner l'édiMce occupé par l'insurrection,
sommé le poste (|ui gardait la porte du côté de l'éuiise Saint-
Gervais, et essuyé avec la garde nationale deux coujis de feu,
partis (les fenêtres en réponse.
Peu après, M. Dclescluze est descendu, venant en parlemen-
taire; j'ai consenti, sur sa demande, pour éviter un conilit ([ui
paraissait lui l'épugner autant (}u'à moi, et dont le dénouement
d'ailleurs ne lui semblait pas plus douteux (]u';'i moi-même, à
laisser sortir de l'Hôtel de Ville les personnes qui l'occupaient,
au cri « unique » de : Vive la République ! sous cette réserve
expresse (|U(> le Gouvernement resterait en possession de
l'Hôtel de Ville, et que le. général ïamisier, sortant le pi'cmier,
[M'ésiderait au délilé.
J'ai bien voulu atlendi'e, deux beui'es durant, la réponse que
M. Delescluze avait promis de m'apporter immédiatement.
Pendant ce temps, les tirailleurs de M. Flourens tentèi-ent de
|uati(|uer, sur ma personne, en vertu d'ordres venus du dedans,
une arrestation qui n'est pas l'incident le moins ridicule de
celle journée, où le grotesque se mêle à l'odieux à chaque pas.
C'est ainsi (pie certaines gens entendent le respect des suspen-
sions d'armes.
A la lin. perdant patience, je suis monté avec des détache-
ments du 106'- bataillon, du 14°, du 4^ avec les carabiniers du
capitaine de Vresse, et nous avons mis à la porte tous ces
messieurs.
31ais ce fut de ma iiart, monsieur le rédacteur, un acte de
pure mansuétude, et, maitre al)Solu de l'Hôtel de Ville depuis
plusieurs heures. n"a_\ant (|u'un souci, celui de conleinr l'ardeur
des 3U000 gardes nationaux qui m'entouraient, je ne laisserai
dire par personne que les factieux assiégés dans l'Hôtel de
Ville aient capitulé avec nu)i. Hs n'ont ni accepté, ni exécuté
les conditions apportées en leur nom: j'ai fait grâce au grand
nombre et voilà tout.
Veuillez agréer, monsieur le rédacteur, toutes mes salutations.
<i 5/ryrHc' ; .Iules 1*"erry. »
DÉPOSITION SUi; LE 4 SEPTEMBRE. 497
J'en appelle aux hommes de bonne foi : ce ton cette attitude
que vous avez là pris sur le fait, n'est-ce pas précisément lé
contran-e du rôle que le général Ducrot m'attribue?
Maintenant permettez-moi de reprendre les principaux
passages de la déposition, et de vous faire voir que, des faits
qui y sont rapportés, les uns sont alionés sans l'ombre d'une
preuve, et que, contre les autres, il y a preuve contraire
Ainsi d abord, le général Ducrot insinue, car c'est par insi-
nuations qu'il procède, que j'ai enlevé le commandement de la
garde nationale à M. Roger du Xord, afin de paralyser son
énergie; d où il suit que, si la colonne avait été commandée
par M. Roger du Nord, les choses se seraient passées différem-
ment, et que je me serais mis à la tête de la garde nationale
dans 1 intention d'empêcher la garde nationale de se battre
\ous pourriez, sur le premier point, interroger plusieurs de
nos collègues, M. Lambert Sainte-Croix, par exemple ; il y en
a d'autres encore. Ils pourront vous dire ce que j'ai fait et ce
que j'ai dit à l'état-major de la garde nationale. Ils vous diront
a quel point de désorganisation et d'abandon se trouvait l'état-
major à ce moment, et s'il était inditïérenl, pour le succès de
l'entreprise qu'on allait diriger contre l'Hôtel de Ville que
quelque membre du Gouvernement fût là, avec la aarde natio-
nale, prenant le commandement et, par conséquent, la respon-
sabilité des événements si graves qui allaient se produire.
Il n'y avait, à l'état-major, ni ordres, ni direction. Le com-
mandant en chef de la gai-de nationale et son chef d'état-major
étaient aux mains de l'insurrection. M. Roaer du Nord, lui-
même, n'était pas alors connu de la garde nationale comme il
l a ete depuis, après tant de faits d'armes aux avant-postes On
cherchait une autorité, une responsabilité, des ordres. L'auto-
rité militaire s'était désintéressée de la question. Le général
Schmitz, d'après les instructions formelles du «Général Trochu
avait refusé de donner des ordres. Le généralTrochu m'avait
<lit à moi-même, au Louvre, après que nous avions été délivrés
par le 10(3-= bataillon : « Ceci est avant tout une allaire de o-arde
nationale : c'est à la garde nationale, à la garde nationale "seule
de rétablir l'ordre. » Par là, le général Trochu avait l'espérance
qu on pourrait éviter un contlit sanglant.
On a trop oublié que nous avions trois grands intérêts à
32
498 DISCOURS ET OPINIONS.
(■"vitri' les conllils : le premier, c'était de ne pas diviser les
défenseurs de Paris. Le second, qui n'était pas le moins impor-
tant, c'est que nous avions à ce moment même, un néoocialeur
à Versailles: M. Thiers venait de partir; nous croyions tous
que le principe d'un armistice sérieux, c'est-à-dire avec ravi-
taillement, serait accepté par les Prussiens, et nous songions
avec elTroi que, si la nouvelle de la captivité du Gouvernement
de la Défense nationale dans THùtel de Ville et d'une insurrec-
tion triomphante arrivait aux avant-postes prussiens, c'en était
fait de la négociation. Enfin, un conflit sur la place de l'Hôtel-
de-Villc pouvait mettre en péril la vie des membres du Gouver-
nement captifs à l'intérieur du palais. Il y avait donc là un
triple danger.
Néanmoins, je suis bien aise de rappeler à la Commission
que la colonne dont j'avais la direction, après avoir entouré
l'Hôtel de Ville, l'a résolument attaqué; que nous avons
commencé par agir de vive force, arraché la grille, enlevé les
factionnaires, et tenté d'enfoncer, puis de faire sauter le poste.
C'est alors qu'on a tiré sur nous. Il me sera permis de dii'e,
pour faire justice des insinuations et des calomnies, que j'étais
là au premier rang, que j'ai reçu le feu des insurgés, que tout
le monde le sait, excepté le général Ducrot, et que ce n'est pas
là le rôle d'un homme qui vient pour pactiser.
C'est alors, au bruit des coups de feu, que Delescluze est
descendu avec M. Doi'ian, et qu'eut lieu cette scène sur laquelle
nous avons tant débattu, et à l'occasion de laquelle j'ai écrit
dans les journaux de Paris la lettre dont je vous ai donné
lecture en commençant.
Que s'est-il passé à ce moment-là? MM. Dorian et Delescluze
venaient me dire : « Il est facile de terminer le conflit sans
verser de sang : on va évacuer l'Hôtel de Ville. »
M. le général Ducrot a soutenu, et quelques autres personnes
ont déclaré, qu'à ce moment-là, j'avais accepté une espèce de
compromis; que je m'étais engagé, au nom du Gouvernement, à
toute une série de mesures politiques : le vote pour la consti-
tution de la Commune, l'amnistie pour tous les délits; on a
même dit qu'on m'avait apporté un petit écrit que j'avais ratifié
et (|ni conl(Miait toutes ces belles choses.
J'ai toujours oppose à ces assertions, et dès la première
DEPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 499
heure, comme vous l'avez vu, la dénégatiou la plus éclatante
et la plus formelle. J'aurais accepté la constitution de la
Commune pour le lendemain ! D'abord c'était absolument
invraisemblable, car, pour la Commune, j'en avais été, dès le
principe, l'adversaire le plus résolu. Je ne voulais même pas des
élections municipales. J'estimais qu'étant enfermés dans Paris,
sans communications avec la France, et en l'absence d'une
Assemblée nationale, du jour où il y aurait un conseil municipal
élu, fatalement, inévitablement, le pouvoir glisserait des mains
du Gouvernement de la Défense nationale aux mains du conseil
municipal.
Je me suis donc toujours opposé aux élections municipales;
les procès-verbaux du Gouvernement en font foi.
M. Chaper. — .levais vous poser une question, si vous le permettez,
au sujel (le ces procès-verbaux.
M. IJréo, en communiquant ;i la Commission les procès-verbaux
des séances du Gouvernement de la Défense nationale, s'est opposé à
ce que ces procès-verbaux fussent imprimés; il parlait en son nom
et au nom du Gouvernement de la Défense nationale.
Puis, il y a eu des pourparlers dans lesquels nous avons essayé de
déterminer M. Dréo, en ce qui le concerne du moins, à consentir à
la publication de ces procès-verbaux.
Comme vous allez vous absenter et qu'il est possible que, pendant
votre absence, la question vienne à la tribune, le jour où je déposerai
mon rapport, jedemande si, pour votre part, vous consentez à cette
publication.
Nous avons l'ait une analyse de ces procès-verbaux, en écartant
toutes les questions personnelles étrangères au Gouvernement, mais
en conservant les faits politiques et ce qui concerne les membres
du Gouvernement eux-mêmes, puis(pi'ils appartiennent à l'histoire;
j'ai promis de ne pas faire imprimer les procès-verbaux, mais
j'insiste auprès des personnes intéressées pour qu'on nous en donne
l'autorisation.
M. Jules Ferry. — Cette question, je l'ai déjà résolue;
M. Dréo m'a demandé si j'autorisais la publication de ses
procès-verbaux. Je n'en avais jamais eu connaissance. Il n'a
jamais été fait de véritables procès-verbaux de nos séances; il
n'est guère d'usage, dans les conseils de Gouvernement, d'avoir
des procès-verbaux, et nous n'avions pas d'ailleurs le temps
d'y songer. Nous nous en rapportions sur ce point k M. Dréo.
Ses notes, que j'ai parcourues depuis, m'ont paru fidèles.
Qimnd M. Di^éo m'a posé la question, j'ai répondu que. pour
r,00 DlSCOUliS KT (»I'LM(».NS.
ma pari, je consentais à colle [tiihlicalion, que je la désirais
int'iue. h' ne puis eiigajier que inoi-nième en donnanl celte
auloi-isalion. car les autres membres du Gouvernement de la
l)(''f(Mis(' nationale pourraient y mettre oi)stacle ; mais, je le
r(''pt''lt\ pour ce (|ui me concerne, j'y consens.
l'our en rfvniir au :U octoitrc, il y a une grande dilîérence
t'ntre la thèse que m'oppose aujourd'hui le général Ducrot et
celle qu'en son temps Dclcscluze avait imaginée. Delescluze n'a
jamais dit qu'il eût traité avec moi. Lisez le Réveil du 2 ou
.3 novembie : il a dit ([ue certaines conventions avaient été
arrêtées dans l'intérieur de l'Hôtel de Ville avec certains
membres du Gouvernemeni. o\ ([u'il était descendu pour mo
les noliticr.
Vil niiiiihrr. — Itcconniiiiriez-vous l'écrit qu'il vous a présenté?
?J. Jules Ferry. — Il lU' m'a été présenté aucun écrit. Je l'ai
dit dansmaleltrr du 2 novembre. Je n'ai d'ailleurs pris aucune
espèce d'engagement. Je ne pouvais traiter que la question
militaire. J'étais là uniquement pour exécuter les instructions
du gouverneur de Paris. A quel litre, de quel droit aurais-je
engagé le gouverneur, al>sent et lilu-e. mes collègues prisonniers,
sans discussion, sans délibération préalables, sur une question
aussi grave que la constitution d'un Gouvernement nouveau et
l'élection d'une Gommune dans Paris'? Je le répète, je n'ai
déballu avec Delescluze que la question militaire, la question de
Tévacualion de la place assiégée. J'ai exigé que l'Hôtel de Ville
l'ùt remis aux membres du Gouvernement, stipulé qu'un seul
cri serait poussé : Vici' la /ié/ju//liqiie ! ce qui excluait le cri de
Vive la Co)itiiiiine! et M. Ducrot prétend (jue j'avais consenti
aux élections de la Gommune pour le lendemain !
Je ferai remar(iuer d'ailleurs que Didescluze ne se présentait
pas à moi comme chef ou membre d'un gouvernement insur-
rectionnel; il venait, comme M. Dorian. en vertu d'un mandat
de conciliation (pi'il ne tcmait que de lui-même, et pour éviter
l'elVusiondii sanu'. T(dle élail du moins son atUlude.
M. (liui'in. — En ({Ui'is li-iincs se piéseutail M. Dorian?
M. Jules Ferry. — H me disait : Nous avons obtenu de ces
gens-là qu'ils se retirassent. Ge sont des fous qui ne savent où
DEPOSITION SUR LE i SEPTEMBRE. 501
ils vont, mais, par-dessus tout, il faut éviter l'efïusion du sang.
Nous avons obtenu que l'Hôtel de Ville serait évacué immé-
diatement.
M. Dorian ne me dit pas même qu'il y eût une affiche lancée,
indiquant les élections municipales pour le lendemain. Il me dit
seulement: « N'est-ce pas? nous passerons l'éponge sur tout
ceci. » Je lui répondis : — « Pour cela, non ! Je ne puis prendre
aucun engagement. » M. Dorian s'est rappelé ma réponse quand
le débat a été porté dans le conseil du Gouvernement, et c'est
pour cela qu'au moment où les poursuites furent ordonnées,
notre honorable collègue ne donna pas sa démission.
Ainsi, quant aux élections communales, je n'ai rien promis;
Delescluze n'a songé à rien me demander. Je lui ai déclaré
seulement — mes souvenirs sont très précis sur ce point —
qu'après une pareille aventure, je ne resterais pas un jour de
plus au Gouvernement, si le peuple de Paris n'était pas consulté
et notre titre régularisé. Et c'est, vous le savez, ce qui se fit
dès le lendemain.
Quant aux poursuites, lorsque la question s'est posée dans
les conseils du Gouvernement, c'est moi qui les ai demandées,
c'est moi qui ai dressé les listes. J'espère que l'on me fera
l'honneur de croire que si je m'étais cru engagé, je ne les
aurais ni demandées, ni dressées. Je vous renvoie sur ce point
encore aux procès-verbaux de M. Dréo. Je m'exphquai, dès le
premier jour, sur le prétendu compromis, comme je le fais
aujourd'hui ; les poursuites, je suis de ceux qui les ont pro-
voquées ; tout Paris l'a su et certain parti ne me Ta jamais
pardonné. C'est bien le moins, qu'on me laisse dans la vérité
de mon altitude.
M. Chaper. — Il y a eu le i" novembre, si j'ai bonne mémoire,
et d'après les procès-verbaux des conseils du Gouvernement, une
séance qui n'y est que mentionnée et qui ne figure pas dans le
procès-verbal. Le matin, peut-être vers 9 heures, elle se tint entre
quatre membres du Gouvernement...
M. Jules Ferry. — Oui, c'est vrai.
•M. Chaper. — MM. ïrochu, Jules Favre, vous, monsieur, et peut-
être M. Picard...
M. Jules Ferry. — Oui, c'était M. Picard.
502 DISCOURS ET OPINIONS.
M. ('.ii\i'i;u. — une srauce clans laquelle vous avez pris «[iiel-
ques inesures, probablement celles de faire arracher les al'licbes
posées pendant la uuit. (]etle séance a donné lieu, dans le (Conseil
qui eut lieu plus tard, à la suite de cette réunion du matin, à des
récriminations très vives ; un de vos collègues, peut-être même deux,
ont été sur le point de se retirer. Les récriminations portaient juste-
ment sur l'attitude des quatre membres que je viens île nommer.
Le fait que je rapporte confirme du reste complètement ce que vous
avez dit, quanta votre conduite et aux déterminations que vous aviez
prises. Qi'e se passa-t-il dans cette séance? Pouvez-vous nous en
donner les détails? Vous les rappelez-vous? Je vous fais cette ques-
tion parce que le procès-verbal de cette réunion n'a pas été fait, et
qu'elle a été l'objet de discussions très vives, à la suite desquelles
vous pouvez vous rappeler que M. Jules Simon...
M. LK coMTi; DAur. — Et M. Arago.
M. Chaper. — Et M. Arago ont été sur le point de se retirer.
M. Jules Feriiy. — Mon Dieu, il y avait...
M. Chapkr. — Oh! du reste l'explication de la réunion elle-même
est toute naturelle : on n'avait pas eu le temps de convoquer tous les
membi'es du Gouvernement, et quelques-uns d'entre eux seulement
avaient pu s'y rendre.
M. Ji'LES Ferry. — Je sais Ijieii ; dès la première lieiife du
jour. '](' montai chez le gouverneur. Je m'imaginais qu'on avait
uiaiidé tous les atitres memltres du Gouvei-nement. Ils n'y ont
pas iiai'u. Il nous a semblé que nous ne devions pas engager,
d'une manière définitive, le Gouvernement : nous nous conten-
tions de maintenir le siaiu quo ; nous nous opposions à la
l)ublicalioii des affiches signées Dorian et Schœlcher; nous ne
voulions pas d'une fantasmagorie d'élections municipales ; nous
avons donc donné l'ordre d'arracher ces affiches. "\'oilà ce qui
fut fait le malin.
Quant au petit incident de la séance du soir...
M. Cuaper. — Oh! je ne parlais pas de la séance du soir. Ainsi là
il avait été bien convenu que vous poui-suivriez ? C'est le point
capital.
M. Jules Ferry. — Oui, il a été dit que nous poursuivrions,
en réservant, bien entendu — et cela ne pouvait être autrement
— le droit dr nos collègues absents. M. Edmond Adam, <pii
s'était trouvé là, dès la première minute, n'a pas, autant ipi'il
m'en souvienne, dans le premier moment, donné son opinion
sur li's poursuites. Il était tout naturel, je le dis en passant.
DEPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 503
que le préfet de police, dans de pareilles circonstances, se
trouvât chez le gouverneur de grand matin. Je me rappelle bien
que c'est en sa présence que nous avons échangé nos idées sur
les poursuites et même essayé d'en dresser la liste.
M. CiiAPER. — Eh bien, alors, pouvez-vous nous dire — car les
procès-verbaux ne l'expliquent pas d'une manière suffisante — ce
qui a motivé l'attitude si singulière du préfet de police qui, le soir,
a donné sa démission avec éclat, parce qu'on se proposait de pour-
suivre ceux qui étaient des criminels?
M. Jules Ferry. — Mon Dieu, M. le préfet de police s'était
peut-être beaucoup engagé. Voilà mon impression.
M. Chaper. — Il n'était cependant pas dans rHôlel de Ville.
M. Jules Ferry. — Il a été au dehors et au dedans. Je crois
qu'il s'était beaucoup engagé, oh ! à bonne intention. Je crois
— c'est mon appréciation — je crois que l'événement l'avait
inliniment troublé.
M. Chaper. — Il vaut mieux cette explication qu'une autre. Veuillez
remarquer, monsieur, que je suis obligé de faire le rapport sur
cette partie des événements du 31 octobre. Or les pièces que j'ai
entre les mains, les procès-verbaux, et la déposition même de
M. Adam, me laissent convaincu que le préfet de police avait des
engagements pris avec Delescluze et autres, k son point de vue,
j'aime mieux l'explication que vous donnez.
M. Jules Ferry. — Assurément, M. Adam fut extrêmement
troublé pendant toute cette journée. Si nous avions à discuter
les responsabilités...
M. Chaper. — Nous sommes ici pour cela.
M. Jules Ferry. — ... il est évident qu'il y aurait à relever
de sa pai't beaucoup d'abandon et beaucoup trop de conllance,
car il était exclusivement chargé de la garde de l'Hôtel de Ville
et il ne l'a pas gardé. Ainsi, il y a une lettre qu'a conservée
M. Etienne Arago, et dans laquelle le préfet dé police disait au
maire de Paris : « Surtout ne convoquez pas trop tôt la garde
nationale ».
M. EE COMTE Dari'. — Je me rappelle ce fait. M. Etienne Arago
écrivait au préfet de police : <( Vous aurez un mouvement pour
demain ; vous pouvez y compter... » M. Edmond Adam répondait:
« Vous vous pressez trop ; à tout instant vous me demandez des
501 DISCOURS ET OPINIONS.
pardt's nationaux; vous avez peur continuellemenl. » (^e ne sont.
l>oul-êtrepas les termes, mais c'est le sens di- la lettre.
M. JrLES Fekrv. — Mon impression, je le ri'^pète, est qu'il
sï'lait Iteaucoup trop engaiié.
M. Cii.vpj;r. — C'est aussi vdlc t[u[ m'est resiée.
M. Jules Feerv. — Je dois ajouter ceiieiidant que M. Doriaii
— (jui a vu les choses de près — n'a pas cru que ces engatie-
nicnts eussent revêtu le caractère de contrat que nos adversaires
s'eiïorçaient de leur donner. Devant le Conseil de guerre,
M. Dorian les a qualiliés d'engagements tacites.
M. CH.\n:n. — A proprement parler, il n'a pas été question de
contrat.
M. Jules Feerv. — Vu contrat'? Avec (jui .' 11 n'y a pas là
matière à contrat.
Messieurs, pour juger les responsabilités et les intentions,
gardez-vous d'oublier les circonstances et la date de l'événe-
ment. Le Gouvernement du 4 Septetnljre était un Gouverne-
ment irrégulier, j'en conviens, mais enlin c'était le seul qu'eût
alors la France, et c'était un Gouvernement occupé de traiter
avec les Prussiens la cpiestion d'un armistice ([ui permît de faire
des élections et de rendre le pays à lui-même. Or le Gouver-
nement était sous le couteau. 11 plait au général Ducrot de
soutenir ipi'il aurait mieux valu laisser fusiller le Gouvernement,
comme on a, au mois de mai dérider, laissé fusiller l'archevêque
de Paris, plutôt que de traiter avec la Commune.
On me permettra de répondre que les circonstances n'étaient
pas les mêmes. A part l'intérêt et le droit d'atïection que
.M. Ducrot n'est pas obligé de comprendre, il y avait un intérêt
politi(iue considérable à ce que les membres du Gouvernement
ne fussent pas alors massacrés; il y avait un intérêt politique
considéi'able à éviter re.\[)losioii d'une guerre civile, (pii ei'd
rendu impossibles les négociations entamées.
C'est dans ces circonstances que se place l'intervention de
M. Dorian; c'est en tenant compte de ces circonstances qu'il
importe de l'apprécier. Je proclame, quant à moi, que sa
conduite fut de tout point loyale, honnête, droite : il n'a jamais
joué le double jeu dont on l'a acccusé. Que pour faire évacuer
DÉPOSITION SUn LE 4 SEPTEMBRE. 505
IHùtel (ie Ville par certains bataillons qui étaient le dernier
obstacle au rétablissement de l'ordre, M. Dorian ait un peu
forcé la note et qu'il ait pu dire : « Allez-vous-en; on passera
l'éponge sur tout cela ! » je le trouve fort vraisemblable. 3Iais
M. Dorian, très bonorablement, très honnêtement, a aussi
compris que le Gouvernement avait des devoirs supérieurs à
remplir, qu'il n'était au pouvoir de personne de l'engager par
cette intervention tout officieuse, et qu'en cela, il n'y avait rien
qui ressemblât à un contrat. Aussi M. Dorian demeura-t-il au
milieu de nous.
M. Ghapkr. — Je voudrais appeler votre attention sur un mot de
la conversation qui eut lieu sur le quai de Gesvres. MM. Uoiian ei
Delescluze sont venus ; on a causé, et ces messieurs commenç;aient
toutes leurs phrases par ?«oi(s ; Nous avons dit... Nous avons fait...
Cenous, (|ui ('tait-ce? Était-ce M. Dorian, M. HIanqui et Flourens?...
M. Jules Feery, vivement. — Non! non!
M. Ghapkr. — Remarquez que M. Dorian avant été attaqué avec
une grande vivacité, je suis ol)ligé de poser cette question.
M. Jules Ferry. — Je vous remercie de m'avoir fait la
demande ; je suis très heureux de pouvoir m'expli(iuer sur ce
point. Le rôle de M. Dorian a été extrêmement difficile. On
voulait faire de lui un dictateur malgré lui...
M. Ghapeu. — Malgré lui !
M. Jules Ferry. — C'est absolument vrai. M. Dorian était
l'idole de la foule. Dans cette foule, il y avait de mauvais
éléments, il y avait des scélérats, mais il y avait aussi des gens
enfiammês, honnêtes, peu éclairés, qui, le matin même, venaient
d'apprendre, d'un seul coup, la prise de Metz et les négociations
pour l'armistice. Du mot « armistice » ils ne se rendaient
aucun compte : pour eux, c'était le synonyme de capitulation.
Or toute cette foule s'était éprise de M. Dorian, parce que
M. Dorian s'était beaucoup occupé de la fabrication des armes
et des canons, et que son nom pour eux voulait dire : résistance
à outrance. J'ai assisté à cette partie de la journée du 31 octobre,
alors que j'étais encore à l'intérieur de l'Hôtel de Ville. J'ai vu
M. Dorian se débattant contre la popularité d'une façon qui
aurait eu un côté comique, si les circonstances n'avaient pas été
si graves. Je l'entends encore s'écrier : « Mes amis, vous n'v
r.OG DISCOURS ET (IPIMONS.
[u'iiscz pas! Vous voulc/. faire de moi un dictateur 1 mais je ne
suis (iiriiii l'oiiicroii. quiiii l'abi-icant de canons et de fusils; je
suis 1res lion pour travailler le fer, non pour me mettre à la tète
d'un gouvernement! D'ailleui-s, je suis là avec mes amis : je ne
veux à aucun prix les abandonner ». Toute cette nuit, il a tenu
ce langage et sa conduite a été aussi luîtte, aussi loyale que
possible. Maintenant, que, par le fait de cette attitude de conci-
liatenr, il ait été entraîné plus loin qu'il ne l'aurait voulu, qu'il
ait auloi'isé la publication de l'affiche que vous avez dans votre
dossier, tout cela s'expli(|ue, quand on veut bien considérer les
deux périodes très distinctes dont se compose cette journée du
31 octobre. Quiconque habitait Paris à cette époque, a pu croire,
à (|uatre heures de l'après-midi, que le Gouvernement de la
Défense était complètement reuversé, et qu'il se ferait, le
lendemain, pour le remplacer, des élections sous la présidence
de M. Dorian.
M. Chapkr. — Cela a, en effet, paru daiis tous les jonniaiix.
M. Jules Ferry. — A ce momeut, le rôle de M. Doriaii était
un rôle préservateur. Qu'étail-il arrivé? La garde nationale
nous avait abandonnés; le général Tamisier était venu à l'Hôtel
de Ville avec des bataillons qui avaient levé la crosse en l'air;
ou avait Itattu le rappel dès une heure de l'après-midi, sur
l'ordre donné par Jules Favre, (pii fut aussitôt porté à l'élat-
niiijor par M. Charles Ferry, son chef de cabinet; la garde
nationale ne venait pas. La soirée s'avançait, la nuit tombait;
les gardes nationaux n'arrivaient pas. A ce momeid, le )-ôle (h;
M. Dorian n'était-il pas un l'ôle préservateur? Le moyen unique
de donner à la population saine de Paris le temps de se retour-
ner, d(; réfléchir et de faire des choix qui la sauvassent du
gouvernement de Blanqui et de Floui'ens? C'est ainsi que
j'explique l'intervention de M. Dorian dans la confection de
l'aflicbe. Je tiens à le redire, parce que c'est la vérité même.
La journée du 31 octobre peut se divisei-en deux parties : dans
la première, abandon coniidet de l'opinion, et cela à un tel
[loint (|ue je pourrais cilei- tel magistrat de Paris, rencontré le
lendemain à onze heures du luatin, et conqjlètement convaincu
qu'il vivait depuis la veille sous la dictature de Blanipii.
Ce petit fait vous montre à ipud point l'oiiinion ('tait prèle à
DÉPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBRE. 507
tout subir. .l"ajoute que. parmi les raisons qui auraient pu la
déterminer à courber la tète, il y avait la grande raison des
Prussiens sous les murs, et je suis convaincu que la révolution,
à ce moment, a tenu à un cheveu. Si les gens du 31 octobre
avaient été moins atfolés, s'ils avaient eu un plan concerté
d'avance, s'ils l'avaient suivi, s'ils s'étaient montrés alors tels
qu'on les a vus sous la Commune, s'ils avaient réalisé contre
nous leurs menaces de fusillades, je crois que la parde nationale
aurait été aussi surprise et aussi inerte qu'au 18 mars, et que
le lendemain Paris se serait réveillé sous la Commune.
M. LE COMTE DE Rességiieu. — Ce qu'on n"a pas du tout compris à
Paris, c'est que jusqu'à trois heures, jusqu'au moment où Paris à
appris avec stupél'action que le Gouvernement était renversé, on
n'ait vu réunis que les bataillons du désordre et non pas ceux de
Tordre.
M. Jules Ferry. — Mais cela peut s'expliquer.
M. LE COMTE DE lÎESSÉGi'iER. — C'est qu'ou n'avait pas battu le
rappel dans les quartiers où étaient les bons bataillons!
M. Jules Ferry. — • Pardon: je vous ai dit qu'on avait battu
le rappel dès une heure de l'après-midi, mais il fallait, en tout
temps, un intervalle de plusieurs heures pour que ce rap-
pel pût produire son effet. Il y avait d'ailleurs, je le répète,
parmi la population parisienne, une impression de délente,
d'abandon, de mécontentement, d'irritation contre le Gouver-
nement, analogue, quoique dans une proportion moindre, à
celle qui a fait (|ue, le 18 mars, les gens d'ordre sont restés
chez eux. Pourquoi, à cette épo(jue, n'a-t-on vu paraîli'e que les
mauvais bataillons, et pas les bons!
M. LE COMTE DE Rességlier. — C'est que les mauvais sont toujours
prêts et réunis plus vite. J'ajoute, du reste, que, le soir du 31 octobre,
les gardes nationaux de l'ordre ont nuirclié en colonne serrée pour
reprendre l'Hôtel de Ville.
M. Jules Ferry. — C'est exactement vrai, mais ce qui les a
décidés, c'est qu'on leur a dit ipie Blanqui était à l'Hôtel de
Ville. Si ce nom de Blanqui n'avait pas été prononcé, les élec-
tions nouvelles, indiquées par l'afllche de MM. Dorian et Schcel-
cher, étaient faites tiès le lendemain. 11 n'en est pas moins vrai
que l'abandon moral dont je viens de vous parler et cet état
r,(iS DISCOURS ET OPINIONS.
parliciilirr de rupiiiidii (juc ji' vous ;ii siiiiialé, existaient ivrl-
Icmeiit. On cxpli^inc itaitaitrinenl le 31 octobre par !•' 18 mars:
ce sont les luèines mécontentements et les mêmes hésitations.
Il me reste maintenant à achever l'analyse de la déposition
de M. le général Dncrot. Je ne v<nix pas reprendi'e tous les pas-
sages qui contiennent (h\s attaques dirigées contre moi sans être
appuyées de la moindic pi-cuve; il y a tiop (rinexacliludes dans
le récit et de passion dans les jugements. Je veux m'attacher
seulement aux erreurs les plus importantes.
M. le général Ducrot dit :
« Ce plan fut adopté; je connaissais l'existence de ce souter-
rain, et j'envoyai, ou plutôt ce fut le général Schmilz qui envoya
des instructions au commandant de Legge et lui ordoima d'entrer
par les souterrains... »
Vous savez très bien, messieurs, que M. le commandant de
Legge a, en sa possession, une letti-e du général Schmitz qui
lui interdisait de faire un seul mouvement.
M. LE COMTE Daru. — Gela dépend des heures, il y a eu des ordres
ditïérents. M. de Le^ge reçut, en ell'et, d'abord l'ordre de ne i)as
bouger; puis, à minuit, minuit moins un quart, il reçut l'ordre du
fléne-ral Schmitz de passer par le souterrain pour pénétrer dans
flhMel do Ville.
M. Jules Ferey. — Je ne connaissais pas l'existence de ce
second ordre; M. de Legge n'a jamais parlé ([ue du premier.
M. Maurice. — M. Ro;,'er du ymA avait reçu égalemcul un paieil
ordre.
M. JuLMs Ferry. — Je continue Tinventaire des inexactitudes.
IMus loin, il s'agit des affiches qui fixaient les élections à midi,
et un membre de la Commission demande : qui a ordonné ces
affiches? M. le général Duci'ot répond : « Le Gouvernement, qui
se considérait comme lié par cet engagement pris la nuit, lorsque
M. Jules Ferry nous avait dit : Nous avons traité avec les insur-
gés... » Je n'ai rien dit de pareil au général Ducrot, que je n'ai
vu qu'ini instant au Louvre avant de partir pour l'état-major, et
à qui je n'ai pas même adressé la parole. Tous les faits que je
viens de citer réfutent une assei'tion si légère; ma lettre du
2 novembre est absolument décisive à ce sujet. Du reste, sui' ce
point, le général Trochu pouri'a vous donner tous les rensei-
DÉPOSITIOiN SUR LE 4 SEPTEMBRE. 509
gnements dont vous ani'ez besoin. Il désire lui-même être
entendu.
M LE COMTE Dart. — Votis iious uvicz dit, Je crois, que le Gouvei-
nement avait consenti, à deux heures, sur la demande des maires
présidés par M. Etienne Arago, à faire annoncer à la population de
l'aris que les élections municipales auraient lieu.
M. Jules Ferry. — Je rappellerai à ce sujet, à M. Cliaper. un
fait consigné dans les procès-verbaux. Lorsque l'Hôtel de Ville
était déjà envahi, les maires vinrent à nous très émus et nous
dirent : « Si vous annoncez les élections municipales, nous
i-épondons de Tordre ». On délibéra, et c'est sur ma proposition
(ju'on autorisa les maires à annoncer que les élections munici-
pales étaient arrêtées, en principe, mats sauf fîxalion de date.
M. Chaper. — Je me rappelle même une idée qui me lit sourire :
ce fut celle de mettre au nombre des candidats aux élections munici-
pales les membres du Gouvernement de la Défense pour leur donner
l'investiture du suffrage universel.
M Jules Ferry. — Nous avons, je ne dirai pas délibéré, en
ce moment il n'y avait pas de délibération possible, mais permis
d'annoncer qu'on ferait des élections municipales. On dit même
aux maires : si vous croyez calmer par là la population pari-
sienne, faisons des élections municipales, mais vous vous trom-
pez, ce ne sont pas les élections municipales que l'on veut ici,
c'est la Commune.
M. LE COMTE Daru. — Lcs uiaircs dans leurs Bulletins de la munici-
pcdité, qu'ils affichaient depuis deux mois, ne cessaient de demander
les élections municipales. En relisant attentivement ces Bulletins,
vous y trouverez l'explication du 31 octobre et du 18 mars. Les
maires ne demandaient pas seulement à faiie les élections.
M. Jules Ferry. — Il y en avait de bons.
M. LE COMTE Dari". — L'esprit du conseil que vous présidiez, à en
juger par ses bulletins, n'était pas bon.
M. Jules Ferry. — Je n'ai présidé que le conseil des maires
élus le 5 novembre. Auparavant, je me rendais souvent auprès
de l'Assemblée municipale pour répondre à une foule de ques-
tions étrangères à la municipalité, mais c'était Etienne Arago
qui la présidait.
M. LE COMTE Daru. — Puisque vous voulez préciser votre déposition,
510 DISCOUns ET OI'IMONS.
je vous demande la permission de relever une inexaclitude que vous
avezcommise? Vous nous avez ditque, dans leconseildu !■■■ novembre,
vous aviez proposé des poursuites; ce n'est pas dans le conseil du
1" novembre, mais dans celui du 2 au S novembre, alors que
M. Cresson, nommé préfet de police après la démission de M. Adam,
vint vous trouver, vers minuit, et vous dit : « Ces fjeus-là vont recom-
mencer: HIanqui et autres sont dans un café delà place de l'Hôtel de
Ville; ils préparent une seconde insurrection. » La veille, dans lo
conseil du l""" novembre, il avait été décidé qu'on ne ferait point de
poursuites, que l'engagement pris par M. Dorian serait tenu, et cela
avait été décidé malgré M. Jules Favre, malgré vous, je crois?
M Jl'm:s Fhhtiv. — Malgré moi. M. Chaper se le rappellera.
M. i.i: ( oMTi: Dahi. — Je ne le conteste pas. Dans la nuit du i" no-
vembre, il y eut, dans le conseil, des membres du Gouvernement qui
prirent la parole, M. Jules Favre entre autres, et c[ui dirent : cet
engagement n'existe pas pour nous; il faut poursuivre ou nous ne
sommes pas un gouvernement. Le général Trochu fut de cet avis;
vous aussi, vous le dites, cela suffit; mais la majoi-ité du conseil
décida qu'il ne serait pas fait de poursuites. Dans la nuit du 2 au 3,
eu apprenant que le travail révolutionnaire se poursuivait comme
si rien n'était arrivé, et sur la demande de M. Cresson, disant : « si
vous n'arrêtez pas ces gens-là, demain ils vont recommencer, » le
Gouvernement, indigné de voir avec quelle facilité on oubliait
l'indulgence qu'il avait montrée, décida qu'il serait fait des pour-
suites. Ce fut alors qu'on vous demanda de dresser une liste de
24 noms; vous avez dressé cette liste, dans laquelle ne se trouvait
pas Delescluze, auquel on tenait compte de la facilité avec laquelle il
s'était prêté aux négociations.
^I. JuLKS Ferry. — Puisque vous désiriez préciser les faits,
permeltez-moi, M. le comte Daru, de donner un souvonii- précis
à la Commission. Je me rappelle fort bien que la liste des vingt-
quatre inculpés a été entre les mains de ?<I. Edmond Adam,
alors encore préfet de police ; une partie de ces noms qui figurent
sur cette liste avait été inscrite par M. Adam lui-même; seule-
ment, mis en présence de la liste entière, M. Adam avait demandé
à réfléchir. Ainsi, mon souvenir est très ])récis ; cette liste n'a
peut-être pas été arrêtée le matin du 1" novembre, mais à
coup sûr dans la journée, et elle a été entre les mains de
M. Adam qui l'a transmise à M. Cresson. Celui-ci vous a dit
dans sa déposition quïl avait arrêté les personnes dont on lui
avait donné les noms: c'est M. Edmond Adam et moi qui en
avions dressé la liste.
DÉPOSITION SUU LE 4 SEPTEMBRE. 511
M. J-E coMTi: Daru. — Seulemenl, vous ne l'avez proposée au
Gouvernemenl que dans la nuit du 2 au 3, et c'est dans la nuit du
2 au 3 que le Gouvernement s'est décidé à l'accepter.
M. Jules Ferry. — J'ajoute, quant à M. Cresson, que ce
n'est pas lui qui a déterminé le Gouvernemenl à ordonner les
poursuites, puisque M. Edmond Adam n'a donné sa démission
qu'à la suite du vote qui les ordonnait.
Un membre. — Il y a quelques heures que je relisais des procès-
verbaux des délibérations du Gouvernement de la défense ou plutôt
les noies de M. Uréo ; j'ai donc les faits parfaitement présents à la
mémoire. Il est certain que la majorité du conseil avait décidé
d'abord que l'on passerait outre sur le passé, mais qu'on s'armerait
d'une rigueur impitoyable pour l'avenir. Ainsi, c'est bien la situa-
tion que rappelait M. le comte Daru. Je tenais à apporter ici mon
témoignage, puisqu'il y a seulement quelques heures que je relisais
les termes mêmes de la délibération, il y avait donc une sorte
d'amnistie accordée au passé, en réservant toutes les rigueurs des
poursuites pour ce qui concernait l'avenir.
M. LK COMTE Daru. — Le fait est certain. 11 était utile de constater
que les poursuites n'avaient pas été décidées dans le conseil du
1" novembre, mais dans la nuit du 2 au 3.
M. Jules Ferry. — Je fais appel au témoignage de M. Chaper,
qui connaît bien nos procès-verljaux ; est-ce que dans le pre-
mier conseil tenu le 1"' novembi-e au soir, le procès-verbal
n'établit pas qu'il a été question d'un compi'omis auquel j'aurais
pris part? Est-ce que vous n'avez pas lu que j'ai tout aussitôt
déclaré que ce compromis n'avait pas existé? Ceci se passait le
1" novembre.
Je ne nie pas que la décision du Gouvernement n'ait été
d'abord contraire et que les nouvelles menées du pai'ti anar-
chique n'aient ensuite déplacé la majorité du conseil, mais je
tiens à établir, parce qu'on l'a contesté, la parfaite netteté de
mon attitude.
M. Perrot. — Je demande à poser une question à M. Jules Ferry.
Comment explique-t-il que le Gouvernement ait cru à un engage-
ment pris? Comment, s'il l'a cru, l'a-t-il nié, et, en le niant, a-t-il
agi le 1" novembre comme s'il l'avait cru ?
M. Jules Ferry. — Il y avait deux actions distinctes dans
cette scène : l'action du Gouvernement qui était à l'intérieur de
l'Hôtel de Ville, et la même au dehors, entourant le palais.
f)!.' DISCOURS ET OPINIONS.
Quant à moi, .j"ni toujours nié et je nierai toujours tout engage-
uicnt ou compromis, maisje n'ai pas connu personnellement ce
ipii s"est passé dans rintôrieiir de l'Hôtel de Ville.
La question douteuse entre toutes, ce n'est pas de savoir si le
Gouvernement était engagé; ni M. Jules Simon, ni M. Jules
Favre n'avaient sousci-it d'engagement : ils avaient gardé ini
pi-ofond silence.
.M. i.K r.o.MTi: Daiu . — (Vesfc vrai.
M. Jules Fkrry. — Ils avaient refusé d'entrer en poui'parlers
avec l'espèce de gouvei-nement insurrectionnel au milieu duquel
M. Dorian, pris de force par l'enthousiasme i)opulaire, cher-
chait à se débattre pour tirer d'alïaire le Gouvernement et la
Ville de Paris. C'est par égard pour les engagements qui auraient
pu être pris par M. Dorian. pour les paroles qui auraient pu
éti-i' échangées dans la nuit entre les membres du Gouverne-
ment captifs et la foule armée, c'est eu égard au.\ scènes de
lintérieui" de rHùlel de Ville, et aussi pour une raison de
réserve politirpic fondée sur les élections en cours, et qu'on ne
voulait pas avoir l'air d'inlluencer, que le Gouvernement s'était
décidé d'abord à ajourner les poursuites.
M. j.r, coMTi-: Daiu . — Nous sommes d'accord sur ces faits et sur
votre rôle. Tout cela du reste est attesté par des pièces que nous
a vous eulre les malus.
M. Jules Fkrry. — Il me reste à parler des prisonniers
relaxés. M. le général Ducrot a dit dans sa déposition, que
non seulement on avait relâché les prisonniers, mais qu'on les
avait i'éarnu''s. C'est absolument inexact. Voici comment les
choses se passèi'ent.
Lorsque j'entrai dans rHôtel de Ville, les moijiles (|ui occu-
paient la cour qu'on appelle la cour du préfet, située du côté de
léglisc Saint-Gervais, me dirent qu'ils avaient pris 250 indi-
vidus ; — « ces gens sont dans les caves, voulez-vous venir les
voir? » — J'y allai et je trouvai un ramassis de gens éperdus,
se voyant à la veille d'être passés par les armes : c'était un
mélange d'hommes, de femmes, d'enfants, de gens en habits
de gardes nationaux et en habits civils. Je demandai où on avait
pris tous ces gens-là. On me répondit : « aux abords des
DEPOSITION SLU LE 4 SEPTEMBRE. 513
escaliers de l'Hôtel de Ville, dans les cours, ça été comme un
coup de lllet. » Un peu après, nous montâmes avec les gardes
nationaux, nous fîmes évacuer les salles. Une ou deux heures
plus tard, quand tout était calme. M. le comte de Legge,
qui avait fait cette capture, vint me demander ce qu'il en fallait
faire. Je lui répondis d'abord : — nous les tenons, gardons-les.
— Mais un ofticier de la gai-de nationale, M. Kergall, qui en
disposait, me fit observer que tous les chefs s'étaient enfuis,
que tout le monde avait quitté l'Hôtel de Ville et qu'il n'y avait
peut-être pas grand intérêt à garder le fretin. L'observation
était juste, et je donnai l'ordre de relâcher cette tourbe atïolée.
Les mobiles chassèrent leurs prisonniers à coups de pied : je l'ai
vu, et .M. de Legge a dû vous le raconter.
M. le comte de Legge pourra vous dire également que les
armes ne leur furent point rendues. M. Ducrot a été mal informé,
sur ce point comme sur tous les autres. J'ai dû, pour tout
éclaircir, m'enquérir de ce qu'étaient devenues les armes
saisies. Le colonel Ibos en avait parlé dans sa déposition devant
la Commission du 18 mars. Il m'a dit qu'il vint me les demander
pour son brave 106" bataillon; que je les lis immédiatement
rechercher, mais qu'on ne put les retrouver. M. Ibos en con-
cluait que M. Etienne Arago les avait rendues aux prisonniers.
Eh bien, ce n'est ni M. Etienne Arago, ni moi, qui avons
disposé de ces armes. C'est 31. le comte de Legge qui a remis
ces 200 ou 2.^0 fusils à M. Kergall, dont j'ai déjà parlé ; ce jeune
officier commandait une compagnie du 247'^ bataillon de la
garde nationale, et il avait rendu au Gouvernement toutes sortes
de services pendant cette déplorable nuit. M. Kergall était le
compatriote de M. de Legge ; il avait servi dans les zouaves
pontificaux; son bataillon inspirait toute confiance, et comme
sa compagnie n'était pas armée. M. de Legge prit sur lui de lui
remettre les armes prises sur les insurgés prisonniers dans les
caves. J'ai dans les mains la déclaration de M. Kergall. que
vous entendrez d'ailleurs sur ce fait et sur d'autres, relatifs à
cette nuit du 31 octobre. Sa déclaration est conforme à celle de
M. de Legge. Il est donc faux que j'aie réarmé les prisonniers.
17/1 membre. — Avaient-ils conservé leurs armes dans la cave?
M. Jules Ferry. — Non! car lorsque je suis entré dans la
33
5U DISCOUHS KT OlMMdNS.
cour, ces gens étaient désarmés et se sont jetés à mes penoiix,
demandant grâce.
M. 1.E r.OMTE Daiu'. — Ainsi M. Iver^ail a icrii ces armes pour son
lialailloii ?
M. Jules I^'krrv. — Oui, et lui-même confirmera ce récit,
après lequel il ne restera plus l'ien de cette partie de la
déposition à laquelle je réponds.
11 y a encore \m point sur lequel je voudrais que vous enten-
dissiez le général ïiocliu.
M. le général Ducrot assure que le général Trocliu m'envoya,
le l*^'' novembre au matin, M. Bibesco. poui- former une cour
uiarliale. Or, M. Bibesco m'avait quitté à lU lieures du soir,
pour aller quéiir un pétard, et je ne l'ai pas levu de la niiil.
M. LE COMTE Darc. — l>e général Uucrol a dit que c'était le lende-
main que le général Trochu avait envoj'é M. Bibesco à l'Hôtel de
Ville.
M. Jules Ferrv. — C'est une erreur. Le général Trocliu
savait bien que nous ne pouvions constituer de cours martiales,
en dehors des 13* et 17" corps d'armée et des troupes de Saiiit-
Denis. Nous étions liés par notre propre loi. Nous ne pouvions
déférer les inculpés qu'à des conseils de guerre, et nous l'avons
fait. Le général Ducrot ne peut pas le nier, mais il ajoute : « On
a dit que les conseils de guerre avaient acquitté les hommes
qu'on leur avait donnés à juger, mais il ne faut pas perdre de
vue que les conseils de guerre ont fonctionné deux mois après
TalTaire; ce qui, le matin même de l'événement, était très
possible, devenait beaucoup plus diflicile deux mois et demi
après, alors que tous ces gens, qui avaient été arrêtés isolément,
étaient relâchés, lorsque les éléments de l'instruction étaient
dispersés et qu'il n'y avait plus nécessité de l'exemple dune
répression immédiate. »
Tout cela est inexact. Les 22 personnes désignées sur les
listes ont été arrêtées toutes, à l'exception de Blantjui, de
Minière et de Flourens : celui-ci s'était échappé d'abord, mais
il fut ensuit(; ai-rêté par les gardes nationaux des avant-postes
de Choisy, au commencement de' décembre. L'instruction fut
commencée le jour même et poussée avec une grande activité;
elle avait été remise à un magistrat de l'ordre judiciaire,
DEPOSITION SUR LE 4 SEPTEMBKE. 51^
M. Qiiérenet, juge d'instruction, qui interrogea les memlires
(lu Gouvernement, reçut leurs dépositions et forma ainsi le
dossier des conseils de guerre. Il y a eu absence d'instruction,
dit M. Ducrot! C'est inexact : l'instruction a été faite avec
beaucoup de soin : c'était un gros volume. Maintenant, pourquoi
a-t-on tardé à mettre les insurgés du 31 octobre en jugement?
Pourquoi la justice militaire n'a-t-elle pas fonctionné plus
rapidement? Je l'ignore, mais ce n'est la faute ni du Gouver-
nement, ni du juge d'instruction. Je pourrais d'ailleurs citer
bien d'autres exemples de cette inexplicable lenteur. Dans une
rectification que j'ai adressée à la Commission du 18 mars, j'ai
relevé toutes les poursuites et les résultats des poursuites inten-
tées pendant le siège, pour des méfaits de l'ordre politique.
Vous y verrez, que non seulement les insurgés du 31 octobre
ont été presque tous acquittés, à la date du 23 février, mais vous
y trouverez des clioses plus étranges encore et qui, à coup sûr,
sont des symptômes de l'état de l'opinion, en dehors de la sphère
et de la responsabilité du Gouvernement. Voici un fait extrê-
mement grave qui fut jugé quelques jours après l'alfaire du
31 octobre. C'est le mouvement tenté dans la nuit du 27 au
28 janvier par Piazza et Brunel, après l'armistice. Brunel, cet
incendiaire fameux qui a brûlé le Tapis Rouge, une espèce de
monstre, et Piazza, un autre chef de bataillon, quelque peu
suspect d'accointances bonapartistes, font sonner le tocsin à
l'église Saint-Laurent et se mettent en marche vers l'Hôtel de
Ville et vers les forts, avec une poignée de gardes nationaux
qui répondent à leur appel. On les arrête; on saisit un ordre
écrit et .signé par Brunel, prenant le titre de chef d'état-major
de la garde nationale. 11 y avait là le fait d'insurrection armée
le mieux caractérisé, et dans quel moment? Au moment où l'on
venait de signer l'armistice avec les Prussiens! Les insurgés sont
traduits devant le conseil de guerre, présidé par le colonel
Alavoine. Piazza est défendu par M. Emile Flourens, le second
Ois du savant, ancien maître des requêtes. Le conseil de guerre
se déclare incompétent, parce qu'il n'est pas composé confor-
mément à la loi ; un autre conseil est formé, présidé, cette fois,
par le général Valentin, qui a été depuis préfet de police; et de
ce conseil ainsi présidé, que sort-il? Un acquittement sur le
chef d'excitation à la guerre civile, et seulement une condam-
516 DISCOURS ET OPINIONS.
nation à deux ans de prison pour usurpation de titres et de fonc-
tions. Eh l)ienî quand on écrit l'histoire que vous êtes chargés
de faire, il faut tenir compte de ces éléments. Il ne faut pas
nous accuser de défaillance ou d'énervement dans la répression;
nous ne pouvions l'aire mieux que de renvoyci- les insurgés
devant les conseils de guerre; on ne pouvait pas nous demander
de les juger nous-mêmes.
Voih'i ce que j'avais à dire à la (commission sur les faits, les
causes et les suites du 31 octobre, et je la remercie de m'avoir
écoulé avec tant de patience.
M. I'errot. — Je voudrais adresser encore une question à M. Jules
Ferrv. Comme membre du Gouvernement, avez-vous eu connais-
sance, dans les premiers jours de novembre, de deux dépêches
envoyées par M. Gàmbettaà M. Jules Favre, concernantla conduite
i|u'avait tenue le Gouvernement à l'occasion du 31 octobre; blâmant
le Gouvernement d'avoir fait appel à une espèce de plébiscite; lui
disant qu'il compromettait ainsi la situation de la Délégation, qu'il
la rendait insoutenable en piovince. Ce sont des dépêches dont la
Commission n'a pas encore constaté l'existence certaine, qui ont pu
être détruites, et il est important de savoir si vous avez eu connais-
sance de ces dépêches.
M. Jules Feery. — Je n'ai à cet égard aucun souvenir. Je
suis un peu surpris de ce que vous me dites. Le fait était sorti
de mon souvenir.
M. Di; Rain.neville. — Qui peut avoir cardé ces dépêches ?
l'n membre. — C'est peut-être M. Jules Favre.
M. CiiAPER. — Le l'ait serait important à établir.
M. Jules Ferry. — Je ne me rappelle rien au sujet de ces
dépêches, ce qui ne prouve nullement, d'ailleurs, (ju'elles n'aient
pas été coinnuiiiiipiées au Gouvernement.
M. LE PiiHsn)ENT. • — Il y a une partie de ces dépêches, imprimées
dans l'ouvrage de M. Jules Favre.
Tu mrmhrc. — Oui ! mais une partie seulement.
.M. Chaper. — Vous aviez dû être frappé du reproche (ju'on vous
faisait de recourir à une sorte de plébiscite.
M. Perrot. — Indépendamment de cette dépêche, il y en avait une
autre qui contenait une demande formelle de créer eu province une
magistrature souveraine; — on soutenait la convenance de faire
disparaître tout ce qui restait de fonctionnaires de l'empire, dans
l'instruction pultlique, dans les finances, etc., etc.
M. Jules Ferry. — Cela est très possible.
DÉPOSITION SUR LE 18 MARS. 517
M. LE coMTi: DARr. — Cela est dans l'ordre des idées de M. Gambetta.
M. Jules Ferry. — Ma mémoire est peut-être infidèle, mais
je ne me rappelle pas cette dépêche. D'ailleurs, voici ce qui a pu
se passer: un pigeon arrivait porteur d'une dépêche; on la
déchiffrait, on commençait à la lire; retenu par mes fonctions,
j'arrivais quelquefois une heure trop tard, et je ne connaissais
qu'imparfaitement le contenu de la dépêche. D'autres membres
du Gouvernement vous renseigneront peut-être sur la dépêche
à laquelle vous faites allusion ; quant à moi, elle n'a pas laissé
de trace dans mon esprit.
M. LE Président. — La Commission vous remercie de ces nouveaux
renseignements et fera ajouter cette déposition à celles qu'elle a
déjà reçues de vous.
{Séance du 25 nufi i812.)
Déposition de M. Jules Ferry sur le 18 Mars.
La déposition faite par M. Jules Ferry, le 23 juin 1871, devant la
Commission d'enquête instituée par l'Assemblée nationale sur
l'insurrection de 1871, démontre par toute une série de dépèches et
de pièces authentiques que M. Jules Ferry, malgré l'alfolement
des autorités militaires, dans cette lamentable journée du 18 mars,
protesta vivement contre l'ordre écrit, donné et renouvelé par le
général Vinoy au général Uerroja, d'évacuer l'Hôtel de Ville
et les casernes ; qu'il sortit le dernier de l'Hôtel de Ville, à dix heures
du soir; qu'enfm, il réunit les maires à la mairie du P'' arrondisse-
ment, et n'abandonna l'idée d'organiser la résistance que quand tout
espoir fut perdu. M. Jules Ferry n'échappa, ce soir-là, au sort des
généraux Lecomte et Clément Thomas — car la foule entourait
la mairie du V^ arrondissement en poussant les cris de : Mort à
Fciryl 11 nous faut Ferry/ — qu'en passant par le presbytère et
l'église Saint-Germain-FAuxerrois ^.
M. LE Président. — M. Ferry, voulez-vous avoir la bonté de vous
asseoir. La Commission n'est pas encore complète, mais je ne
voudrais pas, cependant, vous faire attendre trop longtemps.
Nous n'avons pas ici à nous occuper de ce qui s'est passé
depuis le 4 septembre jusqu'au 18 mars, à moins qu'il ne s'agisse de
1. Enquête parlementaire sur l'insurrection du IS mars. Tome II, p. 60.
518 DISCOURS ET OIMMO.\S.
laits se ratl.ichaiil, diit'ctcineiil à rinsuiiection du IS mais. Nous
vous <l<'niaiidons do vouloii' bien coiicenlrei' vos observations
sur rolijet de nos études.
Nous riicrchons à préciser les faits qui se sont passés du 18 mars au
28 mai. et à en apprécier le caractère; nous vous demandons
de vous expliquer uniquement sur ces faits, que vous devez bien
comiailre, puisque vous étiez au centre de l'insurrection.
Voila le cadre dans lequel je vous prie de vous renfermer; sans
cela, vous pourriiîz nous dire des choses fort intéressantes, mais en
dehoi's de l'étude à laquelle nous devons nous livrer.
M. Jules Fkriîy. — Je tâcherai de me renfermer dans le
proiiramme que vient de me tracer M. le Président.
Je Aais d'abord vous dire très ra}ddement comment s'est
passée la journée du 18 mars. Ce récit l'ait nécessairement partie
de votre enquête, et puis, remontant un peu plus haut, je vous
moidierai comment elle a été amenée par une série de fatalités.
On a souvent employé ce mot en racontant l'histoire de notre
é|)0(pie; mais je crois qu'on a vu rarement un enchaînement de
fatalités plus inéluctables que celles qui se sont produites pen-
dant une année dans noire pays.
Vous êtes saisis de la recherche des causes de l'insurrection
du 18 mars. Sur les causes générales, des considérations pleines
d'élévation et d'éloquence ont déjà été présentées; des choses
excellentes seront certainement dites encore. Je voudrais, moi,
et je ne suis venu ici que pour cela, réagir dans une certaine
mesure contre l'opinion qui me parait très répandue aujourd'hui,
(pie l'insurrection du 18 mars serait le résultat d'une conspira-
lion très anciennement organisée, et organisée par une société,
dont le nom est aujoui'd'iiui célèbre, de X Internalionale.
Je suis 1res loin île méconnaître l'importance de ce phéno-
mène social (]ui se résume et se personnifie dans la Société
/'Jnteruationale.
J'avouerai même que les derniers événements ont donné à
cet élément de trouble social une importance qu'en d'autres
temps j'aurais été porté à dédaigner ou à estimer moins haut,
mais ((u'acluellement, j'y reconnais un phénomène très grave,
qui mérite toute l'atlention de l'observateur et du législateur.
Je crois qu'il s'est passé, je dis s'est passé, car le danger me
paraît écarté pour un temps, dans notre démocratie française,
nu cnrhaînemont d'événements qui répond ii une certaine partie
DKI'OSITION SIR LE IS MARS. 519
de l'histoire de l'antiquité que nous avons tous étudiée. Nous
pouvons (lire que nous avons eu, à l'état de tentative, heureu-
sement très rapidement déjouée, la guerre servile après la guerre
luuiique ; si l'on remonte à l'histoire de ces deux guerres, servile
t't punique, on aperçoit des éléments analogues et dont la res-
semhlance est frappante avec ceux qui ont engendré l'insur-
rection du 18 mars et les événements qui ont suivi. Mais je n'ai
pas l'intention de m'étendre sur ce côté général de la question ;
je voudrais surtout préciser les circonstances d'un ordre en
quelque sorte secondaire, qui ont déterminé l'explosion.
Je crois que l'on ferait fausse voie, que l'on s'ahuserail
étrangement et qu'on se mettrait dans l'esprit des préoccu-
pations démesurées, si on attribuait uniquement aux éléments
de guerre sociale qui existent dans notre civilisation moderne,
les événements du 18 mars ; je voudrais dire, en très peu de
mots, comment je les comprends, indiquer à la Commission
les causes qui, suivant moi, auraient pu être écartées, si les
événements avaient été différents, et dégager de la sorte vos
esprits de préoccupations excessives. Je suis persuadé, en effet,
que les événements du 18 mars n'ont eu la gravité redoutable
qu'ils ont affectée, qu'à cause des circonstances extraordinaires
qui les ont précédés.
Au nombre des causes .secondes, de ce que j'appellerai des
causes secondes et déterminantes de l'insurrection, je placerai,
tout d'abord, un état moral de la population parisienne, que je
qualilierais volontiers ainsi : « la folie du siège », c'est-à-dire un
état d'esprit déterminé par un changement d'habitudes et de
vie, radicalement contraire aux habitudes, à la vie, à la tenue
habituelle de notre société moderne ; une société faite pour le
travail qui se trouve, tout à coup, par suite d'événements
extraordinaires, jetée dans la vie militaire. Cinq mois de cette
existence toute nouvelle, le travail interrompu, tous les esprits
tournés vers la guerre; et cette lutte de cinq mois, aboutissant
à une immense déception, une population tout entière qui
tombe du sommet des illusions les plus immenses que jamais
population ait conçues, dans une réalité qu'il avait été malheu-
reusement impossible de lui révéler à l'avance, voilà ce que
j'appelle la folie du siège ; et je soutiens qu'à l'exception de
ceux qui, se trouvant auprès du Gouvernement, avaient, pai-
r.20 «ISCOUHS KT OPINIONS.
leiii' siiii.iiioii mr-mc, une connaissance plus exacte des choses,
il n y a pas eu de Parisien qui n'ait ('■prouvé cette folie du siège.
Vous tous, messieurs, vous avez dû en reconnaître les
atteintes chez les personnes avec qui vous avez des relations
haliiluclles; quant à moi, je n'ai trouvé personne qui n'ait été
l)Ius ou moins possédé de cette démence, résultat des illusions
mihlaii'es, entretenues pendant cinq mois, et de la colère
exti-aordinaire qui suivit la déception hnale.
Quand on tient ce premier point, on tient lune des extré-
mités du fil, et l'on arrive jusqu'à l'autre bout.
Le Gouvernement de la Défense nationale a maintenu l'ordre
matériel depuis le 4 septembre jusqu'à la capitulation. Jusqu'à
ctilc époque, aloi's même que nous étions tous, et que tous les
nommes de bon sens devaient être profondément inquiets des
etïets de cette capitulation, il avait été du devoir du Gouverne-
ment de ne pas dire à la population parisienne jusqu'à quel point
elle était près delà tin de cette résistance où elle avait mis toute
son âme, et où elle s'est acquis tant d'honneur. Et, à côté du
Gouvernement, les journaux avaient excité la confiance à un
degré extraordinaire, maintenu et réchauffé les illusions. Quand
nous arrivâmes au moment suprême, il se posa un grand pro-
blème i)our nous : comment la population parisienne va-t-elle
suppoi'ter cette chute de l'empyrée sur la terre? La population
parisienne résista à cette grande épreuve, et cela grâce à ce
sentiment de la nécessité qui est dans la vie le plus grand sou-
tien, et qui fait qu'en présence d'un mal irréparable, l'humanité
courbe la tête.
La population parisienne avait beaucoup souffert matérielle-
ment. La liberté de franchir les portes de la ville, le ravitaille-
ment tirent une sorte de contrepoids matériel à ses douleurs
morales; il y eut une sorte de réaction physique qui fut très
salutaire et ne contribua pas peu au rétablissement de l'équi-
libre. Et, je vous assure, messieurs, moi qui n'ai pas quitté un
instant l'Hôtel de Ville, depuisle4septembrejusqu'au 18mars :
moi qui ai assisté à tout le drame, je vous assure qu'à la fin (h'
janvier et au commencement de février, il y avait les plus
grandes chances pour que Paris revînt à l'état normal, à l'ordre,
au travail.
Le ravitaillement s'était effectué avec une grande facilité et il
DEPOSITION SUR LE 18 MARS. 521
y avait chez tout le monde le désir de reprendre la vie au point
où on l'avait laissée avant le siège.
Aussi je place, sans hésiter, au nombre des causes secondes,
mais déterminantes, dont je parlais tout à l'heure, cette volonté
exprimée par les Prussiens et dont il fut impossible de les faii-e
revenir, d'entrer dans Paris et d'occuper un quartier de Paris.
Je considère que c'est là, parmi les causes de l'insurrection
du 18 mars, un élément d'une extraordinaire importance et qui
a décidé de la violence de la crise, et de la forme particulière
qu'elle a revêtue. Si les Prussiens n'avaient pas fait à la popu-
lation parisienne cette injure, à laquelle elle ne s'attendait pas,
d'entrer chez elle — nous aurions eu sans doute d'autres crises
— car nous ne nous sommes jamais fait d'illusions à cet égard ;
il était impossible que quatre cent mille hommes armés
reprissent le travail, que quatre cent mille hommes qu'on
nourrissait à rien faire, quittassent la vie mihtaire pour la vie
civile, sans qu'il y eût une crise; — mais je suis persuadé
qu'elle aurait été fort différente et beaucoup moins grave.
Lorsque les Prussiens manifestèrent la pensée d'entrer dans
Paris, la situation générale était extrêmement délicate pour le
Gouvernement. En effet, il s'était opéré, au moment où les
portes de Paris furent ouvertes, un relâchement général de tous
les liens et une désorganisation générale de tous les éléments
dont l'accord avait maintenu l'ordre dans Paris pendant tout le
temps du siège. Nous avions réalisé un véritable problème
d'équilibre, messieurs, car il faut bien se rendre compte que le
Gouvernement de la Défense nationale, pendant tout le temps
que Paris a été investi, n'a eu à sa disposition que des forces
morales. Il a été un gouvernement d'opinion ; il n'avait pas à sa
disposition une force matérielle dont il fût sûr et qu'il pût
opposer à un puissant mouvement d'opinions en sens contraire ;
et quand, dans deux circonstances mémorables, au 31 octobre
et au 22 janvier, le Gouvernement a triomphé, c'est parce que
le mouvement d'opinion s'est prononcé avec une grande inten-
sité en sa faveur.
Le 31 octobre, il était contre le Gouvernement dans la pre-
mière partie de la journée ; il lui est revenu, avec une force irré-
sistible, dans la seconde. Le 22 janvier, le mouvement lui était
beaucoup plus défavorable, parce que tout le monde sentait
52> DISCOURS KT OflMONS.
aiiprocliiM- l;i cipiliilalioii. mais la force inalériellc était venue
à son aidt' avec plus (rcriicacilé, et quelques coups de fusil
siirilrcut pour dissiper les émeutiei-s, peu résolus et hésitant
tMi\-iiiriurs siiile plan qu'ils devaient suivre.
Mais tout cela tenait à des habitudes prises, à la constitution
de certains pouvoirs; et toutes ces luilutudes et tous ces pou-
voirs se sont trouvés désorganisés par la capitulation.
Ainsi la principale force du Gouvernement, force matérielle
qui contenait aussi une gi'ande force morale, c'était la garde
nationale. Mais, lorsque la capitulation fut annoncée, la garde
nationale se trouva désorganisée de toutes les manières, d'abord
par la démission de son commandant en chef, l'infortuné Clé-
nuMit Thomas ; son état-major le suivit, et avec lui tous ceux qui
avaient maintenu l'ordre pendant cinq mois et demi.
Non seulement l'état-major fut désorganisé, mais aussi le
coiuinandement dans les rangs inférieurs. Les chefs de bataillon
les meilleurs, les plus sûrs, ceux que nous avions trouvés auprès
de nous au 22 janvier et au 31 octobre, et en même temps
qu'eux beaucoup d'hommes qui s'étaient montrés les plus
fermes soutiens de l'ordre, lassés de la longueur du siège, dési-
reux d'aller retrouve!' en province leurs familles ou leurs
alfaiivs, s'empressèrent de quitter Paris. Il y eut une émigra-
tion considérable qui désorganisa le commandement.
Pendant le siège, nous avions maintenu l'équilibre de la garde
nationale au moyen d'une institution tout à fait empirique, mais
(pii nous avait parfaitement réussi, celle des secteurs.
La garde nationale avait été placée sous le commandement
d'ofticiers supérieurs de la marine, qui ont montré, pendant
ces longs mois, non seulement une grande énergie militaii'e,mais
des aptitudes civiles dont j'ai été souvent frappé. Et nous pouvons
dire que c'est à ces amiraux, commandants de secteui"s. que
nous avons dû le maintien de l'ordre dans la garde nationale;
ils avaient sur elle un ascendant que le Gouvernement n'avait
pas; ils avaient été associés à ses périls, à ses espérances; ils
n'avaient pas contre eux tout ce que nos malheurs avaient fait
rejaillir sur nous (rim[)opularité inévitable. Les chefs des sec-
teurs étaient les maitres de la garde nationale. Le général
Caillé, par exenqde, (pii commandait le secteur de Belleville.
avilit fail Av> iui'r\t'illi's. Il n'y avait jamais eu d'émotion vio-
DEPOSITION SUR LE 18 MAHS. 523
lente à Belleville : il l'avait maintenu par son autorité pei'son-
nelle. Mais lorsque arriva la grande débandade après la capitu-
lation, les commandants de secteurs demandèrent à se retirer.
Le commandant supérieur de l'armée, le général Vinoy, ne
manifesta peut-être pas un désir assez vif de les conserver; ils
[lartiient; les secteurs furent désorganisés. Au 18 mars, on ne
savait plus où étaient les secteurs; il y avait eu, pour le mal-
heur public, non seulement des changements de personnes,
mais des changements de locaux. Je i-ecevais à l'Hôtel de Ville,
à cette date même du 18 mars, des dépêches de maires ainsi
conçues : « Où donc est notre secteur? Je ne sais à qui m'adres-
ser pour obtenir un bataillon. »
Eli résumé, messieurs, il est incontestaltle qu'au commen-
cement de février, lorscjue la première satisfaction du ravitail-
lement eut été un peu épuisée, Paris se trouva dans une situa-
tion très critique par cette accumulation dans ses murs d'un
aussi grand nombre d'hommes armés sans organisation, sans
gouvernement, qui ne reconnaissaient plus aucune autorité.
Mais je crois encore que la force acquise et les habitudes
prises auraient pu maintenir l'état des choses, sans cet évé-
nement qui est une des causes principales, parmi les causes
secondes, l'entrée des Prussiens.
Et je vais vous montrer que l'entrée des Prussiens a été
déterminante. Jusqu'au moment où il en a été question, la
garde nationale n'a pas mis la main sur un canon. Les pre-
miers canons ont été enlevés sur la nouvelle de l'approche des
Prussiens ; et ils ont été enlevés ceux-là, messieurs, croyez-le
bien, par des citoyens fort attachés à l'ordre, par des gardes
nationaux de Passy et d'Auteuil, et enlevés où? au Ranelagh,
où malheureusement il y avait des batteries oubliées.
Eh bien, dans cette population mise bors d'elle-même, qui
acceptait si difficilement que Paris pût être vaincu, qui était
si disposée à mettre tous ses désastres sur le compte de la
trahison, la pensée que cette entrée des Prussiens était encore
une nouvelle trahison, gagna beaucoup d'esprits. Ces choses
se disaient et elles trouvaient ci'èance auprès de ceux qui
croient tout ce qui se dit; c'est ainsi qu'on arriva successi-
vement à mettre la main sur tous les canons, et l'insurrection
se trouva posséder des canons, uniquement parce que les
524 niSCOUKS ET OPINIONS.
PriissiPiis rlaifiil rulrrs dans Paris; si liien que vous lU' pouvez
pas, niossiours, loul eu lenaiil le ('om[)le que la raison imliipie
(les causes générales de rinsurreclioii, perdre de vue que ce fait,
qui lui a donné un caractère si formidable, est encore l'œuvre
de nos ennemis. Je suis convaincu, quant à moi, que les choses
auraienl tourné autrement si les Prussiens n'étaient pas venus
paradei- dans nos murs. Je suis persuadé que, si des accidents
(iaii'ut iiu''vitaliles, ils auraient eu un autre caractère et une
iiien moindi'e intensité.
C'est encore à ce moment que se rattache et se détermine
le courant qui a aggloméré les divers éléments de l'insur-
rection. C'est là que vous pouvez les saisir sur le vif.
Le comité central de la garde nationale, qui a joué un si
grand rôle dans cette affaire, existait déjà assurément. Il y
avait depuis longtemps dans la garde nationale un foyer de
conspiration contre les chefs élus: c'était le corps des délégués
des compagnies, chargés de les représenter pour l'élection des
officiers. Dès le mois de janvier, le Gouvernement de la Défense
nationale, ému de ce mouvement intérieui- de la garde natio-
nale, avait fait paraître dans le Journal offcieL où je pourrais
la l'etrouver, une note dans laquelle il rappelait aux délégués
de la garde nationale (pi'ils n'en étaient pas les véritables chefs,
et que les seuls chefs étaient les chefs élus.
Qu'étaient- ce que ces délégués? C'était une institution
de 18ol. Pour nommer les chefs de bataillon, on réunissait les
officiers et un certain nombre de délégués par compagnie. Ces
délégués s'étaient imaginé (lu'ils étaient la représentation
peiMuanente et le véritable commandement. Des réunions se
tini-ent, des brochures furent publiées où tous ces pouvoirs
étaient afllrmés. C'est à l'occasion de ces brochures et de ces
réunions que parut une note qui rappela aux délégués (pi'ils
devaient se dissoudre immédiatement après les élections.
De la réunion et du concert des délégués sortit le comité
central de la garde nationale. Mais le comité ne prit l'initiative
et la force directrice qu'à la faveur de l'entrée des Prussiens.
Le comité se montra, pour la première fois, à la (in de février,
une certaine nuit, où le bruit se répandit que les I>russiens
allaient entrer le lendemain. Alors tout Paris retentit du biuit
des tambours et des clairons, et une partie des bataillons de la
DÉPOSITION SUR LE 18 MARS. 535
garde nationale se réunit; je dis une partie, parce que, bien
qu'on ait sonné le tocsin et battu le i-appel de toutes parts, les
gardes nationaux vinrent en très petit nombre. Je me rappelle
que M. Dubail, maire du \" arrondissement, me disait cette
nuit-là même : « On sonne le tocsin, mais vous pouvez être sans
grande inquiétude : il n'est venu que deux ou trois cents gardes
nationaux. » Les Prussiens n'entrèrent pas cette nuit-Là; je
crois que ce fut un grand bonheur; s'ils étaient entrés, nous
aurions pu assister à d'horribles scènes; car, s'il n'y avait pas
un grand nombre de bataillons sur pied, des milh'ers d'hommes
sans armes, de femmes et d'enfants allaient au-devant d'eux
alfolés, tandis que, lors de l'entrée de l'armée allemande, le
1" mars, tout se passa à l'honneur de la population pari-
sienne qui eut une tenue admirable, et qui laissa les Prussiens
dans un isolement comi)let ; si bien qu'ils emportèrent de cette
aventure un sentiment profond d'humiliation et de ressen-
timent.
Mais le mouvement insurrectionnel avait pris sa forme : c'était
la reconstitution de la garde nationale sous d'autres chefs, et
la garde nationale mettant la main sur les canons; alors, le
comité central qui. pour être composé d'inconnus, n'en était
pas moins guidé par un instinct politique très habile, vit qu'il y
avait là un commencement d'opérations bon à poursuivre ; et,
dans tout Paris, les gardes nationaux du comité central se
mirent à recueillir les armes, les munitions et les canons partout
où ils purent en prendre.
Le malheur, c'est que, pour résister à cette organisation révo-
lutionnaire de la garde nationale, nous n'avions plus qu'une
organisation légale profondément alïaiblie par le départ des
principaux chefs de bataillon et par l'absence d'un comman-
dant en chef. Et il ne se passait pas de jours où, dans notre
Conseil, je n'implorasse la nomination d'un commandant de
la garde nationale. Le hasard a fait qu'une dépêche que
j'écrivais alors s'est retrouvée; je suis heureux de pouvoir vous
la faire connaître, parce qu'elle indique bien la situation. Cela
vous montrera que ce que je vous dis n'est pas une théorie
faite après coup, mais une observation très exacte des faits.
C'était le 4 mars, à la suite de l'occupation prussienne, au
moment où les Prussiens venaient d'évacuer Paris. On me
:,26 DISCOURS ET OPINIONS.
ilemandail de Boi'dfaux des nouvelles; M. Jules Simon, qui
élait alors ministre de rinléricur, me disait : « Édiliez-nous sur
létat de Paris. »
Alors j'éci'ivis ceci :
» Le 4 mars, 11 h. 50 m. «lu matin.
« Celte dépêche, je l'ai retrouvée dans un journal delà Com-
mune. L'insurrection avait retrouvé au ministère de Tlntérieur
un certain nombre de dépêches, et le journal La Comninnc les
classait sous ce titre :
« Le prologue d'un coup d'Etat. »
Parmi ces dépêches, était celle que je vais vous lire :
« Maire de Paris à Jules Simon, Bordeaux,
« 4 mars 1871, 11 h. 50 m. du matin.
« Le péril ici est dans l'anarchie de toutes choses; la tran-
(liiillité matérielle est maintenue sans difliculté, grâce à un
laisser-aller complet qui est imposé par la nécessité.
« La garde nationale n'est plus (ju'un immense désordre;
elle a, depuis la démission de Clément Thomas et le départ de
beaucoup de ses officiers, cessé de former un corps. Les sec-
teurs ont été désoi'ganisés au même moment; tout lancien
mécanisnu' s'est trouvé détruit. Aujourd'hui, une partie des
bataillons, la minorité sans doute, obéit à un comité occulte,
fort bien organisé, qui, pour le moment, paraît n'avoir d'autre
but que de rassemblei', en les prenant partout, même par force,
fusils, canons, munitions. Belleville et Montmartre sont occupés
militairement par la garde nationale, qui obéit au comité, non
à ses chefs de bataillon, destitués de fait.
« La masse prend plaisir à jouer au soldai, les meneurs
pensent à autre chose. Un bon généi'al de la garde nationale
pourrait encore nqirendre en mains les bons éléments qui ue
manquent pas, mais (jui n'ont plus de centre. Je répète cela
depuis dix jours au Conseil. »
(Kxiraitdii joiinial Lu Cnmwunc, du 2C} mars 1871.)
M. Jules Ferry. — Cette dépêche précédait de peu l'arrivée
du généi-al d'Aurelles de Paladines (pii venait d'être nommé
DÉPOSITION' SUR LE 18 MARS. 527
ux^néral de la garde nationale. Il fut impuissant à réunir les
divers éléments de l'ordre : il arrivait trop tard.
Cependant beaucoup de tentatives de conciliation furent
encore faites. Les maires intervinrent, animés de beaucoup de
dévouement et d'un grand désir d'apaiser les esprits. Plusieurs
réunions de maires eurent lieu dans ce but au ministère de
l'Intérieur.
Il y avait quelque chose d'assez bizarre, je dirai presque
«l'enfantin, dans cette manie des canons.
Beaucoup de gens s'étaient emparés de ces canons, uni-
quement pour pouvoir dire qu'ils avaient des canons, et sans
avoir la pensée de s'en servir même contre les Prussiens,
puisque l'armistice venait d'être signé. Ils disaient : « Ces
canons sont à nous, nous les avons payés. » Il y avait, en
etïet, peut-être 2U0 pièces qui avaient été fondues à l'aide de
sousci'iptions.
Quoi qu'il en soit, il avait d'al)ord paru possible d'aii'iver à
reprendre ces canons par voie de conciliation. Les man-es des
XIV«, XV', XVIP et XVIIP arrondissements, en un mot les
maires de tous les arrondissements excentriques, s'y étaient
employés.
Nous eûmes à ce sujet beaucoup de conférences au ministère
de l'Intérieur. Les maires nous disaient : « Attendez encore,
ayez patience ; on a promis de les rendre ; c'est pour demain. »
Il y avait, en etïet, des gens qui promettaient de les rendre et
qui n'avaient l'éellement pas de mauvaises intentions.
Il y en avait d'autres, au contraire, qui suivaient un ])lan
parfaitement arrêté et résolu.
Quant à moi, après tant de tentatives infructueuses, je
demeurai convaincu, — et c'est encore ma conviction aujour-
d'hui, — qu'on ne nous rendrait jamais les canons de bonne
volonté. Il y avait un parti pris évident de ne pas les rendre.
Ici se place un incident malheureux qui a précédé de
24 heures à peine le 18 mars. Il existait à la place Royale un
parc d'artillerie de 80 canons. On avait obtenu de l'officier qui
les gardait qu'il les restituerait à l'autorité légitime, c'est-à-
dire au commandant de la place, le général Vinoy.
Toutes les dispositions furent prises en conséquence et l'on
vint la nuit, à une heui-e convenue, réclamer les canons. L'offi-
528 DISCOURS ET OPINIONS.
cier de service, qui appartenait à un bon bataillon, répondit :
« Je veux bien livrer les canons ; mais comme je no, vous
connais pas, je ne le ferai que si vous avez un ordre écrit. » —
Mallieureusemenl, roflicier d'artillerie qu'on avait envoyé,
n'avait pas d'ordre écrit.
Il ivionrna au quartier-général pour en chercber un. Mais
pendant ce temps-là, la chose s'ébruita; le bataillon de la place
Royale l'ut relevé et, quand on revint, on se trouva en face de
gens hostiles qui. craignant un coup de main sur la place
Royale, transportèrent tous les canons au faubourg Saint-
Auloine, dans un autre parc d'artillerie, situé rue Rasfroi.
La mèche était éventée; la méliance était devenue générale,
si bien {jue, lorsqu'à la réunion du Gouvernement, la question
nous fut posée par le chef du Pouvoir exécutif, je n'hésitai pas
à me prononcer pour une intervention matérielle, et à dire que
puisqu'on n'avait pas voulu rendre les canons Yolontairement,
il fallait les prendre de force.
.l'exprimai l'avis qu'il ne serait pas très difficile, par une
opération militaire bien conduite, par un coup de main exécuté
la nuit ou de grand matin, d'occuper les buttes Chaumont et
surtout la butte Montmartre, où les canons se trouvaient
entassés, de telle sorte qu'il serait impossible de s'en servir
contre la troupe qui gravirait la butte pour s'en emparei".
Cette opinion fut aussi celle du Conseil, et le ISmars, suivant
les dispositions prises par le général Vinoy, de grand matin, les
troupes gravirent les hauteurs des buttes Chaumont et des
buttos Monlmarti'e, sans aucune espèce de difficultés, mirent la
main sur les canons, tirent piisonniers les petits groupes de
gardes nationaux qui se trouvaient là, et nous fûmes tout à fait
maîties du luouvement à cette première heure.
Ici se [iluce la question de savoir comment ce premier succès
a pu aboulii- au foi'midable échec de la journée.
Est-ce, comme on l'a dit, parce qu'on a perdu du temps ou
parce qu'en réalité on n'a pas pu enlever les canons? Il est
certain que ce n'est que vers dix heures qu'arrivèrent les pro-
longes d'artillerie nécessaires à l'enlèvement des canons, et
(ju'à cette heure déjà, les choses avaient changé de face et le
mouvement avait pris le dessus.
Dans cette journée, j'ai échangé de nombreuses dépêches
DÉPOSITION SUR LE 18 MARS. 529
avec le Chef du Pouvoir exécutif, avec le commandant supérieur
et avec le préfet de police.
Comme je ne voulais pas laisser entre les mains des insurgés
ces dépêches, qui auraient pu les éclairer sur nos projets et
surtout sur l'état moral de nos troupes, je les ai emportées avec
moi, le 18 mars au soir, lorsque je fus obligé de quitter l'Hôtel
de Ville.
Je suis heureux de les avoir aujourd'hui et, si vous le per-
mettez, je vais vous les lire, parce qu'elles vous donneront le
tableau exact, minute par minute, de cette malheureuse
journée, depuis 7 heures du matin, jusqu'à 11 heures du
soir.
La première dépêche est de 6 h. 25 m., 18 mars 1871.
« Maire de Paris à Préfet de police.
« Savez-vous quelque chose ? J'ai mission de télégraphier ce
« qui se passe.
« Sif/né : Jules Ferry. »
M. Thiers m'avait dit, en elïet, de lui télégraphier ce qui se
passerait dès le matin.
Le Préfet de pohce me répond :
« 18 mars 1871, 6 li. 50 m. du malin.
'< Renseignements assez rares à cause des difficultés de
« passage pour nos agents. — Les buttes Chaumont ont été
« occupées par les troupes sans résistance sérieuse. Je vous
« télégraphierai ce que je saurai. »
A 7 heures du matin, je fais connaître ces résultats au Chef
du Pouvoir exécutif par la dépêche suivante :
« 18 mars 1871.
« Maire de Paris à Chef du Pouvoir exécutif à Versailles, et
« à Affaires étrangères à Pai'is.
« Il est 7 heures, — buttes Chaumont occupées sans
« résistance sérieuse, — nous ne savons rien de plus ici ni à la
« Préfecture de police, — calme absolu, — pas de rappel de la
« garde nationale.
« Siyné : Jules Ferry. »
3i
5:i0 DISCOUKS ET OPIMONS.
A 7 11. -20 111., If Préfet de police m'envoie la (léi)êrlie que
voici :
<< 18 mars 1871.
(( Général Valent in, l*réfet de police à .uénéi'al Vinoy,
« GuciTC, Intérieur, AITaires étrangères, Garde nationale,
(( Maire de Paris.
« La batterie du moulin de la Galette vient d'être prise sans
u coups de fusils. — Les gardes nationaux ont déposé leui's
« armes.
« Sif/iiP : Valk.ntin. »
Le moulin de la Galette, ce sont les buttes Montmartre.
A 8 b. 32 m., nouvelle dépécbe du Préfet de police.
" 18 mars 1871.
« Général Valentin à Affaires étrangères, Intérieur, Guerre,
« Général en chef de la garde nationale de Paris.
(c L'ensemble des rapports satisfaisant jus(|u'à présent. Il y
« aurait des préparatifs de résistance à la salle de la Marseil-
« laise avec des l)arricades, — Montmartre parait être occupé
« après un très faible engagement, Belleville aussi, pour la plus
u grande piartie, avec certains points résistants.
« Demande générale du désarmement des (jiiarlieis
insurgés. »
u 18 mars 1871, i» h. 10 m.
« Préfet de police à Affaires étrangères, Intérieur, Guerre,
« Général en chef de la garde nationale, Maire de Paris,
« Les di-apeau\ rouges de la place de la Bastille sont
ai»;illiis. »
Il y avait, en effet, des di'apeaux rouges qui llottaient depuis
longtemps sur la colonne ; un marin les avait enlevés.
A ce moment, nous entendîmes une forte canonnade. Je lis
prendre des informations et, pensant qu'on pouvait être inquiet
de cette canonnade, je traduisis les informations que je venais
de n'cueilii]- dans la dépêche suivante :
u 18 mars 1871, 9 h. 40 in.
« Maire de Paris à Préfet de police. Guerre, Atfaii'es étran-
« gères. Intérieur. Garde nationale.
DEPOSITION SUK LE 18 MARS. 531
« Le canon que vous avez entendu ce matin et il y a une
« heure, est celui des Gobelins. — Les gardes nationaux du
« prétendu général Duval ont tiré à blanc, mais ils ont des
« munitions.
« Une quinzaine de pièces sont disposées autour delà mairie
« du XIIP dans la dii-ection des avenues. — ■ Le général Duval
« recrute les gamins du quartier, leur donne des pioches pour
« construire des tranchées.
« Le quartier, à peu prés dépourvu de troupes, appartient
« absolument au comité central et Duval y régne en maître. —
« Trois gendarmes, envoyés en ordonnance, sont captifs dans
« la cour de la mairie.
" Si(/np : Jules Ferry. »
A 10 heures du malin, j'envoie nne nouvelle dépêche.
« 18 mars 1871.
« Maire de Paris à Garde nationale, place Vendôme.
« Le maire du XIII« arrondissementvientd'arriver ; il demande
« où il peut s'adresser pour avoir un piquet, et quel est le nou-
« veau secteur; répondez-moi de suite. — D'après le maire, les
« canons sont moins nombreux que ne le portait le précédent
« rapport — pas d'écouviljons — munitions mouillées; rien de
« sérieux, mais, à mon avis, il faut veiller et envoyer là un
« bon piquet.
« S>(/np : Jules Ferry. »
» 18 mars 1871, 10 h. 20 m.
(Les choses commencent à se gâter.) — « Général Valenlin à
« général Vinoy, Guerre, Intérieur, 3Iaire de Paris, Général
« garde nationale.
« Beaucoup d'effervescence dans le \b arrondissement. —
« Des gardes nationaux ont barré la rue de la Roquette par
c( deux barricades. Des gardes nationaux descendent vers la
« Bastille. »
Presque en même temps, à 10 h. 3o m., je télégraphiai ce qui
suit, d'après mes renseignements :
« Maire de Paris à Préfet de police, Guerre, général Vinoy,
« Affaires étrangères. Intérieur.
« Les canons enlevés de la place Royale » — ceux dont je
532 DIsrOUHS ET OPINIONS.
parlais tout à riiciirc — « ont été conduits rue Basfroi et rue
« (le la Roquette.
« On a élevé une barricade dans le fauboufg Saint-Antoine,
« au coin de la rue Saint-Bernard.
« Le faubourg est barré à la hauteur du poste Montreuil. —
<( Le réuiment qui est sur la place de la Bastille ne paraît pas
« dans de bonnes dispositions et fraternise beaucoup trop.
« Sifj/K' : Jules Ferry. »
« 18 mars 1871, 10 h. 30 m. du matin.
(Le mouvement se dessine dans le sens d'un désastre). —
« Police à Chef du Pouvoir exécutif, Intérieur, Guerre, Justice,
« Général en chef, Commandant de la garde nationale. Maire
« de Paris.
« Très mauvaises nouvelles de Montmartre. Troupe n'a pas
« voulu agir. Les buttes, les pièces et les prisonniers repris par
« les insurgés qui ne paraissent pas descendre. Le comité
« central serait au parc de la rue Basfroi.
« Le mouvement très intense, XP arrondissement et rue de la
« Roquette. »
« 18 mars 1871, 10 li. 4-") m. du matin.
« Général Valentin à Intérieur, Vinoy, Guerre, Affaires
« étrangères. Justice, Maire de Paris.
« On n'avance pas du côté de La Villette. Toutes les mau-
« valses nouvelles de Monlmai'tre confirmées, les barricades
« s'élèvent dans Ménilmontant ; au XIIP arrondissement, l'usine
« de M. Say est envahie par le 133* bataillon. »
« 18 mars 1871, 10 h. 55 m. du matin.
« Maire de Paris ;i Alïaires étrangères, Intérieur, Préfet de
« police, général Vinoy, Garde nationale.
« Mauvaises nouvelles du Luxembourg; les soldats ont été
« désarmés et fraternisent dans le jardin. On répand mécham-
« ment le bruit que Louis Blanc et Gambetta sont arrêtés.
« On se demande ce que font les ofliciei's: on n'en voit nulle
« part.
DEPOSITION SUR LE 18 MARS. 533
« Autres nouvelles du boulevard Magenta. Soldats désarmés
« par garde nationale et fraternisent.
« Signé : Jules Ferry. »
« 18 mars 18T1, Il h. 18 du matin.
« Police à Affaires étrangères, à général Vinoy, Intérieur,
« Justice, Guerre, Mairie de Paris.
« Le Luxembourg envahi par la garde nationale qui fraternise
« avec la troupe.
« Sirjné : ValeNTIN. »
» 18 mars 1871, 11 h. 20 du matin.
« Général Valentin au Maire de Paris.
« Une colonne se dirige sur IHôtel de Ville par le boulevard
« de Strasbourg. Elle est mêlée de ligne. »
A ce moment, j'avais quitté l'Hôtel de Ville. J'étais allé au
Conseil du Gouvernement aux AITaires étrangères, pour prendre
des instructions, et mon chef de cabinet, qui était à l'Hôtel de
Ville, m'écrivit ceci :
« 18 mars 1871, 11 h. 25 m. du matin.
« Chef de cabinet du maire de Paris à M. Jules Ferry au
« ministère des Atïaires étrangères, à Préfet de police. Intérieur,
« Atïaires étrangères, général Vinoy, général d'Aurelles.
« Une manifestation d'environ 200 individus très bruyants
« dont moitié environ de soldats de ligne, la crosse en l'air,
« avec clairons et tambours de la troupe, est arrivée sur la
« place de l'Hôtel-de- Ville jusqu'à la grille.
« Un garde national les harangue. Ils crient : à la Bastille !
« à Montmartre ! vive la République ! et demeurent sur la place.
« La foule augmente un peu. Un coup de feu a été tiré du quai
« contre l'Hôtel de V' ille ; nous ne répondons pas. Les groupes
« se dispersent et se tiennent au coin des rues. »
Sur ces entrefaites, j'étais rentré à l'Hôtel de Ville où je reçus
du Préfet de police une dépêche peu intéressante, à propos
d'un gendarme qui avait été fait prisonnier par les insurgés.
« 18 mars 1871, 12 h. 5 m. du matin.
« Police à Mairie de Paris.
« Je connais l'incident; mais je suis sans nouvelles du gen-
534 insCOLIRS ET OPINIONS.
« darnie Boisseau. Dès que j'en aurai leni, je m'empresserai de
« vous les ti'ansmellre. »
A une lieiiie, j'envoyais la dépêche suivante :
« Mairie de Paris à Inléi'ieur, Alïaires étrangères, général
« Vinoy, Garde nationale.
« La proclanialion que j'ai emportée du Gouvernement va
« être affichée. La situation du XI'= arrondissement est perdue.
« L'insurrection en est maîtresse. La garde nationale s'est
« réunie, mais regai'de faire les barricades autour de la Mairie.
« Le maire du XIV"* est absolument captif. L'attitude de la
« troupe qui revient de la Bastille est lamentable : crosse en
« l'air, et le reste.
« S)f/né : Jules Ferrv. »
Vient maintenant une dépêche du général qui commandait
l'Hôtel de Ville, au Préfet de police. 11 lui demande des agents
en bourgeois parce qu'on arrêtait les ordonnances.
« 18 mars 1871. 2 h. 25 m. du soir.
« GénéralDcrroja, commandant l'Hôtel de Ville, à Préfet de
« police.
« Je vous pi-ie de m'envoyer six: agents en bourgeois pour
« porter mes dépêches immédiatement.
« Les gendarmes chargés de ce service sont arrêtés. Pouvez-
« vous me donner des nouvelles de la situation? Nous ne savons
« lien ici. »
« 18 mars 1871, 2 li. 52 m. du soir.
« Général Valentin à général Vinoy, Giieri-e, Intérieur,
« Alïaires étrangères, Garde nationab-, Maiiùe de Paris.
« La barrière d'Enfer est occupée par les insurgés. )>
Nous rencontrons ici un incident. Voici une dépêche du colo-
nel Vabre, commandant l'Hôtel de Ville, adressée au Préfet de
police :
.. 18 mars 1871, 2 li. 50 m. du soir.
« Colonel Vabre à Préfet de police.
« On nous dit que la caserne Lobau va être évacuée.
« Qu'y a-t-il de vrai et que doit-on faire? »
En effet, à deux heures et demie, entrait dans mon cabinet un
DÉPOSITION SL'U LE 18 MARS. 535
oflicier de gendarmerie de la caserne Lobau qui me dit : « Je
« viens de recevoir l'ordre d'évacuer la caserne ;je ne comprends
« pas pourquoi. Si on i'évacue, elle sera prise immédiatement
M pai' les insurgés. » — C'est, messieurs, la caserne qui est la
plus rapprochée du quai ; elle commande le petit jardin qui est
situé derrière l'Hôtel de Ville, et l'abandonner, c'était livrer
l'entrée de la mairie de ce côté.
J'envoyai sur-le-champ la dépèche suivante au Préfet de
police :
« 18 mars 1871, 2 h. 50 m. du soir.
« Mairie de Paris à Préfet de police.
<( On fait évacuer la caserne Lobau. C'est comme si on livrait
« l'Hôtel de Ville. Qui a donné cet ordre? C'est certainement
« un malentendu.
<> Sif/iip : Jules Ferry. »
A trois heures, j'insiste et je précise :
.< 18 mars 1871, 3 h. du soir.
« Mairie de Paris à Préfet de police.
« l\ y a 83 hommes dans la caserne Lobau, 40000 cartouches
« impossibles à enlever. La caserne commande le jardin de
« l'Hôtel de Ville. Il vaudrait mieux en renforcer la garnison.
« Si on l'évacué, on la livre à l'insurrection. Je m'oppose à
« l'exécution de cet ordre, évidemment irréfléchi.
« Sir/)ié : Jules Ferry. »
J'adressai en même temps au ministre de l'Intérieur et au
président du Conseil, que je croyais encore au ministère des
Affaires étrangères, mais qui n'y était plus, une dépêche ainsi
conçue :
" 18 mars 1871, 3 h. 15 m. du soir.
« Maire de Paris à Intérieur, à président du Conseil, à
« Affaires étrangères.
« Un ordre général est donné d'évacuer les casernes. On a
« ainsi livré celle du prince Eugène.
« Ordre aussi d'évacuer caserne Lobau. Je m'y oppose : c'est
« livrer l'Hôtel de Ville et je ne subirai pas cette extrémité
« honteuse. »
r,3G DISCOUUS ET OPINIONS.
Je vous ileniande pardon de ces expressions un peu vives ;
mais, vous le comprenez, la situation elle-même était très
violente.
<( Vous devez garder l'Hôtel do Ville et ses casernes qui sont
« une forteresse, ainsi que la Préfecture de police. Il semble
« qu'on perde la tète.
<■ Sif/ni^ : Jiili's Ferry. »
« 18 mars 1871, 3 h. 30 m. du soir.
« Général Valentin à colonel Vabre, qui commandait l'Hôtel
« de Ville.
« Le régiment de ligne qui nous gardait s'est-il replié? et
« qu'avez-vous pour vous garder, abstraction faite de Lobau? »
Je prends la plume et je réponds :
(c 18 mars 1871, 3 h. 35 m. du soir.
« Maire de Paris à Pi'éfet de police.
« Nous gardons naturellement le 110^ de ligne, n'ayant point
« l'intention de livrer l'Hôtel de Ville. Quant aux 83 gendarmes
« de Lobau. ils ne peuvent vous être nécessaires, et ils valent
« mieux que .500 soldats. Il faut al)solument nous les laisser.
« Sifpié : Jules Ferry. »
Voici la réponse du général Valentin :
« 18 mars 1871, 3 h. 54 m. du soir.
« Général Valentin à Mairie de Paris.
« Gardez la garde républicaine de Lobau. Ce n'est que dans
« le cas où la troupe de ligne se replierait qu'il y aurait lieu
« d'évacuer la caserne. »
A 4 beures 20, je reçus du général en cbef la dépècbe sui-
vante qui m'encbanta parce qu'elle me donnait raison :
« 18 mars 1871, 4 h. 20 m. du soir.
« Général en cbef à Préfet de police et Mairie de Paris.
« Qui donc a donné l'ordre d'évacuer casernes Lobau et
« Napoléon?
« Ce n'est pas moi : je suis disi)osé à les faire renforcer. »
DÉPOSITIOiN SUR LE 18 MAHS. 537
Je répondis :
« 18 mars 1871, 4 h. 50 m. du soir.
« Mairie de Paris à général Vinoy et à Intérieur.
« L'ordre d'évacuer était signé par le colonel de la garde
« républicaine. — Le général Valentin parlait de faire replier
« le 110« qui est dans la caserne Napoléon. J'ai refusé formel-
« lement de laisser faire, sans quoi non seulement Lobau mais
« Napoléon seraient livrées à cette heure; Napoléon aurait
« besoin d'être renforcée, non comme nombre, mais comme
« esprit.
« Sir/np : Juli's Ferry. »
Vient maintenant une dépêche circulaire du général Valentin
au Gouvernement.
« Circulaire de Paris. »
« 18 mars 18TJ, 5 h. 20 m. du soir.
« Généi-al Valentin à général Vinoy, général Le Flô, général
« Paladines, président du Gouvernement, Affaii-es étrangères,
« Intérieur, Justice et Maii-e de Paris.
« Les casernes du Château-d'Eau et du faubourg du Temple
« ont été envahies sans résistance de la part des soldats qui ont
« livré leurs armes, et se répandent ilans les rues en criant :
« Vive la Répubhque! — Colle du Chàteau-d'Eau est occupée
« par le 107' bataillon. Les ai-raes paraissent servir à armer des
« mobiles et des soldats libérés. On parle de projets d'attaque
« contre la Préfecture de police, la Ville et la place Vendôme. »
« 18 mars 1871. 5 h. 45 m. du soir.
« Général Valentin à généraux Vinoy, Le Flô, Paladines,
« Président du Gouvernement, AtYaires étrangères, Intérieur,
« Justice et Maire de Paris (circulaire).
« Les 82« et 131" bataillons semblent se dirigersur la Préfec-
« lure avec des intentions hostiles. Je prends des piéparatifs
« de défense ; on fait des barricades autour de Mazas. »
'< 18 mars 1871, 6 h. 20 m. du soir.
« Général Valentin à généraux Vinoy, Le Flô, Paladines,
« Président du Gouvernement, Atïaires étrangères. Intérieur.
« Justice et Maire de Paris (circulaire).
r,38 IHSC.dl lis KT (ll'l.MO.NS.
(( Lo liJ4" bataillon criiic l'Hùtol dé Ville. Lobau a été ren-
« forcée d'une compagnie. »
Vingt minutes avafil. ou cttVl, j'avais télégraphié ceci au Gou-
vcnicmt'iil :
« 18 mars 1871, 0 h. du soir.
« Maire de Paris à Intéiieui-, à Garde nationale, à Affaires
« étrangères.
« La i)lace de THcMel-de-Ville est occupée par des bataillons
« hostiles; nous sommes cernés. »
" Sifj/ip : .Tilles Fkrry. »
« 18 mars 1871, 6 h. 15 m. du Sdir.
« Maire de Paris à Préfet de police, à général Vinoy.
« Les bataillons qui occupent la place sont peu nombreux;
« que les casernes tiennent bon; seulement, la caserne Napo-
<( léon est attaquée par derrière. »
Il y avait eu, en efTet, une petite tentative qui n'a pas réussi.
« Maire de Paris à Préfet de police, Intérieur, Président du
« Gouvernement, Garde nationale, général Vinoy.
'< Le bataillon <pii cernait l'Hùtel de Ville, après avoir chargé
« ses armes et stationné quelque temps, se i-etire en criant; la
« caserne est en parfait état. »
L'attaque avait été repoussée.
Voici maintenant la dépêche qui tomba sur nous comme un
coup de foudre :
" 18 mars l^f71, 6 h. lU m. du soir.
« Préfet (le [lolice à général Vinoy. Guerre, Président du
« Pouvoir exécutif, Intérieur. Justice. Alïaires étrangères,
« Maire de Paris.
« Un sergent-major vient de me dire que les généraux
« Lecouite et Glément Thomas avaient été fusillés après juge-
« ment d'une cour martiale. Il avait vu les cadavres. »
« S>;/itP : Valkntin. »
< 18 mars 1871, 6 h. 55 m. du soir.
« Maire de l'aris ;'i Préfet de police, général Vinoy, général
« Lo Klô, Intérieur, Président du Gouvernement.
« On construit des barricades au pont Louis-Philippe rue
DÉP0S1TI0.\ SUK LE 18 MARS. 039
« Bourtibourg ; on va évidemment en faire dans toutes les
« petites rues intermédiaires : le but est d'isoler l'Hôtel de Ville.
« J'attire voti-e attention sur l'importance de bien garder le
« nouvel Hôtel-Dieu et le pont d'Arcole; du pont d'Arcole,
« avec une mitrailleuse, on pourrait balayer la place si cela
« devenait nécessaire. »
Vous le voyez, la situation est bien claire. Je vous dirai
qu'un peu avant, prévoyant un siège, j'avais envoyé des voi-
tures avec des employés à la .Manutention. Ils étaient revenus
avec du pain et des liquides, et nous avions de quoi nourrir le
MU'' régiment pendant 48 beures au moins.
M. LE MARQirs DE MoRXAV. — A quelle heure aviez-vous eiivové ces
voitures?
M. Jules Ferry. — Entre 4 et o heures.
M. LE MARQUIS DE MoRNAV. — Vous n'étiez pas encore cernés?
M. Jules Ferry. — Non, mais je prévoyais que je pourrais
l'être, et la prudence me commandait de prendre des précau-
tions.
Un membre. — Je croyais (]u a ce moment-là l'Hôtel de Ville était
cerné.
M. Jules Ferry. — Non. jamais la place n'a été cernée. Les
employés que j'avais envoyés à la Manutention, entre 4 et
o beures, en sont revenus vers 7 heures.
Me voici arrivé au dernier incident de la journée. Je tiens
particulièrement à m'en expliquer, à raison de l'immense
responsabilité qui pesait sur moi comme maire de Paris.
Je ne prétends nullement qu'on ait eu tort de faire évacuer
l'Hôtel de Ville et les casernes. Il s'agit là, en effet, d'un acte
militaire qui engage tellement la responsabilité du chef supé-
i-ieur que personne n'a le droit de dire qu'il ait eu tort.
Quant à moi, je tiens à montrer que je n'ai quitté mon poste
que quand il a été absolument impossible d'y rester.
Vous venez de voir que j'avais lutté dans la journée contre
l'évacuation de la caserne Lobau.
Vous vous rappelez que le général Vinoy m'avait télégraphié,
qu'il m'avait donné l'ordre et qu'il était d'avis de fortifier les
casernes, au lieu de les évacuer ; or — et ceci vous montre avec
540 DISCOURS ET OPINIONS.
quelle rapidité les événements se précipitaient — à 7 heures,
j'appris indirectement, car on ne me communiquait rien offi-
ciellement, que le c:énéral Derroja, (jui commandait en chef
l'Hôtel (h^ Ville et les casernes, avait reçu du général Vinoy
l'ordre écrit d'évacuer immédiatement les casernes. J'allai
trouver le général qui était dans un cabinet voisin du mien et
je lui dis : « Comment se fail-il que vous receviez des ordres
sans que j'en sois avisé?» Il me répondit : « Voihà le fait ; je ne
sais pas ce qui se passe. » Or l'ordre était sur un papier assez
sale et de mauvaise apparence : je pensai que c'était peut-être
un faux ordre et je demandai qu'il fût vérifié.
J'écrivis, en conséquence, au ministre de l'Intérieur, au pré-
sident du Gouvernement, au général Vinoy la dépêche que voici :
<i 18 mars 1871, 7 h. 15 m. du soir.
« Maire de Paris à Intérieur, Président du Gouvernement,
« général Vinoy.
« Le général Dei-roja me communique un ordre daté de
« 6 heures, ordonnant l'évacuation de la caserne Napoléon et
« (le l'Hôtel de Ville et signé : Vinoy. — Cet ordre est contraire à
« une dépêche du général Vinoy toute récente qui se plaignait de
« l'ordre de l'évacuation précédemment reçu. Je prie le ministre
« de l'Intérieur et le président du Gouvernement de me confir-
u mer cet ordre par dépêche.
« L'Hôtel de Ville n'aura plus un défenseur; entend-on le
<( livi'er aux insurgés, quand, pourvu d'hommes et de vivres, il
« peut résister indéfiniment? Avant d'évacuer, j'attends ordre
« télégraphique.
« Sif/né : Jules Ferry. »
Commt^ la réponse ne venait pas, je télégraphiai de nouveau
au Miinistéi'e de l'Intérieur :
" 18 mars 1871, 7 li. 40 m. du soir.
« Maire de Paris à Intérieur. Je réitère ma question au sujet
« de l'ordre d'évacuation. Allons-nous livrer les caisses et les
« archives, car l'Hôtel de Ville, si l'ordre d'évacuer est main-
« tenu, sera mis au pillage? J'exige un ordre positif pour com-
« mettre une telle désertion et un tel acte de folie. »
DEPOSITION SLR LE 18 MARS. 541
Je VOUS demande toujours pardon pour les expressions, qui
sont en rapport avec la situation.
A 7 h. 50, je reçus de M. Picard, ministre de l'Intérieur, la
réponse suivante :
« Intérieur à Maire de Paris. Suspendez l'évacuation. Je vais
« vérifier l'ordre et le discuter avec le général.
" Sif/né : Ernest Picard. »
Vous voyez que le ministre de l'Intérieur ne connaissait, pas
plus que moi, l'ordre d'évacuation, puisqu'il se rendait à l'état-
major pour le discuter avec le général Vinoy.
J'eus quelque peine à obtenir du général Derroj a de surseoir
à l'exécution de cet ordre, qui était extrêmement pressant et qui
le préoccupait beaucoup. Il sentaitsa responsabilité compromise
et il ne voulait pas attendre la réponse. Je lui dis : « Si vous
« n'attendez pas la réponse, je reste ici. Il y a là le 101' batail-
« Ion qui n'attend que notre départ pour entrer, et je vous
« rends responsable des conséquences. »
Il consentit enfin à me laisser télégraphier et à attendre la
réponse, c'est-à-dire la dernière dépêche (}ue je viens de vous
lire. Le général Derroja n'en fut pas satisfait. Il voulait une
dépêche directe du ministre de l'Intérieur.
Je télégraphiai alors au ministre de l'Intérieur :
" 18 mars 1871, S h. du soir.
« Maire à Intérieur. Malgré la communication précédente au
« général qui commande ici, ce dernier veut évacuei- immédia-
« tement. Prière de lui envoyer un ordre formel d'attendre la
« réponse du général Vinoy. »
L'ordre formel arriva à 8 h. 12 m. :
« 18 mars 1871, 8 h. 12 m. du suir.
« Intérieur à Maire de Paris et Général commandant la
« caserne Lobau. Sous votre responsabilité personnelle, ordre
« formel de ne pas évacuer; attendre communication du
« général Vinoy qui est prévenu.
« Sif/né : Ernest Picard. »
Pour mieux assurer la vérification de Tordre, j'avais, d'accord
avec le général Derroja, envoyé un de ses officiers au quartier-
r.1-2 DISCULHS KT (llM.MO.NS.
j^éiiéial (lu I.uuMi'. Le général Viiioy élail altsoiil. L'oflicier nt>
renconli'a (|iit' son cliof d'étal-inajor. M. Filippi, qui, instruit
(le; la silualion, répondit par un petit mot au crayon : u II me
« parait conNcnaiilr de se conformer aux ordres de M. le
« ministre <!•' I"liil(''rieur, c'est-à-dire suspendre l'évacuation. »
J'étais encoi'c une l'ois li-ioiiiplianl, puisipic mon idée était de
rester à l'HcMel de Ville.
M. Dcrroja ne se tint pas pour haltn et renvoya un ollicier
au général Vinoy, à l'École militaire, [lour a\oir des éclair-
cissements.
Pendant ce temps, je télégraphiai au ministre de llnlérieur,
à 8 h. "io m. du soir, la dépêche suivante :
<< 18 mars 1871.
« Maire de Paris à Ministre de l'Intérieur. Avec cinq cents
« hommes, je suis certain de tenir indéliniment dans l'Hôtel de
u Ville. L'évacuation de la Préfecture de police est insensée.
<( Les barricades qui se font tout autour d'ici ne sont pas
« sérieuses. »
JXous avions pu, en efTet, faire constate!' par nos gens que
c'étaient des bariùcades tout à fait improvisées.
Sur ces entrefaites, revint l'oflicier qui s'était rendu auprès
du général Vinoy. Il rapporlait l'ordre écrit et formel de tout
évacuer.
Je tentai un dernier etloit et j'écrivis au ministre de l'Intérieur:
« 18 iiuu-s 1871, 9 h. 30 m. du soir.
« Maire de Paris à Intérieur. Je recois l'ordre du général
« Vinoy d'évacuer l'Hôtel de Ville. Pouvez-vous m'envoyer des
« forces? Répondez immédiatement. »
Vingt minutes après, il me répond :
<i 18 mars 1871, 9 h. 50 m. du soir.
« Intérieur à Maire de Paris. Votre dépêche a été transmise
« au Gouvernement avec invitation de vous répondre directe-
« meut et immédiatement; ne puis prendre sur moi de donner
« ordre de désobéir à Vinoy. »
Mais, comme aucune nouvelle n'arrivait, le général Derroja
me dit : 'i C'est tout ce que je puis faire. J'ai épuisé les dernières
DÉPOSITION SI H I.E 18 MAHS. 'A-i
« limites de mon droit. Je vais faire évacuer l'Hôlel de Ville. »
A y h. 5o m., je télégraphiai une dernière dépêche au
minisire de l'Inlérieur :
» 18 mars 1871, 9 h. 55 m. du soir.
« Maire de Paris à Intérieur. Les troupes ont évacué l'Hôtel
<( de Ville. Tous les gens de service sont partis. Je sors le
(( dernier. Les msurgés ont fait une barricade derrière l'Hôtel
« de Ville et arrivent en même temps sur la place en tirant
« des coups de feu.
« Signé : Jules Ferry. »
C'est ainsi que l'Hôtel de Ville se trouva occupé par l'insur-
rection une demi-heure après. Les insurgés eux-mêmes igno-
raient ce qui se passait dans l'intérieur de l'édifice. Hs furent
assez surpris, m'a-t-on dit, de trouver les portes ouvertes.
Pour achever l'histoire du 18 mars et de mon rôle dans cette
journée, je vous dirai qu'ayant quitté l'Hôtel de Ville à dix
heures du soir, je me rendis à la mairie du I" arrondissement,
c'est-à-dire à la mairie du Louvre.
Je trouvai là le maire, M. Adam, 31. Meline, adjoint, auxquels
je Us part de la situation. Je leur demandai s'ils voyaient
quelque chose à faire. Ils tirent venir immédiatement les chefs
de bataillon du quartier, qui étaient des plus vaillants et des
meilleurs, M. le colonel Monneron-Dupin, M. le commandant
Barré et d'autres, tous ceii\, en un mot, qui avaient montré le
plus de bravoure et d'attaciiement à l'ordre depuis six mois. Hs
nous dirent : « Il n'y a rien à faire avec la [garde nalionalCv
« Nous avons fait battre le rappel toute la journée, il est venu
« 14 hommes par bataillon. (Mouvement). Ces hommes avaient
« formé un petit groupe, mais ils sont allés se coucher. Nous
« ne vous conseillons pas de tenter d'aller les réveiller. »
Alors je lis venir les maiiTs de Paris. Au moment où je
quittais l'Hôtel de Ville, j'avais été avisé qu'ils étaient réunis à
la mairie du IP arrondissement.
M. Vacherot. — A quelle heure ?
M. Jules Ferry. — C'était le 18 mars, dans la soirée.
M. Vacherot. — J'ai été convoqué pour une réunion. Je m'y suis
rendu. Mais il n'y a pas eu de réunion parce qu'on est venu les uns-
après les autres.
541 LiISCOlliS ET ûl'I.MONS.
M. Jules Ferrv. — J'envoyai ma pclile letlrc aux maires
l)Oiir les mettre au courant de la situation. Je leur disais : « On
<( retire les troupes de l'Hùlel de Ville, je l'abandonne; peul-
« être pourrez-vous tenter quelque chose dans l'intérêt ties
<( archives de la ville et de ses caisses. Essayez et montrez-vous.»
Une heure apivs, ils arrivènnit presque tous à la mairie du
T'" arrondissement. Ils [larurent aussi embarrassés que les
chefs de bataillon de la garde nationale. Ils convinrent cepen-
dant de garder le IP arrondissement et de prendre des
mesures pour la résistance, lorsque tout d'un coup un grand
l»ruil se lit entendre au dehors.
.VI. VACiiKiiOT. — Je n'étais pas à celle réunion.
^1. Jules Ferry. — La foule criait : « Mort à Ferry! Il nous
faut Ferry ! » — C'est alors que ces Messieurs me dirent :
« Ne sortez pas, attendu qu'on fouille tout le monde et qu'on
« demande les noms. Nous allons vous faire passer par l'église
« Saint-Gei'main-rAuxei'rois. »
J'entrai en elïetdans le presbytère, qui communiquait avec la
mairie, et je pus m'en aller, pendant que la foule rassemblée
devant la porte de la mairie continuait à proférer des cris de
mort contre moi.
Je couchai à Paris chez un de mes amis et je me rendis le
lendemain matin à Versailles.
Ici s'ari'ête ce que je sais et ce que j'ai à vous dire sur la
journée du 18 mars.
Si maintenant vous aviez, sur des points déterminés, des
questions àm'adresser, je m'elïorcerais d'y répondre.
M. Diu.r'iT. — Pourriez-vous insister plus que vous ne l'avez fait
sur les relations (jui ont existé entre le (iouvernement et le comité
formé à Montinaitre, depuis le moment où les canons ont élé
enlevés, lors de l'entrée des l'russiens, jusqu'au moment de l'insur-
rectiou. Il a du y avoir dans cet intervalle, entre les chefs du comité
et le (iouveruemenl, des négociations sur lesquelles je désirerais
êtic (''(lilié.
M. Jules Ferrv. — Il n'y a pas eu de négociations entre le
Gouvernement et les chefs du comité.
M. hi;i,iMr. — .le vous deinaiule ])ardon des expressions dont je
me suis servi. Croyez bien (jue je n'y al lâche pas d'im|iortance et
que je n'ai eu aucune intention de vous Messer.
DÉPOSITION SUR LE 18 MARS. 545
M. Jules Ferry. — Je ne m'en blesse nullement. Je suis
même très content que voire question me donne l'occasion de
m'expliquer sur ce point. Il y a eu, il est vrai, des négociations
et des allées et venues nombreuses entre le Gouvernement et
M. Clemenceau, maire du dix-huitième arrondissement, qui se
vantait d'avoir sur ce quartier une grande influence. M. Clemen-
ceau nous a dit dix fois de suite : « Prenez patience; on va
« rendre les canons, j'en ai la promesse, c'est pour demain ».
M. Clemenceau nous répétait souvent qu'il n'y avait qu'un
malentendu, que si le Gouvernement faisait une proclamation
affirmant la république, l'insurrection se dissiperait comme par
enchantement.
Voilà tout ce qu'il y a eu. Quant à de prétendues négociations
entre le Gouvernement et ce comité, il n'en a jamais existé.
M. Delpit. — V a-t-il d'autres maires qui soient intervenus?
M. Jules Ferry. — Il n'y en a pas eu d'autres. Les canons
étaient aussi aux Imites Chaumont, mais le XX^ arrondissement
était régi par une Commission administrative dont les membres
ne s'occupaient pas de politique. On comprend sans peine
qu'ils n'auraient eu aucun crédit.
M. LE PnÉsiDE.NT. — M. Scliœlclier a annoncé qu'il aurait des
renseignements à donner sur la question posée par M. Delpit, au
sujet delà reddition des canons.
Un membre. — Je voudrais demander à M. Jules Ferry s'il peut
nous donner des renseignements sur un l'ait qui s'est passé pendant
le premier sit'ye.
Les bataillons de Belleville et de Montmartre auraient, dit-on, été
armés avec des fusils perfectionnés, alors que les bataillons dévoués
à l'ordre n'avaient que de vieux fusils. On dit même que, dans le
cours du siège, un certain nombre de bataillons dévoués à l'ordre
auraient dû échanger les fusils perfectionnés dont ils étaient
pourvus, pour les remettre aux bataillons de Montmartre et
de Belleville, lesquels leur auraient donné à la place de vieux
fusils.
M. Jules Ferry. — Il m'est d'autant plus facile de vous
répondre que je suis parfaitement au courant des faits auxquels
vous venez de faire allusion.
Pour ce qui est de l'échange général d'armes perfectionnées
contre des armes inférieures, il a eu lieu dans toute la garde
nationale de Paris au moment de la formation des bataillons de
33
546 DISCOURS ET OPINIONS.
mairlie. Comme on aimait une portion des bataillons en truerre,
cV'tait l'essence même de la combinaison de donner aux
hommes qui devaient quitter l'enceinte et qui allaient se trou-
ver aux prises avec l'ennemi, les meilleures armes. Il avait
donc été entendu (jue les gardes nationaux sédentaires donne-
raient, dans la pi'oportion (|ui serait nécessaire, les bonnes
armes dont ils étaient pourvus, et qu'ils se contenteraient de
fusils à percussion.
Le fait qui se serait passé à Belleville est tout ditïérent; c'est
celui auquel M. le général Trochu a fait allusion dans son
discours. A la fin de septembre ou au commencement d'octobre,
nous fûmes fort surpris de trouver des armes perfectionnées
entre les mains des bataillons de Belleville. Nous allâmes aux
renseignements et nous apprîmes que c'était Flourens qui avait
acheté et payé ces armes, parmi lesquelles il y avait des clias-
sepots. Il les avait données à ses hommes et il en avait formé
un corps de tirailleurs spécial qui se dévouait à lui et qu'on
appelait les Tirailleurs de Belleville.
Je crois qu'il ne faut pas confondre ces deux faits. Ainsi, il
n'a jamais été fait d'échange pour donner des armes perfec--
tionnées aux mauvais bataillons et pour laisser les mauvaises
aux bataillons de l'ordre. Il n'y a pas eu autre chose que ce que
je vous ai dit, lors de la formation des bataillons de marche.
Mais il y avait eu antérieurement, pendant le siège, une certaine
quantité de chassepots, qu'on a, je crois, exagérée, qui ne
s'élevaient pas, selon moi, au delà de quelques milliers, qui
avaient été achetés et dont se trouvaient détenteurs les tirail-
lerirs de Belleville sous le commandement de Flourens.
M. LKMAïKjns DE (JLiNso.NXAS. — Est-cc qu'oii trouvait ù acheter des
armes dans l*aris?
M. Jules Ferey. — Ces achats peuvent avoir été faits anté-
rieurement au 4 septembre.
M. LE MARQiis DE QuiNSONXAS. — M. le ^'éiiéral Trochu, dans son
discours, a tait observer que les énieutiers du 31 octobre étaient
armés non pas de cliassepots, mais de springlields et de spencers.
D'où pouvaient provenir ces armes?
M. Jules Ferry. — Il y avait des reuiingtons dans Paris.
M. LK MARQiis DE QuixsoxNAS. — Ce n'étaient pas des remingtons:
DÉPOSITION SUR LE 18 MAHS. 547
c'étaient des springfields et des spencers, c'est-à-dire des armes
tout à fait spéciales.
M. Jules Ferrv. — Je me rappelle parfaitement que les
tirailleurs qui nous ont cernés le 31 octobre étaient pourvus
(le ti'ès bonnes armes. Mais je ne crois pas néanmoins que le
nombre de ces armes fût très considérable. Si l'on i-ctrouvait
l'état des bataillons de la garde nationale fait par l'état-major,
on saurait le nombre de sniders, de remingtons ou de chas-
sepols qui ont été distribués.
Il y avait des armes dans Paris, et, d'ailleurs, on en avait fait
venir en vue du siège, dans l'intervalle qui s'est écoulé entre
le 4 septembre et l'investissement. Mais, je le répète, je crois
qu'il n'y a eu qu'un petit nombre d'armes.
M. LE Président. — II y a un fait qu'on vous a reproché.
On a dit que vous aviez manifesté beaucoup d'indulgence pour la
garde nationale de Belleville, que vous l'aviez armée de ctiassepots,
que vous lui aviez donné un drapeau et que vous l'aviez passée en
revue. Poiivez-vous nous donner des explications sur ce point?
M. Jules Ferry. — Le fait n'est pas exact, quant aux armes;
mais je vais vous dire ce qui s'est passé pour les drapeaux.
M. LE Président. — Je vous pose celte question qui résulte de
dépositions antérieures.
M. Jules Ferrv. — La mairie de Paris n'a jamais eu dans
ses attributions la distribution des armes. Nous n'avons pu
donner des chassepots à aucun bataillon. La mairie de Paris n'a
pas fait autre chose que de distribuer des habillements et elle
en a distribué beaucoup. C'était un fait général.
Quant aux fusils, c'étaient l'état-major de la garde nationale
et le ministère de la Guerre qui les distribuaient. Il n'a donc pu
y avoir, de la part de la mairie de Paris, aucune préférence en
ce qui concerne la distribution des armes. C'est une chose
matériellement impossible.
Toutes les armes distribuées, sauf celles qui avaient été
achetées par Flourens, et qui, je crois, sont peu nombreuses,
toutes ces armes, dis-je, sortaient des arsenaux de l'État et
avaient été acquises par l'État pendant les derniers jours qui
ont précédé le 4 septembre. Le Gouvernement nous a dit, en
effet, à cette époque, et vous pourrez le voir dans le Journal
r)lS DISCOURS ET OPINIONS.
officiel, on reli^^ant les discours des ministres, qu'il avait fait
venir des armes perfectionnées. Il y avail des remingtons. des
sniders v[ d'autres armes encore, d'origine anglaise et améri-
caine, dont M. le ministre de la Guerre annonrait l'arrivée.
M. Li; MARons hk Mornav. — Des s]u'inglii'lds suitoiil.
M. JuLKs Ferky. — Je crois que oui.
En ce qui concerne les armes, ma i-éponse est donc décisive.
Jamais la mairie de Paris n'a distribue de fusils.
Quant au drapeau, le fait originaire l'emonte ù une époque
antérieure à mon administration. Car je ne suis devenu maire
de Paris qu'au mois de novembre, après le plébiscite, lorsque
M. Arago eût donné sa démission. Jusque-là, j'avais simplement
le caractère d'un délégué; je n'avais pas pris le titre de Préfet
de la Seine.
J'avais reçu du Gouvernement, le 6 septembre, le titre de
délégué près l'administration du département de la Seine.
Je reviens à mes visites à Belleville.
Je suis allé deux fois à Belleville.
Une première fois le 8 octobre, dans les circonstances sui-
vantes : Le 8 octobre, M. Flourens était descendu sur la place
de l'Hôtel-de-Ville avec ses bataillons. C'était la première
manifestation armée à laquelle il nous fut donné d'assister.
Elle avait un caractère plutôt pacifique que menaçant. Je vois
encore Flourens faisant ranger ses bomnies. ses caulinièi-es, sa
musique, et tout le monde l'aJjordant le képi à la main. C'était
une exhibition de militarisme tout à fait piquante.
Le Gouvernement avait été prévenu. Le général Trochu et
plusieurs de ses collègues attendaient dans la grande salle du
Gouvernement. La visite fut très respectueuse, car on n'avait
pas encore rompu avec nous. Seulement, Flourens venait très
nettement demander le commandement de la place de Paris. Il
se chargeait de sauver Paris. Le général Trochu lui répondit
avec beaucoup de douceur. Les gens qui l'accompagnaient
trouvèrent Floui'ens ridicule et la manifestation échoua. Floui'ens
donna sa démission, tant il était blessé de son insuccès. Ce jour
même, je fus accosté, en rentrant à IHôtel de Ville, par des
officiers des Itataillons de Flourens (jui me dirent : « M. Jules
« Ferry, on nous calomnie : on ci-oit que nous sommes venus
DEPOSITION SUR LE 18 MARS. 549
« pour faire violence au Gouvernement. Nous voulons donner
« un démenti à ces bruits calomnieux que répandent contre
« nous les journaux réactionnaires. »
« Voulez-vous venir à Belleville?
« Voulez-vous y venir maintenant? »
Je ne crus pas devoir refuser leur proposition et je me rendis
sur le ijoulevard de Puebla où se trouvaient réunis cinq ou six
bataillons de Belleville. Je les passai en revue, etc'està ce sujet
que vous avez pu lire dans un journal une lettre de Flourens
dans laquelle il dit : Est-ce que Ferry ne s'est pas permis de
passer en revue mes bataillons en bourgeois ! >^
J'avais parcouru tout le boulevard. J'avais constaté des cris
unanimes de « vive le Gouvernement ! » et pas un seul cri de :
« vive la Commune ! » qui était cependant déjà le cri de rallie-
ment. Je me trompe, ce cri fut proféré une seule fois. Il fut
étouffé immédiatement et de la plus rude façon, de la façon
dont on exerce le commandement à Belleville.
La seconde fois que je me rendis à Belleville, ce fut réelle-
ment pour le drapeau. Ce drapeau avait été demandé à la mai-
rie centrale, sous l'administration de M. Arago, par l'état-major
de la garde nationale.
Vous le savez, les situations en temps de révolution, se
dessinent et se déplacent avec une très grande rapidité.
Dans les premiers temps, à la fin de septembre ou au com-
mencement d'octobre, on pouvait croire que tous les gens plus
ou moins exaltés, que les têtes cliaudes qui composaient la
jeune troupe de Flourens, seraient pleins d'ardeur pour la
bataille. Le général Trocliu avait eu pour Flourens beaucoup
d'égards. Celui-ci passait pour un liéros; il avait fait la guerre
de Crète. C'était pour le général un certificat de civisme
suffisant, et il avait autorisé Flourens à former le corps des
tirailleurs de Belleville.
Flourens avait demandé à être colonel. Il n'y avait que des
chefs de bataillon dans la garde nationale. Mais il voulait un
titre pour se différencier des autres chefs de bataillon ; bi-ef, on
l'avait nommé major de rempart. Il en était ravi.
Donc, on avait pensé, à Tétat-major, que, si l'on donnait un
drapeau spécial à ce corps, qui était hors cadres et qui s'appelait
les Tirailleurs de Belleville, on pourrait en tirer de bons soldats
550 DISCOUHS ET OPIMO.NS.
à l'occasion, ol ron avait fait pràparcr un drapeau portant ces
mots : Tirailleurs de Bellev'tlle.
Quand il fut question, vers la lin de novembre, du départ des
bataillons de Belleville pour les avancées, plusieurs personnes
vinrent nous dire : « Mais on a beaucoup de peine à faire mar-
« cber ces bataillons. Ils ont beaucoup de bon vouloir pour
« venir à l'Hôtel de Ville, mais ils ne veulent pas aller aux
« avancées. » — Je pensai alors qu'en allant passer ces gens en
revue à Belleville et qu'en les liaranguant, je pourrais les
décider à partir, comme il convenait, pour les tranchées.
Je dois dire que je fus très mal reçu. Je m'étais mépris sur
cette i)opulation. Je vis là des gens qui ne songeaient qu'à une
chose, à m'expliquer pourquoi ils ne voulaient pas partir. Je me
félicitai cependant d'être venu ; car, sans cela, ils ne seraient
pas partis du tout. Les uns réclamaient leur paye : les autres
voulaient que leurs femmes, légitimes ou non, eussent leur
pain assuré pendant leur absence.
Je vois encore, au moment où enlin le bataillon se décida à
partir sous le commandement de M. Roger du Nord, un jeune
homme qui avait joué un certain rôle au 31 octobre, jeter ses
armes et son fourniment en disant : « Je ne puis pas quitter
Paris, puisque la réaction en est définitivement maîtresse, » et
rentrer chez lui.
Voilà cette histoire de Belleville qu'on a beaucoup défigurée
et dans laquelle je puis vous affirmer que j'ai montré quehiue
courage, attendu que ces gens, qui avaient le souvenir du
31 octobre très présent, étaient particulièrement exaspérés
contre moi, et (jue, si je n'avais pas fait bonne contenance, ils
m'auraient mis en pièces.
l'ii meinhre. — Est-ce à ce momenl-là qu'on leur a doum; le
drapeau d'Iionneur?
M. Jules Ferey, — Je leur ai donné ce drapeau en arrivant,
et j'oubliais ce détail caractéristique. Savez-vous ce qu'ils en
firent ? Ils le mirent en morceaux avant d'arriver à la tranchée,
disant : « Ce drapeau qu'on nous apporte est destiné à nous
« dénoncer aux Prussiens ; on nous donne un drapeau spécial
« pour indiquer où sont les Bellevillois et pour que Bismarck
« nous fasse massacrer. »
DEPOSITION SUR LE 18 MARS. 551
Un membre. — La seconde fois que vous avez été h Belleville,
c'était pour donner le drapeau ?
M. Jules Ferey. — Le bataillon devait partir pour les
avancées ; j'avais fait porter, le matin même, à la mairie, le
drapeau qui leur était destiné, et je venais là pour les haran-
guer, pensant les trouver en bonnes dispositions. Au contraire,
je vis de suite que ma présence leur était tout à fait désagréable,
et que ce drapeau constituait à leursyeux un danger et un piège.
Un membre. — Ainsi, ce drapeau leur a été donné ce jour-là?
M. Jules Ferry. — Oui, et il fut mis en pièces une heure
après.
Un membre. — Pourriez-vous nous donner des détails sur la mise
en liberté des gens qui avaient été arrêtés le 31 octobre?
M. LE Président. — Je vous demande la permission de laisser de
côté cette question qui regarde la Commission du 4 septembre,
devant laquelle M. Ferry aura cà s'expliquer.
Un membre. — M. le général Trochu a dit qu'il y avait dans les
bataillons de la garde nationale 25 000 repris de justice. M. Ferry
sail-il si ce renseignement est exact?
M. Jules Ferry. — Je n'en connais pas exactement le
chitïre. Mais voici quelle était la situation :
Quand on arma la garde nationale, après le 4 septembre, on
a réellement donné des armes à tout le monde. La chose s'est
faite dans un gi-and désordre, comme cela devait arriver
dans une ville qui sentait l'approche de l'ennemi. Les états
réguliers, qui existent partout où la garde nationale s'organise,
n'étaient pas dressés ; pour savoir si on donnait une arme à
quelqu'un qui avait été condamné ou non, il aurait fallu recou-
rir au casier judiciaire, ce qui n'était pas très praticable à ce
moment-là. On en a bien écarté quelques-uns; mais il est
évident qu'il a dû se glisser dans les bataillons plus d'un repris
de justice.
Un membre. — Le Gouvernement avait rendu un décret qui portait
que les faillis non réhabilités feraient partie de la garde nationale.
Je suis étonné qu'on eût pris cette précaution à l'égard des faillis, et
qu'on n'eût pas pu avoir de renseignements précis sur les repris
de justice.
M. LE MARQiis DE MoRNAY. — On avait ouvert les prisons: ils se
sont trouvés libres dans Paris et ils ont pu tout à leur aise entrer
dans la garde nationale.
552 DISCOLHS ET (iPl.MO.NS.
M. i.i: r.oMTi; m; (ioNTAiT-RiuoN. — J'aurais une question à adresser
à M. Ferry au sujet du rappel qui a été battu le 18 mars. Vous nous
avez dit, et du reste nous le savions d'ailleurs, qu'il avait produit de
très minces résultats, que très peu de gardes nationaux s'étaient
rendus à cel appel. Nous en avons vu un assez grand nombre aux-
quels nous avons reprocbé de ne pas être sortis. Ils nous ont
répondu : « Mais la générale n'a pas été battue comme à l'ordinaire.
« Pendant le siège, quand on battait le rappel, on nous indiquait un
« lieu de rendez-vous. Cette fois, nous ne savions pas pourquoi on
« battait le rappi'l : c'est ce qui f.iil (pie nous ne sommes pas sortis. »
M. Jxu.Es Ferry. — Je ne puis vous renseigner là-dessus. Je
n"ai jamais lait balti'e le rappel par la garde nationale. Comme
l'armement, Je rappel était une chose absolument militaire,
placée sous l'autorité du Gouverneur et du commandant en
chef. Aussi, quand les maires d'arrondissement se permettaient
de faire battre le rappel, ils étaient semonces. — M. Vacherot
est là pour en témoigner, — et j'avoue que, dans ce cas, je leur
transmettais la semonce avec une grande satisfaction, sachant
que le rappel devait être battu uniquement sur l'ordre du com-
mandant du secteur.
Un membre. — Qui a fait battre le rappel le 18 mars ?
M. Jules Feiuiy. — Il a été battu sur un ordre du général
de la garde nationale.
M. L1-; PnÉsmENT. — Nous en parlerons au général d'Aurelles de
Paladines.
Un membre. — M. Ferry peut-il nous donner quelques renseigne-
ments sur le rôle qu'a pu jouer l'Internationale dans la journée du
18 mars?
M. Jules Ferry. — Je ne saurais vous répondre à cet égard.
Un membre. — On nous a dit qu'il y avait eu un grand désordre
dans la garde nationale, au moment où le général Clément Thomas
avait donné sa démission. Sur (jui doit tomber la responsabilité de
ce désordre?
!\I. Jules Ferry. — Un peu sur tout le monde.
M. LE Présu)K.\t. — Sur l'absence du Gouvernement ; quand il n'y
a pas de Gouvernement, il n'y a plus de commandement possible.
M. Jules Ferry. — A ce moment, il est parti cinquante ou
soixante chefs de bataillon.
Un membre. — C'est un l'ait des plus importants.
DÉPOSITION SUR LE 18 MARS. Ô53
M. LE Président. — Quanti la garde nationale se désorganise, la
responsabilité parait devoir en retomber sur M. le ministre de
l'Intérieur.
M. Jules Ferry. — La désorganisation s'est produite par le
fait même d'un grand nombre de gardes nationaux qui, voyant
le siège levé et la guerre finie, se sont dit : « Nous allons
retourner chez nous. »
M. Louis de Saint-Pierre. — Je demanderai à M. Jules Ferry s'il
a partagé, dans une certaine mesure, ce que j'appeilei'ailes illusions
de M. Jules Favre, illusions qui ont fait que, d'après les prélimi-
naires de paix, on a dû désarmer la troupe de ligne et les mobiles,
qui avaient donné des preuves de leur solidité pendant le siège,
tandis qu'on laissait des ai-nies à la garde nationale, dont l'inconsis-
tance avait été signalée à plusieurs reprises.
M. Jules Ferry, — Je suis bien aise de la question que vous
m'adressez.
Je crois qu'il y a là-dessus un malentendu dans beaucoup
d'esprits. Je sais parfaitement ce qui s'est passé entre M. de
Bismarck et M. Jules Favre.
On a dit et redit bien des fois, à la Chambre et dans le public,
que M. de Bismaixk avait offert de désarmer la garde nationale.
C'est une très grande erreur, et, quand vous voudrez sur ce
point des explications très précises, M. Jules Favre vous les
donnera. M. Vacherot a entendu ces explications dans les
réunions des maires.
Jamais M. de Bismarck n'a dit qu'il désarmerait la garde
nationale; il a dit : « Messieurs du Gouvernement, vous désar-
« merez la garde nationale. » M. Jules Favre a répondu : « Vous
<( vous trompez, si vous croyez que nous puissions la désarmer.
« Qui la désarmera, en effet? Ce n'est pas la troupe. Ce n'est
« pas une partie de la garde nationale qui désarmera l'autre.
« Si vous voulez désarmer la garde nationale, entrez dans
« Paris, si cela vous convient. » — Alors M. de Bismarck,
s'échappant par une de ces épigrammes sanglantes dont il
avait l'habitude, lui dit : « J'ai un procédé infaillible pour
« désarmer la garde nationale, c'est de continuer l'inveslisse-
« ment; je fermerai toutes les issues et dans quinze jours ou
« trois semaines, » — il croyait que nous avions encore pour
trois semaines de vivres, alors que nous n'en avions guère que
554 niSCOUKS ET OPINIONS.
pour (|iKiiie OU ciiKj jours — « quiconque voudra un morceau
« (le pain m'apportera son fusil aux avant-postes ».
Ces i)aroles cruelles étaient dignes df l'homme qui les
prononçait.
Jamais il n'y a eu autre chose; jamais on ne nous a proposé
de désarmer la pai\le nationale.
Un membre. — Je demande la parole.
M. Jules Ferry. — Si nous avions voulu eiiliv'pn>ndre ce
désarmement, soyez sûrs que nous aurions sauté en l'air, et que,
ce que nous voulions éviter, les Prussiens seraient entrés dans
Paris.
Un membre. — M. Jules Favre a dit le contraire à la tribune.
M. Jules Ferry. — Je ne crois pas. Vous le demanderez à
M. Jules Favre. Je vous garantis qu'il n'y a eu là (ju'un mouve-
monl oratoire; mais, sous ce mouvement oratoire, l'estent les
l'ails l(ds que je vous les ai exposés.
Le même membre. — Les paroles de M. Jules Favre sont devenues
de l'histoire, puisqu'elles ont été prononcées à la tribune, et, si je
me trompe en les rapportant, tous mes honorables collègues vont
me le dire.
J'ai compris que M. de Bismarck avait dit à M. Jules Favre :
« Nous désarmerons toute l'armée, à savoir : la garnison, la garde
mobile et la ij-arde nationale. Mais vous m'indiquerez les bons
bataillons et je leur laisserai leurs armes. » — A quoi M. Jules
Favre aurait, répondu : « La garde naLionale de I^aris ne contient
que des citoyens dif^nes de conserver leurs armes et, par consé-
quent, je n'ai pas à accepter voti'e proposition. » — M. de Bismarck
aurait ajouté : « Ah! vous le voulez, eh bien, soit! »
M. Jules Ferry. — Nos renseignements sur ce point ont
hesoin d'être complétés. Car ce que vous venez de dire n'esl
pas conforme au récit que M. Jules Favre a fait au Gouverne-
ment et à plus de cinquante personnes.
Un membre. — Tout s'explique.
M. Jules Ferry, — M. de Bismarck a dit en etïet : « Vous
désarmerez les mauvais bataillons et vous laisserez armés les
bons. » Mais M. Jules Favre lui a répondu : « Nous n'avons
aucun moyen de désarmer un seul bataillon ; nous n'avons pas
cette ressource. Vous ne pouvez le faire qu'en entrant dans
DEPOSITION SUR LE 18 MARS. 555
Paris. » C'est alors que M. de Bismarck répondit qu'il avait un
moyen très facile de désarmer la garde nationale sans entrer
dans Paris.
Un membre. — Permettez-moi de vous faire observer qu'un jour
M. Jules Favre a dit à la tribune : « qu'il était bien tenté de deman-
der pardon à Dieu de n'avoir pas profité de celte offre que lui avait
faite M. de Bismarck. » Nous l'avons tous entendu.
M. LE vicOiMTE DE Meaix. — C'est avec M. Jules Favre qu'il faudrait
s'en expliquer.
M. LE Président. — Tout cela rej^arde plutôt la Commission du
4 Septembre. M. Ferry ne peut pas expliquer les paroles de
.M. Jules Favre. Du reste, M. Jules F'avre s'expliquera lui-même
devant nous.
Le même membre. — C'est M. Ferry qui a rappelé les paroles de
Jules Favre.
M. LE Président. — Je remercie M. Ferry des renseignements
qu'il a bien voulu nous communiquer.
[Séance du 23 juin 1871.)
APPENDICE
Nous avons cru devoir insérer à la fin de ce volume quelques
documents d'une nature un peu spéciale et qui auraient rompu, au
détriment de l'unité de l'ouvrage, la suite des événements politiques
(|ui servent de cadre aux oeuvres personnelles et à l'action continue
de M. Jules Ferry dans l'histoire conteniporaine.
I
M. Jules Ferry et le Programme de Nancy.
11 convient d'abord de reiiroduire la lettre que M. Ferry adressait
en 18()5 aux auteurs du Projet de cUccntraUsalinn qui est connu sous
le nom de Programme de Nimet/. Au 7'égime dictatorial qui avait été
la conséquence du ("^oup d'Etat de décembre, chacun comprenait
vaguement qu'il fallait substituer un mode d'administration ]ilu5
simple, plus libéral, plus capable de dévelojtper les iniliatives
individuelles. Héritier des de Serre, des Martignac, des Royer-
Collard et des éminents esprits qui, sous la Restauration, avaient
essayé de réagir en laveur des libertés locales, M. Béchard avait
déjà, en 18G3, préconisé, dans des publications importantes et
renKin[uées, la décentralisation comme un moyen de gouvernement
et comme une garantie des droits du citoyen. En 1861, M. Odilon
Harrol, dans ses Éludes coiitcmporaincs, avait aussi indiqué la voie à
suivre. Le Courrier du Dimanehe ne négligeait aucune occasion de
critiquer les idées de centnilisation excessive dont le premier
Empire, a])rés le régime révolutionnaire, avait réalisé la formule.
Napoléon III lui-même, dans sa lettre célèbre à M. Rouher, datée
du 24 Juin 18(!3, venait de reconnaître la nécessité d'une réforme,
mais il semblait borner son eli'ortà transférer aux Préfets les droits
et les prérogatives qui, jusque-là, appartenaient au ministre de
l'Intérieur. C'est dans ces circonstances qu'un groupe de Lorrains,
composé d'anciens fonctionnaires du d'aiiriens députés, d'avocats et
propriétaires, élabora un itrogiainiiie (jui rcmsistait à rendre aux
LE PHOGKAMME DE NAÎSCY. 557
adminislrés cux-mènies une partie des attribulions réservées à une
lésion d'administi-ateurs. A côté de républicains de la veille comme
Berlet, qui fut député de Meurlhe-et-Moselle et sénateur, comme
A. Volland, aujourd'hui encore sénateur, comme Larcher et Cour-
naiilt, on trouve, parmi les signataires du Projet de décentralhation,
des libéraux à tendances orléanistes , mais sincèrement entrés
dans Y Union libérale comme MM. Foblant, ancien représentant du
peuple à la Législative, comme le comte de Lambel, comme H. de
l'Espée, qui fut préfet de la Loire et périt victime de son courage
civique... Ce programme était certes encore bien timide, puisque
ses rédacteurs admettaient la nomination des maires par le Pouvoir
exécutif, à la condition qu'ils fussent choisis parmi les membres du
Conseil municipal. Mais ils réclamaient en même temps une véritable
autonomie pour le Département, en contiant à une Commission
executive, prise dans le sein du Conseil général, la pleine et libre
gestion des intérêts départementaux. Ils fortifiaient la commune,
créaient le canton et supprimaient l'arrondissement comme un
rouage inutile. Mais ce qui donna à ces études, si sérieuses qu'elles
fussent, un poids et une autorité considérables, c'est que les
auteurs du Programme de Nancy eurent l'idée de demander aux
principaux publicistes, historiens ou hommes d'État du parti de
l'opposition, leur avis motivé et leurs libres appréciations. Répon-
dant à cet appel, tous les hommes éminents qui s'étaient fait un
nom dans la politique, s'empressèrent de rédiger des consultations
<|uionl été publiées et qui produisirent, à leur date, le plus irrésistible
des mouvements d'opinion ('). Elles n'émanaient pas seulement des
républicains, puisque MM. P. Andral, A. Cochin, de Falloiix, le duc
et le prince de Broglie, de Montalembert, Cornélis de Witt, M. Guizot,
Rerrver, de Larcy, de Melun et tant d'autres l'oyalistes, fraterni-
saient dans cette brochure avec les Carnot, les Jules Favre, les
Pellelan, les Jules Simon, les .Schérer, etc.
Nous reproduisons ci-après la consultation de M. Jules Ferry :
Lettre de M. J. Ferry.
« Mon cher Ami,
« J'ai étudié avec une attention profonde le Projet de décenlruli-
sation que vous avez bien voulu me communiquer. Je gofite beau-
coup d'abord le caractère général de votre travail, la science pra-
tique qui s'y révèle, les conclusions précises auxquelles il aboutit:
il faut, en efl'et, à cette grande cause, autre chose que des adhé-
sions sentimentales : nous devons arracher au pédantisme bureau-
cratique son grand argument, » que l'on attaque la centralisation
1. Un Projet de décentralisntion. Nancy, Vagner et chez tous les libraires, 1865.
1 brochure gr. in-S" Je ilû p.
558 APl'ENUICE.
sans la connaître! » A un second point de vue, votre œuvre est
meilleure et plus neuve encore. C'est, à ma connaissance, le
premier eiloit rollectif qui soit tent»3 dan? cette voie, et le Centre
intellectuel nv a été pour rien : la spontanéité locale en aura tout
riionneur. .raper(;ois là le commencement d'une agitation [)acilif|ue
dont la portée peut être immense. La réforme provinciale es! soilie
de rahsliaclion, elle a pris pied dans les réalités politiques; elle vit
et marche enlin, du jour oii elle a trouvé, dans la province elle-
même, des soldats et des apôtres. Il n'y a qu'une manière d'être
libre, c'est de le vouloir. La liberté se prend, ne se mendie pas. Quand
la province voudra, quand l'idée réformatrice qui part avec vous
aujourd'hui pour faire son tour de France aura rallié toutes les
forces dispersées ou endormies, toutes les intelligences compri-
mées, toutes les activités sans emploi que la centralisation déclasse
et sacrifie, il n'y aura ni pouvoir ni partis qui tiennent : le muni-
cipalisme sera le maître.
« Est-ce trop attendre de la force expansive des idées justes?
Mesurez le chemin parcouru depuis dix ans. A la lumière de nos
malheurs, la jtlujiart des libéraux ont aperçu que la centralisation
et la liberté sont incompatibles. Entre les deux, il faut choisir.
L'unité monstrueuse, ({ui nous appauvrit et nous accable, est
admirablement adaptée à certaines entreprises, dont on ne peut
nier ni l'éclat, ni la {grandeur; voulez-vous être la nation la plus
compacte, la plus belliqueuse, la plus dangereuse pour la paix du
monde? Soyez la plus centralisée, c'est-à-dire la plus gouvernée, la
plus façonnée à l'obéissance, la plus facile à mettre en mouvement,
mais aussi la plus incapable de se conduire elle-même et la moins
propre à la liberté, que l'histoire aura connue.
« Mais, si vous voulez être un peuple laborieux, pacifique et
libre, vous n'avez que faire d\in iwuvoir fort. Fractionnez-le donc,
pour l'alTaiblir. Cela semble si banal qu'on ose à peine l'écrire, et
pourtant nous avons vu, nous voyons encore, des esprits distingués
([ui s'acharnent à la poursuite de cet insoluble problème de donner
[lour base aux institutions constitutionnelles et aux garanties
parlementaires le régime administratif du premier Empire, revu et
non annUioré par le second! La raison qu'ils en donnent, c'est
que la France, habituée à sentir une main qui la gouverne, ne peut
se passer d'un pouvoir fort. Restons chez nous alors : la France
est servie à souhait! Ou, si nous rêvons pour notre patrie des desti-
nées plus hautes, souscrivons tous à cette formule, qui n'a du
paradoxe ([ue l'aiiparence : lu France a bc>:oin (Cnn Gouvcrnenu nt
faible.
« Si le parti libéral est, en grande majorité, conquis à vos idées,
je ne crois pas (pfelles rencontrent parmi les démocrates des résis-
tances plus sérieuses. Mes souvenirs ne remontent pas encore bien
haut, et j'ai i)u déjà constater et suivre pas à pas, pour ainsi dire,
l'évolution qui s'est faite dans la démocratie intelligente. Nos
centralisateurs se cachent ou se convertissent. C'est que les libertés
LE PROGRAMME DE NANCY. 559
tiiunicipales sont essenliellenient démocratiques. lîien n'est plus
[iropre qu'une vie communale active et puissante à favoriser cette
fusion des classes qui est le but de la démocratie, à rapproclier les
distances, h atténuer par l'accessibilité indéfinie des fonctions
locales, par l'exercice de magistratures peu compliquées, mais
honorées et importantes, Tinégalité des conditions, à rendre le
riche plus bienveillant et le pauvre moins amer, à faire pénétrer
enfin dans les couches profondes du peuple, avec les habitudes de
f^roupement intelligent et libre qu'engendre la vie publique, le
sentiment de la réalité politique et le respect de la loi. i/exercice
du sufi'rage universel, si confus qu'il soit encore, si embarrassé
d'entraves qu'on nous l'ait fait, a déjà, sous ce rapport, plus avancé
qu'on ne croit l'éducation des masses ouvrières. Que ne peut-on
attendre d'une véritable autonomie communale, livrant aux esprits
sans culture, mais ouverts et droits, qui foisonnent dans nos agglo-
mérations laborieuses, des questions simples, précises et des
intérêts palpables.
« J'ai dit autonomie : c'est le vrai mot. Rien ne dit mieux ce qui
nous manque. Tous les bienfaits que nous attendons de la vie
communale sont à ce prix. Si la commune n'est pas maîtresse
d'elle-même, elle s'énerve et s'atrophie. Elle perd son individualité,
elle devient une circonscription administrative, le dernier degré de
la hiérarchie, quelque chose de moins qu'un sous-préfet. C'est l'état
présent des choses. L'impulsion, la vie arrivent à la commune, non
du dedans, mais du dehors. Aussi vit-elle peu, et d'une vie molle et
asservie. C'est à la tutelle qu'il faut s'en prendre.
« Vous l'avez bien compris, et la première de vos réformes porte
sur la tutelle administrative. Vous la déplacez, vous la transportez,
tantôt au conseil cantonal, tantôt à la députation permanente du
conseil général. Vous reconnaissez d'ailleurs qu'en principe il n'en
faut pas, mais vous faites un sacrifice au préjugé, aux nécessités de
la transition, à notre mauvais système de circonscription com-
munale.
« C'est précisément ce que je vous reproche.
« Laissez-moi m'expliquer à ce sujet: certaines divergences font
mieux ressortir l'accord qui existe sur le fond des choses.
« Il y a ici une question théorique à vider, et une difficulté
pratique ïi résoudre.
« La centralisation nous a imposé la tutelle communale nu nom
du droit de l'État, — du droit des minorités, — de la conservation
du patrimoine communal, — de l'incapacité des petites communes.
« Nous ne croyons pas un mot, n'est-ce pas, de toutes ces belles
choses? Quant à l'État, je garderai celte page excellente oîi vous
exécutez si lestement une fiction accréditée par une bureaucratie
infatuée d'elle-même, propagée par la naïveté de tous les docteurs
es sciences administratives. On voudrait nous faire croire qu'il y a
quelque part, à Paris et dans les préfectures, des gens mieux infor-
més des atfaires communales et plus compétents pour les juger que
560 APPENDICE.
les intéressés eux-mêmes. Cela contient en germe toute tyrannie.
Nous croyons, au contraire, que l'intérêt est le meilleur des jutres ;
— que là-dessus repose la liberté civile; —que ce qui est vrai des
individus, ce qui s'applique aux associations volontaires, ne peut
pas être inapplicable aux groupes naturels, aux associations forcées.
Pourquoi traiter la commune en mineure quand on est sur le point
d'affranchir la Société anonyme de l'autorisation préalable de la
surveillance ?
« Le principe, c'est donc la capacité, non l'incapacité munici-
pale. Théoriquement, la commune est aussi capable et doit être aussi
souveraine, dans la sphère des intérêts communaux, que l'État,
dans le domaine des intérêts les plus généraux du pays.
« Sans doute la commune n'est qu'un élément d'une association
plus étendue, qui lui confère certains avantages ou lui impose cer-
taines charges. Aussi la commune a-t-elle des devoirs vis-à-vis de
la communauté tout entière.
« lille a des devoirs généraux : comme de ne lien faire qui
trouble, d'une manière grave, l'harmonie de- l'ensemble, c'est-à-dire
de ne pas sortir des attributions que la loi générale lui confère ; de
ne pas épuiser, au profit de ses besoins particuliers, les ressources
affectées, par privilège, aux besoins généraux du pays.
« Des devoirs spéciaux : comme de pourvoir à certains services
que l'on juge importer à la communauté générale. C'est ainsi que,
dans le pays qui jouit de la liberté communale la plus extrême,
l'Amérique du Nord, les communes sont tenues : i° d'entretenir
leurs routes ; 2° de pourvoir à l'enseignement populaire.
« Mais il n'y a dans tout cela rien qui ressemble à la tutelle
administrative.
u La Révolution (que vous avez le tort de confondre, à la page 6,
avec la dictature CiOnventionnelle) distinguait dans les attributions
municipales des fonctions propres et des fonctions déléguées. Llle
assujettissait les fonctions propres à la surveillance de l'État, repré-
senté par les administrai ions départementales. Mais un surreillant
n'est pas un tuteur.
" Depuis, des libéraux fourvoyés ont imaginé de soutenir que la
tutelle des communes, c'est la prolcction des minorités organisées.
J'ai été, je l'avoue, touché quelque temps de ce point de vue. Mais
l'aduiinistration ne joue guère, que je sache, dans la pratique, ce
rôle de grand justicier. Pourquoi le jouerait-elle d'ailleurs? Où en
puiserait-elle la vertu et les lumières? Qu'est-ce entin que le droit
des minorités? C'est uniquement le droit d'êlre entendues. L'indi-
vidu, lui, est inviolable, et contre l'usurpation administrative le
droit individuel a, même dans le système actuel, un recours conten-
tieux pour garantie. Vous voulez, dans votre projet, que ce recours
soit judiciaire, et je n'ai pas besoin devons dire que vous avez mille
fois raison. Mais les minorités ne peuvent prétendre à rien de
pareil. Dans un système représentatif, les minorités sont perpétuel-
lement violées. Que la minorité puisse en appeler de la majorité
LE PROGRAMME DE NANCY. 55^
abusée ou impatiente à la majorité mieux informée, rien de mieux
et Ion pourra, dans cet esprit, entourer déformes proteclrTces k
solufon des affaires communales les plus importantes. M^is s a
majonte persiste ,1 n> a d'arbitre nulle paît, car l'arbiïaW en
pareil cas, serait la négation de l'autonomie '' '
gereux et taux de tutelle administrative. S'il est des actes de -estion
municipale qui exigent la ratification d'une autorité ex érieure
c est qu Ils intéressent par quelque grand côté la communauteTL;
entière lout compte fait, ces actes sont d'une seule espèce ce au
imphfie singulièrement le problème de réglementatioi que vo\
cherchez a résoudre. Ce sont les aliénations directes ou indirectes
du domaine communal. On peut craindre, enelîel, d'abandonner si
contrôle a des générations besoigneuses, le patrimoine de Tavenir
Le mobile interesse cesse ici de fonctionner, ou peut même aTr à
rebours. On conçoit donc, pour ce cas exceptionnel, m" droi de
veto quelconque. Notez d'ailleurs que, si ce cas particulier fait
quelque brèche a la théorie, vous le considérez vouLi^e co Jme
anormal, et vous admettez que la propriété communal produZe
de revenus, disparaîtra. Les propriétés que l'individuali me es plus
capable d anéantir que de conserver, comme les forêts iiïnt à
1 ttat, les propriétés improductives seront garanties par l'inahéna-
bihte, et quant aux emprunts, pourvu que l'État conser\^ on
pouvoir sur les centimes additionnels, il est suffisamment Vrdé
contre leurs excès. 'mcui ç,aiuc
« En résume, .1 faut faire une bonne classification des objets aui
sont d intérêt national, mettre ici ou là les matières mix es réduire
même, si le aut, la sphère des attributions communales, mais s
IZZVr- f' '"''•'' '"^"^^'^^'"'^ self-governement, et ne p s faire
comme la loi française qui semble n'avoir multiplié les attHbutions
de la commune que pour accumuler les titres de sa servitude
«Reste je le sais, la question des petites communes et c'est
1 énorme difficulté delà matière. Les considérations théoriques ou
précèdent m amènent précisément à vous demander si vous croye
avoir trouve a meilleure solution de ce terrible problème Quoique
ma lettre soit déjà bien longue, permettez-moi de vous soun ethe
^:^t^:^^:!n::i:^^^^^"'^"^ ^-^^ '''^^- p-^ ^^-^-r :::^
« Vous créez un conseil cantonal : le croyez-vous si facile •> Le
conseï sera très occupé; il imposera à ses membres des dépla-
cements continuels. Trouverez-vous dans les populations a^^ricoles
qu il s'agit de représenter un personnel suffisant ' ^^oHtoles
« Votre système a particulièrement en vue les petites communes •
est-il bon de 1 appliquer aux grandes •> '
sairemenrnr"<ir/''"r""^''°'™'''' "^ "«^^'erez-vous pas néces-
sairement ou de trop livrer aux petites, généralement reconnups
incapables, ou d'affaiblir chez les moyennes e't les grlnd s conm une
les ressorts de l'autonomie ? »ia"ues communes
36
r,62 APPENDICE.
« Ce sont les f'iémonls même de la vie communale qui manquent
aux petites communes, et non pas seulement réducalion sociale et
le personnel; elles n'ont ni ressources, ni air respirable, ni avenir;
elles sont foncièrement et pour toujours vouées à la minorité et à
rini|Hiissanct'. Quelle nécessité de leur conserver la jili-nitude,
toute nominale d'ailleurs, des attriliulions municijjales?
« Ne vaudraiL-il pas mieux dislina-uer, une fois pour toutes, les
communes agglomérées : villes, petites villes et bourf,'s, d'une part, et
les communautés dispersées, villages, hameaux, paroisses, d'autre
part ?
« Donner aux premières une vraie liberté, sans tutelle, exceptant
toutefois, comme je l'ai dit plus haut, les actes d'aliénation qui
seraient soumis à la commission permanente du département?
« Quant aux secondes, adopter l'un ou l'autre de ces deux systèmes :
ou refaire la division communale, en rattachant les petites com-
munes à des groupes ruraux plus rationnellement constitués ; ou
revenir aux idées de la Constitution de l'an JII, qui, après tout, a
fonctionné pendant cinq années, en constituant en municipalités
les agglomérations uu peu importantes, et en groupant les autres
autour du chef-lieu de canton. Dans le système de l'an III, chaque
commune nommait un agent municipal et un adjoint, uniquement
chargés de l'état civil de la police locale, et la réunion des a^^ents
municipaux formait la municipalité cantonale.
« Si, connue il me le semble, votre organisation cantonale n'e^l
qu'un acheminement vers la grande commune, ne vaudrait-il pas
mieux la constituer directement par l'un ou l'autre des deux modes
que je viens d'indiquer?
« J'émets des doutes, je pose des questions, je ne suis tixé que
sur un point : la nécessité de reconnaître des degrés dans la vie
municipale, et d'avoir un régime différent pour les agglomérations
quasi urbaines et les communautés purement rurales.
« L'espace me manque, mon cher ami. Si je ne craignais d'abuser
du droit que vous m'avez donné de vous répondre, je vous aurais
dit encore pourquoi je repousse énergiquement le principe de la
nomination des maires par le Pouvoir exécutif, à moins qu'on ne
remette, comme en Belgique et comme en Italie, le pouvoir exécu-
tif numicipal à une petite fraction du Conseil municipal (adjoints,
échevins, junte), dont le maire serait simplement le président, et le
pouvoir réglementaire au conseil entier. Il suffit d'ailleurs, pour
assurer l'obéissance des magistrats municipaux aux injonctions du
pouvoir central, de l'article 15 de la loi du 18 juillet 1837, qui, pour
le cas où le maire refuse ou néglige de faire un des actes prescrits
par la loi, donne au préfet le droit d'y procéder d'office, par lui-
même ou par un délégué spécial.
« Quoi qu'il en soit de nos dissentiments sur les détails, j'éprouve
un vif plaisir à me sentir d'accord avec vous et avec vos honorables
amis sur le fond des choses. Votre réforme des administrations
départementales est irréprochable. Morceler l'autorité préfectorale,
POLEMIQUE AVEC LE RÉVEIL. 563
faire disparaître jusqu'au nom de cette institution, issue en droite
ligne des Césars de la décadence, c'est vraiment, comme on dit
aujourd'liui, replacer la pyramide sur sa base. Je vous remercie de
m'avoir associé à cette bonne œuvre ; je vous félicite, de tout mon
cœur, du point où vous Tavez portée, et j'ajoute, puisque l'esprit
provincial est ici de mise, que j'en suis fier pour notre vieille
Lorraine. »
Jules Fkrrv,
Avocat à la Cour de Paris.
II
Polémique avec le Réveil. — Rupture de l'Union libérale.
En approuvant dans ses grandes lignes le Programme de Nancy, en
donnant la main aux bommes de tous les partis qui voulaient com-
battre la centralisation à outrance et la candidature officielle,
M. Jules Ferry avait, à côté des meilleurs esprits, posé les bases
d'une union électorale qui seule pouvait avoir raison de l'Empire et
de sa légion de candidats servîtes. Mais voici que les ancêtres des
radicaux actuels, sacrifiant des résultats positifs, gages assurés d'un
prochain triomphe, à des théories absolues et sectaires, rompent
brutalement l'alliance féconde avec des hommes comme M. Thiers,
et refusent leurs voix, même au second tour, aux candidats qui n'ac-
ceptent pas le programme dit démocratique, dont les revendications
comprenaient déjà : la suppression du budget des cultes, des armées
permanentes et des impôts indirects. A la suite de l'élection du
Gard, qui fut une première revanche de la candidature officielle,
servie par ces divisions nouvelles du parti libéral, M. Jules Ferry
entama une polémique des plus vives avec le Réveil et avec le Siècle,
les dénonciateurs de YUnion libérale, et avec l'officieux Comtitu-
tionnel, qui cherchait à en détacher les esprits modérés et craintifs,
et prophétisait de prochains cataclysmes, si les masses ne votaient
plus aveuglément pour l'Empire.
Nous croyons devoir reproduire ici ces curieux articles :
Si peu gâté que l'on soit du suffrage universel* et quelque habitude
que l'on ait de se trouver dans le camp des vaincus, il est impossible
d'envisager l'élection du Gard sans un sentiment de consternation
profonde. C'est bien un désastre, une déroute, et l'une des plus com-
plètes déroutes, l'un des plus humiliants désastres que nous ayons
eu à enregistrer depuis quinze ans. On disait la candidature officielle
minée de toutes parts; on croyait le travail de revendication libé-
rale entré quelque peu dans les couches profondes; on moissonnait
d'avance le grain qu'on s'imaginait avoir semé. Quel rêve naïf et
1. Le Temps, du 8 août 1868.
564 APPEISDICE.
quel rude réveil! La candidature officielle s'est montrée au monde
dans toute sa nudité, on peut dire dans toute son impertinence :
elle n'a voulu d'autre prestige que le sien, d'autre appui qu'elle-
même; elle a pris un étranger, un inconnu, elle lui adonné
l'investiture, et avec cela elle a vaincu, elle a triomphé de la noto-
riété locale, de l'esprit de parti, de l'accord des journaux, de la
bonne volonté iniiverselle. C'est une grande et cruelle leçon. Mais
il y aurait quelque chose de plus grave que de la recevoir, c'est de
ne pas la comprendre.
Comprend-on d'abord que, loin de s'adoucir, de se modérer, de se
civiliser, la pratique administrative dépassera, dans les prochaines
élections générales, tout ce qu'elle a pu tenter, jusqu'à ce jour, en
fait d'artifices et de violence? Comprend-on que le chassepot élec-
toral a désormais sa place dans l'arsenal administratif? Com-
prend-on qu'à l'exemple du préfet Boffinton, il n'y a pas un préfet,
en France, qui ne joue alors, sur la pi'emière carte venue, le
va-tout de l'arbitraire aux abois?
Comprend-on qu'à cette force éci'asante et sans scrupules, à cette
irrésistible discipline, il n'y a, dans l'immense majorité des circon-
scriptions électorales, qu'une autre discipline à opposer, celle de tous
les partis, mais de tout ce (jui a conservé le souci de l'indépen-
dance, le sentiment de la dignité civique, de tout ce qui ne veut
pas être troupeau ?
Comprend-on que cette discipline volontaire, cette union pour
cause de salut public, elle est notre seul espoir, notre seule planche
de salul, sur cet océan d'inditféi-ence, d'aveuglement, d'insouciance
politique qui menace de nous submerger?
Comprend-on que cette discipline est facile, parce qu'elle est dans
la nature, dans la nécessité des choses? Que personne n'y répugne,
parce qu'elle n'exige en réalité de personne aucun sacrifice ni de
princi|te, ni de dignité ; qu'elle se fait toute seule, comme dans le
Gard, malgré les excitations contraires, soit sur un seul nom, comme
aux élections précédentes, soit sur deux noms, ce qui vaut mieux
encore et ce qui ne change guère d'ailleurs la répartition des
voix? Comprend-on enfin que cette tactique naturelle, inévitable,
elle n'est de l'invention d'aucun parti, d'aucun journal, et que le
bon sens des électeurs, les nécessités de la lutte, le sentiment du
péril commun ont, sur ce point, devancé la polémique des jour-
naux, comme ils plieront toujours, au moment du scrutin, sous
l'ascendant de la force des choses, les dissidents obstinés, mais
sincères?
Pourquoi donc cette tactique électorale, qui a été suivie, d'un
bout do la France à l'autre, aux élections générales de 1803, est-
elle, à cette heure, battue en brèche, non seulement par les offi-
cieux de toutes couleurs, mais par un certain nombre de jour-
naux, puissants, je ne sais, mais honnêtes, à coup sur, et qui
représentent avec courage, avec honneur un groupe important de
la démocratie? Pourquoi se rencontre-t-il des radicaux qui n'en
POLÉMIQUE AVEC LE RÉVEIL. 565
veulent plus? Pourquoi imagine-t-on d'opposer au drapeau de l'union
électorale, qui accueille indifTéremment tous les adversaires de la
candidature officielle, le drapeau de l'Union dcmocratique, qui est
un noble d)-apeau, sans doute, mais qui deviendra tout simplement,
si l'on n'y prend garde, le drapeau de la désunion électorale?
En vérité, à lire ce qu'un journal des plus estimables, des mieux
intentionnés de la pi'esse parisienne, le Réveil, et divers journaux
départementaux à sa suite, écrivent depuis quelque temps contre
Funion électorale, on se demande où nous en sommes ! D'eux ou
de nous, lequel est dans le rêve? Si la défaite du Gard est une
réalité ou un cauchemar? S'il y a, sans que nous nous en dou-
tions, bataille gagnée; si le suffrage universel est affranchi, éclairé,
ramené, maître de lui ; si la France est reconquise, et si les suc-
cesseurs d'Alexandre n'ont plus qu'à an-èter entre eux le partage
de Fempire et la constitution de la liberté.
C'est, en effel, le Réveil qui écrit hier : « Certes, nous avons
autant que personne intérêt à voir mettre un terme aux préro-
gatives du gouvernement personnel ; mais, pour atteindre ce
résultat, faut-il livrer la France à la coalition des partis monar-
chiques, alliés aux cléricaux. »
Dieux immortels ! mais vous y êtes, vaillant Réveil, dans cette
France monarchique, alliée aux cléricaux! ou, par hasard, en habi-
teriez-vous une autre? De grâce, dites-nous où elle pose, nous y
émigrerons de ce pas : celle que nous connaissons étant, en vérité,
trop monarchique et trop cléricale à notre gré. Il peut donc y avoir,
et nous serions aise de l'apprendre, quelque chose de plus monar-
chique que la monarchie impériale, quelque chose de plus clérical
que les deux expéditions de Rome et la victoire de Mentana? Voilà
qui est entendu ; en haine du parti clérical, le Réveil ne veut pas
faire échec au Gouvernement qui a pris, dans les affaires de Rome,
la succession de Charlemagne; en haine de M. Thiers, il a peur
d'affaiblir le Gouvernement qui maintient, depuis seize ans, le
suffrage universel, l'espoir de l'avenir, la démocratie même, dans
ce qu'elle a de plus précieux, de plus fondamental, sous une
tutelle administrative, sans analogue dans aucun temps?
Car c'est là que va directement la théorie électorale du Réveil.
Il repousse l'alliance, même au second tour. « La démocratie radi-
cale ne votera ni au premier, ni au second tour de scrutin, que pour
les candidats qui s'engageront dlionneur à soutenir de leur vote le
programme qui sera arrêté en son nom. » Et ce programme, nous
n'avons pas besoin de le dire, est exclusivement démocratique,
puisqu'il contient la suppression du budget des cultes, des armées
permanentes et des impôts indirects, trois suppressions que la
démocratie seule peut opérer, et que nous ne désirons pas moins
ardemment que le Réveil, mais trois questions sur lesquelles il est
impossible, à moins d'être illuminé, de songer à faire porter la
seconde lutte électorale.
Ce que le Réveil conseille là au parti démocratique, ce n'est pas
566 APPENDICE.
Viinion dihnocmliquc, c'est Fisolement démocralique. C'est, sous une
autre forme, l'abstention, dont ses fondateurs ont été longtemps,
les vaillants champions. Mais c'est aussi l'impuissance éternelle, la
tutelle administrative éternelle et l'éternel écrasement.
A noire ;i,'raiide surprise, le Siècle nous prend à partie, à raison
des observations que nous suggérait, il y a deux jours, la théorie
électorale du RéveilK Cette théorie est celle-ci : pas d'alliance, même
au second tour de scrutin, avec les candidats qui n'acceptent
pas le programme démocratique. Cette théorie, nous la repoussons,,
comme une forme nouvelle de l'abstention, et si nous mettons une
chaleur particulière à la combattre, c'est qu'elle a pour apôtres
des hommes dont nous respectons infiniment la droiture et le
dévouement. Mais nous ne savions pas, jusqu'à présent, que le
Siècle eût pris place dans les rangs des néo-abstentionnistes. Nous
ne le croirons que quand nous le verrons. Ce jour-là, le Siècle, qui
nous reproche d'avoir exprimé, au sujet des élections du Gard,
notre profonde consternation, nous verra bien autrement aftligés et
consternés, car la campagne électorale de 1869 aura reçu, ce jour-
là, par ses mains, un coup dont elle ne se relèvera pas. Par son
ancienneté, son autorité, son immense et populaire publicité, le
Siècle pèse fortement dans les destinées actuelles de la démocratie
française. Il peut beaucoup pour l'égarer, comme il peut beaucoup'
pour la mettre en bon chemin. Jusqu'à présent, il avait vu juste
dans la conduite électorale. Il a, dès 18o7, combattu l'abstention, ce
qui n'était pas, il nous en souvient bien, une petite afTaire, et ce
qui fut un grand service. L'abstention a été fatale : elle a rompu
les traditions, dissous les partis, ajouté un élément de plus à l'apa-
thie universelle ; elle a retardé de dix ans au moins le progrès
libéral. Va-t-on recommencer? Va-t-on, pris de je ne sais quels
scrupules sur le chapitre des coalitions, sacrifier à la pruderie dé-
mocratique le succès électoral? Va-t-on nous préparer de nouvelles
années de chaos et d'impuissance, au bout desquelles il faudra,
comme en 57 et en 63, confesser qu'on s'est trompé? On peut le
craindre, en vérité, ([uand on lit dans le Siècle des déclarations-
de cette and)iguïté inquiétante :
« Le Teiiti)ii conclut de ses considérations désespérées sur l'élec-
tion du Card à l'entente commune des libéraux de toutes les
nuances, voire même des indépendants les plus timides, contre les
candidats officiels.
« Si notre confrère veut dire simplement que nous devons tirer
de l'expérience du Gard cette leçon qu'il est du devoir de tout
citoyen soucieux de sa dignité de s'efforcer, par tous les moyens-
légaux, de secouer la torpeur qui glace encore certaines portions-
du corps électoral, nous approuvons de grand cœur. Mais si, contre
toute probabilité, il entendait, par cette nécessité d'union contre la
1. Lo Temps, du I? août ISGS.
POLÉMIQUE AVEC LE RÉVEIL. 567
candidature officielle, que le parti démocratique doive renoncer à
la lutte sous son propre drapeau; qu'il doive accepter aveug-lément
tout candidat non officiel, qu'il soit catholique, à la façon de
M. Veuillot, ou opposant, à la façon de tel ou tel candidat indé-
pendant malgré lui, pour cause de refus d'estampille officielle,
nous cesserions alors d'être d'accord avec le Temps. »
Ce que nous voulons dire, nous l'avons dit très clairement. Ce
que veut dire le Siècle se comprend beaucoup moins. Oui ou non,
le Sircle est-il d'avis qu'après s'être manifesté tant qu'on voudra, et
tant qu'on pourra, au premier tour de scrutin, il soit nécessaire, et
de règle générale absolue, de n'avoir plus, au second tour de
scrutin, qu'une chose en vue : assurer l'échec de la candidature
officielle? Si oui, pourquoi nous cherche-t-il querelle? Si oui,
pourquoi laisse-t-il l'incertitude dans les esprits, à l'abri de ces
réserves et de ces réticences sur les « indépendants timides »?
« La France est malade, bien malade; il faut la sauvera tout
prix^ » Qui écrit cela? C'est le Réveil d'hier, à la fin d'un long
article contre le Temps et VUnîon libérale. Étrange devise pour les
partisans de l'isolement démocratique ; mais devise toute platonique,
et qu'ils ne pratiquent guère. Ce n'est pas, en etfet, le salut qu'il
leur faut, mais un certain salut. Le navire va couler bas, mais ils
ont fait choix de la planche qui doit les sauver du naufrage : c'est
celle-lcà qu'il leur faut et non une autre, et si le Hot ne la leur
amène pas, ils préfèrent aller au fond.
Il y a de la fierté assurément et du stoïcisme dans cette attitude :
On peut, de cette hauteur, prendre en pitié les pauvres libéraux (le
mot libéral est, dans la bouche de notre confrère, l'expression du
suprême dédain), ces libéraux qui s'évertuent à présenter aux
masses « les formules usées du radotage parlementaire » et les
libertés nécessaires, viande creuse pour le paysan. On peut contem-
pler, du haut de cet ascétisme démocratique, avec une ironie voi-
sine de la satisfaction, la défaite du « libéral Cazot », et du légiti-
miste Larcy, braves gens assez naïfs pour offrir aux campagnes les
recettes de la « métaphysique constitutionnelle », la « pharmacopée
du juste milieu » et les « généralités banales » de la liberté. Le
Réveil agira sur le corps électoral de tout autre façon : « Un pro-
gramme sérieux, des hommes énergiques » feront sortir le paysan
de son apathie; des armes nouvelles remplaceront les « armes,
émoussées de la tradition parlementaire », et l'on fera sentir aux
campagnards, par des procédés nouveaux et autrement efficaces que
les nôtres, que le suffrage universel est, pour eux, l'instrument et le
gage de l'affranchissement.
S'ous ne demandons pas mieux, en vérité, et si le Réveil a des
paroles magiques, capables d'opérer, de la sorte, la conversion
politique des campagnes, qu'il se dépêche de les prononcer. S'il y a
1. Le Temps, des 16-17 août 1868.
56R APPENDICE.
.|iiL'liiiu' chose à faire qui n'ait, jvas encore été fait sur le terrain élec-
toral, et (jue le Réveil puisse faire mieux que TUnion des libéraux,
qu'il le fasse, el qu'on le voie à l'œuvre. >'ous n'y mettrons aucun
entêtement. Notre but est le même que celui du Ri-veil, nos aspira-
tions sont identiques : si son procédé est meilleur que le nôtre,
nous baiserons la trace de ses pas, nous confessei'ons que, depuis
dix ans, nous faisons fausse roule, et qu'en politique, nous n'étions
que des enfants. Ce n'est point par goût, mais par nécessité, que
nous pratiijuons Tunion libérale. Nous commençons à être las d'en
répéter l'éternel catéchisme; nous croyons que ce n'est là que le
vestibule de la politique : mais le Réveil a-t-il la clef de la porte?
Qu'il la inoulre, et nous sommes prêts à marcher modestement,
humblement, à côté de. lui ou derrière lui, comme il voudra.
Mais, jusqu'à présent, le Réveil n'a qu'un programme, dont nous
avons déjà noté les trois articles les plus saillants : suppression du
budget des cultes, suppression des impôts indirects, suppi'ession
des armées permanentes. Et c'est avec cela qu'il part, tout seul, pur
de toute alliance, vierge de compromis, à la conquête des électeurs
des campagnes! Il va porter ce drapeau dans les villages, et les
villages se lèveront comme un seul homme!
Ainsi, à ces paysans libres-penseurs que les deux expéditions de
Rome n'ont pas fait tressaillir, il suffira de présenter la suppression
du budget des cultes pour transformer leur apathie soumise et
séculaire en résolution civique?
A ceux que le déficit chronique et l'emprunt permanent n'ont
point ramenés à l'union libérale, l'union démocratique otlre pour
appât la réforme de l'impôt des boissons?
A ceux qui subissent sans murmurer la loi militaire, et que les
neuf ans de service et la publique incertitude, et cet état désastreux
où nous sommes, qui n'est ni la paix ni la guerre, n'ont pu faire
sortir de leur indilférence, on parlera du système militaire suisse,
et l'on sera à coup sûr entendu, compris, acclamé, obéi!
Mais dans quel monde vivez-vous?
Nous commençons à croire que nos confrères du Réveil, dont
nous estimons tant le caractère et les intentions, se sont fait un
paysan de fantaisie, comme ils s'attaquent à une union libérale de
fantaisie.
Où est-elle donc cette union libérale qui n'entretiendrait, comme
ils disent, les masses électorales que de métaphysique politique et
de bascule parlementaire? La loi militaire, le Mexitjue, le déficit
financier, c'est de la métaphysique que tout cela? Et, quand les
candidats du parti libéral entonnent tous, d'un bout à l'autre de la
France, ce refrain : « Nous voulons le gouvernement du pays par le
pays, et pour cela nous voulons que les députés soient choisis,
non par les préfets, mais [lar le pays, » ils font de la « bascule
parle I 11 entaire! »
Il est vrai que le Réveil lient en réserve des couches d'électeurs
inex[ilorées, et que c'est là son grand secret. Il compte sur les élec-
POLÉMIQUE AVEC LE CONSTITUTIONNEL. 569
teurs qui s'abstiennent. Les abstenants sont avec lui; avec lui,
ces 12000 électeurs du Gard qui n'ont pas voté parce que « cœurs
loyaux, esprits indomptés, refusant de transiger avec le droit, ils
estiment que le succès de l'union électorale ou libérale ne serait
qu'un badigeonnaf^'e insignillant ! »
Cela est écrit! Le Réveil croit qu'on les compte par millions ces
Labienus campagnards ou citadins qui se croisent les bras depuis
seize ans, et qui n'ont d'autre raison pour laisser passer le torrent
électorale leurs pieds dédaigneux, que l'insuffisance du programme
de l'opposition et l'extrême modération de ses vœux.
Quand on écrit et qu'on pense ainsi, on est sans doute un lion
patriote, un vigoureux lutteur, une volonté droite et forte, mais on
est un patriote, un lutteur, un penseur dans le bleu. On a perdu le
sentiment de la réalité, on marcbe dans « son rêve étoile » et l'on
risquerait fort d'y rester jusqu'à la fin des temps, s'il n'y avait
quelque part un camp de gens pratiques, de libéraux terre à terre,
plus jaloux de poursuivre leur ingrate besogne, que de dénigrer celle
qui se fait à côté d'eux, plus occupés des misères du présent et des
nécessités de l'avenir que des rancunes du passé, plus convaincus
que, dans l'état actuel des choses et dans presque toutes les circon-
scriptions départementales, la démocratie ne peut rien sans alliances,
et que lui prêcher l'isolement, c'est la condamner aune impuissance
éternelle et à une abdication sans foi.
Nous ne voulons pas revenir sur la question électorale, la citation
du Phare que nous donnons plus haut sera notre dernier mot •.
Nous prendrons seulement la liberté de signaler à nos confrères de
V Avenir national et du Réveil un petit article du Constitutionnel de
ce matin, qui peut leur faire apprécier de quel côté, d'eux ou de
nous, se trouve, en toute cette ailaire, l'habileté politique. L'Avenir
nous reprochait hier d'avoir félicité les conservateurs libéraux du
Jura du concours apporté par eux à la candidature de M. Grévy.
M, Peyrat trouvait cela malhabile. « La lettre de M. Berryer,
disait-il, loin de servir la candidature de M. Grévy, n'a pu que la
compromettre. »
Le Réveil professe, naturellement, la même opinion. Là-dessus, le
Constitutio7mel, prenant la balle au bond, dit aux conservateurs:
« Voyez, monarchistes imprudents mon seulement vous contribuez à
faire entrer à la Chambre un radical des plus prononcés, mais, le
lendemain de la victoire, vos alliés de la veille vous mettent à la
porte, en vous disant: Allez-vous-en : vous nous gênez ! »
Nous ne croyons pas au Constitutionnel le pouvoir de faire remon-
ter, par des malices de ce genre, le grand courant libérai qui
emporte, à cette hem-e, tous les esprits indépendants. Mais, si la
feuille gouvernementale avait une intluflice quelconque sur les
conservateurs libéraux, V Avenir trouverait-il si habile ce qu'il a fait
1. Le Temps, du 22 août 1868.
570 APPENDICE.
là? Pour nous, nous dôsespéroiis de comprendre rintérèl qu'il poul,
yavoirà délaohcrdes caiididaluresdémocratiques l'appoint des libé-
raux ronservateurs. Cela nous passe, en vérité. Nos honorables con-
frères sontnos anciens dans la vie politique, et leur tactique est sans
doute plus profonde que la nôtre. Mais ils devraient bien nous en
donner le mot. Nous comprenons les démocrates exclusifs qui ne
veulent appuyer que des candidats démocrates ; c'est un système
détestable, à notre sens, mais enlin cela se peut défendre. Mais ne
pas vouloir des alliés qui nous viennent des camps voisins, refuser
les voix monarchiques, comme si elles étaient empoisonnées, et trouver
mauvais, par exemple, que M. Berryer écrive à ses amis du Jura de
voler pour M. Grévy, c'est désorganiser à plaisir la lutte électorale
dans presque toutes les circonscriptions de France; c'est assurer
la défaite pour la défaite, et préparer à la démocratie de terribles
déceptions.
Si le parti libéral avait besoin d'être confirmé dans la politique
d'union électorale qu'il pratique en tous lieux, depuis six ans, les
terreurs de la presse gouvernementale pourraient lui servir d'ensei-
gnement'. Le ConstitiUionnel est véritablement aux abois ; il s'épuise
clia(|ue malin, en efforts héroïques, [lour arracher à l'union libérale
toute la portion modérée ou craintive de l'opinion. A l'entendre, le
})ays en est à l;i campagne des banquets de 1847 et de 1848; les
radicaux tendent la main aux libéraux conservateurs ; le « parti est
en train de se désunir, les mécontents de toute sorte apportent leur
appoint aux partis extrêmes; les mêmes fautes vont, si l'on n'y
prend gaide, mener la France aux mêmes abîmes ».
Le journal dévoué a raison; ce sont toujours les mêmes fautes,
sur le chemin des mêmes abîmes. L'histoire du passé est, pour le
présent, comme si elle n'existait pas ; il en est des gouvernements
comme des individus; l'expérience de la vie ne sert qu'à ceux qui
l'ont faite eux-mêmes; l'enseignement des révolutions ne profite
qu'aux gouvernements tombés. On n'a pas encore connu, parmi
nous, ce gouvernement, rêvé des sages, qui saurait céder à temps,
transiger à propos; ce gouvernement souple, ce gouvernement sa-
gace, ce gouvernement observateur, qui ne s'endormirait pas sur des
majorités électorales, ou parlementaires, qui ne se bercerait pas du
succès apparent de ses emprunts et de ses revues, (jui ne croirait
pas que, pour vieillir en paix sur cette terre de France et y pousser
des racines profondes, il suffise d'avoir pour soi la force matérielle
et le nombre aveugle! Non, ce gouveinemeut n'existe pas encore,
et si le gouvernement actuel est appelé, par un arrêt secret du
destin, à en réaliser, un jour, l'idéal inespéré, ce ne sera pas, en
vérité, la faute du ConUitutionncl.
Carie Comtitittiûnnel, qui admoneste le Journal des Débats de 1868,
a repris tout simplement la suite des affaires et hérité de la
I. Lo Tewps, (lu 23 août ISG'.
POLÉMIQUE AVEC LE CONSTITUTIONNEL. 571
prévoyance politique du Journal des Débats du mois de janvier 1848.
0 Constitutionnel! vous qui prétendez donner aux jeunes gens de
ce temps-ci des leçons d'iiistoire, est-ce là le fruit que vous avez
tiré de la leçon de février 1848? Morigéner les opposants, développer
en quatre colonnes le mot historique et fatal « de passions aveugles
ou ennemies », brandir d'une main tremblante un vieux spectre
rou.ïe, c'est tout ce que votre zèle de fraîche date vous inspire, ô
libéraux d'hier! c'est là toute votre science, toute votre mémoire,
toute votre prévoyance. Vous vous trompez d'adresse, en vérité. Ce
n'est pas à l'opposition, c'est au pouvoir que devraient aller vos
sermons. C'est au Gouvernement que vous pi'oposeriez la leçon du
passé, si vous étiez les conseillers lulèles, éclairés, indépendants, que
vous pi'étendez être.
Assurément, l'histoire de la Révolution de 1848 est jileine d'ensei-
gnements. Mais, si elle a des leçons pour les jjeuples, elle en a
surtout pour les rois.
Rendre, à l'heui^e qu'il est, l'opposition parlementaire de 1847 et
de 1848, responsable de la chute de la monarchie ; ne trouver à
s'en prendre, dans cette histoire, qu'à une fausse manœuvre du
parti libéral dynastique et de la bourgeoisie opposante, et tirer de
là cette conclusion merveilleuse : qu'il n'y a de vrais conservateurs
que ceux qui votent aveuglément, docilement, béatement pour le
pouvoir, quelques fautes qu'il ait coumiises, quelque juste colère,
quelque mépris mérité qu'il inspire, c'est renverser les rôles,
défigurer les faits, professer l'histoire à rebours et le «conserva-
tisme » à contre-sens.
Le vrai révolutionnaire du mois de février 1848 ne s'appelait ni
Ledru-Rollin, ni Odilon Barrot, ni Lamartine, mais Louis-Philippe;
et si vous n'êtes pas encore consolés de la chute de l'établissement
de juillet, c'est à lui seul, ô Constitutionnel! que vous devez vous en
prendre. C'est à son obstination, à son aveuglement, à l'obstination
et à l'aveuglement de son premier ministre, à l'infatuation du
pouvoir personnel, à la fausse sécurité imposée par une majorité
parlementaire frauduleuse, par un système électoral aussi étroit que
falsifié, au refus insensé et coupable d'ajouterau corps des électeurs
à 200 francs un élément d'intelligence et de moralité capable de le
relever et de l'assainir; c'est, en un mot, à un degré peu commun
d'entêtement et d'imprévoyance que la révolution de février doit
être attribuée.
Quant à la coalition qui fut l'instrument plus ou moins conscient
des justices de l'histoire, elle était non seulement dans le vrai,
mais dans le devoir. Aux gouvernements entêtés, vous vous étonnez
qu'on oppose les coalitions inexorables ! A la corruption électorale
et parlementaire, à la falsification systématique, obstinée, incorri-
gible des institutions représentatives, vous vous indignezque le pays
ait répondu, en d'autres temps, par la coalition de tous les partisans
de l'honnêteté électorale et de la sincérité constitutionnelle. Au
système des candidatures nnicielles. (ini place les élcriions dniis les
572 APPENDICE.
jiKiiiis de préfols, et (iiii allèie dans son essence même, l'inslituliou
parlementaire, vous ne voulez pas que nous opposions l'entente
naturelle de tous ceux qui professent cette opinion osée, cette
doctrine impertinente: que les mandataires doivent être choisis
honnêtement, librement par les mandants! Mais dites alors à ces
braves gens que vous sermonnez, à ces esprits modérés, mais droits,
que vous "herchez vainement à troubler par des fantômes, quel
autre moyen leur reste de faire pénétrer dans le fonctionnement de
riustilution représentative, cet esprit de libre contrôle et de sage
résistance, qui seul peut donner au pays l'ordre légal, l'équilibre
financier, la sécurité du lendemain. Entre la coalition électorale ou
parlementaire et la soumission aveugle, qui donc les force de
choisir? Et à quel autre résultat tendent vos conseils, ô Constitu-
tionnel! quk une misérable et éternelle abdication?
Tel est l'enseignement que nous tirons, pour notre compte, des
coalitions du passé. Quant k celle qui se fait aujourd'hui et que la
presse gouvernementale n'arrêtera pas, elle a, sur les coalitions
d'autrefois, cet avantage de ne renfermer aucune aventure, de ne
cacher aucune surprise, puisqu'elle n'a qu'un but et ne peut avoir
qu'un résultat : rendre au suffrage universel sa propre direction, et
h la nation la possession d'elle-même. Les plus furieux conserva-
teurs ne peuvent, ce semble, désirer rien autre chose.
III
M. Berryer.
Lorsque succomba le grand orateur qui, lidèlo à une cause sans
espoir, avait du moins combattu la dictature, avec une éloquence
incomparable, et puissamment contribué aux succès de l'L'n/o»
Ubérule, M. Jules Ferry s'honora et honora son parti en rendant un
dernier hommage à l'illustre avocat qui avait plaidé pour lui dans
le P/vjct's (tes Tmse et dont Veuillot saluait la disparation avec une
joie scandaleuse :
Bien que M. Berryer succombe plein d'années et de gloire', sa
mort est faite pour nous inspirer un sentiment particulier de
mélancolie. En voyant ce qu'il perd, le siècle où nous vivons peut
se rendre compte de ce qui^lui reste. Tous les hommes, dont le
nom a rempli la première moitié de ce siècle troublé, s'en vont l'un
après 1 autre. Les grandes individualités disparaissent, et je ne sais
quel niveau de médiocrité s'étend sur le monde. Quand nous cher-
chons où sont nos grands hommes, nous ne nommons presque que
des vieillaids. 11 y a comme une lacune dans la fécondité de notre
race. La France impériale vit, depuis seize ans, sur les restes de la
1. Le Temjis, du I'' ik'C(>ml)io ISC8.
SUR BEKRYEK. 573
France parlementaire : on dirait d'un grand arbre dont la sève
aliaihhe verdit encore le tronc, sans pouvoir monter iuscru'aux
branches. '■
M. Berryer était peut-être le plus illustre de ces survivants d'un
autre âge. Il les surpassait tous par le prestige de l'éloquence le
seul qui puisse balancer le prestige militaire dans la faveur d'un
public français. La destinée, qui avait répandu sur celte belle vie
toutes ses complaisances, lui avait, au lendemain même de ses
premiers débuts, fermé pour toujours l'accès du pouvoir: voué dès
ors a une cause sans espérance, il ne connut jamais les épreuves de
la victoire. Sa fidélité, qui lui fit une auréole, en ce temps de
publiques palinodies, fut aussi la plus sure sauvegarde de sa gloire
Mais le côté jacobite de cette noble existence n'en sera pour l'his-
toire que la moindre partie. La postérité dégagera sa mémoire de
nos classifications fugitives. Elle n'en fera l'honneur ni d'un parti
m d un drapeau : elle le mettra à son vrai rang, dans ce grand
parti de la parole libre, qui se recrute, à travers l'histoire, parmi
les âmes les plus fières de tous les pays et de tous les temps. Sa
place est au milieu de celte élite humaine qui se range autour de
deux noms : Démosthène et Mirabeau.
Il y avait, en etfel, deux hommes bien distincts dans Berryer •
l'homme de parti et l'orateur. Ce dernier planait fort au-dessus de
I autre. Il avait pu donner sa vie aux choses du passé, mais il était
de son siècle et de son temps par la chaleur naturelle de son âme
par 1 entraînement irrésistible de son génie. Toute sa grandeur est
dans ce contraste. Il était né de cette forte bourgeoisie qui mit à
bas 1 ancien régime; et, comme il aimait à le raconter, c'est dans
les proces-verbaux de l'Assemblée constituante qu'il avait appris à
lire. Il garda toute sa vie cette première et généreuse empreinte
II était royaliste, dès 1814, mais pour disputer aux royalistes les
vaincus de Waterloo. Il resta royaliste après 1830, mais pour abriter
sous la bannière du droit divin, tout le tempérament de la Révo-
lution française. De la grande époque qui l'avait vu naître (1790)
il avait conservé le trait dominant : la politique subordonnée à là
morale, Fhumanité soumise au droit, à la justice, à la tolérance
Il incarnait en lui tous les grands instincts de 1789. Sou éloquence
même avait gardé l'accent de ces grands jours. Nul n'a parlé plus
haut et plus ferme que lui, le paladin des royautés déchues, cette
langue des révoltés dont Mirabeau fut parmi nous le souverain
maître et l'inimitable modèle. Par la vigueur, la résolution, la hau-
teur et, l'on peut ajouter, l'entrain révolutionnaire de sa lutte de
dix-huit années contre la monarchie de Juillet, Berryer, comme
chacun sait, en remontrait à la gauche elle-même. C'est par ce côté
que jusqu'au dernier jour, tout vieux qu'il fût et dans un vieux
parti, il a eu prise sur les générations contemporaines. Lors-
qu'arriva, il y a dix-sept ans, le grand écroulement de la liberté
française, le service que rendit Berryer fut considérable : il n'émi^ra
pas à l'intérieur; il resta dans la bataille. La tribune était renversée •
5*74 Al'l'Ii.MilCt:.
il (laiisiMula ;i la bnirc des triliuiiaiix les combats de la lii)erLé.
l'eiulaiit seize ans, on le trouva sur toutes les brèches el derrière
tous les droits : la liberté de la presse, la liberté d'association, la
liberté de coalition, la liberté des élections, la liberté des corres-
pondances l'eurent, tour à tour, pour défenseur. Les années avaient
l>assé sur ce grand cœur sans l'attiédir; sa carrière s'achève, comme
elle avait commencé, au service des persécutés, et il semble rajeunir
à plaider pour les vaincus. Usé, à la fin, et frappé à mort, il laisse,
pour tout testament politique, cette fière parole, écrite du bord
même de la tombe et que l'histoire conservera: on peut dire de lui
(ju'il est mort debout.
Tel est, dans la plus haute unité de sa vie, le f^rand orateur qui
vient de quitter la scène du monde. Sa place y restei'a longtemps
vide. Personne surtout ne pourra reprendre, après lui, le rôle
spécial qui a fait la noblesse et l'originalité de sa carrière. Il était la
grande influence libérale du parti auquel il avait voué sa vie.
On ne saurait dire qu'il en fut le chef; il en était l'honneur, non
la tête. Mais, s'il ne le menait pas, il le fascinait. Le parti légitimiste
est, essentiellement, la masse la plus rétrograde et la plus aveugle
du parti conservateur. A ce point de vue, la campagne révolution-
naire conduite par Berrjer contre la royaulé de 1830 pouvait passer
pour une aventure. Il y entraîna pourtant à peu près tous les siens;
et il dut, en vérité, leur en rester quelque chose. De nos jours,
Berryer couvrait sous l'éclat de sa gloire et de la grandeur de ses
services, la jeune et vaillante phalange qui poursuit, à travers toutes
sortes de déboires, la tâche louable, mais chimérique de réconci-
lier, en ce pays, la cause de la tradition avec la cause de la liberté.
Il était, d'ailleurs, prêt à toutes les alliances; il était de toutes les
batailles dont l'affranchissement pouvait être le prix. Lui mort,
n'est-il pas à craindre que le parti légitimiste et clérical ne revienne
à sapenle naturi^lle, qui n'est assurément ni celle de la révolution,
ni celle de la liberté. La joi(^ insolente que M. Veuillot fait éclater
sur cette tombe est tristement significative. La logique des choses
va-t-elle reprendre ses droits? Nous voulons espérer le contraire;
mais ce sera, dans tous les cas, l'éternel honneur de M. Berryer et
de ses jeunes amis, d'avoir manqué de cette logique-là.
IV
M. Jules Ferry et l'Empire constitutionnel.
M. Jules Kerry, qui fut en cela seulement un irréconcilnible, n'a
jamais partagé les illusions de plusieurs de ses amis qui accueil-
lirent, sinon avec enthousiasme, du moins avec satisfaction, le
retoui- apparent de l'Empire au régime parlementaire. Ce qu'il
appelle Varte additionnel de 18()9 n'excitait que sa défiance. 11
n'hésita pas à se séparer, en cette circonstance, du rédacteur en chef
L'EMPIRE CONSTITUTIONNEL. 575
du Temps,\ M. Nefftzer, plus optimiste que lui, et signala avec une
précision clairvoyante, dans deux lettres que nous croyons devoir
I. Dans l'impossibilité de reproduire in extenso les nombreux articles que M. Jules
Ferry écrivit dans le Temps, au cours des années 1808 et lS6y, sur les mille incidents
de la politique intérieure et les délibérations du Corps législatif, nous eu rappelle-
rons du moins les dates et l'objet :
Année lAtiH. — Numéros du 10 juillet 1868, sur la condamnation de 'SIM. Mazure et
Vrignault par le tribunal correctionnid de Lille; — du 11 juillet, sur le débat législatif
relatif aux élections du Tribunal de commerce; — du 13 juillet, sur le discours
d'Ernest Picard relatif à la candidature officielle; — du 17 juillet, sur le débat relatif
à la zone militaire de Paris ; — du 18 juillet, sur l'art. 7 de la loi du 11 mai 18(i8, concer-
nant la presse; — du 19 juillet, article contre M. l)uruy, ministre de l'Instruction
publique, à propos des conférences libres dans les Facultés; — du 2t juillet, sur
l'amendement présenté par l'opposition relativement au secret des lettres; du
i'o juillet, sur l'ajournement à la session prochaine des affaires de la Ville de Paris-
— du 26 juillet, sur les affaires du Mexique et les indemnités des porteurs d'obliga-
tions; — du 27 juillet, même sujet, appréciation du discours de M. Rouher; — du
1" août, examen des résultats de la session; — du 6 août, sur la métamorphose du
Constitutionnel converti au régime libéral et parlementaire; — du 10 août, sur la
saisie d'un numéro de la Lanterne ; ~ Avi 13 aoiit, sur l'incident Cavaignac au Concours
général; — du 13 août, même sujet; polémique avec le Constitutionnel; — du 18 aoi'it,
sur le succès du dernier emprunt, polémique avec la Patrie; — du 19 août, sur l'élec-
tion de M. Grévy dans le Jura ; — du 21 août, même sujet, réponse au Constitutionnel ;
— du 31 août, sur l'état d'esprit des ouvriers; — du 1" septembre, sur l'interdiction de
vendre le Figaro sur la voie publique; — du 16 novembre, sur le procès du Réveil, de
C Avenir, de la Revue politique, de la Tribune, à l'occasion de la souscription Baudin; —
du 18 novembre, sur l'élection de M.Mathieu; — du 21 novembre, sur les mesures prises
contre la presse à l'occasion de la souscription Baudin. C'est dans cet article que se
trouve le passage suivant : « On parle beaucoup trop, depuis quelque temps, de coups
d'État et de complots. La situation actuelle ne comporte ni les uns ni les autres...
L'on a vu des gouvernements faire des coups d'Etat : on n'en connaît pas qui aient
réussi à en faire deux. ■> — Numéro du 2i- novembre, sur l'arrêt de la cour de Nîmes
dans l'alfaire de la réunion Lacy-Guillon ; délinition de la réunion privée ; — du 28 no-
vembre, sur l'élection de la Manche (Lenoél contre de Kergorlay'i ; — du 5 décembre,
sur la condamnation du Temps et du Journal de Paris, à l'occasion de la manifestation
du cimetière Montmartre ; — du 6 décembre, sur la fabrication par l'industrie anglaise
du second cable transatlantique de Brest à New-York; — du l.j décembre, sur l'élec-
tion de la Manche; —du 20 décembre, sur la condamnation de Delescluze par la
Cour de Paris; — du 31 décembre, sur le second tour de scrutin dans la Manche.
Année 1869. — Numéros du 4 janvier 1869, sur les tableaux du Louvre transférés
chez M"" Troplong; — du 9 janvier, sur la démission du baron Séguier; — du
12 janvier, sur l'inauguration par Jules Favre et Laboulaye des réunions de la salle
Valentino; — du 15 janvier, sur la liquidation des affaires de la Ville de Paris; — du
17 janvier, réponse à un communiqué du préfet de la Seine; — du 18 janvier, sur le
déficit du budget de la Ville de Paris ; — du 23 janvier, sur les émeutes de la Réunion ;
— du 25 janvier, réponse à un communiqué du préfet de la Seine; — du 27 janvier, sur
les condamnations prononcées contre Peyrouton, Raoul Rigault et Napoléon Gail-
lard, pour délits de parole dans les réunions de la Redoute et du Pré-aux-Cleros ; — du
3! janvier, sur le projet de soumettre au Corps législatif le budget extraordinaire de
Paris et de Lyon ; — du l" février, critiques sur un article de Delattre dans le Progrès
fie Lyon, relatif à la tactique électorale ; — 3 février, sur l'interpellation du baron de
Benoist, relative à l'application de la loi sur les réunions publiques ; — du 7 février, sur
les désordres de Nîmes (élection Dumas contre Cazot et de Larcy, invasion d'une
réunion publique par la troupe) ; — du 10 février, sur l'interpellation de M. de Maupas.
au Sénat, concernant les projets de réforme de la Constitution ; — du 1 1 février, sur le
contrôle par le Corps législatif du budget de la Ville de Paris ; — du 13 février, titre :
Paris aux Parisiens. Examen critique du projet de loi sur l'organisation municipale de
Paris ; — du 15 février, sur les brochures ou les articles relatifs au même projet de loi
(travaux de M. Cochin et de M. Horn} ; — du 17 février, sur la suspension de trois mois
infligée à M. Duboy, avocat à la Cour de cassation, pour la publicité donnée à un de
576 DISCOURS ET OPINIONS.
citer, tout ce que les prétendues i-éfornies de la Constitution impé-
riale avaient de décevant, de contradictoire et de mensonger :
A M. Nt'fftzer, rédacteur en chef du Temps •.
Mon ciiEit Ami.
Vous accueillez avec confiance les nouveautés constitutionnelles
que le (lOuvernement nous octroie. Vous en apercevez sans doute
ses mémoires (demande en autorisation de poursuites contre M. Crépy, commissaire
de police) ; — du il lévrier, sur la lettre du Ministre do l'Intérieur au préfet de police
à l'occasion des réunions publiques ; — du 21 février, sur les finances do la Ville et I9
discours de Garnier-Pagès; — du 23 février, même sujet; appréciation du discours
de M. Genteur, conseiller d'Etat; — du 2G février, même sujet; appréciation du
discours de M. do Forcade la Roquette, ministre de l'Intérieur; — du 27 février,
même sujet; appréciation du discours de M. Calley Saint-Paul; — du 2îS février,
même sujet; appréciation du discours de M. Rouher, qui sacrifie M. Haussmann ; —
des 3, 4, o. G, 7 mars, même sujet; appréciation du traité entre la Ville et le Crédit
foncier; rev'cndication des libertés municipales et protostations contre la centralisa-
tion; — du 9 mars, sur les conférences de la salle Valentino et la conférence de
Pelletan à la salie de la rue do Malte. Sujet : la Femme au xix« siècle ; — du 14 mars,
sur la ilésaffectation d'une partie du jardin du Luxembourg; — du l.ï mars, même
sujet; éloge du discours de M. Grévy à la Chambre ; — àn'lH mars, sur la saisie admi-
nistrative de l'Histoire des pi-ineea de Condé et l'arrêt du Conseil d'État qui ordonne
la restitution des exemplaires saisis en août 18G7; — du 21 mars, sur la discussion du
projet do loi portant règlement définitif do l'exercice 186.5; appréciation de la Cour
dos comptes concernant la gestion financière de la Ville de Paris; — du 23 mars, sur
la révocation de M. Georges Pouchet, aide-naturalisto au Muséum; — du 24 mars,
sur l'arrêt de la Cour de Paris et la condamnation de M. Louis Ulbach, rédacteur de
la Cloche, à six mois de prison ; — du iii mars, sur la délimitation des circonscriptions
électorales de Bordeaux et la démission de IG membres du conseil municipal de cette
ville; — du 2" mars, sur la dissolution d'une reunion privée organisée à Montmo-
rency par M. Lefebvre-Pontalis ; ^ du 28 mars, réponse à un comnmniquê du Ministre
de l'Intérieur relatif à la révocation do M. G. Pouchet; — des M. 31 mars, 1" avril,
articles sur le rapport de la commission des Finances concernant le budget de 1870;
— du 2 avril, sur une interpellation de M. Jérôme David; — du 3 avril, sur les doc-
trines du Gouvernement en matière électorale, et le discours de M. de Forcade
la Roquette, ministre de l'Intérieur, dénonçant le prétendu gouvernement occulte de
l'opposition; — du 6 avril, sur le discours do M. Baroche, garde des sceaux, relatif
à la démission de M. Séguier, procureur impérial à Toulouse ; — du 7 avril, sur un
discours de M. Jules Simon, à la Société pour i' Enseifiiiement professionnel des femmes;
— du 11 avril, sur la dernière séance de la Chambre (amendement de la gauche
concernant le cumul, incident Séguier, concile œcuménique, etc.) ; — du 12 avril,
compte rendu do la séance du Corps législatif (déclaration pacifique) de M. de la
Valette, ministre des Affaires étrangères, déclarations belliqueuses du Ministre de
riiitérieur contre les réunions publiques ou privées; — du 13 avril, sur un discours
de M. Michel Chevalier au Sénat, relatif à la plaie des armées permanentes et des
dépenses de guerre; du 14 avril, sur les déclarations du maréchal Niel. relatives aux
grands commandements militaires, et son affirmation sur la possibilité de mettre sur
pied, du soir au matin, 600 000 hommes sous les armes; — du I.ï avril, sur le discours
lu au Sénat par M. Haussmann ; — du 22 avril, sur lo décret qui supprime la Caisse
des travaux do Paris; — du 23 avril, sur l'amendement de la gauche relatif à la
juridiction chargée de juger les délits de presse et la loi de siireté générale ; — du
2't avril, sur l'actif et le passif de la Caisse des travaux de Paris; — du 27 avril, sur
le programme de M. Guéroult, qui réclame de nouveaux travaux à Paris; — du
26 juin, sur la pétition des gardes nationaux du 19" bataillon de la Seine, qui récla-
ment l'élection de leurs chefs; — du 29 août, réponse à une note du Journal officiel
sur le cas de Ledru-RoUin, condamné à la déportation le 7 août 1857.
1. Le Teinj)s du 8 août 1869.
L'EMPIRE CONSTITUTIONNEL.
577
les côtés faibles, mais vous les mettez résolument au second plan
hn un mot, vous ôles optimiste pour le quart d'heure
Je reste pessimiste, et je vous demande la permission de vous
dire pourquoi. Ceux qui, comme vous, se reprennent à espérer
allirment que le pouvoir personnel abdique; c'est aller vite en
ûesogne. Il n est pas contestable que le pouvoir personnel bat en
retraite; mais il serait, ce me semble, d'une souveraine imprudence
de le croire vaincu. C'est là précisément l'habileté et le péril de
1 évolution présente. On voudrait endormir la France libérale et ie
ne suis pas sûr qu'on n'y réussisse pas provisoirement. La France
est ainsi faite qu elle donne, dans tous les temps, long crédit à ses
maîtres. C'est une nation prompte à l'espérance, un peuple bon
enfant, si j ose dire, et qu'il n'est point aisé de pousser à bout Ce
taiseur de révolutions n'aime rien tant que de croire qu'il n'aura
plus a en faire. Il acclame tous les Martignac, l'un après l'autre et
les Aces additionnels trouvent facilement le chemin de son cœur
b il est périlleux, a certaines heures, de le heurter de front il est
presque toujours possible de l'apaiser par des concessions' de le
gagner par des promesses, de l'énerver par de fausses apparences.
1 est visible pourtant que, sous ce rapport, comme sous plusieurs
autres, e pays est en progrès. L'Acte additionnel de 1860 n'excite
point dans les couches profondes, l'enthousiasme sur lequel on
comptait. L adhésion n est qu'à la surface; la défiance subsiste
comme un instinct plus fort que toutes les raisons. Mais cet instinct
cette lois, c est la raison même, c'est l'expérience acquise, c'est là
leçon de Ih.soire, c'est le sentiment des causes profondes qui
régissent les choses humaines. ^
Nous avons, dit-on, le gouvernement parlementaire. Est-ce le
senatus-consulte qui nous le donnera? Il ne crée, par lui-même
qu un régime bâtard, où le pouvoir personnel et le pouvoir parle-
mentaire se heurteront à chaque pas. L'article 2 contient, dans son
obscurité savante, le germe de tous les conflits. Il affirme, avec une
force égale, la responsabilité des ministres et leur dépendance
Les ministres sont-ils responsables devant la Chambre ou devant
empereur? Ou pour parler plus clairement, dépendent-ils de
I empereur, ou dépendent-ils de la Chambre? L'article 2 répond
•lu 1 s ne dépendent que de l'empereur. L'exposé des motifs insinue
qu ils dépendent aussi de la Chambre. Entre les deux, pourtant il
laut choisir. La formule du gouvernement parlementaire est préci-
sément le contraire de l'art, i : « Les ministres, faudrait-il dire
ne dépendent que de la majorité de la Chambre. » A cette condition!
c est la Chambre qui gouvernerait, ce qui est le fond même du
régime parlementaire.
Mais n'appelez pas gouvernement parlementaire un système aui
P ace le pouvoir,^ concurremment, dans la Couronne et dans la
Uiambre. C est I antagonisme organisé, c'est le parlementarisme
déconsidère, c est la liberté compromise : car, c'est, tout à l'a fois la
confusion et 1 impuissance. -^, «
37
r,78 APPENDICE.
Mais, dites-vous, qu'importent les formules, si l'on possède, le fond
des cliolses, si la libert»'; du Parlement est reconquise, si Ton rend
ilu mi'Uie coup à la Chambre élective, le droit d'initiative, le droit
dinlerpollalion, le droit d'amendement, le droit d'avoir des ordies
du jour motivés, le droit de voter le budf,'et par chapitres, le droit
de disposer des tarifs de douane? — Voilà bien des droits sans
doute et je n'en fais pas fi. Je veux que nous les ayons tous. Je veux
<{u'aucun règlement ne vienne après coup les mutiler ou les res-
treindre ; je veux même qu'on y ajoute le droit d'adresse dont le séna-
tus-consulte ne parle pas. Voilà la Chambre qui a tous les droits. Le
gouvernement personnel en jiarde-t-il moins tous les pouvoirs ?
même celui de prendre ses ministres en dehors de la Chambre; —
même celui de faire appel au peuple, devant lequel il ne cesse pas
d'être responsable ; — même le droit de proroger indéfiniment, ou
de dissoudre la Chambre élue, en remplaçant, dans l'interrègne,
le Corps législatif par le Sénat — sans parler de ce veto de nouvelle
fabrique, que l'on traite aujourd'hui parle dédain, mais qui permet,
en somme, au premier et au plus rétrograde, au plus discipliné
des grands corps de l'État d'enfouir dans les catacombes du Luxem-
bourg toutes les lois votées au Palais-Bourbon.
Est-ce que tout cela est imaginaire, et dira-t-on que je mets gra-
tuitement toutes choses au pis? Le conflit d'une Chambre qui a tous
les droits avec un (iouvernement qui a tous les pouvoirs, est-ce que
je l'aurais rêvé ?
Peuple oublieux que nous sommes! nous l'avons expérimentée,
il v a vingt années, celte guerre civile des deux pouvoirs, et ce
serait aujourd'hui le moment d'en mettre à profit les poignantes
leçons. Était-ce un pouvoir parlementaire incomplet ({ue l'Assem-
blée législative? Manquait-il quehiue chose à ses attributs? Elle avait
le droit, elle avait le nombre, elle avait le talent, elle n'avait pas
sur elle le stigmate de la candidature officielle. Elle n'avait en face
d'elle qu'un magistrat républicain, mais personnellement responsable
et conslitutionnellement indépendant. C'en fut assez : la rivalité
naquit de l'indépendance, et tout finit comme chacun sait ! En deux
années, le Pouvoir exécutif avait usé le droit parlementaire. Et
pourtant, la France avait alors, plus Cfu'à une autre époque, les
traditions et les mœurs de la liberté, trente ans d'esprit public
derrière elle, l'habitude de la résistance, une vie politique intense
et de grands partis. Quand le chef de l'exécutif mit ])our la première
fois le pied hors du terrain parlementaire, quand, usant d'une faculté
que la Constitution lui laissait et que les parlementaires d'alors,
eux aussi, considéraient comme une lettre morte, il prit résolument
ses ministres hors de la Chambre, ce fut un grand scandale, mais
rien de plus. Et voilà comme il est vrai de dire — ainsi que vous
l'écriviez il y a deux jours — que la faculté de choisir ses ministres
sur les bancs île la Chambre équivaut, pour le chef de l'État, à l'im-
possibilité morale de les prendre ailleurs. Voilii ce que pèsent, en
face de dépositaires de la centralisation triomphante, les prévisions
L'EMPIRE CONSTITUTIONNEL. 579
(les doctrinaires et les susceptibilités des Parlements. Voilà, chez
nous, la mesure des forces de l'esprit [lubiic, en des temps qui, je le
crains, valaient au moins les nôtres.
Il y a deux manières de fonder le gouvernement parlementaire :
par les lois ou par les mœurs. La seconde, j'en conviens sans peine,
est de beaucoup la meilleure et la plus sûre. Il n'y a pas de loi, en
Angleterre, qui prescrive à la Couronne de prendre ses ministres
dans le sein du Parlement, mais il y a des mœurs qui l'y obligent
avec une énergie plus forte que toutes les lois. Mais, en France, le
pouvoir personnel n'est enchaîné ni par les mœurs, ni par les lois.
Il ne reste qu'un espoir, c'est qu'il s'enchaîne lui-même, et c'est là-
dessus surtout que l'on parait compter. Fi-anchement le gage est
mince et la proposition paradoxale. Il n'a manqué jusqu'à présent,
en France, aux théories constitutionnelles pour passer dans les faits,
qu'une toute petite chose : une dynastie qui voulût s'y soumettre.
Ni les Bourbons de la branche aînée, ni ceux de la branche cadette
n'ont su renoncer au pouvoir personnel : les uns ont voulu détruire
le régime parlementaire par la force, les autres ont tenté de le
fausser par la ruse. Nous allons commencer, à ce qu'il paraît, une
troisième épreuve que ni la force, ni la ruse ne pourront troubler.
Pour accepter la fiction constitutionnelle, les Bourbons étaient trop
fiers, les d'Orléans trop habiles. Les Napoléons seront à la fois
dociles et sincères, comme il convient à des parlementaires élevés
à la grande école qui commence au 18 Brumaire et qui finit au
2 Décembre.
A M. Nefftzer, rédacteur en chef du Temin ^.
Mon cher Ami,
Votre réponse aux rétlexions critiques que m'a suggérées le projet
de sénatus-consulte contient des considérations fort justes et des
conseils excellents. Vous dissertez savamment sur la puissance de
l'opinion, dans la crise que nous traversons, et vous en concluez
que le rôle des élus du suffrage universel n'est plus désormais de
décourager le pays par une attitude purement négative, mais de
l'éclairer, de le rassurer, de le conquérir par des idées nettes, par
des formules positives, par des plans de gouvernement enfin, dignes
de cette grande démocratie française dont nous ne sommes les
uns et les autres que les serviteurs.
D'une manière générale, tout cela est juste, et ma pensée n'a
jamais été d'y contredire. Quand vous me rappelez que je suis entré
à la Chambre avec un programme et quand vous me montrez dans
l'exercice habile du droit d'initiative — s'il nous est sérieusement
octroyé — le moyen de faire pénétrer dans les esprits et, peu à peu
entrer dans les faits, la politique des « destructions nécessaires »
1. Le Temps du 12 août i86'J.
580 AI'PKNIUCE.
vous iii'indKiiK'z mi devoii' auquel j'espère ne jamais faillir. Quaud,
d'autre part, vous caractéiisez la crise conslituliounelle dont nous
sommes les spectateurs comme un phénomène d'opinion des plus
remarquables, vous ne dites rien que je songe à contester. Où avez-
vous vu que j'ai nié les « forces de l'esprit public », la puissance de
l'opinion? Comme vous le dites justement, nous ne procédons pas
d'une autre source et nous ne pouvons compter sur autre chose.
Mais, sur ce terrain général, mon cher ami, vous pouvez vous
étendre tout à votre aise sans toucher le point spécial de notre
différend.
Dans loutes les étapes que l'Empire a parcouiues depuis une
dizaine d'années, l'opinion publique peut, sans doute, se mesurer,
et jusqu'à un certain point se reconnaître. Il n'en est point d'ailleurs
depuis le commencement dont nous n'ayons tiré parti. Quelle décep-
tion que le 19 janvier! Et pourtant quels fruits de vie, quelles armes
de combat la force des choses en a fait sortir! Le message du
13 juillet contient, lui aussi, dans ses lianes, plus d'une conséquence
inattendue. L'inattendu est la loi du temps où nous vivons. Mais, là
où règne l'inattendu, la défiance e^t de règle ou de prudence vul-
gaire. Je n'admets pas, comme vous, qu'on décourage le suffrage
universel en lui prêchant la défiance. Nous sommes payés, à ce qu'il
me semble, pour nous défier de nos mailles. Ce vote de confiance,
que l'Empire implore, à l'heure qu'il est, du parti de la liberté, ce
vote de confiance qui romprait la glace entre les gouvernants et une
partie des gouvernés, cet acte de foi et d'espérance qui consomme-
rait la réconciliation définitive, le séuatus-consulte ne l'implique
pas, ne le justifie pas. Le sénatus-consulte est-il, oui ou non, la
restauration de la liberté française? Non évidemment. Est-il la
restitution du gouvernement parlementaire? Vous ne le soutenez
même pas. Vous dites seulement : il contient des armes nouvelles
pour ropi)Osition, et c'est à l'opposition d'appi'endre à s'en servir.
Mais le droit d'adresse aussi était une arme et phisieurs ont su s'en
servir. Tel qu'il se présente aujourd'hui, le droit d'initiative — à
supposer qu'il reparaisse sans aucune entrave — n'est, à vrai dire,
qu'un droit d'adresse plus large et plus constant. Il donnera à la
Chambre un pouvoir plus étendu, plus profond sur l'opinion, une
prise plus sérieuse sur les esprits, il n'enlève au Gouvernement
aucun de ses droits; il ne nous donne contre ses retours, contre
ses caprices, contre ses arrière-pensées (vous voulez bien admettre
qu'il en pourrait avoir) aucune garantie; il perpétue, en un mot,
cette séparation de la parole et de l'action qui, laissant au Pouvoir
exécutif toutes les réalités de gouvernement, ne donne au législatif
(ju'un droit de remontrances, bien plus raftproché des institutions
de l'ancien régime que de l'idéal moderne des peuples libres.
C'est pourquoi, mon cher ami, je persiste à dire qu'il n'y aura,
j)ar l'ac'te additionnel qui se brasse à cette heure, rien de fonda-
mental de changé dans le second empire : le frontispice est modifié;
le fond des choses reste le même. La nation ne se gouverne pas; elle
LA PHILOSOPHIE POSITIVE. 581
continue à être gouvernée. Elle le reconnaîtra, tôt ou lard, je n'en
doute pas. Et ce troisième ou quatrième essai de monarchie parle-
mentaire, commencé dans des conditions moins favorables que tous
Jes autres, ne saurait avoir un meilleur sort. Ce l'ut, dans tous les
temps, poursuivre une chimère que de superposer à l'édifice de la
centralisation administrative, en ce pays, les dispositions savantes
du régime parlementaire.
Quand le pouvoir administratif et le pouvoir exécutif, confondus
dans la même main, font contrepoids au pouvoir parlementaire, la
balance politique penche fatalement du côté de l'exécutif. Il domine
alors par la corruption, comme sous la monarchie de Juillet; ou
(' se fait place nette par la force », comme sous la présidence répu-
blicaine, si imprudemment organisée par la Constitution de 1848.11
faudrait pour rétablir l'équilibre que la centralisation administra-
tive n'entrât pas en compte, c'est-à-dire que l'exécutif renonçât
volontairement à la situation prépondérante que lui donne au milieu
de nous la possession de cet organisme sans pareil, de cette machine
aspirante et foulante qu'on appelle la centralisation administrative.
S'il est des gens qui attendent sérieusement ce sacrifice décisif, ce
sublime suicide de la dynastie à laquelle nous devons les institu-
tions de l'an VIII, je les admire, mais je tiens à faire savoir que je
ne suis pas du nombre.
Marcel RouUeaux et la Philosophie positive
M. Jules Ferry a publié dans le numéro de septembre-octobre 1867
de la Pldlosophic positive, une étude brillante et profonde, pleine
d'émotion et de force sur Marcel Roulleaux, un polémiste mort à
vingt-neuf ans, au moment où il commençait à conquérir une
renommée qui ne devait rien au charlatanisme.
Nous détachons de cette monographie les passages où M. Jules
Ferry a exprimé ses idées personnelles sur l'évolution de la philo-
sophie positive et des doctrines économiques. Cette reproduction
n'est pas dépourvue d'intérêt, au moment où le gouvernement de la
République vient de donner à M. Pierre Laffîte l'hospitalité du
Collège de France, et où le pays inaugure un nouveau système
douanier, à l'élaboration duquel le président de la Commission
sénatoriale des douanes n'a pas été étranger.
Au point où en est venue, dans la société contemporaine, l'évo-
lution de la philosophie positive, rien n'est plus important, à notre
humble avis, qu'un travail scientifique tendant à incorporer, d'une
manière définitive, l'économie politique dans la science sociale. Il
est impossible, au temps où nous sommes, de ne point reviser,
interpréter ou compléter le jugement si bref d'Auguste Comte. Ce
.S8-2 APl'K.NDICE.
yiaiid es|iiila cxéi-uié récoiiomie politique en quelques pages. A\cc
cette sapacité inordanle qui lui appartenait, il en avait, d'un coup
d'oeil, mesuré tous les côtés faibles. Mais Auguste Comte, qui écrivait
son quatiième volume il y a bientôt trente ans,n'eùt-il pu, aujour-
d'hui, rien changer à son arrêt? 11 condamnait alors la science des
économistes pour trois raisonsprincipales : avanttout, pour son isole-
ment systématique de la science sociale, pour sa i)rétention àconsti-
tuer à elle seule un corps de doctrines ne relevant ni de la morale,
ni de l'histoire ; en second lieu, pour le caractère mélaphysi(iue
de ses principales conceptions, celle de valeur parexemi)k'; et eulin
pour ses tendances anarchiques, c'est-à-dire ses théories d'absolu
/(«/sso/'am', qui excluent toute pensée de discipline industrielle et
(]ui n'aboulissetit en somme, selon la fine observation fin fondateur
de la politique positive, qu'à « nue démission solennelle de la
science eu face de tous les cas difliciles ». Tout cela est vrai, ou la
été. Oui, il existe, ou il a existé, une secte d'économistes station-
naires, race étroite et intraitable, courte de vues et légère de
bagage, cachant, sous une scolastique pédante et creuse, son
iucuiable banalité.
L'humanité, sans doute, a peu de chose à attendre de ces vulga-
risateurs de troisième ou de quatrième main, qui ressassent, dans
l'ombre du grand Adam Smith, des abstractions usées et de vaines
formules. Auguste Comte a raison de gourmander en eux la spécia-
lité arrogante et la stérilité doctrinale. Il y a dix ans encore, toute
la science économique se résumait, pour beaucoup de gens, dans la
critique du système des prohibitions douanières; et quand la libei'té
commerciale eut triomphé dans les conseils du pouvoir, plus d'un
économiste se demanda naïvement s'il lui restait quelque chose à
faire. Pour beaucoup, en enet,lebut était atteint. Il n'y avait plus
qu'à se reposer dans son triomphe. Mais n'apparut-il point, même
de nos jours, d'économistes d'une autre trempe"? Auguste Comte,
dans sa vive satii'e des scolastiques de cette école, fait lui-même à
Adam Smith une place et une gloire ;i part. Ne lui eùt-ii pas adjoint,
s'il les avait bien connus, (juelques-uns des physiocrates, surtout
l'immortel Turgot? Ce n'est pas à ceux-ci qu'on peut faire le
reproche d'avoir séparé les problèmes économiques de l'ensemble
de la philosophie politique. Auguste Comte n'a-t-il ])as lui-même
rendu, à l'occasion, justice à M. Dunoyer? L'auteur de la détinilion
de la libertii positive, de la libert(''-pni)^!<(tnce, n'était point, certes,
un jinr ruétapiiysicien. Et J. Stuart Mill n'a-l-il pas, plus récemment,
rei)ris, dans un véritable esprit scientifique, la tradition d'Adiim
Smith? Les économistes de la vieille ornière tiennent sans doute ce
publiciste éminent pour fort suspect, et l'on dit volontiers de lui
que c'est un « socialiste ». Nous savons, nous, ce qui sépare le
philosophe anglais de l'école positiviste; nous n'ignorons pas non
plus (juels contacts mémorables, quelle parenté logique l'en rappi'p-
chent. Du moins, dans Stuart Mill, l'esprit positif marche tête haute
etsaus lisières. l/écor)oniie ])olili(jue revendique, au lieu lie l'abjurer,
LA PHILOSOPHIE POSITIVE. 583
sa dépendance de lu science sociale ; la distinction entre les lois
naturelles et les arrangements sociaux apparaît avec hardiesse, et
lart est nettement distingué de la science. La pliilosophie positive
ne peut pas renier un si illustre témoignage de ses progrès et de
son influence.
Ces exemples suffiraient, ce semble, pour démontrer <|ue les
dissentiments, justement signalés par Auguste Comte, entre la
science sociale et réconomie politique, ne sont, en réalité, que des
incompatibilités passagères. L'étude des phénomènes spéciaux qui
se rapportent à la formation, à l'accroissement, à la conservation,
à la distribution des richesses dans la société, peut être, sans
inconvénient, abordée d'une manière distincte, à la condition
d'être à temps rattachée à l'ensemble de la vie sociale. C'est ainsi
que la biologie traite séparément des fonctions, sans pour cela
porter la moindre atteinte à l'unité de l'organisme. Eu économie
politique, l'organe observé et fonctionnant, si l'on peut dire, c'est
le mobile de l'intérêt, mobile assez important, assez universel pour
imprimer aux faits qu'il détermine le caractère d'homogénéité et
de constance qui permet d'en tirer des lois. Seulement, l'abstraction
économique dépasse la mesure ({uand elle ne veut considérer dans
la société q\îe le mobile intéressé, à l'exclusion de tous les autres.
Même dans le phénomène de la production, d'autres éléments inter-
viennent. En définitive, on conçoit désormais, sans grand effort,
une économie politique dégagée de tout alliage métaphysique,
affranchie de toute tradition de secte, dominée, autant qu'il convient,
par le point de vue social, et capable d'aborder avec méthode, avec
gravité, avec maturité, l'immense problème que soulève, dans les
sociétés avancées, le confiit du laissez-faire économique, qui est une
règle, avec la discipline sociale, qui est une nécessité. Mais cette
conception, il s'agit de l'approfondir, de la mettx'e en œuvre, de la
développer. A cet égard, l'œuvre intellectuelle de Marcel Roulleaux,
si brève qu'elle ail été, peut fournir des exemples et des enseigne-
ments.
... Tout disciple qu'il fût, en commençant, de l'éloquent Bastiat,
le plus sincère, le plus attrayant, le plus apôtre, si l'on peut dire,
des économistes contemporains, Roulleaux considéra toujours les
problèmes économiques d'un autre point de vue ; son esprit avait
des exigences que l'individnalisme ne pouvait satisfaire. S'il était
libre-échangiste, c'était pour les bonnes raisons sociales. Il attaquait
les prohibitions industrielles, parce qu'elles faisaient obstacle à
l'élévation des salaires ; il combattait les restrictions au commerce
des blés, parce qu'elles favorisaient, au lieu de l'atténuer, l'accrois-
sement de la rente du sol; ce qu'il aime dans la liberté commerciale,
c'est, comme il le dit, la bienfaitrice du prolétariat, la providence
dans les crises commerciales, la régulatrice de la production; il lui
sait moins de gré de produire à bon marché — avantage que
l'accroissemenl de la consommation tend bien vite à faire disparaître
— que de délivrer les ouvriers de « ces industries débiles que le
584 APPENDICE.
« moindre trouble du marché compromet, forcément égoïstes et
« avares, ne donnant qu'une paie insuffisante et jamais assurée )>.
Individualiste, il ne l'avait jamais été; en 1857, dans une thèse sur
/fs Fjni.i courantes, qui se recommande également aux légistes et
aux économisles, il avait écrit : <( Je demanderai si l'obligation, dans
« la vie sociale, est l'exception ou bien la règle, si le devoir n'est
(' pas la condition constante et perpétuelle de l'homme en société.
« Parmi ses devoirs, il en est que l'homme s'impose par ses actes,
« qui naissent de sa volonté réfléchie ou de son fait imprudent. La
« loi les consacre et les maintient. Mais il en est d'autres qui s'atta-
« chent à l'homme à son entrée dans le monde, l'enveloppent
« comme l'air qu'il respire ; qui le suivent, en se transformant, dans
« tous ses développements et ne meurent qu'avec lui. Parmi ceux-
« là, devoirs non voulus, il en est encore que la loi consacre et
« maintient... Regardez l'homme en société : il est tout entier saisi
« parle devoir... » Deux ans après, dans un article du Journal des
Éconcnnistes sur les origines du régime prohibitif en France, plus
nulr déjà, plus réfléchi, plus maître de sa propre pensée, il se
prononce résolument contre « cette erreur fondamentale où sont
« tombés plusieurs des économistes modernes, « contre » cette hypo-
« thèse métaphysi(iue, antihistoricpie et, par suite, antisociale d'un
« droit su])érieur, absolu, appartenant à l'individu, en quelque sorte,
<( par institution divine; cette prémisse rend tout problème social
(( insohdjje pour les esprits qui s'en laissent charmer )>. Il en conclut
qu'il ne faut pas contester à la société <( le droit d'intervenir dans
<< les échanges internationaux », mais qu'il faut regarder « si l'in-
« tervention, sous forme de tarifs compensateurs ou prétendus
« compensateurs, des inégalités naturelles qui existent entre les
« producteurs nationaux et les étrangers, convient à une société
« industrielle bien organisée ».
Cela est fort bien dit. Non seulement l'individualisme pur, celui
que l'école de Bastiat a mis à la mode, repose sur une base méta-
physique, mais il y a dans son fait quelque théologisme. La Provi-
dence est le dernier mot de l'auteur des Harmonies. L'individualisme
est, de plus, comme le dit Marcel Roulleaux, une doctrine antiso-
ciale, en ce sens qu'elle ne peut ni expliquer ni régler l'ensemble
dos rajjports sociaux. Du droit individuel, il est impossible de faire
sortir autre chose que le contlit interminable des égoïsmes et la
négation même de la vie sociale. Il est très vrai que, dans la société,
il n'existe que des individus, mais ces individus ne peuvent se
pass(!r de la société : la sociabilité est à la fois la tendance naturelle
(le leur organisation, leur garantie et la loi inévitable de leur déve-
loppement. De là, des rapports nécessaires dont la doctrine pure-
ment individualiste est impuissante à rendre compte. Aussi, à vrai
dire, n'en est-il pas de pire, et la première brèche au système
vient de ceux qui réduisent le plus la chaîne du droit social. Ne
faire de l'Etat qu'un juge de paix, c'est encore en faire quelque
chose. On voit par là, du leste, bien clairement, quelle distance
LA PHILOSOPHIE POSITIVE. ' 585
sépare une théorie d'économiste, quelle qu'elle soit, d'une vraie
théorie sociale. En face de l'ensemble des faits sociaux, l'indivi-
dualisme est ridiculement impuissant. Sa valeur est essentiellement
restreinte et relative. C'est une arme de combat. L'individualisme
est la formule excessive et passionnée de la lutte honorable que
soutient, depuis des siècles, l'indépendance du citoyen contre les
empiétements du pouvoir social. Le laissez-faire est la machine de
guerre qui a servi à battre en brèche les corporations, les mono-
poles, les règlements industriels, toute l'organisation du travail
qui fut le propre de l'ancien régime; le laissez-falrr a porté, de nos
jours, des coups mortels au système des prohibitions douanières et
des sociétés privilégiés. L'individualisme n'est donc point inutile
comme agent de controverse; mais s'il critique, il n'organise pas.
Sa fécondité doctrinale n'est pas à la hauteur du service transitoire
qu'il a rendu. Nous lui devons nue part de notre affranchissement
dans le passé; nous ne pouvons lui remettre exclusivement le
gouvernement de l'avenir.
....La question de l'intervention de l'État n'était qu'une question de
procédé, les économistes en firent une question de principe. 11 ne
leur suffit pas que l'abstention de l'État fut le meilleur, ils voulurent
que ce fût le droit, ce Alors on a vu se produire ce fait singulier:
« l'abstention de l'État proclamée comme principe , comme base
« de la doctrine économique; le progrès, l'utilité, le développe-
« ment moral, intellectuel, industriel, donnés, en quelque sorte,
« secondairement et comme arguments à l'appui du principe du
« laissez-faire: Avant toutes choses, ne vous mêlez de rien, disait-
« on à l'Etat : vous n'avez pas le droit d'intervenir. Et lorsqu'on
X demandait comment les choses iraient, alors seulement ils son-
<c geaient à démontrer qu'elles iraient mieux, mais ils cherchaient
« et présentaient leurs preuves en avocats d'une cause que leur
« unique souci était de faire triompher. Les raisons, pour et contre
« l'action sociale, n'étaient point par eux examiuées et débattues
« avec l'impartiale volonté de découvrir quel système convenait le
« mieux au triple progrès de l'humanité; la thèse était posée
« d'avance: laissez-faire; et toute la sagacité de leur esprit, toute
« 1 habileté de leur dialectique, toute la vigueur et toutes les grâces
« de leur talent étaient employées à la faire prévaloir. Telle fut la
«^ destinée de Bastiat, qui a passionné et vulgarisé cette thèse. »
S'ensuit-il que, sur beaucoup de points, l'on doive conclure autre-
ment que Bastiat? Non, la liberté pratique est au bout des deux
systèmes. Que l'on place la liberté exclusivement dans l'abstention
de l'Etat, comme avaient fait Bastiat et son école, ou qu'on la
conçoive comme le développement complet de la puissance de
l'homme, non seulement à l'encontre des maîtres qui le dominent,
mais à l'encontre de toutes les fatalités naturelles et sociales qui
l'eiitourent, ainsi qu'a fait M. Dunoyer, on arrive toujours à la liberté.
J'insiste sur ces commencements, qui font voir le point où le
jeune écrivain, sans rien devoir encore à la philoso]ihie positive.
586 APPENDICK.
avait été poité j»ar le mouvement propre de son esprit. C'est alors
(]nil lut et comprit Aiifmste Comte, riiiand ce jour se leva snr lui,
il put (lire : je l'attendais.
C'est aux lumières qu'elle répand sur les principales difficultés
sociales du temjts présent, fpu' la philosophie positive a du ses
principales conquêtes. Les f;randes déceptions politiques qui abreu-
vent les hommes de notre i;énéralion lui suscitent des disciples ou
des adhérents. La plus accablante de toutes a contribué pour une
forte part à cette invisible propagande. Peu écoutée au milieu des
orales et des incohérences de la période révolutionnaire, la doc-
trine d'Auguste Comte fit son chemin dans le grand silence (|ui
suivit. C'est quelque chose, au lendemain des grandes déroutes de
la liberté politique, et dans les heures de doute et de ténèbres qui
les suivent, d'apporter avec soi la théorie du progrès, et de relever,
par la science, les esprits que l'action a mis à terre. La génération
à laquelle appartenait Marcel Uoulloaux n'avait pas agi, et, selon le
monde, elle n'avait pas soull'ert. Mais c'est là que réside précisé-
ment la source de son infortune. Son éducation la portait vers les
choses de l'esprit; les souvenirs dont elle avait été bercée, l'histoire
(pi'on lui avait apprise, l'atmosphère politique où elle avait grandi
et dont elle restait comme imprégnée, tout la portait vers la liberté.
Le destin voulait pourtant qu'elle ouvrit les yeux à la lumière, en un
temps où la part n'avait jamais été si petite pour les espi^its et pour
la liberté. Beaucoup succombèrent à cette épreuve, et se plièrent
aux idées régnantes. L'élite résista, et, au lieu de céder au courant,
regarda d'où il venait et où il pouvait conduire. Il leur parut d'abord
que ce mouvement en arrière ne pouvait être durable. Mais quel en
était le mot, la raison d'être, et par où pouvait-on en sortir? Ici,
une philosophie politique était indispensable. Celle d'Auguste Comte
répondait mieux qu'aucune autre aux conditions du problème. 11
me souvient de l'efTet immense produit, dans cette ci'ise morale,
par la lecture du Diaconra mr rensemblc du j^o^itivhmc. Ces pages
qui avaient posé, dans la fièvre de 1848, les conditions rationnelles
du problème social, restaient, au milieu du désarroi général (jui
avait suivi, avec leur haute et rassurante sérénité. Elles nous répé-
taient — ce que nous savions bien — ({u'il y avait des questions
sociales, et qu'il ne dépendait pas plus de la réaction politique que
de la réaction économique de les supprimer; mais elles nous don-
naient — ce que nous n'avions pas — la méthode suivant laquelle il
convient de les aborder. De ce jour, nous avons su qu'il existe un
art social, également distinct de l'observation impassible des écono-
mistes, satisfaits de décrire et voués au fatalisme, et <le rutojiie
irrationnelle et maladive qui caractérise la plupart des écoles
socialistes. Les phénomènes sociaux ne sont point indéfiniment
modifiables; ils ont leur permanence, leur stabilité, leur fatalité :
c'est l'honneur éternel des économistes de l'avoir démontré. Mais
les phénomènes sociaux ne sont non plus immuables et incorri-
gibles. Où est la mesure? Où trouver le procédé et la limite? Non
LA PHILOSOPHIE POSITIVE. 587
seulement dans l'analyse sociologique, mais dans l'histoire. L'his-
toire est rélémeut nouveau et décisif que le positivisme introduit
dans l'étude des questions sociales.
Le problème social, ou, pour parler plus exactement, la partie
du problème social qui touche aux rapports de la classe qui possède
avec la classe qui ne possède pas, aux rapports des capitalistes avec
les salariés, n'est pas seulement empirique, elle est historique. Dans
mon opinion, comme dans celle de Roulleaux, Auguste Comte a
posé une des conditions fondamentales, inéluctables du problème,
lorsqu'il a formulé ainsi la loi historique de l'industrie moderne :
séparation progressive du capital et du travail, distinction inévitable
et toujours croissante entre la fonction du capitaliste et celle du
travailleur, concentration inévitable et croissante du capital dans
certaines limites.
C'est de là qu'il faut partir. 11 faut résolument placer h la base de
toute étude sociale cette notion toute d'expérience : on ne se révolte
pas contre ce qui est ; on ne substitue pas, dans la pratique sociale,
ce qui pourrait être à ce qui est. La concentration des capitaux est
un fait certain. Qui ne le voit? Qui ne le sent? Ce fait nous entoure,
nous domine, nous assiège. 11 ne faut pas l'adorer, mais pour le tenir
sagement en bride, il faut d'abord le reconnaître, l'our s'incliner
devant un fait, la science sociale, croyez-le bien, ne se coupe pas
les ailes.
... Marcel Roulleaux admet la grande industrie comme un fait
nécessaire, aboutissant à la constitution d'une classe d'entrepre-
neurs, ou, comme disait Auguste Comte, de chefs industriels. Il
n'engage pas contre cette tendance générale, qui opère à la façon
d'une force mécanique, une lutte impossible et dérisoire. Mais plus
sage et plus pratique, il cherche à constituer le contrepoids. Le
contrepoids, il est, d'une part, dans une action croissante de
l'opinion, agent de la moralité sociale, sur les chefs industriels :
l'étude de la société anglaise olTre à cet égard de précieux exemples.
Ce contrepoids est, d'autre part, dans l'organisation collective et
l'éducation croissante des masses ouvrières. On comprend que c'est
de la coalition qu'il s'agit. « Le droit de coalition, disait Marcel Uoul-
« leaux, est la première liberté des travailleurs. Sans elle, toutes
« les autres ne sont qu'une apparence vaine. Que les hommes
« timides, effrayés à chaque nouvelle force sociale qui i-éclame sa
« place, se rassurent sur le danger des coalitions. L'expérience auia
« vite appris aux ouvrieis que, même coalisés, ils ne doivent pas
« s'engager à la légère dans une lutte contre le capital. La coalition
« est une arme d'attaque dangereuse pour les ouvriers ; mais elle
« estune arme utile pour la défense, et il est d'autant plus urgent
« de la réclamer que c'est l'arme unique... »
Aujourd'hui que la liberté des coalitions est entrée dans nos lois,
ces idées sont devenues courantes; en juin 1860, elles étaient
neuves, hardies, et dans un journal de Paris elles ne paraissaient
pas inoffensives. L'article du Courrier de Paris, dont on a extrait
r.88 APPENDICE.
los li^'iies qui précèdent, fut, frappé cKim avertissement. Quatre
ans plus tard, le Gouvernement s'inclinait devant la force des
choses. Il donnait, ainsi que Marcel Rouileaux le demandait seul
dans la presse, quatre ans plus tôt, la liberté des coalitions pour
couronnement à la liberté commerciale. Marcel Rouileaux n'était plus
là pour assister à cette justification solennelle des idées qui lui
étaient chères. Mais nous notons ce fait, au ^'rand honneur de sa
mémoire.
....Nous disions en commençant que Marcel Rouileaux arrive, dans
ses rapides écrits, à donner plusieurs exemples de ce que peut
l'esprit positif appliqué à la conciliation difficile de la discipline
sociale et du laûsez- faire, ou, si vous aimez mieux, du socialisme et
de la liberté. Mais ce respect des faits et de l'histoire, cette faculté
d'embrasser des points de vue divers, des réalités complexes, cet art
d'extraire l'avenir des flancs du passé, ce n'était chez Marcel Roui-
leaux ni timidité ni empirisme. Il avait, en ce qui touche l'inter-
vention de la société dans les phénomènes sociaux, une bonne
théorie; c'est tout le secret de sa sage réserve. Cette théorie, il
la poursuivait depuis longtemps. Nous l'avons vu tout à l'heure,
n'étant encore qu'un disciple de M. Dunover, aboutir à un
système d'équilibre entre la liberté individuelle et la liberté sociale,
d'une précision philosophique insuffisante. La philosophie positive
avait écarté ces derniers nuages. Ce qui obscurcit, en effet, dans beau-
coup d'esprits, ce point fondamental de toute philosophie sociale :
a-t-on le droit d'intervenir? comment peut-on intervenir? c'est
l'idée étroite qu'on se fait de l'intervention sociale, trop souvent
envisagée sous sa forme la plus grossière : l'intervention de l'État,
de la loi, de la contrainte. Auguste Comte montre à merveille qu'il y
a pour la société d'autres moyens d'intervenir, que toute société
renferme dans son sein un pouvoir moral qui gouverne les volontés
individuelles sans tribunal et sans gendarmes, pouvoir concentré
dans les sociétés théocratiques et confié à une caste ou à un corps,
pouvoir répandu, dispersé, pour ainsi dire, dans la société tout
entière, et qu'on appelle Vopinion dans les pays libres. C'est sur
cette action morale que la philosophie positive fonde son espérance,
c'est par là qu'elle s'attache à réformer les idées et les mœurs, bien
plus que par la loi, dont le champ d'intervention doit être aussi
limité que possible, et qui n'est jamais, en face des grandes évolu-
tions de la société, qu'oppressive ou impuissante.
TABLE DES MATIÈRES
Note des éditeurs v
La famille de M. Jules Ferry; sa jeunesse 1
Discours à la Conférence des avocats 4
M. Jules Ferry, journaliste; articles du Courrier de Paris 2.J
La lutte électorale en 1863 44
Le Procès des Treize 94
Polémiques avec Peyrat sur la Révolution 99
Les Comptes fantastiques d'IIaussmann 121
L'Électeur 166
L'Électeur libre 186
M. Jules Ferry député 189
Discours sur l'élection de M. de Guilloutet 196
Discours sur l'élection de M. Chaix-d'Est-Ange 213
Discours sur l'élection de M. de Campaigno 218
Le ministère du 2 janvier 1870 221
Discours sur le budget de la Ville de Paris 237
Question sur l'arrestation des rédacteurs de la Marseillaise 24S
Discours sur l'élection de M. de Guiraud 252
Discours sur un projet de réforme électorale 258
Discours sur la réforme du jury 278
Discours sur l'Égalité d'éducation 2S3
Discours sur la fermeture de l'École de Médecine 30.'J
Interpellation sur le complot contre la sûreté de l'État 310
Discours sur le plébiscite et les votes de l'armée 317
Discours sur le régime de l'Algérie ^27
Discours sur le chemin de fer du Sainl-Gothard 339
La déclaration de guerre. M. Jules Ferry et M. Thiers 315
Discours sur le secret des opérations militaii-es 350
Discours sur l'état de siège 3(50
Observations sur la prorogation des eflets de commerce 365
590 TAHIJ-; ItKS MATIKIIKS.
Discours sur les séminaristes, au point de vue de la loi militaire. . . ;W7
Proposition de M. Jules Ferry sur la fahrication, le commerce et la
di'tention des armes de guerre 377
La lin deTEmpire ; rôle de M. Jules Ferry au 4 septembre 388
Dépositions de M. Jules Ferry sur les Actes du Gouvernement de lu
Défense natiomde 392
Déposition de M. Jules Ferry sur le 18 mars 517
Al'PKNDR'.E 556
.M. Jules Ferry et le Programme de Nancy 556
Polémique avec le /{erPzV .- rupture de rUnion libérale 56;^
Article de Jules Ferry sur Berryer 57-.>
Polémique avec Nefftzer sur l'Empire constitutionnel 571
Tableau des articles de IM. Jules Ferry dans le Temps, eu 1868 et 1869. 575
Article sur Marcel RouUeaux et l'évolution de la Philosophie positive. 581
^_0'oi*
OISE
^44.08
F399
R666
v.l
Ferry
Discours et opinions de Jules
Ferry
944.08
F399
R666
v.l
Ferry
Discours et opinions de Jules Ferry
944.08 F399 R666 v.1 c.1
Ferry # Discours et
opinions de Jules Ferry.
3 0005 02023455 8