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Full text of "Discours et opinions de Jules Ferry"

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The  Ontario  Institute 


for  Studies  in  Education 


Toronto,  Canada 


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Discours  et  Opinions 


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Jules   Ferry 


Il  a  été  tiré  à  part,  sur  papier  à  la  forme,  dix  exemplaires 
numérotés  de  Discours  et  Opinions  de  Jules  Ferry. 

Ces   exemplaires  sont   mis   en   vente   au   prix   de  20  francs 
le  volume. 


Discours  et  Opinions 


I)K 


Jules  Ferry 

PUBLIÉS    AYI'C    COMMEXTAIHES    ET    NOTES 


Paul    ROBIQUET 

Avocat  au  conseii,  d'ktat  et  à  la  cour  diî  cassation. 

DOCTEUR    Es    LETTRES 


Tome  Cinquième 

Discours  sur  la  politique  extérieure  et  coloniale 

(2'=  Partie). 

Affaires  tunisiennes  {Suite  ci  fin). 

Congo.    —    Madagascar.    —   Egypte.    —    Tonkin. 

Trois    préfaces. 


PARIS 
Armand    Colin   &    C",    Éditeur 

5,   rue   de   Mézières,    5 

1897 

Tous  droits  réservés. 


JULES    FERRY 

Discours  et  Opinions 


DISCOURS 


SUR 


la  politique  extérieure  et  coloniale 


DEUXIEME    PARTIE 


Les  affaires    tunisiennes    Suite  et  fin) 


Les  élections  législatives.  —  Nouvelles   opérations   en   Tunisie. 

Le  champ  de  bataille  parlementaire  était  encore  plus  dangereux 
pour  le  cabinet  Ferry  que  les  champs  de  bataille  d'Afrique.  La 
Chambre  élue  le  14  octobre  1S77  touchait  à  l'expiration  de  son 
mandat.  Dans  la  séance  du  26  Juillet  1881,  M.  Clemenceau  essaya 
de  renverser  le  cabinet  en  posant  une  question,  qu'il  transforma  en 
interpellation,  sur  l'avancement  probable  des  élections  au  21  août. 
On  trouvera  l'analyse  du  discours  de  M.  Clemenceau  et  la  réponse 
de  M.  Jules  Ferry  dans  la  partie  de  notre  publication  qui  concerne 
la  politique  intérieure. 

La  Chambre  ne  vota  l'ordre  du  jour  pur  et  simple  qu'à  la  majorité 
de  214  voix  contre  201  ;  encore,  4  ministres  et  7  sous-secrétaires 
d'État  avaient-ils  dû  voter  pour  eux-mêmes;  120  membres  de  droite 
s'étaient  unis  à  81  républicains  anti-ministériels.  Si  cette  coalition 
eût  triomphé,  et  il  s'en  fallut  de  bien  peu,  la  Tunisie  était  perdue 
pour  la  Finance.  Une  intervention  semblable  de  M.  Clemenceau  dans 
la  séance  du  29  juillet  1882  nous  fera  perdre  l'Egypte,  et  c'est  ce 
que,  dans  le  langage  parlementaire,  on  appelle  de  belles  journées! 

Sans  se  troubler,  le  Président  du  Conseil,  par  un  décret  du 
lendemain,  convoqua  les  électeurs  pour  le  21  août,  et,  par  un  autre 
décret,  déclara  close  la  session  législative.  On  ne  fera  pas  ici  le 
tableau  de  la  période  électorale,  car  l'occasion  se  présentera  plus 

J.  Fî:rry,  Pi<:cours,  V.  1 


9  DISCOURS   1)E  JULES   FERUY. 

loin  (le  reproduire  les  discours  de  M.  Jules  Ferry  sur  la  politique 
générale.  Il  suffira  de  dire  qu'en  dépit  des  prophètes  de  droite  et 
d'extrême-gauche,  Gambetta  et  Jules  Ferry  (dans  les  discours  qu'ils 
prononcèrent,  le  premier  à  Tours,  le  3  août  et  le  12  du  même  mois 
à  Beileville,  le  second  à  Nancy,  le  10  août)  s'attachèrent  non  pas  à 
ce  f|ui  pouvait  diviser,  mais  à  ce  qui  pouvait  rapprocher  les  deux 
principaux  groupes  de  gauche,  en  face  de  la  droite  et  des  intran- 
sigeants. L'accueil  fait  par  ces  derniers  à  Gambetta,  le  17  août,  dans 
la  grande  réunion  de  Charonne,  acheva  la  rupture  entre  l'éloquent 
député  de  Beileville  et  ce  qu'on  appelait  «  la  queue  »  de  son  partie 
Le  résultat  des  élections  du  21  août  couronna  dignement  une 
campagne  où  le  ministère  ne  commit  aucun  acte  de  pression 
officielle  et  laissa  se  produire  librement  tous  les  appels  à  la  lâcheté 
humaine,  toutes  les  déclamations  contre  la  discipline  militaire  et  les 
expéditions  coloniales.  L'ancienne  Chambre  ne  comprenait  que 
304  républicains,  sur  535  membres;  la  nouvelle,  après  le  scrutin  de 
ballottage  du  4  septembre,  comprit  457  républicains  et  90  réaction- 
naires dont  45  bonapartistes. 

L'extrème-gauche  essaya  de  donner  le  change  sur  son  échec  en 
réclamant  par  l'organe  de  Louis  Blanc  et  des  députés  de  la  Seine  la 
convocation  anticipée  des  Chambres,  afin  de  provoquer  une  enquête 
sur  les  événements  d'Afrique.  A  ces  sommations,  M.  Jules  Ferry 
répondit  en  reculant  l'ouverture  de  la  Chambre  jusqu'au  28  octobre. 
Le  groupe  des  députés  parisiens  accueillit  cette  décision  par  des 
transports  de  colère  et  lança  un  manifeste  d'où  les  notions  du 
patriotisme  le  plus  élémentaire  étaient  absentes,  puisqu'il  qualifiait 
de  fatale  l'expédition  de  Tunisie,  et  affirmait  qu'elle  nous  brouillait 
avec  toute  l'Europe,  à  la  grande  joie  de  l'Allemagne.  On  paillait 
couramment  de  demander  la  mise  en  accusation  des  ministres. 

C'est  dans  ces  conditions  que  le  cabinet  dut  préparer  les  nouvelles 
opérations  en  Afrique.  Rien  n'était  plus  difficile  que  de  réunir  les 
50  000  hommes  du  corps  expéditionnaire,  par  suite  de  l'imperfeclion 
de  nos  institutions  militaires,  et  de  l'impossibilité  de  recourir  une 
seconde  fois  au  système  des  détachements,  des  dédoublements  de 
régiment.  Le  général  Farre  dut  adopter  le  parti  de  prendre  les 
quatrièmes  bataillons,  destinés,  en  cas  de  guerre,  à  combattre  en 
seconde  ligne,  et  qui  pouvaient  être  remplacés  par  des  troupes  de 
l'armée  territoriale.  Enjoignant  ces  quatrièmes  bataillons  aux  8  000 
hommes  envoyés  en  Tunisie  avant  les  élections,  et  aux  bataillons 
empruntés  à  l'Algérie,  on  obtint  un  corps  de  50  000  hommes  environ. 
Le  départ  des  84  bataillons  extraits  des  garnisons  de  France  agita 

1.  Au  programme  commun  de  Gambetta  et  de  Jules  Ferry,  M.  Clemenceau, 
candidat  dans  le  XVIII*  arrondissement  de  Paris,  opposa  le  programme 
«  de  la  République  démocratique  et  sociale  »,  la  suppression  du  Sénat  et  de 
la  Présidence  de  la  République,  la  séparation  des  Églises  et  de  l'État,  la 
ratification  de  la  Constitution  par  le  peuple,  la  substitution  progressive  des 
milices  aux  armées  permanentes,  la  magistrature  élective,  etc. 


LES   AKFAIKES   TUMSIKNWES.  3 

naturellement  l'opinion  publii[iie,  et  le  maintien  sous  les  drapeaux 
de  la  classe  1876  souleva  aussi  des  protestations  si  vives  qu'il  lallut, 
le  17  septembre,  rapporter  cette  mesure,  cependant  bien  jusliliée 
par  les  circonstances.  Knfîn,  les  décrets  du  G  septembre  qui  ratla- 
cbaient  aux  ilifTérents  ministères  les  attributions  du  Gouverneur 
j^énéral  de  l'Algérie,  n'eurent  pas  pour  conséquence  de  rétablir  le 
calme  dans  nos  trois  départements  algériens.  Dos  forêts  entières 
avaient  été  incendiées  dans  la  province  de  Constantine  et  dans  celle 
d'Oiaii  ;  la  destruction  par  le  colonel  Négrier  de  la  Kouba  des 
Ouled-Sidi-Gheiks  n'avait  pas  peu  contribué  à  surexciter  le 
fanatisme  musulman. 

En  Tunisie,  Kairouan  était  aux  mains  des  insurgés  ;  le  colonel 
Corréard  dut  rétrograder  jusqu'aux  environs  de  Tunis  (26  août);  les 
soldats  du  bey  désertent  en  masse  ;  les  trains  n'arrivent  dans  la 
capitale  de  la  Régence  qu'avec  des  escortes  et,  à  la  fin  de  septembre, 
la  gare  de  l'Oued-Zergha  est  incendiée,  son  personnel  massacré. 
Tous  les  journaux  sommaient  le  Gouvernement  d'agir.  Telle  était 
bien,  du  reste,  son  intention,  et  le  général  Saussier  fut  autorisé  à 
prendre  l'offensive  par  un  grand  mouvement  concentrique  dont 
l'objectif  était  Kairouan,  la  ville  sainte.  Après  les  opérations  de 
concentration  des  troupes  et  des  approvisionnements,  le  général 
Etienne  vint  s'établir  solidement  à  Sousse  (!'=''  octobre)  où  l'amiral 
Coni  ad  avait  débarqué  dès  le  11  septembre  trois  bataillons  d'infan- 
terie. D'autre  part,  le  général  Logerot,  autorisé  à  occuper  Tunis, 
cette  fois,  avec  l'autorisation  du  bey,  entre  dans  la  ville  le 
10  octobre.  Le  frère  du  bey,  Ali,  se  décide  à  nous  seconder 
loyalement,  et  les  troupes  beylicales,  prises  à  notre  solde,  rendent 
quelques  services.  Restait  à  s'emparer  de  Kairouan.  Le  général 
Saussier,  nommé  commandant  en  chef  le  6  octobre,  débarque  à 
La  Goulette  le  10  et  prend  la  direction  des  opérations.  Trois 
colonnes  partent  de  Tebessa,  Tunis  et  Sousse  et,  sans  pertes  graves, 
eil'ectuent  leur  concentration  en  vue  de  Kairouan,  le  27  octobre  au 
soir.  Mais,  dès  la  veille,  quelques  cavaliers  du  corps  Etienne  étaient 
entrés  sans  résistance  dans  la  ville  sainte,  évacuée  et  pillée  par  les 
rebelles.  Toute  l'armée  rallia  bientôt  ces  hardis  éclaireurs  et  pénétra, 
le  28,  dans  la  cité  mystérieuse,  musique  en  tète.  Puis,  des  colonnes 
partirent  pour  pacifier  le  Sud,  tandis  que  le  général  Forgeinol  se 
préparait  à  se  rabattre  par  le  sud-ouest,  vers  l'Algérie.  En  somme, 
il  n'y  avait  plus  à  prendre  que  des  mesures  de  police  et  à  pour- 
suivre des  bandes  de  nomades  poussant  leurs  troupeaux  du  côté  de 
la  Tripolitaine.  Le  plan  du  général  Saussier,  logiquement  appliqué 
par  des  forces  imposantes  et  des  généraux  actifs,  avait  entièrement 
réussi. 


DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 


La  nouvelle  Chambre.  —  Discussions  sur  la  Tunisie. 
Crise  politique. 

La  nouvelle  Chambre  était  gaie  :  elle  se  réunit  le  28  octobre  1881, 
jour  où  le  général  Saussier  faisait  son  entrée  à  Kairouan.  Quand  le 
doyen  d'âge  donna  lecture  du  télégramme  de  Tunis  qui  annonçait 
ce  succès^  les  représentants  du  pays  furent  pris  d'un  fou  rire. 
Quelqu'un  cria  :  «  C'est  une  comédie  !  »  Kairouan  sans  doute 
n'existait  pas  plus  que  les  Kroumirs  et,  dans  les  sphères  parlemen- 
taires, l'on  ignorait  absolument  l'effet  immense  qu'avait  produit 
dans  le  monde  oriental  la  chevauchée  des  roumis  à  travers  la  seconde 
ville  sainte  de  l'Islam  où  jamais  les  infidèles  n'étaient  entrés  en 
armes  !  Le  4  novembre,  le  bureau  de  la  Chambre  était  définiti- 
vement constitué.  Gambetta,  élu  président  provisoire,  avait  décliné 
toute  candidature  à  la  présidence  définitive,  qui  fut  attribuée  à 
M.  Brisson.  Dès  son  entrée  en  fonctions,  le  nouveau  Président  donna 
lecture  de  trois  demandes  d'interpellation  sur  les  affaires  de  Tunisie. 
Elles  étaient  formulées  par  MM.  Naquet,  Aniagat  et  le  comte 
de  Roys. 

M.  iules  Ferry,  président  du  Conseil,  demanda  immédiatement  la 
parole  sur  la  fixation  du  jour  du  débat  et  fit  la  déclaration  suivante'  : 

M,  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  avant  que  la 
Chambre  fixe  le  jour  de  la  discussion  sur  les  affaires  de 
Tunisie  qui  font  l'objet  des  trois  interpellations  dont  M.  le 
président  vient  de  donner  lecture,  je  désire  faire  savoir  à  mes 
collègues  dans   quelles  conditions  parlementaires  nous  nous 
trouvons  vis-à-vis  de  ces  demandes  d'interpellation.  Le  cabinet 
que  M.  le  Président  de  la  République  a  constitué  le  23  sep- 
tembre 1880  et  qui, pendant  la  dernière  année  de  la  législature, 
n'a  jamais  perdu  la  confiance  de  la  dernière  Chambre,  ce 
cabinet  a  toujours  pensé  que  ses  pouvoirs  étaient  épuisés  et 
que  sa  tâche  devait  finir  avec  la  ChambiT  dont  il  était  l'éma- 
nation. Nous  estimons,  en  eflet,   qu'après  les  élections  géné- 
rales, —  et  quelque  jugement  que  l'on  porte  sur  ces  élections,  — 
il  est  d'une  correction  constitutionnelle  absolue  que  le  cabinet 
qui  est  aux  affaires  laisse  à  l'initiative  de  M.  le  Président  de  la 
République  et  à  la  volonté  de  la  Cliambre  leur  pleine  et  entière 
liberté.  [Marques  d'approbation.) 
Cette  résolution,  arrêtée  depuis  longtemps  dans  nos  esprits 

1.  V.  y  Officiel  du  5  novembre  1881. 


LES  AKFAIHES   TUNISIENNES.  5 

et  qui  s'accomplira  quoi  (ju  il  arrive,  nous  l'avons  ajournée, 
estimant,  en  etiet,  qu'en  présence  iraccusations  d'une  violence 
inouïe,  d'attaques  sans  mesure  et  sans  nom,  une  discussion 
sur  l'affaire  de  Tunis  se  recommandait  par  un  caractère  de 
nécessité  et  d'urgence  que  personne  ne  peut  contester;  et, 
pour  que  cette  discussion  soit  libre,  entière,  nous  avons  voulu 
vous  offrir  la  responsabilité  d'un  cabinet  debout  et  solidaire. 
{Ap])laudisse)neuts  à  gaiic/ie  el  au  centre.)  C'est  pourquoi, 
messieurs,  je  vous  prie  de  lixer  au  jour  le  plus  procliain  la 
discussion  sur  les  alfaires  de  Tunisie.  J'aurai  l'honneur,  à  ce 
moment,  demain  ou  lundi,  à  votre  choix,  de  vous  donner 
quelques  explications  préalables  que  je  crois  nécessaires;  mais 
plus  tôt  le  débat  s'ouvrira,  mieux  cela  vaudra,  à  mon  sens, 
pour  le  pays,  pour  la  Chambre  et  pour  la  République.  [Nouveaux 
applaudissements.) 

Malgré  l'opposition  de  M.  Naquet,  qui  demandait  la  fixation  au 
lundi  7,  la  Chambre  décida  que  les  interpellations  seraient  discutées 
dès  le  lendemain,  5  novembre. 

Discours 
des  5  et  9  novembre  1881  sur  les  affaires  de  Tunisie'. 


Discours  du  3  novembre  1881  -. 

M.  Jules  Ferry,  président  du  conseil,  ministre  de  ^instruction 
publique  et  des  beaux-arts.  — Messieurs,  la  Chambre  a  compris 
pour  quelles  raisons  j'ai  désiré  faire  précéder  cet  important 
débat  d'explications  préalables.  Mandataire  de  la  dernière 
Chambre,  le  Gouvernement  doit  ses  comptes  à  la  nouvelle. 
Attaqués  très  vivement  depuis  plusieurs  mois,  nous  savons 
clairement  quels  griefs  il  importe  de  dédaigner,  quels  griefs  il 
faut  retenir  ici.  Enfin,  la  polémique  que  la  guerre  de  Tunisie 
a  suscitée  dans  le  pays  depuis  deux  mois  semble  avoir  jeté 

1.  Ces  discours  des  5  et  9  novembre  1881  ont  été  publiés  à  part  chez 
Hetzel,  sous  ce  titre  :  les  Affaires  de  Tunisie,  avec  préface  et  notes  de 
Al.  Alfred  Ramfaud.  1  vol.  in-12  de  212  pages. 

2.  V.  ['Officiel  du  6  novembre  1881. 


6  DISCOURS   DE  JULES  FERRY. 

dans  certaine  partie  de  Topinion  un  si  étrange  désarroi,  il  y  a 
dans  celte  partie  de  Topinion  un  état  d'esprit  à  la  fois  si  violent 
et  si  trouble  qu'il  y  a  avantage,  tout  le  monde  en  conviendra, 
pour  la  clarté  du  débat,  pour  le  bon  ordre  de  la  discussion,  à 
ceque  le Gouvernementen  rappelle  ici,  tout  d'abord,  les  termes 
et  en  définisse  le  terrain. 

Messieurs,  dans  cette  polémique,  on  peut  reconnaître  net- 
tement deux  ordres  d'attaques,  deux  campagnes,  et,  dans  ce 
grand  procès,  discerner  clairement  deux  procès  distincts.  Il  y 
a  d'abord  le  procès  fait  au  Gouvernement.  Ob!  c'est  un  lieu 
commun  de  discussion,  à  l'heure  qu'il  est,  de  dire  que  jamais 
gouvernement  n'a  accumulé  dans  une  affaire  autant  de  fautes 
politiques,  diplomatiques  et  militaires.  Là-dessus,  messieurs, 
nous  répondrons  :  nous  répondrons  collectivement,  nous  répon- 
drons individuellement.  Heureusement,  la  procédure  parle- 
mentaire n'est  pas  la  procédure  des  réunions  publiques  et  des 
meetings  dits  d'indignation;  il  ne  suffit  pas  de  jeter  ses  adver- 
saires à  la  porte  pour  leur  répondre  :  il  faut  venir  ici  préciser 
les  faits  et  les  prouver.  [Très  bien!  très  bien!  —  Applaudisse- 
ments sur  plusieurs  bancs.) 

Mais,  messieurs,  n'y  a-t-il  dans  ce  débat  qu'un  procès  fait  au 
Gouvernement  qui  est  encore  sur  ces  bancs?  Il  est  très  clair 
qu'il  y  a  autre  cbose  :  c'est  l'expédition  de  Tunisie  en  elle- 
même  qui  est  visée;  se  sont  ses  origines  que  l'on  cherche  à 
déshonorer;  c'est  sa  nécessité  que  l'on  conteste.  C'est  donc  la 
Chambre  qui  l'a  votée,  l'ancienne  Chambre  que  l'on  vise 
par-dessus  la  tête  du  cabinet.... 

M.  CuNÉo  d'Ornano.  —  Très  bien!  C'est  vrai!  {Rumeurs  à  gauche.) 
M.  Amagat.  —  Non  pas!  non  pas  ! 

M.  LE  Présidext  du  conseil.  —  ...  car  c'est  la  majorité  de 
l'ancienne  Chambre,  l'immense  majorité  de  cette  Chambre  qui 
a  fait  l'expédition  avec  nous...  {Dénégations  à  droite.)...  qui 
l'a  voulue,  qui  l'a  ratifiée,  qui  a  voté  le  traité  de  protectorat, 
qui  l'a  acclamé... 

M.  CuNÉo  d'OnN'Axo.  —  C'est  vrai  ! 

M.  Janvier  de  La  Motte.  —  I^arce  qu'elle  a  été  induile  en  erreur. 

M.  LE  PiiÉsiDEXT  DU  coxsEiL.  —  Ce  procès-là,  messieurs,  il 
me  paraît  de  beaucoup  le  plus  grave.  Frapper  les  ministres, 


LES   AI  IWIIŒS   TLMSIKNNES.  1 

les  renverser,   les  blâmer ,  c'est  peu   de   chose  1  On   trouve 
toujours  des  ministres! 

M.  Amagat,  dam  l'hémicycle.  —  Qu'ils  tombent  seuls  !  [Mouve- 
ments. —  Humeurs  au  centre.) 

Voix  nombreuses  au  centre.  —  A  vos  places!  à  vos  places!  [Bruit 
et  interruptions  sur  divers  bancs.) 

M.  LE  PuiisiDEXT.  —  Messieurs,  je  sollicite  la  Chambre,  au  début 
de  ce  débat  si  grave,  de  ne  point  saisir  les  moindres  incidents 
comme  prétexte  d'agitation,  et  d'écouter  en  silence  le  Gouverne- 
ment, auquel  il  est  demandé  des  explications. 

La  liberté  la  plus  complète  étant  assurée  pour  lui  répondre,  ces 
interruptions  prolongées  n'auraient  point  de  signification.  [Marques 
d'assentiment.) 

M.  LE  Présidext  du  coxseil.  —  Je  disais,  messieurs,  que 
c'est  peu  de  chose  que  l'existence  d'un  cabinet;  mais  les 
intérêts  permanents  du  pays,  mais  la  politique  nationale,  mais 
l'honneur  de  la  République  et  de  la  France  compromis,  nous 
dit-on,  devant  l'Europe,  ce  sont  là  des  intérêts  de  premier 
ordre  et  sur  lesquels  il  faut  tout  d'abord  nous  entendre.  [Très 
bien!  Très  bien!)  La  première  question  que  vous  aurez  à  vous 
poser  dans  ce  débat  est  celle-ci  :  Désavouerez-vous  la  majorité 
qui  vous  a  précédés  sur  ces  bancs?  Que  dis-je!  Vous  désa- 
vouerez-vous vous-mêmes? 

Voilà  un  premier  point,  de  beaucoup,  je  le  répète,  le  plus 
important;  car  c'est  le  seul  qui  touche  véritablement  à  un 
grand  intérêt  national. 

Messieurs,  ce  n'est  pas  sans  une  profonde  surprise  et  — 
oserai-je  le  dire?  —  sans  un  peu  d'humiliation  que  je  me  vois 
dans  la  nécessité,  à  une  date  si  rapprochée  des  événements, 
de  rappeler  à  cette  tribune  que  l'expédition  de  Tunisie  a  eu 
des  causes  nationales,  et  qu'elle  a  répondu  à  des  nécessités 
patriotiques. 

M.  Janvier  de  La  Motte.  —  Je  demande  la  parole.  [Rires  et  excla- 
mations à  gauche.)  Cela  vous  gêne? 
Voix  à  gauche.  —  Non  !  Non  ! 
M.  Janvieu  de  La  Motte.  —  Alors,  ne  dites  rien  ! 
M.  le  Prksident.  —  M.  Janvier  de  La  Motte  est  inscrit,  messieurs. 

M.  LE  Présidext  du  conseil.  —  Sommes-nous  donc,  mes- 
sieurs, comme  on  se  plaît  souvent  à  le  dire,  un  peuple  si 
oublieux?  Est-ce  que  l'histoire  de  ces  événements  n'est  pas 
encore  gravée  dans  toutes  vos  mémoires?  Est-ce  que,  pour  nous 


8  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

reporter  seulement  à  la  date  la  plus  récente,  à  cette  journée 
du  29  juillet,  par  exemple,  où  l'ancienne  Chambre  se  séparait, 
est-ce  que  vous  ne  vous  rappelez  pas  l'état  moral  et  de  la 
Chambre  et  de  l'opinion,  et  du  pays?  Est-ce  que  ce  n'était  pas 
un  état  d'entière  confiance?  [Dénégations  sur  quelques  bancs  à 
droite.) 

Oui,  messieurs,  d'entière  confiance,  et  d'une  vraie  confiance  ; 
non  point  d'une  confiance  fondée  sur  des  illusions,  car,  ne 
l'oubliez  pas.  à  cette  date  du  29  juillet,  la  question  tunisienne, 
qui  avait  eu  sa  période  de  succès  et  de  facilité,  était  entrée 
depuis  longtemps  déjà  dans  l'ère  des  difficultés.  Ah!  je  com- 
prends qu'au  lendemain  du  traité  du  Bardo,  celte  confiance 
de  la  Chambre  et  du  pays  eût  pu  être  taxée  de  facile  illusion. 
Mais,  à  la  lîn  de  juillet,  en  présence  des  événements  qui 
venaient  d'éclater  dans  la  Régence,  cette  confiance,  mise  à 
l'épreuve,  devait  être  raisonnée  et  raisonnable.  Rappelez-vous 
qu'à  cette  époque,  l'insurrection  avait  éclaté  dans  le  sud  de  la 
Régence.  C'est  le  28  juin  que  la  ville  de  Sfax  s'est  soulevée  ou 
plutôt  qu'elle  a  été  attaquée  et  pillée  par  les  bandes  arabes. 
C'est  le  16  juillet,  vous  présents,  qu'elle  était  vigoureusement 
et  glorieusement  enlevée  par  nos  troupes  de  la  marine  et  de 
l'armée.  C'est  à  cette  époque  «précisément  que  des  renforts 
importants  ont  été  envoyés  en  Tunisie,  que  Gabès  et  l'île  de 
Djerba  furent  occupées.  Vous  étiez  tous  ici  présents  et 
confiants!  Pourquoi  conliants?  Ah!  c'est  que  vous  étiez,  à  ce 
moment-là,  comme  la  France  tout  entière,  sous  l'empire  du 
sentiment  très  vif,  très  l'aisonné  d'une  grande  nécessité 
nationale. 

Est-ce  qu'alors  vous  vous  trompiez?  Est-ce  que  l'opinion 
s'égarait?  Est-ce  qu'il  était  faux  que  le  protectorat  tunisien  fût 
une  nécessité  politique  et  une  garantie  absolument  indispen- 
sable à  la  sécurité  de  l'Algérie?  Est-ce  qu'il  était  contesté, 
sérieusement  contesté,  que  cette  expédition  fût  une  expé- 
dition politique,  purement  politique,  d'un  grand  intérêt  national 
et  politique?  A  celte  époque-là,  je  fais  appel  à  vos  souvenirs, 
personne  ne  le  contestait.  Quand,  à  la  séance  du  12  avril,  sur 
l'interpellation  de  l'honorable  M.  Janvier  de  La  Motte,  un 
honorable  membre  de  la  droite,  M.  Lenglé,  jetait,  pour  la  pre- 
mière fois,  dans  le  public  cet  outrageant  rapprochement  de 


LES   AFIAIUF.S  TUNISIENNES.  9 

Jecker  et  des  alTaires  mexicaines,  vous  rappelez-vons  la  lerou 
sévère  qui  tombait  de  ce  fauteuil,  et  comment  l'iiouorable 
membre,  embarrassé  et  balbutiant,  Unissait  par  se  rétracter. 
[AjiproOiilion  au  centre  d  à  gauche.) 

M.  CuNKO  u'Orna.no.  —  Il  n'a  riL'ii  rcHracté,  I.es  événements  l'dnL 
justifié,  au  conlraire. 

M.  LE  Président  j)U  coxseil.  —  Je  sais  que  les  temps  sont 
bien  changés!  Aujourd'hui,  la  campagne  menée  par  la  dioite  a 
trouvé  des  renforts  inattendus  dans  l'extréme-gauclie.  — 
[Protestations  à  l'exlrèmc-gauche.) 

Sur  plusieurs  bancs  à  gauche.  —  C'est  vrai  !  c'est  vrai  ! 

M.  .Ja>"vier  de  La  Motte.  —  Cela  prouve  que  nous  voyons  clair! 

M.  LE  Présidext  ])U  conseil.  —  Le  parti,  ou,  si  vous  le 
voulez,  l'opinion  de  ceux  qui  se  donnent  à  eux-mêmes  le  nom 
«  d'intransigeants  »,  a  repris  à  son  compte  la  campagne  com- 
mencée par  les  monarchistes  ;  elle  l'a  portée  sur  le  terrain 
électoral,  et  la  question  de  Tunisie  est  devenue  une  plate- 
forme électorale  pour  les  gens  qui  n'en  avaient  pas  trouvé 
d'autre.  Et  après  les  réunions  électorales,  sont  venus  les 
meetings  populaires,  qui  n'en  sont  que  la  continuation  et  la 
répétition;  ces  assemblées  étranges,  ces  assises  odieuses  et 
grotesques,  où  l'on  met  en  accusation  les  gens  sans  les 
entendre  et  où  on  les  condamne  sans  les  avoir  laissés  parler... 
{Applaudissements  à  gauche  et  au  centre);  où  l'on  voit,  chose 
scandaleuse  !  les  fonctionnaires  congédiés  du  ministère  des 
affaires  étrangères  applaudis  par  les  revenants  de  Nouméa.  . 
{Vifs  applaudissements  sur  les  mêmes  bancs.) 

M.  DE  Lanessax.  —  Vous  êtes  à  la  tribune  pour  vous  défendre  et 
non  pour  attaquer  ceux  qui  ne  sont  pas  ici.  {Humeurs  à  gauche  et  au 
centre.) 

M.  LE  Président.  —  Monsieur  de  Lanessan,  vous  n'avez  pas  la 
parole.  Monsieur  le  Président  du  conseil,  veuillez  continuel'. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  où  l'on  voit,  au 
contraire,  par  une  amère  et  douloureuse  ironie,  traîner  dans 
la  boue  de  toutes  les  insultes  le  représentant  du  Gouvernement 
français  qui,  depuis  sept  ans,  tient  si  haut  en  Tunisie  le 
drapeau  de  la  France.  {Applaudissements.)  Messieurs,  je  ne 
sais  pas  si  toutes  ces  infamies  oseront  affronter  la  majesté  de 
celte  tribune;  pour  le  moment,  je  me  contente  de  les  repousser 


10  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

du   pied,    comme   il   convient.    [Nouveaux  applaudissements.) 

M.  DE  Lanessan.  —  C'est  comme  M.  Guizot. 

M.  LE  Président.  —  Je  rappellerai  à  l'ordre  l'inlerruplear,  que  je 
ne  connais  pas,  s'il  continue  à  interrompre.  Je  le  prie  de  vouloir 
bien,  ainsi  que  tous  mes  collègues,  assurer  à  ce  débat  la  plus  grande 
latitude.  Je  suis  convaincu  que  le  Gouvernement  lui-même  le  désire. 
Tout  ce  que  l'on  voudra  porter  à  la  tribune  y  sera  porté,  mais  à  la 
tribune  seulement,  et  je  sollicite  tout  le  monde  d'écouter  respec- 
tueusement M.  le  ministre.  [Applaudissements  sur  un  grand  nombre 
de  bancs.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Mais,  messieurs,  pour  cette 
opinion  qui  s'égare  ou  qu'on  égare,  non  pas  pour  vous  qui  le 
savez,  mais  pour  le  pays,  pour  l'Europe,  qui  nous  entend  et 
qui  nous  juge,  laissez-moi  dire  ici  et  redire  encore  une  fois  ce 
que  c'est  que  l'expédition  de  Tunisie,  et  vous  rappeler  quels 
grands  intérêts  nationaux  elle  a  eu  pour  but  de  garantir.  Mes- 
sieurs, j'imagine  que  ceux  qui  l'attaquent  si  violemment  n'ont 
jamais  jeté  les  yeux  sur  la  carte  de  l'Afrique  du  Nord.  S'ils 
l'ont  regardée,  ont-ils  considéré,  d'une  part,  cette  frontière  tou- 
jours ouverte,  soit  aux  insurrections  algériennes  qui  se  dissi- 
pent, soit  aux  insuiTections  algériennes  qui  recommencent? 
D'autre  part,  ont-ils  porté  leur  attention  sur  cette  côte  illustre, 
riche,  et  si  tentante,  et  se  sont-ils  demandé  parfois  si  un  bon 
Français  pouvait  supporter  la  pensée  de  laisser  à  d'autres  qu'à 
une  puissance  faible,  amie  ou  soumise,  la  possession  d'un  terri- 
toire qui  est,  dans  toute  l'acception  du  terme,  la  clef  de  notre 
maison  ?  [Applaudissements.) 

Ainsi,  messieurs,  il  faut  vraiment  ou  bien  être  complètement 
étranger  à  l'histoire  politique  et  diplomatique  de  ce  pays,  ou 
bien  être  singulièrement  aveuglé  par  l'esprit  de  parti  pour 
ci-oire  que  le  Gouvernement  qui  est  sur  ces  bancs  ou  que  les 
agents  qui  le  représentent  à  l'étranger,  sont  les  inventeurs  de  la 
question  tunisienne.  Mais,  messieurs,  la  question  tunisienne  est 
aussi  vieille  que  la  question  algérienne,  elle  en  est  contempo- 
raine; il  y  a,  sur  ce  point,  dans  notre  politique  depuis  cinquante 
ans,  une  suite  d'idées,  une  unité  de  desseins  et  de  conceptions 
tout  à  fait  remarquable.  La  monarchie  de  Juillet  avait  reçu  la 
conquête  algérienne  comme  un  héritage  de  la  branche  aînée; 
elle  l'avait  maintenue,  continuée  avec  persévérance,  au  prix  de 
grands  sacrifices.  Or,  dès  le  premier  jour,  ses  hommes  d'État 


I.KS    Al  l".\llii:s    Tl  MSIK.NNES.  Il 

coinpiiri'iit  i|iie  la  question  de  séciiiilé  pour  nos  possessions 
d'Algérie  était  intimement  liée,  faisant  corps  essentiel  avec  la 
question  de  la  domination  politi(|ne  dans  la  Régence. 

Le  gouvernement  de  Juillet  était  tellement  convaincu  <|ue  la 
Régence  devait  rester  sous  la  prépondérance  française,  établie, 
soit  par  une  alliance  sincère,  soit  par  des  garanties  d'un  autre 
ordre,  qu'il  n'a  jamais  toléré  la  pensée  que  cette  possession 
africaine  pût  appartenir  même  à  la  Porte,  si  faible  qu'elle  fût. 
La  Porto,  en  1835,  avait  remis  la  main  sur  la  Tripolitaine;  cette 
reprise  de  possession  était  entrée  dans  le  droit  européen,  et, 
prenant  goût  à  la  chose,  à  chaque  émotion  populaire,  à  chaque 
conspiration  de  palais,  à  chaque  rébellion  des  tribus  dans  la 
Régence,  la  Porte,  toujours  aux  aguets  et  toujours  prête,  met- 
tait sa  flotte  en  campagne  et  menaçait  la  Régence  du  sort  de  la 
Tripolitaine.  Quant  à  la  France,  elle  opérait,  avec  la  même 
régularité,  un  mouvement  en  sens  inverse.  M.  Guizol,  dans  ses 
Mémoires,  a  résumé  en  quelques  lignes  la  politi(|ue  persistante 
du  gouvernement  de  Juillet  dans  l'Afrique  du  Nord  : 

«  A  cet  effet,  une  escadre  turque  sortait  presque  chaque 
année  de  la  mer  de  Marmara  pour  aller  faire  sur  la  côte  tuni- 
sienne une  démonstration  plus  ou  moins  menaçante...  Mais 
nous  voulions  le  maintien  du  statu  quo,  et,  chaque  fois  qu'une 
escadre  turque  appi'ochait  ou  menaçait  d'approcher  de  Tunis, 
nos  vaisseaux  s'appi'ochaient  de  cette  côte  avec  ordre  de 
protéger  le  bey  contre  toute  entreprise  des  Turcs.  » 

La  politique  de  l'Empire  ne  fut  jtas moins  positive,  constante, 
absolument  rebelle  à  toute  compromission  sur  ce  point  délicat. 

Voici,  par  exemple,  une  circulaire  de  M.  Drouin  de  Lhuys, 
adressée,  au  mois  de  mai  18o4,  à  M.  de  3Ioustier,  alors  ambassa- 
deur à  Constanlinople.  A  ce  moment,  la  Régence  était  en  feu; 
une  insurrection  formidable,  sous  les  coups  de  laquelle  la 
dynastie  manqua  de  s'écrouler,  y  avait  éclaté  quelques  mois 
auparavant,  et  la  Porte,  suivant  son  usage,  avait  fait  soupçonner 
des  desseins  d'intervention.  Mais  l'ambassadeur  de  France  à 
Constantinople  était  allé  au-devant  du  péril;  il  avait  vu  le 
grand-vizir,  qui  était  un  grand  politique  ottoman  de  cette 
époque,  AU-Pacha;  celui-ci  avait  donné  au  Gouvernement 
français  les  explications  les  plus  rassurantes,  ce  qui  faisait 
dire  au  minisli'e  des  affaires  étrangères  : 


U  DISCOURS   DE  JULES   FEKUY. 

«  Nous  devons  conclure  de  là  qu'il  n'est  pas  dans  la  pensée 
de  la  Porte  de  méconnaître  les  engagements  qu'elle  a  pris 
d'ancienne  date  envers  nous  à  l'égard  de  Tunis,  et  qu'elle 
reconnaît  que  les  intérêts  spéciaux,  résultant  pour  nous  de  la 
possession  de  l'Algérie,  ne  nous  permettraient  pas  de  laisser 
porter  atteinte  dans  la  Régence  au  siatu  quo  dont  la  conserva- 
tion est  devenue  un  des  principes,  en  quelque  sorte  tradi- 
tionnels de  notre  politique.  C'est  en  nous  plaçant  à  ce  point  de 
vue  que  nous  désirons  le  maintien  de  la  famille  aujourd'hui  en 
possession  du  pouvoir  à  Tunis,  parce  que  sa  déchéance  ne 
pourrait  s'accompHr  sans  provoquer  des  compétitions  et 
amener  peut-êtie  des  luttes  d'influence  qu'il  est  évidemment 
préférable  d'écarter.  » 

Et,  dans  une  conversation,  qui  a  été  rappelée  dans  divers 
documents  distribués  aux  Chambres,  de  M.  de  Moustier  avec  le 
grand-vizir,  Ali-Pacha,  l'ambassadeur  de  France,  dans  un 
entretien,  lésumait,  d'une  façon  tiès  claire  et  très  pittoresque, 
la  question  dans  toute  sa  gravité,  en  disant  :  «  Il  faut  quelque 
chose  entre  la  Porte  et  nous,  et,  si  la  Tunisie  n'existait  pas,  il 
faudrait  l'inventer.  » 

M.  Jlles  Dklafossk.  —  C'est  tout  le  contraire  que  vous  faites! 
Vous  la  supprimez. 

M.  CuNÉo  d'Ornaxo.  —  Elle  n'existe  plus  maiulenaut  ! 

M.  LE  Pbésident  du  conseil.  —  Telle  était  donc  la  doctrine 
du  gouvernement  impérial,  en  cela  absolument  semblable  à  la 
pohtique  du  gouvernement  de  Juillet  :  la  France  ne  peut  tolérer 
dans  la  Régence,  ni  l'anarchie,  ni  l'étranger.  Mais,  comme 
l'anarchie  tendait  à  devenir  endémique  dans  ce  pays,  et 
que  l'anarcbie  conduit  nécessairement  à  l'appel  de  l'étranger, 
surtout  lorsqu'il  y  a  un  suzerain  ou  se  prétendant  tel  qui  s'ap- 
pelle la  Porte,  dès  1864  nous  voyons  apparaître  au  ministère 
des  affaires  étrangères,  dans  les  correspondances  de  ses  agents 
en  Tunisie,  le  préoccupation  d'une  occupation  éventuelle  de  la 
Tunisie. 

Les  preuves  en  abondent.  En  1864,  au  milieu  de  l'insur- 
rection, on  examine  l'hypothèse  d'un  débarquement  dans  la 
Tunisie  opéré  par  une  puissance  éti'angère.  Le  lieutenant- 
colonel  Campenon,  alors  membre  de  la  mission  militaire  fran- 
çaise à  Tunis,  recommande,  dans  ce  cas,  de  répondre  viclo- 


LES   AFFAIIŒS   TIMSIKNNES.  13 

rieusement  à  ce  dé(i  en  montrant  nos  soldats  dti  côté  du  Kef. 
Notre  représentant  à  Tunis,  M.  de  Beauval,  écrivait  : 

«  En  pi'ésence  de  cette  éventualité,  je  n'ai  pas  hésité  à 
demander  un  bâtiment  de  la  marine  impériale  à  M.  le  Gouver- 
neur général  de  l'Algérie...  Le  gouvernement  de  Sa  Majesté 
aura  d'ailleurs  à  apprécier  s'il  ne  convient  pas  de  faire  venir, 
à  proximité  de  Tunis,  à  Bône  par  exemple,  des  forces 
imposantes.  » 

A  cette  communication,  le  ministre  des  afTaires  éti-angères 
répondait  par  des  instructions  très  précises,  où  il  rappelait  que 
le  voisinage  de  l'Algérie  nous  avait  créé,  dans  la  Régence,  des 
intérêts  spéciaux  que  nous  ne  devions  pas  laisser  compromettre  : 

«  Si  vous  prévoyiez,  dit-il.  que  la  dynastie  des  Hassanli  fût 
menacée,  soit  par  la  crise  intérieure,  soit  par  l'action  de  quelque 
puissance  étrangère,  vous  auriez  à  m'en  informer  directement 
par  le  télégraphe,  et  vous  devi-iez  même,  en  cas  d'urgence, 
vous  entendre  avec  M.  l'amiral  d'Herbinghem  pour  aviseï"  aux 
moyens  de  prévenir  une  catastrophe.  » 

La  paix  est  rétablie  dans  la  Régence  d'une  façon  un  peu  pré- 
caire. En  janvier  1868,  une  note  du  ministère  des  alïaires 
étrangères  précise  de  nouveau  la  continuation  de  la  même  poli- 
tique, et  atteste  la  préoccupation  si  sérieuse,  entrevue  déjcà  à 
l'horizon,  de  la  nécessité  possible  d'une  occupation  française  : 

«  L'incapacité  de  la  dynastie  qui  règne  à  Tunis,  l'improbité 
du  ministre  qui  y  exerce  un  droit  absolu,  »  —  c'était  le  célèbre 
Mustapha-Khasnadar,  mort  en  1873,  —  «  les  vices  de  l'admi- 
nistration la  plus  inintelligente  et  la  plus  oppressive,  la  dilapi- 
dation, au  profit  d'un  petit  nombre,  de  ressources  onéreuses, 
résultant  d'emprunts  usuraires,  ont  épuisé  la  Régence,  anéanti 
son  agriculture,  ruiné  son  commerce  et  décimé  sa  population.  » 

Pour  remédier  à  cet  état  de  choses,  que  faut-il  faire?  «  Il 
conviendrait,  —  dit  le  ministre  des  affaires  étrangères,  —  de 
recourir  à  un  «  moyen  terme  »  qui  permettrait  de  concilier 
l'existence  du  beylick,  comme  souveraineté  indépendante,  avec 
les  garanties  que  réclament  non  seulement  les  intérêts  de  nos 
nationaux,  mais  ceux  qui  se  rattachent  d'une  manière  plus  géné- 
rale pour  la  France  à  la  question  tunisienne.  »  Ce  moyen  aurait 
consisté  à  occuper  toute  la  partie  sud  de  la  Régence,  de  telle 
sorte  que  nous  eussions  eu  toute  facilité  pour  arrêter  les  essais 


1.1  DISCOUUS   DE  JULES   FERHY. 

(l'occupalion  étrangère  ou  de  révolte  qui  auraient  pu  se  pro- 
duire. En  janvier  1869,  nouvelle  note,  plus  précise  encore,  indi- 
quant et  formulant  avec  une  grande  clarté  et  une  véritable 
prévoyance  les  vues  du  gouvernement  français  : 

«  La  France  est  le  seul  pays  avec  qui  le  bey  ait  sérieusement 
à  compter;  en  cas  de  guerre,  nous  respecterons  son  sol,  la 
nationalité  de  son  peuple,  s'il  est  pour  nous  un  ami  fidèle, 
c'est-à-dire  s'il  empècbe  que  des  secours,  d'une  nature  quel- 
conque, soient  fournis  par  les  indigènes  à  nos  ennemis.  Mais,  à 
la  moindre  attaque,  ou  même  si  nous  avions  des  doutes  sérieux 
sur  sa  neutralité,  nous  entrerions  à  main  ai-mée  sur  le  terri- 
toire de  la  Tunisie,  ouvert  de  tous  côtés,  et  nous  serions  bientôt 
sous  les  murs  de  la  capitale,  qui  tomberait  infailliblement  en 
notre  pouvoir.  En  temps  de  paix,  nous  sommes  les  protecteurs 
naturels  du  pays  ;  notre  colonie  nous  fait  un  devoir  de  nous 
opposer  aux  vues  ambitieuses  des  États  étrangers  qui,  sous 
un  prétexte  quelconque,  tenteraient  de  prendre  pied  à  côté  de 
nous.  » 

Outre  ces  notes,  qui  représentent  l'opinion  du  ministère  des 
affaires  étrangères  à  Paris,  il  y  a  la  correspondance  des  agents 
locaux. 

A  cette  époque,  de  1869  et  1870,  le  représentant  de  la  France 
à  Tunis  était  M.  de  Botmiliau.  M.  de  Botmiliau,  dans  sa  corres- 
pondance, a  souvent  envisagé  l'iiypothèse  d'une  occupation  de 
la  Régence  par  nos  ai-mes  ;  il  en  a  toujours  parlé  comme  d'une 
extrémité  fâcheuse.  Mais,  à  mesure  que  le  temps  s'écoulait  et 
que  la  faiblesse  du  gouvernement  beylical  apparaissait  h  tous 
les  yeux,  le  représentant  de  la  France  à  Tunis  rencontrait  plus 
souvent  sous  sa  plume  cette  idée,  qui  se  représente  à  chaque 
instant  dans  sa  correspondance  :  «  l'occupation,  nous  ne  la 
désirons  pas,  mais  elle  est  inévitable.  » 

Il  exprimait  la  même  pensée  avant  comme  après  nos  mal- 
heurs. Vous  trouverez  au  Livre  jaune  qui  a  été  distribué  à 
l'ancienne  Chambre,  à  la  page  8,  une  dépèche  où  M.  de  Botmi- 
liau dit,  à  la  date  du  16  mars  1870  : 

«  Il  y  a  longtemps  que  j'ai  écrit  au  département  que  nous 
marchions  à  une  catastrophe,  que  ce  n'était  pas  la  banqueroute 
seulement  qui  menaçait  la  Régence,  mais  l'anarchie.  Elle  est  à 
peu  près  partout.  Une  dernière  tentative  se  fait  en  ce  moment 


LES   AIKAIKKS   TLMSIKN.NKS.  lô 

pour  sauver  ce  pays  par  la  commission  linancière.  Si  elle 
cciioue,  nous  pourrons  être  foi'cc^ment  appelés  à  occuper  la 
Tunisie,  et  ce  sera  pour  nous  une  exlrémilé  fâcheuse.  » 

Et  le  19  octobre  1871.  au  lendemain  de  nos  désastres  :  «Sans 
un  changement  radical  dans  la  marche  du  Gouvernement,  c'est 
l'anarchie  qui  règne  en  Tunisie,  et  l'anarchie  nécessairement 
entraine  l'occupation  étrangère.  » 

Le  21  décembre  1871,  il  disait  encore  :  «  Si  nous  nous  trou- 
vions un  jour  devant  le  dilemme  de  laisser  une  autre  puissance 
occuper  la  Tunisie  ou  de  l'occuper  nous-mêmes,  le  doute,  je 
crois,  ne  serait  pas  permis,  et,  tout  en  regrettant  une  pareille 
nécessité,  nous  devrions  nous  en  emparer.  Je  veux,  en  consé- 
quence, chercher  dès  à  présent  quelles  seraient,  dans  ce  cas, 
les  chspositions  des  populations  à  notre  égard...  »  Enfin,  le 
28  décembre  de  la  même  année  : 

«  Le  rapport  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  adresser  le  21  de 
ce  mois,  conclut  à  la  nécessité  d'occuper  la  Régence  dans  un 
avenir  peu  éloigné  :  je  ne  crois  pas  que  cette  occupation  puisse 
désormais  être  évitée.  » 

M.  Cl  NÉo  d'OriXAno.  —  Cette  dernière  dépêche  n'est  pas  dans  le 
Livre  jaune. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Elle  est  dans  la  correspon- 
dance officielle.  Elle  n'est  pas  dans  le  Livre  Jaune,  parce  que  le 
Livre  jaune  contient  la  dépêche  que  je  vous  ai  lue  tout  à  l'heure 
et  qui  exprime  la  même  idée  avec  une  grande  force.  Messieurs, 
si  l'on  considère  l'état  de  la  Régence  à  partir  de  cette  époque,  à 
partir  de  1870  et  1871  et  durant  ces  dix  dernières  années,  on 
compi-end  les  inquiétudes,  les  scrupules,  mais  aussi  les  vues 
prévoyantes  de  nos  agents  et  du  Gouvernement  français.  L'état 
de  la  Régence,  pendant  les  dix  dernières  années,  a  été  décrit  en 
quelque  sorte  jour  par  jour,  avec  les  témoignages  officiels,  dans 
\q,  Livre  jaune  que  l'honorable  M.  Rarthélemy  Saint-Hilaire  a 
fait  distribuer  à  la  dernière  Chambre,  il  y  a  quelques  mois  : 
c'est  là  qu'il  faut  chercher  les  causes  de  l'expédition  de  Tunisie. 
J'entends  parler  d'une  enquête  sur  les  origines  de  cette  expédi- 
tion ;  mais  cette  enquête,  messieurs,  elle  est  faite,  elle  est  là  ! 
Il  faut  lire  le  Livre  jaune  pour  se  rendi'e  compte  delà  situation 
intolérable  que  faisaient  les  agissements  de  la  Régence  à  nos 


16  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

possf^ssions  algériennes.  A.  chaque  page,  à  chaque  hgne  de  ce 
recueil,  dont  je  ne  saurais  trop  recommander  la  lecture  atten- 
tive aux  personnes  curieuses  de  connaître  exactement  l'état  des 
choses,  vous  trouverez  constatées  ces  réalités  menaçantes,  for- 
midahles  :  la  Régence  est  le  refuge  naturel,  quotidien  de  tous 
les  fauteurs  d'insurrections  en  Algérie  ;  la  Régence  est  l'en- 
trepôt naturel  et  quotidien  d'immenses  envois  d'armes  et  de 
poudre  qui  vont  armer  les  bras  des  tribus  rebelles  dans  nos 
possessions  d'Algérie.  Vous  lirez  dans  le  Livre  jaune  qu'en 
plein  dix-neuvième  siècle,  en  1878,  la  Régence  est  encore,  sur 
les  côtes  du  Nord,  dans  un  état  de  barbarie  qui  rappelle  celui 
des  anciens  États  barbaresques  au  siècle  dernier ,  ou  au 
commencement  de  ce  siècle,  avant  la  prise  d'Alger  :  vous  y 
verrez  qu'en  plein  jour,  sous  les  yeux  des  autorités  musul- 
manes et  beylicales,  en  présence  de  nos  consuls  impuissants, 
on  y  pille  un  navire,  VAiwei^gne,  comme,  deux  années  plus 
lard ,  on  devait  piller  le  Centoni. 

La  lecture  du  Livre  jaune  vous  apprendra  aussi  que  ce  n'est 
pas,  comme  l'ont  dit  certains  plaisantins,  le  gouvernement 
actuel  qui  a  inventé  les  Kroumirs  :  vous  y  verrez,  dans  des 
dépêches  de  M.  de  BiUing,  par  exemple,  les  projets,  l'organi- 
sation des  Kroumirs,  etleurs  préparatifs  d'insurrection  dénoncés 
dès  1874.  En  dix  années,  combien  a-t-on  compté  de  violations 
de  frontières,  de  la  frontière  française  d'Algérie  ?  2  365  !  Le 
détail  en  est  au  Livre  jaune.  [Mouvements  divers.) 

M.  Amagat.  —  On  ne  disait  pas  cela,  monsieur  le  Président  du 
conseil;  ce  n'est  pas  ainsi  que  la  question  a  été  posée. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  je  croyais  être 
dans  la  question  ;  je  croyais,  et  je  crois  encore  que  cette  revue 
historique  est  nécessaire... 

Plusieurs  membres.  — Oui,  oui!  Très  bien  ! 

M.  le  Président  du  conseil.—...  non  pas,  sans  doute,  pour 
un  grand  nombre  de  membres  de  cette  Chambre,  mais  pour  le 
public  qu'on  repait,  depuis  deux  mois,  de  contes  et  de  calom- 
nies. Laissez-moi  donc  poursuivre  ma  tâche  jusqu'au  bout. 
[Parlez  !) 

Je  disais  que  les  violations  de  nos  frontières  se  comptent  par 
milliers,  et  remai-quez,  messieurs,  qu'il  s'agit  non  pas  de  bri- 


LKS   AFKAIIŒS   TIMSIKN.NES.  17 

gandages  individuels,  —  ce  qui  est  inévitable  en  pays  arabe, — 
mais  d'incursions  faites  par  des  bandes  armées,  de  véritables 
attaques  militaires,  de  véritables  combats.  Je  ne  veux  pas  vous 
fatiguer  de  lectures,  mais  je  recommande  aux  personnes  ipii 
étudient  avec  tant  de  soin  les  oi-igines  de  la  question  tunisienne, 
le  rapport  d'un  officier  supérieur  qui  est  inséré  au  Livre  jaune, 
à  la  date  du  4  mars  1881. 

M.  le  commandant  Vivensang  avait  été  cliargé  par  notre 
gouvernement  de  régler  dans  une  conférence  les  indemnités 
dues  à  nos  tribus  pour  les  méfaits  des  tribus  kroumires  ;  après 
de  longues  journées  d'attente,  après  de  vaines  discussions,  il 
constate  que  le  gouvernement  du  bey  se  raille  de  la  France  et 
de  sa  puissance,  qu'on  joue  là  une  comédie  indigne  du  gou- 
vernement français  et  que  les  tribus  de  la  frontière  ne  croient 
plus  à  notre  force.  » 

Bien  plus,  une  dépêche  de  M.  le  Gouverneur  général  de 
l'Algérie,  endatedu4  avril,  constate  que  les  autorités  beylicales, 
loin  d'aider  à  la  pacification,  émettent  «  la  prétention  de 
déplacer  violemment  la  frontière  à  nos  dépens,  et  de  la  reculer 
bien  avant  sur  notre  territoire,  non  seulement  en  face  de  Souk- 
Ahras,  mais  jusqu'à  la  bauteur  deTebessa  >'. 

Messieurs,  toutes  ces  choses  sont  d'bier,  on  les  oublie  pour- 
tant; mais,  si  Ton  veut  pénétrer  plus  à  fond  dans  l'historique 
de  ces  affaires,  qu'on  reprenne  encore  le  Livre  jaune,  avec 
l'annexe  publiée  par  l'honorable  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire. 
On  assistera,  parallèlement  à  ce  triste  abaissement  de  l'influence 
et  de  la  grandeur  françaises  sur  la  frontière  occidentale  de  la 
Régence,  on  assistera  jour  par  jour,  heure  par  heure,  pour  ainsi 
dire,  dans  les  derniers  mois  de  1880  et  dans  les  premiers  mois 
de  1881,  à  l'efTondrement  de  l'influence  française  à  Tunis 
même.  Oui,  pour  des  causes  sur  lesquelles  je  ne  veux  pas 
revenir,  —  car  là  une  grande  réserve  m'est  commandée,  — 
mais  dont  l'effet  est  certain,  visible,  je  constate  qu'à  l'époque 
qui  a  précédé  immédiatement  l'expédition  de  Tunisie  et  qui  l'a 
rendue  nécessaire,  le  gouvernement  du  bey,  —  je  ne  sais 
pourquoi,  ou  plutôt  je  sais  trop  pourquoi,  —  s'était  absolument 
insurgé  contre  cette  influence  française,  que,  même  au  moment 
de  nos  malheurs,  il  avait  encore  respectée.  [Mouvements divers .) 
Ce  n'est  plus  la  France  qui  est  prépondérante  à  Tunis.  La 

J.  Ferry,  Discours,  V.  2 


18  DISCOURS  DE  JULES   FEKRY. 

tliplomatie  française  est,  à  cette  époque,  obligée  de  reconnaître 
qu'à  Tunis,  au  Bardo,  on  répond  à  son  esprit  de  conciliation 
véritableQient  admirable,  à  tous  ses  etïorts  pour  la  défense  des 
intérêts  dont  elle  a  le  dépôt;  on  répond  à  tout  ce  que  nous 
demandons  de  juste,  d'équitable,  d'avantageux  pour  la  Régence 
elle-même,  par  une  humeur  de  plus  en  plus  hautaine,  de  plus 
en  plus  revêche,  de  plus  en  plus  hostile. 

On  a  beaucoup  parlé  des  affaires  tunisiennes,  des  affaires 
que  la  France  a  défendues  en  Tunisie.  Mais,  messieurs,  la 
France  peut  en  parler  ;  la  diplomatie  française  peut  en  reven- 
diquer la  responsabilité.  Ah  !  nous  sommes  un  peuple  étrange  ! 
Que  de  fois,  dans  les  journaux,  à  la  tribune,  à  cette  tribune 
même,  nous  avons  entendu  critiquer  l'inditférence,  l'insou- 
ciance que  les  membres  du  corps  consulaire  témoignaient  à 
l'égard  des  intérêts  français!  Que  de  fois,  —  il  y  a  peu  de 
temps  encore  dans  l'atïaire  Prieu,  qui  avait  des  défenseurs 
dans  ce  côté  de  la  Chambre... 

M.  Talandier.  —  Parfaitement!  .Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Monsieur  Talandier,  vous 
êtes,  en  effet,  un  de  ceux  qui  défendaient  M.  Prieu;  vous  êtes 
un  de  ceux  qui  se  plaignaient  du  délaissement  dans  lequel, 
dit-on,  les  représentants  de  la  France  laissent  leurs  nationaux 
à  l'étranger.  Messieurs,  on  dit  cela  à  la  tribune,  on  dit  cela 
dans  la  presse,  et  quand  un  agent  français,  quand  un  fonction- 
naire du  Gouvernement  se  montre,  au  milieu  des  épreuves  les 
plus  difficiles,  l'homme  de  sa  nationalité;  quand  il  prend  à 
cœur  la  défense  des  intérêts  de  la  France,  comme  les  repré- 
sentants de  l'Angleterre  prennent  celle  des  intérêts  anglais, 
cet  homme-là  on  le  jette  aux  gémonies...  [Applaudissements  à 
gauche  et  au  centre)  et  on  l'oblige  à  venir  démontrer  devant  les 
tribunaux  français  qu'il  n'est  ni  un  voleur  ni  un  traître! 

Oui,  messieurs,  la  France,  entendez-le  bien,  avait  en  Tunisie 
des  affaires  où  les  plus  graves  intérêts  étaient  en  jeu  :  les  télé- 
graphes, d'abord,  et  les  chemins  de  fer.  Car  enfin,  vous  admet- 
trez bien  que,  dans  un  pays  qui  peut  vraiment  être  appelé  la 
clef  de  notre  maison  algérienne,  il  importe  absolument  de 
savoir  entre  les  mains  de  qui  sont  les  télégraphes  et  les  che- 
mins de  fer  ;  vous  admettrez  bien  que,  dans  ces  sortes  d'atïaires, 


I.ES   AFFAIKES   TUNISIENNES.  19 

il  va  plus  qiit'  dos  iiilérèls  piivés;  (lu'il  y  a  là  en  jeu  un  inlénH 
public,  un  inléirt  national.  Eh  bitMi  1  lisoz  le  Une  jaune  :  vous 
verrez  de  quelle  façon  ces  grands  iiUrrèls,  engagés  dans  le 
service  télt''gi'aphi(iue  cl  dans  les  lignes  de  chemins  de  Wv, 
étaient  traités  pendant  ces  dei-nières  années,  par  suite  d'un 
revirement  subit  dans  le  gouvernement  du  bey. 

Toutes  ces  choses,  on  les  connaissait  aux  mois  de  janvier,  de 
février,  de  mars  1881  :  sur  tous  ces  points,  l'attention  de  l'opi- 
nion publique  avait  devancé  celle  du  Gouvernement,  en  appa- 
rence du  moins;  sur  toutes  ces  questions,  la  polémique  s'était 
engagée,  et  j'étonnerais  bien  aujourd'hui  quelques-uns  des 
journalistes  qui  nous  traitent  le  plus  durement  à  cette  heure, 
en  leur  rappelant  le  langage  qu'ils  tenaient  au  mois  de 
février  1881  et  dans  les  mois  suivants.  A  ce  momenl-là,  les 
petits  combats  des  30  et  31  mars  1881,  entre  des  détache- 
ments de  troupes  françaises  et  les  Kroumirs,  ont  été  la  goutte 
d'eau  qui  a  fait  déborder  le  vase,  et  alors  l'indignation  publique, 
depuis  longtemps  contenue,  a  éclaté. 

Oui,  à  ce  moment,  nous,  le  Gouvernement,  vous,  la  Chambre, 
nous  avions  toute  l'opinion  française  derrière  nous.  Que 
disaient  donc  les  journaux  à  celte  époque?  Est-ce  qu'ils  se 
plaignaient  de  nous  voir  nous  occuper  trop  ardemment  des 
alï'aires  de  Tunisie?  Le  Rappel,  par  la  plume  de  mon  hono- 
rable et  spirituel  collègue,  M.  Lockroy,  nous  gourmandait... 

M.  Edoiard  Lgi'.kroy.  —  Et  avec  raison  !  (Sourires  sur  lilusieurs 
bancs  ù  (jauche.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  nous  disait  :  «  Mais  vous 
n'allez  pas  assez  vite!  C'est  à  Tunis  que  vous  devriez  être! 
C'est  honteux  de  ne  pas  être  à  Tunis  !  » 

M.  EDOL'ARn  LocRRov.  • —  C'était  vi'ai  !  1res  vrai!  [Rires  sur  les 
mêmes  bancs  à  gauche.) 

M.  LR  Président  nu  conseil.  —  Oui,  messieurs,  la  Chambre 
et  le  Gouvernement  avaient  avec  eux  l'opinion  et  la  presse,  le 
sentiment  national  tout  entier,  lorsque  nous  sommes  venus 
vous  dire,  le  8  avril,  que  nous  avions  pris  des  mesures  pour 
mettre  enlin  un  terme  aux  incursions  des  Kroumirs,  et  lorsque, 
le  13  mai,  nous  apportions  à  la  Chambre  le  traité  qui  établissait 
notre  protectorat  en  Tunisie.  Eh  bien,  messieurs,  cela  c'est  une 


20  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

force,  c'est  une  réponse  à  ceux  qui  cherchent  à  Texpédilion  de 
Tunisie  je  ne  sais  quelles  origines  obscures  et  honteuses.  Les 
origines,  les  voilà  ! 

L'expédition  de  Tunisie,  c'est  la  France  qui  la  faisait,  c'est  la 
France  qui  la  voulait,  et  qui  l'a  acclamée.  {Humeurs  sur  divers 
bancs  à  gauche.)  Elle  l'a  acclamée,  non  pas  comme  une  promesse 
de  victoires  militaires,  de  ces  victoires  faciles,  du  fort  contre  le 
faible,  mais  par  un  sentiment  plus  élevé,  comprenant  fort  bien 
qu'il  y  avait  là  un  grand  intérêt  national  à  sauvegarder,  et 
qu'en  allant  en  Tunisie,  elle  faisait  un  pas  de  plus  vers  l'accom- 
plissement de  la  tâche  glorieuse  que  ses  destinées  lui  ont 
contiée  :  le  triomphe  de  la  civilisation  sur  la  barbarie.  (Murmures 
à  droite),  la  seule  forme  de  l'esprit  de  conquête  que  la  morale 
moderne  puisse  admettre.  Messieurs,  je  n'ai  pas  à  vous  rappeler 
que  trois  votes  successifs  du  Parlement  :  le  vote  du  premier 
crédit,  qui  sanctionne  le  principe  de  l'expédition  ;  le  vote  du 
12  mai  et  celui  des  derniers  crédits  demandés  par  M.  le  ministre 
de  la  guerre  ;  que  ces  trois  votes  unanimes  ont  intimement  lié, 
dans  l'honneur  et  dans  les  responsabilités,  le  Gouvernement 
d'alors  et  les  Chambres. 

M.  Janvier  de  La  Motte  (Eure).  —  Ces  votes  n'ont  pas  été  una- 
nimes! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Non  1  ils  n'ont  pas  été 
unanimes;  certains  d'entre  vous  n"ont  pas  voté  ces  crédits... 

M.  Jules  Delafosse.  —  Vous  n'avez  obtenu  que  300  voix  ! 

M.  le  Président  du  conseil...  et  il  a  été  fait,  ici,  des  réserves 
par  l'honorable  M.  Clemenceau,  comme  il  avait  été  fait  une 
réserve  au  Sénat  par  l'honorable  M.  de  Gontaut-Biron. 
Messieurs,  il  me  semble  que  ces  votes,  que  la  ratification  du 
traité  du  Bardo,  que  tout  cet  ensemble  de  faits  parlementaires 
et  politiques  constituaient  pour  le  ministère  que  la  Chambre 
laissait  après  elle,  en  se  séparant,  un  mandat  bien  clair,  bien 
net,  très  étendu  sans  doute,  mais  bien  incontestable.  Ce  mandat, 
il  était  à  la  fois  défini  dans  les  termes  du  traité  qui  nous  rend 
désormais  responsables  de  la  tranquillité  de  la  Régence,  et 
par  le  commencement  d'application  que  le  protectorat  avait 
reçu  pratiquement.  Je  l'ai  rappelé  tout  à  l'heure,  et  je  trouve 
que  le  fait  a  son  importance  :  c'est  pendant  que  la  Chambre 


LES   AFFAIRES   TUNISIENNES.  21 

de  1877  achevait  le  dernier  mois  de  sa  dernière  législature, 
c'est  alors  que  le  protectorat  a  été  applicpié  ellectivement,  que 
nous  avons  dompté  l'insurrection  à  Sfax...  [Rires  ironiques  à 
droite.) 
Oui,  messieurs,  et  par  un  très  beau  l'ait  d'armes. 

M.  Lanclois.  —  J(3  lé  ci'ois  bien  ! 

M.  LE  Président  du  conskil.  —  C'est  alors  aussi  que  nous 
avons  occupé  Gabès,  que  nous  avons  occupé  Djerba,  que  nous 
avons  envoyé  des  troupes  à  Tunis  pour  mettre  la  ville  en  sùi-eté 
contre  ces  excursions  de  maraudeurs  qui  arrivaient  jusqu'aux 
portes  du  Bardo,  excursions  qui  ont  jeté  dans  l'opinion  publique 
une  si  vive  préoccupation  et  qui  constituent,  en  quelque  sorte, 
un  grief  contre  notre  imprévoyance.  Oui,  messieurs,  c'est 
le  17  juillet,  vous  présents,  vous  siégeant  encore,  que  ce 
commencement  d'insurrection  s'est  manifesté,  que  nous  y 
avons  paré  par  dilTérenles  mesures  militaires...  Qui  s'en  est 
plaint?  Qui  a  interpellé  le  Gouvernement?  Donc,  le  Gouverne- 
ment avait  pleins  pouvoirs  pour  exécuter  le  traité  du  Bardo. 

M.  Clnéo  d'Ornano.  —  C'est  très  vrai  ! 

Quelques  membres,  à  droite.  —  Mais  non  !  ce  n'est  pas  vrai  ! 

M.  Cf.NKO  d'Oiinano.  —  La  majorité  a  approuvé! 

M.  LE  Préside]s't  du  conseil.  —  Il  me  semble  qu'en  disant 
cela  je  démontre  l'évidence.  Eli  bien,  la  question  est  celle-ci  : 
Avons-nous  outrepassé  les  termes  du  mandat?  L'avoiis-nous 
accompli,  je  ne  dirai  pas  sans  commettre  de  fautes...  [Ah  !  ah  ! 
à  droite).  Heureux  ceux  qui  ne  commettent  pas  de  fautes  dans 
la  direction  des  affaires  humaines  !  i  Exclamations  à  droite.)  Je 
pense  que  ce  sont  des  personnes  infaillibles  qui  m'interrompent. 
[/{ires  approbotifs  à  gauche.) 

L'avons-nous  accompli,  ce  mandat,  non  assurément  sans 
commettre  de  fautes,  mais  en  y  apportant  le  degré  de  pré- 
voyance, d'activité,  d'énergie  qu'on  a  le  droit  de  demander  à 
un  gouvernement  français. 

Messieurs,  l'opposition  fait  au  cabinet,  à  l'occasion  de  la 
conduite  des  atïaires  tunisiennes,  des  reproches  de  divers 
ordres  :  vous  me  permetti"ez  de  reprendre  les  principaux,  et 
de  les  examiner  par  avance,  sans  même  attendre  que  les 
honorables  interpellateurs   les  aient   portés  à  cette  tribune. 


22  DISCOUHS   DE  JULES   FERRY. 

Leur  Ihèse  est  connue;  nous  savons  ce  que  l'on  veut  de  nous, 
ce  qu'on  nous  reproche  :  je  vous  demande  donc  la  permission 
de  dire   ce  que  nous   avons  à  répondre. 

M.  Laroche-Joibert.  —  Le  ministre  sait  si  bien  ce  qu'on  va  lui 
demander  qu'il  répond  d'avance! 

M.  Janvier  de  La  Motte  (Eure).  —  Il  s'interpelle  lui-même!  (fl/res 
à  droite .  ) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Le  premier  grief  que  j'ai 
vu  exprimer  avec  beaucoup  d'éloquence,  est  contenu  dans  un 
manifeste,  signé  par  dix-sept  honorables  membres  de  ce  côté 
de  l'Assemblée  [Vorateur  désigne  la  gauche).  On  a  déclaré 
que  nous  avions  fait  la  guerre,  une  grande  guerre,  sans 
l'autorisation  du  Parlement,  et  que  nous  avions  gouverné 
sans  contrôle. 

M.  Laroche-Ioibert.  —  C'est  vrai. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  C'est  vrai,  dit  M.  Laroche- 
Joubert.  Eh  bien,  il  faudra  venir  le  démontrer  ici.  [Très  bien! 
très  bien!  à  gauche  et  au  centre.) 

M.  Laroche-Joubert.  —  Ce  ne  sera  pas  difficile;  ce  sera  l'affaire 
d"un  quart  d'heure. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Nous  avons  déclaré  la 
guerre  sans  Tautorisation  du  Parlement,  nous  dit-on;  nous 
avons  mené  une  affaire  ténébreuse,  —  j'ai  lu  le  mot  quelque 
part,  —  une  affaire  ténébreuse  et  frauduleuse  à  l'insu  du 
Parlement.  Messieurs,  il  a  été  déjà  répondu  à  ce  grief.  Il 
n'est  pas  nouveau,  car  il  n'y  a  pas  un  grief  nouveau  dans  cette 
affaire  tunisienne.  Tous  se  sont  produits  ici  dans  les  discussions 
d'avril  et  de  mai  ;  ils  ont  été  rappelés  par  le  rapporteur  de  la 
commission  h  laquelle  avait  été  renvoyé  le  traité  du  Bardo, 
l'honorable  M.  Anionin  Proust.  Il  répondit  alors,  avec  un  grand 
bon  sens,  et  d'une  façon  tout  à  fait  décisive,  que  nous  n'avions 
jamais  déclaré  la  guerre  au  bey  de  Tunis... 

M.  Jules  Delafosse.  —  Vous  l'avez  faite  sans  la  déclarer. 

M.  LE  Président  du  conseil...  Que  nous  n'avions  jamais 
rompu  nos  relations  diplomatiques  avec  le  bey  de  Tunis,  que  nous 
n'avions  jamais  combattu  les  troupes  du  bey  de  Tunis.  [Rires 
à  droite.)  Si  cela  était  vrai,  messieurs,  au  12  mai,  combien 
cela  est  plus  vrai  à   l'heure   qu'il  est!  A  l'heure  .qu'il  est, 


LES   AFFAIHES   TUNISIENNES.  23 

ralliaucc,  l'accord,  renlcnte  sont  évidents  :  ils  sont  allcslés  par 
des  faits.  Vous  voyez,  à  côté  de  nos  troupes,  les  troupes 
tunisiennes  veiller  au  maintien  de  l'ordre  dans  la  partie  centrale 
de  la  Régence.  [Rn-es  ironiques  à  droite.  —  Bruit.)  Oui, 
messieurs,  oui!  Et  je  ne  vois  pas  pourquoi  cela  vous  fait  rire! 

M.  LE  Président.  —  Messieurs,  veuillez  écouter  l'orateur. 

M.  LE  Présidext  du  conseil.  —  Je  ne  vois  pas  pourquoi 
cela  vous  fait  rire  :  vous  devriez  vous  en  applaudir  en  l)ons 
patriotes. 

M.  LE  DIT,  DE  Feltre.  —  SI  c'était  vrai,  certainement,  mais  c'est 
inexact. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  C'est  absolument  vrai  ! 

M.  LE  DLC  DE  Feltre.  —  Prouvez-le  ! 

M.  le  Président  du  conseil.  —  Je  le  prouve.  Les  troupes 
tunisiennes  sont  si  bien  les  auxiliaires  sérieux  des  troupes 
françaises  qu'elles  sont  payées  comme  auxiliaires  et  reçoivent 
les  l'ations  militaires.  {Bruyantes  exclamations  et  applaudisse- 
ments ironiques  à  droite.) 

M.  LE  DIT.  de  Feltre.  —  Je  vous  remercie. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  En  vérité,  ces  rires  ne 
s'expliquent  pas.  Les  troupes  tunisiennes,  je  le  répète,  sont 
avec  nous;  la  petite  armée  d'Ali-Bey  fait  le  coup  de  feu  et  se 
bat  très  convenablement  à  côté  de  nos  troupes. 

M.  Georges  Perin.  —  Ce  sont  les  troupes  du  bey  qui  ont  main- 
tenu l'ordre  à  l'Oued-Zargua  ! 

M.  LE  Président.  —  Monsieur  Perin,  vous  n'avez  pas  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Non,  il  n'y  avait  pas  de 
troupes  françaises,  pas  plus  que  de  troupes  tunisiennes  à 
rOued-Zargua  :  sans  cela,  l'horrible  événement  qui  s'y  est 
produit  ne  serait  pas  arrivé.  Votre  objection  ne  porte  pas.  Je 
dis  que  c'est  là  un  fait  très  important,  parce  qu'on  ne  pourra 
pas  maintenir,  d'une  façon  sérieuse  et  durable,  le  protectorat 
en  Tunisie,  si  l'on  n'a  pas,  dans  une  large  mesure,  le  concours 
des  autorités  tunisiennes.  Ce  concours,  nous  l'avons  et  nous 
l'aurons,  et  c'est  une  des  raisons  qui  nous  font  considérer  le 
protectorat  comme  la  meilleure  solution  de  la  question  tunisienne. 
On  nous  dit  encore  :  «  Vous  avez  gouverné  sans  contrôle.  » 
Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  Nous  avons  envoyé  des  renforts 


24  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

en  Tunisie  ;  est-ce  que  quelqu'un  peut  nous  blâmer  de  cela?  • 

M.  LE  DUC  DE  Feltre.  —  Api'ès  les  élections! 

M.  LE  Peésidext  du  conseil.  —  C'est  inexact,  monsieur  : 
c'est  avant  les  élections.  Rappelez-vous  les  dates  :  nous  avons 
envoyé  dans  le  mois  de  juillet  plus  de  8000  hommes  en  Tunisie, 
au  vu  et  au  su  de  tout  le  monde. 

M.  DE  LA  BiLUis.  —  Vos  préfets  ont  nié  les  envois  de  Iroupes  au 
moment  des  élections. 

M.  LE  Peésident  du  conseil.  —  Ne  mêlez  donc  pas  toutes 
les  questions  et  veuillez  me  laisser  suivre  ma  discussion! 
[Interruptions  à  droite.) 

M.  LE  Président.  —  Vous  pourrez  répondre  tout  à  l'tieure,  mes- 
sieurs; cet  argument  est  un  de  ceux  qu'on  peut  apporter  à  la 
tribune. 

M.  le  Président  du  conseil.   —  Je   dis   que,   quand  un 
gouvernement,  dans  l'intervalle  de  deux  sessions  parlemen- 
taires, envoie  sur  des  points  menacés  et  qu'il  a  mandat  de 
défendre,  des  renforts,  des  colonnes  de  Iroupes,  on  ne  peut 
pas  l'accuser  de  gouverner  sans  contrôle.  Envoyer  des  renforts 
à  une  expédition  pour  exécuter  un  traité  souscrit  par  la  nation, 
en  vue  d'obtenir  l'accomplissement  des  clauses  d'un  traité  sur 
lequel  la  nation  a  apposé  sa  signature,  c'était,  de  la  part  du 
Gouvernement,  remplir  son  mandat,  et  il  ne  peut  être  question 
ici  de   dictature  ni  d'empiétement  sur   le  pouvoir  législatif. 
[Applaudissements  à  gauche  et  au  centre.)  Voilà  ce  que  nous 
avons  fait.  Nous  avons  envoyé  des  renforts,  nous  aAons  choisi 
des  généraux.  Se  plaint-on  des  généraux  envoyés  en  Tunisie  ? 
Est-ce  le  choix  du  général  Saussier  comme  commandant  du 
19*  corps  qui  sera  critiqué  dans  cette  assemblée?  Le  général 
Logerot  n'est-il  pas  un  homme   de  guerre  à  la  hauteur  des 
circonstances  ? 

Un  membre  à  droite.  —  Personne  ne  se  plaint  à  ce  point  de  vue. 
M.  LE  Président  DU  conseil.  —  Vous  dites  que  nous  avons 
gouverné  sans  contrôle,  et  voilà  ce  que  vous  appelez  faire  acte 
de  dictature!... 

M.  Janvier  de  La  Motte.  —  Vous  faites  votre  interpellation  vous- 
même.  [Rires  approbatifs  à  droite.  —  E.vclamalions  àgaiichc.) 

M.  LE  Président.  —  Monsieur  Janvier  de  La  Motte,  je  vous  rappelle 
que  vous  pourrez  vous  expliquer  à  la  tribune,  et  que  même,  pour 


LES   AFFAIRES   TUNISIENNES.  25 

mieux  vous  assurer  voire  tour  de  parok-,  vous  vous  èles  fait  insciire 
pour  et  contre.  {Hilavilé  générale.  —  Applaudissements  ironiques  au 
centre.) 

M.  Janvikii  di;  I,v  Motti:.  —  C'est  M.  le  miiiistrt' f|ui  m'en  a  doiiiié 
I'exem|>le. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  suis  tout  à  l'ail  désolr 
(1  alirr  sur  les  brisées  de  M.  Janvier  de  La  Motte;  il  parai!  (Jik^ 
j'ai  deviné  ce  qu'il  avait  à  dire  et  ({u'il  no  vent  pas  ([uc  j'y 
réponde  par  avance.    On  rit.) 

M.  Janvier  uk  La  Mottk.  —  Je  dirai  autie  chose  encore.  [Rires.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  31essieurs,  la  seconde 
objection  qu'on  nous  fait  est  une  objection  financière.  On  nous 
dit  :  «  La  preuve  que  vous  avez  empiété  sur  les  droits  du  pouvoir 
législatif,  c'est  que  vous  avez  fait  des  dépenses  qui  n'avaient 
pas  été  votées  par  la  Cbambre,  et  que  vous  avez  dépassé  le. 
crédit  alloué  pour  l'expédition.  » 

Messieurs,  j'ai  examiné  avec  une  grande  anxiété  de 
conscience  ce  grief,  qui  serait  très  grave,  s'il  était  fondé.  Je  ne 
crois  pas  qu'il  résiste  à  la  discussion ,  que  dis-je,  au  simple 
examen  des  faits.  La  dernière  Cbambre  avait  voté  17  millions 
pour  la  guerre  de  Tunisie;  je  parle  ici  devant  de  noudjreux 
témoins,  je  parle  devant  les  membres  de  la  commission  du 
budget  qui  ont  eu  à  examiner  la  demande  de  crédit,  qui  ont 
rédigé  les  clauses  financières  du  projet  de  loi,  et  je  crois  me 
conformer  à  la  plus  stricte  vérité  en  affirmant  que  ces  crédits 
étaient  une  provision  et  non  ps  une  limite.  (Rumeur.)  On 
s'est  expliqué  sur  ce  point. 

M.  DE  LA  BASSETiiiRE.  —  On  n'a  jamais  vu  un  vote  de  crédit 
illimité  ;  c'est  une  singulière  Itiéoriel 

M.  le  Président  du  conseil.  —  Il  était,  en  effet,  impos- 
sible de  dire  à  ce  moment,  au  mois  de  juin  1881,  quelle 
importance  et  quel  développement  pourrait  prendre  l'affaire 
de  Tunisie. 

M.  Gaudin.  —  Il  fallait  convoquer  la  Cliambre. 

3L  LE  Président  du  conseil.  —  Si  la  commission  du 
budget  avait  pu  établir  sur  cet  inconnu  des  prévisions  certaines, 
savez-vous  ce  qu'elle  aurait  fait  alors,  messieurs?  Elle  aurait 
fait  ce  qu'on  faisait  sous  d'autres  régimes,  elle  aurait  limité 
l'effectif  que  le  Gouvernement  était  autorisé  à  entretenir  en 


26  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

Tunisie.  Ah  !  si  la  Chambre  avait  dit  :  «  Nous  vous  donnons  un 
supph'mcnt  d'etTeclif  de  25  000,  de  30  000  hommes,»  nous 
n'aurions  pas  pu  dépasser  cette  limite  sans  manquer  à  tous  nos 
devoirs.  [Rumeurs  sur  plusieurs  bancs.)  Voulez-vous  m'écouler, 
messieurs?... 

M.  LE  Prksidem.  —  Messieurs,  ne  vous  plaignez  pas  ':  vous 
connaîtrez  la  théorie  du  Gouvernement  et  les  faits  apportés  par  lui 
à  celte  tribune;  vous  lui  répondrez  alors  d'autant  plus  facilement. 
Veuillez  donc  écouter  en  silence. 

M.  LE  Peésident  du  conseil.  —  Je  dis  qu'on  ne  pouvait  pas 
donner  à  ces  crédits  un  caractère  limitatif,  parce  qu'on  ne 
connaissait  pas  l'avenir  ;  on  ne  le  pouvait  pas  et  on  ne  le 
voulait  pas,  puisque,  dans  le  sous-détail  qui  fait  partie  inté- 
iirante  de  la  loi  de  crédit,  il  y  a  un  crédit  de  2.500  000  francs 
pour  l'imprévu.  On  n'était  donc  pas  en  présence  d'une  expé- 
dition limitée,  d'un  effort  que  la  Chambre  voulût  limiter.  Non, 
la  Chambre,  fidèle  à  la  conduite  qu'elle  avait  eue  dans  cette 
atïaire,  entendait  donner  un  plein  pouvoir,  un  blanc-seing, 
jusqu'à  la  rentrée  des  Chambres...  [Dénégaiions  à  droite  et  à 
r  extrême-gauche .) 

M.  LE  Président.  —  Je  prie  la  Chambre  de  faire  silence. 

M.  DE  LA  BiLiAis.  —  Nous  n'acceptons  pas  cette  responsabilité. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Dans  cette  occasion,  il  ne 
pouvait  pas  y  avoir  entre  la  Chambre  et  le  ministère,  qui  avait 
sa  confiance,  autre  chose  qu'un  contrat  de  confiance.  On  se 
trouvait  en  présence  d'entreprises  militaires  commencées  en 
Tunisie,  en  présence  d'une  insurrection  à  ses  débuts.  Est-ce 
qu'il  eût  été  raisonnable  de  la  part  de  la  Chambre  de  dire  : 
«  Vous  ne  réprimerez  l'insurrection  que  jusqu'cà  tel  point  et 
vous  la  laisserez  s'aggraver,  si  elle  le  dépasse?  » 

M.  CcNÉo  d'Ornano.  —  Le  prétendu  traité  de  paix  était  signé. 

M.  le  Président  du  conseil.  —  La  Chambre  ne  pouvait  pas 
parler  ainsi  {approbation  sur  plusieurs  bancs  à  gauche),  car 
alors,  ce  n'était  pas  de  la  politique  et  ce  n'était  pas  de  la 
confiance.  {Très  bien!  sur  divers  bancs  à  gauche.)  Voilà  pour  le 
caractère  des  crédits  :  mais  en  etîet,  messieurs,  les  crédits 
n'ont  pas  été  ni  dépassés,  ni  dépensés.  {A  droite,  oh  !  oh!) 

M.  DE  LA  RocuETTE.  —  La  guerre  a  commencé  après  le  traité  de 
paix. 


i 


I 


I.KS    AFFAlItKS   TIMSIKNNKS.  .>T 

M.    LE   l'iiKSIDKNT   DU    CONSEIL.   —   VOH'i    CUllllllt.MU    li'    Cl't'ilit 

total  de  17  millions  s»:-  décompose,  en  voici  le  sous-délail  par 
arlicles.  Comment  oiiérait-on  .jiis.pi;'i  ci'  jour?  Coiniiifiii.  sous 
l'Empire,  par  exemple,  comment,  dans  les  habiUides  de 
comptabilité  impériale,  faisait-on  les  comptes  des  expéditions 
à  réli'aniier?  On  répaitissait  la  déiicnso  dans  les  dillerents 
chapitres,  dans  une  vingtaine  de  cliapitrcs  du  jjuduet:  et  c'était 
là  l'éternel  grief  de  toutes  les  oppositions  de  dire  :  «  Où  voiile/.- 
vous.  demaiulaient-elles,  (pie  nous  retrouvions  le  total  de 
l'expédition  du  Mexiipie,  de  l'expédition  d'Italie?  Tout  cela  est 
perdu  dans  vingt  chapitres  du  budget!  » 

M.  le  ministre  de  la  guerre  et  la  commission  du  budget  n'ont 
pas  voulu  tonil)er  dans  cette  obscurité,  et  on  a  ouvert  un 
chapitre  spécial,  le  chapitre  '29.  aux  dépenses  de  l'expédition 
de  Tunisie;  il  était  entendu  cpie  toutes  les  dépenses  extraordi- 
naires motivées  par  cette  expédition,  seraient  portées  dans  ce 
chapitre,  et  non  plus  dispersées  dans  vingt  chapitres  du  budget. 
Au  lieu  d'une  vingtaine  de  chapitres,  comme  autrefois,  il  y  a 
lin  seul  chapitre,  comprenant  une  douzaine  d'articles  comme 
ceux-ci  :  vivres,  solde,  services  de  marche,  transports,  habil- 
lements, justice  nulitaire,  remonte  de  l'artillerie,  imprévu, 
fonds  secrets. 

M.  DF,  La  lîocHEFOiCArLi),  Dii;  DE  BisAcr.iA.  —  Quel  est  le  total 
de  la  dépense? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Le  total  du  ciiapitre  est 
de  17  millions. 

M.  DE  EA  RocHETTE. —  Nous  en  sonimes  loin. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Eh  bien,  comment  a-t-on 
opéré?  On  a  opéré  de  la  seule  façon  pi'atique,  admissible, 
raisonnable  :  par  exemple,  pour  les  services  de  marche  et  les 
transports,  comme  ce  sont  des  dépenses,  une  fois  faites,  qui  ne 
se  rattachent  à  aucune  autre  dépense  dans  le  budget,  tous  les 
transports  et  tous  les  services  de  l'expédition  ont  été  imputés 
sur  le  crédit  de  17  millions.  Mais  il  était  manifeste  qu'on  ne 
pouvait  faire  cette  imputation  pour  la  solde,  pour  les  vivres, 
pour  les  journées  d'hôpital;  vous  ne  pouviez  pas  demander 
aux  sous-ordonnateurs  d'opérer  celte  division  en  temps  de 
guerre,  même  pour  la  solde.  Vous  le  pouviez  encore  moins  pour 


28  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

les  vivres,  pour  les  i-ations,pour  les  journées  crhùpllal.  Pourquoi 
cela?  Parce  que,  même  en  France,  on  ne  sait  qu'en  fin  d'exercice 
combien  a  coûté  la  ration  ou  la  journée  d'hôpital,  et,  qu'à  plus 
forte  l'aison,  nous  ne  saurons  qu'à  la  fin  de  l'année  combien 
elles  ont  coûté  en  Tunisie. 

Par  conséquent,  il  n'a  pas  été  possible  de  diviser  une  opéra- 
tion qui  est  en  elle-même  indivisible.  Pour  la  solde  des  troupes, 
par  exemple,  on  a  fait  ce  que  l'opposition  appelle  des  virements, 
mais  ce  qui  n'a  nullement  le  caractère  de  virements  :  on  a  fait 
des  imputations  provisoires  sur  le  budget  ordinaire.  [Mouve- 
ments divers.)  Je  vous  prie  de  m'écouter,  messieurs...  On  l'a 
fait  et  on  a  dû  le  faire.  Et,  quand  même  M.  le  ministre  de  la 
guerre,  au  lieu  d'un  crédit  de  17  millions,  aurait  eu  devant  les 
mains  un  crédit  de  50,  ÔO  ou  de  100  millions,  il  n'aurait  pas 
opéré  dilTéremment,  vu  qu'il  résulte  du  contexte  de  la  loi  de 
finances  elle-même,  de  la  loi  de  crédit,  qu'on  ne  doit  porter  sur 
le  crédit  extraordinaire  que  la  dilTérence  qu'il  y  a  entre  la  solde 
d'un  régiment  entretenu  en  France  et  la  solde  en  Tunisie. 
{Rumeurs  sur  quelques  bancs.) 

PliisUmrs  membres.  —  C'est  évident  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Voilà,  messieurs,  une 
explication  qui,  je  crois,  ne  peut  pas  être  contestée.  Et  les 
personnes  qui  ont  cru  que  le  ministre  de  la  guerre  avait  man- 
qué à  son  devoir  en  imputant  l'entretien  des  troupes  sui'  les 
crédits  ordinaires,  n'ont  oublié  qu'une  chose  qui  ressort  du 
détail  même  qui  se  trouve  dans  l'exposé  des  motifs  de  ce  projet 
de  crédit  :  c'est  que,  évidemment,  la  Chambre,  la  commission 
du  budget  ont  entendu  porter  sur  le  crédit  extraordinaire 
uniquement  la  dilférence  entre  la  solde  en  Tunisie  et  la  solde 
en  France,  ce  chiffre  étant  de  l  million  environ. 

M.  LK  MAnguis  de  Ia  lior.BEJAQUELEi.N.  —  C'est  évident  1 

M.  LE  Présidknt  du  conseil.  —  J'arrive  à  un  autre  grief. 
C'est  assurément  celui  qui  a  jeté  le  plus  d'anxiété  ou  d'obscurité 
dans  les  esprits  :  c'est  la  question  du  retrait  des  troupes,  comme 
on  dit.  i Marques  d'atlention.) 

Je  prends  la  liberté  de  devancer  encore  sur  ce  point  les 
interpellations  de  mon  honorable  collègue  M.  Janvier  de 
La  Motte. 


I,ES   AFKAIHES   TLMSIKNNES.  29 

M.  Janvier  m:  I.a  Motti;  lEiire).  —  Qu'en  savez-voiis? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Jf  sais  ce  qiif  vous  diic/.  si 
vous  traitez  ce  point. 

M.  Janvier  de  I.a  .Motte.  —  Vous  nriiiterfiellez.  .-iImis? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  crois  (|iit'  roiiji'ciion  (|iit' 
l'on  focimilt^  est  celle-ci  :  «  Vous  avez,  au  (lélriiiu'nt  dt's  intérêts 
militaires  (jui  vous  étaient  conlic'S  et  dans  des  vues  iioliti(|ucs, 
retiré  une  partie  de  l'elTectif  que  vous  aviez  envoyé  en  Tunisie.  » 
On  va  même  jus(ju'à  dire,  dans  certains  journaux  (jui  n'y 
regardent  pas  de  si  près  :  «  Vous  avez  retiré  l'eUectif.  vous  avez 
retiré  les  troupes  dans  un  intérêt  électoral  {oui!  oui!  à  droite), 
atln  d'établir,  aux  yeux  des  électeurs,  qui  allaient  être  consultés, 
que  l'expédition  de  Tunisie  n'était  pas  une  chose  sérieuse  et 
qu'elle  avait  déjà  pris  tin.  Vous  avez  fait  cela  avec  une  impré- 
voyance telle;  vous  avez  compromis  de  telle  façon  les  intérêts 
militaires  du  pays  que  c'est  ce  retrait  des  troupes,  partiel  ou 
total,  qui  a  été  la  cause  directe  du  soulèvement  du  sud  df 
la  Régence.  » 

V^oilà  l'objection.  Je  crois  que  je  ne  l'alTaiblis  pas.  J'y  réponds. 
Je  vais  tâcher  d'établir  d'abord  que  la  dislocation  du  corps 
expéditionnaire  était  nécessaire;  ensuite,  que  cette  nécessité, 
que  ce  rapatriement  d'une  partie  du  corps  expéditionnaire  n'a 
eu  aucune  influence  appréciable  sur  les  événements  qui  ont 
suivi.  Quant  à  la  manœuvre  électorale,  permettez-moi  de  vous 
dire  qu'elle  eût  été  bien  singulière,  bien  grossière,  et  que  le 
Gouvernement  se  serait  chargé  lui-même,  dans  cette  hypothèse, 
de  faire  presque  immédiatement  une  contre- manœuvre.  En 
effet,  avant  les  élections,  dans  le  courant  du  mois  de  juillet,  le 
Gouvernement  avait  envoyé  à  Tunis  un  corps  de  troupes  d'un 
chiffre  supérieur  à  8000  hommes.  Il  l'a  fait  au  vu  et  au  su  de 
tout  le  monde,  puisque  ces  8000  hommes  ont  été  pris  dans  les 
4"  bataillons  de  85  régiments,  comme  il  a  été  fait  pour  toutes 
les  troupes  envoyées  dans  la  seconde  expédition.  Le  Gouverne- 
ment ne  se  cachait  donc  pas  ;  et,  s'il  avait  fait  là  une  manœuvre 
électorale,  il  eût  fait,  en  même  temps  une  contre-manœuvi"e, 
puisqu'il  envoyait  d'autres  troupes  en  Tunisie. 

M-  LE  BARON  Dlfolr.  —  Pendant  ce  lemps-là,  les  préfets  disaient 
le  contraire.  {Rumeurs  à  gauche.)  La  preuve,  la  voilà! 


30  DISCOURS   DE  JULES   FEKRY. 

M.  LK  Président.  — Monsieur  Dufour,  vous  n'avez  pas  la  parole: 
je  vous  prie  de  garder  le  silence. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  voudrais,  messieurs, 
De  laisser  daDs  vos  esprits  auciui  doute  sur  cette  partie  si 
importaDte  de  ma  discussioD.  CornbieD  le  GouverDement  a-t-il 
l'apatrié  de  soldats  appartcDaDt  au  premier  corps  expédition- 
Daire  de  Tuoisie?  Voici  les  chilTres  :  lOOÛO  hommes  o«t  été 
rameués  daDs  le  couraut  du  mois  de  juin,  et  120UÛ  hommes 
sont  restés  dans  les  ditîérentes  villes  et  les  postes  militaires  qui 
constituaient  notre  occupation.  Pourquoi  avoir  fait  revenir  ces 
10000  hommes?  Messieurs,  pour  des  raisons  de  la  plus  haute 
gravité,  que  M.  le  ministre  de  la  guerre  a  exposées  au  conseil 
et  que  le  conseil  a  adoptées  après  mûr  examen  :  pour  des  raisons 
sanitaires  et  pour  des  raisons  militaires. 

Les  raisons  militaires,  messieurs,  étaient  d'une  importance 
telle  que  les  raisons  sanitaires,  qui  sont  si  graves,  passent,  en 
quelque  sorte,  au  second  plan.  En  etïet,  comment  avait  été 
composé  le  premier  corps  expéditionnaire  de  Tunisie?  Il  avait 
été  composé,  en  très  grande  partie,  par  la  force  même  des 
choses,  de  troupes  d'Algérie.  Ce  sont  les  troupes  d'Algérie  que 
le  Gouvernement,  surpris  par  l'invasion,  par  l'attaque  à  main 
armée  des  Kroumirs,  aux  30  et  31  mars,  a  fait  avancer  par 
échelons.  Donc,  8800  hommes,  empruntés  à  l'armée  d'Algérie, 
faisaient  pai-lie  du  corps  expéditionnaire.  A  ces  8800  hommes, 
M.  le  ministre  de  la  guerre,  qui  devait  aller  au  plus  pressé, 
—  l'affaire  était  pressante,  l'opinion  plus  pressante  encore,  — 
le  ministre  de  la  guerre,  à  ce  conlingeDt  déjà  respectable  de 
troupes  d'Algérie,  ajouta  des  régiments  à  2  bataillons,  avec 
l'artillerie  et  la  cavalerie  correspondantes  :  soit  31  bataillons 
d'infanterie  et  lo  escadrons  de  cavalerie,  empruntés  à  13  régi- 
ments d'infanterie,  qui  fournirent  chacun  2  bataillons,  et  à 
5  régiments  de  cavalerie,  qui  foui-nirent  chacun  3  escadrons; 
en  ajoutant  les  W  et  141"  régiments  d'infanterie,  qui  apparte- 
naient à  la  brigade  Vincendon,  on  obtint  ainsi  le  chitïi-e  de 
30000  hommes,  total  de  l'etfectif  du  premier  corps  expédition- 
naire. Ces  mesures  eussent  été  suffisantes  pour  une  expédition 
de  quinze  jours  ou  trois  semaines,  mais  ce  système  était  incom- 
patible avec  une  occupation  durable  ;  en  etïet,  il  présentait  un 
grand  inconvénient  et  il  comportait  un  grand  péril  :  la  mobili- 


LES    AFKAIIIES   TUNISIENNES.  31 

sation  cHait  atteinte,  les  cadres  de  la  mobilisation  étaient  atteints, 
puisque  les  t^ats-majors  et  les  cadres  de  '2  bataillons  de 
13  régiments  opéraient  en  Tunisie.  Il  fallait  donc,  puisque 
l'occupation  devait  durer,  aviser  à  un  autre  système. 

Quel  était  le  premier  devoir  du  ministre  de  la  guerre?  On 
devrait  vraiment  reconnaître,  à  la  fois,  et  la  grande  diflicullé 
où  il  s'est  trouvé,  et  le  peu  de  ressources  qu'il  avait  pour  la 
résoudre.  Nos  lois  militaires  n'ont  pas  prévu  d'armée  coloniale: 
on  ne  songeait  pas  à  cela  en  1872!  Il  fallait  donc,  avec  une 
organisation  militaire  destinée  uniquement  à  la  guerre  conti- 
nentale, pourvoir  aux  nécessités  pressantes  de  la  guerre 
d'Afrique.  On  ne  le  pouvait  qu'à  une  condition  :  c'était  de 
laisser  les  cadres  de  la  mobilisation  intacts;  et  si,  dans  celte 
affaire,  le  ministre  de  la  guerre  ne  s'était  pas  préoccupé  avant 
tout  de  rétablir  les  cadres  de  mobilisation  dans  leur  intégralité, 
il  aurait  véritablement  manqué  à  tous  ses  devoirs  et  dédaigné 
ce  qui  doit  être  son  souci  constant,  même  en  temps  de  paix. 

Pour  rétablir  les  cadres,  qu'est-ce  qu'on  a  fait?  On  a  disloqué 
le  corps  d'armée,  on  a  rapatrié  environ  10000  hommes,  on  a 
renvoyé  en  France  l'état-major  des  régiments,  les  cadres  d'un 
bataillon,  en  versant  dans  les  seconds  bataillons,  qui  restaient 
en  Tunisie  et  devaient  former  le  corps  d'occupation,  assez 
d'hommes  pour  en  porter  le  contingent  de  530  à  600  hommes. 
De  sorte  que  les  10000  hommes  qui  ont  été  rapatriés,  messieurs, 
ce  sont  les  cadres  de  bataillons  actifs  qui  font  partie  intégrante 
du  système  de  mobilisation  ;  ce  sont  encore  les  soldats  libérables, 
ce  senties  soldats  de  faible  santé,  ceux  qu'on  appelle,  en  langage 
technique,  les  malingres. 

J'ari'ive  à  l'autre  côté  grave  de  la  question  :  l'intérêt  sanitaire, 
qui  venait  s'ajouter  au  grand  intérêt  militaire  pour  motiver  le 
rapatriement.  Pour  juger  et  apprécier  avec  une  complète  équité 
la  mesure  dont  je  parle,  queje  défends  ici  de  toute  ma  conviction, 
et  qui  a  soulevé  tant  de  critiques  dans  le  public,  il  faut  qu'on 
veuille  bien  se  rendre  compte  des  conditions  dans  lesquelles  se 
trouve  une  armée  nécessairement  jeune  comme  la  nôtre, 
composée  d'éléments  jeunes,  lorsqu'elle  fait  la  guerre  en  Afrique. 
Lorsque  nous  avons  fait  les  guerres  d'Afrique,  sous  le  gouver- 
nement de  Juillet  et  sous  l'empire,  nous  avions,  messieurs, 
d'autres  soldats  que  ceux  d'aujourd'hui  :  nous  avions  de  vieux 


32  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

soldats.  Il  y  avait  dans  rarmée  consliluée  parla  loi  de  1832... 

[Intetruptions.) 

M.  LE  Président.  —  Messieurs,  le  débal  se  précise,  ce  n'est  pas  le 
moment  qu'il  faut  choisir  pour  le  troubler  par  des  conversations  :  il 
faut,  au  contraire,  écouter  avec  la  plus  grande  attention.  [Très  bien! 
trcn  bien/) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  il  me  semble 
que  je  serre  la  question  autant  qu'il  m'est  possible  :  je  prie  la 
Chambre  de  vouloir  bien  suivre  mon  raisonnement. 

Messieurs,  il  faut  considérer  avant  toute  chose  la  ditïérence 
fondamentale  qu'il  y  a  entre  l'armée  de  la  loi  de  1832  et  l'armée 
de  la  loi  de  1872.  Dans  l'ancienne  armée,  formée  par  la  loi  de 
1832,  nous  avions  cent  mille  vieux  soldats,  par  suite  des 
rengagements;  il  y  en  a  à  peine  29000  dans  l'armée  telle  que 
l'a  constituée  la  loi  de  1872.  Par  conséquent,  la  grande  majorité 
de  notre  armée  nationale  se  compose  d'hommes  véritablement 
jeunes,  d'hommes  de  20  à  23  ans,  c'est-à-dire  à  l'âge  critique, 
au  point  de  vue  des  influences  typhoïdiques  que  développent 
nécessairement  les  pays  chauds  comme  l'Algérie.  {Très  bien! 
sur  un  grand  nombre  de  bancs.) 

Eh  bien,  qu'a  fait  M.  le  ministre  de  la  guerre?  quel  but  a-t-il 
poursuivi?  Il  a  voulu  sauver  l'armée  des  influences  anémiques, 
typhoïdiques  qui  constituent  le  grand  péril,  le  fléau  des  mois 
de  juillet,  août  et  septembre  dans  l'Afrique  du  nord.  Il  a  voulu, 
en  prévision  de  ce  qui  pourrait  advenir,  mettre  à  l'abri  la  plus 
grande  partie  de  son  corps  d'armée,  car,  messieurs,  vous  nous 
ferez  bien  l'honneur  de  penser  que  nous  avons  prévu  qu'il 
pourrait  y  avoir  une  campagne  d'automne,  —  je  l'afflrme,  et  je 
voudrais  bien  qu'on  me  crût,  —  et  que  le  Gouvernement  n'était 
pas  aveugle  au  point  d'avoir  oublié  que  le  retour  de  l'automne 
est  le  signal  des  insurrections  sur  la  terre  africaine.  Nous  le 
savions  fort  bien;  nous  le  savions  d'autant  mieux  que  nous 
étions  avertis  par  les  massacres  de  Saida,  et  qu'il  était  résolu, 
dans  la  pensée  du  Gouvernement,  — je  ne  lui  en  fais  pas  un 
mérite,  car  tout  gouvernement  de  bon  sens  aurait  agi  comme 
nous,  —  qu'on  ferait  de  grandes  campagnes  d'automne,  à  la 
fois  dans  le  sud  oranais... 

M.  DE  La  RocHEFOLCArLD,  Dic  DE  BisAcciA.  —  Vous  avcz  déclaré 
le  contraire! 


LES  AFFAIRES  TUNISIEiNNES.  33 

Plusieurs  membres  à  droite.  —  Vous  avez  dit  ([n'on  n'aurait  pas  de 
yuerre. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  ne  faut  {»as  jouer  sur  le 
mot  de  grandes  campagnes.  [Exclamai ions  à  droiie.) 

M.  .lANviEn  DE  La  Motte.  —  C'est  vous  qui  nous  avez  joués  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  disais  donc  qu'on  avait 
résolu  de  faire  une  expédition  de  deux  ou  trois  colonnes  à  la 
lois  dans  le  sud  oranais  et  dans  le  sud  de  la  Régence;  lorsque 
l'on  eut  pris  celte  décision,  31.  le  ministre  de  la  guerre  nous  dit  : 
M  Mais  alors  j'aime  mieux  envoyer  des  hommes  nouveaux  ;  des 
hommes  ayant  passé  l'été  dans  les  garnisons  de  France  ;  ils 
arriveront  dans  la  plénitude  de  leur  force,  tandis  que  ceux  qui 
auront  été  dans  les  garnisons  d'Algérie  seront  affectés  par 
l'anémie  »...  {Très  bien!  très  bien!  sur  quelques  bancs.) 

M.  Georges  Perin.  —  C'est  extraordinaire,  cette  théorie  ! 

M.  le  Président  du  conseil.  — ...  Et  c'est  alors,  messieurs, 
par  les  raisons  que  je  viens  de  vous  dire,  et  qui,  à  mon  sens, 
sont  de  sérieuses  et  fortes  raisons,  de  bonne  administration 
militaire,  que  vint  s'imposer  à  nous  l'obligation  d'appeler  les 
4"  bataillons.  C'est  avec  ces  4"  bataillons  que  le  deuxième  corps 
expéditionnaire,  qui  comprend  environ  oOOOO  hommes,  en 
comptant  les  880U  pris  en  Algérie,  a  été  constitué,  et  qu'il  a  été 
fait  face  aux  exigences  de  ce  grand  mouvement  de  troupes. 
Permettez-moi  d'ajouter  encore  deux  mots  sur  cette  mesure  de 
M.  le  ministre  de  la  guerre.  Je  crois,  messieurs,  après  l'avoir 
très  attentivement  examinée ,  que  c'était  en  vérité  la  seule 
pratique  :  c'était  la  seule  qui  respectât  l'intégralité  des  cadres 
de  la  mobilisation.  Vous  savez  que  ce  sont  ces  quatrièmes  ba- 
taillons—  qu'on  a  peut-être  tort  d'appeler  4*^  bataillons,  car  ils 
ne  portent  pas  le  numéro  4  :  ils  sont  seulement  des  bataillons 
en  sus  des  trois  bataillons  actifs  et  ne  comptent  pas  dans  les 
cadres  démobilisation — ce  sont  des  bataillons  de  seconde  hgne, 
destinés  à  garder  les  places  fortes  à  la  frontière,  mission  dans 
laquelle  ils  peuvent  être  remplacés,  en  temps  de  guerre,  par 
l'armée  territoriale.  L'on  pourrait  les  appeler  plus  justement 
des  bataillons  disponibles.  Ce  sont  eux  qui  ont  constitué  les 
régiments  de  marche,  avec  lesquels  le  ministre  de  la  guerre  a 
pu  former  le  contingent  du  second  corps  expéditionnaire. 

J.  Frrry,  Discours,  V.  3 


34  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

Si  l'on  revient  sur  celte  question,  qui  est  un  peu  technique, 
je  ne  tloute  pas  que  M.  le  ministre  de  la  guerre  n'apporte  encore 
d'autres  raisons,  mais  je  crois  en  avoir  dit  assez  en  ce  moment 
sur  ce  point.  J'ai  démontré  que  la  dislocation  du  corps  expédi- 
tionnaire était  nécessaire  :  je  suis  convaincu,  en  outre,  qu'elle 
a  été  absolument  inolïensive,  et  qu'elle  n'a  eu,  —  quoi  qu'on  en 
dise,  —  aucun  rapport,  aucune  espèce  de  lien  commun  avec  la 
révolte  des  tribus  du  sud  de  la  Régence.  11  y  aune  raison  décisive 
et  qui  saute  aux  yeux.  Où  l'insurrection  s'est-elle  produite? 
Est-ce  dans  le  nord?  Non!  Sur  tous  les  points  où  stationnent 
nos  garnisons  et  dans  tout  le  rayon  environnant,  partout  où  il 
se  savait,  par  conséquent,  qu'on  avait  retiré  des  troupes,  l'ordre 
n'a  pas  cessé  de  régner.  Le  trouble  a  été  apporté  des  régions 
du  Sud,  par  les  tribus  du  Sud  insurgées,  et  nullement  par  les 
Kroumirs,  les  Mohgars  et  autres  peuplades  auxquelles  nous 
avions  fait  sentir  la  force  de  notre  bras.  Aucune  de  ces  peuplades 
ne  s'est  insurgée. 

Il  y  a  inie  autre  raison  :  nous  n'avons  pas  laissé  le  Sud 
sans  y  intervenir  efficacement  et  victorieusement;  aussitôt 
que  l'insurrection  se  manifeste  à  Sfax,  nous  y  envoyons 
8000  hommes.  Pourquoi  le  Sud  s'est-il  soulevé?  Ne  croyez  pas 
que  ce  soit  pour  avoir  entendu  dire  que  nous  avions  dégarni  le 
nord  de  la  Tunisie;  c'est  parce  que  l'état  de  révolte  est  l'état 
permanent,  habituel  de  toutes  ces  tribus  de  la  Régence.  Il  n'y  a 
pas  dans  le  sud  de  la  Régence  d'exercice  sérieux  de  l'autorité 
du  gouvernement  tunisien.  De  temps  en  temps,  l'impôt  s'y  paye 
bien,  mais  savez-vous  comment?  On  envoie  le  bey  du  camp,  le 
frère  du  bey,  avec  une  petite  troupe  de  3000  ou  4000  hommes, 
et  on  fait  rentrer  comme  cela  l'impôt  tous  les  deux  ans,  tous  les 
trois  ans,  comme  on  peut...  [Murmures  à  droite.) 

M.  CuNÉo  d'Ornâno.  —  C'est  une  jolie  conquête  que  vous  faites  là  ! 

Un  membre  à  gauche.  —  Cela  les  étonne,  ils  ne  savent  pas  cela. 

M.  LE  Président  du  coxseil.  —  Il  n'y  a  donc  rien  de 
surprenant  à  voir  s'élever  contre  le  gouvernement  du  bey, 
contre  le  Gouvernement  français,  des  tribus  qui,  en  réalité,  ne 
reconnaissent  aucune  autorité.  Croyez  bien  que  la  cause  de 
l'insurrection  du  Sud  est  ailleurs  que  dans  le  retrait  d'une  partie 
des  troupes  :  elle  est  beaucoup  plus  profonde  que  cela,  elle  tient 
îi  un  phénomène  social,  dont  nous  sommes  avisés  depuis  un 


LES   AFIAIUKS   TUNISIENNES.  35 

grand  nombre  tic  mois  [vdv  nos  agonis  diplomatiriiies  on  pays 
musulmans.  Ce  soulôvemenl  tient  à  la  piofontlc  agitation  (|ui 
règne  dans  Tlslani  depuis  la  guerre  de  Uiissie  contre  laTur([uie, 
c'est-à-dire  depuis  1877,  du  l'ond  du  Sahara  à  la  frontière 
algérienne,  et  sur  toutes  les  i-ives  de  la  Méditerranée.  Aussi 
bien  par  le  massacre  de  Saïda  qu<'  par  le  massacre  de  la  mission 
du  colonel  Flatters,  et  parles  entreprises  du  khalife  à  Constan- 
tinople,  le  réveil  du  fanatisme  musulman  depuis  1877  est 
attesté  comme  fait  patent,  certain,  croissant  en  importance. 

C'est  ce  qui  me  permet  de  dire  que  la  France,  en  faisant, 
pour  sa  propre  défense,  ce  qu'elle  a  fait  en  Tunisie,  ce  qu'elle 
y  fait  encore,  à  l'iieure  qu'il  est,  a  porté  à  cette  renaissance  du 
fanatisme  musulman  un  coup  mortel;  qu'elle  a  rendu  ainsi  un 
nouveau  et  capital  service  à  la  cause  de  la  civilisation,  qu'elle 
sert  depuis  si  longtemps.  [Rumeurs  et  Interruptions  à  droite.  — 
Mouvements  divers.) 

M.  I.ARor,[iE-JorBERT.  —  Ce  sont  des  guerres  de  religion  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  — •  Si  la  Chambre  veut  bien 
m'entendre... 

Plusieurs  membres.  —  Reposez-vous  ! 

M.  LE  Président  DU  CONSEIL.  —  J'aime  mieux  continuer... 

M.  LE  Présidem.  —  Je  prie  la  Cliambre  d'écouter  M.  le  président 
du  conseil. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  voudrais,  pour  ne  pas 
abuser  de  la  bienveillante  attention  de  la  Chambre...  [Parlez! 
parlez!)  examiner  devant  elle  une  dernière  question  que  vous 
avez  assurément  le  droit  de  nous  poser;  c'est  celle-ci  :  «  Nous 
sommes  en  Tunisie.  Qu'y  faisons-nous  à  cette  heure,  où  allons- 
nous,  et  comment  concevons-nous  la  solution  du  problème  qui 
a  été  posé  par  l'entrée  de  nos  troupes  dans  la  Régence  de  Tunis?  » 
[Rumeurs  sur  divers  bancs.) 

Messieurs,  à  entendre  tout  ce  qui  se  dit,  à  lire  tout  ce  qui 
s'écrit  sur  cette  afl'aire  de  Tunis,  il  semble,  en  vérité,  que  nous 
soyons  au  lendemain  d'une  sorte  de  désastre  national.  Les 
partis  de  droite  et  débauche  ne  cessent  de  nous  répéter  que 
l'expédition  de  Tunisie  est  un  grand  malheur,  que  cette  expé- 
dition nous  a  fait  perdre  nos  alliances  en  Europe,  qu'elle  a 
désorganisé  notre  armée,  qu'elle  doit  être  placée  sur  la  même 


36  DISCOURS  DE  JULES  FEHRY. 

ligne  que  l'expédition,  à  jamais  lamentable,  du  Mexique.  Cela 
s'écrit,  messieurs,  cela  se  dit,  cela  se  répand  ;  et,  comme  le 
Gouvernement  n'a  pas  encore  eu  la  parole  pour  répondre,  cela 
entre  dans  l'esprit  public.  Il  s'est  fait,  en  quelque  sorte,  sur 
cette  expédition  comme  une  sorte  de  légende.  Il  n'y  a  pas  de 
pays  où  les  légendes  se  fassent  plus  vite  qu'en  France. 

Eh  bien,  permettez-moi  de  dire  que  ces  griefs,  que  ces 
craintes,  que  ces  excès  de  polémique  ne  sont,  en  aucune  façon, 
en  concordance  avec  la  vérité. 

Notre  armée  désorganisée  !  Je  viens  d'exposer  que  ses  cadres 
de  mobilisation  sont  absolument  intacts;  et  si,  à  l'heure  qu'il 
est,  les  eiïectifs  sont  faibles,  c'est  que,  entre  la  classe  1876,  qui 
vient  de  partir,  et  la  nouvelle  classe,  qui  n'est  pas  encore  arrivée, 
il  se  produit  nécessairement  un  vide  dans  les  etïectifs;  il  s'y 
produit  toutes  les  années  à  cette  même  époque;  les  sacrifices 
que  nous  avons  dû  faire  au  corps  expéditionnaire  de  Tunisie 
l'ont  assurément  accru,  mais  ne  l'ont  pas  causé. 

L'armée  n'est  point  désorganisée,  la  mobilisation  est  intacte, 
et  si  le  malheur  voulait  qu'une  mobilisation  fût  nécessaire,  vous 
verriez,  sans  la  moindre  difficulté,  sans  le  moindre  trouble, 
entrer  dans  ces  cadres,  qui  n'ont  pas  besoin  d'être  nombreux, 
les  nombreuses  classes  de  réserve  qui  forment  notre  véritable 
force  défensive.  Nos  alliances  perdues  !...  Messieurs,  nous  avons 
signé  hier  un  traité  de  commerce  avec  l'Italie...  [Exclamations 
à  droite.) 

Il  vous  sera  soumis,  messieurs,  mais  l'accord  s'est  fait  entre 
les  représentants  des  deux  gouvernements,  et  je  ne  sache  pas 
qu'un  traité  de  commerce  ait  été  jamais  le  signe  d'une  mésin- 
telligence profonde  entre  deux  nations  voisines  et  amies.  A 
f heure  qu'il  est,  comme  j'avais  l'honneur  de  le  dire  tout  à 
l'heure  à  la  Chambre,  nous  avons  en  Tunisie,  autour  de  Kairouan, 
une  armée  de  oOOÛO  hommes,  et,  certes,  elle  est  aux  mains  de 
chefs  vaillants,  habiles,  qui  ont  su  la  conduire.  Je  crois  qu'il  y 
a  peu  de  marches  militaires  aussi  belles  que  celle  que  le  général 
Forgemol  vient  d'exécuter  en  douze  jours  entre  Tehessa  et 
Kairouan  [Très  bien!  très  bien!  à  gauclie  et  au  centre.  —  Rumeurs 
à  droite);  je  crois  que,  si  la  constance  est  pour  quelque  chose 
dans  les  afïaires  de  guerre,  il  y  a  peu  de  faits  d'armes  aussi 
considérables   et  aussi   honorables  pour  notre  armée  que  la 


LES   AFFAIRES   TUNISIENNES.  37 

campagne  qui  commenra  par  la  pointe  du  général  Sabalier  sur 
Zaghoua,  et  qui  s'est  continuée  par  cette  admirahle,  celte 
splendide,  cette  triompliale  marche  de  la  colonne  du  général 
Saussier  jusqu'à  Kairouan.  [Très  bien!  très  bien!  à  gonche.) 

Messieurs,  je  dis  ces  choses  parce  que  c'est  la  vérité. 

M.  Ci.NÉo  d'Ornano.  —  Ce  sont  nos  soldats!... 

M.  LE  Président  du  coxskil.  —  Ce  sont  nos  soldais,  ce  sont 
nos  ofliciers,  ce  sont  nos  généraux,  c'est  le  bon  vouloir  de  tout 
le  monde,  monsieur!  [Applaudissements  à  gauche.) 

M.  LE  MARQi:is  riE  La  Iîocuejacqueleix.  —  Personne  ne  le  conteste, 
personne  ne  l'a  jamais  contesté,  et  nous  ne  nous  permettons  pas  de 
juger  les  généraux.  Mais  ce  n'est  pas  la  question. 

M.  de  la  Ror.HETTE.  —  C'est  le  ministère  qui  est  en  cause  ;  ce  n'est 
pas  l'armée! 

M.  LE  Peésidext  du  conseil.  —  Il  y  a  plusieurs  manières 
poui'  les  armées  modernes,  pour  une  armée  française,  de  se 
faire  de  l'honneur.  Messieurs,  on  se  fait  honneur  en  versant 
son  sang,  en  bravant  des  ennemis  nombreux,  en  livrant  des 
batailles  rangées,  mais  on  se  fait  honneur  aussi  en  subissant 
des  épreuves... 

M.  LE  BARON  DE  BouRGOLNG.  —  Kous  savons  Cela  aussi  bien  que 
vous.  {Rumeurs  au  centre.) 

M.  LE  Président  du  coxseil.  —  Les  troupes  françaises 
nouvelles  se  font  un  égal  honneur  par  la  persévérance,  par  la 
soumission  à  la  règle,  le  respect  de  la  discipline,  par  toutes  ces 
vertus  moins  brillantes,  mais  plus  solides,  qu'il  faut  pratiquer 
et  développer  quand  on  fait  des  marches  de  deux  ou  trois 
semaines  à  travers  le  désert,  i Applaudissements  à  gauche  et 
au  centre.) 

Les  munitionnaires  de  l'armée,  ceux  qui  la  font  vivre  et  la 
conduisent,  qui  réunissent  les  moyens  nécessaires  pour  porter 
les  bagages,  assurer  son  alimentation  et  l'eau  que  le  sol  ne 
fournit  pas...  [Interruptions.)  Messieurs,  rien  que  l'alimentation 
d'une  colonne  comme  celle  du  général  Saussier,  en  eau  pour  le 
soldat  elles  bêtes  de  somme,  savez-vous  ce  que  cela  représente? 
Plusieurs  milliers  de  chameaux.  [Nouvelles  interruptions.  — 
Rires  à  droite.) 

M.  CuNÉo  d'Ornano.  —  Les  chameaux  ne  sont  pas  en  cause. 


38  DISCOURS   DE  JULES  FERRY. 

M.  LE  Peésident  du  conseil,  —  Je  ne  puis  trouver  ces 
l'icanemenls  spirituels;  ils  me  semblent  même  inconvenants. 
{Approba(io7is  à  gauche.) 

M.  LE  Président.  —  Je  prie  la  Chambre  d'écouler  en  silence  M.  le 
président  du  conseil,  dont  elle  a  sollicité  les  explications,  et  de 
l'écouter  surtout  quand  il  entre  dans  le  vif  du  débat,  en  lui  prêtant 
l'attention  que  mérite  tout  orateur,  et  particulièrement  un  membre 
du  Gouvernement. 

M.  Laroche-Joubert.  —  On  n'a  pas  sollicité  ces  explications,  on  a 
voulu  interpeller  le  ministère. 

Voix  à  droite.  —  On  ne  conteste  pas  les  faits. 

M,  LE  Président.  —  J'entends  dire  qu'on  ne  conteste  pas  les  faits  : 
c'est  une  raison  de  plus  pour  écouter  en  silence. 

Veuillez  continuer,  monsieur  le  Président  du  conseil. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  C'est  un  grand  problème 
d'organisation  militaire  que  celui  qui  consiste  à  assurer  les 
convois  de  transports,  à  rassembler  les  cbameaux  nécessaires 
pour  porter  les  subsistances,  les  vivres  et  particulièrement  la 
consommation  d'eau  d'une  colonne  aussi  nombreuse.  La  solution 
de  ces  problèmes  fait  le  plus  grand  bonneur,  non  seulement  au 
commandement,  mais  à  toute  l'administration  militaire.  [Très 
bien!  à  gauche.  —  Rumeurs  à  dj'oite.)  —  J'ai  pourtant  lu  dans 
des  auteurs  sérieux  que  l'expédition  sur  Rairouan  n'avait  pas  le 
sens  commun,  qu'elle  ne  pourrait  mener  à  rien;  on  se  deman- 
dait même  s'il  existait  un  plan  de  campagne,  et  on  ajoutait  que 
très  probablement  il  n'y  en  avait  pas. 

Messieurs,  il  y  a  un  plan  de  campagne.  Ce  n'est  pas  nous  qui 
lavons  fait.  Nous  estimons  que  M.  le  général  Saussier  et  ses 
collaborateurs,  aidés  des  lumières  et  des  conseils  de  M.  le 
ministre  de  la  guerre,  sont  plus  compétents  pour  faire  un  plan 
de  campagne  qu'un  cabinet  quel  qu'il  soit.  Il  y  a  un  plan  de 
campagne  que  nous  trouvons  fort  bon,  que  l'on  poursuit  et  qui 
amènera  un  résultat  certain.  Lequel?  Messieurs,  celui  que  vous 
poursuivez  tous  :  la  soumission  de  la  Régence.  Nous  n'avons  pas 
eu,  ou  plutôt  ceux  qui  dirigent  les  opérations  militaires  dans 
notre  pays  n'ont  pas  eu  d'autre  stratégie  que  de  réunir  degrandes 
masses  qui  agissent  tout  autant  par  l'effet  imposant  que  produit 
sur  le  moral  de  tribus  barbares  le  déploiement  d'un  grand 
appareil  militaire  que  par  la  destruction  des  individus  eux- 
mêmes. 


LKS   AKFAIRKS   TUNISIENNES.  39 

Nous  avons  préféré  cette  itoliti(|iie  niililaire,  el  vous  la  préfé- 
rerez certainement  à  celle  qui  a  été  suivie  en  d'autres  temps. 
On  y  mettait  alors  moins  d'efforts,  on  faisait  de  moins  grosses 
colonnes,  on  allait  pins  vite  en  lieso.iine,  ou  ne  lestail  pas, 
pendant  des  mois,  sous  le  feu  meurtrier  de  la  critique  qui  vous 
accuse  parce  que  vous  paraissez  ne  pas  avancer,  et  qui  ne  se 
rend  pas  compte  (lue  celle  interruption  des  opéralioiis  prépare 
de  plus  grandes  et  plus  sérieuses  opérations.  A  celle  époque-là. 
on  allait  à  Constantine  avec  peu  de  monde  et  peu  d'approvision- 
nements ;  on  en  revenait  glorieusement,  mais  battus.  Nous 
voulons,  nous,  appliquer  à  cette  guerre  de  la  Régence  des 
procédés  tout  dilférents;  et,  de  même  que  nous  avons  soumis 
le  Nord  par  une  expédition  dont  l'importance  a  paru 
disproportionnée  avec  les  résultats  spécialement  militaires  de  la 
campagne,  de  même  nous  avons  envoyé  dans  le  Sud  des  forces 
imposantes,  afin  de  réduire  les  populations  arabes,  l'esprit 
arabe,  par  la  seule  démonstration  qu'il  comprenne  :  celle  de  la 
force.  [Très  bien  !  très  bien!) 

Nous  avons  voulu  faire  voir  à  ces  tribus  barbares  et  insou- 
mises ce  que  c'est  qu'une  armée  française,  et  leur  faire  sentir 
tout  le  poids  de  notre  organisation  militaire.  C'est  pour  cela 
que  nous  sommes  allés  à  Kairouan,  et  que,  de  là,  nous  avons 
le  projet,  —  nous  en  avons  déjà  commencé  l'exécution,  — 
d'envoyer  jusqu'à  Gabès  et  à  Gafsa  des  colonnes  volantes 
pour  réduire  les  tribus,  pour  leur  montrer  qu'elles  ont  atïaire  à 
quelqu'un  de  fort,  qui  est  là  et  qui  ne  s'en  ira  pas  sans  avoir 
obtenu  leur  soumission.  Nous  voulons  cela  parce  que  c'est  la 
seule  politique  à  suivre  pour  pacifier  la  Régence  :  c'est  par  le 
déploiement  d'une  force  supérieure,  par  une  action  énergique 
sur  l'esprit  et  l'imagination  de  ces  peuplades  indomptées 
qu'on  pourra  espérer  les  faire  rentrer  dans  l'ordre  et  pacifier 
la  Régence. 

Voilà  ce  que  nous  voulons  faire,  et  ce  que  nous  sommes  en 
train  de  faire.  Je  prie  la  Chambre,  dans  la  délibération  à 
laquelle  elle  va  se  livrer,  d'éviter  avec  un  soin  scrupuleux  tout 
ce  qui  pourrait  entraver,  si  peu  que  ce  fût,  cette  action  bien- 
faisante et  pacificatrice.  Messieurs,  à  l'heure  qu'il  est,  notre 
véritable  ennemi  dans  la  Régence,  ce  n'est  pas  l'indigène,  — 
nous  en  venons  à  bout  par  la  force  ;  —  ce  n'est  pas  l'étranger 


40  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

(7iii  nous  regarde  et  nous  jalouse  :  c'est  rincertitude,  l'incer- 
titude apparente  seulement,  qui  i-ègne  sur  les  résolutions 
définitives  du  gouvernement  français.  [1res  bien!  très  bien!) 
Croyez  bien  que,  malheureusement,  cette  polémique  ardente  à 
laquelle  on  se  livre  depuis  deux  mois,  dans  ce  pays,  contre 
l'expédition  de  Tunisie  ;  ce  fait  que  des  portions  importantes  de 
l'opinion  publique,  que  des  partis  organisés  se  prononcent 
ouvertement  pour  le  retrait  des  troupes  et  l'abandon  de  la 
Tunisie  est  loin  d'être  indifférent.  Ces  dispositions  sont  connues, 
escomptées.  Croyez  bien  que  ce  monde  arabe,  qui  possède  des 
moyens  d'informations,  de  communications,  si  nombreux,  si 
discrets  et  si  sûrs,  est  au  courant  dé  tout  ce  qui  se  dit  :  le 
danger,  en  ce  moment,  c'est  de  laisser  croire  qu'un  jour  vous 
vous  lasserez  et  que  vous  abandonnerez  votre  œuvre.  [Applau- 
dissements à  gauche  et  au  centre.) 

Eh  bien,  messieurs,  je  vous  en  supplie,  ne  faites  rien  qui 
puisse  donner  créance  à  cette  fausse  opinion.  Deux  grands 
intérêts  sont  en  présence  dans  ce  débat  :  un  grand  intérêt  poli- 
tique et  un  grand  intérêt  militaire.  Ces  deux  choses,  messieurs, 
au  milieu  de  nos  dissensions,  doivent  nous  être  sacrées,  à 
quelque  parti  que  nous  appartenions.  Ne  faites  rien  qui 
compromette  l'intérêt  français;  ne  faites  rien  qui  puisse  porter 
une  atteinte,  si  faible  qu'elle  soit,  à  la  juste  reconnaissance  que 
nous  devons  à  l'armée  et  à  ceux  qui  la  conduisent.  [V\ve  appro- 
bation à  gauche  et  au  centre.  —  Interruptions  à  droite.)  Ne 
touchez  pas,  si  légère  que  soit  la  main,  à  ces  deux  grands 
intérêts  :  ne  touchez  pas  à  la  France,  ne  touchez  pas  à  l'armée  ! 
[Applaudissements  prolongés  sur  un  grand  nombre  de  bancs  à 
gauche  et  au  centre.) 

T/eîTet  du  discours  de  M.  Jules  Ferry  fut  encore  accentué  par  la 
harangue  empliatique  d'un  nouveau  député,  M.  Amagat,  qui,  plus  tard, 
se  fit  remarquer  par  sa  connaissance  approfondie  des  questions  bud- 
gétaires, mais  dont  les  amateurs  d'éJoquence  parlementaire  ont 
salué  l'exorde  et  la  péroraison,  le  o  novembre  1881,  par  une 
explosion  d'iiilarité  resiée  légendaire  au  Palais-Bourbon*. 

1.  Voici  les  premiers  mots  du  discours  de  M.  Amagat,—  c'est  un  document 
historique  :  «  Messieurs,  en  pos.ant  pour  la  première  fois  le  pied  sur  les 
degrés  de  notre  grande  tribune  nationale...  »  Il  faut  aussi  retenir  cette 
phrase  de  la  péroraison  :  «  Messieurs,  si  nous  sommes  condamnés  à  voir  la 
honte  passer  dans  les  régions  du  pouvoir  sous  la  République,  il  n"y  a  plus 


LES    AKFAIUES   TUNISIENNES.  41 

Après  le  discours  de  M.  Ama^at,  la  Cliainbre  épuisée,  (luuiiiuc 
toujours  joyeuse,  renvoya  la  discussion  au  surlendemain. 

Discours  du  9  novembre  1881. 

Dans  la  séance  du  7,  M.  .\a(|ut't  iiiui,  dans  n)ainles  ciivonslanccs, 
avait  prodigué  son  concours  le  plus  zélt'  à  la  politique  de  Jules  Ferry) 
donna  l'assaut  à  un  caliiuet  démissionnaire,  en  lui  repiochant 
d'avoir  manqué  de  confiance  envers  l'ancienne  Cliamhre,  et  conclut 
que  tous  les  ministres  sortants  devaient  être  exclus  de  la  future 
combinaison  ministérielle.  Puis,  M.  Amédée  I>e  Faure  vint  à  son 
tour  crititiuer  la  régularité  des  dépenses,  pourtant  fort  modérées* 
auxquelles  avait  donné  lieu  l'expédition  tunisienne,  comme  si  l'on 
pouvait  prévoir,  au  début  d'opérations  militaires  de  cette  importance, 
le  supplément  de  crédits  qu'elles  entraîneraient.  L'orateur  insista 
également  sur  les  divisions  qui  s'étaient  manifestées  entre  l'inten- 
dance et  la  médecine  militaires.  Ces  criti(|ues  de  détail  n'avaient  pas 
une  portée  bien  grande,  mais  elles  tirèrent  surtout  leur  importance 
de  la  maladresse  et  de  l'inexpérience  oratoires  du  général  Farrc  qui 
entreprit  de  les  réfuter.  La  Clianibre  se  montra  donc  très  dure  pour 
le  pauvre  général  dont  les  sages  dispositions  avaient  rendu  la  résis- 
tance impossible,  mais  qui  n'avait  pas  pu  changer  le  climat  de  la 
Tunisie.  Encore  avait-on  compté  moins  de  décès  dans  le  corps 
expéditionnaire  que  dans  le  corps  d'armée  d'Algérie.  Les  deux 
campagnes  de  Tunisie  se  chilïraient  par  une  perte  de  782  hommes 
au  total,  tant  au  feu  qu'à  rhôpital.  C'était  peu,  en  comparaison  de 
ce  que  coûtaient  autrefois  les  campagnes  d'Afrique,  où  l'on 
n'employait  guère  que  de  vieux  soldats  aguerris,  et  Bonaparte,  dans 
sa  campagne  d'Egypte  de  1798,  avait  fait  preuve  d'une  bien  auli'e 
imprévoyance,  au  point  de  vue  de  l'hygiène  du  soldat  et  des  appro- 
visionnements. 

Au  fond,  rinterpellalion  tournait  assez  mal  pour  l'opposition  qui 
avait  annoncé  des  révélations  slupétiantes.  M.  Clemenceau,  dans  la 
séance  du  8  novembre,  jugea  nécessaire  de  donner  de  sa  personne, 
et  de  passionner  le  débat  en  se  livrant  aux  insinuations  les  plus 
vives  sur  les  causes  réelles  de  l'expédition,  qui,  d'après  lui,  n'avait 
été  entreprise  que  pour  favoriser  les  intérêts  particuliers  des  trois 
sociétés  de  Bône-Guelma,  de  la  société  marseillaise  et  du  Crédit 
foncier  projeté  par  M.  Léon  Renault  1  II  accusa  encore  une  fois  le 
ministère  d'avoir  trompé  la  Chambre  et  le  pays,  d'avoir  violé  la 
Constitution,  en  faisant  une  guerre  sans  l'autorisation  du  Parlement, 
et  d'avoir  fait  des  virements  de  crédits.  Il  termina  par  une  demande 

qu'une  chose  à  faire  :  c'est  de  se  briser  la  tête  contre  la  première  pierre 
venue...  »  A  quoi  M.  Freppel  répondit  :  <<  Ah  !  vous  allez  trop  loin  !  » 

1.  Au  total,  pour  1881.  41449981  francs.  Peu  d'expéditions  militaires  ont 
été  moins  onéreuses,  et  il  faut  tenir  compte  aussi  de  la  prospérité  des  finances 
publiques  à  cette  époque. 


42  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

d'enquête  sur  les  origines  de  l'expédition  tunisienne,  faute  de  quoi, 
dit-il,  on  se  réveillerait  à  Sedan  comme  en  1870  ! 

Le  lendemain,  9  novembre  \  dès  le  début  de  la  séance,  M.  Jules 
Feri'y  monta  à  la  tribune  et  répondit  fiar  le  discours  suivant,  qui 
dura  quatre  heures,  à  cette  série  d'attaques  ardentes  : 

M.  Jules  Ferry,  inmisfre  de  Vinsiruction  publique  et  des 
beaux-arts,  président  du  conseil.  —  Messieurs,  ce  n'est  pas  moi 
qui  me  plaindrai  de  la  prolongation  de  cet  important  débat  :  il 
me  semble  qu'en  se  pi^olongeant,  en  se  précisant,  il  s'allège  et 
se  simplifie. 

L'opposition  arrivait  ici  les  mains  pleines  de  révélations  et 
de  menaces;  on  avait  entassé  sur  cette  affaire  de  Tunisie  une 
montagne  d'accusations  de  la  nature  la  plus  grave,  on  avait 
impliqué  tout  le  monde,  tous  ceux  qui  servent  la  République 
légale  et  constitutionnelle;  on  y  avait  accumulé  tout  ce  qui  est 
capable  de  faire  obstacle  aupouvoir  d'aujourd'hui  et  au  pouvoir 
de  demain;  on  avait,  autour  de  cette  question,  créé  dans  les 
classes  populaires,  ou  tout  au  moins  dans  les  réunions  popu- 
laires, une  sorte  de  courant  d'opinion,  d'une  grande  acuité, 
d'une  grande  violence,  un  de  ces  courants  qui  sont  inolTensifs 
dans  les  temps  calmes,  mais  qui  deviennent  si  aisément 
dangereux  dans  les  temps  troublés.  On  avait  parlé  de  tripotages 
financiers, deconcussionsetd'inlidélités,  accusations  meurtrières 
entre  toutes,  dans  ce  pays  de  France  si  épris  dhonnéteté  dans 
les  choses  d'argent.  (7Vés  bien!  très  bien!) 

Tous  ces  griefs,  toutes  ces  révélations,  les  unes  venant  de 
fonctionnaires  révoqués,  mais  confidents,  à  les  entendre,  de 
certains  secrets,  les  autres  de  journalistes  et  même  de  députés 
qui  étaient  allés,  dans  des  missions  volontaires,  éclairer  et 
approfondir,  avaient-ils  dit,  la  question  tunisienne;  toutes  ces 
accusations,  elles  devaient  se  produire  ici,  c'est  ici  qu  elles 
devraient  aboutir;  je  les  ai,  dès  le  premier  jour,  mises 
en  demeure  de  se  formuler,  et  j'attends  encore  et  les 
révélations  et  les  révélateurs.  {Applaudissemenis  au  centre 
et  sur  plusieurs  bancs  à  gauclie.)  Les  mandats  si  bruyamment 
donnés  et  si  bruyamment  acceptés,  sont  restés  prudemment 
dans  la  poche  des  mandataires,  et,  après  qu'on  nous  avait 
menacés  d'une  mise  en  accusation  pour  commencer —  c'était  le 

1.  V.  ÏOfficiel  du  10  novembre  1881. 


LKS    AFFAIIŒS  TLMSIENNKS.  43 

minimum  de  la  peine!...  {/îives  au  centre.)  —  ...  après  qu'on 
nous  avait  parlé  dordres  du  jour  de  flétri-ssure,  tout  ce  grand 
tapage  a  a  1)0  ut  i  hier,  parla  bouche  de  l'honorable  M.  ClémeTiceau, 
à  une  demande  d'enquête  !... 

Un  membre  à  gauche.  —  Atlendez  la  fin! 

31.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  d'enquête,  messieurs, 
contre  des  ministres  qui  auraient,  nous  disait-on  hier, 
commis  deux  délits  constitutionnels,  deux  crimes  de  la  nature 
la  plus  grave  :  ils  auraient  trompé  l'ancienne  Chambre  et  ils 
auraient  touché  à  ces  deux  prérogatives  fondamentales  du 
Parlement  et  du  pays  :  le  droit  de  paix  et  de  guerre,  et  le  droit 
de  voter  l'impôt. 

Eh  bien,  si  nous  sommes  ces  ministres-là,  je  m'étonne  que  ce 
soit  une  demande  d'enquête  et  non  pas  une  demande  de  mise 
en  accusation  qui  apparaisse  à  la  tiibune.  [Applaudissements 
au  centre  et  à  gauche.) 

M.  Laroche-Joibert.  —  Cela  viendra,  soyez-en  sur!  Je  ferai  moi- 
même  cette  demande  ! 

M.  LE  Président.  —  .N'interrompez  pas,  monsieur  Laroche-.Iou- 
bert.  Vous  porterez  à  la  tribune  toutes  les  demandes  d'accusation 
que  vous  voudrez. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  3Iessieurs,  faut-il  mettre 
au  rang  des  révélations  attendues  la  discussion  que  l'honoraltle 
M.  Clemenceau  a  apportée  à  la  tribune  sur  trois  affaires  :  celle 
de  Bône-Guelma,  celle  de  l'Enfida,  et  celle  du  Crédit  foncier, 
projeté  par  M.  Collas  et  M.  Léon  Renault? En  tous  cas,  si  ce  sont 
Là  des  révélations,  elles  ne  sont  pas  bien  nouvelles,  et,  si  on  les 
compare  à  celles  que  l'on  attendait,  on  y  constate  la  même 
atténuation,  le  même  atïaiblissement  dans  les  motifs  du  réqui- 
sitoire que  dans  les  conclusions  elles-mêmes.  Voyons  donc, 
messieurs,  très  rapidement,  ce  que  sont  ces  affaires,  à  quel 
titre  et  pour  quelles  raisons  on  les  a  introduites  dans  ce 
débat,  en  quoi  elles  peuvent  engager  la  responsabilité  du 
Gouvernement. 

Il  en  est  une  d'abord  qu'il  faut  écarter  absolument  :  c'est 
le  projet  de  Crédit  foncier,  mis  à  l'étude  et  porté  en  Tunisie  par 
l'honorable  M.  Léon  Renault.  Ce  projet,  — je  suis  sur  ce  point 
en  désaccord  avec  l'honorable  M.  Clemenceau,  mais  le  désaccord 
vient  de  ce  qu'il  n'a  pas  eu  dans  les  mains  les  informations  que 


44  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

je  possède  et  que  je  vais  donner  àla  Chambre...  [Exclamations 
ironiques  à  V exlrême-gauche),  —  ce  projet  n'a  été  ni  soutenu 
par  le  Gouvernement,  ni  appuyé  par  notre  consul,  ni  réalisé  en 
quelque  manière  que  ce  soit.  [Rumeurs  sur  divtrs  bancs.)  Vous 
ne  nierez  pas  qu'il  n'ait  pas  été  réalisé,  puisque,  après  quelques 
jours  d'examen,  le  gouvernement  du  bey  a  purement  et 
simplement  repoussé  l'idée  quilui  était  présentée  par  l'honorable 
M.  Léon  Renault.  J'ajoute  que  ce  projet  n'a  pas  été  appuyé, 
qu'il  n"a  pas  reçu  le  concours  officiel  de  notre  consul  général, 
et  que  l'auteur  du  projet  n'a  obtenu  de  notre  consul  général  que 
l'introduction  qu'il  convient  de  donner  auprès  d'un  gouvernement 
étranger  à  un  membre  d'une  Chambi-e  française  :  des  égards, 
et  pas  autre  chose.  Je  puis  fournir  la  preuve  de  ce  que  j'avance. 
Si  je  dis  que  le  projet  de  Crédit  foncier  n'a  pas  été  appuyé  par 
le  Gouvernement,  ce  n'est  pas  que  je  considère  celte  affaire 
comme  ayant  le  moins  du  monde  un  caractère  suspect.  Je  ne 
voudrais  pas  que  de  mes  paroles  pût  résulter  une  impression 
défavorable,  si  légère  qu'elle  soit,  aux  auteurs  du  projet.  L'idée 
de  constituer  un  Crédit  foncier  en  Tunisie,  de  faire  des  culti- 
vateurs tunisiens,  qui  ont  grand'peine  à  payer  l'impôt,  qui  sont 
obligés  de  le  payer  à  des  époques  très  irrégulières,  l'idée  d'en 
faire  des  emprunteurs  du  Crédit  foncier  n'a  rien  qui  me  révolte. 
L'honorable  M.  Clemenceau  a  pris  soin  de  vous  dire,  hier,  que 
la  conséquence  de  cette  institution  aurait  été  de  multiplier  sur 
le  sol  tunisien  les  protégés  de  la  France.  C'est  là  un  résultat 
dont  je  me  serais  applaudi.  [Très  bien!  au  centre  et  sur  plusieurs 
bancs  à  oauche.) 

M.  le  ministre  des  affaires  étrangères,  dans  le  moment  que 
nous  traversions  et  au  milieu  des  difficultés  de  tout  ordre  que 
des  affaires  autrement  graves,  autrement  importantes  pour 
notre  pays  et  pour  son  influence,  nous  suscitaient  en  Tunisie, 
avait  très  sagement  résolu  de  ne  donner  son  appui  à  aucune 
entreprise  nouvelle;  et,  de  fait,  non  seulement  depuis  le 
23  septembre,  jour  où  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  a 
pris  le  portefeuille,  mais  dès  le  mois  de  juillet  1880,  vous  aurez 
beau  cberchei',  regarder,  scruter,  je  vous  atteste  qu'il  n'y  a  pas 
une  seule  affaire  nouvelle  appuyée  ou  protégée  par  le  Gouver- 
nement français.  [Interruption  à  droite.) 

Ce  n'est  pas  que  les  sollicitations  lui  aient  manqué,  ce  n'est 


LES   AKIAIUES    TL.MSIK.N.NKS.  45 

pas  (lu'ilne  se  soit  trouvé  des  gens  iioiinlcniaiidei'la  conccssioii 
des  ports  de  Carthage,  des  concessions  de  mines  et  de  bien 
d'autres  choses.  Il  y  a  dans  le  cabinet  de  M.  le  ministn^  tli'^^ 
affaires  étrangères  un  monceau  de  docimients  (pii  dorment  du 
sommeil  des  demandes  ajournées. 

[j»e  voix  à  çianche.  —  Nous  verrons  cela  foui  ;i  l'iieure  ;'i  la 
Irihiiiie. 

M.  CiM^o  d'Ornano.  —  11  les  avait  reconimandécs  dans  sa  cir- 
culaire inscrite  au  Livre  jaune.  Il  leur  faisait  des  prospectus. 

M.  LE  Pri';su)Ent.  —  Veuillez  ne  [tas  interrompre!  Tout  le  monde 
a  lu  le  Livre  jitwir. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  C'est  pour  ces  motifs  que 
M.  le  ministre  des  affaires  étrangères,  tout  en  donnant  à  M.  Léon 
Renault  une  lettre  d'introduction  auprès  de  notre  consul 
général... 

M.  CLKJiENrE.U'.  — Il  avait  donc  besoin  d'une  lettre  d'introduction? 

M.  LE  Président  du  conseil. —  ...  lui  écrivait,  à  la  date  du 
9  décembre  1880,  la  dépêche  confidentielle  suivante  : 

«  M.  le  mini  sire  des  affaires  étrangères  à  M.  Roustan. 

«  Il  est  bien  entendu...  » 

M.  Clemenceau.  —  Cette  lettre  n'est  pas  au  Livre  jaune! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Mais,  messieurs,  on  ne 
peut  pas  tout  mettre  ati  Zû';'eyaH?2e/  {Exclamations  et  rires  à 
droite.) 

M.  Clemenceau.  —  Pourquoi  pas? 

M.  Bergerot.  —  Elle  a  élé  faite  hier  soir,  cette  lettre-là!  (Bruit.) 
M.  LE  Président.  —  Messieurs,  n'interrompez  pas  !  Vos  interrup- 
tions ne  peuvent  que  nuire  à  la  clarté  de  la  discussion. 

M.  le  Président  du  conseil,  reprenant  sa  lecture  :  «  Il  est 
bien  entendu  que  ni  M.  Renault,  ni  M.  Collas  ne  sont  autorisés 
ù  réclamer  votre  appui  officiel,  et  que  votre  intervention  doit  se 
borner,  quant  à  présent,  à  leur  prêter  le  concours  de  votre 
appui  moral  et,  au  besoin,  les  bons  offices  du  consulat  général. 
Je  vous  prie  de  vous  référer  sur  ce  point  aux  réserves  contenues 
dans  ma  dernière  lettre. 

«  J'ajouterai  que,  dans  le  cas  oii  le  gouvernement  tunisien 
vous  manifesterait  à  cette  occasion  le  désir  de  connaître  les  vues 
du  Gouvernement  de  la  République,  vous  auriez  simplement  à 


46  DISCOUItS  DE  JULES  FERRY. 

lui  faire  savoir  que  le  département  ne  vous  a  adressé  aucune 
instruction...  »  (Dépêche  du  9  décembre  1880.) 

17)1  membre  à  droite.  —  Pourquoi  celle  dépêche  n'esl-elle  pas  au 
Livre  jaune? 

M.  LE  Président  du  conseil.  — Et  M.  Roustan  répondait 
par  ce  télégramme  du  24  décembre  1880  : 

«  M.  Léon  Renault  a  présenté  son  projet  au  premier  ministre 
mardi  dernier.  Celui-ci  a  demandé  jusqu'à  samedi  pour  donner 
une  réponse  définitive.  Ces  jours  derniers  se  sont  passés  en 
négociations  dans  lesquelles  j'ai  prêté  à  M.  Renault  tout  l'appui 
compatiide  avec  la  réserve  que  m'imposaient  mes  instructions.  » 

Messieurs,  quand  on  connaît  ces  documents,  on  s'explique 
mieux  la  dépêche  que  vous  a  lue  hier  l'honorable  M.  Clemenceau, 
que  vous  trouverez  au  Livre  jaune,  page  246,  et  que  je  demande 
la  permission  de  remettre  sous  vos  yeux  : 

u  Ainsi  que  j'ai  eu  l'honneur  d'en  informer  Votre  Excellence 
par  mon  télégramme  en  date  d'hier,  je  me  suis  empressé  de 
rassurer  le  gouvernement  tunisien  au  sujet  des  mouvements  de 
troupes  vers  la  frontière  annoncés  par  les  journaux  d'Algérie.  » 

Ces  mouvements  de  troupes  étaient  purement  imaginaires,  je 
puis  vous  l'attester. 

M.  Clemenceau.  — Ceci  n'est  pas  dans  le  Livre  jaune! 

M.  LE  MrxiSTRE,  continuant.  —  «  J'ai  saisi  pour  cela  une 
occasion  qui  s'olTrait  tout  naturellement.  En  présentant  au 
premier  ministre  M.  Léon  Renault,  (jui  était  arrivé  le  matin 
même,  j'ai  fait  remarquer  à  Mustapha  que  le  voyage  de  ce 
député  et  les  projets  qu'il  apportait,  dans  l'intérêt  de  la  Tunisie, 
étaient  la  meilleure  réponse  aux  bruits  alarmants  qu'on 
répandait  depuis  quelques  jours  sur  les  intentions  du  Gouver- 
nement de  la  République  à  l'égard  de  ce  pays. 

«  Le  premier  ministre  a  paru  très  heureux  de  ces  assurances 
qu'il  attendait  avec  anxiété  depuis  quelques  jours.  Sans  entrer 
dans  le  détail  des  projets  présentés  par  M.  Renault,  j'ai  fait 
comprendre  à  Mustapha  que  leur  exécution  serait  de  nature  à 
consolider  les  relations  et  l'amitié  mutuelle  entre  les  deux  pays. 
Aujourd'hui  même,  M.  Renault  doit  revoir  seul  le  premier 
ministre  et  l'entretenir  de  la  demande  d'autorisation  dont  il 
est  porteur. 


LES    AU  AlIiKS    Tl.MSli:.N.NtS.  47 

«  Si  Votre  Excellence  a  eu  connaissance  des  articles  imliliés 
par  les  journaux  irAlLiérie,  et  même  par  certains  journaux  de 
Marseille,  elle  ne  peut  être  surprise  de  l'inquiétude  qui  a  régné 
ici  au  sujet  des  concentrations  de  troupes  annoncées  à  la  fron- 
tière. Quant  aux  nouvelles  alarmantes,  répandues  sur  la  santé 
du  bey,  et  dans  lesquelles  on  a  voulu  voir  une  coïncidence  avec 
les  projets  qu'on  nous  prête,  elles  n'ont  aucune  espèce  de  fon- 
dement. Son  Altesse  n'a  pas  même  été  indisposée.  Ces  nouvelles 
n'ont  d'ailleurs  été  connues  à  Tunis  que  par  les  journaux 
d'Europe  ou  d'Algérie.  » 

Eh  bien,  messieurs,  on  trouve  qu'il  y  a  là-dedans  une  pression 
exercée  sur  le  bey  ;  rhonorable  M.  Clemenceau  Ta  prétendu. 
Une  pression  qui  consiste  à  dire  :  «  Les  journaux  d'Algérie  vous 
inquiètent  par  des  nouvelles  de  mouvements  de  troupes  :  ces 
mouvements  de  troupes  n'existent  pas  !  »  Voilà  une  singulière 
pression  ! 

Voix  à  l'extrCme-gauche. —  Du  louL! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  vous  demande  bien 
pardon.  '(  Je  me  suis  empressé  de  rassurer  le  gouvernement 
tunisien,  »  dit  au  premier  ministre  du  bey  notre  consul  général. 
Il  ajoute  :  «  Il  n'y  a  pas  de  mouvements  de  troupes.  »  Et  vous 
lui  faites  dire  :  «  Il  y  aura  des  mouvements  de  troupes  si  vous 
ne  traitez  pas  avec  M.  Léon  Renault  !  »  D'ailleurs,  est-ce  que 
votre  traduction  n'est  pas  absolument  en  contradiction  avecla 
réalité  de  la  situation?  11  n'y  avait  eu  aucun  mouvement  de 
troupes  menaçant  pour  la  Régence. 

M.  Janvier  de  F^â  Motte.  —  Il  y  avait  eu  des  mouvements  de 
troupes  1 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  S'il  y  avait  eu  une  pression 
exercée,  dans  l'intérêt  des  offres  faites  par  l'bonorable  M.  Léon 
Renault  et  réclamée  par  lui,  elle  aurait  produit  un  très  singu- 
lier etïet.  Deux  jours  après,  le  bey  de  Tunis  ou  le  premier 
ministre  du  bey,  si  inquiet,  dites-vous,  des  mouvements  des 
troupes  qu'on  annonçait,  sur  lequel,  assurez-vous,  les  mouve- 
ments de  troupes  étaient  un  moyen  d'action  et  d'intimidation, 
deux  jours  après,  le  bey  et  le  premier  ministre  opposent  un  refus 
absolu  à  la  proposition  qui  leur  est  faite. 


48  DISCOURS   DE   JULES   FEHHY. 

Vraiment,  s'il  est  entré  dans  le  plan  du  Gouvernement  fran- 
çais et  de  l'honorable  M.  Rouslan  d'exercer  une  pression  sur 
lebey,  ils  ont  singulièrement  atteint  leur  but,  et  la  crainte  que 
l'approche  de  nos  armées  pouvait  exciter  dans  l'esprit  de 
Mustapha  s'est  bien  vite  évanouie  !  Mais,  messieurs,  tout  cela 
n'est  pas  sérieux  :  il  n'y  a  évidemment,  dans  cette  entrevue  de 
M.  Léon  Renault  avec  le  premier  ministre  du  bey,  que  ce  que 
je  vous  ai  dit,  que  ce  que  la  volonté  du  Gouvernement  français 
avait  voulu  qu'il  y  eût  :  une  neutralité  complète  du  Gouver- 
nement français  et  de  son  consul  général,  auquel  on  avait 
recommandé  de  dire  au  gouvernement  tunisien  que  le  Gouver- 
nement français  n'avait  pas  d'opinion  dans  cette  alTaire. 

Messieurs,  les  fondements  de  cette  première.  —  dirai-je 
accusation?  le  mot  est  ti'op  fort;  je  n'ose  pas  dire  insinuation, 
puisque  M.  Clemenceau  s'en  est  défendu,  —  les  fondements  de 
cette  première  articulation  sont  si  légers,  si  frivoles  que,  quand 
je  regarde  les  choses  de  près,  je  suis  conduit  à  me  demander  et 
à  demander  à  M.  Clemenceau  de  quel  droit  et  dans  quel  but  il 
a  jeté  cet  incident  dans  le  débat?  A  qui  se  proposait-il  de  nuire? 
Est-ce  au  Gouvernement,  en  montrant  qu'il  exerçait  sur  les 
résolutions  du  gouvernement  beylical  une  pression  illicite? 
Mais  l'incident  a  prouvé  de  la  façon  la  plus  claire  l'indépen- 
dance du  gouvernement  beylical.  Est-ce  à  M.  Roustan,  auquel 
on  voudrait  reprocher  un  excès  de  zèle  ?  En  etïel,  le  mot  a  été 
prononcé.  M.  Clemenceau,  au  cours  de  son  habile  discours,  a 
semblé  indiquer  que  les  excès  de  zèle  de  l'honorable  M.  Roustan 
étaient  pour  beaucoup  dans  les  difficultés  actuelles. 

Mais  je  viens  de  vous  montrer  qu'il  n'y  a  pas  eu  excès  de 
zèle  dans  celle  alïaire  ;  et,  en  vérité,  l'excès  de  zèle  sera  désor- 
mais la  chose  à  redouter  le  moins  de  la  part  de  nos  consuls 
généraux.,,  car  vous  venez  de  donner  à  ceux  qui  défendent 
avec  ardeur  les  intérêts  de  nos  nationaux  à  l'étianger  une 
terrible  et  lamentable  leçon.  [Applaudissements  à  gauche  et  au 
centre.)  Encore  une  fois,  je  voudrais  bien  savoir  poui'quoi  Ton 
amis  l'affaire  du  Crédit  foncier  et  le  nom  de  M.  Léon  Renault 
dans  cette  atïaire.  Je  sais  bien  pourquoi  certains  journalistes  l'y 
mettent;  je  sais  bien  ce  que  cherche  le  rédacteur  de  Vlntransi- 
geant,  et  pourquoi  on  jette  dans  les  réunions  pul)liques  le  nom 
de  M.  Léon  Renault  :  je  sais  que  c'est  pour  l'accoler  à  un  des 


LES   AIF.UKES   TL.MSIENWES.  49 

noms  les  plus  respectés  dans  celte  enceinte  ;  mais  je  pense  que 
mon  honorable  collègue,  M.  Clemenceau... 

M.  Clémi:.\ce.\i',  se  levant.  —  .le  vous  donne  ma  parole  d'honneur 
que  je  ne  sais  pas  de  (jui  vous  voulez  parler. 

iM.  LE  Président  du  cox.sHrL.  —  Lisez  V IniransKjeant. 

Voix  à  (jaurlie.  — Citez  le  nom! 

M.  Clovis  Hugles.  —  Vous  méprisiez  les  journaux,  hier! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Vous  êtes  beaucoup  trop 
homme  d'esprit  et  de  tact... 

M.  Glémenceal.  —  Je  tiens  à  ce  que  mon  observation  soit  consi- 
gnée au  procès-verbal;  c'est  mon  droit  :  je  soutiens  que  je  ne  sais 
pas  du  tout  de  qui  M.  le  minisli'e  veut  parler.  J'en  donne  ma  parole 
d'honneur.  Je  crois  que  personne  ne  peut  douter  de  ma  parole;  je 
ne  le  permettrais  pas. 

A  droite.  —  Personne  ne  comprend  ce  que  M.  le  ministre  a  voulu 
dire. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  vous  renvoie  à  la 
lecture  de  V Intransigeant. 

M.  LE  COMTE  DE  Dolville-Maillefei'.  —  Pour  ma  part,  je  n'accepte 
pas  ce  renseignement. 

M.  Clovis  Hugues.  —  Vous  avez  dit  que  vous  dédaigniez  la 
presse!...  [Interruptions  à  Vextréme-gauche.) 

M.  LE  PiiÉsiDEM.  • —  J'invile  mes  collègues  à  ne  pas  prolonger 
l'incident,  et  M.  le  président  du  conseil  à  continuer  son  discours. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  S'il  en  est  ainsi,  s'il  n'y  a 
aucune  pensée  d'insinuation  contre  qui  que  ce  soit  dans  le  parti 
qu'on  a,  hier,  à  la  tribune,  voulu  tirer  de  cet  incident,  nous 
n'avons  ù  déduire  de  tout  cela  qu'une  conclusion  :  c'est  que 
l'incident  n'était  pas  à  sa  place  ;  c'est  qu'il  n'avait  rien  à  voir 
dans  le  débat  où  il  n'apporte  aucune  lumière  ;  c'est  qu'il  faut  le 
rejeter  absolument  comme  indigne  d'y  ligurer. 

A  droite.  —  Et  l'enquête!  Nous  demandons  l'enquête  ! 

M.  le  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  la  seconde 
affaire  dont  M.  Clemenceau  vous  a  entretenus  est  celle  de 
l'Enfida.  Il  s'est  armé,  avec  une  grande  habileté  et  toute  la  verve 
qui  lui  appartient,  d'une  prétendue  contradiction  qu'il  croit 
établir  entre  le  langage  que  j'ai  tenu  à  cette  tribune,  au  sujet 
de  l'atïaire  de  l'Enfida,  le  1 1  avril,  et  le  langage  que  tient  M.  le 
ministre  des  affaires  étrangères  sur  cette  atTaire,  dans  sa  circu- 
laire du  9  mai.  Ce  qui  a  pu  donner  quelque  apparence  à  la 

J .  Ferry,  Liscows,  V.  4 


50  DISCOURS   DE  JULES   FEHRY. 

conlrailiclion  relevée  par  riionoi-able  M.  Clemenceau,  c'est 
qu'usant  d'un  procédé  habile,  il  n"a  lu  qu'une  partie  du  passage 
qu'il  a  cité.  S'il  vous  l'avait  lu  tout  entier,  il  vous  en  serait  resté 
une  impression  bien  dilTérente.  Lhonorable  M.  Clemenceau 
prend  dans  la  circulaire  de  M.  le  ministre  des  alîaires  étran- 
gères datée  du  9  mai,  la  phrase  que  voici  : 

«...  Du  domaine  de  l'Enfida,  transféré,  par  des  moyens 
illégaux,  à  une  compagnie  marseillaise  aussi  honnête  que 
laborieuse.  » 

Supprimant  tout  ce  qui  est  avant  et  tout  ce  qui  est  après,  il 
ajoute  : 

«  C'est  là  le  second  motif  d'une  expédition  que  nous  eussions 
voulu  pouvoir  éviter.  » 

Il  en  conclut  donc  que  l'affaire  de  rEnllda  est  le  second  motif 
de  l'expédition.  La  première  chose  à  faire,  c'est  de  rapporter 
le  passage  dans  son  entier  jusqu'à  ses  derniers  mots,  et  je  suis 
bien  aise  de  lire  tout  le  passage,  non  seulement  pour  répondre 
à  M.  Clemenceau,  mais  pour  remettre  dans  la  mémoire  de  la 
Chambre,  sous  ses  yeux,  en  quelque  sorte,  la  situation  que  je 
lui  ai  dépeinte,  la  situation  des  choses  et  de  notre  influence 
dans  la  Régence  jusqu'au  mois  de  février  1881. 

«  Jusqu'à  ces  derniers  temps,  nous  sommes  demeurés  en 
excellente  intelligence  avec  le  gouvernement  de  Son  Altesse  le 
bey,  et,  si  parfois  nos  rapports  avaient  été  troublés  pour  le 
règlement  de  quelques  indemnités  dues  à  nos  tribus  lésées, 
l'accord  s'était  promptement  rétabli  ;  il  s'était  même  consolidé 
à  la  suite  de  ces  dissentiments  légers, 

«  Mais  dernièrement,  etpar  des  causes  qu'il  serait  trop  délicat 
de  pénétrer,  les  dispositions  du  gouvernement  tunisien  envers 
nous  ont  totalement  changé;  une  guerre,  sourde  d'abord,  puis 
de  plus  en  plus  manifeste  et  audacieuse,  a  été  poursuivie  contre 
toutes  les  entreprises  françaises  en  Tunisie,  avec  une  persé- 
vérance de  mauvais  vouloir  qui  a  amené  la  situation  au  point 
où  elle  en  est  arrivée  aujourd'hui. 

«  Le  Livre  jaune,  qne  vous  recevrez  avec  cette  lettre,  aous 
montrera  les  phases  diverses  qu'ont  présentées  ces  l'ésistances 
opiniâtres,  tantôt  simplement  tracassières  et  gênantes,  le  plus 
souvent  injustes  et  dommageables.  Vous  verrez,  par  des  docu- 
ments authentiques,  ce  qu'ont  été  les  questions  du  chemin  de 


LES   AFFAIIŒS  TUMSIENNES.  51 

fer  de  la  Goulette  ù  Tunis;  du  câble  sous-marin,  qu'on  voulait 
rendre  indépendant  de  nos  lijines  ték\urai)lii(|iies  en  bravant 
tous  nos  droits  ;  du  domaine  de  l'Enllda,  qu'on  essaie  de  ravir 
par  des  moyens  illégaux  à  une  compagnie  marseillaise  au^^si 
honnête  que  laborieuse  ;  du  chemin  de  Sousse,  dont  on  entrave, 
comme  à  plaisir,  l'exécution  régulière  ;  el  de  tant  d'autres 
affaires  où  la  justice,  avec  l'esprit  de  conciliation  et  même  de 
condescendance,  n'a  pas  cessé  d'être  de  notre  côté.  Rien  n'y 
a  fait,  et,  devant  un  parti  pris  aussi  tenace  et  aussi  peu  justifié, 
il  nous  a  bien  fallu  reconnaître,  à  notre  grand  regret,  que 
l'entente  n'était  plus  possible,  et  que,  pour  modifier  des  dispo- 
sitions si  peu  équitables,  il  fallait  recourir  à  d'autres  moyens 
que  la  discussion  loyale  et  la  persuasion,  devenues  absolument 
inutiles.  » 

M.  Janvier  de  La  Motte.  —  Ainsi  ce  qu'on  voulait,  c'était  lu 
guerre  avec  le  bey,  et  non  pas  avec  les  Kroumirs! 

M.  LE  Président.  —  Monsieur  Janvier  de  La  Motte,  vous  inter- 
rompez bien  souvent;  vous  m'obligez  à  vous  rappeler  que  vos 
interruptions,  à  elles  seules,  pourraient  motiver  des  mesures 
réglementaires. 

M.  Janvier  de  La  Motte.  —  Permettez,  monsieur  le  Président... 

Sur  divers  bancs  au  centre.  —  Non  !  Non  ! 

M.  Janvier  de  La  Motte.  —  S'il  y  a  lieu  à  m'adresser  des  obser- 
vations, c'est  à  M.  le  président  qu'il  appartient  seul  de  me  les  faire. 

Sur  les  mcmes  bancs.  —  N'interrompez  pas!  —  A  l'ordre! 

M.  LE  Président.  —  N'insistez  pas,  monsieur  Janvier  de  La  Molle. 
Vous  n'avez  pas  à  entretenir  de  colloques  avec  vos  collègues. 

M.  Janvier  de  La  Motte.  —  Je  me  tais,  puisque  vous  me  le 
demandez,  monsieur  le  Président.  {Assez!  —  à  Vurdre!) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  vous  voyez 
quel  rôle  joue  l'affaire  de  l'Enllda,  dans  le  tableau  si  véridique, 
si  bien  confirmé  dans  tous  ses  détails,  qu'a  tracé  la  circulaire 
de  M.  le  ministre  des  atïaires  étrangères,  en  date  du  9  mai, 
insérée  au  Livre  jaune.  C'est  un  des  traits  du  tableau,  c'est 
mie  circonstance  venant  s'ajouter  à  beaucoup  d'autres,  et  mon- 
trer en  quelle  décadence  était  tombée  notre  légitime  et  ancienne 
influence  dans  la  régence  de  Tunis;  et  cela  n'est  nullement  en 
contradiction  avec  ce  que  j'ai  dit  à  cette  tribune  le  li  avril,  et 
qui  était  ceci  :  «  Ne  mêlez  pas  l'affaire  de  l'Enfida  à  la  question 
de  l'expédition.  » 

Une  nouvelle  preuve  de  ce  que  je  disais  alors,  c'est  que  l'affaire 


52  DISCOURS  DE  JULES   FERUY. 

de  lEnfida  est  traitée,  en  ce  moment-ci,  d'une  manière  distincte, 
entre  le  gouvernement  français  et  le  gouvernement  anglais. 

Le  gouvernement  français  a  accueilli  la  demande  de  ses 
nationaux,  la  compagnie  marseillaise  ;  le  gouvernement  anglais 
a  accueilli  la  demande  de  M.  Lévy,  son  client  et  son  protégé  ; 
les  deux  gouvernements  ont  négocié  entre  eux,  et  il  a  été  bien 
entendu  que  la  solution  de  cette  question  ne  pouvait  venir  que 
d'un  accord  entre  le  gouvernement  français  et  le  gouvernement 
anglais.  Je  disais  donc  une  chose  juste,  raisonnaijle,  quand  je 
donnais  à  l'honorable  membre  qui  ne  fait  plus  partie  de  cette 
assemblée  et  qui  avait  jeté  l'Enfida  dans  le  débat,  ce  conseil 
patriotique.  Je  lui  disais  :  «Prenez  garde  à  vos  paroles  :  ce  que 
vous  dites  peut  nous  causer  des  difficultés  avec  l'Angleterre,  et 
faire  douter  de  notre  sincérité  dans  la  négociation  ;  les  deux 
grands  pays,  la  France  et  l'Angleterre,  examineront  les  affaires 
de  leurs  nationaux  et  les  résoudront  suivant  l'équité.  » 

Ainsi  ont-ils  fait  :  le  gouvernement  anglais  a  renoncé  à 
appuyer  une  demande  insoutenable  ;  il  a  reconnu,  comme  nous, 
que  les  tribunaux  tunisiens  devaient  être  seuls  juges  du  débat, 
et  ce  débat  a  été  tranché  en  faveur  du  bon  droit,  en  faveur  de 
la  Société  marseillaise.  {Très  bien!  très  bienf)J)e  cette  société, 
je  voudrais  dire  encore  un  mot.  Elle  a  été,  comme  toutes  les 
sociétés  françaises,  traitée  bien  sévèrement  à  cette  tribune  par 
l'honorable  M.  Clemenceau.  Ce  sont  des  affaires,  non  pas 
véreuses,  —  on  se  sert  de  ce  mot  dans  les  journaux  ;  ici,  à  la 
la  tribune,  on  dit  «  fâcheuses  »  ,  c'est  un  euphémisme... 
(Sourires.) 

...  Donc,  ce  sont  des  atïaires  fâcheuses!  Eh  bien,  je  ne 
voudrais  pas  que  cette  opinion  se  répandît  hors  de  notre  pays, 
parmi  les  étrangers  qui  nous  écoutent,  qui  lisent  nos  débals 
avec  une  grande  attention,  quelques-uns  avec  un  certain  senti- 
ment de  jalousie  ù  l'occasion  de  cette  alïaire  tunisienne.  Je  ne 
voudrais  pas  que,  s'armant  des  paroles  imprudentes  de  l'hono- 
rable M.  Clemenceau,  on  pût  dire  et  faire  passer,  en  quelque 
sorte,  en  légende  dans  l'Europe  que  nous  n'avons  à  l'étranger 
que  des  affaires  fâcheuses  à  défendre.  [Applaudissements  à 
gauche  et  au  centre.)  Je  ne  voudrais  pas  que  cet  outrage  immé- 
l'ité  pesât  sur  les  nationaux  courageux  qui  vont  porter  nos  inté- 
rêts et  notre  civilisation  au  dehors,  {Très  bien!  très  bien!  sur  les 


LES   AFIAIUES   TUNISIENNES.  53 

mêmes  bancs.)  L'alVairo  de  la  SocitHé  marseillaise  n'est  ni 
véreuse,  ni  fâcheuse  :  c'est  une  alîaire  honnête  et  loyale.  La 
Société  marseillaise  a  acliolé  du  tiénéral  Khérédine,  à  beaux 
deniers  couiptants,  le  domaine  de  l'Enlida.  Vous  avez  dit  liirr, 
ou  fait  entendre,  que  cette  alîaire  avait  été  imposée.  C'est  une 
erreur  al)sohie.  Le  liénéral  Khérédine  a  vendu  parce  qu'on  lui 
ollrall  un  bon  prix;  il  i)référait  le  prix  de  ce  domaine,  payé  par 
une  compagnie  française,  aux  revenus  hypothétiques  d'une 
grosse  rente  viagère  que  le  bey  lui  avait  concédée,  et  qu'il  a 
consolidée  plus  tard  par  la  donation  de  ce  domaine. 

Le  général  Khérédine  a  vendu  à  des  acquéreurs  solvables  qui 
lui  payaient  un  prix  convenable,  et  personne  au  monde  n'a 
exercé,  ni  de  près,  ni  de  loin,  une  pression  sur  sa  volonté.  Vous 
trouverez  au  Livre  jaune  des  lettres  du  général  Khérédine, 
répondant  à  des  offres  postérieures  qui  lui  avaient  été  faites  par 
un  groupe  de  capitalistes  tunisiens,  sur  lequel  je  ne  veux  pas 
m'appesantir  en  ce  moment.  Le  général  Khérédine  leur  dit  : 
«  Vous  êtes  venus  trop  tard  ;  j'ai  fait  tout  ce  que  j'ai  pu  pour 
laisser  ce  domaine  entre  des  mains  tunisiennes,  mais  j'ai  vendu 
à  la  Société  marseillaise,  qui  m'a  déjà  payé  la  plus  grande 
partie  du  prix,  et  je  veux  rester  lidèle  à  ma  parole.  »  Voilà 
comment  le  général  Khérédine  a  vendu  à  la  Société  marseillaise 
et  comment  celle-ci  a  acheté. 

Il  n'est  pas  vrai  qu'elle  ait  mis  ce  domaine  en  actions. 
Lorsque  M.  Clemenceau  a  parlé  hier  de  cette  mise  en  actions 
je  me  suis  permis  de  l'interrompre  ;  j'ai  dit  :  «  Serait-ce  un 
crime  d'avoir  mis  en  actions  le  domaine  de  l'Enlida?  »  Non, 
assurément.  Mais,  messieurs,  cela  n'est  pas.  La  Société  mar- 
seillaise est  une  société  par  actions,  comme  tout  le  monde  le 
sait  ;  elle  a  un  gros  capital  :  GO  millions,  qu'on  n'a  pu  consti- 
tuer sous  d'autres  foi-mes  et  par  d'autres  moyens  que  par  la 
mise  en  actions  ;  mais,  je  le  répète,  elle  n'a  pas  mis  en  actions 
le  domaine  de  l'Enlida.  Elle  a  fait,  d'ailleurs,  une  chose  hono- 
rable que  je  veux  dire  à  celte  tribune.  Possesseur  de  ce 
domaine  dont  l'acquisition  était  contestée,  au  plus  fort  de  ce 
débat  dont  on  peut  lire  l'exposé  et  les  péripéties  dans  le  Livre 
Jaune,  elle  reçoit  une  proposition;  de  qui?  —  je  vous  prie, 
messieurs,  de  réfléchir  à  la  gravité  de  l'incident,  —  elle  reçoit 
une  proposition  du  gouvernement  ottoman.  On  lui  apporte  un 


54  DISCOURS  DE  JULES   FEIiRY. 

projet  de  traité  tout  rédigé  —  je  l'ai  vu  —  et  on  lui  offre  un 
bénéfice  de  cinq  cent  mille  francs,  si  elle  veut  vendre  au  gou- 
vernement ottoman,  représenté  par  Saïd-Pacha.  Eh  bien, 
messieurs,  elle  a  refusé,  au  plus  fort  des  difficultés  qui  lui 
étaient  suscitées.  Il  y  a  peut-être  dans  ce  refus  la  preuve 
d'un  sentiment  patriotique  auquel  je  suis  heureux  de  rendre 
hommage  ici.  [Marques  d'assentiment.) 

Je  suis  obligé,    messieurs,  d'entrer   dans  tous  ces   détails. 
[Très  bien!  très  bien! —  Parlez!  à  gauche.)  Je  ne  veux  rien 
laisser  debout  de  tout  cet  habile  échafaudage  qu'on  a  apporté 
hier  à  cette  tribune. 
Nous  arrivons  à  l'affaire  Bône-Guelma. 
L'honorable  M.  Clemenceau  a  dit  hier,  au  sujet  de  la  conquête 
économique  de  la  Tunisie,  des  choses  qui  m'ont  surpris.  A 
voir  la  façon  dont  il  poursuivait  les  sociétés  et  les  capitalistes 
qui  vont  porter  leurs  efforts  et  leur  argent  en  Tunisie,  je 
croyais  qu'il  était  l'adversaire  de  ce  qu'on  a  appelé  la  conquête 
économique  de  ce  pays.  Mais  non  ;  il  s'en  déclare  partisan.  Je 
me  demande  alors  pourquoi  il  entend  interdire  aux  sociétés  par 
actions,  aux  sociétés  qui  peuvent  avoir  des  actions  susceptibles 
d'être  cotées  à  la  Bourse,  d'entreprendre  en  Tunisie  des  affaires 
d'un  grand  intérêt,  exigeant  de  grands  capitaux.  De  deux  choses 
l'une  :  il  faut  blâmer,  rejeter  comme   indigne   d'occuper  la 
Chambre  et  le  pays,  ce  qu'on  appelle  la  conquête  économique 
d'une  région  voisine  de  nos  possessions  algériennes  ;  ou  bien  il 
faut  accepter  que  les  capitalistes  et  les  sociétés  qui  entre- 
prennent de  fonder  là-bas  des  chemins  de  fer,  des  banques,  des 
crédits  fonciers  et  autres    entreprises    semblables,  sont  des 
collaborateurs  de  la    conquête  économique,  et  non  pas   des 
coupeurs  de  bourses  qui  ne  méritent  que  le  mépris  et  la  colère 
du  Parlement.  {Très  bien!  à  gauche.) 

On  dirait  que  l'honorable  RI.  Clemenceau  se  rattache  à  l'école 
politique  et  sociale  qui  a  été  représentée  un  instant  cà  cette 
tribune,  dans  la  discussion  d'hier,  par  l'honorable  M.  Talandier. 
M.  Talandier  est  grand  partisan  de  la  protection  de  nos  natio- 
naux à  l'étranger  ;  il  veut  bien  qu'on  protège  les  nationaux, 
mais  pas  les  ploutocrates,  comme  il  les  appelle,  les  capitalistes; 
non,  pour  eux,  il  ne  veut  pas  de  protection!  Les  ploutocrates 
nous  rongent,  les  ploutocrates  nous  dévorent,  ne  les  protégeons 


LKS   AFFAIRES   TUNISIENNES.  55 

pas  ;  repoussons  du  pieil  toutes  les  sociétés  financières  :  ce 
n'est  pas  autre  chose  que  des  sociétés  de  capitalistes  qui  portent 
les  capitaux  français  à  l'étrancer!  M.  Clemenceau  ne  se  sert  pas 
du  même  langage,  mais  il  est  aussi  dur  pour  les  ploutocrates 
que  riionorahle  M.  Talandier  ;  et,  parmi  les  ploutocrates,  la 
Société  de  Bône-Guelma  a  particulièrement  attiré  l'animosité 
et  les  paroles  sévères  de  Ihonorable  M.  Clemenceau.  Pourtant, 
messieurs,  c'était  bien  là,  à  mes  yeux,  le  terrain  le  plus  naturel 
d'une  intervention  bienveillante  du  Gouvernement  français. 
A  deux  pas  de  nos  possessions  algériennes,  à  la  porte  de  l'Algé- 
rie, qui  nous  a  coûté  si  cher  à  conquérir  et  à  conserver,  voilà 
une  ligne  de  chemin  de  fer  qui  s'établit,  qui  est  concédée,  allant 
de  Tunis  à  la  frontière  algérienne. 

Après  1871,  quand  l'influence  française  est  à  bas  dans  la 
Régence,  elle  est  concédée  à  une  compagnie  anglaise,  cette  ligne 
qui  est  essentiellement,  selon  les  mains  dans  lesquelles  elle  se 
trouvera,  une  ligne  de  pénétration  dans  nos  possessions  ou  une 
ligne  de  défense.  Le  bonheur  veut  que  la  compagnie  anglaise 
ne  puisse  pas  faire  face  à  ses  engagements  :  elle  aljandonne  la 
ligne,  la  concession  est  périmée.  Sous  l'impulsion,  à  la  prière 
du  gouverneur  général  de  l'Algérie,  l'honorable  général  Chanzy, 
qui  a  attaché  son  nom  à  cette  affaire,  qui  y  a  consacré  tout  ce 
qu'il  y  avait  en  lui  d'énergie  et  de  volonté,  il  se  rencontre  la 
compagnie  de  Bône-Guelma  (une  petite  compagnie  d'intérêt 
local,  formée  au  capital  de  12  millions)  dans  la  province  de 
Constantine.  qui  consent  à  reprendre  l'affaire  à  son  compte  : 
par  l'influence  du  Gouvernement  français,  par  son  action  directe, 
elle  obtient  la  concession  du  gouvernement  beylical.  Et  c'est  là 
une  mauvaise  chose,  une  chose  qui  ne  regarde  pas  la  France, 
une  affaire  de  spéculation,  un  coup  de  bourse,  comme  dit  M.  de 
Billing?  Je  dis,  moi,  que  c'est  une  chose  patriotique,  que  c'est 
une  chose  honnête,  utile,  et  que  ce  fut  là  un  coup  de  fortune 
poui"  la  France  1  {Très  bien  !  très  bien  !  à  (janclie  et  au  centre.) 

M.  DE  liAiDRY  d'Asson.  —  Pour  les  actionnaires  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Et  cela  fut  ainsi  compris  par 
la  Chambre  élue  en  1876  et  qui  a  siégé  jusqu'au  mois  de  mai 
1877.  C'est  elle,  c'est  la  commission  du  budget,  présidée  par 
l'honorable  M.  Gambetta,  et  avant  l'honorable  M.  Sadi  Carnot 


56  DISCOURS   DE  JULES   FEHRY. 

comme  rapporteur,  qui  a  donné  la  concession  à  la  compagnie 
Bône-Guelma. 

Et,  à  ce  moment-là,  tout  le  monde  se  félicitait.  [Dénégations 
à  droite.)  Et  je  demande,  en  vérité,  si  le  gouverneur  général 
civil,  si  le  gouvernement  central  avaientlarssé  passer  une  pareille 
occasion,  quels  justes  reproches  on  nous  eût  adressés,  quelles 
malédictions...  {Très  bien!  ej  applaudissements)  quelles  accusa- 
tion d'imprévoyance,  de  dédain  des  intérêts  français,  de  légè- 
reté et  de  routine  bureaucratique!  J'entends  d'ici  l'éloquente 
philippique  de  l'honorable  M.  Clemenceau.  {Très  bien!  très 
bien  !) 

M.  Clemenceau.  — Vous  avez  de  bonnes  oreilles!  {On  rit.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Oui,  cette  concession  a  été 
votée  par  la  Chambre  avec  un  empressement  patriotique,  et 
j'ajoute  avec  un  silence  également  patriotique.  Car,  même 
pour  les  Assemblées,  —  je  me  permets  de  faire  cette  observa- 
tion à  l'honorable  M.  Naquet,  —  il  y  a  des  moments,  dans  les 
affaires  délicates,  et  surtout  dans  les  affaires  extérieures,  où  le 
silence  est  chose  patriotique.  {Très  bien!  très  bien!)  Il  est 
incontestable  qu'il  y  avait  profit  pour  notre  pays  à  faire  tomber 
dans  les  mains  d'une  compagnie  française,  de  la  compagnie 
de  Bône-Guelma,  le  chemin  de  fer  de  la  Medjerda,  ligne  de 
pénétration  dans  nos  possessions  algériennes. 

Mais  il  y  a,  paraît-il,  un  malheur.  La  compagnie  aurait  été,  à 
ce  moment,  trop  bien  traitée  par  les  pouvoirs  publics,  et  elle 
traîne  après  elle,  depuis  cette  époque,  comme  un  boulet,  cette 
garantie  d'intérêt  de  6  p.  100  qui  fait  les  frais  d'une  grande 
partie  du  débat  sur  les  affaires  de  Tunisie.  6  p.  100  d'intérêts! 
Cela  n'est-il  point  criminel?  Cela  ne  révèle-t-il  pas  immédiate- 
ment une  bande  d'agioteurs,  avides  de  se  jeter  sur  le  budget 
pour  l'exploiter?  Messieurs,  puisque  l'occasion  m'en  est  forcé- 
ment fournie,  et  que  je  suis  obhgé  d'entrer  dans  tous  ces  détails, 
je  voudrais  dire  un  mot  de  cette  compagnie  et  de  cette  garantie 
de  6  p.  100,  car  je  ne  voudrais  pas  laisser  planer  sur  le  gouver- 
nement d'alors,  ni  sur  la  commission  du  budget,  je  ne  sais 
quel  soupçon  d'imprévoyance  ou  d'aveuglement.  Vous  allez 
voir,  messieurs,  combien  cette  garantie  de  6  p.  100  s'explique 
naturellement. 


I.KS    AI'FAIKKS    TLMSlIvN.NES.  r)7 

Je  VOUS  ai  dit  (juc  lu  coinpagniij  Bùue-Guelma  élail  une 
petite  compagnie  d'intérêt  local,  créée  dans  la  province  de 
Constanline  au  capital  de  12  millions;  fondée  par  le  déparle- 
ment, elle  avait  reçu  de  lui  une  garantie  d'intérêt  de  6  p.  lUO. 
A  côté  d'elle,  la  compagnie  de  Paris-Lyon-Méditerranée  avait 
été  dotée  par  les  pouvoirs  publics  et  les  Assemblées  qui  se  sont 
succédé,  de  concessions  avec  garanties  d'intérêts  et  de  subven- 
tions représentant  une  valeur  et  des  primes  supérieures  aux 
6  p.  100  de  la  compagnie  de  Bùne-Guelma.  Et,  en  1876, 
quelques  mois  avant  la  concession  du  chemin  de  fer  de  la 
Medjerda,  l'Est-Algérien  avait  reçu  du  Parlement  une  garantie 
d'intérêt  de  6,13  p.  100.  Quand  il  fut  question  d'accorder  une 
garantie  d'intérêt  à  la  compagnie  de  Bône-Giielma,  on  ne  fai- 
sait pas  une  chose  excessive,  sortant  des  précédents  :  on  se 
conformait  à  tous  les  précédents  français. 

De  combien  donc  est  la  garantie  d'intérêt  accordée  aux 
chemins  de  fer  français?  Elle  est  de  5,75  p.  100,  c'est-à-dire 
4,65,  plus  1/10.  Tout  le  monde  sait  cela.  Et  une  garantie  d'in- 
térêt de  6  p.  100  aurait  paru  trop  élevée  pour  un  chemin  de  fer 
en  Tunisie,  alors  qu'il  était  à  prévoir  qu'on  devrait  attendre 
longtemps,  bien  longtemps  un  revenu  rémunérateur?  Ce  n'est 
pas  à  la  légère,  croyez-le  bien,  mais  après  de  mûres  réflexions, 
avec  de  grandes  précautions  et  après  un  examen  préalable  très 
minutieux,  que  cette  garantie  d'intérêt  a  été  accordée  par  les 
commissions  du  budget  de  1876  et  1877,  dans  des  conditions 
qui  ne  sont  pas  celles  des  garanties  d'intérêt  pour  les  lignes  du 
continent.  Elle  a  été  calculée,  non  pas  sur  un  capital  de  premier 
établissement  indéterminé,  àlixerplus  tard,  mais  sur  un  capital 
du  premier  établissement  constitué  à  93  millions,  et,  de  plus,  on 
avait  imposé  Tobligation  de  remboursement,  non  pas  sans  inté- 
rêt, —  comme  l'Est-Algérien  dont  je  parlais  tout  à  l'heure,  — 
car  la  compagnie  Bône-Guelma  doit  i-embourser  sa  garantie,  à 
raison  de  4  p.  100,  à  partir  du  jour  de  la  concession. 

Eh  bien,  messieurs,  je  dis  que  ce  sont  là  des  conditions  qui, 
tout  d'abord,  devraient  dissiper  tous  ces  nuages,  toutes  ces 
obscurités  fâcheuses  que  l'on  a  cherché  à  accumuler  autour  de 
la  compagnie  de  Bône-Guelma.  Je  pourrais  faire  valoir  d'autres 
considérations,  et  rappeler  que  ceci  se  passait  en  1877.  Or,  vous 
avez  accordé,  il  y  a  quelques  mois,  au  chemin  de  Dakar  une 


58  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

garantie  de  5  p.  100,  et  aujourd'hui  la  rente  est  à  120;  en  1877, 
elle  était  cotée  entre  100  et  lOo  francs.  Si  vous  faites  le  calcul 
de  la  proportion,  vous  trouverez  que  c'est  une  garantie  de 
6  p.  100  qu'il  aurait  fallu  demander  pour  la  compagnie  du 
chemin  de  fer  de  Dakar. 

Vous  voyez  donc  bien  que,  dans  cette  affaire  de  Bône-Guelma, 
rien  d'excessif  ne  s'est  fait,  qu'aucune  prime  n'a  été  accordée  à 
l'agiotage,  qu'aucun  grief  ne  peut  être  adressé  à  qui  que  ce 
soit.  Est-ce  donc  à  la  compagnie  qu'il  faut  reprocher,  comme 
le  disait  hier  l'honorable  M.  Clemenceau,  d'avoir  fait  dans  ces 
conditions  un  traité  d'exploitation  et  un  traité  de  construction? 
Vraiment,  messieurs,  voilà  un  singulier  chef  d'accusation!  La 
compagnie  de  Bône-Guelma  a  traité  pour  la  construction  avec 
la  compagnie  des  Batignolles.  Et  bien,  qu'avez-vous  à  lui  repro- 
cher? Est-ce  que  ce  n'est  pas  son  droit?  Et,  lorsque  les  inspec- 
teurs les  plus  difficiles,  —  je  parle  de  ceux  que  la  presse  a 
envoyés  récemment  en  Tunisie,  —  ont  été  unanimes  à  rendre 
hommage  à  la  belle  et  solide  exécution  des  travaux  sur  la  ligne 
de  la  Medjerda,  je  n'ose,  en  vérité,  retenir  comme  un  grief  ce 
traité  de  construction. 

On  ajoute  qu'il  y  a  un  traité  d'exploitation.  J'ai  voulu  savoir 
ce  qu'il  en  était,  et  tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  c'est  que  les 
renseignements  donnés  à  cet  égard  par  M.  Clemenceau  ne  sont 
pas  exacts,  du  moins  dans  la  forme  sous  laquelle  ils  ont  été 
produits.  Voici  ce  qui  s'est  passé  : 

On  a,  en  etTet,  conclu  un  traité  qui  n'expire  qu'en  1882,  c'est- 
à-dire  à  la  tin  de  la  période  de  construction,  c'est-à-dire 
un  traité  de  traction,  ce  qui  est  fort  différent  d'un  traité 
d'exploitation.  Si  vous  voulez  obtenir  les  renseignements 
les  plus  complets  et  les  plus  minutieux  sur  tous  les  détails  de 
cette  affaire,  M.  le  sous-secrétaire  d'État  des  travaux  publics, 
l'honorable  M.  Raynal,  qui  est  là,  à  son  banc,  répoutlra,  parla 
production  d'une  pièce  qu'il  m'a  montrée,  à  l'allégation  de 
M.  Clemenceau,  qui  nous  disait  hier  :  «  Cette  compagnie  de 
Bône-Guelma,  mais  elle  ne  fait  rien!  M.  le  sous-secrétaire 
d'État  pourra  vous  montrer  un  tableau  duquel  il  résulte  que  les 
recettes  de  la  compagnie,  aussi  bien  pour  la  partie  algérienne 
du  réseau  que  pour  la  partie  tunisienne,  vont  s'accroissant  d'une 
façon  normale.  11  me  semble  que  j'ai  trop  insisté  sur  ce  point... 


LES   AKl  AIHES   TUNISIENNES.  59 

A  gauche  et  an  centre.  —  Non!  Non! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  eL  je  le  laisserais  lonl 
de  suite  de  côté  si  je  ne  relevais  dans  le  discours  de  l'honorable 
M.  Clemenceau  un  grief  plus  étonnant  encore  que  tous  les 
autres  :  «  Ah!  ce  qui  est  grave,  dit-il,  c'est  d'avoir  fait  interve- 
nir notre  consul  généi-al  pour  que  la  compagnie  de  Bône-Guelma 
obtînt  le  monopole  du  chemin  de  fer  de  la  Régence.  »  Oui, 
nous  l'avouons;  le  consul  général,  qui  représente  le  Gouver- 
nement français,  a  fait  tout  ce  qu'il  a  pu,  pour  empêcher  que  des 
lignes  concurrentes  fussent  créées  dans  la  Régence.  Il  a  fait  cela, 
le  Gouvernement  l'a  approuvé,  et  il  serait  tout  prêt  à  recommen- 
cer. Il  y  a  à  cela  une  bonne  raison  qui  n'aurait  pas  dû  échapper 
à  Tesprit  pénétrant  de  l'honorable  M.  Clemenceau  :  c'est  qu'en 
définitive,  par  cette  intervention,  ce  sont  les  intérêts  du  Trésor 
français  que  l'on  servait,  du  Trésor  qui  paye  la  garantie... 
{Irès  bien!  très  bien!  au  centre)  et  auquel  porterait  préjudice 
la  diminution  de  recettes  amenée  par  l'exploitation  de  lignes 
concurrentes... 

M.  CuNÉo  d'Ornano.  —  Nous  verrons  ]a  carte  à  payer  de  la  guerre! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  J'en  ai  fini  avec  les  trois 
affaires,  ou  les  trois  révélations,  comme  vous  voudrez,  de 
l'honorable  M.  Clemenceau;  mais  je  voudrais  déterminer,  avec 
plus  de  précision  qu'il  ne  l'a  fait,  la  relation  qui  peut  exister 
entre  ces  affaires  et  l'expédition  tunisienne.  Il  ne  faut  pas  lais- 
ser croire  que  l'expédition  tunisienne  ait  été  motivée  par  l'une 
ou  l'autre  de  ces  affaires.  Au  moment  de  l'expédition,  toutes 
étaient,  les  unes  écartées,  comme  celle  de  l'honorable  M.  Léon 
Renault,  les  autres  depuis  longtemps  terminées.  Nous  n'avions 
certes  pas  pensé  à  rentrer  dans  la  Régence  pour  empêcher  la 
compagnie  Rubattino  de  devenir  adjudicataire  du  tronçon  de 
Tunis  à  La  Goulette. 

Si  je  ne  craignais  d'introduire  ici  une  parenthèse,  je  démon- 
trerais que  ce  n'est  pas  la  faute  de  la  compagnie  Bône-Guelma 
si  le  tronçon  de  Tunis  à  La  Goulette  a  été  adjugé  à  la  compa- 
gnie Rubattino.  Je  vais  rappeler,  pour  édifier  absolument  la 
Chambre  sur  toute  cette  alïaire,  que  la  compagnie  Bône-Guelma 
avait  acheté  à  la  compagnie  anglaise,  en  déconfiture,  le  tronçon 
de  Tunis  à  La  Goulette,  et  que  c'est  le  juge  anglais  qui  n'a  pas 


60  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

voulu  ratifier  la  concession  ;  la  loi  donne  ce  droitaujuge  anglais, 
protecteur,  tuteur,  des  compagnies  par  actions,  les  company- 
/'nniied;le  dirais  encore  que  la  compagnie  Rubaltino  avait  été 
libre  de  se  rendre  adjudicataire,  que  le  gouvernement  italien 
lui  avait  apporté  une  garantie  de  6  p.  100;  que,  depuis  long- 
temps, la  compagnie  Rubattino  s'était  installée  à  Tunis  comme 
un  adversaire  et  un  concurrent  de  la  compagnie  Bône-Gnelma. 
C'est  de  là  que  venait,  —  le  Livre  jaune  le  prouve,  cela  est 
évident,  manifeste,  —  l'opposition  à  l'exécution  du  cbemin  de 
fer  de  Sousse,  malgré  les  conventions  les  plus  précises,  les 
plus  claires,  les  plus  authentiques,  et  lorsque,  de  notre  part, 
l'esprit  de  conciliation,  de  concession,  de  transaction,  —  vous 
le  voyez  encore  à  chaque  page  du  Livre  jaune  — ■  était  poussé 
à  l'extrême.  Ce  n'est  pas  pour  de  tels  motifs  que  nous  avons 
fait  l'expédition  tunisienne.  Il  ne  faudrait  le  laisser  croire  à 
personne  ;  mais,  à  la  suite  de  tous  ces  incidents,  il  s'est  manifeste- 
ment produit  dans  la  Régence  un  fait  d'une  haute  gravité. 
Toutes  les  tracasseries  suscitées  à  nos  nationaux,  tous  ces  empié- 
tements sur  leurs  droits,  tous  ces  dénis  de  justice  qui  contras- 
taient si  étrangement  avec  l'attitude  amicale  et  bienveillante,  je 
dirais  presque  avecla  docilité,  que,  pendant  tant  d'années,  le 
gouvernement  de  laRégence  avait  montrée  vis-à-vis  de  la  France, 
provenaient  de  ce  que,  dans  l'esprit  des  gouvernants,  il  s'était 
opéré  une  profonde  révolution;  c'étaient  là  des  symptômes  qui 
nous  montraient  que  nous  n'étions  plus  tenus  pour  rien  dans  la 
Régence,  et  qu'on  se  préparait  à  donner  à  d'autres  la  place  à 
laquelle  nous  avions  droit.  [Vifs  applaudissements  au  centre  et 
à  gauche.) 

Alors,  messieurs,  parut  dans  les  journaux  français  cet  appel 
à  notre  protection,  ce  ciù  de  détresse  qui  était  comme  l'écho  et 
la  justification  des  craintes  que  nous  gardions  pour  nous,  dans 
le  secret  de  nos  délibérations.  Vous  lisiez  alors  dans  tous  les 
journaux  que  nos  nationaux  présents  à  Tunis,  représentés  par 
les  chefs  naturels  éhis  par  eux,  s'étaient  rendus,  le  14  mars, 
chez  notre  consul  général,  et  qu'ils  avaient  lu  à  M.  Rouslan  la 
pièce  que  je  vais  remettre  sous  vos  yeux.  Vous  l'avez  tous  lue, 
et  ceux  qui  attaquent  aujourd'hui  l'expédition  de  Tunisie  l'ont 
acclamée. 

M.  Clémenci:.\i:.  —  Pas  moi  !  Je  n'ai  pas  dit  cela! 


LES   AKIAIIŒS   TUNISIENNES.  61 

M.  LE  Président  bu  coxskil.  —  Oh!  non,  pas  vous,  mon- 
sieur Clemenceau,  vous  avez  toujours  fait  exceplioii.  {/lires  au 
cenlre  et  à  gauche.) 

M.  Clémenceat.  —  Je  n'ai  pas  été  le  seul. 

M.  Georges  Pkrin.  —  H  y  a  eu  18  membres  de  ce  côté  de  la 
Chambre  {fe.vtréme-gauclic)  qui  ont  protosté  par  leur  abstention! 

A  dro'ile.  —  Il  y  en  a  eu  120  dans  la  Chambre  ! 

M.  Clémenceat.  —  Qu'est-ce  que  c'est  que  celte  pii-ce"?  i']lle  n'est 
pas  au  Livre  jaune. 

M.  LE  Président  du  consijil.  —  La  voici.  Elle  va  vous 
(lénionlrer  que  rinquiétude,  que  TiMnotion  dont  je  vous  parlais 
tout  à  l'heure  ne  sont  pas  de  l'invention  d'un  cabinet  qui  pré- 
pare les  élections,  et  qui  veut,  comme  l'a  dit  M.Naquet,  ceindre 
les  lauriers  de  la  victoire  ;  ces  sentiments  ne  correspondaient 
que  trop  à  la  réalité  de  la  situation. 

«  A  M.    lions  tan,  ministre   plénipoientiaire,  chargé  d' affaires 
de  la  République  française. 

«  Monsieur  le  Ministre, 

«  Les  Français  et  protégés  français  établis  dans  la  régence 
de  Tunis  vous  offrent  cette  coupe;  veuillez  l'accepter  comme 
un  témoignage  unanime  de  leur  vive  sympathie,  et  en  souvenir 
des  services  que  vous  n'avez  cessé  de  rendre  h  la  colonie. 

«  Ils  ont  tenu  h  honneur,  aux  jours  difficiles  que  nous  tra- 
versons, d'affirmer  leurs  sentiments  de  haute  estime  pour  le 
digne  représentant  de  la  République. 

«  La  situation  s'est  bien  modifiée  depuis  quelque  temps  en 
ce  qui  concerne  nos  rapports  avecle  gouvernement  local. 

«  L'opposition,  plus  ou  moins  déguisée,  faite  par  le  gouver- 
nement tunisien  à  l'acquisition  de  toute  propriété  par  des 
Français; 

«  Les  obstacles  mis,  par  ce  même  gouvernement,  à  l'exécu- 
tion des  concessions  déjà  obtenues  par  des  compagniesfrançaises; 

u  Les  difficultés,  pour  nos  nationaux,  d'obtenir  justice  au 
Bardo,  dans  leurs  différends  avec  les  sujets  indigènes; 

<(  Les  insultes  et  les  actes  de  violence  contre  les  personnes 
et  les  propriétés,  commis  sur  notre  frontière  et  qui  demeurent 
impunis,  constituent  un  ensemble  qui  motive  notre  légitime 
inquiétude. 


C2  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

«  De  son  côté,  la  France  avait  toujours  été,  avant  la  conquête 
de  l'Algérie,  la  plus  ancienne  comme  la  plus  fidèle  alliée  de  la 
régence  de  Tunis,  et,  depuis  cinquante  ans  que  cette  conquête 
est  accomplie,  elle  a  toujours  suivi,  vis-à-vis  de  Tunis,  une  poli- 
tique de  désintéressement,  en  s'appliquant  à  la  protéger  contre 
toute  ingérence  étrangère,  et  en  s'etïorcant,  parson  industrie  et 
par  ses  capitaux,  de  la  mettre  au  niveau  du  progrès  et  de 
la  civilisation. 

«  Nous  n'avons  pour  l'établir  qu'à  choisir  parmi  les  œuvres 
bienfaisantes  dont  notre  pays  a  doté  la  Tunisie  : 

«  La  restauration  de  l'ancien  aqueduc  de  Carthage,  qui  a 
été  accomplie  par  des  capitaux,  des  entrepreneurs  et  sous  la 
direction  d'ingénieurs  français; 

«  L'établissementdu  télégraphe  français  dans  toute  laRégence; 

«  L'organisation  du  service  postal; 

«  La  construction  de  200  kilomètres  de  chemin  de  fer.  tra- 
versant les  plaines  les  plus  fertiles  du  pays,  et  les  mettant  en 
communication  avec  Tunis  et  l'Algérie; 

«  La  création  d'une  banque  de  crédit,  qui  a  considérablement 
abaissé  le  taux  de  l'intérêt  et  qui  facilitera  le  développement  de 
l'agriculture,  du  commerce  et  de  l'industrie, 

«  Sont  autant  de  créations  françaises. 

«  Et,  si  l'intluence  d'une  nation  sur  un  autre  pays  ne  se 
mesure  pas  seulement  au  nombre  des  nationaux  qui  y  résident, 
mais  à  l'importance  des  intérêts  qu'elle  y  a  établis,  la  France 
est  sans  rivale  possible  en  Tunisie. 

«  Nous  avons,  en  effet,  par  l'Algérie,  trois  cents  kilomètres 
de  frontière  commune  avec  la  Régence. 

«  Il  y  a  en  France  pour  cent  millions  de  la  dette  tunisienne, 
qui  s'élève  au  total  de  cent  vingt-cinq  millions. 

«  Nous  avons,  depuis  deux  siècles,  le  privilège  exclusif  de  la 
pêche  du  corail  sur  les  côtes  de  la  Régence,  depuis  l'île  de 
Tabarque  jusqu'aux  contins  de  la  Tripolitaine. 

«  Nous  avons  les  postes;  nous  avons  le  télégraphe;  plus  de 
cinquante  millions  de  piastres  de  propriété  possédée  par  des 
Français. 

«  Le  commerce  d'importation  qui  se  fait  à  Tunis  est  de 
beaucoup  plus  important  pour  la  France  que  pour  les  autres 
nations. 


I.KS    Ail  AlltKS   TLMSIK.N.NKS.  63 

«  Enlin,  nous  avons  200  kiloiiirtics  dr  voie  fiTivc  drjà 
construits,  autant  de  concédés,  et  les  dernières  concessions 
comportent  l'établissement  d'un  port  à  Tunis,  auquel  altoiilii'onl 
tous  les  chemins  de  fer  construits  ou  à  construire,  et  ijni  (lt\  iin- 
dra,  par  lîi  même,  le  cenire  et  l'enlrepùt  d'un  coninuMce 
considérable. 

«  Ce  sont  là,  monsieur  le  3Iinistre,  des  intérêts  de  premier 
ordre  qui  doivent  solliciter  vivement  l'attention  et  la  vigilance 
du  gouvernement  de  la  République. 

«  Or,  tous  ces  avantages  et  tous  les  sacrifices  que  la  Fiance 
a  faits  depuis  cinipiante  ans  pour  ce  pays,  afin  de  Félever  et  de 
le  mettre  au  niveau  de  la  civilisation; 

<(  Les  intérêts  multiples  et  considérables  de  nos  nationaux 
qui  y  sont  établis  ; 

«  Le  vaste  programme  de  grands  travaux,  d'utilité  publique, 
déjà  accomplis  ou  à  accomplir; 

«  La  sécurité  de  nos  frontières  algériennes,  dont  dépenti 
dans  l'avenir  la  conservation  de  notre  belle  colonie; 

«  Tout  cela  se  trouve  à  la  veille  d'être  compromis  par  la 
nouvelle  attitude  du  gouvernement  tunisien  à  notre  égard,  et 
par  son  impuissance,  de  plus  en  plus  manifeste,  à  faire  respecter 
nos  frontières  par  ses  sujets. 

<'  Cette  situation  est  pleine  de  périls  :  il  était  du  devoir  de  la 
colonie,  qui  en  est  le  témoin  oculaire,  delà  signaler  au  gou- 
vernement de  la  République,  auquel  nous  vous  prions,  mon- 
sieur le  Ministre,  de  vouloir  bien  transmettre  cette  adresse, 
convaincus  que  nous  sommes  que  le  Gouvernement  républicain, 
fidèle  aux  grandes  traditions  de  la  politique  française,  saura, 
par  des  mesures  promptes,  efficaces  et,  au  besoin,  énergiques, 
faire  respecter  par  le  gouvernement  du  bey  de  Tunis,  les  inté- 
rêts de  la  colonie,  et  l'antique  et  légitime  influence  que  la 
France  s'est  conquise  pai-  ses  nombreux  bienfaits  envers  la 
Régence. 

«  Tunis,  le  14  mars  1881.  » 

[Suivent   200   signatures  environ). 

[Nombreux   applaudissements  à  gauche  et  au  centre.) 

M.  Clé.me.\ce.\i'.  —  Par  qui  est-ce  sif.'né?  C'est  signé  «  lionstau  ». 
[Exclamations  sur  divers  bancs  à  gauche  et  au  centre.) 


64  DISCOURS   DE  JULES   FEHRV.  , 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  C'est  signé  par  toute  la 
colonie  française  I 

M.  Camille  Pelletam.  —  Nous  demaudons  que  les  signatures 
soient  mises  au  Journal  officiel. 

M.  CuiNÉo  d'Ornano.  —  A  cette  époque,  vous  déclariez  qu'il  s'agis- 
sait seulement  de  réprimer  les  incursions  des  Kroumirs.  Vous  n'en 
parlez  plus. 

Plusieurs  membres.  —  Quelle  est  la  date  de  cette  adresse? 

M.  Clovis  Hugues.  —  Lisez  donc  le  rapport  Leblanc  et  Quesnel! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  dis,  messieurs,  que 
cette  pièce,  lorsqu'elle  a  paru  clans  les  journaux  avec  de 
nombreuses  signatures.. . 

Un  membre.  —  La  date  de  cette  adresse? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Elle  porte  la  date  du 
14  mars...  je  dis  que  la  publication  de  cette  pièce  a  jeté  dans 
l'opinion  française  une  très  vive  et  très  légitime  émotion,  et,  si 
je  vous  apportais  tous  les  articles  de  journaux  d'alors,  tous, 
sauf  ceux  de  M.  Clemenceau,  vous  verriez  le  concert,  l'accord 
qu'il  y  avait  alors,  et  qui  se  traduisait  par  cette  note  unique  : 
«  Que  le  Gouvernement  prête  l'oreille  :  notre  colonie  crie  vers 
la  métropole;  elle  appelle  à  son  secours,  on  ne  lui  répond 
pas;  le  Gouvernement  ne  fait  rien;  il  est  faible,  il  manque 
d'énergie.  »  Voilà  la  note  de  la  presse  et  de  l'esprit  public. 

M.  Georges  Perin.  —  11  fallait  alois  en  parler  à  la  Chambre,  au 
lieu  de  parler  des  Kroumirs. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Vous  savez  mieux  que  moi, 
monsieur  Perin,  pourquoi  nous  ne  l'avons  pas  dit  à  cette  tri- 
bune, et  votre  patriotisme  devrait  vous  imposer  le  silence. 
{  Vive  approbation  à  gauche  et  au  centre. —  Rumeurs  à  lexirème- 
gauche). 

M.  Ceorges  Perin.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président.  —  Monsieur  Perin... 

M.  Georges  Perin  continue,  au  milieu  du  bruit,  à  prononcer  des 
paroles  qui  ne  sont  pas  entendues. 

M.  LE  Président.  —  Laissez-moi  donc  parler,  monsieur  Perin! 
Vous  voyez  l'inconvénient  des  interruptions.  Si  vous  n'aviez  pas 
interrompu  M.  le  président  du  conseil,  il  n'y  aurait  pas  entre  vous 
et  lui  la  difficulté  qui  se  produit...  Je  vous  prie  de  garderie  silence. 
Vous  répondrez  si  vous  le  jugez  convenable.  {Très  bien',  très  bien!) 

M.  Georges  Perin.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  le  Président.  —  Je  vous  inscris. 


I.KS   AFFAIHKS   TUNISIENNES.  65 

M.  Geougks  Ptiii.N.  —  Je  répondrai  à  l'insinuation  de  M.  le 
ministre. 

Sur  }}lusicurs  bancs  à  gauche  et  (tu  coilrc.  —  N'interrompez  pas  ! 
—  Assez  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  h\  n'ai  rien  insinué. 

M.  Georgks  Pkrin.  —  Si,  monsieur  le  Ministre,  vous  avez  l'ait 
allusion  certainement  à  une  conversation  qui  a  eu  lieu  entre  vous 
et  moi  et  M.  le  ministre  des  affaires  étrani^ôres,  au  mois  d'avril,  et 
si  vous  m'obligez  à  parler,  je  parlerai.  [Huincws  sur 2)liisieitrs  bancs 
à  gauche  et  au  centre.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  pendant  que 
nous  observions  et  que  le  public  constatait  avec  nous  ces  symp- 
tômes inquiétants  pour  notre  situation  à  Tunis,  les  mêmes 
svmplùmes,  plus  marqués  encore,  plus  décisifs,  plus  inquiétants, 
étaient  constatés  sur  la  frontière  algérienne.  L'bonorable 
M.  Clemenceau  a  fait  porter  sur  ce  point  particulier  de  la 
question  de  Tunis  des  observations  de  divers  ordres.  Il  a  dit 
d'abord  :  «  ('es  difficultés  de  la  frontière  tunisienne,  c'était  peu 
de  chose;  c'est,  en  quelque  sorte,  le  pain  quotidien  d'une  occu- 
pation en  pays  arabe;  et  des  conférences  entre  des  fonction- 
naires ou  des  officiers  tunisiens  et  des  officiers  français  avaient 
été  très  heureusement  employées  pour  couper  court,  par  des 
transactions  opportunes,  aux  diflicultés  de  cet  ordre.  »  Et  M.  Cle- 
menceau rappelait  qu'en  1880  s'étaient  tenues  des  conférences, 
destinées  à  régler  les  indemnités  dues  à  nos  tribus  pour  les 
déprédations  des  tribus  kroumires. 

Il  a  rappelé,  notamment,  une  conférence  entre  un  fonction- 
naire tunisien  et  M.  le  commandant  Vivensang,  représentant  le 
gotivernement  français.  C'est  vrai,  messieurs  :  à  cette  date 
de  1880,  on  avait  pu  régler  quelques-uns  des  différents 
pendant  depuis  longtemps  entre  les  tribus  algériennes,  géné- 
ralement envahies  et  pillées,  et  les  tribus  kroumires,  généra- 
lement envahissautes  et  pillardes  ;  mais  c'était  à  la  condition 
d'une  grande  mansuétude  de  notre  part;  et  vous  allez  voir 
tout  à  l'heure,  messieurs,  le  même  officier  français  constater, 
quelques  mois  plus  tard,  qu'il  est  impossible  de  régler 
désormais,  à  l'amiable  et  sérieusement,  une  affaire  quelconque 
de  frontière  avec  le  gouvernement  tunisien.  C'est  sur  ce  point, 
si  je  ne  me  trompe,  que  porte  la  demande  d'explication  qui  ma 
été  faite  hier  à  cette  tribune  par  l'honorable  M.  Clemenceau.  Il 

J.  Ferry,  Discours,  V.  5 


66  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

s'agit  d'expliquer  dans  une  dépêche  de  M.  Roustan,  du 
11  février  1881,  qui  est  au  Livre  jaune,  cette  phrase  qu'a  citée 
M.  Clemenceau: 

«  Enfin,  si,  par  amitié  pour  le  bey,  nous  nous  résignons,  en 
temps  ordinaire,  à  cet  état  de  choses,  doit-il  en  être  de  même 
dans  le  cas  où  les  circonstances  politiques  ne  commandent  pas 
les  mômes  ménagements?  » 

Et,  là-dessus,  l'honorable  M.  Clemenceau  m"a  posé  cette 
question  très  catégorique  :  «  Quel  était  ce  changement  de 
circonstances  qui  devait  modifier  votre  attitude  vis-à-vis  du  bey 
de  Tunis,  et  rendre  tous  ménagements  impossibles?  »  Ici, 
messieurs,  encore,  pour  m'expliquer,  il  me  suffira  de  lire  ce 
que  n'a  pas  lu  l'honorable  M.  Clemenceau.  Voici  la  dépêche  de 
M.  Roustan  tout  entière  : 

«  Je  voudrais  espérer  que  la  conférence  présidée  par  le 
colonel  Vivensang  parviendra  à  régler  à  l'amiable  ces  diverses 
réclamations,  mais  j'avoue  que  l'attitude  du  gouvernement 
tunisien  me  laisse  à  cet  égard  des  doutes  que  vous-même  devez 
partager,  d'après  les  observations  contenues  dans  les  lettres 
que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire  le  1"  de  ce  mois. 
Dans  la  première,  vous  avez  constaté  la  tendance  du  premier 
ministre  du  bey  à  réduire  à  des  proportions  insignifiantes  les 
incendies  commis  par  les  Ouchtetas,  et  qu'impuissant  à  s'y  faire 
obéir,  il  cherche  à  atténuer  les  faits  pour  en  décliner  plus 
facilement  la  responsabilité. 

«  Je  partage  complètement,  monsieur  le  Gouverneur  général, 
sur  tous  ces  points,  votre  manière  de  voir,  et  je  suis  amené  à 
conclure  que,  sans  mettre  en  cause  la  bonne  volonté  du  gouver- 
nement tunisien,  qui  ne  peut  avoir  intérêt  à  nous  otïenser 
gratuitement,  il  résulte  néanmoins  de  son  impuissance  bien 
constatée  que  nous  ne  pouvons  compter  sur  lui  pour  mettre  lin 
à  un  état  de  choses  aussi  contraire  à  la  dignité  du  gouver- 
nement de  la  République  qu'aux  intérêts  des  populations 
placées  sous  son  autorité. 

«  Nous  avons  essayé  jusqu'ici  de  la  voie  diplomatique  pour 
obtenir  justice,  mais  nous  ne  pouvons  plus  nous  dissimuler 
aujourd'hui  que  ce  moyen  est  insuffisant.  Les  conférences  à  la 
suite  desquelles  nous  avons  obtenu  des  indemnités,  n'ont  abouti 
qu'à  des  transactions  consenties  au  prix  de  larges  sacrifices  de 


LES   AKFAIUES   TUMSIE.N.NLS.  07 

notre  part.  Si  ces  transactions  ont  pallié  pour  les  iiarticuliers 
certains  dommages  matériels,  elles  n'ont  jamais  stipulé  aucune 
indemnité  pour  les  incendies,  aucune  punition  pour  la  violation 
de  notre  frontière,  ni  pour  les  assassinats  commis  sur  notre 
territoire,  si  ce  n'est  la  dhia  ou  prix  du  sang.  Si  ce  mode  de 
répression  est  admis  par  l'usage  entre  les  individus  d'un  même 
pays,  soumis  à  la  même  autorité,  peut-il  être  considéré  comme 
suftisant,  lorsqu'il  s'applique  à  des  actes  qui  violent  en  même 
temps  le  droit  privé  et  le  droit  international?  Si  l'on  considère 
que,  dans  la  plupart  de  ces  cas,  les  agresseurs  sont  toujours  des 
Tunisiens  et  les  victimes  des  Algériens,  n'est-il  pas  à  craindre 
que  notre  prestige  auprès  des  indigènes  soit  considérablement 
atteint  par  un  mode  de  règlement  dans  lequel  les  concessions 
viennent  toujours  de  notre  côté?  Enfin,  si,  par  amitié  pour  le 
bey,  nous  nous  résignons,  en  temps  ordinaire,  à  cet  état  de 
choses,  doit-il  en  être  de  même  dans  le  cas  où  les  circonstances 
politiques  ne  nous  commandent  pas  les  mêmes  ména- 
gements ?...  » 

Les  circonstances  politiques,  je  viens  de  vous  en  faire  le 
tableau.  On  pouvait,  vis-à-vis  d'un  gouvernement  ami,  bien- 
veillant, fidèle  allié,  passer  l'éponge  sur  bien  des  méfaits.  On 
ne  le  pouvait  plus  sans  péril,  vis-à-vis  d'un  gouvernement  qui 
échappait  visiblement  à  notre  influence.  [Marques  d'assentiment 
à  gauche.)  Et  ce  n'est  pas  seulement  M.  Roustan  qui  est  de  cet 
avis,  c'est  le  commandant  Vivensang  lui-même,  l'excellent 
officier  supérieur,  le  vieil  Africain,  connaissant  à  fond  cette 
aflaire  de  la  frontière,  que  le  gouverneur  général  avait  chargé 
de  représenter  le  Gouvernement  français  dans  ces  négociations. 
Or,  que  disait-il  précisément  à  cette  époque?  Dans  sa  dépêche 
du  4  mars  1881  —  c'est  vraiment  trop  long  pour  tout  vous  lire 
—  il  dépeint  la  situation  singulière,  et  vraiment  quelque  peu 
ridicule,  que  lui  font  l'impuissance  manifeste  du  gouvernement 
tunisien,  et  son  mauvais  vouloir,  non  moins  éclatant  que  son 
impuissance. 

Le  commandant  Vivensang  est  en  face  d'un  délégué  tunisien 
qu'on  appelle  Si-Hassouna.  Le  délégué  devrait  avoir  quelque 
action  sur  les  tribus.  Il  est  envoyé  par  le  gouvernement  tunisien 
pour  leur  faire  accepter  les  revendications  légitimes  de  la 
France  ;  mais  ce  délégué  —  le   tableau  de  sa  situation   est 


68  DISCOURS  DE  JULES   FERKY. 

piquant —  est  tellement  abandonné  par  les  tribus  voisines  qu'il 
ne  sait  seulement  pas  où  coucber,  et  qu'il  n"a  pas  de  quoi 
donner  à  manger  à  ses  chevaux.  Et,  quand  il  est  question  d'une 
démarche,  d'une  action  quelconque,  ce  sont  des  refus  venant  à 
la  fois,  comme  je  le  disais,  et  du  mauvais  vouloir  et  de  l'impuis- 
sance. Voici  comment  conclut  le  commandant  Vivensang;  il 
conclut  absolument  comme  M.  Roustan,  dans  la  dépêche  que 
vous  avez  invoquée  : 

«  A  notre  grand  regret,  les  raisons  les  plus  sérieuses  nous 
autorisent  à  croire  que  cette  conférence  n'amènera  que  des 
résultats  négatifs. 

«  Nous  avons  conscience,  de  notre  coté,  d'avoir  tenu  la 
conduite  la  plus  correcte,  et  d'avoir  allié,  dans  les  moindres 
détails,  l'obligeance  et  l'aménité  la  plus  complète  à  la  fermeté 
qui  nous  avait  été  commandée. 

«  Sur  le  désir  de  Si-Hassouna,  j'ai  été  autorisé  à  avoir  autour 
de  moi  un  nombre  respectable  de  cavaliers,  et  j'ai  placé  le 
camp  sur  les  limites  des  Oucbtetas.  Si-Hassouna,  à  diverses 
reprises,  a  exploité  cette  situation,  en  cherchant  à  faire  croire 
aux  Ouchtetas  et  autres  voisins  récalcitrants  que  nous  allions 
intervenir  immédiatement,  s'ils  n'allaient  pas  se  soumettre 
à  toutes  les  conditions  qu'il  croirait  devoir  leur  imposer  ; 
mais  ces  menaces  se  sont  toujours  heurtées  à  une  complète 
incrédulité. 

«  En  attendant,  la  situation  du  délégué  tunisien  n'est  pas 
tolérable.  Il  est  toujours  isolé  à  Bou-Chebhoum,  ne  connaissant 
pas  le  pays,  n'y  ayant  aucune  attache,  ce  qui  ne  l'a  pas  empêché 
hier  soir,  3  mars,  de  l'épondre  à  nos  si  graves  demandes  de 
satisfaction  d'une  manière  tout  à  fait  évasive. 

«  Si-Hassouana  passe  sous  silence  la  question  des  réfugiés, 
question  majeure  s'il  en  fut,  puisque  ce  sont  ces  criminels  qui 
sont  les  guides,  sur  notre  territoire,  de  ces  bandes  de  pillards 
tunisiens  qui  viennent  jeter  la  terreur,  pour  ainsi  dire,  jusqu'aux 
portes  de  Bône.  Il  innocente  les  Ouchtetas  ou  autres  du  crime 
d'incendie,  au  moyen  de  je  ne  sais  quelle  déclaration  écrite  par 
des  Âdouls,  persuadé  sans  doute  que  nous  ignorons  la  valeur 
qu'il  faut  attacher  à  leur  justice,  à  laquelle  ils  ne  croient  pas 
eux-mêmes. 

«  Il  ne  dit  pas  un  mot  des  innombrables  violations  de  frontière, 


LES    AFKAIMES  TUNISIENNES.  69 

toutes  suivies  de  meurtres  ou  de  vols,  sans  doute  parce  que, 
malgré  ce  que  j'ai  pu  lui  dire,  il  n'en  saisit  [)as  ou  lait  semblant 
de  n'en  pas  compi'endre  l'importance. 

«  Quant  aux  meurtres  et  aux  vols,  il  facililc  sa  làciie  en  les 
annulant  pai'  l'envoi  de  revendications  dont  les  totaux  fantas- 
tiques feraient  croire  que  les  Ouchtelas  ne  sont  que  des 
apprentis  voleurs  à  côté  des  gens  de  nos  tribus.  » 

M.  DE  LA  lUssETU'RE.  —  Vous  vouliez  lii  yucne  (li'S  le  commen- 
cement. Pourquoi  ne  nous  l'avoir  pas  dit  ? 

M.  Georges  Bkame.  — On  n\i  [)as  dit  cela  à  la  Chambre. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Pardon!  on  a  dit  tout  cela 
à  la  Chambre. 

Plusieurs  membres  à  droite.  —  Jamais  !  jamais! 

M.  le  Président  du  conseil.  —  Cesi  ûanis  \e  Livre  jaime. 
Le  Livre  jaune  est-il  donc  un  livre  secret? 

M.  .Il  LES  Uelafosse.  —  Vous  l'avez  publié  après  avoir  commencé 
l'expédition. 

M.  JoLiBOis.  —  Vous  ne  parliez  que  d"une  entreprise;  vous  ne 
parliez  pas  d'une  expédition. 

M.  le  Président  du  conseil. —Voilà  comment  l'honorable 
M.  Clemenceau  a  pu  vous  dire  hier  qu'au  mois  de  mars  1881,  il 
ne  se  passait  rien  sur  la  fiontière  qui  pût  alarmer  le  Gouver- 
nement soit  sur  sa  sécurité,  soit  sur  son  prestige,  et  que  les 
conférences  de  M,  le  commandant  Vivensang  étaient  la  procé- 
dure la  plus  propre  à  résoudre  ces  diflicultés. 

L'honorable  M.  Clemenceau,  abordant  un  autre  ordre 
d'idée, a  dit  ensuite, ausujetdes  frontières  :  «Maisvous  avez  cité 
des  précédents,  vous  avez  cité  ceux  de  la  monarchie  de  Juillet, 
ceux  du  gouvernement  impérial  :  ne  voyez-vous  pas  qu'ils 
se  retournent  contre  vous?  Vous  cherchez  une  frontière  silre 
vis-à-vis  des  Arabes,  vous  ne  l'aurez  jamais!  Voilà  que  vous  la 
reculez  jusqu'aux  contins  de  la  Tripolitaine,  et  vous  savez 
bien  que  les  diplomates  du  gouvernement  impérial,  comme  ceux 
de  la  monarchie  de  Juillet,  estimaient  que  la  pire  frontière 
pour  nos  possessions  algériennes  c'était  une  frontière  turque, 
et  que,  si  la  Tunisie  n'existait  pas,  il  faudrait  l'inventer.  »  Et 
M.  Clemenceau  a  ajouté  :  «  Vous  avez  supprimé  la  Tunisie.  » 

M.  CiNÉo  d'Ornano.  —  Vous  l'avez  tuée  ! 


70  DISCOURS   DE  JULES   FEHRY. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Non,  nous  n'avons  nullement 
supprimé  la  Tunisie;  et  l'observation  que  vous  faites,  si 
conforme  à  la  trarlition  de  notre  diplomatie  depuis  cinquante 
ans,  est  précisément  notre  justification,  et  la  raison  décisive  et 
dominante  que  nous  opposons  aux  politiques  trop  ardents,  —  il 
y  en  avait  sur  les  bancs  de  cette  Cbambre,  —  qui  disaient  : 
«  Pourquoi  n'annexez-vous  pas  la  Tunisie  ?  L'annexion  vaut 
mieux  que  le  protectorat.  »  Nous,  messieurs,  nous  estimons  que 
le  protectorat  vaut  infiniment  mieux  que  l'annexion  ;  nous 
estimons  qu'après  le  grand  déploiement  de  forces  militaires  que 
le  Gouvernement  français  vient  de  faire  dans  la  Régence,  le 
traité  du  Bardo  pourra  commencer  à  fonctionner,  et  que  nous 
ne  serons  pas  dans  la  nécessité  d'entreprendre  dans  le  détail  la 
conquête  de  la  Tunisie.  Nous  ne  voulons  pas  de  cette  contiuête 
et  nous  n'avons  pas  intérêt  à  la  faire.  Nous  avons  intérêt  à  laisser 
la  Tunisie  dans  les  mains  d'un  gouvernement  lié  à  nous  par  des 
traités,  et  notamment  par  des  traités  qui  ne  lui  permettent 
pas,  à  un  moment  donné,  de  se  lier  avec  d'autres  puissances. 
C'est  là  notre  intérêt  capital,  et  il  est  suffisamment  sauvegardé 
par  le  protectorat. 

M.  CuNÉo  d'Ornaxo.  —  Il  faudra  une  année  d'occupation  perma- 
nente. 

M.  LE  Pkésident  du  conseil.  —  Il  y  aura  des  points  à 
occuper  d'une  manière  permanente,  cela  est  incontestable. 

Plusieurs  membres  à  droite.  —  Ali  !  ali  ! 

M.  Victor  Hamille.  —  Il  fallait  le  dire. 

M.  DE  Baudky  d'Asson.  —  Voilà  un  aveu  que  nous  retenons. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Mais,  enlîn,  est-ce  que  je 
dis  là  quelque  chose  de  nouveau?  Il  semble,  à  entendre  les 
interruptions  qui  viennent  de  ce  côté  {la  droite),  que  j'entre 
dans  la  voie  des  aveux  ou  des  révélations.  Mais,  messieurs,  tout 
le  monde  a  connu  le  traité  du  Bardo.  Il  n'a  qu'un  but  :  nous 
permettre  d'occuper  les  points  que  d'autres  pourraient  prendre 
à  notre  place.  [Applaudissements  au  centre.)  L'occupation 
limitée,  infiniment  plus  limitée  que  l'expédition  militaire 
actuelle,  est  la  conséquence  du  traité  du  Bardo;  c'est  la  seule 
façon  pour  nous  d'avoir  un  protectorat  sérieux  et  de  fermer 
cette  porte  de  notre  frontière.  J'insiste  sur  ce  point,  parce  qu'il 


LES   AFFAIRES   TUNISIENNES.  71 

m'amène  à  répondi-c  tout  de  siiiti'  à  luu'  (|iioslioii  (|iie  me  posait 
M.  Clemenceau. 

M.  Clemenceau  na  louclir  (inr  d'un  mot  le  côté  diplomatique 
de  la  queslion.  Je  n'y  loucherai  non  plus  (pie  d'un  mot; 
j'estime  qu'il  faut  peu  parler  des  choses  diplomatiques.  Eh  hien, 
l'honorahle  M.  Clemenceau  disait  :  «  Voici  ce  qui  juge  votre 
politique  :  en  cas  de  jiiierre  européenne,  est-ce  que  récliiipiior 
militaire  ne  sera  pas  modillé?»  Je  réponds:  oui,  il  seramodilié, 
mais  à  notre  profit,  en  fermant  une  porte  par  laquelle  on  peut 
entrer  chez  nous.  [Très  bien!  au  centre.  —  /hwieurs  et  rires  à 
droite.) 

M.  LE  Priîsidkm.  —  Messieurs,  veuillez  faire  silence. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Ce  que  je  dis  là,  messieurs, 
est  fort  sérieux;  mais  ni  vos  interruptions,  ni  vos  murmures  ne 
m'amèneront  à  vous  le  démontrer. 

M.  Delafosse,  —  Cela  vous  serait  difficile  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  m'en  rapporte, 
messieurs,  à  l'opinion  de  ceux  qui  voudront  réfléchir,  car  ces 
choses  ne  sont  point  des  choses  de  l'heure  et  du  moment  :  ce 
sont  des  choses  et  des  œuvres  d'avenir.  Eh  bien,  je  prie  ceux 
qui  s'occupent  de  la  politique  étrangèi'e  — et  il  en  est  plusieurs 
sur  les  1)ancs  de  la  droite... 

M.  DE  Baudry  d'Asson.  —  Nous  n'avons  pas  confiance  dans  un 
avenir  préparé  par  vous,  monsieur  le  Ministre. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  de  réfléchir  à  ce  qui 
pourrait  arriver  dans  un  temps  donné,  éloigné,  j'en  suis  sûr, 
dans  le  cas  d'un  conflit  à  propos  de  la  question  d'Orient,  s'il  se 
produisait  dans  le  bassin  de  la  Méditerranée;  ce  jour-là,  vous 
direz  qu'il  s'est  trouvé,  en  1881,  un  ministère  qui  a  pris  une 
initiative  périlleuse  pour  lui,  —  nous  le  voyons  aujourd'hui,  — 
mais  heureuse  pour  la  patrie  !  [Jrès  bien!  très  bien!  au  centre.) 
J'arrive  à  une  autre  partie  du  débat. 

M.  LE  Président.  —  Voulez-vous  vous  reposer,  monsieur  le 
Président  du  conseil  ? 

M.  le  Président  du  conseil.  —  Oui,  monsieur  le  Président, 

pendant  quelques  minutes. 

M.  LE  Président.  —  M.  le  président  du  conseil  demande  un 
instant  de  repos. 

La  séance  est  suspendue. 


7-2  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

(La  séance,  suspendue  à  quatre  heures  moins  vingt  minutes,  est 
reprise  à  quatre  heures.) 

M.  LE  Président.  —  La  parole  est  à  M.  le  président  du  conseil 
pour  continuer  son  discours. 

31.  LK  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  j'ai  tâché  de 
l'épondre  à  toute  la  partie  du  discours  de  Flionorable  M.  Cle- 
menceau qui  lui  appartient  en  propre.  J'arrive  maintenant  à 
des  arguments  qui  ont  été  successivement  émis  à  cette  tribune 
avant  lui,  et  par  l'honorable  M.  Naquet  et  par  l'honorable 
M.  Le  Faure. 

On  a  dit  que  la  responsabilité  du  Gouvernement  était 
engagée.  Elle  serait,  en  effet,  engagée  de  la  façon  la  plus 
grave  si,  d'une  part,  il  était  vrai  de  dire  que  le  Gouvernement  a 
fait  la  guerre  sans  avoir  pris  le  consentement  des  Chambres,  et 
si  on  pouvait  lui  reprocher  d'avoir  illégalement  ouvert  des 
crédits  ou  fait  des  virements  de  crédits  prohibés  par  la  Consti- 
tution et  contraires  à  votre  haute  pi'érogative  financière.  Le 
grief,  d'une  manière  générale,  se  formule  ainsi  :  «  Vous  avez 
trompé  la  Chambre,  vous  l'avez  conduite  pas  k  pas,  à  tâtons, 
sans  lui  dire  la  vérité,  sans  lui  montrer  le  chemin,  à  des 
résultats  qu'elle  ne  voulait  pas.  » 

Messieurs,  j'ai  déjà,  par  avance,  répondu,  je  crois,  à  cet  ordre 
d'arguments;  mais,  pour  les  serrer  de  plus  près,  pour  vous 
montrer,  à  chaque  pas  fait  dans  cette  affaire  tunisienne,  la 
volonté  des  Chambres  associée  à  l'initiative  du  Gouvernement, 
je  vous  demande  la  permission  de  repi-endre  cette  histoire,  de 
la  faire  avec  les  documents;  ce  sont  les  documents  qui  plaident 
pour  nous,  qui  nous  défendent  :  c'est  avec  les  documents 
seulement  que  je  répondrai  aux  assertions  de  nos  honorables 
contradicteurs. 

Nous  avons  trompé  la  Chambre?  Quand  cela?  Est-ce  le 
5  avril,  lorsque,  pour  la  première  fois,  je  vins  à  cette  tribune 
parler  des  incursions  des  Kroumirs? 

Messieurs,  si  vous  relisez  les  déclarations  que  j'eus 
l'honneur  de  faire  alors  au  Parlement,  vous  verrez  que,  dès  ce 
premier  jour,  nous  ne  séparions  pas  dans  notre  pensée  et  la 
majorité  de  la  Chambre  ne  séparait  pas  dans  sa  pensée  ces 
deux  buts  à  atteindre  :  répression  des  incui'sions  des  Kroumirs 
et  garanties  pour  l'avenir.  Mais  enfin,  à  supposer  que,  le  5  avril, 


LES   AKKAIIŒS   TUNISIENNES.  73 

ces  choses  n'eussent  pas  tHé  aperçues,  bien  peu  de  jours  après, 
le  11  avril,  la  Chambre  esl  saisie  d'une  interpellation  dont 
l'honorable  M.  Janvier  de  La  Motte  est  Tauteur;  le  diMjat 
s'engage  alors,  et  ce  débat,  chose  curieuse,  c'est  le  mi'me  (pie 
celui  d'aujourd'hui  ;  seulement,  il  ùtail  alors  entre  nous  et  le 
côté  droit,  et  aujourd'hui  il  est  entre  nous  et  l'extréme-gauche. 
{Mouvements  divers.) 

Il  n'est  pas  un  seul  des  arguments  produits  ù  cette  tribune, 
sous  des  formes  diverses  et  avec  des  talents  d'ordre  din'érent, 
par  MM.  Naquet  et  Clemenceau,  il  n'en  est  pas  un  qui  n'ait 
jailli  des  bancs  de  la  droite  dans  cette  séance  du  11  avril  :  et  la 
question  de  la  guerre  déclarée  sans  autorisation,  et  le  but  réel 
de  l'e.xpédition,  et  ce  qui  était  derrière  les  Kroumirs.  Tout  cela, 
messieurs,  c'était  la  polémique  même  de  l'opposition  de  droite 
à  ce  moment-là  ! 

M.  Jules  Del.vfosse.  —  Je  vous  ai  demandé,  alors,  quel  était  le 
but  réel  de  Texpédition,  et  vous  ne  m'avez  pas  répondu  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  je  voudrais 
vous  faire  voir  d'abord  ce  que  j'ai  répondu,  et  cela  pouri'a  vous 
faire  comprendre  pourquoi  je  n'ai  pas  poussé  plus  loin  ma 
réponse. 

A  droite.  —  A  cause  des  élections. 

M.  le  Peésidext  du  coxseil.  —  L'honorable  M.  Naquet, 
lui  aussi,  a  fait  des  lectures;  il  a  même  lu  un  passage  que  je 
vous  demande  la  permission  de  remettre  sous  vos  yeux  ;  mais  il 
l'a  lu  avec  une  grande  habileté.  Vous  l'entendez  encore  ;  moi 
du  moins,  qui  lui  prêtais  une  oreille  particulièrement  attentive, 
je  l'entends  encore,  insistant  dans  sa  lecture  sur  la  seule  chose 
qu'il  voulût  en  retenir,  modulant  d'une  voix  plus  douce,  plus 
basse,  les  expressions  qui  sont,  selon  moi,  capitales,  décisives, 
que  la  Chambre,  le  11  avril,  entendait  bien.  Qu'est-ce  que  j'ai 
dit?  Permettez-moi  de  vous  le  relire  ;  ce  n'est  pas  long  : 

«  Messieurs,  le  Gouvernement  aurait  devancé  spontanément 
les  explications  qu'on  vient  de  lui  demander  s'il  avait  cru 
pouvoir  ajouter  quelque  chose  à  celles  qui  ont  été  données,  il  y 
a  si  peu  de  jours,  h  cette  tribune,  et  que  la  confiance  unanime 
de  la  Chambre  a  bien  voulu  accueillir. 

<(  Je  n'ai  rien  h  ajouter  aux  déclarations  qui  nous  ont  valu, 


74  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

dans  l'une  et  dans  l'autre  Chambre,  le  double  témoignage  de 
conliance  qui  est  à  la  fois  notre  bonneur  et  notre  force.  Nous 
vous  avons  dit  que  nous  entrions  sur  le  territoire  de  la  Tunisie 
à  la  fois  pour  châtier  des  agressions  dont  il  me  sera  permis  de 
dire  qu'on  parle  beaucoup  trop  légèrement  à  cette  tribune,  et 
pour  mettre  un  terme  à  une  situation  qui  est,  vous  le  savez 
aussi  bien  que  moi,  absolument  intolérable,  car  elle  dure 
depuis  dix  ans  ;  or,  dix  ans,  c'est  trop  pour  l'honneur  de  la 
France,  pour  le  repos  de  nos  possessions  algériennes.  Nous 
allons  en  Tunisie  pour  châtier  les  méfaits  que  vous  connaissez  ; 

«  Nous  y  allons  en  même  temps  »,  —  c'est  ce  passage  que 
M.  Naquet  amodulé  très  bas,  et  sur  lequel  j'insiste  au  contraire, 
—  nous  y  allons  en  même  temps  pour  prendre  toutes  les  mesures 
qui  pourront  être  nécessaires  pour  en  empêcher  le  renouvelle- 
ment. Le  gouvernement  de  la  République  ne  cherche  pas  de 
conquêtes,  il  n'en  a  pas  besoin  ;  mais  il  a  reçu  en  dépôt,  des 
gouvernements  qui  l'ont  procédé,  cette  magnifique  possession 
algérienne  que  la  France  a  glorifiée  de  son  sang  et  fécondée  de 
ses  trésors.  11  ira,  dans  la  répression  militaire  qui  commence, 
jusqu'au  point  où  il  faut  qu'il  aille  pour  mettre  à  l'abri,  d'une 
façon  sérieuse  et  durable,  la  sécurité  et  l'avenir  de  cette  France 
africaine.  »  {Très  bien!  très  bien!  au  centre!) 

Et  vous  dites  qu'il  ne  s'agissait  là,  pour  tout  le  monde,  que 
d'une  rapide  incursion  sur  le  tei'i'itoire  des  Kroumirs,  suivie 
d'un  retour  également  rapide  ! 

M.  JoLiBOis.  —  C'est  ce  que  disaient  vos  préfets  et  ils  menaçaient 
de  Ja  prison  ceux  qui  disaient  le  contraire  ! 

M.  LE  Président  DU  conseil.  — Allons  plus  loin;  la  Chambre 

s'est  prononcée  à  la  fin  de  ce  court  et  décisif  débat. 

JM.  .Janvier  de  La  Motte.  —  A  quelle  majorité  ?  {Rumeurs  au 
centre.) 

M.  LE  PRÉSIDENT  DU  CONSEIL.   —  Vous  avez  voté  contre, 

monsieur  Janvier  de  La  Motte,  nous  le  savons  bien. 

M.  Janvier  de  La  Motte.  —  Assurément  ! 

M.  CiiNÉo  d'Ornano.  —  Nous  avons  voté  contre,  et  nous  nous 
en  félicitons. 

M.  LE  Président  du  conseil,  —  Après  les  discours  de 
M.  Janvier  de  La  Molle  et  de  M.  Cunéo  d'Ornano,  la  Chambre  a 
formulé  dans  un  ordi'e  du  jour  le  mandat  qu'elle  entendait 


Li:S   AIKAIHKS   TUMSIKNNKS.        .  75 

donner  au  Goiivernemenl.  IMiisicms  oidrcs  du  jour  rlairnl  en 
présence.  Voici  celui  de  la  drnile  : 

«  La  Chambre,  lidèle  interprète  des  sentinicnts  pacifiques  du 
pays,  et  convaincue  que  les  opéi'ations  militaires  engagées  sur 
notre  frontière  algérienne  ont  pour  unique  but  de  sauvegarder 
la  sécurité  iiitérieuix*  de  la  colonie,  passe  à  l'ordre  du  jour.  » 

Cet  ordre  du  jour,  le  Gouvernement  le  repousse,  la  Chambre 
ne  l'adopte  pas.  L'honorable  M.  Lenglé  en  dépose  un  ainsi 
conçu  : 

«  La  Chambre  des  députés,  rappelant  au  Gouvernement  que, 
pour  obéir  à  la  Constitution,  aucune  guerre  ne  doit  être  engagée 
sans  l'autorisation  du  Parlement,  passe  à  l'ordre  du  jour.  » 

Cet  ordre  du  jour-là  non  plus  n'est  ni  accepté  par  le  Gouver- 
nement, ni  adopté  par  la  Chambre. 

Un  membre  à  droite.  —  Parce  que  le  Gouvernement  votdait  faire  la 
guerre  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Un  ordre  du  jour,  de  la 
gauche  cette  fois,  de  l'honorable  M.  Duclaud,  se  trouve  en 
présence  d'un  autre  ordre  du  jour  de  la  gauche,  l'ordre  du 
jour  de  l'honorable  M.  Paul  Bert. 

M.  Duclaud  disait  : 

«  La  Chambre,  confiante  que  le  Gouvernement  saura  prendre, 
dans  les  limites  fixées  par  la  Constitution,  toutes  les  mesures 
nécessaires  pour  sauvegarder  l'honneur,  la  dignité  et  les  intérêts 
de  la  France,  à  l'occasion  des  événements  de  Tunisie,  passe  à 
l'ordre  du  jour.  » 

M.  Paul  Bert  s'expiimait  ainsi  de  son  côté: 

«  La  Cliaml)re.  approuvant  la  conduite  du  Gouvernement  et 
pleine  de  confiance  dans  sa  prudence  et  dans  son  énergie,  passe 
k  l'ordre  du  jour.  » 

Et,  mis  en  demeure  de  choisir  entre  ces  différents  ordres  du 
jour,  voici  ce  que  j'eus  l'honneur  de  répondre  : 

«  Messieurs,  le  Gouvernement  ne  peut  accepter  que  l'ordre 
du  jour  de  M.  Paul  Bert,  parce  que  seul  il  lui  donne  la  confiance 
entière  dont  nous  avons  besoin  au  moment  actuel... 

«  M.Jules  De/a  fosse.  C'est  un  blanc-seing!  » 

M.  Duclaud  alors  retire  son  ordre  du  jour  et  se  rallie  à 
l'amendement  de  M.  Paul  Bert. 


76  DISCOURS  DE  JULES  FERRY. 

M.  DiCLAUD.  —  J'ai  fait  un  sacrifice  patriotique  ce  jour-là. 
{Applaïulisscmeiits  sur  jthisieurs  bancs.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Assurément,  vous  avez 
fait  un  sacrifice  patriotique  et  je  suis  très  sûr  que  vous  ne  le 
regrettez  pas... 

Quelques  membres  à  droite.  —  Si  !  si  ! 

M.  UrCL.^UD,  s'adresscmt  à  la  droite.  — J"ai  seul  le  droit  d'exprimer 
ici  mon  sentiment  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Mais  le  Gouvernement, 
dans  cette  affaire,  faisait,  lui  aussi,  un  sacrifice  patriotique.  Il 
faisait  le  sacrifice  patiiotique  et  nécessaire  des  e.xplications  qu'il 
lui  était  si  facile  de  donner  devant  la  Chambre  et  que  la  Chambre 
aurait  acclamées. 

M.  Janvier  de  L\  Motte.  —  Pourquoi  neles  avez-vouspasdonnées".' 
[Mouvements  divers.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  le  faisait,  ce  sacrifice, 
parce  qu'ainsi  doivent  être  conduites  les  affaires  qui  mettent  en 
jeu  non  seulement  les  intérêts,  mais,  ce  qui  est  parfois  plus 
grave,  et  parfois  plus  à  ménager  que  les  intéi'êts,  Famour-propre 
des  puissances.  Il  y  a  des  choses  qu'on  ne  peut  faire  en  politique 
étrangère  qu'à  la  condition  de  ne  pas  les  crier  sur  les  toits, 
permettez-moi  l'expression.  [Marques  d'approbation  sur  divers 
bancs.) 

Et  il  faudra  bien,  si  la  France  républicaine  vetU  avoir  une 
politique  extérieure,  que  ce  silence  patriotique  qui,  vous  le  savez 
bien,  fut  gardé  par  tout  le  monde  dans  la  Chambre  à  ce  moment- 
là,  soit  la  règle  dans  tous  les  cas  analogues.  [Nouvelles  marques 
d'approbation.)  Je  soutiens  —  et  je  fais  appel  ici  à  toutes  les 
consciences,  aussi  bien  à  droite,  où  l'on  voulait  nous  faire 
parler,  qu'à  gauche,  où  l'on  nous  engageait  à  nous  taire,  parce 
qu'on  comprenait  l'intérêt  supérieur  qu'il  y  avait  à  ne  rien 
dire, — je  fais  appel  à  toutes  les  consciences,  et  je  demande  que 
quelqu'un  dise  ici  s'il  a  jamais  cru  que  le  vote  de  l'ordre  du  jour 
de  M.  Paul  Bert  nous  investissait  seulement  du  pouvoir  de 
chasser  quelques  Kroumirs  et  de  revenir  immédiatement  après 
en  France  ? 

fhisieurs  membres  à  droite.  —  Oui  !  oui  ! 
Sur  d'autres  bancs.  — Non!  non  ! 

M.  liEMi  Gaitieiî.  —  Quant  à  moi,  je  n'ai  voté  cet  ordre  du  jour 
que  pour  cela  ! 


LKS   AFFAIHKS   TU.MSlt.N.NKS.  77 

>1.  LE  Président  du  conseil.  —  Nous  ne  vous  avions  lirn 
laissé  ignorer,  et  le  contrat  se  faisait  à  la  fois  sous  l'onln'  du 
jour  cIh  pleine  et  entière  conliance,  et  sur  les  paroles  (pie  j'avais 
prononcées;  tout  le  monde  savait  que  nous  voulions  non  pas 
seulement  une  répression  passagère,  mais  bien  une  solution 
efficace,  durable,  et.  comme  je  le  disais,  des  garanties  sérieuses  ; 
et,  pour  les  avoir,  j'indiquais  jusqu'où  il  fallait  aller. 

.M.  liE.Ni-;  (iAi  Ta:ii.  —  Et  les  affiches  des  préfets! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Qu'est-ce  que  les  préfets 
ont  à  faire  dans  cette  question  ? 

M.  JoLiBOis.  —  Les  préfets  nous  ineiiaçaient  même  d'arrestation 
et  de  poursuites  si  nous  tlisions  qu'on  faisait,  qu'on  continuait  la 
f^uerre  en  Tunisie. 

M.  LE  Président  du  conseil. —  La  f'.bambre  se  séparait,  à 
cette  date  du  12  avril  dernier,  pleine  de  confiance  dans  le 
Gouvernement... 

M.  I.AROCUE-JouBERT.  —  Daiis  la  prudence  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  espérant  fermement 
qu'il  lui  apporterait  à  son  retour  une  solution  qui  répondit  à  ce 
double  intérêt  que  nous  avions  eu  tant  de  soin  d'indiquer  dans 
des  formules  qui  devaient  rester  concises,  à  cause  des  intérêts 
supérieurs  engagés,  mais  dont  la  concision  même  devait  être 
méditée  par  tout  le  monde  :  châtier  les  pillards  et  prendre  des 
garanties  contre  le  retour  de  pareils  méfaits. 

VoLv  à  droite.  —  C'était  bon  à  dire  aux  électeurs  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Eh  bien,  qu'avons-nous 
apporté  comme  garanties"?  >fous  avons  appoité  le  traité  du 
12  mai,  et  alors,  si  quelqu'un  ne  savait  pas,  n'avait  pas  compris, 
c'était  clair,  tous  les  voiles  tombaient  ;  le  traité  du  12  mai  disait 
nettement  tout  ce  qu'il  contenait,  rien  de  plus,  rien  de  moins, 
précisément  ce  que  la  Chambre  avait  voulu  :  assurer  à  la  fois 
la  répression  et  surtout  les  garanties.  Ces  garanties,  où  aurions- 
nous  pu  les  trouver,  et  quelles  garanties  pouvaient  être  désirées 
dans  cette  atïaire,  sinon  l'occupation  de  certains  points?  J'ai 
entendu  M.  Clemenceau  et  d'autres  orateurs,  M.  Naquet,  je  crois, 
dire:  «  Oui,  mais  on  pensait  qu'il  suffisait  d'occuper  quelques 
points  sur  la  frontière.  » 


78  DISCOLHS  DE  JULES   FEHUY. 

Messieurs,  c'est  aisé  à  dire  :  occuper  quelques  points,  enserrer 
le  territoire  des  Rroumirs  entre  un  certain  nombre  de  postes, 
dans  une  petite  ceinture  de  garnisons  françaises...  Mais  les 
choses  ne  s'arrêtent  pas,  en  politique,  toujours  là  où  on  voudrait 
les  arrêter.  Les  événements  commandent  aux  hommes  et  les 
résolutions  des  gouvernements  doivent  être  à  la  hauteur  des 
périls  possibles.  Donc,  nous  sommes  entrés  sur  le  territoire  des 
Kroumirs,  nous  sommes  dans  la  Régence,  nous  y  faisons  la 
police  que  le  bey  est  manifestement  impuissant  à  faire.  Nous  la 
faisons  malgi'é  lui  d'abord  et,  très  promptement,  d'accord  avec 
lui  :  car  il  y  a  une  chose  certaine,  et  c'est  un  des  résultats 
heureux  de  cette  politique,  c'est  que  le  gouvernement  du  bey 
sait  à  merveille,  à  l'heure  qu'il  est,  qu'il  n'a  pas  d'autre  espoir 
que  la  protection  française,  et  il  est  profondément  attaché  au 
protectorat  de  la  France. 

Alors  qu'arrive-t-il?  Entre  le  12  avril  et  le  12  mai,  nous 
apprenons  que  certaines  prétentions  de  divers  ordres  se 
révèlent,  particulièrement  de  la  part  de  la  Porte,  toujours  à  l'afïût 
d'un  événement  en  Tunisie  lui  donnant  le  prétexte  de  faire 
valoir  ses  anciens  droits.  Nous  apprenons  que,  pendant  que 
nous  sommes  à  Béja,  formant  autour  des  Kroumirs  la  ceinture 
de  fer  dans  laquelle  nous  voulions  les  enserrer  et  les  réduire,_on 
arme  à  Constantinople  des  vaisseaux  cuirassés,  dans  l'intention 
de  débarquer  des  troupes  à  Bizerle.  Nous  sommes  allés  i\ 
Bizerte,  messieurs,  et  personne  ne  nous  en  a  fait  un  reproche. 
Si  Bizerte  était  tombé  aux  mains  de  n'importe  qui,  fût-ce  de  la 
Porte,  j'entends  déjà  les  accusations  qui  seraient  parties  contre 
nous  de  ces  bancs  de  la  Chambre  [roraleur  désigne  rexii^ême- 
gauché).  {Applaudissenienls  à  gauche  et  an  centre.) 

Nous  avons  trompé  la  Chambre  en  lui  apportant  le  traité  du 
12  mai,  en  défendant  le  traité  du  12  mai  dans  la  séance  du 
24  mai!  Je  suis  désolé,  messieurs,  de  vous  imposer  des  lectures  ; 
mais  la  mémoire  des  partis  et  des  oppositions  est  si  courte  qu'il 
faut  absolument  que  je  remette  sous  vos  yeux,  en  substance, 
la  séance  du  24  mai,  comme  je  l'ai  fait  pour  celle  du  11  avril. 
Il  y  a  d'abord,  dans  cette  séance,  le  rapport  de  M.  Antonin 
Proust  :  c'est  le  rapport  d'une  commission  de  la  Chambre,  à 
laquelle  on  a  pu  dire  bien  des  choses  qui  ne  se  disent  pas  à  la 
tribune.   Voici   comment  s'exprime   l'honorable   M.  Antonin 


LKS   AFl'AIltKS    TIMSIKN.NES.  79 

Proust  lorsqu'il  vifiil  proposiT  à  la  Chambre  de  voler  le  traité 
du  12  mai  : 

«  Ce  traité  conlirme  la  politique  à  la  fois  fei-me  et  bien- 
veillante que  la  France  s'est  constamment  attachée  à  faire 
prévaloir  dans  ses  rapports  avec  la  Réj,^ence. 

«  Il  assure  au  plus  riche  des  Etats  voisins  de  notre  terri- 
toire algérien  la  protection  française,  que  cet  État  a  toujours 
recherchée  comme  une  garantie  d'ordre  et  comme  un  bienfait 
de  notre  civilisation.  Il  protège  la  France  algérienne  contrôles 
dangers  des  insurrections  que  le  gouvernement  du  bey  est 
impuissant  à  prévenir  et  à  réprimer.  Il  ouvre  enfin,  sous  nos 
auspices,  un  vrai  champ  d'activité  au  commerce  de  toutes  les 
nations, 

«  Conformément  au  désir  que  vous  avez  exprimé  dans  vos 
bureaux,  votre  commission  a  examiné  avec  le  soin  le  plus  scru- 
puleux chacune  des  stipulations  que  renferme  le  traité  du 
12  mai  1881,  et  elle  est  heureuse  de  dire  qu'il  n'en  est  pas 
une  qui  ne  témoigne  de  ce  respect  des  principes  du  droit 
international  dont  la  République  est  résolue  à  ne  jamais  se 
départir. 

u  Insensible  aux  suggestions  qui  lui  conseillaient  naguère 
une  politique  intéressée  à  l'égard  de  la  Régence,  non  moins 
insouciante  des  soupçons  injustes  dont  elle  a  été  plus  récem- 
ment l'objet,  la  diplomatie  française  a,  par  le  traité  du  12  mai, 
défini  notre  rôle  h  Tunis,  dans  des  termes  qui  ne  prêtent  à 
aucune  équivoque  et  dont  la  loyauté  ne  peut  que  lui  assurer  les 
sympathies  universelles. 

«  Elle  a  déclaré,  au  début  de  cette  convention,  faisant  allu- 
sion aux  troubles  du  mois  de  mars  dernier,  que  c'est  pour 
empêcher  le  renouvellement  de  semblables  désordres  qu'elle 
juge  utile  de  resserrer  les  relations  d'amitié  et  de  bon  voisinage 
consacrées  déjà  par  les  traités  intervenus  entre  la  France  et  les 
beys  de  Tunis. 

«  Dans  l'article  2,  elle  a  expressément  stipulé  que  le  gouver- 
nement de  la  République  française  était  d'accord  avec  S.  A.  le 
bey  de  Tunis  pour  occuper  militairement  les  points  qu'elle 
jugera  nécessaires  pour  assurer  la  sécurité  des  frontières  et  du 
littoral. 

«  Elle  a  stipulé   en   outre  que  cette  occupation  cesserait 


80  DISCOURS  DE  JULES   FEURY. 

lorsque  les  auloiilés  militaires  françaises  et  tunisiennes 
auraient  reconnu  d'un  commun  accord  que  l'administration 
locale  est  en  état  de  garantir  le  maintien  de  Tordre. 

«  M.  le  président  du  conseil  et  M.  le  ministre  des  affaires 
étrangères  ont  annoncé  à  votre  commission,  au  sujet  de  cet 
article,  que  le  Gouvernement  français  préparait,  de  concert 
avec  le  bey,  l'organisation  d'un  corps  de  douaniers  et  l'insti- 
tution d'une  gendarmerie  qui  permettront  de  constituer  des 
éléments  de  sécurité  séi'ieux  et  durables.  Ils  ont  ajouté  que  le 
gouvernement  du  bey,  pénétré  de  la  nécessité  d'assurer  les 
transactions  régulières,  s'employait  déjà  très  activement,  depuis 
le  12  mai,  à  réprimer  la  contrebande  de  guerre  qui  se  fait  par 
l'île  de  Djerba,  le  port  de  Gabès  et  les  autres  ports  du  sud  de 
la  Tunisie,  contrebande  que  l'article  9  de  la  convention  a  cru 
devoir  viser  particulièrement. 

«  Pour  montrer  que  la  France  veut  donner  à  son  allié  toutes 
les  sûretés  nécessaires,  l'article  3  dit  que  le  gouvernement  de 
la  République  française  prend  l'engagement  de  prêter  un 
constant  appui  à  S.  A.  le  bey  de  Tunis  contre  tout  danger  qui 
menacerait  la  personne  ou  la  dynastie  de  Son  Altesse  ou  qui 
compromettrait  la  tranquillité  de  ses  États.  » 

Le  texte  si  clair  du  traité  et  le  commentaire  qui  le  précise 
encore  me  semblent  de  nature  à  fairejustice,  en  grande  pai-lie, 
du  grief  apporté  ici  contre  nous,  à  savoir  que  la  Cbambre 
n'aurait  pas  su  ce  qu'elle  faisait.  La  Cliambre  approuvait  un 
traité  de  garantie,  de  protectorat,  ce  qui  est  identiquement  la 
même  cliose.  Si  le  mot  de  «  protectorat  »  n'était  pas  prononcé 
en  tête  de  ce  document  diplomatique,  il  était  dans  le  fond  des 
cboses;  il  était  dans  la  clarté  de  la  rédaction  même. 

Il  s'agissait  d'assurer  au  bey  la  tranquillité  de  ses  États  et  la 
protection  de  sa  dynastie,  et  de  nous  assurer  ce  droit  fonda- 
mental, la  seule  garantie  sérieuse  que  nous  puissions  prendre 
dans  la  Régence,  le  but  capital,  essentiel,  de  notre  intervention  : 
le  droit  d'occuper  militairement  les  points  que  le  Gouver- 
nement français  jugerait  nécessaires  pour  obtenir  la  sécurité 
des  frontières  et  du  littoral. 

Je  sais  bien,  messieurs,  que  ni  le  texte  du  traité,  ni  les 
explications  de  l'honorable  rapporteur  n'ont  passé  sans  dis- 
cussion dans  cette  assemblée  ;  mais  c'est  précisément  la  discus- 


LKS   ATIAIUKS   TUNISIENNES.  81 

sioii  elle-même  (|iii  pivcist'.  en  (|ii('l(jut' sorte,  le  cai-adèr»' de  la 
mesure,  la  parfait»'  conscienct'  (juavait  la  Chambre  des  enga- 
gements qu'elle  prenait,  l'association  intime  et  cordiale  <jui  se 
nouait,  ou  plutôt  qui  se  renouvelait  alors,  entre  le  cabinet  et  la 
majorité. 

L'honorable  M.  Delalosse  ai)portait  alors  l'objection  que 
MM.  Naquet  et  Clemenceau  se  sont  api)i'opriée,  en  disant  : 
«  C'est  une  déclaration  de  guerre  :  vous  ne  respectez  pas  la 
Constitution.  » 

Que  répondait  l'honorable  rapporteur  au  nom  de  la  com- 
mission de  la  Chamitre? 

«  En  ce  ((ui  louche  le  respect  de  la  Constitution,  je  ne  m'attar- 
derai pas  à  justiller  la  Chambre.  Il  me  suflira  de  dii-e  que 
l'article  0  de  la  Constitution  n'a  jamais  été  en  cause,  pai'ce  que 
la  guerre  n'a  pas  été  déclarée,  et  (jue,  comme  l'a  fait  très  juste- 
ment observer  tout  à  l'heure  M.  le  comte  de  Roys,  les  i-elations 
diplomatiques  n'ont  pas  été  interrompues  avec  la  Régence.  On 
est  entré  sur  le  territoire  tunisien  parce  qu'il  était  nécessaire  d'y 
entrer  pour  assurer  la  sécurité  de  nos  frontières  compromises 
par  une  insurrection.  On  a  enfin  conclu  un  traité,  qui  n'est  pas, 
comme  l'a  ilit  M.  Delafosse,  un  traité  de  paix,  mais  bien  un 
traité  de  garantie,  c'est-à-dire  une  convention  faite  d'un  commun 
accord  entre  le  gouvernement  de  la  République  française  et 
S.  A.  le  bey  de  Tunis,  pour  empêcher  le  retour  sur  les  fron- 
tières de  notre  territoire  algérien  des  troubles  qui  nous  ont 
forcés  de  prendre  en  main  le  rétablissement  de  l'ordre. 

«  Je  crois  qu'il  ne  peut  y  avoir  de  doute  sur  ce  point  dans 
l'esprit  d'aucun  des  membres  de  la  Chambre;  j'estime  que 
personne  —  et  je  demande  pardon  de  ce  mot  —  ne  pense 
sérieusement  que  l'article  9  de  la  Constitution  a  été  mis  en 
péril  par  ce  qui  vient  de  se  passer  sur  les  frontières  de  notre 
colonie  étrangère.  » 

Là-dessus,  intervient  encore  l'honorable  M.  Cunéo  d'Ornano. 
Comme  pour  donner  à  la  résolution  de  la  Chambre  une  préci- 
sion plus  entière,  l'bonorable  M.  Cunéo  d'Ornano  propose  de 
réserver  un  certain  nombre  d'articles  du  traité;  mais  lui-même 
ne  va  pas  jusqu'à  proposer  le  rejet  du  traité  total;  il  maintient 
l'article  2,  c'est-à-dire  le  droit  d'occupation. 

M.   Cunéo    d'Ornano.    —    L'occupation    provisoire!     Les    autres 

J.  Ferry,  Discours,  V.  6 


82  DISCOURS   DE  JULES  FEHKY. 

articles  du  traité  stipulaient  un   protectorat   délinitif.  Le  traité  est 
définitif! 

M.  Gambetta.  —  Il  n'y  a  pas  de  traité  provisoire! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Le  traité  donne  d'une 
façon  définitive  au  Gouvernement  français  le  droit  d'occuper 
dans  la  Régence,  quand  il  le  voudra  et  aussi  longtemps  qu'il  le 
voudra,  tous  les  points  dont  l'occupation  lui  paraîtra  nécessaire 
pour  la  sécurité  du  pays. 

M.  Clïnko  d'Orn'ano.  —  Et  vous  garantissez  la  dynastie! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Mais  oui,  nous  le  savons  : 
c'est  dit  dans  le  traité.  Et,  quant  à  l'article  aux  termes  duquel 
le  bey  s'interdit  de  faire  des  conventions  analogues  avec 
d'autres  États,  article  dont  vous  demandiez  la  suppression, 
vraiment  c'eût  été  une  singulière  politique  :  n'est-il  pas  évident 
que,  sans  celte  disposition,  la  convention  eût  été  un  traité  de 
dupes? 

C'est  là-de.ssus  que  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères, 
voulant  répondi'e  à  riionorable  M.  Cunéo  d'Ornano,  monte  à  la 
tribune  ;  et  la  Chambre,  pénétrée  de  celte  grande  nécessité, 
comprenant  que,  dans  des  affaires  de  ce  genre,  comme  je  le 
disais  tout  à  l'heure,  le  silence  était  patriotique,  la  Chambre 
s'oppose  catégoriquement  à  ce  qu'U  soit  ajouté  un  seul  mot,  et 
vote,  par  430  voix  contre  1,  le  projet  de  traité  du  Bardo. 

M.  LE  COMTE  DE  Colbert-Laplace.  —  Nous  avons  voté  à  120  voi.K 
le  renvoi  à  la  commission! 

M.  GiNÉo  d'Orxang.  —  Je  demande  la  parole  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  le  demande,  est -il 
possible  de  dire  qu'à  ce  moment-là,  la  Chambre  a  ignoré  les 
engagements  auxquels  elle  s'associait?  Non!  aussi  bien  l'hono- 
rable M.  Naquet  n'est-il  pas  allé  jusque-là.  Il  est  venu  seule- 
ment, par  une  confession  tardive,  nous  dire  qu'il  avait  tout 
voté,  mais  que,  selon  une  foriDule  qui  a  été  à  la  mode,  il  avait 
voté  contraint  et  forcé,  il  avait  voté  la  mort  dans  l'âme,  comme 
on  disait  dans  l'autre  Chambre. 

Eh  bien,  je  ne  crois  pas  que  l'honorable  M.  Naquet,  ni  aucun 
membre  de  la  Chambre,  ait  voté  le  traité  du  Bardo  la  morl  dans 
l'âme;  je  crois  qu'on  Ta  plutôt  voté  avec  la  satisfaction  dans 
l'âme,  cette  satisfaction  qui  venait  de  cette  pensée  qu'on  avait 
assuré  définitivement  la  sécurité  de  nos  possessions  algériennes, 


I.ES   AKFAIIŒS   TUNISIENNES.  83 

et  que,  au  milieu  de  circonstances  diplomatiques  assez  difli- 
ciles,  dont  ce  n'est  point  le  lieu  ni  l'heure  de  faire  le  récit, 
récit  qui,  je  ne  crains  pas  de  le  dire,  ferait  le  plus  prand 
honneur  à  mon  honorable  et  vénérable  ami  M.  Barlbelémy 
Saint-Hilaire,  la  liberté  de  la  France  était  reconquise,  et  que 
personne  ne  songeait  plus  à  lui  contester  le  droit  de  s'occcuper 
elle-même  de  ses  pi-opres  affaires  et  de  traiter  l'alfaire  tuni- 
sienne non  comme  une  alfaire  européenne,  mais  comme  une 
alfaire  exclusivement  française.  {Très  bien!  très  bien! sur  divers 
bancs.)  C'était  là  le  succès  diplomatique;  il  était  complet: 
vous  en  étiez  satisfait,  monsieui-  Naquet,  vous  n'aviez  pas  la 
mort  dans  l'âme;  vous  vous  faites  tort  à  vous-même  en  tenant 
aujourd'hui  ce  langage. 

Je  sais  bien  que  l'on  ne  prévoyait  pas  à  celte  époque  toutes 
les  conséquences  que  le  traité  du  Bardo  pouvait  entraîner.  Je 
sais  bien  que  tout  le  monde,  à  ce  moment,  était  fondé  àcroii-e 
que  la  manifestation  de  force  que  nous  venions  de  faire  dans  le 
nord  de  la  Régence  en  assurerait  la  pacilication.  Mais,  de  ce  qu'un 
traité  nécessaire,  fondé  sur  un  grand  intérêt  national,  a  été 
conclu,  est-ce  qu'on  a  le  droit  de  dire  qu'on  a  été  surpris,  parce 
qu'on  espérait  qu'il  serait  moins  lourd,  qu'il  imposerait  de 
moindres sacritices,  etqueles  obligations  qui  y  étaient  inscrites 
reslei'aient  lettre  morte?  Ce  ne  serait  pas  un  langage  digne 
d'une  grande  Assemblée,  digne  d'un  grand  pays  ;  la  France  et 
le  Parlement,  en  souscrivant  au  traité  du  Bardo,  ont  sousciit  à 
toutes  les  obligations  qu'il  renferme,  et,  dussent  les  sacrifices 
que  ce  traité  peut  nous  imposer  dans  l'avenir  être  plus  grands 
encore,  je  n'en  continuerais  pas  moins  à  dire  que  nous  avons 
fait  une  chose  nécessaire,  nationale,  et  que  les  sacrifices  qu'il 
nous  a  coûtés  ou  qu'il  peut  encore  nous  coûter,  ne  dépassent 
pas  la  mesure  du  grand  intérêt  patriotique  qui  l'a  inspiré. 

Il  n'est  permis  à  personne  de  dire  qu'il  y  a  des  réserves  à 
faire  sur  ce  vote.  Les  réserves,  elles  ont  été  faites  par 
M.  Clemenceau;  il  est  le  seul  membre  delà  Chambre  qui  se 
trouve  dans  celte  situation;  alors  il  a  fait  des  réserves;  il  peut 
aujourd'hui  s'en  targuer,  mais  ceux  qui  ont  entendu  la  discus- 
sion que  je  viens  de  résumer,  ceux  qui  ont  voté,  ceux  qui  n'ont 
pas  voulu  que  le  Gouvernement  donnât  plus  d'explications, 
ceux-là  n'ont  pas  le  droit  de  reprendre,  en  quelque  sorte,  leur 


84  DlSCOUIiS  DE  JULES   FEItRV. 

vole  aujourd'liui,  el  de  prolester  contre  une  décision  à  laquelle 
ils  se  sont  librement  associés.  [Réclamalions  à  droite.) 

Après  avoir  ainsi  expliqué  et,  en  quelque  sorte,  rétracté  son 
vole  du  12  mai,  l'honorable  M.  Naquel  est  allé  plus  loin  :  il  n'a 
pas  craint  de  formuler  contre  le  Gouvernement  une  accusation 
d'une  gravité  beaucoup  plus  haute  et  d'une  conséquence  plus 
grande,  si  elle  était  fondée,  que  celle  qu'une  mise  en  accusation 
pourrait  infliger  au  cabinet:  il  ne  s'agit  pas,  en  effet,  du  cabinet, 
il  s'agit  de  la  Chambre  actuelle,  de  son  origine.  Oui,  messieurs, 
j'ai  entendu,  —  et  vous  avez  protesté,  car  vous  avez  compris  la 
gravité  du  grief  et  de  l'accusation,  —  j'ai  entendu  l'honorable 
M.  Naquet  dire  à  celte  tribune  que  le  Gouvernement  avait 
trompé  le  pays,  qu'il  lui  avait  caché  la  vérité  afm  de  pouvoir 
ramener  sur  ces  bancs  une  majorité  fidèle. 

Voix  à  droite  et  à  V extrême-gauche.  —  C'est  vrai!  c'est  vrai! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  J'avais  vu  jusqu'ici  cette 
accusation  dans  les  journaux  de  droite  et  dans  les  professions 
de  foi  des  candidats  de  droite  ;  je  ne  l'avais  pas  encore  rencontrée 
dans  la    bouche  d'un    membre  de  la   majorité  républicaine. 

[Exclamations  et  rires  à  droite.) 

M.  DE  LA.  Bassktière.  —  C'est  cela  qui  Ta  faite,  la  majorité! 

M.  le  Peésident  du  conseil.  —  J'espère  que  l'expression 
dont  s'est  servi  l'honorable  M.  Naquet  a  dépassé  sa  pensée  : 
car,  si  cette  formule  était  juste,  si  son  expression  correspondait 
à  sa  pensée,  il  aurait  ici  posé  la  première  pierre  d'une  vaste 
accusation  de  nullité  contre  les  élections  dernières.  [Interrup- 
tions diverses.)  Oui,  s'il  y  a  eu  manœuvre  électorale...  [Humeurs 
prolongées  à  droite),  si  ce  mot  de  manœuvre  électorale  est  à  sa 
place  ici,  c'est  l'origine  même  de  la  Chambre,  ce  sont  ses 
pouvoirs,  c'est  la  légitimité  et  la  loyauté  de  son  élection  que 
l'on  met  en  suspicion.  Vous  n'avez  pas  le  droit  de  faire  cela, 
messieurs.  [Très  bien!  très  bien!) 

Je  trouve  dans  le  discours  de  l'honorable  M.  Naquet  un  argu- 
ment moins  grave  que  celui-là,  mais  plus  extraordinaire  encore. 
Sa  thèse  est  celle-ci  : 

«  Vous  avez  toujours  subordonné,  dans  cette  alTaire,  l'intérêt 
militaire  à  l'inlérêl  politique.  »  Et,  pour  l)ien  faire  comprendre 
le  danger  de  cette  subordination   des  intérêts  mihtaires  aux 


I.KS    AI  lAlUKS   TIMSIKN.NKS.  85 

intÎTL'ls  i)olili(|iii's,  il  nous  a  ilil  :  '  Si  vous  riiez  vtMiiis  ilcvaiil 
la  Chambre,  si  vous  aviez  suivi  la  voie  droilc,  si  \ous  aviez 
sollicité  un  vole  du  Parlement  ai»pr(juvaiil  une  déclaration  de 
gueri-e  au  liey  de  Tunis,  vous  seriez  allés  par  mei'  à  Tunis,  et 
rien  de  ce  qui  est  ari-ivé  ne  se  serait  passé.  » 

Ceci  send)le  un  peu  étrange  au  Gouvernement,  (|ui  s'est 
trouvé  face  à  face  avec  toutes  les  diniciillés  [»oliti(iues,  diplo- 
matiques, militaires  de  cette  alïaire.  Je  suis  bien  aise  d'apprendre 
à  l'honorable  M.  Naquet  qu'il  a  oublié  qu'on  ne  va  pas  précisé- 
ment à  Tunis  par  mer...  [Bruii.) 

M.  Aliued  Naoiet.  —  Oh  I  on  va  ù  la  (ioulette  1 

M.  LE  Présidext  du  conseil.  —  Si  on  se  borne  à  aller  à  la 
Goulette,  et  à  faire  à  la  Goulette  ce  qu'on  a  fait  à  Tanger, 
comme  vous  le  disiez  l'autre  jour,  on  n'a  rien  fait  du  tout. 
D'ailleurs,  si  le  bombardement  de  Tanger  a  réussi,  c'est  qu'au 
même  moment,  il  y  a  eu  la  bataille  d'Isly,  et,  si  nous  étions 
allés  à  la  Goulette,  ce  n'eût  été  que  pour  y  débarquer  un  corps 
d'armée,  pour  faire,  par  conséquent,  par  voie  de  mer,  ce  que 
nous  avons  fait  par  voie  de  terre.  Si  nous  avons  préféré  la  voie 
de  terre,  je  suis  heureux  de  l'apprendre  à  l'honorable 
M.  Naquet,  c'est  que  la  voie  de  mer  était  la  seule  périlleuse,  au 
point  de  vue  des  difficultés  étrangères  :  c'est  que  l'arrivée  de 
notre  Hotte  à  la  Goulette  y  aurait  amené  nécessairement  toutes 
les  flottes  de  l'Europe.  [Mouvements  divers.)  Est-ce  que  cette 
considération  ne  vous  touche  pas?  Elle  nous  a  touchés,  nous; 
elle  nous  a  décidés,  et  les  mêmes  circonstances  se  représente- 
raient que  nous  suivrions  la  même  marche  :  c'est  la  seule  pos- 
sible. (  Très  bien  !  très  bien  !)  C'est  la  seule  qui  pût  nous  donner 
le  traité  de  garantie  ou  de  protectorat,  —  le  nom  importe  peu, 
—  dont  nous  avions  besoin  pour  assurer  la  tranquillité  de  la 
Régence. 

Messieurs  je  voudrais  dire  encore  un  mot...  [Parlez!  parlez! 
au  centre)  d'un  des  points  délicats  de  cette  alïaire.  Je  crois  avoir 
suffisamment  répondu  au  premier  reproche  qui  nous  a  été 
adressé  par  riionoral)le  M.  Naquet  et  par  l'honorable  M.  Cle- 
menceau, d'avoir  déclaré  la  guerre  sans  le  consentement  de  la 
Chambre. 

Que  la  Chambre  ail  su  ce  qu'elle  faisait  et  jusqu'où  elle  vou- 


86  DISCOURS   DE  JULES   FEKRV. 

lait  aller,  le  jour  où  elle  a  voté  le  traité  du  Bardo,  cela  est 
évident,  cela  est  absolument  certain,  cela  n'est  pas  sérieuse- 
ment contestable!  Et,  à  supposer  même  —  concession  que  je 
ne  vous  fais  que  pour  le  raisonnement  —  qu'une  déclaration 
de  guerre  fut  nécessaire,  il  me  semble  qu'un  triple  vote,  éclairé 
par  une  discussion  aussi  complète,  et  notamment  le  vote  sur  le 
traité  du  Bardo,  équivalait,  en  somme,  en  droit  constitutionnel, 
à  toutes  les  autorisations  possibles. 

Ce  qui  importe,  c'est  que  le  Gouvernement  soit  autorisé  à 
faire  ce  qu'il  fait.  Or,  a-t-il  été  autorisé?  Oui.  A-t-on  ratifié  sa 
conduite?  Oui.  A-t-on  su  ce  qu'il  faisait  et  cequ  il  voulait  faire? 
Oui.  Donc,  le  Gouvernement  n'a  pas  violé  la  Constitution. 
(Dénégations  à  droite  et  à  V extrême-gauche .  — ■  Assentiment  à 
gauche  et  au  centre.) 

Un  membre  à  droite.  —  Et  l'expédition  d'automne? 

M.  LE  Président  du  coxseil.  —  J'y  viendrai  tout  à 
l'heure. 

Mais,  dit-on,  le  Gouvernement  aurait  violé  la  Constitution  en 
touchant  au  droit  supérieur  qui  appartient  à  la  Chambre  de 
voter  les  crédits,  c'est-à-dire  de  voterl'impôt.  C'estici  que  je  ren- 
contre l'argumentation  de  l'honorable  M.  LeFaure.  Je  la  prends 
dans  sa  substance  et  j'y  réponds  le  plus  brièvement  possible, 
pour  ne  pas  fatiguer  votre  bienveillante  attention.  L'honorable 
M.  Le  Faure  a  dit  :  «  Le  Gouvernement  nous  a  trompés,  car  il 
nous  a  annoncé  le  9  juin,  par  le  dépôt  d'un  projet  de  loi  por- 
tant ouverture  de  crédits,  et,  le  15  juin,  au  cours  de  la  discus- 
sion qu'a  soutenue  M.  le  ministre  de  la  guerre,  que  l'expédi- 
tion était  finie,  qu'on  réglait  les  comptes,  et  que  les  crédits 
demandés  n'étaient,  en  quelque  sorte,  que  des  crédits  pour 
solde.  »  En  fait,  l'honorable  M.  Le  Faure,  comme  continuation, 
comme  aggravation  de  cette  première  manœuvre  qui  consistait 
h  cacher  la  vérité  à  la  Chambre,  ajoutait,  à  la  charge  du  Gou- 
vernement, ce  fait,  qui  serait  très  grave  s'il  était  vrai,  d'avoir 
ouvert  des  crédits  en  dehors  de  ceux  qui  avaient  été  votés  par 
la  Chambre,  ou  d'avoir  opéré  des  virements  que  réprouvent 
tous  les  principes  de  notre  législation  financière  et  parle- 
mentaire. 

Messieurs,  je  voudrais  répondre  par  un  mot  à  ce  reproche,  si 


I.KS   AII-AIUKS   TLMSIKNNKS.  87 

grave  pour  le  Gouvei-neiiit'iii  t-l  |i;irliculièrenienl  pour  !•' 
ministre  de  la  guerre,  d'avoir  trompt''  la  Chambre,  do  lui  avoii' 
présenté  des  exposés  trompeurs,  d'avoir  dit  que  l'expédilion 
était  linie.  On  s'est  em[)aré,  à  cet  é.Liard,  avec  une  li'ès  liraiidt' 
habileté,  d'une  observation  que  j'ai  faite  l'autre  jour  au  cours 
de  mon  premier  discours.  J'avais  dit,  à  propos  du  rapatriement 
d'une  partie  du  corps  expéditionnaire  de  Tunisie,  que  des 
observations  avaient  été  échangées  dans  le  conseil,  et  qu'on 
avait  demandé  à  M.  le  ministre  de  la  guerre  des  éclaircisse- 
ments dont  nous  nous  étions,  d'ailleurs,  déclarés  complètement 
satisfaits. 

Le  conseil  s'était,  en  eOet,  préoccupé  d'une  éventualité  qui 
pouvait  se  présenter,  qu'aucun  homme  sensé  ne  pouvait  déclarer 
impossible  :  celle  d'un  mouvement  des  tribus  arabes  au  com- 
mencement de  l'automne,  au  sortir  du  rbamadan.  En  vérité,  il 
faudrait  nous  supposer  un  degré  d'imprévoyance  et  d'aveugle- 
ment dépassant  toutes  limites,  pour  nous  avoir  cru  capable  de 
penser  que  le  traité  du  Bardo  avait  tranché  pour  toujours  la 
question  tunisienne,  et  qu'au  sortir  du  rbamadan,  au  moment 
où  les  Arabes  reprennent  possession  de  leur  sol  et  de  leur  vie 
libre,  il  ne  se  produirait  aucun  mouvement,  soit  dans  le  Sud 
oranais,  soit  dans  le  sud  de  la  Régence.  On  en  a  conclu  que, 
dès  ce  moment-là,  nous  avions  formé  le  dessein  de  faire  en 
automne  une  grande  expédition,  et  que  nous  l'avions  préparée 
à  l'insu  du  pays  et  de  la  Chambre  tout  entière. 

Messieurs,  quand  M.  le  ministre  de  la  guerre  se  présentait 
devant  la  commission  du  budget,  entre  le  9  et  le  15  juin,  et 
devant  la  Chambre  le  15  juin,  assurément  il  avait,  au  sujet 
d'une  prompte  conclusion  de  l'affaire  tunisienne,  une  idée  plus 
favorable  que  celle  qu'il  a  pu  en  avoir  quelques  semaines  après. 
La  tranquillité  la  plus  grande  régnait  à  ce  moment-là  dans  la 
Régence.  Mais  est-ce  que  M.  le  ministre  de  la  guerre  a  dit  à  la 
commission  du  budget  et  à  la  Chambre  qu'on  allait  quitter  la 
Régence,  que  tout  était  tîni,  et  qu'on  allait  rapatrier  les  troupes? 
Il  avait  inséré,  il  est  vrai,  dans  sa  demande  d'ouverture  de 
crédits,  un  article  relatif  au  rapatriement;  mais  il  s'agissait-là 
du  rapatriement  partiel  que  tout  le  monde  connaissait  et  qui 
s'etïecluait  sous  les  yeux  de  tous. 

JJn  membre  à  droite.  —  Il  a  dit  le  contraire  ! 


88  DISCOUHS   DE  JULES   FEKRY. 

M.  LE  PRÉSIDENT  DU  CONSEIL.  —  Je  VOUS  demande  bien 
pardon  :  jamais  M.  le  minisire  de  la  guerre,  jamais  un  membre 
du  Gouvernement  n'a  dit  à  la  Chambre  que  Toccupation 
allait  cesser,  qu'on  allait  ramener  le  corps  expéditionnaire  et 
que  tout  allait  être  pour  le  mieux  dans  la  meilleure  des  Tuni- 
sies.  Où  donc  a-t-on  vu  cela?  Du  reste,  si  l'on  avait  eu  momen- 
tanément cette  candeur,  si  l'on  avait  commis  une  erreur  aussi 
lourde,  on  aurait  été  bien  vite  désabusé  :  car  c'est  le  26  juin 
qu'éclate  l'insurrection  de  Sfax,  et  tout  aussitôt,  je  l'ai  déjà  dit, 
vous  étant  ici  présents,  et  l'article  du  traité  du  Bardo  qui  obli- 
geait le  Gouvernement  à  protéger  la  tranquillité  des  États  tuni- 
siens devant  être  exécuté,  des  troupes  sont  immédiatement 
envoyées  à  Sfax  ;  cette  ville  est  bombardée,  et  on  s'en  empare 
par  un  coup  de  main  très  vigoureux,  qui  fait  beaucoup  d'hon- 
neur à  notre  armée. 

Je  l'ai  dit,  et  je  le  répète,  ceci  se  passait  le  10  juillet,  et  c'est 
deux  ou  trois  jours  après  que  l'on  occupait  Gabès  et  Djerba.  Et 
vous  dites  que  nous  avons  laissé  croire  à  la  Chambre  que 
l'occupation  serait  limitée  aux  différents  points  du  nord  de  la 
Régence  qui  avaient  été  occupés  à  la  suite  du  12  mai  !  Mais  qui 
donc  s'est  plaint  alors  de  l'envoi  des  troupes  à  Sfax,  k  Gabès,  à 
Djerba?  Les  Chambres  étaient  réunies;  opposants  de  droite  et 
d'extrême-gauche  étaient  présents.  Qui  donc  s'est  plaint  alors? 
On  ne  se  plaignait  que  d'une  chose  :  c'est  qu'on  n'envoyait  pas 
assez  vite  des  troupes  dans  le  sud  de  la  Tunisie  (  Vives  marques 
cVapprobalion  à  gauche  et  au  centre.) 

Maintenant,  j'arrive  à  la  question  de  droit  tinancier.  Je  l'ai 
déjà  longuement  expliquée  devant  la  Chambre.  J'ai  dit  que  le 
crédit  de  17  millions  n'était  pas,  aumoment  dont  je  parle,  encore 
épuisé;  que,  par  conséquent,  les  crédits  votés  n'avaient  pas 
été  dépassés,  et  qu'il  n'avait  pas  été  fait  de  virement. 

En  elfet,  qu'est-ce   qu'un  virement? 

C'est  un  acte  coupable,  qui  consiste  à  détourner  des  fonds 
de  leur  destination.  Eh  bien,  où  voyez-vous  des  virements  dans 
ce  fait  qu'on  a  imputé  sur  les  crédits  de  la  solde,  des  vivres  et 
des  hôpitaux  au  budget  ordinaire  du  ministère  de  la  guerre,  la 
totalité  des  dépenses  faites  en  Tunisie  pour  les  vivres,  pour  les 
hôpitaux  et  la  solde  ?  Est-ce  qu'il  y  a  eu  là  détournement  ?  Je  l'ai 
déjà  dit  à  la  Chambre,  nous  aurions  eu  un  crédit  de  100  mil- 


I.KS    AFIAlIiKS    II  \iSIKNM:S.  89 

lions,  au  lieu  de  17  millions,  nous  en  aurions  (Irmainlé  W)  ou 
50quelapo]éniiquedesjournaux  n'aurait  pas  eu  lieu,  ri  pourlant 
nous  n'aurions  pas  usé  d'autres  |»i'0cé(l«''s  que  ceux  (|iie  nous  avons 
employés.  Nous  n'aui'ions  pas  l'ail  davanlayes  dans  c.q.  cas,  la 
distinction  entre  les  crédits  ordinaires  qui  sont  alfeclés  à  l'en- 
tretien des  troupes  en  Fiance,  à  leur  solde,  à  leurs  vivres,  à 
leurs  hôpitaux,  et  les  crédits  extraordinaires  qui,  dans  la  pensée 
de  la  commission  du  budget  et  d'après  le  contexte  du  traité  que 
je  vous  ai  lu  tout  à  l'heure,  s'appliquaient  à  Tentretieu,  à  la 
solde,  aux  vivres  et  aux  hôpitaux  du  corps  expéditionnaii-e  en 
Tunisie.  Tout  cela  est  tellement  clair  que  je  n'ai  pas  besoin 
d'insister  davantage.  Je  veux  seulement  répondre  brièvement 
à  une  autre  objection  de  l'honorable  M.  Le  Faure. 

M.  Le  Faure  a  produit  à  la  tribune  une  décision  de  la  Cour 
des  comptes  qui  date  de  1867  et  qui  qualifie  très  sévèrement 
les  imputations  provisoires  à  l'aide  desquelles  on  avait,  à 
cette  époque,  construit  des  fortifications  avec  les  ressources 
du  Inulget  ordinaire.  La  Cour  des  comptes  avait  eu  raison,  au 
point  de  vue  de  la  comptabilité,  d'être  sévère.  Les  Chambres 
d'alors  n'avaient  guère  pu  montrer  la  même  sévérité  puisque,  en 
définitive,  la  construction  de  ces  fortifications  avait  été  motivée 
par  les  graves  incidents  de  l'affaii'e  de  Luxembourg.  Aussi,  le 
gouvernement  impérial  n'eut-il  pas  de  peine  à  obtenir  un  bill 
d'indemnité  que  personne  ne  lui  contestait.  Mais  nous,  nous 
n'avons  pas  à  vous  demander  de  bill  d'indemnité:  nous  vous  le 
demanderions  que,  j'en  suis  sûr,  vous  nous  l'accorderiez;  mais 
nous  n'en  avons  pas  besoin.  Nous  n'avons  pas  employé  les  cré- 
dits du  budget  extraordinaire  à  élever  des  fortifications  :  nous 
nous  sommes  liornés  à  ne  pas  établir  une  distinction  entre  le 
surplus  des  dépenses  du  corps  extraordinaire  de  Tunisie  et  les 
crédits  qui  sont  alloués  pour  l'entretien  des  mêmes  troupes  en 
France.  Nous  n'avons  pas  divisé  ce  qui  est,  en  ce  moment, 
indivisible,  ce  qui  ne  pourra  être  divisé  que  dans  le  compte  final. 
Nous  n'avons  donc  pas  commis  l'infraction  que  la  Cour  des 
comptes  a  si  justement  reprochée,  en  1867,  à  la  comptabilité 
impériale.  Je  le  répète,  il  n'y  a  aucun  rapport  à  établir,  aucune 
comparaison  à  faire  entre  ce  que  nous  avons  fait  et  cet  abus 
si  grand  qui  consistait  à  construire  des  fortitications  avec  des 
fonds  destinés  à  la  solde. 


90  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

Nous  avons  employé  à  la  solde  ce  qui  lui  appartenait;  nous 
avons  employé  aux  vivres  ce  qui  devait  être  employé  aux 
vivres.  Seulement,  je  le  répète,  nous  n'avons  pas  établi  de 
distinction  entre  les  deux  budgets,  parce  qu'elle  était  alors 
impossible.  M.  Le  Faure  a  invoqué  aussi  le  rapport  de 
M.  Cochery,  et  sa  doctrine  si  sévère,  si  rigoureuse  et  si  juste, 
sur  le  droit  d'ouvrir  des  crédits  extraordinaires.  Eh  bien,  qu'a 
dit  M.  Cochery  et  à  quels  faits  précis  se  rapporte  la  doctrine 
qu'on  lui  emprunte? 

A  un  fait  absolument  différent  de  celui  qui  nous  occupe. 
M.  Cochery,  rapporteur  du  budget,  après  la  période  du  16  mai, 
condamnait  avec  une  extrême  sévérité  le  droit  que  s'était 
arrogé  le  Gouvernement  de  faire  ouvrir  par  le  Conseil  d'État, 
et  pendant  une  période  de  dissolution,  des  crédits  extraor- 
dinaires. Il  disait  très  justement  :  «  Oui,  dans  une  intersession, 
quand  la  Chambre  existe,  le  Conseil  d'État  a  mandat  suffisant 
pour  ouvrir  des  crédits  extraordinaires  ;  mais,  quand  il  y  a  eu 
dissolution,  quand  la  Chambre  est  morte,  il  n'est  pas  permis,  en 
matière  d'ouverture  de  crédits,  de  faire  intervenir  le  Conseil 
d'État,  parce  qu'il  n'est  plus  le  mandataire  de  personne.  »  J'es- 
time que  cette  doctrine  est  très  juste,  irréprochable  ;  mais  il  suffit 
de  l'énoncer  pour  vous  démontrer  qu'il  n'y  a  là  aucun  rapport 
à  établir  avec  notre  situation,  puisque,  lorsque  les  dépenses 
ont  été  engagées,  la  Chambre  n'était  pas  morte,  puisqu'il  n'y 
avait  pas  eu  de  dissolution,  puisqu'une  nouvelle  Chambre  rem- 
plaçait la  précédente  sans  aucune  interruption,  et  qu'enfin  nous 
n'avons  pas  plus  ouvert  de  crédits  de  notre  pleine  autorité  que 
nous  n'en  avons  fait  ouvrir  par  le  Conseil  d'État. 

Messieurs,  si  je  dis  toutes  ces  choses,  si  je  rappelle  à  la 
Chambre  les  engagements  qu'elle  a  pris,  la  confiance  qu'elle 
nous  a  donnée,  croyez  bien  que  ce  n'est  pas  pour  fuir,  ni  pour 
diminuer  la  responsabilité  particulière  du  Gouvernement.  Non, 
nous  ne  cherchons  pas  à  rejeter  sur  vous  seuls  la  i-esponsabilité 
de  l'expédition  de  Tunisie.  Nous  savons  que  si  les  Chambres 
ont,  en  pareille  matière,  leurs  responsabilités,  les  gouverne- 
ments assument  sur  eux-mêmes  la  première  dans  l'ordre  des 
dates,  la  plus  grande  dans  l'ordre  moral  :  celle  de  l'initiative. 
Oui,  nous  avons  pris  l'initiative,  et  nous  ne  voulons  nullement, 
croyez-le  bien,  nous  dégager  de  cette  responsabilité  et  la  trans- 


LKS   AFFAFUKS   TLMSIKN.NES.  91 

porter  sur  les  bras  de  la  Chambre;  nous  avons  pris  l'initiative 
et  nous  nous  en  honorons.. .  [Très  bien  !  très  bien  !  au  centre  et 
à  gauche.) 

Nous  nous  en  honorons  comme  un  gouvernement  a  le  droit 
de  s'honorer  quand  il  a  saisi  l'occasion,  quand  il  a  fait  à  pro- 
pos, au  moment  le  plus  favoi-able,  avec  le  moins  possible  de 
dépenses  et  d'inconvénients  politiques  et  diplomali(iues,  une 
œuvre  qu'exigeait  et  que  justifiait,  devant  l'histoire  et  la  cons- 
cience du  pays,  la  sécurité  nationale.  [Très  bien!  très  bien!  au 
centre  et  à  gauche.)  Oui,  nous  avons  pris  cette  initiative,  et 
c'est  de  cette  initiative  que  nous  vous  rendons  compte  aujour- 
d'hui. Vous  statuerez  dans  votre  pleine  liberté.  Mais  vous 
n'oubliei'ez  pas  que  cette  affaire  a  subi  de  singuliers  travei'tis- 
sements,  qu'il  s'est  constitué  d'étranges  légendes;  et  qu'en 
vérité,  à  entendre  ce  qui  s'est  dit  ici,  depuis  quatre  jours,  il 
semble  que  nous  soyons  une  nation  malheureuse  qui,  en  pré- 
sence d'un  désastre  national,  cherche  péniblement  des  éditeurs 
responsables.  Où  est-il  le  désastre  national? 

L'opération  a  été  un  peu  plus  difficile,  elle  a  été  surtout  plus 
longue  que  nous  ne  pensions  :  elle  a  été  ralentie  parles  grandes 
chaleurs,  par  les  difficultés,  si  vous  voulez,  d'une  organisation 
militaire  qui  n'est  pas  adaptée  tout  à  fait  à  de  pareilles  circons- 
tances. [Très  bien!  Cest  cela f  à  gauche  et  au  centre.)  Elle  a  été 
entravée,  retardée;  mais  est-ce  qu'elle  constitue,  en  quoi  que 
ce  soit,  un  désastre  national?  Voulez-vous  compter  les  morts? 
[Oui  !  oui!  à  droite.)  Mais  je  ne  pourrais  dire  ici  le  nombre  des 
tués  de  la  première  expédition.  Il  est,  dans  tous  les  cas,  cer- 
tain pour  tous  que  le  nombre  des  tués  et  des  blessés  par  le  feu 
est  extrêmement  réduit.  Quant  aux  morts  par  suite  de  mala- 
dies, on  vous  en  a  donné  l'autre  jour  le  chiffre  authentique  :  il 
s'élève  à  780.  M.  le  ministre  de  la  guerre  vous  a  démontré 
qu'il  y  a  là  une  proportion  consolante,  et  dans  une  certaine 
mesure  rassurante...  [Murmures  et  exclamations  à  droite.) 

A  gauche  et  au  centre.  —  N'interrompez  pas  !  écoutez  ! 
M.  Margaine.  —  C'était  bien  autre  chose  devant  Sébastopol. 
Un  autre  membre  à  gauche.  —  Et  la  Crimée! 
M.  Henri  Villain.  —  Et  le  Mexique! 

M.  LE  Peésident  du  conseil.  —  ...  parce  que,  à  beaucoup 
d'autres  époques,  les  maladies,  la  fièvre  typhoïde,  les  fièvres 


9-2  DISCOURS   DE  JULES   FEHRY. 

pestilentielles  ont  fait  de  bien  autres  ravages  dans  les  colonnes 
de  nos  armées  d'Afrique. 

M.  ["arre,  ministre  de  la  guerre.  —  Et  de  la  France. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Eh  bien,  messieurs,  l'expé- 
dition de  Tunisie  a  été  accomplie  au  prix  de  ces  sacrifices, 
relativement  i-estreints,  au  prix  de  sacrifices  d'argent  dont  vous 
aurez  le  total  dans  un  projet  qui  sera  déposé  dans  quelques 
jours  sur  le  bureau  de  la  Chambre.  Vous  verrez  que  jusqu'à  la 
fin  de  1881,  nous  vous  demandons,  pour  compléter  les  frais  de 
l'expédition  tunisienne,  une  somme  de  19  millions  de  plus.  De 
sorte  que  l'expédition  tunisienne  aura  coûté,  à  la  fin  de  l'exer- 
cice actuel,  —  et  les  calculs  ont  été  largements  faits,  —  environ 
40  millions. 

M.  DE  LA  Bassetikri:.   —  C'est  indéfini  ! 

M.  CuNÉo  d'Ornano.  —  C'est  seulement  pour  la  première  année. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  C'est  le  même  chiffre  — 
je  tiens  à  rappeler  ce  souvenir  —  qu'avait  indiqué  l'bonorable 
M.  Magnin,  mon  collègue  des  fiaances,  avant  la  fin  de  la 
dernière  session,  à  la  commission  du  budget,  lorsqu'il  déhbé- 
raitavec  elle  sur  l'emploi  à  faire  des  excédents  de  recettes.  Les 
témoins  sont  là,  les  journaux  même  en  ont  pris  note. 

M.  Magnin  a  tenu  grand  compte  de  cette  conversation  qu'il 
avait  eue  avec  les  trente-trois  membres  de  la  commission  du 
budget.  Il  avait  déclaré  comme  étant  de  40  millions  la  part 
qu'il  faudrait  prélever  sur  les  magnifiques  excédents  de  l'exer- 
cice, pour  assurer  d'une  façon  complète  et  décisive  la  sécurité 
de  nos  provinces  algériennes.  Est-ce  trop  cher?  Est-ce  un 
désastre?  Le  résultat  nous  a-t-il  coûté  trop  d'hommes  et 
d'argent?  Je  ne  puis  le  croire.  Je  le  dis  le  front  haut  :  le  Gouver- 
nement accepte  devant  vous  la  pleine  responsabilité  de  son 
initiative  dans  l'expédition  de  Tunis.  [Marques  d" approbation  à 
gauche  et  au  centre.)  L'honorable  M.  Clemenceau  n'est  pas  de 
ce  sentiment  et  il  conclut  en  vous  demandant  une  enquête. 
Une  enquête  sur  quoi?  [Cest  cela!  —  Très  bien!  au  centre  et  à 
gauche.  —  Rires  ironiques  sur  divers  bancs  à  gauche.  — 
Rumeurs  et  intcrruplions  prolongées  à  droite.)  —  Une  enquête, 
messieurs,  sur  tout,  car  l'honorable  M.  Clemenceau  enveloppe 


LKS   AFFAIKKS   TUMSŒiN.NKS.  1)3 

dans  sa  ciiriosUé  It'iiislalive  el  l'ori.iiine.  ot  la  roiidiiilc,  ot  les 
conséquences  de  l'expédition  liuiisienne. 
A  droite.  —  Kl  il  ;i  raison  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Une  enquête  sui-  Tori- 
gine?...  Est-ce  qu'il  vous  reste  quelque  chose  à  apprendre? 
Est-ce  que  le  Livre  jaune,  est-ce  que  les  explications  que  je 
viens  d'apporter  ici,  est-ce  que  les  éclaircissements  que  je  suis 
prêt  à  vous  donner  sur  tous  les  autres  points  ne  constituent 
pas  la  meilleure,  la  plus  sûre  et  la  plus  digne  des  enquêtes? 
(Très  bien!  très  bien!  sur  un  rp-and  nombre  de  bancs  à  fjnuche 
et  au  centre.) 

Est-ce  que  les  meilleures  enquêtes  ne  sont  pas  celles  qui 
se  font  à  la  tribune?  Est-il  besoin  de  vous  rappeler  qu'une 
Chambre  peut  avoir  quelquefois  à  se  repentir  d'ordonner 
une  enquête  sur  des  soupçons  légers  ou  des  calomnies  auda- 
cieuses. Une  enquête  sur  le  passé  d'un  vieil  ofhcior  général  a 
été  ordonnée;  elle  est  faite,  et  ceux  qui  l'ont  demandée  sont 
condamnés  à  venir  à  cette  tribune  déclarer  qu'ils  n'ont  rien 
découvert. 

M.  Bli.n  dk  Bourdon.  —  Vous  en  serez  quittes  pour  entendre  aussi 
déclarer  qu'on  n'a  rien  découvert. 

M.  Amkdke  I^r.  Fai  RE.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Une  enquête  sur  la  conduite 
des  opérations  militaires?  Y  pensez-vous,  messieurs,  et  en 
avez- vous  mesuré  toute  la  portée,  tout  le  péril  pour  la 
discipline  de  l'armée,  pour  la  hiérarchie  militaire?  Quoi, 
imaginez-vous,  apercevez-vous  d'ici  des  commissaires  enquê- 
teurs allant  en  Tunisie  vérilier  le  service  des  subsistances  et 
des  hôpitaux,  et  demander  aux  soldats,  aux  oflîciers  s'ils  sont 
contents  de  leui's  chefs  el  s'ils  ratifient  les  actes  du  comman- 
dement? 

M.  Clovis  HiGi  es.  —  On  peut  bien  le  faire  pour  sauver  la 
France  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  cela  est  impos- 
sible! Cela  serait  meurtrier  pour  la  discipline,  meurtrier  pour  le 
bon  ordre  de  votre  pays  ;  ce  serait  le  plus  déplorable  et  le  plus 
inutile  des  précédents!  Je  vous  en  supplie,  que  les  braves  gens 
qui  sont-là  bas,  les  généraux,  les  officiers,  les  intendants,  les 


94  DISCOURS   DE  JULES   FEHHY. 

munitionnaires,  tous  ceux  qui  mettent  leur  bonne  volonté  au 
service  de  la  patrie,  n'apprennent  pas  tout  à  coup,  au  milieu 
des  difficultés,  des  souffrances,  des  peines  qu'ils  ont  tous, 
qu'une  Chambre  française  vient  d'ordonner  une  enquête  sur  la 
conduite  des  opérations  militaires.  [Très  bien!  très  bien!  à 
gauche  et  au  centre.) 

M.  LE  BARON  DiiFOUR.  —  Ce  u'esl  pas  contie  eux,  c'est  contre 
vous  que  l'enquête  est  dirigée. 

M.  Clovis  Hugues.  —  Saint-.Just  peut  bien  interrof,'er  M.  le  géné- 
ral Farre  ! 

Une  voix  à  gauche.  —  Où  est-il  Saint-Just? 

M.  LE  l^RÉsiDEiNT.  —  N'interrompez  pas,  messieurs! 

M.  LE  Peésidknï  du  conseil.  —  Une  enquête  sur  ce  que 
le  Gouvernement  nous  cache,  a  dit  encore  M.  Clemenceau. 
Qu'est-ce  que  le  Gouvernement  vous  cache?  Venez  le  dire  à 
cette  tribune.  Venez  apporter,  non  pas  cette  vague  assertion 
que  le  Gouvernement  vous  cache  quelque  chose,  mais  venez 
montrer,  comme  vous  feriez  devant  un  tribunal,  —  car  j'ima- 
gine que  la  procédure  parlementaire,  au  moins  autant  que  la 
procédure  judiciaire,  doit  avoir  ses  garanties,  —  venez  nous 
montrer  par  des  faits  précis,  par  des  faits  pertinents,  comme  on 
dit  en  droit,  admissibles,  par  un  commencement  de  preuves 
par  écrit...  {Très  bien!  très  bien!  an  cenlre  et  à  gauche,)  venez 
démontrer  qu'il  y  a  quelque  chose  à  savoir  et  que  nous  vous 
cachons  quelque  chose  !  Je  vous  mets  au  défi  de  faire  ce  commen- 
cement de  preuve.  [Aouvelle  approbation  sur  les  mêmes  bancs.) 

Une  enquête  sur  la  solution  qu'il  convient  de  donner  à  l'expé- 
dition tunisienne?  {Rires  et  marques  d' approbations  au  centre 
et  à  gauche.) 

M.  Clemenceau.  —  Cela  fait  rire  ces  messieurs  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Prenez  garde!  car  ici, 
comme  je  vous  le  disais  l'autre  jour,  vous  toucheriez  à  la 
France... 

M.  Clemenceau.  —  Mais  vous  n'êtes  pas  la  France  ! 

M.  LR  Président  du  conseil.  —  ...  non  pas  au  Gouver- 
nement :  le  Gouvernement  n'a  pas  la  pi"étention  d'être  la 
France;  mais  vous  toucheriez  à  l'intérêt  français  lui-même  et, 
si  vous  voulez  éterniser  l'insurrection  tunisienne  dans  le  sud 
de  la  Régence,  si  vous  voulez  donner  au  fanatisme  musulman 


I 


I.KS    AITAIUKS   TIMSIKWKS.  «5 

(|ui,  t'ii  ce  momont.  code.  ;'i  l.i  fdicc  —  car  df  loiilos  pails  les 
tribus  insurgées  viennent  demander  l'aman  aux  commandants 
de  nos  ti'oupes  —  si  vous  voulez  rorliller,  alimenlcr  linsiii- 
rection,  jeter  de  l'huile  sur  le  feu,  faites  l'eniiuète  (jue  dcmaiidr 
M.  Clemenceau,  enquête  qui  peut  laisser  supposer  (pif  lêva- 
cualion  pourra  être  la  solution  de  cette  question.  [E.Li-Uvnnilous 
ù  gauche  et  au  centre.) 

La  seule  pensée  que  cette  solution  pouvait  entrer  dans  des 
esprits  français,  que  des  députés  pourraient  la  soutenir,  que 
des  journaux  français  s'en  faisaient  les  partisans,  a  profon- 
dément consterné  tous  les  Français  d'outre -mer,  de  cette 
colonie  tunisienne.  Le  président  de  la  Chambre,  le  président  du 
Sénat  ont  reçu  des  adresses  véritablement  désespérées  des 
colons  français.  Voulez-vous  me  permettre  de  vous  en  lire 
seulement  quelques  lignes?  {/iumeurs  à  i extrême-gauche.) 

A  gauche  cl  au  centre.  —  Lisez!  lisez! 

M.  LE  Présidext  du  cox.seil.  —  Je  voudrais  savoir  qui 
trouverait  à  redire  à  ce  qu'à  une  tribune  française  on  vienne 
apporter  les  plaintes  respectueuses  des  Français  d'oulre-mei-. 
Voici  le  document  : 

«  Messieurs  les  sénateurs,  messieurs  les  députés, 

«  Les  Français  et  protégés  français  résidant  en  Tunisie  ne 
voient  pas  sans  une  légitime  inquiétude  l'attitude  prise,  depuis 
quelque  temps,  par  une  partie  de  la  presse  sur  les  affaires  de 
Tunis  :  ils  se  demandent  avec  anxiété  si  tous  les  sacrifices 
d'hommes  et  d'argent  que  fait  en  ce  moment  la  France  n'abou- 
tiront, en  définitive,  comme  le  demandent  certains  journaux,  à 
d'autre  résultat  qu'à  les  abandonner,  eux,  leurs  familles  et 
leurs  biens,  aux  rancunes  et  aux  vengeances  de  l'élément 
indigène  surexcité  par  le  fanatisme  religieux... 

«  Maintenant  que  nous  sommes  en  Tunisie,  que  l'œuvre  de 
la  pacification  des  tribus  révoltées  est  à  peu  près  terminée,  la 
France  peut-elle  retirer  son  armée? 

«  Pour  hésiter  sur  cette  question,  il  faudrait  méconnaître 
complètement  le  caractère  arabe,  ne  tenir  aucun  compte  du 
fanatisme  et  des  conséquences  qu'entraînerait  le  retrait  de  nos 


96  DISCOUIIS   DE  JILES   FERKY. 

troupes.  Rester  à  Tunis  est  aujourd'hui  pour  la  France  et  pour 
la  République  une  question  d'honneur  national.  » 

Je  ne  vous  lis  pas  tout  le  document  :  c'est,  comme  je  vous 
le  disais,  l'expression  d'une  plainte  respectueuse,  c'est  une 
prière. 

Voix  à  droite.  —  Les  signatures? 

M.  LE  Pkésidext  du  conseil.  —  Il  est  signé  par  les  députés 
de  la  nation,  qui  ont  le  droit  de  parler  pour  elle. 

Voix  à  droite.  —  Les  noms  !  les  noms  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  est  signé  par  les  repré- 
sentants de  la  colonie  française,  et,  entre  autres,  par  le  premier 
député  de  la  nation,  élu  par  elle.  M.  Raymond  Valensi. 

Je  pense  qu'il  n'est  pas  besoin  d'avoir  les  signatures  de  tous 
les  membres  de  la  colonie  française  poui'  être  convaincu  qu'ils 
s'associent  à  la  prière  de  ces  députés.  Messieurs,  je  confie  à  vos 
consciences  le  jugement  que  vous  avez  à  exprimer  et  sur  les 
actes  du  cabinet,  et  sur  sa  conduite,  et,  par-dessus  tout,  sur  cet 
intérêt  qui  passe  à  nos  yeux  avant  tous  les  autres,  et  de 
beaucoup,  sur  le  grand  intérêt  national  qu'il  y  a  pour  la  France 
à  conserver  son  droit  d'occupation  en  Tunisie,  et  à  exécuter 
avec  fermeté,  dans  la  limite  de  la  nécessité  seulement,  mais 
enfin  avec  fermeté,  le  traité  du  12  mai,  le  traité  du  Rardo,  que 
nous  nous  honorons  d'avoir  préparé  et  fait  adopter  par  la 
pi"esque  unanimité  de  la  Chambre.  (Applaudissements  répétés 
n  fjauche  et  au  centre.) 

Après  ce  vigoureux  discours  qui  semblait  épuiser  le  débat, 
M.  Ballue  et  M.  Clemenceau  firent  un  dernier  elï'ort  pour  obtenir 
nue  enquête.  Puis  M.  de  IMun,  pour  ses  débuts  à  la  Chambre, 
développa  cette  thèse  que  le  régime  républicain  se  trouvait  hors 
d'état  de  «  soutenir  dignement  l'honneur  national  »,  reproche  qui 
s'adressait  peut-èlie,  avec  une  apparence  de  justesse,  au  régime 
parlementaire,  tel  qu'on  venait  de  le  voir  fonctionner. 

Alors  tomba  la  pluie  des  ordres  du  jour,  à  commencer  par  la 
demande  d'enquête  de  MM.  Naquet  et  Clemenceau.  Llle  fut  rejetée 
par  328  voix  contre  t61.  Une  autre  proposition  d'enquête,  déposée 
par  M.  Ballue,  subit  le  même  sort  (lejet  par  310  voix  contre  171.) 
M.  Langlois  demanda  l'ordre  du  jour  pur  et  simple;  rejeté  encore 
par  312  voix  contre  176.  Successivement,  la  Chambre  désorientée 
refusait  la  priorité  à  chaque  formule  d'ordre  du  jour  qu'on  lui 
présentait  (il  y  en  avait  27)  ;  elle  ne  voulut  pas  davantage  voter  la 
cbMure   pure   et   simple,  réclamée  par  M.    Franck    Chauveau,    ni 


I.KS   AKr.AIItKS   TUNISIEN.NKS.  07 

nommer  une  commission,  suivant  l'art.  44  du  n'^filemenl,  pour 
examiner  les  divers  ordres  du  jour  ;  elle  refusa  enfin,  par  iM  voix 
contre  119,  d'adopler  celui  de  M.  Jean-Casimir  l'érier  qui  ('•lait  ainsi 
conçu  :  «  La  Chambre,  résolue,  dans  les  circonstances  pn-sentes,  à 
n'entraver  en  rien  les  opérations  militaires  qui  se  poursuivent  en 
Tunisie,  passe  à  l'ordre  du  jour.  »  Dans  C(;lte  situation  d'incohérence 
et  d'anarchie  parlementaires,  Cambctta,  silencieux  jusque-là,  et  qui 
avait  alleclé  de  rester  dans  les  couloirs,  se  décida  à  monter  à  la 
tribune  et,  après  avoir  conjuré  la  Chambre  de  ne  pas  terminer  une 
discussion  de  quatre  jours  par  un  aveu  d'impuissance,  après  avoir 
exprimé  le  re;.;ret  que  lui  avait  inspiré  le  rejet  de  l'ordre  du  jour  pur 
et  simple,  il  dit  «  que  la  France  avait  mis  sa  signature  au  pied  du 
traité  du  Bardo  »  et  que  la  Chambre  devait,  par  un  vote  clair, 
afiirmer  que  les  obligations  qui  flfiuraient  dans  ce  traité  seraient 
«  loyalement,  prudemment,  mais  intégralement  exécutées  ».  Comme 
conclusion,  Gambetta  proposa  l'oi'dre  du  jour  suivant  :  «  La 
Chambre,  résolue  à  l'exécution  intégrale  du  traité  souscrit  par  la 
nation  française  le  12  mai  1881,  passe  à  l'ordre  du  jour.  »  Celle 
formule,  qui  était  presque  la  reproduction  de  la  dernière  phrase  du 
discours  de  M.  Jules  Ferry,  fut  adoptée  par  353  voix  contre  i'6'6. 
M.  Clemenceau,  M.  Pellelan  et  M.  de  i^anessan  votèrent  contre. 

Le  grand  ministère. 

Le  lendemain,  10  novembre,  M.  Jules  Ferry  et  ses  collègues 
remirent  leurs  démissions  à  M.  Grévy,  et  Gambetta  reçut  la  mission 
de  former  le  nouveau  cabinet.  Contrairement  aux  bruits  qui  avaient 
couru,  M.  Jules  Ferry  ne  faisait  pas  partie  du  grand  mlnhUre  où  la 
personnalité  de  l'éloquent  tribun  restait  toute  puissante  et  sans 
contrepoids. 

Bien  que  le  cabinet  du  14  novembre  1881  n'ait  duré  que  jusqu'au 

27  janvier  de  Tannée  suivante,  (jambetta  n'en  eut  pas  moins  à 
demander  aux  Chambres  des  crédits  extraordinaires  pour  les  opé- 
rations militaires  en  Tunisie  depuis  le  mois  de  juillet:  or,  le  budget 
de  1882  n'avait  pas  prévu  cette  catégorie  de  dépenses  et  .\L  Jules 
Ferry,  à  la  veille  de  quitter  le  pouvoir,  avait  déposé  une  demande  de 

28  900  000,  à  titre  de  crédits  complémentaires.  Cette  demande  fut 
renouvelée  par  M.  Allain-Targé,  ministre  des  finances  du  nouveau 
cabinet,  et  soutenue  par  M.  Goblet,  au  nom  de  la  commission 
nommée  pour  examinerlanécessité  de  ces  crédits.  De  là  un  nouveau 
débat  devant  les  Chambres.  La  discussion  eut  lieu  au  Palais-Bourbon 
le  1"  décembre  1881.  M.  Delafosse  réclama  une  revision  du  traité  du 
Bardo,  et  M.  Camille  Pelletan  émit  cette  opinion  qu'il  fallait  ou  aban- 
donner la  Tunisie  ou  annexer  à  bref  délai  la  Régence.  Gambetta  pro- 
testa très  vigoureusement  contre  ces  deux  solutions,  la  première 
devant  constituer  la  plus  lourde  des  charges  et  créer  des  difficultés 
avec  les  puissances;  la  seconde  devant  aboutir  à  l'humiliation  de  la 

J.  Ferry,  i)i«coi«'s,  V.  7 


98  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

France  et  livrer  la  Tunisie  ;i  une  effroyable  anarchie.  Le  Président  du 
conseil  se  prononça  pour  la  réduction  au  minimum  des  charges  qui 
découlaient  de  l'expédition  tunisienne,  et  près  de  400  députés 
votèrent  les  crédits,  sous  la  promesse  qu'en  avril  on  fournirait  au 
Parlement  un  compte  approximatif  du  total  des  dépenses.  Au  Sénat, 
cette  question  financière  fut  discutée,  le  9  décembre  1881,  avec 
beaucoup  d'insistance  par  MM.  Butfet  et  Bocher,  qui  reprochèrent  au 
précédent  cabinet  d'avoir  paré  aux  insuffisances  des  fonds  volés  par 
les  Chambres  avant  leur  séparation  par  les  disponibilités  d'autres 
chapitres  du  budget,  concernant  l'entretien  normal  de  l'armée 
continentale.  A  quoi  M.  Allain-Targé,  ministre  des  finances, 
répondit  qu'on  ne  pouvait  prévoir  dès  le  début  d'une  expédition 
toutes  les  dépenses  qu'elle  peut  entraîner,  et  que,  même  pendant  !a 
session  des  Chambres,  il  faudrait,  dans  le  système  de  l'opposition, 
présenter  chaque  jour  des  demandes  de  crédits,  et  dévoiler  par 
avance  le  plan   des  opérations  militaires. 

Le  Sénat  vota  les  crédits  à  l'unanimité  de  227  votants  ;  M.  Buffet 
lui-même,  ainsi  que  M.  le  duc  de  Broglie  (qui  avait  cru  devoir 
prétendre  que  le  protectorat  équivalait  à  l'annexion,  et  regretter  la 
suppression  d'une  Tunisie  indépendante  entre  l'Algérie  et  la 
Tripolitaine)  eurent  du  moins  le  patriotisme  de  ratifier  les  dépenses 
engagées  par  l'occupation. 

Le  procès  Roustan. 

Quelques  jours  après,  les  affaires  de  Tunisie  furent  remises  sur  la 
sellette,  non  pas  à  la  tribune  des  Chambres,  mais  devant  la  cour 
d'assises  de  la  Seine.  M.  Henri  Rochefort,  dans  son  journal  Vlnlran- 
sigeant,  s'était  livré  à  de  telles  diffamations  contre  M.  Roustan, 
notre  ministre  à  Tunis  ;  il  l'avait  accusé  avec  une  telle  violence 
d'avoir  préparé  l'expédition  dans  l'unique  dessein  de  faire  monter 
les  obligations  tunisiennes  et  de  favoriser  les  spéculations  des 
ministres,  que  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  invita  M.  Rousian  à 
poursuivre  Rochefort  devant  le  jury,  à  qui  la  nouvelle  loi  sur  la 
presse  (art.  45)  attribuait,  aux  Heu  et  place  des  tribunaux  correc- 
tionnels, le  droit  de  statuer  sur  les  délits  d'injure  et  de  ditlamation 
contre  les  fonctionnaires.  Mais  les  jurés  de  la  Seine,  désorientés  par 
toutes  les  complications  diplomatiques  que  les  débats  furent  passer 
sous  leurs  yeux,  intimidés  de  plus  par  les  invectives  extraordinaires 
de  la  presse  intransigeante  et  les  singuliers  mouvements  oi'atoires 
de  M.  de  Billing,  se  laissèrent  arracher,  le  d.'i  décembre  1881,  un 
verdict  d'acquittement.  Les  journaux  italiens  se  firent  une  joie  de 
reproduire  les  commentaires  de  l'Intransigeant  et  de  la  Lanterne,  et 
traînèrent  avec  volupté  dans  la  boue  l'homme  qui  avait  tant 
contribué  à  déjouer  les  manœuvres  de  nos  rivaux.  Gambelta  ne  se 
laissa  nullement  émouvoir  par  cette  avalanche  d'injures  et  maintint 
M.  Roustan  à  Tunis.   En  le  défendant,  comme  Jules  Ferry  l'avait 


« 


I.KS    AIIAIIIKS   TLMSIK.N.NKS.  99 

défendu,  il  t^x|iiimait  d'avance  le  jugement  de  l'lli.sloiie,et  rélO(iueiit 
ministre  ne  renouvela  jias  les  faiblesses  du  ^''^o^ernemenl  munar- 
cliii[ue  (jui  avait  si  mal  réconi|iensé  les  patiiuliijui^s  elToils  des 
Duploix,  (les  Cliani|i!;un  <t  des  Montcalm  ! 

L'organisation  du  protectorat. 

On  n«'  suivra  pas  plus  longtemps  riiisloire  du  proleclorat  en 
Tunisie'.  L'ortranisalion  de  la  Régence,  après  la  nomination  de 
M.  Honstan  par  M.  de  Fieycinet  au  poste  de  ministre  plénipoten- 
tiaire à  Washington  f  IS  février  1882),  fut  continuée,  on  sait  avec  quel 
succès,  par. M.  l'aul  ('.ambon,  puis  par  .M.  Massicault  (28  octobre  1S86}, 
sous  les  ministères  successifs  de  .M.M.  de  Freycinet,  Flourens, 
Goblet,  Spuller  et  Hibot.  Nous  rappellerons  seulement  la  discussion 
qui  eut  lieu  à  la  Chambre  le  17  juillet  18S2^  sur  le  projet  de  loi 
portant  organisation  de  divers  services  en  Tunisie  (institution  d'un 
tribinial  civil  français  et  de  six  justices  de  paix,  création  de  six 
compagnies  mixtes,  composées  d'européens  et  d'indigènes,  construc- 
tion d'une  école  française  à  Tunis).  Ce  projet  fut  adopté  par  349  voix 
contre  83).  Il  faut  noter  aussi  le  vote  par  le  Sénat,  dans  la  séance 
du  n  juillet  1882-,  du  projet  de  loi,  adopté  par  la  Chaml)re  des 
députés,  sur  les  crédits  extraordinaires  pour  l'expédition  de  Tunisie 
—  19  millions  en  chilTres  ronds. 

Kn  qualité  de  ministre  des  affaires  étrangères  et  de  Président  du 
conseil  dans  le  cabinet  du  21  février  1883,  M.  Jules  Ferry  eut  à  faire 
voter  par  les  Chambres  la  convention  conclue  le  8  juin  1883  avec  le 
bey  de  Tunis.  La  France  garantissait  un  emprunt  à  émettre  par  le  bey 
pour  la  conversion  et  le  remboursement  de  la  dette  consolidée  tuni- 
sienne, s'élevant  à  la  somme  de  125  millions  de  francs,  et  de  la  dette 
flottante,  jusqu'à  concurrence  d'un  maximum  de  17  330000  francs. 
Le  bey  s'engageait  à  ne  plus  contracter  à  l'avenir  aucun  emprunt 
sans  l'autorisation  du  Gouvernement  français.  Sur  les  revenus  de  la 
Régence,  le  bey  devait  prélever  les  sommes  nécessaires  pour  assurer 
le  service  de  l'emprunt  garanti  par  la  France,  et,  en  second  lieu, 
une  somme  de  1200000  pour  la  liste  civile  et  les  dépenses  de  pro- 
tectorat et  d'administration.  Cet  arrangement  permettait  de  dis- 
soudre la  commission  financière  qui  représentait  les  créanciers  du 
bey  depuis  1869  et  s'était  fait  concéder  la  moitié  des  revenus  de  la 
Régence.  11  diminuait  beaucoup  les  charges  de  la  Tunisie,  et  rendait 
possible  le  remaniement  des  impôts  qui  pesaient  trop  lourdement 
sur  les  contribuables,  en  donnant  un  meilleur  emploi  aux  ressources 
du  budget  tunisien,  lesquelles  suivaient  une  marche  ascendante 
puisque  les  recettes  du  gouvernement  beylical  présentaient, 
pour    1883,    un  accroissement   de   7  millions    sur  la  moyenne  de 

1.  V.  VOfficiel  du  18  juillet  1832. 

2.  V.  ÏO/ficiel  du  18  juillet  1882. 


100  DISCOURS  DE  JULES   FEUHY. 

cinq  années  antérieures  à  l'occupation.  M.  Antonin  Dubost,  rappor- 
teur, et  M.  Cambon,  commissaire  du  Gouvernement,  soutinrent  la 
discussion  contre  M.  des  Uolours,  qui  prétendit  que  la  convention 
était  trop  avantageuse  pour  les  créanciers  du  bey,  puisqu'elle 
assurait  oOO  francs  par  titre  aux  porteurs  de  la  dette,  alors  que  ces 
titres,  avant  notre  entrée  en  Tunisie,  valaient  250  francs  et  étaient 
descendus  à  160  francs.  Quand  on  aurait  appliqué  le  programme 
des  travaux  promis  en  1881  par  la  circulaire  de  M.  Barthélémy 
Saint-Hilaire,  la Réjjçence  se  trouverait,  d'après  l'orateur,  enétatd'in- 
solvabililé,  et  la  Banque  tunisienne  à  créer  ferait  appel  à  la  garantie 
de  la  France.  M.  Cambon  donna  des  détails  1res  précis  sur  les 
réductions  opérées  par  le  conseil  de  gouvernement  sur  les  dépenses 
tunisiennes,  ramenées  de  7  084000  francs  à  3  420  000  francs.  II 
établit  ({u'en  rejetant  la  garantie  par  la  France  de  la  dette  tuni- 
sienne, on  ferait  les  affaires  des  créanciers,  car  la  garantie  pourrait 
seule  permettre  la  conversion  de  la  dette  et  réaliser  une  économie 
de  1  oOOOOO  francs  à  2  millions,  suivant  le  taux  adopté.  Par  suite, 
deviendraient  possibles  les  dégrèvements  et  les  réformes  économi- 
ques qui  rendraient  au  pays  sa  prospérité.  Enfin,  tout  donnait  à 
penser  que  la  garantie  de  la  France  serait  purement  nominale, 
puisque  l'État  tunisien,  depuis  l'occupation  française,  avait  vu  ses 
ressources  s'élever  de  12  à  16  millions,  et  que  le  service  de  la  dette 
ne  représenterait  guère  que  5  millions  après  la  conversion.  Puis, 
M.  Pelletan  demanda  comment  les  Chambres  françaises  pourraient 
contrôler  la  nouvelle  organisation  financière  qui  allait  s'iustaller 
en  Tunisie. 

M.  Jules  Ferry  fit  la  réponse  suivante'  : 

Discours  du  1  '  avril  1884. 

M.  Jules  Y'EURY^  président  du  co)iseil,  ministre  des  affaires 
étrangères.  —  Messieurs,  il  n'est  pas  surprenant  (]ue  riionoi"able 
M.  Camille  Pelletan  et  le  Gouvernement  ne  professent  pas.  sur 
le  point  particulier  qui  vient  devons  être  soumis,  identiquement 
la  même  doctrine,  carie  point  de  vue  du  Gouvernement  et 
celui  de  l'honorable  M.  Pelletan  diffèrent  assez  profondément. 
L'honorable  M.  Pelletan  est  l'adversaire  du  protectorat;  il  est 
le  partisan  de  l'annexion,  et  assurément  ce  serait  un  moyen 
sûr  de  la  consommer,  au  vu  et  su  de  tout  le  monde,  que  de  faire 
du  budget  tunisien  un  budget  annexe  au  budget  français, 
rattaché  pour  ordi^e,  comme  le  budget  de  la  Légion  d'honneur, 
comme  le  budget  de  l'Imprimerie  nationale  et  beaucoup  d'autres 
budgets.  Mais  une  pareille  mesure,   outre  qu'elle  excéderait 

1.  Séance  de  la  Chambre  du  l"  avril  1881.  V.  YOfficiel  du  2. 


4 


i.Ks  AiTAiiiKs  timsii:\m:s.  101 

(le  lieaiir(iii[i  l;i  limitr  ilfs  piraiitirs  ri  At's  ciiizai^riiirnls  adiifls 
du  Goiivcrnciut'iit,  IV'rail  (lisparaUn'  la  l'oriiK'  actuelle  d'occu- 
pation, à  lariuelie  nous  louons  parco  (|iie  nous  la  considérons 
comme  la  plus  économique,  comme  celle  ipii  impose  au  Gouver- 
nenienl  IVancais  le  moins  de  charges  et  de  i-espoiisalulilés  :  la 
forme  du  prolectoral. 

Nous  conserverons  à  la  iM-aiice  en  'runi>ie  celle  silualion  de 
protecîorat,  de  puissance  proleclrice  :  elle  a  pour  nous  de  1res 
grands  avanlages;  elle  nous  dispense  d'inslaller  dans  ce  pays 
une  administi'alion  française,  c'est-à-dire  d'imposer  au  budget 
français  des  charges  considérables;  elle  nous  permet  de  sui- 
veiller  de  haut,  de  gouverner  de  haut,  de  ne  pas  assumer, 
malgré  nous,  la  responsabilité  de  tous  les  détails  de  l'adminis- 
tration, de  tous  les  petits  faits,  de  tous  les  petits  froissements 
que  peut  amener  le  contact  de  deux  civilisations  dilTéientes. 
C'est,  à  nos  yeux,  une  transition  nécessaire,  utile,  qui  sauve- 
garde la  dignité  du  vaincu,  chose  qui  n'est  pas  indifférente  en 
pays  musulman,  chose  qui  a  une  grande  importance  en  terre 
arabe.  Oui,  messieurs,  sauvegarder  la  dignité  du  vaincu,  c'est 
assurer  la  sécurité  de  la  possession. 

Le  protectorat  n'aurait  pour  lui  que  cette  considération,  que 
cette  supériorité  sur  l'annexion,  que  nous  tiendrions  au  protec- 
torat. Mais,  je  le  répète,  il  est  évident  que  le  protectorat  est 
beaucoup  plus  économique,  et  que  la  Tunisie,  —  comme  vous 
l'exposait  tout  à  l'heure,  dans  son  discours  si  complet,  si  lucide 
et  si  autorisé,  M.  le  commissaire  du  gouvernement,  —  que  la 
Tunisie,  en  dehors  des  sommes  nécessaires  à  l'entretien  du 
corps  d'occupation,  peut  être  aujourd'hui  gérée  sans  coûter  un 
sou  au  Trésor  français,  tandis  que,  si  vous  la  transformiez  en  un 
département  algérien,  vous  sauriez,  messieurs,  ce  que  vous 
auriez  ;'i  payer  ! 

Nous  tenons  au  protectorat,  nous  voulons  le  maintenir;  nous 
croyons  que  c'est  l'intérêt  du  pays,  la  volonté  de  la  Chambre. 
Mais,  pour  maintenir  le  protectorat,  gardez-vous  d'excéder  la 
mesure  des  engagements  contenus  dans  la  convention  qui  vous 
est  aujourd'hui  soumise.  Ces  engagements  portent  uniquement 
sur  la  garantie  d'une  dette  dont  le  chitïre  figure  dans  Tarticle  1" 
de  la  convention.  Quant  au  second  paragraphe  de  l'article  2. 
dont  on  me  demande  l'explication,  je  la  fournirai  très  catégo- 


102  DISCOUnS  DE  JULES   FERRV. 

riqiie  et,  je  l'espère  aussi,  très  claire.  Cet  article  a  été  inscrit 
pour  interdire  au  bey  de  Tunis  toute  faculté  d'emprunter. 

M.  LE  COMTE  DE  Douville-Maillefeu.  — C'esl  uii  conseil  judiciaire  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Ne  faites  donc  pas 
apparaître  de  nouveau  devant  les  yeux  de  la  Chambre  le 
fantôme  des  vieux  abus,  des  concessions  de  domaines,  de  foi-èts, 
et  de  je  ne  sais  quelle  autonomie,  tout  à  fait  extraordinaire,  qui 
serait  laissée  au  bey  de  Tunis  uniquement  pour  engager  les 
ressources  de  la  Régence.  La  pensée  de  la  convention  et  des 
deux  parties  qui  l'ont  souscrite,  est  très  claire.  L'article  a  pour 
objet  de  faire  savoir  à  tous  que  le  bey  de  Tunis  ne  peut  plus 
contracter  un  emprunt  valable  vis-à-vis  de  qui  que  ce  soit,  si 
les  désastres  que  prévoyait  M.  Camille  Pelletan,  ou  des  entre- 
prises que  Ton  jugeait  utiles,  productives,  fécondes  pour  la 
Tunisie,  bonnes  pour  la  France,  —  entreprises  que  je  ne 
prévois  pas,  désastres  qu'il  ne  faut  pas  non  plus  prévoir,  — 
venaient  à  se  produire. 

Le  budget  de  la  Tunisie,  tel  qu'il  est  constitué  aujourd'hui, 
n'est  point  exclusivement,  ni  même  dans  sa  majeure  partie, 
subordonné  aux  accidents  des  saisons  :  il  peut  en  être  profon- 
dément affecté,  comme  le  budget  de  tous  les  pays  agricoles, 
mais  il  a  d'autres  ressources,  et  les  désastres,  l'anéantissement 
complet  de  ses  revenus  même,  dans  une  mauvaise  année,  ne 
sont  pas  à  prévoir.  Mais  prévoyons-les  cependant  ;  mettons  les 
choses  au  pis  ;  si  pareil  accident  arrivait,  le  Gouvernement 
français  viendrait  directement  à  vous  et  vous  dirait  :  «  La  Tunisie 
a  besoin  d'une  avance  extraordinaire,  nous  vous  demandons  de 
la  lui  accorder.  » 

Voilà  ce  que  j'ai  à  dire  sur  la  question  des  emprunts.  Nous 
ne  voulons  pas  d'emprunts,  nous  n'en  tolérons  pas.  Ayant  pris 
la  place  du  gouvernement  beylical,  nous  ne  retomberons,  sous 
aucun  prétexte,  avec  qui  que  ce  soit,  dans  les  fautes,  dans  la 
voie  funeste  du  passé  !  nous  ne  concéderons  pas  les  forêts  :  les 
demandes  de  concessions  abondent,  —  le  gage  est  assez  beau, 
la  richesse  et  l'avenir  en  brillent  aux  yeux  des  spéculateurs  les 
moins  perspicaces,  —  nous  ne  donnerons  pas  le  domaine 
beylical  ;  le  bey  restera  propriétaire  des  forêts  :  il  ne  sera  fait, 
je  le  répète,  aucune  concession  du  domaine  beylical,  à  aucune 
société  financière,  à  aucun  individu. 


1 


LKS   AFFAIKKS   TUNISIENNES.  103 

M.  JoirtNAi  LT.  —  Trt's  bien  ! 

M.  LE  Présidkxt  du  conseil.  —  Maintfiiant,  messieurs, 
quelle  sera,  disait  riionorable  M.  Pelletan,  la  pari  (riiitervenlion 
Ju  Parlement  dans  cette  administration  financière  de  la  Tunisie? 
Sous  quelle  forme,  par  quel  procédé  la  France  sera-t-elle 
informée  de  ce  (|ui  se  passe  là-bas?  où  sera  sa  garantie?  Mes- 
sieurs, cette  garantie  ne  peut  pas,  —  sans  bouleverser  l'état  de 
choses  actuel,  et  sans  faire  entrer  la  Chambre  dans  une  voie  où 
elle  ne  peut  mettre  le  pied,  où  le  Gouvernement  vous  prie  de 
ne  pas  mettre  le  pied,  —  consister  dans  un  examen  direct  du 
budget  tunisien,  par  les  Chambres  fi'ançaises.  {t'xclamatlons  à 
Vextrèmc-gauche  et  à  droite.) 

Voix  adroite.  —  C'est  Tabseuce  de  contrôle  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Non,  c'est  le  contrôle 
par  voie  médiate,  par  voie  de  responsabilité  ministérielle  ! 
{Nouvelles  exclamations  sur  les  mêmes  bancs.) 

M.  Clemenceau.  —  Quelle  singulière  garantie  ! 
Voix  à  droite.  —  Supprimez  la  commission  du  budget  alors! 
M.  LE  Provost  de  Lainay.  —  Le  fait  accompli,  la  carte  forcée  ! 
c'est  toujours  la  même  politique  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Le  Gouvernement  français 
administre  la  Tunisie  sous  la  responsabilité  non  seulement  du 
ministre  des  affaires  étrangères  et  du  ministre  des  finances, 
mais  sous  la  responsabiUté  collective  de  tous  les  ministres,  du 
conseiltout  entier:  voilà  la  garantie  du  Parlement.  [Interruptions 
à.  l' extrême-gauche  et  à  droite.) 

M.  LE  r.OMTi-  DE  Dolville-Maillefeu.  —  Quand  ils  sont  par  terre? 
M.  Larocue-Joibert.  —  Cela  n'existe  plus  ! 

M.  le  Président.  —  Monsieur  Laroche-.Ioubert,  veuillez  garder  le 
silence  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  ne  réponds  pas  à  ces 
interruptions,  qui  sont  tout  simplement  blessantes  pour  la 
majorité  de  la  Chambre...  {Nouvelles  interruptions  à  droite), 
car  elles  tendraient  à  faire  croire  que  la  majorité  n'exerce  pas 
sur  les  actes  du  pouvoir  exécutif  un  contrôle  suffisamment 
vigilant.  {Bruit  à  droite.) 

M.  Laroche-Joibert.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  — Voilà  la  garantie.  Et  comme 


104  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

ces  choses  ne  se  passent  pas  à  des  distances  inaccessibles, 
comme  la  publicité  la  plus  éclatante  éclaire  ce  qui  se  fait  en 
Tunisie,  et  prétend  même  éclairer  parfois  ce  qui  ne  s'y  fait  pas, 
comme  il  n'y  a  pas  à  craindre  que  la  vigilance  de  la  presse 
s'endorme  sur  les  affaires  de  la  Tunisie,  vous  pourrez  à  tous 
moments,  à  toute  heure  de  votre  session,  interpeller  le  Gouver- 
nement sur  un  acte  quelconque  du  protectorat.  Je  ne  vois  pas, 
quant  à  moi,  d'autre  façon  de  combiner  le  protectorat  avec  le 
contrôle  des  Chambres  :  c'est  la  responsabilité  ministérielle  qui 
est  l'intermédiaire...  [Interruptions  à  V extrême-gauche  et  à 
droile)ei  qui  peut  être  mise  en  jeu  sur  tous  les  actes,  grands  et 
petits,  qui  se  passent  dans  la  Régence. 

M.  Camille  I'elletan.  —  Je  demande  Ja parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Si  vous  voulez  un  autre 
système,  il  n'y  a  plus  alors  qu'à  prendre  à  votre  charge  toute 
l'administration  de  la  Régence ,  prononcer  l'annexion  et 
faire  de  ce  budget  tunisien  une  annexe  du  budget  français; 
mais  cette  solution  n'est  pas  celle  de  la  Chambre,  elle  n'est  pas 
celle  du  traité  et  ne  sera  pas  de  longtemps  celle  de  notre  pays. 
{Très  bien!  très  bien!)  à  gauche  et  au  centre.  —  La  clôture!) 

M.  Camille  Pelletan,  —  .l'ai  demandé  la  parole,  monsieur  le 
Président. 

M.  le  Président.  —  M.  Laroche-Joubert  l'avait  demandée  avant 
vous. 

M.  Laroche-Joibert.  —  Je  l'ai  demandée  pour  un  fait  personnel, 
monsieur  le  Président. 

M.  le  Président.  —  La  parole  est  alors  à  M.  Camille  Pelletan. 

M.  le  Président  du  conseil.  —  Permettez-moi  d'ajouter 
un  mot  que  j'avais  l'intention  de  dire  en  terminant. 
M.  Camille  Pelletan.  —  Parfaitement. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  J'ai  oublié  de  dire  h.  la 
Chambre  que  le  Gouvernement  adressei-a  chaque  année  au 
Président  de  la  République  un  rapport  détaillé  sur  les  opéra- 
tions financières  de  la  Régence,  sur  l'action  et  sur  le  dévelop- 
pement du  protectorat.  Voilà  sous  quelle  forme  tangible, 
palpable,  la  forme  d'un  document  parlementaire,  la  Chambre 
se  trouvera  renseignée  sur  les  actes  du  protectorat.  [Très  bien! 
très  bien  !  à  gauche  et  au  centre.) 


I.KS   AFFAIUKS   TLMSIKNNES.  105 

A  la  suite  de  ces  explications,  (jui  furent  complétées  par 
M.  Tirard,  ministie  des  finances,  la  ("lianilne  vota  l'urgence  du 
projet  de  loi  par  249  voix  contre  223. 


Discours   du  3  avril  1884. 

Le  3  avril'  la  discussion  continua.  M.  Delafosse  réclama  des 
éclaircissements  sur  les  négociations  entamées  par  le  Gouvernement 
avec  l'Angleterre  et  l'Italie  en  vue  de  la  suppression  des  capiiula- 
tions.  Il  prétendit  que  le  protocole  du  25  janvier  1884,  négocié 
entre  l'Italie  et  la  France  et  déterminant  les  conditions  auxquelles 
le  gouvernement  italien  renonçait  au  bénéfice  de  la  juridiction 
consulaire,  avait  pour  conséquence  de  soustraire  les  criminels  de 
nationalité  italienne  aux  dispositions  de  notre  Code  pénal. 

-M.  .Iules  Ferry  répondit  ainsi  qu'il  suit  à  M.  Delafosse  : 

M.  Jl'LES  Fekry,  président  du  conseil,  7ninisl)'e  des  affaires 
étrangères.  —  Messieurs,  il  y  avait  dans  la  régence  de  Tunis 
deux  obstacles  aux  réformes  nécessaires.  Le  premier  résultait 
des  capitulations;  non  pas  de  l'ensemble  de  ces  conventions 
anciennes,  parfois  surannées,  en  tous  cas  très  diverses,  qui  se 
rangent,  en  pays  d'Orient,  sous  le  nom  générique  de  capitu- 
lations, mais  de  celte  partie  des  capitulations  qui  constituait, 
au  profit  des  colonies  étrangères,  autant  de  juridictions 
consulaires  distinctes  qu'il  existait  de  nationalités  établies. 

Tel  était  le  premier  obstacle. 

Il  y  en  avait  un  second  :  un  obstacle  financier. 

Le  règlement  de  la  dette  tunisienne,  conclu  en  forme  de 
traité  international,  a  eu  pour  résultat  l'établisseiuent  d'une 
commission  financière  dont  on  vous  a  fait  amplement  connaître 
les  attributions,  les  privilèges,  le  fonctionnement  énergique  et 
la  véritable  prépotence  dans  toutes  les  aiïaires  de  la  Régence. 
Lorsque  le  Gouvernement,  usant  des  pouvoirs  que  vous  lui 
avez  conférés  en  approuvant  la  convention,  aura  garanti  Topé- 
ration  de  conversion,  qui  fera  de  la  dette  actuelle  une  véritable 
novation,  la  Régence  sera  alTranchie  de  la  domination  de  la 
commission  financière  ;  l'obstacle  financier  international  aura 
disparu,  et  le  gouvernement  beylical,  ainsi  que  la  France  qui 
le  protège,  redeviendront  les  maîtres  absolus  de  l'assiette  de 

1.  V.  l'Officiel  du  1  avril  1S81. 


106  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

l'impôt,  de  l'établissement  de  nouvelles  taxes,  de  la  réforme 
des  anciennes. 

Mais  il  ne  suffisait  pas,  pour  réorganiser  financièrement  et 
administrativement  la  Régence,  de  faire  disparaître  la  commis- 
sion financière,  car  sa  disparition  aurait  été  plutôt  un  embarras 
qu'un  secours,  si  les  juridictions  consulaires  avaient  pu  être 
maintenues.  C'est  doncà  faire  disparaître  les  juridictions  consu- 
laires que  nous  nous  sommes  appliqués  tout  d'abord.  Tel  a  été 
le  résultat  d'une  campagne  diplomatique  qu'on  a  eu  raison  de 
qualifier  de  laborieuse,  car  elle  a  duré  près  d'une  année  ;  mais 
qui  a  été  une  campagne  diplomatique  beureuse,  j'aime  à  le 
dire  à  cette  tribune,  au  gi'and  bénéfice  de  la  bonne  barmonie 
et  des  relations  amicales  de  notre  pays  avec  les  autres  nations, 
qui  ont,  comme  nous,  des  intérêts  positifs  dans  la  Régence 
{Très  bien!  très  bien!  à  gauche  et  au  centre.)  L'erreur  du 
raisonnement  de  l'honorable  M.  Delafosse  vient  de  ce  qu'il 
s'est  servi  du  mot  de  capitulations  sans  le  définir. 

Dans  ce  mot  de  capitulations  il  entre  des  conventions  anciennes 
et  de  vieux  usages,  des  immunités  traditionnelles;  il  y  entre 
aussi  des  traités  de  date  récente.  Quant  aux  immunités  tradi- 
tionnelles qui  constituent  le  plus  grand  nombre  des  clauses 
dites  capitulations  dans  les  pays  d'Orient,  nous  ne  demandons 
pas  qu'on  les  abolisse  :  nous  n'y  avons  aucun  intérêt.  Ce  sont  ces 
clauses  qui  obligent  les  gouvernements  orientaux  à  respecter  le 
droit  établi  par  elles  en  faveur  des  Européens  de  s'établir,  de 
commercer,  de  voyager,  de  réclamer  la  protection  de  leurs 
gouvernements  ;  et  ces  engagements  ont  été  contractés  par  les 
gouvernements  musulmans,  il  y  a  plus  de  trois  siècles,  envers 
la  France  d'abord,  et  bientôt  étendus  à  toutes  les  puissances 
chrétiennes.  Voilà,  pour  ainsi  dire,  le  gros  des  capitulations  ; 
c'est  le  droit  commun  des  nations  européennes,  et  nous  n'avons 
aucun  motif,  aucune  tentation  de  toucher  à  ces  indiscutables 
garanties. 

M.  Jules  Delafosse.  —  Mais,  à  côté  de  cela,  il  y  a  dans  les 
capitulations  des  immunités  financières. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  n'y  a  pas  d'immunités 
financières.  Permettez-moi  de  m'expliquer  jusqu'au  bout.  Nous 
ne  touchons  pas,  dis-je,  à  cette  partie  des  capitulations;  mais 


» 


LKS    AU  AlliKS    TIMSIK.N.NKS.  107 

je  ne  puis  pas  ne  pas  vous  faire  ol)st.'rver  qu'elle  tombe  d'elle- 
mème  par  rtMablissemenl  d'un  réjiimo  civilisé,  libéral,  (|iii 
s'installe  sous  la  forme  du  inolectorat  dans  la  Régence. 

Mais  les  capitulations  sont  aussi  des  traités  de  commerce. 

Il  n'est  pas  douli-nx.  —  et  je  ne  suis  pas  tenté  de  m'élever 
contre  l'évidence,  —  il  n'est  pas  douteux  que  le  réjzime  du 
protectorat  implique  le  respect  des  conventions  douanières  et 
des  traités  de  commerce  qui  ont  limité,  par  exemple,  à  S  p.  100 
les  droits  à  l'importation  dans  la  Régence.  C'est  assurément  là 
le  côté  faible  du  protectorat;  mais  permettez-moi  de  vous  faire 
observer  que,  si  le  protectorat  liérite  de  conventions  antérieures, 
ces  conventions  ne  sont  point  immuables,  qu'elles  renferment 
des  clauses  de  dénonciation,  qu'elles  prévoient  elles-mêmes 
qu'on  pourra  les  réformer. 

Eh  bien,  au  nom  du  gouverneuient  que  nous  protégeons, 
nous  nous  efforcerons  d'engager  et  de  faire  réussir  des  négo- 
ciations tendant  à  améliorer,  au  point  de  vue  franrais,  le  régime 
douanier  delà  Régence,  et  nous  aurons,  pour  atteindre  ce  but, 
tous  les  moyens  dont  dispose  un  Gouvernement  ([ui  jouit  de 
(pielque  crédit  auprès  des  gouvernements  amis  ou  voisins. 
Enfin,  messieurs,  les  capitulations  comprennent  encore,  et  par- 
dessus tout,  le  droit  de  juridiction,  l'organisation  et  la  recon- 
naissance des  tribunaux  consulaires,  et  vous  comprenez  bien 
de  suite  que  c'est  là  le  nœud  de  la  question  ;  que  c'est  la  base 
même,  la  véritable,  l'uniiiue  sanction  des  ingérences  étran- 
gères dans  la  Régence.  Qui  détient  le  droit  de  justice,  détient  le 
pouvoir  :  c'est  aux  tribunaux  que  tout  vient  aboutir,  non  seu- 
lement les  procès  de  l'ordre  correctionnel  ou  criminel,  mais 
toutes  les  poursuites  qui  assurent  le  recouvrement  des  impôts, 
toutes  les  sentences  de  tous  ordres,  en  matière  linancière 
comme  en  matière  civile  ou  en  matière  pénale. 

Quel  est  l'effet  des  négociations  que  nous  sommes  parvenus 
à  faire  aboutir?  Quelle  sera,  par  exemple,  la  conséquence  de 
l'acceptation  parles  Chambres  italiennes  du  protocole  dont  on 
vous  citait  tout  à  l'heure  deux  articles  sur  lesquelsje  reviendrai? 
Ce  sera  de  faire  disparaître  le  tribunal  italien,  comme  tous  les 
tribunaux  consulaii-es  étrangers,  et  de  transférer,  d'une  manière 
expresse,  par  un  acte  international,  les  droits  de  juridiction 
qui  appartenaient  à  l'Allemagne,  à  l'Italie,  à  l'Angleterre,  à 


108  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

l'Espagne  et  à  cinq  ou  six  aulres  puissances,  aux  tribunaux 
établis  parla  France  dans  la  Régence.  N'est-ce  pas,  messieurs, 
sous  une  forme  qui  n'est  ni  bruyante,  ni  tapageuse,  —  moins 
bi-illanle,  sans  cloute,  moins  rapide,  mais  plus  sûre,  —  le 
résultat  même  que  l'on  eût  pu  atteindre  par  un  acte  de  force 
et  d'autorité,  notilîant  à  l'Euiope  que  la  France,  de  son 
autorité  privée,  de  par  son  propre  droit,  abolissait  les 
capitulations  ? 

Nous  avons  préféré  cette  marcbe,  plus  modeste,  si  vous 
voulez,  mais  plus  efficace,  plus  conforme  aux  bons  rapports 
que  le  Gouvernement  de  la  République  française  tient  h  conser- 
ver avec  toutes  les  puissances  européennes.  Nous  avons  mieux 
aimé  faire  œuvre  de  diplomatie  que  d'autorité.  [Très  bien!  très 
bien!)  R  n'y  aura  donc  plus  désormais,  en  Tunisie,  pour  les 
étrangers,  d'autre  tribunal  que  le  tribunal  français,  et  c'est  à  ce 
tril)unal  qu'aboutiront  toutes  les  questions  de  l'ordre  civil  ou 
linancier,  et,  j'y  insiste  encore,  toutes  celles  qui  sont  relatives 
à  la  perception  des  impôts.  [Très  bien  !  très  bien  !  au  centre.) 
C'est  ce  que  dit,  en  termes  très  nets,  à  mon  sens,  un  peu 
réservés  dans  la  forme,  mais  absolument  clairs  et  limpides 
dans  le  fond,  le  paragraphe  2  du  protocole  que  nous  avons 
signé  avec  le  gouvernement  italien. 

Voici  d'aboi-d  le  paragraphe  premier  : 

«  Le  gouvernement  du  roi  consent,  avec  réserve  bien  entendu 
de  l'approbation  parlementaire,  à  suspendre  en  Tunisie  l'exer- 
cice de  la  juridiction  des  tribunaux  consulaires  italiens.  I.a  juri- 
diction exercée  par  ces  tribunaux  sera  transférée  aux  tribunaux 
récemment  institués  en  Tunisie,  dont  S.  A.  le  bey  a,  par  un 
décret  du  5  mai  1883,  étendu  la  compétence  aux  nationaux  des 
États  qui  consentiraient  à  faire  cesser  de  fonctionner  leur 
propres  tribunaux  consulaires  dans  la  Régence.  « 

Ce  sont  les  tribunaux  français  que  vous  avez  établis,  mes- 
sieurs, et  auxquels  le  bey  a  conféré,  comme  le  rappelle  l'article 
premier  du  protocole,  par  un  décret  du  5  mai  J883,  la  compé- 
tence sur  tous  les  nationaux  des  États  qui  consentiraient  à 
mettre  fin  au  fonctionnement  de  leui's  propres  tribunaux  en 
Tunisie. 

«  §  2.  —  Sauf  cette  dérogation  au  régime  actuel,  ii  est 
expressément  convenu  que  toutes  les  autres  immunités,  avan- 


I 


LKs  AiiAïUKs  ïimsii;\m:s.  IO'J 

tagcs  et  garanties  assurés  par  les  lapiliilalions,  Ips  usages  et 
les  traités,  restent  en  vigueur. 

«  Le  maintien  de  ces  immunités  et  garaiilirs  est  iiilégial 
envers  les  personnes  et  résidences  consulaires.  » 

Assurément,  il  ne  pouvait  pas  entrer  dans  notre  espiil,  du 
moment  que  nous  préférions  —  et  nous  continuons  de  iii'éférer 
avec  vous  —  le  régime  du  pi'olectoi-at  au  régime  de  l'annexion, 
il  ne  pouvait  entrer  dans  notre  esprit  de  faire  disparaître  les 
représentations  étrangères  auprès  du  gouvernement  du  bey. 
Le  gouvernement  du  l)ey  est  un  gouvernement  protégé,  mais 
auprès  duquel  continuent  d'être  accrédités  des  consuls  ou 
chargés  d'affaires  des  nations  éti-angères. 

«  Le  maintien  de  ces  immunités  et  garanties  est  intégral 
envers  les  personnes  et  résidences  consulaires;  il  doit,  envers 
les  particuliers,  n'être  assujetti  qu'aux  l'esliiclions  absolument 
nécessaires  pour  l'exécution  en  Tunisie  des  sentences  que  les 
nouveaux  tribunaux  rendront  d'aiirèsla  loi.  » 

Messieurs,  je  dis  que  tout  est  là  et  que  ce  texte  me  suffit. 
Notre  droit  de  juridiction  est  reconnu  par  cet  acte  solennel, 
par  cette  convention  internationale  qui  deviendra  avant  peu, 
nous  n'en  doutons  pas,  une  loi  du  gouvernement  italien;  et  non 
seulement  le  droit  de  juridiction,  mais,  avec  le  droit  de  rendre 
des  sentences,  tous  les  droits  nécessaires  pour  en  assurer  la 
pleine  et  entière  exécution.  Je  dis  que  c'est  là  toute  la  justice, 
et  ce  qu'il  y  a  de  plus  substantiel  dans  la  souveraineté.  {7rès 
bien!  1res  bien  !) 

Messieurs,  l'honorable  M.  Delafosse  a  critiqué  dans  ce  pro- 
tocole l'article  9,  qui  est  relatif  à  l'application  de  la  peine 
capitale  aux  sujets  italiens.  Oui,  je  n'hésite  pas  à  le  dire,  c'est 
là  une  concession  toute  gracieuse,  de  notre  part,  aux  scrupules 
législatifs,  aux  doctrines  pénales  dont  s'inspirent  les  détenteurs 
actuels  du  pouvoir  en  Italie.  Le  gouvernement  italien,  en  elïet, 
bien  qu'il  n'ait  pas  aboli  d'une  manière  positive,  en  général,  la 
peine  de  mort,  tend  résolument  à  cette  abolition. 

M.  Camille  Pelletan.  —  Et  il  a  raison. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Nous  lui  avons  promis  de 
nous  placer  au  même  point  de  vue...  [Interruptions  sur  divers 
bancs.) 

Vous  dites  que  c'est  une  conct^sion  humiliante... 


110  DISCOURS   UE  JULES   FEIIKY. 

A  gauche.  —  Mais  non  !  pas  du  tout  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  L'honorable  M.  Delafosse 
a  dit  que  c'était  une  concession  humiliante» 

M.  Jii.ES  Delafosse.  —  Non.  J'ai  dit  que  c'était  une  inégalité  de 
traitement  entre  les  sujets  italiens  et  nos  nationaux. 

M.  LE  PRÉsiDEiVT  DU  CONSEIL.  —  Vous  potivez  (lii^e  que 
c'est  une  concession  ultra-humanitaire,  mais  je  ne  saurais 
accepter  le  qualificatif  de  «  concession  humiliante  ». 

M.  Jules  Delafosse.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  C'est  une  concession  que 
nous  avons  faite  volontairement  et  gracieusement  à  l'Italie  ; 
et,  d'ailleurs,  c'est  à  dessein  que  nous  avons  cherché  à  intro- 
duire dans  ce  protocole  toutes  les  concessions  qui  pouvaient 
lui  donner  satisfaction  :  car  nous  mettons  à  haut  prix  l'amitié 
de  cette  grande  nation,  et  nous  avons  salué  avec  bonheur,  dans 
la  conclusion  de  cette  convention,  négociée  par  l'illustre 
M. 'i^lawcim...  {Inteiruplions  à  droite),  et  approuvée  par  l'opi- 
nion italienne,  applaudie  par  toute  la  presse  de  la  péninsule, 
nous  y  avons  vu  et  salué,  comme  cette  presse  elle-même,  une 
nouvelle  et  heureuse  consécration  de  cette  vieille  confrater- 
nité d'armes  et  de  civilisation  qui  est  le  profond  et  indes- 
tructible ciment  de  l'amitié  des  deux  grands  peuples.  [Vifs 
applaudissements  sur  tous  les  bancs  au  centre  et  à  gauche.) 

Voilà  pourquoi  nous  avons  fait  la  concession  qu'on  nous 
reproche.  Je  ne  la  désavoue  pas  :  je  m'en  honore  devant  la 
Chambre,  et  je  constate  que  vos  applaudissements  la  ralilienl. 
[Nouveaux  applaudissements  sur  les  mêmes  bancs.) 

Voilà  pour  ce  qui  touche  l'Italie. 

Quant  à  l'Allemagne,  une  loi  du  27  juillet  1883  a  autorisé  le 
Gouvernement  à  fermer  le  tribunal  et  à  abolir  la  juridiction  du 
consul  d'Allemagne  en  Tunisie;  et  une  ordonnance  du  21  jan- 
vier 1884  a  déclaré,  en  conséquence,  que  <*  les  pouvoirs  judi- 
ciaires du  consul  allemand  cesseraient  de  s'exercer  à  partir  du 
1"  février  1884,  les  sujets  et  protégés  allemands  passant,  dés 
lors,  à  partir  de  cette  date,  sous  la  juridiction  des  tribunaux 
français  de  la  Régence  ». 

L'Allemagne,  dans  toute  cette  affaire,  je  tiens  à  le  dire,  a  été 
la  première  à  se  résoudre,  la  plus  empressée  à  se  prêter  au 


I 


LKS   AI'K.MHKS   Tl.MSIKNNKS.  111 

vuMi  (le  la  Franco.  Oiiaiit  à  la  Graiulo-Brolagne,  riioiifiralilc 
M.  Delal'osst'  dit  qu'il  m*  sait  pas  (jucllt'  est  sa  silualioii  vis-à- 
vis  de  nous  dans  celto  alTaiiv.  Kllc  est  dos  plus  sini|tl('s.  dos 
plus  claii'oniont  ol  dos  plus  sùioiuoni  rôulôcs.  Un  (»rdi'e  on 
conseil,  du  31  décembre  1883,  a  l'oruiô  If  Irihuiial  consulaire  de 
S.  M.  brilannique,  tribunal  qui  n'est  pas  seulement,  vous  le 
savez,  messieurs,  une  juridiction  à  l'usage  du  petit  nombro 
d'Anglais  qui  résidont  dans  la  Régence,  mais  qui  s'étend  sur 
ces  nombreux  Maltais  qui  jouissaient  des  immunités  et  des 
privilèges  accordés  aux  protégés  britanniques  on  Tunisie. 

Le  tribunal  anglais,  je  le  répète,  a  été  fermé  à  partir  du 
1"  janvier  1884,  et  il  lui  a  été  simplement  prescrit  de  se  borner 
à  vider  son  rôle. 

L'exemple  de  ces  deux  grandes  puissances  a  été,  immédiate- 
ment ou  concomitamment,  suivi  par  toutes  les  autres.  Si  la 
question  n'est  pas  encore  réglée  avec  l'Autriche-Hongrie,  c'est 
que  cette  puissance  a  deux  parlements  ;  mais  l'un  deux  a  déjà 
voté  la  loi  qui  autorise  le  gouvernement  austro-liongrois  à 
fermer  son  tribunal  consulaire  en  Tunisie.  Enfin,  à  la  suite  des 
puissances  les  plus  intéressées,  sont  venues  la  Belgique,  le 
Danemark,  l'Espagne,  la  Grèce,  la  Suède,  les  États-Unis,  le 
Portugal,  la  Russie,  qui  toutes  ont  renoncé  à  leurs  privilèges 
et  juridictions,  en  proclamant  à  l'envi  que,  du  moment  qu'il  y 
a  une  justice  française  instituée  dans  la  Régence,  leurs  natio- 
naux sont  assurés  de  trouver  en  elle  plus  de  garanties  d'impar- 
tialité et  d'indépendance  que  dans  toute  autre  juridiction. 
(  Vifs  applaudissements.) 

L'article  unique  du  projet  portant  approbation  de  la  convention 
conclue  avec  le  liey,  fut  voté  par319  voix  contre  161  ;  mais  .M.  I^ellelan 
avaitproposéune  disposition  additionnelle,  destinée  à  soumettre  tous 
les  ans  au  l'arlemeut  le  projet  du  InidgeL  tunisien  ;  et  M.  Desson  de 
Saint-Aignan,  de  concert  avec  le  même  M.  Pelletan,  soumettait  à  la 
Chambre  un  autre  article,  portant  que  l'autoiisation  de  contracter 
un  emprunt  ne  pourrait  être  accordée  au  bey  que  par  une  loi.  La 
commission  n'acceptait  que  ce  dernier  texte. 

M.  Jules  Ferry  expliqua  en  ces  termes  les  raisons  qui  ne  lui 
permettaient  pas  d'accueillir  la  proposition  de  M.  Pelletan  : 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  demande  à  la  Chambre 
la  permission  de  lui  dire,  en  peu  de  mots,  quels  sont,  entre  les 
différents  amendements  ou  articles  additionnels  dont  elle  est 


112  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

saisie,  ceux  que  le  Gouvernement  accepte,  ainsi  que  les  raisons, 
très  simples  d'ailleurs,  pour  lesquelles  il  ne  fait  pas  d'opposition 
à  ces  amendements.  Je  dirai  aussi  pourquoi  le  Gouvernement 
croit  devoir  en  repousser  un  autre. 

L'amendement  que  le  Gouvernement  repousse  est  celui  de 
M.  Camille  Pelletan  :  cet  amendement  a,  à  nos  yeux,  le  tort 
grave,  malgré  toutes  les  précautions  de  forme  dont  il  s'entoure, 
de  faire  du  budget  de  la  Tunisie  un  budget  annexe  du  budget 
français.  Ce  n'est  plus  le  protectorat  :  c'est  l'annexion,  c'est  le 
contraire  de  ce  que  nous  voulons,  c'est  le  contraire  de  ce  que  la 
Chambre  a  entendu  faire.  Quantaux  deux  autres  amendements, 
il  en  est  un  sur  lequel  aucune  diftîculté  ne  peut  s'élever  :  c'est 
celui  de  M.  Floquet.  M.  Floquet  a  repris,  presque  dans  les 
mêmes  termes,  l'article  4  du  projet  de  la  commission. 

M.  Charles  Floquet.  —  Cet  article  avait  été  supprimé! 

M.  LE  Présidext  du  coxseil.  —  J'avais  moi-même  été  au- 
devant  de  cette  reprise  de  l'article,  en  m'engageant  à  soumettre 
annuellement  au  Président  de  la  République  un  rapport,  qui 
sera  distribué  aux  Chambres  dans  la  forme  ordinaire,  sur 
l'action  du  protectorat  dans  la  Régence  et  la  situation  financière 
de  l'État  protégé. 

Quant  à  l'amendement  de  M.  Desson  de  Saint-Aignan,  je 
répète  ce  que  j'ai  indiqué  avant-hier  cà  cette  tribune  :  quand 
nous  avons  inscrit  dans  la  convention  l'article  qui  interdit  pour 
l'avenir  au  bey  tout  emprunt,  sans  autorisation  du  gouverne- 
ment français,  notre  pensée,  notre  intention,  comme  l'intention 
du  bey,  était  de  mettre  pour  toujours  un  terme  aux  emprunts 
directs  du  gouvernement  tunisien;  et  j'ajoutais  que,  lorsque  la 
Régence  aurait  besoin  d'avances,  le  Gouvernement  français 
viendrait  les  demander  aux  Chambres;  c'est-à-dire  que  nous 
avions  renoncé  aux  deux  ou  trois  articles  que  la  commis- 
sion avait  acceptés  et  qui  ouvraient  au  bey  un  compte  d'avances. 
Nous  y  avions  renoncé  précisément  par  respect  pour  la  préro- 
gative parlementaire,  estimant  que,  au  lieu  de  vous  demander, 
en  bloc  et  dès  à  présent,  l'autorisation  de  prêter  au  bey  une 
somme  qui  peut  s'élever  à  lu  milUons,  puisqu'il  s'agissait  de 
2  millions  500000  francs  pendant  quatre  ans,  il  était  beaucoup 
plus  respectueux  de  la  prérogative  parlementaire  de  venir  vous 
demander  annuellement  lasomme  qui  pourra  devenir  nécessaire. 


I 


LKS   AlFAIliKS   TLMSIKN.NbiS.  U3 

M.  Li:  DIT,  DE  Felthe.  —  C'est  la  luèiiiu  chose. 
M.    Camille    Pellet.w.   —    On    attendra    que    la    di'-pens<'  soit 
engagée. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  est  bien  .singulier  qu'au 
moment  où  le  Gouvernement  donne  la  preuve  de  son  respect 
profond  de  la  prérogative  parlementaire,  du  désir  qu'il  a  de 
mettre  la  Chambre  au  courant  des  alïaires  de  la  Tunisie  et  de 
partager  avec  elle  la  responsabilité,  il  est  étrange  qu'à  ce 
moment  même,  l'on  vienne  dire  que  le  Gouvernement  cherche 
à  augmenter  ses  propres  privilèges.  C'est  une  accusation  tout  à 
fait  injuste.  J'estime,  messieurs,  que  le  bey  ne  doit  plus  faire 
d'empi'unl  :  si  la  Régence  a  des  besoins,  le  véritable  banquier 
de  la  Régence,  c'est  le  Gouvernement  français.  [Mouvements 
divers.) 

C'est  pour  cela  que  nous  avons  inséré  dans  la  convention 
l'article  2  :  c'est  la  clôture  de  l'ère  des  emprunts. 

On  nous  a  demandé  ce  que  nous  entendions  par  cette  for- 
mule :  «  Sans  l'autorisation  du  Gouvernement  français.  »  Il  est 
évident,  quelle  que  fût  l'inleiition  des  parties,  que  le  texte  de 
l'art.  2  n'exclut  pas  et  semble  même  prévoir,  sous  la  condition 
d'une  autorisation  préalable  du  Gouvernement  français,  les 
emprunts  faits  par  le  bey. 

Eh  bien!  si  une  pareille  éventualité  se  réalisait,  nous  admet- 
tons parfaitement,  comme  le  demande  l'honorable  M,  de  Saint- 
Aignau,  qu'en  ce  qui  concerne  l'autorisation  d'emprunter,  le 
ministre  des  finances  ne  pourra  la  donner  que  s'il  est  lui- 
même  autorisé  par  le  Parlement.  Il  me  semble,  messieurs, 
qu'on  ne  peut  pas  offrir  plus  de  garanties,  et  montrer  un  plus 
grand  respect  pour  les  droits  de  la  Chambre  {7'rès  bien!  très 
bien  !  au  cent7'e  et  à  gauche). 

Sur  l'insistance  de  M.  Pellelan,  qui  voulait  savoir  ce  que  serait 
l'établissement  financier  destiné  à  faire  des  avances  au  Trésor 
tunisien,  M.  Jules  Ferry  remonta  à  la  tribune  et  s'exprima  ainsi  : 

yi.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  je  ne  monte 
pas  à  la  tribune  pour  continuer  avec  M.  Pelletan  une  discussion 
dans  laquelle  les  arguments  me  paraissent  suffisamment  connus  : 
je  veux  simplement  répondre  à  la  question  qu'il  a  posée.  Il 
s'agit  de  la  fameuse  banque,  de  cette  banque,  ouixlie  dans  les 

J .  Ferry,  Discours.  V.  8 


lu  DISCOUliS   bE  JULES   FERRY. 

ténèbres,  qui  apparaît  à  certains  de  nos  collègues  comme  une 
sorte  de  machine  infernale. 

M.  LE  BARON  DES  RoTOURS.  —  iNoiis  savons  ce  que  rapportent  ces 
banques. 

M.  LE  l'RiisiDEisT.  —  Messieurs,  il  vient  d'être  posé  une  question 
1res  simple  :  permettez  qu'on  y  réponde. 

M.  LE  Présidext  du  conseil.  — Je  suis  étonné,  messieurs, 
qu'on  soit  parvenu  à  donner  un  caractère  si  ténébreux  à  des 
conversations,  à  des  négociations,  à  des  projets  qui  se  sont 
étales  devant  la  commission  du  budget  tout  entière,  et  devant  la 
commission  chargée  d'examiner  le  projet  de  loi  dont  vous  venez 
de  voter  l'article  1".  C'est,  en  etïet,  messieurs,  au  grand  jour 
de  la  commission  du  budget  et  delà  commission  spéciale,  que  le 
Gouvernement  a  exposé,  non  pas  des  vues  arrêtées,  mais  les 
projets  qui  lui  semblaient  pouvoir  être  substitués  avec  avantage 
aux  premières  propositions  dont  la  minorité  de  la  commission 
du  budget  ne  s'était  pas  déclarée  satisfaite. 

En  tout  ceci,  est-ce  du  Gouvernement  qu'est  venue  la  pre- 
mière pensée?  Non,  c'est  la  commission  du  budget,  qui  a  fait 
observer,  fort  judicieusement  d'ailleurs,  au  Gouvernement,  qu'on 
pourrait  peut-être  trouver  un  moyen  autre  que  cette  ouverture 
de  crédit  en  bloc,  donnant  au  Gouveineraent  le  pouvoir,  dès  à 
présent  et  sans  aucun  contrôle  direct,  d'engager  les  finances 
de  l'État  pour  une  somme  qui  pouvait  atteindre  dix  millions. 
On  nous  a  dit  :  «  Au  lieu  de  ce  système,  qui  pouvait  soulever 
beaucoup  d'objections,  ne  pourriez-vous  trouver  autre  chose  ?  » 
On  a  posé  cette  question  à  M.  le  ministre  des  finances,  quand  il 
a  été  appelé  pour  la  seconde  fois  devant  la  commission.  M.  le 
ministre  des  linances  a  répondu  qu'il  réfléchirait,  qu'il  cherche- 
rait le  moyen  désiré.  Tel  est  renchaînement  d'idées  très  simple 
que  je  viens  révéler  aux  personnes  qui  croient  avoir  découvert, 
comme  on  dit  en  style  de  mélodrame,  «  un  cadavre  »  dans 
cette  alïaire.  [Rires  et  mouvements  divers.) 

Plusieurs  membres  à  V exlrême-gauche .  —  Ou  n'a  pas  parlé  de 
cadavre  ! 

M.  Charles  Floqiet.  —  Un  cadavre  récalcitrant! 
Un  membre  à  droite.  —  Un  cadavre  doré  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Nous  nous  sommes  alois 
rappelés  qu'il  y  a  déjà  deux  ans,  une  institution  de  banque 


I.i:S   AFl-AlUKS   Tl.MSlK.N.NKS.  115 

(les  plus  honorables,  donl  les  slaluls  ont  été  approuvés  [uir  une 
loi,  la  Banque  d'Algérie,  avait  demandé  qu'on  étendît  à  la 
Tunisie  son  privilège  d'émission. 

Nous  nous  sommes  dit  :  Si  la  Banque  d'Algérie  peut  être 
autorisée  à  étendre  sa  faculté  d'émission  à  la  Tunisie  —  chose 
(|ui  paraît  tout  à  fait  naturelle,  solulion  qui  se  présente  la 
pi'emière  à  l'esprit  —  si  ce  privilège  lui  est  concédé,  on  pour- 
rait peut-être,  en  l'elour,  comme  on  a  fait  vis-à-vis  de  la  Banque 
de  France,  obtenir  qu'elle  fît  des  avances  au  bey  de  Tunis. 
[Murmures  à  Vcxlrème-gauche.)  Il  n'y  a  rien  là,  ce  me  semble, 
qui  puisse  motiver  le  moins  du  monde  l'indignation  de 
M.  Camille  Pelletan. 

M.  Camille  Pelletan.  —  Je  n'ai  pas  dit  que  j'étais  indigné. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  A  côté  de  cette  Banque 
d'Algérie,  une  autre  institution,  le  Comptoir  d'escompte,  une 
des  belles  créations  linancières  de  la  République  de  1848,  qui 
n'a  pas  cessé  de  rendre  à  notre  commerce  colonial  les  plus 
signalés  services,  qui  a  fondé  en  Indo-Chine  et  pour  l'Indo- 
Chine  une  petite  banque  d'émission  qui  est  de  la  plus  grande 
utilité  pour  notre  commerce  dans  nos  possessions  de  la 
Cochinchine,  et  même  dans  l'Annam,  s'est  offerte  à  nous  pour 
faire  profiter  des  mêmes  bienfaits  la  Régence  et  le  gouvernement 
du  bey.  [Bruit  à  V extrême-gauche .) 

Messieurs,  je  parle  à  des  hommes  d'affaires,  et  j'imagine  qu'il 
ne  se  trouvera  personne  ici,  connaissant  les  afïaires,  pour  dire 
que  la  Tunisie  doit  être  indéfiniment  privée  des  avantages  que 
la  banque  de  l'Indo-Chine  a  apportés  à  notre  colonie  de  Saigon 
et  aux  Français  qui  font  le  commerce  dans  ce  pays  ! 
M.  Peytral.  —  Ce  sont  des  pays  français  ! 
M.  LE  Président  du  conseil.  —  J'imagine  que  la  Tunisie... 

M.  Peytral.  —  Quand  vous  aurez  fait  l'annexion,  la  Tunisie  sera 
un  pays  français.  [Bruit  au  centre  et  à  gauche.) 

M.  le  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  nous  ne  pou- 
vons pas  toujours  revenir  sur  les  mêmes  considérations;  je  fais 
ici  l'historique  d'une  petite  question  très  simple  que  l'esprit  de 
parti  a  cherché  à  grossir  et  à  travestir.  Ce  sera  un  bienfait  pour 
la  Tunisie  d'avoir  une  banque  d'émission,  parce  que  le  com- 
merce qui  se  fait  dans  ce  pays  est  rendu  plus  difficile  par  les 


116  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

lluctuations,  fréquentes  et  parfois  énormes,  que  le  change  subit 
dans  ce  pays. 

Le  premier  effet  de  cette  banque  d'émission  serait  de  régle- 
menter, puis  d'abaisser  notablement  le  taux  de  l'intérêt.  Quand 
même  elle  ne  serait  pas  établie  cette  année  même,  quand  on  en 
ajournerait  la  création,  il  faudra  toujours,  messieurs,  y  venir 
un  jour;  et,  ce  jour-là,  il  .sera  tout  naturel  de  dire  à  l'institution 
de  crédit,  qui  sollicite  cette  mission  :  '«Vous  vous  chargerez  en 
même  temps  de  la  trésorerie  de  la  Régence  ;  vous  ferez  au 
gouvernement  tunisien  ces  petites  avances  quotidiennes  dont 
tout  gouvernement  a  besoin,  surtout  les  gouvernements  primi- 
tifs, orientaux,  chez  lesquels  l'assiette  de  l'impôt  est  si  impar- 
faite, leur  recouvrement  si  pénible,  et  qui  ont  surtout  besoin 
qu'on  leur  fasse,  non  pas  des  avances  à  titre  d'emprunt,  mais 
des  avances  à  court  terme,  pour  faciliter  le  service  de  leur 
trésorerie.  Cela  est  clair  comme  le  jour,  messieurs.  {Très  bien! 
très  bien!  an  centre  et  à  gauche.) 

M.  Vernhes.  —  Voulez-vous  me  permettre  une  observation"? 

M.  LE  Président.  —  Laissez  parler,  monsieur  Vernhes  ;  vous 
n'avez  pas  la  parole. 

M.  Vernhes.  —  Je  demande  à  M.  le  président  du  conseil  la  per- 
mission de  présenter  une  simple  observation  ?  j^ 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  vous  prie  de  me  laisser 
continuer;  vous  me  répondrez  quand  j'aurai  terminé,  si  vous 
le  voulez. 

M.  Vernhes.  —  Je  demanderai  pourquoi,  sous  l'Empire,  on  n'a 
pas  autorisé  M.  Emile  i'ereire  à  établir  la  Banque  de  Savoie,  en 
concurrence  avec  la  Banque  de  France  ? 

M.  LE  Président.  — Veuillez  garderie  silence,  monsieur  Vernhes; 
je  ne  vous  donne  pas  la  parole. 

M.  Vernhes.  —  Toute  la  question  est  là  :  répondez-moi  ! 

M.  LE  PiiÉsiDENT  DU  CONSEIL.  —  Il  n'v  a  aucuu  rapport 
entre  celte  question  et  celle  dont  nous  nous  occupons  en 
ce  moment. 

A  droite.  —  Il  n'y  a  aucun  rapport, 

M.  TiRARD,  minisire  des  finances.  —  C'est  une  loi  qui  a  concédé  à 
la  Banque  de  France  le  privilège  d'établir  une  Banque  de  Savoie. 

M.  le  Président.  —  Messieurs,  ne  mêlons  pas  les  questions,  je 
vous  prie,  et  achevons  d'abord  cette  discussion. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  crois,  messieurs,  que  je 


i 


I 


I.KS    AFFAIliKS   TLMSIK.N.NKS.  117 

vais, en  elVel,  pouvoir  ItMniinei'crtle  ilisciission  [)arune  déclara- 
tion catégorique.  Lorsque  le  Gouvernement  aura  jnis  im  parti 
sur  la  question  de  savoir  à  quell(!  iiislilulion  de  crédit  sera 
conllé  It'  privilège  de  l'émission  en  Tunisie,  le  Gouvernement 
aura  décidé  de  donner  à  un  ou  plusieurs  établissements  :  soit 
à  la  banque  d'Algérie,  soit  au  Comptoir  d'escompte,  soit  atout 
autre  établissement,  ce  privilège  de  l'émission;  il  lui  imposera, 
en  mémo  temps,  l'obligation  de  faire  le  service  de  trésorerie  de 
la  Régence,  et,  comme  il  y  aura  là  une  opération  qui  lient  un 
peu  de  la  natui'e  de  l'emprunt,  qui  pourrait  rentrer,  par  consé- 
quent, dans  les  termes  de  l'article  additionnel  que  vous  allez 
voter,  sur  la  proposition  de  M.  Desson  de  Saint-Aignan,  nous 
ne  cbicanerons  pas,  nous  ne  discuterons  pas  sur  la  question  de 
savoir  si  des  avances  de  trésorerie  constituent  un  véritable 
emprunt;  nous  viendrons  spontanément  vous  soumettre  les 
statuts  de  la  nouvelle  banque.  {Très  bien!  très  bien  .') 

Après  ce  dél)at,  la  Cliambre,  par  229  voix  contre  180,  rejeta  ranien- 
dement  de  M.  Peiletan,  adopta  l'article  additionnel  de  M.  Desson  de 
Saint-Aignan,  accepté  par  le  Gouvernement  et  la  commission,  et 
vota  ensuite  l'ensemble  de  projet  de  loi. 

Discussion  au  Sénat.  —  8  avril  1884. 

Au  Sénat,  le  projet  approbatif  de  la  convention  tunisienne, 
qui  avait  été  déposé  le  4  avril,  fut  discuté  dans  la  séance  du  8'. 
M.  le  duc  de  Broglie  vint  dix'e  à  la  tribune  qu'il  ne  faisait  pas 
d'opposition  au  traité  franco-tunisien,  niais  il  n'en  développa  pas 
moins  tous  ses  griefs  contre  l'extension  de  la  domination  française 
en  Tunisie,  et  tous  ses  regrets  de  voisiner  avec  les  Turcs  de  Tripoli, 
aux  lieu  et  place  des  aimables  tribus  de  la  Kroumirie.  H  n'acceptait 
la  convention  que  dans  un  esprit  de  «  rési^'nation  et  de  tristesse  »,  et 
protestait  contre  l'annexion  de  la  dette  tunisienne  à  la  dette 
irançaise,  annexion  qui  ratfermissait  le  crédil  du  bey  dans  la 
mesure  où  son  trùne  était  ébranlé.  Il  voyait  enfin  dans  la  banque  à 
créer  dans  la  Régence  une  source  de  nouvelles  dettes  et  de 
nouveaux  emprunts. 

M.  Jules  Ferry  lit  la  réponse  suivante  à  M.  le  duc  de  Broglie  : 

M.  Jules  Ferry,  président  du  conseil,  ministre  des  affaires 
étrangères. —  Messieurs,  j'éprouve  quelque  embarras  à  engager 

1.  Y.  VOfficiel  du  9  avril  1884. 


118  DISCOURS   DE   JULES   FEHRY. 

avec  l'honorable  duc  de  Broglie,  un  débat  contradictoire.  Au 
fond,  il  vote  le  projet;  il  le  vote  avec  des  épigrammes,  mais  il 
le  vote. 

M.  LE  DUC  DE  Brogl[e.  —  En  le  regrettant. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  n'attaque  ni  le  fond 
du  projet,  ni  le  but  poursuivi.  Bien  au  contraire,  il  se  flatte  et 
se  fait  gloire  d'avoir  aperçu  avant  nous  la  nécessité  de  la  dis- 
position que  nous  soumettons  aujourd'hui  au  Parlement;  et  il 
nous  donne,  dans  cette  affaire,  un  peu  lard,  un  concours  si 
complet  qu'en  vérité  les  réserves  dont  il  l'entoure,  les  critiques 
rétrospectives  par  lesquelles  il  cherche  à  nous  le  faire  payer, 
nous  semblent  légères  à  supporter.   {Très  bien!  à  gauche.) 

L'honorable  duc  de  Broglie  occupe  une  situation  trop  élevée 
dans  son  pays  et  parmi  les  hommes  d'État  de  ce  temps-ci,  pour 
jamais  reconnaître  avec  bonne  grâce  à  la  tribune  que  ses  pré- 
visions n'ont  pas  toujours  été  justifiées,  qu'il  n'a  pas  toujours 
vu  ses  prédictions  confirmées  par  l'événement. 

Je  suis  pourtant,  moi,  dans  l'obligation  de  rappeler  ici,  puis- 
qu'il m'en  donne  l'occasion,  et  puisqu'il  cherche  un  débat 
rétrospectif,  je  suis  obligé  de  lui  rappeler  que  ce  qui  se  passe 
aujourd'hui,  il  ne  l'avait  pas  tout  à  fait  prévu  :  car  c'est  un 
dénouement  heureux,  prompt,  je  puis  dire  inespéré  pour  beau- 
coup, que  celui  que  reçoit  aujourd'hui  la  question  tunisienne. 

Quand  cette  question  est  venue  pour  la  première  fois  devant 
les  Chambres,  sous  le  ministère  que  j'avais  l'honneur  de  pré- 
sider, quand  elle  y  est  revenue  sous  le  ministère  de  M.  Gam- 
betta,  ce  n'était  pas  une  opération  militaire  promptement 
dénouée,  une  opération  financière  qui  ne  coûterait  rien  au 
Trésor,  une  opération  diplomatique  devant  aboutir  à  resserrer 
les  liens  de  cordialité  qui  assurent  à  la  France  sa  place  dans  le 
concert  européen;  non,  ce  n'était  rien  de  tout  cela  qu'on  entre- 
voyait. Et  l'on  nous  disait  avec  beaucoup  d'amertume  et  d'assu- 
rance :  «  Vous  vous  êtes  engagés  dans  des  difficultés  militaires 
dont  vous  ne  triompherez  pas,  ou  dont  vous  triompherez  diffi- 
cilement; vous  serez  obligés  de  laisser  dans  la  Régence  un 
corps  d'occupation  considérable,  et  d'immobiliser  une  grande 
armée;  vous  vous  êtes  engagés  dans  des  difficultés  financières 
et  diplomatiques  dont  il  vous  sera  impossible  de  sortir.  »  Eh 


^ 


LES   AFlAlhKS    TlMSlKN.NKS  119 

l»ion,  mossioiirs,  nous  somnit^s  sm-lis  «le  toulcs  cos  (lifrinillés, 
et  c'osl  pour  lo  constater,  c'est  pour  inellie,  à  cAté  du  talileau 
épigrammatique  que  l'honorable  duc  de  Hroglie  a  placé  sous 
vos  yeux,  la  simple,  la  modeste,  la  vraie  rt^alilé.  que  je  monte  à 
la  trihuno. 

Les  dil'licultés  militaires,  messieurs,  on  en  peut  juger  par 
ces  chitïres  :  l'année  dernière,  au  mois  d'avril,  il  y  avait 
35  000  liornuK^s  dans  la  Régence,  3o000  hommes  formant  le 
corps  d'occupation,  sans  parler  des  4  000  hommes  des  compa- 
gnies mixtes;  aujoui'd'inii,  ce  corps  d'occupation  est  réduit  à 
12  000  hommes;  il  pourrait  être  réduit  à  un  nombre  inféi'ieur, 
et  il  est  permis  d'entrevoir,  dans  un  délai  pi'ochain,  ce  résultat 
que,  tout  à  l'heure,  l'honorable  duc  de  Broglie  ne  craignait  pas 
de  qualifier  de  chimérique,  à  savoir  que  le  corps  d'occupation, 
ou.  pour  mieux  dire,  la  garnison  de  Tunisie  ne  forme  plus 
qu'une  section  de  la  garnison  d'Algérie,  n'ajoutant  rien  à  TefTort 
qui  nous  est  nécessaire  pour  conserver  notre  domination  sur 
la  tei're  d'Afrique.  [Très  bien!  à  gauche.) 

J'ai  donc  le  droit  de  dire  que  la  difficulté  militaire  n'existe 
plus.  Quant  à  la  difficulté  financière,  l'honorable  duc  de  Bro- 
glie rappelle  la  grande  prévoyance  qui  a  toujours  été  sienne 
dans  cette  affaire,  et  il  cherche  —  qu'il  me  permette  de  le  lui 
dire  —  à  altérer  quelque  peu  le  caractère  des  déclarations  qui 
lui  ont  été  opposées  en  différentes  circonstances  et  par  diffé- 
rentes administrations.  Il  triomphe  des  protestations  que  le 
Gouvernement  a  fait  entendre,  quand  on  lui  disait  que  le  traité 
du  Bardo  impliquait  et  supposait  le  rachat  de  la  dette.  Mais, 
messieurs,  est-ce  que  ces  gouvernements  successifs  n'étaient 
pas,  au  moment  où  ils  parlaient,  dans  la  vérité  absolue?  Quand 
nous  avons  soumis  aux  Chambres  le  traité  du  Bardo,  est-ce  que 
ce  traité  obligeait,  en  quoi  que  ce  soit,  la  France  à  garantir  la 
dette  tunisienne?  [Rumeurs  à  droite.) 

M.  BiTFF.T.  —  C'était  la  consé(|uence  forcée  du  traité. 

M.  LE  Présidext  du  conseil.  —  C'était  la  conséquence 
que  vous  étiez  libres  de  ne  pas  accepter;  c'était  la  conséquence 
qui  ne  s'est  produite  qu'à  la  suite  d'un  examen,  d'une  étude 
d'où  est  sortie  aujourd'hui  pour  tout  le  monde  une  évidence. 
Mais  quand,  répondant  à  cette  objection  :  «  le  traité  du  Bardo, 


120  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

c'est  l'annexion  de  la  dette,  »  nous  vous  disions  :  Il  n'y  a  rien 
de  pareil  dans  le  (raiti.^  du  Bardo...  {Inlei-ruplions  à  droite) 
...  ce  traité  ne  vous  oblii^eait,  en  effet,  en  aucune  façon,  à 
garantir  la  dette  tunisienne.  Tout  ce  qu'a  dit  l'honorable  duc 
de  Brogiie  sur  la  logique  inflexible,  sur  renchaînement  de 
cause  à  effet  qui  conduisait  du  traité  du  Bardo  à  la  convention 
aujourd'hui  soumise  au  Sénat,  tout  cela,  messieurs,  n'est  pas 
un  argument  contre  la  thèse  du  Gouvernement  :  c'est,  il  me 
semble,  un  très  puissant  argument  en  sa  faveur...  [Très  bien! 
c'est  évident!  à  gauche)  ...  et  si  vous  aviez  alors  entrevu  que, 
dans  un  temps  donné,  la  France  aurait  un  intérêt  considérable 
à  garantir  la  dette  tunisienne,  vous  avez  vu  clair,  voilà  tout. 
Mais  ce  n'est  pas  précisément  ce  que  vous  disiez  alors  au  Par- 
lement, et  ce  n'est  pas  ce  que  vous  entrevoyiez.  Quand  vous 
disiez  :  «  Vous  serez  obligés  de  racheter  la  dette  tunisienne,  » 
vous  entendiez  évoquer  et  agiter  devant  les  Chambres  les  périls 
de  cette  affaire  tunisienne.  Ce  n'était  pas,  dans  votre  pensée,  la 
prévision  d'une  affaire  avantageuse  ou  d'une  affaire  qui  ne  coû- 
terait rien  au  Trésor  :  c'était  la  prévision  d'un  désastre  finan- 
cier, d'un  engagement  ruineux  pour  la  France.  {Cest  vrai!  à 
gauche.)  Et  c'est  en  cela  que  vos  prévisions  sont  absolument 
trompées  par  l'événement. 

Messieurs,  s'il  est,  en  etfet,  quelque  chose  d'évident  en  soi, 
c'est  que  cette  garantie  de  la  dette  tunisienne,  que  nous  vous 
demandons  de  voter,  est  absolument  platonique  :  elle  ne  peut 
pas  devenir  effective.  Vous  n'avez  pas  même  cherché  à  démon- 
trer le  contraire;  vous  vous  êtes  borne  à  tirer  argument,  comme 
on  l'avait  fait  dans  l'autre  Chambre,  de  ce  que  vous  appelez  le 
déficit  nécessaire  au  budget  tunisien.  Il  i-ésulterait,  selon  vous, 
des  exposés  des  motifs  et  des  rapports  qu'on  a  présentés  au 
Parlement  l'année  dernière,  et  sur  lesquels  la  Chambre  des 
députés  a  statué  il  y  a  seulement  quelques  jours,  il  en  résulte- 
rait, dis-je,  suivant  vous,  que  le  budget  de  la  Tunisie  est  alTecté 
d'un  déficit  chronique  et  fatal  de  2  500  000  francs  par  an.  Per- 
sonne, messieurs,  n'a  jamais  dit  cela;  personne  ne  l'a  écrit, 
parce  que  c'est  absolument  contraire  à  la  vérité.  Le  budget 
tunisien,  si  vous  le  laissez  livré  à  ses  propres  forces  et  suivre 
son  cours  naturel,  est  un  budget  en  excédent... 

A  droite.  —  Eh  bien,  laissons-le! 


LES   AFFAIItKS    TL MSIKNNES.  121 

M.  LE  Président  du  conseil. — Laissoiis-lr,  dilcs-voiis ; 
mais,  si  nous  y  louchons,  ce  n'est  pas  pour  faire  la  fortune  du 
Inultret  tunisien  :  c'est  pour  l'avantafre  et  la  sécurité  du  contri- 
buable fiançais;  si  nous  y  touchons,  c'est  pour  aUé.trei-  les 
charges  de  l'occupation,  c'est  pour  préserver  l'avenir  de  charges 
plus  lourdes;  si  nous  y  touchons,  ce  n'est  pas,  comme  on  l'a  dit 
très  faussement  dans  l'autre  (-hambre,  pour  remplacer  le  crédit 
du  bey  insolvable  par  le  crédit  de  la  France,  absolument  sol- 
vable,  solvable  au  premier  chef.  Messieurs,  le  budget  de  la 
Régence  se  tient  par  lui-même. 

M.  Lambert  de  Sai.nte-Croix.  —  Failcs  ir.irantir  notre  dette  par- 
le bey  de  Tunis! 

Un  sénateur  à  (jauche.  —  On  a  déjà  fait  trente  fois  cette  mauvaise 
plaisanterie. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Savez-vous  combien  le  bey  a 
payé,  depuis  qu'il  existe  dans  ses  états  une  commission  finan- 
cière, depuis  1871,  depuis  que  son  domaine  et  ses  revenus  sont 
administrés  par  un  syndicat  de  créanciers  très  vigilant  et  très 
sévère?  Il  a  payé  une  moyenne  d'intérêt  annuel  de  4,73  p.  100, 
sur  une  dette  constituée  ko  p.  100  ;  vous  entendez  bien,  4,73  ! 
Est-ce  là  être  insolvable?  Ce  n'est  donc  pas  l'intérêt  du  budget 
de  la  Régence  que  nous  avons  en  vue,  c'est  notre  intérêt  à 
nous;  et,  si  nous  intervenons  pour  garantir  la  dette  tunisienne, 
ce  n'est  pas  en  faveur  des  créanciers,  mais  bien  plutôt  contre 
eux,  pour  ainsi  dire,  et  afin  de  les  réduire  d'un  quartier.  Oui, 
nous  voulons  économiser  un  quartier  sur  la  dette  tunisienne. 
Le  but  que  nous  voulons  atteindre,  au  moyen  de  la  garantie, 
c'est  une  conversion  et  non  pas  un  remboursement  au  pair  : 
une  conversion  qui  réussisse  aussi  infailliblement,  et  avec  aussi 
peu  de  frais  que  la  dernière.  Nous  ne  procédons  pas  ainsi  pour 
la  plus  grande  joie  des  créanciers  du  bey  :  car,  en  vérité,  si 
vous  vouliez  leur  causer  une  entière  satisfaction,  vous  n'auriez 
qu'à  repousser  le  projet  qui  vous  est  présenté,  vous  n'auriez 
qu'à  décider  que  la  dette  ne  sera  pas  remboursée  :  vous  verriez 
alors  le  cours  monter  bien  au-dessus  du  pair,  et  vous  auriez  été 
ainsi  les  meilleurs  amis  des  créanciers  de  la  Régence.  [Très 
bien!  à  gauche.) 

Voilà,  messieurs,  en  définitive,  le  fond  de  ce  que  l'honorable 
duc  de  Broghe  appelle  un  calice, en  vous  invitant  à  faire  comme 


122  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

lui,  à  le  boire  tout  d'un  trait.  Eli  bien,  le  calice,  vous  le  voyez, 
n'est  pas  si  amei*  :  et,  si,  dans  vos  expériences  politiques,  vous 
n'en  avez  jamais  fait  boire  de  plus  amer  à  votre  pays,  vous 
pouvez  avoir  la  conscience  tranquille.  [Rires  approhalifs  à 
gauche.)  C'est  bien  pour  le  passé,  dit  l'honorable  duc  de  Bro- 
glie;  mais  quelles  garanties  avons-nous  pour  l'avenir?  Quelles 
garanties  avons-nous  contre  la  constitutiond'une  nouvelle  dette, 
d'une  dette  obscure,  d'une  dette  flottante?  M,  le  duc  de  Bro- 
glie  est  un  adversaire  difticile  à  satisfaire.  Les  textes  les  plus 
positifs,  les  engagements  les  plus  soigneusement  écrits  par  le 
législateur  ne  lui  suffisent  pas.  Quant  aux  assurances  du  Gou- 
vernement, il  en  prend  acte,  à  la  vérité  ;  mais  il  se  hâte 
d'ajouter  qu'il  n'y  croit  pas. 

Pouilant,  je  veux  lui  donner  des  assurances,  et  surtout  lui 
faire  toucber  du  doigt  les  garanties. 

Y  a-t-il  une  garantie  plus  sérieuse,  plus  absolue,  plus 
certaine,  que  celles  résultant  de  l'article  2  de  la  convention  :  le 
bey  ne  fera  pas  d'emprunt  sans  l'assentiment  du  gouvernement 
français?  On  m'a  demandé,  dans  l'autre  Chambre,  quel  était 
le  sens  de  cette  disposition.  J'ai  répondu:  «Le  but  de  celte 
disposition,  l'intention  commune  des  deux  parties  qui  l'ont 
souscrite,  ce  n'est  pas  de  réserver  la  forme  dans  laquelle  auront 
heu  de  nouveaux  emprunts;  non,  la  véritable  pensée  du 
Gouvernement  français  a  été  d'interdire  au  bey  toute  espèce 
d'emprunts,  et  de  le  faire  savoir  au  monde  des  capitalistes, 
comme  si  l'on  avait  dit:  «  Le  bey  est  désormais  en  tutelle  :  ne 
lui  prêtez  plus.  »  Voilà  le  véritable  sens  de  l'article.  Mais 
comme,  en  définitive,  l'article  réservait  cette  hypothèse  d'un 
emprunt  contracté  avec  l'autorisation  du  Gouvernementfrançais, 
on  nous  a  demandé  :  «  Comment  entendez-vous  ces  mots  : 
gouvernement  français?  Est-ce  le  pouvoir  exécutif  ou  le  pou- 
voir parlementaire?»  Nous  avons  répondu  de  la  façon  la  plus 
catégorique  :  «  C'est  le  pouvoir  parlementaire.  » 

Nous  n'en  sommes  pas  restés  là  :  et,  sachant  que,  parmi  nos 
adversaires,  il  en  est  plus  d'un  qui,  comme  Thonorable  duc  de 
Broglie,  demandent  des  assurances  et,  une  fois  obtenues,  les 
révoquent  en  doute,  nous  avons  fait  mettre  notre  affirmation 
dans  la  loi.  C'est  dans  la  loi  :  il  faudra  que  l'emprunt  soil 
autorisé  par  les  deux  Chambres,  ou  plutôt,  pour  nous  conformer 


I,i;s    AU  AIIiKS    TIMSIE.N.NKS.  I53 

à  la  procédure  coiivenablt'  et  cuiiipatible  avec  le  prolccloiMl,  il 
faudra  que  M.  le  ministre  des  finances  se  fasse  autoriser,  |iar 
un  vote  formol  des  i]en\  riiaiiihres,  à  uarantir  Ips  empi-un(s  du 
bey,  si  le  bey  lait  des  ('in[)iiiiils.  Mais  je  ne  saurais  liop  réprlei- 
que  notre  pensée  a  été  de  fermer  absolument  rèi-e  tlr^  emprunts 
pour  le  bey  de  Tunis.  Nous  ne  voulons  jias  (|u"il  enipi'iuile  ; 
nous  ne  comprenons  pas  comment  il  em[»runterail  :  car,  s'il 
avait  besoin  d'argent,  s'il  se  produisait  dans  la  Régence  des 
désastres,  de  ces  événements  inattendus  auxquels  il  faut  bien 
parer,  eh  bien,  la  France,  tutiùce  naturelle  de  la  Régence, 
pourvoirait  à  ces  difficultés  et  ferait  l'avance  des  fonds 
nécessaires.  {Rumeurs  à  droite.) 

Mais  les  emprunts,  directs  ou  indirects,  faits  à  l'étranger  on 
avec  des  banquiers,  ces  emprunts-là  nous  n'en  voulons  pas  : 
l'esprit  de  la  convention,  c'est  de  les  interdire,  et  il  a  été,  de 
plus,  inscrit  dans  les  dispositions  législatives  qui  accompagnent 
la  convention,  des  garanties  fonnelles  contre  le  retour  des 
anciens  abus.  {Très  bien!  très  bien!  à  gauche.)  Cependant,  nous 
a  dit  M.  le  duc  de  Rroglie,  nous  poussant  jusque  dans  nos 
dei'uiers  retranchements,  cependant  vous  avez  prévu  la  possi- 
biUté  d'avances  de  trésorerie;  et  la  preuve,  c'est  qu'il  a  été 
ouvert  des  pourparlers  pour  organiser  une  banque  chargée 
de  faire  au  gouvernement  beylical  des  avances  à  court  terme. 

Messieurs,  il  ne  serait  pas  diflicile,  je  crois,  de  soutenir  que 
des  avances  de  trésorerie  ne  sont  pas  un  emprunt;  d'ailleurs, 
si  l'on  avait  recours,  en  premier  lieu,  à  l'organisation  d'une 
banque  d'émission,  création  qui  n'est  nullement  urgente,  mais 
qui  peut  être  à  considérer,  qui  n'a  absolument  rien  d'étrange, 
et  qui,  comme  je  l'ai  dit,  serait,  dans  tous  les  cas,  soumise  au 
préalable  à  l'examen  et  à  la  discussion  du  Parlement;  et  si,  en 
second  lieu,  on  chargeait  cette  banque,  ce  qui  serait  encore 
tout  naturel,  et  ce  qui  se  fait  dans  tous  les  pays  du  monde, 
comme  prix  de  ce  privilège  de  l'émission,  si  on  la  chargeait, 
clis-je,  d'encaisser  les  revenus  du  bey,  et  de  faire  de  ces 
avances  de  trésorerie  dont  aucun  gouvernement  ne  peut  se 
passer,  il  y  aurait  un  moyen  très  simple  de  se  garantir  contre 
tout  risque  :  ce  serait  de  limiter  ces  avances  à  une  somme 
déterminée  ;  on  échapperait  ainsi  complètement  cà  ce  péril  d'une 
dette  flottante,  obscurément  constituée,  obscurément  grossie, 


124  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

et  venant  toutà  coup  se  traduire,  en  face  du  Parlement,  par  une 
demande  de  crédits,  par  une  consolidation  au  moyen  d'un  gros 
emprunt. 

Messieurs,  je  me  demande  quelles  sûretés  de  plus  il  faut  à 
riionorable  duc  de  Broglie.  Rien  de  ce  qu'il  a  prévu  n'est 
possible,  ni  l'emprunt  sans  que  vous  le  sachiez,  ni  l'emprunt, 
vous  le  sachant.  Quant  aux  dépenses  excessives,  nous  nous 
sommes  également  attachés  à'  assurer  encore,  dans  cet  ordre 
d'idées  et  dans  la  mesure  du  possible,  le  contrôle  des  Chambres. 

Nous  avons  dit  au  Parlement:  «  La  situation  nouvelle  qui  est 
créée  en  Tunisie  exige  une  procédure  nouvelle;  elle  ne  permet 
pas  que  le  contrôle  législatif  s'exerce  par  les  voies  ordinaires; 
nous  tenons,  —  pour  des  raisons  que  j'aurais  l'honneur 
d'exposer  de  nouveau  au  Sénat,  si  elles  étaient  contestées, 
mais  elles  ne  le  sont  heureusement  plus  par  personne  —  nous 
tenons,  dis-je,  essentiellement  au  régime  du  protectorat;  nous 
le  préférons,  pour  toutes  sortes  de  grandes  et  bonnes  raisons, 
au  régime  de  Tannexion  :  nous  ne  pouvons,  par  conséquent,  pas 
faire  du  budget  de  la  Tunisie  l'annexe  du  budget  de  la  France  ; 
nous  ne  pouvons  pas  mettre  le  budget  de  la  Tunisie  au  rang 
des  budgets  qui  sont  i-attachés  par  ordre  au  budget  de  l'État, 
comme  celui  de  l'Imprimerie  nationale,  ou  celui  de  la  Légion 
d'honneur;  nous  ne  pouvons,  à  aucun  titre,  ni  d'aucune  façon, 
faire  figurer  le  budget  tunisien  dans  le  budget  de  l'État,  ni  le 
faire  discuter  au  préalable  par  le  Parlement  :  agir  ainsi,  ce 
serait  pi'oclamerl'annexion,  et  l'annexion  a  trop  d'inconvénients, 
elle  nous  imposerait  de  trop  lourdes  charges,  à  l'heure  présente, 
pour  que  nous  puissions  y  songer  sérieusement.  » 

Il  faut  donc  revenir  à  un  autre  procédé,  et  nous  avons  dit  au 
Parlement  :  «  Nous  administrons  publiquement,  sous  le  regard 
de  tous,  sous  la  surveillance  d'une  presse  excessivement 
vigilante  et  qui  ne  laisse  rien  passer  ;  nous  administrons  sous 
les  yeux  du  Parlement,  auquel  nous  soumettrons  annuellement 
le  compte  rendu  précis,  détaillé  des  atïaires  de  la  Régence.  » 

Dés  lors,  messieurs,  quelle  objection  reste?  Je  la  cherche  vai- 
nement :  en  tous  cas,  je  ne  l'ai  pas  trouvée  dans  le  discours  de 
l'honorable  duc  de  Broglie.  Peut-être  s'appropriera-t-il  le 
raisonnement  désespéré  que  nous  ont  opposé  les  adversaires 
du  projet  de  loi  dans  l'autre  Chambre,  et  nous  dira-t-il  :  «  La 


I.KS   Al'l' \ll{i:S    Tl MSIKNNKS.  !;>.-. 

responsaltilitr  Tiiiiiislriicllc  n'csl  pas  iiiir  garanliiî,  piiis(|iii' 
vous  avez  la  majorité!  » 

Je  ne  ci'ois  pas,  mcssieui-s,  que,  dans  une  assemblée  aussi 
grave  que  celle  devant  la(|uelle  j'ai  l'iionneur  de  parler,  on 
puisse  traiter  la  responsabilité  ministérielle  avec  autant  de 
légèreté;  et  certes,  ce  n'est  pas  au  régime  parlementaire  <le  ce 
temps-ci  qu'on  peut,  jusqu'à  présent,  adresser  le  reproclie 
d'avoir  pécbé  par  trop  de  stabilité  ministérielle,  {/{ires  appro- 
hatifs  sur  plusieurs  bancs.) 

L'bonorable  duc  de  Broglie,  en  terminant,  a  i-epiis  contre  la 
politique  coloniale  du  Gouvernement,  les  accusations, —  bien 
des  fois  apportées  ù  la  ti'ibune,  —  notamment  celle  de  n'avoir 
pas  tout  dit  d'avance,  d'avoir  sciemment  dissimulé,  d'éli-e 
parti  sans  savoir  où  on  allait. 

Je  neveux  pas,  messieurs,  discuter  ici  l'expédition  du  Tonkin, 
quoiqu'on  en  ait  toucbé  quelques  mots,  —  et  qu'il  m'a  semblé 
bien  dur  d'entendre  —  à  savoir  que  cette  expédition  avait  été 
engagée,  par  le  cabinet  que  j'ai  l'honneur  de  présider  à  l'insu 
du  Parlement  et  malgré  sa  volonté.  Ce  sont  là  de  ces  contre- 
vérités  (pii  se  glissent  parfois  dans  les  discours  les  plus 
éloquents,  mais  qui  ne  supporteraient  pas  une  discussion 
sérieuse  devant  une  assemblée   sérieuse. 

Mais,  au  moins,  reconnaitra-t-on  que,  poui'  cette  opération  de 
Tunisie,  nous  n'avons  pas  dissimulé  le  but  que  nous  voulions 
atteindre.  Quand  nous  vous  avons  apporté,  au  mois  de  mai,  le 
traité  duBardo,  nous  vous  avons  dit  :  «  Il  s'agit  d'un  protecto- 
rat; »  et,  depuis  ce  temps,  nous  ne  sommes  pas  sortis  de  cette 
thèse.  C'est  le  protectorat  que  nous  voulons  constituer  en  Tuni- 
sie, c'est  le  protectorat  que  nous  y  avons  fait  fonctionner,  et  j'ai 
le  droit  de  dire  qu'après  deux  ans,  il  fonctionne  avec  un  succès, 
avec  une  sûreté  et  avec  des  espérances  d'avenir  qui  devraient, 
au  moins  pour  une  fois,  faire  taire  mes  contradicteurs.  [Très 
bien!  très  bien  !  —  Applaudissements  à  gauche.) 

Après  une  courte  réplique  du  duc  de  Rroglie,  le  Sénat  vota 
l'approbation  de  la  convention  franco-tunisienne,  el  la  loi  fui  immé- 
diatement promulguée.  Au  mois  de  mai,  M.  Tirard,  ministre  des 
Finances,  passa  un  arrangement  avec  un  syndicat  de  banquiers 
pour  la  conversion  de  la  dette  tunisienne,  en  obligations  au  capital 
nominal  de  oOO  francs,  rapportant  20  francs  d'intérêts,  et  qui  furent 


12G  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

émises  au  taux  de  462  francs,  sous  la  garantie  de  la  France.  La 
plupart  des  créanciers  ne  réclamèrent  par  le  remboursement  et 
recurent,  par  préférence  aux  autres  souscripteurs,  des  obligations 
nouvelles  en  échange  des  anciennes.  Cette  opération  procura  à  la 
Régence  une  économie  annuelle  de  plus  d'un  million  et  demi. 
Après  la  conversion  (juin-octobre  1884)  la  commission  financière  fut 
supprimée  et,  le  13  octobre,  on  inaugura  une  nouvelle  organisation 
financière  de  la  Tunisie. 

Discours  du  1"  mars  1888,  à  la  Chambre. 

Trois  années  après  la  séance  du  30  mars  188o,  M.  Jules  Ferry, 
prenant  pour  la  première  fois  la  paiole  depuis  qu'il  avait  quitté  le 
pouvoir,  profita  de  la  discussion  du  budget  de  l'excercice  1888  pour 
dire  au  pays  ce  qu'était  devenue,  depuis  la  conquête,  cette  belle 
colonie  de  la  Tunisie  dont  la  France  était  redevable  à  l'ancien 
président  du  Conseil.  M.  Jules  Ferry  avait  pu  étudier  sur  place  les 
progrès  de  la  Régence,  puisqu'il  l'avait  visitée,  en  avril-mars  1887, 
avec  une  caravane  de  ministres,  de  sénateurs  et  de  députés.  Voici 
ce  discours  du  1"  mars  1888  ^  qui  produisit  sur  la  Chambre  une 
grande  impression  et  ne  faisait  que  refléter  la  joie  d'un  précurseur 
voyant  se  réaliser  son  noble  rêve  : 

M.  Jules  Ferey.  —  Messieurs,  je  n'ai  pas  rinlention  de  faire 
un  discours,  ni  de  revenir  sur  le  passé  de  la  question  de 
Tunisie.  Je  suis  trop  heureux  —  car  c'est  la  première  fois 
que  cela  m'arrive  —  de  me  trouver  aujourd'hui  d'accord 
avec  mon  honorahle  et  infatigable  contradicteur  d'autrefois, 
M.  Delafosse. 

M.  Ji'LES  Delafosse.  —  D'aujourd'hui  encore  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Nous  sommes,  du  moins,  d'accord  en 
un  point  —  vous  venez  de  le  déclarer  —  :  vous  professez, 
comme,  je  crois,  l'Assemblée  tout  entière,  celle  opinion,  qui 
a  toujours  été  la  mienne,  que  la  Tunisie  est  bonne  à  garder... 

M.  Ji  LES  Delafosse.  —  Parfaitement  ! 

M.  Jules  Ferry.  — ...  et  qu'elle  doit  être  sagement  aménagée 
dans  rintérêt  français  el  dans  l'intérêt  tunisien.  J'adhère 
également  à  cette  seconde  proposition. 

Mais  je  n'ai  pu  laisser  passer  sans  une  protestation, 
quelques-unes  des  affirmalions  que  l'honorable  M.  Delafosse 
a  portées  tout  à  l'heure  à  celte  tribune.  Il  a  été  bien  sévère 

1.  V.  ï Officiel  du  2  mars  1888. 


l.KS    AllAlliKS   Tl MSIK.NNKS.  i.^7 

pour  le  [irolfCloral  ;  il  a  été  liini  srvi'i'f  pour  cclli'  admi- 
nistration  française,  qui,  à  nuui  avis,  a  uKnilir  là-has  iiiir  crsl 
une  grande  erreur,  une  erreur  prolonde.  de  soutenir,  coninit'. 
il  est  de  mode  dans  une  certaine  rcole,  que  la  France  est 
incapable  de  coloniseï'.  Je  crois  que  si  riionorable  M.  Delafosse 
avait  bien  voulu  se  joindre  aux  nombreux  députés  —  j'en 
reconnais  ici  quelques-uns  —  qui,  non  contents  de  visiter 
l'Algérie,  au  printemps  dernier,  ont  poussé  leur  exploration, 
leurs  études  jusqu'en  Tunisie,  il  serait  revenu  avec  une 
impression  bien  dilTérenle... 

M.  Mir.HON.  —  C'est  vrai! 

M.  Jules  Feiiry.  — ...  du  sentinîent  attristé,  découragé 
et  décourageant  qu'il  vient  d'apporter  à  la  tribune.  {Très  bien! 
très  bien!  au  centre.)  Je  déclare,  quant  à  moi,  messieurs,  que 
je  suis  revenu  de  l'Afrique  du  Nord,  profondément  pénéti-é  de 
l'aptitude  colonisatrice  de  mon  pays.  Je  ne  crois  pas  qu'il  existe 
dans  l'histoire  coloniale  des  plus  grandes  nations  colonisatrices, 
dans  l'histoire  de  l'Angleterre,  par  exemple,  —  et,  parmi 
les  procédés  d'organisation  qui  permettent  aux  civilisations 
supérieures  d'apporter  aux  civilisations  inférieures  un  déve- 
loppement intellectuel,  moral,  économique  qu'elles  ne 
connaîtraient  pas  sans  cette  tutelle  —  je  ne  crois  pas,  dis-je, 
qu'il  existe,  d'institution  mieux  conçue,  à  ce  point  de  vue,  qu'en 
Algérie,  l'organisation  de  la  commune  mixte,  et,  en  Tunisie, 
l'administration  du  protectorat. 

Jai  admiré,  en  Algérie,  cette  organisation  de  la  commune 
mixte,  si  simple,  si  heureusement  réalisée,  et  dans  un  temps  si 
court.  C'est  le  gouvernement  de  l'bonoralde  M.  Albei-l  Grévy. 
vous  le  savez,  qui  a  donné  au  territoire  civil  la  plus  grande  et 
la  plus  rapide  extension;  ses  limites  ont  été  reculées  jusqu'aux 
extrémités  du  Tell,  et  il  a  été  ainsi,  d'un  trait  de  plume, 
prodigieusement  accru.  Eh  bien!  l'on  a  trouvé,  pour  organiser 
le  nouveau  domaine,  des  agents  d'exécution  en  nombre 
suffisant,  qui  y  ont  appliqué  des  conceptions  administratives 
entièrement  neuves.  Je  vous  assure  que  rien  n'est  intéressant 
à  étudier,  rien  ne  fait  bon  à  voir,  permettez-moi  l'expression, 
comme  ce  gouvernement  civil,  étendu  sur  de  grandes  tribus  de 
30  000,  de  60000,  de  100  000  Arabes,  et  qui  repose  en  quelles 


1^  niSilHHS   OK  Jll.tS    KKI5UY. 

luaius.  iuessieui"ïi''  Aux  mains  iliiu  simple  fonctionnaire  civil. 
aid^  d'un  ou  deux  adminislnïleui*s  et  de  quelques  cavaliers 
arabes.  Et  tout  cela  dans  la  paix,  dans  l'ordre,  dans  la  justice, 
grâce  à  une  seule  institution,  qui  est  menacée,  je  le  sais,  par 
certains  projets  de  loi  qui  ont  tMé  déposés  dans  cette  Assemblée, 
institution  qu'il  faudra  défendre,  quand  l'heure  sera  venue  de 
nous  en  expliquer  ici:  linstilution  du  pouvoir  disciplinaire.  >'e 
trouvez-vous  pas.  conmie  moi.  qu'il  est  très  beau  de  gouverner 
à  si  peu  de  frais?    .\farqut's  ifassentimenl.^ 

Mais  franchissons  la  frontière  de  Tunisie,  et  c'est  alors  que 
nous  nous  empivsserons  tous  de  saluer  ce  qui  est,  je  crois, 
votre  rêve  colonial  à  tous,  messieui's  :  une  colonie  —  non  pas 
la  vieille  colonie  de  fonctionnaires  que  vous  avez  raison  de 
combattre  et  de  répudier  —  mais  une  colonie  où  il  n'y  a  pas. 
en  quelque  sorte,  de  fonctionnaires.  [^J'tTs  bien!  ^  Je  le  déclare, 
le  premier  mérite,  le  durable  et  éclatant  mérite  de  notre 
colonisation  en  Tunisie,  c'est,  avant  tout,  de  n'être  pas  une 
colonie  de  fonctionnaires:  j'en  ai  eu  le  vif  sentiment  et  la 
révélation  piquante  dans   mon  voyage. 

Permettez-moi  cette  anecdote  : 

C'était  à  Sousse.  une  des  villes  les  plus  riches  et  les  plus 
commerçantes  de  la  Régence,  après  Tunis:  les  notables,  le 
conseil  municipal,  sachant  que  j'étais  là.  — en  simple  touriste. 
messieurs,  je  n'étais  et  ne  suis  qu'un  touriste.  —  ont  désiré 
s'entretenir  avec  moi.  C'était  me  faii-e  beaucoup  d'honneur:  et 
j'y  devais  trouver  une  grande  satisfaction,  car  voici  à  peu  pK's 
le  discoun?  que  me  tint  le  cheick  : 

>^  Monsieur,  nous  savons  que  vous  avez  été  pour  beaucoup 
dans  la  nouvelle  organisation  qui  a  été  donnée  à  la  Régence. 
C'est  pourquoi  nous  avons  tenu  à  vous  déclarer  que  cette 
nouvelle  organisation  nous  donne  une  satisfaction  complète, 
pour  deux  raisons:  parce  que  la  France  a  respecté  nos  tradi- 
tions et  uoti"^  bey,  et  paive  qu'elle  ne  nous  a  pas  inondés  de 
ses  fonctiomiaires.  «  \^  Très  bien.'  très  bien!  au  centre."^ 

M.  LE  cojiTt  DE  La.n"jii>"ajs.  —  C'esl  ce  qu'on  devrait  bien  faire 
ailleurs! 

M.  JcLKs  Ferry.  —  Voilà,  messieurs,  comment  le  protectorat 
e^l  jugé,  je  ne  dirai  pas  par  ceux  qui  le  subissent  —  c'est  tout 


lU»  «fFUMCS  TOMCKKM».. 


iiV 


lie  (Cisftiaiiine  —  fon*  wivx.  qnDi  -w 


.i.A*ujrt  iiç»Rf  ijf^  jouT-s  If't; 


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.•.»inmtbbi.v*ii  Li.uiiaùttt«nt„iO#Dii  «ôe  !I^^-H|l,  incmlakiMà  10  luilliQn*;  ; 

-  à  27  milliftCft;  1 

-    -  '   Tut  du  dér-e- 

(|ue   et  ipçnwlMT 

;a  (Otfllkt  toliàlLLlii  '   Ai- 


130  DISCOURS   DE  JULES   FEKIiY. 

certain,  —  j'ai  eu  llionneur  de  le  dire  ici,  à  plusieurs 
reprises,  —  ma  thèse  a  été  contestée,  mais  l'expérience  de 
chaque  jour  la  justifie,  —  que,  par  la  seule  vertu  de  la 
prédominance  politique  qui  appartient  à  la  métropole,  la 
prédominance  économique  lui  est  dévolue,  et  elle  prend  la  plus 
forte  part  dans  les  échanges.  L'Algérie  en  est  un  exemple 
éclatant.  Le  courant  d'importation  qui  va  du  continent  en 
Algérie,  est  représenté  dans  la  proportion  de  80  p.  100  par  le 
commerce  français.  Il  y  a,  à  l'heure  qu'il  est,  en  Tunisie,  une 
proportion  heaucoup  moindre  :  c'est  un  petit  État  qui  a  un 
grand  avenir,  parce  qu'il  a  une  grande  richesse,  un  sol 
merveilleux,  mais  enfin  c'est  un  État  qui  commence  :  c'est  par 
année  qu'on  y  compte,  ce  n'est  pas  par  génération,  ni  par 
lustre;  c'est  en  1884  que  l'expérience  commence.  Eh  bien!  en 
Tunisie,  depuis  1884,  les  importations  ont  doublé,  et,  dans  le 
chiffre  de  ces  importations,  les  provenances  de  la  France  et  de 
l'Algérie  représentent  52  p.  100!  Ce  sont  là,  messieurs,  des 
résultats  qui  éblouissent  les  yeux.  {Vive  approùalion  au  centre. 
—  Interruptions  à  gauche.) 

M.  Jules  Ferry.  —  Oui,  messieurs!  et  je  vous  assure  qu'il 
est  impossible  de  s'arrêter  sur  ces  chiffres,  de  lire  les  rapports 
très  consciencieux  qui  ont  été  faits  sur  le  sujet  et  de  quelques 
critiques  d'ailleurs  qu'ils  soient  émaillés,  soit  le  livre  si 
remarquable  de  M.  de  Lanessan,  qui  ne  ménage  pas  non  plus 
les  critiques  au  protectorat,  soit  le  bel  ouvrage  de  M.  Leroy- 
Beaulieu,  — il  est  impossible,  dis-je,  de  sortir  de  cette  étude 
sans  éprouver  une  grande  satisfaction,  sans  se  dire  qu'enlin 
nous  avons  trouvé  dans  le  régime  du  protectorat  le  véritable 
moyen  de  coloniser,  de  coloniser  économiquement,  au  grand 
profit  delà  métropole  et  du  pays  protégé.  {Applaudissements 
au  centre.) 

Un  membre  de  l'extrcine-gauche.  —  Témoin  le  Tonkiu!  {Exclama- 
tions au  centre.) 

M.  Jules  Ferry.  —  L'honorable  M.  Delafosse  a  été  surtout 
ému  des  réclamations  de  nos  colons.  C'est  qu'en  effet,  nous 
avons  des  colons  et  une  colonie  déjà  puissante,  dans  la  Régence, 
et  je  trouve  précisément  dans  ce  fait  une  preuve  à  l'appui  d'une 
proposition  que  j'ai  eu  à  débattre  dans  d'autres  occasions. 
M.  Delafosse,  par  exemple,  tient  obstinément  pour  ce  qui  est  à 


I.KS    AliAlKKS   TLiMSIKN.NKS.  131 

ses  veux  un  uxiuiiu',  que,   pour  coloniser,    il  faut  avoir  un 
superflu  de  population. 

M.  .IcLES  DiiLAFOSSE,  —  Oui,  il  faut  avoir  des  colons. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  lui  ai  souvent  répondu  qu'il  n'est 
pas  besoin  d'avoir  un  excédent  de  poi)ulalion  pour  coloniser: 
il  sufllt  d'avoir  un  excédent  de  capitaux.  Savez-vous,  messieurs, 
depuis  trois  ouquatreans,  combien  d'hectares  de  terres  ont  été 
achetés  par  des  Français  et  mis  en  culture?  300  000  hectares. 
Et  combien  de  capitaux  ont  été  dépensés  sur  ces  terres,  en 
dehors  duprixd'acquisition,  en  installations  et  en  améliorations 
agricoles?  Il  m'a  été  donné  d'en  pouvoir  recueillir,  d'une  main 
très  compétente,  qui  avait  fait  ce  travail  dans  les  meilleures 
conditions  d'information,  un  compte  détaillé.  Eh  bien!  au  mois 
d'avril  dernier,  les  Français  qui  avaient  acheté  ces  300000 
hectares  de  terres  y  avaient  dépensé  tout  près  de  12  millions 
en  améliorations  agricoles. 

M.  Camille  Pelletan.  —  Et  l'agriculture  fruiic^'aise  se  plaint  du 
manque  de  capitaux  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  L'objection  de  l'honorable  M.  Camille 
Pelletan,  — est-ce  bien  une  objection?  — mais  enlinl'obseivation 
de  l'honorable  M.  Camille  Pelletan  n'est  pas,  j'imagine,  un 
argument  contre  la  colonisation.  Les  capitaux  sont  libres  de  se 
porter  là  où  ils  veulent;  s'ils  ne  s'étaient  pas  portés  vers 
l'agriculture  tunisienne,  ne  croyez  pas  qu'ils  fussent  restés  à  la 
disposition  de  l'agriculture  française.  Il  y  a  de  très  bonnes 
raisons  pour  que  les  capitaux  qui  sont  à  la  recherche  d'une 
grosse  rémunération  —  on  ne  passe  la  mer,  on  ne  s'expali-ie 
qu'en  vue  de  gros  prolits  —  il  y  a  de  très  bonnes  raisons  pour 
que  ces  capitaux  se  portent  sur  le  sol  tunisien.  Savez-vous, 
messieurs,  quel  était  le  rendement  moyen  de  cette  terre 
merveilleuse,  son  rendement  de  céréales  à  lliectare?  Six 
hectolitres!  Pas  davantage.  Vous  voyez  qu'il  y  a  de  la  marge 
pour  les  améliorations  agricoles,  et  des  profits  à  espérer  pour 
les  capitaux...  (Mouvements  divers.) 

A  droite.  —  Vous  vous  trompez  :  vous  voulez  dire  60  hectolitres  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Mais  non  !  six  hectolitres.  Messieurs, 
cela  vous  étonne,  parce  que  vous  songez  à  vos  cultures  de 
France,  qui  produisent  12,  14  à  15  hectolitres  dans  les  terres 


13-2  DISCOURS   DE  JULES  FERUY. 

médiocres,  mais  la  moyenne  de  rendement  en  Tunisie  est  de 
six  hectolitres  à  Ihectare.  M.  de  Lanessan  est  là  pour  appuyer 
mon  dire  :  il  a  fait  ce  travail  et  c'est  dans  son  rapport  que  ce 
chiffre  est  inscrit. 

A  droite.  —  6  hectolitres  de  quoi  ? 

M.  Jules   Ferry.  —  Je  parle  de  rendement  en  blé  ! 

A  droite.  —  A  l'hectare? 

M.  Jules  Ferry.  —  Mais  oui  !  Cela  vous  prouve  que  la 
culture  en  Tunisie  est  dans  l'enfance,  que  les  Tunisiens  ne 
savent  pas  cultiver... 

M.  LiciEN  DE  L\  Ferrière.  —  Votre  chiffre  doit  être  erroné  ;  il 
est  certainement  au-dessous  de  la  vérité  :  ce  sont  des  terres  vierges 
qui  doivent  rapporter  davantage,  ou  alors  elles  sont  très  mal 
cultivées. 

M.  DE  Lanessan.  —  Vous  voulez  dire  que,  quoique  très  mal 
cultivées,  ces  terres  rapportent  encore  6  hectolitres  à  l'hectare. 

M.  Dautresme,  ministre  du  commerce  et  de  l'induslrie.  —  Et  que, 
très  mal  cultivées,  elles  rémunèrent  cependant  les  capitaux. 

M.Jules  Ferry. —  Oui,  très  mal  cultivées;  nous  nous 
entendons  bien.  Je  dis  que  la  culture  arabe  ne  tire,  en  moyenne, 
d'un  sol  magnifique,  que  six  hectolitres  par  hectare,  ce  qui  est 
infiniment  peu,  et  c'est  pour  cela  que  l'agriculture  française  et 
les  capitaux  français  entrevoient  là-bas  de  si  grands  horizons. 
Il  me  semble  que  cela  est  bien  Q\?d\\{Oin!  oui!  très  l>ien!) 

M.  Lucien  de  La  Perrm'.re.  —  Par  mon  observation,  j'abordais 
dans  votre  sens.  Ce  rendement  m'étonnait,  mais  il  s'expli(|ue  par  la 
mauvaise  culture  des  terres. 

M.  Jules  Ferry.  —  C'est  cela,  et  je  suis  heureux  que 
vous  m'ayez  donné  l'occasion  de  faire  comprendre  clairement 
toute  ma  pensée.  Et  l'on  pourra  tirer  de  ces  mêmes  terres  des 
rendements  quintuples,  croyez-le  bien,  sans  y  faire  de  très 
grands  frais.  Nos  colons,  messieurs,  sont  nombreux,  ils  ne  sont 
pas  découragés,  —  car  le  nombre  s'en  accroît  chaque  jour,  — 
ce  ne  sont  pas  de  petits  propriétaires.  Je  ne  sais  pas  si  l'heure 
de  la  petite  colonisation,  de  la  petite  propriété,  sonnera  un 
jour  pour  la  Tunisie;  pour  le  moment,  tout  le  monde  estime  que 
c'est  un  pays  de  grande  et  moyenne  culture,  très  dilTérenl  de  la 
colonisation  de  la  grande  Kabylie,  de  la  vallée  de  Sébaou,  par 
exemple,  oùfieuritla  petite  propriété.  Par  conséquent,  on  n'y 


LKS   AFl-AlltKS   TLNISIKNNES.  l.'W 

doit  pas  aller  si  l'on  ne  possède  pas  un  certain  capital.  La  Tunisie 
doit  être  considérée,  jusqu'à  nouvel  ordre,  comme  une  colonie 
de  capitaux.  Les  colons  se  plaiunenUjc  le  sais,  et  ils  ont 
raison  de  se  plaindre;  d'abord,  s'ils  ne  se  plaignaiout  pas,  on 
croirait  qu'ils  sont  contents,  et  pour  des  colons,  pour  des 
liomnies  d'entreprise,  pour  des  audacieux,  l'iiupalience  est  un 
état  normal  :  ils  ont  rêvé  la  fortune,  ils  la  v(;ult'nt  rapide.  Seu- 
lement, je  crains  que,  dans  ces  condoléances,  dont  l'honorable 
M.  Delafosse  s'est  fait  l'écho,  il  se  soit  glissé  des  éléments  très 
divers.  Oui!  il  y  a  des  personnes  qui  se  plaignent  vivement, 
amèrement  en  Tunisie;  c'est  peut-être  parce  quelles  ont  trop 
aisément  compté  sur  la  hausse  du  prix  des  terrains  aux  abords 
des  villes.  Il  y  a  eu,  messieurs,  de  grandes  spéculations  sur 
les  terrains,  à  Tunis,  après  rinstallationdu  protectorat  français. 
Il  y  a  eu  aussi  des  déceptions.  Mais  ce  sont  là  des  opérations 
d'essence  aléatoire;  ces  doléances  ne  sont  pas  de  celles  sur 
lesquelles  ni  la  Chambre  ni  le  Gouvernement  puissent 
s'appesantir  bien  longtemps.  [T7'ès  bien!  très  bien!) 

Les  doléances  des  cultivateurs  qui  se  plaignent  de  manquer 
de  moyens  de  communication,  sont  plus  sérieuses. 

M.  JiLES  Delafosse.  —  Oui!  et  je  n'ai  parlé  que  de  celles-là. 

M.  Jules  Ferry.  —  Ces  questions  de  travaux  publics  en 
Tunisie,  j'en  ai  beaucoup  entendu  parler.  Je  suis,  moi  aussi, 
sensible  à  toutes  ces  plaintes.  Je  crois  pourtant  qu'on  a  fait  à 
l'honorable  M.  Delafosse  un  tableau  qui  est  un  peu  chargé.  Dire 
qu'il  n'y  a  pas  de  routes  en  Tunisie,  ce  n'est  pas  exact.  Il  y  a, 
par  exemple,  de  Tunis  à  Bizerte,  —  Bizerte,  la  grande  réserve 
de  l'avenir  pour  la  Tunisie,  —  une  route  carrossable,  construite 
avec  luxe  par  les  ingénieurs  français  des  ponts  et  chaussées; 
celte  route  est  commencée  depuis  longtemps.  Elle  avait  encore 
des  lacunes  quand  je  l'ai  parcourue,  au  printemps  dernier; 
mais  je  puis  vous  certilier,  par  des  renseignements  extrêmement 
précis,  qu'à  l'heure  qu'il  est,  cette  voie  si  importante  est 
complètement  terminée.  Par  conséquent,  il  faut  attacher  aux 
renseignements  de  cet  ordre  la  valeur  que  leur  donne  leur 
date  ;  les  renseignements  d'il  y  a  deux  ans,  un  an,  six  mois,  ne 
sont  plus  les  renseignements  d'aujourd'hui.  Mais  endn.  j'entends 
bien  :  c'est  là  qu'est  le  conflit,  la  lutte  est  entre  le  port  de  Tunis 


134  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

et  rachèvement  des  routes  :  car  il  n'est  pas  possible,  les 
ressources  de  la  Régence  étant  données,  de  porter  à  la  fois  son 
effort  et  sur  les  voies  de  communication  et  sur  les  travaux  du 
port  de  Tunis.  Messieurs,  j'ai  entendu  plus  d'une  fois  critiquer 
l'administration  financière  du  protectorat  :  on  l'accuse  d'un 
excès  de  prudence,  de  parcimonie;  je  crois,  messieurs,  que, 
lorsqu'elle  se  montre  si  prudente,  si  économe  des  deniers  de  la 
Tunisie,  c'est  surtout  des  deniers  de  la  France  qu'elle  est 
préoccupée.  Elle  n'a  pas  voulu  s'exposer,  cà  aucun  moment,  à  la 
dure  nécessité  de  venir  ici  faire  appel  au  Trésor  fi-ançais  pour 
combler  le  déficit  du  trésor  tunisien.  C'est  le  danger  contre 
lequel  elle  doit  être  perpétuellement  en  garde;  et  qui  donc  ici, 
messieurs,  aurait  le  courage  de  l'en  blâmer?  C'est  un  effort  de 
sagesse,  un  effort  de  patience  que  nous  ne  pouvons  qu'encourager. 
Et  alors,  comment  procède-t-on?  Messieurs,  il  y  a  des  excédents 
dans  le  budget  tunisien  :  il  existe,  en  ce  moment,  une  réserve  de 
douze  millions  de  piastres  qu'on  a  mis  dans  une  bourse,  en 
quelque  sorte,  et  qui  doivent  être  consacrés  aux  travaux  publics 
de  la  Régence,  et,  en  particulier,  comme  on  l'a  décidé  en  dernier 
lieu,  aux  travaux  du  port  de  Tunis.  Messieurs,  avec  ces  douze 
millions  de  piastres,  on  aurait  le  choix  ou  bien  de  construire 
un  grand  nombre  de  kilomètres  de  bonnes  routes,  ou  de  pousser 
fort  avant  les  travaux  du  port  de  Tunis.  La  somme  est  jugée, 
paraît-il,  suffisante  pour  ces  derniers  travaux,  dont  il  est  difficile 
de  déterminer,  dès  à  présent,  la  véritable  portée  :  car  il  s'agit 
d'un  chenal  à  creuser  à  travers  des  vases  profondes,  accumu- 
lées par  les  siècles,  et  les  contestations,  les  hésitations  se 
comprennent  en  face  d'un  problème  aussi  obscur.  Si  donc  des 
lenteurs  se  sont  produites,  si  les  travaux  sont  restés  en  suspens, 
c'est  pure  sagesse;  la  question  technique  était  fort  obscure  et 
la  question  financière  a  besoin  d'être  envisagée  avec  une 
extrême  sollicitude.  Il  est  très  certain,  messieurs,  que  l'on 
pourrait  procéder  tout  autrement,  et  si  l'honorable  M.  Delafosse 
forme  le  dessein  de  transporter  le  plan  Freycinet  en  Tunisie, 
cela  n'est  pas  impossible.  llnte7'}'uptions  diverses.) 

M.  Camille  Pelletan.  —  Oli  !  non  ! 

M.  Jules  Delafosse.  —  Ce  n'est  nullement  ma  pensée.  C'est  déjà 
trop  de  l'avoir  en  France  ! 

M.  RiBOT.  —  Si  l'on  pouvait  ainsi  nous  en  débarrasser!  {On  rit.) 


I.KS    AI-FAIHKS   TIMSIKNNKS.  135 

M.  JuLKS  Fkrry.  —  Aloi's  il  faut  reslcr  dans  la  voio  modosle 
(lue  j'ai  indiquée.  Je  liens  à  déclarer,  messieurs,  que  je  n'ai 
pas  eu  l'intention  de  rien  dire  d'amer  conlie  le  plan  Freycinet, 
que  vous  avez  tous  voté  avec  nous...  {Dénégations  sw  divers 
Imncs),  ou,  du  moins,  la  plupart  d'entre  vous. 

Vous  voyez,  messieurs,  avec  quelles  diflicullés  ce  petit 
budget  tunisien  est  aux  prises.  Le  chifTre  des  recettes  du  budget 
actuel  est  de  27  millions.  Ces  recettes  ne  peuvent  être  consi- 
dérées comme  immuables,  attendu  que,  comme  on  l'a  très 
bien  dit  et  on  ne  saurait  trop  le  répéter,  le  régime  fiscal  de 
la  Tunisie  a  besoin  d'une  réforme  profonde.  Oui,  messieurs,  le 
régime  fiscal  tunisien  est  la  plus  extraordinaire  accumulation 
de  tous  les  vices  de  la  fiscalité  de  l'ancien  régime. 

U7i  membre  à  gauche.  —  Comme  en  France  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  ...  de  la  fiscalité  d'avant  17B9.  Nous 
retrouvons  là  les  fermes,  les  sous-fermes,  les  droits  sur  les 
marcbés,  les  combinaisons  de  tarifs  les  plus  étranges  et  les 
plus  compliquées,  tout  ce  que  l'arbitraire  et  le  caprice  peuvent 
produire  de  plus  bizarre.  L'administration  française  a  fait  de 
ti'ès  grands  efforts,  des  efTorts  sérieux,  vous  le  verrez  tout  à 
l'heure,  pour  réformer  un  système  fiscal  qui  serait,  en  effet,  s'il 
devait  rester  le  lot  étei'nel  de  l'administration  française  en 
Tunisie,  une  tache  sur  le  drapeau  français.  ( Approbation.) 

C'est  notre  devoir  de  remplacer  ces  impôts  vexatoires  et 
capricieux  qui  touchent  aux  sources  mêmes  de  la  production, 
qui  pèsent  sur  le  travail  et  non  sur  le  produit;  c'est  notre  devoir 
de  réformer  tout  cela,  mais  il  n'est  pas  possible  de  le  faire  à 
l'étourdie,  et  alors  reparaît  la  sagesse  dont  je  parlais  tout  à 
l'heure,  la  prudence,  la  juste  crainte  du  Parlement  français, 
car  on  peut  dire  que,  pour  l'administration  française  de  la 
Tunisie,  la  crainte  du  Parlement  français  est  le  commencement 
de  la  sagesse.  {Sourires.)  Ne  pas  demander  au  Parlement 
français  des  crédits  extraordinaires  pour  la  Tunisie,  voilà  la 
règle,  et  vous  n'entendez  pas  en  sortir.  {Nonf  non! —  Très 
bien!) 

Ne  croyez  pas  cependant  qu'il  n'ait  été  rien  fait  de  sérieux 
dans  cet  ordre.  Tenez!  voici  le  rapport  qui  précède  le  dernier 
budget,  celui  de  l'année  de  l'hégire  1305,  qui  commence  au  mois 
d'octobre  1887  et  qui  finit  au  mois  d'octobre  1888.  En  quelques 


136  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

lignes  très  simples,  l'auteur  de  ce  rapport  va  résumer  l'efTort 
accompli  depuis  quatre  années,  et  qui  mérite  autre  chose  que 
des  épigrammes  et  des  malédictions: 

«  Au  chapitre  des  contributions  indirectes,  —  dit  le  rapport, 
—  les  droits  de  douane  à  l'exportation  »,  —  de  très  mauvais 
droits,  j'en  tombe  d'accord  avec  vous,  messieurs!  —  «  qui 
ont  produit  en  moyenne,  pendant  les  cinq  dernières  années, 
3  200  000  piastres,  et  qui  figurent  au  budget  de  l'exercice 
1304  pour  2  300  000  piastres.  Depuis  trois  ans,  on  a  supprimé, 
en  effet,  tous  les  droits  sur  les  céréales  et  légumes  secs,  diminué 
de  plus  d'un  tiers  les  droits  de  sortie  sur  les  huiles,  et  de  50  à 
60  p.  100  ceux  sur  les  bestiaux  ». 

M.  Camillf.  Pellktan.  —    On    dégrève    donc  en  Tunisie  ? 

M.  Jur-BS  Ferey.  —  On  dégrève  en  Tunisie,  on  dégrève  avec 
prudence... 

M.  DE  I.\  BiLiAis.  — Ce  n'est  pas  comme  en  France! 

M.  Jules  Ferry.  —  ...  et  l'on  peut  néanmoins  augmenter  les 
ressources  du  budget  du  protectorat  de  3  millions  de  piastres. 
Je  vous  demande  la  permission  de  vous  faire  toucher  du  doigt 
l'emploi  de  ces  3  millions  de  piastres,  parce  que  vous  pouvez 
juger  par  ce  seul  trait  l'administration  du  protectorat  et  voir 
avec  quelle  décision  elle  marche  dans  la  voie  vraiment 
progressive  et  civilisatrice: 

«  Cette  augmentation  provient  notamment  de  l'inscription 
au  budget  d'une  somme  de  400  000  piastres  pour  les  dépenses 
de  la  participation  de  la  Tunisie  à  l'Exposition  universelle  de 
1889  (100  000  piastres  au  chapitre  de  l'administration  générale, 
pour  frais  d'achats  et  d'administration,  et  300  000  piastres  au 
chapitre  des  travaux  publics,  pour  frais  de  constructions),  de 
l'ouverture  d'un  crédit  de  1  million  de  piastres  pour  l'installation 
des  postes  militaires  dans  le  Sud...  » 

Vous  le  voyez,  messieurs,  voilà  un  résultat  qui  commence  à 
se  produire,  un  résultat  conforme  à  notre  désir  à  tous:  voilà  la 
Tunisie  qui  commence  à  entrer  en  participation  dans  les 
dépenses  militaires.  Les  nouveaux  postes  créés  dans  le  sud  de 
la  Tunisie,  qui  ont  coûté  un  million,  l'ont  été  aux  frais  du 
gouvernement  tunisien. 


I.KS    AHAIUKS    TIMSIKNNKS.  137 

«  ...La  dotation  do  reiisoigiir'iii.iii  |iiil)lic  a  rtr  accnif  de 
107  000  piastres,  soil  onvii'on  un  cin(|iiit''nie,  pour  la  civalioM 
de  nouvelles  ôcoles  ;  celle  des  travaux  publics,  de  1200  001) 
piastres,  protltanl  aux  routes  et  ponts,  et  aux  études  df  chemin 
de  fer.  » 

Je  ci  te  ces  faits,  messieurs,  qui  sont  éclatants,  qui  suiilliciufux, 
en  réponse  aux  peintures,  véritablement  trop  désespérées,  qu'a 
apportées  ici  l'honorable  M.  Delafosse.  Maintenant,  je  conviens 
(|u'il  y  a  un  point  sur  lequel  les  i-éclamations  de  la  Tunisie 
peuvent  et  doivent  être  accueillies  par  le  Pai-lement.  Cela 
dépend  de  vous,  messieurs.  Le  régime  douanier  actuel  de  la 
Tunisie  ne  peut  pas  être  plus  longtemps  toléré.  Il  n  est  pas 
admissible,  d'une  part,  que  les  produits  tunisiens  entrent  en 
France  aux  droits  du  tarif  général  et  payent  des  droits  plus 
élevés  que  les  produits  italiens.  [Cest  vrai!  -^  Très  bien!  très 
bien  !) 

Et,  d'autre  part,  il  est,  permettez-moi  de  le  dire,  tout  à  fait 
ridicule  d'avoir  un  i-égime  douanier  constitué  de  telle  sorte 
que,  si  les  céréales  tunisiennes,  dégagées  de  tout  droit 
d'exportation,  pénètrent  en  Algérie,  sur  la  terre  française,  par 
la  voie  de  terre,  elles  ne  payent  pas  de  droit,  tandis  qu'elles 
sont  assujetties,  au  conti-aire,  au  droit  du  tarif  général  si  c'est 
par  la  voie  de  mer  qu'elles  y  arrivent.  Telle  est,  en  effet,  la 
situation  singulière  qui  résulte  de  la  coexistence  du  tarif  général 
avec  une  disposition  de  la  loi  de  1867  sur  le  régime  commercial 
de  l'Algérie,  qui  assure  aux  provenances  de  la  Régence, 
arrivant  par  voie  de  teri-e,  la  pleine  franchise  de  tous  droits. 
11  y  a  là  quelque  chose  qui  ne  peut  durer,  et  j'espère  que  les 
producteurs  les  plus  résolus  de  l'agriculture  française  nous 
aideront  à  faire  cesser  ces  anomalies,  quand  M.  le  ministre  des 
affaires  étrangères,  comme  il  nous  en  a  donné  l'espérance  — 
et  je  serais  heureux  qu'il  voulût  bien  confirmer  cette  promesse 
à  la  tribune,  — aura  déposé  sur  le  bureau  de  la  Chambre  le 
projet  de  loi  tendant  à  accorder  aux  produits  tunisiens  l'entrée 
en  franchise  sur  toute  terre  française.  [Très  bien!) 

Moi  aussi,  messieurs,  je  suis  protectionniste,  mais  je  n'admets 
pas  les  barrières  intérieures  entre  des  parties  ou  des  dépen- 
dances de  la  même  patrie;  et  j'estime  que  celle-ci  doit  être 
supprimée. 


138  DISCOURS  DE  JULES   FERUY. 

M.  Etienne.  —  Il  faudra  demander  la  réciprocité  pour  les  pro- 
duits français. 

M.  Thomson.  —  Vous  ne  demandez  pas  à  faire  entrer  les  produits 
timisiens  en  franchise  dans  la  métropole,  tant  que  les  produits 
français  continueront  à  payer  des  droits  très  élevés  à  leur  entrée 
en  Tunisie,  n'est-ce  pas? 

M.  Jules  Ferry.  —  Nous  discuterons  cela  plus  tard,  je  ne 
fais  en  ce  moment  que  poser  la  question.  Vous  ne  redouterez 
pas,  messieurs,  pour  l'agriculture  française,  la  concurrence 
d'un  certain  nombre  d'hectolitres  de  blé  dur,  que  notre 
agriculture  ne  produit  presque  pas,  et  que  l'Italie  fournit 
présentement  aux  grandes  industries  françaises,  qui  ne  peuvent 
s'en  procurer  à  aucun  prix.  [Approbation  sur  divers  bancs.) 

Cela,  messieurs,  vous  pouvez  le  faire  pour  la  Tunisie;  les 
autres  questions,  les  questions  de  ti^avaux  publics,  les  questions 
de  réformes  fiscales,  je  vous  en  prie,  laissez-les  au  protectorat  I 
On  nous  parle  souvent,  et  avec  raison,  à  propos  des  colonies  — 
etdansla  discussion  sur  le  protectorat  de  l'Indo-Chine,  on  nous 
les  vantait  tout  récemment  encore  —  des  avantages  et  des 
bienfaits  du  régime  de  l'autonomie.  Eh  bien,  soyons  autonomes 
pour  la  Tunisie.  Laissons  au  protectorat  tunisien  son  aulonomie  ; 
laissons-lui  décider  s'il  convient  d'employer  les  excédents 
budgétaires  à  faille  un  port  à  Tunis  ou  à  continuer  des  routes 
dans  la  Régence.  Ce  sont  des  questions  qu'ils  ne  faut  pas  porter 
devant  le  Parlement  français.  Il  ne  faut  apporter  ici  que  les 
graves  questions  économiques  que  je  posais  tout  à  l'heure,  et 
que  vous  résoudrez,  je  n'en  doute  pas,  pour  le  plus  grand  bien 
de  la  colonie,  et,  par  conséquent,  pour  le  plus  grand  bien  de  la 
mère-patrie.  [Vifs  applaudissements  au  centre.) 


Progrés  de  la  Tunisie. 

L'avenir  prouvera  qu'en  établissant  le  protectorat  français  en 
Tunisie,  M.  .Iules  Ferry  a  procuré  à  la  métropole  une  conquête 
inestimable.  Les  économistes  les  plus  éminents  le  constatent  tous 
les  jours.  C'est  ainsi  que  notre  savant  maître,  M.  Levasseur,  dans 
une  communication  récente  à  la  Société  de  géographie  commerciale^ 
sur  les  Ressources  de  la  Tunisie,  écrit  ce  qui  suit  : 

«  Des  progrès  déjà  accomplis  on  a,  sinon  la  mesure,  du  moins 

1.  Voir  notamment  le  Siècle,  du  ;{  novembre  1896. 


LKS   AFI'AlliKS    Tr.MSlK.N.NKS.  l.W 

"  une  |»ieuvo  numt'-iiinic  il.ins  l;i  slati^liijiK;  du  coiumerfo  oxtt'iifiir. 
«  Ce  commerce  était,  en  1877-78,  de  17  millions  de  francs  ;  il  ,i 
«  dépassé  80  millions  en  IS'JO-'JI,  et  il  a  été  de  78  on  18'J4.  I,a  idi  du 
«  18  juillet  1800  a  contribué  notahlement  à  cet  accroissement  par 
«  l'admission  en  fiancliiso  en  France  des  principales  denrées  ii<!i-\- 
«  coles  de  la  Régence,  jusqu'à  tnie  limite  lixé'e  chaque  anni''(>  par 
«  décret.  Il  est  à  remarquer  que  i'au^'mentation  s'est  produite 
«  presque  entièrement  au  prollt  de  la  France,  qui  li^'ure  à  peu  près 
«  pour  moitié  dans  le  commerce  total  de  la  Tunisie  ;  le  commerce 
«  de  l'Angleterre  et  Malte  est  resté  stalionnaire  ;  celui  de  l'Ilalie  a 
«  décliné. 

«  Les  exportations  consistent  en  céréales,  huiles  et  animaux,  (|ui 
«  occupent  le  premier  rang,  puis,  en  produits  de  la  pêche,  peaux  et 
<i  laines,  vins  ;  les  importations  consistent  en  tissus,  farines  et 
«  pâtes,  denrées  coloniales,  machines  et  outils 

«  La  Tunisie,  en  somme,  a  beaucoup  gagné  sous  le  rapport 
«  économique  depuis  quinze  ans,  et,  quand  on  l'a  visitée  comme 
«nous  l'avons  fait,  on  croit  à  son  avenir;  c'était  le  sentiment 
«  général  des  membres  de  la  tournée.  Son  commerce,  et  parlicu- 
«  lièrement  son  commerce  avec  la  France,  est  en  progrès...  Ceux  de 
«  nos  compagnons  qui  n'avaient  pas  revu  le  pays  depuis  18S1, 
«  s'accordaient  à  dire  (lu'ils  ne  le  reconnaissaient  pas...  Je  reviens 
«  convaincu  que  le  "protectorat  de  la  Tunisie  est  le  meilleur  joyau  que  la 
«  politique  de  la  République  ait  ajouté  à  la  couronne  colonicde  de  la 
«  France...  » 

C'est  au  fond  à  la  même  conclusion  qu'aboutit  M.  Narcisse 
Faucon,  dans  son  beau  livre  sur  la  Tunisie,  publié  en  1893.  Il 
célèbre  avec  enthousiasme  la  situation  florissante  de  notre  conquête, 
qui  «  marche,  grandit,  s'élève,  comme  emportée  par  sa  propre  force 
ascensionnelle,  en  gravitation  étoilée,  dans  l'orbite  de  la  civilisation  »  ! 

Ajoutons,  comme  dernier  renseignement,  ([ue,  d'après  le  recen- 
sement, ell'ectué  en  189(3,  la  population  française  en  Tunisie  s'élève 
à  15  977  personnes.  Au  recensement  de  1891,  elle  n'était  que  de 
9  87o  Français  :  c'est  donc,  en  cin([  ans,  une  augmentation  de 
6102  personnes. 


140  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 


Affaires    du   Congo. 


Le  chef  du  cabinet  du  21  février  1883  avait,  dans  sa  déclaration  aux 
Chambres,  promis  «  de  maintenir  à  la  France  le  rang  qui  lui  appar- 
tient, partout,  dans  toutes  les  questions  où  nos  intérêts  ou  notre  hon- 
neur sont  engagés».  Sansselaisser  intimider  par  les  bruits  menaçants 
d'une  triple  alliance  entre  l'Italie,  l'Allemagne  et  l'Autriche,  il 
s'attachait,  avec  une  suite  et  une  méthode  remarquables, à  favoriser 
l'expansion  française  sur  tous  les  points  du  globe.  On  a  dit  le  succès 
des  efforts  de  M.  .fuies  Ferry  pour  faire  de  la  Tunisie  le  prolon- 
gement de  notre  grande  colonie  algérienne.  Avant  d'aborder  les 
affaires  d'Egypte  et  du  Tonkin,  nous  rappellerons  les  entreprises 
moins  importantes,  mais  grosses  pour  l'avenir  de  conséquences 
fécondes,  auxquelles  M.  Jules  Ferry  donna  une  impulsion  énergique. 

C'est  d'abord  la  mission  de  Savorgnan  de  Brazza  au  Congo.  Sous 
le  ministère  Duclerc,  une  loi  du  28  décembre  1882  avait  ouvert  un 
crédit  de  \  275  000  francs  pour  la  mission  de  M.  de  Brazza  dans 
l'Ouest  africain.  Ce  crédit  avait  pour  objet  d'assurer  l'installation, 
l'entretien  et  le  ravitaillement  des  stations,  l'entretien  d'un  trans- 
port et  l'achat  de  présents  diplomatiques.  De  plus,  il  avait  été 
entendu  qu'une  certaine  quantité  d'armes,  de  modèles  hors  d'usage, 
serait  remise  à  l'explorateur  pour  en  disposer  comme  armes  de 
troc.  Afin  de  réaliser  cet  engagement,  le  Gouvernement  déposa  un 
projet  de  loi  qui  ratifiait  la  cession  à  litre  gratuit  par  le  ministère 
des  finances  (direction  des  domaines),  de  100  000  armes  à  percussion 
et  à  canon  lisse,  et,  par  le  ministère  de  la  guerre,  de  8  000  armes  à 
percussion,  de  modèles  divers,  de  20  000  sabres,  de  1  000  haches,  de 
poudres,  capsules,  etc.  Ce  projet  fut  voté  par  la  Chambre,  dans  la 
séance  du  19  mars  1883 '  et  sans  aucune  objection  ;  mais,  comme 
M.  de  Brazza,  qui  avait  pris  livraison  des  armes  fournies  par  le 
ministère  de  la  guerre,  n'avait  pas  voulu  prendre  les  100  000 
fusils  offerts  par  le  ministre  des  tinances  parce  que  c'étaient  des 
fusils  à  percussion,  et  que  les  indigènes  du  Congo  ne  consentaient  à 
accepter  que  des  fusils  à  silex,  alors  intervint  entre  le  ministre  de 
l'Instruction  publique  (M.  Jules  Ferry)  et  un  armurier  de  Liège, 
M.  Janssen,  une  convention  par  laquelle  M.  Janssen  achetait  du 
gouvernement  fi'ancais  les  100000  fusils  promis  à  M.  de  Brazza,  et 
livrait  en  échange  25  000  fusils  à  silex  et  un  certain  nombre  d'armes. 
Un  député,  M.  Hérault,  crili((ua,  dans  cette  même  séance  du  19  mai 
1883,  l'opération  dont  il  s'agit;  il  reprocha  au  Gouvernement  de  s'être 
mêlé  du  marché,  et  ensuite  de  ne  pas  s'être  adressé  à  l'industrie 
nationale. 

1.  V.  VOfficieltiu  20  mai  188:3. 


AFl'AlltKS   1»L)   CO.NGO.  Ml 

M.  Jules  Feiry  expliqua  en  ces  lennes  comment  il  avait  été  amené 
à  donner  satisfaction  aux  désirs  de  M.  de  Rrazza  '  : 

M.  Jules  Ferey,  président  du  conseil,  miniulre  dr  l'/ns- 
truct\on  publique  et  des  beaux-arls.  —  Messieurs,  je  ne  veux 
(lire  que  quelques  mois  sur  cette  très  petite  aiïaire.  Quoiqu'il  y 
soit  question  de  fusils,  c'est  une  opération  (jui  n'a  rien  en 
elle-même  que  de  tout  à  fait  pacifique. 

M.  L.v  Vieilli:.  —  C'est  ce  que  nous  verrons  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Les  fusils  dont  il  s'agit 
constituent  dans  les  pays  nègres  la  monnaie  courante;  tous  les 
voyageurs  le  savent,  tous  les  explorateurs  en  font  usage.  Seule- 
ment, le  fusil  à  percussion,  qui  est  en  grande  abondance  dans 
nos  dépôts,  n'est  pas  monnaie  courante  dans  les  pays  d'Afrique. 
On  y  recherche  surtout  le  fusil  à  silex.  Il  a  donc  fallu,  pour 
tirer  parti  de  la  cession  des  100  UUO  fusils,  qu'on  ne  critique 
pas,  qui  est  une  subvention  en  nature,  ajoutée  à  celle  que  vous 
donnez  en  argent  pour  la  mission  de  M.  de  Brazza,  il  a  fallu 
échanger  ce  lot  de  fusils  inutiles  et  inutilisables  contre  des 
fusils  pratiques,  contre  des  fusils  à  silex,  pour  une  moitié, 
et,  pour  l'autre  moitié,  contre  des  armes  de  chasse,  contre 
des  armes  pouvant  être  employées  soit  à  faire  des  cadeaux 
aux  chefs  indigènes,  soit  à  récompenser  les  services  rendus 
à  la  mission,  soit  à  armer  la  mission  elle-même.  C'est  pour 
satisfaire  à  ce  double  besoin  que  la  somme  représentant 
la  valeur  des  100000  fusils  cédés  gratuitement  à  M.  de 
Brazza  a  été  partagée.  Aux  termes  du  marché  qui  vous  est 
soumis,  une  moitié  de  cette  somme  doit  servir  à  se  procurer 
des  fusils  à  silex  modèle  1822,  comme  il  ne  s'en  trouve  plus 
en  France,  mais  comme  il  s'en  trouve  beaucoup  en  Belgique, 
et  notamment  à  Liège,  où  ils  font  l'objet  d'un  commerce  très 
florissant.  L'autre  moitié  de  cette  somme  est  consacrée  à  acqué- 
rir des  fusils  de  fabrique  qui,  comme  le  disait  l'honorable 
M.  Hérault,  ont  été  choisis  par  M.  de  Brazza  lui-même  sur  des 
échantillons  déposés,  et  qui  permettront  au  service  compétent, 
aidé  d'un  expert  spécial,  de  veiller  à  l'exécution  de  cette  partie 
de  la  convention  passée  par  M.  de  Brazza,  qui  était,  à  nos  yeux, 

1.  V.  V Officiel  du  20  mai  1883. 


142  DISCOUHS  DE  JULES   FEKHY. 

plus  auloiisé  que  personne  pour  la  faire.  On  vérifiera  ainsi  si 
les  armes  fournies  sont  conformes  aux  échantillons. 

La  convention,  en  elle-même,  est  parfaitement  exécutable; 
personne  ne  le  nie ,  personne  ne  met  en  doute  qu'elle  soit 
parfaitement  loyale  ;  mais  on  lui  reproche  d'avoii-  laissé  de 
côté  rinduslrie  nationale  ;  c'est  là  le  grief  qu'a  formulé  h  cette 
tribune  l'honoralile  député  de  Châlellerault. 

M.  Hérailt.  —  Cliàtelleraiill  ne  fabrique  pas  de  fusils  de  chasse. 

M.  LE  Peésident  du  conseil.  —  Ce  grief  n'est  pas  fondé, 
attendu  que,  dès  le  8  mars  de  cette  année,  lorsque  les  100000 
fusils  eurent  été  cédés  gratuitement  à  M.  de  Brazza  par  le 
décret  du  21  février  dont  vous  venez  de  voter  la  ratification, 
ratification  qui  ne  faisait  doute  pour  personne,  puisqu'il  s'agis- 
sait d'utiliser  de  vieilles  armes  qu'on  ne  pourrait  vendre  que 
comme  vieille  ferraille,  à  un  prix  inférieur  à  celui  qu'a  otlert 
M.  Janssen... 

M.  Jules  Roche,  rapporteiw.  —  Un  franc  vingt  centimes! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Ce  décret  avait  été  rendu 
sans  l'intervention  du  pouvoir  législatif,  qu'on  ne  pouvait 
attendre  parce  que  M.  de  Brazza  était  très  pressé  et  que  la 
transformation  à  opérer  demandait  douze  mois.  Dès  le  8  mars, 
on  faisait  appel  h  l'industrie  française  ;  nous  avons,  au  minis- 
tère, des  propositions  émanant  de  ti'ès  honorables  négociants 
français,  et  nous  les  avons  mises  à  la  disposition  de  la  commis- 
sion. L'un  de  ces  négociants  nous  a  ofïert  de  faire  l'échange  sur 
les  bases  suivantes  ;  6  fr.  90  pour  les  fusils  à  silex,  et  2  fr.  30 
pour  les  vieux  fusils.  Le  9  mars,  un  autre  fabricant  français 
s'engageait  également  à  fournir  10  000  fusils  à  silex  au  prix  de 
6  fr.  85,  et  les  vieux  fusils  hors  d'état,  qui  devaient  faire  l'objet 
de  l'échange,  étaient  estimés  à  2  fr.  20. 

M.  de  Brazza  trouva  ces  otïres  insuffisantes,  et,  comme  il 
apportait  en  cette  atîaire  un  zèle  extrême,  auquel  je  suis  bien 
aise  ici  de  rendre  hommage...  {Très  bien!  très  bien  !)  zèle  qu'il 
était,  du  reste,  de  son  devoir  d'apporter  dans  l'accomplisse- 
ment de  la  mission  dont  l'a  chargé  la  haute  confiance  du 
Parlement,  M.  de  Brazza,  dis-je,  se  mit  en  mesure  de  faire 
adresser  par  M.  Janssen  des  propositions  plus  avantageuses  au 
ministère   de  l'Instruction  publi(|uo.  Ce  n'est  pas  pour  mon 


AFIAIHKS    m     Cd.NiiO.  143 

plaisir,  messieurs,  (|iit'  je  iirocciiiie  d'aclial  d'arincs  :  ce  ii'csl 
pas  tout  à  fait  mon  iiKiicr...  (ht  r'a.)  Mais  la  mission  iiTa  (Hé 
donnée  par  la  loi  :  on  a  voulu  (|ue  la  mission  de,  M.  de  lirazzii 
eût  un  caiaclère  pacilique,  el,  pour  cida,  on  a  inscrit  la  plupart 
des  crédits  an  budget  du  ministère  de  l'Instruction  publique  et 
des  beaux-arts.  J'ai  donc  dû  faire  des  acliats  d'armes,  je  les  ai 
faits  (le  mou  mieux,  et  voici  comment  les  clioses  se  sont  passées. 
M.  de  Brazza,  après  bien  des  recberclies,  s'est  entendu  et  m'a 
proposé  de  m'entendre  avec  M.  Janssen,  fabricant  belge,  mais 
qui  faisait  les  olïres  les  plus  favorables  :  ces  offres  représentent 
un  bénéfice  de  1300U0  fr.  sur  les  propositions  précédentes. 

Quand  nous  nous  sommes  trouvés  en  présence  de  cet  acqué- 
reur, qui  est  parfaitement  solvable,  et  qui  a,  du  reste,  déposé 
un  cautionnement,  comme  le  temps  pressait  et  que  nous  avions 
peur  qu'il  ne  se  dédît  et  que  le  ministre  de  l'instruction  publique 
et  le  ministre  de  la  guerre,  qui  a  donné  officiellement  ses 
conseils  dans  cette  affaire,  considéraient  le  marclié  comme  tout 
à  fait  avantageux,  on  a  voulu  lier  M.  Janssen  parmi  Iraité. 
J'ai  signé  immédiatement  ce  traité,  qui  réserve  tous  les  droits 
de  la  Chambre  et  n'ouvre  à  M.  Janssen  aucune  espèce  de 
recours.  Bien  que  M.  Janssen,  pour  être  prêt  à  temps,  ait  déjà 
commencé  à  exécuter  le  marché,  vous  n'êtes  pas  moins  libi'es, 
messieurs,  de  ne  pas  le  ratifier. 

Six  semaines  après  la  signature  de  ce  traité,  le  24  avril,  un 
négociant  fiançais  vint  faire  des  propositions  à  peu  près 
analogues  à  celles  de  M.  Janssen.  L'avantage  que  celte  nouvelle 
proposition  nous  offrait  était  très  léger.  Il  s'agissait  de  lU  cen- 
times sur  20  000  fusils,  soit  2000  francs.  Nous  n'avons  pas 
pensé  qu'il  convînt  pour  cela  de  rompre  la  convention  conclue 
avec  M.  Janssen,  de  laisser  protester  la  signature  du  Gouverne- 
ment, apposée  au  bas  de  cette  convention,  et  de  perdre  encore 
un  temps  considérable,  parce  que  cette  offre,  qui  se  produisait 
six  semaines  plus  tard,  avec  un  rabais  aussi  insignifiant,  était 
faite  par  un  Français. 

M.  Georges  Perix.  —  I.e  travail  n'aurait  pas  été  fait  à  temps. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Et  ce  négociant  déclarait 
d'ailleurs  que  cette  opération  ne  pourrait  être  faite  en  France,  et 
qu'il  serait  obligé  d'en  demander  l'exécution  à  Liège.  Nous 


lu  DISCOUHS   DE  JULES   FERRY. 

n'avons  donc  pas  hésité  ;  nous  avons  fait  pour  le  mieux.  {7'rès 
bien!)  Nous  avions  fait  d'abord  appel  à  l'industrie  française; 
mais  elle  n'était  pas  en  mesure  d'exécuter  une  commande  de 
ce  genre.  Tous  ces  vieux  fusils  à  silex  sont,  en  elïet,  en 
Belgique  où  ils  sont  l'objet  d'un  négoce  spécial,  et  l'industriel 
français  qui  voudrait  faire  une  pareille  opération  devrait 
s'adresser  lui-même  à  la  Belgique.  Donc,  l'intérêt  de  l'industrie 
française  est  hors  de  cause,  et  comme,  d'autre  part,  l'intérêt 
du  Trésor  se  trouve  parfaitement  sauvegardé,  je  demande  à  la 
Chambre  de  ratifier  la  convention  qui  lui  est  soumise. 
[Applaudissemenis.  ) 

[,e  projet  de  loi,  après  ces  explicalions,  fut  voté  à  mains  levées. 

Ainsi  pourvu  d'armes  de  guerre,  qui  n'étaient  que  des  armes 
pacifiques  et  un  objet  d'échanges,  M.  de  Brazza  envoya  un  pre- 
mier détachement  qui  s'empara  de  Punta-Negra,  non  loin  de  Pem- 
bouchure  duNiari,  débarqua,  en  avril  1883,  dans  la  baie  de  Loango, 
car  Stanley,  son  concurrent,  avait  déjà  occupé  Kouilou,  et  une 
corvetle  française  rétablit  à  Porto-Nuovo,  sur  la  côte  de  la  Guinée 
supérieure,  le  protectorat  français,  proclamé  en  1862,  puis  suspendu, 
sous  réserve  des  droits  acquis,  après  la  guerre  de  1870.  Cette  reprise 
du  terrain  perdu  excita  la  sourde  irritation  de  l'Angleterre  qui 
poussa  le  Portugal  à  prolester  au  nom  des  anciens  traités  contre 
l'expansion  française  au  Congo  ;  mais,  après  examen  des  faits,  les 
cabinets  anglais  et  portugais  durent  reconnaître  que  M.  de  Brazza 
n'avait  nullement  empiété  sur  les  droits  du  Porlugal,  et  le  Times 
se  dédommagea  en  accusant  la  France  de  se  livrer  à  des  «  entre- 
prises de  flibustiers  ». 

Le  chemin  de  fer  du  Sénégal. 

Au  Sénégal,  le  Parlement  avait  volé  en  1881  la  construction  de 
deux  lignes  de  chemins  de  fer  dont  l'utilité  ne  pouvait  être  contestée  : 
la  ligne  de  Médine  à  Bafoulabé,  la  ligne  de  Dakar  à  Saint-Louis.  Celte 
dernière  seulement  avait  été  concédée  à  l'industrie.  Quant  à  la  pre- 
mière, qui  devait  traverser  le  désert  et  présentait  des  difficultés 
d'exécution  considérables,  elle  devait  être  construite  aux  frais  de 
l'État;  mais  de  graves  mécomptes  financiers  se  produisirent. 
Au  lieu  des  16  millions  votés,  on  reconnut  qu'il  en  faudrait  au 
moins  24  pour  achever  les  travaux  qui  devaient  diminuer  dans  des 
proportions  énormes  les  dépenses  de  transport  dans  un  pays  désolé. 
Un  projet  de  loi  fut  donc  déposé  afin  d'ouvrir  au  ministre  de  la 
marine  et  des  colonies,  au  litre  du  budget  extraordinaire  de  l'exer- 
cice 18^3,  un  crédit  de  4677  000  fi'ancs,  pour  la  continuation  de  la 
ligne   de  Kayes  à  Bafoulabé,  et  des  forts  de  protection  à  établir 


LK   CHEMIN   DK   I  Kit    IlL    SKNKliAI,.  115 

jusqu'au  Niger.  Ce  projet  vint  en  discussion  à  la  (!liaini)i('  dans  lu 
séance  du  3  juillet  1883 '.  M.  La  Vieille,  après  avoir  regretté  l'ab- 
sence du  ministre  de  la  marine,  inilis|»osé,  prétendit  que  plusieurs 
des  administrateurs  du  Sénéf^al,  le  colonel  (Canard,  le  commandant 
Vallon,  le  commandant  d'Estienne,  avaient  demandé  surcessive- 
ment  leur  rappel  parce  (ju'ils  ju,?eaient  qu'on  avait  onticpris  une 
leuvre  stérile,  détestable  et  ruineuse. 

M.  Jules  Kerry,  président  du  conseil,  réfuta  ces  crili(|ues  dans  les 
termes  suivants  : 

M.  JuiiKS  Ferry,  président  du  conseil,  ministre  de  l'Ins- 
truction publique  et  des  beaux-arts.  —  Messieurs,  le  projet  de 
loi  qui  vous  est  soumis  a  été  l'oltjet  d'une  étude  complète  et 
d'un  remarquable  rapport  que  l'honorable  préopinanl  n'a  peut- 
être  pas  suffisamment  médité;  autrement,  il  ne  demanderait 
pas  des  explications  qui  y  sont  contenues... 

M.  La.  Vieille.  — Je  l'ai  lu  très  attentivement. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  et  qui  résultent  diine 
étude  sérieuse,  entreprise  par  le  ministère  de  la  marine,  et 
poursuivie  conlradictoirement  devant  la  commission  du  budget. 
Il  n'est  pas  possible  qu'un  travail  de  cette  importance,  de  cette 
gravité,  de  cette  précision  puisse  être  détruit  en  un  instant  par 
des  allégations  sans  preuves,  d'une  forme  excessive,  et  que, 
permettez-moi  de  le  dire,  aucun  fait  n'appuie.  {Très  bien!  très 
bien!  au  centre  et  à  gauche.) 

Moins  que  tout  autre,  peut-être,  M.  La  Vieille  aurait  dû  les 
apporter  à  la  tribune,  car  il  a  appartenu  au  corps  de  la  marine, 
et  l'honneur  de  ce  corps,  comme  celui  de  Tadminislration  fran- 
çaise et  de  nos  entreprises  coloniales,  serait  singulièrement 
compromis  si  une  partie  seulement  des  allégations  que  l'orateur 
a  portées  à  cette  tribune  était  reconnue  exacte,  si  le  gaspillage 
régnait,  si  les  gouverneurs  avaient  été  obligés  de  se  retirer 
l'un  après  l'autre,  frappés  de  dégoût,  si  nous  poursuivions 
là-bas  je  ne  sais  quelle  opération  monstrueuse  et  sans  issue. 

M.  La  Vieille.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  voudrais  que  M.  La 
Vieille  précisât  ses  accusations.  Nous  avons  été  frappés  comme 
lui,  —  et  j'en  ai  été  frappé  moi-même,  dans  l'étude  que  j'ai  dû 
faire,  après  la  commission  du  budget,  des  documents  si  nom- 

1.   V.  VOfficiel  du  i  juillet  1883. 

J.  Ferry,  Discours,  V.  10 


Ur>  DISCOURS   DE   JULES  FERRY. 

breux  et  si  précis  que  M.  le  rapporteur  de  la  commission  a  mis 
sous  vos  yeux,  —  nous  avons  été  frappés,  dis-je,  des  grands 
mécomptes  que  l'on  a  rencontrés  dans  l'entreprise  du  chemin 
de  fer  du  Sénégal. 

3Iais,  quand  on  parle  de  renier  cette  entreprise  elle-même, 
quand  on  en  fait  je  ne  sais  quelle  aventure  que  la  Chambre  doit 
condamner  et  rejeter,  en  quelque  sorte,  avec  mépris,  je  dis  que 
ce  n'est  pas  ainsi  que  l'on  traite  les  atfaires  du  pays,  que  ce 
n'est  pas  ainsi  qu'on  parle  de  l'honneur  de  la  France.  {Applau- 
dissements au  centre  et  à  gauche.) 

M.  La  Vieille.  — Je  proteste  énergiquement! 
M.  Spuller.  — •  La  commission  proteste  non  moins  énergiquement 
contre  le  langage  que  vous  avez  tenu! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Ce  n'est  pas  avec  des  pro- 
testations, avec  des  propos  de  couloirs  sur  la  démission  de  tel 
ou  tel  gouverneur,  avec  des  insinuations  dépourvues  de  preuves 
qu'on  traite  les  affaires  d'un  grand  pays. 

M.  La  Vieille.  —  Je  répondrai  ! 

M.  Germain  Casse.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Oui,  nous  avons  eu  de 
véritables  mécomptes  dans  cette  alïaire.  On  nous  avait  dit  que 
la  portion,  très  sagement  restreinte,  du  cbemin  de  fer  qui  doit 
relier  le  Sénégal  au  Niger,  les  133  kilomètres  qui  seuls,  à 
l'heure  qu'il  est,  ont  été  décrétés  et  entrepris,  pourraient  être 
achevés  au  moyen  d'un  crédit  de  16  millions;  il  en  faudra 
certainement  24.  Mais,  de  cette  erreur  il  faut  étudier  les  causes, 
comme  l'ont  fait  le  rapporteur  et  la  commission  du  budget;  il 
faut  écouter  les  administrateurs  exposant  à  la  commission 
comment  des  imprévus  si  considérables  résultent  de  la  position 
même  du  problème,  quand  il  s'agit  de  faire  un  cbemin  de  fer 
dans  la  région  qui  sépare  le  Sénégal  du  haut  Niger,  en  plein 
désert,  avec  des  difficultés  de  communication  incommensu- 
rables, et  qui  s'accroissent  en  proportion  de  l'importance  même 
des  transports. 

M.  CliNÉo  u'Orxa.no.  —  Il  faudrait  plutôt  acliever  les  chemins  de 
fer  en  France. 

M.  LE  Président.  —  C'est  une  autre  affaire,  monsieur  Cunéo 
d'Ornano;  veuillez  ne  pas  interrompre. 

M.  LE  DUC  DE  Feltre.  —  C'est  toujours  l'argent  de  la  France! 


l.K   CIIKMIN    l»K    I  i;il    Itl     SKNKCVI.  147 

M.  liK  PRKSIDKXT  DUCOXSKJL.  —  LiX  Cliailllui'  a  V()l('  t'il  I8SI 

la  ligne  de  Médine  ù  Bafoulabé  et  celle  de  Dakar  à  Saiiil-Loiiis. 
Celte  dernière  li^ne  se  poursuit  et  sera  proiniitt-mnil  achcvt'c  ; 
elle  a  été  concédée  à  rindiislric  piivée.  La  li^iic  de  Médim-  à 
Bafoulabé  ne  pouvait  pas  être  conliée  à  l'industrie  privée;  elle 
se  construit  aux  frais  du  Gouveruemeut  français.  Les  devis 
primitifs  n'ont  pas  été,  je  le  reconnais,  exactement  établis; 
mais,  s'il  est  très  facile  de  démontrer  que  les  24  millions  aux- 
quels s'élève  le  devis  actuel,  dépassent  les  16  millions  qu'on 
demandait  tout  d'abord,  il  est  impossible  aux  membres  de  la 
connuission  du  budget  qui  ont  entendu  les  explications  de 
M.  le  ministre  de  la  marine,  et  à  ceux  des  membres  de  la 
Chambre  qui  ont  lu  le  rapport  si  remarquable,  si  précis  de 
l'honorable  M.  Arthur  Leroy,  de  ne  pas  reconnaître  qu'en  s'est 
trouvé  en  face  de  diflicultés  que  nul  ne  pouvait  prévoir,  et  dont 
la  terrible  épidémie  de  fièvre  jaune  de  l'été  de  1881  n'a  pas  été 
une  des  moindres  causes. 

M.  DE  Sai.nt-.Mautin  (ludre).  —  Il  ne  fallait  pas  engas^er  la 
dépense! 

M.  LE  Présidext  du  coxseil.  —  Je  ne  veux  pas  entrer  dans 
le  détail.  Je  voudrais  seulement  que  l'honorable  M.  La  Vieille 
formulcât  une  proposition,  et  qu'il  nous  demandât  franchement 
de  renoncer  à  l'œuvre  que  vous  avez  votée  en  1881.  Voudrait-il 
nous  voir  abandonner,  sur  les  rives  des  aflluents  du  Sénégal, 
entre  le  haut  Niger  et  le  Sénégal,  cet  énorme  matériel  que  vous 
avez  payé,  car  le  matériel  tout  entier  est  rendu  aux  abords  de 
la  ligne?  Vous  propose-t-il,  ce  qui  serait  plus  grave,  de  laisser 
sans  ravitaillement  possible,  sans  moyens  de  défense  sérieux, 
ces  cinq  ou  six  forts  que  nous  avons  construits,  et  dont  le 
dernier  a  été  glorieusement  élevé  par  le  colonel  Desbordes  sur 
les  bords  même  du  Niger? 

On  vous  a  parlé  d'ofticiers  généraux,  d'ofliciers  supéi'ieurs 
qui  trouvent  que  cette  entreprise  est  insensée.  Je  vous  renvoie 
au  colonel  Desbordes,  un  de  ces  héroïques  enfants  de  la 
France  dont  la  race  n'est  jamais  perdue,  et  qui  étonnent  par 
leur  courage,  par  leur  audace,  en  même  temps  que  par  la 
variété  de  leurs  aptitudes,  car  ce  ne  sont  pas  seulement  des 
chefs  parfois  militaires,  ce  sont  aussi  des  ingénieurs  et  des 
savants...  [Très  bien!  très  bien!  à  gauche.) 


148  ItlSCOLRS   DE  JULES   FERRY. 

M.  LE  DIT.  DE  FELTnE.  —  Il  ne  s'agit  pas  du  colonel  Desbordes,  il 
s'agit  de  la  France! 

M.  LE  PnÉsiDEN'T.  —  .\"inlerrompez  pas,  monsieur  le  duc  de 
Fellre! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Eh  bien,  je  vous  renvoie 
au  colonel  Desbordes,  qui,  en  posant,  solennellement  la  pre- 
mière pierre  du  fort  de  Bamakou,  le  dernier  poste  que  nous 
ayons  occupé  sur  les  bords  du  Niger,  proclamait  que  le  chemin 
de  fer  est  un  moyen  de  ravitaillement  incontestablement  écono- 
mique, car  il  diminue... 

Un  membre  au  centre.  —  De  10  millions! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  La  proportion  est  difti- 
cile  à  établir,  mais  il  diminue  dans  des  proportions  inouïes, 
fabuleuses  les  dépenses  de  tran.sport,  dans  un  pays  qui  n'est 
autre  chose  qu'un  désert.  M.  le  colonel  Desbordes  ajoutait  que 
ce  chemin  de  fer  constitue,  en  outre,  un  moyen  de  défense  parli- 
lièrement  économique,  le  même  qui  nous  a  si  admirablement 
réussi  dans  le  Sud  oranais  :  comme  vous  le  savez,  si  nous 
arrivons  à  assurer,  avec  de  moindres  forces  et  de  moindres 
dépenses  la  défense  du  Sud  oranais,  c'est  à  l'aide  des  chemins 
de  fer,  de  ces  chemins  de  fer  posés  dans  le  désert,  que  l'on 
voudrait  nous  faire  abandonner.  {Réclamations  à  droite.) 

Je  vous  demande  donc  de  ne  pas  repousser  le  projet  de  loi 
avec  tant  de  dédain,  d'étudier  l'affaire,  et  sur  les  différents 
points  qui  seront  traités,  je  l'espère,  avec  plus  de  précision  par 
M.  La  Vieille,  de  ne  pas  vous  laisser  émouvoir  par  des  accu- 
sations sans  preuves,  mais  de  peser  mûrement  les  explications 
que  vous  a  données  et  que  vous  donnera,  au  nom  de  la  com- 
mission du  budget,  son  honorable  et  savant  rapporteur,  [l^ès 
bien!  très  bien!  au  centre  et  sur  plusieurs  bancs  à  gauche.) 

Dans  une  réplique  fort  vive,  M.  La  Vieille  maintint  que  les 
chemins  de  fer  sénégalais  n'avaient  aucune  utilité  pratique  et 
qu'on  avait  déjà  dépensé  20  millions  pour  16  kilomètres  de  ligne 
ferrée.  Mais  il  fut  contredit  avec  la  même  énergie  par  M.  Gasconi, 
qui  déclara  que  le  but  à  atteindre  était  d'ouvrir  une  voie  reliant  le 
Sénégal  avec  le  Niger,  un  fleuve  navigable  sur  une  étendue  de 
4000  kilomètres  et  qui  traverse  une  vallée  plus  féconde  que  celle 
du  Nil.  Le  général  Faidherbe  n'avait-i)  pas  indiqué  Bamakou  comme 
le  point  extrême  de  la  ligne  à  ouvrir,  point  d'où  nos  canonnières 
peuvent  être  lancées  sur  le  Niger?  Le  rapporteur,  M.  Arthur  Leroy, 


i.K  ciiKMiN  m:  IKK  m   si:m:(;ai..  ii9 

lit  il  son  toiii  riiisloii(nif'  df  nos  liMiUilivcs  ilo  [it''iit';li;ilii»n  :  il  rappela 
le  plan  j-'iamlioso  du  (iouvtM-ncinont  (|ui  avait  d'abord  [iropost'-  une 
lif,'ne  de  1400  à  1  liOO  kiloniMies,  allant  de  Dakar  à  St-Loiiis  puis 
s'enihranrliant  Mir  un  point  de  celte  liirne  pour  aller  atteindre  le 
Ni^'er;  mais  on  avait  renoncé  au  plan  (dont  l'exécution  eût  coûté 
120  millions)  et  le  Parlement  avait  seclionné  le  plan  de  travaux, 
l'induslrie  privée  se  chargeant  de  consti-uire  la  litrne  de  Dakar  à 
Saint-Louis,  et  l'État  recevant  la  mission  de  construire  la  ligne 
de  133  kilomètres  aboutissant  ;i  Bafoulabé.  Or,  si  les  lois  du 
24  décembre  1871)  et  24  juin  1880  avaient  consacré  une  somme 
de  1841000  francs  aux  forts  et  à  diverses  missions,  si  celles  du 
2o  janvier  1881  et  du  4  avril  1882  avaient  afl'ecté  16  millions  tant  a 
la  construction  des  forts  qu'au  cbemin  de  fer,  au  télégraphe  et  à 
d'autres  services,  la  voie  ferrée  n'avait  absorbé  que  9  millions,  et 
non  16,  comme  l'avait  dit  M.  La  Vieille,  avec  une  insistance  extraor- 
dinaire; d'autres  députés,  comme  M.  Blancsubé,  vinrent  faire  un 
tableau  lamentable  de  la  ligne  en  construction,  et  montrèrent  des 
locomotives  en  détresse,  ensevelies  dans  la  vase  du  haut  fleuve,  des 
remorqueurs  hors  de  service,  des  forts  ne  tenant  pas  debout,  un 
matériel  de  4o00000  francs  perdu  dans  les  sables,  etc.  M.  Uouvier 
dut  montrer,  avec  sa  lucidité  ordinaire,  toutes  les  consé(iuences 
qu'entraînerait  le  rejet  des  crédits  :  le  prestige  français  compromis, 
l'abandon  des  Français  qui,  à  la  suite  du  colonel  Desbordes,  occu- 
paient Bamakou  à  1500  kilomètres  du  littoral!  Mais  le  débat  se 
prolongeait  avec  un  redoublement  d'aigreur.  M.  Clemenceau  inter- 
vint à  son  tour  pour  cribler  d'épigrammes  le  rapporteur,  et  soutint 
sa  thèse  favorite  :  qu'avant  de  prodiguer  des  millions  au  dehors,  de 
s'engager  en  Afrique  dans  des  dépenses  sans  limites,  il  fallait 
d'abord  s'occuper  de  la  France,  et  pourvoir  notamment  aux  insuf- 
fisances de  la  caisse  des  écoles. 

M.  Charles  Ferry  vint  répondre  au  reproche  qu'on  adressait  à  la 
commission  du  budget  de  ne  pas  savoir  où  elle  allait,  de  ne  pas 
avoir  limité  la  dépense.  Elle  l'avait  si  bien  limitée  qu'elle  avait 
retranché  du  projet  de  loi  l'expression  «  jusqu'il  Bamakou  »,  en  le 
remplaçant  par  «jusqu'à  Bafoulabé  ».  On  ne  devait  pas  aller  jusqu'au 
Niger,  et  l'on  ne  construirait  que  133  kilomètres  de  voie  ferrée,  sur 
le  pied  d'environ  80000  francs  par  kilomètre  :  sur  la  ligne  de 
Dakar  à  Saint-Louis,  le  kilomètre  de  voie  ferrée,  le  matériel  fixe 
compris,  avait  coiité  90000  francs.  On  ne  pouvait  songer  à  aban- 
donner un  matériel  de  4  millions  oOOOOO  francs,  et  perdre  16  mil- 
lions déjà  dépensés  pour  en  économiser  8. 

Après  une  réplique  de  M.  Clemenceau  la  Chambre  rejeta  l'ajour- 
nement du  projet  par  241  voix  contre  216;  puis,  l'article  1"  fut  voté 
ainsi  que  les  autres;  mais  M.  Clemenceau  et  M.  Blancsubé  transfor- 
mèrent en  article  additionnel  la  demande  d'enquête  parlementaire 
qu'ils  avaient  présentée. 

M.  Jules  Ferry  la  repoussa  en  quelques  mots  : 


150  DISCOURS   DE  JULES   FEHUV. 

M.  LE  Présidext  du  conseil.  —  Je  demande  la  parole. 
M.  LF,  Priîsident.  La  parole  est  à  M.  le  président  du  conseil. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  la  demande 
d'enquête  qui  vous  est  soumise  aurait,  en  tout  état  de  cause,  un 
caractère  que  nous  ne  saurions  accepter.  Mais  ce  caractère  est 
plus  nettement  marqué  encore  quand  on  se  repoi'te  à  l'article  4 
que  vous  venez  de  voter.  Que  dit,  en  effet,  cet  article  4?  11 
ordonne  précisément  une  enquête  qui  devra  être  faite  par  M.  le 
ministre  de  la  marine,  et  il  l'ordonne  en  des  termes  que  je  me 
permets  de  rappeler  à  la  Chambre  : 

«  Le  ministre  de  la  marine  et  des  colonies  rendra  compte, 
avant  le  31  décembre  1883,  en  ce  qui  concei-ne  les  exer- 
cices 1881  et  1882,  et  avant  le  31  décembre  1884,  en  ce  qui 
concerne  l'exercice  courant,  des  opérations  auxquelles  donnera 
lieu  le  service  des  travaux  du  haut  Sénégal,  au  moyen  d'un 
rapport  qui  sera  adressé  au  Président  de  la  République  et 
publié  au  Journal  officiel. 

«  Les  opérations  concernant  les  forts,  celles  relatives  à  l'éta- 
blissement de  la  voie  ferrée,  et  enfin  celles  qui  se  rapportent 
à  d'autres  services,  seront  présentées  sous  trois  titres  distincts.  » 

Il  me  semble  qu'en  présence  d'une  disposition  aussi  précise, 
la  demande  d'enquête  aurait  un  caractère  d'incrimination  tel 
que  j'espère  que  ses  auteurs  n'insisteront  pas.  {Très  bienl  très 
bien!) 

L'article  additionnel  ayant  été  repoussé  par  268  voix  contre  182, 
l'ensemble  du  projet  de  loi  fut  adopté  par  273  voix  contre  101. 


AKKAIliKS    liK    MAhAGASCAU.  151 


Affaires   de    Madagascar. 

L'établissement,  qu'<in  peut  espérer  déliiiitif,  de  la  (lominaliou 
française  sur  la  f^rande  île  de  Madagascar,  à  la  suite  de  l'expéfiition 
préparée,  puis  conduite  par  le  général  Duchesne,  donne  un  vif 
intérêt  à  l'historique  des  elforts  tentés  parles  gouvernements  anté- 
rieurs pour  ne  pas  laisser  périmer  les  droits  de  la  France.  M.  Jules 
Ferrv  s'est  employé  sans  défaillance  à  cette  tâche  patriotique,  à  un 
moment  où  il  avait  quelque  mérite  à  le  faire,  car  les  événements 
du  Tonkin  semblaient  devoir  absorber  toute  son  attention. 

Nous  rappellerons  seulement,  pour  la  clarté  des  débats  qu'on  lira 
plus  loin,  que  la  France  a  occupé  pendant  deux  siècles,  de  1642 
à  1831,  l'ile  qu'on  appelait  alors  «  la  France  orientale  ».  L'Angle- 
terre nous  l'arracha  en  février  1811,  ainsi  que  toutes  nos  possessions 
de  la  mer  des  Indes,  mais  le  traité  du  30  mai  1814  nous  la  rendit, 
dans  les  mêmes  conditions  que  les  colonies  des  Antilles,  la  Réunion 
et  nos  établissements  de  l'Inde.  Ainsi  revivaient  les  traités  passés 
en  1649,  IGTo,  avec  les  princes  d'Anossy,  d'Aniboule  et  de  Machi- 
cora,  de  même  que  la  convention  de  1740  par  laquelle  la  reine  de 
Foulepointe  nous  avait  cédé  l'ile  Sainte-Marie,  avec  tous  ses  droits 
sur  la  côte,  depuis  Taniatave  jusqu'à  la  baie  d'Antongil.  Plus  tard, 
eu  1822,  douze  chefs  de  la  contrée  des  Betsimsaracks  se  reconnurent 
nos  vassaux,  et,  le  14  juillet  1840,  la  reine  des  Sakalaves  reconnut 
la  souveraineté  delà  France,  en  nous  cédant,  avec  Nossi-Bé,  tout  le 
pays  sakalave,  depuis  la  baie  de  Passandava  jusqu'au  cap  Saint- 
Vincent,  au  sud.  D'autres  traités  furent  conclus  en  1841  et  en  18o9 
avec  le  roi  d'Ankara,  les  chefs  de  l'Ambogon  et  la  reine  de  Baly. 
Seule,  la  peuplade  des  Hovas,  au  centre  de  l'île,  témoignait  une 
violente  hostilité  à  la  France.  La  Restauration  envoya  en  1829,  sous 
le  commandant  Gourbeyre,  une  expédition  pacifique  qui  ne  put 
traiter  avec  ces  turbulents  sauvages;  le  second  Empire  eut  le  tort 
grave  de  reconnaître  à  Radama  II  le  titre  de  roi  de  Madagascar,  et 
d'accréditer  près  delui  un  consul  de  France.  En  revanche,  l'article  4 
du  traité  de  1802  conférait  aux  Français  le  droit  d'acheter,  de 
vendre,  d'alfermer  des  terres  sur  tout  le  territoire  de  l'île.  Mais  les 
Hovas  ne  tinrent  aucun  compte  de  leurs  engagements,  envahirent 
le  territoire  des  Sakalaves,  la  province  d'Ankara,  plantèrent  leur 
drapeau  dans  la  baie  de  Passandava,  presque  sous  les  yeux  du 
gouverneur  français  de  -\ossi-Bé,  qui  se  demanda  s'il  n'allait  pas 
être  attaqué.  Enfin,  en  juin  1882,  M.  Bandais,  commissaire  général 
de  la  République  française,  devant  les  menaces  des  Hovas,  qui 
venaient  d'assassiner  le  directeur  de  la  plantation  Roux  de 
Fraissinet,  dut  quitter  Tananarive  et  en  référer  à  son  Gouverne- 
ment. La  nécessité  s'imposait  d'obtenir  une  satisfaction  complète, 


152  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

ou  de  renoncer  définitivement  à  Madagascar.  Mais  ni  M.  de  Freycinel, 
ni  M.  Duclerc  n'avaient  la  main  assez  ferme  pour  réprimer  comme 
il  eût  fallu  l'insolence  des  Hovas.  Le  vote  néfaste  du  29  juillet  1882 
avait  même  livré  l'Egypte  à  l'Angleterre,  sous  prétexte,  comme 
l'avait  dit  M.  Clemenceau,  qu'il  convenait  «  de  réserver  la  liberté  de 
la  France»  !  Une  ambassade  malgache  passa  par  Paris,  au  mois  de 
novembre  1882,  mais  elle  n'avait  d'autre  but  que  de  nous  berner, 
d'arrêter  l'action  du  commandant  Le  Timbre,  et  d'aller  mendier 
l'appui  de  la  Grande-Bretagne.  Ces  étranges  embassadeurs  obtin- 
rent cependant  de  M.  Duclerc  une  sorte  de  renonciation  à  nos 
droits  historiques  sur  Madagascar  et  quittèrent  le  Grand-Hôtel 
sans  payer  leur  note.  On  reconnut  dés  lors  qu'avec  ces  fourbes,  il 
n'y  avait  qu'un  argument,  la  force  ;  l'amiral  Pierre  alla  débarquer 
ses  marins  à  Tamatave  et  fit  renvoyer  en  Europe  le  missionnaire 
anglais  Shaw,  qui  n'était  qu'un  complice  des  Hovas.  Cet  acte 
d'énergie  faillit  même  nous  brouiller  avec  M.  Gladstone.  Malheu- 
reusement, le  brave  amiral  dut  quitter  son  commandement,  à 
cause  de  l'état  de  sa  santé,  et  mourut  avant  d'arriver  à  Marseille. 
Son  successeur,  M.  Galiber,  dut  se  borner  à  l'occupation  de  quelques 
points  de  la  côte.  Les  Malgaches  continuaient  à  se  moquer  de  notre 
ultimatum,  d'ailleurs  trop  modéré.  C'est  dans  ces  circonstances 
qu'en  mars  1884  (séances  des  24  et  27),  la  Chambre  eut  à  discuter 
l'interpellation  de  M.  de  Lanessan,  qui  avait  pour  objet  d'encoura- 
ger le  Gouvernement  à  une  action  énergique.  La  première  séance 
fut  signalée  par  un  éloquent  et  patriotique  discours  de  M.  de  Mun, 
qui  se  trouva  d'accord  avec  M.  de  Lanessan  pour  réclamer  une 
politique  plus  virile  et  moins  hésitante  à  l'égard  des  Hovas. 
Toutefois,  M.  de  Lanessan  ne  voulait  pas  d'une  e.xpédilion  sur 
Tananarive,  et  se  bornait  à  préconiser  l'occupation  de  plusieurs 
postes  sur  le  littoral  nord-est  et  sur  la  côte  ouest,  en  se  berçant 
de  cette  illusion  que  là  où  la  France  déploierait  son  drapeau  les 
populations  malgaches  arriveraient  en  foule. 

Dans  la  séance  du  27',  M.  Dureau  de  Vaulcomle,  député  de  la 
Réunion,  prononça  un  excellent  discours,  dans  lequel,  après  avoir 
rappelé  les  précédents,  il  demanda  le  maintien  de  notre  drapeau  à 
Madagascar,  et  même,  au  besoin,  l'occupation  de  Tananarive,  en 
promettant  le  concours  des  créoles  de  la  Réunion. 

M.  .Iules  Ferry  monta  ensuite  à  la  tribune  et  s'exprima  ainsi  : 

M.  Jules  Vi^nuY,  président  du  cotiseil,  mbuslre  dt's  affaires 
étrangères.  —  Messieurs,  api'ès  avoir  entendu  et  applaudi 
avec  vous  les  discours  remarquables,  à  tant  de  titres,  que  la 
question  de  Madagascar  a  suscités,  je  ne  puis  pas  ne  pas 
faire  la  remarque  et  ne  pas  me  féliciter  devant  vous  de  l'heii- 

1.  V.  Y  Officiel  du  28  mars  1884. 


AKFAIliKS    ItK    MADAI.ASCAlt.  l'>3 

rcusc  iioineaiiU'  de  la  siliialion  faite  au  Goiiveiiieiiieiil. 
[Applaudissements  el  rires  approbulifs.)  Sur  le  terrain  Je  la 
politique  roloniale.  cliamp  de  bataille  de  tous  les  advei'saii'es 
du  Gouvernement,  nous  ne  rencontrons  plus  aujourd'hui  de 
contradicteurs  :  ce  n'est  pas  notre  esprit  d'aventure  que  l'on 
dénonce  ou  que  l'on  critique,  c'est  notre  trop  grande  réserve. 

M.  GEoncES  Perin.  —  C'est  voire  revanche  ! 
M.  Pierre  Ai.vpe  —  La  cause  n'est  pas  la  même. 
M.  Georges  Peri.n. —  Si!. je  vous  monlierai  qu'elle  est  la  même. 
M.  LE  Présmjenï.   —   Veuillez,  messieurs,    ne    pas    engager    de 
dialogues  entre  vous.  Laissez  parler  M.  le  président  du  conseil! 

M.  LE  Peésidext  du  coxseil.  —  Je  fais  ce  l'approcliement 
sans  aucune  ironie... 

IJn  membre  à  droite.  —  Au  contraire! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  et  je  constate  ce  chan- 
gement de  point  de  vue  chez  nos  honorables  adversaires  qui 
siègent  de  ce  côté.  (L'orateur  désigne  la  droite.) 

M.  Laroche-Joibert,  —  Nous  n'avons  pas  changé. 

M.  LE  Président.  —  Monsieur  Laroche-Jouberl,  laissez  parler. 

M.  le  Présidext  du  conseil.  — Je  ne  doute  pas,  en  elfet, 
que  l'honorable  M.  de  Mun  n'ait  été  le  porte-parole  de  la 
grande  majorité  des  députés  de  la  droite. 

M.  LE  COMTE  DE  MiN.  —  Je  n'ai  rien  dit  dans  les  discussions 
antérieures  do  contraire  à  ce  que  j'ai  dit  dans  celle-ci. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  dis  donc  que  je  cons- 
tate que  ce  changement  de  point  de  vue.  non  pas  pour  en 
triompher,  mais  pour  m'en  féliciter;  et  je  serais  au  regret  de 
dire  un  seul  mot  qui  pût  troubler  une  de  ces  heures  si  rares  où 
l'élan  du  patriotisme  est  plus  foi't  que  l'esprit  de  parti.  (7'rès 
bien!  très  bien!  sur  un  grand  nombre  de  bancs.)  Voici  donc, 
messieurs,  sur  cette  question  particulière,  sur  ce  cas  spécial  de 
votre  politique  coloniale,  que  la  question  de  principe  est  résolue 
pour  tout  le  monde,  et  que  je  n'ai  rien  à  en  dire.  Personne  ici 
n'a  soutenu  encore,  et  personne  assurément  ne  soutiendra  que 
la  politique  coloniale,  au  moins  en  ce  qui  touche  à  Madagascar, 
est  un  rêve  maladif  de  cerveaux  aventureux  ou  pervertis;  que 
la  France  ne  peut  pas  avoir  de  politique  coloniale,  puisqu'elle 
n'a  pas  d'excédent  de  population;  et  aucuns  des  raisonnements 
qui  ont  été  apportés  à  cette  tribune  dans  d'autres  débats,  avec 


154  niSCOURS  DE  JULES   FERHY. 

tant  de  force  et  d'éloquence,  ne  se  reproduiront  sur  la  ques- 
tion de  Madagascar.  Ce  n'est  pas  sur  le  principe  que  j'ai  à 
m'expliquer.  Il  se  trouve,  au  contraire,  que  c'est  sur  les  limites 
de  la  politique  coloniale,  en  ce  qui  concerne  Madagascar,  qu'un 
entretien,  qu'un  échange  de  vues,  qui  no  saurait,  messieurs, 
être  définitif  à  cette  heure,  se  trouve  engagé. 

Je  n'ai  pas,  en  effet,  besoin  de  rappeler  à  la  Chambre  que 
nous  sommes  encore  dans  une  période  de  négociations,  que 
cette  situation  commande  au  Gouvernement  une  très  grande 
réserve,  et  que  c'est  seulement  devant  une  commission,  une 
commission  que  vous  désirez  nommer  — dont  le  Gouvernement 
désire,  lui  aussi,  la  nomination  —  que  beaucoup  de  choses, 
qu'il  serait  prématuré  d'apporter  à  cette  tribune,  qu'il  serait 
inopportun,  imprudent  peut-être  de  divulguer  ici,  pourront 
être  dites,  et  dites  dans  toute  leur  vérité.  Four  le  moment, 
messieurs,  ce  sont  seulement  des  vues  générales  que  je  me 
permettrai  de  vous  soumettre. 

Certes,  personne  ne  me  contredira  quand  je  ferai  remarquer 
aux  plus  ardents  de  nos  collègues,  à  ceux  qui  voudraient 
pousser  la  Chambre  le  plus  vite  et  le  plus  loin  du  côté  de  Mada- 
gascar, que  de  toutes  les  politiques,  la  politique  coloniale  est 
celle  qui  a  le  plus  besoin  de  réMexiou  et  de  mesure.  Nous 
avons  beaucoup  de  droits  sur  la  surface  du  globe  :  ce  n'est  pas 
en  vain  que  la  France  est,  comme  on  le  rappelait  tout  à  l'heure, 
une  des  plus  grandes  puissances  maritimes  du  monde.  Elle  a, 
depuis  deux  siècles,  grâce  à  l'aclivité  de  ses  marins,  à  la  puis- 
sance de  son  organisation  maritime,  non  moins  qu'à  la  har- 
diesse de  ses  voyageurs  et  de  ses  explorateurs,  pris  possession 
de  beaucoup  de  points  du  globe,  et  elle  a  ainsi  un  vaste  champ 
pour  s'essayer  à  la  politique  coloniale.  Est-ce  une  raison,  mes- 
sieurs, pour  que  cette  politique  se  développe  partout  à  la  fois  ? 
N'y  a-t-il  pas  à  la  coordonner,  à  l'échelonner,  à  la  pratiquer 
par  étapes  et  par  séries  ? 

L'honorable  M.  de  Mun,  me  faisant  llionneur  de  me  citer 
dans  son  beau  et  brillant  discours,  qui  retentissait  vraiment  ta 
cette  tribune  comme  le  clairon  du  patriotisme...  (A/jp/aurf?^*?- 
ments.)  ...  M.  le  comte  de  Mun,  dis-je,  me  faisait  l'honneur  de 
me  citer,  en  rappelant  ce  mol  que  j'ai  prononcé  dans  une  aulre 
discussion   «  que  la  politique  coloniale  est  pour   la    France 


AllAlKKS    m;    MADAliVSCAIi.  l'.'j 

moderne  un  legs  du  passé  cl  une  réserve  pour  l'aMiiii-  ..  .Mais 
c'est  précisément  à  faire  la  part  du  présent  et  ilc  I  avenir,  à 
répartir  la  tâche  (raujourd'hui  et  à  réserver  la  tâche  de  demain, 
c'est  là  qu'est  tout  le  secret  d"une  bonne  politique  coloniale. 
Sur  tel  point  du  globe,  il  importe  uniquement  de  conserver  les 
situations  acquises;  sur  tel  autre,  il  est  nécessaire  de  faire  un 
pas  en  avant;  enfin,  il  est  tel  point  sur  lequel  une  solution  déli- 
nitive,  intégrale,  s'impose,  parce  que  l'occasion  est  là,  quelle 
passe  et  qu'elle  ne  se  retrouvera  peut-élre  pas  !  CtMlcs,  mes- 
sieurs, dans  cet  ordre  d'idées,  dans  celte  sorte  d'aflaires,  les 
événements  nous  conduisent  hion  plus  que  nous  ne  les  condui- 
sons ;  et  nous  pourrions  trouver  dans  notre  histoii'e  récente 
bien  des  preuves,  bien  des  exemples  de  résolutions  qu'il  a  fallu 
précipiter  parce  que  les  événements  le  commandaient,  et  que 
nous  aurions  peut-être  ajournées  si  nous  avions  été  les  maîtres 
du  temps.  3Iais  ce  n'est  pas  une  raison  poui'  aller  partout  à  la 
fois,  pour  marcher  du  môme  pas  sur  toutes  les  routes.  Il  y  a  un 
choix  à  faire,  et  il  convient  de  considérer,  avant  toutes  choses, 
d'une  part,  l'utilité  des  acquisitions  nouvelles  et,  d'autre  part, 
l'état  de  nos  ressources.  C'est  sous  les  auspices  de  ces  pensées, 
qui  ne  sont  pas  nouvelles,  mais  que  je  crois  justes,  que  je  crois 
l'applicalion  des  notions  du  bon  sens  à  la  politique  coloniale, 
que  je  place  les  quelques  éclaircissements  que  j'ai  à  vous 
donner. 

J'ai  d'abord  à  répondre  à  des  griefs  qui  ont  été  portés  contre 
la  politique  du  gouvernement  répubhcain  dans  l'alfaire  de 
Madagascar,  et  j'ai  ensuite  à  répondre  à  des  questions  qui 
m'ont  été  posées.  L'honorable  comle  de  Mun  et  l'honorable 
M.  de  Lanessan  se  sont  trouvés  d'accord  pour  reprocher  à  la 
politique  républicaine  à  Madagascar,  à  la  politique  qui  se  fait 
depuis  deux  ans,  ce  qu'ils  appellent  sa  mollesse,  ses  tergiversa- 
tions, ses  hésitations,  sa  timidité.  Et,  précisant  l'un  eU'autre  plus 
encore  le  grief  qu'ils  nous  faisaient,  ils  en  sont  venus  à  nous 
reprocher  d'avoir  négocié  avec  les  Hovas,  d'avoir  voulu 
traiter. 

Eh  quoi  !  ont-ils  dit,  est-ce  qu'on  traite  avec  les  barbares  ? 
Est-ce  qu'ils  ont  une  parole  ?  Est-ce  qu'ils  respectent  les  traités? 
Est-ce  que,  lorsque  des  engagements  ont  été  souscrits  par  eux, 
ils  ne  prennent  pas  immédiatement  à  tâche  de  s'en  dégager,  et 


156  DISCOURS  DE  JULKS  FEUUY. 

est-ce  qu'ils  ne  sont  pas,  par  essence,  par  naissance,  fatalement 
les  violateurs  de  toute  foi  jui'ée? 

Messieurs,  je  ne  puis,  en  aucune  façon,  accepter  ce  point  de 
vue  :  je  le  trouve  en  absolue  contradiction  avec  l'idée  très  élevée 
qu'apportait  l'autre  jour  à  la  tribune  l'honorable  M.  le  comte 
de  Mun,  lorsqu'il  donnait  de  la  politique  coloniale  cette  belle 
délinition  :  qu'elle  était  le  droit  des  races  supérieures  vis-à-vis 
des  races  inférieures,  et  aussi  qu'elle  était  l'exercice  d'un 
devoir.  {Très  bien  !  très  bien!)  Il  disait  avec  raison  que  si  nous 
avons  le  droit  d'aller  chez  ces  barbares,  c'est  que  nous  avions 
le  devoir  de  les  civiliser.  {7'rés  bien  !  très  bien!) 

Eh  bien,  messieurs,  j'estime  que  le  premier  pas  que  la  civili- 
sation fait  faire  à  ces  races  inférieures  qu'elle  cherche  à  élever 
jusqu'à  elle,  c'est  de  leur  dicter  des  traités,  de  leur  apprendre 
ce  que  c'est  que  la  foi  jurée,  et  de  les  obliger  à  la  respecter  si 
elles  y  manquent.  {Très  bien!  irès  bien!  très  bien  !  sur  divers 
bancs.)  Il  y  a  là,  messieurs,  entre  ces  races  et  nous,  un  véri- 
table procédé  d'éducation  qui  est  le  plus  efficace,  le  plus  péné- 
trant de  tous.  Et  vous  en  avez  la  preuve  dans  la  pratique  de 
toutes  les  nations  qui  colonisent.  Comment  fait  l'Angleterre? 
Comment  font  toutes  les  puissances  européennes?  De  quelle 
façon  cherchent-elles  à  nouer  des  rapports,  à  asseoir  leur 
intluence,  à  constituer  leur  protectorat?  Par  des  traités  avec 
ces  barbares  avec  les  sauvages  !  Et  vous-mêmes,  messieurs, 
est-ce  que  vous  n'avez  pas  ratifié  ici,  il  y  a  deux  ans,  un  traité 
avec  un  roi  nègre  de  quelques  villages? 

Plusieurs  membres.  —  Mal<ol<o! 

31.  LE  Président  du  coxseil.  —  Vous  l'avez  nommé!  Mes- 
sieui's,  il  est  facile  de  se  faire  applaudir  par  une  Assemblée 
française  en  disant  que  toutes  ces  tractations,  que  toutes  ces 
conventions  sont  niaises  ou  ridicules;  il  est  très  facile  de  faire 
ressortir  ce  que  cette  demi-barbarie  qui  s'avance  vers  la  civili- 
sation conserve  de  vanité  sauvage  et  de  subtilité  ilans  le  dol  ; 
il  est  très  facile  de  faire  et  des  Chinois  et  des  Asiatiques  de 
toutes  nuances,  et  des  Afiicains  de  toutes  couleurs,  des  tableaux 
piquants  qui  ne  font  pas  reculer  les  gouvernements  sérieux  :  car 
il  n'y  a  pas  un  gouvernement  sérieux,  à  l'heure  qu'il  est,  qui  ne 
considère  comme  une  acquisition  précieuse,  comme  une  aug- 
mentation de  force  et  d'influence  un  traité  de  commerce  fait 


AKI"Allii;S    IIK    MAItACASCAIi.  IT.T 

avec  n'impoiic  1(M|ii<'1  (1(3  ces  A<iali(|ii('s,  de  i|iifl(|ii('  race  ti  (1(3 
quelque  couI(3Ui- que  ce  soi  I,  iinil  est  si  iacilc  de  i-aiil(3r  dans 
des  discours  luimourisliqiies  ou  ailicles  de  jouinaux.  Quant  à 
moi,  je  crois  (|uil  y  a  là  comme  une  loi  de  la  civilisation,  et, 
quand  je  vois  autour  des  lapis  verts  de  la  diplomatie,  le  cercle 
des  envoyés  européens,  des  représentants  des  grandes  et 
vieilles  puissances,  s'accroître  de  quelques  visages  cuivrés  ou 
noirs,  je  ne  ris  pas,  je  salue  le  progrés  de  l'Iiiimanité  oi  de  la 
civilisation.  [Très  bien!  très  bien!) 

Est-ce  que  les  choses  se  sont  passées  autrement  dans  celte 
affaire  de  Madagascar?  Est-ce  que  ce  n'est  pas  toujours  à  nouer 
des  traités,  à  sceller  des  alliances  qu'ont  tendu  les  efforts  de  vos 
prédécesseurs?  Quand  la  Restauration  a  envoyé,  en  1829,  sous 
les  ordres  du  commandant  Gourbeyre,  cette  expéditiori  impor- 
tanle  qui  a  malheureusement  échoué,  comme  toutes  les  autres, 
quelles  étaient  les  instructions  données  ?  Elles  sont  citées  dans 
le  beau  livre  de  M.  d'Escamps  dont  nos  collègues  de  la  Réu- 
nion ont  fait  hommage  à  tous  les  membres  de  cette  Chambre. 
M.  Hyde  de  Neuville,  qui  appartenait  à  ce  ministère  entrepre- 
nant, dont  le  prince  de  Poliguac  avait  la  présidence,  M.  Hyde 
de  Neuville  disait  au  commandant  Gourbeyre,  en  propres 
termes  : 

<(  C'est  une  solution  prompte,  honorable,  sans  effusion  de 
sang  qu'il  faut  nous  éludier  à  obtenir.  » 

Et  il  ajoutait  : 

«  Quelles  que  soient  les  faveurs  que  vous  fassent  espérer  les 
populations  l'ivales  des  Hovas,  ne  vous  engagez  jamais  avec 
elles  de  façon  à  vous  mettre  hors  d'état  de  rien  conclure  avec 
la  reine.  » 

Et  c'était  aussi  à  un  traité  qu'aspirait  le  prince  de  Polignac, 
dans  cette  lettre  si  curieuse  que  M.  d'Escamps  a  citée  au  cours 
du  livre  que  j'indiquais  tout  à  l'heure,  dans  cette  lettre  écrite  de 
la  propre  main  du  prince  de  Polignac  à  l'horrible  Ranavolo,  il 
lui  proposait  une  alliance,  un  protectorat,  beaucoup  d'argent 
et  beaucoup  d'armes.  Et  qu'est-ce  que  le  gouvernement  de 
juillet  a  fait  quand  il  a  voulu  asseoir  d'une  façon  un  peu  plus 
solide  l'influence  de  la  France,  sinon  à  Madagascar,  du  moins 
dans  le  voisinage  immédiat  de  la  grande  terre?  Il  a  passé  des 
traités  avec  les  chefs,  avec  les  reines  du  Rouëni,  de  l'Ankara, 


158  DISCOUHS   DK  JULES   FERRY. 

des  îles  Nossi-Bé,  Nossi-Mitsiou,  de  toules  les  régions  dont 
nous  avons  appris  les  noms.  Et  l'Empire,  le  gouvernement 
impérial!  Mais  il  a  poussé  plus  loin  qu'aucun  autre  cette  poli- 
ti(|ue  conventionnelle  qu'on  nous  propose  aujourd'hui  d'aban- 
donner absolument,  pour  nous  rattacher  à  je  ne  sais  quelle 
politique  conquérante,  exclusivement  militaire  et  brutale. 
L'Empire  a  fait,  dès  1860,  de  la  politique  conventionnelle  avec 
le  gouvernement  des  Hovas,  une  politique  dont  il  n'est  point  si 
facile  de  se  détacher  absolument. 

J'arrête  un  instant  votre  attention  sur  ces  traités  de  1862  et 
de  1868,  qui  figurent  dans  nos  recueils,  qui  font  partie  de  nos 
titres,  que  nous  sommes  si  loin  de  déchirer  que  notre  cause, 
que  notre  droit  juridique  actuel  reposent  sur  ces  traités  :  car 
c'est  de  ces  traités  que  nous  demandons  l'exécution  au  gouver- 
nement hova.  L'Empire,  en  cette  matière,  a  poussé,  on  peut  le 
dire,  la  confiance,  la  bienveillance  dans  ces  peuplades  à  demi 
sauvages,  jusqu'à  la  candeur.  Il  a  poussé  la  courtoisie  jusqu'à 
l'imprudence,  car  c'est  lui  qui  a,  le  premier,  donné  àRadamaU, 
le  Titus  malgache,  ce  titre  de  roi  de  Madagascar  qu'aujourd'hui 
on  nous  oppose  dans  le  droit  malgache,  et  parfois  même  dans  le 
droit  européen. 

M.  Pai'l  de  Cassagnac.  —  Cela  a  été  une  faute. 

M.  LE  Peésident  du  conseil.  —  C'est  lui  aussi  qui,  le 
premier,  a  accrédité  un  consul  de  France  auprès  du  «  roi  »  de 
Madagascar.  Eh  bien,  messieurs,  il  est  très  difficile,  en  pré- 
sence d'antécédents  qui  ont  donné  à  la  question  de  nos  rapports 
avec  les  Hovas  un  tel  caractère,  de  se  placer  uniquement  sur 
le  terrain  des  déclarations  de  1642  ou  de  1786.  Il  n'y  a  pas  de 
droits  plus  certains,  plus  respectables  que  les  vieux  droits 
historiques  delà  France  sur  Madagascar;  je  le  dis  sans  crainte  : 
ils  sont  très  forts  et  peuvent  être  opposés  à  toutes  les  puis- 
sances européennes  en  vertu  du  droit  international  de  la  vieille 
Europe.  {Vifs  applaudissements.)  ^.qà^^  est-ce  que  vous  pouvez 
empêcher  que,  vis-à-vis  de  ce  peuph^  hova  dont  on  parle,  je 
crois,  avec  trop  de  dédain,  dont  on  diminue,  je  crois,  un  peu 
trop  la  population,  car  tout  à  l'heure,  on  indiquait  le  chitïre  de 
500000  âmes,  et  je  pense  qu'on  pourrait  porter  ce  chitTre  à 
1500000  âmes... 

M.  Pierre  Alype.  —  A  deux  millions! 


AFFAIHKS  iti;  m.vii\(.as(:ah.  isu 

M.  i.E  Président  du  coxseil.  —  Oui.  cl  nous  ne  pouvons 
pas  ne  pas  reconnaîlre,  en  délinitive,  que  de  loules  les  races 
(le  Madagascar,  c'est  la  plus  vaillante,  la  plus  avancée,  la  plus 
mililaiie... 

M.  PitRRE  Ai.YPE.  —  C'est  vrai! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  si  Ion  peut  appeler 
militaire  une  race  à  moitié  sauvage.  Il  n'y  a  pas  de  gouverne- 
ment sérieux  qui  ne  soit  tenu  de  faire  grand  état  de  pareils 
antécédents,  et  ainsi  s'explique  la  tournure  qu'ont  prise  les 
événements  et  la  procédure  qui  a  dû  être  suivie.  Je  n'accepte 
donc,  en  aucune  façon,  ni  pour  nos  prédécesseurs,  ni  pour  nous- 
mêmes,  le  reproche  qu'on  nous  a  fait  des  deux  côtés  de  cette 
Chambre  d'avoir  traité,  d'avoir  négocié  avec  des  barbares.  Je 
n'accepte  pas  non  plus  ce  reproche  d'excessive  longanimité 
auquel  les  paroles  ardentes  et  éloquentes  de  l'honorable  M.  de 
Mun  ont  donné  un  relief  si  marqué.  Messieurs,  j'estim(;  que 
c'est  un  devoir  des  peuples  civilisés  de  mettre  dans  leurs  rap- 
ports avec  les  peuples  barbares  la  plus  grande  longanimité.  Il 
ne  s'agit  pas  d'apporter  des  susceptibilités  tirées  du  point 
d'honneur  dans  les  rapports  que  l'on  noue  avec  les  Annamites, 
les  Chinois  ou  les  Malgaches  :  il  faut  se  placer  à  un  point  de  vue 
qui  domine  tout  cet  ordre  de  questions,  au  point  de  vue  d'une 
race  supérieure  qui  ne  conquiert  pas  pour  son  plaisir,  dans  le 
but  d'exploiter  le  plus  faible,  mais  bien  de  le  civiliser  et  de 
l'élever  jusqu'à  elle. 

Messieurs,  la  supériorité  intellectuelle,  la  supériorité  mili- 
taire si  écrasante  (jue  nous  possédons,  font  au  plus  fort  un  devoir 
d'une  longanimité  extraordinaire.  Et  je  ne  saurais,  quant  à 
moi,  faire  un  reproche  à  M.  Duclerc  d'avoir  arrêté  l'action 
vigoureuse  du  commandant  Le  Timbre  devant  l'annonce  d'une 
ambassade  hova  qui  partait  pour  Paris.  Ohl  je  sais  comment 
elle  s'est  conduite!  Vous  avez  lu,  et  vous  pourrez  relire  dans  le 
ùevn'iev  Livre  jaune  toute  cette  curieuse  histoire.  Je  ne  cache 
pas  que  ces  singuliers  ambassadeurs  ont  procédé  avec  la  plus 
extraordinaire  mauvaise  foi.  Si  vous  relisez  ces  curieux  débats, 
vous  verrez  comment  les  envoyés  hovas,  par  la  seule  force  de  la 
raison  et  par  la  supériorité  de  l'intelligence,  ont  été  conduits 
peu  à  peu  jusqu'à  un  arrangement  acceptable  :  vous  les  verrez, 
sur  la  question  de  propriété  en  terre  malgache,  consentir  à 


160  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

substituer  à  la  propriété  Femphytéose  à  long  terme,  ce  qui,  en 
fait  en  pratique,  revient  à  peu  près  au  même;  vous  les  verrez, 
tlans  les  derniers  jours  qu'ils  ont  passés  à  Paris,  accepter,  sur 
la  question  du  protectorat  de  la  côte  Noi'd-Ouest,  une  rédaction 
qui,  assurément,  n'était  pas  la  reconnaissance  de  nos  droits, 
mais  qui  était  l'obligation,  fermement,  clairement  contractée,  de 
ne  rien  faire  qui  pût  nous  contrarier  dans  ces  régions. 

'Vous  remarquerez  enfin,  au  cours  de  la  dernière  dépêcbe 
écrite  par  les  employés  malgaches,  ce  dernier  détail  où  se 
révèle  véritablement  la  mauvaise  foi  fondamentale  de  ces  races 
barbares  ;  ils  disent  :  «  Pour  que  nous  puissions  signer,  effacez 
donc,  nous  vous  en  supplions,  la  réserve  des  droits  historiques 
de  la  France  sur  Madagascar  :  nous  n'avons  pas  pouvoii'  pour 
traiter  de  cela.  »  Que  fait  alors  M.  Duclerc?  il  pousse  l'esprit  de 
conciliation  jusqu'à  supprimer  la  clause... 

Un  membre.  —  Il  a  ea  tort! 

M.  LE  Peésident  du  conseil.  —  ...et,  tout  joyeux,  l'on  se 
dit  :  «  Voilà  une  affaire  terminée  1  »  Elle  ne  l'était  pas,  mes- 
sieurs! Dans  la  nuit  même,  les  envoyés  hovas  quittèrent  le 
Grand-Hôtel  —  on  n'a  jamais  su  pourquoi  —  ne  nous  laissant 
d'autre  souvenir  de  leur  passage  que  leur  note  à  payer  (Rires.) 

M.  Roque  (de  rillol).  —  Et  on  dit  que  ce  sont  des  races  inférieures! 
M.  Georges  Perin.  —  Ce  sont  des  sauvages  très  civilisés. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  C'est  par  ces  côtés-là  qu'ils 
se  civilisent  le  plus  vite!  Messieurs,  je  dis  que,  malgré  toutes 
ces  diflicultés,  en  restant  au  point  de  vue  supérieur  qui  doit 
toujours  être  le  nôtre,  nous  ne  devons  pas  regretter  la  dou- 
ceur, la  longanimité  que  nous  avons  témoignées  à  ces  envoyés 
malgaches;  nous  ne  devons  pas  les  regretter,  parce  que  ce  sont 
des  demi -barbares,  des  demi-sauvages  ;  et  aussi,  parce  qu'on  ne 
sait  jamais  à  quel  point  ils  sont  mal  conseillés...  {Mouvement.) 
C'est  à  ceux  qui  les  conseillent,  plutôt  qu'aux  pauvres  victimes 
de  toutes  ces  illusions,  qu'il  faut  s'en  prendre  de  ces  tristes 
incidents.  {Très  bien/  très  bien!) 

Maintenant  nous  arrivons  à  la  situation  actuelle,  et  aux  ques- 
tions qui  nous  ont  été  posées.  Les  honorables  inlerpellateurs 
nous  demandent  —  c'est  bien  leur  droit  :  «  Qu'est-ce  que  vous 
avez  fait  à  Madagascar?  Qu'avez-vous  fait  notamment  api"ès  ces 


AKFAIIIKS   liK   MADAGASCAR.  161 

brillants  coups  do  main  de  Taniatavc  <* l  de  Majunf,ra  qui,  sans 
nous  coûter  un  seul  blessé,  ont  mis  en  notre  possession  des 
forteresses  que  les  gouvernements  préc(^denls  avaient  fort  sou- 
vent—riiisloire  en  témoigne —  été  obligés  de  respeclei'?  «Nous 
avons  pris  ïamatave  et  Majunga,  et  c'est  là  le  rôle  de  l'amiral 
Pierre,  dont  je  suis  beureux  de  saluer  la  noble  et  liéroïque 
ligure.  \A})plaudiss('menls  sur  tous  les  bancs.)  Qu'est-ce  qu'on  a 
fait  depuis,  et  quelles  sont  les  instructions  qui  ont  été  données 
à  l'amiral  Galiber?  Messieurs,  les  instructions  données  à 
l'amiral  Galiber  étaient  fort  simples  :  il  avait  à  continuer  la 
double  mission  de  l'amiral  Pierre,  mission  de  négociation  et  de 
paix,  dans  la  mesure  du  possible,  mission  d'action  énergique 
pour  arriver  à  la  paix  ;  il  avait  l'ordre  de  détruii-e  tous  les 
postes  bovas  du  nord-est,  du  nord-ouest  et  du  sud-est  de  l'ile. 
L'amiral  Galiber  s'est  acquitté  de  cette  tàcbe  à  la  grande  satis- 
faction du  Gouvernement;  il  a, dans  le  cours  des  mois  d'octobre 
et  de  novembre,  successivement  fait  bombarder  Foulepointe, 
Mahambo,  Manahar,  Vobémar,  Autombouck,  Marancette  — 
c'est  là  que  nous  avons  eu  un  blessé,  —  Manouron,  Mahéla, 
Bemanoremana,  et  Fort-Daupbin. 

Et  il  n'est  pas  besoin  d'ajouter  que,  lorsque,  le  13  novembre, 
les  Hovas  reprirent  l'olTensive,  ils  furent  facilement  repoussés 
par  les  équipages  de  la  Hotte.  Je  trouve  que  c'est  là  une  action 
militaire  digne  d'estime.  Et,  quand  on  disait  que  nos  marins  et 
nos  soldats  étaient,  en  quelque  sorte,  assiégés  par  les  armées 
bovas,  on  ne  donnait  ni  à  la  Cbambre,  ni  au  pays  l'idée  exacte 
des  cboses  :  car  cette  expédition,  très  eflicace,  très  rapide,  très 
rondement  et  très  brillamment  menée,  diffère  singulièrement 
de  ce  qui  s'était  passé  sous  les  précédents  gouvernements  sur 
la  côte  de  Madagascar.  Je  sais  bien,  comme  M.  le  comte  de  Mun 
l'a  rappelé  l'autre  jour,  que  la  Restauration  avait  envoyé  le 
capitaine  de  Mackau  à  Tintingue  ;  mais  je  me  rappelle  aussi 
que  la  première  expédition,  qui  fut  dotée  d'un  crédit  alloué  sur 
le  budget  de  la  France,  et  dont  M.  Sylvain  Roux  avait  la  direc- 
tion, aboutit  à  un  lamentable  échec,  et  que  c'est  sous  les  yeux 
du  gouverneur  de  Sainte-Marie,  M.  de  Blévec,  dont  on  vous  a 
cité  une  protestation  conçue  en  termes  fort  nobles,  que  le 
premier  Rbadama,  le  conquérant,  s'emparait  de  Tamatave  et 
de  Foulepointe,  et,  à  ce  moment-là,  le  gouverneur  français  en 

J.  Ferry,  Discouru,  V.  {{ 


162  DISCOURS   DE  JULES   FEHHV. 

était  réduit  à  des  protestations  platoniques.  Je  sais  encore  que 
l'expédition  du  commandant  Gourbeyre,  en  1819,  a  échoué 
devant  Foulepointe;  je  sais  qu'en  1832,  le  gouvernement  du 
roi  Louis-Philippe  ordonna  d'évacuer  Tintingue,  dure  nécessité, 
que  le  gouvernement  de  la  République,  croyez-le  bien,  saura 
épargner  à  notre  pays. 

Vous  savez  tous  —  c'est  l'histoire  de  cette  période  —  que  le 
glorieux  et  vaillant  commandant  Romain  Desfossés,  en  1845, 
échouait  devant  Tamatave,  malgré  la  bravoure  de  ses  troupes. 
Il  avait  été  jusqu'au  fort  central,  mais,  n'ayant  plus  de  muni- 
tions, il  fut  obligé  de  se  retirer.  Nous  pouvons  dire,  à  l'honneur 
de  la  République,  que  nous  n'avons  échoué  ni  à  Foulepointe. 
ni  à  Tamatave,  que  nous  sommes  maîtres  de  la  côte,  et  que 
notre  situation  militaire  n'est  en  rien,  quoi  qu'on  puisse  dire, 
la  marque  de  l'impuissance.  En  effet,  c'est  cà  la  suite  de  cette 
série  de  bombardements  que  les  premières  ouvertures  ont  été 
faites  par  le  premier  ministre  de  Tananarive.  C'est  h  la  date 
du  16  novembre  qu'ont  commencé  les  conférences  dont  vous 
avez  le  curieux  récit  dans  le  Livide  jaune.  Eh  bien,  quel  était  le 
but  de  ces  conférences  ?  D'arriver  à  un  traité,  n'est-ce  pas?  Tel 
était  donc  le  résultat  des  mesures  énergiques  que  nous  avions 
prises.  Les  négociations  ont  été  renouées  le  l*""  février  dernier, 
et,  de  notre  part,  dans  des  termes  qui  ont,  comme  toujours,  et 
sur  ma  recommandation  expresse,  laissé  intacts  les  droits 
historiques  de  la  France.  La  question  de  souveraineté  a  été 
réservée  :  il  nous  sera  toujours  possible  de  la  revendi(|uer 
quand  nous  le  jugerons  utile,  et  de  l'exercer  dans  la  mesure 
qui  nous  semblera  la  meilleure  pour  les  intérêts  du  pays.  Ces 
négociations  ont  donc  été  reprises  le  1"  février  ;  je  n'en  ai  pas 
de  nouvelles.  Vous  dirai-je  que  je  fonde  beaucoup  d'espoir  sui" 
leur  succès?  Je  crois  pourtant  que  ce  serait  trop  se  presser  que 
de  déclarer  dès  à  présent  qu'elles  échoueront. 

Pour  moi,  j'ai  le  plus  vif  désir  qu'elles  aboutissent. 
Je  sais  bien  que  j'attriste  un  peu  l'excellent  et  patriotique 
esprit  de  nos  collègues  de  la  Réunion.  Pourtant,  je  désire  très 
sincèrement  que  nous  arrivions  à  conclure  un  traité  avec  les 
Hovas.  [Mouvements  divers,  —  Jnterrwptions.)  Et,  si  je  le  dis 
très  haut,  je  ne  désire  pas  que  les  Hovas  nous  fournissent 
l'occasion  de  rompre  avec  eux  d'une  façon  définitive.  Vous  me 


AFFAIlîES    rtK   M.AD.VtiASCAM.  ](',:{ 

direz  :  «Mais  quel  I)iU  poursuivez-vous?  »  Je  poursuis  le  ilouhlt'. 
but  établi  par  l'ultimatum  :  la  protection  des  populations  du 
nord-ouest,  qui  se  sont  placées  sous  notre  «rarde  et  conliées  ;ï 
notre  honneur,  et  la  protection  de  nos  nationaux,  indignement 
traités.  L'indignité  la  plus  grande  de  ce  traitement,  ce  n'est 
plus,  comme  dans  d'autre  temps,  une  persécution  violente  : 
j'en  conviens,  les  mœurs  des  Hovas  se  sont  adoucies;  mais  c'est 
une  inégalité  que  l'honneur  de  la  France  ne  permet  pas  de 
supporter.  Il  n'est  pas  possible  (|ue  les  autres  nations  aient,  par 
tolérance,  si  l'on  veut,  le  droit  de  posséder  à  Tananarivc,  et 
que  les  Français  n'y  jouissent  pas  des  mêmes  avantages. 
[Très  bien  !  li'ès  bien  !) 

Voilà  le  double  but  que  nous  poursuivons.  Selon  l'honorable 
M.  Bureau  de  Vaulcomte,  dont  j'ai  écouté  l'éloquent  discours, 
il  faudrait  poser  la  question  autrement  :  il  ne  faudrait  pas 
s'appuyer  sur  les  traités  passés  avec  la  nation  hova,  il  faudrait 
poser  la  question  de  notre  droit  de  souveraineté  à  Madagascar. 

On  ne  peut,  messieurs,  entrer  dans  un  ordre  d'idées  aussi 
grave  sans  savoir  exactement  jusqu'où  on  peut  aller.  Si  vous 
voulez  poser  la  question  de  souveraineté  à  Madagascar,  c'est 
alors  entre  vous  et  les  Hovas  une  guerre  à  mort  :  il  faut  que  les 
Hovas  disparaissent  de  Madagascar;  si  vous  voulez  proclamer 
la  souveraineté  de  la  France,  alors  le  but  de  notre  politique 
n'est  plus  seulement  la  protection  des  Sakalaves,  de  nos  natio- 
naux, la  revendication  de  nos  droits  séculaires;  ce  n'est  plus 
cette  politique,  c'est  la  politique  de  l'occupation  intégrale,  de 
la  conquête  pure  et  simple,  c'est  le  dessein  de  nous  créer,  ta 
cette  immense  distance  de  la  mère  patrie,  une  autre  Algérie, 
assurément  moins  coûteuse  à  conquérir  —  les  difticullés  mili- 
taires ne  sont  pas  à  comparer  —  mais,  je  le  crains,  beaucoup 
plus  difticile  à  peupler,  à  assainir,  à  féconder:  car  l'île  est  toute 
couverte  de  forêts;  il  n'y  a  ni  roules,  ni  chemins,  pas  même  des 
chemins  de  mules;  que  dis-je,  il  n'y  a  pas  de  mules!  [On  rit.) 

Voix  à  droite.  —  Ni  de  chevaux  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Tout  est  h  faire,  tout  est 
à  créer.  Il  y  a  ici  un  certain  nombre  de  nos  collègues,  particu- 
lièrement ceux  qui  représentent  la  Réunion,  qui  nous  poussent 
à  faire  grand  dans  l'île  de  Madagascai".  Nous  ne  voulons  pas 


164  DISCOURS   DE  JULES   FEKRY. 

faire  grand,  nous  voulons  faire  modeste,  afin  de  rester  pratiques 
et  de  rester  sages. 

II  nous  a  été  donné  d'entreprendre  un  certain  nombre 
d'œuvres  nationales  et  nécessaires;  nous  avons  pu,  depuis 
quelques  années,  résoudre  d'une  façon  délinitive  la  question 
de  Tunisie.  Nous  vous  apporterons  ces  jours-ci  le  dernier  acte... 

Voix  à  dnnle.  —  La  note  à  payer! 

M.  LE  Président  du  Conseil.  —  Non,  pas  la  note  à  payer  : 
nous  vous  démontrerons  sans  peine  que  la  convention  dont 
nous  vous  demandons  l'adoption,  n'expose  la  France  à  aucun 
risque,  dans  aucune  hypothèse  imaginable.  Nous  avons  donc 
pu  terminer  l'affaire  de  Tunisie.  L'affaire  du  Tonkin  est,  à  ce 
qu'il  me  semble,  en  assez  bonne  voie  :  la  période  militaire 
touche  à  sa  fin...  [Très  bien!)  ;  la  période  d'organisation  va 
commencer.  Permettez-moi  de  vous  dire  que  ce  n'est  pas  une 
raison  pour  donner  à  l'affaire  de  Madagascar  des  proportions 
qu'elle  ne  comporte  pas  actuellement.  [Très  bien!  très  bien!) 
Mais,  me  dira-t-on,  votre  but  est  limité,  il  est  sage,  il  n"expose 
pas  la  France  à  de  grandes  dépenses  d'hommes  et  d'argent; 
mais,  enfin,  quels  sont  vos  moyens  pour  l'atteindre?  Si  les 
négociations  qui  sont  encore  pendantes  n'aboutissent  pas, 
que  ferez-vous  ? 

Messieurs,  je  réponds  que,  si  les  négociations  échouent,  il  est 
de  notre  devoir  de  n'écarter,  pour  terminer  cette  affaire,  pour 
réduire  à  la  raison  le  peuple  hova,  l'emploi  d'aucun  moyen... 
[Très  bien  !  très  bien!  sur  divers  bancs),  et  que  de  ce  qui  se  dit 
à  cette  tribune  il  ne  faut  pas  que  ce  peuple  obstiné,  d'une 
obstination  tout  à  fait  particulière,  puisse  conclure  que,  du  haut 
de  son  nid  d'aigles  de  Tananarive,  il  peut  braver  indéfiniment 
la  volonté  et  les  armes  de  la  France.  [Applaudissements  sur  un 
grand  nombre  de  bancs.) 

Mais  enfin,  messieurs,  en  dehors  du  moyen  extrême  que  je 
ne  veux  pas  examiner  encore,  il  y  en  a  d'autres  :  il  y  a  des 
moyens  intermédiaires,  si  je  puis  dire;  on  en  a  indiqué  quel- 
ques-uns ;  je  pourrais  en  signaler  d'autres.  Il  n'y  a  qu'une 
solution  que  nous  écartons  :  c'est  la  politique  du  passé,  la 
politique  des  velléités  et  des  abandons.  Nous  résoudrons  avec 
voire  concours  la  question  de  Madagascar;  nous  n'abandonne- 
rons jamais  nos  droits.  (  T}'ès  bien  !  très  bien  !) 


„ 


il 


AFFAIHKS   DE   MADAd ASCAK.  165 

M.  Pail  de  Cassagnac.  —  Sur  ce  lerrain-là,  nous  vous  suivrons! 

M.  LE  Président  DU  CONSEIL.  — Nous  voulons  qu'on  le  sache, 
et  il  faut  que  cela  soit  dit  assez  haut  pour  que  les  Hovas  ou 
ceux  qui  les  conseillent  en  prennent  bonne  note.  { Applaudisse- 
ments.) Nous  ne  nous  en  irons  pas;  nous  n'tHacuerons  pas, 
comme  ont  eu  la  douleur  de  le  faire  les  gouvernements  qui 
nous  ont  précédés,  les  points  que  nous  occupons;  nous  repous- 
sons la  solution  du  désistement,  et  nous  supplions  la  Chambre 
de  nous  donner  un  ordre  du  jour  qui  exclue  dune  manière 
absolue  la  politique  de  Vabainûon. {Nouveaux  applaudisseynents.) 
Quant  aux  mesui'es  à  prendre,  nous  acceptons,  que  dis-je? 
nous  désirons  qu'une  commission  spéciale  soit  saisie  de  la 
question  des  crédits.  Devant  cette  commission,  nous  pourrons 
dire  beaucoup  de  choses  qu'il  est  de  notre  devoir  de  taire  à 
cette  tribune.  Nous  pourrons  pi'évoir  certaines  bypolhèses; 
nous  pourrons  arrêter  une  politique  pratique  et  qui,  sans  cesser 
d'être  sage,  sauvegardera  l'honneur  et  les  intérêts  de  la  France! 
{Très  bien!  très  bien!  et  applaudlssevients  répétés  sur  un  grand, 
nombre  de  bancs  dans  les  diverses  parties  de  V Assemblée.) 

Discours  du  21  juillet  1884. 

Tout  le  monde  semblait  d'accord,  et  le  rôle  du  cabinet  avait  plutôt 
consisté  à  calmer  les  belliqueuses  ardeurs  du  Parlement.  M.  Georges 
Perin  crut  cependant  utile  de  s"élever  dans  une  longue  harangue 
contre  la  témérité,  non  plus,  cette  fois,  de  M.  Jules  Ferry,  mais  de 
la  Chambre  qui  «  poussait  le  Gouvernement  à  revendiquer  tous  les 
droits  que  la  France  possède  sur  tous  les  points  de  la  terre  ».  Il 
essaya  aussi  de  provoquer  les  passions,  à  propos  de  l'indemnité 
accordée  à  M.  Shaw  parle  Gouvernement  français,  et,  déconseillant 
une  expédition  à  Madagascar,  engagea  le  cabinet  à  négocier  de 
nouveau  avec  les  Hovas.  Mais  la  Chambre  avait  fait  son  siège  et,  par 
437  voix  contre  26,  elle  vota  l'ordre  du  jour  suivant  :  «  La  Chambre, 
résolue  à  maintenir  tous  les  droits  de  la  France  sur  Madagascar, 
renvoie  à  une  commission  spéciale  l'examen  des  crédits  demandés 
et  passe  à  l'ordre  du  jour.  »  .lamais  la  minorité  anticoloniale  n'avait 
été  plus  faible. 

Les  adversaires  de  l'expansion  de  l'influence  française  au  dehors 
tentèrent  de  prendre  leur  revanche  lorsque,  dans  la  séance  de  la 
Chambre  en  date  du  21  juillet  1884*,  on  discuta  le  projet  de  loi 
portant  ouverture  d'un  crédit  de  o361  000  francs  pour  les  dépenses 

1.  V.  YOfficiel  du  22  juillet  1884. 


166  DISCOURS  DE  JULES   FEHllY. 

occasionnées  par  les  événenieuLs  de  Madagasi-ar.  M.  Georges 
Perin  ouvrit  le  feu.  Il  reprocha  à  la  commission  de  vouloir 
étendre  le  plan  des  opérations,  qui  devait,  à  l'oiigine,  se  limiter 
à  l'occupation  du  nord  et  du  nord-ouest  de  l'ile,  et  qui  parais- 
sait maintenant  tendre  à  l'occupation  de  tout  le  littoral  par  une 
ceinture  de  postes  forlifiés.  Or,  disait  l'orateur,  ni  les  1  200  hommes 
envoyés  à  Madagascar,  ni  les  ;>  millions  demandés  par  la  marine 
ne  pourraient  suffire.  Les  faits  avaient  démenti  les  appréciations 
optimistes  des  commissaires  de  la  République  qui,  depuis  quatre 
ans,  s'étaient  succédé  à  Madagascar.  La  prise  de  possession  de 
Tamatave,  avec  sa  douane  et  d'autres  ports,  n'avait  nullement 
entraîné  la  soumission  des  Hovas.  Les  Sakalaves  dont  on  avait 
escompté  le  concours  avaient,*  au  coniraire,  pillé  le  côlre  le  Touelé 
ainsi  que  les  factorei'ies  françaises  et  anglaises  de  la  baie  Saint- 
Augustin  (mai  1881).  Enfin,  le  climat  de  Majunga  et  de  Tamatave 
était  si  mauvais  qu'à  une  certaine  époque,  nous  avions  eu  oO  p.  dOO 
de  malades.  M.  Perin  en  lirait  cette  conclusion  qu'une  occupation 
étendue  exigerait  beaucoup  d'hommes  et  beaucoup  d'argent,  et 
qu'il  fallait  s'attacher  à  une  politique  de  conciliation,  si  l'on  ne  vou- 
lait pas  être  acculé  à  la  politif|ue  de  conquête  réelle  et  immédiate. 
Il  termina  en  déclarant  qu'il  refusait  les  crédits,  parce  qu'ils  avaient 
pour  objet,  non  seulement  de  payer  les  dépenses  engagées,  mais  de 
servir  à  commencer  la  conquête  de  Madagascar. 

A  cette  politique  de  faiblesse  et  de  reculade,  M.  Freppel  opposa 
une  apologie  vigoureuse  de  l'action  française  à  Madagascar,  et  félicita 
les  républicains  de  continuer  l'œuvre  de  Richelieu,  de  Colbert  et  de 
la  Restauration.  On  entendit  ensuite  M.  Delafosse  qui,  sous  cer- 
taines réserves,  se  déclara  d'accord  avec  le  Gouvernement  «  pour 
la  première  fois  »  et  mit  surtout  en  relief  l'hostilité  des  missions 
anglaises  qui,  sous  le  couvert  de  la  religion,  font  à  notre  influence 
une  guerre  systématique,  aliment  principal  de  la  guerre  ouverte 
que  nous  font  les  Hovas.  M.  Bernard-Lavergne  reprit,  à  peu  de  chose 
près,  la  thèse  de  M.  Perin  et  Ht  un  sombre  tableau  des  sacrifices 
qu'exigerait  une  marche  sur  Tananarive,  alors  qu'on  avait  déjà  sur 
les  bras  l'expédition  du  Tonkin,  et  qu'il  fallait  craindre  de  compro- 
mettre la  défense  du  pays  par  de  nouvelles  aventures.  Le  rappor- 
teur, M.  de  Lanessan,  justifia  le  plan  de  la  commission,  établit 
qu'avec  les  Hovas  «  la  politique  de  conciliation  »  recommandée  par 
M.  Perin,  était  chimérique;  qu'il  n'était  pas.  du  reste,  indispensable, 
pour  sauvegarder  les  intérêts  français  à  Madagascar,  de  faire  la 
conquête  de  l'île  entière,  et  qu'il  suffirait  d'occuper  quelques  points 
comme  Tamatave,  Majunga,  Vohémar,  Tuléar,  Mavetanane;  mais  lé 
rapporteur  voyait  une  utilité  de  premier  ordre  à  nettement  affirmer 
nos  droits  sur  l'île  entière,  en  prenant  possession  de  quelques  points 
du  sud,  comme  Tuléar,  la  baie  de  Saint-Augustin  et  Fort-Dauphin, 
pour  affirmer  ces  droits  par  des  actes.  Après  M.  Raoul  Duval,  qui 
critiqua  les  ambitions  excessives  des  colons  de  la  Réunion,  avides  de 


AFFAIRES   DE   MADAGASCAR.  liH 

conquérir  une  ilo  plus  i,m"iii<1<!  que  la  France,  ot  rappela  la  iiialliou- 
reuse  issue  de  l'expt'dit  ion  diiyéiic rai  I.ecitirc  à  llaili,  M.  (ioblef,  toute!i 
approuvant  le  discours  prononcf'  par  M.  Jules  Ferry  dans  la  séance 
du  27  mars,  protesta,  connue  M.  (leorges  Perin,  contre  l'extension 
donnée  au  profiramnie  des  opérations  par  la  commission,  notam- 
ment en  ce  qui  concerne  Mavetanane,  situé  à  100  kilomètres  de  la 
côte,  el  les  projets  prêtés  à  l'amiral  Miot.  Pour  donner  satisfaction 
à  M.  (ioblet,  qui  demandait  si  le  Président  du  conseil  était  d'accord 
avec  la  commission  sur  la  mesure  dans  laquelle  notre  action  allait 
s'exercer  à  Madagascar,  M.  Jules  Ferry  donna  les  explications 
suivantes  : 

M.  Jules  Ferry,  président  du  conseil.  —  Je  nï'prouve 
aucune  difficulté  à  répond l'c  avec  une  très  grande  précision  à  la 
question  que  riionorable  M.  Goblet  vient  de  me  poser.  J'ai,  en 
elïet,  retrouvé  dans  sa  bouche,  exposées  avec  Téiégance  et  la 
grâce  qui  lui  appartiennent,  des  pensées  que  j'ai  exprimées 
moi-même,  soit  au  cours  de  rinterpcllalion  qui  s'est  terminée 
parle  vote  du  27  mars,  soit  dans  mes  divers  entreliens  avec 
la  commission.  Je  nai,  ni  sur  le  fond  de  l'alfaire,  ni  sur  la 
méthode  à  suivre,  en  aucune  façon  changé  d'avis.  Le  fond  de 
l'affaire,  permettez-moi  de  vous  le  rappeler,  vous  l'avez  décidé 
souverainement  par  un  vote  solennel,  un  des  votes  les  plus 
mémorables  qui  aient  été  rendus  dans  cette  Assemblée,  car  il  a 
réuni  dans  un  même  sentiment  les  partis  ordinairement  les 
plus  opposés,  les  plus  hostiles  les  uns  aux  autres.  {Très  bien! 
très  bien!)  Le  jour  où  vous  avez  émis  ce  vote,  vous  avez  pris 
une  résolution  grave,  définitive.  Vous  avez,  entre  des  poli- 
tiques diverses,  choisi,  déterminé  celle  que  vous  avez  consi- 
dérée comme  la  meilleure. 

Aujourd'hui,  ne  serait-il  pas  souverainement  impertinent  de 
ma  part  de  vous  demander  de  ne  rien  faire,  de  ne  rien  dire  qui 
alïaiblisse  votre  résolution  du  27  mars?  Puis-je  songer  à 
demander  à  la  Chambre  de  ne  pas  changer  de  politique  au 
bout  de  trois  mois  ?  [Très  bien!  très  bien!)  Faut-il  que  je  la  prie 
de  ne  pas  laisser  croire  aux  peuplades  sur  lesquelles  nous 
devons  agir  par  des  moyens  d'intimidation  sérieux  qu'il  y  a 
de  l'hésitation  dans  nos  résolutions?  [Applaudissements.)  Vomv 
moi,  je  ne  doute  pas  que  la  Chambre  ne  soit  prête  à  déclarer 
aujourd'hui  même  qu'elle  persiste  plus  que  jamais  dans  sa 
résolution   du  27    mars.  Mais,   si  les   résolutions  restent  les 


168  DISCOURS   DE  JULES   FEHRY. 

mêmes,  quelque  chose  doit-il  être  change  dans  le  plan  que 
nous  devons  suivre?  Je  ne  le  pense  pas.  Au  grand  élonnement 
de  quelques-uns,  qui  étaient  accoutumés  jusque-là  à  me  consi- 
dérer comme  partisan  d'une  politique  coloniale  eiïrenée,  j'ai 
été  le  premier  à  dire  à  la  Chambre  qu'il  fallait,  dans  cette 
affaire  de  Madagascar,  agir  avec  la  plus  grande  circonspection  ; 
qu'il  ne  fallait  pas  tout  entreprendre  à  la  fois.  J'ai  presque  dit 
ce  que  l'honorable  M.  Goblet  exprimait  tout  à  l'heure  sous  une 
autre  forme  :  qu'il  fallait  laisser  quelque  chose  à  faire  à  nos 
neveux.  C'était  absolument  le  fond  de  ma  pensée,  le  fond  de 
la  politique  du  Gouvernement  ;  et  c'est  cette  pensée,  cette  poli- 
tique que  j'ai  eu  l'honneur  de  défendre  devant  la  commission. 
Nous  avons  été  appelés  deux  fois,  je  crois,  ou  trois  fois,  devant 
la  commission... 

M.  Georges  Perin.  —  Deux  fois. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  On  nous  a  demandé 
comment  nous  entendions  mettre  en  pratique  l'ordre  du  jour  du 
27  mars;  et  on  était,  messieurs,  absolument  en  droit  de  nous 
poser  cette  question.  Ce  n'était  pas,  en  effet,  à  la  commission  à 
nous  dire  comment  elle  voulait  interpréter,  appliquer,  exécuter 
cet  ordre  du  jour;  c'était  au  gouvernement  responsable  à  dire, 
le  premier,  comment  il  entendait  agir.  J'ai  dit  à  la  commission, 
pour  lui  faire  apprécier  le  point  de  vue  du  Gouvernement,  la  façon 
dont  il  croyait  devoir  concilier  et  la  résolution  très  ferme  et  la 
politique  très  décidée,  très  nouvelle  qui  lui  était  commandée 
par  le  vote  de  la  Chambre.  Cette  politique,  enelTet,  est  très  nou- 
velle, car  c'est  pour  la  première  fois,  depuis  le  28  mars,  que  la 
France  a  eu  une  politique  décidée  dans  l'alîaire  de  Mada- 
gascar... J'ai  dit  à  la  commission  :  «  Pour  vous  faire  apprécier 
le  point  de  vue  du  Gouvernement,  je  vais  tout  simplement 
vous  donner  connaissance  de  l'esprit  et  du  texte  même  des 
instructions  qui  ont  été  adressées  à  l'amiral  Miot.  Du  jour  où 
cette  volonté  de  revendiquer  nos  droits  historiques  sur  Mada- 
gascar est  devenue,  par  votre  vote,  une  volonté  nationale,  il  ne 
pouvait  plus  être  question  de  nous  tenir  seulement  sur  le  ter- 
rain des  négociations,  sur  le  teri-ain  du  traité  de  1868;  nous 
avons  très  bien  compris  qu'un  pas,  un  grand  pas  avait  été  fait, 
et  nous  avons  dit  aux  agents  d'exécution  :  Jusqu'à  présent  nous 
nous  sommes  bornés  à  demander  aux  Hovas  de  reconnaître  nos 


\FI  AIIIKS    llK    MAKAKASCAIi  169 

droits;   celte   politique  est   (inio  :  à  partir  tin  27  mars,  nous 
avons  le  devoir  d'exercer  nos  droits.  » 
M.  Frkcpf.l.  —  Très  bien! 

M.  LK  Président  du  conskii..  —  De  là  ce  projet  d'occu- 
pation limitée  qui  constitue  la  première  partie  des  conclusions 
de  voire  commission,  la  seulo  (pie  véritablement  le  Gouverne- 
ment se  soit  api)ropiiét'.  Lors(pie  je  me  suis  présenté  devant  la 
commission,  nous  avons  dit,  M.  le  ministre  de  la  marine  et 
moi,  comme  le  répétait  tout  à  l'heure  M.  Goblet,  qu'il  fallait 
garder  Majunga  et  Tamatave,  et  trouver,  dans  le  nord,  à  Volie- 
mar  et  peut-être  aussi  dans  la  baie  de  Passandava,  des  points 
d'occupation  permanents,  réservant,  comme  il  convient,  quant 
au  choix  de  ces  points,  l'opinion  du  chef  éminent.  à  l'intelli- 
gence éclairée,  à  l'esprit  très  ouvert,  très  distingué,  qui  com- 
mande en  ce  moment  à  Madagascar  [Très  bien!  très  bien!)  Sous 
celte  réserve,  et  sous  la  réserve  de  nous  trouvei-  d'accord  avec 
lui,  nous  avons  délimité  le  champ  d'action  poui-  l'année  1884. 
Mais  ce  qui  limite  ce  champ  d'action  d'une  façon  plus  certaine 
encore,  c'est  la  demande  de  crédits  elle-même.  Nous  vous  avons 
demandé  3  millions  :  est-ce  avec  cela  que  nous  pourrons  créer 
tout  autour  de  l'île  un  certain  nombre  d'établissements  qui  ne 
seraient  pas  seulement,  j'imagine,  des  drapeaux  plantés  sur  le 
sol,  mais  des  établissements  sérieux  et  capables  d'abriter  nos 
troupes  et  nos  nationaux?...  Donc,  messieurs,  tenez  la  demande 
de  crédits  qui  vous  est  faite  comme  la  véritable  garantie  de 
prudence  que  le  Gouvernement  donne  à  la  Chambre;  c'est  la 
meilleure  de  toutes,  et  veuillez  considérer  ce  qui  a  été  ajouté 
par  la  commission  au  plan  primitif  du  Gouvernement  comme 
une  addition.  Ce  sont  là  des  vues  plus  étendues,  sur  lesquelles 
je  ne  me  prononce  pas,  que  le  Gouvernement  ne  repousse  pas, 
que  le  Gouvernement  n'appuie  pas  non  plus,  sur  lesquelles  il 
réserve  son  appréciation.  Mais,  en  ce  qui  concerne  l'exercice 
actuel,  la  campagne  actuelle,  avec  le  crédit  que  nous  vous 
demandons,  il  ne  faut  penser  à  rien  de  semblable  ;  cela  n'est 
pas  douteux. 
Et  même,  à  ce  sujet,  je  ferai  encore  deux  observations  : 
D'abord,  si  bien  informée  que  soit  une  commission,  si  dési- 
reuse qu'elle  soit  de  s'entourer  de  renseignements  exacts,  ce 
n'est  pas  elle  qui,  en  pareille  matière,  peut  faire  la  véritable 


170  DISCOURS   nE  JULES   FERRY. 

enquête!  Elle  a  voulu  en  faire  une  ;  elle  Fa  commencée,  elle  la 
continuera  :  je  n'y  vois  aucun  inconvénient;  je  ne  demande  pas 
mieux  qu'elle  la  fasse  aussi  étendue,  aussi  approfondie  que 
possible. 

Mais  il  y  a  cependant  une  mesure  à  observer  :  en  réalité,  la 
véritable  enquête  ne  peut  être  faite  que  par  le  chef  qui  com- 
mande, sur  les  lieux  mêmes.  Il  est  évident  que,  seul,  il  peut 
se  rendre  bien  compte  de  ce  qui  se  passe  ;  et  qu'une  commis- 
sion, si  savante  qu'elle  soit,  mais  placée  à  une  aussi  grande 
distance,  ne  peut  déterminer  les  points  où  il  convient  de  s'éta- 
blir, quels  il  convient  d'attaquer,  et  d'occuper  définitivement. 

J'ajouterai,  messieurs,  qu'on  a  beau  avoir  afïaire  à  des 
Hovas,  il  ne  faudrait  cependant  pas  leur  dire  tous  les  jours  en 
quels  lieux  précis  on  se  dispose  à  les  aller  chercher.  Cela  me 
paraît  contraire  aux  principes  les  plus  élémentaires  de  la  stra- 
tégie, et  il  en  faut  un  peu,  même  avec  les  sauvages.  {Très  bien! 
très  bien  !)  C'est  pour  ces  diverses  raisons  que  le  Gouverne- 
ment ne  se  prononce  pas  sur  la  deuxième  partie  des  conclu- 
sions de  la  commission;  et,  pour  être  tout  à  fait  franc  avec  elle, 
j'ajouterai  qu'elle  m'a  paru  dépasser  un  peu  la  nuance  de 
l'exacte  réalité  quand  elle  a  dit  qu'elle  était  d'accord  aA^ec  le 
Gouvernement,  et  qu'Amboudrou,  Tuléa  et  Fort- Dauphin 
devaient  être  occupés.  Il  n'y  a  accord  avec  le  Gouvernement 
que  sur  la  première  partie  des  conclusions  de  la  commission. 

Nous  pouvons  faire  quelques  réserves  sur  l'utilité  et  la  pos- 
sibilité d'occuper  Mavetanane,  qui  esta  100  kilomètres  dans  les 
terres  ;  mais  nous  laissons  le  soin  de  trancher  la  question  à 
celui  qui  commande  là-bas,  qui  est  le  véritable  chef  de  cam- 
pagne, le  commandant  responsable  à  Madagascar. 

11  me  semble  qu'après  ces  explications  la  Chambre  peut  voter 
les  crédits  :  elle  doit  voir  qu'en  restant  fidèle  à  la  grande  et 
patriotique  pensée  manifestée  dans  l'ordre  du  jour  du  27  mars, 
elle  n'engage  ni  ses  finances,  ni  sa  marine  dans  des  entreprises 
imprudentes,  et  qu'elle  peut  mesurer  l'etïort  que  nous  comp- 
tons faire  dans  la  campagne  actuelle.  Et  cet  effort,  je  l'espère, 
sera  fécond,  car  nous  croyons  pouvoir  exercer,  par  les  opéra- 
tions que  nous  allons  engager,  une  action  beaucoup  plus 
puissante  que  celle  qui  a  été  produite  jusqu'à  présent,  sur 
l'esprit  des  Hovas.  Qu'on  ne  l'oublie  pas,  nous  n'avons  nulle 


AIFAIHKS    I)K    MADACASCAIt.  171 

iiiteiilioîi,  et  ce  serait  une  intention  folle,  de  cliasser  les  Hovas 
de  Madagascar.  Ce  que  nous  voulons,  c'est  leur  faii-e  sentir 
notre  force,  dans  les  liniilcs  du  pi'ogramme  qui  vous  est  sou- 
mis, et  il  n'y  a  à  cela  aucun  péril. 

J'aurais  lini,  messieurs,  si  j<'  ne  devais  répondre  un  mot  à 
une  question  qui  nous  a  été  posée  ()ar  M.  Gohlel.  M.  Golilct 
nous  a  demandé  s'il  nous  était  ai'rivé  des  nouvelli'S  modilianl 
l'état  des  choses.  Nous  n'avons  de  nouvelles  que  celles  que 
nous  avons  données  à  la  commission.  Et,  quant  au  bruit  ndalif 
à  un  engagement  récent,  je  crois  pouvoir  aflirmer  qu'il  est  faux. 

Nous  avons  reçu  une  dépêche  de  l'amiral  Miot  qui  nous  pro- 
pose une  opération  pour  laquelle  il  nous  demande  une  certaine 
autorisation,  mais  je  ne  pense  pas  que  vous  vouliez  nous 
obliger  à  dire  à  la  tribune  quelle  est  cette  opération,  et  surtout 
quel  en  sera  l'objectif.  [Marques  générales  d assentiment.) 

Vous  pouvez,  messieurs,  en  toute  sécurité,  voter  les  crédits 
que  nous  vous  demandons.  [Applaudissements  à  gauche  et  au 
centre.) 

La  Chambre  vota  les  ciédits  par  360  voix  contre  81. 

L'année  suivante,  alors  que  la  honteuse  journée  du  30  mars  1883 
avait  privé  le  pays  de  son  chef  le  plus  éminent,  M.  Jules  Ferry  eut 
encore  Toccasion  d'exposer  au  Parlement  ses  vues  sur  la  politique 
française  à  Madagascar. 

Dans  la  séance  du  28  juillet  188a,  la  Chambre  continuait  la  dis- 
cussion du  projet  de  loi  portant  ouverture  au  ministre  de  la  marine, 
sur  l'exercice  188o,  d'un  crédit  de  12  1 90  000  francs  pour  les  dépenses 
occasionnées  par  les  événements  de  Madagascar.  Ce  crédit  avait  été 
demandé  par  l'ancien  cabinet,  avant  sa  chute,  et  le  cabinet  Brisson 
avait  maintenu  le  projet,  car  aucun  progrès  notable  n'avait  été  fait 
par  nos  troupes,  qui  continuaient  à  occuper  Tamatave.  Le  débat 
s'était  ouvert  le  23  juillet,  et  Ton  avait  déjà  entendu  les  plaidoyers 
connus  de  MM.  Georges  Perin  et  Pelletan,  sur  les  dangers  de  la  poli- 
tique coloniale,  les  patriotiques  objurgations  de  M.  de  Mahy,  organe 
des  Français  de  la  Réunion,  et  les  paroles  émoUientes  de  M.  de 
Freycinel,  ministre  des  affaires  étrangères,  renvoyant  aux  mois  de 
janvier  et  de  février,  les  plans  de  campagne  de  l'année  suivante, 
quand,  au  début  de  la  sé.ance  du  28  juillet  ',  M.  Jules  Ferry,  que  ses 
ennemis  accusaient  depuis  quelque  temps  d'être  accablé  sous  la 
réprobation  publique,  demanda  la  parole  et  prononça  le  discours 
suivant  : 

1.  V.  VOfficiel  (lu  29  juillet  1885. 


172  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

Discours  du  28  juillet  1885. 

M.  Jules  Ficruy.  —  Messieurs,  bien  que  j'aie  eu  souvent 
l'occasion,  pendant  les  deux  années  durant  lesquelles  vous 
m'avez  maintenu  votre  confiance,  de  m'expliquer  sur  les  ori- 
gines, sur  la  portée,  sur  le  caractère  de  la  politique  coloniale, 
et  particulièrement,  à  propos  de  cette  affaire  de  Madagascar, 
sur  les  limites  que  la  sagesse  et  la  prudence  politiques  doivent 
imposer  à  notre  expansion  coloniale,  j'ai  pensé,  et  la  majorité 
de  la  Chambre,  par  un  vote  émis  hier,  et  pour  lequel  je  lui 
exprime  ma  profonde  gratitude,  a  pensé  aussi... 

M.  AcHAiiD.  —  Il  n'y  a  pas  eu  d'opposition! 

M.  LE  Président.  —  Messieurs,  veuillez  faire  silence. 

M.  Jules  Ferry. —  Il  n'y  a  pas  eu  d'opposition  :  ma  gratitude 
n'en  est  que  plus  grande... 

M.  Andrieux.  —  Évidemment!  elle  s'adresse  à  tout  le  monde. 
[Sourires.) 

M.  Jules  Ferry.  —  La  Chambre  a  pensé  qu'il  n'était  point 
superllu  d'échanger  ici,  à  cette  trii)une,  à  la  veille  de  la  consul- 
tation solennelle  que  nous  allons  demander  au  pays,  quelques 
explications,  quelques  éclaircissements  sur  celte  politique  si 
contestée,  si  combattue,  et  qui  paraît  devoir  être,  dans  les  élec- 
tions prochaines,  le  champ  de  bataille  de  toutes  les  oppositions. 
Messieurs,  je  ne  viens  pas  ici  faire  d'apologie  personnelle.  {Oh! 
oh  '  à  r extrême-gauche .) 

M.  F.EYDET.  —  C'est  dommage  ! 

M.  Roque  (de  Fillol). —  C'est  heureux  !  Il  ne  manqueraitplus  que 
cela! 

M.  Jules  Ferry.  —  Que  les  ennemis  et  les  amis  se  l'assurent  : 
telle  n'est  pas  mon  intention.  J'ai  prouvé,  je  crois,  que  je  sais 
faire  passer  avant  le  souci  de  ma  défense  personnelle  d'autres 
soucis  et  d'autres  devoirs...  {Applaudissements au  centre) ei  que, 
comme  il  sied  à  un  homme  qui  a  eu  l'honneur  de  diriger  les 
affaires  de  son  pays. 

M.  Salis.  —  Malheureusement! 

M.  Brialou.  —  Pour  le  malheur  tlu  pays  ! 

M.  Jules  Ferry. — Je  suis  absolument  décidé  à  ne  répondre 
à  aucune  interruption.  {Tr^^'s  bien!  très  bien!  au  centre.) 


AKK.MHKS    liK    M AllACASCAH.  17.( 

M.  LE  PnÉsii:i:.\T.  —  Et  moi  je  suis  décidi"  à  iiiuiiilciiii  l;i  lilieilt- 
de  la  trihiiiie.  [Très  bien  !  (rès  bien!) 

M.  Jules  Fkrry.  — J'espère  que,  n'élant  aiijoiii-iriiiii  qu'un 
membre  de  celte  assemblée,  n'ayant  plus  le  fardeau  et  la  res- 
ponsabilité du  pouvoir,  je  pourrai  traiter  ici  des  (|uestions 
liénèrales,  des  qiu^stions  do  poliliquc  jivnérale,  <les  (lueslions 
d'intérêt  général  patrioli(iue,  je  l'ose  diie,  et  rencontrer  chez 
tous  mes  collègues  la  courtoisie  que  l'on  se  doit  de  collègue  à 
collègue.  {Très  bien!  très  bien!  au  centre.)  Si  je  ne  devais  pas 
recevoir  cet  accueil  et  jouir  de  celte  liberté,  j'inlenomprais 
immédiatement  une  discussion  que  ni  ma  dignité  ni  l'intérêt  du 
pays  ne  me  permettraient  de  poursuivre.  [Parlez!  parlez!) 
Messieurs,  je  dis  que  je  ne  viens  point  faire  ici  une  apologie 
personnelle,  que  j'avais  montré  que  je  savais  me  taire  quand 
j'estimais  que  l'intérêt  public  ne  permettait  pas  d'aborder  et 
d'engager  certaines  discussions.  {Mouvements  divers.) 

M.  LoRAXCHET.  —  Mais  vous  savez  écrire  ! 

M.  LE  PuÉsiDEM.  —  Les  personnes  qui  tioiililent  le  plus  souvent 
l'ordre  sont  celles  qui  veulent  exercer  la  police  de  la  séance.  Si  des 
interruptions  se  produisent,  je  saurai  les  empêcher,  ou  du  moins  les 
réprimer.  Je  prie  tous  mes  collègues  d'écouter  en  silence  :  c'est  le 
seul  moyen  de  faire  qu'il  ne  se  pioduise  pas  de  désordre  dans  cette 
discussion. 

M.  Jules  Feruy.  —  Je  me  suis  tu  quand  il  fallait  me  taire  et 
quand  le  devoir  m'en  était  imposé;  j'ai  gardé  le  silence,  il  y  a 
quelques  jours,  quand  j'étais  interpellé  et  provoqué  de  la 
manièi'e  la  plus  vive  par  un  honorable  membre  de  celle  assem- 
blée, qui  avait  oublié,  je  pense,  l'excommunication  majeure 
qu'il  avait,  quelques  semaines  auparavant,  prononcée  contre 
nous,  et  la  manière  dont  il  demandait  de  nous  retrancher  de  la 
République.  Je  me  suis  lu  alors,  estimant  que  ce  n'était  pas  le 
moment  de  s'expliquer,  aloi's  qu'il  s'agissait  de  ratifier  le  traité 
franco-chinois,  et  dans  un  jour  oi'i  venaient  d'arriver  des  nou- 
velles qui,  fort  heureusement,  ont  été  rectifiées,  expliquées  et 
ne  laissent  plus  maintenant  aucun  sujet  d'inquiétude  aux  amis 
de  la  patrie.  [Rumeurs  à  droite.)  Des  nouvelles  arrivant  de  la 
cour  de  Hué  à  ce  moment-là,  certainement  inquiétantes,  don- 
naient un  plus  haut  prix  au  vote  rapide  et  immédiat  du  traité 
qui  nous  était  soumis. 


174  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

Je  me  suis  tu  pour  cette  raison-là.  J'avais  encoi-e  une  autre 
raison  :  il  me  semblait  qu'il  n'était  pas  à  propos,  au  moment 
où  nous  allions  ratifier  un  traité  qui  doit  établir  entre  la  France 
et  la  Chine  une  paix  solide  et  durable... 

M.  DE  Baudry  d'Asson.  —  Nous  en  avons  la  preuve  dans  les 
événements  de  Hué!... 

M.  LE  Prksu)ENT.  —  N'interrompez  pas  ! 

M.  Jules  Fekky.  —  ...  de  ranimer  et  de  réveiller  ici,  dans 
leur  plus  grande  amertume,  nos  vieux  ou  récents  procès  avec 
l'empire  de  Chine.  [Très  bien  !  av  cen/r?.)  Aujourd'hui,  messieurs, 
je  crois  qu'il  faut  parler  sans  passion,  sans  préoccupations  per- 
sonnelles, car  nous  parlons  tous  devant  notre  juge  suprême, 
devant  le  pays. 

Mais,  dira-t-on,  pourquoi  parler  puisque  tout  le  monde  paraît 
d'accord;  puisque,  à  la  séance  d'hier,  cette  grande  et  extraor- 
dinaire unanimité  qui  s'était  produite  à  la  séance  du  27  mars 
1884,  semble  s'être  retrouvée;  puisque  les  oppositions  ont 
manifestement  éteint  leurs  feux... 

Voix  à  r extrême-gauche.  —  Mais  pas  du  tout  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  ...  puisqu'elles  ne  dépasseront  pas,  à 
ce  qu'on  nous  a  dit,  l'abstention  pure  et  simple... 

A  C extrême-gauche.  —  C'est  une  erreur! 

M.  Georges  Periis.  —  C'est  une  erreur!  Qui  vous  a  dit  cela  ? 

M.  Jules  Ferry.  —  ...  et  que  l'opposition  de  droite  notam- 
ment... 

M.  JoLiBois.  —  Non!  non!  Nous  voterons  contre! 
M.  LE  BARON  DuFOiR.  —  Certainement  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  ...  une  partie  importante  de  l'opposition 
de  droite,  représentée  à  cette  tribune  par  l'honorable  M.  de 
Cassagnac,  est  venue  déclarer  qu'on  ne  faisait,  en  cette  affaire, 
à  la  politique  soutenue  par  le  Gouvernement,  qui  n'était  pas 
autre  chose  que  la  politique  de  l'ancien  cabinet  même... 

M.  LE  BARON'  DuEOLR.  —  Quaut  à  mol,  je  voterai  contre. 

M.  LE  Président.  —  Vous  voterez  comme  vous  le  jugerez  bon  ; 
vous  pourrez  même  expliquer  votre  vote,sivous  le  désirez;  mais,  en 
attendant,  je  vous  prie  de  garder  le  silence. 

M.  Jules  Ferry.  —  ...  qu'on  ne  faisait  à  cette  politique 
qu'un  seul  reproche  :  c'était  de  ne  pas  s'être  montrée  assez 
résolue  à  cette  tribune,  et  de  n'avoir  pas  positivement,  formel- 


AFFAIUKS    l)K    MAD.UiASCAM.  175 

lemenL  exprimé  sa  volonté  d'arriver  à  la  conquête  de  l'ile  de 
Madagascar.  Eh,  messieurs,  c'est  précisément  parce  que  ces 
choses  se  sont  passées  hier  (pi'il  importe  d'en  parler  encoi-e.  Il 
y  a  un  enseignement,  un  précieux  enseignement  à  tirer  de  celte 
dernière  séance. 

Voyez  donc  le  chemin  parcouru  de  la  séance  de  samedi  à  la 
séance  d'hier. 

Samedi,  si  Ton  en  croyait  les  délis,  quelque  peu  hautains,  dr 
l'honorable  M.  Camille  Pelletan,  le  rejet  des  crédits  devait  être, 
de  la  part  tie  cette  Chambre,  un  verdict  délinitif  rendu  contre  la 
politique  coloniale.  Ce  devait  être  la  lin  des  expéditions  loin- 
taines, une  rupture  formelle,  éclatante,  définitive  et  sans  retour 
avec  la  politique  des  expéditions  lointaines,  avec  ce  qu'on  appelle 
la  politique  d'aventures  ou  la  politique  coloniale.  C'est  là-dessus 
qu'on  devait  se  compter,  qu'on  devait  voter,  et  llinnoi'able 
M.  Camille  Pelletan  prophétisait  qu'il  ne  se  trouverait  poisonne 
ici  pour  relever  cette  politique  vaincue  et  tombée  dans  la 
pousâière  ;  que  personne  ici  n'oserait  venir  soutenir  comme  un 
système  la  politique  coloniale  du  dernier  cabinet. 

M.  Camille  I'elletan.  —  Je  n'ai  pas  dit  cela  ! 

M.  Jules  Fekry.  — Vous  n'avez  pas  dit  cela?  vous  n'avez 
pas  porté  ce  déti?  Alors  le  Journal  officiel  a  bien  mal  rendu 
vos  paroles  et  mes  souvenirs  sont  bien  inexacts!  Je  vous  le 
demande  de  bonne  foi,  était-ce  encore  l'aspect  de  la  séance 
d'hier?  Il  me  semble  que  la  cause  de  la  politique  qu'on  appelle 
coloniale  a  fait  quelques  pas  en  avant  dans  cette  séance,  qu'il 
lui  est  arrivé  un  retour  de  fortune,  inespéré  sans  doute  ;  il  me 
semble  que,  tandis  que  samedi  tout  était  à  la  bataille,  hier 
tout  était  à  l'apaisement.  L'opposition,  visiblement,  manifes- 
tement avait  molli,  et,  sauf  l'honorable  M.  Perin  qui,  dans 
cette  affaire,  quoique  vaincu,  n'est  jamais  abattu,  il  me  parait 
que  les  autres  oppositions,  et  d'extrême  droite  et  d'extrême 
gauche,  avaient  singulièrement  désarmé.  [Bruit  cl  interruptions 
à,  gauche.) 

M.  Georges  Periis.  —  Vous  êtes  dans  l'erreur  :  j'ai  déclaré  de  la 
façon  la  plus  formelle  que  je  ne  voterais  pas  les  crédits. 

M.  Bergerot.  —  Nous  sommes  toujours  contre  vous  et  contre 
votre  politique  ! 


170  DISCOURS   DE  JULES   FEUKY. 

M.  Tony  Révillon.  —  Nous  ne  vous  laisserons  pas  continuer  sur 
ce  ton-là  ! 

M.  Salis.  —  C'est  intolérable  ! 

M.  LE  Président.  —  Le  langage  de  l'orateur  est  absolument 
parlementaire. 

M.  Tony  Révillon.  —  Il  est  inJigne  !  Nous  ne  voulons  plus 
entendre...  {Bruit  croissant..) 

M.  le  Président.  —Monsieur  Tony  Révillon,  je  vous  rappelle  à 
Tordre!... 

M.  Denayrouse,  se  levant,  prononce  quelques  paroles  qui  se 
perdent  dans  le  bruit. 

M.  LE  Président.  —  Veuillez  garder  le  silence. 

M.  Denayrouse  continue  à  parler  au  milieu  du  bruit. 

M.  LE  Président.  —  Monsieur  Denayrouse,  je  vous  rappelle  à 
l'ordre.  {Exclamations  au  centre.) 

Veuillez  faire  silence,  messieurs  !  Je  rappellerai  à  l'ordre  les  inter- 
rupteurs, de  quelque  côté  que  se  produisent  les  interruptions.  Je 
l'ai  fait  pour  ce  côté  [la  gauche),  ]q  viens  de  le  faire  pour  M.  Denay- 
rouse. 

M.  Denayrouse.  —  Pourquoi  est-ce  moi?... 

M.  le  Président. —  Monsieur  Denayrouse,  ce  n'est  pas  vous  que 
j'ai  rappelé  à  l'ordre  le  premier,  c'est  M.  Tony  Révillon. 

M.  Denayrouse.  — Alors,  je  m'incline,  monsieur  le  président. 

M.  le  Président.  —  Vous  avez  eu  tort  de  prendre  l'attitude  que 
vous  avez  prise  et,  si  vous  n'étiez  pas  rentré  dans  l'ordre,  j'aurais 
été  forcé  de  vous  y  rappeler  avec  inscription  au  procès-verbal. 

Avant  de  mettre  en  doute  l'impartialité  du  président,  qui  fait  tous 
ses  efforts  pour  la  garder,  il  faut  commencer  par  se  rendre  compte 
de  la  manière  dont  il  use  de  son  droit.  [Applaudissements  à  droite.) 

Je  désire  que  ceci  serve  de  leçon  à  tout  le  monde,  et  que  le  débat 
continue  dans  le  plus  grand  silence  [Ti'ès  bien!  très  bien!) 

M.  Tony  Révillon.  —  Qu'on  ne  nous  provoque  pas,  alors  ! 

M.  LE  Président.  — Personne  ne  vous  provoque.  Je  vous  ai  main- 
tenu la  liberté  la  plus  large  quand  vous  étiez  à  la  tribune;  j'entends 
qu'elle  soit  la  même  pour  tous  ceux  qui  s'y  succèdent.  [Très  bien  ! 
très  bien!  —  Le  silence  se  rétablit.) 

M.  Jules  Ferry,  —  Je  me  reprocherais  cravoir,  par  une 
parole  quelconque,  par  une  pi^ovocation  quelconque,  amené  le 
tumulte  qui  vient  de  se  produire  :  je  ne  puis  en  trouver  la 
cause  dans  la  réflexion  si  simple  que  je  faisais,  dans  la  compa- 
raison que  j'essayais  d'établir  entre  l'altitude  de  l'opposition  à 
la  séance  de  samedi  dernier  et  son  attitude  k  la  séance  d'hier. 
Il  n'y  avait  rien  qui  pût  motiver  une  pareille  tempête.  Ce  qui 
prouve  que  l'attitude  de  l'opposition,  à  la  séance  d'hier,  s'est 
quelque  peu  modifiée,  c'est  que  nous  avons  entendu  l'hono- 


AKFAIHKS   |)K    MADAC ASCAH.  177 

rable  M.  Georpos  PtM-in  liii-iiième  (liTlarcr  (iii'il  ne  réclamait 
pas  l'évacuation  et  l'ahandoii  iniincdial  de  Madagascar. 

M.  Georges  Peiun.  —  C'est  une  erreur,  monsieur! 
Voulez-vous  me  peimeltre  de  faire  une  rectilicalion  iinnu-diale? 

M.  Jules  Ferrv.  —  Vous  viendrez  à  la  tribune  rectilier  vos 
paroles. 

M.  Georges  Pkrix.  —  J'ai  déclaré  que  Je  demandais  l'évacuation 
du  territoire  occupé  par  nous,  et  que  je  croyais  que,  pour  activer  la 
conclusion  du  traité,  ou  pouvait  laisser  là-bas  nos  forces  navales  ; 
j'ai  insisté  sur  ces  mois  «  nos  forces  navales  !  »  {Cf^st  vrai!  —  Très 
bien  !) 

Je  me  suis  déclaré  absolument  contraire  à  la  continuation  de 
votre  politique,  et  j'ai  dit  que,  pour  cette  raison,  je  ne  voterais  pas 
les  crédits.  [Très  bien!  très  bien!  sur  divers  bancs.) 

M.  Jules  Ferry.  —  Eh  bien,  nous  verrons  ceux  qui  voteront 
contre  les  crédits;  on  se  comptera  sur  ce  vote,  comme  vous  en 
aviez  manifesté  l'intention. 

M.  DE  Baidry  d'Asso.  —  On  ne  votera  pas  contre  vous  :  vous  ne 
comptez  plus  ! 

M.  LE  Président.  —  Monsieur  de  Baudry  d'Asson,  croyez-vous  que 
ces  paroles  sont  dignes  de  vous? 

M.  Jules  Ferry.  —  Elles  ne  sont  pas  acceptables. 

M.  le  Préside.nt.  —  Leur  auteur  les  regrette,  j'en  suis  sûr. 

M.  DE  Baidry  d'Asson.  —  Non,  je  les  maintiens. 

M.  LE  Président.  —  Eh  bien  alors,  je  vous  rappelle  à  l'ordre. 

M.  Jules  Ferry.  —  Et  qu'est-ce  qui  a  produit  ce  chan- 
gement manifeste  dans  les  attitudes  et  dans  les  impressions?  Il 
a  suffi  pour  cela  que  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères, 
organe  d'un  gouvernement  qui  a  leçu  le  dépôt  des  traditions, 
des  intérêts  et  de  l'honneur  de  la  France,  montât  à  cette 
tribune  et  rappelât  avec  simplicité,  avec  clarté,  avec  fermeté,  à 
tous  les  contempteurs  de  la  politique  coloniale,  de  la  politique 
des  expéditions  lointaines,  prises  en  bloc,  qu'il  y  a  pourtant  des 
expéditions  lointaines  qui  sont  légitimes,  que  la  France  a  des 
traditions  et  des  droits,  qu'il  n'est  pas  permis,  à  l'abi'i  d'un 
changement  ministériel,  de  rompre  la  continuité  des  traditions 
de  la  France,  que  cette  entreprise  de  Madagascar  n'a  pas  été 
l'œuvre  d'un  seul  cabinet,  mais  d'une  série  de  cabinets,  que 
nous  l'avions  reçue  des  mains  de  M.  de  Freycinet,  et  que  nous 
la  lui  avons  rendue...  [Rires  ironiques  à  droite  et  à  Vextrême- 

J.  Ferry,  Discours,  Y.  12 


178  DISCOURS   DE  JULES  FERRY. 

(jauche],  et  qu'il  ne  suffit  pas  de  dire  et  de  jeter  aux  esprits 
timorés  ou  irréfléchis...  {Rédmaations  diverses.) 

M.  Ernest  Dréolle.  —  Parlez  pour  vous  ! 

M.  LE  Président.  —  Pourquoi  vous  appliquez-vous  ces  épilLètes? 
M.  Ernest  Dréolle.  —  Nous  les  appliquons  à  l'orateur  lui-même  : 
il  les  a  méritées  durant  toute  sa  vie. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  dis  qu'après  ce  qui  s'est  passé  dans 
la  séance  d'hier,  il  ne  suffira  plus  de  jeter  aux  esprits  timorés 
ou  irréfléchis... 

M.  Ernest  Dréolle.  —  Comme  vous. 

M.  Jules  Ferry.  —  ...  aux.  foules  ardentes  et  aveugles... 
[Interruptions.) 

Si  vous  continuez  à  interrompre  ainsi,  messieurs,  je  des- 
cendrai de  la  tribune.  [Bruit.) 

Une  voix  au  centre.  —  Il  n'y  a  plus  de  liberté  de  tribune  ! 

M.  LE  Président.  —  Je  ne  puis  laisser  dire  que  l'orateur  est 
entravé  dans  sa  discussion.  Il  se  produit  toujours  dans  une  assem- 
blée des  interruptions  ;  je  fais  tous  mes  etlbrts  pour  les  réprimer,  je 
n'en  ai  jamais  lait  plus  qu'aujourd'hui,  mais  je  ne  puis  laisser  dire 
que  la  liberté  de  la  tribune  n'est  pas  complète.  L'attention  de  la 
Chambre  est  entière,  et  beaucoup  d'orateurs  désireraient  être 
entendus  dans  le  même  silence.  [Très  bien  !  très  bien!) 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  disais,  messieurs,  qu'il  ne  suffira  plus, 
désormais,  de  jeter  dans  les  compétitions  électorales  et  dans 
l'arène  des  partis  ces  mots,  incessamment  répétés,  d'expéditions 
lointaines,  de  politique  d'aventures  :  ce  ne  sont  point  là  des 
programmes,  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  fait  de  la  politique 
sérieuse  dans  un  grand  pays,  puisque,  de  l'aveu  de  tout  le 
monde,  et  en  vertu  de  la  déclaration  d'un  Gouvernement  qui  a 
ici  la  confiance  de  tous,  il  y  a  des  expéditions  lointaines  qui 
sont  légitimes,  et  des  aventures  qu'il  ne  faut  pas  ci'aindre  de 
courir,  parce  que  l'honneur,  les  intérêts,  la  bonne  renommée, 
l'avenir  de  la  France  y  sont  engagés.  [Vi/s  applaudissements 
au  centre  et  sur  plusieurs  bancs  à  gauche.) 

M.  DE  Bai  DRY  d'Asson.  —  11  ne  faut  pas  qu'elles  soient  conduites 
par  vous.  [Bruit.) 

M.  Jules  Ferry,  —  Cela,  c'est  une  autre  question!  II  faudrait 

mettre  un  terme  à  toutes  ces  interruptions... 

M.  LE  Président.  —  Je  ne  puis  pourtant  pas  arrêter  au  vol  toutes 


AKFAIHKS   DE   MADAGASCAH.  179 

les  iiUerruplions  et  jouer  ici  le  rôle  de  niaifre  d'armes.  {Très  bkn  I 
el  rires  approbulif'^.) 

L'orateur  est  obli;.'é  de  suspendre  sa  discussion,  non  pas  tant  par 
les  interruptions  isolées  qui  peuvent  se  produire,  qu'à  cause  de  l'im- 
patience de  ceux  qui  veulent  les  voir  n'-priiner,  alors  qu'il  serait 
plus  simple  de  les  laisser  tomber  d'elles-mêmes.  {Applandisaeincnls 
sur  divers  bancs  à  droite  et  à  l'extrnne-droite.  —  liéclumations  et  bruit 
au  cf-nlre.) 

Messieurs,  vous  rendez  véritablemi;nt  impossible  la  tâche  du  pré- 
sident. Je  répèle  —  et  je  suis  fâché  d'être  obligé  de  prendre  àchaque 
instant  la  parole  — je  répète  que,  si  les  interruptions  étaient  négli- 
gées ou  si  elles  étaient  réprimées  uniquement  par  le  président, 
lorsqu'elles  se  produisent  sous  une  for/ne  excessive,  le  débat  se 
poursuivrait  dans  des  conditions  pacifiques  ;  au  contraire,  si  chacun 
proteste  contre  les  interruptions,  il  en  résulte  un  tumulte  qu''il  est 
impossible  de  dominer.  {Applmidissements.) 

M.  Albert  Ferrv,  à  l'orateur.  —  Descendez  de  la  tribune.  [Brtiit.) 
M.  LE  Président.  — Veuillez  garderie  silence! 

M.  Jules  Ferry.  —  Messieurs,  cette  constatation  était  néces- 
saire. 11  fallait  l'clever  devant  vous  cette  conséquence  manifeste 
(lu  débat  qui  a  eu  lieu  hier  et  que  votre  vote  va  couronner 
aujourd'hui;  il  le  fallait  devant  vous,  majorité  républicaine,  que 
que  l'on  se  proposait  de  trainer,  vis-à-vis  du  corps  électoral, 
sur  la  claie  des  aventures  lointaines  !  {Mouvements  divers.) 

M.  To.NY  RÉVILLON.  —  C'est  celte  majorité  qui  vous  a  renversé! 

M.  Jules  Ferry.  —  Ah  !  comme  le  disait  hier,  dans  sa  vail- 
lante harangue,  riionorable  M.  Ballue,  cette  majorité  peut  se 
présenter  devant  le  pays  le  front  haut  et  sans  cacher  son  drapeau 
dans  sa  poche...  (7Vès  bien!  très  bien!  au  centre),  car  il  est  dès 
aujourd'hui  avéré  que,  de  ces  trois  guerres  qu'on  lui  reproche, 
deux  sont  terminées  à  l'honneur  et  au  grand  profit  du  pays. 
{Applaudissements  au  centre.)  Et,  quant  à  la  troisième,  celle  qui 
est  encore  engagée  sur  les  rivages  lointains  de  Madagascar, 
une  immense  majorité  ici,  prise  dans  tous  les  partis,  et  le 
Gouvernement  en  tête,  proclament  qu'elle  est  la  plus  imper- 
sonnelle, et  véritablement  la  plus  nationale,  de  toutes  celles 
qu'on  a  entreprises  depuis  de  longues  années!  {Nouveaux 
applaudissements.) 

Mais,  messieurs,  je  voudrais  entrer  plus  avant  dans  la  ques- 
tion. Je  voudrais,  et  c'est  mon  droit,  puisque  dans  la  séance 
de  samedi  dernier,  deux  orateurs  éminents  de  ce  côté  de  la 


]80  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

Chambre  {la  gauche),  l'iionorable  M.  Georges  Perin  et  l'hono- 
rable M.  Camille  Pelletan,  ont  exposé  la  question  de  la  politique 
coloniale  dans  toute  son  ampleur;  je  voudrais  la  traiter  ici  à 
mon  tour.  Nos  collègues  ont  donné  de  celte  politique  coloniale 
certaines  définitions  que  je  n'accepte  pas.  Ils  nous  ont  demandé, 
ils  nous  ont  même  mis,  —  l'un  d'entre  eux  au  moins,  —  au 
défi  de  soutenir  celle  politique  comme  un  système.  La  politique 
coloniale,  la  politique  d'expansion  coloniale,  est-elle,  oui  ou 
non,  un  système?  Si  l'on  entend  par  là  je  ne  sais  quelle  passion 
d'étendre  et  de  développer  notre  domaine  colonial  sans  frein 
ni  mesure,  sans  principes  ni  règles,  en  quelque  sorte  sans  rime 
ni  raison,  poussés  par  je  ne  sais  quel  désir  de  batailles,  d'aven- 
tures, de  gloire  facile,  ah!  messieurs,  ainsi  conçue,  la  politique 
coloniale  ne  serait  pas  un  système  :  ce  serait  un  simple  acte  de 
démence. 

M.  Clémenceai'.  —  C'est  bien  cela  !  [Approbation  à  l'extrême- 
(jauche  et  à  droite.) 

M.  Jules  Ferry.  —  El  c'est  bien  ainsi  que  vous  cherchez  à 
la  présenter  au  pays  :  pour  la  lui  rendre  odieuse,  vous  com- 
mencez par  la  travestir  et  par  la  défigurer. 

M.  Granet.  —  Nous  n'avons  pas  été  à  votre  école,  cependant  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Vous  ne  la  lui  présentez  pas  sous  ses 
traits  véritables;  vous  ne  lui  en  donnez  pas  le  portrait,  et 
comme  vous  êtes  des  gens  de  beaucoup  d'esprit,  vous  en  faites 
simplement  la  caricature.  (Mouvements  en  sens  dive)-s.) 

M.  Georges  Perin.  —  Je  n'ai  jamais  travesti  vos  paroles  comme 
vous  venez  de  travestir  les  miennes,  il  y  a  un  instant;  jamais, 
monsieur! 

M.  Le  Président.  —  Monsieur  Perin,  l'orateur  ne  travestit  pas 
Yos  paroles  :  il  expose  un  système...  Permettez-moi  de  vous  faire 
remarquer  que  vous  avez  vous-même  employé,  pour  attaquer  la 
politique  de  vos  adversaires,  les  expressions  les  plus  vives. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  les  accepte,  mais  qu'il  me  soit  au 
moins  permis  de  répondre  à  ce  qui  a  été  dit  à  celte  tribune,  — 
et  surtout  ailleurs,  —  car  il  est  beaucoup  plus  facile  de  se  livrer 
ailleurs,  devant  des  assemblées  choisies  et  prévenues  d'avance, 
à  des  écarts  d'imagination.  Je  répèle  que,  même  ici,  on  a  fait 
de  la  politique  coloniale,  non  pas  un  portrait,  mais  une  carica- 
ture :  on  l'a  représentée  comme  une  espèce  de  conception 


AFFAIHKS   m:   MADAGASCAR.  181 

(lùliranle  et  conqiiéraiilc,  comme  une  sorte  tle  paladin  déchaîné, 
s'en  allant  à  travers  le  monde  à  la  recherche  des  aventures 
coûteuses  et  lointaines... 

M.  Pacl  de  Cassacnac.  —  D'une  Dulcinée  chinoise! 

M.  JuLE.s  Ferry.  —  ...  ne  sachant  où  elle  va,  ni  où  elle  doit 
s'arrêter,  et  conduite  en  toutes  choses  par  le  hasard.  Messieurs, 
il  n'y  a  jamais  eu  une  ]iaroillt'  politique  coloniale,  et  il  faut  que 
la  polémique  dos  partis  ail  bien  obscurci  la  véiilé  historique,  la 
réalité  la  plus  facile  à  reconnaître,  pour  qu'on  ait  imaginé 
qu'un  gouvernement  quelconque  ait  conçu  une  pareille  folie  ! 
Mais  si,  au  contraire,  vous  voulez  dire  que  la  politique 
d'expansion  coloniale  se  fonde  sur  des  raisons  politiques,  sur 
des  raisons  d'économie...  'Rires  ironiques  sur  divers  Oatics.) 

A  rexlrèmc-gauchc.  —  Polilique  de  père  de  famille  ! 
-M.  Pai  L  DK  Cassagnac.  —  Coût  :  '600  millions  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  On  peut  dépenser  500  millions  dans 
des  vues  d'avenir,  sans  faire  une  mauvaise  polilique.  Toute  la 
question  est  de  savoir  si  le  but  est  assez  haut  placé  et  l'intérêt 
considérable.  Toutes  ces  raisons  ne  prouvent  rien;  il  vaudrait 
mieux  me  laisser  continuer  mon  discours  et  essayer  de  préciser 
mon  argumentation,  ce  qui  devient,  je  le  déclare,  fort  difficile 
avec  le  système  d'interruptions  qui  se  manifeste. 

M.  Pail  de  Cassag.nac.  —  Il  vous  est  arrivé  souvent  d'inter- 
rompre. 

M.  LE  Président.  — Messieurs,  veuillez  laisser  l'orateur  développer 
sa  pensée. 

M.  Jules  Ferry.  —  J'interrompais  quand  j'étais  au  banc  du 
Gouvernement,  mais  je  n'interromps  jamais  quand  je  suis  à 
mon  banc  comme  député.  [Exclamations  et  rires  à  droite.) 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —  OUI  cela  dépasse  tout!  [Noiiieaiix  rires 
à  droite). 

Voix  à  droite.  —  Quand  l'un  de  nous  est  à  la  tribune,  on  ne 
cesse  pas  de  l'interrompre. 

M.  LE  Président.  —  Messieurs,  ces  conversations  sont  vraiment 
intolérables  ! 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —  Comment!  on  ne  peut  donc  plus  causer 
avec  son  voisin,  maintenant  ? 

M.  LE  Président.  —  Il  faut  au  moins  ne  pas  causer  à  haute  voix. 

M.  Jules  Ferry.  —  La  question  que  nous  posent  les  adver- 
saires de  la  politique  d'expansion  coloniale  est  celle-ci  :  «Votre 


182  DISCOURS   DE  JULES  FERRY. 

politique  se  rattache-t-elle  à  un  ensemble  de  vues,  de  considé- 
rations, d'intérêts,  à  des  conceptions  élevées,  à  longue  portée, 
à  longue  échéance,  et  qui  supporte  la  discussion  devant  une 
grande  assemblée,  et  qu'un  grand  pays  comme  la  France  com- 
prend toujours,  parce  qu'il  a  le  culte  et  le  souvenir  de  toutes 
les  grandes  choses?»  Si  vous  nous  demandez  cela,  nous  répon- 
drons :  «  Oui,  nous  avons  une  politique  coloniale,  une  politique 
d'expansion  coloniale  qui  est  fondée  sur  un  système.  »  L'hono- 
rable M.  Georges  Perin  et  l'honorable  M.  Clemenceau,  com- 
prenant très  bien  qu'en  cette  matière  difficile  et  complexe,  il  ne 
suffit  pas  d'apporter  purement  et  simplement  une  politique 
négative,  ont  cherché  à  définir  une  politique  coloniale.  L'hono- 
rable M.  Georges  Perin,  dans  son  discours  de  samedi  dernier, 
—  j'espère  que  je  ne  vais  pas  altérer  sa  pensée  en  la  traduisant  ; 
ce  serait,  en  tout  cas,  contre  mon  gré  ;  —  l'honorable  M.  Georges 
Perin  a  mis  en  présence  trois  politiques  coloniales  diffé- 
rentes :  d'abord,  celle  qu'il  attribue  à  mon  honorable  collègue, 
M.  Rouvier.  C'est,  disait-il,  la  politique  qui  consiste  à  aller  au 
hasard,  à  la  suite  de  telle  ou  telle  expédition  mihtaire  que 
nécessiterait  la  défense  des  intérêts  de  nos  nationaux;  c'est  la 
politique  conduite  par  le  hasard. 

La  seconde  politique,  c'est  celle  qu'il  m'attribuait,  politique 
qui  consiste,  dit-il,  à  attendre  les  occasions. 

Et  puis,  enfin,  il  y  a  la  politique  de  l'honorable  M.  Georges 
Perin  lui-même,  qu'il  définit  ainsi  : 

«  Celte  troisième  politique,  qui  est  la  politique  coloniale 
prudente  et  sage,  consiste,  comme  je  le  disais  tout  à  l'heure, 
à  tirer  parti  d'un  domaine  colonial  suffisamment  grand  pour 
qu'il  soit  encore,  en  partie,  en  friche  dans  la  plupart  de  nos 
possessions... 

«  M.  Camille  Pelletan.  —  Très  bien!  très  bien  ! 

«  M.  Georges  Perin.  —  ...  qui  consiste  à  tirer  parti  d'un 
domaine  colonial  qu'on  a  le  tort  de  vouloir  agrandir  chaque 
jour  davantage,  dépensant  ainsi  en  pure  perte  des  millions  que 
nous  pourrions  utilement  employer  à  le  mettre  en  valeur.  » 

yi.  Georges  Perin.  —  Parfaitement. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  me  permets  de  répondre  à  l'hono- 
rable M.  Georges  Perin,  d'abord  que  la  première  politique 
n'existe  pas  :  elle  n'est  la  politique  de  personne,  pas  plus  de 


AFFAIHES    l»K    M  Alt  A(;  ASCAM.  183 

mon  honorable  et  cher  collègue,  M.  Rouvier,  (|in'  (hi  chef  ihi 
cabinet  auquel  31.  Rouvier  avait  bien  voulu  apporter  son 
concours.  M.  Rouvier  n'est  jamais  venu  dire  ici,  —  et  il  faut 
avoir  bien  mal  compris  ou  bien  mal  cnlt-ndu  ses  paroles  pour 
le  soutenir;  je  n'étais  pas  à  la  séance,  mais  j'ai  lu  le  Journal 
officiel,  —  qu'il  y  avait  une  politique  coloniale  consistant  à  se 
laisser  conduire  par  le  hasard. 

Tirer  parti  des  événements  ou  se  laisser  conduire  par  le 
hasard  sont  deux  choses  absolument  ditTérentes.  L'honorable 
M.  Rouvier  n'a  point  voulu  dire  et  n'a  point  dit  que  la  politique 
coloniale  qu'il  défendait  était  une  politique  conduite  par  le 
hasard.  Au  contraire,  il  vous  a  fait  remarquer  et  il  a  voulu  vous 
faire  remarquer  que  cette  politique  n'avait  jamais  été  conduite 
par  la  fantaisie.  Il  vous  a  dit  :  «  Nous  sommes  allés  là  où  nous 
appelaient  non  .seulement  l'intérêt  de  la  France,  mais  les 
traités  formels,  les  engagements  solennellement  souscrits,  et 
dont  l'honneur,  le  droit  nous  imposaient  le  devoir  d'assurer 
l'exécution.  [Très  bien!  très  bien!  sur  divers  bancs  à  gauche.)  Il 
vous  disait  cela  en  vous  rappelant  que  la  République  française 
n'avait  point  fait  ce  que  telle  autre  nation  a  pu  faire,  qu'elle  ne 
s'était  pas  réveillée  un  matin  en  se  disant  :  Voilà  un  point  du 
globe  qui  me  plaît,  prenons-le!  Non,  messieurs,  nous  n'avons 
porté  notre  expansion  territoriale  que  sur  les  points  où  la 
méconnaissance  de  nos  droits  et  la  violation  des  traités  les 
plus  formels  nous  faisaient  un  devoir  d'intervenir  à  main 
armée. 

Est-ce  que  ce  n'est  pas  là  l'histoire  de  l'intervention  dan$ 
la  vallée  du  fleuve  Rouge  et  au  Tonkin?  Et  n'est-ce  pas  là 
encore  l'histoire  de  l'intervention  à  Madagascar?  Messieurs, 
notre  politique  était  si  peu  une  politique  de  conquête  brutale, 
comme  on  en  a  vu  dans  d'autres  temps  et  chez  d'autres  nations, 
qu'un  des  reproches  de  l'opposition,  dans  cette  série  d'alTaires, 
est  d'avoir  répondu  aux  impertinences  des  peuples  barbares 
par  une  trop  longue  condescendance  ;  c'est  d'avoir  trop  long- 
temps négocié.  {Mouvements  dlvers.)}\\&v  encore, xM.  de  Lanessan 
nous  reprochait  d'avoir  trop  longtemps  négocié  avec  les  Hovas, 
de  nous  être  laissé  jouer  par  eux,  d'avoir  montré  une  condes- 
cendance qui  n'était  point  conforme  à  la  dignité  d'un  grand 
pays. 


184  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

M.   Louis  Gcillot  (Isère).  — Gertaineruent  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  crois  bien  que,  si  nous  avions  moins 
négocié  et  si  nous  avions  précipité  les  événements,  les  mêmes 
personnes  qui  disent  «  Certainement!  »  nous  auraient  reproché 
notre  trop  grande  promptitude  et  notre  légèreté.  {Applaudis- 
sements sur  divers  bancs  à  gauche.) 

M.  Louis  Guillot  (Isère).  —  Jamais  !  jamais  ! 
M.  Clemenceau.  — C'est  un  Tonkinois  qui  dit  cela! 
M.   LE  Président.  —  Vous  êtes  injuste  pour  l'interrupteur. 
M.  Louis  Guillot  (Isère).  —  Ce  ne  sont  pas  les  mêmes  personnes! 
Ce  n'est  pas  moi  qui  vous  l'aurais  reproché. 

M.  Jules  Ferey.  —  Je  ne  connaissais  pas  l'auteur  de  Tinter- 
ruption,  mais  comme  elle  venait  de  ce  côté  de  la  Chambre... 
[la  gauche.) 

M.  Louis  Guillot  (Isère').  —  C'est  M.  Spuller,  qui  est  là,  à  côté  de 
moi,  monsieur  Ferry  !...  [Bruyante  hilarité.) 

M.  Spuller.  —  Monsieur  Guillot,  jamais  je  n'interromps  per- 
sonne; la  Chambre  le  sait.  [Très  bien!  très  bien!) 

M.  le  Président.  —  Monsieur  Guillot,  c'est  parce  que  vous  èles 
trop  vivement  intervenu  pour  assumer  la  responsabilité  de  l'expédi- 
tion duTonkin  que  j'ai  été  obligé,  samedi  dernier,  de  vous  rappeler 
à  l'ordre  !...  [On  rit.) 

M.  Louis  Guillot  (Isère).  —  Je  continue  à  l'assumer. 

M.  LE  Président...  Ne  vous  exposez  pas  de  vous  faire  à  nouveau 
rappeler  à  l'ordre  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Eh  bien,  quoi  qu'on  pense  et  quoi  qu'on 
puisse  dire,  je  déclare  que  nous  aurions  infiniment  préféré 
obtenir  d'une  action  persuasive,  d'une  pression  un  peu  éner- 
gique ce  qu'il  nous  a  été  nécessaire  de  demander  par  la  force 
des  armes.  La  preuve,  je  vous  le  disais,  c'est  que  nous  avons 
longtemps,  trop  longtemps  peut-être,  négocié  avec  les  Hovas; 
et  je  ne  comprendrais  pas  que  les  membres  qui  siègent  de  ce 
côté  [rextréme-gauche)  ei  qui  pensent  comme  M.  Georges  Perin, 
nous  en  fissent  un  reproche,  car  l'honorable  M.  Perin  vous 
proposait,  à  l'heure  qu'il  est,  de  négocier  encore.  Il  croit  encore 
aux  négociations  ! 

En  vain,  l'honorable  ministre  des  affaires  étrangères  lui  a-t-il 
fait  remarquer  qu'il  n'y  avait  pas  de  négociation  acceptable 
pour  la  France  avec  les  Hovas;  qu'ils  nous  avaient  bien  offert 
certaines  sommes  d'argent,  notamment  pour  racheter  nos 
droits  séculaires,  mais,  sur  la  question  même  du  droit  de  pro- 


AFKAIKES    DK    MAKAl.ASCAK.  IH", 

priélé  par  les  Français  il  n'y  avait  jamais  eu  de  piO|i()si(ioii 
sérieuse  et  ferme  émise  par  eux.  En  tous  cas,  il  est  un  point 
que  M.  Georges  Perin  exclut  syslémaliipicnit'nl  du  |)ro,uranim»' 
des  négociations  nouvelh.'s,  et  que  je  ti'ouve  essentiel  non  seu- 
lement aux  intérêts,  mais  encore  à  l'honneur  de  la  France  :  ce 
sont  les  traités  de  1841  ((ui  nous  donnent  la  protection  des 
populations  du  nord  de  lîle. 

Eh  quoi!  on  propose  de  traiter  avec  les  Hovas  sur  cette  base  : 
qu'on  ne  parlerait  plus  des  traités  de  1841  et  qu'on  se  retire  du 
nord  de  l'ile,  livrant  ainsi  les  Sakalaves  aux  vengeances  des 
Hovas  et  le  nom  français  à  l'ignominie!  Est-ce  admissible? 
[Applaudissements  sin-  divers  bancs  à  gauche.  —  Murmures  à 
droite.) 

Je  sais  bien  que  telle  n'est  pas  la  politique  du  Gouvernement, 
et  je  sais  très  bien  que  tel  n'est  pas  le  sentiment  de  la  Chambre: 
mais,  comme  je  le  disais  tout  à  l'heure,  c'est  toujours  sous 
l'impulsion  de  la  nécessité  de  faire  respecter  des  droits  formels 
et  de  sauvegarder  des  intérêts  non  seulement  séculaires,  mais 
des  droits  écrits  récents,  ce  n'est  pas  seulement  en  vertu  d'une 
charte  de  Richelieu  ou  de  Louis  XIV  :  c'est  aussi  en  vertu  des 
traités  de  1841,  beaucoup  plus  vivants  et  beaucoup  plus  clairs 
encore,  que  s'est  fondée  notre  intervention  à  Madagascar.  Je 
crois,  messieurs,  que  de  tout  cela  il  faut  retenir  et  tirer  cette 
conclusion  qu'il  y  a  des  moments  où,  quelque  bon  vouloir 
qu'on  y  mette,  quelque  désir  qu'on  ait  d'épargner  à  la  France 
des  sacrifices  lointains,  dont  elle  ne  peut  pas  toujours  mesurer 
l'étendue,  il  y  a  des  occasions  où,  comme  le  disait  M.  le  ministre 
des  affaires  étrangères,  l'honneur  de  la  France  exige  qu'on  ne 
se  laisse  pas  jouer  plus  longtemps  par  un  petit  peuple  barbare  ; 
autrement,  c'est  la  civilisation  tout  entière  qui  est  compromise 
dans  l'Extrême-Orient.  (7Vès  bienf  très  bien!  sur  divers  bancs 
à  gauche.) 

M.  UE  Baudry  d'Asson.  —  11  faut  changer  de  Gouvernemcnl, 
alors!  [On  rit.) 

M.  Jules  Ferry.  —  Messieurs,  je  voulais  dire  encore  un 
mot  d'une  formule  dont  on  a  fait  grand  usage  contre  le  dernier 
cabinet.  L'honorable  M.  Georges  Perin  a  reproché  à  l'honorable 
M.  Rouvier  d'avoir  dit  qu'il  y  avait  une  politique  coloniale 
menée  par  le  hasard,  et  l'on  m'a  reproché,  à  moi,  d'avoir  dit 


186  DISCOURS   DE  JULES   FEKRY. 

que,  dans  ces  entreprises  lointaines,  il  arrivait  souvent  que  les 
événements  conduisent  la  politique  plus  que  la  politique  ne 
conduit  les  événements.  Messieurs,  je  croyais  avoir  dit  une  chose 
toute  simple... 

M.  Jules  Delafosse.  —  Toute  naïve  ! 

M.  Jules  Fkrry.  — ...  de  toute  évidence,  confirmée  par 
riiistoire  tout  entière.  S'il  est  un  genre  d'entreprise  où  l'imprévu 
ait  une  large  part,  ce  sont  les  entreprises  lointaines,  et  c'est  là 
le  péril  de  ces  entreprises. 

M.  Clkmence.\u  et  d'nutref,  membres  à  V extrême-gauche.  —  Mais  oui  ! 
précisément  ! 

Voix  à    droite.   —  C'est  cela  ! 

M.  Jules  Ferey.  —  C'est  pour  cela  qu'il  ne  faut  s'y  engager 

qu'en  cas  de  nécessité  évidente. 

M.  Gustave  Rivet.  —  Très  bien!  très  bien  ! 
Un  membre  à  droite.  —  C'est  très  vrai  ! 

M.   Jules  Ferry.  —  C'est  ce  que  nous  avons  toujours  fait! 

Voix  à  droite.    —  Non  !  non  !  Pas  nous,  par  exemple  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  vous  demande  pardon  :  vous  avez 

voté  les  crédits  après  la  mort  du  commandant  Rivière... 

M.  LE  COMTE  DE  Laivjuinais.  —  Ce  n'est  pas  la  question! 
Voix  à  droite.  —  Non  !  non  ! 

M.  Jules  Ferry. —  ...  au  moins  quelques-uns  d'entre  vous! 

M.  LE  BAROiX  DuFOUR.  —  Vous  avez  fait  la  guerre  sans  l'autorisa- 
tion des  Ctiambres!  [Exclnmatiom  sur  divers  bancs  à  gauche). 

M.  LE  Présideist.  —  Ce  n'est  pas  le  moment  de  traiter  ces  ques- 
tions. 

M.  Jules  Ferry. —  Non,  ce  n'est  pas  le  moment.  {Inter- 
ruptions ironiques  à  droite.) 

M.  LE  BAROiv'  DuFOUR.  —  C'est  plus  commode  ! 

M.  Jules  Ferry. — Je  dis,  messieurs,  qu'il  est  sans  exemple 
qu'une  entreprise  coloniale,  si  grande,  si  féconde  qu'elle  ait 
été,  et  quel  qu'ait  été  son  principe,  ait  été  conçue  dans  toute 
son  ampleur  et  toute  sa  valeur,  ait  été  poui'suivie  à  l'origine 
en  vertu  d'un  plan  concerté,  d'un  dessein  arrêté  à  l'avance. 
Messieurs,  les  exemples  abondent. 

Est-ce  que,  lorsque  les  Anglais  ont  établi  leurs  premières 
factoreries  dans  l'Inde,  dans  le  voisinage  et  en  concurrence 


AI'FAIIiKS    I)K   MAIlAuASCAU.  187 

avec  les  tHablissenienls  IVaiirais,  et  fpiand  s'est  foimét'  la 
Compagnie  des  Indes,  compagnie  de  marchands  sans  lien  visililf, 
pour  commencer,  avec  le  gouvernement  britannique,  est-ce  que 
quelqu'un  se  doutait  que,  cent  nns  apivs,  il  se  constituerait  là  un 
empire  anglo-intlien  de  250  millions  de  sujets,  faisant  avec  la 
mère-patrie  plus  d'un  milliard  et  demi  d'alTaires?  Est-ce  que, 
lorsque  nous  sommes  allés  à  Alger  pour  châtier  le  dey  et  mettre 
un  terme  à  la  piraterie  qui  désolait  les  rives  de  la  Méditerranée 
depuis  si  longtemps,  est-ce  qu'on  pensait  que,  cinquante  ans 
après,  la  France  verrait  s'élever  et  grandir  là  une  teire  française 
qui  a  été  sa  consolation  dans  ses  désastres  et  qui  est  son 
espérance  pour  l'avenir?  [Applaudissements  sur  divers  hancs.) 
Est-ce  que,  lorsquaprès  l'expédition  de  Chine,  la  flotte  impériale 
française  a,  en  quelque  sorte,  mis  la  main  sur  la  Cochinchine, 
et  a  planté  le  drapeau  français  à  Saigon,  est-ce  qu'on  se  doulail, 
à  ce  moment,  que,  vingt  ans  après  cette  expédition,  dont 
on  n'avait  peut-être  pas  calculé  toute  la  portée,  dont  on 
ignorait,  dans  tous  les  cas,  l'avenir;  est-ce  qu'on  se  doutait, 
dis-je,  que  cette  expédition  nous  conduirait,  par  la  force  des 
choses,  au  traité  de  Tien-Tsin,  qui  nous  met  en  contact  avec 
le  plus  grand,  avec  le  plus  riche,  avec  le  plus  immense  des 
centres  de  consommation  qui  soient  au  monde?  [Déné(jaiions 
sur  divers  bancs.  —  Applaudissements  au  centre  et  à  gauche.) 

Oui,  messieurs,  le  traité  de  Tien-Tsin  nous  met  en  relations 
avec  cet  énorme  marché  de  400  millions  de  consommateurs,  que 
la  force  des  choses  amènera  à  trafiquer  avec  nous,  avec  ce 
marché  de  400  millions  de  consommateurs  qui  ne  sont  pas  de 
pauvres  noirs,  comme  les  habitants  de  l'Afrique  équatoriale, 
des  populations  sans  besoins,  parce  que  leur  A'ie  est  tout  à  fait 
rudimentaire  ;  mais,  par  le  traité  de  Tien-Tsin,  nous  sommes  mis 
en  rapport  avec  l'un  des  peuples  les  plus  avancés  et  les 
plus  riches  du  monde,  et  qui,  par  une  évolution  nécessaire, 
précipitée  assurément  par  les  derniers  événements,  entre  à 
grands  pas  dans  l'orbite  des  échanges  commerciaux  avec  les 
populations  occidentales,  [l'rès  bien!  très  bien!  et  applau- 
dissements au  centre  et  à  gauche.  —  Interruptions  diverses.) 

Vous  admirez,  sans  doute,  messieurs,  dans  la  politique  qui  a 
abouti  à  placer,  sous  la  domination  anglaise,  toutes  les  provinces 
de  l'Inde,  l'une  après  l'autre,  la  prévoyance  des  hommes  d'État 


188  DISCOURS   DE  JULES   FERKV. 

anglais?  Savez- vous  comment  on  en  parle,  dans  ce  grand  pays 
(l'Angleterre?  Voici  comment  s'exprime  sur  ce  sujet  un  auteur 
très  récent  —  c'est  un  professeur  d'Oxford,  qui  a  fait,  sur  la 
politique  d'expansion  coloniale,  un  livre  du  plus  haut  intérêt, 
un  livre  qui  est,  au  moins  autant  anglais  que  français  par 
l'intérêt  qu'il  otïre,  car  il  renferme  les  plus  intéressantes 
comparaisons  entre  la  politique  coloniale  de  la  France  et  celle 
de  l'Angleterre.  Voici  comment  M.  le  professeur  Seeley  traite 
ce  génie  britannique  qu'on  affecte  de  porter  si  haut,  quand  on 
s'efforce  de  démontrer  l'inanité  et  l'erreur  de  la  politique 
coloniale  que  nous  avons  dirigée;  M.  le  professeur  Seeley  dit 
ceci  : 

«  Nous  avons  fait  l'acquisition  de  l'Inde  les  yeux  fermés. 
Aucune  des  grandes  choses  accomplies  par  les  Anglais  n'a  été 
faite  avec  moins  de  préméditation,  plus  au  hasard  que  la 
conquête  de  l'Inde...  Dans  l'Inde,  nous  voulions  une  chose  et 
nous  en  avons  fait  une  autre.  Notre  but  était  le  commerce,  et,  à 
ce  point  de  vue,  nous  n'avons  été  que  médiocrement  heureux. 
Faire  la  guerre  aux  États  indigènes,  nous  n'y  avons  pensé  qu'un 
siècle  après  notre  premier  établissement,  et  encore  ne  songions- 
nous  qu'à  une  guerre  pour  défendre  notre  commerce.  La 
politique  de  domination  sur  les  États  indigènes  est  postérieure 
au  dix-neuvième  siècle...  Nous  avons  toujours  marché  d'un  côté 
en  regardant  d'un  autre.  »  [Interruptions  à  l" extrême-gauche  et  à 
droite.) 

M.  Jules  Delafosse.  —  Esl-ce  que  vous  prenez  cela  pour  une 
théorie  de  gouvernement? 

M.  DE  SoLAND.  —  C'est  là  votre  système!  Il  faudra  dire  cela  aux 
électeurs  ! 

M.  Raoll  Duyal.  —  Ce  système  réussit  quelquefois,  ruais,  neuf 
fois  sur  dix,  on  se  casse  le  cou. 

M.  Jules  Ferry.  —  Est-ce  que  je  vous  donne  cela  pour  un 
système? 

M.  Ernest  Dréolle.  —  Voire  citation  est  une  approbation. 

M.  Jules  Ferry.  — Je  vous  fais  cette  citation  pour  vousfaii'e 
entendre  que  les  plus  grandes  alîaires  —  et  je  n'en  connais  pas 
de  plus  grande  et,  en  définitive,  de  plus  glorieuse,  ni  de  plus 
fructueuse  pour  l'Angleterre  que  la  conquête  des  Indes  —  ne 
sont  jamais,  dans  la  réalité  des  choses,  conçues,  arrêtées  dans 


AFFAIHKS   |)K   MADAGASCAH.  189 

leur  conduite  (lès  le  piincii)e;  qu'elles  sont  sujettes  à  l'imprévu, 
qu'elles  se  développent  suivant  les  circonstances,  et  que  c'est 
dans  cet  ordre  d'alTaires  qu'il  est  pei'niis  de  dire  que  les 
événements  conduisent  la  politique  bien  plutôt  que  la  politique 
ne  conduit  les  événements.  {Mouvements  divers.) 

M.  CLKMENCF.Ar.  —  Qu'est-ce  que  cela  voiitfliriî?  C'est  un  autre 
nom  donné  au  hasard  ! 

I\[.  i)K  SoLAND.  —  Autrefois,  gouverner  c'était  prévoir.  On  a 
changé  tout  cela. 

M.  Jules  Ferry.  ^  Messieurs,  je  conclus  sur  ce  point  en 
protestant  contre  cette  affirmation  de  l'honorable  M.  Georges 
Perin  :  qu'il  y  aurait  eu,  soit  dans  le  précédent  cabinet,  soit  dans 
un  des  cabinets  antérieurs,  une  politique  coloniale  conduite 
parle  hasard... 

MM.  Georges  Perin  et  Clemenceau.  —  Mais  vous  \enez  de  le 
démontrer  !  [Interruptions  au  centre.) 

M.  Jules  Ferry.  —  Les  événements  ont  eu  sur  le  dévelop- 
pement de  cette  politique  coloniale  la  portée  qu'ils  ont  toujours 
dans  de  pareilles  entreprises,  et,  assurément,  si  nous  avions 
rencontré  dans  l'Annani  une  exécution  loyale  du  traité  de 
1874,  si,  au  lieu  d'avoir  affaire,  dans  l'île  de  Madagascar,  à  une 
population  ou  mal  conseillée  ou  mal  inspirée,  mais,  à  coup  sûr, 
décidée  depuis  un  certain  temps  à  se  débarrasser  de  la  présence 
et  de  l'influence  françaises,  les  événements  n'auraient  pas  pris 
la  tournure  belliqueuse  qu'ils  ont  dû  prendre. 

M.  Georges  Perin. —  Si  vous  n'aviez  pas  fait  d'expédition,  vous  ne 
vous  seriez  pas  battu. 

M.  Jules  Ferry.  —  Nous  avons  fait  les  expéditions  que  nous 
devions  faire;  nous  ne  les  avons  nullement  préméditées,  et,  ne 
les  ayant  pas  préméditées,  je  n'admets  pas  qu'on  dise  que  nous 
avons  été  conduits  par  le  hasard.  (Exclamations  ironiques  à 
l'extrême-gauche  et  à  droite.) 

Nous  avons  été  conduits  par  la  nécessité,  par  le  droit  :  nous 
avons  été  conduits  par  cette  obligation  et  ce  devoir  qui  s'impose 
à  tous  les  peuples  civilisés  de  faire  respecter  par  les  nations 
barbares  la  signature  de  leurs  représentants  mise  au  bas  des 
traités.  Voilà  l'histoire  de  notre  politique  coloniale;  ce  n'est 
pas  une  politique  qui  flotte  et  qui  vogue  au  hasard.  {Très  bien  ! 


190  ItlSCOUnS   DK  JULES   FEBRY. 

très  bien!   à  gauche  et   au  centre.  —   Exclamations  et  inter- 
ruptions à  V extrême-gauche  et  à  droite.) 

M.  Henri  de  Lacretelle.  —  Contrairement  à  l'opinion  de  l'amiral 
Courbet.  Lisez  ses  lettres. 

M.  Jules  Feery. —  Messieurs,  à  côlé  delà  politique  conduite 
par  le  hasard,  qui  serait  la  politique  de  M.  Rouvier,  M.  Perin 
place  la  politique  des  occasions,  qui  serait  la  mienne  suivant  lui. 
Je  n'accepte  pas  cette  formule  dans  sa  brièveté  et  dans  sa  crudité  : 
elle  est  fort  incomplète.  Et,  puisque  l'honorable  M.  Georges 
Perin  veut  bien  me  faire  l'honneur  de  me  traduire  par 
une  formule,  je  lui  demanderai,  en  revanche,  la  permission  de 
mettre  sous  ses  yeux  la  formule  que  j'ai  donnée  moi-même  de 
cette  politique,  non  pas  pour  les  besoins  de  cette  cause. 

M.  Georges  Perin.  —  Volontiers  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  ...et,  quoiqu'il  soit  toujours  désagréable 
de  se  citer  soi-même,  je  crois  que  la  Chambre  me  permettra  de 
lui  lire  ce  qu'à  cette  tribune,  le  27  mars  1884,  je  disais  de  la 
politique  coloniale,  el  de  ses  limites,  et  de  son  objet,  et  de  son 
caractère.  {Parlez!  parlez!) 

M.  i)E  Baudry  d'Asson.  —  L'amiral  Courbet  a  dit  que  c'était  une 
politique  de  policbinelle.  {Exclamations.) 

M.  LE  PrésideiN't.  —  Monsieur  de  Baudry  d'Asson,  ne  m'obligez 
pas  à  vous  rappeler  à  l'ordre. 

M.  DE  Baudry  d'Asson.  —  C'est  l'amiral  Courbet  qui  parle. 

M.  LE  Président.  —  Il  ne  s'agit  pas  de  l'amiral  Courbet  en  ce 
moment-ci. 

M.  Jules  Ferry.  —  Voici,  messieurs,  notre  politique  colo- 
niale, celle  que  l'on  discutera  si  l'on  veut;  mais  qu'on  n'en 
discute  pas  une  autre!  En  voici  la  formule;  je  l'ai  donnée  moi- 
même  à  la  Chambre  au  mois  de  mars  1884: 

«  Certes,  personnene  me  contredira  quand  je  ferai  remarquer 
aux  plus  ardents  de  nos  collègues,  à  ceux  qui  voudraient  pousser 
la  Chambre  le  plus  vite  et  le  plus  loin  du  côté  de  Madagascar, 
que,  de  toutes  les  politiques,  la  politique  coloniale  est  celle  qui 
a  le  plus  besoin  de  réflexion  et  de  mesure. 

«  Nous  avons  beaucoup  de  droits  sur  la  surface  du  globe:  ce 
n'est  pas  en  vain  que  la  France  est,  comme  on  le  rappelait  tout 
à  l'heure,  une  des  plus  grandes  puissances  maritimes  du  inonde. 

«  Elle  a,  depuis  deux  siècles,  grâce  à  l'activité  de  ses  marins. 


AKIAIHKS    |)K    MAIiA(;AS(:.\I<.  l!tl 

à  la  puissance  de  son  organisation  maritime,  non  moins  qu'à 
la  hardiesse  de  ses  voyageurs  et  de  ses  explorateurs,  pris 
possession  de  beaucoup  de  points  du  glohe,  et  ell*'  a  aussi  un 
vaste  champ  pour  s'essayera  la  politique  coloniale.  Kst-ce  une 
raison,  messieurs,  pour  que  cette  politique  se  développe  partout 
à  la  fois?  N'y  a-l-il  pas  à  la  coordonner,  à  réchchjinifr.  à  la 
pratiquer  par  étapes  et  par  séi'ies?  L'honorable  31.  de  Mun,  me 
faisant  l'honneur  de  me  citer,  dans  son  beau  et  brillant  discours, 
qui  ivientissail  vraiment  à  cette  tribune  comme  le  clairon  du 
patriotisme...  {Applaudissements. ) 

«  Si  M.  le  comte  de  Mun,  dis-je,  me  faisait  l'honneur  de  me 
citer  en  rappelant  ce  mot  que  j'ai  prononcé  dans  une  autre 
discussion  «  que  la  politique  coloniale  est  pour  la  France  un  legs 
du  passé  et  une  réserve  pour  l'avenir  »,  mais,  c'est  précisément 
à  faire  la  part  du  présent  et  de  l'avenir,  à  répartir  la  tâche 
d'aujourd'hui,  et  à  réserver  la  tâche  de  demain,  c'est  là  qu'est 
tout  le  secret  d'une  bonne  politique  coloniale. 

«  Sur  tel  point  du  globe,  il  importe  uniquement  de  conserver 
les  situations  acquises,  sur  lel  autre,  il  est  nécessaire  de  faire 
un  pas  en  avant;  enfin,  il  est  tel  point  .sur  lequel  une  solution 
définitive,  intégrale  s'impose,  parce  que  l'occasion  est  là,  qu'elle 
passe  et  qu'elle  ne  se  retrouvera  peut-être  pas. 

«  Certes,  messieurs,  dans  cet  ordre  d'idées,  dans  cette  sorte 
d'alïaires,  les  événements  nous  conduisent  bien  plus  que  nous 
ne  les  conduisons...  » 

M.  Pall  de  Cassagnac.  —  C'est  la  politique  de  l'aveugle  du  pont 
des  Arts,  qui  se  laisse  conduire  par  son  chien!  (Rires  à  droite.) 

M.  Jules  Ferry.  —  ...  c  et  nous  pourrions  trouver  dans 
notre  histoire  récente  bien  des  preuves,  bien  des  exemples  de 
résolutions  qu'il  a  fallu  précipiter,  parce  que  les  événements  le 
commandaient  et  que  nous  aurions  peut-être  ajournées  si  nous 
avions  été  les  maîtres  du  temps.  Mais  ce  n'est  pas  une  raison 
pour  aller  partout  à  la  fois,  pour  marcher  du  même  pas  sur 
toutes  les  routes. 

'<  Il  y  a  un  choix  à  faire,  et  il  convient  de  considérer,  avant 
toute  chose,  d'une  part,  l'utilité  des  acquisitions  nouvelles,  et, 
d'autre  part,  l'état  de  nos  ressources  ;  c'est  sous  les  auspices  de 
ces  pensées,  qui  ne  sont  pas  nouvelles,  mais  que  je  crois  justes, 
que  je  crois  l'application  des  notions  du  bon  sens  à  la  politique 


19-2  DISCOURS   DE  JULES    FERRY. 

coloniale,  que  je  place  les  quelques  éclaircissemenls  que  j'ai  à 
vous  donner.  » 

Voilà  la  politique  coloniale  dont  nous  sommes  prêts  à 
répondre  devant  la  Chambre;  que  la  Chambre,  du  reste,  a 
approuvée  et  acclamée,  et  particulièrement  sanctionnée  dans 
cette  affaire  de  Madagascar.  Je  parlais,  dans  ce  discours,  des 
événements  qui  nous  avaient  forcés  à  précipiternos  résolutions. 
Il  n'y  en  a  pas  de  meilleur  exemple  que  cette  entreprise 
même  de  Madagascar. 

Il  est  évident  que  le  grand  malheur  de  cette  affaire,  c'est  qu'il 
a  fallu  l'engager  à  un  moment  où  elle  coïncidait  avec  une 
entreprise  plus  considérable  qui  occupait  alors  toutes  nos  forces 
disponibles.  Je  dis  là  des  choses  qui  sont,  comme  il  est  superflu 
de  le  faire  remarquer,  l'application  du  bon  sens  à  la  politique 
coloniale,  et  il  n'y  a  pas,  dans  ce  monde,  d'autre  politique  que 
la  politique  qui  est  fondée  sur  le  bon  sens.  Voilà  la  politique  que 
nous  défendons,  que  nous  avons  défendue,  et,  je  me  permets 
de  le  faire  remarquer,  elle  ressemble,  à  s'y  méprendre,  à 
la  politique  qui  a  été  exposée  hier  par  les  organes  du 
Gouvernement  :  nous  avons  le  grand  bonheur,  en  vertu  de  cette 
continuité  de  traditions  qui  est  de  l'essence  de  la  politique  des 
gouvernements  français,  de  nous  trouver  d'accord  avec  les 
dépositaires  actuels  du  pouvoir,  de  même  que,  nous,  nous  étions 
protégés  et  couverts  nous-mêmes  par  les  actes  de  plusieurs 
des  administrations  précédentes,  qui  n'ont  jamais  hésité,  ni 
les  unes,  ni  les  autres,  sur  la  suite  à  donner  aux  affaires  du 
Tonkin,  pas  plus  que  sur  celles  de  Madagascar. 

M.  Paul  Beut.  —  On  a  différé  sur  la  manière  de  les  engager. 

M.  Raoul  Duval.  —  C'est  ce  qu'on  appelle  embrasser  les  gens 
pour  les  étouffer. 

M.  Clemenceau.  —  C'est  là  une  manœuvre  qu'on  n'avait  encore 
jamais  vue  dans  un  parlement.  {Très  bien!  ti'ès  bien!  à  l'extrême- 
gauche.) 

M.  Jules  Ferry.  —  Quelle  manœuvre? 

M.  Clemenceau.  —  C'est  la  première  fois  qu'on  voit  un  ministère 
battu  et  tombé  essayer  de  se  solidariser  avec  un  ministère  au 
pouvoir,  {Très  bien!  très  bien!  à  l' extrême-gauche  et  à  droite.) 

M.  Jules  Feery.  —  Je  me  permettrai  de  vous  rappeler  que 
cette  solidarité  entre  ceux  qui  se  succèdent  à  la  direction  des 


AFl-AIIŒS   DK   MADAGASCAR.  193 

affaires  iriin  ij:\-ànd  pays,  a  élé  revendiquée  hier  avec  éclal  par 
M.  le  minisire  des  alTaires  étrangères,  i  Applaudissements 
pvolonijés  au  centre  et  à  ijauc/ic.  —  Interruptions  à  fextrème- 
gnuche.) 

M.  Clkmenceai".  —  On  liquide  vos  failles. 

M.  Raoll  Di  val.  —  Avec  la  sincérité  en  plus.  {C'est  cela!  très 
bien  !  très  bien  !  à  droite.) 

M.  Jules  Ferry.  —  Vous  expliquerez  cette  parole  tout  à 
riieure,  monsieur  Raoul  Duval. 

M.  Raoil  DiVAL.  —  Puri'ailenienl!  .Je  deiuaude  la  parole.  Et 
imisqu'i!  faut  s'expliquer,  je  m'expliquerai  sur  la  déclaration  du 
27  mars  i884.  [Applaudissements  à  droite.) 

M.  LE  Président.  —  Du  tout  !  Vous  ne  vous  expliquerez  pas  sur 
cette  déclaration,  parce  que  ce  n'est  pas  l'objet  du  débat. 

M.  Jules  Ferry.  —  Vous  avez  prononcé  là,  monsieur 
Raoul  Duval,  une  parole  discourtoise.  (^xc/fl7nnfio«s  «  droite.) 

Oui.  il  n'est  pas  courtois  de  parler  de  ma  sincérité  comme 
vous  le  faites. 

M.  Raovl  DivAL.  —  Il  est  certain  qui!  ne  faut  pas  dire  du  mal 
des  absents.  [Hires  à  droite.) 

M.  LE  Président.  —  Je  vous  rappelle  k  l'ordre,  monsieur  Raoul 
Duval. 

M.  Raoil  Duval.  ■ —  C'est  la  première  fois  que  cela  m'arrive. 

M.  le  Président.  —  Et  je  désire  que  ce  soit  la  dernière.  {On  rit.) 

M.  Raoil  Duval.  —  Je  ne  me  suis  jamais  plaint  d'une  interrup- 
tion, quand  j'étais  à  la  tribune.  {Bruit). 

M.  Jules  Ferry.  —  Voilà  le  programme  de  notre  politique 
coloniale,  et,  ainsi  conçue,  c'est,  en  etfel,  une  vue  de  politique 
systémalique  et  qui,  comme  le  disait  l'honorable  M.  Pelletan 
dans  son  discours  de  samedi  dernier,  repose  tout  à  la  fois  .sur 
des  principes  économiqueset  sur  désintérêts,  surdes  conceptions 
humanitaires  de  l'ordre  le  plus  élevé,  et  sur  des  considérations 
politiques... 

M.  Eugène  Delattre.  — Je  crois  bien,  20  000  cadavres! 
M.  Paul  de  Cassagnac. —  Dixmille  familles  en  deuil  !  Vous  trouvez 
que  ce  n'est  pas  assez  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Quelle  exagération  fabuleuse! 

M.  le  Président.  —  Messieurs,  voilà  que  vous  interrompez  l'ora- 
teur à  chaque  phrase  ;  il  serait  bien  plus  simple  d'attendre  qu'il  ait 
fini  son  discours  pour  lui  répondre. 

M.  Paul  de  Cassagnac.  — Nous  ne  demandons  pas  mieux! 

J.  Ferry,  Discours,  V.  13 


194  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

M.  Jules  Delafosse.  —  Ce  débat-là  n'a  pas  de  limiles! 
M.  LE  Président.  —  L'orateur  n'est  pas  sorti  de  la  question,  telle 
qu'elle  a  été  discutée. 

M.  Jules  Fekry.  —  Assurément!  Je  réponds  à  mes  deux 
collègues  qui  siègent  de  ce  côté,  je  ne  crois  pas  m'être  écarté 
et  je  n'ai  pas  l'intention  de  m'écarter  un  seul  instant  de  la 
question.  Je  dis,  avec  l'honorable  M.  Camille  Pelletan,  que  cette 
politique  coloniale  est  un  système  ainsi  conçu,  défmi  et  limité  ; 
qu'il  repose  sur  une  triple  base  économique,  humanitaire  et 
pohtique. 

Au  point  de  vue  économique,  pourquoi  des  colonies?  Pour 
les  nations  qui  ont  superflu  de  population...  [Interruptions  à 
droite.  ) 

Au  centre  et  à  gauche.  —  Parlez  !  parlez  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Pour  les  nations  qui  ont  un  superflu  de 
population,  soit  parce  que  cette  population  est  pauvre,  soit 
parce  qu'elle  se  développe  d'une  façon  exubérante  ;  la  forme 
première  de  la  colonisation... 

Un  membre  à  droite.  —  Vraiment  c'est  bien  le  cas  !  {Nouvelles 
interruptions  sur  les  mêmes  bancs.) 

M.  LE  Président. — Ces  interruptions  sont  intolérables,  messieurs  ; 
l'orateur  est  bien  le  maître  de  conduire  sa  discussion  comme  il 
l'entend. 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  disais,  messieurs,  que  la  forme 
première  de  la  colonisation,  c'est  celle  qui  olîre  un  asile  et  du 
travail  au  surcroît  de  population  des  pays  pauvres  ou  de  ceux 
qui  renferment  une  population  exubérante.  Mais  il  y  a  une 
autre  forme  de  colonisation  :  c'est  celle  qui  s'adapte  aux  peuples 
qui  ont,  ou  bien  un  superflu  de  capitaux  ou  bien  un  excédent  de 
produits.  [Approbation  sur  divers  bancs.) 

Et  c'est  là  la  forme  moderne,  actuelle,  la  plus  répandue  et 
la  plus  féconde,  car  les  économistes  se  sont  toujours  demandé, 
avec  raison,  s'il  y  avait  prolit  à  l'émigration  des  individus.  Et 
j'ai  lu  dans  des  livres  savants  des  calculs  qui  chitïrent  la  perte 
pour  chaque  colon  qui  s'en  va  et  quitte  la  mère-patrie.  Il  y  a 
donc  une  contestation  possible  sur  ce  point.  Il  est  évident,  en 
effet,  qu'un  pays  qui  laisse  échapper  un  large  flot  d'émigration 
n'est  pas  un  pays  heureux,  un  pays  riche,  et  ce  n'est  pas  un 
reproche  à  faire  à  la  France,  ni  un  outrage  à  lui  adresser  que  de 


AFKAIHES   DE   MADAGASCAR.  Il):, 

reniarquor  qu'elle  esl  de  tous  les  pays  de  l'Europe  celui  qui  a 
le  moins  d'émigrants.  {Très  bien!  1res  bien!  m(  centre  et  à  gauche.) 
Mais  il  n'y  a  pas  que  cet  intérêt  dans  la  colonii^allon.  Les 
colonies  sont,  pour  les  pays  riches,  un  placement  de  capitaux 
des  plus  avantageux.  L'illustre  Stuart-Mill  a  consacré  un 
chapitre  de  son  ouvrage  à  faire  cettt;  démonstration,  et  il  le 
résume  ainsi  :  «  Pour  les  pays  vieux  et  riches,  la  colonisation  esl 
une  des  meilleures  affaires  auxquelles  ils  puissent  se  livrer.  » 

M.  BniAi.oi.  —  I^ur  les  capitalistes! 

M.  Jules  Ferry.  — Eh  oui!  pour  les  capitalistes.  Est-ce 
qu'il  vous  est  indifférent,  monsieur  Brialou,  que  la  somme  des 
capitaux  s'accroisse  dans  ce  pays  par  des  placements  intelligents? 
Est-ce  que  ce  n'est  pas  l'intérêt  du  travail  que  le  capital  soit 
abondant  dans  ce  pays?  {lnterruplions.\  Vous  savez  bien  que  la 
France, qui  regorge  de  capitaux...  [Non!  non!  adroite!  —  Oui! 
oui!  au  centre  et  à  gauche),  oui,  qui  a  toujours  regorgé  de 
capitaux  depuis  quarante  ans.  [Nouvelles  interruptions  adroite...) 

Un  membre  à  droite.  —  Parce  qu'elle  n'a  pas  confiance  ! 
M,  LE  PnKSiDENT.  —  Comment,  vous  ne  pouvez  pas  supporter  une 
discussion  d'un  caractère  aussi  calme  sans  interrompre  ? 

M.  Jules  Ferry.  —  J'en  fais  l'Assemblée  juge.  Est-ce  qu'il 
y  a  rien  de  plus  pacifique  que  la  discussion  à  laquelle  je  me 
livre?  Et  pourtant  je  suis  systématiquement  interrompu  de  ce 
côté  {la  droite).  Je  dis  que  la  France,  qui  a  toujours  regorgé  de 
capitaux  et  en  a  exporté  des  quantités  considérables  à  l'étranger, 
—  c'est  par  milliards,  en  effet,  qu'on  peut  compter  les  expor- 
talions  de  capitaux  faites  par  ce  grand  pays,  —  qui  est  si  riche; 
je  dis  que  la  France  a  intérêt  à  considérer  ce  côté  de  la 
question  coloniale. 

Mais,  messieurs,  il  y  a  un  autre  côté  plus  important  de  celte 
question,  qui  domine  de  beaucoup  celui  auquel  je  viens  de 
toucher.  La  question  coloniale,  c'est,  pour  les  pays  voués  par 
la  nature  même  de  leur  industrie  h  une  grande  exportation, 
comme  la  nôtre,  la  question  même  des  débouchés. 

M.  BniALOi'.  —  Pour  les  autres  !  iProtcstalions  aucentre.) 
M.  LE  Président.  —  Monsieur  Brialou,  veuillez  garder  le  silence... 
{Exclamations  et  hruit  prolongé  au  centre.) 

Messieurs,  si  quelqu'un  ici  a  le  droit  de  se  plaindre,  en  ce  moment, 


196  DISCOURS   DE  JULES   FEHKY. 

ce  n'est  ni  l'orateur,  ni  les  membres  de  la  Chambre  :  c'est  le  prési- 
dent, à  qui,  malgré  tous  ses  efforts,  on  rend  presque  impossible  la 
direction  des  débats. 

On  peut  croire,  quand  on  est  tranquillement  assis  sur  son  banc, 
qu'il  est  facile  au  président  d'empêcher  les  mouvements  de  séance. 
Je  voudrais  voir  à  ma  place  l'un  de  ceux  qui  réclament.  {On  rit.) 

Plusieurs  membres.  —  Non  !   non  ! 

M.  LE  COMTE  DE  Lanjlinais.  —  Nous  rendons  justice  à  votre 
impartialité. 

M.  Jules  Ferry.  —  A  ce  point  de  vue,  je  le  répète,  la 
fondation  d'une  colonie,  c'est  la  création  d'un  débouché. 
L'expérience  démontre,  en  effet,  qu'il  suffit...  {/uierruptions  à 
droite.)  Messieurs,  à  ce  point  de  vue  particulier,  mais  de  la 
plus  haute  importance,  au  temps  où  nous  sommes  et  dans  la  crise 
que  traversent  toutes  les  industi-ies  européennes,  la  fondation 
d'une  colonie,  c'est  la  création  d'un  débouché.  On  a  remarqué, 
en  effet,  et  les  exemples  abondent  dans  l'histoire  économique 
des  peuples  modernes,  qu'il  suflit  que  le  lien  colonial  subsiste 
entre  la  mère-patrie  qui  produit  et  les  colonies  qu'elle  a  fondées, 
pour  que  la  prédominance  économique  accompagne  et  subisse, 
en  quelque  sorle,  la  prédominance  politique. 

M.  Edouard  Lockroy.  —  Mais  c'est  une  erreur! 

M.  Jules  Ferry.  —  C'est  une  erreur,  dites- vous?  Je  vais 
vous  démontrer  que  c'est  une  vérité  historique  et  prouvée  par 
des  faits.  Comment  expliquerez-vous  le  phénomène  de  l'Inde 
qui  vit  des  produits  anglais  jusqu'à  concurrence  de  7  ou  800 
millions?  Comment  expliquerez-vous,  pour  prendre  un  exemple 
plus  près  de  nous,  ce  phénomène,  connu  de  beaucoup  de 
personnes  dans  cette  assemblée,  que  l'Algérie,  sous  l'empire 
de  la  liberté  absolue,  qui,  jusque  dans  ces  derniers  temps, 
jusqu'au  moment  où  nous  y  avons  fort  sagement  transporté  les 
tarifs  douaniers  de  la  métropole,  était  laissée  aux  colons  de  se 
fournir  là  où  ils  le  voulaient,  sur  un  chiffre  de  411  millions 
d'importations,  en  ait  demandé,  en  1882,  pour  341  millions  à 
la  France  et  pour  70  millions  seulement  à  l'étranger?  C'est  ce 
phénomèneque  j'ai  formulé  ainsi:  «  Là  où  est  la  prédominance 
politique,  là  est  également  la  prédominance  des  produits,  la 
prédominance  économique. 

M.  LE  Président.  —  Mais,  messieurs,  ce  bruit  est  intolérable  !... 


AFFAIRES   OF   MADAGASCAR.  197 

M.  Jules  Feurv.  —  Vous  m'imposez  ainsi  une  lâche 
impossible! 

M.  LE  Président.  —  Messieurs,  les  iiilcnuptions  seraient  préfé- 
rables tuix  conversations  que  vous  tenez.  J'enlends  ce  (|ue  vous  dites, 
et  Je  n'entends  pas  toujours  ce  (jue  dit  l'orateur,  .le  vous  en  prie, 
gardez  le  silence. 

M.  Jules  Ferry.  — Il  y  a  deux  objeclions  couranles:  iraboi'd, 
celle  que  tout  à  riieiire  formulait,  dans  une  interniption, 
l'honorable  M.  Brialou:  «Vous  fondez  des  colonies  et  ce  sont 
les  autres  nations  qui  les  exploitent  !  » 

M.  Brialou.  —  Oui  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Rien  n'est  plus  contraire  à  la  vérité  des 
faits.  A  cet  égard,  l'exemple  de  l'Algérie  est  considérable, 
décisif.  Mais,  si  vous  voulez  me  le  permettre,  je  vais  faii-e  passer 
sous  vos  yeux  un  travail  très  étudié,  relevé  dans  les  statistiques 
officielles:  c'est  une  comparaison  entre  les  exportations  de  la 
France  et  de  l'Angleterre  dans  les  colonies.  Messieurs,  vous  avez 
souvent  entendu  dire  ici  :  «  Ah  !  l'Angleterre,  à  la  bonne  heure! 
Ses  colonies  se  fournissent  de  produits  anglais,  tandis  que  nos 
colonies,  à  nous,  ne  se  fournissent  pas  de  produits  français.  » 
Une  pareille  assertion  est  tout  à  fait  contraire  à  la  vérité  des 
chiffres:  dans  les  colonies  anglaises,  le  chiffre  des  exportations 
d'Angleterre  s'élève  à  2  22o  millions  de  francs,  ce  qui  fait,  par 
tête,  10  fr.  30  de  produits  anglais  consommés.  Pour  les  colonies 
françaises,  non  comptais  l'Algérie  et  la  Tunisie,  l'exportation  de 
France  est  de  9o4000U0fr.,  soit  par  lèie  d'habitant,  24  fr.  30, 
contre  lOfr.  30.  et  nous  ne  parlons  ici  que  des  anciennes 
colonies,  des  Antilles  et  de  la  Cochinchine;  l'Algérie  et  la 
Tunisie  restant  en  dehors  de  ce  calcul. 

Voulez-vous  que  nous  y  fassions  figurer  ces  deux  colonies? 
Alors,  sur  l'ensemble  des  colonies  françaises,  les  exportations 
de  France  s'élèvent  à  un  chiffre  de  391  millions,  ce  qui  donne 
par  tête  une  somme  de  44  fr.  80.  Ces  chiffres  vous  montrent 
que,  contrairement  à  l'idée  courante,  répandue  comme  beaucoup 
d'idées  fausses,  la  consommation  de  nos  produits  dans  nos 
colonies,  par  tète  d'habitant,  est  supérieure  à  la  consommation 
des  produits  anglais  par  tête  d'habitant  dans  les  colonies 
anglaises.  ■ 

On  nous  dit  aussi  :  «  Mais  vous  fondez  de  nouvelles  colo- 


198  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

nies,  et  vos  anciennes  colonies  ne  vous  donnent  point  de 
commerce;  elles  végètent  et  dépérissent.  »  Messieurs,  celte 
assertion  n'est  pas  exacte  non  plus.  J'ai  là,  sous  les  yeux,  et  je 
me  permets  de  vous  le  citer,  un  travail  remarquable,  une 
conférence,  faite  par  un  homme  très  compétent,  qui  s'appelle 
M.  Cerisier,  à  la  Société  de  statistique  de  Paris,  et  qui  figure  dans 
le  recueil  des  actes  de  celte  société.  L'attention  de  M.  Cerisier 
a  été  attirée  sur  l'importance  de  notre  commerce  avec  les 
colonies,  el  il  s'exprime  ainsi  : 

«  Nous  possédons  actuellement  : 

«  1°  Comme  colonies  d'établissement,  c'est-à-dire  comme 
colonies  d'émigration,  héritage  du  passé  :  la  Martinique,  la 
Guadeloupe,  etc. 

«  2°  Comme  colonies  d'occupation  ou  de  cession,  c'est-à-dire 
résultant  d'une  prise  de  possession  pacifique  ou  d'un  contrat  : 
la  Nouvelle-Calédonie,  Taïti  el  ses  dépendances,  etc. 
.  «  3"  Comme  colonies  de  conquête  :  la  Cochinchine,  le 
Sénégal,  le  Haut-Sénégal  et  peut-être  le  Tonkin  et  Mada- 
gascar, etc. 

«  Toutes  ces  colonies  représentaient,  d'après  la  douane 
française  en  1881,  un  mouvement  commercial  de217417  939  fr., 
dont  126  millions  523  092  fr.,  pour  l'importation  en  France,  et 
91  967  373  pour  l'exportation  de  France. 

«  La  comparaison  entre  1881  el  1882,  pour  le  commerce 
général,  fait  ressortir,  en  faveur  de  1882,  unelégère  augmentation 
^le  1072 000  fr.  Celte  augmentation  s'accentue  davantage  en 
1883,  et  lechilîrede  217  417  939,  accusé  en  1881,  se  trouve,  en 
1883,  porlé  à  234  416  849  francs...  »  —  Voici,  messieurs,  ce 
qui  est  intéressant  dans  cette  citation  :  —  «  ...  J'avais  attribué 
la  légère  augmentation  de  1072  000  francs,  constatée  en  1882 
sur  1881,  aux  divers  Iravauxde  voies  ferrées  entrepris  dans  nos 
colonies  du  Sénégal  et  de  la  Réunion,  et  j'avais  conclu  que 
cette  augmentation  ne  devait  pas  être  attribuée  à  l'initiative 
privée,  puisque  c'est  l'État  qui  construit  ou  fait  construire  ces 
lignes;  mais  le  chiffre  accusé  pour  1883  (234  416  849)  renverse 
mes  suppositions,  et  la  cause  de  ladilTérence  en  plus  (17  millions 
environ)  doil  être  recherchée  ailleurs. 

«  Je  constate,  en  effet,  que,  si  les  colonies  de  la  Martinique,  de 
la  Guadeloupe,  de  la  Réunion  présentent,  comparativement  à 


AFFAIRES   DE   MADAGASCAR.  199 

l'année  1881,  une  décroissance  dans  le  commerce  général  avec 
la  France  de  8  millions  environ,  au  contraire,  les  colonies  de 
Sainl-Pierre  et  Miquelon,  du  Sénégal,  de  l'Inde,  do  la  Cocliin- 
cliine,  de  la  Guyane  et  de  la  Nouvelle-Calédonie  ollVont  une 
plus-value  de  20  raillions,  en  chilTres  ronds;  ce  qui  explique  la 
dilTérence  ronde  de  17  millions  en  aupnienlalion  qu'accuse,  sur 
1881,  le  commerce  général  des  colonies  de  1883. 

«  Il  en  résulte  que  ce  sontnos  trois  grandes  colonies  agricoles, 
nos  vieilles  colonies,  qui  sont  restées  stalionnaires,  aloi's  que  les 
pays  neufs  ont,  au  contraire,  accentué  d'une  façon  bien  positive 
leurs  relations  avec  la  mère-patrie.  Cette  constatation  a  une 
grande  valeur.  ■) 

En  effet,  messieurs,  elle  répond,  et  elle  répond  suffisamment 
à  la  théorie  de  désespérance  et  de  découragement  qui  a  trop 
souvent  cours  en  France,  au  sujet  de  l'avenir  de  nos  colonies  et 
de  nos  relations  futures  avec  elles. 

Ail  centre.  —  Reposez-vous  !  reposez-vous  ! 

M.  LE  Président.  —  Monsieur  Ferry,  voulez-vous  vous  reposer 
un  instant  ? 

M.  Jules  Ferry.  —  Oui,  monsieur  le  Président. 

M.  LE  Président.  —  Messieurs,  l'orateur  est  un  peu  fatigué  :  il 
demande  un  moment  de  repos.  [Oui!  oui!) 

La  séance  est  suspendue. 

(La  séance,  suspendue  à  trois  heures  quarante  minutes,  est  reprise 
à  quatre  lieures.) 

M.  LE  Président.  —  La  séance  est  reprise. 

l^a  parole  est  à  M.  Jules  Ferry  pour  continuer  son  discours. 

M.  Jules  Ferry.  —  Messieurs,  je  suis  confus  de  faire  un 
appel  aussi  prolongé  à  l'attention  bienveillante  de  la  Chambre, 
mais  je  ne  crois  pas  remplir  à  celte  tribune  une  tâche  inutile. 
Elle  est  laborieuse  pour  moi  comme  pour  vous,  mais  il  y  a,  je 
crois,  quelque  intérêt  à  résumer  et  à  condenser,  sous  forme 
d'arguments,  les  principes,  les  mobiles,  les  intérêts  divers  qui 
justilientla  politique  d'expansion  coloniale,  bien  entendu,  sage, 
modérée  et  ne  perdant  jamais  de  vue  les  grands  intérêts 
continentaux  qui  sont  le  premier  intérêt  de  ce  pays.  Je  disais, 
pour  appuyer  cette  proposition,  à  savoir  qu'en  fait,  comme  on 
le  dit,  la  politique  d'expansion  coloniale  est  un  système  politique 
et  économique;  je  disais  qu'on  pouvait  rattacher  ce  système  à 
trois  ordres  d'idées:  à  des  idées  économiques,  à  des  idées  de 


200  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

civilisation  de  la  plus  haute  portée,  et  à  des  idées  d'ordre 
politique  et  patriotique. 

Sur  le  terrain  économique,  je  me  suis  permis  de  placer 
devant  vous,  en  les  appuyant  de  quelques  chifires.  les  considé- 
rations qui  justifient  la  politique  d'expansion  coloniale,  au  point 
de  vue  de  ce  besoin,  de  plus  en  plus  impérieusement  senti  par 
les  populations  industrielles  de  l'Europe  et  particulièrement  de 
notre  riche  et  laborieux  pays  de  France  :  le  besoin  de  débouchés. 
Est-ce  que  c'est  quelque  chose  de  chimérique?  est-ce  que  c'est 
une  vue  d'avenir,  ou  bien  n'est-ce  pas  un  besoin  pressant,  et  on 
peut  dire  le  cri  de  notre  population  industrielle?  Je  ne  fais  que 
formuler  d'une  manière  générale  ce  que  chacun  de  vous,  dans 
les  différentes  parties  de  la  France,  est  en  situation  de  constater. 
Oui,  ce  qui  manque  à  notre  grande  industrie,  que  les  traités  de 
1860  ont  irrévocablement  dirigée  dans  la  voie  de  l'exportation, 
ce  qui  lui  manque  de  plus  en  plus,  ce  sont  les  débouchés. 
Pourquoi?  parce  (ju'à  côté  d'elle,  l'Allemagne  se  couvre  de  bar- 
rières, parce  que,  au  delà  de  l'Océan,  les  États-Unis  d'Amérique 
sont  devenus  protectionnistes,  et  protectionnistes  à  outrance; 
parce  que  non  seulement  ces  grands  marchés,  je  ne  dis  pas  se 
ferment,  mais  se  rétrécissent,  deviennent  de  plus  en  plus 
difficiles  à  atteindre  par  nos  produits  industriels;  parce  que 
ces  grands  États  commencent  à  verser  sui*  nos  propres  marchés 
des  produits  qu'on  n'y  voyait  pas  autrefois.  Ce  n'est  pas  une 
vérité  seulement  pour  l'agriculture,  qui  a  été  si  cruellement 
éprouvée,  et  pour  laquelle  la  concurrence  n'est  plus  limitée  à 
ce  cercle  de  grands  États  européens  pour  lesquels  avaient  été 
édifiées  en  quelque  sorte  les  anciennes  théories  économiques; 
aujourd'hui,  vous  ne  l'ignorez  pas,  la  concurrence,  la  loi  de 
l'offre  et  de  la  demande,  laliberlé  des  échanges,  l'influence  des 
spéculations,  tout  cela  rayonne  dans  un  cercle  qui  s'étend 
jusqu'aux  extrémités  du  monde.  (  Très  bien!  très  bien!)  C'est  là 
une  grande  complication,  une  grande  difficulté  économique; 
nous  en  avons  plusieurs  fois  parlé  à  cette  tribune,  quand  le 
Gouvernement  a  été  interpellé  par  M.  Langlois  sur  la  situation 
économique  de  la  capitale;  c'est  là  un  problème  extrêmement 
grave.  Il  est  si  grave,  messieurs,  si  pali)itant,  que  les  gens  les 
moins  avisés  sont  condamnés  à  déjà  entrevoir,  à  prévoir  et  à  se 
pourvoirpour  l'époque  où  ce  grand  marché  de  l'Amérique  du  Sud, 


AFKAIHKS   I»F,    MADACASCAH.  201 

(|iiinonsapparloniiil(l('  |oniits('m|in'l(|ii<'S()ilr  imnii'^mni'ial.  nous 
sera  dispulé  et  peul-rU-f  ciilcvr  par  les  piddiiils  df  rAim''ri(|iir 
(lu  Nord.  Il  n'y  a  rien  de  plus  sérieux,  il  n'y  a  pas  de  prol)lènit' 
social  plus  prrave;  or,  ce  pro<ramnie  est  intimement  lié  à  la 
polilirpie  coloniale.  Je  n'ai  pas  besoin  de  jiousser  plus  loin  celtt; 
démonstration.  Oui,  messieurs,  je  le  dirai  aux  économistes, 
dont  personne  plus  que  moi  ne  respecte  les  convictions  et  les 
services  rendus;  je  le  dirai  à  l'honorable  M.  Passy,  que  je  vois 
là,  qui  est  parmi  nous  un  des  représentants  les  plus  autorisés 
de  l'ancienne  école  économique...  (Sourires);  je  sais  très  bien 
ce  qu'ils  me  répondent,  ce  qui  est  au  fond  de  leur  pensée...  — 
l/ancienne  école,  la  grande!  nu'ssieurs;  celle,  monsieur  Passy, 
que  votre  nom  a  illustrée,  celle  qui  a  pour  chefs,  en  France, 
Jean-Baptiste  Say,  et  Adam  Suiith,  en  Angleterre.  Il  n'y  a  dans 
ma  pensée  aucune  ironie  à  votre  égard,  monsieur  Passy,  croyez- 
le  bien. 

Je  dis  que  je  sais  très  bien  ce  que  pensent  les  économistes 
que  je  peux  appeler  docti'inaires,  sans  olîenserM.  Passy.  Ils  nous 
disent  :  «  Les  vrais  débouchés,  ce  sont  les  traites  de  commerce  ; 
qui  les  fournissent,  qui  les  assurent.  «Messieurs,  je  ne  dédaigne 
pas  les  traités  de  commerce  :  si  nous  pouvions  revenir  à  la 
situation  qui  a  suivi  l'année  186U,  s'il  n'était  pas  survenu  dans 
le  monde  cette  révolution  économique  qui  est  le  produit  de 
développement  delà  science  et  la  l'apidité  des  communications; 
si  cette  grande  révolution  n'étaitpas  intervenue,  je  reprendrais 
volontiers  la  situation  qui  a  suivi  1860.  Il  est  très  exact  qu'à 
cette  époque,  la  concurrence  des  blés  d'Odessa  ne  ruinait  pas 
l'agriculture  française,  que  les  blés  de  l'Amérique  et  de  l'Inde 
ne  constituaient  pas  encore  pour  elle  une  concurrence;  à  ce 
moment,  nous  vivions  sous  le  régime  des  traités  de  commerce, 
non  seulement  avec  l'Angleterre,  mais  avec  les  autres  puissances, 
avec  l'Allemagne,  qui  n'était  pas  encore  devenue  une  puissance 
industrielle.  Les  traités,  je  ne  les  dédaigne  pas  ;  j'ai  eu  l'honneur 
d'en  négocier  quelques-uns  de  moindre  importance  que  ceux 
de  1860;  mais,  messieurs,  pour  traiter,  il  faut  être  deux  : 
vous  ne  traiterez  pas  avec  les  États-Unis  d'Amérique,  c'est 
la  conviction  que  recueillent  ceux  qui  ont  tenté  d'établir  de 
ce  côté-là  quelques  négociations  soit  officielles,  soit  ofli- 
cieuses. 


•202  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

M.  Georges  Perin.  —  Dans  dix  ans,  vous  traiterez  avec  l'Anié- 
riqiic. 

M.  Jules  Ferry.  —  Vous  prophétisez,  monsieur  Perin  : 
mais,  pendant  ces  dix  ans,  l'industrie  française  peut  recevoir 
une  bien  profonde  atteinte.  Non,  nous  ne  traiterons  pas,  car 
vraiment,  si  on  veut  être  sincère,  on  n'aperçoit,  dans  celte 
direction,  aucune  dispositions  traiter.  Alors,  il  faut  chercher  des 
débouchés,  et  la  création  du  débouché  dont  nous  nous  occupons 
en  ce  moment,  nous  donnera,  dans  un  avenir  certain,  l'échange 
libre  et  même  privilégié  avec  la  Chine,  avec  ce  marché  de 
400  millions  d'habitants. 

M.  Clémexceau.  —  Ah!  vous  prophétisez  à  votre  tour  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  C'est  le  fond  et  c'est  l'esprit  du  traité 
de  Tien-Tsin,  et  nous  n'allons  pas  recommencer  à  le  discuter. 
Dans  cet  ordre  d'idées,  dans  les  difficultés  que  rencontre  notre 
industrie,  qui  est  une  grande  industrie  d'exportation  et  qui  voit 
se  resserrer  devant  elle,  de  jour  en  jour,  les  marchés  où  elle 
peut  vendre  ses  produits,  dans  cette  situation,  la  création  d'un 
débouché  nouveau  est  une  œuvre  à  la  hauteur  de  laquelle  sont 
les  dépenses  qu'on  a  faites  et  les  efforts  que,  depuis  plusieurs 
années,  les  Chambres  ont  autorisés  pour  créer  dans  ce  pays 
une  réserve  d'avenir,  —  permettez -moi  d'employer  cette 
expression  :  je  la  crois  juste.  —  Oui,  le  traité  de  Tien-Tsin  a  ce 
caractère,  même  pour  les  plus  sceptiques.  Il  offre  à  l'industrie 
des  perspectives  que  personne  ne  saurait  exagérer.  Messieurs, 
je  crois  que  le  côté  économique  de  la  politique  coloniale  est 
justifié  par  ces  considérations;  et,  si  vous  me  le  permettez,  j'y 
ajouterai  un  exemple  qui  nous  touche  de  très  près.  N'éles-vous 
pas  frappés  du  mouvement  qui,  depuis  un  si  petit  nombre 
d'années,  deux  ans  à  peine,  s'est  emparé  de  l'esprit  public  en 
Allemagne  ?N'ètes-vous  pas  frappés  de  cette  évolution  soudaine, 
rapide,  mais  exti'émement  résolue,  qu'a  faite  la  politique 
économique  de  l'empire  d'Allemagne,  qui  a  pris  résolument  le 
parti  de  se  couvrir  de  tarifs  prolecteurs  de  la  plus  grande 
énergie?  Le  gouvernement  allemand  a  compris  qu'il  devait  se 
préoccuper,  dans  l'état  du  monde,  de  la  question  des  débouchés: 
c'est  alors  qu'avec  la  vigueur  et  la  résolution  qu'il  sait  mettre 
en  toutes  choses,  il  s'est  jeté,  —  on  peut  se  servir  de  cette 
expression  —  dans  la  politique  coloniale. 


AFFAIRES  I)K  MAKAr.ASCAH.  20M 

M.  Granet.  — Sans  expt'dilions  I 

M.  JuLKS  Feruy.  —  Vous  dites:  sans  cxpédilions  I  il  y  en  a 
lout  au  moins  uiio:  celle  des  Cameroon.  Nous  verrons,  allcndez 
la  fin.  Je  dis  (firil  y  a  dans  l'ordre  [»oliti(|iie  et  dans  la  conduite 
suivis  par  nos  voisins  (pielque  chose  dont  vous  devez  tenir 
compte. 

M.  Raoi  I.  DrvAL.  —  11  n'y  a  pas  deux  mois  que  le  cljaiicelier 
allemand,  en  plein  parlement,  a  piolesté  eontre  celte  politique 
à  la  française  qu'on  voulail,  lui  faire  suivie. 

M.  JuiiKs  FKimv.  —  J'attendrai  (|ue  M.  Raoul  Duval  me 
démontre  que  le  chancelier  allemand  est  lihre-échangiste  et  le 
disciple  de  l'école  d'Adam  Smith  et  de  Say. 

M.  Raoul  DrvAi..  —  Je  n'ai  pas  dit,  cela;  j';ii  dit  (ju'il  avait 
protesté  contre  votre  politique. 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  est  certain  qu'il  y  a  en  Allemagne  un 
grand  mouvement  de  politique  coloniale,  et  que  cette  [)réoc- 
cupation  de  saisir,  de  prendre  possession,  sur  le  littoral  africain, 
de  tout  ce  qui  reste  de  disponible  répond  à  quelque  chose, 
répond  à  un  hesoin,  à  une  politique,  à  une  nécessité.  Cette 
politique  coloniale  allemande  doit  vous  frapper;  elle  me  frappe, 
quand  je  considère  que  cet  empire  allemand,  qui  était,  jusqu'à 
présent,  une  puissance  exclusivement  continentale,  est,  de  plus, 
un  gouvernement  prudent,  qui  ne  s'est  pas  aventuré  depuis 
quinze  ans.  Eh  bien,  quand  je  vois  l'Allemagne  se  lancer  dans 
cette  voie  de  la  politique  coloniale,  j'en  cherche  la  raison... 

M.  Vkhnues.  —  Les  Allemands  ont  une  émigration,  et  la  France 
n'en  a  pas  ! 

M.  LE  PuÉsinENT.  —  Vous  êtes  inscrit,  monsieur  Verrdies  :  vous 
répondrez. 

M.  Vernhks.  —  Nous  nous  expliquerons  un  peu  plus  tard. 

M.  LE  Président.  — ICh  bien,  veuillez  avoir  la  patience  d'attendre. 

M.  Jules  Ferry.  —  Cette  politique,  elle  a  été  discutée  par 
les  intéressés  eux-mêmes,  dans  les  réunions  des  grandes  asso- 
ciations de  producteurs  et  de  commerçants  qui  se  sont  tenues 
soit  à  Francfort,  soit  à  Eisenach.  Dans  la  réunion  d'Eisenach, 
dont  j'ai  pu  être  informé,  —  elle  a  eu  lieu  au  mois  de  septembre 
dernier  et  a  eu  beaucoup  de  retentissement  en  Allemagne  ;  nos 
agents,  naturellement,  ont  suivi  avec  beaucoup  d'attention  ce 
qui  s'y  est  passé,  —  les  hommes  les  plus  autorisés  ont  expliqué 


204  DISCOURS   DE  JULES   FERUY. 

que  cette  politique  d'expansion  coloniale,  cette  mainmise  sur 
les  territoires  africains,  n'avait  pas  pour  but  de  fonder  là  des 
colonies  d'émigration,  de  détourner,  comme  on  l'a  dit  trop 
légèrement,  le  grand  courant  d'émigration  germanique  qui  va 
vers  les  États-Unis  et  de  le  reporter  ailleurs  ;  non,  au  contraire. 
M.  Wœrmann,  par  exemple,  qui  a  été  l'un  des  représentants 
de  l'Allemagne  à  la  Conférence  de  Berlin  dans  ces  derniers 
temps,  déclarait  que  la  nouvelle  politique  coloniale  de  l'Alle- 
magne a  pour  but  d'arrêter  le  Ilot  de  l'émigration,  en  créant  à 
l'industrie  de  nouveaux  déboucbés,  et  en  fournissant,  par  consé- 
quent, aux  travailleurs  de  nouveaux  salaires.  Ainsi,  ce  n'est  pas 
pour  l'émigration,  c'est  contre  l'émigration  que  cette  politique 
coloniale  est  dirigée. 

Eh  bien,  messieurs,  est-ce  que  nous  serons  moins  vigilants? 
est-ce  que  nous  fermerons  les  yeux  et  les  oreilles  à  ces  ensei- 
gnements? est-ce  que,  parce  que  cette  question  de  politique 
coloniale  s'est  mêlée  à  des  questions  de  polémique  électorale..: 
[Applaudissements  à  gauche  et  au  centre.) — Rumeurs  à  l'extrême- 
gauche.) 

M.  Vkiinhes.  — Nous  nous  plaçons  plus  haut;  nous  vous  le  prou- 
verons. 

M.  LE  Président.  —  Ne  faites  pas  votre  discours  d'avance, 
monsieur  Vernhes.  [Sourires.) 

M.  Jules  Feery...  —  par  la  force  des  choses  — je  n'en  accuse 
personne  ;  les  oppositions  prennent  leurs  armes  où  elles 
peuvent,  et  il  est  très  certain  que  le  terrain  de  la  politique 
coloniale,  les  événements  militaires  ayant  pris  des  proportions 
qu'on  n'avait  pu  prévoir  à  l'origine,  est  devenu  l'arène  de  la 
lutte  électorale. 

M.  Georges  Perix.  —  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  dix  ans  que  nous 
avons  commencé  à  combattre  cette  polilique  ? 

M.  Jules  Ferry.  —  Oui,  monsieur  Perin,  vous  avez  tout 
prévu.  [Interruptions  à  gauche.)  Je  dis  que  ce  n'est  pas  une 
raison  pour  rapetisser  un  si  grand  problème  économique  et 
social  aux  proportionsd'une  mesquine  lutte  entre  les  partis  ou 
entre  les  nuances  d'un  même  parti.  Je  dis  qu'il  est  évident  pour 
tout  le  monde  que  l'expansion  coloniale  de  la  France,  à  condi- 
dion  d'être  conduite  avec  sagesse,  avec  prudence...  [Ah!  ah  !  à 
V  extrême-gauche.)  _     -, 


AFFAIIŒS   DE   MAI)A(;.AS(:AII.  905 

M.  CLKME.Nr.KAi  .  —  C'est  cela  (jn'il  faudrait  ilisciilei-. 
A  droite.  —  Oui.  voila  la  ({iiesliuii! 

M.  Jules  Fkrry.  —  Mais  vou>  n'<^n  vniilfv  pas  du  toiil 
d'expansion  coloniale! 

M.  GnANKT.  —  Jamais,  nous  n'avons  dit  cela. 

M.  Jules  Ferry.  —  Permellez  1  Nous  ne  sommes  jias  en  pir- 
sence  d'une  extrème-paiiclie  (|iii  discute  les  opérations  de  la 
politique  coloniale,  qui  déclare  qu'elles  ont  été  mal  conçues, 
mal  conduites;  nous  sommes  en  présence  d'une  exlréme-ûauclie 
(pii  a  mis  sur  son  drapeau  :  Plus  de  politique  coloniale!  plus 
d'expéditions  lointaines  !  {Applnudissemenls  au  centre.  —  /ii-tdt 
à  gauche.) 

M.  Granet  et  M.  Pevtral.  C'est  une  erreur. 
M.  Jules  Feery.  —  Peut-être  pas  vous,  monsieur  Peytral, 
ni  vous,  monsieur  Granet,  mais  le  gros  de  votre  parti. 

M.  Granet.  —  Nous  sommes  contre  votre  méthode,  et  non  contre 
la  politique  coloniale. 

M.  Jules  Ferky.  —  Nous  allons  voir  tout  à  l'heure,  au 
scrutin,  s'il  est  vrai  qu'il  y  ait  dans  cette  Chambre  une  majorité 
opposée  àla  politique  coloniale...  [Exclamations.) 

M.  Granet.  —  Vous  savez  bien  que  c'est  une  équivoque. 

M.  Jules  Ferry.  —  ...  car,  s'il  y  a  au  monde  une  entreprise 
d'expansion  coloniale  caractérisée,  conforme  à  tous  les  traits 
de  cette  politique,  c'est  l'entreprise  de  Madagascar.  Vous  la 
saisissez  là  sur  le  vif,  et  M.  Camille  Pelletan  et  M.  Perin  avaient, 
l'autre  jour,  raison  de  dire  :  «  C'est  là-dessus  qu'on  va  se 
compter.  »  {Applaudissements  au  centre  et  à  gauche.  —  Récla- 
mations à  r extrême-gauche  et  à  droite.) 

M.  JoLiBOis.  —  Vous  avez  gardé  le  silence  sui'  la  question  du 
Toiikin  pour  créer  une  équivoque  ;  voilà  la  vérité  ! 

M.  Pall  de  Cassagnac.  —  Vous  vouiez  vous  l'aire  blanchir  par  ce 
scrutin-là!  Eh  bien,  non! 

M.  DE  Baudry  d'Asson.  —  Vous  voulez  vous  faire  absoudre  du 
Tonkin  par  Madagascar  ! 

M.  JoLiBOis.  —  Vous  voulez  faire  le  ministère  actuel  votre  pri- 
sonnier et  faire  croire  qu'il  n'agit  que  par  vos  ordres! 

M.  LE  Président.  —  Monsieur  Jolibois,  je  vous  prie  de  ne  pas 
interrompre,  ou  je  serai  obligé  de  vous  rappeler  à  l'ordre. 

M.  Pail  DE  Cassagnac  s' adressant  à  l'orateur.  —  Vous  voulez  faire 
voler  pour  Jules  Madagascar!  {llires  à  droite.  —  Bruit.) 


20Ô  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

M.  Jules  Ferry.  —  Mais,  messieurs,  dans  cet  ordre  d'idées, 
il  faut  savoir  attendre;  il  ne  faut  pas,  comme  le  faisait  il  y  a 
quelque  temps  l'honorable  M.  Raoul  Duval  à  la  tribune,  s'indi- 
gner ou  s'étonner  de  ce  que  la  Tunisie,  par  exemple,  qui  est 
depuis  deux  ans  à  peine  sous  notre  protectorat,  ne  soit  pas 
encore  devenue  un  grand  marché  de  produits  français. 

Savez-vous  combien  il  a  fallu  de  temps  à  l'empire  indien 
pour  devenir  un  grand  consommateur  de  produits  anglais? 
En  1811,  M.  Mac  CuUoch,  dans  une  note  sur  le  commerce  de 
l'Inde,  disait  :  «  Le  commerce  de  l'Angleterre  avec  l'Inde  n'est 
pas  plus  important  que  celui  de  cette  même  Angleterre  avec 
l'île  de  Man  ou  l'ile  de  Jersey!  »  Et  aujourd'hui,  messieurs,  ce 
commerce  se  chilTre  par  un  milliard  et  demi  d'échanges. 

M.  Raoil  Duval.  —  M.  de  Lesseps   a  percé,   depuis,  le  danal  de 

Suez  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Et  l'auteur  que  je  citais  tout  à  l'heure, 
M.  Silley,  professeur  à  Oxford,  qui  a  élucidé  toutes  ces 
questions,  disait  :  «  Pendant  longtemps,  tout  le  monde  affirmait 
en  Angleterre  que  les  Indous  ne  consommeraient  jamais  de 
produits  anglais.  » 

Et  si  vous  interrogez,  messieurs,  votre  propre  histoire,  si 
vous  voulez  vous  reporter  un  instant  aux  discussions  si  vives 
qui  se  sont  produites  dans  celte  même  Chambre,  après  la 
conquête  de  l'Algérie,  pendant  dix-huit  ans,  vous  voyez  que 
les  mêmes  objections  qui  sont  faites  ici  à  la  politique  coloniale 
ont  été  apportées  chaque  année  à  la  tribune  de  la  Chambre 
des  députes  par  les  hommes  les  plus  éminents  de  toutes  les 
oppositions  de  ce  temps-là.  Parcourez  ces  débats,  vous  y  trou- 
verez vos  arguments,  presque  vos  propres  figures,  présentés 
par  les  hommes  delà  plus  haute  distinction.  M.  Georges  Perin, 
par  exemple,  qui  est  l'adversaire  personnel  de  la  politique 
coloniale... 

M.  Gf.ouges  PEniN.  — •  D'une  certaine  politique  coloniale,  de  celle 
des  conquêtes  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  M.  Georges  Perin,  qui  est  partisan  de 
l'évacuation  de  Madagascar  et  du  Tonkin... 
M.  Georges  Perin.  —  Oui  ! 
M.  Jules  Ferry.  —  ...  Ne  s'offensera  pas  si  je  lui  dis  qu'il 


AFFAIHKS    IIK    MADACASCAH.  207 

peul  comiiltT  pai'iiii  sos  aiictMies  iiitcllcctiirls  un  iKinmif  fori 
dislingiuS  qui  s'appolait  M.  Dcsjoberl,  et  (|ui  (Icmaiidail  tous 
les  ans  à  la  tribune  révacuation  de  i'Alj'éiie.  Oui,  messieurs, 
pendant  dix-huit  ans  !  (On  rii.)  De  IH.'ilJ  à  18 '16  «'l  1847,  c'était 
toujours  le  même  feu  roulani  d'objeclions  et  d'attaques,  les 
mômes  cris  de  découragement,  les  mêmes  conseils  d'abandon, 
la  même  lutte.  Les  uns  disaient  :  «  Prenez-en  le  moins  jjos- 
sible  !  »  M.  le  duc  de  Broglie  s'écriail  un  jour:  «  Gardez  Aigt'i-: 
c'est  une  loge  à  l'Opéra,  mais  n'allez  pas  plus  loin  !  » 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —  Oui, mais  ily  avait  Bugeaud,et  iionpas 
vous.  {AppliiiuJL!iseini'nt!>  à  droite.) 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  n'ai,  en  aucune  façon,  la  prétention 
de  me  comparer,  sous  un  rapport  <|uelconque,  à  Tillustre 
maréchal  Bugeaud,  et  je  ne  m'explique  pas  l'interruption  de 
l'honorable  M.  de  Cassagnac. 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —  Je  vous  rexpliquerai,  si  vous  voulez. 

M.  Jules  Ferry.  —  Il  y  avait  Bugeaud,  sans  doute;  mais, 
malgré  Bugeaud,  les  députés  de  l'opposition,  avec  une  âpreté, 
une  persistance  et  une  obstination  qui  paraissent  exti-aordi- 
naires,  surtout  quand  on  a  vu  la  suite  des  faits  et  le  dénouement 
heureux  de  toute  celte  grande  histoire,  venaient  demander, 
les  uns  ouvertement  l'évacuation  et  l'abandon,  comme 
M.  Desjobert,  les  autres  la  restriction  la  plus  gi-ande  de  l'en- 
treprise, et  dans  quelle  situation  !  Il  y  avait  Bugeaud,  mais  il  y 
avait  aussi  le  maréchal  Clauzel  et  la  retraite  de  Constantine,  et 
bien  des  événements  de  guerre  auprès  desquels  ceux  qui  vous 
ont  tant  émus  à  un  certain  moment  ne  sont  véritablement  que 
de  bien  modestes  incidents.  [Applaudàsemenls  à.  gauclœ  et  au 
centre.  —  Interruptions.) 

M.  Paul  Bert.  —  Ce  n'est  pas  la  Chambre  qui  s'est  émue  la  pre- 
mière ! 

M.  Jules  Ferry.  —  C'étaient  des  hommes  comme  MM.  de 
Sade,  Jaubert,  Pelet  (de  la  Lozère),  —  ce  ne  sont  pas  des 
inconnus  de  notre  histoire  parlementaire,  —  qui  traitaient 
l'Algérie  de  terre  maudite,  «  qui  ne  se  révélerait  jamais  à  nous 
que  par  le  chitïre  de  nos  dépenses,  »  disait  M.  Pelet  (de  la 
Lozère  1;  «  qui  n'offrirait  jamais,  disait  un  autre,  le  moindre 
débouché  sérieux  à  notre  industrie.  »  Or,  notre  comnierce  avec 


208  DISCOURS   DE  JULES   FEIHiY. 

l'Aigérie  est  de  340  millions  par  an,  à  l'heure  actuelle! 
M.  Dupin  descendait  de  son  fauteuil  pour  démontrer,  en 
termes  que  je  ne  veux  pas  reproduire  ici,  pour  ne  pas  allonger 
la  discussion,  avec  l'autorité  qui  s'attachait  à  sa  parole,  que  la 
colonisation  est  une  chose  ahsurde  par  elle-même.  M.  Duvergier 
de  Hauranne,  qui  n'était  pas  non  plus  le  premier  venu,  disait 
en  1837  :  «  L'Algérie,  ce  legs  funeste  de  la  Restauration.  »  Et 
M.  Passy  (Hippolyte),  —  un  grand  nom  aussi,  —  proposait  de 
rétrocéder  à  la  Porte  la  plus  grande  partie  des  provinces 
conquises,  vu  l'impuissance  où  l'on  était  de  les  garder. 
M.  Desjobert,  que  j'ai  déjà  nommé,  demandait  annuellement 
l'évacuation  de  '<  ce  rocher  nu,  disait-il,  sur  lequel  les  Euro- 
péens ne  peuvent  pas  vivre  ».  —  ...  Oui,  on  aflirmait  cela, 
messieurs!  les  Européens  ne  peuvent  pas  vivre  en  Algérie  !  — 
«  ...  et  l'abandon  de  cette  chimère  coloniale  qui  ruine  nos 
finances,  qui  compromet  notre  sûreté  en  Europe,  que  nous 
traînons  comme  un  boulet,  et  que  nous  ne  pourrions  garder  en 
cas  de  guerre  européenne.  » 

M.  lî.voLL  Dlval.  —  Cela  a  bien  failli  arriver! 

M.  .luLES  Ferey.  —  Et  enfin,  M.  de  Tracy,  un  grand  nom 
aussi,  en  1846,  dénonçait  à  l'indignation  publique  «  ce  mino- 
taure  moderne  —  l'Algérie  —  qm  dévore  chaque  année  la  plus 
belle  et  la  meilleure  partie  de  notre  jeunesse  et  le  plus  précieux 
de  nos  Trésors  ».  {Mouvements  divers.) 

M.  Raoul  Duval.  —  Il  y  a  du  vrai  ! 

M.  Gaillard  (Vaucluse).  —  Dites  ce  que  l'Algérie  nous  a  coûté  en 
argent  et  en  hommes  ! 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —  Cela  a  coûté  phisque  cela  n'a  rapporté! 

M.  Jules  Ferry.  —  Ce  qui  prouve  que,  dans  l'opposition,  on 
peut  être  faux  prophète,  car  il  n'y  a  pas  une  seule  de  ces  pré- 
dictions sinistres  qui  n'ait  été  démentie  par  les  faits,  et  je  pense 
que  personne  ne  soutiendra  aujourd'hui  que  l'Algérie  a  été 
une  cause  d'insécurité,  au  moment  de  nos  désastres;  personne 
ne  contestera  qu'à  l'heure  qu'il  est,  elle  est  pour  la  France  une 
grande  source  de  richesses... 

M.  Vernhes.  —  La  comparaison  n'est  pas  juste  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  ...  un  grand  marché  de  produits  et  une 
compensation  à  des  pertes  bien  cruelles  faites  par  notre  indus- 


AFFAIKES   DE   MAI»A<; ASCAI».  209 

trie  vinicole.  Il  n'est  pas  non  plus  vrai,  an  point  de  vue  de 
riiistoire.  il  n'est  pas  exact,  il  est  conli'aire  aux  faits,  il  est 
faux,  comme  l'a  (k'-montré  M.  de  Mahy,de  dire  que  les  colonies 
ont  compromis  la  sécurité  de  la  mère-patrie.  Au  contraire  1  Elles 
ont  souvent  payé  les  fautes  d'une  polititpie  continentale  désor- 
donnée et  quehpiefois  absurde  ;  elles  les  ont  souvent  payées 
très  cher,  de  leur  indépendance,  mais  elles  n'ont  jamais  compro- 
mis ni  l'indépendance  ni  la  sécui'ilé  de  la  mère-patrie,  (rrè* 
bien!  très  bien!  et  applaudissements  an  centre  et  ù  yauclie.) 

M.  DE  B\ri)i\v  d'Assox.  —  Excepté  dans  les  expéditions  conduites 
par  vous! 

M.  Jules  Ferrv.  —  Messieurs,  il  y  a  un  second  point,  un 
second  ordre  d'idées  que  je  dois  également  aborder,  le  plus 
rapidement  possible,  croyez-le  bien  :  c'est  le  côté  humanitaire 
et  civilisateur  de  la  question.  Sur  ce  point,  l'honorable 
M.  Camille  Pelletan  raille  beaucoup,  avec  l'esprit  et  la  finesse 
qui  lui  sont  propres  ;  il  raille,  il  condamne,  et  il  dit  :  «  Qu'est-ce 
que  c'est  que  cette  civilisation  qu'on  impose  à  coups  de  canon? 
Qu'est-ce.  sinon  une  autre  forme  de  la  barbarie?  Est-ce  que 
ces  populations  de  race  inférieure  n'ont  pas  autant  de  droits 
que  vous?  Est-ce  qu'elles  ne  sont  pas  maîtresses  chez  elles? 
est-ce  qu'elles  vous  appellent?  Vous  allez  chez  elles  contre 
leur  gré,  vous  les  violentez,  mais  vous  ne  les  civilisez  pas.  » 
Voilà,  messieurs,  la  thèse  ;  je  n'hésite  pas  à  dire  que  ce  n'est 
pas  de  la  politique,  cela,  ni  de  l'histoire  :  c'est  de  la  métaphy- 
sique politique...  [Ah!  ah!  à  V extrême-gauche.) 

Voix  à  gauche.  —  Parfaitement  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  ...  et  je  vous  défie,  —  permettez-moi 
de  vous  porter  ce  déli,  mon  honorable  collègue,  monsieur 
Pelletan,  —  de  soutenir  jusqu'au  bout  votre  thèse,  qui  repose 
sur  l'égalité,  la  liberté,  l'indépendance  des  races  inférieures. 
Vous  ne  la  soutiendrez  pas  jusqu'au  bout,  car  vous  êtes,  comme 
votre  honorable  collègue  et  ami  M.  Georges  Perin,  le  partisan 
de  l'expansion  coloniale  qui  se  fait  par  voie  de  trafic  et  de 
commerce. 

M.  Camille  Pelletan.  —  Oui  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Vous  nous  citez  toujours  comme  exemple, 
comme  type  de  la  politique  coloniale  que  vous  aimez  et  que 

J.  Ferry.  Discours.  V.  i*  . 


210  DISCOURS   DE  JULES   FEUKY. 

VOUS  rêvez,  l'expédition  de  M.  de  Brazza.  C'est  très  bien,  mes- 
sieurs :  je  sais  pai'faitement  que  M.  de  Brazza  a  pu  jusqu'à 
présent  accomplir  son  œuvre  civilisatrice  sans  recourir  à  la 
force;  c'est  un  apôtre;  il  paye  de  sa  personne,  il  marche  vers 
un  l)ut  placé  très  haut  et  très  loin;  il  a  conquis  sur  ces  popula- 
tions de  l'Afrique  équatoriale  une  influence  personnelle  à  nulle 
autre  pareille;  mais  qui  peut  dire  qu'un  jour,  dans  les  établis- 
sements qu'il  a  foi'més,  qui  viennent  d'être  consaciés  par 
l'aréopage  européen  et  qui  sont  désormais  le  domaine  de  la 
France,  qui  peut  dire  qu'à  un  moment  donné,  les  populations 
noires,  parfois  corrompues,  perverties  par  des  aventuriers,  par 
d'autres  voyageurs,  par  d'autres  explorateurs  moins  scrupuleux, 
moins  paternels,  moins  épris  des  moyens  de  persuasion  que 
notre  illustre  de  Brazza  ;  qui  peut  dire  qu'à  un  moment  donné, 
les  populations  noires  n'attaqueront  pas  nos  établissements? 
Que  ferez-vous  alors?  Vous  ferez  ce  que  font  tous  les  peuples 
civilisés  et  vous  n'en  serez  pas  moins  civilisés  pour  cela  :  vous 
résisterez  par  la  force,  et  vous  serez  contraints  d'imposer,  pour 
votre  sécurité,  votre  protectorat  à  ces  peuplades  rebelles. 
Messieurs,  il  faut  parler  plus  haut  et  plus  vrai!  il  faut  dire 
ouvertement  qu'en  effet,  les  races  supérieures  ont  un  droit 
vis-à-vis  des  races  inférieures...  (^'n«e»/'5  >■/</■  plusieurs  bancs 
à  C exlrêine-fj auche .) 

M.  Jules  Maigne.  —  Oh!  vous  osez  dire  cela  dans  le  pays  où  ont 
été  proclamés  les  droits  de  l'homme  ! 

M.  DE  GciLLOUTET.  —  C'est  la  justification  de  l'esclavage  et  de  ia 
traite  des  nègres  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Si  l'honorable  M.  Maigne  a  raison,  si  la 
déclaration  des  droits  de  l'homme  a  été  écrite  pour  les  noirs  de 
l'Afrique  équatoriale,  alors  de  quel  droit  allez-vous  leur  impo- 
ser les  échanges,  les  trafics?  Ils  ne  vous  appellent  pas... 
[Interruptions  à  V extrême-gauche  et  à  droite. —  Irès  bien! 
très  bien!  sur  divers  bancs  à  (jauche.) 

M.  Raotl  Duval.  —  Nous  ne  voulons  pas  les  leur  imposer!  C'est 
vous  qui  les  leur  imposez  ! 

M.  Jlles  Maigne.  —  Proposer  et  imposer  sont  choses  fort  di Ile- 
rentes  ! 

M.  Georges  Perin.  —  Vous  ne  pouvez  pas  cepentlant  faire  des 
échanges  forcés  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  répète  qu'il  y  a  pour  les  races  supé- 


AFKAIHKS    liK    MAKAiiASCAH.  'Jll 

riciires  un  droiK  parce  (iiiil  y  a  un  devoir  pour  elles.  Elles  ont 
le  devoir  de  civiliser  les  races  infêi'ieures...  {Mdvqiws  d'appro- 
bation sur  les  mêmes  bancs  à  gauche.  —  Nouvelles  interruptions 
à  Vexlrème-gauche  et  à  droite.) 

M.  JosEPU  rABiu..  —  C'est  excessif  !  vous  aboiilissez  ainsi  à  l'ubdi- 
cation  des  principes  de  1780  et  de  1848...  (liruilj  à  la  consécration 
de  la  loi  de  f,'ràce  remplaçant  la  loi  de  justice. 

M.  Vehnhes.  —  Alois  les  missionnaires  ont  aussi  leur  droit  !  ne 
leur  reprocliez  donc  pas  d'en  user  !  [Bruit.) 

M.  LE  PrésM)E\t.  —  N'interrompez  pas,  monsieur  Vernhes  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  dis  que  les  races  su|)érieures... 

M.  Vermif.s.  —  Protégez  les  missionnaires  alors  !  [Trc$  bien  !  à 
droite.) 

Voix  à  gauche.  —  Ninterrompez  donc  pas  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  dis  que  les  races  supérieures  ont  des 
devoirs... 

M.  Vf.rnhes.  —  Allons  donc  ! 

M.  LE  PiiÉsiDEM.  —  Vous  ôLes  inscrit,  monsieur  Vernhes;  vous 
parlerez  ! 

M.  Ver.nhes.  —  Certainement  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Ces  devoirs,  messieurs,  ont  été  souvent 
méconnus  dans  l'histoire  des  siècles  précédents,  et  certainement 
quand  les  soldais  et  les  explorateurs  espagnols  introduisaient 
l'esclavage  dans  l'Amérique  centrale,  ils  n'accomplissaient  pas 
leur  devoir  d'hommes  de  race  supérieure.  (7'm  bien/  très  bien!) 
Mais,  de  nos  jours,  je  soutiens  que  les  nations  européennes 
s'acquittent  avec  largeur,  avec  grandeur  et  honnêteté  de  ce 
devoir  supérieur  de  civilisation. 

M.  Paul  Bert.    —  La  France  l'a  toujours  fait  1 

M.  Jules  Ferry.  —  Est-ce  que  vous  pouvez  nier,  est-ce  que 
([uelquun  peut  nier  qu'il  y  a  plus  de  justice,  plus  d'ordre 
matériel  et  moral,  plus  d'équité,  plus  de  vertus  sociales  dans 
l'Afrique  du  Nord  depuis  que  la  France  a  fait  sa  conquête? 
Quand  nous  sommes  allés  à  Alger  pour  détruire  la  piraterie  et 
assurer  la  liberté  du  commerce  dans  la  Méditerranée,  est-ce 
que  nous  faisions  œuvre  de  forbans,  de  conquérants,  de  dévas- 
tateurs? Est-il  possible  de  nier  que  dans  Tlnde,  et  malgré  les 
épisodes  douloureux  qui  se  rencontrent  dans  l'histoire  de  cette 
conquête,  il  y  a  aujourd'hui  infiniment  plus  de  justice,  plus  de 


212  DISCOURS   DE  JULES   FEHRY. 

lumière,  d'ordre,  de  vertus  publiques  et  privées  depuis  la 
conquête  anglaise  qu'auparavant? 

M.  ClI'Menckai!.  —  C'est  très  douteux, 

M.  Georges  Perin.  —  Rappelez-vous  donc  le  discours  de  Biirke! 

M.  Jules  Ferey,  —  Est-ce  qu'il  est  possible  de  nier  que  ce 
soit  une  bonne  fortune  pour  ces  malheureuses  populations  de 
l'Afrique  équatoriale  de  tomber  sous  le  protectorat  de  la  nation 
française  ou  de  la  nation  anglaise?  Est-ce  que  notre  premier 
devoir,  la  première  règle  que  la  France  s'est  imposée,  que 
l'Angleterre  a  fait  pénétrer  dans  le  droit  coutumier  des  nations 
européennes,  et  que  la  Conférence  de  Berlin  vient  de  traduire 
en  droit  positif,  en  obligation  sanctionnée  par  la  signature  de 
tous  les  gouvernements,  n'est  pas  de  combattre  la  traite  des 
nègres,  cet  horrible  trafic,  et  l'esclavage,  cette  infamie?  [Vives 
marques  d'approbations  sur  divers  bancs.) 

M.  Eugène  Delattre.  —  C'est  pour  cela  que  vous  n'avez  pas  fait, 
de  prisonniers  en  Chine  et  au  Tonkin  !  (Exclamations  à  gauche  et  au 
centre.) 

M.  Jules  Ferry. —  Qu'est-ce  que  vous  dites,  monsieur? 
Vous  avez  prononcé  une  pai-ole   ofï'ensante   pour  l'armée 
française. 

M.  Eugène  Delattre.  ^  L'armée  obéit,  le  Gouvernement  com- 
mande; il  est  seul  responsal^le!  [Nouvelles  réclamation!,  sur  le>i  mêmes 
bancs.) 

M.  LE  Président.  —  Je  ne  veux  pas  avoir  entendu  l'interruption. 
[Très  bien  !  très  bien!) 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  ne  peux  pas  laisser  dire  ici  que 
l'armée  française  ne  fait  pas  de  prisonniers.  [Interruptions  à 
droite.) 

M.  Paul  de  «jASSAGNAc.  —  Ne  parlez  pas  de  l'armée  française  ! 
vous  l'avez  fait  décimer! 

M.  DE  Baudry  d'Asson.  —  Le  sang  de  nos  soldats  devrait  vous 
étouffer,  monsieur!  [Bruyantes  cxclamatiojis  à  gauche  et  au  centre.  — 
A  l'ordre  !  à  Vordre  !) 

M.  le  Président.  — Monsieur  de  Baudry  d'Asson... 

M.  Jules  Ferry.  —  Oh  !  cela  n'a  pas  d'importance  ! 

M.  LE  Président. —  ...  ce  système  d'interruptions  est  intolérable  et 
inadmissible.  Je  vous  ai  déjà  rappelé  à  l'ordre;  je  vous  rappelle  à 
l'ordre  avec  inscription  au  procès-verbal,  et,  si  vous  reproduisez  une 
interruption  semblable  ou  analogue,  j'appellerai  la  Chambre  à  pro- 


AFFAIHES   I)K   M ADAGASCAH.  ^l'I 

noncer   une   peine  plus  sévère.  {Trèa  bien!  (nis  bien !)  Conlinuei;, 
monsieur  Ferry. 

M.  Jules  Ferry.  —  Voilà  ce  quc.jai  à  répondir  à  l'hono- 
rable M.  Pellctan  sur  le  second  point  qu'il  a  louché. 

Il  est  ensuite  arrivé  à  un  troisième,  plus  délicat,  plus  ^rave, 
et  sur  lequel  je  vous  demande  la  permission  de  m'expli(|uer  en 
loule  franchise.  C'est  le  côté  politique  de  la  question.  L'hono- 
rable M.  Pelletan,  qui  est  un  écrivain  distingué,  a  toujours  des 
formules  d'une  lemai-quable  précision.  Je  lui  emprunte  celle 
qu'il  a  appliquée  l'autre  jour  à  ce  coté  de  la  politique  coloniale  : 

«  C'est  un  système,  dit-il,  qui  consiste  à  chercher  des 
compensations  en  Oiient  à  la  réserve  et  au  recueillement  qui 
nous  sont  actuellemenl  imposés  en  Europe.  » 

Je  voudrais  m'expliquer  là-dessus.  Je  n'aime  pas  ce  mot  de 
compensation,  et,  en  elïet,  non  pas  ici,  sans  doute,  mais  ailleurs, 
on  en  a  pu  faire  un  emploi  souvent  perlide.  Si  Ton  veut  dire  ou 
insinuer  qu'un  gouvernement  quelconque  dans  ce  pays,  un 
ministère  républicain  a  pu  croire  qu'il  y  avait  quelque  part, 
dans  le  monde,  des  compensations  pour  les  désastres  qui  nous 
ont  atteints,  on  fait  injure...,  et  une  injure  gratuite,  à  ce  gou- 
vernement. [Applaudissements  au  cenlre  et  à  gauche.)  Cette 
injure,  je  la  repousse  de  toute  la  force  de  mon  patriotisme  ! 
[Nouveaux  applaudlssemenls  et  bravos  sur  les  mêmes  bancs.) 

M.  DE  Baidrv  d'Asson.  —  C'est  bien  à  vous  de  parier  de 
patriotisme!  N'eu  parlez  jamais  devant  moi!  Je  vous  le  défends! 
[Exclamations  à  gauche  cl  au  centre.  —  Interruptions.) 

A  gauche  et  au  centre.  —  Ne  répondez  pas! 

M.  LE  PRiisiDEN'T.  — .Je  vous  en  prie, monsieur  de  Baudryd'Asson, 
ne  persistez  pas  à  iulerrompre.  Je  serai  obligé  de  demander  à  la 
Chambre  de  se  prononcer  sur  l'application  d'une  pénalité  plus 
sévère  que  celle  qui  vous  a  déjà  atteint.  [Très  bien!  très  bien  .') 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  repousse  celte  injure,  comme  celle 
de  M.  de  Baudry  d'Asson,  de  loule  la  force  de  mon  patriotisme  ! 
{Très  bien!  très  bien!  à  gauche  et  au  centre.) 

Il  n'y  a  pas  de  compensation,  non,  il  n'y  en  a  pas,  pour  les 
désastres  que  nous  avons  subis.  [J'rès  bien  !  très  bien  !)  Mainte- 
nant, si  le  mot  de  compensation,  pour  aller  au  fond  des  choses 
et  vider  celte  alTaire,  a  été  prononcé  dans  les  délibéralions  et 
les  tractations  du  Congrès  de  Berlin,  il  faut  que  vous  sachiez 
bien  qu'il  n'y  a  jamais  eu  de  ces  compensations  auxquelles  on 


214  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

a  fait  allusion,  ni  offertes,  ni  sollicitées,  ni  acceptées  à  un  titre 
quelconque.  [Très  bien  !  très  bien  !  à  gauche.) 

Qu'est-ce  qu'il  y  a  eu  comme  compensation  k  propos  de  la 
Tunisie  par  exemple?  Oh!  il  y  a  eu  un  ordre  de  compensations 
d'une  nature  toute  différente,  de  l'ordre  le  plus  légitime.  Vous 
savez  peut-être,  messieurs,  ce  qui  s'est  passé. 

Le  Congrès  de  Berlin  Unissait  ses  séances  ;  ses  membres 
étaient  encore  réunis;  on  signait  les  protocoles,  lorsque  éclata 
tout  à  coup  la  nouvelle  de  la  convention  qui  livrait  à  l'Angle- 
terre l'administration  et  la  possession  de  l'île  de  Chypre. 

Et  alors,  messieurs,  il  se  trouva  un  diplomate  français  qui, 
pour  l'honneur  et  le  profit  de  notre  pays,  sut  ne  pas  perdre  une 
minute,  et  qui  se  rendit  auprès  des  représentants  du  gouver- 
nement britannique  et  leur  dit  :  «  Vous  vous  êtes  fait  mettre  en 
possession  de  l'île  de  Chypre  par  une  convention  que  vous  venez 
de  passer  avec  la  Porte  ;  mais  cela  ne  peut  être  toléré  qu'à  une 
condition,  c'est  que,  quand  nous  jugerons  nécessaire,  nous 
aussi,  pour  notre  sécurité,  de  changer  l'état  des  choses  en 
Tunisie,  votre  Gouvernement  ne  s'y  opposera  pas.  » 

Et  des  dépêches  dans  ce  sens  furent  échangées,  messieurs. 
Les  stipulations  de  ces  dépêches  ont  été  religieusement  respec- 
tées de  part  et  d'autre.  [Très  bien!  très  bien!)  Quant  à  d'autres 
compensations,  je  le  répète,  c'est  de  l'histoire  fauss(N  menson- 
gère et  calomnieuse.  {Très  bien  !  très  bien!  et  vifs  applaudisse- 
ments à  gauche  et  au  centre.) 

La  vraie  question,  messieurs,  la  question  qu'il  faut  poser,  et 
poser  dans  des  termes  clairs,  c'est  celle-ci  :  Est-ce  que  le  recueil- 
lement qui  s'impose  aux  nations  éprouvées  par  de  grands 
malheurs,  doit  se  résoudre  en  abdication?  Etparce  qu'une  poli- 
tique détestable,  visionnaire  et  aveugle,  ajetèlaFrance  où  vous 
savez,  est-ce  que  les  gouvernements  qui  ont  hérité  de  cette 
situation  malheureuse  se  condamneront  à  ne  plus  avoir  aucune 
Dohtique  européenne?  Est-ce  que,  absorbés  par  la  contempla- 
tion de  cette  blessure  qui  saignera  toujours,  ils  laisseront  tout 
faire  autour  d'eux  ;  est-ce  qu'ils  laisseront  aller  les  choses  ; 
est-ce  qu'ils  laisseront  d'autres  que  nous  s'établir  en  Tunisie, 
d'autres  que  nous  faire  la  police  à  l'embouchure  du  lleuve 
Rouge,  et  accomplir  les  clauses  du  traité  de  1874  que  nous  nous 
sommes  engagés  à  faire  respecter  dans  l'intérêt  des  nations 


AFFAIKES   1)K  MADAGASCAR.  215 

européennes? Est-ce  qu'ils  laisseront  d'autres  se  (lisputcr  les 
régions  de  l'Afrique  équatoriale?  Laisseront-ils  aussi  régler  par 
d'autres  les  affaires  égyptiennes  qui,  par  tant  de  côtés,  sont  des 
altaires  vi'aiment  fi'anraises?  (  TZ/V  (ipithutilissemeuia  à  </aurhe 
et  au  centre.  —  Interruptions.) 

Je  sais,  messieurs,  que  celle  tliéoric  existe  ;  je  sais  qu'elle  est 
professée  par  des  esprits  sincèi-es,  (pii  considèrent  qur  la  France 
lu;  doit  avoir  désormais  qu'une  politique  exclusivement  conti- 
nentale. Alors  je  leur  demande  d'aller  jusqu'au  bout  de  leur 
théorie,  et  de  faire  ce  que  comporte  la  logique  de  cette  politique 
nouvelle  et  restreinte  qu'ils  veulent  donner  à  la  France  :  (pi'ils 
se  débarrassent  donc  de  ce  gros  budget  de  la  marine  (pii 
impose  à  notre  Trésor  des  sacrilices  considérables  !  (/^«?ne?«'i- 
et  interruptions  à  V exlrêine-gauche .  —  Applaudissements  au 
centre  et  à  gauche.) 

A  droite.  —  Vous  l'jivoz  ruinée,  notre  marine. 

M.  Jules  Ferry.  —  Messieurs,  si  nous  ne  devons  i)lus  être 
qu'une  puissance  continentale,  restreignons  notre  puissance 
maritime  ;  couvrons  nos  côtes  et  nos  ports  de  torpilleurs  ;  mais 
licencions  nos  escadres,  car  nous  n'aurons  plus  que  faire  de  nos 
croiseurs  et  de  nos  cuirassés.  {Rumeurs  et  interruptions  à 
r  extrême-gauche.) 

Mais,  si  personne  n'ouvre  cet  avis,  si  personne  n'accepte  celte 
conséquence  logique  des  prémisses  posées  {Nouvelles  rumeurs 
à  r  extrême-gauche  et  à  droite].,  alors  cessez  de  calomnier  la  poli- 
tique coloniale  et  d'en  médire,  car  c'est  aussi  pour  notre  marine 
que  les  colonies  sont  faites.  {Exclamations  et  interruptions  à 
r  extrême-gauche  et  à  droite.)  ^ 

MM.  Raoul  Dlval,  Georges  Perin  et  plusieurs  de  leurs  collègues.  — 
Allons  donc  ! 

M.  Vernhes.  —  Nous  avions  des  colonies  avant  le  Tonkin. 

M.  Georges  Roche.  —  Demandez  donc  à  M.  le  ministre  de  la 
marine  dans  quelles  conditions  vous  avez  laissé  notre  matériel 
naval. 

M.  Paul  de  Cassagnac. —  Oui,  renseignez-vous  auprès  de  l'amiral 
Galiber,  ou  lisez-nous  les  lettres  de  l'amiral  Courbet  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  dis  que  la  politique  coloniale  de  la 
France,  que  la  politique  d'expansion  coloniale,  celle  qui  nous  a 
fait  aller,  sous  l'Empire,  à  Saigon,  en  Cochincbine,  celle  qui 


216  DISCOURS  DE  JULES   FERUY. 

nous  a  conduits  en  Tunisie,  celle  qui  nous  a  amenés  à  Mada- 
gascar—  je  dis  que  celle  politique  d'expansion  coloniale  s'est 
inspirée  d'une  vérité  sur  laquelle  il  faut  pourtant  appeler  un 
instant  votre  attention  :  à  savoir  qu'une  marine  comme  la  nôtre 
ne  peut  pas  se  passer,  sur  la  surface  des  mers,  d'abris  solides, 
de  défenses,  de  centres  de  ravitaillement.  [Très  bien!  très  bien! 
et  nombreux  applaudissements  à  gauche  et  au  centre.)  L'ignorez- 
vous,  messieurs  ?  Regardez  la  carte  du  monde... 

M.  Pai  L  DE  Cassagnac. —  Lisez  les  lettres  de  l'amiral  Courbet. 
{Bruit.) 

M.  LE  PiiÉsiDEM.  —  Les  interruptions  rendent  impossible  la 
tâche  du  président.  Je  vous  en  prie,  messieurs,  veuillez  faire 
silence. 

M.  Paix  de  CASSAOAr.  —  Nous  avons  donné  tout  ce  que  nous 
pouvions  de  patience. 

M.  LE  Présu)e.nt.  —  Tâchez  d'en  avoir  encore.  [On  rit.) 

M.  Jules  Ferry.  —  Regardez  la  carte  du  monde,  et  dites- 
moi  si  ces  étapes  de  Flndo-Chine,  de  Madagascar,  de  la  Tunisie 
ne  sont  pas  des  étapes  nécessaires  pour  la  sécurité  de  notre 
navigation?  [Nouvelles  marques  d'assentiment  à  gauche  et  au 
centre.)  j 

Je  me  rappelle,  messieurs,  qu'à  une  des  dernières  séances 
qui  ont  précédé  celle  du  30  mars  —  c'était,  je  crois,  le  28  mars 
—  l'honorable  amiral  Peyron  fut  interpellé  par  l'un  d'entre 
vous  sur  la  situation  de  la  marine.  On  lui  demanda,  avec  de 
grandes  exclamations  :  «  Mais  que  deviendrait  notre  Hotte  s'il 
éclatait  une  grande  guerre  maritime?»  L'amiral  monta  à  la 
tribune  et  répondit  :  «  S'il  éclatait  à  cette  heure,  ce  qu'à  Dieu 
ne  plaise,  une  grande  guerre  maritime,  notre  flotte  serait  pré- 
cisément dans  les  parages  où  leur  aciion  aurait  à  s'exercer.  »  ^ 

Elle  serait  là  dans  l'océan  Indien  et  dans  les  mers  de  Chine,  - 

pour  empêcher  vos    escadres  d'être  bloquées    dans  la  Médi- 
terranée, ilnlerruntlons  à  droite.)  '. 
i                           j                                                                  '! 

M.  LE  COMTE  DE  Lanjuinais.  —  Cela  rappelle  la  fameuse  parole  : 
<<  Tant  mieux,  cela  nous  fera  deux  armées.  »  [Rires  à  droite.)  ' 

M.  Raoul  Duval.  —  Alors  pouiquoi  rappelle-t-on  notre  marine? 

M.   Jules  Ferry.  —  Que  signiliait    cette   déclaration    de  .^ 

l'amiral  Peyron,  que  vous  n'avez  pas  eu  le  temps  de  méditer,  i 

apparemment  [Humeurs  à  droite),  puisqu'elle  soulève  chez  vous  ^ 
des  interruptions?  Elle  signifie  que,  dans  cette  guerre  maritime 


n 


AFKAIUKS    |)K    MAhAti ASCAH.  217 

si  invraisemblable,  ce  n'est  pas  dans  la  M(Mlilt'ii'an(''o  ni  dans  la 
Manche  que  se  trancherait  lo  jeu  des  lialaillfs  navales... 

M.  Pail  de  Cassagnac.  —  C'est  dans  les  Vosi.'(3s  !  \Onrit.) 

M.  Jules  Feruy.  —  Ce  n'est  pas  dans  la  Médileri'anée,  ce 
n'est  pas  dans  la  Manche  que  se  livrerait  la  bataille  décisive  ;  et 
Marseille  et  Toulon  seraient  non  moins  eflicacenient  défendus 
dans  l'océan  Indien  et  dans  les  mers  de  Cliin»'  (jne  dans  la  Médi- 
terranée et  dans  la  Manche.  [Inlerruplious  à  i  extrême -gauche 
et  à  droile.) 

M.  GEOiiGts  Roche.  —  Viiitit-({u;ilie  heures  après  une  déclaration 
(le  guerre  maritime,  vos  côtes  s''r<iient  al  tac]  nées  sans  (jue  vous 
ayez  la  possibilité  devons  défendre. 

M.  Jules  Ferry.  —  Messieurs,  il  y  a  là  des  considérations 
qui  méritent  toute  l'attention  des  patriotes.  Les  conditions  de 
la  guerre  maritime  sont  profondément  modifiées.  {Ti-ès  bien! 
très  bien  !) 

A  l'heure  qu'il  est,  vous  savez  qu'un  navire  de  guerre  ne  peut 
pas  porter,  si  parfaite  que  soit  son  organisation,  plus  de 
quatorze  jours  de  charbon,  et  qu'un  navire  qui  n'a  plus  de 
charbon  est  une  épave,  sur  la  surface  des  mers,  abandonnée  au 
premier  occupant.  D'où  la  nécessité  d'avoir  sur  les  mers  des 
rades  d'approvisionnement,  des  abris,  des  ports  de  défense  et 
de  ravitaillement,  [Applaudissements  au  centre  et  à  (jauche. — 
Interruptions  diverses.)  Et  c'est  pour  cela  qu'il  nous  fallait  la 
Tunisie;  c'est  pour  cela  qu'il  nous  fallait  Saigon  et  la  Cochin- 
çhine  ;  c'est  pour  cela  qu'il  nous  faut  iMadagascar,  et  que  nous 
sommes  à  Diego-Suarès  et  à  Vohémar,  et  que  nous  ne  les  quit- 
terons jamais  !...  [Applaudissements  sur  un  grand  nombre  de 
bancs.)  Messieurs,  dans  l'Europe  telle  qu'elle  est  faite,  dans  cette 
concurrence  de  tant  de  rivaux  que  nous  voyons  grandir  autour 
de  nous,  les  uns  par  les  perfectionnements  militaires  ou  mari- 
times, les  autres  par  le  développement  prodigieux  d'une  popu- 
lation incessamment  croissante  ;  dans  une  Europe,  ou  plutôt 
dans  un  univers  ainsi  fait,  la  politique  de  recueillement  ou 
d'abstention,  c'est  tout  simplement  le  grand  chemin  de  la  déca- 
dence !  Les  nations,  au  temps  où  nous  sommes,  ne  sont  grandes 
que  par  l'activité  qu'elles  développent  ;  ce  n'est  pas  «  par  le 


218  DISCOURS   DE  JULES   FEHRY. 

rayonnement  pacifique  des  institutions  »...  ilniernipi'wm  à 
r extrême-gauche  et  à  droite)  qu'elles  sont  grandes,  à  l'heure 
qu'il  est. 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —  Nous  nous  en  souviendrons  :  c'est 
l'apologie  de  la  guerre. 

M.  DE  Bai  DRY  d'Assox.  —  Tiès  j)ien  !  la  République,  c'est  l;i 
guerre.  Nous  ferons  imprimer  votre  discours  à  nos  frais  et  nous  le 
répandrons  dans  toutes  les  communes  de  nos  circonscriptions 
électorales. 

M.  Jules  Ferry.  —  Rayonner  sans  agir,  sans  se  mêler  aux 
atiaires  du  monde,  en  se  tenant  à  l'écart  de  toutes  les  combi- 
naisons européennes,  en  regardant  comme  un  piège,  comme 
une  aventure  toute  expansion  vers  l'Afrique  ou  vers  l'Orient, 
vivre  de  cette  sorte,  pour  une  grande  nation,  croyez-le  bien, 
c'est  abdiquer,  et,  dans  un  temps  plus  court  que  vous  ne  pouvez 
le  croire,  c'est  descendre  du  premier  rang  au  troisième  et  au 
quatrième.  [Nouvelles  interruptions  sur  les  mêmes  bancs.  — 
Très  bien!  très  bien!  au  centre.) 

Je  ne  puis  pas,  messieurs,  et  personne,  j'imagine,  ne  peut 
envisager  une  pareille  destinée  pour  notre  pays.  11  faut  que 
notre  pays  se  mette  en  mesure  de  faire  ce  que  font  tous  les 
autres,  et,  puisque  la  politique  d'expansion  coloniale  est  le 
mobile  général  qui  emporte,  à  l'heure  qu'il  est,  toutes  les  puis- 
sances européennes,  il  faut  qu'il  en  prenne  son  parti;  autrement 
il  arrivera...  oh!  pas  à  nous  qui  ne  verrons  pas  ces  choses, 
mais  à  nos  tils  et  à  nos  petits-fds,  il  arrivera  ce  qui  est  advenu 
à  d'autres  nations  qui  ont  joué  un  très  grand  rôle  il  y  a  trois 
siècles,  et  qui  se  trouvent  aujourd'hui,  quelque  puissantes, 
quelque  grandes  qu'elles  aient  été,  descendues  au  troisième  ou 
au  quatrième  rang.  [Interruptions.)  Aujourd'hui,  la  question  est 
très  bien  posée  :  le  rejet  des  crédits  qui  vous  sont  soumis,  c'est 
la  politique  d'abdication  proclamée  et  décidée.  [Non!  non!) 

Je  sais  très  bien  que  vous  ne  la  voterez  pas  celle  politique; 
je  sais  très  bien  aussi  que  la  France  vous  applaudira  de  ne  pas 
l'avoir  votée  :  le  corps  électoral,  devant  lequel  vous  allez  vous 
rendre,  n'est  pas  plus  que  nous  partisan  de  la  politique  de  l'abdi- 
cation ;  allez  bravement  devant  lui,  dites-lui  ce  que  vous  avez 
fait,  ne  plaidez  pas  les  circonstances  atténuantes...  [Exclama- 
tions à  droite  et   à  l extrême-gauche .   —  Applandissemenfs  à 


AKFAIHKS   I)K  MAKAfiASCAH.  219 

gauche  el  au  cen/re.)...  dites  que  vous  avez  voulu  une  Franct; 
grande  en  toutes  choses... 

17)1  membre.  —  Pas  parla  C(Mi4iir'le. 

M.  Jules  Ferry.  —  ...  urandr  pai'  les  arts  de  la  paix,  par  la 
politique  coloniale,  dites  cela  franchement  au  corps  électoral, 
et  il  vous  comprendra. 

M.  Raoul  Dival.  —  Le  pays,  vous  l'avez  conduit  à  la  dt'faite  et  à 
la  banqueroute. 

M.  Jules  Ferry.  —  Quant  à  moi.  je  comprends  à  merveille 
que  les  partis  monarchiques  s'indignent  de  voir  la  République 
française  suivre  une  politique  qui  ne  se  renferme  pas  dans  cet 
idéal  de  modestie,  de  réserve,  et,  si  vous  me  permettez  l'expres- 
sion, de  pot-au-feu...  [Interruptions  et  vires  à  droite)  que  les 
représentants  des  monarchies  déchues  voudraient  imposer  à  la 
France.  [Applaudissements  au  centre.) 

M.  LE  BARON  DuFOUR.  —  C'est  un  langage  de  maître  d'IiiHol  (jue 
vous  tenez  là. 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —  Les  électeurs  préfèrent  le  pot-au-feu 
au  pain  que  vous  leur  avez  donné  pendant  le  siège,  sachez-le  bien  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Je  connais  votre  langage,  j'ai  lu  vos 
journaux...  Oh  !  Ton  ne  se  cache  pas  pour  nous  le  dire,  on  ne 
nous  le  dissimule  pas  :  les  partisans  des  monarchies  déchues 
estiment  qu'une  politique  grande,  ayant  de  la  suite;  qu'une 
politique  capable  de  vastes  desseins  et  de  grandes  pensées,  est 
Tapanage  de  la  monai"chie  ;  que  le  gouvernement  démocratique 
au  contraire,  est  un  gouvernement  qui  rabaisse  toutes  choses.., 

M.  DE  Bai  DRY  d'Assom.  —  C'est  très  vrai  ! 

M.  Jules  Ferry.  —  Eh  bien,  lorsque  les  républicains  sont 
arrivés  aux  affaires,  en  1879,  lorsque  le  parti  républicain  a  pris. 
dans  toute  sa  liberté,  le  gouvernement  et  la  responsabilité  des 
affaires  publiques,  il  a  tenu  à  donner  un  démenti  h.  cette  lugubre 
prophétie,  et  il  a  montré  dans  tout  ce  qu'il  a  entrepris  : 

M.  DE  Saint-Martin.  —  Le  résultat  en  est  beau  ! 
M.  Galla.  —  Le  déficit  et  la  faillite! 

M.  Jules  Ferry.  —  ...  aussi  bien  dans  les  travatix  pubUcs 
que  dans  la  construction  des  écoles  [Applaudissements  au  centre 
et  à  gauche)  que  dans  sa  politique  d'extension  coloniale,  qu'il 


2:20  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

avait  le  senliment  de  la  grandeur  de  la  France.  (Nouveaux 
applaudissements  au  centre  et  à  gauche.) 

Il  a  montré  qu'il  comprenait  bien  qu'on  ne  pouvait  pas  pro- 
poser à  la  France  un  idéal  politique  conforme  à  celui  de  nations 
comme  la  libre  Belgique  et  comme  la  Suisse  républicaine;  qu'il 
faut  autre  cbose  à  la  Krance  :  qu'elle  ne  peut  pas  être  seulement 
un  pays  libre;  qu'elle  doit  aussi  être  un  grand  pays,  exerçant 
sur  les  destinées  de  l'Europe  toute  l'influence  qui  lui  appartient, 
qu'elle  doit  répandre  celle  influence  sur  le  monde,  et  porter 
partout  où  elle  le  peut  sa  langue,  ses  mœurs,  son  drapeau,  ses 
armes,  son  génie.  (Applaudissements  au  centre  et  à  gauche.) 

Quand  vous  direz  cela  au  pays,  messieurs,  comme  c'est 
l'ensemble  de  cette  œuvre,  comme  c'est  la  grandeur  de  cette 
conception  qu'on  attaque,  comme  c'est  toujours  le  même  procès 
qu'on  instruit  contre  vous,  aussi  bien  quand  il  s'agit  d'écoles 
et  de  travaux  publics  que  quand  il  s'agit  de  politique  coloniale; 
quand  vous  direz  à  vos  électeurs  :  «  Voilà  ce  que  nous  avons 
voulu  faire,  »  soyez  tranquilles,  vos  électeurs  vous  entendront 
et  le  pays  sera  avec  vous,  car  la  France  n'a  jamais  tenu  rigueur 
à  ceux  qui  ont  voulu  passionnément  sa  grandeur  matérielle, 
morale  et  intellectuelle.  [Bravos  prolongés  à  gauche  et  au 
centre.  —  Double  salve  d'applaudissements.  —  L'orateur,  en 
retournant  à  son  banc,  reçoit  les  félicitations  de  ses  collègues.) 


Ce  beau  discours,  qui  contenaiL  tout  un  exposé  de  principes  sur  le 
rôle  colonial  de  la  grande  nation  qu'est  la  France,  fut  accueilli  avec 
enthousiasme  par  une  majorité  qui  semblait  se  ressaisir,  en  éprou- 
vant le  remords  d'une  lieure  d'afTolenienl.  L'extrème-gaucbe, 
désorientée,  demanda  le  renvoi  de  la  discussion  au  surlendemain, 
30  juillet.  Mais  le  discours  que  M.  Clemenceau  prononça  dans  cette 
séance  pour  essayer  d'amener  le  cabinet  du  6  avril  à  renier  toute 
solidarité  avec  l'illustre  chef  du  cabinet  précédent,  produisit  l'effet 
contraire.  M.  Brisson,  en  quelques  paroles  vibrantes  d'honnêteté  et 
de  bon  sens,  demanda  à  la  Chambre  de  voter  les  crédits  de 
Madagascar,  et  «  dans  un  esprit  de  conciliation,  dans  ce  qui  reste 
de  conciliation  possible  entre  les  républicains  »  pria  les  repré- 
sentants du  pays  «  d'abréger  un  débat  qui  non  seulement  donnait 
le  spectacle  de  nos  querelles,  mais  encore  leur  fournissait  un 
aliment  nouveau  ».  kes  crédits  furent  votés  par  227  voix  contre  120. 
Cette  firande  discussion  avait  dissipé  les  sophismes  haineux  de 
i'extrème-gauche,  et  reconstitué  un  parti  de  Gouvernement  dont  le 
vrai  chef  restait  toujours  deboul. 


I.KS    IIKIIITIKKS    It  Altl)  Kl.  KAIIKII.  2-^1 


Les  héritiers  d'Abd-el-Kader 

Nous  croyons  devoir,  incidemment,  menlionner  ici  l»>  déhal  (|iii 
eut  lieu  à  la  Chanibro,  dans  la  st'-ance  du  22juillol,  1884'  sur  h;  proji'l 
de  loi  ayant  pour  objet  d'accorder  une  pension  de  80  ()()(»  IVanos  à  l.i 
famille  de  rémii'  Abd-el-Kader.  M.  Tii-ilie  pria  la  Chambre  de  ne 
pas  voter  le  crédir.  parce  que  l'émir  avait  laissé  aux  siens  une 
fortune  de  40  à  oOOOO  livres  de  rente,  plus  2  000  louis  en  ar;,'enl 
liquide;  et,  en  second  lieu,  parce  que  le  (ils  aine  d'Abd-el-Kader, 
Mohamed,  déteslait  la  France,  et  que  le  second,  Mahi-ed-DiM.  avait, 
en  1870,  essayé  de  soulever  contre  nous  ses  corelii,'iomiaires  dans  le 
sud  de  l'Algérie  et  en  Tunisie.  Il  paraissait  à  l'orateur  qnon  ne 
pouvait  donner  80  000  francs  de  rente  aux  enfants  d'Abd-el-Kader 
quand  on  ne  donnait  à  un  savant  comme  M.  Pasteur  (ju'une 
pension  de  25  000  francs. 

M.  Jules  Ferry  soutint  en  ces  ternies  I;i  demande  de  crédit  : 

M.  LE  Président.  —  La  parole  est  ;i  M.  le  président  du  Conseil, 
ministre  des  atfaires  étrangères. 

M.  Jules  Ferry,  président  du  conseil,  minisire  des  affaires 
(Hrnngères.  —  Messieurs,  ce  n'est  pas  en  nous  plaçant  au  point 
(le  vue  algérien,  ni  pour  consolider  en  Algérie  rinlluence  fran- 
çaise que  nous  vous  proposons  de  continuer,  dans  uue  mesure 
modeste,  aux  héritiers  d'Abd-el-Kader,  ou  du  moins  à  ceux 
d'entre  eux  qui  le  méritent,  une  partie  de  la  pension  qui  était 
inscrite  au  budget  en  faveur  de  l'émir,  et  qui  se  montait  à 
150  000  fr.;  c'est  en  nous  plaçant  à  un  point  de  vue  de  politique 
orientale  et  non  de  politique  algérienne.  Notre  autorité,  notre 
influence,  notre  domination  en  Algérie  sont  assises  non  seule- 
ment sur  une  puissance  militaire  dont  on  a  éprouvé  l'irré- 
sistible supéiiorité,  mais  sur  une  véritable  assimilation  de 
l'élément  indigène,  et  sur  les  progrès  manifestes,  si  invraisem- 
blables qu'ils  aient  pu  paraître  il  y  a  dix  ou  (juinze  ans,  des 
idées  et  de  la  civilisation  françaises  dans  l'ensemble  de  la 
population  arabe.  C'est  à  un  autre  point  de  vue,  c'est  en  vue 
des  grands  intérêts  politiques  que  la  France  possède  en  Syrie, 
et  particulièrement  dans  la  région  du  Liban,  que  nous  prions  la 
Chambre  de  faire  ce  que  nous  avons  fait,  c'est-cà-dire  de  suivre 
les  conseils   et  l'opinion  des  agents  français  qui,  depuis  de 

1.  V.  ^officiel  du  23  juillet  1884. 


2-2-2  UISCOUUS   DE  JULES   FEIUIV. 

longues  années,  pratiquent  ces  populations  difficiles,  qui  sont 
sur  les  lieux,  (pii  peuvent  apprécier  mieux  que  nous  la  valeur 
lies  influences  et  Tintérêt  de  certains  concours,  et  qui  nous  ont 
tous  dit,  depuis  le  consulat  de  Damas,  le  consulat  général  de 
Beyrouth,  jusqu'à  l'ambassade  de  Constantinople,  que  ce  serait 
un  acte  de  bonne  politique  et,  si  vous  me  permettez  cette 
expression,  un  placement  avantageux  que  de  continuer  une 
modeste  pension  aux  héritiers  d'Abd-el-Kader.  Mais  ce  sont  là, 
dit  M.  Treille,  des  procédés  anglais,  et  il  a  fait  contre  la  poli- 
tique anglaise  en  Egypte  une  sortie  sur  laquelle  je  dois  faire 
toutes  mes  réserves,  soit  pour  le  fond,  soit  pour  la  forme.  Je  ne 
suis  pas  un  admirateur  quand  même  de  la  politique  coloniale 
des  Anglais  ;  je  crois  cependant  que  nous  pourrions,  dans  une 
certaine  mesure,  nous  inspirer  de  leur  exemple;  j'estime  que 
l'exemple  de  l'Angleterre  nous  prouve  qu'il  n'est  pas  inutile, 
dans  les  pays  d'Orient,  arabes,  asiatiques,  de  se  faire  des  pen- 
sionnaires, et  surtout  que,  quand  on  a  des  pensionnaires,  il  est 
politique  de  les  garder. 

Ce  fut,  assurément,  pour  la  politique  française  et  pour  notre 
inlluence  traditionnelle  en  Syrie,  une  véritable  bonne  fortune 
que  de  voir  à  Damas  l'émir  Abd-el-Kader,  ce  grand  homme  de 
guerre,  ce  héros  de  l'indépendance  arabe,  entouré  de  tout  le 
prestige  que  lui  donnait,  aux  yeux  du  monde  musulman,  son 
grand  rôle  héroïque,  pénétré,  d'une  si  merveilleuse  façon,  de 
sympathies  pour  ses  vainqueurs,  de  ces  sympatiiies  françaises 
qui  s'imposent  souvent  aux  esprits  les  plus  rebelles  et  se  mon- 
trant, en  1860,  le  plus  ferme  défenseur  de  la  civiUsation  et  du 
christianisme,  au  milieu  des  effroyables  massacres  qui  eui'ent 
lieu  à  cette  époque! 

M.  Paul  dk  Cassagn'AC.  —  Il  défendait  le  christianisme  que  vous 
avez  persécuté. 

M.  LE  Présidext  du  conseil.  —  Ce  fut  là,  messieurs,  un 
grand  et  étonnant  spectacle, et  quand  la  France  ne  se  propose- 
rait pour  but,  en  laissant  à  la  famille  d'Abd-el-Kader  quelque 
chose  de  la  pension  de  son  chef,  que  de  perpétuer  le  souvenir 
de  ce  grand  service,  la  France  ferait  une  chose  digne  d'elle, 
digne  d'une  nation  généreuse,  car  les  nations  généreuses  ont 
pour  première  vertu  et  pour  premièie  grandeur  d'être  recon- 


I.KS    IlLHIÏIKItS    II  \l;ll  Kl.  KAItKl;.  -'^3 

naissantes.  \Tri;s  bien!  Irh  bien!  ut  (i/i/tlnudisseineufs  à  f/aiicht'. 
et  au  centre.) 

Ainsi  (loin-,  je  dis  qu'an  jtoiiil  tlf  vue  du  seiilimciit  —  car 
vous  nie  iitMiueUrez  de  ne  pas  discuter  ici  sur  des  cliillVes  et  dr 
ne  pas  bataillei-  sur  (|uelques  niillifis  de  francs;  la  (lueslion 
doit  se  poser  plus  haut  à  la  trihune  l'iançaisc  —  au  point  de 
vue  du  sentiment,  il  y  aurait  des  i-aisons  suflisantes  pour  ne  pas 
supprimer  à  la  famille  dAbd-el-Kader  la  pension  donnée  à 
l'émir,  quoi  qu'on  puisse  penser  de  celte  opulence  fort  contes- 
table dont  elle  aurait  joui,  du  vivant  de  son  chef.  Mais,  mes- 
sieurs, il  faut,  par  contic,  bien  vous  rendi-e  compte  de  l'elTet 
que  produirait  actuellement  la  suppression  de  la  pension. 
Savez-vous  ce  que  représente,  en  définitive,  cette  famille  d'Abd- 
el-Kader  à  Damas,  dans  le  Liban  et  jusqu'autour  des  lieux 
saints,  à  Nazareth,  où  nos  sujets  d'Algérie  possèdent  un  éta- 
blissement assez  considérable?  Elle  représente  3oU0  ou 
4  000  Algériens,  sujets  français,  qui  défendent  avec  une  rai-e 
énergie  leur  indépendance  et  leur  nationalité  française,  à 
laquelle  ils  se  sont  profondément  attachés,  contre  les  menaces, 
les  vexations  et  les  intrigues  des  autorités  locales.  Sans  doute, 
tous  les  membres  de  cette  famille  d'Abd-el-Kader  ne  méritent 
pas  également  notre  intérêt.  Ce  qu'on  a  dit  des  deux  aînés  est 
vrai.  Mohamed  n'a  pas  marché  dans  le  chemin  de  son  père,  et 
c'est  à  lui  qu'il  y  a  ({uelques  années,  l'émir  adressait  une  lettre, 
resiée  célèbre,  pour  lui  l'eprocher  son  ingratitude  envers  la 
France.  Aussi,  nous  avons  rayé  Mohamed  de  notre  liste  : 
Mohamed,  en  effet,  est  pensionnaire  de  la  Turquie.  L'hono- 
rable M.  Treille  affirmait  que  la  Turquie  n'avait  pas  de  pen- 
sionnaires ;  je  lui  réponds  que  la  Turquie,  malgré  les  difficultés 
financières  de  toute  espèce  auxquelles  elle  est  en  butte,  malgré 
la  pénurie  de  son  budget,  a  non  seulement  trouvé  le  moyen  de 
donner  à  Mohamed  une  pension  assez  élevée,  mais  qu'elle  a 
fait  des  olïres  analogues  à  tous  les  autres  membres  de  la 
famille.  Les  deux  fils  aînés  de  l'émir  ont  accepté,  mais  tous  les 
autres  ont  refusé,  fièrement,  absolument.  Vous  devez  donc 
faire  aux  uns  et  aux  autres  un  traitement  dilïérent.  Maisje  vous 
prie,  messieurs,  de  remarquer  que  le  fait  de  cette  pension 
turque,  acceptée  parles  uns  et  refusée  par  les  autres,  est  une 
démonstration  péremptoire  de  l'utilité    qu'un  gouvernement 


0)4  DISCOUUS   l»E  JULES   FEUUY. 

vigilant  peut  trouver,  dans  les  pays  d'Orient,  à  se  créer  ou  à  se 
maintenir  une  clientèle  par  des  pensions.  Je  vous  parlais  de  ces 
Algériens  transportés  en  Syrie,  dont  on  peut  évaluer  le  nombre 
à  3,500  ou  4,000,  de  cette  population  qui  est  française  de  droit 
et  française  de  cœur,  et  qui  défend  sa  nationalité.  Nous  sommes 
obligés  de  les  protéger  fréquemment  contre  les  revendications 
et  les  entreprises  des  fonctionnaires  musulmans,  non  pas  que 
la  Porte  ottomane  nous  conteste  le  moins  du  monde  la  nationa- 
lité de  nos  Algériens;  mais  il  y  a,  au-dessous  de  la  Porte,  les 
nombreuses  autorités  subalternes,  dont  toute  la  politique 
consiste  à  traiter  comme  des  sujets  du  sultan  et  à  faire  rentrer 
sous  la  loi  ottomane  quiconque  appartient  à  la  religion 
musulmane. 

Nous  avons  à  cbaque  instant  des  difficultés  pratiques  avec  les 
valis,  avec  les  gouverneurs  généraux.  Avec  un  peu  de  patience 
et  de  fermeté,  nous  finissons  par  en  venir  à  bout;  mais,  si  une 
Chambre  française  refusait  le  crédit  pour  la  famille  d'Abd-el- 
Kader,  si  elle  commettait  la  faute  de  rompre  un  des  liens  maté- 
riels et  tangibles  qui  nous  relient  aux  Algériens  émigrés, 
croyez  bien  que  notre  influence  en  subirait  un  grave  échec,  et 
que  rien  ne  pourrait  mieux  servir  les  intrigues  par  lesquelles 
on  essaie  de  la  battre  en  brèche.  Je  crois  donc  qu'il  y  a  un  véri- 
table intérêt  politique,  d'abord  à  conserver  par  cette  libéralité 
le  souvenir  de  la  grande  action  et  de  la  grande  figure  d'Abd-el- 
Kader,  et  aussi  à  ne  pas  laisser  tomber  en  d'autres  mains  et  sous 
une  autre  influence  ce  groupe  important  des  Algériens  élabhs  en 
Syrie  et  sous  la  suprématie  de  la  famille  d'Abd-el-Kader.  Quant 
aux  griefs  personnels  que  vous  avez  justement  relevés  contre 
les  deux  aînés  des  (Us  d'Abd-el-Kader,  je  reconnais  qu'ils  sont 
fondés.  Aussi  n'ont-ils  jamais  eu  part  aux  libéralités  de  la 
France  ;  aussi  sont-ils  rayés  de  la  liste  des  pensionnés. 

M.  AcHARD.  —  Mais  pas  du  tout!  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  y  a  dix  fils  et  six  filles; 
il  y  a  sept  veuves.  Croyez-vous  que  chacun  d'eux  sera  couvert 
d'or  par  la  petite  pension  que  nous  vous  demandons  pour  eux. 
Si  je  regarde  le  tableau  de  répartition,  ce  sont  des  sommes  de 
400  francs  par  mois,  de  500  francs  qui  leur  reviendront.  La 
somme  la  plus  élevée  est  de  800   francs  :  et  c'est  pour  de 


AllAlltKS    ItKCVPTE.  v><>.j 

pareilles  misères  qm'  vous  coiiipromt'iiiicz  imiIit  iiilliifiic*^  on 
Syrie  et  nos  intérêts  traditionnels?  Je  vous  supplie  de  voter  le 
crédit.  {Applaudissemen / s  sin'  un  qrnnd  unmhrc  de  hancx.  — 
Aux  voix!  aux  voix.'\ 

Malgré  ropposiliuii  de  M.  de  Diuivillc-iMaillefeu,  les  crrdils  fureiil 
volés  par  307  voix  oonlie  140. 


Affaires    d'Egypte. 

Il  est  incontestable  que  l'abandon  de  l'Egypte  à  l'Anglelerre  a  été 
la  plus  grosse  faute  politique  que  notre  pays,  ou  plutôt  ses  repré- 
sentants, aient  commise  depuis  les  désastres  de  l'Année  terrible. 
Nous  nous  bornerons  à  rappeler  brièvement  dans  quelles  circons- 
tances cette  faute  extraordinaire  s'est  produite,  et  à  quelles 
iidluences  elle  est  imputable.  On  verra  ensuite  comment  M.  Jules 
Ferry  a  essayé  de  léparer  les  erreurs  de  ses  infatigables  adversaires, 
qui  ont  déployé  un  talent  1res  remarquable  pour  prcnidre,  incons- 
ciemment, il  faut  le  croire,  le  contre-pied  de  l'intérêt  de  la  France. 

C'est  au  début  de  l'année  1882  que  lo  parti  national  égyptien 
avait  publié  son  programme.  L'auteur  était  ce  colonel  Arabi-Pacba 
qui,  le  y  septembre  1881,  avait  suscité  an  Caire  une  émeute 
ndlitaire,  et  fait  nommer  président  du  Conseil  un  des  chefs 
du  parti  national,  Chérif-Pacha.  L'Angleteire  avait  profité  de  ces 
désordres  pour  lancer  l'idée  d'un  protectorat  purement  britan- 
nique, à  substituer  au  contrôle  anglo-français.  Le  manifeste  d'Arabi 
comportait  notamment  «  la  reconnaissance  des  services  rendus  à 
rÉgypte  par  l'Angleterre  et  la  France  et  par  le  contrôle  européen  ». 
Mais  on  assurait  que  son  programme  avait  été  rédigé  par  un 
«  voyageur  anglais  »  et  il  revendiquait,  d'ailleurs,  pour  l'Egypte,  la 
libeité  politique,  ce  qui  paraissait  contradictoire  avec  le  contrôle 
anglo-français.  Officiellement,  du  reste,  les  gouvernements  français 
et  anglais  se  montrèrent  d'accord  pour  prolester  contre  les 
manœuvres  d'Arabi,  el  les  deux  consuls  généraux  remirent  au  Vice- 
roi,  le  27  janvier,  une  note  où  les  deux  puissances  se  déclaraient 
unies  pour  faire  face  aux  périls  qui  menaçaient  le  gouvernement  du 
khédive.  Les  journaux  anglais  prétendirent  que  c'était  l'influence  de 
Gambetta  qui  avait  inspiré  cette  note  à  lord  Granville.  Elle  était,  en 
tous  cas,  conforme  aux  inlérêts  français,  si  menacés  depuis  que 
l'Angleterre  avait  acheté,  en  1873,  les  actions  du  Vice-roi  dans  la 
Compagnie  du  canal  de  Suez.  Mais,  quelques  jours  après,  Gambetta 
quittait  le  pouvoir  (26  janvier  1882)  et  M.  de  Freycinet  prenait  le 
portefeuille  des  affaires  étrangères.  Il  en  résulta  un  changement 
notable  dans  l'attitude  de  la  diplomatie  anglaise.  De  plus,  Arabi- 
Pacha,  le  2  février,  renversa  encore,  avec  le  concours  des  Notables, 

J.  Ferry,  Discours,  V.  15 


226  DISCOURS   DE  JULES   FEIUIY. 

le  ministère  Ghérif-Pacha  et  prit  le  ministère  de  la  yuerre.  Le  nou- 
veau premier  ministre,  Mahmoud-Baroudi,  reconnut  a  la  Chambre 
éiivptienne  le  droit  de  retenir  et  de  modifier  le  budget,  ce  qui 
compromettait  l'avenir  du  contrôle  anglo-français.  M.  Gladstone  se 
montrait  plutôt  favorable  à  l'établissement  d'institutions  libres  en 
Egypte,  et  M.  de  Freycinet,  dans  sa  réponse  du  23  février  1882  à 
l'interpellation  de  M.  Delafosse,  se  bornait  à  demander  le  maintien 
«  de  la  situation  prépondérante  de  la  France  et  de  l'Angleterre  », 
sans  répondre  à  M.  Francis  Charmes,  qui  voulait  savoir  ce  que  ferait 
la  France  dans  l'éventualité  d'une  intervention  turque  en  Egypte. 
Le  1"  juin,  les  gouvernements  français  et  anglais  invitèrent  les 
cabinets  de  Berlin,  Vienne,  Rome,  Saint-Pétersbourg  et  Constanti- 
nople  à  se  réunir  dans  la  capitale  de  l'Empire  ottoman  pour  régler 
la  question  égyptienne.  Seule,  la  Porle  résista  :  elle  envoya  au  Caire 
Dervich-Pacha  pour  raffermir  l'autorité  du  khédive.  Mais  la  présence 
de  l'envoyé  ottoman  n'empêcha  pas  une  nouvelle  émeute  d'éclater, 
le  11  juin,  à  Alexandrie.  Un  grand  nombre  d'Européens,  dont  quatre 
Français,  furent  massacrés  :  les  consuls  d'Angleterre,  de  Grèce,  le 
vice-consul  et  le  chancelier  du  consulat  d'Italie  figuraient  parmi 
les  blessés. 

M.  de  Freycinet,  questionné,  le  12  juin,  à  la  Chambre,  affecta  de 
considérer  ce  massacre  comme  sans  importance;  la  flotte  anglo- 
française  qui  se  trouvait  à  Alexandrie  resta  dans  une  inaction 
absolue.  Mais  l'opinion  anglaise  s'émut  violemment,  et  les  puissances 
décidèrent  la  réunion  de  la  Conférence  à  Constantinople,  en  se 
passant  du  concours  de  la  Turquie.  Répondant,  le  22,  à  une  question 
de  M.  Casimir-Périer,  M.  de  Freycinet  exprima  les  espérances  qu'il 
fondait  sur  les  décisions  futures  de  la  Conférence,  mais  réserva 
notre  liberté  d'action,  au  cas  où  ces  décisions  seraient  incompa- 
tibles avec  les  intérêts  français.  Le  Gouvernement  ordonna  l'arme- 
ment de  plusieurs  navires,  rappela  les  inscrits  maritimes  et  déposa, 
le  8  juillet,  une  demande  de  8  millions  de  crédits  pour  couvrir  les 
dépenses  que  nécessitaient  ces  armements.  Mais  quel  emploi  en 
ferait-il?  M.  de  Freycinet  avait  déclaré  à  la  tribune  qu'il  n'en  savait 
rien.  Il  ne  s'agissait  que  d'une  «  mesure  de  précaution,  de  prudence, 
de  prévoyance  ».  Le  ministre  ne  ferait  rien  avant  de  consulter  le 
Parlement.  Bien  plus,  noire  escadre,  mouillée  devant  Alexandrie, 
avait  reçu  l'ordre,  en  vertu  d'un  accord  avec  l'Angleterre,  de 
s'éloigner,  et  de  se  rendre  à  Port-Saïd,  au  premier  coup  de  canon 
que  tireraient  nos  bous  amis.  Ceux-ci  enjoignirent  donc  à  l'amiral 
Conrad  de  quitter  Alexandrie  le  10  juillet  et,  dès  le  lendemain,  sous 
prétexte  que  le  Gouverneur  de  la  place  ne  voulait  pas  lui  livrer 
ses  forts,  lord  Seymour  couvrit  la  ville  de  projectiles.  Arabi  se 
retira,  non  sans  avoir  ouvert  les  portes  du  bagne  et  lâché  les 
forçats,  qui  mirent  Alexandrie  au  pillage.  Quand  l'escadre  anglaise 
et  les  navires  américains  et  allemands  songèrent  à  débanjuer 
([uelques  compagnies,  la  malheureuse  cité   était  déjà  en  cendres. 


AKI  AIIIKS    KKCVPTK  227 

Coinnio  lii  justice  a|)rrs  un  inaiiv.iis  couji,  la  ili|)|iiiualii'  iurumiait 
et,  le  15  juillet,  la  CouIVreiico  oiivoyait  uiu;  note  an  Sultan  pour  le 
prier  de  rétablir  le  slutu  quo  en  Éf,'ypte.  Au  Palais  Bourbon,  lorsque 
s'ouvrit,  le  i8,  la  discussion  sur  les  crédits,  M.  de  Frevcinet 
toujours  flottant,  déclinant  toute  initiative,  ne  sollicitant  de  la 
Chambre  aucune  autorisation  d'agir,  reconnut  que  les  désordres 
d'Alexandrie  nous  donnaient  le  droit  d'int'^rvenir,  mais  il  ne  voulait 
exercer  ce  droit  que  d'accord  ...  «?tT  l'hhirdpc.U  manifesta  seulement 
la  volonté  de  sauvegarder  la  lilieité  du  canal  de  Suez.  (Jambetta 
vint  alors  tracer  la  seule  politique  qui  fût  logique  et  simple.  Il 
engagea  le  cabinet  à  n'accepter  les  résolutions  de  la  Conférence  que 
si  elles  étaient  d'accord  avec  l'intérêt  français,  à  ne  pas  laisser 
la  France  devenir  le  gendarme  de  l'iMirope,  ce  qui  serait  une 
déchéance;  à  ne  pas  non  plus  laisser  le  Sultan  intervenir  en  iîgypte, 
de  connivence  avec  des  puissances  qui  héiiteraient  du  Turc,  après 
nous  avoir  mis  dehors;  enfin,  Gambetla  conclut  énergiquement 
qu'on  ne  pouvait  efficacement  défendre  les  intérêts  français  que  par 
la  coopération  avec  l'.^ngleterre.  «  S'il  y  a  rupture,  s'éciia-t-il,  tout 
sera  perdu  !  » 

M.  de  Freycinet  ne  voulut  pas  comprendre,  et  refusa  les  pleins 
pouvoirs  que  lui  oll'rait  Gambetla  ;  il  s'engagea  même  à  revenir 
devant  la  Chambre  (qui  allait  partir  en  vacances)  s'il  devenait 
nécessaire  de  protéger  le  canal  de  Suez,  .\ussi  bien,  le  ministre 
des  affaires  étrangères  connaissait  les  opinions  du  parti  radical, 
dont  le  leader,  M.  Clemenceau,  présenta  la  substance  avec  son  talent 
ordinaire.  Suivant  lui,  il  n'y  avait  point  de  communauté  d'intérêts 
enire  la  France  et  l'Angleterre,  et  le  contrôle  à  deux  avait  nui  à 
notre  crédit  en  Egypte.  Notre  Gouvernement  devait  se  garder  de 
suivre  la  Grande-Bretagne,  et,  s'il  intervenait,  l'orateur  radical  lui 
en  demanderait  compte.  C'est  dans  ces  conditions  que  les  crédits 
furent  volés  par  424  voix  contre  64,  en  vue  seulement  de  mettre  la 
flotte  en  état,  mais  sans  autorisation  d'agir.  M.  de  Freycinet  restait 
libre  de  persister,  à  l'extérieur,  dans  cette  politique  de  compromis 
qu'il  pratiquait,  avec  des  succès  variés,  dans  la  politique  intérieure, 
notamment  sur  la  question  de  la  mairie  de  Paris.  Cependant,  la 
Turquie,  par  un  soudain  revirement,  notifiait,  le  19  juillet,  aux 
puissances  sa  résolution  de  participer  aux  travaux  de  la  Conférence, 
tandis  que  le  Khédive  déclarait  rebelle  Arabi-Pacha,  campé  avec 
ses  troupes  à  Kafir-Dowar,  tout  près  d'Alexandrie,  dans  une  forte 
position  d'où  il  commandait  le  chemin  de  fer  du  Caire  et  les  canaux 
d'eau  douce.  Le  cabinet  anglais  demandait  aux  Communes  un 
crédit  de  37  millions  et  précipitait  ses  armements. 

Qu'allait  faire  la  France,  en  présence  d'événements  aussi  graves? 
Le  Sénat  était  précisément  saisi  du  projet  de  loi  sur  les  crédits 
égyptiens  (23  juillet).  Un  nouvel  aveitissement  fut  donné  à  M.  de 
Freycinet  par  l'éminent  rapporteur  de  la  commission,  M.  Schérer, 
qui,  dans  son  rapport,  mit  en  relief,  avec  une  juste  sévérité,  les 


228  DISCOUHS   DE  JULES   FEUHY. 

incohérences  de  Ja  politique  française  en  Égyple,  notamment, 
l'abandon  de  «  la  silnation  privilégiée  dont  la  France  avait  joui  en 
commun  avec  l'Angleterre  »  et  l'acceptation  implicite  d'une  inter- 
vention turque.  M.  Schérer  cila  le  mot  d'un  homme  d'État  contem- 
porain :  «  La  grande  misère  de  notre  temps  est  la  crainte  des 
responsabilités.  »  De  son  côté,  M.  Waddington,  mis  en  cause  par 
un  discours  du  duc  de  Broglie,  vanta  les  avantages  de  l'entente 
avec  l'Angleterre,  qui  seule  pouvait  assurer  notre  influence  dans  la 
Méditerranée,  et  s'en  référa  à  l'opinion  connue  de  Gambetta.  M.  de 
Freycinet  enfourcha  de  nouveau,  dans  sa  réponse,  sa  chimère  du 
concert  européen,  et  fut  accueilli  par  un  silence  glacial.  M.  de  Saint- 
Vallier  accentua  encore  la  signification  de  l'attitude  du  Sénat  (qui, 
bien  entendu,  vota  les  crédits  presque  à  l'unanimité)  en  montrant 
tous  les  dangers  d'une  intervention  isolée  de  l'Angleterre.  Sourd  à 
tant  de  conseils,  le  ministre  des  affaires  étrangères  fit  entamer  une 
campagne  de  presse  pour  prêcher  l'abstention,  ce  qui  était  la 
politique  de  M.  Clemenceau.  Le  Cabinet  n'avait  demandé  à  la 
Cliambre  qu'un  crédit  de  9  millions  (alors  que  le  ministre  de  la 
Guerre  en  réclamait  40)  et  annonçait  l'intention  de  se  borner  à 
envoyer  un  corps  de  3  à  4  000  hommes  de  troupes  de  marine  pour 
garder  le  canal  de  Suez.  Au  contraire,  le  ministère  anglais  laissait 
émettre  par  le  Times  l'éventualité  d'un  protectorat  exclusivement 
britannique,  pour  couper  court  au  projet  d'une  intervention  turque, 
dont  la  Porte  acceptait  maintenant  le  principe. 

C'est  dans  ces  circonstances  qu'eut  lieu  à  la  Chambre  française, 
le  29  juillet  1882,  la  discussion  mémorable  des  crédits  égyptiens. 
M.  de  Freycinet,  qui  avait  laissé  volontairement  échapper  l'occasion 
de  prendre  l'initiative  d'une  action  énergique  en  Egypte,  développa 
son  programme  de  protection  du  canal  de  Suez,  substituée  à  une 
intervention  proprement  dite.  Cette  solution  ambiguë  et  insuffi- 
sante, qui  n'était  ni  la  guerre,  ni  l'abstention,  n'eut  le  don  de 
satisfaire  personne. 

Elle  fut  combattue  à  la  fois  par  M.  Laisant  et  par  M.  Langlois, 
que  préoccupait  uniquement  l'attitude  de  l'Allemagne,  et  par 
M.  Madier  de  Montjau,  qui  refusait  sa  confiance  à  un  gouvernement 
berné  par  l'Angleterre. 

Mais  ce  fut  M.  Clemenceau,  pour  lequel  cependant  M.  de  Freycinet 
avait  montré  tant  de  complaisances,  qui,  dans  un  discours  incisif  et 
impitoyable,  porta  le  coup  de  grâce  à  la  demande  de  crédits.  Il 
démontra  que  le  ministre  des  affaires  étrangères  ne  proposait  ni  la 
paix,  puisqu'il  voulait  envoyer  des  troupes,  ni  la  guerre,  puisqu'il 
resterait  l'arme  au  bras  sur  les  rives  du  canal,  en  laissant  les 
Anglais  s'installer  au  Caire,  tandis  que  l'Europe  semblait  même 
nous  refuser  le  mandat  d'occuper  le  canal,  en  dehors  d'elle  et  de  la 
Turquie,  qui  parlait  aussi  d'intervenir.  C'était,  suivant  l'orateur  de 
l'extrême-gauche,  rouvrir  la  question  d'Orient,  et  peut-être  aller  au- 
devant  de  nouveaux  désastres.  Il  fallait  u  réserver  la  liberté  de  la 


AKFAIHKS    IHT.YPTE.  229 

France  ».  I.e  projet  tie  loi  sur  l(>s  crtHlits  fut  repoussé  par  417  voix 
contre  75.  l/Ki,'y()to  était  perdue  pour  nous  et,  trop  tard,  hélas:  le 
ministère  Freycinet  était  renversé!  Au  relus  de  M.  Jules  Ferry  et  de 
M.  Brissou,  on  conslituait,  le  7  aoilt  1882,  le  cabinet  Duclere  dont 
le  mot  d'oriire  et  le  seul  programme  élaient  l'eiracemenl. 

L'Angleterre,  demeurant  libre  d'agii-,  en  prolita  avec  enipresstî- 
nient.  On  sait  le  reste  :  le  cabinet  anglais  s'autorisa  des  lenteurs  de 
la  Porte  pour  rétablir  l'ordre  en  Egypte,  donna  Tordre  à  l'amiral 
Seymour  d'occuper  le  canal  de  Suez,  écarta  résolument  l'idée  d'inie 
intervention  turque,  et,  le  2  août,  les  Iroupes  de  l'Inde  débarquaient 
à  Suez,  sans  que  la  Conférence  de  Constantinople  souftlàt  mol.  La 
Grande-Bretagne  promit  seulement  aux  jjuissances  de  s'entendre 
avec  elles  quand  il  s'agirait  plus  tard  de  reviser  les  traités  régissant 
l'Egypte. 

Malgré  les  protestations  de  M.  de  Lesseps,  les  troupes  britan- 
niques s'installèrent  à  Port-Saïd  le  20  août,  et  fermèrent  le  canal 
pendant  quelques  jours.  Le  2o,  elles  battirent  Arabi  à  Hamsès  et, 
le  28, à  Gassasin.  Une  proclamation  du  sultan  déclara  Arabi  rebelle, 
le  5  septembre,  et  le  chef  égyptien,  battu  à  Tell-el-Kébir,  le  13, 
après  un  simulacre  de  résistance,  en  fut  réduit  à  se  constituer  pri- 
sonnier. Lord  Dulferin  informa  aussitôt  les  Turcs  qu'on  n'avait  plus 
besoin  d'eux.  Les  soldats  anglais  s'installèrent  au  Caire.  Le  contrôle 
français  était  frappé  à  mort,  et  la  presse  britannique  signifiait  bruta- 
lement à  la  France  que,  laissés  libres  en  Tunisie,  nous  n'avions 
plus  rien  à  faire  sur  les  bords  du  Nil.  A  l'ouverture  de  la  session 
ordinaire  des  Cbambres,  le  15  janvier  1883,  M.  IJuclerc,  président 
du  conseil,  dut  avouer,  dans  sa  déclaration,  que  tous  les  elTorts  du 
cabinet  français  pour  obtenir  de  l'Angleterre  victorieuse  le  rétablis- 
sement du  statu  quo  antc  avaient  échoué;  que  les  Anglais  renon- 
çaient nettement  à  l'action  conmiune  et  entendaient  rester  les 
maîtres  de  l'Egypte;  qu'en  conséquence,  la  France  n'avait  qu'à 
reprendre  «  sa  liberté  d'action  ».  La  défaite  du  général  Hi(;ks  au 
Soudan  (novembre  1883),  les  succès  du  Madhi,  l'échec  de  Baker- 
Pacha  à  Trinkitat,  au  commencement  de  1884,  la  situation  péril- 
leuse de  Gordon-Pacha  à  Khartoum,  surtout  après  la  retraite  du 
général  Graham  sur  Souakim,  ne  fournirent  que  trop  de  prétextes 
aux  Anglais  pour  maintenir  leur  prise  de  possession  de  l'Egypte. 

Président  du  conseil  depuis  le  21  février  1883,  et  ministre  des 
affaires  étrangères  depuis  le  20  novembre  de  la  même  année, 
M.  Jules  Ferry  ne  négligea  rien  pour  renouer  avec  le  cabinet  de 
Londres,  et,  au  mois  de  juin  1884,  il  obtenait  de  M.  Gladstone  et  de 
lord  Granville  l'engagement  suivant  : 

«  Le  gouvernement  anglais  s'engage  à  retirer  ses  troupes  au 
commencement  de  l'année  1888,  à  condition  que  les  puissances 
seront  alors  d'avis  que  l'évacuation  peut  se  faire  sans  compromettre 
la  paix  et  Tordre  de  l'Egypte.  >»  En  outre,  le  cabinet  de  Londres  pro- 
mettait qu'après  le  départ  des  troupes  anglaises,  la  commission  de 


230  niSCOURS  DE  JULES   FERRY. 

la  deLLe  aurait  le  pouvoir  d'inspection  financière  pour  assurer  la 
perception  intégrale  des  revenus.  (Note  de  lord  Granville  du  16  juin.) 

C'est  sur  cette  reprise  de  négociations  avec  l'Angleterre  et  sur 
leur  résultat  que  M.  Delafosse  déposa  à  la  Chambre  une  demande 
d'interpellation.  Elle  vint  en  discussion  dans  la  séance  du  23  juin', 
quelques  Jours  avant  la  réunion  de  la  conférence  de  Londres,  qui 
devait  statuer  sur  les  finances  égyptiennes. 

M.  Jules  Ferry  s'exprima  ainsi  : 


Discours  du  23  juin  1884. 

M.  Jules  Ferry,  président  du  conseil,  ministre  des  affaires 
étrangères.  —  Messieurs,  j'ai  l'honneur  de  déposer  sur  le 
bureau  de  la  Chambre  la  correspondance  échangée  entre  le 
gouvernement  britannique  et  le  gouvernement  de  la  République 
au  sujet  de  la  Conférence.  Avant  que  vous  entendiez  l'interpel- 
lation que  riionorable  M.  Delafosse  a  annoncée  sur  le  même 
sujet,  je  vous  demande,  messieurs,  la  permission  de  vous  dire 
de  quelles  vues  le  Gouvernement  s'est  inspiré  dans  les  négo- 
ciations dont  le  fascicule  que  je  dépose  sur  le  bureau  de  la 
Chambrevous  donne  la  conclusion,  les  préoccupations  auxquelles 
nous  avons  obéi,  les  résultats  que  nous  croyons  avoir  obtenus. 

C'est  le  19  avril  que  le  gouvernement  britannique,  par  une 
dépèche  circulaire  adi'essée  à  ses  représentants  à  Paris,  à 
Berlin,  à  Vienne,  à  Rome,  à  Saint-Pétersbourg  et  à  Conslanti- 
nople,  a  convié  les  grandes  puissances  à  se  réunir  en  confé- 
rence, pour  examiner  s'il  n'y  a  pas  lieu  de  modifier  la  loi  de 
liquidation  qui  régit  actuellement  les  linances  égyptiennes,  et 
dans  quelle  mesure  cette  modification  serait  nécessaire.  A  ce 
moment,  messieurs,  il  y  avait  plus  de  quinze  mois  que  toute 
négociation  officielle  ou  officieuse,  toute  conversation  était 
rompue  entre  les  deux  gouvernements,  au  sujet  des  adaires 
d'Égyple.  La  dernière  communication  était  une  dépêche  de  mon 
honorable  prédécesseur,  M.  Duclerc,  en  date  du  4  janvier  1883. 
Dans  cette  dépèche,  M.  Duclerc,  désespérant  de  faire  accepter 
au  gouvernement  anglais  soit  le  maintien  du  contrôle  à  deux, 
qui  avait  régi  l'administration  des  alTaires  égyptiennes  depuis 
187G  jusqu'en  1882,  soit  une  combinaison  équivalente,  rompait 

1    V.  l'0//îaWduS>-4jiiin   1884. 


AKFAIRKS   DEGYPTE.  231 

les  négociations  el,  avec  hcaiicoiip  de  dignité,  déclarait  (|iie  l.i 
France  reprenait  sa  liberté  (raclioii. 

Fallait-il,  messieurs,  persister  dans  celte  attitude?  Fallait-il 
la  porter  devant  cette  conférence,  ou  pliitcM,  ce  qui  alors  eût 
été  plus  simple  et  plus  claii',  refuser  d'aller  à  la  conférence  ? 
Nous  ne  l'avons  pas  pensé.  11  faut,  en  politique,  savoir  recon- 
naître la  force  des  faits  accomplis  et  des  situations  acquises,  et 
se  garder  des  regrets  inutiles  :  la  politique  du  tout  ou  rien 
n'est  pas  meilleure  pour  les  nations  que  pour  les  partis.  [Trits 
bien  !  1res  bien!  à  gauche  el  (tu  centre.) 

Messieurs,  du  jour  où,  dans  des  circonstances  que  je  n'ai  ni 
à  rappeler  ni  à  juger,  car  elles  appartiennent  à  Tliistoire,  la 
Chambre  des  députés  a  refusé  de  s'associer  d'une  manière 
quelconque  à  une  intervention  armée  dans  la  vallée  du  Nil,  il 
était  manifeste  que  les  combinaisons,  moitié  politiques,  moitié 
financières,  de  1876  et  de  1879  étaient  profondément  compro- 
mises; qu'elles  étaient  vouées  à  une  l'uine  prochaine,  inévitable. 
Le  contrôle  à  deux,  détruit  en  fait,  allait  bientôt  être  aboli  en 
droit;  notre  diplomatie  était  impuissante  à  le  faire  revivre 
par  ses  protestations  :  pouvait-elle  consacrer  ses  efforts,  avec 
quelque  espérance  de  succès,  à  la  rétablir? 

Messieurs,  puisque  la  politique  du  contrôle  à  deux,  qui  avait 
fonctionné  pendant  six  ans  en  Egypte  pour  le  grand  bien  de  ce 
pays,  pour  la  prospérité  de  ses  affaires,  de  son  crédit,  de  ses 
finances,  devenait  impraticable,  la  sagesse  commandait  d'aviser 
et  de  chercher  une  autre  politique.  Car,  messieurs,  regarder, 
laisser  faire,  se  voir  progressivement  évincer,  de  jour  en  jour, 
d'un  pays  où  la  France  avait  porté  ce  qu'elle  a  de  meilleur  : 
son  génie,  sa  langue,  ses  capitaux,  une  colonie  laborieuse, 
riche,  puissante,  —  laisser  faire  et  regarder,  ce  n'est  pas  une 
politique.  Assister  au  spectacle  des  embarras  d'autrui,  ce  n'est 
pas  une  consolation,  encore  moins  un  dédommagement.  [Très 
bien!  très  bien!)  Il  fallait  chercher  une  autre  pohtique,  et  voici 
celle  à  laquelle  nous  nous  sommes  arrêtés. 

L'Egypte,  messieurs,  n'est  ni  chose  anglaise,  ni  chose  fran- 
çaise; c'est  une  terre  essentiellement  internationale  et  euro- 
péenne. [Très  bien!  très  bien!  à  gauche.)  C'est  l'Europe  qui  l'a 
fécondée;  c'est  l'Europe  qui  a  réorganisé  sa  justice;  c'est  l'Eu- 
rope qui  lui  a  donné  de  bonnes  finances.  La  question  d'Egypte 


232  DISCOURS  DE  JULES  FERRY. 

n'a  jamais  cessé  et  ne  cessera  jamais  d'être,  avant  tout  et 
par-dessus  tout,  une  question  européenne.  {Très  bien!  1res 
bien!)  Et,  messieurs,  qui  a  plus  hautement  reconnu,  qui  a  plus 
solennellement  proclamé,  cette  vérité  fondamentale  de  droit 
public  européen,  que  le  cabinet  même  qui  s'adressait  à  nous, 
ce  cabinet  que  préside  l'illustre  M.  Gladstone  ?  Qui  s'est  défendu 
avec  plus  d'énergie  de  la  pensée  d'annexer  l'Egypte  ou  d'y  fonder 
un  établissement  définitif  que  le  cabinet  présidé  par  M.  Glads- 
tone? Qui  a  parlé  le  premier  de  neutraliser  l'Egypte  pour  assu- 
rer, dans  l'intérêt  du  monde  entier,  la  liberté  du  canal,  sinon 
lord  Granville,  le  principal  secrétaire  d'État  de  Sa  Majesté 
Britannique  dans  le  cabinet  Gladstone?  Et  avec  quelle  admi- 
nistration, avec  quels  hommes  d'État  la  France  avait-elle  plus 
de  chances  de  s'accorder  pour  substituer  à  cet  état  d'hostilité 
sourde,  de  mécontentement  mal  déguisé,  qui  pèse  comme  une 
atmosphère  lourde  et  obscure  sur  les  rapports  de  la  France  et 
de  l'Angleterre,  à  propos  de  l'Egypte,  depuis  deux  ans,  une 
entente  fondée  sur  l'équité,  sur  la  justice,  entre  ces  deux 
grandes  nations  dont  l'harmonie  importe  tant  à  la  paix  comme 
à  la  liberté  du  monde?  {Applaudissements .) 

Oui,  messieurs,  je  l'avoue,  dans  les  négociations  laborieuses 
dont  nous  vous  apportons  le  résultat,  au  grand  et  légitime 
souci  des  intérêts  si  divers  et  si  précieux  qui  nous  rattachent  à 
l'Egypte,  nous  avons  mêlé  —  et  nous  l'avons,  en  vérité,  mis 
encore  plus  haut  —  le  souci  de  nos  bons  rapports  avec  la 
grande  nation  libérale,  avec  l'Angleterre.  Messieurs,  nos  inté- 
rêts côtoyent  ceux  de  l'Angleterre  sur  presque  tous  les  points 
du  globe  ;  le  cours  des  choses,  les  événements  prédestinent  la 
France  et  l'Angleterre  à  avoir  des  contacts  plus  fréquents 
encore  sur  toute  la  surface  du  monde  dans  l'avenir  que  dans  le 
passé.  Eh  bien,  messieurs,  il  n'est  pas  une  de  ces  rencontres, 
pas  un  de  ces  conflits  quotidiens,  qui  ne  puisse  se  régler  par 
l'accord  des  deux  puissances,  des  deux  gouvernements,  s'ils 
sont  inspirés  tous  les  deux  par  l'esprit  de  sagesse,  d'équité  et  de 
concorde;  il  n'en  est  pas  un,  si  petit  qu'il  soit,  qui  ne  puisse 
s'aigrir  et  tourner  à  mal,  s'il  existe  entre  les  deux  nations  des 
causes  permanentes  de  tiraillements  et  de  malentendus.  [Irès 
bien!  très  bien!)  C'est  dans  cet  état  d'esprit  que  nous  avons 
aboi-dé  l'Angleterre  et  noué  les  négociations. 


I 


AIKAIKKS    DKKM'TK.  -233 

Il  (''lait  cerlain,  niessitMii-s,  pour  tous  ceux  qui  voulaient  |ii'(''tor 
roreille  aux  (.lilïéienles  luanirostalioiis  de  lopiiiiou  an^Maise 
que  cette  étrange  et  persistante  méllance  vis-à-vis  de  la  France, 
dans  la  (|ucstion  (rÉirvpte,  tenait  à  deux  causes,  rejjosail  sur 
deux  erreurs,  sur  deux  malentendus  :  sur  cette  opinion,  d'aliord, 
que  la  France  poursuivait  en  Éiîvpte.  envers  et  contre  tous, 
avec  un(>  obstination  que  les  événements  n'étaient  pas  parvenus 
à  décourager,  la  reconstitution  du  contrôle  à  deux;  tït  ensuite, 
sur  cette  crainte,  Imbilement  répandue  dans  l'esprit  public  en 
Angleterre,  fomentée  par  les  organes  de  l'opposition,  que  la 
France  avait  le  dessein,  lorsque  les  troupes  anglaises  évacue- 
raient l'Egypte,  de  substituer  à  une  occupation  anglaise  une 
occupation  française.  C'étaient  là  les  deux  points  aigus,  doulou- 
reux en  quelque  sorte,  de  roi)inion  britannique.  Il  nous  était 
fort  aisé  de  rassurer  le  gouvernement  anglais  et  l'opinion 
anglaise  sur  l'un  et  l'autre  de  ces  deux  points. 

Voici  en  quels  termes  notre  ambassadeur  à  Londres, 
M.  Waddington,  ouvrant  la  négociation,  s'en  est  explique  avec 
le  cabinet  britannique.  Le  document  dont  je  vais  avoir  l'bon- 
neur  de  faire  passer  sous  vos  veux  la  partie  la  plus  importante, 
rappelle  que,  le  29  avril,  dans  une  dépêche  dont  copie  avait  été 
remise  à  lord  Granville  par  le  chargé  d'affaires  de  France,  le 
ministre  des  affaires  étrangères  de  la  République  française, 
après  avoir  accepté  en  principe  la  proposition  de  conférence, 
ajoutait  les  considérations  suivantes  : 

«  Le  caractère  même  de  cette  proposition  indique  que  les 
modifications  sur  lesquelles  les  puissances  auront  à  délibérer, 
impliquent  l'examen  de  certaines  questions  connexes  à  la  liqui- 
dation, et  dont  il  est  impossible  de  ne  pas  tenir  compte.  Le 
Gouvernement  français  espère,  dès  lors,  que  les  ministres  de 
la  reine  ne  se  refuseront  pas  à  en  faire  préalablement  l'objet 
d'un  échange  de  vues,  qui  est  indispensable  pour  déterminer 
avec  précision  le  mandat  de  la  conférence  et  assurer  l'issue  de 
ses  travaux.  L'échange  de  vues  proposé  par  M.  Ferry  ayant  été 
accepté  par  Votre  Seigneurie,  je  m'empressai,  dans  le  premier 
entretien  que  nous  eûmes  à  ce  sujet,  le  2  mai,  de  bien  établir 
le  terrain  sur  lequel  le  gouvernement  de  la  République  enten- 
dait se  placer  dès  le  début  de  nos  pourparlers.  Il  importait 
d'abord  d'écarter  deux  idées,  deux  préjugés  fort  répandus  dans 


234  DISCOURS   DK  JULES   FERRY. 

la  presse  anglaise,  relatifs  au  rétablissement  du  condominiuni 
et  aux  prétendus  projets  militaires  de  la  France  en  Egypte.  En 
conséquence,  je  vous  ai  déclaré  que  le  Gouvernement  français 
ne  songeait  d'aucune  façon  à  pousser  au  rétablissement  du 
contrôle  anglo-français  en  Egypte.  Sans  doute,  nous  conservons 
la  conviction  que  ce  contrôle  a  produit,  tant  qu'il  a  duré,  de 
bons  et  salutaires  effets,  et  que,  sous  son  influence,  l'Egypte  a 
été  tran(iuille  et  ses  finances  prospères;  mais  nous  nous  rendons 
un  compte  exact  des  raisons  qui  doivent  aujourd'hui  faire  écar- 
ter toute  pensée  d'un  retour  à  un  régime  que  les  événements 
ont  renversé.  Le  condominium  est  mort,  et  nous  n'entendons 
pas  le  ressusciter.  C'est  au  seul  point  de  vue  des  intérêts 
collectifs  de  l'Europe,  et  de  la  part  légitime  que  nous  y  représen- 
tons, que  nous  considérons  désormais  les  affaires  d'Egypte, 
L'autre  malentendu,  qu'il  convenait  de  dissiper,  portait  sur 
l'intention,  qui  nous  a  été  souvent  attribuée  par  l'opinion 
anglaise  de  substituer  une  occupation  française  à  l'occupation 
anglaise,  le  jour  où  le  gouvernement  de  Sa  Majesté  aurait  rap- 
pelé ses  troupes.  Je  vous  ai  déclaré  que  le  gouvernement  de  la 
République  était  prêt  à  prendre,  à  cet  égard,  les  engagements 
les  plus  formels.  Cette  résolution  nous  a  été  inspirée  par  la 
confiance  où  nous  sommes  que  le  gouvernement  de  Sa  Majesté  n'hé- 
sitera point, de  son  côté,  à  confirmer  expressément  les  déclarations 
solennelles  qu'il  a  faites  à  diverses  reprises  de  ne  porter  aucune 
atteinte  à  la  situation  internationale  faite  à  l'Egypte  par  les 
traités  et  les  finances,  et  d'évacuer  le  pays  quand  l'ordre  y  sera 
rétabli.  Il  y  aurait  de  la  sorte,  entre  les  deux  gouvernements, 
un  engagement  synallagmatique,  comportant  :  de  la  part  de 
l'Angleterre,  une  clause  d'évacuation  ii  échéance  déterminée, 
qui  ne  pourrait  être  prolongée  sans  une  nouvelle  consultation 
des  puissances,  et,  de  la  part  de  la  France,  l'engagement  formel 
de  ne  procéder  en  aucun  cas  à  une  intervention  armée  dans  le 
delta  du  Nil  sans  une  entente  préalable  avec  l'Angleterre.  » 

Messieurs,  sur  ce  premier  point,  assurément  le  plus  impor- 
tant de  toute  cette  affaire,  nous  avons  obtenu  de  sérieuses 
satisfactions.  Une  date  précise  d'évacuation  a  été  fixée  par  le 
cabinet  britannique  :  c'est  le  l"  janvier  1888,  dans  trois  ans  et 
demi  à  peu  près,  à  partir  du  jour  où  j'ai  l'honneur  de  vous 
parler.  Voici  dans  quels  termes,   messieurs,  lord  Granville, 


AFFAIHKS   F»  K(.YI'Ti:.  2:5 

dans  sa  (lôpèclic  du  16  juin,  loi-miih'  cft  oiitrafiT'inciit  du 
^ïoiiverneiueiil  l)ri(aiini(|iit'  : 

«  Il  y  a  qii('Ii|m's  diriiciillrs  à  IImt  mic  dah'  |iii''cisc  à  (■cKo 
(''vaciialiun,  d'aiilanl  [dus  (|m'  loiitr  iiriiudt'  ainsi  lixt'c  |i(tin  rail, 
à  l'épreuve,  se  trouver  ou  trop  longue  ou  troi)  couile.  Mais  le 
gouvememenl  de  Sa  Majesté,  afin  d'écarter  toute  espèce  de 
doute  à  l'endroit  de  sa  politi(pu^  dans  cette  affaire,  et  eu  égard 
aux  déclarations  faites  par  la  France,  s'engage  à  retiier  ses 
troupes  au  commencement  de  Tannée  1S88,  à  condition  (jue  les 
puissances  seront  alors  d'avis  que  l'évacualion  peut  se  faire 
sans  compromettre  la  paix  et  l'ordre  en  l'Egypte.  » 

Messieurs,  on  a  dit  dans  les  journaux  anglais,  on  a  répété 
dans  les  journaux  français  que  cette  clause,  que  cet  engagement 
d'évacuation  avait  un  caractèi'e  ]iotestatif,  et  (ju'il  suflirait  — 
c'était  là,  disait-on,  la  condition  singulière  acceptée  par  le  gou- 
vernement français  —  qu'une  seule  puissance  fît  opposition  à 
l'évacuation  de  l'Egypte  par  les  troupes  anglaises,  pour  que 
l'Angleterre  fût  en  droit  d'y  rester.  Messieurs,  cette  clause  sin- 
gulière, étrange,  cette  espèce  de  veto,  emprunté  aux  traditions 
de  la  diète  polonaise,  est  une  invention  qui  touche  au  ridicule. 
Quand  les  puissances  se  réunissent  en  congrès  on  en  confé- 
rence, elles  ne  stipulent  pas  qu'il  dépend  du  caprice  de  l'une 
■d'elles d'empêcher  l'accord  européen  de  se  faire;  et,  si  le  repré- 
sentant du  gouvernement  français,  qui,  par  la  force  des  choses, 
a  été,  en  quelque  sorte,  le  porte-parole  des  intérêts  européens 
dans  cette  négociation,  avait  eu  l'insigne  faiblesse  de  se  prêter 
à  une  telle  comédie,  ces  grandes  puissances  auraient  certaine- 
ment refusé  de  s'y  associer. 

Oui  !  les  puissances  seront  consultées,  mais  elles  délibéreront, 
comme  elles  ont  coutume  dele  faire,  et  c'est  elles  qui  décidei'ont 
si  la  situation  de  l'Egypte  comporte  ou  ne  comporte  pas  la 
prolongation  de  l'occupation  anglaise  au  delà  du  terme  fixé, 
au  delà  du  1"  janvier  1888. 

Messieui's,  dans  les  pourparlers  qui  sont  intervenus  sur  ce 
point,  on  a  dû  naturellement  se  préoccuper  de  deux  hypothèses  : 
celle  où  le  délai  serait  trop  long,  où  l'évacuation  serait  possible 
avant  le  l"  janvier  1888,  parce  qu'avant  cette  époque  Tordre 
et  la  paix  publique  seraient  rétablis  dans  le  delta  du  Nil.  Dans 
cette  hypothèse,  l'évacuation  aurait  évidemment  lieu  avant  la 


•236  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

date  fixée.  La  réalisation  de  cette  hypothèse  n'est  pas  impos- 
sible ;  elle  est  vraisemblable;  elle  est,  dans  tous  les  cas,  désirée 
par  un  gouvernement,  qui  proteste  avec  la  plus  grande  énergie 
contre  tonte  pensée  d'un  établissement  définitif  dans  la  vallée 
du  Nil... 

M.  Camille  Pelletan.  —  Très  bien! 

M.  LE  Pkésidext  du  conseil.  —  ...  Et  qui  ne  poursuit,  — 
ses  déclarations  les  plus  anciennes  sont  ici  d'accord  avec  ses 
déclarations  les  plus  récentes,  —  que  la  restauration  de  l'ordre 
et  du  bon  gouvernement  en  Egypte,  et  non  un  avantage  exclusif 
au  profit  de  l'Angleterre. 

M.  LoLis  GiiiLLOT  (Isère).  —  Très  bien!  très  bien!  {Exchanations 
à  droite.) 

M.  LE  Président  du  conskil.  —  Le  délai,  au  contraire, 
pourrait  être  trop  court.  Cela  est  tout  à  fait  improbable,  et 
l'affirmer,  le  croire,  à  cette  heure,  n'est-ce  pas  faire  injure,  en 
quelque  sorte,  à  la  grande  nation  qui  a  entrepris  de  rétablir 
l'ordre  dans  la  vallée  du  Nil,  et  à  qui  il  faudrait,  le  suppose-t-on? 
plus  de  trois  ans  et  demi  pour  l'accomplir  ! 

M.  I>AROCOE-JoL'BERT,  ironiquement.  — •  Oli  !  oui  !  Elle  est  généreuse  ! 
Elle  laisse  iaire  faillite,  l'aule  de  les  rembourser,  les  Français  dont 
les  marchandises  ont  été  détruites  par  le  bombardement 
d'Alexandrie  ! 

M.  LE  Président.  —  N'interrompez  pas!  La  discussion  viendra 
plus  tard.  Écoutez  cet  exposé.  ^, 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Cela  n'est  pas  vraisem- 
blable, et  il  faudrait  des  circonstances  particuhèrement  malheu-  .i» 
reuses  pour  le  rendre  possible.  Mais,  si  ces  circonstances  J 
malheureuses  se  produisaient,  c'est  l'Europe,  aux  termes  de  %. 
l'accord  intervenu,  c'est  l'Europe  qui  en  serait  juge.  Il  n'y  a,  sur  ^. 
ce  caractère  de  l'engagement  pris  envers  nous,  aucune  équi-  M 
voque  possible  :  l'honneur  du  gouvernement  britannique  en  est  f 
le  meilleur  garant.  {7'rès  bien!  très  bien  !                                                  % 

Messieurs,  il  y  a  quelque  chose  de  plus  encore,  quelque  1 

chose  de  plus  important,  j'ose  le  dire,  dans  les  accords  préli-  ?" 

minaires  dont  je  vous  retrace  l'histoire  :  non  seulement  l'enga- 
gement d'évacuation  y  est  stipulé,  mais  il  existe  une  autre 
clause  qui,  outre  qu'elle  suppose,  implique  l'évacuation,  en 
règle  par  avance  les  conséquences.  Rien  ne  montre  mieux  que 


■*r 


AFf.UIŒS    l)i:(;VPTK.  -JT, 

cette  clause  les  inlenlions  élevées  et  le  caiaclèie  dr  désinlé- 
resseraentqiii  niarquciit  la  pulilique  du  cahiut'l  anglais,  ilnirr- 
ruplions  à  droite.) 

M.  Delafosse.  —  M.  (iladstono  n'oser.iit  pas  dire  cela  au  iiarle- 
ment  anglais  ! 

M.  LE  Président  bu  loxsKiii.  —  Eu  clîel,  incssieuis,  évacuer 
l'Egypte,  c'est  un  fait,  mais  un  l'ait  (jui  ne  résout,  qui  ne  règle 
rien.  L'Egypte  évacuée,  quelle  sera  sa  situation?  ('.onimt-nl 
se  réglera  la  liberté  du  canal?  En  quelles  mains  tombera  cette 
riche  province,  abandonnée  par  les  armées  anglaises?  Sur  ce 
point,  le  cabinet  anglais  a  des  vues  arrêtées  ;  il  a  non  seulement 
des  vues,  mais  il  a  pris  des  engagements,  et  voici  en  quels 
termes,  messieurs  : 

«  Le  gouvernement  de  Sa  Majesté  proposera,  à  la  fin  de 
l'occupation  anglaise  ou  avant,  aux  puissances  et  à  la  Porte,  un 
projet  de  neutralisation  de  l'Egypte,  sur  la  base  des  principes 
appliqués  à  la  Belgique,  et  fei'a,  en  ce  qui  concerne  le  canal 
de  Suez,  des  propositions  conformes  à  celles  contenues  dans 
ma  dépêche-circulaire  du  3  janvier  1883.  » 

Il  n'est  pas  inutile  de  vous  rappeler  quelles  sont  ces  propo- 
sitions. Il  n'y  a  certes  pas  d'intérêt  plus  considérable,  à  l'heure 
qu'il  est,  pour  notre  pays  que  la  liberté  du  canal.  Voici  les 
propositions  auxquelles  il  est  fait  allusion  dans  la  dépêche  de 
lord  Granville,  propositions  qui  datent  déjà  du  3  janvier  1883, 
et  que  le  cabinet  promet  de  soumettre  à  la  Porte  et  au  concert 
européen  avant  le  1"  janvier  1888,  avant  l'évacuation. 

Dans  sa  dépêche  du  3  janvier  1883,  lord  Granville  s'exprime 
ainsi  : 

«  Pour  établir  sur  des  bases  mieux  déterminées  la  situation 
du  canal  dans  l'avenir,  et  pour  prévenir  les  dangers  qui  pour- 
raient se  produire,  le  gouvernement  de  Sa  Majesté  pense  qu'il 
y  aurait  avantage  à  ce  qu'un  arrangement,  ayant  les  elïets 
ci-dessous  indiqués,  fût  conclu  entre  les  grandes  puissances, 
arrangement  auquel  d'autres  nations  pourraient  ultérieurement 
être  invitées  à  adhérer  : 

«  1°  Le  canal  sera  libre  pour  le  passage  de  tous  les  navires 
dans  n'importe  quelles  circonstances  ; 

«  2°  En  temps  de  guerre,  on  fixera  un  laps  de  temps  pen- 
dant lequel  les  navires  de  guerre  d'une  puissance  belligérante 


238  DISCOURS   DE  JULES  FEIUlY. 

pourronl  rester  dans  le  canal,  et  on  ne  pourra  y  débarquer  ni 
troupes  ni  munitions  de  guerre; 

«  3"  Aucun  acte  d'hostilité  ne  sera  commis  dans  le  canal  ni 
dans  ses  approches,  ni  dans  aucune  autre  partie  des  eaux  terri- 
toriales de  l'Egypte,  alors  même  que  la  Turquie  serait  une  des 
puissances  belligérantes; 

«  4°  Aucune  de  ces  deux  dernières  clauses  ne  sera  applicable 
aux  mesures  qu'il  sera  nécessaire  de  prendre  pour  la  défense  • 
de  l'Egypte  ; 

«  3°  Toute  puissance  dont  les  navires  de  guerre  causeront 
un  dommage  quelconque  au  canal,  sera  obligée  de  supporter  les 
frais  de  la  réparation  imuiédiate  de  ce  dommage  ; 

«  6°  L'Egypte  prendra  toutes  les  mesures  qu'elle  pourra  pour 
faire  obsei'ver  les  conditions  imposées  aux  navires  belligérants 
dans  le  canal  en  temps  de  guerre  ; 

«  7"  Il  ne  sera  pas  construit  de  fortifications  sur  le  canal  ni 
dans  son  voisinage.  >> 

Ainsi,  la  liberté  du  canal,  garantie  par  la  neutralité  de 
l'Egypte,  par  un  ensemble  de  mesures  destinées. à  placer  sous 
la  sauvegarde  de  l'Europe  la  sécurité  et  la  liberté  de  l'Egypte, 
comme  l'a  été  l'indépendance  de  la  Belgique  :  il  me  semble  que 
c'est  là  une  politique  large,  élevée,  pacilique  [Trètt  bien!  très 
bien!)  digne  de  l'illustre  homme  d'État  qui  l'inspire,  et  que,  sur 
ce  terrain,  une  entente  est  possible  entre  la  France  et  l'Angle- 
terre. [Tfès  bien!  très  bien!  an  rentre  et  sur  quelques  bancs  à 
gauche.)  Je  suis  profondément  convaincu  qu'il  y  a  là  des 
garanties  sérieuses,  des  engagements  et  des  assurances  de  la 
plus  haute  portée,  du  plus  grand  intérêt  pour  notre  pays,  et 
j'estime  que  cela  vaut  bien,  en  définitive,  l'abandon  du  contrôle 
à  deux. 

Messieurs,  les  échanges  de  vues  entre  la  France  et  l'Angle- 
terre ont  porté  également  sur  un  autre  ordre  d'idées,  sur  le 
contrôle  des  finances  égyptiennes.  Pendant  plusieurs  semaines, 
nous  avons  négocié  sur  cet  objet  avec  le  cabinet  britannique,  et 
nous  croyons  pouvoir  vous  indiquer  le  point  sur  lequel  nous 
avons  trouvé  le  gouvernement  anglais  irréductible,  et  ce  que 
nous  avons  dû  considérer  comme  le  dernier  mot  de  sa  poli- 
tique. Le  gouvernement  anglais  répugne  absolument  à  la  res- 
tauration d'un  contrôle  analogue  à  celui  de  1876,  ou  à  celui 


AKKAiiu;s  i»i;(;\i'rK  23) 

(le  1870,  alors  iiiriiir  que  le  coiiUùlo,  an  lieu  drlir  rniiis  à 
lieux  fonclioiinaires,  l'un  Français,  l'autre  Aiifxlais,  sérail  conlié 
à  une  commission  inlernalionale. 

Le  gouvernement  anjzlais  objecle  à  cellr  combinaison  —  je 
ne  ju,ue  pas,  je  rapporte  —  que  les  contrôleurs  de  1879,  bien 
qu'ils  n'eussent  en  apparence  qu'un  pouvoir  linancier,  possé- 
daient, de  fait  et  de  droit,  l'entrée  au  conseil  des  ministres,  que, 
pai'  consé(]uent.  ils  avaient  sui-  la  polili(pie  et  sur  l'adminis- 
tration égyptienne  l'intluence  la  plus  directe.  Le  gouvernement 
anglais  lient,  dans  ses  vues  pour  l'organisation  définitive  de 
l'Egypte,  à  distinguer,  d'une  manière  sérieuse  et  profonde,  le 
contrôle  financier  de  l'influence  politique.  Il  entend  laisser  aux 
Égyptiens  une  très  grande  liberté  administrative,  et  il  estime 
que  cette  liberté  d'adminisli'ation  était  entravée  ou  annulée 
par  la  présence  permanente  dans  le  conseil  des  ministres 
égyptiens  de  deux  fonctionnaires  étrangers  ne  relevant  pas  du 
kbédive. 

Telle  est  l'opinion  arrêtée  du  gouvernement  anglais.  Cepen- 
dant, il  a  admis  que,  sur  ce  point,  une  entente  était  possible. 
En  elTet,  il  a  consenti  à  une  extension  très  sérieuse  des  pou- 
voirs de  la  commission  de  la  dette  égyptienne.  La  commission 
de  la  dette  publique  se  compose  actuellement  de  quatre 
délégués  :  français,  anglais,  autrichien  et  italien,  (^ette  com- 
mission a  un  pouvoir  limité,  très  défini,  absolument  étranger, 
dans  l'état  actuel  des  choses,  à  toute  l'administration  et  à  tout 
le  budget  administratif  de  l'Egypte  :  elle  règle,  elle  surveille, 
elle  administre  cette  pai'tie  du  budget  égyptien  qui  est  réservée, 
par  privilège,  au  service  de  la  dette,  soit  de  l'unifiée,  soit  de 
la  privilégiée;  elle  surveille,  elle  administre,  elle  assure  la 
rentrée  des  revenus,  elle  les  reçoit,  elle  les  distribue  :  voilà  la 
limite  parfaitement  tracée  de  ses  attributions.  C'est  à  cette 
commission,  messieurs,  que  le  gouvernement  anglais  consent  à 
donner  des  prérogatives  nouvelles.  Ces  attributions  ont  certai- 
nement leur  importance;  vous  allez  en  juger. 

La  première  est  un  droit  de  veto,  appliqué  à  toutes  les 
dépenses  du  gouvernement  égyptien  excédant  les  crédits  ins- 
crits au  budget,  et  ce  n'est  pas  là  assurément  une  attribution 
sans  valeur. 

La  seconde,   messieurs,  est   assurément  plus   importante 


240  DISCOURS   DE  JULES   FERKY. 

encore  :  c'est  le  droit,  pour  la  commission,  de  collaborer  à 
rétablissement  du  budget.  Ce  sera  sans  doute  un  pouvoir 
consultatif:  il  n'y  en  a  jamais  eu  d'autre  en  Egypte;  jamais  le 
contrôle,  soit  celui  de  1876,  soit  celui  de  1879,  n'a  été  autre 
cbose  qu'un  contrôle  consultatif.  Mais,  du  moins,  il  est  formel- 
lement stipulé  que  les  budgets  de  cbaque  année  seront  soumis, 
en  temps  utile,  à  la  commission  de  la  dette;  qu'elle  les  exa- 
minera, qu'elle  pourra  présenter  des  observations.  Elle  ne 
pourra,  sans  doute,  y  faire  droit  elle-même,  puisqu'elle  n'est, 
je  le  répète,  qu'une  commission  consultative,  mais  elle  sera 
saisie  des  budgets;  elle  les  étudiera,  ce  qui  lui  donnera,  je 
crois,  sur  les  finances  égyptiennes,  une  action  sérieuse  et  salu- 
taire. Enfin,  après  le  départ  des  troupes  anglaises,  la  com- 
mission jouira  du  pouvoir  le  plus  étendu  d'inspection  sur  toutes 
les  finances  égyptiennes. 

De  sorte  que,  si  vous  comparez  l'institution  nouvelle  à 
l'ancien  contrôle  qu'il  a  bien  fallu  abandonner,  vous  recon- 
naîtrez que  la  nouvelle  commission  de  la  dette,  avec  ses  pou- 
voirs étendus,  possédera  à  peu  près  toutes  les  attributions  de 
l'ancien  contrôle,  moins  le  droit  d'assister  au  conseil  des 
ministres.  Le  budget  de  1885  ne  sera  pas  réglé  dans  les 
conditions  que  je  viens  d'indiquer... 

M.  Jules  Delafosse.  —  A  qui  est  réservée  la  présidence  de  la 
commission  de  la  dette? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Elle  est  réservée  à  un 
membre  anglais.  C'est  assurément  une  concession  que  nous 
avons  faite. 

M.  Fhanck  Chauveau.  — Aura-t-il  voix  prépondérante? 
M.  LE  Président.  — Attendez,  messieurs,  la  suite  de  l'exposé  qui 
vous  est  fait. 

A  droite.  —  Ces  questions  i'ont  partie  de  l'exposé. 

M.  LE  Président  du  conseil,  s'adressant  à  la  droite.  — 
Messieurs,  j'allais  le  dire;  je  n'ai  pas  l'intention,  croyez-le 
bien,  de  vous  rien  celer;  d'ailleurs,  je  n'y  parviendrais  pas.  Le 
budget  de  1885  sera  établi  par  la  Conférence  que  le  gouver- 
nement britannique  vient  de  convoquer,  et  sur  ce  budget 
s'appliquera  cette  partie  du  contrôle  dont  je  parlais  tout  à 
l'heure,  qui  consiste  à  mettre  les  dépenses  en  rapport  avec  les 
crédits  votés,  à  opposer  le  veto  aux  dépenses  qui  dépasseraient 


AllAlltKS    l>  i;(.\lTK.  241 

les  crétHls;  mais,  dès  18SG,  !»■  budj^ci  dt'  rE^^yplt,'  sera  établi  et 
préparé  avec  la  collaboration  de  la  commission  de  la  dette. 
Ces  ditîérentes  dispositions  sont  fort  bien  résumées,  on  termes 
convenus  entre  les  parties  contractantes,  dans  une  dépéclie 
de  M.  Waddin^non  du  17  juin  dernier.  Voici  les  clauses  qui 
constituent  l'arrangement  linancier  : 

«  1°  Une  fois  le  budget  annuel  tixé,  la  commission  de  la  dette 
joindra  à  ses  attributions  ai-tuidles  le  droit  d'o[)poser  son  veto 
à  toute  dépense  enti-ainant  une  augmentation  du  budget,  sauf 
pour  le  cas  de  force  majeure  constituant  un  danger  pour  la  paix 
et  l'ordre.  Ce  di'oit  s'exercera  pour  la  première  fois  sur  le 
budget  de  l'année  1885,  que  le  gouvernement  anglais  se  propose 
de  présenter  à  la  Conférence  et  qui  sera,  en  quelque  sorte,  le 
budget  normal  de  l'Egypte  : 

((  -l"  Pour  la  préparation  du  budget  de  1886  et  des  années 
suivantes,  la  commission  de  la  dette  aura  voix  consultative. 
Chaque  année,  le  projet  de  budget  lui  sera  communi(pié  en 
temps  utile;  elle  fera  ses  observations,  mais  sans  pouvoir  le 
modilier  de  sa  propre  auloi-ité  ; 

K  3"  Après  le  départ  des  troupes  anglaises,  la  commission 
de  la  dette  aura  le  pouvoir  d'inspection  Jlnanciére ,  de  façon 
à  pouvoir  assurer  la  perception  régulière  et  intégrale  des 
revenus.  » 

Enfin  :  «  4°  Le  président  de  la  commission  de  la  dette  sera 
un  Anglais.  » 

Messieurs,  la  conférence  dont  nous  venons  de  poser  les  préli- 
minaires a  plusieurs  sortes  d'adversaires.  Elle  a  d'abord  contre 
elle,  et  tout  naturellement,  les  créanciers  de  l'Egypte,  qui  ne 
peuvent  voir  sans  inquiétude  se  réunir  à  Londres  une  confé- 
rence dans  laquelle  on  doit  examiner  s'il  y  a  des  sacrifices  à 
leur  demander.  Il  y  a  ensuite,  messieurs,  contre  la  Conférence, 
tous  les  partisans  du  protectorat  anglais,  de  l'annexion,  sous 
une  forme  plus  ou  moins  déguisée,  de  l'Egypte,  qui  forment 
en  Angleterre  un  parti  puissant;  et  puis,  il  y  a  tous  ceux 
qui  n'aiment  pas  l'entente  entre  la  France  et  l'Angleterre. 
[Mouvement.) 

Messieurs,  cela  fait  beaucoup  d'adversaires,  des  adversaires 
puissants,  ayant  sur  le  public  une  grande  influence.  En  effet, 
ils  ont,  des  deux  côtés  du  détroit  et  notamment  au  delà  de  la 

J.  Ferry,  Discours,  V.  do 


242  DISCOUHS   DE  JULES   FERRY. 

Manche,  vivement  remué  l'opinion.  Et  nous  avons,  à  cette 
heure,  cet  étrange  spectacle  qu'en  Angleterre,  le  sort  du  cabinet 
est  mis  en  péril  parce  qu'on  lui  reproche  d'avoir  trop  cédé  à  la 
France,  et  qu'ici,  le  cabinet  français  est  vivement  et  violem- 
ment attaqué  pour  avoir,  dit-on,  tout  abandonné  h  l'Angleterre. 
{f?ilerruplions  à  r extrême-gauche  et  à  droite.) 

Plusieurs  voix.  —  Ce  n'est  pas  exact. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  ne  dis  pas  par  tout  le 
monde.  Qu'est-ce  que  cela  prouve,  messieurs?  Cela  prouve 
qu'il  n'y  a,  dans  cette  affaire,  d'abandon  ou  de  défaillance  ni  d'un 
côté  ni  de  l'autre;  qu'il  n'y  a  qu'un  arrangement,  qui,  comme 
tous  les  arrangements  de  ce  monde,  est  fait  de  concessions 
réciproques.  [Très  bien!  très  bien!  à  gauche  et  au  centre.)  On 
critiquera  notre  modération,  je  m'y  attends  bien,  mais  croyez 
que  cette  modération-là  ne  nous  affaiblira  ni  devant  la  Confé- 
l'ence  ni  devant  l'Europe.  {Applaudissements  sur  les  mêmes 
bancs.  —  Mouvement  prolongé.) 

Discours  du  26  juin  1884. 

Sur  la  demande  de  M.  Delafosse,  qui  voulait  se  réserver  le  temps 
d'étudier  les  pièces  communiquées  par  le  Président  du  conseil,  la 
discussion  fut  renvoyée  au  26  juin.  Dans  celte  séance  *,  M.  Jules 
Delafosse  critiqua  les  déclarations  faites  par  le  Président  du  conseil, 
le  lundi  précédent,  et  leur  reprocha  d'avoir  présenté  comme  un 
succès  un  arrangement  qui  consacrait  la  prépondérance  anglaise  en 
Egypte  et  notre  éviction  définitive.  11  ajouta  qu'en  accordant  à 
l'Angleterre  la  présidence  de  la  commission  de  la  dette,  on  livrait  la 
caisse  de  la  dette  au  j^ouvernement  britannique.  Or,  l'Anglelerre 
elle-même,  en  novembre  1887,  avait  offert  la  présidence  de  la  com- 
mission à  la  France  qui,  par  dépêche  de  M.  Duclerc,  en  date  du 
4  janvier  1883,  l'avait  refusée  par  dignité.  M.  Delafosse  prétendail, 
en  outre,  que  l'Anglelerre  voulait  toucher  à  la  loi  de  liquidation 
du  17  juillet  1880,  acte  international,  pour  réduire  l'intérêt  de  la 
dette  et  faire  contracter  par  le  khédive  un  emprunt  de  200  millions, 
les  ressources  ordinaires  étant  épuisées.  L'épargne  française  déte- 
nant pour  1200  millions  d'emprunt  égyptien,  l'épargne  française  se 
trouverait  employée  à  payer  les  frais  de  la  politique  anglaise. 
L'orateur  demandait  à  la  Chambre,  en  terminant,  de  rejeter  l'arran- 
gement préalable  dont  le  Président  du  conseil  avait  donné  com- 
munication. 

1.  V.  VOfficiel  du  27  juin  1884. 


AKFAIHES   DKfiVI'TK.  213 

M.  Jules  Ferry  lit  à  M.  Uelafosse  la  réponse  tiiii  suit  : 

M.  Jules  Ferry,  minkiredesa/faires  étrangh-es,  imlsidcnt  du 
conseil.  —  Messieurs,  le  droit  et  le  devoir  qu'ont  les  parlements 
de  se  préoccuper  de  la  conduite  des  relations  extérieures 
comptent  assurément  au  premier  rang  de  leurs  piivilèges  les 
plus  élevés  et  les  plus  précieux.  Mais  les  gouvernements,  dont 
les  Chambres  ont  le  légitime  contnMe,  ont,  en  cette  matière 
particulière,  le  droit  de  demander  aux  oppositions  autre  chose 
que  des  critiques  négatives,  de  leur  demander  des  conseils 
pratiques,  des  solutions.  [Exclamations  à  droite.  — [Très  bien! 
très  Inen!  au  cenlve.)'^\\  intervenant  dans  une  discussion  sur 
cette  matière  si  délicate  de  nos  relations  étrangères,  et  particu- 
lièrement des  relations  que  nous  avons  avec  notre  plus  proche 
voisine,  avec  la  puissance  que  nous  rencontrons  sur  tous  les 
points  du  globe,  on  peut  se  proposer,  messieurs,  quand  on  est 
dans  l'opposition,  un  double  but:  on  peut  se  proposer,  et  dans 
cette  matière  où  les  intérêts  de  la  patrie  sont  seuls  en  jeu,  les 
oppositions  devraient  se  proposer  d'aider,  en  quelque  sorte,  le 
Gouvernement  qui  tient  le  gouvernail.  Dans  cette  question,  je 
n'aurais  pas  été  sui'pris  que  l'honorable  M.  Delafosse  cherchât 
à  donner  au  Gouvernement  une  force  devant  la  Conférence  et 
devant  l'Europe  ;  j'aurais  été  satisfait  de  le  voir,  par  le  langage 
tenu  à  cette  tribune,  favoriser  l'entente  entre  la  France  et 
l'Angleterre.  [Très  bien!  très  bien!) 

J'ai  le  regret  de  dire,  messieurs,  que,  ni  sur  l'un  ni  sur  l'autre 
de  ces  points,  l'honorable  M.  Delafosse  ne  nous  a  apporté  le 
moindre  conconv?:. (ExcUuïiai ions  et  ri?'es  à  droite.)  Croit-il  que 
ce  langage  et  ces  critiques  puissent  aider  le  Gouvernement 
devant  l'Europe  et  devantla  Conférence  ?  Messieurs,  en  présence 
de  documents  dont  la  rédaction  lui  paraît  un  peu  ambiguë,  qui 
sont  susceptibles,  comme  toutes  les  rédactions  du  monde,  de 
gloses  et  d'interprétations,  va-t-il  à  l'interprétation  favorable  à 
la  France?  Non,  il  appuie  sur  l'interprétation  favorable  à 
l'Angleterre. 

M.  Jules  Delafosse.  —  Il  n'y  en  a  pas  d'autre  possible. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  C'est  ce  que  nous  allons 
voir.  J'ai  le  regret  de  le  constater,  devant  la  Conférence,  en 
face  de  l'Angleterre,  c'est  dans  le  langage  de  M.  Delafosse  qu'on 


1 


214  DISCOURS   DE  JULES   FEHKY. 

pourra  trouver  des  arguments  contre  les  intérêts  de  la  France. 
[Applaudissements  au  centre.  —   Vives  protestations  à  droite.) 

M.  LE  COMTE  DE  McN.  —  Vous  ii'avez  pas  le  droit  de  dire  cela  :  les 
arguments  sont  dans  les  dépêches  de  votre  ambassadeur. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Quant  au  langage  tenu 
sur  l'Angleterre,  aux  jugements  portés  du  haut  de  cette  tribune 
où  toutes  les  paroles  sont  retentissantes,  permettez-moi  devons 
dire  que,  s'il  y  a  quelque  chose  qui  puisse  favoriser  ces  courants 
de  méfiance  si  longtemps  persistants  entre  les  deux  pays 
et  qu'il  fautà  tout  prix... 

A  droite.  —  Non  !  non  !  pas  à  tout  prix  ! 

M.  LE   Président  du  conseil. —   ...dans  l'intérêt  de    la 
paix  et  de  la  liberté  du  monde,  faire  disparaître... 
M.  Freppel.  —  «  A  tout  prix  »  est  de  trop. 
M.  LE  Président  du  conseil.  —  Quant  à  moi... 

M.  Laroche-Joubert.  —  Qu'esl-ce  que  vous  entendez  par  les  mots 
<(  à  tout  prix  »? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Jedis,  que,  s'ilyaquelque 
chose  qui  puisse  fomenter  ces  sentiments  de  méfiance,  c'est  le 
langage  que  vous  avez  tenu.  {Applaudissements  au  centre.)  Quant 
à  moi,  je  n'ai  jamais  parlé  et  je  ne  parlerai  jamais  de  cette 
grande  puissance  qu'avec  la  déférence,  avec  l'esprit  de  justice, 
avec  le  respect  que  l'on  se  doit  entre  grands  peuples.  Messieurs, 
quelle  est  donc  la  politique  que  l'on  conseille?  Car  il  ne  suffit 
pas,  en  ces  matières  délicates,  d'une  politique  négative;  il  ne 
suffit  pas  de  dire  :  «  Vous  avez  mal  négocié  ;  vos  conceptions  sont 
fausses,  l'exécution  en  est  plus  malheureuse  encore.  «  Qu'au- 
riez-vous  fait  à  notre  place  ? 

M.  Henri  Chevreau.  —  Cédez-nous  la  place  et  vous  le  verrez. 
[Rires  à  droite.) 

M.  Clemenceau.  —  Nous  vous  y  avons  déjcà  vus  !  Nous  avons  vu 
M.  Benedetti,  nous  connaissons  M.  de  Gramont  mous  n'avons  pas 
envie  de  les  revoir. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  si  je  voulais 
passionner  le  débat,  je  dirais  qu'on  vous  a  déjà  vus  à  l'œuvre, 
pour  le  malheur  de  la  France...  [Applaudissements  au  centre 
et  à  gauche.)  Je  me  contente  de  dire,  en  restant  dans  les 
généralités,  dans  les  hauteurs  de  la  discussion,  que  les  gouver- 


AllAlltF.S   D  EGYPTE.  y45 

nements  ont  le  tiroit  dr  (Icmaniler  aux  oppositions  aiili-e  clioso. 
que  la  inanifestalion  du  désir  qu'elles  ont  de  piendiv  leur 
place...  [Itires  et  applaudissements  sur  les  mêmes  bancs.)  Il  faut 
surtout,  dans  celte  nialièi'o,  que  les  oppositions  disent  ce  (pi'elle.s 
auraient  lait  à  notre  place.  Kli  bien!  quauricz-vous  fait?  11  me 
semble  que  la  conduite  du  Gouvernement  sera  jup;ée  si  vous 
répondez  aux  questions  suivantes  qui  se  sont  posées  devant  nous 
les  unes  après  les  autres.  Première  question  :  Fallait-il  aller  à 
la  Conférence?  —  Deuxième  question  :  Fallait-il  y  aller  sans 
conditions?...  (Oui!  oui!  à  droite.)  —  Troisième  question  :  Les 
concessions  que  nous  avons  faites  sont-elles  de  nature  à 
être  acceptées  et  ratiliées  par  la  Chambre?  —  Qu  avons-nous 
abandonné  ?... 

A  droite.  —  Tout  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  et  que  nous  a-t-on 
concédé?... 

A  droite.  —  Rien  !  (Protestations  au  centre  et  à  yauchc.) 

M.  Freppel.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président.  —  Nous  vous  entendrons,  monsieur  Freppel. 
{Bruit  à  droite.) 

Messieurs,  l'interpellateur  a  développé  librement  sa  pensée  : 
laissez  répondre.  Vous  aurez  la  parole  après  M.  le  président  du 
conseil  ;  il  y  a  des  orateurs  inscrits  de  votre  côté. 

M.  LE  Président  du  conseil.  — J'aurai,  dans  tous  les  cas, 
le  plus  grand  plaisir  à  entendre  M.  l'évéque  d'Angers  à  cette 
tribune. 

M.  Freppel.  —  J'ai  demandé  la  parole! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  suis  sûr  que  de  la 
bouche  de  ce  ministre  de  paix  il  ne  tombera  que  des  paroles 
pacifiques  dans  cette  question.  (Très  bien!  à  gauche  et  au  centre.) 

M.  Freppel.  —  11  est  bien  entendu  que  je  vais  vous  répondre. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  y  avait,  en  elTet,  une 
attitude  simple  à  prendre,  messieurs:  c'est  de  rester  chez  soi; 
c'était  de  conserver  cette  situation  d'observateur  mécontent, 
justement  mécontent,  qu'avec  beaucoup  de  dignité  l'honorable 
M.  Duclerc  caractérisait  en  disant  :  «  La  France  garde  sa  liberté 
d'action.  »  Je  ne  sais  pas  si  cette  thèse,  soutenue  dans  des 
journaux  importants,  sera  apportée  à  cette  tribune,  mais  j'ai 
la  conviction  profonde  que,  si  la  France  avait  refusé  d'aller  à 


246  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

la  Conférence,  il  n'y  aurait  eu,  sur  les  bancs  ministériels,  sur  les 
bancs  de  l'opposition  et  dans  l'Europe  entière,  qu'un  cri  de 
réprobation... 

Voix  à  gauche.  —  C'est  évident. 

M.  LE  Président  du  conseil. — ...  et  l'on  nous  aurait  dit: 
«  Comment!  vous  préférez  celte  liberté  d'action,  qui  consiste  à 
tout  laisser  faire  et  à  ne  rien  faire,  à  l'occasion  unique  qui  vous 
est  offerte  de  rentrer  dans  les  affaires  égyptiennes;  vous  en 
êtes  sortis,  vous  en  étiez  réduits  à  une  protesta  lion  impuissante; 
l'Angleterre  faisait  de  l'Egypte  tout  ce  quelle  voulait  depuis 
deux  ans.  L'Anglelerre  vient  à  vous,  elle  vous  tend  la  main,  elle 
vous  dit:  Causons-en  avec  l'Europe,  et  vous  iriez  refuser  la 
main  qu'elle  vous  tend!  »  {Interruptions  «rfroi/e).  Je  dis  que  cette 
tbèse  a  été  soutenue...  {Dénégations  à  droite.)  Je  procède  par 
élimination,  et  c'est  un  procédé  de  logique  tout  à  fait  légitime. 
Admettons  que  personne  ne  l'a  soutenue.  En  effet,  les  consé- 
quences du  refus  eussent  été  bien  graves,  au  point  de  vue  de 
l'Egypte,  au  point  de  vue  de  l'Europe  et  au  point  de  vue  de  ce 
qu'on  peut  encore  appeler  l'équilibre  des  puissances.  Il  est  bien 
évident  que  refuser  de  s'entretenir  avec  l'Angleterre  et  l'Europe, 
—  je  me  permettais  de  le  rappeler  en  commençant, —  c'était 
accepter  sans  conditions  ce  qui  se  fait  en  Egypte;  c'était  dire  à 
l'Angleterre  :  «  Faites  ce  que  vous  voudrez  ;  »  c'était  donner  une 
force  singulière  à  un  parti  dont  vous  connaissez  la  puissance  de 
l'autre  côté  du  détroit,  au  parti  de  l'annexion,  au  parti  du: 
«  J'y  suis  bien  et  j'y  reste  !  » 

C'était  lui  donner  une  force  énorme,  c'était  porter  un  coup 
terrible  au  cabinet  qui  combat  cette  politique  d'annexion  et  de 
protectorat;  c'était,  enfin,  messieurs,  rompre,  de  la  façon  la 
plus  grave  et  la  plus  irréparable,  peut-être,  avec  notre  puissante 
voisine,  l'Angleterre.  Je  vois  avec  plaisir  que  personne  ne 
reprend  cette  thèse  et  ne  l'apportera  à  la  tribune.  Mais, 
messieurs,  il  fallait,  dit-on,  — j'ai  entendu  tout  à  l'heure  cette 
interruption,  —  aller  à  la  Conférence  sans  faire  de  conditions 
préalables.  Oh!  messieurs,  je  crois  que,  si  un  cabinet  fiançais 
avait  suivi  une  ligne  de  conduite  aussi  imprudente,  il  n'y 
aurait  eu  dans  le  monde  qu'un  avis  sur  sa  naïveté.  Comment! 
aller    à  une  conférence  dont    l'objectif,   le    programme  est 


AFFAIRES   DEGYPTK.  217 

purement  financier,  sans  une  exiiliratinn  piéalal)ie,  sans 
s'enquùrir  de  la  question  de  savoir  si  du  doniainf  linanrier  il 
sera  interdit  ou  peimis  de  passer  aux  domaines  ailminislralif 
et  politique,  si  connexes  avec  le  premier;  s'exposer,  apiès  avoir 
donné  son  consentement,  à  se  trouver  devant  un  pi'o,^ramme 
infranchissable,  inextensible,  et  s'entendit'  dire:  «  Il  ne  s'agit 
ici  que  de  questions  de  finances  !  »  etaloi-s,  devant  la  Confc'i-ence, 
devant  les  puissances,  s'exposera  une  scission,  à  une  rupture 
avec  l'Angleterre,  voilà,  messieurs,  le  péril  de  la  politique 
imprudente,  surtout  pour  la  France,  —  caries  autres  puissances 
pouvaient  le  faire,  ayant  intlniment  moins  d'intérêts  que  nous, 
—  d'un  cabinet  qui  fût  allé  à  la  Conférence  sans  se  préoccuper 
de  ce  qu'il  en  pouvait  sortir,  qui  n'eût  pas  cherché  à  en  étemlre 
le  domaine. 

C'eût  été  de  l'aveuglement,  de  l'abandon,  de  la  folie,  et  il  eût 
fallu  renverser  comme  un  château  de  cartes  le  cabinet  qui  aurait 
commis  cette  imprudence  !  {Mouvements  divers.)  Il  était  donc  de 
politique  élémentaire,  indiquée  parle  bon  sens  public,  de  faire 
des  conditions.  Et  quand  on  sut  que  le  cabinet  faisait  des 
conditions,  il  n'y  eut  qu'une  voix  pour  l'approuver;  et  l'Europe 
tout  entière  s'est  prononcée,  et  s'est  prononcée  à  ce  point 
que,  comme  on  vous  le  rappelait  tout  à  l'heure,  on  a  laissé  au 
gouvernement  français  l'honneur  de  négocier,  pour  ainsi  dire, 
au  nom  de  tous.  Mais,  dans  la  presse  française,  je  me  le  rappelle, 
c'a  été  une  satisfaction  générale  de  voir  que  le  gouvernement 
français  profitait  de  l'occasion  pour  rentrer,  par  une  porte  qui 
n'est  pas,  il  est  vrai,  la  plus  lai-ge,  la  plus  haute,  dans  cette 
question  égyptienne,  et  pour  prendre  place,  non  pas  cette  fois 
tout  seul,  mais  avec  l'Europe  entière.  Nous  avons  donc  discuté, 
négocié,  débattu  pendant  de  longues  semaines.  On  peut  toujours 
dire  d'une  négociation  que,  si  elle  avait  été  conduite  pard'autres, 
elle  aurait  produit  de  plus  grands  résultats.  On  peut  toujours 
dire:  «Mais  vous  n'avez  pas  assez  insisté  sur  ce  point-ci  et  vous 
avez  trop  cédé  sur  celui-là.  »  Messieurs,  les  négociateurs  qui 
sont  aux  prises  avec  les  difficultés  ont  seuls  compétence  pour 
dire:  «  Voilà  le  point  sur  lequel  il  faut  traiter,  sur  lequel  il  faut 
s'arranger  sous  peine  de  rompre.  »  Ce  point,  qui  sépare  l'accord 
de  la  rupture  définitive,  existe  dans  toute  négociation;  il  ne 
peut  être  fixé  a  priori  par  personne. 


248  DISCOURS   DE  JULES  FERRY. 

Nous  avons  poussé  celte  négociation  aussi  loin  que  possible  ; 
nous  y  avons  apporté  la  plus  grande  dose  de  fermeté,  nous  y 
avons  mis  toute  notre  volonté,  nous  avons  fait  valoir  toutes  les 
bonnes  raisons,  et  ce  que  nous  avons  cédé  n'a  été  obtenu  de 
nous  qu'à  la  dernière  extrémité,  estimant,  en  somme,  que,  même 
avec  ces  concessions,  l'arrangement  valait  mieux  que  la  rupture 
avec  toutes  ses  conséquences.  Mais,  quand  on  examine  les 
termes  de  l'accord,  quand  on  les  réduit  à  leur  formule  la  plus 
simple,  quand  surtout  on  veut  bien  les  prendre  comme  ils  sont, 
on  arrive  à  cette  conviction,  comme  j'ai  eu  l'honneur  de  vous 
le  dire  l'autre  jour,  (|ue  l'accord  intervenu  entre  les  deux  grands 
pays  est  le  résultat  de  concessions  réciproques  ;  et  que  c'est  un 
accord  équitable,  acceptable,  qui,  à  nos  yeux,  aie  grand  mérite, 
non  pas  d'être  une  solution  délinitive  de  la  question,  mais  de 
préparer  les  solutions  définitives,  d'en  indiquer  dés  à  présent 
l'époque,  les  conditions,  et,  par  conséquent,  de  faire  faire  à  la 
question  égyptienne  un  pas  immense,  surtout  quand  on  le 
compare  à  la  situation  dans  laquelle  nous  nous  trouvions,  à  la 
veille  de  la  Conféi'ence,  c'est-à-dire  rien  pour  nous  qu'une 
protestation  impuissante,  rien  pour  faire  valoir  notre  droit 
qu'une  réclamation  diplomatique  qu'on  n'osait  plus  même 
élever,  car  il  eût  fallu  aller  bien  loin  et  se  porter  à  des 
extrémités  redoutables  pour  lui  donner  un  corps. 

Nous  sortons  donc  d'une  situation  qui,  au  point  de  vue  de 
notre  influence  politique  et  diplomatique  en  Egypte,  était  vérita- 
blement égale  à  néant.  C'est  ce  néant  qui  doit  servir  de  point 
de  comparaison  pour  juger  l'accord  qui  vous  est  soumis. 

M.  Francis  Charmes.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Si  vous  faites  cette 
comparaison,  vous  arriverez  à  cette  conviction  que  nous  avons 
fait  un  grand  pas;  non  que  nous  ayons  obtenu  tout  ce  qu'on 
pouvait  désirer,  mais  ce  que  nous  avons  obtenu,  c'est  la  limite 
des  concessions  que  nous  pouvions  obtenir  de  l'Angleterre;  ce 
que  nous  lui  avons  cédé,  c'est  l'extrême  minimum  des  concessions 
que  nous  pouvions  faire,  sous  peine  de  rompre  les  négociations. 
Voyons  donc  ce  que  nous  avons  abandonné.  J'entendais  tout  à 
l'heure,  avec  une  profonde  surprise,  l'énuméralion,  éloquente 
et  vraiment  etïravante,  dans  la  bouche  de  l'honorable  M.  Delà- 


AFIAIIIKS    IIKCM'TK.  249 

fosse,  de  toutccquenousavioiis  sacrilié;  les  droits  tradilionnels, 
les  traités,  les  intérêts  de  la  France!  Où  voyez-vous  tout  cela? 
La  seule  chose  que  nous  avons  sacriliée,  c'est  le  condominimn, 
expression  bien  trompeuse  elle-même,  au  tem[)s  même  où  cet 
état  particulier  existait,  mais  qui  prête  à  des  illusions  Itien 
dangereuses,  quand  l'institution  elle-même  a  disparu. 

Le  condominium,  c'était  un  bien  grand  mot,  messieurs,  pour 
une  chose  foit  simple  :  le  condominium,  c'était  le  contrôle  des 
finances  égyptiennes  remis  à  deux  fonctionnaires,  nommés  par 
le  khédive,  sur  la  désignation  des  gouvernements  anglais  et 
français.  Cela  a  duré  sous  une  certaine  forme,  de  1876  à  1879, 
et,  de  1879  à  1882,  sous  une  autre  forme.  Tel  était  îe  condo- 
minium. Mais,  en  fait  de  dominium.  il  n'y  en  a  jamais  eu  qu'un 
de  légal,  de  conforme  au  droit  européen  en  Egypte.  L'Egypte  a 
une  situation  parfaitement  définie  :  elle  est  placée  sous  la  sou- 
veraineté de  la  Porte,  avec  les  conditions  d'indépendance  qui 
lui  ont  été  assurées  par  les  traités  (pii  ont  fondé  la  dynastie  de 
Mehemet-Ali. 

Messieurs,  je  le  répète,  et  je  le  répète  sans  croire  rien 
sacrifier  des  droits  tiaditionnels  de  mon  pays,  jamais,  ni  sous 
le  régime  du  condominium,  ni  depuis,  l'Egypte  n'a  été  une 
chose  anglaise,  ni  une  chose  française,  ni  une  chose  anglo- 
française  :  c'est  une  terre  européenne,  qui  renferme  des  intérêts 
internationaux  considérables,  où  les  intérêts  français  ont  la 
première  place.  Et  c'est  précisément,  messieurs,  à  cause  de  ces 
intérêts  français,  que  vous  les  considériez  au  point  de  vue 
économique,  au  point  de  vue  intellectuel,  au  point  de  vue  des 
souvenirs,  au  point  de  vue  de  la  popularité,  au  point  de  vue  de 
la  langue,  au  point  de  vue  des  bienfaits  répandus  sur  le  pays: 
c'est  parce  que  la  France  est  là,  dans  la  mémoire  du  peuple 
égyptien,  sur  celte  vieille  et  illustre  terre,  la  première  entre 
toutes,  qu'elle  n'a  aucune  crainte  de  s'y  trouver  avec  le  concei-t 
européen  :  car  le  rôle  qu'elle  joue  en  Egypte  est  tellement 
considérable,  qu'elle  ne  peut  que  gagner  à  ce  concert  ;  elle 
ne  peut  rien  y  perdre.  {Vive  approbation  à  gauche.)  La.  wRie 
thèse  de  la  France,  ce  n'est  donc  pas  de  dire  :  l'Egypte  est  une 
convoitise  française  ;  elle  n'a  jamais  été  cela,  jamais  la  politique 
de  la  France  n'a  convoité  l'Egypte.  La  France  a  porté  là  tout  ce 
qu'elle  a  de  meilleur;  elle  y  a  fondé  une  colonie  riche,  puis- 


250  DISCOURS  DE  JULES   FEHKV. 

saute,  intelligente;  elle  y  a  acclimaté  sa  langue;  elle  y  a  envoyé 
les  meilleurs  et  les  plus  intelligents  de  ses  enfants  ;  elle  y  a  créé 
(les  œuvres  immortelles.  Cela  lui  suffit.  Elle  n'a  pas  besoin  de 
prendre  le  gouvernement  du  pays,  de  l'occuper  militairement, 
de  s'imposer  les  responsabilités  redoutables  vis-à-vis  desquelles 
l'Angleterre  est  aujourd'liui  dans  un  si  grand  embarras.  Je  dis 
(|ue  la  tbèse  de  l'Egypte  internationale,  qui  est  la  seule  vraie, 
est  la  seule  pratique,  la  seule  possible  aujourd'hui...  [Très  bienl 
très  bien!  à  gauche);  je  dis  que  c'est  une  thèse  féconde,  et  il 
fallait  saisir  l'occasion,  quand  elle  se  présentait,  de  réaliser, 
dans  une  conférence,  cette  conception  de  l'Egypte  interna- 
tionale, appartenant  à  toute  l'Europe,  et  des  droits  collectifs 
de  l'Europe  sur  l'Egypte  neutralisée.  [Applaudissemenis.) 
Donc,  je  trouve  qu'en  abandonnant  le  rêve,  la  chimère  du 
retour  du  contrôle  à  deux;  en  nous  plaçant  sur  un  terrain 
diplomatique  nouveau;  en  substituant,  par  ce  que  j'appel- 
lerai une  heureuse  novation  de  titres,  les  titres  nouveaux  résul- 
tant des  engagements  pris  par  l'Angleterre  aux  vieux  titres 
périmés  qui  résultaient  du  décret  d'un  khédive  et  des  négocia- 
tions entre  ce  khédive  et  deux  grandes  puissances,  je  dis  que 
nous  avons  fortifié  notre  situation,  au  point  de  vue  moral;  que 
nous  l'avons  fortifiée  au  point  de  vue  diplomatique,  et  qu'à 
supposer  même  que  tous  ces  titres  dussent  rester  vains,  que 
tous  ces  engagements  fussent,  comme  on  n'a  pas  craint  de  le 
dire,  pris  de  mauvaise  foi  et  des  pièges  tendus  à  notre  candeur, 
à  supposer  que  tout  cela  fût  à  craindre,  je  préfère  encore 
infiniment  les  engagements  pris  par  l'Angleterre  au  néant  qui 
avait  l'emplacé  notre  ancienne  situation  du  condominium. 

Ainsi  donc,  messieurs,  nous  avons  abandonné  le  condomi- 
nium. 

Qu'avons-nous  encore  fait  qui  émeut,  qui  scandalise  l'hono- 
rable M.  Delafosse?  Nous  avons  déclaré  que  nous  n'avions  pas 
l'intention  d'occuper  l'Egypte,  le  jour  où  l'Angleterre  la  quitte- 
rait. Et  en  vérité,  messieurs,  nous  avons  cru,  en  faisant  cette 
déclaration,  exprimer  le  sentiment  français  dans  toute  sa 
netteté,  dans  toute  sa  simplicité  et  dans  sa  ferme  résolution. 
il'rès  bien!   très   bien!) 

Qui  pourrait  affirmer  qu'il  y  a  en  France  une  majoi'ilé  d'élec- 
teurs et,  dans  cette  Chambre,  une  majorité  de  députés  pour 


AKI  AlltKS    liKC.Vl'TK.  251 

soutenir  cette  politique  :  après  le  départ  des  Anf2;lais  de  rÉ<j;Yplt' 
la  France  ira  seule  cliei-cher  ^  y  roprendn'  la  làchr  iju^ils  n'ont 
pas  su  y  accomplir. 

M.  JiLKS  DelaI'Osse.  —  Je  n'ai  pas  dit  mm  iiidt  dt-  cela. 

M.  LE  Présidkxt  du  conskil.  —  On  en  a  beaucoup  parlé. 
Vous  avez  critiqué  ti'ès  vivement  la  première  dépêche  de 
M.  Waddinglon;  or  cette  dépèche  a  précisément  pour  but  de 
dire  à  l'Angleterre  :  «  Si  vous  voulez  entrer  dans  de  nouveaux 
arrangements.  —  car  tout  cela  est  subordonné  à  certaines 
conditions,  tout  cela  est  synallagmatiquc,  —  si  vous  voulez  faire 
un  contrat  synallagmalique.  eh  bien,  en  voici  les  clauses  :  On  ne 
parlera  plus  de  condominium  ;  il  a  eu  sa  grandeur  et  ses  bien- 
faits, mais  il  est  mort  et  nous  ne  voulons  pas  le  ressusciter, 
quoi  qu'en  disent  vos  journaux,  quoi  qu'en  pense  la  méfiance  — 
car  en  Angleterre  la  méliance  est  grande  vis-cà-vis  de  la  France, 
sur  certains  points,  de  même  qu'en  France  elle  existe  mallieu- 
reusemenl  vis-à-vis  de  l'Angleterre.  »  Or  quel  était,  pour  les 
méfiants  des  deux  côtés, le  point  diflicile?  c'était  la  (piestion  de 
savoir  ce  que  deviendrait  l'Ègypti'  lorsque  les  troupes  anglaises 
l'auraient  quittée,  et  le  sentiment  anglais  disait  :  il  n'est  pas 
possible  que  l'Angleterre  s'inllige  cette  humiliation  de  quitter 
l'Egypte,  déclarer  son  impuissance,  et  laisser  la  France  y 
prendre  sa  place  ! 

Nous  étions  tout  à  fait  à  l'aise  pour  rassurer  le  gouvernement 
anglais,  l'opinion  anglaise,  parla  raison  que,  comme  je  le  disais 
tout  à  l'heure,  nous  n'avions  aucune  intention  de  tenter  en 
Egypte  rien  qui  ressemble,  soit  à  un  protectorat,  soit  à  une 
annexion,  soit  à  une  intervention.  L'intervention  armée,  dans 
une  certaine  mesure,  nous  a  été  offerte  dans  les  circonstances 
que  vous  vous  rappelez  ;  vous  avez  alors  décidé,  et  décidé  défi- 
nitivement, qu'il  n'y  aurait  plus  de  notre  part  en  Egypte  que 
des  interventions  diplomatiques.  {Mouvements  divers.)  Il  ne 
nous  en  coûtait  pas,  par  conséquent,  de  déclarer  spontanément 
à  l'Angleterre  :  «  Si  vous  voulez  accepter  un  délai  fixe  d'occupa- 
tion, à  notre  tour  nous  nous  engageons  à  ne  pas  prendre  votre 
place  quand  vous  aurez  quitté  l'Egypte.  »  Voilà  l'engagement 
synallagmalique  ;  voilà  la  déclaration  qui  tout  de  suite  a  rendu 
la  négociation  possible.    Cette    déclaration   a    profondément 


252  DISCOURS  DE  JULES   FEHUY. 

louché  le  cabinet  anglais,  qui  a  compris  qu'il  pouvait,  alors, 
examiner,  de  son  côté,  s'il  n'y  avait  pas  lieu  de  nous  donner,  en 
retour  un  délai  iîxe  d'évacuation.  Ce  délai,  il  l'a  accordé,  il  l'a 
fixé  lui-même. 

J'entendais  l'honorable  M.  Delafosse  dire  tout  à  l'heure  : 
«  Vous  avez  cédé  TÉgypte  à  l'Angleterre,  puisque  vous  lui  avez 
reconnu  le  droit  d'y  avoir  une  occupation  temporaire.  »  A  mon 
humble  avis,  et  dans  ma  modeste  logique,  c'est  la  conséquence 
contraire  qu'il  faudrait  tirer.  Nous  avons  si  peu  cédé  l'Egypte  à 
l'Angleterre  que  nous  avons  obtenu  de  l'Angleterre,  non  pas 
dans  une  déclaration  unilatérale,  comme  elle  en  a  déjà  fait 
plusieurs  à  différentes  époques,  mais  dans  une  déclaration 
bilatérale,  qui  a  le  caractère  d'un  contrat,  nous  avons,  dis-je, 
obtenu  d'elle  l'engagement  de  quitter  l'Egypte  à  une  certaine 
époque.  Je  sais  bien,  messieurs,  qu'on  use,  sur  cette  partie  si 
délicate  de  mon  sujet,  de  procédés  empruntés  à  l'analyse  juri- 
dique, à  l'exégèse  des  textes;  qu'on  tourne  et  qu'on  retourne 
les  dépêches  anglaises,  qu'on  fait  ressortir  les  nuances  qu'il  y 
a  entre  la  formule  anglaise  et  la  formule  française,  nuances  qui 
ne  tiennent  très  souvent  qu'au  génie  ditïérent  des  deux  langues  : 
le  français  est  une  langue  claire  et  précise,  l'anglais  ne  l'est  pas 
autant;  il  n'a  pas  toujours  des  équivalents  exacts  dans  notre 
langue.  {Interruptions  à  droite.) 

Je  voudrais  faire,  sur  cette  méthode  d'étude  d'exégèse  appli- 
(luée  aux  termes  diplomatiques,  une  simple  observation.  Nous 
ne  sommes  pas,  messieui's,  en  présence  de  textes  législatifs, 
pas  même  en  présence  d'un  traité  où  la  moindre  virgule  a  son 
prix  :  nous  sommes  en  présence  d'une  correspondance  qui 
résume  des  accords  intervenus,  et,  ces  accords,  ils  ne  sont  pas 
seulement  dans  des  lettres,  ils  sont  dans  une  série  de  conversa- 
tions, complétées  par  les  paroles  données,  par  l'échange  d'ob- 
servations, par  ce  débat  lui-même. 

Si  vous  voulez  traiter  les  atTaires  diplomatiques  avec  cette 
préoccupation  que  vous  êtes  en  présence  d'un  adversaire  qui 
(•herche  à  vous  tromper,  qu'on  ne  peut  pas.  entre  deux  nations, 
traiter  de  bonne  foi,  ne  faites  de  diplomatie  avec  personne; 
restez  chez  vous,  dans  votre  isolement,  et  dites  au  monde 
entier  :  «  Il  n'y  a  plus  d'honneur  entre  les  nations,  il  n'y  a  plus 
de  traités  ;  toutes  les  promesses,  toutes  les  assurances  peuvent 


Ai"i.\mi;s  in:(;vi'Ti:.  -^ôj 

être  violées.  »  {Protrsldliinis  sm-  (lircrs  hniii-s.    C'rst  là  rcspiil  ijt; 

beaucoup  d'entre  vous... 

M.  DE  I-.\  IlociiEroicArLi),  DIT.  DK  HisAcciA .—  I.'.\ ii-lrtri  To  lail,  ses 
affaires  aux  dépens  des  iiôlres!  Voilà  toul! 

M.  LK  Prksidkxt  du  conskil.  —  C'est  là  l'état  d'esprit 
de  beaucoup  d'eutre  vous;  c'est  l'état  d'esprit  de  l'iionorable 
M,  Delafosse,  qui  nous  a  déclaré  à  la  tribune,  en  termes  formels, 
que  l'Angleterre  était  de  mauvaise  foi. 

M.  .ItLES  Delafosse.  —  .le  n'ai  pas  dil  cela  ! 

M.  LE  Président  du  coxskil.  —  Il  l'a  dit,  il  a  prétendu 
en  trouver  la  preuve  en  rapprocliant  une  dépèche  de  M.  Watl- 
dington  d'une  dépêche  doJord  Granville. 

M.  JiLES  Delafosse.  —  .Je  n'ai  pas  accusé  l'Angleterre  d'être  de 
mauvaise  foi  ;  j'ai  dit  seulement  qu'elle  avait  pris  avantage  de  nos 
concessions. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  proteste  absolument 
contre  cette  méthode:  je  dis  que,  dans  cette  négociation,  la 
plus  parfaite  bonne  foi  a  régne  des  deux  côtés;  et  ce  n'est  pas 
moi  seulement  qui  le  dis.  Je  proteste  contre  cette  exégèse, 
contre  ces  subtihtés,  contre  ces  opinions  qu'on  a  vues  surgir, 
soit  dans  la  presse  française,  soit  dans  la  presse  anglaise.  On  a 
dit:  «  L'Angleterre  s'engage  à  évacuer  l'Égypteau  l"'janvier  1888, 
à  moins  que  les  grandes  puissances  ne  s'y  opposent,  ou  qu'elles 
déclarent  qu'à  cette  époque  l'évacuation  est  impossible;  mais 
combien  faudra-t-il  de  puissances  pour  faire  cette  déclaration? 
Le  refus  de  l'Angleterre  suftira-l-il  à  tenir  l'opinion  de 
l'Europe  en  échec?  »  Ce  n'est  pas  moi  qui  vais  répondre  :  c'est 
M.  Gladstone,  qui.  il  y  a  vingt-quatre  heures,  s'expliquait  avec 
énergie  sur  cette  question,  et  repoussait,  de  toute  la  hauteur  de 
son  grand  esprit  et  de  sa  loyauté,  des  interprétations  qui 
ressemblent  à  des  outi'ages  : 

«  Je  répondrai  tout  d'abord  au  noble  lord  qui  vient  de 
s'asseoir,  et  qui  m'a  demandé  les  termes  des  engagements  pris 
par  l'Angleterre  et  qui  détermineraient  sa  conduite,  à  la  fin  de 
la  période  de  trois  ans  et  demi.  J'appellerai  son  attention  sur 
un  paragraphe  d'une  dépêche  de  lord  Granville.  Il  y  est  dit  : 
«  Il  y  aurait  quelque  difficulté  à  fixer  une  date  précise  à  cette 
évacuation,  d'autant  plus  que  toute  période  ainsi  fixée  pourrait, 


251  DISCOURS   DE  JULES   FERHY. 

à  répreuve,  se  trouver  trop  longue  ou  trop  courte.  Mais  le 
gouvernement  de  Sa  Majesté,  afin  d'écarter  toute  espèce  de 
doute  à  l'endroit  de  sa  politique  dans  cette  afïaire,  et  eu  égard 
aux  déclarations  faites  par  la  France,  s'engage  à  retirer  ses 
troupes  au  commencement  de  l'année  1888,  pourvu  toutefois 
que  les  puissances  soient  alors  d'avis  que  l'évacuation  ne  sau- 
rait porter  atteinte  à  la  paix  et  au  maintien  de  l'ordre.  » 

Telles  sont  les  expressions  employées. 

«  Ensuite  le  noble  lord  m'a  demandé  s'il  s'agissait  d'une 
puissance,  de  deux  ou  de  trois.  A  cela  je  répondrai  que 
l'expression  :  «  s'en  rapporter  aux  puissances  de  l'Europe  »  est 
assez  familière  à  la  diplomatie  et  à  l'histoire.  Sous  le  couvert 
de  cette  phrase,  les  questions  européennes  ont  été  résolues 
depuis  un  demi-siècle  et  plus,  et  rien  ne  serait  plus  regrettable 
que  de  présumer  la  désunion  et  la  divergence  des  puissances  en 
de  telles  matières.  Quant  à  nous,  nous  regardons  comme  notre 
devoir  de  prendre  cette  phrase  en  usage  dans  la  diplomatie,  et 
nous  avons  pleine  confiance  dans  son  eflicacité.  C'est  là  la 
seule  réponse  qu'il  me  soit  possible  de  faire;  mais  cependant 
je  dois  examiner  un  autre  point. 

«  J'ai  entendu  quelques  personnes  dire  :  «  Le  refus  de 
l'Angleterre  serait-il  suffisant  pour  neutraliser  l'avis  des  autres 
puissances?  »  Je  répondrai  que  je  crois  que,  si  nous  avions 
engagé  avec  la  France  de  si  solennelles  et  si  imposantes 
négociations,  si  nous  nous  étions  résolus  à  nous  soumettre 
nous-mêmes  à  certaines  conditions,  à  des  époques  déterminées, 
sur  l'avis  de  l'Europe,  avec  l'arrière-pensée,  au  fond  du  cœur, 
de  neutraliser  plus  tard,  par  notre  refus,  l'action  de  l'Europe, 
je  crois,  dit-il,  qu'alors  le  temps  serait  passé  de  parler  de 
l'honneur  de  notre  pays.  »  {Applaudissements  au  centre.) 

Quand  on  écarte  ces  préoccupations  auxquelles  répond 
l'honorable  M.  Gladstone  avec  tant  d'énergie,  —  car  il  me 
semble  qu'un  si  beau  et  si  lier  langage  doit  singulièrement 
vous  rassurer  [Interruptions  à  droite),  —  quand  on  écarte  ces 
préoccupations,  on  se  trouve  en  présence  d'une  clause  parfai- 
tement claire,  dont  la  portée  véritable  est  celle-ci  :  un  délai  est 
lixé,  mais  après  ce  délai  fixé,  —  notez  que  c'est  ici  le  point 
important,  —  l'occupation  ne  continue  plus  de  plein  droit.  On 
n'a  pas  dit,  en  elïet,  qu'après  le  délai  fixé,  l'occupation  conti- 


AKFAIHKS    I»K<;V1'TK.  2ôJ 

Miiera  de  pli'iii  <lrt)il.  à  moins  (|iit'  Ifs  piiissanccs  ik;  s'y 
opposent.  Onadit,  au  contraire,  qu'avant  l'expiration  du  délai, 
l'Europe  serait  consultée  et  qu'on  lui  demnudt'rail  ce  qu'elle 
pense  de  la  question  de  l'évacuation. 

Il  me  semble  que  de  toutes  les  gaianlies  que  notre  pays 
puisse  espérer  dans  le  règleinenl  de  ces  alTaires  égyptiennes,  la 
meilleure  est  celle  de  ce  concert  européen,  auquel,  (|uoi  qu'on 
en  dise,  on  ne  fait  jamais  vainement  appel.  Il  y  a  dans  les 
puissances  européennes,  messieurs,  un  grand  esprit  de  droi- 
ture et  de  justice.  Quand  on  délibère  de  si  liant  sur  de  si 
grands  intérêts,  il  est  diflicile  de  s'abaisser  aux  petits  moyens 
et  à  la  politique  sournoise.  {Très  bien!  très  bien  !  à  gauche.) 

Messieurs,  l'autre  point  que  nous  avons  acquis,  l'autre  béné- 
lice  que  nous  avons  tiré  de  la  convention,  des  accords  prélimi- 
naires, c'est  la  constitution  d'un  certain  contrôle  linancier.  Tout 
à  l'heure  l'honorable  M.  Delafosse  n'hésitait  pas  à  porter  à  la 
tribune  cette  affirmation  que  je  me  permets  de  trouver  un  peu 
aventurée  :  «  La  commission  de  la  dette,  avec  les  nouveaux 
pouvoirs  qui  vont  lui  être  attribués,  voit  son  action  restreinte, 
attendu,  a-t-il  dit,  que  le  pouvoir  consultatif  qui  lui  est  conféré 
sur  le  budget  égyptien  lui  appartenait  déjà  en  vertu  de 
l'article  38.  » 

J'ai  voulu  me  reporter  à  cet  article  de  la  loi  de  liquidation  ; 
il  est  ainsi  conçu  :  «  Les  commissaires  de  la  dette,  représen- 
tants légaux  des  porteurs  de  titre,  auront  qualité  pour  pour- 
suivre devant  les  tribunaux  de  la  réforme  contre  l'administra- 
tion financière,  représentée  par  notre  ministre  des  finances, 
l'exécution  des  dispositions  concernant  les  affectations  de 
revenus,  les  taux  d'intérêt  des  dettes,  la  garantie  du  Trésor,  et 
généralement  toutes  les  obligations  qui  incombent  à  notre 
gouvernement  en  vertu  de  la  présente  loi,  à  l'égard  du  service 
des  dettes  privilégiée  et  unifiée.  »  Vous  trouvez  que  cet  article 
est  l'équivalent  d'mie  collaboration,  même  à  titre  consultatif,  à 
la  préparation  du  budget  égyptien? 

M.  LE  BARO.N  DE  SoiBEYRAN.  —  Il  lui  cst  Supérieur. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Vous  voudrez  bien  le 
démontrer,  monsieur  de  Soubeyran.  Je  ne  vois  dans  cet 
article  38  rien  qui  touche  à  l'ensemble  du  budget:  je  vois  un 


256  DISCOURS  DE  JULES   FEUHY. 

pouvoir  considérable  accordé  à  la  commission,  une  sanction 
juridi(|ue  qui  repose  sur  les  tribunaux  de  la  réforme,  je  vois  un 
grand  pouvoir  accordé  à  la  commission,  mais  dans  la  limite  de 
son  domaine,  dans  la  limite  de  la  gestion  des  revenus  affectés  à 
la  dette;  —  vous  le  savez  aussi  bien  que  moi,  monsieur  de 
Soubeyran,  —  mais,  en  dehors  de  ce  domaine,  elle  n'a  aucune 
action  sur  le  budget,  aucune  action  sur  l'administration.  Ne 
vous  y  trompez  pas  !  Les  Anglais,  du  reste,  ne  s'y  trompent  en 
aucune  façon.  Ils  ne  trouvent  pas  que  le  pouvoir  nouveau 
donné  à  la  caisse  de  la  dette  soit  insignifiant.  La  Pall  Mal 
Gazette  l'appelle  une  concession  monstrueuse.  J'avais  dit,  en 
etïet,  l'autre  jour,  que  la  commission  de  la  dette  publique 
aurait  à  peu  prés  tous  les  pouvoirs  de  l'ancien  contrôle,  sauf 
qu'elle  n'assisterait  pas  aux  conseils  de  cabinet;  et  ce  journal 
ajoute  : 

«  Si  M.  Feri-y  a  dit  vrai,  l'accord  est  condamné,  car  l'Angle- 
terre ne  consentira  jamais  à  la  résurrection  de  l'ancien  contrôle  : 
il  faut  donc  que  nos  ministres  repoussent  de  la  manière  la  plus 
péremptoire  l'interprétation  donnée  par  le  gouvernement  fran- 
çais aux  attributions  de  la  nouvelle  caisse.  On  connaît  l'opinion  de 
M.  Barrère,rbabile  et  énergique  représentant  de  la  France,  sur 
ce  qu'il  veut  faire  du  nouveau  contrôle,  et  M.  Jules  Ferry  partage 
sa  manière  de  voir.  Quelle  garantie  avons-nous  que  la  nouvelle 
caisse  ne  sera  pas  convertie  en  ancien  contrôle?  Toute  la 
garantie  consistera  en  ce  qu'elle  ne  sera  pas  directement  repré- 
sentée par  le  conseil  des  ministres.  Et  puis,  le  veto  sur  tous  les 
budgets  supplémentaires  avec  le  droit  d'inspection  est  une 
concession  monstrueuse,  impliquant  celui  de  contrôler  les  plus 
petits  détails  de  l'administration.  »  C'est  aussi,  messieurs,  devant 
la  Cbambre  des  lords,  l'avis  du  chef  de  l'opposition,  de  lord 
Salisbury. 

Il  n'est  pas  doux,  bien  qu'il  n'en  parle  pas  d'un  ton  aussi 
violent  que  son  collègue,  sir  Randolph  Churchill,  il  n'est  pas 
doux  pour  les  arrangements  nouveaux  :  «  Je  ne  puis  com- 
prendre, dit-il,  pour  quelle  raison,  pour  quelle  considération 
nous  avons  fait  ces  promesses  à  la  France.  Nous  n'avons  rien 
obtenu  en  retour.  »  Et  à  propos  du  contrôle  :  «  Autre  question 
brûlante  :  le  nouveau  contrôle.  Mon  noble  ami,  —  M.  Glads- 
tone, —  a  dit,  l'autre  nuit,  que  celui  qui  a  le  pouvoir  sur  la 


AiFAinKs  in>(;vpTK.  r,i 

bourse  a  le  pouvoir  sur  tout,  fi  (|Uf  noire  |iolili(|uo  doil  ûlva 
subordonnée  aux  cousidéralions  linanrièros.  Mais  les  ternies 
dans  lesquels  la  caisse  est  autorisée  à  opposer  son  veto  aux 
articles  particuliers  du  budcret,  sont  empreints  d'une  ambiuniïlé 
étudiée.  »  Voilà,  messieurs,  comment  on  traite,  non  sculemrnt 
dans  la  presse  la  plus  sérieuse,  mais  devant  le  Parlement 
anglais,  cette  extension  des  pouvoirs  llnanciers  donnés  à  la 
commission  de  la  dette,  sur  laquelle  M.  Delafosse  passe 
condamnation  avec  une  singulière  désinvolture.  C'est  quelque 
cliose  de  fort  sérieux;  les  Anglais  le  savent  bien,  comme  le 
prouvent  les  citations  que  je  viens  d'avoir  l'bonneur  de  faire 
passer  sous  vos  yeux.  {Applaudissements  à  gauche.) 

Messieurs,  je  voudrais  aborder  maintenant  le  dernier  point 
qu'a  traité  l'honorable  M,  Delafosse;  j'aurai  ainsi  l'occasion  de 
compléter  mes  explications  d'avanl-bier. 

L'honorable  M.  Delafosse  a  parlé,  avec  beaucoup  d'étendue, 
de  précision  et  de  chaleur  {Sowires),  des  intérêts  français  eu 
Egypte.  Ces  intérêts  sont  considérables.  Il  me  sera  permis  de 
dire  que,  si  grands  que  soient  nos  intérêts  linanciers  en  Egypte, 
nous  n'avons  pas  seulement  en  Egypte  des  intérêts  de  cet 
ordre.  Sans  doute,  l'intérêt  des  créanciers  est  considérable,  il 
doit  être  tenu  en  grand  respect,  c'est  un  des  intérêts  dont  le 
Gouvernement  français  doit  se  préoccuper  au  plus  haut  degré; 
mais,  à  côté,  il  y  a  aussi  des  intérêts  politiques  de  l'ordre  le 
}ilus  élevé,  et  il  n'existe  pas  toujours  d'identité  entre  l'intérêt 
des  créanciers  de  l'Egypte  et  ces  intérêts  politiques.  Ainsi,  par 
exemple,  si  l'intérêt  des  créanciers  avait  seul  voix  au  chapitre, 
.si  la  politique  obéissait  à  l'impulsion  des  créanciers,  —  je  parle 
de  l'Angleterre;  je  crois  qu'en  France  les  linanciers  peuvent 
être  patriotes;  je  ne  parle  pas  des  linanciers  français;  —  eh 
bien,  si  la  politique  anglaise  suivait  l'impulsion  des  créanciers 
de  l'Egypte,  elle  annexerait  purement  et  simplement  l'Egypte 
et  donnerait  sa  garantie  à  la  dette  égyptienne.  [Nouvelle 
approbation  à  gauche.) 

Il  est  évident  qu'au  point  de  vue  des  créanciers,  la  meilleure 
solution,  c'est  la  sub.stitution  de  la  signature  de  l'Angleterre  à 
la  signature  de  l'Egypte  ;  mais  la  substitution  de  la  signature 
de  l'Angleterre  à  la  signature  de  l'Egypte,  c'est  le  protectorat, 
c'est  l'annexion.  Il  y  a  donc,  à  ce  point  extrême,  antinomie 

J.  Ferry,  Discours,  V.  17 


258  DISCOURS  DE  JULES  FEHRY. 

entre  les  deux  ordres  d'intérêts.  Cela  ne  veut  pas  dire,  mes- 
sieurs, que  les  intérêts  des  créanciers  soient  à  dédaigner  ou  à 
sacrifier.  On  m'a  posé,  à  cet  égard,  plusieurs  questions.  D'une 
manière  générale,  je  répondrai  que  nous  allons  à  la  Conférence, 
conformément  à  l'invitation  de  l'Angleterre,  pour  examiner 
s'il  y  a  lieu  de  toucher  à  la  loi  de  liquidation,  et  dans  quelle 
mesure  il  convient  de  toucher  à  cette  loi,  mais  que  nous  y 
allons  libres  de  tout  engagement. 

M.  LE  BARON  DE  SouBEYRAN.  —  Très  bien  !  très  bien! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Nous  avons  réservé  la 
pleine  liberté  de  notre  jugement.  La  question  qu'on  veut  poser 
aux  puissances  est  de  la  plus  haute  gravité.  En  prenant  les 
grandes  puissances  comme  tutrices  de  FÉgyple,  ou  les  place 
entre  l'Egypte  et  les  créanciers,  et  on  leur  dit  :  «  Croyez-vous 
qu'il  soit  juste,  qu'il  soit  équitable,  —  ce  n'est  pas  assez,  — 
qu'il  soit  nécessaire  d'imposer  des  sacrifices  aux  créanciers?  » 
C'est  là,  messieurs,  un  jugement  redoutable.  Il  s'agit  de  décider 
si  les  finances  de  l'Egypte,  considérées  en  elles-mêmes,  déga- 
gées de  tous  les  accidents  qui  en  ont  altéré  la  marche,  sont 
dans  leur  état  normal,  ou  si  l'Egypte  est  vraiment  en  état  de 
banqueroute,  car  alors  les  sacrifices  qu'il  y  aurait  lieu  de 
demander  aux  créanciers  seraient  de  ceux  qu'ils  consentent 
toujours  en  pareils  cas;  ils  abandonneraient  une  partie  de  leurs 
créances  pour  sauver  le  reste. 

M.  LE  BARON  DE  SouBEYRAN.  —  Ce  ii'est  pas  le  cas! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  La  question  est  de  savoir 
si  le  budget  de  l'Egypte  est  dans  cette  situation.  Permettez-moi 
donc  de  le  dire  :  pour  ceux  qui  seront  à  la  Conférence,  la  ques- 
tion est  formidable,  et  croyez  bien  que  nous  l'examinerons  avec 
le  sentiment  de  la  responsabilité  qui  pèse  sur  nous.  Croyez 
bien  que,  pour  demander  aux  créanciers  un  sacrifice,  si  léger 
qu'il  soit,-  il  faudra  qu'on  nous  démontre  de  la  manière  la  plus 
éclatante  que  ce  sacrifice  est  nécessaire.  {Très  bien!  très  bien! 
à  ^a?/c^<?.)  Voilà  dans  quelle  situation  d'esprit  nous  nous  présen- 
terons pour  prendre  notre  place  dans  l'aréopage  européen.  Je 
ne  puis  pas  faire  de  réponse  plus  précise. 

On  m'a  dit  :  «  Que  pensez-vous  des  indemnités  d'Alexan- 
drie ?  »  Je  voudrais  seulement  relever,  à  ce  propos,  une  erreur 


AU  AlltKS    l)K(;VI'TK  2r.9 

(le  M.  Delafos.sc.  Il  a  parlé  des  iiKlfinnilés  do  Sfax.  Or.  ce  ii'csl 
pas  le  Gotivenit'iiK'iU  français  (pii  les  a  payées  :  c'est  le  f,^ouver- 
nement  lunisien.  Ce  sont  les  gouvernements  locaux  qui  payent 
les  indemnités  i-ésiiltaiit  de  pillaues  piiMics,  de  révolutions.  Et, 
en  Egypte,  la  jurisprudence  dfs  tribunaux  de  la  l'élornie  est 
formelle  :  ils  ont  considéré  qu'à  raison  des  événements 
d'Alexaiulrie  le  gouvernement  écyplien  était  l'osponsable... 
[Mouvements  divers.) 

M.  Jllks  Dimakosse.  —  Et  ù  Tamatave? 

M.  LE  Président  du  coxseil.  —  A  Tamatave,  les  indemnités 
seront  payées  par  le  gouvernement   liova... 

M.  DiiREAi;  DE  Vailcomte.  —  Il  n'y  a  i)lus  tic  gouvernement  liova 
à  Tamatave. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  Cela  est  absolument 
conforme  à  tout  le  droit  européen.  Je  voudrais  seulement 
qu'après  cette  déclaration,  on  ne  nous  supposât  pas  décidés  à 
aller  à  la  Conférence  pour  présider  à  regorgement  des  créan- 
ciers. J'ai  peut-être  le  droit  de  dire  et  de  rappeler  que  nous 
n'avons  pas  conduit  la  politique  française,  depuis  que  nous 
avons  l'honneur  de  la  diriger,  dans  la  voie  de  l'abaissement  et 
de  l'etTacement,  et  que  nous  savons  défendre,  partout  où  ils 
doivent  être  défendus,  les  intérêts  de  nos  nationaux.  [Applau- 
disseinenfs  sur  ^(u  grand  nombre  de  bancs  à  f/aiiche.) 

La  dernière  question  qu'a  posée  M.  Delafosse,  la  question 
générale,  la  question  d'ensemble,  a-t-il  dit.  est  celle-ci  :  «  Que 
voulez-vous  faire  de  l'Egypte?  Quelle  est  votre  solution?  A 
quoi  rime...  —  il  s'est  servi  de  cette  expression,  —  votre 
arrangement,  et  quels  rappoils  a-t-il  avec  votre  solution  défi- 
nitive? »  Notre  solution  définitive  n'est  un  mystère  pour 
personne  :  c'est  la  neutralité  de  l'Egypte,  afin  d'assurer  la 
liberté  du  canal  de  Suez.  Il  y  a  là  un  intérêt  commun  à  toute 
l'Europe,  et,  —j'attire  un  instant  vos  réfiexions  sur  ce  point, 
—  il  y  a  là  une  garantie  que  les  puissances  ne  laisseront  pas 
tomber  cette  question,  —  comme  elles  en  ont  laissé  tomber 
tant  d'autres,  —  parce  qu'elles  y  ont  toutes  un  égal  intérêt.  Le 
but  que  l'Europe  poursuit  avec  patience,  qu'elle  poursuivra 
avec  persévérance  et  qu'elle  atteindra,  c'est  la  neutralisation  de 
l'Egypte  pour  assurer  la  liberté  du  canal.  Voilà  à  quoi  «  rime  » 


260  DISCOURS   DE  JULES   FEURY. 

noire  aiTangement.  Mais  déjà  sa  préparation  iVa  pas  procliiil 
un  mince  résultat,  car  elle  a  amené  le  gouvernement  britan- 
nique à  déclarer  qu'avant  l'évacuation,  avant  trois  ans,  il 
présenterait  un  double  projet  pour  assurer,  d'une  part,  la 
liberté  du  canal,  et,  de  l'autre,  la  neutralité  de  l'Egypte. 

Je  dis  que  ce  résultat  vaut  toutes  les  concessions  que  nous 
avons  faites;  je  dis  que  c'est  un  résultat  patriotique  et  que, 
peut-être,  d'ici  trois  ans.  vous  reconnaîtrez  que  nous  ne  vous 
avons  pas  trompés,  et  que  nous  avons  conduit  la  politique 
française  dans  des  voies  sûres  et  fécondes.  {Applaudissements 
répétés  à  gauche  et  au  centre.) 

M.  de  Soubeyran,  dans  un  long  discours,  établit  ensuite  que 
rÉgypte  était  très  solvable,  que  l'Ang-leterre,  après  son  opération 
de  l'achat  des  176  000  actions  du  canal  de  Suez  qui  lui  donnait  un 
bénéfice  de  plus  de  200  millions,  n'avait  pas  le  droit  de  demander 
de  nouveaux  sacrifices  aux  porteurs  de  créances  égyptiennes  au 
profit  de  l'administration  britannique,  et  que  le  gouvernement 
français  devait  défendre  énergiquement  devant  la  Conférence  les 
intérêts  financiers  de  la  France.  M.  Freppel  émit  plus  que  des 
doutes  sur  la  sincérité  de  l'engagement  pris  par  l'Angleterre  de 
retirer  ses  troupes  au  début  de  l'année  1888,  puisqu'elle  ne  trouve- 
rait jamais  que  l'évacuation  puisse  s'accomplir  sans  compromettre 
l'ordre  et  la  paix  en  Egypte.  Aussi,  suivant  l'évéque  d'Angers,  eût- 
il  été  plus  sage  de  ne  pas  aliéner  d'avance  notre  liberté  d'action. 
Quant  à  M.  Francis  Charmes,  après  s'être  défendu  de  vouloir  all'ai- 
blir  la  situation  prise  par  le  Gouvernement,  il  estimait  également 
qu'on  avait  laissé  la  Grande-Bretagne  prendre  trop  d'avantages  au 
cours  des  négociations.  Par  exemple,  il  eiit  mieux  valu  ne  pas 
reconnaître  avec  éclat  que  le  condominium  était  mort,  que  nous 
n'avions  plus  le  droit  d'intervenir  militairement  en  Egypte. 
M.  Charmes  jugeait  bien  vague,  malgré  sa  précision  apparente, 
l'engagement  pris  par  nos  voisins  d'évacuer  l'Egypte  dans  trois  ans 
et  demi,  car,  dès  à  présent,  l'armée  égyptienne  était  incorporée 
dans  l'armée  anglaise.  L'orateur  considérait  l'arrangement  nouveau 
comme  une  diminution  de  notre  prestige.  Il  conclut  en  demandant 
au  Président  du  conseil  de  soumeltre  aux  Chambres  françaises  les 
engagements  qui  seraient  pris  dans  la  Conférence,  et  il  proposa 
l'ordre  du  jour  pur  et  simple,  avec  cette  signification  que  la  Cliambre 
(c  réservait  son  jugement  », 

M.  Jules  Ferry  refusa  d'accepter  un  ordre  du  jour  pur  et  simple 
ajantee  caractère  de  défiance  ou  de  confiance  suspendue  : 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  je  n'ai  pas 
l'intention  de  revenir  sur   des  arguments   que  je  considère 


Ail  AlliKS    l)K(;Vl'Ti:.  261 

coDime  ayant  été  suf(isaiiiiiîfiil  ilrveloppés  an  coiifs  do  cello 
séance  cl  je  m'allache  smlcnient  aux  conclusions  du  discours 
de  roraleur  que  vous  venez  d'enlendre.  Le  discours  était  habile, 
la  conclusion  l'est  davantage,  car  elle  a  pour  but  d'liabill<'r  un 
ordre  du  jour  pur  et  simple  en  ordre  dujourdt'dt'nii-tléliance... 

M.  Francis  GiiAn.Mi;s.  —  Pas  du  tout, 

M.  LE  Frk.sitjext  DU  coNSKir..  —  ...(|ut'pûur  mon  com[)le 
je  ne  puis  pas  accepter.  Je  suis  tout  à  fait  d'avis,  messieurs,  que 
vous  soyez  saisis,  consultés,  sous  une  forme  qui  est  à  trouver,  sur 
l'ensemble  des  délibérations  auxcjuelles  le  Gouvernement  aura 
pris  part  devant  la  Conférence.  Les  résultats  de  cet  accord  vous 
seront  soumis  :  on  vous  les  apportera  et  vous  manifesterez. 
par  une  procédure  parlementaire  quelconque,  votre  approbation 
ou  votre  désapprobation. 

A  droite.  —  Mais  il  sera  trop  lard  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Voilà  la  déclaration  que 
je  liens  à  faire.  Mais  suspendre  jusque-là  toute  espèce  d'opinion 
sur  l'accord  qui  vous  est  soumis,  sur  la  conduite  à  donner  aux 
négociations,  c'est  faire  au  Gouvernement,  dans  la  Conférence, 
une  situation  d'infériorité  que  vous  ne  voudrez  pas  donner  aux 
représentants  de  la  France.  {Trrs /)ie)i.'  irès  bien  à  gauche  et 
au  centre.) 

M.  RiBOT.  —  Je  demande  la  parole. 

Un  membre.  —  Voyez  ce  que  font  les  Anglais  ! 

3L  LE  Président  du  conseil.  —  Les  Anglais  ne  font  pas 
ainsi.  Nous  les  voyons  déposer  et  discuter  bravement  un  ordre 
du  jour  de  censure.  Eb  bien,  qu'on  apporte  ici  cet  ordre  du  jour 
de  censure  et  nous  le  discuterons.  (Exclamations  à  droite.)  Je 
prie  donc  l'bonorable  M.  Charmes  de  ne  pas  persévérer  dans 
ce  que  je  considère  comme  une  liction  parlementaire,  c'est-à- 
dire  à  présenter  un  ordre  du  jour  pur  et  simple  qui  dissimule, 
en  définitive,  un  ordre  du  jour  de  défiance  ou  de  confiance 
suspendue.  [Mouvements  divers.) 

Que  l'honorable  M.  Charmes  formule  dans  un  ordre  du 
jour  motivé  sa  confiance  suspendue,  et  qu'il  la  soumette  à  la 
Chambre,  à  la  bonne  heure  ! 

J'aurais  accepté,  quant  à  moi,  et  demandé  même  l'ordre  du 
jour  pur  et  simple,  qui  me  paraît  la  conclusion  naturelle  de 


•262  niSCOUUS   DE  JULES  FERRY. 

ce  dt^bat  :  mais  je  ne  puis  accepter  les  commentaires  de 
M.  Charmes,  qui  donnent  à  cet  ordre  du  jour  un  caractère  de 
défiance.  {Applaudissemeuls  sur  un  grand  nombre  de  bancs.)  » 

M.  llibot  appuya  sur  les  réserves  de  «  son  honorable  ami 
M.  Cliarmes  »  et  demanda  au  Président  du  conseil  de  prendre, 
comme  M.  Gladstone  l'avait  fait  devant  le  Parlement  anglais, 
l'engagement  de  soumettre  au  Parlement  français  le  résultat  des 
résolutions  prises  à  la  Conférence  avant  qu'elles  ne  fussent  devenues 
définitives.  Il  affirma  d'ailleurs  que  ni  M.  Charmes,  ni  lui-même,  en 
proposant  de  voter  l'ordre  du  jour  pur  et  simple,  n'avaient  l'intention 
de  témoigner  la  moindre  défiance  au  cabinet. 

Dans  ces  conditions,  M.  .Jules  Ferry  accepta  le  vote  de  Tordre  du 
jour  pur  et  simple  : 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  je  n"ai  pas 
bien  compris  les  paroles  par  lesquelles  l'honorable  M.  Ribot  a 
déflni  et  semblé  vouloir  préciser  la  façon  dont  la  responsabilité 
ministérielle  et  le  contrôle  de  la  Chambre  seraient  ménagés  et 
combinés  dans  cette  affaire.  M.  Ribot,  de  son  côté,  n'avait  pas 
compris  la  déclaration  très  nette  que  j'avais  portée  ici,  que 
personne  n'a  eu  besoin  de  m'arracher,  que  j'avais  faite 
spontanément  :  à  savoir  que  la  Chambre  sera  saisie  de  l'ensemble 
des  décisions  de  la  Conférence  et  sera  appelée  à  donner  son 
opinion. 

Plusieurs  membres.  —  Avant  ou  après  la  ratification  ? 

M  LE  Président  du  conseil.  —  J'entends  dire  :  Avant!  Et 
c'est  justement  sur  cet  «  avant  »  que  je  veux  m'expliquer. 
i P?'o fond  silence.)  l\  serai  hien  enlcnda  que,  de  même  que  les 
décisions  prises  par  la  Conférence  ne  seront  définitives,  au  regard 
du  gouvernement  anglais,  que  lorsque  la  Chambre  des  communes 
aura  prononcé,  de  même  elles  ne  seront  définitives,  au  regard 
du  Gouvernement  français,  que  lorsque  la  Chambi-e  aura  été 
consultée.  ( A i)jjlaudissentenls.)'yi3i\s,  demème  queM.  Gladstone, 
dont  on  vient  de  citer  l'exemple,  a  formellement  réservé  son 
droit  de  négocier  jusqu'à  la  fin,  et  d'apporter  à  la  Chambi-e  des 
communes  des  négociations  terminées,  de  même  je  réserve 
pour  le  Gouvernement  français  le  droit  de  négociation,  car  il 
lui  appartient  essentiellement.  [Marc/ues  d'adhésion.)  Seulement, 
il  est  bien  entendu  que  ce  ne  sera  (prune  exception  à  notre 
di'oit  constitutionnel.  Ainsi,  la  loi  de  liquidation  de  1879  et  1880, 


.AFFAIRES   IIK(;V1'TK.  'iG3 

dont  vous  n'avez  élt''  saisis  (|iic  par  !••  ■  Liviv  jaune  »,  n"a 
jamais  reni  la  sanction  loinirllc  de  la  procéduie  itarlenientaiic. 
Vous  étiez  en  droit  irinlerpeller,  do  renverser  le  cabinet  (jui 
avait  mis  sa  signatuic  au  bas  de  cette  loi,  mais  vous  ne  pouviez 
pas  empêcher  laloid'avoir  son  i)lein  et  entier elTet:  la  situation 
est  un  peu  ditlérente. 

Aujourd'hui,  il  est  entendu  (pie,  comme  un  de  ces  traités  qui 
ont  besoin  de  la  sanction  des  (îliamhres,  cette  convention  ne 
deviendra  délinilive  (pie  par  un  vot*?  du  Parlement.  Ce  (jui 
cr(;>ait  le  malentendu  entre  M.  Rihot  et  moi,  c'est  qu'il  me 
semblait  voir,  derrière  ses  paroles,  la  pens(!'e,  à  mon  sens,  tout 
à  fait  impraticable,  d'associer  la  Chambre  aux  délibé'rations  de 
la  Conférence. 

M.  ItiBOT.  —  Je  n'ai  jainais  en  une  pareille  pens(3e. 

M.  LE  Président  ])U  conseil.  —  Nous  sommes  d'accord, 
alors!  Quant  au  premier  point,  puisque  l'honorable  M.  Ribot 
est  venu  ici,  avec  l'autorité  qui  lui  appartient,  désavouer 
formellement  le  caractère  de  défiance  que  j'avais  cru  reconnaître 
dans  le  commentaire  de  M.  Charmes... 

M.  Francis  Charmes.  —  Vous  vous  ('*les  trompé,  monsieur  le 
Président. 

M.  LE  Président  du  conseil.  — ...  puisque  ce  commentaire 
est  formellement  retiré  et  désavoué,  j'accepte  l'ordre  du  jour 
pur  et  simple.  {Applaudissements  au  centre  et  à  gauche). 

L'ordre  dujour  pur  et  simple  fut  adopté,  àl'unanimité  de  460  votants. 

C'est  à  partir  de  ce  moment  que  le  cabinet  présidé  par  M.  Jules  Ferry 
reprit,  avec  une  rare  ténacité,  lalutle  contre  les  empiétements  de  la 
Grande-lîretagne  en  Égyple.  Sans  entrer  dans  les  détails  techniques 
des  négociations  financières,  nous  rappellerons  seulement  qu'à  la 
Conférence,  MM.  Waddington  et  de  Blignières  opposèrent  aux  plans 
des  plénipotentiaires  anglais,  qui  se  résumaient  dans  la  réduction 
des  inlérèls  de  la  dette  et  un  nouvel  emprunt,  un  contre-projet 
qui  trouvait  le  moyen  de  restaurer  les  finances  égyptiennes  par  la 
réduction  des  frais  d'occupation,  la  suspension  de  l'amortissement 
et  la  diminution  des  intérêts  payés  à  l'Angleterre  sur  les  actions 
du  canal  de  Suez  qu'elle  avait  ac({uises.  Les  puissances  gardaient 
une  altitude  en  quelque  sorte  passive,  et,  dans  l'impossibilité  d'arriver 
à  une  solution  définitive,  les  plénipolenliaires  anglais  proposèrent 
de  ne  réduire  pendant  trois  années  les  intérêts  de  la  dette  que  d'un 
demi  pour  cent.  Mais  les  commissaires  français,  tout  en  admettant 


264  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

la  nécessité  d'un  emprunt,  insistèrent,  dans  leurs  propositions  du 
2  août,  sur  l'insertion  d'une  clause  qui  portait  que  la  commission 
de  la  dette  ne  pourrait  donner  son  assentiment  à  une  réduction  de 
rintérèt  de  la  dette  qu'à  l'unanimité  des  voix,  et  qu'en  cas  de 
divergence  d'avis  sur  ce  point  entre  les  membres  de  la  commission, 
la  question  serait  poitée  devant  les  puissances  représentées  à  la 
Conlerence.  L'Angleterre  ayant  décliné  toute  discussion  à  cet  égard, 
la  Conférence  fut  rompue  le  2  août,  et  l'accord  anglo-français  du 
17  juin  tomba  par  voie  de  conséquence. 

Les  puissances  prirent  dés  lors  une  attitude  peu  sympatbique 
aux  prétentions  britanniques,  ce  qui  força  Nubar-Pacha  à  verser 
dans  les  caisses  de  la  dette  les  sommes  nécessaires  au  service  des 
arrérages.  L'Allemagne  prit  l'initiative  de  la  convocation  d'une 
nouvelle  conférence  diplomatique  à  Berlin,  en  vue  de  rechercher  les 
moyens  d'assurer  la  liberté  commerciale  sur  le  Congo  et  le  Niger, 
et  d'éviter  des  conflits  entre  les  puissances  intéressées,  relative- 
ment aux  annexions  de  territoires  en  Afrique.  L'Angleterre,  après 
quelques  hésitations,  finit  par  se  résigner  à  accepter  l'invitation  de 
M.  de  Bismarck. 


Réponses  aux  interpellations  de  M.  de  Gavardie.  au  Sénat. 

C'est  dans  ces  circonlances  que  M.  de  Gavardie,  le  bouillant 
sénateur  de  la  droite,  développa,  dans  la  séance  du  Sénat  du 
20  novembre  1884  ',  une  interpellation  qu'il  avait  annoncée  dès  le 
mois  de  février,  sur  les  affaires  d'Egypte.  I/excentrique  orateur  refit, 
à  sa  manière,  l'historique  de  nos  négociations  avec  l'Angleterre, 
en  ce  qui  concerne  l'Egypte;  il  accusa  de  faiblesse  la  politique  suivie 
de  M.  de  Freycinet,  qui  avait  eu  pour  conséquence  la  substitution  à 
l'entente  à  deux  de  «  l'anarchie  internationale  »,  suivant  l'expression 
de  lord  Salisbury.  11  rappela  que  l'ancien  ministre  des  affaires 
étrangères  n'avait  pas  parlé  le  langage  qui  convenait,  pour  décider 
la  Chambre  à  intervenir  en  Egypte  avec  l'Angleterre,  pour  mettre 
à  la  raison  la  révolte  peu  redoutable  d'Arabi-Pacha  ;  que  M.  Duclerc 
s'était  borné  à  réserver  la  liberté  de  la  France,  et  il  termina  en 
reprochant  au  cabinet  .Jules  Ferry  d'être  allé  chercher  à  Berlin  un 
point  d'appui  contre  l'Angleterre,  en  prédisant  que  la  nouvelle 
conférence  n'aboutirait  qu'à  nous  brouiller,  sans  profit,  avec  la 
Grande-Bretagne. 

M.  Jules  Ferry  fil,  en  réponse  à  M.  de  Gavardie,  la  brève  déclaration 
qui  suit  : 

M.  Jules  Fekry,  président  du  conseil,  ministi'e  des  affaires 
étrangères.  —  Messieurs,  si  le  respect  du  droit  d'interpellation 

J.   V.  i'O/Tîcie/ilu  21  novembre  1884. 


AFKAIItKS    It  KliM'TK.  2f;,j 

lî'ôlail  pas  un  ({("<■  i)riini[)rs  foiidaiiifiilaiix  du  ri'.^imt:  parlt'iin'ii- 
taire,  j'aurais  \m('  llionorable  M.  de  Gavanlic  d'ajourner 
encore  l'interpellalion  qu'il  vieul  de  développer  devant  vous.  11 
m'apparaissait,  en  elVel,  (jui'llt'  ne  pourrait  être,  en  tant  (|ui' 
portant  sur  les  alTaiirs  éuypiicnnes,  rpie  létrospeclive,  par 
conséquent  inutile,  ou  piéniaturéc.  L'iulcipellation  rétro- 
spective —  car  c'est  bien  là  le  caractère  du  discours  que  vous 
venez  d'entendre  —  riiiterpellation  r(''lros[ie('tive  (|ue  >I.  de 
Gavardie  vient  de  développer... 

M.  DE  G.vvARDiK.  —  Parco  que  vous  iir  l'avez  |)as  acceptée  au 
moMient  voulu  ! 

M.  LE  Président.  —  N'interrompez  pas,  monsieur  de  Gavardie. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...l'interpellation  rétios- 
pective  que  l'honorable  M.  de  Gavardie  vient  de  développer, 
n'apportera  pas,  je  crois,  avec  elle  de  grandes  lumières  ni  de 
grands  profits.  Nous  connaissons,  messieurs,  vous  connaissez 
tous  riiistoire  de  l'année  1882,  les  grandeurs  et  la  décadence 
du  condominhan.  Vous  étiez,  pour  avoir  discuté  ici,  il  y  a  deux 
ans,  cette  grande  question  égyptienne,  au  courant  des  événements 
parlementaires,  des  incidents  de  divers  ordres  qui  ont  fait  de 
ce  condominium,  dont  l'honorable  M.  de  Gavardie  vous  a  si 
longuement  parlé,  un  grand,  un  noble  souvenir,  mais,  en 
définitive,  un  souvenir  historique.  Vous  connaissez  aussi,  par 
les  documents  qui  vous  ont  été  distribués,  l'effort  que  le  cabinet 
que  j'ai  l'honneur  de  diriger,  a  fait,  au  mois  d'avril  de  cette 
année,  pour  transporter  sur  le  terrain  international,  que 
l'Angleterre  elle-même  nous  avait  offert,  la  défense  des  intérêts 
permanents  de  la  France  en  Egypte.  Et,  puisque  l'honorable 
M.  de  Gavardie  s'inspire  surtout  dans  sa  politique  égyptienne 
—  je  ne  veux  pas  parler  des  inspirations  orientales  et  bibliques 
dont  il  a  orné  son  discours  —  du  désir,  dis-je,  de  maintenir 
l'amitié,  l'alliance,  la  cordialité  des  relations  avec  l'Angleterre, 
qu'il  me  permette  de  lui  dire  qu'il  est  bien  le  plus  injuste  des 
critiques  lorsqu'il  s'attaque  à  ce  cabinet  même,  à  la  politique 
que  nous  avons  essayé  défaire,  politique  qui  n'avait  d'autre  but 
et  d'autres  aspirations  que  de  reformer  avec  l'Angleterre  un 
accord  solide  et  durable. 

Si  jamais  gouvernement  a  prouvé  qu'il  tenait  à  marcher  avec 


2G6  DISCOURS   DE  JULES  FERHY. 

rAiigleterre  clans  la  question  égyptienne,  c'est  celui  au  nom 
duquel  j'ai  l'honneur  de  parler.  Accuser  ce  gouvernement 
d'avoir  rompu  celte  tradition,  c'est  véritablement  se  montrer, 
vis-à-vis  de  lui,  d'une  partialité  que  je  pourrais  appeler 
«  monumentale  »,  pour  meservird'une  épithète  de  .M.  Gavardie. 
[Très  bien!  à  gauche.)  Oui,  nous  avons  fait  de  grands  elïorts  à 
la  conférence  de  Londres.  Je  ne  veux  pas,  messieurs,  parce  que 
toutes  ces  choses  appartiennent  au  passé,  parce  que  c'est  de 
l'histoire,  et  que  les  Parlements  ont  mieux  à  faire  que  de  se 
lamenter  ou  de  s'attrister  sur  le  passé...  [Murmures  à  droite). .. 
je  ne  veux  pas,  dis-je,  parler  de  ces  choses-là  ;  je  ne  veux  pas 
rappeler  les  inducnces  diverses,  les  sentiments,  les  états 
d'opinion  qui  ont  empêché  cet  accord  anglo-français  d'aboutir. 
A  l'heure  qu'il  est,  que  puis-je  vous  dire?  Une  interpellation 
est  une  question.  On  m'interroge;  on  me  demande,  sans  doute, 
—  car  cette  question,  si  elle  ne  s'est  pas  trouvée  à  la  fin 
du  discours  de  M.  de  Gavardie,  vient  naturellement  sur  toutes 
les  lèvres  :  —  «  Est-ce  que  vous  pouvez  nous  dire  quelque 
chose?  »  Messieurs,  je  vous  confesse  que  je  ne  puis  rien  dire  de 
plus  aujourd'hui  qu'il  y  a  un  mois,  le  jour  même  où  je  sollicitais 
du  Sénat  la  remise  au  20  novembre  de  l'interpellation  de 
M.  de  Gavardie. 

Je  vous  parlais,  à  ce  moment,  des  propositions  nouvelles  que 
le  cahinet  britannique  nous  avait  annoncées.  Ces  propositions 
devaient  suivre  le  retour  du  haut  commissaire  envoyé  par  le 
gouvernement  anglais  en  Egypte,  lord  Norlhbrook.  Lord 
Northbrook  est  de  retour,  et  nous  sommes  informés  qu'il  a 
saisi  le  gouvernement  britannique  de  propositions  nouvelles; 
mais,  ces  propositions,  nous  ne  les  connaissons  pas;  la  Chambre 
des  communes  elle-même  n'en  a  pas  encore  reçu  communi- 
cation; je  n'ai,  par  conséquent,  rien  à  en  dire.  Il  n'y  a  pas  de 
négociations  reprises;  si  elles  étaient  reprises,  il  y  aurait  lieu 
d'examiner  jusqu'à  quel  point  il  est  possible  de  les  apporter  à 
la  tribune;  mais  les  négociations  ne  sont  pas  reprises  :  nous 
attendons  En  un  mot.  on  nous  a  annoncé  des  propositions;  ces 
propositions  vont  nous  être  faites.  En  cet  état,  messieurs,  je  ne 
peux  que  vous  demander  de  voter,  sur  l'interpellation  de 
l'honorable  M.  de  Gavardie,  l'ordre  du  jour  pur  et  simple.  [Très 
bien!  très  bien!  à  gauche.) 


AU  VIltKS    lii;(,\{'TK.  267 

M.  DE  (i.WAitDii:,  (/'-  m  place.  —  Je  liens  ;i  constater  que,  il  y  a  nii 
mois,  M.  le  ministre  des  alTaiies  (^lraiii,'<'res  nous  a  dit  qu'il  avait 
entamé  des  ii»''f<ooialions  avec  rAni^lelerre,  et  que  cVîtait  |>récist''- 
ment  parce  que  les  iic<j;ocialions  ctaient  enijagi-fs  ipi'il  in-  imiivait 
pas  répondre  à  mon  interpellation. 

M.  le  ministre  vient  de  i-econnaitrc  anjuurdliui  qn'cMi  (ii'linilivi',  il 
n'y  a  eu  aucune  espèce  de  négociations... 

M.  LE  Président  dl"  conskfl. —  4c  n'ai  [las  dit  cela. 

M.  DE  Gavaudie.  —  li  prétend  qu'il  attend  le  n-tour  de  lord 
Northluook  ;  eh  bien,  il  peut  lire  dans  le  Times  un  article  dont  l'ana- 
lyse est  afticliée  dans  notre  salle,  dos  conférences;  il  y  verra  où  il 
a  conduit  la  France  par  la  politique  imprudente  qu'il  a  suivie! 
{Exelamalions  à  (/nuche.) 

.M.  DE  Frevcinet.  —  Je  demande  la  parole.  (Mouvement  générnl 
d'atiention.) 

M.  de  Freycinel,  mis  en  cause  par  M.  de  (Javardie,  crut  l'occasion 
favorable,  malgré  les  murmures  d'une  partie  du  Sénat,  pour  justifier 
la  politique  (ju'il  avait  suivie  ([uand  il  dirigeait  nos  affaires  extérieures, 
et  soutint  cette  thèse  qu'en  1882,  une  intervention  de  notre  part 
pouvait  susciter  de  f^raves  conflits;  que  l'Angleterre,  en  agissant 
seule,  n'avait  pu  l'éussir  à  résoudre  les  questions  égyptiennes,  et, 
tout  en  avouant  que  l'attitude  de  la  Chambre  nous  avait  fait  perdre 
«  le  terrain  que  nous  avions  concjuis  »,  émit  l'espoir  que  notre 
situation  en  Egypte  n'était  pas  irrévocablement  perdue,  parce  que 
l'Angleterre  était  solennellement  liée  par  le  droit  international,  et 
qu'elle  était  tenue,  par  les  traités  et  ses  propi-es  engagements,  à 
déférer  au  concert  européen. 

Cette  intéressante  discussion  se  termina  par  le  vote  de  l'ordre  du 
jour  pur  et  simple. 

D'ailleurs,  les  prévisions  optimistes  de  M.  de  Freycinet  ne  tar- 
dèrent pas  à  être  démenties  par  les  faits,  car  l'Allemagne  et  la 
liussie,  après  le  jugement  du  tribunal  du  Caire,  qui  condamna  les 
ibnctionnaires  égyptiens  à  restituer  à  la  caisse  de  la  dette,  les 
sommes  détournées  par  Nubar-Pacha  de  leur  destination  naturelle, 
se  montrèrent  fort  bostiles  aux  nouvelles  propositions  de  l'Angleterre, 
qui  voulait  suspendre  l'amortissement,  réduire  l'intérêt  de  la  dette 
et  refusait  d'évacuer  l'Egypte  dans  un  délai  quelconque,  tout  en 
maintenant  le  caractère  exclusif  de  son  contrôle.  Les  puissances  ne 
répondirent  même  pas  à  ces  propositions  exorbitantes  et  laissèrent 
les  Anglais  aux  prises  avec  toutes  les  difficultés  de  leur  campagne  au 
Soudan.  Le  général  Wolseley,  après  de  laborieux  préparatifs,  ne 
remporta,  près  des  puits  d'Abou-Klea,  qu'une  victoire  douteuse  et 
chèrement  disputée  (17  janvier  1885)  et,  quand  il  arriva,  le  28,  aux 
portes  de  Khartoum,  il  apprit  que  depuis  deux  jours  la  ville  était 
aux  mains  du  Mahdi,  et  que  Gordon-Pacha  avait  été  tué.  L'armée 
anglaise   se   mit  péniblement  en  retraite,  perdit  deux  généraux  et 


268  DISCOURS   DE  JULES   FElUiV. 

recula  sur  Dongola  en  abandonnaiil  la  fçarnison  de  Kas^ala.  Ces 
graves  échecs,  et  la  mort  de  Gordon,  que  la  lenteur  de  l'armée  de 
secours  n'avait  pas  permis  de  sauver,  affaiblirent  le  cabinetGladstone, 
mis  en  minorité  à  la  Chambre  des  Lords  et  conservant  avec  peine 
sa  majorité  aux  Communes.  Les  négocialions  engagées  avec  les 
puissances,  relativement  à  l'Egypte,  aboutirent  soudain  à  une 
solution  satisfaisante.  Elle  trouva  sa  formule  dans  la  Déclaration 
du  17  mars,  contresignée  à  Londres  par  les  représentants  de 
l'Allemagne,  de  l'Autriche-Hongrie,  de  la  France,  de  la  Grande- 
Bretagne,  de  l'Italie  et  de  la  Russie.  Cette  déclaration  reconnaissait 
l'urgence  de  consacrer  par  un  acte  additionnel,  en  tous  temps  et 
pour  toutes  les  puissances,  le  libre  usage  du  canal  de  Suez;  et  une 
commission,  composée  des  sept  gouvernements  précités,  devait  se 
réunir   à   Paris,  le    30   mars,  pour    préparer   et  lédiger  cet   acte. 

C'est  au  moment  où,  grâce  à  l'énergie  de  la  diplomatie  française, 
dirigée  par  M.  Jules  Ferry,  le  prestige  de  notre  pays  tendait  à  se 
relever,  que  M.  de  Gavardie,  dans  la  séance  du  26  février  1885  ', 
profita  de  la  discussion  du  budget  des  alTaires  étrangères,  pour 
demander  au  Président  du  conseil  «  quelle  était  notre  situation  sur  la 
mer  Rouge  »  et  où  en  était  aussi  la  question  de  la  neutralité  du 
canal  de  Suez. 

M.  Jules  Feri'v  fit  prévoir,  eu  quelques  mots,  qu'à  très  bref  délai, 
les  négocialions  sur  le  règlement  des  alfaires  d'Egypte  aboutiraient 
à  une  convention  qui  serait  soumise  au  Parlement  : 

M.  Jules  Ferky,  président  du  conseil,  ministre  des  affaires 
étrangères.  —  Messieurs,  je  ne  veux  dire  qu'un  mot  en  réponse 
à  l'honorable  M.  de  Gavardie  :  c'est  que  l'heure  n'est  pas  venue 
de  lui  répondre... 

M.  DE  Gavardie.  —  Vous  faites  toujours  la  même  réponse. 

M.  LK  Président  du  conseil.  —  ...  mais  que  celle  heure 
est  prochaine.  Il  est  k  la  connaissance  de  tont  le  monde  que 
des  négocialions  de  la  plus  haute  importance  sont,  dans  ce 
moment-ci,  engagées  avec  le  cabinet  anglais  ;  qu'elles  portent 
précisément  sur  le  règlement  de  la  question  égyptienne  et,  en 
particulier,  sur  cette  grande  question  de  la  liberté  du  canal  de 
Suez  que  vous  aviez  bien  raison  de  pi'oclamer  le  plus  sérieux, 
le  plus  considérable  intérêt  de  la  France  et  de  l'Europe  dans 
les  questions  égyptiennes.  Aussitôt,  messieurs,  que  ces  négocia- 
tions auront  abouti,  comme  j'en  ai  la  fei^me  espérance,  les 
documents  vous  seront  distribués,  et  la  convention  elle-même 

1.  V.  VOfficiel  du  -27  février  1885. 


AI-IAIHKS   irKr.VPTE.  '209 

sera  soumise  au  Paiii^meiit.  C/esl  alors  que  riioiiorahlf  M.  de 
Gavarilie  pourra  traduire  dcvaiil  la  reprc^seiitalioii  uatioiialc  la 
politique  imprcvoyanle,  coupable,  qu'il  accable  ici  d'oulrages 
inutiles,  puisque,  dans  quelques  jours,  il  poiii'ia  la  ju.Lïer.  Nous 
poui'rons  également,  à  ce  moment-là,  nous  expliquer  siu'  les 
ports  de  la  mer  Rouge,  et  j'ajouterai  même,  pour  la  plus 
complète  satisfaction  de  l'honorable  préopinant,  (pien  ce  <pii 
concerne  Obock,  il  y  a  un  projet  de  crédit  siip|démenlaire  spé- 
cial, déposé  à  la  Chambre  des  députés,  qui  viendra  ici  et  (|ui 
donnera  naturellement  lieu  à  une  discussion  :  car  il  importe 
surtout,  en  ces  matièi-es  si  hautes  et  si  délicates  de  politique 
étrangère,  de  n'aborder  les  questions  que  lorsqu'elles  sont  mûres, 
et  lorsque  les  documents  qui  peuvent  permettre  aux  représen- 
tants du  pays  de  les  juger,  seront  entièrement  réunis.  L'hono- 
rable M.  de  Gavardie  peut  faire  au  Gouvernement  cré^dit  de 
quelques  jours;  son  impatience  sera  bientôt  satisfaite,  car  je 
crois  que  d'ici  à  peu  de  temps,  je  pourrai  déposer  sur  le  bureau 
du  Parlement  les  documents  relatifs  à  la  question  égyptienne, 
ainsi  que  ceux  qui  ont  trait  à  la  (jueslion  du  Congo,  que  l'hono- 
rable M.  de  Gavardie  a  également  touchée  en  passant.  [Très 
bien!  très  bien!  à  gauche.) 

Le  jour  même  où  M.  Jules  l-'erry  faisait  celte  déclaration  au  Sénat, 
la  Conférence  de  Berlin  signait  son  acte  final,  qui  fixait  tons  les 
principes  de  la  libre  navigation  du  Congo  et  du  Niger,  et  interdisait 
l-occupation  de  nouveaux  territoires  sur  le  continent  africain,  avant 
notification  aux  puissances  signataires.  Une  convention,  passée  le 
2  février  entre  la  France  et  l'Association  internationale  de  Bruxelles, 
nous  assurait  au  Congo  un  territoire  de  300 000  Ivilomètres  cai'rés. 
Le  30  mars,  s'ouvrait  à  I^aris  la  Conférence  qui  devait  arrêter  les 
conditions  de  la  idjerlé  du  canal  de  Suez,  et  le  Président  du  conseil 
déposait  sur  le  bureau  de  la  Cbanibre  deux  projets  de  loi  :  l'un 
portant  laratification  de  la  convenlion  de  Londres  du  18  mars  1883, 
et  l'autre  portant  approbation  de  l'acte  général  de  la  Conférence  de 
Berlin.  Une  heure  après,  le  ministère  Jules  Ferry  était  renversé  par 
la  Chambre,  et  tous  les  efforts  de  notre  diplomatie  se  trouvaient  remis 
en  question! 


270  DISCOURS   DE  .IL' LES   FEUHV. 


Affaires    du    Tonkin. 


On  ne  peut  songer  à  refaire  ici  l'historique  complet  des  rapports 
de  la  France  avec  le  Tonkin  et  l'empire  d'Annam.  Nous  nous  en 
référons  aux  documents  publiés  par  M.  Léon  Sentupéry,  sous  la 
direction  de  M.  Jules  Feriy  lui-même,  dans  le  beau  livre  :  Tonkin 
et  la  Mèrc-Palrie,  et  à  l'Affaire  du  Tonkin,  par  un  diplomate  dont 
l'ancien  Président  du  conseil  a  pu  contrôler  l'exactitude.  Il  suffira 
de  rappeler  que  les  missions  catholiques  existaient  au  Tonkin 
depuis  1621)  ;  qu'en  1735,  Dumas  y  fut  envoyé  par  la  Compagnie  des 
Indes;  que  Dupleix  y  délégua  plusieurs  agents;  qu'en  novembre  1787, 
Nguyen-Auch,  aïeul  de  l'empereur  Tu-Duc,  passa  un  traité  avec  la 
France,  après  avoir  élé  présenté  à  Louis  XYI  par  l'évèque  Pigneau 
(le  Méhaiue,  et,  grâceàplusieurs  officiers  français,  arrachaaux  Chinois 
la  domination  du  Tonkin  et  y  bâtit  plusieurs  citadelles.  La  monarchie 
de  .luillet  obtint,  en  1844,  l'ouverture  de  plusieurs  ports  à  la  marine 
française.  Le  second  Empire,  après  avoir  fait  occuper  la  basse 
Cochinchine  et  menacé  l'empereur  Tu-Duc  dans  sa  capitale,  établit  le 
protectorat  français  sur  le  royaume  du  Cambodge. En  1 866,  le  capitaine 
Doudart  de  Lagrée,  avec  Francis  Garnier,  explora  le  Mé-Kong,  gagna 
le  Laos  et  parcourut  le  Yunnan.  La  conclusion  de  ces  hardis  explo- 
rateurs fut  que  la  véritable  voie  que  pouvait  suivre  notre  trafic  avec 
la  Chine,  était  celle  du  tteuve  Rouge  (Song-Koï)  qui  traverse  tout  le 
Tonkin,  et  que  l'ouverture  du  Tonkin  était  la  suite  nécessaire  de 
notre  établissement  dans  la  basse  Cochinchine.  Dès  I87I,  le  négo- 
ciant Jean  Dupuis  explora  le  haut  fleuve  Houge  jusqu'à  Lao-Kaï, 
accompagné  d'un  seul  domestique,  et,  l'année  suivante,  il  remonta 
le  fleuve  avec  deux  canonnières  et  une  jonque  qu'il  amenait  par 
traité  au  maréchal  Ma,  et  arrivait  à  Manghao  (Chine)  le  4  mars  1873. 
En  neuf  jours,  il  redescendait  à  Hanoi  avec  ses  bateaux  et  les 
marchandises  qu'il  avait  reçues  en  paiement  des  autorités  chinoises. 
La  preuve  de  la  navigation  du  fleuve  Rouge  était  donc  surabon- 
damment faite, etl'effet  l'ut  immense  surles  commerçants  américains, 
anglais  et  allemands.  En  mai  et  juillet  1873,  l'amiral  Dupré  insiste 
énergiquement  pour  obtenir  du  duc  de  Broglie  l'autorisation  de 
s'établir  au  Tonkin  avant  qu'il  ne  tombe  aux  mains  des  Chinois  ou 
d'une  puissance  européenne.  C'était,  écrivait  l'amiral,  «  une  question 
de  vie  ou  de  mort  pour  l'avenir  de  notre  domination  en  Oi'ient.  •• 
Malgré  la  tiédeur  du  Gouvernement  français,  qui  ne  consentit 
qu'avec  peine  à  envisager  l'éventualité  d'un  protectorat  français  au 
Tonkin,  l'amiral  Dupré  autorisa  Francis  Garnier  à  marcher  sur 
Hanoï  avec  un  petit  détachement  de  180  hommes.  Le  coup  de  main 
réussit,  mais,  à  peine  le  brave  officier  avait-il  occupé  Hanoï  el  déclaré 
le  tieuve  Rouge  ouvert  au  commerce,  qu'il  fut  tué,  le  21  décembre  1873, 


AI'IAIliKS    Dlj    TONKIN.  ^71 

dans  une  enibiiscudf.  Sur  (iiioi  h;  gouvernement  de  l'aiis  interdit 
toute  occupation  militaire,  el  l'on  envoie  M.  IMiilasIre,  inspecteur 
des  aiïaires  indigènes  de  Cochinchine,  qui  désavoue  l'eulreprise  de 
Garnier,  chasse  Dupuis  et  conclut  le  traité  franco-annamite  du 
15  mars  1874,  qui  plaçait  lu  politi(iuo  extérieure  de  l'Annam  sous  la 
direction  française  et  nous  obligeait  à  défendre  ce  pays  contre 
toute  attaque.  Ce  traité  équivoque,  qui  ne  nous  permettait  pas  d'aller 
au  delà  d'Hanoï,  n'empêcha  ni  les  voyafîes  hydrographiques  de 
MM.  Héraud  et  nouillet,de  Hanières  et  Gouin(18"o),ni  les  explorations 
de  M.  de  Kergaradec  (1870  et  1877).  De  nombreux  officiers  de  marine 
continuèrent  les  études  du  pays  el  de  ses  cours  d'eau.  Des  ingénieui's 
distingués,  comme  MM.  Fuchs  et  Saladin,  s'occupèrent,  d'autre  part, 
de  relever  les  gisements  houillei's  et  m('talliieres  du  Tonkin  (1882). 
En  janvier  de  la  même  année,  M.  Le  Myre  de  Vilers  avait  douhlé  la 
garnison  de  Hué. 

C'est  sous  le  ministèi^e  Jules  Ferry  (21  janvier  1883)  f|ue  les 
projets  d'expéditions  se  précisent  et  passent  rapidement  aux 
moyens  d'exécution.  Déjà,  sous  le  ministère  Freycinet,  l'amiral 
Jauréguiberry  avait  envoyé,  en  mars  1882,  le  commandant  lUviére 
au  Tonkin,  avec  deux  navires  et  400  hommes,  et  ce  petit  corps 
s'était  emparé  de  la  citadelle  d'Hanoi  pour  intimider  les  manda- 
rins (25  avril).  M.  Duclerc  ayant  autorisé  l'envoi  de  700  hommes 
de  renfort,  après  avoir  triomphé  des  objections  de  M.  Grévy 
(décembre  1882),  Rivière  s'empara  de  Nam-Dinh  (27  mars  1883) 
et  repoussa  les  Pavillons-iNoirs.  Le  24  avril,  le  cabinet  dépose  une 
demande  de  5  millions  et  demi  de  crédits;  mais  Rivière  est  tué 
dans  une  sortie,  avec  un  certain  nombre  de  ses  soldats  (19  mai). 
Les  Chambres  votent  le  crédit  de  5  500000  francs  pour  le  venger 
(15  et  26  mai  1883),  et  les  secours  arrivent  de  Cochinchine  et  de 
France.  Tandis  que  le  général  i3ouet  prend  le  commandement  des 
troupes,  l'amiral  Courbet  forme  une  division  navale,  el  le  docteur 
Harmand  esl  nommé  commissaire  civil  de  la  République  au  Toid<in 
(7  juin).  Au  point  de  vue  diplomatique,  M.  Challemel-Lacour, 
ministre  des  affaires  étrangères,  avait  désavoué  les  négociations 
compromettantes  engagées  par  M.  Rourée,  noti-e  ministre  à  Pékin, 
avec  le  Célesle-Empire,  et  l'avait  remplacé  par  M.  Tricon.  Le  minisire 
des  affaires  étrangères  établit,  à  la  tribune  de  la  Chambre,  que 
r.\nnam  avait  violé  le  traité  de  1874,  en  prenant  à  sa  solde  les 
Pavillons-Noirs,  et  en  essayant  de  couper  nos  troupes  de  la  mer. 
11  s'agissait  de  rendre  effectif  notre  protectorat,  défini  par  l'article  3 
du  traité,  et  de  lui  donner  un  complément  nécessaire.  Le  2  juin, 
M.  Challemel-Lacour,  répondant  à  une  question  de  M.  de  Saint- 
Yallier,  édifia  le  Sénat  sur  les  fautes  de  M.  Bourée,  sur  sa  déclaration 
compromettante  que  nous  n'avions  aucune  vue  d'annexion  de 
l'Annam,  aucune  intention  de  porter  atteinte  à  la  souveraineté 
territoriale  de  Tu-Duc,  ainsi  qu'au  droit  de  suzeraineté  de  la  Chine, 
enfin  sur  la  création,  acceptée  par  notre  ministre  à  Pékin,  d'une 


272  DlSCOUnS   DE  JULES   FEliRV. 

zone  neutre  le  long  de  la  fronlière,  qui  serait  placée  sous  la  garantie 
commune  de  la  France  et  de  la  Chine. 


Interpellations  Granet  et  Delafosse.  —  10  juillet  1883. 

C'est  dans  ces  circonstances  qu'à  la  date  du  10  juillet  1883  ', 
la  Chambre  discuta  les  interpellations  de  M.  Granet,  d'une  part, 
de  MM.  Delafosse  et  autres  sur  la  politique  du  Gouvernement  au 
Tonkin  et  dans  l'Extrême-Orient.  M.  Granet,  qui  ouvrit  le  débat, 
commença  par  déclarer  qu'il  voulait  faire  abstraction  de  toute 
préoccupation  de  parti  lorsqu'il  s'agissait  des  intérêts  du  pays,  et  il 
reconnut  que  le  cabinet  n'était  nullement  responsable  des  faits 
accomplis  ni  des  fautes  commises  avant  son  arrivée  aux  affaires. 
Il  rappela  que  la  cour  de  Hué  avait  dispersé  les  lambeaux  du 
traité  de  1874  par  le  massacre  du  commandant  Rivière  et  qu'on 
était  ('  en  étnt  de  guerre  ouverte  »,  ce  que  l'extrême-gauche 
niera  bien  souvent  plus  tard.  Mais  qu'allait-on  faire  au  Tonkin? 
L'orateur  et  ses  amis  ne  voulaient  pas  entendre  d'une  cou((uète  de 
ce  pays  et  de  l'Annam.  Or  le  Gouvernement  avait  déjà  par  décret 
constitué  l'organisation  administrative  du  Tonkin,  et  l'on  parlait 
■de  l'organisation  d'une  armée  coloniale  qui  devait  comprendre 
un  régiment  tonkinois  et  un  régiment  de  tirailleurs  annamites. 
La  marine  était,  en  général,  favorable  à  une  occupation  intégrale 
de  l'empire  d'Annam.  Le  Gouvernement  était-il  dans  les  mêmes 
idées?  D'ailleurs,  l'occupation  restreinte  conduirait  fatalement  à 
une  prise  de  possession  du  pays.  On  avait  déjà  à  gai'der  l'Algérie, 
la  Tunisie,  le  Sénégal,  et  la  France  était  engagée  encore  à 
Madagascar.  M.  Granet  ne  se  déclarait  pas  hostile  à  une  large 
expansion  coloniale,  mais,  suivant  lui,  nous  n'avions  pas  assez 
d'intérêts  au  Tonkin  pour  accomplir  une  œuvre  de  conquête;  ce 
qu'il  fallait,  c'était  ouvrir  une  route  commerciale  vers  la  Chine. 
Mais  la  Chine  inonderait  le  Tonkin  de  bandes  de  pillards.  Quelles 
garanties  la  diplomatie  française  avait-elle  obtenues  du  Céleste- 
Empire?  L'orateur  conclut  en  demandant  l'occupation  de  quelques 
points  stratégiques  sur  les  côtes,  et  l'attribution  à  notre  autorité  de 
la  police  du  fleuve.  Il  invitait  le  Gouvernement  à  ne  pas  aller  plus 
loin  sans  l'autorisation  des  Chambres. 

M.  Challemel-Lacour,  ministre  des  alfaires  étrangères,  répondit 
que  le  Gouvernement  voulait  s'établir  solidement  dans  le  Delta,  et 
que  le  champ  des  opérations  serait  circonscrit  dans  la  partie  popu- 
leuse et  laborieuse  du  Tonkin.  Le  ministre,  en  réponse  à  une  inter- 
ruption de  M.  de  Cassagnac,  ne  craignit  pas  de  dire  que  nous  étions 
dès  à  présent  en  état  de  guerre  avec  l'Annam;  que,  pour  dégager 
le  gouverneur  de  la  Cochinchine,  on  avait  nommé  un  commissaire 
civil   au    Tonkin,    chargé    d'organiser    l'administration,    l'autorité 

1.  V.  VOfficiel  du  11  juillet  18S3. 


AKKAIliKS   DU   ÏONklN.  273 

militaire  consei'vaiit  la  diiectiuii  des  liDiipcs.  On  ne  vunlaiL  poiiil, 
tl'aillenrs  conquérir  l'enipiie  d'Annani,  et  l'on  désirait  maintenir 
avec  la  Chine  des  relations  paoilitiues,  tont  en  lui  de/nandant  de 
respecter  les  frontières  du  TonUin. 

Après  une  suspension  de  séance,  M.  Delalosse  répondit  au 
minisire  des  alTaires  étranj,'ères.  Il  soutint  qu'on  ne  pouvait  faire  la 
guerre  à  l'Annani  sans  l'autorisation  du  Parlement,  lui  outre,  il 
fallait  se  préoccuper  de  l'attitude  de  la  Chine.  Quelles  garanties 
avait-on  données  de  nos  bons  rapports  avec  elles?  D'où  nécessité 
d'examiner  le  traité  Bourée  dont  la  Chambre  ne  connaissait  pas  le 
texte.  Le  cabinet  avait  manqué  d'égards  envers  les  Chambres  en  le 
dissimulant.  Ce  traité,  d'après  l'orateur  de  la  droite,  était  cependant 
une  «  œuvre  excellente  en  principe  ».  Kt  il  en  donna  utu;  analyse 
sommaire,  eu  rappelant  que  cette  convention  impliquait  la  recon- 
naissance par  la  Chine  du  protectorat  de  la  France  au  Toid<in,  le 
rappel  des  troupes  chinoises  et  l'ouverture  du  Yunnan  au  commerce 
français,  l^ourquoi  donc  l'avoir  désavouée  en  bloc  et,  après  ce  désa- 
veu, avoir  attendu  deux  mois  pour  envoyer  des  renforts  au  com- 
mandant Rivière,  cerné  de  nouveau  par  les  bandes  chinoises? 
Comment  résoudre  le  conflit  avec  la  Chine,  qui  affirme  sa  suzerai- 
neté sur  l'Annam  et  le  ïonkin,  tandis  que  le  traité  de  1874  nie  celte 
suzeraineté?  Peut-être  comme  l'Âsigleterre  a  pris  l'Egypte,  sans 
contester  la  suzeraineté  nominale  du  Sultan.  En  résumé,  l'orateur 
faisait  dépendre  notre  sécurité  au  Tonkin  de  nos  rapports  avec  la 
Chine. 

M.  Challeniel-Lacour  crut  devoir  remonter  à  la  tribune  pour 
s'expliquer  sur  rarrangemeut  Bourée.  Il  établit  d'abord  que  la 
Chine  n'avait  nullement  protesté  contre  le  trailé  de  1874  dont  le  duc 
Decazes  avait  donné  communication  au  Tsong-Li-Yamen  ;  que 
M.  Bourée,  par  dépêche  du  4  novembre  1882,  déclarait  qu'il  fallait 
substituer  une  action  énergique  à  des  discussions  stériles  avec  le 
gouvernement  chinois.  Dans  une  autre  dépèche,  du  23  novembre, il 
proteste  encore  contre  la  crainte  «  d'engager  des  opérations  de 
guerres  étendues  dans  ces  contrées  lointaines  »  pour  maintenir 
notre  situation  privilégiée,  et,  le  28  novembre,  M.  Bourée  accepte, 
sans  aucun  motif,  les  conditions  qu'il  avait  jusque-là  repoussées  avec 
tant  de  fermeté!  Et  le  minisire  donna  lecture  du  mémorandum  de 
notre  ancien  ministre  à  Pékin.  Il  aboutissait  au  partage  du  protec- 
torat avec  la  Chine,  c'est-à-dire  à  une  impossiijilité.  Donc,  le  Cou- 
vernement  ne  pouvait  que  le  repousser,  (^e  n'était  pas  une  laison 
pour  rompre  avec  la  Chine,  mais  il  fallait,  tout  en  négociant  à  Paris 
ou  a  Shang-Hai,  continuer  notre  entreprise  au  Tonkin. 

C'est  après  ce  second  discours  du  ministre  des  alTaires  étrangères 
que  M.  Paul  de  Cassagnac  provoqua  un  incident  d'une  violence 
inouïe,  en  disant  qu'au  fond  la  guerre  du  Tonkin  dérivait  des  mêmes 
motifs  que  la  guerre  de  Tunisie,  «  et  que  ces  motifs  étaient  ina- 
vouables. »  Rappelé  à  l'ordre  avec  inscription  au  procès-verbal,  puis 

J.  Ferry,  Discours,  V.  18 


274  DISCOURS   DE  JULÇS   FEKUY. 

soinmé  de  s'expliquer  pur  M.  Jules  Ferr^',  l'orateur  répéta  que 
l'affaire  de  Tunisie  «  n'avait  élé  qu'un  tripotaj^e  financier  »,  et  qu'au 
Tonkin,  il  s'agissait  de  donner  des  concessions  de  mines  aux  répu- 
blicains. Faisant  preuve  d'une  grande  patience,  le  Président  et  la 
Chambre  laissèrent  longtemps  continuer  M.  de  Cassagnac,  dans 
l'espérance  qu'il  préciserait  ses  articulations,  mais  c'est  seulement  à 
la  fin  d'un  long  discours  qu'il  protesta  de  nouveau,  par  une  phrase 
vague,  contre  «  l'assouvissement  des  appétits  républicains  ». 

M.  Jules  Ferry  monta  ensuite  à  la  tribune  et  lira  la  moralité  de 
cet  incident,  qui  se  termina  par  le  vote  de  la  censure  avec  exclusion 
temporaire  contre  M.  de  Cassagnac. 

M.  Jules  Ferry,  président  du  conseil,  ministre  de  l'Instruction 
publique  et  des  beaux-arts. —  Messieurs,  je  me  ferais  reproche, 
en  continuant  ce  débat,  clans  lequel  me  semble  en  péril  de 
sombrer  la  dignité  du  régime  parlementaire...  {7'rès  bien!  très 
bien!  à  gauche  et  au  centre)...  de  donner  des  aliments  nou- 
veaux à  une  discussion  qui  s'en  tient  à  l'outrage  pour  tout 
argument.  {Applaudissements.) 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —  Vous  laissez  passer  ces  mots-là,  mon- 
sieur le  Président?  Je  vous  préviens  que  je  vais  répondre  sur  le 
même  ton.  {Très  bien!  très  bien!  à  droite.) 

On  n'a  pas  le  droit  de  parler  d'outrage.  Si  M.  le  président  me  laisse 
insulter,  je  me  ferai  justice.  {Bruit  à  gauche.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  viens  seulement  ici 
constater  un  fait,  et  cette  constatation  est  nécessaire  pour  cette 
Chambre,  pour  le  pays,  pour  les  honnêtes  gens  de  tous  les 
])dirlis.  {Très  bien  !  très  bien  !  et  vifs  applaudissements  à  gauche 
et  au  centre.) 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —   Qu'est-ce  que  vous  avez  voulu    dire 
là?... 
M.  LE  Président  du  conseil.  —  Vous  allez  le  savoir. 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —  Je  veux  une  explication  !  {Rumeurs  ù 
ifauche  et  au  centre.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  M.  de  Cassagnac  a  apporté 
ici  des  accusations  abominables... 

M.  Paul  de  Cassagnac.  — Prenez  garde!...  [Oh!  oh!) 
M.  Ernest  de  Ia  Rochette.  —  On  ne  nous  protège  pas  ! 
M.  le  PRÉsn)ENT.  — Comment!  mais  c'est  une  agression  constante 
de  votre  part. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  M.  de  Cassagnac  a  apporté 
ici  contre  le  Gouvernement  des  accusations  odieuses,  abomi- 


AFFAIHES   lUJ   TUNKLN.  '^75 

nables;  il  n'en  est  pas  de  plus  cruelles  [xjiir  un  (iouverncnienl. 
Il  a  parlé  de  mobiles  inavouables,  de  tripotages  de  Bourse,  de 
concessions  de  mines... 

M.  Paul  de  (;.\ssagna(..  —  Oui  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  L'Assemblée  s'est  levée 
tout  entière  et  lui  a  dit  :  «  Citez  des  noms!  »  (  Vifs  applaudis- 
sements à  gauche  et  au  centre^  auxquels  répondenl  de  vices 
protestations  à  droite.)  M.  de  Cassagnac  n'a  nommé  personne! 
\j  Assemblée  lui  a  crié  :  «  Précisez!  »  et  M.  de  Cassagnac  n'a  rien 
précisé.  [Nouveaux  applaudissements.) 

Voix  nombreuî^es.  —  C'est  très  vrai  !  11  n'a  pas  donné  de  preuves  ! 
M.  i.K  COMTE  DE  I^ANJi  iNAis.  —  On  avait  eu  soin  de  lui  fermer  la 
bouche  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  lui  a  été  accordé  la 
liberté  la  plus  illimitée  d'accusation  et  d'explication;  il  n'en  a 
pas  usé.  Il  s'est  dérobé  !  Je  prends  acte  de  celte  conduite.  (  Vifs 
applaudissements.) 

M.  I^AiL  DE  Cassagnac.  —  Je  ne  veux  pas  être  insulté  plus  long- 
temps par  cet  homme! 

A  droite.  — Très  bien  !  très  bien  ! 

M.  Paul  de  Cassagnac,  quittant  son  banc.  — Et  je  sors  de  la  salie 
sur  ce  mot  :  Il  est  pour  moi  le  dernier...  [Vives  protestât io7is  et 
rameurs  sur  wi  grand  nombre  de  bancs.  —  Agitation  prolongée.) 

M.  LE  Président.  —  Je  ne  permettrai  pas  que  les  rôles  soient 
renversés.  [Très  bien!  très  bien!)  Le  Gouvernement  a  été  insulté  de 
toutes  les  façons  ;  il  vient  de  l'être  de  la  manière  la  plus  grave. 

Je  propose  contre  M.  Paul  de  Cassagnac  la  censure  avec  exclusion 
temporaire.  [Applaudissements  prolongés  à  gauche  et  au  centre.) 

Je  mets  aux  voix  la  censure  avec  exclusion  temporaire. 

(La  censure  avec  exclusion  temporaire,  mise  aux  voix,  est  pro- 
noncée.) 

La  clôture  fut  prononcée  après  cette  scène  scandaleuse,  et  la 
Chambre  vota,  par  362  voix  contre  78,  l'ordre  du  jour  deM.M.  Duclaud, 
Spnller  et  autres,  qui  était  ainsi  conçu  :  «  La  Chambre,  après  avoir 
entendu  les  explications  du  Gouvernement,  confiante  dans  sa  poli- 
tique ferme  et  prudente,  passe  à  l'ordre  du  jour.  » 

Dans  la  séance  du  Sénat  en  date  du  21  juillet  1883,  M.  Challemel- 
Lacour,  répondant  à  une  question  du  duc  de  Broglie,  répéta  que 
l'Annam  ne  nous  avait  pas  déclaré  la  guerre,  et  que  nous  ne  la 
lui  avions  pas  déclarée  ;  mais  «  qu'en  réalité,  nous  étions  en  guerre 
avec  l'Annam  »  parce  que  les  bandes  de  Pavillons-Noirs  ou  Jaunes 
étaient  à  la  solde    du  Gouvernement  annamite,  qui    n'osait  pas 


27(j  DISCOURS   DE  JULES   FERHY. 

l'avouer.  Les  renlorts  expédiés  de  France  eu  mai,  arrivèrent  au 
Tonkin  en  juillet,  et  les  opérations  recommencèrent,  malgré  les 
inondations  qui  rendaient  le  Delta  presque  impraticable.  Le  lieute- 
nant-colonel Brionval  s'empara  de  Hai-Dzuong,  ce  qui  ouvrait  une 
nouvelle  route  entre  Hanoï  et  la  mer;  mais  le  g-énéral  Bouet  échoua 
dans  ses  sorties  vers  Le-Day  (13  août  et  1"  septembre).  D'autre 
part,  le  contre-amiral  Courbet  prit  l'olTensive  contre  Hué.  Tu-Duc 
était  mort  le  17  juillet,  en  laissant  le  trône  à  Hiep-Hoà.  Les  forts  qui 
se  trouvaient  à  l'entrée  de  la  rivière  de  Hué  furent  bombardés  et 
enlevés  le  20  août,  succès  qui  entraîna  la  signature  du  traité  de  Hué 
(25  août).  Ce  traité,  qui  confirmait  eu  le  fortifiant  celui  de  1874, 
reconnaissait  le  protectorat  de  la  France  sur  l'Annam  et  le  Tonkin, 
annexait  à  la  Cochinchine  la  province  de  Rinh-Tliuan,  chargeait  la 
France  de  chasser  les  Pavillons-Noirs  et  stipulait  le  rappel  immé- 
diat des  troupes  annamites  qui  se  trouvaient  au  Tonkin.  Mais  cette 
convention  n'eut  d'effet  sur  l'attitude  des  Pavillons-Noirs  et  des 
réguliers  chinois  qu'au  mois  d'octobre,  quand  M.  Jules  Ferry  suivit 
directement  les  négociations  avec  la  Chine  (M.  Challemel-Lacour 
ayant  pris  un  congé),  après  le  remplacement  de  M.  Tricou,  ministre 
en  Chine  par  M.  Patenôtre  (12  septembre)  et  du  général  Bouet  par 
le  colonel  Bichot.  Au  mois  d'octobre,  Sontay  et  Bac-Ninh  restaient 
les  seules  places  occupées  par  des  réguliers  chinois.  Cette  brusque 
détente  de  la  situation  déconcerta  fort  les  députés  d'extrême-gauche 
qui,  dans  une  résolution  du  20  septembre  1883,  avaientdéjà  réclamé 
la  convocation  des  Chambres. 


Rentrée  du  Parlement.  —  Nouveaux  débats. 

Lorsque  le  Parlement  se  réunit  le  23  octobre,  le  Gouvernement  fit 
distribuer  un  Exposé  de  la  situation  des  affaires  du  Tonkin  qui  rela- 
tait tout  le  détail  des  négociations  avec  Li-Hong-Chang  elle  marquis 
Tseng.  Elles  se  terminaient  par  la  Note  de  ce  dernier,  en  date  du 
15  octobre,  qui  réclamait  tout  simplement  l'abrogation  des  traités 
de  1874  et  du  25  août  1883,  ainsi  que  l'évacuation  du  Tonkin  par 
nos  troupes.  La  publication  faite  par  la  presse  anglaise  do  la  corres- 
pondance de  la  Chine  avec  la  France  depuis  1880,  n'atténua  pas  le 
caractère  inacceptable  de  cette  conclusion.  Néanmoins,  l'extrême- 
gauche,  sous  peine  d'avouer  que  ses  bruyantes  manifestations 
étaient  parfaitement  injustes,  dut  se  résigner  à  interpeller  le  minis- 
tère. La  discussion  s'ouvrit  le  30  octobre  et  continua  le  lendemain. 
Nous  n'insisterons  pas  sur  le  discours  de  M.  Granet,  auquel  répondit 
éloquemment  M.  Challemel-Lacour,  ni  sur  celui  de  M.  Perin.  Au 
début  de  la  séance  du  31  octobre*,  M.  Clemenceau  essaya  de  ranimer 
un  débat  qui  languissait,  car  le  centre,  fatigué  d'entendre  des  argu- 

1.  V.  l'Officiel  du  \"  noveniijro  USi. 


MIAIUKS    nr    TO.NKIN.  '/77 

ments  usés,  denianduil  la  clùluie.  Le  Icadrr  de  r('.\lix"iue-f,''auche, 
après  s'être  dt-fendu  de  solidariser  son  opposition  avec  l'intérôt  des 
ennemis  de  la  France,  et  après  avoir  rappelé  (|u'à  la  suite  du  mas- 
sacre du  commandant  Hivière  et  de  ses  soldats,  la  (".liandjre  avait 
été  unanime  pour  voter  les  crédits,  soutint  que  les  actes  du  Gouver- 
nement n'avaient  pas  été  conformes  à  ses  promesses  :  qu'il  sVHait 
engagé  à  ne  pas  poursuivre  nos  adversaires,  s'ils  se  retiraient,  et  à  ne 
pas  sortir  du  Delta.  Or  ou  était  maitilenant  a  Hué  et  ou  ne  discutait 
pas  le  traité,  ou  ne  le  communiquait  [tas  aux  Chambres,  parce  (jue 
ce  traité  réalisait  le  [)i'otecloral  sur  l'Annam,  alors  que  les  crédits 
avaient  été  votés  pour  maintenir  le  traité  de  1874,  qui  aboutissait 
seulement  au  protectorat  du  Toukin.  On  avait  manqué  à  l'engage- 
ment de  convoquer  les  Chambres,  s'il  fallait  aller  à  Hué!  M.  Clemen- 
ceau soutint  que  le  traité  Bourée  avait  existé  puisqu'il  avait  été 
communiqué  au  Sénat  à  titre  confidentiel.  Pourquoi  avoir  rompu 
brusquement  les  négociations  en  rappelant  notre  ambassadeur?  Ce 
qui  résultait  des  déclarations  du  ministre  des  affaires  étrangères, 
c'est  que  nous  n'étions  pas  en  guerre  avec  l'Annam,  mais  avec  les 
Annamites,  pas  en  guerre  avec  la  Chine,  mais  avec  les  Chinois!  F^a 
France  avait  déjà  10  000  hommes  au  Tonkin;  allait-on  envoyer  un 
nouveau  renfort  et  continuer  ainsi  jusqu'à  épuisement?  Dans  quelle 
mesure  pouvait-on  concilier  une  guerre  ouverte  ou  détournée  contre 
la  Chine  avec  le  besoin  d'assurer  la  sécurité  de  notie  territoire? 
Enfin,  que  voulait  faire  le  Gouvernement  et  quels  étaient  ses  moyens 
d'action? 

M.  Jules  Ferry  avait  demandé  la  parole  au  cours  de  la  harangue 
de  M.  Clemenceau  ;  il  le  remplaça  à  la  tribune  et  s'exprima  ainsi  : 


Discours  du  31  octobre  1883. 

M.  iuijE'&Y^iiRY, président  du  cotiseil,  ministre  de  V Instruction 
publique  et  des  beaux-arts.  —  J'ai  loiijoui's  pensé,  messieufs, 
que  le  débat  où  notis  sommes  engagés  se  lient  fort  au-dessus 
des  intérêts  ministériels  et  des  questions  de  portefeuille.  Aussi, 
me  garderai-je  d'introduire  dans  les  quelques  observations,  les 
quelques  réponses,  —  elles  n'ont  pas  besoin  d'être  longues 
pour  être  précises,  —  que  je  vais  avoir  l'honneur  d'adresser  à 
M.  Clemenceau,  quoi  que  ce  soit  qui  se  rattache  à  la  polémique 
des  partis.  Je  vous  répondrai  simplement,  clairement,  grave- 
ment, comme  il  convient  quand  on  traite  des  affaires  dont  le 
pays  est  aussi  justement  préoccupé.  Vous  avez  porté  la  discus- 
sion successivement  sur  deux  terrains:  le  passé,  la  responsa- 
bilité du  cabinet;  c'est  le  terrain  secondaire,  c'est  le  moindre 
intérêt  de  ce  débat;  ensuite,  vous  avez  demandé  ce  que  nous 


278  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

voulons  faire  et  quelle  politique  nous  proposons  à  la  Chambre 
de  faire,  d'accord  avec  nous.  Voilà  la  vraie  question. 
M.  LE  COMTE  DE  Douville-Maillefeu.  —  C'est  cela! 

M.  LE  Président  i)U  conseil. — Je  vais  répondre  brièvement 
sur  l'un  et  l'autre  point.  Nous  avons  manqué,  a-t-on  dit,  à  des 
engagements  pris.  Messieurs,  je  crois  que  si  quelque  cbose 
échappe  à  la  critique  dans  la  conduite  du  Gouvernement,  dans 
l'ensemble  des  mesures  qu'il  a  prises,  c'est  la  fidélité  avec 
laquelle  il  s'est  conformé  aux  sentiments  et  au  désir  de  la 
Chambre.  [Rumeurs  à  l'exù'ême-gauche  et  à  droite.)  Oui,  si  l'on 
pouvait  lui  faire  un  reproche,  ce  serait  d'avoir  poussé  jusqu'au 
scrupule,  jusqu'à  l'excès,  la  prudence,  la  modération. 

A  droite.  —  Oli  !  oh  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  il  est  facile,  — 
on  l'a  fait  et  on  le  fera  encore,  —  de  ramener  le  débat  à  des 
critiques  personnelles,  à  des  analogies  tirées  d'un  passé  plus 
ou  moins  récent.  Il  est  facile,  par  exemple,  de  dire  :  «  Le  Gou- 
vernement, fidèle  à  son  système,  — vous  le  disiez  tout  à  l'heure, 
peu  d'instants  avant  de  descendre  de  la  tribune,  monsieur 
Clemenceau,  —  à  ce  système  que  l'on  connaît,  veut  conduire 
peu  à  peu,  pas  à  pas,  la  Chambre  et  le  pays  dans  l'aventure  du 
Tonkin,  comme  il  l'a  déjà  fait  pour  la  campagne  de  Tunisie.  » 

A  droite.  —  Voilà  la  question  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  nous  parlerons 
bientôt  de  la  Tunisie... 

M.  Glémenceai.  —  J'en  ai  peur! 

M.  LE  COMTE  DE  Douville-Mailleeeu.  —  Encore  poiimoiis  demander 
de  l'argent!  (Tms  bien!  très  bien!  et  rirea  à  Ve.ytrême-Qunctie.) 

M.  LE  Président  DU  CONSEIL,  —  ...et  nous  nous  expliquerons. 
Nous  demanderons  à  la  Chambre  de  juger  de  nouveau  cette 
entreprise  nationale  et  nécessaire.  [Marques  d'approbation  à 
gauche  et  au  centre.)  Je  n'ai  jamais  reculé,  quant  à  moi,  devant 
ces  explications.  Je  suis  resté  une  semaine  ici,  à  cette  tribune, 
à  la  disposition  de  tous  les  interpellateurs.  Je  suis  tout  disposé 
à  y  remonter;  j'ai  toujours  beaucoup  compté  sur  le  temps... 
[Inlerrupiions  et  rires  à  Vextrême-ijauche  et  à  droite)...  pour 
faire  la  lumière  et  la  justice  sur  l'affaire  de  la  Tunisie. 

Vn  membre  nu  centre.  —  Ces  rires  sont  inoonvonants  ! 


AFFAIRES   DU   TONKIN.  -279 

.VI.  l»Ai  I.  Bkut.  — J(^  n'aurais  jamais  fin  la  (jiioslioii  aussi  f^aie. 

M.  LK  PuKsiDKXT  DU  CONSEIL.  —  Jc  crovais,  mcssieurs, 
traiter  une  matière  très  sérieuse.  {7'rès  Oie)}.'  très  bien!  rt 
(ipiilaudissements  à  (/anche  et  au  centre.)  Je  (lisais  que  je  n'ai 
jamais  tloulè  que  le  temps,  et  un  temps  prochain,  fît  pleine 
lumière  et  pleine  justice  sur  cette  question  si  débattue,  et  que 
le  jour  n'était  pas  loin  où  l'on  cesserait  de  nous  donner  ce 
spectacle  d'un  homme  politique  violemment  et  contimiellemeiil 
attaqué  pour  avoir  agrandi  la  puissance  de  son  pays  sur  l'autre 
rive  de  la  Méditerranée.  {Bravos  et  applaudissements  jrpétés  à 
gauche  et  au  centre.  —  Interruptions  à  droile.) 

M.  LE  coMTK  DE  Colbfrt-Lapi.ace.  —  I/annoxioii  de  la  Tunisie  nous 
a  coûté  120  millions  ! 

M.  CuNÉo  d'Ornano.  —  Il  faudrait  que  ceux  qui  ont  poussé  à 
l'annexion  de  la  Tunisie  payassent  la  dette  tunisienne  de  leur 
poclie  et  non  de  celle  de  leurs  électeurs  ! 

M,  LE  Présument  du  conseil.  —  Ceux  qui  vous  envient  la 
Tunisie  trouvent  que  vous  ne  l'avez  pas  payée  trop  cher.  [Très 
bien!  très  bien!  à  gaucheet  nu  centre.  — Nouvelles  interruptions 
à.  droite.) 

M.  Clnko  d'Orivaxo.  —  I/annexion  de  la  ilelte  !  Voilà  ce  qu'on  a 
fait  1   Rumeurs.) 

M.  LE  Président.  —  Laissez  donc  parler,  monsieur  Cunéo  d'Or- 
nano. 

M.  Paul  de  Cassacnac.  —  Vous  voyez  bien  que  le  minisire 
cherche  à  faire  une  diversion  ! 

M.  LE  Président  du  conseil. —  Mais  enfin,  messieurs,  dans 
l'aifaire  de  Tunisie,  le  Gouvernement  que  je  présidais... 

Un  membre  à  l'extrême-gauche.  —  On  ne  vous  a  pas  parlé  de  la 
Tunisie;  parlez-nous  du  Tonkin  ! 

M.  LE  Président  hu  conseil.  —  Veuillez,  messieurs,  m'écou- 
ter,  s'il  vous  plaît,  avec  patience,  et  ne  pas  m'interrompre. 
{Bruit  à  V extrême-gauche  et  à  droite.)  Je  dis  un  mot  d'un 
rapprochement  qu'on  a  introduit  dans  ce  débat,  et  je  fais  une 
distinction  que  je  prie  la  Chambre  d'écouter.  Dans  cette  alTaire 
de  la  Tunisie,  le  Gouvernement  que  je  préside  a  dû  prendre  des 
responsabilités  particulières;  mais  soutenir,  comme  le  disait 
hier  l'honorable  M.  Perin  à  cette  tribune,  que  c'est  moi  qui 
suis  l'auteur  et  l'inventeur  de   l'atTaire  du  Tonkin,  c'est,  en 


280  niSCOUKS   DE  JULES   FEUKY. 

vérité,  me  faire  beaucoup   trop   d'honneur,   {Interruptions    à 
r  extrême-gavche .) 

M.  Georges  Perin.  —  Voulez-vous  me  permettre  une  rectifica- 
tion ?... 

M.  LE  Président  du  conseil,  ministre  de  VInsiruclion 
publique  et  des  beaux-arts.  —  Voulez-vous  me  faire  le  plaisir 
lie  ne   pas  m'interrompre?... 

M.  Georges  Perin.  — Monsieur  le  Président  du  conseil... 

Voix  à  gnuche.  —  .Mais  laissez  donc  parler  le  ministre  ! 

M.  Georges  Perin,  au  milieu  du  bruit.  —  Monsieur  le  Président 
du  conseil,  vous  me  faites  dire  ce  que  je  n'ai  pas  dit.  Prenez  la  peine 
de  lire  mon  discours.  (Exclamntionti  à  gauchi^  et  au  centre.)  Oh  !  vous 
ne  m'empêcherez  pas  déparier.  (Très  bien!  très  bien!  à  rextrcme- 
qauche).  Je  n'ai  pas  dit  que  vous  étiez  l'inventeur  de  l'affaire  du 
ïonkiu,  mais  que  vous  l'avez  engagée  en  dissimulant  ce  que  vous 
vouliez  faire  ;  voilà  la  vérité.  (Approbation  à  V extrême-gauche.  — 
Rumeurs  à  gauche  et  au  centre.  ) 

Au  centre.  —  N'interrompez  donc  pas! 

M.  LE  Président  du  conseil,  —  Ce  n'est  pas  moi  qui  ai 
engagé  une  entreprise  qui  a  pour  base  des  traditions  nationales, 
des  traditions  vieilles  déjà  de  près  d'un  siècle,  des  expéditions 
militaires  glorieuses  pour  la  France,  deux  traités,  les  exploits, 
la  merveilleuse  aventure  de  Francis  Garnier,  et,  finalement,  le 
traité  de  1874,  voté  par  l'Assemblée  nationale.  Ce  n'est  pas  moi 
qui  ai  engagé  ni  l'expédition  ni  la  dépense,  comme  vous  le 
dites.  Je  relisais  ce  matin,  et  pour  rafraîcliir  mes  souvenirs,  car 
cette  atfaire  remonte  assez  loin,  —  votre  discours  du  mois  de 
juillet  1881.  Oui,  vous  avez  toujours  été  l'adversaire  de  l'entre- 
prise tonkinoise  et  du  traité  de  1874,  mais  vous  aviez  tort  hier 
de  dire  que  la  responsabilité  première  des  premiers  crédits 
engagés  par  cette  Chambre  retombait  sui-  moi.  Vous  savez  très 
bien  que  c'est  en  1880,  sous  le  ministère  de  M.  de  Freycinet,  — 
cabinet  dont  je  faisais  partie,  je  ne  renie  pas  cette  responsabi- 
lité, —  que  l'honorable  président  du  conseil  a  présenté  ce  petit 
crédit,  qui  est  resté  quinze  mois  à  la  commission  du  budget... 

M.  Georges  Perin.  —  Je  le  sais  très  bien  ! 

M.  le  Président  du  conseil.  —  ...  que  c'est  en  juillet  1881 
qu'il  en  est  sorti  ;  qu'il  n'avait  aucunement  pour  but  et  ne 
pouvait  avoir,  en  aucune  façon,  pour  conséquence  d'engager 
une  atîaire  plus  considérable  que  le  chiffre  même  du  crédit  ne 


AFIAIUKS    Itl     T(i\KI.\.  281 

le  comporlail;  i\uo  ce  civdil  (-lail  siircilir  poiir  la  cftiislniclinii 
d'un  cerliiiii  nomliic  de  lialcaiix  |)lals.  (l('sliiH'>  à  piirLivr  les 
embouchures  du  lleuve  Rouj^e... 

M.  Giconr.ES  PiatiN.  —  Oui.  c'est  ainsi  qno  vous  avfz  fiiL'ai;»'* 
l'affaire  ! 

M.  LE  Président  du  ("onskh/.  —  N'y  avait-il  ddiic  pas  df 
garnison  française  au  Tonkiu  m  vertu  du  liaitr  df  1S74? 
{Interruptions  à  V exlrènic-gauche .) 

Une  voix.  —  Non!  [Exclamation  au  centre.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Vous  dites  nou?  Vous  ne 
connaissez  pas  les  affaires  dont  on  parle. 
M.  Georges  Perin.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  N'y  avait-il  pas  un  gouver- 
neur de  la  Cochinchine  auquel  était  particulièrement  réservée 
la  direction  des  affaires  militaires  au  Tonkin  '?  Est-ce  que  ce 
n'est  pas  ce  gouverneur  qui  a  envoyé  en  avant  le  commandant 
Rivière'?  Est-ce  que  c'est  le  cabinet  que  je  préside,  et  n'est-ce 
pas  le  cabinet  présidé  par  M.  Duclerc  qui  a  envoyé  la  Corrèze 
avec  700  hommes?  Je  ne  dis  pas  cela,  messieurs, pour  repousser 
les  responsabilités;  je  fais  seulement  des  réserves  pour  qu'on 
ne  déplace  pas  la  question,  qu'on  n'en  change  pas  le  caractère, 
et  pour  qu'on  ne  fasse  pas  de  cette  affaire  du  Tonkin  une  affaire 
personnelle  à  tel  ou  tel  ministre,  à  tel  ou  tel  président  du 
conseil,  à  tel  ou  tel  cabinet.  [Applaudissements  à  tjnuche  et  au 
centre.)  Depuis  le  commencement  jusqu'à  la  lin,  c'est  une 
affaire  française  et  une  question  de  patrie.  [Nouveaux  applau- 
dissements sur  les  mêmes  bancs.)  Ah!  sans  doute,  dès  le  premier 
jour  où  j'ai  eu  l'honneur  de  siéger  dans  les  conseils  de 
M.  le  Président  de  la  République,  nous  avons  entendu  parler 
de  cette  affaire.  Oui.  dès  1879,  nous  nous  sommes  occupés 
du  Tonkiu ,  et  nous  avons  envisagé  cette  question.  Et  pour- 
quoi y  a-t-il  eu  une  question  du  Tonkin?  Ah!  messieurs, 
laissez-moi  vous  dire  que  nous  avons  obéi  à  deux  sentiments 
que  des  républicains  et  des  hommes  de  cœur  peuvent  et 
doivent  associer. 

Le  premierde  ces  sentiments,  c'est  le  souci  et  le  respect  de  nos 
forces  continentales;  c'est  la  préoccupation  d'une  concentration 
nécessaire  à  laquelle  il  faut  se  garder  de  porter  la  moindre 


282  DISCOURS   DE  JULES   FERliY. 

atteinte.  {Oui!  oui!  —  Applaudissemenls  au  centre  et  n  ç/auche.) 
Mais  est-ce  f|ue  la  France  est  seulement  une  puissance  conti- 
nentale? N'est-elle  pas  aussi  la  deuxième  puissance  maritime 
(lu  monde?  Est-ce  que,  pour  soutenir  ce  rôle  de  puissance 
maritime,  elle  ne  supporte  pas  un  gros  et  lourd  budget?  La 
France  a  donc  à  accomplir  des  devoirs  d'ordres  divers,  des 
devoirs  qu'un  gouvernement  vigilant  et  patriotique  doit  savoir 
concilier.  Quelle  a  été,  sur  cette  question  du  Tonkin,  la  pensée 
des  républicains  qui  ont  fait  partie  avec  moi  des  ditïérents 
cabinets  qui  se  sont  succédé?  Tous,  nous  nous  sommes  dit  :  La 
monarchie  avait  légué  à  la  République  une  France  amoindrie, 
mutilée;  le  premier  devoir  de  la  République  est  de  ne  pas 
perdre,  de  ne  pas  aliéner  une  seule  parcelle  du  territoire  qui 
lui  était  laissé. 

M.  Glémf.iXCeai'.  — Est-ce  que  j'ai  dit  le  contraire?  (i4pj9/aH(i?sse- 
ments  à  gauche  et  au  centre.) 

A  gauche  et  au  centre.  —  >''interrompez  pas  ! 

M.  LE  COMTE  DE  Lanjuinais.  —  Ne  mettez  pas  sur  le  compte  de  la 
monarchie  ce  qui  ne  doit  pas  lui  être  attribué.  [Interruptions.) 

M.  LE  Pkésident  du  conseil.  —  Messieurs,  je  m'efforce 
d'élever  la  question.  Il  parait  qu'on  le  trouve  mauvais  de  ce 
côté.  (L'orateur  désigne  V extrême-gauche.  —  Réclamations  et 
interj-uptions  à.  l'exlrême-gauche.)  J'explique  pourquoi  il  faut  à 
la  France  une  politique  coloniale.  J'indique  dans  quelles  limites 
cette  politique  doit  se  maintenir.  Est-ce  que  ce  n'est  pas  là  la 
question?  {Oui !  ^ui  !  —  Applaudissements  au  centre  et  à 
gauche.)  Donc,  disions-nous,  toutes  les  parcelles  du  domaine 
colonial,  ses  moindres  épaves  doivent  être  sacrées  pour  nous, 
parce  que.  d'abord,  c'est  un  legs  du  passé,  et  ensuite  parce  que 
c'est  une  réserve  pour  l'avenir.  Est-ce  que  la  République  doit 
avoir  une  politique  éphémère,  de  courtes  vues,  uniquement 
préoccupée  de  vivre  au  jour  le  jour?  Est-ce  qu'elle  ne  doit  pas, 
comme  tout  autre  gouvernement,  considérer  d'un  peu  haut 
l'avenir  des  générations  qui  lui  sont  confiées,  l'avenir  de  cette 
grande  démocratie  laborieuse,  industrielle,  commerçante,  dont 
elle  a  la  tutelle?  (  Vifs  applaudissements  à  gauche  et  au  centre.) 

Eh  bien,  vous,  messieurs,  qui  avez  souci  de  cet  avenir,  qui 
vous  rendez  justement  compte  qu'il  appartient  aux  travailleurs 
et  aux  vaillants,  jetez  les  yeux  sur  la  carte  du  monde  et  regardez 


Ail  AIIIKS    III     ÏONKIN.  28.{ 

avec  quellr  vigilance,  avec  (juelle  aidnii-  les  granilos  nalions 
qui  sont  vos  amies  ou  vos  rivales  s'y  réservent  des  débouchés. 
Il  no  s'apit  pas  de  l'avenir  de  demain,  mais  de  l'avenir  de  cin- 
quante ans  ou  de  cent  ans,  de  l'avenir  même  de  la  patrie. 
(I))terruplio))s  à  droite.  —  Nouveaux  applaudissements  à  gauche 
et  nu  centre)...  de  ce  qui  sera  l'héritage  de  nos  enfants,  le  pain 
de  nos  ouvriei's  !  [Interruptions  ri  rires  ù  L'extrème-çiauche  qui 
amènent  des  réclamations  à  yauclie  et  au  centre.)  Cela  fait  rire 
messieurs  les  démocrates  de  l'extrême-gauclie.  Je  les  remercie 
de  cette  manifestation.  [Nouvelles  interruptions  à  l'exlrême- 
gaiiche.  —  Bruit.) 

M.  Paul  Bert.  —  ('es  messieurs  s'amusent. 

M.  Clovis  Hi'GUES.  —  11  ne  fallait  pas  les  fusiller,  les  ouvriers! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Eh  bien,  regardez  avec 
quelle  ardeur  chacune  de  ces  races  industrieuses,  — justement 
occupées  de  celte  grave  question  des  débouchés,  qui  est  une 
question  vitale  pour  toute  nation  pi'oductrice,  —  regardez, 
dis-je.  avec  quelle  ardeur  elles  s'elforcent  de  se  faire  leur  pari 
dans  le  monde  encore  inexploré,  dans  cette  Afrique,  dans  cette 
Asie  qui  recèlent  lanl  tie  i-ichesses,  et  particulièrement  dans  cet 
immense  empire  chinois.  Il  ne  s'agit,  bien  entendu,  et  personne 
n'y  a  songé,  de  vouloir  le  conquérir,  ce  grand  empire  chinois  ! 
Vous  disiez  parfaitement,  monsieur  Perin,  dans  votre  discours 
d'hier,  si  rempli  de  vues  justes  et  où  j'ai  trouvé  d'excellents 
conseils,  vous  disiez  très  bien  que  les  nalions  européennes  ont 
reconnu,  depuis  longtemps,  que  la  conquête  de  la  Chine,  de 
ces  400  millions  de  consommateurs,  devait  être  faite  uni- 
quement par  les  produits  et  par  les  producteurs  européens. 
Mais  il  faut  être  à  portée  de  cette  riche  l'égion  poui-  en  entre- 
prendre la  conquête  pacifique!  Et  c'est  pour  cela  que  j'admire 
et  que  je  remercie  la  vigilance,  la  sagesse  ou  l'instinct  profond 
qui  a  poussé  nos  prédécesseurs  vers  l'embouchure  du  fleuve 
Rouge,  et  qui  leur  a  montré  comme  but  la  possession  du 
Tonkin.  Voilà,  messieurs,  ce  qui  fait  le  grand  intérêt  de  cette 
entreprise;  voilà,  permettez-moi  de  vous  le  répéter,  ce  qui 
porte  le  débat  plus  haut  que  toutes  les  questions  de  portefeuille. 
Voilà  ce  qui  démontre,  à  mon  sens,  par  un  exemple  éclatant  et 
décisif  entre  tous,  qu'il  est  impossible,  qu'il  serait  détestable, 
anti-franrais,  d'interdire  à  la  République  d'avoir  une  politique 


284  DlSrOUHS   DE  JULES   FERRY. 

coloniale.  Celle  politique,  il  faul  qu'elle  soit  sage,  bien  entendu, 
il  faut  qu'elle  soit  prudente,  qu'elle  ne  perde  jamais  de  vue 
l'autre  intérêt,  le  grand  intérêt  continental  qui  est  la  vie  même 
de  ce  pays. 

Eh  bien,  messieurs,  est-ce  qu'on  a  manqué  de  prudence,  dans 
la  conduite  de  cette  affaire?  J'estime,  quant  à  moi,  faisant  avec 
une  entière  sincérité  mon  examen  de  conscience...  {Interrup- 
tions et  rires  ironiques  à  droite  et  à  V extrême -gauche  qui  sou- 
lèvent des  réclamations  au  centre  et  à  gauche],  j'estime,  dis-je, 
que  le  reproche  d'imprudence  est  la  plus  imméritée,  la  plus 
injustiliable  de  toutes  les  critiques  qu'on  puisse  nous  adresser; 
on  pourrait  plutôt  nous  reprocher  d'avoir  été  trop  prudents, 
trop  réservés,  trop  timorés.  {Oui!  oui!  au  centre.) 

M.  Pai;l  Beut.  —  C'est  vrai  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Et  quand  je  dis  nous,  — 
permettez-moi  celte  liberté,  —  j'emploie  à  dessein  une  expres- 
sion qui  englobe  les  ditférents  cabinets  qui  se  sont  occupés  de 
la  question  du  Tonkin,  — je  dis  que  nous  avons  été  réservés 
les  uns  et  les  autres,  parce  que  nous  nous  trouvions  en  face 
d'une  double  obligation  :  d'abord  de  ménager  nos  ressources,  et 
ensuite  de  ménager  l'esprit  pubhc,  car  il  n'a  pas  eu  toujours  le 
véritable  sentiment  des  nécessités  supérieures  que  nous  avons 
le  devoir  et  la  mission  d'apercevoir  et  de  servir.  (Vifs  applau- 
dissements au  centre  et  à  gauche.)  Et,  pour  ne  reprendre  les 
choses  que  depuis  le  moment  de  notre  séparation,  où  ti'ouve-t-on 
que  nous  ayons  été  imprudents?  Est-ce  dans  les  opérations 
militaires?  Messieurs,  nous  avons  fait  connaître  à  la  commission 
des  crédits  du  Tonkin,  en  temps  et  lieu,  les  instructions  qui 
avaient  été  données  à  notre  commissaire  civil.  Je  demande 
pardon  de  le  dire  encore,  mais  ces  instructions  sont  un  modèle 
de  prudence,  {/{ires  ironiques  à  droite  et  à  V extrême-gauche .)  ï en 
rapporte  tout  l'honneur  à  notre  regretté  collègue  M.  Brun,  et  à 
M.  le  ministre  des  affaires  étrangères.  Et,  si  je  pouvais  lire 
entièrement  ces  instructions,  vous  verriez  qu'elles  ont  eu  le 
soin  de  tout  prévoii-,  de  tout  régler,  de  tout  préciser.  Et  quant 
aux  limites  de  l'expédition  elle-même,  vous  constateriez  qu'elles 
ont  été  fixées,  arrêtées  de  la  façon  la  plus  nette  !  Voici  ce 
qu'on  lit  : 


AIIAIUKS    IH     T(tNklN.  285 

«  La  seule  pailic  du  Toiikiii  (]iif  nous  nous  pinposoiis 
(rocciipcr  est  le  délia  du  Son^-K(jï  :  nous  n'eiilendons  pas 
dépasser  Bac-Ninh  el  Hunghoa,  près  du  conlluent  de  la  rivière 
Claire,  sauf,  pourtant,  sur  la  ciMe,  les  points  dont  l'occupation 
paraîtra  nécessaire.  Il  n'est  guère  possible  de  lixer  dès  main- 
tenant les  postes  militaires  qu'il  y  aui-a  lieu  de  garder.  Cepen- 
dant, il  est  utile  de  signaler,  en  dehors  de  Hanoï  et  Nam-l)inli, 
où  noire  drapeau  flotte  dès  maintenant,  Haï-lMiong.  Xinliliinli, 
Bac-Ninli,  Sontay,  probablement  Honeng-Yen  el  Munkoï  ou 
Vanninh.  » 

Messieurs,  voilà,  en  quelque  sorte,  les  termes  du  conli-at  passé 
avec  la  Chambre.  Est-ce  que  nous  nous  en  sommes  écartés 
d'une  seule  ligne?  Mais,  Messieurs,  nous  ne  l'avons  pas  complè- 
tement exécuté!  c'est  le  seul  aveu  que  nous  ayons  avons  faire. 
^'ous  n'avons  pas  encore  pris  et  Sontay  el  Bac-Ninli.  J'estime 
donc  qu'à  moins  de  prouver  que  nos  opéivations  militaires  se 
sont  portées  en  dehors  du  Delta,  alors  qu'il  est  malheureu- 
sement si  évident  quelles  n'ont  pas  encore  assuré  à  la  Fi'ance 
la  possession  du  Delta  tout  entier,  il  n'est  pas  possible  de  dire 
que  nous  ayons  manqué  aux  intentions  de  la  Chambre,  ou 
méconnu  ses  vues  et  ses  volontés. 

Mais  on  nous  dit  :  «  Vous  êtes  allés  à  Hué  et  vous  aviez  promis 
de  ne  pas  y  aller  sans  la  permission  de  la  Chambre.  »  Et,  en  effet, 
dans  ces  instructions,  tout  un  passage  a  trait  à  l'expédition  sur 
Hué.  M.  le  ministre  de  la  marine  et  M.  le  ministre  des  affaires 
étrangères  prescrivent  avec  la  plus  grande  précision  au  com- 
missaire civil  d'éviter  jusqu'à  nouvel  ordre  toute  entreprise  sur 
Hué.  Il  y  avait  pour  cela  de  très  bonnes  raisons;  mais  ces 
raisons  mêmes  se  sont  évanouies,  le  jour  où,  à  la  mort  du  roi 
Ïu-Duc,  le  désordre  et  l'interrègne  qui  ont  suivi  ont  olTert  à 
notre  politique  une  occasion  qu'elle  eût  été  coupable  de  ne  pas 
saisir.  {Cest  évident!  —  Très  bien!  au  centre  et  à  gauehe.)  Et 
c'est  alors  que  nous  avons  reçu  un  télégramme,  émanant  du 
commissaire  général  et  appuyé  par  le  général  Bouet  et  par 
l'amiral  Courbet,  télégramme  dans  lequel  on  nous  disait  :  «  Le 
roi  Tu-Duc  est  mort  :  il  y  a  là  une  occasion  à  saisir;  il  nous  est 
facile,  avec  les  forces  que  nous  pouvons  détourner  de  la 
Cochinchine  et  duTonkin,  de  nous  emparer  des  forts  qui  domi- 
nent l'entrée  de  la  rivière  de  Hué.  »  Cette  opération,  abso- 


i)8j  DISCOUUS  DE  JULES   FEHRY. 

lumcMil  nécessaire,  messieurs,  nous  l'avons  autorisée.  Et  alors 
M.  Clemenceau  de  nous  dire  :  «  Avant  de  répondre  à  ce  télé- 
gramme, il  fallait  convoquer  la  Chambre  !  »  C'est-à-dire  qu'il 
fallait  s'exposer  à  laisser  passer  le  temps,  et  arriver  à  cette  date 
du  mois  d'août  où  la  mousson  qui  commence  rend  la  rivière  de 
Hué  à  peu  près  inabordable! 

Mais,  messieurs,  si  nous  avions  suivi  une  pareille  politique, 
M.  Clemenceau  serait  monté  à  cette  tribune,  et  il  nous  aurait 
dit  :  «  C'est  pour  cela  que  vous  avez  rappelé  les  Chambres? 
[Exclmnalions  à  droite...  — Marques  d'approbation  au  centre.) 
Comment!  vous  vous  dites  un  gouvernement  d'initiative,  et  vous 
avez  reculé  devant  une  mesure  aussi  légitime,  aussi  nécessaire, 
et  vous  rejetez  sur  la  (chambre  la  responsabilité  de  l'insuccès 
probable  d'une  opération  commencée  trop  tard  !  »  Messieurs,  un 
gouvernement  qui  se  respecte,  qui  est  pénétré  du  sentiment  de 
sa  responsabilité  et  qui  traite  les  alîaires  sérieusement,  ne  se 
livre  pas  à  de  pareilles  manifestations.  Il  ne  convoque  pas  les 
Chambres,  il  s'inspire  des  circonstances,  et  il  vient  dii-e  ensuite 
au  Parlement:  «  Jugez-moi,  et,  si  j'aimai  fait,  condamnez-moi!  » 
[Cesl  cela!  Très  bien!  —  Applaudissements  répétés  au  centre  et 
à  gauche.) 

M.  Marius  Poulet.  —  Alors  la  Conslitulioii  ne  sert  de  rien  ! 

M.  Tony  Rkvillo.n,  s\ulressant  au  centre.  —  Vous  auriez  applaudi 
l'expédition  du  Mexique!  {Vives  rumeurs  au  centre.) 

M.  ViLLAiN.  —  Vous  étiez  alors  dans  les  salons  de  ceux  qui  la 
faisaient. 

M.  BoissY  d'Anglas. —  Vous  étiez  alors  parmi  les  courtisans  de 
l'empire. 

M.  liE  Président  du  conseil.  —  Toutes  ces  violences  à 
fi'oid  n'avancent  pas  la  discussion.  M.  Clemenceau  ne  peut  pas 
trouver  l'opération  mauvaise  en  elle-même,  car  il  n'y  en  a  pas 
eu  de  mieux  exécutée,  de  plus  heureuse  depuis  trois  mois,  de 
plus  féconde  en  résultats,  puisque  le  traité  de  Hué  s'exécute 
dans  le  Delta,  et  qu'on  le  voit  bien  à  la  retraite  des  Pavillons- 
Noirs  ;  puisque  les  deux  principaux  ministres  de  l'empereur 
d'Annam  sont  en  ce  moment  à  Hanoi,  auprès  de  M.  Harmand, 
et  veillent  à  l'exécution  du  traité  par  les  troupes  annamites. 

M.  Roque  (de  P^illol).  —  11  n'est  pas    atifié  parles  Ctiambres. 


AHAIHKS    I»l     Tn\KI\.  W~ 

M.    LK    PRKSIDHNT    DU    CONSEIL.  —  Il  VOUS  Sftl'a  C()riinilllli(lll(' . 

Il  ne  ptMil  (raillciii's  avoir  de  valoiii'  (|iit'  pai'  \olir  vote. 
M.   I{noi:E  (de  Fillol,'.  —Alors  poiinjuoi  r»\\i''Cule-l-oii  ? 

M.  LK  Prk8I1)knt  du  conskil.  —  Vous  nous  laisserez, 
comme  nous  en  avons  le  droil,  d'après  la  loi  coiistilulionnelle, 
le  choix  du  moment  auquel  nous  le  soumettrons  à  votre  ratili- 
cation,  et  peut-être  alors  vous  expliquerons -nous  mieux 
qu'aujourd'hui  pourquoi  nous  n'avons  pas  immédiatement 
déposé  ce  traité  sur  le  bureau  de  la  Chambre.  Donc,  M.  Cle- 
menceau, qui  ne  peut  pas  critiquer  l'entreprise  en  elle-même, 
l'attaque  cependant  au  point  de  vue  du  droit. 

Il  vous  a  donné,  au  commencement  de  son  discours,  un  argu- 
ment qui  semble  avoir  touché  un  certain  nombre  de  nos  col- 
lègues siégeant  de  ce  côté  [Vorateur  désigne  V exlrême-gauche) , 
mais  qui  est  malheureusement  absolument  faux.  Il  nous  a  dit  : 
-(  Vous  étiez  autorisés  à  faire  exécuter  le  traité  de  1874;  mais 
vous  n'aviez  pas  le  droit,  et,  par  conséquent,  vous  n'aviez  pas 
le  devoir  de  faire  exécuter  le  traité  de  Hué,  par  cette  raison 
(|ue  l'on  constitue  le  protectorat  sur  le  Tonkin  seul,  —  ce  serait 
le  traité  de  1874  —  et  l'autre,  —  celui  de  Hué  —  constitue, 
comme  on  a  pu  le  voir  dans  les  joui'naux,  et  comme  cela  est 
vrai,  en  elïet,  le  protectorat  sur  la  totalité  de  l'Annam.  » 

Malheureusement,  messieurs,  cette  argumentation  est 
contraire  aux  textes. 

L'article  1"  du  traité  avec  l'Annam  constitue  le  protectorat 
sur  l'empire  d'Annam  tout  entier. 

M.  Clemenceau.  —  Lisez  donc  rarticle  1". 

M.  LE  Président  du  conseil.  — Je  vais  vous  lire  l'article  2. 
[Exclamalions  et  rires  à  V exlrême-gauche  et  à  droite.) 

M.  Clémenceai'.  —  I/article  1"  constitue  l'indépendance  de 
rAïuiam.  {Bruit  divers.) 

Voix  au  centre.  —  Lisez-les  tous  les  deux  I 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  vais  vous  lire  les  <leux. 
[Rires  approbatifs  au  centre.) 

L'article  1"  est  ainsi  conçu  : 

«  Il  y  a  paix,  alliance  et  amitié  perpétuelle  entre  la  France  et 
le  royaume  d'Annam . 

«  Art.  2.  —  S.  Exe.  le  Président  de  la  République,  recon- 


288  DISCOURS   DE  JULES   FEKUY. 

naissant  la  souveraineté  du  roi  d'Annam  et  son  entière  indé- 
pendance vis-à-vis  de  toute  puissance  étrangère,  quelle  qu'elle 
soit,  lui  promet  aide  et  assistance,  et  s'engage  à  lui  donner,  sur 
sa  demande  et  gratuitement,  l'appui  nécessaire  pour  maintenir 
dans  ses  États  l'ordre  et  la  tranquillité,  pour  le  défendre  contre 
toute  attaque,  et  pour  détruire  la  piraterie  qui  désole  une  partie 
des  côtes  du  royaume.  » 

M.  Clemenceau.  —  Vous  n'avez  pas  le  droit  d'y  avoir  une  garnison. 
M.  LE  Président.   —  N'interrompez  pas,   monsieur  Clemenceau  ; 
vous  avez  dit  que  vous  répliqueriez. 

M.  Clemenceau.  —  J'ai  été  assez  interrompu.  [Rumeurs  au  centre.) 

M.  LE  Présidext  du  coxseil.  —  Je  dis,  messieurs,  que  c'est 
une  erreur  —  et  l'honorable  M.  Clemenceau  devrait  s'empresser 
de  la  reconnaître  —  de  soutenir  qu'il  y  a  une  distinction  à 
établir,  sous  ce  rapport,  entre  le  traité  de  1874  et  le  traité  avec 
l'Annam.  Il  n'y  a  pas  ici  à  distinguer;  on  ne  peut  dire  :  le  pro- 
tectorat du  ïonkin  était  constitué  par  le  traité  de  1874,  et  le 
protectorat  de  l'Annam  a  été  constitué  par  le  traité  de  Hué  : 
par  conséquent,  le  traité  de  Hué  et  la  politique  du  Gouverne- 
ment sont  la  violation  du  traité  de  1874.  Non,  tous  les  deux  sont 
des  traités  de  protectorat;  seulement,  le  second  a  cette  supé- 
riorité d'avoir  délini  avec  plus  de  netteté,  de  précision  et  de 
méthode,  les  conditions  essentielles  du  protectorat. 

M.  DE  Doiville-Maillefeu.  —  Pourquoi  donc  avez-vous  négocié 
avec  la  Chine?  l^ourquoi  avez-vous  accepté  son  intervention  ? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  faudrait,  monsieur  de 
Douville-Maillefeu,  poser  celte  question  à  l'honorable  M.  Cle- 
menceau, qui  nous  a  blâmés  d'avoir  coupé  court  aux  pour- 
parlers entre  M.  Bourée  et  la  Chine.  [Très  bien!  au  centre.) 

M.  LE  COMTE  DE  Douville-Maillefei'.  —  .le  vous  poserai  cette 
question  à  la  tribune. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  ne  veux  pas  revenir 
non  plus  sur  l'envoi  des  renforts.  Il  est  bien  évident  que, 
l'expédition  restant  maintenue  dans  les  mêmes  limites,  en 
dedans  du  delta  du  Song-Koï,  vous  ne  vous  attendiez  pas  à  être 
rappelés,  au  milieu  des  vacances,  par  le  Gouvernement  pour 
lui  accorder  l'autorisation  d'expédier  quelques  troupes  de  plus 
au  Tonkin.  Le  Gouvernement  a  cru  devoir  prendre  celte  mesure, 
et  il  n'a  pas  hésité.  Mettant  en  balance  les   interprétations 


AFKAIKKS    Itr   TOiNKI.N.  289 

fâcheuses,  je  peux  din'  le  lioiihlc  profoml,  (in'iiMt'  iruiiioii  des 
Chambres,  aussi  anormah?,  aussi  imprévue,  n'aurail  pas  manqué 
(le  jeter  dans  le  pays...  [Très  bien!  très  bien!  au  cenh^e  et  à 
gauche.  —  Protenlalions  à  l'extrême -gauche)...  mettant  en 
balance  ces  inconvénients,  que  vous  sentez  tous,  et  sa  propre 
responsabilité,  le  Gouvernement  s'est  dit  :  Nous  ferons  la 
Chambre  juge;  elle  dira  si  nous  avons  eu  tort,  oui  ou  non,  de 
ne  pas  la  convoquer  pour  lui  demander  d'envoyei-  trois  batail- 
lons de  plus  au  Tonkin.  [Vive  approbation  au  centre  et  à 
gauche.) 

Je  n'insiste  pas  davantage  sur  ce  point  :  nous  examinerons 
un  peu  plus  lard,  dans  très  peu  de  jours,  la  question  des 
crédits.  [Humeurs  à  le-vU-ème-gnuche.)  Assurément,  messieurs, 
le  Gouvernement  aui-a  des  crédits  à  vous  proposer,  el  il  ne  se 
plaindrait  pas,  si  l'occasion  s'en  présente,  que  sur  les  bancs  de 
nos  collègues  de  l'extrême-gauche  une  opinion  ou  un  vœu  se 
manifestât  pour  une  demande  de  crédits  peut-être  plus  consi- 
dérable que  celle  que  nous  avons  l'intention  de  vous  soumettre. 
Si  vous  trouvez  que  les  sommes  demandées  sont  trop  faibles, 
vous  nous  le  direz,  et  nous  ne  refuserons  pas  de  les  aug- 
menter. Je  m'applaudis  d'avance  de  l'accord  que  je  vois  se 
former  sur  ce  terrain  entre  l'opposition  et  le  Gouvernement. 
[On  rit.) 

Quelques  membres  à  droite.  —  Cela  ne  vous  coûte  pas  cher.  — 
C'est  toujours  le  pays  qui  paie  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Quelle  est  l'autre  objection 
sur  laquelle,  du  reste,  l'honorable  M.  Clemenceau  a  passé  assez 
légèrement?  Il  a  fait  allusion  à  l'emploi  des  troupes  de  terre, 
placées  sous  les  ordres  de  la  marine.  Je  lui  demanderai,  s'il 
considère  cela  comme  une  infraction  aux  lois  constitutionnelles, 
de  me  montrer  quelque  part  une  loi  qui  défende  aux  tirailleurs 
indigènes  de  servir  au  Tonkin  sous  les  ordres  d'un  officier  de 
marine. 

M.  Clemenceau.  —  Je  n'ai  pas  dit  cela  :  j'ai  dit  que  vous  vous  étiez 
servis  des  troupes  de  terre  avec  les  crédits  accordés  à  M.  le  ministre 
de  la  marine  et  vous  ne  pouvez  pas  dire  le  contraire. 

M.  LE  Peésident  du  conseil.  —  Assurément. 

M.  Clémenceai-.  —  Cela  s'appelle  un  virement  {Rumeurs  au 
centre). 

J.  Ferry,  Discours,  V.  19 


290  DISCOURS   DE  JULES   FEUKY. 

M.  LE  Peésident  du  conseil.  —  Ce  n'est  pas  du  tout  un 
virement,  puisque  le  budget  de  la  guerre  reste  chargé  de  la 
solde  des  troupes,  et  que  le  complément  seulement  est  fourni 
par  M.  le  ministre  de  la  marine.  C'est,  du  reste,  une  petite 
question  que  nous  éclaircirons  plus  tard  tout  à  loisir.  Messieurs, 
M.  Clemenceau  est  revenu  sur  le  traité  Bourée,  et  je  recueillais 
tout  à  l'heure,  non  sans  quelque  satisfaction,  l'interruption  de 
M,  de  Douville-Maillefeu  qui  siège  sur  le  même  banc  que 
l'honorable  M.  Clemenceau.  Je  me  permettrai  de  dire  alors  à 
mes  honorables  collègues  :  «  Mettez-vous  d'accord...  » 

M.  DE  Douville-Maillefeu.  —  Nous  ne  sommes  pas  obligés,  nous, 
de  nous  mettre  d'accord.  C'est  vous  qui  êtes  un  cabinet  homogène, 
qui  devez  être  d'accord;  pour  nous, nous  avons  notre  indépendance. 

Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Vous  me  permettrez  bien 
de  faire  observer  qu'il  y  a  sur  vos  bancs  deux  opinions 
contraires... 

M.  DE  Douville-Maillefeu.  —Il  y  en  a  peut-être  trois. 
C'est  vous,  je  le  répète,  qui  devez  être  d'accord  ! 

M.  le  Président  du  conseil.  — Je  dis  que,  parmi  nos  adver- 
saires, il  y  en  a  qui  nous  reprochent  très  amèrement  d'avoir 
rompu  ce  qu'on  appelle,  d'un  mot  bien  inexact,  le  traité  Bourée, 
et  que  d'autres,  au  contraire,  soutiennent  que  nous  n'avons  que 
trop  donné  les  mains  à  ce  genre  de  pourparlers,  et  que  nous 
n'aurions  dû,  h  aucun  prix,  entrer  en  négociations  avec  la 
Chine.  Ces  deux  reproches,  si  contradictoires,  m'amènent  à 
croire  que  le  Gouvernement  était  peut-être  dans  la  vérité  : 
d'une  part,  en  refusant  de  suivre  M.  Bourée  sur  le  terrain  où  il 
voulait  l'entraîner,  et,  d'autre  part,  en  montrant,  dans  les  négo- 
ciations que  vous  connaissez,  son  bon  vouloir  vis-à-vis  de  la 
Chine. 

Il  serait  bien  long  de  recommencer  l'histoire  du  traité  Bourée  : 
M.  le  ministre  des  atîaires  étrangères  l'a  faite  à  plusieurs 
reprises,  avec  une  éloquence,  une  précision,  une  étendue  de 
renseignements  que  je  ne  saurais  égaler.  Mais,  puisqu'on  a  cité 
ici  quelques  textes,  je  voudrais  bien  en  citer  un  à  mon  tour. 
Nos  adversaires,  qui  parlent  du  traité  Bourée  et  qui  en  font  une 
de  leurs  grandes  machines  de  guerre  contre  le  cabinet,  ne  se 
contentent  pas  de  mettre  en  circulation  cette  expression  fausse  : 


Ai-rAïKKs  nr  tonki.n.  291 

«  le  trailt''  Bomvt^:  >.  non,  ils  lépèloiit,  ils  écrivent,  ils  impri- 
ment tous  les  jours  (ju'il  y  a  eu  un  traiti''  signé.  Ainsi,  dans  un 
journal  qui  ne  sera  pas  désavoué  par  Tlionorahle  M.  Grand  .-i 
qu'on  poiin-a  i)eut-étre  citer  à  la  tribune.  —  c'est  le  sien,  — 
dans  la  France  du  27  octobre,  on  lit  :  «  Le  Livfe  Jaune,  repro- 
duisant une  affirmation  déjà  portée  à  la  tribune  par  le  ministre 
des  alVaires  étran,û,èi'es.  insinue  (pie  Ir  traité  Hourée  n'a  jamais 
été  ralitlé  par  le  gouvernement  chinois.  Cette  aftirmalion  est 
inexacte;  M.  Bourée  avait  obtenu  la  signature  du  plénipotentiaire 
chinois.  » 

Et  ces  notes-là  contribuent  à  faire  l'opinion  et  à  l'égarer. 
Pour  toute  l'éponse,  je  lirai  un  passage  d'une  lettre  datée  de 
Shang-Hai.  du  II  juin  1S83,  signée  Bourée,  dont  llionorable 
M.  Clemenceau  a  lu  quelques  extraits  ;  seulement  il  s'est  arrêté 
au  seuil  du  bon  passage,  de  celui  que  je  veux  vous  lire,  et  qui 
est  intéressant,  parce  qu'il  renferme  \m  aveu  pi-esque  com[)lel 
et  détermine  le  véritable  caractère  de  ce  fameux  traité  Bourée  : 

«  J'insiste  d'ailleurs  sur  ce  fait,  dit  M.  Bourée,  qu'aucune 
stipulation  n'a  été  arrêtée,  m^ma  ad  référendum,  et  que  tout  ce 
projet  na  constitué  en  somme  qu'une  ébauche  préliminaire, 
présentée  à  l'agrément  du  Gouvernement  français,  qui  est  resté 
jusqu'au  bout  entièrement  libre  d'y  adhérer,  de  le  modifier,  ou 
de  le  repousser  même,  comme  il  s'est,  en  dernier  lieu,  décidé  à 
le  faire.  » 

M.  Clkmenceau.  —  Je  n'ai  pas  contesté  votre  droit  ;  j'ai  contesté 
votre  manière  de  faire,  ce  qui  est  très  différeiil. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Vou.s  le  voyez,  messieurs, 
aucune  stipulation  arrêtée,  même  ad  référendum,  une  simple 
ébauche,  un  simple  échange  de  vues,  abandonné  au  bout  de 
quelques  joui's.  M.  Clemenceau  disait  tout  à  l'heure,  à  propos 
de  cette  lettre  de  M.  Bourée,  qu'elle  donnait  un  démenti  très 
formel  à  cette  allégation  du  ministre  des  affaires  étrangères 
qui  attribuait  à  un  haut  fonctionnaire  chinois,  à  Li-Hong- 
Chang,  la  paternité  d'un  manifeste  auquel  répond  précisément 
la  lettre  de  M.  Bourée.  Mais,  messieurs,  le  commencement  de 
la  lettre  de  M.  Bourée,  que  M.  Clemenceau  n'a  pas  lu,  a  bien 
l'air  d'être  une  réponse  à  un  haut  personnage. 

«  Le  numéro  du  North  China  Dailly  Neivs,  en  date  de  ce 
jour,  publie  un  document,  de  source  chinoise,  dans  lequel  sont 


$02  DISCOIJHS   DE  JLLKS  FERHY. 

développées  les  idées  et  les  appréciations  du  haut  «  fonction- 
naire »  qui  vous  l'a  fourni,  touchant  les  difficultés  soulevées 
par  la  question  du  Tonkin.  C'est  là  un  plaidoyer  pro  domo  dans 
lequel  le  raisonnement  et  les  faits  sont  parfois  groupés  avec 
plus  d'art  que  d'exactitude...  » 

M.  Clkme.nceau.  —  Veuillez  conlinuer,  et  vous  venez  qu'il  ne 
s'agit  pas  de  Li-Hong-Cliang. 

M.  LE  Président  du  conseil,  continuant  sa  lecture... —  «  pour 
soutenir  une  thèse  qui,  comme  toute  autre  thèse  du  môme 
genre,  peut  être  combattue.  Celle-ci  le  sera  sans  doute,  mais 
c'est  là  œuvre  de  polémique  dans  laquelle  il  ne  m'appartient 
pas  d'entrer.  » 

Je  ne  vois  pas  autre  chose... 

M.  Clemenceau.  —  Je  vais  vous  aider  à  le  voir  tout  à  l'heure. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  11  est  certain  pour  moi 
que  cette  lettre  que  M.  Bourée  a  pris  la  peine  d'écrire,  n'est 
qu'une  réponse  à  une  lettre  écrite  par  un  haut  fonctionnaire  à 
qui  il  reproche  d'avoir  écrit  /jro  dotuo. 

M.  Clemenceau.  —  Mais  il  dit  le  contraire  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Et  cet  incident  —  il  n'est 
pas  inutile  de  le  rappeler,  puisqu'on  revient  sur  ce  traité 
Bourée —  met  bien  en  lumière  tout  ce  qu'il  a  de  chimérique; 
et  la  preuve,  c'est  que  le  gouvernement  chinois  a  fait  savoir 
à  notre  agent  qu'il  s'était  trompé  sur  plusieurs  points,  et  notam- 
ment sur  le  point  capital.  Li-Hong-Chang  l'avait  informé  qu'une 
entente  pourrait  s'établir  sur  une  ligne  à  tracer  dans  le  Tonkin  ; 
or  la  ligne,  d'après  le  gouvernement  chinois,  c'était  le  tracé  du 
fleuve  Rouge!  et  voilà  pourquoi  M.  Bourée  a  pris  la  plume 
pour  restituer  aux  pourparlers  qui  avaient  eu  lieu  leur  véritable 
caractère.  Je  suis  tout  à  fait  surpris  de  l'importance  qu'a  pris 
cet  incident  dans  la  polémique.  Je  ne  m'en  suis  pas  uniquement 
l'apporté  à  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères...  [Ah!  à 
droite.)  J'ai  voulu,  moi  aussi,  me  faire  une  opinion,  et  jai 
demandé  à  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  communi- 
cation de  toutes  les  dépêches,  qui  sont  nombreuses  et  étendues. 

Un  membre  à  V extrême-gauche.  —  Il  aurait  fallu  nous  les  commu- 
niquer pour  que  nous  puissions  nous  former  une  opinion. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  ma  conviction, 


AKr.VIKKS    nu   TOiNKIN.  -29:} 

c'est  que  noire  agent  a  apporté  dans  cette  partie  des  négo- 
ciations beaucoup  plus  de  bon  vouloir  que  de  clairvoyance:  il  y 
a  notamment  une  queslion  de  reirait  di^s  troupes  qui,  lors(|u'on 
la  voit  de  près,  dans  les  dépèches  et  dans  les  dociunents,  est 
presque  —  je  ne  sais  comment  dire,  je  demande  pardon  de 
l'expression  —  est  pres(iut'  une  petite  scène  de  comédie. 
M.  Bourée,  très  content  ties  ouvertures  qui  lui  avaient  été  faites 
et  qu'il  croyait  acceptées... 

M.  LE  COMTE  Di'   Lanjiinais.  —  On  lui  en  avait  donc  fait  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  M.  Bourée  disait  :  «  Mais, 
avant  d'aller  plus  loin,  il  faut  absolument  que  vous  reliriez  vos 
troupes  du  Tonkin.  »  —  Comment!  dit  Li-Hong-Chang,  nous 
avons  des  troupes  au  Tonkin!  Et  les  mandarins  disent  :  «  N^ous 
en  avons  dans  le  Yunnan  et  dans  leKouang-Si,mais,  au  Tonkin, 
nous  n'en  avons  pas!  »  Et,  comme  M.  Bourée  insiste,  et  affirme 
qu'il  y  a  2oUU0  hommes  de  troupes  chinoises  au  Tonkin,  rien 
n'égale  l'étonnement  des  mandarins  qui  ne  s'en  doutaient  pas. 
[Exclamalions  Ironiques  à  droite.  —  Inlerrvplions  à  /'extrême- 
gauche.) 

Plusieurs  membres  â  </auche.  —  Lisez  les  pièces  ! 

M.  le  Président  du  conseil.  —  Je  vous  dis,  messieurs, 

l'impression  qui  se  dégage  pour  moi  de  celte  correspondance... 

M.  Clemenceau.  —  Nous  ne  pouvons  vous  répondre,  car  vous 
connaissez  les  pièces,  et  nous,  nous  ne  les  connaissons  pas  ! 

M.  Camille  Pelletan.  —  >'ous  n'avons  même  pas  eu  la  ressource 
de  les  trouver  dans  le  Temps! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  vous  dis  que  rien  n'égale 
la  surprise  de  Li-Hong-Chang  et  des  grands  mandarins  chinois. 
Et  ils  font  à  notre  agent  celte  observation  que,  pour  qu'il  y  eût 
25000  hommes  au  Tonkin,  il  aurait  fallu  un  décret  impérial,  et 
qu'il  n'existait  pas  un  décret  de  ce  genre. 

M.  BoiROEOis.  —  On  s'en  est  passé,  comme  vous  vous  êtes  passé 
de  rautorisation  des  Chambres  ! 

M.  le  Président  du  conseil.  —  Cependant,  M.  Bourée 
réplique  que  les  troupes  y  sont  et  qu'il  faut  les  en  retirer.  Et 
alors  Li-Hong-Chang  et  les  autres  mandarins  répondent  : 
«  Puisque  vous  y  tenez  absolument,  nous  allons  faire  retirer 
du  Tonkin...  les  troupes  qui  n'y  sont  pas.  »  (Bruit.) 


29i  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

M.  Roque  (de  Fillol).  — Cela  n'est  pas  sérieux! 

M.  LE  Pré.sideîst  du  coîs'seil.  —  Voilà,  messieurs,  ce  que  je 
crois  être  la  vérité  vraie  sur  le  retrait  des  troupes,  au  mois  de 
novembre  1882. 

M.  Georges  Perin.  —  Il  serait  intéressant  pour  nous  d'avoir 
toutes  ces  dépèches. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  je  pense  que 
maintenant  on  ne  reparlera  plus  du  traité  Bourée  et  de  tout  ce 
qui  s'y  rattache. 

Mais  il  est  dans  l'argumentation  de  nos  adversaires  un  grief 
qui  me  touche  infiniment  plus,  parce  qu'il  serait  très  grave,  en 
effet,  s'il  était  fondé.  On  nous  dit  :  «  Vous  avez  trompé  la 
Chambre  !  »  C'est  là  une  formule  dont  les  oppositions  se  servent 
très  volontiers.  —  Nous  avons  trompé  la  Chambre!  —  A  quel 
moment?  C'est,  nous  répond-on,  lorsque  vous  vous  présentiez 
devant  elle  le  11  juillet  et  que  vous  la  rassuriez  sur  les  intentions 
de  la  Chine.  A  ce  moment-là,  la  Chine  faisait  valoir  ses  droits 
de  suzeraineté;  à  ce  moment-là,  vous  envoyiez  un  ultimatum  à 
Pékin.  Donc,  quand  vous  rassuriez  la  Chambre,  vous  ne  lui 
disiez  pas  la  vérité,  vous  lui  en  cachiez  une  partie  ;  vous  vouliez, 
lidèle  à  votre  système,  l'engager  insensiblement  dans  une 
entreprise  téméraire. 

Plusieurs  membres  à  droite.  —  C'est  bien  cela! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  toutes  ces 
assertions  sont  absolument  inexactes.  Ainsi,  nous  aurions  caché, 
ou  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  aurait  caché  à  la 
Chambre  les  prétentions  de  la  Chine  à  la  suzeraineté  du 
Tonkin!  Mais,  messieurs,  dans  cette  séance  du  11  juillet,  dont 
vous  pouvez  relire  le  compte  rendu,  il  a  été  beaucoup  question 
de  ces  prétentions  de  la  Chine;  il  en  a  été  si  bien  question  que 
c'est  précisément  dans  cette  séance  que  M.  le  ministre  des 
affaires  étrangères  a  opposé  à  cette  prétendue  suzeraineté,  à 
cette  non-reconnaissance  du  traité  de  1874,  qui  est  aujourd'hui 
la  thèse  de  la  Chine,  cette  réfutation  victorieuse,  fondée  sur  la 
publication  des  lettres  écrites  par  le  prince  Kong  au  moment 
où  M.  de  Piochechouart,  en  1875,  lui  notifiait  le  traité!  C'est 
alors  que  M.  le  ministre  des  alfaires  étrangères  a,  pour  la 
première  fois,  mis  sous  les  yeux  de  la  Chambre  et  du  public 


AFFAIHKS   1)L   TU.NKI.N.  .nC) 

celte  réfutation  qui  a  ensuite  passé  dans  la  dépèclK',  ofliciellc 
du  <S  octobre,  qui  se  trouve  dans  les  documents  communiqués 
à  la  presse  par  M.  le  nianpiis  de  Tseng. 

Donc,  vous  ne  pouvez  pas  dire  que  M.  le  ministre  des  afïaires 
étrangères  a  cherché  à  dissimuler  les  prétentions  de  la  Chine, 
puisqu'il  les  a  réfutées,  puisque  Ihonorahle  M.  Dclafosse  y  avait 
insisté,  non  seulement  dans  cette  séance  à  laquelle  je  fais 
allusion,  mais  dès  les  discussions  du  mois  de  mai.  Rien  n'était 
plus  connu  que  les  prétentions  delà  Chine  à  la  suzeraineté; 
rien  n'était  mieux  réfuté,  dans  cette  séance  du  11  juillet,  après 
le  discours  de  M.  le  ministre  des  alTaires  étrangères.  Nous 
n'avons  donc  pas  caché  cette  difliculté  à  la  Chambre,  et  je  ne 
comprends  pas  sur  quoi  peut  porter  un  pareil  reproche. 

M.  Georges  Perix.  —  Mais  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères 
a  ajouté  que  la  Chine  abandonnait  ses  prétentions  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  n'a  jamais  dit  cela. 

M.  Georges  Perin.  — Il  l'a  dit!  J'ai  lu  ce  passage  de  son  discours 
dans  le  Journal  officiel,  liierinênie,  monsieurle  Président  du  conseil, 
et  je  le  relirai  tout  à  l'heure  à  la  tribune. 

M.  JiLES  Delafosse.  —  Il  a  dit  que  la  Chine  ne  s'opposait  pas  à 
l'établissement  de  notre  protectorat  au  Tonkin,  qu'elle  ne  nous 
susciterait  aucune  difficulté. 

M.  le  Président  du  conseil.  —  M.  le  ministre  des  afïaires 
étrangères  a  dit  ceci,  qui  m'avait  été  affirmé  à  moi-même  par  le 
ministre  de  Chine,  dans  l'entrevue  du  21  juin  :  «  que  le  gouA^er- 
nement  chinois  ne  faisait  pas  de  nos  opérations  au  Tonkin  une 
cause  de  rupture  avec  la  Fi-ance.  » 

Un  membre  à  l'cxh'êmc-fjaiulœ.  —  Mais  la  rupture  est  faite. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Comment!  la  rupture  est 
faite?  (Rires  et  applaudissements  ironiques  à  l'extréme-fjnuche 
et  à  droite.) 

M.  LE  VICOMTE  DE  BÉLizAL.  —  Quc  nous  a  donc  dit  hier  M.  le 
ministre  des  affaires  étrangères  ?  (Bruit.) 

M.  LE  Président  du  conskil.  —  Messieurs,  vous  êtes  surpre- 
nants, vraiment... 

M.  Horace  de  Choisei  l.  —  Mais  votre  propre  langage  est  une 
rupture  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  prierai  31.  Horace  de 


296  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

Choiseul  de  monter  à  la  tribune  pour  me  répondre.  {Mouvements 
prolongea  en  sens  divers.) 

Messieurs,  il  n'y  a  pas  plus,  à  Theure  présente,  de  rupture 
diplomatique  entre  la  Chine  et  la  France  qu'au  mois  de  juillet 
dernier.  Il  est  vrai  qu'aujourd'hui  nous  n'avons  pas  d'ambas- 
sadeur en  Chine... 

M.  LE  COMTE  DE  Lanjuinais.  —  Kt  qiie  rambassadeur  de  Chine  esl 
en  voyage  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  mais  il  y  a  un  chargé 
d'atïaires  qui  tient  la  légation,  et  je  serai  très  heureux  de  vous 
faire  connaître,  puisque  l'occasion  s'en  présente,  une  dépêche  qui 
nous  est  arrivée  il  y  a  deux  jours.  {Exclamations  et  rires  à  gauche 
et  à  droite.)  Elle  est  de  Shang-Hai,  du  29  octobre...  {Nouvelles 
exclamations.)  Elle  est  à  votre  disposition,  messieurs. 

Un  membre  à  gauche.  —  Un  peu  fard  ! 

M.  Clemenceau.  —  Et  les  autres  qu'on  ne  nous  montre  pas  ? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  On  vous  a  tout  montré. 

M,  Clemenceau.  —  Non  !  non  !  Vous  savez  bien  que  non  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Expliquez-vous  alors, 
puisque  vous  êtes  si  bien  informé;  venez  dire  ici  ce  qu'on  ne 
vous  a  pas  montré.  {Bruit.)  Dans  tous  les  cas,  je  trouve  tout  à  fait 
opportun  de  vous  faire  connaître  cette  dépêche,  parce  qu'un 
certain  nombre  de  députés  ont  tellement  hâte  de  proclamer  à 
la  face  du  monde  que  nous  sommes  brouillés  avec  la  Chine 
qu'ils  n'attendent  même  pas  les  événements. 

M.  Clemenceau.  —  Il  suffit  de  lire  le  discours  prononcé  hier  par 
M.  le  ministre  des  ail'aires  étrangères. 

M.  LE  comte  de  Douville-Maillefeu.  —  Lisez  rOf^c^e/ d'hier  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  puisqu'il  y  a 
dans  cette  assemblée  un  certain  nombre  de  patriotes  si  empressés 
de  pousser  le  cri  d'alarme,  je  demande  à  leur  lire,  non  pas  une 
dépêche  du  mois  de  juillet,  mais  une  dépêche  du  29  octobre. 
{Brm't  à  Vext?'ême-gauche.)  Enfin,  messieurs,  est-ce  que  nous  ne 
parlons  pas  le  même  langage?  Est-ce  que  le  mot  «  rupture 
diplomatique  »  n'a  pas  un  sens  très  précis? 

M.  Clemenceau.  —  Nous  parlerons  franchement,  nous  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Nous  aussi,  nous  parlons 
franchement  ! 


AFFAIKKS   DU   TO.NKn.  297 

M.  Clémenceai:.  —  Nous  ! 

Au  centre.  —  A  l'ordre!  A  Tordre  ! 

M.  i.E  l*RKSii)ENT.  —  II  n'est  pas  possible  de  conlimioi-  un  drl)al 
dans  de  pareilles  conditions!  Je  renianjue  que  ceux  rpii  interrom- 
pent le  plus  vivement,  sont  précisément  ceux  qui  sont  inscrits  jtour 
prendre  la  parole  et  (pii  pourront  faire  valoir  à  la  trii)une,  d'une 
façon  suivie,  les  ar^Miments  qu'ils  prétendent  présenter  avec  celte 
véhémence  pendant  que  M.  le  président  du  conseil  est  à  la  tribune. 
Je  les  invile  donc  tout  particidiéremenl  au  silence.  [Le  silence  se 
l'établit.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Voici  donc,  nies.siciirs,  (irs 
exactement,  où  en  est  l'état  légal  et  de  fait  de  nos  relations  avec 
la  Chine.  M.  Tricon  est  parti  pour  Tokio  afin  de  pi'ésenter  se.s 
lettres  de  rappel  au  gouvernement  japonais;  M.  Palenôtre, 
nommé  ministre  en  Chine,  à  la  place  de  M.  Bourée,  n'est  pas 
encore  parti  ;  mais,  je  le  répète,  nous  avons  à  Pékin  un  chargé 
(VatTaires  muni  de  tous  les  pouvoirs.  Voici  la  dépêche  que  je 
voulais  vous  lire;  elle  est  de  M.  Tricou  : 

'<  Shanir-Hai.  le  -^O  octobre  188M.  » 

«  Li-Hong-Chang  est  venu  me  trouvei'  à  la  dernière  heure 
pour  me  prier  instamment  de  rester. 

«  Je  lui  ai  répondu  que  l'état  de  ma  santé  m'obligeait  de 
quitter  la  Chine. 

u  Je  pars  ce  soir  sur  le  Voila.  Le  vice-roi  est  très  inquiet.  Il 
désavoue  hautement  le  marquis  de  Tseng. 

«  Tricou.  » 

[Applandissenietils  nu  centre  et  à  gauche.  —  Interruption 
prolongée  n  l' extrême-gauche  et  à  droite.) 

M.  LE  PRÉsn)E.NT.  — J'iuvile  la  Chambre  au  silence. 

M.  LE  PiŒsiDENT  DU  CONSEIL.  —  Mcssieurs,  tout  ceci  n'a  rien 
de  surprenant,  quand  on  sait  qu'il  ne  faut  pas  considérer  les 
affaires  chinoises  au  même  point  de  vue  que  les  affaires 
européennes.  {Mouvements  divers.) 

Assurément,  si,  au  lieu  de  la  Chine,  nous  avions  en  face  de 
nous  une  puissance  européenne,  l'état  dans  lequel  nous  sommes 
aujourd'hui  aurait  quelque  chose  d'inquiétant;  mais  il  faut  bien 
se  rendre  compte  de  celte  situation  dont  les  faits  actuels  ne 
sont  pas  le  premier  exemple  :  il  y  a  une  foule  de  précédents  de 


298  DISCOUUS   DE  JULES   FERHY. 

ce  genre  dans  Thistoirc  de  la  Chine.  Le  gouvernement  impérial, 
protestant  contre  certains  actes  ei  renouvelant  sa  protestation 
indéfiniment,  et  sans  rompre  pour  cela  ses  relations  diploma- 
tiques, c'est  là  un  fait  fréquent... 

M.  Georges  Perin.  —  Vous  pourriez  même  ajouter  qu'il  coupe 
quelquefois  le  cou  à  ses  ambassadeurs,  puisque  nous  entrons  dans 
le  domaine  des  faits.  [Rumeurs.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Ainsi,  il  y  a  quaire  cents  ans 
que  les  Portugais  sont  installés  à  Macao,  et  jamais  la  Chine  n'a 
reconnu  cette  occupation.  Tous  les  ans,  elle  proteste,  et  sa 
protestation  en  reste  là.  Elle  en  agit  de  même  avec  le  Japon  et 
avec  l'Angleterre  pour  des  possessions  qui  leur  sont  communes. 
Elle  est  dans  la  même  situation  avec  la  France,  au  moins  depuis 
1880,  puisque  c'est  en  1880,  pour  la  première  fois,  qu'il  lui  a 
plu  de  protester  contre  le  traité  de  1874.  Elle  proteste,  mais 
sans  la  moindre  pensée  de  ruplui'c,  et  son  ministre  se  montre 
fort  surpris,  si  l'on  trouve,  comme  cela  est  arrivé  au  marquis 
de  Tseng,  dans  ses  rapports  avec  M.  de  Freycinet,  que  ces 
protestations  ne  sont  pas  tout  à  fait  diplomatiques  dans  la  forme, 
et  si  l'on  rompt  pour  quelque  temps  les  communications 
personnelles  avec  l'amhassadeur  chinois. 

Messieui's,  laissez-moi  vous  dire  pourquoi  les  négociations 
(jue  nous  avons  entamées  avec  la  Chine  n'ont  pas  encore  réussi. 
Mais  c'est  parce  que  la  Chine  n'a  aucun  intérêt  à  devancer  les 
faits  accomplis.  Nous  sommes  dans  le  Delta,  mais  nous  ne  le 
possédons  pas  tout  entier;  nous  n'avons  ni  Sontay,  ni  Bac-Ninh, 
et  nous  venons,  au  fond,  demander  à  la  Chine  de  reconnaître 
une  possession  qui  n'est  pas  encore  entre  nos  mains  :  la  Chine 
atermoie,  elle  attend  que  les  faits  soient  accomplis;  alors,  elle 
peut  les  accepter,  elle  peut  les  suhir  sans  les  reconnaître,  mais 
elle  les  attend  toujours.  {Mouvements  divet's.)  Je  ne  doute  pas, 
quanta  moi,  qu'en  présence  des  faits  accomplis,  l'arrangement 
honorable  (jue  nous  désirons  tous  ne  soit  infiniment  plus  facile. 
Je  crois  que  quand  nous  serons  dans  Sontay  et  dans  Bac-Ninh... 

M.  Clemenceau.  —  Et  si  vous  n'y  êtes  pas! 

M.  LE  Président  DU  CONSEIL.  —  ...  nous  trouverons  beaucoup 
plus  de  facilité  à  engager  des  rapports  sérieux  et  définitifs  avec 
le  Tsong-li-Yamen.  Il  faut  bien  se  rendre  compte  de  ce  qu'est 


AFFAIHKS    m;    ïo.NKIN.  2!>9 

l(?  gouvernement  cliiiiois.  CitIcs,  il  y  a  à  la  Irlc  ih'  ci'  lirdwl 
empire  des  hommes  dont  il  ne  laiil  pas  parler  avec  dédain. 
[InlerrupHons  à  rexlrémc  (jaucli';.)  Il  v  a  des  i>olili(|iies,  des 
hommes  d'Éiat  de  la  i)lus  grande  valeur,  ilf  Irspiit  le  plus 
ouvert  et  le  plus  éclairé;  maisc"est  le  petit  nond)re,  c'est  l'élite: 
et,  à  côté  de  cette  élite,  derrière  elle,  autour  d'elle  et  au-dessus 
d'elle,  il  y  a  un  amas  de  préjugés,  de  rancunes,  de  défiances 
contre  le  barbare,  contre  l'Européen,  he  là.  messieurs,  la 
lutte,  la  noble  lutte  que,  depuis  vingt  ans,  le  pi-ince  Kong  et 
Li-Hong-Chang  soutiennent  conli-e  les  préjugés  nationaux. 
Mais  ils  sont  obligés  de  les  ménager.  Ils  y  l'egardent  à  deux  fois 
avant  de  reconnaitre  oriicieliement  l'établissement  d'une  puis- 
sance européenne  dans  une  terre  qui,  jadis,  était  chinoise.  Ils 
hésitent  à  engager  leur  responsabilité,  ils  ne  poussent  pas  les 
négociations;  mais  les  événements  marchent,  et,  devant  les 
faits  accomplis,  le  bon  sens  asiatique  s'incline  et  les  accepte. 
(  7'/"ès'  /lien!  1res  bien!  sur  divers  hnncs.) 

M.  JiLES  Delakosse.   —   lài  alteiulant,  ce   sont  les   li'oiipe.s  cIjI- 
iioises  qui  nous  font  la  guerre  ! 

M.  LE  Président  du  coxseil.  —  Vous  êtes  dans  une  erreur 
complète  et  vous  affirmez  une  chose  que  vous  ne  pouvez  savoir. 

M.  Jules  Delafosse.  —  Les  dépèches  de  vos  agents  le  constatent. 
(Rumeurs.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Quant  au  gouvernement 
chinois,  non  seulement  il  insistait  au  mois  de  juillet,  mais,  dans 
ces  derniers  temps,  il  insistait  encore  sur  un  désaveu  qui, 
suivant  lui,  est  la  vérité  sur  cette  affaire.  U  repousse  énergique- 
ment  toute  espèce  de  compromission  avec  les  Pavillons-Noirs 
et  les  déserteurs  des  troupes  chinoises  qui  peuvent  les  avoir 
renforcés.  Telle  est  la  situation  diplomatique  où  il  n'a  pas  cessé 
de  se  placer;  telle  elle  était  déjà  quand  j'ai  eu  llionneur  de 
recevoir,  le  21  juin,  M.  le  ministre  de  Chine.  Il  ne  venait  pas 
me  dire,  comme  l'énonçait  tout  à  l'heure  M.  Clemenceau,  que 
notre  ministre  à  Pékin  avait  signifié  un  casus  belll  au  gouverne- 
ment chinois.  Non!  non!  ce  n'était  pas  cela  du  tout!  Il  venait 
me  dire  :  «  M.  Tricou  s'est  plaint  beaucoup  de  l'entrée  des 
troupes  chinoises  dans  le  Tonkin,  de  leur  participation  à  la 
lutte  que  les  Tonkinois  soutiennent  contre  vous  dans  le  delta 


300  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

(Ui  fleuve  Rouge...  »  Et  je  cite  ici,  messieurs,  non  pas  mes 
propres  paroles,  mais  la  rectification  même  de  M.  le  marquis  ^ 

de  Tseng  :  tf_ 

«  Dans  une  conversation  que  j'ai  eue  avec  Son  Excellence 
M.  Jules  Ferry,  sur  ce  sujet,  le  21  juin  dernier,  je  lui  ai  fait 
observer  qu'une  assistance  ouverte  ne  pouvant  venir  qu'après 
une  rupture,  il  n'y  avait  pas  lieu  d'en  parler;  quant  à  l'as- 
sistance occulte,  ai-je  dit,  il  faudra  qu'elle  soit  mise  en  évidence 
par  des  preuves  certaines,  car  l'Annam  est  habité  par  de  nom- 
breux sujets  chinois,  et,  si  l'on  trouve  des  gens  de  cette  natio- 
nalité parmi  les  troupes  annamites,  on  ne  devra  pas  en  induire 
comme  une  assistance  occulte  de  la  Chine.  » 

M.  LE  COMTE  DE  CoLBERT-F^APLACE.  —  2o  000  liommes  de  troupes, 
par  exemple,  ne  comptent  pas! 

M.  Clemenceau.  — Et  la  dépèclie  du  Tc^jps  .' 

M.  r.E  Président  du  conseil.  —  Que  veut  dire  cette  plaisan- 
terie éternelle  relative  au  journal  le  Temps? 

M.  Clemenceau.  —  Je  ne  plaisante  pas,  monsieur  le  Ministre,  la 
dépêche  du  Temps  dit  le  contraire. 

M.  LE  Présidext  du  conseil.  —  Je  viens  de  lire  la  dépêche 
de  M.  le  marquis  de  Tseng,  du  4  juillet.  Il  raconte  ce  qui  s'est 
passé  entre  lui  et  moi.  M.  le  marquis  de  Tseng,  qu'on  n'avait 
pas  vu  depuis  longtemps,  arrivait  à  nous  fort  ému  et  nous  disait  : 
«  Il  paraît  qu'on  nous  accuse  de  donner  assistance  aux  Pavil- 
lons-Noirs. »  Il  venait  protester  contre  cette  imputation.  Je  dis 
que  c'était  là  une  démarche  absolument  amicale  et  tout  à  fait 
rassurante,  et  M,  le  ministre  des  affaires  étrangères  avait  parfai- 
tement le  droit  de  vous  dire  qu'en  présence  d'une  pareille 
démarche,  il  ne  pouvait  être  question  ni  de  déclaration  de 
guerre,  ni  de  rupture  diplomatique,  puisque,  non  seulement  la 
légation  française  était  représentée  à  Pékin,  mais  que  l'ambas- 
sadeur du  gouvernement  chinois  séparait  énergiquement  la 
cause  de  la  Chine  de  celle  des  Pavillons-Noirs.  M.  le  ministre 
des  affaires  étrangères  pouvait  vous  dire  quelques  jours  après  : 
«  Voilà  une  démarche  amicale,  une  démarche  rassurante.  » 
[Rumeurs  à  droite.) 

M.  Jules  Delafosse.  —  Les  rapports  de  vos  commandants 
conslatenl  la  présence  de  régruliers  chinois.  [Rumeurs  nu  centre). 


AFIAIKKS    DU    Tn.NklN.  301 

M.  LK  Président  DU  CONSEIL.  —  Nous  n'avons  pas  ;ï  faiif  le 
procès  ù  la  Chine,  nous  entendions  vivre  avec  elle  en  état  de, 
relations  diploinaticiues  régulières. 

M.  LK  r.oMTF.  i)K  CoLiJKnr-I.APLAr.E.  —  Mais  pou  suivies, 

M.  LE  PiiÉsiDEXT  DU  CONSEIL.  —  Jarrive  à  la  seconde  partie 
(le  mes  observations... 

Plusieurs  membres.  —  Reposez-vous  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —Xon,  j'aime  mieux  ne  pas 
me  reposer,  d'autant  plus  que  ce  qui  me  reste  à  dire  sera  natu- 
rellement très  court.  On  m'a  posé  des  questions,  je  vais  y 
répondre.  M.  Clemenceau  nous  dit  :  «  Nous  jugerons  le  Gou- 
vernement, c'est  notre  droit;  la  Chambre  verra  si  elle  approuve 
ou  si  elle  désapprouve  sa  conduite  pendant  la  prorogation  ;  mais 
nous  avons  aussi  le  droit  de  demander  au  Gouvernement  ce 
qu'il  entend  faire,  et  où  il  veut  nous  conduire.  »  Et  d'aliord,  dit- 
il,  contre  qui  nous  battons-nous?  C'est  la  même  question  que 
faisait  hier  M.  Perin  dans  des  termes  un  peu  différents  : 
sommes-nous  k  la  veille  d'une  guerre  avec  la  Chine  ? 

Messieurs,  c'est  Là  une  singulière  question  à  posera  la  ti-ibune. 
Je  vais  pourtant  y  répondre  très  franchement  et  très  catégori- 
quement. 

Nous  ne  sommes  pas  en  guerre  avec  la  Chine,  et  je  ne  crois 
nullement  que  nous  soyons  à  la  veille  d'un  semblable  événe- 
ment. La  raison  en  est  simple  :  je  crois  que  la  Chine  ne  nous 
fera  pas  la  guerre;  et  nous,  nous  n'avons  pas  l'intention  de  la 
lui  déclarer. 

M.  LE  COMTE  DE  Douville-Maillefei .  —  Alors  nous  ne  l'aurons 
pas,  car  jamais  la  Ctiine  n'a  déclaré  la  guerre  depuis  sept  mille 
ans.  {Rire  général.) 

M.  Georoes  PERI^.  —  Mai?  elle  la  fait  sans  la  déclarer  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Voilà  le  terrain  sur  lequel 
nous  restons  placés,  et  nous  ne  croyons  ni  bon,  ni  politique,  ni 
habile  de  faire  à  la  Chine  le  procès  auquel  nous  incitait  tout  à 
l'heure  M.  Delafosse,  quand  il  nous  dit  :  «  iMais  ces  armes 
viennent  de  la  Chine  ;  mais  on  laisse  passer  ces  déserteurs  !  » 
Nous  sommes  en  présence  d'un  gouvernement  qui  proteste, 
avec  une  énergie  qui  ne  se  dément  jamais,  contre  toute  espèce 
de  compromission  avec  les  bandes  que  nous  combattons   au 


302  DISCOURS   DE  JULES  FEKHV. 

Tûiîkin.  Cela  nous  suffit.  On  Jious  dit  :  «  Que  voulez-vous  faire, 
alors?»  Messieurs,  rien  de  plus  que  ce  que  nous  avons  demandé 
à  la  Chambre  de  nous  autoriser  à  faire:  nous  voulons  nous 
établir  solidement  dans  le  Delta,  nous  emparer  de  Sontay  et 
de  Bac-Ninh,  et  nous  ne  doutons  pas  que  les  renforts  qui  vont 
arriver  au  Tonkin,  qui  y  sont  peut-être  déjà  à  l'heure  qu'il  est. 
n'ajoutent  ce  nouvel  exploit  à  tant  d'autres  accomplis  par  des 
troupes  qui  sont  en  nombre  inférieur,  vis-à-vis  d'ennemis  bien 
armés,  à  ce  qu'il  paraît,  et  nombreux,  mais  qui  suppléent  par 
le  courage  et  la  bonne  organisation  à  tout  ce  qui  peut  leur 
manquer  sous  le  rapport  du  nombre.  (Applaudissements.) 

Nous  voulons  nous  emparer  de  ces  deux  forteresses  du  Delta, 
lesseules  qui  nousraanquentencore,etnous  vous  promettons  que. 
quand  nous  serons  là,  personne  ne  nous  en  chassera  :  nous  y 
serons  inexpugnables.  [Nouveaux  a  ppjlaudissements.)  Ah!  je  sais 
bien  que  cela  ne  fait  pas  l'affaire  de  certains  conseillers.  Nous 
en  avons  autour  de  nous  qui  nous  disent  :  «  Il  ne  faudrait  pas 
agir  de  cette  façon.  Il  serait  beaucoup  plus  simple,  beaucoup 
plus  catégorique  d'envoyer  là-bas  20  ou  30  000  hommes,  s'il 
le  faut,  et  de  dire  à  la  Chine  :  «  Vous  allez  reconnaître  nos 
droits  sur  le  Tonkin  ou  nous  vous  déclarons  la  guerre  !  » 
Messieurs,  nous  ne  sommes  pas  de  cette  politique-là.  Nous 
sommes  de  l'école  de  la  patience  et  du  sang-froid.  Nous  croyons 
qu'avec  le  temps,  avec  les  forces  que  nous  vous  avons  demandées, 
nous  resterons  solidement  établis  dans  le  delta  du  Song-Ko'i,  et 
nous  attendrons  que  les  événements  éclairent  ceux  qui  ont 
coutume,  depuis  tant  de  siècles,  de  ne  baisser  pavillon  que 
devant  les  faits  accomplis. 

Il  me  semble  que  cela  est  clair,  que  cela  est  net,  et  je  me 
demande  s'il  est  encore  quelque  autre  question  de  l'honorable 
M.  Clemenceau  à  laquelle  je  n'aie  pas  répondu. 

Notre  honorable  collègue  a  fait  allusion  à  certaines  suggestions 
dont  a  parlé  M.  le  ministre  des  alïaires  étrangères,  à  différentes 
reprises.  [Mouvement  d'attention.)  Je  ne  veux  pas  m'appesanlir 
longtemps  sur  ce  sujet  délicat.  Tout  ce  que  je  puis  dire  à 
M.  Clemenceau... 

M.  Clemenceau.  —  Si  vous  ne  voulez  pas  répondre,  ne  le  faites 
pas.  Je  n'ai  pas  demandé  la  réponse. 

M.    LE    Président   du    conseil.  —  Je    sais  parfaitement 


t 


AlFAIItKS    m     KtNKIN.  303 

linterprétalion  (jiit'  vous  doiiiicz  au  uiol  de  «  snj«,m'sli()ii  ».  Mais 
celle  inlerprélation  n'est,  à  aucun  (Iruié,  dans  la  itm-^éc  de  M.  !»■ 
ministre  des  alïaiies  étrangères,  car  elle  est  cniilredite  partons 
les  faits  qui  sont  à  notre  connaissance.  Messieurs,  je  ciois  (|ui' 
vous  pouvez  vous  rallier  sans  crainte  à  la  poliliiiue  (lue  nous 
vous  présentons.  Cette  politiipie  est  prudente,  cxIrèiniMnenl 
[triulenle  :  elle  se  liiuitf  à  elle-raênie  son  champ  d  adiou.  Mais, 
précisément  parce  qu'elle  n'a  en  vue  (|u'iuj  cliamii  d'action 
limité,  elle  est  sûre  d'elle-mènie,  etceux  qui  la  dirigent  peuvent 
vous  dire  qu'elle  ne  vous  conduit  pas  à  des  périls  sérieux.  Elle 
ne  vous  mettra  peut-être  pas  dans  la  main  du  jour  au  lendemain 
la  solution  de  la  question  tonkinoise  :  non,  les  entreprises 
coloniales  sont  de  longue  haleine  ;  je  ne  vous  dis  pas  que  nous 
allons,  dans  un  délai  prochain,  recueillir  tous  les  fruits  de  ce 
grand  et  précieux  établissement. 

Je  me  rappelle  toujours  ce  qui  se  passait,  il  y  a  un  demi- 
siècle  environ,  dans  les  Chambres  de  la  monarchie  de  Juillet,  à 
propos  de  l'Afrique. 

Ah!  messieurs,  relisez,  je  vous  en  prie,  les  débats  qui  ont  eu 
lieu  à  celte  époque,  relisez  les  discours  d'un  homme  qui  a  attaché 
son  nom  à  cette  polémique  anti-africaine,  d'un  député  d'alors 
qui  s'appelait  l'honorable  M.  Desjobert;  lisez  les  di.scours 
enflammés  par  lesquels,  pendant  dix-huit  années  de  suite,  on 
adjurait  le  gouvernement  de  Juillet  d'abandonner  sa  conquête, 
sous  ce  prétexte  qu'elle  ne  pouvait  avoir  d'autre  résultat  que 
de  faire  verser  inutilement  le  sang  de  nos  soldats  oi  de  dépenser 
les  trésors  de  la  France. 

M.  Laroche-Jolbert.  —  On  avait  bien  raison!  [Exclamations 
■ironiques  au  centre  et  à  gauche.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  fais  appel  à  tous  les 
Français  qui  m'écoutent  et  à  mon  honorable  interrupteur  lui- 
même,  dont  la  parole  a  certainement  dépassé  la  pensée.  Je 
leur  fais  appel,  et  je  leur  demande  si  cet  empire  africain,  qui 
nous  a  coûté  tant  d'argent  et  tant  de  sang,  et  qui  a  attaché  tant 
de  gloire  à  la  couronne  militaire  de  nos  armées,  si  cet  empire 
afi'icain  n'est  pas,  à  l'heure  qu'il  est,  notre  force,  notre  honneui-, 
la  consolation  et  l'avenir  de  la  patrie?  {Vifs  applaudissements.) 

Sachons-donc.  quand  nous  entreprenons  un  établissement 


301  DlSCOUnS   DE  JULES   FEHIîY. 

colonial,  que  personne  ici  —  j'en  prends  acte  —  ne  propose 
trabandonner,  personne. . . 

M.  Clemenceau.  —  Alors,  à  qui  répondez-vous  ? 

M.  LE  Président  du  conseil. — ...  sachons  nous  armer  de 
patience  et  de  sang-froid  ;  disons-nous  qu'en  faisant  cette  grande 
chose,  dans  les  limites  sages,  prudentes  que  nous  vous 
proposons,  et  qui  s'élargiront  avec  le  temps,  avec  le  succès, 
disons-nous  que  nous  travaillons  pour  nos  enfants;  que  nous 
faisons,  en  quelque  sorte,  pour  les  générations  futures,  vis-à-vis 
desquelles  nous  sommes  comptables,  un  placement  de  bon  père 
de  famille.  [Très  bien!  très  bien!) 

M.  LE  COMTE  DE  DolvilleMâillefel.  —  Une  obligation  ù  lots! 

M.  LE  Président  du  tonseil.  —  Je  crois  avoir  répondu  à 
toutes  les  questions  de  Thonorable  M.  Clemenceau.  Je  faisais 
remarquer  tout  à  l'heure  qu'il  semble  que,  sur  le  fond  des 
choses,  nous  ne  soyons  pas  en  profond  désaccord.  Personne 
ici,  a  dit  l'honorable  M.  Clemenceau  après  l'honorable  M.  Perin, 
ne  conseillera  à  la  France  une  reculade.  C'est  là  un  bon  langage; 
mais  il  faut  que  ce  langage  passe  dans  votre  vote,  car  la 
meilleure  manière  d'éviter  les  dangers  dont  —  je  ne  dis  pas 
ici,  mais  au  dehors  —  on  cherche  à  troubler  l'esprit  public;  la 
meilleure  manière  d'éviter  ces  dangers,  ces  guerres  dont  on 
parle,  c'est  de  n'en  avoir  pas  peur,  et  de  faire  savoir  à  tout  le 
monde  que  nous  ne  les  craindrons  pas  si  on  nous  les  fait.  (  Vive 
approbation  et  applaudissements  prolongés  sur  toi  grand  nombre 
de  baltes  à  gauche  et  au  centre.  — •  /]/.  le  Président  du  conseil^ 
retourné  à  son  banc,  est  vivement  félicité.) 

A  en  juger  parles  applaudissements  qui  accueillirent  ce  discours, 
la  Chambre  paraissait  édifiée.  Mais  M.  Clemenceau  ne  pouvait  se 
Um'w  pour  battu  et  il  réédita  l'accusation  de  ne  pas  avoir  convoqué 
les  Chambres,  d'avoir  violé  la  Constitution,  d'avoir  fait  des  virements 
pour  payer  les  troupes  envoyées  au  Tonkin,  d'avoir  conclu  le  traité 
de  Hué  comme  celui  du  Bardo,  parce  que  l'occasion  était  bonne,  et 
cela  après  avoir  pris  devant  la  Chambre  l'engagement  de  ne  taire  ni 
conquête,  ni  annexion.  Puis,  l'orateur  se  lança  dans  de  longues 
considérations  sur  ce  que  devait  être  la  politique  coloniale  de  la 
Fiance.  Elle  ne  doit  pas  consister  à  faire  des  conquêtes.  La  Chambre 
qui  applaudit  quand  on  promet  au  pays  une  colonie  nouvelle,  aban- 
donnera le  ministère  dés  qu'une  complication  surgira.  Enfin,  en 
prenant,  on  autorisait  les   autres  peuples  à  prendre  aussi.  Mieux 


AI'KAIKKS    Itr    roNKI.N.  305 

vahiil  suivre  l;i  ])olili(|uc  ilii  (h'siiiLt'TOssf^meiil  ol  ii(>  |>;is  si'  vaiilci- 
d'avoir  donné  Tunis  ;i  la  France.  A  <|U()i,  M.  l'aul  IJerl  et  M.Jules 
Kerry  répliquèrent  (luo  M.  (".lémenccau  n'avait  pas  non  pins  à  se 
vanter  de  nous  avoir  fait  chasser  de  l'Ej^'vptc.  L'orateur  termina  en 
prétendant  (|n'en  expédiant  des  troupes  an  Tonkin,  on  avait  alVaibli 
la  mi)|)ilisalion  et  compromis  des  forces  nécessaires  nn'nie  pour 
empêcher  la  paix  d'èlre  rompue.  Sa  contJusion,  c'était,  cela  va  sans 
dire,  que  le  ministère  n'avait  plus  (|u'à  s'en  aller.  .Mais  le  général 
Cam|»enon,  ministre  de  la  i,'uorre,  vint  déclarer  que  les  trois 
bataillons  de  renfort  envoyés  d'.M^érie  au  ïonkin  ne  compro- 
mettaient en  rien  la  mobilisation  de  l'armée  d'Afrique,  et  la 
Chambre  vota,  par  325  voix  contre  115,  l'ordre  du  jour  de  MM.  Paul 
Bert  et  Loubet,  qui  était  ainsi  conçu  :  «  La  Chambre,  approuvant  les 
mesures  prises  par  le  Gouvernement  pour  sauvegarder  au  Tonkin 
les  intérêts,  les  droits  et  l'honneur  de  la  France,  et  confiante  dans 
sa  fermeté  et  sa  prudence  pour  faire  exécuter  les  traités  existants, 
passe  à  l'ordre  du  jour.  » 

L'opinion  publique  fut  presque  unanime  à  louer  la  ft>rmeté  et  la 
hauteur  de  vues  de  M.  Jules  Ferry,  et  à  reconnaître  que  la  direction 
de  nos  intérêts  extérieurs  était  en  bonnes  mains.  D'ailleurs,  à  la 
date  du  20  novembre  1883,  le  président  du  Conseil  céda  le  porte- 
feuille de  rinslruclioii  publiiiiie  à  M.  Fallières  et  prit  celui  des 
Affaires  étrangères,  que  M.  Challemel-l>acour  dut  abandonner  pour 
raisons  de  santé.  Nos  lapporls  avec  la  Chine  devinient  aussitôt  plus 
ciue  tendus  :  M.  Harmand,  commissaire-général  civil,  était  rentré  en 
France,  l'amiral  Courbet  prenant  la  direction  des  opérations,  et  le 
marquis  Tseng  remit  à  notre  cabinet  une  note  portant  que  la  Chine 
occupait  Sontay,  Hong-Hoa  et  Bac-Ninh,  et  considérait  l'attaque 
de  ces  places  comme  un  casus  belii.  Une  commission  de  la  Chambre 
était  saisie  d'une  demande  de  crédits  de  9  millions,  et  elle  reçut 
communication  de  la  note  chinoise  et  de  la  réponse  de  M.  Jules 
Ferry,  qui  déclara  que  nous  n'avions  en  rien  à  modifier  notre 
plan  d'opérations,  comprenant  la  prise  des  trois  places. 

Discours  du  29  novembre  1883. 
Réponse  à  l'interpellation   Clemenceau. 

Au  début  de  la  séance  de  la  Chambre  en  date  du  21,»  novem- 
bre 1883\  M.  Clemenceau  déposa  une  demande  d'interpellation 
«  sur  les  événements  relatifs  à  l'expédition  du  Tonkin  »,  et  déve- 
loppa assez  longuement  les  motifs  pour  Iesqu(;ls  il  réclamait  la 
discussion  immédiate.  Il  soutint  que  les  crédits  avaient  été  demandés 
pour  l'envoi  des  troupes  françaises  contre  les  Pavillons-Noirs  ou  des 
bandes  irréguliéres.  Or  on  se  trouvait  maintenant  en  face  du  gou- 
vernement chinois  lui-même.  L'orateur  exigeait  la  production  des 

1.  V.  ['Officiel  du  30  novembre  1883. 

J.  Ferry,  Discours,  V.  20 


306  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

pièces  diplomaLiqiies,  notamment  du  mémorandum  chinois.  Elail-il 
vrai  que  le  Gouvernement  français  eût  résolu  de  passer  outre,  et 
donné  l'ordre  à  nos  troupes  de  marcher  sur  Bac-Xinh.  C'était  alors 
déclarer  la  ^'uerre  à  la  Cliine,  par  voie  implicite  et  sans  le  dire. 
Était-il  exact  que  la  commission  fût  saisie  de  la  note  chinoise,  et 
cette  commission  pouvait-elle  s'en  désintéresser? 

M.   le    président    du    Conseil   fit   à    M.  Clemenceau    la   réponse 
suivante  : 


M.  Jules  Ferry,  président  du  conseil^  ministre  des  affaires 
étrangères.  —  Messieurs,  je  n'ai  que  très  peu  de  paroles  à 
répondre  à  l'honorable  M.  Clemenceau.  Je  n'imiterai  pas  la  | 

tactique  souverainement  habile  qu'il  a  suivie  tout  à  l'heure, 
alors  que,  monté  à  cette  tribune  uniquement  pour  demander  à 
la  Chambre  de  fixer  un  jour  pour  l'interpellation,  il  tentait 
d'entraîner  vos  esprits  et  vos  consciences  dans  l'examen  du 
fond  même  du  débat.  Je  ne  viens  point  demander  un  ajourne- 
ment indéfini  de  celle  interpellation... 

M.  Levkrt.  —  Il  ne  manquerait  plus  que  cela! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  Je  demande  que  l'inter- 
pellation soit  jointe  à  la  discussion  sur  le  fond,  c'est-à-dire  à  la 
discussion  du  rapport  de  la  commission  chargée  d'examiner  les 
crédits  du  Tonkin.  [Très  bien!  très  bien!  au  centre  et  sur  plu- 
sieurs bancs  à  gauche.  —  Rumeurs  à  iextrèuie-gauche  et 
à  droite.) 

M.  Jules  Delafosse.  —  L'objet  n'est  pas  le  même  ! 

M.  LE  Président  DU  conseil.  — Le  Gouvernement  ne  peut, 
en  effet,  admettre  en  aucune  façon  que,  sans  attendre  le 
rapport  de  la  commission,  sans  attendre  la  publication  complète 
des  pièces  que  nous  avons  soumises  à  cette  commission  et  qui 
sont  en  ce  moment  à  l'impression,  sans  attendre  la  publication 
du  Livre  jaune;  le  Gouvernement,  dis-je,  ne  peut  admettre 
qu'épisodiquement,  incidemmenl,  d'une  façon  parlicidière  et 
détachée,  on  fasse  porter  la  discussion  sur  un  seul  de  ces  docu- 
ments, sans  se  préoccuper  ni  de  ceux  qui  l'ont  précédé,  ni  de 
ceux  qui  l'ont  suivi.  Ce  serait  une  très  mauvaise  manière  de 
discuter  :  ce  serait  placer  la  Chambre  hors  de  cet  état  de 
réflexion  et  de  sang-froid  qui  doit  être  le  sien  en  face  d'une 
situation  grave... 

A  droite.  —  Ah  !  ah!  voila  un  aveu  ! 


AFFAIRES  DU   TOiNKIN.  307 

M.  René  Goblkt.  —  C'est  la  première  fois  que  vous  le  dites  ! 
M.  GKoncKS  Roche.  —  C'est  parce  qu'elle  est  grave  (|u'il  faudrait 
discuter  imniédialemeiit! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Ce  sérail,  je  le  rt'pète,  ne 
pas  placer  la  Chambre  clans  l'état  d'information  complète  et  do 
sang-froid  absolu  qui  lui  est  indispensable  en  présence  de  la 
situation  actuelle. 

A  droite.  —  Grave  !  grave  ! 

M.  Laroche-Joubert.  —  Ne  retirez  pas  le  mot! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  il  est  toujours 
irrave  d'avoir  à  traiter  des  affaires  de  cette  importance  à  trois 
mille  lieues  de  ce  pays.  {Interruptions.)  Qui  donc  a  dit  ici  que 
cette  question  n'est  pas  grave  et  qu'elle  pourrait  être  abordée 
et  résolue  sans  la  plus  mûre  réflexion  ?  {Bruit  à  droite  et  à 
V  extrème-gauche .) 

M.  Georges  Perin.  —  Vous  avez  bien  tardé  à  le  dire  ! 

M.  Gram.t.  —  Vous  aviez  dit  le  contraire  ! 

M.  Georges  Brame.  —  Relisez  vos  premiers  discours  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Quant  à  moi,  je  convie  la 
Chambre  à  un  examen  approfondi,  à  une  réflexion  digne  d'elle 
et  digne  du  pays... 

M.  JoLiBOis.  —  Quand  il  sera  trop  tard  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  Car  son  verdict  ne  peut 
être  rendu  qu'en  complète  connaissance  de  cause.  {Inter- 
ruptions.) A  l'heure  qu'il  est,  vous  n'êtes  pas  en  situation  de 
rendre  un  jugement  empreint  de  la  réflexion  et  de  l'étude  que 
nécessite  cet  important  débat. 

M.  Camille  Pelletan.  —  Vous  détournez  la  question. 
M.  LE  Président  du  conseil.  — Je  ne  saurais  donc  admettre 
une  discussion  partielle  et  fractionnée. 

M.  Georges  Roche.  —  Nous  voulons  savoir  si  nous  sommes 
obligés  d'envoyer  des  renforts  au  Tonkin  ! 

M.  le  Président.  —  Veuillez  garder  le  silence,  messieurs  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  faut  un  débat  complet  et 
réfléchi,  et  ce  débat  se  produira  dans  quelques  jours,  quand  la 
Chambre  sera  saisie  tout  à  la  fois  du  rapport  de  la  commission 
eA  CiU  Livre  jaune,  qui  contiendra  les  communications  les  plus 
complètes,  les  plus  étendues,  les  plus  loyales  que  jamais  un 


308  DISCOURS  DE  JULES  FEURY. 

cabinet  ail  fournies  à  une  Assemblée.   {Applaudissements  au 
centrée  et  à  gauche.) 

M.  Camille  Pelletan.  —  Il  sera  bien  temps,  quand  la  f^uerre  sera 
engagée  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  J'ai  une  seconde  raison 
pour  ne  pas  laisser  une  discussion  s'engager  par  voie  incidente 
sur  un  document  particulier,  sur  ce  mémorandun  dont  on  par- 
lait tout  à  l'heure  :  c'est  que,  loin  d'être  la  clôture  des  négo- 
ciations, loin  d'être  une  mise  en  demeure,  un  ultimatum,  il  est 
le  point  d'attache  d'une  négociation  nouvelle  et  qui  se  poursuit 
à  l'heure  qu'il  est. 

M.  Granet.  —  Pendant  qu'on  se  bat! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  A  ce  document  j'ai  fait  une 
réponse,  j'ai  formulé  des  ouvertures;  elles  ont  été  transmises, 
à  une  date  toute  récente,  à  la  cour  de  Pékin.  La  réponse  du 
gouvernement  chinois  ne  m'arrivera  que  dans  un  certain 
nombre  de  jours  :  c'est  la  déclaration  que  me  faisait  hier  M.  le 
ministre  de  Chine. 

M.  DE  La  BassetiI'RE.  —  Nous  sommes  en  face  d'un  fait  accompli. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Nous  sommes  donc  tou- 
jours dans  la  même  situation  vis-à-vis  de  la  Chine  ;  il  n'y  a.  entre 
elle  et  nous,  aucune  espèce  de  rupture  diplomatique  :  il  va 
au  contraire  des  négociations  engagées.  Messieurs,  je  n'hésite 
pas  à  le  dire  :  si  le  régime  parlementaire  était  condamné, 
comme  par  une  nécessité  d'existence,  à  apporter,  à  tout  instant, 
à  la  première  réquisition  d'un  membre  de  l'une  ou  l'autre 
Assemblée,  les  documents  diplomatiques  sur  le  bureau  des 
Chambres,  si  c'était  là  sa  loi,  il  faudrait  que  le  régime  parié- 
taire fît  son  deuil  d'avoir  jamais  une  diplomatie  et  une  politique 
extérieure.  {Applaudissements  au  centre  et  à  gauche.  —  Bruil 
à  C extrême-gauche  et  à  droite.) 

M.Ribol,  au  nom  de  la  commission,  reconnut  qu'elle  avait  eu 
communication  du  mémorandum  adressé  aux  puissances  le 
19  novembre  par  le  gouveinemenfc  cliinois,  et  de  la  réponse  qu'y 
avait  faite  le  Gouvernement  français,  mais  que  c'était  au  président 
du  Conseil  à  rester  juge  de  l'opporlunilé  de  la  publication  de  ce 
document  et  de  la  suite  à  donner  aux  négociations.  La  commission 
avait  nommé  son  rapporteur  (M.  Léon  Renault)  et  il  se  mettrait  en 


AFFAinKS    KL    TO.NKI.N.  309 

inesiiie  de  déposer  son  rappoit.  ii  bref  délai.  I^a  ClianiliK'  lixerait 
ensuite  le  jour  du  débat. 

M.  Clemenceau  répliqua  à  la  fois  à  .M.  Jules  Ferry  et,  à  .M.  Hiiiol. 
Il  prétendit  qu'il  s'agissait  avant  tout  de  sauvegarder  les  intérêts  de 
la  France,  et  de  savoir  si  la  commission  et  la  Chambre  pouvaient 
par  leur  silence  autoriser  le  Gouvernement  à  passer  outre  à  un  casris 
bellL  Sans  doute,  les  négociations  continuaient,  mais  les  combattants 
étaient  aux  prises.  Si  l'on  ne  conimuiiicpiait  les  documents  à  la 
Chambre  ([ue  trop  tard  pour  qu'elle  put  se  prononcer  librement,  il 
n'y  avait  plus,  suivant  l'orateur,  de  gouvernement  républicain. 

l.a  Chambre  n'en  donna  pas  moins  raison  au  président  du  Conseil, 
en  décidant,  par  299  voix  contre  194,  que  l'interpellation  ne  sérail 
disculée  que  le  jour  où  le  débat  sur  les  conclusions  de  la  commission 
spéciale  s'ouvrirait  devant  la  Chambre. 

Conformément  à  sa  promesse,  le  cabinet  communiqua  à  la  commis- 
sion des  crédits  tous  les  documents  relatifs  aux  atlaires  du  Tonkin 
depuis  1874,  et  publia,  en  outre  (fin  novembre),  un  Livre  jaune  en 
deux  volumes  où  manquait  seulement  le  traité  récemment  conclu 
à  Hué,  parce  que  les  événements  pouvaient  rendre  opportun 
le  remaniement  de  quelques-unes  de  ses  clauses.  La  commission 
conclut,  par  9  voix  contre  2,  à  l'adoption  des  crédits,  et  si  elle  n'en 
avait  pas  proposé  l'augmentation,  c'est  que  le  Gouvernement  les 
avait  déclarés  suflisants,  au  moins  pour  la  fin  de  l'année  1883. 
Nous  ne  croyons  pas  devoir  analyser  longuement  les  arguments 
développés  par  les  orateurs  de  l'opposition  pour  combattre  la 
demande  de  crédits.  Ce  sont  toujours  les  mêmes  :  accusation  de 
poursuivi'e  une  politique  monarchique  d'annexions  et  de  conquêtes 
lointaines,  de  lancer  la  France  dans  une  guerre  avec  la  Chine,  d'en- 
gager des  dépenses  avant  d'avoir  fait  voter  les  crédits  par  les 
Chambres,  etc.  Tel  est  le  résumé  des  discours  de  MM.  Rivière, 
Uelafosse,  Camille  Pellelan.  Après  M.  Antonin  Proust,  qui  réclama 
pour  le  cabinet  «  la  force  nécessaire  pour  terminer  l'aiîaire  du 
Tonkin  et  par  l'action  militaire  et  par  la  négociation  diplomatique  », 
M.  Jules  Ferry,  dans  la  séance  de  la  Chambre  du  10  décembre', 
répondit  ainsi  qu'il  suit  à  ses  infatigables  adversaires  : 


Discours  du  10  décembre  1883. 

M.  Jules  Ferry,  minisire  des  affaires  étrangères,  président  du 
conseil.  —  Messieui's,  je  cfois  le  moment  venu  pour  le  Gouver- 
nement d'apporter  ici  les  explications  et  les  réponses  qu'il  doit 
vous  foui'nir.  J'estime,  en  etïet,  qu'il  est  de  notre  devoir  à  tous 
de  donner  aujourd'hui,  si  c'est  possible,  une  conclusion  à  ce 

1.  V.  VOfficiel  du  11  décembre  1883. 


310  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

débat,  qui,  certes,  n'aura  manqué  ni  d'ampleur,  ni  d'étendue, 
ni  d'éloquence.  Je  ne  serai  pas  long,  et  je  ne  crois  pas  qu'il  soit 
nécessaire  que  je  sois  long.  Je  désire  éviter  les  redites.  J'ai  eu 
l'honneur,  le  31  octobre,  après  mon  éminent  collègue  M.  Chal- 
lemel-Lacour,  dont  vous  aviez  entendu  la  haute,  la  grande 
parole  dans  la  séance  de  la  veille...  {Rumeurs  à  droite.  —  Très 
bien!  et  applaudissements  au  centre  el  à.  gauche.) 

Plusieurs  membres  à  droite.  —  Pourquoi  Tavez-vous  écarté?  11 
fallait  le  garder  ! 

M.  LE  Peésident  du  conseil.  —  Ah  !  messieurs,  c'est  à  mon 
grand  regret  que  j'occupe  ici  cette  place,  que  nul  ne  pourra 
remplir  aussi  bien  que  lui.  —  Messieurs,  j'ai  eu  l'honneur,  le 
31  octobre,  de  donner  à  la  Chambre  quelques  explications, 
d'éclaircir,  je  le  crois  du  moins,  —  quelques  idées,  soit  sur 
l'origine  de  Texpédilion  du  Tonkin,  soit  sur  les  conceptions  de 
politique  générale  et  d'avenir  auxquelles  on  peut  la  rattacher. 
Je  ne  voudrais  pas  rentrer  dans  ce  débat,  car,  ainsi  que  l'indi- 
quait tout  à  l'heure,  avec  une  grande  justesse  d'esprit  et  de 
parole,  mon  honorable  collègue  et  ami  M.  Antonin  Proust,  ce 
n'est  pas  le  débat  d'aujourd'hui.  Je  voudrais  seulement,  pour 
ramener  les  choses  à  leurs  véritables  proportions,  apporter  ici 
une  protestation  très  modérée  contre  le  rôle  si  considérable,  si 
exagéré,  si  impétueux  que  m'attribue,  dans  la  carrière  de  la 
politique  qu'on  appelle  coloniale,  l'honorable  M.  Delafosse.  A 
l'entendre,  je  serais  —  il  a  dit  le  mot  —  une  sorte  d'halluciné, 
poussant  ou  entraînant  la  France  dans  des  voies  inconnues,  et 
inaugurant,  dans  ce  pays  de  sagesse  auquel  tant  de  raisons  de 
la  plus  haute  et  de  la  plus  délicate  gravité  imposent  la  pru- 
dence, la  mesure,  la  réserve,  je  serais,  a-t-il  dit,  un  illuminé,  le 
poussant  à  tous  les  coins  du  monde  dans  des  entreprises  sans 
portée,  sans  but  défini;  et  le  plus  détestable,  le  plus  dangereux 
représentant,  dans  ce  pays,  de  la  politique  d'aventures. 

Ce  rôle,  messieurs,  n'est  pas  le  mien  et,  si  j'ai  un  rôle,  un 
petit  rôle  dans  l'histoire  de  mon  pays,  ce  n'est  point  celui-là 
et  je  ne  le  brigue  point...  [Mouvements  divers.)  L'honorable 
M.  Pelletan  me  causait  tout  à  l'heure  une  fort  agréable  surprise, 
—  car  j'aime  beaucoup  les  idées  qui  rapprochent,  je  les  préfère 
de  beaucoup  à  celles  qui  divisent,  —  il  me  disait  :  «  Mais  si, 
enfin,  cette  politique  coloniale  ne  tendait  qu'à  conserver  ce  que 


AKFAIliKS    m     TONKIN.  ;îll 

nous  avons,  elle  serait  adinissihlt',  file  sciait  (I(''fen(lal)le  !  »  Nous 
avons  la  prétention,  et  nous  ci'oyons  pouvoir  vous  le  démonlrer, 
nous  pensons  que  le  pays,  qui  est  notre  juge  à  tous,  dira  préci- 
sément (|ue  nous  ne  vous  avons  présenté  une  autre  politique 
qu'une  politlipie  de  conservation  coloniale.  [Apitlaudissenien's 
an  cent  ri'.) 

M.  Clkment.f.ai.  — Vous  vous  »Hes  vaille  de  nous  avoir  donru'  des 
provinces  ! 

M.  LE  Président  du  cox.seil.  —  Vous  êtes  allés  à  Tunis, 
nous  y  sommes  allés,  nous  avons  eu  l'honneur  de  vous  y 
conduire,  et  je  persiste  à  croire  et  à  répéter  ce  que  j'ai  dit  plus 
d'une  fois  :  c'est  que  la  majorité  non  seulement  nous  y  a  suivis, 
mais  qu'elle  nous  y  a  bien  un  peu  poussés  à  cette  époque-là. 
[liéclamalions  sur  divers  bancs.  —  {Très  bien!  au  cendre  et 
à  gauche). 

M.  Lk  Provost  de  Lainay.  —  Elle  a  inventé  les  Kroumirs,  peut- 
être  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Plusieurs  membres,  qui 
siègent  de  ce  côté  {l'orateur  désigne  la  gauche),  nous  criaient 
alors  :  «  A  Tunis  !  »  Je  ne  l'ai  pas  oublié. 

M.  Camille  Pelleta.n.  —  Ce  n'est  pas  nous,  assurément. 
Plusieiirs  membres  à  l'extrême-gauchr.  —  Non!  non! 

M.  le  Président  du  coxseil.  —  Je  ne  dis  pas  vous,  mes- 
sieurs ;  je  parle  de  la  majorité  qui  a  fait  l'expédition  tunisienne, 
et  pour  laquelle  c'est  un  honneur  de  l'avoir  faite.  [Applaudis- 
sements au  centre  et  à  gauche.)  Pourquoi  cette  majorité  a-t-elle 
conçu  comme  une  entreprise  nationale  et  nécessaire  cette 
expédition  de  Tunis?  C'est  pai'ce  que  c'était  la  sécurité  même 
de  l'Algérie  qui  était  compromise  {Exclamations  à  Vextrême- 
gauche.  {Très  bien!  très  bien!  sur  d'autres  bancs.)  Celte  majorité 
faisait,  et  nous  faisions  ensemble,  de  la  politique  de  conserva- 
tion algérienne.  Messieurs,  pourquoi  sommes-nous  au  Tonkin? 
Parce  que  nous  avons  la  Cocliinchine.  {Ah!  ah!)  Mais  oui, 
messieurs;  c'est  étrange,  et  l'honorable  M.  Delafosse  l'a  déjà 
fait  remarquer...  {Bruit.) 

.M,  LE  I^nÉsiDENT.  —  Messieurs,  tous  les  orateurs  ont  été  écoutés 
en  silence  jusqu'ici  :  je  vous  prie  de  vouloir  ])ieii  conserver  la  même 
allure  au  débat,  et  d'entendre  en  silence  M.  le  Président  du  conseil. 

M.  LE  Président  du  coxseil.  —  Messieurs,  il  serait  étrange 


312  DISCOURS   DE  JULES   FE«UY. 

—  et  je  ne  coinprentls  pas  que  celte  pensée  ait  pu  traverser 
un  instant  l'esprit  de  M.  Delafosse  —  d'en  rendre  responsables 
le  Gouvernement  actuel,  ou  les  ditTérents  ministères  répu- 
blicains qui  se  sont  succédé,  soit  depuis  1876,  soit  même 
depuis  1871,  depuis  la  proclamation  de  la  République  de  fait, 
comme  depuis  sa  proclamation  définitive  ;  il  serait  extraordi- 
naire, contraire  à  la  vérité  liistorique  et  à  la  bonne  foi  d'attri- 
buer à  ces  divers  ministères  la  responsabilité  de  la  conquête  de 
laCochinchine.  {Mouvements  divers.) 

M.  BLA^'CSl:BÉ.  —  Si  vous  n'aviez  que  cette  responsabilité,  elle 
serait  légère  ! 

M.  LE  Président  du  conskil.  —  Comment  l'expédition  du 
Tonkin  et  le  protectorat  du  Tonkin  se  trouvent-ils  être  une 
conséquence  nécessaire  de  l'expédition  de  Cochincbine?  Voulez- 
vous  me  permetti'e  de  vous  le  dire? 

M.  Georges  Perin.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Voulez-vous  me  permettre 
de  vous  mettre  sous  les  yeux  une  des  premières  formules  de 
cette  vérité,  qui  se  trouve  dans  le  Livre  jaune  ?  Je  suis  heureux 
de  la  citer,  parce  qu'elle  émane  d'un  Gouvernement  qui  ne 
représentait  pas  notre  politique,  parce  qu'elle  émane  d'un 
homme,  fort  éminent,  à  coup  sûr,  mais  qui  ne  siégeait  pas 
sur  nos  bancs,  et  parce  qu'elle  est,  cette  dépêche,  un  des  traits 
de  cette  admirable  continuité  de  la  politique  française  dans  la 
question  qui  nous  occupe,  continuité  qui  est  démontrée  avec 
tant  d'éclat,  et  pour  le  grand  honneur  des  hommes  politiques  de 
ce  pays-ci,  dans  les  deux  volumes  de  cette  histoire  vivante  que 
j'ai  eu  l'honneur  de  mettre  sous  vos  yeux;  la  dépêche  est  de 
M.  l'amiral  de  Montaignac  : 

<<  19  avril  187'.. 

«  Nous  jouerions  un  rôle  peu  digne  de  la  France  si,  après 
les  sacrifices  que  nous  avons  déjà  faits  et  ceux  que  nous  allons 
faire,  au  moment  où  l'on  nous  remercie...  —  c'est  le  gouver- 
nement annamite,  vous  entendez  bien  —  ...  de  l'assistance 
prêtée  pour  la  pacification  de  la  province,  et  où  l'on  nous 
demande  notre  concours  en  cas  d'éventualités  semblables,  nous 
faisions  des  concessions  de  nature  à  nous  faire  dévier  du  but 
réel  :  l'établissement  du  protectorat  de  la  France  surl'Annam. 


AKFAIHES   m;   TdNKIN.  :ii:i 

Le  li'aiU'',  si  longlemps  débaltii,  nous  conci'de  la  laciillr  (Ifiiliv- 
tonir  un  aszent  à  Hanoï,  et  \o  dcsir  niaiiifcslt'  du  uoiivci-ncrnciit 
annamite  de  laisser  celte  clause  dans  loniltre  nous  prouve  (|u"il 
en  a  compris  l'importance  et  le  sens.  AITaihli  comme  il  l'est 
aujourd'hui,  impuissant,  comnu^.  il  l'avoue,  à  assiirei"  l'obéis- 
sance de  ses  propres  sujets,  le  l'oyaume  d'Annam  esl  ajipelé  à 
sul)irle  pi-olectoral  d'une  grande  puissance.  La  situiilioii  (pie 
nous  avons  prise  en  Cocliinchine  ne  nous  permet  pas  de  laissei- 
une  iniluence  autre  (pie  la  nôtre  peser  sur  Tu-Duc.  {7'rès  bien  ! 
très  bien  !  à  (/(iiic/ie  et  au  centre.)  A\oi's  que  nous  étions  au  début 
de  notre  occupation,  nous  pouvions  renoncer  à  nous  établir 
d'une  façon  solide  dans  rExtrèuu'-Oi'ient.  Aujourdliui,  nous  ne 
le  pouvons  plus...  Nous  avons  occupé  trois,  puis  six  provinces 
de  l'empire  d'Annam  ;  nous  avons  placé  le  Cambodge  sous  notre 
protectorat,  nous  avons  dépensé  beaucoup  d'argent  pour  jeter 
les  fondements  d'une  administration  française  dans  ce  pays: 
nous  devons  poursuivre  notre  œuvre  sans  rien  brusquer,  mais 
sans  jamais  dévier,  et,  surtout,  sans  revenir  sur  nos  pas  et 
perdre  le  bénéfice  de  nos  efforts.  » 

Sur  un  grand  nombre  de  bancs.  —  Très  bien!  très  bien  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Voilà,  messieurs,  en  quel- 
ques lignes,  toute  la  philosophie  de  l'expédition  actuelle.  Je 
demande  donc,  pour  les  raisons  que  je  viens  de  dire,  je  demande 
à  écarter  du  débat,  comme  n'y  ayant  pas  place  à  cette  heure, la 
théorie,  le  système  des  expéditions  lointaines  dont  l'honorable 
M.  Camille  Pelletan  nous  imposait  tout  à  l'heure,  si  injustement, 
la  i-esponsabilité.  .le  voudi'ais  aussi,  messieurs,  écarter  du  débat 
une  question  plus  personnelle  :  c'est  une  question  de  cabinet. 
Je  vous  assure  qu'elle  ne  doit  jouer  dans  nos  préoccupations 
qu'un  rôle  extrêmement  secondaire.  Les  hommes  qui  ont  en  ce 
moment  l'honneur  de  tenir  le  pouvoir  ne  l'ont  point  recherché, 
ne  l'ont  point  souhaité  ;  il  n'a  pour  eux  de  valeur  qu'à  la  condi- 
tion qu'il  soit  inséparable  de  votre  confiance,  qui  est  leur  appui 
et  leur  honneur.  [Applaudisse.meyits  au  centre  et  à  ganc/ie.)  Le 
jour  où  vous  ne  nous  laisseriez  cette  confiance  qu'amoindrie, 
entamée,  compromise  par  une  équivoque,  nous  comprendrions 
à  demi  mot...  {IS'ouveaux  applaudissements  sur  les  mêmes  bancs) 
et  nous  saurions,  de  la  meilleure  grâce  du  monde,  remettre  le 
pouvoir  à  ceux  qui  paraissent  si  impatients  de  le  prendre,  — 


314  DISCOURS   DE  JULES   FEliUV. 

probablement  parce  qu'ils  ne  le  connaissent  pas.  (  Vifs  applau- 
dissements à  gauche  et  au  centre.  —  Interruptions  à  droite.) 
L'honorable  M.  Delafosse  émettait  l'autre  jour,  à  cette  tribune, 
une  formule  qui  avait  un  grand  succès  sur  les  bancs  de  l'oppo- 
sition de  l'extrême-gauche  ;  il  disait  :  «  L'obstacle,  c'est  le 
cabinet.  » 

Messieurs,  je  ne  crois  pas  que  cette  formule,  que  l'on  préten- 
dait donner  comme  le  résumé  de  l'impression  produite  par  le 
Livre  jaune  et  les  nombreux  documents  que  vous  avez  eus  sous 
les  yeux,  je  ne  crois  pas  que  ce  soit  celle  qui  se  dégage  de  cette 
lecture,  et,  élevant  la  question  un  peu  au-dessus  des  considéra- 
tions de  personnes,  je  crois  qu'il  faut  formuler  autrement  les 
enseignements  qui  résument  toute  cette  histoire.  Une  chose  me 
frappe  et  a  sans  doute  frappé  beaucoup  d'entre  vous,  messieurs  : 
c'est  :  — j'y  faisais  allusion  d'un  mot  tout  à  l'heure  —  la  mer- 
veilleuse unité  de  vues  qui  préside  aux  conceptions  de  tous  les 
ministères  successifs  sur  la  question  présente.  11  n'est  pas 
possible,  il  est  vrai,  d'être  plus  d'accord,  il  n'est  pas  possible 
de  voir  plus  juste,  il  n'est  pas  possible  de  se  faire  des  moyens 
pratiques  une  idée  plus  précise,  et,  si  j'avais  le  temps  de  lire 
ici  les  dépêches  de  M.  le  duc  Decazes  à  M.  de  Rochechouart, 
vous  seriez  surpris  de  constater  que  c'est  presque  mot  pour 
mot  le  langage  de  M.  Challemel-Lacour;  et,  quand  M  l'amiral 
de  Montaignac  —  donc  j'ai  lu  tout  à  l'heure  quelques  fortes 
paroles  —  explique  les  raisons  profondes  pour  lesquelles  la 
possession  de  la  Cochinchine  nous  oblige  à  ne  laisser  à  aucune 
puissance  étrangère  le  protectorat  duTonkin,  il  est  absolument 
d'accord  avec  la  série  de  ces  belles  dépêches  que  tout  le  monde 
a  admirées  et  qui  sont  signées  de  l'amiral  Jauréguiberry.  Du 
ministère  Decazes  au  ministère  Challemel-Lacour,  en  passant 
par  les  ministères  Duclerc  et  de  Freycinet,  l'accord  est  complet. 
Comment  se  fait-il  donc  qu'une  si  grande  unité  dans  les  vues, 
une  si  grande  persistance  dans  cette  politique  qui  s'est  imposée 
à  tant  de  ministères  et  h  tant  d'assemblées  qu'on  peut  vérita- 
ment  la  qualilier  de  nationale,  ait  abouti  à  tant  d'impuissance, 
à  tant  de  demi-mesures,  à  tant  d'avortements?  Ah!  c'est  que 
l'obstacle,  messieurs,  ce  n'est  pas,  comme  le  dit  M,  Delafosse, 
le  cabinet:  l'obstacle,  c'est  la  fragilité  des  cabinets.  {Vifs 
apj^laudissements  au  centre  et  à  gauche.) 


1 


it 


ATI' AIIU:s    1)1    TO.NKIN.  :)1') 

M.  fiKonGEs  BnAME.  —  Pourquoi  avez-vous  ronvcnsé  les  précc- 
denls  ■? 

M.  JoLinois.  —  ("-"est  la  polili(iut'  du  :  J'y  suis,  j'y  reste. 

M.  liK  Présidext  du  coxsEiii.  —  ('e  n'osl  pas  la  volonté, 
ce  n'est  pas  la  clairvoyance  qui  a  niaïKiné  aux  dilTéirnls  cabi- 
nets dans  cette  question  :  c'est  le  temps,  c'est  la  durée,  c'est  la 
vie,  sans  laquelle  on  ne  fait  rien,  surtout  dans  les  alTaires 
exlérieufes.  Je  crois  qiU3  voilà  la  vraie  leçon  à  tirer  de  la  lecluie 
de  ce  livre  d'histoire  que  je  me  fais  honneur  de  vous  avoir 
donné.  C'était  cependant  une  grande  anomalie...  (Interrvpiinns 
sur  divers  bancs),  cela  ne  s'était  jamais  fait  dans  aucun  pays,  de 
verser  sur  le  bureau  des  Chaudjres  tout  ce  que  contiennent  les 
archives  d'un  ministère. 

M.  Gkorges  Perin.  —  Il  fallait  n'en  donner  que  la  moitié,  mais 
plus  tôt  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Puisque  nous  avons  fait 
l'histoire  vivante,  sachons  en  comprendre  les  enseignements. 
Bien  qu'il  s'agisse,  dans  cette  atTaire,  d'un  intérêt  beaucoup  plus 
grave,  heaucoup  plus  élevé  que  l'intérêt  ministériel,  je  suis 
pourtant  forcé  de  suivre  les  adversaires  du  projet  de  loi,  ceux 
qui  vous  convient  au  rejet  du  crédit,  sur  le  terrain  qu'ils  ont 
choisi.  Je  suis  obligé  de  défendre  le  cabinet  que  j'ai  l'honneur 
de  présider,  non  pas  contre  toutes  les  accusations  et  toutes  les 
récriminations  dont  il  a  été  l'objet,  mais  contre  les  princijtaux 
griefs,  contre  ceux  qu'on  peut,  en  réahlé,  considérer  comme 
graves;  et  c'est  parce  qu'ils  seraient  graves,  s'ils  étaient  justi- 
fiés, que  je  vous  demande  la  permission  de  m'en  expliquei'. 

La  principale  accusation  qu'on  ai  t  formulée  contre  le  cabinet  est 
celle-ci  :  je  ne  l'affaiblis  pas  ;  selon  mon  habitude,  je  vais  droit 
à  l'objection  :  La  faute  du  cabinet,  c'est  d'avoir  entretenu,  — 
ou  ne  dit  pas  de  mauvaise  foi,  —  mais  enfin  d'avoir  entretenu, 
sciemment  ou  inconsciemment,  dans  l'esprit  de  cette  Chambre, 
des  illusions  sur  plusieurs  points  très  importants  :  sur  les 
prétentions  de  la  Chine  et  sur  son  rôle  éventuel,  sur  son 
intervention  possible. 

Voilà,  je  crois,  les  deux  pi'incipales  objections  autour  des- 
quelles tous  les  autres  griefs  viennent  se  ranger  pour  les 
fortifier;   c'est  là  le  fond  du  débat.  Eh  Itien,  je  trouve  cette 


316  DISCOURS   DE  JULES   FEHHY. 

accusation  vraiment  injuste  et  mal  fondée.  Il  est  tout  à  fait 
injuste,  il  n'est  pas  conforme  à  la  vérité  de  dire  que  le  Gouver- 
nement, que  le  ministre  des  affaires  étrangères  qui  a  porté  le 
poids  de  ces  nombreuses  discussions,  —  il  n'y  en  a  pas  eu 
moins  de  cinq  depuis  le  mois  de  mars  dernier,  — a  cherché  à 
entretenir  dans  l'esprit  de  la  Chambre  des  illusions  sur  les 
prétentions  de  la  Chine.  Relisez,  messieurs,  les  discussions  qui 
ont  eu  lieu  au  Sénat  le  13  mars,  à  la  Chambre  le  15  mai  pour 
le  vote  du  crédit;  au  Sénat,  le  2  juin,  sur  une  question  de 
M.  de  Saint- ValUer;  à  la  Chambre,  le  10  juillet,  sur  l'interpel- 
lation de  M.  Gi'anet;  —  je  ne  parle  pas  des  débals  du  30  et 
du  31  octobre  où  il  a  été  amplement  question  de  la  Chine,  et  où 
déjà  le  grief  que  je  viens  de  rapporter  s'est  produit  par  la 
bouche  de  M.  Granet  et  de  M.  Clemenceau. 

Dans  ces  discussions,  dont  je  ne  fais  que  rappeler  les  dates,  il 
a  été  principalement,  sinon  exclusivement,  parlé  des  prétentions 
de  la  Chine.  Reportez-vous  à  la  séance  du  Sénat  du  13  mars  1883; 
c'est  à  une  question  de  M,  de  Saint- Vallier  que  répond  l'hono- 
rable M.  Challemel-Lacour.  M.  de  Saint-Vallier  insistait  préci- 
sément sur  le  bruit  qui  s'était  fait  relativement  à  la  suzeraineté, 
revendiquée  par  la  Chine,  et  aux  difficultés  qui  en  résulteraient 
pour  nous,  dans  le  cas  où  nous  voudrions  donner  suite  à  notre 
projet  d'occupation.  Est-ce  que  M.  Challemel-Lacour  a  nié  les 
prétentions  de  la  Chine?  R  en  a  présenté,  au  contraire,  le 
tableau  :  «  L'article  principal  du  traité  de  1874,  celui  qui  déclare 
la  souveraineté  indépendante  du  roi  d'Annam,  a  été  enfreint 
ouvertement,  puisqu'à  plus  d'une  reprise,  le  roi  d'Annam,  avec 
une  sorte  d'ostentation,  s'est  reconnu  le  vassal  de  l'empire 
chinois;  non  seulement,  il  a  reconnu  cette  vassalité, mais  il  est 
établi  aujourd'hui  que  les  bandes  chinoises  qui  ont  franchi  la 
frontière  du  Tonkin,  l'ont  franchie,  ou  de  l'assentiment  du  roi 
d'Annam,  ou  même  à  son  instigation...  » 

Et  un  peu  plus  loin  :  «  Vers  1881,  la  Chine  éleva  des  préten- 
tions que  nous  ne  pouvions  admettre.  Simulant  des  inquiétudes 
qu'ils  ne  pouvaient  éprouver,  nous  prêtant  des  projets  de 
conquête  invraisemblables  ou  plutôt  d'une  absurdité  manifeste, 
bien  sûrs,  d'ailleurs,  de  ne  point  contrarier  les  désirs  du  roi 
d'Annam,  les  gouverneurs  des  provinces  méridionales  de  la 
Chine  tirent  passer  dans  le  ïonkin  des  détachemenls  armés, 


AFFAIRES   DU   TONKIN.  ;J17 

plus  OU  moins  nombreux,  qui  enlraient.  se  retiraieni,  dispa- 
raissaient, selon  qu'on  nous  allribuail  une  r(^soliilion  i)ius 
ou  moins  arrèlée  d'asseoir  délinilivement  notre  autorité  dans 
le  pays.  » 

Je  vous  demantle,  messieurs,  si  on  pouvait  pailer  avec  une 
plus  entière  franchise  des  incidents  qui  se  passaient,  de  cette 
vassalité  qui  se  manifestait  pai"  des  actes  de  soumission,  et  de 
cette  intervention  qui  se  traduisait  par  des  entrées  de  soldats, 
plus  ou  moins  réguliers.  Et,  le  15  mai,  à  la  Chambre  des 
députés,  j'en  nppellc  à  M.  Delafosse  lui-même,  qui  portait 
la  parole... 

M.   JiLES  DELAt'OSsi:.  — Que  ina-t-on  répondu  •.' 

M.  liE  Présidext  du  conskil.  —  La  discussion  portait  sur 
les  prétentions  de  la  Chine,  sur  cette  suzeraineté,  sur  les  tenta- 
tives de  toute  nature  dont  cette  prétendue  suzeraineté  est 
l'occasion. 

Et  le  ministre  expose  à  la  Chambre  les  prétentions  du 
gouvernement  chinois;  il  parle  des  droits  de  suzeraineté  que 
la  Chine  revendique  sur  l'Annam;  il  en  rappelle  les  manifes- 
tations diverses,  les  échanges  de  cadeaux,  mais  il  conclut  en 
disant  que  nous  ne  pouvons  plus  tolérer  de  telles  prétentions. 
La  discussion  ne  porte  que  sur  ce  point.  Loin  de  cacher  les 
prétentions  de  la  Chine,  on  vous  les  expose,  on  les  discute,  on 
les  réfute,  et,  je  crois,  quant  à  moi,  victorieusement. 

M.  LE  COMTE  DE  ('olbert-Laplace.  —  VA  la  dépèclie  Tricon  ? 
[Rumeurs  au  centre  et  à  gauche.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Dans  la  même  séance, 
M.  Georges  Perin,  très  compétent  dans  ces  matières,  revient 
sur  la  question  des  prétentions  de  la  Chine.  Cet  orateur,  toutes 
les  fois  qu"il  a  pris  la  parole  à  propos  de  cette  question,  a,  avec 
beaucoup  de  raison,  argumenté  des  prétentions  de  la  Chine 
pour  dire  aux  dilTérents  gouvernements  en  face  desquels  il  s'est 
trouvé  :  «  Il  y  a  là  un  danger  auquel  il  faut  prendre  garde,  o  On 
discute  là-dessus;  M.  Challemel-Lacour  pai-le  à  son  tour  el 
réfute  les  prétentions  de  la  Chine.  11  dit  qu'il  ne  croit  pas  que 
la   Chine   pousse   ses    prétentions  jusqu'à    une    intervention 


318  DISCOURS   UE  JULES   EEKKY. 

active...  Ah!  ah!  à  rjauche),  mais  il  ne  les  dissimule  en  aucune 
manière  :  il  les  discute  et  les  réfute. 

A  droite.  —  Lisez  !  Citez  les  paroles  ! 

M.  Georges  Perlx.  —  En  IS'o,  tous  vos  agents  vous  disaient  le 
conlraii'e  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  m'explique  sur  ce 
premier  grief  qui  consiste  à  nous  reprocher  d'avoir  entretenu 
des  illusions  sur  les  prétentions  de  la  Chine,  et  fait  croire  à  la 
Chambre,  comme  le  disait  hier  M.  Camille  Pelletan,  que  ces 
prétentions  étaient  absolument  surannées,  qu'elles  étaient 
renfermées  dans  un  droit  historique,  et  qu'elles  ne  se  manifes- 
teraient pas.  On  ne  vous  en  a  pas  dissimulé  les  manifestations  ; 
seulement  on  les  a  discutées,  on  les  a  réfutées.  Si  vous  voulez 
me  permettre  de  suivre  l'ordre  naturel  et  logique  de  ma 
discussion,  nous  arriverons  tout  à  l'heure  à  ce  grief  tiré  de  ce 
que  M.  Challemel-Lacour  n'aurait  pas  vu  avec  assez  d"efîroi 
les  prétentions  chinoises,  et  les  aurait  considérées  avec  une  trop 
grande  confiance  ;  nous  nous  en  expliquerons  dans  un  instant. 
Je  veux  seulement  rappeler  qu'il  fut  encore  question  de  ces 
mêmes  prétentions  chinoises  dans  la  séance  du  24  mai  18S3,  et 
qu'au  Sénat,  dans  la  séance  du  2  juin,  une  question  était  posée 
par  M.  de  Saiut-Vallier  en  ces  termes  :  «  L'opinion  publique  se 
préoccupe  des  dangers  d'une  guerre  avec  la  Chine.  » 

M.  de  Saint-Vallier  provoque  des  exphcations  sur  la  rupture 
des  pourparlers  entamés  par  M.  Bourée;  et  alors,  a  lieu  devant 
le  Sénat  la  première  discussion  sur  le  projet  Bourée;  discussion 
dont  il  est  tout  à  fait  inutile  de  résumer  les  principaux  traits  : 
je  crois  que  la  Chambre,  sur  tout  ce  qui  touche  au  traité 
Bourée,  est  absolument  saturée  d'explications,  et  qu'il  n'y  a  pas 
lieu  de  lui  en  donner  de  nouvelles.  {Assentiment). 

Ce  sont  encore  les  prétentions  de  la  Chine  et  le  danger 
chinois  qui  servent  de  thème  à  la  discussion  qui  a  eu  lieu  ici 
le  lu  juillet  1883,  sur  l'interpellation  de  M.  Granet,  et,  enfin 
il  en  est  encore  question  tout  au  long  —  ce  souvenir  est  encore 
trop  présent  à  votre  esprit  pour  que  j'y  insiste  —  dans  les 
séances  du  30  et  du  31  octobre  1883. 

Ainsi,  il  est  véritablement  excessif  de  répéter,  comme  on 
s'obstine  à  le  faire,  que  le  ministre  des  affaires  étrangères  a 
cherché  à  dissimuler  à  la  Chambre  les  prétentions  de  la  Chine: 


AFFAIHES   1)1     Td.NKI.N.  319 

il  n'a  été  question  que  de  cela  depuis  six  mois.  On  dit  encore  : 
«  Le  Gouvernement,  le  ministre  des  alTaires  étrangères  ont 
toujours  envisagé  ces  prélenlions  chinoises  avec  trop  de 
conliance  ;  ils  oui  ilil  à  la  Cliamlu-e  :  Elles  n"aboutii-ont  pas, 
elles  n'aboutiront  jamais  à  une  rupture  dipIoniati(pie.  »  Sur  ce 
point,  les  événements  peuvent  seuls  prononcer.  Nous  ne 
sommes,  en  aucune  façon,  en  état  de  rupture  diplomati(jue  avec 
la  Chine,  puisque  nous  négocions  avec  elle;  mais  enfin,  je 
veux,  pour  les  besoins  de  l'argumentation,  concéder  que  le 
ministre  n'aurait  pas  assez  ci'u  à  l'intervention  elTective  de  la 
Chine.  Qu'importe  cette  opinion?  il  est  permis  de  se  tromper 
sur  les  événements  futurs  et  on  ne  peut  pas  exiger  du  ministre 
d'être  prophète. 

Qu'importe  qu'il  ail  eu  cette  opinion,  que  quelques-uns 
trouvent  excessive  et  trop  confiante,  si  toute  sa  conduite  a  été 
celle  d'un  ministre  qui  aurait  cru  à  l'intervention  de  la  Chine  ? 
Et  c'est  là  la  vérité,  messieurs.  La  vérité,  c'est  que  le  cabinet 
ne  mérite  pas  le  reproche  que  lui  adressait  hier  l'honorable 
M.  Camille  Pelletan,  sous  cette  forme  piquante  :  «  Vous  avez  fait 
la  polilic^ue  de  la  quantité  négligeable.  »  Nous  n'avons  jamais 
fait  cette  politique  là  avec  la  Chine.  {Inlerruplions  à  l'extrême- 
gatiche).  L'honorable  3LPelletan,  qui  est  un  journaliste  extrême- 
ment brillant,  vit  un  peu  trop  sur  les  idées  et  les  formules  du 
journalisme.  Haie  tort,  à  mon  avis, de  porter  trop  souvent  ici,  et 
de  mettre  au  compte  du  Gouvernement  les  argumentations,  les 
systèmes  des  journaux  qui,  parfois  et  par  hasard,  soutiennent 
la  politique  du  Gouvernement. 

.M.  CLKMEXCEAr.  — C'csL  une  expression  de  votre  ambassadeur,  ce 
n'est  pas  celle  d'un  journaliste  :  elle  est  de  M.  Bourée,  et  non  pas 
de  M.  Pelletan. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  dis  que  vous  avez 
relevé  cette  expression  dans  des  discussions  des  journaux; 
chacun  sait  à  quoi  je  fais  allusion... 

M.  Clémexceau.  —  Mais,  encore  une  fois,  l'expression  est  de 
M.  Bourée. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Peu  m'importe  !  M.  Bourée 
alors  prendra  un  brevet  d'invention.  {Rires  sia^  divers  bancs  à 
gauche  et  au  centre.  — Exclamations  à  l'extrènie-gauclie.) 

Je  dis  que  vous  avez  relevé,  dans  la  polémique  des  journaux 


320  DISCOURS   DE  JLLES   FEUHY. 

amis  (lu  Gouvernement,  celte  expression  :  «  La  Chine  est  une 
quantité  négligeable;  »  et  que  vous  êtes  venu  dire  à  la  tribune  : 
«  Le  Gouvernement  a  cru  que  la  Chine  était  une  quantité 
négligeable.  »  Eh  bien,  non!... 

M.   Camille  Pelletan.  —  Permettez!... 

M.  LE  Présidknt  du  conseil.  —  Monsieur  Pelletan,  c'est 
imprimé;  l'encre  est  à  peine  sèche.  Vous  avez  dit  que  le 
Gouvernement  avait  fait  la  politique  de  la  quantité  négligeable. 

Sur  plusieurs  bancs  à  gauche.  —  Mais  c'est  la  vérité  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Eh  bien,  le  Gouver- 
nement n'a  pas  fait  celte  politique.  Il  n'a  jamais  traité  la  Chine 
comme  une  quantité  négligeable  ;  il  l'a  traitée  comme  une  très 
grande  puissance,  comme  une  puissance  civilisée.  (/»/erri<p/ions 
sur  divers  bancs  à  l' extrême-gauche  et  à  droite). 

M.  LE  COMTE  DE  Lanjuiisais.  —  Ce  n'est  pas  comme  cela  que  l'a 
traitée  M.  Challemel-I.acoiir. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  l'a  traitée  comme  il 
eût  fait  d'une  grande  puissance  européenne,  —  et  il  n'en 
éprouve  nul  regret,  —  comme  une  puissance  européenne 
raisonnable,  obéissant  à  ses  intérêts,  non  à  ses  passions.  Il  a 
toujours  considéré  qu'il  y  avait,  au  point  de  vue  de  la  situation 
réciproque  de  la  Chine  et  de  la  France  dans  l'Annam,  plusieurs 
terrains  de  conciliation;  que  les  deux  nations  n'avaient  pas  en 
face  d'elles  une  de  ces  opposilions  d'intérêts  irréductible  qui 
jettent  fatalement  une  nation  contre  une  auli'e;  que  le  terrain 
de  la  transaction  était  facile  à  trouver.  Et,  si  vous  voulez  faire 
l'histoire  véridique  des  négociations,  vous  verrez  que,  pendant 
plusieurs  mois,  on  s'est  évertué,  fatigué  à  essayer  l'un  après 
l'autre  de  tous  les  systèmes  de  conciliation.  A^ec  la  Chine,  on  a 
tout  tenlé  :  les  arrangements  définitifs,  les  arrangements  provi- 
soires, les  conventions,  les  règlements  de  frontières,  les  recti- 
fications de  frontières,  les  modus  vivendi  ;  on  n'a  pas  même 
refusé  de  traiter  avec  elle  de  la  suzeraineté,  et  de  chercher  s'il 
n'y  avait  pas,  sur  un  terrain  aussi  délicat,  un  moyen  d'accom- 
modement. 

Qui  a  fait  cela?  Messieurs,  c'est  ce  cabinet,  et  le  ministre  des 
affaires  étrangères.  Il  est  vraiment  remarquable  que,  grâce  à  la 


AFFAIRES   nu   TONKIN.  321 

discussion  des  journaux,  il  se  forme  des  idées  (jui  prrnnt'nl 
possession  de  l'esprit  public  avec  une  rapidité  cllVayante. 
Beaucoup  de  personnes,  ijeaucoup  de  lecteurs  de  journaux,  j'en 
suis  convaincu,  se  représentent  le  cabinet  que  j'ai  Ibonncur  de 
présider,  et  la  direction  donnée  aux  alTaires  étrangères  par 
riionorable  M.  Cballeniel-Laconr,  comme  révélant  un  paili 
pris  de  guerroyer  à  outrance,  de  ne  point  arranger  les  aiïaires; 
on  nous  dépeint  sous  les  fausses  couleurs  d'un  cabinet  brutal, 
agressif,  intransigeant,  {/lires  et  applaudissements  à  gauche  et 
au  centre.)  y\A\i,  messieurs,  nous  avons  été  le  plus  transigeant 
des  cabinets  dans  les  aiïaires  de  Chine!  Savez-vous  où  en 
étaient  les  relations  avec  la  Chine  quand  l'honorable  M.  Chal- 
lemel-Lacour  a  pris  possession  du  ministère  du  quai  d'Orsay? 
On  ne  causait  plus  jamais  de  TAnnam  avec  elle,  on  n'avait 
aucune  conversation  avec  son  ministre  :  c'est  l'honorable  M.  de 
Freycinet  qui  avait  consigné  à  la  fois  et  la  diplomatie  chinoise 
et  son  représentant. 

M.  René  Goblet.  —  Six  mois  auparavant  ! 
M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  ne  lui  en  fais  aucun 
reproche;  je  ne  discute  pas  le  parti  qu'il  avait  cru  devoir 
prendre;  mais  je  fais  remarquer  que  telle  était  la  situation 
quand  nous  avons  pris  les  aiïaires.  et  que  le  premier  acte  de  ce 
cabinet  qui  ne  veut  pas  transiger,  dit-on,  qui  fait  la  politique 
de  la  quantité  négligeable  avec  la  Chine,  a  été  de  reprendre 
les  pourparlers  diplomatiques  et  les  conférences  avec  le  marquis 
Tseng.  J'aflirme  donc  que  nous  avons  fait  à  ce  désir  d'arrange- 
ment toutes  les  concessions  qui  sont  dans  l'esprit  de  cette 
Chambre  et  du  pays,  et  même  des  concessions  que  nous 
n'aurions  jamais  faites  à  un  État  européen.  Nous  n'avons  pas 
cru  qu'avec  l'empire  chinois  nous  dussions  nous  retrancher 
dans  une  inflexibilité  qui  pourrait  être  à  sa  place  vis-à-vis  des 
États  d'Europe  :  nous  avons  fait  de  très  grands  sacrifices;  tous 
les  sacrifices  qui  sont  compatibles  avec  l'honneur,  nous  les 
aurions  consentis  d'avance  :  je  vais  le  montrer  tout  à  l'heure. 
>'ous  avons  même  fait  à  ce  désir  de  conciliation  un  sacrifice 
d'une  valeur  particulière. 

L'honorable  M.  Pelletan,  avec  beaucoup  d'amertume,  nous 
faisait  l'autre  jour  ce  reproche  :  «  La  grande  lacune  du  Livre 
jaune,  disait-il,  c'est  l'absence  complète  du  traité  de  Hué.  » 

J.  Ferry,  Discours,  Y.  21 


322  DISCOURS   DE  JULES   FEHUY. 

Et  j'ai  entendu,  dans  la  commission  devant  laquelle  j'ai  eu 
l'honneur  de  m'expliquer,  et  sur  ces  bancs,  plusieurs  de  nos 
collègues  dire  ceci  :  «  Mais  pourquoi  donc  ne  parle-ton  pas  du 
traité  de  Hué?  »  Messieurs,  c'est  dans  une  pensée  toute  poli- 
tique, toute  conciliante,  toute  diplomatique,  que  nous  avons 
réservé  le  traité  de  Hué  ;  il  est  là;  nous  ne  vous  l'avons  pas 
présenté  parce  que  nous  estimons  avoir  le  droit  de  choisir  le 
moment  opportun  pour  vous  en  demander  la  ratification;  nous 
ne  vous  l'avons  pas  encore  demandée  pour  ne  pas  jeter  dans 
une  atîaire  déjà  difficile  une  complication  de  plus.  (Très  bien! 
très  bien!  à  gauche  et  au  centre.)  Le  traité  de  Hué  se  rattache  à 
une  situation  déterminée,  mais  il  peut  recevoir  lui-même  des 
restrictions  et  des  amendements,  si  cette  situation  déterminée 
doit  faire  place  à  une  situation  plus  limitée  et  plus  restreinte. 
[Nouvelle  approbation  sur  les  mêmes  bancs.) 

On  nous  a  fait  une  objection  qui  n'est  pas  bien  forte  ;  et, 
d'ailleurs,  elle  a  déjà  été  réfutée.  On  a  dit  :  «  Mais  on  exécute 
ce  traité  dans  sa  partie  la  plus  efficace.  On  a  obtenu  du  roi 
d'Annam  qu'il  envoyât  l'ordre  aux  mandarins  de  cesser  de 
nous  combattre  dans  les  provinces.  »  L'ordre  a  été  exécuté 
pendant  quelque  temps  avec  une  certaine  fidélité.  Je  crois 
qu'on  ne  l'exécute  plus  beaucoup  aujourd'hui,  et  je  le  regrette 
fort.  Mais  je  fais  remarquer  que  le  traité  de  Hué  a,  dans  cette 
partie,  tout  à  fait  le  caractère  d'une  convention  militaire,  et 
qu'il  n'est  autre  chose  que  le  développement  du  traité  de  1874 
et  son  application  loyale.  Donc,  ce  qu'on  appelle  l'exécution 
partielle  du  traité  de  Hué,  est  simplement  l'exécution  du  traité 
de  1874. 

M.  Clemenceau.  —  Plus  l'annexion  d'une  province  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Vous  savez  bien  qu'il  n'y 
a  pas  d'annexion  de  province  valable  sans  le  consentement  du 
Parlement.  Oh  !  je  sais!  Vous  avez  vu  une  ligne,  dans  une  lettre 
de  M.  le  ministre  de  la  marine  adressée  à  M.  Harmand. 

M.  Georges  Brame.  —  Quelle  ligne? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Si  vos  procédés  de  polé- 
mique ne  consistent  qu'à  prendre  une  ligne  un  Livre  Jaune  [^onv 
en  tirer  un  argument,  il  ne  serait  plus  possible  de  déposer  un 
Livre  jauneûe\anl\aChambre.{JiéclamaiioTisàrextr€me-gauche. 


AFFAIHKS   l)L    TO.NKIN.  :J2:J 

—  Très  bii'n!  Ir'cs  /n'en!  à  gaiii-ln'  et  au  centre.)  Lu  gi'ainl 
personnage  historique  disait  (jii'il  suftlsait  de  trois  lignes  d'un 
homme  pour  le  faire  pendre.  {Exclamallom  à  rextréme-gauche). 
Il  sulïirait,  selon  vous,  de  trois  lignes  d'une  dépi'che  pour 
dresser  un  acte  d'accusation!  Je  dis  et  je  répète  qu'il  n'y  a  pas 
eu  d'annexion;  d'ailleurs,  il  n'y  en  a  pas  de  valable  sans  votre 
intei'venlion. 

M.  Georges  Pkhin.  —  Il  y  a  eu  le  projet  (raniiexion  (l'une 
province  ! 

M.  LE  PRÉsIDE^•ï  i)v  CONSEIL.  —  Cc  projet  ne  peut  recevoir 
son  exécution  qu'avec  votre  agrément... 

M.  Georges  Perix.  —  Oui  ! 

Un  membre.  —  Mais  le  conseil  colonial  en  a  délibéré  ! 

M.  LE  Présidext  du  conseil. —  ...  et  il  y  a  des  pi'obabilités 
pour  que  le  Gouvernement,  le  ministre  des  affaires  étrangères, 
s'il  reste  dans  ses  mains,  ne  vous  le  présente  pas.  Messieurs,  je 
croyais  qu'il  n'était  pas  nécessaire  de  donner  tant  d'explications 
sur  l'absence  du  traité  de  Hué.  [Exclnmatlnn!<  à  l'exfréme- 
gauche  et  à  droite.)  Je  croyais  que  la  perspicacité  de  mes  hono- 
rables collègues  de  l'extrême-gauche  aurait  bien  pu  leur  faire 
découvrir  la  raison  de  celte  lacune,  sans  que  je  fusse  obligé  de 
la  leur  révéler.  C'est  par  sagesse,  pour  conserver  toute  votre 
liberté  d'action  que  nous  l'avons  laissé  sommeiller...  (Applau- 
dissements à  gauche  et  au  centre.  —  Interruptions  à  Vextrêm.e- 
gauche.) 

M.  Georges  I^eiun.  —  Il  ne  fallait  pas  en  faire  un  argument  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  ne  peux  pas  dire  un 
mot  sans  que  M.  Perin  m'interrompe  !  Messieurs,  la  démons- 
tration qui  ressort  avec  éclat  de  la  leclure  du  Livre  jaune,  c'est 
celle  de  notre  volonté  persistante,  patiente,  et  patiente  jusqu'à 
l'ingéniosité,  en  face  des  prétentions  de  la  Chine,  de  notre 
ferme  volonté  de  trouver  un  terrain  d'arrangement  avec  elle. 
Quelle  a  été,  en  retour,  l'altitude  de  la  diplomatie  chinoise? 
Celle  diplomatie  a  parcouru,  comme  nos  négociations  elles- 
mêmes,  trois  phases.  La  première,  c'est  l'époque  des  négo- 
ciations de  M.  Bourée  ;  la  seconde  phase,  c'est  l'époque  des 
négociations  de  M.  Tricou,  qui  a  immédiatement  remplacé 
M.  Bourée,  avec  un  mandat  de  conciliation  des  plus  étendus, 


324  DISCOUKS   DE  JULES   FEIJHY. 

comme  VOUS  allez  le  voir;  et  la  troisième  phase,  ce  sont  les 
négociations  poursuivies  ici  entre  le  marquis  Tseng,  l'honorable 
M.  Challemel-Lacour  etmoi. 

Eh  bien!  ces  trois  périodes  de  négociations  présentent  toutes 
le  même  caractère.  A  chacune  d'elles,  vous  voyez  la  diplomatie 
chinoise,  qui  est  une  diplomatie  très  habile  et  très  subtile, 
s'empresser  de  tendre  la  main  au  négociateur  français  pour 
l'attirer  sur  son  terrain  à  elle,  et  pour  l'arracher  à  ce  terrain  si 
soUde  que  M.  Bourée,  hélas!  a  été  le  premier  à  abandonner  : 
celui  où  Ton  se  cantonnait  pour  dire  à  la  Chine  :  «  Les  atïaires 
de  l'Annam,  nous  ne  voulons  pas  les  traiter  avec  vous;  traitez- 
les  avec  l'Annam  si  vous  voulez,  mais  nous,  nous  ne  pouvons 
pas  traiter  de  l'Annam  avec  la  Chine.  »  C'était  une  forteresse 
inexpugnable,  et  je  voudrais,  à  tous  les  éloges  que  l'on  a  donnés 
à  l'honorable  amiral  Jauréguiberry,  en  ajouter  un  de  plus,  en 
vous  priant  de  vous  reporter  à  la  seconde  page  du  second 
volume  du  Livre  jaune.  Vous  y  lirez  une  dépêche  bien  clair- 
voyante, bien  pénétrante,  bien  perspicace  de  l'honorable 
amiral,  auquel  M.  Duclerc  venait  de  communiquer  la  dépêche 
de  M.  Bourée,  cette  fameuse  dépêche  qui  disait  :  «  Tout  est 
arrangé,  reconnaissance  de  nos  droits,  etc.  » 

A  cette  dépêche,  qui  était  absolument  contraire  à  la  réalité 
d'un  bout  à  l'autre,  mais,  par  son  inexactitude  même,  si 
tentante,  l'amiral  Jauréguiberry  répondait,  avec  son  ferme  bon 
sens  :  «  Prenez  garde  !  Je  ne  sais  pas  quels  peuvent  être  ces 
arrangements;  mais,  dans  tous  les  cas,  c'est  une  politique 
nouvelle  qui  commence.  On  traite  à  Pékin  les  affaires  de 
l'Annam.  »  C'est  là,  en  elïet,  le  but  qu'a  poursuivi  dans  ses 
négociations  la  diplomatie  chinoise  :  amener  à  Pékin  la  discus- 
sion des  affaires  de  l'Annam.  »  On  avait  donc  commencé  cette 
discussion  à  Példn,  puisque  M.  Bourée  l'y  avait  transportée,  et 
il  n'était  pas  commode  au  Gouvernement,  qui  la  trouvait 
souverainement  imprudente,  de  chercher  à  s'en  dégager  :  nous 
étions  dans  un  étau,  dans  un  engrenage  ;  il  fallait  continuer  à 
discuter  à  Pékin  les  affaires  de  l'Annam. 

La  Chine,  ayant  attiré  les  négociateurs  français  sur  le  terrain 
qui  est  le  sien,  y  reste;  elle  consent  à  discuter.  On  va  générale- 
ment jusqu'à  poser  des  bases  de  négocialions;  on  a  soin  de 
faire  écrire  le  négociateur  français,  sans  jamais  rien  écrire  soi- 


AFIAIliKS    nu    TdNKI.N.  :!2.'. 

môme;  puis,  au  l)oul  d'un  ccilain  Icnips.  on  se  driolic,  à  l'alii'i 
d'une  surencluM'c  tout  à  l'ail  inaticndiio.  Lois(|u'()n  lui  oll'rr  une. 
convention  relative  à  la  délimitation  des  frontières,  le  gouver- 
nement chinois  demande  une  zone  neutre;  puis,  dès  qu'on 
paile  d'une  zone  neutre,  il  réclame  une  amiexion.  Tel  est  le 
trait  particulier  de  la  diplomatie  chinoise  pendant  toute  celte 
période.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  rappeler  que  c'est  ainsi 
(|u'elle  s'est  compoi'lée  vis-à-vis  de  M.  Bouré(\  alin  d'obtenir  de 
lui  ce  mémoi'andum  qu'il  a  commis  la  faute  de  laisser  entre  ses 
mains.  Puis,  les  bases  posées,  au  moment  où  le  négociateur  se 
llatlait  d'avoir  l'ésolu  ce  grand  problènu;  national  de  pacilicalion 
délinilive  enli'e  la  France  el  la  C.liine.  voici  qu'on  lui  fait 
parvenir  des  contre-propositions,  tout  à  fait  opposées  aux  pro- 
positions contenues  dans  le  mémorandum,  et.  de  plus.  —  c'est 
M.  Bourée  (lui  nous  le  révèle,  —  ces  propositions  sont  conçues 
dans  un  langage  discourtois.  Voilà  l'histoire  de  M.  Bourée. 
Mais,  messieurs,  il  y  a  une  autre  négociation  ipii  a  été  suivie  à 
Shang-Hai  et  à  Pékin,  avec  moins  de  candeur  que  la  précédente, 
mais  qui  a  eu  le  même  sort;  seulement,  Thonorable  M.  Tricou 
a  eu  le  mérite  de  voir  plus  clair  que  son  prédécesseur  dans  le 
jeu  chinois. 

Je  tiens  beaucoup  à  vous  faire  connaître  l'histoire  de  cette 
négociation  de  M.  Tricou  :  on  en  a  beaucoup  parlé,  et  on  a 
cherciié  à  donner  à  cet  agent  français  une  attitude  si  contraire 
aux  dépèches  et  aux  faits  que  je  dois  au  moins  rétablir  la  vérité 
en  sa  faveur. 

M.  Tricou  n'est  pas  du  tout  un  de  ces  négociateurs  à  la 
MentschikofTqui  viennent,  appuyés  de  forces  militaires,  imposei- 
des  résolutions  à  un  État  asiastique.  Non.  Il  a  été,  au  contraire, 
un  négociateur  dans  le  sens  véritable  du  terme,  un  conciliateur. 
Il  s'est  entretenu  avec  Li-Hong-Chang,  comme  l'avait  fait 
M.  Bourée,  et  il  a  cru,  lui  aussi,  avoir  trouvé  une  base  de  négo- 
ciations; mais  elle  a  été  bientôt  abandonnée  par  le  plénipo- 
tentiaire chinois.  Il  faut  vous  raconter  cela,  messieurs,  avec 
quelques  détails,  et  je  ne  trouve  rien  de  mieux  à  faire  qu'une 
citation.  Je  vous  demande  pardon  de  la  longueur  de  la  lecture, 
mais  vi'aiment  je  crois  que  vous  me  la  pardonnerez  quand  vous 
aurez  entendu  toute  cette  curieuse  pièce.  Il  n'y  a  pas  de  mise 
en  scène  de  la  diplomatie  de  la  Chine,  dans  la  situation  où 


, 


326  DISCOURS   DE  JULES   FERUV. 

nous  sommes,  qui  soit  plus  instructive  que  cette  dépêche.  Je 
l'abrégerai  du  reste  autant  que  je  pourrai.  {Lisez!  lisez!) 
M.  Tricou  est  arrivé,  comme  vous  le  savez,  le  6  juin  à  Shang-Hai. 
Le  gouvernement  chinois  avait  été  averti,  par  une  dépêche  des 
plus  formelles,  que  le  rappel  de  M.  Bourée  ne  tenait  nullement 
à  un  changement  d'intentions  de  la  part  du  Gouvernement 
français,  et  que,  si  cet  agent  avait  perdu  la  confiance  du  Gou- 
vernement français,  on  l'avait  immédiatement  remplacé  par  un 
autre  agent,  poi'teur  de  propositions  et  d'instructions  également 
très  conciliantes.  Voici  cette  dépêche  : 

«  Dès  le  jour  de  mon  arrivée,  je  fis  au  vice-roi  une  visite  de 
courtoisie.  » 

La  situation  pouvait  paraître  assez  menaçante,  parce  que 
nous  venions  d'apprendre  que  le  vice-roi  du  Pé-Tché-Li,  Li- 
Hong-Chang,  aurait  été  chargé  par  le  gouvernement  chinois 
du  commandement  des  provinces  du  Sud,  et  qu'il  devait  se 
rendre  à  Canton,  ce  qui  semblait  indiquer  une  agression  contre 
le  Tonkin  et  une  menace  contre  la  France. 

«  Il  me  rendit  ma  visite  immédiatement  le  7  ;  et,  comme  il 
paraissait  avoir  hâte  d'aborder  la  question  de  l'Annam  et  du 
Tonkin,  je  lui  demandai  s'il  était  pourvu  des  pouvoirs  néces- 
saires, insinuant  discrètement  qu'à  en  croire  la  rumeur 
publique,  il  venait  d'être  nommé  commandant  en  chef  des  trois 
provinces  du  Kouang-Tong,  du  Kouang-Si  et  du  Yunnan. 

«  Il  me  lépondit,  non  sans  quelque  embarras,  que  cette 
nomination  n'avait  pas  paru  dans  la  Gazette  officielle  de  Pékin  ; 
qu'il  avait  toujours  qualité  pour  conférer  avec  les  ministres 
étrangers,  et  que  ma  situation  vis-à-vis  de  lui  serait  exactement 
la  même  que  celle  que  je  pourrais  avoir  vis-à-vis  du  Tsong-Li- 
Yamen.  Je  lui  témoignai  alors  que  le  rappel  de  M.  Bourée 
n'impliquait  aucune  pensée  de  rupture,  et  que  nous  restions 
animés  envei's  la  Chine  des  mêmes  senlimenls  de  bienveillance 
que  par  le  passé.  J'ajoutai  que  nous  n'avions  sur  l'Annam 
aucune  vue  de  conquête,  et  que  l'œuvre  que  nous  poursuivions 
au  Tonkin  ne  changerait  rien  à  la  situation  créée  dès  1874. 
Nous  n'avions  qu'un  but  :  venger  notre  honneur,  gravement 
atteint  par  les  douloureux  événements  d'Hano'ï,  et  rétablir  la 
sécurité  et  l'ordre  dans  un  pays  profondément  troublé.  C'était 
un  double   devoir  qui  s'imposait  à  nous,  et  auquel  nous  ne 


AKFAIHES   hU   TONKIN.  327 

faillirions  pas.  Nous  avions  lien  dr  coniiilci'  (|iie,  rassurée  sui* 
nos  intentions,  la  cour  de  ]*t''kin  ne  mettrait  aucune  entrave  à 
notre  marche  militaire  et  à  l'exercice  de  notre  protectorat. 

Après  m'avoir  remerci(";  des  tcmoigna.ues  (|ue  je  venais  de 
lui  transmettre  au  nom  de  mon  gouvernement,  Li-Hong-Cliang 
m'affirma  (jue  la  Chine  n'avait  pas  l'intention  de  mettre  obstacle 
à  noire  entreprise.  «  Ni  directement,  ni  indirectement?  »  lui 
dis-je,  en  insistant  sur  ce  dernier  mol.  —  «  îS'i  direclement,  ni 
indirectement,  répéta-t-il,  assez  bas.  »  Je  dois  dire,  messieurs, 
que  c'est  absolument  le  même  langage  que  me  tenait,  quelques 
jours  après,  M.  le  marquis  Tseng  au  minislèie  des  atîaires 
étrangères. 

«  Il  est  donc  avéré,  continuait  M.  Tricou,  que  les  Chinois  qui 
nous  combattent  ne  sont  que  des  brigands,  et  nous  sommes 
autorisés  à  les  traiter  comme  tels.  »  Il  y  eut  une  pose.  Le  vice- 
roi  reprit  :  «  Ne  pourrions-nous  pas  trouver  mi  moclm  vivendi, 
un  accommodement  qui  permetti'ait  de  melli'e  fin  à  cette  regret- 
table situation?  La  question  qui  nous  divise  surtout  est  celle  de 
la  suzeraineté.  C'est  un  droit  que  nous  possédons  de  temps 
immémorial,  et  que  nous  ne  pourrions  abandonner  sans  perdre 
notre  force,  c'est-à-dire  sans  nous  discréditer  aux  yeux  des 
populations  de  l'empire.  —  Écartons,  lui  répondis-je,  cette 
question,  puisqu'elle  nous  divise.  La  France  n'a  nullement 
l'intention  de  blesser  les  susceptibilités  d'une  puissance  amie; 
elle  n'a  pas  à  vous  demander  de  renoncer  à  des  prétentions  que 
nous  ne  saurions  reconnaître.  Elle  vous  laissera  même  volon- 
tiers dans  une  créance  qu'elle  ne  peut  vous  enlever,  pourvu 
que  cette  créance  ne  se  manifeste  par  aucun  acte  d'hostilité  ou 
d'immixtion.  Nous  sommes  prêts  h  rechercher,  de  bonne  foi  et 
sans  arrière-pensée,  des  bases  d'arrangement  compatibles  avec 
les  intérêts  et  la  dignité  des  deux  pays.  Il  nous  serait  aisé,  ce 
me  semble,  d'en  trouver  les  éléments  dans  les  rapports  de  bon 
voisinage  que  doit  nécessairement  créer  notre  établissement 
au  Tonkin.  »  Li  parut  en  convenir  et  me  dit  que  nous  en 
recauserions.  Nous  nous  séparâmes  de  la  manière  la  plus 
amicale.  » 

Et,  en  etfet,  le  ton  amical  dominait  dans  ces  premiers  pour- 
parlers. Car,  immédiatement,  les  journaux  de  Li-Hong-(^hang 
annonçaient  que  Li-Hong-Chang  n'allait  nullement  à  Canton, 


3-28  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

qu'il  ne  prenait  pas  le  commandement  des  provinces  du  Sud,  et 
qu'il  donnait  l'ordre  de  licencier  les  volontaires  qu'on  avait 
levés  et  envoyés  sur  les  frontières  de  l'Annam.  Voilà  donc 
une  première  solution,  une  première  espérance;  on  va 
probablement  s'arranger.  Il  n'en  fut  rien. 

«  Cette  impression,  continue  M.  ïricou,  devait  être  de  courte 
durée.  Dès  le  11,  les  journaux  chinois  de  Sbang-Hai  repro- 
duisaient une  sorte  de  mémorandum,  dans  lequel  la  cour  de 
Pékin,  revendiquant  hautement  ses  droits  de  suzeraineté  sur 
l'Annam,  déclarait  repousser  le  traité  de  1874  et  les  droits  qui 
en  découlent.  On  faisait  répandre  en  même  temps  un  manifeste 
attribué  au  chef  des  Pavillons-Noirs,  véritable  déli  jeté  au  gou- 
vernement de  la  République.  Ce  document  était  l'œuvre  de 
Ma-Kien-Tchong,  secrétaire  et  confident  du  vice-roi.  Quelle 
pouvait  être  la  cause  de  cette  soudaine  évolution?  —  Était-ce  le 
contre-coup  de  la  campagne  peu  diplomatique  que  le  marquis 
de  Tseng  menait  alors  dans  la  presse  de  Londres?  —  Je  Tignore. 
Toujours  est-il  qu'un  changement  manifeste  se  produisait  dans 
le  ton,  les  allures  et  les  procédés.  » 

En  elTet,  le  17,  M.  Tricou  se  rend  chez  le  vice-roi  de 
Pé-Tché-Li;  il  le  trouve  assez  froid,  et  Li-Hong-Cbang  lui 
déclare  «  qu'il  n'a  plus  de  pouvoirs  ».  Or,  messieurs,  presque 
à  la  même  date,  car  c'était  le  21  juin,  au  quai  d'Orsay,  j'avais 
l'honneur  de  recevoir,  pendant  un  intérim,  M.  le  ministre  de 
Chine,  et  il  me  déclarait  qu'il  n'avait  pas  de  pouvoirs,  que  les 
pouvoirs  étaient  entre  les  mains  de  Li-Hong-Chang... 

Phisieuri^  membres  à  droite.  —  Ils  vous  ont  joués  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  Et  cela  précisément  à  la 
même  date  où  Li-Hong-Chang  disait  à  M.  Tricou  que  le  mar- 
quis Tseng  avait  les  pouvoirs  h  Paris.  «  Je  n'ai  plus  de  pouvoirs, 
disait  Li-Hong-Chang  à  M.  Tricou  :  ils  sont  entre  les  mains  du 
marquis  Tseng.  Tout  ce  que  je  peux  vous  dire,  c'est  que  nous 
n'avons  jamais  reconnu  et  que  nous  ne  reconnaîtrons  jamais  le 
traité  de  1874.  —  Nous  ne  vous  demandons  pas  et  nous  ne  vous 
avons  jamais  demandé,  répliquai-je,  de  reconnaître  cet  instru- 
ment diplomatique  :  il  existe,  et  cela  nous  suffit.  Il  vous  a  été 
communiqué  en  1875,  et  vous  l'avez  virtuellement  reconnu  en 
rappelant,  sur  notre  demande,  les  bandes  chinoises  qui  occu- 
paient le  territoire  tonkinois.  Ce  que  nous  vous  demandions  ù 


AFFAIRES   lu;   TONKIN  329 

cette  époque,  nous  somiiu's  en  droil  de  vous  W  (Icniandcr 
encore  aujourd'hui,  et  vous  ne  sauriez  nous  le  refuser  sans 
soutenir  contre  nous  un  bri,u:andage  organisé.  Oi-,  vous  n'iuMioivz 
pas  que  toute  assistance  occulte  peut  faii-c  naître,  à  clwKpif 
instant,  un  cnsus  helll  que  nous  devons  av(Mr  Imis  deux  à  cœur 
de  conjurer. 

Voilà  la  phrase  sur  le  cnsus  belli  (pii,  vous  le  voyez,  n'a  pas 
le  caractère  qu'on  lui  a  prêté  dans  certaines  polémiques.  Le 
vice-roi  ne  répondit  pas  gi-and'chose;  mais,  le  soir  même,  il 
donnait  ordre,  par  le  télégra[»he,  au  marquis  Tseng,  de  se 
rendre  au  ministère  des  affaires  étrangères.  Vous  lirez,  mes- 
sieurs, le  récit  de  celte  entrevue.  Le  marquis  Tseng  venait 
nous  trouver  pour  nous  dire  :  «  On  nous  soupçonne  de  donner 
une  assistance  l'éelle  aux  Pavillons-Noirs;  c'est  une  véritable 
calomnie.  Il  y  a  peut-être,  et  très  probablement,  des  Chinois, 
dans  les  Pavillons-Noirs;  peut-être  y  trouverait-on  des  réguliers 
chinois,  qui  sont  des  déserteurs;  mais  nous  n'entendons  donner 
au\  Pavillons-Noirs  ni  assistance  occidte,  ni  assistance  ouvei'te, 
disait  le  marquis;  cela  va  de  soi,  puisque  nous  sommes  en  paix 
avec  la  France.  Mais  je  suis  ici  pour  vous  attester  que  nous 
sommes  absolument  résolus  à  ne  prêter  aucune  assistance 
occulte,  et  tout  ce  qui  sera  dit  dans  ce  sens  sera  une  calomnie 
contre  le  gouvernement  impérial.  » 

Sous  les  auspices  de  celle  déclaration,  que  j'ai  enregistrée, 
dont  j'ai  pris  acte,  j'ai  dit  comme  M.  Tricou  :  «  Si  l'on  trouve 
des  Chinois  parmi  les  Pavillons-Noirs,  ce  seront  des  pillards  :  ils 
seront  traités  comme  tels,  et  on  n'aura  rien  à  dire.  »  Le  marquis 
n'a  rien  objecté;  et,  à  la  suite  de  ce  témoignage  d'empres- 
sement et  de  cordialité,  une  conversation,  que  je  vous  prierai 
de  relire,  s'engage  entre  nous,  dans  laquelle  vous  verrez,  trait 
pour  trait,  passer  sous  vos  yeux  les  différents  incidents  des 
premiers  entretiens  de  M.  Tricou  avec  Li-Hong-Chang  ;  pro- 
testations de  loyauté  de  la  part  de  la  Chine,  déclarations  qu'elle 
ne  veut,  ni  directement  ni  indirectement,  nous  empêcher  de 
faire  nos  alïaires  au  Tonkin;  adhésion  à  mon  observation,  que 
la  Chine  devrait  bien  reconnaître  que  les  choses  avaient  un  peu 
changé  pour  la  France  depuis  le  massacre  de  Rivière  et  de  ses 
compagnons.  Et  M.  le  marquis  Tseng  de  nous  dire  :  «  Nous 
comprenons  que  vous  avez  votre  honneur  à  venger;  mais  ne 


330  DISCOUIJS  DE  JULES   FEHRV. 

pourrait-on  pas  vous  donner  le  prix  du  sang?  »  Sur  quoi  je  lui 
répondis  :  «  Vous  connaissez  trop  bien  la  France  pour  ne  pas 
savoir  comment  elle  entend  l'honneur  militaire.  C'est  l'Annam 
seul  qui  doit  être  responsable  dans  cette  alTaire  :  car  l'Annam 
a  été  de  mauvaise  foi,  et  ce  sont  des  troupes  soldées  par 
l'Annam  qui  ont  tué  le  commandant  Rivière  ;  c'est  donc  lui  qui 
devra  payer  le  prix  du  sang.»  M.  le  marquis  Tseng  écoutait  ces 
observations,  y  donnait  son  approbation,  et  il  me  quittait  en  me 
disant  :  «  Dépécliez-vous  de  télégraphier  cela  à  M.  Tricou,  pour 
qu'il  le  dise  à  Li-Hong-Chang.  » 

«  Le  soir  même,  reprend  M.  Tricou,  qui,  vous  le  voyez,  était 
bien  informé,  le  soir  même  Li-Hong-Chang  invitait  le  marquis 
Tseng  à  aller  vous  trouver  pour  faire  les  déclarations  contenues 
dans  le  télégramme  du  22  mai;  le  marquis  avait  l'ordre,  dans 
le  cas  où  Votre  Excellence  chercherait  à  convertir  ces  décla- 
rations en  arrangement,  d'alléguer  comme  échappatoire  que 
ce  n'était  pas  lui,  mais  bien  le  vice-roi  qui  était  porteur  des 
pleins  pouvoirs.  » 

Et  c'est  précisément,  vous  l'avez  vu  encore,  ce  qui  s'était 
passé  entre  nous.  Ainsi,  on  nous  renvoie  de  Shang-Hai  à  Paris, 
et  de  Paris  à  Shang-Hai.  «  Je  laissai  s'écouler  quelques  jours, 
continue  M.  Tricou,  pour  ne  pas  envenimer  une  situation  qu'on 
feignait  de  vouloir  tendre  ici,  pendant  qu'on  travaillait  à 
l'adoucir  en  France.  Le  29,  je  fus  avisé,  par  un  de  ses  familiers, 
que  Li  s'était  gracieusement  enquis  de  l'état  de  ma  santé,  et  je 
me  l'endis  chez  lui  le  lendemain.  Cette  fois,  son  accueil  fut  plein 
d'aifabilité.  Je  profitai  de  celte  occurrence  pour  lui  témoigner 
que  j'avais  appris  avec  une  vive  satisfaction  les  déclarations 
conciliantes  que  Votre  Excellence  avait  reçues  de  la  bouche  du 
marquis  Tseng.  Il  se  montra  fort  embarrassé  et  prétendit  qu'il 
n'en  avait  pas  connaissance,  »  et  M.  Tricou  dit,  avec  raison, 
qu'il  ne  jugea  pas  convenable  d'insister. 

Cependant,  il  ne  désespère  pas,  il  revient  sur  les  prétentions 
de  la  Chine;  il  affirme  que  toutes  les  portes  ne  sont  pas  fei-mées. 
Li-Hong-Chang  lui  a  appris  que  ce  qui  inquiétait  par-dessus 
tout  le  gouvernement  chinois,  c'est  la  prétention  de  la  France 
de  s'annexer  l'Annam.  C'est  cela  qui  empêche  tout.  M.  Tricou 
dit  alors  au  vice-roi  : 

«  Ce  qui  semble  vous  inquiéter,  ce  sont  les  visées  qu'on 


I 


AKKAIIŒS    nu    ïdNKI.N.  :iyi 

[ii'èle  à  la  France  .sur  rAnnani  et  le  ïoiikiii.  .If  nous  le  rciièlo, 
nous  n'avons  aucune  pensée  de  conquête  ou  d'annexion.  — 
Pourriez-vous  me  le  déclarer  par  écrit?  —  .le  n'y  suis  pas 
autorisé;  mais  je  suis  convaincu  que.  iiar  un  sentiment  de 
courtoisie,  mon  Gouvernement  ne  ferait  nulle  difliculté  de 
déférer  à  votre  désir,  si  la  Chine  prenait,  au  préalable,  l'enga- 
gement de  rappeler  les  bandes  chinoises,  et  de  ne  s'ingérer,  ni 
directement  ni  d'une  manière  détournée,  dans  les  allaires  de 
l'Annam  et  du  Tonkin.  » 

Et  alors,  messieurs,  la  négociation  i)rend  cor[is  pour  la  pre- 
mière fois;  le  vice-roi  dit  à  >I.  Tricou  :  «  Faites-moi  cumiaitre 
ces  bases  par  écrit,  nous  les  examinerons.  » 

M.  Tricou  lui  soumet,  le  1"  juillet,  la  proposition  suivante 
—  vous  allez  voir  quel  malheureux  sort  elle  a  rencontré  -. 

«  Le  gouvernement  chinois  s'engagerait  à  n'enli'aver  »'u  rien 
notre  action  militaire  et  civile  au  Tonkin.  et  à  ne  porter  aucune 
atteinte  à  notre  situation  dans  l'Annam.  Le  gouvernement 
chinois  serait  prêt,  une  fois  l'oi'dre  rétabli,  à  ouvrir  au  com- 
merce, par  la  voie  du  Song-Ko'i,  les  provinces  méridionales  de 
la  Chine,  et  notamment  celle  du  Yunnan.  D'autre  part,  le  Gouver- 
nement français  se  déclarerait  disposé,  le  moment  venu,  à 
conclure  avec  le  Céleste-Empire  nn  arrangement  de  nature  à 
régler  les  l'apports  commerciaux,  et  à  sauvegarder  les  intérêts 
des  résidents  chinois  au  Tonkin.  Le  Gouvernement  français 
s'obligerait  à  respecter  et  à  faire  respecter  la  frontière  chinoise, 
et  le  gouvernement  chinois  premlrait,  de  son  côté,  le  môme 
engagement,  au  regard  de  la  frontière  du  Tonkin.  Le  gouver- 
nement de  la  République  consentirait  même  à  examiner,  de 
concert  avec  la  Chine,  si  quelque  rectification  de  frontière  ne 
pourrait  pas  être  admise  pour  mieux  assurer  sa  sécurité.  Au 
moment  de  la  signature  de  l'arrangement,  nous  remettrions  à 
Li  une  note,  dans  laquelle  nous  lui  témoignerions  qu'en  présence 
des  engagements  pris  par  la  Chine,  la  France  ne  fait  nulle 
difficulté  de  convenir  qu'elle  n'a  pas  eu  en  vue  la  conquête  de 
l'Annam.  » 

((  Tout  en  faisant  ses  réserves  sur  la  question  de  suzeraineté, 
que  je  persistai  à  ne  pas  laisser  mettre  sur  le  tapis,  le  vice-roi 
semblait  agréer  un  projet  de  nature  à  ménager  toutes  les 
convenances. 


332  DISCOUHS   DE  JULES   FEHRY. 

II  ne  faisait  d'objection  que  sur  la  question  de  frontières.  » 

Que  demande-t-il,  en  fait  de  frontières?  Il  demande  une  zone 
neutre.  Vous  voyez  ce  que  nous  proposions,  en  faisant  un  pas 
de  plus.  Le  vice-roi  déclare  qu'il  faudrait  une  zone  neutre; 
M.  ïricou  fait  des  objections;  il  dit  que  cette  zone  neutre 
oITrirait  beaucoup  d'inconvénients,  qu'elle  nous  mettrait  immé- 
diatement en  contact  avec  les  vagabonds  de  la  Chine,  à  qui  cette 
région  servirait  de  refuge.  Il  ajoutait  :  «  Nous  sommes  d'ail- 
leurs, en  l'élat,  séparés  par  un  assez  grand  espace  pour  être 
assurés  de  pouvoir  vivre  en  bons  voisins.  » 

Voici  maintenant  un  trait  bien  caractéristique,  et  qui  peut 
expliquer  les  diverses  attitudes  de  la  politique  chinoise.  Le 
vice-roi  dit  : 

«  Mais  que  va  dire  le  Tsong-Li-Yamen ,  si  je  propose  ce 
projet  à  son  adoption?  Je  joue  ma  tète;  vous  savez  le  sort  qui 
a  été  réservé  à  Tcbong-Heou,  plénipotentiaire  chargé  de  négo- 
cier l'affaire  de  Kouldja.  Je  ne  peux  qu'en  référer  à  la  cour  de 
Pékin,  mais  je  doute  fort  d'obtenir  son  assentiment.  » 

«  Deux  jours  après,  je  pi'iai  Li  à  dîner;  il  me  fit  répondre 
qu'il  était  souffrant.  Il  partait  le  lendemain  pour  Ïien-Tsin.  me 
faisant  savoir  par  Ma,  son  secrétaire,  qu'il  venait  d'être  brus- 
quement rappelé  par  le  Tsong-Li-Yamen.  Le  jour  de  son  départ, 
les  journaux  annonçaient,  par  son  ordre,  que  le  gouvernement 
chinois  était  en  mesure  de  compter  sur  la  médiation  d'une 
puissance  tierce.  » 

Ainsi  finit  la  négociation  de  M.  Tricou,  et  il  termine  en  disant 
avec  beaucoup  de  bon  sens  : 

«  A  en  croire  certains  journaux  anglais,  Li-Hong-Chang 
aurait  prétendu  que  je  m'étais  montré  intraitable.  J'avoue  que 
je  n'ai  pu  pousser  la  condescendance  jusqu'à  lui  abandonner  le 
traité  de  1874  et  notre  situation  privilégiée  dans  l'Annam.  Si, 
comme  on  s'est  plu  à  le  dire,  je  m'étais  montré  réellement 
intraitable,  pourquoi  la  cour  de  Pékin  n'aurait-elle  pas  traité 
avec  Votre  Excellence,  du  moment  que  le  marquis  Tseng  était 
muni  des  pouvoirs  nécessaires?  » 

Alors  commence  la  troisième  phase  des  pourparlers,  les 
négociations  directes  à  Paris.  Depuis  les  mois  de  février  et  de  i 

mars,  époque  à  laquelle   M.   Challemel-Lacour  a  repris  les  | 

entretiens  avec  M.  le  marquis  Tseng,  la  Chine  avait  fait  des  ) 


AFKAIIŒS   l)i:  TO.NKIN.  333 

réponses  obscures  sur  tout,  mais  rllc  iic'lail  .j;niiai>  paivcinu'  à 
préciser  ses  pi-élenlions;  elle  fournit  enlin  la  preniière  noie  le 
18  août.  Je  ne  veux  pas  vous  la  relire;  ce  sont  les  premières 
propositions  de  la  Chine.  Vous  savez  qu'elles  étaient  fort 
simples;  elles  consistaient  «  à  nous  deniander  de  ne  point 
porter  atteinte  à  la  position  politique  du  royaume  d'Annam,  de 
respecter  les  liens  de  vassalité  qui  unissent  l'Annam  à  la  Chine, 
d'évacuer  le  territoire  et  les  villes  actuellement  occupées  par 
nos  troupes;  elle  promettait,  de  son  côté,  d'ouvrir  le  (leuve 
Rouge  H  la  navigation  des  vaisseaux  étrangers  jusqu'à  la  hauteur 
de  Sontay,  pas  jusqu'en  Chine,  par  conséquent.  De  plus,  la 
Chine  voulait  bien  s'engager  à  user  de  l'inlluence  que  lui 
conférait  sa  position  pour  faciliter  le  commerce  sur  le  (leuve 
Rouge.  Enfin,  toute  convention  nouvelle  entre  la  France  et 
l'Annam  devrait  être  l'objet  d'une  entente  avec  la  Chine.  » 

Si  nous  avions  été  le  ministère  intraitable  dont  on  cherche 
à  créer  la  légende  en  quelque  sorte,  nous  aurions  ronq)U  en 
présence  de  propositions  pareilles,  en  face  d'un  gouvernement 
qui  nous  disait  :  «  Vous  êtes  au  Tonkin;  vous  occupez  certaines 
places,  en  vertu  d'un  traité  passé  depuis  dix  ans  ;  vous  allez 
évacuer  toutes  ces  villes,  toutes  vos  positions.  »  Si  nous  avions 
eu  affaire  à  un  gouvernement  européen,  nous  aurions  considéré 
de  telles  propositions  comme  devant  entraîner  immédiatement 
une  rupture  diplomatique.  Nous  ne  l'avons  pas  voulu,  décidés 
que  nous  étions  à  pousser  la  patience  jusqu'à  ses  plus  extrêmes 
limites.  11  y  avait,  d'ailleurs,  à  la  fin  de  la  dépêche,  une  phrase 
qui  indiquait  que  la  Chine  n'avait  pas  dit  son  dernier  mot.  Le 
marquis  Tseng,  en  effet,  «  exprimait  l'espoir  que  sa  propo- 
silion  serait  l'objet  d'une  appréciation  bienveillante  de  la  part 
du  Gouvernement  français.  » 

Eh  bien!  nous  le  prîmes  au  mot.  Nous  ne  suivions  pas,  vous 
le  voyez,  la  politi(jue  de  la  quantité  négligeable.  Nous  nous 
sommes  dit  :  Li-Hong-Chang  a  parlé  d'une  zone  neutre:  offrons 
cette  zone  neutre.  Tel  est  en  effet  l'objet  de  notre  mémorandum 
du  15  septembre,  que  je  ne  crois  pas  utile  de  vous  lire.  Nous 
avons  ofïert  à  la  Chine  de  traiter  sur  cette  double  base  : 
concession  d'une  zone  neutre  dont  l'étendue  serait  à  déter- 
miner, et  ouverture  du  fleuve  Rouge.  Il  y  a  même  dans  ce 
mémorandum  —  je  tiens  à  le  faire  remarquer  —  une  allusion 


331  DISCOURS   DK  JULES   FEUHY. 

1res  directe  aii\  anciens  rappoi'ls  de  vassalité  qui  unissent  la 
Chine  à  l'Annam,  à  cette  vieille  suzeraineté  qui  nous  semble 
plus  platonique  que  réelle,  et  nous  nous  déclarions  disposés 
à  examiner,  s'il  n'existait  pas  un  moyen  de  donner  satisfaction 
à  ces  traditions  auxquelles  la  Chine  paraissait  tenir  essentiel- 
lement, et  de  les  combiner  avec  notre  action  et  nos  droits  dans 
l'Annam. 

Vous  savez  quelle  fut  la  réponse  de  la  Chine.  Elle  nous  arriva 
un  mois  api'ès  :  le  tiouvernement  chinois,  en  réponse  à  des 
propositions  aussi  conciliantes,  aussi  conformes  à  l'intérêt  des 
deux  pays,  aussi  faciles  à  rédiger,  à  tracer  et  à  réaliser  sur  une 
carte,  le  gouvernement  chinois,  le  15  octobre,  nous  faisait 
savoir  qu'en  l'éponse  à  ces  propositions,  nous  n'avions  plus 
qu'à  choisir  entre  les  deux  alternatives  suivantes  :  ou  consi- 
dérer comme  non  avenu  tout  ce  qui  s'était  passé  depuis  1873, 
et  renoncer  au  traité  de  1874;  ou  liien,  si  nous  insistions 
beaucoup  pour  obtenir  la  constitution  d'une  zone  neutre, 
voici  comment  la  Chine  l'entendait  :  La  zone  neutre  n'était 
plus,  comme  il  était  naturel  de  la  considéi'er,  un  espace  plus 
ou  moins  étendu,  qui  pourrait  même  être  d'une  très  grande 
largeur,  par  exemple,  le  pays  qui  sépare  le  delta  proprement 
dit  des  frontières  de  la  Chine;  non!  non!  La  zone  neutre, 
suivant  la  Chine,  il  faut  la  chercher  au  sud  du  fleuve  Rouge. 
Les  bases  d'accord  que  le  gouvernement  chinois  ne  craint  pas 
de  nous  offrir  étaient  celles-ci  :  La  Chine  s'avançait  jusqu'au 
fleuve  Rouge,  occupait  toute  la  rive  gauche  de  ce  fleuve,  et  la 
zone  neutre  s'étendait  sur  l'Annam  jusqu'à  peu  près  une 
trentaine  de  lieues  de  Hué. 

Messieurs,  je  demande  si,  soit  sur  les  bancs  de  la  droite,  soit 
sur  les  bancs  de  l'extréme-gauche,  un  seul  membre  de  cette 
Assemblée  aurait  pu  considérer  ces  propositions  comme 
acceptables.  [Applaudissenienis  à  gauche  et  au  centre.)  S'il  s'en 
peut  rencontrer  un  seul,  qu'il  le  dise!  Quant  à  nous,  nous 
aurions  été  véritablement  indignes  de  parler  au  nom  de  la 
France ,  si  nous  avions  accepté  de  pareilles  propositions. 
[Nouveaux  applaudissements  sur  les  mêmes  ôancs.)  Quelques 
jours  après,  le  Gouvernement  s'expliquait  à  cette  tribune,  et,  le 
31  octobre,  mis  en  demeure  de  préciser  ses  vues,  de  dire 
jusqu'où  il  voulait  aller,  ce  qu'il  voulait  au  juste  faire  au 


AKFAIItKS    m     KiNKIN.  .{3.') 

Tonkin,  j'oxjtosai  m  son  inim.  (Ir\,iiil  \(his,  iiicssirin-s,  cfi 
piograinnit»  (|uo  vous  n'avez  pas  oiildié,  pi-o.m-aiiinx'  inodriv, 
restreint  dans  les  plus  étroites  limites  de  la  dignité  el  de 
l'honneur  national  (  7Vè.v  hien!  iri-s  hi'en.'),  programme  de 
sagesse  el  de  conciliation,  (|ui  était  la  main  tendue,  on  peut  le 
dire,  à  de  nouvelles  négociations  avec  la  Chine.  {7'rès  bien! 
très  bien  !) 

Comment  nous  répond-on?  Comment  nous  récomitensf-t-on 
de  ce  nouvel  ellort  de  conciliation?  Par  la  note  du  17  novembre, 
qui  manifeste  l'attitude  absolument  nouvelle  prise  par  le  gouver- 
nement chinois.  On  nous  fait  savoir  (|ue,  puisque  nous  avons 
le  dessein  il'aller  jusqu'à  Sontay  et  Bac-Ninb.  —  villes  que 
nous  considérons,  ainsi  que  tout  le  monde,  comme  constituant 
les  points  stratégiques  du  delta,  —  il  faut  que  nous  sachions 
que  les  troupes  chinoises  sont  «  dans  ces  mêmes  parages  ». 
C'est  l'expression  même  de  la  note  chinoise.  Constatons  donc 
ce  nouveau  changement  d'attitude  de  la  part  de  la  Chine.  On  a 
dit  souvent,  d'une  manière  générale,  beaucoup  trop  générale 
même,  qu'il  y  avait  toujours  eu  des  troupes  chinoises  au 
Tonlvin,  et  que  le  Gouvernement  français  n'avait  pas  pu  ignorer 
ce  fait. 

Messieurs,  il  y  a  toujours  eu  des  troupes  chinoises  à  la  fron- 
tière du  Tonlvin  :  c'est  un  fait  connu,  ti'ès  connu  et  depuis  Ion- 
temps;  le  gouvernement  chinois  ne  nous  le  dissimulait  pas,  car 
il  nous  en  a  fait  pai't  officiellement  à  dilTérentes  reprises.  Mais 
nous  pouvions  ne  nous  considérer  comme  menacés  que  dans 
une  mesure  très  restreinte,  car  la  frontière  chinoise  est  très 
éloignée  du  delta,  et  il  n'y  avait  pas  à  craindre  une  rencontre 
entre  les  troupes  chinoises  qui  étaient  là  pour  garder  la  fron- 
tière, pour  la  protéger  contre  les  brigands,  et  les  rebelles  qui 
infestent  toute  la  région  au  sud  du  Yunnan,  et  les  troupes  fran- 
çaises qui  opéraient  à  Hanoï  et  dans  les  environs.  Jusqu'à  cette 
date  du  17  novembre,  lorsque  la  Chine  avait  eu  à  s'expliquer  sur 
la  présence  des  troupes  chinoises  au  Tonkin,  elle  avait  toujours 
dit  que  ses  troupes  étaient  là  uniquement  pour  la  garde  des 
frontières  et  de  cette  région  indécise  qu'on  ne  pouvait  laisser  ci 
elle-même,  parce  qu'elle  servait  de  repaire  à  tous  les  bandits 
du  sud  de  la  Chine. 

Voilà  comment  le  gouvernement  chinois  a  toujours  expliqué 


33t*  DISCOUUS   DE  JULES   FERUY. 

la  présence  de  ces  troupes.  Et,  si  vous  voulez  vous  reporter  aux 
déclarations  de  1875,  lorsque  M.  le  comte  de  Rochecliouart 
notifiait  à  la  Chine  le  traité  de  1874,  vous  y  verrez  relatée,  avec 
la  plus  grande  netteté,  la  présence  des  troupes  chinoises  sur  les 
frontières,  mais  seulement  pour  l'objet  que  je  viens  de  dire;  et, 
cette  mi*ision  remplie,  les  troupes  devaient  évacuer  les  fron- 
tières et  rentrer  dans  le  Yunnan.  C'est  dans  les  mêmes  termes 
que  s'explique  le  Tsong-Li-Yamen  dans  une  communication 
faite  à  M.  Bourée  en  octobre  1882.  M.  Bourée,  qui  vivait  dans 
de  très  bons  tei'iiies  avec  le  Tsong-Li-Yamen,  fut  ému  de  lire 
dans  les  journaux  que  les  troupes  chinoises  remplissaient  le 
ïonkin.  Et,  comme  le  Tsong-Li-Yamen  lui  avait  fait  des  décla- 
rations analogues  à  celles  du  prince  Kong,  que  je  viens  de 
rappeler,  M.  Bourée  envoya  son  interprète  pour  avoir  des 
explications,  et  le  Tsong-Li-Yamen  lui  fit  répondre  : 

«  ...  Ce  qui  se  passe  aujourd'hui  n'est  nullement  en  contra- 
diction avec  ce  que  nous  disions  alors. 

<c  Votre  Excellence  nous  disant  dans  sa  lettre  qu'elle  a  reçu 
une  demande  d'éclaircissemenis  du  ministère  des  aflfaires 
étrangères  de  France,  nous  allons,  en  conséquence,  lui  faire 
l'exposé  détaillé  des  faits,  tels  qu'ils  sont  actuellement.  Depuis 
plus  de  dix  ans,  l'Annam  a  été  le  théâtre  des  ravages  par  des 
rebelles,  tels  que  Houang-Tchong-Ing  et  Li-Yang-Tchoï,  et  la 
Chine  y  a  envoyé,  à  plusieurs  reprises,  des  troupes  du  Kouang- 
Si  pour  y  aider  à  l'extermination  de  ces  rebelles.  Ceux-ci  ont 
été  pacifiés,  mais  des  bandes  éparses,  commandées  par  Tian- 
See-Si,  Lou-Tche-Ping  et  autres,  se  sont  retirées  dans  des 
lieux  bien  défendus,  d'où  ils  sortent  sans  cesse  pour  aller  faire 
des  incursions.  La  Chine  a  le  devoir  strict  de  les  faire  dispa- 
raître pour  rendre  la  paix  à  l'Annam  et  assurer  ses  propres 
frontières.  Aussi  des  troupes  du  Kouang-Si  sont  elles,  en  ce 
moment,  cantonnées  dans  les  provinces  annamites  de  Cao- 
Bang,  de  Lang-Son  et  de  Bac-Ninh.  Quant  au  Yunnan,  cette 
province  étant  aussi  limitrophe  de  l'Annam,  quand  des  troubles 
se  sont  produits  à  Hanoï,  les  brigands  qui  se  trouvaient  dans  le 
voisinage  des  frontières  de  cette  province  ont  voulu  se  soulever 
de  toutes  parts.  Nos  troupes  du  Yunnan  sont  alors  descendues 
dans  l'Annam,  en  passant  par  la  sous-préfecture  de  Mon-Tse 
et  de  Haï-Houa-Fou,  et  ont  été  camper  dans  la  province  de 


All'AlliKS    m     Ï(».M\|\.  337 

Tiiyen  Quaiig,  alin  de  coopérer  ù  la  suiipre.ssion  du  brigan- 
dage. Mais  aucun  soldat  chinois  n'a  été  envoyé  dans  les  envi- 
rons immédiats  de  Hanoï,  occupés  par  Ifs  troupes  françaises. 
Le  conseil  de  lempiie  va  examiner  si  ce  rôle,  si  ces  fonctions 
sont  toujours  opportunes;  sinon,  Ifs  troupes  recevront  inces- 
samment l'oi'dre  de  lentrer  en  Chine.  » 

Eh  lùen!  voilà  comment  le  gouvernement  chinois  a  toujours 
expliqué,  jusqu'au  17  novembre,  la  présence  de  ces  troupes  au 
Tonkin  :  les  troupes  sont  sur  les  frontières  pour  combattre  les 
brigands,  et  la  dislance  est  trop  grande  pour  que  les  ti'oupes 
chinoises  puissent  jamais  rencontrer  les  troupes  fi'ançaises. 
C'est  la  déclaration  que  fait  le  marquis  Tseng,  encore  le 
21  juin,  car,  à  ce  moment,  il  se  défend  même  conti'e  toute 
pensée  de  résistance  occulte.  Je  dois  ajouter,  messieurs, 
que  ces  déclarations,  verbales  ou  écrites  mais  très  concordantes, 
sont,  jusqu'au  17  novembre,  absolument  confirmées  par  les 
faits  eux-mêmes,  .l'ai  interrogé  M.  le  général  Bouet.  J  avais  le 
plaisir  de  voir  ces  jours-ci  le  commandant  d'une  canonnière 
qui  a  coopéré  à  toutes  les  actions  militaires  depuis  l'arrivée  du 
commandant  Rivière  jusqu'à  la  tin  de  septembre,  et  tous  sont 
d'accord  pour  dire,  quand  on  leur  demandait  :  «Est-ce qu'il  y  a 
des  réguliers  chinois?»  On  le  dit,  répondent-ils,  mais  nous  n'en 
avons  jamais  apei'cu,  ni  de  près  ni  de  loin.  Nous  n'avons 
entrevu,  et  aussi  loin  que  nos  vues  pouvaient  porter,  que  ces 
troupes  de  Pavillons-Noirs  qui  constitueni,  d'ailleurs, une  bande 
assez  bien  disciplinée,  assez  bien  armée,  et  avec  laquelle  on  a 
fort  à  faire,  mais  des  troupes  chinoises,  personne  n'en  a  vu  ; 
on  nous  dit  qu'il  y  en  a,  c'est  un  bruit  qui  court  ;  personne  n'en 
a  jamais  vu. 

Voilà  quelle  était  l'attitude  constante,  traditionnelle  de  la 
Chine;  mais,  au  17  novembre,  changement  complet.  L'humeur 
entreprenante  et  conquérante  se  fait  jour.  D'après  la  première 
version,  —  la  version  ancienne,  celle  de  187.5  au  mois  de 
novembre  1883,  —  les  troupes  chinoises  n'étaient  dans  lAnnam 
que  pour  réprimer  le  brigandage  ;  maintenant  elles  y  sont  pour 
prendre  l'Annam  et  les  villes  de  Sontay  et  Bac-Ninh, 

«  La  maison  est  à  moi,  c'est  à  vous  d'en  sortir  !  » 

Eh  bien,  c'est  la  question  qui  se  pose  devant  la  Chambre!  La 

J.  Ferry,  Discours.  V.  22 


333  DISCOURS   DE  JULES   FERBY. 

Chine  a  changé  son  altitude,  et  assurément  sans  aucun  droit, 
car  elle  n'a  absolument  aucun  droit  à  s'emparer  de  TAnnam.  La 
Chine,  sans  droit,  change  son  attitude.  Je  demande  à  la 
Chambre,  au  pays,  si  c'est  une  raison  pour  nous  de  changer 
notre  programme.  [Applaudùsemenls  à  gauche.)  Si  vous  le 
voulez,  messieurs,  vous  le  direz;  ce  sera  chose  fort  simple. 
Vous  direz  s'il  vous  convient  de  laisser  Sontay  à  la  Chine, 
parce  que  la  Chine  le  réclame;  Sontay,  jusqu'à  présent  repaire 
des  Pavillons-Noirs  ;  Sontay,  cet  écueil  sur  lequel  tous  nos 
efïorts  ont  échoué;  Sontay,  pour  lequel  Rivière  est  mort! 
Vous  laisseriez  Sontay  à  la  Chine  !  Ce  serait  une  singulière 
façon  de  venger  la  mort  de  Rivière!  {Vifs  applaudàsemenls  à 
gauche  et  au  cenlre.) 

Plusieurs  membres  à  l^exrême-gaiiche.   —  Ce  n'est  pas  la  question  ! 

{De  nouveaux  applaudissements  partent  des  mêmes  bancs  s' adressant 
à  l'orateur.) 

M.  Calla.  —  Le  ministère  avait,  dès  le  1"  août,  connaissance 
officielle  delà  présence  des  troupes  chinoises. 

M.  LE  Présidext  du  coxskil. — Vous  me  répondrez.  Aussi, 
messieurs,  répondant,  sous  la  date  du  30  novembre,  à  la  com- 
munication du  marquis  Tseng,  j'ai  eu  l'honneur  de  lui  écrire 
ceci  : 

«  Le  sincère  désir  que  nous  avons  d'écarter  toute  chance 
de  conflit,  en  assurant  le  résultat  que  nous  avons  en  vue,  m'a 
conduit  à  proposer  au  gouvernement  impérial  de  confier  aux 
commandants  respectifs  le  soin  de  s'entendre  pour  arrêter  une 
hgne  de  démarcation  entre  leurs  positions.  Ces  ouvei'lures  ne 
vous  paraissant  pas  compatibles  avec  l'état  actuel  des  choses 
au  Tonkin,  vous  renouvelez  une  proposition  que  vous  auriez 
déjà  faite  verbalement  à  mon  prédécesseur,  le  1"  août,  et  qui 
consistei"ait  à  arrêter  ladite  ligne  de  démarcation  «  entre  les 
armées  cantonnées  à  Hanoï  et  à  Sontay.  ainsi  que  dans  les 
villes  situées  sur  la  rive  gauche  et  la  rive  droite  du  fleuve 
Rouge.  Permettez-moi  de  vous  rappeler  que,  dans  ce  même 
entretien  du  l^''  août,  vous  déclariez  qu'il  n'y  avait  pas  de 
troupes  chinoises  au  Tonkin,  ou  que.  s'il  y  en  avait,  elles  ne 
pouvaient  se  trouver  que  dans  les  régions  où  se  placent  les 
frontières  mal  définies  des  deux  pays.  Il  ne  pouvait  donc  être 
question,  à  ce  moment,  d'une  ligne  de  démarcation  qui  aurait 


M  lAlKKS    m     TONKIN.  ;139 

passé  entre  Sonlay  et  Hanoï,  pour  suivre  après  le  cours  du 
fleuve  Rouge. 

«  Aussi  M.  Cliallemel-Lacour  faisait-il  remarquer,  dans  un 
autre  entretien  du  2  août,  qu'aucun  risque  de  conflit  n'était  à 
prévoir,  puisque  notre  corps  expéditionnaire  ne  devait  pas  se 
porter  vers  la  partie  septentrionale  du  Tonkln;  mais  qu'il  en 
serait  autrement  si  les  troupes  chinoises  étaient  plus  rappro- 
chées des  forteresses  qui  sont  notre  objectif,  et  qu'elles  s'expo- 
seraient, dans  ce  cas,  à  être  traitées  en  auxiliaires  des  Anna- 
miles.  Depuis  lors,  la  situation  n'a  pas  changé  de  notre  fait  ; 
notre  plan  de  campagne  n'a  pas  été  modifié  et  ne  saurait  l'être. 
Ce  n'est  donc  pas  sur  nous  que  devrait  porter  la  responsabilité 
d'un  conflit  entre  les  forces  des  deux  pays.  Nous  espérons, 
d'ailleurs,  qu'une  semblable  éventualité  ne  se  réalisera  pas,  et 
que  les  troupes  chinoises,  que  rien  n'obligeait  à  quitter  leurs 
positions  du  mois  d'août,  nous  laisseront  accomplir  librement 
l'œuvre  de  pacification  que  nous  sommes  tenus  de  poursuivre 
au  Tonkin  dans  l'intérêt  général».   {Très  bien!    très   bien!) 

Messieurs,  deux  jours  avant  cette  dépêche,  j'avais  adressé  à 
M.  le  marquis  Tseng  une  réponse  au  mémoi'andum  que  vous 
connaissez.  Je  tiens  à  donnei'  connaissance  de  cette  réponse  à 
la  Chambre  du  haut  de  cette  tribune,  car  ce  mémorandum,  qui 
est  le  terrain  sur  lequel  nous  nous  maintenons  à  l'heure  qu'il 
est,  contient,  en  germes,  comme  vous  l'allez  voir,  tous  les 
modes  de  transaction  possildes.  Nous  sommes  encore  aujour- 
d'hui disposés  à  reprendre  les  négociations  sur  l'une  ou  l'autre 
de  ces  bases  selon  qu'il  plaira  à  la  Chine  de  choisir.  Je  tiens, 
messieurs,  à  vous  lire  cette  dépêche.  Je  le  fais  pour  la 
Chambre,  je  le  fais  pour  le  pays  et  je  le  fais  pour  l'Europe, 
à  laquelle  l'on  représente  trop  aisément  la  France  comme 
animée  d'une  humeur  agressive   et  provocante. 

M.  Clemenceau.  —  Nous  n'avons  jamais  dit  cela! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Ce  n'est  pas  vous,  per- 
sonne n'a  dit  cela  ici,  mais  je  l'ai  lu  dans  la  presse  étrangère, 
j'y  ai  lu  que  nous  étions  des  provocateurs!...  Provocatrice,  la 
civilisation  quand  elle  cherche  à  ouvrir  des  terres  qui  appartien- 
nent à  la  barbarie  !  {Applaudissements  au  centre.  —  Exclama- 
tions ironiques  à  droite.]  Pi'ovocatrices,  la  France  et  l'Angle- 
terre quand,  en  1860,  elles  imposaient  à  la  Chine  l'ouverture 


310  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

d'un  certain  nombre  de  ports,  et,  par  conséquent,  une  commu- 
nication directe  avec  la  civilisation!  C'est  comme  cela  que  nous 
sommes  provocateurs  et  pas  autrement  ! 

Et  vous  allez  voir,  messieurs,  si  ceci  est  le  langage  d'un 
gouvernement  provocateur  : 

«  J'ai  pris  connaissance,  avec  toute  l'attention  qu'elle  mérite, 
de  la  dépèche,  relative  aux  affaires  du  Tonkin,  qui  vous  a 
été  communiquée  par  votie  gouvernement  et  dont  vous  avez 
bien  voulu  m'adresser  la  traduction  à  la  date  du  19  de  ce  mois. 
Après  avoir  rappelé  les  droits  revendiqués  par  la  Chine  sur 
l'Annam,  et  la  protection  dont  ce  royaume  aurait  toujours  été 
couvert  par  le  gouvernement  impérial,  le  Tsong-Li-Yamen  se 
plaint  de  l'entrée  des  troupes  françaises  dans  le  bassin  du 
fleuve  Rouge,  et  proteste  contre  les  négociations  récemment 
engagées  par  nous  avec  le  roi  d'Annam.  Enfin,  tout  en  manifes- 
tant le  désir  de  résoudre  les  difficultés  actuelles  par  un  arran- 
gement amiable,  le  haut  conseil  des  alfaires  étrangères  prévoit 
l'éventualité  d'un  conflit  avec  les  troupes  françaises  et  chinoises, 
et  s'applique  à  en  rejeter,  dès  h  présent,  sur  nous  la  respon- 
sabilité. Les  dernières  communications  que  vous  avez  reçues  de 
mon  département,  répondent,  ce  semble,  par  avance,  à  la  plu- 
part des  questions  touchées  dans  le  mémorandum  du  Yamen. 
La  Chine  nous  a  toujours  trouvés  prêts  à  tenir  compte  des  pré- 
occupations que  parait  lui  causer  la  présence  de  nos  soldats 
dans  une  contrée  limitrophe  de  l'empire.  Elle  sait  également 
que  nous  sommes  disposés  à  respecter  les  liens  traditionnels 
qu'elle  tient  à  honneur  de  maintenir,  en  tant  que  ces  liens  ne 
seront  pas  incompatibles  avec  l'exercice  de  notre  protectorat. 
L'état  de  choses  institué  par  le  traité  franco-annamite  de  1874, 
semblait  donner,  à  cet  égard,  satisfaction  aux  vœux  des  deux 
pays.  La  Chine  avait  même  consenti,  après  la  signature  de  cet 
arrangement,  à  retirer,  sur  notre  demande,  les  troupes  qu'elle 
entretenait  alors  au  Tonkin;  mais  l'événement  a  prouvé  que  ce 
régime  était  impropre  à  assurer  la  tranquillité  du  pays.  Les 
troubles  n'ont  pas  tardé  à  renaître  sur  plusieurs  points;  la  pira- 
terie et  le  brigandage  ont  reparu  ;  les  moyens  mis  en  œuvre 
pour  rétablir  l'ordre  n'avaient  pas  suffi  à  fonder  une  paix 
solide.  Les  mêmes  motifs  qui  avaient  amené  précédemment  le 
Tsong-Li-Yamen  à  faire  passer  la  frontière  à  un  corps  d'armée, 


AI- FAI  lu:  s    1)1     TONKIN.  341 

nous  ont  conduits,  ramiée  dcrnirre,  à  ffrossirlos  j!;arnisons  que 
le  traité  de  1874  nous  auloi'isail  à  ninintenii-  dans  plusieurs 
villes.  La  nécessité  d'assurei-  la  sécurité  de  nos  soldats  et  de 
venger  la  mort  d'un  cliel'  liércùquc  le  souci  de  donner  un 
caractère  durable  à  la  pacilication  qiit'  nous  avons  entreprise 
et  dont  le  commerce  de  toutes  les  nations  civilisées  rt'cueillei-a 
promplement  les  fruits,  nous  obligent  à  occuper  un  certain 
nombre  de  points  nouveaux.  Quant  aux  ari'anfiements  négociés 
à  Hué,  au  mois  d'août  dernier,  entre  le  cominissaii-e  général 
français  et  les  ministres  annamites,  ils  ont  pour  objet  de  régula- 
riser, entre  la  France  et  l'Annam,  une  situation  créée  par  l'inexé- 
cution persistante  des  engagements  contractés  par  le  i-oi  Tu-Duc 
il  y  a  neuf  ans.  En  ce  qui  concerne  la  Cliine,  cette  nouvelle 
convention  ne  constituera  aucune  innovation.  Le  protectorat 
de  la  France  était  déjà  fondé  par  le  traité  de  1874.  Il  s'agit  seu- 
lement, aujourd'hui,  d'en  consolider  l'existence  et  d'en  assurer 
l'exercice  par  des  garanties  eflicaces.  Au  surplus,  les  échanges 
de  vues  qui  ont  eu  lieu  depuis  queUpies  mois,  établissent  claire- 
ment que  nous  avons  un  réel  désir  de  terminer  à  l'amiable  le 
diderend  qui  s'est  élevé  entre  la  France  et  la  Chine,  à  l'occasion 
du  Tonkin.  Dans  les  nombreux  entretiens  que  nous  avons  eus, 
avec  vous,  mon  prédécesseur  et  moi,  nous  nous  sommes  cons- 
tamment elTorcés  de  faire  prévaloir  les  propositions  les  plus 
conciliantes. 

«  La  lettre  de  M.  Challemel-Lacour  du  27  août,  le  mémoran- 
dum du  15  septembre  constatent  que  nous  sommes  prêts  à  dis- 
cuter toute  combinaison  qui  serait  de  nature  à  régler  les  diffi- 
cultés d'une  manière  honoi-able  pour  les  deux  pays.  Enfin,  ma 
lettre  du  17  de  ce  mois  est  la  meilleure  preuve  que  nous  avons 
à  cœur  d'éviter  les  fausses  interprétations  que  pourraient  faire 
naître  à  Pékin  les  mouvements  de  nos  troupes,  et  que  nous 
nous  préoccupons  en  même  temps  de  trouver  les  moyens  de 
prévenir  tout  conflit.  Si  la  Chine  est  réellement  animée  des  dis- 
posiiions  pacifiques  qu'elle  exprime  dans  le  document  (|ue  vous 
m'avez  transmis,  il  me  paraît  difficile  qu'elle  n'accepte  pas 
l'arrangement  que  nous  avons  offert  en  dernier  lieu.  Vous  me 
permettrez,  en  terminant,  d'appeler  votre  attention  sur  le 
passage  de  votre  communication  où  il  est  dit  que  «  le  Gouver- 
nement français  semble  renoncer  aux  sentiments  d'honneur  et 


342  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

de  justice  ».  C'est  à  une  erreur  de  traduction  sans  doute  qu'il 
faut  attribuer  une  expression  que  nous  ne  saurions  accepter,  et 
qui,  d'ailleurs,  ne  figure  pas  dans  le  texte  transmis  télégraphi- 
quement  par  notre  chargé  d'affaires  à  Pékin.  » 

Messieurs,  il  y  a  une  dernière  dépêche  de  M.  le  marquis 
Tseng;  elle  n'est  pas  au  Livre  jaune,  parce  qu'elle  est  datée  du 
5  décembre.  Je  la  fais  connaître  à  la  Chambre,  non  pas  tout 
entière,  car  c'est  une  longue  discussion  de  principes,  mais  vous 
allez  voir  que  c'est  purement  et  simplement  la  répétition  du 
mémorandum.  M.  le  marquis  Tseng  discute  hypothétiquement 
sur  la  valeur  du  traité  de  1874,  et  termine  ainsi  :  «  Le  gouver- 
nement impérial  espère  que  Votre  Excellence,  comme  gage  de 
la  sécurité  de  nos  négociations,  a  déjà  donné  des  ordres  au 
commandant  en  chef  des  troupes  françaises  de  ne  faire  aucune 
démonstration  dans  la  direction  de  ces  villes  qui  puisse  être 
interprétée  par  les  troupes  impériales  comme  une  menace  aux 
positions  qu'elles  occupent,  car,  vu  la  déclaration  formelle  con- 
tenue dans  le  mémorandum  chinois,  mon  gouvernement  ne 
saurait  concilier  une  pareille  démonstration  avec  le  désir,  tant 
de  fois  réitéré,  de  conserver  la  paix  entre  nos  deux  pays.  » 

Je  me  propose  de  répondre  à  cette  dépêche  que  l'on  peut 
arrêter  le  mouvement  des  troupes  et  consentir  à  une  proposi- 
tion d'armistice,  quand  on  se  trouve  en  présence  d'une  base 
sérieuse  de  négociations;  mais,  comme  la  Chine  n'otïre  aucune 
base  de  négociations  —  et  je  crois  que  la  démonstration  sur 
ce  point  est  amplement  faite  —  il  n'y  a  pas  lieu  soit  de  faire 
revenir  M.  l'amiral  Courbet,  s'il  est  dans  quelqu'une  des  places 
dont  il  s'agit,  soit  d'arrêter  la  marche  de  nos  troupes.  Ce  ne  serait 
pas  l'œuvre  d'un  Gouvernement  avisé  et  prudent.  [Applau- 
dissements au  centre.  —  Exclamations  à  l' extrême-gauche  et  à 
droite). 

M.  Clemenceau.  —  C'est  la  guerre  alors  !  Il  faut  demander  des 
soldats  et  des  crédits,  mais  ne  faites  pas  massacrer  nos  soldats  un 
à  un  ! 

M.  Geouges  Roche.  —  Alors  vous  déclarez  la  guerre!  Eh  bien, 
demandez  25  ou  30  millions  pour  la  faire. 

Plusieurs  membres   à  gauche.  —  C'est  la  guerre  ! 

M.  Clemenceau.  —  C'est  la  conclusion  de  ce  qui  vient  d'être  dit 
par  le  président  du  Conseil.  [Agilalion.) 

M.   LE   Président  du  conseil.  —  Messieurs,  veuillez  me 


AFFAIIîES   DU  TONKIN.  :J43 

permettre  d'achever.  Voilà  l'œuvre  (liploTiiatif|iie  du  cabinet.  Si 
vous  croyez  qu'une  autre  conduite  serait  conciliahle  avec  l'hon- 
neur de  notre  pays,  avec  le  prestige  de  nos  armes  et  de  notre 
pavillon  dans  rExtrème-Orient,  avec  notre  considération  dans 
le  monde  et  avec  la  sécurité  de  notre  province  de  la  Cochin- 
chine,  dites-le,  mais  dites-le  clairement.  [Très  bien!  et  applau- 
dissements au  centre.  \ 

M.  CLiijiK.NCEAi'.  —  Il  fatît  que  ceux  qui  applaudissent  le  disent 
clairement. 

31.  LE  Président  du  coxseil.  —  Voilà  l'action  diploma- 
tif|ue,  qui  n'est  pas  terminée,  messieurs;  il  n'y  a  point  de  rup- 
tures, il  y  a  des  négociations...  [L'.vchiniations  à  Vexii-ème- 
gauche),  et  vous  désespérez  trop  vite  de  leur  succès.  [Interrup- 
tions et  mouvements  divers). 

M.  I)RiERRE.  —  Vous  venez  de  déclarer  la  guerre  du  haut  de  la 
tribune.  [Bruit  prolongé.) 

M.  LE  Président.  —  Veuillez  faire  silence,  messieurs,  et  permettre 
à  M.  le  ministre  des  alTaires  étrangères  de  continuer  ses  obser- 
vations. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  J'ai,  en  terminant,  à 
m'expliquer  sur  l'action  militaire.  Je  réponds  aux  différentes 
questions  qui  ont  été  posées.  On  nous  a  dit  :  «  Où  va  cette 
action  militaire?  Jusqu'où  vous  proposez-vous  de  l'engager  ? 
Quelles  sont  ses  limites?  »  Je  réponds  très  nettement  qu'il  n'y 
a  rien  de  changé  au  programme  que  j'ai  exposé  à  la  tribune  le 
31  octobre,  et  qui  a  été  ratitié  par  la  Chambre  à  une  majorité  de 
325  voix.  C'est  d'une  action  limitée,  localisée,  circonscrite, 
géographiquement,  comme  je  l'ai  dit  à  la  tribune,  qu'il  s'agit  et 
pas  d'autre  chose.  Nous  voulons  être  forts  dans  le  Delta,  nous 
voulons  en  tenir  les  points  stratégiques.  Pourquoi?  Parce  que, 
lorsque  nous  serons  forts,  nous  aurons  la  certitude  de  pouvoir 
négocier  [très  bien  !);  parce  que,  pour  négocier  avec  le  gouver- 
nement impérial,  il  nous  semble  qu'il  faut  lui  démontrer  que  la 
France  n'est  pas  décidée  à  se  retirer  incessamment  devant  lui. 
[Très  bien  .'au  centre.) 

M.  DE  La  RocHEFOCCAiLD,  Dic  DE  BisAcciA.  —  Alors,  demandez 
20  millions. 

M.  LK  Président.  —  ?s''interronipez  pas!  Les  orateurs  de  votre 
côté  répondront. 


344  DISCOURS   DE  JULES   FEHHV. 

M.  DR  La  Ror.HEi'OL'CAiLD,  DUC  DE  BisAcciA.  —  Je  demande  la 
parole.  {Exclamations  à  gauche.) 

Plusieurs  membres  à  droite.  —  Gomment!  On  a  Je  droit  de 
demander  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Nous  croyons  qu'une 
démonstration  de  celte  nature  est  désormais  le  préalable 
nécessaire  de  toute  négociation  sérieuse  et  nous  sommes 
convaincus  que  la  reprise  des  négociations  en  serait  la  consé- 
quence immédiate,  et  non  pas  seulement  la  reprise,  mais  la 
conclusion  de  négociations  sérieuses.  Voilà  la  première  étape, 
et  nous  croyons  à  son  succès.  On  nous  a  demandé  si  nous  esti- 
mions le  corps  expéditionnaire  suffisant  pour  atteindre  ce  pre- 
mier objectif.  Nous  répondons  que,  jusqu'à  ce  que  le  soldat 
vigoureux  et  résolu  qui  commande  le  corps  expéditionnaire 
nous  ait  manifesté  le  besoin  d'avoir  des  renforts,  ou  l'impuis- 
sance d'opérer,  nous  nous  en  tenons  aux  troupes  que  nous 
avons  envoyées  et  au  crédit  que  nous  demandons. 

M.  Georges  Pehin.  —  M.  Boueta  demandé  des  secours! 
M.  Glémencrau.  —  M.  Bonel  a  réclamé  une  division  ! 
M.  Georges  Perin.  —  Lisez  le  Lme  j((W)ie,  si  vousne  Tavezpas  lu. 
M.  DE  Baudry  d'Asson.  —  Ils  sont  déjà  dépensés,  vos  millions  : 
ayez  le  courage  d'en  demander  d'autres. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Maintenant,  si  contre 
toute  attente,  la  sngesse,  lesprit  de  sagesse  qui  est  dans  le 
monde,  n'arrêtait  pas  un  conflit  qui,  s'il  persistait  dans  ces 
termes,  pourrait  bien  avoii*  le  caractère  d'une  reprise  de  tout 
ce  qui  a  été  concédé  à  la  civilisation  dans  l'Extrême-Orient 
depuis  1860;  si  l'esprit  de  sagesse  ne  remportait  pas  ce  triomphe, 
ce  qui  m'étonnerait  profondément,  nous  aurions  alors  à  aviser 
avec  vous,  après  un  examen  sérieux  et  approfondi... 

Voix  à  droite.  —  Après  ! 

M.  LE  Président  du  conseil. —  ...s'il  conviendrait,  et  s'il 
pourrait  vous  convenir  de  laisser  à  l'adversaire  les  avantages 
évidents  et  manifestes  que  lui  crée  la  situation  de  réserve  et  de 
modération  que  nous  avons  adoptée,  et  dans  laquelle  nous  per- 
sisterons jusqu'à  ce  que  vous  nous  prescriviez  d'en  sortir.  Celle 
question  vous  est  réservée,  et  vous  est  réservée  à  vous  seuls, 
car  vous  seuls  avez  le  droit  de  prononcer.  {Inlerruptïous.)  Pour 
le  moment,  nous  vous  demandons  de  voter  les  crédits  ;  nous 


I 


AFFAIHES   DU   TONKIN.  345 

VOUS   demandons   de   les    voler    pour    ceux    i|iii    comhaltent 
d'abord...  {Applaii(lisse»trnfs  sur  un  grmul  uamhre  de  bnucs.) 

A  droite.  —  Pourquoi  les  avoir  envoyés  au  Toiikin? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Ce  n'est  pas  seulement 
par  la  raison  que  ces  crédits  sont  engagés,  que  les  troupes 
sont  là-bas  dans  lExtrème-Orient,  soutenant  les  armes  etl'bon- 
neur  de  la  France;  non,  je  ne  vous  demande  pas  un  vole  de 
résignation  :  Il  faut  à  nos  soldats,  à  notre  di-apeau,  \\  notre 
cause,  non  pas  un  vote  résigné,  mais  un  vote  confiant,  qui 
donne  à  votre  Gouvei'nenient  la  force  dont  il  a  besoin... 
{Applaudissements  au  eentre  et  à  gauche.)  Je  VOUS  demande 
aussi  de  voter  ces  crédits  pour  ceux  qui  négocient  :  car  on  ne 
traite  qu'avec  les  forts,  les  résolus.  11  faut,  messieurs,  que  l'on 
sache,  malgré  les  divisions  apparentes  des  partis,  des  opinions, 
malgré  les  polémiques  de  la  presse  ;  il  faut  qu'on  sache  la 
France  aussi  résolue  qu'elle  est  forte,  et  alors  elle  sera  écoutée. 
{Applaudissements  répélés  au  centre  et  à  gauche. —  Le  minisire 
en  revenant  à  sa  place,  reçoit  les  félicitations  d'un  grand  nombre 
de  députés.) 

En  vain,  M.  Aiidiieux  (qui,  d'ailleuis,  reconnut,  en  déhulant,  que 
le  président  du  Conseil  avait  le  sentiment  de  la  dignité  et  de  la 
responsabilité  du  ministère  dont  il  était  le  chef),  essaya-t-il  de 
démontrer  que  le  Gouvernement  dissimulait  l'audace  de  ses 
entrepiises  sous  des  demandes  de  crédits  qui  ressemblaient  à  des 
douzièmes  provisoires;  que  la  Chambre  avait  été  Irompée,  que, 
depuis  le  l"aoùt,  on  était,  au  Tonkin,  en  face  des  réj^'uliers  chinois, 
ainsi  que  le  prouvaient  le  Livre  jaune  et  la  conversation  du  marquis 
Tseng  avec  M.  Challemel-Lacour;  qu'à  la  date  du  17  novembre,  la 
notification  officielle  di;  la  présence  des  troupes  impériales  nous 
avait  été  faite;  que,  par  suite,  il  eût  fallu  apporter  des  demandes  de 
crédits  pour  faire  la  guerre  à  la  Chine,  et  obtenir  le  consentement 
des  Chambres,  sans  quoi  le  parlementarisme  «  pouvait  être  la 
marque  du  pouvoir  personnel  ».  En  vain,  M.  Ribot  enveloppa-t-il  sa 
proposition  de  voter  les  crédits,  de  réserves  et  de  réticences  sur  le 
retard  mis  par  le  Gouvernement  dans  la  communication  des 
documents  diplomatiques,  sur  le  désaveu  de  M.  Bourée,  sur  l'envoi 
d'un  commissaire  civil  ;  en  vain  aussi,  M.  Clemenceau  prit-il  habile- 
ment acte  des  réserves  et  des  critiques  de  M.  Ribot  pour  refuser  au 
cabinet  sa  confiance,  et  pour  affirmer  que  le  vote  d'un  ordre  du  jour 
de  confiance  c'était  la  guerre  avec  la  Chine,...  la  Chambre  adopta, 
par  308  voix  contre  201,  l'ordre  du  jour  de  MM.  Paul  Bert  et 
Philippoteaux  :  <(  La   Chambre,  convaincue   que  le  Gouvernement 


3Jr)  DISCOURS   DE  JULES   FEUUY. 

déploiera  toute  l'énerçie  nécessaire  pour  détendre  au  TonUin  les 
droits  et  l'honneur  de  la  France,  passe  à  l'ordre  du  Jour.  »  La  droite, 
par  la  liouche  de  M.  Jolibois  et  du  prince  de  Léon,  se  consola  en 
disant  à  la  tribune  que  cette  rédaction  contenait  un  blâme  déguisé. 


Demande  de  crédits  pour  1884. 

Dans  la  séance  de  la  Chambre  du  lo  décembre  1883,  M.  Jules  Ferry 
déposa  une  demande  de  crédits,  s'élevant  à  20  millions,  pour  le 
service  du   Tonkin'  : 

M.  Jules  Ff.rry,  président  du  conseil,  ministre  des  affaires 
étrangf:res.  —  J'ai  l'honneur  de  déposeï^  un  projet  de  loi,  portant, 
ouverture  au  ministère  de  la  marine  et  des  colonies,  sur 
l'exercice  1884,  d'un  crédit  supplémentaire  de  20  millions  pour 
le  service  du  Tonkin. 

A  droite.  —  Ah!  ah  ! 

Voix  nombreuses.  ■ —  Lisez  !  lisez  ! 

M.  LE  Président  du  conseil,  lisant  :  «  Messieurs,  vous  avez 
voté,  le  10  décembre  courant,  un  crédit  supplémentaire  de 
9  millions,  destiné  à  compléter  la  dotation  du  chapitre  9  de  la 
2*  section  du  budget  de  la  marine,  service  du  Tonkin,  laquelle 
se  trouve  ainsi  portée  à  14  898900  francs.  Mais  cette  dotation 
est  exclusivement  applicable  aux  dépenses  etîectuées  en  1883  ; 
pour  1884,  le  Gouvernement  ne  possédera  d'autre  ressource  que 
la  somme  de  6 14  900  fr.,  insciite  à  la  deuxième  partie  du  budget 
sous  le  titre  :  «  Chapitre  14,  service  du  Tonkin.  »  L'exer- 
cice 1884  devant  s'ouvrii-  prochainement,  nous  avons  l'honneur 
de  vous  demander  de  mettre  le  plus  tôt  possible  à  la  disposition 
du  département  de  la  marine  et  des  colonies  les  crédits  néces- 
saires pour  faire  face  aux  dépenses  imputables  à  cet  exercice 
pendant  une  période  de  six  mois.  L'agitation  que  l'on  a  signa- 
lée à  Hué,  l'assassinat  du  roi  Heip-Hoa,  qui  ne  nous  est  pas 
encore  ofticiellement  confirmé,  mais  qui  n'est  malheureusement 
que  trop  vraisemblable,  nous  impose,  du  côté  de  l'Annam,  une 
extrême  vigilance.  Il  est  nécessaire  de  renforcer  les  garnisons 
des  villes  que  nous  occupons,  tout  en  maintenant  un  effectif 
suffisant  au  corps  expéditionnaire  :  nous  avons  donc  résolu 
d "envoyer  au  Tonkin  des  renforts  importants,  qui  seront  places 

1.  V.  Y  Officiel  du  16  décembre  1883. 


AFFAIliKS    hl     T(».\KIN.  347 

SOUS  les  ordres  d'un  général  de  division  commandant  en  chef. 
Nous  ne  ferons  ainsi,  du  reste,  que  nous  conformer  au  mandat 
que  nous  a  donné  la  Chambre  de  déployer  toute  1  enei-uic 
nécessaire  pour  défendre  au  Tonkin  les  droits  cl  l'hoinieiir 
de  la  France.  »  [Très  bien!  trrs  bien!) 

Dans   ces    conditions,   nous   vous     demandons    un    crédit 

de fr.     I7.000.U00 

auipiel  il  y  a  lieu  d'ajouter  une  somnu>  de 
3 000  000  de  francs,  représentant  la  valeur  des 
délivrances  effectuées  en  1883  par  les  services 
des  constructions  navales  et  de  l'artillerie,  et 
dont  le  remplacement  ne  peut  être  effectué 
qu'eu  1884,  ainsi  qu'il  résulte  d'une  note  insérée 
au  projet  de  loi  du  8  novembre  dernier,  ci.  .  .      3.000.000 

«  Ensemble  ....     20.000.000  » 

Tel  est  l'objet  du  projet  de  loi  que  nous  avons  l'honneur  de 
soumettre  à  vos  délibérations,  et  dont  voici  le  texte  : 

'<  Article  unique.  —  Il  est  ouvert  au  ministre  de  la  marine  et 
des  colonies,  au  titre  du  budget  ordinaire  de  l'exercice  1884, 
un  crédit  supplémentaire  de  20  millions  de  francs,  qui  sera 
classé  à  la  2^  section,  service  colonial,  chapitre  15  (service  du 
Tonkin).  Il  sera  pourvu  au  crédit  ci-dessus  au  moyen  des  res- 
sources générales  du  budget  ordinaire  de  l'exercice  1884.  » 
[Très  bien  !  très  bien!)  Je  demande  à  la  Chambre  de  vouloir  bien 
prononcer  l'urgence,  et  le  renvoi  à  la  commission  qui  a  été 
récemment  saisie  du  précédent  projet  de  crédit  pour  le  Tonkin. 

Discours  du  18  décembre    1883. 

I. "urgence  fut  déclarée  e(.  le  projet  renvoyé  à  l'ancienne  commis- 
sion des  crédits,  qui  n'était  pas  dessaisie,  la  loi  sur  les  crédits 
antérieurs  n'étant  pas  encore  promulguée.  C'est  dans  la  séance  du 
tS  décembre'  que  la  Ctiambre  discuta  celte  nouvelle  demande  de 
crédils.  La  discussion  fut  mesquine  et  décousue.  M.  Lockroy  prélendit 
qu'on  n'avait  pas  besoin  de  renforts  au  Tonkin;  qu'il  était  donc 
vraisemblable  que  les  crédils,  avaient  une  autre  destination;  qu'il 
était  contraire  aux  précédents  linanciers  d'ouvrir  un  crédit  supplé- 

1.  V.  VOfficiel  du  19  décembre  1883. 


348  DISCOURS   DE  JULES   FP:HI{Y. 

mentaiie  sur  un  budget  non  encore  voté  ;  qu'enfin,  on  allait  enlever 
à  l'armée  continentale  ses  meilleurs  éléments  et,  sans  doute, 
désorganiser  l'armée  d'Afrique.  L'orateur  demanda,  en  terminant, 
quel  était  le  vrai  but  de  l'expédition,  si  elle  était  dirigée  contre 
Hué? 

M.  Jules  Ferry  répondit  en  ces  termes  à  M.  Lockroy  : 

M.  Jules  Ferry,  pré&idenl  du  conseil,  m/nistre  des  affaires 
elrangères.  —  Messieurs,  j'ai  encore  moins  que  rhonorable 
M.  Lockroy  l'intention  de  faire  un  discours.  Aussi  bien,  ma  lâche 
serait-elle  difficile,  si  je  voulais  le  suivre  sur  les  ditférents 
terrains  qu'il  a  abordés  ;  si  je  lui  demandais,  comme  un  membre 
de  la  majorité  l'a  fait,  ce  qu'il  propose  à  la  Chambre  :  si  c'est  le 
rejet  des  crédits  ou  si  c'est  le  vote  des  crédits... 

Au  centre.  —  C'est  cela  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  Si  c'est  la  guerre  ou  si 
c'est  la  paix  avec  la  Chine.  Je  serais  fort  embarrassé,  car  l'ho- 
norable M.  Lockroy  a  passé  en  revue  à  peu  près  toutes  les  solu- 
tions imaginables,  et  il  leur  a  opposé  à  toutes  la  même  négation. 
{Très  bien!  très  bien! 

M.  Georges  Perin.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  PRÉsiDiiNT  DU  CONSEIL.  —  Il  ne  veut  pas  la  guerre 
parce  que,  dit-il  patriotiquement,  nous  n'avons  ni  le  temps,  ni 
les  hommes,  ni  l'argent  pour  la  faire.  Il  ne  veut  pas  de  la  paix, 
parce  qu'il  ne  faut  pas  traiter  avec  la  Chine  :  opinion  qu'il  lui 
sera  difficile  de  mettre  d'accord  avec  celle  des  honorables 
membres  auprès  desquels  il  siège... 

A  l extrcme-gauche .  —  Parfaitement  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  Qui  ne  nous  font  qu'un 
reproche,  depuis  le  cominencement  :  celui  de  n'avoir  pas  plus 
tôt  traité  avec  la  Chine.  Il  repousse  même  l'idée  d'une  inter- 
vention amicale,  d'une  médiation.  Comme  si  les  bons  offices 
d'une  puissance  amie  étaient  nécessairement  une  humiliation 
pour  l'amie  qu'elle  vient  obliger!  (Mouvements  divers.)  L'ho- 
norable M.  Lockroy  n'a  donc  apporté  à  cette  tribune  que  des 
négations.  Aussi,  me  garderai-je  bien  d'entreprendre  quoi  que 
ce  soit  qui  ressemble  à  une  réfutation.  J'estime  que  la  question 
de  fond  est  jugée,  que  l'ordre  du  jour  du  lU  décembre  a  clos  le 
débat  sur  le  fond...  [Exclamations  à  droite  et  à  gauche.  —  Oui! 
oui!  au  centre.) 


AiFAIliKS    DU   TONKI.N.  34« 

M.   I*A(  I.  lÎKRT.  —  Vous  avoz  raison  ! 

-M.  IIak.ntjf.ns.  —  lli'his!  nui  1  M.  |(>  miiiislrea  raison  ! 

M.  LE  PiiKSinEXT  DU  co.vsEij..  — ...  El  jc  sai's  jxiè  d'ailleurs  à 
riionorable  M.  Lockioy  de  n'avoir  pas  essavL^  dans  son  excur- 
sion liumoristiquc  à  tiavers  toutes  les  solutions  possibles,  de 
vous  faire  revenir  sui-  ce  vote,  il  a  compris  (|ne  la  (|ii('slion  était 
traiiclHM'.  Il  l'a  si  bien  compris  que,  pour  renouveler  le  déitat, 
il  n'a  ti'ouvé  (jifiin  procédé  d'argumentation  :  c'est  de.  dire  ipie 
nous  vouspi'oposons  (|uelque  cbose  de  nouveau.  Eli  bien,  je  suis 
monté  à  la  tribune  uni{piement  pour  répondre  que  le  projet  de 
crédit  qui  vous  est  présenté,  loin  de  constituer  une  nouveauté, 
nous  est  apparu  comme  l'exécution  nécessaire  et  logique  de 
votre  vote  du  10  décembre... 

.M.  Louis  I,f,  I^rovost  de  Lai  nay.  —  C'est  pour  cela  que  nous 
avons  volé  contre  ! 

M.  HAËiNTjENS.  —  Voilà  la  conséquence  des  voles  de  la  majorité  ! 

M.  LE  Présidext  nu  coxseil.  —  ...  que  vous  n'avez  pas 
entendu  que  ce  vote  restât  lettre  morte...  (l^rès  bieii!  au 
centre.  —  Applaudissements  ironiques  à  droite),  et  que,  quand 
on  recommande  à  un  gouvernement  de  déployer  de  l'énergie... 
[Nouveaux  applaudissements  ii'oniques  à  droite),  c  est  à  l'action 
et  non  pas  à  la  contemplation,  à  l'expectative  indéfinie  que  ce 
gouvernement  est  convié.  Messieurs,  je  considère  votre  vote 
du  10  décembre  comme  un  des  actes  les  plus  décisifs  de  la 
campagne  que  nous  avons  entreprise.  [Nouveaux  applaudisse- 
ments ironiques  à  droite.) 

M.  LE  Président.  —  Messieurs,  veuillez  laisser  parler  l'orateur! 
A  droite.  —  Nous  l'applaudissons! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Nous  l'avons  considéré 
comme... 

M.  LE  PRINCE  DE  I^ÉON.  —  Kl  VOUS  avez  eu  raison  ! 
M.  LE  Président.  ■ —  Veuillez  laisser  parler. 

M.  le  Président  du  conseil.  —  Si  je  suis  interrompu  à 
cliaque  pbrase,  je  descendrai  de  la  tribune. 

M.  LE  BARON  DiFOCR.  —  C'est  pour  vous  applaudir  que  nous  vous 
interrompons. 

M.  LE  Président.  —  Veuillez  laisser  parler!  On  a  suffisamment 
constaté    et  vos    applaudissements    et   leur    sig'nification.    Laissez 


350  DISCOURS   DE  JULES   FEHRY. 

M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  donner  les  explications  qu'il 
juge  à  propos  de  donner. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  J'ai  dit  et  je  répète  que  le 
vote  (lu  10  décembre  est  un  des  actes  les  plus  décisifs  de  cette 
campagne...  [Nouveaux  applaudissements  ironiques  à  droite.) 

M.  LE  Président.  —  Laissez  donc  parler,  messieurs  ! 
M.  LE  BARON  DuFOUB. —  Mais nous  avons  bien  le  droit  d'applaudir  ! 
M.  LE  Président.  —  Monsieur  le  baron  Dufour,  veuillez  garder  Je 
silence. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  car  ce  vote  a  déjoué 
toute  une  tactique  des  habiles  adversaires  qui  se  tiennent  en 
face  de  nous.  Sur  quoi,  messieurs,  a  reposé  et  a  roulé  toute 
l'action  de  la  diplomatie  chinoise  jusqu'au  vote  du  10  décembre? 
Sur  cette  opinion  que  la  Chambre  ne  nous  suivrait  pas.  {J'rès 
bien!  t)-ès  bien!  au  centre.)  On  croyait  à  une  défaillance,  on 
croyait  que  la  Chambre  s'arrêterait  à  moitié  chemin. 

M.  Ferdinand  Gambon.  —  Elle  aurait  bien  fait  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  On  a,  pour  répandre 
cette  croyance  dans  les  esprits,  en  Europe  et  en  Asie,  usé  de 
tous  les  moyens,  et  une  presse  habilement  conduite... 

M.  LE  VICOMTE  Desson  DE  Saint-Aigna.n.  —  Quelle  presse  ? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  a  contribué  à  répandre 
dans  le  monde  ce  préjugé  :  que  la  France  républicaine  pouvait 
bien  commencer  des  entreprises,  mais  qu'elle  ne  les  achevait 
jamais.  Votre  vote  du  10  décembre  a  fait  tomber,  en  quelque 
sorte,  ce  premier  retranchement  de  la  diplomatie  que  vous 
combattez. 

M.  Roque  (de  Fillol).  —  On  n'applaudit  plus  maintenant  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Aujourd'hui,  messieurs, 
savez-vous  quelle  est  la  nouvelle  tactique?  C'est  de  dire  que  ce 
vote  restera  à  l'état  de  manifestation  stérile,  que  la  Chambre 
n'ira  pas  plus  loin,  que  la  Chambre  joue,  elle  aussi,  avec  ses 
adversaires  asiatiques,  le  jeu  des  apparences  et  des  intimida- 
tions. Eh  bien!  nous  avons  pensé  que  vous  nous  donniez  le 
mandat  et  que  vous  nous  imposiez  le  devoir  de  montrer  que, 
au  bout  de  votre  vote,  il  y  a  une  action  résolue  et  une  action 
prochaine.  [Applaudissements  au  centre  et  sur  divers  bancs  à 
(jauche.) 


AFIAIHKS    Kl     ï(i.\MN.  ;(51 

Maintenant,  est-ce  que,  iioiii'  cria,  il  y  a  (iiiihjiit'  cliose  de 
changé  à  la  politique  que  vous  avez  ralitiée,  après  un  long 
débat  et  par  un  vote  si  éclatant?  Est-ce  qu'il  y  a  rpielque  chose 
de  changé  au  plan  de  la  campagne  diplomatique  et  niililaire 
que  nous  avons  esquissée  à  la  tribune?  Je  réponds  qu'il  n'y  a 
rien  de  changé  ni  au  plan  diplomati(|ue  et  militaire,  ni  aux 
bases  de  l'enti-eprise,  ni  à  son  programme,  qu'il  n'y  a  rien  de 
changé  dans  la  politique  très  sage,  très  limitée,  mais  très 
résolue  que  vous  avez  solennellement  approuvée... 

M.  Clemenceau.  —  Très  prudente  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Très  résolue,  mais  très 
prudente.  Je  crois  qu'elle  n'est  pas  indigne  de  l'éloge  que 
renferme  cette  épithète. 

M.  Clemenceau.  —  J"ai  remariiué  que  vous  n'aviez  pas  osé  l'em- 
ployer. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Nous  savons  être  résolus, 
mais  nous  voulons  être  prudents.  Nous  ci'oyons  faire  preuve  de 
prudence  plus  encore  que  de  résolution  en  manifestant  par  nos 
actes  que  nous  sommes  décidés  à  faire  prévaloir  au  Tonkin  nos 
ilroits  et  nos  intérêts.  { Applaudissements  au  centre  et  ()  droite.) 
Et  n'est-ce  pas  de  votre  côté  [Vorateur  désigne  la  gauche)  qu'est 
partie,  sous  toutes  les  formes  incessamment  renouvelées,  la 
critique  de  la  politique  des  petites  expéditions,  des  petits 
paquets,  de  la  politique  de  rallonges,  comme  disait  M.  Francis 
Charmes  à  cette  tribune.  Vous  avez,  non  sans  raison,  indiqué 
que  c'était  le  côté  faible  de  la  conduite  qui  a  été  suivie  depuis 
plusieurs  années  dans  les  alïaires  du  Tonkin.  Et  c'est  vous  qui 
nous  combattez  quand,  aujourd'hui,  nous  vous  disons  :  «Voilà  la 
tâche  qu'il  s'agit  d'accomplir;  nous  ne  reculons  pas  ses  limites, 
nous  resterons  dans  celles  que  nous  avons  fixées,  mais  nous 
vous  demandons  toutes  les  forces  nécessaires  pour  accomplir 
celte  tâche,  raisonnablement  et  prudemment  limitée.  »  C'est  nous 
qui  vous  disons:  il  nous  faut  des  renforts!  c'est  nous,  à  (jui 
vous  imputiez  cette  politique  des  petits  paquets  et  des  rallonges, 
cjui  vous  appelons  à  une  politique  résolue,  à  une  action 
énergique  et  suffisante. 

M.  Haëntjens.  —  Suffisante  !  Vous  êtes  bien  imprudent,  monsieur 
le  Ministre  ! 


352  DISCOURS   DE  JULES  FERRY. 

M.  Georges  Peihn.  —  Pour  combien,  de  temps  sera-t-elle 
suffisanle  ? 

M.  LE  Président  du  conseil,  —  Suffisante  pour  la  tâche 
dont  nous  avons  tracé  les  limites,  suffisante  pour  la  sanction  de 
la  politique  que  vous  avez  approuvée. 

M.  Georges  Perin.  —  Vous  nous  favez  dit  à  chaque  demande  de 
crédits. 

M.  CLÉMENCEAr.  —  Voilà  quatre  fois  qu'on  nous  dit  cela. 

M.  HAiiis'TJENS.  —  Cela  dépasse  tout  ce  que  l'on  peut  imaginer! 
Vous  n'en  savez  rien.  Vous  êtes  incorrigible  !  Voilà  plusieurs  fois  que 
vous  tenez  le  même  langage. 

M.  LE  PRi':sn)ENT.  —  N'interrompez  pas,  vous  aurez  la  parole! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Nous  savons  où  nous  allons 
et  nous  l'avons  dit;  nous  savons  ce  que  nous  voulons,  et  la 
Chambre  le  veut  avec  nous,  et  nous  vous  disons  aujourd'hui  : 
«les  renforts  que  nous  demandons  ont  été  calculés  de  manière  à 
nous  conduire,  dans  le  temps  le  plus  court,  au  terme  désiré  de 
celte  campagne,  sans  rien  sacrifiei'  de  notre  honneur  ni  de  nos 
intérêts.  »  Nous  vous  le  disons  de  la  manière  la  plus  formelle  : 
les  renforts  sont  considérables  et  ils  sont  suffisants. 

Un  membre  à  gauche.  —  Voilà  bien  des  fois  qu'on  nous  dit  cela  ! 

M.  le  Président  du  conseil.  —  Mais,  messieurs,  il  me 
semble  que  je  me  laisse  éloigner  un  peu  de  ma  résolution  pre- 
mière. Je  ne  voulais  pas  rentrer  dans  le  débat  du  fond.  Je  vou- 
lais donner  seulement  à  la  Chambre  un  certain  nombre  d'éclair- 
cissements qui  ont  été  réclamés  par  l'honorable  M.  Lockroy. 

Il  a  demandé  si  une  nouvelle  expédition,  qu'il  appelle  l'expé- 
dition d'Hué,  n'allait  pas  se  gretïer  sur  la  première,  sur  l'expé- 
dition du  Tonkin?  Est-ce  que  l'honorable  M.  Lockroy  a  oublié 
que  nous  sommes  à  Hué,  que  nous  occupons  les  forts  et  la 
rivière,  que  nous  avons  à  Hué  un  résident  et  une  petite  garnison? 
Est-ce  que  c'est  faire  quelque  chose  de  nouveau,  est-ce  que  c'est 
greffer  une  expédition  nouvelle  sur  une  ancienne  que  de 
prendre  cette  mesure  de  prudence  que  nous  aurions  été  cou- 
pables d'ajourner  plus  longtemps,  en  face  de  l'agitation  qu'on 
signale  à  Hué,  de  nous  disposer  à  aller  au  secours  de  noire 
résident,  de  nos  soldats,  si,  par  hasard,  ils  se  trouvaient  mena- 
cés ?  Quand  nous  avons  appris  la  mort  du  roi  Hiep-Hoa  nous 
avons  considéré  que  le  moment  était  venu;  qu'il  était  impos- 


AFFAIRES   1)1   TON  K  IN.  353 

siltle  (rallcridie  larme  au  bras.  La  i»nul('nc<\  la  vipilance  la 
plus  éléniontaire  nous  faisaii'iit  un  dovoir  do  l'ortilifr  les  garni- 
sons que  nous  avons  dans  l'Annam,  et  celle  de  Hué,  si  cela 
devenait  nécessaire. 

Quelle  est,  dites-vous,  noire  siliiation  actuelle  à  Hué? 

.Messieurs,  les  événements  nont  pas  pris  le  caractère  de 
jiravité  qu'on  pouvait  redouter.  Les  adversaires  du  Gouver- 
nement en  France  et  en  Europe  s'étaient  empressés  de 
proclamer  que  Hué  était  en  révolte,  que  notre  résident 
était  en  péril,  que  nous  allions  trouver  dans  celte  ville 
immense,  dans  cette  capitale  de  l'Annam,  des  difficultés 
militaires  nouvelles.  Heureusement,  il  n'en  est  rien,  d'après 
les  dernières  nouvelles  que  nous  avons  reçues.  Il  est  certain 
que  le  roi  Hiep-Hoa  est  mort  de  mort  violente.  Les  uns  disent 
par  le  poison  ;  d'autres  nouvelles  que  vous  avez  pu  lire,  comme 
moi,  dans  les  feuilles  anglaises,  disent  qu'il  a  été  égorgé  ou 
étranglé  par  une  de  ses  femmes...  [Mouvemeiils  divers  et  excla- 
mations sur  divers  bancs.)  El  qu'y  a-t-il  d'étonnant,  de  risible 
dans  ce  que  je  dis? 

A  droite.  —  On  n"a  pas  ri. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  On  me  demande  ce  que  je 
sais  sur  Hué,  je  vous  dis  ce  que  nous  avons  appris  directement, 
et  ce  que  les  journaux  étrangers  ont  publié:  nous  savons  seule- 
ment que  le  roi  Hiep-Hoa  est  mort  de  mort  violente.  Quant  au 
péril  que  pourrait  courir  notre  résident,  une  dépêche  du  gou- 
verneur de  la  Cochinchine,  arrivée  à  Paris  hier  soir,  nous  a 
complètement  rassurés.  Il  n'y  a  aucune  révolte  à  Hué,  la  léga- 
tion ne  court  aucun  danger;  le  résident  n'a  pas  reconnu  le 
nouveau  roi;  il  n'a  pas  renoué  les  relations  officielles  avec  le 
gouvernement  nouveau,  mais  il  est  en  négociations  officieuses 
avec  lui.  Voilà  les  nouvelles  de  Hué.  Quant  aux  nouvelles  du 
corps  expéditionnaire,  vous  savez,  comme  moi,  qu'à  la  date 
du  11,  l'amiral  Courbet  marchait  sur  Sontay.  Voilà  ce  que  nous 
savons  directement.  Nous  savons  aussi,  nous  avons  constaté 
que  le  vaillant  amiral  ne  semble  pas  aussi  troublé  de  sa  situa- 
tion qu'un  certain  nombre  de  membres  de  cette  Chambre,  car 
il  nous  écrit  ces  quelques  lignes,  d'une  simplicité  et  d'une 
placidité  qu'on  pourrait  dire  antiques  : 

«  Nous  partons  pour  Sontay;  au  retour,  je  serai  en  mesure 

J.  Ferry,  Discours,  V.  23 


354  DISCOURS   DE  JULES   FEHRV. 

de  VOUS  dire  s'il  nous  faut  des  renforts,  et  combien  il  nous  en 
en  faut.  »  [Applaudissements.) 

Je  crois,  messieurs,  qu'il  y  aurait  grand  profit,  au  moment 
où  nous  sommes,  grand  profit  pour  nous  tous,  à  imiter  ce  par- 
fait équilibre,  cette  sérénité  d'esprit.  [Marques  d'adhésion  au 
centre.)  Je  crois  que  l'œuvre  politique,  à  l'heure  présente,  ne 
consiste  pas  à  effrayer,  à  inquiéter,  à  alfoler  les  esprits  [très 
bien!  très  bien!),  à  exagérer  les  périls  d'une  entreprise  qui  n'est 
pas,  certes,  au-dessus  des  forces  d'un  pays  comme  la  France,  à 
semer  des  mauvaises  nouvelles,  à  poser  des  questions  inquié- 
tantes, à  mettre  un  gouvernement  en  demeure,  en  quelque 
sorte,  de  venir  ici,  à  la  tribune,  en  pleine  guerre,  apporter 
des  plans  de  campagne...  [Vive  approbation  à  gauche  et 
au    centre.  —  Exclamations   à  V extrème-gauche .) 

M.  Clemenceau.  —  Ah!  ali!  nous  sommes  en  guerre!  Vous  le 
reconnaissez!  Vous  ne  l'avez  jamais  dit,. 

A  droite.  —  En  pleine  g-uerre  !  en  pleine  j^'uerre  ! 

Phisieurs  membres  à  gauche.  —  Vous  souteniez  le  contraire. 

M.  Marus  Poulet.  —  Il  n'y  a  pas  de  guerre,  ou  la  Constitution 
est  violée  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  en  pleine  action,  appor- 
ter à  celte  tribune  des  plans  de  campagne,  des  projets  de 
négociations  !  Messieurs,  nous  avons  la  responsabilité  de  l'en- 
treprise ;  vous  nous  l'avez  donnée,  vous  nous  avez  imposé  un 
grand  devoir  en  nous  donnant  une  grande  confiance  :  laissez- 
nous  conduire  l'entreprise  avec  le  secret  désirable.  [Applau- 
dissements au  centre  et  à  gauche.)  En  vérité,  dans  quel  pays, 
dans  quelle  histoire  a-t-on  vu  des  affaires  militaires  ou  diplo- 
matiques conduites  de  telle  sorte?...  [Très  bien!  et  applaudis- 
sements sur  les  mêmes  bancs.)  Quoi  !  il  faudrait,  à  toute  heure,  à 
tout  moment,  à  cette  tribune,  dire  :  «Voilà  oîi  vont  nos  troupes  ! 
voilà  la  ville,  voilà  la  forteresse  que  vise  l'amiral  Courbet,  celle-là 
et  pas  une  autre  !  et  voilà,  quant  à  nous,  les  plans  de  négocia- 
lions  que  nous  préparons!  Voilà  le  fond  de  nos  pensées  et  de 
nos  cœurs  !  voilà  ce  à  quoi  nous  tenons,  et  voilà  ce  à  quoi  nous 
ne  tenons  pas  !  »  [Très  bien!  très  bien!  sur  les  mêmes  bancs.) 
Si  vous  voulez  un  gouvernement  qui  accepte  celte  servitude 
des  interpellations  quotidiennes,  choisissez-en  un  autre.  (Très 
bien  !  —  Bravos  au  centre  et  sur  divers  bancs  à  gauche.) 


AI  lAIliKS    liU   TONKIN.  355 

M.  (^.LKMK.sc.EAi'.  —  Alois,  il  VOUS  faut  20  millions  et  G  OOOiioniines 
sans  phrases. 

M.  DE  La  Ror.HETTi:.  —  Et  c'est  là  le  régime  pailemeiitaire  ! 

M.  Mariis  PoiLET.  —  Il  faut  savoir  si  c'est  conforme  à  la 
Constitution. 

M.  LE  Président.  —  .Monsieur  .Marins  Poulet,  vous  n'avez  pas  la 
parole. 

M.  LK  Président  du  conseil.  —  Eii  hifii,  j"eii  suis  désolé 
pour  mon  lionoi'ahle  collègue  M.  Lockroy,  mais  je  w  puis,  à  la 
tribune,  rien  ajoutera  ce  que  j'ai  dit  le  10 décembre;  je  ne  puis 
apporter  ici  ni  plans  de  négociations,  ni  plans  de  campagne  : 
je  manquerais  à  mon  devoir. 

M.  Marks  Poilet.  —  Nous  ne  vous  demandons  pas  cela. 
M.  lùJOiARD  Lor.KROv.  —  .Je  demande  la  parole. 

M.  i.E  Président  du  conseil.  —  Alors  qu'est-ce  que  vous 
demandez  ?  Vous  demandez  si  nous  avons  changé  le  programme 
général  de  notre  politique?  Je  réponds  :  non.  V^ousnous  deman- 
dez si  nous  greffons  une  seconde  expédition  sur  la  première?  Je 
réponds  :  non.  Je  réponds  que  ce  n'est  pas  greffer  une  expédition 
que  de  fortifier  nos  garnisons  de  l'Annam  et  notre  situation 
militaire  à  Hué.  Je  dis  que  c'est  faire  le  nécessaire,  que  c'est 
donner  à  cette  politique  défensive  et  non  agressive  qui  est  la 
nôtre,  la  sanction  et  lappui  de  la  force  militaire  indispensable. 
{Interruptions  à  droite.)  Et  je  me  garderais  bien,  dans  tous  les 
cas,  si  je  voulais  faire  de  la  diplomatie  à  la  tribune,  d'imiter 
l'honorable  M.  Lockroy,  qui  nous  conseille  ici  publiquement  de 
conclure  ce  qu'il  appelle  un  arrangement  militaire  provisoire, 
qui  serait  rompu  plus  tard  à  notre  profit,  quand  nous  serions 
les  plus  forts,  et  qui  proclame  ce  beau  dessein  à  cette  tribune, 
sans  doute  pour  que  nos  adversaires  de  là-bas  n'en  ignorent  ! 
[Rires  et  applaudissements.) 

Quelles  sont  les  autres  questions  posées  par  M.  Lockroy?  Il 
s'est  étonné  que  les  crédits  qui  vous  sont  demandés  soient 
affectés  au  ministère  de  la  marine,  et  non  au  ministère  de  la 
guerre.  Nous  croyons  que  c'est  là  une  bonne  mesure, 
que  c'est  la  procédure  qui  a  toujours  été  suivie  ;  qu'il  faut, 
en  ces  sortes  d'affaires,  remettre  toute  la  direction,  tous 
les  crédits  au  même  département,  que  ce  soit  le  ministère 
de  la  guerre  ou  le  ministère  de  la  marine.  Quand  on  a  fait. 


356  DISCOLKS   DE  JULES   FERRY. 

en  1860,  Texpédilion  de  Chine,  on  a  tout  mis  à  la  dispo- 
sition du  ministère  de  la  guerre,  parce  que  le  ministère  de  la 
guerre  y  avait  la  plus  large  part  :  quand  on  a  commencé  l'expé- 
dition du  Tonkin,  on  a  tout  centralisé  au  ministère  de  la 
marine,  parce  que  c'est  à  lui  qu'incombe  la  tâche  prépondé- 
rante. Au  point  de  vue  de  la  bonne  administration  linancière,  il 
serait  très  mauvais  de  remettre  à  deux  ministères,  c'est-à-dire 
à  deux  directions,  la  conduite  d'une  expédition  de  cette  impor- 
tance. En  toute  chose,  l'unité  de  direction  est  la  garantie  de  la 
force  et  du  succès. 

Mais  vous  nous  permettrez  de  ne  pas  croire  un  seul  instant 
que  ce  soit  un  souci  de  procédure  qui  a  jeté  dans  ce  débat  cette 
objection  inattendue.  Non,  ce  n'est  pas  de  la  procédure  que 
vous  vous  souciez  ;  vous  trouvez  moyen,  sans  trop  vous  en 
cacher,  même  à  la  tribune,  de  jeter  sur  cette  expédition,  sur 
laquelle  vous  avez  déjà  accumulé  tant  de  défaveur,  cette  défa- 
veur suprême  qui  résulterait  de  je  ne  sais  quel  désaccord  dans 
les  conseils  du  Gouvernement.  Et  vous  ne  vous  apercevez  pas 
qu'en  insinuant  une  pareille  chose,  en  faisant  peser  sur  l'expé- 
dition un  pareil  soupçon,  non  seulement  vous  desservez  la 
cause  nationale,  mais  vous  faites  à  la  fois  une  grande  injure, 
et  au  Gouvernement  tout  entier  et  au  membre  du  Gouverne- 
ment que  vous  ne  craignez  pas  d'interpeller.  [Très  bien!  très 
bien  1  Ce  ministre  est  à  son  banc,  il  va  monter  tout  à  l'heure  à 
la  tribune.  Il  répond  de  la  mobilisation  ;  il  vous  dira  si  elle  est 
compromise,  et,  quant  à  sa  solidarité  avec  nous,ilest  trop  jaloux 
de  son  honneur  pour  le  laisser  mettre  en  doute  un  seul  instant. 
[Vifs  applaudissements  à  gauche  et  au  centre.) 

M.  Granet  et  M.  Georges  Perin  répliquèrent  qu'ils  ne  voulaient 
pas  s'associer  «  à  une  aventure  inconnue  ».  M.  Perin  soutint  cette 
thèse  que  le  Tonkin  était  aux  Tonkinois,  que  la  France  n'avait 
pas  le  droit  d'en  faire  la  conquête,  qu'elle  n'avait  même  aucun 
intérêt  à  s'établir  dans  ce  pays,  «  à  étendre  ainsi  sa  domination 
dans  l'Extrême-Orient.  »  Et  M.  Clemenceau  saluait  une  telle  conclu- 
sion par  ces  mots  :  «  Très  bien  !  très  bien  !  vous  avez  fait  un  très 
beau  discours  !  »  Un  des  membres  les  plus  éminents  de  la  droite, 
M.  Freppel,  oublia,  en  ce  moment,  qu'il  faisait  partie  de  l'opposition 
et,  dans  un  beau  mouvement  de  patriotisme,  expliqua  qu'il  votei'ait 
les.  crédits  pour  trois  raisons  :  la  première,  c'est  que  le  refus  de 
ces  crédits  entraînerait  l'évacuation  du  Tonkin,  c'est-à-dire  la  ruine 
de  notre   prestige  dans    tout   l'Extrême-Orient;   la  seconde,  c'est 


AFFAIHKS   DU   TO.NKIN.  357 

qu'on  livrerait  les  missionnaires  et,  avec  eux,  500000  chrétiens  du 
Tonkin,  aux  représailles  sanglantes  des  brigands  asiatiques  ;  la 
troisième,  c'est  que  l'unanimité  du  Parlement  était  le  moilleur 
moyen  d'arriver  à  un  dénouement  pacifique.  A  la  suite  de  cette 
vibrante  (iéclaration,  qui  faisait  contrasle  avec  les  tristes  arguties  de 
l'extréme-gauche,  les  crédits  lurent  volés,  pai' 327  voix  contre  154. 


Discussion  des  crédits  au  Sénat.  —  Discours  du  20  décembre  1883. 

Porté  sans  retard  au  Sénat,  le  projet  de  loi  sur  le  crédit  de 
20  millions  fut  joint  au  projet  sur  le  crédit  de  9  millions,  et  donna 
lieu  à  un  rapport  de  l'amiral  .lauréguiberry  qui  fut  lu  dans  la  séance 
du  18  décembre.  La  discussion  eut  lieu  dans  la  séance  du  20'. 
M.  le  duc  de  Broglie,  fort  gêné  par  l'attitude  qu'avait  prise 
M.  Freppel  au  Palais-Bourbon,  expliqua  longuement  qu'il  voterait 
les  crédits,  si  d'autres  mains  étaient  chargées  de  mener  à  bonne 
fin  l'affaire  tonkinoise.  Il  accusa  le  ministère  d'avoir  manqué  de 
franchise,  de  prévoyance,  d'avoir  trompé  le  Parlement  ou  de  s'être 
trompé  lui-même,  de  ne  pas  avoir  mesuré  les  envois  de  troupes  au 
but  à  atteindre,  de  n'avoir  su  ni  intimider  la  Chine  par  la  force, 
ni  désarmer  son  opposition  par  des  satisfactions  d'amour-propre, 
enfin  d'avoir  combattu  mollement  et  négocié  rudement.  L'honorable 
sénateur  reprocha  encore  une  fois  au  ministère  de  placer  le  Parle- 
ment en  face  de  faits  accomplis  et  d'opérations  engagées,  pour 
invoquer  ensuite  l'honneur  national  et  dire  :  «  Emboîtez  le  pas  et 
suivez-nous!  »  Il  termina  en  disant  que  le  Gouvernement  républicain 
devait  subir  les  inconvénients  des  changements  perpétuels  de 
direction,  et  prétendit  que,  dans  l'atfaire  du  Tonkin,  il  y  avait  eu 
trois  pouvoirs  personnels  :  celui  de  M.  de  Freycinet,  celui  de 
M,  Duclerc  et  celui  de  M.  Jules  Ferry,  qui  s'étaient  unanimement 
contredits;  que  la  France  restait  isolée  en  Europe  et  traitée  en 
étrangère,  au  milieu  d'une  société  monarchique. 

Apiès  le  général  Ganipenon,  ministre  de  la  guerre,  qui  affirma  sa 
solidarité  avec  ses  collègues  du  cabinet,  et  déclara  que  la  France 
pouvait  mener  de  front  une  politique  coloniale  et  une  politique 
continentale,  l'amiral  Jauréguiberry,  rapporteur,  démontra  qu'on 
ne  pouvait  abandonner  le  Tonkin  sans  envoyer  400000  chrétiens  à 
la  boucherie  et  provoquer  des  révoltes  en  Cochinchine;  qu'il  fallait 
donc  se  résoudre  à  des  sacrifices  et  ne  pas  se  laisser  intimider  par 
la  Chine.  Puis,  M.  de  Freycinet  vint  établir  que  les  derniers  cabinets 
avaient  fait  preuve,  contrairement  au  dire  du  duc  de  Broglie, 
d'ime  parfaite  unité  de  vues,  en  ce  qui  concerne  le  Tonkin,  et  que 
leur  but  essentiel  avait  été  de  modifier  les  traités  que  le  duc  de 
Broglie  avait  légués  à  la  France.  L'ancien  président  du  Conseil  se 

],  Voir  y  Officiel  du  2t  décembre  1883. 


358  DISCOURS   KK   JULES   FEKHY. 

mouti'a  beaucoup  plus  belliqueux  qu'il  ne  l'avait  jamais  été  au 
pouvoir,  conclut  dans  le  sens  de  l'établissement  du  protectorat  au 
Tonkin  ;  conseilla  de  forcer  la  Chine  à  rappeler  ses  troupes, 
de  prendre  des  gages  vis-à-vis  d'elle,  si  elle  résistait,  et  de  ne  pas 
■t(  s'arrêter  en  chemin  ». 

M.  Jules  Ferry  remplaça  à  la  tribune  du  Sénat  M.  de  Freycinet, 
et  s'exprima  en  ces  ternies  : 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  j'avoue  que 
j'hésitais  à  monter  à  cette  tribune  :  j'attendais,  de  la  part  de 
l'opposition,  un  autre  discours  et  d'autres  lumières  que  celles 
qu'a  apportées  tout  à  l'heure  l'honorable  duc  de  Broglie.  Nous 
avons,  lui  et  moi,  du  rôle  des  oppositions  une  conception  diffé- 
rente. Je  crois,  quant  à  moi,  que  les  oppositions  ont  un  grand 
rôle  et  un  rôle  bienfaisant.  A  côté  des  critiques  qu'elles  ne 
nous  ménagent  pas  et  qu'il  est  de  leur  droit  et  de  leur  devoir 
de  ne  pas  nous  ménager,  elles  peuvent  souvent  donner  de  bons 
conseils.  J'avoue,  messieurs,  —  et  je  crois  que  je  ne  serai 
démenti  ici  par  personne,  qu'en  nous  accablant  de  critiques  ou 
qu'en  nous  criblant  d'épigrammes.  l'honorable  duc  de  Broglie 
s'est  gardé  par-dessus  tout  de  nous  donner  un  seul  conseil... 
\  Très  bien!  très  bien!  —  Sourires  opprobati/'s  à  gauche  et  nu 
centre)  ...ni  sur  cette  paix,  —  car,  disait-il,  «  Quelle  paix  allez- 
vous  faire  ?  »  —  ni  sur  cette  guerre,  car  :  «  Quelle  guerre 
ferez-vous?  »  ajoutait-il.  Aucune  lumière,  aucun  avis.  Eh  bien, 
sincèrement,  humblement,  j'attendais  mieux  de  vous... 
[Applaudissements  à  gauche.) 

J'attendais  plus  de  votre  grande  expérience;  j'attendais  autre 
chose  de  votre  profonde  connaissance  de  cette  grave  affaire, 
étant  donnée  la  part  considérable  que  vous  avez  prise  à  ses 
commencements.  {Très  bien!  très  bien!  à  gauche.)  Vous  avez 
parlé  ici,  monsieur  le  duc  de  Broglie,  comme  si  le  cabinet  qui 
est  sur  ces  bancs  avait  improvisé  l'atïaire  du  Tonkin,  en  même 
temps  qu'il  aurait  improvisé  je  ne  sais  quelle  politique  colo- 
niale démesurée  et  extravagante  contre  laquelle  j'ai  protesté 
dans  une  autre  enceinte,  contre  laquelle  je  proteste  ici.  Et,  à  ce 
propos,  permettez-moi  de  répéter  ce  que  j'ai  déjà  dit  :  à  savoir 
que  notre  politique  coloniale  est  une  politique  de  conservation 
coloniale  (très  bien  !  très  bien!  à  gauche),  qui  n'est  pas  une  poli- 
tique de  folie  coloniale.  Cet.te  politique  de  conservation  colo- 


AFFAUJES    F)U   TON K IN.  359 

niale,  comment  riionorable  duc  de  Bro^lie  la  désavouera-l-il, 
puisqu'il  l'a  prati(jué(3,  puisque  le  traité  de  1874  est  r(euvre  de 
son  gouvernement,  puisqu'il  y  a,  dans  ce  Livre  jaune  qui  est 
riiistoire  vivante  de  toute  cette  alTaire,  un  chapitre  tout  à  l'Iiou- 
neur  de  M.  le  duc  de  Broglie  et  de  M.  le  duc  Decazes,  un  cha- 
pitre, une  série  de  dépêches,  —  elles  font  presque  un  volume, 
elles  sont  i)i"esque  une  histoire  à  part,  —  qui  montrent  <pie  la 
politique  du  Gouvernement  d'alors  n'était  nullement  eu  contra- 
diction avec  celle  que  nous  suivons  aujourd'hui?  Vous  n'avez 
pas  hésité,  monsieur  le  duc  de  Broglie,  ni  vous,  ni  M.  le  duc 
Decazes,  vous  n'avez  pas  hésité  à  accepter  le  traité  de  1874,  si 
imparfait  qu'il  fût,  si  mal  agencé,  si  imprudemment  formulé,  si 
défectueux  qu'il  fût  et  qu'on  l'eût  démontré  à  la  tribune;  vous 
n'avez  pas  hésité  à  le  porlei-  au  Parlement,  et  l'Assemblée 
nationale  a  tenu  à  le  voter,  à  le  ratifier  tel  quel,  sachant  que, 
de  ce  faible  embryon  mal  venu,  peut-être  un  jour  une  grande 
chose  pourrait  sortir  pour  l'avenir  de  la  France.  {Très  bien! 
très  bien!  à  gauche.) 

Et,  quand  il  s'agit  d'interpréter,  vis-cà-vis  de  l'Europe  et  parti- 
culièrement vis-à-vis  de  la  Chine,  —  vis-à-vis  de  la  Chine  sur- 
tout, —  le  traité  de  1874,  qui  a  donné  le  premier  l'interpréta- 
tion, fourni,  en  quelque  sorte,  la  glose  nationale  de  laquelle 
jamais,  comme  tout  à  l'heure  le  répétait  avec  raison  l'hono- 
rable M.  de  Freycinet,  aucun  ministère  ne  s'est  départi  depuis 
dix  ans?  C'est  M.  le  duc  Decazes.  Il  a  marqué,  dans  des  dépêches 
que  je  ne  veux  pas  lire  à  ce  moment  de  la  discussion,  et  que 
vous  connaissez  tous  d'ailleurs,  il  a  marqué  les  raisons  de  notre 
intervention  et  les  intérêts  qui  nous  appelaient  là-bas.  Il  a  pré- 
cisé l'interprétation  que  la  logique  des  choses  devait  donner 
aux  formules  imparfaites  du  traité  de  1874.  Il  faisait  tout  cela 
en  1875,  au  moment  où  il  notifiait  le  traité  de  1874  à  la  cour  de 
Pékin.  Il  ne  s'en  est  pas  tenu  là. 

En  1877,  lorsque  ce  que  l'on  peut  appeler,  sans  métaphore, 
le  pouvoir  personnel  (  Vifs  applaudissetnents  à  gauche),  lorsque 
le  pouvoir  personnel  régnait  sur  la  France,  la  question  s'est 
posée.  Quelqu'un  a  dit  alors  :  «  Mais,  cette  atfaireduTonkinest 
bien  grosse,  bien  lourde;  ce  traité,  il  est  bien  difficile  d'en 
tirer  un  bon  parti.  »  Qui  s'exprimait  ainsi?  L'honorable  amiral 
qui  était  alors  gouverneur  de  la  Cochinchine,  l'amiral  Duperré; 


360  DISCOURS   DE  JULES   FERUY. 

il  avait  eu  comme  un  instant  de  doute,  de  défaillance,  et  alors 
il  écrivait:  «l'Annam  se  plaint;  l'Annam  gémit;  non  seulement 
il  pleure  ses  provinces  et  nous  les  redemande,  mais  il  se  plaint 
de  nos  garnisons,  de  nos  consuls,  de  nos  petites  escortes;  si 
nous  donnions  satisfaction  à  l'Annam,  les  choses  pourraient 
s'arranger!  »  Eh  bien!  à  ce  moment,  une  très  curieuse  et  très 
instructive  délibération  commence,  se  poursuit  et  aboutit  à  ces 
derniers  mots,  dits  au  mois  de  septembre  1877  par  M.  le  duc 
Decazes  :  «  Non,  il  ne  faut  pas  se  départir  du  traité  de  1874; 
non,  il  ne  faut  pas  rappeler  nos  petites  garnisons;  non,  il  ne 
faut  pas  abandonner  les  droits  particuliers  que  nous  avons 
là-bas.  »  Et,  à  l'appui  de  ses  paroles,  il  donnait  toutes  les  grandes 
raisons  politiques  et  nationales  :  l'affermissement  de  notre 
situation  en  Cochinchine,  le  maintien  de  notre  prestige  dans 
rExtiême-Orient.  Si  je  vous  lisais  sa  dépêche,  vous  y  trouveriez 
la  réponse,  en  quelque  sorte  prophétique,  à  toutes  les  objec- 
tions que  nous  avons  été  obhgés  de  discuter  dans  une  autre 
enceinte. 

C'est  donc  fort  à  tort  que  l'honorable  M.  le  duc  de  Broglie 
représente  le  cabinet  comme  l'inventeur,  l'auteur  et  l'éditeur 
responsable  de  l'affaire  du  Tonkin.  Non,  c'est  une  affaire  fran- 
çaise, c'est  une  affaire  qui  se  rattache  à  une  tradition  nationale. 
Elle  remonte  même  plus  haut  que  1874,  et  vous  savez  mieux 
que  moi  à  quelles  visées  les  diplomates  de  la  monaiThie  sur  le 
déclin,  ceux  qui  conduisaient  avec  plus  de  clairvoyance  que  de 
succès  la  politique  de  Louis  W,  que  vous  avez  étudiée  depuis, 
et  que  vous  admirez  peut-être  un  peu  trop,  monsieur  le  duc  de 
Broglie,  les  diplomates  qui  conseillaient  le  roi  Louis  XVI  et  qui 
le  conseillaient  mieux  que  n'avait  été  conseillé  son  prédéces- 
seur, lui  avaient  fait  comprendi-e  qu'à  la  suite  de  ce  grand 
désastre  de  la  paix  de  1783,  infligé  par  la  monarchie  à  l'empire 
colonial  de  la  France  {c'est  vrai!  très  bien!  à  gauche),  il  y  avait 
peut-être  quelque  chose  à  tirer  de  ces  ruines,  un  édifice  à 
reconstruire  lentement,  péniblement  peut-être,  un  moyen  de 
rechercher  dans  l'Indo-Chine  un  faible  dédommagement  aux 
pertes  que  l'on  venait  de  subir  dans  les  Grandes-Indes.  Et  de  là 
ce  traité  de  1787,  signé  par  M.  le  comte  de  Montmorin,  ministre 
de  Louis  XVI,  et  par  l'évêque  d'Adran,  précuiseur  en  cela  d'un 
autre  évêque  que  nous  avons  entendu  l'autre  jour,  el  dont  vous 


AFKAlItKS    m    ÏO.NkIN.  361 

avez  vainement  cherché  à  alTaiblir  ici  Irloquentc  et  admi- 
rable adjuration.  iTrès  bii^n!  1res  Oirn!  cl  (ijijilniidissemptils  n 
(fauche,  j 

M.  i)F.  Gavardie.  —  C'est  pour  cela  «lu»'  vous  les  miMiaecz  de 
supprimer  leur  traitement. 

M.  LK  Président.  —  Cessez  vos  iulen  uptinns,  monsieur  il'; 
Gavardie. 

M.  LK  Président  du  coxskil.  —  Voih'i,  sans  doute,  les 
raisons,  les  sentiments,  les  traditions  qui  s'agitaient  dans  la 
pensée,  dans  le  cœur  des  ministres  de  1874  et  1877.  Ce  sont 
vos  pensées,  vos  sentiments,  ce  sont  des  traditions  auxquelles 
nous  nous  honorons  de  rester  tidèles.  Pourquoi  les  désavouez- 
vous  à  la  tribune?  Vous  les  désavouez,  parce  que,  chez  vous. 
Tesprit  de  parti  a  pris  le  dessus  sur  toutes  les  autres  considé- 
rations {Applaudissements  à  gauche)  ;  parce  que  vous  ne  savez 
apporter  dans  ce  débat  que  des  défiances  et  des  dédains.  Mes- 
sieurs, le  dédain  n'a  jamais  été  une  politique;  et  la  manifesta- 
tion d'une  défiance,  de  quelque  épigramme  brillante  qu'elle  se 
revête,  ne  tient  jamais  lieu  d'un  bon  avis,  d'une  parole  poli- 
tique, d'un  conseil,  qu'on  doit  même  à  un  adversaire,  parce  que 
ces  conseils-là,  c'est  au  pays  qu'on  les  donne.  {Ti'es  hienl  très 
bien  !  et  applaudissements  à  gauche.)  Donc  vous  vous  êtes  refusé 
à  nous  donner  aucun  conseil;  vous  vous  êtes  renfermé  dans 
des  critiques  rétrospectives  :  je  ne  vous  y  suivrai  pas. 

La  question  est  vidée.  Je  dirai  seulement  au  Sénat  quelque 
chose  du  côté  parlementaire,  du  côté  militaire  et  du  côté  diploma- 
tique delà  question.  Au  point  de  vue  parlementaire,  l'honorable 
duc  de  Broglie  estime  que  l'entreprise  tonkinoise  est  une  œuvre 
de  pouvoir  personnel,  d'improvisation  ministérielle.  Mais,  mes- 
sieurs, est-ce  qu'il  oublie  et,  dans  tous  les  cas,  est-ce  que  vous 
ne  lui  rappelleriez  pas,  que  le  premier  acte  de  ce  cabinet  a  été 
de  saisir  le  Parlement  de  la  question  du  ïonkin  dans  son 
ensemble?  Est-ce  que  c'est  ce  cabinet  qui  a  engagé  ou  qui  a 
laissé  engager  —  car  ici  il  n'y  a  personne  de  responsable  — 
est-ce  que  c'est  ce  cabinet  qui  a  engagé  ou  laissé  engager  le 
commandant  Rivière,  qui  a  donné  l'ordre  de  prendre  la  cita- 
delle d'Hanoï?  Est-ce  que  toutes  ces  choses  sont  à  notre  actif 
ou  à  notre  passif,  selon  qu'on  nous  en  blâme  ou  qu'on  nous  en 
loue? 


362  DISCOLHS   I»K  JULES   FEKUV. 

Non;  le  premier  acte  que  nous  avons  fait,  a  été  inspiré,  dans 
cette  question,  comme  dans  toutes  les  autres,  de  la  volonté  de 
résoudre  les  questions  qui,  faute  d'avoir  été  résolues  à  temps, 
menaçaient,  en  quelque  sorte,  de  devenir  des  embarras  inextri- 
cables, aussi  bien  dans  l'ordre  financier  que  dans  l'ordre  de  la 
politique  extérieure.  Nous  avons  voulu  être,  et  nous  espérons 
être  un  cabinet  donnant  des  solutions.  Nous  avons  donné  une 
solution  à  un  certain  nombre  de  questions  pendantes  à  l'inté- 
rieur; nous  en  avons  donné  une  aux  difficultés  sans  cesse 
renaissantes  qui  se  ratlacbaient  ;\  la  question  de  la  magistra- 
ture. [Exclarnalions  et  bruit  à  droite.  —  Applaudissements  à 
gauche.) 

Messieurs,  la  solution  peut  ne  pas  vous  plaire,  nous  le  savons 
bien,  mais,  dans  tous  les  cas,  c'est  une  solution,  et  voilà  une 
question  close.  Nous  avons  voulu  donner  et  nous  avons  l'éussi 
à  donner,  avec  votre  concours  presque  unanime,  une  solution 
aux  graves  difficultés  économiques  qui  troublaient  les  rapports 
entre  les  grandes  Compagnies  de  cbemins  de  fer  et  l'État. 
{Nouvelle  approbation  sur  divers  bancs.)  Nous  avons  voulu 
pareillement,  dans  le  domaine  de  la  politique  extérieure, 
résoudi'e  tout  ce  qui  était  engagé.  Mais  avons-nous  pris  une 
seule  de  ces  solutions  sur  nous?  Et,  dans  l'alïaire  du  Tonkin, 
avons-nous  envoyé  un  homme  sans  vous  consulter?  Dès  le  mois 
d'avril,  nous  avons  déposé  le  projet  qu'avait  signé  l'honorable 
M.  Charles  Brun  ;  ce  projet,  vous  l'avez  voté  ici  le  29  mai,  et 
nous  n'avons  pas  envoyé  un  homme  au  Tonkin  sans  votre 
assentiment,  et  vous  avez  volé  en  connaissance  de  cause,  après 
une  discussion  où  toutes  les  objections  qui  ont  été  faites  depuis 
avaient  déjà  trouvé  leur  place. 

Pourquoi  donc  nous  accuser  de  violer  le  régime  parlemen- 
taire, de  substituer  notre  volonté  personnelle  à  la  volonté  du 
Parlement,  puisque  c'est  la  volonté  du  Parlement,  la  vôtre,  qui  est 
au  commencement  de  cette  affaire,  au  moins  pour  la  période  qui 
nous  regarde?  Mais  on  dit  :  «  l'alTaire  a  été  mal  conduite  ;  vous  ne 
demandiez  pas  assez  de  troupes  !  »  Si  vous  voulez  bien  rappeler 
vos  souvenirs,  relire  encore  le  Livre  jaune  sur  ce  point,  vous 
verrez  que  la  première  demande  de  crédits  que  nous  avons 
présentée,  a  été  absolument  calquée  sur  les  propositions  d'un 
ministre  auquel  on  n'a  pas  donné  trop  d'éloges  parce  qu'il 


AFFAIRES   DU   TONKIN.  ^6^ 

représente  dans  celte  aiïairc  l'esprit  de  conduilc,  le  bons  sens 
et  les  résoliilions  patrioli(|iies.  riionorablc  amiral  Jaiii'(''^ni- 
herry.  Celle  deniaiide  lendail  prrcisriiiciil  à  renvoi  diin  coi-ps 
('\pédilioniiaire  de  inèine  elleclif,  cesl-à-dirt'  de  (i.noo  Ikhiiiiics. 
El  encore,  ramiral  JainvunMterry  ne  l'aisail  entrer  dans  les 
0,000  hommes  que  3,000  Franrais;  il  y  ajoiilail  3,000  lii  ailleurs 
annamites;  nous  avons  auiimenlé  la  proportion  des  troupes 
françaises  et  diminué  celle  des  auxiliaiirs  indigènes.  Voilà 
notre  point  de  départ.  Et  l'on  dit  que  nous  avons  a.ui  avec 
imprévoyance,  sans  sagacité,  en  aveugles,  en  ignorants!  Mais 
nons  avons  pris  le  dossier  qui  était  au  ministère  de  la  marine, 
les  pi'oposilions  mêmes  de  l'amiral  Jauréguiberry  ;  nous  avons 
seulement  eu  le  malheur  d'arriver  six  mois  trop  tard,  car,  six 
mois  plus  tôt.  quand  l'amiral  Jauréguiberry  s'était  mis  d'accord 
avec  l'honorable  M.  Duclerc,  au  mois  de  novembi-e  1882,  si 
l'expédition  que  vous  avez  votée  le  29  mai  avait  été  décidée,  les 
choses  n'auraient  pas  pris  la  tournure  qu'elles  ont  prise  depuis. 
{Applaudissements  à  gauche  et  au  centre.) 

Mais,  reprend  M.  le  duc  de  Broglie,  votre  incapacité  militaire, 
qui  justifie  notre  profonde  et  incurable  défiance,  est  si  grande, 
(]ue  lorsque  vous  avez  envoyé  des  renforts,  pendant  les  vacances 
parlementaires,  vous  n'avez  pas  su  les  proportionner  aux  périls 
et  aux  besoins.  Le  général  Bouet  n'a  eu  à  sa  disposition  que 
des  forces  insuffisantes,  de  même  qu'en  ce  moment,  ajoute-l-on, 
l'amiral  Courbet  n'a  pas  toutes  les  troupes  qu'il  lui  faudrait.  ï^t 
l'on  s'écrie  :  «  Vous  avez  envoyé  à  l'amiral  Courbet  les  troupes 
qu'il  aurait  fallu  envoyer  au  général  Bouet!  « 

Messieurs,  ce  qui  me  paraît  démontrer  que  les  forces  que 
nous  avons  envoyées  pendant  les  vacances,  et  qui  permettent  à 
l'amiral  Courbet  d'agir  avec  succès,  ce  qui  me  prouve  que  les 
forces  élaientsuflîsantes  pour  le  programme  qui  lui  a  été  tracé, 
c'est  que  ces  troupes  sont,  en  ce  moment  même,  devant  Sontay, 
et  qu'il  est  permis  de  croire,  à  l'heure  qu'il  est,  qu'elles  ont 
réussi  dans  leur  entreprise.  Nous  n'avons  pas  encore,  à  cet 
égard,  des  témoignages  ofliciels,  mais  voici  la  dépêche  que 
l'amiral  Meyer  a  adressée  au  ministère  de  la  marine,  le 
20  décembre...  [Interruptions  à  droite.) 

M.  l'amiral  Peyron,  ministre  de  la  marine. —  Elle  est  arrivée  ce 
malin. 


361  DISCOLUS   ItE  .IlLES   FEHHV. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Trois  heures  du  soir,  de 
Hong-Kong  :  «  Un  capitaine  anglais,  parti  avant-hier  d'Haï- 
Pliong  et  arrivé  aujourd'hui  à  Hong-Kong  r20  décemhre)  assure 
que  les  ouvrages  extérieurs  de  Sontay  auraient  été  enlevés 
par  nos  troupes,  et  que  l'assaut  devait  être  donné  à  la  citadelle 
le  17.  Ces  nouvelles  ne  sont  pas  officielles,  mais  me  paraissent 
vraisemhlahles.  »  {Mouvement,) 

Cette  opinion,  exprimée  par  un  homme  aussi  réservé  et  aussi 
prudent  que  l'amiral  Meyer,  doit  être  tenue  par  vous  en  grande 
considération. 

L'on  espère  que  quarante-huit  heures  ne  se  passeront  pas 
avant  que  la  preuve  soil  faite  que  les  troupes  confiées  à  l'amiral 
Courhet  étaient  suffisantes,  du  moins  pour  la  prise  de  Sontay, 
tant  des  ouvrages  avancés  que  de  la  citadelle. 

M.  iiE  Carayon-Latoir.  —  Nos  troupes  ont-elles  trouvé  des 
Chinois  ? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  vous  me  per- 
mettrez d'exprimer  mon  opinion  personnelle  ;  je  crois  qu'elles 
n'en  ont  pas  rencontré,  et  je  le  crois  parce  que,  jusqu'à  présent, 
on  a  hien  entendu  paider  de  réguliers  chinois,  mais  on  n'en  a  pas 
vu,  on  ne  s'est  pas  mesuré  avec  eux,  on  ne  les  a  pas  même 
aperçus  à  distance  ;  et  vous  pouvez  tenir  pour  certain  qu'à 
Sontay  notamment  et  dans  la  partie  du  Délia,  la  vraie  force 
militaire  en  face  de  laquelle  nous  nous  trouvons,  c'est  cette 
force  nouvelle,  très  distincte  de  l'armée  régulière  chinoise,  que 
l'on  a  appelée  jusqu'à  présent  les  Pavillons-Noirs,  lesquels  ne 
sont,  en  réalité,  que  des  bandes,  disciplinées,  il  est  vrai,  et  bien 
armées,  mais  ayant  une  existence  indépendante.  Ces  bandes 
ont  été  à  la  solde  de  Tu-Duc.  Elles  ne  sont  plus  à  la  solde  de 
son  successeur.  A  la  solde  de  qui  sont-elles  actuellement?  Je 
l'ignore,  mais  la  Chine,  en  tous  cas,  ne  les  réclame  pas.  Le  gou- 
vernement de  Pékin  comprend  trop  bien  qu'il  serait  fort  impru- 
dent d'accepter  une  solidarité  quelconque  dans  les  actes  de 
piraterie  si  nombreux  qu'elles  ont  commises,  et  qui.  de  notre 
part,  pourraient  donner  ouverture  à  de  si  gros  griefs,  à  des 
réclamations  pécuniaires  si  importantes.  Oui,  ce  sont  des 
Pavillons-Noirs,  des  grandes  compagnies,  pour  me  servir  d'un 
mot  de  notre  histoire,  ce  sont  ces  grandes  compagnies  que  nous 


AFFAIRES    nu    TONKIN.  .%5 

avons  devant  nous;  ce  ne  sonl  pas  des  iéL:idii'i-s  chinois.  Voilà 
ce  que  je  voulais  dire  au  sujet  de  l'action  militaire. 

Je  voudrais  ajouter  un  mot  sur  la  question  diplomatique. 
Quelle  est  notre  situation  di]»lomati(|ue  vis-à-vis  de  la  C.iiint'? 
Messieurs,  elle  est  aujourdlnii  ce  (|u"elle  était  hier,  ce  (luVlIr 
sera  certainement  demain.   Vous  pouvez  la  trouver  bizarre, 
paradoxale,   peu  analo.aue  aux  situations  diplomatiques   que 
l'histoire    des    États    d'Europe     peut    vous    fournir    comme 
points  de  comparaison,  mais  elle  est  ce  qu'elle  est.  Nous  ne 
sommes,  en  aucune  façon,  ni  à  Paris,  ni  à  Pékin,  en  état  de 
rupture  diplomatique  avec  le  gouvernement  chinois.  Et  pour- 
quoi le  gouvernement  chinois  se  mettrait-il  en  état  de  rupture 
avec  nous,  qui  n'avons  cessé,  depuis  le  commencement  de  cette 
alïaire,  de  lui  offrir  un  terrain  de  négociations?  Je  n'enirerai 
pas  ici.  et  je  me  garderai  bien  d'entrer  dans  les  considérations 
que  M.  de  Freycinet  a  apportées  à  la  tribune  avec  tant  d'auto- 
rité. [Très  bien!  très  bien!  sur  divers  bancs.)  Je  ne  puis,  je  ne 
dois  pas  m'étendre  sur  ce  sujet.  Si  le  Sénat  m'interrogeait,  s'il 
me  demandait  :  «  Quelles  négociations  préparez-vous?  »  je  serais 
obligé  de  lui  répondre:  «  A  mon  grand  regret,  je  ne  puis  absolu- 
ment rien  vous  dire.  »  i7)'ès  bien!  t?-ès'  bien/  à  gauche.)  L'hono- 
rable duc  de  Broglie  déclarera  peut-être  que  c'est  parce  que  je 
ne  le  sais  pas  moi-même;  ce  sont  des  aménités  qui  se  trouvent 
souvent  dans  sa  bouche  {Sourires  à  gauche.)  j'en  cours  le  péril, 
mais  je  ne  veux  pas  dire,  et  j'aurais  le  plus  grand  tort  d'indi- 
quer à  la  tribune,  d'une  manière  quelconque,  quelles  sont  les 
bases  d'une  négociation  que  nous  prétendons  engager.  {Très 
bien!  très  bien!  à  gauche.) 

Maintenant,  messieurs,  laissez-moi  dire  un  mot  de  l'Europe. 
Je  parlerai  d'abord  de  cet  essai  d'entente  que,  tout  de  suite, 
dans  ce  pays  qui  aime  les  formules  et  qui  les  trouve  tout  natu- 
rellement, on  a  appelé  la  ligue  des  neutres,  formule  très  bien 
inventée,  si  l'on  se  place  au  point  de  vue  de  l'opposition,  parce 
qu'elle  a  un  petit  aspect  comminatoire  inquiétant.  La  ligue  des 
neutres!  Une  ligue...  contre  quelqu'un...  Contre  qui?...  A  ces 
questions,  messieurs,  je  réponds  qu'il  n'y  a  pas  de  ligue  des 
neutres.  Nous  savons,  pour  en  avoir  été  avertis  de  la  façon  la 
plus  claire,  la  plus  loyale,  la  plus  précise,  que  les  puissances 
qui  entretiennent  avec  la  Chine  les  relations  commerciales  les 


366  DISCOURS   DE  JULES   FEURY. 

plus  importantes,  se  sont  abouchées  en  vue  d'une  éventualité 
(|ui  lie  se  réalisera  pas,  c'est-à-dire  d'une  guerre  maritime  entre 
la  Chine  et  la  France.  Pourquoi  faire?  —  Pour  imposer  quoi 
que  ce  soit  à  l'une  des  parties?  —  Pas  le  moins  du  monde, 
messieurs,  mais  pour  aviser  en  commun  aux  moyens  de  pro- 
téger, dans  les  ports  ouverts,  les  personnes  et  les  biens  de  leurs 
nationaux  ;  et  l'une  des  parties,  —  je  ne  dirai  pas  de  ce  contrat, 
car  il  n'y  a  pas  de  contrat,  il  n'y  a  qu'une  entente  en  vue  d'éven- 
tualités déterminées  — l'une  des  parties,  et  des  plus  hautes, 
disait  à  ce  sujet:  «  On  ne  voit  pas  pourquoi  la  France  n'entrerait 
pas  dans  une  pareille  convention,  »  et  elle  ajoutaitmême:  «  On  ne 
voit  pas  non  plus  pourquoi  la  Chine  n'y  aurait  pas  sa  part, 
puisqu'il  s'agit  de  protéger  les  Européens  et,  par  conséquent, 
de  mettre  la  Chine  à  l'abri  des  responsabilités  que  des  désordres 
comme  ceux  qui  ont  éclaté  à  Canton  dernièrement,  pourraient 
lui  faire  encourir.  »  [Très  bien!  à  gauche.)  Rien  donc,  messieurs, 
déplus  rassurant,  de  plus  naturel,  rien  de  moins  mystérieux 
que  ce  qu'on  appelle  si  faussement  la  ligue  des  neutres,  et  qui 
n'est  qu'une  entente,  un  échange  de  vues. pour  des  circons- 
tances qui,  j'en  ai  la  ferme  espérance,  ne  se  réaliseront  pas. 
Mais,  dit  l'honorable  duc  de  Broglie,  ce  n'est  pas  à  cela  qu'il 
faut  prendre  garde,  c'est  au  mécontentement,  à  la  malveillance 
(jue  l'Europe  nous  témoigne  visiblement  dans  cette  affaire.  Je 
trouve  que  c'est  parler  bien  aisément,  un  peu  légèrement  même, 
et  qu'on  a  une  tendance  tout  à  fait  exagérée  à  dire  :  «  L'Europe 
est  mécontente  devons;  prenez  garde!  »  Que  savez-vous  des 
sentiments  de  l'Europe?  Vous  prenez  sans  doute  les  polémiques 
des  journaux,  inspirées  par  tant  de  passions  et  tant  d'intérêts 
divers,  pour  l'expression  de  la  volonté  et  des  désirs  de  l'Eu- 
rope !  [Nouvelles  marques  d'opprohaùon  à  gauche.)  Messieurs, 
je  ne  connais  d'Europe,  quant  à  moi,  que  celle  qui  est  repré- 
sentée par  les  cabinets;  et  je  viens  attester  ici,  avec  le  crédit 
que  peuvent  me  donner  les  renseignements  que  je  possède, 
qu'il  appartient  à  ma  charge  de  recueillir  et  de  concentrer,  que 
les  cabinets  d'Europe  n'ont  jamais  manifesté  ni  le  moindre 
mécontentement  ni  la  plus  petite  malveillance  pour  la  France, 
qui  cherche  à  défendre,  à  assurer,  dans  ses  rapports  avec  le  roi 
d'Annam,  l'exercice  de  traités  publics,  connus  du  monde  entier 
et  qui  ont  déjà  dix  ans  d'existence. 


AI'KAIUKS   nu   TONKIN.  3()7 

Il  n'y  a,  île  la  part  dos  puissances  (pii  nous  cnlouroiit,  ni 
mtSîontenlemenl,  ni  malveillance,  et  je  dois  dii-e,  —  paire  qu'il 
faut  aller  droit  à  ceilains  fantômes,  — (piOii  fait  liop  facile- 
ment intervenir  dans  nos  discussions,  et  ipudipiefois  d'une  façon 
bien  dommageable  par  les  vob?s  rpi'ils  déterminent...  \Très 
bion!  très  hlen!  à  gauche.)  Je  dois  ajouter  que  les  déclarations, 
émanées  non  seulement  <b^  la  part  du  gouvernement  anglais, 
mais  de  la  part  du  gouvei'nement  allemand,  avec  la  plus  grande 
loyauté,  la  plus  grande  sincérité,  la  plus  grande  franchise,  que 
ces  déclarations  et  ces  explications  sont  faites  pour  nous  ras- 
surer absolument.  [Très  bien!  très  bien!  à  gauche.)  Je  sais 
bien  que  tout  ceci  ne  rentre  pas  dans  la  polémique  habituelle 
des  partis,  qu'ils  siègent  à  la  droite  ou  à  rexlrônie-gauche  ;  je 
sais  bien  que  le  grand  grief  qu'on  fait  au  parti  républicain,  à  la 
fraction  de  ce  parti  qui,  en  ce  moment,  a  la  charge  et  la  respon- 
sabilité des  affaires,  c'est  d'être  sorti  de  ce  que  l'honorable  duc 
de  Broglie  a  appelé  un  des  premiers  la  politique  de  recueille- 
ment. Et  aloi's,  à  la  suite  de  ces  oppositions  si  bruyantes,  si  élo- 
quentes parfois,  quoi  d'étonnant  que  toute  une  partie  de  la 
presse  étrangère  emboîte  le  pas, répétant  après  nos  concitoyens, 
après  les  opposants  de  droite  et  de  gauche  (  Irès  bien!  très  bien  ! 
et  applaudissements  à  gauche)  qui,  sans  le  vouloir,  sans  doute, 
et  le  plus  inconsciemment  du  monde,  leur  dictent  leur  thème 
de  politique  agressive  contre  la  France,  quoi  d'étonnant  que  ces 
journaux  s'exclament  :  «  Voyez,  la  France  est  agitée  ;  elle  est 
fiévreuse;  c'est  une  nation  essentiellement  agitée!  » 

J'ai  lu  ce  mot  dans  les  journaux  anglais,  monsieur  le  duc  de 
Broglie,  et  je  suis  étonné  de  le  retrouver  dans  votre  bouche.  La 
France  est  agitée  parce  qu'elle  s'aperçoit  qu'elle  a  des  intérêts 
dans  l'Extrême-Orient?  Elle  est  agitée  parce  qu'elle  fait  dans 
l'Extrême-Orient  une  de  ces  entreprises,  comme  le  Gouverne- 
ment, dont  le  souvenir  vous  est  cher,  en  a  fait  de  si  nom- 
breuses, bien  qu'il  se  prétendît  et  qu'il  fût,  en  effet,  le  plus  paci- 
fique de  tous  les  gouvernements;  je  veux  parler  de  la  monar- 
chie de  Juillet?  Mais  cette  monarchie,  en  vérité,  n'avait-elle 
pas  conçu  d'entreprises?  A-t-elle  dédaigné  toutes  les  expédi- 
tions coloniales?  A-t-elle  donc  toujours  pratiqué  la  politique 
de  recueillement?  Messieurs,  l'heure  qui  marquerait  le  com- 
mencement de  la  décadence  de  notre  pays  serait  celle  où,  sous 


368  DISCOURS  DE  JULES   FERUY. 

prétexte  de  recueillement,  on  voudrait  lui  faire  imposer  une 
politique  d'abandon  et  de  défaillance.  [Applaudissements 
à  gauche.) 

On  dit  qu'un  pays  devient  fort  par  cela  qu'il  se  concentre,  et 
qu'il  se  réserve.  Mais  une  nation  ne  se  soutient  pas  sans  l'estime 
du  monde;  c'est  sur  l'estime  du  monde  que  repose  son  crédit. 
Or,  ce  serait,  pour  un  pays  comme  le  nôtre,  se  diminuer  singu- 
lièrement que  de  se  déclarer  inférieur  aux  tâches  médiocres  qui 
ne  paraissaient  pas  trop  lourdes  à  nos  prédécesseurs.  [Irès 
bien!  très  bien!  à  gauche.)  Un  pays  ne  grandit  pas,  quand  il 
hésite  devant  les  moindres  difficultés,  qu'il  a  l'oreille  attentive 
aux  moindres  cris  d'alarme,  qu'il  est  la  dupe  de  toutes  les 
comédies  de  presse  ;  quand  il  n'a  pas  en  lui-même  la  coniiance 
qu'il  faut  qu'il  ait,  parce  qu'elle  est  juste,  parce  qu'elle  est  légi- 
time, parce  qu'elle  est  nécessaire.  Pour  que  les  autres  aient 
confiance  en  vous,  messieurs,  il  faut  tout  d'abord  que  vous 
ayez  foi  en  vous-mêmes.  {Tr-ès  bien!  très  bien!  à  gauche.) 
C'est  pour  cela,  messieurs,  que  je  vous  prie  de  voter,  à  la  plus 
grande  majorité  possible,  les  crédits  qui  nous  permettront  tout 
à  la  fois  et  de  négocier  et  de  combattre.  (  Vifs  applaudissements 
à  gauche  et  au  centre.  —  M.  le  Président  du  conseil,  en  retour- 
nant à  son  banc,  reçoit  les  félicitations  d'un  grand  nombre  de 
sénateurs.) 

Après  ce  vigoureux  discours,  auquel  personne  n'entreprit  de 
répliquer,  les  deux  projets  de  loi  ouvrant  des  crédits  de  9  et  de 
20  millions  sur  les  exercices  1883  et  1884,  furent  votés,  le  premier 
par  211  voix  contre  7,  et  le  second  par  21o  voix  contre  6. 

Traité  de  Tien-Tsin. 

On  apprit  deux  jours  après  que  l'aniii-al  Courbet  avait  pris 
Sontay,  le  16  décembre,  après  cinq  jours  de  combats  acharnés. 
6  000  hommes  de  renfort  furent  envoyés,  à  la  fin  du  mois,  sous  le 
commandement  en  chef  du  général  Millot,  ayant  pour  brigadiers  les 
généraux  de  Négrier  et  Brière  de  l'Isle.  En  même  temps,  M.M.  Tricou 
et  de  Ghampeaux  forçaient  par  leur  énergie  le  régent  d'Annam, 
Nguyeu-Van-Tuong,  qui  avait  fait  empoisonner  le  roi  Hiep-Hoa  et 
l'avait  remplacé  par  uu  enfant  de  15  ans,  Kien-Phuc,  neveu  de  Tu- 
Duc,  à  confirmer  le  traité  du  25  août  1883.  Le  12  février  1884,  l'ami- 
ral Courbet  remettait  le  commandement  en  chef  au  général  Millot, 
car  le  ministre  de  la  guerre,  par  une  susceptibilité  peut-être  regret- 


AFFAIHKS    l»l    KiNKIN.  ;i(i!) 

table,  avilit  oxi^é  que  le  corps  expédilioiiiiaiic  lût  (•oiiiiiiainlf'  par  un 
f,'énéral,  et  les  opérations  commençaient.  Un  mois  plus  lard,  l'ar/néf; 
française  entrait  à  Bac-Mnh,  que  les  Cliinois,  au  nombre  de  2.")  000, 
avaient  évacué,  et,  tandis  que  des  colonnes  volantes  poursuivaient 
les  fuyards  Jgsqu'a  Tbaï-Nyuyen  et  dans  la  direction  de  Lan;,'-.Son,  le 
généial  en  clief  se  concentrait  à  Hanoi  pour  préparer  une  attaque 
sur  Hong-Hoa,  dernière  place  du  delta  qui  fût  encore  aux  mains  des 
bandes  ennemies.  Elle  fut  prise  le  13  avril,  sans  grandes  difficultés. 
(]ette  série  de  succès  décida  la  cour  de  Pékin  à  renouer  les  négo- 
ciations qu'elle  avait  rompues;  elle  remplai^a  le  marquis  Tseng  par 
Li-Fong-Pao,  ambassadeur  de  Chine  à  Berlin.  A  la  date  du 
H  mai  1884,  le  capitaine  de  frégate  Fournier  signait  avec  IJ-llong- 
Chang,  vice-roi  du  Tcliéli,  un  traité  de  paix  provisoire,  par  lequel 
la  Chine  s'engageait  à  retirer  les  garnisons  qu'elle  avait  au  Toiikin, 
t't  promettait  d'ouvrir  la  Chine  à  notre  commerce.  M.  .Iules  Ferry 
donna  connaissance  à  la  Chambre,  dans  la  séance  du  20  mai  1884^, 
de  cet  acte  important  : 


Discours  du  20  mai  1884. 

M.  Jules  Ferry,  président  du  consciL  ininhlre  aes  affaires 
élrangèi^es.  --  Messieui'S,  vous  connaissez  déjà  les  clauses  prin- 
cipales (le  la  convention  signée  à  TIen-Tsin,  le  11  mai  1884.  qui 
a  mis  fin  au  dliférenil  existant  entie  la  France  et  la  Ciiine,  au 
sujet  de  l'Annam  et  du  Tonkin.  En  attendant  que  l'instrument 
même  du  traité  soit  entre  nos  mains  et  qu'il  puisse  être  régu- 
lièrement soumis  à  la  sanction  du  Parlement,  nous  vous  devons 
compte  des  circonstances  qui  ont  amené  ce  rapide  dénouement, 
et  des  motifs  qui  nous  ont  portés  à  engager  dans  cette  négo- 
ciation décisive  la  responsabilité  du  Gouvei-nement.  Vous  veniez 
à  peine  de  vous  séparei-  que  la  prise  de  Hong-Hoa,  couronnant 
les  brillants  elTorts  du  corps  expéditionnaire,  marquait  le 
terme  de  celte  belle  campagne  dont  les  noms  de  Sontay  et  de 
Bac-Ninli  conserveront  le  glorieux  souvenir.  [Très  bieni  très 
bien!) 

Les  opérations  militaires  étaient  terminées;  nous  étions  les 
maîtres  du  Tonkin ,  contre  des  ennemis  bien  supérieurs  en 
nombre  et  pourvus  de  tous  les  moyens  de  défense  de  la  guerre 
moderne;  les  troupes  de  la  marine  et  de  l'armée,  rivalisant  de 
vertus  militaires,  d'entrain  et  de  patience,  de  tactique  et  de 

1.  V.  VOfficiel  du  21  mai  1884. 

J.  Ferby,  Discouru.  V.  24 


370  DISCOUHS  DE  JULES   FERRY. 

valeur,  avaient  porté  plus  haut  que  jamais  dans  rExtrème-Orient 
le  prestige  de  nos  armes.  [Applaudissements.)  Au  point  de  vue 
diplomatique,  la  situation  restait  obscure.  Les  relations  avec 
la  cour  de  Pékin  étaient,  en  Chine,  rares  et  tendues;  à  Paris, 
sans  être  officiellement  suspendues,  elles  étaient  nulles  depuis 
le  départ  du  ministre  de  Chine  pour  l'Angleterre.  A  Pékin 
même,  le  terrain  politique  semblait  disputé  entre  l'esprit  de 
sagesse  et  l'esprit  d'aventure.  L'esprit  de  sagesse  devait 
l'emporte)-. 

Le  29  avril,  le  contre-amiral  Lespès,  qui  arrivait  à  Shang-Hai 
avec  son  escadre,  après  avoir  visité  les  ports  d'Amoy  et  de 
Foo-Tchéou,  recevait  l'avis  que  le  vice-roi  du  Tchéli  venait 
d'obtenir  du  gouvernement  chinois  le  rappel  du  marquis  Tseng, 
comme  première  satisfaction  donnée  à  la  France.  L'amiral  était 
chargé  de  transmettre  cette  .nouvelle  au  Gouvernement  fran- 
çais. Le  vice-roi  exprimait  en  même  temps  le  désir  de  voir,  à 
Tien-Tsin,  le  capitaine  de  frégate  Fournier,  commandant  du 
Volta,  avec  lequel  il  était,  depuis  plusieurs  années,  en  relations 
amicales,  pour  conférer  avec  lui  de  la  situation.  Le  com- 
mandant du  Volta  partait  aussitôt  pour  Tche-Foo  ;  le  1"  mai, 
le  Tsong-Li-Yamen  annonçait  ofticiellement  à  notre  chargé 
d'affaires  à  Pékin  la  nomination  d'un  nouveau  ministre  auprès 
des  cabinets  de  Paris,  Berlin,  Vienne,  Rome  et  La  Haye;  en 
attendant  son  arrivée,  Li-Fong-Pao,  ministre  de  Chine  à  Berlin, 
venait  représenter  la  Cliine,  à  titre  intérimaire,  auprès  du 
Gouvernement  français. 

Les  8  et  9  mai,  le  commandant  Fournier,  de  Tien-Tsin,  et 
l'amiral  Lespès,  de  Shang-Hai,  nous  faisaient  connaître  le 
résultat  des  pourparlers  officieusement  ouverts  par  le  vice-roi 
du  Tchéli  ;  les  deux  négociateurs  avaient  arrêté  les  termes 
d'une  convention  préliminaire  en  cinq  articles,  destinés  à 
servir  de  base  au  traité  définitif.  Le  vice-roi  désirait  que  cette 
convention  pût  recevoir  sans  retard  l'approbation  des  deux 
gouvernements;  le  commandant  Fournier  demandait  à  cet 
effet  les  pleins  pouvoirs. 

La  question  se  posait  devant  nous  dans  les  termes  les  plus 
clairs  et  les  plus  catégoriques  :  de  la  part  de  la  Chine,  l'éva- 
cuation immédiate  du  Tonkin,  dans  toute  l'étendue  de  ses  fron- 
tières naturelles  ;  la  promesse  de  respecter,  dans  le  présent  et 


AKl'AlltKS    1)1     iO.NKI.N.  T.l 

dans  l'avenir,  les  liailés,  (liiectcnicnl  laits  ou  à  l'aire,  entre  la 
France  et  la  cour  tlAnnani;  len.uagcnienl  solennel  d'ouvrir 
au  libre  tralic,  entre  l'Annam  et  la  France,  d'un  côté,  et  la 
Chine,  de  l'autre,  toute  la  frontière  méridionale  de  la  Chine 
limiliophe  du  Tonkin,  c'est-à-dire  les  trois  provinces  de  rVim- 
nau,  du  Qiianii-Si  et  du  Quan,u-ïong,  et  de  régler,  sur  cette 
frontière,  la  liberté  des  échanges  et  les  tarifs  des  douanes  dans 
les  conditions  les  plus  profitables  au  commerce  français.  (Très 
bien!  très  bien!) 

Ces  avantages  considérables  seraient -ils  trop  chèrement 
achetés,  de  la  pai-t  de  la  France,  par  la  renonciation  à  une 
indemnité  pécuniaii'e,  dont  le  principe  n'était  d'ailleurs  ni 
contestable  ni  contesté?  Une  satisfaction  en  argent  aurait-elle, 
aux  yeux  du  pays,  plus  de  prix  qu'un  traité  de  bon  voisinage, 
une  alliance  commerciale  et  politique  ne  laissant  derrière  elle 
ni  humiliation  ni  amertume,  et  ouvrant  à  nos  producteurs, 
à  l'étroit  dans  l'ancien  monde,  des  débouchés  inattendus? 
[Appioudlssemenh.) 

Nous  ne  l'avons  pas  pensé,  et,  sur  l'beure,  nous  envoyions 
au  commandant  Fournier  les  pleins  pouvoirs  du  gouver- 
nement de  la  République,  sous  la  seule  condition  de  s'assurer, 
avant  d'en  faire  usage,  de  la  ratification  préalable  du  gouver- 
nement chinois.  Le  9  mai,  le  commandant  Fournier  télégra- 
phiait de  Tien-Tsin,  à  cinq  heures  quarante-cinq  minutes  du 
soir  : 

«  Je  remercie  le  Gouvernement  de  la  confiance  qu'il  me 
lémoigne.  Le  vice-roi  me  charge  de  vous  transmettre  ses  remer- 
ciements pour  l'empressement  que  Votre  Excellence  a  mis  à 
approuver  la  convention,  dans  les  termes  mêmes  où  elle  avait 
été  arrêtée  entre  nous.  Nous  avons  immédiatement  demandé, 
en  termes  pressants,  par  couri'ier  extraordinaire,  à  la  cour  de 
Pékin,  son  approbation  délinitive,  en  la  priant  de  nous  auto- 
riser à  signer  dans  le  plus  bref  délai  possible.  » 

Le  10  mai,  à  onze  heures  vingt-cinq  du  matin,  M.  Fournier 
éci-it  : 

«  Tout  sera  terminé  demain  soir,  à  quatre  heures...  » 

Et  en  elïet,  le  11  mai,  à  cinq  heures  du  soir,  les  plénipoten- 
tiaires signaient  la  convention,  après  s'être  réciproquement 
communiqué  leurs  pleins  pouvoirs.  Voici  cet  acte,  avec  son 


372  DISCOURS   DE  JULES  FEHIIV. 

préambule,  et  clans  toute  sa  teneur,  tel  que  le  télégraphe  nous 
l'a  transmis  : 

((  Le  gouvernement  de  la  République  française  et 
S.  M.  l'empereur  de  Chine,  voulant,  "au  moyen  d'une  conven- 
tion préliminaire  dont  les  dispositions  serviront  de  base  à  un 
traité  définitif,  mettre  un  terme  à  la  crise  qui  affecte  grave- 
ment aujourd'hui  la  tranquillité  publique  et  le  mouvement 
général  des  affaires,  rétablir  sans  retard  et  assurer  à  jamais 
les  relations  de  bon  voisinage  et  d'amitié  qui  doivent  exister 
entre  les  deux  nations,  ont  nommé  pour  leurs  plénipotentiaires 
respectifs,  savoir  : 
«  S.  M.  l'empereur  de  Chine; 

«  S.  Exe.  Li-Hong-Chang,  grand  tuteur  présomptif  du  fils 
de  S.  M.  l'empereur,  premier  secrétaire  d'État,  vice-roi  du 
Tchéli,  noble  héréditaire  de  première  classe  du  troisième  rang; 
«  Le  gouvernement  de  la  République  française  : 
«  M.  Ernest-François  Fournier,  capitaine  de  frégate,  com- 
mandant l'éclaireur  d'escadre  le  Volfa,  officier  de  la  Légion 
d'honneur; 

«  Lesquels,  après  avoir  échangé  leuis  pleins  pouvoirs, 
trouvés  en  bonne  et  due  forme,  sont  convenus  des  articles 
suivants  : 

«  Article  l^"".  —  La  Fi-ance  s'engage  à  respecter  et  à  pro- 
téger contre  toute  attaque  d'une  nation  quelconque,  et  en 
toutes  circonstances,  les  frontières  sud  de  la  Chine,  limitrophes 
du  Tonkin. 

Art.  2.  —  La  Chine,  rassurée  par  les  garanties  formelles  de 
bon  voisinage  qui  lui  sont  données  par  la  France,  quant  à 
l'intégralité  et  la  sécurité  de  ses  frontières  sud,  s'engage  à 
retirer  immédiatement  sur  ses  frontières  toutes  les  garnisons 
chinoises  du  Tonkin,  et  à  respecter,  dans  le  présent  et  l'avenir, 
les  traités  directement  faits  ou  à  faire  entre  la  France  et  la 
cour  d'Annam. 

<(  Art.  3.  —  Reconnaissante  de  l'attitude  conciliante  de  la 
Chine  et  pour  rendre  hommage  à  la  sagesse  patriotique  de 
S.  Exe.  Li,  dans  la  négociation  de  cette  convention,  la  France 
renonce  à  demander  une  indemnité  à  la  Chine.  En  retour,  la 
Chine  s'engage  à  admettre,  sur  toute  l'étendue  de  sa  frontière 
sud,  limitrophe  du  Tonkin,  la  liberté  du  trafic  des  marchandises 


AIFUUKS    l>l    ÏO.NKIN.  373 

entre  l'Annam  et  la  France,  d'une  part,  et  la  Chine,  de  lautre,  à 
régler,  par  un  traite'  de  commerce  et  de  tarifs,  à  faire  dans 
l'esprit  le  plus  conciliant  de  la  part  des  négociateurs  chinois,  et 
dans  des  conditions  aussi  avantageuses  que  possible  pour  le 
commerce  français. 

«  Art.  4.  —  Le  Gouvei'nement  français  s'engage  à  n'employer 
aucune  expression  de  nature  à  porter  atteinte  au  prestige  d<;  la 
Chine  {Interruptions  à  droite)  dans  la  rédaction  du  traité  défi- 
nitif qu'il  va  contracter  avec  l'Annam,  et  qui  abroge  les  traités 
antérieurs  relativement  au  Tonkin. 

«  Art  5.  —  Dès  que  la  présente  convention  aura  été  signée, 
les  deux  gouvernements  nommeront  leurs  plénipotentiaires, 
qui  se  réuniront  dans  le  délai  de  trois  mois  pour  traiter  déti- 
nilivement  sur  les  bases  ci-dessus  arrêtées. 

«  Conformément  aux  usages  diplomatiques,  le  texte  français 
fait  foi.  » 

«  Fait  à  Tien-Tsin,  le  11  mai  1884,  le  dix-septième  jour  de  la 
(juatrième  lune  de  la  dixième  année  de  Quang-Su,  en  quatre 
expéditions  :  deux  en  langue  française  et  deux  en  langue 
chinoise,  sur  lesquelles  les  plénipotentiaires  respectifs  ont 
signé  et  apposé  le  sceau  de  leurs  armes. 

«  Chacun  des  plénipotentiaires  garde  un  exemplaire  de 
chaque  texte.  » 

Tel  est  le  traité  de  Tien-Tsin.  C'est  une  convention  prépa- 
ratoire, à  compléter  par  des  négociations  ultérieures,  mais  ferme 
dans  toutes  ses  clauses,  exécutoire,  et,  nous  pouvons  le  dire, 
dès  à  présent  en  voie  d'exécution.  Nous  avons  trouvé,  en  etïet, 
chez  l'homme  d'État  éminent  qui  exerce  actuellement  sur  les 
destinées  de  la  Chine  une  influence  prépondérante,  et  qui  a 
porté  dans  cette  négociation  une  netteté  de  vues  et  de  réso- 
lutions si  l'eraarquables,  la  volonté  bien  arrêtée  d'exécuter 
promptement  et  loyalement  ce  qui  avait  été  si  vite  et  si  bien 
conclu. 

Une  dépêche  du  commandant  Fournier,  datée  du  18  mai, 
nous  fait  connaître  que  le  retrait  des  garnisons  chinoises  du 
Tonkin  s'opérera  en  vertu  d'un  accord  passé  avec  le  vice-roi, 
du  6  au  26  juin  prochain,  dans  les  termes  suivants,  dont  le 
commandant  en  chef  du  corps  expéditionnaire  a  reçu 
communication  : 


374  DISCOURS   DE  JULES   FEHHY. 

«  Après  le  délai  de  vingt  jours,  c'est-à-dire  le  6  juin,  éva- 
cuation de  Lang-Son,  Cao-Bang,  Chat-Khé  et  toutes  les  places 
du  territoire  du  Tonkin  adossées  aux  frontières  du  Quang-Tong 
et  du  Quang-Si;  après  le  délai  de  quarante  jours,  c'est-à-dire 
le  26  juin,  évacuation  de  Lao-Kaï  et  de  toutes  les  places  du 
territoire  du  Tonkin  adossées  à  la  frontière  du  Yunnan.  » 

De  notre  côté,  nous  avons  déjà  désigné,  conformément  à 
l'article  final  de  la  convention,  nos  plénipotentiaires  définitifs, 
et  nous  avons  envoyé  à  M.  Patenôtre,  qui  doit  se  trouver  à 
Hué  à  la  fin  de  ce  mois,  les  instructions  nécessaires  pour  donner 
satisfaction  aux  préoccupations  particulières  qui  ont  inspiré 
l'article  4.  La  rédaction  définitive  du  traité  de  Hué  ne  contiendra, 
cela  va  de  soi,  «  aucune  expression  »  dont  puissent  s'émouvoir 
les  susceptibilités  de  l'empire  du  Milieu.  (  Chuchotements  à 
dj'oite.) 

Nous  soumettons  avec  confiance  toute  cette  négociation  au 
jugement  des  Chambres  et  du  pays.  La  Chambre  s'est  toujours 
fait  honneur  de  ne  pas  pousser  à  l'extrême  les  conséquences 
de  ses  victoires.  [Très  bien!  très  bien!)  Notre  modération, 
hautement  appréciée  par  l'opinion  européenne,  nous  assure  la 
meilleure  solution  pour  le  présent,  la  plus  grande  somme  de 
sécurité  pour  l'avenir.  {Vifs  applaudissements  sur  un  grand 
nombre  de  bancs.) 

Immédiatement  après  la  communication  du  président  du  Conseil, 
l'amiral  Peyron,  ministre  de  la  marine,  déposa  sur  le  bureau  de  la 
Chambre  un  projet  de  loi  portant  ouverture  au  ministère  de  la 
marine  et  des  colonies,  sur  l'exercice  1884,  d'un  crédit  supplémen- 
taire de  38  483  000  francs  pour  le  service  du  Tonkin.  Le  projet  fut 
renvoyé  à  la  commission  du  budget,  et  le  président  de  la  Chambre 
adressa  à  nos  troupes  u  le  témoignage  des  sympathies  et  de 
l'admiration  du  Parlement  et  du  pays  ».  M.  Jules  Ferry  fit,  le 
même  jour,  une  communication  identique  au  Sénat,  et,  après  le 
président,  M.  de  Saint-Vallier  félicita  les  chefs  du  corps  expédition- 
naire, le  minisire  de  la  marine  et  le  président  du  Conseil  du  brillant 
résultat  de  leurs  efforts  communs.  Ces  félicitations,  venant  d'un 
homme  politique  qui  s'était  trouvé  souvent  en  dissentiment  avec 
M.  Jules  l'^erry,  n'en  avaient  que  plus  de  valeur.  Nous  en  reproduisons 
les  termes»  : 

«  Enfin,  je  veux  louer  aussi  M.  le  Président  du  conseil  dont  la 
fermeté,  la  résolution  ne  se  sont  pas  laissé  ébranler  par  les  attacjues 

1.  V.  \ Officiel  du  21  mai  1881. 


AKIAIHKS  iti;   roNKiN.  :nj 

violentes,  les  accusations,  Its  tentatives  décourageantes  ilunl  il  a 
été  assailli.  Je  lui  sais  ^'lé  d'avoir  poursuivi  le  but  sans  se  pr<-'ler  aux 
concessions,  aux  compromis  auxquels  on  voulait  l'amener.  11  a 
marché  sans  hésiter,  et  il  en  est  récompensé  aujourd'liui. 

C'est  justement  parce  qne  je  ne  suis  pas  toujours,  —  et  je  le 
ref^rette,  —  d'accord  avec  l'honorahle  M.  Tcrry;  parce  f|ue,  dans  cer- 
taines questions  de  politique  intérieure,  je  ne  puis  approuver  les 
mesures  qu'il  présente,  que  jf  tiens  d'autant  plus  aujourd'hui  à  le 
féliciter  des  heureux  résultats  de  sa  politique,  dans  celte  question 
patriotique  et  de  prestige  national.  {Nouvelles  mm^ques  cVapprobation 
à  gauche.) 

Je  veux  lui  rendre  cette  justice,  que  nous  devons  à  son  premier 
ministère  la  Tunisie  {Rumeurs  sur  quelques  bancs  à  droite),  cette 
sonir  jumelle  et  inséparable  de  l'Alj^'érie,  ce  complément  indispen- 
.sable  de  notre  jurande  possession  africaine. 

Sous  son  ministère  actuel,  en  agissant  résolument  au  Tonkin,  il  a 
ouvert  des  voies  nouvelles  et  fécondes  à  notre  commerce  et  à  notre 
industrie,  et  nous  a  acquis  dans  l'Extrême-Orient  un  prestige,  une 
intluence,  dont  nous  saurons,  je  l'espère,  tirer  parti. 

Il  faut  maintenant  que  notre  commerce  sache  profiter  des  résultats 
obtenus  par  nos  armes  et  notre  politique;  on  a  I)ien  semé,  il  s'agit 
de  savoir  bien  récolter.  {Très  bien!  et  applaudissements.)  » 

Le  traité  de  Tien-Tsin  fut  complété,  le  6  juin  1884,  par  le  nouveau 
traité  que  M.  Patenôtre  conclut  à  Hué  avec  le  roi  d'Annam.  Cette 
convention  plaçait  l'Annam  sous  la  protection  de  la  France,  installait 
à  Hué  un  résident  général  et  rendait  à  l'Aimam  les  provinces  de 
Binli-Thuan,  Nghe-An,  Ha-Tinli  et  Thanh-Hoa,  moyennant  versement 
d'une  somme  considérable  à  la  Cochinchine,  qui  bénéficiait  d'une 
union  douanière  avec  le  Tonkin  et  l'Annam.  Le  17  juin,  un  autre 
traité  de  protectorat,  passé  avec  le  roi  du  Cambodge,  donnait  à  la 
France  la  haute  main  sur  l'administration  de  ce  royaume  où  nos 
nationaux  pourraient  librement  s'établir. 


Guet-apens  de  Bac-Lé. 

Tout  paraissait  donc  terminé  au  profit  de  notre  prestige  et  de  nos 
intérêts  quand  on  apprit  brusquement  que  les  réguliers  chinois 
avaient  tendu,  à  Bac-Lé,  une  embuscade  à  la  colonne  Dugenne, 
chargée  d'occuper  Lang-Son  (23  juin)  et  lui  avaient  tué  treize 
hommes  et  un  officier;  il  y  avait  une  quarantaine  de  blessés.  Cette 
déloyauté  de  la  Chine  appelait  une  répression  énergique.  L'amiral 
Courbet,  qui  était  dans  la  baie  d'Along,  reçut  l'ordre  d'appuyer 
avec  toutes  ses  forces  navales  la  réparation  que  M.  Patenôtre  allait 
demander  au  gouvernement  de  Pékin.  En  attendant  la  réponse  de 
Tsong-li-Yamen  à  l'ultimatum  français,  remis  le  12  juillet  par  M.  de 
Sémallé,  et  qui  tendait  à  une  indemnité   de  230  millions,  l'amiral, 


376  DISCOURS  DE  JULES   FEHRY. 

dont  le  ministère  n'avait  pas  approuvé  la  proposilion  d'exiger  la 
remise  immédiate  de  Fou-Tchéou  et  de  AV/??A;(»,  pénétra,  le  17  juillet, 
dans  la  rivière  Min  pour  la  mettre  en  état  de  blocus. 

Avant  même  que  M.  Blancsubé  eût  développé  sa  question  sur  les 
événements  de  Lany-Son,  M.  le  Président  du  conseil  donna  à  la 
Chambre,  dans  la  séance  du  7  juillet*, les  explications  suivantes  : 


Discours  du  7  juillet  1884. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  il  me  paraît 
conforme  au  devoir  du  Gouvernement  et  à  la  bonne  direction 
des  affaires  publiques  de  prendre  les  devants,  à  propos  de  la 
question  que  l'honorable  M.  Blancsubé  avait  annoncée,  et  de 
vous  dire,  en  très  peu  de  mots,  quelles  sont  nos  informations 
au  sujet  des  affaires  de  Chine,  quel  est  l'état  de  ces  affaires,  à 
l'heure  où  je  vous  parle.  [Mouvemenl  cV attention.) 

Messieurs,  nous  avons  reçu,  ce  matin  même,  des  mains  du 
commandant  Fournier,  l'instrument  authentique,  absolument 
authentique,  du  traité  de  Tien-Tsin.  Nous  avons  pu  constater 
le  caractère  de  solennité  pai'ticulière  dont  ce  traité  est  revêtu, 
car  il  n'est  pas  seulement  accompagné  des  pleins  pouvoirs,  dans 
la  forme  la  plus  rétrulière,  donnés  au  vice-roi  du  Pé-Tché-Li  par 
le  gouvernement  impérial  chinois  ;  mais  les  deux  exemplaires 
qui  sont  envoyés  au  Gouvernement  français,  revêtus  de  la 
signature  des  plénipotentiaires,  renferment  de  plus  la  dépêche 
par  laquelle  le  ïsong-li-Yamen  communique  au  vice-roi  du 
Pé-Tché-li,  sur  le  vu  du  texte  même  du  traité,  l'ordre  impérial 
en  vertu  duquel  approbation  pleine  et  entière  est  donnée  par 
l'empereur  de  Chine  aux  stipulations  du  traité.  Ces  stipulations 
ne  contenaient  rien  de  contraire  à  la  constitution  chinoise.  En 
étudiant  avec  attention  le  texte  de  l'article  2  de  ce  traité,  dont 
rinleiprétalion  paraissait,  au  premier  abord,  faire  litige  entre 
le  gouvernement  chinois  et  la  République  française,  nous  avons 
reconnu  que  ce  texte  est  bien  celui  que  nous  avons  eu  l'honneur 
de  vous  faire  connaître,  et  les  traducteurs  et  les  experts  en 
langue  chinoise  qui  font  autorité  au  département  des  affaires 
étrangères,  ont  facilement  constaté  que  la  traduction  chinoise 
est  tout  à  fait  adéquate  au  texte  français. 

1.  V.  \  Officiel  du  8  juillet  1884. 


AI-FAlliKS    m     TUNKI.N.  377 

Du  reste,  vous  n'avez  pas  oublié  que  le  traité  poi'lt",  ccimine 
tous  les  traites  de  cette  natuiv,  cette  clause  finale,  ùsav()ii(iii'au 
cas  (le  doute,  c'est  le  texte  IVanrais  qui  fait  foi.  Il  n'y  a  pas  de 
doute  à  élever  sur  le  lexte  de  larticle  2  :  aucune  subtilité  ne 
saurait  prévaloir  contre  rengagement  formel,  ferme,  sans 
condition  suspensive,  pris  par  b^  gouvernement  cbinois,  dans 
cet  article  2,  de  retirer  immédiatement  ses  trou[ies  en  {]er,\  de 
la  frontière  du  Tonkin.  Nous  avons  également  reçu  hier,  dans 
la  journée,  un  rapport  détaillé  de  M.  le  général  Millot,  sur 
l'alVaire  de  Lang-Son  :  c'est  le  récit  même  de  l'oflicier  supérieur 
qui  commandait  la  petite  colonne  qui  a  si  héro'ïquement  lutté 
pendant  deux  jours  contre  des  forces  très  supérieures  en 
nombre.  Il  résulte  de  ce  rapport  que,  contrairement  à  ce 
qu'avait  insinué  le  gouvernement  chinois,  ce  ne  sont  pas  les 
troupes  françaises  qui  ont  tiré  les  premières  :  ce  sont  les  troupes 
chinoises,  les  troupes  régulières  chinoises  qui  ont  ouvert  le 
feu,  et  dans  des  conditions  qui  constituent  à  nos  yeux  un 
véritable  guet-apens.  [Mouvement.)  Nous  avons  cru  trouver 
dans  cette  agression,  sans  chercher  à  qui  en  incombe  la  res- 
ponsabilité, des  chefs  locaux  ou  du  gouvernement  central, 
nous  avons  cru  trouver,  dis-je,  dans  cette  violation  formelle 
du  traité  de  Tien-Tsin,  le  fondement  d'une  réparation  néces- 
saire. {Très  bien!  très  bien!  et  applaudhsemenls.)  Nous  avons 
pensé  qu'ayant  donné  à  la  Chine  et  au  monde  entier  une 
preuve  si  éclatante  de  modération,  au  mois  de  mai  dernier,  en 
renonçant  à  une  indemnité  dont  le  principe  n'était  ni  contesté 
ni  contestable,  nous  étions  aujourd'hui  en  droit  de  rappeler  à 
ceux  qui  se  font  un  jeu  de  la  foi  des  traités  que  de  tels  actes  se 
payent  et  veulent  une  réparation.  {Applaudissements  répétés.) 
Nous  avons  fait  connaître  cette  manière  de  voir  au  gouvernement 
impérial  ;  nous  attendons  sa  réponse  et  nous  demanderons  à  la 
Chambre  de  faire  comme  nous. 

Dès  que  cette  réponse  nous  sera  parvenue,  nous  la  ti-ans- 
mettrons  au  Parlement,  mais  nous  pouvons  vous  assurer,  dès  à 
présent,  que  le  Gouvernement  se  croit  en  mesure  de  faire 
respecter  les  traités,  de  les  protéger  contre  des  entreprises  dont 
l'imprudence  touche  au  vertige,  et  qu'il  ne  sera  rien  épargné 
pour  sauvegarder  avec  résolution,  avec  prudence  toujours,  mais 
avec  une  fermeté  que  rien  n'ébranlera,  les  droits  et  les  intérêts 


378  DlSCOUIiS   DE  JULES  FERRY. 

de  la  France.  [Très  bien!  très  bien  !  et  applaudissements  pro- 
longés). 

M.  GraneL  a^ant  demandé  à  transformer  en  interpellation  la 
question  de  M.  Blancsubé,  la  date  de  cette  interpellation  fut 
ajournée,  avec  cette  réserve  que  le  débat  s'ouvrirait  avant  la 
séparation  des  Chambres. 


Discours   du  14   août  1884, 

Les  représentants  du  pays  eurent  l'occasion  de  s'expliquer  sur  les 
aftaires  de  l'Extrême-Orient,  à  l'occasion  du  projet  de  loi  portant 
ouverture  au  ministère  de  la  marine  d'un  crédit  de  38  483  000  francs 
pour  le  service  du  Tonkin.  Ce  projet  avait  été  déposé  à  la  date  du 
20mai,au  lendemain  du  traitéde  Tien-Tsin  et  en  vue  de  liquider  les 
dépenses  de  l'expédition.  Dans  la  séance  de  la  Chambre  en  date  du 
14  août  1884^  M.  Ménard-Doriaii,  au  nom  de  la  commission  du 
budget,  vint  déclarer  que  la  commission  (à  qui  la  demande  de 
crédits  avait  été  renvoyée,  pour  écarter  la  question  politique)  s'était 
préoccupée  de  savoir  si  les  événements  de  Lang-Son  ne  devaient 
pas  motiver  une  élévation  du  chitîredes  crédits;  mais  que  le  président 
du  Conseil  s'en  tenait  à  la  demande  du  20  mai  dernier.  M.  Raoul 
Duval  reprit  encore  une  fois  l'historique  des  atlaires  du  Tonkin,  et 
reprocha  ensuite  au  Gouvernement  d'avoir  brusqué  l'exécution  du 
traité  de  Tien-Tsin,  d'avoir  sommé  la  Chine  de  verser  une  indemnité 
de  250  millions,  motivée  par  l'affaire  du  23  juin,  et  de  n'avoir  pas 
pris  l'avis  du  Parlement  avant  de  faire  acte  de  guerre,  par  exemple 
à  Kélung.  L'orateur  termina  en  laissant  au  président  du  Conseil  la 
responsabilité  de  cette  rupture. 

M.  Jules  Feriy  prit  immédiatement  la  parole  : 

M.  LE  Présidext  du  conseil.  —  Messieufs,  je  ne  demande 
en  aucune  façon  à  l'honorable  M.  Raoul  Duval  d'associer  sa 
responsabilité  personnelle  à  la  nôtre. 

M.  Georges  Roche.  —  Vous  le  demandez  à  tout  le  monde,  je 
suppose  ? 

M.  DE  LA  RocHETTE.  — A  qui  demandez-vous  des  Crédits  ? 

M.  LE  DUC  DE  Feltre.  —  Est-cc  quc  ce  n'est  pas  au  Parlement 
dont  nous  sommes  membres  ? 

M.  le  baron  Reille.  —  Est-ce  que  ce  n'est  pas  la  France  qui  paye? 

M.  LE  Peésidenï  nu  conseil.  —  Si  je  suis  interrompu  dès 
les  premiei^s  mots... 

].  V.  V Officiel  (Jii  15  août  1884. 


All'AllIKS   1)1   TO.NkIN.  379 

M.  i.i;  PnÉsiDEXT,  s'adressant  (tiir  mcmbre>i  du  In  droite.  —  J'ai  assez 
montré  tout  à  l'heure  que  je  protégeais  vos  orateurs:  je  protégerai 
de  même  ceux  du  Gouvernement.  Veuillez  écouter,  messieurs. 

M.  LE  DUC  DE  Teltri;. —  Vous  dédaignez  donc  nos  votes,  monsieur 
le  Président  du  conseil? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  les  appelle,  au  conlraii'e. 

M.  LK  Dir.  DK  Feltre.  —  Mais,  non;  vous  dites  que  vous  n'y  tenez 
pas. 

.M.  LE  Président  du  conseil.  —  Si  vous  m'aviez  laissé 
achever  ma  phrase,  vous  auriez  compris  toute  ma  pensée. 
J'avais  l'honneur  de  dire  à  la  Chaml)re  que  si  liionorahle 
M.  Raoul  Duval  refusait  de  s'associer  à  notre  politique, 
quant  à  nous,  nous  ne  craignions  pas  de  venir  poser  devant  la 
Chamhre  notre  responsabilité.  C'est  sous  notre  responsahilité 
que  nous  avons  agi,  et  c'est  un  jugement  net,  clair,  solennel, 
que  nous  venons  solliciter.  [Applaudissements  â  gauche  et  au 
cent}'i\)  Si  M.  Raoul  Duval  n'avait  pas  été  éloigné  de  cette 
enceinte  pendant  les  longues  et  importantes  discussions  qui  se 
sont  déroulées  à  propos  du  Tonkin,  peut-être  apporterait-il  ici 
un  esprit  un  peu  moins  dégagé  des  responsabilités  communes... 
[Protestations  à  droite),  un  peu  moins  étranger  à  tout  ce  qui 
s'est  passé  quand  il  ne  siégeait  pas  parmi  nous.  Il  a  oublié  que 
les  affaires  du  Tonkin  ont  subi  à  plusieurs  reprises  le  jugement 
de  la  Chambre,  et  que,  quoi  qu'il  en  ait  dit,  dans  un  historique 
trop  rapide  pour  être  sulTisamment  exact,  le  Gouvernement,  à 
chaque  pas  qu'il  a  fait  dans  cette  voie,  a  marclié  d'accoi'd  avec 
elle.  H  a  oublié  quehiue  chose  de  plus  grave  :  c'est  que  l'empire 
colonial  dont  nous  avons  jeté  les  larges  bases  dans  l'Extrême- 
Orient,  aux  i»ortes  de  la  Chine,  est  une  «les  plus  grandes  alïaires 
de  ce  temps-ci...  [Interruptions  à  droite.) 

M.  LE  BAiioN  1']tienne  DE  Ladoicette.  —  La  grande  pensée  du 
règne  ! 

M.  le  Président  du  conseil.  —  ...  une  de  celles  qui  ont 

été  le  plus  chaudement  épousées  par  la  majorité  républicaine 

du  pays,  représenté  par  la  Chambre. 

M.  LE  DIT.  DE  Feltre.  —  Faites  les  élections  là-dessus. 

M.  Tony  Révillo.n. —  On  disait  la  môme  chose  pour  le  Mexique  ! 

M.  le  Président.  —  Monsieur  Révillon,  veuillez  garder  le  silence  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  n'entre  pas,  j'imagine, 


380  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

dans  la  pensée  de  M.  Raoul  Diival  d'obtenir  de  cette  majorité 
qu'elle  rétrograde  d'une  année  en  arrière,  abandonnant  les 
idées  qu'elle  a  le  plus  voulues  et  le  plus  chaudement  appuyées, 
l'entreprise  dont  le  succès  importe  à  son  honneur  législatif. 
[7\ès  bien!  très  bien!  à  gauche  et  au  centre.  —  Rumeurs  à 
droite  et  à  V extrême-gauche.)  M.  Raoul  Diival  ne  se  flatte  pas,  je 
suppose,  de  pouvoir  lui  arracher  une  abjuration.  C'est  donc, 
messieurs,  à  la  majorité  que  je  m'adresse,  et  je  reprends  les 
choses,  non  pas  d'aussi  haut  que  M.  Raoul  Duval  ;  je  les  reprends 
au  moment  où,  poui'  la  dernière  fois,  nous  nous  en  sommes 
entretenus,  à  cette  date  du  traité  de  Tien-Tsin,  qu'en  etîet  j'ai 
apporté  ici,  à  cette  tribune,  sans  forfanterie,  messieurs,  et 
M.  Raoul  Duval  s'est  bien  gardé  de  citer  les  expressions 
extrêmement  modestes,  réservées,  comme  il  convient  à  un 
gouvernement  sérieux,  par  lesquelles  j'ai  qualifié  ce  document 
diplomatique.  Ce  traité,  tout  le  monde  l'a  applaudi  ici  :  il  ne  lui 
a  pas  manqué  les  sutïrages  de  la  droite  elle-même;  oui,  dans 
son  cœur  et  son  âme,  la  droite,  qui  est  patriote,  s'est  applaudie 
du  traité  de  Tien-Tsin. 

M.  Georges  Perin.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil,  —  11  arrive  aujourd'hui  une 
chose  étrange,  et  j'avoue  que  le  grief  nouveau  qui  a  surgi  ici 
dans  le  discours  de  M.  Raoul  Duval,  qui  s'était  produit  précé- 
demment dans  les  débats  de  la  presse,  j'avoue  que  ce  grief  m'a 
plongé  dans  un  profond  étonnement.  M.  Raoul  Duval  vient  me 
faire  le  i-eprocbe,  les  journaux  m'ont  reproché  avant  lui  d'avoir 
mis  trop  d'empressement  à  clore,  par  la  convention  de  Tien- 
Tsin,  la  situation  diflicile  dans  laquelle  nous  étions  vis-à-vis  de 
la  Chine;  je  porte  très  allègrement  la  responsabilité  de  ce 
grief... 

M.  Salis,  à  gauche,  M.  Jolibois  et  M.  le  baron  I^Itienne  de 
Ladoucette,  à  droite.  —  D'un  cœur  léger! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  crois  que  cet  empres- 
sement était  patriotique.  Je  crois  que  le  pays  tout  entier  y  a 
applaudi.  {Très  bien!  très  bien  !  au  centre  et  à  gauche.)  Et  que 
si,  aujourd'hui,  il  y  a  des  regrets,  que  si  aujourd'hui  il  y  a  des 
espérances  déçues,  c'est  véritablement  abuser  des  droits  de 
l'opposition,  qui  sont  pourtant  bien  étendus  dans  noire  pays, 


Ail  AIIIKS    m     TiiNKIN.  381 

que  de  se  l'aire  de  ces  es[)éiances  déçues  une  arme  coiitiv  le 
traité  qui  avait  été  conclu  et  consacrait  de  si  grands  résultats. 
{Applaudissements.) 

A  droite.  —  Ce  n'est  pas  sérieux! 

M.  LK  Présidkxt  du  conskil.  —  Ce  traité,  est-ce  qu'il  était 
aussi  mai  fait,  aussi  bditrux,  —  pei'nieltez-moi  cette  expres- 
sion, —  que  M.  Raoul  Duval  a  cherché  à  le  représenter?  Je  l'ai 
fait  connaître  à  ce  moment;  et  ce  Livre  jaune,  que  vous  avez 
dans  les  mains  depuis  quinze  jours,  en  contient  le  texte  dans 
toute  son  étendue,  avec  toutes  ses  annexes.  Ces  annexes  en 
établissent  le  caractère  d'authenticité  et  de  solennité  parlicu- 
lière.  Le  traité  n'est  pas  seulement  accompauné  des  pleins 
pouvoirs  donnés  au  vice-roi  T.i-Hong-Chang,  pour  traiter  avec 
le  commandant  Fournier:  il  est  également  accompagné  d'une 
dépèche  du  Tsong-Li-Yamen,  faisant  savoir  que  la  politique  qui 
avait  inspiré  le  vice-roi  du  Ïché-Li,  dans  ses  négociations  avec 
le  commandant  Fournier,  avait  reçu  la  haute  approbation  du 
gouvernement  impérial.  Celte  approbation,  donnée  sur  un  rap- 
port du  vice-roi  du  Tché-Li,  imposée  au  cabinet  de  Pékin  par 
la  puissance,  l'autorité,  le  crédit  du  vice-roi,  donnait  à  ce  traité 
un  caractère  tout  particulier. 

Ce  traité  n'était  pas  seulement  l'œuvre  d'un  négociateur 
armé  de  pleins  pouvoirs,  c'était  la  victoire  de  toute  une  poli- 
tique qui  triomphait  à  Pékin,  cai',  entre  le  8  mai,  jour  de  l'accep- 
tation et  le  11  mai,  jour  de  la  signature,  il  y  avait  eu  à  Pékin  un 
mouvement  violent  contre  le  vice-roi  et  sa  politique  ;  et  ce 
mouvement  avait  été  pour  la  politique  du  vice-roi  l'occasion 
d'un  succès  définitif,  révélé  par  cet  ordre  impérial  du  10  mai, 
inséré  à  la  page  7  ilu  Livre  jaune  : 

«  Ordre  impérial.  —  Après  avoir  pris  pleine  connais.sance 
de  votre  rapport,  nous  ne  trouvons  rien  qui  y  soit  en  contra- 
diction avec  noire  Constitution.  Que  l'atïaire  soit  donc  accordée 
et  réglée  suivant  ce  dont  vous  nous  faites  part  !  » 

Un  membre  à  droite.  —  Ah  !  le  l)oa  l)illet  ! 

M.  LE  Présidext  du  conseil.  —  Voilà  un  traité  solennel. 
Était-il  clair,  ce  traité,  au  point  de  vue  particulier  qui  nous 
occupe,  au  point  de  vue  de  l'évacuation  des  troupes?  Vous  me 


3S2  DISCOLHS   DE  JULES   FERUY. 

direz,  sans  doute,  où  vous  pouvez  rencontrer  des  expressions 
plus  formelles,  des  engagements    plus    clairs    que   celui-ci  : 

«  Art.  2.  —  Le  Céleste-Empire,  rassuré  par  les  garanties 
formelles  de  bon  voisinage  qui  lui  sont  données  par  la  France, 
quant  à  l'intégrité  et  à  la  sécurité  des  frontières  méridionales 
de  la  Chine,  s'engage  :  1°  à  retirer  immédiatement,  sur  ses 
frontières,  les  garnisons  chinoises  du  Tonkin  ;  2°  à  respecter, 
dans  le  présent  et  dans  l'avenir,  les  traités  directement  inter- 
A^enus  ou  à  intervenir  entre  la  France  et  la  cour  de  Hué.  » 

C'était  là,  messieurs,  la  grande  conquête  de  ce  pacte  nou- 
veau, car  c'était  à  la  fois  la  i-econnaissance  de  la  frontière 
historique  du  Tonkin,  et  c'était  en  même  temps  la  conséciation 
matérielle  de  cet  abandon  des  affaires  de  l'Ânnam.  de  ce  déta- 
chement, désormais  définitif,  que  souscrivait  la  Chine,  de  tout 
ce  qui  pouvait  toucher  à  nos  rapports  avec  ce  pays.  Eh  bien, 
messieurs,  j'estime  qu'il  vaut  mieux  avoir  un  traité  comme 
celui-là,  ne  fùt-il  revêtu  que  de  la  signature  d'un  capitaine  de 
frégate  ;  qu'il  vaut  mieux  l'avoir  dans  le  plus  bref  délai,  dans 
les  termes  les  plus  précis,  et  le  faire  exécuter  le  plus  tôt  que 
l'on  peut,  que  cela  est  d'une  bonne  politique;  et  que  le  Gouver- 
nement, en  pressant  l'exécution,  en  ne  se  contentant  pas  de  la 
formule  «  immédiatement  »,  en  demandant  au  commandant 
Fournier,  qui  était  alors  persuna  graia,  le  négociateur  puissant 
sur  l'esprit  du  vice-roi,  de  préciser  par  des  dates  ce  mot 
«  immédiatement  »  que  le  Gouvernement,  dis-je,  faisait  un 
acte  de  sagesse,  un  acte  de  prudence  élémentaire.  [Très  bien  ! 
au  centre.)  Messieurs,  est-ce  que  ces  dates  ont  été  fixées?  est-ce 
que  ces  engagements  ont  été  pris?  Voulez-vous  vous  reporter  à 
la  dépêche  n°  16,  adressée  par  le  commandant  Fournier  au 
vice-amiral  Peyron  ?  Au  deuxième  paragraphe,  se  trouve 
cette  notification,  à  la  clarté  de  laquelle  il  n'y  a  rien  à  ajouter  : 

«  J'ai  également  amené  Li-Hong-Chang  à  me  déclarer  que 
l'évacualion  des  places  fortes  (hi  Tonkin  se  ferait  dans  de  telles 
conditions  qu'à  partir  du  6  juin,  nous  pourrions  occuper  Lang- 
Son,  Cao-Bang,  Cbat-Khé,  ainsi  que  les  places  adossées  aux 
frontières  du  Kouang-Tong  et  du  Kouang-Si,  et  établir  des  sta- 
tions navales  sur  les  côtes  du  Tonkin.  Après  le  '2ij  juin,  nous 
pourrons  occuper  Lao-Ka'i  et  les  places  adossées  au  Yunnan.  J'ai 
notifié  par  éci-it  à  Li  que,  les  délais  expirés,  nous  procéderions 


AllAlliKS    m     TdNKIN.  38J 

par  la  fui'ce  à  l'e\piilsiuii  des  garnisons  qui  seraient  encore  au 
Tonkin,  j'en  ai  informé  le  général   Millot.   » 
Et  cette  note,  la  voici  : 


Note  remise  par  !e   cominandanl  Fournier  à  Li-I/utiii-Cliaii(/, 
le  M  mai  1884.  [Extrait). 

'<  Après  un  délai  de  vingt  jours,  c'est-à-dire  le  6  juin,  nous 
pourrons  occuper  Lang-Son,  Cao-Bang,  Chat-Khé  et  toutes  les 
places  du  territoire  tonkinois  adossées  aux  frontières  du 
Kouang-Tong  et  du  Kouang-Si;  à  la  même  date,  nous  i)ourrons 
établir  des  stations  navales  sur  toute  l'étendue  des  côtes  du 
Tonkin.  Après  un  débat  de  quarante  jours,  c'est-à-dire  le 
26  juin,  nous  pourrons  occuper  Lao-Raï  et  toutes  les  places  du 
territoire  du  Tonkin  adossées  au  territoire  du  Yunnan.  » 

On  oppose  à  cela  une  de  ces  objections  qui  ont  cours  et  qui 
trouvent  leur  place  dans  les  débats  des  tribunaux,  mais  qui, 
dans  les  rapports  des  nations,  et  dans  les  habitudes  de  la 
diplomatie  régulière,  ne  sont  pas  admissibles;  on  oppose  à  cela 
que  la  note  du  commandant  Fournier  i-emise  au  vice-roi,  n'est 
pas  signée  de  celui-ci.  Messieurs,  les  cboses  ne  se  passent  pas 
autrement... 

M.  Camilli:  I^ixletan.  —  Il  n'y  a  pas  de  réponse! 
M.  Georges  Peri.v.  —  lit  le  traité  Bourée! 

M.  LE  Président  DU  coxseil.  — Comment!  voilà  un  traité 
qui  a  été  signé  le  1 1  mai  par  le  vice-roi  duTchéli,  à  ce  moment 
tout-puissant  en  Chine,  par  ce  vice-roi  qui  vient  de  remporter 
sur  ses  adversaires  une  dernière  victoire,  précisément  à  l'occa- 
sion de  la  convention  entre  la  France  et  la  Chine,  et  nous  le 
savons,  messieurs,  car  nous  étions  tenus  au  courant  de  ces 
drames  de  palais,  et  nous  avons  été,  pendant  plusieurs  jours, 
M.  le  ministre  de  la  marine  et  moi,  seuls  dépositaires  de  ces 
secrets  d'État,  dans  une  véritable  angoisse.  Nous  nous  disions  : 
Li-Hong-Chang  l'emportera-t-il,  ou  est-ce  le  vieux  parti 
conservateur  chinois...  \  Exclamations  et  bruit),  le  parti  de 
l'obscurantisme  et  de  la  routine  chinoise,  qui  l'emportera? 
[Applaudissements  au  centre.) 

C'était  Li-Hong-Cbang,  messieurs,  qui  venait  de  l'emporter. 


384  DISCOUItS  DE  JULES   FEHKY. 

Sa  vicloire  était  complète  ;  il  était  véritablement  maître  des 
destinées  de  son  pays  ;  et  vous  blâmez  un  négociateur  qui  vient, 
six  jours  après,  lui  dire  de  la  part  de  son  gouvernement  : 
«  Mon  gouvernement  demanderait  des  dates  :  nous  avons  parlé 
d'une  évacuation  immédiate;  il  conviendrait  de  préciser  et  de 
définir.  »  Alors,  le  commandant  Fournier  remet  sa  note,  et  il 
déclare,  sur  son  honneur  d'officier  français,  que  les  délais  ont 
été  acceptés.  Vous  disiez  tout  à  l'heure, monsieur  Raoul  Duval, 
qu'entre  la  parole  d'un  officier  français  et  celle  d'un  mandarin 
chinois,  vous  n'hésitiez  pas...  permettez-moi  devousfaire  remar- 
quer qu'en  effet,  vous  n'hésitez  pas  à  croire  le  mandarin  chinois  ! 
[Applaudissements  au  centre.  — Protestations  adroite.)  N'est-ce 
pas  évident,  puisqu'il  vous  suffit  d'une  allégation,  que  vous 
avez  extraite  tout  à  l'heure  d'une  dépèche  du  minisire  Li-Fong- 
Pao,  pour  déclarer  que  ce  sont  les  Chinois  qui  ont  raison,  que 
nous  sommes  les  perturbateurs  du  repos  de  la  Chine,  que  nous 
l'attaquons  sans  droit;  et  ne  devriez-vous  même  pas  aller  jus- 
qu'à dire,  si  vous  étiez  logique,  que  c'est  nous  qui  devons  une 
indemnité  à  la  Chine?  [Nouveaux  applaudissements.) 

M.  Raoul  Dlval.  —  Allons  donc!  Ce  n'est  pas  sérieux  ! 

M.  LE  Peésldent  du  conseil.  —  Je  dis  que  ces  choses  se 
traitent  parla  bonne  foi  et  non  par  l'écriture,  et  que  je  n'at- 
tache pas  plus  de  prix  au  démenti  tardif  —  très  tardif,  mes- 
sieurs —  qui  fut  donné  aux  stipulations  verbales  du  17  mai  qu'à 
cette  autre  histoire  que  vous  avez  pu  lire  dans  les  journaux 
anglais,  qui  l'apportaient  de  Shang-Hai,  à  savoir  que,  sur  cette 
note  signée  par  le  commandant  Fournier,  il  y  aurait  des 
ratures  parafées  d'initiales  !  La  comédie  a  été  poussée  si  loin 
qu'on  a  fait  photographier  cette  pièce.  Et  savez-vous  ce  que 
c'est  que  ces  ratures?  Ce  sont  des  ratures  au  crayon  !  Je  m'y  fie 
peu;  et,  quant  au  commandant  Fournier,  je  n'ai  pas  besoin  de 
vous  dire  avec  quelle  indignation  il  repousse  celte  manœuvre 
de  la  dernière  heure,  qui  ajoute  un  trait  enfantin  à  beaucoup 
d'autres  dont  fourmille  toute  celte  histoire.  [Très  bien!  très 
bien!  au  centre.) 

Messieurs,  les  dates  ont  été  fixées.  On  a  pu  dire  qu'elles  le 
furent  à  trop  brève  échéance.  A  supposer  que  la  distance  fût 
trop  longue  à  parcourir  pour  faire  parvenir  l'ordre  impérial 


AFKAIIŒS   l»ll   TONKIN.  385 

jusqu'aux  confins  duïonkiii;  à  sniiposcr  —  cl  c'esl  uno  des 
liypollirscs  (|ui  [>euvenl  tHrt3  admises  —  que  le  vice-roi,  après 
avoir  supputé  ces  dates,  n'ait  pas  osé  ou  n'ait  pas  i»u  les  faire 
accepter  par  le  cabinet  de  Pékin,  est-ce  que  ces  dates  sont  res- 
tées inconnues?  Est-ce  que  je  ne  les  ai  pas  rendues  publiques 
ici,  dès  le  20  mai? Est-ce  que  cette  déclaration  n'a  pas  reçu  une 
immense  publicité?  Est-ce  que  vous  admettez  un  instant  que  le 
gouvernement  chinois  ait  ignoré  cet  incident  ?  Est-ce  que  vous 
ne  savez  pas  avec  quelle  attention,  avec  quelle  vigilance,  tout 
ce  qui  se  passe  ici  est  suivi  par  les  agents  de  la  CUïiw '!{ A pplau- 
(lissemenls  au  centre.)  Ali  !  ils  savent  très  bien  que  c'est  ici  que 
se  font  les  alfaires,  que  c'est  ici  qu'est  le  vrai  gouvernement, 
que  c'est  la  majorité  qui  gouverne;  si  vous  me  permettez  cette 
expression,  je  dirai  qu'ils  tàtent  le  pouls  à  cette  majorité,  ils 
interrogent  ses  moindres  pulsations  et  ils  en  tirent  parti  pour 
diriger  leur  politique  dans  un  sens  ou  dans  un  autre.  Donc,  ces 
dates  ont  été  proclamées  ici,  le  20  mai  ;  la  Chine  les  a  connues, 
et,  si  elle  avait  trouvé  le  délai  trop  court,  quoi  de  plus  simple 
—  en  la  supposant  loyale  —  que  de  dii-e  :  «  C'est  trop  tôt  !  » 

M.  Jules  Dklafosse.  —  IClIe  l'a  fait.  Lisez  la  note  27  :  «  [,es 
membres  du  Tsung-bi-Yamen  déclarent,  etc. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Votre  citation  tombe 
étrangement  mal.  Cette  révélation  que  veulent  bien  nous  faire 
les  membres  du  Tsong-Li-Yamen  de  leurs  sentiments  intimes 
n'est  rien  moins  que  probante,  et  cela  pour  une  bonne  raison  : 
c'est  qu'il  ne  s'en  sont  aperçus  et  n'ont  trouvé  cette  belle  excuse 
qu'après  coup,  et  une  fois  le  guet-apens  consommé. 

M.  Clémenceai'.  —  Ce  qui  jirouve  qu'il  fallait  un  engagemonl; 
écrit. 

M.  le  Pré.sidext  du  conseil.  —  Ce  qui  prouve  qu'il  fallait 
un  engagement  écrit,  nous  dit  M.  Clémmceau!  C'est  facile  à 
dire  aujourd'hui. 

M.  Clemenceau.  —  Il  fallait  un  éclian^'e  de  notes  ! 
M.  LE  Président.  —  Veuillez  laisser  parler. 

M.  LE  Président  du  conseil,  —  Voilà  ce  que  je  veux  dire 
sur  la  note  du  17  mai.  Mais,  en  écartant  même  cette  note,  je 
soutiens  que  le  gouvernement  chinois  était  obligé  par  l'article  2 
de  prendre  des  mesures  pour  le  retrait  immédiat  de  ses  troupes... 

■T.  Ferry,  Discours,  V.  2ij 


38(5  DISCOUliS   DK  JULES   VFAWW. 

[Applaudissements  au  cenh'c),  etje  soutiens  que  le  fait  a  montré, 
de  la  façon  la  plus  pciemptoire,  que,  le 26  juin,  non  seulement 
il  laissait  dormir  cet  engagement,  mais  qu  il  n'avait  pas  pris  la 
plus  petite  mesure  d'exécution  ;  qu'après  six  semaines  de  délai, 
lorsqu'il  avait  eu  tout  le  mois  de  mai  et  celui  de  juin  pour  le 
faire,  le  gouvernement  de  Pélvin  n'avait  pas  déplacé  une  com- 
pagnie de  troupes,  qu'il  n'avait  pas  reculé  d'une  semelle,  et 
que,  comme  il  l'a  dit,  dans  sa  première  altitude,  —  sur  laquelle 
j'insisterai  dans  un  instant,  —  il  considérait  le  traité  de 
Tien-Tsin,  au  moins  en  ce  qui  touche  son  article  2,  comme 
parfaitement  non  avenu. 

M.  DE  Baldry  d'Asson.  —  Il  ont  eu  plus  de  génie  que  vous.  Voilà 
tout  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Ils  peuvent  avoir  le  génie 
de  la  déloyauté  et  de  la  perfidie.  Est-ce  de  celui-là  que  vous 
nous  reprochez  de  manquei-?  Je  constate  que  M.  de  Baudry 
d'Asson  leur  donne  son  approbation.  {7'rès  bien  !  très  bien!) 

M.  DK  Rauduy  d'Asson.  —  Vous  avez  élé  joué  depuis  le  commen- 
cemenL  jusi|u'à  la  fin  ! 

M.  Liî  I^RÉsiDEiNT.  —  Monsieur  de  Raudry  d'Asson,  veuillez  ne  pas 
interrompre. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  crois  qu'il  est  démontré 
clairement  qu'il  y  a  eu  un  engagement... 

M.  DE  Raudry  d'Asson.  —  C'est  comme  à  la  Conférence  de 
Londres!  (firiiil.) 

M.  LE  Présuient.  —  Monsieur  (le  Raudry  d'Asson,  vous  ne  cessez 
d'interrompre  :Je  vous  rappelle  à  l'ordre. 

M.  LE  Président  du  conseil.  — J'ai  dit  aussi  qu'à  Lang-Son, 
il  y  avait  eu  un  guet-apens.  M.  Raoul  Duval  prétend  que  je  me 
suis  servi  d'une  expression  non  seulement  exagérée,  mais 
déplacée,  et  qu'il  n'y  a  pas  eu  de  guet-apens. 

M.  Raoul  Duval.  —  Vous  dénaturez  tout  ce  que  j'ai  dit.  J'ai  dit 
que,  si  nous  étions  en  présence  d'une  erreur,  d'un  malentendu, 
suivant  l'expression  même  du  général  Millot,  il  valait  mieux  le 
rectilier  que  de  nous  engager  dans  une  guerre  longue  el  qui  ne 
serait  pas  justifiée... 

M.  LE  PuÉsiDENT  DU  CONSEIL.  —  Vous  étcs  trop  prcssé  ;  nous 

allons  voir! 

M.  Raoul  Duval.  —  C'est  un  procédé   de  discussion  commode, 


AKlAlltKS   m;    TUNkl.N.  :W7 

mais  iiiaccepLable,  que  de  déiiatiirer  les    paroles  de  ses  coiitradio 
feurs, 

M.  LK  Président  du  conseil.  —  Je  tiens  à  inrllre  sous  les 
yeux  (le  la  majorilù  les  pièces  du  procès  :  il  ne  faut  pas  qu'elle 
ignore,  en  ellet,  que  dans  ses  dernières  communications  la 
légation  de  Chine,  dans  des  termes,  d'ailleurs,  d'une  parfaite 
courtoisie,  me  remercie  d'avoir  inséré  sa  justidcation  au  Livre 
jaune,  parce  que  le  Parlement  pourra  juger.  Eh  bien,  oui,  c'est 
au  Parlement  de  juger.  Mais  je  suis  obligé,  pour  qu'il  juge  en 
pleine  connaissance  de  cause,  de  faire  connaître  les  documents 
eux-mêmes,  les  pièces  du  procès.  Avez-vous  lu,  messieurs, 
au  Livre  jaune,  sous  le  n"  36,  le  rapport;  du  général  Millot?  Il 
est  un  peu  trop  long  pour  que  je  vous  en  donne  une  lecture 
complète ,  mais  il  faut  pourtant,  pour  vous  faire  saisir  et  toucher 
ce  qu'il  y  a  de  profondément  dolosif  dans  celte  alTaire,  que  je 
vous  en  lise  quelques  passages  :  Une  petite  colonne,  sous  les 
ordi'es  du  colonel  Dugenne,  part  pour  occuper  Lang-Son,  pleine 
de  confiance  et  sur  la  foi  des  traités  ;  elle  ne  comptait,  y  compris 
les  Tonkinois,  les  coolies,  que 800  hommes.  Elle  partie  17  juin, 
sur  cette  roule  de  Lang-Son  qui  traverse  des  pays  mal  habités, 
mal  fréquentés,  je  n'ai  pas  besoin  de  le  dire,  remplis  de  parti- 
sans et  de  voleurs;  elle  reçoit  des  coups  de  fusil  de  tous  les 
rôdeurs,  mais  cela  n'a  pas  d'importance. 

M.  LE  BARON   Reillp:.  —  C'était  le  cas  de  s'éclairer! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Ici,  je  cite  textuellement  : 
«  Le  2.3,  le  colonel  Dugenne,  commandant  la  colonne,  annon- 
çait de  Bac-Lé  que,  la  veille  au  soir,  sur  la  rive  gauche  du 
Song-Thuong,  des  coups  de  fusil  avaient  été  tirés  sur  lui.  Le 
matin  du  même  jour,  cet  officier  supérieur  envoyait  une  avant- 
garde  sur  la  rive  droite,  afin  de  protéger  le  passage;  cette 
troupe  avait  à  peine  franchi  la  rivière  qu'elle  était  assaillie  par 
des  coups  de  fusil;  mais  l'ennemi  était  chassé  de  ses  positions, 
après  un  combat  d'une  heure,  qui  nous  avait  coûté  trois  blessés. 
Api-ès  cet  engagement,  un  parlementaire  arriva,  porteur  d'une 
lettre.  Interrogés  successivement,  le  parlementaire  et  les  gens 
de  sa  suite  déclarèrent  que  l'avant-garde  de  l'armée  chinoise 
était  à  une  petite  distance  ;  que  c'étaient  des  montagnards  des 
environs  qui  avaient  tiré  le  matin  sur  les  Français,  et  non  des 


388  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

soldats  chinois;  ils  ajoiilèrent  qu'ils  avaient  connaissance  tlu 
traité  de  Tien-Tsin  et  qu'ils  se  garderaient  d'entrer  en  hostilité 
avec  nous.  La  lettre  remise  de  la  part  du  commandant  en 
chef  de  l'armée  chinoise  fut  déchiffrée  avec  peine  :  on  y  témoi- 
gnait des  dispositions  pacifiques  et  l'on  protestait  du  désir 
d'éviter  toute  violation  du  traité;  mais  on  ajoutait  que  des 
troupes  nombreuses  qui  se  trouvaient  devant  nous  avaient 
besoin  d'un  délai  d'envii'ou  six  jours  pour  se  porter  au 
delà  de  la  frontière.  (Cette  lettre  a  été  traduite  plus  lard  à 
Hanoï;  elle  n'était  pas  signée,  et  portait  que  le  commandant  en 
chef  des  troupes  chinoises  demandait  un  délai  de  six  jours  pour 
attendre  de  Pékin  l'ordre  de  se  retirer.)  Vers  dix  heures,  se 
présentait  au  camp  un  mandarin  de  rang  élevé,  se  disant 
envoyé  par  le  gouverneur  du  Kouang-Si  et  s'attribuant  autorité 
sur  tous  les  généraux  chinois  de  la  région.  Il  demandait  cinq  ou 
six  jours  pour  faire  retirer  les  troupes,  et  il  disait  n'avoir  pas 
connaissance  de  la  lettre  remise  une  heure  aupai'avant.  Le 
colonel  répondit  que,  d'après  le  traité  du  11  mai,  les  troupes 
chinoises  devraient  avoir  repassé  la  frontière;  que  rien  ne 
s'opposait  à  ce  que  leur  mouvement  s'etTectuàt  en  précédant 
celui  de  la  colonne,  et  qu'il  était  disposé  à  entrer  en  pourpar- 
lers à  cet  effet  avec  le  commandant  en  chef  des  forces  chinoises. 
Le  mandarin  promit  d'amener  bientôt  le  général  en  chef.  » 

Quoi  de  plus  correct,  messieurs?  Quoi  de  plus  conforme  aux 
usages  et  aux  règles  de  l'état  militaire?  On  rencontre  une 
troupe,  cette  troupe  dit  qu'elle  n'ignore  pas  le  traité,  qu'il  faut 
du  temps  pour  prendre  des  arrangements.  Le  commandant  de 
la  colonne  française  répond  :  «  Envoyez-moi  votre  commandant 
en  chef  et  je  traiterai  avec  lui  des  conditions  de  l'évacuation.  » 
On  promet  d'amener  le  général  en  chef.  A  deux  heures, 
le  poste  avancé  signalait  l'arrivée  de  deux  mandarins,  qui 
s'arrêtaient  au  point  signalé  comme  limite  entre  les  pro- 
vinces de  Lang-Son  et  de  Bac  Ninh  ;  ils  se  refusaient  à  dépasser 
cette  limite  et  priaient  le  colonel  de  venir  conférer  avec  eux.  Le 
colonel  chargea  le  commandant  Crétin  d'insister  pour  qu'ils 
vinssent  le  trouver.  Ils  finirent  par  accepter,  après  beaucoup 
d'hésitation;  mais  ils  ne  tardèrent  point,  sous  un  prétexte,  à 
retourner  sur  leurs  pas  et  ne  reparurent  plus.  » 

Que  fait  alors  le  colonel  Dugenne  ?  Ce  que  beaucoup  d'ofli- 


AFl  AlliKS    lu;   Tô.NKIN.  3H9 

cicrs  auraient  fait  à  sa  place  :  n'ayaiU  pu  (•oinmuni(|uei'  avec  le 
commandant  en  chef,  il  en  conclut  que  le  passage  est  libre  et, 
dans  tous  les  cas,  il  pivnd  ses  pi'(''caulions,  car  il  renvoie  aux 
avant-postes...  —  veuillez  écouter  ceci,  nussieurs,  c'est  (l(î  la 
plus  grande  importance,  —  le  colonel  Duueiine  i-envoie  aux 
avant-postes  le  premier  parlementaire  reçu  le  matin,  en  le 
chargeant  de  donner  Tavis  que  dans  une  lieu'.T'  les  troupes 
françaises  reprendraient  leur  marche  en  avant.  Si  l'on  avait  6ti' 
de  lionne  foi,  qu"aurail-on  fait  de  cette  heure?  On  l'aurait 
employée  à  renouer  les  négociations,  rompues  par  la  faute  du 
général  chinois  qui,  étant  arrivé,  ayant  probablement  reconnu, 
à  part  lui,  le  petit  nombre  des  troupes  françaises,  avait  disparu, 
sous  un  prétexte  quelconque.  [Très  bien!  très  bien! 

Il  se  trouvera,  il  s'est  trouvé,  je  crois,  dans  la  presse,  des 
esprits  chagrins  pour  blâmer  ce  qu'il  peut  y  avoir  d'un  peu 
hasardé  dans  la  marche  en  avant  du  colonel  Dugenne.  Est-ce 
une  faute,  est-ce  une  imprudence,  est-ce  un  excès  de  valeur 
française?  Je  ne  veux  pas  juger  cette  question  :  je  crois  qu'il 
est  très  téméraire  d'apprécier  les  actes  d'un  oftlcier  quand  on 
n'a  pas  été  à  côté  de  lui  et  dans  les  mêmes  circonstances. 
( Applaudissements  à  gauche  et  au  centre.)  Je  suis  toujours  très 
réservé  quand  il  s'agit  de  juger  la  conduite  de  chefs  militaires  : 
leurs  responsabilités  sont  des  plus  lourdes,  et,  quand  il  leur 
arrive,  comme  au  lieutenant-colonel  Dugenne,  d'aller  en  avant 
peut-être  avec  trop  de  confiance,  je  préfère  voir  là  une  mani- 
festation nouvelle  de  la  vieille  bravoure  française  et  je  ne  me 
sens  pas  le  courage  de  la  blâmer.  {Applaudissements.)  Mais,  s'il 
y  a  eu  imprudence  de  la  part  du  colonel  Dugenne,  je  la  trouve 
bien  légère,  car  il  avait  pris  ses  précautions  :  il  avait  fait  dire 
qu'il  repartirait  dans  une  heure.  Par  contre,  de  l'autre 
côté,  est-ce  que  la  trahison  n'est  pas  évidente?  [Très  bien! 
très  bien!) 

M.  Re.xé  Goblet.  —  Personne  n'en  doute! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Est-ce  que  vous  ne  la  voyez 
pas  dans  ces  oiïres  de  pourparlei's,  qui  n'aboutissent  pas,  dans 
cette  arrivée  de  généraux,  qui  viennent  évidemment  pour 
reconnaître  le  terrain  et  l'importance  des  troupes  qui  s'avancent, 
et  qui  s'en  vont  dès  qu'ils  en  ont  constaté  la  faiblesse?  Est-ce 


390  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

(jne  vous  ne  la  voyez  pas  dans  celte  absence  de  réponse,  et  enfin 
dans  cette  embuscade  qu'une  heure  après,  on  rencontre,  et  dans 
laquelle  300  soldats  français,  qui  s'avançaient,  après  la  déclara- 
lion  que  je  viens  de  dire,  en  faisant  connaître  aux  troupes 
chinoises  qu'ils  venaient  pour  l'accomplissement  d'un  traité 
dont  ces  troupes  elles-mêmes  n'ignoraient  pas  l'existence,  dans 
laquelle,  dis-je,  ces  300  braves  lultent  pendant  deux  jours  contre 
4000  Chinois  postés  dans  les  broussailles?  {Très  bien!  très 
bien!)  S'il  n'y  a  pas  là  trahison  et  guet-apens,  la  langue  fran- 
çaise manque  d'expression  pour  qualifier  ces  actes.  {Applau- 
dissements à  (jauclie  et  au  centre.) 

En  présence  de  ces  faits,  quelle  est  l'aLtitude  du  Tsong-Li- 
Yamen?  Il  en  a  eu  plusieurs,  mais  la  premièi'e  est  précieuse 
à  noter.  Ce  n'est  pas  du  tout  celle  d'aujourd'hui.  Ah!  l'attitude 
d'aujourd'hui  est  parfaitement  conciliante  et  résignée  :  le  traité 
de  Tien-tsin,  dit-on,  est  une  loi  sacrée  pour  la  Chine,  qui  ne 
demande  qu'à  l'exécuter  et  à  en  tirer  toutes  les  conséquences. 
Telle  n'était  pas  l'attitude  du  Tsong-Li-ïamen  à  la  première 
nouvelle  de  latïaire  de  Lang-Son,  et,  sivous voulez  vous  repor- 
ter au  numéro  28  du  Livre  jaune,  vous  y  verrez  cette  dépêche 
que  M.  de  Sémallé, notre  chargé  d'afi'aires  à  Pékin,  nous  adresse  : 
«  Je  viens  de  recevoir  une  note  écrite  du  Tsong-Li-Yamen,  en 
réponse  à  ma  protestation  dont  je  vous  ai  entretenu  hier.  Le 
conseil  des  affaires  étrangères  prétend  que  les  Français  ont 
ouvert  le  feu  contre  les  Chinois.  »  J'ai  oublié  de  vous  dire  que, 
dans  le  rapport  du  général  Millot,  comme  si  l'on  avait  prévu 
l'accusation,  il  était  dit  :  «  A  quatre  heures,  la  colonne  s'ébran- 
lait ;  il  était  prescrit  aux  hommes  de  tête  de  ne  pas  tirer 
les  premiers...  » 

M.  Blancstbé.  —  Il  y  a  un  autre  fait  que  vous  oubliez  de  citer  et 
qui  est  bien  plus  à  votre  avantage. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Vous  le  citerez,  monsieur 
Blancsubé  :  je  ne  puis  pas  tout  lire.  Ainsi  donc  le  Tsong-Li- 
Yamen  prétend  que...  «  les  Français  ont  ouvert  le  feu  contre  les 
Chinois.  »  Il  soutient,  au  surplus,  «  que  le  traité  du  11  mai  est 
un  engagement  provisoire,  où  les  questions  de  frontières  et  de 
commerce  n'ont  pas  été  réglées,  et  où  la  date  à  laquelle  les 
troupes  devront  être  rappelées  n'a  pas  été  \\\i^{^.  Aussi  le  gou- 


\ll  AlliKS    liL    KiNMN.  3«»l 

vcrnenit'iil  chinois  u-t-il  t.'iivoyé  aux  coiiiiiiaiHlaiils  niililain's  au 
Toiikiii  l'ordre  de  ne  pas  livrer  les  places  qu'ils  occupenl.  loul 
en  s'elTorranl  d'éviter  loul  cnuauciucnt  avec  les  Français.  » 

Ainsi,  loin  de  s'excuser,  le  Tson.u-Li-Yanicn  prend  la  respon- 
sabilité de  l'alïaire  de  Lang-Son:  il  dit  :  «  J'étais  dans  mon 
droit;  le  traité  de  Ticn-Tsin,  ce  n'est  pas  un  traité,  c'est  une 
feuille  de  papier:  ce  sont  des  préliminaires  (jui  n'ont  absolu- 
ment rien  de  définitif.  » 

Messieurs,  nous  ne  pouvions  accepter  un  seul  instant,  comme 
l)ien  vous  pensez,  une  pareille  inler[)rélation.  Nous  avons  pro- 
testé avec  la  plus  grande  énergie,  dès  le  premier  moment, 
dans  une  dépêche  dont  l'honoi'ahle  ^l.  Raoul  Duval  a  donné 
tout  à  l'heure  un  extrait,  et,  —  (pi'il  me  soit  permis  de  le  dire, 
bien  qu'elle  émane  de  moi,  —  (jui  me  i)araît  assez  bien  raison- 
née.  Nous  avons  réfuté  la  thèse  chinoise;  ce  n'était  pas  dinicile. 
Nous  avons  dit  : 

((  Sur  le  premier  point,  je  ne  puis  que  maintenir  les  observa- 
tions déjà  indiquées  dans  une  lettre  du  4  juillet.  C'est  le  17  mai 
que,  pour  assurer  l'exécution  de  l'article  2  du  traité  de  ïien- 
Tsin,  le  commandant  Foui-iiier  a  remis  au  négociateur  chinois 
une  note  écrite,  portant  que,  «  après  un  délai  de  vingt  jours, 
c'est-à-dire  le  6  juin,  nous  pourrions  occuper  Lang-Son,  Cao- 
Bang,  Chat-Khé  et  toutes  les  places  adossées  aux  frontières  du 
Kouang-Tong  et  du  Kouang-Si.  »  Rien  n'a  pu  faire  supposer 
alors  à  notre  plénipotentiaire  que  cet  arrangement  ne  fût  pas 
agréé  par  son  interlocuteur.  Mais  il  va  plus.  Quelques  jours  plus 
tard,  le  20  mai,  je  faisais  connaître  à  la  Chambre  des  députés  à 
Paris,  en  même  temps  que  le  traité  de  Tien-Tsin,  les  termes 
mômes  dudit  accord,  et  cette  communication  a  reçu  une 
immense  publicité.  On  ne  saurait  donc  admettre  que  le  gouver- 
nement impérial  en  ignorât  les  dispositions,  et  il  aurait  dû,  dans 
tous  les  cas,  nous  prévenir  en  temps  utile  des  difficultés  qui 
pouvaient,  de  son  fait,  en  empêcher  l'exécution  régulière.  L'in- 
cident de  Lang-Son  conserve  donc  à  nos  yeux  le  caractère  que 
ma  communication  du  9  juillet  y  alli-ibuait,  et  ipii  justifie  nos 
demandes  de  garanties  et  de  réparations.  » 

Sous  la  pression  de  notre  Gouvernement  et,  fuit  heureuse- 
ment, influencé  parle  voisinage  de  la  magnili(pie  escadre  que 
commande  l'amiral  Courbet,  qui,  dès  ce  moment,  avait  pris  la 


39-2  DISCOURS   I)K   JULES   FERHY. 

route  du  Nord,  le  Tsong-Li-Yamen  ne  persévéra  pas,  —  il  faut 
lui  rendre  celte  justice,  —  dans  cette  première  attitude.  Il  en 
prit  une  seconde,  et  vous  la  trouverez  se  dessinant  à  la  page  37, 
sous  l'influence  renaissante  de  Li-Hong-Cliang,  car,  au  premier 
moment,  il  avait  été  îiussi  désespéré  que  nous-mêmes  de  cet  évé- 
nement de  Lang-Son,  et  il  nous  avait  manifesté  dans  une  dépêche 
télégraphique  à  la  fois  ses  regrets  et  son  impuissance  momen- 
tanée à  faire  observer  la  convention  de  Tien-Tsin;  mais  on  a 
besoin  de  lui,  le  ciel  s'obscurcit,  les  affaii'es  peuvent  s'em- 
brouiller, et  il  intervient  de  nouveau  avec  eflicacité  dans  les 
affaires  de  son  pays  :  —  alors  appai'ait  la  seconde  manière  du 
Tsong-Li-Yamen.  Cette  fois,  on  reconnaît  que  le  traité  de 
Tien-Tsin  est  un  traité,  et  non  un  simple  préliminaire,  que 
c'est  un  traité  déiinitif,  qu'on  va  l'exécuter,  et  que  vraiment  on 
s'y  est  empressé,  car  le  gouvernement  chinois  était  sur  le 
point  de  prendre  des  mesures  pour  faire  évacuer  ses  troupes 
quand  les  nôtres  les  ont  rencontrées. 

On  veut  l'exécuter,  et,  comme  preuve,  on  nous  fait  savoir 
qu'un  décret  impérial  !  —  c'est  la  forme  sous  laquelle  les 
commandants  de  corps  d'armée  doivent,  paraît-il,  dans  le  rite 
chinois,  être  interpellés  et  recevoir  des  ordres  de  marche 
ou  de  retraite  :  par  conséquent,  c'est  un  acte  très  solennel  — 
qu'un  décret  impérial,  dis-je,  a  prescrit  aux  troupes  chinoises 
de  se  retirer  de  leurs  postes  avancés  jusqu'à  Lang-Son. 

Ceci,  messieurs,  se  passait  le  9  juillet.  Nous  ne  pouvions  nous 
contenter  de  cette  retraite  des  postes  avancés  sur  Lang-Son: 
nous  avons  insisté  et,  dans  ma  dépêche  du  10  juillet,  je  décla- 
rai qu'il  fallait  au  Gouvernement  français,  comme  première 
satisfaction,  avant  toutes  choses,  un  décret  impérial,  d'une 
clarté  absolue,  ne  laissant  prise  à  aucune  équivoque,  à  aucune 
ambiguïté,  ordonnant  le  retrait  des  troupes  placées  en  deçà  de 
la  frontière  du  Tonkin,  et  l'ordonnant  en  vertu  de  l'article  2  de 
la  convention  de  Tien-Tsin,  qui,  ainsi  visée  pour  la  seconde 
fois  dans  un  décret  impérial,  prendrait  un  nouveau  caractère 
d'authenticité  et  de  précision,  un  décret  enfin  nommant  les 
places  elles-mêmes,  afin  que  les  controverses  géographiques 
(jue  la  Chine  a  laissé  si  longtemps  subsister  au  sujet  du  Tonkin, 
fussent  définitivement  tranchées. 

Voilà  ce  qu'il  nous  fallait,  et  voilà  ce  que  nous  avons  exigé 


AFFAIUKS    m    TONKI.N.  393 

au  moyen  d'un  ullinuitum  en  date  du  12  juillet,  qui  est  la  pièce 
n"  43  du  Livre  Jaune.  Cet  ulUmaUini  esl  très  impoi'lant  :  je  vais 
le  lire,  car  je  tiens  à  montrer  à  tout  le  monde,  ici  et  au  dehors, 
que  la  conduite  du  Gouvernement  français  n'a  pas  eu  ce  carac- 
tère de  précipitation  que  }l.  Raoul  Duval  relevait  contre  nous, 
précipitation  bien  aveugle,  bien  folle,  que  celle  d'un  gouverne- 
ment qui,  au  lieu  de  négocier,  aurait  cherché  à  abréger  les 
négociations  pour  jeter  son  pays  dans  la  guerre  !  S'il  y  a,  au 
contraire,  un  reproche  à  nous  faire,  c'est  d'avoir  trop  attendu, 
d'avoir  montré  trop  de  longanimité.  [Très  bien!  très  hinnl  au 
centre  et  à  gauche.  —  Interruptions  à  droite.) 

M.  LE  COMTE  DE  Maillé.  —  Les  Cliinols  ont  été  de  mauvaise  foi,  et 
le  Gouvernement  a  été  d'une  légèi'eté  poussée  à  l'excès! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  voudrais  bien  savoir 
où  l'honorable  comte  de  Maillé  trouve  li-ace  de  légèreté  dans 
celte  négociation  si  précise,  si  juridique. 

M.  LE  COMTE  DE  Maillé.  —  (Juiuid  011  a  fuit  une  négociation,  on 
commence  par  dresser  un  protocole  quelconque  :  vous  n'avez  fait 
aucun  acte  de  cette  nature.  [Brait.) 

M.  LE  Président.  —  Monsieur  de  Maillé,  vous  n'avez  pas  laparole. 

M.  LE  COMTE  DE  Maillé.  — M.  le  président  du  Conseil  s'est  adressé 
à  moi,  je  réponds. 

M.  LE  Président.  —  Parce  que  vous  avez  interrompu. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Et  puis,  parce  que  je  sais 
que  l'honorable  comte  de  Maillé  est  très  expert  en  diplomatie. 
[Murmures  à  droite.)  Je  pense  que  mes  paroles  n'ont  rien  de 
désagréable  pour  M.  de  Maillé. 

M.  LE  COMTE  DE  MAILLÉ.  —  bans  tous  les  cas,  avec  ma  faible 
intelligence,  je  n'aurais  pas  commis  des  fautes  aussi  considérables 
que  les  vôtres. 

M.  LE  Président  du  conseil.  — Voici  l'ultimatuni  :  il  faut 
que  vous  le  connaissiez.  Il  est  du  12  juillet.  M.  de  Sémallé, 
conformément  à  nos  ordres,  a  remis  au  Tsong-Li-Yamen  l'ulti- 
matum suivant  :  «  Depuis  la  communication  faite,  le  4  juillet,  au 
ministre  de  Chine  à  Paris,  le  Gouvernement  français  a  reçu  la 
preuve  que  ce  sont  les  troupes  chinoises  qui  ont  attaqué  les 
soldats  français  envoyés,  sur  la  foi  du  traité,  pour  occuper 
Lang-Son.  Convaincu  qu'un  attentat  aussi  contraire  aux  assu- 
rances de  la  cour  de  Pékin,  n'est  imputable  qu'aux  manœuvres 


394  DISCOURS  DE  JULES   FEI5UY. 

(l'un  parti  qui  cherche  à  trouhler  les  hons  rapports  des  deux 
pays,  le  Gouvernement  français  se  voit  dans  l'obligalion  de 
réclamer  dès  à  présent  des  garanties  pour  rexécution  loyale 
des  arrangements  conclus  à  Tien-Tsin.  Le  ministre  de  France 
à  Shang-Hai  est  chargé,  en  conséquence,  de  demander  que 
l'article  2  de  la  convention  du  limai  soit  immédiatement  exé- 
cuté, et  qu'un  décret  impéi'iai,  publié  dans  la  Gazelle  de  Pékin, 
ordonne  aux  troupes  chinoisesd'évacuerleTonkin  sans  délai.  De 
plus,  il  a  reçu  l'oidre  de  réclamer,  comme  réparation  pour  la 
violation  du  Irailé  etcomme  dédommagement  des  frais  qu'entraî- 
nera le  maintien  du  corps  expéditionnaire,  une  indemnité  de 
"250  millions  au  moins,  dont  le  règlement  sera  définitivement 
arrêté  dans  des  négociations  ultérieures.  Le  Gouvernement 
français  compte  que,  sur  ces  deux  points,  une  réponse  satisfai- 
sante lui  sera  faite  dans  la  semaine  qui  suivra  la  remise  au 
Tsong-Li-Yamen  de  la  présente  note.  Autrement,  le  Gouverne- 
ment français  serait  dans  la  nécessité  de  s'assurer  directement 
les  garanties  et  les  réparations  qui  lui  sont  dues.  » 

Messieurs,  l'ultimatum  accordait  à  la  Chine  une  semaine  de 
délai  ;  elle  laissa  expirer  la  semaine  presque  tout  entière,  et 
elle  ne  se  décida  que  le  16  juillet  à  publier  dans  la  Gazette  de 
Pékin  l'ordi'e  d'évacuation,  le  décret  impérial,  dans  les  termes 
mêmes  que  nous  avions  exigés.  Vous  le  trouverez  au  n"  S4. 
Avec  l'habileté  qui  les  caractérise,  les  Chinois,  tout  en  nous 
donnant  cette  satisfaction,  évitent  soigneusement  de  s'avouer 
en  faute.  C'est  leur  rôle,  c'est  leur  génie  ;  ce  sont  des  négocia- 
teurs très  habiles,  très  subtils.  Enfin,  le  fait  était  là,  et  le  fait 
nous  suffisait.  Voici  comment  s'exprime  le  décret  impérial  : 

«  Conformément  à  la  convention  du  il  mai,  on  doit,  dans  le 
délai  de  trois  mois,  discuter  un  traité  définitif  sur  les  bases 
contenues  dans  les  quatre  premiers  articles.  Comme  ce  délai 
va  expirer,  il  est  nécessaire  d'exécuter  aujourd'hui  l'article  2. 
En  conséquence,  l'empereur  ordonne  au  vice-roi  du  Yunnan  et 
au  gouverneur  du  Kuang-Si  de  faire  retirer  toutes  les  ti'oupes 
qui  occupent  Lao-Ka"i,  Lang-Son,  le  Kuang-Si,  et  de  les  canton- 
ner en  deçà  des  passages  sur  le  territoire  de  Yunnan,  de 
Kuang-Tong,  de  Kuang-Si.  Cette  évacuation  devra  être  terminée 
dans  le  délai  d'un  mois.  Respectez  ceci.  » 

Messieui's,  décidés  à  montrer  dans  cette  affaire  la  modération 


AFFAIRKS    1)1     TO^KI^.  20.'. 

qui  est  riioiiiit'ui- ilt's  loris  vis-à-vis  des  laililcs.  iiiodi'i'alion  qui 
cerlaiiiemcnl  osl  dans  la  pensée  de  la  niajoiilé  du  pays  el  de 
celle  Clianibre,  comme  nous  recevions  sur  ce  premier  point,  si 
important,  une  salisfaciion  sérieuse,  nous  avons  déclaré  tout  de 
suile  à  la  Chine  que  nous  ne  lui  denjandions  plus  de  s'enjiager 
à  payer  immédiatement  une  somme  déterminée,  mais  seulement 
de  i-econnaîlre  le  principe  de  l'indemnité  et  d'entamer  des 
négociations  pour  en  (ixer  le  chiiïre,  sur  cette  douhle  base  : 
indemnité  due  aux  familles  des  soldats  tués,  et  ensuite  indemnité 
due  au  Gouvernement  français  pour  les  dépenses  extraordinaires 
et  non  prévues  que  le  maintien  de  nos  forces  de  terre  et  de  mer 
au  ïonkin  et  dans  les  mers  de  Chine  allait  nous  imposer. 
v=  Je  disais,  en  elfet,  au  représentant  de  la  Chine  qui  esta  l'aris  : 
«  Il  faut  que  vous  expliquiez  à  votre  gouvernement  l'état  de 
l'opinion  en  France  ;  faites-lui  comprendre  que  la  Chine,  depuis 
la  violation  du  traité  de  Tien-ïsin,  n'inspire  plus  à  la  France 
aucune  confiance,  et  que  l'opinion  ne  permettrait  pas  au  Gou- 
vernement de  rapatrier  acluellenn.'nt  la  plus  petite  pailie  du 
corps  expédilioimaire,  ou  de  rappeler  le  moindre  de  ses  vais- 
seaux :  nous  en  aurons  peut-être  besoin  pendant  un  an  encore 
ou  dix-huit  mois,  afin  de  surveiller  l'exécution  du  traité  de 
Tien-Tsin.  11  faut  payer  cette  dépense.  Voilà  la  base  de  l'indem- 
nité. »  [Applaudissements  au  centre  et  à  gauche.) 

Messieui's,  au  premier  abord,  et  pendant  un  certain  nombre 
de  jours,  on  put  croire  —  et  nous  étions  tout  disposés  à  nous 
associer  à  celte  croyance  —  que  le  gouvernement  chinois  adhé- 
rait au  principe  de  l'indemnité,  et  faisait  entrer  ainsi  la  totalité 
du  dilTérend  dans  la  voie  des  arrangements  diplomati(|ues,  en 
l'arrachant  à  la  voie  des  revendications  par  les  armes.  En  elfet, 
vous  trouverez  sous  le  numéro  ol  une  dépêche  de  M.  Patenôtre, 
dans  laquelle  il  m'apprend  qu'il  a  reçu  deux  fois  dans  lajournée 
la  visite  du  mandarin  de  Shang-Hai,  chargé  par  son  gouvernement 
de  demander  une  prorogation  du  délai  de  l'ultimatum  ;  en 
échange  de  cette  prorogation,  le  gouvernement  chinois  était 
disposé  à  donner  d'avance  son  consentement  —  le  mandarin 
chinois  en  avait  l'assurance  —  à  la  rédaction  d'une  noie  conve- 
nue avec  notre  plénipotentiaire,  et  de  laquelle  il  résulterait  que 
le  principe  d'une  indemnité  était  reconnu  par  le  gouvernement 
de  Pékin.  Celte  note  était  ainsi  conçue  : 


396  DISCOUnS   DE  JULES   FEItUY. 

«  Voire  note  (.lu  1"2  juillet  contenait  diverses  demandes,  dont 
l'une,  relative  h  l'évacuation,  a  déjà  fait  l'objet  d'un  décret 
impérial  où  la  France  verra  sans  doute  un  témoignage  de  nos 
intentions  amicales.  Le  Tsong-Li-Yamen  pi'ie  aujourd'hui  même 
l'empereur  de  nommer  le  vice-roi  de  Nankin,  Tseng,  pour  régler 
avec  vous,  à  Shang-Hai,  les  autres  demandes  d'une  manière 
satisfaisante.  Nous  vous  prions,  en  conséquence,  de  télégraphier 
à  vos  amiraux  de  suspendre  toute  action  jusqu'à  nouvel  avis.  » 

J'acceptai  la  combinaison  proposée  dans  cette  dépêche  : 
seulement,  je  lis  savoir  au  gouvernement  chinois  que,  comme 
nous  ne  pouvions  pas  entrer  dans  la  voie  des  atermoiements 
indéfinis,  et  des  négociations  n'aboutissant  qu'à  des  prolongations 
d'échéances,  nous  lui  rappelions  que  le  dernier  délai,  le  délai 
extrême,  celui  au  bout  duquel  nous  reprendrions  notre  liberté 
d'action,  était  la  date  du  l"  août. 

Messieurs,  cette  précaution  n'était  pas  inutile,  car,  trois  jours 
après  je  recevais  une  nouvelle  dépêche  de  M.  Patenôtre  m'an- 
nonçant  que,  sans  doute,  il  avait  reçu  la  note  du  Tsong-Li-Yamen 
rédigée  dans  les  termes  convenus  entre  lui  et  le  mandarin  de 
Shang-Hai,  mais  qu'en  même  temps,  le  gouvernement  chinois 
avait  envoyé  à  toutes  les  puissances  copie  de  la  correspondance 
échangée  avec  nous,  ainsi  qu'un  mémoire  dans  lequel  il  faisait 
appel  aux  bons  offices  des  gouvernements  étrangers,  reprodui- 
sait sa  version  sur  l'alïaire  de  Lang-Son,  disait  que  des  soldais 
chinois  avaient  été  tués,  et  que  cependant  il  ne  demandait 
aucune  indemnité...  {On  rit.) 

Bref,  se  tournant  vers  nous,  le  gouvernement  chinois  a  l'air 
d'accepter  le  principe  de  l'indemnité  et.  se  tournant  vers  les 
puissances  européennes,  il  proteste  contre  ce  principe,  de  la 
manière  la  plus  violente.  Je  fus  fort  ému  de  celle  déclaration,  et 
j'en  tirai  immédiatement  l'occasion  de  poser  très  nettement  la 
question  au  gouvernement  chinois.  En  eiïet,  sur  ces  entrefaites, 
le  vice-roi  de  Nankin  arrivait  avec  d'autres  plénipotenliaires  et 
les  conférences  allaient  s'ouvrir  avec  M.  Patenôtre  :  nous  ne 
pouvions  pas  rester  dans  l'équivoque  ;  vous  trouverez  au  n°  62 
la  dépêche  suivante  que  j'adressai  au  ministre  de  France  en 
Chine  : 

((  Le  Tsong-Li-Yamen  vous  a  fait  savoir  que  le  vice-roi  de 
Nankin  était  nommé  par  l'empereur  pour  régler  avec  vous,  à 


AFl'AlliKS    m     ÏU.NkIN.  307 

8liang-Hai,  li.'s  deiiuindes  loriimlccs  dans  la  noie  IVaiiraiso  du 
12  juillet.  J'avais  conclu  de  cette  note  que  le  vice-roi  aurait 
pleins  pouvoirs  pour  réglei-  la  question  d'indemnité.  Mais, 
aujourd'hui,  Li-Fong-Pao  me  transmet  un  lélégi-amme  du 
Tsong-Li-Yamen,  aux  termes  duquel  les  pouvoirs  du  gouverne- 
ment général  des  deux  Kouangs  s'appliqueraient  unifpieuKMit 
au  développement  des  clauses  de  la  convention  de  Tien-Tsin.La 
contradiction  qui  existe  entre  ces  deux  avis  m'oblige  à  poser 
nettement  au  gouvernement  impérial  la  question  de  savoir  si  le 
vice-roi  de  Nankin  est  autorisé  ou  non  à  régler  le  cliilTre  de 
l'indemnité  avant  la  date  du  P''  août. 

«  Veuillez  transmettre  ces  indications  à  31.  de  Semallé,  qui 
devra  en  tirer  les  éléments  d'une  communication  au  Tsong-Li- 
Yamen,  et  déclarer  que  le  gouvernement  de  la  République 
reprendrait  immédiatement  sa  liberté  d'action  si  une  réponse 
négative  était  faite  à  la  question  posée  par  lui.  » 

Voilà,  messieurs,  prises  sur  le  fait,  les  oscillations  de  cet 
étrange  gouvernement  avec  lequel  nous  sommes  en  rapports 
nécessaires,  soit  amicaux,  soit  belliqueux,  puisque  nous  sommes 
ses  voisins.  On  se  trompe,  on  risque  de  commettre  de  lourdes 
ei'reurs  et  de  tomber  dans  de  graves  malentendus  quand  on 
veut  traiter  ce  gouvernement  selon  la  procédure,  suivant  les 
traditions  et  les  opinions  qui  ont  cours  dans  la  diplomatie  euro- 
péenne. La  grande  faiblesse  de  ce  gouvernement,  ce  qui  rend 
si  difficile  de  traiter  avec  lui,  c'est  la  division  profonde  dont  il 
est  travaillé.  J'ai  eu  déjà  l'occasion  de  signaler  à  la  Chambre, 
dans  d'autres  discussions,  le  caractère  particulier  de  ce  gouver- 
nement de  Pékin,  gouvernement  collectif  et  tiraillé,  qui  compte 
un  ou  deux  hommes  avisés  et  résolus,  entourés,  comprimés, 
opprimés  le  plus  souvent  par  une  oligarchie  de  fonctionnaires 
qui  n'a  au  monde  qu'un  souci,  se  dégager  de  toute  espèce  de 
responsabilité.  [Bruit  à  r extrême-gauche.) 

M.  Edouard  Lockrov.  —  C'est  ainsi  dans  beaucoup  de  pays  ! 

M.  LE  Présidext  du  coxseil.  —  Il  en  existe,  messieurs, 
dans  la  correspondance  de  notre  ministre  en  Chine,  une  preuve 
tout  à  fait  curieuse  que  je  voudrais  bien  mettre  sous  vos  yeux. 
Quelques  jours  après  la  clôture  des  conférences  dont  vous  allez 
avoir  tout  à  l'heure  le  tableau,  des  propositions  à  peu  près 


398  DISCOURS   DE  JULES  FERHY. 

sérieuses  semblent,  faites  par  les  plénipotentiaires  chinois,  et  je 
suis  avisé  par  M.  Patenôtre  qu'il  est  question  très  sérieusement 
de  nous  olïrir  une  indemnité  de  80  millions,  payable  en  dix  ans. 

M.  G.VLL\.  —  C'est-à-dire  que  l'indemnité  diminue  là-ljas,  tandis 
que  la  dépense  augmente  ici. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  C'était  un  chitïre  acceptable, 
car  la  France  ne  fait  pas  de  cette  aiïaire  une  question  d'argent  : 
ce  qu'elle  veut  imposer  à  la  Chine,  c'est,  à  vrai  dire,  une  amende, 
une  garantie  contre  les  violations  possibles,  dans  Pavenir,  du 
traité.  Il  faut  que  la  Chine  paye  une  indemnité,  afin  qu'elle 
apprenne  à  respecter  les  traités  qui  sont  l'evétus  de  sa  signature. 
C'est  pour  nous,  je  le  répète,  non  une  question  d'argent,  mais 
bien  une  question  de  politique,  d'honneur  et  de  dignité.  (.l/;/?ro- 
halion  sur  divers  bancs  à  gauche  et  au  cen/re.)  Nous  aurions  donc 
accepté  volontiers  le  chiffre  de  80  millions... 

M.  TiEORCKS  Perin.  —  La  bonne  politique  aurait  été  de  ne  pas 
changer  ce  chillVe. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Mais  il  n'a  pas  été  changé: 
le  chilïre  est  resté  fixé  à  80  millions...  [Exclamalions  et  rires  à 
iextréme  gauche  et  à  droite.)  Permettez,  messieurs... 

M.  Anurielix.  —  Il  aurait  mieux  valu  demander  80  millions  tout 
de  suite. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Vous  êtes  dans  une  grande 
erreur!  J'estime  qu'il  ne  faut  demander  aux  gouvernements  en 
face  desquels  on  se  trouve  que  ce  qu'ils  peuvent  donner.  Quand 
on  ne  veut  pas  jouer  le  rôle  de  provocateur,  quand  on  a  espéré, 
et  qu'on  espère  encore,  jusqu'au  dernier  moment,  pouvoir 
arriver  à  une  entente,  je  ci-ois  qu'il  ne  faut  exiger  que  des 
sommes  qui  puissent  être  payées.  De  plus,  il  faut  se  rappeler 
que  notre  ultimatum  avait  un  double  objet  :  nous  avions 
demandé  le  décret  impérial,  qui  comprend  une  reconnaissance 
nouvelle,  éclatante  du  traité  de  Ïien-Tsin;  nous  l'avions  obtenu 
et,  ayant  satisfaction  sur  la  première  moitié  de  notre  demande, 
j'ai  pensé  que  nous  pouvions  nous  montrer  plus  ijénéreux  sur 
la  seconde  partie.  [Mari/uesd'a/)p)'n/wliu7}  à  gawhe  et  nu  neutre.) 

Mais  savez-vous  poui'(|uoi  ces  offres  ne  sont  pas  arrivées  à 
prendre  un  caractère  officiel?  Il  y  avait  à  Shang-Hai  deux  pléni- 
potentiaires sur  trois  qui  acceptaient  ces  offres,  mais  le  principal 


AIFAIHKS   DU  TONKI.N.  :i<..'.) 

pléni[tult'iiliaiit'  ne  voulail  jias  cniiaucr  sa  rcsponsabililr.  hiiii 
autre  côté,  le  Tsong-Li-Yaiiicii  voulait  laisser  aii\  |ilriii|iol('ii- 
liaires  toiile  la  responsabililé  de  leur  né.uocialioii  :  de  sniie  f|iie, 
dans  celte  alTaire,  comme  dans  beaucoup  daulres,  nous  ne 
trouvions  personne  à  qui  parier,  parce  que  personne  n'osait 
assumer  la  responsabilité  d'une  concession.  C'est  sous  ces 
auspices  que  s'engagent  les  conférences  de  Sbang-Hai,  entre 
notre  ministre,  31.  Patenôtre,  et  les  plénipotentiaires  chinois. 
Il  faut  vous  en  faire  passer  le  court  i-écit  et  le  curieux  tableau 
sous  les  yeux.  Vous  aurez  ainsi  toutes  les  pièces  du  procès. 
M.  Patenôtre,  écrit  le  28  juillet  1884  : 

«  Ce  matin,  j'ai  eu  une  longue  conférence  avec  les  plénipo- 
tentiaires chinois,  qui  se  sont  bornés  à  reprendre  la  Ihèse  du 
Tsong-Li-Yanien.  J'ai  vainement  essayé,  pendant  trois  heures 
d'une  discussion  stérile,  de  leur  arracher  une  réponse  quel- 
conque. Vingt  fois,  je  leur  ai  demandé  si  la  Chine  adhérait  ou 
non  au  principe  de  l'indemnité,  sans  pouvoir  obtenir  d'eux  ni 
négation  ni  afiirmalion.  Je  leur  ai  communiqué  alors  un  projet 
de  règlement,  rédigé  de  façon  à  ménager,  peut-être  à  l'excès, 
leurs  susceptibilités  :  j'y  rappelais  que  la  France  avait  assumé 
la  tâche  depacilier  le  Tonkin,  etde  rétablir  une  sécurité  dont  la 
Chine  devait,  au  point  de  vue  commercial,  profiter  autant  que 
nous;  j'ajoutais  que  l'atîaire  de  Lang-Son  avait  eu  pour  ellet 
d'augmenter  considérablement  nos  charges.  Les  deux  cents  mil- 
lions étaient  présentés,  par  suite,  comme  une  sorte  tle  contri- 
bution destinée  à  indemniser  la  France  de  dépenses  également 
productives  pour  les  deux  pays.  Les  plénipotentiaires  ayant 
déclaré  qu'ils  n'osaient  pas  transmettre  à  Pékin  un  projet  sem- 
blable, je  leur  ai  demandé  de  me  présenter  ce  soir  un  contre- 
projet.  Après  y  avoir  consenti,  ils  viennent  de  me  faire  savoir 
qu'il  leur  a  été  impossible  de  rien  formuler  qui  soit  conciliable 
avec  mes  propositions.  Je  suppose  néanmoins  que  je  serai  saisi 
demain  d'une  proposition,  mais  je  crains  qu'elle  ne  puisse  être 
acceptée. 

«  En  effet,  le  lendemain,  au  lieu  du  contre-projet  qu'ils 
m'avaient  soumis  hier,  »  dit  M.  Patenôtre.  «  les  plénipotentiaires 
se  sont  bornés  à  me  remettre  une  note  tendant  à  prouver  que 
nous  ne  pouvons  réclamer  une  indemnité  à  la  Chine,  et  où  se 
trouvent  reproduits  tous  les  arguments  du  Tsong-Li-Yamen. 


400  DISCOURS   DE  JULES   FEHRY. 

J'ai  déclaré  qu'en  présence  d'une  réponse  aussi  peu  sérieuse,  je 
n'avais  qu'à  me  retii'er,  et  j'ai  levé  la  séance.  Une  heure  après, 
le  vice-roi  faisait  solliciter  un  nouvel  entretien.  J'ai  consenti  à 
le  recevoir  demain  malin,  à  la  condition  que,  cette  fois,  je  serais 
saisi  d'une  proposition  formelle.  » 

La  proposition  formelle,  messieurs,  la  voici: 

"  Ce  matin,  télégraphie  M.  Patenôtre,  le  30  juillet,  la  confé- 
rence a  été  aussi  stérile  que  les  précédentes.  Les  plénipotentiaires 
me  promettent  maintenant  une  proposition  pour  ce  soir.  Ils 
affectent  de  croire  que  nous  prolongerons  encore  les  délais  de 
l'ultimatum  du  12  juillet.  » 

Et  notre  agent  nous  adresse  de  Shang-Hai,  le  même  jour,  ce 
dernier  télégi'amme  : 

«  Tout  en  persistant  à  déclarer  injuste  notre  demande 
d'indemnité,  les  plénipotentiaires  nous  offrent.  «  par  espiit  de 
conciliation,  «  cin(|  cent  mille  taëls,  soit  environ  3  millions  et 
demi  de  francs,  à  litre  de  secours  pour  les  victimes  de  Lang-Son. 
Ils  ajoutent  que,  si  nous  acceptons  ce  chilTre,  ils  proposeront  à 
l'empereur  de  i-endre  un  décret  dans  ce  sens.  J'ai  naturellement 
refusé  celte  otfre,  et  je  me  suis  horné  à  dire  au  vice-roi  que  j'en 
référerais  à  mon  gouvernement.  » 

Messieurs,  après  cela  (nous  étions  au  1"  aoûL),  que  restait-il 
à  faire?  Je  demande  si  vraiment  l'on  pouvait  pousser  la  longa- 
nimité plus  loin  [Non!  lion!  à  gauche  et  an  centre),  je  demande 
si  nous  n'avons  pas  largement  et  amplement  accompli  ce  devoir 
qui  s'impose  aux  puissances  civilisées,  et  qui  s'imposait  particu- 
lièrement à  un  grand  et  généreux  pays  comme  la  France,  de  ne 
pas  ahuser  de  [sa  force  vis-cà-vis  de  peuples  plus  faibles  que  lui. 
Eh  bien,  messieurs,  je  crois,  comme  je  l'ai  dit  tout  à  l'heure, 
que,  s'il  y  a  quelque  reproche  à  nous  adresser  dans  cette  atïaire, 
c'est  d'avoir  montré  trop  de  patience,  trop  de  générosité. 
[Man/ncs  cVassenliment  sur  plusiews  bancs  à  gauche  et  au  centre.) 

Nous  avons  donc  pris  un  parti.  Messieurs,  celle  patience,  je 
ne  la  regrette  pas  ;  il  en  faut  beaucoup  avec  les  Asiatiques,  et 
j'ai  toujours  présente  à  l'esprit  une  anecdote  qui  m'a  été  racontée 
par  mon  honorable  collègue  M.  le  ministre  de  la  guerre.  Il  faisait 
partie  de  l'expédition  de  Chine,  et  il  avait  eu  à  négocier  la 
remise  des  forts  du  Sud  du  Peï-Ho.  Nos  troupes  étaient  maî- 
tresses du  pays  :  il  semblait  donc  que  la  remise  dût  se  faire  avec 


\l"l' AIKKS    nil   TONKIN.  401 

une  gi-andc  laciliti'.  Kli  liien,  31.  le  uviiéivil  (lîmipcMon  nio  rap- 
[lelail  l'rcciiuiK'nt  qu'acconipaiint''  (l'iiii  antre  oriicier  siipri'it'iii'. 
il  avait  passé  toute  la  miil  à  (lisriiici'  avec  le  vice-roi;  (pu' 
six  fois  il  iHait  remonté  achevai,  croyant  la  néuociation  iT)iii()iir. 
mais  que  six  fois  on  l'avait  rapiielé.  et  (|U('fe  fut  seulcnicnt  à  la 
septième  que  le  vice-roi  conseulil  à  la  rnldilion  de  la  place. 
{/{n-cs.) 

C'est  bien  là,  mcssifiirs,  le  caractèi'e  chinois  ;  c'est  bien  là  ce 
mélange  d'entêtement,  d'intelligence  et  île  clairvoyance,  —  car 
les  Chinois  ne  man([uent  ni  de  pénétration  ni  de  clairvoyance,  — 
c'est  bien  ce  mélange  d'orgueil  et  de  faiblesse  qui  les  caractérise. 
Savez-vous  ce  qu'il  y  a  de  plus  l'are  eu  Chine?  C'est  un  homme 
résolu.  Il  y  en  a  un,  pourtant  :  c'est  Li-Hong-Chang,  mais 
aussi  quelle  nuée  d'ennemis  le  poursuivent  !  Mais  avec  les  Chi- 
nois, il  ne  faut  jamais  désespérer.  C'est  au  moment  où  l'on  croit 
la  guerre  la  plus  prochaine  que  la  paix  va  peut-être  se  conclure. 
C'est  là  notre  contiance,  messieurs;  c'est  pour  cela  que  nous 
avons  si  longtemps  patienté,  que  nous  avons  donné  tant  de 
preuves  de  mansuétude.  Mais  enlin  tout  a  un  terme,  et,  le 
1"  août  arrivé,  nous  avons  pensé  qu'il  fallait  (pie  le  gouverne- 
ment chinois  connût  par  des  signes  certains,  par  des  faits 
sensibles,  que  la  résolution  de  la  France  était  prise.  C'est  alors 
que  nous  avons  donné  l'ordre  à  l'amiral  Lespès  d'aller  à  Kélung. 
L'amiral  Lespès  a  détruit  la  forteresse  de  Kélung  et  démonté 
les  batteries  qui  défendaient  ce  port  de  l'île  de  Formose. 
ilnterriiplions  à  fcxln'me-rfauche  et  ii  dru'ite.) 

MM.   JoLiBois     cl  le  BAU.).N   Étie.n.nk   de    Lauolcette.   —  Il  l'.lllail 
auparavant  consuller  la  Chambre! 
M.  Gléme.nceal'.  —  Et  la  Consliliilioii  ! 

M.  LK  Présidext  du  conseil.  —  iVe  croyez  pas,  messieurs, 
que,  pour  cela,  nous  soyons  avec  la  Chine  en  état  de  guerre. 
[Exclamations  ironiques  à  droite  et  à  l' extrême-gauche.) 

M.  DE  I..V  liiLi.vis.  —  l'^t  les  coups  de  canon  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  C'est  toujours  la  grande 
erreur... 

M.  Geouges  Peri.n".  —  Nous  ne  sommes  pas  non  plus  en  état  de 
paix,  je  suppose  ? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  Nous  sommes  en  état  de 

J.  Ferry,  DUcows.  \.  26 


40-2  DISCOURS   UE  JULES   FEHUY. 

négociations.   [Nouvelles  exckwialwns  et  rires  sur  les  mêmes 
bancs.) 

M.  JiLF.s  Delafosse.  —  A  coups  de  canon! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  vous  voulez 
juger  les  choses  d'Asie  avec  la  méthode  et  les  hahitudes 
d'Europe!  Vous  êtes  dans  l'erreur... 

M.  Roque  (de  Fillol).  —  Les  coups  de  canon  no  comptent  donc 
pas? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  Et  ce  phénomène  se 
voit  actuellement.  Nous  continuons  à  négocier,  seulement  nous 
tenons  un  gage. 

M.  Georges  I^f.iun.  —  C'est  le  gage  qui  vous  lient  ! 

M.  le  Président  du  consril.  —  Eh  bien,  messieurs,  ce  que 
nous  venons  vous  demander,  c'est  d'approuver  ce  que  nous 
avons  fait,  d'approuver  ce  premier  avertissement  donné  à  la 
Chine!  Maintenant  nous  sommes  devant  Fou-Tchéou,  devant 
l'arsenal  qui  contient  toutes  les  richesses  militaires  et  navales 
de  la  Chine;  et  nous  gardons,  vis-à-vis  de  cet  arsenal  que  nous 
serions  maîtres  de  détruire,  nous  gardons  l'état  de  paix.  Avant 
d'en  sortir  et  d'aller  plus  loin,  notre  devoir  était  de  demander 
le  consentement  de  la  Chambre... 

Yoix  à  droite.  —  Il  est  bien  temps! 

M.  le  Président  du  conseil.  —  Ce  n'était  pas  seulement  un 
devoir,  c'était  un  intérêt  de  premier  ordre  dans  cette  atTaire. 
Tout  à  l'heure,  je  vous  montrais  la  Chine  irrésolue,  oscillante, 
attendant.  Attendant  quoi?  x\ttendant,  messieurs,  votre  avis, 
attendant  votre  vote.  [Trèsbien!  très  bien!  à  gaucheet  au  centre.) 

Croyez  bien  que  ce  qui  pèsera  du  poids  le  plus  lourd  dans  la 
balance  des  décisions  du  gouvernement  chinois,  c'est  le  vote  de 
cette  Chambre... 

M.  Georges  Perin.  —  On  nous  a  dit  la  même  cliose  il  y  a  un  an. 
monsieur  le  Président  du  conseil  ! 

M.  DE  L.v  iJocuETTE.  —  Vous  nous  en  direz  autant  pour  Mada- 
gascar ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  le  répète  :  à  côté  de 
notre  escadre,  autant  qu'elle,  plus  qu'elle  peut-être,  pèsera  et 
devra  peser  sur  les  déterminations  du  cabinet  de  Pékin  la  preuve 
manifeste,  donnée  ici  par  un  vote  éclatant,  par  une  majorité 


AKI-AIKKS    DU   TONhI.N.  103 

iiomhi'tMisc  Cl  ivsoliie,  de  la  voloiUc  de  la  France  de  faire  pré- 
valoif  son  droit  sur  les  défaillancfs  et  les  oscillations  de  la  poli- 
tique chinoise.  [Trh  him!  Ivh  h'irn  !  à  f/anc/te  et  au  centre.  — 
Murmures  à  l'exlrrtne-f/auc/ie  cl  à  droite'' 

Et  pourquoi  ce  vole  ne  serait-il  pas  unanime?  Poun|iioi,  dans 
une  question  (pii  louclic  à  un  si  grand  intéi'ôt  national,  à  tout 
l'avenir  de  noire  empire  colonial  dans  rindo-Cliine,  ji0Mr{|uoi 
tons  les  memlji'es  de  la  Cliamhre,  sans  dislinclion  d'opinion, 
comnie  dans  une  circonstance  récente,  pour  Madagascar,  ne  se 
réuniraient-ils  pas,  d'un  nu'Mue  élan,  dans  un  vole  unanime? 
[Aj)plaudisseinentx  à  (jauche  et  au  centre  —  Bruit  ù  l'extrènie- 
gauchi;  el  à  droite.) 

M.  DE  La  Roc.hette.  —  Dites-nous  (pie  vous  voulez  déclarer  la 
guerre,  et  nous  verrous  ! 

M.  LE  Président  du  conseil. —  Xous  ne  vous  demandons 

pas  de  déclarer  la  guerre... 

M.  i.K  COMTE  iiE  Coi.bert-Lapl.vc.e.  —  (Ju.uitl  on  se  tire  des  coups 
de  canon,  c'est  la  guerre  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  Nous  vous  demandons, 
sous  la  foi'me  un  ordre  du  jour  qui  ne  laisse  aucun  doute  au 
cabinet  de  Pékin  sur  les  volontés  de  la  France,  l'autorisation  de 
continuer  ce  que  nous  avons  commencé  à  Kélung  ;  nous  vous 
demandons  de  nous  autoriser  à  piendrc  des  gages  là  où  nous 
les  croirons  les  meilleurs  et  les  plus  convenables;  nous  vous 
demandons  cette  autorisation,  convaincus  que,  si  vous  nous  la 
donnez,  ce  sera  plus  de  la  moitié  de  la  victoire  gagnée  ! 
{Applaudissements  sur  un  grand  nombre  de  bancs  ù  gauche  et  au 
centre.) 

M.  Lalande  développa  ensuite  cette  thèse  i[ue  les  sacrifices 
demandés  au  pays  étaient  hors  de  proportion  avec  les  efforts  que 
nous  avions  à  faire  en  Indo-Cliine  pour  prendre  possession,  à  4000 
lieues  de  la  France,  d'ini  territoire  qui  touchait  à  un  empire  hostile 
de  400  millions  dhahitants.  Quant  à  M.  Blancsubé,  il  débuta  par 
faire  observer  que  la  seule  Cochinchine  et  le  Cambodge  faisaient 
avec  l'Hlurope  un  commerce  de  20  millions,  et  que  notre  commerce 
avec  la  Chine  dépassait  100  millions.  Il  désapprouva  ensuite  le 
gouvernement  de  s'être  arrêté  apiès  la  prise  de  Bac-Ninh,  et  d'avoir 
eu  recours  à  la  diplomatie  pour  signer  les  traités  de  Hué  et  de 
Tien-Tsin.  Il  y  avait  eu,  au  moment  de  l'attentat  de  Bac-i.é,  une 
équivoque  volontaire  de  la  part  de  Tsonir-Ij-Yamcn.  L'honorable 


404  DISCOURS   1»E  JULES   FEUIiV. 

député  pensait  qu'on  avait  eu  raison  de  prendre  des  gages  à  Kélung, 
sans  déclarer  la  guerre,  et  il  considérait  la  guerre  avec  la  Chine,  si 
elle  devenait  nécessaire,  comme  «  une  quantité  négligeable  ».  Il 
fallait,  suivant  lui,  s'appuyer  sur  les  musulmans  du  Yunnan,  y 
mettre  comme  garnison  des  troupes  musulmanes  d'Afrique,  et  il 
termina  par  la  proposition  d'un  ordre  du  jour  de  confiance.  La  suite 
de  la  discussion  fut  renvoyée  au  lendemain,  malgré  Topposilion  de 
ceux  qui,  comme  M.  Lenient,  demandaient  une  séance  du  soir,  et 
des  députés  de  droite  qui,  comme  MM.  De  Soland  et  Baudry  d'Asson, 
ne  voulaient  pas  siéger  un  jour  de  fête  concordataire.  Profitant  de 
ces  abstentions,  rexli'ème-gaucbe  réclama,  le  lendemain,  un  vole  à  la 
tribune  sur  l'ordre  du  jour  de  confiance  présenté  par  MM.  Antonin 
Proust  et  Sadi-Carnot.  Par  suite  de  cette  manœuvre,  un  premier 
scrutin  fut  déclaré  nul,  faute  d'avoir  atteint  le  quorum,  et  le  second 
ne  donna  que  173  voix  au  gouvernement  contre  50. 

Vote  des  crédits  par  le  Sénat. 

Le  projet  de  loi  portant  ouverture  des  38  303  874  francs  de  crédils, 
fut  aussitôt  porté  au  Sénat  par  M.  Jules  Ferry,  qui  le  déposa  au  début 
delaséan<'e  du  li>  août*.  M.  de  Saint-Vallier,  au  nom  de  la  commis- 
sion des  finances,  présenta  immédiatement  son  rapport.  Tout  en 
exprimant  le  regret  qu'arrivé  à  la  dernière  séance  de  sa  session,  le 
Sénat  ne  pût  se  livrer  à  une  discussion  approfondie,  le  rapporteur 
proposa  sans  hésiter  de  voter  les  crédits,  car  tout  le  monde  était 
d'accord  au  Luxembourg  pour  défendre  le  drapeau  menacé.  M.  le 
duc  de  Broglie  crut  devoir  néanmoins  déclarer  qu'il  ne  pouvait 
accorder  sa  confiance  au  ministère,  ce  qui  n'était  pas  pour  sur- 
prendre, et  fit  un  noir  tableau  des  complications  auxquelles  avaient 
donné  lieu  les  all'aires  du  Tonkin.  Le  rapporteur  répliqua  f|ue  le 
regret  qu'il  avait  exprimé,  au  sujet  de  l'impossibilité  d'ouvrir,  à  la  fin 
de  la  session  des  Chambres,  un  débat  approfondi,  n'impliquait 
aucun  blâme  pour  le  Gouvernement,  blâme  qui  serait  de  nature  à 
affaiblir  son  a'iion  au  debors,  et  M.  .Iules  Feriy  réclama  à  son  toui" 
un  vote  de  confiance  qui  était  inséparable  du  vote  des  ci'édils. 

M.  LE  Prksidknt.  —  Je  donne  la  lecture  de  l'article  premier  : 
«  Article  primier.^ — 11  est  ouvert  au  ministre  de  la  marine  et  des 
colonies,  au  titre  du  budget  ordinaire  de  l'exercice  1884,  un  crédit 
supplémenlaire  de  38  363  874  fiancs,  qui  sera  classé  à  la  2''  section  : 
Service  colonial,  chapitre  15  (Service  du  Tonkin).  » 

M.  Jui.ES  Ferry,  préndenl  du  conseil,  7)ih}islrc  des  affaires 
étrangères.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président.  —  M.  le  président  du  conseil  a  la  parole. 
1.   V.  VOfficiel  du  17auùt  1881. 


AI'FAIKKS   im   TOISKIN.  40'. 

M.  Jules  Ferky,  prcsù/i'iil  du  conseil,  minisfrr  des  affaires 
élrangèves.  —  Messieurs,  je  (1(^811^'  apporter  à  la  Irihiiiic  du 
S(!*nat  une  ou  deux  déclaralions.  Je  n'aurais  pu  accepter,  et  le 
Sénat  le  comprendra,  sans  une  protestation  très  vive,  l'inter- 
prétation que  riionorable  M.  If  duc  de  Broj^lie  avait  bien  voulu 
donner  au  rapport  de  la  commission  des  tinances.  Cette  protes- 
tation vient  d'êti'e  faite  par  Thonorable  rapporteur,  et  je 
l'en  remercie.  Seulement,  je  tiens  à  dire  au  Sénat  que  si 
évidemment  le  temps  lui  manque,  et  si  la  fatigue  de  la  session 
a  tellement  éclairci  ses  rangs,  —  ce  qui  est  absolument  naturel 
et  justifié  par  la  date  même  où  j'aiTbonneur  de  parler  devant 
vous.  —  le  Gouvernement,  quant  à  lui,  ne  pouvait  pas  apporter 
une  beure  plus  tôt  qu'il  ne  l'a  fait  le  projet  relatif  aux  crédits 
du  Tonkin. 

Il  fallait  que  ces  crédits  eussent  été  votés  parla  Cbambre  des 
députés.  Ils  l'ont  été  bier  soir,  après  deux  jours  de  discussion. 
Le  Gouvernement  se  fût  empressé  de  se  présenter  devant  la 
commission  des  finances,  si  elle  eût  exprimé  le  désir  de  recevoir 
les  éclaircissements  que  l'bonorable  M.  de  Saint- Vallier  juge 
nécessaires  dans  cette  grave  affaire;  il  se  met  aujourd'bui  à  la 
disposition  du  Sénat. 

J'accepte  donc  la  situation  telle  que  l'bonorable  rapporteur 
de  la  commission  des  finances  l'a  définie.  C'est  une  remise  de 
la  discussion.  Mais  je  ne  saurais  accepter  en  aucune  façon  la 
Ibéorie  en  vertu  de  laquelle  il  se  pourrait  qu'on  votât  des 
crédits  avec  un  sentiment  de  défiance  pour  le  cabinet.  [Très 
bien!  très  bien!  àgnuche  et  au  cenlre.) 

A  cette  beure,  et  malgré  toutes  les  subtilités  de  l'opposition, 
le  Gouvernement  considère  la  question  de  confiance  comme 
intimement  liée  au  vote  des  crédits.  [Très  bien!  el  applaudis- 
sements à  gauche.  —  Rumeurs  sur  d'autres  battes.) 

Le  Sénat  vota  les  crédits  par  174  voix  contre  1,  car  les  l)ancs 
étaient  fort  dégarnis,  en  ce  jour  de  clôture  des  travaux  législatifs. 

Victoires  de  l'amiral  Courbet. 

Il  s'était  trouvé,  bien  entendu,  beaucoup  de  journaux  radicaux 
ou  intransigeants  pour  conclure  du  petit  nombre  des  députés  pré- 
sents lors   du  dernier  vote  de  la  Chambre,  que  le  niiuislère  Jules 


406  DISCOUKS   DE  JULES   FERKY. 

Ferry  avait  perdu  la  confiance  du  pays.  Ce  patriotique  sophisme 
avait  eu  pour  résultat  d'encourager  Jes  plénipotentiaires  chinois, 
arrivés  à  Shang-Hai  le  28  juillet,  à  rompre  les  nég-ociations  engagées 
avec  M.  Patenôlre.  Il  ne  i^estait  plus  qu'à  faire  de  nouveau  parler  la 
poudre,  et  notre  ministre  notifia,  le  19  août,  un  ultimatum  réclamant 
80  millions,  et  une  réponse  dans  les  quarante-huit  heures.  Le  délai 
écoulé  et  le  gouvernement  cliinois  ayant  donné  à  son  ministre  à 
Paris  l'ordre  de  sortir  de  France,  l'amiral  Courbet  qui,  depuis 
38  jours,  attendait  l'ordre  d'agir,  et  se  maintenait,  avec  sa  petite 
flotte  de  3  croiseurs,  2  canonnières  et  2  torpilleurs  dans  la  rivière 
Min,  en  face  l'arsenal  de  Fou-Tchéon,  bombarda,  les  23  et  24  aoùl, 
les  ouvrages  formidables  accumulés  par  les  Chinois,  et  les  détruisit 
ainsi  que  22  navires  ;  avec  une  audace  extraordinaire,  il  revint  à 
l'embouchure  de  la  rivière,  après  n'avoir  subi  que  des  pertes  insigni- 
fiantes. La  situation  diplomatique  était  singulière,  car  on  n'était 
pas  en  état  de  guei're  déclarée  avec  la  Chine  et  le  commerce  n'était 
pas  arrêté,  mais  le  gouvernement  du  Célesle-Empire  pressait  fiévreu- 
sement ses  armements.  L'extrème-gauche  s'autorisa  de  cette  cir- 
constance pour  demander  au  président  de  la  République,  par  lettre 
du  1"  septembre  1884,  de  prendre  l'initiative  de  la  convocation  des 
Chambres,  afin  de  leur  soumettre  la  question  de  paix  ou  de  guerre. 
Mais  M.  Jules  Grévy  se  borna  à  Iransmeltre  cette  lettie  au  président 
du  Conseil. 

Les  opérations  continuèrent.  A  la  date  du  4  octobre  et  conformé- 
ment aux  ordres  expédiés  par  le  ministre  de  la  marine  le  18  septembre, 
l'amiral  Courbet  occupait  Kélung,  dans  l'Ile  Formose;  puis,  il 
mettait  l'Ile  en  état  de  blocus  (23  octobre).  Mais  l'amiral  Lespès 
échoua  le  2  octobre  dans  sa  tentative  contre  Tamsui,  et  dut  se  rem- 
barquer, après  avoir  eu  17  tués  et  IJO  blessés.  D'autre  part,  auTonkin, 
le  colonel  de  Négrier  battait  les  bandes  chinoises  à  Kep  (8  octobre); 
le  colonel  Donnier  enlevait  les  positions  de  Chu  (10  et  H  octobre). 

Le   secret  diplomatique  et  la  Chambre. 

Cependant,  la  Chine  ne  paraissait  pas  disposée  à  traiter  sur  la 
base  du  maintien  de  l'occupation  de  Kélung  que  proposait  M.  Jules 
Ferry  dans  sa  dépèche  du  11  octobre,  et  l'opposition,  dès  l'ouver- 
ture de  la  session  extraordinaire  (14  octobre),  reprit  son  attitude 
sans  merci  pour  le  cabinet.  Des  crédits,  s'élevant  à  16  millions, 
avaient  été  demandés  pour  le  Tonkin  sur  l'exercice  1884.  Dans  la 
séance  de  la  Chambre  en  date  du  20  octobre,  M.  Armand  Rivière 
réclama  le  dépôt  aux  archives  des  déclarations  faites  par  les 
ministres  à  l'ancienne  commission  des  crédits  du  Tonkin,  ce  qui 
revenait  à  en  demander  la  publication.  Le  lendemain,  M.  Jules 
Ferry  fit,  sur  cette  singulière  proposition,  les  obsei-vations  suivantes'  : 

1.  V.   VOffiviel  du  22  octubre  1884. 


AFFAIIŒS    ItU    TON k IN.  407 

>I.  JuiiES  Feiuiy,  prc'si'Joit  fin  conseil,  ministre  des  n/fnires 
étrangères.  —  Messieurs,  l'élat  de  la  (iiieslioii  est  bien  connu 
de  la  Chambre  el  je  n'ai  pas  besoin  de  lui  rappeler,  a|)rès  les 
dt"'claralions  de  l'honorable  M.  Ribol,  conlirmées  (railleurs  par 
celles  de  l'honoi'able  M.  Rivière,  (pie  raun(''e  (lt'rni(''r(',  i»rt'S(jue 
à  pareille  (''po(|ue,  nous  trouvant  devant  la  commission  chargée 
d'examinei'  les  demandes  de  crédits  relatifs  aux  alTaires  du 
Tonkin,  nous  avons  cru  devoir  entrer  dans  des  explications 
absolument  conlidentielles,  soit  au  point  de  vue  militaire,  soit 
au  point  de  vue  diplomati(pie.  Mais,  si  nous  l'avons  fait,  si 
nous  avons,  en  quelque  soite,  rompu  le  secret  piofessionnel, 
c'est  à  une  condition,  acceptée  par  tous  les  membies  de  la 
commission  avec  un  empressement  et  une  sincérité  patrio- 
tiques :  à  la  condition  du  secret  absolu. 

Pour  remplir  cet  engagement,  les  notes  soigneusement  prises 
par  M.  le  secrétaire  de  la  commission  sont  restées  entre  les 
mains  du  président  ou  du  secrétaire.  Aujourd'hui,  on  nous 
invite  —  et  c'est  là  le  premier  point  du  débat  ([ui  a  eu  lieu  à 
la  fin  de  la  séance  d'hier  —  on  nous  invite  à  dire  ce  que  nous 
pensons  de  la  motion  que  l'honorable  M.  Rivière  a  apportée 
hier  à  la  tribune,  et  qui  n'est  qu'une  demande  de  publication 
déguisée,  car  le  dépôt  aux  archives,  avec  la  communication  à 
tous  les  députés,  c'est  évidemment  la  publication  universelle. 
Je  le  déclai'e  très  nettement,  et  pour  les  mêmes  raisons  que 
j'indiquais  devant  la  commission  l'année  dernière,  j'estime  que, 
dans  la  situation  actuelle,  cette  publicité  aurait  les  inconvénients 
les  plus  graves. 

L'honorable  M.  Rivière  n'est  pas  bien  éloigné  de  le  penser, 
car  j'ai  relevé  dans  ses  observations  d'hier  cet  aveu,  devant 
lequel  il  lui  était  difficile *de  reculer  :  c'est  qu'il  y  a  eu  dans  les 
communications  faites  à  la  commission  l'année  dernière,  des 
communications  tellement  confidentielles  qu'à  l'heure  qu'il  est, 
il  reconnaît  lui-même  qu'elles  ne  sauraient  être  livrées  à  la 
publicité, 

\l  concède,  en  quelque  sorte,  si  je  l'ai  bien  compris,  un  droit 
de  censure  au  Gouvernement;  il  dit  au  Gouvernement  : 
«  Reprenez  les  procès-verbaux  et,  ce  que  vous  croirez  bon  à 
garder  secret,  vous  le  retrancherez.  »  La  question  ainsi  posée, 
messieurs,  devient  une  question  de  principe  qu'il  faut  trancher. 


108  DISCOURS   DE  JULES   1-EliUV. 

Il  serait  loul  à  fait  impossiijle  à  un  gouveinement  de  libre 
iliscussion,  à  un  gouvernement  parlementaire  de  gérer  les 
grandes  affaires  de  l'État,  les  affaires  militaires  et  les  alfaires 
diplomatiques,  s'il  n'y  avait  pas  quelque  part  un  secret  invio- 
lable pour  tout  le  monde.  On  ne  fait  pas  la  diplomatie  sur  les 
toits,  et  on  ne  saurait  traiter  de  plans  de  campagne,  d'effectifs, 
de  mobilisation,  quand  les  ennemis  peuvent  entendre,  et  vous 
savez  qu'ils  n'ignorent  rien  de  ce  qui  se  passe  ici,  même  dans 
les  couloirs.  {Très  bien!  /?v"'s  bien!) 

Je  supplie  donc  la  Cbambre  de  laisser  subsister  quelque  temps 
encore  l'engagement  qui  avait  élé  pris,  et  ipic  l'iionorable 
M.  Ribot,  avec  son  autoi'ilé,  a  qualiOé  comme  il  devait,  en 
disant  que  c'était  un  engagement  dhonneur,  et  que  j'appellerai, 
pour  ma  part,  un  engagement  de  patriotisme...  (JVès  bien!  très 
bien!)  C'est  au  nom  du  patriotisme  que  je  vous  demande, 
messieurs,  de  maintenir  ce  secret,  non  pas  indéliniment,  mais 
jusqu'à  ce  que  les  circonstances  qui  l'ont  rendu  nécessaire  se 
soient  profondément  modiliées,  et  que  je  prie  la  Cbambre  de 
repousser,  en  ce  moment,  la  motion  de  M.  Rivière.  [Très  bien! 
1res  bien!  et  applaudissements  au  centre  et  à  gauche.) 

Malgré  l'insistance  de  M.  Ilivière  et  le  peu  d'appui  que  trouvait  le 
(Gouvernement  dans  le  président  de  la  commission,  l'honorable 
M.  Ribot,  qui  avait  déclaré  ne  voir  aucun  inconvénient  à  la  publi- 
cation, ainsi  que  le  fit  remarquer  M.  Granet,  la  Chambre,  par  289 
voix  contre  185,  rejeta  la  motion  Rivière.  Après  ta  nomination  de 
la  commission  nouvelle  des  crédits  du  Tonkin,  M.  Clemenceau 
déposa,  dans  la  séance  du  21  novembre  1884,  un  projet  de  résolution 
ainsi  couru  :  «  I.a  Chambre  décide  que  la  partie  du  procès-verbal 
de  la  commission  des  crédits  du  Tonkiu  du  6  novembre  1884, 
comprenant  une  question  de  M.  Clemenceau  commémorant  par  ces 
mots  :  «  M.  Fournier  nous  a  dit...  »  et  la  réponse  qu'y  a  faite  M.  le 
Président  du  conseil,  sera  publiée  parmi  les  annexes  au  rapport  de 
la  commission.  »  M.  Clemenceau,  après  déclaration  d'urgence, 
expliqua  sa  proposition  :  suivant  lui,  les  anciens  procès-vei'baux  de 
la  dernière  commission  du  Tonkin  ne  contenaient  rien  irintéressant, 
et  c'était  par  un  discours  de  lord  Crauville  qu'on  avait  appris  que 
la  France  avait  demandé  la  médiation  de  l'Angleteire  (à  quoi 
M.  Ferry  donna  immédiatement  un  démenti  formel).  Les  membres 
de  la  commission  n'avaient  promis  le  secret  que  sous  cette  réserve 
que  la  Chambre  pourrait  les  relever  de  leur  engagement;  de  plus, 

1.  V.  h'Offiih-l  (lu  22  novembre  1881. 


AU  \ii{i:s  m   tunkin.  i"!» 

le  (iouvriiieiiKMil  avait  idusé,  inrmo  sous  promtîSSf  tli'  srori'l,  de 
rommuni(jiior  les  dépêches  de  l'amiral  l.espès  et  de  M.  IJonire  ; 
il  avait  aussi  refuse  de  faire  enteiulie  M,  Ilaniiand.  1-e  Présidt'iil  du 
conseil  n'avait  jjas  coiisi'iili  a  vi'nii-  dnniier  à  la  roiniuissioii  les 
reiiseiiineineiils  (jiii  lui  mainjnairnl.  l  ne  i»arlie  des  procés-verhaux 
avait  été  mise  sous  clef.  Kn  ce  qui  concerui-  un  de  ces  piocès-vcrltaux, 
celui  lie  la  séance  du  0  noveniltre,  M.  Clemenceau  piélendit  rpic  If- 
Président  du  conseil  avail  l'ait  une  correction,  quand  la  minwti'  lui 
fut  soumise,  et  modilié  une  réponse  à  une  question  faite  par  l'inler- 
pellateur,  en  présence  de  M.  Fournier.  Celte  réponse  de  M.  Jules 
Kerry  aurait  porté  sur  les  intentions  actuelles  de  la  Chine.  Avail-on 
la  prétention  de  cacher  aux  Chinois  leurs  propres  desseins'? 
M.  Jules  Ferry  lit  à  M.  Clemenceau  la  réponse  qui  suit  : 

M.  Jules  Ferey,  présuloil  du  consi'il,  ininislrc  des  affaires 
('•trangèves.  —  3Iessieiirs,  si  je  ne  consultais  que  mon  intérêt 
propi-e,et  le  désir  naturel  et  légitime  quejc  dois  avoir  de  mettre 
lin  à  une  campagne  d'insinuations  et  d'attaques  personnelles 
qui  se  poursuit  contre  le  Gouvci'nement  depuis  plusieurs  jours, 
je  serais  le  premier  à  demander  que  la  Chambre  fût  immédia- 
tement saisie  des  pièces  du  débat.  Vous  verriez  alors  à  quel 
degré  —  permettez-moi  le  mot  —  de  puérilité  et  de  mesqui- 
nerie... {Très  bien!  1res  bien!  an  renlrc.  —  /^roleslntious  à 
f  extrême -gauche  et  à  droite.) 

A  l'extrcmc-gauche.  —  Prouvez- le  ! 

x\I.  Clémenceai'.  —  Très  bien  !  disent  les  gens  qui  ne  savent  pas  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  à  quel  degré  de 
mesquinei'ie.  l'espi'it  d'opposition  —  (jiu'  dis-je?  —  le  génie 
de  l'opposition  et  de  l'obstriictiou  peut  arriver...  [Xouvelles 
protestations  sur  les  mêmes  bancs. 

M.  Clkmf.nc.eai".  —  Ce  n'est  pas  aimable  pour  M.  Franck  Chauveau, 
cela. 

M.  LK  Pri':su)e.nï. —  Laissez  paiier.  mcssii'urs  ! 

M.  LE  Président  du  coxseil.  —  ...  et  vous  apprendriez 
que  c'est  pour  avoir  substitué  au  verbe  «  je  suis  convaincu  »  le 
verbe  «  je  crois  »  que  tout  ce  débat  est  soulevé  à  la  tribune  ! 
[Mouvements  divers.) 

M.  Clémf.nceai  .  —  C'est  faux!  c'est  faux  !  Je  jure  que  c'est  faux! 
[Applaudissements  à  r extrême-gauche  et  à  droite.  —  Rimieurs  pro- 
longées en  sens  divers.) 

M.  Georges  Perlv.  —  Xous  l'attestons  avec  M.  Clemenceau. 

M.  AcuARD.  —  Il  faut  vider  cette  (question-là  tout  de  suite. 


410  [MSCOLHS    L»K  .ILI.KS    FEHHV. 

M.  CLKME.NciiAr.  — ■  J'invoque  le  Lénioisnage  de  M.  le  président  de 
la  commission  ;  j'invoque  le  témoignage  de  tous  mes  collègues!  Y 
a-t-il  quelqu'un  parmi  eux  qui  puisse  me  contredire?  qu'il  se  lève  ! 

M.  Geouges  Perix.  — Il  serait  trop  commode  de  dire  le  contraire 
de  la  vérité! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Ce  serait  une  raison  de 
plus  pour  apportei-  ici  les  pièces  du  débat,  comme  je  le  disais 
tout  à  l'heure. 

A  droite.  — Apportez-les  alors  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  les  apporterais  s'il  n'y 
avait  pas  ici  un  intérêt  supérieur...  [Exclamations  à  l' extrême- 
gauche  et  à  droite.) 

M.  AcHARD.  —  On  a  dit  cela  en  1870. 

M.  le  Président  du  conseil.  —  S'il  n'y  avait  pas  le  plus 
grand  inconvénient  à  entamer  ici,  sur  un  morceau  de  procès- 
verbal,  une  discussion  qui  nous  mettrait,  au  point  de  vue 
diplomatique,  vis-à-vis  d'un  adversaire  très  avisé  et  très  retors, 
dans  un  état  manifeste  d'infériorité. 

Tout  débat  porté  sur  le  ten-ain  où  vous  voulez  l'amener 
aboutirait  à  ceci  :  jouer  avec  la  Chine  cartes  sur  table.  [Mouve- 
meiits  divers.)  Eh  bien  !  que  ceux  qui  comprennent  ainsi  la 
direction  des  négociations,  que  ceux  qui  croient  que,  vis-à-vis 
de  la  diplomatie  chinoise,  il  est  politique,  il  est  prudent  de 
découvrir  son  jeu,  de  dire  dès  à  présent  notre  dernier  mot... 
[Applaudissements  à  gauclte  et  au  centre)...  Que  ceux-là,  dis-je, 
prennent  la  direction  des  affaires  étrangères  ;  quant  à  moi,  dans 
des  conditions  pareilles,  je  n'en  conserverais  pas  une  minute 
la  responsabilité... 

Je  demande  donc  à  la  Chambre  de  rejeter  purement  et 
simplement  le  projet  de  résolution.  [Applaudissements  à  gauche 
et  au  centre.) 

Bien  que  M.  Maze,  membre  de  la  commission  du  Tonkin,  eût 
alfirmé  que  «  dans  la  sincérité  de  sa  conscience  »  il  n'y  avait 
aucune  dilférence  de  fond  entre  le  texte  inscrit  primitivement  au 
procès-verbal  de  la  commission,  et  celui  que  le  Président  du  conseil 
avait  présenté  après  la  ratillcation;  bien  c|ue  le  rapporteur,  M.  Arthur 
Leroy,  eût  fait  la  même  déclaration,  M.  Clemenceau  insista  avec 
tant  d'àpreté  pour  que  la  Cliand)re  fût  mise  au  courant  du  texte 
primitif  du  procès-verbal  et  de  la  rectification  faite  pai' le  Président 
du  Conseil  (en  conformité  de  tous  les  usages  suivis  dans  les  commis- 


AiiAiiiKs  m    n.NKiN.  m 

sions";  que    le   Présideiil  ilii    cun.stMl    nliésiLi    p.is   ;i   in(lii|iiei    .1    l;i 
Cluimbie  les  deux  rocliliralinns  iIdmI  il  s";if.'iss.'iil  : 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Mcssii'iirs,  on  v;i  m'ohliger 
à  (lire  quelque  chose  tiue  je  ne  devrais  |)as  din'. 

riush'itfs  mciiihrcs  (tu  roilrc.  —  .Ne  Je  dilrs  |i;is  1 

M.  LE  Président  du  conseil.  — Mais  la  dignité  du  régime 
parlenienlaii'e  et  la  foi  publique  exigent  (|u'on  ne  laisst;  pas, 
grâce  à  des  habiletés  de  discussion,  planer  sur  ce  débat  des 
mystères  (pii  n'existent  pas.  [Mouvements  divers.) 

Voici  les  (leu\  l'eclilicalions  que  j'ai  faites  aux  deux  ligues  de 
procès-verbal  (|ui  m'ont  été  soumises,  avec  le  secret  espoir, 
peut-être, (|ut'je  lesreclitifrais.J'avaisdit  :  «.le  suis  convaincu.  » 
J'ai  mis  :  «  Je  crois.  »  Et  j'ai  ajouté  cette  phrase,  tpii  pourrait 
être  un  conseil  pour  tout  le  monde  :  «  Maissurtout  ilne  faut  pas 
le  dire  aux  Chinois.  »  (Applaudissements  au  centTC  et  à  f/aiicfie.) 

M.  CLKMF.NC.EAr.  —  Ce  (|uc  vient  de  dire  M.  le  Président  du  conseil 
n'est  pas  exact.  {E.vcla mations  au  centre.  — •  Applaudissements  à  droite 
et  à  l'extrème-gauche.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  C'est  absolument  vrai, 
monsieur  1 

M.  Lkon  IloyiET.  —  Je  fais  partie  delà  commission.  C'est  absolu- 
ment exact,  je  laflirme. 

M.  Clemenceau.  —  Ce  n'est  pascxacl. 

M.  LE   Président  du  coxsei]..  —  Apportez  le  registre. 

I.e  rapporteur  relut  le  procès-verbal,  répéta  les  deux  versions, 
conformes  à  ce  que  venait  de  dire  M.  Jules  Ferry,  et  la  Chambre, 
par  289  voix  contre  204-,  rejeta  la  proposition  de  M.  Clemenceau. 
Dans  aucun  pays  assurément,,  l'opposition  n'avait  jamais  témoig-né 
sa  baine  contre  un  chef  de  cabinet,  responsable  des  grands  intérêts 
du  pays  vis-à-vis  de  l'étranger,  sous  une  forme  plus  mesquine  et 
plus  blessante. 

La  commission  saisie  de  la  demande  de  crédits  (H,  dans  son 
rapport,  un  bistorique  des  affaires  du  Tonkin,  rappela  les  voles  qui 
avaient  tant  de  fois  approuvé  la  conduite  du  Gouvernement,  et 
conclut  à  l'adoption  du  projet  de  loi,  mais  sans  se  prononcer  pour 
une  action  énergique.  Déjà,  la  majoiité  semblait  lasse  de  résister 
aux  assauts,  chaque  jour  plus  violents,  des  orateurs  habituels  de 
l'extréme-gauche  et  de  la  droite. 


4U  niscouus  1)1-:  jllks  i-i:iu!V. 


Discours   du  26  novembre   1884,  à   la   Chambre. 

C'est  dans  la  séance  du  24  novembre  1884  i(ue  le  débat  s'ouvrit 
sur  la  demande  d'un  crédit  supplémentaire,  s'élevant  à  16  147  368  fr., 
pour  le  service  duTonkin,  et  sur  les  interpellations  deMM.  Delafosse, 
Haoul  Duval,  Cunéo  d'Ornano  et  l>ockioy  concernant  les  aiîaires  de 
Cliine  et  du  Tonkin.  Il  devait  durer  quatre  jours. 

M.  Jules  Ferry  saisit  cette  occasion  de  donner  au  pays  un  large 
exposé  de  sa  polilique  en  ludo-Ghinc,  et  de  réfuter  toutes  les 
critiques  de  ses  adversaires.  Le  26  novembre,  il  prononça  le  discours 
qui  suit*'  : 

M.  Jules  Ferry,  président  du  conseil,  viimstre  des  affairent 
rfrcmgèrcs.  Messieurs,  quel  que  soit  mon  désir  de  ne  pas 
demander  ;i  la  Chambre  une  Irop  longue  patience,  et  d'arriver 
le  plus  vite  possible  aux  véritables  questions  de  ce  débat,  quel 
que  soit  mon  désir  d'écarter  beaucoup  de  discussions  épuisées, 
qui  se  sont  déroulées,  vous  ne  l'oubliez  pas,  dans  douze 
séances  devant  la  Chambre  des  députés,  au  cours  des  dix-huit 
derniers  mois  qui  viennent  de  s'écouler,  je  ne  puis  cependant 
me  dispenser  de  dire  un  mot  de  ce  passé,  si  court  et  si  long  à  la 
fois  :  si  long  par  les  événements  qui  s"y  sont  accumulés,  par 
les  discussions  approfondies  qui  y  ont  trouvé  leur  place. 

Messieurs,  je  Tai  dit,  et  j'ai  cru  de  mon  devoir  de  le  dire  à 
l'ouverture  des  discussions  précédentes,  dans  le  passé  de  celte 
alïaire  du  Tonkin,  la  responsabilité  du  Gouvernement  actuel  a 
besoin  d'être  limitée  entre  des  dates  et  à  des  actes  précis.  Ce 
n'est  pas,  messieurs,  que  j'aie  l'intention  ni  d'en  réprouver 
l'ensemble,  ni  d'en  contester  la  portée.  J'estime  qu'en  fournis- 
sant à  la  France  l'occasion  de  retrouver  dans  l'Indo-Chine  ce 
que  les  fautes  des  gouvernements  précédents  lui  ont  fait  perdre 
en  Amérique  et  aux  Indes,  le  Tonkin  a  bien  servi  l'intérêt 
français.  Mais  je  dépasserais  de  beaucoup  et  ma  pensée  et  la 
réalité  des  faits  en  contestant  cette  assertion,  si  souvent  jetée 
dans  ce  débat,  que  les  événements  ont  conduit  la  politique  dans 
toute  cette  alïaire,  bien  plus  que  la  politique  n'a  conduit  les 
événements. 

M.  Anuriel'x.  —  Cela  s'appelle  la  dérive  ! 
1.  V.  VOfficiel  ilu  -21  novembre  1881. 


.UKAIliF.S    1)1'  TONKIN.  113 

M.  LE  Président  du  coxskii..  —  Assiiiviiicnl.  les  roiidalciirs 
(le  nolrt3  donuiiiie  ilc  ('ocliincliiiio  ne  se  doiitaicnl  pas.  en  ISIJO. 
de  la  gi'andenr  l'I  dr  rimpoi'lance  de  rd'iiMc  ddiil  ils  jelairiii 
alors  les  fondalions  sur  celle  terre  de  riiidu-C.hiiic 

Le  Gouverneiiieiil  n'a  pas  à  revendiquer  ni  riniliative,  ni  la 
conceplion  première  de  celle  jirande  allaire.  La  conciuèle  ou  le 
prolecloral  du  ïonkin  est  le  dérivé  nécessaii-e,  la  conséquence 
inévilaltle  de  la  conquête  de  la  Cocliincliine,  et  les  traités  de 
Hué  et  de  Tien-ïsin.  sur  lesquels  vous  avez  eu  ou  vous  aurez  à 
délibérer,  sont  le  complément  naturel,  le  correctif  indispen- 
sable de  ce  traité  de  1874,  qui  n'est  pas  noti-e  œuvre,  messieurs, 
qui  n'est  pas  l'œuvre  du  pai'li  républicain,  qui  fut  celle  des 
hommes  d'Étal  de  la  droite,  et  qui  certainement,  par  les  défec- 
tuosités nombreuses  qu'il  renferme,  et  parce  qu'au  lieu  de 
constituer  un  protectorat  catégorique  et  décidé,  il  contenait 
tout  au  [dus  les  linéaments  d'un  pi-olectorat  intermittent  et 
irrésolu,  a  donné  naissance  à  loules  les  diftlcullés  de  cette 
alla  ire. 

Ce  n'est  pas  le  gouNernenicnl  acliiel.  vr  n'est  pas  le  cabinet 
(jui  est  sur  ces  bancs  qui  a  fait  le  traité  de  1874;  ce  n'est  pas 
non  plus  le  cabinet  actuel  qui  est  responsable  de  l'avoi-tement, 
au  mois  de  novembre  1882,  des  projets  conçus  par  l'amiral 
Jauréguiberry,  et  que  le  Livre  jaune  de  l'année  dernière  vous  a 
fait  connaître.  Ce  n'est  jias  lui  non  plus  qui  est  responsable  de 
l'envoi  des  700  lioniniesdela  Corrèze  ni  des  événements  d'Hanoï. 

Le  cabinet  ne  repousse  point  les  responsabilités  qui  lui 
incombent,  mais  c'est  justement  pour  cette  raison  qu'il  tient  à 
limiter  exactement  devant  vous  sa  responsabilité  dans  cette 
atïaire,  et  à  la  renfermer  dans  deux  votes  de  cette  Assemblée, 
dans  deux  mandats  qu'il  a  sollicités  de  vous,  que  vous  lui 
avez  donnés  et  qu'il  s'honore  d'avoir  complètement,  loyalement 
remplis.  Le  premier  mandat,  vous  le  lui  avez  donné  au  mois  de 
mai  1883,  quand,  à  la  presque  unanimité  de  cette  Chambre, 
vous  lui  avez  enjoint  de  venger  riiéro'ique  et  malheureux 
Rivière.  Je  crois  que,  de  ce  premiei-  mandat,  il  s'est  lai-gement 
et  complètement  acquitté. 

H  vous  a  demandé,  k  la  lin  de  l'année  dernière  et  presque  à 
la  même  époque,  un  second  mandat.  Il  s'est  chargé,  après  une 
délibération  approfondie  et  des  discussions  répétées,  de  mettre 


414  DlSCOUIiS  DE  JULES   FERRY. 

entre  les  mains  de  nos  troupes  les  places  qui  constituent  le 
quadrilatère,  la  forteresse,  l'enceinte  protectrice  de  ces  riches 
plaines  du  bas  Tonkin  où  fourmille  une  population  laborieuse 
sur  un  sol  qui  est  un  des  plus  féconds  du  monde.  Nous  vous 
avons  dit  à  cette  époque  :  (c  Donnez  nous  votre  conliance  :  nos 
troupes  sont  devant  Sontay,  Bac-Ninh,  Hong-Hoa;  nous  avons 
la  certitude,  avec  les  moyens  que  vous  nous  fournirez,  de 
mettre  tous  ces  points  au  pouvoir  de  nos  armes.  »  lime  semble 
que,  cette  fois  encore,  nous  avons  tenu  parole,  que  nous  n'avons 
fait  que  ce  que  nous  nous  étions  engagés  à  faire,  et  que  nous 
n'ayons  rien  fait  que  ce  que  nous  avions  promis. 

Je  rappelle  ces  choses  parce  que  la  discussion  déborde  trop 
souvent,  trop  facilement  de  ses  véritables  limites,  parce  qu'on 
est  trop  facilement  porté  à  reprocher  au  cabinet  actuel,  soit  les 
longues  incertitudes  des  débuts  de  cette  affaire,  soit  les  défail- 
lances dont  il  n'est  pas  coupable.  Je  les  rappelle,  messieurs, 
parce  que,  de  tous  les  reproches  qu'on  ne  nous  ménage  pas,  — 
notre  politique  a  été  aftligée  de  toutes  les  épilhétes,  —  on  l'a 
non  seulement  déclarée  maladroite,  mais  criminelle,  agressive, 
tortueuse;  l'honorable  M.  de  Douville-.Maillefeu  est  allé  jusqu'à 
la  déclarer  cléricale...  {Mouvements  divers.) 

De  tous  ces  reproches,  messieurs,  un  seul  me  touche,  celui 
qui  se  rencontre  si  facilement  sur  les  lèvres  des  orateurs  de 
l'opposition,  qui  vous  disent  :  «  Vous  avez  trompé  le  pays.  » 
Trompé  le  pays!  Quand  tout  s'est  passé  au  grand  jour!... 
{Exclamations  à  rextrème-gaucke  et  à  droite.) 

M.  G[;oRGF,s  l*Enix.  —  Le  Livvc  jnunc  piiblit;  au  mois  de  mai  de 
l'année  dernière,  proclame  que  vous  avez  trompe  le  pays. 

M.  Andrieux.  —  C'est  le  sentiment  g-énéral! 

M.  Paul  ue  Cassagnac.  —  Votre  politique  est  une  politique  de 
huis  clos  ! 

M.  tE  Président.  —  Messieurs,  vous  répondrez.  Veuillez  ne  pas 
interrompre  dès  le  début  de  cette  discussion.' 

M.  LE  Présidentdu  coNSEifi.  — ...Quand  tout  a  été  délibéré, 
quand  nous  vous  avons  demandé,  pour  un  but  précis  que  nous 
n'avons  pas  dépassé,  des  forces  qui,  à  l'heure  qu'il  est,  n'ont 
pas  encore  reçu  de  renforts.  Trompé  le  pays!  oh  !  si  vous  voulez 
dire  que  le  pays  n'a  pas  été  placé  dès  les  premiers  moments  de 
cette  grande  entreprise  en  face  d'un  programme  déterminé  ; 


AHAIliKS    IM     TONklN.  415 

sivoiis  voulez  dire  que  les  (lillV'i'enls  ^ouvei'iitMuents  (|ui  se  soiil 
suivis  ont  élé  erilrainés  par  lesévcMiemeiUs,  vous  avez  raison; 
cela  est  aisé  à  dli'e,  car  cela  est  tout  à  fait  vrai.  II  n'y  a  pas  eu, 
dans  l'enti'eprisc  tonkinoise,  de  conception  (rcnscinhlc  ni  de 
délibération  préalable. 

M.  Raoil  Di  val.  —  îe  (lemaiule  ];i  parole. 

M.  LH  Président  du  co-NSEiTi.  —  Et  je  vous  le  deniandc, 
messieurs,  dans  quelle  histoire  coloniale,  clicz  quelle  gi-ande 
nation,  quelle  qu'elle  soit,  trouvez-vous  ces  pi'ogi'auimes 
tracés  d'avance,  ces  conceptions  qui  se  déroulent  comme  une 
pièce  savamment  combinée?  Est-ce  que  c'est,  par  hasard,  dans 
l'histoire  de  nos  colonies  du  dernier  siècle,  dans  lliéroïque  et 
brillante  liistoire  des  Indes  françaises  et  du  Canada?  Est-ce  que, 
au  dix-neuvième  siècle,  c'est  dans  le  développement  de  la 
colonisation  algérienne?  Est-ce  que,  dans  l'histoire  de  la  plus 
puissante  nation  coloniale  du  monde,  dans  la  grande  histoire 
coloniale  de  l'Angleterre,  vous  trouvez  cet  esprit  de  suite,  cette 
systématisation  de  tous  les  plans,  cette  conception  préalable  et 
ces  discussions  calmes,  solennelles  et  graves  devantles  pouvoirs 
publics,  avant  toute  action? 

Est-ce  que  voiisne  savezpas  (pie, dans  toutes  ces  entreprises, 
les  événements,  les  hommes,  l'activité  ou  l'inertie  des  chefs 
militaires,  le  génie,  les  défaillances  ou  l'incapacité  des  gouver- 
neurs, décident  de  la  fortune  ou  de  la  prospérité  des  entreprises 
coloniales?  {Très  bien!  très  bien!  au  centre.) 

M.  Édoiaud  Lockuov.  —  C'est  la  Ihéoiie  du  liasai'd. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Ce  n'est  pas  une  théoiie. 
c'est  l'expérience  de  l'histoire... 

M.  Andrielx.  —  Ce  sont  les  circonslances  atténuantes  de  l'inca- 
pacité. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...qui  ne  se  comporte  pas, 
comme  vous  le  savez  aussi  bien  que  moi,  mon  honorable 
collègue  monsieur  Lockroy,  d'après  des  règles  préconçues,  mais 
qui  est  malheureusement  sujette  et  subordonnée  aux  volontés 
humaines,  au  hasard,  aux  faiblesses  des  uns  et  au  génie  des 
autres;  c'est  tout  cela  qui  fait  l'histoire.  Et  l'histoire  des 
entreprises  coloniales  est,  plus  que  toute  autre,  subordonnée  à 


116  DISCOURS   DK  JULES   FEliUV. 

ces  caprices  des  événemetils,  à  ces  hasards  des  iiommes  d'élile 
ici,  des  lioranies  inférieurs  autre  pai1,  et  à  cet  esprit,  plus  ou 
moins  entreprenant,  des  représentants  d'un  gouvernement 
central,  qu'il  soit  parlementaire  ou  despotique.  Dans  combien 
d'entreprises  sur  une  petite  échelle,  le  gouvernement  de  Louis- 
Philippe,  qui  n'avait  cependant  pas  l'esprit  colonisateur,  et  le 
gouvernement  parlementaire  anglais,  sur  une  grande  échelle, 
n'ont-ils  pas  été  entraînés  par  leurs  chefs  militaires,  par  leurs 
marins  et  leurs  gouverneurs!  C'est  l'histoire  de  tous  les  jours; 
c'est  l'évidence  même. 

M.  GiiOUGES  Pi:ni.x.  —  Ce  n'est  pas  rassurant! 

M.  LE  PiiÉ.siDEXT  DU  CONSEIL.  —  Je  uc  l'êvendique  donc, 
messieurs,  dans  cette  enirepiise  d'Indo-Chine,  pour  aucun 
gouvernement  les  longues  prévisions,  les  vues  à  grande  portée: 
je  conviens,  comme  je  le  disais  tout  à  l'heure,  que  les  événe- 
ments ont  plus  souventconduit  la  politique  que  la  politique  n'a 
dirigé  les  événements;  mais  je  tenais,  pour  le  cabinet  que  j'ai 
l'honneur  de  présider,  à  faire  remanpier  à  la  (>hambre,  en 
l'appelant  des  souvenirs  qui  s'oublient  si  vite,  qu'il  n'y  avait 
pas,  après  tout,  dans  la  part  que  nous  avons  prise  à  cette  grande 
atïaire,  ce  manque  absolu  de  prévisions  et  d'esprit  de  suite  que 
les  partis  nous  jettent  comme  un  grief. 

Est-ce  que  vous  voulez  me  permettre  de  vous  citer  ce  que 
j'avais  l'honneur  de  vous  dire,  il  y  a  un  peu  plus  d'un  an,  à  la 
séance  du  31  octobre  et  à  la  séance  du  II  décembre?  Le 
31  octobre,  nous  vous  apportions  un  programme  ;  nous  vous 
demandions  votre  confiance,  non  pas  aveugle  et  illimitée,  mais 
pour  une  œuvre  déterminée.  Cette  œuvre,  quelle  était-elle? 

J'avais  l'honneur  de  dire,  le  31  octobre  : 

«  On  nous  dit  :  Que  voulez-vous  faire  alors?  Messieurs,  rien 
de  plus  que  ce  que  nous  avons  demandé  à  la  Chambre  de  nous 
autoriser  à  faire  :  nous  voulons  nous  établir  solidement  dans  le 
Delta,  nous  emparer  de  Sontay  et  de  Bac-Ninh.  et  nous  ne 
doutons  pas  que  les  renforts  qui  vont  arriver  au  Tonkin,  qui  y 
sont  peut-être  déjà  à  l'heure  qu'il  est,  n'ajoutent  ce  nouvel 
exploit  à  tant  d'autres  accomplis  par  des  troupes  qui  sont  en 
nombre  inférieur,  vis-à-vis  d'ennemis  bien  armés,  à  ce  qu'il 
paraît,  et  nomlu-eux,  mais  {|ui  suppléent  par  le  courage  et  la 


AKKAIKES   DU   ïo.NkIN.  417 

boime  organisation  à  loiil  ir  (iiii  pt'iii  Iciii    iiijUKjiicr  sons  li' 
rapport  du  nombre.  » 

El  j'ajoulais  : 

«  Nous  voulons  nous  emparer  de  ces  deux  forlen'sst'sdu  Ddla, 
les  seules  qui  nous  mancjuent  encore,  et  nous  vous  promettons 
que,  quand  nous  serons  là,  personne  ne  nous  en  cliassera; 
nous  y  serons  inexpugnables. 

«  Ah  !  je  sais  bien  que  cela  ne  fait  pas  ralTaire  de  certains 
conseillers.  >'ous  en  avons  autour  de  nous  qui  nous  disent  : 
«  Il  ne  faudrait  pas  agir  de  celle  façon.  Il  serait  beaucoup  plus 
simple,  beaucoup  plus  catégorique  d'envoyer  lù-bas  2U  ou 
3UUU0  hommes,  s'il  le  faut,  et  de  dire  à  la  Chine  :  Vous  allez 
reconnaître  nos  droits  sur  le  Tonkin  ou  nous  vous  déclarerons 
la  guerre  !  » 

«  Messieurs,  nous  ne  sommes  pas  de  celte  polilique-làl  Nous 
cioyons  qu'avec  le  temps,  avec  les  forces  que  nous  vous  avons 
demandées,  nous  resterons  solidement  élal)lis  dans  le  délia 
du  Song-Koï,  et  nous  attendrons  que  les  événements  éclairent 
ceux  qui  ont  coutume,  depuis  tant  de  siècles,  de  ne  baisser 
pavillon  que  devant  les  faits  accomplis.  » 

Et,  quelques  jours  après,  dans  la  séance  du  11  décembre, 
précisant  mieux  encore  la  pensée  du  Gouvernement,  je  disais  : 

«  Nous  voulons  être  forts  dans  le  Delta,  nous  voulons  en 
tenir  les  points  stratégiques.  Pourquoi?  Parce  que,  lorsque  nous 
serons  forts  nous  aurons  la  cerlitude  de  pouvoir  négocier  ; 
parce  que,  pour  négocier  avec  le  gouvernement  impérial,  il 
nous  semble  quil  faut  lui  démontrer  que  la  France  n'est  pas 
décidée  à  se  retirer  incessamment  devant  lui. 

«  Nous  croyons  qu'une  démonstration  de  celte  nature  est 
désormais  le  préalable  nécessaire  de  toute  négociation  sérieuse, 
et  nous  sommes  convaincus  que  la  reprise  des  négociations  en 
serait  la  conséquence  immédiate,  et  non  pas  seulement  la 
i-eprise,  mais  la  conclusion  de  négociations  sérieuses. 

«  Voilà  la  première  étape,  et  nous  croyons  à  son  succès.  » 

Messieurs,  nous  étions-nous  trompés?  La  première  étape 
a-t-elle  eu  le  succès  que  nous  annoncions? 

Bac-Ninh  tombait  le  12  mars,  Hong-Hoa  le  12  mai  et,  dès  le 
2  mai,  le  Tsong-Li-Yamen  manifestait  l'intention  de  terminer 
l'affaire  par  voie  amiable,  et,  pour  premier  gage  de  sa  bonne 

J .  Ferry,  Discours,  V.  27 


418  DISCOURS   DE  JULES   FERHY. 

volonté,  le  gouvernement  de  Pékin  rappelait  de  son  ambassade 
le  marquis  de  Tseng,  dont  le  rôle  est  connu.  C'était  une 
première  satisfaction  donnée  à  la  dignité  de  la  France. 

Je  ne  veux  rien  dire  déplus  à  ce  sujet  :  mon  devoir  est 
d'entrer  le  plus  rapidement  possible  dans  la  situation  pré- 
sente. 

Le  Gouvernement  possède,  à  cet  égard,  des  renseignements 
qu'il  est  dans  son  rôle  de  recueillir,  dans  son  devoir  de 
soumettre  aux  Chambres,  et  vous  ne  trouverez  pas  mauvais  que 
cet  examen  doive  m'entraincr  à  certaines  longueurs,  et  à  un 
certain  nombre  de  lectures,  pour  me  permettre  de  rétablir,  par 
des  documents,  la  vérité  sur  notre  situation  actuelle  au  Tonkin, 
tant  au  point  de  vue  militaire  qu'au  point  de  vue  administratif. 
[Parlez!  parlez!) 

II  le  faut,  messieurs,  dans  un  intérêt  très  supérieur  à  celui 
de  ce  cabinet,  dans  l'intérêt  du  pays  ébranlé,  troublé  par  des 
polémiques  dont  il  n'a  pas  toujours  saisi  le  fil,  et  qui  n'a  pas 
toujours  eu  sous  les  yeux  des  informations  très  exactes  et  très 
impartiales. 

La  première  chose  à  faire,  c'est  de  dire  à  ce  pays  la  vérité 
sur  cette  situation  politique  et  administrative...  [Très  bien!  très 
bien!  à  gauche  et  au  centre. —  Interruptions  à  droite),  de  la  lui 
montrer  telle  qu'elle  est,  et  de  dégager  ce  tableau  d'un  certain 
nombre  d'idées  préconçues,  lancées  par  le  mauvais  vouloir  des 
uns,  par  l'impatience  des  autres,  et  qui,  peu  à  peu,  prennent 
possession  de  l'esprit  public,  on  ne  sait  comment  et  par  quelle 
vertu  singulière. 

Ainsi,  on  s'en  va  disant  —  et  l'opinion  incline  à  le  croire, 
parce  que  beaucoup  de  journaux  le  répètent  —  que  notre  corps 
expéditionnaii'e  au  Tonkin  est  dans  une  situation  très  difficile, 
que  son  héroïsme  seul  lui  permet  de  lutter  contre  les  difficultés 
de  cette  situation,  qu'il  est  assiégé  dans  le  Delta,  qu'il  est 
prisonnier!  Messieurs,  pour  la  sécurité  du  pays,  comme  pour 
l'honneur  de  notre  armée,  je  proteste  absolument  contre  une 
assertion  d'une  si  parfaite  fausseté.  Je  sais  que  les  journaux 
d'opposition  se  plaisent  à  comparer  la  situation  du  corps  expé- 
ditionnaire actuel  à  celle  du  malheureux  Rivière,  lorsque, 
enfermé  dans  Hanoï,  il  faisait  cette  sortie  si  imprudente  pour 
donner  de  l'air  à  ses  troupes,  comme  il  le  disait. 


\ll  AlltKS    III    TONM.N.  419 

M.  To.NY  Ukvillo.n.  — Celle  sorlie  a  éh-  faile  par  ordre  du  minis- 
tère. 

M.  LE  Président  j)U  coxsEiri.  —  Eli  bien,  niossiours.  il  n'y 
a  aucun  raniiort  entre  les  deux  époques.  Singuliers  prisonniers 
que  ceux  qui,  à  Iheurc  qu'il  est,  aux  applaudissements  de  la 
France,  ont  pris  contre  les  Chinois  une  si  vigoureuse  oITensive! 
Car  ce  n'est  pas  une  situation  de  défensive,  c'est  une  situation 
d'oiïensive.  messieurs,  (|ue  notre  corps  expéditionnaire  lient  en 
ce  moment  au  Tonkin.  C'est  le  27  septembre  que  le  général 
Brière  de  l'Isle,  qui  avait  pris  le  commandement  quelques  jours 
auparavant,  nous  annonçait  l'arrivée  d'un  corps  d'invasion 
cbinois  par  la  route  de  Lang-Son,  par  le  défilé  de  Loc-Nàn,  et, 
dans  cette  même  dépêche,  il  nous  écrivait,  avec  une  fière 
assurance,  à  laquelle  l'événement  a  donné  raison  :  «  Je  vais  les 
refouler  par  une  opération  rapide  et  décisive.  » 

Et  en  effet,  messieurs,  le  3,  le  6,  le  8,  le  10,  le  1 1  octobre,  à 
Kep.  sur  la  rivière  du  Loc-Nàn.  ot  dans  la  vallée,  à  Chu,  nous 
avons  vu  la  colonne  envoyée  par  le  général  Brière  de  l'Isle, 
combattant  un  contre  quatre,  un  contre  six,  enlevant  le  camp 
retranché  des  Chinois,  leur  coupant,  cette  fois,  la  ligne  de 
retraite  et,  en  huit  jours,  leur  tuant  5000  hommes  et  deux 
généraux! 

M.  Pr\x-1*aris.  —  Alors  il  n'y  a  phis  de  Chinois!  {Munnures  au 
centre.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  puis  vous  citer  le 
rapport  écrit  par  le  général  Brière  de  l'Isle  au  milieu  de  cette 
expédition  victorieuse. 

Le  9  octobre,  il  écrit  : 

«  C'est  à  ces  admirables  serviteurs  que  le  Gouvernement 
doit  des  récompenses,  gagnées  dans  les  brillants  combats  livrés 
depuis  huit  jours  dans  le  Loc-Nàn  et  à  Kep,  sous  une  tempé- 
rature de  feu  et  au  milieu  de  souffrances  dont  le  général  de 
Négrier  lui-même  ne  se  faisait  aucune  idée  avant  cette 
campagne,  ainsi  qu'il  me  l'écrivait  il  y  a  deux  jours.  «  Il  fait 
encore  très  chaud,  m'écrit  encoi-e  mon  valeureux  camarade  et 
collaborateur  dévoué.  Jamais  des  troupes  ne  se  sont  trouvées 
dans  d'aussi  détestables  conditions.  Mais  telle  est  la  valeur  de 
notre  troupier  que  son  moral  reste  excellent  malgré  ses 
souffrances.  » 


420  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

«  Je  quitte  Hanoï  dans  quelques  jours  pour  me  porter  sur  le 
théâtre  des  opérations  que  le  général  de  Négrier  conduit  si 
brillamment.  Le  colonel  Donnier,  de  son  côté,  a  eu  également 
5  à  6000  réguliers  devant  lui  dans  le  Nam-Loc-Nam;  il  y  en  a 
peut-être  autant  du  côlé  du  Yenthé.  C'était  donc  une  armée  de 
15  à  18000  réguliers  qui  envahissaient  le  Tonkin.  Après  qu'ils 
auront  été  refoulés  dans  les  montagnes  vers  Lang-Son,  je  vais 
leur  fermer  les  routes,  par  trois  postes  solidement  fortifiés  et 
armés,  à  Kep,  et  sans  doute  à  Yenthé  ou  environs.  C'est  cette 
ligne  que  je  vais  inspecter,  en  me  tenant  près  de  Négrier,  dans 
le  cas  où  il  aurait  besoin  de  repos  avant  la  fin  de  notre  besogne. 
Aussitôt  mes  postes  établis,  je  vais  opérer  avec  les  bâtiments  de 
guerre  et  l'infanterie  de  marine  vers  Tien-Y^en,  pour  empêcher 
les  renforts  de  venir  du  nord,  pour  combler  les  vides  que  nous 
avons  faits  dans  une  si  large  mesure  dans  les  rangs  de  l'ennemi. 
Je  serai  sans  doute  amené  à  occuper  un  point  vers  Tien-Yen. 

«  Nos  troupes  sont  admirables  :  avec  de  pareils  braves 
gens,  il  n'y  a  pas  à  considérer  le  nombre.  Je  ne  prévois  pas 
que  je  sois  réduit  à  vous  demander  le  moindre  renfort.  »  {Vifs 
applaudissements  à  gauche  et  au  centre.)  Yii^  ùdM?,  cette  même 
lettre,  le  brave  général,  prévoyant,  avec  une  grande  perspica- 
cité, quil  aurait  avant  peu  à  porter  ses  elforts  sur  un  autre 
point,  nous  écrivait  :  «  La  situation  s'assombrit  aussi  du  côlé 
du  fleuve  Rouge  en  amont  de  Hong-Hoa  ;  on  ne  me  signale  de 
réguliers,  de  ce  côté,  qu'à  Laokaï,  mais  des  nuées  de  bandes 
de  Pavillons-Noirs  et  autres  Annamites  et  Muongs  ravagent  la 
haute  vallée  et  celle  de  la  rivière  Claire.  Il  faudra  aussi  nettoyer 
cette  région  jusqu'au  premier  rapide.  » 

Comme  on  avait,  en  huit  jours,  repoussé,  au  début,  l'invasion 
du  côté  du  Sud,  c'est  en  huit  jours  encore  qu'on  nettoie  la 
région  du  Nord,  et  qu'on  repousse  l'invasion  des  Pavillons- 
Noirs,  descendus  au  nombre  de  8000,  mêlés  aux  réguliers  du 
Yunnan;  du  13  au  20  octobre,  les  envahisseurs  du  Nord  multi- 
plient leurs  attaques  contre  la  citadelle  de  Tuyen-Quang;  ils 
sont  repoussés,  sans  nous  faire  perdre  ni  un  mort  ni  unl)lessé. 
Le  20  novembre,  sur  la  canonnière  VJi clair,  nous  avons  un 
blessé,  le  premier  dans  cette  campagne.  Le  15,  on  signale 
8000  Chinois  sur  le  haut  fleuve;  ce  sont  des  Pavillons-Noirs  et 
des  réguliers  mêlés.   Le   colonel  Duchesue  se  porte  à  leur 


AFI  AIIIKS   Itr   TONKIN.  421 

rencontre  le  19  et  le  20,  malgré  les  ouvrages  fortifies,  rpic  les 
Chinois  excellent  à  construire  avec  une  très  grande  rapidité  et 
beaucoup  d'habileté;  il  les  culbute,  et,  dans  ces  deux  journées, 
qui  ne  nous  coûtent  que  S  tués  et  25  blessés,  il  les  refoule 
complètement  dans  la  région  des  forêts  et  des  montagnes; 
tout  cela  en  dix  jours.  [Appl aadissements .) 

Messieurs,  j'insiste  sur  ces  faits  qui  vous  sont  connus,  non 
pas  seulement  pour  en  reporter  l'honneur  à  nos  héroïques 
soldats,  qui  n'ont  jamais  montré  avec  plus  d'éclat  ce  que  peut 
la  bravoure  fi'ancaise,  unie  à  la  science,  à  la  discipline  et  à  la 
bonne  lactique  ;  j'y  insiste  surtout  pour  répondre  à  certains 
détracteurs  qui  se  plaisent  à  assombrir  ce  tableau,  pour  ceux 
qui  parlent  ici  de  cris  de  détresse  poussés  par  le  pays.  A  enten- 
dre certains  propos,  à  lire  beaucoup  de  journaux,  il  semblerait, 
et  l'étranger  doit  le  croire,  qu'en  réalité  nous  sommes  aux 
prises  avec  des  désastres  nouveaux;  que  notre  armée,  malgré 
sa  valeur,  aurait  subi  des  pertes  considérables,  qu'elle  serait 
tenue  en  échec  par  les  Chinois.  C'est  le  contraire  qui  est  la 
vérilé.  Pour  le  corps  expéditionnaire  du  ïonkin,  c'est  la 
victoire,  la  victoire  quotidienne  qui  est  l'état  normal.  [Applau- 
dissements sur  lin  grand  nombre  de  bancs.) 

M.  Le  Provost  dk  Laiwav.  —  Combien  y  a-t-il  de  malades? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Vous  le  savez;  les  pièces 
ont  été  impi'imées.  La  situation  sanitaire  est  des  plus  satisfai- 
santes pour  le  corps  expéditionnaire.  [Inlemipiiunsà  droite.) 

M.  Le  Provost  de  Launay.  —  On  affirme  qu'il  y  a  S  000  malades. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Mais,  dit-on ,  si  nos 
troupes  sont  victorieuses,  pourquoi  ne  poursuivent-elles  pas 
l'ennemi?  Messieurs,  je  rencontre  ici  une  de  ces  opinions  qui 
prennent  pied,  qui  s'installent,  qui  s'emparent,  en  quelque 
sorte,  des  esprits,  et  contre  lesquelles  il  est  difficile  de  réagir, 
mais  qu'un  examen  attentif,  sérieux,  appuyé  sur  de  bonnes 
informations,  ne  tardera  certainement  pas  à  rectifier.  Il  y  a 
dans  le  public  une  tendance  à  croire  qu'on  fait  preuve  de 
faiblesse  en  ne  poursuivant  pas,  —  on  ne  dit  pas  jusqu'où,  — 
les  bandes  ou  les  réguliers  chinois  que  nos  troupes  dispersent 
si  vaillamment.  Cela  a  toujours  été,  ce  fut  toujours  l'écueil  des 
opérations  entreprises  à  grande  distance,  dans  tous  les  pays, 


422  DISCOURS   DE  JULES  FERRY. 

que  la  critique  à  laquelle  elles  sont  naturellement  soumises,  de 
la  part  d'un  grand  nombre  de  personnes  qui  ont  plus  de  zèle, 
plus  de  bonnes  intentions  que  d'informations  et  de  compétence. 
Il  n'y  a  rien  de  dangereux,  messieurs,  comme  de  faire  des 
plans  de  campagne  à  trois  mille  lieues  de  distance.  {Interrup- 
tions à  droite.)  C'est  la  tendance  toute  naturelle,  ti'ès  légitime, 
des  écrivains  militaires...  alors  même  qu'ils  sont  de  simples 
civils.  [Sourires.]  C'est  la  tendance  de  ceux  qui  jugent.  Il  y  a 
toute  une  littérature  militaire,  qui  est  fortintéressante,  et  dans 
laquelle  certainement  les  chefs  de  notre  armée,  ceux  qui  l'orga- 
nisent et  qui  la  conduisent,  trouvent  souvent  à  glaner.  Mais, 
messieurs,  ce  qui  est  permis  à  un  journaliste,  à  un  écrivain  qui, 
si  distingué  qu'il  soit,  n'a,  en  définitive,  que  la  responsabilité 
de  sa  parole  et  de  sa  pensée,  n'est  pas  permis  à  un  gouverne- 
ment qui  a  la  responsai)ilité  des  alïaires.  Son  premier  devoir 
est  de  s'en  rapporter  aux  chefs  qui  sont  là-bas,  de  les  consulter 
respectueusement,  dirai-je,  de  s'en  l'apporter  à  eux  sur  les 
questions  de  stratégie,  de  défense  et  de  limites  à  donner  aux 
opérations  militaires. 

M.  DK  La^junais.  —  Il  est  bien  dommage  qu'on  n'ait  pas  suivi 
ce  conseil  en  1871. 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —  A  l'époque  où  tant  d'avocats  faisaient 
des  plans  de  campagne. 

M.  LE  Président  DU  conseil.  —  Vous  pensez  bien,  messieurs, 
et  aucun  de  vous  n'en  doute,  qu'il  n'est  pas  possible  que  cette 
première  pensée  ne  nous  soit  pas  venue  :  après  la  victoire,  la 
poursuite,  et  pourquoi  s'arrêter  en  chemin?  Cette  pensée  nous 
est  venue  comme  à  beaucoup  d'autres  :  nous  avons  interrogé, 
nous  avons  voulu  savoir,  nous  avons  écrit  et  nous  avons  pu,  ce 
qui  vaut  mieux  encore,  conférer  avec  M.  le  général  Millot  et 
avec  les  officiers  de  son  état-major.  Eh  bien,  depuis  leur  retour, 
j'ai  été  absolument  converti,  parce  que  j'ai  été  violemment 
frappé  par  les  raisons  qu'ils  nous  ont  données.  Il  y  a,  sur  ce 
point,  beaucoup  de  documents,  mais  il  y  a,  comme  documents 
décisifs,  les  rapports  qui,  aussitôt  après  la  prise  de  Bac-Ninh  et 
deHong-Hoa,  nous  ont  été  envoyés  par  le  commandant  en  chef 
du  corps  expéditionnaire.  Nous  avons  pu  causer  avec  lui  de 
ces  rapports,  et  nous  nous  sommes  trouvés  coidii-més,  par  son 
témoignage  oral  et  personnel,  dans  l'opinion  que  leur  h:'Cture 


AFI'AIKKS   DU  Td.NKIN.  123 

nous  avait  donnée.  Nous  tenons  .uianti  coniplr  de  ce  témoi- 
gnage, et  je  suis  bien  aise  de  le  dire,  au  sujet  d'un  général  (|ni  a 
été  en  butte  à  beaucoup  de  critiques  :  toutes  ces  critiques  sont 
mal  fondées.  Le  général  Millot  a  apporté  dans  celle  alïaire 
autant  de  perspicacité  et  de  justesse  d'esprit  dans  la  conduite 
des  alïaices  civiles,  que  de  i-ésolution  dans  la  direction  des 
affaires  militaires.  [Interruptions  à  droite.) 

M.  DE  I.A  Roc.HEi'OiCAiLr»,  DUC  DE  BiSACCiA.  —  Il  lalluil  le  laisser 
au  Tonkin  ! 

M.  Le  I*bovost  de  I.ac.\av.   — l'ourquoi  Tavez-voiis  rappelé? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Vous  savez  bien  (|u"il 
voulait  revenir.  { Exclamations  à  droite.)  11  ne  peut  y  avoir  là- 
dessus  l'ombi'e  d'un  doute. 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —  Il  a  quitté  le  Tonkin  la  mort  dans 
l'a  nie. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  la  quitté,  écceuré  des 
attaques  de  la  presse  qui  vous  soutient... 

M.  Le  PnovosT  de  Lai.nav.  —  Il  ne  la  lisait  pas  encore. 

Un  membre.  —  Non,  mais  il  lisait  le  Times. 

M.  Cr.NÉo  d'Oiinano.  — Il  ne  lisait  pas  rrn/;v;)isrj/(,Y/H<.' 

M.  le  Président  du  conseil.  —  Je  voudrais  mettre  sous 
vos  yeux  quelques  passages  du  rapport  de  M.  le  général  Millot, 
sur  celte  question  si  délicate,  si  difficile  et  si  importante  de 
savoir  à  quel  point  devait  s'arrêter  l'opération  du  Tonkin.  Le 
général  Millot  était  d'avis  qu'il  convenait  d'arrêter  l'occupation 
à  Taï-Nguyen,  à  Yen  Thé  et  à  Kep.  Pour  quelles  raisons  ?  Parce 
que,  disait-il,  ce  sont  les  limites  des  territoires  habités  et  habi- 
tables, et  que  c'est  là  que  commence  le  désert.  Ainsi,  pour 
Ta'i-Nguyen,  le  poste  au  nord,  veis  la  montagne,  vers  ce  pays 
de  Cao-Bang,  dont  il  est  si  souvent  (piestion,  voici  le  tableau 
qu'il  en  fait.  Il  est  intéressant  : 

«  La  navigation  du  Song-Cau  semble  s'arrêter  à  Ta'i-Nguyen  ; 
les  villages  en  amont  n'ont  plus  de  barques;  ils  ne  se  servent 
que  de  petits  radeaux  légers;  les  plus  rapprochés  sont  encore 
habités  par  des  Annamites;  les  autres  appartiennent  aux 
Muongs.  Les  routes  de  Taï-Xguyen  et  de  Cao-Bang  traversent,  à 
peu  près,  des  solitudes;  elles  tombent  bientôt  dans  des  terrains 
l'avinés  ou  couverts  de  forêts.  On  peut  donc  considérer  Taï- 
Nguyen,   de  même  que  Kep,  que  la  deuxième  brigade  avait 


124  DlSCOUIiS   DE  JLI.ES   FERRY. 

atteint,   comme  étant  sur  la  limite   de  la  région  habitée  et 
cultivée  au-dessus  du  delta  du  Tonkin.  Ce  sont  les  clés  du  bas 
pays.  Une  force  militaire  qui  voudrait  envahir  de  ce  côté  la 
riche  contrée  qui  s'étend  jusqu'à  la  mer,  aurait  besoin  pour 
vivre  de  ces  deux  points.  Leur  occupation  s'impose  aux  posses- 
seurs du  Delta.  » 
Il  entre  dans  plus  de  détails  sur  la  situation  deKep  : 
«  La  colonne  principale,  dit-il,  était  à  10  kilomètres  de  Kep 
lorsqu'elle  reçut  l'ordre  du  général  en  chef  de  suspendre  la 
poursuite.  Il  n'y  avait,  en  effet,  plus  lieu  de  la  continuer,  la 
colonne  ayant  atteint  les  régions  incultes  du  vaste  territoire  de 
Lang-Son.  Du  point  où  nos  troupes  se  sont  arrêtées,  on  voit  le 
chemin  se  poursuivre  et  serpenter  entre  des  mamelons  de  plus 
en  plus  élevés  et  de  plus  en  plus  boisés.   A  10  kilomètres 
environ,  et  barrant  l'horizon  dans  le  nord,  se  dresse  une  chaîne 
de  montagnes  dont  la  hauteur  peut  être  évaluée  à  un  millier 
de  mètres,  et  qui  semble  courir  de  l'est  à  l'ouest.  Elle  est 
couverte  de  belles  forêts  jusqu'au  sommet,  et  sa  silhouette  est 
bizarrement  dentelée. 

«  A  partir  de  Kep,  plus  trace  d'habitations  ni  de  culture. 
Au  point  de  vue  de  l'occupation  du  Delta,  Kep  a  une  impor- 
tance indiscutable  :  il  se  trouve  en  arrière  du  long  détilc  que 
forme  la  route  de  Chine,  et  en  garde  le  débouché.  C'est  une 
excellente  position  défensive  contre  une  agression  venant  du 
nord;  il  y  aurait  un  intérêt  majeur  à  y  établir  un  fortin  et  à 
l'occuper  par  une  petite  garnison.  » 

Ainsi  se  résume,  sur  cette  question  dont  se  préoccupe 
l'opinion  française,  le  sentiment  des  hommes  compétents. 
A  ceux  qui  disent  :  «  Mais  sortez  de  ce  cercle,  portez  vos  pas 
plus  loin,  »  ils  vous  répondi'ont  avec  la  plus  grande  netteté 
et  la  conviction  la  plus  entière  :  «  Vous  demandez  une  chose 
dont  nous  contestons  l'intérêt.  Comme  frontières  militaires 
défensives,  celles  que  nous  avons  choisies  et  qui  abritent  les 
terres  habitées  et  habitables,  les  terres  cultivées  et  cultivables 
et  une  population  de  10  millions  d'habitants,  valent  toutes 
les  frontières.  Comme  bases  d'opérations  militaires  contre 
les  Chinois,  les  points  que  vous  indiquez  sont  absolument 
condamnés  :  car  ce  serait  une  faute  militaire  de  la  plus  haute 
gravité,  un  véritable  danger  que  d'aller  placer  nos  bases  d'opé- 


.\II  AlliKS   m:  TONKIN.  423 

rations  à  douze  ou  treize  jours  de  nos  centres  d'approvisionne- 
ment. Il  vaut  mieux  avoir  le  (l(''sert  devant  soi  que  de  l'avoir  à 
dos.  »  {Très  bien!) 

M.  I.or.KROv.  —  Pourquoi  avez-vous  signé  le  traité  de  Ticn-Tsin  ? 
( Humeurs  diverses.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  cela  ne  veut 
pas  direcpie  la  réuion  déserte,  mal  connue,  peu  lialulée,  dont 
la  lopograpliie  est  pour  nous  un  mystère,  n'ait  aucun  prix, 
(|u'elle  doive  être  abandonnée,  mais  cela  veut  dire  qu'il  ne  faut 
pas  lui  appliquer  le  même  traitement  qu'aux  parties  habitées  et 
riches  du  ïonkin.  Dans  ces  dernières,  nous  pouvons  établirune 
administration  solide,  une  domination  sérieuse;  dans  l'autre 
l'écion,  il  faudi'a  aviser  à  d'autres  moyens,  —  comme  l'expli- 
(juait  dans  la  commission  >[.  le  général  Millot.  par  exemple,  — 
entrer  en  arrangement  avec  les  peuples  qui,  de  longue  date,  ont 
été  refoulés  dans  ces  montagnes,  bMir  concéder  certains  privi- 
lèges, exiger  d'eux  des  impôts  moins  lourds,  et  obtenir  d'eux, 
en  échange,  l'exercice  —  sous  un  protectorat  plus  large  que  le 
protectorat  que  nous  étendons  sur  les  autres  ^tarties  du  Tonkin 
—  d'une  police  particulière,  d'une  administration  spéciale. 

Une  même  règle  n'est  pas  applicable  à  tous  les  pays  :  ici, 
nous  avons  affaire  à  une  civilisation  annamite  relativement 
très  avancée  ;  là,  nous  avons  alfaire  à  un  pays  presque  sauvage. 
Eh  bien,  le  problème  de  l'assimilation  ou  de  la  conquête  se 
pose,  sur  l'un  et  l'autre  territoire,  dans  des  conditions  tout  à 
fait  dilTérentes  :  c'est  pourquoi,  messieurs,  les  chefs  militaires 
se  sont  toujours  refusés  à  faire  entrer  dans  leurs  plans  de 
campagne  les  immenses  régions  désertes,  non  cultivées,  non 
cultivables,  à  peine  connues,  qui  s'étendent  au  nord  de  la  ligne 
de  forteresses  dont  je  viens  de  vous  pai-ler  tout  à  l'heure. 
Messieurs,  telle  est  notre  situation  militaire  au  Tonkin  :  non 
seulement  cette  .situation  est  bonne,  mais  elle  est  excellente, 
rassurante;  elle  ne  peut  motiver  aucune  anxiété,  et  il  serait 
fort  regrettable  que  l'opinion  publique  conçût  la  moindre 
inquiétude  sur  la  sécurité  de  nos  soldats,  et  sur  la  pleine  et 
entière  possession  qui  nous  est  désormais  acquise  de  la  région 
du  Tonkin,  qu'on  a  appelé  spirituellement  «  le  Tonkin  où  l'on 
mange  »,  de  cette  vallée  qui  contient  les  10  millions  d'habitants 
qui  sont  l'avenir  et  la  fortune  de  notre  conquête. 


42:5  DISCOURS   DE  JULES   FEHUY. 

Messieurs,  je  voudrais  maintenant  vous  dire  un  mot  de  la 
situation  administrative  de  noire  conquête;  je  voudrais,  atin 
de  remettre  ici  encore  les  choses  au  point,  si  vous  me  permettez 
l'expression,  vous  montrer  avec  des  documents  écrits  et  précis, 
qu'il  y  a  un  moyen  terme  entre  les  tableaux  de  détresse, 
d'abandon,  de  désordre,  que  quelques-uns  vous  tracent,  et  les 
descriptions  enchanteresses  que  vous  avaient  apportées,  en 
d'autres  temps,  des  voyageurs  fort  intéressants,  comme 
l'honorable  M.  Dupuis. 

Un  membre  à  gauche.  —  Et  auxquelles  vous  avez  cru  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  y  a  un  moyen  terme,  en 
elïet,  et  ce  moyen  terme,  c'est  la  vérité  même,  c'est  celle  qui 
ressort  des  documents  que  je  vais  faire  passer  sous  vos  yeux. 
Avant  les  derniers  événements,  au  lendemain  du  traité  de 
Tien-Tsin,  comme  nous  avions  tout  droit  de  nous  croire  en  paix 
du  côté  de  la  Chine,  nous  avons  essayé,  messieurs,  de  poser 
au  Tonkin  les  bases  d'une  administration  française.  Nous 
avons  cherché  à  organiser  ce  Protectorat,  qui  est  une  concep- 
tion de  la  plus  haute  importance,  à  laquelle  il  faut  se  tenir, 
pour  bien  des  raisons  qui  ont  déjà  été  dites  et  que  je  ne  répé- 
terai pas.  Le  Protectorat  est,  en  effet,  li-ès  supérieur  à  la 
conquête  :  il  n'impose  pas  au  conquérant  les  mêmes  i-esponsa- 
l)ihtés  ;  il  est  beaucoup  plus  économique  pour  la  métropole  ;  il 
n'exige  pas  cette  nuée  de  fonctionnaires  et  d'employés  qui, 
quoi  qu'ils  fassent  et  quelque  connaissance  qu'ils  puissent  avoir 
de  la  langue  et  des  mœurs  annamites,  restent  toujours  des 
Français  d'origine,  peu  capables  de  manier  dans  le  détail  la 
population  indigène. 

Le  Protectorat  a  donc  toutes  sortes  d'avantages  :  il  faut  le 
maintenir,  mais  il  faut  l'organiser;  il  faut  trouver  une  combi- 
naison qui  soit  un  juste  milieu  entre  une  sujétion  complète  et 
une  autonomie  absolue.  C'est  cette  combinaison  que  nous 
éludions,  que  nous  étions  en  train  d'essayer,  messieurs, 
lorsque  les  derniers  événements  ont  éclaté,  et,  dès  lors,  par  la 
force  même  des  choses,  les  intérêts  militaires  ont  primé  les 
intérêts  administratifs.  On  était  arrivé  pourtant  à  poser  des 
principes,  et  on  pouvait  déjà  constater  des  résultats,  concevoir 
de  légitimes    espérances.  C'est   encore  dans    un  rapport  de 


AFl-AlItES    DU   TONKIN.  427 

M.  lo  général  Millut,  du  8  juin  188i,  (|ue  je  vais  prendre 
quelques  renseignements  qui,  je  crois,  vous  meUronl  en  pré- 
sence de  la  réalité. 

'<  Si  maintenant,  dit  le  général  Millot,  j'examine  la  silnalinn 
politiciue  du  Tonkin,  mes  appréciations  sont  bien  dillérentes.  » 
—  La  première  partie  du  rapport  avait  trait  aux  rappoi'ts  du 
Protectoi'at  avec  la  cour  d'Annam.  C'est  un  sujet  que  je  tiai- 
terai  tout  à  l'heure,  si  vous  me  le  permettez. —  «  Si,maintenanl, 
j'examine  la  situation  politique  du  Tonkin,  mes  appréciations 
sont  bien  difTérenles.  L'indiience  française  s'établit  visiblement, 
et,  pour  la  majorité  du  peuple  tonkinois,  nous  sommes  des 
sauveurs.  Depuis  1873,  l'ordre  est  profondément  troublé  dans 
ce  pays,  et  l'on  peut  dire  que  le  peuple  est  seul  à  en  souiïi'ir. 
Le  défaut  de  sécurité  a  entravé  les  travaux  de  l'agriculture,  en 
dépit  de  la  ténacité  du  paysan  tonkinois,  que  l'on  voit  souvent, 
à  deux  pas  du  champ  de  bataille,  retournei-  sa  terre,  repiquer 
son  riz,  avec  cette  tranquillité  insouciante  qui  lui  vient  sans 
doute  de  la  triste  habitude  qu'il  a  prise  de  l'incertitude  du 
lendemain.  Les  revers  essuyés  par  les  Chinois  ont  éloigné  ces 
bandes  indisciphuées  et  faméUipies  qui  dévoraient  le  pays;  nos 
colonnes,  parcourant  les  provinces,  dispersent  les  troupes  de 
pillards;  sous  la  protection  de  nos  postes  militaires,  les  villes 
se  construisent,  les  ateliers  s'emplissent,  le  commerce  se 
réveille;  enfin,  les  mandarins  que  nous  avons  rétablis  sur  leurs 
sièges,  malgré  l'intimidation  exercée  par  la  cour  et  ses  ambas- 
sadeurs, commencent  à  faire  renaître  le  règne  de  la  justice. 

«  D'autre  part,  je  constate  que  les  bandes  de  pillards  se 
dispersent  :  les  troupes  de  Lu-Vinh-Phuoc  ont  remonté  vers  le 
nord  et  redoutent  de  nous  voir  marcher  contre  elles.  Celles 
qui  avaient  fait  deTuyen-Quang  leur  quartier  général,  et  par- 
taient de  là  pour  ravager  les  villages  sur  la  rivière  Claire,  n'ont 
pas  résisté  à  nos  colonnes,  et,  aujourd'hui,  leurs  chefs  se 
rendent  à  nous  et  demandent  à  servir  sous  noti-e  drapeau. 
Dans  ces  conditions,  et  par  la  seule  force  des  choses,  j'ai  la 
conviction  que  l'action  bienfaisante  de  la  France  ne  peut  que 
se  développer  rapidement,  si  nous  conservons  ici  pendant  au 
moins  une  année  encore  des  forces  militaires  et  navales  capa- 
bles de  tenir  en  respect  par  leur  seule  présence  les  complots  de 
la  Chine  et  de  la  cour  d'Annam,  et  surtout  si  notre  Gouverne- 


428  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

ment  veut  bien  se  maintenir  dans  une  attitude  résolue,  sans 
faiblesse,  sans  concessions  inutiles  ou  dangereuses  en  face 
d'adversaii'es  qui  ne  défendent  que  des  privilèges  inavouables, 
contraires  aux  intérêts  des  peuples  que  nous  voulons  protéger, 
et  qui  ne  puisent  leur  force  que  dans  la  duplicité,  la  mauvaise 
foi,  opposées  à  la  franchise  et  à  la  droiture  de  nos  intentions. 

<(  En  résumé,  monsieur  le  ministre,  la  situation  politique  se 
présente  au  Tonkin  sous  un  jour  favorable,  et  tout  semble 
concourir  à  attacher  à  vous  cette  population  laborieuse, 
patiente,  robuste  et  si  digne  d'intérêt  qui  ne  compterait  pas 
moins  de  13  à  15  millions  d  âmes.  Fatiguée  de  subir  depuis  des 
siècles  les  misères  de  toutes  sortes  qu'ont  entraînées  les  inva- 
sions chinoises  et  les  guerres  civiles,  lasse  des  exactions  et  des 
caprices  des  mandarins  coch inchinois  que  la  cour  de  Hué  a 
bien  soin  de  réserver  pour  les  emplois  au  Tonkin,  elle  est 
avide  de  paix  et  de  protection,  et  l'on  peut  dire  que  la  part  qui 
nous  est  faite  est  vraiment  belle.  Mais  il  ne  suffit  pas  de 
posséder  des  matériaux  de  première  qualité  et  d'avoir  de 
bonnes  intentions,  il  faut  encore  un  plan  bien  conçu  et  de  bons 
agents  d'exécution.  »  [Jrès  bien!  très  bien!  au  centre.) 

Messieurs,  l'honorable  M.  Franck  Chauveau,  dans  le  dis- 
cours qu'il  a  prononcé,  et,  au  sein  de  la  commission,  divers 
membres  ont  exprimé,  sur  la  situation  actuelle  du  Tonkin,  des 
opinions  beaucoup  plus  pessimistes.  Je  voudrais  les  rectifier  en 
quelques  mots.  La  commission  a  été  très  frappée  de  rencontrer 
dans  des  dépêches  du  général  Brière  de  l'Isle  des  informations 
comme  celle-ci  :  «  Les  pirates  ont  reparu  entre  le  Song-Kau  et 
le  Thaï-Binh  »,  et  elle  nous  a  dit  :  Vous  voyez  bien  que  le  Delta 
n'est  pas  impénétrable  :  voilà  la  piraterie  qui  s'y  installe. 
Messieurs,  il  faut  être  exactement  renseigné  sur  la  piraterie 
tonkinoise  :  ce  ne  sont  pas  du  tout  des  pirates  chinois,  des 
bandes  de  Célestes.  Ce  n'est  pas,  en  un  mot,  une  forme  de 
l'invasion  chinoise  :  c'est  une  des  formes  du  désordre  local. 
Les  pirates,  dont  on  vous  parle  souvent,  ce  sont  des  chefs  de 
village  qui  profitent  du  trouble  général  et  du  fait  que  nos 
colonnes,  occupées  à  refouler  l'invasion  chinoise,  sont  moins 
attentives  à  l'intérieur,  pour  satisfaire  leurs  caprices  ou  leurs 
vengeances.  II  n'est  pas  rare,  et  les  rapports  qu'il  nous  est 
donné  de  lire  en  témoignent  fréqui^mment,  do  voir  le  maire 


AI  lAIllKS    l»i:    iO.NKIN.  42'J 

d'un  village  —  car  ce  sont  aussi  dt's  maires  (jui  adininislrcnl 
là-bas  —  prendre  les  armes  couIit  un  village  voisin;  il  n'est  pas 
rare  non  plus,  nialheureusenient,  de  voir  un  village  chrétien, 
tandis  que  nos  soldais  ne  sont  pas  loin,  tinu'  vengeance  d'un 
village  païen,  ou,  (juaiid  nos  soldats  sont  partis,  ini  village 
païen  tirer  vengeance  d'un  village  chrétien. 

C'est  un  état  de  désordre  intérieur,  c'est  une  situation  cjue 
nos  gouverneurs  et  nos  chefs  militaires  ont  parfaitement  connue 
en  Cochinchinc.  Mais  que  l'occupation  franraise  s'installe,  que 
la  police  s'organise,  — je  vais  vous  inditiuer  quel  en  sera  l'élé- 
ment principal,  —  et  tout  rentrera  dans  l'ordre.  Il  existe, 
disais-je,  au  Tonkin,  les  éléments  d'une  police  :  c'est  là  une 
circonstance  favorable  que  rencontre  l'organisation  de  noti-e 
protectorat.  Vous  savez,  messieurs,  que  le  général  Millot,  après 
la  prise  de  Bac-Ninh,  a  levé,  avec  l'autorisation  du  Gouverne- 
ment français,  des  bataillons  locaux  ;  il  a  encadré  et  organisé, 
avec  l'aide  d'ofticiers  français,  ô  000  Tonkinois.  Comme  troupe 
faisant  campagne,  le  général  Millot  a  déclaré  qu'il  n'en  était 
pas  mécontent. 

On  a  l'eproché  à  ces  troupes  de  n'avoir  pas  montré  dans 
l'affaire  de  Bac-Lé  une  fermeté  d'âme  suffisante;  messieurs,  ce 
ne  sont  pas  de  vieilles  troupes  comme  les  nôtres,  chez  lesquelles 
le  sentiment  du  devoir  militaire  et  l'esprit  de  discipline  sont 
établis,  développés,  au  point  de  leur  faire  supporter  pendant 
deux  fois  24  heures  le  feu  d'un  ennemi  caché  dans  les  jungles 
ou  abrité  par  des  rochers  qui  sni'plombent,  et  d'où  la  mort 
tombe  et  pleut  de  toutes  parts.  Les  Tonkinois  ne  sont  certes  pas 
de  ce  tempérament;  mais  il  est  une  besogne  où  ils  excellent, 
c'est  à  faire  la  police  de  la  piraterie,  c'est  à  combattre  chez  eux, 
sur  leur  sol,  pour  faire  rentrer  les  Annamites  dans  l'ordre. 
C'est  une  tâche  dont  ils  s'acquittent  d'une  manière  vraiment 
satisfaisante. 

Il  y  a  donc,  messieurs,  des  éléments  d'ordre  considérables, 
celui-là  entre  autres.  Le  Tonkinois  devient  très  volontiers,  pour 
une  solde  très  modérée,  un  passable  soldat,  et  surtout  un  fort 
bon  gendarme,  {/iires  et  mouvemenls  divers.)  La  commission  a 
également  relevé,  dans  les  dépêches  du  général  Brière  de  l'Isle, 
quelques  mots  par  lesquels  il  indiquait  qu'il  avait  dû  prendre 
des  mesures  de  rigueur  contre  des  mandarins  de  Kouanu-Yen 


430  DISCOURS   DE  JULES   FEUUY. 

qui  étaient  en  état  de  conspiration  flagrante  avec  les  Cliinois. 
Le  général  Millot  a  raconté  de  nouveau  à  la  commission 
l'histoire  de  ce  mandarin  d'Hanoï,  le  plus  ancien  et  le  plus 
fidèle  des  serviteui'S  de  la  France,  que  la  cour  de  Hué  avait 
imaginé  d'abord  de  dégrader,  et  que,  —  cette  mesure  n'ayant 
pas  suffi,  —  elle  avait  pris  le  parti  de  faire  avancer  de  grade  et 
de  nommer  sous-secrétaire  d'État  à  Hué,  afin  de  s'en  débarrasser 
plus  aisément.  {Hilarité  gt-névale.) 

Heureusement,  l'autorité  française  avait  également  refusé 
d'enregistrer  la  dégradation  et  de  permettre  l'avancement;  le 
mandarin  d'Hanoï  est  resté  en  place,  et  il  y  est  encore.  Mais 
enfin,  il  y  avait  certainement  là  de  quoi  attirer  l'attention  de  la 
commission  et  motiver  les  sages  recommandations  que  M.  le 
rapporteur  a  insérées  dans  son  travail  :  il  recommande  à  la 
vigilance  du  Gouvernement  la  situation  de  la  cour  de  Hué  et  les 
intrigues  de  l'Annam,  et  c'est  sur  ce  point,  messieurs,  que  je 
voudrais  insister,  si  je  ne  fatigue  pas  trop  votre  attention  par 
ces  détails.  [Non!  non!  parlez I  parlez!) 

Messieurs,  que  faisons-nous  à  Hué? 

Je  résumerai  toute  la  politique  qui  a  été  suivie  depuis  dix- 
buit  mois  environ  en  disant  que  nous  y  faisons  l'éducation 
progressive  du  Protectorat.  H  n'a  pas  été  facile  de  faire  admettre 
et  accepter  par  le  gouvernement  annamite  le  pratectorat 
français  tel  que  nous  l'entendons.  Il  y  avait  eu  un  premier 
traité,  qui  n'en  définissait  pas  bien  les  termes;  il  en  étendait, 
à  notre  avis,  un  peu  trop  le  champ,  et  il  n'en  fixait  pas  suffisam- 
ment les  conditions.  Nous  avons  envoyé  M.  Patenôtre  à  Hué. 
La  cour  de  Hué  a  signé,  non  sans  résistance,  —  il  a  fallu 
déposer  un  ultimatum,  et  je  crois  même  que  c'est  le  régent  qui 
a  demandé  qu'on  déposât  cet  ultimatum,  —  la  cour  de  Hué  a 
signé  le  traité  du  6  juin. 

Mais  ce  n'était  qu'un  premier  pas.  Vous  connaissez  les  tra- 
giques événements  qui  ont  fait  se  succéder  sur  le  trône  de 
l'Annam,  en  quelques  mois,  trois  princes  différents.  Je  ne  veux 
pas  rechercher  quelle  est,  dans  ces  événements,  la  part  de 
responsabilité  de  celui  qu'on  appelle  le  second  régent,  qui  est 
assurément  l'homme  important,  l'homme  intelligent  du  pays, 
celui  qui  porte  le  poids  des  affaires  et  qui,  véritablement,  gou- 
verne l'Annam;  toujours  est-il  qu'au  mois  d'août  dernier,  nous 


AKFAIHKS   Di:   TO.NhlN.  431 

avons  ap[)i-is  par  iiolio  ivsidcnt.  M.  RoiDliardl.  (jiii  nrlail  pas 
encore  remplace'  par  M.  Leniaire,  nomme  depuis  résident  géné- 
ral, qu'un  des  jeunes  rois  de  l'Annam  venait  d'avoir  le  sort  de 
ses  prédécesseurs,  et  que  la  cour  de  Hué  s'était  permis  d'en 
couronner  un  autre  sansavoir  prisi'assentimentde  la  Hésidcnce. 
M.  Reinliardt  avait  protesté;  et,  comme  la  protestation  n'avait 
pas  sufli,  comme  un  de  ces  débats  sans  fin,  où  les  Asiatiques 
excellont,  s'était  engagé  entre  noli"e  représentant  à  Hué  et  les 
mandarins  annamites,  nous  avons  pensé  qu'il  fallait  recourir  aux 
grands  moyens.  M.  le  général  Millot  fut  invité  à  envoyei-  à 
Hué  son  chef  d'élat-major,  M.  le  colonel  Guerrier,  avec  un  peu 
d'infanterie  et  un  [leu  d'artillerie. 

La  mission  fut  remplie  avec  une  très  grande  promptitude  et 
une  grande  sûreté  d'exécution.  Nos  troupes  prirent  jtossession 
de  la  citadelle  d'où,  sous  de  futiles  pi-étextes,  on  les  avait 
jusqu'alors  écartées,  et,  grâce  à  ces  conjectures  favorables  et  à 
cet  lieui'eux -concours  d'influences  diverses,  la  coui-  d'Annani 
consentit  à  régler  d'une  manière  délinitive  le  modus  vireivli  du 
Protectorat  français;  il  fui  entendu  que,  désormais,  il  ne  pourrait 
être  fait  aucune  modification  à  Toi'di'e  successoral,  qu'il  ne 
pourrait  être  touché  à  aucune  personne  royale,  installé  ni 
proposé  de  nouveaux  rois  sans  l'assentiment  préalable  du 
résident  français... 

M.  DE  Lk.  Ror.iiEFOur.AULi),  dlc  de  BisAccfA.  —  La  Répuliliqne  fait 
des  rois,  maintenant  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  C'était  encore  un  pas  de 
plus  dans  ce  que  j'appelais  tout  à  l'heure  l'éducation  progressive 
de  la  cour  d'Annam.  [Mouvements  divers.)  C'est  alors,  messieurs, 
que  nous  nous  sommes  résolus  à  organiser  d'une  manière  déli- 
nitive  et  stable  le  Protectorat.  Ce  Protectorat  implique  la  créa- 
tion, l'installation  d'un  résident  général  à  Hué.  Tant  que  les 
opérations  militaires  duraient  au  Tonkin,  et  que  la  direclion  des 
affaires  civiles  était  dans  les  mêmes  mains  que  la  direclion  des 
affaires  militaires,  le  rôle  du  résident  à  Hué  était  tout  n  fait 
subordonné,  et  peut-éti"e,  à  cause  de  cette  subordination  même, 
un  peu  inefficace.  Du  jour  où  M.  le  général  Millot  est  i-entré  en 
France,  sur  sa  demande,  nous  avons,  vous  le  savez,  messieurs, 
absolument  séparé  la  gestion   administrative  de  la  direction 


432  DISCOURS  DE   JULES   FERHV. 

militaire  :  le  général  Brière  de  l'Isle,  à  sa  grande  salisfaclion, 
nous  a-l-il  dit,  n'a  plus  dans  les  mains  que  le  commandement 
des  troupes,  et  l'administration  civile,  comme  dans  les  autres 
colonies,  est  absolument  distincte  de  l'administration  militaire. 

C'était  donc  le  moment  d'installer  à  Hué  un  résident  général 
civil.  Nous  avons  fait  choix  d'un  homme  qui  connaît  parfaitement 
l'Orient,  la  Chine,  où  il  est  resté  trente  ans,  quoique  jeune 
encore  :  M.  Lemaire,  notre  consul  général  à  Shang-Hai. 
M.  Lemaire  s'est  installé  le  10  octobre  à  Hué,  et,  messieurs,  il 
n'a  vraiment  pas  perdu  son  temps  depuis  ce  moment-là,  je  suis 
heureux  de  le  dire  à  la  Chambre.  Ainsi,  le  25  octobre,  nouveau 
conflit,  nouvelle  aventure,  nouvelle  tentative  d'empiétement, 
d'émancipation,  d'autonomie  de  la  part  des  régents;  cette  fois, 
la  tentative  s'exerce  sur  l'un  d'entre  eux,  le  régent  Gia-Hong. 
Sous  un  prétexte  sur  lequel  je  n'insisterai  pas...  [Interruptions) 
on  lui  avait  fait  son  procès;  ou  l'avait  dégradé  et  remplacé,  le 
tout  sans  avoir  averti  le  lésident  général,  à  plus  forte  raison 
sans  en  avoir  demandé  l'autoiisation. 

On  redoutait  surtout  l'inlluence  que  pouvait  prendre  ce 
régent  disgracié,  et  les  sympathies  qu'il  avait  montrées  de 
vieille  date  pour  le  Protectorat  français.  C'était  pour  nous  une 
double  raison  d'aviser,  d'intervenir  et  de  faire  respecter  les 
droits  du  Protectorat;  c'est  ce  qui  fut  fait.  Il  ne  fut  pas  néces- 
saire, cette  fois,  d'envoyer  à  Hué  de  l'infanterie  et  de  l'artillerie. 
Nous  avions  un  moyen  d'action  extrêmement  décisif  et  précieux 
sur  la  cour  de  Hué.  Hué  reçoit  du  Tonkin  tout  ce  qui  s'y  con- 
somme de  riz;  cette  ville  ne  peut  pas  en  recevoir  d'une  autre 
provenance.  Vous  comprenez,  messieurs,  que  le  procédé  est 
très  simple  pour  être  maître  à  Hué.  [Mouvements  divers.) 

Messieurs,  je  crois  qu'il  est  de  notre  rôle,  à  nous,  gouver- 
nement responsable  qui  rend  ses  comptes  à  une  Assemblée,  de 
la  metlre  au  courant  des  moyens  d'action  dont  nous  disposons 
dans  l'Extrême-Orient.  Celui-là  nous  est  particulièrement 
précieux,  car  il  est  aussi  peu  coûteux  qu'il  est  cflicace.  Le 
l)locus  des  arrivages  de  riz,  voilà  le  moyen  d'obtenir  de  la  cour 
de  Hué  absolument  tout  ce  que  nous  voulons,  sans  exposer  la 
vie  d'aucun  de  nos  hommes.  C'est  grâce  à  ce  procédé  que  nous 
avons  obtenu  gain  de  cause.  Le  régent  Gia-Hong  a  été  rétabli 
provisoirement;  il  a  été  entendu  qu'on  nous  soumettrait  le  choix 


AFFAIUKS   DU  ToNKI.N.  43:} 

(le  son  successeur,  et  nous  avons  accepté  le  choix  qui  a  été 
l'ail  pour  le  reuiiilacer  d'un  lioiunie  lioiiorahle,  inoll'ensif,  cl 
point  ennemi  de  la  France.  De  plus,  nous  avons  fait  souscrire 
au  gouvernement  d'Annam  un  engagement  supplémentaire. 
[1  a  été  entendu  et  signé  ipie  désoi'nuiis  il  ni'  serait  plus  touciui 
à  un  régent,  ni  à  aucun  lonctioiniaire  sans  le  concours  et 
l'assentiment  préalable  du  Protectorat. 

Quelques  jours  après,  31.  Lemaire,  notre  nouveau  l'ésident, 
obtenait  par  avance  de  la  cour  d'Annam  l'exécution  du  para- 
graphe 3  de  l'article  o  du  traité  de  Hué,  le  droit  d'audience 
privée.  Ce  droit,  dans  tous  les  pays  d'Orient,  est  d'une  extrême 
importance,  car  vous  savez  cpie  toutes  les  dillicullés  viennent 
de  la  façon  dont  la  personne  royale  est  tenue  en  cliarte  privée; 
on  stipule  donc,  dans  tous  les  traités  de  protectorat,  comme 
garantie  essentielle  de  l'exercice  de  ce  protectorat,  le  droit 
d'audience  privée  pour  le  résident  qui  l'cprésente  la  puissance 
protectrice.  Ce  droit  nous  a  été  accordé,  et  il  vient  d'en  être  fait 
usage  pour  la  première  fois. 

Enlin,  au\  dernières  nouvelles,  le  22  novembre,  notre 
résident  général  à  Hué,  M.  Lemaire,  nous  faisait  savoir  que  les 
relations  avec  les  régents  étaient  meilleures  qu'elles  n'avaient 
jamais  été,  qu'ils  allaient  au-devant  de  tous  nos  désirs,  et,  par- 
ticulièrement, qu'ils  venaient  de  désarmer,  sur  une  simple 
observation,  un  bastion  qui,  jusqu'à  un  certain  point,  pouvait 
dominer  et  gêner  la  partie  de  la  citadelle  où  nos  troupes  sont 
établies.  J'ai  le  droit  de  dire  qu'il  y  a  là,  tout  au  moins,  le 
commencement  d'une  organisation  sérieuse  et  délinitive.  J'ai 
le  droit  de  dire  que  le  Protectoi'at  est  armé,  et  qu'il  a  tout  ce 
qu'il  faut  pour  fonctionner  :  il  est  en  bonnes  mains,  dans  les 
mains  d'un  homme  habile,  compétent,  énei'gique.  Je  crois 
que  nous  n'aurons  plus  avec  la  cour  d'Annam  de  difliculté 
sérieuse.  Je  suis  heureux  de  pouvoir  donner  à  la  Chambre  ces 
renseignements. 

M.  LE  COMTE  DE  Mau.li':. —  Bien  peu  iiiléressanls. 

M.  LE  Présidext  du  conseil.  Je  suis  fâché  qu'ils  n'inté- 
ressent pas  riionorable  interrupteur,  mais  je  crois  qu'ils  ont 
intéressé  la  Chambre...  [Ti-ès  bien!  1res  bien! —  Parlez!) 

...  Je  dis  que  ces  renseignements  doiventparaître  intéressants 
à  la  Chambre  parce  qu'ils  touchent  à  cette  question  que  tout  le 

.T    Fkbry,  Discours,  V.  28 


434  DISCOURS   DE  JULES   FEHHY. 

monde  se  pose  et  que  tout  le  monde  a  le  droit  de  se  poser  : 
«  Mais  enfin,  celle  possession  du  Tonkin,  esl-ce  quelque  chose 
de  sérieux?  Y  a-t-il  là  un  véritable  avenir?  Y  a-t-il  des  res- 
sources? ou  bien  est-ce  une  aventure  où  nous  avons  été  conduits 
par  les  événements,  une  possession  qui  nous  coûtera  toujours 
plus  qu'elle  ne  nous  rapportera?  «  Messieurs,  plus  les  faits  se 
déroulent,  plus  je  les  étudie,  plus  nous  recueillons  de  docu- 
ments, et  plus  celle  conviction  pénètre  dans  nos  esprits  que 
véritablement  la  possession  du  Tonkin  est  une  bonne  fortune 
pour  la  France  {Inlerruplions  à  droite);  que  son  avenir  est 
assuré,  que  la  part  des  conjectui'es  et  des  mauvaises  cbances 
peut  être  réduite  dès  à  présent;  qu'il  n'y  a  pas  là  seulement 
des  ressources  sur  le  papier,  des  populations  imaginaires,  mais 
des  réalités  et  presque  des  chiffres.  [Exclmnallom  ironiques  à 
V  exlrême-gauche) . 

M.  Roque  (de  Fillol).  —  Presque! 

M.  LE  PiJÉsiDEXT  DU  CONSEIL.  Maisoui!  sinon  des  chiffres 
presque  définitifs,  du  moins  des  indications  qu'on  peut  chiffrer. 
Je  ne  voudrais  pas,  messieurs,  être  soupçonné  ou  accusé  d'ap- 
porter ici  des  chiffres  destinés  à  faire  luire  aux  yeux  du  public 
des  espérances  trompeuses.  Je  serai  sobre  de  ce  genre  de  détails  ; 
pourtant,  j'ai  le  droit  de  me  servir  des  travaux  qui  ont  été  faits 
depuis  un  an  par  un  administrateur  de  la  plus  grande  distinc- 
tion, M.  Silvestre,  qui  a  accompagné  le  général  Millot  au 
Tonkin,  qui  y  est  resté  après  lui,  et  qui  tient  actuellement  dans 
ses  mains  —  c'est  un  administrateur  des  affaires  indigènes  bien 
connu  —  la  direction  des  finances  de  ce  pays.  M.  Silvestre  a  dû 
naturellement,  sur  les  ordres  du  gouvernement  central,  dresser, 
aussitôt  la  période  militaire  terminée,  un  état  des  dépenses,  en 
un  mol  un  budget  du  Tonkin  pour  la  seconde  partie  de  l'année, 
pour  le  second  semestre. 

Ce  travail  nous  a  été  envoyé;  il  est  très  détaillé,  il  a  certai- 
nement passé  sous  les  yeux  de  la  commission.  Ce  n'est  pas  un 
aperçu  fantastique  ou  chimérique  :  M.  Silvestre  a  raisonné 
d'après  les  faits  acquis,  et  il  était  arrivé  à  établir,  pour  le  second 
semestre,  un  budget  fort  économique,  mais  contenant  tout  ce 
qu'il  fallait  pour  les  dépenses  de  gouvernement,  pour  celles  des 
résidences,  de  l'instruction  pubUque,  des  ports  et  phares,  en  un 
mot  pour  les  premiers  besoins  d'une  colonie  naissante.  Il  avait 


AI-FAIIIKS   ItU   TO.NKIN.  435 

élabli  SCS  pirvisioiis  sur  les  reccUcs  de  la  doiuino,  recolU's  (|ni 
consliliiait'iil  iino  indication  dc^  moins  Ironipeiisos,  car,  pour 
le  cours  de  la  dernière  année,  les  derniers  mois  ne  sont  certai- 
nement pas  des  mois  de  grand  rapport,  an  point  de  vue  douanier. 
Vous  compi'enez,  en  clVet,  à  (juel  point  d'alVaihiisst'int'nl  de 
longues  années  de  guerre  et  de  désordres  ont  dû  amener  le  ren- 
dement des  douanes  tonkinoises.  M.  Silvestre  était  pourtant 
arrivé  à  estimer  à  un  million  environ  le  produit  des  droits  de 
douane  et  celui  des  droits  sur  Topium.  Il  pensait  qu'en  deman- 
dant une  somme  égale  à  la  métropole,  on  ferait  face  à  tous  Ifs 
besoins  du  Protectorat,  et  son  travail  me  paraissait  si  bien  étal)li 
que,  je  ne  crains  pas  de  Ir  dire,  ses  prévisions  auraient  été 
justiliées  par  l'événement. 

Mais,  messieurs,  ce  n'est  là  qu'un  budget  de  début,  un 
Ijudgct  des  mauvais  jours.  Nous  avons  demandé  à  l'adminis- 
tration des  colonies  de  nous  fournir,  grâce  k  dilïerents  rensei- 
gnements qu'elle  a  pu  recueillir  soit  au  Tonkin,  soit  en  Cocliin- 
cbine,  un  aperçu  plus  étendu,  plus  lai-ge,  des  prévisions  plus 
complètes  sur  les  ressources  du  ïonkin,  en  supposant,  bien 
entendu,  le  rétablissement  d'un  état  normal  et  de  rapports 
pacifiques  du  côté  de  la  Cliine,  un  budget  de  paix,  en  un  mot, 
et  non  un  budget  de  guerre.  Très  certainement,  ce  genre  de 
considérations  d'une  très  grande  impoi'tance,  c'est  l'avenir 
même  de  la  colonie,  c'est  la  raison  d'être  de  notre  occupation, 
c'est  la  justilication  de  nos  elVorts  et  de  nos  dépenses.  Ce  travail 
a  été  fait  avec  beaucoup  de  soin;  il  s'appuie  sur  des  éléments 
qui  n'ont  pas  été  inventés,  qui  n'ont  pas  été  groupés  pour  les 
besoins  de  la  cause. 

Il  est  calculé,  en  elïet,  sur  le  compte  des  recettes  du  royaume 
d'Annam,  par  province,  pour  un  des  derniers  exercices,  pour 
l'exercice  1878.  Vous  savez,  messieurs,  que  les  impôts  les  plus 
faciles  à  percevoir  dans  ces  régions  sont  les  impôts  établis 
d'ancienne  date,  c'est-à-dii"e,  d'une  part,  l'impôt  de  capitation, 
et,  de  l'autre,  l'impôt  foncier,  l'impôt  des  rizières.  C'est, 
messieurs,  je  le  disais,  la  principale  ressource  des  pays 
d'Extrême-Orient;  c'est  aussi  la  ressource  principale  et  le  fond 
même  des  recettes  du  budget  de  l'Annam.  Eh  bien,  quel  est  le 
chiffre  authentique  des  recettes  du  royaume  d'Annam  par  pro- 
vinces, pour  l'exercice  1878?  L'administration  des  colonies  a 


43G  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

SOUS  les  yeux  un  extrait  authentique  des  registres  du  ministère 
des  finances  de  Hué  :  ce  document  accuse,  pour  l'impôt  ancien, 
composé  de  la  contribution  foncière  et  de  la  contribution  per- 
sonnelle, un  revenu  total  de  18  millions  et  demi,  dont  la  part 
payée  par  le  Tonldn,  —  environ  les  trois  cinquièmes,  —  est 
de  il  140000  francs. 

El  ce  n'est  pas  là,  messieurs,  une  ressource  imaginaire,  c'est 
une  perception  assurée.  Voilà  un  premier  élément  d'apprécia- 
tion, élément  que  vous  jugerez  être  d'une  grande  importance, 
si  vous  vous  reportez  à  l'accroissement,  véritablement  merveil- 
leux, qu'on  a  réalisé  en  Cochinchine  par  un  sage  aménagement 
de  l'impôt,  et  par  la  réduction  des  tarifs  de  la  contribution  sur 
les  rizières,  si  intelligemment  aménagée  par  la  colonie  de  la 
Cochinchine.  Ainsi,  non  pas  après  vingt  ans  d'occupation,  mais 
après  la  première  période  quinquennale,  en  Cochinchine,  pays 
absolument  analogue  au  Tonkin,  au  point  de  vue  de  la  consti- 
tution de  la  propriété,  des  mœurs,  de  l'administration,  du  sol 
même,  l'impôt  des  villages  et  de  la  contribution  personnelle, 
dont  je  vous  donnais  l'ensemble  pour  l'Annam  en  1878,  est 
moulé  de  1 100000  francs  à  4  millions,  sous  la  seule  influence 
du  rétablissement  de  l'ordre  et  d'une  administration  plus 
équitable. 

Dans  l'évaluation  du  budget  de  l'avenir  de  noire  possession 
du  Tonkin,  les  hommes  compétents  qu'on  a  consultés  ont  fait 
entrer  les  produits  de  la  régie  de  l'opium.  En  Cochinchine,  dans 
ce  même  délai  de  cinq  ans,  dont  je  vous  donnais  toul  à  l'heure 
les  résultats,  l'impôt  sur  l'opium  était  monté,  parle  seul  fait  d'une 
administration  plus  sage,  de  490  000  francs  à  2  700  000  francs. 
Messieurs,  la  régie  de  l'opium  au  Tonkin  sera  établie  aux  frais 
de  l'administration  de  la  Cochinchine;  la  colonie  s'offre  à  faire 
tous  les  frais  de  premier  établissement  de  la  régie.  Elle  a,  en 
elTet,  un  double  intérêt  à  lavoir  établir  à  Saigon  :  d'abord,  celui 
d'une  réduction  sur  les  frais  généraux,  ensuite  l'avantage 
d'avoir  chez  elle  la  direction  des  contributions  directes  de  la 
péninsule  indo-chinoise. 

Eh  bien,  dans  le  procès-verbal  d'une  commission  réunie  à 
Saigon,  composée  des  hommes  les  plus  compétents  dans  la 
matière,  et  chargée  d'étudier  un  projet  tendant  à  étendre  la 
régie  des  contributions  indirectes  au  Tonkin,  dans  le  procès- 


AFFAIRES   DU   TO.NKIN.  437 

verbal  de  cetto  commission,  ivdiiié  par  le  sous-inspoctoiir  do  la 
régie  de  Cooliiiicliine,  rcslimatioii  (|iit'  voici  a  élo  doniici'  puiir 
le  produit  net  de  la  vente  de  ropinm  dans  le  premier  exercice 
de  la  régie  dans  l'Annam  :  ce  produit  atteindrait  à  une  somme 
qui  ne  serait  [)as  moindre  f|iie  quatre  millions  cl  demi,  {/iniit 
à  droite  et  sur  quehiuott  bancs  à  rjaHclie.) 

M.  Ar.iiAnii,  ironiquement.  — Inipùl  civdisateur  et  moralisateur! 

31.  LE  Président  du  conseil.  —  L'opium  est  le  tabac  des 
asiatiques,  messieurs  !  Il  ne  faut  pas  trop  s'en  elTarouclier. 
M.    Pail  dk  Cassacnac.  —  C'est  un  jujjson  ! 
M.  LE  Présidext  du  conseil.  —  Comme  le  tabac!  [On  rit.) 
Voix  à  droite.  —  Oui,  c'est  vrai,  mais  c'est  plus  prompt  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  crois  donc,  messieurs, 
que  l'administration  des  colonies  ne  nous  donne  que  des  prévi- 
sions raisonnables  lorsqu'elle  nous  dit  que,  dans  la  première  ou 
la  seconde  année  du  fonctionnement  régulier  de  cette  nouvelle 
organisation  financière,  on  obtiendra,  par  les  différentes  régies 
et  par  l'économie  qui  résultera  de  leur  fonctionnement,  une 
ressource  de  plus  de  11  millions. 

M.  Le  Provost  de  Laixay.  —  L'amiral  Peyrou  a  dit  le  contraire 
à  la  commission.  Il  a  dit  que  le  pays  était  ruiné. 

M.  LE  Président.  —  Nullement.  L'amiral  a  dit  à  la  commission 
que  le  pays  avait  été  ruiné  par  la  guerre,  qu'il  \m  fallait,  pour  se 
remettre  de  cette  longue  oppression,  de  ces  longues  souffrances,  une 
année,  peut-être  deux  années,  d'une  bonne,  paisible  et  régulière 
administration,  et  qu'à  l'heure  actuelle,  les  douanes  donnaient  envi- 
ron 80  ou  100  000  francs  par  mois.  Voilà  ce  qu'a  dit  l'amiral  ;  il  ne  s'est 
nullement  élevé  contre  des  prévisions  que  j'emprunte,  du  reste,  à 
son  rapport. 

M.  DiREAU  DE  Vailcomte.  —  lia  dit  que  le  seul  impôt  de  capita- 
tion  devait  rapporter  7  à  8  millions.  (Bruit  à  Ve.rlrihnc-ijauctie.) 

M.  Georges  Perin.  —  Cela  dépendra  de  la  façon  dont  il  sera  établi. 

M.  LE  l^RÉsiDENT.  —  Messieurs,  n'interrompez  ni  dans  un  sens  ni 
dans  l'autre  ;  veuillez  laisser  M.  le  Président  du  conseil  faire  sou 
exposé. 

M.  A.NDRiErx.  —  Tout  cela,  c'est  du  domaine  de  la  fantaisie! 
{Bruit  à  gauclie.) 

M.  le  Président  du  conseil.  —  Il  faudrait  démontrer, 
monsieur  Andrieux,  qu'il  y  a  de  la  fantaisie  dans  les  cbiffres 
que  j'apporte  k  la  tribune. 


4:^8  DISCOUnS   DE  JULES   FERRY. 

M.  Andriei'x.  —  Je  n"ai  rien  à  démontrer... 

31.  LE  Peésident  du  conseil.  —  C'est  plus  commode. 

M.  Andrieux...  c'est  à  vous  de  faire  la  démonstration.  Du  reste, 
je  vous  demande  pardon  :  je  ne  voulais  pas  vous  interrompre. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Ce  serait  à  vous  de  faire 
la  contre-démonstration.  Je  vous  apporte  des  chiffres,  je  vous  en 
indique  l'origine,  je  m'appuie  sur  des  documents  authentiques, 
puisque  je  cite  le  registre  des  revenus  de  perception  du  royaume 
d'Annam  en  1878,  et  les  procès-verbaux,  soigneusement  déli- 
bérés et  discutés,  d'une  assemblée  des  fonctionnaires  les  plus 
compétents  dans  la  matière.  [Approbation  sur  plusieurs  boucs  à 
gauche.)  Je  trouve  qu'avec  de  pareils  documents,  de  pareils 
moyens  de  contrôle,  il  est  permis  de  dire,  sans  être  accusé  de 
jeter  de  la  poudre  aux  yeux  et  de  tromperie  public  sur  la  valeur 
de  la  colonie  nouvelle,  qu'elle  est  réservée  à  un  avenir  plus 
beau,  parce  qu'elle  est  plus  considérable  et  plus  peuplée  que 
celle  de  la  Cochinchine  elle-même,  dont  vous  connaissez  la 
brillante  histoire. 

M.  Georges  Perix.  —  Nous  discuterons  cela  plus  tard,  quand 
nous  discuterons  le  budget  ;  la  contradiction  sera  facile  à  établir. 
Nous  reviendrons  sur  cette  question. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  ne  demande  pas  mieux 
que  d'y  revenir.  Messieurs,  je  conviens  que,  pour  réaliser  toutes 
ces  espérances,  surtout  pour  les  réaliser  dans  un  temps  assez 
prochain,  il  faut  que  l'ordre  soit  rétabli  au  Tonkin,  et  que  nous 
entretenions  avec  la  Chine  des  rapports  pacitiques,  résultant 
soit  d'un  traité  en  forme,  soit  de  l'établissement  d'un  modiis 
Vivendi.  [Très  bien!  très  bien!  sur  divers  bancs  à  gauche  et  au 
centre.) 

Ces  relations  pacifiques,  celte  sécurité,  nous  les  trouvions 
dans  le  traité  du  11  mai.  (M.  le  Président  du  conseil  échange 
quelques  mots  à  voix  basse  avec  M.  le  Président.) 

De  divers  côlcs.  —  lîeposez-vous  ! 

M.  le  Président  du  conseil.  —  Si  la  Chambre  me  le 
permet,  avant  d'aborder  cet  autre  ordre  d'idées,  je  lui  deman- 
derai quelques  instants  de  repos. 

Sur  un  grand  nombre  de  bancs.  —  Oui  !  oui  ! 
M.  LE  Président.  —  La  séance  va  être  suspendue. 


ATI  \llti;s    m     T(»NKI\.  439 

l.a  séance,  siispeiiiliic  à  trois  lieiucs  (luaiaiiLe-ciiKj,  est  icinisc  à 
quatre  heures  dix  inimités. 

M.  LK  PRKsn)i:NT.  —  La  parole  est  à  M.  le  Président  du  conseil. 

M.  LE  PiiÉsiDEXT  DU  CONSEIL.  —  Messicufs ,  jan'ivc  aux 
événements  (jiii  font,  en  réalité,  l'ohjet  du  débat  actuel,  et  je 
l'enconlre  sur  le  seuil  de  cette  seconde  partie  de  ma  discussion 
les  questions  de  riionorahle  M.  Granet.  Nous  avions  en  mains 
le  traité  de  Tien-Tsin;  nous  l'avons  perdu  par  suite  d'un  incident 
qui  a  été  ici  très  soigneusement  étudié,  sur  le(|uel  la  commission 
s'est  livrée  à  une  enquête  tout  à  l'ait  approfondie,  et  dont  nous 
connaissons  actuellement,  d'une  façon  plus  complète  encore 
qu'au  15  août  dernier,  toute  l'histoire ellout  le  développement. 

A  ce  sujet,  M.  Granet  me  pose  une  pivmière  question  :  «  Éles- 
vous  toujours,  me  dit-il,  au  sujet  de  l'incident  que  vous  avez 
appelé  le  guet-apens  de  Bac-Lé,  du  même  avis  qu'au  lo  août 
dernier?  » 

Je  lui  réponds,  messieurs,  sans  liésitei",  (lue  mon  sentiment 
sur  le  cai'actère  de  cet  événement,  et  sur  les  responsabilités  qui 
en  dé)ivent,  n'a  pas  changé  depuis  le  15  août.  Je  tiens  ce  que 
vous  appelez  l'incident  de  Bac-Lé  pour  un  acte  de  mauvaise  foi, 
une  surprise  déloyale,  un  guet-apens.  [Très  bien  !  très  bien!  au 
centre  et.  svr  dicers  bancs  ii  (jauche.) 

Je  sais  bien,  messieurs,  que  personne  ici  ne  songe  à  se  faire 
avocat  de  la  Chine,  et  je  ne  fais  à  aucun  de  mes  collègues 
l'outrage  même  d'une  insinuation  de  cette  nature,  mais  je  crois 
avoir  le  droit  d'adresser  une  prière  à  quelques-uns  d'entre  eux. 
Qu'ils  y  songent:  il  est  bien  loin  de  leur  pensée  de  plaider  la 
cause  de  la  Chine,  et  pourtant  ils  se  laissent  aller  à  développer 
ici  les  arguments  du  gouvernement  chinois.  Vous  avez  examiné 
de  très  près,  messieurs  les  membres  de  la  commission,  le  fait  de 
Bac-Lé,  vous  en  avez  compulsé  les  pièces,  et  M.  Granet,  dans 
son  discours  d'hier,  a  relevé,  on  peut  le  dire,  à  la  loupe,  les 
dilïérentes  responsabilités  que  nos  agents  peuvent  poi'ter  de  ce 
chef. 

L'honorable  M.  Granet  dit  d'abord  :  «  Des  fautes  ont  été 
commises  :  il  y  a  les  fautes  de  M.  le  commandant  Fournier,  il  y  a 
les  fautes  diplomatiques.  M.  le  coiumandant  Fournier  a  commis 
la  grande  faute  d'aller  trouver  Li-Hong-Chang  sans  interprète 
à  lui,  sans  un  interprète  dont  il  fût  sûr.  Il  a  commis  cette  autre 


410  DISCOURS   DE  JULES   FEIiHY. 

faute  lie  ne  pas  se  faire  donner  par  Li-Hona-Chang  ou  une 
signature  ou  un  accusé  de  réception  ;  il  a  été  trop  confiant,  ou 
si  sa  déposition,  telle  qu'elle  s'est  produite  devant  la  commis- 
sion, le  décharge  de  ce  grief  d'excessive  confiance,  ceux  qui 
l'ont  remplacé  dans  la  direction  de  cette  alTaire  ont  montré  une 
confiance  plus  grande  que  la  sienne  et  qui  engage  aussi  leur 
responsabilité.  » 

Messieurs,  il  est  facile  de  faire,  après  coup,  la  critique  d'un 
négociateur,  et  il  est  un  peu  cruel  de  traiter  ce  négociateur  avec 
une  si  excessive  sévérité,  quand  ce  sont  les  événements,  qui, 
par  un  coup  de  fortune  dont  a  profité  la  France  et  dont  elle 
profitera  encore,  ont  fait  d'un  officier,  d'un  officier  de  mérite, 
un  diplomate  improvisé. 

M.  La  Vieille.  —  D'un  très  brillant  officier. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  La  vérité  telle  qu'elle  se 
dégage  pour  moi,  la  vérité  à  laquelle  je  donnerais  presque,  si 
j'en  avais  le  droit,  la  forme  d'un  jugement,  est  celle-ci  :  dans 
ma  conviction  absolue,  M.  le  commandant  Fournier  a  cru  à  la 
parole  du  vice-roi,  il  a  compté  sur  cette  parole,  il  y  a  ajouté 
pleine  confiance  ;  et  je  ne  suis  pas  bien  sûr  que  les  scrupules, 
les  hésitations,  les  réticences  dont  il  a  fait  part  àla  commission, 
cette  pensée  qui  aurait  traversé  son  esprit,  qu'en  définitive 
Li-Hong-Chang  ne  pouvait  engager  que  sa  personne,  et  que  le 
dernier  mot  devait  être  dit  par  le  Tsong-Li-Yamen,  je  ne  suis  pas 
bien  persuadé  (]ue  cette  pensée  de  défiance,  il  l'ait  l'éellement 
eue  le  17  août.  Je  crois  qu'il  avait  confiance,  et  la  preuve,  c'est 
qu'il  nous  a  donné  confiance:  la  preuve,  c'est  qu'il  nous  a  télé- 
graphié qu'il  avait  amené  le  vice-roi  à  accepter  des  dates  fixes 
pour  l'évacution  certaine,  [l'rès  bien  !  très  bien!  au  centre.) 

Il  ne  nous  a  pas  fait  part  des  restrictions  et  des  réticences 
dont  il  a  fait  l'exposé  à  la  commission.  Il  faut  dire  toute  la  vérité 
sans  vouloir  porter  la  moindre  atteinte  au  caractère  et  à  la  haute 
intelligence  de  M.  le  commandant  Fournier  ;  je  le  répète,  M.  le 
commandant  Fournier  a  rendu  un  très  grand  service  à  son  pays, 
lorsque,  grâce  aux  relations  personnelles  qu'il  avait  nouées  de 
iongue  date  avec  Li-Hong-Chang,  il  l'amena  à  signer  le  traité  de 
Tien-Tsin,  traité  qui  ferait  honneur  à  un  diplomate  de  profes- 
sion, tant  les  termes  en  ont  été  soigneusement  arrêtés.  Que,  le 
17  mai,  M.  le  commandant  Fournier  ait  montré  trop  de  confiance 


AIIAIliKS    IH:    TONKIN.  111 

au  sujet  tlo  révaciialion,  iin'il  ail  en  luil  d»^  iif  pas  dcniainItT  la 
signature  de  Li-Hoiig-CliaiiL:,  jf  nt'xaiiiinf  pas,  je  nt-  disniii' 
pas  cctle  rpieslion  parliculirre  :je  dirai  sfuli'iiionl  à  la  (liainlui' 
qu'il  ne  nous  a  pas  fait  part  de  ces  restrictions,  et  (pu*  nous 
avons  clé  autoi'isés  à  croire  que  Li-Hong-Cliangétait  le  niaitrr 
d'exécuter  le  traité  coiniiu' il  avait  été  le  maître  de  h'  signer. 
{Bni'il  et  \nlerriii)('iûns  n  rjaui-/ii\  —  7'}-ès  bien  !  1res  Ineti  l  au 
centre.) 

Celte  conliance.  messieurs,  la  situation  tout  entière  la 
commandait.  Vous  avez  lu,  dans  les  annexes,  les  rappoi'ts  de 
M.  l'amiral  Lespès.  Le  premier  de  ces  ra[iportsest  daté  de  Tien- 
Tsin,  18  mai.  Est-ce  qu'il  met  en  doute  que  le  traité  s'exécutera? 
Est-ce  qu'il  met  en  doute  que  Li-Hong-Cliang  ail  donné  sa 
parole,  qu'il  y  ait  eu  parole  écliangée  entre  M.  le  commandant 
Fournier  et  le  vice-roi  du  Tché-Li?  S'il  avait  conçu  le  moindre 
doute,  si  M.  le  commandant  Fournier  avait  eu  dans  son  esprit, 
en  partant  pour  la  France,  le  moindre  soupçon,  est-ce  que 
M.  l'amiral  Lespès  s'exprimerait,  dans  son  l'apport  du  18  mai, 
dans  les  termes  suivants? 

«  Au  moment  de  mon  arrivée  à  Tien-ïsin,  le  commandant 
Fournier  remettait  une  note  au  vice-roi  qui  l'a  acceptée  entiè- 
rement, et  dans  laquelle  les  mesures  à  prendre  par  le  gouver- 
nement chinois  et  les  dates  précises  fixées  pour  l'évacuation  des 
garnisons  du  Tonkin.  notamment  de  celles  de  Langson,  Caohang 
et  Laokaï,  étaient  parfaitement  définies.  Communication  de 
cette  note  et  de  son  acceptation  a  été  donnée  au  général  Millot 
et  à  l'amiral  Courbet.  » 

Et  si  vous  vous  l'apportez  aux  deux  rapports  suivants,  c'est 
toujours  avec  le  même  sentiment  de  confiance  que,  parlant  de 
ce  qui  s'était  passé  àTien-Tsiii,  à  savoir  l'acceptation  des  délais 
d'évacuation  fixés  par  M.  le  commandant  Fournier,  c'est  encore 
avec  la  même  assurance  que  s'exprime,  dans  son  second  rapport, 
M.  l'amiral. Lespès.  Je  sais  bien  qu'on  lui  reproche  de  n'avoir 
pas  posé  la  question  et,  dans  son  entrevue  avec  le  Tsong-Li- 
Yamen,  d'avoir,  avec  un  soin  tout  particulier,  évité  de  réveiller 
un  débat  brûlant  ou  difficile. 

Voici  le  rapport  de  M.  l'amiral  Lespès  : 

«  M.  le  vicomte  de  Semallé,  notre  chargé  d'affaires,  consi- 
dérait la  position  à  Pékin  comme  tout  à  fait  délicate  11  avait 


J4->  DISCOURS   DE  JULES   EEHIiY. 

reçu  un  accueil  tiès  froiil,  peu  de  jours  auparavant,  du  Tsong- 
Li-Yanien,  et  plusieurs  ministres  étrangers,  notamment  M.  de 
Lucas,  ministre  d'Italie,  lui  avaient  dit  tenir  de  membres  du 
gouvernement  que  la  convention  de  Tien-Tsin  ne  serait  pas 
exécutée,  et  que  l'impérati-ice,  éclairée  par  l'opinion  générale, 
reviendrait  sur  l'approbation  qu'elle  avait  déjà  donnée. 

«  Je  priai  M.  de  Semallé  de  demander  de  suite,  pour  moi, 
une  audience  du  Tsong-Li-Yamen  ;  elle  fut  fixée  au  mardi  27 mai. 
Je  m'y  rendis  en  grande  tenue,  accompagné  de  mes  aides  de 
camp,  ainsi  que  par  le  chargé  d'atïaires  et  le  personnel  de  la 
légation. 

«  Nous  fûmes  reçus  au  Yamen  par  Beylé-Kouang,  qui  a 
remplacé  le  prince  Kong  à  la  présidence  du  conseil,  et  par  quatre 
membres  de  ce  conseil.  Sans  être  précisément  cordial,  l'accueil 
que  je  reçus  fut  des  plus  courtois.  Je  dis  à  ces  messieurs  que 
j'étais  heureux  de  faire  leur  connaissance  personnelle,  que  mon 
voyage  à  Pékin  n'avait  pas  eu  d'autre  but  et  qu'ils  devaient  y 
voir  la  preuve  du  ferme  désir  qu'avait  le  gouvernement  de 
la  République  d'entretenir  désormais  des  relations  de  bonne 
amitié  et  de  bon  voisinage  avec  le  Céleste-Empire  ;  que  c'était, 
d'ailleurs,  la  conséquence  naturelle  de  la  convention  signée 
dernièrement  à  Tien-Tsin,  convention  qui  répondait  aux  intérêts 
bien  compris  de  nos  deux  gouvernements. 

«  Le  Beylé-Kouang  me  fît  une  réponse  banale;  il  me  dit 
pourtant  que  c'était  aussi  le  désir  de  son  gouvernement.  Son 
attitude,  comme  celle  des  autres  membres  du  conseil,  était 
certainement  bienveillante  ;  mais  elle  m'a  semblé  aussi  celle  de 
gens  peu  habitués  aux  affaires,  et  un  peu  gênés  par  la  solennité 
dont  j'avais  cru  bon  de  m'entourer. 

«  L'impression  produite  sur  M.  de  Semallé  et  sur  ceux  de 
ces  messieurs  qui  ont  plus  que  moi  l'habitude  des  Chinois,  a  été 
bonne  comme  la  mienne.  Il  nous  a  semblé  que,  si  le  propos 
rapporté  par  le  ministre  d'Italie  eût  eu  un  fondement  sérieux, 
le  prince  Kouang  n'aurait  pas  manqué  de  saisir  l'occasion  que 
je  lui  offrais  pour  me  parler  de  la  convention,  et  pour  me  dire 
ce  que  son  gouvernement  en  pensait.  Je  dois  conclure  de  son 
sdence  à  cet  égard  que  l'exécution  des  premières  mesures  de  la 
convention,  c'est-à-dire  l'évacuation  des  garnisons  chinoises  du 
Tonkin,  n'est  plus  douteuse  aujourd'hui. 


AI  r.MiiKs  ik:  TONKI.N.  413 

«  J'en  attendrai  la  nouvelle  à  Tclié-Foii,  où  je  concentre  les 
navires  de  la  division,  alin  d'être  prêt  à  agir,  si,  contre  mes 
prévisions,  les  clioses  ne  se  passaient  pas  au  ïonkin  comme 
elles  ont  été  arrêtées.  Dans  ce  cas,  je  crois  qu'il  si-rait  hon  de 
saisir  immédiatement  un  gage,  et,  après  vous  avoir  consulté 
par  télégraphe,  je  n'hésiterais  pas  à  occuper  les  mines  de  Kélung 
et  le  nord  de  Forniose.  » 

Et,  messieurs,  tel  était  l'état  d'cspiit  de  tout  le  monde  à 
Tien-Tsin  à  ce  moment-là,  particulièrement  de  l'amiral  Lcspès, 
que,  lorsque  lui  arriva  à  Tciié-Fou  la  nouvelle  du  guet-ai)ensde 
Bac-Lé,  son  premier  cri  fut...  Je  le  trouve  dans  une  dépêche 
du  3U  juin  : 

<i  Tclii'-Fou.  30  juin. 

«  Je  reçois  votre  télégramme.  Je  ne  connais  pas  encore  la 
réponse  du  vice-roi.  » 

On  lui  avait  dit  :  «  Voyez  le  vice-roi;  la  convention  est 
violée.  »  —  u  Je  ne  connais  pas  encore,  dit-il.  la  réponse  du 
vice-roi;  mais  je  suis  persuadé  que  la  Chine  est  de  honne  foi, 
et  je  crois  aune  erreur  sur  la  nature  des  troupes  engagées.  » 

Et  presque  au  même  moment,  le  commandant  Fournier,  qui, 
étant  à  Port-Saïd,  y  apprenait  le  désastre,  l'écroulement  subit 
de  son  œuvre,  rapporte  que  son  premier  cri  avait  été,  comme 
celui  de  l'amiral  Lespès  :  u  Ce  ne  sont  pas  les  réguliers  chinois 
qui  ont  attaqué,  ce  sont  des  irréguliers  qui  sont  restés  là-bas  ; 
il  ne  peut  y  avoir  de  trahison  de  la  part  du  gouvernement 
chinois.  » 

Messieurs,  sur  cette  bonne  foi,  sur  cette  conliance  excessive, 
sur  cette  absence  de  certaines  précautions,  sur  cette  précaution 
singulière  elle-même  qui  consiste  à  hésiter  à  engager  une 
conversation  délicate  avec  le  partenaire  vis-à-vis  duquel  on  se 
trouve  placé,  sur  tout  cela  on  peut  faire  des  réflexions,  on  peut 
étaidii'  la  responsabilité  du  commandant  Fournier  et  criliipier 
sa  conduite  ;  mais  tout  cela  n'atténue  en  rien  la  responsabilité 
du  gouvernement  chinois,  tout  cela  n'ôte  pas  à  l'aventure  de 
Bac-Lé  le  caractère  odieux  de  guet-apens;  tout  cela  ne  fait  pas 
que  le  gouvernement  chinois  puisse  soutenir  (ju'il  ne  connaissait 
pas  les  dates  fixées  par  le  commandant  Fournier,  quand  nous 
avons,  dans  la  lettre  que  celui-ci  avait  fait  remettre  au  lieute- 


4U  DISCOURS   DE  JULES   FEltKY. 

iiant-colonelDugenne,  la  preuve  manifeste  que  les  dates  étaient 
parfaitement  connues. 

M.  CLÉJiiiNCEAu.  —  Nous  ne  l'avons  jamais  contesté. 

M.  LE  Pkésidext  nu  conseil.  —  Le  gouvernement  cliinois 
connaissait  ces  dates,  les  chefs  des  troupes  de  la  frontière  les 
connaissaient  également.  El  cela  ressort  encore  des  déclarations 
mêmes  du  mandarin  chinois  haut  placé,  ayant  autorité  sur  les 
difl'érents  fonctionnaires  civils  et  militaires  de  la  frontière, 
auquel,  lors  de  l'incident  de  Bac-Lé,  eut  affaire  le  lieutenant- 
colonel  Dugenne.  Permettez-moi  de  vous  lire  le  passage  : 

«  A  dix  heures,  un  nouvel  émissaire  se  présenta.  Il  se  dit 
envoyé  par  le  vice-roi  du  Quang-Si  pour  faire  connaître  aux 
militaires,  qui  pourraient  l'ignorer,  que  lapaix  était  signée,  pour 
empêcher  toute  collision  entre  les  troupes  françaises  et  chinoises 
et  hâter  le  mouvement  de  retraite  de  ces  dernières. 

«  Cet  individu  avait  évidemment  connaissance  de  la  teneur 
de  la  lettre  apportée  par  le  premier  parlementaire.  Il  me 
demanda,  sans  insister  toutefois,  de  laisser  aux  colonnes 
chinoises,  dont  la  marche  était  très  lente  dans  ce  pays  de 
montagnes,  le  temps  de  s'écouler. 

«  Je  lui  demandai  si,  en  sa  qualité  d'envoyé  du  vice-roi  du 
Quang-Si,  il  avait  autorité  sur  les  chefs  militaires.  Sur  sa 
réponse  affirmative,  je  lui  dis  que  mes  instructions  ne  me 
permettaient  pas  d'arrêter  la  marche  de  la  colonne  ;  pour  couper 
court  h  toute  difllculté,  il  n'avait  qu'à  inviter  le  commandant 
des  troupes  chinoises  à  commencer  immédiatement  son  mouve- 
ment de  retraite.  Il  me  répondit,  après  un  moment  de  réflexion, 
qu'il  donnerait  cet  ordre  et  en  assurerait  l'exécution. 

«  Je  lui  exprimai  mon  indignation  d'avoir  été  reçu  à  coups 
de  fusil  par  des  soldats  qui  savaient  que  leur  nation  était 
en  paix  avec  la  nôtre.  Il  m'assura  que  l'avant-garde  n'avait  pas 
été  attaquée  par  des  soldats  chinois,  mais  simplement,  par  des 
handits  du  Nuy-Dong-Naï.  Je  lui  exprimai  le  désir  de  voir  le 
chef  militaire.  Il  me  répondit  que  ce  chef  ne  ferait  aucune 
difficulté  pour  venir  à  mon  camp,  qu'il  l'y  conduirait  lui- 
même.  Puis  il  prit  congé  de  moi.  » 

Vous  savez  la  scène  qui  suit;  vous  savez  que  le  haut  mandarin 
qui  a  le  commandent  supérieur  des  troupes  reparaît  deux  heures 
après. 


I 


AIIAIliKS    m     KiNKIN.  4-15 

«  A  lieux  liouirs  tiviilc  du  soir,  je  lus  iiiCurnié  ijue  renvoyé 
du  vice-roi  (lu  Quan.ii-Si  el  le  commandanl  des  troupes  chinoises, 
suivi  d'une  escoi'le  nombreuse,  étaient  arrivés  aux  avant-iiosles, 
où  ils  s'étaient  ariètés,  déclarant  no  pas  vouloir  aller  plus  loin. 
Je  charjieai  le  coniiuandant  (Irelin  (Tailcr  les  recevoir.  Cet 
officier  supéi-ieur  les  enga.uea  à  l'accouipauner  au  camp,  l/fu- 
voyé  du  .ûOuveriuMn- du  Quang-Si  parut  disposé  à  l'y  suivie; 
(juantau  chef  militaire,  il  déclara  tout  d'ahord  (ju^il  ne  dépas- 
serait pas  l;i  limite  des  provinces  de  Bac-Ninhet  de  Lang-Son; 
puis,  sur  les  instances  de  son  collègue,  il  dit  (pi'il  viendrait 
jusqu'au  camp,  mais  (pi'il  voulait  avant  loul  ciiaiigt-r  de 
vêtenu^nt. 

«  Il  se  retira  avec  son  escoi'te  ;  l'envoyé  du  vice-roi  s'éloigna 
à  son  tour;  ni  l'un  ni  l'autre  ne  reparut.  A  trois  heures,  je 
icnvoyai  aux  avant-postes  chinois  le  parlementaiic  que  j'avais 
reçu  dans  la  matinée.  Je  lui  remis  pour  le  commandant  des 
troupes  chinoises  une  lettre  ainsi  conçue:  «  Dans  une  heure, 
les  troupes  françaises  reprendront  leur  marche.  » 

Vous  savez  le  reste,  vous  savez  ce  qui  s'est  passé  :  c'est  la 
preuve  de  l'entière  bonne  foi  de  M.  le  lieutenant-colonel 
Dugenne,  et  de  l'ahominahle  perfidie  dont  il  a  été  victime,  de 
la  part  du  parlementaire  et  du  commandant  chinois  et  du  vice- 
roi  du  Quang-Si,  de  ce  mandarin  qui  s'est  approché  du  camp 
français  pour  voir  s'il  y  a  là  3  OUU  hommes  ou  s'il  n'y  en  a  ■ 
que  9U0,  et,  comme  il  constate  qu'il  y  en  a  seulement  900,  fait 
tirer  sur  eux  et  ordonne,  et  non  seulement  on  tire  sur  eux,  comme 
on  ferait  sur  du  gibier,  permettez-moi  l'expression,  embusqués 
que  l'on  est  dans  les  broussailles  et  montés  sur  une  chaîne  de 
rochers  (jui  dépasse  de  100  mètres  le  défilé,  mais,  à  la  faveurde 
cette  embuscade,  on  tire  sur  eux  pendant  l'après-midi  du  22  et 
toute  la  journée  du  lendemain  1  Et  l'on  dit  qu'il  n'y  a  pas  eu  de 
guet-apensi  qu'il  n'y  a  pas  eu  de  trahison  !  et  Ton  dit  qu'il  n'y 
a  là  qu'un  malentendu  1 

M.  CLÉMENCEAr.  • —  Nous  n'avoiis  jamais  dit,  qu'il  n'y  avait  pas 
(rahisoii  de  la  part  de  la  Cliiue,  monsieur  le  Président  du  conseil  : 
(■'est  voire  agenl,  M.  de  Semallé,  qui  s'est  servi  de  l'ex^^ression  dont 
vous  parlez. 

31.  LE  Peésidext  du  conseil.  —  Je  dis  seulement  qu'on  a 
prétendu  cju'il  y  avait  eu  un  malentendu. 


416  DISCOURS   DE  JULES  FEIIUY. 

M.  Raoul  Duval.  —  Le  général  Millot  s'est  servi  dos  mêmes 
expressions.  [Bruit.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  M.  de  Semallé  n'était  pas 
à  Bac-Lé  et  pouvait  avoir  une  appréciation  ditïérenle  de  celle 
qui  résulte  du  récit  des  faits  et  des  détails  précis,  incontestables, 
que  je  viens,  pour  la  deuxième  fois,  de  placer  sous  les  veux  de 
la  Chambre.  Je  dis  que  c'est  un  guet-apens  que  d'avoir  attiré 
dans  un  piège  et  massacré  la  petite  colonne  qui  allait  prendi-e 
possession  pacifiquement  de  la  place  de  Lang-Son.  Et  je  dis  que 
le  gouvernement  chinois,  à  la  responsabilité  de  ses  commandants 
miUtaires.  a  ajouté  la  sienne  propre,  car,  au  lieu  de  s'en  dégager 
par  un  franc  désaveu  qui  eût  changé  singulièrement  la  face  des 
choses,  qu'a-t-il  fait? 

Le  Tsong-Li-Yamen  a  répliqué  par  des  arrogances  :  il  a 
soutenu  le  droit  de  ses  troupes,  il  n'a  pas  eu  une  parole  de 
blâme  pour  ceux  qui  avaient  massacré  nos  soldats,  et  il  nous  a 
fait  savoir,  dans  le  premier  moment  de  son  humeur  insolente, 
qu'il  mettait  beaucoup  de  bonté  dans  ses  relations  avec  nous  en 
ne  persistant  plus  à  nous  demander  une  indemnité. 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —  Déclarez  la  guerre,  alors! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Est-ce  que  nous  pouvions 
supporter  cela  ? 

Est-ce  que  la  France  l'aurait  supporté?  Est-ce  qu'il  ne  fallait 
pas  demander  une  réparation?  Est-ce  que,  par  cette  provocante 
et  arrogante  attitude,  on  ne  s'attendait  pas  à  déchaîner  le 
mouvement  d'opinion  publique  dont  j'étais  l'organe  lorsque, 
interpellé  par  l'honorable  M.  Blancsubé,  j'ai  dit  à  cette  tribune 
que  ces  choses-là  se  payent? 

Messieurs,  ce  que  je  dis  est  si  vrai  qu'il  frappe  même  les 
esprits  les  moins  prévenus  en  notre  faveur.  A  l'heure  qu'il  est, 
comme  je  vais  tout  à  l'heure  vous  le  conlirmer  par  des  expli- 
cations plus  détaillées,  il  y  a  une  tentative  de  bons  oftices  de  la 
part  du  gouvernement  anglais. 

La  Chine  y  a  eu  recours,  et  l'Angleterre  a  le  désir  de  faciliter 
une  solution  amiable.  Eh  bien,  à  propos  de  cette  tentative,  mais 
revenant  sur  le  fond  même  de  l'incident,  sur  son  caractère,  que 
dit  le  Times,  ce  journal  dont  on  a  pu  dire  si  souvent  qu'il 
semblait  inspire  par  la  légation  chinoise?  Le  Times,  qui  certes 


AFFAIUKS    l)i:    ïiiNKIN  447 

ne  nous  flatte  pas,  que  dil-il?  Il  vciii  liioii  no  pas  accuser,  aussi 
vivement  que  nous  avons  le  droit  do  io  faiiv,  la  mauvaise  foi 
chinoise;  dans  une  certaine  mesure,  il  admol  fju'il  y  a  ou 
malentendu  plutôt  que  trahison  :  mais  croyez-vous  qu'il  prélendo 
que  ce  malentendu  ne  donne  pas,  tout  aussi  bien  qu'une  trahison, 
ouvei-ture  à  une  indemnité?  Ecoutez-le  ;  c'est  un  article  on  date 
du  24  novembre  ;  je  ne  l'ai  pas  fait  faii'O...  {L\vclamaiions  sur 
divers  bancs.) 

M.  (ir.ORGKs  Peri.n.  —  Personne  ne  vous  eu  ;i  accusé  jusqu'à 
présent,  monsieur  le  Minisire. 

M.  Clkme.\ce\i'.  —  Nous  l'auiions  iicut-ède  pensé,  mais  nous  ne 
l'aurions  pas  dit. 

M.  LE  COMTE  DE  Douville-Maillefei:.  — Voilà  un  mot  tle  trop! 

M.  Pail  de  Cassagxac.  —  Précédemment,  l'auteur  de  cet  article 
a  été  nommé  officier  de  la  Légion  d'honneur. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Le  Timo.s  s'occupe  avec 
beaucoup  de  gravité  et  d'autorité  —  et  son  aqtorité  est  grande 
en  Angleterre  et  au  dehors  —  du  conllit  franco-chinois,  et 
surtout  des  tentatives  de  médiation,  des  bons  oftices,  auxquels 
l'Angleterre  s'emploie  en  ce  moment.  Il  donne  aux  deux  parties 
des  conseils  de  modération. 

Quant  à  nous,  nous  sommes,  vous  le  savez,  tout  disposés  à 
les  écouter,  ces  conseils  ;  notre  conduite,  au  cours  de  cette 
atïaire,  a  parfois  passé  les  bornes  de  la  modération.  Mais  le 
Times  s'adresse  aussi  à  la  Chine,  et  il  lui  dit  «  (pi'elle  ne  doit  pas 
compter  pouvoir  se  moquer  de  la  France,  ni  lui  porter  dos  délis 
avec  impunité.  Malheureusement,  ajoute-t-il,  tous  les  membres 
du  Tsong-Li-Yamen,  qui,  depuis  le  début  du  conllit.  n'ont 
cessé  de  se  montrer  infatués  d'eux-mêmes  et  de  leur  pays,  ne 
connaissent  point  l'Europe  comme  le  marquis  de  Tseng.  On  leur 
a  dit  qu'une  guerre  avec  la  Chine  entraînerait  la  France  dans 
de  lourdes  dépenses,  et  de  là  ils  ont  conclu  que  le  Gouverne- 
ment français  se  résignerait  à  tout  pour  éviter  la  guerre.  Aucun 
calcul  ne  pouvait  être  plus  erroné.  La  France  n'a  point  voulu 
envoyer  une  grande  armée  pour  réduire  un  ennemi  qu'elle  sait 
toujours  pouvoir  écraser,  et  cela  pour  ne  pas  se  couviir  de 
ridicule.  Mais  que  la  Chine  ne  s'y  méprenne  pas  :  le  jour  où  la 
France  s'apercevra  que  les  Chinois  mettent  en  doute  sa  puis- 
sance, alors  toute  crainte  de  lidicule  s'évanouira,  et  aucune 


418  DISCOURS   DE  JULES   FEHHY. 

dôpense  n'arrêtera  la  Franco  jusqu'à  ce  qu'elle  ail  infligé  à  la 
Chine  une  sévère  leçon...  » 

M.  Paul  de  G.vssagnac.  —  Après  les  élections  ! 

M.  LE  Président  du  conseil,  continuant.  —  «  Que  ceux  qui 
tiennent  entre  leurs  mains  les  rènes  du  Gouvernement  y  pren- 
nent donc  garde,  et,  tandis  qu'il  leur  l'este  encore  une  porte 
ouverte  pour  arriver  à  la  paix,  qu'ils  se  liaient  donc  d'entamer 
les  négociations  avec  une  entière  bonne  foi.  Les  détours  elles 
subterfuges  pour  gagner  du  temps  ne  leur  serviront  de  rien.  Ils 
n'ont  déjà  que  trop  abusé  de  ces  artifices,  dignes  de  diplomates 
barbares;  et,  comme  maintenant  les  hommes  d'Éiat  chinois 
manifestent  le  désir  d'être  jugés  selon  les  lois  de  la  politique 
européenne,  ils  doivent  tout  d'abord  commencer  eux-mêmes 
par  les  accepter  sans  détour.  Lindemnité  pécuniaire  réclamée 
par  la  France  a  été  jusqu'ici  la  principale  entrave  à  une  entente 
entre  les  deux  puissances,  et  ce  parce  que  les  ressources  liiian- 
cières  de  la  Chine  ne  lui  permettaient  pas  d'en  payer  une.  Mais 
la  Fi'ance  a  le  di-oit  de  demander  un  équivalent.  Car  il  ne  faut 
pas  oublier  que,  quoique  l'allaire  de  Lang-Son  soit  le  résultat 
d'un  malentendu,  la  Chine,  par  le  mauvais  vouloir  qu'elle  a 
montré  dans  les  négociations,  a  entraîné  la  France  dans  des 
dépenses  de  gueire  considérables,  qui  auraient  dû  être  évitées  et 
qui  autorisent  une  demande  d'indemnité.  » 

Voilà,  messieurs,  le  jugement  d'un  témoin  qui  est  souvent 
sévère  pour  nous;  voilà  comment,  quelque  atténuation  qu'on 
cherche  à  apporter,  au  point  de  vue  chinois,  aux  événements  si 
malheureux  de  Bac-Lé,  on  ne  peut  sérieusement  contester,  on 
ne  peut  pas  ne  pas  admettre  le  principe  de  responsabilité.  C'est 
ce  sentiment,  messieurs,  qui  m'a  amené  à  la  tribune  le  7  juillet 
dernier;  c'est  ce  sentiment  qui  vous  a  conduits,  après  une  discus- 
sion de  deux  jours,  à  voter  l'ordre  du  jour  du  16  août. 

En  présence  d'un  acte  coupable,  que  nous  ne  pouvions  laisser 
passer  sans  protestation  ni  accepter  sans  réparation,  nous 
avions,  messieurs,  à  nous  demander  quel  parti  il  fallait  prendre. 
Fallait-il  nous  jeter  immédiatement  dans  une  politique  belli- 
queuse et  déclarer  la  guerre,  ou  suflisail-il  d'exercer  ce  qu'on  a 
appelé  la  politique  des  gages?  Sur  ce  point,  messieurs,  s'est 
établie  une  double  discussion  :  une  discussion  théorique  et  une 
discussion  politique. 


AFI'AlliKS    IH    TdNKIN.  449 

Au  point  (le  vue  théorique,  on  a  soutenu  (|u'urit'  (h'clar.ilion 
(le  .uuerre  en  forme  l'tait  iR'cessaiiv;  on  a  luèine  dit  —  eesl  le 
luit  et  la  |iens(^'e  dune  des  interpellations  sur  les<pu3lles  le  (h'-hat 
est  ouvert  en  ce  moment  —  (pie  tout  en  prali(|uant  la  poliliipie 
(les  ffatres  avec  l'autorisation  de  la  Chambre,  le  Gouvernement 
avait  violé  la  Constitution.  Messieurs,  j'avoue  trt''s  sinciM-euicnt 
fpie  rinlért''t  de  celte  discussion  lhéori(jue  méchappe.  S'il  y  a, 
en  elïet,  une  chose  évidente,  c'est  (pie  le  pouvoir  léjzislalif,  le 
l'arlement,  a  donné  son  complet  et  préalable  assentiment  aux 
mesures  que  nous  lui  avons  annoncées.  Cette  politique  de 
ua^es,  on  la  lui  a  proposée;  on  lui  a  clairement  demandé  son 
approbation,  il  la  donnée  :  l'accord  s'est  établi  complètement 
entre  la  volonté  du  Corps  législatif  et  la  pi'oposition  ministé- 
rielle. Peut-on  soutenir,  en  vérité,  que  la  Constitution  ait  voulu 
autre  chose?  Est-ce  que  la  Constitution  a  décidé  qu'il  y  aurait 
une  procédure  particulière  de  déclaration  de  guerre,  je  ne  sais 
quel  cérémonial  emprunté  aux  usages  de  l'ancienne  Rome? 
Est-ce  que,  au  siècle  où  nous  sommes,  on  apporte  la  paix  ou  la 
guerre  dans  le  pli  d'une  toge  de  pourpre? 

Au  temps  où  nous  vivons,  la  guerre  peut  se  produire  et 
éclater  sous  mille  formes  diverses;  mais  la  garantie  fondamen- 
tale exigée  par  notre  régime,  ce  qui  constitue  la  constitution- 
nalité,  la  régularité  juridique,  ce  n'est  rien  autre  chose  que 
l'accord  préalable  des  deux  pouvoirs,  manifesté  dans  la  forme 
d'un  vote  d'ordre  du  jour,  ou  d'un  vote  de  crédit  ayant  pour  but 
un  objet  déterminé.  Voilà  tout  ce  que  je  veux  dire  de  la  discus- 
sion théorique.  A  mes  yeux,  elle  a  peu  d'intérêt.  En  eiïet,  en 
prati(piant  ce  que  je  viens  d'appeler,  ce  que  l'on  a  appelé  avant 
moi  la  politique  des  gages,  nous  nous  placions  dans  une  situa- 
tion bien  connue  en  droit  intei-national,  parce  qu'elle  est  fort 
ancienne  dans  la  pratique  des  nations  civilisées. 

La  politique  des  gages,  le  blocus  pacihque  et  les  actes 
d'hostilité  qui  peuvent  s'ensuivre,  sans  guerre  préalablement 
déclarée,  est  un  moyen  de  coercition  qui  a  été  pratiqué  dans  ce 
siècle  par  toutes  les  puissances  européennes  ou  a  peu  près,  dans 
des  circonstances  très  diverses  et  très  nombreuses. 

M.  GiMio  d'Ounano.  --  Ces  puissances  n'avaient  pas  la  Conslitii- 
tion  que  nous  avons!  Elles  n'étaient  pas  sous  le  régime  de  l'arLicle  9. 
{Rumeurs.) 

J.  Ferry,  Di.icows,  Y.  29 


450  DISCOURS   DE  JLLES   FEHRY. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  On  cite,  entre  autres,  comme 
un  des  exemples  les  plus  célèbres,  les  plus  formels  de  blocus 
pacifique,  le  blocus  prolongé  pendant  plusieurs  années  des 
côtes  de  Grèce,  en  1827,  par  l'Angleterre,  la  France  et  la  Russie. 
Tout  le  monde  sait  que  la  bataille  de  Navarin  a  été  livrée  et  que 
la  flotte  turque  a  été  détruite  sans  déclaration  de  guerre  pi'éa- 
lable,  uniquement  parce  que  les  vaisseaux  turcs  ont  voulu  forcer 
le  blocus  établi  sur  les  côtes  de  Grèce  par  les  trois  puissances 
précitées. 

Désirez-vous  que  je  cite  d'autres  exemples?  De  1827  à  1830, 
la  France  bloque  les  côtes  des  Étals  du  dey  d'Alger,  et  le  blocus 
se  termine  par  la  prise  d'Alger.  En  1831,  la  flotte  française, 
envoyée  sur  les  côtes  du  Portugal,  bloque  plusieurs  ports, 
capture  un  gi-and  nombre  de  navires,  francbit  de  vive  force  le 
Tage  et  menace  d'enlever  Lisbonne.  En  1833,  la  France  et 
l'Angleterre  bloquent  les  Pays-Bas,  sans  déclaration  de  guerre. 
En  1836,  l'Angleterre  bloque  les  ports  de  la  Nouvelle-Grenade, 
toujours  sans  déclaration  de  guerre.  En  1S38,  la  France  blo(|ue 
les  ports  du  Mexique  et  s'empare  de  Saint-Jean-d'Ulloa.  En  1838, 
la  France  établit  le  blocus  devant  les  ports  de  la  République 
Argentine.  Eu  1840,  l'Angleterre  bloque  les  ports  du  royaume 
de  Naples,  s'empare  de  la  flotte  militaire  du  roi  de  Naples  et 
d'un  grand  nombre  de  navires  marcbands.  En  184o,  la  France 
et  l'Angleterre  blo(iuent  les  ports  de  la  République  Argentine. 
En  1850,  l'Angleterre  bloque  la  côte  de  Grèce;  sa  flotte  capture 
un  certain  nombre  de  navires.  En  1860,  l'Espagne  bloque  les 
ports  du  Mexi(jue.  En  1860,  le  Piémont  bloque  Gaëte,  le  roi  de 
Naples  est  assiégé.  En  1862,  l'Angleterre  bloque  le  port  de 
Rio-de-Janeiro... 

Voilà,  messieurs,  de  quoi  donner  droit  de  cité  dans  le  Code 
international  à  une  action  militaire  qui,  assurément,  rentre 
dans  les  actes  d'bostililé,  mais  ne  présuppose  pas,  pour  être 
régulière  et  produire  ses  effets  légaux,  une  déclaration  de  guerre 
en  forme.  Eh  bien,  messieurs,  nous  avons  pensé  qu'il  y  avait 
des  avantages  marqués  à  employer  cette  procédure  d'exécution 
militaire.  Nous  avons  pensé  que,  pour  l'efficacité  du  blocus  lui- 
même,  qu'en  vue  des  difficultés  «pie  nous  pouvons  recontrer  au 
cours  de  l'exécution,  qu'eu  égard  enfin  à  la  situation  particulière 
des  puissances  qui  ont  avec  la  Cliine  des  relations  commerciales, 


AI  I  AlliKS    l»i;   TONKIiN.  431 

il  y  avait  de  très  j^rands  avanla,û;<\^  à  suivre  la  politique  des 
uajïes  sans  déclaration  de  pueiro,  à  faire  la  jiuorre  roiiinie  nous 
la  faisons,  sans  recourir  à  une  déclaralion  préalahli'. 

Cette  manière  de  procéder  avait,  à  nos  yeux,  trois  sortes 
d'avantages  :  le  premier,  c'est  de  laisser  la  porte  toujours 
ouverte  aux  négociations;  le  second,  c'est  de  laisser  subsister, 
—  ce  qui  a  bien  son  importance,  —  l'état  conventionnel  anté- 
rieur. Nous  vivons  avec  la  Cbine  sous  le  régime  du  traité  de  18G0, 
qui  tious  assui'e  certains  droits  :  la  possession  et  l'occupation 
paisilde  de  certaines  concessions,  et  même  la  convention  de 
Ïien-Tsin,  (pii  est  l'objet  de  ce  débat,  pas  plus  que  celles  que  je 
vous  rappelais,  n'est  point  abolie  par  l'état  d'hostilité  dans 
lecpiel  nous  nous  trouvons  vis-à-vis  de  la  Clii)ie;  tandis  qu'une 
guerre  en  forme,  une  guerre  déclarée,  eût  tout  rendu  caduc.  Et 
enfin,  il  était  d'une  sagesse  élémentaire  —  les  orateurs  de  Top- 
position  dans  l'une  et  l'autre  Cliambres  n"ont  jamais  cessé 
d'insister  sur  ce  point  délicat,  —  il  était  d'une  sagesse  élémen- 
taire de  ne  pas  compliquer  notre  conflit  avec  la  Chine  de  dilTé- 
rends  ou  de  difficultés  avec  les  puissances  neutres.  Or,  la 
déclaration  de  guerre,  non  seulement  nous  donnait  le  droit, 
mais  nous  imposait,  en  quelque  sorte,  le  devoir  de  nous  en 
prendre  au  commerce  des  neutres. 

Par  ces  considérations,  et  dans  un  esprit  dont  je  crois  que 
l'Europe  a  apprécié  la  modération,  nous  nous  sommes  arrêtés  à 
la  politique  des  gages,  et  c'est  à  cette  politique  que  nous  enten- 
dons nous  tenir.  Je  le  répète,  messieurs,  de  crainte  de  ne  pas 
l'avoir  dit  assez  haut  et  assez  ferme,  vous  avez  autorisé  cette  poli- 
tique. Je  rappelle  les  paroles  que  j'avais  l'honneur  de  prononcer 
devant  vous  le  15  août,  et  qui  ont  été  suivies  du  vote  des 
crédits  et  de  l'ordre  du  jour  :  «  Nous  ne  vous  demandons  pas, 
disais-je,  de  déclarer  la  guerre;  nous  vous  demandons,  sous  la 
forme  d'un  ordre  du  jour  qui  ne  laisse  aucun  dout»;  au  cabinet 
de  Pékin  sur  les  volontés  de  la  France,  l'autorisation  de  conti- 
nuer ce  que  nous  avons  commencé  à  Kélung;  nous  vous  deman- 
dons de  nous  autoriser  à  prendre  des  gages  là  où  nous  les 
croirons  les  meilleurs  et  les  plus  convenables.  » 

Nous  avons  pensé  qu'entre  tous  les  gages,  celui  de  Formose 
était  le  meilleur,  le  mieux  choisi,  le  plus  facile  et  le  moins 
coûteux  à  garder.  Si  nous  tenons  compte  de  ces  éléments  si 


452  DISCOURS   DE  JULES   FEKHV. 

nécessaires  dans  les  affaires  orientales,  le  temps,  la  fermeté, 
l'énergie,  la  persistance;  si  nous  y  mettons  de  la  patience,  je 
suis  convaincu  que  le  blocus  de  Formose  et  la  prise  de  posses- 
sion de  Kélung  produiront  un  efïet  utile,  et  détermineront,  dans 
les  conseils  du  gouvernement  chinois,  un  revirement  analogue  à 
celui  qui  a  suivi  la  prise  de  Bac->'inh  et  qui  nous  avait  conduits 
au  traité  de  Tien-Tsin.  Pourquoi  Formose?  a-t-on  dit.  Messieurs, 
nous  avons  pensé  que  la  situation  de  cette  île,  sa  richesse,  son 
histoire,  lui  donnaient  précisément  ce  caractère  de  gage  utile  et 
de  possession  efficace  que  nous  recherchions. 

Je  dis  :  sa  situation,  car,  bien  que  cette  île  soit  éloignée  de 
Pékin  de  plusieurs  centaines  de  milles,  vous  n'avez  qu'à  jeter 
les  yeux  sur  la  carte  pour  vous  convaincre  de  l'iniporlance  de 
cette  position,  au  milieu  des  mers  de  Chine  :  de  ces  côtes,  on 
menace  et  on  commande  toutes  les  côtes  depuis  Shang-Hai 
jusqu'à  Hanoï.  La  situation  géographique  se  manifeste  par  elle- 
même  comme  très  avantageuse.  L'histoire  est  plus  démonstra- 
tive encore,  et  cette  histoire  est  toute  récente,  messieurs  :  c'est 
l'histoire  du  conflit  qui  éclata,  précisément  à  propos  de  l'île  de 
Formose,  entre  le  gouvernement  japonais  et  le  gouvernement 
chinois,  en  l'année  1874.  Voici  à  quelle  occasion  : 

Des  Japonais,  ou  plutôt  des  habitants  des  îles  de  Liou-Kiou, 

—  îles  qui,  vous  le  savez,  sont  un  objet  de  contestation  entre  le 
Japon  et  la  Chine,  que  le  Japon  possède  de  fait,  sur  lesquelles, 
en  droit,  la  Chine  maintient  une  sorte  de  suzeraineté  l'eligieuse, 

—  des  habitants  de  ces  îles,  que  les  Japonais  considèrent 
comme  leurs  sujets,  avaient  fait  naufrage  sur  la  côte  est  de  l'île 
de  Formose.  Là  ils  étaient  devenus  la  proie  de  sauvages  qui  font 
précisément  métier  de  piller  les  naufragés,  sur  cette  côte  difficile 
et  inhospitalière.  Le  gouvernement  japonais  crut  voir  dans  celte 
circonstance  une  occasion  de  faire  valoir  les  prétentions  qu'il 
avait  déjà  élevées  sur  l'île  Formose:  il  n'hésita  pas  un  seul 
instant;  il  envoya  à  Formose  un  coi'ps  d'armée  important, 
commandé  par  un  général.  Les  Japonais  s'établirent,  construi- 
sirent des  casernements,  percèrent  des  routes  et  firent  tout  à 
fait  métier  de  colonisateurs.  Mais  bientôt  le  gouvernement 
chinois  s'émut,  il  protesta  d'abord  par  des  notes,  puis  le  conflit 
devint  tellement  aigu,  (]ue  le  gouvernement  anglais  crut  devoir 
s'interposer,  dans  Tintérét  de  la  paix  générale. 


AFFAIHKS   DU   TO.NKI.V.  453 

Qu'est-il  a.Yv[\è  alors?  Eli  bien,  le  gouvernement  de  Pékin, 
plutôt  que  de  laisser  les  Japonais  s'installer  à  Formose,  consentit 
à  subir  l'humiliation  d'une  indemnité.  La  forme  fut  un  peu 

déguisée  et  atténuée;  on  donna  une  somme  de pour  les 

familles  des  victimes,  et  le  reste  de  l'indemnité  fut  baptisé  du 
nom  de  remboursement  des  dépenses  faites  par  le  Japon  pour 
l'occupation  de  Formose.  Et,  en  passant,  cela  vous  prouve, 
messieurs,  qu'avec  le  gouvernement  chinois  la  forme  est  beau- 
coup, et  que,  si  on  la  trouve,  on  peut  être  bien  prés  d'un  arrange- 
ment. {Mouvements  divers.)  Peut-être  arriverons-nous  aussi  un 
jour  à  saisir  cette  forme  si  désirable.  Toujours  est-il  que,  pour 
ne  pas  laisser  un  lambeau  de  Formose,  un  coin  de  Formose  aux 
mains  des  Japonais,  la  Chine  a  consenti  à  payer  une  indemnité. 
Eh  bien,  nous  nous  sommes  dit  que  la  Chine  ne  pouvait  pas 
voir  avec  moins  d'inquiétude  une  installation  de  troupes  fran- 
çaises au  nord  de  Formose. 

Nous  croyons  à  l'utilité  de  cette  prise  de  gage.  Car,  je  tiens  à 
le  dire  bien  haut,  cette  entreprise  ne  cache  aucun  dessein  de 
conquête,  et  comme  vous  allez  le  voir  tout  à  l'heure,  nous 
l'avons  fait  savoir  au  gouvernement  chinois;  nous  sommes  à 
Formose,  non  en  conquérants,  mais  en  créanciers,  résolus  à 
nous  payer  nous-mêmes  de  nos  propres  mains,  si  Ton  conteste 
plus  longtemps  notre  droit,  et  à  saisir,  sous  une  forme  quel- 
conque,  la  réparation  qui  nous   est   due. 

Hier,  l'honorable  M.  Franck  Chauveau  s'est  préoccupé  tout 
naturellement  de  cette  question  :  Formose  est-il  un  gage  qui 
payera  les  frais  que  sa  garde  entraînera?  L'occupalion  de  la 
partie  de  l'île  que  nous  détenons  peut-elle  nous  donner  un 
dédommagement,  une  garantie  pécuniaire? 

Eh  bien,  messieurs,  j'ai  là  des  chitïres  tout  à  fait  authentiques 
qui  ne  concordent  pas,  il  est  vrai,  avec  ceux  dont  M.  Franck 
Chauveau  a  eu  la  communication;  mais  l'authenticité  de  ceux 
que  j'apporte  ici  ne  peut,  comme  vous  allez  le  voir,  être  mise 
en  doute. 

M.  Franck  CBAivEAr.  —  J'avais  pris  les  miens  dans  l'ouvrage  de 
M.  Elisée  Reclus.  .J'ai  indiqué  immédiatement  la  source. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Nous  allons  voir  s'il  y  a  un 
grand  écart  entre  ceux-ci  et  les  miens.  En  1883,  la  douane  de 
Tamsui  a  produit  2  093  363  francs,  et,  si  l'on  ajoute  aux  revenus 


454  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

de  Tamsui  les  revenus  de  Takoii,  port  de  Formose  t^galemeiit 
bloque  par  nous,  on  trouve  que  les  revenus  des  deux  ports 
représentent,  pour  1883,  la  somme  de  4  345  000  francs. 

M.  Georges  Perin.  —  L'année  précédente,  ils  avaient  produit 
600  000  francs.  Il  parait  que  maintenant  les  affaires  sont  prospères  ! 

M.  LE  Peésident  du  conseil.  —  Je  vous  en  demande  bien 
pardon,  monsieur  Georges  Perin,  mais  vous  êtes  dans  une 
grande  erreur.  Voici  le  relevé  des  droits  perçus  :  les  chiffres  ne 
peuvent  faire  de  doute,  car  ils  résultent  d'un  document  officiel 
du  gouvernement  chinois.  (Exclamations  et  rires  à  droite  et  à 
l' extrême-gauche .) 

M.  Clemenceau,  ironiquement .  —  Oli  !  si  c'est  imprimé  ! 

M.  LK  Président  du  conseil.  —  Attendez,  messieurs!  j'ai 
tort  de  dire  du  gouvernement  chinois,  ce  n'est  pas  tout  à  fait 
exact  :  c'est  un  document  émanant  de  la  douane  chinoise.  Vous 
savez  que  la  douane  chinoise  est  une  administration  européenne, 
dont  les  écritures  sont  tenues  avec  d'autant  plus  de  soin  que  les 
produits  de  la  douane  sont  engagés  à  des  créanciers  de  dilîé- 
renles  nationalités.  Par  conséquent,  ce  sont  des  chiffres  authen- 
tiques que  je  vous  produis,  et  voici  le  relevé  des  droits  perçus 
dans  le  port  de  Tamsui  :  en  1881,  2,255,000  francs;  en  1882, 
2,139,000;  en  1883,  2,053,000.  Il  y  a  une  baisse  dans  ces 
revenus;  c'est  un  fait  que  je  vous  signale,  et  qui  peut  recevoir 
différentes  explications,  mais  c'est  près  de  2  millions  que 
l'eprésentent  en  moyenne  les  revenus  de  chacun  des  deux  poris. 

M.  Cléuenceau.  — A  qui  sont-ils  eng-ag-és"? 
M.  Andrieiix.  —  Que  faites-vous  des  droits  des  créanciers? 
M.  Georges  Perin.  —  Je  maintiens  l'exactitude  de  meschiflres! 
M.  JiLES  Dpxafosse.  —  Mais  le  blocus  supprime  les  recettes  de  la 
douane  !  [Rumeurs.) 

M.  le  Président  du  conseil.  —  On  me  dit  :  «  Le  blocus 
supprime  les  receltes  de  la  douane  !  »  Cela  dépend  de  la  façon 
avec  laquelle  on  le  pratique.  A  l'heure  qu'il  est,  M.  l'amiral 
Courbet  a  jugé  qu'un  blocus  hei'métique  de  Formose  était  néces- 
saire; nul  ne  passe;  mais,  quand  notre  installation  sera  plus 
complète,  nous  rouvrirons  les  ports  de  Formose  aux  neutres  qui 
consentiront  à  se  laisser  visiter;  le  commerce  reprendra  dans 
les  ports  de  Formose,  et  avec  le  commerce  reviendront  les 
ressources  qui  peuvent  servir  de  gages,  de  garanties  ou  de 


MIAIKKS    1)L    Td.NKI.N.  455 

coiiverlurc  à  notre  occiipalioii.  [/nlerruplions  à  ic.ili'f''iiie-fj(iiiclie 
et  à  droite.) 

Un  membre  à  l'extrèmc-gauche.  —  Mais  si  ces  récoltes  sont  drjà 
engagées  à  des  créanciers. 

M.  i.K  PiiovosT  m:  Lainay.  —  Vous  devez  d'abord  payer  l(^s  ciéaii- 
ciers  avec  elles. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  D'alioid,  il  n'y  a  d'cngatié, 
au  prolit  des  créanciers  de  la  Chine,  qu'une  partie  des  iiroduils 
des  douanes;  ensuite,  il  résulte  d'un  travail  très  complet  qui  a 
été  fait  récemment,  que  la  Chine  n'est  pas  aussi  pauvre  qu'elle 
le  dit,  ou  qu'on  le  dit,  et  qu'elle  n'est  pas  aussi  incapahlo  de 
payer  une  indemnité.  L'année  prochaine,  messieurs,  expii'e  la 
totalité  des  contrats  par  lesquels  les  douanes  chinoises  sont 
engagées;  c'est  dans  un  an  ou  dix-huit  mois  que  les  douanes 
cl)inoi.ses  seront  libres,  et  je  fais  cette  réflexion  pour  i-épondre 
à  ceux  qui  nous  disent  avec  tant  d'assurance  :  «Une  indemnité  de 
la  Chine  ?  Mais  vous  ne  l'aurez  pas  :  elle  ne  poui'ra  vous  payer.  » 
{Irès  bien/  très  bien!  sur  divers  bnncs  à  gauche  et  au  centre.) 

M.  GuANET.  —  C'est  cependant  l'opinion  de  M.  Foiunier  !  (Bniil 
sur  les  mêmes  bancs.) 

M.  le  Présidext  du  conseil.  —  Il  est  vraiment  singulier 
que  l'on  substitue  les  paroles  de  M.  Fournier  à  toutes  les  affir- 
mations et  à  tous  les  renseignements  que  je  vous  apporte.  C'est 
l'opinion  de  M.  Fournier,  dites-vous?  Eh  bien,  il  se  trompe  en 
cela,  voilà  tout!  Je  vous  dis  que  ces  douanes  seront  libres 
prochainement,  que,  d'ailleurs,  elles  ne  sont  pas  engagées  en 
totalité,  et  que  le  jour  où  le  gouvernement  chinois,  pour  se 
débarrasser  des  difticultés  sans  nombre  qui  s'accumulent  autour 
de  lui  en  cette  affaire,  voudra  faire  des  sacriOces  pécuniaires,  il 
trouvera  facilement  des  banquici-s  auxquels  il  engageia  tout  ou 
partie  de  ses  douanes.  Voila,  messieurs,  ce  que  je  voulais  dire 
pour  justifier  le  choix  de  Formose. 

On  demande  au  Gouvernement  quelle  est  sa  politique  et  ce 
cpi'il  entend  faire  pour  réduire  la  Chine.  Le  Gouvernement 
répond  :  Ce  que  nous  faisons  à  l'heure  actuelle.  {Mouvements 
divers.)  Nous  voulons  nous  établir  fortement  dans  le  noi'd  de 
Formose  :  nous  croyons  que  la  Chine  ne  nous  laissera  pas  à 
Formose,  qu'elle  comprendra  quelque  jour  le  danger  au(iuel  son 
obstination  pourrait  la  conduire,  et  qui  serait  celui-ci  :  la  trans- 


45fl  DISCOUHS   DE  JULES   FEnUY. 

formation  d'une  occupation  qui  n'a  qu'un  caractère  de  gage  en 
saisie  définitive. 

A  droite.  —  Vous  le  dites  aux  Cliinois  ! 

M,  LE  Président  du  conseil.  —  A  l'heure  qu'il  est,  nous 
ne  sommes  que  des  créanciers;  mais,  si  l'on  ne  veut  pas  nous 
rendre  justice,  si  un  arrangement  est  impossible,  si  toute  espèce 
de  sentiment  de  conciliation  est  bannie  des  conseils  du  gouver- 
nement chinois,  eh  bien,  nous  verrons  s'il  n'y  a  pas  lieu  de 
transformer  le  caractère  de  notre  occupation.  {Approbation  à 
gauche el  au  centre.)  Pour  le  moment,  ce  n'estqu'une  occupation 
à  litre  de  gage,  el  nous  la  croyons  suffisante,  parce  qu'elle  est 
efficace.  [Interruptions  à  V extrême-gauche  et  à  droite.) 

M.  Georges  Perin,  ironiquement.  —  Nous  ajouterons  Formose  au 
Tonkin!  C'est  rassurant!  Il  y  a  encore  l'Annani  qu'on  pouri^ait 
prendre  ! 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —  Formose  sera  un  deuxième  Tonkin  ! 

M.  LE  Président  du  coNSEir,.  —  Messieurs,  certains  esprits 
ne  se  déclarent  pas  satisfaits  de  cet  exposé  d'une  politique  qui 
est,  à  ce  qu'il  me  semble,  aussi  claire  que  simple  et  facile  à 
entendre.  On  nous  pousse,  on  nous  interroge,  on  voudrait  savoir 
au  juste  le  plan  de  campagne  que  nous  suivons... 

Voix  à  gauche  et  à  f  extrême-gauche.  —  Non  !  non  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  On  voudrait,  dans  tous  les 
cas,  et  l'honorable  M.  Granet  a  posé  la  question  d'une  manière 
catégorique,  savoir  de  quelle  façon  nous  entendons  les  négo- 
ciations. 

Messieurs,  vous  venez  de  protester  avec  beaucoup  de  viva- 
cité et  de  sincérité  lorsque  j'ai  parlé  des  exigences  de  publicité 
ou  des  révélations  qui  s'appliqueraient  au  plan  de  campagne, 
el  vous  avez  bien  raison,  car  nous  soulTrons,  en  ce  moment 
même,  dans  notre  campagne  de  Kélung,  d'une  indiscrétion 
commise  au  mois  d'avril.  {Mouvements  divers.)  Il  y  avait  alors 
à  Kélung  et  dans  File  de  Formose  quelques  centaines  de 
soldats  chinois.  .le  ne  sais  comment  des  faiseurs  de  plans 
de  campagne  ont  répandu  dans  tous  les  journaux  de  France 
et  d'Europe  que  la  France  avait  des  desseins  sur  Formose, 
mais,  deux  mois  après,  des  troupes  chinoises  s'embar- 
quaient à  Shang-Hai,  s'installaient  entre   Tamsui  et  Kélung, 


AFKA1HES   l»U   TONKIN.  457 

et  cosl  à  elles  [tréciséiiit'iil  (jne  nous  avons  alVuire  en  ce  inoiiicnl. 
Voilà,  iTiessieiii-s,  un  exemple  topicjue  de  la  dùmonstralion  de 
celle  proposition  qui  suscite  chez  certaines  personnes  une 
si  grande  indignation  :  c'est  que,  dans  les  atlaires  de  ce  genre, 
le  secret  est  nécessaire  {limita  l'exlrèmc-r/auc/ie);  c'i'sl  (ju'il 
faut  être  discret,  car  c'est  grâce  à  l'indiscrétion  d  un  journaliste 
—  je  ne  sais  pas  lequel,  je  n'accuse  personne  —  que  nous  nous 
trouvons  aujourd'hui  aux  prises  avec  des  diflicultés  qui 
n'existaient  pas  au  mois  d'avril.  [Exclamations  à  l' extrême- 
gauche  et  à  droite). 

l'ti  membre  à  Vi'xtrvme-naiirhc. — Ce  sont  les  journaux  niinistôrieis 
qui  ont  commis  celte  indiscrétion. 

M.  LE  Président  ])U  conseil.  —  On  ne  m'interroge  pas 
sur  le  plan  de  campagne;  j'en  donne  acte  à  mes  collègues  de 
l'exlrème-gauche  ;  mais  on  m'a  certainement  interrogé  sur  les 
négociations.  Les  questions  (pii  m'ont  été  posées  ont  porté 
sur  deux  points  :  les  négociations  qui  peuvent  être  ouvertes 
avec  le  gouvernement  anglais,  et  les  négociations  ou  le  projet, 
le  plan  de  négociations  qui  peut  être  conçu  par  le  Gouvernement, 
dans  ses  rapports  avec  le  gouvernement  chinois. 

J'ai  à  m'expliquer  sur  ces  deux  points  : 

Je  le  ferai  dans  les  limites  de  mon  devoir,  c'est-à-dire  avec 
les  réserves  nécessaires.  Il  est  certain  que  le  gouvernement 
anglais  essaye,  en  ce  moment,  de  terminer,  par  ses  hons  oflices, 
par  son  intervention  amicale,  le  dilVérend  franco-chinois.  Les 
bons  offices  du  gouvernement  anglais  nous  ont  été  olîerts,  nous 
ne  les  avions  pas  sollicités  :  c'est  spontanément,  amicalement, 
que  le  cabinet  britannique  nous  a  proposé  de  s'interpo.ser.  A 
quelles  conditions?  Je  n'ai  pas  à  le  dire  ;  ce  n'est  pas  mon 
secret,  c'est  le  secret  du  gouvernement  anglais  autant  que  du 
Gouvernement  français. 

3Iais  la  chose  est  vraie.  Il  n'est  pas  exact,  comme  vous  l'avez 
dit  l'autre  jour,  monsieur  Clemenceau,  que  le  Gouvernement 
français  ait  sollicité  les  bons  offices  de  l'Angleterre  ;  lord 
Granville  n'a  rien  dit  de  pareil  au  banquet  de  Guild  Hall  :  il 
suffit  de  se  reporter  au  texte  de  son  discours  pour  s'en  convaincre. 
C'est  dans  le  sentiment  le  plus  cordial  que  l'Angleterre  nous  a 
otTert  ses  bons  offices.  Celte  intervention  amicale  est  jugée  très 
diversement  par  mes  honorahles   collègues    qui    siègent  de 


i.'iS  DISCOURS   DE  JULES  FERRY. 

ce  côlé.  [L'orateur  indique  textrème-rjauche.)  L'honorable 
M.  Clemenceau  n'y  croit  pas.  Il  a  déclaré  devant  la  commission 
—  c'est  au  procès-verbal  —  qu'il  ne  croyait  pas  aux  bonnes 
intentions,  à  la  sincérité  du  cabinet  anglais... 

M.  Clemenceau.  —  Je  n'ai  pas  dit  un  mot  de  tout  cela!  C'est  vous 
qui  m'avez  dit  :  «  Vous  ne  croyez  pas  aux  bonnes  intentions  du 
gouvernement  anglais!  »  Vous  avez  trouvé  ces  paroles  dans  votre 
bouche  et  pas  du  tout  dans  la  mienne  ! 

M.  Gram'T.  —  C'est  parfaitement  exact. 

M.  LE  Président  du  conseil. — Nous  allons  voir  en  ouvrant 
le  procès-verbal.  J'y  lis  ceci  : 

«  M.  Clemenceau.  —  Croyez-vous  que  l'Angleterre  ait  intérêt 
à  nous  appuyer?  Les  afTaires  de  Chine  ne  sont  pas  seules  à  la 
préoccuper.  Il  y  a  Madagascar,  il  y  a  l'Égvpte.  L'Angleterre 
peut  craindre  qu'une  fois  libres  du  côté  de  la  Chine,  nous 
n'agissions  d'une  façon  plus  efficace  d'un  autre  côté. 

«  M.  le  Président  du  conseil.  —  Que  voulez-vous  que  je  vous 
réponde  ?  Vous  dites  que  vous  ne  croyez  pas  à  la  sincérité  des 
olïres  de  l'Angleterre,  je  n'ai  rien  à  vous  répondre...  »  (-4/*.' 
ah  !  à  droite  et  à  l extrême-gauche.  —  Exclamations  au  centre.) 

M.  Clemenceau.  —  Vous  voyez  bien  que  ce  n'est  pas  moi  qui  ait 
(lit  cela.  [Nouvelles  exclamations  à  gauche.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  C'est  très  spirituel  ;  c'est 
possible... 

M.  Clemenceau. Voulez-vous  continuer  ?  monsieur  le  Président 

du  conseil"?  Je  ne  vous  demande  pas  de  lire  à  haute  voix;  mais  si 
vous  voulez  bien  lire  les  paroles  suivantes,  vous  verrez  que  j'ai  dit 
absolument  le  contraire. 

M.  le  Président  du  conseil.  —  Si  vous  n'avez  pas  dit  que 
vous  ne  croyiez  pas  à  la  sincérité  des  bons  oflices  de  l'Angleterre, 
vous  avez  dit  quelque  chose  de  fort  approchant,  puisque  vous 
avez  mis  en  doute  les  mobiles  de  l'intervention  anglaise,  qui 
sont,  je  le  crois,  quant  à  moi,  des  plus  sincères  et  des  plus 
cordiaux.  La  Cliambi^e  jugera  cette  casuitique.  Quant  à  l'hono- 
rable M.  Lockroy,  il  a  manifesté,  à  cette  tribune,  quelque 
surprise  de  celte  intervention,  de  l'état  de  choses  qu'elle 
révélait.  M.  Lockroy  ne  peut  pas  comprendre  que  la  France 
vive  en  bonne  amitié  avec  l'Anglelerre  et  qu'elle  soit  à  la 
Conférence  de  Berlin.  M.  Lockroy  se  refuse  à  comprendre  que 


( 


AFFAIRKS   DU   ÏUNKIN.  450 

la  France,  en  sa  qualité  de  iiienihie  t\r  l.i  l'aniilie  riiro|M'enne. 
soit  (Tacconl  avec  les  grandes  puissances  continentales  dans  les 
allaires  d'Egypte,  et  qu'elle  conserve  néanmoins  tie  bonnes 
relations  avec  T  Angle  terre. 

Eh  bien,  le  fait  est  pourtant  démonstratif  et  saisissant. 
Qu'est-ce  que  cela  prouve  ?  Cela  prouve,  messieurs,  (pie  les 
romans  politiques  s'édifient  facilement  dans  l'imagination  des 
écrivains  :  c'est  qu'on  est  ti'op  porté  à  croii'e  que  les  puissances 
européennes  sont  occupées  perpétuellement  à  conspirer  les 
unes  contre  les  autres,  et  que  surtout  on  se  trompe  grandement 
quand  on  croit  que,  pour  être  libre,  maîtresse  et  sûre  de  ses 
destinées  et  des  actions,  la  France  doit  suivre  une  politique 
d'isolement,  sous  le  nom  de  politique  de  recueillement.  C'est 
que  le  meilleur  moyen  pour  la  F^rance  de  compter  dans  les 
affaires  européennes,  ce  n'est  pas  de  s'isoler,  mais  de  s'en 
mêler  bonnêtement,  loyalement,  sans  arrière-pensée  et  avec 
esprit  de  suite.  [Très  /jieni  très  bien!  et  applaudissements  au 
centre  et  à  ganche.  —  lnteiri(plio)is  à  V extrême-gauche  et  à 
droite.) 

C'est  par  là,  messieurs,  c'est  par  là  seulement  que  la  F'rance 
peut  occuper  en  Europe  le  rang,  peut  jouir  de  l'autorité,  du 
respect  et  delà  déférence  auxquels  elle  a  droit,  et  c'est  à  ce  titre 
seulement  qu'elle  peut,  dans  les  deux  mondes,  faire  valoir  ses 
intérêts.  {Très  bien!  très  bien!)  Je  constate  ce  fait  ;  il  vous 
surprend,  mais  je  suis  bien  sûr,  monsieur  Lockroy,  qu'il  ne 
vous  afflige  pas.  Je  n'en  dirai  pas  davantage  sur  le  côté 
diplomatique  de  la  question. 

J'arrive  maintenant  aux  diverses  questions  de  M.  Granet,  à 
la  plus  importante,  à  la  seconde  ou  la  troisième  de  celles  qu'il 
m'a  posées.  M.  Granet  m'a  demandé,  en  propres  termes,  ce 
que  je  pensais  des  dispositions  de  la  Chine,  des  négociations 
possibles  avec  elle,  et  il  m'a  surtout  mis  en  demeure  de 
dire  si  je  croyais  la  paix  possible  au  prix  de  l'abandon  d'une 
indemnité;  messieurs,  je  suis  bien  fâché  de  ne  pouvoir 
répondre  à  la  question  de  M.  Granet. 

M.  Granet.  — Permettez... 

M.  LE  Président  du  coxseil.  —  Veuillez  me  laissez  conti- 
nuer :  vous  me  répondrez. 


460  DISCOURS  DE  JLLES   FEK1«Y. 

M.  Granet.  —  Ce  n'est  pas  la  question  que  j'ai  posée! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Vous  m'avez  posé  cette 
question,  et  je  déclare  ne  pas  pouvoir  y  répondre  :  je  serais  un 
étrange  diplomate  si  j'y  faisais  une  réponse  quelconque. 

M.  Granf.t.  —  Je  vous  demande  pardon,  mais  je  n'ai  pas  posé 
celte  question. 

Voir  au  centre.  —  Laquelle  avcz-vous  posée"? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  N'est-ce  pas  sur  celte 
question  que  vous  avez  fait  porter  votre  argumentation,  et  que 
portera  probablement  encore  celle  de  vos  collègues? 

M.  Grankt.  —  Je  vous  demande  pardon  ;  ce  n'est  pas  dans  ces 
termes  que  j'ai  posé  la  question. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  C'en  est,  en  tout  cas, 
l'esprit. 

M.  Granet.  —  Je  ne  vous  ai  pas  demandé  de  faire  connaître  votre 
opinion  sur  la  possibilité  de  faire  la  paix  avec  la  Cliine  en  renon- 
çant à  une  indemnité,  mais  sur  les  dispositions  de  la  Chine  à  cet 
endroit  [Exclamations]  —ce  qui  n'est  pas  un  secret  —  et  de  déclarer 
d'une  manière  précise  si  elle  considère  que  le  traité  de  Tien-Tsin 
subsiste  encore  :  ce  n'est  pas  votre  opinion,  mais  celle  de  la  Chine 
que  je  vous  ai  demandé  de  faire  connaître;  ce  n'est  pas  là  un 
mystère.  [Exclamations  au  centre.  —  Mouvements  divers.) 

J'ajoute  que  la  forme  de  ma  question  est  tellement  différente,  et 
vous  en  avez  si  bien  compris  vous-même  l'importance  que  c'est 
précisément  sur  ce  point,  c'est-à-dire  la  manière  de  la  présenter, 
qu'a  porté  la  demande  de  rectification. 

J'en  appelle  à  M.  Fi-anck  Chauveau. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  je  suis,  en  elTel, 
en  situation  de  faire  connaître  à  la  Cbambre  l'état  réel  et  sincère 
des  ouvertures,  ou  plutôt  de  ce  qu'on  peut  appeler  les  tentatives 
de  négociations  entre  la  France  et  la  Chine,  et,  quand 
j'arriverai  à  cette  partie  de  ma  discussion,  vous  verrez  que,  par 
ce  seul  exposé,  on  se  trouvera  un  peu  déconcerté  dans  le  plan 
d'attaque  dirigé  contre  notre  politique,  plan  d'attaque  dont  on 
ne  m'avait  dissimulé  ni  le  caractère  ni  la  portée.  L'honorable 
M.  Granet  s'est  fait,  à  la  fin  de  son  discours,  l'organe  de  cette 
idée.  Il  s'est  placé  à  ce  point  de  vue,  et  c'est  certainement  la 
question  de  savoir  si  l'indemnité  peut  et  doit  être  abandonnée, 
si  le  ministère  actuel  est  en  situation,  ou  a  la  volonté  de  faire 


AKFAIHKS    l)i;    TONKIN.  461 

ce  sacrilice,  qui  préoccupe  l'honorable  M.  Granet,  comme  elle 
a  préoccupé  d'autres  orateurs  et  d'autres  membres  de  la 
commission, 

Eh  bien,  messieurs,  je  n'hésite  pas  à  le  dire,  cette  thèse 
vous  l'avez  exposée  ici  ;  elle  reviendra  à  cette  tribune  ;  c'est 
celle-ci,  dans  toute  sa  franchise,  dans  sa  brutale  franchise  :  pour 
faire  la  paix,  il  faut  renoncer  à  l'indemnité;  le  cabinet,  et 
surtout  son  président,  est  trop  engagé  dans  la  question  de 
l'indemnité  pour  qu'il  puisse  conserver  la  gestion  des  affaires 
puhliques.  La  solution,  il  lui  est  impossible  de  la  procurer.  Eh 
bien,  messieurs. je  vous  réponds, avec  lamême  entière  sincérité, 
que,  si  je  pouvais  croire  que  ma  personne  fût  un  obstacle  à  la 
solution  de  cette  délicate  alïaire,  je  n'aurais  attendu,  de  la  part 
de  personne,  une  mise  en  demeure  pour  déposer  ici  mon  porte- 
feuille. [Vifs  applaudisseinenis  au  rentre  et  à  gauche.)  Est-Ce 
que  vraiment  quelqu'un  peutcroire  ici  que  lepouvoirvautpar  les 
joies  qu'il  donne  ?  Est-ce  que  ceux  qui  le  convoitent  si  ardem- 
ment... [Nouveaux  applaudissements  sur  les  mêmes  hancs) ... 
ignorent  par  hasard  qu'au  temps  où  nous  sommes,  le  pouvoir 
est  fait  de  labeurs  écrasants  et  de  lourdes  responsabilités  ? 
[Applaudissements  répétés  au  centre  et  à  gauche.)  Est-ce  qu'ils 
ignorent  qu'au  lieu  de  recueillir  ce  qu'en  d'autres  temps  on 
appelait  les  joies  du  pouvoir,  on  ne  trouve,  en  définitive,  qu'une 
lutte  de  tous  les  instants,  et,  ce  qui,  pour  un  cœur  bien  placé, 
est  la  dernière  de  toutes  les  amertumes  :  la  tempête  des  haines 
déchaînées,  les  amitiés  perdues,  tout  au  long  du  chemin, 
[Nouveaux  applaudissements  sur  les  mêmes  bancs),  les  calomnies 
inouïes  que  rien  ne  lasse  ?  Et  vous  croyez  que  le  pouvoir,  ainsi 
disputé,  a  de  la  vertu  et  de  la  valeur  par  lui-même  ?  Eh  quoi  ! 
il  y  aurait  dans  ce  pays  un  homme  politique  qui  a  eu  l'honneur 
—  il  en  est  fier  —  de  mener  loin  cette  affaire  de  l'Indo-Chine, 
de  faire  ce  traité  de  Tien-Tsin,  qui  en  a  été  un  instant  la  conclu- 
sion, et  que  tout  le  monde  saluait  comme  une  ère  définitive  de 
paix  ;  cet  homme  aurait  mené  les  choses  à  ce  point,  puis  il 
s'apercevrait,  il  aurait  la  preuve,  la  conviction  qu'il  est  le  seul 
obstacle  à  ce  que  l'on  retrouve  le  traité  de  Tien-Tsin,  qui  a  été 
le  couronnement  de  cette  œuvre,  et  il  serait  assez  ennemi  de  son 
pays,  de  lui-même  et  de  sa  propre  gloire  pour  ne  pas  faire  le 
sacrifice  de  sa  personne  !  Ah  !  vraiment,  messieurs,  vous  lui 


462  DISCOURS  DE  JULES   FEHHY. 

faites  bien  peu  d'honneur!  {Vif'^  applaudissements  au  centre  et 
à  gauche.) 

La  situation  n'est  pas  celle-là,  et  la  lecture  d'un  seul  document, 
que  je  n'ai  pas  pu  communiquer  à  la  commission  avant  la 
lecture  du  rapport,  par  la  raison  que  ce  document  appartenait 
à  une  négociation  alors  suspendue,  vous  convaincra  que  les 
choses  ne  sont  point  aussi  avancées  que  vous  vous  plaisez  à  le 
croire,  et  que  personne  n'a  le  droit  de  dire,  à  cette  heure, 
comme  cela  a  été  dit  dans  la  déposition  à  laquelle  vous  faisiez 
allusion,  celle  du  commandant  Fournier,  qu'il  n'y  avait  entre 
la  France  et  la  Chine  qu'une  question  d'indemnité,  et  que,  si  la 
France  abandonnait  cette  indemnité,  la  paix  serait  faite.  Voici, 
messieurs,  la  situation  que  nous  avions  cru  devoir  prendre,  bien 
avant  la  nomination  de  la  commission,  parce  que  nous  sommes 
résolus,  dans  celte  affaire,  à  pousser  la  modération  jusqu'à  ses 
dernières  limites,  parce  que  nous  ne  poursuivons  en  aucune 
façon  riiumiliation  de  la  Chine  :  nous  poursuivons  notre  droit; 
nous  voulons  l'exécution  de  notre  Irailé  de  Tien-Tsin,  nous  ne 
voulons  point  du  territoire  chinois,  et  nous  n'en  voulons  pas 
plus  à  l'honneur  de  la  Chine  qu'à  son  territoire!  [Très  bien  ! 
1res  bien  !  à  gaucbe  et  au  eonfro.)  Eh  bien,  messieurs,  à  la  suite 
de  quehjues  elTorts  faits  par  le  ministre  américain  à  Pékin  pour 
oITrir  l'arbitrage  des  États-Unis,  arbitrage  que  je  n'ai  pas  cru 
devoir  accepter  au  nom  de  la  France,  parce  que  je  n'admets 
pas  qu'en  présence  delà  revendication  de  notre  droit  dans  cette 
affaire,  il  puisse  y  avoir  d'autre  arbitre  que  la  conscience  du 
pays  et  sa  propre  volonté...  (Très  bien!  Nouveaux  applau- 
dissements sur  les  mêmes  bancs)  à  la  suite  de  ces  ouvertures,  le 
vice-roi  du  Tché-Li  nous  lit  demander,  par  l'intermédiaire  du 
résident  que  nous  avons  conservé  à  Tien-Tsin,  dans  quelles 
conditions  nous  accepterions  la  médiation  d'un  tiers. 

M.  Camille  I^elletaiv.  —  A  quelle  date  ? 

M.  LE  Président  du  coNSEKi.  —  A  la  date  du  11  octobre, 
j'ai  télégraphié  à  M.  Patenôtre  : 

«  Veuillez,  je  vous  prie,  transmettre  à  Li-Hong-Chang  la 
réponse  suivante  : 

«  La  France  se  déclare  prête  à  reprendi-e  la  négociation  avec 
la  Chine,  soit  à  Pékin,  soit  à  Tien-Tsin  et  sur  les  bases  suivantes  : 

"  Retrait  des  troupes  chinoises  du  Tonkin  : 


Al-FAIltKS    nii    TO.NKI.N.  4«8 

«  Suspension  des  opérations  de  la  llotlc  franniisc  ; 

«  Ratilication  du  li-aité  de  Ticn-ïsin  o\  conclusion  do  la 
convention  de  commerce  prévue  |iar  ledit  traité  : 

K  Maintien  de  ToccupaLion  de  Kélung  et  Tamsui. 

«  Cette  occupation  n'aura  lieu  qu'à  titre  provisoire  et  sans 
cession  de  souvei'aineté  teiTitoriale,  jusqu'à  la  com[)!èle  exécu- 
tion du  traité  de  Tien-Tsin. 

«  On  ne  prononcerait  plus  le  mot  d'indemnité  ;  mais,  comme 
équivalent,  la  France  garderait  la  possession  des  douanes  et 
des  mines,  à  Tamsui  et  à  Kélung,  pendant  un  nombre  d'années 
qu'il  s'agirait  de  débattre.  La  médiation  d'une  ou  plusieurs 
puissances  amies  pourrait,  d'ailleurs,  être  admise,  soit  pour  fixer 
la  durée  de  cette  occupation,  soit  même  pour  en  avancer  le 
terme,  au  moyen  d'une  transaction  pécuniaire.  » 

Voilà  le  terrain  que  nous  avons  ofïert  au  gouvernement 
chinois.  Depuis,  ces  propositions,  d'un  caractère  officieux,  ont 
été  soumises,  officieusement  aussi,  puisque  les  rapports  officiels 
sont  rompus,  au  grand  conseil  de  l'empire.  Le  grand  conseil  de 
l'empire  s'est  divisé.  Mais  il  y  a  eu  une  majorité  contraire, 
et  cette  majorité  a  été  décidée  par  une  certaine  dépêche  venue 
d'Europe,  envoyée  par  un  diplomate  chinois  que  je  n'ai  pas  à 
nommer,  et  qui  disait  :  «  Tenez  bon  !  la  France  veut  la  paix 
à  tout  prix.  »  {Ah  !  ah  !)  Et  alors  le  gouvernement  chinois  s'est 
mis  en  mesure  de  nous  présenter  des  contre-propositions. 

Officiellement,  régulièrement,  ces  contre-propositions  ne 
pouvaient  nous  parvenir  que  par  l'intermédiaire  du  cabinet 
anglais,  dont  la  Chine  a  demandé  les  bons  offices  pour  les 
communications  qu'elle  poui'iait  avoir  à  nous  faire.  Elles  ne 
nous  ont  pas  été  transmises,  et  je  les  ignore  officiellement. 
Je  suppose  que  personne  n'a  voulu  s'en  charger.  Mais  mes  ren- 
seignements particuliers  m'ont  permis  d'en  avoir  connaissance. 
Notre  agent  à  Shang-Hai  a  été  informé  de  leur  contexte,  de  leur 
caractère  général,  et  voici  la  dépèche  qu'il  m'a  adressée  : 

«  M.  Ristelhueber  m'infoime  que  les  contre-propositions 
chinoises  consisteraient  en  ceci  : 

c<  Abandon  par  la  France  de  son  protectorat  sur  l'Annam 
[Exclamations  ironiques  au  centre  et  à  gauche);  établissement 
d'une  nouvelle  frontière  du  Tonkin,  passant  au-dessous  de 
Cao-Bang  ;   annulation  de  la  convention  du  II  mai  ;   enfin, 


464  DISCOUUS   DE  JULES   FEHUY. 

prohibition  absolue  de  toute  importation  française  en  Chine 
par  la  voie  du  fleuve  Rouge.  »  ...  [Exclamaiions  et  rires  sur  un 
grand  nombre  de  bancs.) 

Un  membre  à  droite.  —  Ce  n'est  pas  si  risible  que  cela! 

M.  Gramet,  et  plusieurs  membres  à  V extrême-gauche.  —  Quelle 
date  ? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  20  novembre. 

M.  Dlireau  ue  Vailcomte.  —  La  Chine  ne  demande  pas  la 
Cochinchine  ?... 

M.  AiNDUiEix.  —  Demande-t-elle  une  indemnité? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  il  ne  faudrait 
pas  prendre  trop  au  tragique  des  contre-propositions  de  cette 
nature... 

M.  Georges  Perin.  —  Il  ne  faut  pas  les  prendre  au  pied  de  la 
lettre. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Si  vous  avez  lu  les  journaux 
anglais  d'hier  et  d'avanl-hier,  vous  avez  pu  voir  qu'il  a  transpiré 
quelque  chose  de  ces  propositions  à  Londres,  et  que  c'est  à 
cause  de  cette  arrogance  extraordinaire  que  le  Times  a  cru 
devoir  prendre  sa  plume  la  plus  virulente  pour  écrire  l'article 
que  je  vous  ai  lu... 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —  L'article  a  été  fait  à  Paris. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Pas  le  moins  du  monde, 
monsieur  de  Cassagnac  ! 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —  Tous  les  articles  du  Times,  c'est  vous 
(jui  les  faites  faire.  [Rire  général. — Exclamations  ironiques  au  centre.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Alors,  je  me  sers  bien 
mal  moi-même. 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —  Tous  les  ministres  ont  des  rédacteurs 
du  Times  à  leur  solde,  et  la  meilleure  preuve  c'est  que  vous  les 
décorez  de  la  Légion  d'honneur. 

Le  Times  est  un  journal  de  police  pour  tous  les  g-ouvernements 
qui  se  suivent.  Voilà  la  vérité,  je  dis  cela  pour  l'honneur  de  la 
presse  française. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  sans  prendre 
les  choses  au  tragique,  je  ne  puis  pas  m'empécher  de  vous 
faire  remarquer  comment,  dans  ce  pays  chinois  où  lacivihsation 
sommeille  depuis  si  longtemps  dans  de  vieux  rites  et  de  vieux 
préjugés,   et  où  le  temps  ne  compte  pas,  à  une  année  de 


AIFAIIUIS    l»r    TO.NklN.  4Cr. 

distance,  les  événeinenls  se  reproiliiisent  et  se  copienl. 
Il  semble  que  nous  soyons  encore  à  l'an  dernier.  A  la  mrnie 
époque,  en  elïet,  à  la  veille  de  la  idisc  de  Sontay  et  de  Bac- 
Ninh,  il  nous  était  fait  identiquement  les  mêmes  propositions  : 
le  partage  du  ïonkin.  la  reconnaissance  de  la  suzeraineté  de  la 
Chine  ;  bref,  tout  ce  que  nous  ne  i)ouvons  pas  admettre. 
Messieurs,  je  crois  qu'il  n'y  a  qu'une  l'éponse  à  faii-e... 
M.  HiPPOLYTi!:  M.\zE.  —  Des  coups  de  cauoii  ! 

M.  LE  Président  du  conskil.  —  ...  C'est  de  votei'  les 
crédits  que  nous  vous  demandons... 

M.  Ji:les  Delakosse.  —  Ce  n'est  pas  assez  ! 

M.  LE  Président  DU  CONSEIL. —  ...  Non  pas  comme  des  crédits 
de  grâce  et  de  résignation,  non  pas  comme  les  derniers  crédits, 
mais  de  les  voter  comme  des  crédits  d'action,  d'action  énergique 
et  persistante,  non  seulement  pour  la  tin  de  l'année,  mais 
pour  l'exercice  prochain.  Par  là,  messieurs,  vous  notilierez  au 
gouvernement  chinois  que  cette  vertu  qu'on  nous  conteste, 
la  constance,  nous  l'avons;  que  ce  pays  qui  a  fait  la  guerre 
pendant  dix-huit  ans  pour  avoir  l'Algérie,  qui  a  combattu  sept 
ans  en  Cochinchine,  que  ce  pays  peut  supporter  une  lutte  de 
dix-huit  mois  — ■  avec  les  intermittences  —  pour  s'assurer  les 
bénéfices  du  traité  de  Tien-Tsin,  librement  consenti  et  souscrit 
par  le  gouvernement  chinois.  Vous  sanctionnei"ez,  messieurs, 
pai'  votre  vote,  la  demande  de  crédits  dont  je  vais  avoir  l'hon- 
neur de  déposer  sur  le  bureau  de  la  Chambre  l'exposé  des 
motifs  et  le  projet  de  loi.  Permettez-moi  de  vous  en  lire  d'abord 
l'exposé  des  motifs  ;  le  voici  : 

«  Messieurs,  à  quelques  semaines  de  l'ouverture  du  prochain 
exercice,  et  dans  la  prévision  des  nouveaux  efforts  et  des 
dépenses  nouvelles  que  la  prolongation  de  notre  différend  avec 
laChine  peut  rendre  nécessaires,  nous  croyonsdevoir  soumettre, 
dés  à  présent,  à  votre  vote,  le  projet  de  loi  destiné  à  pourvoir 
aux  opérations  du  premiei'  semestre  de  l'année  1885.  En  tenant 
compte  des  renforts  que  vont  recevoir  le  corps  expéditionnaire 
du  Tonkiu  et  l'escadre  des  mers  de  Chine,  un  crédit  de 
43  422  000  fr.  doit  être  prévu.  »  {Mouvement  prolongé.) 

M.  HippoLYTE  Maze.  —  C'est  la  seule  réponse  à  faire  à  l'insolent 
défi  de  la  Gliine  ! 

J.  Ff.kry,  Discours,  Y.  30 


460  DISCOURS   DE  JULES   FEIUSV. 

M.  Blin  de  Bourdon.  —  Gela  ne  sera  encore  qa'un  acompte  ! 

M.  LK  Président  du  conseil.  —  En  votant  ces  crédits, 
vous  autoriserez  pour  l'année  procliaine  les  opérations  de  terre 
et  de  mer  qui  pouri-ont,  suivant  le  programme  que  je  viens 
d'avoir  l'honneur  de  vous  exposer,  être  entreprises  soit  par 
l'amiral  Courbet,  soit  par  le  général  Brière  de  l'Isle,  opérations 
de  terre  au  Tonkin,  et,  à  Formose,  opérations  navales,  dès  le 
printemps,  toutes  les  opérations  que  le  brillant  vainqueur  de 
la  rivière  Min  nous  déclarera  être  utiles,  nécessaires  et  décisives, 
(  Vifs  applaudissemenis  ù  gauche  et  au  centre.) 

M.  LE  Tir.OMTiî  DE  BÉLiZAL.  —  C'ost  la  guerre  à  perpétuité! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  En  conséquence,  messieurs, 
j'ai  l'honneur  de  déposer  sur  le  bureau  de  la  Chambre  le  projet 
de  loi  suivant,  que  je  vous  prie  de  renvoyer  d'urgence  à  la 
commission  des  crédits  du  Tonkin  : 

PROJET   DE   LOI 

(«  Le  Président  de  la  République  française, 
«  Décrète  : 

«  Le  projet  de  loi  dont  la  teneur  suit  sera  présenté  à  la 
Chambre  des  députés  par  le  président  du  conseil,  ministre  des 
affaires  étrangères,  par  le  ministre  de  la  marine  et  des  colonies, 
et  par  le  ministre  des  finances,  qui  sont  chargés  d'en  exposer 
les  motifs  et  d'en  soutenir  la  discussion  : 

Art.  1''.  —  Il  est  ouvert  au  ministre  de  la  marine  et  des 
colonies,  au  titre  du  budget  ordinaire  de  l'exercice  1885,  un 
crédit  extraordinaire  de  43,422,000  fr.,  qui  sera  classé  à  la 
2^  section  (service  colonial),  chapitre  13  (service  du  Tonkin). 

«  Art.  2.  —  Il  sera  pourvu  au  crédit  ci-dessus  au  moyen  des 
ressources  générales  du  budget  ordinaire  de  l'exercice  188o.  » 

Il  n'y  a  pas,  messieurs,  d'autre  parti  à  prendre,  pour  ceux-là 
môme  qui  souhaitent  de  voir  se  résoudre  par  la  paix  ce  conllit 
qui  pèse  depuis  trop  longtemps  sur  la  politique  française. 
[Plusieurs  salves  cV applaudissements  à  gauche  et  au  centre.) 

[M.  le  Président  du  conseil,  retourné  à  son  banc,  reçoit  les 
félicitations  d'un  grand  nombre  de  membres  de  la  Chambre). 


AIIAlItKS    1)1    T(».\KI.N. 


4G7 


M.  Li;  PitKSiDK.NT.  —  Le  projet  de  loi  ([iie  vii-iit  de  dt-posiT  M.  le 
Président  du  conseil  sera  i  m  primé,  disLrihué  et  renvoyé  à  la  eoni- 
niission  déjà  saisie  des  crédits  relalil's  au  Tonkin. 

La  Chambre  enlend-elle  contirnier  la  discussion  ?  [Oui.'  oui!) 

Plusieurs  )ncmf>res.  —  A  demain  ! 

On  demande  la  remise  àdemain  delasnile  delà  disriis>.ion.  ^0?/» .' 
oui!  — N'iii!  non!  Continuons! 

M.  LE  Président.  —  Les  oiali-uis  insnils  demandent  la  remise  li 
demain  delà  suite  de  la  discussion.  <  MouccmcnlA  divers. )  .\e  crois  me 
faire  le  défenseur  de  la  liberté  de  la  tribune  (Apjihutdissements)  en 
appuyant  moi-même  la  demande  des  oraleuis  (pii  doivent  pi-endre 
la  parole  après  un  discours  aussi  imporlant  (jue  celui  cpie  vient  de 
prononcer  M.  le  Président  du  conseil,  et  surtout  après  le  renvoi  à  la 
commission  du  nouveau  projet,  qui  nécessitera  une  réunion  de  sa 
part.  [Marques  d'assenlimcnl  sur  en  yrand  wnnbre  de  bancs.) 

On  n'insiste  i)as  pour  la  continuation  de  la  discussion...  (Xon! 
non  I] 

La  suite  de  la  discussion  est  remise  à  demain. 

La  discussion  continua  dans  la  séance  du  57  novembre*. 
M.  Arthur  Leroy  lit  un  rapport  très  bref  sur  la  demande  de  crédits 
de  43  422  000  francs  que  le  président  du  Conseil  avait  déposée  au 
cours  de  la  séance  précédente.  Il  portait  sur  les  dépenses  du  Tonkin 
pour  le  premier  semestre  de  188.").  La  commission  avait  adopté, 
par  o  voix  contre  2  et  4  abstentions,  la  déclaration  suivante:  «  Sans 
méconnaître  l'importance  des  expéditions  navales  qui  poun-aient 
encore  être  nécessaires  au  printemps,  la  commission  estime  que, 
pour  contraindre  la  Chine  à  l'exécution  Intégrale  du  traité  de 
Tien-Tsin,  il  faut  d'abord  occuper  les  provinces  nor-d  du  Tonkin.  » 
Puis,  les  chefs  de  l'opposition  engag-èrent  le  débat  immédiatement. 
jM.  Clemenceau,  après  avoir  résumé  à  sa  manière  le  discours  du 
président  du  Conseil,  apprécia  le  traité  de  Tien-Tsin,  prétendit  que 
Li-Hong-Chang  n'avait  pas  engagé  son  gouvernement  dans  son 
entrevue  avec  M.  Fournier,  et  que  l'amiral  Lespès  avait  fait  connaître 
au  président  du  Conseil,  d'après  un  avis  du  ministre  d'Italie  a 
Pékin,  que  la  Chine  n'exécuterait  pas  la  convention. — Il  est  vrai  que 
la  dépèche  de  l'amiral,  et  M.  Clemenceau  le  reconnaissait,  était 
arrivée  trop  tard —  qu'enfin,  le  colonel  Dugenne  avait  eu  le  tort  de 
ne  pas  faire  traduire  immédiatement  la  lettre  par  laquelle  les  chefs 
de  corps  chinois  avaient  déclaré  qu'ils  ne  pouvaient  évacuer  les 
places  sans  un  ordre  de  leur  gouvernement.  La  mauvaise  foi  de  la 
Chine  n'était,  d'ailleurs,  pas  douteuse,  puisqu'elle  avait  donné  l'ordre 
à  ses  soldais  de  rester  dans  les  places,  sans  en  avoir  prévenu  le 
Couvernement  français.  La  cour  de  Pékin  devait  donc  une  répa- 
ration, et  elle  l'avait  reconnu  en  principe,  lorsqu'elle  avait  otl'ert,  par 


1.  V.  VOffic'iel  du  28  novembre  i88i. 


468  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

l'enlremise  de  son  ambassadeur,  une  somme  de  3  millions  et  demi 
(dépèche  de  Li-Fong--Pao,  Livre  jaune,  p.  '60.)  Va\  refusant  cette  oflre, 
le  président  du  Conseil  avait  commis,  suivant  Forateur  «  un  véritable 
crime  »,  et  l'avait  aggravé  en  tenant  à  la  tribune  un  langage  qui 
rendait  très  difficile  la  reprise  des  négociations.  M.  Clemenceau  se 
lança  ensuite  dans  une  longue  discussion  des  opérations  militaires, 
soutint  que  les  Chinois  avaient  pénétré  dans  le  Delta,  qu'on  n'était 
pas  maître  de  la  cour  de  Hué  ;  qu'on  avait  eu  le  tort  de  dégarnir  le 
Tonkin  pour  envoyer  des  soldats  à  Formose,  alors  qu'on  n'occu- 
pait pas  encore  Lang-Son.  Enfin,  il  aborda  la  question  diplomatique, 
accusa  le  président  du  Conseil  d'avoir  refusé  de  faire  la  paix,  qu'il 
avait  déclarée  possible,  à  un  moment  donné,  dans  la  commission. 
C'était  une  faute  de  dépenser  1.^0  millions  pour  n'en  retirer  que  76, 
et  de  tout  sacrifiera  une  question  d'amour-propre.  — Ici,  M.  Jules 
Ferry  protesta  vivement  et  rappela  la  dépêche  du  il  octobre,  conte- 
nant les  conditions  de  la  Cliine,  ainsi  que  la  réponse  du  Gouver- 
nement français.  —  M.  Clemenceau  dit,  en  terminant,  qu'on  avait 
dépensé  en  1884  près  de  80  millions,  et  qu'on  dépensex^ait  86  millions 
en  1885.  Si  l'on  veut  faire  la  guerre  à  la  Chine,  il  faudra  dépenser  les 
millions  par  centaines  et  ne  pas  ajourner  la  prise  de  Pékin  après  les 
élections!  Enfin,  après  un  discours  de  M.  Goblet,  qui  reprocha  au 
ministère  de  faire  la  guerre  sans  demander  au  Parlement  les 
moyens  de  la  faire  ;  et  une  intervention  de  M.  Ribot,  qui  déclara 
qu'on  ne  pouvait  refuser  les  crédits  parce  qu'ils  étaient  accordés 
non  à  un  ministre,  mais  à  la  France,  et  qu'on  ne  pouvait  conclure 
du  vole  des  crédits  que  le  cabinet  avait  la  confiance  de  tous  ceux 
qui  les  voleraient,  la  Chambre  vola  l'ensemble  des  crédits  pour 
1884,  par  354  voix  contre  157,  et  ceux  de  1885,  par  342  voix  contre 
170.  Puis,  elle  adopta,  le  lendemain,  par  295  voix  contre  176,  au 
scrutin  nominal,  un  ordre  du  jour  de  M.M.  Spuller  et  Sadi-Cainot 
qui  était  ainsi  conçu  :  «  La  Chambre,  persistant  dans  sa  résolution 
d'assurer  l'exécution  pleine  et  entière  du  traité  de  Tien-Tsin, 
prenant  acte  des  déclarations  du  ministère,  et  comptant  sur  son 
énergie  pour  assurer  le  respect  des  droits  de  la  France,  passe  à 
l'ordre  du  jour.  » 


Discours  du  11  décembre  1884.  —  Vote  des  crédits  par  le  Sénat. 

Dans  la  séance  du  Sénat  en  date  du  H  décembre  1884*,  on 
discuta  les  projets  de  loi  déjcà  votés  par  la  Chambre,  portant 
ouverture  :  1°  de  16  147  368  francs,  sur  l'exercice  1884;  2°  de 
43  422  000  francs  sur  l'exercice  1885,  pour  le   service  du  Tonkin. 

On  savait  depuis  la  veille  que  les  négociations  entreprises  par 
l'Anglelerre  pour  ménager  un  accoid  entre  la  France  et  la  Chine 
avaient  échoué,  et  que  la  cour  de  Pékin  refusait  même  d'exécuter  le 

1.  V.  VO/ficiel  du  12  décembre  1884. 


AFFAlliKS    DU   T(»i\hIN.  ICS» 

traité  de  Tien-Tsin  (dépèclie  du  marquis  Tseng  du  ii  drccnihic  1884). 

Le  rapporteur,  M.  Tainiral  Jaurès,  présenta  d'abord  un  tableau 
très  pittoresque,  mais  un  peu  inattendu,  des  richesses  agricoles  et 
minières  du  Tonkin  ;  puis,  eu  rappelant  les  diriicullés  noinlti'euses 
<(u'avait  rencontrées  notre  action  militaire  et  diphunutiquc,  cons- 
tata que  la  France  avait  eu  à  lutter  contre  des  dit'licullés  non  moins 
grandes  dans  le  Sud-Oranais,  au  Sénégal  et  ailleurs;  que  la  Hussie, 
dans  les  déserts  de  l'Asie  centrale,  et  l'Angleterre,  dans  ses  guerres 
contre  les  Aclianlis,  dans  sa  marche  sur  Khartoum,  n'avaient  pas 
été  moins  éprouvées;  qu'enfin,  une  grande  nation  qui  peut  mettre 
en  ligne  2  millions  d'hommes,  peut  distraire  et  envo3er  20  ou 
30  000  soldais  défendre  ses  intérêts  au  loin.  Le  rapporteur  réclama 
un  vote  «  aussi  large  que  possible  »  pour  réconforter  le  corps 
expéditionnaire. 

M.  de  Broglie,  après  avoir  dédaigné  de  répondre  «  au  roman  «  de 
l'amiral,  discuta  la  nature  et  le  caractère  des  crédits.  Il  railla  la 
persistance  de  la  confiance  que  la  majorité  témoignait  au  cabinet, 
critiqua  encore  la  rupture  du  traité  Bourée,  railla  «  la  pantomime  » 
de  notre  négociateur  à  Tien-Tsin,  et  du  mandarin  chinois,  son  inter- 
locuteur, reconnut  la  mauvaise  foi  de  la  cour  de  Pékin  et  taxa  de 
légèreté  le  président  du  Conseil,  pour  n'avoir  pas  adjoint  au 
commandant  Fournier  un  diplomate  de  profession.  L'honorable 
sénateur  réédita  les  appréciations  de  M.  Clemenceau  sur  les  offres 
de  ix'paration  que  la  Chine  avait  faites,  après  Bac-Lé  :  l'engage- 
ment de  faire  évacuer  les  places  du  Tonkin,  la  confirmation  du 
traité  de  Tien-Tsin,  une  convention  commerciale  et  les  fameux 
3  millions  et  demi.  Il  reprochait  au  président  du  Conseil  d'avoir 
répondu  par  une  demande  de  2o0  millions  d'indemnité,  réduite  le 
lendemain  à  8o  millions,  et  par  la  reprise  des  hostilités.  Ces 
nouvelles  opérations  militaires  avaient  exaspéré  la  Chine,  qui  avait 
retiré  toutes  les  concessions  olfertes.  Enfin,  M.  de  Broglie  critiqua, 
d'une  manière  générale,  la  politique  d'expansion  coloniale,  sous 
prétexte  que  la  France  était  une  nation  affaiblie.  Il  soutint  que  la 
monarchie  n'avait  abandonné  Dupleix  et  Montcalm  qu'à  cause  de  sa 
faiblesse  sur  le  continent  et  des  désastres  de  la  guerre  de  Sept  ans  ; 
que  l'Espagne  aussi  avait  perdu  sa  puissance  coloniale  par  suite  du 
déclin  de  sa  puissance  continentale  ;  que  l'Angleterre  n'avait  pu 
développer  son  empire  extéi'ieur  qu'après  avoir  fait  la  loi  à  l'Europe 
entière,  avec  Cromwell  et  le  premier  Pitt.  Pour  l'orateur,  notre 
expédition  au  Tonkin  nous  empêchait  de  lutter  contre  la  Grande- 
Bretagne  en  Egypte,  d'autant  que  nous  ne  pouvions  ravitailler  nos 
forces  tonkinoises  qu'en  travei-sant  l'isthme  de  Suez  !  Enfin, 
l'Allemagne  ne  nous  soutenait  que  pour  détourner  notre  imagination 
de  ce  que  nous  avions  perdu  en  Europe.  M.  de  Broglie  termina  en 
disant  qu'il  aurait  voulu  voter  les  crédits,  si  le  président  du  Conseil 
n'avait  dit,  à  plusieurs  reprises,  qu'en  votant  ces  crédits,  on  lui 
donnait  un  lémoisnasfe  de  confiance. 


470  DISCOURS   DE   JULES   FEURY. 

M.  Jules  Ferry  fit  à  M.  le  duc  de  Broglie  la  réponse  suivanle  : 

M.  Jules  Ferry,  ministre  des  affaires  étrangères,  président 
du  conseil.  —  Messieurs,  le  débat  qui  s'agite  de  nouveau  devant 
le  Sénat,  au  sujet  des  alTaires  du  Tonkin,  est  si  vaste,  il  a  été  si 
souvent  déjà  porté  et  soutenu  devant  le  Sénat  que  j'ai  le  dessein, 
pour  aujourd'hui,  de  ne  faire  autre  chose  que  de  suivre  l'argu- 
mentation de  l'honorable  duc  de  Broglie  dans  les  différentes 
questions  qu'il  lui  a  plu  de  toucher,  de  préférence  aux  autres. 
L'honorable  duc  de  Broglie  a  traité  une  question  de  confiance 
et  de  responsabihté  ministérielle  ;  il  a  terminé  par  l'exposé 
d'une  doctrine  politique,  et  il  nous  a  fait  connaître  ses  vues 
particulières  sur  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  la  politique 
coloniale  du  cabinet  que  j'ai  l'honneur  de  présider. 

Messieurs,  la  responsabilité  du  cabinet,  les  fautes  du  cabinet 
ou  de  ses  agents,  c'est  un  thème  facile  pour  l'opposition.  Je  l'ai 
dit  dans  une  autre  assemblée,  et  M.  le  rapporteur  de  la  com- 
mission vous  Tadittout  à  l'heure  :  «Comment pourrait-il  se  faire 
que,  dans  des  entreprises  aussi  considérables,  aussi  lointaines, 
on  n'eût  pas  l'occasion  de  relever  ou  des  fautes  diplomatiques, 
ou  des  fautes  militaires?  Comment  une  si  ample  et  si  difficile 
matière  ne  se  prêterait-elle  pas  abondamment  à  la  recherche,  à 
la  critique  subtile,  pénétrante,  à  l'épigramme  élégante  et  aca- 
démique des  adversaires  du  cabinet?  »{Très  bien!  à  gauche.  — 
Humeurs  à  droite.)  Aussi,  messieurs,  me  permettrez-vous  de 
dire  que  c'est  parles  grands  traits  qu'il  faut  juger  notre  politique, 
aussi  bien  que  celle  qui  a  été  suivie  par  les  différentes  adminis- 
trations qui  ont  eu  à  traiter  cette  grande  et  longue  afiaire  du 
Tonkin  ;  c'est  par  les  grands  traits  qu'on  juge  une  politique,  et 
ce  n'est  pas  par  les  menus  détails.  [Nouveaux  murmures  à  droite.) 
Messieurs,  le  premier  grief  énoncé  contre  cette  politique,  le 
premier  article  de  l'acte  d'accusation  que  l'on  a  dressé  contre 
elle,  c'est  qu'elle  ne  réussit  pas,  c'est  qu'elle  n'avance  pas; 
c'est,  avez-vous  dit,  monsieur  le  duc,  que  nous  sommes,  à 
l'heure  qu'il  est,  à  la  Un  du  mois  de  décembre  1884,  juste  au 
même  point  où  nous  étions  à  la  fin  de  l'année  1883,  dans  un 
débat  tout  pareil  à  celui-ci. 

Messieurs,  il  faudrait  pourtant,  si  l'on  veut  juger  avec  équité 
les  actes  d'un  gouvernement,  tenir  compte,  et  de  la  part  directe 


AFKAIRKS   lU;  TO.NKIN.  471 

qu'il  a  prise  aux  évéïicuu'iils.  cl  drs  incidents  (|u"il  n"a  [las 
dépendu  de  sa  sagesse  et  de  sa  prévoyance  d'écarter;  il  faudrait 
d'abord,  si  l'on  veut  être  juste,  se  rappeler  ce  qui  s'est  passé  ici 
il  y  a  un  an.  [Très  bien!  à  gauche.)  J'étais  à  celte  tiibune  et  je 
vous  demandais  votre  confiance;  pourquoi  faire?  Pour  un  but 
indéfini,  avec  un  mandat  illimité?  Non  pas.  Nous  vous  disions  : 
«  Les  subsides  que  nous  vous  prions  de  voler,  les  forces  militaires 
et  maritimes  que  nous  vous  demandons  de  mettre  à  notre  dispo- 
sition, sei'ont  consacrés  au  but  que  voici  :  mettre  dans  les  mains 
du  Gouvernement  français,  de  nos  généraux  et  de  nos  comman- 
dants militaires,  la  partie  féconde  et  riclie  du  Tonkin,  et;  qu'on 
appelle  le  delta  du  tleuve  Rouge.  » 

Nous  vous  disions  :  «  Donnez-nous  ces  subsides,  donnez-nous 
ces  troupes,  donnez-nous  ces  navires,  et  nous  vous  rendrons 
les  maîtres  de  ce  quadrilatère  devant  lequel  sont  venus  se 
briser  jusqu'à  présent  tous  nos  elTorts,  et  nous  vous  donnerons 
Sontay,  Bac-Ninb  et  Hong-Hoa.  »  J'ajoutais  —  et  je  tiens  à 
rappeler  cette  expression  —  :  «  Après  celte  première  étape,  nous 
croyons  que  nous  pourrons  traiter  avec  la  Chine;  nous  croyons 
que  ces  opérations  sont  le  préalable  nécessaire  de  toute  conven- 
tion avec  le  gouvernement  impérial  chinois,  et  nous  croyons 
que  ces  opérations  préalables  ne  tarderont  pas  à  produire  l'effet 
que  nous  en  attendons.  »  Est-ce  que  nous  nous  sommes  trompés? 
Est-ce  que  nous  vous  avons  trompés?  Est-ce  que  Sontay  n'a 
pas  été  pris?  Est-ce  que  vous  n'avez  pas  vu  Bac-Ninh  tomber 
un  mois,  jour  pour  jour,  après  Sontay?  Sontay  était  pris  le 
12  mars,  Bac-Ninh  le  12  avril;  et,  dès  le  2  mai,  la  Chine  faisait 
à  la  dignité  du  Gouvernement  français  cette  avance  significative 
de  rappeler  son  plénipotentiaire,  et  les  négociations  qui  ont 
abouti  au  traité  de  Tien-ïsin  s'ouvraient  immédiatement  entre 
le  commandant  Fournier  et  le  vice-roi  du  Tchéli. 

Était-ce,  messieurs,  vous  conduire  à  l'aveugle?  Est-ce  là  le 
fait  d'un  gouvernement  qui  a  manqué  de  toute  prévoyance? 
Vous  avouez  vous-mêmes  que  le  résultat  dépassait,  sinon  notre 
prévoyance,  au  moins  nos  mérites;  et  vous  convenez,  —  je  suis 
bien  aise  d'en  avoir  recueilli  l'aveu  de  votre  bouche,  —  vous 
convenez  que  le  traité  de  Tien-Tsin  était  un  dénouement  heu- 
reux, considérable,  le  terme  d'une  alïaire  difficile  et  longue,  qui 
paraissait  à  plusieurs  fort  périlleuse.  Il  avait,  ce  traité  de  Tien- 


472  DISCOURS   DE  JULES   FEHHY. 

Tsin,  un  singulier  avantage  sur  une  autre  convention  (je  ne 
veux  pas  dire  un  autre  traité)  qui  vous  est  particulièrement 
chère  et  qu'à  chaque  instant,  soit  dans  la  polémique  de  vos 
journaux,  soit  dans  les  discours  de  vos  orateurs,  vous  jetez,  en 
quelque  sorte,  à  la  tête  du  cahinet  :  ce  qu'on  est  convenu 
d'appeler  le  traité  Bourée.  Le  traité  de  Tien-Tsin  a  ce  grand 
avantage  sur  le  traité  Bourée  :  c'est  qu'il  a  existé,  et  que  le 
ti'aité  Bourée  n'a  jamais  été  qu'un  mirage  et  une  apparence. 
[Bruits  et  murmures  à  droite.  —  Vive  approbation  à  gauche.) 

M.  DE  Carayox  I.a  Toin.  —  Il  n'a  pas  vécu  longtemps  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Nous  allons  voir  tout  à 
l'heure  pourquoi  il  n'a  pas  vécu  ;  mais  vous  me  permettrez  hien 
de  dire  que  c'est  déjà  beaucoup  qu'il  ait  vécu;  que  c'est  beau- 
coup d'avoir  à  nous  la  signature  du  gouvernement  impérial  de 
Pékin,  engagée  deux  fois  sur  le  traité  do  Tien-Tsin.  C'est  là 
une  base  diplomatique  et  conventionnelle,  un  principe  de  droit 
et  de  négociations  dont  la  valeur,  même  avec  des  adversaires 
d'une  foi  douteuse,  est  considérable.  (Très  bien!  très  bien!  et 
nouvelle  approbation  à  gaucJie.)  Le  voilà  donc,  messieurs,  ce 
traité  de  Tien-Tsin  qui  lui,  est  un  traité,  qui  n'est  pas  seulement, 
selon  l'expression  dont  se  servait  l'auteur  de  l'autre  convention, 
M.  Bourée  lui-même,  «  une  ébauche,  »  l'ouverture  d'une  série 
de  pourparlers  sans  consistance.  C'était  un  traité,  solennellement 
ratifié,  une  première  fois,  par  un  décret  en  bonne  forme,  après 
une  discussion  solennelle  du  conseil  de  l'empire,  ratifié  double- 
ment —  et  vous  l'avez  rappelé  —  ratifié  six  semaines  après, 
sous  la  pression  de  nos  ai-mes  et  de  notre  revendication  légi- 
time, par  un  second  décret  impérial  qui  le  visait  expressément. 
Malheui'eusement,  messieurs,  ici  commence  la  part  de  l'impi-évu, 
cl,  je  le  déclare,  pour  le  Gouvernement,  la  part  de  l'irresponsa- 
bilité. (Rumeurs  à  c?ro?7e.i  Malheureusement,  des  incidents  dont 
l'histoire  vous  est  bien  connue,  ont  fait  tomber,  ou  plutôt  ont 
suspendu,  momentanément,  je  l'espère,  les  effets  du  traité  de 
Tien-Tsin. 

C'est  ici,  messieurs,  que  mon  honorable  contradicteur  aborde 
le  chapitre  des  fautes  ;  qu'il  rappelle,  comme  on  l'a  fait  dans 
une  autre  enceinte,  les  fautes  que  l'on  peut  reprocher  aux 
négociateurs.  Il  s'est  expliqué  lui-même  sur  ces  fautes  d'une 


AFFAlhKS    m     TO.NKIN.  473 

faron  i|ae  je  serais  pi-esqiie  lenlé  df  drclarcr  accciilahlt'.  Il  a 
(lit,  avec  l)eauL'oii[)  de  raison,  qu'il  élait  facile  de  poi'ler  des 
jugements  apiès  coup,  mais  qu'en  définilive,  le  commandant 
Fournier  avait  rendu  un  grand  service  à  son  pays;  (pic  le  trail(' 
(^tait  bien  fait,  (pi'il  élait  venu  à  leuips,  qu'on  avait  su  le  faire 
accepter.  Eh  bien,  nous  aussi,  messieurs,  nous  y  revendiquons 
notre  petite  part  :  nous  avons  eu  au  moins  un  nu^M'ite,  celui  de 
ratifier  ce  trait(''  avec  la  même  promptitude  qu'on  avait  mise  à 
le  conclure,  promptitude  n(:''cessaire,  command(Je  parla  situation 
même  de  la  cour  de  Pékin.  On  oublie,  ce  me  semble,  toutes  ces 
circonstances,  quand  on  fait  intervenir  la  responsabilité  directe 
du  cabinet  et,  en  particulier,  celle  du  ministre  des  affaires 
étrangères. 

Il  est  aisé  de  nous  dire  :  «  Vous  deviez  faire  ce  qu'on  a  fait  avec 
le  Maroc,  après  le  brillant  fait  d'armes  du  prince  de  Joinville  : 
appeler  un  négociateur  de  profession,  comme  on  appelle  un 
notaire  quand  on  veut  passer  un  contrat  en  bonne  forme.  »  Mais 
nous,  messieurs,  est-ce  que  nous  avions  le  loisir  d'appeler  le 
notaire? 

M.  LE  DUC  DE  r5R0(;LiE.  —  Parfaitement  ! 

M.  LE  Présidext  du  conseil.  —  Vous  vous  rappelez,  mes- 
sieurs, ce  qui  s'est  passé.  Vous  vous  rappelez  que  c'est  par  le 
télégraphe  que  le  commandant  Fournier  s'adressait  à  nous  et 
nous  disait  :  «  Voilâtes  conditions  acceptées  par  le  vice-roi  de 
Tché-Li.  le  terrain  sur  lequel  il  est  possible  de  traiter.  En 
échange  de  l'abandon  de  toute  indemnité,  on  vous  ouvre  trois 
provinces  de  la  Chine  et  l'on  vous  reconnaît  la  possession  du 
Tonkin.  Résolvez-vous,  mais  résolvez-vous  dans  les  vingt-quatre 
heures  :  car  nous  avons  contre  nous  un  parti  puissant,  et,  si  la 
signature  se  fait  attendre,  le  vice-roi  du  Tché-Li  peut  succomber 
sous  les  assauts  de  toutes  les  intrigues  déchaînées  contre  lui.  » 
Alors,  messieurs,  nous  avons  pris  un  grand  parti,  en  même 
temps  qu'une  grande  responsabilité,  et,  par  le  télégraphe,  nous 
avons  dit  au  commandant  Fournier  :  «  Signez,  nous  engageons 
notre  responsabilité.  » 

Ces  choses-là  se  passaient  à  trois  mille  lieues;  y  songe-t-on 
bien,  quand  on  nous  reproche  d'avoir  pris  cette  précaution,  qui 
m'a  paru,  à  moi,  élémentaire,  de  faiiv  préciser  le  mot  «  immé- 
diatement »  qui  ligure  dans  l'article  2  du  traité?  J'écrivis,  en 


474  DISCOUUS   DE  JULES   FERUY. 

effet,  au  commandant  Fournier,  toujours  par  le  télégraphe, 
comme  nous  y  obligeait  le  court  espace  de  temps  où  s'est  passée 
cette  dramatique  histoire  :  «  Le  mot  immédiatement  est  trop 
vague.  Quelles  sont  les  dates?  Tâchez  d'avoir  des  dates.  » 
Vingt-quatre  heures  après,  je  recevais  la  réponse,  et  ce  même 
négociateur  heureux,  qui,  quelques  jours  auparavant,  avait  pu 
m'annoncer  la  signature  du  traité  et  la  ratilication  du  gouver- 
nement impérial,  me  disait  avec  la  même  assurance  :  «  Les 
dates  sont  fixées;  j'ai  amené  le  vice-roi  de  Tché-Li  à  consentir 
tels  et  tels  délais  pour  l'évacuation  de  Lang-Son,  Thal-Ké  et 
Coa-Bang,  et  pour  celle  de  Lao-Kaï.  » 

Voilà,  messieurs,  la  vérité  des  choses.  Presque  aussitôt,  le 
négociateur  partait  pour  la  France,  porteur  de  l'instrument  du 
traité,  porteur  surtout  d'instructions  et  de  recommandations 
secrètes  que  le  vice-roi  lui-même  m'avait  annoncées,  et  c'est  à 
Port-Saïd  qu'il  apprenait  l'incident  de  Lang-Son.  Quanta  moi, 
lorsque  je  pus  recevoir  de  la  bouche  de  M.  le  commandant 
Fournier  des  informations  plus  complètes  sur  le  traité  de  Tien- 
Tsin  et  sur  la  note  du  18  mai,  déjà  l'incident  de  Lang-Son  avait 
brisé,  par  une  lamentable  catastrophe,  la  chaîne  des  événements 
heureux  que  je  viens  de  rappeler.  Voilà  la  part  de  ce  qu'on  a 
appelé  la  faute  des  négociateurs,  de  ce  qu'on  appelle  la  faute 
du  cabinet  dans  la  première  partie  des  négociations. 

Mais,  messieurs,  on  fait  inlei'venir  et  l'on  engage  noire  res- 
ponsabilité d'une  façon  plus  directe  dans  la  seconde  période  des 
négociations,  de  celles  qui  ont  commencé  après  l'affaire  de  Lang- 
Son, et  qui  se  sont  continuées  jusqu'à  l'ouverture  des  hostilités 
si  brillamment  ujenées  contre  l'arsenal  de  Fou-Tchéou.  Ou  nous 
dit  :  «  Vous  avez  alors  tenu  la  paix  entre  vos  mains,  et  si  vous 
ne  l'avez  pas  conclue,  c'est  que  vous  aviez  commis  la  faute 
de  parler  d'une  indemnité.  » 

Ah!  messieurs,  que  le  rôle  des  oppositions  est  commode. 
[Sownres  approbalifs  à  gauche)^  et  que  la  politi(|ue  api'ès  coup 
est  chose  facile  en  ce  monde!  Si,  lorsqu'on  apprit  le  guet-apens 
de  Bac-Lé,  l'écrasement  de  nos  malheureux  soldats,  deux  jours 
durant,  dans  un  défilé  où  on  les  avait  attirés  comme  dans  une 
embuscade;  si,  quand  on  apprit  celte  abominable  liistoire,  le 
chef  du  Gouvernement,  le  ministre  des  affaires  étrangères,  était 
monté  à  la  tribune  pour  dire  qu'il  ne  fallait  pas  s'émouvoir,  que 


AFhAlltKS    DU    TO.NKIN.  415 

c'était  peut  être  un  malenlL'inlii,  (juil  lallail  en  causer  avec  la 
Chine;  et,  s'il  avait  retenu  cette  expression  d'indignation  et  de 
juste  revendication  à  laquelle  applaudissait  la  Chambre  des 
députés  :  «  Ces  choses  se  payent!...  »  on  aurait  dit  (ju'il  man- 
quait à  son  devoir  de  premier  ministre  d'une  grande  nation... 
[Très  bien!  très  bie»/  ô  gauche.) 

Un  i>énalcur  à  gauche.  —  On  l'aurait  tiiié  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Mais,  voyons,  messieurs,  si 
nous  nous  sommes  obstinément  et  maladroitement  tenus, 
comme  on  le  dit,  sur  le  terrain  de  l'indemnité  de  230  millions, 
qui  parait  aujourd'hui  à  nos  adversaires  quelque  chose  de  si 
paradoxal  et  de  si  monstrueux?  Relisez  ce  Livre  jaune  dans 
lequel  l'honorable  duc  de  Broglie  cherchait  tout  à  l'heure  des 
arguments  :  vous  y  verrez  dans  tous  ses  détails  le  récit  de  cette 
négociation,  à  laquelle  on  ne  peut  faire  qu'un  reproche,  celui 
d'avoir  été  trop  patiente  et  d'avoir  trop  duré.  [Cest  très  vrai! 
à  gauche.)  La  Chine  nous  avait  donné  une  première  satisfaction; 
un  décret  impérial  avait  ordonné  le  retrait  des  garnisons  du 
Tonkin,  en  visant  formellement  et  spécialement  l'article  2  du 
traité  de  Tien-Tsin.  Aussitôt,  qu'avons-nous  fait? 

Par  télégramme,  sans  attendre  l'avis  de  notre  plénipotentiaire, 
nous  lui  avons  écrit  :  «  A  cette  pi'emière  satisfaction,  il  convient 
de  répondre  en  se  plaçant  sur  un  terrain  plus  pratique,  au 
point  de  vue  de  l'indemnité  :  l'indemnité  peut  être  réduite.  Si  le 
chilîre  de  80  millions,  payables  en  dix  ans,  fut  alors  prononcé, 
c'est  qu'il  avait  été  suggéré  par  un  des  négociateurs  oflicieux  ou 
ofliciels,  qui  délibéraient  à  Shang-Hai  avec  M.  Patenôtre;  de 
l'avis  d'un  haut  fonctionnaire  chinois,  la  Chine  n'était  pas  hoi's 
d'état  de  payer  80  millions  pendant  dix  ans  à  la  France,  comme 
indemnité  du  guet-apens  de  Bac-Lé  ;  mais  nous  ne  nous  sommes 
même  pas  entêtés  sur  ce  chilTre,  et,  si  vousvoulez  consulter  les 
documents,  si  vous  voulez  les  lire  dans  un  esprit  de  justice  et 
d'impartialité,  vous  y  verrez  que  j'ai  dit  à  la  Chine  :  «  Vous  nous 
accordez  une  première  satisfaction,  j'en  conviens;  vous  évacuez 
les  places  que  vous  tenez  encore  dans  le  Tonkin;  reconnaissez 
seulement  le  principe  de  l'indemnité,  et  nous  essayerons  de 
nous  entendre.  » 

Et  en  etfet,    messieurs,   pouiquoi,  en   détinitive,  avait- on 


170  DISCOUHS   DE  JULES   FEURY. 

demandé  une  indemnité  à  la  Chine?  Pourquoi  demande-t-on  des 
indemnités  aux  peuples  qui  ne  sont  encore  qu'à  moitié  entrés 
dans  la  civilisation,  et  qui  ont  tant  de  peine  à  comprendre  la 
nécessité  de  la  loyauté  dans  les  relations  internationales?  C'est 
pour  leur  apprendre  qu'une  signature  est  sacrée,  et  que,  quand 
on  la  viole,  cela  se  paye.  {Trrs  bien!  à  gauche.)  C'est  pourquoi 
il  nous  suffisait  de  dire  à  la  Chine  :  «  Reconnaissez  le  principe; 
nous  débattrons  à  loisir  la  quotité!  »  Ce  n'est  pas  tout  encore, 
messieurs  ;  j'ai  fait  un  pas  de  plus,  et  j'ai  dit  à  la  Chine  :  «  Donnez 
seulement  pour  instructions  aux  trois  négociateurs  que  vous 
avez  envoyés  à  Shang-Hai  pour  s'entendre  avec  notre  ministre, 
donnez-leur  pouvoir  de  traiter  toutes  les  questions  pendantes 
entre  la  France  et  la  Chine,  «  toutes,  »  sans  exceptions.  Est-ce 
là,  je  vous  le  demande,  messieurs,  la  conduite  d'un  gouver- 
nement imprudent  qui  cherche  à  humilier  son  adversaire? 

Dans  toutes  ces  négociations,  au  contraire,  nous  avons  eu 
pour  unique  souci  de  ne  pas  humilier  le  nôtre,  parce  que  nous 
savions  très  bien  que  ce  n'est  jamais  sur  des  questions  d'honneur 
qu'il  faut  faire  porter  les  difficultés  qu'on  peut  avoir  avec  les 
nations  étrangères,  surtout  quand  ces  nations  ne  sont  qu'à  demi 
civilisées.  C'est  là  ce  que  j'ai  voulu,  messieurs,  et  je  me  serais 
contenté  de  cette  simple  déclaration  —  vous  l'entendez  bien, 
c'est  écrit  dans  les  pièces,  le  gouvernement  chinois  en  a  été 
informé  —  à  savoir  que  les  deux  négociateurs  envoyés  de  Pékin 
et  adjoints  au  vice-roi  de  Nankin,  pour  négocier  avec  M.  Pate- 
nôlre,  auraient  les  pouvoirs  nécessaires  pour  traiter  et  résoudre 
les  différentes  questions  soulevées  entre  la  France  et  la  Chine, 
ce  qui  touchait  implicitement  la  question  d'indemnité.  Mais  le 
gouvernement  impérial  s'est  obstinément  refusé  à  nous  donner 
cette  satisfaction,  qui  était  cei'tainement  le  minimum  de  ce  que 
pouvait  exiger  l'honneur  de  la  France.  Tout  ce  que  l'on  a  pu 
tirer  de  lui.  c'est  cette  ofire  ironique,  peu  sérieuse,  et  qui.  dans 
les  circonstances  où  elle  se  protluisail,  avait  le  caractère  d'une 
contradiction  formelle  opposée  à  notre  juste  requête,  cette  oiïre 
de  3  millions  pour  les  familles  des  victimes  du  guet-apens  de 
Bac-Lé,  non  pas  à  titre  d'indemnité,  —  le  principe  de  l'indem- 
nité était  formellement,  expressément  nié  dans  les  déclarations 
mêmes  des  négociateurs  chinois,  —  mais  à  titre  de  secours  et 
comme  un  acte  de  généi'osilé. 


AFFAIHKS   DU   TnNM.N.  477 

Et  comme  nous  ne  chorcliions  pas  3  millions  dans  celle 
alîaire,  mais,  avant  loul,  un  aveu  et  une  l'épaialion  morale,  nous 
n'avons  pas  considéré  que  celle  ollVe  lïil  sérieuse  ;  elle  l'élait  si 
peu,  en  elîet,  que  le  néf^ocialeur  (pii  l'avait  souscrile  a  été 
désavoué,  qu'il  aéléblàmé  par  un  décrel  secret  de  rimpéralrice 
régente,  décret  dont  on  pcul  trouver  le  texte  dans  lesjoin-nauK 
de  Shang-Hai. 

L'honorable  duc  de  Broglie,  après  avoir  critiqué  la  marche 
des  négociations,  a  critiqué  également  avec  une  grande 
vivacité  la  conduite  des  opéi'ations  militaires.  Il  n'a  pas  blâmé, 
sans  doute,  les  brillants  faits  d'armes  qui  ont  ajouté  un 
nouveau  rayon  à  la  gloire  de  notre  marine  et  des  vaillants 
chefs  qui  la  commandent;  mais  il  nous  a  l'eprocbé  de 
n'avoir  pas  tout  de  suite,  dés  le  premier  jour,  déclaré  la  guerre 
à  la  Chine,  et  d'avoir  gardé,  en  considération  des  intérêts  des 
neutres  et  des  facilités  plus  grandes  que  cet  état  intermédiaire 
nous  laissait  pour  reprendre  les  négociations,  ce  qu'on  pourrait 
appeler  l'attitude  de  demi-belligérants,  au  lieu  d'exercer  dans 
leur  plénitude  tous  les  droits  de  la  guei're. 

Messieurs,  jaidéjà  dit,  aune  autre  tribune,  ella  contestation 
qui  s'est  élevée  ici  ne  me  paraît  pas  assez  forte,  on  n'y  a  pas 
attaché  même  assez  d'insistance  pour  que  je  veuille  aujoin-d'hui 
reprendre  la  défense  de  la  théorie,  très  sérieuse  et  très  correcte 
en  droit  international,  (jui  m'aulorise  à  afhrmer  que  le  blocus 
pacihque  a  les  mêmes  conséquences  que  tout  autre  blocus  — 
que  telle  est  la  doctrine  des  tribiuiaux  administratifs  et  des 
Conseils  des  prises  dans  notie  pays,  et  que  nous  retrouverions 
celte  doctrine  en  passant  l'Allanlique.  Des  documents  impor- 
tants, connus  de  tous  ceux  qui  s'occupenl  de  la  juris[)rudence 
des  tribunaux  maritimes,  établissent  qu'aux  Éllats-Unis,  pendant 
la  guerre  de  sécession,  la  doctrine  du  l)locus  pacihque,  c'est-à- 
dire  du  blocus  qui  n'a  pas  été  précédé  d'une  déclaration  de 
guerre,  a  été  appliquée  et  reconnue.  L'Angleterre  n'en  a  pas 
alors  contesté  la  légalité,  —  il  s'agissait  de  navires  anglais.  Et 
quant  à  la  France,  elle  n'a  pas  nié  le  principe  :  elle  s'est  seule- 
ment refusée,  dans  certaines  circonstances,  à  admettre,  non 
la  validité,  mais  le  caractère  effectif  du  blocus  des  États  du 
Sud. 

Je  ne  reviens  pas  sur  tous  ces  points  :  la  doctrine  esl  bonne, 


478  DISCOURS   DK  JULKS   FEURY. 

elle  est  parfaitement  correcte,  et  nous  avons  jugé  qu'elle  était, 
jusqu'à  présent,  la  plus  favorable  à  nos  intérêts.  Néanmoins, 
messieurs,  je  tiens  à  le  dire,  en  réponse  à  la  question  que 
peuvent  renfermer  les  paroles  de  l'honorable  M.  le  duc  de  Bro- 
glie  :  le  jour  où  nous  trouverons  avantage  à  exercer  nos  droits 
de  belligérants  sur  mer  dans  leur  totalité,  nous  y  serons  parfai- 
tement autorisés,  et  nous  ne  rencontrerons,  de  la  part  du  gou- 
vernement anglais,  aucune  contestation  à  ce  sujet.  La  situation 
que  nous  avons  prise  à  l'égard  du  gouvernement  anglais,  et  qui 
résulte  des  dépêches  échangées  entre  lui  et  nous,  est  des  plus 
nettes  :  c'est  un  modus  vivcndi.  L'Angleterre  nous  a  dit  en 
propres  termes  :  «  Vous  pourriez  légitimement  exercer  contre  la 
Chine,  qui  vous  fait  la  guerre  sur  terre  et  sur  mer,  tous  les 
droits  des  belligérants  ;  mais  vous  nous  dites  que  provisoirement 
vous  entendez  vous  borner  à  exercer  une  partie  seulement  de 
ces  droits;  que,  notamment,  vous  ne  voulez  exercer  le  droit  de 
saisie  et  de  capture  que  dans  les  limites  du  blocus  de  l'île 
Formose  ;  nous  en  prenons  acte,  et,  en  retour,  nous  vous 
déclai'ons  que  nous  nous  bornerons  à  la  publication  de  VAct 
contre  les  enrôlements,  et  que  nous  ne  ferons  pas  de  déclaration 
générale  de  neutralité.  »  Voilà  la  situation;  elle  est  très  nette, 
c'est  une  situation  conventionnelle;  mais  quand  nous  aurons 
intérêt  à  la  transformer,  nous  n'aurons  qu'un  mot  à  dire  et  une 
notification  à  faire  aux  neutres.  Telle  est,  messieurs,  notre 
situation  juridique,  dans  le  présent  et  dans  l'avenir. 

Mais,  a  dit  M.  le  duc  de  Broglie,  avec  un  grand  dédain  du 
cabinet  qui  est  sur  ces  bancs,  vous  parlez  de  votre  énergie  ;  où 
est-elle?  On  ne  la  remarque  que  dans  les  ordres  du  jour  de  la 
Chambre.  Vous,  un  Gouvernement  énergique!  Vous  ne  l'êtes 
pas,  et  c'est  une  des  raisons  pour  lesquelles  nous  vous  refusons 
la  confiance  et  les  crédits.  Messieurs,  je  crois  qu'il  est  d'un 
gouvernement  sage,  soucieux  de  sa  responsabilité,  soucieux  des 
grands  intérêts  dont  il  a  le  dépôt,  désireux  de  proportionner  la 
dépense  aux  résultats,  je  crois  qu'il  est  de  la  sagesse  de  ce 
Gouvernement  et  de  sou  devoir  de  ne  pas  précipiter,  dès  le 
premier  jour,  sa  politique  dans  les  voies  d'une  extrême  énergie  ; 
je  crois  que,  tant  qu'il  y  a  espoir  qu'avec  des  sacrifices  moindres, 
de  la  patience,  en  tenant  compte  de  ces  éléments  qu'il  est  bien 
difficile  d'écarter  de  pareilles  entreprises,    tant    qu'on    peut 


AKKAIKKS    Dr   TO.NKIN.  479 

croire  qiravec  du  temps,  de  la  patience,  des  moyens  limités,  il 
sera  possible  d'arriver  au  but,  on  est  tenu  de  pousser  Texpé- 
l'ience  jusqu'au  bout.  C'est  ce  qui  justilie  notre  modération 
dans  le  passé. 

Mais,  s'il  vient  un  moment  où  la  prcinc  est  l'aile  (jiie  celte 
politi(|ue  d'expectative,  de  modération,  (|ui  attend  beaucoup  du 
concours  du  temps,  ne  produit  pas  les  fruits  qu'on  en  atlendait  ; 
si,  surtout,  on  se  trouve  en  face  d'un  pays  (jui  a  le  di-oit  d'avoir 
sa  volonté  en  pareille  matière,  (|ui  peut  se  jiermettre  d'être 
exigeant,  et  qui  vous  dit  qu'il  faut  en  linir,  alors  le  devoir 
commande  de  faire  ce  que  nous  avons  fait,  c'est-à-dire  d'accepter 
formellement  et  publiquement  comme  un  engagement  solennel 
ce  contrat  d'action  virile,  décisive,  qui  a  été  formulé  par  l'ordre 
du  jour  de  la  Cliambre  des  députés,  et  (jui  n'a  pas  été  moins 
énergiquement  exprimé  dans  le  rapport  de  l'iionorable  amiral 
Jaurès.  (  Vive  approbalion  à  <jauche.) 

Cet  engagement,  nous  le  prenons  ici  comme  nous  l'avons  pris 
devant  la  Chambre  :  ce  contrat  nous  le  souscrivons  pour  la 
seconde  fois,  et  nous  vous  prions  de  croire  que  ce  n'est  pas  là 
une  parole  vaine  :  les  faits  la  justifieront,  et  l'on  verra  dans 
quelque  temps  si  le  Gouvernement  a  bien  compiis  les  devoirs 
que  lui  imposent  la  confiance  des  Chambres  et  la  légitime 
impatience  du  pays.  [Très  bien!  très  bien!  et  applaudissements 
à  gauche.) 

Je  disais,  messieurs,  que,  s'il  nous  était  démontré  que 
la  patience  a  fait  son  temps  et  que  l'heure  des  actions  plus 
énergiques,  plus  décisives  avait  sonné,  nous  n'hésiterions  pas  à 
nous  rendre  à  la  volonté  du  Parlement  et  au  vœu  du  pays. 

Pour  prendre  de  pareilles  déterminations,  nous  avons 
malheureusement  des  raisons  tout  à  fait  fortes.  Depuis  quelques 
semaines,  une  puissance  amie,  qui  ne  nous  donna  jamais  plus 
grande  preuve  d'amitié  qu'en  cela,  a  pris  l'initiative  d'une 
négociation  tendant  à  rapprocher  la  France  de  la  Chine.  Le 
cabinet  anglais,  avec  une  spontanéité  absolue,  vous  l'entendez 
bien,  —  une  spontanéité  absolue,  pour  laquelle,  quant  à  moi. 
je  lui  garde  une  profonde  reconnaissance,  —  le  cabinet  anglais 
a  oirert  ses  bons  oflices  à  la  Fi'ance  et  à  la  Chine.  Il  les  a  olïerts 
à  la  France  dans  les  conditions  les  plus  bonoi-ables,  les  plus 
satisfaisantes;  il  les  a  offerts  à  la  Chine,  à  condition  que  la  Chine 


480  DISCOUMS   DE  JULES   KEHKV. 

se  placerait  sur  un  terrain  que,  dans  une  certaine  mesure, 
rinterméJiaire  pourrait  défendre. 

Il  n'est  pas  nécessairement  du  rôle  de  la  tierce  puissance  qui 
olîre  ses  bons  offices  et  qui  les  met  en  œuvre,  d'accepter,  des 
mains  de  l'une  et  de  l'autre  partie,  toutes  les  propositions 
qu'elles  peuvent  produire.  Certainement,  une  puissance  qui 
offre  ses  bons  of lices  ne  joue  pas  rôle  d'arbitre  ;  mais,  non  plus, 
elle  n'est  pas  simplement  un  bureau  de  transmission  ;  le 
médiateur  ne  transmet  que  les  cboses  quïl  juge  dignes  de 
discussion.  Le  cabinet  anglais  ne  nous  a  rien  transmis  officiel- 
lement. Il  ne  lui  est  donc  venu  de  la  Cbine  aucune  proposition 
qu'il  ait  jugée  digne  d'être  discutée. 

Mais  nous  avons  eu  connaissance,  à  titre  privé,  des 
propositions  en  face  desquelles  Ibonneur  et  l'intérêt  de  la 
France  se  trouvent  placés,  à  l'heure  qu'il  est.  Ces  propositions 
sont  arrivées  par  l'entremise  de  M.  le  marquis  Tseng.  Et  je 
n'étonnerai  personne  en  disant  qu'elles  ressemblent,  trait 
pour  trait,  à  celles  que  nous  avions  rejetées  au  mois 
d'octobre  1883. 

Le  projet  de  traité  qu'on  aurait  daigné  signer  a  pour  trait 
principal  la  reconnaissance  de  la  suzeraineté  de  la  Chine  sur 
l'Annam  [Sourires  à  gauche),  et,  comme  signe  matériel  de  cette 
reconnaissance,  l'envoi  des  présents  traditionnels  visés  et 
réservés  expressément  parle  traité.  La  Chine,  paraît-il,  consen- 
tirait bien  à  reconnaître  les  traités  que  l'Annam  pourrait  faire 
avec  la  France  ou  avec  d'autres  puissances,  mais«  àlacondilion 
que  ces  traités  soient  de  ceux  qu'il  convient  à  une  puissance 
voisine  et  amie  de  conclure  »  ;  ce  qui  veut  dire  que,  tout  en  se 
déclarant  disposé  à  reconnaître  les  traités  passés  entre  la  France 
et  l'Annam,  on  se  réserve,  par  une  clause  dont  vous  appréciez 
l'élasticité,  le  droit  de  n'accepter  que  ceux  (|u'on  trouverait  à 
sa  guise.  [Nouveaux  sourires  à  gauche.) 

En  troisième  lieu,  une  délimitation  de  frontières  sera  faite 
entre  le  royaume  d'Annam,  la  France  protectrice  et  le  gouver- 
nement chinois.  Cette  ligne  de  frontières,  messieurs,  nous  la 
retrouvons,  sans  surprise  :  c'est  une  ancienne  connaissance. 
Elle  laisse  en  dehors  de  la  frontière  du  Tonkin,  de  la  frontière 
qu'il  nous  est  permis  d'occuper,  Lang-Son,  Cao-Bang  et  Lao- 
Kaï,  précisément   les  places  qui  sont  les  clés  du  Tonkin  et  qui 


AFI-AlliKS    DU   TO.NKIN.  481 

constituent  sa  dcUmilalionnaliirelle,  géograpliiqut.',  lii.sloii{|iie. 
[Exclamaùons   à  gauche.) 

Ce  qui  est  particulièrement  stipulé  dans  les  propositions 
chinoises,  le  point  sur  lequel  le  ministre  chinois  a  tenu  à  faire 
porter  ses  explications  les  plus  précises,  —  et  il  a  envoyé, 
postérieurement  au  projet  de  traité,  une  note  à  cet  elïet  — 
c'est  le  refus  absolu,  catégorique,  irrévocable  de  compter  pour 
quoi  que  ce  soit  le  traité  de  Tien-Tsin.  [Rumeurs  en  sens  divers.) 

Or,  messieurs,  comme  le  traité  est  le  point  d'appui  de  notre 
action  et  de  notre  droit  dans  cette  alTaire,  comme  le  terrain 
solide  sur  lequel  nous  sommes  placés  et  que  nous  ne  pouvons 
à  aucun  prix  abandonner,  c'est  l'exécution  complète,  loyale,  du 
traité  de  Tien-Tsin  [Bruit  el  murmures  à  droite),  je  conclus  que, 
pour  le  moment,  il  n'y  a  plus  à  négocier,  qu'il  n'y  a  plus  qu'à 
agir.  [Applaudissements  à  gauche  et  au  centre.) 

Messieurs,  l'honorable  duc  de  Broglie  a  consacré  la  dernière 
partie  de  son  discours  à  l'examen  de  notre  situation  en  Europe, 
el  du  préjudice  (jue  porte  à  celte  situation  ce  qu'il  appelle  la 
politique  coloniale  exagérée,  excessive,  déraisonnable—  car  il 
y  a  une  certaine  politique  coloniale  que  l'honorable  duc  de 
Broglie  admettrait  —  cette  politique  excessive  que  l'on  attribue 
au  cabinet  français,  et  particulièrement  au  ministre  quia  l'hon- 
neur de  le  présider.  Je  désirerais  bien,  messieurs,  sur  ce  premier 
point,  que  nous  nous  entendissions  bien,  et,  au  risque  de  répéter 
ce  que  j'ai  déjà  dit  dans  d'autres  discussions,  je  voudi'ais  bien 
que  l'honorable  duc  de  Broglie  ne  m'attribuât  pas,  à  moi  et  à 
tous  mes  honorables  collaborateurs  et  collègues  du  cabinet, 
l'invention  de  l'expédition  et  de  l'alïaire  du  Tonkin.  Je  tiens  à 
répéter  ici,  puisqu'il  faut  le  faii-e  chaque  année,  que  la  première 
responsabilité  de  tous  nos  embarras  actuels  pèse  lourdement 
sur  la  tête  de  ceux  qui  ont  négocié  et  accepté  le  traité  de  1874. 
[Bravos  et  applaudissements  à  gauche.) 

C'est  ce  traité  de  1874,  c'est  ce  protectorat  mal  venu,  mal 
bâti,  funeste  et  boiteux,  qui  a  été  la  cause  de  tous  nos  embarras 
au  Tonkin.  [Nouveaux  applaudissements  sur  les  mêmes  bancs.) 

M.  LE  DUC  DE  Broglie.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Ne  déplacez  donc  pas  les 
responsabilités:  vous  savez  bien  que  c'est  de  là  qu'est  venu  tout 
le  mal  ;  vous  savez  bien  qu'avec  un  traité  mieux  fait,  avec  une 

J.  Fkrry,  Discours,  V.  31 


482  DISCOURS   DE  JULES   FEKUV. 

action  plus  énergique  en  1873  et  1874,  les  choses  se  seraient 
tout  autrement  déroulées  clans  l'Indo-Chine  [Très  bien!  très 
bien  là  gauche  et  au  centre.) 

M.  Testelin.  —  Ils  n'ont  pas  eu  un  bon  notaire  non  plus  !  [Sourires 
à  (jauche.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Cessez  donc  de  répéter 
que  nous  faisons  delà  politique  coloniale  arbitraire,  capricieuse. 
Nous  faisons,  dans  cette  affaire,  la  politique  coloniale  à  laquelle 
les  précédents  créés  par  vous-mêmes  nous  ont  condamnés. 
[Rumeurs  à  droite.) 

Aussi,  poussant  à  mon  tour  la  curiosité  un  peu  plus  loin,  je 
vous  demanderai,  comme  je  l'ai  déjà  fait  dans  d'autres  discus- 
sions, quels  conseils  vous  nous  donnez,  quelle  politique  vous 
voulez  que  nous  suivions?  {7'rès  bien!  très  bien!  à  gauche.) 

Ah  I  vous  parlez  de  la  grandeur  de  la  Fi*ance  en  Europe,  vous 
parlez  de  la  force  quelle  doit  avoir,  du  crédit  dont  elle  jouit! 
Est-ce  que  vous  soatiendi'iez  un  seul  instant  que  la  force  de  la 
France  serait  intacte,  que  son  honneur  ne  subirait  aucune 
blessure,  que  sa  situation  en  Europe  ne  serait  pas  altérée,  si 
nous  quittions  le  Tonkin  à  l'heure  qu'il  est?  [Applaudissements 
à  gauche.) 

Serions-nous  plus  forts  en  abandonnant  cette  politique  colo- 
niale dont  vous  nous  avez  monti'é  le  chemin,  et  que  nous  avons 
l'intention  de  poursuivre  jusqu'au  bout,  afin,  messieurs,  de 
montrer  au  monde  que  la  France  sait  persister  dans  les  résolu- 
tions qu'elle  a  prises,  qu'elle  n'est  pas  une  puissance  capricieuse 
et  changeante,  s'arrôtant  au  moindre  obstacle,  qu'elle  est 
persévérante  autant  que  sage,  et  que,  après  avoir  été  pendant 
dix-huit  mois  aux  prises  avec  les  difficultés  de  cette  affaire  du 
Tonkin,  elle  ne  jette  pas,  comme  on  dit  vulgairement,  le  manche 
après  la  cognée...  qu'elle  ne  pousse  pas  ces  cris  d'abandon  et  de 
détresse?  Non,  messieurs,  ce  sont  là  des  mauvaises  paroles 
[Ti'ès  bien!  très  bien!  à  gauche),  ce  sont  là  des  conseils  de 
défaillance!  [Nouvelle  approbation  sur  les  mêmes  bancs.) 

Messieurs,  ces  conseils,  il  faudrait  au  moins  avoir  le  courage 
de  les  donner  clairement;  et  de  dire,  comme  on  l'a  fait  dans 
l'autre  Chambre  :  il  n'y  a  qu'une  chose  à  faire,  c'est  de  quitter 
le  Tonkin.  Osez  donc  dire  cela,  monsieur  le  duc!  [Bravos  à 
gauche.) 


AI'l-AIltKS   DU   TO.NKIN.  483 

Messieurs,  je  ne  suis  pas  plus  (\ur  l'Iionoraljle  duc  de  Broglie, 
partisan  d'une  politique  coloniale  étourdie.  C'est  de  la  politique 
coloniale  conservatrice  que  nous  entendons  faire  {Rires  ironif/ues 
à  droite),  et  nous  n'avons  pas,  ([Uf  je  sache,  dépassé  les  limites 
du  domaine  qui  nous  appartient  depuis  longtemps.  Si  nous 
avons,  sur  l'injonction  directe,  on  peut  presque  dire  passionnée, 
des  pouvoirs  publics,  des  deux  Cliambi'es,  si  nous  avons  abordé 
la  politique  coloniale  à  Madagascar,  n'avons-nous  pas  là-bas 
des  droits  plus  anciens  que  le  régime  même  sous  lequel  nous 
vivons?  Si  nous  avons,  malgré  vos  prédictions  sinistres,  achevé 
de  compléter  l'œuvre  de  l'occupation  tunisienne,  n'y  avait-il 
pas  là  les  intérêts  algériens  à  défendre?  Est-ce  que  ces  intérêts 
ne  devaient  pas  rendre,  un  jour  ou  l'autre,  la  prise  de  posses- 
sion nécessaire,  soit  sous  la  forme  directe,  soit  sous  forme  de 
protectorat.  (7Vès  bien!  à  gauche.) 

Est-ce  que  nous  sommes  allés  de  par  le  monde  cherchant  les 
aventures?  Eh  !  nous  avons  assez  à  faire  de  nous  tirer  à  notre 
honneur  de  celles  dans  lesquelles  d'autres  nous  ont  jetés! 
[Murmwes  à  droite.  — •  Applaudissements  à.  gauche.) 

Eh  bien!  restreinte  à  ces  limites,  conçue  avec  cette  sagesse, 
est-ce  que  la  politique  coloniale  n'est  pas  un  des  grands  faits, 
un  des  faits  généraux  du  temps  où  nous  vivons?  Est-ce  qu'il  ne 
vous  apparaît  pas  que,  pour  toutes  les  grandes  nations  de  l'Eu- 
rope moderne,  dès  que  leur  puissance  industrielle  est  formée, 
se  pose  l'immense  et  redoutable  problème,  qui  est  le  fond  même 
de  la  vie  industrielle,  la  condition  de  l'existence  :  la  question 
du  débouché?  Est-ce  que  vous  ne  voyez  pas  toutes  les  grandes 
nations  industrielles  arriver  tour  à  tour  à  la  politique  coloniale? 
Est-il  permis  de  dire  que  cette  politique  coloniale  est  un  luxe 
pour  les  nations  modernes?  Non,  messieui's,  cette  politique  est, 
pour  elles  toutes,  une  nécessité,  comme  le  débouché  lui-même. 

Et  la  preuve  ne  vous  en  est-elle  pas  fournie,  avec  un  éclat 
tout  particulier,  par  la  nouvelle  attitude  que  vient  d'adopter 
le  gouvernement  allemand  dans  les  questions  coloniales? 

Messieurs,  ce  gouvernement,  lui  aussi,  il  y  a  o  ou  6  ans,  peut- 
être  moins  que  cela,  était  résolument  hostile  aux  entreprises 
coloniales!  Pourquoi  le  voyez-vous  aujourd'hui  se  tourner  vers 
elles,  et.  je  puis  ajouter,  s'y  jeter  avec  l'ardeur  et  la  décision 
qu'il  apporte  en  toutes  choses?  C'est  qu'il  a  bien  compris  que, 


484  DISCOURS   DE  JULES  FERRY. 

rAllemagne  étant  devenue  une  des  grandes  nations  industrielles 
et  manufacturières  du  monde,  elle  avait  besoin  de  débouchés 
pour  ses  produits;  que,  pendant  qu'elle  se  concentrait,  qu'elle 
augmentait  ses  forces  militaires,  en  se  désintéi-essantdesalïaires 
asiatiques  et  africaines,  tous  les  autres  peuples  jetaient  leur 
dévolu  sur  les  points  encore  inoccupés  de  notre  planète  ;  c'est 
qu'il  s'est  aperçu  qu'en  attendant  plus  longtemps,  il  risquait  de 
trouver  toutes  les  portes,  toutes  les  issues  fermées  devant  lui. 
Messieurs,  il  faudrait  pourtant  ne  pas  être  sourd  à  de  si  grands 
enseignements.  Je  crois  donc  qu'il  n'est  pas  permis  de  dire 
que  la  politique  coloniale  est  une  invention  arbitraire  du  cabinet 
que  j'ai  l'honneur  de  présider,  —  quand  on  voit  avecquelle  ardeur 
s'y  portent,  à  l'heure  qu'il  est,  toutes  les  nations  convoquées  à 
cette  Conférence  de  Berlin,  dont  vous  parliez  avec  un  dédain 
que  vous  aurez  peine  à  justifier  quand  viendia  l'heure  —  et  elle 
viendra  pi'ochainement  —  où  nous  pourrons  nous  expliquer, 
avec  toute  l'étendue  et  toute  la  clarté  désirables,  sur  cette 
Conférence,  sur  les  considérations  politiques  qui  nous  y  ont 
conduits,  et  les  prolits  certains  que  nous  devons  en  retirer. 

En  ce  moment,  je  voudrais  seulement,  et  je  crois  en  avoir  le 
droit,  vous  rappeler  les  paroles  que  vous  prononciez  l'année 
dernière,  à  cette  tribune  même,  dans  un  ordre  d'idées  tout  à  fait 
analogue.  Examinant  comme  aujourd'hui  les  causes  de  faiblesse 
qu'introduit,  selon  vous,  dans  la  polilique  fi'ançaise,  ce  zèle 
nouveau  pour  la  politique  coloniale,  vous  m'interpelliez  sur  notre 
situation  diplomatique,  vous  me  posiez  des  questions.  Et  quelles 
étaient  ces  questions?  Vous  faisiez  allusion  au  système  d'alliance 
des  trois  empires.  Et  vous  disiez  :  «  Ce  système,  prétend-on,  ne 
tend  qu'à  un  but  unique,  le  maintien  de  la  paix...  Je  le  crois, 
ajoutiez-vous,  en  vous  adressant  au  Gouvernement,  mais  alors 
une  autre  question  se  pose  :  si  le  maintien  de  la  paix  est  le  seul 
but  que  se  propose  ce  système,  pourquoi  n'en  êtes-vous  pas? 
Pourquoi  n'êtes-vous  pas  appelé  ou  admis  à  y  prendre  part? 

(V  Est-ce  qu'on  vous  soupçonnerait  de  menacer  la  paix  de 
l'Europe? Personne,  j'en  suis  sûr,  ne  forme  un  pareil  soupçon... 
ce  serait  une  injustice  dont  je  ne  crois  capable  aucun  des 
cabinets  européens.  Cependant  une  question  subsiste.  Pourquoi 
son  isolement?  Serait-ce  que,  par  suite  de  pi'évenlions  qui  ne 
sont  pas  dissipées,  d'habitudes  que  Ton  n"a  pas  perdues,  la 


AFKAIHKS   1)1    TONKIN.  485 

forme  nouvelle  du  Gouvernement  de  la  Fi-ance  ne  s'accorde  pas 
avec  celles  qui  l'environnent,  et  qu'elle  est,  au  milieu  de  cette 
société  monai'chique,  comme  une  étrantière  (|ui  ne  parie  pas  sa 
langue  et  qui  n"a  pas  ses  mœurs...  i/fircs  à  r/aKchc).  (pii  est 
tenue  et  qui  se  tient  elle-même  à  l'écart  de  toulf  intimité?  » 

Eh  bien!  monsieur  le  duc  de  Broglie,  je  suis  aujourd'hui 
en  mesure  de  répondre  avec  des  faits  à  cette  interrogation. 
Aujourd'hui,  cette  République  française,  cette  étrangère,  cette 
parvenue  qui  n'est  pas  du  beau  monde...  ( /{ires  à  rjauclie.) 

M.  Testelin.  —  Heiireiiseiuent  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  elle  est  en  rapports  de 
confiance  avec  toutes  les  grandes  puissances,  elle  n'est  pas  dans 
cet  isolement  que  vous  lui  reprochiez  si  cruellement,  ('ar  vous 
la  voyez,  d'une  part,  d'accord  avec  les  trois  grands  empires  du 
continent  dans  la  question  d'Egypte;  vous  la  voyez,  en  même 
temps,  assister  à  la  Conférence  de  Berlin,  non  pas  dans  le  rôle 
un  peu  etïacé  qui  conviendrait  à  une  parvenue,  non  pas  — 
permettez-moi  l'expression  —  comme  la  Cendrillon  de  la 
politique  européenne...  [Nouveaux  rires  appj-ufjatifs  à  gauche.) 
Oui!  elle  est  allée  à  Berlin,  voulant  et  sachant  ce  qu'on  y  devait 
faire,  et,  après  avoir  dessiné  avec  le  gouvernement  allemand  le 
programme  de  la  Conférence.  [Très  bien!  très  bien!  à  gauche.) 
Et,  d'autre  part,  messieurs,  cette  étrangère,  cette  parvenue,  a  su 
demeurer  si  fidèle  à  son  vieil  et  loyal  accord  avec  l'Angleterre 
que  le  cabinet  britannique  a  jugé  qu'il  n'avait  lien  de  meilleur, 
rien  de  plus  politique  à  faire,  il  y  a  quelques  semaines,  que  de 
nous  offrir  spontanément  ses  bons  offices  pour  terminer  notre 
diff'érend  avec  la  Chine.  {Très  bien!  très  bien!  à  gauche.) 

Vous  nous  demandez  quelle  est  la  situation  politique  et 
diplomatique  de  la  France,  à  l'heure  qu'il  est?  La  voilà!  tout  le 
monde  peut  la  voii*;  ce  sont  des  faits  indiscutables,  et  je  ne  crois 
pas  que  toute  la  rhétorique  du  monde  puisse  leur  ôter  leur 
caractère  démonstratif.  [Nouvelle  approbation  sur  les  mêmes 
bancs.)  Et  qu'est-ce  que  ces  faits  vous  prouvent?  Ils  prouvent 
que,  quoi  que  vous  en  disiez  ou  quoi  que  vous  vous  efforciez 
d'insinuer,  l'Europe  monarchique  ne  tient  nullement  la  Répu- 
blique française  en  quarantaine!  Ces  faits  vous  prouvent  que, 
pour  l'Europe  comme  pour  la  France,  la  même  démonstration 
est  faite,  et  comme  l'Europe  a  le  plus  grand  intérêt  à  ce  que  la 


486  DISCOURS    DE  JULES   FEHRY. 

France  soit  heureuse  et  paisible,  elle  a  su  déduire  de  l'expé- 
rience des  cinq  années  de  l'Assemblée  nationale,  confirmée  par 
l'expérience  des  six  mois  du  16  mai,  cette  grande  vérité  qu'il 
n'y  a  plus  d'heure  en  France  pour  la  monarchie  {Bravos  et 
applaudissements  prolongés  à  gauche),  que  les  événements  ont 
prononcé,  et  que  désormais  la  monarchie  ne  pourrait  être  pour 
la  France  qu'une  des  pires  formes  de  l'anarchie.  [Nouveaux 
applaudissements  à  gauche.  —  Protestations  à  droite.) 

Et  voilà  pourquoi  notre  pays  peut,  à  l'heure  qu'il  est,  dans 
les  alïaires  si  délicates  et  si  considérables  dont  je  fais  simple- 
ment passer  sous  vos  yeux  le  tableau  raccourci,  me  réservant 
d'y  revenir  avec  des  explications  quand  l'heure  sera  venue, 
voilà  pourquoi  la  France,  quittant  celte  situation  de  méditation 
et  d'isolement  suspect  dans  laquelle  vous  auriez  voulu  la  con- 
finer, pratiquant,  comme  vous  le  disiez  vous-même,  la  politique 
des  intérêts,  loyalement,  sans  arrière-pensée,  ne  menaçant 
personne,  remplit,  à  la  place  qui  lui  convient,  avec  la  dignité 
qui  lui  appartient,  au  rang  qui  est  le  sien,  son  rôle  de  grande 
puissance  libérale  et  pacifique!  [Irès  bien!  très  bien!  et  applau- 
dissements répétés  à  gauche  et  au  centre.) 

M.  de  Broglie  crut  devoir  répliquer  pour  faire  une  apologie 
relative  du  traité  de  d874,  conclu  dans  de  douloureuses  circons- 
tances. Il  déplora  encore  le  désaveu  du  projet  Bourée  et  la  précipi- 
tation avec  laquelle  on  avait  voulu  appliquer  le  traité  de  Tien-Tsin  ; 
il  conclut  en  disant  qu'on  arrivait  à  la  Conférence  de  Berlin  avec  un 
budget  grevé  de  1200  millions  de  dette  tlotlante,  et  l'impossibilité 
de  distraire  20  ou  30  000  hommes  pour  les  entreprises  coloniales 
sans  désorganiser  la  mobilisation  de  l'armée  entière.  Ces  paroles 
soulevèrent  les  nuirmures  de  la  gauche,  et  le  Sénat,  vota  les  crédits 
du  Tonkin,  pour  1884,  par  191  voix  contre  1. 

Une  nouvelle  discussion  s'ouvrit  aussilùl  sur  les  crédits  pour 
l'excercice  188'à.  Le  maréchal  Canrobert  fit  l'éloge  de  notre  armée, 
comme  il  en  avait  l'habitude,  mais  il  émit  la  crainte  que  nos  soldats 
du  Tonkin  ne  fussent  réduits  à  la  défensive.  L'amiral  Peyron  rassura 
le  vieux  soldat  en  lui  citant  une  lettre  du  général  Brière  de  l'Isle  qui 
affirmait  que  100  ou  loOOOO  Chinois  ne  l'empêcheraient  pas  d'aller 
jusqu'aux  frontières  du  Tonkin,  et  une  autre  lettre,  adressée  au 
ministre  de  la  guerre  par  le  général  de  Négrier,  qui  égalait  les  petits 
soldats  de  Kep  aux  vieilles  troupes. 

Le  président  du  Conseil,  à  son  tour,  fit  la  déclaration  suivante  : 

;M.  le  Président  ducoxseil. — Messieurs,  je  suis  aux  regrets 


AITAIliKS    Iti;   Tlt.NKIN.  487 

dV'lre  oblitiv  d'aiiporlor  iiiir  ikiuvcIIc  rci-lilifatioii  aii\  |iarol(>s, 
si  patrioliqiK's  dans  leur  inloiilion  ol  dans  leur  furiiii',  i|iii'  vous 
venez  d'enlendre.  Le  GouYerncmcnt  ne  peut  pas  laisser  iliiv 
que  le  corps  expéditionnaire  est  en  péril;  qu'il  est  assié^u'*.  iinil 
ne  peut  plus  aller  de  lavant.  Si  le  corps  expéditionnaire  n'est 
pas  sorti  des  positions  qu'il  oernpe,  c'est  (pronliii  a  prcscritd'y 
demeurer:  le  jour  où  on  en  donnera  l'oiilr»'.  il  sera  en  état  de 
prendre  l'ollensive.  ainsi  que  vous  l'a  dit  tout  à  riifiin'  M.  le 
ministre  de  la  marine.  {Très  bien!  à  gauche.) 

Je  tiens  beaucoup  à  taire  cette  déclaration,  [tour  éviter  (|Ui'  des 
paroles  tombant  d'une  bouclie  aussi  autorisée  ne  se  répandent 
dans  le  pays,  et  n'alarment  l'esprit  public  sur  le  soil  de  nos 
soldats.  Nos  seulement  notre  corps  expéditionnaire  est  absolu- 
ment inexpugnable  dans  ses  positions;  non  seulement,  c'est  lui 
qui  est  allé  à  Kep  et  à  Cliu  pourcbasser  de  leurs  lignes  fortiliées 
les  armées  d'invasion  cbinoises,  mais  encore  il  peutmarcber  en 
avant,  et  il  marchera  :  j'en  prends  ici  l'engagement.  (Très  hien! 
très  bien  !  et  applaudisse inenl s  à  gauche.) 

Le  Sénat  vota  des  crédils  de  43  422000  francs,  au  lilie  ordinaire 
de  l'exercice  1885,  par  189  voix  contre  1. 

La  campagne  de  1885.  —  Discours  du  14  janvier  1885. 

Le  cabinet  tint  la  promesse  (ju'il  avait  l'aile  au  Parlcmt;nt,  en 
imprimant  une  direction  vigoureuse  aux  opérations  militaires  du 
Tonlvin.  Après  avoir  réuni  ses  moyens  de  tiniisports  et  ses  approvi- 
sionnements, le  général  lîrière  de  l'Islc  mil  en  mouveiniMil  une 
premièrecolonnequi,  sousle  commandement  dug^énéral  de  ^ég^ier, 
suivit  la  vallée  du  LocIi->'an,  rom[)it  les  l)andes  clunoises  les  3  et 
4  janvier,  et  s'empara  du  camp  de  An-Cliau,  i)rès  de  Clin.  On  était 
donc  en  droit  de  compter  sur  une  campagne  aussi  rapide  que  bril- 
lante, et  le  pays  la  suivait  sans  inquiétude,  quand  la  brusque  démis- 
sion du  général  Campenon,  ministre  de  la  guerre  (;}  janvier  1885), 
vint  agiter  les  esprits.  On  disait  que  le  général,  partisan  d'une 
occupation  restreinte  du  Delta,  n'avait  pas  voulu  se  conformer  aux 
derniers  votes  du  Parlement,  qui  s'étaieid  prononcés  en  faveur 
d'une  occupation  du  Tonkin  jusqu'à  ses  frontières  naturelles.  Le 
général  Lewal  remplaça  le  ministre  démissionnaire,  mais  ce  cluinge- 
ment  de  personnes  servit  de  prétexte  à  une  interpellation  de  M.  Haoul 
Du  val,  dans  la  séance  de  la  Chambre  en  date  du  14  janvier  1885'. 

1.  V.  VOfpciel  du  1.')  janvier  188.'). 


483  DISCOL'HS   DK  JULES  FEHHY. 

Le  remplacement  du  général  Campenon. 

Le  Gouvernement  ayant  accepté  la  discussion  immédiate,  M.Raoul 
Duval  demanda  au  président  du  (Conseil  de  s'expliquer  sur  la  portée 
du  remplacement  du  général  Campenon.  11  le  rapprocha  de  cette 
circonstance  que  la  direction  des  opérations  militaires  venait  de 
passer  du  ministère  de  la  marine  au  ministère  de  la  guerre,  et  de 
cette  autre  circonstance  que  nos  représentants  diplomatiques  et 
consulaires  avaient  reçu  l'ordre  de  se  retirer  sur  le  territoire 
britannique  à  Hong-Kong.  L'honorable  dépulé  en  concluait  que  le 
cabinet  préparait  une  expédition  sur  un  point  quelconque  de  l'em- 
pire chinois,  et  il  voulait  savoir  si  l'on  irait  au  delà  du  programme 
développé  dans  la  discussion  du  26  novembre. 

M.  Jules  Ferry  doima  les  explications  qui  suivent  : 

IVl.  Jules  Feery,  président  du  conseil,  ministre  des  affaires 
étrangères.  —  Messieurs,  en  acceptant  rinterpellalion  que 
l'honorable  M.  Raoul  Duval  vient  de  développer  à  la  tribune, 
j'ai  eu  tout  d'abord  la  pensée  d'écarter  absolument  toutes  les 
questions  qui  auraient  eu  pour  but  de  renouveler  un  débat  sur 
lequel  la  Chambre  a  souverainement  prononcé,  le  27  novembre 
dernier;  et,  en  même  temps,  j'ai  voulu  donner  à  la  Chambre 
et  au  pays  les  explications  les  plus  complètes  et  les  plus  fran- 
ches sur  le  seul  incident  nouveau  qui  se  soit  produit  depuis 
votre  séparation,  sur  la  démission,  si  regrettée  par  nous  tous,  et 
par  moi  eu  particulier,  de  l'honorable  général  Campenon.  Ces 
explications,  très  courtes  et  très  simples,  je  les  dégagerai,  si 
vous  voulez  bien  me  le  permettre,  de  ce  que  j'ai  le  droit 
d'appeler  la  chose  jugée  de  Texpédition  du  Tonkin,  dont  il  me 
suffira  de  vous  rappeler  les  origines,  le  développement  et  le 
but. 

Je  crois,  messieurs,  qu'en  ce  qui  concerne  le  développement 
de  cette  expédition  et  le  but  que  vous  entendiez  atteindre, 
jamais  manifestation  de  volonté  plus  éclatante  ne  s'est  produite 
que  celle  qu'exprimait  votre  ordre  du  jour  du  27  novembre.  Le 
but  que  vous  nous  avez  assigné,  et  que  nous  n'avons  assurément 
ni  le  droit  ni  l'intention  de  modifier  en  quoi  que  ce  soit,  c'est 
la  possession  incontestée  du  Tonkin;  c'est  l'exécution  pleine  et 
entière  du  traité  de  Ïien-Tsin.  Ce  n'est  pas  un  dessein  de 
conquête  sur  le  territoire  chinois  qui  nous  anime  :  nous  ne 
préméditons  pas  de  porter    atteinte  soit  au  territoire,  soit  à 


AIKAIHKS    ni;    TU.Nkl.N.  IH'J 

l'orgueil  du  Célesle-Empire;  nous  avons  seulrincnl  l;t  IVinio 
volonté  de  conserver  notre  bien,  ot  j'appelle  notre  bien  ce  (pii 
nous  a  été  concédé  à  deux  reprises  par  des  engagements 
solennels  du  gouvernement  chinois.  [Très  bien!  1res  bien!  à 
gauche  et  au  centre). 

Voilà  le  ])ut!  Vous  l'avez  précisé  avec  une  clarté  i|iii  inter- 
dirait il  des  gouvernements  moins  soucieux  que  celui-ci  de 
respecter  vos  volontés,  de  dépasser  d'une  ligne  le  progi-ammc. 
que  vous  avez  vous-mêmes  formulé.  Quant  aux  moyens  d'exé- 
cution, vous  les  avez  caractérisés  en  disant  au  Gouvernement 
qu'il  devait  apporter  désormais  dans  la  direction  de  nos  alïaires 
militaires  dans  l'Extrême-Orient  une  action  énei'gi(iue  et 
prompte.  Messieurs,  la  conclusion  naturelle  d'une  politique 
ainsi  déterminée,  le  premier  l'ésultat  i)ratiqiie  qui  devait  évi- 
demment en  sortir,  c'était  une  niodillcation  au  plan  de  campagne 
suivi  depuis  quinze  mois  au  Tonkin.  Pendant  (piinze  mois, 
messieurs,  et  jusqu'au  moment  où  s'est  ouvert  le  débat  (|ui 
s'est  prolongé  pendant  quatre  jours  à  cette  tribune  et  s'est 
terminé  par  l'ordre  du  join-  du  27  novembi'e,  pendant  quinze 
mois,  nous  avons  scrupuleusement  et  énergiquement  maintenu 
le  plan  que  nous  nous  étions  tracé  et  que  vous  aviez  accepté; 
nous  sommes  demeurés  fidèles  à  ce  qu'on  a  appelé  justement 
la  politique  de  l'occupation  limitée  au  Tonkin. 

Persister  dans  cette  politique  après  le  vole  du  27  novembre, 
messieurs,  c'eût  été,  à  nos  yeux,  manquer  à  la  volonté  delà 
Chambre  comme  au  désir  manifeste  de  l'opinion  publique  dans 
ce  pays.  [Itires  ironiques  et  exclamations  à  rextrême-gauclie  et  à 
droite.)  Je  ne  comprends  pas  ces  rires,  qui  ne  peuvent  pas 
tenir  lieu  de  raisons,  j'imagine  1  Je  dis  qu'après  le  vote  du 
27  novembre,  il  était  évidemment  impossible  au  Gouvernement 
de  maintenir  un  plan  de  campagne  fondé  sur  une  occupation 
limitée,  quand,  à  ce  plan  de  compagne,  que  j'exposais  et  que  je 
défendais  à  cette  tribune  en  en  faisant  valoir  les  avantages, 
vous  avez  préféré  solennellement  une  autre  politique,  qu'on  a 
qualifiée  de  politique  d'action  vive  et  prompte  ;  et  qu'appeliez- 
vous  une  action  vive  et  prompte,  si  ce  n'est  l'occupation  du 
Tonkin  jusqu'à  la  frontière  chinoise?  [Exclamations  à  Voxtrême- 
(jauche  et  à  droite.  —  7Vès  bien!  très  bien!  sur  divers  bancs  et 
au  centre.) 


490  DlSCOUliS  DK  JULES   FEHKV. 

Je  ilis  que  telle  est  la  volonté  de  la  Chambre,  que  telle  a  été 
la  volonté  du  pays.  [Réclamations  à  droite  et  à  l' extrême-gauche.) 

M.  Gkorges  Roche.  —  Delà  majorité!  Si  vous  aviez  demandé 
oOOOOliommes  et  200  millions  à  la  Cliambie,  la  majorité  vous  les 
aurait  refusés  ! 

M.  LE  PRESrDENT.  —  Veuillez  l'aire  silence  :  vous  aurez  toute  faculté 
de  répondre  ;  laissez  le  Gouvernement  s'expliquer. 

M.  Georges  Roche.  —  J'ai  fait  une  interruption... 

M.  LE  Présioent.  —  Demandez-vous  la  parole,  monsieur  Roche  ? 

M.  Georges  Roche.  —  ...  qui  rend  ma  pensée  tout  entière,  mais 
je  prendrai  tout  à  l'heure  la  parole,  si  vous  me  la  donnez. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  dis  qu'après  le  vole  du 
27  novembre,  le  choix  du  Parlement,  le  choix  du  Gouverne- 
ment entre  ces  deux  politi(|ues  était  fait  d'une  façon  délinitive 
et  éclatante  :  à  l'occupation  limitée  et  progressive,  on  a  préféré 
hautement  et  manifestement  l'occupation  du  Tonkin  tout 
entier  :  on  a  cru  que  c'était  la  seule  façon  d'avoir  raison  des 
résistances  de  la  Chine.  [Interruptions  à  droite.) 

M.  Paul  de  CassaGiXac.  —  Oii  avez-vous  vu  cela  ? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Eh  bien,  messieurs,  s'il 
n'en  est  pas  ainsi,  nous  entendrons  les  orateurs  préconiser  à 
celle  tribune  le  système  d'une  action  lente  ou  d'une  pure 
défensive  au  Tonkin,  et  nous  verrons  comment  la  majorité  les 
accueillera. 

M.  All.un  Targé.  —  C'était  la  politique  de  M.  Challemel- 
Lacour! 

M.  Laxglois.  —  Le  traité  de  Tieri-Tsin  a  tout  chang-é. 
M.  Clemenceau.  —  Vous  irez  expliquer  cela  aux  électeurs  !  (Aires 
approbatifs  à  V extrême-gauche.) 

M.  le  Président  du  conseil.  —  Si  l'exécution  pleine  et 
entière  du  traité  de  Tien-Tsin,  formule  à  plusieurs  reprises 
répétée  dans  vos  ordres  du  jour,  a  un  autre  sens  que  celui  que 
j'indique  à  cette  tribune,  si  cela  n'est  pas  clair  comme  la 
lumière  du  jour,  il  faut  renonce)'  à  comprendre  les  mots  de  la 
langue  française.  [Humeurs  à  l'exlrême-gaitche  elà  droite.  — 
Approbation  à  gauche  et  au  centre.)  L'exécution  pleine  et 
entière  du  traité  de  Tien-Tsin,  c'est  l'occupation  pleine  et 
entière  du  Tonkin  jusqu'à  la  frontière  chinoise.  [Très  bien! 
très  bien!  à  gauche  et  au  centre.  — Murmures  à  f  extrême-gauche 
et  à  droite.)  Eh  bien,  messieurs,  c'est  cette  volonté  du  Parle- 


.      AllAllîKS    m     Ï(»\KIN.  491 

iiifiit  (jiii'  iioii-s  nous  soiiiiui's  mis  cii  devoir  di'  ri-aliscr;  c'i-sl  au 
momeiil  où  nous  avons  (lu  (leniaiider  au  iiiiniblre  do  la  guerre 
les  renforts  nécessaires  pour  mettre  le  corps  d'occupation  en 
état,  non  pas  seuleuieut  de  conquérir,  mais  de  conserver  la 
partie  du  Tonkin  qui  ne  nous  appartient  pas  encon',  ;  c'est  alors 
que  le  dissentiment,  le  désaccord  —  et  le  désaccord  le  plus 
loyal,  messieurs,  et  le  plus  loyalement  tranché  —  s'est  produit 
entre  M.  le  ministre  de  la  guerre  et  le  cabinet. 

M.  le  ministre  de  la  gueri-e  —  ce  n'est  un  secret  pour  per- 
sonne —  n'admettait  au  Tonkin  qu'une  tactique  et  qu'un  plan 
de  campagne,  il  était  entré  ilans  le  cabinet,  il  y  a  quinze  mois, 
pour  réaliser  ce  plan  de  campagne  :  il  ne  croyait  pas  bon  que 
l'occupation  du  Tonkin  s'étendît  au  delà  des  limites  du  Delta. 

Un  membre  à  l'cvtrnnc-yauchc.  —  Il  avait  raison  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  C'est  à  regret  qu'il  avait 
vu  s'étendre,  par  la  force  des  choses,  et  sous  l'impérieuse 
nécessité  d'une  situation  qu'il  n'appartenait  cà  personne  de 
modifier,  c'est  à  regret,  dis-je,  (pi'il  avait  vu  s'étendre  l'occu- 
pation au-delà  des  limites  du  Delta  jusqu'aux  parties  monta- 
gneuses. A  ce  moment,  malgré  mes  elTorls,  —  et  de  ma  part 
ils  ont  été  les  plus  sincères,  les  plus  énergiques  et  les  plus  per- 
sévérants... {Rires  à  i'exlréme-gauche  et  à  droite.)  Que  signifient 
ces  rires?  Qu'on  les  explique!...  [Rumeurs  sur  les  mêmes  bancs. 
—  Applaudissemenfs  sur  divers  bancs  à  gauche  el  au  centre.) 

M.  LE  l'nÉsiDEM.  —  Messieurs,  veuillez  ne  pas  interrompre.  Si 
quelqu'un  désire  la  parole,  il  peut  la  demander. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  ne  saurais  tolérer  ce 
genre  de  polémiiiue.  [Exclamations  à  textréme-gauche  et  à 
droite.  —  Marques  d'approbation  à  gauche  et  au  centre.  — 
Parlez!  parlez!)  Je  disais,  messieurs,  que  j'avais  fait  les  plus 
grands  efforts  pour  conserver  au  cabinet  la  grande  autorité 
militaire,  la  juste  renommée,  la  confiance  et  la  popularité  qui 
s'attachent  au  nom  respecté  de  M.  le  général  Campenon. 
J'aurais  fait  et  j'ai  fait  à  ce  désir  le  sacrifice  de  mes  sentiments 
personnels;  j'ai  longtemps  cherché  à  maintenir  entre  ces  deux 
politiques  militaires  —  car  il  n'y  avait  absolument  de  dissenti- 
ment entre  nous  que  sur  la  conduite  à  tenir  dans  les  opérations 
militaires  au  Tonkin  —  une  sorte  de  transaction  :  les  événe- 


492  DISCOURS   DE  JULES   FERHY. 

menls  nous  ont  mis  en  demeure  de  choisir.  C'est  aloi's  que 
M.  le  général  Campenon  est  venu,  le  plus  loyalement  du  monde, 
nous  dire  non  pas  que  l'envoi  des  renforts  qui  étaient  demandés 
pourrait  mettre  en  péril  la  sécurité  de  l'armée  française,  — 
M.  le  général  Campenon  n'a  jamais  tenu  et  ne  tiendra  jamais 
un  pareil  langage,  —  il  est  venu  nous  dire  très  loyalement  : 
«  La  politique  que  je  voulais  suivre  au  ïonkin  est  aujourdliui 
dépassée.  Le  Parlement,  le  pays,  vous-mêmes,  vous  voulez 
aller  plus  loin  :  à  une  politique  nouvelle,  il  faut  des  hommes 
nouveaux.  »  [Interrvpllons  à  l'exlrème-gauclie  et  à  droite.  — 
Très  bien!  très  bien!  sur  divers  bancs  à  gauche  et  au  centre.) 

Vous  m'avez  demandé,  messieurs,  des  explications,  et  je  tiens 
à  vous  faire  connaître  avec  la  plus  entière  franchise  ce  qui  s'est 
passé  au  sein  du  cabinet.  M.  le  général  Campenon  a  dit  : 
«A  une  politique  nouvelle,  il  faut  des  hommes  nouveaux...  [Très 
bien!  très  bien!  sur  les  mêmes  bancs.  —  Interruptions  adroite. 
—  Bruit).  Or,  je  n'ai  pas  dans  l'expansion  que  vous  voulez 
donner  aux  opérations  militaires  du  Tonkin  une  conliance  suffi- 
sante pour  les  diriger  :  appelez  auprès  de  vous  un  autre  officier 
général.  »  C'est  alors  que  nous  nous  sommes  séparés  loyalement, 
cordialement,  mais  gardant  un  profond  regret  de  voir  le  Gou- 
vernement perdre  un  tel  collaborateur,  qui  emporte  dans  sa 
retraite  l'estime  etl'atTection  de  tous  ceux  qui,  pendant  quinze 
mois,  ont  eu  l'honneur  de  travailler  à  ses  côtés.  [Applaudisse- 
ments.) 

Pour  le  remplacer  nous  avons  présenté  à  l'agrément  de 
M.  le  Président  de  la  République  le  nom  d'un  officier  général 
dont  la  renommée  militaire  n'est  pas  à  faire,  qui  s'est  montré 
également  supérieur  dans  la  théorie  et  dans  la  pratique  :  dans 
l'étude  approfondie,  très  approfondie,  de  nos  institutions  mili- 
taires, et  dans  la  pratique  du  plus  haut  commandement.  Je  me 
suis  adressé  à  lui,  je  lui  ai  exposé  la  situation,  et  c'est  à  lui  que 
je  laisse  le  soin  de  vous  dire  si  véritablement  il  y  a  incompati- 
bilité entre  la  sécurité  de  notre  situation  militaire,  en  Europe  et 
sur  le  continent,  et  le  soin  légitime  et  nécessaire  de  nos  intérêts 
nationaux  et  de  notre  honneur  dans  le  monde.  [Très  bien!  très 
bien!  Vifs  applaudissements  au  centre  et  à  gauckr.) 

I.e  général  Lewal  monta  ensuil(?à  la  lril)iine  et,  après  avoir  fait 


AKFAIHKS   DU   TÔ.NKIN.  493 

l'éloge  de  son  prédécesseur,  déclara  tiuc  la  mobilisatiou  n'élait 
nullement  compromise  par  l'envoi  de  troupes  en  Kxtrèmc-Orient, 
mais  qu'une  armée  pouvant  atteindre  3  millions  d'iiotnmes  ne 
devait  pas  «  rester  immoiiile,  accroupie  et  comme  hypnotisée  parla 
contemplation  perpétuelle...  »,  que  toutes  les  grandes  nalions 
avaient  fait  des  exi>éditions  lointaines,  et  que,  peisonne  ne  pouvant 
songer  à  l'abandon  du  Tonkin,  il  fallait  opter  pour  l'action,  ainsi  que 
l'avait  fait  le  Parlement. 

M.  Raoul  Duvai  compara  alors  la  iruerre  du  Tonkin  à  rexpéditioii 
du  Mexique  ,  et  déposa  un  ordre  du  jour  pour  regretter  la 
retraite  du  général  Campenon.  Il  le  retira  ensuiln  pour  se  rallier  à 
un  ordre  du  jour  de  M.  Charles  Lepère,  qui  regrettait  l'insuflisance 
des  explications  du  (iouvernement  sur  les  incidents  qui  s'étaient 
produits  pendant  l'intersession.  I.e  président  du  Conseil  réclama 
l'ordre  du  jour  pur  etsimple,  qui  fut  voté  à  iamajorité,  relativement 
faible,  de  280  voix  contre  22;). 

Les  opérations  se  poursuivaient  régulièrement  au  Tonkin,  et  le 
général  Brière  de  Tlsle,  commandant  en  chef,  continuait,  au  début 
du  mois  de  février  t885,  sa  marche  vers  Lang-Son.  Après  avoir 
enlevé  cinquante  fortins  ou  lignes  de  défense,  il  s'empara,  le 
9  février,  du  camp  retranché  de  Dong-Song  et,  après  cinq  jours  de 
combats  acharnés,  entra  à  I.ang-Son  le  13  du  même  mois.  Les 
Chinois,  battant  en  retraite  vers  Je  nord,  semblaient  sur  le  point 
d'évacuer  les  frontières  du  Tonkin.  Le  général  en  chef  était  si  peu 
préoccupé  de  l'éventualité  d"un  retour  offensif  des  troupes  enne- 
mies, qu'il  laissa  le  général  de  Négrier  aux  environs  de  Lang-Son,  et 
revint  en  arrière  avec  la  brigade  Giovatiinelli  pour  aller  au  secours 
du  colonel  Dominé,  qui  était  bloqué  depuis  trois  semaines  à  Tuyen- 
Quan,  sur  la  rive  Claiie.par  les  niasses  chinoises.  Le  colonel  fut  délivré, 
le  3  mars,  avec  sapetite  troupe,  maisce  succès  avait  coûté  assez  cher  : 
la  brigade  Giovaninelli  avait  eu  60  tués  et  133  blessés;  la  garnison, 
52  tués  et  33  blessés,  sur  GOOhommes. De  son  côté, le  général  de  .Xégrier 
poussait  devant  lui  les  Chinois  dans  la  direction  deThat-Khé  et  faisait 
sauter  la  porte  de  Chine  (23  février),  tandis  que  le  contre-amiral  Les- 
pès  et  le  colonel  Duchesne  débarquaient  à  Formose,  s'ouvraient  la 
route  de  Tamsui  et  se  rapprochaient  des  mines  de  Kélung.  L'amiral 
Coui'bel  prenait  aussi  une  ofTensive  énergique,  et,  avec  sept  vaisseaux 
de  guerre,  bloquait  l'embouchure  du  Yang-Tze-Kian,  interceptant  les 
envois  de  riz  que  recevait  la  Chine  de  Shang-Hai.  Les  puissances 
avaient  reçu  du  Gouvernement  français  l'avis  que  le  riz  serait  consi- 
déré désormais  comme  contrebande  de  guerre,  ce  qui  provoqua  les 
vives  protestations  de  l'Angleterre.  Le  13  février,  nos  torpilleurs 
coulaient  deux  croiseurs  chinois  au  mouillage  de  Sheï-Poo,  et  notre 
escadre  bombardait  les  forts  de  Tsing-Haï,  à  l'entrée  de  la  rivière  de 
>ing-Po.  On  attendait  de  ces  démonstrations  énergiijues  une 
prompte  soumission  de  la  Chine,  qui  négociait  secrètement  avec  le 
cabinet  français  depuis  le   10  janvier  1885,  par  l'intermédiaire  de 


iU  DISCOLUS   DE  JULES   FERUY. 

sir  James  Ducan-Campbell,  représentant  à  Londres  de  sir  Robert 
Hart,  inspecteur  général  des  douanes  chinoises.  Le  26  février, 
Robert  Hart  avait  télégraphié  à  M.  Jules  Ferry  que  le  Tsong-Li- 
Yamen  «  consentait  à  la  ratification  sans  conditions  du  traité  de 
Tien-Tsin».  C'est  ce  jour  môme  que  le  (Gouvernement  français  avait 
officiellement  décidé  de  traiter  le  riz  comme  contrebande  de  guerre 
et  Pékin  craignait  la  famine  àbref  délai.  Le  1"  mars,  un  télégramme 
de  Robert  Hart  prometlaitun  décret  impérial  pour  ratifier  la  conven- 
tion de  Tien-Tsin.  Le  12  mars,  un  autre  télégramme  en  clair  annon- 
çait que  le  décret  avait  été  signé  le  27  février,  qu'il  autorisait  la 
transmission  des  quatre  articles  contenus  dans  la  dépêche  de  Robert 
Hart  du  28  février,  à  savoir  :  1°  Ratification  du  traité  de  Tien-Tsin; 
2°  cessation  des  hostilités  et  du  blocus  de  Formose  ;  3"  envoi  d'un 
ministre  français  à  Tien-Tsin  ou  à  Pékin  pour  rédiger  un  traité 
détaillé;  4"  autorisation  pour  M.  Campbell  designer  un  proto- 
cole. Pour  se  couvrir  devant  les  Chambres,  M.  Jules  Ferry  adressa, 
le  17  mars,  une  dépèche  à  M.  Patenôtre,  notre  ministre,  qui  se  trou- 
vait à  Shang-Hai,  pour  l'aviser  de  l'état  des  négociations  oftîcieuses,  cl 
le  prier  de  faire  savoir  à  M.  Ristelhueber,  notre  consul  à  Tien-Tsin, 
qu'il  aurait  sans  doute  à  recevoir  et  à  transmettre  à  Paris  une  com- 
munication confidentielle  de  la  cour  de  Pékin,  notre  situation  mili- 
taire restant  intacte  jusqu'à  nouvel  ordre.  I>e  22  mars,  M.  Ristel- 
hueber reçut,  en  effet,  la  communication  dont  il  s'agit.  Elle  confir- 
mait l'assentiment  impérial  du  29  février  aux  articles  télégraphiés 
à  M.  Jules  Feiry  le  28,  et  la  délégation  donnée  à  M.  Campbell;  une 
autre  dépêche  du  19  mars,  signée  Robert  Hart,  admettait  d'ailleurs 
que,  si  le  cabinet  français  le  préférait,  un  plénipotentiaire  chinois 
pourrait  être  adjoint  à  M.  Campbell  pour  signer  le  protocole.  Enfin, 
le  27  mars,  M.  Jules  Ferry  faisait  télégraphier  à  sir  Robert  Hart  que 
ce  protocole  n'aurait  pas  le  caractère  d'une  suspension  d'hostilités, 
jusqu'cà  l'issue  des  négociations. 

L'affaire  de  Lang-Son. 

Telle  était  la  situation  diplomaliipie,  qui  semblait  assurer  la 
conclusion  certaine  et  rapide  de  la  paix,  lorsque  de  malencontreuses 
dépèches  arrivèrent  à  Paris  dans  la  soirée  du  27  mars.  Elles  annon- 
çaient dans  les  termes  suivants:  un  léger  échec  du  général  de  Négrier, 
qui  s'était  heurté,  au  delà  de  la  frontière  chinoise,  à  des  forces 
considérables,  et  s'était  replié  sur  le  territoire  tonkinois   : 

Hanoi,  le  ^5  mars. 

Je  reçois  le  télégramme  ci-après  du  général  de  iNégrier  : 

Dond-Dang,  24  mars  11  h.  soir. 

«  L'ennemi  a  attaqué  le  poste  de  Dong-Daug,  le  22  mars,  à  deux 
heures  du  matin.   J'ai  dû  me  porter  en  avant  pour  me  donner  de 


AFFAIKKS    l»y   TUMvI.N.  490 

l'air.  Le  23,  j'ai  pu  m'emparfr  de  la  |>n'init'ro  iiyiii'  do  raiiip 
retranché  de  naii^-Co.  Le  24,  mes  elloits  oui  éc^liom;  di-vanl  une 
supériorité  numériijue  considérable.  Vers  deux  heures,  l'arlillcrie 
n'ayant  plus  de  munitions, j'ai  dû  lomprele  combat.  Je  suis  rentré  à 
Dong-Danpà  sept  Iieures  du  soir.  Tous  les  blessés  ont  éit»  reportés 
sur  Lang-Son.  »  .\os  pertes  sont  d'environ  200  lioniines  tués  ou 
blessés.  Les  renforts  arrivés  de  France  pour  la  2'  brigade  ont 
commencé  à  arriver  le  24  mars.  La  ?iièvrc  est  arrivée  le  21. 

BlUKKK  Dl'    l'Isi.I'. 

L'opinion  se  montra  vivement  émue  de  cette  dépêche  qui  conte- 
nait des  points  noirs.  On  se  demandait  comment  le  général  de 
NéjJîrier  avait  pu  être  amené  à  battre  en  retraite,  ce  qu'il  fallait 
entendre  par  «  la  supériorité  numérique  considérable  »  de  renncmi; 
et  comment  l'armée  avait  pu  manquer  de  munitions? 


Séance  du  28  mars  1885.  —  Interpellation  Granet. 

Dans  la  séance  de  la  Chambre  du  26  mars,  .M.  Granet  avait 
déposé  une  demande  d'interpellation.  Au  déliut  de  la  séance  sui- 
vante, celle  du  28  mars',  M.  .Iules  Ferry,  monta  à  la  tribune  et 
demanda  en  ces  termes  la  discussion  immédiate  : 

M.  Jules  Ferry,  ininistre  des  affaires  étrangères,  président 
du  conseil.  —  Messieufs,  l'honoi'able  M.  Granet  a  déposé  à 
votre  dei'iiière  séance  une  demande  d'interpellation  sur  les 
affaires  du  Tonkin  :  vous  aviez  remis  à  celte  séance  la  discussion 
qui  pourrait  s'élever  sur  la  fixation  du  jour  de  la  discussion  de 
cette  interpellation. 

Bien  que  je  considère  cette  interpellation  comme  inopportune, 
et  sous  la  réserve  du  droit  qui  appartient  à  tout  gouvernement 
interpellé  de  ne  répondre  que  sur  les  points  sur  lesquels  il  peut 
le  faire  sans  compromettre  les  intérêts  publics,  je  prie  la 
Chambi^e  d'ordonner  la  discussion  immédiate  delinterpellalion. 
(Très  bien!  très  bien!  ) 

La  Chambre  déféra  au  désir  du  président  du  Conseil  et  M.  Cranct 
prit  la  parole.  Il  débuta  par  rappeler  que,  pour  la  première  fois,  le 
Livre  jaune  révélait  oflîciellement  l'état  de  guerre  avec  la  Chine,  et 
le  Gouvernement  avait  nolitîé  cet  état  de  guerre  à  toute  l'Furope 
sans  l'avouer  au  Parlement.  Il  refusait  d'admettre  que  les  votes 
réitérés  de  la  Chambre  fussent  équivalents  à  une  ratification  légis- 

1.  V.  VOfficielûn  -29  mars  1885. 


496  DISCOURS   DE  JULES   FEMKY. 

lalive  ;  il  prétendait  que  le  cabinet  avait  toujours  demandé  des 
crédita  insuffisants,  qu'on  aurait  dû  envover  dès  le  premier  jour 
40  000  hommes  au  Tonkin;  qu'on  avait  paralysé  l'aclion  de  l'amiral 
Courbet  pour  continuer  des  négociations  qui  ne  pouvaient  aboutir, 
parce  qu'on  avait  parlé  à  latribune  de  l'Empire  chinois  comme  d'une 
puissance  inférieure  et  presque  méprisable.  Le  ministère  était  donc 
impuissant  à  faire  la  guerre  etàconclure  la  paix.  Suivant  l'orateur, 
si  lesénéral  Négrier  n'avait  pas  reçu  à  temps  ses  renforts,  c'est  que 
les  Chambres  n'avaient  pas  été  convoquées.  M.  Granel  soutintqu'on 
aurait  dû  s'enfermer  dans  le  Delta,  comme  le  voulaient  le  général 
Millot  et  le  général  Campenon.  Il  alla  presque  jusqu'à  accuser  le 
ministère  d'avoir  fabri([ué  la  dépêche  du  général  Brière  de  l'Isle  en 
date  du  26  mars,  par  laquelle  le  commandant  en  chef  transmettait 
un  télégramme  expédié  le  même  jour  de  Lang-Son.  Il  annonçait 
«  que  le  gros  de  la  brigade  s'était  concentré  à  Lang-Son,  que  le 
général  de  Négrier  avait  attendu  l'ennemi  toute  la  journée  du  25, 
en  face  de  la  poiie  de  Chine  et  que  cet  ennemi  ne  s'élait  pas  montré. 
Les  Chinois  avaient  fait  de  grandes  pertes  dans  la  journée  du  24.  Le 
général  ajoutait  qu'il  n'avait  pas  besoin  à  Lang-Son  de  nouveaux 
renforts  et  que  son  artillerie  était  suffisante  :  il  avait  reçu  les 
troupes  de  renfort  le  24  et  une  forte  réserve  était  concentrée  à  Chu». 
M.  Jules  Ferry  protesta  énergiquement  contre  l'accusation  d'avoir 
fabriqué  cette  dépèche  rassurante.  Puis,  IM.  Granet  reprocha  au 
Gouvernement  d'avoir  éparpillé  nos  forces  en  attaquant  Formose, 
où  l'on  n'avançait  pas  et  qui  n'était  qu'un  cimetière  et  un  hôpital. 
Enfin,  il  somma  le  chef  du  cabinet  de  dire  s'il  voulait  faire  une 
grande  guerre,  qui  absorberait  toutes  nos  ressources,  ou  s'il  avait  des 
chances  d'arriver  à  conclure  la  paix. 

M.  Jules  Ferry  répondit  ainsi  qu'il  suit  à  M.  Granet  : 

M.  Jules  Ferky,  président  du  conseil,  7ninistre  des  affaires 
étrangères.  —  Messieurs,  je  n'ai  pas  rintention  de  faire  une 
longue  réponse  à  riionorable  M.  Granet.  C'est  peut-être  la 
sixième  ou  la  septième  fois  que  le  débat  qu'il  a  cru  nécessaire 
de  porter  de  nouveau  à  celte  tribune,  s'agite  devant  vous... 

M.  Leydet.  —  l'^t  ce  ne  sera  peut-être  pas  la  dernière,  malheu- 
reusement ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  et  dans  des  conditions 
telles  que,  à  part  le  désir  que  des  députés,  qui  vont  prendre 
quelque  repos  au  moment  des  vacances  de  Pâques  et  entrer  en 
communication  directe  avec  leurs  électeurs,  doivent  avoir  de. 
recevoir  du  Gouvernement  des  explications  sur  l'état  actuel  des 
faits  militaires  et  diplomatiques,  à  part  cette  considération, 
devant  la  justesse  de  laquelle  je  me  suis  incliné,  on  se  demande 


AMAIliKS    DU   TONKIN.  l'jT 

poui'iinoi.  dans  (|iicl  biil,  dans  (|iicll('  csiicraiicc,  M.  Graiict  a 
porté  de  nouveau  à  la  liibune  des  ari^amieuts  si  soiivenl  entend  us, 
si  souvent  développés,  si  souvent  jiiués  par  la  majorité  de  la 

Cliauiltrc.  [Ii^xclamalions  sur  dicfra  Ixincs  à  ijnuclic.} 

M.  Camille  Pelleta.n.  —  Si  souvent  justidés  ! 
M.  LF.  r.OMTi-  i)K  l)oivu-Li;-MAiLLi-ria!.  —  Sic  vola,  sic  Jitico!..,  Pas 
de  (liscnssioii  ! 

]M.  LH  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  s'il  s'ajîissait 
de  marquer  et  de  préciser  une  nouvelle  ligne  de  conduite,  si 
nous  avions  de  plus  grands  moyens  d'action  à  solliciter  de  votre 
vole,  si  quelque  chose  était  ciiaiigé  dans  le  plan  qui  a  été 
débattu  et  arrêté  ici... 

Voix  à  rcxt)'ème-()auchc.  — (jaaud  donc  ?  Qiu'i  plan  ? 

M.  LE  Président  du  conseil.  — ■  Ici,  et  dans  le  sein  de  la 
commission  dont  parlait  M.  Gi-anet,  et  à  la  tribune...  (Nouvelles 
interruptions  à  Cextrème-gauche  et  à  droite.) 

Messieurs,  si  vous  voulez  m'intcrrompre  à  ('lia(|uc  mot,  je 
descendrai  de  la  ti'ibuue.  Je  ne  supi)orterai  pas  ce  syslènu;  de 
discussion  hachée,  dans  lequel  la  clarté  et  la  dignité  du  débat 
sont  profondément  compromises.  [Très  bien!  très  bien! àf/uuehe 
et  au  centre.  —  Rumeurs  à  V extrême- gauche .) 

M.  LE  COMTE  DE  Douville-Maillefeu.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  Clémexceai'.  —  Dans  un  de  mes  discours,  vous  m'avez 
interrompu  trente-deux  l'ois  ! 

TJn  memtjre  à  gauche.  —  Nous  ne  sommes  pas  obliyi's  d'rtre  {dus 
patients  que  vous  ! 

M.  LE  Président.  — ■  Messieurs,  tout  le  monde  a  le  lort  d'inter- 
rompre... 

M.  Clemenceau.  —  M.  le  Président  du  conseil  n'a  pas  le  droit  de 
s'en  plaindre. 

M.  LE  PRÉsn)ENT et  je  le  rappidle  toujours  à   lout  le   monde, 

quels  que  soient  les  orateurs  qui  sont  a  la  tribune,  et  quels  (|ue 
soient  ceux  qui  doivent  leur  répondre. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  dis,  messieurs,  que  la 
Cliaml)i'e  et  le  pays  connaissent  à  merveille,  et  de  la  façon  la 
plus  précise,  le  but  que  nous  poursuivons,  d'accord  avec  elle. 
[Exclamations  à  Vextrème-gaucke  et  adroite.) 

M.  LE  Présu)ENT.  —  Mais,  messieurs,  veuillez  donc  garder  le 
silence!  Vos  orateurs,  — il  y  en  a  plusieurs  d'inscrits,  —  répon- 
dront, et  vos  votes  ensuite. 

J.  Ferry,  Discount,  V.  32 


493  DISCOURS   DE  JULES   FEBltY. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  dis  que  le  pays  et  la 
Chambre  connaissent,  de  la  façon  la  plus  précise,  le  but  que 
nous  poursuivons  dans  lExti-ème-Orient,  les  pouvoirs,  l'autori- 
sation et  le  mandat  spécial,  plusieurs  fois  réitéré,  qui  nous  ont 
été  conférés  pour  atteindre  ce  but,  les  moyens  qui  nous  ont  été 
accordés,  et,  autant  que  ces  choses  peuvent  se  discuter  et  se 
préciser  à  une  tribune,  le  plan  général  d'action  sur  lequel 
nous  nous  sommes  mis  d'accord  avec  la  majorité  des  deux 
Chambres.  {Très  bien!  très  bien!  à  gauc/ie  et  au  centre.) 

Vous  cherchez  vainement  à  faire  croire  qu'il  y  a  une  autre 
action  derrière  l'action  engagée  déjà  depuis  plus  de  deux  ans, 
avec  des  intermittences  de  pacification,  contre  la  Chine,  pour 
l'exécution  des  traités  anciens  et  des  traités  nouveaux,  —  ce 
sont  des  actes  de  droit  international  tout  aussi  respectables  que 
ceux  que  l'on  passe  selon  les  formes  du  droit  européen  ;  — vous 
cherchez  vainement,  soit  à  obscurcir,  soit  à  agrandir  outre 
mesure,  soit  à  rendre  incertain  ou  menaçant  par  sa  dispro- 
portion le  but  politique  que  nous  poursuivons.  Ce  but,  nous 
vous  l'avons  indiqué,  et  c'est  vous-mêmes  qui  en  avez  les 
premiers  défini  la  nature.  [Rumeurs  à  droite  et  à  Vextrême- 
gauclie.)  Vous  nous  avez  prescrit  de  ne  poursuivre,  dans  cette 
affaire,  que  la  mise  à  exécution  pleine,  entière  et  loyale  du  traité 
du  11  mai  1884.  Voihà  le  but  ! 

Quand  la  Chine  sera  prête  à  ratifier  et  h.  exécuter  le  traité  du 
11  mai  1884,  nous  serons,  nous,  tout  prêts  à  déclarer,  d'accord 
avec  vous,  appuyés  sur  vos  votes,  que  la  République  française 
ne  poursuit  pas  d'autre  but  que  cette  exécution  pleine,  entière 
et  loyale  du  traité  du  11  mai  1884.  [Trèsbien!  très  bien!  àçjauche 
et  au  centre.  —  Interruptions  à  l'extrême-gauche  et  à  droite.) 

M.  Jules  Delafosse.  —  La  Chine  vous  l'avait  ofierl,  cl  vous  l'avez 
refusé. 

Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Est-ce  une  politique 
claire?  Est-ce  une  politique  limitée?  Y  a-t-il  quelqu'un  ici  qui 
en  soutienne  une  autre?  Car  enfin,  messieurs,  il  est,  en  vérité, 
fort  commode  de  jeter  la  critique,  et  même  l'injure,  siH'la  poli- 
tique du  Gouvernement,  sans  jamais  apporter  une  autre  solution. 
[Très  bien!  très  bien!  sur  divers  bancs  à  gauche  et  au  centre.  — 
Interruptions  à  lextrème-gauche  et  à  droite.) 


AFFAIIŒS   DU  TO.NKIN.  499 

Qu'y  a-l-il  au  bout  ilfs  iiiiiouihr.ihlcs  inlerpollalions  de 
l'honorable  M.  Granet?  Quelles  propositions  fait-il?  Esl-il  venu 
ici  vous  proposer  d'abandonner  l'entreprise  (Ui  ïonkin?  Est-il 
venu  vous  proposer  de  bilVer  la  siiinaliire  de  la  France,  iuserile 
au  bas  du  traité  de  Tien-Tsin,  ou  bien  de  portei"  à  l'ckiii  iiiir 
division  ou  un  corps  d'armée? 

Qu'il  apporte  une  solution  et  non  de  vaines  criti(|uesl  {Très 
bien!  très  bien!  et  applaudissements  au  centre  et  àrjnucUe.  — 
Ejchnnntions  à  rexlrènie-gauc/ie  et  à  droite.) 

.M.  CLiiiiKNCEAi".  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Je  dis  que  l'opposition  est 
tenue  d'apporter  dans  celle  alïaire,  à  la  tribune,  autre  chose 
que  des  critiques  stériles  et  des  réci'innnalions  incessantes. 
Je  dis  qu'elle  doit  venir  proposera  la  Chambre  une  résolution 
précise,  et  que,  si  elle  n'en  propose  pas,  elle  doit  trouver  bon 
que  la  Chamljre  persiste  dans  la  politique  si  simple  (pie  je 
traçais  tout  à  l'heure,  et  qui  est  comprise  dans  ces  simples 
mots,  contenus  dans  plusieurs  de  vos  ordres  du  jour:  exécution 
pleine,  entière  et  loyale  du  traité  de  Tien-Tsin.  [Très  bien!  très 
bien  !  au  centre.) 

Voilà  le  but  ;  qu'on  n'équivoque  pas,  qu'on  ne  cherche  ni  à 
l'agrandir  outre  mesure,  ni  à  l'obscurcir!  Cette  polili(}ue-l;i  est 
nette  et  elle  se  lient  ;  et  l'action  qui  a  suivi,  depuis  le  vote  de 
la  Chambre  du  26  novembre  dernier,  n'en  est  que  la  réabsalion 
effective  et  militaire. 

Vous  nous  avez  dit,  en  elTet,  que  nous  avions  changé  de 
politique,  et  sans  qu'on  sache  pourquoi  ;  vous  nous  avez  dit 
qu'après  avoir  défendu  la  politique  de  l'action  limitée  dans  le 
Delta,  nous  avions  arbitrairement,  sans  autorisation  du  Parle- 
ment, franchi  les  limites  du  Delta  et  marché  à  la  conquête  de 
Lang-Son  et  du  territoire  tonkinois,  dans  ses  fi-ontiéres  natu- 
relles et  scientifiques.  Il  me  semble  que  la  multiplicité  des 
discussions  qui  se  sont  engagées  sur  cette  atîaire  trouble  un  peu 
les  souvenirs  de  quelques-uns  de  nos  honorables  collègues  ; 
c'est  pourtant  une  discussion  bien  étendue,  bien  claire,  et  qui 
s'est  terminée  par  des  ordres  du  jour  d'une  pai'faite  lucidité,  que 
cette  discussion  qui  eut  lieu  à  la  fin  du  mois  de  novembre  1884. 

Il  faut  pourtant,  messieurs,  vous  rappeler  sur  quelles  décla- 


500  DISCOURS  DE  JULES  FEHRY. 

rations  sanctionnées,  approuvées  par  vous  et  par  un  vote  de  la 
Chambre,  celui  qui  a  l'honneur  il'être  à  cette  tribune  terminaiL 
sa  réponse  à  une  autre  interpellation,  émanée  des  mêmes 
membres,  dans  la  séance  du  2(3  novembre.  Vous  savez  très 
bien  que  là  était  le  débat;  et  que  c'est  là,  sur  ce  point,  c'est-à- 
dire  sur  la  transformation  d'une  action  purement  défensive  dans 
le  Delta  en  une  action  otïensive,  qui  ne  serait  limitée  que  par 
la  frontière  même  du  Tonkin,  que  s'est  portée  la  discussion,  et 
que  la  volonté  de  la  Chambre  s'est  manifesté  avec  le  plus  d'éclat, 
par  un  ordre  du  jour  précis  et  voté  par  elle. 

Après  vous  avoir,  messieurs,  fait  le  récit,  en  vous  les  rappe- 
lant, des  diverses  phases  de  cette  grande  question,  qu'est-ce 
que  je  vous  disais  à  la  fin  de  cette  séance  —  j'ai  bien  le  droit  de 
vous  le  rappeler  —  aux  acclamations  de  la  grande  majorité  de 
la  Chambre? 

M.  Clemenceau.  —  Où  sont- elles  ces  acclamntions  ? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  après  vous 
avoir  rappelé  l'état  diplomatique  de  la  question,  et  l'étrange 
réponse  qui  avait  été  faite  par  le  gouvernement  chinois  à  des 
propositions  très  conciliantes,  je  vous  disais  : 

«  Messieurs,  je  crois  qu'il  n'y  a  qu'une  réponse  à  faire... 

«  M.  Hippolyte  Maze.  —  Des  coups  de  canon  ! 

«  M.  le  Président  du  conseil.  —  C'est  de  voter  les  crédits 
que  nous  vous  demandons. 

«  M.  Jules  Delafosse.  —  Ce  n'est  pas  assez! 

«  M.  le  Président  du  conseil.  — Non  pas  comme  des  crédits 
de  grâce  et  de  résignation,  non  pas  comme  les  derniers  crédits, 
mais  de  les  voter  comme  des  crédits  d'action,  d'action  énergique 
et  persistante,  non  seulement  pour  la  fin  de  l'année,  mais  pour 
l'exercice  procliain.  Par  là,  messieurs,  vous  notifierez  au 
gouvernement  chinois  que  cette  vertu  qu'on  nous  conteste,  la 
constance,  nous  l'avons  ;  que  ce  pays,  qui  a  fait  la  guerre 
pendant  dix-huit  ans  pour  avoir  rAlgérie,  ([ui  a  combattu 
sept  ans  en  Cochinchine,  que  ce  pays  peut  supporter  une  lutte  de 
dix-huit  mois,  —  avec  des  intermittences  —  pour  s'assurer  les 
bénéfices  du  traité  de  Tien-Tsin,  librement  consenti  et  souscrit 
par  le  gouvernement  chinois.  Vous  sanctionnerez,  messieurs, 
par  votre  vole,  la  demande  de  crédits  dont  je  vais  avoir  l'hon- 


AFFAIliKS   l>L'   TOMxIN.  50r 

neur  de  déposer  au  buroaii  do  la  (lliaiiiltrc  Tcxposé  des  Tiiolil's 
et  le  projet  de  loi. 

«  Permetlez-moi  de  vous  en  lire  l'exposé  des  motifs  ;  le  voici  : 

«  Messieurs,  à  quelques  semaines  de  l'ouverture  du  pi-ociiain 
exercice,  et  dans  la  prévision  des  nouveaux  elïorts  et  des 
dépenses  nouvelles  que  la  prolongation  de  notre  dilTérend  avec 
la  Chine  peut  rendre  nécessaires,  nous  croyons  devoir  soumettre, 
dès  à  présent,  à  votre  vole  le  projet  de  loi  destiné  à  pourvoir 
aux  opérations  du  premier  semestre  de  1885. 

«  En  tenant  compte  des  renforts  que  vont  recevoir  le  corps 
expéditionnaiie  du  Tonkin,  et  l'escadre  des  mers  de  Chine,  un 
crédit  de  434-22  UOO  fr.  doit  être  prévu. 

«  M.  Hlppolyle  Maze.  —  C'est  la  seule  réponse  à  faire  à 
l'insolent  déli  de  la  Chine.  {Exclamations  ironiques  à  lexlrême- 
gauclie  et  à  droite.) 

«  M.  Dlin  de  Bourdon.  —  Cela  ne  sera  encoi'O  qu'un 
acompte! 

«  M.  le  Président  du  conseil.  —  En  votant  ces  crédits,  vous 
autoriserez  pour  Tannée  prochaine  les  opérations  de  terre  et  de 
mer  qui  pourront,  suivant  le  programme  que  je  viens  d'avoir 
l'honneur  de  vous  exposer,  être  entrepi'ises  soit  par  l'amiral 
Courbet,  soit  par  le  général  Brière  de  l'Isle,  opérations  de  terre 
au  Tonkin  et  à  Formose,  opérations  navales  dès  le  printemps, 
toutes  les  opérations,  que  le  brillant  vainqueur  de  la  rivière 
Min  nous  déclarera  être  utiles,  nécessaires,  décisives.  [Vifs 
applaudissements  à  gauche  et  au  centre.)  » 

Si  jamais  déclaration  ministérielle  s'est  trouvée  d'accord  avec 
le  sentiment  de  la  Chambre,  c'est,  je  crois,  celle-là,  et  j'ai  encore 
dans  l'oreille  et  dans  le  cœur  le  souvenir  de  vos  acclamations. 
[Applaudissements  au  centre  et  à  gauche.  —  Interruptions  ù 
droite  et  à  V extrême-gauche.) 

C'est  après  un  vote  aussi  éclatant,  d'un  caractère  aussi  excep- 
tionnel, —  puisque  le  Gouvernement  vous  avait  demandé  et 
que  vous  lui  accordiez  un  crédit  sur  un  exercice  qui  n'était  pas 
encore  commencé  —  c'est  après  ce  vote  qu'on  nous  dit  que  nous 
avions  promis  de  rester  dans  le  Delta,  et  que  le  Gouvernement 
s'y  était  engagé  à  la  tribune  et  dans  le  sein  de  la  commission  ! 
C'est  tout  l'opposé  de  la  vérité.  Il  vous  a  semblé,  à  cette  époque, 
comme  à  nous,  que  la  politique  purement  défensive  dans  l'in- 


502  DISCOURS  DE  JULES  FERRY. 

térieur  du  Delta  avait  fait  son  temps  ;  qu'elle  ne  portait  pas  à  la 
résistance  de  notre  ennemi  des  coups  assez  sensibles  pour 
amener  ce  dénouement  pacifique  que,  vous  avez  bien  eu  raison 
de  le  dire,  nous  désirons  pour  le  moins  tout  autant  que  vous. 
Et  nous  avons  tous  été  d'accord  pour  reconnaître  qu'il  fallait 
mettre  dans  notre  action  au  Tonkin  plus  d'énergie,  par  consé- 
quent y  envoyer  plus  de  troupes.  C'était  le  but  de  la  demande 
de  crédits  qui  vous  était  faite.  Les  événements  ont  suivi.  Les 
opérations  ont  commencé.  Et  sur  quelles  bases  avons-nous 
déterminé  le  chitïre  des  renforts  envoyés  au  corps  expédition- 
naire pour  lui  permettre  de  passer  de  l'action  purement  défen- 
sive dans  le  Delta,  action  qui  avait  marqué  le  rôle  militaire  du 
général  Millot,  à  l'action  ofïensive,  telle  qu'elle  a  été  conduite  si 
brillamment  par  les  généraux  Brière  de  l'Isle  et  Négrier  ? 

Messieurs,  par  le  procédé  le  plus  simple  et  le  plus  raisonnable  : 
nous  avons  demandé  à  ces  chefs  éprouvés,  aussi  résolus  que 
sages,  aussi  audacieux  qu'expérimentés  [Très  bien!  1res  bien  .') 
ce  qu'il  leur  fallait  de  troupes  de  toutes  armes  pour  accomplir 
le  programme  ainsi  conçu  et  défini  :  Prise  de  possession  du 
Tonkin  tout  entier,  afin  de  pouvoir  dire  à  la  Chine  :  «  Nous 
sommes  arrivés  au  tei'me  de  notre  œuvre  ;  à  vous  de  commencer 
la  vôtre.  Nous  restons  là,  nous  ne  dépasserons  pas  la  frontière 
et,  sur  cette  frontière,  nous  sommes  prêts  à  traiter  avec  vous 
des  conditions  d'un  pacte  de  bonne  et  durable  amitié.  » 

Messieurs,  vous  me  permettrez  de  ne  pas  vous  dire  le  chitïre 
de  troupes  qui  a  été  indiqué  par  nos  généraux  :  ce  n'est  pas  sur 
ces  questions  que  porte  la  curiosité  de  l'opposition.  Ce  que  je 
tiens  à  dire  à  la  Chambre,  c'est  que  les  forces  demandées  par 
les  généraux  et  par  l'amiral  Courbet  leur  ont  été  envoyées,  et 
que  nous  sommes  allés  plutôt  au  delà  des  demandes  de  ces 
chefs  militaires.  Ces  renforts,  en  ce  qui  touche  l'armée  de  terre, 
sont  arrivés  depuis  plusieurs  semaines  à  Hanoï. 

Voix  à  droite.  —  Trop  lard  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Ils  ne  sont  pas  arrivés 
trop  tard.  La  dépêche  que  je  vais  avoir  l'honneur  de  vous  lire 
tout  à  l'heure,  et  que  vous  connaissez  déjà,  messieurs,  va  vous 
le  démontrer.  Messieurs,  on  a  fait  de  la  situation,  au  Tonkin, 
de  notre  corps  expéditionnaire  une  peinture  inexacte  :  ilcons- 


AKKAIHKS   IH:    TONklN.  503 

litiie,  non  pas,  coiiiiiii'  on  avait  l'oiiliinic  de  Ir  (lirr,  à  d'aulrcs 
époques  de  celle  discussion,  une  série,  une  aj^},doinéralion  de 
pelils  paquels,  arrivanl  les  uns  après  les  aulies  sur  le  champ  de 
balaille,  mais  il  constitue  un  corps  d'armée  imposant,  comptant 
au  moins  •2oO()U  lionunes  des  meilleiu-es  troupes  de  notre  pays, 
groupées,  approvisionnées,  commandées  — je  n'ai  pas  besoin 
de  vous  dire  comment  —  les  exploits  des  chefs  garantissenl  et 
justifient  la  confiance  complète  (pie  nous  avons  mise  en  eux. 

On  vous  a  dit:  «  Ce  corps  expéditionnaire  est  coupé  en  deux;  il 
est  obligé  de  faire  la  navette  :  quand  il  est  menacé  sur  la  rivière 
Rouge  et  quand  il  a  eu  raison  de  ceux(pii  l'attaquent  dans  cette 
direction,  il  faut  (|u"il  se  jette  immédiatement  du  côté  de  Lang- 
Son,  pour  appuyer  les  elTorls  de  la  brigade  (jui  marche  vers  la 
frontière  du  Kouang-8i.  » 

Messieurs,  celte  peinture  a  été  improvisée  sur  la  dépêche 
d'iiier,  et  d'après  cette  dépêche,  car  la  marche  qu'a  suivie  notre 
corps  expéditionnaire,  ou  du  moins  la  partie  du  corps  expédi- 
tionnaire qui  a  été  dirigée  sur  la  frontière  du  Kouang-Si,  a  été 
marquée  par  autant  de  victoires  que  d'étapes,  remportées  à 
heure  dite,  sans  difficultés,  et  avec  des  etîeclifs infiniment  moins 
considérables  que  ceux  de  nos  ennemis,  supérieurement  et 
admirablement  retranchés.  Ce  n'est  pas  là  le  fait  d'un  corps 
d'armée  coupé  en  deux,  comme  vous  l'avez  dit,  et  vous  n'auriez 
jamais  poi'té  à  la  tribune  cette  fâcheuse  parole  si  vous  n'aviez 
cédé  avec  trop  de  facilité  aux  impressions  pénibles,  j'en  conviens, 
—  nous  les  avons  éprouvées  nous-mêmes,  —  que  la  dépêche 
du  général  de  Négrier,  arrivée  avanl-hier  à  Paris,  a  jetées  dans 
les  esprits.  On  a  pu  croire,  et  les  adversaires  du  Gouvernement, 
plus  enclins  à  la  méfiance,  comme  ils  le  disent  eux-mêmes,  se 
sont  empressés  de  proclamer,  qu'il  y  avait  là  un  grand  échec, 
tout  au  moins  le  commencement  d'un  désastre,  et  l'on  annonçait 
déjà  dans  certains  journaux  que  le  général  de  Négrier  avait 
perdu  son  artillerie,  qu'il  était  presque  en  déroute,  presque  en 
fuite;  quelques-uns  même  ont  dit,  dans  une  dépêche  que  nous 
avons  vue  passer,  qu'il  avait  été  fait  pi'isonnier. 

Messieurs,  nous  connaissons  aujourd'iiui,  de  la  façon  la  plus 
précise,  l'état  présent  des  choses,  et  nous  pouvons  juger  les 
circonstances,  l'incident  de  guerre,  le  caractère  et  les  propor- 
tions de  cet  incident  ou  de  cet  insuccès  par  la  dernière  dépêche 


504  DISCOURS   DE  JULES   FERUY. 

que  vous  avez  vue  affichée  dans  les  couloirs  de  la  Chambre, 
mais  qui  doit  être  examinée  et,  si  j'ose  dire,  méditée  d'un  peu 
près,  sur  laquelle  il  faut  réfiéchir  pour  se  rendre  un  véritable 
compte  de  cequ  onappellc  l'échec  de  Dong-Dang.Rçlisons  celle 
dépêche  : 

«  Le  général  de  Négrier  télégraphie  de  Lang-Son,  le26  mars, 
à  quatre  heures  du  matin,  qu'il  a  concentré  à  Lang-Son  le  gros 
de  sa  brigade.  »  Dong-Dang,  en  effet,  messieurs,  est  un  poste 
avancé,  une  avant-garde  ;  c'est  au  delà  de  ce  poste,  vous  l'avez 
bien  compris,  c'est  même  au  delà  de  la  porte  de  Chine,  sur  le 
territoire  chinois,  sur  les  retranchements  occupés  par  une  armée 
chinoise  que  le  général  de  Négrier,  dans  les  journées  des  23  et 
24  mars,  avait  porté  son  elïort.  Voici,  du  reste,  la  dépêche  telle 
que  l'a  transmise  le  général  Brière  de  l'Isle  : 

Hanoï,  29  mars  1885,  10  li.  5G  du  soir. 

«  Le  général  de  Négrier  me  télégraphie  de  Lang-Son,  26  mars  ; 
4  heures  du  malin  :  Le  gros  de  la  brigade  est  concentré  à  Lang- 
Son.  Je  suis  resté  toute  la  journée  du  23  avec  l'avanl-garde  en 
face  de  la  porte  de  Chine,  attendant  l'ennemi  qui  n'a  pas  reparu. 
Les  Chinois  ont  fait  de  li'ès  grandes  pertes  dans  la  journée  du 
24.  Je  suis  rentré  le  26  à  Lang-Son  sans  incident.  Tous  les  blessés 
y  étaient  depuis  le  2o.  Le  chiffre  exact  de  nos  pertes  dans  les 
deux  journées  est  de  7  officiers  tués,  6  blessés,  72  hommes  de 
troupes  tués  ou  disparus,  et  190  blessés. 

«  Le  général  de  Négrier  m'écrit  de  nouveau,  à  8  heures  du 
matin,  qu'il  n'a  pas  besoin  à  Lang-Son  denouveaux  renforts, et 
que  son  arlillerie  est  suffisante.  Il  a,  en  effet,  reçu,  dès  le  24,  des 
l'enforts  destinés  à  la  2''  brigade.  Il  compte  tirer  grand  parti 
des  spahis.  Une  forte  réserve  estconslituée  à  Chu.  Les  troupes 
n'ont  jamais  montré  plus  d'entrain  et  de  vigueur;  leur  moral 
est  absolument  intact.  » 

Ce  n'est  pas  là,  messieurs,  le  spectacle  d'un  chef  en  déroute. 
Il  attend  vingt-quatre  heures  l'ennemi  à  la  porte  de  Chine,  et  il 
constate,  il  croit  pouvoir  constater,  au  moins  jusqu'au  26  mars, 
que  l'armée  chinoise  se  maintient  dans'la  frontière  de  Chine, 
qu'elle  a  certainement  pour  intention  et  pour  but  principal  de 
couvrir.  Quant  à  lui,  après  celte  pointe  hardie,  qui  a  échoué  en 
face  d'un  nombre  prodigieusement  supérieur,  il  s'est  concentré 


AFFAIHES    DU   TO.NKI.N.  505 

à  Lanii-Soii.  dans  la  plriiilmlo  dt^  sa  force,  do  sa  iv.-islaiico  ddo 
sa  confiance,  messieurs,  car  il  rontiniie  ainsi  : 

«  Jesnisronlré  le  26àLan^-Son  sans  incident. Tons  les  Messes 
y  étaienl  depuis  le  25.  »  Il  donne  ensuite  le  cliillit' des  liuninies 
de  troupe  et  des  ofllciers  tués,  blessés  ou  disparus.  Il  est  plus 
élevé  que  le  chiffre  qu'il  avait  donné  d'abord  parce  qu'il  a  eu,  du 
24  au  26,  le  temps  de  compter  ses  pertes.  Elles  sont,  dans  ces 
deux  journées  du  23  et  du  24,  de  «  7  oflicierslués  etde  G  blessés, 
de  72  hommes  tués  ou  disparus,  et  de  190  blessés. 

«  Le  général  de  Négrier  m'écrit  de  nouveau,  continue  le 
général  Brière  de  l'Isle,  à  huit  heures  du  malin,  qu'il  n'a  pas 
besoin  à  Lang-Son  de  nouveaux  renfoi'ts  et  que  son  artillerie  est 
parfaitement  suffisante.  »  Le  général  avait,  en  elTet,reçu,  dès  le 
24,  les  renforts  destinés  k  la  2"-"  brigade,  et  non  les  renforts  des- 
tinés à  la  l''^  brigade.  Nous  le  savons  déjà  par  la  dépêche 
d'avant-hier.  La  dépèche  d'aujourd'hui  le  rappelle  et  le  prouve. 
Elle  constate  de  nouveau  que  ce  sont  uniquement  les  renforts 
destinés  à  la  seconde  brigade  qui  ont  rejoint  le  coi'ps  du  général 
de  Négrier  à  Lang-Son. Et  le  général,  avec  ces  renforts,  se  trouve 
en  état  de  tenir  tète  à  l'armée  chinoise,  car  il  refuse  l'oiïre  qui 
lui  est  faite  par  le  général  Briérc  de  l'Isle  de  lui  envoyer  une 
partie  de  la  brigade  Giovaninelli. 

«  Il  compte  tii-er  un  grand  parti  des  spahis.  Une  forte  réserve 
est  constituée  à  Chu.  »  Vous  voyez  que  non  seulement  Lang-Son 
est  bien  gardé,  mais  que  toute  la  ligne  de  Chu  à  Lang-Son  est 
fortement  occupée  par  nos  troupes.  Enfin,  dans  une  autre  partie 
delà  dépêche,  oubliée  dans  la  copie  qui  nous  a  été  donnée,  le 
général  de  Négrier  ajoute...  {Mouvements  divers),  vous  allez 
voir  que  l'oubli  n'est  pas  intentionnel  :  «  Les  troupes  n'ont 
jamais  montré  plus  d'entrain  et  de  vigueur;  leur  moral  est 
absolument  intact.  »  (Interruption  à  i extrême-gauche).  Je  ne 
saisis  pas  le  sens  de  l'interruption  qui  vient  de  se  produire  et 
que  j'aime  mieux  ne  pas  comprendre.  {Irès  bien!  très  fnen!  au 
centre.) 

Messieurs,  il  me  semble  que  la  lecture  de  cette  dépêche,  la 
comparaison  de  ses  termes  avec  ceux  de  celle  d'avant-hier 
doit  faire  disparaître  bien  des  inquiétudes  et  dissiper  bien  des 
anxiétés  patriotiques.  Il  est  certain,  dès  à  présent,  que  le 
général  de  Négrier  a  dans  la  main  les  forces  nécessaires  pour 


506  DISCOUItS   DE  JULES   FEUIIY. 

tenir  à  Lang-Son.  Il  est  certain  que,  de  ce  côté,  la  pleine  posses- 
sion de  la  frontière  tonkinoise  nous  est  acquise,  et  que  nous 
sommes  dans  la  situation  dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure, 
dans  la  meilleure  pour  traiter,  si  Ion  veut  traiter,  et  qui  consiste 
à  dire  :  Chacun  derrière  ses  frontières.  Si  les  Chinois  repassent 
la  fi'ontière  tonkinoise,  les  Français  s'engagent  à  ne  pas  franchir 
la  frontière  de  Chine. 

Sur  le  plan  de  campagne,  sur  les  dispositions  qui  sont,  à 
l'heure  qu'il  est,  comhinées,  vous  me  permettrez  de  ne  rien 
ajouter  :  je  suis  parfaitement  résolu  à  ne  jamais  apporter  ni 
discuter  ici  à  la  trihune  un  plan  d'opéi'ations  militaires.  Nous 
devons  laisser  les  opérations  militaires  à  comhiner  à  ceux  qui 
en  ont  la  responsabilité  ;  notre  seul  devoir  est  de  leur  donner 
les  ressources  en  hommes  et  en  argent  qu'ils  demandent,  et  ce 
devoir,  nous  l'avons  com\^\vAcmGn[siCComp\i.{  Applaudissements 
sur  divers  ôancs.)ie  sais  hien,  messieurs,  que  plusieurs  de  nos 
collègues,  et  notamment  l'honorable  M.  Granet,  sont  d'un  avis 
un  peu  ditTérent.  Ils  reprochent  au  Gouvernement  de  ne  pas 
jeter  dans  le  public  toutes  les  contidences  que  les  généraux  lui 
font  sur  leurs  plans  de  campagne...  {Exclamai ions.) 

M.  Leydet.  — Jamais  ou  ne  vous  a  demandé  cela! 

M.  LE  PiiKsiDEXT  DU  CONSEIL.  —  Oui  :  monsicur  Granet 
s'étonnait  tout  à  l'heure  que  nous  n'ayons  pas  publié  la  dépêche 
dans  laquelle  M.  le  général  Brière  de  l'Isle,  nous  annonçant  que 
Thuyen-Quang  était  assiégé,  nous  indiquait  le  mouvement 
admirable,  rapide  —  un  des  plus  beaux  mouvements,  messieurs, 
de  la  guerre  moderne  —  qu'il  a  exécuté  pour  reporter  des 
environs  de  Lang-Son  sur  le  tieuve  Rouge  et  la  rivière  Claire  la 
partie  du  corps  expéditionnaire  qui  a  débloqué  cette  héroïque 
citadelle. 

M.  Granet.  —  Je  n'ai  jamais  demandé  cela  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  d'une  manière 
générale,  je  réponds  à  ces  curiosités,  à  ces  impatiences  d'être 
informé  — impatiences  irréfléchies,  j'en  suis  bien  sur—  qu'il  y 
a  le  plus  grand  inconvénient  à  divulguer  de  pareilles  confi- 
dences, en  face  d'un  adversaire  comme  la  Chine  qui,  vous  le 
disiez  vous-même  et  vous  en  conveniez,  est  si  exactement 
informé  de  tout  ce  qui  se  dit,  s'écrit  et  se  passe  en  France,  qui  a 


,  ii 


AlTAIltKS    m     TO.NKIN.  LOT 

une  oreille  dans  chacune  des  deux  (".liainlucs  d  (|iii  lil  si  liloii 
les  journaux  français.  {Applaiidissei)it;nis  et  niouceiiiniis  dlvo-s.) 
Je  dis  qu'il  seraitsouveraincmenl  iinitriidt'iii  iroublicr  (|ii('  nous 
sommes  en  face  d'un  ennemi  si  hirn  iidoiiiir.  Quand  vous  voyez 
leGouverneuiciil  l'aire  une  séleclion  dans  les  nouvrlles,  ^•^'  n'est 
pas  pour  un  autre  but  :  il  réllécliit  iprunc  puhlicalion,  (pn  peut 
vous  paraître  indilTérente,  livicrail  à  l'ennemi  ouïe  secreUle 
nos  forces  ou  le  secret  du  plan  de  campagne,  {/nlerrujjlious.) 

M.  (If.orgks  Perin.  —  Vous  avez  f;iit  des  sélections  ({ui  n'étaient 
pas  naturelles. 

Vn  membre  à  l'extrcmc-gauchc.  —  Vous  craigniez  d"a|ij)rendtc  aux 
Clunois  qu'ils  assiégeaient  Tluiyen-Quang  ? 

>I.  LE  Président  DU  conseil.  — Les  Chinois  savaient  bien 
qu'ils  assiégeaient  Tliuyen-Quang.  mais  ils  ne  devaient  pas 
savoir  que  le  général  Brière  de  l'Isle,  averti,  se  disposait  à 
porter  immédiatement  ses  forces  du  côté  de  cette  place. 

M.  Gran'et.  —  Je  ne  vous  ai  jamais  demandé  cela,  et  pas  un  de 
nos  collègues  ne  vous  l'aurait  demandé. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  n'était  pas  bon  que  les 
Français  le  sussent,  puisqu'ils  ne  pouvaient  le  savoir  sans  que 
les  Chinois  l'apprennent  en  même  temps.  [Intemipiions  à 
Vexlrême-gauche.)  — Messieurs,  voulez-vous  me  permettre  de 
tirer  la  conclusion  et,  en  quelque  sorte,  la  moralité  du  débat 
dont  vous  êtes  saisis?  Il  semble  que  les  incidents  qui  ont 
marqué  ces  trois  ou  quatre  dernières  journées  nous  fournissent 
à  tous  un  enseignement  :  c'est  que,  dans  ces  entreprises  loin- 
taines, où  toutes  les  nations  de  l'Europe  sans  exception  se 
trouvent  entraînées  et  conduites  tour  à  tour  comme  par  la 
force  même  des  choses,  parce  qu'elles  ont  toutes,  dans  ces 
contrées  lointaines,  des  droits  à  défendre,  des  intérêts,  des 
nationaux  à  protéger,  parce  quelles  ont  toutes  à  sauvegarder  le 
prestige  militaire  qui  est  le  véritable  bouclier  de  la  civilisation 
contre  la  barbarie,  c'est,  dis-je,  que,  dans  ces  entreprises  loin- 
laines,  il  faut  se  garder  d'apporter  la  faculté  d'impression,  les 
émotions  changeantes,  les  jugements  précipités  que  des  opéra- 
tions conduites  plus  près  de  nous,  et  dans  d'autres  milieux, 
pourraient  motiver  justement.  Dans  ces  entreprises  lointaines 
et  difficiles,  il  y  a  toujours  des  mécomptes  possibles,  des  revers 
passagers  ;  mais  ce  n'est  pas  une  raison  de  perdre  le  sang- 


508  DISCOURS   DE  JULES   FEHHV. 

froid,  (le  se  relâcher  de  la  feimelé,  de  la  persévérance  dont,  en 
pareille  occurrence,  les  grandes  nations  doivent  la  leçon  au 
monde.  [Mouvement.) 

Est-ce  qu'on  fait  la  guerre  comme  sur  le  territoire  européen, 
comme  sur  les  champs  de  halaille  de  FOccidenl?  dans  ces 
régions  difficiles,  inconnues,  sur  ce  terrain  qu'on  découvre, 
qu'on  reconnaît,  qu'on  relève  tout  en  le  conquérant,  le  fer  à  la 
main,  en  face  de  formations  d'ennemis  qui  échappent  à  nos 
moyens  d'investigations  ordinaires,  sous  un  climat  nouveau  qui 
commande  de  tout  improviser,  les  moyens  de  transport,  les 
approvisionnements,  la  tactique  elle-même?  Dans  dépareilles 
conditions,  est-ce  qu'il  y  a  un  chef  militaire,  si  hahile,si  heureux 
qu'il  soit,  qui  puisse  se  flatter  d'avoir  fait  un  pacte  avec  la 
victoire  ?  Eli  bien,  nous  leur  devons  à  ces  chefs,  à  ces  soldats 
qui  portent  le  drapeau  français  dans  des  lointaines  régions,  le 
concours  moi'al  de  notre  fermeté,  de  notre  sang-froid  ;  nous 
leur  devons  d'aborder  ces  grandes  affaires  et  de  les  poursuivre 
sans  forfanterie,  mais  aussi  sans  défaillance...  (Applaudisse- 
ments au  centre  et  à  gauche)  ;  et,  permettez-moi  de  le  dire,  nous 
pourrions  peut-être  y  apporter  aussi  un  peu  d'oubli  de 
nos  discordes  intérieures...  [Applaudissements  sur  divers  bancs. 
—  Protestations  sur  d'autres)  dont  le  champ  reste  assez  vaste 
pour  que  nous  puissions,  dans  des  cas  semblables,  leur  imposer 
silence,  alors  qu'il  s'agit  de  l'intérêt  et  de  l'honneur  de  la  patrie! 
(  Vifs  applaudissements.) 

L'opposition  ne  fut  pas  calmée  par  ces  explications  loyales. 
M.  Raoul  Diival  menaça  M.  Jules  Ferry  «  de  la  justice  nationale  >>, 
renouvela  les  accusations  dont  M.  Granet  s'était  fait  l'organe,  en  sou- 
tenant qu'après  avoir  insulté  la  Chine,  le  président  du  Conseil  ne 
pouvait  plus  traiter  avec  la  cour  de  Pékin;  que  nos  ennemis 
«  n'avaient  pas  en  face  d'eux  la  France,  mais  un  ministère  qui  avait 
abusé  de  la  confiance  d'une  majorité  trop  docile  »,  plirase  qui 
arraclia  à  M.  Jules  [•'erry  cette  exclamation  :  «  C'est  odieux!  »  La 
conclusion  élait  qu'il  fallait  confier  à  un  nouveau  cabinet  le  soin  de 
traiter  avec  la  Chine  au  nom  de  la  France. 

M.  Clemenceau  apporta  une  nouvelle  note  dans  le  débat  en  afTec- 
lant  de  déclarer  qu'il  ne  soulevait  pas  pour  le  moment  de  question 
ministérielle  :  les  électeurs  auraient  bientôt  la  parole,  mais,  avec  une 
grande  habileté,  il  attisa  les  inquiétudes  delà  majorité  qui,  en  effet, 
commençait  à  se  troubler  sous  ces  attaques  violentes,  et  cita  des 
articles  de  la  République  française  et  du  Temps  qui  critiquaient  les 


AFFAIRES   nu  TONKIN.  50'.» 

0[)rr;i(ions  i'iili'i'|)iisi'S  aux  deux  i'\li'i''iiiili's  duTniikin.  Il  pi  ('•  limlil 
qu'on  (Hait  arrivé  à  la  limile  dos  cllurts  (|u'on  pouvail  laiio  sans 
comproinelU'c  la  inohilisalion  ;  que  la  inajuiilé  (''lail  lass(3  de  suivre 
le  Gouvenienieiit,  car  le  président  du  ("<onseil,  qui  venait  de  rappeler 
tous  les  ordres  du  jour  de  confiance  rendus  antérieun-nienl,  avait  été 
accueilli  par  un  silence  f^énérai.  Il  lit,  en  lerniinant,  i\i\  ajipel 
aux.  intérêts  électoraux  de  ses  collétiues,  c'est-à-dire  à  la  lâcheté 
humaine,  et  les  pressa  de  saisir  la  dernière  occasion  <•  de 
reconquérir  leur  liberté  d'action  ».  Entre  les  nombreux  ordres  du 
Joui'  (jiii  l'urent  ensuite  déposés,  la  priorité  fut  accordée  à  celui  de 
M.  Rivet,  (|ui  était  ainsi  conçu  :  «  La  CUambre,  convaincue  qu'une 
politique  plus  claire  et  plus  prévoyante  peut  seule  amener  une  solu- 
tion honorable,  passe  à  l'ordre  du  jour.  »  Il  fut  repoussé  à  la  faible 
majorité  de  246  voix  contre  217.  Puis,  MM.  Hibot  et  l'iancis  Char- 
mes déposèrent  un  ordre  du  jour  ainsi  rédif,'é  :  «  La  Chambre, 
confiante  dans  son  armée  et  dans  l'énercie  de  ses  cliefs,  passe  à 
l'ordre  du  jour.  >>  Le  président  du  Conseil  lit  la  déclaration  suivante  : 

M.  LE  Présiuext  du  coxseil.  —  11  est  !)i('n  ("'vidoiil  ([iic  le 
Gouveriicnienl  ne  peut  faifc  aucune  objection  à  cet  ordre  du 
jour,  aiuiuel  il  s'associe  de  tout  son  cœur.  (App/audissemenfsnn 
centre  et  à  fjnuchc  —  Exclamations  ironii^ues  à  Ce-i-lrèuie-fjauche 
et  au  centre.) 

M.  JoLiBOis.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LK  Prksident.  —  La  parole  esta  M.  Jolibois. 

M.  Joi.iBOis.  —  Messieurs,  je  n'ai  qu'un  mot  à  dire.  Je  crois  que, 
pour  la  première  fois,  iious  serons  tous  d'accord  ici. 

Nous  acceptons  cet  ordre  du  jour,  d'abord  parce  qu'il  répond  au 
premier  et  au  plus  cher  de  nos  sentiments,  à  notre  patriotisme. 
Nous  l'acceptons  avec  ULie  autre  raison  encore  :  il  brille  par  l'absence 
de  confiance  dans  le  président  du  Conseil.  {Applaudissements  a  droite 
et  à  l' extrème-rjauche.) 

M.  LE  Présidext  du  coxseil.  —  Il  est  aussi  contraire  au 
sentiment  du  Gouvernement  qu'au  sentiment  patriotique  de 
comprendre  comment  un  vote  de  conliance  dans  notre  armée 
serait  un  vote  de  défiance  contre  le  Gouvernement  qui  la 
dirige  elles  ministres  qui  la  commandent...  {Applaudissements 
sur  plusieurs  hancs.  —  Bruyantes  protestalions  à  droite  et  à 
r  extrême-gauche.) 

Un  membre  à  droite.  —  Allez  au  Tonkin  vous-même,  alors. 

M.  Georges  Perin.  —  Préparez  un  ordre  du  jour  de  confiance. 

M.  Jolibois.  —  Je  demande  la  parole. 


510  DISCOURS   UE  JULES   FERRY. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Nous  adhérons  donc  de 
toute  notre  âme  à  cet  ordre  du  jour;  quant  à  ceux  dont  l'imagi- 
nation ingénieuse  {Rires  cl  exclamations  divej'ses)  y  a  découvert 
une  formule  nouvelle  et  étrange  de  défiance  contre  le  Gouver- 
nement, qu'ils  aient  donc  le  courage  de  leur  opinion,  qu'ils 
viennent  apporter  ici  un  vote  de  défiance!  [Applaudissements 
au  centre  et  à  gauche.) 

M.  Jolibois  (lit  qu'en  votant  un  ordre  du  jour  de  confiance  pour  les 
chefs  de  l'armée,  on  ne  pouvait  les  confondre  avec  les  minisires 
responsables,  et  M.  Ribot,  en  exprimant  la  même  pensée,  ajouta  que, 
sile  Gouvernement  voulait  ajoutera  cet  ordre  du  jourune  mention 
explicite  de  confiance  qu'il  croyait  devoir  obtenir  de  la  majorité,  il 
pouvait  amender  Tordre  du  jour  dont  il  s'ayil.  M.  Clemenceau 
accentua  encore  ces  déclarations  en  accusant  le  Gouvernement  de 
s'abriter  derrière  une  équivoque  :  il  fallait,  suivant  lui,  que  la 
Chambre  dit  clairement  si  elle  avait  oui  ou  non  confiance  dans  le 
Gouvernement. 

M.  Jules  Ferry  demanda  alors  le  Note  de  l'ordre  du  jour  pur  et 
simple. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Messieurs,  quand  nous 
voterons  tous  l'ordre  du  jour  qui  vient  d'être  déposé,  il  n'y  aura 
pas  d'équivoque  surle  sentiment  unanime  de  l'Assemblée.  Nous 
vous  demandons  donc  de  persister  dans  votre  première 
intention;  après  quoi,  j'ai  l'honneur  de  vous  demander,  comme 
un  vole  de  confiance,  le  vote  de  l'ordre  du  jour  pur  et  simple. 
{Très  fiien!  très  bien!  au  centre.  —  Bruit  à  droite  et  à  iextrême- 
gauche.) 

L'ordre  du  jour  pur  et  simple  fut  voté  par  2o9  voix  contre  209. 
Ce  vote  était  grave  comme  symptôme  des  dispositions  incertaines  et 
tlottanles  delà  majorité,  qui  sentait  fort  bien  (|ue  le  parti  radical  et 
la  droite  allaient  prendre  l'affaire  du  Tonkin  comme  plaie-forme 
électorale.  Mais  sa  faiblesse  dégénéra  en  véritable  panique  quand, 
le  29  mars,  les  journaux  du  soir  publièrent  le  télégramme  suivant, 
que  le  ministère  de  la  guerre  avait  reçu  dans  la  matinée  : 

Hanoï,  28  mars  11  h.  38  du  soir. 

«  Je  vous  annonce  avec  douleur  que  le  général  de  Négrier, 
grièvement  blessé,  a  été  contraint  d'évacuer  Lang-Son.  Les  Chinois, 
débouchant  par  grandes  masses  sur  trois  colonnes,  ontallaqué  avec 
impétuosité  nos  positions  en  avant  de  Ki-Lua.  I.e colonel  Herbingi-r, 
devant  celle  grande  supériorité  numérique  et  ayant  épuisé  ses 
munilions,  m'informe  qu'il  est  obligé  de  rétrograder  sur  Dong-Song 


AKlAIlil'.S    l)i:   TONklN.  r.u 

et  Than-Moï.  Jo  concentre  tous  mes  moyens  d'aclinn  sur  les  (lél)ou- 
chés  de  Chu  et  de  Kep.  I/enneini  irrossit  toiijonis  sur  le  Sonf^-Koï. 
Quoiqu'il  arrive,  j'espère  pouvoir  di-fendre  tout  le  Délia.  Je  demande 
au  Ginivernemcnl  de  ni'envoyer  le  plus  lut  possible  de  iinuvcanx 
i-enl'orls. 

nuiKKK  ni-;  i.'Isi.E. 

Cette  dépêche  désespérée  avait  été  expédiée  par  le  général  en 
chef  avec  une  légèreté  blànuiMe,  et  sans  qu'il  eût  pris  le  soin  de  se 
rendre  un  comiite  exact  de  la  nature  et  des  causes  de  la  retraite  des 
troupes  françaises  qui,  loin  d'être  battues,  avaient  intlif,'é  aiixCiiinois, 
le  28  mars,  une  perle  de  i  200  hommes  et  les  avaient  mis  en  fuite. 
De  plus,  le  Tsong-Li-Yamen  avait  accepté,  depuis  le  22  mars,  les 
conditions  posées  par  M.  JulesFerry,  etautorisé  nettement  son  man- 
dataire, M.  Campbell,  à  signer  un  protocole  de  paix.  Quoi  qu'il  en 
soit,  M.  Jules  Ferry  donnait  l'ordre  immédiat  d'expédier  au  Tonkin 
de  nouveaux  bataillons,  et  télégraphiait  à  l'amiral  Courbet  d'orga- 
niser le  blocus  du  golfe  de  Pétchili.  Il  préparait  une  demande  de 
200  millioMS  de  crédits  militaires.  Nous  analyserons  plus  loin  le 
rapport  du  lieulenanl-colonel  Borgnis-Desbordes  et  la  déposilion  du 
général  I5rière  de  l'isle,  sur  l'affaire  de  Lang-Sonel  l'altitude  lamen- 
table du  colont4  Herbinger,  qui  fut  le  seul  auteur,  responsable  ou 
pluLùl  iires[)onsable,  de  la  retraite  de  troupes  victorieuses  et  de  la 
chute  d'un  grand  ministre.  Il  faut  maintenant  raconter  la  honteuse 
séance  de  la  Chambre  en  date  du  30  mars  l88o,qui  restera  tristement 
célèbre  dans  les  annales  parlementaires. 


Séance  du  30  mars  1885.  —  Chute  du  ministère  Ferry. 

En  présence  de  la  pani({ue  que  causait  dans  la  capitale  la 
dépêche  du  28  mars,  le  cabinet  tint  conseil  le  29  au  soir  et  le  30  au 
matin.  Le  Gouvernement  était  déjà  rassuré  par  une  nouvelle 
dépêche  du  général  Brière  de  l'isle,  qui  était  ainsi  conçue  : 

Hanoï,  29  mars  10  ii.  15  du  sdir. 

Négrier  est  à  Dong-Song;  sa  guérison  est  certaine.  Herbinger  est  à 
Than-Mo'i  avec  sa  colonne;  il  n'a  pas  été  inquiété  dans  sa  retraite  et 
l'évacuation  s'est  faite  sans  difficulté.  Il  reste  à  Than-Moï  et  à  Dong- 
Song  et  barre  les  deux  routes.  Les  vivres  et  les  munitions  sont,  à 
Dong-Song,  en  abondance,  et  les  approvisionnemenis  réunis  à  Chu 
peuvent  faire  face  à  tous  les  besoins.  Du  côté  du  Song-Koï,  rien  de 
nouveau. 

Brière    de   i.'Isle. 

Mais,  si  le  Gouvernement  ne  désespérait  pas  —  et  il  avail  de  bonnes 
raisons  pour  croire  que  la  Chine  allait  se  soumettre  —  il  n'en  devait 
pas  moins  prendre  les  mesures  nécessaires  pour  faire  face  à  l'éven- 


51-2  DlSCOUliS   DE  JULES   FEHIiY. 

tiialilé  de  nouvelles  paniques  et  réparer  les  fautes  de  quelques  chefs 
niililaires.  Il  décida  de  demander  aux  Chambres  nn  crédit  de 
200  millions  et  d'envoyer  un  renfort  de  10  000  hommes,  tii'és  eu 
grande  partie  de  l'Algérie. 

Au  début  de  la  séance  du  30  mars^,  le  président  du  Conseil  fit  la 
connnunication  suivante  : 

M.  Jules  Ferey,  ministre  des  affaires  rlrangères,  président 
du  conseil.  —  Messieurs,  les  espérances  qu'autorisaient  encore 
les  dépêches  du  général  Brièie  de  l'Isle  airivces  à  Paris  dans  la 
matinée  de  samedi  dernier  ne  se  sont  pas  réalisées.  [Interrup- 
tions à  droite.)  Un  télégramme,  parti  de  Hanoï  le  28  mars,  à 
onze  heures  trente  du  soir,  parvenu  au  ministère  de  la  guerre 
hier  29,  à  six  heures  du  malin,  nous  a  apporté  la  triste  nouvelle 
de  la  blessui'e  du  général  Négrier  et  de  l'évacuation  de  Lang- 
Son.  Les  difficultés  d'approvisionnement  et  l'énorme  supériorité 
du  nombre  ont  contraint  la  deuxième  brigade  à  quitter  une 
position  qui,  militairement,  n'était  plus  tenable. 

Toutefois,  les  télégrammes  reçus  cette  nuit  nous  montrent  la 
retraite  de  nos  vaillantes  troupes  opérée  sans  incidents  ni  diffi- 
cultés; le  colonel  Herbinger,  couvrant  solidement,  à  Than-Moï 
et  à  Dong-Song  les  deux  routes  d'invasion  du  Delta;  tous  les 
blessés  arrivés  à  Dong-Song;  notre  base  d'opérations,  h  Dong- 
Song  et  à  Chu,  abondamment  pourvue,  la  flottille  fermant  l'accès 
du  fleuve  Rouge  et  de  la  rivière  Claire;  et  la  France  apprendra 
avec  une  émotion  profonde  que  la  blessure  du  chef  héroïque, 
dont  elle  suivait  avec  orgueil  les  glorieuses  destinées,  n'a  pas  la 
gravité  qu'on  avait  redoutée  d'aljord,  et  que  sa  guérison  est  cer- 
taine. Ces  événements,  qui  ne  diminuent  ni  l'admiration  que 
nous  avons  pour  nos  soldats,  ni  la  confiance  que  nous  avons  en 
leur  valeur,  imposent  au  Gouvernement,  aux  Chambres,  au 
pays,  de  grands  et  nouveaux  devoirs. 

Nos  généraux  se  trouvent  manifestement  en  présence  de 
forces  organisées  dont  le  nombre  et  l'importance  ont  soudain 
dépassé  toutes  leurs  prévisions.  [Rumeurs  à  droite.)  Ils  sont 
contraints  de  rentrer  dans  le  Delta  et  de  s'y  tenir  sur  la  défen- 
sive. Dès  hier,  le  Gouvernement  a  ari'êté  les  premières  et 
urgentes  mesures  que  la  situation  commande.  Il  a  donné  les 
ordres  nécessaires  pour  expédier  immédiatement  au  Tonkin,  en 

1.  Y.  ['Officiel  du  :il  mars  1885. 


Ail  \IHi;s    m     ToNKI.N.  -.13 

Cocluucliiiii.'  t'I  à  Hué  de  noiiVL'aux  batailluns  d  dt-  iiuiivcllcs 
batteries  irartillerie.  L'ordre  a  été  envoyi^  à  l'amiral  Coiirliet 
d'organisor  le  plus  liM  possible  le  blocus  du  uoile  de  Pétcbin. 
Mais  ces  mesures  sont  insullisautes  :  il  faut  réparer,  vcii-icr 
l'échec  de  Lang-Son. 

Il  le  faut,  MOU  seulement  pour  la  possession  du  Toiikin,  iiour 
la  sécui'ité  et  l'avenir  de  nos  étal)lisseun?nls  d'Indo-Cliine,  mais 
pour  notre  lionneur  dans  le  monde  entier!  [Applaudissements  au 
centre.  —  Inlfrniplions.) 

M.  Georces  t'KRiN.  —  (Jiii  l'a  compromis,  notre  honneur? 

M.  LE  l*nÉsn)KNT.  —  Ail  noin  de  la  Krance  (pii  nous  regarde 
et  de  l'armée  qui  nous  attend,  je  vous  prie  tous  de  l'aire  silence  et 
de  donner  au  pays  tout  entier  le  spectacle  de  notre  di,?nité  com- 
mune. [Applaudi^^ciuents  au  centre  et  à  (j<inche.  —  E.i'cli(tn>itioi)^ 
divcrsdi  à  droite.) 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Il  faut  (pie  cel  ellort  décisif, 
tenté  pour  la  plus  juste  des  causes,  soit  à  la  hauteur  de  toutes 
les  éventualités.  11  faut  témoigner  à  la  fois  et  de  la  résolution 
inébranlable  du  pays  et  de  la  puissance  dont  il  dispose.  Nous 
vous  demandons  de  voter  pour  la  guerre  de  Chine  un  crédit 
exti^aordinaii-e  de  200  millions  :  100  millions  pour  le  ministère 
de  la  guerre,  100  millions  pour  le  ministère  de  la  marine. 

M.  liAOï'L  DevAL.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  Devant  la  commission, 
que  nous  vous  prions  de  nommer  immédiatement  dans  vos 
bureaux,  nous  entrerons  dans  les  détails  d'exécution  qu'il  est 
impossible  de  porter  à  cette  tribune...  [h^xclamalions  à  droite). 

M.  Clémexceau.  —  Qui  vous  croira? 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  et  pour  ne  mêler  à  un 
débat,  qui  doit  demeurer  exclusivement  patriotique  et  national... 
[Interruptions  à  droite.) 

A  droite.  —  Pas  avec  ce  ministère  ! 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  aucune  considération 
d'ordre  secondaire,  pour  réunir  dans  un  ellort  commun  tous 
ceux  qui,  sur  quelque  banc  qu'ils  siègent  et  à  quelque  opinion 
qu'ils  appartiennent,  font  passer  avant  toute  chose  la  grandeur 
du  pays  et  l'honneur  du  drapeau,  nous  vous  déclarons  que  nous 

J.  Ferry,  Discours,  V.  33 


514     ,  DISCOUHS   DE  JULES   FERRY. 

ne  considérons  nullement  le  vole  des  crédits  comme  un  vote  de 
confiance...  [Bruyantes  exclamations  sur  un  grand  nombre  de 
bancs  à  gauche  et  à  droite.) 

M.  GEoncKS  Pebin.  —  N'exploitez  pas  plus  longtemps  riionneur 
du  drapeau  !  il  y  a  trop  lonf^teinps  que  vous  en  vivez,  de  l'honneur 
du  drapeau!  C'est  assez  ! 

[De  vives  interpellations  sont  adressées  par  la  droite  à  M.  le 
Président  du  conseil.) 

M.  LE  Président.  —  Messieurs,  veuillez  ne  pas  interrompre. 

M.  Ernest  Dréolle.  —  Monsieur  le  Président,  on  soutire  d'en- 
tendre dire  de  pareilles  choses! 

M.  RiBOT.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  Président  du  conseil.  —  ...  et  que  si  la  polilique 
énergique  à  laquelle  nous  vous  convions  est  agréée  par  vous  en 
principe,  vous  pourrez  déterminer  librement  par  un  vole  ulté- 
rieur à  quelles  mains  vous  entendez  en  confier  l'exécution. 
[Interruptions  répétées  à  droite  et  à  V extrème-gauche .)  En  consé- 
quence, nous  avons  l'honneur  de  déposer  sur  le  bureau  de  la 
Chambre  le  projet  de  loi  dont  la  teneur  suit  : 


PROJET   DE   LOI 

«  Article  premier.  —  Il  est  ouvert  au  ministre  de  la  guerre, 
au  titre  du  budget  ordinaire  de  l'exercice  1885,  et  en  dehors 
des  crédits  accordés  par  la  loi  de  finances  du  21  mars  1885,  un 
crédit  supplémentaire  de  100,000,000  de  francs  qui  sera  classé 
au  chapitre  42  (Corps  expéditionnaire  du  Tonkin). 

c(  Art.  2.  —  Il  est  ouvert  au  ministre  de  la  marine  et  des 
colonies,  au  titre  du  hudget  ordinaire  de  l'exercice  1885,  et  en 
dehors  des  crédits  accordés  par  la  loi  de  finances  du  21  mars  1885, 
un  crédit  supplémentaire  de  100,000,000  de  francs  qui  sera 
classé  à  la  2«  section  (Service  colonial,  chapitre  15,  —  Service 
du  Tonkin). 

«  Art.  3.  —  Il  sera  pourvu  aux  crédits  ci-dessus  au  moyen  des 
ressources  générales  du  budget  ordinaire  de  l'exercice  1885.  » 

Je  demande  le  renvoi  aux  bureaux  et  la  réunion  immédiate 
de  la  Chambre  dans  ses  bureaux. 

M.  Clemenceau  monta  aussitôt  à  la  tribune,  car  l'extrême-gaucbe 
et  la  droite  avaient  bâte  de  profiter  du  désarroi  des  groupes  modérés 


Ail  AIKKS    1)1     ïd.NKI.N.  515 

(liii,  p;ii-  ri'iitit'inise  des  pit'sideiils  de  l'I'iiioii  ifiiiildi<';iiiir'  cl  de 
rCnioH  déniocrati(|uo,  .MM.  Jounuuill  et  Devcllo,  avaient  \n-\é  le. 
président  du  Conseil  de  donner  sa  ilémission  avant  même  de  s'être 
expliqué  devant  la  Chambre.  M.  Jules  Ferry,  avec  une  di;^nilé 
simple,  avait,  cela  va  sans  dire,  refusé  de  céder  à  cette  invitalion, 
mais  il  n'avait  plus  de  doutes  à  garder  sur  le  courage  de  ses  anciens 
amis, 

M.  Clemenceau  ne  paila  ]ias  lon^'nciiienl.  Il  Iraila  M.  .Iiilis  l'eiiy 
conime  un  criminel,  dit  cju'il  ne  voulait  plus  l'enlendre,  (piil  ne 
voulait  plus  le  coiinaitre,  (ju'il  ne  parlait  pas  devant  des  ministres, 
mais  devant  «  des  accïtséis  de  haute  trahison  sur  lesquels  la  main  de 
la  loi  ne  tarderait  pas  à  s'abattre  »  ;  demanda  qu'on  attendit  l'avène- 
ment d'un  nouveau  ministère  pour  prendre  des  résolutions,  et 
déposa  l'ordre  du  jour  suivant  :  <•  La  Chambre,  résolue  à  voter  tous 
les  crédits  nécessaires  pour  venir  au  secours  des  soldats  français 
engagés  dans  l'Extrême-Orient,  et  condamnant  le  ministère,  passe  à 
l'oi'dre  du  jour.  » 

M.  Ribot,  faisant  cause  commuue  avec  M.  Clemenceau,  déclara  à 
son  tour  qu'il  fallait  faire  les  sacrifices  nécessaires,  mais  «  sur  la 
demande  du  cabinet  qui  prendrait  demain  la  responsabilité  si 
lourde  de  la  situation  ».  Quant  au  cabinet  Ferry,  il  ne  pouvait  plus, 
suivant  l'orateur,  parler  avec  autorité  à  «  une  Chambre  qu'il  avait 
entraînée  à  sa  suite,  sans  lui  dire  avec  assez  de  franchise  où  il  la 
conduisait».  M.  Ribot,  en  son  nom,  au  nom  de  M.  Mézières  et 
de  quelques-uns  de  ses  amis,  déposa  Tordre  du  jour  suivant:  «  La 
Chambre,  résolue  à  faire  tous  les  sacrifices  pour  maintenir  l'inté- 
grité de  l'honneur  national,  blâme  les  fautes  commises,  regrette  de 
n'avoir  pas  connu  jusqu'ici  toute  la  vérité  et  passe  à  l'ordre  du 
jour.  »  Cet  appel  aux  intérêts  électoraux  d'une  majorité  qui  ne 
comprenait  pas  qu'après  avoir  approuvé  tous  les  actes  de  son  chef, 
on  ne  l'abandonne  pas,  aux  jours  de  crise,  sans  se  déshonorer  et 
sans  se  perdre  soi-même,  —   cet  appel  ne  pouvait  qu'être  entendu. 

Le  président  du  Conseil  ayant  demandé  la  priorité  pour  la  dis- 
cussion sur  la  demande  de  crédits,  cette  priorité  fut  repoussée  par 
306  voix  contre  149,  sur45o  votants.  Les  ministres  et  les  sous-secré- 
taires d'État  s'étaient  abstenus;  47  républicains  s'étaient  abstenus 
également,  et  220  républicains  avaient  uni  leurs  sulfrages  à  ceux  de 
86  réactionnaires;  enfin  IS  membres  étaient  absents  par  congé  '.  Dès 
la  proclamation  du  scrutin,  M.  Jules  Ferry  demanda  la  parole. 

Nous  croyons  devoir  reproduire  ici,  à  titre  de  document  et  comme  un 
tableau  d'honneur,  pour  les  amis  fidèles,  la  liste  des  députés  qui  votèrent 
conformément  à  la  demande  de  M.  Jules  Ferry,  la  priorité  pour  la  dis- 
cussion de  la  deuiimde  de  crédits  : 

MM.  Enniianuel  Arène.  Armez,  ArnouU.— Bansard  des  Rois.  Bartoii,  Adrien 
Bastid,  Bavoux,  Belle  (Indre-et-Loire),  Benoist,  Bernard  (Nord  ,  Bernier, 
Bernot,  Bisseuil,  Bizot  de  Fonteny,  Pierre  Blanc,  Biandin,  baron  Boissy- 
d'Anglas,  Borriglione,  Boucau,  Bouilliez,  Bridou,  Boulard,  Bourilion,  Bou- 


516  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

M.  LE  Président.  —  La  parole  est  à  M.  le  Président  du  conseil. 

M.  Paul  de  Cassagnac.  —  La  tribune  est  devenue  un  gibet,  pour 
]a  première  fois  ! 

M.  LE  Président.  —  Monsieur  de  Cassagnac,  je  vous  rappelle  à 
l'ordre. 

M,  LE  PRÉSIDENT  DU  CONSEIL.  —  MessieuFs,  le  cabinet  ne  peut 
se  méprendre  sur  le  sens  du  vote  que  vous  venez  de  rendre,  et 
il  va  porter  sa  démission  entre  les  mains  de  M.  le  Président  de 
la  République.  [Mouvement  prolongé .) 

(M.  le  Président  du  conseil,  suivi  des  ministres  et  des  sous-secré- 
taires d'État,  quitte  la  salle  des  séances.) 

M.  Brisson,  président  de  la  Chambre,  demanda  alors  à  M.  Cle- 
menceau de  retirer  son  interpellation,  qui  n'avait  plus  d'objet,  mais 
M.  Delafosse  déposa  immédiatement  une  proposition  de  mise  en 
accusation  du  ministère,  et  M.  Laisant  en  déposa  une  seconde  qui 
fut  jointe  à  la  première.  La  Chambre  les  rejeta,  par  287  voix  contre 
lo2,  sous  forme  de  refus  de  la  déclaration  d'urgence,  et  il  est  peut- 
être  regrettable  que  celte  mise  en  accusation  n'ait  pas  eu  de  suites, 
car  un  pareil  procès  se  fût  terminé  par  une  justification  triomphale 
des  ministres  accusés.  Puis,  la  Chambre,  sur  la  proposition  de 
M.  Langlois,  décida  de  se  réunir  dans  ses  bureaux  pour  nommer  la 
commissioix  chargée  d'examiner  la  demande  de  200  millions  de 
crédits. 

thier    de    Rochefort,    Bresson,     Briens,    Brugnot,    Bruneau,    Buvignier. 

—  Caduc,  Camescasse,  Albert  Carette  (Somme),  Sadi  Carnet,  Casimir 
Périer  (Aube),  Paul -Casimir  Perler  (  Seine -Inférieure  ),  Cassou,  Cau- 
rant,  Godefroy  Cavaignac,  Cazauvieili,  Albert  Christophe  (Orne),  Cirier, 
Compayré,  Coreutin-Guyho.  —  Danelle-Bênardin,  David  (Indre),  baron 
Maurice  Demarçay,  Denayrouse,  Dessolières,  Dethomas,  Devade,  Jules 
Develle  (Eure),    Devès,    Ferdinand    Dreyfus,    Drumel,   Duchesne-Fournot. 

—  Esnault ,  Etienne.  —  Achille  Fanieii,  Ilippolyte  Faure  (Marne), 
Albert  Ferry,  Charles  Ferry,  Fleury,  Fougeirol,  Fouquet.  —  Ganault, 
Garet,  Gerville-Réache,  Gévelot,  Alfred  Girard,  Giroud,  Guéguen,  Guil- 
lemin.  —  Hémon,  Edmond  Henry,  Ilovius.  —  Jametel,  baron  de  Janzé, 
Javal,  .Joubert,  Journault,  Jouve.  —  Labussière,  Langlois,  Laurençon, 
Lechevallier,  Le  Comte  (Mayenne),  Maxime  Lecomte  (Nord),  Léglise,  Pierre 
Legrand  (de  Lille-Nord),  Adolphe  Lelièvre,  Lenient,  Arthur  Leroy, 
Lévêque,  Liouville,  Lombart,  Louslalot.  —  IMahy  (de).  Maillé  d'Angers. 
Margue,  Marrot,  Gustave  Mazure,  Mauger,  Manoury.  Mayet,  Hippolyte 
.Vlaze,  Mir,  .Montané.  —  Noël-Parfait.  —  Obissier  Saint-.Martin.  —  Paillard- 
Ducléré,  Pelisse,  Marcellin-Pellet,  Pénières,  Périgois,  Léon  Peulevey,  Plii- 
lippoteaux,  Plessier,  F'rogier  de  Poulevoy,  Pradet-Balade,  Antonin    Proust. 

—  Rameau,  Ranc,  Récipon,  Regnault,  Renault- .Morlière,  Ringuier,  Edmond 
Robert,  Jules  Roche  (Var),  Roquet,  Rousseau,  Royer.  —  Saint-Prix,  San- 
drique,  Scrépel,  de  Sounier,  Souchu-Serviuière,  SpuUer,  Steeg.  —  Ténot, 
Thomson,  Toulet,  Alcide  Treille,  Trouard-Riolle,  Truelle.  —  Vachal, 
Vaschalde,  Vermond,  Vielfaure,  Villain.  —  Richard  Waddington. 


AH.UUKS   DU   TOiNKIN.  517 


L'attitude  du  Sénat. 

Tandis  que  la  Cli.iiuhie  donnait  le  spectacle  do  cet  aflblement 
inouï,  le  Sénat  conservait  un  sang-lVoid  di;.'ne  d'nne  giande  assem- 
blée. M.  Carnet  prenait  la  parole,  au  début  de  la  séance  du  .30 mars' 
et,  en  quelqnes  mois  émus,  où  se  reconnaissait  la  loyauté  de  son 
caractère,  déclarait,  au  nom  d'un  grand  nombre  de  ses  collègues, 
qu'ils  étaient  prêts  à  voter  tontes  les  ressources  nécessaires  poui- 
sauvegaider  l'honneur  national,  en  présence  d'événements  «  dont  il 
convenait  de  ne  pas  s'exagérer  la  portée  ».  M.  Léon  Say  s'associa 
aux  paroles  de  M.  Carnot,  mais  demanda  à  interpeller  le  Gouver- 
nement dont  aucun  membre  n'était  présent.  Après  avoir  refusé  de 
suspendre  la  séance  comme  le  demandait  M.  Audren  de  Kerdel,  le 
Sénat  épuisa  d'abord  son  ordre  du  jour.  Il  allendit  ensuite,  de  (rois 
heures  à  quatre  heures  vingt  minutes,  les  nouvelles  du  Palais-Bour- 
bon ;  puis,  M.  Tirard,  ministre  des  finances,  vintannoncei  que  le  cabi- 
net avait  remis  sa  démission  entre  les  mains  du  Président  de  la 
République,  et  la  séance  fut  levée  sans  aucune  manifestation. 

La  rue. 

Pendant  la  séance  do  la  Chambre,  Paris  était  resté  calme.  Il  y  eut 
seulement  des  rassemblements  autour  du  Palais-Hourbon  et  à  la  tête 
du  pont  de  la  Concorde,  et  cette  foule  de  badauds  et  de  gamins  ne 
se  lit  pas  faute  de  crier  :  A  bas  Ferry  !  et  d'acclamer  MM.  de  Cas- 
sagnac  et  Rochefort  qui  vinrent  savourer  leur  triomphe.  «  Comme 
toujours  dans  la  foule,  dit  un  journal  très  hostile  à  M.  Jules  Ferry,  le 
Figaro,  quantité  de  jeunes  voyous  dont  les  plus  âgés  ont  quinze 
ans  !  »  C'est  ce  public  de  Petile-Roquette  qui  représenta,  ce  jour-là, 
le  peuple  souverain.  Les  jeunes  éphèbes  descendus  des  boulevards 
extérieurs  pour  voir  casser  quelque  chose  et  injurier  lâchement  un 
ministre  à  terre,  n'étaient  pas,  d'ailleurs,  obligés  d'avoir  plus  de  bon 
sens  que  la  Chambre.  Quant  à  la  presse  monarchique  et  inlransi- 
geanle,  elle  dansa  la  danse  du  scalp  autour  de  sa  victime  avec  une 
rage  de  cannibales.  Pour  donner  une  idée  de  cet  écœurant  concert 
d'insultes,  il  suffira  de  citer  deux  ou  trois  lignes  du  mèmejournal  de 
la  bourgeoisie  bien  pensante  ^.  Le  vaudevilliste,  chargé  du  compte 
lendu  de  la  Chambre,  commençait  ainsi  son  à-propos  :  «  C'est 
sous  les  huées,  à  coups  de  pied  au  derrière,  avec  le  mépris  de  sa 
propre  majorité  que  M.  Jules  Ferry  s'est  effondré  piteusement, 
misérablement,  sans  lutte,  sans  débat,  comme  une  vessie  qui  se 
dégonfle.  »  Ainsi  s'écrit  l'histoire! 

1.  V.  VOfficiel  du  31  mars  188.^. 

2.  V.  le  Figaro  du  31  mars  1885,  article  de  M.  Albert  Millaud. 


518  DISCOURS   UE  JULES   FEKHY. 


La  paix  avec  la  Chine.  —  Le  Lieutenant-colonel  Herbinger. 

Il  n'y  avait  plus  de  Gouvernement.  La  Chambre,  sans  direction, 
tremblait  toujours  devant  une  minorité  et  ne  vota  qu'une  somme  de 
IjO  millions,  sur  le  rapport  de  M.  Floquet.  Le  Sénat  confirma  ce 
vole,  en  soulignant  parla  boucbe  de  M.  Bozérian  ce  qu'il  avait  de 
mesquin  et  d'embarrassant  pour  le  cabinet  à  venir.  I,e  vide  laissé 
par  M.  .Iules  Ferry  apparaissait  si  gi'and  f|iie  personne  ne  voulait 
prendre  sa  succession.  Les  olfres  du  Président  de  la  République 
furent  refusées  par  M.  Rrisson.  M.  de  Freyciiiet  tergiversa  pendant 
trois  jours  et  n'aboutit  pas;  M.  Conslansne  fut  pas  plus  heureux.  Et, 
pendant  ce  temps  arrivaient  des  dépèches  successives  qui  permet- 
taient d'apprécier  à  quelles  causes  était  due  la  panique  de  Lang- 
Son.  Par  télégramme  du  1"  avril,  le  général  Brière  de  l'islc 
annonça  le  peu  de  gravité  de  la  blessure  du  général  de  Négrier, 
reconnut  que  l'évacuation  de  Lang-Son  «  semblait  avoir  été  un  peu 
précipitée,  surtout  après  la  réussite  d'une  contre-attaque  de  notre 
part,  sans  pertes  sensibles  pour  nous;  que  la  brigade  avait  vingt 
jours  de  vivx'es,  et  des  munitions  qui  permettaient  d'attendre  les 
convois  en  route  et  annoncés;  qu'on  ne  s'expliquait  pas  non  plus 
l'évacuation  si  rapide  de  Dong-Song;  que,  jusqu'à  présent,  les  Chinois 
semblaient  vouloir  seulement  occuper  leurs  anciennes  positions  au 
nord  de  Deo-Quan  et  de  Deo-Van  ;  que  la  situation  était,  en  résumé, 
meilleure  que  ne  le  faisaient  supposer  les  renseignements  exagérés 
qui  étaient  parvenus  depuis  quatre  jours  ».  On  apprit  aussi  que 
l'hallucination  du  lieutenant-colonel  Herbinger  avait  paru  de  telle 
nature  à  ses  chefs  que  le  colonel  Borgnis-Desbordes,  commandant 
par  intérim  de  la  2'  brigade,  avait  été  chargé  d'ouvrir  une  enquête 
sur  la  conduite  d'un  officier  qui  avait  reculé  jusqu'à  Chu,  malgré  les 
ordres  que  le  général  de  Négrier,  blessé,  avait  dictés  à  son  officier 
d'ordonnance,  M.  Dégot.  Disons  immédiatement,  et  par  parenthèse, 
que  le  rapport  du  colonel  Borgnis-Desbordes,  qui  porte  la  date  du 
24  avril,  devait  encore  aggraver  la  responsabilité  de  M.  Herbinger. 
11  établit,  en  résumé,  que,  le  28  mars,  la  2' brigade  était  victorieuse, 
qu'elle  avait  reçu  le  26  mars  i  bOO  hommes  de  renfort,  que  le  lieu- 
tenant-colonel décida  la  retraite  sans  écouter  aucun  avis;  qu'il  avait 
négligé  de  s'assurer  de  la  situation  en  vivres,  qui  était  bonne,  puis- 
qu'on pouvait  distribuer,  chaque  jour,  800  grammes  de  riz,  de  la 
viande  fraîche,  du  sucre,  du  café  et  du  tafia;  que  chaque  homme 
avait  120  cartouches  et  que  le  parc  en  contenait  (33  000  ;  que, de  plus, 
il  y  avait  à  Dong-Song  etPho-\'i,  c'est-à-dire  pouvant  arriver  le  29  à 
Lang-Son,  91800  cartouches,  sans  compter  164:i20  cartouches,  qui 
furent  expédiées  le  29,  de  manière  à  y  parvenir  le  31.  L'artillerie 
n'était  pas  moins  bien  pourvue  et  disposait  de  2676  coups  de  canon. 
Donc,  M.  Herbinger,  en  annonçant  au  général  en   chef  qu'il  avait 


AIIAIUKS    I)L    ïkNM.N.  519" 

évacué  Lang-Soa  faute  de  luuiiilious  cl  de  vivres,  «  avail  dit,  iiiic 
chose  inexacte.  »  Ennii,  M.  Herldiigor  avait  refusé  au  colonel  Sei- 
vières,  qui  la  demaudail,  l'autorisalioii  de  rester  à  Lans:-Son  avec 
le  bataillon  d'Afrique,  et,  dans  sa  fuite,  il  avail  inutilement  sacrifié 
une  batterie  de  4  rayée  de  nionlaL'ue,  et  jeté  le  trésor  dans  le  Soni.'- 
Ki-Koni:,  alors  que  les  coolies  cinportîiient  di's  c.intines  de  cuisine 
et  autres  objets  sans  valeur.  Kuliu,  sans  être  poursuivi,  il  avait, 
malgré  les  pressantes  dé[»éches  du  ^'énéral  en  cliel',  enlraiué  ses 
troupes  dans  une  retraite  folle,  évacuant  les  positions  de  Tlian-Moï, 
délruisant  les  registres  de  comptabilité,  les  appareils  téh-^rapliiques 
et  optiques,  évacuant  encore  b^  fort  de  Uoiig-Song.  sous  des  prétextes 
futiles,  tels  que  des  mouvements  tournants  des  masses  chinoises 
«  quiétaient  de  pure  invention».  I.e  rapport  concluait  «  qu'à  l>ang- 
Son,  le  28  mars  au  soir,  à  Than-Moi  le  30  mars,  le  lieutenant-colonel 
Herbinger  était  dans  un  état  de  surexcitation  qui  l'emixk'fiait  de  jouir 
de  toutes  ses  facultés  ». 

On  sait  qu'à  la  veille  des  élections,  le  lieutenant-colonel  Her- 
binger, traduit  devant  un  conseil  de  ,?uerre,  bénéficia  d'une  ordon- 
nance de  non-lieu,  qui  fut  une  mesure  politi(|ue,  car  il  s'agissait, 
pour  le  parti  radical,  de  laisser  à  M.  Jules  l''erry  la  responsabilité  de 
la  défaillance  physique  d'un  soldat  malade  ;  mais,  lorsque,  après  les 
élections  —  et  l'on  n'a  pas  oublié  ce  qu'elles  furent  —  le  général 
Brière  de  l'isle  comparut  devant  la  commission  du  Toidiin,  il  déclara 
nettement  que  le  cabinet  Kerry  l'avait  laissé  libre  d'aller  ou  de  ne 
pas  aller  à  i.ang-Son,  qu'il  avait  seul  décidé  l'expédition;  qu'enfin, 
il  ne  s'expliquait  pas  l'ordonnance  de  non-lieu  rendue  par  le  conseil 
de  guerre  au  profit  de  M.  Herbinger,  qui  n'avait  abandonné  son 
poste  et  ordonné  une  retraite  précipitée  que  sous  l'infiuence  d'un 
état  d'ivresse  manifeste  ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  quand  le  Sénat  reçut  communication,  au  com- 
mencement d'avril  ISH."),  des  dépèches  qui  permettaient  de  se  rendre 
compte  des  causes  de  l'évacuation  de  l,ang-Sou,  le  duc  d'Audrilfret- 
Pasquier  interpella  le  général  LewaI,  au  sujet  des  fautes  commises 
par  certains  chefs  militaires,  et  le  ministre  démissionnaire  exprima 
le  regret  de  n'avoir  pu  prendre  la  parole  le  30  mars  pour  justifier  le 
cabinet  et  fixer  les  responsabilités.  I.e  revirement  s'accentua  encore 
quand  on  apprit  que,  le  4  avril  188o,  les  préliminaires  de  paix 
étaient  signés  à  Paris  par  M.  Billot,  directeur  politique  au  ministère 
des  atfaires  étrangères,  mimi  des  pleins  pouvoirs  contresignés  par 
M.  Jules  Ferry  et  M.  Campbell,  le  plénipotentiaire  chinois.  La  paix 
fut  faite  dans  les  conditions  indiquées  par  M.Jules  Ferry,  c'est-à-dire 
sur  les  bases  du  traité  de  Tien-Tsin  du  il  mai  1884,  et  un  décret 
impérial  du  6  avril,  communiqué  le  9  par  Ij-Hong-Chang  à  notre 
ministre  à  Shang-Hai,  ordonna  l'évacuation  du  Toukin  à  la  date  [\%éQ 
par  un  protocole  annexe.  M.  Jules  Ferry  reçut  le  premier,  à  la  date 
du  9  avril,  la  communication  du  télégramme  de  M.  Patenôlre.  Les 
événements   de   Lansf-Son    n'avaient  eu   aucune    influence   sur   la 


520  DlSCOUnS   DE  JLLES   FEHRY. 

marclie  des  négocialions,  et  Ja  crainte  d'être  privé  de  riz  avait  sur- 
tout terrifié  la  cour  de  Pékin. 

Ce  qu'on  sait  moins,  c'est  qu'au  moment  où  J.  Ferry  montait  à  la 
Iribune,  le  30  mars,  la  paix  avec  la  Chine  était  faite,  les  Chinois 
avaient  accepté  le  même  jour  nos  contre-propositions,  et  sir  Robert 
Hart  en  télégraphiait  la  nouvelle.  Elle  arriva  à  Paris  le  31  mars  dans 
la  matinée.  (V.  V Affaire  du  Tonhln  par  un  diplomate,  p.  300.)  M.  Jules 
Ferry  n'avait  qu'un  mot  à  dire  pour  abattre  l'opposition,  mais,  comme 
Ta  écrit  M.  A.  Rambaud  dans  son  bel  article  de  la  Revue  bleue  du 
2'6  mars  1893,  «  ce  mot  il  ne  le  dit  pas,  parce  qu'il  avait  promis  à 
M.  Campbell  de  ne  révéler  les  négociations  qu'à  un  certain  jour.  Il 
descendit  de  la  tribune  laissant  à  d'autres  le  soin  de  recueillir  le  fruit 
de  ses  travaux,  et,  en  effet,  le  ministère  Rrisson  n'était  pas  encore 
formé  que,  le  4  avril,  M.  Rillot,  directeur  des  affaires  politiques  au 
ministère,  signait  la  paix.  »  Si  le  bon  sens  n'était  pas  un  vain  mot 
dans  les  alfaires  politiques,  la  conclusion  de  tous  ces  faits  eût  été  le 
retour  immédiat  de  M.  Jules  Ferry  au  pouvoir;  mais  l'ancienne 
inajoi'ité  n'osa  pas  faire  amende  honorable  de  ses  défaillances,  et 
abandonna  au  hasard  les  élections  d'octobre  1885,  qui  doublèrent 
Feifectif  de  la  droite  et  décimèrent  le  centre  républicain,  sans 
accroître  la  gauche  radicale  et  l'extrème-gauche  de  plus  d'une  cin- 
(juantaine  de  membres.  Tel  était  le  châtiment  des  députés  sans 
courage  qui  avaient  laissé  traîner  leur  chef  dans  la  boue!  La  majorité 
avait  perdu  ses  positions,  dans  une  heure  d'afTolemeut,  et  mis  en  péril 
jusqu'à  l'existence  même  de  la  République.  Quand  la  liberté  répu- 
blicaine sera  de  nouveau  menacée  par  ini  soldat  d'aventure,  protégé 
des  ladicaux,  M.  Jules  Ferry  et  quelques  amis  fidèles  se  trouveront 
encore  au  premier  rang  pour  la  défendre  et  pour  la  sauver! 


APPENDICE 

Nous  crdvuiis  iiiti'rcssaul  do  r('i)r(Mluirt',  ;"i  la  liii  «Ir  (•<■  Vdluiin', 
(jiii  ('(iiitiont  k's  discours  de  M.  Jules  Ferry  sur  b's  (jucslioiis 
c'uluniales,lt's  trois  jjréfaoos  qu'il  a  ôcritos  au  sujrt  d^s  allairesde 
Tunisie  et  du  Tonkiu. 

La  première  a  éti!  mise  en  tète  de  la  réimpressiou  pu])liée 
chez  Hetzel,  eu  1882  (1  vol.  iu-12  de  212  p.),  des  deux  discours 
du  président  du  Cunseil  prononcés  à  la  Chambre  les  5  et 
9  novembre  1881.  Cette  réimpression  a  paru  sous  ce  titre  :  Les 
Affaires  de  Tunisie,  avec  une  prélace  et  o7  pages  de  documents, 
sous  la  sifiuature  de  M.  Alfred  Rambaud.  La  pré-face  est,  en 
réalité,  de  M.  Jules  Ferry*. 

La  seconde  préface,  concernant  les  affaires  tunisiennes,  est 
celle  que  .M.  Jules  Ferry  a  écrite,  sous  l'orme  de  lettre,  pour 
l'ouvrajre  consacré,  en  1893,  par  M.  Narcisse  Faucon,  kla  Tunisie, 
avant  el  depuis  Voecupation  française  [2  vol.  in-8",  Paris.  Au.tiustin 
Challamel,  1893). 

La  troisième  préface,  enliii,  sert  de  frontispice  au  recui-il  de 
documents  pul)lié,  en  1890,  par  .M.  Léon  Sentupéry,  sous  ce  litre  : 
Le  Tonlxin  el  la  mère-pairie  (1  vol.  in-12  de  406  p.  Paris,  Victor 
Havard,  1890  . 

Voici  ces  trois  documents,  dont  nous  nous  sommes,  d'ailleurs, 
fréquemment  inspiré,  au  cours  de  notre  travail  d'analyse  et 
d'exposition. 


Préface  des   ce  Affaires  de  Tunisie  ». 

Après  l'elfrondement  de  1870  et  pendant  l)ien  des  années,  la 
République  naissante  n'eut  pas  et  ne  pouvait  avoir,  à  vrai  dire, 
de  politique  extérieure.  On  vécut  uniquement  de  recueillement 
et  d'abstention.  Le  Congrès  de  Rerlin  a  fait  rentrer  la  France 
dans  le  concert  européen,  et  il  sulTit  aujourd'hui  d'ouvrir  les 
yeux  pour  se  convaincre  que   la  République  ne  serait   qu'un 

1.  V.  plus  haut,  p.  'i  à  97. 


522  DISCOLIiS   DE  JULES   FERRY. 

gouvernement  diminué,  si  elle  se  préoccupait  uniquement  de 
maintenir  Tordre  et  la  liberté  à  l'intérieur,  et  si  elle  ne  montrait 
également  son  aptitude  à  diriger  les  affaires  extérieures  de  la 
France.  Un  grand  pays  que  sa  position  géographique,  ses 
intérêts,  ses  espérances  mêlent  nécessairement  à  tout  le  mou- 
vement européen,  une  puissance  qui  n'est  pas  seulement  conti- 
nentale, mais  méditerranéenne,  ne  saurait  se  renfermer  dans  un 
isolement  périlleux,  dans  une  inaction  systématique.  On  lui  en 
donne  cependant  le  conseil,  des  deux  pôles  opposés  de  Fopinion. 
Chose  étrange,  et  que  les  derniers  événements  ont  fait  clairement 
apparaître,  ce  ne  sont  pas  seulement  les  partis  monarchiques 
qui  font  tout  ce  qu'ils  peuvent  pour  empêcher  la  France  répu- 
blicaine d'avoir  une  politique  étrangère.  De  la  part  des  anciens 
partis,  ce  souci  est  naturel  :  une  de  leurs  thèses  favorites,  c'est, 
en  effet,  de  soutenir  que  la  forme  même  du  gouvernement  démo- 
cratique, son  instabilité  nécessaire,  ses  habitudes  de  publicité 
illimitée,  le  rôle  prépondérant  de  l'opinion,  ce  maître  capricieux 
et  absolu,  ne  se  prêtent  en  aucune  façon  aux  conditions  essen- 
tielles d'une  action  diplomatique  sérieuse  et  suivie.  La  Monarchie, 
selon  eux,  est  seule  capable  de  fixité  dans  les  vues,  de  fermeté 
dans  les  desseins,  de  stabilité  dans  les  alliances.  Les  monar- 
chistes sont  dans  leur  rôle  quand  ils  proclament  l'impuissance 
républicaine.  Mais  les  républicains  soi-disant  avancés  y  feraient 
croire,  quand  ils  se  posent  en  apôtres  d'une  politique  d'abné- 
gation excessive  et  d'effacement  de  parti  pris.  On  se  souvient  de 
leur  attitude  dans  l'automne  de  1880,  à  l'occasion  de  la  démons- 
tration navale  devant  Dulcigno,  de  ces  protestations  violentes, 
de  ces  tentatives  de  manifestations  populaires,  de  cette  émotion 
démagogique  et  tapageuse  pour  des  périls  imaginaires;  on  n'a 
pas  oublié  non  plus  l'interpellation  soulevée  peu  après  par 
l'extrême-gauche,  au  sujet  des  fusils  vendus  à  destination  delà 
Grèce.  Ces  deux  incidents  ne  valaient  pas  certainement  le  bruit 
qui  s'est  fait  autour  d'eux;  mais  déjà  ils  mettaient  curieusement 
en  lumière  l'état  d'esprit  de  certaines  portions  de  la  démocratie, 
et  cette  humeur  furieusement  pacifique,  cette  politique  violente 
dans  la  forme,  timorée  dans  le  fond,  qui  devaient,  à  quelques 
mois  de  là,  s'attaquer,  non  sans  succès,  cette  fois,  ni  sans 
retentissement,  à  l'expédition  de  Tunisie. 

L'Empire  a  dégoûté  notre  pays  des  aventures.  Les  désastres 
d'une  guerre  insensée,  entreprise  sans  alliances  et  sans  prépa- 
ration, ont  développé  dans  les  masses  profondes  de  la  nation 
ce  culte  obstiné  de  la  paix  que  les  républicains  de  l'époque 
chevaleresque    reprochaient    si   amèrement   à    la    bourgeoisie 


I 


THUIS    l'IŒFACES.  523 

de  I8.'{0,  l-]ii  qu;ii;iiite  ans,  k'S  l'i-vulutidiiiiaircs  ont  l)ifii  cliaiig»'! 
Ils  représentaient  autrefois  la  témérit»'  nationale,  ils  avaient 
ridolùtrie  de  la  grandeur  franraise.  Ceux  d'aujourd'hui  exploitent 
sans  vergogne,  les  instincts  positifs  et  égoïstes  de  notre  époqui' 
industrielle.  C'est  ainsi  que  la  presse  radicale  a  pu  niunienta- 
nénient  pervertir  l'esprit  public  au  sujet  des  allaires  de  Tunisie. 
Ce  déchainenient  soudain  et  inouï  contre  une  entreprise  que 
tout  le  monde,  à  l'origine,  avait  jugée  nationale  et  nécessaire, 
cette  tempête  de  malveillance  et  de  mensonges,  de  fausses 
alarmes  et  de  fausses  nouvelles,  cet  atfolement  du  public,  en 
face  d'incidents  et  de  difficultés  médiocres,  en  somme,  qui 
demeuraient  même  au-dessous  de  la  moyenne  traditionnelle  des 
guerres  africaines,  1  émotion  qui  gagnait  la  place  publique,  les 
meetings  «  d'indignation  »,  le  parti  pris  universel  d'exagérer  les 
mécomptes  jusquà  l'absurde,  et  de  nier  ou  de  déprécier  les 
résultats,  tout,  jusqu'au  scandale  des  acquittements,  atteste  sans 
doute  la  violence  et  la  force  des  partis,  le  défaut  de  sang-froid, 
la  puissance  des  journaux  à  un  sou,  l'inexpérience  et  la  naïveté 
dos  foules  aux  mains  des  charlatans  qu'elles  acclament  et  qui 
les  trompent  ;  mais  il  y  a  autre  chose,  et  le  mal  est  plus  profond  : 
il  semble  que  certaines  cordes  ne  vibrent  plus  comme  il 
faudrait,  qu'un  certain  esprit,  qui  régnait  autrefois,  soit  atlaibli 
et,  en  quelque  sorte,  détrempé.  Ainsi,  au  temps  de  la  conquête 
africaine,  durant  ces  dix-huit  années  de  combats,  qui  furent 
aussi  des  années  de  discussions  constantes  et  d'ardentes  polé- 
miques, l'Algérie  avait  pour  elle  la  grande  popularité  nationale; 
contre  elle,  le  parti  des  sages  dans  le  Parlement;  c'est  en 
s'appuyant  sur  l'opinion  du  dehors,  sur  le  sentiment  national, 
que  tous  les  hommes  d'État  du  gouvernement  de  Juillet, 
M.  Guizot  aussi  bien  que  M.  Thiers,  M.  Mole  comme  le  duc  de 
Broglie,  ont  eu  raison,  année  par  année,  et,  en  quelque  sorte, 
étape  par  étape,  des  défaillances  et  des  hésitations  de  la  Chambre 
des  députés.  Aujourd'hui,  la  situation  est  renversée  :  l'Algérie  est 
faite,  mais  elle  n'est  plus  populaire;  il  ne  ferait  pas  bon  la  mettre 
aux  voix  à  l'Élysée-Montmartre.  L'abandon  de  la  Tunisie  serait 
le  minimum  des  exigences  chez  ces  doctrinaires  d'un  nouveau 
genre;  à  plus  forte  raison,  la  France  ne  devait-elle,  d'après  eux, 
se  soucier  ni  de  l'Egypte,  ni  des  Grecs,  ni  de  la  question  d'Orient, 
ni  de  la  Méditerranée  ;  elle  n'avait  que  faire  au  Congrès  de  Berlin  ! 
L'idéal,  c'est  le  renoncement  diplomatique  et  la  suppression  de 
la  diplomatie,  faisant  pendant  à  la  suppression  des  armées 
permanentes,  un  des  articles  les  plus  osés  du  programme  de 
l'intransigeance  ;  dans  cet  ordre  d'idées,  il  n'y  a  que  le  premier 


r)24  DISCOURS   DE  JULES   FEHUY. 

pas  qui  coûte,  et  rmi  ne  voit  pas  bien,  en  somme,  à  quoi  il  sert 
(l'être  si  fort,  si  Ton  est  bien  résolu  à  tout  laisser  faire  et  à 
toujours  rester  chez  soi. 

Heureusement,  contre  l'assaut  des  idées  faussas  et  des  senti- 
ments médiocres  le  bon  sens  français  tient  ferme  et  la  fierté 
nationale  n'a  pas  abdiqué.  La  France  ne  se  résignerait  pas  de 
gaieté  de  cœur  à  jouer  dans  le  monde  le  rôle  d'une  grande 
Belgique.  ïNe  se  mêler  de  rien  est  pour  elle  aussi  mauvais  que  se 
mêler  de  tout.  L'étranger  ne  prendra  jamais  le  recueillement  de 
la  France  pour  de  l'inditlërence,  et  la  solitude  orgueilleuse  ou 
timide  qu'elle  s'imposerait  au  milieu  de  l'Europe,  la  rendrait 
aisément  suspecte  à  ses  voisins.  C'est  qu'en  réalité,  rien  de  ce 
qui  se  passe  en  Europe  ne  saurait  la  laisser  froide.  Est-ce  au 
règlement  de  la  question  d'Orient,  aux  conséquences  territo- 
riales, aux  contre-coups  politiques  et  moraux  des  démembre- 
ments successifs  de  l'empire  ottoman,  que  la  France  pourrait 
demeurer  sérieusement  indifférente,  elle  qui  tient  sous  son 
pouvoir  une  partie  si  importante  et  si  remuante  du  monde 
musulman?  Maîtresse  de  plus  de  cinq  cents  lieues  de  côtes  dans 
le  bassin  de  la  Méditerranée,  est-ce  qu'il  ne  lui  importe  pas  de 
savoir  en  quelles  mains  peuvent  tomber  quelque  jour  Conslan- 
tinople  et  les  détroits?  Lui  est-il  égal  que  l'Egypte,  où  tant 
d'intérêts  français  sont  engagés,  demeure  sous  le  protectorat 
économique  et  l'action  civilisatrice  de  la  France  et  de  l'Angle- 
terre cordialement  unies,  ou  qu'elle  redevienne  un  foyer 
d'anarchie  barbare  et  de  fanatisme  religieux?  Tout  cela  était 
naguère  l'ABC  de  la  politique  française. 

La  politique  républicaine  n'y  peut  rien  changer  :  ce  ne  sont 
point  là  des  intérêts  dynastiques  et  passagers,  des  préoccupa- 
tions rétrogrades,  le  rôle  d'une  nation  agitée  ou  belliqueuse; 
c'est  la  gestion  même  et  la  défense  du  patrimoine  national,  tel 
que  l'ont  fait  la  nature  et  l'histoire. 

Les  colonies  sont  la  partie  la  plus  chèrement  acquise,  et  non 
la  moins  importante,  de  cet  héritage.  Si  la  République  ne  peut  se 
passer  d'avoir  une  politique  européenne,  orientale,  méditer- 
ranéenne, il  lui  faut,  pour  des  raisons  analogues,  une  politique 
coloniale  :  ce  qui  veut  dire  qu'on  ne  doit  être,  de  ce  côté,  ni 
ou])lieux,  ni  inattentif,  par  dédain  ou  par  lassitude;  mais  vigilant, 
actif,  résolu  à  faire  tous  les  sacrifices  que  la  nécessité  commande 
pour  la  conservation  des  établissements  anciens  ou  récents,  qui 
concourent,  à  des  degrés  divers  et  sous  les  latitudes  les  plus 
ditlérentes,  à  fexpansion  du  nom  français  à  travers  le  monde. 
Ces  sacrifices  n'ont  pas  toujours  l'heur  de  plaire  aux  générations 


TItOIS    l'IiKI  ACKS.  -.-2,-) 

pri'sc'nlt's  :  r;iveiiir  eu  (wii  luicu.v  voir  l'à-propos  d  I.-  hii'iif.iii. 
Une  puliti(iue  coloniale  est  essentiellement  une  .  iKiIilifiiu'  à 
longue  portée.  Telle  possession, d'acijuisitioii  réctMite  cl  curitcnse, 
telle  épave  lointaine  de  cet  empire  ildutre-mer,  perdu  i)ar 
Louis  XV',  dé(lai;:iié  par  Napoléon,  peuvent  sembler  aux  calcu- 
lateurs impatients  des  objets  de  luxe,  inutiles  à  conserver.  .Mais 
ce  sont  là  de  petits  calculs  et  de  la  politique  à  courte  vue.  Nous 
ne  voyons  personne  s'y  adonner  autour  de  nous.  Que  le  drapeau 
français,  par  exemple,  se  retire  du  Tonkin,  comme  plusienrs 
le  conseillent,  et  l'Allemagrne  ou  TEspajine  nous  y  rempla- 
ceront sur  riieure.  La  concurrence  est  de  plus  en  plus  ardente 
entre  nations  européennes,  pour  se  disputer  ces  débouchés 
lointains,  ces  stations  aux  portes  de  la  barbarie,  qu'un  instinct 
sûr  indique  à  la  vieille  Europe  comme  les  tètes  de  pont 
de  la  civilisation  et  les  voies  de  l'avenir.  Les  nécessités  d'une 
production  industrielle,  incessamment  croissante,  et  tenue 
de  s'accroître,  sous  peine  de  mort;  la  recherche  des  marchés 
inexplorés;  l'avantage  (si  bien  défini  par  Stuart-.Mill)  qu'il 
y  a  "  pour  les  vieux  et  riches  pays  de  porter  dans  les  pays 
neufs  des  travailleurs  ou  des  capitaux»;  les  tendances,  si 
rapidement  développées  par  la  vie  moderne,  qui  emportent  les 
individus  et  les  peuples  hors  de  chez  eux  ;  la  science  qui  met  à 
quelques  heures  de  Londres,  de  Berlin  ou  de  Paris  les  extrémités 
du  monde;  les  progrès  manifestes  de  la  sociabilité  européenne 
et  des  idées  pacitiques,  tout  pousse  les  nations  civilisées  à  trans- 
porter sur  le  terrain  plus  large  et  plus  fécond  des  entreprises 
lointaines  leurs  anciennes  rivalités.  Est-ce  le  moment  pour  la 
France  de  rentrer  chez  elle,  de  se  replier  sur  elle-même,  de  s(; 
confiner  dans  la  politique  sédentaire,  la  politique  de  coin  du 
feu,  qui  marquera  dans  le  siècle  prochain  les  peuples  frappés 
d'infériorité  ou  menacés  de  décadence?  Nous  rêvons  pour  elle 
d'autres  destinées.  11  n'y  a  rien  à  retrancher,  rien  à  dédaigner, 
rien  à  laisser  en  friche  dans  notre  domaine  colonial.  Il  faut  le 
conserver  et  le  féconder,  il  faut  l'étendre  partout  où  il  est 
manifeste  qu'étendre  est  le  seul  moyen  de  conserver. 

Le  cabinet  qui  a  dirigé  les  atfaires  de  la  République  du  mois 
de  septembre  1880  au  mois  de  novembre  1881,  s'est  attaché  à 
conformer  sa  conduite  à  ces  vues  générales.  11  a  eu  à  prendre 
parti  dans  deux  questions  vitales  pour  l'avenir  colonial  de  la 
France  :  la  question  tunisienne,  assurément  la  plus  grosse,  la  plus 
difficile,  et  la  question  du  Tonkin,  qui,  pour  être  heureusement 
moins  dramatique,  n'en  est  pas  moins  de  la  plus  haute  impor- 
tance. Le  protectorat  français  au  Tonkin,  c'est  la  sécurité  de  la 


526  DISCOURS  DE  JULES  FEIIRY. 

Cochincllino,  comme  Tunis  est  la  garde  avancée  de  rAlgérie. 
C'est  à  peu.  de  frais  qu'a  pu  être  renforcé  le  protectorat  des 
bouches  du  Song-Koï;  ce  qui  importait  là,  et  ce  qui  suffira 
vraisemblablement,  c'est  d'affirmer,  par  une  action  répressive 
plus  énergique,  notre  volonté  de  ne  laisser  à  personne  la  police 
de  ces  parages  :  il  fallait  couper  court,  là  comme  ailleurs,  à  la 
légende  qui  s'accréditait  de  par  le  monde  d'une  France  résignée 
et  démissionnaire,  vouée,  depuis  ses  désastres,  à  une  retraite 
contemplative  et  impuissante.  La  tâche  a  été  plus  rude  en  Tunisie  : 
le  péril  était  beaucoup  plus  grand  et  l'action  plus  nécessaire.  Là 
aussi,  une  longanimité  excessive  et  l'abus  des  démonstrations 
pacifiques  avaient  porté  leurs  fruits  naturels,  et  notre  prestige 
en  avait  étrangement  souffert.  Les  événements  et  incidents  de 
tout  ordre  qui  se  sont  passés  dans  la  Régence  de  1880  à  81  (etdout 
ce  volume  peut  fixer  le  souvenir)  renferment  une  grande  leçon 
de  politique  pratique.  Il  nous  ont  fait  voir  que,  pour  retenir  les 
gouvernements  orientaux  dans  une  dépendance  nécessaire,  les 
bons  procédés,  les  liens  de  l'habitude,  la  bienveillance  ne  suffi- 
sent pas;  la  tolérance  peut  être  un  danger.  Un  protectorat 
purement  moral  est  la  plus  fragile  des  barrières,  la  moins  sûre 
des  garanties.  Parmi  les  détracteurs  les  plus  ardents  de  l'expé- 
dition tunisienne,  combien  supporteraient  l'idée  d'y  voir  un 
voisin  à  notre  place?  Aujourd'hui,  le  protectorat  formel  est 
constitué  par  le  traité  du  Bardo  ;  la  porte  est  fermée  aux  fantaisies 
d'insoumission  comme  aux  intrigues  du  dehors.  Dans  une 
campagne  de  deux  mois,  que  l'impatience  publique  a  trouvée 
tardive,  mais  qui  s'est  accomphe  à  l'heure  dite,  sans  à-coup,  sans 
revers,  avec  une  sûreté  d'exécution  et  une  ampleur  de  moyens 
qui  ont  souvent  fait  défaut  aux  guerres  d'.\frique,  la  pacification 
a  été  assurée  et  le  prestige  des  armes  françaises  glorieusement 
rétabli  jusqu'aux  confins  de  la  Tripolitaine.  Ce  double  résultat, 
si  important  pour  l'avenir  colonial  de  la  France,  sera  l'honneur 
du  cabinet  du  23  septembre  1880. 

Janvier  1882. 


THOIS    l'ItKI  ACKS.  521 


n 

Préface  de  h  La  Tunisie  »  par  Narcisse  Faucon. 

.lo  viens  do  lire,  monsieur,  les  deux  volumes  ([ue  vous  avez 
consacrés  à  l'œuvre  de  la  France  en  Tunisie.  Vous  désirez  les 
présenter  au  public  en  ma  compagnie.  Je  le  veux  bien.  NOus 
avez  fait  un  livre  utile.  Quoique  la  Tunisie  soit,  à  cette  bcure,  la 
moins  ij^norée  de  nos  colonies,  il  y  a  grand  intérêt  à  la  l'aire 
ciinnaitre  de  plus  près  encore,  à  fortilier  par  des  notions  exactes 
la  bienveillance  générale  et  un  peu  superficielle  qu'on  lui 
accorde.  La  Tunisie  est  à  la  mode  :  elle  fait  l'enchantement  des 
touristes  et  l'envie  de  nos  voisins.  C'est  beaucoup  assurément. 
Mais  la  Tunisie  a  autre  chose  à  nous  apprendre  La  France 
y  a  accompli,  depuis  dix  ans,  une  (euvrc  politique,  claire- 
ment conçue,  patiemment  exécutée  et,  dans  l'histoire  colo- 
niale de  notre  race,  absolument  originale.  Avant  vous,  un  des 
meilleurs  ouvriers  de  cette  noble  entreprise,  M.  P.  d'Estournrlles 
(P.  H.  X.),  dont  l'Académie  a  couronné  le  livre  et  dévoilé  l'ancj- 
nyme,  avait  écrit  l'bistoire  du  Protectorat.  Vous  inspirant  de  ce 
guide  spirituel  et  sûr,  vous  l'avez  reprise,  et,  à  l'aide  de  docu- 
ments abondants,  puisés  aux  meilleures  sources,  vous  l'avez 
développée,  continuée.  On  n'en  peut  plus  douter  désormais  : 
c'est  bien  un  système  nouveau  d'administration  et  de  gouver- 
nement qui  a  été  fondé,  puisqu'il  survit  à  l'homme  si  jtarticu- 
lièrement  doué  pour  le  pouvoir  et  pour  l'action  qui  l'avait,  le 
premier,  mis  à  l'essai,  puisque  .M.  Cambon  a  trouvé  unsuccesseur, 
et  que,  depuis  six  années,  le  Protectorat,  tel  qu'il  l'avait  compris 
et  organisé,  poursuit  sans  bruit,  mais  avec  constance  et  avec 
succès,  sa  marche  rationnelle  et  bienfaisante. 

L'expérience  de  ces  dernières  années  est  particulièrement 
décisive;  elle  tranche  définitivement  toutes  les  polémiques. 
Quand  je  visitai  Tunis,  en  1887,  le  débat  était  toujours  ouvert  et 
vivement  mené.  Pour  les  uns  ,  le  Protectorat  n'était  qu'un 
expédient  diplomatique;  pour  les  autres,  un  trône  élevé  à  l'esprit 
de  routine,  un  prétexte  à  l'ajournement  des  réformes  nécessaires, 
un  aveu  humiliant  d'impuissance.  Dans  un  discours  dont  vous 
avez  bien  voulu  rappeler  les   conclusions,  je  préconisai  «  le 


5->8  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

Protectorat  réformateur  ».  La  formule  sembla  paradoxale  à  plu- 
sieurs. Elle  est  devenue  la  devise  de  l'habile  administration  de 
.M.  Massicault,  et  c'est  au  milieu  d'épreuves  de  toute  sorte  que 
le  Protectorat  a  donné  toute  sa  mesure. 

Il  a  eu  à  compter,  non  seulement  avec  l'opposition  criarde, 
dont  il  faut  savoir  prendre  son  parti,  en  tout  pays  de  coloni- 
sation française,  mais,  ce  qui  est  plus  grave,  avec  les  mauvaises 
années,  l'inconstance  du  climat,  les  récoltes  détruites  par  la 
sécheresse  ou  noyées  par  des  pluies  tardives,  et  surtout  avec  les 
hésitations,  les  incertitudes,  le  mauvais  vouloir  de  la  mère-patrie, 
qui  a  mis  tant  d'années  à  comprendre  que  la  réforme  du  régime 
douanier  infligé  à  la  Tunisie  était  pour  la  colonie  nouvelle  une 
question  de  vie  ou  de  mort.  Cependant,  en  dépit  des  obstacles  et 
des  temps  d'arrêt,  le  commerce  général  n'a  pas  cessé  de  grandir, 
le  crédit  public  de  s'aflermir,  le  régime  des  impôts  de  se  perfec- 
tionner et  de  s'assainir,  par  la  suppression  des  monopoles  et  des 
fermages,  par  l'extinction  graduelle  des  droits  d'exportation;  les 
travaux  publics,  l'enseignement  ont  vu  leurs  dotations  inces- 
samment accrues,  sans  que  l'équilibre  financier,  si  soigneusement 
établi  par  M.  Cambon  et  ses  premiers  collaborateurs,  ait  été  un 
instant  menacé  ou  compromis,  et  tandis  que  le  fonds  de  réserve 
créé  par  sa  haute  sagesse  continuait  de  fonctionner  et  de 
s'accroître,  sous  la  main  vigilante  de  son  successeur.  Le  système 
a  fait  ainsi  ses  preuves  d'élasticité,  en  même  temps  qu'il  faisait 
apparaître,  dans  notre  politique  coloniale,  un  esprit  de  suite, 
une  persévérance,  une  ténacité  qui  n'y  sont  point  des  vertus 
communes. 

Ces  résultats,  que  personne  ne  conteste  plus,  sont  dus  sans 
doute  à  l'habileté  des  hommes,  mais  aussi,  ù  mon  sens,  à  la 
forme  même  du  Protectorat.  C'est  ce  que  nos  adversaires  d'il  y 
a  dix  ans  se  refusaient  obstinément  à  comprendre.  J'entends 
encore  M.  le  duc  de  Broglie  répondre  à  Gambetta  «  que  le 
Protectorat  n'échappe  à  aucune  des  diflicultés  de  l'annexion  »  ; 
et  M.  Camille  Pelletan,  avec  cette  divination  merveilleuse  et 
tranchante  qui  est  un  des  traits  de  sa  physionomie  politique, 
déclarer  le  traité  du  Bardo  radicalement  inexécutable.  Cette 
cécité,  naturelle  aux  intransigeants  de  l'extrême-gauche,  étonne 
davantage  chez  un  diplomate  et  un  historien.  L'histoire  des  dix 
dernières  années  démontre,  au  contraire,  que  le  Protectorat 
échappe,  par  sa  nature  même,  aux  principales  difticultés  d'une 
annexion.  Quant  aux  difficultés  militaires,  la  chose  est  claire,  et 
le  cardinal  Lavigerie  l'a  dit,  dès  l'origine,  avec  sa  vue  profonde 
des  choses  africaines  :  «  Le  Protectorat  tunisien  nous  fait  l'éco- 


TKOIS   PKKIACES.  529 

iiuluie  dune  guerre  du  rfligiou.  »  11  nous  t'cunoiniso  l)i('ii  iuitre 
chose  encore.  Il  y  a,  dans  la  fondation  des  colonies,  des  diriicullés 
plus  redoutables  que  les  dillicultés  guerrières,  un  eniienii  qui 
nous  lait  plus  de  mal  (|ne  l;i  haine  des  races  conquises  :  c'est 
l'esprit  de  système  chez  h»  conquérant,  le  guùt  des  réformes 
hâtives,  des  solutions  improvisées,  la  manie  assimilatrice  et 
révolutionnaire.  C'est  pour  n'avoir  su  ti-nir  compte  ni  de  la 
force  du  passé  ni  de  la  résistance  des  milieux  sociaux;  c'est 
pour  avoir  cru  à  la  vertu  universelle  et  quasi  magique  de  nos 
lois,  de  nos  institutions,  de  nos  procédés  administratifs  que 
jious  avons  pris, tant  de  fausses  mesures  en  Algérie,  et  que  nous 
n'y  sommes  pas  encore  arrivés,  je  le  crains,  au  bout  de  nos 
déceptions. 

Le  Protectorat  est  plus  modeste  :  il  néditie  pas  sur  mie  table 
rase.  La  métropole  déchargée,  grâce  à  lui,  des  responsabilités 
du  gouvernement  direct,  le  laisse  agir,  reprendre  son  temi)s. 
Comme  on  ne  lui  demande  pas  de  révolution,  il  n'a  pas  la  tenta- 
tion d'eu  faire.  C'est  dans  le  milieu  même,  hostile  ou  réfractaire, 
dont  la  tutelle  lui  est  confiée,  qu'il  est  obligé  de  trouver  ses 
moyens  de  gouvernement.  Les  gouvernements  orientaux  ont  de 
grands  vices,  mais,  par  leurs  ressorts  intimes,  par  leurs  racines 
profondes,  ils  tiennent  au  tempérament  traditionnel,  à  la  consti- 
tution sociale,  intellectuelle  et  morale  des  peuples  qui  les  subis- 
sent. Se  flatter  qu'on  les  transformera  d'un  coup  de  baguette  en 
gouvernements  à  la  mode  d'Occident,  c'est  une  folle  chimère  ;  y 
viser  même  comme  à  un  but  lointain,  c'est  une  conception 
fausse  et  dangereuse.  >"otre  devoir  est  d'introduire  dans  le 
monde  oriental  ce  qui  manque  le  plus  à  la  barbarie  corrompue  : 
la  justice  et  le  contrôle.  .Mais  ce  contrôle  ne  peut  procéder  de  la 
nation  elle-même,  organisée,  comme  en  Europe,  en  assemblées 
dont  la  compétence  varie,  mais  qui  sont  partout  un  sérieux 
contrepoids  pour  le  pouvoir. 

Le  régime  représentatif,  la  séparation  des  pouvoirs,  la  Décla- 
ration des  droits  de  l'homme  et  les  constitutions  sont  là-bas  des 
formules  vides  de  sens.  On  y  méprise  le  maître  qui  se  laisse 
discuter.  Vous  n'avez  pas  oublié  ce  curieux  essai  de  Parlement 
ottoman,  où  personne  ne  voulut  s'asseoir  sur  les  bancs  du  côté 
gauche,  ni  donner,  même  à  titre  de  comparse,  la  réplique  au 
-  gouvernement.  Même  pour  les  objets  placés  le  plus  près  d'eux, 
comme  l'assiette  et  la  répartition  des  impôts,  ils  sont  peu 
friands  de  scl-governmenl  :  si  vous  proposez  aux  Arabes,  même 
aux  Ivabyles,  de  procéder  eu.x-niêmes  à  la  répartition,  ils  y 
mettront  toujours  pour  condition  première  que  l'administrateur 

J.  Fkrry,  Discours,  V.  •3-t 


530  DISCOURS   DE  JULES  FÈHHY. 

français  sera  là,  présidant  et  contrôlant  tout  le  monde.  S'ils 
étaient  latinistes,  ils  vous  diraient  :  Quis  custodet  custodes  ipsos? 
Les  musulmans  n'ont  pas  la  notion  du  mandat  politique,  de 
l'autorité  contractuelle,  du  pouvoir  limité,  mais  ils  ont,  au  plus 
haut  deg-ré,  l'instinct,  le  Ijesoin,  Tidéal  du  pouvoir  fort  et  du 
pouvoir  juste.  C'est  ici  précisément  qu'apparaît  le  trait  caracté- 
ristique et  l'ingéniosité  du  Protectorat.  Les  réformes  s'y  font  par 
en  haut,  par  la  grâce  du  maître  obéi,  du  pouvoir  national  et  tra- 
ditionnel, et  ce  qui  descend  de  ces  hauteurs  ne  se  discute  pas.  Il 
y  a  là  une  réalisation  pratique  et  positive  de  ce  rêve  du  bon 
despote,  qui  hante  l'esprit  aimable  de  M.  Renan. 

Il  devient  impossible,  sous  ce  sceau  respecté,  de  toucher  aux 
choses  fondamentales,  presque  sacrées,  du  monde  arabe  :  à  la 
famille,  à  la  terre,  à  l'enseignement.  Encore  y  faut-il  mettre  une 
prudence  infinie,  et  se  garder  de  compromettre  dans  d'impru- 
dentes aventures  le  prestige  du  souverain  nominal.  Le  secret, 
c'est  de  procéder  par  étapes,  par  adaptations  successives, 
d'éviter  les  à-coups  et  les  coups  de  théâtre,  et  de  savoir  sauver 
les  apparences.  C'est  ce  qu'on  a  toujours  fait  en  Tunisie,  depuis 
dix  ans,  et  la  civilisation,  la  renommée  de  la  France,  la  pros- 
périté de  la  Régence  s'en  sont  bien  trouvées.  Votre  livre, 
monsieur,  en  donne  maint  exemple.  Vous  vantez  avec  raison  la 
réforme  des  biens  habbous. 

M.  Cambon  n'a  eu  garde  de  confisquer  les  biens  habbous  de 
Tunisie,  comme  nous  l'avons  fait  il  y  a  quarante-cinq  ans  en 
Algérie,  au  grand  dommage  de  notre  autorité  morale,  et  sans 
profit  durable  pour  qui  ce  soit.  Il  les  a  conservés,  réformés,  mis 
à  l'abri  des  fraudes,  dans  le  double  intérêt  des  services  publics 
et  de  la  colonisation  bien  entendue.  Et  dans  cette  loi  de  1885  sur 
la  propriété  foncière,  qui,  bien  que  faite  sans  le  concours 
d'aucun  Parlement,  grand  ni  petit,  n'en  demeure  pas  moins  un 
des  monmnents  législatifs  les  mieux  ordonnés  de  ce  temps-ci,  à 
côté  de  quantités  de  hardiesses  qui  font,  à  cette  heure  encore, 
reculer  nos  légistes  continentaux,  que  de  ménagements  habiles 
pour  les  traditions,  souvent  capricieuses,  du  droit  mulsuman, 
quel  souci  de  les  régler,  de  les  amender,  au  lieu  de  les  abolir! 
En  vérité,  la  méthode  est  bonne,  la  voie  est  bien  tracée,  et,  pour 
un  long  temps,  nous  n'avons  rien  de  mieux  à  faire  que  d'y 
persévérer. 

Je  suis,  du  reste,  sans  inquiétude.  Ces  idées  si  nouvelles,  si 
contraires,  à  ce  qu'il  semblait,  aux  habitudes  primesaiitiéres  et 
impatientes  du  génie  français,  ont  pris  fortement  possession  de 
l'esprit  public,  et  l'on  ne  trouverait  pas,  à  cette  heure,  dix  voix 


TUOIS   PIŒFACKS.  531 

dans  les  deux  Chambres  pour  décréter  ruiinexiou  de  la  Tunisie 
à  lAlgérie.  Il  est  manifeste  que  nos  conceptions  et  nos  méthodes 
politiques  sont  en  voie   de  modilication  sérieuses  et  profonde. 
Nous  avons  mesuré  le  vide  des  solutions  absolues  ;  nous  avons 
appris  à  faire  de  bonne  politique  avec  des  Constitutions  impar- 
faites; nous  savons  qu'aucune    société,  barbare  ou    civilisée, 
n'offre  aux  expériences  des  hommes  d'Etat  une  matière  ind(''li- 
niment  compressible.  C'est  ainsi  que  le  i'rotectorat  est  devenu  le 
type  préféré  de  nos  acquisitions  coloniales,  i-'ormule  variable, 
sans  doute,  qui,  elle  aussi,  a  sa  part  de  relativité,  et  qui  implique, 
d'ailleurs,  un  certain  nombre  de  conditions  fondamentales,  que 
tous  nos  protectorats  ne  réalisent  pas.  La  première,  c'est  que  le 
protégé  accepte  la  protection  :  ce  qui  n'est  malheureusement 
pas  le  cas  à  .Madagascar...  La  seconde  condition,  c'est  que  le 
protecteur  ait  des  vues  arrêtées  et  suivies,  et  que  le  système  ne 
change  pas  aussi  souvent  que  ceux  qui  ont  charge  de  l'appliquer, 
comme  il  arrive  depuis  sept  ans  en  Indo-Chine.  Précisément,  le 
régime  appli(pié  à  Tunis  réalise  ces  conditions  et  d'autres  encore. 
Pourquoi  en  moditierait-on  le  caractère?  Quels  avantages  pour- 
rait-on attendre  du  gouvernement  direct,  que  le  Protectorat  ne 
nous  ait  pas  garantis?  Une  plus  grande  sécurité?  Qui  oserait  le 
soutenir?  Une  réduction  des  charges  de  la  métropole?  Elles  sont 
réduites  au  minimum,  à  la  garde  du  territoire  et  aux  frais  de  la 
résidence   générale;  pour  tout  le    reste,  la   métropole    dit   au 
Protectorat  :  Débrouillez-vous  ! 

Le  régime  économique?  C'était,  en  etîet,  avant  la  loi  libératrice 
du  19  juillet  1890,  le  côté  faible  du  système.  Puisque  la  métropole 
persistait  à  soumettre  ses  rapports  d'échange  avec  laRégence  au 
principe  rigoureux  de  la  réciprocité,  il  ne  restait  plus,  disait-on, 
qu'à  annexer,  pour  se  rendre  les  mains  libres.  La  chose  eût  été 
peut-être  moins  simple  qu'elle  n'en  avait  l'air.  On  aurait  eu  pour 
soi  la  bonne  doctrine,  le  droit  international,  qui  considère  que  la 
conquête  rompt  tous  les  traités.  Mais  il  n'est  pas  démontré  qu'une 
rupture  brutale,  après  coup,  avec  des  puissances  nanties  de 
traités  de  commerce  anciens  et  réguliers,  eût  été  sans  susciter 
les  plus  graves  embarras.  Cet  article  4  du  traité  de  Kasr-Sa'ïd, 
qui  a  rendu  la  France  garante  des  engagements  souscrits  par  le 
bey,  nous  a  été  vivement  reproché  dans  ces  derniers  temps. 
Je  suis  convaincu  que  cette  clause  était  nécessaire,  qu'elle  a 
singulièrement  facilité  notre  tâche,  notamment  vis-à-vis  de 
l'Angleterre,  dont  le  concours  moral,  si  habilement  négocié  par 
M.  Waddington,  fut  le  pivot  diplomatique  de  toute  cette  affaire. 
Aussi  la  clause  figurait-elle,  de  tout  temps,  dans  les  projets  de 


532  DISCOURS   DE  JULES   FERRY. 

Protectorat  qu'on  avait  ébauchés  dans  les  bureaux  des  affaires 
étrangères,  et  qui  servirent  de  thème  au  traité  du  Bardo.  Aucun 
diplomate,  aucun  directeur  politique,  les  ministres  du  maréchal 
de  .Mac-Mahon  pas  plus  que  ceux  de  y\.  Grévy,  M.  de  Freycinet 
pas  plus  que  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  et  M.  de  Courcel,  avec 
qui  j'élaborai  les  instructions  du  général  Bréart,  n'admettaient 
qu'un  acte  de  protectorat  pût  aller  sans  cet  article  4.  ÎNi  sur  ce 
l)oint  spécial,  ni  sur  le  fond  même  de  l'entreprise,  nous  n'avons 
été  des  inventeurs.  ^Jous  avons  suivi  une  tradition.  Nous  repre- 
nions des  projets  étudiés,  approfondis  par  nos  prédécesseurs. 
Notre  seul  mérite  fut  d'oser,  et  d'agir  à  l'heure  opportune. 

Cette  heure  fut  hâtée  par  les  imprudences  et  les  provocations 
de  la  politique  italienne.  Vous  en  avez  donné  dans  votre  livre 
une  abondante  et  vigoureuse  démonstration.  Cela  vous  vaudra 
sans  aucun  doute,  de  la  part  des  journaux  de  Naples  et  autres 
lieux,  qui  vivent  de  gallophobie,  des  attaques  et  des  injures.  On 
vous  outragera,  mais  on  ne  vous  réfutera  pas.  Il  serait  puéril 
d'attendre  quelque  justice,  quelque  impartialité  du  parti  qui  est 
présentement,  en  Italie,  le  maître,  au  moins  apparent,  de  l'opinion. 
Peut-être  s'élabore-t-il,  dans  laprofondeur  des  masses  silencieuses; 
qui  payent  et  qui  peinent,  mais  ne  votent  ni  ne  lisent,  une  autre 
politique,  d'autres  sentiments.  11  faut  en  conserver  l'espérance. 
-Mais,  à  part  quelques  exceptions  généreuses,  pour  lesquelles 
nous  ne  saurions  avoir  assez  de  gratitude,  la  gallophobie  domine 
dans  les  classes  dirigeantes,  agissantes  et  politiquantes.  Elle  s'y 
développe  en  un  milieu  singulièrement  bien  préparé,  et  d'une 
crédulité  prodigieuse.  Vous  n'ôterez  pas  de  la  cervelle  de  beaucoup 
d'Italiens,  qui  ne  sont  point  des  sots,  qu'à  une  certaine  heure,  le 
gouvernement  de  la  République  avait  tout  préparé  pour  tenter 
un  coup  de  main  sur  la  Spezzia...  ou  que  la  France  républicaine 
et  anticléricale,  la  France  des  lois  scolaires  et  des  décrets,  nourrit 
le  secret  dessein  de  rétablir  le  pouvoir  temporel  du  pape!  Auprès 
de  pareils  tours  de  force,  la  construction  de  la  légende  tunisienne 
n'était  qu'un  jeu  d'enfants. 

On  l'a  rééditée,  depuis  un  certain  temps,  amplifiée,  grossie  et 
colorée  dans  la  manière  noire.  La  politique  française  de  1881 
n'aurait  pas  seulement  été,  comme  on  le  disait  jusqu'alors, 
blessante  pour  l'Italie;  un  a  découvert  qu'elle  fut  machiavélique, 
déloyale  et  frauduleuse.  Des  promesses  directes  avaient  été  faites, 
des  engagements  personnels  avaient  été  pris  :  «  Jamais  la  Répu- 
blique française  ne  s'établirait  en  Tunisie;  M.  Ferry  en  avait 
donné  sa  parole  d'honneur  à  M.  Cairoli.  »  Ainsi  s'expliquaient, 
ajoutait-on,   par  la    duperie   d'une    àme   trop    chevaleresque, 


TholS   PREFACES.  r>33 

riuei'lie  du  pri'inier  iiiiuislrr  d'Hiilic  pcinlaut  l;i  orisi»  tiiiiisii'iiiu', 
sa  démission  résignée  et  silencieuse,  et  celte  secrète  niélanculie 
qui  le  suivit  jusqu'à  son  dernier  jour...  Si  l)lasé  que  je  sois  sur 
toutes  les  calomnies,  celle-ci,  je  l'avoue,  me  fit  bondir  ;  je  prolestai 
avec  énergie.  La  fable  était  lirossière  :  on  avait  eu  soin  d'allendre, 
pour  la  jeter  en  pâture  aux  rancunes  qui  tendaient  à  s'assoupir, 
la  mort  du  célèbre  patriote.  Vivant,  il  eût  certainement  trouvé 
peu  de  son  goût  ce  rôle  de  niais  et  de  martyr.  Ce  n'est  pas  l'aire 
injure  à  sa  mémoire  que  d'affirmer,  pièces  en  mains  d'ailleurs, 
qu'il  était  plus  Italien  que  cela. 

Au  mois  de  mai  1881,  M.  Cairoli  fut  déçu,  surpris;  il  ne  f»il 
pas  trompé.  Déçu  sans  doute  dans  les  espérances  qu'il  avait  pu 
fonder  sur  l'habileté  de  ses  agents,  sur  la  vénalité  des  conseil- 
lers du  bey,  sur  nos  hésitations  et  sur  notre  faiblesse  ;  surpris 
par  le  réveil  subit  de  notre  politique  et  la  rapidité  de  nos  réso- 
lutions, mais  averti,  de  longue  date  et  bien  avant  notre  entrée 
aux  afîaires,  par  le  marquis  de  Noailles,  à  Rome,  et  par  .M.  de 
l'reycinet,  à  Paris,  des  limites  que  la  République  française  fixait 
elle-même  à  sa  patience.  De  1878  à  1881,  notre  diplomatie  n'a  pas 
cessé  de  tenir  aux  ministres  italiens  le  langage  le  plus  clair  : 

«  La  France  n'entend  partager  avec  qui  que  ce  soit  la  situation 
prépondérante  que  le  voisinage  de  l'Algérie  et  les  concessions 
antérieures  du  bey  lui  assurent  dans  la  Régence.  Dans  l'ordre 
industriel  et  commercial,  nous  ne  réclamons  pour  nos  nationaux 
ni  privilège  ni  supériorité  d'aucun  genre.  Mais,  dans  la  sphère 
des  services  publics,  nous  n'admettrons  jamais  que  les  chemins 
de  fer,  les  télégraphes,  les  institutions  de  crédit,  tous  ces  grands 
monopoles  qui  sont,  en  tous  pays,  traités  comme  choses  d'État, 
relèvent,  en  Tunisie,  d'un  contrôle  étranger.  »  A  ces  notifica- 
tions si  précises  et  maintes  fois  répétées,  M.  Cairoli  n'objectait 
rien,  mais  M.  Maccio  agissait  toujours.  Un  jour,  par  exemple,  — 
vous  le  rappelez  fort  à  propos,  —  les  deux  gouvernements 
étaient  convenus  de  laisser  leurs  nationaux  se  disputer  libre- 
ment l'adjudication  du  chemin  de  fer  de  Tunis  à  la  Goulette, 
sans  y  intervenir  en  aucune  façon  :  et,  l'adjudication  faite,  on 
apprenait  que  Rubattino  n'avait  été  que  le  prète-nom  du  gou- 
vernement italien.  Peut-être,  dans  l'état  de  l'opinion  italienne, 
Maccio  était-il  plus  fort  que  Cairoli.  Peut-être,  y  avait-il  au  fond 
de  cette  politique,  plus  compliquée  que  chevaleresque,  plus  de 
faiblesse  que  de  parti  pris...  Mais  on  n'est  ni  un  héros  ni  une 
victime  pour  l'avoir  pratiquée  ou  laissé  faire. 

Je  ne  puis  m'empêcher  de  croire  qu'il  y  a  une  grande  part 
d'artifice  dans  cette  exhumation  périodique  d'un  vieux  procès, 


534  DISCOURS   DE  JULES   FEHRY. 

depuis  longtemps  vidé  et  réglé  par  les  deux  parties  à  la  face  du 
monde  entier.  .Mais  il  faut,  de  temps  à  autre,  trouver  des  prétextes 
à  la  politique  de  convoitise,  réchauffer  les  mauvais  sentiments, 
faire  diversion  aux  misères  qui  protestent,  dans  les  entrailles 
du  peuple  appauvri,  contre  cette  ruineuse  et  inutile  veillée  des 
armes  que  «  la  politique  de  magnificence  »  a  imposée  à  la  jeune 
Italie.  On  agite  alors  Toripeau  de  Tunis.  Mais  les  gens  sérieux 
savent  à  quoi  s'en  tenir.  La  théorie  des  nationalités  a  été  large- 
ment mise  à  profit  par  l'Italie;  mais  on  frise  le  ridicule  quand 
on  en  va  recherclier  les  titres  dans  les  victoires  de  Scipion 
l'Africain.  En  quoi  le  Protectorat  français,  assis  paisiblement  sur 
les  ruines  de  Carthage,  compromet-il  la  sécurité  de  l'Italie  ou 
-ses  intérêts  dans  la  Régence? 

Les  intérêts  italiens?  mais  ils  ont  tiré  le  profit  le  plus  direct, 
ie  plus  certain  de  tout  ce  que  l'administration  française  a  fait 
depuis  dix  ans  pour  la  prospérité  de  la  Tunisie.  C'est  au  grand 
bénéfice  de  30  000  Italiens  laborieux,  émigrés  des  provinces 
méridionales,  que  la  France  a  apporté  dans  ce  beau  pays  Tordre 
matériel  et  financier,  l'honnêteté  administrative  et  judiciaire, 
tous  les  bienfaits  d'une  direction  intelligente  et  progressive; 
les  millions  que  la  colonisation  française  y  accumule  d'année 
en  année,  c'est  en  salaires  qu'ils  se  répandent  sur  les  braves 
gens  des  Calabres,  de  la  Pouille  et  de  la 'Sicile,  qui  viennent 
chercher,  à  l'abri  de  notre  drapeau,  le  travail  qui  leur  manque 
dans  la  mère-patrie. 

M.  "Visconti-Venosta,  ministre  des  affaires  étrangères  du  roi 
d'Italie,  me  disait  à  Rome,  en  1872  :  «  Il  n'y  a  pas  de  question 
africaine  entre  nous  :  l'Italie  n'est  pas  assez  riche  pour  se  payer 
le  luxe  d'une  Algérie.  »  Le  mot  était  d'un  sage  et  d'un  clair- 
voyant. 

L'Italie  a  voulu,  depuis  lors,  se  payer  le  luxe  de  beaucoup  de 
choses  que  sa  puissance  économique  ne  comportait  pas;  elle 
a  du  moins,  sans  qu'il  lui  en  coûte  rien,  sur  la  rive  la  plus 
voisine,  une  colonie  faite  par  la  France  et  par  l'argent  français, 
où  ses  nationaux  trouvent,  sous  un  gouvernement  bienveillant, 
le  travail,  la  justice  et  la  liberté.  A-t-elle  le  droit  de  tant  nous 
maudire? 

En  lisant  votre  livre,  monsieur,  je  repassais  de  la  sorte  toutes 
ces  choses  déjà  lointaines  et  que  le  temps  écoulé  permet  de 
juger  en  toute  conscience.  Je  me  plaisais  à  refaire  l'histoire 
après  coup,  et  je  me  demandais,  à  onze  ans  de  distance,  ce  qu'il 
serait  advenu  de  nos  intérêts  africains,  si  nous  ne  les  avions 
pas  mis,  par  une  résolution  énergique,  à  l'abri  des  caprices  et 


ThdIS  PUÉFACES.  r,3r) 

des  coups  do  main.  (Ju'cùi  l'ail  à  iiotn-  placr  un  miiiistcrc 
d'extrème-gaucliu?  Il  fût  laissi-  caitc  j)laMc-lii' à  ritalic.  Cc'lail,  ru 
etlet,  le  seul  moyen  de  la  satisTaii-t'.  Convaincue,  si  ('tranjrt'  qui; 
cela  puisse  nous  parailrr,  (lu'cUi'  a  sur  la  Tunisie  des  droits 
historiques,  elle  y  cherchait  raueuscnient,  dei)uis  IHTS.  sa 
revanche  du  Conprrès  d(.'  IJerlin.  Hi'jà  perçait  cet  espril  aventu- 
reux et  remuant,  cette  lièvre  décroissance  qui,  pour  le  malheur 
du  jeune  royaume,  n"a  pas  encore,  je  le  crains,  éi)uisé  sa  der- 
nière chimère.  Ce  n'était  pas  un  esprit  de  transaction  et  d'ac- 
commodement qu'on  apportait  dans  cette  affaire,  mais  un  esprit 
de  domination,  agissant  volontiers  par  des  voies  tortueuses. 

Se  serait-on  prêté  à  des  propositions  de  partage,  à  la  consti- 
tution d'une  administration  à  deux,  analogue  ùcellequiassociait, 
en  Egypte,  la  France  à  r.\ngleterre?  Des  diplomates — longtemps 
après  —  me  l'ont  fait  entendre.  .Mais  jestime  qu'eût-ello  été 
voulue,  eût-elle  été  possible,  cette  solution  eût  été  la  plus 
mauvaise.  La  Protection,  pas  i)lus  que  la  souveraineté,  ne 
s'exerce  dans  l'indivision.  L'histoire  de  ce  qu'on  a  appelé,  je  nt; 
sais  pourquoi,  le  co)ir/o»a'»/«??i  égyptien  (car  ce  n'était  pas  nu''me 
un  protectorat),  —  le  dénouement,  plus  édifiant  encore,  de; 
l'entente  austro-prussienne  dans  les  duchés  de  l'Elbe,  à  la  veill<î 
de  la  guerre  de  186G,  montrent  ce  qu'il  y  a  de  périls  au  fond  de 
ces  expédients,  imaginés  pour  apaiser  les  rivalités,  mais  qui  les 
exaspèrent  et  qui  précipitent  les  explosions.  Je  ne  vois  pas  du 
tout,  quant  à  moi,  la  France  et  l'Italie  occupant  de  compte  à 
demi  la  Régence,  liquidant  sa  dette,  l'administrant  en  nom 
collectif.  11  y  a  des  mariages  dont  on  dit  qu'ils  courent  au- 
devant  du  divorce.  Ce  ménage  franco-italien  y  eût  conduit  à  la 
vapeur,  et  ni  la  paix  delà  Régence  ni  la  tranquillité  de  l'Europe 
n'y  eussent  sans  doute  trouvé  leur  compte.  On  supporte  moins 
encore  l'idée  dune  Italie  seule  à  Tunis,  attachée  à  nos  flancs, 
sur  la  ligne  de  retraite  de  toutes  les  insurrections  algériennes, 
tenant  dans  sa  main  le  calme  et  la  tempête...  Ces  choses-là,  je 
l'espère,  ne  se  discutent  pas. 

Nous  avons  appris,  depuis  onze  ans,  à  bien  connaître  nos 
voisins  du  Sud-Est.  Mais  ils  étaient  déjà,  il  y  a  onze  ans,  le 
peuple  jeune,  inquiet,  pressé  de  faire  grand,  qui  se  montre 
aujourd'hui.  .le  ne  suis  pas  un  adepte  de  la  politique  sentimen- 
tale; je  n'attends  pas,  je  n'ai  jamais  attendu  que  l'Italie  subor- 
donnât, dans  ses  rapports  avec  la  France,  ses  intérêts  à  ses  sen- 
timents. Le  7noi  est  ha'issable  chez  les  individus,  mais  il  est,  chez 
les  grands  peuples,  une  force  et  une  vertu.  L'accession  de 
•l'Italie  à  l'alliance  allemande  n'a  jamais  été,  à  aucune  époque. 


536  DISCOURS   DE  JULES   FEItUY. 

nue  question  de  seiilimeiil.  V  voir,  comme  rinsinuent  encore, 
de  temps  en  temps,  les  Gâtons  de  rintransii;eance,  vuie  réplique 
à  l'entrée  de  la  France  en  Tunisie,  c'est,  travestir  l'histoire  en  la 
rapetissant.  L'entrée  de  l'Italie  dans  l'alliance  austro-allemande 
ne  lut  pas  une  boutade,  un  acte  de  colère,  —  que  faudrait-il 
penser  d'un  peuple  qui  réglerait  sa  politique  par  des  boutades? 
—  ce  fut  un  calcul  politique  mûrement  réfléchi,  fondé  sur  l'ana- 
logie des  situations  et  l'attraction  des  intérêts  dynastiques. 
•  M.  Thiers  n'avait-il  pas,  dans  un  de  ses  prophétiques  discours, 
bien  avant  les  leçons  de  1870,  annoncé  ce  rapprochement  inévi- 
table, qui  devait  rendre  à  l'empire  germanique,  rétabli  et  rajeuni, 
son  antique  prépondérance  au  delà  des  Alpes  et  jusqu'au  golfe 
de  Tarente?  En  France  même,  dans  toute  la  seconde  moitié  du 
dix-huitième  siècle,  et  de  1830  à  1866,  l'entente  avec  la  Trusse 
n'a-t-elle  pas  passé  pour  le  lin  du  fin  de  la  politique  française, 
la  politique  nationale  et  populaire?  Quoi  d'étonnant  que  le 
royaume  d'Italie,  affranchi  par  la  France,  sans  doute,  mais 
achevé,  complété  par  les  victoires  allemandes,  cherchât  du  côté 
des  victorieux  le  point  d'appui  de  sa  fortune  éblouissante? 

L'alliance  allemande  était  déjà  le  vœu  des  hommes  d'État  du 
premier  cycle  italien,  des  collaborateurs  et  des  disciples  de 
Cavour,  de  l'illustre  Minghetti,  de  ceux  qu'on  appelle  en  Italie 
les  hommes  d'État  de  la  Droite  piémontaise.  C'était  surtout  l'aspi- 
ration profonde,  discrète,  mais  incessamment  active  de  la  monar- 
chie de  Savoie,  naturellement  portée  vers  ce  Piémont  du  Nord 
dont  les  triomphantes  destinées  avaient  tant  de  ressemblance 
avec  sa  propre  histoire.  En  Italie,  ne  l'oublions  pas,  ce  n'est  pas 
la  Nation,  c'est  la  Couronne  qui  contracte  les  alliances,  et,  à 
l'heure  qu'il  est,  le  Parlement  italien  attend  encore  la  commu- 
nication des  traités  qui,  déjà  deux  fois  renouvelés,  lient  l'Alle- 
magne à  l'Italie.  On  peut  dire  que  l'alliance  était  faite,  avant 
d'être  écrite,  depuis  le  voyage  de  Victor-Emmanuel  à  Vienne  et 
Berlin,  en  187.^.  Dès  1873,  l'empereur  allemand  célébrait  l'accord 
avec  orgueil  devant  le  Parlement,  au  retour  de  cette  triom- 
phante entrevue  de  Milan  où  la  politique  italo-prussienne  avait 
reçu  le  baptême  des  enthousiasmes  populaires.  Qui  donc  relar- 
dait l'alliance  formelle?  La  question  française?  Pas  le  moins  du 
•monde  :  la  question  autrichienne. 

L'alliaiice  austro-allemande  signée  le  15  octobre  1870,  la 
combinaison  favorite  du  prince  de  Hismarck,  celle  qu'il  vantait 
encore,  ces  jours  derniers,  comme  le  pivot  de  sa  politiciue, 
n'avait  pas  la  portée  agressive  qu'elle  a  revêtue  plus  tard.  1ns- 
l)irée  par  les  mêmes  vues  que  le  chancelier  avait  fait  prévaloir 


I 


TUdlS    l'KKI  ACKS.  537 

au  Congrès  de  llrrlin.  (Icstiii'M'  ù  t'avitrisrr  l'essor  <ir  rAiilrichc 
vers  rOrieut  européen,  ralliauce  visait  i)arliculièrenieut  la 
Russie,  qu'elle  devait  ti'iiir  eu  hi-ide,  non  sans  (|iicl(iuf  esjjolr 
secreldeTy  faire  entrer  un  .JHiir.  i-lt,  de  l'ait,  tant  qui'  vi-cul 
Alexandre  II,  les  entrevues  p<''riodi(iues  des  trins  cinpiTcuis 
l'drtitiaieui  et  ^araidissaient  l'union  des  deux  empires. 

.Mais  ce  n'était  pas  assez  de  pr(d(''j;er  l'Autritdu'  du  côté  de 
l'Orient  :  il  n'importait  pas  moins  de  la  mettre  à  l'aljri  du  côté 
Tlu  Sud.  l^Italia  irredenla  menaçait  ouvertement  Trieste,  le 
Tyrol  et  le  Trentin.  Ce  n'était  peut-être  pas  un  péril,  mais  c'était 
sûrement  un  embarras,  l/union  austro-allemande  devait  tendre 
à  absorber  l'Italie  pour  l'assagir.  I.e  jeune  royaume  pouvait-il 
mettre  en  balance  les  utopies  de  lirrédentisme  et  les  perspec- 
tives d'une  grande  alliance?  Révolutionnaire  converti  à  la 
monarcbie,  mais  irrédentiste  au  fouddeTàme,  M.Cairoli  hésitait. 
Mais  il  était  débordé.  Ni  les  Piémontais  de  la  première  heure,  ni 
les  méridionaux  rangés  sous  le  drapeau  de  M.  Crispi  et  de 
M.Mcotera,  ni  la  dynastie  surtout,  ne  se  contentaientd'une  Italie 
isolée  et  sage,  observatrice  et  neutre,  au  milieu  de  grandes 
constellations  européennes.  Et  l'alliance  rêvée  ne  pouvait  être 
que  monarchique,  puisqu'en  Italie,  l'unité  est  identi(]ue  à  la 
monarchie. 

Les  bonnes  gens  qui  se  figurent  qu'il  y  avait  alors,  en  Italie, 
un  parti  allemand  et  un  parti  français,  et  qui  considèrent  Cairoli 
comme  le  chef  du  parti  français,  ne  connaissent  rien  à  l'histoire 
du  royaume  d'Italie.  Il  n'y  a  pas,  il  n'y  a  jamais  eu,  de  nos 
jours,  de  parti  français  au  delà  des  Alpes.  Peut-être,  si  nous  lui 
avions  passé  la  main  dans  les  affaires  de  Tunisie,  Cairoli  aurait- 
il  prolongé  de  quelque  temps  son  existence  ministérielle,  mais 
le  courant  national  eût  emporté  sa  politique,  et  nous  aurions  eu, 
un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  les  flottes  de  la  triple  alliance 
à  la  Goulette  et  à  Bizert(%  au  lieu  de  les  avoir  sinilemenf  à  la 
Spezzia  et  à  la  Maddalena. 

Il  y  a  souvent,  dans  les  affaires  humaines,  deux  conduites  à 
tenir,  entre  lesquelles  l'homme  d'État  peut  hésiter  ;  une  seule, 
ici,  était  possible,  celle  qui  fut  suivie,  la  seule  politique  clair- 
voyante et  prévoyante,  la  politique  nécessaire.  Elle  n'a  rien  à 
redouter  des  jugements  de  l'histoire. 

Jli.es  Ferry. 

Septenil)re  1892. 


538  DISCOUUS   DE  JULES   FEHRY. 


III 

Préface  du  «  Tonkin  et  la  Mère-Patrie  ». 

Cinq  ans  après. 

Le  vieux  comte  de  Beust,  homme  d'État  de  grand  talent  et  de 
beaucoup  d"esprit,  qui  avait  connu  dans  sa  carrière  politique 
plus  de  mécomptes  que  de  succès,  aimait  à  rappeler  qu'il  était 
le  père  de  la  Constitution  encore  vivante,  le  compromis  austro- 
hongrois  de  1867.  Et  il  ajoutait  finement  :  «  Quand  ma  constitution 
marciie  bien,  personne  ne  se  souvient  que  j'en  suis  l'auteur; 
mais,  qu'il  s'y  produise  le  moindre  accroc,  tout  le  monde  s'écrie  : 
C'est  la  faute  à  Beust!  » 

Il  en  va  chez  nous  de  la  sorte  pour  la  politique  coloniale.  Les 
préjugés  violents,  les  furieuses  rancunes  que  cette  politique  a 
déchaînés,  se  réveillent  au  moindre  accident;  mais  des  succès 
acquis,  des  résultats  consacrés,  qui  font  tant  d'honneur  au  génie 
de  la  France,  le  gros  du  public  ne  se  soucie  point.  Ce  n'est  pas 
sa  faute.  Les  journaux  qui  catéchisent  sa  complaisante  crédulité 
ne  parlent  ordinairement  des  colonies  que  pour  en  médire. 
Quand  le  dénigrement  n'est  plus  possible,  on  organise  la  conspi- 
rationdu  silence.  On  laisse,  par  exemple,  dans  une  ombredisorète 
le  grand  œuvre  accompli  en  Tunisie;  mais,  pour  peu  qu'il  y  ait 
du  bruit  dans  le  Delta,  que  des  bandits  se  montrent  vers  la 
frontière  chinoise,  dans  des  régions  où  aucune  civilisation  n'a 
janiîiis  pénétré,  la  presse  bien  informée  inscrit  aussitôt  l'événe- 
ment, d'une  main  joyeusement  indignée,  au  compte  «  des 
désastres  »  du  Tonkin,  et,  tout  d'une  voix,  s'écrie  :  C'est  la  faute 
à  Ferry  ! 

Le  télégraphe,  d'ailleurs,  ne  laisse  pas  chômer.  Avez-vous 
remarqué  qu'on  applique  aux  nouvelles  du  Tonkin  un  régime 
de  publicité  perfectionnée  ?  Elles  sont  soumises  à  un  procédé  de 
grossissement  aussi  simple  qu'infaillible.  Le  télégraphe  veille 
sur  les  bords  du  fleuve  Rouge.  11  ne  nous  fait  grâce  ni  d'un 
coup  de  fusil,  ni  d'une  paillotte  incendiée!  Quand  les  journaux 
locaux,  à  leur  tour,  en  apporteront  le  récit,  plusieurs  semaines 


Tin  IIS    l'ItKI  VCKS.  539 

so  seront  écoulées,  iMiisiju'il  l'aut  (•(Hiiplcr  (l('ji'i  li'i'iitr-ciiH|  jours 
(le  traversée.  Pour  un  lait  divers,  (•('sl  It;  temps  di*  se  faire 
oublier.  Ct^lui-ei  renaît  «Iduc  lran([uilli'nient  de  ses  ceudrcs  :  le 
courrier  d'Hauuï  et  d'ilaïphon^''  tuuclit'  d'alxiid  à  Marseille,  où 
raiience  Havas  a  des  eurrespondauts:c"est  à  eux  (|ii'il  se  dt'-vuile 
pour  la  seconde  l'ois.  Nouveau  tf-lé-rraninie,  (|iii  n'est  que  la 
réédition,  un  peu  i)lus  détaillée,  de  ctdui  du  mois  passi'-.  La 
troisième  édition  se  tire  à  l'aris  des  jiiurnaux  eux-mêmes,  et  des 
correspondances  ])articulières  qui  développent  et  rajeunissent  la 
première  dépèche.  Est-ce  la  fin?  Point  du  tout,  \oici  venir  la 
malle  anglaise,  qui  a  pris  à  Saigon  les  feuilles  de  rindo-Chine  ; 
elles  aussi  rapportent  l'aventure,  et  la  presse  parisienne,  celle 
surtout  qui  se  pique  d"ètre  bien  renseignée,  l'enregistre  grave- 
ment, pour  la  quatrième  fois.  On  n'a  jamais  poussé  plus  loin  l'art 
d'extraire  d'un  même  sac  plusieurs  moutures... 

Les  journaux  et  les  correspondants  d'Hano'ï  ont  souvent 
dénoncé  cette  débauche  d'infcu-mations  ;  elhî  recommence  à 
chaque  incident.  Est-ce  frivolité-?  Est-ce  mauvaise  foi?  Souvent 
l'une  et  l'autre... 

Ce  n'est  là  qu'un  détail,  mais  il  niunlre  le  parti  pris.  La 
conquête  du  Tonkin  a  été,  connue  toutes  les  conquêtes  colo- 
niales, traversée  par  de  douloureus(^s  épreuves.  Les  débuts  ont 
été  difliciles,  tragiques  parfois.  Cette  colonie,  qui  passionne,  sans 
aucune  exception,  tous  ceux  qui  l'ont  visitée,  ne  s'est  fait 
connaître  d'abord  à  la  mère-patrie  que  par  des  mécomptes. 
Depuis,  le  temps  a  marché,  notre  empire  d'Indo-Chine  s'est 
assis  :  l'heure  semblerait  venue  d'en  parler  de  sang-froid,  avec 
une  attention  curieuse,  sinon  bienveillante.  Mais  il  importe  aux 
ennemis  du  Tonkin  de  tenir  l'opinion  en  haleine,  et  de  ne  pas 
laisser  croire  qu'on  puisse  jamais,  là-bas,  sortir  de  l'ùge  de  fer. 
Je  lis  encore  de  temps  en  temps,  dans  les  journaux  graves,  cette 
phrase,  qui  faisait  le  fond  des  discussions  parlementaires  de 
1884  et  de  188b  :  vous  ne  possédez  du  Tonkin  que  la  terre  qui  se 
trouve  sous  les  pieds  de  vos  soldats. 

C'est  une  ineptie,  mais  elle  sert  toujours. 

Emile  de  Girardin  disait  du  journalisme  que  c'est  l'art  de  taper 
tous  les  jours  sur  un  même  clou.  Les  ennemis  du  Tonkin  sont 
donc  de  grands  artistes.  Depuis  cinq  ans,  ils  n'ont  pas  changé 
leur  thème.  C'est  avec  le  même  marteau  qu'ils  frappent,  sans  se 
lasser,  sur  la  même  enclume.  Les  neuf  dixièmes  des  lecteurs  de 
petits  journaux  en  sont  restés  aux  images  lugubres,  popularisées 
par  un  vaudevilliste  vieilli  dans  l'insulte,  le  bouffon  favori  des 
faubourgs  et  des  duchesses  :  «  le  Tonkin-marécage,  le  Tonkin- 


540  DISCOUHS   DE  JULES   FEHin. 

choléra,  le  Tunkiii-ossuaire.  »  Le  plus  surprL'iuiiit,  c'est  que  les 
j^rens  s'en  contentent  et  n'en  veulent  pas  savoir  davantage.  C'est 
comme  un  pli  de  l'esprit,  une  sorte  de  monomanie  anticoloniale 
qui  ne  leur  permet  d'apprécier  rien  de  ce  qui  se  passe  en  Indo- 
Chine  avec  les  règles  ordinaires  de  la  critique  et  du  bon  sens. 

.Nous  en  avons  eu  tout  récemment  un  exemple  frappant  dans 
l'aventure  de  M.M.  Roque.  L'enlèvement  de  ces  deux  riches 
négociants,  colons  tonkinois  de  la  première  heure,  est  un  drame 
fort  triste  assurément,  et  qui  aurait  pu  mal  finir,  mais  qui 
pouvait  aussi  bien  avoir  pour  théâtre  les  gorges  du  Magne  ou  de 
la  Calabre,  voire  même  celles  de  TAveyron,  où  ces  jours-ci  un 
courrier  était  assassiné.  Il  me  souvient  que,  lorsque  j'arrivai 
en  Grèce,  en  1872,  l'Europe  entière  était  sous  le  coup  de  l'attentat 
de  Marathon,  perpétré  en  plein  jour,  à  quelques  lieues  d'Athènes, 
sur  des  attachés  d'ambassade  eu  tournée  d'archéologie  :  ils 
avaient  été  enlevés,  conduits  dans  la  montagne  et  mis  à  rançon, 
comme  les  frères  Roque.  Mais  le  corps  diplomatique  n'en 
concluait  pas  que  l'Attique  fût  retournée  à  la  barbarie.  On  peut, 
en  pleine  capitale  de  la  civilisation,  supprimer  un  huissier  avec 
tranquillité,  et  faire  voyager  un  cadavre  dans  une  malle  de 
Paris  à  Lyon,  à  la  barbe  de  la  police,  qui  n'en  eût  jamais  rien 
su,  si  Sa  Majesté  le  Hasard  n'avait  daigné  intervenir.  Les 
conservateurs  ne  demandent  pas  pour  cela  qu'on  mette  Paris 
en  état  de  siège.  Mais  qu'on  assassine  ou  qu'on  vole  à  quatre 
mille  lieues,  sur  la  route  de  Dong-Trieu,  il  semble  que  les 
pierres  des  chemins  doivent  se  lever  d'elles-mêmes  ;  tous  les 
vieux  clichés  indignés  reparaissent,  et  l'on  remet  sur  le  tapis 
la  question  d'évacuation. 

Ce  parti  pris  de  pessimisme  et  de  dénigrement  est  malheureu- 
sement contagieux.  Il  s'est  communiqué  inconsciemment,  sans 
doute,  et  par  une  sorte  de  suggestion,  aux  partisans  même  de 
la  politique  coloniale.  Tant  est  puissante  l'action  réflexe,  et  ce 
qu'on  peut  appeler  l'hypnotisme  du  mensonge  chaque  jour, 
à  chaque  heure  répété  !  Il  en  est  un,  par  exemple,  qui  a  cours 
en  tous  lieux,  dans  les  journaux  graves,  comme  dans  les 
autres  :  on  affirme  que  la  conquête  du  Tonkin  aurait  coûté  à  la 
France  un  milliard  et  35  000  hommes  ! 

Il  est  affligeant  de  constater,  me  disait,  il  y  a  quelques  jours, 
un  des  plus  sincères  admirateurs  de  notre  empire  d'Indo-Chine, 
qu'un  pays  qui  nous  a  coûté  si  cher  soit  si  maladroitement 
exploité.  —  Et  combien,  imterrompis-je,  croyez-vous  qu'il  a 
coûté  ?  Est-ce  un  milliard,  comme  on  l'imprime  ?  —  Non,  mais 
au  moins  cinq  cents  millions. 


TKOIS   l'HÉFACKS.  511 

Ce  ift'st  ni  im  luilliard  ni  nii  (lriiii-iiiilli;irii  :  f't'sl  if  clullri' 
que  je  vuis  vous  dire,  et  dunt  voici  dabord  les  t'dt'-nienls. 

Ia'S  crédits  votés  pour  l'Aniiani  et  le  Tonkin  dans  les  cxereices 
1883,  1884,  1883  et  1886  résultent  de  ni'uf  lois  spéciales  :  lu 
première  du  19  décembre  1882,  ethulenxicmedu27déceml)rt' 188o; 
—  ù  partir  de  1887,  tout  passe  dans  un  article  unicjue  de  la  lui 
des  linances,  porté  d"abord  au  budjret  îles  allaires  étranuères, 
puis  au  budget  des  colonies,  comme  subvention  globale  de  la 
métropole. 

Les  neuf  lois  de  crédits  extraordinaires  représentent  unesonune 
de  327  698  680  francs,  mais  il  s'en  faut  que  la  totalité  des  crédits 
votés  ait  été  consommée.  Si  les  sonunes  votées  pour  1883  et  1884 
furent  intégralement  dépensées,  les  crédits  de  188."J  et  de  1886 
laissèrent  un  excédent  de  57  896  302.  bdii  il  suit  que,  sur  les 
327  698  680  francs   votés,  il    n"a   été  dépensé,   de  1883  à  1886, 

que 269  802  379  fr. 

à  quoi  il  faut  ajouter  la  subvention  de  1887 30  000  000 

la  subvention  de  1888 20  000  000 

la  subvention  de  J  880 15  000  000 

Total  des  crédits  consomnu'-s  au  31   décem- 
bre 1889 334  802  379  fr. 

Ainsi  les  badauds  disent  un  milliard,  les  gens  sérieux  un  demi- 
milliard  ;  la  comptabilité  inexorable  répond  :  334  800  000  francs, 
en  nombres  ronds.  Voilà  ce  que  nous  coûte  le  Tonkin,  à  l'heure 
présente. 

11  est  même  permis  d'ajouter,  les  rapports  de  la  Cour  des 
comptes  à  la  m.ain,  que,  sur  ces  334  millions,  il  en  est  un  certain 
nombre  qui  n'ont  pas  été  dépensés  pour  l'expédition  elle-même. 
La  Cour  des  comptes  a  constaté  que  des  dépenses  de  construc- 
tions navales,  prévues  et  créditées  au  chapitre  spécial  qui  les 
concerne,  avaient  été  néanmoins  imputées  pour  partie  au  compte 
du  service  du  Tonkin  ;  elle  fait  entendre  également  qu'il  est  fort 
probable  —  bien  que  la  Cour  n'en  ait  pas  acquis  la  preuve 
matérielle  —  que  la  comptabilité  du  ministère  de  la  marine  a 
porté  au  compte  de  l'expédition  la  totalité  de  la  solde  du  corps 
expéditionnaire,  alors  qu'il  en  eût  fallu  déduire  les  dépenses 
normales  d'entretien  des  troupes  de  la  marine  et  de  la  guerre 
lorsqu'elles  tiennent  garnison  sur  le  continent'. 

Ce  sont  là  des  chiffres  irréfutables.  Nous  attendons  qu'on  les 
nie  ou  qu'on  les  discute. 

L  Discours  de  M.  Desclianel  sur  le  Ijii.igct  do  la  marine,  du  29  ocloljrc  1888. 


542  DISCOURS   DE  JULES   FEHUY. 

Mais  on  ne  les  discutera  pas.  On  aime  mieux  se  rabattre  sur 
les  lieux  communs  tirés  de  l'usure  de  la  flotte,  de  la  détérioration 
du  matériel,  dont  on  fait  des  tableaux  aussi  lugubres  que 
mensongers. 

La  légende  conte  même  que,  si  nous  manquons  de  cuirassés 
d'escadre,  si  l'Italie  ou  même  l'Allemagne  ont  pu  prendre  sur 
nous  l'avance  dans  la  construction  des  navires  de  combat  et  des 
navires  de  grande  vitesse,  la  faute  en  est  au  Tonkin,  qui  a  tout 
usé,  tout  mangé,  navires  et  crédits  !  —  C'est  la  faute  à  Voltaire  ! 
c'est  la  faute  à  Rousseau  !  —  L'amiral  Peyron,  parlant  au  Sénat', 
a  répondu  victorieusement  qu'aucun  de  nos  cuirassés  d'escadre 
n'avait  pu  s'user  dans  les  mers  de  Chine,  par  la  raison  bien 
simple  qu'aucun  d'eux  n'y  est  allé  ;  on  devrait  savoir,  d'ailleurs, 
que  ces  f>rands  bateaux  de  combat,  construits  pour  l'Atlantique 
et  la  Méditerranée,  ne  sauraient  franchir  le  canal  de  Suez. 

L'amiral  a  ajouté  que  les  cuirassés  de  croisière  qui  ont  porté 
notre  pavillon  dans  les  mers  de  Chine,  la  Victorieuse,  le  la 
Galissonnicre,  le  Boyard,  la  Triomphante,  le  Turenne,  nobles 
engins  quelque  peu  démodés,  n'y  ont  pas  rajeuni  sans  doute, 
sous  les  feux  de  la  gloire  qu'ils  y  ont  conquise,  mais  qu'ils  en 
sont  revenus  bien  vivants,  car  il  n'en  a  pas  coûté  plus  de  5 
à  6  millions  pour  opérer,  sur  les  navires  de  retour  du  Tonkin, 
les  réparations  nécessaires. 

Personne  n'a  réfuté  l'amiral  Peyron. 

Pour  le  compte  de  nos  pertes  en  hommes,  les  procédés  sont 
les  mômes,  et  la  légende  s'édifie,  se  cristallise  delà  même  façon. 

Mais  ici  elle  devient  particulièrement  odieuse. 

Ce  n'est  pas  des  chitlres  que  les  partis  se  soucient,  c'est  du 
sang  qu'ils  ramassent  pour  se  le  jeter  au  visage.  Il  s'agit  de 
présenter  à  la  foule  les  gouvernements  comme  des  bourreaux, 
et  les  expéditions  les  plus  nécessaires  comme  des  assassinats! 
Quand,  par  un  jour  de  mai  1883,  la  nouvelle  de  la  mort  de 
l'héroïque  et  charmant  Rivière  éclatait  eu  pleine  Chambre  et 
en  plein  Paris,  tous  les  partis  voulurent  venger  Rivière.  La 
guerre  était  sainte  alors,  et  Ion  pouvait  signer  les  ordres  de 
marche  sans  souiller  ses  mains  et  sa  conscience.  Mais,  pour 
peu  que  la  lutte  se  complique  et  se  prolonge,  et  que  le  pays 
commence  à  s'en  émouvoir,  la  guerre  ne  sera  bientôt  plus 
qu'un  immense  homicide. 

La  guerre  aura  contre  elle  tous  ceux  qu'elle  a  atteints,  tous 
ceux  qu'elle  épouvante,  tous  ceux,  plus  nombreux  encore,  qui 

1.  Séance  du  28  mars  1888. 


TIKHS    l'HKIACKS.  543 

lieront  pas  comprise.  Le  6^//^/  iiKilrilms  ilfieslata  n^lxini  stutniit 
(les  guerres  lointaines.  C'est  un  sujet  qui  prtMe  aux  calomnies 
sinistres,  aux  images  macal)res,  appust-es  aux  murailles,  à  toutes 
les  fables  grossières  dont  une  certaine  presse  alimente  les 
veillées  (le  nos  villages.  Mans  ce  milieu  naïf,  que  la  civilisation 
modilie  si  lentement  et  (jui  piofesse  pour  «  ce  ijui  est  imi)rimé  » 
un  respect  superstitieux,  toutes  les  légendes  trouvent  une  proie 
facile.  Les  procédés  changr-nt;  le  vieux  fond  de  cn-dulité  resttî. 
La  presse  à  un  sou  remplace  le  prêche  et  le  doui)le  au  J)es(jin. 
Le  parti  clérical  est  en  train  de  tirer,  s;uis  qu'un  y  prenne  garde, 
de  ce  moderne  instrument  un  engin  formidable  de  réaction. 
En  beaucoup  de  choses,  le  gouvernement  seul,  par  les  informations 
dont  il  dispose,  par  l'autorité  qu'il  conserve  sur  les  masses 
paisibles,  pourrait  lutter  contre  la  calomnie.  11  ne  veut  ou  ne 
daigne  ;  il  est  optimiste  ou  désarmé. 

Pourquoi  le  gouvernement,  qui  détient  tous  les  chifires,  n'a-t-il 
pas  publié  ceux  des  soldats  morts  au  Tonkin  ?  Si  douloureux 
(}u"ils  soient,  ils  sont  tellement  au-dessous  de  ce  compte  fantas- 
tique de  36  000  hommes,  porté  un  jour  à  la  tribune  par 
.M.  .\ndrieux,  qu'il  y  aurait  prolit  à  s'en  expliquer. 

II  n'est  ni  d'une  arithmétique  honnête,  ni  d'une  habileté 
permise  de  porter  au  compte  des  pertes  du  Tonkin,  au  même 
titre  que  les  morts,  tous  les  soldats  rapatriés.  Ni  les  soldats 
renvoyés  en  congé  de  convalescence',  ni  ceux  qui  retournent 
en  France  parce  qu'ils  ont  accompli  la  durée  normale  du  temps 
de  service  aux  colonies,  ne  sont  des  hommes  sacrifiés.  .\  ce 
compte,  les  belles  troupes,  et  de  si  fière  allure,  que  Paris 
acclamait  en  1886,  revenant  du  Tonkin,  compteraient  aussi 
parmi  les  morts... 

Ramenées  à  leurs  véritables  proportions  par  létude  des  docu- 
ments officiels,  les  pertes  des  sept  années  qui  viennent  de  finir 
(1883-1889)  représentent  à  peu  près  le  f/uart  de  ce  total  si 
savamment  grossi. 

Pourquoi  enfler  une  statistique  qui  est  par  elle-nn''me  assez 
cruelle  ? 

Dans  ces  relevés  affligeants,  inséparables  de  toutes  opérations 
militaires  hors  des  zones  tempérées,  une  part  est  à  faire  à  la 
fatalité,  une  part  à  l'imprévoyance.  II  y  a  des  critiques  légitimes, 
des  comparaisons  nécessaires,  des  enseignements  surtout,  à 
recueillir  pour  le  présent  et  l'avenir.  La  recherche  en    serait 

1.  Les  convalescents  morts  en  congo^  dont  la  Guerre  tient  exactement  l"(';tat, 
ne  représentent,  quoi  que  l'on  ait  pu  dire,  que  des  unilés  dans  la  masse  :  2,2G 
pour  1,000  de  l'efiectit  total,  en  1S85,  l'année  des  plus  grandes  pertes. 


544  DISCOURS   DE  JULES   FEIUIY. 

intéressante.  Un  trouve  plus  commode  de  déclamer  sur  de  g-ros 
chiffres  qui  sont  faux. 

—  Vous  perdez  votre  temps,  nous  disent  de  bonnes  âmes  :  le 
Tonkin  est  impopulaire  ! 

L'impopularité  !  c'est  pour  une  politique,  comme  pour  un 
liomme  d'iitat,  un  crime  impardonnable.  Cliacun  s'écarte  instinc- 
tivement, en  notre  âge  héroïque,  des  hommes  et  des  causes 
impopulaires.  On  disait,  au  moyen  âge  :  il  est  excommunié,  et 
l'on  n'en  demandait  pas  davantage.  L'impopularité  est  une 
sorte  d'excommunication  moderne,  prononcée  parla  foule  et  qui 
se  motive  aussi  sommairement,  l'opularité!  impopularité!  ce 
sont  les  forces  brutales  de  la  politique.  Jamais  les  âmes  libres 
n'ont  reconnu  ce  despotisme  capricieux. 

On  sait,  d'ailleurs,  de  science  trop  certaine,  où  et  comment 
ces  choses  se  fabriquent.  Combien  faut-il  de  journaux  pour 
faire  une  popularité  ? 

A'ous  venons  de  voir  aux  prises  la  plus  folle,  lapins  inouïe,  la 
plus  formidable  des  popularités  avec  une  impopularité  quasi- 
légendaire,  celle  du  Sénat  de  la  République.  Il  semblait  que, 
dans  la  main  du  nouveau  César,  que  les  foules  hissaient  sur 
leurs  épaules,  la  liaute-Cour  ne  dût  pas  peser  plus  que  l'extrême- 
gauche  parlementaire.  Si  l'on  eût  écouté  les  habiles,  pour  qui  la 
politique  n'est  qu'un  calcul  de  forces,  on  eût  suivi  le  courant,  au 
lieu  de  le  remonter.  Il  y  a  heureusement  dans  le  monde  moral 
autre  chose  que  des  courants.  Il  y  a  la  conscience,  il  y  a  le 
devoir,  il  y  a  la  raison. 

La  politique  coloniale,  au  dernier  siècle  aussi,  était  impopu- 
laire. La  popularité  ne  venait  pas  alors  des  foules,  et  les  jour- 
naux n'en  trafiquaient  pas.  C'était  une  certaine  élite  dirigeante 
de  gens  du  monde  et  de  philosophes,  d'hommes  de  cour  et 
d'hommes  d'affaires,  qui  formait  ce  qu'on  appelait  alors,  pour  la 
première  fois,  l'opinion  publique.  Cette  sociéU^  si  libre  d'esprit, 
et  qui  eut  sur  tant  de  choses  de  si  grandes  clartés,  se  montra 
généralement,  pour  tout  ce  qui  touchait  aux  intérêts  extérieurs 
de  la  France,  à  son  rôle  en  Europe  et  dans  le  monde,  aussi 
frivole  qu'incompétente.  La  paix  de  1*63,  qui  livrait  notre 
empire  colonial  à  l'Angleterre  et  consommait  l'abaissement  de 
la  France,  n'arracha  à  sa  légèreté  qu'un  soupir  de  lassitude. 

Elle  ne  vit  dans  le  Canada,  comme,  hélas!  Voltaire  lui-même, 
que  «  des  arpents  de  neige  »  ;  elle  perdit  la  Louisiane  aussi  gaie- 
ment qu'elle  avait  perdu  llnde.  En  cette  même  année  17G3,  le 
grand  homme  qui  avait  devancé  l'Angleterre  dans  la  conquête 


TUnlS   l'HKKACES.  r)45 

de  renipirc  des  linlcs.  luipli-ix,  iiiniirail  à  l'.iris  paiivir.  cl  sur- 
tout impopulaire  :  «  Uu  siatéressail  pi-u.  dil  M.  de  Saiul-I'ricsl, 
«  un  de  ses  historiens.au  sort  du  ciUKpii'raiil  de  riiidr:  la  faiissi; 
«  sensibilité  du  joia-  ne  vuvait  imi  lui  (ju  un  lioninir  dur,  un  rtrr 
((  peu  sentimental,  ijui  se  J)ornait  à  pi'ouver  briitalemciil  (juil 
n  n'avait  voulu  qu'aji-randir,  enritdiir  et  frl'U'ilier  la  h'rancr.  Cela 
«  importait  peu  aux  salons  du  dix-huitième  sièclr.  im  s"y 
»<  moquait  des  projets  avortés  de  hiipleix,  on  ne  Vdulail  pas 
«  même  croire  à  leur  réalité  :  on  en  lit  des  opéras-comiques  et 
«  des  contes  moraux.  ■> 

Il  ne  semble  pas  que  rexpé'dition  d"Alj,M,n'  ait  été-  populaire. 
L'armée  d'Afrique  le  devint  seulement  dix  ans  plus  tard.  Ouanl 
à  la  conquête  elle-même,  il  fallut  aux  divers  cabinets  du  roi 
Louis-Philippe  un  rare  esprit  de  suite  pour  l'imposer  aux  hésita- 
tions, aux  défaillances,  aux  vues  bornées,  à  la  politique  étroite, 
ignorante  ou  déclamatoire  des  Chambres  censitaires.  C'était 
heureusement  un  point  sur  lequel  .M.  Thiers  et  .M.  (juizot  étaient 
d'accord.  .>hiis,  pendant  les  dix-huit  années  que  dura  la  monar- 
chie de  Juillet,  le  Ilot  des  critiques  aveugles  et  des  lâches 
conseils  revint  battre,  chaque  année,  cette  glorieuse  entreprise, 
où  la  I^rance  a  trouvé,  depuis  ses  revers,  tant  de  consolation  et 
tant  d'esjjérances  ! 

L'épreuve,  pour  le  Tonkin.  sera  moins  longue.  11  a  eu  dans  les 
chambres  républicaines  ses  Desjobert;  il  y  a  subi  des  assauts 
formidables  que  l'Algérie  n'avait  pas  essuyés.  Le  Tonkin  a  été 
surtout  le  champ  de  bataille  de  nos  discordes  :  il  a  décidé  du 
renversement  d'une  politique  et  de  l'amoindrissement  d'un  grand 
parti;  il  a  servi  de  prétexte  et  d'instrument  aux  rancunes  et 
aux  haines  des  républicains  radicaux  contre  les  républicains 
modérés,  de  cri  de  guerre  électoral  à  tous  les  partis  coalisés 
contre  la  République.  Mais,  dans  l'assemblée  de  1885  elle-même, 
la  politique  d'évacuation  est  restée  à  l'état  de  menace.  Malgré' 
les  déclamations,  les  préjugés  et  les  impostures,  l'abandon 
apparaîtrait  au  pays  comme  un  opprobre  et  une  folie. 

Un  des  adversaires  les  plus  décidés,  les  plus  persévérants  et 
assurément  les  plus  loyaux  de  la  politique  coloniale  (il  me  par- 
donnera, j'espère,  cette  indiscrétion),  me  disait  un  jour,  au 
sortir  d'un  débat  sur  les  affaires  d'Indo-Chine  :  «  Je  suis  proba- 
blement le  seul  homme  de  mon  parti  résolu  à  signer  l'ordre 
d'évacuation,  et  je  sais  que  je  deviendrais  dès  le  lendemain 
l'homme  le  plus  impopulaire  de  France.  »  Mon  ancien  collègue 
voyait  fort  juste  :  nul  ne  songeait  sérieusement  k  abandonner  le 
Tonkin.  Le  ministère  Floquet  a  été,  sur  ce  point,  aussi  catégo- 

J.  Ferry,  Discours,  V.  3o 


54G  DISCOUltS   DE  JULES   FEKUV. 

rique,  aussi  patriote  que  le  ministère  Brisson.  On  garde  le 
Tonlvin,  mais  ou  le  boude. 

Oui!  on  le  boude.  On  n'en  voudrait  plus  entendre  parler.  Au 
lieu  de  chercher  à  le  mieux  connaître,  on  Técarte  comme  un 
hôte  incommode.  C'est  à  peine  si  cette  opinion  maussade  et 
rancuneuse  fait  attention  à  la  moisson  de  gloire  récoltée  là-bas 
par  les  armes  françaises.  La  rentrée  des  troupes  du  Tonkin,  il  y 
a  trois  ans,  un  instant  réveilla  le  vieux  chauvinisme,  et  la  foule 
couvrit  de  fleurs  les  défenseurs  de  Tuyen-Quan.  Mais  cet  élan 
n'a  pas  duré.  11  y  a  pourtant,  dans  notre  histoire  militaire,  peu 
de  pages  plus  brillantes  que  la  double  campagne  des  généraux 
Brière  de  l'Isle  et  de  Négrier,  battant  deux  armées  avec  deux 
brigades,  faisant  face  à  tout  avec  7,000  hommes,  poussant  d'un 
côté  40,000  Chinois  bien  armés,  bien  commandés,  bien  fortifiés, 
l'épée  dans  les  reins,  jusqu'à  la  porte  de  Chine;  de  l'autre  côté, 
débloquant  Tuyen-Quan  et  refoulant  l'armée  du  Yunnan.  Qui 
en  parle  et  qui  y  songe?  Mieux  vaut  sans  doute  s"ol)stiner  à 
croire,  comme  quantité  de  bons  Français,  que  Négrier  fut  battu 
à  Lang-Son,  et  que  cette  panique  absurde,  dont  le  cabinet,  qui 
durait  depuis  deux  années,  subit  le  mortel  contre-coup,  fut  le 
désastre  de  notre  honneur  et  la  perte  de  notre  armée  !  La  poli- 
tique a  tout  travesti  dans  cette  histoire,  tout  exploité,  tout 
perverti.  C'est  au  point  qu'on  peut  se  demander  si  ceux  qui  ont 
élevé  un  monument  au  sergent  Bobillot  songeaient  plus  à  glo- 
rifier un  héros  qu'à  flétrir  une  politique,  et  si  l'amiral  Courbet, 
que  l'histoire  tiendra  certainement  pour  un  grand  homme  de 
guerre,  eût  été  exalté  jusqu'à  l'apothéose,  sans  le  malsain  attrait 
de  ses  polémiques  d'outre-tombe... 

Ces  colères,  ces  iniquités,  ce  déchaînement  amer,  pouvaient 
s'excuser  au  lendemain  des  luttes  ardentes.  Je  n'entends  nier  ni 
le  droit  des  passions,  ni  l'effet  de  certains  mécomptes.  Vous 
trouvez  que  le  Tonkin  a  coûté  trop  cher?  C'est  votre  droit, 
encore  qu'il  ait  coûté  —  nous  l'avons  vu  tout  à  l'heure  —  beau- 
coup moins  cher  que  vous  ne  dites.  .Ahiis  il  est  là,  sous  votre 
main,  et  le  bon  sens,  la  probité  politique,  le  devoir  national, 
vous  commandent  d'en  tirer  parti.  Il  faudrait  pour  cela,  avant 
toutes  choses,  s'apaiser  et  s'éclairer.  On  ne  veut  faire  ni  l'un  ni 
l'autre.  Lapresse  conservatrice,  boulangiste  ou  radicale,  clabaude 
comme  au  premier  jour.  Pendant  la  dernière  législature,  la 
tribune  était  si  peu  sûre,  la  majorité  si  vacillante,  que  les 
meilleurs  amis  du  Tonkin  s'étaient  donné  pour  consigne  d'en 
parler  le  moins  possible.  Les  vrais  ennemis  du  drapeau  français, 
dans  l'Extrême-Orient,  ne  sont  ni  dans  les  arroyos  du  Bay-Saï, 


TKOIS   PUÉKACES.  547 

ni  dans  les  gorjros  de  Clio-.Muï.  Ils  sont  t-n  France,  au  niilii-u  de 
nous.  Un  vote  qui  ne  sauva  les  crédits  du  Protectorat  (lu'à  trois 
voix  de  majorité,  un  autre  qui  les  réduisit  de  deux  cent  mille 
francs,  ont  fait  plus  de  mal  à  la  colonie  naissante  que  tous  les 
pirates  du  Loch-Nam,  tous  les  out-latrs  de  la  frontière  chinoise. 
11  n'y  a  pas  de  colonisation  sans  foi  dans  le  lendemain,  et  ce  qui 
manque  le  plus  à  nos  pionniers  d'Indo-Chine,  c'est  la  confiance 
dans  la  mère-patrie. 

Combien  de  temps  doit  encore  durer  cet  état  dVspril  para- 
doxal, contradictoire,  d'un  pays  qui  aime  mieux  dénigrer  ses 
propres  œuvres  que  de  les  faire  fructifier?  Persistera-t-on  indé- 
finiment dans  cette  politique,  qui  consiste  surtout  à  n'en  pas 
avoir,  et  qui  nous  donne  une  pauvre  attitude  aux  yeux  de  nos 
voisins,  de  nos  rivaux,  de  nos  jaloux?  Croit-on  rehausser  de  la 
sorte  le  renom  de  la  démocratie  française,  et  n'entend-on  pas, 
de  tous  les  coins  de  l'Europe  monarchique,  ce  murmure  dédai- 
gneux et  ces  doutes  qui  s'élèvent  sur  l'aptitude  du  gouvernement 
républicain  aux  entreprises  à  longue  portée,  qui  exigent  de 
l'esprit  de  suite,  de  la  patience  et  du  bon  sens? 

Il  semble,  à  de  certains  symptômes,  que  l'heure  de  la  réaction 
ne  peut  longtemps  tarder.  Tout  passe  et  tout  lasse,  même  l'in- 
justice. Des  publicistes,  qui  comptaient  parmi  les  adversaires  les 
plus  enflammés  de  la  conquête,  se  prennent  à  dire  qu'il  vaudrait 
mieux,  enfin,  l'exploiter  que  la  maudire.  La  grande  industrie 
cotonnière,  encouragée  par  des  tarifs  protecteurs,  a  appris  le 
chemin  de  la  vallée  du  fleuve  Rouge.  On  vient  de  trouver  en 
France  des  capitaux  importants  pour  fonder,  au  Tonkin  même, 
une  filature  et  un  tissage.  C'est  pour  la  colonie  un  événement 
considérable.  Si  le  Tonkin  est  calomnié,  c'est  surtout  parce  qu'il 
n'est  ni  assez  connu,  ni  assez  défendu. 

On  voudrait  ici  le  faire  mieux  connaître,  en  appeler  du  juge- 
ment sommaire  des  partis  à  la  raison  et  à  la  conscience  de  la 
mère-patrie.  C'est  une  cause  désormais  «  en  état  »,  comme  on 
dit  au  Palais,  et  qui  peut  se  juger,  non  avec  des  conjectures  et 
des  hypothèses,  mais  sur  pièces,  documents  et  témoignages.  Le 
voile  mystérieux  qui  enveloppe  à  l'origine  toute  lointaine  entre- 
prise est  déchiré;  l'Annam  et  le  Tonkin  sont  entrés  dans  le 
domaine  des  enquêtes  sérieuses  et  des  notions  positives.  Au 
commencement,  l'insuffisance  des  informations  excusait  tous 
les  partis  pris,  et  semblait  mettre  à  deux  de  jeu  le  scepticisme 
et  l'engouement.  A  cette  heure,  les  témoins  abondent,  et  le 
nombre  s'accroît  de  jour  en  jour  de  ceux  qui  parlent  du  Tonkin, 


518  DISCOURS   DE  JULES   FERHY. 

non  pour  en  avoir  rêvé,  mais  pour  l'avoir  vu,  exploré,  pratiqué. 
Et  plus  ils  sont  nombreux,  plus,  sur  l'ensemble,  ils  sont 
d'accord.  Cette  terre,  tant  décriée  par  la  presse  sédentaire,  laisse 
à  tous  ceux  qui  l'ont  parcourue  une  même  impression  de 
beauté,  de  richesse  et  d'espérance.  Cette  unanimité  dans 
l'optimisme  n'est  pas  un  des  traits  les  moins  curieux  de  son 
orageuse  histoire. 

Le  lecteur  en  pourra  juger  en  consultant  les  documents  qui 
forment  la  seconde  partie  de  cette  étude.  Cette  encyclopédie  de 
témoignages,  rassemblés  et  classés  sous  mes  yeux  par  M.  Léon 
Sentupéry,  avec  un  soin  scrupuleux,  aurait  pu  s'intituler  Le 
Tonkin  d'après  ceux  qui  Vont  vu.  Ce  n'est  point,  en  effet,  un 
ouvrage  de  polémique  ;  c'est  une  œuvre,  en  quelque  sorte,  imper- 
sonnelle, une  enquête  écrite,  où  viennent  déposer  les  uns  après 
les  autres  tous  ceux  «  qui  ont  vu  »  le  Tonkin,  —  depuis  les 
missionnaires  qui  y  portaient,  il  y  a  cent  ans,  le  christianisme 
et  le  nom  français,  jusqu'aux  jeunes  héros,  savants  et  soldats 
tout  ensemble,  qui  renouvelèrent  de  nos  jours,  en  pays  anna- 
mite, les  audaces  et  les  prodiges  des  Fernand  Cortez  et  des 
Pizarre,  —  jusqu'aux  témoins  de  l'heure  présente,  officiers, 
marins,  fonctionnaires  civils,  agents  consulaires,  commerçants, 
Industriels,  médecins,  colons,  explorateurs  qui  viennent  tour  à 
tour  dire  aux  Français  de  France,  entre  deux  voyages,  ce  qu'ils 
ont  vu  là-bas,  ce  qui  fait  qu'ils  croient,  ce  qui  fait  qu'ils  espèrent, 
sans  toujours  trouver  malheureusement  un  ministre  à  qui 
parler,  une  porte  officielle  qui  s'ouvre  devant  eux... 

Ce  qui  caractérise  l'ensemble  de  ces  dépositions  ,  c'est  la 
continuité  du  tableau,  l'harmonie  entre  les  premiers  rapports 
et  les  plus  récents  témoignages.  Sur  les  richesses  du  pays,  sur 
le  climat,  sur  la  facilité  des  habitants,  les  premières  explo- 
rations, —  le  curieux  Exposé  dressé  par  les  missionnaires,  il  y  a 
trente  ans,  pour  l'usage  du  gouverneur  de  la  Cochinchine  et 
réédité  fort  à  propos  par  M.  SilvestreS  — les  reconnaissances 
de  Garnier  et  de  ses  compagnons,  les  récits  mêmes  des  enthou- 
siastes, comme  notre  vaillant  Dupuis,  un  peu  plus  préoccupé 
des  pépites  d'or  que  de  raison,  tout  concorde;  les  divergences 
sont  rares,  ne  portent  que  sur  les  détails,  et  le  Tonkin  apparaît 
plus  habitable  à  mesure  qu'il  est  mieux  connu. 

Il  faut  reléguer,  par  exemple,  au  nombre  des  fables,  la  dis- 
tinction entre  «  le  Tonkin  où  l'on  mange  et  le  Tonkin  où  l'on  ne 

1.  VEmpire  d'Annam  et  le  peuple  annamile,  par  J.  Silvestre.  Chez 
Alcan,  1889. 


TltOlS  l'KKKACKS.  rA9 

mange  pas  »,  daprès  laquelk;  on  devait  limiter  aux  plaines 
basses  du  Delta  le  domaine  de  la  colonisation  future.  La  réfrion 
montap-neuse,  contrairement  à  ce  que  nous  croyions  nous- 
mêmes,  n'est  pas  celle  qui  otl're  aux  colons  français  le  moins 
grand  avenir.  La  «  fièvre  des  l)ois  »  qui  lui  a  fait  ce  mauvais 
renom  ne  sévit  pas  partout.  Ainsi  le  pays  de  Cao-Bang,  que  Ton 
ne  connaissait  pas  avant  la  reconnaissance  opérée  par  le  lieu- 
tenant-colonel Servières,  il  y  a  deux  ans,  est,  au  rapport  de  cet 
officier  aussi  avisé  quiutrépide,  un  pays  très  riche,  qui  produit 
en  grande  abondance  le  coton,  le  riz,  le  blé  noir  dans  le  fond 
des  vallées,  un  pays  d'élevage,  surtout  en  ses  verts  pâturages, 
où  les  bœufs,  très  beaux,  abondent. 

La  région  des  lacs  Ba-Bé,  occupée  par  une  colonie  de  Chinois, 
mineurs  et  pécheurs  qui  se  sont  soumis  sans  le  moindre  effort, 
lui  est  apparue  comme  une  vaste  oasis  :  on  y  cultive  tous  les 
fruits  de  France,  et  le  travail  des  mines  (le  plomb  argentifère 
de  Nguan-Son)  assure  largement  la  subsistance  de  ceux  qui 
l'habitent. 

M.  Pavie  et  le  colonel  Pennequin  ont  découvert  tout  le  long 
de  la  rivière  Noire,  d'où  cet  admirable  officier  a  fait  déménager 
2  000  Chinois  sans  coup  férir,  un  pays  riche,  semé  de  villages, 
propre  aux  cultures  les  plus  diverses.  La  richesse  minière  du 
haut  Tonkin.  qui  n'était  que  soupçonnée  il  y  a  dix  ans,  est  mieux 
connue  de  jour  en  jour.  Les  charbonnages  qui  enserrent  et 
dominent  la  baie  de  Halung  constituent,  d'après  les  hommes  de 
l'art,  Taffleurement  d'un  massif  houiller  d'une  énorme  étendue, 
d'une  qualité  reconnue,  et  qu'il  faudra  des  siècles  pour 
•'■puiser. 

L'antimoine,  le  cuivre,  le  mercure,  le  plomb  argentifère  appa- 
raissent à  leur  tour.  A  côté  d'un  capital  naturel  aussi  considé- 
rable, la  nature  a  placé  la  main-d'œuvre  chinoise  et  annamite, 
si  peu  coûteuse,  et  les  richesses  d'un  sol  qui  se  prête  à  tout.  Ce 
ne  sont  pas  là  des  rêves,  des  conjectures  :  on  en  a  pour  garant 
l'esprit  positif  des  Anglais  de  Hong-Kong,  qui  ne  se  seraient  pas 
épris  comme  ils  l'ont  fait  des  charbons  du  Tonkin,  et  n'escomp- 
teraient pas  si  haut  leur  grand  avenir.  Les  capitaux  français, 
écartés,  découragés  par  l'ignorance,  fesprit  de  dénigrement  et  de 
mensonge,  laisseront-ils  volontairement  à  nos  rivaux  les  profits 
de  cette  terre  que  nos  armes  ont  conquise?  Toute  affaire  sérieuse 
en  Annam  ou  au  Tonkin  trouve  des  bailleurs  de  fonds  sur  le 
marché  de  Hong-Kong  —  un  des  plus  riches  marchés  de  l'empire 
britannique. 

C'est    que    les   Anglais     savent    ce    que    vaut   le    Tonkin; 


550  DISCOURS  DE  JULES   FERRY. 

les  Français  de  la  mère-patrie   seront-ils  les  derniers    à  l'ap- 
prendre? 

Les  sceptiques  objecteront-ils  que  les  renseignements  leur 
l'ont  défaut? 

Je  leur  recommande  la  lecture  d'un  document  tout  récent 
inséré  dans  ce  petit  livre  (page  246)  :  le  rapport  de  M.  Rocher, 
consul  de  France  à  Mongtzé,  sur  la  voie  commerciale  du  fleuve 
Rouge,  et  sur  les  relations  qu'elle  nous  ouvre  dès  à  présent  avec 
le  Yunnan  et  les  provinces  du  sud-ouest  de  la  Chine.  Ce  n'est 
pas  seulement  un  document  officiel,  c'est  un  document  précis. 
On  le  trouve  dans  le  Journal  officiel  du  28  janvier  dernier. 
Quelques  jours  après,  un  grand  journal  radical  se  raillait  agréa- 
blement des  «  prospectus  »  lancés  jadis  à  propos  du  tleuve  Rouge 
et  de  ses  merveilles.  Il  faut  espérer,  pour  son  honneur,  qu'il 
n'avait  pas  lu  le  Journal  officiel.  11  y  aurait  appris  —  a  mère 
déconvenue  !  —  qu'il  n'y  a  plus  de  doute,  à  cette  heure,  sur  la 
navigabilité  du  Song-Koï.  L'ouverture  du  fleuve  est  un  fait 
accompli...  il  est  navigable  sur  tout  son  parcours,  même  aux 
plus  basses  eaux,  dit  .M.  Rocher,  par  des  jonques  dont  il  précise 
le  tirant  d'eau  et  le  tonnage  (12  tonnes).  Un  steamer  de  la  Com- 
pagnie des  Messageries  fluviales  l'a  remonté  de  Hano'i  à  Lao-Ra"i; 
enfin,  il  est  accessible,  en  dépit  des  rapides,  aux  embarcations  à 
vapeur,  à  condition  d'établir  celles-ci  sur  des  mesures  qui  sont 
dès  à  présent  connues  et  fixées.  Les  barques  annamites  font 
ensuite  le  service  en  territoire  cliinois,  de  Lao-Kaï  à  Man-hao. 

Ainsi  explorée,  reconnue,  détaillée  étape  par  étape,  et  l'on  peut 
dire  pas  à  pas,  cette  voie  de  pénétration,  qui  n'avait  été  jusqu'à 
présent  que  devinée,  pressentie  par  des  hommes  de  génie 
comme  Francis  Garnier,  des  hommes  de  foi  comme  M.  Dupuis, 
apparaît  définitivement  dans  sa  vivante  réalité.  C'est  bien  la 
route  la  plus  courte  (de  mille  kilomètres  environ),  la  moins 
coûteuse,  la  plus  libre  de  bandits  et  surtout  de  douaniers,  de 
toutes  celles  qui  mettent  Hong-Kong,  Canton  et  Shang-Hai  en 
rapport  avec  les  riches  provinces  du  Sse-Tchoan,  du  Jvoéi-Tchéou 
et  le  plateau  du  Yunnan.  En  attendant  que  le  commerce  français, 
pour  lequel  nous  l'avons  conquise,  s'arrange  de  façon  à  tirer 
parti  de  ce  que  le  consul  de  France  appelle  un  «  immense  champ 
d'action  »,  les  Chinois,  négociants  incomparables,  les  plus  fins, 
les  plus  souples  qui  soient  au  monde,  profitent  dès  aujourd'hui 
des  passes  de  transit  qui  leur  permettent  de  réaliser  une  éco- 
nomie considérable  sur  leurs  transports.  Ils  sont  surpris,  dit 
M.  Rocher,  de  ne  rien  voir  venir  encore  du  côté  du  Tonkin.  On 


TItOIS   PliÉFACES.  551 

Voit  l)ieii  ({u'ils  ne  nous  eoiniaissenl  pas!  La  (lliim'  i-lassi(iui',  la 
dhint'  ininii)l>ilL'  et  routiiiièi'e  ne  ri'sie  plus  accroupie 

Au  fleiivo  Jaune  où  sont  les  cormorans, 
mais  les  Français  restent  chez  eux. 

Les  premiers  témuignayes  recueillis  dans  ce  vcjlnme  par 
-M.  Sentupéry  remontent  à  près  de  deux  siècles.  Les  premicns 
rapports  officiellement  noués  entre  la  I-'rance  et  l'Empire  d'An- 
nam  ont  plus  de  cent  ans  de  date.  C'est  un  évêque  français, 
M.  Pigneau  de  Béhaine,  c'est  le  roi  Louis  XVI,  si  judicieusement 
préoccupé,  après  le  honteux  abandon  dont  sa  couronne  portait 
le  poids,  de  reconstituer  la  grandeur  maritime  de  la  France  et  la 
politique  coloniale  de  Richelieu  et  de  Colbert,  qui  signe  avec  le 
jeune  roi  d'Annam,  Taïeul  de  Tu-Duc,  le  traité  de  1787.  Ce  sont 
des  officiers  français  qui  fortifient  Hué,  Tuan-An  et  Hanoï. 
Soixante-dix  ans  plus  tard,  l'attraction  de  ces  souvenirs,  aidés 
un  peu  par  le  hasard,  conduisait  à  Tourane,  puis  à  Sa'igon, 
l'amiral  Rigault  de  Genouilly,  et  la  Cochinchine  était  conquise. 
Sïl  est  donc  dans  le  monde  une  entreprise  française,  ayant  ses 
racines  dans  le  passé  de  la  France,  dans  la  tradition  nationale, 
dans  cet  instinct  qui  pousse  les  peuples  sur  les  routes  ouvertes 
par  leurs  ancêtres,  c'est,  sans  contredit,  la  conquête  de  l'Indo- 
Chine. 

Et  pourtant  les  frénésies  de  la  passion  politique  sont  poussées 
si  loin  parmi  nous  que  l'esprit  de  parti  a  senti  le  besoin  d'expli- 
quer celte  entreprise  par  l'action  occulte  et  les  conseils  machia- 
véliques d'une  grande  puissance  continentale  !  Il  faut  s'altciidi(i 
à  tout  de  la  part  des  sycophantes  de  carrefour  qui  dénonçaient, 
il  y  a  cent  ans,  les  meilleurs  citoyens  comme  des  complices  de 
Pitt  et  de  Cobourg,  et  qui  jouent  aujourd'hui,  dans  la  troupe 
du  plus  méprisable  des  conspirateurs,  les  Marat  et  les  l'ère 
Duchesne.  On  ne  discute  pas  avec  les  détrousseurs  de  grand 
chemin.  Mais  quand  de  pareilles  billevesées  se  retrouvent  sous 
la  plume  de  diplomates  en  disponibilité,  qui  ont  passé  par  les 
grandes  affaires  et  qui  prétendent  écrire  l'histoire  contemporaine, 
il  faut  bien  en  dire  un  mot. 

C'est  le  propre  des  esprits  médiocres,  qui  ont  des  prétentions 
à  la  finesse,  de  chercher  aux  choses  simples  des  explications 
compliquées,  d'attribuer  aux  combinaisons  secrètes,  aux  roueries 
diplomatiques  un  rôle  démesuré  et  souvent  imaginaire.  Ce  sont 
de  dangereux  historiens  que  ces   collectionneurs  d'anecdotes, 


552  DISCOURS   DE  JULES   FEUKY. 

ces  colporleurs  de  révélations  prétendues,  qui  pullulent  aujour- 
(Vlnii,  les  écouteurs  aux  portes  de  la  politique. 

Dans  cette  posture,  on  sexpose  à  entendre  de  travers.  C'est 
ainsi  que  certains  anecdotiers  du  Congrès  de  Berlin  ont  composé 
cette  scène  absolument  romanesque,  où  rAllemagne  apparaît 
comme  un  Don  Juan  colossal,  coquetant  avec  l'Italie,  d'un  côté, 
et,  de  Tautre,  avec  la  France,  et  leur  otîrant  à  l'une  et  à  l'autre 
le  gâteau  de  la  Tunisie.  Je  me  suis  expliqué  ailleurs  sur  cette 
légende.  J"ai  dit,  pièces  en  main,  qu'il  y  avait  eu,  en  eilet,  à 
Berlin  une  entente  à  deux,  en  dehors  du  Congrès,  un  accord 
éventuel  entre  l'Angleterre  et  la  France,  M.  Waddington  ayant 
saisi  fort  à  propos  l'occasion  du  traité  qui  livrait  l'île  de  Chypre 
à  la  Grande-Bretagne,  pour  obtenir  de  lord  Salisbury  la  recon- 
naissance formelle  de  notre  situation  sur  la  cote  africaine. 

Et  ce  billet  à  vue  serait  resté,  sans  doute,  longtemps  en  porte- 
feuille, si  les  menées  du  cabinet  de  Rome,  les  intrigues  du 
consul  Maccio,  l'acquisition  de  la  ligne  de  la  Goulette  par  le 
gouvernement  italien,  sous  le  couvert  de  Bubattino,  au  mépris 
d'une  promesse  formelle',  si  tant  d'empiétements  de  détail, 
de  menaces  grandissantes,  qu'il  est  imitile  de  rappeler,  mais  qui 
appartiennent  à  l'histoire,  n'avaient  précipité  les  événements. 

Voilà  la  vérité  en  regard  du  roman. 

Mais,  pour  le  Tonkin,  c'est  pure  absurdité,  sans  prétexte,  sans 
excuse.  M.  de  Bismarck  nous  a  «  poussé  hal)ilement  »  dans  les 
expéditions  du  Tonkin  et  de  Madagascar  :  c'est  un  ancien  ambas- 
sadeur qui  l'assure.  11  le  croit  peut-être,  tant  est  grande  la 
badauderie  qui  sévit  en  ce  monde,  et  qui  fait  plus  de  ravages 
qu'on  ne  croit  chez  les  gens  d'esprit.  Il  y  a  aussi  une  badauderie 
diplomatique,  qui  ne  veut  voir  dans  tous  les  hommes  d'État 
d'Europe,  depuis  vingt  ans,  que  des  marionnettes  dont  le  grand 
Chancelier  tenait  les  ficelles.  Il  faut  donc  le  trouver  aussi  dans 
les  alTaires  du  Tonkin...  Mais  où?  Est-ce  quand  l'amiral  Dupré 
signait  le  traité  de  1874,  ce  traité  boiteux  qui  fut  le  principe  et 
la  source  de  toutes  nos  épreuves  ?  Peut-être  dans  le  cabinet 
Duclerc-Jauréguiberry,  quand  l'illustre  marin  préparait  le  projet 
d'expédition  restreinte  que  nous  ne  fîmes  que  reprendre  trois 
mois  après,  au  mois  d'avril  1883?  Il  ne  serait  pas  impossible  non 
plus  que  ce  Ma(;hiavel  formidal)le  fût  pour  quelque  chose  dans 

1.  Il  avilit  (Hé  convenu  enti-e  les  deux  cabinets  de  Konie  et  de  Paris, 
lorsque  la  première  adjudication  de  la  liçrne  de  la  Goulette  à  la  Compagnie  de 
Bône-Guelma  eut  été  annulée  par  le  juge  anglais,  que  la  nouvelle  adjudi- 
cation aurait  lieu  en  dehors  de  toute  intervention  de  l'un  ou  de  l'autre 
gouvernement. 


TItolS   l'HKKACKS.  553 

l'aiulacc  et  dans  les  malheurs  du  !i(d)l''  Itivirrc,  ilaiis  )••  soulcvc- 
menl  des  l'avillons-Noirs  aussi,  —  dans  la  oataslrui)li('  t'iiliM  (jui 
changea  en  une  guerre  en  rèfrh'  une  c-anipajrnc  eniiairt'-c  nialgr»' 
nous!  En  vérité,  il  est  humiliant  davoir  à  halaycr  dr  riii>tnirf' 
contemporaine  de  tels  contes  à  dormir  dehoul. 

Il  est  tout  à  fait  exact  que  ni  au  Toukin,  ni  dans  les  mers  de 
Chine,  ni  à  I-'ormose,  ni  à  .Madagascar,  l'Allemagne  n'a  entravé, 
contrarié,  gêné  en  quoi  que  ce  soit  l'action  militaire  di'  la  France. 
11  est  très  vrai  que  ces  deux  années  de  politique  coloniale 
comptent  parmi  celles  où  la  France  eut  le  moins  à  se  préoccuper 
de  sa  sécurité  sur  le  continent.  On  a  heaucoup  dit,  naturellement, 
que  le  prince  de  IMsmarck  se  réjouissait  de  nos  euîharras.  hans 
tous  les  cas,  le  Chancelier  ne  lit  rien  pour  les  prolonger.  Quand 
nous  dûmes  recourir,  pour  triompher  des  dernières  résistances 
de  la  cour  de  Pékin,  au  hlocus  des  riz,  qui  pouvait  être  considéré, 
dans  l'état  du  droit  maritime  international,  comme  une  nou- 
veauté juridique,  il  fut  le'  premier  à  adhérer  à  notre  doctrine. 
Poiu'quoi?  Parce  que  le  commerce  dc's  neutres,  qu(i  nous  avions 
eu  grand  soin  de  ménager,  même  au  risque  de  nous  rendre  à 
nous-mêmes  la  tâche  plus  longue  et  plus  difficile,  aspirait 
ardemment  à  la  paix.  Il  n'est  besoin,  pour  expliquer  toutes  ces 
choses,  de  supposer  des  engagements  inavouables,  on  ne  sait 
quel  pacte  secret.  IN'est-ce  pas  au  même  mobile  qu'obéissait  le 
ministère  Gladstone,  quand  il  nous  offrait  spontanément,  en 
octobre  1884,  une  médiation  qui,  malheureusement,  n'aboutit 
pas?  Dans  ce  long  épisode  militaire  et  diplomatique,  j'ose  dire 
que  la  France  a  trouvé  l'Europe  constamment  équitable,  respec- 
tueuse de  notre  droit,  et  plutôt  bienveillante  que  traoassière.  Il  y 
avait  de  la  confiance  dans  cette  neutralité.  On  eût  fait  moins  bon 
visage,  à  coup  sûr,  à  un  gouvernement  capricieux,  sans  majorité 
et  sans  lendemain,  ou  à  une  politique  vantarde  et  agressive, 
comme  celle  dont  se  targue  une  faction  heureusement  dé'sarmée. 
La  confiance  de  l'Europe  n'est  point  chose  banale  :  on  i)eut  être 
fier  de  l'avoir  méritée. 

Il  existe,  au  milieu  de  nous,  beaucoup  d'agités,  pour  qui  ces 
idées  sont  lettre  close.  Us  forment  une  secte  Intolérante,  autant 
que  tapageuse,  où  l'on  rencontre  beaucoup  de  bateleurs  et  quel- 
ques gens  sincères.  A  leurs  yeux,  l'honneur,  la  dignité  nationale, 
le  patriotisme,  consistent  en  des  manifestations  stériles,  puériles 
parce  qu'elles  sont  Impuissantes,  dangereuses  parce  qu'on  les 
exploite  au  dehors  contre  notre  bonne  renommée.  Ces  turbu- 
lents, pour  qui  l'univers  est  tout  entier  compris  entre  la  Bastille 
et  la  place  de  la  Concorde,  sont  incapables  de  comprendre  qu'un 


554  DISCOUUS  DE  JULES   FERRY. 

pays  qui  travaille  à  son  relèvement  ne  saurait  se  passer  de 
l'estime  du  monde.  Si  la  France  suivait  leur  aveugle  impulsion, 
elle  n'aurait  plus  qu'à  choisir  entre  la  folie  ou  l'abdication.  Les 
plus  fous  ont,  au  fond,  peu  de  goût  pour  cette  folie,  mais  l'efface- 
ment systématique  a  ses  doctrinaires  et  ses  apôtres.  Je  les  tiens, 
je  les  ai  toujours  tenus  pour  des  conseillers  détestables. 

La  France  républicaine  ne  saurait  commettre  de  plus  grande 
faute  que  de  se  renfermer  dans  un  isolement  découragé  ou  mena- 
çant. Elle  n'y  gagnerait  ni  en  sécurité,  ni  en  dignité,  ni  en  puis- 
sance. Quand  ses  plaies  n'étaient  pas  pansées,  quand  elle  n'avait 
qu'un  commencement  d'armée  et  des  finances  incertaines,  elle 
pouvait  demeurer  seule  à  son  foyer  de  veuve.  Mais  un  peuple  qui 
représente  une  force  organisée  de  quinze  cent  mille  baïonnettes, 
au  centre  de  l'Europe,  ne  peut  se  désintéresser  des  affaires  du 
monde. 

Il  n'y  a  plus  d'Europe,  dit-on;  mais  ne  voit-on  pas  que  c'est 
là  justement  notre  faiblesse?  Notre  intérêt  est  qu'il  y  ait  encore 
une  Europe,  et  d'être  partout  oîi  elle  se  rassemble.  Délibérant 
sans  nous,  il  y  aurait  péril  que  ce  fût  contre  nous.  C'est  pour- 
quoi il  fut  souverainement  politique  d'aller,  dès  1878,  au  pre- 
mier Congrès  de  Berlin.  C'est  pourquoi  nous  n'avons  fait  aucune 
difficulté  de  prendre  notre  part  d'initiative  et  de  direction  dans 
la  conférence  africaine  de  1884-,  destinée  à  régler  paciliquement 
la  répartition  progressive  du  continent  noir  entre  les  puissances 
européennes.  Et  la  France  n'en  est  pas  revenue  les  mains  vides.. 
Dans  le  même  temps,  la  diplomatie  française  avait  pu  grouper 
dans  la  question  d'Egypte  les  trois  grands  Empires  du  continent, 
la  Russie  en  tête,  marchant  d'accord  avec  la  France.  La  Russie, 
devenant  garante  d'un  emprunt  égyptien,  entrait  pour  la  pre- 
mière fois,  par  la  commission  de  la  dette,  dans  les  affaires 
d'Egypte  comme  partie  prenante.  La  question  du  canal  de  Suez 
se  posait  devant  le  concert  européen  reconstitué,  en  face  de 
l'Angleterre,  engagée  par  ses  promesses.  Derrière  la  neutralisa- 
tion du  canal,  l'Egypte  neutralisée  apparaissait  en  perspective. 

Les  procès-verbaux  de  la  Conférence,  dite  du  canal,  ouverte  à 
Paris  le  30  mars  1880,  —  qu'on  a  pu  lire  dans  les  Livres  jaunes, 
—  montrent  à  quel  point  la  partie  étaitliée,  et  coml)ien  l'entente 
franco-continentale  pouvait  devenir  féconde.  Malheureusement, 
deux  événements  fortuits,  le  renversement  du  cabinet  français, 
sur  un  incident  militaire  dépourvu  de  réelle  importance  et,  peu 
après,  la  chute  du  ministère  Gladstone,  changèrent  la  trame  de 
l'histoire. 

Labuntiif  anni!  En  cinq  ans,  que  d'aspects  modifiés  dans  les 


THOIS   PnKKACKS.  555 

allaires  du  nioiuli^!  11  semble  qu'on  rappi-laiil  celtt'  liisluirc  d'iiicr, 
on  évoque  un  passé  oublié  et  lointain.  Le  présent,  Tavenir  sur- 
tout, appartiennent  sans  doute  à  d'autres  combinaisons,  l.'n  ^--ranil 
pays  comme  le  nôtre  doit  savoir  profiler  diplomaliciucmenl  lic 
toutes  ci'Iles  que  le  temps  fait  surgir,  (restlà  le  fond  et  rcsscucc 
delà  politique  d'action. 

Quant  à  la  doctrine  de  l'eliacement,  elle  a  ddinn'  sa  mesun; 
en  1882,  le  jour  où  la  Chambre  des  députés,  sous  la  parole 
ardente  de  M.  Clemenceau,  laissa  l'.Xngleterre  seule  en  î^gypte 
en  tète  à  tète  avec  le  khédive.  Ce  fut  là  le  grand  naufrage!  On  le 
voit  plus  clairement  de  jour  en  jour  ;  et,  lorsque  le  rêve  nouveau 
de  la  grandeur  anglaise  sera  réalisé,  lorsque  le  pavillon  britan- 
nique, protecteur  ou  conquérant,  flottera  sur  toute  la  vallée  du 
Ml,  d'Alexandrie  aux  grands  lacs  africains,  et  des  grands  lacs 
au  Chiré  et  au  Zambèze,  la  légèreté  française  comprendra  peut- 
être  quel  dommage  irréparable  il  a  été  fait  à  noln.'  avenir, 
à  notre  race,  à  nos  droits  dans  le  monde  par  une  pidilique  à 
courte  vue. 

Pour  nous  et  pour  tous  ceux  qui  avaient  gémi  de  cette  faute 
irréparable  —  pour  (lambetta  notamment  —  l'occupation  du 
Tonkin  était  d'abord  une  revanche  de  l'atlaire  d'Egypte- 

Un  mouvement  irrésistible  emporte  les  grandes  nations  euro- 
péennes à  la  conquête  des  terres  nouvelles.  C'est  comme  un 
immense  steeple-chase  sur  la  route  de  l'inconnu.  De  181o 
à  18o0,  l'Europe  était  casanière  et  ne  sortait  guère  de  chez  elle. 
L'expédition  d'Alger  n'était,  à  l'origine,  qu'un  acte  de  haute  police 
méditerranéenne.  Les  archipels  de  l'océan  Pacifique,  les  rivages 
de  l'Afrique  occidentale,  se  colonisaient  pied  à  pied,  timidement, 
et  comme  au  hasard  :  c'était  l'époque  des  annexions  modestes  et 
à  petits  coups,  des  conquêtes  bourgeoises  et  parcimonieuses. 
Aujourd'hui,  ce  sont  des  continents  que  l'on  annexe,  c'est  l'im- 
mensité que  l'on  partage,  et  particulièrement  ce  vaste  continent 
noir,  plein  de  mystères  farouches  et  de  vagues  espérances,  que 
la  papauté  divisait,  il  y  a  trois  siècles,  d'un  trait  de  plume  et  d'un 
signe  de  croix,  entre  les  deux  couronnes  catholiques  d'Espagne 
et  de  Portugal,  et  sur  lequel  la  diplomatie  d'aujourd'hui  trace 
avec  une  activité  fiévreuse  ce  qui  s'appelle,  en  jargon  moderne, 
«  la  limitation  des  sphères  des  intérêts  respectifs  ».  Cette  course 
au  clocher  date  de  cinq  ans  à  peine,  et,  d'année  en  année,  se  préci- 
pite, comme  poussée  par  la  vitesse  acquise.  Sur  les  pas  des 
Livingstone,  des  Barth,  des  Brazza,  des  Stanley,  des  Gérard 
Rohlfs,  de  la  nuée  de  héros  connus  et  inconnus  qui  ont  juré 


556  DISCOURS   DE  JULES   FERUY. 

d'arracher  à  l'Afrique  équatoriale  tous  ses  secrets,  TAllemag-ne, 
l'Angleterre,  Tltalie,  se  lancent  au  triple  galop  des  bords  dévastés 
et  brûlants  de  la  mer  Rouge  aux  grands  plateaux  de  l'Afrique 
centrale,  des  rivages  plantureux  et  empestés  de  l'océan  Indien  à 
la  région  presque  fabuleuse  des  grands  lacs,  entrevushier  àpeine, 
d"où  s'échappent  ces  artères  colossales  qui  mettent  la  vieille 
Europe  en  rapport  avec  les  mondes  inconnus:  le  Nil, le  Congo, le 
Zambèze.  La  rivalité  de  l'Allemagne  et  de  l'Angleterre  remplit 
l'Océanie  ;  elles  se  partagent  les  archipels  ;  en  Nouvelle-Guinée, 
en  Polynésie,  aux  Carolines,  aux  îles  Samoa,  au  risque  de 
s'aliéner  l'Espagne,  ou  de  se  faire  une  querelle  avec  les  États- 
Unis,  elles  rivalisent  de  vitesse  et  d'audace,  de  ruses  diploma- 
tiques et  de  capitaux,  se  poussant,  se  dépassant,  se  jouant  l'une 
l'autre,  se  brouillant  et  s'accordant  tour  à  tour. 

La  politique  coloniale,  et  non  pas  seulement  la  politique  de 
conservation  coloniale,  telle  que  nous  l'avons  pratiquée  nous- 
mêmes  à  l'unis  pour  garder  l'Algérie,  au  Tonkin  pour  sauver  la 
Cochinchine,  à  Madagascar  pour  veiller  sur  des  droits  séculaires, 
mais  la  politique  d'expansion  hasardeuse  et  systématique,  la 
politique  mégalomane  — comme  on  dit  en  Italie  —  s'est  emparée 
des  États  les  plus  sages,  de  ceux  qu'on  croyait  le  moins  portés 
aux  aventures  par  leurs  doctrines  et  par  leurs  traditions,  le  plus 
attachés  par  destination  à  la  politique  continentale,  le  moins 
bien  outillés,  du  côté  des  finances  et  des  soldats,  pour  ces  loin- 
taines entreprises.  Sans  trop  savoir  où  elle  allait,  l'Italie  s'est 
jetée  sur  Massaouah,  et,  de  cette  plage  inhospitalière,  elle  a  bondi 
jusqu'au  plateau  pastoral  et  féodal  de  la  vieille  Abyssinie. Quelle 
puissance  semblait  plus  rivée,  plus  scellée  au  vieux  continent 
que  le  jeune  empire  allemand,  tout  entier  fondé  sur  l'hégémonie 
militaire  d'un  grand  État  central,  pauvre  en  débouchés  maritimes, 
pesant  de  tout  son  poids  sur  les  territoires  qui  l'environnent  ? 
Qui  mettait  à  plus  haut  prix  que  M.  de  Bismarck  les  os  d'un  gre- 
nadier poméranien  ?  Et  le  jour  où  le  fondateur  de  l'unité  alle- 
mande, conduit  par  la  force  des  choses,  arriva  à  son  tour  à  la 
politique  coloniale,  de  quelles  réserves,  de  quelles  illusions 
n'avait-il  pas  paré  cette  politique,  à  ses  yeux  essentiellement 
germanique  et  complètement  originale,  qui  devait  prendre  le 
contre-pied  de  la  colonisation  «  à  la  française  »,  et  ne  pousser 
devant  elle,  au  lieu  de  soldats  et  de  canons,  que  des  comptoirs 
pacifiques  et  des  compagnies  de  marchands  "?  Cette  utopie  a  peu 
duré  :  les  compagnies  privilégiées  ont  fait  leur  temps,  mangé 
leur  capital,  engagé  le  drapeau  de  l'empire,  exaspéré  les  popula- 
tions qu'elles  exploitaient,  sous  prétexte  de  les  civiliser,  et  c'est 


TROIS   PRÉFACKS.  557 

iivec  le  coiicdurs  du  hud.uct  de  l'HIat,  avec  des  vaisseaux  ri  drs 
troupes  d'euipin'  (lut-rAllcuiaKiit;  ft'ralriuniplicr,  sur  le  (•(uiliucnt 
noir,  eu  dépit  de  la  harljarie  furieuse  et  soulevt3e,  Sun  drapeau, 
sa  civilisation  et  ses  alcools. 

Dans  un  fait  aussi  général,  aussi  caractéristique,  ne  doit-on 
voir  que  le  caprice  ambitieux,  les  fausses  conceptions  des 
hommes  ou  des  peuples,  on,  au  contraire,  la  maMift'slaliun  iinpi'-- 
rieuse,  la  lui  fatale  d'un  état  économitiue  cnmniun  à  l'Kurupe 
entière  ? 

La  pulitique  culoniale  est  lille  do  la  pulili(iue  industrielle,  l'uur 
les  États  riches,  uù  les  capitaux  abondent  et  s'accumulent  rapi- 
dement, où  le  réî^ime  manufacturier  est  en  voie  de  cruissance 
cuntinue,  attirant  à  lui  la  partie  sinon  la  plus  nombreuse,  du 
moins  la  plus  éveillée  et  la  plus  remuante  de  la  population  qui 
vit  du  travail  de  ses  bras,  —  où  la  culture  de  la  terre  elle-même 
est  condamnée  pour  se  soutenir  à  s'industrialiser,  —  l'exporta- 
tion est  un  facteur  essentiel  de  la  pruspérité  publique,  et  le 
champ  d'emploi  des  capitaux,  comme  la  demande  du  travail,  se 
mesure  à  l'étendue  du  marché  étranger.  S'il  avait  pu  s'établir 
entre  les  nations  manufacturières  quelque  chose  comme  une 
division  du  travail  industriel,  une  répartition  méthodique  et 
rationnelle  des  industries,  selon  les  aptitudes,  les  conditions 
économiques,  naturelles  et  sociales  des  différents  pays  produc- 
teurs, cantonnant  ici  l'industrie  cotonnière  et  là  la  métallurgie, 
réservant  à  l'un  les  alcools  et  les  sucres,  à  l'autre  les  lainages  et 
les  soieries,  l'Europe  eût  pu  ne  pas  chercher  en  dehors  de  ses 
propres  limites  les  débouchés  de  sa  production.  C'est  à  cet  idéal 
que  tendaient  les  traités  de  1860.  .Mais  tuut  le  monde  aujourd'hui 
veut  filer  et  tisser,  forger  et  distiller.  Toute  l'Europe  fabrique  le 
sucre  à  uutrance  et  prétend  l'expurter.  L'entrée  en  scène  des 
derniers  venus  de  la  grande  industrie  :  les  États-Unis,  d'une  part, 
l'Allemagne,  de  l'autre,  l'avènement  des  petits  États,  des  peuples 
endurmis  ou  épuisés,  de  l'Italie  régénérée,  de  l'Espagne,  enrichie 
par  les  capitaux  français,  de  la  Suisse,  si  entreprenante  et  si 
avisée,  à  la  vie  industrielle,  sous  toutes  ses  formes,  ont  engagé 
l'Occident  tout  entier,  en  attendant  la  Russie,  qui  s'apprête  et 
qui  grandit,  sur  une  pente  que  l'on  ne  remontera  pas. 

De  l'antre  côté  des  Vosges  comme  au  delà  de  l'Atlantique,  le 
régime  protecteur  a  multiplié  les  manufactures,  supprimé  les 
anciens  débouchés,  jeté  sur  le  marché  de  l'Europe  de  redou- 
tables concurrences.  Se  défendre  à  son  tour  en  relevant  les 
barrières,  c'est  quelque  chose,  mais  ce  n'est  pas  assez.  M.  Tor- 
rens  a  fort  bien  démontré,  dans  son  beau  livre  sur  la  colonisa- 


558  DISCOURS   DE  JULES   FERUV. 

tion  de  l'Australie,  qu'un  accroissement  du  capital  manufactu- 
rier, s'il  n'était  pas  accompagné  d'une  extension  proportion- 
nelle des  débouchés  à  l'étranger,  tendrait  à  produire,  par  le  seul 
effet  de  la  concurrence  intérieure,  une  baisse  générale  des 
prix,  des  profits  et  des  salaires.  (Torrens,  Colonisation  of  South 
AusIraliaK) 

Le  système  protecteur  est  une  machine  à  vapeur  sans  soupape 
de  sûreté,  s'il  n'a  pas  pour  correctif  et  pour  auxiliaire  une  saine 
et  sérieuse  politique  coloniale.  La  pléthore  des  capitaux  engagés 
dans  l'industrie  ne  tend  pas  seulement  à  diminuer  les  profits  du 
capital  :  elle  arrête  la  hausse  des  salaires,  qui  est  pourtant  la  loi 
naturelle  et  bienfaisante  des  sociétés  modernes.  Et  ce  n'est  pas 
là  une  loi  abstraite,  mais  un  phénomène  fait  de  chair  et  d'os, 
de  passion  et  de  volonté,  qui  se  remue,  se  plaint,  se  défend.  La 
jjaix  sociale  est,  dans  l'âge  industriel  de  l'humanité,  une  question 
de  débouchés.  La  crise  économique  qui  a  si  lourdement  pesé 
sur  l'Europe  laborieuse,  depuis  1876  ou  1877,  le  malaise  qui  s'en 
est  suivi,  et  dont  des  grèves  fréquentes,  longues,  malavisées 
souvent,  mais  toujours  redoutables,  sont  le  plus  douloureux 
symptôme,  a  co'incidé  en  France,  en  Allemagne,  en  Angleterre 
même,  avec  une  réduction  notable  et  persistante  du  chifl're  des 
exportations.  L'Europe  peut  être  considérée  comme  une  maison 
de  commerce  qui  voit  depuis  un  certain  nombre  d'années 
décroître  son  chilîre  d'aft'aires.  La  consommation  européenne 
est  saturée  :  il  faut  faire  surgir  des  autres  parties  du  globe  de 
nouvelles  couches  de  consommateurs,  sous  peine  de  mettre  la 
société  moderne  en  faillite,  et  de  préparer,  pour  l'aurore  du 
vingtième  siècle,  une  liquidation  sociale  par  voie  de  cataclysme, 
dont  on  ne  saurait  calculer  les  conséquences. 

C'est  pour  avoir,  la  première,  entrevu  ces  lointains  hori- 
zons, que  l'Angleterre  a  pris  la  tète  du  mouvement  industriel 
moderne.  C'est  en  vue  des  mécomptes  que  pourrait,  quelque 
jour,  réserver  à  son  hégémonie  industrielle  le  détachement  de 
l'Australie  et  des  Indes,  après  la  séparation  des  États-Unis  de 
l'Amérique  du  Nord,  qu'elle  fait  le  siège  de  l'Afrique  sur  quatre 
faces  :  au  sud,  par  le  plateau  du  Cap  et  le  Bechuana;  à  l'ouest, 
jtar  le  Niger  et  le  Congo;  au  nord-est,  par  la  vallée  du  Nil;  à 
l'orient,  par  Souakim,  la  cot(?  des  Somalis  et  le  bassin  des  grands 
lacs  équatoriaux.  C'est  pour  empêcher  le  génie  britannique 
d'accaparer  à  son  profit  exclusif  les  débouchés  nouveaux  qui 


l  Cité  et  appuyé  par  M.  Leroy-Beaulieu   dans  son  savant  ouvrage  sur  la 
Colonisation  chez  les  peuples  modernes,  2'  partie,  cliap.  II. 


TUllIS    l'ItKh ACKS.  :,:y.i 

s\iuvn'ul  ix.ur  1rs  produits  d.'  l'Occidciil  ,  que  r.\llciii,i-iic 
oppose  ù  rAiijik'tciTe,  sur  tous  les  i)oinls  du  jilohc,  s;i  riva- 
lité incoMiiuodc  autaut  qu^iuattcuduc  La  i)oliliqu('  colouiak' 
est  une  manifeslatiou  iutornatioiiali'  des  luis  ('■(t'nKdk's  dr  la 
concurrence. 

J'entends  l'objection  : 

«  Ces  ji'rundes  entreprises  ne  sont  permises  qu'aux  i»cuplcs 
forts.  La  France  porte  au  liane  une  plaie  toujours  ouverte; 
c'est  là  qu'est  le  péril,  la  faiblesse  et  le  devoir.  Les  luttes  de 
l'Allemagne  et  de  l'Angleterre  pour  la  conquête  des  mondes 
inconnus  ne  sont  dangereuses  ni  pour  l'une  ni  pour  l'autre  : 
elles  peuvent  les  distraire,  non  les  alfaiblir.  On  peut  leur  appli- 
quer le  mot  même  de  M.  de  Hismarck  sur  la  rivalité  de  la 
Russie  et  de  l'Angleterre  :  le  combat  de  l'éléphant  contre  la 
baleine.  Quant  à  l'Italie,  elle  ne  s'avance  dans  les  aventures 
coloniales  qu'avec  l'appui  de  la  triple  alliance.  .Mais  la  France, 
accessible  par  tant  de  points,  sans  frontières  assurées,  sans 
alliances  européennes,  a-t-elle  le  droit  de  distraire,  pour  des 
conquêtes  lointaines,  peut-être  chimériques ,  un  soldat  de  son 
armée,  un  million  de  son  trésor  de  guerre  ?  » 

Le  thème  est  connu,  et  il  est  facile.  11  caresse  quelques-unes 
des  fibres  les  plus  profondes  de  l'àme  française.  Aussi,  devant 
la  multitude  assemblée,  il  réussit  presque  à  coup  sûr.  Le  déma- 
gogue le  plus  épais,  l'intrigant  sans  idées,  le  factieu.x  sans  scru- 
pule, s'y  taillent  à  l'envi  des  succès  retentissants.  La  crédulité 
populaire  est  grande  en  toute  matière  ;  en  fait  de  politique  étran- 
gère, elle  n'a  ni  fond  ni  rives.  La  foule  a,  d'ailleurs,  l'oreille 
toujours  ouverte  à  ceux  qui  crient  à  la  trahison.  C'était  l'enfance 
de  l'art  de  persuader  aux  patriotes  échautl'és  de  la  salle  Wagram 
ou  de  l'Élysée-Montmartre  que  l'e.xpédition  du  Tonkin  avait 
dégarni  notre  frontière  de  l'Est,  et  que  c'était  même  pour  cela 
que  les  «  opportunistes  »  l'avaient  entreprise.  Car  ou  ne  dit 
plus  à  présent  :  c'est  un  mauvais  ministère,  c'est  un  ministère 
ennemi  du  peuple,  —  ces  douceurs  appartiennent  à  un  autre 
âge,  —  on  dit  tout  simplement  :  c'est  un  ministère  prussien  ! 

Il  n'y  a  rien  à  dire  aux  faiseurs,  aux  tartufes  du  patriotisme. 
Mais  à  ceux  qui  sont  sincères  dans  leurs  appréhensions,  je 
réponds  :  '\^ous  doutez  trop  de  la  France! 

Il  semble,  en  vérité,  que  de  l'extrême  présomption  dont  on  a 
fait  montre  en  d'autres  temps,  et  que  le  pays  a  payée  si  cher, 
on  soit  tombé  trop  bas  dans  la  défiance  de  soi-même  et  dans  la 
peur  des  autres.  Chaque  fois  que  la  politique   française  a  fait 


560  UISCOUHS   DE  JULKS   FEHM. 

mine,  depuis  dix  ans,  de  reprendre  son  rang  dans  le  monde,  des 
voix  françaises  se  sont  élevées  pour  exagérer  le  péril,  agiter  le 
spectre  de  l'Europe  armée  et  menaçante,  troubler  les  esprits  et 
glacer  les  cœurs.  Derrière  chaque  campagne  coloniale,  on  a 
montré  la  guerre  européenne.  On  reculait  devant  les  bandes 
d'Arabi,  que,  peu  de  temps  après,  les  bataillons  anglais  dissi- 
paient, d'un  geste,  à  Tell-el-Kébir.  Aujourd'hui  encore,  à  travers 
les  verres  grossissants  de  ces  politiciens  effarés,  l'horrible  nègre 
qui  règne  au  Dahomey  prend  figure  de  puissance  sérieuse,  et 
la  horde  sanglante  qui  préside  à  ses  boucheries  entre  en  ligne 
comme  une  grande  armée.  Est-ce  ainsi  qu'on  relève  le  moral 
d'un  grand  peuple  impressionnable,  déprimé  par  ses  désastres? 
Quand,  à  la  nouvelle  d'un  accident  de  guerre,  advenu  sur  la 
frontière  chinoise,  à  quatre  mille  lieues  de  la  mère-patrie,  pro- 
digieusement grossi,  d'ailleurs,  par  une  dépêche  imprudente,  la 
foule  se  ruait  sur  le  Palais-Bourbon,  poussant  des  cris  de  mort, 
aussi  éperdue  que  si  l'on  eût  signalé  les  bandes  chinoises  sur  les 
hauteurs  de  Montmartre,  quelle  idée  Paris  donnait-il  au  monde 
de  son  bon  sens,  de  sa  clairvoyance,  de  son  sang-froid,  s'il  avait 
un  jour  à  subir  de  nouvelles  et  formidables  épreuves?  Cette 
politique  nerveuse,  toujours  aux  aguets,  cette  politique  de  lièvre 
au  gîte,  qui  voit  gros  et  qui  voit  trouble,  peut-elle  être  celle  de 
la  l'rance? 

11  n'est  pas  vrai  que  la  France  soit  faible.  Elle  l'a  été  jusqu'en 
1873-1876,  quand  la  grande  mutilée  n'avait  encore  refait  ni  son 
armée  ni  ses  finances.  Elle  pouvait  se  croire  à  la  merci  d'un 
coup  de  main  ou  d'un  guet-apens.  Même  alors,  comme  on  Ta  si 
bien  dit,  elle  demeurait  une  des  plus  grandes  personnes  morales 
qui  soient  dans  le  monde  ;  sa  résurrection,  après  sa  chute,  fit 
l'admiration  de  l'Europe,  et  sa  grandeur  morale  lui  servit  de 
bouclier. 

-Mais  aujourd'hui  la  France  est  forte,  et  sa  défensive  est  invin- 
cible. C'est  parce  qu'elle  est  forte  qu'elle  est  respectée.  C'est 
parce  qu'elle  est  forte  qu'on  lui  fait  injure  en  jetant  aux  quatre 
vents  de  la  polémique  cette  opinion,  que  personne  au  dehors, 
par  bonheur,  ne  prend  au  sérieux  :  que  ce  grand  État  militaire 
ne  peut,  sans  péril,  entretenir  dix  mille  hommes  en  Indo-Chine! 
C'est  parce  que  la  France  est  forte  qu'elle  ne  doit  abdiquer  ni 
dans  la  Méditerranée  ni  dans  l'océan  Indien  son  rôle  et  ses 
droits  de  grande  puissance. 

On  n'est  pas  une  grande  puissance  en  restant  terré  chez  soi. 

Gambetta  l'avait  bien  compris.  Quand,  au  mois  de  mai  1881, 


TIUHS   niKI-ACES.  r.6i 

nous  parvint  la  iKiuvt'Uc  du  li'aid'  de  liardu,  il  ru  fui  le  piTiiiirr 
avisé,  cl,  l'ii  lui'  l'idicilaiil  .-  du  tnml  du  co-ur  •■,  il  ajuutail  : 
<(  Il  faudra  bien  i/in;  Icx  t'sju-ils  chaf/rins  «■//  prinm-nl  h'nr  jHirU  an 
peu  parlant.  La  France  reprend  non  r a ikj  (/<•  i/rande  puissance.  » 
Aujourd'hui,  Ti-prouvo  est  l'aile. 

Saus  coMiprouicItrc  la  si'curit»''  du  pays,  sans  rien  ahaudoiinri' 
de  ses  souveuiis  ni  de  ses  i-spérauces,  les  républicains  ont 
donné  à  la  France,  en  moins  do  dix  ans,  en  Asie  et  en  Alriiiue, 
quatre  royaumes.  Trois  d'entre  eux  se  rattachaient  par  le  droit 
des  contrats  et  par  la  tradition  au  patrimoine  national.  Le 
quatrième  représente  notre  part  de  con(iuète  pacilique  et  d'apus- 
tolat  par  la  civilisation  au  cojur  de  TAfriiiue  équaloriale.  Si  la 
République  avait  professé,  cummr  les  doctrinaires  de  l'école 
radicale,  ([ue  la  patrie  rran(;aise  linil  à  Marseille,  en  quelles 
mains  seraient,  à  l'heure  présente,  la  Tunisie,  l'Indo-Chine, 
Madagascar  et  le  Conii'O  ? 

Tunis  est  la  perle  de  la  MéditiuTanée;  —  liizerte,  au  prix  de 
quelques  millions  habilement  dépensés,  deviendrait  quelque 
chose  comme  le  port  de  Malte,  doublé  du  port  de  Toulon.  L'Italie, 
à  Tunis  ou  à  Bizerte,  n'eiit  soufré  assurément  ni  à  Massaouah  ni 
à  la  pauvre  Abyssinio.  —  .\ssise  sur  la  grande  route  des  Indes, 
en  face  de  cette  côte  de  Zanzibar  qui  suscite  tant  de  convoitises, 
Madagascar  a,  sursa  voisine,  l'avantage  d'élever,  à  peu  de  distance 
du  rivage  enfiévré,  ses  hauts  plateaux  tempérés,  où  s'acclimate 
l'Européen.  La  baie  de  Diego-Suarez,  même  à  côté  de  celle  de 
Delagoa,  que  vise  le  chauvinisme  britannique,  est  la  plus 
belle  et  la  plus  spacieuse  des  stations  de  la  grande  route 
des  Indes.  Il  est  probable  que  les  grandes  puissances  qui 
pratiquent  l'annexion  à  toute  vapeur  dans  ces  parages,  n'auraient 
pas  plus  respecté  la  reine  des  Hovas  que  le  sultan  Saïd  Bargasch. 
Le  Tonkin  conviendrait  à  l'Angleterre  au  même  titre  que  la 
Birmanie,  et  la  possession  de  la  voie  du  Song-Koï  eût  fait  aux 
chambres  de  commerce  britanniques  l'économie  des  chemins  de 
fer  de  pénétration  projetés  vers  le  Yunnan,  soit  par  Campbell, 
soit  par  Colquhoun.  Il  y  aurait  eu,  d'ailleurs,  au  besoin,  d'autres 
preneurs,  s'il  faut  en  croire  — et  nous  l'en  croyons  sans  peine  — 
l'amiral  prussien  Livonius,  un  des  initiateurs  de  la  politique 
coloniale  allemande,  qui  a  écrit,  en  1884,  ces  lignes  éminemment 
suggestives  :  «  Au  temps  de  la  paix  de  Francfort,  on  insista  de 
<(  plusieurs  côtés,  et  spécialement  dans  les  villes  hanséatiques, 
«  sur  l'importance  qu'aurait  pour  l'Allemagne  la  possession  de 
«  la  Cochinchine,  et  si,  malgré  l'impuissance  de  la  France,  ce 
«  vœu  n'a  pas  été  réalisé,  c'est  uniquement  parce  que,  dans  les 

J.  Ferry,  Di^cour.^,  V.  36 


56-2  DISCOLUS   DE  JULES   FEHKY. 

«  cercles  les  plus  influents,  régnait  alors  un  esprit  d'antipathie 
«  contre  les  colonies.  » 

Enfin,  il  n'est  besoin  d'aucune  conjecture  pour  savoir  de  quel 
empire  dépendrait  aujourd'hui  le  vaste  territoire  du  Congo 
français,  découvert  par  Brazza,  reconnu  et  délimité  par  l'Europe 
entière,  à  la  conférence  africaine  de  Berlin  de  1884-85.  Le  Portugal 
y  représenterait  le  droit  historique,  l'Angleterre  la  puissance 
elfective,  et  tout  le  cours  du  bas  Congo  serait  tombé  en  son 
pouvoir,  Stanley  tenant  déjà  pour  elle  tout  le  Congo  supérieur. 
(Traité  anglo-portugais  du  "26  février  1884.)'. 

La  politique  qui  sacrifie  les  acquisitions  présentes  et  nécessaires 
aux  revendications  de  favenir  est  une  politique  de  duperie  et 
d'imprévoyance.  Elle  conviendrait  à  un  peuple  impétueux,  pressé 
de  jouer  la  partie  suprême,  et  non  à  la  France  pacifique  et 
réfléchie,  qui  n'a  pas  cessé  de  croire  à  la  justice  immanente  des 
choses,  mais  qui  peut  et  qui  doit  attendre  que  l'heure  sonne  au 
cadran  de  la  destinée.  Cette  heure,  nul  ne  la  connaît,  nul  n'oserait 
la  déterminer.  On  sait  seulement  que  la  France  ne  la  précipitera 
pas  volontairement.  Et  cependant,  au  dehors,  le  monde  marche, 
les  intérêts  se  déplacent,  les  positions  changent,  de  nouveaux 
groupements  de  forces  se  préparent  ou  s'organisent.  Au  nom  d'un 
chauvinisme  exalté  mais  à  courtes  vues,  devions-nous  acculer  la 
politique  française  dans  une  impasse,  et,  les  yeux  fixés  sur  la 
ligne  bleue  des  Vosges,  laisser  tout  se  faire,  tout  s'engager,  tout 
se  résoudre  sans  nous,  autour  de  nous?  La  politique  des  mains 
nettes,  c'était,  de  toute  évidence,  l'Italie  à  l'unis,  nous  prenant  à 
revers,  l'Allemagne  en  Cochinchine,  l'Angleterre  au  Tunkin, 
toutes  deux  à  Madagascar  comme  en  Nouvelle-Guinée,  en  un  mot 
la  banqueroute  de  nos  droits  et  de  nos  espérances,  un  nouveau 
traité  de  1763,  sans  l'excuse  de  Rosbach  et  de  la  Pompadour. 
Comment  ceux  qui  ont  épargné  à  la  République  et  à  la  France 
cette  humiliation  suprême  auraient-ils  démérité  delà  République 
et  de  la  Patrie? 

Je  défends  l'œuvre,  non  les  hommes. 

Les  hommes  peuvent  attendre,  mais  l'œuvre  presse. 

Quelque  jour  on  écrira  l'histoire  militaire  du  Tonkin,  comme 
a  été  écrite,  de  main  de  maître,  son  histoire  diplomatique,  en  un 
beau  livre,  lumineux  et  grave,  autour  duquel  la  presse  hostile, 
grande  et  petite,  s'est  donné  pour  consigne  de  faire  silence^. 

1.  Histoire  de  la  colonisation  allemande,  par  Cli.  Demay  (Ch.  Bayle, 
éditeur,  pages  77  et  s.) 

2.  V Affaire  du  Tonkin,  cliez  Hetzel,  par  un  diplomate. 


THOIS    PHKIACKS.  r)G3 

Cet  liisloritMi,  qw  j'alti-iids  avec  (•Diiliaiicc.  l'cra  la  ])ar(  dos 
responsabilités;  sévèro  ou  biouvrillaiil.  il  uo  nif  rendra,  j'espère, 
responsable  que  de  ce  que  j'ai  fait.  Kntn?  le  mois  de  février  18.S3 
et  le  6  avril  1885,  depuis  la  présentation  des  premiers  crédits 
jusqu'à  la  paix  signée  par  M.  Billot,  je  suis  responsabb.'.  A  la  paix 
avec  la  Cbinc,  mon  action  comme  ma  responsabilité  s'arrêtent. 
Je  demande  à  cet  historien  impartial,  à  ce  juge  inconnu,  qui  me 
lit  peut-être  à  cette  heure,  de  relever  avec  soin  toutes  mes 
fautes,  mais  de  ne  pas  porter  à  mon  compte  celles  que  d'autres 
ont  commises.  Il  s'en  prendra,  j'espère,  à  d'autres  qu'à  moi  de 
cette  expédition  après  coup,  qui  fut  conduite  par  le  général  de 
Courcy.  La  paix  étant  faite,  signée,  et,  du  côté  delà  Chine  comme 
du  nôtre,  loyalement  exécutée,  on  mettait  30000  honuiies  et 
1800  marins  dans  les  mains  d'un  homme  de  gueiTe  qui  n'était 
point,  hélas!  un  diplomate,  et  qui,  ne  trouvant  plus  de  Chinois 
à  combattre,  imagina  cette  marche  sur  Hué,  si  désastreuse  par 
ses  suites,  car  elle  devait  mettre  tout  l'Annam  en  feu,  et  infliger 
aux  soldats  de  la  France  un  an  de  guerre  et  d'épreuves  de  plus. 

Je  n'en  suis  pas,  du  reste,  dans  cette  atl'aire,  à  un  jugement 
inique  de  plus  ou  de  moins. 

Quand  un  homme  politique  laisse  après  lui  quelques  œuvres 
durables,  il  doit  savoir  passer  sa  popularité  par  profits  et  pertes. 

Malgré  les  hésitations,  les  incohérences,  les  changements 
incessants  de  personnes,  de  systèmes,  de  ministères,  malgré  la 
malveillance  des  uns,  l'incapacité  des  autres,  le  peu  de  durée 
des  meilleurs  et  des  plus  sages,  le  Tonkin  se  consolide  et  vit,  ce 
qui  prouve  qu'il  a  la  vie  dure. 

Un  pays  qui  a  vu  s'accroître,  à  travers  toutes  les  épreuves,  les 
chiffres  de  son  commerce  extérieur  de  H  500 000  francs,  en  1884, 
à  44490452  francs  pour  1889,  —  un  pays  qui  exportait,  en  1883, 
pour  4  440211  francs  (je  laisse  à  dessein  de  côté  les  années  de 
guerre),  et  qui  a  exporté,  en  1888,  pour  9  379744  francs,  en  1889 
pour  18370485  francs,  doublant  ainsi,  d'une  année  à  l'autre,  le 
montant  de  ses  exportations,  —  peut  envisager  l'avenir  avec  une 
robuste  confiance. 

Depuis  qu'elle  Ta  conquis,  la  mère-patrie  ne  l'a  pas  gâté. 

C'est  grâce  à  la  ténacité  de  ses  colons,  si  peu  encouragés,  si 
mal  soutenus,  et  parfois,  de  Paris  même,  entravés,  grâce  à  l'intel- 
ligente énergie  de  trois  ou  quatre  résidents  civils,  à  l'ouverture 
d'esprit  d'un  certain  nombre  de  chefs  militaires,  qui  ne  sont  pas 
seulement  des  hommes  de  guerre,  et  qui  savent  être  aussi  des 
administrateurs  et  des  colonisateurs;  c'est  grâce  enfin  à  une 


564  DISCOURS   DE  JULES   FELtUY. 

certaine  force  des  choses,  au  tempérament  essentiellement 
gouvernable  d'une  race  paisil)le  et  laborieuse,  que  lordre  s'est 
peu  à  peu  rétabli,  que  le  problème  de  la  pacification  a  été  résolu, 
et  que  la  colonisation  en  est  à  ce  point  où  un  coup  d'épaule 
suffirait  pour  lui  faire  prendre  tout  son  essor. 

Ce  coup  d'épaule,  ce  n'est  pas  même  à  la  métropole  qu'on  le 
demande. 

L'administration  métropolitaine,  en  quelques  mains  qu'elle  se 
trouve,  a  le  tort  de  trop  agir,  de  trop  vouloir,  de  trop  administrer. 
C'est  une  véritable  infortune,  pour  une  colonie  naissante,  d'être 
au  bout  du  télégraphe  d'un  ministre  des  colonies.  Il  faudrait  lui 
laisser  beaucoup  de  liberté,  beaucoup  d'initiative,  parce  qu'elle 
a  beaucoup  d'expériences  à  faire  sur  une  quantité  de  choses  qui 
n'ont  pas  été  révélées  aux  bureaux  de  la  rue  Royale. 

Le  Protectorat  demande  une  seule  chose  à  la  mère-patrie  :  c'est 
le  droit  d'emprunter,  sans  garantie  de  la  métropole,  et  sur  ses 
propres  ressources.  On  parle  de  cent  millions:  cinquante  suffi- 
raient pour  exécuter  les  voies  de  communication  nécessaires, 
construire  les  casernes  et  les  hôpitaux,  ouvrir  à  cette  population 
trop  dense,  chez  qui  la  piraterie  n'est  qu'une  forme  de  la  lutte 
pour  la  vie,  et  qui  échange  volontiers  le  fusil  du  bandit  contre  la 
pioche  du  travailleur,  des  chantiers  de  travaux  utiles  :  les  travaux 
publics,  voilà  la  pacification  durable,  la  véritable  et  définitive 
occupation. 

On  y  viendra,  comme  on  revient  toujours,  après  avoir  beaucoup 
piétiné,  beaucoup  tâtonné,  beaucoup  pataugé,  au  bon  sens  et  à 
la  raison. 

C'est  pourquoi  je  crois,  j'attends  et  j'espère. 

Kt  je  revendique  fièrement  le  titre  de  To)ikinoh,  dont  les 
méchants  et  les  sots  croient  me  faire  outrage! 


Avril  1890. 


TABLE    DES    MATIÈRES 


Les  Affaires  tunisiennes   [suile) 1 

Discours  du  5  novembre  1881,  ù  la  Chanil)re Ti 

Discours  du  9  novembre  1881,  à  la  Chambre 41 

Discours  du  1"  avril  1884,  à  la  Chambre 100 

Discours  du  3  avril  1884,  à  la  Chambre lO"» 

Discours  du  8  avril  1884,  au  Sénat U" 

Discours  du  1"  mars  1888,  à  la  Chambre 120 

Affaires  du  Congo 140 

Discours  du  19  mai  1883,  à  la  Chambre 141 

Le  chemin  de  fer  du  Sénégal 144 

Discours  du  3  juillet  1883,  à  la  Chambre 145 

Affaires  de  Madagascar 151 

Discours  du  27  mars  1884,  à  la  Chambre 152 

Discours  du  21  juillet  1884,  à  la  Chambre 165 

Discours  du  28  juillet  1885,  à  la  Chambre 172 

Les  héritiers  dAbd-el-Kader 221 

Discours  du  22  juillet  1884.  à  la  Cliambre 221 

Affaires  d'Egypte 225 

Discours  du  23  juin  1884,  à  la  Chambre 230 

Discours  du  20  novembre  1884,  au  Sénat,  en  réponse  à  l'inter- 
pellation de  M.  de  Gavardie 264 


566  TAUI.fc:   DES   MATIÈRES. 

Affaires  du  Tonkin 2T0 

Discours  cki  10  juillet  1883,  à  la  Chambre,  en  réponse  à  l'inter- 
pellation de  JMM.  Granet  et  Delafosse 274 

Discours  du  31  octobre  1883,  à  la  Chambre ill 

Discours  du  29  novembre  1883.   en  réponse  à  l'interpellation  de 

M.  Clemenceau 305 

Discours  du  10  décembre  1883,  à  la  Chambre 309 

Discours  du  18  décembre  1883,  à  la  Chambre 347 

Discours  du  20  décembre  1883,  au  Sénat 357 

Traité  de  Tien-Tsin.  —  Discours  du  20  mai  1884,  à  la  Chambre.  368 

Guet-apens  de  Bac-Lé.  —  Discours  du  7  juillet  1884,  à  la  Chambre.  376 

Discours  du  18  août  1884,  à  la  Chambre 378 

Discours  du  21  octobre  1884.  à  la  Chambre 407 

Discours  du  22  novembre  1884,  à  la  Chambre 409 

Discours  du  26  novembre  1884,  à  la  Chambre 412 

Discours  du  11  décembre  1881,  au  Sénat 468 

Discours  du  14  janvier  1885,  à  la  Chambre 487 

Discours  du  28  mars  1885,  à  la  Chambre,  en  réponse  à  l'inter- 
pellation de  M.  Granet 495 

Séance  de  la  Chambre  du  .30  mars  1885.  —  Chute  du  ministère 

Ferry 511 

La  pai.v  avec  la  Chine 518 

Appexdice 521 

Préface  des  «  Affaires  de  Tunisie  » 521 

Préface  de  «  La  Tunisie  »  par  M.  Narcisse  Faucon 527 

Préface  du  «  Tonkin  et  la  Mère-Patrie  " 538 

T.iBLE   DES   MATIÈRES 565 


lOGf;   4 


The  R.W.B.  Jackson 

Library 

OISE 


944.08  F399R666V. 5  C.1 

Ferry  #  Discours  et 
opinions  de  Jules  Ferry 


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Ferry 

Discours  et  opinions  de  Jules 

Ferry 


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cours  et  opinions  de  Jules  Ferry