THE LIBRARY
The Ontario Institute
for Studies in Education
Toronto, Canada
uTlt^ÂR^
«\SSSSÎ^
Discours et Opinions
))K
Jules Ferry
Il a été tiré à part, sur papier à la forme, dix exemplaires
numérotés de Discours et Opinions de Jules Ferry.
Ces exemplaires sont mis en vente au prix de 20 francs
le volume.
Discours et Opinions
I)K
Jules Ferry
PUBLIÉS AYI'C COMMEXTAIHES ET NOTES
Paul ROBIQUET
Avocat au conseii, d'ktat et à la cour diî cassation.
DOCTEUR Es LETTRES
Tome Cinquième
Discours sur la politique extérieure et coloniale
(2'= Partie).
Affaires tunisiennes {Suite ci fin).
Congo. — Madagascar. — Egypte. — Tonkin.
Trois préfaces.
PARIS
Armand Colin & C", Éditeur
5, rue de Mézières, 5
1897
Tous droits réservés.
JULES FERRY
Discours et Opinions
DISCOURS
SUR
la politique extérieure et coloniale
DEUXIEME PARTIE
Les affaires tunisiennes Suite et fin)
Les élections législatives. — Nouvelles opérations en Tunisie.
Le champ de bataille parlementaire était encore plus dangereux
pour le cabinet Ferry que les champs de bataille d'Afrique. La
Chambre élue le 14 octobre 1S77 touchait à l'expiration de son
mandat. Dans la séance du 26 Juillet 1881, M. Clemenceau essaya
de renverser le cabinet en posant une question, qu'il transforma en
interpellation, sur l'avancement probable des élections au 21 août.
On trouvera l'analyse du discours de M. Clemenceau et la réponse
de M. Jules Ferry dans la partie de notre publication qui concerne
la politique intérieure.
La Chambre ne vota l'ordre du jour pur et simple qu'à la majorité
de 214 voix contre 201 ; encore, 4 ministres et 7 sous-secrétaires
d'État avaient-ils dû voter pour eux-mêmes; 120 membres de droite
s'étaient unis à 81 républicains anti-ministériels. Si cette coalition
eût triomphé, et il s'en fallut de bien peu, la Tunisie était perdue
pour la Finance. Une intervention semblable de M. Clemenceau dans
la séance du 29 juillet 1882 nous fera perdre l'Egypte, et c'est ce
que, dans le langage parlementaire, on appelle de belles journées!
Sans se troubler, le Président du Conseil, par un décret du
lendemain, convoqua les électeurs pour le 21 août, et, par un autre
décret, déclara close la session législative. On ne fera pas ici le
tableau de la période électorale, car l'occasion se présentera plus
J. Fî:rry, Pi<:cours, V. 1
9 DISCOURS 1)E JULES FERUY.
loin (le reproduire les discours de M. Jules Ferry sur la politique
générale. Il suffira de dire qu'en dépit des prophètes de droite et
d'extrême-gauche, Gambetta et Jules Ferry (dans les discours qu'ils
prononcèrent, le premier à Tours, le 3 août et le 12 du même mois
à Beileville, le second à Nancy, le 10 août) s'attachèrent non pas à
ce f|ui pouvait diviser, mais à ce qui pouvait rapprocher les deux
principaux groupes de gauche, en face de la droite et des intran-
sigeants. L'accueil fait par ces derniers à Gambetta, le 17 août, dans
la grande réunion de Charonne, acheva la rupture entre l'éloquent
député de Beileville et ce qu'on appelait « la queue » de son partie
Le résultat des élections du 21 août couronna dignement une
campagne où le ministère ne commit aucun acte de pression
officielle et laissa se produire librement tous les appels à la lâcheté
humaine, toutes les déclamations contre la discipline militaire et les
expéditions coloniales. L'ancienne Chambre ne comprenait que
304 républicains, sur 535 membres; la nouvelle, après le scrutin de
ballottage du 4 septembre, comprit 457 républicains et 90 réaction-
naires dont 45 bonapartistes.
L'extrème-gauche essaya de donner le change sur son échec en
réclamant par l'organe de Louis Blanc et des députés de la Seine la
convocation anticipée des Chambres, afin de provoquer une enquête
sur les événements d'Afrique. A ces sommations, M. Jules Ferry
répondit en reculant l'ouverture de la Chambre jusqu'au 28 octobre.
Le groupe des députés parisiens accueillit cette décision par des
transports de colère et lança un manifeste d'où les notions du
patriotisme le plus élémentaire étaient absentes, puisqu'il qualifiait
de fatale l'expédition de Tunisie, et affirmait qu'elle nous brouillait
avec toute l'Europe, à la grande joie de l'Allemagne. On paillait
couramment de demander la mise en accusation des ministres.
C'est dans ces conditions que le cabinet dut préparer les nouvelles
opérations en Afrique. Rien n'était plus difficile que de réunir les
50 000 hommes du corps expéditionnaire, par suite de l'imperfeclion
de nos institutions militaires, et de l'impossibilité de recourir une
seconde fois au système des détachements, des dédoublements de
régiment. Le général Farre dut adopter le parti de prendre les
quatrièmes bataillons, destinés, en cas de guerre, à combattre en
seconde ligne, et qui pouvaient être remplacés par des troupes de
l'armée territoriale. Enjoignant ces quatrièmes bataillons aux 8 000
hommes envoyés en Tunisie avant les élections, et aux bataillons
empruntés à l'Algérie, on obtint un corps de 50 000 hommes environ.
Le départ des 84 bataillons extraits des garnisons de France agita
1. Au programme commun de Gambetta et de Jules Ferry, M. Clemenceau,
candidat dans le XVIII* arrondissement de Paris, opposa le programme
« de la République démocratique et sociale », la suppression du Sénat et de
la Présidence de la République, la séparation des Églises et de l'État, la
ratification de la Constitution par le peuple, la substitution progressive des
milices aux armées permanentes, la magistrature élective, etc.
LES AKFAIKES TUMSIKNWES. 3
naturellement l'opinion publii[iie, et le maintien sous les drapeaux
de la classe 1876 souleva aussi des protestations si vives qu'il lallut,
le 17 septembre, rapporter cette mesure, cependant bien jusliliée
par les circonstances. Knfîn, les décrets du G septembre qui ratla-
cbaient aux ilifTérents ministères les attributions du Gouverneur
j^énéral de l'Algérie, n'eurent pas pour conséquence de rétablir le
calme dans nos trois départements algériens. Dos forêts entières
avaient été incendiées dans la province de Constantine et dans celle
d'Oiaii ; la destruction par le colonel Négrier de la Kouba des
Ouled-Sidi-Gheiks n'avait pas peu contribué à surexciter le
fanatisme musulman.
En Tunisie, Kairouan était aux mains des insurgés ; le colonel
Corréard dut rétrograder jusqu'aux environs de Tunis (26 août); les
soldats du bey désertent en masse ; les trains n'arrivent dans la
capitale de la Régence qu'avec des escortes et, à la fin de septembre,
la gare de l'Oued-Zergha est incendiée, son personnel massacré.
Tous les journaux sommaient le Gouvernement d'agir. Telle était
bien, du reste, son intention, et le général Saussier fut autorisé à
prendre l'offensive par un grand mouvement concentrique dont
l'objectif était Kairouan, la ville sainte. Après les opérations de
concentration des troupes et des approvisionnements, le général
Etienne vint s'établir solidement à Sousse (!'='' octobre) où l'amiral
Coni ad avait débarqué dès le 11 septembre trois bataillons d'infan-
terie. D'autre part, le général Logerot, autorisé à occuper Tunis,
cette fois, avec l'autorisation du bey, entre dans la ville le
10 octobre. Le frère du bey, Ali, se décide à nous seconder
loyalement, et les troupes beylicales, prises à notre solde, rendent
quelques services. Restait à s'emparer de Kairouan. Le général
Saussier, nommé commandant en chef le 6 octobre, débarque à
La Goulette le 10 et prend la direction des opérations. Trois
colonnes partent de Tebessa, Tunis et Sousse et, sans pertes graves,
eil'ectuent leur concentration en vue de Kairouan, le 27 octobre au
soir. Mais, dès la veille, quelques cavaliers du corps Etienne étaient
entrés sans résistance dans la ville sainte, évacuée et pillée par les
rebelles. Toute l'armée rallia bientôt ces hardis éclaireurs et pénétra,
le 28, dans la cité mystérieuse, musique en tète. Puis, des colonnes
partirent pour pacifier le Sud, tandis que le général Forgeinol se
préparait à se rabattre par le sud-ouest, vers l'Algérie. En somme,
il n'y avait plus à prendre que des mesures de police et à pour-
suivre des bandes de nomades poussant leurs troupeaux du côté de
la Tripolitaine. Le plan du général Saussier, logiquement appliqué
par des forces imposantes et des généraux actifs, avait entièrement
réussi.
DISCOURS DE JULES FERRY.
La nouvelle Chambre. — Discussions sur la Tunisie.
Crise politique.
La nouvelle Chambre était gaie : elle se réunit le 28 octobre 1881,
jour où le général Saussier faisait son entrée à Kairouan. Quand le
doyen d'âge donna lecture du télégramme de Tunis qui annonçait
ce succès^ les représentants du pays furent pris d'un fou rire.
Quelqu'un cria : « C'est une comédie ! » Kairouan sans doute
n'existait pas plus que les Kroumirs et, dans les sphères parlemen-
taires, l'on ignorait absolument l'effet immense qu'avait produit
dans le monde oriental la chevauchée des roumis à travers la seconde
ville sainte de l'Islam où jamais les infidèles n'étaient entrés en
armes ! Le 4 novembre, le bureau de la Chambre était définiti-
vement constitué. Gambetta, élu président provisoire, avait décliné
toute candidature à la présidence définitive, qui fut attribuée à
M. Brisson. Dès son entrée en fonctions, le nouveau Président donna
lecture de trois demandes d'interpellation sur les affaires de Tunisie.
Elles étaient formulées par MM. Naquet, Aniagat et le comte
de Roys.
M. iules Ferry, président du Conseil, demanda immédiatement la
parole sur la fixation du jour du débat et fit la déclaration suivante' :
M, LE Président du conseil. — Messieurs, avant que la
Chambre fixe le jour de la discussion sur les affaires de
Tunisie qui font l'objet des trois interpellations dont M. le
président vient de donner lecture, je désire faire savoir à mes
collègues dans quelles conditions parlementaires nous nous
trouvons vis-à-vis de ces demandes d'interpellation. Le cabinet
que M. le Président de la République a constitué le 23 sep-
tembre 1880 et qui, pendant la dernière année de la législature,
n'a jamais perdu la confiance de la dernière Chambre, ce
cabinet a toujours pensé que ses pouvoirs étaient épuisés et
que sa tâche devait finir avec la ChambiT dont il était l'éma-
nation. Nous estimons, en eflet, qu'après les élections géné-
rales, — et quelque jugement que l'on porte sur ces élections, —
il est d'une correction constitutionnelle absolue que le cabinet
qui est aux affaires laisse à l'initiative de M. le Président de la
République et à la volonté de la Cliambre leur pleine et entière
liberté. [Marques d'approbation.)
Cette résolution, arrêtée depuis longtemps dans nos esprits
1. V. y Officiel du 5 novembre 1881.
LES AKFAIHES TUNISIENNES. 5
et qui s'accomplira quoi (ju il arrive, nous l'avons ajournée,
estimant, en etiet, qu'en présence iraccusations d'une violence
inouïe, d'attaques sans mesure et sans nom, une discussion
sur l'affaire de Tunis se recommandait par un caractère de
nécessité et d'urgence que personne ne peut contester; et,
pour que cette discussion soit libre, entière, nous avons voulu
vous offrir la responsabilité d'un cabinet debout et solidaire.
{Ap])laudisse)neuts à gaiic/ie el au centre.) C'est pourquoi,
messieurs, je vous prie de lixer au jour le plus procliain la
discussion sur les alfaires de Tunisie. J'aurai l'honneur, à ce
moment, demain ou lundi, à votre choix, de vous donner
quelques explications préalables que je crois nécessaires; mais
plus tôt le débat s'ouvrira, mieux cela vaudra, à mon sens,
pour le pays, pour la Chambre et pour la République. [Nouveaux
applaudissements.)
Malgré l'opposition de M. Naquet, qui demandait la fixation au
lundi 7, la Chambre décida que les interpellations seraient discutées
dès le lendemain, 5 novembre.
Discours
des 5 et 9 novembre 1881 sur les affaires de Tunisie'.
Discours du 3 novembre 1881 -.
M. Jules Ferry, président du conseil, ministre de ^instruction
publique et des beaux-arts. — Messieurs, la Chambre a compris
pour quelles raisons j'ai désiré faire précéder cet important
débat d'explications préalables. Mandataire de la dernière
Chambre, le Gouvernement doit ses comptes à la nouvelle.
Attaqués très vivement depuis plusieurs mois, nous savons
clairement quels griefs il importe de dédaigner, quels griefs il
faut retenir ici. Enfin, la polémique que la guerre de Tunisie
a suscitée dans le pays depuis deux mois semble avoir jeté
1. Ces discours des 5 et 9 novembre 1881 ont été publiés à part chez
Hetzel, sous ce titre : les Affaires de Tunisie, avec préface et notes de
Al. Alfred Ramfaud. 1 vol. in-12 de 212 pages.
2. V. ['Officiel du 6 novembre 1881.
6 DISCOURS DE JULES FERRY.
dans certaine partie de Topinion un si étrange désarroi, il y a
dans celte partie de Topinion un état d'esprit à la fois si violent
et si trouble qu'il y a avantage, tout le monde en conviendra,
pour la clarté du débat, pour le bon ordre de la discussion, à
ceque le Gouvernementen rappelle ici, tout d'abord, les termes
et en définisse le terrain.
Messieurs, dans cette polémique, on peut reconnaître net-
tement deux ordres d'attaques, deux campagnes, et, dans ce
grand procès, discerner clairement deux procès distincts. Il y
a d'abord le procès fait au Gouvernement. Ob! c'est un lieu
commun de discussion, à l'heure qu'il est, de dire que jamais
gouvernement n'a accumulé dans une affaire autant de fautes
politiques, diplomatiques et militaires. Là-dessus, messieurs,
nous répondrons : nous répondrons collectivement, nous répon-
drons individuellement. Heureusement, la procédure parle-
mentaire n'est pas la procédure des réunions publiques et des
meetings dits d'indignation; il ne suffit pas de jeter ses adver-
saires à la porte pour leur répondre : il faut venir ici préciser
les faits et les prouver. [Très bien! très bien! — Applaudisse-
ments sur plusieurs bancs.)
Mais, messieurs, n'y a-t-il dans ce débat qu'un procès fait au
Gouvernement qui est encore sur ces bancs? Il est très clair
qu'il y a autre cbose : c'est l'expédition de Tunisie en elle-
même qui est visée; se sont ses origines que l'on cherche à
déshonorer; c'est sa nécessité que l'on conteste. C'est donc la
Chambre qui l'a votée, l'ancienne Chambre que l'on vise
par-dessus la tête du cabinet....
M. CuNÉo d'Ornano. — Très bien! C'est vrai! {Rumeurs à gauche.)
M. Amagat. — Non pas! non pas !
M. LE Présidext du conseil. — ... car c'est la majorité de
l'ancienne Chambre, l'immense majorité de cette Chambre qui
a fait l'expédition avec nous... {Dénégations à droite.)... qui
l'a voulue, qui l'a ratifiée, qui a voté le traité de protectorat,
qui l'a acclamé...
M. CuNÉo d'OnN'Axo. — C'est vrai !
M. Janvier de La Motte. — I^arce qu'elle a été induile en erreur.
M. LE PiiÉsiDEXT DU coxsEiL. — Ce procès-là, messieurs, il
me paraît de beaucoup le plus grave. Frapper les ministres,
LES AI IWIIŒS TLMSIKNNES. 1
les renverser, les blâmer , c'est peu de chose 1 On trouve
toujours des ministres!
M. Amagat, dam l'hémicycle. — Qu'ils tombent seuls ! [Mouve-
ments. — Humeurs au centre.)
Voix nombreuses au centre. — A vos places! à vos places! [Bruit
et interruptions sur divers bancs.)
M. LE PuiisiDEXT. — Messieurs, je sollicite la Chambre, au début
de ce débat si grave, de ne point saisir les moindres incidents
comme prétexte d'agitation, et d'écouter en silence le Gouverne-
ment, auquel il est demandé des explications.
La liberté la plus complète étant assurée pour lui répondre, ces
interruptions prolongées n'auraient point de signification. [Marques
d'assentiment.)
M. LE Présidext du coxseil. — Je disais, messieurs, que
c'est peu de chose que l'existence d'un cabinet; mais les
intérêts permanents du pays, mais la politique nationale, mais
l'honneur de la République et de la France compromis, nous
dit-on, devant l'Europe, ce sont là des intérêts de premier
ordre et sur lesquels il faut tout d'abord nous entendre. [Très
bien! Très bien!) La première question que vous aurez à vous
poser dans ce débat est celle-ci : Désavouerez-vous la majorité
qui vous a précédés sur ces bancs? Que dis-je! Vous désa-
vouerez-vous vous-mêmes?
Voilà un premier point, de beaucoup, je le répète, le plus
important; car c'est le seul qui touche véritablement à un
grand intérêt national.
Messieurs, ce n'est pas sans une profonde surprise et —
oserai-je le dire? — sans un peu d'humiliation que je me vois
dans la nécessité, à une date si rapprochée des événements,
de rappeler à cette tribune que l'expédition de Tunisie a eu
des causes nationales, et qu'elle a répondu à des nécessités
patriotiques.
M. Janvier de La Motte. — Je demande la parole. [Rires et excla-
mations à gauche.) Cela vous gêne?
Voix à gauche. — Non ! Non !
M. Janvieu de La Motte. — Alors, ne dites rien !
M. le Prksident. — M. Janvier de La Motte est inscrit, messieurs.
M. LE Présidext du conseil. — Sommes-nous donc, mes-
sieurs, comme on se plaît souvent à le dire, un peuple si
oublieux? Est-ce que l'histoire de ces événements n'est pas
encore gravée dans toutes vos mémoires? Est-ce que, pour nous
8 DISCOURS DE JULES FERRY.
reporter seulement à la date la plus récente, à cette journée
du 29 juillet, par exemple, où l'ancienne Chambre se séparait,
est-ce que vous ne vous rappelez pas l'état moral et de la
Chambre et de l'opinion, et du pays? Est-ce que ce n'était pas
un état d'entière confiance? [Dénégations sur quelques bancs à
droite.)
Oui, messieurs, d'entière confiance, et d'une vraie confiance ;
non point d'une confiance fondée sur des illusions, car, ne
l'oubliez pas. à cette date du 29 juillet, la question tunisienne,
qui avait eu sa période de succès et de facilité, était entrée
depuis longtemps déjà dans l'ère des difficultés. Ah! je com-
prends qu'au lendemain du traité du Bardo, celte confiance
de la Chambre et du pays eût pu être taxée de facile illusion.
Mais, à la lîn de juillet, en présence des événements qui
venaient d'éclater dans la Régence, cette confiance, mise à
l'épreuve, devait être raisonnée et raisonnable. Rappelez-vous
qu'à cette époque, l'insurrection avait éclaté dans le sud de la
Régence. C'est le 28 juin que la ville de Sfax s'est soulevée ou
plutôt qu'elle a été attaquée et pillée par les bandes arabes.
C'est le 16 juillet, vous présents, qu'elle était vigoureusement
et glorieusement enlevée par nos troupes de la marine et de
l'armée. C'est à cette époque «précisément que des renforts
importants ont été envoyés en Tunisie, que Gabès et l'île de
Djerba furent occupées. Vous étiez tous ici présents et
confiants! Pourquoi conliants? Ah! c'est que vous étiez, à ce
moment-là, comme la France tout entière, sous l'empire du
sentiment très vif, très l'aisonné d'une grande nécessité
nationale.
Est-ce qu'alors vous vous trompiez? Est-ce que l'opinion
s'égarait? Est-ce qu'il était faux que le protectorat tunisien fût
une nécessité politique et une garantie absolument indispen-
sable à la sécurité de l'Algérie? Est-ce qu'il était contesté,
sérieusement contesté, que cette expédition fût une expé-
dition politique, purement politique, d'un grand intérêt national
et politique? A celte époque-là, je fais appel à vos souvenirs,
personne ne le contestait. Quand, à la séance du 12 avril, sur
l'interpellation de l'honorable M. Janvier de La Motte, un
honorable membre de la droite, M. Lenglé, jetait, pour la pre-
mière fois, dans le public cet outrageant rapprochement de
LES AFIAIUF.S TUNISIENNES. 9
Jecker et des alTaires mexicaines, vous rappelez-vons la lerou
sévère qui tombait de ce fauteuil, et comment l'iiouorable
membre, embarrassé et balbutiant, Unissait par se rétracter.
[AjiproOiilion au centre d à gauche.)
M. CuNKO u'Orna.no. — Il n'a riL'ii rcHracté, I.es événements l'dnL
justifié, au conlraire.
M. LE Président j)U coxseil. — Je sais que les temps sont
bien changés! Aujourd'hui, la campagne menée par la dioite a
trouvé des renforts inattendus dans l'extréme-gauclie. —
[Protestations à l'exlrèmc-gauche.)
Sur plusieurs bancs à gauche. — C'est vrai ! c'est vrai !
M. .Ja>"vier de La Motte. — Cela prouve que nous voyons clair!
M. LE Présidext ])U conseil. — Le parti, ou, si vous le
voulez, l'opinion de ceux qui se donnent à eux-mêmes le nom
« d'intransigeants », a repris à son compte la campagne com-
mencée par les monarchistes ; elle l'a portée sur le terrain
électoral, et la question de Tunisie est devenue une plate-
forme électorale pour les gens qui n'en avaient pas trouvé
d'autre. Et après les réunions électorales, sont venus les
meetings populaires, qui n'en sont que la continuation et la
répétition; ces assemblées étranges, ces assises odieuses et
grotesques, où l'on met en accusation les gens sans les
entendre et où on les condamne sans les avoir laissés parler...
{Applaudissements à gauche et au centre); où l'on voit, chose
scandaleuse ! les fonctionnaires congédiés du ministère des
affaires étrangères applaudis par les revenants de Nouméa. .
{Vifs applaudissements sur les mêmes bancs.)
M. DE Lanessax. — Vous êtes à la tribune pour vous défendre et
non pour attaquer ceux qui ne sont pas ici. {Humeurs à gauche et au
centre.)
M. LE Président. — Monsieur de Lanessan, vous n'avez pas la
parole. Monsieur le Président du conseil, veuillez continuel'.
M. LE Président du conseil. — ... où l'on voit, au
contraire, par une amère et douloureuse ironie, traîner dans
la boue de toutes les insultes le représentant du Gouvernement
français qui, depuis sept ans, tient si haut en Tunisie le
drapeau de la France. {Applaudissements.) Messieurs, je ne
sais pas si toutes ces infamies oseront affronter la majesté de
celte tribune; pour le moment, je me contente de les repousser
10 DISCOURS DE JULES FERRY.
du pied, comme il convient. [Nouveaux applaudissements.)
M. DE Lanessan. — C'est comme M. Guizot.
M. LE Président. — Je rappellerai à l'ordre l'inlerruplear, que je
ne connais pas, s'il continue à interrompre. Je le prie de vouloir
bien, ainsi que tous mes collègues, assurer à ce débat la plus grande
latitude. Je suis convaincu que le Gouvernement lui-même le désire.
Tout ce que l'on voudra porter à la tribune y sera porté, mais à la
tribune seulement, et je sollicite tout le monde d'écouter respec-
tueusement M. le ministre. [Applaudissements sur un grand nombre
de bancs.)
M. LE Président du conseil. — Mais, messieurs, pour cette
opinion qui s'égare ou qu'on égare, non pas pour vous qui le
savez, mais pour le pays, pour l'Europe, qui nous entend et
qui nous juge, laissez-moi dire ici et redire encore une fois ce
que c'est que l'expédition de Tunisie, et vous rappeler quels
grands intérêts nationaux elle a eu pour but de garantir. Mes-
sieurs, j'imagine que ceux qui l'attaquent si violemment n'ont
jamais jeté les yeux sur la carte de l'Afrique du Nord. S'ils
l'ont regardée, ont-ils considéré, d'une part, cette frontière tou-
jours ouverte, soit aux insurrections algériennes qui se dissi-
pent, soit aux insuiTections algériennes qui recommencent?
D'autre part, ont-ils porté leur attention sur cette côte illustre,
riche, et si tentante, et se sont-ils demandé parfois si un bon
Français pouvait supporter la pensée de laisser à d'autres qu'à
une puissance faible, amie ou soumise, la possession d'un terri-
toire qui est, dans toute l'acception du terme, la clef de notre
maison ? [Applaudissements.)
Ainsi, messieurs, il faut vraiment ou bien être complètement
étranger à l'histoire politique et diplomatique de ce pays, ou
bien être singulièrement aveuglé par l'esprit de parti pour
ci-oire que le Gouvernement qui est sur ces bancs ou que les
agents qui le représentent à l'étranger, sont les inventeurs de la
question tunisienne. Mais, messieurs, la question tunisienne est
aussi vieille que la question algérienne, elle en est contempo-
raine; il y a, sur ce point, dans notre politique depuis cinquante
ans, une suite d'idées, une unité de desseins et de conceptions
tout à fait remarquable. La monarchie de Juillet avait reçu la
conquête algérienne comme un héritage de la branche aînée;
elle l'avait maintenue, continuée avec persévérance, au prix de
grands sacrifices. Or, dès le premier jour, ses hommes d'État
I.KS Al l".\llii:s Tl MSIK.NNES. Il
coinpiiri'iit i|iie la question de séciiiilé pour nos possessions
d'Algérie était intimement liée, faisant corps essentiel avec la
question de la domination politi(|ne dans la Régence.
Le gouvernement de Juillet était tellement convaincu <|ue la
Régence devait rester sous la prépondérance française, établie,
soit par une alliance sincère, soit par des garanties d'un autre
ordre, qu'il n'a jamais toléré la pensée que cette possession
africaine pût appartenir même à la Porte, si faible qu'elle fût.
La Porto, en 1835, avait remis la main sur la Tripolitaine; cette
reprise de possession était entrée dans le droit européen, et,
prenant goût à la chose, à chaque émotion populaire, à chaque
conspiration de palais, à chaque rébellion des tribus dans la
Régence, la Porte, toujours aux aguets et toujours prête, met-
tait sa flotte en campagne et menaçait la Régence du sort de la
Tripolitaine. Quant à la France, elle opérait, avec la même
régularité, un mouvement en sens inverse. M. Guizol, dans ses
Mémoires, a résumé en quelques lignes la politi(|ue persistante
du gouvernement de Juillet dans l'Afrique du Nord :
« A cet effet, une escadre turque sortait presque chaque
année de la mer de Marmara pour aller faire sur la côte tuni-
sienne une démonstration plus ou moins menaçante... Mais
nous voulions le maintien du statu quo, et, chaque fois qu'une
escadre turque appi'ochait ou menaçait d'approcher de Tunis,
nos vaisseaux s'appi'ochaient de cette côte avec ordre de
protéger le bey contre toute entreprise des Turcs. »
La politique de l'Empire ne fut jtas moins positive, constante,
absolument rebelle à toute compromission sur ce point délicat.
Voici, par exemple, une circulaire de M. Drouin de Lhuys,
adressée, au mois de mai 18o4, à M. de 3Ioustier, alors ambassa-
deur à Constanlinople. A ce moment, la Régence était en feu;
une insurrection formidable, sous les coups de laquelle la
dynastie manqua de s'écrouler, y avait éclaté quelques mois
auparavant, et la Porte, suivant son usage, avait fait soupçonner
des desseins d'intervention. Mais l'ambassadeur de France à
Constantinople était allé au-devant du péril; il avait vu le
grand-vizir, qui était un grand politique ottoman de cette
époque, AU-Pacha; celui-ci avait donné au Gouvernement
français les explications les plus rassurantes, ce qui faisait
dire au minisli'e des affaires étrangères :
U DISCOURS DE JULES FEKUY.
« Nous devons conclure de là qu'il n'est pas dans la pensée
de la Porte de méconnaître les engagements qu'elle a pris
d'ancienne date envers nous à l'égard de Tunis, et qu'elle
reconnaît que les intérêts spéciaux, résultant pour nous de la
possession de l'Algérie, ne nous permettraient pas de laisser
porter atteinte dans la Régence au siatu quo dont la conserva-
tion est devenue un des principes, en quelque sorte tradi-
tionnels de notre politique. C'est en nous plaçant à ce point de
vue que nous désirons le maintien de la famille aujourd'hui en
possession du pouvoir à Tunis, parce que sa déchéance ne
pourrait s'accompHr sans provoquer des compétitions et
amener peut-êtie des luttes d'influence qu'il est évidemment
préférable d'écarter. »
Et, dans une conversation, qui a été rappelée dans divers
documents distribués aux Chambres, de M. de Moustier avec le
grand-vizir, Ali-Pacha, l'ambassadeur de France, dans un
entretien, lésumait, d'une façon tiès claire et très pittoresque,
la question dans toute sa gravité, en disant : « Il faut quelque
chose entre la Porte et nous, et, si la Tunisie n'existait pas, il
faudrait l'inventer. »
M. Jlles Dklafossk. — C'est tout le contraire que vous faites!
Vous la supprimez.
M. CuNÉo d'Ornaxo. — Elle n'existe plus maiulenaut !
M. LE Pbésident du conseil. — Telle était donc la doctrine
du gouvernement impérial, en cela absolument semblable à la
pohtique du gouvernement de Juillet : la France ne peut tolérer
dans la Régence, ni l'anarchie, ni l'étranger. Mais, comme
l'anarchie tendait à devenir endémique dans ce pays, et
que l'anarcbie conduit nécessairement à l'appel de l'étranger,
surtout lorsqu'il y a un suzerain ou se prétendant tel qui s'ap-
pelle la Porte, dès 1864 nous voyons apparaître au ministère
des affaires étrangères, dans les correspondances de ses agents
en Tunisie, le préoccupation d'une occupation éventuelle de la
Tunisie.
Les preuves en abondent. En 1864, au milieu de l'insur-
rection, on examine l'hypothèse d'un débarquement dans la
Tunisie opéré par une puissance éti'angère. Le lieutenant-
colonel Campenon, alors membre de la mission militaire fran-
çaise à Tunis, recommande, dans ce cas, de répondre viclo-
LES AFFAIIŒS TIMSIKNNES. 13
rieusement à ce dé(i en montrant nos soldats dti côté du Kef.
Notre représentant à Tunis, M. de Beauval, écrivait :
« En pi'ésence de cette éventualité, je n'ai pas hésité à
demander un bâtiment de la marine impériale à M. le Gouver-
neur général de l'Algérie... Le gouvernement de Sa Majesté
aura d'ailleurs à apprécier s'il ne convient pas de faire venir,
à proximité de Tunis, à Bône par exemple, des forces
imposantes. »
A cette communication, le ministre des afTaires éti-angères
répondait par des instructions très précises, où il rappelait que
le voisinage de l'Algérie nous avait créé, dans la Régence, des
intérêts spéciaux que nous ne devions pas laisser compromettre :
« Si vous prévoyiez, dit-il. que la dynastie des Hassanli fût
menacée, soit par la crise intérieure, soit par l'action de quelque
puissance étrangère, vous auriez à m'en informer directement
par le télégraphe, et vous devi-iez même, en cas d'urgence,
vous entendre avec M. l'amiral d'Herbinghem pour aviseï" aux
moyens de prévenir une catastrophe. »
La paix est rétablie dans la Régence d'une façon un peu pré-
caire. En janvier 1868, une note du ministère des alïaires
étrangères précise de nouveau la continuation de la même poli-
tique, et atteste la préoccupation si sérieuse, entrevue déjcà à
l'horizon, de la nécessité possible d'une occupation française :
« L'incapacité de la dynastie qui règne à Tunis, l'improbité
du ministre qui y exerce un droit absolu, » — c'était le célèbre
Mustapha-Khasnadar, mort en 1873, — « les vices de l'admi-
nistration la plus inintelligente et la plus oppressive, la dilapi-
dation, au profit d'un petit nombre, de ressources onéreuses,
résultant d'emprunts usuraires, ont épuisé la Régence, anéanti
son agriculture, ruiné son commerce et décimé sa population. »
Pour remédier à cet état de choses, que faut-il faire? « Il
conviendrait, — dit le ministre des affaires étrangères, — de
recourir à un « moyen terme » qui permettrait de concilier
l'existence du beylick, comme souveraineté indépendante, avec
les garanties que réclament non seulement les intérêts de nos
nationaux, mais ceux qui se rattachent d'une manière plus géné-
rale pour la France à la question tunisienne. » Ce moyen aurait
consisté à occuper toute la partie sud de la Régence, de telle
sorte que nous eussions eu toute facilité pour arrêter les essais
1.1 DISCOUUS DE JULES FERHY.
(l'occupalion étrangère ou de révolte qui auraient pu se pro-
duire. En janvier 1869, nouvelle note, plus précise encore, indi-
quant et formulant avec une grande clarté et une véritable
prévoyance les vues du gouvernement français :
« La France est le seul pays avec qui le bey ait sérieusement
à compter; en cas de guerre, nous respecterons son sol, la
nationalité de son peuple, s'il est pour nous un ami fidèle,
c'est-à-dire s'il empècbe que des secours, d'une nature quel-
conque, soient fournis par les indigènes à nos ennemis. Mais, à
la moindre attaque, ou même si nous avions des doutes sérieux
sur sa neutralité, nous entrerions à main ai-mée sur le terri-
toire de la Tunisie, ouvert de tous côtés, et nous serions bientôt
sous les murs de la capitale, qui tomberait infailliblement en
notre pouvoir. En temps de paix, nous sommes les protecteurs
naturels du pays ; notre colonie nous fait un devoir de nous
opposer aux vues ambitieuses des États étrangers qui, sous
un prétexte quelconque, tenteraient de prendre pied à côté de
nous. »
Outre ces notes, qui représentent l'opinion du ministère des
affaires étrangères à Paris, il y a la correspondance des agents
locaux.
A cette époque, de 1869 et 1870, le représentant de la France
à Tunis était M. de Botmiliau. M. de Botmiliau, dans sa corres-
pondance, a souvent envisagé l'iiypothèse d'une occupation de
la Régence par nos ai-mes ; il en a toujours parlé comme d'une
extrémité fâcheuse. Mais, à mesure que le temps s'écoulait et
que la faiblesse du gouvernement beylical apparaissait h tous
les yeux, le représentant de la France à Tunis rencontrait plus
souvent sous sa plume cette idée, qui se représente à chaque
instant dans sa correspondance : « l'occupation, nous ne la
désirons pas, mais elle est inévitable. »
Il exprimait la même pensée avant comme après nos mal-
heurs. Vous trouverez au Livre jaune qui a été distribué à
l'ancienne Chambre, à la page 8, une dépèche où M. de Botmi-
liau dit, à la date du 16 mars 1870 :
« Il y a longtemps que j'ai écrit au département que nous
marchions à une catastrophe, que ce n'était pas la banqueroute
seulement qui menaçait la Régence, mais l'anarchie. Elle est à
peu près partout. Une dernière tentative se fait en ce moment
LES AIKAIKKS TLMSIKN.NKS. lô
pour sauver ce pays par la commission linancière. Si elle
cciioue, nous pourrons être foi'cc^ment appelés à occuper la
Tunisie, et ce sera pour nous une exlrémilé fâcheuse. »
Et le 19 octobre 1871. au lendemain de nos désastres : «Sans
un changement radical dans la marche du Gouvernement, c'est
l'anarchie qui règne en Tunisie, et l'anarchie nécessairement
entraine l'occupation étrangère. »
Le 21 décembre 1871, il disait encore : « Si nous nous trou-
vions un jour devant le dilemme de laisser une autre puissance
occuper la Tunisie ou de l'occuper nous-mêmes, le doute, je
crois, ne serait pas permis, et, tout en regrettant une pareille
nécessité, nous devrions nous en emparer. Je veux, en consé-
quence, chercher dès à présent quelles seraient, dans ce cas,
les chspositions des populations à notre égard... » Enfin, le
28 décembre de la même année :
« Le rapport que j'ai eu l'honneur de vous adresser le 21 de
ce mois, conclut à la nécessité d'occuper la Régence dans un
avenir peu éloigné : je ne crois pas que cette occupation puisse
désormais être évitée. »
M. Cl NÉo d'OriXAno. — Cette dernière dépêche n'est pas dans le
Livre jaune.
M. LE Président du conseil. — Elle est dans la correspon-
dance officielle. Elle n'est pas dans le Livre Jaune, parce que le
Livre jaune contient la dépêche que je vous ai lue tout à l'heure
et qui exprime la même idée avec une grande force. Messieurs,
si l'on considère l'état de la Régence à partir de cette époque, à
partir de 1870 et 1871 et durant ces dix dernières années, on
compi-end les inquiétudes, les scrupules, mais aussi les vues
prévoyantes de nos agents et du Gouvernement français. L'état
de la Régence, pendant les dix dernières années, a été décrit en
quelque sorte jour par jour, avec les témoignages officiels, dans
\q, Livre jaune que l'honorable M. Rarthélemy Saint-Hilaire a
fait distribuer à la dernière Chambre, il y a quelques mois :
c'est là qu'il faut chercher les causes de l'expédition de Tunisie.
J'entends parler d'une enquête sur les origines de cette expédi-
tion ; mais cette enquête, messieurs, elle est faite, elle est là !
Il faut lire le Livre jaune pour se rendi'e compte delà situation
intolérable que faisaient les agissements de la Régence à nos
16 DISCOURS DE JULES FERRY.
possf^ssions algériennes. A. chaque page, à chaque hgne de ce
recueil, dont je ne saurais trop recommander la lecture atten-
tive aux personnes curieuses de connaître exactement l'état des
choses, vous trouverez constatées ces réalités menaçantes, for-
midahles : la Régence est le refuge naturel, quotidien de tous
les fauteurs d'insurrections en Algérie ; la Régence est l'en-
trepôt naturel et quotidien d'immenses envois d'armes et de
poudre qui vont armer les bras des tribus rebelles dans nos
possessions d'Algérie. Vous lirez dans le Livre jaune qu'en
plein dix-neuvième siècle, en 1878, la Régence est encore, sur
les côtes du Nord, dans un état de barbarie qui rappelle celui
des anciens États barbaresques au siècle dernier , ou au
commencement de ce siècle, avant la prise d'Alger : vous y
verrez qu'en plein jour, sous les yeux des autorités musul-
manes et beylicales, en présence de nos consuls impuissants,
on y pille un navire, VAiwei^gne, comme, deux années plus
lard , on devait piller le Centoni.
La lecture du Livre jaune vous apprendra aussi que ce n'est
pas, comme l'ont dit certains plaisantins, le gouvernement
actuel qui a inventé les Kroumirs : vous y verrez, dans des
dépêches de M. de BiUing, par exemple, les projets, l'organi-
sation des Kroumirs, etleurs préparatifs d'insurrection dénoncés
dès 1874. En dix années, combien a-t-on compté de violations
de frontières, de la frontière française d'Algérie ? 2 365 ! Le
détail en est au Livre jaune. [Mouvements divers.)
M. Amagat. — On ne disait pas cela, monsieur le Président du
conseil; ce n'est pas ainsi que la question a été posée.
M. LE Président du conseil. — Messieurs, je croyais être
dans la question ; je croyais, et je crois encore que cette revue
historique est nécessaire...
Plusieurs membres. — Oui, oui! Très bien !
M. le Président du conseil.—... non pas, sans doute, pour
un grand nombre de membres de cette Chambre, mais pour le
public qu'on repait, depuis deux mois, de contes et de calom-
nies. Laissez-moi donc poursuivre ma tâche jusqu'au bout.
[Parlez !)
Je disais que les violations de nos frontières se comptent par
milliers, et remai-quez, messieurs, qu'il s'agit non pas de bri-
LKS AFKAIIŒS TIMSIKN.NES. 17
gandages individuels, — ce qui est inévitable en pays arabe, —
mais d'incursions faites par des bandes armées, de véritables
attaques militaires, de véritables combats. Je ne veux pas vous
fatiguer de lectures, mais je recommande aux personnes ipii
étudient avec tant de soin les oi-igines de la question tunisienne,
le rapport d'un officier supérieur qui est inséré au Livre jaune,
à la date du 4 mars 1881.
M. le commandant Vivensang avait été cliargé par notre
gouvernement de régler dans une conférence les indemnités
dues à nos tribus pour les méfaits des tribus kroumires ; après
de longues journées d'attente, après de vaines discussions, il
constate que le gouvernement du bey se raille de la France et
de sa puissance, qu'on joue là une comédie indigne du gou-
vernement français et que les tribus de la frontière ne croient
plus à notre force. »
Bien plus, une dépêche de M. le Gouverneur général de
l'Algérie, endatedu4 avril, constate que les autorités beylicales,
loin d'aider à la pacification, émettent « la prétention de
déplacer violemment la frontière à nos dépens, et de la reculer
bien avant sur notre territoire, non seulement en face de Souk-
Ahras, mais jusqu'à la bauteur deTebessa >'.
Messieurs, toutes ces choses sont d'bier, on les oublie pour-
tant; mais, si Ton veut pénétrer plus à fond dans l'historique
de ces affaires, qu'on reprenne encore le Livre jaune, avec
l'annexe publiée par l'honorable M. Barthélémy Saint-Hilaire.
On assistera, parallèlement à ce triste abaissement de l'influence
et de la grandeur françaises sur la frontière occidentale de la
Régence, on assistera jour par jour, heure par heure, pour ainsi
dire, dans les derniers mois de 1880 et dans les premiers mois
de 1881, à l'efTondrement de l'influence française à Tunis
même. Oui, pour des causes sur lesquelles je ne veux pas
revenir, — car là une grande réserve m'est commandée, —
mais dont l'effet est certain, visible, je constate qu'à l'époque
qui a précédé immédiatement l'expédition de Tunisie et qui l'a
rendue nécessaire, le gouvernement du bey, — je ne sais
pourquoi, ou plutôt je sais trop pourquoi, — s'était absolument
insurgé contre cette influence française, que, même au moment
de nos malheurs, il avait encore respectée. [Mouvements divers .)
Ce n'est plus la France qui est prépondérante à Tunis. La
J. Ferry, Discours, V. 2
18 DISCOURS DE JULES FEKRY.
tliplomatie française est, à cette époque, obligée de reconnaître
qu'à Tunis, au Bardo, on répond à son esprit de conciliation
véritableQient admirable, à tous ses etïorts pour la défense des
intérêts dont elle a le dépôt; on répond à tout ce que nous
demandons de juste, d'équitable, d'avantageux pour la Régence
elle-même, par une humeur de plus en plus hautaine, de plus
en plus revêche, de plus en plus hostile.
On a beaucoup parlé des affaires tunisiennes, des affaires
que la France a défendues en Tunisie. Mais, messieurs, la
France peut en parler ; la diplomatie française peut en reven-
diquer la responsabilité. Ah ! nous sommes un peuple étrange !
Que de fois, dans les journaux, à la tribune, à cette tribune
même, nous avons entendu critiquer l'inditférence, l'insou-
ciance que les membres du corps consulaire témoignaient à
l'égard des intérêts français! Que de fois, — il y a peu de
temps encore dans l'atïaire Prieu, qui avait des défenseurs
dans ce côté de la Chambre...
M. Talandier. — Parfaitement! .Je demande la parole.
M. LE Président du conseil. — Monsieur Talandier, vous
êtes, en effet, un de ceux qui défendaient M. Prieu; vous êtes
un de ceux qui se plaignaient du délaissement dans lequel,
dit-on, les représentants de la France laissent leurs nationaux
à l'étranger. Messieurs, on dit cela à la tribune, on dit cela
dans la presse, et quand un agent français, quand un fonction-
naire du Gouvernement se montre, au milieu des épreuves les
plus difficiles, l'homme de sa nationalité; quand il prend à
cœur la défense des intérêts de la France, comme les repré-
sentants de l'Angleterre prennent celle des intérêts anglais,
cet homme-là on le jette aux gémonies... [Applaudissements à
gauche et au centre) et on l'oblige à venir démontrer devant les
tribunaux français qu'il n'est ni un voleur ni un traître!
Oui, messieurs, la France, entendez-le bien, avait en Tunisie
des affaires où les plus graves intérêts étaient en jeu : les télé-
graphes, d'abord, et les chemins de fer. Car enfin, vous admet-
trez bien que, dans un pays qui peut vraiment être appelé la
clef de notre maison algérienne, il importe absolument de
savoir entre les mains de qui sont les télégraphes et les che-
mins de fer ; vous admettrez bien que, dans ces sortes d'atïaires,
I.ES AFFAIKES TUNISIENNES. 19
il va plus qiit' dos iiilérèls piivés; (lu'il y a là en jeu un inlénH
public, un inléirt national. Eh bitMi 1 lisoz le Une jaune : vous
verrez de quelle façon ces grands iiUrrèls, engagés dans le
service télt''gi'aphi(iue cl dans les lignes de chemins de Wv,
étaient traités pendant ces dei-nières années, par suite d'un
revirement subit dans le gouvernement du bey.
Toutes ces choses, on les connaissait aux mois de janvier, de
février, de mars 1881 : sur tous ces points, l'attention de l'opi-
nion publique avait devancé celle du Gouvernement, en appa-
rence du moins; sur toutes ces questions, la polémique s'était
engagée, et j'étonnerais bien aujourd'hui quelques-uns des
journalistes qui nous traitent le plus durement à cette heure,
en leur rappelant le langage qu'ils tenaient au mois de
février 1881 et dans les mois suivants. A ce momenl-là, les
petits combats des 30 et 31 mars 1881, entre des détache-
ments de troupes françaises et les Kroumirs, ont été la goutte
d'eau qui a fait déborder le vase, et alors l'indignation publique,
depuis longtemps contenue, a éclaté.
Oui, à ce moment, nous, le Gouvernement, vous, la Chambre,
nous avions toute l'opinion française derrière nous. Que
disaient donc les journaux à celte époque? Est-ce qu'ils se
plaignaient de nous voir nous occuper trop ardemment des
alï'aires de Tunisie? Le Rappel, par la plume de mon hono-
rable et spirituel collègue, M. Lockroy, nous gourmandait...
M. Edoiard Lgi'.kroy. — Et avec raison ! (Sourires sur lilusieurs
bancs ù (jauche.)
M. LE Président du conseil. — Il nous disait : « Mais vous
n'allez pas assez vite! C'est à Tunis que vous devriez être!
C'est honteux de ne pas être à Tunis ! »
M. EDOL'ARn LocRRov. • — C'était vi'ai ! 1res vrai! [Rires sur les
mêmes bancs à gauche.)
M. LR Président nu conseil. — Oui, messieurs, la Chambre
et le Gouvernement avaient avec eux l'opinion et la presse, le
sentiment national tout entier, lorsque nous sommes venus
vous dire, le 8 avril, que nous avions pris des mesures pour
mettre enlin un terme aux incursions des Kroumirs, et lorsque,
le 13 mai, nous apportions à la Chambre le traité qui établissait
notre protectorat en Tunisie. Eh bien, messieurs, cela c'est une
20 DISCOURS DE JULES FERRY.
force, c'est une réponse à ceux qui cherchent à Texpédilion de
Tunisie je ne sais quelles origines obscures et honteuses. Les
origines, les voilà !
L'expédition de Tunisie, c'est la France qui la faisait, c'est la
France qui la voulait, et qui l'a acclamée. {Humeurs sur divers
bancs à gauche.) Elle l'a acclamée, non pas comme une promesse
de victoires militaires, de ces victoires faciles, du fort contre le
faible, mais par un sentiment plus élevé, comprenant fort bien
qu'il y avait là un grand intérêt national à sauvegarder, et
qu'en allant en Tunisie, elle faisait un pas de plus vers l'accom-
plissement de la tâche glorieuse que ses destinées lui ont
contiée : le triomphe de la civilisation sur la barbarie. (Murmures
à droite), la seule forme de l'esprit de conquête que la morale
moderne puisse admettre. Messieurs, je n'ai pas à vous rappeler
que trois votes successifs du Parlement : le vote du premier
crédit, qui sanctionne le principe de l'expédition ; le vote du
12 mai et celui des derniers crédits demandés par M. le ministre
de la guerre ; que ces trois votes unanimes ont intimement lié,
dans l'honneur et dans les responsabilités, le Gouvernement
d'alors et les Chambres.
M. Janvier de La Motte (Eure). — Ces votes n'ont pas été una-
nimes!
M. LE Président du conseil. — Non 1 ils n'ont pas été
unanimes; certains d'entre vous n"ont pas voté ces crédits...
M. Jules Delafosse. — Vous n'avez obtenu que 300 voix !
M. le Président du conseil... et il a été fait, ici, des réserves
par l'honorable M. Clemenceau, comme il avait été fait une
réserve au Sénat par l'honorable M. de Gontaut-Biron.
Messieurs, il me semble que ces votes, que la ratification du
traité du Bardo, que tout cet ensemble de faits parlementaires
et politiques constituaient pour le ministère que la Chambre
laissait après elle, en se séparant, un mandat bien clair, bien
net, très étendu sans doute, mais bien incontestable. Ce mandat,
il était à la fois défini dans les termes du traité qui nous rend
désormais responsables de la tranquillité de la Régence, et
par le commencement d'application que le protectorat avait
reçu pratiquement. Je l'ai rappelé tout à l'heure, et je trouve
que le fait a son importance : c'est pendant que la Chambre
LES AFFAIRES TUNISIENNES. 21
de 1877 achevait le dernier mois de sa dernière législature,
c'est alors que le protectorat a été applicpié ellectivement, que
nous avons dompté l'insurrection à Sfax... [Rires ironiques à
droite.)
Oui, messieurs, et par un très beau l'ait d'armes.
M. Lanclois. — J(3 lé ci'ois bien !
M. LE Président du conskil. — C'est alors aussi que nous
avons occupé Gabès, que nous avons occupé Djerba, que nous
avons envoyé des troupes à Tunis pour mettre la ville en sùi-eté
contre ces excursions de maraudeurs qui arrivaient jusqu'aux
portes du Bardo, excursions qui ont jeté dans l'opinion publique
une si vive préoccupation et qui constituent, en quelque sorte,
un grief contre notre imprévoyance. Oui, messieurs, c'est
le 17 juillet, vous présents, vous siégeant encore, que ce
commencement d'insurrection s'est manifesté, que nous y
avons paré par dilTérenles mesures militaires... Qui s'en est
plaint? Qui a interpellé le Gouvernement? Donc, le Gouverne-
ment avait pleins pouvoirs pour exécuter le traité du Bardo.
M. Clnéo d'Ornano. — C'est très vrai !
Quelques membres, à droite. — Mais non ! ce n'est pas vrai !
M. Cf.NKO d'Oiinano. — La majorité a approuvé!
M. LE Préside]s't du conseil. — Il me semble qu'en disant
cela je démontre l'évidence. Eli bien, la question est celle-ci :
Avons-nous outrepassé les termes du mandat? L'avoiis-nous
accompli, je ne dirai pas sans commettre de fautes... [Ah ! ah !
à droite). Heureux ceux qui ne commettent pas de fautes dans
la direction des affaires humaines ! i Exclamations à droite.) Je
pense que ce sont des personnes infaillibles qui m'interrompent.
[/{ires approbotifs à gauche.)
L'avons-nous accompli, ce mandat, non assurément sans
commettre de fautes, mais en y apportant le degré de pré-
voyance, d'activité, d'énergie qu'on a le droit de demander à
un gouvernement français.
Messieurs, l'opposition fait au cabinet, à l'occasion de la
conduite des atïaires tunisiennes, des reproches de divers
ordres : vous me permetti"ez de reprendre les principaux, et
de les examiner par avance, sans même attendre que les
honorables interpellateurs les aient portés à cette tribune.
22 DISCOUHS DE JULES FERRY.
Leur Ihèse est connue; nous savons ce que l'on veut de nous,
ce qu'on nous reproche : je vous demande donc la permission
de dire ce que nous avons à répondre.
M. Laroche-Joibert. — Le ministre sait si bien ce qu'on va lui
demander qu'il répond d'avance!
M. Janvier de La Motte (Eure). — Il s'interpelle lui-même! (fl/res
à droite . )
M. LE Président du conseil. — Le premier grief que j'ai
vu exprimer avec beaucoup d'éloquence, est contenu dans un
manifeste, signé par dix-sept honorables membres de ce côté
de l'Assemblée [Vorateur désigne la gauche). On a déclaré
que nous avions fait la guerre, une grande guerre, sans
l'autorisation du Parlement, et que nous avions gouverné
sans contrôle.
M. Laroche-Ioibert. — C'est vrai.
M. LE Président du conseil. — C'est vrai, dit M. Laroche-
Joubert. Eh bien, il faudra venir le démontrer ici. [Très bien!
très bien! à gauche et au centre.)
M. Laroche-Joubert. — Ce ne sera pas difficile; ce sera l'affaire
d"un quart d'heure.
M. LE Président du conseil. — Nous avons déclaré la
guerre sans Tautorisation du Parlement, nous dit-on; nous
avons mené une affaire ténébreuse, — j'ai lu le mot quelque
part, — une affaire ténébreuse et frauduleuse à l'insu du
Parlement. Messieurs, il a été déjà répondu à ce grief. Il
n'est pas nouveau, car il n'y a pas un grief nouveau dans cette
affaire tunisienne. Tous se sont produits ici dans les discussions
d'avril et de mai ; ils ont été rappelés par le rapporteur de la
commission h laquelle avait été renvoyé le traité du Bardo,
l'honorable M. Anionin Proust. Il répondit alors, avec un grand
bon sens, et d'une façon tout à fait décisive, que nous n'avions
jamais déclaré la guerre au bey de Tunis...
M. Jules Delafosse. — Vous l'avez faite sans la déclarer.
M. LE Président du conseil... Que nous n'avions jamais
rompu nos relations diplomatiques avec le bey de Tunis, que nous
n'avions jamais combattu les troupes du bey de Tunis. [Rires
à droite.) Si cela était vrai, messieurs, au 12 mai, combien
cela est plus vrai à l'heure qu'il est! A l'heure .qu'il est,
LES AFFAIHES TUNISIENNES. 23
ralliaucc, l'accord, renlcnte sont évidents : ils sont allcslés par
des faits. Vous voyez, à côté de nos troupes, les troupes
tunisiennes veiller au maintien de l'ordre dans la partie centrale
de la Régence. [Rn-es ironiques à droite. — Bruit.) Oui,
messieurs, oui! Et je ne vois pas pourquoi cela vous fait rire!
M. LE Président. — Messieurs, veuillez écouter l'orateur.
M. LE Présidext du conseil. — Je ne vois pas pourquoi
cela vous fait rire : vous devriez vous en applaudir en l)ons
patriotes.
M. LE DIT, DE Feltre. — SI c'était vrai, certainement, mais c'est
inexact.
M. LE Président du conseil. — C'est absolument vrai !
M. LE DLC DE Feltre. — Prouvez-le !
M. le Président du conseil. — Je le prouve. Les troupes
tunisiennes sont si bien les auxiliaires sérieux des troupes
françaises qu'elles sont payées comme auxiliaires et reçoivent
les l'ations militaires. {Bruyantes exclamations et applaudisse-
ments ironiques à droite.)
M. LE DIT. de Feltre. — Je vous remercie.
M. LE Président du conseil. — En vérité, ces rires ne
s'expliquent pas. Les troupes tunisiennes, je le répète, sont
avec nous; la petite armée d'Ali-Bey fait le coup de feu et se
bat très convenablement à côté de nos troupes.
M. Georges Perin. — Ce sont les troupes du bey qui ont main-
tenu l'ordre à l'Oued-Zargua !
M. LE Président. — Monsieur Perin, vous n'avez pas la parole.
M. LE Président du conseil. — Non, il n'y avait pas de
troupes françaises, pas plus que de troupes tunisiennes à
rOued-Zargua : sans cela, l'horrible événement qui s'y est
produit ne serait pas arrivé. Votre objection ne porte pas. Je
dis que c'est là un fait très important, parce qu'on ne pourra
pas maintenir, d'une façon sérieuse et durable, le protectorat
en Tunisie, si l'on n'a pas, dans une large mesure, le concours
des autorités tunisiennes. Ce concours, nous l'avons et nous
l'aurons, et c'est une des raisons qui nous font considérer le
protectorat comme la meilleure solution de la question tunisienne.
On nous dit encore : « Vous avez gouverné sans contrôle. »
Qu'est-ce que cela veut dire? Nous avons envoyé des renforts
24 DISCOURS DE JULES FERRY.
en Tunisie ; est-ce que quelqu'un peut nous blâmer de cela? •
M. LE DUC DE Feltre. — Api'ès les élections!
M. LE Peésidext du conseil. — C'est inexact, monsieur :
c'est avant les élections. Rappelez-vous les dates : nous avons
envoyé dans le mois de juillet plus de 8000 hommes en Tunisie,
au vu et au su de tout le monde.
M. DE LA BiLUis. — Vos préfets ont nié les envois de Iroupes au
moment des élections.
M. LE Peésident du conseil. — Ne mêlez donc pas toutes
les questions et veuillez me laisser suivre ma discussion!
[Interruptions à droite.)
M. LE Président. — Vous pourrez répondre tout à l'tieure, mes-
sieurs; cet argument est un de ceux qu'on peut apporter à la
tribune.
M. le Président du conseil. — Je dis que, quand un
gouvernement, dans l'intervalle de deux sessions parlemen-
taires, envoie sur des points menacés et qu'il a mandat de
défendre, des renforts, des colonnes de Iroupes, on ne peut
pas l'accuser de gouverner sans contrôle. Envoyer des renforts
à une expédition pour exécuter un traité souscrit par la nation,
en vue d'obtenir l'accomplissement des clauses d'un traité sur
lequel la nation a apposé sa signature, c'était, de la part du
Gouvernement, remplir son mandat, et il ne peut être question
ici de dictature ni d'empiétement sur le pouvoir législatif.
[Applaudissements à gauche et au centre.) Voilà ce que nous
avons fait. Nous avons envoyé des renforts, nous aAons choisi
des généraux. Se plaint-on des généraux envoyés en Tunisie ?
Est-ce le choix du général Saussier comme commandant du
19* corps qui sera critiqué dans cette assemblée? Le général
Logerot n'est-il pas un homme de guerre à la hauteur des
circonstances ?
Un membre à droite. — Personne ne se plaint à ce point de vue.
M. LE Président DU conseil. — Vous dites que nous avons
gouverné sans contrôle, et voilà ce que vous appelez faire acte
de dictature!...
M. Janvier de La Motte. — Vous faites votre interpellation vous-
même. [Rires approbatifs à droite. — E.vclamalions àgaiichc.)
M. LE Président. — Monsieur Janvier de La Motte, je vous rappelle
que vous pourrez vous expliquer à la tribune, et que même, pour
LES AFFAIRES TUNISIENNES. 25
mieux vous assurer voire tour de parok-, vous vous èles fait insciire
pour et contre. {Hilavilé générale. — Applaudissements ironiques au
centre.)
M. Janvikii di; I,v Motti:. — C'est M. le miiiistrt' f|ui m'en a doiiiié
I'exem|>le.
M. LE Président du conseil. — Je suis tout à l'ail désolr
(1 alirr sur les brisées de M. Janvier de La Motte; il parai! (Jik^
j'ai deviné ce qu'il avait à dire et ({u'il no vent pas ([uc j'y
réponde par avance. On rit.)
M. Janvier uk La Mottk. — Je dirai autie chose encore. [Rires.)
M. LE Président du conseil. — 31essieurs, la seconde
objection qu'on nous fait est une objection financière. On nous
dit : « La preuve que vous avez empiété sur les droits du pouvoir
législatif, c'est que vous avez fait des dépenses qui n'avaient
pas été votées par la Cbambre, et que vous avez dépassé le.
crédit alloué pour l'expédition. »
Messieurs, j'ai examiné avec une grande anxiété de
conscience ce grief, qui serait très grave, s'il était fondé. Je ne
crois pas qu'il résiste à la discussion , que dis-je, au simple
examen des faits. La dernière Cbambre avait voté 17 millions
pour la guerre de Tunisie; je parle ici devant de noudjreux
témoins, je parle devant les membres de la commission du
budget qui ont eu à examiner la demande de crédit, qui ont
rédigé les clauses financières du projet de loi, et je crois me
conformer à la plus stricte vérité en affirmant que ces crédits
étaient une provision et non ps une limite. (Rumeur.) On
s'est expliqué sur ce point.
M. DE LA BASSETiiiRE. — On n'a jamais vu un vote de crédit
illimité ; c'est une singulière Itiéoriel
M. le Président du conseil. — Il était, en effet, impos-
sible de dire à ce moment, au mois de juin 1881, quelle
importance et quel développement pourrait prendre l'affaire
de Tunisie.
M. Gaudin. — Il fallait convoquer la Cliambre.
3L LE Président du conseil. — Si la commission du
budget avait pu établir sur cet inconnu des prévisions certaines,
savez-vous ce qu'elle aurait fait alors, messieurs? Elle aurait
fait ce qu'on faisait sous d'autres régimes, elle aurait limité
l'effectif que le Gouvernement était autorisé à entretenir en
26 DISCOURS DE JULES FERRY.
Tunisie. Ah ! si la Chambre avait dit : « Nous vous donnons un
supph'mcnt d'etTeclif de 25 000, de 30 000 hommes,» nous
n'aurions pas pu dépasser cette limite sans manquer à tous nos
devoirs. [Rumeurs sur plusieurs bancs.) Voulez-vous m'écouler,
messieurs?...
M. LE Prksidem. — Messieurs, ne vous plaignez pas ': vous
connaîtrez la théorie du Gouvernement et les faits apportés par lui
à celte tribune; vous lui répondrez alors d'autant plus facilement.
Veuillez donc écouter en silence.
M. LE Peésident du conseil. — Je dis qu'on ne pouvait pas
donner à ces crédits un caractère limitatif, parce qu'on ne
connaissait pas l'avenir ; on ne le pouvait pas et on ne le
voulait pas, puisque, dans le sous-détail qui fait partie inté-
iirante de la loi de crédit, il y a un crédit de 2.500 000 francs
pour l'imprévu. On n'était donc pas en présence d'une expé-
dition limitée, d'un effort que la Chambre voulût limiter. Non,
la Chambre, fidèle à la conduite qu'elle avait eue dans cette
atïaire, entendait donner un plein pouvoir, un blanc-seing,
jusqu'à la rentrée des Chambres... [Dénégaiions à droite et à
r extrême-gauche .)
M. LE Président. — Je prie la Chambre de faire silence.
M. DE LA BiLiAis. — Nous n'acceptons pas cette responsabilité.
M. LE Président du conseil. — Dans cette occasion, il ne
pouvait pas y avoir entre la Chambre et le ministère, qui avait
sa confiance, autre chose qu'un contrat de confiance. On se
trouvait en présence d'entreprises militaires commencées en
Tunisie, en présence d'une insurrection à ses débuts. Est-ce
qu'il eût été raisonnable de la part de la Chambre de dire :
« Vous ne réprimerez l'insurrection que jusqu'cà tel point et
vous la laisserez s'aggraver, si elle le dépasse? »
M. CcNÉo d'Ornano. — Le prétendu traité de paix était signé.
M. le Président du conseil. — La Chambre ne pouvait pas
parler ainsi {approbation sur plusieurs bancs à gauche), car
alors, ce n'était pas de la politique et ce n'était pas de la
confiance. {Très bien! sur divers bancs à gauche.) Voilà pour le
caractère des crédits : mais en etîet, messieurs, les crédits
n'ont pas été ni dépassés, ni dépensés. {A droite, oh ! oh!)
M. DE LA RocuETTE. — La guerre a commencé après le traité de
paix.
i
I
I.KS AFFAlItKS TIMSIKNNKS. .>T
M. LE l'iiKSIDKNT DU CONSEIL. — VOH'i CUllllllt.MU li' Cl't'ilit
total de 17 millions s»:- décompose, en voici le sous-délail par
arlicles. Comment oiiérait-on .jiis.pi;'i ci' jour? Coiniiifiii. sous
l'Empire, par exemple, comment, dans les habiUides de
comptabilité impériale, faisait-on les comptes des expéditions
à réli'aniier? On répaitissait la déiicnso dans les dillerents
chapitres, dans une vingtaine de cliapitrcs du jjuduet: et c'était
là l'éternel grief de toutes les oppositions de dire : « Où voiile/.-
vous. demaiulaient-elles, (pie nous retrouvions le total de
l'expédition du Mexiipie, de l'expédition d'Italie? Tout cela est
perdu dans vingt chapitres du budget! »
M. le ministre de la guerre et la commission du budget n'ont
pas voulu tonil)er dans cette obscurité, et on a ouvert un
chapitre spécial, le chapitre '29. aux dépenses de l'expédition
de Tunisie; il était entendu cpie toutes les dépenses extraordi-
naires motivées par cette expédition, seraient portées dans ce
chapitre, et non plus dispersées dans vingt chapitres du budget.
Au lieu d'une vingtaine de chapitres, comme autrefois, il y a
lin seul chapitre, comprenant une douzaine d'articles comme
ceux-ci : vivres, solde, services de marche, transports, habil-
lements, justice nulitaire, remonte de l'artillerie, imprévu,
fonds secrets.
M. DF, La lîocHEFOiCArLi), Dii; DE BisAcr.iA. — Quel est le total
de la dépense?
M. LE Président du conseil. — Le total du ciiapitre est
de 17 millions.
M. DE EA RocHETTE. — Nous en sonimes loin.
M. LE Président du conseil. — Eh bien, comment a-t-on
opéré? On a opéré de la seule façon pi'atique, admissible,
raisonnable : par exemple, pour les services de marche et les
transports, comme ce sont des dépenses, une fois faites, qui ne
se rattachent à aucune autre dépense dans le budget, tous les
transports et tous les services de l'expédition ont été imputés
sur le crédit de 17 millions. Mais il était manifeste qu'on ne
pouvait faire cette imputation pour la solde, pour les vivres,
pour les journées d'hôpital; vous ne pouviez pas demander
aux sous-ordonnateurs d'opérer celte division en temps de
guerre, même pour la solde. Vous le pouviez encore moins pour
28 DISCOURS DE JULES FERRY.
les vivres, pour les i-ations,pour les journées crhùpllal. Pourquoi
cela? Parce que, même en France, on ne sait qu'en fin d'exercice
combien a coûté la ration ou la journée d'hôpital, et, qu'à plus
forte l'aison, nous ne saurons qu'à la fin de l'année combien
elles ont coûté en Tunisie.
Par conséquent, il n'a pas été possible de diviser une opéra-
tion qui est en elle-même indivisible. Pour la solde des troupes,
par exemple, on a fait ce que l'opposition appelle des virements,
mais ce qui n'a nullement le caractère de virements : on a fait
des imputations provisoires sur le budget ordinaire. [Mouve-
ments divers.) Je vous prie de m'écouter, messieurs... On l'a
fait et on a dû le faire. Et, quand même M. le ministre de la
guerre, au lieu d'un crédit de 17 millions, aurait eu devant les
mains un crédit de 50, ÔO ou de 100 millions, il n'aurait pas
opéré dilTéremment, vu qu'il résulte du contexte de la loi de
finances elle-même, de la loi de crédit, qu'on ne doit porter sur
le crédit extraordinaire que la dilTérence qu'il y a entre la solde
d'un régiment entretenu en France et la solde en Tunisie.
{Rumeurs sur quelques bancs.)
PliisUmrs membres. — C'est évident !
M. LE Président du conseil. — Voilà, messieurs, une
explication qui, je crois, ne peut pas être contestée. Et les
personnes qui ont cru que le ministre de la guerre avait man-
qué à son devoir en imputant l'entretien des troupes sui' les
crédits ordinaires, n'ont oublié qu'une chose qui ressort du
détail même qui se trouve dans l'exposé des motifs de ce projet
de crédit : c'est que, évidemment, la Chambre, la commission
du budget ont entendu porter sur le crédit extraordinaire
uniquement la dilférence entre la solde en Tunisie et la solde
en France, ce chiffre étant de l million environ.
M. LK MAnguis de Ia lior.BEJAQUELEi.N. — C'est évident 1
M. LE Présidknt du conseil. — J'arrive à un autre grief.
C'est assurément celui qui a jeté le plus d'anxiété ou d'obscurité
dans les esprits : c'est la question du retrait des troupes, comme
on dit. i Marques d'atlention.)
Je prends la liberté de devancer encore sur ce point les
interpellations de mon honorable collègue M. Janvier de
La Motte.
I,ES AFKAIHES TLMSIKNNES. 29
M. Janvier m: I.a Motti; lEiire). — Qu'en savez-voiis?
M. LE Président du conseil. — Jf sais ce qiif vous diic/. si
vous traitez ce point.
M. Janvier de I.a .Motte. — Vous nriiiterfiellez. .-iImis?
M. LE Président du conseil. — Je crois (|iit' roiiji'ciion (|iit'
l'on focimilt^ est celle-ci : « Vous avez, au (lélriiiu'nt dt's intérêts
militaires (jui vous étaient conlic'S et dans des vues iioliti(|ucs,
retiré une partie de l'elTectif que vous aviez envoyé en Tunisie. »
On va même jus(ju'à dire, dans certains journaux (jui n'y
regardent pas de si près : « Vous avez retiré l'eUectif. vous avez
retiré les troupes dans un intérêt électoral {oui! oui! à droite),
atln d'établir, aux yeux des électeurs, qui allaient être consultés,
que l'expédition de Tunisie n'était pas une chose sérieuse et
qu'elle avait déjà pris tin. Vous avez fait cela avec une impré-
voyance telle; vous avez compromis de telle façon les intérêts
militaires du pays que c'est ce retrait des troupes, partiel ou
total, qui a été la cause directe du soulèvement du sud df
la Régence. »
V^oilà l'objection. Je crois que je ne l'alTaiblis pas. J'y réponds.
Je vais tâcher d'établir d'abord que la dislocation du corps
expéditionnaire était nécessaire; ensuite, que cette nécessité,
que ce rapatriement d'une partie du corps expéditionnaire n'a
eu aucune influence appréciable sur les événements qui ont
suivi. Quant à la manœuvre électorale, permettez-moi de vous
dire qu'elle eût été bien singulière, bien grossière, et que le
Gouvernement se serait chargé lui-même, dans cette hypothèse,
de faire presque immédiatement une contre- manœuvre. En
effet, avant les élections, dans le courant du mois de juillet, le
Gouvernement avait envoyé à Tunis un corps de troupes d'un
chiffre supérieur à 8000 hommes. Il l'a fait au vu et au su de
tout le monde, puisque ces 8000 hommes ont été pris dans les
4" bataillons de 85 régiments, comme il a été fait pour toutes
les troupes envoyées dans la seconde expédition. Le Gouverne-
ment ne se cachait donc pas ; et, s'il avait fait là une manœuvre
électorale, il eût fait, en même temps une contre-manœuvi"e,
puisqu'il envoyait d'autres troupes en Tunisie.
M- LE BARON Dlfolr. — Pendant ce lemps-là, les préfets disaient
le contraire. {Rumeurs à gauche.) La preuve, la voilà!
30 DISCOURS DE JULES FEKRY.
M. LK Président. — Monsieur Dufour, vous n'avez pas la parole:
je vous prie de garder le silence.
M. LE Président du conseil. — Je voudrais, messieurs,
De laisser daDs vos esprits auciui doute sur cette partie si
importaDte de ma discussioD. CornbieD le GouverDement a-t-il
l'apatrié de soldats appartcDaDt au premier corps expédition-
Daire de Tuoisie? Voici les chilTres : lOOÛO hommes o«t été
rameués daDs le couraut du mois de juin, et 120UÛ hommes
sont restés dans les ditîérentes villes et les postes militaires qui
constituaient notre occupation. Pourquoi avoir fait revenir ces
10000 hommes? Messieurs, pour des raisons de la plus haute
gravité, que M. le ministre de la guerre a exposées au conseil
et que le conseil a adoptées après mûr examen : pour des raisons
sanitaires et pour des raisons militaires.
Les raisons militaires, messieurs, étaient d'une importance
telle que les raisons sanitaires, qui sont si graves, passent, en
quelque sorte, au second plan. En etïet, comment avait été
composé le premier corps expéditionnaire de Tunisie? Il avait
été composé, en très grande partie, par la force même des
choses, de troupes d'Algérie. Ce sont les troupes d'Algérie que
le Gouvernement, surpris par l'invasion, par l'attaque à main
armée des Kroumirs, aux 30 et 31 mars, a fait avancer par
échelons. Donc, 8800 hommes, empruntés à l'armée d'Algérie,
faisaient pai-lie du corps expéditionnaire. A ces 8800 hommes,
M. le ministre de la guerre, qui devait aller au plus pressé,
— l'affaire était pressante, l'opinion plus pressante encore, —
le ministre de la guerre, à ce conlingeDt déjà respectable de
troupes d'Algérie, ajouta des régiments à 2 bataillons, avec
l'artillerie et la cavalerie correspondantes : soit 31 bataillons
d'infanterie et lo escadrons de cavalerie, empruntés à 13 régi-
ments d'infanterie, qui fournirent chacun 2 bataillons, et à
5 régiments de cavalerie, qui foui-nirent chacun 3 escadrons;
en ajoutant les W et 141" régiments d'infanterie, qui apparte-
naient à la brigade Vincendon, on obtint ainsi le chitïi-e de
30000 hommes, total de l'etfectif du premier corps expédition-
naire. Ces mesures eussent été suffisantes pour une expédition
de quinze jours ou trois semaines, mais ce système était incom-
patible avec une occupation durable ; en etïet, il présentait un
grand inconvénient et il comportait un grand péril : la mobili-
LES AFKAIIIES TUNISIENNES. 31
sation cHait atteinte, les cadres de la mobilisation étaient atteints,
puisque les t^ats-majors et les cadres de '2 bataillons de
13 régiments opéraient en Tunisie. Il fallait donc, puisque
l'occupation devait durer, aviser à un autre système.
Quel était le premier devoir du ministre de la guerre? On
devrait vraiment reconnaître, à la fois, et la grande diflicullé
où il s'est trouvé, et le peu de ressources qu'il avait pour la
résoudre. Nos lois militaires n'ont pas prévu d'armée coloniale:
on ne songeait pas à cela en 1872! Il fallait donc, avec une
organisation militaire destinée uniquement à la guerre conti-
nentale, pourvoir aux nécessités pressantes de la guerre
d'Afrique. On ne le pouvait qu'à une condition : c'était de
laisser les cadres de la mobilisation intacts; et si, dans celte
affaire, le ministre de la guerre ne s'était pas préoccupé avant
tout de rétablir les cadres de mobilisation dans leur intégralité,
il aurait véritablement manqué à tous ses devoirs et dédaigné
ce qui doit être son souci constant, même en temps de paix.
Pour rétablir les cadres, qu'est-ce qu'on a fait? On a disloqué
le corps d'armée, on a rapatrié environ 10000 hommes, on a
renvoyé en France l'état-major des régiments, les cadres d'un
bataillon, en versant dans les seconds bataillons, qui restaient
en Tunisie et devaient former le corps d'occupation, assez
d'hommes pour en porter le contingent de 530 à 600 hommes.
De sorte que les 10000 hommes qui ont été rapatriés, messieurs,
ce sont les cadres de bataillons actifs qui font partie intégrante
du système de mobilisation ; ce sont encore les soldats libérables,
ce senties soldats de faible santé, ceux qu'on appelle, en langage
technique, les malingres.
J'ari'ive à l'autre côté grave de la question : l'intérêt sanitaire,
qui venait s'ajouter au grand intérêt militaire pour motiver le
rapatriement. Pour juger et apprécier avec une complète équité
la mesure dont je parle, queje défends ici de toute ma conviction,
et qui a soulevé tant de critiques dans le public, il faut qu'on
veuille bien se rendre compte des conditions dans lesquelles se
trouve une armée nécessairement jeune comme la nôtre,
composée d'éléments jeunes, lorsqu'elle fait la guerre en Afrique.
Lorsque nous avons fait les guerres d'Afrique, sous le gouver-
nement de Juillet et sous l'empire, nous avions, messieurs,
d'autres soldats que ceux d'aujourd'hui : nous avions de vieux
32 DISCOURS DE JULES FERRY.
soldats. Il y avait dans rarmée consliluée parla loi de 1832...
[Intetruptions.)
M. LE Président. — Messieurs, le débal se précise, ce n'est pas le
moment qu'il faut choisir pour le troubler par des conversations : il
faut, au contraire, écouter avec la plus grande attention. [Très bien!
trcn bien/)
M. LE Président du conseil. — Messieurs, il me semble
que je serre la question autant qu'il m'est possible : je prie la
Chambre de vouloir bien suivre mon raisonnement.
Messieurs, il faut considérer avant toute chose la ditïérence
fondamentale qu'il y a entre l'armée de la loi de 1832 et l'armée
de la loi de 1872. Dans l'ancienne armée, formée par la loi de
1832, nous avions cent mille vieux soldats, par suite des
rengagements; il y en a à peine 29000 dans l'armée telle que
l'a constituée la loi de 1872. Par conséquent, la grande majorité
de notre armée nationale se compose d'hommes véritablement
jeunes, d'hommes de 20 à 23 ans, c'est-à-dire à l'âge critique,
au point de vue des influences typhoïdiques que développent
nécessairement les pays chauds comme l'Algérie. {Très bien!
sur un grand nombre de bancs.)
Eh bien, qu'a fait M. le ministre de la guerre? quel but a-t-il
poursuivi? Il a voulu sauver l'armée des influences anémiques,
typhoïdiques qui constituent le grand péril, le fléau des mois
de juillet, août et septembre dans l'Afrique du nord. Il a voulu,
en prévision de ce qui pourrait advenir, mettre à l'abri la plus
grande partie de son corps d'armée, car, messieurs, vous nous
ferez bien l'honneur de penser que nous avons prévu qu'il
pourrait y avoir une campagne d'automne, — je l'afflrme, et je
voudrais bien qu'on me crût, — et que le Gouvernement n'était
pas aveugle au point d'avoir oublié que le retour de l'automne
est le signal des insurrections sur la terre africaine. Nous le
savions fort bien; nous le savions d'autant mieux que nous
étions avertis par les massacres de Saida, et qu'il était résolu,
dans la pensée du Gouvernement, — je ne lui en fais pas un
mérite, car tout gouvernement de bon sens aurait agi comme
nous, — qu'on ferait de grandes campagnes d'automne, à la
fois dans le sud oranais...
M. DE La RocHEFOLCArLD, Dic DE BisAcciA. — Vous avcz déclaré
le contraire!
LES AFFAIRES TUNISIEiNNES. 33
Plusieurs membres à droite. — Vous avez dit ([n'on n'aurait pas de
yuerre.
M. LE Président du conseil. — Il ne faut {»as jouer sur le
mot de grandes campagnes. [Exclamai ions à droiie.)
M. .lANviEn DE La Motte. — C'est vous qui nous avez joués !
M. LE Président du conseil. — Je disais donc qu'on avait
résolu de faire une expédition de deux ou trois colonnes à la
lois dans le sud oranais et dans le sud de la Régence; lorsque
l'on eut pris celte décision, 31. le ministre de la guerre nous dit :
M Mais alors j'aime mieux envoyer des hommes nouveaux ; des
hommes ayant passé l'été dans les garnisons de France ; ils
arriveront dans la plénitude de leur force, tandis que ceux qui
auront été dans les garnisons d'Algérie seront affectés par
l'anémie »... {Très bien! très bien! sur quelques bancs.)
M. Georges Perin. — C'est extraordinaire, cette théorie !
M. le Président du conseil. — ... Et c'est alors, messieurs,
par les raisons que je viens de vous dire, et qui, à mon sens,
sont de sérieuses et fortes raisons, de bonne administration
militaire, que vint s'imposer à nous l'obligation d'appeler les
4" bataillons. C'est avec ces 4" bataillons que le deuxième corps
expéditionnaire, qui comprend environ oOOOO hommes, en
comptant les 880U pris en Algérie, a été constitué, et qu'il a été
fait face aux exigences de ce grand mouvement de troupes.
Permettez-moi d'ajouter encore deux mots sur cette mesure de
M. le ministre de la guerre. Je crois, messieurs, après l'avoir
très attentivement examinée , que c'était en vérité la seule
pratique : c'était la seule qui respectât l'intégralité des cadres
de la mobilisation. Vous savez que ce sont ces quatrièmes ba-
taillons— qu'on a peut-être tort d'appeler 4*^ bataillons, car ils
ne portent pas le numéro 4 : ils sont seulement des bataillons
en sus des trois bataillons actifs et ne comptent pas dans les
cadres démobilisation — ce sont des bataillons de seconde hgne,
destinés à garder les places fortes à la frontière, mission dans
laquelle ils peuvent être remplacés, en temps de guerre, par
l'armée territoriale. L'on pourrait les appeler plus justement
des bataillons disponibles. Ce sont eux qui ont constitué les
régiments de marche, avec lesquels le ministre de la guerre a
pu former le contingent du second corps expéditionnaire.
J. Frrry, Discours, V. 3
34 DISCOURS DE JULES FERRY.
Si l'on revient sur celte question, qui est un peu technique,
je ne tloute pas que M. le ministre de la guerre n'apporte encore
d'autres raisons, mais je crois en avoir dit assez en ce moment
sur ce point. J'ai démontré que la dislocation du corps expédi-
tionnaire était nécessaire : je suis convaincu, en outre, qu'elle
a été absolument inolïensive, et qu'elle n'a eu, — quoi qu'on en
dise, — aucun rapport, aucune espèce de lien commun avec la
révolte des tribus du sud de la Régence. 11 y aune raison décisive
et qui saute aux yeux. Où l'insurrection s'est-elle produite?
Est-ce dans le nord? Non! Sur tous les points où stationnent
nos garnisons et dans tout le rayon environnant, partout où il
se savait, par conséquent, qu'on avait retiré des troupes, l'ordre
n'a pas cessé de régner. Le trouble a été apporté des régions
du Sud, par les tribus du Sud insurgées, et nullement par les
Kroumirs, les Mohgars et autres peuplades auxquelles nous
avions fait sentir la force de notre bras. Aucune de ces peuplades
ne s'est insurgée.
Il y a inie autre raison : nous n'avons pas laissé le Sud
sans y intervenir efficacement et victorieusement; aussitôt
que l'insurrection se manifeste à Sfax, nous y envoyons
8000 hommes. Pourquoi le Sud s'est-il soulevé? Ne croyez pas
que ce soit pour avoir entendu dire que nous avions dégarni le
nord de la Tunisie; c'est parce que l'état de révolte est l'état
permanent, habituel de toutes ces tribus de la Régence. Il n'y a
pas dans le sud de la Régence d'exercice sérieux de l'autorité
du gouvernement tunisien. De temps en temps, l'impôt s'y paye
bien, mais savez-vous comment? On envoie le bey du camp, le
frère du bey, avec une petite troupe de 3000 ou 4000 hommes,
et on fait rentrer comme cela l'impôt tous les deux ans, tous les
trois ans, comme on peut... [Murmures à droite.)
M. CuNÉo d'Ornâno. — C'est une jolie conquête que vous faites là !
Un membre à gauche. — Cela les étonne, ils ne savent pas cela.
M. LE Président du coxseil. — Il n'y a donc rien de
surprenant à voir s'élever contre le gouvernement du bey,
contre le Gouvernement français, des tribus qui, en réalité, ne
reconnaissent aucune autorité. Croyez bien que la cause de
l'insurrection du Sud est ailleurs que dans le retrait d'une partie
des troupes : elle est beaucoup plus profonde que cela, elle tient
îi un phénomène social, dont nous sommes avisés depuis un
LES AFIAIUKS TUNISIENNES. 35
grand nombre tic mois [vdv nos agonis diplomatiriiies on pays
musulmans. Ce soulôvemenl tient à la piofontlc agitation (|ui
règne dans Tlslani depuis la guerre de Uiissie contre laTur([uie,
c'est-à-dire depuis 1877, du l'ond du Sahara à la frontière
algérienne, et sur toutes les i-ives de la Méditerranée. Aussi
bien par le massacre de Saïda qu<' par le massacre de la mission
du colonel Flatters, et parles entreprises du khalife à Constan-
tinople, le réveil du fanatisme musulman depuis 1877 est
attesté comme fait patent, certain, croissant en importance.
C'est ce qui me permet de dire que la France, en faisant,
pour sa propre défense, ce qu'elle a fait en Tunisie, ce qu'elle
y fait encore, à l'iieure qu'il est, a porté à cette renaissance du
fanatisme musulman un coup mortel; qu'elle a rendu ainsi un
nouveau et capital service à la cause de la civilisation, qu'elle
sert depuis si longtemps. [Rumeurs et Interruptions à droite. —
Mouvements divers.)
M. I.ARor,[iE-JorBERT. — Ce sont des guerres de religion !
M. LE Président du conseil. — • Si la Chambre veut bien
m'entendre...
Plusieurs membres. — Reposez-vous !
M. LE Président DU CONSEIL. — J'aime mieux continuer...
M. LE Présidem. — Je prie la Cliambre d'écouter M. le président
du conseil.
M. LE Président du conseil. — Je voudrais, pour ne pas
abuser de la bienveillante attention de la Chambre... [Parlez!
parlez!) examiner devant elle une dernière question que vous
avez assurément le droit de nous poser; c'est celle-ci : « Nous
sommes en Tunisie. Qu'y faisons-nous à cette heure, où allons-
nous, et comment concevons-nous la solution du problème qui
a été posé par l'entrée de nos troupes dans la Régence de Tunis? »
[Rumeurs sur divers bancs.)
Messieurs, à entendre tout ce qui se dit, à lire tout ce qui
s'écrit sur cette afl'aire de Tunis, il semble, en vérité, que nous
soyons au lendemain d'une sorte de désastre national. Les
partis de droite et débauche ne cessent de nous répéter que
l'expédition de Tunisie est un grand malheur, que cette expé-
dition nous a fait perdre nos alliances en Europe, qu'elle a
désorganisé notre armée, qu'elle doit être placée sur la même
36 DISCOURS DE JULES FEHRY.
ligne que l'expédition, à jamais lamentable, du Mexique. Cela
s'écrit, messieurs, cela se dit, cela se répand ; et, comme le
Gouvernement n'a pas encore eu la parole pour répondre, cela
entre dans l'esprit public. Il s'est fait, en quelque sorte, sur
cette expédition comme une sorte de légende. Il n'y a pas de
pays où les légendes se fassent plus vite qu'en France.
Eh bien, permettez-moi de dire que ces griefs, que ces
craintes, que ces excès de polémique ne sont, en aucune façon,
en concordance avec la vérité.
Notre armée désorganisée ! Je viens d'exposer que ses cadres
de mobilisation sont absolument intacts; et si, à l'heure qu'il
est, les eiïectifs sont faibles, c'est que, entre la classe 1876, qui
vient de partir, et la nouvelle classe, qui n'est pas encore arrivée,
il se produit nécessairement un vide dans les etïectifs; il s'y
produit toutes les années à cette même époque; les sacrifices
que nous avons dû faire au corps expéditionnaire de Tunisie
l'ont assurément accru, mais ne l'ont pas causé.
L'armée n'est point désorganisée, la mobilisation est intacte,
et si le malheur voulait qu'une mobilisation fût nécessaire, vous
verriez, sans la moindre difficulté, sans le moindre trouble,
entrer dans ces cadres, qui n'ont pas besoin d'être nombreux,
les nombreuses classes de réserve qui forment notre véritable
force défensive. Nos alliances perdues !... Messieurs, nous avons
signé hier un traité de commerce avec l'Italie... [Exclamations
à droite.)
Il vous sera soumis, messieurs, mais l'accord s'est fait entre
les représentants des deux gouvernements, et je ne sache pas
qu'un traité de commerce ait été jamais le signe d'une mésin-
telligence profonde entre deux nations voisines et amies. A
f heure qu'il est, comme j'avais l'honneur de le dire tout à
l'heure à la Chambre, nous avons en Tunisie, autour de Kairouan,
une armée de oOOÛO hommes, et, certes, elle est aux mains de
chefs vaillants, habiles, qui ont su la conduire. Je crois qu'il y
a peu de marches militaires aussi belles que celle que le général
Forgemol vient d'exécuter en douze jours entre Tehessa et
Kairouan [Très bien! très bien! à gauclie et au centre. — Rumeurs
à droite); je crois que, si la constance est pour quelque chose
dans les afïaires de guerre, il y a peu de faits d'armes aussi
considérables et aussi honorables pour notre armée que la
LES AFFAIRES TUNISIENNES. 37
campagne qui commenra par la pointe du général Sabalier sur
Zaghoua, et qui s'est continuée par cette admirahle, celte
splendide, cette triompliale marche de la colonne du général
Saussier jusqu'à Kairouan. [Très bien! très bien! à gonche.)
Messieurs, je dis ces choses parce que c'est la vérité.
M. Ci.NÉo d'Ornano. — Ce sont nos soldats!...
M. LE Président du coxskil. — Ce sont nos soldais, ce sont
nos ofliciers, ce sont nos généraux, c'est le bon vouloir de tout
le monde, monsieur! [Applaudissements à gauche.)
M. LE MARQi:is riE La Iîocuejacqueleix. — Personne ne le conteste,
personne ne l'a jamais contesté, et nous ne nous permettons pas de
juger les généraux. Mais ce n'est pas la question.
M. de la Ror.HETTE. — C'est le ministère qui est en cause ; ce n'est
pas l'armée!
M. LE Peésidext du conseil. — Il y a plusieurs manières
poui' les armées modernes, pour une armée française, de se
faire de l'honneur. Messieurs, on se fait honneur en versant
son sang, en bravant des ennemis nombreux, en livrant des
batailles rangées, mais on se fait honneur aussi en subissant
des épreuves...
M. LE BARON DE BouRGOLNG. — Kous savons Cela aussi bien que
vous. {Rumeurs au centre.)
M. LE Président du coxseil. — Les troupes françaises
nouvelles se font un égal honneur par la persévérance, par la
soumission à la règle, le respect de la discipline, par toutes ces
vertus moins brillantes, mais plus solides, qu'il faut pratiquer
et développer quand on fait des marches de deux ou trois
semaines à travers le désert, i Applaudissements à gauche et
au centre.)
Les munitionnaires de l'armée, ceux qui la font vivre et la
conduisent, qui réunissent les moyens nécessaires pour porter
les bagages, assurer son alimentation et l'eau que le sol ne
fournit pas... [Interruptions.) Messieurs, rien que l'alimentation
d'une colonne comme celle du général Saussier, en eau pour le
soldat elles bêtes de somme, savez-vous ce que cela représente?
Plusieurs milliers de chameaux. [Nouvelles interruptions. —
Rires à droite.)
M. CuNÉo d'Ornano. — Les chameaux ne sont pas en cause.
38 DISCOURS DE JULES FERRY.
M. LE Peésident du conseil, — Je ne puis trouver ces
l'icanemenls spirituels; ils me semblent même inconvenants.
{Approba(io7is à gauche.)
M. LE Président. — Je prie la Chambre d'écouler en silence M. le
président du conseil, dont elle a sollicité les explications, et de
l'écouter surtout quand il entre dans le vif du débat, en lui prêtant
l'attention que mérite tout orateur, et particulièrement un membre
du Gouvernement.
M. Laroche-Joubert. — On n'a pas sollicité ces explications, on a
voulu interpeller le ministère.
Voix à droite. — On ne conteste pas les faits.
M, LE Président. — J'entends dire qu'on ne conteste pas les faits :
c'est une raison de plus pour écouter en silence.
Veuillez continuer, monsieur le Président du conseil.
M. LE Président du conseil. — C'est un grand problème
d'organisation militaire que celui qui consiste à assurer les
convois de transports, à rassembler les cbameaux nécessaires
pour porter les subsistances, les vivres et particulièrement la
consommation d'eau d'une colonne aussi nombreuse. La solution
de ces problèmes fait le plus grand bonneur, non seulement au
commandement, mais à toute l'administration militaire. [Très
bien! à gauche. — Rumeurs à dj'oite.) — J'ai pourtant lu dans
des auteurs sérieux que l'expédition sur Rairouan n'avait pas le
sens commun, qu'elle ne pourrait mener à rien; on se deman-
dait même s'il existait un plan de campagne, et on ajoutait que
très probablement il n'y en avait pas.
Messieurs, il y a un plan de campagne. Ce n'est pas nous qui
lavons fait. Nous estimons que M. le général Saussier et ses
collaborateurs, aidés des lumières et des conseils de M. le
ministre de la guerre, sont plus compétents pour faire un plan
de campagne qu'un cabinet quel qu'il soit. Il y a un plan de
campagne que nous trouvons fort bon, que l'on poursuit et qui
amènera un résultat certain. Lequel? Messieurs, celui que vous
poursuivez tous : la soumission de la Régence. Nous n'avons pas
eu, ou plutôt ceux qui dirigent les opérations militaires dans
notre pays n'ont pas eu d'autre stratégie que de réunir degrandes
masses qui agissent tout autant par l'effet imposant que produit
sur le moral de tribus barbares le déploiement d'un grand
appareil militaire que par la destruction des individus eux-
mêmes.
LKS AKFAIRKS TUNISIENNES. 39
Nous avons préféré cette itoliti(|iie niililaire, el vous la préfé-
rerez certainement à celle qui a été suivie en d'autres temps.
On y mettait alors moins d'efforts, on faisait de moins grosses
colonnes, on allait pins vite en lieso.iine, ou ne lestail pas,
pendant des mois, sous le feu meurtrier de la critique qui vous
accuse parce que vous paraissez ne pas avancer, et qui ne se
rend pas compte (lue celle interruption des opéralioiis prépare
de plus grandes et plus sérieuses opérations. A celle époque-là.
on allait à Constantine avec peu de monde et peu d'approvision-
nements ; on en revenait glorieusement, mais battus. Nous
voulons, nous, appliquer à cette guerre de la Régence des
procédés tout dilférents; et, de même que nous avons soumis
le Nord par une expédition dont l'importance a paru
disproportionnée avec les résultats spécialement militaires de la
campagne, de même nous avons envoyé dans le Sud des forces
imposantes, afin de réduire les populations arabes, l'esprit
arabe, par la seule démonstration qu'il comprenne : celle de la
force. [Très bien ! très bien!)
Nous avons voulu faire voir à ces tribus barbares et insou-
mises ce que c'est qu'une armée française, et leur faire sentir
tout le poids de notre organisation militaire. C'est pour cela
que nous sommes allés à Kairouan, et que, de là, nous avons
le projet, — nous en avons déjà commencé l'exécution, —
d'envoyer jusqu'à Gabès et à Gafsa des colonnes volantes
pour réduire les tribus, pour leur montrer qu'elles ont atïaire à
quelqu'un de fort, qui est là et qui ne s'en ira pas sans avoir
obtenu leur soumission. Nous voulons cela parce que c'est la
seule politique à suivre pour pacifier la Régence : c'est par le
déploiement d'une force supérieure, par une action énergique
sur l'esprit et l'imagination de ces peuplades indomptées
qu'on pourra espérer les faire rentrer dans l'ordre et pacifier
la Régence.
Voilà ce que nous voulons faire, et ce que nous sommes en
train de faire. Je prie la Chambre, dans la délibération à
laquelle elle va se livrer, d'éviter avec un soin scrupuleux tout
ce qui pourrait entraver, si peu que ce fût, cette action bien-
faisante et pacificatrice. Messieurs, à l'heure qu'il est, notre
véritable ennemi dans la Régence, ce n'est pas l'indigène, —
nous en venons à bout par la force ; — ce n'est pas l'étranger
40 DISCOURS DE JULES FERRY.
(7iii nous regarde et nous jalouse : c'est rincertitude, l'incer-
titude apparente seulement, qui i-ègne sur les résolutions
définitives du gouvernement français. [1res bien! très bien!)
Croyez bien que, malheureusement, cette polémique ardente à
laquelle on se livre depuis deux mois, dans ce pays, contre
l'expédition de Tunisie ; ce fait que des portions importantes de
l'opinion publique, que des partis organisés se prononcent
ouvertement pour le retrait des troupes et l'abandon de la
Tunisie est loin d'être indifférent. Ces dispositions sont connues,
escomptées. Croyez bien que ce monde arabe, qui possède des
moyens d'informations, de communications, si nombreux, si
discrets et si sûrs, est au courant dé tout ce qui se dit : le
danger, en ce moment, c'est de laisser croire qu'un jour vous
vous lasserez et que vous abandonnerez votre œuvre. [Applau-
dissements à gauche et au centre.)
Eh bien, messieurs, je vous en supplie, ne faites rien qui
puisse donner créance à cette fausse opinion. Deux grands
intérêts sont en présence dans ce débat : un grand intérêt poli-
tique et un grand intérêt militaire. Ces deux choses, messieurs,
au milieu de nos dissensions, doivent nous être sacrées, à
quelque parti que nous appartenions. Ne faites rien qui
compromette l'intérêt français; ne faites rien qui puisse porter
une atteinte, si faible qu'elle soit, à la juste reconnaissance que
nous devons à l'armée et à ceux qui la conduisent. [V\ve appro-
bation à gauche et au centre. — Interruptions à droite.) Ne
touchez pas, si légère que soit la main, à ces deux grands
intérêts : ne touchez pas à la France, ne touchez pas à l'armée !
[Applaudissements prolongés sur un grand nombre de bancs à
gauche et au centre.)
T/eîTet du discours de M. Jules Ferry fut encore accentué par la
harangue empliatique d'un nouveau député, M. Amagat, qui, plus tard,
se fit remarquer par sa connaissance approfondie des questions bud-
gétaires, mais dont les amateurs d'éJoquence parlementaire ont
salué l'exorde et la péroraison, le o novembre 1881, par une
explosion d'iiilarité resiée légendaire au Palais-Bourbon*.
1. Voici les premiers mots du discours de M. Amagat,— c'est un document
historique : « Messieurs, en pos.ant pour la première fois le pied sur les
degrés de notre grande tribune nationale... » Il faut aussi retenir cette
phrase de la péroraison : « Messieurs, si nous sommes condamnés à voir la
honte passer dans les régions du pouvoir sous la République, il n"y a plus
LES AKFAIUES TUNISIENNES. 41
Après le discours de M. Ama^at, la Cliainbre épuisée, (luuiiiuc
toujours joyeuse, renvoya la discussion au surlendemain.
Discours du 9 novembre 1881.
Dans la séance du 7, M. .\a(|ut't iiiui, dans n)ainles ciivonslanccs,
avait prodigué son concours le plus zélt' à la politique de Jules Ferry)
donna l'assaut à un caliiuet démissionnaire, en lui repiochant
d'avoir manqué de confiance envers l'ancienne Cliamhre, et conclut
que tous les ministres sortants devaient être exclus de la future
combinaison ministérielle. Puis, M. Amédée I>e Faure vint à son
tour crititiuer la régularité des dépenses, pourtant fort modérées*
auxquelles avait donné lieu l'expédition tunisienne, comme si l'on
pouvait prévoir, au début d'opérations militaires de cette importance,
le supplément de crédits qu'elles entraîneraient. L'orateur insista
également sur les divisions qui s'étaient manifestées entre l'inten-
dance et la médecine militaires. Ces criti(|ues de détail n'avaient pas
une portée bien grande, mais elles tirèrent surtout leur importance
de la maladresse et de l'inexpérience oratoires du général Farrc qui
entreprit de les réfuter. La Clianibre se montra donc très dure pour
le pauvre général dont les sages dispositions avaient rendu la résis-
tance impossible, mais qui n'avait pas pu changer le climat de la
Tunisie. Encore avait-on compté moins de décès dans le corps
expéditionnaire que dans le corps d'armée d'Algérie. Les deux
campagnes de Tunisie se chilïraient par une perte de 782 hommes
au total, tant au feu qu'à rhôpital. C'était peu, en comparaison de
ce que coûtaient autrefois les campagnes d'Afrique, où l'on
n'employait guère que de vieux soldats aguerris, et Bonaparte, dans
sa campagne d'Egypte de 1798, avait fait preuve d'une bien auli'e
imprévoyance, au point de vue de l'hygiène du soldat et des appro-
visionnements.
Au fond, rinterpellalion tournait assez mal pour l'opposition qui
avait annoncé des révélations slupétiantes. M. Clemenceau, dans la
séance du 8 novembre, jugea nécessaire de donner de sa personne,
et de passionner le débat en se livrant aux insinuations les plus
vives sur les causes réelles de l'expédition, qui, d'après lui, n'avait
été entreprise que pour favoriser les intérêts particuliers des trois
sociétés de Bône-Guelma, de la société marseillaise et du Crédit
foncier projeté par M. Léon Renault 1 II accusa encore une fois le
ministère d'avoir trompé la Chambre et le pays, d'avoir violé la
Constitution, en faisant une guerre sans l'autorisation du Parlement,
et d'avoir fait des virements de crédits. Il termina par une demande
qu'une chose à faire : c'est de se briser la tête contre la première pierre
venue... » A quoi M. Freppel répondit : << Ah ! vous allez trop loin ! »
1. Au total, pour 1881. 41449981 francs. Peu d'expéditions militaires ont
été moins onéreuses, et il faut tenir compte aussi de la prospérité des finances
publiques à cette époque.
42 DISCOURS DE JULES FERRY.
d'enquête sur les origines de l'expédition tunisienne, faute de quoi,
dit-il, on se réveillerait à Sedan comme en 1870 !
Le lendemain, 9 novembre \ dès le début de la séance, M. Jules
Feri'y monta à la tribune et répondit fiar le discours suivant, qui
dura quatre heures, à cette série d'attaques ardentes :
M. Jules Ferry, inmisfre de Vinsiruction publique et des
beaux-arts, président du conseil. — Messieurs, ce n'est pas moi
qui me plaindrai de la prolongation de cet important débat : il
me semble qu'en se pi^olongeant, en se précisant, il s'allège et
se simplifie.
L'opposition arrivait ici les mains pleines de révélations et
de menaces; on avait entassé sur cette affaire de Tunisie une
montagne d'accusations de la nature la plus grave, on avait
impliqué tout le monde, tous ceux qui servent la République
légale et constitutionnelle; on y avait accumulé tout ce qui est
capable de faire obstacle aupouvoir d'aujourd'hui et au pouvoir
de demain; on avait, autour de cette question, créé dans les
classes populaires, ou tout au moins dans les réunions popu-
laires, une sorte de courant d'opinion, d'une grande acuité,
d'une grande violence, un de ces courants qui sont inolTensifs
dans les temps calmes, mais qui deviennent si aisément
dangereux dans les temps troublés. On avait parlé de tripotages
financiers, deconcussionsetd'inlidélités, accusations meurtrières
entre toutes, dans ce pays de France si épris dhonnéteté dans
les choses d'argent. (7Vés bien! très bien!)
Tous ces griefs, toutes ces révélations, les unes venant de
fonctionnaires révoqués, mais confidents, à les entendre, de
certains secrets, les autres de journalistes et même de députés
qui étaient allés, dans des missions volontaires, éclairer et
approfondir, avaient-ils dit, la question tunisienne; toutes ces
accusations, elles devaient se produire ici, c'est ici qu elles
devraient aboutir; je les ai, dès le premier jour, mises
en demeure de se formuler, et j'attends encore et les
révélations et les révélateurs. {Applaudissemenis au centre
et sur plusieurs bancs à gauclie.) Les mandats si bruyamment
donnés et si bruyamment acceptés, sont restés prudemment
dans la poche des mandataires, et, après qu'on nous avait
menacés d'une mise en accusation pour commencer — c'était le
1. V. ÏOfficiel du 10 novembre 1881.
LKS AFFAIIŒS TLMSIENNKS. 43
minimum de la peine!... {/îives au centre.) — ... après qu'on
nous avait parlé dordres du jour de flétri-ssure, tout ce grand
tapage a a 1)0 ut i hier, parla bouche de l'honorable M. ClémeTiceau,
à une demande d'enquête !...
Un membre à gauche. — Atlendez la fin!
31. LE Président du conseil. — ... d'enquête, messieurs,
contre des ministres qui auraient, nous disait-on hier,
commis deux délits constitutionnels, deux crimes de la nature
la plus grave : ils auraient trompé l'ancienne Chambre et ils
auraient touché à ces deux prérogatives fondamentales du
Parlement et du pays : le droit de paix et de guerre, et le droit
de voter l'impôt.
Eh bien, si nous sommes ces ministres-là, je m'étonne que ce
soit une demande d'enquête et non pas une demande de mise
en accusation qui apparaisse à la tiibune. [Applaudissements
au centre et à gauche.)
M. Laroche-Joibert. — Cela viendra, soyez-en sur! Je ferai moi-
même cette demande !
M. LE Président. — .N'interrompez pas, monsieur Laroche-.Iou-
bert. Vous porterez à la tribune toutes les demandes d'accusation
que vous voudrez.
M. LE Président du conseil. — 3Iessieurs, faut-il mettre
au rang des révélations attendues la discussion que l'honoraltle
M. Clemenceau a apportée à la tribune sur trois affaires : celle
de Bône-Guelma, celle de l'Enfida, et celle du Crédit foncier,
projeté par M. Collas et M. Léon Renault? En tous cas, si ce sont
Là des révélations, elles ne sont pas bien nouvelles, et, si on les
compare à celles que l'on attendait, on y constate la même
atténuation, le même atïaiblissement dans les motifs du réqui-
sitoire que dans les conclusions elles-mêmes. Voyons donc,
messieurs, très rapidement, ce que sont ces affaires, à quel
titre et pour quelles raisons on les a introduites dans ce
débat, en quoi elles peuvent engager la responsabilité du
Gouvernement.
Il en est une d'abord qu'il faut écarter absolument : c'est
le projet de Crédit foncier, mis à l'étude et porté en Tunisie par
l'honorable M. Léon Renault. Ce projet, — je suis sur ce point
en désaccord avec l'honorable M. Clemenceau, mais le désaccord
vient de ce qu'il n'a pas eu dans les mains les informations que
44 DISCOURS DE JULES FERRY.
je possède et que je vais donner àla Chambre... [Exclamations
ironiques à V exlrême-gauche), — ce projet n'a été ni soutenu
par le Gouvernement, ni appuyé par notre consul, ni réalisé en
quelque manière que ce soit. [Rumeurs sur divtrs bancs.) Vous
ne nierez pas qu'il n'ait pas été réalisé, puisque, après quelques
jours d'examen, le gouvernement du bey a purement et
simplement repoussé l'idée quilui était présentée par l'honorable
M. Léon Renault. J'ajoute que ce projet n'a pas été appuyé,
qu'il n"a pas reçu le concours officiel de notre consul général,
et que l'auteur du projet n'a obtenu de notre consul général que
l'introduction qu'il convient de donner auprès d'un gouvernement
étranger à un membre d'une Chambi-e française : des égards,
et pas autre chose. Je puis fournir la preuve de ce que j'avance.
Si je dis que le projet de Crédit foncier n'a pas été appuyé par
le Gouvernement, ce n'est pas que je considère celte affaire
comme ayant le moins du monde un caractère suspect. Je ne
voudrais pas que de mes paroles pût résulter une impression
défavorable, si légère qu'elle soit, aux auteurs du projet. L'idée
de constituer un Crédit foncier en Tunisie, de faire des culti-
vateurs tunisiens, qui ont grand'peine à payer l'impôt, qui sont
obligés de le payer à des époques très irrégulières, l'idée d'en
faire des emprunteurs du Crédit foncier n'a rien qui me révolte.
L'honorable M. Clemenceau a pris soin de vous dire, hier, que
la conséquence de cette institution aurait été de multiplier sur
le sol tunisien les protégés de la France. C'est là un résultat
dont je me serais applaudi. [Très bien! au centre et sur plusieurs
bancs à oauche.)
M. le ministre des affaires étrangères, dans le moment que
nous traversions et au milieu des difficultés de tout ordre que
des affaires autrement graves, autrement importantes pour
notre pays et pour son influence, nous suscitaient en Tunisie,
avait très sagement résolu de ne donner son appui à aucune
entreprise nouvelle; et, de fait, non seulement depuis le
23 septembre, jour où M. le ministre des affaires étrangères a
pris le portefeuille, mais dès le mois de juillet 1880, vous aurez
beau cberchei', regarder, scruter, je vous atteste qu'il n'y a pas
une seule affaire nouvelle appuyée ou protégée par le Gouver-
nement français. [Interruption à droite.)
Ce n'est pas que les sollicitations lui aient manqué, ce n'est
LES AKIAIUES TL.MSIK.N.NKS. 45
pas (lu'ilne se soit trouvé des gens iioiinlcniaiidei'la conccssioii
des ports de Carthage, des concessions de mines et de bien
d'autres choses. Il y a dans le cabinet de M. le ministn^ tli'^^
affaires étrangères un monceau de docimients (pii dorment du
sommeil des demandes ajournées.
[j»e voix à çianche. — Nous verrons cela foui ;i l'iieure ;'i la
Irihiiiie.
M. CiM^o d'Ornano. — 11 les avait reconimandécs dans sa cir-
culaire inscrite au Livre jaune. Il leur faisait des prospectus.
M. LE Pri';su)Ent. — Veuillez ne [tas interrompre! Tout le monde
a lu le Livre jitwir.
M. LE Président du conseil. — C'est pour ces motifs que
M. le ministre des affaires étrangères, tout en donnant à M. Léon
Renault une lettre d'introduction auprès de notre consul
général...
M. CLKJiENrE.U'. — Il avait donc besoin d'une lettre d'introduction?
M. LE Président du conseil. — ... lui écrivait, à la date du
9 décembre 1880, la dépêche confidentielle suivante :
« M. le mini sire des affaires étrangères à M. Roustan.
« Il est bien entendu... »
M. Clemenceau. — Cette lettre n'est pas au Livre jaune!
M. LE Président du conseil. — Mais, messieurs, on ne
peut pas tout mettre ati Zû';'eyaH?2e/ {Exclamations et rires à
droite.)
M. Clemenceau. — Pourquoi pas?
M. Bergerot. — Elle a élé faite hier soir, cette lettre-là! (Bruit.)
M. LE Président. — Messieurs, n'interrompez pas ! Vos interrup-
tions ne peuvent que nuire à la clarté de la discussion.
M. le Président du conseil, reprenant sa lecture : « Il est
bien entendu que ni M. Renault, ni M. Collas ne sont autorisés
ù réclamer votre appui officiel, et que votre intervention doit se
borner, quant à présent, à leur prêter le concours de votre
appui moral et, au besoin, les bons offices du consulat général.
Je vous prie de vous référer sur ce point aux réserves contenues
dans ma dernière lettre.
« J'ajouterai que, dans le cas oii le gouvernement tunisien
vous manifesterait à cette occasion le désir de connaître les vues
du Gouvernement de la République, vous auriez simplement à
46 DISCOUItS DE JULES FERRY.
lui faire savoir que le département ne vous a adressé aucune
instruction... » (Dépêche du 9 décembre 1880.)
17)1 membre à droite. — Pourquoi celle dépêche n'esl-elle pas au
Livre jaune?
M. LE Président du conseil. — Et M. Roustan répondait
par ce télégramme du 24 décembre 1880 :
« M. Léon Renault a présenté son projet au premier ministre
mardi dernier. Celui-ci a demandé jusqu'à samedi pour donner
une réponse définitive. Ces jours derniers se sont passés en
négociations dans lesquelles j'ai prêté à M. Renault tout l'appui
compatiide avec la réserve que m'imposaient mes instructions. »
Messieurs, quand on connaît ces documents, on s'explique
mieux la dépêche que vous a lue hier l'honorable M. Clemenceau,
que vous trouverez au Livre jaune, page 246, et que je demande
la permission de remettre sous vos yeux :
u Ainsi que j'ai eu l'honneur d'en informer Votre Excellence
par mon télégramme en date d'hier, je me suis empressé de
rassurer le gouvernement tunisien au sujet des mouvements de
troupes vers la frontière annoncés par les journaux d'Algérie. »
Ces mouvements de troupes étaient purement imaginaires, je
puis vous l'attester.
M. Clemenceau. — Ceci n'est pas dans le Livre jaune!
M. LE MrxiSTRE, continuant. — « J'ai saisi pour cela une
occasion qui s'olTrait tout naturellement. En présentant au
premier ministre M. Léon Renault, (jui était arrivé le matin
même, j'ai fait remarquer à Mustapha que le voyage de ce
député et les projets qu'il apportait, dans l'intérêt de la Tunisie,
étaient la meilleure réponse aux bruits alarmants qu'on
répandait depuis quelques jours sur les intentions du Gouver-
nement de la République à l'égard de ce pays.
« Le premier ministre a paru très heureux de ces assurances
qu'il attendait avec anxiété depuis quelques jours. Sans entrer
dans le détail des projets présentés par M. Renault, j'ai fait
comprendre à Mustapha que leur exécution serait de nature à
consolider les relations et l'amitié mutuelle entre les deux pays.
Aujourd'hui même, M. Renault doit revoir seul le premier
ministre et l'entretenir de la demande d'autorisation dont il
est porteur.
LES AU AlIiKS Tl.MSli:.N.NtS. 47
« Si Votre Excellence a eu connaissance des articles imliliés
par les journaux irAlLiérie, et même par certains journaux de
Marseille, elle ne peut être surprise de l'inquiétude qui a régné
ici au sujet des concentrations de troupes annoncées à la fron-
tière. Quant aux nouvelles alarmantes, répandues sur la santé
du bey, et dans lesquelles on a voulu voir une coïncidence avec
les projets qu'on nous prête, elles n'ont aucune espèce de fon-
dement. Son Altesse n'a pas même été indisposée. Ces nouvelles
n'ont d'ailleurs été connues à Tunis que par les journaux
d'Europe ou d'Algérie. »
Eh bien, messieurs, on trouve qu'il y a là-dedans une pression
exercée sur le bey ; rhonorable M. Clemenceau Ta prétendu.
Une pression qui consiste à dire : « Les journaux d'Algérie vous
inquiètent par des nouvelles de mouvements de troupes : ces
mouvements de troupes n'existent pas ! » Voilà une singulière
pression !
Voix à l'extrCme-gauche. — Du louL!
M. LE Président du conseil. — Je vous demande bien
pardon. '( Je me suis empressé de rassurer le gouvernement
tunisien, » dit au premier ministre du bey notre consul général.
Il ajoute : « Il n'y a pas de mouvements de troupes. » Et vous
lui faites dire : « Il y aura des mouvements de troupes si vous
ne traitez pas avec M. Léon Renault ! » D'ailleurs, est-ce que
votre traduction n'est pas absolument en contradiction avecla
réalité de la situation? 11 n'y avait eu aucun mouvement de
troupes menaçant pour la Régence.
M. Janvier de F^â Motte. — Il y avait eu des mouvements de
troupes 1
M. LE Président du conseil. — S'il y avait eu une pression
exercée, dans l'intérêt des offres faites par l'bonorable M. Léon
Renault et réclamée par lui, elle aurait produit un très singu-
lier etïet. Deux jours après, le bey de Tunis ou le premier
ministre du bey, si inquiet, dites-vous, des mouvements des
troupes qu'on annonçait, sur lequel, assurez-vous, les mouve-
ments de troupes étaient un moyen d'action et d'intimidation,
deux jours après, le bey et le premier ministre opposent un refus
absolu à la proposition qui leur est faite.
48 DISCOURS DE JULES FEHHY.
Vraiment, s'il est entré dans le plan du Gouvernement fran-
çais et de l'honorable M. Rouslan d'exercer une pression sur
lebey, ils ont singulièrement atteint leur but, et la crainte que
l'approche de nos armées pouvait exciter dans l'esprit de
Mustapha s'est bien vite évanouie ! Mais, messieurs, tout cela
n'est pas sérieux : il n'y a évidemment, dans cette entrevue de
M. Léon Renault avec le premier ministre du bey, que ce que
je vous ai dit, que ce que la volonté du Gouvernement français
avait voulu qu'il y eût : une neutralité complète du Gouver-
nement français et de son consul général, auquel on avait
recommandé de dire au gouvernement tunisien que le Gouver-
nement français n'avait pas d'opinion dans cette alTaire.
Messieurs, les fondements de cette première. — dirai-je
accusation? le mot est ti'op fort; je n'ose pas dire insinuation,
puisque M. Clemenceau s'en est défendu, — les fondements de
cette première articulation sont si légers, si frivoles que, quand
je regarde les choses de près, je suis conduit à me demander et
à demander à M. Clemenceau de quel droit et dans quel but il
a jeté cet incident dans le débat? A qui se proposait-il de nuire?
Est-ce au Gouvernement, en montrant qu'il exerçait sur les
résolutions du gouvernement beylical une pression illicite?
Mais l'incident a prouvé de la façon la plus claire l'indépen-
dance du gouvernement beylical. Est-ce à M. Roustan, auquel
on voudrait reprocher un excès de zèle ? En etïel, le mot a été
prononcé. M. Clemenceau, au cours de son habile discours, a
semblé indiquer que les excès de zèle de l'honorable M. Roustan
étaient pour beaucoup dans les difficultés actuelles.
Mais je viens de vous montrer qu'il n'y a pas eu excès de
zèle dans celle alïaire ; et, en vérité, l'excès de zèle sera désor-
mais la chose à redouter le moins de la part de nos consuls
généraux.,, car vous venez de donner à ceux qui défendent
avec ardeur les intérêts de nos nationaux à l'étianger une
terrible et lamentable leçon. [Applaudissements à gauche et au
centre.) Encore une fois, je voudrais bien savoir poui'quoi Ton
amis l'affaire du Crédit foncier et le nom de M. Léon Renault
dans cette atïaire. Je sais bien pourquoi certains journalistes l'y
mettent; je sais bien ce que cherche le rédacteur de Vlntransi-
geant, et pourquoi on jette dans les réunions pul)liques le nom
de M. Léon Renault : je sais que c'est pour l'accoler à un des
LES AIF.UKES TL.MSIENWES. 49
noms les plus respectés dans celte enceinte ; mais je pense que
mon honorable collègue, M. Clemenceau...
M. Clémi:.\ce.\i', se levant. — .le vous donne ma parole d'honneur
que je ne sais pas de (jui vous voulez parler.
iM. LE Président du cox.sHrL. — Lisez V IniransKjeant.
Voix à (jaurlie. — Citez le nom!
M. Clovis Hugles. — Vous méprisiez les journaux, hier!
M. LE Président du conseil. — Vous êtes beaucoup trop
homme d'esprit et de tact...
M. Glémenceal. — Je tiens à ce que mon observation soit consi-
gnée au procès-verbal; c'est mon droit : je soutiens que je ne sais
pas du tout de qui M. le minisli'e veut parler. J'en donne ma parole
d'honneur. Je crois que personne ne peut douter de ma parole; je
ne le permettrais pas.
A droite. — Personne ne comprend ce que M. le ministre a voulu
dire.
M. LE Président du conseil. — Je vous renvoie à la
lecture de V Intransigeant.
M. LE COMTE DE Dolville-Maillefei'. — Pour ma part, je n'accepte
pas ce renseignement.
M. Clovis Hugues. — Vous avez dit que vous dédaigniez la
presse!... [Interruptions à Vextréme-gauche.)
M. LE PiiÉsiDEM. • — J'invile mes collègues à ne pas prolonger
l'incident, et M. le président du conseil à continuer son discours.
M. LE Président du conseil. — S'il en est ainsi, s'il n'y a
aucune pensée d'insinuation contre qui que ce soit dans le parti
qu'on a, hier, à la tribune, voulu tirer de cet incident, nous
n'avons ù déduire de tout cela qu'une conclusion : c'est que
l'incident n'était pas à sa place ; c'est qu'il n'avait rien à voir
dans le débat où il n'apporte aucune lumière ; c'est qu'il faut le
rejeter absolument comme indigne d'y ligurer.
A droite. — Et l'enquête! Nous demandons l'enquête !
M. le Président du conseil. — Messieurs, la seconde
affaire dont M. Clemenceau vous a entretenus est celle de
l'Enfida. Il s'est armé, avec une grande habileté et toute la verve
qui lui appartient, d'une prétendue contradiction qu'il croit
établir entre le langage que j'ai tenu à cette tribune, au sujet
de l'atïaire de l'Enfida, le 1 1 avril, et le langage que tient M. le
ministre des affaires étrangères sur cette atTaire, dans sa circu-
laire du 9 mai. Ce qui a pu donner quelque apparence à la
J . Ferry, Liscows, V. 4
50 DISCOURS DE JULES FEHRY.
conlrailiclion relevée par riionoi-able M. Clemenceau, c'est
qu'usant d'un procédé habile, il n"a lu qu'une partie du passage
qu'il a cité. S'il vous l'avait lu tout entier, il vous en serait resté
une impression bien dilTérente. Lhonorable M. Clemenceau
prend dans la circulaire de M. le ministre des alîaires étran-
gères datée du 9 mai, la phrase que voici :
«... Du domaine de l'Enfida, transféré, par des moyens
illégaux, à une compagnie marseillaise aussi honnête que
laborieuse. »
Supprimant tout ce qui est avant et tout ce qui est après, il
ajoute :
« C'est là le second motif d'une expédition que nous eussions
voulu pouvoir éviter. »
Il en conclut donc que l'affaire de rEnllda est le second motif
de l'expédition. La première chose à faire, c'est de rapporter
le passage dans son entier jusqu'à ses derniers mots, et je suis
bien aise de lire tout le passage, non seulement pour répondre
à M. Clemenceau, mais pour remettre dans la mémoire de la
Chambre, sous ses yeux, en quelque sorte, la situation que je
lui ai dépeinte, la situation des choses et de notre influence
dans la Régence jusqu'au mois de février 1881.
« Jusqu'à ces derniers temps, nous sommes demeurés en
excellente intelligence avec le gouvernement de Son Altesse le
bey, et, si parfois nos rapports avaient été troublés pour le
règlement de quelques indemnités dues à nos tribus lésées,
l'accord s'était promptement rétabli ; il s'était même consolidé
à la suite de ces dissentiments légers,
« Mais dernièrement, etpar des causes qu'il serait trop délicat
de pénétrer, les dispositions du gouvernement tunisien envers
nous ont totalement changé; une guerre, sourde d'abord, puis
de plus en plus manifeste et audacieuse, a été poursuivie contre
toutes les entreprises françaises en Tunisie, avec une persé-
vérance de mauvais vouloir qui a amené la situation au point
où elle en est arrivée aujourd'hui.
« Le Livre jaune, qne vous recevrez avec cette lettre, aous
montrera les phases diverses qu'ont présentées ces l'ésistances
opiniâtres, tantôt simplement tracassières et gênantes, le plus
souvent injustes et dommageables. Vous verrez, par des docu-
ments authentiques, ce qu'ont été les questions du chemin de
LES AFFAIIŒS TUMSIENNES. 51
fer de la Goulette ù Tunis; du câble sous-marin, qu'on voulait
rendre indépendant de nos lijines ték\urai)lii(|iies en bravant
tous nos droits ; du domaine de l'Enllda, qu'on essaie de ravir
par des moyens illégaux à une compagnie marseillaise au^^si
honnête que laborieuse ; du chemin de Sousse, dont on entrave,
comme à plaisir, l'exécution régulière ; el de tant d'autres
affaires où la justice, avec l'esprit de conciliation et même de
condescendance, n'a pas cessé d'être de notre côté. Rien n'y
a fait, et, devant un parti pris aussi tenace et aussi peu justifié,
il nous a bien fallu reconnaître, à notre grand regret, que
l'entente n'était plus possible, et que, pour modifier des dispo-
sitions si peu équitables, il fallait recourir à d'autres moyens
que la discussion loyale et la persuasion, devenues absolument
inutiles. »
M. Janvier de La Motte. — Ainsi ce qu'on voulait, c'était lu
guerre avec le bey, et non pas avec les Kroumirs!
M. LE Président. — Monsieur Janvier de La Motte, vous inter-
rompez bien souvent; vous m'obligez à vous rappeler que vos
interruptions, à elles seules, pourraient motiver des mesures
réglementaires.
M. Janvier de La Motte. — Permettez, monsieur le Président...
Sur divers bancs au centre. — Non ! Non !
M. Janvier de La Motte. — S'il y a lieu à m'adresser des obser-
vations, c'est à M. le président qu'il appartient seul de me les faire.
Sur les mcmes bancs. — N'interrompez pas! — A l'ordre!
M. LE Président. — N'insistez pas, monsieur Janvier de La Molle.
Vous n'avez pas à entretenir de colloques avec vos collègues.
M. Janvier de La Motte. — Je me tais, puisque vous me le
demandez, monsieur le Président. {Assez! — à Vurdre!)
M. LE Président du conseil. — Messieurs, vous voyez
quel rôle joue l'affaire de l'Enllda, dans le tableau si véridique,
si bien confirmé dans tous ses détails, qu'a tracé la circulaire
de M. le ministre des atïaires étrangères, en date du 9 mai,
insérée au Livre jaune. C'est un des traits du tableau, c'est
mie circonstance venant s'ajouter à beaucoup d'autres, et mon-
trer en quelle décadence était tombée notre légitime et ancienne
influence dans la régence de Tunis; et cela n'est nullement en
contradiction avec ce que j'ai dit à cette tribune le li avril, et
qui était ceci : « Ne mêlez pas l'affaire de l'Enfida à la question
de l'expédition. »
Une nouvelle preuve de ce que je disais alors, c'est que l'affaire
52 DISCOURS DE JULES FERUY.
de lEnfida est traitée, en ce moment-ci, d'une manière distincte,
entre le gouvernement français et le gouvernement anglais.
Le gouvernement français a accueilli la demande de ses
nationaux, la compagnie marseillaise ; le gouvernement anglais
a accueilli la demande de M. Lévy, son client et son protégé ;
les deux gouvernements ont négocié entre eux, et il a été bien
entendu que la solution de cette question ne pouvait venir que
d'un accord entre le gouvernement français et le gouvernement
anglais. Je disais donc une chose juste, raisonnaijle, quand je
donnais à l'honorable membre qui ne fait plus partie de cette
assemblée et qui avait jeté l'Enfida dans le débat, ce conseil
patriotique. Je lui disais : «Prenez garde à vos paroles : ce que
vous dites peut nous causer des difficultés avec l'Angleterre, et
faire douter de notre sincérité dans la négociation ; les deux
grands pays, la France et l'Angleterre, examineront les affaires
de leurs nationaux et les résoudront suivant l'équité. »
Ainsi ont-ils fait : le gouvernement anglais a renoncé à
appuyer une demande insoutenable ; il a reconnu, comme nous,
que les tribunaux tunisiens devaient être seuls juges du débat,
et ce débat a été tranché en faveur du bon droit, en faveur de
la Société marseillaise. {Très bien! très bienf)J)e cette société,
je voudrais dire encore un mot. Elle a été, comme toutes les
sociétés françaises, traitée bien sévèrement à cette tribune par
l'honorable M. Clemenceau. Ce sont des affaires, non pas
véreuses, — on se sert de ce mot dans les journaux ; ici, à la
la tribune, on dit « fâcheuses » , c'est un euphémisme...
(Sourires.)
... Donc, ce sont des atïaires fâcheuses! Eh bien, je ne
voudrais pas que cette opinion se répandît hors de notre pays,
parmi les étrangers qui nous écoutent, qui lisent nos débals
avec une grande attention, quelques-uns avec un certain senti-
ment de jalousie ù l'occasion de cette alïaire tunisienne. Je ne
voudrais pas que, s'armant des paroles imprudentes de l'hono-
rable M. Clemenceau, on pût dire et faire passer, en quelque
sorte, en légende dans l'Europe que nous n'avons à l'étranger
que des affaires fâcheuses à défendre. [Applaudissements à
gauche et au centre.) Je ne voudrais pas que cet outrage immé-
l'ité pesât sur les nationaux courageux qui vont porter nos inté-
rêts et notre civilisation au dehors, {Très bien! très bien! sur les
LES AFIAIUES TUNISIENNES. 53
mêmes bancs.) L'alVairo de la SocitHé marseillaise n'est ni
véreuse, ni fâcheuse : c'est une alîaire honnête et loyale. La
Société marseillaise a acliolé du tiénéral Khérédine, à beaux
deniers couiptants, le domaine de l'Enlida. Vous avez dit liirr,
ou fait entendre, que cette alîaire avait été imposée. C'est une
erreur al)sohie. Le liénéral Khérédine a vendu parce qu'on lui
ollrall un bon prix; il i)référait le prix de ce domaine, payé par
une compagnie française, aux revenus hypothétiques d'une
grosse rente viagère que le bey lui avait concédée, et qu'il a
consolidée plus tard par la donation de ce domaine.
Le général Khérédine a vendu à des acquéreurs solvables qui
lui payaient un prix convenable, et personne au monde n'a
exercé, ni de près, ni de loin, une pression sur sa volonté. Vous
trouverez au Livre jaune des lettres du général Khérédine,
répondant à des offres postérieures qui lui avaient été faites par
un groupe de capitalistes tunisiens, sur lequel je ne veux pas
m'appesantir en ce moment. Le général Khérédine leur dit :
« Vous êtes venus trop tard ; j'ai fait tout ce que j'ai pu pour
laisser ce domaine entre des mains tunisiennes, mais j'ai vendu
à la Société marseillaise, qui m'a déjà payé la plus grande
partie du prix, et je veux rester lidèle à ma parole. » Voilà
comment le général Khérédine a vendu à la Société marseillaise
et comment celle-ci a acheté.
Il n'est pas vrai qu'elle ait mis ce domaine en actions.
Lorsque M. Clemenceau a parlé hier de cette mise en actions
je me suis permis de l'interrompre ; j'ai dit : « Serait-ce un
crime d'avoir mis en actions le domaine de l'Enlida? » Non,
assurément. Mais, messieurs, cela n'est pas. La Société mar-
seillaise est une société par actions, comme tout le monde le
sait ; elle a un gros capital : GO millions, qu'on n'a pu consti-
tuer sous d'autres foi-mes et par d'autres moyens que par la
mise en actions ; mais, je le répète, elle n'a pas mis en actions
le domaine de l'Enlida. Elle a fait, d'ailleurs, une chose hono-
rable que je veux dire à celte tribune. Possesseur de ce
domaine dont l'acquisition était contestée, au plus fort de ce
débat dont on peut lire l'exposé et les péripéties dans le Livre
Jaune, elle reçoit une proposition; de qui? — je vous prie,
messieurs, de réfléchir à la gravité de l'incident, — elle reçoit
une proposition du gouvernement ottoman. On lui apporte un
54 DISCOURS DE JULES FEIiRY.
projet de traité tout rédigé — je l'ai vu — et on lui offre un
bénéfice de cinq cent mille francs, si elle veut vendre au gou-
vernement ottoman, représenté par Saïd-Pacha. Eh bien,
messieurs, elle a refusé, au plus fort des difficultés qui lui
étaient suscitées. Il y a peut-être dans ce refus la preuve
d'un sentiment patriotique auquel je suis heureux de rendre
hommage ici. [Marques d'assentiment.)
Je suis obligé, messieurs, d'entrer dans tous ces détails.
[Très bien! très bien! — Parlez! à gauche.) Je ne veux rien
laisser debout de tout cet habile échafaudage qu'on a apporté
hier à cette tribune.
Nous arrivons à l'affaire Bône-Guelma.
L'honorable M. Clemenceau a dit hier, au sujet de la conquête
économique de la Tunisie, des choses qui m'ont surpris. A
voir la façon dont il poursuivait les sociétés et les capitalistes
qui vont porter leurs efforts et leur argent en Tunisie, je
croyais qu'il était l'adversaire de ce qu'on a appelé la conquête
économique de ce pays. Mais non ; il s'en déclare partisan. Je
me demande alors pourquoi il entend interdire aux sociétés par
actions, aux sociétés qui peuvent avoir des actions susceptibles
d'être cotées à la Bourse, d'entreprendre en Tunisie des affaires
d'un grand intérêt, exigeant de grands capitaux. De deux choses
l'une : il faut blâmer, rejeter comme indigne d'occuper la
Chambre et le pays, ce qu'on appelle la conquête économique
d'une région voisine de nos possessions algériennes ; ou bien il
faut accepter que les capitalistes et les sociétés qui entre-
prennent de fonder là-bas des chemins de fer, des banques, des
crédits fonciers et autres entreprises semblables, sont des
collaborateurs de la conquête économique, et non pas des
coupeurs de bourses qui ne méritent que le mépris et la colère
du Parlement. {Très bien! à gauche.)
On dirait que l'honorable RI. Clemenceau se rattache à l'école
politique et sociale qui a été représentée un instant cà cette
tribune, dans la discussion d'hier, par l'honorable M. Talandier.
M. Talandier est grand partisan de la protection de nos natio-
naux à l'étranger ; il veut bien qu'on protège les nationaux,
mais pas les ploutocrates, comme il les appelle, les capitalistes;
non, pour eux, il ne veut pas de protection! Les ploutocrates
nous rongent, les ploutocrates nous dévorent, ne les protégeons
LKS AFFAIRES TUNISIENNES. 55
pas ; repoussons du pieil toutes les sociétés financières : ce
n'est pas autre chose que des sociétés de capitalistes qui portent
les capitaux français à l'étrancer! M. Clemenceau ne se sert pas
du même langage, mais il est aussi dur pour les ploutocrates
que riionorahle M. Talandier ; et, parmi les ploutocrates, la
Société de Bône-Guelma a particulièrement attiré l'animosité
et les paroles sévères de Ihonorable M. Clemenceau. Pourtant,
messieurs, c'était bien là, à mes yeux, le terrain le plus naturel
d'une intervention bienveillante du Gouvernement français.
A deux pas de nos possessions algériennes, à la porte de l'Algé-
rie, qui nous a coûté si cher à conquérir et à conserver, voilà
une ligne de chemin de fer qui s'établit, qui est concédée, allant
de Tunis à la frontière algérienne.
Après 1871, quand l'influence française est à bas dans la
Régence, elle est concédée à une compagnie anglaise, cette ligne
qui est essentiellement, selon les mains dans lesquelles elle se
trouvera, une ligne de pénétration dans nos possessions ou une
ligne de défense. Le bonheur veut que la compagnie anglaise
ne puisse pas faire face à ses engagements : elle aljandonne la
ligne, la concession est périmée. Sous l'impulsion, à la prière
du gouverneur général de l'Algérie, l'honorable général Chanzy,
qui a attaché son nom à cette affaire, qui y a consacré tout ce
qu'il y avait en lui d'énergie et de volonté, il se rencontre la
compagnie de Bône-Guelma (une petite compagnie d'intérêt
local, formée au capital de 12 millions) dans la province de
Constantine. qui consent à reprendre l'affaire à son compte :
par l'influence du Gouvernement français, par son action directe,
elle obtient la concession du gouvernement beylical. Et c'est là
une mauvaise chose, une chose qui ne regarde pas la France,
une affaire de spéculation, un coup de bourse, comme dit M. de
Billing? Je dis, moi, que c'est une chose patriotique, que c'est
une chose honnête, utile, et que ce fut là un coup de fortune
poui" la France 1 {Très bien ! très bien ! à (janclie et au centre.)
M. DE liAiDRY d'Asson. — Pour les actionnaires !
M. LE Président du conseil. — Et cela fut ainsi compris par
la Chambre élue en 1876 et qui a siégé jusqu'au mois de mai
1877. C'est elle, c'est la commission du budget, présidée par
l'honorable M. Gambetta, et avant l'honorable M. Sadi Carnot
56 DISCOURS DE JULES FEHRY.
comme rapporteur, qui a donné la concession à la compagnie
Bône-Guelma.
Et, à ce moment-là, tout le monde se félicitait. [Dénégations
à droite.) Et je demande, en vérité, si le gouverneur général
civil, si le gouvernement central avaientlarssé passer une pareille
occasion, quels justes reproches on nous eût adressés, quelles
malédictions... {Très bien! ej applaudissements) quelles accusa-
tion d'imprévoyance, de dédain des intérêts français, de légè-
reté et de routine bureaucratique! J'entends d'ici l'éloquente
philippique de l'honorable M. Clemenceau. {Très bien! très
bien !)
M. Clemenceau. — Vous avez de bonnes oreilles! {On rit.)
M. LE Président du conseil. — Oui, cette concession a été
votée par la Chambre avec un empressement patriotique, et
j'ajoute avec un silence également patriotique. Car, même
pour les Assemblées, — je me permets de faire cette observa-
tion à l'honorable M. Naquet, — il y a des moments, dans les
affaires délicates, et surtout dans les affaires extérieures, où le
silence est chose patriotique. {Très bien! très bien!) Il est
incontestable qu'il y avait profit pour notre pays à faire tomber
dans les mains d'une compagnie française, de la compagnie
de Bône-Guelma, le chemin de fer de la Medjerda, ligne de
pénétration dans nos possessions algériennes.
Mais il y a, paraît-il, un malheur. La compagnie aurait été, à
ce moment, trop bien traitée par les pouvoirs publics, et elle
traîne après elle, depuis cette époque, comme un boulet, cette
garantie d'intérêt de 6 p. 100 qui fait les frais d'une grande
partie du débat sur les affaires de Tunisie. 6 p. 100 d'intérêts!
Cela n'est-il point criminel? Cela ne révèle-t-il pas immédiate-
ment une bande d'agioteurs, avides de se jeter sur le budget
pour l'exploiter? Messieurs, puisque l'occasion m'en est forcé-
ment fournie, et que je suis obhgé d'entrer dans tous ces détails,
je voudrais dire un mot de cette compagnie et de cette garantie
de 6 p. 100, car je ne voudrais pas laisser planer sur le gouver-
nement d'alors, ni sur la commission du budget, je ne sais
quel soupçon d'imprévoyance ou d'aveuglement. Vous allez
voir, messieurs, combien cette garantie de 6 p. 100 s'explique
naturellement.
I.KS AI'FAIKKS TLMSlIvN.NES. r)7
Je VOUS ai dit (juc lu coinpagniij Bùue-Guelma élail une
petite compagnie d'intérêt local, créée dans la province de
Constanline au capital de 12 millions; fondée par le déparle-
ment, elle avait reçu de lui une garantie d'intérêt de 6 p. lUO.
A côté d'elle, la compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée avait
été dotée par les pouvoirs publics et les Assemblées qui se sont
succédé, de concessions avec garanties d'intérêts et de subven-
tions représentant une valeur et des primes supérieures aux
6 p. 100 de la compagnie de Bùne-Guelma. Et, en 1876,
quelques mois avant la concession du chemin de fer de la
Medjerda, l'Est-Algérien avait reçu du Parlement une garantie
d'intérêt de 6,13 p. 100. Quand il fut question d'accorder une
garantie d'intérêt à la compagnie de Bône-Giielma, on ne fai-
sait pas une chose excessive, sortant des précédents : on se
conformait à tous les précédents français.
De combien donc est la garantie d'intérêt accordée aux
chemins de fer français? Elle est de 5,75 p. 100, c'est-à-dire
4,65, plus 1/10. Tout le monde sait cela. Et une garantie d'in-
térêt de 6 p. 100 aurait paru trop élevée pour un chemin de fer
en Tunisie, alors qu'il était à prévoir qu'on devrait attendre
longtemps, bien longtemps un revenu rémunérateur? Ce n'est
pas à la légère, croyez-le bien, mais après de mûres réflexions,
avec de grandes précautions et après un examen préalable très
minutieux, que cette garantie d'intérêt a été accordée par les
commissions du budget de 1876 et 1877, dans des conditions
qui ne sont pas celles des garanties d'intérêt pour les lignes du
continent. Elle a été calculée, non pas sur un capital de premier
établissement indéterminé, àlixerplus tard, mais sur un capital
du premier établissement constitué à 93 millions, et, de plus, on
avait imposé Tobligation de remboursement, non pas sans inté-
rêt, — comme l'Est-Algérien dont je parlais tout à l'heure, —
car la compagnie Bône-Guelma doit i-embourser sa garantie, à
raison de 4 p. 100, à partir du jour de la concession.
Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des conditions qui,
tout d'abord, devraient dissiper tous ces nuages, toutes ces
obscurités fâcheuses que l'on a cherché à accumuler autour de
la compagnie de Bône-Guelma. Je pourrais faire valoir d'autres
considérations, et rappeler que ceci se passait en 1877. Or, vous
avez accordé, il y a quelques mois, au chemin de Dakar une
58 DISCOURS DE JULES FERRY.
garantie de 5 p. 100, et aujourd'hui la rente est à 120; en 1877,
elle était cotée entre 100 et lOo francs. Si vous faites le calcul
de la proportion, vous trouverez que c'est une garantie de
6 p. 100 qu'il aurait fallu demander pour la compagnie du
chemin de fer de Dakar.
Vous voyez donc bien que, dans cette affaire de Bône-Guelma,
rien d'excessif ne s'est fait, qu'aucune prime n'a été accordée à
l'agiotage, qu'aucun grief ne peut être adressé à qui que ce
soit. Est-ce donc à la compagnie qu'il faut reprocher, comme
le disait hier l'honorable M. Clemenceau, d'avoir fait dans ces
conditions un traité d'exploitation et un traité de construction?
Vraiment, messieurs, voilà un singulier chef d'accusation! La
compagnie de Bône-Guelma a traité pour la construction avec
la compagnie des Batignolles. Et bien, qu'avez-vous à lui repro-
cher? Est-ce que ce n'est pas son droit? Et, lorsque les inspec-
teurs les plus difficiles, — je parle de ceux que la presse a
envoyés récemment en Tunisie, — ont été unanimes à rendre
hommage à la belle et solide exécution des travaux sur la ligne
de la Medjerda, je n'ose, en vérité, retenir comme un grief ce
traité de construction.
On ajoute qu'il y a un traité d'exploitation. J'ai voulu savoir
ce qu'il en était, et tout ce que je puis vous dire, c'est que les
renseignements donnés à cet égard par M. Clemenceau ne sont
pas exacts, du moins dans la forme sous laquelle ils ont été
produits. Voici ce qui s'est passé :
On a, en etTet, conclu un traité qui n'expire qu'en 1882, c'est-
à-dire à la tin de la période de construction, c'est-à-dire
un traité de traction, ce qui est fort différent d'un traité
d'exploitation. Si vous voulez obtenir les renseignements
les plus complets et les plus minutieux sur tous les détails de
cette affaire, M. le sous-secrétaire d'État des travaux publics,
l'honorable M. Raynal, qui est là, à son banc, répoutlra, parla
production d'une pièce qu'il m'a montrée, à l'allégation de
M. Clemenceau, qui nous disait hier : « Cette compagnie de
Bône-Guelma, mais elle ne fait rien! M. le sous-secrétaire
d'État pourra vous montrer un tableau duquel il résulte que les
recettes de la compagnie, aussi bien pour la partie algérienne
du réseau que pour la partie tunisienne, vont s'accroissant d'une
façon normale. 11 me semble que j'ai trop insisté sur ce point...
LES AKl AIHES TUNISIENNES. 59
A gauche et an centre. — Non! Non!
M. LE Président du conseil. — ... eL je le laisserais lonl
de suite de côté si je ne relevais dans le discours de l'honorable
M. Clemenceau un grief plus étonnant encore que tous les
autres : « Ah! ce qui est grave, dit-il, c'est d'avoir fait interve-
nir notre consul généi-al pour que la compagnie de Bône-Guelma
obtînt le monopole du chemin de fer de la Régence. » Oui,
nous l'avouons; le consul général, qui représente le Gouver-
nement français, a fait tout ce qu'il a pu, pour empêcher que des
lignes concurrentes fussent créées dans la Régence. Il a fait cela,
le Gouvernement l'a approuvé, et il serait tout prêt à recommen-
cer. Il y a à cela une bonne raison qui n'aurait pas dû échapper
à Tesprit pénétrant de l'honorable M. Clemenceau : c'est qu'en
définitive, par cette intervention, ce sont les intérêts du Trésor
français que l'on servait, du Trésor qui paye la garantie...
{Irès bien! très bien! au centre) et auquel porterait préjudice
la diminution de recettes amenée par l'exploitation de lignes
concurrentes...
M. CuNÉo d'Ornano. — Nous verrons ]a carte à payer de la guerre!
M. LE Président du conseil. — J'en ai fini avec les trois
affaires, ou les trois révélations, comme vous voudrez, de
l'honorable M. Clemenceau; mais je voudrais déterminer, avec
plus de précision qu'il ne l'a fait, la relation qui peut exister
entre ces affaires et l'expédition tunisienne. Il ne faut pas lais-
ser croire que l'expédition tunisienne ait été motivée par l'une
ou l'autre de ces affaires. Au moment de l'expédition, toutes
étaient, les unes écartées, comme celle de l'honorable M. Léon
Renault, les autres depuis longtemps terminées. Nous n'avions
certes pas pensé à rentrer dans la Régence pour empêcher la
compagnie Rubattino de devenir adjudicataire du tronçon de
Tunis à La Goulette.
Si je ne craignais d'introduire ici une parenthèse, je démon-
trerais que ce n'est pas la faute de la compagnie Bône-Guelma
si le tronçon de Tunis à La Goulette a été adjugé à la compa-
gnie Rubattino. Je vais rappeler, pour édifier absolument la
Chambre sur toute cette alïaire, que la compagnie Bône-Guelma
avait acheté à la compagnie anglaise, en déconfiture, le tronçon
de Tunis à La Goulette, et que c'est le juge anglais qui n'a pas
60 DISCOURS DE JULES FERRY.
voulu ratifier la concession ; la loi donne ce droitaujuge anglais,
protecteur, tuteur, des compagnies par actions, les company-
/'nniied;le dirais encore que la compagnie Rubaltino avait été
libre de se rendre adjudicataire, que le gouvernement italien
lui avait apporté une garantie de 6 p. 100; que, depuis long-
temps, la compagnie Rubattino s'était installée à Tunis comme
un adversaire et un concurrent de la compagnie Bône-Gnelma.
C'est de là que venait, — le Livre jaune le prouve, cela est
évident, manifeste, — l'opposition à l'exécution du cbemin de
fer de Sousse, malgré les conventions les plus précises, les
plus claires, les plus authentiques, et lorsque, de notre part,
l'esprit de conciliation, de concession, de transaction, — vous
le voyez encore à chaque page du Livre jaune — ■ était poussé
à l'extrême. Ce n'est pas pour de tels motifs que nous avons
fait l'expédition tunisienne. Il ne faudrait le laisser croire à
personne ; mais, à la suite de tous ces incidents, il s'est manifeste-
ment produit dans la Régence un fait d'une haute gravité.
Toutes les tracasseries suscitées à nos nationaux, tous ces empié-
tements sur leurs droits, tous ces dénis de justice qui contras-
taient si étrangement avec l'attitude amicale et bienveillante, je
dirais presque avecla docilité, que, pendant tant d'années, le
gouvernement de laRégence avait montrée vis-à-vis de la France,
provenaient de ce que, dans l'esprit des gouvernants, il s'était
opéré une profonde révolution; c'étaient là des symptômes qui
nous montraient que nous n'étions plus tenus pour rien dans la
Régence, et qu'on se préparait à donner à d'autres la place à
laquelle nous avions droit. [Vifs applaudissements au centre et
à gauche.)
Alors, messieurs, parut dans les journaux français cet appel
à notre protection, ce ciù de détresse qui était comme l'écho et
la justification des craintes que nous gardions pour nous, dans
le secret de nos délibérations. Vous lisiez alors dans tous les
journaux que nos nationaux présents à Tunis, représentés par
les chefs naturels éhis par eux, s'étaient rendus, le 14 mars,
chez notre consul général, et qu'ils avaient lu à M. Rouslan la
pièce que je vais remettre sous vos yeux. Vous l'avez tous lue,
et ceux qui attaquent aujourd'hui l'expédition de Tunisie l'ont
acclamée.
M. Clémenci:.\i:. — Pas moi ! Je n'ai pas dit cela!
LES AKIAIIŒS TUNISIENNES. 61
M. LE Président bu coxskil. — Oh! non, pas vous, mon-
sieur Clemenceau, vous avez toujours fait exceplioii. {/lires au
cenlre et à gauche.)
M. Clémenceat. — Je n'ai pas été le seul.
M. Georges Pkrin. — H y a eu 18 membres de ce côté de la
Chambre {fe.vtréme-gauclic) qui ont protosté par leur abstention!
A dro'ile. — Il y en a eu 120 dans la Chambre !
M. Clémenceat. — Qu'est-ce que c'est que celte pii-ce"? i']lle n'est
pas au Livre jaune.
M. LE Président du consijil. — La voici. Elle va vous
(lénionlrer que rinquiétude, que TiMnotion dont je vous parlais
tout à l'heure ne sont pas de l'invention d'un cabinet qui pré-
pare les élections, et qui veut, comme l'a dit M.Naquet, ceindre
les lauriers de la victoire ; ces sentiments ne correspondaient
que trop à la réalité de la situation.
« A M. lions tan, ministre plénipoientiaire, chargé d' affaires
de la République française.
« Monsieur le Ministre,
« Les Français et protégés français établis dans la régence
de Tunis vous offrent cette coupe; veuillez l'accepter comme
un témoignage unanime de leur vive sympathie, et en souvenir
des services que vous n'avez cessé de rendre h la colonie.
« Ils ont tenu h honneur, aux jours difficiles que nous tra-
versons, d'affirmer leurs sentiments de haute estime pour le
digne représentant de la République.
« La situation s'est bien modifiée depuis quelque temps en
ce qui concerne nos rapports avecle gouvernement local.
« L'opposition, plus ou moins déguisée, faite par le gouver-
nement tunisien à l'acquisition de toute propriété par des
Français;
« Les obstacles mis, par ce même gouvernement, à l'exécu-
tion des concessions déjà obtenues par des compagniesfrançaises;
u Les difficultés, pour nos nationaux, d'obtenir justice au
Bardo, dans leurs différends avec les sujets indigènes;
<( Les insultes et les actes de violence contre les personnes
et les propriétés, commis sur notre frontière et qui demeurent
impunis, constituent un ensemble qui motive notre légitime
inquiétude.
C2 DISCOURS DE JULES FERRY.
« De son côté, la France avait toujours été, avant la conquête
de l'Algérie, la plus ancienne comme la plus fidèle alliée de la
régence de Tunis, et, depuis cinquante ans que cette conquête
est accomplie, elle a toujours suivi, vis-à-vis de Tunis, une poli-
tique de désintéressement, en s'appliquant à la protéger contre
toute ingérence étrangère, et en s'etïorcant, parson industrie et
par ses capitaux, de la mettre au niveau du progrès et de
la civilisation.
« Nous n'avons pour l'établir qu'à choisir parmi les œuvres
bienfaisantes dont notre pays a doté la Tunisie :
« La restauration de l'ancien aqueduc de Carthage, qui a
été accomplie par des capitaux, des entrepreneurs et sous la
direction d'ingénieurs français;
« L'établissementdu télégraphe français dans toute laRégence;
« L'organisation du service postal;
« La construction de 200 kilomètres de chemin de fer. tra-
versant les plaines les plus fertiles du pays, et les mettant en
communication avec Tunis et l'Algérie;
« La création d'une banque de crédit, qui a considérablement
abaissé le taux de l'intérêt et qui facilitera le développement de
l'agriculture, du commerce et de l'industrie,
« Sont autant de créations françaises.
« Et, si l'intluence d'une nation sur un autre pays ne se
mesure pas seulement au nombre des nationaux qui y résident,
mais à l'importance des intérêts qu'elle y a établis, la France
est sans rivale possible en Tunisie.
« Nous avons, en effet, par l'Algérie, trois cents kilomètres
de frontière commune avec la Régence.
« Il y a en France pour cent millions de la dette tunisienne,
qui s'élève au total de cent vingt-cinq millions.
« Nous avons, depuis deux siècles, le privilège exclusif de la
pêche du corail sur les côtes de la Régence, depuis l'île de
Tabarque jusqu'aux contins de la Tripolitaine.
« Nous avons les postes; nous avons le télégraphe; plus de
cinquante millions de piastres de propriété possédée par des
Français.
« Le commerce d'importation qui se fait à Tunis est de
beaucoup plus important pour la France que pour les autres
nations.
I.KS Ail AlltKS TLMSIK.N.NKS. 63
« Enlin, nous avons 200 kiloiiirtics dr voie fiTivc drjà
construits, autant de concédés, et les dernières concessions
comportent l'établissement d'un port à Tunis, auquel altoiilii'onl
tous les chemins de fer construits ou à construire, et ijni (lt\ iin-
dra, par lîi même, le cenire et l'enlrepùt d'un coninuMce
considérable.
« Ce sont là, monsieur le 3Iinistre, des intérêts de premier
ordre qui doivent solliciter vivement l'attention et la vigilance
du gouvernement de la République.
« Or, tous ces avantages et tous les sacrifices que la Fiance
a faits depuis cinipiante ans pour ce pays, afin de Félever et de
le mettre au niveau de la civilisation;
<( Les intérêts multiples et considérables de nos nationaux
qui y sont établis ;
« Le vaste programme de grands travaux, d'utilité publique,
déjà accomplis ou à accomplir;
« La sécurité de nos frontières algériennes, dont dépenti
dans l'avenir la conservation de notre belle colonie;
« Tout cela se trouve à la veille d'être compromis par la
nouvelle attitude du gouvernement tunisien à notre égard, et
par son impuissance, de plus en plus manifeste, à faire respecter
nos frontières par ses sujets.
<' Cette situation est pleine de périls : il était du devoir de la
colonie, qui en est le témoin oculaire, delà signaler au gou-
vernement de la République, auquel nous vous prions, mon-
sieur le Ministre, de vouloir bien transmettre cette adresse,
convaincus que nous sommes que le Gouvernement républicain,
fidèle aux grandes traditions de la politique française, saura,
par des mesures promptes, efficaces et, au besoin, énergiques,
faire respecter par le gouvernement du bey de Tunis, les inté-
rêts de la colonie, et l'antique et légitime influence que la
France s'est conquise pai- ses nombreux bienfaits envers la
Régence.
« Tunis, le 14 mars 1881. »
[Suivent 200 signatures environ).
[Nombreux applaudissements à gauche et au centre.)
M. Clé.me.\ce.\i'. — Par qui est-ce sif.'né? C'est signé « lionstau ».
[Exclamations sur divers bancs à gauche et au centre.)
64 DISCOURS DE JULES FEHRV. ,
M. LE Président du conseil. — C'est signé par toute la
colonie française I
M. Camille Pelletam. — Nous demaudons que les signatures
soient mises au Journal officiel.
M. CuiNÉo d'Ornano. — A cette époque, vous déclariez qu'il s'agis-
sait seulement de réprimer les incursions des Kroumirs. Vous n'en
parlez plus.
Plusieurs membres. — Quelle est la date de cette adresse?
M. Clovis Hugues. — Lisez donc le rapport Leblanc et Quesnel!
M. LE Président du conseil. — Je dis, messieurs, que
cette pièce, lorsqu'elle a paru clans les journaux avec de
nombreuses signatures.. .
Un membre. — La date de cette adresse?
M. LE Président du conseil. — Elle porte la date du
14 mars... je dis que la publication de cette pièce a jeté dans
l'opinion française une très vive et très légitime émotion, et, si
je vous apportais tous les articles de journaux d'alors, tous,
sauf ceux de M. Clemenceau, vous verriez le concert, l'accord
qu'il y avait alors, et qui se traduisait par cette note unique :
« Que le Gouvernement prête l'oreille : notre colonie crie vers
la métropole; elle appelle à son secours, on ne lui répond
pas; le Gouvernement ne fait rien; il est faible, il manque
d'énergie. » Voilà la note de la presse et de l'esprit public.
M. Georges Perin. — 11 fallait alois en parler à la Chambre, au
lieu de parler des Kroumirs.
M. LE Président du conseil. — Vous savez mieux que moi,
monsieur Perin, pourquoi nous ne l'avons pas dit à cette tri-
bune, et votre patriotisme devrait vous imposer le silence.
{ Vive approbation à gauche et au centre. — Rumeurs à lexirème-
gauche).
M. Ceorges Perin. — Je demande la parole.
M. LE Président. — Monsieur Perin...
M. Georges Perin continue, au milieu du bruit, à prononcer des
paroles qui ne sont pas entendues.
M. LE Président. — Laissez-moi donc parler, monsieur Perin!
Vous voyez l'inconvénient des interruptions. Si vous n'aviez pas
interrompu M. le président du conseil, il n'y aurait pas entre vous
et lui la difficulté qui se produit... Je vous prie de garderie silence.
Vous répondrez si vous le jugez convenable. {Très bien', très bien!)
M. Georges Perin. — Je demande la parole.
M. le Président. — Je vous inscris.
I.KS AFFAIHKS TUNISIENNES. 65
M. Geougks Ptiii.N. — Je répondrai à l'insinuation de M. le
ministre.
Sur }}lusicurs bancs à gauche et (tu coilrc. — N'interrompez pas !
— Assez !
M. LE Président du conseil. — h\ n'ai rien insinué.
M. Georgks Pkrin. — Si, monsieur le Ministre, vous avez l'ait
allusion certainement à une conversation qui a eu lieu entre vous
et moi et M. le ministre des affaires étrani^ôres, au mois d'avril, et
si vous m'obligez à parler, je parlerai. [Huincws sur 2)liisieitrs bancs
à gauche et au centre.)
M. LE Président du conseil. — Messieurs, pendant que
nous observions et que le public constatait avec nous ces symp-
tômes inquiétants pour notre situation à Tunis, les mêmes
svmplùmes, plus marqués encore, plus décisifs, plus inquiétants,
étaient constatés sur la frontière algérienne. L'bonorable
M. Clemenceau a fait porter sur ce point particulier de la
question de Tunis des observations de divers ordres. Il a dit
d'abord : « ('es difficultés de la frontière tunisienne, c'était peu
de chose; c'est, en quelque sorte, le pain quotidien d'une occu-
pation en pays arabe; et des conférences entre des fonction-
naires ou des officiers tunisiens et des officiers français avaient
été très heureusement employées pour couper court, par des
transactions opportunes, aux diflicultés de cet ordre. » Et M. Cle-
menceau rappelait qu'en 1880 s'étaient tenues des conférences,
destinées à régler les indemnités dues à nos tribus pour les
déprédations des tribus kroumires.
Il a rappelé, notamment, une conférence entre un fonction-
naire tunisien et M. le commandant Vivensang, représentant le
gotivernement français. C'est vrai, messieurs : à cette date
de 1880, on avait pu régler quelques-uns des différents
pendant depuis longtemps entre les tribus algériennes, géné-
ralement envahies et pillées, et les tribus kroumires, généra-
lement envahissautes et pillardes ; mais c'était à la condition
d'une grande mansuétude de notre part; et vous allez voir
tout à l'heure, messieurs, le même officier français constater,
quelques mois plus tard, qu'il est impossible de régler
désormais, à l'amiable et sérieusement, une affaire quelconque
de frontière avec le gouvernement tunisien. C'est sur ce point,
si je ne me trompe, que porte la demande d'explication qui ma
été faite hier à cette tribune par l'honorable M. Clemenceau. Il
J. Ferry, Discours, V. 5
66 DISCOURS DE JULES FERRY.
s'agit d'expliquer dans une dépêche de M. Roustan, du
11 février 1881, qui est au Livre jaune, cette phrase qu'a citée
M. Clemenceau:
« Enfin, si, par amitié pour le bey, nous nous résignons, en
temps ordinaire, à cet état de choses, doit-il en être de même
dans le cas où les circonstances politiques ne commandent pas
les mômes ménagements? »
Et, là-dessus, l'honorable M. Clemenceau m"a posé cette
question très catégorique : « Quel était ce changement de
circonstances qui devait modifier votre attitude vis-à-vis du bey
de Tunis, et rendre tous ménagements impossibles? » Ici,
messieurs, encore, pour m'expliquer, il me suffira de lire ce
que n'a pas lu l'honorable M. Clemenceau. Voici la dépêche de
M. Roustan tout entière :
« Je voudrais espérer que la conférence présidée par le
colonel Vivensang parviendra à régler à l'amiable ces diverses
réclamations, mais j'avoue que l'attitude du gouvernement
tunisien me laisse à cet égard des doutes que vous-même devez
partager, d'après les observations contenues dans les lettres
que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 1" de ce mois.
Dans la première, vous avez constaté la tendance du premier
ministre du bey à réduire à des proportions insignifiantes les
incendies commis par les Ouchtetas, et qu'impuissant à s'y faire
obéir, il cherche à atténuer les faits pour en décliner plus
facilement la responsabilité.
« Je partage complètement, monsieur le Gouverneur général,
sur tous ces points, votre manière de voir, et je suis amené à
conclure que, sans mettre en cause la bonne volonté du gouver-
nement tunisien, qui ne peut avoir intérêt à nous otïenser
gratuitement, il résulte néanmoins de son impuissance bien
constatée que nous ne pouvons compter sur lui pour mettre lin
à un état de choses aussi contraire à la dignité du gouver-
nement de la République qu'aux intérêts des populations
placées sous son autorité.
« Nous avons essayé jusqu'ici de la voie diplomatique pour
obtenir justice, mais nous ne pouvons plus nous dissimuler
aujourd'hui que ce moyen est insuffisant. Les conférences à la
suite desquelles nous avons obtenu des indemnités, n'ont abouti
qu'à des transactions consenties au prix de larges sacrifices de
LES AKFAIUES TUMSIE.N.NLS. 07
notre part. Si ces transactions ont pallié pour les iiarticuliers
certains dommages matériels, elles n'ont jamais stipulé aucune
indemnité pour les incendies, aucune punition pour la violation
de notre frontière, ni pour les assassinats commis sur notre
territoire, si ce n'est la dhia ou prix du sang. Si ce mode de
répression est admis par l'usage entre les individus d'un même
pays, soumis à la même autorité, peut-il être considéré comme
suftisant, lorsqu'il s'applique à des actes qui violent en même
temps le droit privé et le droit international? Si l'on considère
que, dans la plupart de ces cas, les agresseurs sont toujours des
Tunisiens et les victimes des Algériens, n'est-il pas à craindre
que notre prestige auprès des indigènes soit considérablement
atteint par un mode de règlement dans lequel les concessions
viennent toujours de notre côté? Enfin, si, par amitié pour le
bey, nous nous résignons, en temps ordinaire, à cet état de
choses, doit-il en être de même dans le cas où les circonstances
politiques ne nous commandent pas les mêmes ména-
gements ?... »
Les circonstances politiques, je viens de vous en faire le
tableau. On pouvait, vis-à-vis d'un gouvernement ami, bien-
veillant, fidèle allié, passer l'éponge sur bien des méfaits. On
ne le pouvait plus sans péril, vis-à-vis d'un gouvernement qui
échappait visiblement à notre influence. [Marques d'assentiment
à gauche.) Et ce n'est pas seulement M. Roustan qui est de cet
avis, c'est le commandant Vivensang lui-même, l'excellent
officier supérieur, le vieil Africain, connaissant à fond cette
aflaire de la frontière, que le gouverneur général avait chargé
de représenter le Gouvernement français dans ces négociations.
Or, que disait-il précisément à cette époque? Dans sa dépêche
du 4 mars 1881 — c'est vraiment trop long pour tout vous lire
— il dépeint la situation singulière, et vraiment quelque peu
ridicule, que lui font l'impuissance manifeste du gouvernement
tunisien, et son mauvais vouloir, non moins éclatant que son
impuissance.
Le commandant Vivensang est en face d'un délégué tunisien
qu'on appelle Si-Hassouna. Le délégué devrait avoir quelque
action sur les tribus. Il est envoyé par le gouvernement tunisien
pour leur faire accepter les revendications légitimes de la
France ; mais ce délégué — le tableau de sa situation est
68 DISCOURS DE JULES FERKY.
piquant — est tellement abandonné par les tribus voisines qu'il
ne sait seulement pas où coucber, et qu'il n"a pas de quoi
donner à manger à ses chevaux. Et, quand il est question d'une
démarche, d'une action quelconque, ce sont des refus venant à
la fois, comme je le disais, et du mauvais vouloir et de l'impuis-
sance. Voici comment conclut le commandant Vivensang; il
conclut absolument comme M. Roustan, dans la dépêche que
vous avez invoquée :
« A notre grand regret, les raisons les plus sérieuses nous
autorisent à croire que cette conférence n'amènera que des
résultats négatifs.
« Nous avons conscience, de notre coté, d'avoir tenu la
conduite la plus correcte, et d'avoir allié, dans les moindres
détails, l'obligeance et l'aménité la plus complète à la fermeté
qui nous avait été commandée.
« Sur le désir de Si-Hassouna, j'ai été autorisé à avoir autour
de moi un nombre respectable de cavaliers, et j'ai placé le
camp sur les limites des Oucbtetas. Si-Hassouna, à diverses
reprises, a exploité cette situation, en cherchant à faire croire
aux Ouchtetas et autres voisins récalcitrants que nous allions
intervenir immédiatement, s'ils n'allaient pas se soumettre
à toutes les conditions qu'il croirait devoir leur imposer ;
mais ces menaces se sont toujours heurtées à une complète
incrédulité.
« En attendant, la situation du délégué tunisien n'est pas
tolérable. Il est toujours isolé à Bou-Chebhoum, ne connaissant
pas le pays, n'y ayant aucune attache, ce qui ne l'a pas empêché
hier soir, 3 mars, de l'épondre à nos si graves demandes de
satisfaction d'une manière tout à fait évasive.
« Si-Hassouana passe sous silence la question des réfugiés,
question majeure s'il en fut, puisque ce sont ces criminels qui
sont les guides, sur notre territoire, de ces bandes de pillards
tunisiens qui viennent jeter la terreur, pour ainsi dire, jusqu'aux
portes de Bône. Il innocente les Ouchtetas ou autres du crime
d'incendie, au moyen de je ne sais quelle déclaration écrite par
des Âdouls, persuadé sans doute que nous ignorons la valeur
qu'il faut attacher à leur justice, à laquelle ils ne croient pas
eux-mêmes.
« Il ne dit pas un mot des innombrables violations de frontière,
LES AFKAIMES TUNISIENNES. 69
toutes suivies de meurtres ou de vols, sans doute parce que,
malgré ce que j'ai pu lui dire, il n'en saisit [)as ou lait semblant
de n'en pas compi'endre l'importance.
« Quant aux meurtres et aux vols, il facililc sa làciie en les
annulant pai' l'envoi de revendications dont les totaux fantas-
tiques feraient croire que les Ouchtelas ne sont que des
apprentis voleurs à côté des gens de nos tribus. »
M. DE LA lUssETU'RE. — Vous vouliez lii yucne (li'S le commen-
cement. Pourquoi ne nous l'avoir pas dit ?
M. Georges Bkame. — On n\i [)as dit cela à la Chambre.
M. LE Président du conseil. — Pardon! on a dit tout cela
à la Chambre.
Plusieurs membres à droite. — Jamais ! jamais!
M. le Président du conseil. — Cesi ûanis \e Livre jaime.
Le Livre jaune est-il donc un livre secret?
M. .Il LES Uelafosse. — Vous l'avez publié après avoir commencé
l'expédition.
M. JoLiBOis. — Vous ne parliez que d"une entreprise; vous ne
parliez pas d'une expédition.
M. le Président du conseil. —Voilà comment l'honorable
M. Clemenceau a pu vous dire hier qu'au mois de mars 1881, il
ne se passait rien sur la fiontière qui pût alarmer le Gouver-
nement soit sur sa sécurité, soit sur son prestige, et que les
conférences de M, le commandant Vivensang étaient la procé-
dure la plus propre à résoudre ces diflicultés.
L'honorable M. Clemenceau, abordant un autre ordre
d'idée, a dit ensuite, ausujetdes frontières : «Maisvous avez cité
des précédents, vous avez cité ceux de la monarchie de Juillet,
ceux du gouvernement impérial : ne voyez-vous pas qu'ils
se retournent contre vous? Vous cherchez une frontière silre
vis-à-vis des Arabes, vous ne l'aurez jamais! Voilà que vous la
reculez jusqu'aux contins de la Tripolitaine, et vous savez
bien que les diplomates du gouvernement impérial, comme ceux
de la monarchie de Juillet, estimaient que la pire frontière
pour nos possessions algériennes c'était une frontière turque,
et que, si la Tunisie n'existait pas, il faudrait l'inventer. » Et
M. Clemenceau a ajouté : « Vous avez supprimé la Tunisie. »
M. CiNÉo d'Ornano. — Vous l'avez tuée !
70 DISCOURS DE JULES FEHRY.
M. LE Président du conseil. — Non, nous n'avons nullement
supprimé la Tunisie; et l'observation que vous faites, si
conforme à la trarlition de notre diplomatie depuis cinquante
ans, est précisément notre justification, et la raison décisive et
dominante que nous opposons aux politiques trop ardents, — il
y en avait sur les bancs de cette Cbambre, — qui disaient :
« Pourquoi n'annexez-vous pas la Tunisie ? L'annexion vaut
mieux que le protectorat. » Nous, messieurs, nous estimons que
le protectorat vaut infiniment mieux que l'annexion ; nous
estimons qu'après le grand déploiement de forces militaires que
le Gouvernement français vient de faire dans la Régence, le
traité du Bardo pourra commencer à fonctionner, et que nous
ne serons pas dans la nécessité d'entreprendre dans le détail la
conquête de la Tunisie. Nous ne voulons pas de cette contiuête
et nous n'avons pas intérêt à la faire. Nous avons intérêt à laisser
la Tunisie dans les mains d'un gouvernement lié à nous par des
traités, et notamment par des traités qui ne lui permettent
pas, à un moment donné, de se lier avec d'autres puissances.
C'est là notre intérêt capital, et il est suffisamment sauvegardé
par le protectorat.
M. CuNÉo d'Ornaxo. — Il faudra une année d'occupation perma-
nente.
M. LE Pkésident du conseil. — Il y aura des points à
occuper d'une manière permanente, cela est incontestable.
Plusieurs membres à droite. — Ali ! ali !
M. Victor Hamille. — Il fallait le dire.
M. DE Baudky d'Asson. — Voilà un aveu que nous retenons.
M. LE Président du conseil. — Mais, enlîn, est-ce que je
dis là quelque chose de nouveau? Il semble, à entendre les
interruptions qui viennent de ce côté {la droite), que j'entre
dans la voie des aveux ou des révélations. Mais, messieurs, tout
le monde a connu le traité du Bardo. Il n'a qu'un but : nous
permettre d'occuper les points que d'autres pourraient prendre
à notre place. [Applaudissements au centre.) L'occupation
limitée, infiniment plus limitée que l'expédition militaire
actuelle, est la conséquence du traité du Bardo; c'est la seule
façon pour nous d'avoir un protectorat sérieux et de fermer
cette porte de notre frontière. J'insiste sur ce point, parce qu'il
LES AFFAIRES TUNISIENNES. 71
m'amène à répondi-c tout de siiiti' à luu' (|iioslioii (|iie me posait
M. Clemenceau.
M. Clemenceau na louclir (inr d'un mot le côté diplomatique
de la queslion. Je n'y loucherai non plus (pie d'un mot;
j'estime qu'il faut peu parler des choses diplomatiques. Eh hien,
l'honorahle M. Clemenceau disait : « Voici ce qui juge votre
politique : en cas de jiiierre européenne, est-ce que récliiipiior
militaire ne sera pas modillé?» Je réponds: oui, il seramodilié,
mais à notre profit, en fermant une porte par laquelle on peut
entrer chez nous. [Très bien! au centre. — /hwieurs et rires à
droite.)
M. LE Priîsidkm. — Messieurs, veuillez faire silence.
M. LE Président du conseil. — Ce que je dis là, messieurs,
est fort sérieux; mais ni vos interruptions, ni vos murmures ne
m'amèneront à vous le démontrer.
M. Delafosse, — Cela vous serait difficile !
M. LE Président du conseil. — Je m'en rapporte,
messieurs, à l'opinion de ceux qui voudront réfléchir, car ces
choses ne sont point des choses de l'heure et du moment : ce
sont des choses et des œuvres d'avenir. Eh bien, je prie ceux
qui s'occupent de la politique étrangèi'e — et il en est plusieurs
sur les 1)ancs de la droite...
M. DE Baudry d'Asson. — Nous n'avons pas confiance dans un
avenir préparé par vous, monsieur le Ministre.
M. LE Président du conseil. — ... de réfléchir à ce qui
pourrait arriver dans un temps donné, éloigné, j'en suis sûr,
dans le cas d'un conflit à propos de la question d'Orient, s'il se
produisait dans le bassin de la Méditerranée; ce jour-là, vous
direz qu'il s'est trouvé, en 1881, un ministère qui a pris une
initiative périlleuse pour lui, — nous le voyons aujourd'hui, —
mais heureuse pour la patrie ! [Jrès bien! très bien! au centre.)
J'arrive à une autre partie du débat.
M. LE Président. — Voulez-vous vous reposer, monsieur le
Président du conseil ?
M. le Président du conseil. — Oui, monsieur le Président,
pendant quelques minutes.
M. LE Président. — M. le président du conseil demande un
instant de repos.
La séance est suspendue.
7-2 DISCOURS DE JULES FERRY.
(La séance, suspendue à quatre heures moins vingt minutes, est
reprise à quatre heures.)
M. LE Président. — La parole est à M. le président du conseil
pour continuer son discours.
31. LK Président du conseil. — Messieurs, j'ai tâché de
l'épondre à toute la partie du discours de Flionorable M. Cle-
menceau qui lui appartient en propre. J'arrive maintenant à
des arguments qui ont été successivement émis à cette tribune
avant lui, et par l'honorable M. Naquet et par l'honorable
M. Le Faure.
On a dit que la responsabilité du Gouvernement était
engagée. Elle serait, en effet, engagée de la façon la plus
grave si, d'une part, il était vrai de dire que le Gouvernement a
fait la guerre sans avoir pris le consentement des Chambres, et
si on pouvait lui reprocher d'avoir illégalement ouvert des
crédits ou fait des virements de crédits prohibés par la Consti-
tution et contraires à votre haute pi'érogative financière. Le
grief, d'une manière générale, se formule ainsi : « Vous avez
trompé la Chambre, vous l'avez conduite pas k pas, à tâtons,
sans lui dire la vérité, sans lui montrer le chemin, à des
résultats qu'elle ne voulait pas. »
Messieurs, j'ai déjà, par avance, répondu, je crois, à cet ordre
d'arguments; mais, pour les serrer de plus près, pour vous
montrer, à chaque pas fait dans cette affaire tunisienne, la
volonté des Chambres associée à l'initiative du Gouvernement,
je vous demande la permission de repi-endre cette histoire, de
la faire avec les documents; ce sont les documents qui plaident
pour nous, qui nous défendent : c'est avec les documents
seulement que je répondrai aux assertions de nos honorables
contradicteurs.
Nous avons trompé la Chambre? Quand cela? Est-ce le
5 avril, lorsque, pour la première fois, je vins à cette tribune
parler des incursions des Kroumirs?
Messieurs, si vous relisez les déclarations que j'eus
l'honneur de faire alors au Parlement, vous verrez que, dès ce
premier jour, nous ne séparions pas dans notre pensée et la
majorité de la Chambre ne séparait pas dans sa pensée ces
deux buts à atteindre : répression des incui'sions des Kroumirs
et garanties pour l'avenir. Mais enfin, à supposer que, le 5 avril,
LES AKKAIIŒS TUNISIENNES. 73
ces choses n'eussent pas tHé aperçues, bien peu de jours après,
le 11 avril, la Chambre esl saisie d'une interpellation dont
l'honorable M. Janvier de La Motte est Tauteur; le diMjat
s'engage alors, et ce débat, chose curieuse, c'est le mi'me (pie
celui d'aujourd'hui ; seulement, il ùtail alors entre nous et le
côté droit, et aujourd'hui il est entre nous et l'extréme-gauche.
{Mouvements divers.)
Il n'est pas un seul des arguments produits ù cette tribune,
sous des formes diverses et avec des talents d'ordre din'érent,
par MM. Naquet et Clemenceau, il n'en est pas un qui n'ait
jailli des bancs de la droite dans cette séance du 11 avril : et la
question de la guerre déclarée sans autorisation, et le but réel
de l'e.xpédition, et ce qui était derrière les Kroumirs. Tout cela,
messieurs, c'était la polémique même de l'opposition de droite
à ce moment-là !
M. Jules Del.vfosse. — Je vous ai demandé, alors, quel était le
but réel de Texpédition, et vous ne m'avez pas répondu !
M. LE Président du conseil. — Messieurs, je voudrais
vous faire voir d'abord ce que j'ai répondu, et cela pouri'a vous
faire comprendre pourquoi je n'ai pas poussé plus loin ma
réponse.
A droite. — A cause des élections.
M. le Peésidext du coxseil. — L'honorable M. Naquet,
lui aussi, a fait des lectures; il a même lu un passage que je
vous demande la permission de remettre sous vos yeux ; mais il
l'a lu avec une grande habileté. Vous l'entendez encore ; moi
du moins, qui lui prêtais une oreille particulièrement attentive,
je l'entends encore, insistant dans sa lecture sur la seule chose
qu'il voulût en retenir, modulant d'une voix plus douce, plus
basse, les expressions qui sont, selon moi, capitales, décisives,
que la Chambre, le 11 avril, entendait bien. Qu'est-ce que j'ai
dit? Permettez-moi de vous le relire ; ce n'est pas long :
« Messieurs, le Gouvernement aurait devancé spontanément
les explications qu'on vient de lui demander s'il avait cru
pouvoir ajouter quelque chose à celles qui ont été données, il y
a si peu de jours, h cette tribune, et que la confiance unanime
de la Chambre a bien voulu accueillir.
<( Je n'ai rien h ajouter aux déclarations qui nous ont valu,
74 DISCOURS DE JULES FERRY.
dans l'une et dans l'autre Chambre, le double témoignage de
conliance qui est à la fois notre bonneur et notre force. Nous
vous avons dit que nous entrions sur le territoire de la Tunisie
à la fois pour châtier des agressions dont il me sera permis de
dire qu'on parle beaucoup trop légèrement à cette tribune, et
pour mettre un terme à une situation qui est, vous le savez
aussi bien que moi, absolument intolérable, car elle dure
depuis dix ans ; or, dix ans, c'est trop pour l'honneur de la
France, pour le repos de nos possessions algériennes. Nous
allons en Tunisie pour châtier les méfaits que vous connaissez ;
« Nous y allons en même temps », — c'est ce passage que
M. Naquet amodulé très bas, et sur lequel j'insiste au contraire,
— nous y allons en même temps pour prendre toutes les mesures
qui pourront être nécessaires pour en empêcher le renouvelle-
ment. Le gouvernement de la République ne cherche pas de
conquêtes, il n'en a pas besoin ; mais il a reçu en dépôt, des
gouvernements qui l'ont procédé, cette magnifique possession
algérienne que la France a glorifiée de son sang et fécondée de
ses trésors. 11 ira, dans la répression militaire qui commence,
jusqu'au point où il faut qu'il aille pour mettre à l'abri, d'une
façon sérieuse et durable, la sécurité et l'avenir de cette France
africaine. » {Très bien! très bien! au centre!)
Et vous dites qu'il ne s'agissait là, pour tout le monde, que
d'une rapide incursion sur le tei'i'itoire des Kroumirs, suivie
d'un retour également rapide !
M. JoLiBOis. — C'est ce que disaient vos préfets et ils menaçaient
de Ja prison ceux qui disaient le contraire !
M. LE Président DU conseil. — Allons plus loin; la Chambre
s'est prononcée à la fin de ce court et décisif débat.
JM. .Janvier de La Motte. — A quelle majorité ? {Rumeurs au
centre.)
M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Vous avez voté contre,
monsieur Janvier de La Motte, nous le savons bien.
M. Janvier de La Motte. — Assurément !
M. CiiNÉo d'Ornano. — Nous avons voté contre, et nous nous
en félicitons.
M. LE Président du conseil, — Après les discours de
M. Janvier de La Molle et de M. Cunéo d'Ornano, la Chambre a
formulé dans un ordi'e du jour le mandat qu'elle entendait
Li:S AIKAIHKS TUMSIKNNKS. . 75
donner au Goiivernemenl. IMiisicms oidrcs du jour rlairnl en
présence. Voici celui de la drnile :
« La Chambre, lidèle interprète des sentinicnts pacifiques du
pays, et convaincue que les opéi'ations militaires engagées sur
notre frontière algérienne ont pour unique but de sauvegarder
la sécurité iiitérieuix* de la colonie, passe à l'ordre du jour. »
Cet ordre du jour, le Gouvernement le repousse, la Chambre
ne l'adopte pas. L'honorable M. Lenglé en dépose un ainsi
conçu :
« La Chambre des députés, rappelant au Gouvernement que,
pour obéir à la Constitution, aucune guerre ne doit être engagée
sans l'autorisation du Parlement, passe à l'ordre du jour. »
Cet ordre du jour-là non plus n'est ni accepté par le Gouver-
nement, ni adopté par la Chambre.
Un membre à droite. — Parce que le Gouvernement votdait faire la
guerre !
M. LE Président du conseil. — Un ordre du jour, de la
gauche cette fois, de l'honorable M. Duclaud, se trouve en
présence d'un autre ordre du jour de la gauche, l'ordre du
jour de l'honorable M. Paul Bert.
M. Duclaud disait :
« La Chambre, confiante que le Gouvernement saura prendre,
dans les limites fixées par la Constitution, toutes les mesures
nécessaires pour sauvegarder l'honneur, la dignité et les intérêts
de la France, à l'occasion des événements de Tunisie, passe à
l'ordre du jour. »
M. Paul Bert s'expiimait ainsi de son côté:
« La Cliaml)re. approuvant la conduite du Gouvernement et
pleine de confiance dans sa prudence et dans son énergie, passe
k l'ordre du jour. »
Et, mis en demeure de choisir entre ces différents ordres du
jour, voici ce que j'eus l'honneur de répondre :
« Messieurs, le Gouvernement ne peut accepter que l'ordre
du jour de M. Paul Bert, parce que seul il lui donne la confiance
entière dont nous avons besoin au moment actuel...
« M.Jules De/a fosse. C'est un blanc-seing! »
M. Duclaud alors retire son ordre du jour et se rallie à
l'amendement de M. Paul Bert.
76 DISCOURS DE JULES FERRY.
M. DiCLAUD. — J'ai fait un sacrifice patriotique ce jour-là.
{Applaïulisscmeiits sur jthisieurs bancs.)
M. LE Président du conseil. — Assurément, vous avez
fait un sacrifice patriotique et je suis très sûr que vous ne le
regrettez pas...
Quelques membres à droite. — Si ! si !
M. UrCL.^UD, s'adresscmt à la droite. — J"ai seul le droit d'exprimer
ici mon sentiment !
M. LE Président du conseil. — Mais le Gouvernement,
dans cette affaire, faisait, lui aussi, un sacrifice patriotique. Il
faisait le sacrifice patiiotique et nécessaire des e.xplications qu'il
lui était si facile de donner devant la Chambre et que la Chambre
aurait acclamées.
M. Janvier de L\ Motte. — Pourquoi neles avez-vouspasdonnées".'
[Mouvements divers.)
M. LE Président du conseil. — Il le faisait, ce sacrifice,
parce qu'ainsi doivent être conduites les affaires qui mettent en
jeu non seulement les intérêts, mais, ce qui est parfois plus
grave, et parfois plus à ménager que les intéi'êts, Famour-propre
des puissances. Il y a des choses qu'on ne peut faire en politique
étrangère qu'à la condition de ne pas les crier sur les toits,
permettez-moi l'expression. [Marques d'approbation sur divers
bancs.)
Et il faudra bien, si la France républicaine vetU avoir une
politique extérieure, que ce silence patriotique qui, vous le savez
bien, fut gardé par tout le monde dans la Chambre à ce moment-
là, soit la règle dans tous les cas analogues. [Nouvelles marques
d'approbation.) Je soutiens — et je fais appel ici à toutes les
consciences, aussi bien à droite, où l'on voulait nous faire
parler, qu'à gauche, où l'on nous engageait à nous taire, parce
qu'on comprenait l'intérêt supérieur qu'il y avait à ne rien
dire, — je fais appel à toutes les consciences, et je demande que
quelqu'un dise ici s'il a jamais cru que le vote de l'ordre du jour
de M. Paul Bert nous investissait seulement du pouvoir de
chasser quelques Kroumirs et de revenir immédiatement après
en France ?
fhisieurs membres à droite. — Oui ! oui !
Sur d'autres bancs. — Non! non !
M. liEMi Gaitieiî. — Quant à moi, je n'ai voté cet ordre du jour
que pour cela !
LKS AFFAIHKS TU.MSlt.N.NKS. 77
>1. LE Président du conseil. — Nous ne vous avions lirn
laissé ignorer, et le contrat se faisait à la fois sous l'onln' du
jour cIh pleine et entière conliance, et sur les paroles (pie j'avais
prononcées; tout le monde savait que nous voulions non pas
seulement une répression passagère, mais bien une solution
efficace, durable, et. comme je le disais, des garanties sérieuses ;
et, pour les avoir, j'indiquais jusqu'où il fallait aller.
.M. liE.Ni-; (iAi Ta:ii. — Et les affiches des préfets!
M. LE Président du conseil. — Qu'est-ce que les préfets
ont à faire dans cette question ?
M. JoLiBOis. — Les préfets nous ineiiaçaient même d'arrestation
et de poursuites si nous tlisions qu'on faisait, qu'on continuait la
f^uerre en Tunisie.
M. LE Président du conseil. — La f'.bambre se séparait, à
cette date du 12 avril dernier, pleine de confiance dans le
Gouvernement...
M. I.AROCUE-JouBERT. — Daiis la prudence !
M. LE Président du conseil. — ... espérant fermement
qu'il lui apporterait à son retour une solution qui répondit à ce
double intérêt que nous avions eu tant de soin d'indiquer dans
des formules qui devaient rester concises, à cause des intérêts
supérieurs engagés, mais dont la concision même devait être
méditée par tout le monde : châtier les pillards et prendre des
garanties contre le retour de pareils méfaits.
VoLv à droite. — C'était bon à dire aux électeurs !
M. LE Président du conseil. — Eh bien, qu'avons-nous
apporté comme garanties"? >fous avons appoité le traité du
12 mai, et alors, si quelqu'un ne savait pas, n'avait pas compris,
c'était clair, tous les voiles tombaient ; le traité du 12 mai disait
nettement tout ce qu'il contenait, rien de plus, rien de moins,
précisément ce que la Chambre avait voulu : assurer à la fois
la répression et surtout les garanties. Ces garanties, où aurions-
nous pu les trouver, et quelles garanties pouvaient être désirées
dans cette atïaire, sinon l'occupation de certains points? J'ai
entendu M. Clemenceau et d'autres orateurs, M. Naquet, je crois,
dire: « Oui, mais on pensait qu'il suffisait d'occuper quelques
points sur la frontière. »
78 DISCOLHS DE JULES FEHUY.
Messieurs, c'est aisé à dire : occuper quelques points, enserrer
le territoire des Rroumirs entre un certain nombre de postes,
dans une petite ceinture de garnisons françaises... Mais les
choses ne s'arrêtent pas, en politique, toujours là où on voudrait
les arrêter. Les événements commandent aux hommes et les
résolutions des gouvernements doivent être à la hauteur des
périls possibles. Donc, nous sommes entrés sur le territoire des
Kroumirs, nous sommes dans la Régence, nous y faisons la
police que le bey est manifestement impuissant à faire. Nous la
faisons malgi'é lui d'abord et, très promptement, d'accord avec
lui : car il y a une chose certaine, et c'est un des résultats
heureux de cette politique, c'est que le gouvernement du bey
sait à merveille, à l'heure qu'il est, qu'il n'a pas d'autre espoir
que la protection française, et il est profondément attaché au
protectorat de la France.
Alors qu'arrive-t-il? Entre le 12 avril et le 12 mai, nous
apprenons que certaines prétentions de divers ordres se
révèlent, particulièrement de la part de la Porte, toujours à l'afïût
d'un événement en Tunisie lui donnant le prétexte de faire
valoir ses anciens droits. Nous apprenons que, pendant que
nous sommes à Béja, formant autour des Kroumirs la ceinture
de fer dans laquelle nous voulions les enserrer et les réduire,_on
arme à Constantinople des vaisseaux cuirassés, dans l'intention
de débarquer des troupes à Bizerle. Nous sommes allés i\
Bizerte, messieurs, et personne ne nous en a fait un reproche.
Si Bizerte était tombé aux mains de n'importe qui, fût-ce de la
Porte, j'entends déjà les accusations qui seraient parties contre
nous de ces bancs de la Chambre [roraleur désigne rexii^ême-
gauché). {Applaudissenienls à gauche et an centre.)
Nous avons trompé la Chambre en lui apportant le traité du
12 mai, en défendant le traité du 12 mai dans la séance du
24 mai! Je suis désolé, messieurs, de vous imposer des lectures ;
mais la mémoire des partis et des oppositions est si courte qu'il
faut absolument que je remette sous vos yeux, en substance,
la séance du 24 mai, comme je l'ai fait pour celle du 11 avril.
Il y a d'abord, dans cette séance, le rapport de M. Antonin
Proust : c'est le rapport d'une commission de la Chambre, à
laquelle on a pu dire bien des choses qui ne se disent pas à la
tribune. Voici comment s'exprime l'honorable M. Antonin
LKS AFl'AIltKS TIMSIKN.NES. 79
Proust lorsqu'il vifiil proposiT à la Chambre de voler le traité
du 12 mai :
« Ce traité conlirme la politique à la fois fei-me et bien-
veillante que la France s'est constamment attachée à faire
prévaloir dans ses rapports avec la Réj,^ence.
« Il assure au plus riche des Etats voisins de notre terri-
toire algérien la protection française, que cet État a toujours
recherchée comme une garantie d'ordre et comme un bienfait
de notre civilisation. Il protège la France algérienne contrôles
dangers des insurrections que le gouvernement du bey est
impuissant à prévenir et à réprimer. Il ouvre enfin, sous nos
auspices, un vrai champ d'activité au commerce de toutes les
nations,
« Conformément au désir que vous avez exprimé dans vos
bureaux, votre commission a examiné avec le soin le plus scru-
puleux chacune des stipulations que renferme le traité du
12 mai 1881, et elle est heureuse de dire qu'il n'en est pas
une qui ne témoigne de ce respect des principes du droit
international dont la République est résolue à ne jamais se
départir.
u Insensible aux suggestions qui lui conseillaient naguère
une politique intéressée à l'égard de la Régence, non moins
insouciante des soupçons injustes dont elle a été plus récem-
ment l'objet, la diplomatie française a, par le traité du 12 mai,
défini notre rôle h Tunis, dans des termes qui ne prêtent à
aucune équivoque et dont la loyauté ne peut que lui assurer les
sympathies universelles.
« Elle a déclaré, au début de cette convention, faisant allu-
sion aux troubles du mois de mars dernier, que c'est pour
empêcher le renouvellement de semblables désordres qu'elle
juge utile de resserrer les relations d'amitié et de bon voisinage
consacrées déjà par les traités intervenus entre la France et les
beys de Tunis.
« Dans l'article 2, elle a expressément stipulé que le gouver-
nement de la République française était d'accord avec S. A. le
bey de Tunis pour occuper militairement les points qu'elle
jugera nécessaires pour assurer la sécurité des frontières et du
littoral.
« Elle a stipulé en outre que cette occupation cesserait
80 DISCOURS DE JULES FEURY.
lorsque les auloiilés militaires françaises et tunisiennes
auraient reconnu d'un commun accord que l'administration
locale est en état de garantir le maintien de Tordre.
« M. le président du conseil et M. le ministre des affaires
étrangères ont annoncé à votre commission, au sujet de cet
article, que le Gouvernement français préparait, de concert
avec le bey, l'organisation d'un corps de douaniers et l'insti-
tution d'une gendarmerie qui permettront de constituer des
éléments de sécurité séi'ieux et durables. Ils ont ajouté que le
gouvernement du bey, pénétré de la nécessité d'assurer les
transactions régulières, s'employait déjà très activement, depuis
le 12 mai, à réprimer la contrebande de guerre qui se fait par
l'île de Djerba, le port de Gabès et les autres ports du sud de
la Tunisie, contrebande que l'article 9 de la convention a cru
devoir viser particulièrement.
« Pour montrer que la France veut donner à son allié toutes
les sûretés nécessaires, l'article 3 dit que le gouvernement de
la République française prend l'engagement de prêter un
constant appui à S. A. le bey de Tunis contre tout danger qui
menacerait la personne ou la dynastie de Son Altesse ou qui
compromettrait la tranquillité de ses États. »
Le texte si clair du traité et le commentaire qui le précise
encore me semblent de nature à fairejustice, en grande pai-lie,
du grief apporté ici contre nous, à savoir que la Cbambre
n'aurait pas su ce qu'elle faisait. La Cliambre approuvait un
traité de garantie, de protectorat, ce qui est identiquement la
même cliose. Si le mot de « protectorat » n'était pas prononcé
en tête de ce document diplomatique, il était dans le fond des
cboses; il était dans la clarté de la rédaction même.
Il s'agissait d'assurer au bey la tranquillité de ses États et la
protection de sa dynastie, et de nous assurer ce droit fonda-
mental, la seule garantie sérieuse que nous puissions prendre
dans la Régence, le but capital, essentiel, de notre intervention :
le droit d'occuper militairement les points que le Gouver-
nement français jugerait nécessaires pour obtenir la sécurité
des frontières et du littoral.
Je sais bien, messieurs, que ni le texte du traité, ni les
explications de l'honorable rapporteur n'ont passé sans dis-
cussion dans cette assemblée ; mais c'est précisément la discus-
LKS ATIAIUKS TUNISIENNES. 81
sioii elle-même (|iii pivcist'. en (|ii('l(jut' sorte, le cai-adèr»' de la
mesure, la parfait»' conscienct' (juavait la Chambre des enga-
gements qu'elle prenait, l'association intime et cordiale <jui se
nouait, ou plutôt qui se renouvelait alors, entre le cabinet et la
majorité.
L'honorable M. Delalosse ai)portait alors l'objection que
MM. Naquet et Clemenceau se sont api)i'opriée, en disant :
« C'est une déclaration de guerre : vous ne respectez pas la
Constitution. »
Que répondait l'honorable rapporteur au nom de la com-
mission de la Chamitre?
« En ce ((ui louche le respect de la Constitution, je ne m'attar-
derai pas à justiller la Chambre. Il me suflira de dii-e que
l'article 0 de la Constitution n'a jamais été en cause, pai'ce que
la guerre n'a pas été déclarée, et (jue, comme l'a fait très juste-
ment observer tout à l'heure M. le comte de Roys, les i-elations
diplomatiques n'ont pas été interrompues avec la Régence. On
est entré sur le territoire tunisien parce qu'il était nécessaire d'y
entrer pour assurer la sécurité de nos frontières compromises
par une insurrection. On a enfin conclu un traité, qui n'est pas,
comme l'a ilit M. Delafosse, un traité de paix, mais bien un
traité de garantie, c'est-à-dire une convention faite d'un commun
accord entre le gouvernement de la République française et
S. A. le bey de Tunis, pour empêcher le retour sur les fron-
tières de notre territoire algérien des troubles qui nous ont
forcés de prendre en main le rétablissement de l'ordre.
« Je crois qu'il ne peut y avoir de doute sur ce point dans
l'esprit d'aucun des membres de la Chambre; j'estime que
personne — et je demande pardon de ce mot — ne pense
sérieusement que l'article 9 de la Constitution a été mis en
péril par ce qui vient de se passer sur les frontières de notre
colonie étrangère. »
Là-dessus, intervient encore l'honorable M. Cunéo d'Ornano.
Comme pour donner à la résolution de la Chambre une préci-
sion plus entière, l'bonorable M. Cunéo d'Ornano propose de
réserver un certain nombre d'articles du traité; mais lui-même
ne va pas jusqu'à proposer le rejet du traité total; il maintient
l'article 2, c'est-à-dire le droit d'occupation.
M. Cunéo d'Ornano. — L'occupation provisoire! Les autres
J. Ferry, Discours, V. 6
82 DISCOURS DE JULES FEHKY.
articles du traité stipulaient un protectorat délinitif. Le traité est
définitif!
M. Gambetta. — Il n'y a pas de traité provisoire!
M. LE Président du conseil. — Le traité donne d'une
façon définitive au Gouvernement français le droit d'occuper
dans la Régence, quand il le voudra et aussi longtemps qu'il le
voudra, tous les points dont l'occupation lui paraîtra nécessaire
pour la sécurité du pays.
M. Clïnko d'Orn'ano. — Et vous garantissez la dynastie!
M. LE Président du conseil. — Mais oui, nous le savons :
c'est dit dans le traité. Et, quant à l'article aux termes duquel
le bey s'interdit de faire des conventions analogues avec
d'autres États, article dont vous demandiez la suppression,
vraiment c'eût été une singulière politique : n'est-il pas évident
que, sans celte disposition, la convention eût été un traité de
dupes?
C'est là-de.ssus que M. le ministre des affaires étrangères,
voulant répondi'e à riionorable M. Cunéo d'Ornano, monte à la
tribune ; et la Chambre, pénétrée de celte grande nécessité,
comprenant que, dans des affaires de ce genre, comme je le
disais tout à l'heure, le silence était patriotique, la Chambre
s'oppose catégoriquement à ce qu'U soit ajouté un seul mot, et
vote, par 430 voix contre 1, le projet de traité du Bardo.
M. LE COMTE DE Colbert-Laplace. — Nous avons voté à 120 voi.K
le renvoi à la commission!
M. GiNÉo d'Orxang. — Je demande la parole !
M. LE Président du conseil. — Je le demande, est -il
possible de dire qu'à ce moment-là, la Chambre a ignoré les
engagements auxquels elle s'associait? Non! aussi bien l'hono-
rable M. Naquet n'est-il pas allé jusque-là. Il est venu seule-
ment, par une confession tardive, nous dire qu'il avait tout
voté, mais que, selon une foriDule qui a été à la mode, il avait
voté contraint et forcé, il avait voté la mort dans l'âme, comme
on disait dans l'autre Chambre.
Eh bien, je ne crois pas que l'honorable M. Naquet, ni aucun
membre de la Chambre, ait voté le traité du Bardo la morl dans
l'âme; je crois qu'on Ta plutôt voté avec la satisfaction dans
l'âme, cette satisfaction qui venait de cette pensée qu'on avait
assuré définitivement la sécurité de nos possessions algériennes,
I.ES AKFAIIŒS TUNISIENNES. 83
et que, au milieu de circonstances diplomatiques assez difli-
ciles, dont ce n'est point le lieu ni l'heure de faire le récit,
récit qui, je ne crains pas de le dire, ferait le plus prand
honneur à mon honorable et vénérable ami M. Barlbelémy
Saint-Hilaire, la liberté de la France était reconquise, et que
personne ne songeait plus à lui contester le droit de s'occcuper
elle-même de ses pi-opres affaires et de traiter l'alfaire tuni-
sienne non comme une alfaire européenne, mais comme une
alfaire exclusivement française. {Très bien! très bien! sur divers
bancs.) C'était là le succès diplomatique; il était complet:
vous en étiez satisfait, monsieui- Naquet, vous n'aviez pas la
mort dans l'âme; vous vous faites tort à vous-même en tenant
aujourd'hui ce langage.
Je sais bien que l'on ne prévoyait pas à celte époque toutes
les conséquences que le traité du Bardo pouvait entraîner. Je
sais bien que tout le monde, à ce moment, était fondé àcroii-e
que la manifestation de force que nous venions de faire dans le
nord de la Régence en assurerait la pacilication. Mais, de ce qu'un
traité nécessaire, fondé sur un grand intérêt national, a été
conclu, est-ce qu'on a le droit de dire qu'on a été surpris, parce
qu'on espérait qu'il serait moins lourd, qu'il imposerait de
moindres sacritices, etqueles obligations qui y étaient inscrites
reslei'aient lettre morte? Ce ne serait pas un langage digne
d'une grande Assemblée, digne d'un grand pays ; la France et
le Parlement, en souscrivant au traité du Bardo, ont sousciit à
toutes les obligations qu'il renferme, et, dussent les sacrifices
que ce traité peut nous imposer dans l'avenir être plus grands
encore, je n'en continuerais pas moins à dire que nous avons
fait une chose nécessaire, nationale, et que les sacrifices qu'il
nous a coûtés ou qu'il peut encore nous coûter, ne dépassent
pas la mesure du grand intérêt patriotique qui l'a inspiré.
Il n'est permis à personne de dire qu'il y a des réserves à
faire sur ce vote. Les réserves, elles ont été faites par
M. Clemenceau; il est le seul membre delà Chambre qui se
trouve dans celte situation; alors il a fait des réserves; il peut
aujourd'hui s'en targuer, mais ceux qui ont entendu la discus-
sion que je viens de résumer, ceux qui ont voté, ceux qui n'ont
pas voulu que le Gouvernement donnât plus d'explications,
ceux-là n'ont pas le droit de reprendre, en quelque sorte, leur
84 DlSCOUIiS DE JULES FEItRV.
vole aujourd'liui, el de prolester contre une décision à laquelle
ils se sont librement associés. [Réclamalions à droite.)
Après avoir ainsi expliqué et, en quelque sorte, rétracté son
vole du 12 mai, l'honorable M. Naquel est allé plus loin : il n'a
pas craint de formuler contre le Gouvernement une accusation
d'une gravité beaucoup plus haute et d'une conséquence plus
grande, si elle était fondée, que celle qu'une mise en accusation
pourrait infliger au cabinet: il ne s'agit pas, en effet, du cabinet,
il s'agit de la Chambre actuelle, de son origine. Oui, messieurs,
j'ai entendu, — et vous avez protesté, car vous avez compris la
gravité du grief et de l'accusation, — j'ai entendu l'honorable
M. Naquet dire à celte tribune que le Gouvernement avait
trompé le pays, qu'il lui avait caché la vérité afm de pouvoir
ramener sur ces bancs une majorité fidèle.
Voix à droite et à V extrême-gauche. — C'est vrai! c'est vrai!
M. LE Président du conseil. — J'avais vu jusqu'ici cette
accusation dans les journaux de droite et dans les professions
de foi des candidats de droite ; je ne l'avais pas encore rencontrée
dans la bouche d'un membre de la majorité républicaine.
[Exclamations et rires à droite.)
M. DE LA. Bassktière. — C'est cela qui Ta faite, la majorité!
M. le Peésident du conseil. — J'espère que l'expression
dont s'est servi l'honorable M. Naquet a dépassé sa pensée :
car, si cette formule était juste, si son expression correspondait
à sa pensée, il aurait ici posé la première pierre d'une vaste
accusation de nullité contre les élections dernières. [Interrup-
tions diverses.) Oui, s'il y a eu manœuvre électorale... [Humeurs
prolongées à droite), si ce mot de manœuvre électorale est à sa
place ici, c'est l'origine même de la Chambre, ce sont ses
pouvoirs, c'est la légitimité et la loyauté de son élection que
l'on met en suspicion. Vous n'avez pas le droit de faire cela,
messieurs. [Très bien! très bien!)
Je trouve dans le discours de l'honorable M. Naquet un argu-
ment moins grave que celui-là, mais plus extraordinaire encore.
Sa thèse est celle-ci :
« Vous avez toujours subordonné, dans cette alTaire, l'intérêt
militaire à l'inlérêl politique. » Et, pour l)ien faire comprendre
le danger de cette subordination des intérêts mihtaires aux
I.KS AI lAlUKS TIMSIKN.NKS. 85
intÎTL'ls i)olili(|iii's, il nous a ilil : ' Si vous riiez vtMiiis ilcvaiil
la Chambre, si vous aviez suivi la voie droilc, si \ous aviez
sollicité un vole du Parlement ai»pr(juvaiil une déclaration de
gueri-e au liey de Tunis, vous seriez allés par mei' à Tunis, et
rien de ce qui est ari-ivé ne se serait passé. »
Ceci send)le un peu étrange au Gouvernement, (|ui s'est
trouvé face à face avec toutes les diniciillés [»oliti(iues, diplo-
matiques, militaires de cette alïaire. Je suis bien aise d'apprendre
à l'honorable M. Naquet qu'il a oublié qu'on ne va pas précisé-
ment à Tunis par mer... [Bruii.)
M. Aliued Naoiet. — Oh I on va ù la (ioulette 1
M. LE Présidext du conseil. — Si on se borne à aller à la
Goulette, et à faire à la Goulette ce qu'on a fait à Tanger,
comme vous le disiez l'autre jour, on n'a rien fait du tout.
D'ailleurs, si le bombardement de Tanger a réussi, c'est qu'au
même moment, il y a eu la bataille d'Isly, et, si nous étions
allés à la Goulette, ce n'eût été que pour y débarquer un corps
d'armée, pour faire, par conséquent, par voie de mer, ce que
nous avons fait par voie de terre. Si nous avons préféré la voie
de terre, je suis heureux de l'apprendre à l'honorable
M. Naquet, c'est que la voie de mer était la seule périlleuse, au
point de vue des difficultés étrangères : c'est que l'arrivée de
notre Hotte à la Goulette y aurait amené nécessairement toutes
les flottes de l'Europe. [Mouvements divers.) Est-ce que cette
considération ne vous touche pas? Elle nous a touchés, nous;
elle nous a décidés, et les mêmes circonstances se représente-
raient que nous suivrions la même marche : c'est la seule pos-
sible. ( Très bien ! très bien !) C'est la seule qui pût nous donner
le traité de garantie ou de protectorat, — le nom importe peu,
— dont nous avions besoin pour assurer la tranquillité de la
Régence.
Messieurs je voudrais dire encore un mot... [Parlez! parlez!
au centre) d'un des points délicats de cette alïaire. Je crois avoir
suffisamment répondu au premier reproche qui nous a été
adressé par riionoral)le M. Naquet et par l'honorable M. Cle-
menceau, d'avoir déclaré la guerre sans le consentement de la
Chambre.
Que la Chambre ail su ce qu'elle faisait et jusqu'où elle vou-
86 DISCOURS DE JULES FEKRV.
lait aller, le jour où elle a voté le traité du Bardo, cela est
évident, cela est absolument certain, cela n'est pas sérieuse-
ment contestable! Et, à supposer même — concession que je
ne vous fais que pour le raisonnement — qu'une déclaration
de guerre fut nécessaire, il me semble qu'un triple vote, éclairé
par une discussion aussi complète, et notamment le vote sur le
traité du Bardo, équivalait, en somme, en droit constitutionnel,
à toutes les autorisations possibles.
Ce qui importe, c'est que le Gouvernement soit autorisé à
faire ce qu'il fait. Or, a-t-il été autorisé? Oui. A-t-on ratifié sa
conduite? Oui. A-t-on su ce qu'il faisait et cequ il voulait faire?
Oui. Donc, le Gouvernement n'a pas violé la Constitution.
(Dénégations à droite et à V extrême-gauche . — ■ Assentiment à
gauche et au centre.)
Un membre à droite. — Et l'expédition d'automne?
M. LE Président du coxseil. — J'y viendrai tout à
l'heure.
Mais, dit-on, le Gouvernement aurait violé la Constitution en
touchant au droit supérieur qui appartient à la Chambre de
voter les crédits, c'est-à-dire de voterl'impôt. C'estici que je ren-
contre l'argumentation de l'honorable M. LeFaure. Je la prends
dans sa substance et j'y réponds le plus brièvement possible,
pour ne pas fatiguer votre bienveillante attention. L'honorable
M. Le Faure a dit : « Le Gouvernement nous a trompés, car il
nous a annoncé le 9 juin, par le dépôt d'un projet de loi por-
tant ouverture de crédits, et, le 15 juin, au cours de la discus-
sion qu'a soutenue M. le ministre de la guerre, que l'expédi-
tion était finie, qu'on réglait les comptes, et que les crédits
demandés n'étaient, en quelque sorte, que des crédits pour
solde. » En fait, l'honorable M. Le Faure, comme continuation,
comme aggravation de cette première manœuvre qui consistait
h cacher la vérité à la Chambre, ajoutait, à la charge du Gou-
vernement, ce fait, qui serait très grave s'il était vrai, d'avoir
ouvert des crédits en dehors de ceux qui avaient été votés par
la Chambre, ou d'avoir opéré des virements que réprouvent
tous les principes de notre législation financière et parle-
mentaire.
Messieurs, je voudrais répondre par un mot à ce reproche, si
I.KS AII-AIUKS TLMSIKNNKS. 87
grave pour le Gouvei-neiiit'iii t-l |i;irliculièrenienl pour !•'
ministre de la guerre, d'avoir trompt'' la Chambre, do lui avoii'
présenté des exposés trompeurs, d'avoir dit que l'expédilion
était linie. On s'est em[)aré, à cet é.Liard, avec une li'ès liraiidt'
habileté, d'une observation que j'ai faite l'autre jour au cours
de mon premier discours. J'avais dit, à propos du rapatriement
d'une partie du corps expéditionnaire de Tunisie, que des
observations avaient été échangées dans le conseil, et qu'on
avait demandé à M. le ministre de la guerre des éclaircisse-
ments dont nous nous étions, d'ailleurs, déclarés complètement
satisfaits.
Le conseil s'était, en eOet, préoccupé d'une éventualité qui
pouvait se présenter, qu'aucun homme sensé ne pouvait déclarer
impossible : celle d'un mouvement des tribus arabes au com-
mencement de l'automne, au sortir du rbamadan. En vérité, il
faudrait nous supposer un degré d'imprévoyance et d'aveugle-
ment dépassant toutes limites, pour nous avoir cru capable de
penser que le traité du Bardo avait tranché pour toujours la
question tunisienne, et qu'au sortir du rbamadan, au moment
où les Arabes reprennent possession de leur sol et de leur vie
libre, il ne se produirait aucun mouvement, soit dans le Sud
oranais, soit dans le sud de la Régence. On en a conclu que,
dès ce moment-là, nous avions formé le dessein de faire en
automne une grande expédition, et que nous l'avions préparée
à l'insu du pays et de la Chambre tout entière.
Messieurs, quand M. le ministre de la guerre se présentait
devant la commission du budget, entre le 9 et le 15 juin, et
devant la Chambre le 15 juin, assurément il avait, au sujet
d'une prompte conclusion de l'affaire tunisienne, une idée plus
favorable que celle qu'il a pu en avoir quelques semaines après.
La tranquillité la plus grande régnait à ce moment-là dans la
Régence. Mais est-ce que M. le ministre de la guerre a dit à la
commission du budget et à la Chambre qu'on allait quitter la
Régence, que tout était tîni, et qu'on allait rapatrier les troupes?
Il avait inséré, il est vrai, dans sa demande d'ouverture de
crédits, un article relatif au rapatriement; mais il s'agissait-là
du rapatriement partiel que tout le monde connaissait et qui
s'etïecluait sous les yeux de tous.
JJn membre à droite. — Il a dit le contraire !
88 DISCOUHS DE JULES FEKRY.
M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Je VOUS demande bien
pardon : jamais M. le minisire de la guerre, jamais un membre
du Gouvernement n'a dit à la Chambre que Toccupation
allait cesser, qu'on allait ramener le corps expéditionnaire et
que tout allait être pour le mieux dans la meilleure des Tuni-
sies. Où donc a-t-on vu cela? Du reste, si l'on avait eu momen-
tanément cette candeur, si l'on avait commis une erreur aussi
lourde, on aurait été bien vite désabusé : car c'est le 26 juin
qu'éclate l'insurrection de Sfax, et tout aussitôt, je l'ai déjà dit,
vous étant ici présents, et l'article du traité du Bardo qui obli-
geait le Gouvernement à protéger la tranquillité des États tuni-
siens devant être exécuté, des troupes sont immédiatement
envoyées à Sfax ; cette ville est bombardée, et on s'en empare
par un coup de main très vigoureux, qui fait beaucoup d'hon-
neur à notre armée.
Je l'ai dit, et je le répète, ceci se passait le 10 juillet, et c'est
deux ou trois jours après que l'on occupait Gabès et Djerba. Et
vous dites que nous avons laissé croire à la Chambre que
l'occupation serait limitée aux différents points du nord de la
Régence qui avaient été occupés à la suite du 12 mai ! Mais qui
donc s'est plaint alors de l'envoi des troupes à Sfax, k Gabès, à
Djerba? Les Chambres étaient réunies; opposants de droite et
d'extrême-gauche étaient présents. Qui donc s'est plaint alors?
On ne se plaignait que d'une chose : c'est qu'on n'envoyait pas
assez vite des troupes dans le sud de la Tunisie ( Vives marques
cVapprobalion à gauche et au centre.)
Maintenant, j'arrive à la question de droit tinancier. Je l'ai
déjà longuement expliquée devant la Chambre. J'ai dit que le
crédit de 17 millions n'était pas, aumoment dont je parle, encore
épuisé; que, par conséquent, les crédits votés n'avaient pas
été dépassés, et qu'il n'avait pas été fait de virement.
En elfet, qu'est-ce qu'un virement?
C'est un acte coupable, qui consiste à détourner des fonds
de leur destination. Eh bien, où voyez-vous des virements dans
ce fait qu'on a imputé sur les crédits de la solde, des vivres et
des hôpitaux au budget ordinaire du ministère de la guerre, la
totalité des dépenses faites en Tunisie pour les vivres, pour les
hôpitaux et la solde ? Est-ce qu'il y a eu là détournement ? Je l'ai
déjà dit à la Chambre, nous aurions eu un crédit de 100 mil-
I.KS AFIAlIiKS II \iSIKNM:S. 89
lions, au lieu de 17 millions, nous en aurions (Irmainlé W) ou
50quelapo]éniiquedesjournaux n'aurait pas eu lieu, ri pourlant
nous n'aurions pas usé d'autres |»i'0cé(l«''s que ceux (|iie nous avons
employés. Nous n'aui'ions pas l'ail davanlayes dans c.q. cas, la
distinction entre les crédits ordinaires qui sont alfeclés à l'en-
tretien des troupes en Fiance, à leur solde, à leurs vivres, à
leurs hôpitaux, et les crédits extraordinaires qui, dans la pensée
de la commission du budget et d'après le contexte du traité que
je vous ai lu tout à l'heure, s'appliquaient à Tentretieu, à la
solde, aux vivres et aux hôpitaux du corps expéditionnaii-e en
Tunisie. Tout cela est tellement clair que je n'ai pas besoin
d'insister davantage. Je veux seulement répondre brièvement
à une autre objection de l'honorable M. Le Faure.
M. Le Faure a produit à la tribune une décision de la Cour
des comptes qui date de 1867 et qui qualifie très sévèrement
les imputations provisoires à l'aide desquelles on avait, à
cette époque, construit des fortifications avec les ressources
du Inulget ordinaire. La Cour des comptes avait eu raison, au
point de vue de la comptabilité, d'être sévère. Les Chambres
d'alors n'avaient guère pu montrer la même sévérité puisque, en
définitive, la construction de ces fortifications avait été motivée
par les graves incidents de l'affaii'e de Luxembourg. Aussi, le
gouvernement impérial n'eut-il pas de peine à obtenir un bill
d'indemnité que personne ne lui contestait. Mais nous, nous
n'avons pas à vous demander de bill d'indemnité: nous vous le
demanderions que, j'en suis sûr, vous nous l'accorderiez; mais
nous n'en avons pas besoin. Nous n'avons pas employé les cré-
dits du budget extraordinaire à élever des fortifications : nous
nous sommes liornés à ne pas établir une distinction entre le
surplus des dépenses du corps extraordinaire de Tunisie et les
crédits qui sont alloués pour l'entretien des mêmes troupes en
France. Nous n'avons pas divisé ce qui est, en ce moment,
indivisible, ce qui ne pourra être divisé que dans le compte final.
Nous n'avons donc pas commis l'infraction que la Cour des
comptes a si justement reprochée, en 1867, à la comptabilité
impériale. Je le répète, il n'y a aucun rapport à établir, aucune
comparaison à faire entre ce que nous avons fait et cet abus
si grand qui consistait à construire des fortitications avec des
fonds destinés à la solde.
90 DISCOURS DE JULES FERRY.
Nous avons employé à la solde ce qui lui appartenait; nous
avons employé aux vivres ce qui devait être employé aux
vivres. Seulement, je le répète, nous n'avons pas établi de
distinction entre les deux budgets, parce qu'elle était alors
impossible. M. Le Faure a invoqué aussi le rapport de
M. Cochery, et sa doctrine si sévère, si rigoureuse et si juste,
sur le droit d'ouvrir des crédits extraordinaires. Eh bien, qu'a
dit M. Cochery et à quels faits précis se rapporte la doctrine
qu'on lui emprunte?
A un fait absolument différent de celui qui nous occupe.
M. Cochery, rapporteur du budget, après la période du 16 mai,
condamnait avec une extrême sévérité le droit que s'était
arrogé le Gouvernement de faire ouvrir par le Conseil d'État,
et pendant une période de dissolution, des crédits extraor-
dinaires. Il disait très justement : « Oui, dans une intersession,
quand la Chambre existe, le Conseil d'État a mandat suffisant
pour ouvrir des crédits extraordinaires ; mais, quand il y a eu
dissolution, quand la Chambre est morte, il n'est pas permis, en
matière d'ouverture de crédits, de faire intervenir le Conseil
d'État, parce qu'il n'est plus le mandataire de personne. » J'es-
time que cette doctrine est très juste, irréprochable ; mais il suffit
de l'énoncer pour vous démontrer qu'il n'y a là aucun rapport
à établir avec notre situation, puisque, lorsque les dépenses
ont été engagées, la Chambre n'était pas morte, puisqu'il n'y
avait pas eu de dissolution, puisqu'une nouvelle Chambre rem-
plaçait la précédente sans aucune interruption, et qu'enfin nous
n'avons pas plus ouvert de crédits de notre pleine autorité que
nous n'en avons fait ouvrir par le Conseil d'État.
Messieurs, si je dis toutes ces choses, si je rappelle à la
Chambre les engagements qu'elle a pris, la confiance qu'elle
nous a donnée, croyez bien que ce n'est pas pour fuir, ni pour
diminuer la responsabilité particulière du Gouvernement. Non,
nous ne cherchons pas à rejeter sur vous seuls la i-esponsabilité
de l'expédition de Tunisie. Nous savons que si les Chambres
ont, en pareille matière, leurs responsabilités, les gouverne-
ments assument sur eux-mêmes la première dans l'ordre des
dates, la plus grande dans l'ordre moral : celle de l'initiative.
Oui, nous avons pris l'initiative, et nous ne voulons nullement,
croyez-le bien, nous dégager de cette responsabilité et la trans-
LKS AFFAFUKS TLMSIKN.NES. 91
porter sur les bras de la Chambre; nous avons pris l'initiative
et nous nous en honorons.. . [Très bien ! très bien ! au centre et
à gauche.)
Nous nous en honorons comme un gouvernement a le droit
de s'honorer quand il a saisi l'occasion, quand il a fait à pro-
pos, au moment le plus favoi-able, avec le moins possible de
dépenses et d'inconvénients politiques et diplomali(iues, une
œuvre qu'exigeait et que justifiait, devant l'histoire et la cons-
cience du pays, la sécurité nationale. [Très bien! très bien! au
centre et à gauche.) Oui, nous avons pris cette initiative, et
c'est de cette initiative que nous vous rendons compte aujour-
d'hui. Vous statuerez dans votre pleine liberté. Mais vous
n'oubliei'ez pas que cette affaire a subi de singuliers travei'tis-
sements, qu'il s'est constitué d'étranges légendes; et qu'en
vérité, à entendre ce qui s'est dit ici, depuis quatre jours, il
semble que nous soyons une nation malheureuse qui, en pré-
sence d'un désastre national, cherche péniblement des éditeurs
responsables. Où est-il le désastre national?
L'opération a été un peu plus difficile, elle a été surtout plus
longue que nous ne pensions : elle a été ralentie parles grandes
chaleurs, par les difficultés, si vous voulez, d'une organisation
militaire qui n'est pas adaptée tout à fait à de pareilles circons-
tances. [Très bien! Cest cela f à gauche et au centre.) Elle a été
entravée, retardée; mais est-ce qu'elle constitue, en quoi que
ce soit, un désastre national? Voulez-vous compter les morts?
[Oui ! oui! à droite.) Mais je ne pourrais dire ici le nombre des
tués de la première expédition. Il est, dans tous les cas, cer-
tain pour tous que le nombre des tués et des blessés par le feu
est extrêmement réduit. Quant aux morts par suite de mala-
dies, on vous en a donné l'autre jour le chiffre authentique : il
s'élève à 780. M. le ministre de la guerre vous a démontré
qu'il y a là une proportion consolante, et dans une certaine
mesure rassurante... [Murmures et exclamations à droite.)
A gauche et au centre. — N'interrompez pas ! écoutez !
M. Margaine. — C'était bien autre chose devant Sébastopol.
Un autre membre à gauche. — Et la Crimée!
M. Henri Villain. — Et le Mexique!
M. LE Peésident du conseil. — ... parce que, à beaucoup
d'autres époques, les maladies, la fièvre typhoïde, les fièvres
9-2 DISCOURS DE JULES FEHRY.
pestilentielles ont fait de bien autres ravages dans les colonnes
de nos armées d'Afrique.
M. ["arre, ministre de la guerre. — Et de la France.
M. LE Président du conseil. — Eh bien, messieurs, l'expé-
dition de Tunisie a été accomplie au prix de ces sacrifices,
relativement i-estreints, au prix de sacrifices d'argent dont vous
aurez le total dans un projet qui sera déposé dans quelques
jours sur le bureau de la Chambre. Vous verrez que jusqu'à la
fin de 1881, nous vous demandons, pour compléter les frais de
l'expédition tunisienne, une somme de 19 millions de plus. De
sorte que l'expédition tunisienne aura coûté, à la fin de l'exer-
cice actuel, — et les calculs ont été largements faits, — environ
40 millions.
M. DE LA Bassetikri:. — C'est indéfini !
M. CuNÉo d'Ornano. — C'est seulement pour la première année.
M. LE Président du conseil. — C'est le même chiffre —
je tiens à rappeler ce souvenir — qu'avait indiqué l'bonorable
M. Magnin, mon collègue des fiaances, avant la fin de la
dernière session, à la commission du budget, lorsqu'il déhbé-
raitavec elle sur l'emploi à faire des excédents de recettes. Les
témoins sont là, les journaux même en ont pris note.
M. Magnin a tenu grand compte de cette conversation qu'il
avait eue avec les trente-trois membres de la commission du
budget. Il avait déclaré comme étant de 40 millions la part
qu'il faudrait prélever sur les magnifiques excédents de l'exer-
cice, pour assurer d'une façon complète et décisive la sécurité
de nos provinces algériennes. Est-ce trop cher? Est-ce un
désastre? Le résultat nous a-t-il coûté trop d'hommes et
d'argent? Je ne puis le croire. Je le dis le front haut : le Gouver-
nement accepte devant vous la pleine responsabilité de son
initiative dans l'expédition de Tunis. [Marques d" approbation à
gauche et au centre.) L'honorable M. Clemenceau n'est pas de
ce sentiment et il conclut en vous demandant une enquête.
Une enquête sur quoi? [Cest cela! — Très bien! au centre et à
gauche. — Rires ironiques sur divers bancs à gauche. —
Rumeurs et intcrruplions prolongées à droite.) — Une enquête,
messieurs, sur tout, car l'honorable M. Clemenceau enveloppe
LKS AFFAIKKS TUMSŒiN.NKS. 1)3
dans sa ciiriosUé It'iiislalive el l'ori.iiine. ot la roiidiiilc, ot les
conséquences de l'expédition liuiisienne.
A droite. — Kl il ;i raison !
M. LE Président du conseil. — Une enquête sui- Tori-
gine?... Est-ce qu'il vous reste quelque chose à apprendre?
Est-ce que le Livre jaune, est-ce que les explications que je
viens d'apporter ici, est-ce que les éclaircissements que je suis
prêt à vous donner sur tous les autres points ne constituent
pas la meilleure, la plus sûre et la plus digne des enquêtes?
(Très bien! très bien! sur un rp-and nombre de bancs à fjnuche
et au centre.)
Est-ce que les meilleures enquêtes ne sont pas celles qui
se font à la tribune? Est-il besoin de vous rappeler qu'une
Chambre peut avoir quelquefois à se repentir d'ordonner
une enquête sur des soupçons légers ou des calomnies auda-
cieuses. Une enquête sur le passé d'un vieil ofhcior général a
été ordonnée; elle est faite, et ceux qui l'ont demandée sont
condamnés à venir à cette tribune déclarer qu'ils n'ont rien
découvert.
M. Bli.n dk Bourdon. — Vous en serez quittes pour entendre aussi
déclarer qu'on n'a rien découvert.
M. Amkdke I^r. Fai RE. — Je demande la parole.
M. LE Président du conseil. — Une enquête sur la conduite
des opérations militaires? Y pensez-vous, messieurs, et en
avez- vous mesuré toute la portée, tout le péril pour la
discipline de l'armée, pour la hiérarchie militaire? Quoi,
imaginez-vous, apercevez-vous d'ici des commissaires enquê-
teurs allant en Tunisie vérilier le service des subsistances et
des hôpitaux, et demander aux soldats, aux oflîciers s'ils sont
contents de leui's chefs el s'ils ratifient les actes du comman-
dement?
M. Clovis HiGi es. — On peut bien le faire pour sauver la
France !
M. LE Président du conseil. — Messieurs, cela est impos-
sible! Cela serait meurtrier pour la discipline, meurtrier pour le
bon ordre de votre pays ; ce serait le plus déplorable et le plus
inutile des précédents! Je vous en supplie, que les braves gens
qui sont-là bas, les généraux, les officiers, les intendants, les
94 DISCOURS DE JULES FEHHY.
munitionnaires, tous ceux qui mettent leur bonne volonté au
service de la patrie, n'apprennent pas tout à coup, au milieu
des difficultés, des souffrances, des peines qu'ils ont tous,
qu'une Chambre française vient d'ordonner une enquête sur la
conduite des opérations militaires. [Très bien! très bien! à
gauche et au centre.)
M. LE BARON DiiFOUR. — Ce u'esl pas contie eux, c'est contre
vous que l'enquête est dirigée.
M. Clovis Hugues. — Saint-.Just peut bien interrof,'er M. le géné-
ral Farre !
Une voix à gauche. — Où est-il Saint-Just?
M. LE l^RÉsiDEiNT. — N'interrompez pas, messieurs!
M. LE Peésidknï du conseil. — Une enquête sur ce que
le Gouvernement nous cache, a dit encore M. Clemenceau.
Qu'est-ce que le Gouvernement vous cache? Venez le dire à
cette tribune. Venez apporter, non pas cette vague assertion
que le Gouvernement vous cache quelque chose, mais venez
montrer, comme vous feriez devant un tribunal, — car j'ima-
gine que la procédure parlementaire, au moins autant que la
procédure judiciaire, doit avoir ses garanties, — venez nous
montrer par des faits précis, par des faits pertinents, comme on
dit en droit, admissibles, par un commencement de preuves
par écrit... {Très bien! très bien! an cenlre et à gauche,) venez
démontrer qu'il y a quelque chose à savoir et que nous vous
cachons quelque chose ! Je vous mets au défi de faire ce commen-
cement de preuve. [Aouvelle approbation sur les mêmes bancs.)
Une enquête sur la solution qu'il convient de donner à l'expé-
dition tunisienne? {Rires et marques d' approbations au centre
et à gauche.)
M. Clemenceau. — Cela fait rire ces messieurs !
M. LE Président du conseil. — Prenez garde! car ici,
comme je vous le disais l'autre jour, vous toucheriez à la
France...
M. Clemenceau. — Mais vous n'êtes pas la France !
M. LR Président du conseil. — ... non pas au Gouver-
nement : le Gouvernement n'a pas la pi"étention d'être la
France; mais vous toucheriez à l'intérêt français lui-même et,
si vous voulez éterniser l'insurrection tunisienne dans le sud
de la Régence, si vous voulez donner au fanatisme musulman
I
I.KS AITAIUKS TIMSIKWKS. «5
(|ui, t'ii ce momont. code. ;'i l.i fdicc — car df loiilos pails les
tribus insurgées viennent demander l'aman aux commandants
de nos ti'oupes — si vous voulez rorliller, alimenlcr linsiii-
rection, jeter de l'huile sur le feu, faites l'eniiuète (jue dcmaiidr
M. Clemenceau, enquête qui peut laisser supposer (pif lêva-
cualion pourra être la solution de cette question. [E.Li-Uvnnilous
ù gauche et au centre.)
La seule pensée que cette solution pouvait entrer dans des
esprits français, que des députés pourraient la soutenir, que
des journaux français s'en faisaient les partisans, a profon-
dément consterné tous les Français d'outre -mer, de cette
colonie tunisienne. Le président de la Chambre, le président du
Sénat ont reçu des adresses véritablement désespérées des
colons français. Voulez-vous me permettre de vous en lire
seulement quelques lignes? {/iumeurs à i extrême-gauche.)
A gauche cl au centre. — Lisez! lisez!
M. LE Présidext du cox.seil. — Je voudrais savoir qui
trouverait à redire à ce qu'à une tribune française on vienne
apporter les plaintes respectueuses des Français d'oulre-mei-.
Voici le document :
« Messieurs les sénateurs, messieurs les députés,
« Les Français et protégés français résidant en Tunisie ne
voient pas sans une légitime inquiétude l'attitude prise, depuis
quelque temps, par une partie de la presse sur les affaires de
Tunis : ils se demandent avec anxiété si tous les sacrifices
d'hommes et d'argent que fait en ce moment la France n'abou-
tiront, en définitive, comme le demandent certains journaux, à
d'autre résultat qu'à les abandonner, eux, leurs familles et
leurs biens, aux rancunes et aux vengeances de l'élément
indigène surexcité par le fanatisme religieux...
« Maintenant que nous sommes en Tunisie, que l'œuvre de
la pacification des tribus révoltées est à peu près terminée, la
France peut-elle retirer son armée?
« Pour hésiter sur cette question, il faudrait méconnaître
complètement le caractère arabe, ne tenir aucun compte du
fanatisme et des conséquences qu'entraînerait le retrait de nos
96 DISCOUIIS DE JILES FERKY.
troupes. Rester à Tunis est aujourd'hui pour la France et pour
la République une question d'honneur national. »
Je ne vous lis pas tout le document : c'est, comme je vous
le disais, l'expression d'une plainte respectueuse, c'est une
prière.
Voix à droite. — Les signatures?
M. LE Pkésidext du conseil. — Il est signé par les députés
de la nation, qui ont le droit de parler pour elle.
Voix à droite. — Les noms ! les noms !
M. LE Président du conseil. — Il est signé par les repré-
sentants de la colonie française, et, entre autres, par le premier
député de la nation, élu par elle. M. Raymond Valensi.
Je pense qu'il n'est pas besoin d'avoir les signatures de tous
les membres de la colonie française poui' être convaincu qu'ils
s'associent à la prière de ces députés. Messieurs, je confie à vos
consciences le jugement que vous avez à exprimer et sur les
actes du cabinet, et sur sa conduite, et, par-dessus tout, sur cet
intérêt qui passe à nos yeux avant tous les autres, et de
beaucoup, sur le grand intérêt national qu'il y a pour la France
à conserver son droit d'occupation en Tunisie, et à exécuter
avec fermeté, dans la limite de la nécessité seulement, mais
enfin avec fermeté, le traité du 12 mai, le traité du Rardo, que
nous nous honorons d'avoir préparé et fait adopter par la
pi"esque unanimité de la Chambre. (Applaudissements répétés
n fjauche et au centre.)
Après ce vigoureux discours qui semblait épuiser le débat,
M. Ballue et M. Clemenceau firent un dernier elï'ort pour obtenir
nue enquête. Puis M. de IMun, pour ses débuts à la Chambre,
développa cette thèse que le régime républicain se trouvait hors
d'état de « soutenir dignement l'honneur national », reproche qui
s'adressait peut-èlie, avec une apparence de justesse, au régime
parlementaire, tel qu'on venait de le voir fonctionner.
Alors tomba la pluie des ordres du jour, à commencer par la
demande d'enquête de MM. Naquet et Clemenceau. Llle fut rejetée
par 328 voix contre t61. Une autre proposition d'enquête, déposée
par M. Ballue, subit le même sort (lejet par 310 voix contre 171.)
M. Langlois demanda l'ordre du jour pur et simple; rejeté encore
par 312 voix contre 176. Successivement, la Chambre désorientée
refusait la priorité à chaque formule d'ordre du jour qu'on lui
présentait (il y en avait 27) ; elle ne voulut pas davantage voter la
cbMure pure et simple, réclamée par M. Franck Chauveau, ni
I.KS AKr.AIItKS TUNISIEN.NKS. 07
nommer une commission, suivant l'art. 44 du n'^filemenl, pour
examiner les divers ordres du jour ; elle refusa enfin, par iM voix
contre 119, d'adopler celui de M. Jean-Casimir l'érier qui ('•lait ainsi
conçu : « La Chambre, résolue, dans les circonstances pn-sentes, à
n'entraver en rien les opérations militaires qui se poursuivent en
Tunisie, passe à l'ordre du jour. » Dans C(;lte situation d'incohérence
et d'anarchie parlementaires, Cambctta, silencieux jusque-là, et qui
avait alleclé de rester dans les couloirs, se décida à monter à la
tribune et, après avoir conjuré la Chambre de ne pas terminer une
discussion de quatre jours par un aveu d'impuissance, après avoir
exprimé le re;.;ret que lui avait inspiré le rejet de l'ordre du jour pur
et simple, il dit « que la France avait mis sa signature au pied du
traité du Bardo » et que la Chambre devait, par un vote clair,
afiirmer que les obligations qui flfiuraient dans ce traité seraient
« loyalement, prudemment, mais intégralement exécutées ». Comme
conclusion, Gambetta proposa l'oi'dre du jour suivant : « La
Chambre, résolue à l'exécution intégrale du traité souscrit par la
nation française le 12 mai 1881, passe à l'ordre du jour. » Celle
formule, qui était presque la reproduction de la dernière phrase du
discours de M. Jules Ferry, fut adoptée par 353 voix contre i'6'6.
M. Clemenceau, M. Pellelan et M. de i^anessan votèrent contre.
Le grand ministère.
Le lendemain, 10 novembre, M. Jules Ferry et ses collègues
remirent leurs démissions à M. Grévy, et Gambetta reçut la mission
de former le nouveau cabinet. Contrairement aux bruits qui avaient
couru, M. Jules Ferry ne faisait pas partie du grand mlnhUre où la
personnalité de l'éloquent tribun restait toute puissante et sans
contrepoids.
Bien que le cabinet du 14 novembre 1881 n'ait duré que jusqu'au
27 janvier de Tannée suivante, (jambetta n'en eut pas moins à
demander aux Chambres des crédits extraordinaires pour les opé-
rations militaires en Tunisie depuis le mois de juillet: or, le budget
de 1882 n'avait pas prévu cette catégorie de dépenses et .\L Jules
Ferry, à la veille de quitter le pouvoir, avait déposé une demande de
28 900 000, à titre de crédits complémentaires. Cette demande fut
renouvelée par M. Allain-Targé, ministre des finances du nouveau
cabinet, et soutenue par M. Goblet, au nom de la commission
nommée pour examinerlanécessité de ces crédits. De là un nouveau
débat devant les Chambres. La discussion eut lieu au Palais-Bourbon
le 1" décembre 1881. M. Delafosse réclama une revision du traité du
Bardo, et M. Camille Pelletan émit cette opinion qu'il fallait ou aban-
donner la Tunisie ou annexer à bref délai la Régence. Gambetta pro-
testa très vigoureusement contre ces deux solutions, la première
devant constituer la plus lourde des charges et créer des difficultés
avec les puissances; la seconde devant aboutir à l'humiliation de la
J. Ferry, i)i«coi«'s, V. 7
98 DISCOURS DE JULES FERRY.
France et livrer la Tunisie ;i une effroyable anarchie. Le Président du
conseil se prononça pour la réduction au minimum des charges qui
découlaient de l'expédition tunisienne, et près de 400 députés
votèrent les crédits, sous la promesse qu'en avril on fournirait au
Parlement un compte approximatif du total des dépenses. Au Sénat,
cette question financière fut discutée, le 9 décembre 1881, avec
beaucoup d'insistance par MM. Butfet et Bocher, qui reprochèrent au
précédent cabinet d'avoir paré aux insuffisances des fonds volés par
les Chambres avant leur séparation par les disponibilités d'autres
chapitres du budget, concernant l'entretien normal de l'armée
continentale. A quoi M. Allain-Targé, ministre des finances,
répondit qu'on ne pouvait prévoir dès le début d'une expédition
toutes les dépenses qu'elle peut entraîner, et que, même pendant !a
session des Chambres, il faudrait, dans le système de l'opposition,
présenter chaque jour des demandes de crédits, et dévoiler par
avance le plan des opérations militaires.
Le Sénat vota les crédits à l'unanimité de 227 votants ; M. Buffet
lui-même, ainsi que M. le duc de Broglie (qui avait cru devoir
prétendre que le protectorat équivalait à l'annexion, et regretter la
suppression d'une Tunisie indépendante entre l'Algérie et la
Tripolitaine) eurent du moins le patriotisme de ratifier les dépenses
engagées par l'occupation.
Le procès Roustan.
Quelques jours après, les affaires de Tunisie furent remises sur la
sellette, non pas à la tribune des Chambres, mais devant la cour
d'assises de la Seine. M. Henri Rochefort, dans son journal Vlnlran-
sigeant, s'était livré à de telles diffamations contre M. Roustan,
notre ministre à Tunis ; il l'avait accusé avec une telle violence
d'avoir préparé l'expédition dans l'unique dessein de faire monter
les obligations tunisiennes et de favoriser les spéculations des
ministres, que M. Barthélémy Saint-Hilaire invita M. Rousian à
poursuivre Rochefort devant le jury, à qui la nouvelle loi sur la
presse (art. 45) attribuait, aux Heu et place des tribunaux correc-
tionnels, le droit de statuer sur les délits d'injure et de ditlamation
contre les fonctionnaires. Mais les jurés de la Seine, désorientés par
toutes les complications diplomatiques que les débats furent passer
sous leurs yeux, intimidés de plus par les invectives extraordinaires
de la presse intransigeante et les singuliers mouvements oi'atoires
de M. de Billing, se laissèrent arracher, le d.'i décembre 1881, un
verdict d'acquittement. Les journaux italiens se firent une joie de
reproduire les commentaires de l'Intransigeant et de la Lanterne, et
traînèrent avec volupté dans la boue l'homme qui avait tant
contribué à déjouer les manœuvres de nos rivaux. Gambelta ne se
laissa nullement émouvoir par cette avalanche d'injures et maintint
M. Roustan à Tunis. En le défendant, comme Jules Ferry l'avait
«
I.KS AIIAIIIKS TLMSIK.N.NKS. 99
défendu, il t^x|iiimait d'avance le jugement de l'lli.sloiie,et rélO(iueiit
ministre ne renouvela jias les faiblesses du ^''^o^ernemenl munar-
cliii[ue (jui avait si mal réconi|iensé les patiiuliijui^s elToils des
Duploix, (les Cliani|i!;un <t des Montcalm !
L'organisation du protectorat.
On n«' suivra pas plus longtemps riiisloire du proleclorat en
Tunisie'. L'ortranisalion de la Régence, après la nomination de
M. Honstan par M. de Fieycinet au poste de ministre plénipoten-
tiaire à Washington f IS février 1882), fut continuée, on sait avec quel
succès, par. M. l'aul ('.ambon, puis par .M. Massicault (28 octobre 1S86},
sous les ministères successifs de .M.M. de Freycinet, Flourens,
Goblet, Spuller et Hibot. Nous rappellerons seulement la discussion
qui eut lieu à la Chambre le 17 juillet 18S2^ sur le projet de loi
portant organisation de divers services en Tunisie (institution d'un
tribinial civil français et de six justices de paix, création de six
compagnies mixtes, composées d'européens et d'indigènes, construc-
tion d'une école française à Tunis). Ce projet fut adopté par 349 voix
contre 83). Il faut noter aussi le vote par le Sénat, dans la séance
du n juillet 1882-, du projet de loi, adopté par la Chaml)re des
députés, sur les crédits extraordinaires pour l'expédition de Tunisie
— 19 millions en chilTres ronds.
Kn qualité de ministre des affaires étrangères et de Président du
conseil dans le cabinet du 21 février 1883, M. Jules Ferry eut à faire
voter par les Chambres la convention conclue le 8 juin 1883 avec le
bey de Tunis. La France garantissait un emprunt à émettre par le bey
pour la conversion et le remboursement de la dette consolidée tuni-
sienne, s'élevant à la somme de 125 millions de francs, et de la dette
flottante, jusqu'à concurrence d'un maximum de 17 330000 francs.
Le bey s'engageait à ne plus contracter à l'avenir aucun emprunt
sans l'autorisation du Gouvernement français. Sur les revenus de la
Régence, le bey devait prélever les sommes nécessaires pour assurer
le service de l'emprunt garanti par la France, et, en second lieu,
une somme de 1200000 pour la liste civile et les dépenses de pro-
tectorat et d'administration. Cet arrangement permettait de dis-
soudre la commission financière qui représentait les créanciers du
bey depuis 1869 et s'était fait concéder la moitié des revenus de la
Régence. 11 diminuait beaucoup les charges de la Tunisie, et rendait
possible le remaniement des impôts qui pesaient trop lourdement
sur les contribuables, en donnant un meilleur emploi aux ressources
du budget tunisien, lesquelles suivaient une marche ascendante
puisque les recettes du gouvernement beylical présentaient,
pour 1883, un accroissement de 7 millions sur la moyenne de
1. V. VOfficiel du 18 juillet 1832.
2. V. ÏO/ficiel du 18 juillet 1882.
100 DISCOURS DE JULES FEUHY.
cinq années antérieures à l'occupation. M. Antonin Dubost, rappor-
teur, et M. Cambon, commissaire du Gouvernement, soutinrent la
discussion contre M. des Uolours, qui prétendit que la convention
était trop avantageuse pour les créanciers du bey, puisqu'elle
assurait oOO francs par titre aux porteurs de la dette, alors que ces
titres, avant notre entrée en Tunisie, valaient 250 francs et étaient
descendus à 160 francs. Quand on aurait appliqué le programme
des travaux promis en 1881 par la circulaire de M. Barthélémy
Saint-Hilaire, la Réjjçence se trouverait, d'après l'orateur, enétatd'in-
solvabililé, et la Banque tunisienne à créer ferait appel à la garantie
de la France. M. Cambon donna des détails 1res précis sur les
réductions opérées par le conseil de gouvernement sur les dépenses
tunisiennes, ramenées de 7 084000 francs à 3 420 000 francs. II
établit ({u'en rejetant la garantie par la France de la dette tuni-
sienne, on ferait les affaires des créanciers, car la garantie pourrait
seule permettre la conversion de la dette et réaliser une économie
de 1 oOOOOO francs à 2 millions, suivant le taux adopté. Par suite,
deviendraient possibles les dégrèvements et les réformes économi-
ques qui rendraient au pays sa prospérité. Enfin, tout donnait à
penser que la garantie de la France serait purement nominale,
puisque l'État tunisien, depuis l'occupation française, avait vu ses
ressources s'élever de 12 à 16 millions, et que le service de la dette
ne représenterait guère que 5 millions après la conversion. Puis,
M. Pelletan demanda comment les Chambres françaises pourraient
contrôler la nouvelle organisation financière qui allait s'iustaller
en Tunisie.
M. Jules Ferry fit la réponse suivante' :
Discours du 1 ' avril 1884.
M. Jules Y'EURY^ président du co)iseil, ministre des affaires
étrangères. — Messieurs, il n'est pas surprenant (]ue riionoi"able
M. Camille Pelletan et le Gouvernement ne professent pas. sur
le point particulier qui vient devons être soumis, identiquement
la même doctrine, carie point de vue du Gouvernement et
celui de l'honorable M. Pelletan diffèrent assez profondément.
L'honorable M. Pelletan est l'adversaire du protectorat; il est
le partisan de l'annexion, et assurément ce serait un moyen
sûr de la consommer, au vu et su de tout le monde, que de faire
du budget tunisien un budget annexe au budget français,
rattaché pour ordi^e, comme le budget de la Légion d'honneur,
comme le budget de l'Imprimerie nationale et beaucoup d'autres
budgets. Mais une pareille mesure, outre qu'elle excéderait
1. Séance de la Chambre du l" avril 1881. V. YOfficiel du 2.
4
i.Ks AiTAiiiKs timsii:\m:s. 101
(le lieaiir(iii[i l;i limitr ilfs piraiitirs ri At's ciiizai^riiirnls adiifls
du Goiivcrnciut'iit, IV'rail (lisparaUn' la l'oriiK' actuelle d'occu-
pation, à lariuelie nous louons parco (|iie nous la considérons
comme la plus économique, comme celle ipii impose au Gouver-
nenienl IVancais le moins de charges et de i-espoiisalulilés : la
forme du prolectoral.
Nous conserverons à la iM-aiice en 'runi>ie celle silualion de
protecîorat, de puissance proleclrice : elle a pour nous de 1res
grands avanlages; elle nous dispense d'inslaller dans ce pays
une administi'alion française, c'est-à-dire d'imposer au budget
français des charges considérables; elle nous permet de sui-
veiller de haut, de gouverner de haut, de ne pas assumer,
malgré nous, la responsabilité de tous les détails de l'adminis-
tration, de tous les petits faits, de tous les petits froissements
que peut amener le contact de deux civilisations dilTéientes.
C'est, à nos yeux, une transition nécessaire, utile, qui sauve-
garde la dignité du vaincu, chose qui n'est pas indifférente en
pays musulman, chose qui a une grande importance en terre
arabe. Oui, messieurs, sauvegarder la dignité du vaincu, c'est
assurer la sécurité de la possession.
Le protectorat n'aurait pour lui que cette considération, que
cette supériorité sur l'annexion, que nous tiendrions au protec-
torat. Mais, je le répète, il est évident que le protectorat est
beaucoup plus économique, et que la Tunisie, — comme vous
l'exposait tout à l'heure, dans son discours si complet, si lucide
et si autorisé, M. le commissaire du gouvernement, — que la
Tunisie, en dehors des sommes nécessaires à l'entretien du
corps d'occupation, peut être aujourd'hui gérée sans coûter un
sou au Trésor français, tandis que, si vous la transformiez en un
département algérien, vous sauriez, messieurs, ce que vous
auriez ;'i payer !
Nous tenons au protectorat, nous voulons le maintenir; nous
croyons que c'est l'intérêt du pays, la volonté de la Chambre.
Mais, pour maintenir le protectorat, gardez-vous d'excéder la
mesure des engagements contenus dans la convention qui vous
est aujourd'hui soumise. Ces engagements portent uniquement
sur la garantie d'une dette dont le chitïre figure dans Tarticle 1"
de la convention. Quant au second paragraphe de l'article 2.
dont on me demande l'explication, je la fournirai très catégo-
102 DISCOUnS DE JULES FERRV.
riqiie et, je l'espère aussi, très claire. Cet article a été inscrit
pour interdire au bey de Tunis toute faculté d'emprunter.
M. LE COMTE DE Douville-Maillefeu. — C'esl uii conseil judiciaire !
M. LE Président du conseil. — Ne faites donc pas
apparaître de nouveau devant les yeux de la Chambre le
fantôme des vieux abus, des concessions de domaines, de foi-èts,
et de je ne sais quelle autonomie, tout à fait extraordinaire, qui
serait laissée au bey de Tunis uniquement pour engager les
ressources de la Régence. La pensée de la convention et des
deux parties qui l'ont souscrite, est très claire. L'article a pour
objet de faire savoir à tous que le bey de Tunis ne peut plus
contracter un emprunt valable vis-à-vis de qui que ce soit, si
les désastres que prévoyait M. Camille Pelletan, ou des entre-
prises que Ton jugeait utiles, productives, fécondes pour la
Tunisie, bonnes pour la France, — entreprises que je ne
prévois pas, désastres qu'il ne faut pas non plus prévoir, —
venaient à se produire.
Le budget de la Tunisie, tel qu'il est constitué aujourd'hui,
n'est point exclusivement, ni même dans sa majeure partie,
subordonné aux accidents des saisons : il peut en être profon-
dément affecté, comme le budget de tous les pays agricoles,
mais il a d'autres ressources, et les désastres, l'anéantissement
complet de ses revenus même, dans une mauvaise année, ne
sont pas à prévoir. Mais prévoyons-les cependant ; mettons les
choses au pis ; si pareil accident arrivait, le Gouvernement
français viendrait directement à vous et vous dirait : « La Tunisie
a besoin d'une avance extraordinaire, nous vous demandons de
la lui accorder. »
Voilà ce que j'ai à dire sur la question des emprunts. Nous
ne voulons pas d'emprunts, nous n'en tolérons pas. Ayant pris
la place du gouvernement beylical, nous ne retomberons, sous
aucun prétexte, avec qui que ce soit, dans les fautes, dans la
voie funeste du passé ! nous ne concéderons pas les forêts : les
demandes de concessions abondent, — le gage est assez beau,
la richesse et l'avenir en brillent aux yeux des spéculateurs les
moins perspicaces, — nous ne donnerons pas le domaine
beylical ; le bey restera propriétaire des forêts : il ne sera fait,
je le répète, aucune concession du domaine beylical, à aucune
société financière, à aucun individu.
1
LKS AFFAIKKS TUNISIENNES. 103
M. JoirtNAi LT. — Trt's bien !
M. LE Présidkxt du conseil. — Maintfiiant, messieurs,
quelle sera, disait riionorable M. Pelletan, la pari (riiitervenlion
Ju Parlement dans cette administration financière de la Tunisie?
Sous quelle forme, par quel procédé la France sera-t-elle
informée de ce (|ui se passe là-bas? où sera sa garantie? Mes-
sieurs, cette garantie ne peut pas, — sans bouleverser l'état de
choses actuel, et sans faire entrer la Chambre dans une voie où
elle ne peut mettre le pied, où le Gouvernement vous prie de
ne pas mettre le pied, — consister dans un examen direct du
budget tunisien, par les Chambres fi'ançaises. {t'xclamatlons à
Vextrèmc-gauche et à droite.)
Voix adroite. — C'est Tabseuce de contrôle !
M. LE Président du conseil. — Non, c'est le contrôle
par voie médiate, par voie de responsabilité ministérielle !
{Nouvelles exclamations sur les mêmes bancs.)
M. Clemenceau. — Quelle singulière garantie !
Voix à droite. — Supprimez la commission du budget alors!
M. LE Provost de Lainay. — Le fait accompli, la carte forcée !
c'est toujours la même politique !
M. LE Président du conseil. — Le Gouvernement français
administre la Tunisie sous la responsabilité non seulement du
ministre des affaires étrangères et du ministre des finances,
mais sous la responsabiUté collective de tous les ministres, du
conseiltout entier: voilà la garantie du Parlement. [Interruptions
à. l' extrême-gauche et à droite.)
M. LE r.OMTi- DE Dolville-Maillefeu. — Quand ils sont par terre?
M. Larocue-Joibert. — Cela n'existe plus !
M. le Président. — Monsieur Laroche-.Ioubert, veuillez garder le
silence !
M. LE Président du conseil. — Je ne réponds pas à ces
interruptions, qui sont tout simplement blessantes pour la
majorité de la Chambre... {Nouvelles interruptions à droite),
car elles tendraient à faire croire que la majorité n'exerce pas
sur les actes du pouvoir exécutif un contrôle suffisamment
vigilant. {Bruit à droite.)
M. Laroche-Joibert. — Je demande la parole.
M. LE Président du conseil. — Voilà la garantie. Et comme
104 DISCOURS DE JULES FERRY.
ces choses ne se passent pas à des distances inaccessibles,
comme la publicité la plus éclatante éclaire ce qui se fait en
Tunisie, et prétend même éclairer parfois ce qui ne s'y fait pas,
comme il n'y a pas à craindre que la vigilance de la presse
s'endorme sur les affaires de la Tunisie, vous pourrez à tous
moments, à toute heure de votre session, interpeller le Gouver-
nement sur un acte quelconque du protectorat. Je ne vois pas,
quant à moi, d'autre façon de combiner le protectorat avec le
contrôle des Chambres : c'est la responsabilité ministérielle qui
est l'intermédiaire... [Interruptions à V extrême-gauche et à
droile)ei qui peut être mise en jeu sur tous les actes, grands et
petits, qui se passent dans la Régence.
M. Camille I'elletan. — Je demande Ja parole.
M. LE Président du conseil. — Si vous voulez un autre
système, il n'y a plus alors qu'à prendre à votre charge toute
l'administration de la Régence , prononcer l'annexion et
faire de ce budget tunisien une annexe du budget français;
mais cette solution n'est pas celle de la Chambre, elle n'est pas
celle du traité et ne sera pas de longtemps celle de notre pays.
{Très bien! très bien!) à gauche et au centre. — La clôture!)
M. Camille Pelletan, — .l'ai demandé la parole, monsieur le
Président.
M. le Président. — M. Laroche-Joubert l'avait demandée avant
vous.
M. Laroche-Joibert. — Je l'ai demandée pour un fait personnel,
monsieur le Président.
M. le Président. — La parole est alors à M. Camille Pelletan.
M. le Président du conseil. — Permettez-moi d'ajouter
un mot que j'avais l'intention de dire en terminant.
M. Camille Pelletan. — Parfaitement.
M. LE Président du conseil. — J'ai oublié de dire h. la
Chambre que le Gouvernement adressei-a chaque année au
Président de la République un rapport détaillé sur les opéra-
tions financières de la Régence, sur l'action et sur le dévelop-
pement du protectorat. Voilà sous quelle forme tangible,
palpable, la forme d'un document parlementaire, la Chambre
se trouvera renseignée sur les actes du protectorat. [Très bien!
très bien ! à gauche et au centre.)
I.KS AFFAIUKS TLMSIKNNES. 105
A la suite de ces explications, (jui furent complétées par
M. Tirard, ministie des finances, la ("lianilne vota l'urgence du
projet de loi par 249 voix contre 223.
Discours du 3 avril 1884.
Le 3 avril' la discussion continua. M. Delafosse réclama des
éclaircissements sur les négociations entamées par le Gouvernement
avec l'Angleterre et l'Italie en vue de la suppression des capiiula-
tions. Il prétendit que le protocole du 25 janvier 1884, négocié
entre l'Italie et la France et déterminant les conditions auxquelles
le gouvernement italien renonçait au bénéfice de la juridiction
consulaire, avait pour conséquence de soustraire les criminels de
nationalité italienne aux dispositions de notre Code pénal.
-M. .Iules Ferry répondit ainsi qu'il suit à M. Delafosse :
M. Jl'LES Fekry, président du conseil, 7ninisl)'e des affaires
étrangères. — Messieurs, il y avait dans la régence de Tunis
deux obstacles aux réformes nécessaires. Le premier résultait
des capitulations; non pas de l'ensemble de ces conventions
anciennes, parfois surannées, en tous cas très diverses, qui se
rangent, en pays d'Orient, sous le nom générique de capitu-
lations, mais de celte partie des capitulations qui constituait,
au profit des colonies étrangères, autant de juridictions
consulaires distinctes qu'il existait de nationalités établies.
Tel était le premier obstacle.
Il y en avait un second : un obstacle financier.
Le règlement de la dette tunisienne, conclu en forme de
traité international, a eu pour résultat l'établisseiuent d'une
commission financière dont on vous a fait amplement connaître
les attributions, les privilèges, le fonctionnement énergique et
la véritable prépotence dans toutes les aiïaires de la Régence.
Lorsque le Gouvernement, usant des pouvoirs que vous lui
avez conférés en approuvant la convention, aura garanti Topé-
ration de conversion, qui fera de la dette actuelle une véritable
novation, la Régence sera alTranchie de la domination de la
commission financière ; l'obstacle financier international aura
disparu, et le gouvernement beylical, ainsi que la France qui
le protège, redeviendront les maîtres absolus de l'assiette de
1. V. l'Officiel du 1 avril 1S81.
106 DISCOURS DE JULES FERRY.
l'impôt, de l'établissement de nouvelles taxes, de la réforme
des anciennes.
Mais il ne suffisait pas, pour réorganiser financièrement et
administrativement la Régence, de faire disparaître la commis-
sion financière, car sa disparition aurait été plutôt un embarras
qu'un secours, si les juridictions consulaires avaient pu être
maintenues. C'est doncà faire disparaître les juridictions consu-
laires que nous nous sommes appliqués tout d'abord. Tel a été
le résultat d'une campagne diplomatique qu'on a eu raison de
qualifier de laborieuse, car elle a duré près d'une année ; mais
qui a été une campagne diplomatique beureuse, j'aime à le
dire à cette tribune, au gi'and bénéfice de la bonne barmonie
et des relations amicales de notre pays avec les autres nations,
qui ont, comme nous, des intérêts positifs dans la Régence
{Très bien! très bien! à gauche et au centre.) L'erreur du
raisonnement de l'honorable M. Delafosse vient de ce qu'il
s'est servi du mot de capitulations sans le définir.
Dans ce mot de capitulations il entre des conventions anciennes
et de vieux usages, des immunités traditionnelles; il y entre
aussi des traités de date récente. Quant aux immunités tradi-
tionnelles qui constituent le plus grand nombre des clauses
dites capitulations dans les pays d'Orient, nous ne demandons
pas qu'on les abolisse : nous n'y avons aucun intérêt. Ce sont ces
clauses qui obligent les gouvernements orientaux à respecter le
droit établi par elles en faveur des Européens de s'établir, de
commercer, de voyager, de réclamer la protection de leurs
gouvernements ; et ces engagements ont été contractés par les
gouvernements musulmans, il y a plus de trois siècles, envers
la France d'abord, et bientôt étendus à toutes les puissances
chrétiennes. Voilà, pour ainsi dire, le gros des capitulations ;
c'est le droit commun des nations européennes, et nous n'avons
aucun motif, aucune tentation de toucher à ces indiscutables
garanties.
M. Jules Delafosse. — Mais, à côté de cela, il y a dans les
capitulations des immunités financières.
M. LE Président du conseil. — Il n'y a pas d'immunités
financières. Permettez-moi de m'expliquer jusqu'au bout. Nous
ne touchons pas, dis-je, à cette partie des capitulations; mais
»
LKS AU AlliKS TIMSIK.N.NKS. 107
je ne puis pas ne pas vous faire ol)st.'rver qu'elle tombe d'elle-
mème par rtMablissemenl d'un réjiimo civilisé, libéral, (|iii
s'installe sous la forme du inolectorat dans la Régence.
Mais les capitulations sont aussi des traités de commerce.
Il n'est pas douli-nx. — et je ne suis pas tenté de m'élever
contre l'évidence, — il n'est pas douteux que le réjzime du
protectorat implique le respect des conventions douanières et
des traités de commerce qui ont limité, par exemple, à S p. 100
les droits à l'importation dans la Régence. C'est assurément là
le côté faible du protectorat; mais permettez-moi de vous faire
observer que, si le protectorat liérite de conventions antérieures,
ces conventions ne sont point immuables, qu'elles renferment
des clauses de dénonciation, qu'elles prévoient elles-mêmes
qu'on pourra les réformer.
Eh bien, au nom du gouverneuient que nous protégeons,
nous nous efforcerons d'engager et de faire réussir des négo-
ciations tendant à améliorer, au point de vue franrais, le régime
douanier delà Régence, et nous aurons, pour atteindre ce but,
tous les moyens dont dispose un Gouvernement ([ui jouit de
(pielque crédit auprès des gouvernements amis ou voisins.
Enfin, messieurs, les capitulations comprennent encore, et par-
dessus tout, le droit de juridiction, l'organisation et la recon-
naissance des tribunaux consulaires, et vous comprenez bien
de suite que c'est là le nœud de la question ; que c'est la base
même, la véritable, l'uniiiue sanction des ingérences étran-
gères dans la Régence. Qui détient le droit de justice, détient le
pouvoir : c'est aux tribunaux que tout vient aboutir, non seu-
lement les procès de l'ordre correctionnel ou criminel, mais
toutes les poursuites qui assurent le recouvrement des impôts,
toutes les sentences de tous ordres, en matière linancière
comme en matière civile ou en matière pénale.
Quel est l'effet des négociations que nous sommes parvenus
à faire aboutir? Quelle sera, par exemple, la conséquence de
l'acceptation parles Chambres italiennes du protocole dont on
vous citait tout à l'heure deux articles sur lesquelsje reviendrai?
Ce sera de faire disparaître le tribunal italien, comme tous les
tribunaux consulaii-es étrangers, et de transférer, d'une manière
expresse, par un acte international, les droits de juridiction
qui appartenaient à l'Allemagne, à l'Italie, à l'Angleterre, à
108 DISCOURS DE JULES FERRY.
l'Espagne et à cinq ou six aulres puissances, aux tribunaux
établis parla France dans la Régence. N'est-ce pas, messieurs,
sous une forme qui n'est ni bruyante, ni tapageuse, — moins
bi-illanle, sans cloute, moins rapide, mais plus sûre, — le
résultat même que l'on eût pu atteindre par un acte de force
et d'autorité, notilîant à l'Euiope que la France, de son
autorité privée, de par son propre droit, abolissait les
capitulations ?
Nous avons préféré cette marcbe, plus modeste, si vous
voulez, mais plus efficace, plus conforme aux bons rapports
que le Gouvernement de la République française tient h conser-
ver avec toutes les puissances européennes. Nous avons mieux
aimé faire œuvre de diplomatie que d'autorité. [Très bien! très
bien!) R n'y aura donc plus désormais, en Tunisie, pour les
étrangers, d'autre tribunal que le tribunal français, et c'est à ce
tril)unal qu'aboutiront toutes les questions de l'ordre civil ou
linancier, et, j'y insiste encore, toutes celles qui sont relatives
à la perception des impôts. [Très bien ! très bien ! au centre.)
C'est ce que dit, en termes très nets, à mon sens, un peu
réservés dans la forme, mais absolument clairs et limpides
dans le fond, le paragraphe 2 du protocole que nous avons
signé avec le gouvernement italien.
Voici d'aboi-d le paragraphe premier :
« Le gouvernement du roi consent, avec réserve bien entendu
de l'approbation parlementaire, à suspendre en Tunisie l'exer-
cice de la juridiction des tribunaux consulaires italiens. I.a juri-
diction exercée par ces tribunaux sera transférée aux tribunaux
récemment institués en Tunisie, dont S. A. le bey a, par un
décret du 5 mai 1883, étendu la compétence aux nationaux des
États qui consentiraient à faire cesser de fonctionner leur
propres tribunaux consulaires dans la Régence. «
Ce sont les tribunaux français que vous avez établis, mes-
sieurs, et auxquels le bey a conféré, comme le rappelle l'article
premier du protocole, par un décret du 5 mai J883, la compé-
tence sur tous les nationaux des États qui consentiraient à
mettre fin au fonctionnement de leui's propres tribunaux en
Tunisie.
« § 2. — Sauf cette dérogation au régime actuel, ii est
expressément convenu que toutes les autres immunités, avan-
I
LKs AiiAïUKs ïimsii;\m:s. IO'J
tagcs et garanties assurés par les lapiliilalions, Ips usages et
les traités, restent en vigueur.
« Le maintien de ces immunités et garaiilirs est iiilégial
envers les personnes et résidences consulaires. »
Assurément, il ne pouvait pas entrer dans notre espiil, du
moment que nous préférions — et nous continuons de iii'éférer
avec vous — le régime du pi'olectoi-at au régime de l'annexion,
il ne pouvait entrer dans notre esprit de faire disparaître les
représentations étrangères auprès du gouvernement du bey.
Le gouvernement du l)ey est un gouvernement protégé, mais
auprès duquel continuent d'être accrédités des consuls ou
chargés d'affaires des nations éti-angères.
« Le maintien de ces immunités et garanties est intégral
envers les personnes et résidences consulaires; il doit, envers
les particuliers, n'être assujetti qu'aux l'esliiclions absolument
nécessaires pour l'exécution en Tunisie des sentences que les
nouveaux tribunaux rendront d'aiirèsla loi. »
Messieurs, je dis que tout est là et que ce texte me suffit.
Notre droit de juridiction est reconnu par cet acte solennel,
par cette convention internationale qui deviendra avant peu,
nous n'en doutons pas, une loi du gouvernement italien; et non
seulement le droit de juridiction, mais, avec le droit de rendre
des sentences, tous les droits nécessaires pour en assurer la
pleine et entière exécution. Je dis que c'est là toute la justice,
et ce qu'il y a de plus substantiel dans la souveraineté. {7rès
bien! 1res bien !)
Messieurs, l'honorable M. Delafosse a critiqué dans ce pro-
tocole l'article 9, qui est relatif à l'application de la peine
capitale aux sujets italiens. Oui, je n'hésite pas à le dire, c'est
là une concession toute gracieuse, de notre part, aux scrupules
législatifs, aux doctrines pénales dont s'inspirent les détenteurs
actuels du pouvoir en Italie. Le gouvernement italien, en elïet,
bien qu'il n'ait pas aboli d'une manière positive, en général, la
peine de mort, tend résolument à cette abolition.
M. Camille Pelletan. — Et il a raison.
M. LE Président du conseil. — Nous lui avons promis de
nous placer au même point de vue... [Interruptions sur divers
bancs.)
Vous dites que c'est une conct^sion humiliante...
110 DISCOURS UE JULES FEIIKY.
A gauche. — Mais non ! pas du tout !
M. LE Président du conseil. — L'honorable M. Delafosse
a dit que c'était une concession humiliante»
M. Jii.ES Delafosse. — Non. J'ai dit que c'était une inégalité de
traitement entre les sujets italiens et nos nationaux.
M. LE PRÉsiDEiVT DU CONSEIL. — Vous potivez (lii^e que
c'est une concession ultra-humanitaire, mais je ne saurais
accepter le qualificatif de « concession humiliante ».
M. Jules Delafosse. — Je demande la parole.
M. LE Président du conseil. — C'est une concession que
nous avons faite volontairement et gracieusement à l'Italie ;
et, d'ailleurs, c'est à dessein que nous avons cherché à intro-
duire dans ce protocole toutes les concessions qui pouvaient
lui donner satisfaction : car nous mettons à haut prix l'amitié
de cette grande nation, et nous avons salué avec bonheur, dans
la conclusion de cette convention, négociée par l'illustre
M. 'i^lawcim... {Inteiruplions à droite), et approuvée par l'opi-
nion italienne, applaudie par toute la presse de la péninsule,
nous y avons vu et salué, comme cette presse elle-même, une
nouvelle et heureuse consécration de cette vieille confrater-
nité d'armes et de civilisation qui est le profond et indes-
tructible ciment de l'amitié des deux grands peuples. [Vifs
applaudissements sur tous les bancs au centre et à gauche.)
Voilà pourquoi nous avons fait la concession qu'on nous
reproche. Je ne la désavoue pas : je m'en honore devant la
Chambre, et je constate que vos applaudissements la ralilienl.
[Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)
Voilà pour ce qui touche l'Italie.
Quant à l'Allemagne, une loi du 27 juillet 1883 a autorisé le
Gouvernement à fermer le tribunal et à abolir la juridiction du
consul d'Allemagne en Tunisie; et une ordonnance du 21 jan-
vier 1884 a déclaré, en conséquence, que <* les pouvoirs judi-
ciaires du consul allemand cesseraient de s'exercer à partir du
1" février 1884, les sujets et protégés allemands passant, dés
lors, à partir de cette date, sous la juridiction des tribunaux
français de la Régence ».
L'Allemagne, dans toute cette affaire, je tiens à le dire, a été
la première à se résoudre, la plus empressée à se prêter au
I
LKS AI'K.MHKS Tl.MSIKNNKS. 111
vuMi (le la Franco. Oiiaiit à la Graiulo-Brolagne, riioiifiralilc
M. Delal'osst' dit qu'il m* sait pas (jucllt' est sa silualioii vis-à-
vis de nous dans celto alTaiiv. Kllc est dos plus sini|tl('s. dos
plus claii'oniont ol dos plus sùioiuoni rôulôcs. Un (»rdi'e on
conseil, du 31 décembre 1883, a l'oruiô If Irihuiial consulaire de
S. M. brilannique, tribunal qui n'est pas seulement, vous le
savez, messieurs, une juridiction à l'usage du petit nombro
d'Anglais qui résidont dans la Régence, mais qui s'étend sur
ces nombreux Maltais qui jouissaient des immunités et des
privilèges accordés aux protégés britanniques on Tunisie.
Le tribunal anglais, je le répète, a été fermé à partir du
1" janvier 1884, et il lui a été simplement prescrit de se borner
à vider son rôle.
L'exemple de ces deux grandes puissances a été, immédiate-
ment ou concomitamment, suivi par toutes les autres. Si la
question n'est pas encore réglée avec l'Autriche-Hongrie, c'est
que cette puissance a deux parlements ; mais l'un deux a déjà
voté la loi qui autorise le gouvernement austro-liongrois à
fermer son tribunal consulaire en Tunisie. Enfin, à la suite des
puissances les plus intéressées, sont venues la Belgique, le
Danemark, l'Espagne, la Grèce, la Suède, les États-Unis, le
Portugal, la Russie, qui toutes ont renoncé à leurs privilèges
et juridictions, en proclamant à l'envi que, du moment qu'il y
a une justice française instituée dans la Régence, leurs natio-
naux sont assurés de trouver en elle plus de garanties d'impar-
tialité et d'indépendance que dans toute autre juridiction.
( Vifs applaudissements.)
L'article unique du projet portant approbation de la convention
conclue avec le liey, fut voté par319 voix contre 161 ; mais .M. I^ellelan
avaitproposéune disposition additionnelle, destinée à soumettre tous
les ans au l'arlemeut le projet du InidgeL tunisien ; et M. Desson de
Saint-Aignan, de concert avec le même M. Pelletan, soumettait à la
Chambre un autre article, portant que l'autoiisation de contracter
un emprunt ne pourrait être accordée au bey que par une loi. La
commission n'acceptait que ce dernier texte.
M. Jules Ferry expliqua en ces termes les raisons qui ne lui
permettaient pas d'accueillir la proposition de M. Pelletan :
M. LE Président du conseil. — Je demande à la Chambre
la permission de lui dire, en peu de mots, quels sont, entre les
différents amendements ou articles additionnels dont elle est
112 DISCOURS DE JULES FERRY.
saisie, ceux que le Gouvernement accepte, ainsi que les raisons,
très simples d'ailleurs, pour lesquelles il ne fait pas d'opposition
à ces amendements. Je dirai aussi pourquoi le Gouvernement
croit devoir en repousser un autre.
L'amendement que le Gouvernement repousse est celui de
M. Camille Pelletan : cet amendement a, à nos yeux, le tort
grave, malgré toutes les précautions de forme dont il s'entoure,
de faire du budget de la Tunisie un budget annexe du budget
français. Ce n'est plus le protectorat : c'est l'annexion, c'est le
contraire de ce que nous voulons, c'est le contraire de ce que la
Chambre a entendu faire. Quantaux deux autres amendements,
il en est un sur lequel aucune diftîculté ne peut s'élever : c'est
celui de M. Floquet. M. Floquet a repris, presque dans les
mêmes termes, l'article 4 du projet de la commission.
M. Charles Floquet. — Cet article avait été supprimé!
M. LE Présidext du coxseil. — J'avais moi-même été au-
devant de cette reprise de l'article, en m'engageant à soumettre
annuellement au Président de la République un rapport, qui
sera distribué aux Chambres dans la forme ordinaire, sur
l'action du protectorat dans la Régence et la situation financière
de l'État protégé.
Quant à l'amendement de M. Desson de Saint-Aignan, je
répète ce que j'ai indiqué avant-hier cà cette tribune : quand
nous avons inscrit dans la convention l'article qui interdit pour
l'avenir au bey tout emprunt, sans autorisation du gouverne-
ment français, notre pensée, notre intention, comme l'intention
du bey, était de mettre pour toujours un terme aux emprunts
directs du gouvernement tunisien; et j'ajoutais que, lorsque la
Régence aurait besoin d'avances, le Gouvernement français
viendrait les demander aux Chambres; c'est-à-dire que nous
avions renoncé aux deux ou trois articles que la commis-
sion avait acceptés et qui ouvraient au bey un compte d'avances.
Nous y avions renoncé précisément par respect pour la préro-
gative parlementaire, estimant que, au lieu de vous demander,
en bloc et dès à présent, l'autorisation de prêter au bey une
somme qui peut s'élever à lu milUons, puisqu'il s'agissait de
2 millions 500000 francs pendant quatre ans, il était beaucoup
plus respectueux de la prérogative parlementaire de venir vous
demander annuellement lasomme qui pourra devenir nécessaire.
I
LKS AlFAIliKS TLMSIKN.NbiS. U3
M. Li: DIT, DE Felthe. — C'est la luèiiiu chose.
M. Camille Pellet.w. — On attendra que la di'-pens<' soit
engagée.
M. LE Président du conseil. — Il est bien .singulier qu'au
moment où le Gouvernement donne la preuve de son respect
profond de la prérogative parlementaire, du désir qu'il a de
mettre la Chambre au courant des alïaires de la Tunisie et de
partager avec elle la responsabilité, il est étrange qu'à ce
moment même, l'on vienne dire que le Gouvernement cherche
à augmenter ses propres privilèges. C'est une accusation tout à
fait injuste. J'estime, messieurs, que le bey ne doit plus faire
d'empi'unl : si la Régence a des besoins, le véritable banquier
de la Régence, c'est le Gouvernement français. [Mouvements
divers.)
C'est pour cela que nous avons inséré dans la convention
l'article 2 : c'est la clôture de l'ère des emprunts.
On nous a demandé ce que nous entendions par cette for-
mule : « Sans l'autorisation du Gouvernement français. » Il est
évident, quelle que fût l'inleiition des parties, que le texte de
l'art. 2 n'exclut pas et semble même prévoir, sous la condition
d'une autorisation préalable du Gouvernement français, les
emprunts faits par le bey.
Eh bien! si une pareille éventualité se réalisait, nous admet-
tons parfaitement, comme le demande l'honorable M, de Saint-
Aignau, qu'en ce qui concerne l'autorisation d'emprunter, le
ministre des finances ne pourra la donner que s'il est lui-
même autorisé par le Parlement. Il me semble, messieurs,
qu'on ne peut pas offrir plus de garanties, et montrer un plus
grand respect pour les droits de la Chambre {7'rès bien! très
bien ! au cent7'e et à gauche).
Sur l'insistance de M. Pellelan, qui voulait savoir ce que serait
l'établissement financier destiné à faire des avances au Trésor
tunisien, M. Jules Ferry remonta à la tribune et s'exprima ainsi :
yi. LE Président du conseil. — Messieurs, je ne monte
pas à la tribune pour continuer avec M. Pelletan une discussion
dans laquelle les arguments me paraissent suffisamment connus :
je veux simplement répondre à la question qu'il a posée. Il
s'agit de la fameuse banque, de cette banque, ouixlie dans les
J . Ferry, Discours. V. 8
lu DISCOUliS bE JULES FERRY.
ténèbres, qui apparaît à certains de nos collègues comme une
sorte de machine infernale.
M. LE BARON DES RoTOURS. — iNoiis savons ce que rapportent ces
banques.
M. LE l'RiisiDEisT. — Messieurs, il vient d'être posé une question
1res simple : permettez qu'on y réponde.
M. LE Présidext du conseil. — Je suis étonné, messieurs,
qu'on soit parvenu à donner un caractère si ténébreux à des
conversations, à des négociations, à des projets qui se sont
étales devant la commission du budget tout entière, et devant la
commission chargée d'examiner le projet de loi dont vous venez
de voter l'article 1". C'est, en etïet, messieurs, au grand jour
de la commission du budget et delà commission spéciale, que le
Gouvernement a exposé, non pas des vues arrêtées, mais les
projets qui lui semblaient pouvoir être substitués avec avantage
aux premières propositions dont la minorité de la commission
du budget ne s'était pas déclarée satisfaite.
En tout ceci, est-ce du Gouvernement qu'est venue la pre-
mière pensée? Non, c'est la commission du budget, qui a fait
observer, fort judicieusement d'ailleurs, au Gouvernement, qu'on
pourrait peut-être trouver un moyen autre que cette ouverture
de crédit en bloc, donnant au Gouveineraent le pouvoir, dès à
présent et sans aucun contrôle direct, d'engager les finances
de l'État pour une somme qui pouvait atteindre dix millions.
On nous a dit : « Au lieu de ce système, qui pouvait soulever
beaucoup d'objections, ne pourriez-vous trouver autre chose ? »
On a posé cette question à M. le ministre des finances, quand il
a été appelé pour la seconde fois devant la commission. M. le
ministre des linances a répondu qu'il réfléchirait, qu'il cherche-
rait le moyen désiré. Tel est renchaînement d'idées très simple
que je viens révéler aux personnes qui croient avoir découvert,
comme on dit en style de mélodrame, « un cadavre » dans
cette alïaire. [Rires et mouvements divers.)
Plusieurs membres à V exlrême-gauche . — Ou n'a pas parlé de
cadavre !
M. Charles Floqiet. — Un cadavre récalcitrant!
Un membre à droite. — Un cadavre doré !
M. LE Président du conseil. — Nous nous sommes alois
rappelés qu'il y a déjà deux ans, une institution de banque
I.i:S AFl-AlUKS Tl.MSlK.N.NKS. 115
(les plus honorables, donl les slaluls ont été approuvés [uir une
loi, la Banque d'Algérie, avait demandé qu'on étendît à la
Tunisie son privilège d'émission.
Nous nous sommes dit : Si la Banque d'Algérie peut être
autorisée à étendre sa faculté d'émission à la Tunisie — chose
(|ui paraît tout à fait naturelle, solulion qui se présente la
pi'emière à l'esprit — si ce privilège lui est concédé, on pour-
rait peut-être, en l'elour, comme on a fait vis-à-vis de la Banque
de France, obtenir qu'elle fît des avances au bey de Tunis.
[Murmures à Vcxlrème-gauche.) Il n'y a rien là, ce me semble,
qui puisse motiver le moins du monde l'indignation de
M. Camille Pelletan.
M. Camille Pelletan. — Je n'ai pas dit que j'étais indigné.
M. LE Président du conseil. — A côté de cette Banque
d'Algérie, une autre institution, le Comptoir d'escompte, une
des belles créations linancières de la République de 1848, qui
n'a pas cessé de rendre à notre commerce colonial les plus
signalés services, qui a fondé en Indo-Chine et pour l'Indo-
Chine une petite banque d'émission qui est de la plus grande
utilité pour notre commerce dans nos possessions de la
Cochinchine, et même dans l'Annam, s'est offerte à nous pour
faire profiter des mêmes bienfaits la Régence et le gouvernement
du bey. [Bruit à V extrême-gauche .)
Messieurs, je parle à des hommes d'affaires, et j'imagine qu'il
ne se trouvera personne ici, connaissant les afïaires, pour dire
que la Tunisie doit être indéfiniment privée des avantages que
la banque de l'Indo-Chine a apportés à notre colonie de Saigon
et aux Français qui font le commerce dans ce pays !
M. Peytral. — Ce sont des pays français !
M. LE Président du conseil. — J'imagine que la Tunisie...
M. Peytral. — Quand vous aurez fait l'annexion, la Tunisie sera
un pays français. [Bruit au centre et à gauche.)
M. le Président du conseil. — Messieurs, nous ne pou-
vons pas toujours revenir sur les mêmes considérations; je fais
ici l'historique d'une petite question très simple que l'esprit de
parti a cherché à grossir et à travestir. Ce sera un bienfait pour
la Tunisie d'avoir une banque d'émission, parce que le com-
merce qui se fait dans ce pays est rendu plus difficile par les
116 DISCOURS DE JULES FERRY.
lluctuations, fréquentes et parfois énormes, que le change subit
dans ce pays.
Le premier effet de cette banque d'émission serait de régle-
menter, puis d'abaisser notablement le taux de l'intérêt. Quand
même elle ne serait pas établie cette année même, quand on en
ajournerait la création, il faudra toujours, messieurs, y venir
un jour; et, ce jour-là, il .sera tout naturel de dire à l'institution
de crédit, qui sollicite cette mission : '«Vous vous chargerez en
même temps de la trésorerie de la Régence ; vous ferez au
gouvernement tunisien ces petites avances quotidiennes dont
tout gouvernement a besoin, surtout les gouvernements primi-
tifs, orientaux, chez lesquels l'assiette de l'impôt est si impar-
faite, leur recouvrement si pénible, et qui ont surtout besoin
qu'on leur fasse, non pas des avances à titre d'emprunt, mais
des avances à court terme, pour faciliter le service de leur
trésorerie. Cela est clair comme le jour, messieurs. {Très bien!
très bien! an centre et à gauche.)
M. Vernhes. — Voulez-vous me permettre une observation"?
M. LE Président. — Laissez parler, monsieur Vernhes ; vous
n'avez pas la parole.
M. Vernhes. — Je demande à M. le président du conseil la per-
mission de présenter une simple observation ? j^
M. LE Président du conseil. — Je vous prie de me laisser
continuer; vous me répondrez quand j'aurai terminé, si vous
le voulez.
M. Vernhes. — Je demanderai pourquoi, sous l'Empire, on n'a
pas autorisé M. Emile i'ereire à établir la Banque de Savoie, en
concurrence avec la Banque de France ?
M. LE Président. — Veuillez garderie silence, monsieur Vernhes;
je ne vous donne pas la parole.
M. Vernhes. — Toute la question est là : répondez-moi !
M. LE PiiÉsiDENT DU CONSEIL. — Il n'v a aucuu rapport
entre celte question et celle dont nous nous occupons en
ce moment.
A droite. — Il n'y a aucun rapport,
M. TiRARD, minisire des finances. — C'est une loi qui a concédé à
la Banque de France le privilège d'établir une Banque de Savoie.
M. le Président. — Messieurs, ne mêlons pas les questions, je
vous prie, et achevons d'abord cette discussion.
M. LE Président du conseil. — Je crois, messieurs, que je
i
I
I.KS AFFAIliKS TLMSIK.N.NKS. 117
vais, en elVel, pouvoir ItMniinei'crtle ilisciission [)arune déclara-
tion catégorique. Lorsque le Gouvernement aura jnis im parti
sur la question de savoir à quell(! iiislilulion de crédit sera
conllé It' privilège de l'émission en Tunisie, le Gouvernement
aura décidé de donner à un ou plusieurs établissements : soit
à la banque d'Algérie, soit au Comptoir d'escompte, soit atout
autre établissement, ce privilège de l'émission; il lui imposera,
en mémo temps, l'obligation de faire le service de trésorerie de
la Régence, et, comme il y aura là une opération qui lient un
peu de la natui'e de l'emprunt, qui pourrait rentrer, par consé-
quent, dans les termes de l'article additionnel que vous allez
voter, sur la proposition de M. Desson de Saint-Aignan, nous
ne cbicanerons pas, nous ne discuterons pas sur la question de
savoir si des avances de trésorerie constituent un véritable
emprunt; nous viendrons spontanément vous soumettre les
statuts de la nouvelle banque. {Très bien! très bien .')
Après ce dél)at, la Cliambre, par 229 voix contre 180, rejeta ranien-
dement de M. Peiletan, adopta l'article additionnel de M. Desson de
Saint-Aignan, accepté par le Gouvernement et la commission, et
vota ensuite l'ensemble de projet de loi.
Discussion au Sénat. — 8 avril 1884.
Au Sénat, le projet approbatif de la convention tunisienne,
qui avait été déposé le 4 avril, fut discuté dans la séance du 8'.
M. le duc de Broglie vint dix'e à la tribune qu'il ne faisait pas
d'opposition au traité franco-tunisien, niais il n'en développa pas
moins tous ses griefs contre l'extension de la domination française
en Tunisie, et tous ses regrets de voisiner avec les Turcs de Tripoli,
aux lieu et place des aimables tribus de la Kroumirie. H n'acceptait
la convention que dans un esprit de « rési^'nation et de tristesse », et
protestait contre l'annexion de la dette tunisienne à la dette
irançaise, annexion qui ratfermissait le crédil du bey dans la
mesure où son trùne était ébranlé. Il voyait enfin dans la banque à
créer dans la Régence une source de nouvelles dettes et de
nouveaux emprunts.
M. Jules Ferry lit la réponse suivante à M. le duc de Broglie :
M. Jules Ferry, président du conseil, ministre des affaires
étrangères. — Messieurs, j'éprouve quelque embarras à engager
1. Y. VOfficiel du 9 avril 1884.
118 DISCOURS DE JULES FEHRY.
avec l'honorable duc de Broglie, un débat contradictoire. Au
fond, il vote le projet; il le vote avec des épigrammes, mais il
le vote.
M. LE DUC DE Brogl[e. — En le regrettant.
M. LE Président du conseil. — Il n'attaque ni le fond
du projet, ni le but poursuivi. Bien au contraire, il se flatte et
se fait gloire d'avoir aperçu avant nous la nécessité de la dis-
position que nous soumettons aujourd'hui au Parlement; et il
nous donne, dans cette affaire, un peu lard, un concours si
complet qu'en vérité les réserves dont il l'entoure, les critiques
rétrospectives par lesquelles il cherche à nous le faire payer,
nous semblent légères à supporter. {Très bien! à gauche.)
L'honorable duc de Broglie occupe une situation trop élevée
dans son pays et parmi les hommes d'État de ce temps-ci, pour
jamais reconnaître avec bonne grâce à la tribune que ses pré-
visions n'ont pas toujours été justifiées, qu'il n'a pas toujours
vu ses prédictions confirmées par l'événement.
Je suis pourtant, moi, dans l'obligation de rappeler ici, puis-
qu'il m'en donne l'occasion, et puisqu'il cherche un débat
rétrospectif, je suis obligé de lui rappeler que ce qui se passe
aujourd'hui, il ne l'avait pas tout à fait prévu : car c'est un
dénouement heureux, prompt, je puis dire inespéré pour beau-
coup, que celui que reçoit aujourd'hui la question tunisienne.
Quand cette question est venue pour la première fois devant
les Chambres, sous le ministère que j'avais l'honneur de pré-
sider, quand elle y est revenue sous le ministère de M. Gam-
betta, ce n'était pas une opération militaire promptement
dénouée, une opération financière qui ne coûterait rien au
Trésor, une opération diplomatique devant aboutir à resserrer
les liens de cordialité qui assurent à la France sa place dans le
concert européen; non, ce n'était rien de tout cela qu'on entre-
voyait. Et l'on nous disait avec beaucoup d'amertume et d'assu-
rance : « Vous vous êtes engagés dans des difficultés militaires
dont vous ne triompherez pas, ou dont vous triompherez diffi-
cilement; vous serez obligés de laisser dans la Régence un
corps d'occupation considérable, et d'immobiliser une grande
armée; vous vous êtes engagés dans des difficultés financières
et diplomatiques dont il vous sera impossible de sortir. » Eh
^
LES AFlAlhKS TlMSlKN.NKS 119
l»ion, mossioiirs, nous somnit^s sm-lis «le toulcs cos (lifrinillés,
et c'osl pour lo constater, c'est pour inellie, à cAté du talileau
épigrammatique que l'honorable duc de Hroglie a placé sous
vos yeux, la simple, la modeste, la vraie rt^alilé. que je monte à
la trihuno.
Les dil'licultés militaires, messieurs, on en peut juger par
ces chitïres : l'année dernière, au mois d'avril, il y avait
35 000 liornuK^s dans la Régence, 3o000 hommes formant le
corps d'occupation, sans parler des 4 000 hommes des compa-
gnies mixtes; aujoui'd'inii, ce corps d'occupation est réduit à
12 000 hommes; il pourrait être réduit à un nombre inféi'ieur,
et il est permis d'entrevoir, dans un délai pi'ochain, ce résultat
que, tout à l'heure, l'honorable duc de Broglie ne craignait pas
de qualifier de chimérique, à savoir que le corps d'occupation,
ou. pour mieux dire, la garnison de Tunisie ne forme plus
qu'une section de la garnison d'Algérie, n'ajoutant rien à TefTort
qui nous est nécessaire pour conserver notre domination sur
la tei're d'Afrique. [Très bien! à gauche.)
J'ai donc le droit de dire que la difficulté militaire n'existe
plus. Quant à la difficulté financière, l'honorable duc de Bro-
glie rappelle la grande prévoyance qui a toujours été sienne
dans cette affaire, et il cherche — qu'il me permette de le lui
dire — à altérer quelque peu le caractère des déclarations qui
lui ont été opposées en différentes circonstances et par diffé-
rentes administrations. Il triomphe des protestations que le
Gouvernement a fait entendre, quand on lui disait que le traité
du Bardo impliquait et supposait le rachat de la dette. Mais,
messieurs, est-ce que ces gouvernements successifs n'étaient
pas, au moment où ils parlaient, dans la vérité absolue? Quand
nous avons soumis aux Chambres le traité du Bardo, est-ce que
ce traité obligeait, en quoi que ce soit, la France à garantir la
dette tunisienne? [Rumeurs à droite.)
M. BiTFF.T. — C'était la consé(|uence forcée du traité.
M. LE Présidext du conseil. — C'était la conséquence
que vous étiez libres de ne pas accepter; c'était la conséquence
qui ne s'est produite qu'à la suite d'un examen, d'une étude
d'où est sortie aujourd'hui pour tout le monde une évidence.
Mais quand, répondant à cette objection : « le traité du Bardo,
120 DISCOURS DE JULES FERRY.
c'est l'annexion de la dette, » nous vous disions : Il n'y a rien
de pareil dans le (raiti.^ du Bardo... {Inlei-ruplions à droite)
... ce traité ne vous oblii^eait, en effet, en aucune façon, à
garantir la dette tunisienne. Tout ce qu'a dit l'honorable duc
de Brogiie sur la logique inflexible, sur renchaînement de
cause à effet qui conduisait du traité du Bardo à la convention
aujourd'hui soumise au Sénat, tout cela, messieurs, n'est pas
un argument contre la thèse du Gouvernement : c'est, il me
semble, un très puissant argument en sa faveur... [Très bien!
c'est évident! à gauche) ... et si vous aviez alors entrevu que,
dans un temps donné, la France aurait un intérêt considérable
à garantir la dette tunisienne, vous avez vu clair, voilà tout.
Mais ce n'est pas précisément ce que vous disiez alors au Par-
lement, et ce n'est pas ce que vous entrevoyiez. Quand vous
disiez : « Vous serez obligés de racheter la dette tunisienne, »
vous entendiez évoquer et agiter devant les Chambres les périls
de cette affaire tunisienne. Ce n'était pas, dans votre pensée, la
prévision d'une affaire avantageuse ou d'une affaire qui ne coû-
terait rien au Trésor : c'était la prévision d'un désastre finan-
cier, d'un engagement ruineux pour la France. {Cest vrai! à
gauche.) Et c'est en cela que vos prévisions sont absolument
trompées par l'événement.
Messieurs, s'il est, en etfet, quelque chose d'évident en soi,
c'est que cette garantie de la dette tunisienne, que nous vous
demandons de voter, est absolument platonique : elle ne peut
pas devenir effective. Vous n'avez pas même cherché à démon-
trer le contraire; vous vous êtes borne à tirer argument, comme
on l'avait fait dans l'autre Chambre, de ce que vous appelez le
déficit nécessaire au budget tunisien. Il i-ésulterait, selon vous,
des exposés des motifs et des rapports qu'on a présentés au
Parlement l'année dernière, et sur lesquels la Chambre des
députés a statué il y a seulement quelques jours, il en résulte-
rait, dis-je, suivant vous, que le budget de la Tunisie est alTecté
d'un déficit chronique et fatal de 2 500 000 francs par an. Per-
sonne, messieurs, n'a jamais dit cela; personne ne l'a écrit,
parce que c'est absolument contraire à la vérité. Le budget
tunisien, si vous le laissez livré à ses propres forces et suivre
son cours naturel, est un budget en excédent...
A droite. — Eh bien, laissons-le!
LES AFFAIItKS TL MSIKNNES. 121
M. LE Président du conseil. — Laissoiis-lr, dilcs-voiis ;
mais, si nous y louchons, ce n'est pas pour faire la fortune du
Inultret tunisien : c'est pour l'avantafre et la sécurité du contri-
buable fiançais; si nous y touchons, c'est pour aUé.trei- les
charges de l'occupation, c'est pour préserver l'avenir de charges
plus lourdes; si nous y touchons, ce n'est pas, comme on l'a dit
très faussement dans l'autre (-hambre, pour remplacer le crédit
du bey insolvable par le crédit de la France, absolument sol-
vable, solvable au premier chef. Messieurs, le budget de la
Régence se tient par lui-même.
M. Lambert de Sai.nte-Croix. — Failcs ir.irantir notre dette par-
le bey de Tunis!
Un sénateur à (jauche. — On a déjà fait trente fois cette mauvaise
plaisanterie.
M. LE Président du conseil. — Savez-vous combien le bey a
payé, depuis qu'il existe dans ses états une commission finan-
cière, depuis 1871, depuis que son domaine et ses revenus sont
administrés par un syndicat de créanciers très vigilant et très
sévère? Il a payé une moyenne d'intérêt annuel de 4,73 p. 100,
sur une dette constituée ko p. 100 ; vous entendez bien, 4,73 !
Est-ce là être insolvable? Ce n'est donc pas l'intérêt du budget
de la Régence que nous avons en vue, c'est notre intérêt à
nous; et, si nous intervenons pour garantir la dette tunisienne,
ce n'est pas en faveur des créanciers, mais bien plutôt contre
eux, pour ainsi dire, et afin de les réduire d'un quartier. Oui,
nous voulons économiser un quartier sur la dette tunisienne.
Le but que nous voulons atteindre, au moyen de la garantie,
c'est une conversion et non pas un remboursement au pair :
une conversion qui réussisse aussi infailliblement, et avec aussi
peu de frais que la dernière. Nous ne procédons pas ainsi pour
la plus grande joie des créanciers du bey : car, en vérité, si
vous vouliez leur causer une entière satisfaction, vous n'auriez
qu'à repousser le projet qui vous est présenté, vous n'auriez
qu'à décider que la dette ne sera pas remboursée : vous verriez
alors le cours monter bien au-dessus du pair, et vous auriez été
ainsi les meilleurs amis des créanciers de la Régence. [Très
bien! à gauche.)
Voilà, messieurs, en définitive, le fond de ce que l'honorable
duc de Broghe appelle un calice, en vous invitant à faire comme
122 DISCOURS DE JULES FERRY.
lui, à le boire tout d'un trait. Eli bien, le calice, vous le voyez,
n'est pas si amei* : et, si, dans vos expériences politiques, vous
n'en avez jamais fait boire de plus amer à votre pays, vous
pouvez avoir la conscience tranquille. [Rires approhalifs à
gauche.) C'est bien pour le passé, dit l'honorable duc de Bro-
glie; mais quelles garanties avons-nous pour l'avenir? Quelles
garanties avons-nous contre la constitutiond'une nouvelle dette,
d'une dette obscure, d'une dette flottante? M, le duc de Bro-
glie est un adversaire difticile à satisfaire. Les textes les plus
positifs, les engagements les plus soigneusement écrits par le
législateur ne lui suffisent pas. Quant aux assurances du Gou-
vernement, il en prend acte, à la vérité ; mais il se hâte
d'ajouter qu'il n'y croit pas.
Pouilant, je veux lui donner des assurances, et surtout lui
faire toucber du doigt les garanties.
Y a-t-il une garantie plus sérieuse, plus absolue, plus
certaine, que celles résultant de l'article 2 de la convention : le
bey ne fera pas d'emprunt sans l'assentiment du gouvernement
français? On m'a demandé, dans l'autre Chambre, quel était
le sens de cette disposition. J'ai répondu: «Le but de celte
disposition, l'intention commune des deux parties qui l'ont
souscrite, ce n'est pas de réserver la forme dans laquelle auront
heu de nouveaux emprunts; non, la véritable pensée du
Gouvernement français a été d'interdire au bey toute espèce
d'emprunts, et de le faire savoir au monde des capitalistes,
comme si l'on avait dit: « Le bey est désormais en tutelle : ne
lui prêtez plus. » Voilà le véritable sens de l'article. Mais
comme, en définitive, l'article réservait cette hypothèse d'un
emprunt contracté avec l'autorisation du Gouvernementfrançais,
on nous a demandé : « Comment entendez-vous ces mots :
gouvernement français? Est-ce le pouvoir exécutif ou le pou-
voir parlementaire?» Nous avons répondu de la façon la plus
catégorique : « C'est le pouvoir parlementaire. »
Nous n'en sommes pas restés là : et, sachant que, parmi nos
adversaires, il en est plus d'un qui, comme Thonorable duc de
Broglie, demandent des assurances et, une fois obtenues, les
révoquent en doute, nous avons fait mettre notre affirmation
dans la loi. C'est dans la loi : il faudra que l'emprunt soil
autorisé par les deux Chambres, ou plutôt, pour nous conformer
I,i;s AU AIIiKS TIMSIE.N.NKS. I53
à la procédure coiivenablt' et cuiiipatible avec le prolccloiMl, il
faudra que M. le ministre des finances se fasse autoriser, |iar
un vote formol des i]en\ riiaiiihres, à uarantir Ips empi-un(s du
bey, si le bey lait des ('in[)iiiiils. Mais je ne saurais liop réprlei-
que notre pensée a été de fermer absolument rèi-e tlr^ emprunts
pour le bey de Tunis. Nous ne voulons jias (|u"il enipi'iuile ;
nous ne comprenons pas comment il em[»runterail : car, s'il
avait besoin d'argent, s'il se produisait dans la Régence des
désastres, de ces événements inattendus auxquels il faut bien
parer, eh bien, la France, tutiùce naturelle de la Régence,
pourvoirait à ces difficultés et ferait l'avance des fonds
nécessaires. {Rumeurs à droite.)
Mais les emprunts, directs ou indirects, faits à l'étranger on
avec des banquiers, ces emprunts-là nous n'en voulons pas :
l'esprit de la convention, c'est de les interdire, et il a été, de
plus, inscrit dans les dispositions législatives qui accompagnent
la convention, des garanties fonnelles contre le retour des
anciens abus. {Très bien! très bien! à gauche.) Cependant, nous
a dit M. le duc de Rroglie, nous poussant jusque dans nos
dei'uiers retranchements, cependant vous avez prévu la possi-
biUté d'avances de trésorerie; et la preuve, c'est qu'il a été
ouvert des pourparlers pour organiser une banque chargée
de faire au gouvernement beylical des avances à court terme.
Messieurs, il ne serait pas diflicile, je crois, de soutenir que
des avances de trésorerie ne sont pas un emprunt; d'ailleurs,
si l'on avait recours, en premier lieu, à l'organisation d'une
banque d'émission, création qui n'est nullement urgente, mais
qui peut être à considérer, qui n'a absolument rien d'étrange,
et qui, comme je l'ai dit, serait, dans tous les cas, soumise au
préalable à l'examen et à la discussion du Parlement; et si, en
second lieu, on chargeait cette banque, ce qui serait encore
tout naturel, et ce qui se fait dans tous les pays du monde,
comme prix de ce privilège de l'émission, si on la chargeait,
clis-je, d'encaisser les revenus du bey, et de faire de ces
avances de trésorerie dont aucun gouvernement ne peut se
passer, il y aurait un moyen très simple de se garantir contre
tout risque : ce serait de limiter ces avances à une somme
déterminée ; on échapperait ainsi complètement cà ce péril d'une
dette flottante, obscurément constituée, obscurément grossie,
124 DISCOURS DE JULES FERRY.
et venant toutà coup se traduire, en face du Parlement, par une
demande de crédits, par une consolidation au moyen d'un gros
emprunt.
Messieurs, je me demande quelles sûretés de plus il faut à
riionorable duc de Broglie. Rien de ce qu'il a prévu n'est
possible, ni l'emprunt sans que vous le sachiez, ni l'emprunt,
vous le sachant. Quant aux dépenses excessives, nous nous
sommes également attachés à' assurer encore, dans cet ordre
d'idées et dans la mesure du possible, le contrôle des Chambres.
Nous avons dit au Parlement: « La situation nouvelle qui est
créée en Tunisie exige une procédure nouvelle; elle ne permet
pas que le contrôle législatif s'exerce par les voies ordinaires;
nous tenons, — pour des raisons que j'aurais l'honneur
d'exposer de nouveau au Sénat, si elles étaient contestées,
mais elles ne le sont heureusement plus par personne — nous
tenons, dis-je, essentiellement au régime du protectorat; nous
le préférons, pour toutes sortes de grandes et bonnes raisons,
au régime de Tannexion : nous ne pouvons, par conséquent, pas
faire du budget de la Tunisie l'annexe du budget de la France ;
nous ne pouvons pas mettre le budget de la Tunisie au rang
des budgets qui sont i-attachés par ordre au budget de l'État,
comme celui de l'Imprimerie nationale, ou celui de la Légion
d'honneur; nous ne pouvons, à aucun titre, ni d'aucune façon,
faire figurer le budget tunisien dans le budget de l'État, ni le
faire discuter au préalable par le Parlement : agir ainsi, ce
serait pi'oclamerl'annexion, et l'annexion a trop d'inconvénients,
elle nous imposerait de trop lourdes charges, à l'heure présente,
pour que nous puissions y songer sérieusement. »
Il faut donc revenir à un autre procédé, et nous avons dit au
Parlement : « Nous administrons publiquement, sous le regard
de tous, sous la surveillance d'une presse excessivement
vigilante et qui ne laisse rien passer ; nous administrons sous
les yeux du Parlement, auquel nous soumettrons annuellement
le compte rendu précis, détaillé des atïaires de la Régence. »
Dés lors, messieurs, quelle objection reste? Je la cherche vai-
nement : en tous cas, je ne l'ai pas trouvée dans le discours de
l'honorable duc de Broglie. Peut-être s'appropriera-t-il le
raisonnement désespéré que nous ont opposé les adversaires
du projet de loi dans l'autre Chambre, et nous dira-t-il : « La
I.KS Al'l' \ll{i:S Tl MSIKNNKS. !;>.-.
responsaltilitr Tiiiiiislriicllc n'csl pas iiiir garanliiî, piiis(|iii'
vous avez la majorité! »
Je ne ci'ois pas, mcssieui-s, que, dans une assemblée aussi
grave que celle devant la(|uelle j'ai l'iionneur de parler, on
puisse traiter la responsabilité ministérielle avec autant de
légèreté; et certes, ce n'est pas au régime parlementaire <le ce
temps-ci qu'on peut, jusqu'à présent, adresser le reproclie
d'avoir pécbé par trop de stabilité ministérielle, {/{ires appro-
hatifs sur plusieurs bancs.)
L'bonorable duc de Broglie, en terminant, a i-epiis contre la
politique coloniale du Gouvernement, les accusations, — bien
des fois apportées ù la ti'ibune, — notamment celle de n'avoir
pas tout dit d'avance, d'avoir sciemment dissimulé, d'éli-e
parti sans savoir où on allait.
Je neveux pas, messieurs, discuter ici l'expédition du Tonkin,
quoiqu'on en ait toucbé quelques mots, — et qu'il m'a semblé
bien dur d'entendre — à savoir que cette expédition avait été
engagée, par le cabinet que j'ai l'honneur de présider à l'insu
du Parlement et malgré sa volonté. Ce sont là de ces contre-
vérités (pii se glissent parfois dans les discours les plus
éloquents, mais qui ne supporteraient pas une discussion
sérieuse devant une assemblée sérieuse.
Mais, au moins, reconnaitra-t-on que, poui' cette opération de
Tunisie, nous n'avons pas dissimulé le but que nous voulions
atteindre. Quand nous vous avons apporté, au mois de mai, le
traité duBardo, nous vous avons dit : « Il s'agit d'un protecto-
rat; » et, depuis ce temps, nous ne sommes pas sortis de cette
thèse. C'est le protectorat que nous voulons constituer en Tuni-
sie, c'est le protectorat que nous y avons fait fonctionner, et j'ai
le droit de dire qu'après deux ans, il fonctionne avec un succès,
avec une sûreté et avec des espérances d'avenir qui devraient,
au moins pour une fois, faire taire mes contradicteurs. [Très
bien! très bien ! — Applaudissements à gauche.)
Après une courte réplique du duc de Rroglie, le Sénat vota
l'approbation de la convention franco-tunisienne, el la loi fui immé-
diatement promulguée. Au mois de mai, M. Tirard, ministre des
Finances, passa un arrangement avec un syndicat de banquiers
pour la conversion de la dette tunisienne, en obligations au capital
nominal de oOO francs, rapportant 20 francs d'intérêts, et qui furent
12G DISCOURS DE JULES FERRY.
émises au taux de 462 francs, sous la garantie de la France. La
plupart des créanciers ne réclamèrent par le remboursement et
recurent, par préférence aux autres souscripteurs, des obligations
nouvelles en échange des anciennes. Cette opération procura à la
Régence une économie annuelle de plus d'un million et demi.
Après la conversion (juin-octobre 1884) la commission financière fut
supprimée et, le 13 octobre, on inaugura une nouvelle organisation
financière de la Tunisie.
Discours du 1" mars 1888, à la Chambre.
Trois années après la séance du 30 mars 188o, M. Jules Ferry,
prenant pour la première fois la paiole depuis qu'il avait quitté le
pouvoir, profita de la discussion du budget de l'excercice 1888 pour
dire au pays ce qu'était devenue, depuis la conquête, cette belle
colonie de la Tunisie dont la France était redevable à l'ancien
président du Conseil. M. Jules Ferry avait pu étudier sur place les
progrès de la Régence, puisqu'il l'avait visitée, en avril-mars 1887,
avec une caravane de ministres, de sénateurs et de députés. Voici
ce discours du 1" mars 1888 ^ qui produisit sur la Chambre une
grande impression et ne faisait que refléter la joie d'un précurseur
voyant se réaliser son noble rêve :
M. Jules Ferey. — Messieurs, je n'ai pas rinlention de faire
un discours, ni de revenir sur le passé de la question de
Tunisie. Je suis trop heureux — car c'est la première fois
que cela m'arrive — de me trouver aujourd'hui d'accord
avec mon honorahle et infatigable contradicteur d'autrefois,
M. Delafosse.
M. Ji'LES Delafosse. — D'aujourd'hui encore !
M. Jules Ferry. — Nous sommes, du moins, d'accord en
un point — vous venez de le déclarer — : vous professez,
comme, je crois, l'Assemblée tout entière, celle opinion, qui
a toujours été la mienne, que la Tunisie est bonne à garder...
M. Ji LES Delafosse. — Parfaitement !
M. Jules Ferry. — ... et qu'elle doit être sagement aménagée
dans rintérêt français el dans l'intérêt tunisien. J'adhère
également à cette seconde proposition.
Mais je n'ai pu laisser passer sans une protestation,
quelques-unes des affirmalions que l'honorable M. Delafosse
a portées tout à l'heure à celte tribune. Il a été bien sévère
1. V. ï Officiel du 2 mars 1888.
l.KS AllAlliKS Tl MSIK.NNKS. i.^7
pour le [irolfCloral ; il a été liini srvi'i'f pour cclli' admi-
nistration française, qui, à nuui avis, a uKnilir là-has iiiir crsl
une grande erreur, une erreur prolonde. de soutenir, coninit'.
il est de mode dans une certaine rcole, que la France est
incapable de coloniseï'. Je crois que si riionorable M. Delafosse
avait bien voulu se joindre aux nombreux députés — j'en
reconnais ici quelques-uns — qui, non contents de visiter
l'Algérie, au printemps dernier, ont poussé leur exploration,
leurs études jusqu'en Tunisie, il serait revenu avec une
impression bien dilTérenle...
M. Mir.HON. — C'est vrai!
M. Jules Feiiry. — ... du sentinîent attristé, découragé
et décourageant qu'il vient d'apporter à la tribune. {Très bien!
très bien! au centre.) Je déclare, quant à moi, messieurs, que
je suis revenu de l'Afrique du Nord, profondément pénéti-é de
l'aptitude colonisatrice de mon pays. Je ne crois pas qu'il existe
dans l'histoire coloniale des plus grandes nations colonisatrices,
dans l'histoire de l'Angleterre, par exemple, — et, parmi
les procédés d'organisation qui permettent aux civilisations
supérieures d'apporter aux civilisations inférieures un déve-
loppement intellectuel, moral, économique qu'elles ne
connaîtraient pas sans cette tutelle — je ne crois pas, dis-je,
qu'il existe, d'institution mieux conçue, à ce point de vue, qu'en
Algérie, l'organisation de la commune mixte, et, en Tunisie,
l'administration du protectorat.
Jai admiré, en Algérie, cette organisation de la commune
mixte, si simple, si heureusement réalisée, et dans un temps si
court. C'est le gouvernement de l'bonoralde M. Albei-l Grévy.
vous le savez, qui a donné au territoire civil la plus grande et
la plus rapide extension; ses limites ont été reculées jusqu'aux
extrémités du Tell, et il a été ainsi, d'un trait de plume,
prodigieusement accru. Eh bien! l'on a trouvé, pour organiser
le nouveau domaine, des agents d'exécution en nombre
suffisant, qui y ont appliqué des conceptions administratives
entièrement neuves. Je vous assure que rien n'est intéressant
à étudier, rien ne fait bon à voir, permettez-moi l'expression,
comme ce gouvernement civil, étendu sur de grandes tribus de
30 000, de 60000, de 100 000 Arabes, et qui repose en quelles
1^ niSilHHS OK Jll.tS KKI5UY.
luaius. iuessieui"ïi'' Aux mains iliiu simple fonctionnaire civil.
aid^ d'un ou deux adminislnïleui*s et de quelques cavaliers
arabes. Et tout cela dans la paix, dans l'ordre, dans la justice,
grâce à une seule institution, qui est menacée, je le sais, par
certains projets de loi qui ont tMé déposés dans cette Assemblée,
institution qu'il faudra défendre, quand l'heure sera venue de
nous en expliquer ici: linstilution du pouvoir disciplinaire. >'e
trouvez-vous pas. conmie moi. qu'il est très beau de gouverner
à si peu de frais? .\farqut's ifassentimenl.^
Mais franchissons la frontière de Tunisie, et c'est alors que
nous nous empivsserons tous de saluer ce qui est, je crois,
votre rêve colonial à tous, messieui's : une colonie — non pas
la vieille colonie de fonctionnaires que vous avez raison de
combattre et de répudier — mais une colonie où il n'y a pas.
en quelque sorte, de fonctionnaires. [^J'tTs bien! ^ Je le déclare,
le premier mérite, le durable et éclatant mérite de notre
colonisation en Tunisie, c'est, avant tout, de n'être pas une
colonie de fonctionnaires: j'en ai eu le vif sentiment et la
révélation piquante dans mon voyage.
Permettez-moi cette anecdote :
C'était à Sousse. une des villes les plus riches et les plus
commerçantes de la Régence, après Tunis: les notables, le
conseil municipal, sachant que j'étais là. — en simple touriste.
messieurs, je n'étais et ne suis qu'un touriste. — ont désiré
s'entretenir avec moi. C'était me faii-e beaucoup d'honneur: et
j'y devais trouver une grande satisfaction, car voici à peu pK's
le discoun? que me tint le cheick :
>^ Monsieur, nous savons que vous avez été pour beaucoup
dans la nouvelle organisation qui a été donnée à la Régence.
C'est pourquoi nous avons tenu à vous déclarer que cette
nouvelle organisation nous donne une satisfaction complète,
pour deux raisons: parce que la France a respecté nos tradi-
tions et uoti"^ bey, et paive qu'elle ne nous a pas inondés de
ses fonctiomiaires. « \^ Très bien.' très bien! au centre."^
M. LE cojiTt DE La.n"jii>"ajs. — C'esl ce qu'on devrait bien faire
ailleurs!
M. JcLKs Ferry. — Voilà, messieurs, comment le protectorat
e^l jugé, je ne dirai pas par ceux qui le subissent — c'est tout
lU» «fFUMCS TOMCKKM»..
iiV
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- à 27 milliftCft; 1
- - ' Tut du dér-e-
(|ue et ipçnwlMT
;a (Otfllkt toliàlLLlii ' Ai-
130 DISCOURS DE JULES FEKIiY.
certain, — j'ai eu llionneur de le dire ici, à plusieurs
reprises, — ma thèse a été contestée, mais l'expérience de
chaque jour la justifie, — que, par la seule vertu de la
prédominance politique qui appartient à la métropole, la
prédominance économique lui est dévolue, et elle prend la plus
forte part dans les échanges. L'Algérie en est un exemple
éclatant. Le courant d'importation qui va du continent en
Algérie, est représenté dans la proportion de 80 p. 100 par le
commerce français. Il y a, à l'heure qu'il est, en Tunisie, une
proportion heaucoup moindre : c'est un petit État qui a un
grand avenir, parce qu'il a une grande richesse, un sol
merveilleux, mais enfin c'est un État qui commence : c'est par
année qu'on y compte, ce n'est pas par génération, ni par
lustre; c'est en 1884 que l'expérience commence. Eh bien! en
Tunisie, depuis 1884, les importations ont doublé, et, dans le
chiffre de ces importations, les provenances de la France et de
l'Algérie représentent 52 p. 100! Ce sont là, messieurs, des
résultats qui éblouissent les yeux. {Vive approùalion au centre.
— Interruptions à gauche.)
M. Jules Ferry. — Oui, messieurs! et je vous assure qu'il
est impossible de s'arrêter sur ces chiffres, de lire les rapports
très consciencieux qui ont été faits sur le sujet et de quelques
critiques d'ailleurs qu'ils soient émaillés, soit le livre si
remarquable de M. de Lanessan, qui ne ménage pas non plus
les critiques au protectorat, soit le bel ouvrage de M. Leroy-
Beaulieu, — il est impossible, dis-je, de sortir de cette étude
sans éprouver une grande satisfaction, sans se dire qu'enlin
nous avons trouvé dans le régime du protectorat le véritable
moyen de coloniser, de coloniser économiquement, au grand
profit delà métropole et du pays protégé. {Applaudissements
au centre.)
Un membre de l'extrcine-gauche. — Témoin le Tonkiu! {Exclama-
tions au centre.)
M. Jules Ferry. — L'honorable M. Delafosse a été surtout
ému des réclamations de nos colons. C'est qu'en effet, nous
avons des colons et une colonie déjà puissante, dans la Régence,
et je trouve précisément dans ce fait une preuve à l'appui d'une
proposition que j'ai eu à débattre dans d'autres occasions.
M. Delafosse, par exemple, tient obstinément pour ce qui est à
I.KS AliAlKKS TLiMSIKN.NKS. 131
ses veux un uxiuiiu', que, pour coloniser, il faut avoir un
superflu de population.
M. .IcLES DiiLAFOSSE, — Oui, il faut avoir des colons.
M. Jules Ferry. — Je lui ai souvent répondu qu'il n'est
pas besoin d'avoir un excédent de poi)ulalion pour coloniser:
il sufllt d'avoir un excédent de capitaux. Savez-vous, messieurs,
depuis trois ouquatreans, combien d'hectares de terres ont été
achetés par des Français et mis en culture? 300 000 hectares.
Et combien de capitaux ont été dépensés sur ces terres, en
dehors duprixd'acquisition, en installations et en améliorations
agricoles? Il m'a été donné d'en pouvoir recueillir, d'une main
très compétente, qui avait fait ce travail dans les meilleures
conditions d'information, un compte détaillé. Eh bien! au mois
d'avril dernier, les Français qui avaient acheté ces 300000
hectares de terres y avaient dépensé tout près de 12 millions
en améliorations agricoles.
M. Camille Pelletan. — Et l'agriculture fruiic^'aise se plaint du
manque de capitaux !
M. Jules Ferry. — L'objection de l'honorable M. Camille
Pelletan, — est-ce bien une objection? — mais enlinl'obseivation
de l'honorable M. Camille Pelletan n'est pas, j'imagine, un
argument contre la colonisation. Les capitaux sont libres de se
porter là où ils veulent; s'ils ne s'étaient pas portés vers
l'agriculture tunisienne, ne croyez pas qu'ils fussent restés à la
disposition de l'agriculture française. Il y a de très bonnes
raisons pour que les capitaux qui sont à la recherche d'une
grosse rémunération — on ne passe la mer, on ne s'expali-ie
qu'en vue de gros prolits — il y a de très bonnes raisons pour
que ces capitaux se portent sur le sol tunisien. Savez-vous,
messieurs, quel était le rendement moyen de cette terre
merveilleuse, son rendement de céréales à lliectare? Six
hectolitres! Pas davantage. Vous voyez qu'il y a de la marge
pour les améliorations agricoles, et des profits à espérer pour
les capitaux... (Mouvements divers.)
A droite. — Vous vous trompez : vous voulez dire 60 hectolitres !
M. Jules Ferry. — Mais non ! six hectolitres. Messieurs,
cela vous étonne, parce que vous songez à vos cultures de
France, qui produisent 12, 14 à 15 hectolitres dans les terres
13-2 DISCOURS DE JULES FERUY.
médiocres, mais la moyenne de rendement en Tunisie est de
six hectolitres à Ihectare. M. de Lanessan est là pour appuyer
mon dire : il a fait ce travail et c'est dans son rapport que ce
chiffre est inscrit.
A droite. — 6 hectolitres de quoi ?
M. Jules Ferry. — Je parle de rendement en blé !
A droite. — A l'hectare?
M. Jules Ferry. — Mais oui ! Cela vous prouve que la
culture en Tunisie est dans l'enfance, que les Tunisiens ne
savent pas cultiver...
M. LiciEN DE L\ Ferrière. — Votre chiffre doit être erroné ; il
est certainement au-dessous de la vérité : ce sont des terres vierges
qui doivent rapporter davantage, ou alors elles sont très mal
cultivées.
M. DE Lanessan. — Vous voulez dire que, quoique très mal
cultivées, ces terres rapportent encore 6 hectolitres à l'hectare.
M. Dautresme, ministre du commerce et de l'induslrie. — Et que,
très mal cultivées, elles rémunèrent cependant les capitaux.
M.Jules Ferry. — Oui, très mal cultivées; nous nous
entendons bien. Je dis que la culture arabe ne tire, en moyenne,
d'un sol magnifique, que six hectolitres par hectare, ce qui est
infiniment peu, et c'est pour cela que l'agriculture française et
les capitaux français entrevoient là-bas de si grands horizons.
Il me semble que cela est bien Q\?d\\{Oin! oui! très l>ien!)
M. Lucien de La Perrm'.re. — Par mon observation, j'abordais
dans votre sens. Ce rendement m'étonnait, mais il s'expli(|ue par la
mauvaise culture des terres.
M. Jules Ferry. — C'est cela, et je suis heureux que
vous m'ayez donné l'occasion de faire comprendre clairement
toute ma pensée. Et l'on pourra tirer de ces mêmes terres des
rendements quintuples, croyez-le bien, sans y faire de très
grands frais. Nos colons, messieurs, sont nombreux, ils ne sont
pas découragés, — car le nombre s'en accroît chaque jour, —
ce ne sont pas de petits propriétaires. Je ne sais pas si l'heure
de la petite colonisation, de la petite propriété, sonnera un
jour pour la Tunisie; pour le moment, tout le monde estime que
c'est un pays de grande et moyenne culture, très dilTérenl de la
colonisation de la grande Kabylie, de la vallée de Sébaou, par
exemple, oùfieuritla petite propriété. Par conséquent, on n'y
LKS AFl-AlltKS TLNISIKNNES. l.'W
doit pas aller si l'on ne possède pas un certain capital. La Tunisie
doit être considérée, jusqu'à nouvel ordre, comme une colonie
de capitaux. Les colons se plaiunenUjc le sais, et ils ont
raison de se plaindre; d'abord, s'ils ne se plaignaiout pas, on
croirait qu'ils sont contents, et pour des colons, pour des
liomnies d'entreprise, pour des audacieux, l'iiupalience est un
état normal : ils ont rêvé la fortune, ils la v(;ult'nt rapide. Seu-
lement, je crains que, dans ces condoléances, dont l'honorable
M. Delafosse s'est fait l'écho, il se soit glissé des éléments très
divers. Oui! il y a des personnes qui se plaignent vivement,
amèrement en Tunisie; c'est peut-être parce quelles ont trop
aisément compté sur la hausse du prix des terrains aux abords
des villes. Il y a eu, messieurs, de grandes spéculations sur
les terrains, à Tunis, après rinstallationdu protectorat français.
Il y a eu aussi des déceptions. Mais ce sont là des opérations
d'essence aléatoire; ces doléances ne sont pas de celles sur
lesquelles ni la Chambre ni le Gouvernement puissent
s'appesantir bien longtemps. [T7'ès bien! très bien!)
Les doléances des cultivateurs qui se plaignent de manquer
de moyens de communication, sont plus sérieuses.
M. JiLES Delafosse. — Oui! et je n'ai parlé que de celles-là.
M. Jules Ferry. — Ces questions de travaux publics en
Tunisie, j'en ai beaucoup entendu parler. Je suis, moi aussi,
sensible à toutes ces plaintes. Je crois pourtant qu'on a fait à
l'honorable M. Delafosse un tableau qui est un peu chargé. Dire
qu'il n'y a pas de routes en Tunisie, ce n'est pas exact. Il y a,
par exemple, de Tunis à Bizerte, — Bizerte, la grande réserve
de l'avenir pour la Tunisie, — une route carrossable, construite
avec luxe par les ingénieurs français des ponts et chaussées;
celte route est commencée depuis longtemps. Elle avait encore
des lacunes quand je l'ai parcourue, au printemps dernier;
mais je puis vous certilier, par des renseignements extrêmement
précis, qu'à l'heure qu'il est, cette voie si importante est
complètement terminée. Par conséquent, il faut attacher aux
renseignements de cet ordre la valeur que leur donne leur
date ; les renseignements d'il y a deux ans, un an, six mois, ne
sont plus les renseignements d'aujourd'hui. Mais endn. j'entends
bien : c'est là qu'est le conflit, la lutte est entre le port de Tunis
134 DISCOURS DE JULES FERRY.
et rachèvement des routes : car il n'est pas possible, les
ressources de la Régence étant données, de porter à la fois son
effort et sur les voies de communication et sur les travaux du
port de Tunis. Messieurs, j'ai entendu plus d'une fois critiquer
l'administration financière du protectorat : on l'accuse d'un
excès de prudence, de parcimonie; je crois, messieurs, que,
lorsqu'elle se montre si prudente, si économe des deniers de la
Tunisie, c'est surtout des deniers de la France qu'elle est
préoccupée. Elle n'a pas voulu s'exposer, cà aucun moment, à la
dure nécessité de venir ici faire appel au Trésor fi-ançais pour
combler le déficit du trésor tunisien. C'est le danger contre
lequel elle doit être perpétuellement en garde; et qui donc ici,
messieurs, aurait le courage de l'en blâmer? C'est un effort de
sagesse, un effort de patience que nous ne pouvons qu'encourager.
Et alors, comment procède-t-on? Messieurs, il y a des excédents
dans le budget tunisien : il existe, en ce moment, une réserve de
douze millions de piastres qu'on a mis dans une bourse, en
quelque sorte, et qui doivent être consacrés aux travaux publics
de la Régence, et, en particulier, comme on l'a décidé en dernier
lieu, aux travaux du port de Tunis. Messieurs, avec ces douze
millions de piastres, on aurait le choix ou bien de construire
un grand nombre de kilomètres de bonnes routes, ou de pousser
fort avant les travaux du port de Tunis. La somme est jugée,
paraît-il, suffisante pour ces derniers travaux, dont il est difficile
de déterminer, dès à présent, la véritable portée : car il s'agit
d'un chenal à creuser à travers des vases profondes, accumu-
lées par les siècles, et les contestations, les hésitations se
comprennent en face d'un problème aussi obscur. Si donc des
lenteurs se sont produites, si les travaux sont restés en suspens,
c'est pure sagesse; la question technique était fort obscure et
la question financière a besoin d'être envisagée avec une
extrême sollicitude. Il est très certain, messieurs, que l'on
pourrait procéder tout autrement, et si l'honorable M. Delafosse
forme le dessein de transporter le plan Freycinet en Tunisie,
cela n'est pas impossible. llnte7'}'uptions diverses.)
M. Camille Pelletan. — Oli ! non !
M. Jules Delafosse. — Ce n'est nullement ma pensée. C'est déjà
trop de l'avoir en France !
M. RiBOT. — Si l'on pouvait ainsi nous en débarrasser! {On rit.)
I.KS AI-FAIHKS TIMSIKNNKS. 135
M. JuLKS Fkrry. — Aloi's il faut reslcr dans la voio modosle
(lue j'ai indiquée. Je liens à déclarer, messieurs, que je n'ai
pas eu l'intention de rien dire d'amer conlie le plan Freycinet,
que vous avez tous voté avec nous... {Dénégations sw divers
Imncs), ou, du moins, la plupart d'entre vous.
Vous voyez, messieurs, avec quelles diflicullés ce petit
budget tunisien est aux prises. Le chifTre des recettes du budget
actuel est de 27 millions. Ces recettes ne peuvent être consi-
dérées comme immuables, attendu que, comme on l'a très
bien dit et on ne saurait trop le répéter, le régime fiscal de
la Tunisie a besoin d'une réforme profonde. Oui, messieurs, le
régime fiscal tunisien est la plus extraordinaire accumulation
de tous les vices de la fiscalité de l'ancien régime.
U7i membre à gauche. — Comme en France !
M. Jules Ferry. — ... de la fiscalité d'avant 17B9. Nous
retrouvons là les fermes, les sous-fermes, les droits sur les
marcbés, les combinaisons de tarifs les plus étranges et les
plus compliquées, tout ce que l'arbitraire et le caprice peuvent
produire de plus bizarre. L'administration française a fait de
ti'ès grands efforts, des efTorts sérieux, vous le verrez tout à
l'heure, pour réformer un système fiscal qui serait, en effet, s'il
devait rester le lot étei'nel de l'administration française en
Tunisie, une tache sur le drapeau français. ( Approbation.)
C'est notre devoir de remplacer ces impôts vexatoires et
capricieux qui touchent aux sources mêmes de la production,
qui pèsent sur le travail et non sur le produit; c'est notre devoir
de réformer tout cela, mais il n'est pas possible de le faire à
l'étourdie, et alors reparaît la sagesse dont je parlais tout à
l'heure, la prudence, la juste crainte du Parlement français,
car on peut dire que, pour l'administration française de la
Tunisie, la crainte du Parlement français est le commencement
de la sagesse. {Sourires.) Ne pas demander au Parlement
français des crédits extraordinaires pour la Tunisie, voilà la
règle, et vous n'entendez pas en sortir. {Nonf non! — Très
bien!)
Ne croyez pas cependant qu'il n'ait été rien fait de sérieux
dans cet ordre. Tenez! voici le rapport qui précède le dernier
budget, celui de l'année de l'hégire 1305, qui commence au mois
d'octobre 1887 et qui finit au mois d'octobre 1888. En quelques
136 DISCOURS DE JULES FERRY.
lignes très simples, l'auteur de ce rapport va résumer l'efTort
accompli depuis quatre années, et qui mérite autre chose que
des épigrammes et des malédictions:
« Au chapitre des contributions indirectes, — dit le rapport,
— les droits de douane à l'exportation », — de très mauvais
droits, j'en tombe d'accord avec vous, messieurs! — « qui
ont produit en moyenne, pendant les cinq dernières années,
3 200 000 piastres, et qui figurent au budget de l'exercice
1304 pour 2 300 000 piastres. Depuis trois ans, on a supprimé,
en effet, tous les droits sur les céréales et légumes secs, diminué
de plus d'un tiers les droits de sortie sur les huiles, et de 50 à
60 p. 100 ceux sur les bestiaux ».
M. Camillf. Pellktan. — On dégrève donc en Tunisie ?
M. Jur-BS Ferey. — On dégrève en Tunisie, on dégrève avec
prudence...
M. DE I.\ BiLiAis. — Ce n'est pas comme en France!
M. Jules Ferry. — ... et l'on peut néanmoins augmenter les
ressources du budget du protectorat de 3 millions de piastres.
Je vous demande la permission de vous faire toucher du doigt
l'emploi de ces 3 millions de piastres, parce que vous pouvez
juger par ce seul trait l'administration du protectorat et voir
avec quelle décision elle marche dans la voie vraiment
progressive et civilisatrice:
« Cette augmentation provient notamment de l'inscription
au budget d'une somme de 400 000 piastres pour les dépenses
de la participation de la Tunisie à l'Exposition universelle de
1889 (100 000 piastres au chapitre de l'administration générale,
pour frais d'achats et d'administration, et 300 000 piastres au
chapitre des travaux publics, pour frais de constructions), de
l'ouverture d'un crédit de 1 million de piastres pour l'installation
des postes militaires dans le Sud... »
Vous le voyez, messieurs, voilà un résultat qui commence à
se produire, un résultat conforme à notre désir à tous: voilà la
Tunisie qui commence à entrer en participation dans les
dépenses militaires. Les nouveaux postes créés dans le sud de
la Tunisie, qui ont coûté un million, l'ont été aux frais du
gouvernement tunisien.
I.KS AHAIUKS TIMSIKNNKS. 137
« ...La dotation do reiisoigiir'iii.iii |iiil)lic a rtr accnif de
107 000 piastres, soil onvii'on un cin(|iiit''nie, pour la civalioM
de nouvelles ôcoles ; celle des travaux publics, de 1200 001)
piastres, protltanl aux routes et ponts, et aux études df chemin
de fer. »
Je ci te ces faits, messieurs, qui sont éclatants, qui suiilliciufux,
en réponse aux peintures, véritablement trop désespérées, qu'a
apportées ici l'honorable M. Delafosse. Maintenant, je conviens
(|u'il y a un point sur lequel les i-éclamations de la Tunisie
peuvent et doivent être accueillies par le Pai-lement. Cela
dépend de vous, messieurs. Le régime douanier actuel de la
Tunisie ne peut pas être plus longtemps toléré. Il n est pas
admissible, d'une part, que les produits tunisiens entrent en
France aux droits du tarif général et payent des droits plus
élevés que les produits italiens. [Cest vrai! -^ Très bien! très
bien !)
Et, d'autre part, il est, permettez-moi de le dire, tout à fait
ridicule d'avoir un i-égime douanier constitué de telle sorte
que, si les céréales tunisiennes, dégagées de tout droit
d'exportation, pénètrent en Algérie, sur la terre française, par
la voie de terre, elles ne payent pas de droit, tandis qu'elles
sont assujetties, au conti-aire, au droit du tarif général si c'est
par la voie de mer qu'elles y arrivent. Telle est, en effet, la
situation singulière qui résulte de la coexistence du tarif général
avec une disposition de la loi de 1867 sur le régime commercial
de l'Algérie, qui assure aux provenances de la Régence,
arrivant par voie de teri-e, la pleine franchise de tous droits.
11 y a là quelque chose qui ne peut durer, et j'espère que les
producteurs les plus résolus de l'agriculture française nous
aideront à faire cesser ces anomalies, quand M. le ministre des
affaires étrangères, comme il nous en a donné l'espérance —
et je serais heureux qu'il voulût bien confirmer cette promesse
à la tribune, — aura déposé sur le bureau de la Chambre le
projet de loi tendant à accorder aux produits tunisiens l'entrée
en franchise sur toute terre française. [Très bien!)
Moi aussi, messieurs, je suis protectionniste, mais je n'admets
pas les barrières intérieures entre des parties ou des dépen-
dances de la même patrie; et j'estime que celle-ci doit être
supprimée.
138 DISCOURS DE JULES FERUY.
M. Etienne. — Il faudra demander la réciprocité pour les pro-
duits français.
M. Thomson. — Vous ne demandez pas à faire entrer les produits
timisiens en franchise dans la métropole, tant que les produits
français continueront à payer des droits très élevés à leur entrée
en Tunisie, n'est-ce pas?
M. Jules Ferry. — Nous discuterons cela plus tard, je ne
fais en ce moment que poser la question. Vous ne redouterez
pas, messieurs, pour l'agriculture française, la concurrence
d'un certain nombre d'hectolitres de blé dur, que notre
agriculture ne produit presque pas, et que l'Italie fournit
présentement aux grandes industries françaises, qui ne peuvent
s'en procurer à aucun prix. [Approbation sur divers bancs.)
Cela, messieurs, vous pouvez le faire pour la Tunisie; les
autres questions, les questions de ti^avaux publics, les questions
de réformes fiscales, je vous en prie, laissez-les au protectorat I
On nous parle souvent, et avec raison, à propos des colonies —
etdansla discussion sur le protectorat de l'Indo-Chine, on nous
les vantait tout récemment encore — des avantages et des
bienfaits du régime de l'autonomie. Eh bien, soyons autonomes
pour la Tunisie. Laissons au protectorat tunisien son aulonomie ;
laissons-lui décider s'il convient d'employer les excédents
budgétaires à faille un port à Tunis ou à continuer des routes
dans la Régence. Ce sont des questions qu'ils ne faut pas porter
devant le Parlement français. Il ne faut apporter ici que les
graves questions économiques que je posais tout à l'heure, et
que vous résoudrez, je n'en doute pas, pour le plus grand bien
de la colonie, et, par conséquent, pour le plus grand bien de la
mère-patrie. [Vifs applaudissements au centre.)
Progrés de la Tunisie.
L'avenir prouvera qu'en établissant le protectorat français en
Tunisie, M. .Iules Ferry a procuré à la métropole une conquête
inestimable. Les économistes les plus éminents le constatent tous
les jours. C'est ainsi que notre savant maître, M. Levasseur, dans
une communication récente à la Société de géographie commerciale^
sur les Ressources de la Tunisie, écrit ce qui suit :
« Des progrès déjà accomplis on a, sinon la mesure, du moins
1. Voir notamment le Siècle, du ;{ novembre 1896.
LKS AFI'AlliKS Tr.MSlK.N.NKS. l.W
" une |»ieuvo numt'-iiinic il.ins l;i slati^liijiK; du coiumerfo oxtt'iifiir.
« Ce commerce était, en 1877-78, de 17 millions de francs ; il ,i
« dépassé 80 millions en IS'JO-'JI, et il a été de 78 on 18'J4. I,a idi du
« 18 juillet 1800 a contribué notahlement à cet accroissement par
« l'admission en fiancliiso en France des principales denrées ii<!i-\-
« coles de la Régence, jusqu'à tnie limite lixé'e chaque anni''(> par
« décret. Il est à remarquer que i'au^'mentation s'est produite
« presque entièrement au prollt de la France, qui li^'ure à peu près
« pour moitié dans le commerce total de la Tunisie ; le commerce
« de l'Angleterre et Malte est resté stalionnaire ; celui de l'Ilalie a
« décliné.
« Les exportations consistent en céréales, huiles et animaux, (|ui
« occupent le premier rang, puis, en produits de la pêche, peaux et
<i laines, vins ; les importations consistent en tissus, farines et
« pâtes, denrées coloniales, machines et outils
« La Tunisie, en somme, a beaucoup gagné sous le rapport
« économique depuis quinze ans, et, quand on l'a visitée comme
«nous l'avons fait, on croit à son avenir; c'était le sentiment
« général des membres de la tournée. Son commerce, et parlicu-
« lièrement son commerce avec la France, est en progrès... Ceux de
« nos compagnons qui n'avaient pas revu le pays depuis 18S1,
« s'accordaient à dire (lu'ils ne le reconnaissaient pas... Je reviens
« convaincu que le "protectorat de la Tunisie est le meilleur joyau que la
« politique de la République ait ajouté à la couronne colonicde de la
« France... »
C'est au fond à la même conclusion qu'aboutit M. Narcisse
Faucon, dans son beau livre sur la Tunisie, publié en 1893. Il
célèbre avec enthousiasme la situation florissante de notre conquête,
qui « marche, grandit, s'élève, comme emportée par sa propre force
ascensionnelle, en gravitation étoilée, dans l'orbite de la civilisation » !
Ajoutons, comme dernier renseignement, ([ue, d'après le recen-
sement, ell'ectué en 189(3, la population française en Tunisie s'élève
à 15 977 personnes. Au recensement de 1891, elle n'était que de
9 87o Français : c'est donc, en cin([ ans, une augmentation de
6102 personnes.
140 DISCOURS DE JULES FERRY.
Affaires du Congo.
Le chef du cabinet du 21 février 1883 avait, dans sa déclaration aux
Chambres, promis « de maintenir à la France le rang qui lui appar-
tient, partout, dans toutes les questions où nos intérêts ou notre hon-
neur sont engagés». Sansselaisser intimider par les bruits menaçants
d'une triple alliance entre l'Italie, l'Allemagne et l'Autriche, il
s'attachait, avec une suite et une méthode remarquables, à favoriser
l'expansion française sur tous les points du globe. On a dit le succès
des efforts de M. .fuies Ferry pour faire de la Tunisie le prolon-
gement de notre grande colonie algérienne. Avant d'aborder les
affaires d'Egypte et du Tonkin, nous rappellerons les entreprises
moins importantes, mais grosses pour l'avenir de conséquences
fécondes, auxquelles M. Jules Ferry donna une impulsion énergique.
C'est d'abord la mission de Savorgnan de Brazza au Congo. Sous
le ministère Duclerc, une loi du 28 décembre 1882 avait ouvert un
crédit de \ 275 000 francs pour la mission de M. de Brazza dans
l'Ouest africain. Ce crédit avait pour objet d'assurer l'installation,
l'entretien et le ravitaillement des stations, l'entretien d'un trans-
port et l'achat de présents diplomatiques. De plus, il avait été
entendu qu'une certaine quantité d'armes, de modèles hors d'usage,
serait remise à l'explorateur pour en disposer comme armes de
troc. Afin de réaliser cet engagement, le Gouvernement déposa un
projet de loi qui ratifiait la cession à litre gratuit par le ministère
des finances (direction des domaines), de 100 000 armes à percussion
et à canon lisse, et, par le ministère de la guerre, de 8 000 armes à
percussion, de modèles divers, de 20 000 sabres, de 1 000 haches, de
poudres, capsules, etc. Ce projet fut voté par la Chambre, dans la
séance du 19 mars 1883 ' et sans aucune objection ; mais, comme
M. de Brazza, qui avait pris livraison des armes fournies par le
ministère de la guerre, n'avait pas voulu prendre les 100 000
fusils offerts par le ministre des tinances parce que c'étaient des
fusils à percussion, et que les indigènes du Congo ne consentaient à
accepter que des fusils à silex, alors intervint entre le ministre de
l'Instruction publique (M. Jules Ferry) et un armurier de Liège,
M. Janssen, une convention par laquelle M. Janssen achetait du
gouvernement fi'ancais les 100000 fusils promis à M. de Brazza, et
livrait en échange 25 000 fusils à silex et un certain nombre d'armes.
Un député, M. Hérault, crili((ua, dans cette même séance du 19 mai
1883, l'opération dont il s'agit; il reprocha au Gouvernement de s'être
mêlé du marché, et ensuite de ne pas s'être adressé à l'industrie
nationale.
1. V. VOfficieltiu 20 mai 188:3.
AFl'AlltKS 1»L) CO.NGO. Ml
M. Jules Feiry expliqua en ces lennes comment il avait été amené
à donner satisfaction aux désirs de M. de Rrazza ' :
M. Jules Ferey, président du conseil, miniulre dr l'/ns-
truct\on publique et des beaux-arls. — Messieurs, je ne veux
(lire que quelques mois sur cette très petite aiïaire. Quoiqu'il y
soit question de fusils, c'est une opération (jui n'a rien en
elle-même que de tout à fait pacifique.
M. L.v Vieilli:. — C'est ce que nous verrons !
M. LE Président du conseil. — Les fusils dont il s'agit
constituent dans les pays nègres la monnaie courante; tous les
voyageurs le savent, tous les explorateurs en font usage. Seule-
ment, le fusil à percussion, qui est en grande abondance dans
nos dépôts, n'est pas monnaie courante dans les pays d'Afrique.
On y recherche surtout le fusil à silex. Il a donc fallu, pour
tirer parti de la cession des 100 UUO fusils, qu'on ne critique
pas, qui est une subvention en nature, ajoutée à celle que vous
donnez en argent pour la mission de M. de Brazza, il a fallu
échanger ce lot de fusils inutiles et inutilisables contre des
fusils pratiques, contre des fusils à silex, pour une moitié,
et, pour l'autre moitié, contre des armes de chasse, contre
des armes pouvant être employées soit à faire des cadeaux
aux chefs indigènes, soit à récompenser les services rendus
à la mission, soit à armer la mission elle-même. C'est pour
satisfaire à ce double besoin que la somme représentant
la valeur des 100000 fusils cédés gratuitement à M. de
Brazza a été partagée. Aux termes du marché qui vous est
soumis, une moitié de cette somme doit servir à se procurer
des fusils à silex modèle 1822, comme il ne s'en trouve plus
en France, mais comme il s'en trouve beaucoup en Belgique,
et notamment à Liège, où ils font l'objet d'un commerce très
florissant. L'autre moitié de cette somme est consacrée à acqué-
rir des fusils de fabrique qui, comme le disait l'honorable
M. Hérault, ont été choisis par M. de Brazza lui-même sur des
échantillons déposés, et qui permettront au service compétent,
aidé d'un expert spécial, de veiller à l'exécution de cette partie
de la convention passée par M. de Brazza, qui était, à nos yeux,
1. V. V Officiel du 20 mai 1883.
142 DISCOUHS DE JULES FEKHY.
plus auloiisé que personne pour la faire. On vérifiera ainsi si
les armes fournies sont conformes aux échantillons.
La convention, en elle-même, est parfaitement exécutable;
personne ne le nie , personne ne met en doute qu'elle soit
parfaitement loyale ; mais on lui reproche d'avoii- laissé de
côté rinduslrie nationale ; c'est là le grief qu'a formulé h cette
tribune l'honoralile député de Châlellerault.
M. Hérailt. — Cliàtelleraiill ne fabrique pas de fusils de chasse.
M. LE Peésident du conseil. — Ce grief n'est pas fondé,
attendu que, dès le 8 mars de cette année, lorsque les 100000
fusils eurent été cédés gratuitement à M. de Brazza par le
décret du 21 février dont vous venez de voter la ratification,
ratification qui ne faisait doute pour personne, puisqu'il s'agis-
sait d'utiliser de vieilles armes qu'on ne pourrait vendre que
comme vieille ferraille, à un prix inférieur à celui qu'a otlert
M. Janssen...
M. Jules Roche, rapporteiw. — Un franc vingt centimes!
M. LE Président du conseil. — Ce décret avait été rendu
sans l'intervention du pouvoir législatif, qu'on ne pouvait
attendre parce que M. de Brazza était très pressé et que la
transformation à opérer demandait douze mois. Dès le 8 mars,
on faisait appel h l'industrie française ; nous avons, au minis-
tère, des propositions émanant de ti'ès honorables négociants
français, et nous les avons mises à la disposition de la commis-
sion. L'un de ces négociants nous a ofïert de faire l'échange sur
les bases suivantes ; 6 fr. 90 pour les fusils à silex, et 2 fr. 30
pour les vieux fusils. Le 9 mars, un autre fabricant français
s'engageait également à fournir 10 000 fusils à silex au prix de
6 fr. 85, et les vieux fusils hors d'état, qui devaient faire l'objet
de l'échange, étaient estimés à 2 fr. 20.
M. de Brazza trouva ces otïres insuffisantes, et, comme il
apportait en cette atîaire un zèle extrême, auquel je suis bien
aise ici de rendre hommage... {Très bien! très bien !) zèle qu'il
était, du reste, de son devoir d'apporter dans l'accomplisse-
ment de la mission dont l'a chargé la haute confiance du
Parlement, M. de Brazza, dis-je, se mit en mesure de faire
adresser par M. Janssen des propositions plus avantageuses au
ministère de l'Instruction publi(|uo. Ce n'est pas pour mon
AFIAIHKS m Cd.NiiO. 143
plaisir, messieurs, (|iit' je iirocciiiie d'aclial d'arincs : ce ii'csl
pas tout à fait mon iiKiicr... (ht r'a.) Mais la mission iiTa (Hé
donnée par la loi : on a voulu (|ue la mission de, M. de lirazzii
eût un caiaclère pacilique, el, pour cida, on a inscrit la plupart
des crédits an budget du ministère de l'Instruction publique et
des beaux-arts. J'ai donc dû faire des acliats d'armes, je les ai
faits (le mou mieux, et voici comment les clioses se sont passées.
M. de Brazza, après bien des recberclies, s'est entendu et m'a
proposé de m'entendre avec M. Janssen, fabricant belge, mais
qui faisait les olïres les plus favorables : ces offres représentent
un bénéfice de 1300U0 fr. sur les propositions précédentes.
Quand nous nous sommes trouvés en présence de cet acqué-
reur, qui est parfaitement solvable, et qui a, du reste, déposé
un cautionnement, comme le temps pressait et que nous avions
peur qu'il ne se dédît et que le ministre de l'instruction publique
et le ministre de la guerre, qui a donné officiellement ses
conseils dans cette affaire, considéraient le marclié comme tout
à fait avantageux, on a voulu lier M. Janssen parmi Iraité.
J'ai signé immédiatement ce traité, qui réserve tous les droits
de la Chambre et n'ouvre à M. Janssen aucune espèce de
recours. Bien que M. Janssen, pour être prêt à temps, ait déjà
commencé à exécuter le marché, vous n'êtes pas moins libi'es,
messieurs, de ne pas le ratifier.
Six semaines après la signature de ce traité, le 24 avril, un
négociant fiançais vint faire des propositions à peu près
analogues à celles de M. Janssen. L'avantage que celte nouvelle
proposition nous offrait était très léger. Il s'agissait de lU cen-
times sur 20 000 fusils, soit 2000 francs. Nous n'avons pas
pensé qu'il convînt pour cela de rompre la convention conclue
avec M. Janssen, de laisser protester la signature du Gouverne-
ment, apposée au bas de cette convention, et de perdre encore
un temps considérable, parce que cette offre, qui se produisait
six semaines plus tard, avec un rabais aussi insignifiant, était
faite par un Français.
M. Georges Perix. — I.e travail n'aurait pas été fait à temps.
M. LE Président du conseil. — Et ce négociant déclarait
d'ailleurs que cette opération ne pourrait être faite en France, et
qu'il serait obligé d'en demander l'exécution à Liège. Nous
lu DISCOUHS DE JULES FERRY.
n'avons donc pas hésité ; nous avons fait pour le mieux. {7'rès
bien!) Nous avions fait d'abord appel à l'industrie française;
mais elle n'était pas en mesure d'exécuter une commande de
ce genre. Tous ces vieux fusils à silex sont, en elïet, en
Belgique où ils sont l'objet d'un négoce spécial, et l'industriel
français qui voudrait faire une pareille opération devrait
s'adresser lui-même à la Belgique. Donc, l'intérêt de l'industrie
française est hors de cause, et comme, d'autre part, l'intérêt
du Trésor se trouve parfaitement sauvegardé, je demande à la
Chambre de ratifier la convention qui lui est soumise.
[Applaudissemenis. )
[,e projet de loi, après ces explicalions, fut voté à mains levées.
Ainsi pourvu d'armes de guerre, qui n'étaient que des armes
pacifiques et un objet d'échanges, M. de Brazza envoya un pre-
mier détachement qui s'empara de Punta-Negra, non loin de Pem-
bouchure duNiari, débarqua, en avril 1883, dans la baie de Loango,
car Stanley, son concurrent, avait déjà occupé Kouilou, et une
corvetle française rétablit à Porto-Nuovo, sur la côte de la Guinée
supérieure, le protectorat français, proclamé en 1862, puis suspendu,
sous réserve des droits acquis, après la guerre de 1870. Cette reprise
du terrain perdu excita la sourde irritation de l'Angleterre qui
poussa le Portugal à prolester au nom des anciens traités contre
l'expansion française au Congo ; mais, après examen des faits, les
cabinets anglais et portugais durent reconnaître que M. de Brazza
n'avait nullement empiété sur les droits du Porlugal, et le Times
se dédommagea en accusant la France de se livrer à des « entre-
prises de flibustiers ».
Le chemin de fer du Sénégal.
Au Sénégal, le Parlement avait volé en 1881 la construction de
deux lignes de chemins de fer dont l'utilité ne pouvait être contestée :
la ligne de Médine à Bafoulabé, la ligne de Dakar à Saint-Louis. Celte
dernière seulement avait été concédée à l'industrie. Quant à la pre-
mière, qui devait traverser le désert et présentait des difficultés
d'exécution considérables, elle devait être construite aux frais de
l'État; mais de graves mécomptes financiers se produisirent.
Au lieu des 16 millions votés, on reconnut qu'il en faudrait au
moins 24 pour achever les travaux qui devaient diminuer dans des
proportions énormes les dépenses de transport dans un pays désolé.
Un projet de loi fut donc déposé afin d'ouvrir au ministre de la
marine et des colonies, au litre du budget extraordinaire de l'exer-
cice 18^3, un crédit de 4677 000 fi'ancs, pour la continuation de la
ligne de Kayes à Bafoulabé, et des forts de protection à établir
LK CHEMIN DK I Kit IlL SKNKliAI,. 115
jusqu'au Niger. Ce projet vint en discussion à la (!liaini)i(' dans lu
séance du 3 juillet 1883 '. M. La Vieille, après avoir regretté l'ab-
sence du ministre de la marine, inilis|»osé, prétendit que plusieurs
des administrateurs du Sénéf^al, le colonel (Canard, le commandant
Vallon, le commandant d'Estienne, avaient demandé surcessive-
ment leur rappel parce (ju'ils ju,?eaient qu'on avait onticpris une
leuvre stérile, détestable et ruineuse.
M. Jules Kerry, président du conseil, réfuta ces crili(|ues dans les
termes suivants :
M. JuiiKS Ferry, président du conseil, ministre de l'Ins-
truction publique et des beaux-arts. — Messieurs, le projet de
loi qui vous est soumis a été l'oltjet d'une étude complète et
d'un remarquable rapport que l'honorable préopinanl n'a peut-
être pas suffisamment médité; autrement, il ne demanderait
pas des explications qui y sont contenues...
M. La. Vieille. — Je l'ai lu très attentivement.
M. LE Président du conseil. — ... et qui résultent diine
étude sérieuse, entreprise par le ministère de la marine, et
poursuivie conlradictoirement devant la commission du budget.
Il n'est pas possible qu'un travail de cette importance, de cette
gravité, de cette précision puisse être détruit en un instant par
des allégations sans preuves, d'une forme excessive, et que,
permettez-moi de le dire, aucun fait n'appuie. {Très bien! très
bien! au centre et à gauche.)
Moins que tout autre, peut-être, M. La Vieille aurait dû les
apporter à la tribune, car il a appartenu au corps de la marine,
et l'honneur de ce corps, comme celui de Tadminislration fran-
çaise et de nos entreprises coloniales, serait singulièrement
compromis si une partie seulement des allégations que l'orateur
a portées à cette tribune était reconnue exacte, si le gaspillage
régnait, si les gouverneurs avaient été obligés de se retirer
l'un après l'autre, frappés de dégoût, si nous poursuivions
là-bas je ne sais quelle opération monstrueuse et sans issue.
M. La Vieille. — Je demande la parole.
M. LE Président du conseil. — Je voudrais que M. La
Vieille précisât ses accusations. Nous avons été frappés comme
lui, — et j'en ai été frappé moi-même, dans l'étude que j'ai dû
faire, après la commission du budget, des documents si nom-
1. V. VOfficiel du i juillet 1883.
J. Ferry, Discours, V. 10
Ur> DISCOURS DE JULES FERRY.
breux et si précis que M. le rapporteur de la commission a mis
sous vos yeux, — nous avons été frappés, dis-je, des grands
mécomptes que l'on a rencontrés dans l'entreprise du chemin
de fer du Sénégal.
3Iais, quand on parle de renier cette entreprise elle-même,
quand on en fait je ne sais quelle aventure que la Chambre doit
condamner et rejeter, en quelque sorte, avec mépris, je dis que
ce n'est pas ainsi que l'on traite les atfaires du pays, que ce
n'est pas ainsi qu'on parle de l'honneur de la France. {Applau-
dissements au centre et à gauche.)
M. La Vieille. — Je proteste énergiquement!
M. Spuller. — • La commission proteste non moins énergiquement
contre le langage que vous avez tenu!
M. LE Président du conseil. — Ce n'est pas avec des pro-
testations, avec des propos de couloirs sur la démission de tel
ou tel gouverneur, avec des insinuations dépourvues de preuves
qu'on traite les affaires d'un grand pays.
M. La Vieille. — Je répondrai !
M. Germain Casse. — Je demande la parole.
M. LE Président du conseil. — Oui, nous avons eu de
véritables mécomptes dans cette alïaire. On nous avait dit que
la portion, très sagement restreinte, du cbemin de fer qui doit
relier le Sénégal au Niger, les 133 kilomètres qui seuls, à
l'heure qu'il est, ont été décrétés et entrepris, pourraient être
achevés au moyen d'un crédit de 16 millions; il en faudra
certainement 24. Mais, de cette erreur il faut étudier les causes,
comme l'ont fait le rapporteur et la commission du budget; il
faut écouter les administrateurs exposant à la commission
comment des imprévus si considérables résultent de la position
même du problème, quand il s'agit de faire un cbemin de fer
dans la région qui sépare le Sénégal du haut Niger, en plein
désert, avec des difficultés de communication incommensu-
rables, et qui s'accroissent en proportion de l'importance même
des transports.
M. CliNÉo u'Orxa.no. — Il faudrait plutôt acliever les chemins de
fer en France.
M. LE Président. — C'est une autre affaire, monsieur Cunéo
d'Ornano; veuillez ne pas interrompre.
M. LE DUC DE Feltre. — C'est toujours l'argent de la France!
l.K CIIKMIN l»K I i;il Itl SKNKCVI. 147
M. liK PRKSIDKXT DUCOXSKJL. — LiX Cliailllui' a V()l(' t'il I8SI
la ligne de Médine ù Bafoulabé et celle de Dakar à Saiiil-Loiiis.
Celte dernière li^ne se poursuit et sera proiniitt-mnil achcvt'c ;
elle a été concédée à rindiislric piivée. La li^iic de Médim- à
Bafoulabé ne pouvait pas être conliée à l'industrie privée; elle
se construit aux frais du Gouveruemeut français. Les devis
primitifs n'ont pas été, je le reconnais, exactement établis;
mais, s'il est très facile de démontrer que les 24 millions aux-
quels s'élève le devis actuel, dépassent les 16 millions qu'on
demandait tout d'abord, il est impossible aux membres de la
connuission du budget qui ont entendu les explications de
M. le ministre de la marine, et à ceux des membres de la
Chambre qui ont lu le rapport si remarquable, si précis de
l'honorable M. Arthur Leroy, de ne pas reconnaître qu'en s'est
trouvé en face de diflicultés que nul ne pouvait prévoir, et dont
la terrible épidémie de fièvre jaune de l'été de 1881 n'a pas été
une des moindres causes.
M. DE Sai.nt-.Mautin (ludre). — Il ne fallait pas engas^er la
dépense!
M. LE Présidext du coxseil. — Je ne veux pas entrer dans
le détail. Je voudrais seulement que l'honorable M. La Vieille
formulcât une proposition, et qu'il nous demandât franchement
de renoncer à l'œuvre que vous avez votée en 1881. Voudrait-il
nous voir abandonner, sur les rives des aflluents du Sénégal,
entre le haut Niger et le Sénégal, cet énorme matériel que vous
avez payé, car le matériel tout entier est rendu aux abords de
la ligne? Vous propose-t-il, ce qui serait plus grave, de laisser
sans ravitaillement possible, sans moyens de défense sérieux,
ces cinq ou six forts que nous avons construits, et dont le
dernier a été glorieusement élevé par le colonel Desbordes sur
les bords même du Niger?
On vous a parlé d'ofticiers généraux, d'ofliciers supéi'ieurs
qui trouvent que cette entreprise est insensée. Je vous renvoie
au colonel Desbordes, un de ces héroïques enfants de la
France dont la race n'est jamais perdue, et qui étonnent par
leur courage, par leur audace, en même temps que par la
variété de leurs aptitudes, car ce ne sont pas seulement des
chefs parfois militaires, ce sont aussi des ingénieurs et des
savants... [Très bien! très bien! à gauche.)
148 ItlSCOLRS DE JULES FERRY.
M. LE DIT. DE FELTnE. — Il ne s'agit pas du colonel Desbordes, il
s'agit de la France!
M. LE PnÉsiDEN'T. — .\"inlerrompez pas, monsieur le duc de
Fellre!
M. LE Président du conseil. — Eh bien, je vous renvoie
au colonel Desbordes, qui, en posant, solennellement la pre-
mière pierre du fort de Bamakou, le dernier poste que nous
ayons occupé sur les bords du Niger, proclamait que le chemin
de fer est un moyen de ravitaillement incontestablement écono-
mique, car il diminue...
Un membre au centre. — De 10 millions!
M. LE Président du conseil. — La proportion est difti-
cile à établir, mais il diminue dans des proportions inouïes,
fabuleuses les dépenses de tran.sport, dans un pays qui n'est
autre chose qu'un désert. M. le colonel Desbordes ajoutait que
ce chemin de fer constitue, en outre, un moyen de défense parli-
lièrement économique, le même qui nous a si admirablement
réussi dans le Sud oranais : comme vous le savez, si nous
arrivons à assurer, avec de moindres forces et de moindres
dépenses la défense du Sud oranais, c'est à l'aide des chemins
de fer, de ces chemins de fer posés dans le désert, que l'on
voudrait nous faire abandonner. {Réclamations à droite.)
Je vous demande donc de ne pas repousser le projet de loi
avec tant de dédain, d'étudier l'affaire, et sur les différents
points qui seront traités, je l'espère, avec plus de précision par
M. La Vieille, de ne pas vous laisser émouvoir par des accu-
sations sans preuves, mais de peser mûrement les explications
que vous a données et que vous donnera, au nom de la com-
mission du budget, son honorable et savant rapporteur, [l^ès
bien! très bien! au centre et sur plusieurs bancs à gauche.)
Dans une réplique fort vive, M. La Vieille maintint que les
chemins de fer sénégalais n'avaient aucune utilité pratique et
qu'on avait déjà dépensé 20 millions pour 16 kilomètres de ligne
ferrée. Mais il fut contredit avec la même énergie par M. Gasconi,
qui déclara que le but à atteindre était d'ouvrir une voie reliant le
Sénégal avec le Niger, un fleuve navigable sur une étendue de
4000 kilomètres et qui traverse une vallée plus féconde que celle
du Nil. Le général Faidherbe n'avait-i) pas indiqué Bamakou comme
le point extrême de la ligne à ouvrir, point d'où nos canonnières
peuvent être lancées sur le Niger? Le rapporteur, M. Arthur Leroy,
i.K ciiKMiN m: IKK m si:m:(;ai.. ii9
lit il son toiii riiisloii(nif' df nos liMiUilivcs ilo [it''iit';li;ilii»n : il rappela
le plan j-'iamlioso du (iouvtM-ncinont (|ui avait d'abord [iropost'- une
lif,'ne de 1400 à 1 liOO kiloniMies, allant de Dakar à St-Loiiis puis
s'enihranrliant Mir un point de celte liirne pour aller atteindre le
Ni^'er; mais on avait renoncé au plan (dont l'exécution eût coûté
120 millions) et le Parlement avait seclionné le plan de travaux,
l'induslrie privée se chargeant de consti-uire la litrne de Dakar à
Saint-Louis, et l'État recevant la mission de construire la ligne
de 133 kilomètres aboutissant ;i Bafoulabé. Or, si les lois du
24 décembre 1871) et 24 juin 1880 avaient consacré une somme
de 1841000 francs aux forts et à diverses missions, si celles du
2o janvier 1881 et du 4 avril 1882 avaient afl'ecté 16 millions tant a
la construction des forts qu'au cbemin de fer, au télégraphe et à
d'autres services, la voie ferrée n'avait absorbé que 9 millions, et
non 16, comme l'avait dit M. La Vieille, avec une insistance extraor-
dinaire; d'autres députés, comme M. Blancsubé, vinrent faire un
tableau lamentable de la ligne en construction, et montrèrent des
locomotives en détresse, ensevelies dans la vase du haut fleuve, des
remorqueurs hors de service, des forts ne tenant pas debout, un
matériel de 4o00000 francs perdu dans les sables, etc. M. Uouvier
dut montrer, avec sa lucidité ordinaire, toutes les consé(iuences
qu'entraînerait le rejet des crédits : le prestige français compromis,
l'abandon des Français qui, à la suite du colonel Desbordes, occu-
paient Bamakou à 1500 kilomètres du littoral! Mais le débat se
prolongeait avec un redoublement d'aigreur. M. Clemenceau inter-
vint à son tour pour cribler d'épigrammes le rapporteur, et soutint
sa thèse favorite : qu'avant de prodiguer des millions au dehors, de
s'engager en Afrique dans des dépenses sans limites, il fallait
d'abord s'occuper de la France, et pourvoir notamment aux insuf-
fisances de la caisse des écoles.
M. Charles Ferry vint répondre au reproche qu'on adressait à la
commission du budget de ne pas savoir où elle allait, de ne pas
avoir limité la dépense. Elle l'avait si bien limitée qu'elle avait
retranché du projet de loi l'expression « jusqu'il Bamakou », en le
remplaçant par «jusqu'à Bafoulabé ». On ne devait pas aller jusqu'au
Niger, et l'on ne construirait que 133 kilomètres de voie ferrée, sur
le pied d'environ 80000 francs par kilomètre : sur la ligne de
Dakar à Saint-Louis, le kilomètre de voie ferrée, le matériel fixe
compris, avait coiité 90000 francs. On ne pouvait songer à aban-
donner un matériel de 4 millions oOOOOO francs, et perdre 16 mil-
lions déjà dépensés pour en économiser 8.
Après une réplique de M. Clemenceau la Chambre rejeta l'ajour-
nement du projet par 241 voix contre 216; puis, l'article 1" fut voté
ainsi que les autres; mais M. Clemenceau et M. Blancsubé transfor-
mèrent en article additionnel la demande d'enquête parlementaire
qu'ils avaient présentée.
M. Jules Ferry la repoussa en quelques mots :
150 DISCOURS DE JULES FEHUV.
M. LE Présidext du conseil. — Je demande la parole.
M. LF, Priîsident. La parole est à M. le président du conseil.
M. LE Président du conseil. — Messieurs, la demande
d'enquête qui vous est soumise aurait, en tout état de cause, un
caractère que nous ne saurions accepter. Mais ce caractère est
plus nettement marqué encore quand on se repoi'te à l'article 4
que vous venez de voter. Que dit, en effet, cet article 4? 11
ordonne précisément une enquête qui devra être faite par M. le
ministre de la marine, et il l'ordonne en des termes que je me
permets de rappeler à la Chambre :
« Le ministre de la marine et des colonies rendra compte,
avant le 31 décembre 1883, en ce qui concei-ne les exer-
cices 1881 et 1882, et avant le 31 décembre 1884, en ce qui
concerne l'exercice courant, des opérations auxquelles donnera
lieu le service des travaux du haut Sénégal, au moyen d'un
rapport qui sera adressé au Président de la République et
publié au Journal officiel.
« Les opérations concernant les forts, celles relatives à l'éta-
blissement de la voie ferrée, et enfin celles qui se rapportent
à d'autres services, seront présentées sous trois titres distincts. »
Il me semble qu'en présence d'une disposition aussi précise,
la demande d'enquête aurait un caractère d'incrimination tel
que j'espère que ses auteurs n'insisteront pas. {Très bienl très
bien!)
L'article additionnel ayant été repoussé par 268 voix contre 182,
l'ensemble du projet de loi fut adopté par 273 voix contre 101.
AKKAIliKS liK MAhAGASCAU. 151
Affaires de Madagascar.
L'établissement, qu'<in peut espérer déliiiitif, de la (lominaliou
française sur la f^rande île de Madagascar, à la suite de l'expéfiition
préparée, puis conduite par le général Duchesne, donne un vif
intérêt à l'historique des elforts tentés parles gouvernements anté-
rieurs pour ne pas laisser périmer les droits de la France. M. Jules
Ferrv s'est employé sans défaillance à cette tâche patriotique, à un
moment où il avait quelque mérite à le faire, car les événements
du Tonkin semblaient devoir absorber toute son attention.
Nous rappellerons seulement, pour la clarté des débats qu'on lira
plus loin, que la France a occupé pendant deux siècles, de 1642
à 1831, l'ile qu'on appelait alors « la France orientale ». L'Angle-
terre nous l'arracha en février 1811, ainsi que toutes nos possessions
de la mer des Indes, mais le traité du 30 mai 1814 nous la rendit,
dans les mêmes conditions que les colonies des Antilles, la Réunion
et nos établissements de l'Inde. Ainsi revivaient les traités passés
en 1649, IGTo, avec les princes d'Anossy, d'Aniboule et de Machi-
cora, de même que la convention de 1740 par laquelle la reine de
Foulepointe nous avait cédé l'ile Sainte-Marie, avec tous ses droits
sur la côte, depuis Taniatave jusqu'à la baie d'Antongil. Plus tard,
eu 1822, douze chefs de la contrée des Betsimsaracks se reconnurent
nos vassaux, et, le 14 juillet 1840, la reine des Sakalaves reconnut
la souveraineté delà France, en nous cédant, avec Nossi-Bé, tout le
pays sakalave, depuis la baie de Passandava jusqu'au cap Saint-
Vincent, au sud. D'autres traités furent conclus en 1841 et en 18o9
avec le roi d'Ankara, les chefs de l'Ambogon et la reine de Baly.
Seule, la peuplade des Hovas, au centre de l'île, témoignait une
violente hostilité à la France. La Restauration envoya en 1829, sous
le commandant Gourbeyre, une expédition pacifique qui ne put
traiter avec ces turbulents sauvages; le second Empire eut le tort
grave de reconnaître à Radama II le titre de roi de Madagascar, et
d'accréditer près delui un consul de France. En revanche, l'article 4
du traité de 1802 conférait aux Français le droit d'acheter, de
vendre, d'alfermer des terres sur tout le territoire de l'île. Mais les
Hovas ne tinrent aucun compte de leurs engagements, envahirent
le territoire des Sakalaves, la province d'Ankara, plantèrent leur
drapeau dans la baie de Passandava, presque sous les yeux du
gouverneur français de -\ossi-Bé, qui se demanda s'il n'allait pas
être attaqué. Enfin, en juin 1882, M. Bandais, commissaire général
de la République française, devant les menaces des Hovas, qui
venaient d'assassiner le directeur de la plantation Roux de
Fraissinet, dut quitter Tananarive et en référer à son Gouverne-
ment. La nécessité s'imposait d'obtenir une satisfaction complète,
152 DISCOURS DE JULES FERRY.
ou de renoncer définitivement à Madagascar. Mais ni M. de Freycinel,
ni M. Duclerc n'avaient la main assez ferme pour réprimer comme
il eût fallu l'insolence des Hovas. Le vote néfaste du 29 juillet 1882
avait même livré l'Egypte à l'Angleterre, sous prétexte, comme
l'avait dit M. Clemenceau, qu'il convenait « de réserver la liberté de
la France» ! Une ambassade malgache passa par Paris, au mois de
novembre 1882, mais elle n'avait d'autre but que de nous berner,
d'arrêter l'action du commandant Le Timbre, et d'aller mendier
l'appui de la Grande-Bretagne. Ces étranges embassadeurs obtin-
rent cependant de M. Duclerc une sorte de renonciation à nos
droits historiques sur Madagascar et quittèrent le Grand-Hôtel
sans payer leur note. On reconnut dés lors qu'avec ces fourbes, il
n'y avait qu'un argument, la force ; l'amiral Pierre alla débarquer
ses marins à Tamatave et fit renvoyer en Europe le missionnaire
anglais Shaw, qui n'était qu'un complice des Hovas. Cet acte
d'énergie faillit même nous brouiller avec M. Gladstone. Malheu-
reusement, le brave amiral dut quitter son commandement, à
cause de l'état de sa santé, et mourut avant d'arriver à Marseille.
Son successeur, M. Galiber, dut se borner à l'occupation de quelques
points de la côte. Les Malgaches continuaient à se moquer de notre
ultimatum, d'ailleurs trop modéré. C'est dans ces circonstances
qu'en mars 1884 (séances des 24 et 27), la Chambre eut à discuter
l'interpellation de M. de Lanessan, qui avait pour objet d'encoura-
ger le Gouvernement à une action énergique. La première séance
fut signalée par un éloquent et patriotique discours de M. de Mun,
qui se trouva d'accord avec M. de Lanessan pour réclamer une
politique plus virile et moins hésitante à l'égard des Hovas.
Toutefois, M. de Lanessan ne voulait pas d'une e.xpédilion sur
Tananarive, et se bornait à préconiser l'occupation de plusieurs
postes sur le littoral nord-est et sur la côte ouest, en se berçant
de cette illusion que là où la France déploierait son drapeau les
populations malgaches arriveraient en foule.
Dans la séance du 27', M. Dureau de Vaulcomle, député de la
Réunion, prononça un excellent discours, dans lequel, après avoir
rappelé les précédents, il demanda le maintien de notre drapeau à
Madagascar, et même, au besoin, l'occupation de Tananarive, en
promettant le concours des créoles de la Réunion.
M. .Iules Ferry monta ensuite à la tribune et s'exprima ainsi :
M. Jules Vi^nuY, président du cotiseil, mbuslre dt's affaires
étrangères. — Messieurs, api'ès avoir entendu et applaudi
avec vous les discours remarquables, à tant de titres, que la
question de Madagascar a suscités, je ne puis pas ne pas
faire la remarque et ne pas me féliciter devant vous de l'heii-
1. V. Y Officiel du 28 mars 1884.
AKFAIliKS ItK MADAI.ASCAlt. l'>3
rcusc iioineaiiU' de la siliialion faite au Goiiveiiieiiieiil.
[Applaudissements el rires approbulifs.) Sur le terrain Je la
politique roloniale. cliamp de bataille de tous les advei'saii'es
du Gouvernement, nous ne rencontrons plus aujourd'hui de
contradicteurs : ce n'est pas notre esprit d'aventure que l'on
dénonce ou que l'on critique, c'est notre trop grande réserve.
M. GEoncES Perin. — C'est voire revanche !
M. Pierre Ai.vpe — La cause n'est pas la même.
M. Georges Peri.n. — Si!. je vous monlierai qu'elle est la même.
M. LE Présmjenï. — Veuillez, messieurs, ne pas engager de
dialogues entre vous. Laissez parler M. le président du conseil!
M. LE Peésidext du coxseil. — Je fais ce l'approcliement
sans aucune ironie...
IJn membre à droite. — Au contraire!
M. LE Président du conseil. — ... et je constate ce chan-
gement de point de vue chez nos honorables adversaires qui
siègent de ce côté. (L'orateur désigne la droite.)
M. Laroche-Joibert, — Nous n'avons pas changé.
M. LE Président. — Monsieur Laroche-Jouberl, laissez parler.
M. le Présidext du conseil. — Je ne doute pas, en elfet,
que l'honorable M. de Mun n'ait été le porte-parole de la
grande majorité des députés de la droite.
M. LE COMTE DE MiN. — Je n'ai rien dit dans les discussions
antérieures do contraire à ce que j'ai dit dans celle-ci.
M. LE Président du conseil. — Je dis donc que je cons-
tate que ce changement de point de vue. non pas pour en
triompher, mais pour m'en féliciter; et je serais au regret de
dire un seul mot qui pût troubler une de ces heures si rares où
l'élan du patriotisme est plus foi't que l'esprit de parti. (7'rès
bien! très bien! sur un grand nombre de bancs.) Voici donc,
messieurs, sur cette question particulière, sur ce cas spécial de
votre politique coloniale, que la question de principe est résolue
pour tout le monde, et que je n'ai rien à en dire. Personne ici
n'a soutenu encore, et personne assurément ne soutiendra que
la politique coloniale, au moins en ce qui touche à Madagascar,
est un rêve maladif de cerveaux aventureux ou pervertis; que
la France ne peut pas avoir de politique coloniale, puisqu'elle
n'a pas d'excédent de population; et aucuns des raisonnements
qui ont été apportés à cette tribune dans d'autres débats, avec
154 niSCOURS DE JULES FERHY.
tant de force et d'éloquence, ne se reproduiront sur la ques-
tion de Madagascar. Ce n'est pas sur le principe que j'ai à
m'expliquer. Il se trouve, au contraire, que c'est sur les limites
de la politique coloniale, en ce qui concerne Madagascar, qu'un
entretien, qu'un échange de vues, qui no saurait, messieurs,
être définitif à cette heure, se trouve engagé.
Je n'ai pas, en effet, besoin de rappeler à la Chambre que
nous sommes encore dans une période de négociations, que
cette situation commande au Gouvernement une très grande
réserve, et que c'est seulement devant une commission, une
commission que vous désirez nommer — dont le Gouvernement
désire, lui aussi, la nomination — que beaucoup de choses,
qu'il serait prématuré d'apporter à cette tribune, qu'il serait
inopportun, imprudent peut-être de divulguer ici, pourront
être dites, et dites dans toute leur vérité. Four le moment,
messieurs, ce sont seulement des vues générales que je me
permettrai de vous soumettre.
Certes, personne ne me contredira quand je ferai remarquer
aux plus ardents de nos collègues, à ceux qui voudraient
pousser la Chambre le plus vite et le plus loin du côté de Mada-
gascar, que de toutes les politiques, la politique coloniale est
celle qui a le plus besoin de réMexiou et de mesure. Nous
avons beaucoup de droits sur la surface du globe : ce n'est pas
en vain que la France est, comme on le rappelait tout à l'heure,
une des plus grandes puissances maritimes du monde. Elle a,
depuis deux siècles, grâce à l'aclivité de ses marins, à la puis-
sance de son organisation maritime, non moins qu'à la har-
diesse de ses voyageurs et de ses explorateurs, pris possession
de beaucoup de points du globe, et elle a ainsi un vaste champ
pour s'essayer à la politique coloniale. Est-ce une raison, mes-
sieurs, pour que cette politique se développe partout à la fois ?
N'y a-t-il pas à la coordonner, à l'échelonner, à la pratiquer
par étapes et par séries ?
L'honorable M. de Mun, me faisant llionneur de me citer
dans son beau et brillant discours, qui retentissait vraiment ta
cette tribune comme le clairon du patriotisme... (A/jp/aurf?^*?-
ments.) ... M. le comte de Mun, dis-je, me faisait l'honneur de
me citer, en rappelant ce mol que j'ai prononcé dans une aulre
discussion « que la politique coloniale est pour la France
AllAlKKS m; MADAliVSCAIi. l'.'j
moderne un legs du passé cl une réserve pour l'aMiiii- .. .Mais
c'est précisément à faire la part du présent et ilc I avenir, à
répartir la tâche (raujourd'hui et à réserver la tâche de demain,
c'est là qu'est tout le secret d"une bonne politique coloniale.
Sur tel point du globe, il importe uniquement de conserver les
situations acquises; sur tel autre, il est nécessaire de faire un
pas en avant; enfin, il est tel point sur lequel une solution déli-
nitive, intégrale, s'impose, parce que l'occasion est là, quelle
passe et qu'elle ne se retrouvera peut-élre pas ! CtMlcs, mes-
sieurs, dans cet ordre d'idées, dans celte sorte d'aflaires, les
événements nous conduisent hion plus que nous ne les condui-
sons ; et nous pourrions trouver dans notre histoii'e récente
bien des preuves, bien des exemples de résolutions qu'il a fallu
précipiter parce que les événements le commandaient, et que
nous aurions peut-être ajournées si nous avions été les maîtres
du temps. 3Iais ce n'est pas une raison poui' aller partout à la
fois, pour marcher du môme pas sur toutes les routes. Il y a un
choix à faire, et il convient de considérer, avant toutes choses,
d'une part, l'utilité des acquisitions nouvelles et, d'autre part,
l'état de nos ressources. C'est sous les auspices de ces pensées,
qui ne sont pas nouvelles, mais que je crois justes, que je crois
l'applicalion des notions du bon sens à la politique coloniale,
que je place les quelques éclaircissements que j'ai à vous
donner.
J'ai d'abord à répondre à des griefs qui ont été portés contre
la politique du gouvernement répubhcain dans l'alfaire de
Madagascar, et j'ai ensuite à répondre à des questions qui
m'ont été posées. L'honorable comle de Mun et l'honorable
M. de Lanessan se sont trouvés d'accord pour reprocher à la
politique républicaine à Madagascar, à la politique qui se fait
depuis deux ans, ce qu'ils appellent sa mollesse, ses tergiversa-
tions, ses hésitations, sa timidité. Et, précisant l'un eU'autre plus
encore le grief qu'ils nous faisaient, ils en sont venus à nous
reprocher d'avoir négocié avec les Hovas, d'avoir voulu
traiter.
Eh quoi ! ont-ils dit, est-ce qu'on traite avec les barbares ?
Est-ce qu'ils ont une parole ? Est-ce qu'ils respectent les traités?
Est-ce que, lorsque des engagements ont été souscrits par eux,
ils ne prennent pas immédiatement à tâche de s'en dégager, et
156 DISCOURS DE JULKS FEUUY.
est-ce qu'ils ne sont pas, par essence, par naissance, fatalement
les violateurs de toute foi jui'ée?
Messieurs, je ne puis, en aucune façon, accepter ce point de
vue : je le trouve en absolue contradiction avec l'idée très élevée
qu'apportait l'autre jour à la tribune l'honorable M. le comte
de Mun, lorsqu'il donnait de la politique coloniale cette belle
délinition : qu'elle était le droit des races supérieures vis-à-vis
des races inférieures, et aussi qu'elle était l'exercice d'un
devoir. {Très bien ! très bien!) Il disait avec raison que si nous
avons le droit d'aller chez ces barbares, c'est que nous avions
le devoir de les civiliser. {7'rés bien ! très bien!)
Eh bien, messieurs, j'estime que le premier pas que la civili-
sation fait faire à ces races inférieures qu'elle cherche à élever
jusqu'à elle, c'est de leur dicter des traités, de leur apprendre
ce que c'est que la foi jurée, et de les obliger à la respecter si
elles y manquent. {Très bien! irès bien! très bien ! sur divers
bancs.) Il y a là, messieurs, entre ces races et nous, un véri-
table procédé d'éducation qui est le plus efficace, le plus péné-
trant de tous. Et vous en avez la preuve dans la pratique de
toutes les nations qui colonisent. Comment fait l'Angleterre?
Comment font toutes les puissances européennes? De quelle
façon cherchent-elles à nouer des rapports, à asseoir leur
intluence, à constituer leur protectorat? Par des traités avec
ces barbares avec les sauvages ! Et vous-mêmes, messieurs,
est-ce que vous n'avez pas ratifié ici, il y a deux ans, un traité
avec un roi nègre de quelques villages?
Plusieurs membres. — Mal<ol<o!
31. LE Président du coxseil. — Vous l'avez nommé! Mes-
sieui's, il est facile de se faire applaudir par une Assemblée
française en disant que toutes ces tractations, que toutes ces
conventions sont niaises ou ridicules; il est très facile de faire
ressortir ce que cette demi-barbarie qui s'avance vers la civili-
sation conserve de vanité sauvage et de subtilité ilans le dol ;
il est très facile de faire et des Chinois et des Asiatiques de
toutes nuances, et des Afiicains de toutes couleurs, des tableaux
piquants qui ne font pas reculer les gouvernements sérieux : car
il n'y a pas un gouvernement sérieux, à l'heure qu'il est, qui ne
considère comme une acquisition précieuse, comme une aug-
mentation de force et d'influence un traité de commerce fait
AKI"Allii;S IIK MAItACASCAIi. IT.T
avec n'impoiic 1(M|ii<'1 (1(3 ces A<iali(|ii('s, de i|iifl(|ii(' race ti (1(3
quelque couI(3Ui- que ce soi I, iinil est si iacilc de i-aiil(3r dans
des discours luimourisliqiies ou ailicles de jouinaux. Quant à
moi, je crois (|uil y a là comme une loi de la civilisation, et,
quand je vois autour des lapis verts de la diplomatie, le cercle
des envoyés européens, des représentants des grandes et
vieilles puissances, s'accroître de quelques visages cuivrés ou
noirs, je ne ris pas, je salue le progrés de l'Iiiimanité oi de la
civilisation. [Très bien! très bien!)
Est-ce que les choses se sont passées autrement dans celte
affaire de Madagascar? Est-ce que ce n'est pas toujours à nouer
des traités, à sceller des alliances qu'ont tendu les efforts de vos
prédécesseurs? Quand la Restauration a envoyé, en 1829, sous
les ordres du commandant Gourbeyre, cette expéditiori impor-
tanle qui a malheureusement échoué, comme toutes les autres,
quelles étaient les instructions données ? Elles sont citées dans
le beau livre de M. d'Escamps dont nos collègues de la Réu-
nion ont fait hommage à tous les membres de cette Chambre.
M. Hyde de Neuville, qui appartenait à ce ministère entrepre-
nant, dont le prince de Poliguac avait la présidence, M. Hyde
de Neuville disait au commandant Gourbeyre, en propres
termes :
<( C'est une solution prompte, honorable, sans effusion de
sang qu'il faut nous éludier à obtenir. »
Et il ajoutait :
« Quelles que soient les faveurs que vous fassent espérer les
populations l'ivales des Hovas, ne vous engagez jamais avec
elles de façon à vous mettre hors d'état de rien conclure avec
la reine. »
Et c'était aussi à un traité qu'aspirait le prince de Polignac,
dans cette lettre si curieuse que M. d'Escamps a citée au cours
du livre que j'indiquais tout à l'heure, dans cette lettre écrite de
la propre main du prince de Polignac à l'horrible Ranavolo, il
lui proposait une alliance, un protectorat, beaucoup d'argent
et beaucoup d'armes. Et qu'est-ce que le gouvernement de
juillet a fait quand il a voulu asseoir d'une façon un peu plus
solide l'influence de la France, sinon à Madagascar, du moins
dans le voisinage immédiat de la grande terre? Il a passé des
traités avec les chefs, avec les reines du Rouëni, de l'Ankara,
158 DISCOUHS DK JULES FERRY.
des îles Nossi-Bé, Nossi-Mitsiou, de toules les régions dont
nous avons appris les noms. Et l'Empire, le gouvernement
impérial! Mais il a poussé plus loin qu'aucun autre cette poli-
ti(|ue conventionnelle qu'on nous propose aujourd'hui d'aban-
donner absolument, pour nous rattacher à je ne sais quelle
politique conquérante, exclusivement militaire et brutale.
L'Empire a fait, dès 1860, de la politique conventionnelle avec
le gouvernement des Hovas, une politique dont il n'est point si
facile de se détacher absolument.
J'arrête un instant votre attention sur ces traités de 1862 et
de 1868, qui figurent dans nos recueils, qui font partie de nos
titres, que nous sommes si loin de déchirer que notre cause,
que notre droit juridique actuel reposent sur ces traités : car
c'est de ces traités que nous demandons l'exécution au gouver-
nement hova. L'Empire, en cette matière, a poussé, on peut le
dire, la confiance, la bienveillance dans ces peuplades à demi
sauvages, jusqu'à la candeur. Il a poussé la courtoisie jusqu'à
l'imprudence, car c'est lui qui a, le premier, donné àRadamaU,
le Titus malgache, ce titre de roi de Madagascar qu'aujourd'hui
on nous oppose dans le droit malgache, et parfois même dans le
droit européen.
M. Pai'l de Cassagnac. — Cela a été une faute.
M. LE Peésident du conseil. — C'est lui aussi qui, le
premier, a accrédité un consul de France auprès du « roi » de
Madagascar. Eh bien, messieurs, il est très difficile, en pré-
sence d'antécédents qui ont donné à la question de nos rapports
avec les Hovas un tel caractère, de se placer uniquement sur
le terrain des déclarations de 1642 ou de 1786. Il n'y a pas de
droits plus certains, plus respectables que les vieux droits
historiques delà France sur Madagascar; je le dis sans crainte :
ils sont très forts et peuvent être opposés à toutes les puis-
sances européennes en vertu du droit international de la vieille
Europe. {Vifs applaudissements.) ^.qà^^ est-ce que vous pouvez
empêcher que, vis-à-vis de ce peuph^ hova dont on parle, je
crois, avec trop de dédain, dont on diminue, je crois, un peu
trop la population, car tout à l'heure, on indiquait le chitïre de
500000 âmes, et je pense qu'on pourrait porter ce chitTre à
1500000 âmes...
M. Pierre Alype. — A deux millions!
AFFAIHKS iti; m.vii\(.as(:ah. isu
M. i.E Président du coxseil. — Oui. cl nous ne pouvons
pas ne pas reconnaîlre, en délinitive, que de loules les races
(le Madagascar, c'est la plus vaillante, la plus avancée, la plus
mililaiie...
M. PitRRE Ai.YPE. — C'est vrai!
M. LE Président du conseil. — ... si Ion peut appeler
militaire une race à moitié sauvage. Il n'y a pas de gouverne-
ment sérieux qui ne soit tenu de faire grand état de pareils
antécédents, et ainsi s'explique la tournure qu'ont prise les
événements et la procédure qui a dû être suivie. Je n'accepte
donc, en aucune façon, ni pour nos prédécesseurs, ni pour nous-
mêmes, le reproche qu'on nous a fait des deux côtés de cette
Chambre d'avoir traité, d'avoir négocié avec des barbares. Je
n'accepte pas non plus ce reproche d'excessive longanimité
auquel les paroles ardentes et éloquentes de l'honorable M. de
Mun ont donné un relief si marqué. Messieurs, j'estim(; que
c'est un devoir des peuples civilisés de mettre dans leurs rap-
ports avec les peuples barbares la plus grande longanimité. Il
ne s'agit pas d'apporter des susceptibilités tirées du point
d'honneur dans les rapports que l'on noue avec les Annamites,
les Chinois ou les Malgaches : il faut se placer à un point de vue
qui domine tout cet ordre de questions, au point de vue d'une
race supérieure qui ne conquiert pas pour son plaisir, dans le
but d'exploiter le plus faible, mais bien de le civiliser et de
l'élever jusqu'à elle.
Messieurs, la supériorité intellectuelle, la supériorité mili-
taire si écrasante (jue nous possédons, font au plus fort un devoir
d'une longanimité extraordinaire. Et je ne saurais, quant à
moi, faire un reproche à M. Duclerc d'avoir arrêté l'action
vigoureuse du commandant Le Timbre devant l'annonce d'une
ambassade hova qui partait pour Paris. Ohl je sais comment
elle s'est conduite! Vous avez lu, et vous pourrez relire dans le
ùevn'iev Livre jaune toute cette curieuse histoire. Je ne cache
pas que ces singuliers ambassadeurs ont procédé avec la plus
extraordinaire mauvaise foi. Si vous relisez ces curieux débats,
vous verrez comment les envoyés hovas, par la seule force de la
raison et par la supériorité de l'intelligence, ont été conduits
peu à peu jusqu'à un arrangement acceptable : vous les verrez,
sur la question de propriété en terre malgache, consentir à
160 DISCOURS DE JULES FERRY.
substituer à la propriété Femphytéose à long terme, ce qui, en
fait en pratique, revient à peu près au même; vous les verrez,
tlans les derniers jours qu'ils ont passés à Paris, accepter, sur
la question du protectorat de la côte Noi'd-Ouest, une rédaction
qui, assurément, n'était pas la reconnaissance de nos droits,
mais qui était l'obligation, fermement, clairement contractée, de
ne rien faire qui pût nous contrarier dans ces régions.
'Vous remarquerez enfin, au cours de la dernière dépêcbe
écrite par les employés malgaches, ce dernier détail où se
révèle véritablement la mauvaise foi fondamentale de ces races
barbares ; ils disent : « Pour que nous puissions signer, effacez
donc, nous vous en supplions, la réserve des droits historiques
de la France sur Madagascar : nous n'avons pas pouvoii' pour
traiter de cela. » Que fait alors M. Duclerc? il pousse l'esprit de
conciliation jusqu'à supprimer la clause...
Un membre. — Il a ea tort!
M. LE Peésident du conseil. — ...et, tout joyeux, l'on se
dit : « Voilà une affaire terminée 1 » Elle ne l'était pas, mes-
sieurs! Dans la nuit même, les envoyés hovas quittèrent le
Grand-Hôtel — on n'a jamais su pourquoi — ne nous laissant
d'autre souvenir de leur passage que leur note à payer (Rires.)
M. Roque (de rillol). — Et on dit que ce sont des races inférieures!
M. Georges Perin. — Ce sont des sauvages très civilisés.
M. LE Président du conseil. — C'est par ces côtés-là qu'ils
se civilisent le plus vite! Messieurs, je dis que, malgré toutes
ces diflicultés, en restant au point de vue supérieur qui doit
toujours être le nôtre, nous ne devons pas regretter la dou-
ceur, la longanimité que nous avons témoignées à ces envoyés
malgaches; nous ne devons pas les regretter, parce que ce sont
des demi -barbares, des demi-sauvages ; et aussi, parce qu'on ne
sait jamais à quel point ils sont mal conseillés... {Mouvement.)
C'est à ceux qui les conseillent, plutôt qu'aux pauvres victimes
de toutes ces illusions, qu'il faut s'en prendre de ces tristes
incidents. {Très bien/ très bien!)
Maintenant nous arrivons à la situation actuelle, et aux ques-
tions qui nous ont été posées. Les honorables inlerpellateurs
nous demandent — c'est bien leur droit : « Qu'est-ce que vous
avez fait à Madagascar? Qu'avez-vous fait notamment api"ès ces
AKFAIIIKS liK MADAGASCAR. 161
brillants coups do main de Taniatavc <* l de Majunf,ra qui, sans
nous coûter un seul blessé, ont mis en notre possession des
forteresses que les gouvernements préc(^denls avaient fort sou-
vent—riiisloire en témoigne — été obligés de respeclei'? «Nous
avons pris ïamatave et Majunga, et c'est là le rôle de l'amiral
Pierre, dont je suis beureux de saluer la noble et liéroïque
ligure. \A})plaudiss('menls sur tous les bancs.) Qu'est-ce qu'on a
fait depuis, et quelles sont les instructions qui ont été données
à l'amiral Galiber? Messieurs, les instructions données à
l'amiral Galiber étaient fort simples : il avait à continuer la
double mission de l'amiral Pierre, mission de négociation et de
paix, dans la mesure du possible, mission d'action énergique
pour arriver à la paix ; il avait l'ordre de détruii-e tous les
postes bovas du nord-est, du nord-ouest et du sud-est de l'ile.
L'amiral Galiber s'est acquitté de cette tàcbe à la grande satis-
faction du Gouvernement; il a, dans le cours des mois d'octobre
et de novembre, successivement fait bombarder Foulepointe,
Mahambo, Manahar, Vobémar, Autombouck, Marancette —
c'est là que nous avons eu un blessé, — Manouron, Mahéla,
Bemanoremana, et Fort-Daupbin.
Et il n'est pas besoin d'ajouter que, lorsque, le 13 novembre,
les Hovas reprirent l'olTensive, ils furent facilement repoussés
par les équipages de la Hotte. Je trouve que c'est là une action
militaire digne d'estime. Et, quand on disait que nos marins et
nos soldats étaient, en quelque sorte, assiégés par les armées
bovas, on ne donnait ni à la Cbambre, ni au pays l'idée exacte
des cboses : car cette expédition, très eflicace, très rapide, très
rondement et très brillamment menée, diffère singulièrement
de ce qui s'était passé sous les précédents gouvernements sur
la côte de Madagascar. Je sais bien, comme M. le comte de Mun
l'a rappelé l'autre jour, que la Restauration avait envoyé le
capitaine de Mackau à Tintingue ; mais je me rappelle aussi
que la première expédition, qui fut dotée d'un crédit alloué sur
le budget de la France, et dont M. Sylvain Roux avait la direc-
tion, aboutit à un lamentable échec, et que c'est sous les yeux
du gouverneur de Sainte-Marie, M. de Blévec, dont on vous a
cité une protestation conçue en termes fort nobles, que le
premier Rbadama, le conquérant, s'emparait de Tamatave et
de Foulepointe, et, à ce moment-là, le gouverneur français en
J. Ferry, Discouru, V. {{
162 DISCOURS DE JULES FEHHV.
était réduit à des protestations platoniques. Je sais encore que
l'expédition du commandant Gourbeyre, en 1819, a échoué
devant Foulepointe; je sais qu'en 1832, le gouvernement du
roi Louis-Philippe ordonna d'évacuer Tintingue, dure nécessité,
que le gouvernement de la République, croyez-le bien, saura
épargner à notre pays.
Vous savez tous — c'est l'histoire de cette période — que le
glorieux et vaillant commandant Romain Desfossés, en 1845,
échouait devant Tamatave, malgré la bravoure de ses troupes.
Il avait été jusqu'au fort central, mais, n'ayant plus de muni-
tions, il fut obligé de se retirer. Nous pouvons dire, à l'honneur
de la République, que nous n'avons échoué ni à Foulepointe.
ni à Tamatave, que nous sommes maîtres de la côte, et que
notre situation militaire n'est en rien, quoi qu'on puisse dire,
la marque de l'impuissance. En effet, c'est cà la suite de cette
série de bombardements que les premières ouvertures ont été
faites par le premier ministre de Tananarive. C'est h la date
du 16 novembre qu'ont commencé les conférences dont vous
avez le curieux récit dans le Livide jaune. Eh bien, quel était le
but de ces conférences ? D'arriver à un traité, n'est-ce pas? Tel
était donc le résultat des mesures énergiques que nous avions
prises. Les négociations ont été renouées le l*"" février dernier,
et, de notre part, dans des termes qui ont, comme toujours, et
sur ma recommandation expresse, laissé intacts les droits
historiques de la France. La question de souveraineté a été
réservée : il nous sera toujours possible de la revendi(|uer
quand nous le jugerons utile, et de l'exercer dans la mesure
qui nous semblera la meilleure pour les intérêts du pays. Ces
négociations ont donc été reprises le 1" février ; je n'en ai pas
de nouvelles. Vous dirai-je que je fonde beaucoup d'espoir sui"
leur succès? Je crois pourtant que ce serait trop se presser que
de déclarer dès à présent qu'elles échoueront.
Pour moi, j'ai le plus vif désir qu'elles aboutissent.
Je sais bien que j'attriste un peu l'excellent et patriotique
esprit de nos collègues de la Réunion. Pourtant, je désire très
sincèrement que nous arrivions à conclure un traité avec les
Hovas. [Mouvements divers, — Jnterrwptions.) Et, si je le dis
très haut, je ne désire pas que les Hovas nous fournissent
l'occasion de rompre avec eux d'une façon définitive. Vous me
AFFAIlîES rtK M.AD.VtiASCAM. ](',:{
direz : «Mais quel I)iU poursuivez-vous? » Je poursuis le ilouhlt'.
but établi par l'ultimatum : la protection des populations du
nord-ouest, qui se sont placées sous notre «rarde et conliées ;ï
notre honneur, et la protection de nos nationaux, indignement
traités. L'indignité la plus grande de ce traitement, ce n'est
plus, comme dans d'autre temps, une persécution violente :
j'en conviens, les mœurs des Hovas se sont adoucies; mais c'est
une inégalité que l'honneur de la France ne permet pas de
supporter. Il n'est pas possible (|ue les autres nations aient, par
tolérance, si l'on veut, le droit de posséder à Tananarivc, et
que les Français n'y jouissent pas des mêmes avantages.
[Très bien ! li'ès bien !)
Voilà le double but que nous poursuivons. Selon l'honorable
M. Bureau de Vaulcomte, dont j'ai écouté l'éloquent discours,
il faudrait poser la question autrement : il ne faudrait pas
s'appuyer sur les traités passés avec la nation hova, il faudrait
poser la question de notre droit de souveraineté à Madagascar.
On ne peut, messieurs, entrer dans un ordre d'idées aussi
grave sans savoir exactement jusqu'où on peut aller. Si vous
voulez poser la question de souveraineté à Madagascar, c'est
alors entre vous et les Hovas une guerre à mort : il faut que les
Hovas disparaissent de Madagascar; si vous voulez proclamer
la souveraineté de la France, alors le but de notre politique
n'est plus seulement la protection des Sakalaves, de nos natio-
naux, la revendication de nos droits séculaires; ce n'est plus
cette politique, c'est la politique de l'occupation intégrale, de
la conquête pure et simple, c'est le dessein de nous créer, ta
cette immense distance de la mère patrie, une autre Algérie,
assurément moins coûteuse à conquérir — les difticullés mili-
taires ne sont pas à comparer — mais, je le crains, beaucoup
plus difticile à peupler, à assainir, à féconder: car l'île est toute
couverte de forêts; il n'y a ni roules, ni chemins, pas même des
chemins de mules; que dis-je, il n'y a pas de mules! [On rit.)
Voix à droite. — Ni de chevaux !
M. LE Président du conseil. — Tout est h faire, tout est
à créer. Il y a ici un certain nombre de nos collègues, particu-
lièrement ceux qui représentent la Réunion, qui nous poussent
à faire grand dans l'île de Madagascai". Nous ne voulons pas
164 DISCOURS DE JULES FEKRY.
faire grand, nous voulons faire modeste, afin de rester pratiques
et de rester sages.
II nous a été donné d'entreprendre un certain nombre
d'œuvres nationales et nécessaires; nous avons pu, depuis
quelques années, résoudre d'une façon délinitive la question
de Tunisie. Nous vous apporterons ces jours-ci le dernier acte...
Voix à dnnle. — La note à payer!
M. LE Président du Conseil. — Non, pas la note à payer :
nous vous démontrerons sans peine que la convention dont
nous vous demandons l'adoption, n'expose la France à aucun
risque, dans aucune hypothèse imaginable. Nous avons donc
pu terminer l'affaire de Tunisie. L'affaire du Tonkin est, à ce
qu'il me semble, en assez bonne voie : la période militaire
touche à sa fin... [Très bien!) ; la période d'organisation va
commencer. Permettez-moi de vous dire que ce n'est pas une
raison pour donner à l'affaire de Madagascar des proportions
qu'elle ne comporte pas actuellement. [Très bien! très bien!)
Mais, me dira-t-on, votre but est limité, il est sage, il n"expose
pas la France à de grandes dépenses d'hommes et d'argent;
mais, enfin, quels sont vos moyens pour l'atteindre? Si les
négociations qui sont encore pendantes n'aboutissent pas,
que ferez-vous ?
Messieurs, je réponds que, si les négociations échouent, il est
de notre devoir de n'écarter, pour terminer cette affaire, pour
réduire à la raison le peuple hova, l'emploi d'aucun moyen...
[Très bien ! très bien! sur divers bancs), et que de ce qui se dit
à cette tribune il ne faut pas que ce peuple obstiné, d'une
obstination tout à fait particulière, puisse conclure que, du haut
de son nid d'aigles de Tananarive, il peut braver indéfiniment
la volonté et les armes de la France. [Applaudissements sur un
grand nombre de bancs.)
Mais enfin, messieurs, en dehors du moyen extrême que je
ne veux pas examiner encore, il y en a d'autres : il y a des
moyens intermédiaires, si je puis dire; on en a indiqué quel-
ques-uns ; je pourrais en signaler d'autres. Il n'y a qu'une
solution que nous écartons : c'est la politique du passé, la
politique des velléités et des abandons. Nous résoudrons avec
voire concours la question de Madagascar; nous n'abandonne-
rons jamais nos droits. ( T}'ès bien ! très bien !)
„
il
AFFAIHKS DE MADAd ASCAK. 165
M. Pail de Cassagnac. — Sur ce lerrain-là, nous vous suivrons!
M. LE Président DU CONSEIL. — Nous voulons qu'on le sache,
et il faut que cela soit dit assez haut pour que les Hovas ou
ceux qui les conseillent en prennent bonne note. { Applaudisse-
ments.) Nous ne nous en irons pas; nous n'tHacuerons pas,
comme ont eu la douleur de le faire les gouvernements qui
nous ont précédés, les points que nous occupons; nous repous-
sons la solution du désistement, et nous supplions la Chambre
de nous donner un ordre du jour qui exclue dune manière
absolue la politique de Vabainûon. {Nouveaux applaudisseynents.)
Quant aux mesui'es à prendre, nous acceptons, que dis-je?
nous désirons qu'une commission spéciale soit saisie de la
question des crédits. Devant cette commission, nous pourrons
dire beaucoup de choses qu'il est de notre devoir de taire à
cette tribune. Nous pourrons pi'évoir certaines bypolhèses;
nous pourrons arrêter une politique pratique et qui, sans cesser
d'être sage, sauvegardera l'honneur et les intérêts de la France!
{Très bien! très bien! et applaudlssevients répétés sur un grand,
nombre de bancs dans les diverses parties de V Assemblée.)
Discours du 21 juillet 1884.
Tout le monde semblait d'accord, et le rôle du cabinet avait plutôt
consisté à calmer les belliqueuses ardeurs du Parlement. M. Georges
Perin crut cependant utile de s"élever dans une longue harangue
contre la témérité, non plus, cette fois, de M. Jules Ferry, mais de
la Chambre qui « poussait le Gouvernement à revendiquer tous les
droits que la France possède sur tous les points de la terre ». Il
essaya aussi de provoquer les passions, à propos de l'indemnité
accordée à M. Shaw parle Gouvernement français, et, déconseillant
une expédition à Madagascar, engagea le cabinet à négocier de
nouveau avec les Hovas. Mais la Chambre avait fait son siège et, par
437 voix contre 26, elle vota l'ordre du jour suivant : « La Chambre,
résolue à maintenir tous les droits de la France sur Madagascar,
renvoie à une commission spéciale l'examen des crédits demandés
et passe à l'ordre du jour. » .lamais la minorité anticoloniale n'avait
été plus faible.
Les adversaires de l'expansion de l'influence française au dehors
tentèrent de prendre leur revanche lorsque, dans la séance de la
Chambre en date du 21 juillet 1884*, on discuta le projet de loi
portant ouverture d'un crédit de o361 000 francs pour les dépenses
1. V. YOfficiel du 22 juillet 1884.
166 DISCOURS DE JULES FEHllY.
occasionnées par les événenieuLs de Madagasi-ar. M. Georges
Perin ouvrit le feu. Il reprocha à la commission de vouloir
étendre le plan des opérations, qui devait, à l'oiigine, se limiter
à l'occupation du nord et du nord-ouest de l'ile, et qui parais-
sait maintenant tendre à l'occupation de tout le littoral par une
ceinture de postes forlifiés. Or, disait l'orateur, ni les 1 200 hommes
envoyés à Madagascar, ni les ;> millions demandés par la marine
ne pourraient suffire. Les faits avaient démenti les appréciations
optimistes des commissaires de la République qui, depuis quatre
ans, s'étaient succédé à Madagascar. La prise de possession de
Tamatave, avec sa douane et d'autres ports, n'avait nullement
entraîné la soumission des Hovas. Les Sakalaves dont on avait
escompté le concours avaient,* au coniraire, pillé le côlre le Touelé
ainsi que les factorei'ies françaises et anglaises de la baie Saint-
Augustin (mai 1881). Enfin, le climat de Majunga et de Tamatave
était si mauvais qu'à une certaine époque, nous avions eu oO p. dOO
de malades. M. Perin en lirait cette conclusion qu'une occupation
étendue exigerait beaucoup d'hommes et beaucoup d'argent, et
qu'il fallait s'attacher à une politique de conciliation, si l'on ne vou-
lait pas être acculé à la politif|ue de conquête réelle et immédiate.
Il termina en déclarant qu'il refusait les crédits, parce qu'ils avaient
pour objet, non seulement de payer les dépenses engagées, mais de
servir à commencer la conquête de Madagascar.
A cette politique de faiblesse et de reculade, M. Freppel opposa
une apologie vigoureuse de l'action française à Madagascar, et félicita
les républicains de continuer l'œuvre de Richelieu, de Colbert et de
la Restauration. On entendit ensuite M. Delafosse qui, sous cer-
taines réserves, se déclara d'accord avec le Gouvernement « pour
la première fois » et mit surtout en relief l'hostilité des missions
anglaises qui, sous le couvert de la religion, font à notre influence
une guerre systématique, aliment principal de la guerre ouverte
que nous font les Hovas. M. Bernard-Lavergne reprit, à peu de chose
près, la thèse de M. Perin et Ht un sombre tableau des sacrifices
qu'exigerait une marche sur Tananarive, alors qu'on avait déjà sur
les bras l'expédition du Tonkin, et qu'il fallait craindre de compro-
mettre la défense du pays par de nouvelles aventures. Le rappor-
teur, M. de Lanessan, justifia le plan de la commission, établit
qu'avec les Hovas « la politique de conciliation » recommandée par
M. Perin, était chimérique; qu'il n'était pas. du reste, indispensable,
pour sauvegarder les intérêts français à Madagascar, de faire la
conquête de l'île entière, et qu'il suffirait d'occuper quelques points
comme Tamatave, Majunga, Vohémar, Tuléar, Mavetanane; mais lé
rapporteur voyait une utilité de premier ordre à nettement affirmer
nos droits sur l'île entière, en prenant possession de quelques points
du sud, comme Tuléar, la baie de Saint-Augustin et Fort-Dauphin,
pour affirmer ces droits par des actes. Après M. Raoul Duval, qui
critiqua les ambitions excessives des colons de la Réunion, avides de
AFFAIRES DE MADAGASCAR. liH
conquérir une ilo plus i,m"iii<1<! que la France, ot rappela la iiialliou-
reuse issue de l'expt'dit ion diiyéiic rai I.ecitirc à llaili, M. (ioblef, toute!i
approuvant le discours prononcf' par M. Jules Ferry dans la séance
du 27 mars, protesta, connue M. (leorges Perin, contre l'extension
donnée au profiramnie des opérations par la commission, notam-
ment en ce qui concerne Mavetanane, situé à 100 kilomètres de la
côte, el les projets prêtés à l'amiral Miot. Pour donner satisfaction
à M. (ioblet, qui demandait si le Président du conseil était d'accord
avec la commission sur la mesure dans laquelle notre action allait
s'exercer à Madagascar, M. Jules Ferry donna les explications
suivantes :
M. Jules Ferry, président du conseil. — Je nï'prouve
aucune difficulté à répond l'c avec une très grande précision à la
question que riionorable M. Goblet vient de me poser. J'ai, en
elïet, retrouvé dans sa bouche, exposées avec Téiégance et la
grâce qui lui appartiennent, des pensées que j'ai exprimées
moi-même, soit au cours de rinterpcllalion qui s'est terminée
parle vote du 27 mars, soit dans mes divers entreliens avec
la commission. Je nai, ni sur le fond de l'alfaire, ni sur la
méthode à suivre, en aucune façon changé d'avis. Le fond de
l'affaire, permettez-moi de vous le rappeler, vous l'avez décidé
souverainement par un vote solennel, un des votes les plus
mémorables qui aient été rendus dans cette Assemblée, car il a
réuni dans un même sentiment les partis ordinairement les
plus opposés, les plus hostiles les uns aux autres. {Très bien!
très bien!) Le jour où vous avez émis ce vote, vous avez pris
une résolution grave, définitive. Vous avez, entre des poli-
tiques diverses, choisi, déterminé celle que vous avez consi-
dérée comme la meilleure.
Aujourd'hui, ne serait-il pas souverainement impertinent de
ma part de vous demander de ne rien faire, de ne rien dire qui
alïaiblisse votre résolution du 27 mars? Puis-je songer à
demander à la Chambre de ne pas changer de politique au
bout de trois mois ? [Très bien! très bien!) Faut-il que je la prie
de ne pas laisser croire aux peuplades sur lesquelles nous
devons agir par des moyens d'intimidation sérieux qu'il y a
de l'hésitation dans nos résolutions? [Applaudissements.) Vomv
moi, je ne doute pas que la Chambre ne soit prête à déclarer
aujourd'hui même qu'elle persiste plus que jamais dans sa
résolution du 27 mars. Mais, si les résolutions restent les
168 DISCOURS DE JULES FEHRY.
mêmes, quelque chose doit-il être change dans le plan que
nous devons suivre? Je ne le pense pas. Au grand élonnement
de quelques-uns, qui étaient accoutumés jusque-là à me consi-
dérer comme partisan d'une politique coloniale eiïrenée, j'ai
été le premier à dire à la Chambre qu'il fallait, dans cette
affaire de Madagascar, agir avec la plus grande circonspection ;
qu'il ne fallait pas tout entreprendre à la fois. J'ai presque dit
ce que l'honorable M. Goblet exprimait tout à l'heure sous une
autre forme : qu'il fallait laisser quelque chose à faire à nos
neveux. C'était absolument le fond de ma pensée, le fond de
la politique du Gouvernement ; et c'est cette pensée, cette poli-
tique que j'ai eu l'honneur de défendre devant la commission.
Nous avons été appelés deux fois, je crois, ou trois fois, devant
la commission...
M. Georges Perin. — Deux fois.
M. LE Président du conseil. — ... On nous a demandé
comment nous entendions mettre en pratique l'ordre du jour du
27 mars; et on était, messieurs, absolument en droit de nous
poser cette question. Ce n'était pas, en effet, à la commission à
nous dire comment elle voulait interpréter, appliquer, exécuter
cet ordre du jour; c'était au gouvernement responsable à dire,
le premier, comment il entendait agir. J'ai dit à la commission,
pour lui faire apprécier le point de vue du Gouvernement, la façon
dont il croyait devoir concilier et la résolution très ferme et la
politique très décidée, très nouvelle qui lui était commandée
par le vote de la Chambre. Cette politique, enelTet, est très nou-
velle, car c'est pour la première fois, depuis le 28 mars, que la
France a eu une politique décidée dans l'alîaire de Mada-
gascar... J'ai dit à la commission : « Pour vous faire apprécier
le point de vue du Gouvernement, je vais tout simplement
vous donner connaissance de l'esprit et du texte même des
instructions qui ont été adressées à l'amiral Miot. Du jour où
cette volonté de revendiquer nos droits historiques sur Mada-
gascar est devenue, par votre vote, une volonté nationale, il ne
pouvait plus être question de nous tenir seulement sur le ter-
rain des négociations, sur le teri-ain du traité de 1868; nous
avons très bien compris qu'un pas, un grand pas avait été fait,
et nous avons dit aux agents d'exécution : Jusqu'à présent nous
nous sommes bornés à demander aux Hovas de reconnaître nos
\FI AIIIKS llK MAKAKASCAIi 169
droits; celte politique est (inio : à partir tin 27 mars, nous
avons le devoir d'exercer nos droits. »
M. Frkcpf.l. — Très bien!
M. LK Président du conskii.. — De là ce projet d'occu-
pation limitée qui constitue la première partie des conclusions
de voire commission, la seulo (pie véritablement le Gouverne-
ment se soit api)ropiiét'. Lors(pie je me suis présenté devant la
commission, nous avons dit, M. le ministre de la marine et
moi, comme le répétait tout à l'heure M. Goblet, qu'il fallait
garder Majunga et Tamatave, et trouver, dans le nord, à Volie-
mar et peut-être aussi dans la baie de Passandava, des points
d'occupation permanents, réservant, comme il convient, quant
au choix de ces points, l'opinion du chef éminent. à l'intelli-
gence éclairée, à l'esprit très ouvert, très distingué, qui com-
mande en ce moment à Madagascar [Très bien! très bien!) Sous
celte réserve, et sous la réserve de nous trouvei- d'accord avec
lui, nous avons délimité le champ d'action poui- l'année 1884.
Mais ce qui limite ce champ d'action d'une façon plus certaine
encore, c'est la demande de crédits elle-même. Nous vous avons
demandé 3 millions : est-ce avec cela que nous pourrons créer
tout autour de l'île un certain nombre d'établissements qui ne
seraient pas seulement, j'imagine, des drapeaux plantés sur le
sol, mais des établissements sérieux et capables d'abriter nos
troupes et nos nationaux?... Donc, messieurs, tenez la demande
de crédits qui vous est faite comme la véritable garantie de
prudence que le Gouvernement donne à la Chambre; c'est la
meilleure de toutes, et veuillez considérer ce qui a été ajouté
par la commission au plan primitif du Gouvernement comme
une addition. Ce sont là des vues plus étendues, sur lesquelles
je ne me prononce pas, que le Gouvernement ne repousse pas,
que le Gouvernement n'appuie pas non plus, sur lesquelles il
réserve son appréciation. Mais, en ce qui concerne l'exercice
actuel, la campagne actuelle, avec le crédit que nous vous
demandons, il ne faut penser à rien de semblable ; cela n'est
pas douteux.
Et même, à ce sujet, je ferai encore deux observations :
D'abord, si bien informée que soit une commission, si dési-
reuse qu'elle soit de s'entourer de renseignements exacts, ce
n'est pas elle qui, en pareille matière, peut faire la véritable
170 DISCOURS nE JULES FERRY.
enquête! Elle a voulu en faire une ; elle Fa commencée, elle la
continuera : je n'y vois aucun inconvénient; je ne demande pas
mieux qu'elle la fasse aussi étendue, aussi approfondie que
possible.
Mais il y a cependant une mesure à observer : en réalité, la
véritable enquête ne peut être faite que par le chef qui com-
mande, sur les lieux mêmes. Il est évident que, seul, il peut
se rendre bien compte de ce qui se passe ; et qu'une commis-
sion, si savante qu'elle soit, mais placée à une aussi grande
distance, ne peut déterminer les points où il convient de s'éta-
blir, quels il convient d'attaquer, et d'occuper définitivement.
J'ajouterai, messieurs, qu'on a beau avoir afïaire à des
Hovas, il ne faudrait cependant pas leur dire tous les jours en
quels lieux précis on se dispose à les aller chercher. Cela me
paraît contraire aux principes les plus élémentaires de la stra-
tégie, et il en faut un peu, même avec les sauvages. {Très bien!
très bien !) C'est pour ces diverses raisons que le Gouverne-
ment ne se prononce pas sur la deuxième partie des conclu-
sions de la commission; et, pour être tout à fait franc avec elle,
j'ajouterai qu'elle m'a paru dépasser un peu la nuance de
l'exacte réalité quand elle a dit qu'elle était d'accord aA^ec le
Gouvernement, et qu'Amboudrou, Tuléa et Fort- Dauphin
devaient être occupés. Il n'y a accord avec le Gouvernement
que sur la première partie des conclusions de la commission.
Nous pouvons faire quelques réserves sur l'utilité et la pos-
sibilité d'occuper Mavetanane, qui esta 100 kilomètres dans les
terres ; mais nous laissons le soin de trancher la question à
celui qui commande là-bas, qui est le véritable chef de cam-
pagne, le commandant responsable à Madagascar.
11 me semble qu'après ces explications la Chambre peut voter
les crédits : elle doit voir qu'en restant fidèle à la grande et
patriotique pensée manifestée dans l'ordre du jour du 27 mars,
elle n'engage ni ses finances, ni sa marine dans des entreprises
imprudentes, et qu'elle peut mesurer l'etïort que nous comp-
tons faire dans la campagne actuelle. Et cet effort, je l'espère,
sera fécond, car nous croyons pouvoir exercer, par les opéra-
tions que nous allons engager, une action beaucoup plus
puissante que celle qui a été produite jusqu'à présent, sur
l'esprit des Hovas. Qu'on ne l'oublie pas, nous n'avons nulle
AIFAIHKS I)K MADACASCAIt. 171
iiiteiilioîi, et ce serait une intention folle, de cliasser les Hovas
de Madagascar. Ce que nous voulons, c'est leur faii-e sentir
notre force, dans les liniilcs du pi'ogramme qui vous est sou-
mis, et il n'y a à cela aucun péril.
J'aurais lini, messieurs, si j<' ne devais répondre un mot à
une question qui nous a été posée ()ar M. Gohlel. M. Golilct
nous a demandé s'il nous était ai'rivé des nouvelli'S modilianl
l'état des choses. Nous n'avons de nouvelles que celles que
nous avons données à la commission. Et, quant au bruit ndalif
à un engagement récent, je crois pouvoir aflirmer qu'il est faux.
Nous avons reçu une dépêche de l'amiral Miot qui nous pro-
pose une opération pour laquelle il nous demande une certaine
autorisation, mais je ne pense pas que vous vouliez nous
obliger à dire à la tribune quelle est cette opération, et surtout
quel en sera l'objectif. [Marques générales d assentiment.)
Vous pouvez, messieurs, en toute sécurité, voter les crédits
que nous vous demandons. [Applaudissements à gauche et au
centre.)
La Chambre vota les ciédits par 360 voix contre 81.
L'année suivante, alors que la honteuse journée du 30 mars 1883
avait privé le pays de son chef le plus éminent, M. Jules Ferry eut
encore Toccasion d'exposer au Parlement ses vues sur la politique
française à Madagascar.
Dans la séance du 28 juillet 188a, la Chambre continuait la dis-
cussion du projet de loi portant ouverture au ministre de la marine,
sur l'exercice 188o, d'un crédit de 12 1 90 000 francs pour les dépenses
occasionnées par les événements de Madagascar. Ce crédit avait été
demandé par l'ancien cabinet, avant sa chute, et le cabinet Brisson
avait maintenu le projet, car aucun progrès notable n'avait été fait
par nos troupes, qui continuaient à occuper Tamatave. Le débat
s'était ouvert le 23 juillet, et Ton avait déjà entendu les plaidoyers
connus de MM. Georges Perin et Pelletan, sur les dangers de la poli-
tique coloniale, les patriotiques objurgations de M. de Mahy, organe
des Français de la Réunion, et les paroles émoUientes de M. de
Freycinel, ministre des affaires étrangères, renvoyant aux mois de
janvier et de février, les plans de campagne de l'année suivante,
quand, au début de la sé.ance du 28 juillet ', M. Jules Ferry, que ses
ennemis accusaient depuis quelque temps d'être accablé sous la
réprobation publique, demanda la parole et prononça le discours
suivant :
1. V. VOfficiel (lu 29 juillet 1885.
172 DISCOURS DE JULES FERRY.
Discours du 28 juillet 1885.
M. Jules Ficruy. — Messieurs, bien que j'aie eu souvent
l'occasion, pendant les deux années durant lesquelles vous
m'avez maintenu votre confiance, de m'expliquer sur les ori-
gines, sur la portée, sur le caractère de la politique coloniale,
et particulièrement, à propos de cette affaire de Madagascar,
sur les limites que la sagesse et la prudence politiques doivent
imposer à notre expansion coloniale, j'ai pensé, et la majorité
de la Chambre, par un vote émis hier, et pour lequel je lui
exprime ma profonde gratitude, a pensé aussi...
M. AcHAiiD. — Il n'y a pas eu d'opposition!
M. LE Président. — Messieurs, veuillez faire silence.
M. Jules Ferry. — Il n'y a pas eu d'opposition : ma gratitude
n'en est que plus grande...
M. Andrieux. — Évidemment! elle s'adresse à tout le monde.
[Sourires.)
M. Jules Ferry. — La Chambre a pensé qu'il n'était point
superllu d'échanger ici, à cette trii)une, à la veille de la consul-
tation solennelle que nous allons demander au pays, quelques
explications, quelques éclaircissements sur celte politique si
contestée, si combattue, et qui paraît devoir être, dans les élec-
tions prochaines, le champ de bataille de toutes les oppositions.
Messieurs, je ne viens pas ici faire d'apologie personnelle. {Oh!
oh ' à r extrême-gauche .)
M. F.EYDET. — C'est dommage !
M. Roque (de Fillol). — C'est heureux ! Il ne manqueraitplus que
cela!
M. Jules Ferry. — Que les ennemis et les amis se l'assurent :
telle n'est pas mon intention. J'ai prouvé, je crois, que je sais
faire passer avant le souci de ma défense personnelle d'autres
soucis et d'autres devoirs... {Applaudissements au centre) ei que,
comme il sied à un homme qui a eu l'honneur de diriger les
affaires de son pays.
M. Salis. — Malheureusement!
M. Brialou. — Pour le malheur tlu pays !
M. Jules Ferry. — Je suis absolument décidé à ne répondre
à aucune interruption. {Tr^^'s bien! très bien! au centre.)
AKK.MHKS liK M AllACASCAH. 17.(
M. LE PnÉsii:i:.\T. — Et moi je suis décidi" à iiiuiiilciiii l;i lilieilt-
de la trihiiiie. [Très bien ! (rès bien!)
M. Jules Fkrry. — J'espère que, n'élant aiijoiii-iriiiii qu'un
membre de celte assemblée, n'ayant plus le fardeau et la res-
ponsabilité du pouvoir, je pourrai traiter ici des (|uestions
liénèrales, des qiu^stions do poliliquc jivnérale, <les (lueslions
d'intérêt général patrioli(iue, je l'ose diie, et rencontrer chez
tous mes collègues la courtoisie que l'on se doit de collègue à
collègue. {Très bien! très bien! au centre.) Si je ne devais pas
recevoir cet accueil et jouir de celte liberté, j'inlenomprais
immédiatement une discussion que ni ma dignité ni l'intérêt du
pays ne me permettraient de poursuivre. [Parlez! parlez!)
Messieurs, je dis que je ne viens point faire ici une apologie
personnelle, que j'avais montré que je savais me taire quand
j'estimais que l'intérêt public ne permettait pas d'aborder et
d'engager certaines discussions. {Mouvements divers.)
M. LoRAXCHET. — Mais vous savez écrire !
M. LE PuÉsiDEM. — Les personnes qui tioiililent le plus souvent
l'ordre sont celles qui veulent exercer la police de la séance. Si des
interruptions se produisent, je saurai les empêcher, ou du moins les
réprimer. Je prie tous mes collègues d'écouter en silence : c'est le
seul moyen de faire qu'il ne se pioduise pas de désordre dans cette
discussion.
M. Jules Feruy. — Je me suis tu quand il fallait me taire et
quand le devoir m'en était imposé; j'ai gardé le silence, il y a
quelques jours, quand j'étais interpellé et provoqué de la
manièi'e la plus vive par un honorable membre de celle assem-
blée, qui avait oublié, je pense, l'excommunication majeure
qu'il avait, quelques semaines auparavant, prononcée contre
nous, et la manière dont il demandait de nous retrancher de la
République. Je me suis lu alors, estimant que ce n'était pas le
moment de s'expliquer, aloi's qu'il s'agissait de ratifier le traité
franco-chinois, et dans un jour oi'i venaient d'arriver des nou-
velles qui, fort heureusement, ont été rectifiées, expliquées et
ne laissent plus maintenant aucun sujet d'inquiétude aux amis
de la patrie. [Rumeurs à droite.) Des nouvelles arrivant de la
cour de Hué à ce moment-là, certainement inquiétantes, don-
naient un plus haut prix au vote rapide et immédiat du traité
qui nous était soumis.
174 DISCOURS DE JULES FERRY.
Je me suis tu pour cette raison-là. J'avais encoi-e une autre
raison : il me semblait qu'il n'était pas à propos, au moment
où nous allions ratifier un traité qui doit établir entre la France
et la Chine une paix solide et durable...
M. DE Baudry d'Asson. — Nous en avons la preuve dans les
événements de Hué!...
M. LE Prksu)ENT. — N'interrompez pas !
M. Jules Fekky. — ... de ranimer et de réveiller ici, dans
leur plus grande amertume, nos vieux ou récents procès avec
l'empire de Chine. [Très bien ! av cen/r?.) Aujourd'hui, messieurs,
je crois qu'il faut parler sans passion, sans préoccupations per-
sonnelles, car nous parlons tous devant notre juge suprême,
devant le pays.
Mais, dira-t-on, pourquoi parler puisque tout le monde paraît
d'accord; puisque, à la séance d'hier, cette grande et extraor-
dinaire unanimité qui s'était produite à la séance du 27 mars
1884, semble s'être retrouvée; puisque les oppositions ont
manifestement éteint leurs feux...
Voix à r extrême-gauche. — Mais pas du tout !
M. Jules Ferry. — ... puisqu'elles ne dépasseront pas, à
ce qu'on nous a dit, l'abstention pure et simple...
A C extrême-gauche. — C'est une erreur!
M. Georges Periis. — C'est une erreur! Qui vous a dit cela ?
M. Jules Ferry. — ... et que l'opposition de droite notam-
ment...
M. JoLiBois. — Non! non! Nous voterons contre!
M. LE BARON DuFOiR. — Certainement !
M. Jules Ferry. — ... une partie importante de l'opposition
de droite, représentée à cette tribune par l'honorable M. de
Cassagnac, est venue déclarer qu'on ne faisait, en cette affaire,
à la politique soutenue par le Gouvernement, qui n'était pas
autre chose que la politique de l'ancien cabinet même...
M. LE BARON' DuEOLR. — Quaut à mol, je voterai contre.
M. LE Président. — Vous voterez comme vous le jugerez bon ;
vous pourrez même expliquer votre vote,sivous le désirez; mais, en
attendant, je vous prie de garder le silence.
M. Jules Ferry. — ... qu'on ne faisait à cette politique
qu'un seul reproche : c'était de ne pas s'être montrée assez
résolue à cette tribune, et de n'avoir pas positivement, formel-
AFFAIUKS l)K MAD.UiASCAM. 175
lemenL exprimé sa volonté d'arriver à la conquête de l'ile de
Madagascar. Eh, messieurs, c'est précisément parce que ces
choses se sont passées hier (pi'il importe d'en parler encoi-e. Il
y a un enseignement, un précieux enseignement à tirer de celte
dernière séance.
Voyez donc le chemin parcouru de la séance de samedi à la
séance d'hier.
Samedi, si Ton en croyait les délis, quelque peu hautains, dr
l'honorable M. Camille Pelletan, le rejet des crédits devait être,
de la part tie cette Chambre, un verdict délinitif rendu contre la
politique coloniale. Ce devait être la lin des expéditions loin-
taines, une rupture formelle, éclatante, définitive et sans retour
avec la politique des expéditions lointaines, avec ce qu'on appelle
la politique d'aventures ou la politique coloniale. C'est là-dessus
qu'on devait se compter, qu'on devait voter, et llinnoi'able
M. Camille Pelletan prophétisait qu'il ne se trouverait poisonne
ici pour relever cette politique vaincue et tombée dans la
pousâière ; que personne ici n'oserait venir soutenir comme un
système la politique coloniale du dernier cabinet.
M. Camille I'elletan. — Je n'ai pas dit cela !
M. Jules Fekry. — Vous n'avez pas dit cela? vous n'avez
pas porté ce déti? Alors le Journal officiel a bien mal rendu
vos paroles et mes souvenirs sont bien inexacts! Je vous le
demande de bonne foi, était-ce encore l'aspect de la séance
d'hier? Il me semble que la cause de la politique qu'on appelle
coloniale a fait quelques pas en avant dans cette séance, qu'il
lui est arrivé un retour de fortune, inespéré sans doute ; il me
semble que, tandis que samedi tout était à la bataille, hier
tout était à l'apaisement. L'opposition, visiblement, manifes-
tement avait molli, et, sauf l'honorable M. Perin qui, dans
cette affaire, quoique vaincu, n'est jamais abattu, il me parait
que les autres oppositions, et d'extrême droite et d'extrême
gauche, avaient singulièrement désarmé. [Bruit cl interruptions
à, gauche.)
M. Georges Periis. — Vous êtes dans l'erreur : j'ai déclaré de la
façon la plus formelle que je ne voterais pas les crédits.
M. Bergerot. — Nous sommes toujours contre vous et contre
votre politique !
170 DISCOURS DE JULES FEUKY.
M. Tony Révillon. — Nous ne vous laisserons pas continuer sur
ce ton-là !
M. Salis. — C'est intolérable !
M. LE Président. — Le langage de l'orateur est absolument
parlementaire.
M. Tony Révillon. — Il est inJigne ! Nous ne voulons plus
entendre... {Bruit croissant..)
M. le Président. —Monsieur Tony Révillon, je vous rappelle à
Tordre!...
M. Denayrouse, se levant, prononce quelques paroles qui se
perdent dans le bruit.
M. LE Président. — Veuillez garder le silence.
M. Denayrouse continue à parler au milieu du bruit.
M. LE Président. — Monsieur Denayrouse, je vous rappelle à
l'ordre. {Exclamations au centre.)
Veuillez faire silence, messieurs ! Je rappellerai à l'ordre les inter-
rupteurs, de quelque côté que se produisent les interruptions. Je
l'ai fait pour ce côté [la gauche), ]q viens de le faire pour M. Denay-
rouse.
M. Denayrouse. — Pourquoi est-ce moi?...
M. le Président. — Monsieur Denayrouse, ce n'est pas vous que
j'ai rappelé à l'ordre le premier, c'est M. Tony Révillon.
M. Denayrouse. — Alors, je m'incline, monsieur le président.
M. le Président. — Vous avez eu tort de prendre l'attitude que
vous avez prise et, si vous n'étiez pas rentré dans l'ordre, j'aurais
été forcé de vous y rappeler avec inscription au procès-verbal.
Avant de mettre en doute l'impartialité du président, qui fait tous
ses efforts pour la garder, il faut commencer par se rendre compte
de la manière dont il use de son droit. [Applaudissements à droite.)
Je désire que ceci serve de leçon à tout le monde, et que le débat
continue dans le plus grand silence [Ti'ès bien! très bien!)
M. Tony Révillon. — Qu'on ne nous provoque pas, alors !
M. LE Président. — Personne ne vous provoque. Je vous ai main-
tenu la liberté la plus large quand vous étiez à la tribune; j'entends
qu'elle soit la même pour tous ceux qui s'y succèdent. [Très bien !
très bien! — Le silence se rétablit.)
M. Jules Ferry, — Je me reprocherais cravoir, par une
parole quelconque, par une pi^ovocation quelconque, amené le
tumulte qui vient de se produire : je ne puis en trouver la
cause dans la réflexion si simple que je faisais, dans la compa-
raison que j'essayais d'établir entre l'altitude de l'opposition à
la séance de samedi dernier et son attitude k la séance d'hier.
Il n'y avait rien qui pût motiver une pareille tempête. Ce qui
prouve que l'attitude de l'opposition, à la séance d'hier, s'est
quelque peu modifiée, c'est que nous avons entendu l'hono-
AKFAIHKS |)K MADAC ASCAH. 177
rable M. Georpos PtM-in liii-iiième (liTlarcr (iii'il ne réclamait
pas l'évacuation et l'ahandoii iniincdial de Madagascar.
M. Georges Peiun. — C'est une erreur, monsieur!
Voulez-vous me peimeltre de faire une rectilicalion iinnu-diale?
M. Jules Ferrv. — Vous viendrez à la tribune rectilier vos
paroles.
M. Georges Pkrix. — J'ai déclaré que Je demandais l'évacuation
du territoire occupé par nous, et que je croyais que, pour activer la
conclusion du traité, ou pouvait laisser là-bas nos forces navales ;
j'ai insisté sur ces mois « nos forces navales ! » {Cf^st vrai! — Très
bien !)
Je me suis déclaré absolument contraire à la continuation de
votre politique, et j'ai dit que, pour cette raison, je ne voterais pas
les crédits. [Très bien! très bien! sur divers bancs.)
M. Jules Ferry. — Eh bien, nous verrons ceux qui voteront
contre les crédits; on se comptera sur ce vote, comme vous en
aviez manifesté l'intention.
M. DE Baidry d'Asso. — On ne votera pas contre vous : vous ne
comptez plus !
M. LE Président. — Monsieur de Baudry d'Asson, croyez-vous que
ces paroles sont dignes de vous?
M. Jules Ferry. — Elles ne sont pas acceptables.
M. le Préside.nt. — Leur auteur les regrette, j'en suis sûr.
M. DE Baidry d'Asson. — Non, je les maintiens.
M. LE Président. — Eh bien alors, je vous rappelle à l'ordre.
M. Jules Ferry. — Et qu'est-ce qui a produit ce chan-
gement manifeste dans les attitudes et dans les impressions? Il
a suffi pour cela que M. le ministre des affaires étrangères,
organe d'un gouvernement qui a leçu le dépôt des traditions,
des intérêts et de l'honneur de la France, montât à cette
tribune et rappelât avec simplicité, avec clarté, avec fermeté, à
tous les contempteurs de la politique coloniale, de la politique
des expéditions lointaines, prises en bloc, qu'il y a pourtant des
expéditions lointaines qui sont légitimes, que la France a des
traditions et des droits, qu'il n'est pas permis, à l'abi'i d'un
changement ministériel, de rompre la continuité des traditions
de la France, que cette entreprise de Madagascar n'a pas été
l'œuvre d'un seul cabinet, mais d'une série de cabinets, que
nous l'avions reçue des mains de M. de Freycinet, et que nous
la lui avons rendue... [Rires ironiques à droite et à Vextrême-
J. Ferry, Discours, Y. 12
178 DISCOURS DE JULES FERRY.
(jauche], et qu'il ne suffit pas de dire et de jeter aux esprits
timorés ou irréfléchis... {Rédmaations diverses.)
M. Ernest Dréolle. — Parlez pour vous !
M. LE Président. — Pourquoi vous appliquez-vous ces épilLètes?
M. Ernest Dréolle. — Nous les appliquons à l'orateur lui-même :
il les a méritées durant toute sa vie.
M. Jules Ferry. — Je dis qu'après ce qui s'est passé dans
la séance d'hier, il ne suffira plus de jeter aux esprits timorés
ou irréfléchis...
M. Ernest Dréolle. — Comme vous.
M. Jules Ferry. — ... aux. foules ardentes et aveugles...
[Interruptions.)
Si vous continuez à interrompre ainsi, messieurs, je des-
cendrai de la tribune. [Bruit.)
Une voix au centre. — Il n'y a plus de liberté de tribune !
M. LE Président. — Je ne puis laisser dire que l'orateur est
entravé dans sa discussion. Il se produit toujours dans une assem-
blée des interruptions ; je fais tous mes etlbrts pour les réprimer, je
n'en ai jamais lait plus qu'aujourd'hui, mais je ne puis laisser dire
que la liberté de la tribune n'est pas complète. L'attention de la
Chambre est entière, et beaucoup d'orateurs désireraient être
entendus dans le même silence. [Très bien ! très bien!)
M. Jules Ferry. — Je disais, messieurs, qu'il ne suffira plus,
désormais, de jeter dans les compétitions électorales et dans
l'arène des partis ces mots, incessamment répétés, d'expéditions
lointaines, de politique d'aventures : ce ne sont point là des
programmes, ce n'est pas ainsi qu'on fait de la politique
sérieuse dans un grand pays, puisque, de l'aveu de tout le
monde, et en vertu de la déclaration d'un Gouvernement qui a
ici la confiance de tous, il y a des expéditions lointaines qui
sont légitimes, et des aventures qu'il ne faut pas ci'aindre de
courir, parce que l'honneur, les intérêts, la bonne renommée,
l'avenir de la France y sont engagés. [Vi/s applaudissements
au centre et sur plusieurs bancs à gauche.)
M. DE Bai DRY d'Asson. — 11 ne faut pas qu'elles soient conduites
par vous. [Bruit.)
M. Jules Ferry, — Cela, c'est une autre question! II faudrait
mettre un terme à toutes ces interruptions...
M. LE Président. — Je ne puis pourtant pas arrêter au vol toutes
AKFAIHKS DE MADAGASCAH. 179
les iiUerruplions et jouer ici le rôle de niaifre d'armes. {Très bkn I
el rires approbulif'^.)
L'orateur est obli;.'é de suspendre sa discussion, non pas tant par
les interruptions isolées qui peuvent se produire, qu'à cause de l'im-
patience de ceux qui veulent les voir n'-priiner, alors qu'il serait
plus simple de les laisser tomber d'elles-mêmes. {Applandisaeincnls
sur divers bancs à droite et à l'extrnne-droite. — liéclumations et bruit
au cf-nlre.)
Messieurs, vous rendez véritablemi;nt impossible la tâche du pré-
sident. Je répèle — et je suis fâché d'être obligé de prendre àchaque
instant la parole — je répète que, si les interruptions étaient négli-
gées ou si elles étaient réprimées uniquement par le président,
lorsqu'elles se produisent sous une for/ne excessive, le débat se
poursuivrait dans des conditions pacifiques ; au contraire, si chacun
proteste contre les interruptions, il en résulte un tumulte qu''il est
impossible de dominer. {Applmidissements.)
M. Albert Ferrv, à l'orateur. — Descendez de la tribune. [Brtiit.)
M. LE Président. — Veuillez garderie silence!
M. Jules Ferry. — Messieurs, cette constatation était néces-
saire. 11 fallait l'clever devant vous cette conséquence manifeste
(lu débat qui a eu lieu hier et que votre vote va couronner
aujourd'hui; il le fallait devant vous, majorité républicaine, que
que l'on se proposait de trainer, vis-à-vis du corps électoral,
sur la claie des aventures lointaines ! {Mouvements divers.)
M. To.NY RÉVILLON. — C'est celte majorité qui vous a renversé!
M. Jules Ferry. — Ah ! comme le disait hier, dans sa vail-
lante harangue, riionorable M. Ballue, cette majorité peut se
présenter devant le pays le front haut et sans cacher son drapeau
dans sa poche... (7Vès bien! très bien! au centre), car il est dès
aujourd'hui avéré que, de ces trois guerres qu'on lui reproche,
deux sont terminées à l'honneur et au grand profit du pays.
{Applaudissements au centre.) Et, quant à la troisième, celle qui
est encore engagée sur les rivages lointains de Madagascar,
une immense majorité ici, prise dans tous les partis, et le
Gouvernement en tête, proclament qu'elle est la plus imper-
sonnelle, et véritablement la plus nationale, de toutes celles
qu'on a entreprises depuis de longues années! {Nouveaux
applaudissements.)
Mais, messieurs, je voudrais entrer plus avant dans la ques-
tion. Je voudrais, et c'est mon droit, puisque dans la séance
de samedi dernier, deux orateurs éminents de ce côté de la
]80 DISCOURS DE JULES FERRY.
Chambre {la gauche), l'iionorable M. Georges Perin et l'hono-
rable M. Camille Pelletan, ont exposé la question de la politique
coloniale dans toute son ampleur; je voudrais la traiter ici à
mon tour. Nos collègues ont donné de celte politique coloniale
certaines définitions que je n'accepte pas. Ils nous ont demandé,
ils nous ont même mis, — l'un d'entre eux au moins, — au
défi de soutenir celle politique comme un système. La politique
coloniale, la politique d'expansion coloniale, est-elle, oui ou
non, un système? Si l'on entend par là je ne sais quelle passion
d'étendre et de développer notre domaine colonial sans frein
ni mesure, sans principes ni règles, en quelque sorte sans rime
ni raison, poussés par je ne sais quel désir de batailles, d'aven-
tures, de gloire facile, ah! messieurs, ainsi conçue, la politique
coloniale ne serait pas un système : ce serait un simple acte de
démence.
M. Clémenceai'. — C'est bien cela ! [Approbation à l'extrême-
(jauche et à droite.)
M. Jules Ferry. — El c'est bien ainsi que vous cherchez à
la présenter au pays : pour la lui rendre odieuse, vous com-
mencez par la travestir et par la défigurer.
M. Granet. — Nous n'avons pas été à votre école, cependant !
M. Jules Ferry. — Vous ne la lui présentez pas sous ses
traits véritables; vous ne lui en donnez pas le portrait, et
comme vous êtes des gens de beaucoup d'esprit, vous en faites
simplement la caricature. (Mouvements en sens dive)-s.)
M. Georges Perin. — Je n'ai jamais travesti vos paroles comme
vous venez de travestir les miennes, il y a un instant; jamais,
monsieur!
M. Le Président. — Monsieur Perin, l'orateur ne travestit pas
Yos paroles : il expose un système... Permettez-moi de vous faire
remarquer que vous avez vous-même employé, pour attaquer la
politique de vos adversaires, les expressions les plus vives.
M. Jules Ferry. — Je les accepte, mais qu'il me soit au
moins permis de répondre à ce qui a été dit à celte tribune, —
et surtout ailleurs, — car il est beaucoup plus facile de se livrer
ailleurs, devant des assemblées choisies et prévenues d'avance,
à des écarts d'imagination. Je répèle que, même ici, on a fait
de la politique coloniale, non pas un portrait, mais une carica-
ture : on l'a représentée comme une espèce de conception
AFFAIHKS m: MADAGASCAR. 181
(lùliranle et conqiiéraiilc, comme une sorte tle paladin déchaîné,
s'en allant à travers le monde à la recherche des aventures
coûteuses et lointaines...
M. Pacl de Cassacnac. — D'une Dulcinée chinoise!
M. JuLE.s Ferry. — ... ne sachant où elle va, ni où elle doit
s'arrêter, et conduite en toutes choses par le hasard. Messieurs,
il n'y a jamais eu une ]iaroillt' politique coloniale, et il faut que
la polémique dos partis ail bien obscurci la véiilé historique, la
réalité la plus facile à reconnaître, pour qu'on ait imaginé
qu'un gouvernement quelconque ait conçu une pareille folie !
Mais si, au contraire, vous voulez dire que la politique
d'expansion coloniale se fonde sur des raisons politiques, sur
des raisons d'économie... 'Rires ironiques sur divers Oatics.)
A rexlrèmc-gauchc. — Polilique de père de famille !
-M. Pai L DK Cassagnac. — Coût : '600 millions !
M. Jules Ferry. — On peut dépenser 500 millions dans
des vues d'avenir, sans faire une mauvaise polilique. Toute la
question est de savoir si le but est assez haut placé et l'intérêt
considérable. Toutes ces raisons ne prouvent rien; il vaudrait
mieux me laisser continuer mon discours et essayer de préciser
mon argumentation, ce qui devient, je le déclare, fort difficile
avec le système d'interruptions qui se manifeste.
M. Pail de Cassag.nac. — Il vous est arrivé souvent d'inter-
rompre.
M. LE Président. — Messieurs, veuillez laisser l'orateur développer
sa pensée.
M. Jules Ferry. — J'interrompais quand j'étais au banc du
Gouvernement, mais je n'interromps jamais quand je suis à
mon banc comme député. [Exclamations et rires à droite.)
M. Paul de Cassagnac. — OUI cela dépasse tout! [Noiiieaiix rires
à droite).
Voix à droite. — Quand l'un de nous est à la tribune, on ne
cesse pas de l'interrompre.
M. LE Président. — Messieurs, ces conversations sont vraiment
intolérables !
M. Paul de Cassagnac. — Comment! on ne peut donc plus causer
avec son voisin, maintenant ?
M. LE Président. — Il faut au moins ne pas causer à haute voix.
M. Jules Ferry. — La question que nous posent les adver-
saires de la politique d'expansion coloniale est celle-ci : «Votre
182 DISCOURS DE JULES FERRY.
politique se rattache-t-elle à un ensemble de vues, de considé-
rations, d'intérêts, à des conceptions élevées, à longue portée,
à longue échéance, et qui supporte la discussion devant une
grande assemblée, et qu'un grand pays comme la France com-
prend toujours, parce qu'il a le culte et le souvenir de toutes
les grandes choses?» Si vous nous demandez cela, nous répon-
drons : « Oui, nous avons une politique coloniale, une politique
d'expansion coloniale qui est fondée sur un système. » L'hono-
rable M. Georges Perin et l'honorable M. Clemenceau, com-
prenant très bien qu'en cette matière difficile et complexe, il ne
suffit pas d'apporter purement et simplement une politique
négative, ont cherché à définir une politique coloniale. L'hono-
rable M. Georges Perin, dans son discours de samedi dernier,
— j'espère que je ne vais pas altérer sa pensée en la traduisant ;
ce serait, en tout cas, contre mon gré ; — l'honorable M. Georges
Perin a mis en présence trois politiques coloniales diffé-
rentes : d'abord, celle qu'il attribue à mon honorable collègue,
M. Rouvier. C'est, disait-il, la politique qui consiste à aller au
hasard, à la suite de telle ou telle expédition mihtaire que
nécessiterait la défense des intérêts de nos nationaux; c'est la
politique conduite par le hasard.
La seconde politique, c'est celle qu'il m'attribuait, politique
qui consiste, dit-il, à attendre les occasions.
Et puis, enfin, il y a la politique de l'honorable M. Georges
Perin lui-même, qu'il définit ainsi :
« Celte troisième politique, qui est la politique coloniale
prudente et sage, consiste, comme je le disais tout à l'heure,
à tirer parti d'un domaine colonial suffisamment grand pour
qu'il soit encore, en partie, en friche dans la plupart de nos
possessions...
« M. Camille Pelletan. — Très bien! très bien !
« M. Georges Perin. — ... qui consiste à tirer parti d'un
domaine colonial qu'on a le tort de vouloir agrandir chaque
jour davantage, dépensant ainsi en pure perte des millions que
nous pourrions utilement employer à le mettre en valeur. »
yi. Georges Perin. — Parfaitement.
M. Jules Ferry. — Je me permets de répondre à l'hono-
rable M. Georges Perin, d'abord que la première politique
n'existe pas : elle n'est la politique de personne, pas plus de
AFFAIHES l»K M Alt A(; ASCAM. 183
mon honorable et cher collègue, M. Rouvier, (|in' (hi chef ihi
cabinet auquel 31. Rouvier avait bien voulu apporter son
concours. M. Rouvier n'est jamais venu dire ici, — et il faut
avoir bien mal compris ou bien mal cnlt-ndu ses paroles pour
le soutenir; je n'étais pas à la séance, mais j'ai lu le Journal
officiel, — qu'il y avait une politique coloniale consistant à se
laisser conduire par le hasard.
Tirer parti des événements ou se laisser conduire par le
hasard sont deux choses absolument ditTérentes. L'honorable
M. Rouvier n'a point voulu dire et n'a point dit que la politique
coloniale qu'il défendait était une politique conduite par le
hasard. Au contraire, il vous a fait remarquer et il a voulu vous
faire remarquer que cette politique n'avait jamais été conduite
par la fantaisie. Il vous a dit : « Nous sommes allés là où nous
appelaient non .seulement l'intérêt de la France, mais les
traités formels, les engagements solennellement souscrits, et
dont l'honneur, le droit nous imposaient le devoir d'assurer
l'exécution. [Très bien! très bien! sur divers bancs à gauche.) Il
vous disait cela en vous rappelant que la République française
n'avait point fait ce que telle autre nation a pu faire, qu'elle ne
s'était pas réveillée un matin en se disant : Voilà un point du
globe qui me plaît, prenons-le! Non, messieurs, nous n'avons
porté notre expansion territoriale que sur les points où la
méconnaissance de nos droits et la violation des traités les
plus formels nous faisaient un devoir d'intervenir à main
armée.
Est-ce que ce n'est pas là l'histoire de l'intervention dan$
la vallée du fleuve Rouge et au Tonkin? Et n'est-ce pas là
encore l'histoire de l'intervention à Madagascar? Messieurs,
notre politique était si peu une politique de conquête brutale,
comme on en a vu dans d'autres temps et chez d'autres nations,
qu'un des reproches de l'opposition, dans cette série d'alTaires,
est d'avoir répondu aux impertinences des peuples barbares
par une trop longue condescendance ; c'est d'avoir trop long-
temps négocié. {Mouvements dlvers.)}\\&v encore, xM. de Lanessan
nous reprochait d'avoir trop longtemps négocié avec les Hovas,
de nous être laissé jouer par eux, d'avoir montré une condes-
cendance qui n'était point conforme à la dignité d'un grand
pays.
184 DISCOURS DE JULES FERRY.
M. Louis Gcillot (Isère). — Gertaineruent !
M. Jules Ferry. — Je crois bien que, si nous avions moins
négocié et si nous avions précipité les événements, les mêmes
personnes qui disent « Certainement! » nous auraient reproché
notre trop grande promptitude et notre légèreté. {Applaudis-
sements sur divers bancs à gauche.)
M. Louis Guillot (Isère). — Jamais ! jamais !
M. Clemenceau. — C'est un Tonkinois qui dit cela!
M. LE Président. — Vous êtes injuste pour l'interrupteur.
M. Louis Guillot (Isère). — Ce ne sont pas les mêmes personnes!
Ce n'est pas moi qui vous l'aurais reproché.
M. Jules Ferey. — Je ne connaissais pas l'auteur de Tinter-
ruption, mais comme elle venait de ce côté de la Chambre...
[la gauche.)
M. Louis Guillot (Isère'). — C'est M. Spuller, qui est là, à côté de
moi, monsieur Ferry !... [Bruyante hilarité.)
M. Spuller. — Monsieur Guillot, jamais je n'interromps per-
sonne; la Chambre le sait. [Très bien! très bien!)
M. le Président. — Monsieur Guillot, c'est parce que vous èles
trop vivement intervenu pour assumer la responsabilité de l'expédi-
tion duTonkin que j'ai été obligé, samedi dernier, de vous rappeler
à l'ordre !... [On rit.)
M. Louis Guillot (Isère). — Je continue à l'assumer.
M. LE Président... Ne vous exposez pas de vous faire à nouveau
rappeler à l'ordre !
M. Jules Ferry. — Eh bien, quoi qu'on pense et quoi qu'on
puisse dire, je déclare que nous aurions infiniment préféré
obtenir d'une action persuasive, d'une pression un peu éner-
gique ce qu'il nous a été nécessaire de demander par la force
des armes. La preuve, je vous le disais, c'est que nous avons
longtemps, trop longtemps peut-être, négocié avec les Hovas;
et je ne comprendrais pas que les membres qui siègent de ce
côté [rextréme-gauche) ei qui pensent comme M. Georges Perin,
nous en fissent un reproche, car l'honorable M. Perin vous
proposait, à l'heure qu'il est, de négocier encore. Il croit encore
aux négociations !
En vain, l'honorable ministre des affaires étrangères lui a-t-il
fait remarquer qu'il n'y avait pas de négociation acceptable
pour la France avec les Hovas; qu'ils nous avaient bien offert
certaines sommes d'argent, notamment pour racheter nos
droits séculaires, mais, sur la question même du droit de pro-
AFKAIKES DK MAKAl.ASCAK. IH",
priélé par les Français il n'y avait jamais eu de piO|i()si(ioii
sérieuse et ferme émise par eux. En tous cas, il est un point
que M. Georges Perin exclut syslémaliipicnit'nl du |)ro,uranim»'
des négociations nouvelh.'s, et que je ti'ouve essentiel non seu-
lement aux intérêts, mais encore à l'honneur de la France : ce
sont les traités de 1841 ((ui nous donnent la protection des
populations du nord de lîle.
Eh quoi! on propose de traiter avec les Hovas sur cette base :
qu'on ne parlerait plus des traités de 1841 et qu'on se retire du
nord de l'ile, livrant ainsi les Sakalaves aux vengeances des
Hovas et le nom français à l'ignominie! Est-ce admissible?
[Applaudissements sin- divers bancs à gauche. — Murmures à
droite.)
Je sais bien que telle n'est pas la politique du Gouvernement,
et je sais très bien que tel n'est pas le sentiment de la Chambre:
mais, comme je le disais tout à l'heure, c'est toujours sous
l'impulsion de la nécessité de faire respecter des droits formels
et de sauvegarder des intérêts non seulement séculaires, mais
des droits écrits récents, ce n'est pas seulement en vertu d'une
charte de Richelieu ou de Louis XIV : c'est aussi en vertu des
traités de 1841, beaucoup plus vivants et beaucoup plus clairs
encore, que s'est fondée notre intervention à Madagascar. Je
crois, messieurs, que de tout cela il faut retenir et tirer cette
conclusion qu'il y a des moments où, quelque bon vouloir
qu'on y mette, quelque désir qu'on ait d'épargner à la France
des sacrifices lointains, dont elle ne peut pas toujours mesurer
l'étendue, il y a des occasions où, comme le disait M. le ministre
des affaires étrangères, l'honneur de la France exige qu'on ne
se laisse pas jouer plus longtemps par un petit peuple barbare ;
autrement, c'est la civilisation tout entière qui est compromise
dans l'Extrême-Orient. (7Vès bienf très bien! sur divers bancs
à gauche.)
M. UE Baudry d'Asson. — 11 faut changer de Gouvernemcnl,
alors! [On rit.)
M. Jules Ferry. — Messieurs, je voulais dire encore un
mot d'une formule dont on a fait grand usage contre le dernier
cabinet. L'honorable M. Georges Perin a reproché à l'honorable
M. Rouvier d'avoir dit qu'il y avait une politique coloniale
menée par le hasard, et l'on m'a reproché, à moi, d'avoir dit
186 DISCOURS DE JULES FEKRY.
que, dans ces entreprises lointaines, il arrivait souvent que les
événements conduisent la politique plus que la politique ne
conduit les événements. Messieurs, je croyais avoir dit une chose
toute simple...
M. Jules Delafosse. — Toute naïve !
M. Jules Fkrry. — ... de toute évidence, confirmée par
riiistoire tout entière. S'il est un genre d'entreprise où l'imprévu
ait une large part, ce sont les entreprises lointaines, et c'est là
le péril de ces entreprises.
M. Clkmence.\u et d'nutref, membres à V extrême-gauche. — Mais oui !
précisément !
Voix à droite. — C'est cela !
M. Jules Ferey. — C'est pour cela qu'il ne faut s'y engager
qu'en cas de nécessité évidente.
M. Gustave Rivet. — Très bien! très bien !
Un membre à droite. — C'est très vrai !
M. Jules Ferry. — C'est ce que nous avons toujours fait!
Voix à droite. — Non ! non ! Pas nous, par exemple !
M. Jules Ferry. — Je vous demande pardon : vous avez
voté les crédits après la mort du commandant Rivière...
M. LE COMTE DE Laivjuinais. — Ce n'est pas la question!
Voix à droite. — Non ! non !
M. Jules Ferry. — ... au moins quelques-uns d'entre vous!
M. LE BAROiX DuFOUR. — Vous avez fait la guerre sans l'autorisa-
tion des Ctiambres! [Exclnmatiom sur divers bancs à gauche).
M. LE Présideist. — Ce n'est pas le moment de traiter ces ques-
tions.
M. Jules Ferry. — Non, ce n'est pas le moment. {Inter-
ruptions ironiques à droite.)
M. LE BAROiv' DuFOUR. — C'est plus commode !
M. Jules Ferry. — Je dis, messieurs, qu'il est sans exemple
qu'une entreprise coloniale, si grande, si féconde qu'elle ait
été, et quel qu'ait été son principe, ait été conçue dans toute
son ampleur et toute sa valeur, ait été poui'suivie à l'origine
en vertu d'un plan concerté, d'un dessein arrêté à l'avance.
Messieurs, les exemples abondent.
Est-ce que, lorsque les Anglais ont établi leurs premières
factoreries dans l'Inde, dans le voisinage et en concurrence
AI'FAIIiKS I)K MAIlAuASCAU. 187
avec les tHablissenienls IVaiirais, et fpiand s'est foimét' la
Compagnie des Indes, compagnie de marchands sans lien visililf,
pour commencer, avec le gouvernement britannique, est-ce que
quelqu'un se doutait que, cent nns apivs, il se constituerait là un
empire anglo-intlien de 250 millions de sujets, faisant avec la
mère-patrie plus d'un milliard et demi d'alTaires? Est-ce que,
lorsque nous sommes allés à Alger pour châtier le dey et mettre
un terme à la piraterie qui désolait les rives de la Méditerranée
depuis si longtemps, est-ce qu'on pensait que, cinquante ans
après, la France verrait s'élever et grandir là une teire française
qui a été sa consolation dans ses désastres et qui est son
espérance pour l'avenir? [Applaudissements sur divers hancs.)
Est-ce que, lorsquaprès l'expédition de Chine, la flotte impériale
française a, en quelque sorte, mis la main sur la Cochinchine,
et a planté le drapeau français à Saigon, est-ce qu'on se doulail,
à ce moment, que, vingt ans après cette expédition, dont
on n'avait peut-être pas calculé toute la portée, dont on
ignorait, dans tous les cas, l'avenir; est-ce qu'on se doutait,
dis-je, que cette expédition nous conduirait, par la force des
choses, au traité de Tien-Tsin, qui nous met en contact avec
le plus grand, avec le plus riche, avec le plus immense des
centres de consommation qui soient au monde? [Déné(jaiions
sur divers bancs. — Applaudissements au centre et à gauche.)
Oui, messieurs, le traité de Tien-Tsin nous met en relations
avec cet énorme marché de 400 millions de consommateurs, que
la force des choses amènera à trafiquer avec nous, avec ce
marché de 400 millions de consommateurs qui ne sont pas de
pauvres noirs, comme les habitants de l'Afrique équatoriale,
des populations sans besoins, parce que leur A'ie est tout à fait
rudimentaire ; mais, par le traité de Tien-Tsin, nous sommes mis
en rapport avec l'un des peuples les plus avancés et les
plus riches du monde, et qui, par une évolution nécessaire,
précipitée assurément par les derniers événements, entre à
grands pas dans l'orbite des échanges commerciaux avec les
populations occidentales, [l'rès bien! très bien! et applau-
dissements au centre et à gauche. — Interruptions diverses.)
Vous admirez, sans doute, messieurs, dans la politique qui a
abouti à placer, sous la domination anglaise, toutes les provinces
de l'Inde, l'une après l'autre, la prévoyance des hommes d'État
188 DISCOURS DE JULES FERKV.
anglais? Savez- vous comment on en parle, dans ce grand pays
(l'Angleterre? Voici comment s'exprime sur ce sujet un auteur
très récent — c'est un professeur d'Oxford, qui a fait, sur la
politique d'expansion coloniale, un livre du plus haut intérêt,
un livre qui est, au moins autant anglais que français par
l'intérêt qu'il otïre, car il renferme les plus intéressantes
comparaisons entre la politique coloniale de la France et celle
de l'Angleterre. Voici comment M. le professeur Seeley traite
ce génie britannique qu'on affecte de porter si haut, quand on
s'efforce de démontrer l'inanité et l'erreur de la politique
coloniale que nous avons dirigée; M. le professeur Seeley dit
ceci :
« Nous avons fait l'acquisition de l'Inde les yeux fermés.
Aucune des grandes choses accomplies par les Anglais n'a été
faite avec moins de préméditation, plus au hasard que la
conquête de l'Inde... Dans l'Inde, nous voulions une chose et
nous en avons fait une autre. Notre but était le commerce, et, à
ce point de vue, nous n'avons été que médiocrement heureux.
Faire la guerre aux États indigènes, nous n'y avons pensé qu'un
siècle après notre premier établissement, et encore ne songions-
nous qu'à une guerre pour défendre notre commerce. La
politique de domination sur les États indigènes est postérieure
au dix-neuvième siècle... Nous avons toujours marché d'un côté
en regardant d'un autre. » [Interruptions à l" extrême-gauche et à
droite.)
M. Jules Delafosse. — Esl-ce que vous prenez cela pour une
théorie de gouvernement?
M. DE SoLAND. — C'est là votre système! Il faudra dire cela aux
électeurs !
M. Raoll Duyal. — Ce système réussit quelquefois, ruais, neuf
fois sur dix, on se casse le cou.
M. Jules Ferry. — Est-ce que je vous donne cela pour un
système?
M. Ernest Dréolle. — Voire citation est une approbation.
M. Jules Ferry. — Je vous fais cette citation pour vousfaii'e
entendre que les plus grandes alîaires — et je n'en connais pas
de plus grande et, en définitive, de plus glorieuse, ni de plus
fructueuse pour l'Angleterre que la conquête des Indes — ne
sont jamais, dans la réalité des choses, conçues, arrêtées dans
AFFAIHKS |)K MADAGASCAH. 189
leur conduite (lès le piincii)e; qu'elles sont sujettes à l'imprévu,
qu'elles se développent suivant les circonstances, et que c'est
dans cet ordre d'alTaires qu'il est pei'niis de dire que les
événements conduisent la politique bien plutôt que la politique
ne conduit les événements. {Mouvements divers.)
M. CLKMENCF.Ar. — Qu'est-ce que cela voiitfliriî? C'est un autre
nom donné au hasard !
I\[. i)K SoLAND. — Autrefois, gouverner c'était prévoir. On a
changé tout cela.
M. Jules Ferry. ^ Messieurs, je conclus sur ce point en
protestant contre cette affirmation de l'honorable M. Georges
Perin : qu'il y aurait eu, soit dans le précédent cabinet, soit dans
un des cabinets antérieurs, une politique coloniale conduite
parle hasard...
MM. Georges Perin et Clemenceau. — Mais vous \enez de le
démontrer ! [Interruptions au centre.)
M. Jules Ferry. — Les événements ont eu sur le dévelop-
pement de cette politique coloniale la portée qu'ils ont toujours
dans de pareilles entreprises, et, assurément, si nous avions
rencontré dans l'Annani une exécution loyale du traité de
1874, si, au lieu d'avoir affaire, dans l'île de Madagascar, à une
population ou mal conseillée ou mal inspirée, mais, à coup sûr,
décidée depuis un certain temps à se débarrasser de la présence
et de l'influence françaises, les événements n'auraient pas pris
la tournure belliqueuse qu'ils ont dû prendre.
M. Georges Perin. — Si vous n'aviez pas fait d'expédition, vous ne
vous seriez pas battu.
M. Jules Ferry. — Nous avons fait les expéditions que nous
devions faire; nous ne les avons nullement préméditées, et, ne
les ayant pas préméditées, je n'admets pas qu'on dise que nous
avons été conduits par le hasard. (Exclamations ironiques à
l'extrême-gauche et à droite.)
Nous avons été conduits par la nécessité, par le droit : nous
avons été conduits par cette obligation et ce devoir qui s'impose
à tous les peuples civilisés de faire respecter par les nations
barbares la signature de leurs représentants mise au bas des
traités. Voilà l'histoire de notre politique coloniale; ce n'est
pas une politique qui flotte et qui vogue au hasard. {Très bien !
190 ItlSCOUnS DK JULES FEBRY.
très bien! à gauche et au centre. — Exclamations et inter-
ruptions à V extrême-gauche et à droite.)
M. Henri de Lacretelle. — Contrairement à l'opinion de l'amiral
Courbet. Lisez ses lettres.
M. Jules Feery. — Messieurs, à côlé delà politique conduite
par le hasard, qui serait la politique de M. Rouvier, M. Perin
place la politique des occasions, qui serait la mienne suivant lui.
Je n'accepte pas cette formule dans sa brièveté et dans sa crudité :
elle est fort incomplète. Et, puisque l'honorable M. Georges
Perin veut bien me faire l'honneur de me traduire par
une formule, je lui demanderai, en revanche, la permission de
mettre sous ses yeux la formule que j'ai donnée moi-même de
cette politique, non pas pour les besoins de cette cause.
M. Georges Perin. — Volontiers !
M. Jules Ferry. — ...et, quoiqu'il soit toujours désagréable
de se citer soi-même, je crois que la Chambre me permettra de
lui lire ce qu'à cette tribune, le 27 mars 1884, je disais de la
politique coloniale, el de ses limites, et de son objet, et de son
caractère. {Parlez! parlez!)
M. i)E Baudry d'Asson. — L'amiral Courbet a dit que c'était une
politique de policbinelle. {Exclamations.)
M. LE PrésideiN't. — Monsieur de Baudry d'Asson, ne m'obligez
pas à vous rappeler à l'ordre.
M. DE Baudry d'Asson. — C'est l'amiral Courbet qui parle.
M. LE Président. — Il ne s'agit pas de l'amiral Courbet en ce
moment-ci.
M. Jules Ferry. — Voici, messieurs, notre politique colo-
niale, celle que l'on discutera si l'on veut; mais qu'on n'en
discute pas une autre! En voici la formule; je l'ai donnée moi-
même à la Chambre au mois de mars 1884:
« Certes, personnene me contredira quand je ferai remarquer
aux plus ardents de nos collègues, à ceux qui voudraient pousser
la Chambre le plus vite et le plus loin du côté de Madagascar,
que, de toutes les politiques, la politique coloniale est celle qui
a le plus besoin de réflexion et de mesure.
« Nous avons beaucoup de droits sur la surface du globe: ce
n'est pas en vain que la France est, comme on le rappelait tout
à l'heure, une des plus grandes puissances maritimes du inonde.
« Elle a, depuis deux siècles, grâce à l'activité de ses marins.
AKIAIHKS |)K MAIiA(;AS(:.\I<. l!tl
à la puissance de son organisation maritime, non moins qu'à
la hardiesse de ses voyageurs et de ses explorateurs, pris
possession de beaucoup de points du glohe, et ell*' a aussi un
vaste champ pour s'essayera la politique coloniale. Kst-ce une
raison, messieurs, pour que cette politique se développe partout
à la fois? N'y a-l-il pas à la coordonner, à réchchjinifr. à la
pratiquer par étapes et par séi'ies? L'honorable 31. de Mun, me
faisant l'honneur de me citer, dans son beau et brillant discours,
qui ivientissail vraiment à cette tribune comme le clairon du
patriotisme... {Applaudissements. )
« Si M. le comte de Mun, dis-je, me faisait l'honneur de me
citer en rappelant ce mot que j'ai prononcé dans une autre
discussion « que la politique coloniale est pour la France un legs
du passé et une réserve pour l'avenir », mais, c'est précisément
à faire la part du présent et de l'avenir, à répartir la tâche
d'aujourd'hui, et à réserver la tâche de demain, c'est là qu'est
tout le secret d'une bonne politique coloniale.
« Sur tel point du globe, il importe uniquement de conserver
les situations acquises, sur lel autre, il est nécessaire de faire
un pas en avant; enfin, il est tel point .sur lequel une solution
définitive, intégrale s'impose, parce que l'occasion est là, qu'elle
passe et qu'elle ne se retrouvera peut-être pas.
« Certes, messieurs, dans cet ordre d'idées, dans cette sorte
d'alïaires, les événements nous conduisent bien plus que nous
ne les conduisons... »
M. Pall de Cassagnac. — C'est la politique de l'aveugle du pont
des Arts, qui se laisse conduire par son chien! (Rires à droite.)
M. Jules Ferry. — ... c et nous pourrions trouver dans
notre histoire récente bien des preuves, bien des exemples de
résolutions qu'il a fallu précipiter, parce que les événements le
commandaient et que nous aurions peut-être ajournées si nous
avions été les maîtres du temps. Mais ce n'est pas une raison
pour aller partout à la fois, pour marcher du même pas sur
toutes les routes.
'< Il y a un choix à faire, et il convient de considérer, avant
toute chose, d'une part, l'utilité des acquisitions nouvelles, et,
d'autre part, l'état de nos ressources ; c'est sous les auspices de
ces pensées, qui ne sont pas nouvelles, mais que je crois justes,
que je crois l'application des notions du bon sens à la politique
19-2 DISCOURS DE JULES FERRY.
coloniale, que je place les quelques éclaircissemenls que j'ai à
vous donner. »
Voilà la politique coloniale dont nous sommes prêts à
répondre devant la Chambre; que la Chambre, du reste, a
approuvée et acclamée, et particulièrement sanctionnée dans
cette affaire de Madagascar. Je parlais, dans ce discours, des
événements qui nous avaient forcés à précipiternos résolutions.
Il n'y en a pas de meilleur exemple que cette entreprise
même de Madagascar.
Il est évident que le grand malheur de cette affaire, c'est qu'il
a fallu l'engager à un moment où elle coïncidait avec une
entreprise plus considérable qui occupait alors toutes nos forces
disponibles. Je dis là des choses qui sont, comme il est superflu
de le faire remarquer, l'application du bon sens à la politique
coloniale, et il n'y a pas, dans ce monde, d'autre politique que
la politique qui est fondée sur le bon sens. Voilà la politique que
nous défendons, que nous avons défendue, et, je me permets
de le faire remarquer, elle ressemble, à s'y méprendre, à
la politique qui a été exposée hier par les organes du
Gouvernement : nous avons le grand bonheur, en vertu de cette
continuité de traditions qui est de l'essence de la politique des
gouvernements français, de nous trouver d'accord avec les
dépositaires actuels du pouvoir, de même que, nous, nous étions
protégés et couverts nous-mêmes par les actes de plusieurs
des administrations précédentes, qui n'ont jamais hésité, ni
les unes, ni les autres, sur la suite à donner aux affaires du
Tonkin, pas plus que sur celles de Madagascar.
M. Paul Beut. — On a différé sur la manière de les engager.
M. Raoul Duval. — C'est ce qu'on appelle embrasser les gens
pour les étouffer.
M. Clemenceau. — C'est là une manœuvre qu'on n'avait encore
jamais vue dans un parlement. {Très bien! ti'ès bien! à l'extrême-
gauche.)
M. Jules Ferry. — Quelle manœuvre?
M. Clemenceau. — C'est la première fois qu'on voit un ministère
battu et tombé essayer de se solidariser avec un ministère au
pouvoir, {Très bien! très bien! à l' extrême-gauche et à droite.)
M. Jules Feery. — Je me permettrai de vous rappeler que
cette solidarité entre ceux qui se succèdent à la direction des
AFl-AIIŒS DK MADAGASCAR. 193
affaires iriin ij:\-ànd pays, a élé revendiquée hier avec éclal par
M. le minisire des alTaires étrangères, i Applaudissements
pvolonijés au centre et à ijauc/ic. — Interruptions à fextrème-
gnuche.)
M. Clkmenceai". — On liquide vos failles.
M. Raoll Di val. — Avec la sincérité en plus. {C'est cela! très
bien ! très bien ! à droite.)
M. Jules Ferry. — Vous expliquerez cette parole tout à
riieure, monsieur Raoul Duval.
M. Raoil DiVAL. — Puri'ailenienl! .Je deiuaude la parole. Et
imisqu'i! faut s'expliquer, je m'expliquerai sur la déclaration du
27 mars i884. [Applaudissements à droite.)
M. LE Président. — Du tout ! Vous ne vous expliquerez pas sur
cette déclaration, parce que ce n'est pas l'objet du débat.
M. Jules Ferry. — Vous avez prononcé là, monsieur
Raoul Duval, une parole discourtoise. (^xc/fl7nnfio«s « droite.)
Oui. il n'est pas courtois de parler de ma sincérité comme
vous le faites.
M. Raovl DivAL. — Il est certain qui! ne faut pas dire du mal
des absents. [Hires à droite.)
M. LE Président. — Je vous rappelle k l'ordre, monsieur Raoul
Duval.
M. Raoil Duval. ■ — C'est la première fois que cela m'arrive.
M. le Président. — Et je désire que ce soit la dernière. {On rit.)
M. Raoil Duval. — Je ne me suis jamais plaint d'une interrup-
tion, quand j'étais à la tribune. {Bruit).
M. Jules Ferry. — Voilà le programme de notre politique
coloniale, et, ainsi conçue, c'est, en etfel, une vue de politique
systémalique et qui, comme le disait l'honorable M. Pelletan
dans son discours de samedi dernier, repose tout à la fois .sur
des principes économiqueset sur désintérêts, surdes conceptions
humanitaires de l'ordre le plus élevé, et sur des considérations
politiques...
M. Eugène Delattre. — Je crois bien, 20 000 cadavres!
M. Paul de Cassagnac. — Dixmille familles en deuil ! Vous trouvez
que ce n'est pas assez !
M. Jules Ferry. — Quelle exagération fabuleuse!
M. le Président. — Messieurs, voilà que vous interrompez l'ora-
teur à chaque phrase ; il serait bien plus simple d'attendre qu'il ait
fini son discours pour lui répondre.
M. Paul de Cassagnac. — Nous ne demandons pas mieux!
J. Ferry, Discours, V. 13
194 DISCOURS DE JULES FERRY.
M. Jules Delafosse. — Ce débat-là n'a pas de limiles!
M. LE Président. — L'orateur n'est pas sorti de la question, telle
qu'elle a été discutée.
M. Jules Fekry. — Assurément! Je réponds à mes deux
collègues qui siègent de ce côté, je ne crois pas m'être écarté
et je n'ai pas l'intention de m'écarter un seul instant de la
question. Je dis, avec l'honorable M. Camille Pelletan, que cette
politique coloniale est un système ainsi conçu, défmi et limité ;
qu'il repose sur une triple base économique, humanitaire et
pohtique.
Au point de vue économique, pourquoi des colonies? Pour
les nations qui ont superflu de population... [Interruptions à
droite. )
Au centre et à gauche. — Parlez ! parlez !
M. Jules Ferry. — Pour les nations qui ont un superflu de
population, soit parce que cette population est pauvre, soit
parce qu'elle se développe d'une façon exubérante ; la forme
première de la colonisation...
Un membre à droite. — Vraiment c'est bien le cas ! {Nouvelles
interruptions sur les mêmes bancs.)
M. LE Président. — Ces interruptions sont intolérables, messieurs ;
l'orateur est bien le maître de conduire sa discussion comme il
l'entend.
M. Jules Ferry. — Je disais, messieurs, que la forme
première de la colonisation, c'est celle qui olîre un asile et du
travail au surcroît de population des pays pauvres ou de ceux
qui renferment une population exubérante. Mais il y a une
autre forme de colonisation : c'est celle qui s'adapte aux peuples
qui ont, ou bien un superflu de capitaux ou bien un excédent de
produits. [Approbation sur divers bancs.)
Et c'est là la forme moderne, actuelle, la plus répandue et
la plus féconde, car les économistes se sont toujours demandé,
avec raison, s'il y avait prolit à l'émigration des individus. Et
j'ai lu dans des livres savants des calculs qui chitïrent la perte
pour chaque colon qui s'en va et quitte la mère-patrie. Il y a
donc une contestation possible sur ce point. Il est évident, en
effet, qu'un pays qui laisse échapper un large flot d'émigration
n'est pas un pays heureux, un pays riche, et ce n'est pas un
reproche à faire à la France, ni un outrage à lui adresser que de
AFKAIHES DE MADAGASCAR. Il):,
reniarquor qu'elle esl de tous les pays de l'Europe celui qui a
le moins d'émigrants. {Très bien! 1res bien! m( centre et à gauche.)
Mais il n'y a pas que cet intérêt dans la colonii^allon. Les
colonies sont, pour les pays riches, un placement de capitaux
des plus avantageux. L'illustre Stuart-Mill a consacré un
chapitre de son ouvrage à faire cettt; démonstration, et il le
résume ainsi : « Pour les pays vieux et riches, la colonisation esl
une des meilleures affaires auxquelles ils puissent se livrer. »
M. BniAi.oi. — I^ur les capitalistes!
M. Jules Ferry. — Eh oui! pour les capitalistes. Est-ce
qu'il vous est indifférent, monsieur Brialou, que la somme des
capitaux s'accroisse dans ce pays par des placements intelligents?
Est-ce que ce n'est pas l'intérêt du travail que le capital soit
abondant dans ce pays? {lnterruplions.\ Vous savez bien que la
France, qui regorge de capitaux... [Non! non! adroite! — Oui!
oui! au centre et à gauche), oui, qui a toujours regorgé de
capitaux depuis quarante ans. [Nouvelles interruptions adroite...)
Un membre à droite. — Parce qu'elle n'a pas confiance !
M, LE PnKSiDENT. — Comment, vous ne pouvez pas supporter une
discussion d'un caractère aussi calme sans interrompre ?
M. Jules Ferry. — J'en fais l'Assemblée juge. Est-ce qu'il
y a rien de plus pacifique que la discussion à laquelle je me
livre? Et pourtant je suis systématiquement interrompu de ce
côté {la droite). Je dis que la France, qui a toujours regorgé de
capitaux et en a exporté des quantités considérables à l'étranger,
— c'est par milliards, en effet, qu'on peut compter les expor-
talions de capitaux faites par ce grand pays, — qui est si riche;
je dis que la France a intérêt à considérer ce côté de la
question coloniale.
Mais, messieurs, il y a un autre côté plus important de celte
question, qui domine de beaucoup celui auquel je viens de
toucher. La question coloniale, c'est, pour les pays voués par
la nature même de leur industrie h une grande exportation,
comme la nôtre, la question même des débouchés.
M. BniALOi'. — Pour les autres ! iProtcstalions aucentre.)
M. LE Président. — Monsieur Brialou, veuillez garder le silence...
{Exclamations et hruit prolongé au centre.)
Messieurs, si quelqu'un ici a le droit de se plaindre, en ce moment,
196 DISCOURS DE JULES FEHKY.
ce n'est ni l'orateur, ni les membres de la Chambre : c'est le prési-
dent, à qui, malgré tous ses efforts, on rend presque impossible la
direction des débats.
On peut croire, quand on est tranquillement assis sur son banc,
qu'il est facile au président d'empêcher les mouvements de séance.
Je voudrais voir à ma place l'un de ceux qui réclament. {On rit.)
Plusieurs membres. — Non ! non !
M. LE COMTE DE Lanjlinais. — Nous rendons justice à votre
impartialité.
M. Jules Ferry. — A ce point de vue, je le répète, la
fondation d'une colonie, c'est la création d'un débouché.
L'expérience démontre, en effet, qu'il suffit... {/uierruptions à
droite.) Messieurs, à ce point de vue particulier, mais de la
plus haute importance, au temps où nous sommes et dans la crise
que traversent toutes les industi-ies européennes, la fondation
d'une colonie, c'est la création d'un débouché. On a remarqué,
en effet, et les exemples abondent dans l'histoire économique
des peuples modernes, qu'il suflit que le lien colonial subsiste
entre la mère-patrie qui produit et les colonies qu'elle a fondées,
pour que la prédominance économique accompagne et subisse,
en quelque sorle, la prédominance politique.
M. Edouard Lockroy. — Mais c'est une erreur!
M. Jules Ferry. — C'est une erreur, dites- vous? Je vais
vous démontrer que c'est une vérité historique et prouvée par
des faits. Comment expliquerez-vous le phénomène de l'Inde
qui vit des produits anglais jusqu'à concurrence de 7 ou 800
millions? Comment expliquerez-vous, pour prendre un exemple
plus près de nous, ce phénomène, connu de beaucoup de
personnes dans cette assemblée, que l'Algérie, sous l'empire
de la liberté absolue, qui, jusque dans ces derniers temps,
jusqu'au moment où nous y avons fort sagement transporté les
tarifs douaniers de la métropole, était laissée aux colons de se
fournir là où ils le voulaient, sur un chiffre de 411 millions
d'importations, en ait demandé, en 1882, pour 341 millions à
la France et pour 70 millions seulement à l'étranger? C'est ce
phénomèneque j'ai formulé ainsi: « Là où est la prédominance
politique, là est également la prédominance des produits, la
prédominance économique.
M. LE Président. — Mais, messieurs, ce bruit est intolérable !...
AFFAIRES OF MADAGASCAR. 197
M. Jules Feurv. — Vous m'imposez ainsi une lâche
impossible!
M. LE Président. — Messieurs, les iiilcnuptions seraient préfé-
rables tuix conversations que vous tenez. J'enlends ce (|ue vous dites,
et Je n'entends pas toujours ce (jue dit l'orateur, .le vous en prie,
gardez le silence.
M. Jules Ferry. — Il y a deux objeclions couranles: iraboi'd,
celle que tout à riieiire formulait, dans une interniption,
l'honorable M. Brialou: «Vous fondez des colonies et ce sont
les autres nations qui les exploitent ! »
M. Brialou. — Oui !
M. Jules Ferry. — Rien n'est plus contraire à la vérité des
faits. A cet égard, l'exemple de l'Algérie est considérable,
décisif. Mais, si vous voulez me le permettre, je vais faii-e passer
sous vos yeux un travail très étudié, relevé dans les statistiques
officielles: c'est une comparaison entre les exportations de la
France et de l'Angleterre dans les colonies. Messieurs, vous avez
souvent entendu dire ici : « Ah ! l'Angleterre, à la bonne heure!
Ses colonies se fournissent de produits anglais, tandis que nos
colonies, à nous, ne se fournissent pas de produits français. »
Une pareille assertion est tout à fait contraire à la vérité des
chiffres: dans les colonies anglaises, le chiffre des exportations
d'Angleterre s'élève à 2 22o millions de francs, ce qui fait, par
tête, 10 fr. 30 de produits anglais consommés. Pour les colonies
françaises, non comptais l'Algérie et la Tunisie, l'exportation de
France est de 9o4000U0fr., soit par lèie d'habitant, 24 fr. 30,
contre lOfr. 30. et nous ne parlons ici que des anciennes
colonies, des Antilles et de la Cochinchine; l'Algérie et la
Tunisie restant en dehors de ce calcul.
Voulez-vous que nous y fassions figurer ces deux colonies?
Alors, sur l'ensemble des colonies françaises, les exportations
de France s'élèvent à un chiffre de 391 millions, ce qui donne
par tête une somme de 44 fr. 80. Ces chiffres vous montrent
que, contrairement à l'idée courante, répandue comme beaucoup
d'idées fausses, la consommation de nos produits dans nos
colonies, par tète d'habitant, est supérieure à la consommation
des produits anglais par tête d'habitant dans les colonies
anglaises. ■
On nous dit aussi : « Mais vous fondez de nouvelles colo-
198 DISCOURS DE JULES FERRY.
nies, et vos anciennes colonies ne vous donnent point de
commerce; elles végètent et dépérissent. » Messieurs, celte
assertion n'est pas exacte non plus. J'ai là, sous les yeux, et je
me permets de vous le citer, un travail remarquable, une
conférence, faite par un homme très compétent, qui s'appelle
M. Cerisier, à la Société de statistique de Paris, et qui figure dans
le recueil des actes de celte société. L'attention de M. Cerisier
a été attirée sur l'importance de notre commerce avec les
colonies, el il s'exprime ainsi :
« Nous possédons actuellement :
« 1° Comme colonies d'établissement, c'est-à-dire comme
colonies d'émigration, héritage du passé : la Martinique, la
Guadeloupe, etc.
« 2° Comme colonies d'occupation ou de cession, c'est-à-dire
résultant d'une prise de possession pacifique ou d'un contrat :
la Nouvelle-Calédonie, Taïti el ses dépendances, etc.
. « 3" Comme colonies de conquête : la Cochinchine, le
Sénégal, le Haut-Sénégal et peut-être le Tonkin et Mada-
gascar, etc.
« Toutes ces colonies représentaient, d'après la douane
française en 1881, un mouvement commercial de217417 939 fr.,
dont 126 millions 523 092 fr., pour l'importation en France, et
91 967 373 pour l'exportation de France.
« La comparaison entre 1881 el 1882, pour le commerce
général, fait ressortir, en faveur de 1882, unelégère augmentation
^le 1072 000 fr. Celte augmentation s'accentue davantage en
1883, et lechilîrede 217 417 939, accusé en 1881, se trouve, en
1883, porlé à 234 416 849 francs... » — Voici, messieurs, ce
qui est intéressant dans cette citation : — « ... J'avais attribué
la légère augmentation de 1072 000 francs, constatée en 1882
sur 1881, aux divers Iravauxde voies ferrées entrepris dans nos
colonies du Sénégal et de la Réunion, et j'avais conclu que
cette augmentation ne devait pas être attribuée à l'initiative
privée, puisque c'est l'État qui construit ou fait construire ces
lignes; mais le chiffre accusé pour 1883 (234 416 849) renverse
mes suppositions, et la cause de ladilTérence en plus (17 millions
environ) doil être recherchée ailleurs.
« Je constate, en effet, que, si les colonies de la Martinique, de
la Guadeloupe, de la Réunion présentent, comparativement à
AFFAIRES DE MADAGASCAR. 199
l'année 1881, une décroissance dans le commerce général avec
la France de 8 millions environ, au contraire, les colonies de
Sainl-Pierre et Miquelon, du Sénégal, de l'Inde, do la Cocliin-
cliine, de la Guyane et de la Nouvelle-Calédonie ollVont une
plus-value de 20 raillions, en chilTres ronds; ce qui explique la
dilTérence ronde de 17 millions en aupnienlalion qu'accuse, sur
1881, le commerce général des colonies de 1883.
« Il en résulte que ce sontnos trois grandes colonies agricoles,
nos vieilles colonies, qui sont restées stalionnaires, aloi's que les
pays neufs ont, au contraire, accentué d'une façon bien positive
leurs relations avec la mère-patrie. Cette constatation a une
grande valeur. ■)
En effet, messieurs, elle répond, et elle répond suffisamment
à la théorie de désespérance et de découragement qui a trop
souvent cours en France, au sujet de l'avenir de nos colonies et
de nos relations futures avec elles.
Ail centre. — Reposez-vous ! reposez-vous !
M. LE Président. — Monsieur Ferry, voulez-vous vous reposer
un instant ?
M. Jules Ferry. — Oui, monsieur le Président.
M. LE Président. — Messieurs, l'orateur est un peu fatigué : il
demande un moment de repos. [Oui! oui!)
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à trois heures quarante minutes, est reprise
à quatre lieures.)
M. LE Président. — La séance est reprise.
l^a parole est à M. Jules Ferry pour continuer son discours.
M. Jules Ferry. — Messieurs, je suis confus de faire un
appel aussi prolongé à l'attention bienveillante de la Chambre,
mais je ne crois pas remplir à celte tribune une tâche inutile.
Elle est laborieuse pour moi comme pour vous, mais il y a, je
crois, quelque intérêt à résumer et à condenser, sous forme
d'arguments, les principes, les mobiles, les intérêts divers qui
justilientla politique d'expansion coloniale, bien entendu, sage,
modérée et ne perdant jamais de vue les grands intérêts
continentaux qui sont le premier intérêt de ce pays. Je disais,
pour appuyer cette proposition, à savoir qu'en fait, comme on
le dit, la politique d'expansion coloniale est un système politique
et économique; je disais qu'on pouvait rattacher ce système à
trois ordres d'idées: à des idées économiques, à des idées de
200 DISCOURS DE JULES FERRY.
civilisation de la plus haute portée, et à des idées d'ordre
politique et patriotique.
Sur le terrain économique, je me suis permis de placer
devant vous, en les appuyant de quelques chifires. les considé-
rations qui justifient la politique d'expansion coloniale, au point
de vue de ce besoin, de plus en plus impérieusement senti par
les populations industrielles de l'Europe et particulièrement de
notre riche et laborieux pays de France : le besoin de débouchés.
Est-ce que c'est quelque chose de chimérique? est-ce que c'est
une vue d'avenir, ou bien n'est-ce pas un besoin pressant, et on
peut dire le cri de notre population industrielle? Je ne fais que
formuler d'une manière générale ce que chacun de vous, dans
les différentes parties de la France, est en situation de constater.
Oui, ce qui manque à notre grande industrie, que les traités de
1860 ont irrévocablement dirigée dans la voie de l'exportation,
ce qui lui manque de plus en plus, ce sont les débouchés.
Pourquoi? parce (ju'à côté d'elle, l'Allemagne se couvre de bar-
rières, parce que, au delà de l'Océan, les États-Unis d'Amérique
sont devenus protectionnistes, et protectionnistes à outrance;
parce que non seulement ces grands marchés, je ne dis pas se
ferment, mais se rétrécissent, deviennent de plus en plus
difficiles à atteindre par nos produits industriels; parce que
ces grands États commencent à verser sui* nos propres marchés
des produits qu'on n'y voyait pas autrefois. Ce n'est pas une
vérité seulement pour l'agriculture, qui a été si cruellement
éprouvée, et pour laquelle la concurrence n'est plus limitée à
ce cercle de grands États européens pour lesquels avaient été
édifiées en quelque sorte les anciennes théories économiques;
aujourd'hui, vous ne l'ignorez pas, la concurrence, la loi de
l'offre et de la demande, laliberlé des échanges, l'influence des
spéculations, tout cela rayonne dans un cercle qui s'étend
jusqu'aux extrémités du monde. ( Très bien! très bien!) C'est là
une grande complication, une grande difficulté économique;
nous en avons plusieurs fois parlé à cette tribune, quand le
Gouvernement a été interpellé par M. Langlois sur la situation
économique de la capitale; c'est là un problème extrêmement
grave. Il est si grave, messieurs, si pali)itant, que les gens les
moins avisés sont condamnés à déjà entrevoir, à prévoir et à se
pourvoirpour l'époque où ce grand marché de l'Amérique du Sud,
AFKAIHKS I»F, MADACASCAH. 201
(|iiinonsapparloniiil(l(' |oniits('m|in'l(|ii<'S()ilr imnii'^mni'ial. nous
sera dispulé et peul-rU-f ciilcvr par les piddiiils df rAim''ri(|iir
(lu Nord. Il n'y a rien de plus sérieux, il n'y a pas de prol)lènit'
social plus prrave; or, ce pro<ramnie est intimement lié à la
polilirpie coloniale. Je n'ai pas besoin de jiousser plus loin celtt;
démonstration. Oui, messieurs, je le dirai aux économistes,
dont personne plus que moi ne respecte les convictions et les
services rendus; je le dirai à l'honorable M. Passy, que je vois
là, qui est parmi nous un des représentants les plus autorisés
de l'ancienne école économique... (Sourires); je sais très bien
ce qu'ils me répondent, ce qui est au fond de leur pensée... —
l/ancienne école, la grande! nu'ssieurs; celle, monsieur Passy,
que votre nom a illustrée, celle qui a pour chefs, en France,
Jean-Baptiste Say, et Adam Suiith, en Angleterre. Il n'y a dans
ma pensée aucune ironie à votre égard, monsieur Passy, croyez-
le bien.
Je dis que je sais très bien ce que pensent les économistes
que je peux appeler docti'inaires, sans olîenserM. Passy. Ils nous
disent : « Les vrais débouchés, ce sont les traites de commerce ;
qui les fournissent, qui les assurent. «Messieurs, je ne dédaigne
pas les traités de commerce : si nous pouvions revenir à la
situation qui a suivi l'année 186U, s'il n'était pas survenu dans
le monde cette révolution économique qui est le produit de
développement delà science et la l'apidité des communications;
si cette grande révolution n'étaitpas intervenue, je reprendrais
volontiers la situation qui a suivi 1860. Il est très exact qu'à
cette époque, la concurrence des blés d'Odessa ne ruinait pas
l'agriculture française, que les blés de l'Amérique et de l'Inde
ne constituaient pas encore pour elle une concurrence; à ce
moment, nous vivions sous le régime des traités de commerce,
non seulement avec l'Angleterre, mais avec les autres puissances,
avec l'Allemagne, qui n'était pas encore devenue une puissance
industrielle. Les traités, je ne les dédaigne pas ; j'ai eu l'honneur
d'en négocier quelques-uns de moindre importance que ceux
de 1860; mais, messieurs, pour traiter, il faut être deux :
vous ne traiterez pas avec les États-Unis d'Amérique, c'est
la conviction que recueillent ceux qui ont tenté d'établir de
ce côté-là quelques négociations soit officielles, soit ofli-
cieuses.
•202 DISCOURS DE JULES FERRY.
M. Georges Perin. — Dans dix ans, vous traiterez avec l'Anié-
riqiic.
M. Jules Ferry. — Vous prophétisez, monsieur Perin :
mais, pendant ces dix ans, l'industrie française peut recevoir
une bien profonde atteinte. Non, nous ne traiterons pas, car
vraiment, si on veut être sincère, on n'aperçoit, dans celte
direction, aucune dispositions traiter. Alors, il faut chercher des
débouchés, et la création du débouché dont nous nous occupons
en ce moment, nous donnera, dans un avenir certain, l'échange
libre et même privilégié avec la Chine, avec ce marché de
400 millions d'habitants.
M. Clémexceau. — Ah! vous prophétisez à votre tour !
M. Jules Ferry. — C'est le fond et c'est l'esprit du traité
de Tien-Tsin, et nous n'allons pas recommencer à le discuter.
Dans cet ordre d'idées, dans les difficultés que rencontre notre
industrie, qui est une grande industrie d'exportation et qui voit
se resserrer devant elle, de jour en jour, les marchés où elle
peut vendre ses produits, dans cette situation, la création d'un
débouché nouveau est une œuvre à la hauteur de laquelle sont
les dépenses qu'on a faites et les efforts que, depuis plusieurs
années, les Chambres ont autorisés pour créer dans ce pays
une réserve d'avenir, — permettez -moi d'employer cette
expression : je la crois juste. — Oui, le traité de Tien-Tsin a ce
caractère, même pour les plus sceptiques. Il offre à l'industrie
des perspectives que personne ne saurait exagérer. Messieurs,
je crois que le côté économique de la politique coloniale est
justifié par ces considérations; et, si vous me le permettez, j'y
ajouterai un exemple qui nous touche de très près. N'éles-vous
pas frappés du mouvement qui, depuis un si petit nombre
d'années, deux ans à peine, s'est emparé de l'esprit public en
Allemagne ?N'ètes-vous pas frappés de cette évolution soudaine,
rapide, mais exti'émement résolue, qu'a faite la politique
économique de l'empire d'Allemagne, qui a pris résolument le
parti de se couvrir de tarifs prolecteurs de la plus grande
énergie? Le gouvernement allemand a compris qu'il devait se
préoccuper, dans l'état du monde, de la question des débouchés:
c'est alors qu'avec la vigueur et la résolution qu'il sait mettre
en toutes choses, il s'est jeté, — on peut se servir de cette
expression — dans la politique coloniale.
AFFAIRES I)K MAKAr.ASCAH. 20M
M. Granet. — Sans expt'dilions I
M. JuLKS Feruy. — Vous dites: sans cxpédilions I il y en a
lout au moins uiio: celle des Cameroon. Nous verrons, allcndez
la fin. Je dis (firil y a dans l'ordre [»oliti(|iie et dans la conduite
suivis par nos voisins (pielque chose dont vous devez tenir
compte.
M. Raoi I. DrvAL. — 11 n'y a pas deux mois que le cljaiicelier
allemand, en plein parlement, a piolesté eontre celte politique
à la française qu'on voulail, lui faire suivie.
M. JuiiKs FKimv. — J'attendrai (|ue M. Raoul Duval me
démontre que le chancelier allemand est lihre-échangiste et le
disciple de l'école d'Adam Smith et de Say.
M. Raoul DrvAi.. — Je n'ai pas dit, cela; j';ii dit (ju'il avait
protesté contre votre politique.
M. Jules Ferry. — Il est certain qu'il y a en Allemagne un
grand mouvement de politique coloniale, et que cette [)réoc-
cupation de saisir, de prendre possession, sur le littoral africain,
de tout ce qui reste de disponible répond à quelque chose,
répond à un hesoin, à une politique, à une nécessité. Cette
politique coloniale allemande doit vous frapper; elle me frappe,
quand je considère que cet empire allemand, qui était, jusqu'à
présent, une puissance exclusivement continentale, est, de plus,
un gouvernement prudent, qui ne s'est pas aventuré depuis
quinze ans. Eh bien, quand je vois l'Allemagne se lancer dans
cette voie de la politique coloniale, j'en cherche la raison...
M. Vkhnues. — Les Allemands ont une émigration, et la France
n'en a pas !
M. LE PuÉsinENT. — Vous êtes inscrit, monsieur Verrdies : vous
répondrez.
M. Vernhks. — Nous nous expliquerons un peu plus tard.
M. LE Président. — ICh bien, veuillez avoir la patience d'attendre.
M. Jules Ferry. — Cette politique, elle a été discutée par
les intéressés eux-mêmes, dans les réunions des grandes asso-
ciations de producteurs et de commerçants qui se sont tenues
soit à Francfort, soit à Eisenach. Dans la réunion d'Eisenach,
dont j'ai pu être informé, — elle a eu lieu au mois de septembre
dernier et a eu beaucoup de retentissement en Allemagne ; nos
agents, naturellement, ont suivi avec beaucoup d'attention ce
qui s'y est passé, — les hommes les plus autorisés ont expliqué
204 DISCOURS DE JULES FERUY.
que cette politique d'expansion coloniale, cette mainmise sur
les territoires africains, n'avait pas pour but de fonder là des
colonies d'émigration, de détourner, comme on l'a dit trop
légèrement, le grand courant d'émigration germanique qui va
vers les États-Unis et de le reporter ailleurs ; non, au contraire.
M. Wœrmann, par exemple, qui a été l'un des représentants
de l'Allemagne à la Conférence de Berlin dans ces derniers
temps, déclarait que la nouvelle politique coloniale de l'Alle-
magne a pour but d'arrêter le Ilot de l'émigration, en créant à
l'industrie de nouveaux déboucbés, et en fournissant, par consé-
quent, aux travailleurs de nouveaux salaires. Ainsi, ce n'est pas
pour l'émigration, c'est contre l'émigration que cette politique
coloniale est dirigée.
Eh bien, messieurs, est-ce que nous serons moins vigilants?
est-ce que nous fermerons les yeux et les oreilles à ces ensei-
gnements? est-ce que, parce que cette question de politique
coloniale s'est mêlée à des questions de polémique électorale..:
[Applaudissements à gauche et au centre.) — Rumeurs à l'extrême-
gauche.)
M. Vkiinhes. — Nous nous plaçons plus haut; nous vous le prou-
verons.
M. LE Président. — Ne faites pas votre discours d'avance,
monsieur Vernhes. [Sourires.)
M. Jules Feery... — par la force des choses — je n'en accuse
personne ; les oppositions prennent leurs armes où elles
peuvent, et il est très certain que le terrain de la politique
coloniale, les événements militaires ayant pris des proportions
qu'on n'avait pu prévoir à l'origine, est devenu l'arène de la
lutte électorale.
M. Georges Perix. — Est-ce qu'il n'y a pas dix ans que nous
avons commencé à combattre cette polilique ?
M. Jules Ferry. — Oui, monsieur Perin, vous avez tout
prévu. [Interruptions à gauche.) Je dis que ce n'est pas une
raison pour rapetisser un si grand problème économique et
social aux proportionsd'une mesquine lutte entre les partis ou
entre les nuances d'un même parti. Je dis qu'il est évident pour
tout le monde que l'expansion coloniale de la France, à condi-
dion d'être conduite avec sagesse, avec prudence... [Ah! ah ! à
V extrême-gauche.) _ -,
AFFAIIŒS DE MAI)A(;.AS(:AII. 905
M. CLKME.Nr.KAi . — C'est cela (jn'il faudrait ilisciilei-.
A droite. — Oui. voila la ({iiesliuii!
M. Jules Fkrry. — Mais vou> n'<^n vniilfv pas du toiil
d'expansion coloniale!
M. GnANKT. — Jamais, nous n'avons dit cela.
M. Jules Ferry. — Permellez 1 Nous ne sommes jias en pir-
sence d'une extrème-paiiclie (|iii discute les opérations de la
politique coloniale, qui déclare qu'elles ont été mal conçues,
mal conduites; nous sommes en présence d'une exlréme-ûauclie
(pii a mis sur son drapeau : Plus de politique coloniale! plus
d'expéditions lointaines ! {Applnudissemenls au centre. — /ii-tdt
à gauche.)
M. Granet et M. Pevtral. C'est une erreur.
M. Jules Feery. — Peut-être pas vous, monsieur Peytral,
ni vous, monsieur Granet, mais le gros de votre parti.
M. Granet. — Nous sommes contre votre méthode, et non contre
la politique coloniale.
M. Jules Ferky. — Nous allons voir tout à l'heure, au
scrutin, s'il est vrai qu'il y ait dans cette Chambre une majorité
opposée àla politique coloniale... [Exclamations.)
M. Granet. — Vous savez bien que c'est une équivoque.
M. Jules Ferry. — ... car, s'il y a au monde une entreprise
d'expansion coloniale caractérisée, conforme à tous les traits
de cette politique, c'est l'entreprise de Madagascar. Vous la
saisissez là sur le vif, et M. Camille Pelletan et M. Perin avaient,
l'autre jour, raison de dire : « C'est là-dessus qu'on va se
compter. » {Applaudissements au centre et à gauche. — Récla-
mations à r extrême-gauche et à droite.)
M. JoLiBOis. — Vous avez gardé le silence sui' la question du
Toiikin pour créer une équivoque ; voilà la vérité !
M. Pall de Cassagnac. — Vous vouiez vous l'aire blanchir par ce
scrutin-là! Eh bien, non!
M. DE Baudry d'Asson. — Vous voulez vous faire absoudre du
Tonkin par Madagascar !
M. JoLiBOis. — Vous voulez faire le ministère actuel votre pri-
sonnier et faire croire qu'il n'agit que par vos ordres!
M. LE Président. — Monsieur Jolibois, je vous prie de ne pas
interrompre, ou je serai obligé de vous rappeler à l'ordre.
M. Pail DE Cassagnac s' adressant à l'orateur. — Vous voulez faire
voler pour Jules Madagascar! {llires à droite. — Bruit.)
20Ô DISCOURS DE JULES FERRY.
M. Jules Ferry. — Mais, messieurs, dans cet ordre d'idées,
il faut savoir attendre; il ne faut pas, comme le faisait il y a
quelque temps l'honorable M. Raoul Duval à la tribune, s'indi-
gner ou s'étonner de ce que la Tunisie, par exemple, qui est
depuis deux ans à peine sous notre protectorat, ne soit pas
encore devenue un grand marché de produits français.
Savez-vous combien il a fallu de temps à l'empire indien
pour devenir un grand consommateur de produits anglais?
En 1811, M. Mac CuUoch, dans une note sur le commerce de
l'Inde, disait : « Le commerce de l'Angleterre avec l'Inde n'est
pas plus important que celui de cette même Angleterre avec
l'île de Man ou l'ile de Jersey! » Et aujourd'hui, messieurs, ce
commerce se chilTre par un milliard et demi d'échanges.
M. Raoil Duval. — M. de Lesseps a percé, depuis, le danal de
Suez !
M. Jules Ferry. — Et l'auteur que je citais tout à l'heure,
M. Silley, professeur à Oxford, qui a élucidé toutes ces
questions, disait : « Pendant longtemps, tout le monde affirmait
en Angleterre que les Indous ne consommeraient jamais de
produits anglais. »
Et si vous interrogez, messieurs, votre propre histoire, si
vous voulez vous reporter un instant aux discussions si vives
qui se sont produites dans celte même Chambre, après la
conquête de l'Algérie, pendant dix-huit ans, vous voyez que
les mêmes objections qui sont faites ici à la politique coloniale
ont été apportées chaque année à la tribune de la Chambre
des députes par les hommes les plus éminents de toutes les
oppositions de ce temps-là. Parcourez ces débats, vous y trou-
verez vos arguments, presque vos propres figures, présentés
par les hommes delà plus haute distinction. M. Georges Perin,
par exemple, qui est l'adversaire personnel de la politique
coloniale...
M. Gf.ouges PEniN. — • D'une certaine politique coloniale, de celle
des conquêtes !
M. Jules Ferry. — M. Georges Perin, qui est partisan de
l'évacuation de Madagascar et du Tonkin...
M. Georges Perin. — Oui !
M. Jules Ferry. — ... Ne s'offensera pas si je lui dis qu'il
AFFAIHKS IIK MADACASCAH. 207
peul comiiltT pai'iiii sos aiictMies iiitcllcctiirls un iKinmif fori
dislingiuS qui s'appolait M. Dcsjoberl, et (|ui (Icmaiidail tous
les ans à la tribune révacuation de i'Alj'éiie. Oui, messieurs,
pendant dix-huit ans ! (On rii.) De IH.'ilJ à 18 '16 «'l 1847, c'était
toujours le même feu roulani d'objeclions et d'attaques, les
mômes cris de découragement, les mêmes conseils d'abandon,
la même lutte. Les uns disaient : « Prenez-en le moins jjos-
sible ! » M. le duc de Broglie s'écriail un jour: « Gardez Aigt'i-:
c'est une loge à l'Opéra, mais n'allez pas plus loin ! »
M. Paul de Cassagnac. — Oui, mais ily avait Bugeaud,et iionpas
vous. {AppliiiuJL!iseini'nt!> à droite.)
M. Jules Ferry. — Je n'ai, en aucune façon, la prétention
de me comparer, sous un rapport <|uelconque, à Tillustre
maréchal Bugeaud, et je ne m'explique pas l'interruption de
l'honorable M. de Cassagnac.
M. Paul de Cassagnac. — Je vous rexpliquerai, si vous voulez.
M. Jules Ferry. — Il y avait Bugeaud, sans doute; mais,
malgré Bugeaud, les députés de l'opposition, avec une âpreté,
une persistance et une obstination qui paraissent exti-aordi-
naires, surtout quand on a vu la suite des faits et le dénouement
heureux de toute celte grande histoire, venaient demander,
les uns ouvertement l'évacuation et l'abandon, comme
M. Desjobert, les autres la restriction la plus gi-ande de l'en-
treprise, et dans quelle situation ! Il y avait Bugeaud, mais il y
avait aussi le maréchal Clauzel et la retraite de Constantine, et
bien des événements de guerre auprès desquels ceux qui vous
ont tant émus à un certain moment ne sont véritablement que
de bien modestes incidents. [Applaudàsemenls à. gauclœ et au
centre. — Interruptions.)
M. Paul Bert. — Ce n'est pas la Chambre qui s'est émue la pre-
mière !
M. Jules Ferry. — C'étaient des hommes comme MM. de
Sade, Jaubert, Pelet (de la Lozère), — ce ne sont pas des
inconnus de notre histoire parlementaire, — qui traitaient
l'Algérie de terre maudite, « qui ne se révélerait jamais à nous
que par le chitïre de nos dépenses, » disait M. Pelet (de la
Lozère 1; « qui n'offrirait jamais, disait un autre, le moindre
débouché sérieux à notre industrie. » Or, notre comnierce avec
208 DISCOURS DE JULES FEIHiY.
l'Aigérie est de 340 millions par an, à l'heure actuelle!
M. Dupin descendait de son fauteuil pour démontrer, en
termes que je ne veux pas reproduire ici, pour ne pas allonger
la discussion, avec l'autorité qui s'attachait à sa parole, que la
colonisation est une chose ahsurde par elle-même. M. Duvergier
de Hauranne, qui n'était pas non plus le premier venu, disait
en 1837 : « L'Algérie, ce legs funeste de la Restauration. » Et
M. Passy (Hippolyte), — un grand nom aussi, — proposait de
rétrocéder à la Porte la plus grande partie des provinces
conquises, vu l'impuissance où l'on était de les garder.
M. Desjobert, que j'ai déjà nommé, demandait annuellement
l'évacuation de '< ce rocher nu, disait-il, sur lequel les Euro-
péens ne peuvent pas vivre ». — ... Oui, on aflirmait cela,
messieurs! les Européens ne peuvent pas vivre en Algérie ! —
« ... et l'abandon de cette chimère coloniale qui ruine nos
finances, qui compromet notre sûreté en Europe, que nous
traînons comme un boulet, et que nous ne pourrions garder en
cas de guerre européenne. »
M. lî.voLL Dlval. — Cela a bien failli arriver!
M. .luLES Ferey. — Et enfin, M. de Tracy, un grand nom
aussi, en 1846, dénonçait à l'indignation publique « ce mino-
taure moderne — l'Algérie — qm dévore chaque année la plus
belle et la meilleure partie de notre jeunesse et le plus précieux
de nos Trésors ». {Mouvements divers.)
M. Raoul Duval. — Il y a du vrai !
M. Gaillard (Vaucluse). — Dites ce que l'Algérie nous a coûté en
argent et en hommes !
M. Paul de Cassagnac. — Cela a coûté phisque cela n'a rapporté!
M. Jules Ferry. — Ce qui prouve que, dans l'opposition, on
peut être faux prophète, car il n'y a pas une seule de ces pré-
dictions sinistres qui n'ait été démentie par les faits, et je pense
que personne ne soutiendra aujourd'hui que l'Algérie a été
une cause d'insécurité, au moment de nos désastres; personne
ne contestera qu'à l'heure qu'il est, elle est pour la France une
grande source de richesses...
M. Vernhes. — La comparaison n'est pas juste !
M. Jules Ferry. — ... un grand marché de produits et une
compensation à des pertes bien cruelles faites par notre indus-
AFFAIKES DE MAI»A<; ASCAI». 209
trie vinicole. Il n'est pas non plus vrai, an point de vue de
riiistoire. il n'est pas exact, il est conli'aire aux faits, il est
faux, comme l'a (k'-montré M. de Mahy,de dire que les colonies
ont compromis la sécurité de la mère-patrie. Au contraire 1 Elles
ont souvent payé les fautes d'une polititpie continentale désor-
donnée et quehpiefois absurde ; elles les ont souvent payées
très cher, de leur indépendance, mais elles n'ont jamais compro-
mis ni l'indépendance ni la sécui'ilé de la mère-patrie, (rrè*
bien! très bien! et applaudissements an centre et ù yauclie.)
M. DE B\ri)i\v d'Assox. — Excepté dans les expéditions conduites
par vous!
M. Jules Ferrv. — Messieurs, il y a un second point, un
second ordre d'idées que je dois également aborder, le plus
rapidement possible, croyez-le bien : c'est le côté humanitaire
et civilisateur de la question. Sur ce point, l'honorable
M. Camille Pelletan raille beaucoup, avec l'esprit et la finesse
qui lui sont propres ; il raille, il condamne, et il dit : « Qu'est-ce
que c'est que cette civilisation qu'on impose à coups de canon?
Qu'est-ce. sinon une autre forme de la barbarie? Est-ce que
ces populations de race inférieure n'ont pas autant de droits
que vous? Est-ce qu'elles ne sont pas maîtresses chez elles?
est-ce qu'elles vous appellent? Vous allez chez elles contre
leur gré, vous les violentez, mais vous ne les civilisez pas. »
Voilà, messieurs, la thèse ; je n'hésite pas à dire que ce n'est
pas de la politique, cela, ni de l'histoire : c'est de la métaphy-
sique politique... [Ah! ah! à V extrême-gauche.)
Voix à gauche. — Parfaitement !
M. Jules Ferry. — ... et je vous défie, — permettez-moi
de vous porter ce déli, mon honorable collègue, monsieur
Pelletan, — de soutenir jusqu'au bout votre thèse, qui repose
sur l'égalité, la liberté, l'indépendance des races inférieures.
Vous ne la soutiendrez pas jusqu'au bout, car vous êtes, comme
votre honorable collègue et ami M. Georges Perin, le partisan
de l'expansion coloniale qui se fait par voie de trafic et de
commerce.
M. Camille Pelletan. — Oui !
M. Jules Ferry. — Vous nous citez toujours comme exemple,
comme type de la politique coloniale que vous aimez et que
J. Ferry. Discours. V. i* .
210 DISCOURS DE JULES FEUKY.
VOUS rêvez, l'expédition de M. de Brazza. C'est très bien, mes-
sieurs : je sais pai'faitement que M. de Brazza a pu jusqu'à
présent accomplir son œuvre civilisatrice sans recourir à la
force; c'est un apôtre; il paye de sa personne, il marche vers
un l)ut placé très haut et très loin; il a conquis sur ces popula-
tions de l'Afrique équatoriale une influence personnelle à nulle
autre pareille; mais qui peut dire qu'un jour, dans les établis-
sements qu'il a foi'més, qui viennent d'être consaciés par
l'aréopage européen et qui sont désormais le domaine de la
France, qui peut dire qu'à un moment donné, les populations
noires, parfois corrompues, perverties par des aventuriers, par
d'autres voyageurs, par d'autres explorateurs moins scrupuleux,
moins paternels, moins épris des moyens de persuasion que
notre illustre de Brazza ; qui peut dire qu'à un moment donné,
les populations noires n'attaqueront pas nos établissements?
Que ferez-vous alors? Vous ferez ce que font tous les peuples
civilisés et vous n'en serez pas moins civilisés pour cela : vous
résisterez par la force, et vous serez contraints d'imposer, pour
votre sécurité, votre protectorat à ces peuplades rebelles.
Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai! il faut dire
ouvertement qu'en effet, les races supérieures ont un droit
vis-à-vis des races inférieures... (^'n«e»/'5 >■/</■ plusieurs bancs
à C exlrêine-fj auche .)
M. Jules Maigne. — Oh! vous osez dire cela dans le pays où ont
été proclamés les droits de l'homme !
M. DE GciLLOUTET. — C'est la justification de l'esclavage et de ia
traite des nègres !
M. Jules Ferry. — Si l'honorable M. Maigne a raison, si la
déclaration des droits de l'homme a été écrite pour les noirs de
l'Afrique équatoriale, alors de quel droit allez-vous leur impo-
ser les échanges, les trafics? Ils ne vous appellent pas...
[Interruptions à V extrême-gauche et à droite. — Irès bien!
très bien! sur divers bancs à (jauche.)
M. Raotl Duval. — Nous ne voulons pas les leur imposer! C'est
vous qui les leur imposez !
M. Jlles Maigne. — Proposer et imposer sont choses fort di Ile-
rentes !
M. Georges Perin. — Vous ne pouvez pas cepentlant faire des
échanges forcés !
M. Jules Ferry. — Je répète qu'il y a pour les races supé-
AFKAIHKS liK MAKAiiASCAH. 'Jll
riciires un droiK parce (iiiil y a un devoir pour elles. Elles ont
le devoir de civiliser les races infêi'ieures... {Mdvqiws d'appro-
bation sur les mêmes bancs à gauche. — Nouvelles interruptions
à Vexlrème-gauche et à droite.)
M. JosEPU rABiu.. — C'est excessif ! vous aboiilissez ainsi à l'ubdi-
cation des principes de 1780 et de 1848... (liruilj à la consécration
de la loi de f,'ràce remplaçant la loi de justice.
M. Vehnhes. — Alois les missionnaires ont aussi leur droit ! ne
leur reprocliez donc pas d'en user ! [Bruit.)
M. LE PrésM)E\t. — N'interrompez pas, monsieur Vernhes !
M. Jules Ferry. — Je dis que les races su|)érieures...
M. Vermif.s. — Protégez les missionnaires alors ! [Trc$ bien ! à
droite.)
Voix à gauche. — Ninterrompez donc pas !
M. Jules Ferry. — Je dis que les races supérieures ont des
devoirs...
M. Vf.rnhes. — Allons donc !
M. LE PiiÉsiDEM. — Vous ôLes inscrit, monsieur Vernhes; vous
parlerez !
M. Ver.nhes. — Certainement !
M. Jules Ferry. — Ces devoirs, messieurs, ont été souvent
méconnus dans l'histoire des siècles précédents, et certainement
quand les soldais et les explorateurs espagnols introduisaient
l'esclavage dans l'Amérique centrale, ils n'accomplissaient pas
leur devoir d'hommes de race supérieure. (7'm bien/ très bien!)
Mais, de nos jours, je soutiens que les nations européennes
s'acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté de ce
devoir supérieur de civilisation.
M. Paul Bert. — La France l'a toujours fait 1
M. Jules Ferry. — Est-ce que vous pouvez nier, est-ce que
([uelquun peut nier qu'il y a plus de justice, plus d'ordre
matériel et moral, plus d'équité, plus de vertus sociales dans
l'Afrique du Nord depuis que la France a fait sa conquête?
Quand nous sommes allés à Alger pour détruire la piraterie et
assurer la liberté du commerce dans la Méditerranée, est-ce
que nous faisions œuvre de forbans, de conquérants, de dévas-
tateurs? Est-il possible de nier que dans Tlnde, et malgré les
épisodes douloureux qui se rencontrent dans l'histoire de cette
conquête, il y a aujourd'hui infiniment plus de justice, plus de
212 DISCOURS DE JULES FEHRY.
lumière, d'ordre, de vertus publiques et privées depuis la
conquête anglaise qu'auparavant?
M. ClI'Menckai!. — C'est très douteux,
M. Georges Perin. — Rappelez-vous donc le discours de Biirke!
M. Jules Ferey, — Est-ce qu'il est possible de nier que ce
soit une bonne fortune pour ces malheureuses populations de
l'Afrique équatoriale de tomber sous le protectorat de la nation
française ou de la nation anglaise? Est-ce que notre premier
devoir, la première règle que la France s'est imposée, que
l'Angleterre a fait pénétrer dans le droit coutumier des nations
européennes, et que la Conférence de Berlin vient de traduire
en droit positif, en obligation sanctionnée par la signature de
tous les gouvernements, n'est pas de combattre la traite des
nègres, cet horrible trafic, et l'esclavage, cette infamie? [Vives
marques d'approbations sur divers bancs.)
M. Eugène Delattre. — C'est pour cela que vous n'avez pas fait,
de prisonniers en Chine et au Tonkin ! (Exclamations à gauche et au
centre.)
M. Jules Ferry. — Qu'est-ce que vous dites, monsieur?
Vous avez prononcé une pai-ole ofï'ensante pour l'armée
française.
M. Eugène Delattre. ^ L'armée obéit, le Gouvernement com-
mande; il est seul responsal^le! [Nouvelles réclamation!, sur le>i mêmes
bancs.)
M. LE Président. — Je ne veux pas avoir entendu l'interruption.
[Très bien ! très bien!)
M. Jules Ferry. — Je ne peux pas laisser dire ici que
l'armée française ne fait pas de prisonniers. [Interruptions à
droite.)
M. Paul de «jASSAGNAc. — Ne parlez pas de l'armée française !
vous l'avez fait décimer!
M. DE Baudry d'Asson. — Le sang de nos soldats devrait vous
étouffer, monsieur! [Bruyantes cxclamatiojis à gauche et au centre. —
A l'ordre ! à Vordre !)
M. le Président. — Monsieur de Baudry d'Asson...
M. Jules Ferry. — Oh ! cela n'a pas d'importance !
M. LE Président. — ... ce système d'interruptions est intolérable et
inadmissible. Je vous ai déjà rappelé à l'ordre; je vous rappelle à
l'ordre avec inscription au procès-verbal, et, si vous reproduisez une
interruption semblable ou analogue, j'appellerai la Chambre à pro-
AFFAIHES I)K M ADAGASCAH. ^l'I
noncer une peine plus sévère. {Trèa bien! (nis bien !) Conlinuei;,
monsieur Ferry.
M. Jules Ferry. — Voilà ce quc.jai à répondir à l'hono-
rable M. Pellctan sur le second point qu'il a louché.
Il est ensuite arrivé à un troisième, plus délicat, plus ^rave,
et sur lequel je vous demande la permission de m'expli(|uer en
loule franchise. C'est le côté politique de la question. L'hono-
rable M. Pelletan, qui est un écrivain distingué, a toujours des
formules d'une lemai-quable précision. Je lui emprunte celle
qu'il a appliquée l'autre jour à ce coté de la politique coloniale :
« C'est un système, dit-il, qui consiste à chercher des
compensations en Oiient à la réserve et au recueillement qui
nous sont actuellemenl imposés en Europe. »
Je voudrais m'expliquer là-dessus. Je n'aime pas ce mot de
compensation, et, en elïet, non pas ici, sans doute, mais ailleurs,
on en a pu faire un emploi souvent perlide. Si Ton veut dire ou
insinuer qu'un gouvernement quelconque dans ce pays, un
ministère républicain a pu croire qu'il y avait quelque part,
dans le monde, des compensations pour les désastres qui nous
ont atteints, on fait injure..., et une injure gratuite, à ce gou-
vernement. [Applaudissements au cenlre et à gauche.) Cette
injure, je la repousse de toute la force de mon patriotisme !
[Nouveaux applaudlssemenls et bravos sur les mêmes bancs.)
M. DE Baidrv d'Asson. — C'est bien à vous de parier de
patriotisme! N'eu parlez jamais devant moi! Je vous le défends!
[Exclamations à gauche cl au centre. — Interruptions.)
A gauche et au centre. — Ne répondez pas!
M. LE PRiisiDEN'T. — .Je vous en prie, monsieur de Baudryd'Asson,
ne persistez pas à iulerrompre. Je serai obligé de demander à la
Chambre de se prononcer sur l'application d'une pénalité plus
sévère que celle qui vous a déjà atteint. [Très bien! très bien .')
M. Jules Ferry. — Je repousse celte injure, comme celle
de M. de Baudry d'Asson, de loule la force de mon patriotisme !
{Très bien! très bien! à gauche et au centre.)
Il n'y a pas de compensation, non, il n'y en a pas, pour les
désastres que nous avons subis. [J'rès bien ! très bien !) Mainte-
nant, si le mot de compensation, pour aller au fond des choses
et vider celte alTaire, a été prononcé dans les délibéralions et
les tractations du Congrès de Berlin, il faut que vous sachiez
bien qu'il n'y a jamais eu de ces compensations auxquelles on
214 DISCOURS DE JULES FERRY.
a fait allusion, ni offertes, ni sollicitées, ni acceptées à un titre
quelconque. [Très bien ! très bien ! à gauche.)
Qu'est-ce qu'il y a eu comme compensation k propos de la
Tunisie par exemple? Oh! il y a eu un ordre de compensations
d'une nature toute différente, de l'ordre le plus légitime. Vous
savez peut-être, messieurs, ce qui s'est passé.
Le Congrès de Berlin Unissait ses séances ; ses membres
étaient encore réunis; on signait les protocoles, lorsque éclata
tout à coup la nouvelle de la convention qui livrait à l'Angle-
terre l'administration et la possession de l'île de Chypre.
Et alors, messieurs, il se trouva un diplomate français qui,
pour l'honneur et le profit de notre pays, sut ne pas perdre une
minute, et qui se rendit auprès des représentants du gouver-
nement britannique et leur dit : « Vous vous êtes fait mettre en
possession de l'île de Chypre par une convention que vous venez
de passer avec la Porte ; mais cela ne peut être toléré qu'à une
condition, c'est que, quand nous jugerons nécessaire, nous
aussi, pour notre sécurité, de changer l'état des choses en
Tunisie, votre Gouvernement ne s'y opposera pas. »
Et des dépêches dans ce sens furent échangées, messieurs.
Les stipulations de ces dépêches ont été religieusement respec-
tées de part et d'autre. [Très bien! très bien!) Quant à d'autres
compensations, je le répète, c'est de l'histoire fauss(N menson-
gère et calomnieuse. {Très bien ! très bien! et vifs applaudisse-
ments à gauche et au centre.)
La vraie question, messieurs, la question qu'il faut poser, et
poser dans des termes clairs, c'est celle-ci : Est-ce que le recueil-
lement qui s'impose aux nations éprouvées par de grands
malheurs, doit se résoudre en abdication? Etparce qu'une poli-
tique détestable, visionnaire et aveugle, ajetèlaFrance où vous
savez, est-ce que les gouvernements qui ont hérité de cette
situation malheureuse se condamneront à ne plus avoir aucune
Dohtique européenne? Est-ce que, absorbés par la contempla-
tion de cette blessure qui saignera toujours, ils laisseront tout
faire autour d'eux ; est-ce qu'ils laisseront aller les choses ;
est-ce qu'ils laisseront d'autres que nous s'établir en Tunisie,
d'autres que nous faire la police à l'embouchure du lleuve
Rouge, et accomplir les clauses du traité de 1874 que nous nous
sommes engagés à faire respecter dans l'intérêt des nations
AFFAIKES 1)K MADAGASCAR. 215
européennes? Est-ce qu'ils laisseront d'autres se (lisputcr les
régions de l'Afrique équatoriale? Laisseront-ils aussi régler par
d'autres les affaires égyptiennes qui, par tant de côtés, sont des
altaires vi'aiment fi'anraises? ( TZ/V (ipithutilissemeuia à </aurhe
et au centre. — Interruptions.)
Je sais, messieurs, que celle tliéoric existe ; je sais qu'elle est
professée par des esprits sincèi-es, (pii considèrent qur la France
lu; doit avoir désormais qu'une politique exclusivement conti-
nentale. Alors je leur demande d'aller jusqu'au bout de leur
théorie, et de faire ce que comporte la logique de cette politique
nouvelle et restreinte qu'ils veulent donner à la France : (pi'ils
se débarrassent donc de ce gros budget de la marine (pii
impose à notre Trésor des sacrilices considérables ! (/^«?ne?«'i-
et interruptions à V exlrêine-gauche . — Applaudissements au
centre et à gauche.)
A droite. — Vous l'jivoz ruinée, notre marine.
M. Jules Ferry. — Messieurs, si nous ne devons i)lus être
qu'une puissance continentale, restreignons notre puissance
maritime ; couvrons nos côtes et nos ports de torpilleurs ; mais
licencions nos escadres, car nous n'aurons plus que faire de nos
croiseurs et de nos cuirassés. {Rumeurs et interruptions à
r extrême-gauche.)
Mais, si personne n'ouvre cet avis, si personne n'accepte celte
conséquence logique des prémisses posées {Nouvelles rumeurs
à r extrême-gauche et à droite]., alors cessez de calomnier la poli-
tique coloniale et d'en médire, car c'est aussi pour notre marine
que les colonies sont faites. {Exclamations et interruptions à
r extrême-gauche et à droite.) ^
MM. Raoul Dlval, Georges Perin et plusieurs de leurs collègues. —
Allons donc !
M. Vernhes. — Nous avions des colonies avant le Tonkin.
M. Georges Roche. — Demandez donc à M. le ministre de la
marine dans quelles conditions vous avez laissé notre matériel
naval.
M. Paul de Cassagnac. — Oui, renseignez-vous auprès de l'amiral
Galiber, ou lisez-nous les lettres de l'amiral Courbet !
M. Jules Ferry. — Je dis que la politique coloniale de la
France, que la politique d'expansion coloniale, celle qui nous a
fait aller, sous l'Empire, à Saigon, en Cochincbine, celle qui
216 DISCOURS DE JULES FERUY.
nous a conduits en Tunisie, celle qui nous a amenés à Mada-
gascar— je dis que celle politique d'expansion coloniale s'est
inspirée d'une vérité sur laquelle il faut pourtant appeler un
instant votre attention : à savoir qu'une marine comme la nôtre
ne peut pas se passer, sur la surface des mers, d'abris solides,
de défenses, de centres de ravitaillement. [Très bien! très bien!
et nombreux applaudissements à gauche et au centre.) L'ignorez-
vous, messieurs ? Regardez la carte du monde...
M. Pai L DE Cassagnac. — Lisez les lettres de l'amiral Courbet.
{Bruit.)
M. LE PiiÉsiDEM. — Les interruptions rendent impossible la
tâche du président. Je vous en prie, messieurs, veuillez faire
silence.
M. Paix de CASSAOAr. — Nous avons donné tout ce que nous
pouvions de patience.
M. LE Présu)e.nt. — Tâchez d'en avoir encore. [On rit.)
M. Jules Ferry. — Regardez la carte du monde, et dites-
moi si ces étapes de Flndo-Chine, de Madagascar, de la Tunisie
ne sont pas des étapes nécessaires pour la sécurité de notre
navigation? [Nouvelles marques d'assentiment à gauche et au
centre.) j
Je me rappelle, messieurs, qu'à une des dernières séances
qui ont précédé celle du 30 mars — c'était, je crois, le 28 mars
— l'honorable amiral Peyron fut interpellé par l'un d'entre
vous sur la situation de la marine. On lui demanda, avec de
grandes exclamations : « Mais que deviendrait notre Hotte s'il
éclatait une grande guerre maritime?» L'amiral monta à la
tribune et répondit : « S'il éclatait à cette heure, ce qu'à Dieu
ne plaise, une grande guerre maritime, notre flotte serait pré-
cisément dans les parages où leur aciion aurait à s'exercer. » ^
Elle serait là dans l'océan Indien et dans les mers de Chine, -
pour empêcher vos escadres d'être bloquées dans la Médi-
terranée, ilnlerruntlons à droite.) '.
i j '!
M. LE COMTE DE Lanjuinais. — Cela rappelle la fameuse parole :
<< Tant mieux, cela nous fera deux armées. » [Rires à droite.) '
M. Raoul Duval. — Alors pouiquoi rappelle-t-on notre marine?
M. Jules Ferry. — Que signiliait cette déclaration de .^
l'amiral Peyron, que vous n'avez pas eu le temps de méditer, i
apparemment [Humeurs à droite), puisqu'elle soulève chez vous ^
des interruptions? Elle signifie que, dans cette guerre maritime
n
AFKAIUKS |)K MAhAti ASCAH. 217
si invraisemblable, ce n'est pas dans la M(Mlilt'ii'an(''o ni dans la
Manche que se trancherait lo jeu des lialaillfs navales...
M. Pail de Cassagnac. — C'est dans les Vosi.'(3s ! \Onrit.)
M. Jules Feruy. — Ce n'est pas dans la Médileri'anée, ce
n'est pas dans la Manche que se livrerait la bataille décisive ; et
Marseille et Toulon seraient non moins eflicacenient défendus
dans l'océan Indien et dans les mers de Cliin»' (jne dans la Médi-
terranée et dans la Manche. [Inlerruplious à i extrême -gauche
et à droile.)
M. GEOiiGts Roche. — Viiitit-({u;ilie heures après une déclaration
(le guerre maritime, vos côtes s''r<iient al tac] nées sans (jue vous
ayez la possibilité devons défendre.
M. Jules Ferry. — Messieurs, il y a là des considérations
qui méritent toute l'attention des patriotes. Les conditions de
la guerre maritime sont profondément modifiées. {Ti-ès bien!
très bien !)
A l'heure qu'il est, vous savez qu'un navire de guerre ne peut
pas porter, si parfaite que soit son organisation, plus de
quatorze jours de charbon, et qu'un navire qui n'a plus de
charbon est une épave, sur la surface des mers, abandonnée au
premier occupant. D'où la nécessité d'avoir sur les mers des
rades d'approvisionnement, des abris, des ports de défense et
de ravitaillement, [Applaudissements au centre et à (jauche. —
Interruptions diverses.) Et c'est pour cela qu'il nous fallait la
Tunisie; c'est pour cela qu'il nous fallait Saigon et la Cochin-
çhine ; c'est pour cela qu'il nous faut iMadagascar, et que nous
sommes à Diego-Suarès et à Vohémar, et que nous ne les quit-
terons jamais !... [Applaudissements sur un grand nombre de
bancs.) Messieurs, dans l'Europe telle qu'elle est faite, dans cette
concurrence de tant de rivaux que nous voyons grandir autour
de nous, les uns par les perfectionnements militaires ou mari-
times, les autres par le développement prodigieux d'une popu-
lation incessamment croissante ; dans une Europe, ou plutôt
dans un univers ainsi fait, la politique de recueillement ou
d'abstention, c'est tout simplement le grand chemin de la déca-
dence ! Les nations, au temps où nous sommes, ne sont grandes
que par l'activité qu'elles développent ; ce n'est pas « par le
218 DISCOURS DE JULES FEHRY.
rayonnement pacifique des institutions »... ilniernipi'wm à
r extrême-gauche et à droite) qu'elles sont grandes, à l'heure
qu'il est.
M. Paul de Cassagnac. — Nous nous en souviendrons : c'est
l'apologie de la guerre.
M. DE Bai DRY d'Assox. — Tiès j)ien ! la République, c'est l;i
guerre. Nous ferons imprimer votre discours à nos frais et nous le
répandrons dans toutes les communes de nos circonscriptions
électorales.
M. Jules Ferry. — Rayonner sans agir, sans se mêler aux
atiaires du monde, en se tenant à l'écart de toutes les combi-
naisons européennes, en regardant comme un piège, comme
une aventure toute expansion vers l'Afrique ou vers l'Orient,
vivre de cette sorte, pour une grande nation, croyez-le bien,
c'est abdiquer, et, dans un temps plus court que vous ne pouvez
le croire, c'est descendre du premier rang au troisième et au
quatrième. [Nouvelles interruptions sur les mêmes bancs. —
Très bien! très bien! au centre.)
Je ne puis pas, messieurs, et personne, j'imagine, ne peut
envisager une pareille destinée pour notre pays. 11 faut que
notre pays se mette en mesure de faire ce que font tous les
autres, et, puisque la politique d'expansion coloniale est le
mobile général qui emporte, à l'heure qu'il est, toutes les puis-
sances européennes, il faut qu'il en prenne son parti; autrement
il arrivera... oh! pas à nous qui ne verrons pas ces choses,
mais à nos tils et à nos petits-fds, il arrivera ce qui est advenu
à d'autres nations qui ont joué un très grand rôle il y a trois
siècles, et qui se trouvent aujourd'hui, quelque puissantes,
quelque grandes qu'elles aient été, descendues au troisième ou
au quatrième rang. [Interruptions.) Aujourd'hui, la question est
très bien posée : le rejet des crédits qui vous sont soumis, c'est
la politique d'abdication proclamée et décidée. [Non! non!)
Je sais très bien que vous ne la voterez pas celle politique;
je sais très bien aussi que la France vous applaudira de ne pas
l'avoir votée : le corps électoral, devant lequel vous allez vous
rendre, n'est pas plus que nous partisan de la politique de l'abdi-
cation ; allez bravement devant lui, dites-lui ce que vous avez
fait, ne plaidez pas les circonstances atténuantes... [Exclama-
tions à droite et à l extrême-gauche . — Applandissemenfs à
AKFAIHKS I)K MAKAfiASCAH. 219
gauche el au cen/re.)... dites que vous avez voulu une Franct;
grande en toutes choses...
17)1 membre. — Pas parla C(Mi4iir'le.
M. Jules Ferry. — ... urandr pai' les arts de la paix, par la
politique coloniale, dites cela franchement au corps électoral,
et il vous comprendra.
M. Raoul Dival. — Le pays, vous l'avez conduit à la dt'faite et à
la banqueroute.
M. Jules Ferry. — Quant à moi. je comprends à merveille
que les partis monarchiques s'indignent de voir la République
française suivre une politique qui ne se renferme pas dans cet
idéal de modestie, de réserve, et, si vous me permettez l'expres-
sion, de pot-au-feu... [Interruptions et vires à droite) que les
représentants des monarchies déchues voudraient imposer à la
France. [Applaudissements au centre.)
M. LE BARON DuFOUR. — C'est un langage de maître d'IiiHol (jue
vous tenez là.
M. Paul de Cassagnac. — Les électeurs préfèrent le pot-au-feu
au pain que vous leur avez donné pendant le siège, sachez-le bien !
M. Jules Ferry. — Je connais votre langage, j'ai lu vos
journaux... Oh ! Ton ne se cache pas pour nous le dire, on ne
nous le dissimule pas : les partisans des monarchies déchues
estiment qu'une politique grande, ayant de la suite; qu'une
politique capable de vastes desseins et de grandes pensées, est
Tapanage de la monai"chie ; que le gouvernement démocratique
au contraire, est un gouvernement qui rabaisse toutes choses..,
M. DE Bai DRY d'Assom. — C'est très vrai !
M. Jules Ferry. — Eh bien, lorsque les républicains sont
arrivés aux affaires, en 1879, lorsque le parti républicain a pris.
dans toute sa liberté, le gouvernement et la responsabilité des
affaires publiques, il a tenu à donner un démenti h. cette lugubre
prophétie, et il a montré dans tout ce qu'il a entrepris :
M. DE Saint-Martin. — Le résultat en est beau !
M. Galla. — Le déficit et la faillite!
M. Jules Ferry. — ... aussi bien dans les travatix pubUcs
que dans la construction des écoles [Applaudissements au centre
et à gauche) que dans sa politique d'extension coloniale, qu'il
2:20 DISCOURS DE JULES FERRY.
avait le senliment de la grandeur de la France. (Nouveaux
applaudissements au centre et à gauche.)
Il a montré qu'il comprenait bien qu'on ne pouvait pas pro-
poser à la France un idéal politique conforme à celui de nations
comme la libre Belgique et comme la Suisse républicaine; qu'il
faut autre cbose à la Krance : qu'elle ne peut pas être seulement
un pays libre; qu'elle doit aussi être un grand pays, exerçant
sur les destinées de l'Europe toute l'influence qui lui appartient,
qu'elle doit répandre celle influence sur le monde, et porter
partout où elle le peut sa langue, ses mœurs, son drapeau, ses
armes, son génie. (Applaudissements au centre et à gauche.)
Quand vous direz cela au pays, messieurs, comme c'est
l'ensemble de cette œuvre, comme c'est la grandeur de cette
conception qu'on attaque, comme c'est toujours le même procès
qu'on instruit contre vous, aussi bien quand il s'agit d'écoles
et de travaux publics que quand il s'agit de politique coloniale;
quand vous direz à vos électeurs : « Voilà ce que nous avons
voulu faire, » soyez tranquilles, vos électeurs vous entendront
et le pays sera avec vous, car la France n'a jamais tenu rigueur
à ceux qui ont voulu passionnément sa grandeur matérielle,
morale et intellectuelle. [Bravos prolongés à gauche et au
centre. — Double salve d'applaudissements. — L'orateur, en
retournant à son banc, reçoit les félicitations de ses collègues.)
Ce beau discours, qui contenaiL tout un exposé de principes sur le
rôle colonial de la grande nation qu'est la France, fut accueilli avec
enthousiasme par une majorité qui semblait se ressaisir, en éprou-
vant le remords d'une lieure d'afTolenienl. L'extrème-gaucbe,
désorientée, demanda le renvoi de la discussion au surlendemain,
30 juillet. Mais le discours que M. Clemenceau prononça dans cette
séance pour essayer d'amener le cabinet du 6 avril à renier toute
solidarité avec l'illustre chef du cabinet précédent, produisit l'effet
contraire. M. Brisson, en quelques paroles vibrantes d'honnêteté et
de bon sens, demanda à la Chambre de voter les crédits de
Madagascar, et « dans un esprit de conciliation, dans ce qui reste
de conciliation possible entre les républicains » pria les repré-
sentants du pays « d'abréger un débat qui non seulement donnait
le spectacle de nos querelles, mais encore leur fournissait un
aliment nouveau ». kes crédits furent votés par 227 voix contre 120.
Cette firande discussion avait dissipé les sophismes haineux de
i'extrème-gauche, et reconstitué un parti de Gouvernement dont le
vrai chef restait toujours deboul.
I.KS IIKIIITIKKS It Altl) Kl. KAIIKII. 2-^1
Les héritiers d'Abd-el-Kader
Nous croyons devoir, incidemment, menlionner ici l»> déhal (|iii
eut lieu à la Chanibro, dans la st'-ance du 22juillol, 1884' sur h; proji'l
de loi ayant pour objet d'accorder une pension de 80 ()()(» IVanos à l.i
famille de rémii' Abd-el-Kader. M. Tii-ilie pria la Chambre de ne
pas voter le crédir. parce que l'émir avait laissé aux siens une
fortune de 40 à oOOOO livres de rente, plus 2 000 louis en ar;,'enl
liquide; et, en second lieu, parce que le (ils aine d'Abd-el-Kader,
Mohamed, déteslait la France, et que le second, Mahi-ed-DiM. avait,
en 1870, essayé de soulever contre nous ses corelii,'iomiaires dans le
sud de l'Algérie et en Tunisie. Il paraissait à l'orateur qnon ne
pouvait donner 80 000 francs de rente aux enfants d'Abd-el-Kader
quand on ne donnait à un savant comme M. Pasteur (ju'une
pension de 25 000 francs.
M. Jules Ferry soutint en ces ternies I;i demande de crédit :
M. LE Président. — La parole est ;i M. le président du Conseil,
ministre des atfaires étrangères.
M. Jules Ferry, président du conseil, minisire des affaires
(Hrnngères. — Messieurs, ce n'est pas en nous plaçant au point
(le vue algérien, ni pour consolider en Algérie rinlluence fran-
çaise que nous vous proposons de continuer, dans uue mesure
modeste, aux héritiers d'Abd-el-Kader, ou du moins à ceux
d'entre eux qui le méritent, une partie de la pension qui était
inscrite au budget en faveur de l'émir, et qui se montait à
150 000 fr.; c'est en nous plaçant à un point de vue de politique
orientale et non de politique algérienne. Notre autorité, notre
influence, notre domination en Algérie sont assises non seule-
ment sur une puissance militaire dont on a éprouvé l'irré-
sistible supéiiorité, mais sur une véritable assimilation de
l'élément indigène, et sur les progrès manifestes, si invraisem-
blables qu'ils aient pu paraître il y a dix ou (juinze ans, des
idées et de la civilisation françaises dans l'ensemble de la
population arabe. C'est à un autre point de vue, c'est en vue
des grands intérêts politiques que la France possède en Syrie,
et particulièrement dans la région du Liban, que nous prions la
Chambre de faire ce que nous avons fait, c'est-cà-dire de suivre
les conseils et l'opinion des agents français qui, depuis de
1. V. ^officiel du 23 juillet 1884.
2-2-2 UISCOUUS DE JULES FEIUIV.
longues années, pratiquent ces populations difficiles, qui sont
sur les lieux, (pii peuvent apprécier mieux que nous la valeur
lies influences et Tintérêt de certains concours, et qui nous ont
tous dit, depuis le consulat de Damas, le consulat général de
Beyrouth, jusqu'à l'ambassade de Constantinople, que ce serait
un acte de bonne politique et, si vous me permettez cette
expression, un placement avantageux que de continuer une
modeste pension aux héritiers d'Abd-el-Kader. Mais ce sont là,
dit M. Treille, des procédés anglais, et il a fait contre la poli-
tique anglaise en Egypte une sortie sur laquelle je dois faire
toutes mes réserves, soit pour le fond, soit pour la forme. Je ne
suis pas un admirateur quand même de la politique coloniale
des Anglais ; je crois cependant que nous pourrions, dans une
certaine mesure, nous inspirer de leur exemple; j'estime que
l'exemple de l'Angleterre nous prouve qu'il n'est pas inutile,
dans les pays d'Orient, arabes, asiatiques, de se faire des pen-
sionnaires, et surtout que, quand on a des pensionnaires, il est
politique de les garder.
Ce fut, assurément, pour la politique française et pour notre
inlluence traditionnelle en Syrie, une véritable bonne fortune
que de voir à Damas l'émir Abd-el-Kader, ce grand homme de
guerre, ce héros de l'indépendance arabe, entouré de tout le
prestige que lui donnait, aux yeux du monde musulman, son
grand rôle héroïque, pénétré, d'une si merveilleuse façon, de
sympathies pour ses vainqueurs, de ces sympatiiies françaises
qui s'imposent souvent aux esprits les plus rebelles et se mon-
trant, en 1860, le plus ferme défenseur de la civiUsation et du
christianisme, au milieu des effroyables massacres qui eui'ent
lieu à cette époque!
M. Paul dk Cassagn'AC. — Il défendait le christianisme que vous
avez persécuté.
M. LE Présidext du conseil. — Ce fut là, messieurs, un
grand et étonnant spectacle, et quand la France ne se propose-
rait pour but, en laissant à la famille d'Abd-el-Kader quelque
chose de la pension de son chef, que de perpétuer le souvenir
de ce grand service, la France ferait une chose digne d'elle,
digne d'une nation généreuse, car les nations généreuses ont
pour première vertu et pour premièie grandeur d'être recon-
I.KS IlLHIÏIKItS II \l;ll Kl. KAItKl;. -'^3
naissantes. \Tri;s bien! Irh bien! ut (i/i/tlnudisseineufs à f/aiicht'.
et au centre.)
Ainsi (loin-, je dis qu'an jtoiiil tlf vue du seiilimciit — car
vous nie iitMiueUrez de ne pas discuter ici sur des cliillVes et dr
ne pas bataillei- sur (|uelques niillifis de francs; la (lueslion
doit se poser plus haut à la trihune l'iançaisc — au point de
vue du sentiment, il y aurait des i-aisons suflisantes pour ne pas
supprimer à la famille dAbd-el-Kader la pension donnée à
l'émir, quoi qu'on puisse penser de celte opulence fort contes-
table dont elle aurait joui, du vivant de son chef. Mais, mes-
sieurs, il faut, par contic, bien vous rendi-e compte de l'elTet
que produirait actuellement la suppression de la pension.
Savez-vous ce que représente, en définitive, cette famille d'Abd-
el-Kader à Damas, dans le Liban et jusqu'autour des lieux
saints, à Nazareth, où nos sujets d'Algérie possèdent un éta-
blissement assez considérable? Elle représente 3oU0 ou
4 000 Algériens, sujets français, qui défendent avec une rai-e
énergie leur indépendance et leur nationalité française, à
laquelle ils se sont profondément attachés, contre les menaces,
les vexations et les intrigues des autorités locales. Sans doute,
tous les membres de cette famille d'Abd-el-Kader ne méritent
pas également notre intérêt. Ce qu'on a dit des deux aînés est
vrai. Mohamed n'a pas marché dans le chemin de son père, et
c'est à lui qu'il y a ({uelques années, l'émir adressait une lettre,
resiée célèbre, pour lui l'eprocher son ingratitude envers la
France. Aussi, nous avons rayé Mohamed de notre liste :
Mohamed, en effet, est pensionnaire de la Turquie. L'hono-
rable M. Treille affirmait que la Turquie n'avait pas de pen-
sionnaires ; je lui réponds que la Turquie, malgré les difficultés
financières de toute espèce auxquelles elle est en butte, malgré
la pénurie de son budget, a non seulement trouvé le moyen de
donner à Mohamed une pension assez élevée, mais qu'elle a
fait des olïres analogues à tous les autres membres de la
famille. Les deux fils aînés de l'émir ont accepté, mais tous les
autres ont refusé, fièrement, absolument. Vous devez donc
faire aux uns et aux autres un traitement dilïérent. Maisje vous
prie, messieurs, de remarquer que le fait de cette pension
turque, acceptée parles uns et refusée par les autres, est une
démonstration péremptoire de l'utilité qu'un gouvernement
0)4 DISCOUUS l»E JULES FEUUY.
vigilant peut trouver, dans les pays d'Orient, à se créer ou à se
maintenir une clientèle par des pensions. Je vous parlais de ces
Algériens transportés en Syrie, dont on peut évaluer le nombre
à 3,500 ou 4,000, de cette population qui est française de droit
et française de cœur, et qui défend sa nationalité. Nous sommes
obligés de les protéger fréquemment contre les revendications
et les entreprises des fonctionnaires musulmans, non pas que
la Porte ottomane nous conteste le moins du monde la nationa-
lité de nos Algériens; mais il y a, au-dessous de la Porte, les
nombreuses autorités subalternes, dont toute la politique
consiste à traiter comme des sujets du sultan et à faire rentrer
sous la loi ottomane quiconque appartient à la religion
musulmane.
Nous avons à cbaque instant des difficultés pratiques avec les
valis, avec les gouverneurs généraux. Avec un peu de patience
et de fermeté, nous finissons par en venir à bout; mais, si une
Chambre française refusait le crédit pour la famille d'Abd-el-
Kader, si elle commettait la faute de rompre un des liens maté-
riels et tangibles qui nous relient aux Algériens émigrés,
croyez bien que notre influence en subirait un grave échec, et
que rien ne pourrait mieux servir les intrigues par lesquelles
on essaie de la battre en brèche. Je crois donc qu'il y a un véri-
table intérêt politique, d'abord à conserver par cette libéralité
le souvenir de la grande action et de la grande figure d'Abd-el-
Kader, et aussi à ne pas laisser tomber en d'autres mains et sous
une autre influence ce groupe important des Algériens élabhs en
Syrie et sous la suprématie de la famille d'Abd-el-Kader. Quant
aux griefs personnels que vous avez justement relevés contre
les deux aînés des (Us d'Abd-el-Kader, je reconnais qu'ils sont
fondés. Aussi n'ont-ils jamais eu part aux libéralités de la
France ; aussi sont-ils rayés de la liste des pensionnés.
M. AcHARD. — Mais pas du tout! Je demande la parole.
M. LE Président du conseil. — Il y a dix fils et six filles;
il y a sept veuves. Croyez-vous que chacun d'eux sera couvert
d'or par la petite pension que nous vous demandons pour eux.
Si je regarde le tableau de répartition, ce sont des sommes de
400 francs par mois, de 500 francs qui leur reviendront. La
somme la plus élevée est de 800 francs : et c'est pour de
AllAlltKS ItKCVPTE. v><>.j
pareilles misères qm' vous coiiipromt'iiiicz imiIit iiilliifiic*^ on
Syrie et nos intérêts traditionnels? Je vous supplie de voter le
crédit. {Applaudissemen / s sin' un qrnnd unmhrc de hancx. —
Aux voix! aux voix.'\
Malgré ropposiliuii de M. de Diuivillc-iMaillefeu, les crrdils fureiil
volés par 307 voix oonlie 140.
Affaires d'Egypte.
Il est incontestable que l'abandon de l'Egypte à l'Anglelerre a été
la plus grosse faute politique que notre pays, ou plutôt ses repré-
sentants, aient commise depuis les désastres de l'Année terrible.
Nous nous bornerons à rappeler brièvement dans quelles circons-
tances cette faute extraordinaire s'est produite, et à quelles
iidluences elle est imputable. On verra ensuite comment M. Jules
Ferry a essayé de léparer les erreurs de ses infatigables adversaires,
qui ont déployé un talent 1res remarquable pour prcnidre, incons-
ciemment, il faut le croire, le contre-pied de l'intérêt de la France.
C'est au début de l'année 1882 que lo parti national égyptien
avait publié son programme. L'auteur était ce colonel Arabi-Pacba
qui, le y septembre 1881, avait suscité an Caire une émeute
ndlitaire, et fait nommer président du Conseil un des chefs
du parti national, Chérif-Pacha. L'Angleteire avait profité de ces
désordres pour lancer l'idée d'un protectorat purement britan-
nique, à substituer au contrôle anglo-français. Le manifeste d'Arabi
comportait notamment « la reconnaissance des services rendus à
rÉgypte par l'Angleterre et la France et par le contrôle européen ».
Mais on assurait que son programme avait été rédigé par un
« voyageur anglais » et il revendiquait, d'ailleurs, pour l'Egypte, la
libeité politique, ce qui paraissait contradictoire avec le contrôle
anglo-français. Officiellement, du reste, les gouvernements français
et anglais se montrèrent d'accord pour prolester contre les
manœuvres d'Arabi, el les deux consuls généraux remirent au Vice-
roi, le 27 janvier, une note où les deux puissances se déclaraient
unies pour faire face aux périls qui menaçaient le gouvernement du
khédive. Les journaux anglais prétendirent que c'était l'influence de
Gambetta qui avait inspiré cette note à lord Granville. Elle était, en
tous cas, conforme aux inlérêts français, si menacés depuis que
l'Angleterre avait acheté, en 1873, les actions du Vice-roi dans la
Compagnie du canal de Suez. Mais, quelques jours après, Gambetta
quittait le pouvoir (26 janvier 1882) et M. de Freycinet prenait le
portefeuille des affaires étrangères. Il en résulta un changement
notable dans l'attitude de la diplomatie anglaise. De plus, Arabi-
Pacha, le 2 février, renversa encore, avec le concours des Notables,
J. Ferry, Discours, V. 15
226 DISCOURS DE JULES FEIUIY.
le ministère Ghérif-Pacha et prit le ministère de la yuerre. Le nou-
veau premier ministre, Mahmoud-Baroudi, reconnut a la Chambre
éiivptienne le droit de retenir et de modifier le budget, ce qui
compromettait l'avenir du contrôle anglo-français. M. Gladstone se
montrait plutôt favorable à l'établissement d'institutions libres en
Egypte, et M. de Freycinet, dans sa réponse du 23 février 1882 à
l'interpellation de M. Delafosse, se bornait à demander le maintien
« de la situation prépondérante de la France et de l'Angleterre »,
sans répondre à M. Francis Charmes, qui voulait savoir ce que ferait
la France dans l'éventualité d'une intervention turque en Egypte.
Le 1" juin, les gouvernements français et anglais invitèrent les
cabinets de Berlin, Vienne, Rome, Saint-Pétersbourg et Constanti-
nople à se réunir dans la capitale de l'Empire ottoman pour régler
la question égyptienne. Seule, la Porle résista : elle envoya au Caire
Dervich-Pacha pour raffermir l'autorité du khédive. Mais la présence
de l'envoyé ottoman n'empêcha pas une nouvelle émeute d'éclater,
le 11 juin, à Alexandrie. Un grand nombre d'Européens, dont quatre
Français, furent massacrés : les consuls d'Angleterre, de Grèce, le
vice-consul et le chancelier du consulat d'Italie figuraient parmi
les blessés.
M. de Freycinet, questionné, le 12 juin, à la Chambre, affecta de
considérer ce massacre comme sans importance; la flotte anglo-
française qui se trouvait à Alexandrie resta dans une inaction
absolue. Mais l'opinion anglaise s'émut violemment, et les puissances
décidèrent la réunion de la Conférence à Constantinople, en se
passant du concours de la Turquie. Répondant, le 22, à une question
de M. Casimir-Périer, M. de Freycinet exprima les espérances qu'il
fondait sur les décisions futures de la Conférence, mais réserva
notre liberté d'action, au cas où ces décisions seraient incompa-
tibles avec les intérêts français. Le Gouvernement ordonna l'arme-
ment de plusieurs navires, rappela les inscrits maritimes et déposa,
le 8 juillet, une demande de 8 millions de crédits pour couvrir les
dépenses que nécessitaient ces armements. Mais quel emploi en
ferait-il? M. de Freycinet avait déclaré à la tribune qu'il n'en savait
rien. Il ne s'agissait que d'une « mesure de précaution, de prudence,
de prévoyance ». Le ministre ne ferait rien avant de consulter le
Parlement. Bien plus, noire escadre, mouillée devant Alexandrie,
avait reçu l'ordre, en vertu d'un accord avec l'Angleterre, de
s'éloigner, et de se rendre à Port-Saïd, au premier coup de canon
que tireraient nos bous amis. Ceux-ci enjoignirent donc à l'amiral
Conrad de quitter Alexandrie le 10 juillet et, dès le lendemain, sous
prétexte que le Gouverneur de la place ne voulait pas lui livrer
ses forts, lord Seymour couvrit la ville de projectiles. Arabi se
retira, non sans avoir ouvert les portes du bagne et lâché les
forçats, qui mirent Alexandrie au pillage. Quand l'escadre anglaise
et les navires américains et allemands songèrent à débanjuer
([uelques compagnies, la malheureuse cité était déjà en cendres.
AKI AIIIKS KKCVPTK 227
Coinnio lii justice a|)rrs un inaiiv.iis couji, la ili|)|iiiualii' iurumiait
et, le 15 juillet, la CouIVreiico oiivoyait uiu; note an Sultan pour le
prier de rétablir le slutu quo en Éf,'ypte. Au Palais Bourbon, lorsque
s'ouvrit, le i8, la discussion sur les crédits, M. de Frevcinet
toujours flottant, déclinant toute initiative, ne sollicitant de la
Chambre aucune autorisation d'agir, reconnut que les désordres
d'Alexandrie nous donnaient le droit d'int'^rvenir, mais il ne voulait
exercer ce droit que d'accord ... «?tT l'hhirdpc.U manifesta seulement
la volonté de sauvegarder la lilieité du canal de Suez. (Jambetta
vint alors tracer la seule politique qui fût logique et simple. Il
engagea le cabinet à n'accepter les résolutions de la Conférence que
si elles étaient d'accord avec l'intérêt français, à ne pas laisser
la France devenir le gendarme de l'iMirope, ce qui serait une
déchéance; à ne pas non plus laisser le Sultan intervenir en iîgypte,
de connivence avec des puissances qui héiiteraient du Turc, après
nous avoir mis dehors; enfin, Gambetla conclut énergiquement
qu'on ne pouvait efficacement défendre les intérêts français que par
la coopération avec l'.^ngleterre. « S'il y a rupture, s'éciia-t-il, tout
sera perdu ! »
M. de Freycinet ne voulut pas comprendre, et refusa les pleins
pouvoirs que lui oll'rait Gambetla ; il s'engagea même à revenir
devant la Chambre (qui allait partir en vacances) s'il devenait
nécessaire de protéger le canal de Suez, .\ussi bien, le ministre
des affaires étrangères connaissait les opinions du parti radical,
dont le leader, M. Clemenceau, présenta la substance avec son talent
ordinaire. Suivant lui, il n'y avait point de communauté d'intérêts
enire la France et l'Angleterre, et le contrôle à deux avait nui à
notre crédit en Egypte. Notre Gouvernement devait se garder de
suivre la Grande-Bretagne, et, s'il intervenait, l'orateur radical lui
en demanderait compte. C'est dans ces conditions que les crédits
furent volés par 424 voix contre 64, en vue seulement de mettre la
flotte en état, mais sans autorisation d'agir. M. de Freycinet restait
libre de persister, à l'extérieur, dans cette politique de compromis
qu'il pratiquait, avec des succès variés, dans la politique intérieure,
notamment sur la question de la mairie de Paris. Cependant, la
Turquie, par un soudain revirement, notifiait, le 19 juillet, aux
puissances sa résolution de participer aux travaux de la Conférence,
tandis que le Khédive déclarait rebelle Arabi-Pacha, campé avec
ses troupes à Kafir-Dowar, tout près d'Alexandrie, dans une forte
position d'où il commandait le chemin de fer du Caire et les canaux
d'eau douce. Le cabinet anglais demandait aux Communes un
crédit de 37 millions et précipitait ses armements.
Qu'allait faire la France, en présence d'événements aussi graves?
Le Sénat était précisément saisi du projet de loi sur les crédits
égyptiens (23 juillet). Un nouvel aveitissement fut donné à M. de
Freycinet par l'éminent rapporteur de la commission, M. Schérer,
qui, dans son rapport, mit en relief, avec une juste sévérité, les
228 DISCOUHS DE JULES FEUHY.
incohérences de Ja politique française en Égyple, notamment,
l'abandon de « la silnation privilégiée dont la France avait joui en
commun avec l'Angleterre » et l'acceptation implicite d'une inter-
vention turque. M. Schérer cila le mot d'un homme d'État contem-
porain : « La grande misère de notre temps est la crainte des
responsabilités. » De son côté, M. Waddington, mis en cause par
un discours du duc de Broglie, vanta les avantages de l'entente
avec l'Angleterre, qui seule pouvait assurer notre influence dans la
Méditerranée, et s'en référa à l'opinion connue de Gambetta. M. de
Freycinet enfourcha de nouveau, dans sa réponse, sa chimère du
concert européen, et fut accueilli par un silence glacial. M. de Saint-
Vallier accentua encore la signification de l'attitude du Sénat (qui,
bien entendu, vota les crédits presque à l'unanimité) en montrant
tous les dangers d'une intervention isolée de l'Angleterre. Sourd à
tant de conseils, le ministre des affaires étrangères fit entamer une
campagne de presse pour prêcher l'abstention, ce qui était la
politique de M. Clemenceau. Le Cabinet n'avait demandé à la
Cliambre qu'un crédit de 9 millions (alors que le ministre de la
Guerre en réclamait 40) et annonçait l'intention de se borner à
envoyer un corps de 3 à 4 000 hommes de troupes de marine pour
garder le canal de Suez. Au contraire, le ministère anglais laissait
émettre par le Times l'éventualité d'un protectorat exclusivement
britannique, pour couper court au projet d'une intervention turque,
dont la Porte acceptait maintenant le principe.
C'est dans ces circonstances qu'eut lieu à la Chambre française,
le 29 juillet 1882, la discussion mémorable des crédits égyptiens.
M. de Freycinet, qui avait laissé volontairement échapper l'occasion
de prendre l'initiative d'une action énergique en Egypte, développa
son programme de protection du canal de Suez, substituée à une
intervention proprement dite. Cette solution ambiguë et insuffi-
sante, qui n'était ni la guerre, ni l'abstention, n'eut le don de
satisfaire personne.
Elle fut combattue à la fois par M. Laisant et par M. Langlois,
que préoccupait uniquement l'attitude de l'Allemagne, et par
M. Madier de Montjau, qui refusait sa confiance à un gouvernement
berné par l'Angleterre.
Mais ce fut M. Clemenceau, pour lequel cependant M. de Freycinet
avait montré tant de complaisances, qui, dans un discours incisif et
impitoyable, porta le coup de grâce à la demande de crédits. Il
démontra que le ministre des affaires étrangères ne proposait ni la
paix, puisqu'il voulait envoyer des troupes, ni la guerre, puisqu'il
resterait l'arme au bras sur les rives du canal, en laissant les
Anglais s'installer au Caire, tandis que l'Europe semblait même
nous refuser le mandat d'occuper le canal, en dehors d'elle et de la
Turquie, qui parlait aussi d'intervenir. C'était, suivant l'orateur de
l'extrême-gauche, rouvrir la question d'Orient, et peut-être aller au-
devant de nouveaux désastres. Il fallait u réserver la liberté de la
AKFAIHKS IHT.YPTE. 229
France ». I.e projet tie loi sur l(>s crtHlits fut repoussé par 417 voix
contre 75. l/Ki,'y()to était perdue pour nous et, trop tard, hélas: le
ministère Freycinet était renversé! Au relus de M. Jules Ferry et de
M. Brissou, on conslituait, le 7 aoilt 1882, le cabinet Duclere dont
le mot d'oriire et le seul programme élaient l'eiracemenl.
L'Angleterre, demeurant libre d'agii-, en prolita avec enipresstî-
nient. On sait le reste : le cabinet anglais s'autorisa des lenteurs de
la Porte pour rétablir l'ordre en Egypte, donna Tordre à l'amiral
Seymour d'occuper le canal de Suez, écarta résolument l'idée d'inie
intervention turque, et, le 2 août, les Iroupes de l'Inde débarquaient
à Suez, sans que la Conférence de Constantinople souftlàt mol. La
Grande-Bretagne promit seulement aux jjuissances de s'entendre
avec elles quand il s'agirait plus tard de reviser les traités régissant
l'Egypte.
Malgré les protestations de M. de Lesseps, les troupes britan-
niques s'installèrent à Port-Saïd le 20 août, et fermèrent le canal
pendant quelques jours. Le 2o, elles battirent Arabi à Hamsès et,
le 28, à Gassasin. Une proclamation du sultan déclara Arabi rebelle,
le 5 septembre, et le chef égyptien, battu à Tell-el-Kébir, le 13,
après un simulacre de résistance, en fut réduit à se constituer pri-
sonnier. Lord Dulferin informa aussitôt les Turcs qu'on n'avait plus
besoin d'eux. Les soldats anglais s'installèrent au Caire. Le contrôle
français était frappé à mort, et la presse britannique signifiait bruta-
lement à la France que, laissés libres en Tunisie, nous n'avions
plus rien à faire sur les bords du Nil. A l'ouverture de la session
ordinaire des Cbambres, le 15 janvier 1883, M. IJuclerc, président
du conseil, dut avouer, dans sa déclaration, que tous les elTorts du
cabinet français pour obtenir de l'Angleterre victorieuse le rétablis-
sement du statu quo antc avaient échoué; que les Anglais renon-
çaient nettement à l'action conmiune et entendaient rester les
maîtres de l'Egypte; qu'en conséquence, la France n'avait qu'à
reprendre « sa liberté d'action ». La défaite du général Hi(;ks au
Soudan (novembre 1883), les succès du Madhi, l'échec de Baker-
Pacha à Trinkitat, au commencement de 1884, la situation péril-
leuse de Gordon-Pacha à Khartoum, surtout après la retraite du
général Graham sur Souakim, ne fournirent que trop de prétextes
aux Anglais pour maintenir leur prise de possession de l'Egypte.
Président du conseil depuis le 21 février 1883, et ministre des
affaires étrangères depuis le 20 novembre de la même année,
M. Jules Ferry ne négligea rien pour renouer avec le cabinet de
Londres, et, au mois de juin 1884, il obtenait de M. Gladstone et de
lord Granville l'engagement suivant :
« Le gouvernement anglais s'engage à retirer ses troupes au
commencement de l'année 1888, à condition que les puissances
seront alors d'avis que l'évacuation peut se faire sans compromettre
la paix et Tordre de l'Egypte. >» En outre, le cabinet de Londres pro-
mettait qu'après le départ des troupes anglaises, la commission de
230 niSCOURS DE JULES FERRY.
la deLLe aurait le pouvoir d'inspection financière pour assurer la
perception intégrale des revenus. (Note de lord Granville du 16 juin.)
C'est sur cette reprise de négociations avec l'Angleterre et sur
leur résultat que M. Delafosse déposa à la Chambre une demande
d'interpellation. Elle vint en discussion dans la séance du 23 juin',
quelques Jours avant la réunion de la conférence de Londres, qui
devait statuer sur les finances égyptiennes.
M. Jules Ferry s'exprima ainsi :
Discours du 23 juin 1884.
M. Jules Ferry, président du conseil, ministre des affaires
étrangères. — Messieurs, j'ai l'honneur de déposer sur le
bureau de la Chambre la correspondance échangée entre le
gouvernement britannique et le gouvernement de la République
au sujet de la Conférence. Avant que vous entendiez l'interpel-
lation que riionorable M. Delafosse a annoncée sur le même
sujet, je vous demande, messieurs, la permission de vous dire
de quelles vues le Gouvernement s'est inspiré dans les négo-
ciations dont le fascicule que je dépose sur le bureau de la
Chambrevous donne la conclusion, les préoccupations auxquelles
nous avons obéi, les résultats que nous croyons avoir obtenus.
C'est le 19 avril que le gouvernement britannique, par une
dépèche circulaire adi'essée à ses représentants à Paris, à
Berlin, à Vienne, à Rome, à Saint-Pétersbourg et à Conslanti-
nople, a convié les grandes puissances à se réunir en confé-
rence, pour examiner s'il n'y a pas lieu de modifier la loi de
liquidation qui régit actuellement les linances égyptiennes, et
dans quelle mesure cette modification serait nécessaire. A ce
moment, messieurs, il y avait plus de quinze mois que toute
négociation officielle ou officieuse, toute conversation était
rompue entre les deux gouvernements, au sujet des adaires
d'Égyple. La dernière communication était une dépêche de mon
honorable prédécesseur, M. Duclerc, en date du 4 janvier 1883.
Dans cette dépèche, M. Duclerc, désespérant de faire accepter
au gouvernement anglais soit le maintien du contrôle à deux,
qui avait régi l'administration des alTaires égyptiennes depuis
187G jusqu'en 1882, soit une combinaison équivalente, rompait
1 V. l'0//îaWduS>-4jiiin 1884.
AKFAIRKS DEGYPTE. 231
les négociations el, avec hcaiicoiip de dignité, déclarait (|iie l.i
France reprenait sa liberté (raclioii.
Fallait-il, messieurs, persister dans celte attitude? Fallait-il
la porter devant cette conférence, ou pliitcM, ce qui alors eût
été plus simple et plus claii', refuser d'aller à la conférence ?
Nous ne l'avons pas pensé. 11 faut, en politique, savoir recon-
naître la force des faits accomplis et des situations acquises, et
se garder des regrets inutiles : la politique du tout ou rien
n'est pas meilleure pour les nations que pour les partis. [Trits
bien ! 1res bien! à gauche el (tu centre.)
Messieurs, du jour où, dans des circonstances que je n'ai ni
à rappeler ni à juger, car elles appartiennent à Tliistoire, la
Chambre des députés a refusé de s'associer d'une manière
quelconque à une intervention armée dans la vallée du Nil, il
était manifeste que les combinaisons, moitié politiques, moitié
financières, de 1876 et de 1879 étaient profondément compro-
mises; qu'elles étaient vouées à une l'uine prochaine, inévitable.
Le contrôle à deux, détruit en fait, allait bientôt être aboli en
droit; notre diplomatie était impuissante à le faire revivre
par ses protestations : pouvait-elle consacrer ses efforts, avec
quelque espérance de succès, à la rétablir?
Messieurs, puisque la politique du contrôle à deux, qui avait
fonctionné pendant six ans en Egypte pour le grand bien de ce
pays, pour la prospérité de ses affaires, de son crédit, de ses
finances, devenait impraticable, la sagesse commandait d'aviser
et de chercher une autre politique. Car, messieurs, regarder,
laisser faire, se voir progressivement évincer, de jour en jour,
d'un pays où la France avait porté ce qu'elle a de meilleur :
son génie, sa langue, ses capitaux, une colonie laborieuse,
riche, puissante, — laisser faire et regarder, ce n'est pas une
politique. Assister au spectacle des embarras d'autrui, ce n'est
pas une consolation, encore moins un dédommagement. [Très
bien! très bien!) Il fallait chercher une autre pohtique, et voici
celle à laquelle nous nous sommes arrêtés.
L'Egypte, messieurs, n'est ni chose anglaise, ni chose fran-
çaise; c'est une terre essentiellement internationale et euro-
péenne. [Très bien! très bien! à gauche.) C'est l'Europe qui l'a
fécondée; c'est l'Europe qui a réorganisé sa justice; c'est l'Eu-
rope qui lui a donné de bonnes finances. La question d'Egypte
232 DISCOURS DE JULES FERRY.
n'a jamais cessé et ne cessera jamais d'être, avant tout et
par-dessus tout, une question européenne. {Très bien! 1res
bien!) Et, messieurs, qui a plus hautement reconnu, qui a plus
solennellement proclamé, cette vérité fondamentale de droit
public européen, que le cabinet même qui s'adressait à nous,
ce cabinet que préside l'illustre M. Gladstone ? Qui s'est défendu
avec plus d'énergie de la pensée d'annexer l'Egypte ou d'y fonder
un établissement définitif que le cabinet présidé par M. Glads-
tone? Qui a parlé le premier de neutraliser l'Egypte pour assu-
rer, dans l'intérêt du monde entier, la liberté du canal, sinon
lord Granville, le principal secrétaire d'État de Sa Majesté
Britannique dans le cabinet Gladstone? Et avec quelle admi-
nistration, avec quels hommes d'État la France avait-elle plus
de chances de s'accorder pour substituer à cet état d'hostilité
sourde, de mécontentement mal déguisé, qui pèse comme une
atmosphère lourde et obscure sur les rapports de la France et
de l'Angleterre, à propos de l'Egypte, depuis deux ans, une
entente fondée sur l'équité, sur la justice, entre ces deux
grandes nations dont l'harmonie importe tant à la paix comme
à la liberté du monde? {Applaudissements .)
Oui, messieurs, je l'avoue, dans les négociations laborieuses
dont nous vous apportons le résultat, au grand et légitime
souci des intérêts si divers et si précieux qui nous rattachent à
l'Egypte, nous avons mêlé — et nous l'avons, en vérité, mis
encore plus haut — le souci de nos bons rapports avec la
grande nation libérale, avec l'Angleterre. Messieurs, nos inté-
rêts côtoyent ceux de l'Angleterre sur presque tous les points
du globe ; le cours des choses, les événements prédestinent la
France et l'Angleterre à avoir des contacts plus fréquents
encore sur toute la surface du monde dans l'avenir que dans le
passé. Eh bien, messieurs, il n'est pas une de ces rencontres,
pas un de ces conflits quotidiens, qui ne puisse se régler par
l'accord des deux puissances, des deux gouvernements, s'ils
sont inspirés tous les deux par l'esprit de sagesse, d'équité et de
concorde; il n'en est pas un, si petit qu'il soit, qui ne puisse
s'aigrir et tourner à mal, s'il existe entre les deux nations des
causes permanentes de tiraillements et de malentendus. [Irès
bien! très bien!) C'est dans cet état d'esprit que nous avons
aboi-dé l'Angleterre et noué les négociations.
I
AIKAIKKS DKKM'TK. -233
Il (''lait cerlain, niessitMii-s, pour tous ceux qui voulaient |ii'(''tor
roreille aux (.lilïéienles luanirostalioiis de lopiiiiou an^Maise
que cette étrange et persistante méllance vis-à-vis de la France,
dans la (|ucstion (rÉirvpte, tenait à deux causes, rejjosail sur
deux erreurs, sur deux malentendus : sur cette opinion, d'aliord,
que la France poursuivait en Éiîvpte. envers et contre tous,
avec un(> obstination que les événements n'étaient pas parvenus
à décourager, la reconstitution du contrôle à deux; tït ensuite,
sur cette crainte, Imbilement répandue dans l'esprit public en
Angleterre, fomentée par les organes de l'opposition, que la
France avait le dessein, lorsque les troupes anglaises évacue-
raient l'Egypte, de substituer à une occupation anglaise une
occupation française. C'étaient là les deux points aigus, doulou-
reux en quelque sorte, de roi)inion britannique. Il nous était
fort aisé de rassurer le gouvernement anglais et l'opinion
anglaise sur l'un et l'autre de ces deux points.
Voici en quels termes notre ambassadeur à Londres,
M. Waddington, ouvrant la négociation, s'en est explique avec
le cabinet britannique. Le document dont je vais avoir l'bon-
neur de faire passer sous vos veux la partie la plus importante,
rappelle que, le 29 avril, dans une dépêche dont copie avait été
remise à lord Granville par le chargé d'affaires de France, le
ministre des affaires étrangères de la République française,
après avoir accepté en principe la proposition de conférence,
ajoutait les considérations suivantes :
« Le caractère même de cette proposition indique que les
modifications sur lesquelles les puissances auront à délibérer,
impliquent l'examen de certaines questions connexes à la liqui-
dation, et dont il est impossible de ne pas tenir compte. Le
Gouvernement français espère, dès lors, que les ministres de
la reine ne se refuseront pas à en faire préalablement l'objet
d'un échange de vues, qui est indispensable pour déterminer
avec précision le mandat de la conférence et assurer l'issue de
ses travaux. L'échange de vues proposé par M. Ferry ayant été
accepté par Votre Seigneurie, je m'empressai, dans le premier
entretien que nous eûmes à ce sujet, le 2 mai, de bien établir
le terrain sur lequel le gouvernement de la République enten-
dait se placer dès le début de nos pourparlers. Il importait
d'abord d'écarter deux idées, deux préjugés fort répandus dans
234 DISCOURS DK JULES FERRY.
la presse anglaise, relatifs au rétablissement du condominiuni
et aux prétendus projets militaires de la France en Egypte. En
conséquence, je vous ai déclaré que le Gouvernement français
ne songeait d'aucune façon à pousser au rétablissement du
contrôle anglo-français en Egypte. Sans doute, nous conservons
la conviction que ce contrôle a produit, tant qu'il a duré, de
bons et salutaires effets, et que, sous son influence, l'Egypte a
été tran(iuille et ses finances prospères; mais nous nous rendons
un compte exact des raisons qui doivent aujourd'hui faire écar-
ter toute pensée d'un retour à un régime que les événements
ont renversé. Le condominium est mort, et nous n'entendons
pas le ressusciter. C'est au seul point de vue des intérêts
collectifs de l'Europe, et de la part légitime que nous y représen-
tons, que nous considérons désormais les affaires d'Egypte,
L'autre malentendu, qu'il convenait de dissiper, portait sur
l'intention, qui nous a été souvent attribuée par l'opinion
anglaise de substituer une occupation française à l'occupation
anglaise, le jour où le gouvernement de Sa Majesté aurait rap-
pelé ses troupes. Je vous ai déclaré que le gouvernement de la
République était prêt à prendre, à cet égard, les engagements
les plus formels. Cette résolution nous a été inspirée par la
confiance où nous sommes que le gouvernement de Sa Majesté n'hé-
sitera point, de son côté, à confirmer expressément les déclarations
solennelles qu'il a faites à diverses reprises de ne porter aucune
atteinte à la situation internationale faite à l'Egypte par les
traités et les finances, et d'évacuer le pays quand l'ordre y sera
rétabli. Il y aurait de la sorte, entre les deux gouvernements,
un engagement synallagmatique, comportant : de la part de
l'Angleterre, une clause d'évacuation ii échéance déterminée,
qui ne pourrait être prolongée sans une nouvelle consultation
des puissances, et, de la part de la France, l'engagement formel
de ne procéder en aucun cas à une intervention armée dans le
delta du Nil sans une entente préalable avec l'Angleterre. »
Messieurs, sur ce premier point, assurément le plus impor-
tant de toute cette affaire, nous avons obtenu de sérieuses
satisfactions. Une date précise d'évacuation a été fixée par le
cabinet britannique : c'est le l" janvier 1888, dans trois ans et
demi à peu près, à partir du jour où j'ai l'honneur de vous
parler. Voici dans quels termes, messieurs, lord Granville,
AFFAIHKS F» K(.YI'Ti:. 2:5
dans sa (lôpèclic du 16 juin, loi-miih' cft oiitrafiT'inciit du
^ïoiiverneiueiil l)ri(aiini(|iit' :
« Il y a qii('Ii|m's diriiciillrs à IImt mic dah' |iii''cisc à (■cKo
(''vaciialiun, d'aiilanl [dus (|m' loiitr iiriiudt' ainsi lixt'c |i(tin rail,
à l'épreuve, se trouver ou trop longue ou troi) couile. Mais le
gouvememenl de Sa Majesté, afin d'écarter toute espèce de
doute à l'endroit de sa politi(pu^ dans cette affaire, et eu égard
aux déclarations faites par la France, s'engage à retiier ses
troupes au commencement de Tannée 1S88, à condition (jue les
puissances seront alors d'avis que l'évacualion peut se faire
sans compromettre la paix et l'ordre en l'Egypte. »
Messieurs, on a dit dans les journaux anglais, on a répété
dans les journaux français que cette clause, que cet engagement
d'évacuation avait un caractèi'e ]iotestatif, et (ju'il suflirait —
c'était là, disait-on, la condition singulière acceptée par le gou-
vernement français — qu'une seule puissance fît opposition à
l'évacuation de l'Egypte par les troupes anglaises, pour que
l'Angleterre fût en droit d'y rester. Messieurs, cette clause sin-
gulière, étrange, cette espèce de veto, emprunté aux traditions
de la diète polonaise, est une invention qui touche au ridicule.
Quand les puissances se réunissent en congrès on en confé-
rence, elles ne stipulent pas qu'il dépend du caprice de l'une
■d'elles d'empêcher l'accord européen de se faire; et, si le repré-
sentant du gouvernement français, qui, par la force des choses,
a été, en quelque sorte, le porte-parole des intérêts européens
dans cette négociation, avait eu l'insigne faiblesse de se prêter
à une telle comédie, ces grandes puissances auraient certaine-
ment refusé de s'y associer.
Oui ! les puissances seront consultées, mais elles délibéreront,
comme elles ont coutume dele faire, et c'est elles qui décidei'ont
si la situation de l'Egypte comporte ou ne comporte pas la
prolongation de l'occupation anglaise au delà du terme fixé,
au delà du 1" janvier 1888.
Messieui's, dans les pourparlers qui sont intervenus sur ce
point, on a dû naturellement se préoccuper de deux hypothèses :
celle où le délai serait trop long, où l'évacuation serait possible
avant le l" janvier 1888, parce qu'avant cette époque Tordre
et la paix publique seraient rétablis dans le delta du Nil. Dans
cette hypothèse, l'évacuation aurait évidemment lieu avant la
•236 DISCOURS DE JULES FERRY.
date fixée. La réalisation de cette hypothèse n'est pas impos-
sible ; elle est vraisemblable; elle est, dans tous les cas, désirée
par un gouvernement, qui proteste avec la plus grande énergie
contre tonte pensée d'un établissement définitif dans la vallée
du Nil...
M. Camille Pelletan. — Très bien!
M. LE Pkésidext du conseil. — ... Et qui ne poursuit, —
ses déclarations les plus anciennes sont ici d'accord avec ses
déclarations les plus récentes, — que la restauration de l'ordre
et du bon gouvernement en Egypte, et non un avantage exclusif
au profit de l'Angleterre.
M. LoLis GiiiLLOT (Isère). — Très bien! très bien! {Exchanations
à droite.)
M. LE Président du conskil. — Le délai, au contraire,
pourrait être trop court. Cela est tout à fait improbable, et
l'affirmer, le croire, à cette heure, n'est-ce pas faire injure, en
quelque sorte, à la grande nation qui a entrepris de rétablir
l'ordre dans la vallée du Nil, et à qui il faudrait, le suppose-t-on?
plus de trois ans et demi pour l'accomplir !
M. I>AROCOE-JoL'BERT, ironiquement. — • Oli ! oui ! Elle est généreuse !
Elle laisse iaire faillite, l'aule de les rembourser, les Français dont
les marchandises ont été détruites par le bombardement
d'Alexandrie !
M. LE Président. — N'interrompez pas! La discussion viendra
plus tard. Écoutez cet exposé. ^,
M. LE Président du conseil. — Cela n'est pas vraisem-
blable, et il faudrait des circonstances particuhèrement malheu- .i»
reuses pour le rendre possible. Mais, si ces circonstances J
malheureuses se produisaient, c'est l'Europe, aux termes de %.
l'accord intervenu, c'est l'Europe qui en serait juge. Il n'y a, sur ^.
ce caractère de l'engagement pris envers nous, aucune équi- M
voque possible : l'honneur du gouvernement britannique en est f
le meilleur garant. {7'rès bien! très bien ! %
Messieurs, il y a quelque chose de plus encore, quelque 1
chose de plus important, j'ose le dire, dans les accords préli- ?"
minaires dont je vous retrace l'histoire : non seulement l'enga-
gement d'évacuation y est stipulé, mais il existe une autre
clause qui, outre qu'elle suppose, implique l'évacuation, en
règle par avance les conséquences. Rien ne montre mieux que
■*r
AFf.UIŒS l)i:(;VPTK. -JT,
cette clause les inlenlions élevées et le caiaclèie dr désinlé-
resseraentqiii niarquciit la pulilique du cahiut'l anglais, ilnirr-
ruplions à droite.)
M. Delafosse. — M. (iladstono n'oser.iit pas dire cela au iiarle-
ment anglais !
M. LE Président bu loxsKiii. — Eu clîel, incssieuis, évacuer
l'Egypte, c'est un fait, mais un l'ait (jui ne résout, qui ne règle
rien. L'Egypte évacuée, quelle sera sa situation? ('.onimt-nl
se réglera la liberté du canal? En quelles mains tombera cette
riche province, abandonnée par les armées anglaises? Sur ce
point, le cabinet anglais a des vues arrêtées ; il a non seulement
des vues, mais il a pris des engagements, et voici en quels
termes, messieurs :
« Le gouvernement de Sa Majesté proposera, à la fin de
l'occupation anglaise ou avant, aux puissances et à la Porte, un
projet de neutralisation de l'Egypte, sur la base des principes
appliqués à la Belgique, et fei'a, en ce qui concerne le canal
de Suez, des propositions conformes à celles contenues dans
ma dépêche-circulaire du 3 janvier 1883. »
Il n'est pas inutile de vous rappeler quelles sont ces propo-
sitions. Il n'y a certes pas d'intérêt plus considérable, à l'heure
qu'il est, pour notre pays que la liberté du canal. Voici les
propositions auxquelles il est fait allusion dans la dépêche de
lord Granville, propositions qui datent déjà du 3 janvier 1883,
et que le cabinet promet de soumettre à la Porte et au concert
européen avant le 1" janvier 1888, avant l'évacuation.
Dans sa dépêche du 3 janvier 1883, lord Granville s'exprime
ainsi :
« Pour établir sur des bases mieux déterminées la situation
du canal dans l'avenir, et pour prévenir les dangers qui pour-
raient se produire, le gouvernement de Sa Majesté pense qu'il
y aurait avantage à ce qu'un arrangement, ayant les elïets
ci-dessous indiqués, fût conclu entre les grandes puissances,
arrangement auquel d'autres nations pourraient ultérieurement
être invitées à adhérer :
« 1° Le canal sera libre pour le passage de tous les navires
dans n'importe quelles circonstances ;
« 2° En temps de guerre, on fixera un laps de temps pen-
dant lequel les navires de guerre d'une puissance belligérante
238 DISCOURS DE JULES FEIUlY.
pourronl rester dans le canal, et on ne pourra y débarquer ni
troupes ni munitions de guerre;
« 3" Aucun acte d'hostilité ne sera commis dans le canal ni
dans ses approches, ni dans aucune autre partie des eaux terri-
toriales de l'Egypte, alors même que la Turquie serait une des
puissances belligérantes;
« 4° Aucune de ces deux dernières clauses ne sera applicable
aux mesures qu'il sera nécessaire de prendre pour la défense •
de l'Egypte ;
« 3° Toute puissance dont les navires de guerre causeront
un dommage quelconque au canal, sera obligée de supporter les
frais de la réparation imuiédiate de ce dommage ;
« 6° L'Egypte prendra toutes les mesures qu'elle pourra pour
faire obsei'ver les conditions imposées aux navires belligérants
dans le canal en temps de guerre ;
« 7" Il ne sera pas construit de fortifications sur le canal ni
dans son voisinage. >>
Ainsi, la liberté du canal, garantie par la neutralité de
l'Egypte, par un ensemble de mesures destinées. à placer sous
la sauvegarde de l'Europe la sécurité et la liberté de l'Egypte,
comme l'a été l'indépendance de la Belgique : il me semble que
c'est là une politique large, élevée, pacilique [Trètt bien! très
bien!) digne de l'illustre homme d'État qui l'inspire, et que, sur
ce terrain, une entente est possible entre la France et l'Angle-
terre. [Tfès bien! très bien! an rentre et sur quelques bancs à
gauche.) Je suis profondément convaincu qu'il y a là des
garanties sérieuses, des engagements et des assurances de la
plus haute portée, du plus grand intérêt pour notre pays, et
j'estime que cela vaut bien, en définitive, l'abandon du contrôle
à deux.
Messieurs, les échanges de vues entre la France et l'Angle-
terre ont porté également sur un autre ordre d'idées, sur le
contrôle des finances égyptiennes. Pendant plusieurs semaines,
nous avons négocié sur cet objet avec le cabinet britannique, et
nous croyons pouvoir vous indiquer le point sur lequel nous
avons trouvé le gouvernement anglais irréductible, et ce que
nous avons dû considérer comme le dernier mot de sa poli-
tique. Le gouvernement anglais répugne absolument à la res-
tauration d'un contrôle analogue à celui de 1876, ou à celui
AKKAiiu;s i»i;(;\i'rK 23)
(le 1870, alors iiiriiir que le coiiUùlo, an lieu drlir rniiis à
lieux fonclioiinaires, l'un Français, l'autre Aiifxlais, sérail conlié
à une commission inlernalionale.
Le gouvernement anjzlais objecle à cellr combinaison — je
ne ju,ue pas, je rapporte — que les contrôleurs de 1879, bien
qu'ils n'eussent en apparence qu'un pouvoir linancier, possé-
daient, de fait et de droit, l'entrée au conseil des ministres, que,
pai' consé(]uent. ils avaient sui- la polili(pie et sur l'adminis-
tration égyptienne l'intluence la plus directe. Le gouvernement
anglais lient, dans ses vues pour l'organisation définitive de
l'Egypte, à distinguer, d'une manière sérieuse et profonde, le
contrôle financier de l'influence politique. Il entend laisser aux
Égyptiens une très grande liberté administrative, et il estime
que cette liberté d'adminisli'ation était entravée ou annulée
par la présence permanente dans le conseil des ministres
égyptiens de deux fonctionnaires étrangers ne relevant pas du
kbédive.
Telle est l'opinion arrêtée du gouvernement anglais. Cepen-
dant, il a admis que, sur ce point, une entente était possible.
En elTet, il a consenti à une extension très sérieuse des pou-
voirs de la commission de la dette égyptienne. La commission
de la dette publique se compose actuellement de quatre
délégués : français, anglais, autrichien et italien, (^ette com-
mission a un pouvoir limité, très défini, absolument étranger,
dans l'état actuel des choses, à toute l'administration et à tout
le budget administratif de l'Egypte : elle règle, elle surveille,
elle administre cette pai'tie du budget égyptien qui est réservée,
par privilège, au service de la dette, soit de l'unifiée, soit de
la privilégiée; elle surveille, elle administre, elle assure la
rentrée des revenus, elle les reçoit, elle les distribue : voilà la
limite parfaitement tracée de ses attributions. C'est à cette
commission, messieurs, que le gouvernement anglais consent à
donner des prérogatives nouvelles. Ces attributions ont certai-
nement leur importance; vous allez en juger.
La première est un droit de veto, appliqué à toutes les
dépenses du gouvernement égyptien excédant les crédits ins-
crits au budget, et ce n'est pas là assurément une attribution
sans valeur.
La seconde, messieurs, est assurément plus importante
240 DISCOURS DE JULES FERKY.
encore : c'est le droit, pour la commission, de collaborer à
rétablissement du budget. Ce sera sans doute un pouvoir
consultatif: il n'y en a jamais eu d'autre en Egypte; jamais le
contrôle, soit celui de 1876, soit celui de 1879, n'a été autre
cbose qu'un contrôle consultatif. Mais, du moins, il est formel-
lement stipulé que les budgets de cbaque année seront soumis,
en temps utile, à la commission de la dette; qu'elle les exa-
minera, qu'elle pourra présenter des observations. Elle ne
pourra, sans doute, y faire droit elle-même, puisqu'elle n'est,
je le répète, qu'une commission consultative, mais elle sera
saisie des budgets; elle les étudiera, ce qui lui donnera, je
crois, sur les finances égyptiennes, une action sérieuse et salu-
taire. Enfin, après le départ des troupes anglaises, la com-
mission jouira du pouvoir le plus étendu d'inspection sur toutes
les finances égyptiennes.
De sorte que, si vous comparez l'institution nouvelle à
l'ancien contrôle qu'il a bien fallu abandonner, vous recon-
naîtrez que la nouvelle commission de la dette, avec ses pou-
voirs étendus, possédera à peu près toutes les attributions de
l'ancien contrôle, moins le droit d'assister au conseil des
ministres. Le budget de 1885 ne sera pas réglé dans les
conditions que je viens d'indiquer...
M. Jules Delafosse. — A qui est réservée la présidence de la
commission de la dette?
M. LE Président du conseil. — Elle est réservée à un
membre anglais. C'est assurément une concession que nous
avons faite.
M. Fhanck Chauveau. — Aura-t-il voix prépondérante?
M. LE Président. — Attendez, messieurs, la suite de l'exposé qui
vous est fait.
A droite. — Ces questions i'ont partie de l'exposé.
M. LE Président du conseil, s'adressant à la droite. —
Messieurs, j'allais le dire; je n'ai pas l'intention, croyez-le
bien, de vous rien celer; d'ailleurs, je n'y parviendrais pas. Le
budget de 1885 sera établi par la Conférence que le gouver-
nement britannique vient de convoquer, et sur ce budget
s'appliquera cette partie du contrôle dont je parlais tout à
l'heure, qui consiste à mettre les dépenses en rapport avec les
crédits votés, à opposer le veto aux dépenses qui dépasseraient
AllAlltKS l> i;(.\lTK. 241
les crétHls; mais, dès 18SG, !»■ budj^ci dt' rE^^yplt,' sera établi et
préparé avec la collaboration de la commission de la dette.
Ces ditîérentes dispositions sont fort bien résumées, on termes
convenus entre les parties contractantes, dans une dépéclie
de M. Waddin^non du 17 juin dernier. Voici les clauses qui
constituent l'arrangement linancier :
« 1° Une fois le budget annuel tixé, la commission de la dette
joindra à ses attributions ai-tuidles le droit d'o[)poser son veto
à toute dépense enti-ainant une augmentation du budget, sauf
pour le cas de force majeure constituant un danger pour la paix
et l'ordre. Ce di'oit s'exercera pour la première fois sur le
budget de l'année 1885, que le gouvernement anglais se propose
de présenter à la Conférence et qui sera, en quelque sorte, le
budget normal de l'Egypte :
(( -l" Pour la préparation du budget de 1886 et des années
suivantes, la commission de la dette aura voix consultative.
Chaque année, le projet de budget lui sera communi(pié en
temps utile; elle fera ses observations, mais sans pouvoir le
modilier de sa propre auloi-ité ;
K 3" Après le départ des troupes anglaises, la commission
de la dette aura le pouvoir d'inspection Jlnanciére , de façon
à pouvoir assurer la perception régulière et intégrale des
revenus. »
Enfin : « 4° Le président de la commission de la dette sera
un Anglais. »
Messieurs, la conférence dont nous venons de poser les préli-
minaires a plusieurs sortes d'adversaires. Elle a d'abord contre
elle, et tout naturellement, les créanciers de l'Egypte, qui ne
peuvent voir sans inquiétude se réunir à Londres une confé-
rence dans laquelle on doit examiner s'il y a des sacrifices à
leur demander. Il y a ensuite, messieurs, contre la Conférence,
tous les partisans du protectorat anglais, de l'annexion, sous
une forme plus ou moins déguisée, de l'Egypte, qui forment
en Angleterre un parti puissant; et puis, il y a tous ceux
qui n'aiment pas l'entente entre la France et l'Angleterre.
[Mouvement.)
Messieurs, cela fait beaucoup d'adversaires, des adversaires
puissants, ayant sur le public une grande influence. En effet,
ils ont, des deux côtés du détroit et notamment au delà de la
J. Ferry, Discours, V. do
242 DISCOUHS DE JULES FERRY.
Manche, vivement remué l'opinion. Et nous avons, à cette
heure, cet étrange spectacle qu'en Angleterre, le sort du cabinet
est mis en péril parce qu'on lui reproche d'avoir trop cédé à la
France, et qu'ici, le cabinet français est vivement et violem-
ment attaqué pour avoir, dit-on, tout abandonné h l'Angleterre.
{f?ilerruplions à r extrême-gauche et à droite.)
Plusieurs voix. — Ce n'est pas exact.
M. LE Président du conseil. — Je ne dis pas par tout le
monde. Qu'est-ce que cela prouve, messieurs? Cela prouve
qu'il n'y a, dans cette affaire, d'abandon ou de défaillance ni d'un
côté ni de l'autre; qu'il n'y a qu'un arrangement, qui, comme
tous les arrangements de ce monde, est fait de concessions
réciproques. [Très bien! très bien! à gauche et au centre.) On
critiquera notre modération, je m'y attends bien, mais croyez
que cette modération-là ne nous affaiblira ni devant la Confé-
l'ence ni devant l'Europe. {Applaudissements sur les mêmes
bancs. — Mouvement prolongé.)
Discours du 26 juin 1884.
Sur la demande de M. Delafosse, qui voulait se réserver le temps
d'étudier les pièces communiquées par le Président du conseil, la
discussion fut renvoyée au 26 juin. Dans celte séance *, M. Jules
Delafosse critiqua les déclarations faites par le Président du conseil,
le lundi précédent, et leur reprocha d'avoir présenté comme un
succès un arrangement qui consacrait la prépondérance anglaise en
Egypte et notre éviction définitive. 11 ajouta qu'en accordant à
l'Angleterre la présidence de la commission de la dette, on livrait la
caisse de la dette au j^ouvernement britannique. Or, l'Anglelerre
elle-même, en novembre 1887, avait offert la présidence de la com-
mission à la France qui, par dépêche de M. Duclerc, en date du
4 janvier 1883, l'avait refusée par dignité. M. Delafosse prétendail,
en outre, que l'Anglelerre voulait toucher à la loi de liquidation
du 17 juillet 1880, acte international, pour réduire l'intérêt de la
dette et faire contracter par le khédive un emprunt de 200 millions,
les ressources ordinaires étant épuisées. L'épargne française déte-
nant pour 1200 millions d'emprunt égyptien, l'épargne française se
trouverait employée à payer les frais de la politique anglaise.
L'orateur demandait à la Chambre, en terminant, de rejeter l'arran-
gement préalable dont le Président du conseil avait donné com-
munication.
1. V. VOfficiel du 27 juin 1884.
AKFAIHES DKfiVI'TK. 213
M. Jules Ferry lit à M. Uelafosse la réponse tiiii suit :
M. Jules Ferry, minkiredesa/faires étrangh-es, imlsidcnt du
conseil. — Messieurs, le droit et le devoir qu'ont les parlements
de se préoccuper de la conduite des relations extérieures
comptent assurément au premier rang de leurs piivilèges les
plus élevés et les plus précieux. Mais les gouvernements, dont
les Chambres ont le légitime contnMe, ont, en cette matière
particulière, le droit de demander aux oppositions autre chose
que des critiques négatives, de leur demander des conseils
pratiques, des solutions. [Exclamations à droite. — [Très bien!
très Inen! au cenlve.)'^\\ intervenant dans une discussion sur
cette matière si délicate de nos relations étrangères, et particu-
lièrement des relations que nous avons avec notre plus proche
voisine, avec la puissance que nous rencontrons sur tous les
points du globe, on peut se proposer, messieurs, quand on est
dans l'opposition, un double but: on peut se proposer, et dans
cette matière où les intérêts de la patrie sont seuls en jeu, les
oppositions devraient se proposer d'aider, en quelque sorte, le
Gouvernement qui tient le gouvernail. Dans cette question, je
n'aurais pas été sui'pris que l'honorable M. Delafosse cherchât
à donner au Gouvernement une force devant la Conférence et
devant l'Europe ; j'aurais été satisfait de le voir, par le langage
tenu à cette tribune, favoriser l'entente entre la France et
l'Angleterre. [Très bien! très bien!)
J'ai le regret de dire, messieurs, que, ni sur l'un ni sur l'autre
de ces points, l'honorable M. Delafosse ne nous a apporté le
moindre conconv?:. (ExcUuïiai ions et ri?'es à droite.) Croit-il que
ce langage et ces critiques puissent aider le Gouvernement
devant l'Europe et devantla Conférence ? Messieurs, en présence
de documents dont la rédaction lui paraît un peu ambiguë, qui
sont susceptibles, comme toutes les rédactions du monde, de
gloses et d'interprétations, va-t-il à l'interprétation favorable à
la France? Non, il appuie sur l'interprétation favorable à
l'Angleterre.
M. Jules Delafosse. — Il n'y en a pas d'autre possible.
M. LE Président du conseil. — C'est ce que nous allons
voir. J'ai le regret de le constater, devant la Conférence, en
face de l'Angleterre, c'est dans le langage de M. Delafosse qu'on
1
214 DISCOURS DE JULES FEHKY.
pourra trouver des arguments contre les intérêts de la France.
[Applaudissements au centre. — Vives protestations à droite.)
M. LE COMTE DE McN. — Vous ii'avez pas le droit de dire cela : les
arguments sont dans les dépêches de votre ambassadeur.
M. LE Président du conseil. — Quant au langage tenu
sur l'Angleterre, aux jugements portés du haut de cette tribune
où toutes les paroles sont retentissantes, permettez-moi devons
dire que, s'il y a quelque chose qui puisse favoriser ces courants
de méfiance si longtemps persistants entre les deux pays
et qu'il fautà tout prix...
A droite. — Non ! non ! pas à tout prix !
M. LE Président du conseil. — ...dans l'intérêt de la
paix et de la liberté du monde, faire disparaître...
M. Freppel. — « A tout prix » est de trop.
M. LE Président du conseil. — Quant à moi...
M. Laroche-Joubert. — Qu'esl-ce que vous entendez par les mots
<( à tout prix »?
M. LE Président du conseil. — Jedis, que, s'ilyaquelque
chose qui puisse fomenter ces sentiments de méfiance, c'est le
langage que vous avez tenu. {Applaudissements au centre.) Quant
à moi, je n'ai jamais parlé et je ne parlerai jamais de cette
grande puissance qu'avec la déférence, avec l'esprit de justice,
avec le respect que l'on se doit entre grands peuples. Messieurs,
quelle est donc la politique que l'on conseille? Car il ne suffit
pas, en ces matières délicates, d'une politique négative; il ne
suffit pas de dire : « Vous avez mal négocié ; vos conceptions sont
fausses, l'exécution en est plus malheureuse encore. « Qu'au-
riez-vous fait à notre place ?
M. Henri Chevreau. — Cédez-nous la place et vous le verrez.
[Rires à droite.)
M. Clemenceau. — Nous vous y avons déjcà vus ! Nous avons vu
M. Benedetti, nous connaissons M. de Gramont mous n'avons pas
envie de les revoir.
M. LE Président du conseil. — Messieurs, si je voulais
passionner le débat, je dirais qu'on vous a déjà vus à l'œuvre,
pour le malheur de la France... [Applaudissements au centre
et à gauche.) Je me contente de dire, en restant dans les
généralités, dans les hauteurs de la discussion, que les gouver-
AllAlltF.S D EGYPTE. y45
nements ont le tiroit dr (Icmaniler aux oppositions aiili-e clioso.
que la inanifestalion du désir qu'elles ont de piendiv leur
place... [Itires et applaudissements sur les mêmes bancs.) Il faut
surtout, dans celte nialièi'o, que les oppositions disent ce (pi'elle.s
auraient lait à notre place. Kli bien! quauricz-vous fait? 11 me
semble que la conduite du Gouvernement sera jup;ée si vous
répondez aux questions suivantes qui se sont posées devant nous
les unes après les autres. Première question : Fallait-il aller à
la Conférence? — Deuxième question : Fallait-il y aller sans
conditions?... (Oui! oui! à droite.) — Troisième question : Les
concessions que nous avons faites sont-elles de nature à
être acceptées et ratiliées par la Chambre? — Qu avons-nous
abandonné ?...
A droite. — Tout !
M. LE Président du conseil. — ... et que nous a-t-on
concédé?...
A droite. — Rien ! (Protestations au centre et à yauchc.)
M. Freppel. — Je demande la parole.
M. LE Président. — Nous vous entendrons, monsieur Freppel.
{Bruit à droite.)
Messieurs, l'interpellateur a développé librement sa pensée :
laissez répondre. Vous aurez la parole après M. le président du
conseil ; il y a des orateurs inscrits de votre côté.
M. LE Président du conseil. — J'aurai, dans tous les cas,
le plus grand plaisir à entendre M. l'évéque d'Angers à cette
tribune.
M. Freppel. — J'ai demandé la parole!
M. LE Président du conseil. — Je suis sûr que de la
bouche de ce ministre de paix il ne tombera que des paroles
pacifiques dans cette question. (Très bien! à gauche et au centre.)
M. Freppel. — 11 est bien entendu que je vais vous répondre.
M. LE Président du conseil. — Il y avait, en elTet, une
attitude simple à prendre, messieurs: c'est de rester chez soi;
c'était de conserver cette situation d'observateur mécontent,
justement mécontent, qu'avec beaucoup de dignité l'honorable
M. Duclerc caractérisait en disant : « La France garde sa liberté
d'action. » Je ne sais pas si cette thèse, soutenue dans des
journaux importants, sera apportée à cette tribune, mais j'ai
la conviction profonde que, si la France avait refusé d'aller à
246 DISCOURS DE JULES FERRY.
la Conférence, il n'y aurait eu, sur les bancs ministériels, sur les
bancs de l'opposition et dans l'Europe entière, qu'un cri de
réprobation...
Voix à gauche. — C'est évident.
M. LE Président du conseil. — ... et l'on nous aurait dit:
« Comment! vous préférez celte liberté d'action, qui consiste à
tout laisser faire et à ne rien faire, à l'occasion unique qui vous
est offerte de rentrer dans les affaires égyptiennes; vous en
êtes sortis, vous en étiez réduits à une protesta lion impuissante;
l'Angleterre faisait de l'Egypte tout ce quelle voulait depuis
deux ans. L'Anglelerre vient à vous, elle vous tend la main, elle
vous dit: Causons-en avec l'Europe, et vous iriez refuser la
main qu'elle vous tend! » {Interruptions «rfroi/e). Je dis que cette
tbèse a été soutenue... {Dénégations à droite.) Je procède par
élimination, et c'est un procédé de logique tout à fait légitime.
Admettons que personne ne l'a soutenue. En effet, les consé-
quences du refus eussent été bien graves, au point de vue de
l'Egypte, au point de vue de l'Europe et au point de vue de ce
qu'on peut encore appeler l'équilibre des puissances. Il est bien
évident que refuser de s'entretenir avec l'Angleterre et l'Europe,
— je me permettais de le rappeler en commençant, — c'était
accepter sans conditions ce qui se fait en Egypte; c'était dire à
l'Angleterre : « Faites ce que vous voudrez ; » c'était donner une
force singulière à un parti dont vous connaissez la puissance de
l'autre côté du détroit, au parti de l'annexion, au parti du:
« J'y suis bien et j'y reste ! »
C'était lui donner une force énorme, c'était porter un coup
terrible au cabinet qui combat cette politique d'annexion et de
protectorat; c'était, enfin, messieurs, rompre, de la façon la
plus grave et la plus irréparable, peut-être, avec notre puissante
voisine, l'Angleterre. Je vois avec plaisir que personne ne
reprend cette thèse et ne l'apportera à la tribune. Mais,
messieurs, il fallait, dit-on, — j'ai entendu tout à l'heure cette
interruption, — aller à la Conférence sans faire de conditions
préalables. Oh! messieurs, je crois que, si un cabinet fiançais
avait suivi une ligne de conduite aussi imprudente, il n'y
aurait eu dans le monde qu'un avis sur sa naïveté. Comment!
aller à une conférence dont l'objectif, le programme est
AFFAIRES DEGYPTK. 217
purement financier, sans une exiiliratinn piéalal)ie, sans
s'enquùrir de la question de savoir si du doniainf linanrier il
sera interdit ou peimis de passer aux domaines ailminislralif
et politique, si connexes avec le premier; s'exposer, apiès avoir
donné son consentement, à se trouver devant un pi'o,^ramme
infranchissable, inextensible, et s'entendit' dire: « Il ne s'agit
ici que de questions de finances ! » etaloi-s, devant la Confc'i-ence,
devant les puissances, s'exposera une scission, à une rupture
avec l'Angleterre, voilà, messieurs, le péril de la politique
imprudente, surtout pour la France, — caries autres puissances
pouvaient le faire, ayant intlniment moins d'intérêts que nous,
— d'un cabinet qui fût allé à la Conférence sans se préoccuper
de ce qu'il en pouvait sortir, qui n'eût pas cherché à en étemlre
le domaine.
C'eût été de l'aveuglement, de l'abandon, de la folie, et il eût
fallu renverser comme un château de cartes le cabinet qui aurait
commis cette imprudence ! {Mouvements divers.) Il était donc de
politique élémentaire, indiquée parle bon sens public, de faire
des conditions. Et quand on sut que le cabinet faisait des
conditions, il n'y eut qu'une voix pour l'approuver; et l'Europe
tout entière s'est prononcée, et s'est prononcée à ce point
que, comme on vous le rappelait tout à l'heure, on a laissé au
gouvernement français l'honneur de négocier, pour ainsi dire,
au nom de tous. Mais, dans la presse française, je me le rappelle,
c'a été une satisfaction générale de voir que le gouvernement
français profitait de l'occasion pour rentrer, par une porte qui
n'est pas, il est vrai, la plus lai-ge, la plus haute, dans cette
question égyptienne, et pour prendre place, non pas cette fois
tout seul, mais avec l'Europe entière. Nous avons donc discuté,
négocié, débattu pendant de longues semaines. On peut toujours
dire d'une négociation que, si elle avait été conduite pard'autres,
elle aurait produit de plus grands résultats. On peut toujours
dire: «Mais vous n'avez pas assez insisté sur ce point-ci et vous
avez trop cédé sur celui-là. » Messieurs, les négociateurs qui
sont aux prises avec les difficultés ont seuls compétence pour
dire: « Voilà le point sur lequel il faut traiter, sur lequel il faut
s'arranger sous peine de rompre. » Ce point, qui sépare l'accord
de la rupture définitive, existe dans toute négociation; il ne
peut être fixé a priori par personne.
248 DISCOURS DE JULES FERRY.
Nous avons poussé celte négociation aussi loin que possible ;
nous y avons apporté la plus grande dose de fermeté, nous y
avons mis toute notre volonté, nous avons fait valoir toutes les
bonnes raisons, et ce que nous avons cédé n'a été obtenu de
nous qu'à la dernière extrémité, estimant, en somme, que, même
avec ces concessions, l'arrangement valait mieux que la rupture
avec toutes ses conséquences. Mais, quand on examine les
termes de l'accord, quand on les réduit à leur formule la plus
simple, quand surtout on veut bien les prendre comme ils sont,
on arrive à cette conviction, comme j'ai eu l'honneur de vous
le dire l'autre jour, (|ue l'accord intervenu entre les deux grands
pays est le résultat de concessions réciproques ; et que c'est un
accord équitable, acceptable, qui, à nos yeux, aie grand mérite,
non pas d'être une solution délinitive de la question, mais de
préparer les solutions définitives, d'en indiquer dés à présent
l'époque, les conditions, et, par conséquent, de faire faire à la
question égyptienne un pas immense, surtout quand on le
compare à la situation dans laquelle nous nous trouvions, à la
veille de la Conféi'ence, c'est-à-dire rien pour nous qu'une
protestation impuissante, rien pour faire valoir notre droit
qu'une réclamation diplomatique qu'on n'osait plus même
élever, car il eût fallu aller bien loin et se porter à des
extrémités redoutables pour lui donner un corps.
Nous sortons donc d'une situation qui, au point de vue de
notre influence politique et diplomatique en Egypte, était vérita-
blement égale à néant. C'est ce néant qui doit servir de point
de comparaison pour juger l'accord qui vous est soumis.
M. Francis Charmes. — Je demande la parole.
M. LE Président du conseil. — Si vous faites cette
comparaison, vous arriverez à cette conviction que nous avons
fait un grand pas; non que nous ayons obtenu tout ce qu'on
pouvait désirer, mais ce que nous avons obtenu, c'est la limite
des concessions que nous pouvions obtenir de l'Angleterre; ce
que nous lui avons cédé, c'est l'extrême minimum des concessions
que nous pouvions faire, sous peine de rompre les négociations.
Voyons donc ce que nous avons abandonné. J'entendais tout à
l'heure, avec une profonde surprise, l'énuméralion, éloquente
et vraiment etïravante, dans la bouche de l'honorable M. Delà-
AFIAIIIKS IIKCM'TK. 249
fosse, de toutccquenousavioiis sacrilié; les droits tradilionnels,
les traités, les intérêts de la France! Où voyez-vous tout cela?
La seule chose que nous avons sacriliée, c'est le condominimn,
expression bien trompeuse elle-même, au tem[)s même où cet
état particulier existait, mais qui prête à des illusions Itien
dangereuses, quand l'institution elle-même a disparu.
Le condominium, c'était un bien grand mot, messieurs, pour
une chose foit simple : le condominium, c'était le contrôle des
finances égyptiennes remis à deux fonctionnaires, nommés par
le khédive, sur la désignation des gouvernements anglais et
français. Cela a duré sous une certaine forme, de 1876 à 1879,
et, de 1879 à 1882, sous une autre forme. Tel était îe condo-
minium. Mais, en fait de dominium. il n'y en a jamais eu qu'un
de légal, de conforme au droit européen en Egypte. L'Egypte a
une situation parfaitement définie : elle est placée sous la sou-
veraineté de la Porte, avec les conditions d'indépendance qui
lui ont été assurées par les traités (pii ont fondé la dynastie de
Mehemet-Ali.
Messieurs, je le répète, et je le répète sans croire rien
sacrifier des droits tiaditionnels de mon pays, jamais, ni sous
le régime du condominium, ni depuis, l'Egypte n'a été une
chose anglaise, ni une chose française, ni une chose anglo-
française : c'est une terre européenne, qui renferme des intérêts
internationaux considérables, où les intérêts français ont la
première place. Et c'est précisément, messieurs, à cause de ces
intérêts français, que vous les considériez au point de vue
économique, au point de vue intellectuel, au point de vue des
souvenirs, au point de vue de la popularité, au point de vue de
la langue, au point de vue des bienfaits répandus sur le pays:
c'est parce que la France est là, dans la mémoire du peuple
égyptien, sur celte vieille et illustre terre, la première entre
toutes, qu'elle n'a aucune crainte de s'y trouver avec le concei-t
européen : car le rôle qu'elle joue en Egypte est tellement
considérable, qu'elle ne peut que gagner à ce concert ; elle
ne peut rien y perdre. {Vive approbation à gauche.) La. wRie
thèse de la France, ce n'est donc pas de dire : l'Egypte est une
convoitise française ; elle n'a jamais été cela, jamais la politique
de la France n'a convoité l'Egypte. La France a porté là tout ce
qu'elle a de meilleur; elle y a fondé une colonie riche, puis-
250 DISCOURS DE JULES FEHKV.
saute, intelligente; elle y a acclimaté sa langue; elle y a envoyé
les meilleurs et les plus intelligents de ses enfants ; elle y a créé
(les œuvres immortelles. Cela lui suffit. Elle n'a pas besoin de
prendre le gouvernement du pays, de l'occuper militairement,
de s'imposer les responsabilités redoutables vis-à-vis desquelles
l'Angleterre est aujourd'liui dans un si grand embarras. Je dis
(|ue la tbèse de l'Egypte internationale, qui est la seule vraie,
est la seule pratique, la seule possible aujourd'hui... [Très bienl
très bien! à gauche); je dis que c'est une thèse féconde, et il
fallait saisir l'occasion, quand elle se présentait, de réaliser,
dans une conférence, cette conception de l'Egypte interna-
tionale, appartenant à toute l'Europe, et des droits collectifs
de l'Europe sur l'Egypte neutralisée. [Applaudissemenis.)
Donc, je trouve qu'en abandonnant le rêve, la chimère du
retour du contrôle à deux; en nous plaçant sur un terrain
diplomatique nouveau; en substituant, par ce que j'appel-
lerai une heureuse novation de titres, les titres nouveaux résul-
tant des engagements pris par l'Angleterre aux vieux titres
périmés qui résultaient du décret d'un khédive et des négocia-
tions entre ce khédive et deux grandes puissances, je dis que
nous avons fortifié notre situation, au point de vue moral; que
nous l'avons fortifiée au point de vue diplomatique, et qu'à
supposer même que tous ces titres dussent rester vains, que
tous ces engagements fussent, comme on n'a pas craint de le
dire, pris de mauvaise foi et des pièges tendus à notre candeur,
à supposer que tout cela fût à craindre, je préfère encore
infiniment les engagements pris par l'Angleterre au néant qui
avait l'emplacé notre ancienne situation du condominium.
Ainsi donc, messieurs, nous avons abandonné le condomi-
nium.
Qu'avons-nous encore fait qui émeut, qui scandalise l'hono-
rable M. Delafosse? Nous avons déclaré que nous n'avions pas
l'intention d'occuper l'Egypte, le jour où l'Angleterre la quitte-
rait. Et en vérité, messieurs, nous avons cru, en faisant cette
déclaration, exprimer le sentiment français dans toute sa
netteté, dans toute sa simplicité et dans sa ferme résolution.
il'rès bien! très bien!)
Qui pourrait affirmer qu'il y a en France une majoi'ilé d'élec-
teurs et, dans cette Chambre, une majorité de députés pour
AKI AlltKS liKC.Vl'TK. 251
soutenir cette politique : après le départ des Anf2;lais de rÉ<j;Yplt'
la France ira seule cliei-cher ^ y roprendn' la làchr iju^ils n'ont
pas su y accomplir.
M. JiLKS DelaI'Osse. — Je n'ai pas dit mm iiidt dt- cela.
M. LE Présidkxt du conskil. — On en a beaucoup parlé.
Vous avez critiqué ti'ès vivement la première dépêche de
M. Waddinglon; or cette dépèche a précisément pour but de
dire à l'Angleterre : « Si vous voulez entrer dans de nouveaux
arrangements. — car tout cela est subordonné à certaines
conditions, tout cela est synallagmatiquc, — si vous voulez faire
un contrat synallagmalique. eh bien, en voici les clauses : On ne
parlera plus de condominium ; il a eu sa grandeur et ses bien-
faits, mais il est mort et nous ne voulons pas le ressusciter,
quoi qu'en disent vos journaux, quoi qu'en pense la méfiance —
car en Angleterre la méliance est grande vis-cà-vis de la France,
sur certains points, de même qu'en France elle existe mallieu-
reusemenl vis-à-vis de l'Angleterre. » Or quel était, pour les
méfiants des deux côtés, le point diflicile? c'était la (piestion de
savoir ce que deviendrait l'Ègypti' lorsque les troupes anglaises
l'auraient quittée, et le sentiment anglais disait : il n'est pas
possible que l'Angleterre s'inllige cette humiliation de quitter
l'Egypte, déclarer son impuissance, et laisser la France y
prendre sa place !
Nous étions tout à fait à l'aise pour rassurer le gouvernement
anglais, l'opinion anglaise, parla raison que, comme je le disais
tout à l'heure, nous n'avions aucune intention de tenter en
Egypte rien qui ressemble, soit à un protectorat, soit à une
annexion, soit à une intervention. L'intervention armée, dans
une certaine mesure, nous a été offerte dans les circonstances
que vous vous rappelez ; vous avez alors décidé, et décidé défi-
nitivement, qu'il n'y aurait plus de notre part en Egypte que
des interventions diplomatiques. {Mouvements divers.) Il ne
nous en coûtait pas, par conséquent, de déclarer spontanément
à l'Angleterre : « Si vous voulez accepter un délai fixe d'occupa-
tion, à notre tour nous nous engageons à ne pas prendre votre
place quand vous aurez quitté l'Egypte. » Voilà l'engagement
synallagmalique ; voilà la déclaration qui tout de suite a rendu
la négociation possible. Cette déclaration a profondément
252 DISCOURS DE JULES FEHUY.
louché le cabinet anglais, qui a compris qu'il pouvait, alors,
examiner, de son côté, s'il n'y avait pas lieu de nous donner, en
retour un délai iîxe d'évacuation. Ce délai, il l'a accordé, il l'a
fixé lui-même.
J'entendais l'honorable M. Delafosse dire tout à l'heure :
« Vous avez cédé TÉgypte à l'Angleterre, puisque vous lui avez
reconnu le droit d'y avoir une occupation temporaire. » A mon
humble avis, et dans ma modeste logique, c'est la conséquence
contraire qu'il faudrait tirer. Nous avons si peu cédé l'Egypte à
l'Angleterre que nous avons obtenu de l'Angleterre, non pas
dans une déclaration unilatérale, comme elle en a déjà fait
plusieurs à différentes époques, mais dans une déclaration
bilatérale, qui a le caractère d'un contrat, nous avons, dis-je,
obtenu d'elle l'engagement de quitter l'Egypte à une certaine
époque. Je sais bien, messieurs, qu'on use, sur cette partie si
délicate de mon sujet, de procédés empruntés à l'analyse juri-
dique, à l'exégèse des textes; qu'on tourne et qu'on retourne
les dépêches anglaises, qu'on fait ressortir les nuances qu'il y
a entre la formule anglaise et la formule française, nuances qui
ne tiennent très souvent qu'au génie ditïérent des deux langues :
le français est une langue claire et précise, l'anglais ne l'est pas
autant; il n'a pas toujours des équivalents exacts dans notre
langue. {Interruptions à droite.)
Je voudrais faire, sur cette méthode d'étude d'exégèse appli-
(luée aux termes diplomatiques, une simple observation. Nous
ne sommes pas, messieui's, en présence de textes législatifs,
pas même en présence d'un traité où la moindre virgule a son
prix : nous sommes en présence d'une correspondance qui
résume des accords intervenus, et, ces accords, ils ne sont pas
seulement dans des lettres, ils sont dans une série de conversa-
tions, complétées par les paroles données, par l'échange d'ob-
servations, par ce débat lui-même.
Si vous voulez traiter les atTaires diplomatiques avec cette
préoccupation que vous êtes en présence d'un adversaire qui
(•herche à vous tromper, qu'on ne peut pas. entre deux nations,
traiter de bonne foi, ne faites de diplomatie avec personne;
restez chez vous, dans votre isolement, et dites au monde
entier : « Il n'y a plus d'honneur entre les nations, il n'y a plus
de traités ; toutes les promesses, toutes les assurances peuvent
Ai"i.\mi;s in:(;vi'Ti:. -^ôj
être violées. » {Protrsldliinis sm- (lircrs hniii-s. C'rst là rcspiil ijt;
beaucoup d'entre vous...
M. DE I-.\ IlociiEroicArLi), DIT. DK HisAcciA .— I.'.\ ii-lrtri To lail, ses
affaires aux dépens des iiôlres! Voilà toul!
M. LK Prksidkxt du conskil. — C'est là l'état d'esprit
de beaucoup d'eutre vous; c'est l'état d'esprit de l'iionorable
M, Delafosse, qui nous a déclaré à la tribune, en termes formels,
que l'Angleterre était de mauvaise foi.
M. .ItLES Delafosse. — .le n'ai pas dil cela !
M. LE Président du coxskil. — Il l'a dit, il a prétendu
en trouver la preuve en rapprocliant une dépèche de M. Watl-
dington d'une dépêche doJord Granville.
M. JiLES Delafosse. — .Je n'ai pas accusé l'Angleterre d'être de
mauvaise foi ; j'ai dit seulement qu'elle avait pris avantage de nos
concessions.
M. LE Président du conseil. — Je proteste absolument
contre cette méthode: je dis que, dans cette négociation, la
plus parfaite bonne foi a régne des deux côtés; et ce n'est pas
moi seulement qui le dis. Je proteste contre cette exégèse,
contre ces subtihtés, contre ces opinions qu'on a vues surgir,
soit dans la presse française, soit dans la presse anglaise. On a
dit: « L'Angleterre s'engage à évacuer l'Égypteau l"'janvier 1888,
à moins que les grandes puissances ne s'y opposent, ou qu'elles
déclarent qu'à cette époque l'évacuation est impossible; mais
combien faudra-t-il de puissances pour faire cette déclaration?
Le refus de l'Angleterre suftira-l-il à tenir l'opinion de
l'Europe en échec? » Ce n'est pas moi qui vais répondre : c'est
M. Gladstone, qui. il y a vingt-quatre heures, s'expliquait avec
énergie sur cette question, et repoussait, de toute la hauteur de
son grand esprit et de sa loyauté, des interprétations qui
ressemblent à des outi'ages :
« Je répondrai tout d'abord au noble lord qui vient de
s'asseoir, et qui m'a demandé les termes des engagements pris
par l'Angleterre et qui détermineraient sa conduite, à la fin de
la période de trois ans et demi. J'appellerai son attention sur
un paragraphe d'une dépêche de lord Granville. Il y est dit :
« Il y aurait quelque difficulté à fixer une date précise à cette
évacuation, d'autant plus que toute période ainsi fixée pourrait,
251 DISCOURS DE JULES FERHY.
à répreuve, se trouver trop longue ou trop courte. Mais le
gouvernement de Sa Majesté, afin d'écarter toute espèce de
doute à l'endroit de sa politique dans cette afïaire, et eu égard
aux déclarations faites par la France, s'engage à retirer ses
troupes au commencement de l'année 1888, pourvu toutefois
que les puissances soient alors d'avis que l'évacuation ne sau-
rait porter atteinte à la paix et au maintien de l'ordre. »
Telles sont les expressions employées.
« Ensuite le noble lord m'a demandé s'il s'agissait d'une
puissance, de deux ou de trois. A cela je répondrai que
l'expression : « s'en rapporter aux puissances de l'Europe » est
assez familière à la diplomatie et à l'histoire. Sous le couvert
de cette phrase, les questions européennes ont été résolues
depuis un demi-siècle et plus, et rien ne serait plus regrettable
que de présumer la désunion et la divergence des puissances en
de telles matières. Quant à nous, nous regardons comme notre
devoir de prendre cette phrase en usage dans la diplomatie, et
nous avons pleine confiance dans son eflicacité. C'est là la
seule réponse qu'il me soit possible de faire; mais cependant
je dois examiner un autre point.
« J'ai entendu quelques personnes dire : « Le refus de
l'Angleterre serait-il suffisant pour neutraliser l'avis des autres
puissances? » Je répondrai que je crois que, si nous avions
engagé avec la France de si solennelles et si imposantes
négociations, si nous nous étions résolus à nous soumettre
nous-mêmes à certaines conditions, à des époques déterminées,
sur l'avis de l'Europe, avec l'arrière-pensée, au fond du cœur,
de neutraliser plus tard, par notre refus, l'action de l'Europe,
je crois, dit-il, qu'alors le temps serait passé de parler de
l'honneur de notre pays. » {Applaudissements au centre.)
Quand on écarte ces préoccupations auxquelles répond
l'honorable M. Gladstone avec tant d'énergie, — car il me
semble qu'un si beau et si lier langage doit singulièrement
vous rassurer [Interruptions à droite), — quand on écarte ces
préoccupations, on se trouve en présence d'une clause parfai-
tement claire, dont la portée véritable est celle-ci : un délai est
lixé, mais après ce délai fixé, — notez que c'est ici le point
important, — l'occupation ne continue plus de plein droit. On
n'a pas dit, en elïet, qu'après le délai fixé, l'occupation conti-
AKFAIHKS I»K<;V1'TK. 2ôJ
Miiera de pli'iii <lrt)il. à moins (|iit' Ifs piiissanccs ik; s'y
opposent. Onadit, au contraire, qu'avant l'expiration du délai,
l'Europe serait consultée et qu'on lui demnudt'rail ce qu'elle
pense de la question de l'évacuation.
Il me semble que de toutes les gaianlies que notre pays
puisse espérer dans le règleinenl de ces alTaires égyptiennes, la
meilleure est celle de ce concert européen, auquel, (|uoi qu'on
en dise, on ne fait jamais vainement appel. Il y a dans les
puissances européennes, messieurs, un grand esprit de droi-
ture et de justice. Quand on délibère de si liant sur de si
grands intérêts, il est diflicile de s'abaisser aux petits moyens
et à la politique sournoise. {Très bien! très bien ! à gauche.)
Messieurs, l'autre point que nous avons acquis, l'autre béné-
lice que nous avons tiré de la convention, des accords prélimi-
naires, c'est la constitution d'un certain contrôle linancier. Tout
à l'heure l'honorable M. Delafosse n'hésitait pas à porter à la
tribune cette affirmation que je me permets de trouver un peu
aventurée : « La commission de la dette, avec les nouveaux
pouvoirs qui vont lui être attribués, voit son action restreinte,
attendu, a-t-il dit, que le pouvoir consultatif qui lui est conféré
sur le budget égyptien lui appartenait déjà en vertu de
l'article 38. »
J'ai voulu me reporter à cet article de la loi de liquidation ;
il est ainsi conçu : « Les commissaires de la dette, représen-
tants légaux des porteurs de titre, auront qualité pour pour-
suivre devant les tribunaux de la réforme contre l'administra-
tion financière, représentée par notre ministre des finances,
l'exécution des dispositions concernant les affectations de
revenus, les taux d'intérêt des dettes, la garantie du Trésor, et
généralement toutes les obligations qui incombent à notre
gouvernement en vertu de la présente loi, à l'égard du service
des dettes privilégiée et unifiée. » Vous trouvez que cet article
est l'équivalent d'mie collaboration, même à titre consultatif, à
la préparation du budget égyptien?
M. LE BARO.N DE SoiBEYRAN. — Il lui cst Supérieur.
M. LE Président du conseil. — Vous voudrez bien le
démontrer, monsieur de Soubeyran. Je ne vois dans cet
article 38 rien qui touche à l'ensemble du budget: je vois un
256 DISCOURS DE JULES FEUHY.
pouvoir considérable accordé à la commission, une sanction
juridi(|ue qui repose sur les tribunaux de la réforme, je vois un
grand pouvoir accordé à la commission, mais dans la limite de
son domaine, dans la limite de la gestion des revenus affectés à
la dette; — vous le savez aussi bien que moi, monsieur de
Soubeyran, — mais, en dehors de ce domaine, elle n'a aucune
action sur le budget, aucune action sur l'administration. Ne
vous y trompez pas ! Les Anglais, du reste, ne s'y trompent en
aucune façon. Ils ne trouvent pas que le pouvoir nouveau
donné à la caisse de la dette soit insignifiant. La Pall Mal
Gazette l'appelle une concession monstrueuse. J'avais dit, en
etïet, l'autre jour, que la commission de la dette publique
aurait à peu prés tous les pouvoirs de l'ancien contrôle, sauf
qu'elle n'assisterait pas aux conseils de cabinet; et ce journal
ajoute :
« Si M. Feri-y a dit vrai, l'accord est condamné, car l'Angle-
terre ne consentira jamais à la résurrection de l'ancien contrôle :
il faut donc que nos ministres repoussent de la manière la plus
péremptoire l'interprétation donnée par le gouvernement fran-
çais aux attributions de la nouvelle caisse. On connaît l'opinion de
M. Barrère,rbabile et énergique représentant de la France, sur
ce qu'il veut faire du nouveau contrôle, et M. Jules Ferry partage
sa manière de voir. Quelle garantie avons-nous que la nouvelle
caisse ne sera pas convertie en ancien contrôle? Toute la
garantie consistera en ce qu'elle ne sera pas directement repré-
sentée par le conseil des ministres. Et puis, le veto sur tous les
budgets supplémentaires avec le droit d'inspection est une
concession monstrueuse, impliquant celui de contrôler les plus
petits détails de l'administration. » C'est aussi, messieurs, devant
la Cbambre des lords, l'avis du chef de l'opposition, de lord
Salisbury.
Il n'est pas doux, bien qu'il n'en parle pas d'un ton aussi
violent que son collègue, sir Randolph Churchill, il n'est pas
doux pour les arrangements nouveaux : « Je ne puis com-
prendre, dit-il, pour quelle raison, pour quelle considération
nous avons fait ces promesses à la France. Nous n'avons rien
obtenu en retour. » Et à propos du contrôle : « Autre question
brûlante : le nouveau contrôle. Mon noble ami, — M. Glads-
tone, — a dit, l'autre nuit, que celui qui a le pouvoir sur la
AiFAinKs in>(;vpTK. r,i
bourse a le pouvoir sur tout, fi (|Uf noire |iolili(|uo doil ûlva
subordonnée aux cousidéralions linanrièros. Mais les ternies
dans lesquels la caisse est autorisée à opposer son veto aux
articles particuliers du budcret, sont empreints d'une ambiuniïlé
étudiée. » Voilà, messieurs, comment on traite, non sculemrnt
dans la presse la plus sérieuse, mais devant le Parlement
anglais, cette extension des pouvoirs llnanciers donnés à la
commission de la dette, sur laquelle M. Delafosse passe
condamnation avec une singulière désinvolture. C'est quelque
cliose de fort sérieux; les Anglais le savent bien, comme le
prouvent les citations que je viens d'avoir l'bonneur de faire
passer sous vos yeux. {Applaudissements à gauche.)
Messieurs, je voudrais aborder maintenant le dernier point
qu'a traité l'honorable M, Delafosse; j'aurai ainsi l'occasion de
compléter mes explications d'avanl-bier.
L'honorable M. Delafosse a parlé, avec beaucoup d'étendue,
de précision et de chaleur {Sowires), des intérêts français eu
Egypte. Ces intérêts sont considérables. Il me sera permis de
dire que, si grands que soient nos intérêts linanciers en Egypte,
nous n'avons pas seulement en Egypte des intérêts de cet
ordre. Sans doute, l'intérêt des créanciers est considérable, il
doit être tenu en grand respect, c'est un des intérêts dont le
Gouvernement français doit se préoccuper au plus haut degré;
mais, à côté, il y a aussi des intérêts politiques de l'ordre le
}ilus élevé, et il n'existe pas toujours d'identité entre l'intérêt
des créanciers de l'Egypte et ces intérêts politiques. Ainsi, par
exemple, si l'intérêt des créanciers avait seul voix au chapitre,
.si la politique obéissait à l'impulsion des créanciers, — je parle
de l'Angleterre; je crois qu'en France les linanciers peuvent
être patriotes; je ne parle pas des linanciers français; — eh
bien, si la politique anglaise suivait l'impulsion des créanciers
de l'Egypte, elle annexerait purement et simplement l'Egypte
et donnerait sa garantie à la dette égyptienne. [Nouvelle
approbation à gauche.)
Il est évident qu'au point de vue des créanciers, la meilleure
solution, c'est la sub.stitution de la signature de l'Angleterre à
la signature de l'Egypte ; mais la substitution de la signature
de l'Angleterre à la signature de l'Egypte, c'est le protectorat,
c'est l'annexion. Il y a donc, à ce point extrême, antinomie
J. Ferry, Discours, V. 17
258 DISCOURS DE JULES FEHRY.
entre les deux ordres d'intérêts. Cela ne veut pas dire, mes-
sieurs, que les intérêts des créanciers soient à dédaigner ou à
sacrifier. On m'a posé, à cet égard, plusieurs questions. D'une
manière générale, je répondrai que nous allons à la Conférence,
conformément à l'invitation de l'Angleterre, pour examiner
s'il y a lieu de toucher à la loi de liquidation, et dans quelle
mesure il convient de toucher à cette loi, mais que nous y
allons libres de tout engagement.
M. LE BARON DE SouBEYRAN. — Très bien ! très bien!
M. LE Président du conseil. — Nous avons réservé la
pleine liberté de notre jugement. La question qu'on veut poser
aux puissances est de la plus haute gravité. En prenant les
grandes puissances comme tutrices de FÉgyple, ou les place
entre l'Egypte et les créanciers, et on leur dit : « Croyez-vous
qu'il soit juste, qu'il soit équitable, — ce n'est pas assez, —
qu'il soit nécessaire d'imposer des sacrifices aux créanciers? »
C'est là, messieurs, un jugement redoutable. Il s'agit de décider
si les finances de l'Egypte, considérées en elles-mêmes, déga-
gées de tous les accidents qui en ont altéré la marche, sont
dans leur état normal, ou si l'Egypte est vraiment en état de
banqueroute, car alors les sacrifices qu'il y aurait lieu de
demander aux créanciers seraient de ceux qu'ils consentent
toujours en pareils cas; ils abandonneraient une partie de leurs
créances pour sauver le reste.
M. LE BARON DE SouBEYRAN. — Ce ii'est pas le cas!
M. LE Président du conseil. — La question est de savoir
si le budget de l'Egypte est dans cette situation. Permettez-moi
donc de le dire : pour ceux qui seront à la Conférence, la ques-
tion est formidable, et croyez bien que nous l'examinerons avec
le sentiment de la responsabilité qui pèse sur nous. Croyez
bien que, pour demander aux créanciers un sacrifice, si léger
qu'il soit,- il faudra qu'on nous démontre de la manière la plus
éclatante que ce sacrifice est nécessaire. {Très bien! très bien!
à ^a?/c^<?.) Voilà dans quelle situation d'esprit nous nous présen-
terons pour prendre notre place dans l'aréopage européen. Je
ne puis pas faire de réponse plus précise.
On m'a dit : « Que pensez-vous des indemnités d'Alexan-
drie ? » Je voudrais seulement relever, à ce propos, une erreur
AU AlltKS l)K(;VI'TK 2r.9
(le M. Delafos.sc. Il a parlé des iiKlfinnilés do Sfax. Or. ce ii'csl
pas le Gotivenit'iiK'iU français (pii les a payées : c'est le f,^ouver-
nement lunisien. Ce sont les gouvernements locaux qui payent
les indemnités i-ésiiltaiit de pillaues piiMics, de révolutions. Et,
en Egypte, la jurisprudence dfs tribunaux de la l'élornie est
formelle : ils ont considéré qu'à raison des événements
d'Alexaiulrie le gouvernement écyplien était l'osponsable...
[Mouvements divers.)
M. Jllks Dimakosse. — Et ù Tamatave?
M. LE Président du coxseil. — A Tamatave, les indemnités
seront payées par le gouvernement liova...
M. DiiREAi; DE Vailcomte. — Il n'y a i)lus tic gouvernement liova
à Tamatave.
M. LE Président du conseil. — ... Cela est absolument
conforme à tout le droit européen. Je voudrais seulement
qu'après cette déclaration, on ne nous supposât pas décidés à
aller à la Conférence pour présider à regorgement des créan-
ciers. J'ai peut-être le droit de dire et de rappeler que nous
n'avons pas conduit la politique française, depuis que nous
avons l'honneur de la diriger, dans la voie de l'abaissement et
de l'etTacement, et que nous savons défendre, partout où ils
doivent être défendus, les intérêts de nos nationaux. [Applau-
disseinenfs sur ^(u grand nombre de bancs à f/aiiche.)
La dernière question qu'a posée M. Delafosse, la question
générale, la question d'ensemble, a-t-il dit. est celle-ci : « Que
voulez-vous faire de l'Egypte? Quelle est votre solution? A
quoi rime... — il s'est servi de cette expression, — votre
arrangement, et quels rappoils a-t-il avec votre solution défi-
nitive? » Notre solution définitive n'est un mystère pour
personne : c'est la neutralité de l'Egypte, afin d'assurer la
liberté du canal de Suez. Il y a là un intérêt commun à toute
l'Europe, et, —j'attire un instant vos réfiexions sur ce point,
— il y a là une garantie que les puissances ne laisseront pas
tomber cette question, — comme elles en ont laissé tomber
tant d'autres, — parce qu'elles y ont toutes un égal intérêt. Le
but que l'Europe poursuit avec patience, qu'elle poursuivra
avec persévérance et qu'elle atteindra, c'est la neutralisation de
l'Egypte pour assurer la liberté du canal. Voilà à quoi « rime »
260 DISCOURS DE JULES FEURY.
noire aiTangement. Mais déjà sa préparation iVa pas procliiil
un mince résultat, car elle a amené le gouvernement britan-
nique à déclarer qu'avant l'évacuation, avant trois ans, il
présenterait un double projet pour assurer, d'une part, la
liberté du canal, et, de l'autre, la neutralité de l'Egypte.
Je dis que ce résultat vaut toutes les concessions que nous
avons faites; je dis que c'est un résultat patriotique et que,
peut-être, d'ici trois ans. vous reconnaîtrez que nous ne vous
avons pas trompés, et que nous avons conduit la politique
française dans des voies sûres et fécondes. {Applaudissements
répétés à gauche et au centre.)
M. de Soubeyran, dans un long discours, établit ensuite que
rÉgypte était très solvable, que l'Ang-leterre, après son opération
de l'achat des 176 000 actions du canal de Suez qui lui donnait un
bénéfice de plus de 200 millions, n'avait pas le droit de demander
de nouveaux sacrifices aux porteurs de créances égyptiennes au
profit de l'administration britannique, et que le gouvernement
français devait défendre énergiquement devant la Conférence les
intérêts financiers de la France. M. Freppel émit plus que des
doutes sur la sincérité de l'engagement pris par l'Angleterre de
retirer ses troupes au début de l'année 1888, puisqu'elle ne trouve-
rait jamais que l'évacuation puisse s'accomplir sans compromettre
l'ordre et la paix en Egypte. Aussi, suivant l'évéque d'Angers, eût-
il été plus sage de ne pas aliéner d'avance notre liberté d'action.
Quant à M. Francis Charmes, après s'être défendu de vouloir all'ai-
blir la situation prise par le Gouvernement, il estimait également
qu'on avait laissé la Grande-Bretagne prendre trop d'avantages au
cours des négociations. Par exemple, il eiit mieux valu ne pas
reconnaître avec éclat que le condominium était mort, que nous
n'avions plus le droit d'intervenir militairement en Egypte.
M. Charmes jugeait bien vague, malgré sa précision apparente,
l'engagement pris par nos voisins d'évacuer l'Egypte dans trois ans
et demi, car, dès à présent, l'armée égyptienne était incorporée
dans l'armée anglaise. L'orateur considérait l'arrangement nouveau
comme une diminution de notre prestige. Il conclut en demandant
au Président du conseil de soumeltre aux Chambres françaises les
engagements qui seraient pris dans la Conférence, et il proposa
l'ordre du jour pur et simple, avec cette signification que la Cliambre
(c réservait son jugement »,
M. Jules Ferry refusa d'accepter un ordre du jour pur et simple
ajantee caractère de défiance ou de confiance suspendue :
M. LE Président du conseil. — Messieurs, je n'ai pas
l'intention de revenir sur des arguments que je considère
Ail AlliKS l)K(;Vl'Ti:. 261
coDime ayant été suf(isaiiiiiîfiil ilrveloppés an coiifs do cello
séance cl je m'allache smlcnient aux conclusions du discours
de roraleur que vous venez d'enlendre. Le discours était habile,
la conclusion l'est davantage, car elle a pour but d'liabill<'r un
ordre du jour pur et simple en ordre dujourdt'dt'nii-tléliance...
M. Francis GiiAn.Mi;s. — Pas du tout,
M. LE Frk.sitjext DU coNSKir.. — ...(|ut'pûur mon com[)le
je ne puis pas accepter. Je suis tout à fait d'avis, messieurs, que
vous soyez saisis, consultés, sous une forme qui est à trouver, sur
l'ensemble des délibérations auxcjuelles le Gouvernement aura
pris part devant la Conférence. Les résultats de cet accord vous
seront soumis : on vous les apportera et vous manifesterez.
par une procédure parlementaire quelconque, votre approbation
ou votre désapprobation.
A droite. — Mais il sera trop lard !
M. LE Président du conseil. — Voilà la déclaration que
je liens à faire. Mais suspendre jusque-là toute espèce d'opinion
sur l'accord qui vous est soumis, sur la conduite à donner aux
négociations, c'est faire au Gouvernement, dans la Conférence,
une situation d'infériorité que vous ne voudrez pas donner aux
représentants de la France. {Trrs /)ie)i.' irès bien à gauche et
au centre.)
M. RiBOT. — Je demande la parole.
Un membre. — Voyez ce que font les Anglais !
3L LE Président du conseil. — Les Anglais ne font pas
ainsi. Nous les voyons déposer et discuter bravement un ordre
du jour de censure. Eb bien, qu'on apporte ici cet ordre du jour
de censure et nous le discuterons. (Exclamations à droite.) Je
prie donc l'bonorable M. Charmes de ne pas persévérer dans
ce que je considère comme une liction parlementaire, c'est-à-
dire à présenter un ordre du jour pur et simple qui dissimule,
en définitive, un ordre du jour de défiance ou de confiance
suspendue. [Mouvements divers.)
Que l'honorable M. Charmes formule dans un ordre du
jour motivé sa confiance suspendue, et qu'il la soumette à la
Chambre, à la bonne heure !
J'aurais accepté, quant à moi, et demandé même l'ordre du
jour pur et simple, qui me paraît la conclusion naturelle de
•262 niSCOUUS DE JULES FERRY.
ce dt^bat : mais je ne puis accepter les commentaires de
M. Charmes, qui donnent à cet ordre du jour un caractère de
défiance. {Applaudissemeuls sur un grand nombre de bancs.) »
M. llibot appuya sur les réserves de « son honorable ami
M. Cliarmes » et demanda au Président du conseil de prendre,
comme M. Gladstone l'avait fait devant le Parlement anglais,
l'engagement de soumettre au Parlement français le résultat des
résolutions prises à la Conférence avant qu'elles ne fussent devenues
définitives. Il affirma d'ailleurs que ni M. Charmes, ni lui-même, en
proposant de voter l'ordre du jour pur et simple, n'avaient l'intention
de témoigner la moindre défiance au cabinet.
Dans ces conditions, M. .Jules Ferry accepta le vote de Tordre du
jour pur et simple :
M. LE Président du conseil. — Messieurs, je n"ai pas
bien compris les paroles par lesquelles l'honorable M. Ribot a
déflni et semblé vouloir préciser la façon dont la responsabilité
ministérielle et le contrôle de la Chambre seraient ménagés et
combinés dans cette affaire. M. Ribot, de son côté, n'avait pas
compris la déclaration très nette que j'avais portée ici, que
personne n'a eu besoin de m'arracher, que j'avais faite
spontanément : à savoir que la Chambre sera saisie de l'ensemble
des décisions de la Conférence et sera appelée à donner son
opinion.
Plusieurs membres. — Avant ou après la ratification ?
M LE Président du conseil. — J'entends dire : Avant! Et
c'est justement sur cet « avant » que je veux m'expliquer.
i P?'o fond silence.) l\ serai hien enlcnda que, de même que les
décisions prises par la Conférence ne seront définitives, au regard
du gouvernement anglais, que lorsque la Chambre des communes
aura prononcé, de même elles ne seront définitives, au regard
du Gouvernement français, que lorsque la Chambi-e aura été
consultée. ( A i)jjlaudissentenls.)'yi3i\s, demème queM. Gladstone,
dont on vient de citer l'exemple, a formellement réservé son
droit de négocier jusqu'à la fin, et d'apporter à la Chambi-e des
communes des négociations terminées, de même je réserve
pour le Gouvernement français le droit de négociation, car il
lui appartient essentiellement. [Marc/ues d'adhésion.) Seulement,
il est bien entendu que ce ne sera (prune exception à notre
di'oit constitutionnel. Ainsi, la loi de liquidation de 1879 et 1880,
.AFFAIRES IIK(;V1'TK. 'iG3
dont vous n'avez élt'' saisis (|iic par !•• ■ Liviv jaune », n"a
jamais reni la sanction loinirllc de la procéduie itarlenientaiic.
Vous étiez en droit irinlerpeller, do renverser le cabinet (jui
avait mis sa signatuic au bas de cette loi, mais vous ne pouviez
pas empêcher laloid'avoir son i)lein et entier elTet: la situation
est un peu ditlérente.
Aujourd'hui, il est entendu (pie, comme un de ces traités qui
ont besoin de la sanction des (îliamhres, cette convention ne
deviendra délinilive (pie par un vot*? du Parlement. Ce (jui
cr(;>ait le malentendu entre M. Rihot et moi, c'est qu'il me
semblait voir, derrière ses paroles, la pens(!'e, à mon sens, tout
à fait impraticable, d'associer la Chambre aux délibé'rations de
la Conférence.
M. ItiBOT. — Je n'ai jainais en une pareille pens(3e.
M. LE Président ])U conseil. — Nous sommes d'accord,
alors! Quant au premier point, puisque l'honorable M. Ribot
est venu ici, avec l'autorité qui lui appartient, désavouer
formellement le caractère de défiance que j'avais cru reconnaître
dans le commentaire de M. Charmes...
M. Francis Charmes. — Vous vous ('*les trompé, monsieur le
Président.
M. LE Président du conseil. — ... puisque ce commentaire
est formellement retiré et désavoué, j'accepte l'ordre du jour
pur et simple. {Applaudissements au centre et à gauche).
L'ordre dujour pur et simple fut adopté, àl'unanimité de 460 votants.
C'est à partir de ce moment que le cabinet présidé par M. Jules Ferry
reprit, avec une rare ténacité, lalutle contre les empiétements de la
Grande-lîretagne en Égyple. Sans entrer dans les détails techniques
des négociations financières, nous rappellerons seulement qu'à la
Conférence, MM. Waddington et de Blignières opposèrent aux plans
des plénipotentiaires anglais, qui se résumaient dans la réduction
des inlérèls de la dette et un nouvel emprunt, un contre-projet
qui trouvait le moyen de restaurer les finances égyptiennes par la
réduction des frais d'occupation, la suspension de l'amortissement
et la diminution des intérêts payés à l'Angleterre sur les actions
du canal de Suez qu'elle avait ac({uises. Les puissances gardaient
une altitude en quelque sorte passive, et, dans l'impossibilité d'arriver
à une solution définitive, les plénipolenliaires anglais proposèrent
de ne réduire pendant trois années les intérêts de la dette que d'un
demi pour cent. Mais les commissaires français, tout en admettant
264 DISCOURS DE JULES FERRY.
la nécessité d'un emprunt, insistèrent, dans leurs propositions du
2 août, sur l'insertion d'une clause qui portait que la commission
de la dette ne pourrait donner son assentiment à une réduction de
rintérèt de la dette qu'à l'unanimité des voix, et qu'en cas de
divergence d'avis sur ce point entre les membres de la commission,
la question serait poitée devant les puissances représentées à la
Conlerence. L'Angleterre ayant décliné toute discussion à cet égard,
la Conférence fut rompue le 2 août, et l'accord anglo-français du
17 juin tomba par voie de conséquence.
Les puissances prirent dés lors une attitude peu sympatbique
aux prétentions britanniques, ce qui força Nubar-Pacha à verser
dans les caisses de la dette les sommes nécessaires au service des
arrérages. L'Allemagne prit l'initiative de la convocation d'une
nouvelle conférence diplomatique à Berlin, en vue de rechercher les
moyens d'assurer la liberté commerciale sur le Congo et le Niger,
et d'éviter des conflits entre les puissances intéressées, relative-
ment aux annexions de territoires en Afrique. L'Angleterre, après
quelques hésitations, finit par se résigner à accepter l'invitation de
M. de Bismarck.
Réponses aux interpellations de M. de Gavardie. au Sénat.
C'est dans ces circonlances que M. de Gavardie, le bouillant
sénateur de la droite, développa, dans la séance du Sénat du
20 novembre 1884 ', une interpellation qu'il avait annoncée dès le
mois de février, sur les affaires d'Egypte. I/excentrique orateur refit,
à sa manière, l'historique de nos négociations avec l'Angleterre,
en ce qui concerne l'Egypte; il accusa de faiblesse la politique suivie
de M. de Freycinet, qui avait eu pour conséquence la substitution à
l'entente à deux de « l'anarchie internationale », suivant l'expression
de lord Salisbury. 11 rappela que l'ancien ministre des affaires
étrangères n'avait pas parlé le langage qui convenait, pour décider
la Chambre à intervenir en Egypte avec l'Angleterre, pour mettre
à la raison la révolte peu redoutable d'Arabi-Pacha ; que M. Duclerc
s'était borné à réserver la liberté de la France, et il termina en
reprochant au cabinet .Jules Ferry d'être allé chercher à Berlin un
point d'appui contre l'Angleterre, en prédisant que la nouvelle
conférence n'aboutirait qu'à nous brouiller, sans profit, avec la
Grande-Bretagne.
M. Jules Ferry fil, en réponse à M. de Gavardie, la brève déclaration
qui suit :
M. Jules Fekry, président du conseil, ministi'e des affaires
étrangères. — Messieurs, si le respect du droit d'interpellation
J. V. i'O/Tîcie/ilu 21 novembre 1884.
AFKAIItKS It KliM'TK. 2f;,j
lî'ôlail pas un ({("<■ i)riini[)rs foiidaiiifiilaiix du ri'.^imt: parlt'iin'ii-
taire, j'aurais \m(' llionorable M. de Gavanlic d'ajourner
encore l'interpellalion qu'il vieul de développer devant vous. 11
m'apparaissait, en elVel, (jui'llt' ne pourrait être, en tant (|ui'
portant sur les alTaiirs éuypiicnnes, rpie létrospeclive, par
conséquent inutile, ou piéniaturéc. L'iulcipellation rétro-
spective — car c'est bien là le caractère du discours que vous
venez d'entendre — riiiterpellation r(''lros[ie('tive (|ue >I. de
Gavardie vient de développer...
M. DE G.vvARDiK. — Parco que vous iir l'avez |)as acceptée au
moMient voulu !
M. LE Président. — N'interrompez pas, monsieur de Gavardie.
M. LE Président du conseil. — ...l'interpellation rétios-
pective que l'honorable M. de Gavardie vient de développer,
n'apportera pas, je crois, avec elle de grandes lumières ni de
grands profits. Nous connaissons, messieurs, vous connaissez
tous riiistoire de l'année 1882, les grandeurs et la décadence
du condominhan. Vous étiez, pour avoir discuté ici, il y a deux
ans, cette grande question égyptienne, au courant des événements
parlementaires, des incidents de divers ordres qui ont fait de
ce condominium, dont l'honorable M. de Gavardie vous a si
longuement parlé, un grand, un noble souvenir, mais, en
définitive, un souvenir historique. Vous connaissez aussi, par
les documents qui vous ont été distribués, l'effort que le cabinet
que j'ai l'honneur de diriger, a fait, au mois d'avril de cette
année, pour transporter sur le terrain international, que
l'Angleterre elle-même nous avait offert, la défense des intérêts
permanents de la France en Egypte. Et, puisque l'honorable
M. de Gavardie s'inspire surtout dans sa politique égyptienne
— je ne veux pas parler des inspirations orientales et bibliques
dont il a orné son discours — du désir, dis-je, de maintenir
l'amitié, l'alliance, la cordialité des relations avec l'Angleterre,
qu'il me permette de lui dire qu'il est bien le plus injuste des
critiques lorsqu'il s'attaque à ce cabinet même, à la politique
que nous avons essayé défaire, politique qui n'avait d'autre but
et d'autres aspirations que de reformer avec l'Angleterre un
accord solide et durable.
Si jamais gouvernement a prouvé qu'il tenait à marcher avec
2G6 DISCOURS DE JULES FERHY.
rAiigleterre clans la question égyptienne, c'est celui au nom
duquel j'ai l'honneur de parler. Accuser ce gouvernement
d'avoir rompu celte tradition, c'est véritablement se montrer,
vis-à-vis de lui, d'une partialité que je pourrais appeler
« monumentale », pour meservird'une épithète de .M. Gavardie.
[Très bien! à gauche.) Oui, nous avons fait de grands elïorts à
la conférence de Londres. Je ne veux pas, messieurs, parce que
toutes ces choses appartiennent au passé, parce que c'est de
l'histoire, et que les Parlements ont mieux à faire que de se
lamenter ou de s'attrister sur le passé... [Murmures à droite). ..
je ne veux pas, dis-je, parler de ces choses-là ; je ne veux pas
rappeler les inducnces diverses, les sentiments, les états
d'opinion qui ont empêché cet accord anglo-français d'aboutir.
A l'heure qu'il est, que puis-je vous dire? Une interpellation
est une question. On m'interroge; on me demande, sans doute,
— car cette question, si elle ne s'est pas trouvée à la fin
du discours de M. de Gavardie, vient naturellement sur toutes
les lèvres : — « Est-ce que vous pouvez nous dire quelque
chose? » Messieurs, je vous confesse que je ne puis rien dire de
plus aujourd'hui qu'il y a un mois, le jour même où je sollicitais
du Sénat la remise au 20 novembre de l'interpellation de
M. de Gavardie.
Je vous parlais, à ce moment, des propositions nouvelles que
le cahinet britannique nous avait annoncées. Ces propositions
devaient suivre le retour du haut commissaire envoyé par le
gouvernement anglais en Egypte, lord Norlhbrook. Lord
Northbrook est de retour, et nous sommes informés qu'il a
saisi le gouvernement britannique de propositions nouvelles;
mais, ces propositions, nous ne les connaissons pas; la Chambre
des communes elle-même n'en a pas encore reçu communi-
cation; je n'ai, par conséquent, rien à en dire. Il n'y a pas de
négociations reprises; si elles étaient reprises, il y aurait lieu
d'examiner jusqu'à quel point il est possible de les apporter à
la tribune; mais les négociations ne sont pas reprises : nous
attendons En un mot. on nous a annoncé des propositions; ces
propositions vont nous être faites. En cet état, messieurs, je ne
peux que vous demander de voter, sur l'interpellation de
l'honorable M. de Gavardie, l'ordre du jour pur et simple. [Très
bien! très bien! à gauche.)
AU VIltKS lii;(,\{'TK. 267
M. DE (i.WAitDii:, (/'- m place. — Je liens ;i constater que, il y a nii
mois, M. le ministre des alTaiies (^lraiii,'<'res nous a dit qu'il avait
entamé des ii»''f<ooialions avec rAni^lelerre, et que cVîtait |>récist''-
ment parce que les iic<j;ocialions ctaient enijagi-fs ipi'il in- imiivait
pas répondre à mon interpellation.
M. le ministre vient de i-econnaitrc anjuurdliui qn'cMi (ii'linilivi', il
n'y a eu aucune espèce de négociations...
M. LE Président dl" conskfl. — 4c n'ai [las dit cela.
M. DE Gavaudie. — li prétend qu'il attend le n-tour de lord
Northluook ; eh bien, il peut lire dans le Times un article dont l'ana-
lyse est afticliée dans notre salle, dos conférences; il y verra où il
a conduit la France par la politique imprudente qu'il a suivie!
{Exelamalions à (/nuche.)
.M. DE Frevcinet. — Je demande la parole. (Mouvement générnl
d'atiention.)
M. de Freycinel, mis en cause par M. de (Javardie, crut l'occasion
favorable, malgré les murmures d'une partie du Sénat, pour justifier
la politique (ju'il avait suivie ([uand il dirigeait nos affaires extérieures,
et soutint cette thèse qu'en 1882, une intervention de notre part
pouvait susciter de f^raves conflits; que l'Angleterre, en agissant
seule, n'avait pu l'éussir à résoudre les questions égyptiennes, et,
tout en avouant que l'attitude de la Chambre nous avait fait perdre
« le terrain que nous avions concjuis », émit l'espoir que notre
situation en Egypte n'était pas irrévocablement perdue, parce que
l'Angleterre était solennellement liée par le droit international, et
qu'elle était tenue, par les traités et ses propi-es engagements, à
déférer au concert européen.
Cette intéressante discussion se termina par le vote de l'ordre du
jour pur et simple.
D'ailleurs, les prévisions optimistes de M. de Freycinet ne tar-
dèrent pas à être démenties par les faits, car l'Allemagne et la
liussie, après le jugement du tribunal du Caire, qui condamna les
ibnctionnaires égyptiens à restituer à la caisse de la dette, les
sommes détournées par Nubar-Pacha de leur destination naturelle,
se montrèrent fort bostiles aux nouvelles propositions de l'Angleterre,
qui voulait suspendre l'amortissement, réduire l'intérêt de la dette
et refusait d'évacuer l'Egypte dans un délai quelconque, tout en
maintenant le caractère exclusif de son contrôle. Les puissances ne
répondirent même pas à ces propositions exorbitantes et laissèrent
les Anglais aux prises avec toutes les difficultés de leur campagne au
Soudan. Le général Wolseley, après de laborieux préparatifs, ne
remporta, près des puits d'Abou-Klea, qu'une victoire douteuse et
chèrement disputée (17 janvier 1885) et, quand il arriva, le 28, aux
portes de Khartoum, il apprit que depuis deux jours la ville était
aux mains du Mahdi, et que Gordon-Pacha avait été tué. L'armée
anglaise se mit péniblement en retraite, perdit deux généraux et
268 DISCOURS DE JULES FElUiV.
recula sur Dongola en abandonnaiil la fçarnison de Kas^ala. Ces
graves échecs, et la mort de Gordon, que la lenteur de l'armée de
secours n'avait pas permis de sauver, affaiblirent le cabinetGladstone,
mis en minorité à la Chambre des Lords et conservant avec peine
sa majorité aux Communes. Les négocialions engagées avec les
puissances, relativement à l'Egypte, aboutirent soudain à une
solution satisfaisante. Elle trouva sa formule dans la Déclaration
du 17 mars, contresignée à Londres par les représentants de
l'Allemagne, de l'Autriche-Hongrie, de la France, de la Grande-
Bretagne, de l'Italie et de la Russie. Cette déclaration reconnaissait
l'urgence de consacrer par un acte additionnel, en tous temps et
pour toutes les puissances, le libre usage du canal de Suez; et une
commission, composée des sept gouvernements précités, devait se
réunir à Paris, le 30 mars, pour préparer et lédiger cet acte.
C'est au moment où, grâce à l'énergie de la diplomatie française,
dirigée par M. Jules Ferry, le prestige de notre pays tendait à se
relever, que M. de Gavardie, dans la séance du 26 février 1885 ',
profita de la discussion du budget des alTaires étrangères, pour
demander au Président du conseil « quelle était notre situation sur la
mer Rouge » et où en était aussi la question de la neutralité du
canal de Suez.
M. Jules Feri'v fit prévoir, eu quelques mots, qu'à très bref délai,
les négocialions sur le règlement des alfaires d'Egypte aboutiraient
à une convention qui serait soumise au Parlement :
M. Jules Ferky, président du conseil, ministre des affaires
étrangères. — Messieurs, je ne veux dire qu'un mot en réponse
à l'honorable M. de Gavardie : c'est que l'heure n'est pas venue
de lui répondre...
M. DE Gavardie. — Vous faites toujours la même réponse.
M. LK Président du conseil. — ... mais que celle heure
est prochaine. Il est k la connaissance de tont le monde que
des négocialions de la plus haute importance sont, dans ce
moment-ci, engagées avec le cabinet anglais ; qu'elles portent
précisément sur le règlement de la question égyptienne et, en
particulier, sur cette grande question de la liberté du canal de
Suez que vous aviez bien raison de pi'oclamer le plus sérieux,
le plus considérable intérêt de la France et de l'Europe dans
les questions égyptiennes. Aussitôt, messieurs, que ces négocia-
tions auront abouti, comme j'en ai la fei^me espérance, les
documents vous seront distribués, et la convention elle-même
1. V. VOfficiel du -27 février 1885.
AI-IAIHKS irKr.VPTE. '209
sera soumise au Paiii^meiit. C/esl alors que riioiiorahlf M. de
Gavarilie pourra traduire dcvaiil la reprc^seiitalioii uatioiialc la
politique imprcvoyanle, coupable, qu'il accable ici d'oulrages
inutiles, puisque, dans quelques jours, il poiii'ia la ju.Lïer. Nous
poui'rons également, à ce moment-là, nous expliquer siu' les
ports de la mer Rouge, et j'ajouterai même, pour la plus
complète satisfaction de l'honorable préopinant, (pien ce <pii
concerne Obock, il y a un projet de crédit siip|démenlaire spé-
cial, déposé à la Chambre des députés, qui viendra ici et (|ui
donnera naturellement lieu à une discussion : car il importe
surtout, en ces matièi-es si hautes et si délicates de politique
étrangère, de n'aborder les questions que lorsqu'elles sont mûres,
et lorsque les documents qui peuvent permettre aux représen-
tants du pays de les juger, seront entièrement réunis. L'hono-
rable M. de Gavardie peut faire au Gouvernement cré^dit de
quelques jours; son impatience sera bientôt satisfaite, car je
crois que d'ici à peu de temps, je pourrai déposer sur le bureau
du Parlement les documents relatifs à la question égyptienne,
ainsi que ceux qui ont trait à la (jueslion du Congo, que l'hono-
rable M. de Gavardie a également touchée en passant. [Très
bien! très bien! à gauche.)
Le jour même où M. Jules l-'erry faisait celte déclaration au Sénat,
la Conférence de Berlin signait son acte final, qui fixait tons les
principes de la libre navigation du Congo et du Niger, et interdisait
l-occupation de nouveaux territoires sur le continent africain, avant
notification aux puissances signataires. Une convention, passée le
2 février entre la France et l'Association internationale de Bruxelles,
nous assurait au Congo un territoire de 300 000 Ivilomètres cai'rés.
Le 30 mars, s'ouvrait à I^aris la Conférence qui devait arrêter les
conditions de la idjerlé du canal de Suez, et le Président du conseil
déposait sur le bureau de la Cbanibre deux projets de loi : l'un
portant laratification de la convenlion de Londres du 18 mars 1883,
et l'autre portant approbation de l'acte général de la Conférence de
Berlin. Une heure après, le ministère Jules Ferry était renversé par
la Chambre, et tous les efforts de notre diplomatie se trouvaient remis
en question!
270 DISCOURS DE .IL' LES FEUHV.
Affaires du Tonkin.
On ne peut songer à refaire ici l'historique complet des rapports
de la France avec le Tonkin et l'empire d'Annam. Nous nous en
référons aux documents publiés par M. Léon Sentupéry, sous la
direction de M. Jules Feriy lui-même, dans le beau livre : Tonkin
et la Mèrc-Palrie, et à l'Affaire du Tonkin, par un diplomate dont
l'ancien Président du conseil a pu contrôler l'exactitude. Il suffira
de rappeler que les missions catholiques existaient au Tonkin
depuis 1621) ; qu'en 1735, Dumas y fut envoyé par la Compagnie des
Indes; que Dupleix y délégua plusieurs agents; qu'en novembre 1787,
Nguyen-Auch, aïeul de l'empereur Tu-Duc, passa un traité avec la
France, après avoir élé présenté à Louis XYI par l'évèque Pigneau
(le Méhaiue, et, grâceàplusieurs officiers français, arrachaaux Chinois
la domination du Tonkin et y bâtit plusieurs citadelles. La monarchie
de .luillet obtint, en 1844, l'ouverture de plusieurs ports à la marine
française. Le second Empire, après avoir fait occuper la basse
Cochinchine et menacé l'empereur Tu-Duc dans sa capitale, établit le
protectorat français sur le royaume du Cambodge. En 1 866, le capitaine
Doudart de Lagrée, avec Francis Garnier, explora le Mé-Kong, gagna
le Laos et parcourut le Yunnan. La conclusion de ces hardis explo-
rateurs fut que la véritable voie que pouvait suivre notre trafic avec
la Chine, était celle du tteuve Rouge (Song-Koï) qui traverse tout le
Tonkin, et que l'ouverture du Tonkin était la suite nécessaire de
notre établissement dans la basse Cochinchine. Dès I87I, le négo-
ciant Jean Dupuis explora le haut fleuve Houge jusqu'à Lao-Kaï,
accompagné d'un seul domestique, et, l'année suivante, il remonta
le fleuve avec deux canonnières et une jonque qu'il amenait par
traité au maréchal Ma, et arrivait à Manghao (Chine) le 4 mars 1873.
En neuf jours, il redescendait à Hanoi avec ses bateaux et les
marchandises qu'il avait reçues en paiement des autorités chinoises.
La preuve de la navigation du fleuve Rouge était donc surabon-
damment faite, etl'effet l'ut immense surles commerçants américains,
anglais et allemands. En mai et juillet 1873, l'amiral Dupré insiste
énergiquement pour obtenir du duc de Broglie l'autorisation de
s'établir au Tonkin avant qu'il ne tombe aux mains des Chinois ou
d'une puissance européenne. C'était, écrivait l'amiral, « une question
de vie ou de mort pour l'avenir de notre domination en Oi'ient. ••
Malgré la tiédeur du Gouvernement français, qui ne consentit
qu'avec peine à envisager l'éventualité d'un protectorat français au
Tonkin, l'amiral Dupré autorisa Francis Garnier à marcher sur
Hanoï avec un petit détachement de 180 hommes. Le coup de main
réussit, mais, à peine le brave officier avait-il occupé Hanoï el déclaré
le tieuve Rouge ouvert au commerce, qu'il fut tué, le 21 décembre 1873,
AI'IAIliKS Dlj TONKIN. ^71
dans une enibiiscudf. Sur (iiioi h; gouvernement de l'aiis interdit
toute occupation militaire, el l'on envoie M. IMiilasIre, inspecteur
des aiïaires indigènes de Cochinchine, qui désavoue l'eulreprise de
Garnier, chasse Dupuis et conclut le traité franco-annamite du
15 mars 1874, qui plaçait lu politi(iuo extérieure de l'Annam sous la
direction française et nous obligeait à défendre ce pays contre
toute attaque. Ce traité équivoque, qui ne nous permettait pas d'aller
au delà d'Hanoï, n'empêcha ni les voyafîes hydrographiques de
MM. Héraud et nouillet,de Hanières et Gouin(18"o),ni les explorations
de M. de Kergaradec (1870 et 1877). De nombreux officiers de marine
continuèrent les études du pays el de ses cours d'eau. Des ingénieui's
distingués, comme MM. Fuchs et Saladin, s'occupèrent, d'autre part,
de relever les gisements houillei's et m('talliieres du Tonkin (1882).
En janvier de la même année, M. Le Myre de Vilers avait douhlé la
garnison de Hué.
C'est sous le ministèi^e Jules Ferry (21 janvier 1883) f|ue les
projets d'expéditions se précisent et passent rapidement aux
moyens d'exécution. Déjà, sous le ministère Freycinet, l'amiral
Jauréguiberry avait envoyé, en mars 1882, le commandant lUviére
au Tonkin, avec deux navires et 400 hommes, et ce petit corps
s'était emparé de la citadelle d'Hanoi pour intimider les manda-
rins (25 avril). M. Duclerc ayant autorisé l'envoi de 700 hommes
de renfort, après avoir triomphé des objections de M. Grévy
(décembre 1882), Rivière s'empara de Nam-Dinh (27 mars 1883)
et repoussa les Pavillons-iNoirs. Le 24 avril, le cabinet dépose une
demande de 5 millions et demi de crédits; mais Rivière est tué
dans une sortie, avec un certain nombre de ses soldats (19 mai).
Les Chambres votent le crédit de 5 500000 francs pour le venger
(15 et 26 mai 1883), et les secours arrivent de Cochinchine et de
France. Tandis que le général i3ouet prend le commandement des
troupes, l'amiral Courbet forme une division navale, el le docteur
Harmand esl nommé commissaire civil de la République au Toid<in
(7 juin). Au point de vue diplomatique, M. Challemel-Lacour,
ministre des affaires étrangères, avait désavoué les négociations
compromettantes engagées par M. Rourée, noti-e ministre à Pékin,
avec le Célesle-Empire, et l'avait remplacé par M. Tricon. Le minisire
des affaires étrangères établit, à la tribune de la Chambre, que
r.\nnam avait violé le traité de 1874, en prenant à sa solde les
Pavillons-Noirs, et en essayant de couper nos troupes de la mer.
11 s'agissait de rendre effectif notre protectorat, défini par l'article 3
du traité, et de lui donner un complément nécessaire. Le 2 juin,
M. Challemel-Lacour, répondant à une question de M. de Saint-
Yallier, édifia le Sénat sur les fautes de M. Bourée, sur sa déclaration
compromettante que nous n'avions aucune vue d'annexion de
l'Annam, aucune intention de porter atteinte à la souveraineté
territoriale de Tu-Duc, ainsi qu'au droit de suzeraineté de la Chine,
enfin sur la création, acceptée par notre ministre à Pékin, d'une
272 DlSCOUnS DE JULES FEliRV.
zone neutre le long de la fronlière, qui serait placée sous la garantie
commune de la France et de la Chine.
Interpellations Granet et Delafosse. — 10 juillet 1883.
C'est dans ces circonstances qu'à la date du 10 juillet 1883 ',
la Chambre discuta les interpellations de M. Granet, d'une part,
de MM. Delafosse et autres sur la politique du Gouvernement au
Tonkin et dans l'Extrême-Orient. M. Granet, qui ouvrit le débat,
commença par déclarer qu'il voulait faire abstraction de toute
préoccupation de parti lorsqu'il s'agissait des intérêts du pays, et il
reconnut que le cabinet n'était nullement responsable des faits
accomplis ni des fautes commises avant son arrivée aux affaires.
Il rappela que la cour de Hué avait dispersé les lambeaux du
traité de 1874 par le massacre du commandant Rivière et qu'on
était (' en étnt de guerre ouverte », ce que l'extrême-gauche
niera bien souvent plus tard. Mais qu'allait-on faire au Tonkin?
L'orateur et ses amis ne voulaient pas entendre d'une cou((uète de
ce pays et de l'Annam. Or le Gouvernement avait déjà par décret
constitué l'organisation administrative du Tonkin, et l'on parlait
■de l'organisation d'une armée coloniale qui devait comprendre
un régiment tonkinois et un régiment de tirailleurs annamites.
La marine était, en général, favorable à une occupation intégrale
de l'empire d'Annam. Le Gouvernement était-il dans les mêmes
idées? D'ailleurs, l'occupation restreinte conduirait fatalement à
une prise de possession du pays. On avait déjà à gai'der l'Algérie,
la Tunisie, le Sénégal, et la France était engagée encore à
Madagascar. M. Granet ne se déclarait pas hostile à une large
expansion coloniale, mais, suivant lui, nous n'avions pas assez
d'intérêts au Tonkin pour accomplir une œuvre de conquête; ce
qu'il fallait, c'était ouvrir une route commerciale vers la Chine.
Mais la Chine inonderait le Tonkin de bandes de pillards. Quelles
garanties la diplomatie française avait-elle obtenues du Céleste-
Empire? L'orateur conclut en demandant l'occupation de quelques
points stratégiques sur les côtes, et l'attribution à notre autorité de
la police du fleuve. Il invitait le Gouvernement à ne pas aller plus
loin sans l'autorisation des Chambres.
M. Challemel-Lacour, ministre des alfaires étrangères, répondit
que le Gouvernement voulait s'établir solidement dans le Delta, et
que le champ des opérations serait circonscrit dans la partie popu-
leuse et laborieuse du Tonkin. Le ministre, en réponse à une inter-
ruption de M. de Cassagnac, ne craignit pas de dire que nous étions
dès à présent en état de guerre avec l'Annam; que, pour dégager
le gouverneur de la Cochinchine, on avait nommé un commissaire
civil au Tonkin, chargé d'organiser l'administration, l'autorité
1. V. VOfficiel du 11 juillet 18S3.
AKKAIliKS DU ÏONklN. 273
militaire consei'vaiit la diiectiuii des liDiipcs. On ne vunlaiL poiiil,
tl'aillenrs conquérir l'enipiie d'Annani, et l'on désirait maintenir
avec la Chine des relations paoilitiues, tont en lui de/nandant de
respecter les frontières du TonUin.
Après une suspension de séance, M. Delalosse répondit au
minisire des alTaires étranj,'ères. Il soutint qu'on ne pouvait faire la
guerre à l'Annani sans l'autorisation du Parlement, lui outre, il
fallait se préoccuper de l'attitude de la Chine. Quelles garanties
avait-on données de nos bons rapports avec elles? D'où nécessité
d'examiner le traité Bourée dont la Chambre ne connaissait pas le
texte. Le cabinet avait manqué d'égards envers les Chambres en le
dissimulant. Ce traité, d'après l'orateur de la droite, était cependant
une « œuvre excellente en principe ». Kt il en donna utu; analyse
sommaire, eu rappelant que cette convention impliquait la recon-
naissance par la Chine du protectorat de la France au Toid<in, le
rappel des troupes chinoises et l'ouverture du Yunnan au commerce
français, l^ourquoi donc l'avoir désavouée en bloc et, après ce désa-
veu, avoir attendu deux mois pour envoyer des renforts au com-
mandant Rivière, cerné de nouveau par les bandes chinoises?
Comment résoudre le conflit avec la Chine, qui affirme sa suzerai-
neté sur l'Annam et le ïonkin, tandis que le traité de 1874 nie celte
suzeraineté? Peut-être comme l'Âsigleterre a pris l'Egypte, sans
contester la suzeraineté nominale du Sultan. En résumé, l'orateur
faisait dépendre notre sécurité au Tonkin de nos rapports avec la
Chine.
M. Challeniel-Lacour crut devoir remonter à la tribune pour
s'expliquer sur rarrangemeut Bourée. Il établit d'abord que la
Chine n'avait nullement protesté contre le trailé de 1874 dont le duc
Decazes avait donné communication au Tsong-Li-Yamen ; que
M. Bourée, par dépêche du 4 novembre 1882, déclarait qu'il fallait
substituer une action énergique à des discussions stériles avec le
gouvernement chinois. Dans une autre dépèche, du 23 novembre, il
proteste encore contre la crainte « d'engager des opérations de
guerres étendues dans ces contrées lointaines » pour maintenir
notre situation privilégiée, et, le 28 novembre, M. Bourée accepte,
sans aucun motif, les conditions qu'il avait jusque-là repoussées avec
tant de fermeté! Et le minisire donna lecture du mémorandum de
notre ancien ministre à Pékin. Il aboutissait au partage du protec-
torat avec la Chine, c'est-à-dire à une impossiijilité. Donc, le Cou-
vernement ne pouvait que le repousser, (^e n'était pas une laison
pour rompre avec la Chine, mais il fallait, tout en négociant à Paris
ou a Shang-Hai, continuer notre entreprise au Tonkin.
C'est après ce second discours du ministre des alTaires étrangères
que M. Paul de Cassagnac provoqua un incident d'une violence
inouïe, en disant qu'au fond la guerre du Tonkin dérivait des mêmes
motifs que la guerre de Tunisie, « et que ces motifs étaient ina-
vouables. » Rappelé à l'ordre avec inscription au procès-verbal, puis
J. Ferry, Discours, V. 18
274 DISCOURS DE JULÇS FEKUY.
soinmé de s'expliquer pur M. Jules Ferr^', l'orateur répéta que
l'affaire de Tunisie « n'avait élé qu'un tripotaj^e financier », et qu'au
Tonkin, il s'agissait de donner des concessions de mines aux répu-
blicains. Faisant preuve d'une grande patience, le Président et la
Chambre laissèrent longtemps continuer M. de Cassagnac, dans
l'espérance qu'il préciserait ses articulations, mais c'est seulement à
la fin d'un long discours qu'il protesta de nouveau, par une phrase
vague, contre « l'assouvissement des appétits républicains ».
M. Jules Ferry monta ensuite à la tribune et lira la moralité de
cet incident, qui se termina par le vote de la censure avec exclusion
temporaire contre M. de Cassagnac.
M. Jules Ferry, président du conseil, ministre de l'Instruction
publique et des beaux-arts. — Messieurs, je me ferais reproche,
en continuant ce débat, clans lequel me semble en péril de
sombrer la dignité du régime parlementaire... {7'rès bien! très
bien! à gauche et au centre)... de donner des aliments nou-
veaux à une discussion qui s'en tient à l'outrage pour tout
argument. {Applaudissements.)
M. Paul de Cassagnac. — Vous laissez passer ces mots-là, mon-
sieur le Président? Je vous préviens que je vais répondre sur le
même ton. {Très bien! très bien! à droite.)
On n'a pas le droit de parler d'outrage. Si M. le président me laisse
insulter, je me ferai justice. {Bruit à gauche.)
M. LE Président du conseil. — Je viens seulement ici
constater un fait, et cette constatation est nécessaire pour cette
Chambre, pour le pays, pour les honnêtes gens de tous les
])dirlis. {Très bien ! très bien ! et vifs applaudissements à gauche
et au centre.)
M. Paul de Cassagnac. — Qu'est-ce que vous avez voulu dire
là?...
M. LE Président du conseil. — Vous allez le savoir.
M. Paul de Cassagnac. — Je veux une explication ! {Rumeurs ù
ifauche et au centre.)
M. LE Président du conseil. — M. de Cassagnac a apporté
ici des accusations abominables...
M. Paul de Cassagnac. — Prenez garde!... [Oh! oh!)
M. Ernest de Ia Rochette. — On ne nous protège pas !
M. le PRÉsn)ENT. — Comment! mais c'est une agression constante
de votre part.
M. LE Président du conseil. — M. de Cassagnac a apporté
ici contre le Gouvernement des accusations odieuses, abomi-
AFFAIHES lUJ TUNKLN. '^75
nables; il n'en est pas de plus cruelles [xjiir un (iouverncnienl.
Il a parlé de mobiles inavouables, de tripotages de Bourse, de
concessions de mines...
M. Paul de (;.\ssagna(.. — Oui !
M. LE Président du conseil. — L'Assemblée s'est levée
tout entière et lui a dit : « Citez des noms! » ( Vifs applaudis-
sements à gauche et au centre^ auxquels répondenl de vices
protestations à droite.) M. de Cassagnac n'a nommé personne!
\j Assemblée lui a crié : « Précisez! » et M. de Cassagnac n'a rien
précisé. [Nouveaux applaudissements.)
Voix nombreuî^es. — C'est très vrai ! 11 n'a pas donné de preuves !
M. i.K COMTE DE I^ANJi iNAis. — On avait eu soin de lui fermer la
bouche !
M. LE Président du conseil. — Il lui a été accordé la
liberté la plus illimitée d'accusation et d'explication; il n'en a
pas usé. Il s'est dérobé ! Je prends acte de celte conduite. ( Vifs
applaudissements.)
M. I^AiL DE Cassagnac. — Je ne veux pas être insulté plus long-
temps par cet homme!
A droite. — Très bien ! très bien !
M. Paul de Cassagnac, quittant son banc. — Et je sors de la salie
sur ce mot : Il est pour moi le dernier... [Vives protestât io7is et
rameurs sur wi grand nombre de bancs. — Agitation prolongée.)
M. LE Président. — Je ne permettrai pas que les rôles soient
renversés. [Très bien! très bien!) Le Gouvernement a été insulté de
toutes les façons ; il vient de l'être de la manière la plus grave.
Je propose contre M. Paul de Cassagnac la censure avec exclusion
temporaire. [Applaudissements prolongés à gauche et au centre.)
Je mets aux voix la censure avec exclusion temporaire.
(La censure avec exclusion temporaire, mise aux voix, est pro-
noncée.)
La clôture fut prononcée après cette scène scandaleuse, et la
Chambre vota, par 362 voix contre 78, l'ordre du jour deM.M. Duclaud,
Spnller et autres, qui était ainsi conçu : « La Chambre, après avoir
entendu les explications du Gouvernement, confiante dans sa poli-
tique ferme et prudente, passe à l'ordre du jour. »
Dans la séance du Sénat en date du 21 juillet 1883, M. Challemel-
Lacour, répondant à une question du duc de Broglie, répéta que
l'Annam ne nous avait pas déclaré la guerre, et que nous ne la
lui avions pas déclarée ; mais « qu'en réalité, nous étions en guerre
avec l'Annam » parce que les bandes de Pavillons-Noirs ou Jaunes
étaient à la solde du Gouvernement annamite, qui n'osait pas
27(j DISCOURS DE JULES FERHY.
l'avouer. Les renlorts expédiés de France eu mai, arrivèrent au
Tonkin en juillet, et les opérations recommencèrent, malgré les
inondations qui rendaient le Delta presque impraticable. Le lieute-
nant-colonel Brionval s'empara de Hai-Dzuong, ce qui ouvrait une
nouvelle route entre Hanoï et la mer; mais le g-énéral Bouet échoua
dans ses sorties vers Le-Day (13 août et 1" septembre). D'autre
part, le contre-amiral Courbet prit l'olTensive contre Hué. Tu-Duc
était mort le 17 juillet, en laissant le trône à Hiep-Hoà. Les forts qui
se trouvaient à l'entrée de la rivière de Hué furent bombardés et
enlevés le 20 août, succès qui entraîna la signature du traité de Hué
(25 août). Ce traité, qui confirmait eu le fortifiant celui de 1874,
reconnaissait le protectorat de la France sur l'Annam et le Tonkin,
annexait à la Cochinchine la province de Rinh-Tliuan, chargeait la
France de chasser les Pavillons-Noirs et stipulait le rappel immé-
diat des troupes annamites qui se trouvaient au Tonkin. Mais cette
convention n'eut d'effet sur l'attitude des Pavillons-Noirs et des
réguliers chinois qu'au mois d'octobre, quand M. Jules Ferry suivit
directement les négociations avec la Chine (M. Challemel-Lacour
ayant pris un congé), après le remplacement de M. Tricou, ministre
en Chine par M. Patenôtre (12 septembre) et du général Bouet par
le colonel Bichot. Au mois d'octobre, Sontay et Bac-Ninh restaient
les seules places occupées par des réguliers chinois. Cette brusque
détente de la situation déconcerta fort les députés d'extrême-gauche
qui, dans une résolution du 20 septembre 1883, avaientdéjà réclamé
la convocation des Chambres.
Rentrée du Parlement. — Nouveaux débats.
Lorsque le Parlement se réunit le 23 octobre, le Gouvernement fit
distribuer un Exposé de la situation des affaires du Tonkin qui rela-
tait tout le détail des négociations avec Li-Hong-Chang elle marquis
Tseng. Elles se terminaient par la Note de ce dernier, en date du
15 octobre, qui réclamait tout simplement l'abrogation des traités
de 1874 et du 25 août 1883, ainsi que l'évacuation du Tonkin par
nos troupes. La publication faite par la presse anglaise do la corres-
pondance de la Chine avec la France depuis 1880, n'atténua pas le
caractère inacceptable de cette conclusion. Néanmoins, l'extrême-
gauche, sous peine d'avouer que ses bruyantes manifestations
étaient parfaitement injustes, dut se résigner à interpeller le minis-
tère. La discussion s'ouvrit le 30 octobre et continua le lendemain.
Nous n'insisterons pas sur le discours de M. Granet, auquel répondit
éloquemment M. Challemel-Lacour, ni sur celui de M. Perin. Au
début de la séance du 31 octobre*, M. Clemenceau essaya de ranimer
un débat qui languissait, car le centre, fatigué d'entendre des argu-
1. V. l'Officiel du \" noveniijro USi.
MIAIUKS nr TO.NKIN. '/77
ments usés, denianduil la clùluie. Le Icadrr de r('.\lix"iue-f,''auche,
après s'être dt-fendu de solidariser son opposition avec l'intérôt des
ennemis de la France, et après avoir rappelé (|u'à la suite du mas-
sacre du commandant Hivière et de ses soldats, la (".liandjre avait
été unanime pour voter les crédits, soutint que les actes du Gouver-
nement n'avaient pas été conformes à ses promesses : qu'il sVHait
engagé à ne pas poursuivre nos adversaires, s'ils se retiraient, et à ne
pas sortir du Delta. Or ou était maitilenant a Hué et ou ne discutait
pas le traité, ou ne le communiquait [tas aux Chambres, parce (jue
ce traité réalisait le [)i'otecloral sur l'Annam, alors que les crédits
avaient été votés pour maintenir le traité de 1874, qui aboutissait
seulement au protectorat du Toukin. On avait manqué à l'engage-
ment de convoquer les Chambres, s'il fallait aller à Hué! M. Clemen-
ceau soutint que le traité Bourée avait existé puisqu'il avait été
communiqué au Sénat à titre confidentiel. Pourquoi avoir rompu
brusquement les négociations en rappelant notre ambassadeur? Ce
qui résultait des déclarations du ministre des affaires étrangères,
c'est que nous n'étions pas en guerre avec l'Annam, mais avec les
Annamites, pas en guerre avec la Chine, mais avec les Chinois! F^a
France avait déjà 10 000 hommes au Tonkin; allait-on envoyer un
nouveau renfort et continuer ainsi jusqu'à épuisement? Dans quelle
mesure pouvait-on concilier une guerre ouverte ou détournée contre
la Chine avec le besoin d'assurer la sécurité de notie territoire?
Enfin, que voulait faire le Gouvernement et quels étaient ses moyens
d'action?
M. Jules Ferry avait demandé la parole au cours de la harangue
de M. Clemenceau ; il le remplaça à la tribune et s'exprima ainsi :
Discours du 31 octobre 1883.
M. iuijE'&Y^iiRY, président du cotiseil, ministre de V Instruction
publique et des beaux-arts. — J'ai loiijoui's pensé, messieufs,
que le débat où notis sommes engagés se lient fort au-dessus
des intérêts ministériels et des questions de portefeuille. Aussi,
me garderai-je d'introduire dans les quelques observations, les
quelques réponses, — elles n'ont pas besoin d'être longues
pour être précises, — que je vais avoir l'honneur d'adresser à
M. Clemenceau, quoi que ce soit qui se rattache à la polémique
des partis. Je vous répondrai simplement, clairement, grave-
ment, comme il convient quand on traite des affaires dont le
pays est aussi justement préoccupé. Vous avez porté la discus-
sion successivement sur deux terrains: le passé, la responsa-
bilité du cabinet; c'est le terrain secondaire, c'est le moindre
intérêt de ce débat; ensuite, vous avez demandé ce que nous
278 DISCOURS DE JULES FERRY.
voulons faire et quelle politique nous proposons à la Chambre
de faire, d'accord avec nous. Voilà la vraie question.
M. LE COMTE DE Douville-Maillefeu. — C'est cela!
M. LE Président i)U conseil. — Je vais répondre brièvement
sur l'un et l'autre point. Nous avons manqué, a-t-on dit, à des
engagements pris. Messieurs, je crois que si quelque cbose
échappe à la critique dans la conduite du Gouvernement, dans
l'ensemble des mesures qu'il a prises, c'est la fidélité avec
laquelle il s'est conformé aux sentiments et au désir de la
Chambre. [Rumeurs à l'exù'ême-gauche et à droite.) Oui, si l'on
pouvait lui faire un reproche, ce serait d'avoir poussé jusqu'au
scrupule, jusqu'à l'excès, la prudence, la modération.
A droite. — Oli ! oh !
M. LE Président du conseil. — Messieurs, il est facile, —
on l'a fait et on le fera encore, — de ramener le débat à des
critiques personnelles, à des analogies tirées d'un passé plus
ou moins récent. Il est facile, par exemple, de dire : « Le Gou-
vernement, fidèle à son système, — vous le disiez tout à l'heure,
peu d'instants avant de descendre de la tribune, monsieur
Clemenceau, — à ce système que l'on connaît, veut conduire
peu à peu, pas à pas, la Chambre et le pays dans l'aventure du
Tonkin, comme il l'a déjà fait pour la campagne de Tunisie. »
A droite. — Voilà la question !
M. LE Président du conseil. — Messieurs, nous parlerons
bientôt de la Tunisie...
M. Glémenceai. — J'en ai peur!
M. LE COMTE DE Douville-Mailleeeu. — Encore poiimoiis demander
de l'argent! (Tms bien! très bien! et rirea à Ve.ytrême-Qunctie.)
M. LE Président DU CONSEIL, — ...et nous nous expliquerons.
Nous demanderons à la Chambre de juger de nouveau cette
entreprise nationale et nécessaire. [Marques d'approbation à
gauche et au centre.) Je n'ai jamais reculé, quant à moi, devant
ces explications. Je suis resté une semaine ici, à cette tribune,
à la disposition de tous les interpellateurs. Je suis tout disposé
à y remonter; j'ai toujours beaucoup compté sur le temps...
[Inlerrupiions et rires à Vextrême-ijauche et à droite)... pour
faire la lumière et la justice sur l'affaire de la Tunisie.
Vn membre nu centre. — Ces rires sont inoonvonants !
AFFAIRES DU TONKIN. -279
.VI. l»Ai I. Bkut. — J(^ n'aurais jamais fin la (jiioslioii aussi f^aie.
M. LK PuKsiDKXT DU CONSEIL. — Jc crovais, mcssieurs,
traiter une matière très sérieuse. {7'rès Oie)}.' très bien! rt
(ipiilaudissements à (/anche et au centre.) Je (lisais que je n'ai
jamais tloulè que le temps, et un temps prochain, fît pleine
lumière et pleine justice sur cette question si débattue, et que
le jour n'était pas loin où l'on cesserait de nous donner ce
spectacle d'un homme politique violemment et contimiellemeiil
attaqué pour avoir agrandi la puissance de son pays sur l'autre
rive de la Méditerranée. {Bravos et applaudissements jrpétés à
gauche et au centre. — Interruptions à droile.)
M. LE coMTK DE Colbfrt-Lapi.ace. — I/annoxioii de la Tunisie nous
a coûté 120 millions !
M. CuNÉo d'Ornano. — Il faudrait que ceux qui ont poussé à
l'annexion de la Tunisie payassent la dette tunisienne de leur
poclie et non de celle de leurs électeurs !
M, LE Présument du conseil. — Ceux qui vous envient la
Tunisie trouvent que vous ne l'avez pas payée trop cher. [Très
bien! très bien! à gaucheet nu centre. — Nouvelles interruptions
à. droite.)
M. Clnko d'Orivaxo. — I/annexion de la ilelte ! Voilà ce qu'on a
fait 1 Rumeurs.)
M. LE Président. — Laissez donc parler, monsieur Cunéo d'Or-
nano.
M. Paul de Cassacnac. — Vous voyez bien que le minisire
cherche à faire une diversion !
M. LE Président du conseil. — Mais enfin, messieurs, dans
l'aifaire de Tunisie, le Gouvernement que je présidais...
Un membre à l'extrême-gauche. — On ne vous a pas parlé de la
Tunisie; parlez-nous du Tonkin !
M. LE Président hu conseil. — Veuillez, messieurs, m'écou-
ter, s'il vous plaît, avec patience, et ne pas m'interrompre.
{Bruit à V extrême-gauche et à droite.) Je dis un mot d'un
rapprochement qu'on a introduit dans ce débat, et je fais une
distinction que je prie la Chambre d'écouter. Dans cette alTaire
de la Tunisie, le Gouvernement que je préside a dû prendre des
responsabilités particulières; mais soutenir, comme le disait
hier l'honorable M. Perin à cette tribune, que c'est moi qui
suis l'auteur et l'inventeur de l'atTaire du Tonkin, c'est, en
280 niSCOUKS DE JULES FEUKY.
vérité, me faire beaucoup trop d'honneur, {Interruptions à
r extrême-gavche .)
M. Georges Perin. — Voulez-vous me permettre une rectifica-
tion ?...
M. LE Président du conseil, ministre de VInsiruclion
publique et des beaux-arts. — Voulez-vous me faire le plaisir
lie ne pas m'interrompre?...
M. Georges Perin. — Monsieur le Président du conseil...
Voix à gnuche. — .Mais laissez donc parler le ministre !
M. Georges Perin, au milieu du bruit. — Monsieur le Président
du conseil, vous me faites dire ce que je n'ai pas dit. Prenez la peine
de lire mon discours. (Exclamntionti à gauchi^ et au centre.) Oh ! vous
ne m'empêcherez pas déparier. (Très bien! très bien! à rextrcme-
qauche). Je n'ai pas dit que vous étiez l'inventeur de l'affaire du
ïonkiu, mais que vous l'avez engagée en dissimulant ce que vous
vouliez faire ; voilà la vérité. (Approbation à V extrême-gauche. —
Rumeurs à gauche et au centre. )
Au centre. — N'interrompez donc pas!
M. LE Président du conseil, — Ce n'est pas moi qui ai
engagé une entreprise qui a pour base des traditions nationales,
des traditions vieilles déjà de près d'un siècle, des expéditions
militaires glorieuses pour la France, deux traités, les exploits,
la merveilleuse aventure de Francis Garnier, et, finalement, le
traité de 1874, voté par l'Assemblée nationale. Ce n'est pas moi
qui ai engagé ni l'expédition ni la dépense, comme vous le
dites. Je relisais ce matin, et pour rafraîcliir mes souvenirs, car
cette atfaire remonte assez loin, — votre discours du mois de
juillet 1881. Oui, vous avez toujours été l'adversaire de l'entre-
prise tonkinoise et du traité de 1874, mais vous aviez tort hier
de dire que la responsabilité première des premiers crédits
engagés par cette Chambre retombait sui- moi. Vous savez très
bien que c'est en 1880, sous le ministère de M. de Freycinet, —
cabinet dont je faisais partie, je ne renie pas cette responsabi-
lité, — que l'honorable président du conseil a présenté ce petit
crédit, qui est resté quinze mois à la commission du budget...
M. Georges Perin. — Je le sais très bien !
M. le Président du conseil. — ... que c'est en juillet 1881
qu'il en est sorti ; qu'il n'avait aucunement pour but et ne
pouvait avoir, en aucune façon, pour conséquence d'engager
une atîaire plus considérable que le chiffre même du crédit ne
AFIAIUKS Itl T(i\KI.\. 281
le comporlail; i\uo ce civdil (-lail siircilir poiir la cftiislniclinii
d'un cerliiiii nomliic de lialcaiix |)lals. (l('sliiH'> à piirLivr les
embouchures du lleuve Rouj^e...
M. Giconr.ES PiatiN. — Oui. c'est ainsi qno vous avfz fiiL'ai;»'*
l'affaire !
M. LE Président du ("onskh/. — N'y avait-il ddiic pas df
garnison française au Tonkiu m vertu du liaitr df 1S74?
{Interruptions à V exlrènic-gauche .)
Une voix. — Non! [Exclamation au centre.)
M. LE Président du conseil. — Vous dites nou? Vous ne
connaissez pas les affaires dont on parle.
M. Georges Perin. — Je demande la parole.
M. LE Président du conseil. — N'y avait-il pas un gouver-
neur de la Cochinchine auquel était particulièrement réservée
la direction des affaires militaires au Tonkin '? Est-ce que ce
n'est pas ce gouverneur qui a envoyé en avant le commandant
Rivière'? Est-ce que c'est le cabinet que je préside, et n'est-ce
pas le cabinet présidé par M. Duclerc qui a envoyé la Corrèze
avec 700 hommes? Je ne dis pas cela, messieurs, pour repousser
les responsabilités; je fais seulement des réserves pour qu'on
ne déplace pas la question, qu'on n'en change pas le caractère,
et pour qu'on ne fasse pas de cette affaire du Tonkin une affaire
personnelle à tel ou tel ministre, à tel ou tel président du
conseil, à tel ou tel cabinet. [Applaudissements à tjnuche et au
centre.) Depuis le commencement jusqu'à la lin, c'est une
affaire française et une question de patrie. [Nouveaux applau-
dissements sur les mêmes bancs.) Ah! sans doute, dès le premier
jour où j'ai eu l'honneur de siéger dans les conseils de
M. le Président de la République, nous avons entendu parler
de cette affaire. Oui. dès 1879, nous nous sommes occupés
du Tonkiu , et nous avons envisagé cette question. Et pour-
quoi y a-t-il eu une question du Tonkin? Ah! messieurs,
laissez-moi vous dire que nous avons obéi à deux sentiments
que des républicains et des hommes de cœur peuvent et
doivent associer.
Le premierde ces sentiments, c'est le souci et le respect de nos
forces continentales; c'est la préoccupation d'une concentration
nécessaire à laquelle il faut se garder de porter la moindre
282 DISCOURS DE JULES FERliY.
atteinte. {Oui! oui! — Applaudissemenls au centre et n ç/auche.)
Mais est-ce f|ue la France est seulement une puissance conti-
nentale? N'est-elle pas aussi la deuxième puissance maritime
(lu monde? Est-ce que, pour soutenir ce rôle de puissance
maritime, elle ne supporte pas un gros et lourd budget? La
France a donc à accomplir des devoirs d'ordres divers, des
devoirs qu'un gouvernement vigilant et patriotique doit savoir
concilier. Quelle a été, sur cette question du Tonkin, la pensée
des républicains qui ont fait partie avec moi des ditïérents
cabinets qui se sont succédé? Tous, nous nous sommes dit : La
monarchie avait légué à la République une France amoindrie,
mutilée; le premier devoir de la République est de ne pas
perdre, de ne pas aliéner une seule parcelle du territoire qui
lui était laissé.
M. Glémf.iXCeai'. — Est-ce que j'ai dit le contraire? (i4pj9/aH(i?sse-
ments à gauche et au centre.)
A gauche et au centre. — >''interrompez pas !
M. LE COMTE DE Lanjuinais. — Ne mettez pas sur le compte de la
monarchie ce qui ne doit pas lui être attribué. [Interruptions.)
M. LE Pkésident du conseil. — Messieurs, je m'efforce
d'élever la question. Il parait qu'on le trouve mauvais de ce
côté. (L'orateur désigne V extrême-gauche. — Réclamations et
interj-uptions à. l'exlrême-gauche.) J'explique pourquoi il faut à
la France une politique coloniale. J'indique dans quelles limites
cette politique doit se maintenir. Est-ce que ce n'est pas là la
question? {Oui ! ^ui ! — Applaudissements au centre et à
gauche.) Donc, disions-nous, toutes les parcelles du domaine
colonial, ses moindres épaves doivent être sacrées pour nous,
parce que. d'abord, c'est un legs du passé, et ensuite parce que
c'est une réserve pour l'avenir. Est-ce que la République doit
avoir une politique éphémère, de courtes vues, uniquement
préoccupée de vivre au jour le jour? Est-ce qu'elle ne doit pas,
comme tout autre gouvernement, considérer d'un peu haut
l'avenir des générations qui lui sont confiées, l'avenir de cette
grande démocratie laborieuse, industrielle, commerçante, dont
elle a la tutelle? ( Vifs applaudissements à gauche et au centre.)
Eh bien, vous, messieurs, qui avez souci de cet avenir, qui
vous rendez justement compte qu'il appartient aux travailleurs
et aux vaillants, jetez les yeux sur la carte du monde et regardez
Ail AIIIKS III ÏONKIN. 28.{
avec quellr vigilance, avec (juelle aidnii- les granilos nalions
qui sont vos amies ou vos rivales s'y réservent des débouchés.
Il no s'apit pas de l'avenir de demain, mais de l'avenir de cin-
quante ans ou de cent ans, de l'avenir même de la patrie.
(I))terruplio))s à droite. — Nouveaux applaudissements à gauche
et nu centre)... de ce qui sera l'héritage de nos enfants, le pain
de nos ouvriei's ! [Interruptions ri rires ù L'extrème-çiauche qui
amènent des réclamations à yauclie et au centre.) Cela fait rire
messieurs les démocrates de l'extrême-gauclie. Je les remercie
de cette manifestation. [Nouvelles interruptions à l'exlrême-
gaiiche. — Bruit.)
M. Paul Bert. — ('es messieurs s'amusent.
M. Clovis Hi'GUES. — 11 ne fallait pas les fusiller, les ouvriers!
M. LE Président du conseil. — Eh bien, regardez avec
quelle ardeur chacune de ces races industrieuses, — justement
occupées de celte grave question des débouchés, qui est une
question vitale pour toute nation pi'oductrice, — regardez,
dis-je. avec quelle ardeur elles s'elforcent de se faire leur pari
dans le monde encore inexploré, dans cette Afrique, dans cette
Asie qui recèlent lanl tie i-ichesses, et particulièrement dans cet
immense empire chinois. Il ne s'agit, bien entendu, et personne
n'y a songé, de vouloir le conquérir, ce grand empire chinois !
Vous disiez parfaitement, monsieur Perin, dans votre discours
d'hier, si rempli de vues justes et où j'ai trouvé d'excellents
conseils, vous disiez très bien que les nalions européennes ont
reconnu, depuis longtemps, que la conquête de la Chine, de
ces 400 millions de consommateurs, devait être faite uni-
quement par les produits et par les producteurs européens.
Mais il faut être à portée de cette riche l'égion poui- en entre-
prendre la conquête pacifique! Et c'est pour cela que j'admire
et que je remercie la vigilance, la sagesse ou l'instinct profond
qui a poussé nos prédécesseurs vers l'embouchure du fleuve
Rouge, et qui leur a montré comme but la possession du
Tonkin. Voilà, messieurs, ce qui fait le grand intérêt de cette
entreprise; voilà, permettez-moi de vous le répéter, ce qui
porte le débat plus haut que toutes les questions de portefeuille.
Voilà ce qui démontre, à mon sens, par un exemple éclatant et
décisif entre tous, qu'il est impossible, qu'il serait détestable,
anti-franrais, d'interdire à la République d'avoir une politique
284 DlSrOUHS DE JULES FERRY.
coloniale. Celle politique, il faul qu'elle soit sage, bien entendu,
il faut qu'elle soit prudente, qu'elle ne perde jamais de vue
l'autre intérêt, le grand intérêt continental qui est la vie même
de ce pays.
Eh bien, messieurs, est-ce qu'on a manqué de prudence, dans
la conduite de cette affaire? J'estime, quant à moi, faisant avec
une entière sincérité mon examen de conscience... {Interrup-
tions et rires ironiques à droite et à V extrême -gauche qui sou-
lèvent des réclamations au centre et à gauche], j'estime, dis-je,
que le reproche d'imprudence est la plus imméritée, la plus
injustiliable de toutes les critiques qu'on puisse nous adresser;
on pourrait plutôt nous reprocher d'avoir été trop prudents,
trop réservés, trop timorés. {Oui! oui! au centre.)
M. Pai;l Beut. — C'est vrai !
M. LE Président du conseil. — Et quand je dis nous, —
permettez-moi celte liberté, — j'emploie à dessein une expres-
sion qui englobe les ditférents cabinets qui se sont occupés de
la question du Tonkin, — je dis que nous avons été réservés
les uns et les autres, parce que nous nous trouvions en face
d'une double obligation : d'abord de ménager nos ressources, et
ensuite de ménager l'esprit pubhc, car il n'a pas eu toujours le
véritable sentiment des nécessités supérieures que nous avons
le devoir et la mission d'apercevoir et de servir. (Vifs applau-
dissements au centre et à gauche.) Et, pour ne reprendre les
choses que depuis le moment de notre séparation, où ti'ouve-t-on
que nous ayons été imprudents? Est-ce dans les opérations
militaires? Messieurs, nous avons fait connaître à la commission
des crédits du Tonkin, en temps et lieu, les instructions qui
avaient été données à notre commissaire civil. Je demande
pardon de le dire encore, mais ces instructions sont un modèle
de prudence, {/{ires ironiques à droite et à V extrême-gauche .) ï en
rapporte tout l'honneur à notre regretté collègue M. Brun, et à
M. le ministre des affaires étrangères. Et, si je pouvais lire
entièrement ces instructions, vous verriez qu'elles ont eu le
soin de tout prévoii-, de tout régler, de tout préciser. Et quant
aux limites de l'expédition elle-même, vous constateriez qu'elles
ont été fixées, arrêtées de la façon la plus nette ! Voici ce
qu'on lit :
AIIAIUKS IH T(tNklN. 285
« La seule pailic du Toiikiii (]iif nous nous pinposoiis
(rocciipcr est le délia du Son^-K(jï : nous n'eiilendons pas
dépasser Bac-Ninh el Hunghoa, près du conlluent de la rivière
Claire, sauf, pourtant, sur la ciMe, les points dont l'occupation
paraîtra nécessaire. Il n'est guère possible de lixer dès main-
tenant les postes militaires qu'il y aui-a lieu de garder. Cepen-
dant, il est utile de signaler, en dehors de Hanoï et Nam-l)inli,
où noire drapeau flotte dès maintenant, Haï-lMiong. Xinliliinli,
Bac-Ninli, Sontay, probablement Honeng-Yen el Munkoï ou
Vanninh. »
Messieurs, voilà, en quelque sorte, les termes du conli-at passé
avec la Chambre. Est-ce que nous nous en sommes écartés
d'une seule ligne? Mais, Messieurs, nous ne l'avons pas complè-
tement exécuté! c'est le seul aveu que nous ayons avons faire.
^'ous n'avons pas encore pris et Sontay el Bac-Ninli. J'estime
donc qu'à moins de prouver que nos opéivations militaires se
sont portées en dehors du Delta, alors qu'il est malheureu-
sement si évident quelles n'ont pas encore assuré à la Fi'ance
la possession du Delta tout entier, il n'est pas possible de dire
que nous ayons manqué aux intentions de la Chambre, ou
méconnu ses vues et ses volontés.
Mais on nous dit : « Vous êtes allés à Hué et vous aviez promis
de ne pas y aller sans la permission de la Chambre. » Et, en effet,
dans ces instructions, tout un passage a trait à l'expédition sur
Hué. M. le ministre de la marine et M. le ministre des affaires
étrangères prescrivent avec la plus grande précision au com-
missaire civil d'éviter jusqu'à nouvel ordre toute entreprise sur
Hué. Il y avait pour cela de très bonnes raisons; mais ces
raisons mêmes se sont évanouies, le jour où, à la mort du roi
Ïu-Duc, le désordre et l'interrègne qui ont suivi ont olTert à
notre politique une occasion qu'elle eût été coupable de ne pas
saisir. {Cest évident! — Très bien! au centre et à gauehe.) Et
c'est alors que nous avons reçu un télégramme, émanant du
commissaire général et appuyé par le général Bouet et par
l'amiral Courbet, télégramme dans lequel on nous disait : « Le
roi Tu-Duc est mort : il y a là une occasion à saisir; il nous est
facile, avec les forces que nous pouvons détourner de la
Cochinchine et duTonkin, de nous emparer des forts qui domi-
nent l'entrée de la rivière de Hué. » Cette opération, abso-
i)8j DISCOUUS DE JULES FEHRY.
lumcMil nécessaire, messieurs, nous l'avons autorisée. Et alors
M. Clemenceau de nous dire : « Avant de répondre à ce télé-
gramme, il fallait convoquer la Chambre ! » C'est-à-dire qu'il
fallait s'exposer à laisser passer le temps, et arriver à cette date
du mois d'août où la mousson qui commence rend la rivière de
Hué à peu près inabordable!
Mais, messieurs, si nous avions suivi une pareille politique,
M. Clemenceau serait monté à cette tribune, et il nous aurait
dit : « C'est pour cela que vous avez rappelé les Chambres?
[Exclmnalions à droite... — Marques d'approbation au centre.)
Comment! vous vous dites un gouvernement d'initiative, et vous
avez reculé devant une mesure aussi légitime, aussi nécessaire,
et vous rejetez sur la (chambre la responsabilité de l'insuccès
probable d'une opération commencée trop tard ! » Messieurs, un
gouvernement qui se respecte, qui est pénétré du sentiment de
sa responsabilité et qui traite les alîaires sérieusement, ne se
livre pas à de pareilles manifestations. Il ne convoque pas les
Chambres, il s'inspire des circonstances, et il vient dii-e ensuite
au Parlement: « Jugez-moi, et, si j'aimai fait, condamnez-moi! »
[Cesl cela! Très bien! — Applaudissements répétés au centre et
à gauche.)
M. Marius Poulet. — Alors la Conslitulioii ne sert de rien !
M. Tony Rkvillo.n, s\ulressant au centre. — Vous auriez applaudi
l'expédition du Mexique! {Vives rumeurs au centre.)
M. ViLLAiN. — Vous étiez alors dans les salons de ceux qui la
faisaient.
M. BoissY d'Anglas. — Vous étiez alors parmi les courtisans de
l'empire.
M. liE Président du conseil. — Toutes ces violences à
fi'oid n'avancent pas la discussion. M. Clemenceau ne peut pas
trouver l'opération mauvaise en elle-même, car il n'y en a pas
eu de mieux exécutée, de plus heureuse depuis trois mois, de
plus féconde en résultats, puisque le traité de Hué s'exécute
dans le Delta, et qu'on le voit bien à la retraite des Pavillons-
Noirs ; puisque les deux principaux ministres de l'empereur
d'Annam sont en ce moment à Hanoi, auprès de M. Harmand,
et veillent à l'exécution du traité par les troupes annamites.
M. Roque (de P^illol). — 11 n'est pas atifié parles Ctiambres.
AHAIHKS I»l Tn\KI\. W~
M. LK PRKSIDHNT DU CONSEIL. — Il VOUS Sftl'a C()riinilllli(lll(' .
Il ne ptMil (raillciii's avoir de valoiii' (|iit' pai' \olir vote.
M. I{noi:E (de Fillol,'. —Alors poiinjuoi r»\\i''Cule-l-oii ?
M. LK Prk8I1)knt du conskil. — Vous nous laisserez,
comme nous en avons le droil, d'après la loi coiistilulionnelle,
le choix du moment auquel nous le soumettrons à votre ratili-
cation, et peut-être alors vous expliquerons -nous mieux
qu'aujourd'hui pourquoi nous n'avons pas immédiatement
déposé ce traité sur le bureau de la Chambre. Donc, M. Cle-
menceau, qui ne peut pas critiquer l'entreprise en elle-même,
l'attaque cependant au point de vue du droit.
Il vous a donné, au commencement de son discours, un argu-
ment qui semble avoir touché un certain nombre de nos col-
lègues siégeant de ce côté [Vorateur désigne V exlrême-gauche) ,
mais qui est malheureusement absolument faux. Il nous a dit :
-( Vous étiez autorisés à faire exécuter le traité de 1874; mais
vous n'aviez pas le droit, et, par conséquent, vous n'aviez pas
le devoir de faire exécuter le traité de Hué, par cette raison
(|ue l'on constitue le protectorat sur le Tonkin seul, — ce serait
le traité de 1874 — et l'autre, — celui de Hué — constitue,
comme on a pu le voir dans les joui'naux, et comme cela est
vrai, en elïet, le protectorat sur la totalité de l'Annam. »
Malheureusement, messieurs, cette argumentation est
contraire aux textes.
L'article 1" du traité avec l'Annam constitue le protectorat
sur l'empire d'Annam tout entier.
M. Clemenceau. — Lisez donc rarticle 1".
M. LE Président du conseil. — Je vais vous lire l'article 2.
[Exclamalions et rires à V exlrême-gauche et à droite.)
M. Clémenceai'. — I/article 1" constitue l'indépendance de
rAïuiam. {Bruit divers.)
Voix au centre. — Lisez-les tous les deux I
M. LE Président du conseil. — Je vais vous lire les <leux.
[Rires approbatifs au centre.)
L'article 1" est ainsi conçu :
« Il y a paix, alliance et amitié perpétuelle entre la France et
le royaume d'Annam .
« Art. 2. — S. Exe. le Président de la République, recon-
288 DISCOURS DE JULES FEKUY.
naissant la souveraineté du roi d'Annam et son entière indé-
pendance vis-à-vis de toute puissance étrangère, quelle qu'elle
soit, lui promet aide et assistance, et s'engage à lui donner, sur
sa demande et gratuitement, l'appui nécessaire pour maintenir
dans ses États l'ordre et la tranquillité, pour le défendre contre
toute attaque, et pour détruire la piraterie qui désole une partie
des côtes du royaume. »
M. Clemenceau. — Vous n'avez pas le droit d'y avoir une garnison.
M. LE Président. — N'interrompez pas, monsieur Clemenceau ;
vous avez dit que vous répliqueriez.
M. Clemenceau. — J'ai été assez interrompu. [Rumeurs au centre.)
M. LE Présidext du coxseil. — Je dis, messieurs, que c'est
une erreur — et l'honorable M. Clemenceau devrait s'empresser
de la reconnaître — de soutenir qu'il y a une distinction à
établir, sous ce rapport, entre le traité de 1874 et le traité avec
l'Annam. Il n'y a pas ici à distinguer; on ne peut dire : le pro-
tectorat du ïonkin était constitué par le traité de 1874, et le
protectorat de l'Annam a été constitué par le traité de Hué :
par conséquent, le traité de Hué et la politique du Gouverne-
ment sont la violation du traité de 1874. Non, tous les deux sont
des traités de protectorat; seulement, le second a cette supé-
riorité d'avoir délini avec plus de netteté, de précision et de
méthode, les conditions essentielles du protectorat.
M. DE Doiville-Maillefeu. — Pourquoi donc avez-vous négocié
avec la Chine? l^ourquoi avez-vous accepté son intervention ?
M. LE Président du conseil. — Il faudrait, monsieur de
Douville-Maillefeu, poser celte question à l'honorable M. Cle-
menceau, qui nous a blâmés d'avoir coupé court aux pour-
parlers entre M. Bourée et la Chine. [Très bien! au centre.)
M. LE COMTE DE Douville-Maillefei'. — .le vous poserai cette
question à la tribune.
M. LE Président du conseil. — Je ne veux pas revenir
non plus sur l'envoi des renforts. Il est bien évident que,
l'expédition restant maintenue dans les mêmes limites, en
dedans du delta du Song-Koï, vous ne vous attendiez pas à être
rappelés, au milieu des vacances, par le Gouvernement pour
lui accorder l'autorisation d'expédier quelques troupes de plus
au Tonkin. Le Gouvernement a cru devoir prendre celte mesure,
et il n'a pas hésité. Mettant en balance les interprétations
AFKAIKKS Itr TOiNKI.N. 289
fâcheuses, je peux din' le lioiihlc profoml, (in'iiMt' iruiiioii des
Chambres, aussi anormah?, aussi imprévue, n'aurail pas manqué
(le jeter dans le pays... [Très bien! très bien! au cenh^e et à
gauche. — Protenlalions à l'extrême -gauche)... mettant en
balance ces inconvénients, que vous sentez tous, et sa propre
responsabilité, le Gouvernement s'est dit : Nous ferons la
Chambre juge; elle dira si nous avons eu tort, oui ou non, de
ne pas la convoquer pour lui demander d'envoyei- trois batail-
lons de plus au Tonkin. [Vive approbation au centre et à
gauche.)
Je n'insiste pas davantage sur ce point : nous examinerons
un peu plus lard, dans très peu de jours, la question des
crédits. [Humeurs à le-vU-ème-gnuche.) Assurément, messieurs,
le Gouvernement aui-a des crédits à vous proposer, el il ne se
plaindrait pas, si l'occasion s'en présente, que sur les bancs de
nos collègues de l'extrême-gauche une opinion ou un vœu se
manifestât pour une demande de crédits peut-être plus consi-
dérable que celle que nous avons l'intention de vous soumettre.
Si vous trouvez que les sommes demandées sont trop faibles,
vous nous le direz, et nous ne refuserons pas de les aug-
menter. Je m'applaudis d'avance de l'accord que je vois se
former sur ce terrain entre l'opposition et le Gouvernement.
[On rit.)
Quelques membres à droite. — Cela ne vous coûte pas cher. —
C'est toujours le pays qui paie !
M. LE Président du conseil. — Quelle est l'autre objection
sur laquelle, du reste, l'honorable M. Clemenceau a passé assez
légèrement? Il a fait allusion à l'emploi des troupes de terre,
placées sous les ordres de la marine. Je lui demanderai, s'il
considère cela comme une infraction aux lois constitutionnelles,
de me montrer quelque part une loi qui défende aux tirailleurs
indigènes de servir au Tonkin sous les ordres d'un officier de
marine.
M. Clemenceau. — Je n'ai pas dit cela : j'ai dit que vous vous étiez
servis des troupes de terre avec les crédits accordés à M. le ministre
de la marine et vous ne pouvez pas dire le contraire.
M. LE Peésident du conseil. — Assurément.
M. Clémenceai-. — Cela s'appelle un virement {Rumeurs au
centre).
J. Ferry, Discours, V. 19
290 DISCOURS DE JULES FEUKY.
M. LE Peésident du conseil. — Ce n'est pas du tout un
virement, puisque le budget de la guerre reste chargé de la
solde des troupes, et que le complément seulement est fourni
par M. le ministre de la marine. C'est, du reste, une petite
question que nous éclaircirons plus tard tout à loisir. Messieurs,
M. Clemenceau est revenu sur le traité Bourée, et je recueillais
tout à l'heure, non sans quelque satisfaction, l'interruption de
M, de Douville-Maillefeu qui siège sur le même banc que
l'honorable M. Clemenceau. Je me permettrai de dire alors à
mes honorables collègues : « Mettez-vous d'accord... »
M. DE Douville-Maillefeu. — Nous ne sommes pas obligés, nous,
de nous mettre d'accord. C'est vous qui êtes un cabinet homogène,
qui devez être d'accord; pour nous, nous avons notre indépendance.
Je demande la parole.
M. LE Président du conseil. — Vous me permettrez bien
de faire observer qu'il y a sur vos bancs deux opinions
contraires...
M. DE Douville-Maillefeu. —Il y en a peut-être trois.
C'est vous, je le répète, qui devez être d'accord !
M. le Président du conseil. — Je dis que, parmi nos adver-
saires, il y en a qui nous reprochent très amèrement d'avoir
rompu ce qu'on appelle, d'un mot bien inexact, le traité Bourée,
et que d'autres, au contraire, soutiennent que nous n'avons que
trop donné les mains à ce genre de pourparlers, et que nous
n'aurions dû, h aucun prix, entrer en négociations avec la
Chine. Ces deux reproches, si contradictoires, m'amènent à
croire que le Gouvernement était peut-être dans la vérité :
d'une part, en refusant de suivre M. Bourée sur le terrain où il
voulait l'entraîner, et, d'autre part, en montrant, dans les négo-
ciations que vous connaissez, son bon vouloir vis-à-vis de la
Chine.
Il serait bien long de recommencer l'histoire du traité Bourée :
M. le ministre des atîaires étrangères l'a faite à plusieurs
reprises, avec une éloquence, une précision, une étendue de
renseignements que je ne saurais égaler. Mais, puisqu'on a cité
ici quelques textes, je voudrais bien en citer un à mon tour.
Nos adversaires, qui parlent du traité Bourée et qui en font une
de leurs grandes machines de guerre contre le cabinet, ne se
contentent pas de mettre en circulation cette expression fausse :
Ai-rAïKKs nr tonki.n. 291
« le trailt'' Bomvt^: >. non, ils lépèloiit, ils écrivent, ils impri-
ment tous les jours (ju'il y a eu un traiti'' signé. Ainsi, dans un
journal qui ne sera pas désavoué par Tlionorahle M. Grand .-i
qu'on poiin-a i)eut-étre citer à la tribune. — c'est le sien, —
dans la France du 27 octobre, on lit : « Le Livfe Jaune, repro-
duisant une affirmation déjà portée à la tribune par le ministre
des alVaires étran,û,èi'es. insinue (pie Ir traité Hourée n'a jamais
été ralitlé par le gouvernement chinois. Cette aftirmalion est
inexacte; M. Bourée avait obtenu la signature du plénipotentiaire
chinois. »
Et ces notes-là contribuent à faire l'opinion et à l'égarer.
Pour toute l'éponse, je lirai un passage d'une lettre datée de
Shang-Hai. du II juin 1S83, signée Bourée, dont llionorable
M. Clemenceau a lu quelques extraits ; seulement il s'est arrêté
au seuil du bon passage, de celui que je veux vous lire, et qui
est intéressant, parce qu'il renferme \m aveu pi-esque com[)lel
et détermine le véritable caractère de ce fameux traité Bourée :
« J'insiste d'ailleurs sur ce fait, dit M. Bourée, qu'aucune
stipulation n'a été arrêtée, m^ma ad référendum, et que tout ce
projet na constitué en somme qu'une ébauche préliminaire,
présentée à l'agrément du Gouvernement français, qui est resté
jusqu'au bout entièrement libre d'y adhérer, de le modifier, ou
de le repousser même, comme il s'est, en dernier lieu, décidé à
le faire. »
M. Clkmenceau. — Je n'ai pas contesté votre droit ; j'ai contesté
votre manière de faire, ce qui est très différeiil.
M. LE Président du conseil. — Vou.s le voyez, messieurs,
aucune stipulation arrêtée, même ad référendum, une simple
ébauche, un simple échange de vues, abandonné au bout de
quelques joui's. M. Clemenceau disait tout à l'heure, à propos
de cette lettre de M. Bourée, qu'elle donnait un démenti très
formel à cette allégation du ministre des affaires étrangères
qui attribuait à un haut fonctionnaire chinois, à Li-Hong-
Chang, la paternité d'un manifeste auquel répond précisément
la lettre de M. Bourée. Mais, messieurs, le commencement de
la lettre de M. Bourée, que M. Clemenceau n'a pas lu, a bien
l'air d'être une réponse à un haut personnage.
« Le numéro du North China Dailly Neivs, en date de ce
jour, publie un document, de source chinoise, dans lequel sont
$02 DISCOIJHS DE JLLKS FERHY.
développées les idées et les appréciations du haut « fonction-
naire » qui vous l'a fourni, touchant les difficultés soulevées
par la question du Tonkin. C'est là un plaidoyer pro domo dans
lequel le raisonnement et les faits sont parfois groupés avec
plus d'art que d'exactitude... »
M. Clkme.nceau. — Veuillez conlinuer, et vous venez qu'il ne
s'agit pas de Li-Hong-Cliang.
M. LE Président du conseil, continuant sa lecture... — « pour
soutenir une thèse qui, comme toute autre thèse du môme
genre, peut être combattue. Celle-ci le sera sans doute, mais
c'est là œuvre de polémique dans laquelle il ne m'appartient
pas d'entrer. »
Je ne vois pas autre chose...
M. Clemenceau. — Je vais vous aider à le voir tout à l'heure.
M. LE Président du conseil. — 11 est certain pour moi
que cette lettre que M. Bourée a pris la peine d'écrire, n'est
qu'une réponse à une lettre écrite par un haut fonctionnaire à
qui il reproche d'avoir écrit /jro dotuo.
M. Clemenceau. — Mais il dit le contraire !
M. LE Président du conseil. — Et cet incident — il n'est
pas inutile de le rappeler, puisqu'on revient sur ce traité
Bourée — met bien en lumière tout ce qu'il a de chimérique;
et la preuve, c'est que le gouvernement chinois a fait savoir
à notre agent qu'il s'était trompé sur plusieurs points, et notam-
ment sur le point capital. Li-Hong-Chang l'avait informé qu'une
entente pourrait s'établir sur une ligne à tracer dans le Tonkin ;
or la ligne, d'après le gouvernement chinois, c'était le tracé du
fleuve Rouge! et voilà pourquoi M. Bourée a pris la plume
pour restituer aux pourparlers qui avaient eu lieu leur véritable
caractère. Je suis tout à fait surpris de l'importance qu'a pris
cet incident dans la polémique. Je ne m'en suis pas uniquement
l'apporté à M. le ministre des affaires étrangères... [Ah! à
droite.) J'ai voulu, moi aussi, me faire une opinion, et jai
demandé à M. le ministre des affaires étrangères communi-
cation de toutes les dépêches, qui sont nombreuses et étendues.
Un membre à V extrême-gauche. — Il aurait fallu nous les commu-
niquer pour que nous puissions nous former une opinion.
M. LE Président du conseil. — Messieurs, ma conviction,
AKr.VIKKS nu TOiNKIN. -29:}
c'est que noire agent a apporté dans cette partie des négo-
ciations beaucoup plus de bon vouloir que de clairvoyance: il y
a notamment une queslion de reirait di^s troupes qui, lors(|u'on
la voit de près, dans les dépèches et dans les dociunents, est
presque — je ne sais comment dire, je demande pardon de
l'expression — est pres(iut' une petite scène de comédie.
M. Bourée, très content ties ouvertures qui lui avaient été faites
et qu'il croyait acceptées...
M. LE COMTE Di' Lanjiinais. — On lui en avait donc fait !
M. LE Président du conseil. — M. Bourée disait : « Mais,
avant d'aller plus loin, il faut absolument que vous reliriez vos
troupes du Tonkin. » — Comment! dit Li-Hong-Chang, nous
avons des troupes au Tonkin! Et les mandarins disent : « N^ous
en avons dans le Yunnan et dans leKouang-Si,mais, au Tonkin,
nous n'en avons pas! » Et, comme M. Bourée insiste, et affirme
qu'il y a 2oUU0 hommes de troupes chinoises au Tonkin, rien
n'égale l'étonnement des mandarins qui ne s'en doutaient pas.
[Exclamalions Ironiques à droite. — Inlerrvplions à /'extrême-
gauche.)
Plusieurs membres â </auche. — Lisez les pièces !
M. le Président du conseil. — Je vous dis, messieurs,
l'impression qui se dégage pour moi de celte correspondance...
M. Clemenceau. — Nous ne pouvons vous répondre, car vous
connaissez les pièces, et nous, nous ne les connaissons pas !
M. Camille Pelletan. — >'ous n'avons même pas eu la ressource
de les trouver dans le Temps!
M. LE Président du conseil. — Je vous dis que rien n'égale
la surprise de Li-Hong-Chang et des grands mandarins chinois.
Et ils font à notre agent celte observation que, pour qu'il y eût
25000 hommes au Tonkin, il aurait fallu un décret impérial, et
qu'il n'existait pas un décret de ce genre.
M. BoiROEOis. — On s'en est passé, comme vous vous êtes passé
de rautorisation des Chambres !
M. le Président du conseil. — Cependant, M. Bourée
réplique que les troupes y sont et qu'il faut les en retirer. Et
alors Li-Hong-Chang et les autres mandarins répondent :
« Puisque vous y tenez absolument, nous allons faire retirer
du Tonkin... les troupes qui n'y sont pas. » (Bruit.)
29i DISCOURS DE JULES FERRY.
M. Roque (de Fillol). — Cela n'est pas sérieux!
M. LE Pré.sideîst du coîs'seil. — Voilà, messieurs, ce que je
crois être la vérité vraie sur le retrait des troupes, au mois de
novembre 1882.
M. Georges Perin. — Il serait intéressant pour nous d'avoir
toutes ces dépèches.
M. LE Président du conseil. — Messieurs, je pense que
maintenant on ne reparlera plus du traité Bourée et de tout ce
qui s'y rattache.
Mais il est dans l'argumentation de nos adversaires un grief
qui me touche infiniment plus, parce qu'il serait très grave, en
effet, s'il était fondé. On nous dit : « Vous avez trompé la
Chambre ! » C'est là une formule dont les oppositions se servent
très volontiers. — Nous avons trompé la Chambre! — A quel
moment? C'est, nous répond-on, lorsque vous vous présentiez
devant elle le 11 juillet et que vous la rassuriez sur les intentions
de la Chine. A ce moment-là, la Chine faisait valoir ses droits
de suzeraineté; à ce moment-là, vous envoyiez un ultimatum à
Pékin. Donc, quand vous rassuriez la Chambre, vous ne lui
disiez pas la vérité, vous lui en cachiez une partie ; vous vouliez,
lidèle à votre système, l'engager insensiblement dans une
entreprise téméraire.
Plusieurs membres à droite. — C'est bien cela!
M. LE Président du conseil. — Messieurs, toutes ces
assertions sont absolument inexactes. Ainsi, nous aurions caché,
ou M. le ministre des affaires étrangères aurait caché à la
Chambre les prétentions de la Chine à la suzeraineté du
Tonkin! Mais, messieurs, dans cette séance du 11 juillet, dont
vous pouvez relire le compte rendu, il a été beaucoup question
de ces prétentions de la Chine; il en a été si bien question que
c'est précisément dans cette séance que M. le ministre des
affaires étrangères a opposé à cette prétendue suzeraineté, à
cette non-reconnaissance du traité de 1874, qui est aujourd'hui
la thèse de la Chine, cette réfutation victorieuse, fondée sur la
publication des lettres écrites par le prince Kong au moment
où M. de Piochechouart, en 1875, lui notifiait le traité! C'est
alors que M. le ministre des alfaires étrangères a, pour la
première fois, mis sous les yeux de la Chambre et du public
AFFAIHKS 1)L TU.NKI.N. .nC)
celte réfutation qui a ensuite passé dans la dépèclK', ofliciellc
du <S octobre, qui se trouve dans les documents communiqués
à la presse par M. le nianpiis de Tseng.
Donc, vous ne pouvez pas dire que M. le ministre des afïaires
étrangères a cherché à dissimuler les prétentions de la Chine,
puisqu'il les a réfutées, puisque Ihonorahle M. Dclafosse y avait
insisté, non seulement dans cette séance à laquelle je fais
allusion, mais dès les discussions du mois de mai. Rien n'était
plus connu que les prétentions delà Chine à la suzeraineté;
rien n'était mieux réfuté, dans cette séance du 11 juillet, après
le discours de M. le ministre des alTaires étrangères. Nous
n'avons donc pas caché cette difliculté à la Chambre, et je ne
comprends pas sur quoi peut porter un pareil reproche.
M. Georges Perix. — Mais M. le ministre des affaires étrangères
a ajouté que la Chine abandonnait ses prétentions !
M. LE Président du conseil. — Il n'a jamais dit cela.
M. Georges Perin. — Il l'a dit! J'ai lu ce passage de son discours
dans le Journal officiel, liierinênie, monsieurle Président du conseil,
et je le relirai tout à l'heure à la tribune.
M. JiLES Delafosse. — Il a dit que la Chine ne s'opposait pas à
l'établissement de notre protectorat au Tonkin, qu'elle ne nous
susciterait aucune difficulté.
M. le Président du conseil. — M. le ministre des afïaires
étrangères a dit ceci, qui m'avait été affirmé à moi-même par le
ministre de Chine, dans l'entrevue du 21 juin : « que le gouA^er-
nement chinois ne faisait pas de nos opérations au Tonkin une
cause de rupture avec la Fi-ance. »
Un membre à l'cxh'êmc-fjaiulœ. — Mais la rupture est faite.
M. LE Président du conseil. — Comment! la rupture est
faite? (Rires et applaudissements ironiques à l'extréme-fjnuche
et à droite.)
M. LE VICOMTE DE BÉLizAL. — Quc nous a donc dit hier M. le
ministre des affaires étrangères ? (Bruit.)
M. LE Président du conskil. — Messieurs, vous êtes surpre-
nants, vraiment...
M. Horace de Choisei l. — Mais votre propre langage est une
rupture !
M. LE Président du conseil. — Je prierai 31. Horace de
296 DISCOURS DE JULES FERRY.
Choiseul de monter à la tribune pour me répondre. {Mouvements
prolongea en sens divers.)
Messieurs, il n'y a pas plus, à Theure présente, de rupture
diplomatique entre la Chine et la France qu'au mois de juillet
dernier. Il est vrai qu'aujourd'hui nous n'avons pas d'ambas-
sadeur en Chine...
M. LE COMTE DE Lanjuinais. — Kt qiie rambassadeur de Chine esl
en voyage !
M. LE Président du conseil. — ... mais il y a un chargé
d'atïaires qui tient la légation, et je serai très heureux de vous
faire connaître, puisque l'occasion s'en présente, une dépêche qui
nous est arrivée il y a deux jours. {Exclamations et rires à gauche
et à droite.) Elle est de Shang-Hai, du 29 octobre... {Nouvelles
exclamations.) Elle est à votre disposition, messieurs.
Un membre à gauche. — Un peu fard !
M. Clemenceau. — Et les autres qu'on ne nous montre pas ?
M. LE Président du conseil. — On vous a tout montré.
M, Clemenceau. — Non ! non ! Vous savez bien que non !
M. LE Président du conseil. — Expliquez-vous alors,
puisque vous êtes si bien informé; venez dire ici ce qu'on ne
vous a pas montré. {Bruit.) Dans tous les cas, je trouve tout à fait
opportun de vous faire connaître cette dépêche, parce qu'un
certain nombre de députés ont tellement hâte de proclamer à
la face du monde que nous sommes brouillés avec la Chine
qu'ils n'attendent même pas les événements.
M. Clemenceau. — Il suffit de lire le discours prononcé hier par
M. le ministre des ail'aires étrangères.
M. LE comte de Douville-Maillefeu. — Lisez rOf^c^e/ d'hier !
M. LE Président du conseil. — Messieurs, puisqu'il y a
dans cette assemblée un certain nombre de patriotes si empressés
de pousser le cri d'alarme, je demande à leur lire, non pas une
dépêche du mois de juillet, mais une dépêche du 29 octobre.
{Brm't à Vext?'ême-gauche.) Enfin, messieurs, est-ce que nous ne
parlons pas le même langage? Est-ce que le mot « rupture
diplomatique » n'a pas un sens très précis?
M. Clemenceau. — Nous parlerons franchement, nous !
M. LE Président du conseil. — Nous aussi, nous parlons
franchement !
AFFAIKKS DU TO.NKn. 297
M. Clémenceai:. — Nous !
Au centre. — A l'ordre! A Tordre !
M. i.E l*RKSii)ENT. — II n'est pas possible de conlimioi- un drl)al
dans de pareilles conditions! Je renianjue que ceux rpii interrom-
pent le plus vivement, sont précisément ceux qui sont inscrits jtour
prendre la parole et (pii pourront faire valoir à la trii)une, d'une
façon suivie, les ar^Miments qu'ils prétendent présenter avec celte
véhémence pendant que M. le président du conseil est à la tribune.
Je les invile donc tout particidiéremenl au silence. [Le silence se
l'établit.)
M. LE Président du conseil. — Voici donc, nies.siciirs, (irs
exactement, où en est l'état légal et de fait de nos relations avec
la Chine. M. Tricon est parti pour Tokio afin de pi'ésenter se.s
lettres de rappel au gouvernement japonais; M. Palenôtre,
nommé ministre en Chine, à la place de M. Bourée, n'est pas
encore parti ; mais, je le répète, nous avons à Pékin un chargé
(VatTaires muni de tous les pouvoirs. Voici la dépêche que je
voulais vous lire; elle est de M. Tricou :
'< Shanir-Hai. le -^O octobre 188M. »
« Li-Hong-Chang est venu me trouvei' à la dernière heure
pour me prier instamment de rester.
« Je lui ai répondu que l'état de ma santé m'obligeait de
quitter la Chine.
u Je pars ce soir sur le Voila. Le vice-roi est très inquiet. Il
désavoue hautement le marquis de Tseng.
« Tricou. »
[Applandissenietils nu centre et à gauche. — Interruption
prolongée n l' extrême-gauche et à droite.)
M. LE PRÉsn)E.NT. — J'iuvile la Chambre au silence.
M. LE PiŒsiDENT DU CONSEIL. — Mcssieurs, tout ceci n'a rien
de surprenant, quand on sait qu'il ne faut pas considérer les
affaires chinoises au même point de vue que les affaires
européennes. {Mouvements divers.)
Assurément, si, au lieu de la Chine, nous avions en face de
nous une puissance européenne, l'état dans lequel nous sommes
aujourd'hui aurait quelque chose d'inquiétant; mais il faut bien
se rendre compte de celte situation dont les faits actuels ne
sont pas le premier exemple : il y a une foule de précédents de
298 DISCOUUS DE JULES FERHY.
ce genre dans Thistoirc de la Chine. Le gouvernement impérial,
protestant contre certains actes ei renouvelant sa protestation
indéfiniment, et sans rompre pour cela ses relations diploma-
tiques, c'est là un fait fréquent...
M. Georges Perin. — Vous pourriez même ajouter qu'il coupe
quelquefois le cou à ses ambassadeurs, puisque nous entrons dans
le domaine des faits. [Rumeurs.)
M. LE Président du conseil. — Ainsi, il y a quaire cents ans
que les Portugais sont installés à Macao, et jamais la Chine n'a
reconnu cette occupation. Tous les ans, elle proteste, et sa
protestation en reste là. Elle en agit de même avec le Japon et
avec l'Angleterre pour des possessions qui leur sont communes.
Elle est dans la même situation avec la France, au moins depuis
1880, puisque c'est en 1880, pour la première fois, qu'il lui a
plu de protester contre le traité de 1874. Elle proteste, mais
sans la moindre pensée de ruplui'c, et son ministre se montre
fort surpris, si l'on trouve, comme cela est arrivé au marquis
de Tseng, dans ses rapports avec M. de Freycinet, que ces
protestations ne sont pas tout à fait diplomatiques dans la forme,
et si l'on rompt pour quelque temps les communications
personnelles avec l'amhassadeur chinois.
Messieui's, laissez-moi vous dire pourquoi les négociations
(jue nous avons entamées avec la Chine n'ont pas encore réussi.
Mais c'est parce que la Chine n'a aucun intérêt à devancer les
faits accomplis. Nous sommes dans le Delta, mais nous ne le
possédons pas tout entier; nous n'avons ni Sontay, ni Bac-Ninh,
et nous venons, au fond, demander à la Chine de reconnaître
une possession qui n'est pas encore entre nos mains : la Chine
atermoie, elle attend que les faits soient accomplis; alors, elle
peut les accepter, elle peut les suhir sans les reconnaître, mais
elle les attend toujours. {Mouvements divet's.) Je ne doute pas,
quanta moi, qu'en présence des faits accomplis, l'arrangement
honorable (jue nous désirons tous ne soit infiniment plus facile.
Je crois que quand nous serons dans Sontay et dans Bac-Ninh...
M. Clemenceau. — Et si vous n'y êtes pas!
M. LE Président DU CONSEIL. — ... nous trouverons beaucoup
plus de facilité à engager des rapports sérieux et définitifs avec
le Tsong-li-Yamen. Il faut bien se rendre compte de ce qu'est
AFFAIHKS m; ïo.NKIN. 2!>9
l(? gouvernement cliiiiois. CitIcs, il y a à la Irlc ih' ci' lirdwl
empire des hommes dont il ne laiil pas parler avec dédain.
[InlerrupHons à rexlrémc (jaucli';.) Il v a des i>olili(|iies, des
hommes d'Éiat de la i)lus grande valeur, ilf Irspiit le plus
ouvert et le plus éclairé; maisc"est le petit nond)re, c'est l'élite:
et, à côté de cette élite, derrière elle, autour d'elle et au-dessus
d'elle, il y a un amas de préjugés, de rancunes, de défiances
contre le barbare, contre l'Européen, he là. messieurs, la
lutte, la noble lutte que, depuis vingt ans, le pi-ince Kong et
Li-Hong-Chang soutiennent conli-e les préjugés nationaux.
Mais ils sont obligés de les ménager. Ils y l'egardent à deux fois
avant de reconnaitre oriicieliement l'établissement d'une puis-
sance européenne dans une terre qui, jadis, était chinoise. Ils
hésitent à engager leur responsabilité, ils ne poussent pas les
négociations; mais les événements marchent, et, devant les
faits accomplis, le bon sens asiatique s'incline et les accepte.
( 7'/"ès' /lien! 1res bien! sur divers hnncs.)
M. JiLES Delakosse. — lài alteiulant, ce sont les li'oiipe.s cIjI-
iioises qui nous font la guerre !
M. LE Président du coxseil. — Vous êtes dans une erreur
complète et vous affirmez une chose que vous ne pouvez savoir.
M. Jules Delafosse. — Les dépèches de vos agents le constatent.
(Rumeurs.)
M. LE Président du conseil. — Quant au gouvernement
chinois, non seulement il insistait au mois de juillet, mais, dans
ces derniers temps, il insistait encore sur un désaveu qui,
suivant lui, est la vérité sur cette affaire. U repousse énergique-
ment toute espèce de compromission avec les Pavillons-Noirs
et les déserteurs des troupes chinoises qui peuvent les avoir
renforcés. Telle est la situation diplomatique où il n'a pas cessé
de se placer; telle elle était déjà quand j'ai eu llionneur de
recevoir, le 21 juin, M. le ministre de Chine. Il ne venait pas
me dire, comme l'énonçait tout à l'heure M. Clemenceau, que
notre ministre à Pékin avait signifié un casus belll au gouverne-
ment chinois. Non! non! ce n'était pas cela du tout! Il venait
me dire : « M. Tricou s'est plaint beaucoup de l'entrée des
troupes chinoises dans le Tonkin, de leur participation à la
lutte que les Tonkinois soutiennent contre vous dans le delta
300 DISCOURS DE JULES FERRY.
(Ui fleuve Rouge... » Et je cite ici, messieurs, non pas mes
propres paroles, mais la rectification même de M. le marquis ^
de Tseng : tf_
« Dans une conversation que j'ai eue avec Son Excellence
M. Jules Ferry, sur ce sujet, le 21 juin dernier, je lui ai fait
observer qu'une assistance ouverte ne pouvant venir qu'après
une rupture, il n'y avait pas lieu d'en parler; quant à l'as-
sistance occulte, ai-je dit, il faudra qu'elle soit mise en évidence
par des preuves certaines, car l'Annam est habité par de nom-
breux sujets chinois, et, si l'on trouve des gens de cette natio-
nalité parmi les troupes annamites, on ne devra pas en induire
comme une assistance occulte de la Chine. »
M. LE COMTE DE CoLBERT-F^APLACE. — 2o 000 liommes de troupes,
par exemple, ne comptent pas!
M. Clemenceau. — Et la dépèclie du Tc^jps .'
M. r.E Président du conseil. — Que veut dire cette plaisan-
terie éternelle relative au journal le Temps?
M. Clemenceau. — Je ne plaisante pas, monsieur le Ministre, la
dépêche du Temps dit le contraire.
M. LE Présidext du conseil. — Je viens de lire la dépêche
de M. le marquis de Tseng, du 4 juillet. Il raconte ce qui s'est
passé entre lui et moi. M. le marquis de Tseng, qu'on n'avait
pas vu depuis longtemps, arrivait à nous fort ému et nous disait :
« Il paraît qu'on nous accuse de donner assistance aux Pavil-
lons-Noirs. » Il venait protester contre cette imputation. Je dis
que c'était là une démarche absolument amicale et tout à fait
rassurante, et M, le ministre des affaires étrangères avait parfai-
tement le droit de vous dire qu'en présence d'une pareille
démarche, il ne pouvait être question ni de déclaration de
guerre, ni de rupture diplomatique, puisque, non seulement la
légation française était représentée à Pékin, mais que l'ambas-
sadeur du gouvernement chinois séparait énergiquement la
cause de la Chine de celle des Pavillons-Noirs. M. le ministre
des affaires étrangères pouvait vous dire quelques jours après :
« Voilà une démarche amicale, une démarche rassurante. »
[Rumeurs à droite.)
M. Jules Delafosse. — Les rapports de vos commandants
conslatenl la présence de régruliers chinois. [Rumeurs nu centre).
AFIAIKKS DU Tn.NklN. 301
M. LK Président DU CONSEIL. — Nous n'avons pas ;ï faiif le
procès ù la Chine, nous entendions vivre avec elle en état de,
relations diploinaticiues régulières.
M. LK r.oMTF. i)K CoLiJKnr-I.APLAr.E. — Mais pou suivies,
M. LE PiiÉsiDEXT DU CONSEIL. — Jarrive à la seconde partie
(le mes observations...
Plusieurs membres. — Reposez-vous !
M. LE Président du conseil. —Xon, j'aime mieux ne pas
me reposer, d'autant plus que ce qui me reste à dire sera natu-
rellement très court. On m'a posé des questions, je vais y
répondre. M. Clemenceau nous dit : « Nous jugerons le Gou-
vernement, c'est notre droit; la Chambre verra si elle approuve
ou si elle désapprouve sa conduite pendant la prorogation ; mais
nous avons aussi le droit de demander au Gouvernement ce
qu'il entend faire, et où il veut nous conduire. » Et d'aliord, dit-
il, contre qui nous battons-nous? C'est la même question que
faisait hier M. Perin dans des termes un peu différents :
sommes-nous k la veille d'une guerre avec la Chine ?
Messieurs, c'est Là une singulière question à posera la ti-ibune.
Je vais pourtant y répondre très franchement et très catégori-
quement.
Nous ne sommes pas en guerre avec la Chine, et je ne crois
nullement que nous soyons à la veille d'un semblable événe-
ment. La raison en est simple : je crois que la Chine ne nous
fera pas la guerre; et nous, nous n'avons pas l'intention de la
lui déclarer.
M. LE COMTE DE Douville-Maillefei . — Alors nous ne l'aurons
pas, car jamais la Ctiine n'a déclaré la guerre depuis sept mille
ans. {Rire général.)
M. Georoes PERI^. — Mai? elle la fait sans la déclarer !
M. LE Président du conseil. — Voilà le terrain sur lequel
nous restons placés, et nous ne croyons ni bon, ni politique, ni
habile de faire à la Chine le procès auquel nous incitait tout à
l'heure M. Delafosse, quand il nous dit : « iMais ces armes
viennent de la Chine ; mais on laisse passer ces déserteurs ! »
Nous sommes en présence d'un gouvernement qui proteste,
avec une énergie qui ne se dément jamais, contre toute espèce
de compromission avec les bandes que nous combattons au
302 DISCOURS DE JULES FEKHV.
Tûiîkin. Cela nous suffit. On Jious dit : « Que voulez-vous faire,
alors?» Messieurs, rien de plus que ce que nous avons demandé
à la Chambre de nous autoriser à faire: nous voulons nous
établir solidement dans le Delta, nous emparer de Sontay et
de Bac-Ninh, et nous ne doutons pas que les renforts qui vont
arriver au Tonkin, qui y sont peut-être déjà à l'heure qu'il est.
n'ajoutent ce nouvel exploit à tant d'autres accomplis par des
troupes qui sont en nombre inférieur, vis-à-vis d'ennemis bien
armés, à ce qu'il paraît, et nombreux, mais qui suppléent par
le courage et la bonne organisation à tout ce qui peut leur
manquer sous le rapport du nombre. (Applaudissements.)
Nous voulons nous emparer de ces deux forteresses du Delta,
lesseules qui nousraanquentencore,etnous vous promettons que.
quand nous serons là, personne ne nous en chassera : nous y
serons inexpugnables. [Nouveaux a ppjlaudissements.) Ah! je sais
bien que cela ne fait pas l'affaire de certains conseillers. Nous
en avons autour de nous qui nous disent : « Il ne faudrait pas
agir de cette façon. Il serait beaucoup plus simple, beaucoup
plus catégorique d'envoyer là-bas 20 ou 30 000 hommes, s'il
le faut, et de dire à la Chine : « Vous allez reconnaître nos
droits sur le Tonkin ou nous vous déclarons la guerre ! »
Messieurs, nous ne sommes pas de cette politique-là. Nous
sommes de l'école de la patience et du sang-froid. Nous croyons
qu'avec le temps, avec les forces que nous vous avons demandées,
nous resterons solidement établis dans le delta du Song-Ko'i, et
nous attendrons que les événements éclairent ceux qui ont
coutume, depuis tant de siècles, de ne baisser pavillon que
devant les faits accomplis.
Il me semble que cela est clair, que cela est net, et je me
demande s'il est encore quelque autre question de l'honorable
M. Clemenceau à laquelle je n'aie pas répondu.
Notre honorable collègue a fait allusion à certaines suggestions
dont a parlé M. le ministre des alïaires étrangères, à différentes
reprises. [Mouvement d'attention.) Je ne veux pas m'appesanlir
longtemps sur ce sujet délicat. Tout ce que je puis dire à
M. Clemenceau...
M. Clemenceau. — Si vous ne voulez pas répondre, ne le faites
pas. Je n'ai pas demandé la réponse.
M. LE Président du conseil. — Je sais parfaitement
t
AlFAIItKS m KtNKIN. 303
linterprétalion (jiit' vous doiiiicz au uiol de « snj«,m'sli()ii ». Mais
celle inlerprélation n'est, à aucun (Iruié, dans la itm-^éc de M. !»■
ministre des alïaiies étrangères, car elle est cniilredite partons
les faits qui sont à notre connaissance. Messieurs, je ciois (|ui'
vous pouvez vous rallier sans crainte à la poliliiiue (lue nous
vous présentons. Cette politiipie est prudente, cxIrèiniMnenl
[triulenle : elle se liiuitf à elle-raênie son champ d adiou. Mais,
précisément parce qu'elle n'a en vue (|u'iuj cliamii d'action
limité, elle est sûre d'elle-mènie, etceux qui la dirigent peuvent
vous dire qu'elle ne vous conduit pas à des périls sérieux. Elle
ne vous mettra peut-être pas dans la main du jour au lendemain
la solution de la question tonkinoise : non, les entreprises
coloniales sont de longue haleine ; je ne vous dis pas que nous
allons, dans un délai prochain, recueillir tous les fruits de ce
grand et précieux établissement.
Je me rappelle toujours ce qui se passait, il y a un demi-
siècle environ, dans les Chambres de la monarchie de Juillet, à
propos de l'Afrique.
Ah! messieurs, relisez, je vous en prie, les débats qui ont eu
lieu à celte époque, relisez les discours d'un homme qui a attaché
son nom à cette polémique anti-africaine, d'un député d'alors
qui s'appelait l'honorable M. Desjobert; lisez les di.scours
enflammés par lesquels, pendant dix-huit années de suite, on
adjurait le gouvernement de Juillet d'abandonner sa conquête,
sous ce prétexte qu'elle ne pouvait avoir d'autre résultat que
de faire verser inutilement le sang de nos soldats oi de dépenser
les trésors de la France.
M. Laroche-Jolbert. — On avait bien raison! [Exclamations
■ironiques au centre et à gauche.)
M. LE Président du conseil. — Je fais appel à tous les
Français qui m'écoutent et à mon honorable interrupteur lui-
même, dont la parole a certainement dépassé la pensée. Je
leur fais appel, et je leur demande si cet empire africain, qui
nous a coûté tant d'argent et tant de sang, et qui a attaché tant
de gloire à la couronne militaire de nos armées, si cet empire
afi'icain n'est pas, à l'heure qu'il est, notre force, notre honneui-,
la consolation et l'avenir de la patrie? {Vifs applaudissements.)
Sachons-donc. quand nous entreprenons un établissement
301 DlSCOUnS DE JULES FEHIîY.
colonial, que personne ici — j'en prends acte — ne propose
trabandonner, personne. . .
M. Clemenceau. — Alors, à qui répondez-vous ?
M. LE Président du conseil. — ... sachons nous armer de
patience et de sang-froid ; disons-nous qu'en faisant cette grande
chose, dans les limites sages, prudentes que nous vous
proposons, et qui s'élargiront avec le temps, avec le succès,
disons-nous que nous travaillons pour nos enfants; que nous
faisons, en quelque sorte, pour les générations futures, vis-à-vis
desquelles nous sommes comptables, un placement de bon père
de famille. [Très bien! très bien!)
M. LE COMTE DE DolvilleMâillefel. — Une obligation ù lots!
M. LE Président du tonseil. — Je crois avoir répondu à
toutes les questions de Thonorable M. Clemenceau. Je faisais
remarquer tout à l'heure qu'il semble que, sur le fond des
choses, nous ne soyons pas en profond désaccord. Personne
ici, a dit l'honorable M. Clemenceau après l'honorable M. Perin,
ne conseillera à la France une reculade. C'est là un bon langage;
mais il faut que ce langage passe dans votre vote, car la
meilleure manière d'éviter les dangers dont — je ne dis pas
ici, mais au dehors — on cherche à troubler l'esprit public; la
meilleure manière d'éviter ces dangers, ces guerres dont on
parle, c'est de n'en avoir pas peur, et de faire savoir à tout le
monde que nous ne les craindrons pas si on nous les fait. ( Vive
approbation et applaudissements prolongés sur toi grand nombre
de baltes à gauche et au centre. — • /]/. le Président du conseil^
retourné à son banc, est vivement félicité.)
A en juger parles applaudissements qui accueillirent ce discours,
la Chambre paraissait édifiée. Mais M. Clemenceau ne pouvait se
Um'w pour battu et il réédita l'accusation de ne pas avoir convoqué
les Chambres, d'avoir violé la Constitution, d'avoir fait des virements
pour payer les troupes envoyées au Tonkin, d'avoir conclu le traité
de Hué comme celui du Bardo, parce que l'occasion était bonne, et
cela après avoir pris devant la Chambre l'engagement de ne taire ni
conquête, ni annexion. Puis, l'orateur se lança dans de longues
considérations sur ce que devait être la politique coloniale de la
Fiance. Elle ne doit pas consister à faire des conquêtes. La Chambre
qui applaudit quand on promet au pays une colonie nouvelle, aban-
donnera le ministère dés qu'une complication surgira. Enfin, en
prenant, on autorisait les autres peuples à prendre aussi. Mieux
AI'KAIKKS Itr roNKI.N. 305
vahiil suivre l;i ])olili(|uc ilii (h'siiiLt'TOssf^meiil ol ii(> |>;is si' vaiilci-
d'avoir donné Tunis ;i la France. A <|U()i, M. l'aul IJerl et M.Jules
Kerry répliquèrent (luo M. (".lémenccau n'avait pas non pins à se
vanter de nous avoir fait chasser de l'Ej^'vptc. L'orateur termina en
prétendant (|n'en expédiant des troupes an Tonkin, on avait alVaibli
la mi)|)ilisalion et compromis des forces nécessaires nn'nie pour
empêcher la paix d'èlre rompue. Sa contJusion, c'était, cela va sans
dire, que le ministère n'avait plus (|u'à s'en aller. .Mais le général
Cam|»enon, ministre de la i,'uorre, vint déclarer que les trois
bataillons de renfort envoyés d'.M^érie au ïonkin ne compro-
mettaient en rien la mobilisation de l'armée d'Afrique, et la
Chambre vota, par 325 voix contre 115, l'ordre du jour de MM. Paul
Bert et Loubet, qui était ainsi conçu : « La Chambre, approuvant les
mesures prises par le Gouvernement pour sauvegarder au Tonkin
les intérêts, les droits et l'honneur de la France, et confiante dans
sa fermeté et sa prudence pour faire exécuter les traités existants,
passe à l'ordre du jour. »
L'opinion publique fut presque unanime à louer la ft>rmeté et la
hauteur de vues de M. Jules Ferry, et à reconnaître que la direction
de nos intérêts extérieurs était en bonnes mains. D'ailleurs, à la
date du 20 novembre 1883, le président du Conseil céda le porte-
feuille de rinslruclioii publiiiiie à M. Fallières et prit celui des
Affaires étrangères, que M. Challemel-l>acour dut abandonner pour
raisons de santé. Nos lapporls avec la Chine devinient aussitôt plus
ciue tendus : M. Harmand, commissaire-général civil, était rentré en
France, l'amiral Courbet prenant la direction des opérations, et le
marquis Tseng remit à notre cabinet une note portant que la Chine
occupait Sontay, Hong-Hoa et Bac-Ninh, et considérait l'attaque
de ces places comme un casus belii. Une commission de la Chambre
était saisie d'une demande de crédits de 9 millions, et elle reçut
communication de la note chinoise et de la réponse de M. Jules
Ferry, qui déclara que nous n'avions en rien à modifier notre
plan d'opérations, comprenant la prise des trois places.
Discours du 29 novembre 1883.
Réponse à l'interpellation Clemenceau.
Au début de la séance de la Chambre en date du 21,» novem-
bre 1883\ M. Clemenceau déposa une demande d'interpellation
« sur les événements relatifs à l'expédition du Tonkin », et déve-
loppa assez longuement les motifs pour Iesqu(;ls il réclamait la
discussion immédiate. Il soutint que les crédits avaient été demandés
pour l'envoi des troupes françaises contre les Pavillons-Noirs ou des
bandes irréguliéres. Or on se trouvait maintenant en face du gou-
vernement chinois lui-même. L'orateur exigeait la production des
1. V. ['Officiel du 30 novembre 1883.
J. Ferry, Discours, V. 20
306 DISCOURS DE JULES FERRY.
pièces diplomaLiqiies, notamment du mémorandum chinois. Elail-il
vrai que le Gouvernement français eût résolu de passer outre, et
donné l'ordre à nos troupes de marcher sur Bac-Xinh. C'était alors
déclarer la ^'uerre à la Cliine, par voie implicite et sans le dire.
Était-il exact que la commission fût saisie de la note chinoise, et
cette commission pouvait-elle s'en désintéresser?
M. le président du Conseil fit à M. Clemenceau la réponse
suivante :
M. Jules Ferry, président du conseil^ ministre des affaires
étrangères. — Messieurs, je n'ai que très peu de paroles à
répondre à l'honorable M. Clemenceau. Je n'imiterai pas la |
tactique souverainement habile qu'il a suivie tout à l'heure,
alors que, monté à cette tribune uniquement pour demander à
la Chambre de fixer un jour pour l'interpellation, il tentait
d'entraîner vos esprits et vos consciences dans l'examen du
fond même du débat. Je ne viens point demander un ajourne-
ment indéfini de celle interpellation...
M. Levkrt. — Il ne manquerait plus que cela!
M. LE Président du conseil. — ... Je demande que l'inter-
pellation soit jointe à la discussion sur le fond, c'est-à-dire à la
discussion du rapport de la commission chargée d'examiner les
crédits du Tonkin. [Très bien! très bien! au centre et sur plu-
sieurs bancs à gauche. — Rumeurs à iextrèuie-gauche et
à droite.)
M. Jules Delafosse. — L'objet n'est pas le même !
M. LE Président DU conseil. — Le Gouvernement ne peut,
en effet, admettre en aucune façon que, sans attendre le
rapport de la commission, sans attendre la publication complète
des pièces que nous avons soumises à cette commission et qui
sont en ce moment à l'impression, sans attendre la publication
du Livre jaune; le Gouvernement, dis-je, ne peut admettre
qu'épisodiquement, incidemmenl, d'une façon parlicidière et
détachée, on fasse porter la discussion sur un seul de ces docu-
ments, sans se préoccuper ni de ceux qui l'ont précédé, ni de
ceux qui l'ont suivi. Ce serait une très mauvaise manière de
discuter : ce serait placer la Chambre hors de cet état de
réflexion et de sang-froid qui doit être le sien en face d'une
situation grave...
A droite. — Ah ! ah! voila un aveu !
AFFAIRES DU TOiNKIN. 307
M. René Goblkt. — C'est la première fois que vous le dites !
M. GKoncKS Roche. — C'est parce qu'elle est grave (|u'il faudrait
discuter imniédialemeiit!
M. LE Président du conseil. — Ce sérail, je le rt'pète, ne
pas placer la Chambre clans l'état d'information complète et do
sang-froid absolu qui lui est indispensable en présence de la
situation actuelle.
A droite. — Grave ! grave !
M. Laroche-Joubert. — Ne retirez pas le mot!
M. LE Président du conseil. — Messieurs, il est toujours
irrave d'avoir à traiter des affaires de cette importance à trois
mille lieues de ce pays. {Interruptions.) Qui donc a dit ici que
cette question n'est pas grave et qu'elle pourrait être abordée
et résolue sans la plus mûre réflexion ? {Bruit à droite et à
V extrème-gauche .)
M. Georges Perin. — Vous avez bien tardé à le dire !
M. Gram.t. — Vous aviez dit le contraire !
M. Georges Brame. — Relisez vos premiers discours !
M. LE Président du conseil. — Quant à moi, je convie la
Chambre à un examen approfondi, à une réflexion digne d'elle
et digne du pays...
M. JoLiBOis. — Quand il sera trop tard !
M. LE Président du conseil. — ... Car son verdict ne peut
être rendu qu'en complète connaissance de cause. {Inter-
ruptions.) A l'heure qu'il est, vous n'êtes pas en situation de
rendre un jugement empreint de la réflexion et de l'étude que
nécessite cet important débat.
M. Camille Pelletan. — Vous détournez la question.
M. LE Président du conseil. — Je ne saurais donc admettre
une discussion partielle et fractionnée.
M. Georges Roche. — Nous voulons savoir si nous sommes
obligés d'envoyer des renforts au Tonkin !
M. le Président. — Veuillez garder le silence, messieurs !
M. LE Président du conseil. — Il faut un débat complet et
réfléchi, et ce débat se produira dans quelques jours, quand la
Chambre sera saisie tout à la fois du rapport de la commission
eA CiU Livre jaune, qui contiendra les communications les plus
complètes, les plus étendues, les plus loyales que jamais un
308 DISCOURS DE JULES FEURY.
cabinet ail fournies à une Assemblée. {Applaudissements au
centrée et à gauche.)
M. Camille Pelletan. — Il sera bien temps, quand la f^uerre sera
engagée !
M. LE Président du conseil. — J'ai une seconde raison
pour ne pas laisser une discussion s'engager par voie incidente
sur un document particulier, sur ce mémorandun dont on par-
lait tout à l'heure : c'est que, loin d'être la clôture des négo-
ciations, loin d'être une mise en demeure, un ultimatum, il est
le point d'attache d'une négociation nouvelle et qui se poursuit
à l'heure qu'il est.
M. Granet. — Pendant qu'on se bat!
M. LE Président du conseil. — A ce document j'ai fait une
réponse, j'ai formulé des ouvertures; elles ont été transmises,
à une date toute récente, à la cour de Pékin. La réponse du
gouvernement chinois ne m'arrivera que dans un certain
nombre de jours : c'est la déclaration que me faisait hier M. le
ministre de Chine.
M. DE La BassetiI'RE. — Nous sommes en face d'un fait accompli.
M. LE Président du conseil. — Nous sommes donc tou-
jours dans la même situation vis-à-vis de la Chine ; il n'y a. entre
elle et nous, aucune espèce de rupture diplomatique : il va
au contraire des négociations engagées. Messieurs, je n'hésite
pas à le dire : si le régime parlementaire était condamné,
comme par une nécessité d'existence, à apporter, à tout instant,
à la première réquisition d'un membre de l'une ou l'autre
Assemblée, les documents diplomatiques sur le bureau des
Chambres, si c'était là sa loi, il faudrait que le régime parié-
taire fît son deuil d'avoir jamais une diplomatie et une politique
extérieure. {Applaudissements au centre et à gauche. — Bruil
à C extrême-gauche et à droite.)
M.Ribol, au nom de la commission, reconnut qu'elle avait eu
communication du mémorandum adressé aux puissances le
19 novembre par le gouveinemenfc cliinois, et de la réponse qu'y
avait faite le Gouvernement français, mais que c'était au président
du Conseil à rester juge de l'opporlunilé de la publication de ce
document et de la suite à donner aux négociations. La commission
avait nommé son rapporteur (M. Léon Renault) et il se mettrait en
AFFAinKS KL TO.NKI.N. 309
inesiiie de déposer son rappoit. ii bref délai. I^a ClianiliK' lixerait
ensuite le jour du débat.
M. Clemenceau répliqua à la fois à .M. Jules Ferry et, à .M. Hiiiol.
Il prétendit qu'il s'agissait avant tout de sauvegarder les intérêts de
la France, et de savoir si la commission et la Chambre pouvaient
par leur silence autoriser le Gouvernement à passer outre à un casris
bellL Sans doute, les négociations continuaient, mais les combattants
étaient aux prises. Si l'on ne conimuiiicpiait les documents à la
Chambre ([ue trop tard pour qu'elle put se prononcer librement, il
n'y avait plus, suivant l'orateur, de gouvernement républicain.
l.a Chambre n'en donna pas moins raison au président du Conseil,
en décidant, par 299 voix contre 194, que l'interpellation ne sérail
disculée que le jour où le débat sur les conclusions de la commission
spéciale s'ouvrirait devant la Chambre.
Conformément à sa promesse, le cabinet communiqua à la commis-
sion des crédits tous les documents relatifs aux atlaires du Tonkin
depuis 1874, et publia, en outre (fin novembre), un Livre jaune en
deux volumes où manquait seulement le traité récemment conclu
à Hué, parce que les événements pouvaient rendre opportun
le remaniement de quelques-unes de ses clauses. La commission
conclut, par 9 voix contre 2, à l'adoption des crédits, et si elle n'en
avait pas proposé l'augmentation, c'est que le Gouvernement les
avait déclarés suflisants, au moins pour la fin de l'année 1883.
Nous ne croyons pas devoir analyser longuement les arguments
développés par les orateurs de l'opposition pour combattre la
demande de crédits. Ce sont toujours les mêmes : accusation de
poursuivi'e une politique monarchique d'annexions et de conquêtes
lointaines, de lancer la France dans une guerre avec la Chine, d'en-
gager des dépenses avant d'avoir fait voter les crédits par les
Chambres, etc. Tel est le résumé des discours de MM. Rivière,
Uelafosse, Camille Pellelan. Après M. Antonin Proust, qui réclama
pour le cabinet « la force nécessaire pour terminer l'aiîaire du
Tonkin et par l'action militaire et par la négociation diplomatique »,
M. Jules Ferry, dans la séance de la Chambre du 10 décembre',
répondit ainsi qu'il suit à ses infatigables adversaires :
Discours du 10 décembre 1883.
M. Jules Ferry, minisire des affaires étrangères, président du
conseil. — Messieui's, je cfois le moment venu pour le Gouver-
nement d'apporter ici les explications et les réponses qu'il doit
vous foui'nir. J'estime, en etïet, qu'il est de notre devoir à tous
de donner aujourd'hui, si c'est possible, une conclusion à ce
1. V. VOfficiel du 11 décembre 1883.
310 DISCOURS DE JULES FERRY.
débat, qui, certes, n'aura manqué ni d'ampleur, ni d'étendue,
ni d'éloquence. Je ne serai pas long, et je ne crois pas qu'il soit
nécessaire que je sois long. Je désire éviter les redites. J'ai eu
l'honneur, le 31 octobre, après mon éminent collègue M. Chal-
lemel-Lacour, dont vous aviez entendu la haute, la grande
parole dans la séance de la veille... {Rumeurs à droite. — Très
bien! et applaudissements au centre el à. gauche.)
Plusieurs membres à droite. — Pourquoi Tavez-vous écarté? 11
fallait le garder !
M. LE Peésident du conseil. — Ah ! messieurs, c'est à mon
grand regret que j'occupe ici cette place, que nul ne pourra
remplir aussi bien que lui. — Messieurs, j'ai eu l'honneur, le
31 octobre, de donner à la Chambre quelques explications,
d'éclaircir, je le crois du moins, — quelques idées, soit sur
l'origine de Texpédilion du Tonkin, soit sur les conceptions de
politique générale et d'avenir auxquelles on peut la rattacher.
Je ne voudrais pas rentrer dans ce débat, car, ainsi que l'indi-
quait tout à l'heure, avec une grande justesse d'esprit et de
parole, mon honorable collègue et ami M. Antonin Proust, ce
n'est pas le débat d'aujourd'hui. Je voudrais seulement, pour
ramener les choses à leurs véritables proportions, apporter ici
une protestation très modérée contre le rôle si considérable, si
exagéré, si impétueux que m'attribue, dans la carrière de la
politique qu'on appelle coloniale, l'honorable M. Delafosse. A
l'entendre, je serais — il a dit le mot — une sorte d'halluciné,
poussant ou entraînant la France dans des voies inconnues, et
inaugurant, dans ce pays de sagesse auquel tant de raisons de
la plus haute et de la plus délicate gravité imposent la pru-
dence, la mesure, la réserve, je serais, a-t-il dit, un illuminé, le
poussant à tous les coins du monde dans des entreprises sans
portée, sans but défini; et le plus détestable, le plus dangereux
représentant, dans ce pays, de la politique d'aventures.
Ce rôle, messieurs, n'est pas le mien et, si j'ai un rôle, un
petit rôle dans l'histoire de mon pays, ce n'est point celui-là
et je ne le brigue point... [Mouvements divers.) L'honorable
M. Pelletan me causait tout à l'heure une fort agréable surprise,
— car j'aime beaucoup les idées qui rapprochent, je les préfère
de beaucoup à celles qui divisent, — il me disait : « Mais si,
enfin, cette politique coloniale ne tendait qu'à conserver ce que
AKFAIliKS m TONKIN. ;îll
nous avons, elle serait adinissihlt', file sciait (I(''fen(lal)le ! » Nous
avons la prétention, et nous ci'oyons pouvoir vous le démonlrer,
nous pensons que le pays, qui est notre juge à tous, dira préci-
sément (|ue nous ne vous avons présenté une autre politique
qu'une politlipie de conservation coloniale. [Apitlaudissenien's
an cent ri'.)
M. Clkment.f.ai. — Vous vous »Hes vaille de nous avoir donru' des
provinces !
M. LE Président du cox.seil. — Vous êtes allés à Tunis,
nous y sommes allés, nous avons eu l'honneur de vous y
conduire, et je persiste à croire et à répéter ce que j'ai dit plus
d'une fois : c'est que la majorité non seulement nous y a suivis,
mais qu'elle nous y a bien un peu poussés à cette époque-là.
[liéclamalions sur divers bancs. — {Très bien! au cendre et
à gauche).
M. Lk Provost de Lainay. — Elle a inventé les Kroumirs, peut-
être !
M. LE Président du conseil. — Plusieurs membres, qui
siègent de ce côté {l'orateur désigne la gauche), nous criaient
alors : « A Tunis ! » Je ne l'ai pas oublié.
M. Camille Pelleta.n. — Ce n'est pas nous, assurément.
Plusieiirs membres à l'extrême-gauchr. — Non! non!
M. le Président du coxseil. — Je ne dis pas vous, mes-
sieurs ; je parle de la majorité qui a fait l'expédition tunisienne,
et pour laquelle c'est un honneur de l'avoir faite. [Applaudis-
sements au centre et à gauche.) Pourquoi cette majorité a-t-elle
conçu comme une entreprise nationale et nécessaire cette
expédition de Tunis? C'est pai'ce que c'était la sécurité même
de l'Algérie qui était compromise {Exclamations à Vextrême-
gauche. {Très bien! très bien! sur d'autres bancs.) Celte majorité
faisait, et nous faisions ensemble, de la politique de conserva-
tion algérienne. Messieurs, pourquoi sommes-nous au Tonkin?
Parce que nous avons la Cocliinchine. {Ah! ah!) Mais oui,
messieurs; c'est étrange, et l'honorable M. Delafosse l'a déjà
fait remarquer... {Bruit.)
.M, LE I^nÉsiDENT. — Messieurs, tous les orateurs ont été écoutés
en silence jusqu'ici : je vous prie de vouloir ])ieii conserver la même
allure au débat, et d'entendre en silence M. le Président du conseil.
M. LE Président du coxseil. — Messieurs, il serait étrange
312 DISCOURS DE JULES FE«UY.
— et je ne coinprentls pas que celte pensée ait pu traverser
un instant l'esprit de M. Delafosse — d'en rendre responsables
le Gouvernement actuel, ou les ditTérents ministères répu-
blicains qui se sont succédé, soit depuis 1876, soit même
depuis 1871, depuis la proclamation de la République de fait,
comme depuis sa proclamation définitive ; il serait extraordi-
naire, contraire à la vérité liistorique et à la bonne foi d'attri-
buer à ces divers ministères la responsabilité de la conquête de
laCochinchine. {Mouvements divers.)
M. BLA^'CSl:BÉ. — Si vous n'aviez que cette responsabilité, elle
serait légère !
M. LE Président du conskil. — Comment l'expédition du
Tonkin et le protectorat du Tonkin se trouvent-ils être une
conséquence nécessaire de l'expédition de Cochincbine? Voulez-
vous me permetti'e de vous le dire?
M. Georges Perin. — Je demande la parole.
M. LE Président du conseil. — Voulez-vous me permettre
de vous mettre sous les yeux une des premières formules de
cette vérité, qui se trouve dans le Livre jaune ? Je suis heureux
de la citer, parce qu'elle émane d'un Gouvernement qui ne
représentait pas notre politique, parce qu'elle émane d'un
homme, fort éminent, à coup sûr, mais qui ne siégeait pas
sur nos bancs, et parce qu'elle est, cette dépêche, un des traits
de cette admirable continuité de la politique française dans la
question qui nous occupe, continuité qui est démontrée avec
tant d'éclat, et pour le grand honneur des hommes politiques de
ce pays-ci, dans les deux volumes de cette histoire vivante que
j'ai eu l'honneur de mettre sous vos yeux; la dépêche est de
M. l'amiral de Montaignac :
<< 19 avril 187'..
« Nous jouerions un rôle peu digne de la France si, après
les sacrifices que nous avons déjà faits et ceux que nous allons
faire, au moment où l'on nous remercie... — c'est le gouver-
nement annamite, vous entendez bien — ... de l'assistance
prêtée pour la pacification de la province, et où l'on nous
demande notre concours en cas d'éventualités semblables, nous
faisions des concessions de nature à nous faire dévier du but
réel : l'établissement du protectorat de la France surl'Annam.
AKFAIHES m; TdNKIN. :ii:i
Le li'aiU'', si longlemps débaltii, nous conci'de la laciillr (Ifiiliv-
tonir un aszent à Hanoï, et \o dcsir niaiiifcslt' du uoiivci-ncrnciit
annamite de laisser celte clause dans loniltre nous prouve (|u"il
en a compris l'importance et le sens. AITaihli comme il l'est
aujourd'hui, impuissant, comnu^. il l'avoue, à assiirei" l'obéis-
sance de ses propres sujets, le l'oyaume d'Annam esl ajipelé à
sul)irle pi-olectoral d'une grande puissance. La situiilioii (pie
nous avons prise en Cocliinchine ne nous permet pas de laissei-
une iniluence autre (pie la nôtre peser sur Tu-Duc. {7'rès bien !
très bien ! à (/(iiic/ie et au centre.) A\oi's que nous étions au début
de notre occupation, nous pouvions renoncer à nous établir
d'une façon solide dans rExtrèuu'-Oi'ient. Aujourdliui, nous ne
le pouvons plus... Nous avons occupé trois, puis six provinces
de l'empire d'Annam ; nous avons placé le Cambodge sous notre
protectorat, nous avons dépensé beaucoup d'argent pour jeter
les fondements d'une administration française dans ce pays:
nous devons poursuivre notre œuvre sans rien brusquer, mais
sans jamais dévier, et, surtout, sans revenir sur nos pas et
perdre le bénéfice de nos efforts. »
Sur un grand nombre de bancs. — Très bien! très bien !
M. LE Président du conseil. — Voilà, messieurs, en quel-
ques lignes, toute la philosophie de l'expédition actuelle. Je
demande donc, pour les raisons que je viens de dire, je demande
à écarter du débat, comme n'y ayant pas place à cette heure, la
théorie, le système des expéditions lointaines dont l'honorable
M. Camille Pelletan nous imposait tout à l'heure, si injustement,
la i-esponsabilité. .le voudi'ais aussi, messieurs, écarter du débat
une question plus personnelle : c'est une question de cabinet.
Je vous assure qu'elle ne doit jouer dans nos préoccupations
qu'un rôle extrêmement secondaire. Les hommes qui ont en ce
moment l'honneur de tenir le pouvoir ne l'ont point recherché,
ne l'ont point souhaité ; il n'a pour eux de valeur qu'à la condi-
tion qu'il soit inséparable de votre confiance, qui est leur appui
et leur honneur. [Applaudisse.meyits au centre et à ganc/ie.) Le
jour où vous ne nous laisseriez cette confiance qu'amoindrie,
entamée, compromise par une équivoque, nous comprendrions
à demi mot... {IS'ouveaux applaudissements sur les mêmes bancs)
et nous saurions, de la meilleure grâce du monde, remettre le
pouvoir à ceux qui paraissent si impatients de le prendre, —
314 DISCOURS DE JULES FEliUV.
probablement parce qu'ils ne le connaissent pas. ( Vifs applau-
dissements à gauche et au centre. — Interruptions à droite.)
L'honorable M. Delafosse émettait l'autre jour, à cette tribune,
une formule qui avait un grand succès sur les bancs de l'oppo-
sition de l'extrême-gauche ; il disait : « L'obstacle, c'est le
cabinet. »
Messieurs, je ne crois pas que cette formule, que l'on préten-
dait donner comme le résumé de l'impression produite par le
Livre jaune et les nombreux documents que vous avez eus sous
les yeux, je ne crois pas que ce soit celle qui se dégage de cette
lecture, et, élevant la question un peu au-dessus des considéra-
tions de personnes, je crois qu'il faut formuler autrement les
enseignements qui résument toute cette histoire. Une chose me
frappe et a sans doute frappé beaucoup d'entre vous, messieurs :
c'est : — j'y faisais allusion d'un mot tout à l'heure — la mer-
veilleuse unité de vues qui préside aux conceptions de tous les
ministères successifs sur la question présente. 11 n'est pas
possible, il est vrai, d'être plus d'accord, il n'est pas possible
de voir plus juste, il n'est pas possible de se faire des moyens
pratiques une idée plus précise, et, si j'avais le temps de lire
ici les dépêches de M. le duc Decazes à M. de Rochechouart,
vous seriez surpris de constater que c'est presque mot pour
mot le langage de M. Challemel-Lacour; et, quand M l'amiral
de Montaignac — donc j'ai lu tout à l'heure quelques fortes
paroles — explique les raisons profondes pour lesquelles la
possession de la Cochinchine nous oblige à ne laisser à aucune
puissance étrangère le protectorat duTonkin, il est absolument
d'accord avec la série de ces belles dépêches que tout le monde
a admirées et qui sont signées de l'amiral Jauréguiberry. Du
ministère Decazes au ministère Challemel-Lacour, en passant
par les ministères Duclerc et de Freycinet, l'accord est complet.
Comment se fait-il donc qu'une si grande unité dans les vues,
une si grande persistance dans cette politique qui s'est imposée
à tant de ministères et h tant d'assemblées qu'on peut vérita-
ment la qualilier de nationale, ait abouti à tant d'impuissance,
à tant de demi-mesures, à tant d'avortements? Ah! c'est que
l'obstacle, messieurs, ce n'est pas, comme le dit M, Delafosse,
le cabinet: l'obstacle, c'est la fragilité des cabinets. {Vifs
apj^laudissements au centre et à gauche.)
1
it
ATI' AIIU:s 1)1 TO.NKIN. :)1')
M. fiKonGEs BnAME. — Pourquoi avez-vous ronvcnsé les précc-
denls ■?
M. JoLinois. — ("-"est la polili(iut' du : J'y suis, j'y reste.
M. liK Présidext du coxsEiii. — ('e n'osl pas la volonté,
ce n'est pas la clairvoyance qui a niaïKiné aux dilTéirnls cabi-
nets dans cette question : c'est le temps, c'est la durée, c'est la
vie, sans laquelle on ne fait rien, surtout dans les alTaires
exlérieufes. Je crois qiU3 voilà la vraie leçon à tirer de la lecluie
de ce livre d'histoire que je me fais honneur de vous avoir
donné. C'était cependant une grande anomalie... (Interrvpiinns
sur divers bancs), cela ne s'était jamais fait dans aucun pays, de
verser sur le bureau des Chaudjres tout ce que contiennent les
archives d'un ministère.
M. Gkorges Perin. — Il fallait n'en donner que la moitié, mais
plus tôt !
M. LE Président du conseil. — Puisque nous avons fait
l'histoire vivante, sachons en comprendre les enseignements.
Bien qu'il s'agisse, dans cette atTaire, d'un intérêt beaucoup plus
grave, heaucoup plus élevé que l'intérêt ministériel, je suis
pourtant forcé de suivre les adversaires du projet de loi, ceux
qui vous convient au rejet du crédit, sur le terrain qu'ils ont
choisi. Je suis obligé de défendre le cabinet que j'ai l'honneur
de présider, non pas contre toutes les accusations et toutes les
récriminations dont il a été l'objet, mais contre les princijtaux
griefs, contre ceux qu'on peut, en réahlé, considérer comme
graves; et c'est parce qu'ils seraient graves, s'ils étaient justi-
fiés, que je vous demande la permission de m'en expliquei'.
La principale accusation qu'on ai t formulée contre le cabinet est
celle-ci : je ne l'affaiblis pas ; selon mon habitude, je vais droit
à l'objection : La faute du cabinet, c'est d'avoir entretenu, —
ou ne dit pas de mauvaise foi, — mais enfin d'avoir entretenu,
sciemment ou inconsciemment, dans l'esprit de cette Chambre,
des illusions sur plusieurs points très importants : sur les
prétentions de la Chine et sur son rôle éventuel, sur son
intervention possible.
Voilà, je crois, les deux pi'incipales objections autour des-
quelles tous les autres griefs viennent se ranger pour les
fortifier; c'est là le fond du débat. Eh Itien, je trouve cette
316 DISCOURS DE JULES FEHHY.
accusation vraiment injuste et mal fondée. Il est tout à fait
injuste, il n'est pas conforme à la vérité de dire que le Gouver-
nement, que le ministre des affaires étrangères qui a porté le
poids de ces nombreuses discussions, — il n'y en a pas eu
moins de cinq depuis le mois de mars dernier, — a cherché à
entretenir dans l'esprit de la Chambre des illusions sur les
prétentions de la Chine. Relisez, messieurs, les discussions qui
ont eu lieu au Sénat le 13 mars, à la Chambre le 15 mai pour
le vote du crédit; au Sénat, le 2 juin, sur une question de
M. de Saint- ValUer; à la Chambre, le 10 juillet, sur l'interpel-
lation de M. Gi'anet; — je ne parle pas des débals du 30 et
du 31 octobre où il a été amplement question de la Chine, et où
déjà le grief que je viens de rapporter s'est produit par la
bouche de M. Granet et de M. Clemenceau.
Dans ces discussions, dont je ne fais que rappeler les dates, il
a été principalement, sinon exclusivement, parlé des prétentions
de la Chine. Reportez-vous à la séance du Sénat du 13 mars 1883;
c'est à une question de M, de Saint- Vallier que répond l'hono-
rable M. Challemel-Lacour. M. de Saint-Vallier insistait préci-
sément sur le bruit qui s'était fait relativement à la suzeraineté,
revendiquée par la Chine, et aux difficultés qui en résulteraient
pour nous, dans le cas où nous voudrions donner suite à notre
projet d'occupation. Est-ce que M. Challemel-Lacour a nié les
prétentions de la Chine? R en a présenté, au contraire, le
tableau : « L'article principal du traité de 1874, celui qui déclare
la souveraineté indépendante du roi d'Annam, a été enfreint
ouvertement, puisqu'à plus d'une reprise, le roi d'Annam, avec
une sorte d'ostentation, s'est reconnu le vassal de l'empire
chinois; non seulement, il a reconnu cette vassalité, mais il est
établi aujourd'hui que les bandes chinoises qui ont franchi la
frontière du Tonkin, l'ont franchie, ou de l'assentiment du roi
d'Annam, ou même à son instigation... »
Et un peu plus loin : « Vers 1881, la Chine éleva des préten-
tions que nous ne pouvions admettre. Simulant des inquiétudes
qu'ils ne pouvaient éprouver, nous prêtant des projets de
conquête invraisemblables ou plutôt d'une absurdité manifeste,
bien sûrs, d'ailleurs, de ne point contrarier les désirs du roi
d'Annam, les gouverneurs des provinces méridionales de la
Chine tirent passer dans le ïonkin des détachemenls armés,
AFFAIRES DU TONKIN. ;J17
plus OU moins nombreux, qui enlraient. se retiraieni, dispa-
raissaient, selon qu'on nous allribuail une r(^soliilion i)ius
ou moins arrèlée d'asseoir délinilivement notre autorité dans
le pays. »
Je vous demantle, messieurs, si on pouvait pailer avec une
plus entière franchise des incidents qui se passaient, de cette
vassalité qui se manifestait pai" des actes de soumission, et de
cette intervention qui se traduisait par des entrées de soldats,
plus ou moins réguliers. Et, le 15 mai, à la Chambre des
députés, j'en nppellc à M. Delafosse lui-même, qui portait
la parole...
M. JiLES DELAt'OSsi:. — Que ina-t-on répondu •.'
M. liE Présidext du conskil. — La discussion portait sur
les prétentions de la Chine, sur cette suzeraineté, sur les tenta-
tives de toute nature dont cette prétendue suzeraineté est
l'occasion.
Et le ministre expose à la Chambre les prétentions du
gouvernement chinois; il parle des droits de suzeraineté que
la Chine revendique sur l'Annam; il en rappelle les manifes-
tations diverses, les échanges de cadeaux, mais il conclut en
disant que nous ne pouvons plus tolérer de telles prétentions.
La discussion ne porte que sur ce point. Loin de cacher les
prétentions de la Chine, on vous les expose, on les discute, on
les réfute, et, je crois, quant à moi, victorieusement.
M. LE COMTE DE ('olbert-Laplace. — VA la dépèclie Tricon ?
[Rumeurs au centre et à gauche.)
M. LE Président du conseil. — Dans la même séance,
M. Georges Perin, très compétent dans ces matières, revient
sur la question des prétentions de la Chine. Cet orateur, toutes
les fois qu"il a pris la parole à propos de cette question, a, avec
beaucoup de raison, argumenté des prétentions de la Chine
pour dire aux dilTérents gouvernements en face desquels il s'est
trouvé : « Il y a là un danger auquel il faut prendre garde, o On
discute là-dessus; M. Challemel-Lacour pai-le à son tour el
réfute les prétentions de la Chine. 11 dit qu'il ne croit pas que
la Chine pousse ses prétentions jusqu'à une intervention
318 DISCOURS UE JULES EEKKY.
active... Ah! ah! à rjauche), mais il ne les dissimule en aucune
manière : il les discute et les réfute.
A droite. — Lisez ! Citez les paroles !
M. Georges Perlx. — En IS'o, tous vos agents vous disaient le
conlraii'e !
M. LE Président du conseil. — Je m'explique sur ce
premier grief qui consiste à nous reprocher d'avoir entretenu
des illusions sur les prétentions de la Chine, et fait croire à la
Chambre, comme le disait hier M. Camille Pelletan, que ces
prétentions étaient absolument surannées, qu'elles étaient
renfermées dans un droit historique, et qu'elles ne se manifes-
teraient pas. On ne vous en a pas dissimulé les manifestations ;
seulement on les a discutées, on les a réfutées. Si vous voulez
me permettre de suivre l'ordre naturel et logique de ma
discussion, nous arriverons tout à l'heure à ce grief tiré de ce
que M. Challemel-Lacour n'aurait pas vu avec assez d"efîroi
les prétentions chinoises, et les aurait considérées avec une trop
grande confiance ; nous nous en expliquerons dans un instant.
Je veux seulement rappeler qu'il fut encore question de ces
mêmes prétentions chinoises dans la séance du 24 mai 18S3, et
qu'au Sénat, dans la séance du 2 juin, une question était posée
par M. de Saiut-Vallier en ces termes : « L'opinion publique se
préoccupe des dangers d'une guerre avec la Chine. »
M. de Saint-Vallier provoque des exphcations sur la rupture
des pourparlers entamés par M. Bourée; et alors, a lieu devant
le Sénat la première discussion sur le projet Bourée; discussion
dont il est tout à fait inutile de résumer les principaux traits :
je crois que la Chambre, sur tout ce qui touche au traité
Bourée, est absolument saturée d'explications, et qu'il n'y a pas
lieu de lui en donner de nouvelles. {Assentiment).
Ce sont encore les prétentions de la Chine et le danger
chinois qui servent de thème à la discussion qui a eu lieu ici
le lu juillet 1883, sur l'interpellation de M. Granet, et, enfin
il en est encore question tout au long — ce souvenir est encore
trop présent à votre esprit pour que j'y insiste — dans les
séances du 30 et du 31 octobre 1883.
Ainsi, il est véritablement excessif de répéter, comme on
s'obstine à le faire, que le ministre des affaires étrangères a
cherché à dissimuler à la Chambre les prétentions de la Chine:
AFFAIHES 1)1 Td.NKI.N. 319
il n'a été question que de cela depuis six mois. On dit encore :
« Le Gouvernement, le ministre des alTaires étrangères ont
toujours envisagé ces prélenlions chinoises avec trop de
conliance ; ils oui ilil à la Cliamlu-e : Elles n"aboutii-ont pas,
elles n'aboutiront jamais à une rupture dipIoniati(pie. » Sur ce
point, les événements peuvent seuls prononcer. Nous ne
sommes, en aucune façon, en état de rupture diplomati(jue avec
la Chine, puisque nous négocions avec elle; mais enfin, je
veux, pour les besoins de l'argumentation, concéder que le
ministre n'aurait pas assez ci'u à l'intervention elTective de la
Chine. Qu'importe cette opinion? il est permis de se tromper
sur les événements futurs et on ne peut pas exiger du ministre
d'être prophète.
Qu'importe qu'il ail eu cette opinion, que quelques-uns
trouvent excessive et trop confiante, si toute sa conduite a été
celle d'un ministre qui aurait cru à l'intervention de la Chine ?
Et c'est là la vérité, messieurs. La vérité, c'est que le cabinet
ne mérite pas le reproche que lui adressait hier l'honorable
M. Camille Pelletan, sous cette forme piquante : « Vous avez fait
la polilic^ue de la quantité négligeable. » Nous n'avons jamais
fait cette politique là avec la Chine. {Inlerruplions à l'extrême-
gatiche). L'honorable 3LPelletan, qui est un journaliste extrême-
ment brillant, vit un peu trop sur les idées et les formules du
journalisme. Haie tort, à mon avis, de porter trop souvent ici, et
de mettre au compte du Gouvernement les argumentations, les
systèmes des journaux qui, parfois et par hasard, soutiennent
la politique du Gouvernement.
.M. CLKMEXCEAr. — C'csL une expression de votre ambassadeur, ce
n'est pas celle d'un journaliste : elle est de M. Bourée, et non pas
de M. Pelletan.
M. LE Président du conseil. — Je dis que vous avez
relevé cette expression dans des discussions des journaux;
chacun sait à quoi je fais allusion...
M. Clémexceau. — Mais, encore une fois, l'expression est de
M. Bourée.
M. LE Président du conseil. — Peu m'importe ! M. Bourée
alors prendra un brevet d'invention. {Rires sia^ divers bancs à
gauche et au centre. — Exclamations à l'extrènie-gauclie.)
Je dis que vous avez relevé, dans la polémique des journaux
320 DISCOURS DE JLLES FEUHY.
amis (lu Gouvernement, celte expression : « La Chine est une
quantité négligeable; » et que vous êtes venu dire à la tribune :
« Le Gouvernement a cru que la Chine était une quantité
négligeable. » Eh bien, non!...
M. Camille Pelletan. — Permettez!...
M. LE Présidknt du conseil. — Monsieur Pelletan, c'est
imprimé; l'encre est à peine sèche. Vous avez dit que le
Gouvernement avait fait la politique de la quantité négligeable.
Sur plusieurs bancs à gauche. — Mais c'est la vérité !
M. LE Président du conseil. — Eh bien, le Gouver-
nement n'a pas fait celte politique. Il n'a jamais traité la Chine
comme une quantité négligeable ; il l'a traitée comme une très
grande puissance, comme une puissance civilisée. (/»/erri<p/ions
sur divers bancs à l' extrême-gauche et à droite).
M. LE COMTE DE Lanjuiisais. — Ce n'est pas comme cela que l'a
traitée M. Challemel-I.acoiir.
M. LE Président du conseil. — Il l'a traitée comme il
eût fait d'une grande puissance européenne, — et il n'en
éprouve nul regret, — comme une puissance européenne
raisonnable, obéissant à ses intérêts, non à ses passions. Il a
toujours considéré qu'il y avait, au point de vue de la situation
réciproque de la Chine et de la France dans l'Annam, plusieurs
terrains de conciliation; que les deux nations n'avaient pas en
face d'elles une de ces opposilions d'intérêts irréductible qui
jettent fatalement une nation contre une auli'e; que le terrain
de la transaction était facile à trouver. Et, si vous voulez faire
l'histoire véridique des négociations, vous verrez que, pendant
plusieurs mois, on s'est évertué, fatigué à essayer l'un après
l'autre de tous les systèmes de conciliation. A^ec la Chine, on a
tout tenlé : les arrangements définitifs, les arrangements provi-
soires, les conventions, les règlements de frontières, les recti-
fications de frontières, les modus vivendi ; on n'a pas même
refusé de traiter avec elle de la suzeraineté, et de chercher s'il
n'y avait pas, sur un terrain aussi délicat, un moyen d'accom-
modement.
Qui a fait cela? Messieurs, c'est ce cabinet, et le ministre des
affaires étrangères. Il est vraiment remarquable que, grâce à la
AFFAIRES nu TONKIN. 321
discussion des journaux, il se forme des idées (jui prrnnt'nl
possession de l'esprit public avec une rapidité cllVayante.
Beaucoup de personnes, ijeaucoup de lecteurs de journaux, j'en
suis convaincu, se représentent le cabinet que j'ai Ibonncur de
présider, et la direction donnée aux alTaires étrangères par
riionorable M. Cballeniel-Laconr, comme révélant un paili
pris de guerroyer à outrance, de ne point arranger les aiïaires;
on nous dépeint sous les fausses couleurs d'un cabinet brutal,
agressif, intransigeant, {/lires et applaudissements à gauche et
au centre.) y\A\i, messieurs, nous avons été le plus transigeant
des cabinets dans les aiïaires de Chine! Savez-vous où en
étaient les relations avec la Chine quand l'honorable M. Chal-
lemel-Lacour a pris possession du ministère du quai d'Orsay?
On ne causait plus jamais de TAnnam avec elle, on n'avait
aucune conversation avec son ministre : c'est l'honorable M. de
Freycinet qui avait consigné à la fois et la diplomatie chinoise
et son représentant.
M. René Goblet. — Six mois auparavant !
M. LE Président du conseil. — Je ne lui en fais aucun
reproche; je ne discute pas le parti qu'il avait cru devoir
prendre; mais je fais remarquer que telle était la situation
quand nous avons pris les aiïaires. et que le premier acte de ce
cabinet qui ne veut pas transiger, dit-on, qui fait la politique
de la quantité négligeable avec la Chine, a été de reprendre
les pourparlers diplomatiques et les conférences avec le marquis
Tseng. J'aflirme donc que nous avons fait à ce désir d'arrange-
ment toutes les concessions qui sont dans l'esprit de cette
Chambre et du pays, et même des concessions que nous
n'aurions jamais faites à un État européen. Nous n'avons pas
cru qu'avec l'empire chinois nous dussions nous retrancher
dans une inflexibilité qui pourrait être à sa place vis-à-vis des
États d'Europe : nous avons fait de très grands sacrifices; tous
les sacrifices qui sont compatibles avec l'honneur, nous les
aurions consentis d'avance : je vais le montrer tout à l'heure.
>'ous avons même fait à ce désir de conciliation un sacrifice
d'une valeur particulière.
L'honorable M. Pelletan, avec beaucoup d'amertume, nous
faisait l'autre jour ce reproche : « La grande lacune du Livre
jaune, disait-il, c'est l'absence complète du traité de Hué. »
J. Ferry, Discours, Y. 21
322 DISCOURS DE JULES FEHUY.
Et j'ai entendu, dans la commission devant laquelle j'ai eu
l'honneur de m'expliquer, et sur ces bancs, plusieurs de nos
collègues dire ceci : « Mais pourquoi donc ne parle-ton pas du
traité de Hué? » Messieurs, c'est dans une pensée toute poli-
tique, toute conciliante, toute diplomatique, que nous avons
réservé le traité de Hué ; il est là; nous ne vous l'avons pas
présenté parce que nous estimons avoir le droit de choisir le
moment opportun pour vous en demander la ratification; nous
ne vous l'avons pas encore demandée pour ne pas jeter dans
une atîaire déjà difficile une complication de plus. (Très bien!
très bien! à gauche et au centre.) Le traité de Hué se rattache à
une situation déterminée, mais il peut recevoir lui-même des
restrictions et des amendements, si cette situation déterminée
doit faire place à une situation plus limitée et plus restreinte.
[Nouvelle approbation sur les mêmes bancs.)
On nous a fait une objection qui n'est pas bien forte ; et,
d'ailleurs, elle a déjà été réfutée. On a dit : « Mais on exécute
ce traité dans sa partie la plus efficace. On a obtenu du roi
d'Annam qu'il envoyât l'ordre aux mandarins de cesser de
nous combattre dans les provinces. » L'ordre a été exécuté
pendant quelque temps avec une certaine fidélité. Je crois
qu'on ne l'exécute plus beaucoup aujourd'hui, et je le regrette
fort. Mais je fais remarquer que le traité de Hué a, dans cette
partie, tout à fait le caractère d'une convention militaire, et
qu'il n'est autre chose que le développement du traité de 1874
et son application loyale. Donc, ce qu'on appelle l'exécution
partielle du traité de Hué, est simplement l'exécution du traité
de 1874.
M. Clemenceau. — Plus l'annexion d'une province !
M. LE Président du conseil. — Vous savez bien qu'il n'y
a pas d'annexion de province valable sans le consentement du
Parlement. Oh ! je sais! Vous avez vu une ligne, dans une lettre
de M. le ministre de la marine adressée à M. Harmand.
M. Georges Brame. — Quelle ligne?
M. LE Président du conseil. — Si vos procédés de polé-
mique ne consistent qu'à prendre une ligne un Livre Jaune [^onv
en tirer un argument, il ne serait plus possible de déposer un
Livre jauneûe\anl\aChambre.{JiéclamaiioTisàrextr€me-gauche.
AFFAIHKS l)L TO.NKIN. :J2:J
— Très bii'n! Ir'cs /n'en! à gaiii-ln' et au centre.) Lu gi'ainl
personnage historique disait (jii'il suftlsait de trois lignes d'un
homme pour le faire pendre. {Exclamallom à rextréme-gauche).
Il sulïirait, selon vous, de trois lignes d'une dépi'che pour
dresser un acte d'accusation! Je dis et je répète qu'il n'y a pas
eu d'annexion; d'ailleurs, il n'y en a pas de valable sans votre
intei'venlion.
M. Georges Pkhin. — Il y a eu le projet (raniiexion (l'une
province !
M. LE PRÉsIDE^•ï i)v CONSEIL. — Cc projet ne peut recevoir
son exécution qu'avec votre agrément...
M. Georges Perix. — Oui !
Un membre. — Mais le conseil colonial en a délibéré !
M. LE Présidext du conseil. — ... et il y a des pi'obabilités
pour que le Gouvernement, le ministre des affaires étrangères,
s'il reste dans ses mains, ne vous le présente pas. Messieurs, je
croyais qu'il n'était pas nécessaire de donner tant d'explications
sur l'absence du traité de Hué. [Exclnmatlnn!< à l'exfréme-
gauche et à droite.) Je croyais que la perspicacité de mes hono-
rables collègues de l'extrême-gauche aurait bien pu leur faire
découvrir la raison de celte lacune, sans que je fusse obligé de
la leur révéler. C'est par sagesse, pour conserver toute votre
liberté d'action que nous l'avons laissé sommeiller... (Applau-
dissements à gauche et au centre. — Interruptions à Vextrêm.e-
gauche.)
M. Georges I^eiun. — Il ne fallait pas en faire un argument !
M. LE Président du conseil. — Je ne peux pas dire un
mot sans que M. Perin m'interrompe ! Messieurs, la démons-
tration qui ressort avec éclat de la leclure du Livre jaune, c'est
celle de notre volonté persistante, patiente, et patiente jusqu'à
l'ingéniosité, en face des prétentions de la Chine, de notre
ferme volonté de trouver un terrain d'arrangement avec elle.
Quelle a été, en retour, l'altitude de la diplomatie chinoise?
Celle diplomatie a parcouru, comme nos négociations elles-
mêmes, trois phases. La première, c'est l'époque des négo-
ciations de M. Bourée ; la seconde phase, c'est l'époque des
négociations de M. Tricou, qui a immédiatement remplacé
M. Bourée, avec un mandat de conciliation des plus étendus,
324 DISCOUKS DE JULES FEIJHY.
comme VOUS allez le voir; et la troisième phase, ce sont les
négociations poursuivies ici entre le marquis Tseng, l'honorable
M. Challemel-Lacour etmoi.
Eh bien! ces trois périodes de négociations présentent toutes
le même caractère. A chacune d'elles, vous voyez la diplomatie
chinoise, qui est une diplomatie très habile et très subtile,
s'empresser de tendre la main au négociateur français pour
l'attirer sur son terrain à elle, et pour l'arracher à ce terrain si
soUde que M. Bourée, hélas! a été le premier à abandonner :
celui où Ton se cantonnait pour dire à la Chine : « Les atïaires
de l'Annam, nous ne voulons pas les traiter avec vous; traitez-
les avec l'Annam si vous voulez, mais nous, nous ne pouvons
pas traiter de l'Annam avec la Chine. » C'était une forteresse
inexpugnable, et je voudrais, à tous les éloges que l'on a donnés
à l'honorable amiral Jauréguiberry, en ajouter un de plus, en
vous priant de vous reporter à la seconde page du second
volume du Livre jaune. Vous y lirez une dépêche bien clair-
voyante, bien pénétrante, bien perspicace de l'honorable
amiral, auquel M. Duclerc venait de communiquer la dépêche
de M. Bourée, cette fameuse dépêche qui disait : « Tout est
arrangé, reconnaissance de nos droits, etc. »
A cette dépêche, qui était absolument contraire à la réalité
d'un bout à l'autre, mais, par son inexactitude même, si
tentante, l'amiral Jauréguiberry répondait, avec son ferme bon
sens : « Prenez garde ! Je ne sais pas quels peuvent être ces
arrangements; mais, dans tous les cas, c'est une politique
nouvelle qui commence. On traite à Pékin les affaires de
l'Annam. » C'est là, en elïet, le but qu'a poursuivi dans ses
négociations la diplomatie chinoise : amener à Pékin la discus-
sion des affaires de l'Annam. » On avait donc commencé cette
discussion à Példn, puisque M. Bourée l'y avait transportée, et
il n'était pas commode au Gouvernement, qui la trouvait
souverainement imprudente, de chercher à s'en dégager : nous
étions dans un étau, dans un engrenage ; il fallait continuer à
discuter à Pékin les affaires de l'Annam.
La Chine, ayant attiré les négociateurs français sur le terrain
qui est le sien, y reste; elle consent à discuter. On va générale-
ment jusqu'à poser des bases de négocialions; on a soin de
faire écrire le négociateur français, sans jamais rien écrire soi-
AFIAIliKS nu TdNKI.N. :!2.'.
môme; puis, au l)oul d'un ccilain Icnips. on se driolic, à l'alii'i
d'une surencluM'c tout à l'ail inaticndiio. Lois(|u'()n lui oll'rr une.
convention relative à la délimitation des frontières, le gouver-
nement chinois demande une zone neutre; puis, dès qu'on
paile d'une zone neutre, il réclame une amiexion. Tel est le
trait particulier de la diplomatie chinoise pendant toute celte
période. Je n'ai pas besoin de vous rappeler que c'est ainsi
(|u'elle s'est compoi'lée vis-à-vis de M. Bouré(\ alin d'obtenir de
lui ce mémoi'andum qu'il a commis la faute de laisser entre ses
mains. Puis, les bases posées, au moment où le négociateur se
llatlait d'avoir l'ésolu ce grand problènu; national de pacilicalion
délinilive enli'e la France el la C.liine. voici qu'on lui fait
parvenir des contre-propositions, tout à fait opposées aux pro-
positions contenues dans le mémorandum, et. de plus. — c'est
M. Bourée (lui nous le révèle, — ces propositions sont conçues
dans un langage discourtois. Voilà l'histoire de M. Bourée.
Mais, messieurs, il y a une autre négociation ipii a été suivie à
Shang-Hai et à Pékin, avec moins de candeur que la précédente,
mais qui a eu le même sort; seulement, Thonorable M. Tricou
a eu le mérite de voir plus clair que son prédécesseur dans le
jeu chinois.
Je tiens beaucoup à vous faire connaître l'histoire de cette
négociation de M. Tricou : on en a beaucoup parlé, et on a
cherciié à donner à cet agent français une attitude si contraire
aux dépèches et aux faits que je dois au moins rétablir la vérité
en sa faveur.
M. Tricou n'est pas du tout un de ces négociateurs à la
MentschikofTqui viennent, appuyés de forces militaires, imposei-
des résolutions à un État asiastique. Non. Il a été, au contraire,
un négociateur dans le sens véritable du terme, un conciliateur.
Il s'est entretenu avec Li-Hong-Chang, comme l'avait fait
M. Bourée, et il a cru, lui aussi, avoir trouvé une base de négo-
ciations; mais elle a été bientôt abandonnée par le plénipo-
tentiaire chinois. Il faut vous raconter cela, messieurs, avec
quelques détails, et je ne trouve rien de mieux à faire qu'une
citation. Je vous demande pardon de la longueur de la lecture,
mais vi'aiment je crois que vous me la pardonnerez quand vous
aurez entendu toute cette curieuse pièce. Il n'y a pas de mise
en scène de la diplomatie de la Chine, dans la situation où
,
326 DISCOURS DE JULES FERUV.
nous sommes, qui soit plus instructive que cette dépêche. Je
l'abrégerai du reste autant que je pourrai. {Lisez! lisez!)
M. Tricou est arrivé, comme vous le savez, le 6 juin à Shang-Hai.
Le gouvernement chinois avait été averti, par une dépêche des
plus formelles, que le rappel de M. Bourée ne tenait nullement
à un changement d'intentions de la part du Gouvernement
français, et que, si cet agent avait perdu la confiance du Gou-
vernement français, on l'avait immédiatement remplacé par un
autre agent, poi'teur de propositions et d'instructions également
très conciliantes. Voici cette dépêche :
« Dès le jour de mon arrivée, je fis au vice-roi une visite de
courtoisie. »
La situation pouvait paraître assez menaçante, parce que
nous venions d'apprendre que le vice-roi du Pé-Tché-Li, Li-
Hong-Chang, aurait été chargé par le gouvernement chinois
du commandement des provinces du Sud, et qu'il devait se
rendre à Canton, ce qui semblait indiquer une agression contre
le Tonkin et une menace contre la France.
« Il me rendit ma visite immédiatement le 7 ; et, comme il
paraissait avoir hâte d'aborder la question de l'Annam et du
Tonkin, je lui demandai s'il était pourvu des pouvoirs néces-
saires, insinuant discrètement qu'à en croire la rumeur
publique, il venait d'être nommé commandant en chef des trois
provinces du Kouang-Tong, du Kouang-Si et du Yunnan.
« Il me lépondit, non sans quelque embarras, que cette
nomination n'avait pas paru dans la Gazette officielle de Pékin ;
qu'il avait toujours qualité pour conférer avec les ministres
étrangers, et que ma situation vis-à-vis de lui serait exactement
la même que celle que je pourrais avoir vis-à-vis du Tsong-Li-
Yamen. Je lui témoignai alors que le rappel de M. Bourée
n'impliquait aucune pensée de rupture, et que nous restions
animés envei's la Chine des mêmes senlimenls de bienveillance
que par le passé. J'ajoutai que nous n'avions sur l'Annam
aucune vue de conquête, et que l'œuvre que nous poursuivions
au Tonkin ne changerait rien à la situation créée dès 1874.
Nous n'avions qu'un but : venger notre honneur, gravement
atteint par les douloureux événements d'Hano'ï, et rétablir la
sécurité et l'ordre dans un pays profondément troublé. C'était
un double devoir qui s'imposait à nous, et auquel nous ne
AKFAIHES hU TONKIN. 327
faillirions pas. Nous avions lien dr coniiilci' (|iie, rassurée sui*
nos intentions, la cour de ]*t''kin ne mettrait aucune entrave à
notre marche militaire et à l'exercice de notre protectorat.
Après m'avoir remerci("; des tcmoigna.ues (|ue je venais de
lui transmettre au nom de mon gouvernement, Li-Hong-Cliang
m'affirma (jue la Chine n'avait pas l'intention de mettre obstacle
à noire entreprise. « Ni directement, ni indirectement? » lui
dis-je, en insistant sur ce dernier mol. — « îS'i direclement, ni
indirectement, répéta-t-il, assez bas. » Je dois dire, messieurs,
que c'est absolument le même langage que me tenait, quelques
jours après, M. le marquis Tseng au minislèie des atîaires
étrangères.
« Il est donc avéré, continuait M. Tricou, que les Chinois qui
nous combattent ne sont que des brigands, et nous sommes
autorisés à les traiter comme tels. » Il y eut une pose. Le vice-
roi reprit : « Ne pourrions-nous pas trouver mi moclm vivendi,
un accommodement qui permetti'ait de melli'e fin à cette regret-
table situation? La question qui nous divise surtout est celle de
la suzeraineté. C'est un droit que nous possédons de temps
immémorial, et que nous ne pourrions abandonner sans perdre
notre force, c'est-à-dire sans nous discréditer aux yeux des
populations de l'empire. — Écartons, lui répondis-je, cette
question, puisqu'elle nous divise. La France n'a nullement
l'intention de blesser les susceptibilités d'une puissance amie;
elle n'a pas à vous demander de renoncer à des prétentions que
nous ne saurions reconnaître. Elle vous laissera même volon-
tiers dans une créance qu'elle ne peut vous enlever, pourvu
que cette créance ne se manifeste par aucun acte d'hostilité ou
d'immixtion. Nous sommes prêts h rechercher, de bonne foi et
sans arrière-pensée, des bases d'arrangement compatibles avec
les intérêts et la dignité des deux pays. Il nous serait aisé, ce
me semble, d'en trouver les éléments dans les rapports de bon
voisinage que doit nécessairement créer notre établissement
au Tonkin. » Li parut en convenir et me dit que nous en
recauserions. Nous nous séparâmes de la manière la plus
amicale. »
Et, en etfet, le ton amical dominait dans ces premiers pour-
parlers. Car, immédiatement, les journaux de Li-Hong-(^hang
annonçaient que Li-Hong-Chang n'allait nullement à Canton,
3-28 DISCOURS DE JULES FERRY.
qu'il ne prenait pas le commandement des provinces du Sud, et
qu'il donnait l'ordre de licencier les volontaires qu'on avait
levés et envoyés sur les frontières de l'Annam. Voilà donc
une première solution, une première espérance; on va
probablement s'arranger. Il n'en fut rien.
« Cette impression, continue M. ïricou, devait être de courte
durée. Dès le 11, les journaux chinois de Sbang-Hai repro-
duisaient une sorte de mémorandum, dans lequel la cour de
Pékin, revendiquant hautement ses droits de suzeraineté sur
l'Annam, déclarait repousser le traité de 1874 et les droits qui
en découlent. On faisait répandre en même temps un manifeste
attribué au chef des Pavillons-Noirs, véritable déli jeté au gou-
vernement de la République. Ce document était l'œuvre de
Ma-Kien-Tchong, secrétaire et confident du vice-roi. Quelle
pouvait être la cause de cette soudaine évolution? — Était-ce le
contre-coup de la campagne peu diplomatique que le marquis
de Tseng menait alors dans la presse de Londres? — Je Tignore.
Toujours est-il qu'un changement manifeste se produisait dans
le ton, les allures et les procédés. »
En elTet, le 17, M. Tricou se rend chez le vice-roi de
Pé-Tché-Li; il le trouve assez froid, et Li-Hong-Cbang lui
déclare « qu'il n'a plus de pouvoirs ». Or, messieurs, presque
à la même date, car c'était le 21 juin, au quai d'Orsay, j'avais
l'honneur de recevoir, pendant un intérim, M. le ministre de
Chine, et il me déclarait qu'il n'avait pas de pouvoirs, que les
pouvoirs étaient entre les mains de Li-Hong-Chang...
Phisieuri^ membres à droite. — Ils vous ont joués !
M. LE Président du conseil. — ... Et cela précisément à la
même date où Li-Hong-Chang disait à M. Tricou que le mar-
quis Tseng avait les pouvoirs h Paris. « Je n'ai plus de pouvoirs,
disait Li-Hong-Chang à M. Tricou : ils sont entre les mains du
marquis Tseng. Tout ce que je peux vous dire, c'est que nous
n'avons jamais reconnu et que nous ne reconnaîtrons jamais le
traité de 1874. — Nous ne vous demandons pas et nous ne vous
avons jamais demandé, répliquai-je, de reconnaître cet instru-
ment diplomatique : il existe, et cela nous suffit. Il vous a été
communiqué en 1875, et vous l'avez virtuellement reconnu en
rappelant, sur notre demande, les bandes chinoises qui occu-
paient le territoire tonkinois. Ce que nous vous demandions ù
AFFAIRES lu; TONKIN 329
cette époque, nous somiiu's en droil de vous W (Icniandcr
encore aujourd'hui, et vous ne sauriez nous le refuser sans
soutenir contre nous un bri,u:andage organisé. Oi-, vous n'iuMioivz
pas que toute assistance occulte peut faii-c naître, à clwKpif
instant, un cnsus helll que nous devons av(Mr Imis deux à cœur
de conjurer.
Voilà la phrase sur le cnsus belli (pii, vous le voyez, n'a pas
le caractère qu'on lui a prêté dans certaines polémiques. Le
vice-roi ne répondit pas gi-and'chose; mais, le soir même, il
donnait ordre, par le télégra[»he, au marquis Tseng, de se
rendre au ministère des affaires étrangères. Vous lirez, mes-
sieurs, le récit de celte entrevue. Le marquis Tseng venait
nous trouver pour nous dire : « On nous soupçonne de donner
une assistance l'éelle aux Pavillons-Noirs; c'est une véritable
calomnie. Il y a peut-être, et très probablement, des Chinois,
dans les Pavillons-Noirs; peut-être y trouverait-on des réguliers
chinois, qui sont des déserteurs; mais nous n'entendons donner
au\ Pavillons-Noirs ni assistance occidte, ni assistance ouvei'te,
disait le marquis; cela va de soi, puisque nous sommes en paix
avec la France. Mais je suis ici pour vous attester que nous
sommes absolument résolus à ne prêter aucune assistance
occulte, et tout ce qui sera dit dans ce sens sera une calomnie
contre le gouvernement impérial. »
Sous les auspices de celle déclaration, que j'ai enregistrée,
dont j'ai pris acte, j'ai dit comme M. Tricou : « Si l'on trouve
des Chinois parmi les Pavillons-Noirs, ce seront des pillards : ils
seront traités comme tels, et on n'aura rien à dire. » Le marquis
n'a rien objecté; et, à la suite de ce témoignage d'empres-
sement et de cordialité, une conversation, que je vous prierai
de relire, s'engage entre nous, dans laquelle vous verrez, trait
pour trait, passer sous vos yeux les différents incidents des
premiers entretiens de M. Tricou avec Li-Hong-Chang ; pro-
testations de loyauté de la part de la Chine, déclarations qu'elle
ne veut, ni directement ni indirectement, nous empêcher de
faire nos alïaires au Tonkin; adhésion à mon observation, que
la Chine devrait bien reconnaître que les choses avaient un peu
changé pour la France depuis le massacre de Rivière et de ses
compagnons. Et M. le marquis Tseng de nous dire : « Nous
comprenons que vous avez votre honneur à venger; mais ne
330 DISCOUIJS DE JULES FEHRV.
pourrait-on pas vous donner le prix du sang? » Sur quoi je lui
répondis : « Vous connaissez trop bien la France pour ne pas
savoir comment elle entend l'honneur militaire. C'est l'Annam
seul qui doit être responsable dans cette alTaire : car l'Annam
a été de mauvaise foi, et ce sont des troupes soldées par
l'Annam qui ont tué le commandant Rivière ; c'est donc lui qui
devra payer le prix du sang.» M. le marquis Tseng écoutait ces
observations, y donnait son approbation, et il me quittait en me
disant : « Dépécliez-vous de télégraphier cela à M. Tricou, pour
qu'il le dise à Li-Hong-Chang. »
« Le soir même, reprend M. Tricou, qui, vous le voyez, était
bien informé, le soir même Li-Hong-Chang invitait le marquis
Tseng à aller vous trouver pour faire les déclarations contenues
dans le télégramme du 22 mai; le marquis avait l'ordre, dans
le cas où Votre Excellence chercherait à convertir ces décla-
rations en arrangement, d'alléguer comme échappatoire que
ce n'était pas lui, mais bien le vice-roi qui était porteur des
pleins pouvoirs. »
Et c'est précisément, vous l'avez vu encore, ce qui s'était
passé entre nous. Ainsi, on nous renvoie de Shang-Hai à Paris,
et de Paris à Shang-Hai. « Je laissai s'écouler quelques jours,
continue M. Tricou, pour ne pas envenimer une situation qu'on
feignait de vouloir tendre ici, pendant qu'on travaillait à
l'adoucir en France. Le 29, je fus avisé, par un de ses familiers,
que Li s'était gracieusement enquis de l'état de ma santé, et je
me l'endis chez lui le lendemain. Cette fois, son accueil fut plein
d'aifabilité. Je profitai de celte occurrence pour lui témoigner
que j'avais appris avec une vive satisfaction les déclarations
conciliantes que Votre Excellence avait reçues de la bouche du
marquis Tseng. Il se montra fort embarrassé et prétendit qu'il
n'en avait pas connaissance, » et M. Tricou dit, avec raison,
qu'il ne jugea pas convenable d'insister.
Cependant, il ne désespère pas, il revient sur les prétentions
de la Chine; il affirme que toutes les portes ne sont pas fei-mées.
Li-Hong-Chang lui a appris que ce qui inquiétait par-dessus
tout le gouvernement chinois, c'est la prétention de la France
de s'annexer l'Annam. C'est cela qui empêche tout. M. Tricou
dit alors au vice-roi :
« Ce qui semble vous inquiéter, ce sont les visées qu'on
I
AKKAIIŒS nu ïdNKI.N. :iyi
[ii'èle à la France .sur rAnnani et le ïoiikiii. .If nous le rciièlo,
nous n'avons aucune pensée de conquête ou d'annexion. —
Pourriez-vous me le déclarer par écrit? — .le n'y suis pas
autorisé; mais je suis convaincu que. iiar un sentiment de
courtoisie, mon Gouvernement ne ferait nulle difliculté de
déférer à votre désir, si la Chine prenait, au préalable, l'enga-
gement de rappeler les bandes chinoises, et de ne s'ingérer, ni
directement ni d'une manière détournée, dans les allaires de
l'Annam et du Tonkin. »
Et alors, messieurs, la négociation i)rend cor[is pour la pre-
mière fois; le vice-roi dit à >I. Tricou : « Faites-moi cumiaitre
ces bases par écrit, nous les examinerons. »
M. Tricou lui soumet, le 1" juillet, la proposition suivante
— vous allez voir quel malheureux sort elle a rencontré -.
« Le gouvernement chinois s'engagerait à n'enli'aver »'u rien
notre action militaire et civile au Tonkin. et à ne porter aucune
atteinte à notre situation dans l'Annam. Le gouvernement
chinois serait prêt, une fois l'oi'dre rétabli, à ouvrir au com-
merce, par la voie du Song-Ko'i, les provinces méridionales de
la Chine, et notamment celle du Yunnan. D'autre part, le Gouver-
nement français se déclarerait disposé, le moment venu, à
conclure avec le Céleste-Empire nn arrangement de nature à
régler les l'apports commerciaux, et à sauvegarder les intérêts
des résidents chinois au Tonkin. Le Gouvernement français
s'obligerait à respecter et à faire respecter la frontière chinoise,
et le gouvernement chinois premlrait, de son côté, le môme
engagement, au regard de la frontière du Tonkin. Le gouver-
nement de la République consentirait même à examiner, de
concert avec la Chine, si quelque rectification de frontière ne
pourrait pas être admise pour mieux assurer sa sécurité. Au
moment de la signature de l'arrangement, nous remettrions à
Li une note, dans laquelle nous lui témoignerions qu'en présence
des engagements pris par la Chine, la France ne fait nulle
difficulté de convenir qu'elle n'a pas eu en vue la conquête de
l'Annam. »
(( Tout en faisant ses réserves sur la question de suzeraineté,
que je persistai à ne pas laisser mettre sur le tapis, le vice-roi
semblait agréer un projet de nature à ménager toutes les
convenances.
332 DISCOUHS DE JULES FEHRY.
II ne faisait d'objection que sur la question de frontières. »
Que demande-t-il, en fait de frontières? Il demande une zone
neutre. Vous voyez ce que nous proposions, en faisant un pas
de plus. Le vice-roi déclare qu'il faudrait une zone neutre;
M. ïricou fait des objections; il dit que cette zone neutre
oITrirait beaucoup d'inconvénients, qu'elle nous mettrait immé-
diatement en contact avec les vagabonds de la Chine, à qui cette
région servirait de refuge. Il ajoutait : « Nous sommes d'ail-
leurs, en l'élat, séparés par un assez grand espace pour être
assurés de pouvoir vivre en bons voisins. »
Voici maintenant un trait bien caractéristique, et qui peut
expliquer les diverses attitudes de la politique chinoise. Le
vice-roi dit :
« Mais que va dire le Tsong-Li-Yamen , si je propose ce
projet à son adoption? Je joue ma tète; vous savez le sort qui
a été réservé à Tcbong-Heou, plénipotentiaire chargé de négo-
cier l'affaire de Kouldja. Je ne peux qu'en référer à la cour de
Pékin, mais je doute fort d'obtenir son assentiment. »
« Deux jours après, je pi'iai Li à dîner; il me fit répondre
qu'il était souffrant. Il partait le lendemain pour Ïien-Tsin. me
faisant savoir par Ma, son secrétaire, qu'il venait d'être brus-
quement rappelé par le Tsong-Li-Yamen. Le jour de son départ,
les journaux annonçaient, par son ordre, que le gouvernement
chinois était en mesure de compter sur la médiation d'une
puissance tierce. »
Ainsi finit la négociation de M. Tricou, et il termine en disant
avec beaucoup de bon sens :
« A en croire certains journaux anglais, Li-Hong-Chang
aurait prétendu que je m'étais montré intraitable. J'avoue que
je n'ai pu pousser la condescendance jusqu'à lui abandonner le
traité de 1874 et notre situation privilégiée dans l'Annam. Si,
comme on s'est plu à le dire, je m'étais montré réellement
intraitable, pourquoi la cour de Pékin n'aurait-elle pas traité
avec Votre Excellence, du moment que le marquis Tseng était
muni des pouvoirs nécessaires? »
Alors commence la troisième phase des pourparlers, les
négociations directes à Paris. Depuis les mois de février et de i
mars, époque à laquelle M. Challemel-Lacour a repris les |
entretiens avec M. le marquis Tseng, la Chine avait fait des )
AFKAIIŒS l)i: TO.NKIN. 333
réponses obscures sur tout, mais rllc iic'lail .j;niiai> paivcinu' à
préciser ses pi-élenlions; elle fournit enlin la preniière noie le
18 août. Je ne veux pas vous la relire; ce sont les premières
propositions de la Chine. Vous savez qu'elles étaient fort
simples; elles consistaient « à nous deniander de ne point
porter atteinte à la position politique du royaume d'Annam, de
respecter les liens de vassalité qui unissent l'Annam à la Chine,
d'évacuer le territoire et les villes actuellement occupées par
nos troupes; elle promettait, de son côté, d'ouvrir le (leuve
Rouge H la navigation des vaisseaux étrangers jusqu'à la hauteur
de Sontay, pas jusqu'en Chine, par conséquent. De plus, la
Chine voulait bien s'engager à user de l'inlluence que lui
conférait sa position pour faciliter le commerce sur le (leuve
Rouge. Enfin, toute convention nouvelle entre la France et
l'Annam devrait être l'objet d'une entente avec la Chine. »
Si nous avions été le ministère intraitable dont on cherche
à créer la légende en quelque sorte, nous aurions ronq)U en
présence de propositions pareilles, en face d'un gouvernement
qui nous disait : « Vous êtes au Tonkin; vous occupez certaines
places, en vertu d'un traité passé depuis dix ans ; vous allez
évacuer toutes ces villes, toutes vos positions. » Si nous avions
eu affaire à un gouvernement européen, nous aurions considéré
de telles propositions comme devant entraîner immédiatement
une rupture diplomatique. Nous ne l'avons pas voulu, décidés
que nous étions à pousser la patience jusqu'à ses plus extrêmes
limites. 11 y avait, d'ailleurs, à la fin de la dépêche, une phrase
qui indiquait que la Chine n'avait pas dit son dernier mot. Le
marquis Tseng, en effet, « exprimait l'espoir que sa propo-
silion serait l'objet d'une appréciation bienveillante de la part
du Gouvernement français. »
Eh bien! nous le prîmes au mot. Nous ne suivions pas, vous
le voyez, la politi(jue de la quantité négligeable. Nous nous
sommes dit : Li-Hong-Chang a parlé d'une zone neutre: offrons
cette zone neutre. Tel est en effet l'objet de notre mémorandum
du 15 septembre, que je ne crois pas utile de vous lire. Nous
avons ofïert à la Chine de traiter sur cette double base :
concession d'une zone neutre dont l'étendue serait à déter-
miner, et ouverture du fleuve Rouge. Il y a même dans ce
mémorandum — je tiens à le faire remarquer — une allusion
331 DISCOURS DK JULES FEUHY.
1res directe aii\ anciens rappoi'ls de vassalité qui unissent la
Chine à l'Annam, à cette vieille suzeraineté qui nous semble
plus platonique que réelle, et nous nous déclarions disposés
à examiner, s'il n'existait pas un moyen de donner satisfaction
à ces traditions auxquelles la Chine paraissait tenir essentiel-
lement, et de les combiner avec notre action et nos droits dans
l'Annam.
Vous savez quelle fut la réponse de la Chine. Elle nous arriva
un mois api'ès : le tiouvernement chinois, en réponse à des
propositions aussi conciliantes, aussi conformes à l'intérêt des
deux pays, aussi faciles à rédiger, à tracer et à réaliser sur une
carte, le gouvernement chinois, le 15 octobre, nous faisait
savoir qu'en l'éponse à ces propositions, nous n'avions plus
qu'à choisir entre les deux alternatives suivantes : ou consi-
dérer comme non avenu tout ce qui s'était passé depuis 1873,
et renoncer au traité de 1874; ou liien, si nous insistions
beaucoup pour obtenir la constitution d'une zone neutre,
voici comment la Chine l'entendait : La zone neutre n'était
plus, comme il était naturel de la considéi'er, un espace plus
ou moins étendu, qui pourrait même être d'une très grande
largeur, par exemple, le pays qui sépare le delta proprement
dit des frontières de la Chine; non! non! La zone neutre,
suivant la Chine, il faut la chercher au sud du fleuve Rouge.
Les bases d'accord que le gouvernement chinois ne craint pas
de nous offrir étaient celles-ci : La Chine s'avançait jusqu'au
fleuve Rouge, occupait toute la rive gauche de ce fleuve, et la
zone neutre s'étendait sur l'Annam jusqu'à peu près une
trentaine de lieues de Hué.
Messieurs, je demande si, soit sur les bancs de la droite, soit
sur les bancs de l'extréme-gauche, un seul membre de cette
Assemblée aurait pu considérer ces propositions comme
acceptables. [Applaudissenienis à gauche et au centre.) S'il s'en
peut rencontrer un seul, qu'il le dise! Quant à nous, nous
aurions été véritablement indignes de parler au nom de la
France , si nous avions accepté de pareilles propositions.
[Nouveaux applaudissements sur les mêmes ôancs.) Quelques
jours après, le Gouvernement s'expliquait à cette tribune, et, le
31 octobre, mis en demeure de préciser ses vues, de dire
jusqu'où il voulait aller, ce qu'il voulait au juste faire au
AKFAIItKS m KiNKIN. .{3.')
Tonkin, j'oxjtosai m son inim. (Ir\,iiil \(his, iiicssirin-s, cfi
piograinnit» (|uo vous n'avez pas oiildié, pi-o.m-aiiinx' inodriv,
restreint dans les plus étroites limites de la dignité el de
l'honneur national ( 7Vè.v hien! iri-s hi'en.'), programme de
sagesse el de conciliation, (|ui était la main tendue, on peut le
dire, à de nouvelles négociations avec la Chine. {7'rès bien!
très bien !)
Comment nous répond-on? Comment nous récomitensf-t-on
de ce nouvel ellort de conciliation? Par la note du 17 novembre,
qui manifeste l'attitude absolument nouvelle prise par le gouver-
nement chinois. On nous fait savoir (|ue, puisque nous avons
le dessein il'aller jusqu'à Sontay et Bac-Ninb. — villes que
nous considérons, ainsi que tout le monde, comme constituant
les points stratégiques du delta, — il faut que nous sachions
que les troupes chinoises sont « dans ces mêmes parages ».
C'est l'expression même de la note chinoise. Constatons donc
ce nouveau changement d'attitude de la part de la Chine. On a
dit souvent, d'une manière générale, beaucoup trop générale
même, qu'il y avait toujours eu des troupes chinoises au
Tonlvin, et que le Gouvernement français n'avait pas pu ignorer
ce fait.
Messieurs, il y a toujours eu des troupes chinoises à la fron-
tière du Tonlvin : c'est un fait connu, ti'ès connu et depuis Ion-
temps; le gouvernement chinois ne nous le dissimulait pas, car
il nous en a fait pai't officiellement à dilTérentes reprises. Mais
nous pouvions ne nous considérer comme menacés que dans
une mesure très restreinte, car la frontière chinoise est très
éloignée du delta, et il n'y avait pas à craindre une rencontre
entre les troupes chinoises qui étaient là pour garder la fron-
tière, pour la protéger contre les brigands, et les rebelles qui
infestent toute la région au sud du Yunnan, et les troupes fran-
çaises qui opéraient à Hanoï et dans les environs. Jusqu'à cette
date du 17 novembre, lorsque la Chine avait eu à s'expliquer sur
la présence des troupes chinoises au Tonkin, elle avait toujours
dit que ses troupes étaient là uniquement pour la garde des
frontières et de cette région indécise qu'on ne pouvait laisser ci
elle-même, parce qu'elle servait de repaire à tous les bandits
du sud de la Chine.
Voilà comment le gouvernement chinois a toujours expliqué
33t* DISCOUUS DE JULES FERUY.
la présence de ces troupes. Et, si vous voulez vous reporter aux
déclarations de 1875, lorsque M. le comte de Rochecliouart
notifiait à la Chine le traité de 1874, vous y verrez relatée, avec
la plus grande netteté, la présence des troupes chinoises sur les
frontières, mais seulement pour l'objet que je viens de dire; et,
cette mi*ision remplie, les troupes devaient évacuer les fron-
tières et rentrer dans le Yunnan. C'est dans les mêmes termes
que s'explique le Tsong-Li-Yamen dans une communication
faite à M. Bourée en octobre 1882. M. Bourée, qui vivait dans
de très bons tei'iiies avec le Tsong-Li-Yamen, fut ému de lire
dans les journaux que les troupes chinoises remplissaient le
ïonkin. Et, comme le Tsong-Li-Yamen lui avait fait des décla-
rations analogues à celles du prince Kong, que je viens de
rappeler, M. Bourée envoya son interprète pour avoir des
explications, et le Tsong-Li-Yamen lui fit répondre :
« ... Ce qui se passe aujourd'hui n'est nullement en contra-
diction avec ce que nous disions alors.
<c Votre Excellence nous disant dans sa lettre qu'elle a reçu
une demande d'éclaircissemenis du ministère des aflfaires
étrangères de France, nous allons, en conséquence, lui faire
l'exposé détaillé des faits, tels qu'ils sont actuellement. Depuis
plus de dix ans, l'Annam a été le théâtre des ravages par des
rebelles, tels que Houang-Tchong-Ing et Li-Yang-Tchoï, et la
Chine y a envoyé, à plusieurs reprises, des troupes du Kouang-
Si pour y aider à l'extermination de ces rebelles. Ceux-ci ont
été pacifiés, mais des bandes éparses, commandées par Tian-
See-Si, Lou-Tche-Ping et autres, se sont retirées dans des
lieux bien défendus, d'où ils sortent sans cesse pour aller faire
des incursions. La Chine a le devoir strict de les faire dispa-
raître pour rendre la paix à l'Annam et assurer ses propres
frontières. Aussi des troupes du Kouang-Si sont elles, en ce
moment, cantonnées dans les provinces annamites de Cao-
Bang, de Lang-Son et de Bac-Ninh. Quant au Yunnan, cette
province étant aussi limitrophe de l'Annam, quand des troubles
se sont produits à Hanoï, les brigands qui se trouvaient dans le
voisinage des frontières de cette province ont voulu se soulever
de toutes parts. Nos troupes du Yunnan sont alors descendues
dans l'Annam, en passant par la sous-préfecture de Mon-Tse
et de Haï-Houa-Fou, et ont été camper dans la province de
All'AlliKS m Ï(».M\|\. 337
Tiiyen Quaiig, alin de coopérer ù la suiipre.ssion du brigan-
dage. Mais aucun soldat chinois n'a été envoyé dans les envi-
rons immédiats de Hanoï, occupés par Ifs troupes françaises.
Le conseil de lempiie va examiner si ce rôle, si ces fonctions
sont toujours opportunes; sinon, Ifs troupes recevront inces-
samment l'oi'dre de lentrer en Chine. »
Eh lùen! voilà comment le gouvernement chinois a toujours
expliqué, jusqu'au 17 novembre, la présence de ces troupes au
Tonkin : les troupes sont sur les frontières pour combattre les
brigands, et la dislance est trop grande pour que les ti'oupes
chinoises puissent jamais rencontrer les troupes fi'ançaises.
C'est la déclaration que fait le marquis Tseng, encore le
21 juin, car, à ce moment, il se défend même conti'e toute
pensée de résistance occulte. Je dois ajouter, messieurs,
que ces déclarations, verbales ou écrites mais très concordantes,
sont, jusqu'au 17 novembre, absolument confirmées par les
faits eux-mêmes, .l'ai interrogé M. le général Bouet. J avais le
plaisir de voir ces jours-ci le commandant d'une canonnière
qui a coopéré à toutes les actions militaires depuis l'arrivée du
commandant Rivière jusqu'à la tin de septembre, et tous sont
d'accord pour dire, quand on leur demandait : «Est-ce qu'il y a
des réguliers chinois?» On le dit, répondent-ils, mais nous n'en
avons jamais apei'cu, ni de près ni de loin. Nous n'avons
entrevu, et aussi loin que nos vues pouvaient porter, que ces
troupes de Pavillons-Noirs qui constitueni, d'ailleurs, une bande
assez bien disciplinée, assez bien armée, et avec laquelle on a
fort à faire, mais des troupes chinoises, personne n'en a vu ;
on nous dit qu'il y en a, c'est un bruit qui court ; personne n'en
a jamais vu.
Voilà quelle était l'attitude constante, traditionnelle de la
Chine; mais, au 17 novembre, changement complet. L'humeur
entreprenante et conquérante se fait jour. D'après la première
version, — la version ancienne, celle de 187.5 au mois de
novembre 1883, — les troupes chinoises n'étaient dans lAnnam
que pour réprimer le brigandage ; maintenant elles y sont pour
prendre l'Annam et les villes de Sontay et Bac-Ninh,
« La maison est à moi, c'est à vous d'en sortir ! »
Eh bien, c'est la question qui se pose devant la Chambre! La
J. Ferry, Discours. V. 22
333 DISCOURS DE JULES FERBY.
Chine a changé son altitude, et assurément sans aucun droit,
car elle n'a absolument aucun droit à s'emparer de TAnnam. La
Chine, sans droit, change son attitude. Je demande à la
Chambre, au pays, si c'est une raison pour nous de changer
notre programme. [Applaudùsemenls à gauche.) Si vous le
voulez, messieurs, vous le direz; ce sera chose fort simple.
Vous direz s'il vous convient de laisser Sontay à la Chine,
parce que la Chine le réclame; Sontay, jusqu'à présent repaire
des Pavillons-Noirs ; Sontay, cet écueil sur lequel tous nos
efïorts ont échoué; Sontay, pour lequel Rivière est mort!
Vous laisseriez Sontay à la Chine ! Ce serait une singulière
façon de venger la mort de Rivière! {Vifs applaudàsemenls à
gauche et au cenlre.)
Plusieurs membres à l^exrême-gaiiche. — Ce n'est pas la question !
{De nouveaux applaudissements partent des mêmes bancs s' adressant
à l'orateur.)
M. Calla. — Le ministère avait, dès le 1" août, connaissance
officielle delà présence des troupes chinoises.
M. LE Présidext du coxskil. — Vous me répondrez. Aussi,
messieurs, répondant, sous la date du 30 novembre, à la com-
munication du marquis Tseng, j'ai eu l'honneur de lui écrire
ceci :
« Le sincère désir que nous avons d'écarter toute chance
de conflit, en assurant le résultat que nous avons en vue, m'a
conduit à proposer au gouvernement impérial de confier aux
commandants respectifs le soin de s'entendre pour arrêter une
hgne de démarcation entre leurs positions. Ces ouvei'lures ne
vous paraissant pas compatibles avec l'état actuel des choses
au Tonkin, vous renouvelez une proposition que vous auriez
déjà faite verbalement à mon prédécesseur, le 1" août, et qui
consistei"ait à arrêter ladite ligne de démarcation « entre les
armées cantonnées à Hanoï et à Sontay. ainsi que dans les
villes situées sur la rive gauche et la rive droite du fleuve
Rouge. Permettez-moi de vous rappeler que, dans ce même
entretien du l^'' août, vous déclariez qu'il n'y avait pas de
troupes chinoises au Tonkin, ou que. s'il y en avait, elles ne
pouvaient se trouver que dans les régions où se placent les
frontières mal définies des deux pays. Il ne pouvait donc être
question, à ce moment, d'une ligne de démarcation qui aurait
M lAlKKS m TONKIN. ;139
passé entre Sonlay et Hanoï, pour suivre après le cours du
fleuve Rouge.
« Aussi M. Cliallemel-Lacour faisait-il remarquer, dans un
autre entretien du 2 août, qu'aucun risque de conflit n'était à
prévoir, puisque notre corps expéditionnaire ne devait pas se
porter vers la partie septentrionale du Tonkln; mais qu'il en
serait autrement si les troupes chinoises étaient plus rappro-
chées des forteresses qui sont notre objectif, et qu'elles s'expo-
seraient, dans ce cas, à être traitées en auxiliaires des Anna-
miles. Depuis lors, la situation n'a pas changé de notre fait ;
notre plan de campagne n'a pas été modifié et ne saurait l'être.
Ce n'est donc pas sur nous que devrait porter la responsabilité
d'un conflit entre les forces des deux pays. Nous espérons,
d'ailleurs, qu'une semblable éventualité ne se réalisera pas, et
que les troupes chinoises, que rien n'obligeait à quitter leurs
positions du mois d'août, nous laisseront accomplir librement
l'œuvre de pacification que nous sommes tenus de poursuivre
au Tonkin dans l'intérêt général». {Très bien! très bien!)
Messieurs, deux jours avant cette dépêche, j'avais adressé à
M. le marquis Tseng une réponse au mémoi'andum que vous
connaissez. Je tiens à donnei' connaissance de cette réponse à
la Chambre du haut de cette tribune, car ce mémorandum, qui
est le terrain sur lequel nous nous maintenons à l'heure qu'il
est, contient, en germes, comme vous l'allez voir, tous les
modes de transaction possildes. Nous sommes encore aujour-
d'hui disposés à reprendre les négociations sur l'une ou l'autre
de ces bases selon qu'il plaira à la Chine de choisir. Je tiens,
messieurs, à vous lire cette dépêche. Je le fais pour la
Chambre, je le fais pour le pays et je le fais pour l'Europe,
à laquelle l'on représente trop aisément la France comme
animée d'une humeur agressive et provocante.
M. Clemenceau. — Nous n'avons jamais dit cela!
M. LE Président du conseil. — Ce n'est pas vous, per-
sonne n'a dit cela ici, mais je l'ai lu dans la presse étrangère,
j'y ai lu que nous étions des provocateurs!... Provocatrice, la
civilisation quand elle cherche à ouvrir des terres qui appartien-
nent à la barbarie ! {Applaudissements au centre. — Exclama-
tions ironiques à droite.] Pi'ovocatrices, la France et l'Angle-
terre quand, en 1860, elles imposaient à la Chine l'ouverture
310 DISCOURS DE JULES FERRY.
d'un certain nombre de ports, et, par conséquent, une commu-
nication directe avec la civilisation! C'est comme cela que nous
sommes provocateurs et pas autrement !
Et vous allez voir, messieurs, si ceci est le langage d'un
gouvernement provocateur :
« J'ai pris connaissance, avec toute l'attention qu'elle mérite,
de la dépèche, relative aux affaires du Tonkin, qui vous a
été communiquée par votie gouvernement et dont vous avez
bien voulu m'adresser la traduction à la date du 19 de ce mois.
Après avoir rappelé les droits revendiqués par la Chine sur
l'Annam, et la protection dont ce royaume aurait toujours été
couvert par le gouvernement impérial, le Tsong-Li-Yamen se
plaint de l'entrée des troupes françaises dans le bassin du
fleuve Rouge, et proteste contre les négociations récemment
engagées par nous avec le roi d'Annam. Enfin, tout en manifes-
tant le désir de résoudre les difficultés actuelles par un arran-
gement amiable, le haut conseil des alfaires étrangères prévoit
l'éventualité d'un conflit avec les troupes françaises et chinoises,
et s'applique à en rejeter, dès h présent, sur nous la respon-
sabilité. Les dernières communications que vous avez reçues de
mon département, répondent, ce semble, par avance, à la plu-
part des questions touchées dans le mémorandum du Yamen.
La Chine nous a toujours trouvés prêts à tenir compte des pré-
occupations que parait lui causer la présence de nos soldats
dans une contrée limitrophe de l'empire. Elle sait également
que nous sommes disposés à respecter les liens traditionnels
qu'elle tient à honneur de maintenir, en tant que ces liens ne
seront pas incompatibles avec l'exercice de notre protectorat.
L'état de choses institué par le traité franco-annamite de 1874,
semblait donner, à cet égard, satisfaction aux vœux des deux
pays. La Chine avait même consenti, après la signature de cet
arrangement, à retirer, sur notre demande, les troupes qu'elle
entretenait alors au Tonkin; mais l'événement a prouvé que ce
régime était impropre à assurer la tranquillité du pays. Les
troubles n'ont pas tardé à renaître sur plusieurs points; la pira-
terie et le brigandage ont reparu ; les moyens mis en œuvre
pour rétablir l'ordre n'avaient pas suffi à fonder une paix
solide. Les mêmes motifs qui avaient amené précédemment le
Tsong-Li-Yamen à faire passer la frontière à un corps d'armée,
AI- FAI lu: s 1)1 TONKIN. 341
nous ont conduits, ramiée dcrnirre, à ffrossirlos j!;arnisons que
le traité de 1874 nous auloi'isail à ninintenii- dans plusieurs
villes. La nécessité d'assurei- la sécurité de nos soldats et de
venger la mort d'un cliel' liércùquc le souci de donner un
caractère durable à la pacilication qiit' nous avons entreprise
et dont le commerce de toutes les nations civilisées rt'cueillei-a
promplement les fruits, nous obligent à occuper un certain
nombre de points nouveaux. Quant aux ari'anfiements négociés
à Hué, au mois d'août dernier, entre le cominissaii-e général
français et les ministres annamites, ils ont pour objet de régula-
riser, entre la France et l'Annam, une situation créée par l'inexé-
cution persistante des engagements contractés par le i-oi Tu-Duc
il y a neuf ans. En ce qui concerne la Cliine, cette nouvelle
convention ne constituera aucune innovation. Le protectorat
de la France était déjà fondé par le traité de 1874. Il s'agit seu-
lement, aujourd'hui, d'en consolider l'existence et d'en assurer
l'exercice par des garanties eflicaces. Au surplus, les échanges
de vues qui ont eu lieu depuis queUpies mois, établissent claire-
ment que nous avons un réel désir de terminer à l'amiable le
diderend qui s'est élevé entre la France et la Chine, à l'occasion
du Tonkin. Dans les nombreux entretiens que nous avons eus,
avec vous, mon prédécesseur et moi, nous nous sommes cons-
tamment elTorcés de faire prévaloir les propositions les plus
conciliantes.
« La lettre de M. Challemel-Lacour du 27 août, le mémoran-
dum du 15 septembre constatent que nous sommes prêts à dis-
cuter toute combinaison qui serait de nature à régler les diffi-
cultés d'une manière honoi-able pour les deux pays. Enfin, ma
lettre du 17 de ce mois est la meilleure preuve que nous avons
à cœur d'éviter les fausses interprétations que pourraient faire
naître à Pékin les mouvements de nos troupes, et que nous
nous préoccupons en même temps de trouver les moyens de
prévenir tout conflit. Si la Chine est réellement animée des dis-
posiiions pacifiques qu'elle exprime dans le document (|ue vous
m'avez transmis, il me paraît difficile qu'elle n'accepte pas
l'arrangement que nous avons offert en dernier lieu. Vous me
permettrez, en terminant, d'appeler votre attention sur le
passage de votre communication où il est dit que « le Gouver-
nement français semble renoncer aux sentiments d'honneur et
342 DISCOURS DE JULES FERRY.
de justice ». C'est à une erreur de traduction sans doute qu'il
faut attribuer une expression que nous ne saurions accepter, et
qui, d'ailleurs, ne figure pas dans le texte transmis télégraphi-
quement par notre chargé d'affaires à Pékin. »
Messieurs, il y a une dernière dépêche de M. le marquis
Tseng; elle n'est pas au Livre jaune, parce qu'elle est datée du
5 décembre. Je la fais connaître à la Chambre, non pas tout
entière, car c'est une longue discussion de principes, mais vous
allez voir que c'est purement et simplement la répétition du
mémorandum. M. le marquis Tseng discute hypothétiquement
sur la valeur du traité de 1874, et termine ainsi : « Le gouver-
nement impérial espère que Votre Excellence, comme gage de
la sécurité de nos négociations, a déjà donné des ordres au
commandant en chef des troupes françaises de ne faire aucune
démonstration dans la direction de ces villes qui puisse être
interprétée par les troupes impériales comme une menace aux
positions qu'elles occupent, car, vu la déclaration formelle con-
tenue dans le mémorandum chinois, mon gouvernement ne
saurait concilier une pareille démonstration avec le désir, tant
de fois réitéré, de conserver la paix entre nos deux pays. »
Je me propose de répondre à cette dépêche que l'on peut
arrêter le mouvement des troupes et consentir à une proposi-
tion d'armistice, quand on se trouve en présence d'une base
sérieuse de négociations; mais, comme la Chine n'otïre aucune
base de négociations — et je crois que la démonstration sur
ce point est amplement faite — il n'y a pas lieu soit de faire
revenir M. l'amiral Courbet, s'il est dans quelqu'une des places
dont il s'agit, soit d'arrêter la marche de nos troupes. Ce ne serait
pas l'œuvre d'un Gouvernement avisé et prudent. [Applau-
dissements au centre. — Exclamations à l' extrême-gauche et à
droite).
M. Clemenceau. — C'est la guerre alors ! Il faut demander des
soldats et des crédits, mais ne faites pas massacrer nos soldats un
à un !
M. Geouges Roche. — Alors vous déclarez la guerre! Eh bien,
demandez 25 ou 30 millions pour la faire.
Plusieurs membres à gauche. — C'est la guerre !
M. Clemenceau. — C'est la conclusion de ce qui vient d'être dit
par le président du Conseil. [Agilalion.)
M. LE Président du conseil. — Messieurs, veuillez me
AFFAIIîES DU TONKIN. :J43
permettre d'achever. Voilà l'œuvre (liploTiiatif|iie du cabinet. Si
vous croyez qu'une autre conduite serait conciliahle avec l'hon-
neur de notre pays, avec le prestige de nos armes et de notre
pavillon dans rExtrème-Orient, avec notre considération dans
le monde et avec la sécurité de notre province de la Cochin-
chine, dites-le, mais dites-le clairement. [Très bien! et applau-
dissements au centre. \
M. CLiijiK.NCEAi'. — Il fatît que ceux qui applaudissent le disent
clairement.
31. LE Président du coxseil. — Voilà l'action diploma-
tif|ue, qui n'est pas terminée, messieurs; il n'y a point de rup-
tures, il y a des négociations... [L'.vchiniations à Vexii-ème-
gauche), et vous désespérez trop vite de leur succès. [Interrup-
tions et mouvements divers).
M. I)RiERRE. — Vous venez de déclarer la guerre du haut de la
tribune. [Bruit prolongé.)
M. LE Président. — Veuillez faire silence, messieurs, et permettre
à M. le ministre des alTaires étrangères de continuer ses obser-
vations.
M. LE Président du conseil. — J'ai, en terminant, à
m'expliquer sur l'action militaire. Je réponds aux différentes
questions qui ont été posées. On nous a dit : « Où va cette
action militaire? Jusqu'où vous proposez-vous de l'engager ?
Quelles sont ses limites? » Je réponds très nettement qu'il n'y
a rien de changé au programme que j'ai exposé à la tribune le
31 octobre, et qui a été ratitié par la Chambre à une majorité de
325 voix. C'est d'une action limitée, localisée, circonscrite,
géographiquement, comme je l'ai dit à la tribune, qu'il s'agit et
pas d'autre chose. Nous voulons être forts dans le Delta, nous
voulons en tenir les points stratégiques. Pourquoi? Parce que,
lorsque nous serons forts, nous aurons la certitude de pouvoir
négocier [très bien !); parce que, pour négocier avec le gouver-
nement impérial, il nous semble qu'il faut lui démontrer que la
France n'est pas décidée à se retirer incessamment devant lui.
[Très bien .'au centre.)
M. DE La RocHEFOCCAiLD, Dic DE BisAcciA. — Alors, demandez
20 millions.
M. LK Président. — ?s''interronipez pas! Les orateurs de votre
côté répondront.
344 DISCOURS DE JULES FEHHV.
M. DR La Ror.HEi'OL'CAiLD, DUC DE BisAcciA. — Je demande la
parole. {Exclamations à gauche.)
Plusieurs membres à droite. — Gomment! On a Je droit de
demander la parole.
M. LE Président du conseil. — Nous croyons qu'une
démonstration de celte nature est désormais le préalable
nécessaire de toute négociation sérieuse et nous sommes
convaincus que la reprise des négociations en serait la consé-
quence immédiate, et non pas seulement la reprise, mais la
conclusion de négociations sérieuses. Voilà la première étape,
et nous croyons à son succès. On nous a demandé si nous esti-
mions le corps expéditionnaire suffisant pour atteindre ce pre-
mier objectif. Nous répondons que, jusqu'à ce que le soldat
vigoureux et résolu qui commande le corps expéditionnaire
nous ait manifesté le besoin d'avoir des renforts, ou l'impuis-
sance d'opérer, nous nous en tenons aux troupes que nous
avons envoyées et au crédit que nous demandons.
M. Georges Pehin. — M. Boueta demandé des secours!
M. Glémencrau. — M. Bonel a réclamé une division !
M. Georges Perin. — Lisez le Lme j((W)ie, si vousne Tavezpas lu.
M. DE Baudry d'Asson. — Ils sont déjà dépensés, vos millions :
ayez le courage d'en demander d'autres.
M. LE Président du conseil. — Maintenant, si contre
toute attente, la sngesse, lesprit de sagesse qui est dans le
monde, n'arrêtait pas un conflit qui, s'il persistait dans ces
termes, pourrait bien avoii* le caractère d'une reprise de tout
ce qui a été concédé à la civilisation dans l'Extrême-Orient
depuis 1860; si l'esprit de sagesse ne remportait pas ce triomphe,
ce qui m'étonnerait profondément, nous aurions alors à aviser
avec vous, après un examen sérieux et approfondi...
Voix à droite. — Après !
M. LE Président du conseil. — ...s'il conviendrait, et s'il
pourrait vous convenir de laisser à l'adversaire les avantages
évidents et manifestes que lui crée la situation de réserve et de
modération que nous avons adoptée, et dans laquelle nous per-
sisterons jusqu'à ce que vous nous prescriviez d'en sortir. Celle
question vous est réservée, et vous est réservée à vous seuls,
car vous seuls avez le droit de prononcer. {Inlerruptïous.) Pour
le moment, nous vous demandons de voter les crédits ; nous
I
AFFAIHES DU TONKIN. 345
VOUS demandons de les voler pour ceux i|iii comhaltent
d'abord... {Applaii(lisse»trnfs sur un grmul uamhre de bnucs.)
A droite. — Pourquoi les avoir envoyés au Toiikin?
M. LE Président du conseil. — Ce n'est pas seulement
par la raison que ces crédits sont engagés, que les troupes
sont là-bas dans lExtrème-Orient, soutenant les armes etl'bon-
neur de la France; non, je ne vous demande pas un vole de
résignation : Il faut à nos soldats, à notre di-apeau, \\ notre
cause, non pas un vote résigné, mais un vote confiant, qui
donne à votre Gouvei'nenient la force dont il a besoin...
{Applaudissements au eentre et à gauche.) Je VOUS demande
aussi de voter ces crédits pour ceux qui négocient : car on ne
traite qu'avec les forts, les résolus. 11 faut, messieurs, que l'on
sache, malgré les divisions apparentes des partis, des opinions,
malgré les polémiques de la presse ; il faut qu'on sache la
France aussi résolue qu'elle est forte, et alors elle sera écoutée.
{Applaudissements répélés au centre et à gauche. — Le minisire
en revenant à sa place, reçoit les félicitations d'un grand nombre
de députés.)
En vain, M. Aiidiieux (qui, d'ailleuis, reconnut, en déhulant, que
le président du Conseil avait le sentiment de la dignité et de la
responsabilité du ministère dont il était le chef), essaya-t-il de
démontrer que le Gouvernement dissimulait l'audace de ses
entrepiises sous des demandes de crédits qui ressemblaient à des
douzièmes provisoires; que la Chambre avait été Irompée, que,
depuis le l"aoùt, on était, au Tonkin, en face des réj^'uliers chinois,
ainsi que le prouvaient le Livre jaune et la conversation du marquis
Tseng avec M. Challemel-Lacour; qu'à la date du 17 novembre, la
notification officielle di; la présence des troupes impériales nous
avait été faite; que, par suite, il eût fallu apporter des demandes de
crédits pour faire la guerre à la Chine, et obtenir le consentement
des Chambres, sans quoi le parlementarisme « pouvait être la
marque du pouvoir personnel ». En vain, M. Ribot enveloppa-t-il sa
proposition de voter les crédits, de réserves et de réticences sur le
retard mis par le Gouvernement dans la communication des
documents diplomatiques, sur le désaveu de M. Bourée, sur l'envoi
d'un commissaire civil ; en vain aussi, M. Clemenceau prit-il habile-
ment acte des réserves et des critiques de M. Ribot pour refuser au
cabinet sa confiance, et pour affirmer que le vote d'un ordre du jour
de confiance c'était la guerre avec la Chine,... la Chambre adopta,
par 308 voix contre 201, l'ordre du jour de MM. Paul Bert et
Philippoteaux : <( La Chambre, convaincue que le Gouvernement
3Jr) DISCOURS DE JULES FEUUY.
déploiera toute l'énerçie nécessaire pour détendre au TonUin les
droits et l'honneur de la France, passe à l'ordre du Jour. » La droite,
par la liouche de M. Jolibois et du prince de Léon, se consola en
disant à la tribune que cette rédaction contenait un blâme déguisé.
Demande de crédits pour 1884.
Dans la séance de la Chambre du lo décembre 1883, M. Jules Ferry
déposa une demande de crédits, s'élevant à 20 millions, pour le
service du Tonkin' :
M. Jules Ff.rry, président du conseil, ministre des affaires
étrangf:res. — J'ai l'honneur de déposeï^ un projet de loi, portant,
ouverture au ministère de la marine et des colonies, sur
l'exercice 1884, d'un crédit supplémentaire de 20 millions pour
le service du Tonkin.
A droite. — Ah! ah !
Voix nombreuses. ■ — Lisez ! lisez !
M. LE Président du conseil, lisant : « Messieurs, vous avez
voté, le 10 décembre courant, un crédit supplémentaire de
9 millions, destiné à compléter la dotation du chapitre 9 de la
2* section du budget de la marine, service du Tonkin, laquelle
se trouve ainsi portée à 14 898900 francs. Mais cette dotation
est exclusivement applicable aux dépenses etîectuées en 1883 ;
pour 1884, le Gouvernement ne possédera d'autre ressource que
la somme de 6 14 900 fr., insciite à la deuxième partie du budget
sous le titre : « Chapitre 14, service du Tonkin. » L'exer-
cice 1884 devant s'ouvrii- prochainement, nous avons l'honneur
de vous demander de mettre le plus tôt possible à la disposition
du département de la marine et des colonies les crédits néces-
saires pour faire face aux dépenses imputables à cet exercice
pendant une période de six mois. L'agitation que l'on a signa-
lée à Hué, l'assassinat du roi Heip-Hoa, qui ne nous est pas
encore ofticiellement confirmé, mais qui n'est malheureusement
que trop vraisemblable, nous impose, du côté de l'Annam, une
extrême vigilance. Il est nécessaire de renforcer les garnisons
des villes que nous occupons, tout en maintenant un effectif
suffisant au corps expéditionnaire : nous avons donc résolu
d "envoyer au Tonkin des renforts importants, qui seront places
1. V. Y Officiel du 16 décembre 1883.
AFFAIliKS hl T(».\KIN. 347
SOUS les ordres d'un général de division commandant en chef.
Nous ne ferons ainsi, du reste, que nous conformer au mandat
que nous a donné la Chambre de déployer toute 1 enei-uic
nécessaire pour défendre au Tonkin les droits cl l'hoinieiir
de la France. » [Très bien! trrs bien!)
Dans ces conditions, nous vous demandons un crédit
de fr. I7.000.U00
auipiel il y a lieu d'ajouter une somnu> de
3 000 000 de francs, représentant la valeur des
délivrances effectuées en 1883 par les services
des constructions navales et de l'artillerie, et
dont le remplacement ne peut être effectué
qu'eu 1884, ainsi qu'il résulte d'une note insérée
au projet de loi du 8 novembre dernier, ci. . . 3.000.000
« Ensemble .... 20.000.000 »
Tel est l'objet du projet de loi que nous avons l'honneur de
soumettre à vos délibérations, et dont voici le texte :
'< Article unique. — Il est ouvert au ministre de la marine et
des colonies, au titre du budget ordinaire de l'exercice 1884,
un crédit supplémentaire de 20 millions de francs, qui sera
classé à la 2^ section, service colonial, chapitre 15 (service du
Tonkin). Il sera pourvu au crédit ci-dessus au moyen des res-
sources générales du budget ordinaire de l'exercice 1884. »
[Très bien ! très bien!) Je demande à la Chambre de vouloir bien
prononcer l'urgence, et le renvoi à la commission qui a été
récemment saisie du précédent projet de crédit pour le Tonkin.
Discours du 18 décembre 1883.
I. "urgence fut déclarée e(. le projet renvoyé à l'ancienne commis-
sion des crédits, qui n'était pas dessaisie, la loi sur les crédits
antérieurs n'étant pas encore promulguée. C'est dans la séance du
tS décembre' que la Ctiambre discuta celte nouvelle demande de
crédils. La discussion fut mesquine et décousue. M. Lockroy prélendit
qu'on n'avait pas besoin de renforts au Tonkin; qu'il était donc
vraisemblable que les crédils, avaient une autre destination; qu'il
était contraire aux précédents linanciers d'ouvrir un crédit supplé-
1. V. VOfficiel du 19 décembre 1883.
348 DISCOURS DE JULES FP:HI{Y.
mentaiie sur un budget non encore voté ; qu'enfin, on allait enlever
à l'armée continentale ses meilleurs éléments et, sans doute,
désorganiser l'armée d'Afrique. L'orateur demanda, en terminant,
quel était le vrai but de l'expédition, si elle était dirigée contre
Hué?
M. Jules Ferry répondit en ces termes à M. Lockroy :
M. Jules Ferry, pré&idenl du conseil, m/nistre des affaires
elrangères. — Messieurs, j'ai encore moins que rhonorable
M. Lockroy l'intention de faire un discours. Aussi bien, ma lâche
serait-elle difficile, si je voulais le suivre sur les ditférents
terrains qu'il a abordés ; si je lui demandais, comme un membre
de la majorité l'a fait, ce qu'il propose à la Chambre : si c'est le
rejet des crédits ou si c'est le vote des crédits...
Au centre. — C'est cela !
M. LE Président du conseil. — ... Si c'est la guerre ou si
c'est la paix avec la Chine. Je serais fort embarrassé, car l'ho-
norable M. Lockroy a passé en revue à peu près toutes les solu-
tions imaginables, et il leur a opposé à toutes la même négation.
{Très bien! très bien!
M. Georges Perin. — Je demande la parole.
M. LE PRÉsiDiiNT DU CONSEIL. — Il ne veut pas la guerre
parce que, dit-il patriotiquement, nous n'avons ni le temps, ni
les hommes, ni l'argent pour la faire. Il ne veut pas de la paix,
parce qu'il ne faut pas traiter avec la Chine : opinion qu'il lui
sera difficile de mettre d'accord avec celle des honorables
membres auprès desquels il siège...
A l extrcme-gauche . — Parfaitement !
M. LE Président du conseil. — ... Qui ne nous font qu'un
reproche, depuis le cominencement : celui de n'avoir pas plus
tôt traité avec la Chine. Il repousse même l'idée d'une inter-
vention amicale, d'une médiation. Comme si les bons offices
d'une puissance amie étaient nécessairement une humiliation
pour l'amie qu'elle vient obliger! (Mouvements divers.) L'ho-
norable M. Lockroy n'a donc apporté à cette tribune que des
négations. Aussi, me garderai-je bien d'entreprendre quoi que
ce soit qui ressemble à une réfutation. J'estime que la question
de fond est jugée, que l'ordre du jour du lU décembre a clos le
débat sur le fond... [Exclamations à droite et à gauche. — Oui!
oui! au centre.)
AiFAIliKS DU TONKI.N. 34«
M. I*A( I. lÎKRT. — Vous avoz raison !
-M. IIak.ntjf.ns. — lli'his! nui 1 M. |(> miiiislrea raison !
M. LE PiiKSinEXT DU co.vsEij.. — ... El jc sai's jxiè d'ailleurs à
riionorable M. Lockioy de n'avoir pas essavL^ dans son excur-
sion liumoristiquc à tiavers toutes les solutions possibles, de
vous faire revenir sui- ce vote, il a compris (|ne la (|ii('slion était
traiiclHM'. Il l'a si bien compris que, pour renouveler le déitat,
il n'a ti'ouvé (jifiin procédé d'argumentation : c'est de. dire ipie
nous vouspi'oposons (|uelque cbose de nouveau. Eli bien, je suis
monté à la tribune uni{piement pour répondre que le projet de
crédit qui vous est présenté, loin de constituer une nouveauté,
nous est apparu comme l'exécution nécessaire et logique de
votre vote du 10 décembre...
.M. Louis I,f, I^rovost de Lai nay. — C'est pour cela que nous
avons volé contre !
M. HAËiNTjENS. — Voilà la conséquence des voles de la majorité !
M. LE Présidext nu coxseil. — ... que vous n'avez pas
entendu que ce vote restât lettre morte... (l^rès bieii! au
centre. — Applaudissements ironiques à droite), et que, quand
on recommande à un gouvernement de déployer de l'énergie...
[Nouveaux applaudissements ii'oniques à droite), c est à l'action
et non pas à la contemplation, à l'expectative indéfinie que ce
gouvernement est convié. Messieurs, je considère votre vote
du 10 décembre comme un des actes les plus décisifs de la
campagne que nous avons entreprise. [Nouveaux applaudisse-
ments ironiques à droite.)
M. LE Président. — Messieurs, veuillez laisser parler l'orateur!
A droite. — Nous l'applaudissons!
M. LE Président du conseil. — Nous l'avons considéré
comme...
M. LE PRINCE DE I^ÉON. — Kl VOUS avez eu raison !
M. LE Président. ■ — Veuillez laisser parler.
M. le Président du conseil. — Si je suis interrompu à
cliaque pbrase, je descendrai de la tribune.
M. LE BARON DiFOCR. — C'est pour vous applaudir que nous vous
interrompons.
M. LE Président. — Veuillez laisser parler! On a suffisamment
constaté et vos applaudissements et leur sig'nification. Laissez
350 DISCOURS DE JULES FEHRY.
M. le ministre des affaires étrangères donner les explications qu'il
juge à propos de donner.
M. LE Président du conseil. — J'ai dit et je répète que le
vote (lu 10 décembre est un des actes les plus décisifs de cette
campagne... [Nouveaux applaudissements ironiques à droite.)
M. LE Président. — Laissez donc parler, messieurs !
M. LE BARON DuFOUB. — Mais nous avons bien le droit d'applaudir !
M. LE Président. — Monsieur le baron Dufour, veuillez garder Je
silence.
M. LE Président du conseil. — ... car ce vote a déjoué
toute une tactique des habiles adversaires qui se tiennent en
face de nous. Sur quoi, messieurs, a reposé et a roulé toute
l'action de la diplomatie chinoise jusqu'au vote du 10 décembre?
Sur cette opinion que la Chambre ne nous suivrait pas. {J'rès
bien! t)-ès bien! au centre.) On croyait à une défaillance, on
croyait que la Chambre s'arrêterait à moitié chemin.
M. Ferdinand Gambon. — Elle aurait bien fait !
M. LE Président du conseil. — ... On a, pour répandre
cette croyance dans les esprits, en Europe et en Asie, usé de
tous les moyens, et une presse habilement conduite...
M. LE VICOMTE Desson DE Saint-Aigna.n. — Quelle presse ?
M. LE Président du conseil. — ... a contribué à répandre
dans le monde ce préjugé : que la France républicaine pouvait
bien commencer des entreprises, mais qu'elle ne les achevait
jamais. Votre vote du 10 décembre a fait tomber, en quelque
sorte, ce premier retranchement de la diplomatie que vous
combattez.
M. Roque (de Fillol). — On n'applaudit plus maintenant !
M. LE Président du conseil. — Aujourd'hui, messieurs,
savez-vous quelle est la nouvelle tactique? C'est de dire que ce
vote restera à l'état de manifestation stérile, que la Chambre
n'ira pas plus loin, que la Chambre joue, elle aussi, avec ses
adversaires asiatiques, le jeu des apparences et des intimida-
tions. Eh bien! nous avons pensé que vous nous donniez le
mandat et que vous nous imposiez le devoir de montrer que,
au bout de votre vote, il y a une action résolue et une action
prochaine. [Applaudissements au centre et sur divers bancs à
(jauche.)
AFIAIHKS Kl ï(i.\MN. ;(51
Maintenant, est-ce que, iioiii' cria, il y a (iiiihjiit' cliose de
changé à la politique que vous avez ralitiée, après un long
débat et par un vote si éclatant? Est-ce qu'il y a rpielque chose
de changé au plan de la campagne diplomatique et niililaire
que nous avons esquissée à la tribune? Je réponds qu'il n'y a
rien de changé ni au plan diplomati(|ue et militaire, ni aux
bases de l'enti-eprise, ni à son programme, qu'il n'y a rien de
changé dans la politique très sage, très limitée, mais très
résolue que vous avez solennellement approuvée...
M. Clemenceau. — Très prudente !
M. LE Président du conseil. — Très résolue, mais très
prudente. Je crois qu'elle n'est pas indigne de l'éloge que
renferme cette épithète.
M. Clemenceau. — J"ai remariiué que vous n'aviez pas osé l'em-
ployer.
M. LE Président du conseil. — Nous savons être résolus,
mais nous voulons être prudents. Nous ci'oyons faire preuve de
prudence plus encore que de résolution en manifestant par nos
actes que nous sommes décidés à faire prévaloir au Tonkin nos
ilroits et nos intérêts. { Applaudissements au centre et () droite.)
Et n'est-ce pas de votre côté [Vorateur désigne la gauche) qu'est
partie, sous toutes les formes incessamment renouvelées, la
critique de la politique des petites expéditions, des petits
paquets, de la politique de rallonges, comme disait M. Francis
Charmes à cette tribune. Vous avez, non sans raison, indiqué
que c'était le côté faible de la conduite qui a été suivie depuis
plusieurs années dans les alïaires du Tonkin. Et c'est vous qui
nous combattez quand, aujourd'hui, nous vous disons : «Voilà la
tâche qu'il s'agit d'accomplir; nous ne reculons pas ses limites,
nous resterons dans celles que nous avons fixées, mais nous
vous demandons toutes les forces nécessaires pour accomplir
celte tâche, raisonnablement et prudemment limitée. » C'est nous
qui vous disons: il nous faut des renforts! c'est nous, à (jui
vous imputiez cette politique des petits paquets et des rallonges,
cjui vous appelons à une politique résolue, à une action
énergique et suffisante.
M. Haëntjens. — Suffisante ! Vous êtes bien imprudent, monsieur
le Ministre !
352 DISCOURS DE JULES FERRY.
M. Georges Peihn. — Pour combien, de temps sera-t-elle
suffisanle ?
M. LE Président du conseil, — Suffisante pour la tâche
dont nous avons tracé les limites, suffisante pour la sanction de
la politique que vous avez approuvée.
M. Georges Perin. — Vous nous favez dit à chaque demande de
crédits.
M. CLÉMENCEAr. — Voilà quatre fois qu'on nous dit cela.
M. HAiiis'TJENS. — Cela dépasse tout ce que l'on peut imaginer!
Vous n'en savez rien. Vous êtes incorrigible ! Voilà plusieurs fois que
vous tenez le même langage.
M. LE PRi':sn)ENT. — N'interrompez pas, vous aurez la parole!
M. LE Président du conseil. — Nous savons où nous allons
et nous l'avons dit; nous savons ce que nous voulons, et la
Chambre le veut avec nous, et nous vous disons aujourd'hui :
«les renforts que nous demandons ont été calculés de manière à
nous conduire, dans le temps le plus court, au terme désiré de
celte campagne, sans rien sacrifiei' de notre honneur ni de nos
intérêts. » Nous vous le disons de la manière la plus formelle :
les renforts sont considérables et ils sont suffisants.
Un membre à gauche. — Voilà bien des fois qu'on nous dit cela !
M. le Président du conseil. — Mais, messieurs, il me
semble que je me laisse éloigner un peu de ma résolution pre-
mière. Je ne voulais pas rentrer dans le débat du fond. Je vou-
lais donner seulement à la Chambre un certain nombre d'éclair-
cissements qui ont été réclamés par l'honorable M. Lockroy.
Il a demandé si une nouvelle expédition, qu'il appelle l'expé-
dition d'Hué, n'allait pas se gretïer sur la première, sur l'expé-
dition du Tonkin? Est-ce que l'honorable M. Lockroy a oublié
que nous sommes à Hué, que nous occupons les forts et la
rivière, que nous avons à Hué un résident et une petite garnison?
Est-ce que c'est faire quelque chose de nouveau, est-ce que c'est
greffer une expédition nouvelle sur une ancienne que de
prendre cette mesure de prudence que nous aurions été cou-
pables d'ajourner plus longtemps, en face de l'agitation qu'on
signale à Hué, de nous disposer à aller au secours de noire
résident, de nos soldats, si, par hasard, ils se trouvaient mena-
cés ? Quand nous avons appris la mort du roi Hiep-Hoa nous
avons considéré que le moment était venu; qu'il était impos-
AFFAIRES 1)1 TON K IN. 353
siltle (rallcridie larme au bras. La i»nul('nc<\ la vipilance la
plus éléniontaire nous faisaii'iit un dovoir do l'ortilifr les garni-
sons que nous avons dans l'Annam, et celle de Hué, si cela
devenait nécessaire.
Quelle est, dites-vous, noire siliiation actuelle à Hué?
.Messieurs, les événements nont pas pris le caractère de
jiravité qu'on pouvait redouter. Les adversaires du Gouver-
nement en France et en Europe s'étaient empressés de
proclamer que Hué était en révolte, que notre résident
était en péril, que nous allions trouver dans celte ville
immense, dans cette capitale de l'Annam, des difficultés
militaires nouvelles. Heureusement, il n'en est rien, d'après
les dernières nouvelles que nous avons reçues. Il est certain
que le roi Hiep-Hoa est mort de mort violente. Les uns disent
par le poison ; d'autres nouvelles que vous avez pu lire, comme
moi, dans les feuilles anglaises, disent qu'il a été égorgé ou
étranglé par une de ses femmes... [Mouvemeiils divers et excla-
mations sur divers bancs.) El qu'y a-t-il d'étonnant, de risible
dans ce que je dis?
A droite. — On n"a pas ri.
M. LE Président du conseil. — On me demande ce que je
sais sur Hué, je vous dis ce que nous avons appris directement,
et ce que les journaux étrangers ont publié: nous savons seule-
ment que le roi Hiep-Hoa est mort de mort violente. Quant au
péril que pourrait courir notre résident, une dépêche du gou-
verneur de la Cochinchine, arrivée à Paris hier soir, nous a
complètement rassurés. Il n'y a aucune révolte à Hué, la léga-
tion ne court aucun danger; le résident n'a pas reconnu le
nouveau roi; il n'a pas renoué les relations officielles avec le
gouvernement nouveau, mais il est en négociations officieuses
avec lui. Voilà les nouvelles de Hué. Quant aux nouvelles du
corps expéditionnaire, vous savez, comme moi, qu'à la date
du 11, l'amiral Courbet marchait sur Sontay. Voilà ce que nous
savons directement. Nous savons aussi, nous avons constaté
que le vaillant amiral ne semble pas aussi troublé de sa situa-
tion qu'un certain nombre de membres de cette Chambre, car
il nous écrit ces quelques lignes, d'une simplicité et d'une
placidité qu'on pourrait dire antiques :
« Nous partons pour Sontay; au retour, je serai en mesure
J. Ferry, Discours, V. 23
354 DISCOURS DE JULES FEHRV.
de VOUS dire s'il nous faut des renforts, et combien il nous en
en faut. » [Applaudissements.)
Je crois, messieurs, qu'il y aurait grand profit, au moment
où nous sommes, grand profit pour nous tous, à imiter ce par-
fait équilibre, cette sérénité d'esprit. [Marques d'adhésion au
centre.) Je crois que l'œuvre politique, à l'heure présente, ne
consiste pas à effrayer, à inquiéter, à alfoler les esprits [très
bien! très bien!), à exagérer les périls d'une entreprise qui n'est
pas, certes, au-dessus des forces d'un pays comme la France, à
semer des mauvaises nouvelles, à poser des questions inquié-
tantes, à mettre un gouvernement en demeure, en quelque
sorte, de venir ici, à la tribune, en pleine guerre, apporter
des plans de campagne... [Vive approbation à gauche et
au centre. — Exclamations à V extrème-gauche .)
M. Clemenceau. — Ah! ali! nous sommes en guerre! Vous le
reconnaissez! Vous ne l'avez jamais dit,.
A droite. — En pleine g-uerre ! en pleine j^'uerre !
Phisieurs membres à gauche. — Vous souteniez le contraire.
M. Marus Poulet. — Il n'y a pas de guerre, ou la Constitution
est violée !
M. LE Président du conseil. — ... en pleine action, appor-
ter à celte tribune des plans de campagne, des projets de
négociations ! Messieurs, nous avons la responsabilité de l'en-
treprise ; vous nous l'avez donnée, vous nous avez imposé un
grand devoir en nous donnant une grande confiance : laissez-
nous conduire l'entreprise avec le secret désirable. [Applau-
dissements au centre et à gauche.) En vérité, dans quel pays,
dans quelle histoire a-t-on vu des affaires militaires ou diplo-
matiques conduites de telle sorte?... [Très bien! et applaudis-
sements sur les mêmes bancs.) Quoi ! il faudrait, à toute heure, à
tout moment, à cette tribune, dire : «Voilà oîi vont nos troupes !
voilà la ville, voilà la forteresse que vise l'amiral Courbet, celle-là
et pas une autre ! et voilà, quant à nous, les plans de négocia-
lions que nous préparons! Voilà le fond de nos pensées et de
nos cœurs ! voilà ce à quoi nous tenons, et voilà ce à quoi nous
ne tenons pas ! » [Très bien! très bien! sur les mêmes bancs.)
Si vous voulez un gouvernement qui accepte celte servitude
des interpellations quotidiennes, choisissez-en un autre. (Très
bien ! — Bravos au centre et sur divers bancs à gauche.)
AI lAIliKS liU TONKIN. 355
M. (^.LKMK.sc.EAi'. — Alois, il VOUS faut 20 millions et G OOOiioniines
sans phrases.
M. DE La Ror.HETTi:. — Et c'est là le régime pailemeiitaire !
M. Mariis PoiLET. — Il faut savoir si c'est conforme à la
Constitution.
M. LE Président. — .Monsieur .Marins Poulet, vous n'avez pas la
parole.
M. LK Président du conseil. — Eii hifii, j"eii suis désolé
pour mon lionoi'ahle collègue M. Lockroy, mais je w puis, à la
tribune, rien ajoutera ce que j'ai dit le 10 décembre; je ne puis
apporter ici ni plans de négociations, ni plans de campagne :
je manquerais à mon devoir.
M. Marks Poilet. — Nous ne vous demandons pas cela.
M. lùJOiARD Lor.KROv. — .Je demande la parole.
M. i.E Président du conseil. — Alors qu'est-ce que vous
demandez ? Vous demandez si nous avons changé le programme
général de notre politique? Je réponds : non. V^ousnous deman-
dez si nous greffons une seconde expédition sur la première? Je
réponds : non. Je réponds que ce n'est pas greffer une expédition
que de fortifier nos garnisons de l'Annam et notre situation
militaire à Hué. Je dis que c'est faire le nécessaire, que c'est
donner à cette politique défensive et non agressive qui est la
nôtre, la sanction et lappui de la force militaire indispensable.
{Interruptions à droite.) Et je me garderais bien, dans tous les
cas, si je voulais faire de la diplomatie à la tribune, d'imiter
l'honorable M. Lockroy, qui nous conseille ici publiquement de
conclure ce qu'il appelle un arrangement militaire provisoire,
qui serait rompu plus tard à notre profit, quand nous serions
les plus forts, et qui proclame ce beau dessein à cette tribune,
sans doute pour que nos adversaires de là-bas n'en ignorent !
[Rires et applaudissements.)
Quelles sont les autres questions posées par M. Lockroy? Il
s'est étonné que les crédits qui vous sont demandés soient
affectés au ministère de la marine, et non au ministère de la
guerre. Nous croyons que c'est là une bonne mesure,
que c'est la procédure qui a toujours été suivie ; qu'il faut,
en ces sortes d'affaires, remettre toute la direction, tous
les crédits au même département, que ce soit le ministère
de la guerre ou le ministère de la marine. Quand on a fait.
356 DISCOLKS DE JULES FERRY.
en 1860, Texpédilion de Chine, on a tout mis à la dispo-
sition du ministère de la guerre, parce que le ministère de la
guerre y avait la plus large part : quand on a commencé l'expé-
dition du Tonkin, on a tout centralisé au ministère de la
marine, parce que c'est à lui qu'incombe la tâche prépondé-
rante. Au point de vue de la bonne administration linancière, il
serait très mauvais de remettre à deux ministères, c'est-à-dire
à deux directions, la conduite d'une expédition de cette impor-
tance. En toute chose, l'unité de direction est la garantie de la
force et du succès.
Mais vous nous permettrez de ne pas croire un seul instant
que ce soit un souci de procédure qui a jeté dans ce débat cette
objection inattendue. Non, ce n'est pas de la procédure que
vous vous souciez ; vous trouvez moyen, sans trop vous en
cacher, même à la tribune, de jeter sur cette expédition, sur
laquelle vous avez déjà accumulé tant de défaveur, cette défa-
veur suprême qui résulterait de je ne sais quel désaccord dans
les conseils du Gouvernement. Et vous ne vous apercevez pas
qu'en insinuant une pareille chose, en faisant peser sur l'expé-
dition un pareil soupçon, non seulement vous desservez la
cause nationale, mais vous faites à la fois une grande injure,
et au Gouvernement tout entier et au membre du Gouverne-
ment que vous ne craignez pas d'interpeller. [Très bien! très
bien 1 Ce ministre est à son banc, il va monter tout à l'heure à
la tribune. Il répond de la mobilisation ; il vous dira si elle est
compromise, et, quant à sa solidarité avec nous,ilest trop jaloux
de son honneur pour le laisser mettre en doute un seul instant.
[Vifs applaudissements à gauche et au centre.)
M. Granet et M. Georges Perin répliquèrent qu'ils ne voulaient
pas s'associer « à une aventure inconnue ». M. Perin soutint cette
thèse que le Tonkin était aux Tonkinois, que la France n'avait
pas le droit d'en faire la conquête, qu'elle n'avait même aucun
intérêt à s'établir dans ce pays, « à étendre ainsi sa domination
dans l'Extrême-Orient. » Et M. Clemenceau saluait une telle conclu-
sion par ces mots : « Très bien ! très bien ! vous avez fait un très
beau discours ! » Un des membres les plus éminents de la droite,
M. Freppel, oublia, en ce moment, qu'il faisait partie de l'opposition
et, dans un beau mouvement de patriotisme, expliqua qu'il votei'ait
les. crédits pour trois raisons : la première, c'est que le refus de
ces crédits entraînerait l'évacuation du Tonkin, c'est-à-dire la ruine
de notre prestige dans tout l'Extrême-Orient; la seconde, c'est
AFFAIHKS DU TO.NKIN. 357
qu'on livrerait les missionnaires et, avec eux, 500000 chrétiens du
Tonkin, aux représailles sanglantes des brigands asiatiques ; la
troisième, c'est que l'unanimité du Parlement était le moilleur
moyen d'arriver à un dénouement pacifique. A la suite de cette
vibrante (iéclaration, qui faisait contrasle avec les tristes arguties de
l'extréme-gauche, les crédits lurent volés, pai' 327 voix contre 154.
Discussion des crédits au Sénat. — Discours du 20 décembre 1883.
Porté sans retard au Sénat, le projet de loi sur le crédit de
20 millions fut joint au projet sur le crédit de 9 millions, et donna
lieu à un rapport de l'amiral .lauréguiberry qui fut lu dans la séance
du 18 décembre. La discussion eut lieu dans la séance du 20'.
M. le duc de Broglie, fort gêné par l'attitude qu'avait prise
M. Freppel au Palais-Bourbon, expliqua longuement qu'il voterait
les crédits, si d'autres mains étaient chargées de mener à bonne
fin l'affaire tonkinoise. Il accusa le ministère d'avoir manqué de
franchise, de prévoyance, d'avoir trompé le Parlement ou de s'être
trompé lui-même, de ne pas avoir mesuré les envois de troupes au
but à atteindre, de n'avoir su ni intimider la Chine par la force,
ni désarmer son opposition par des satisfactions d'amour-propre,
enfin d'avoir combattu mollement et négocié rudement. L'honorable
sénateur reprocha encore une fois au ministère de placer le Parle-
ment en face de faits accomplis et d'opérations engagées, pour
invoquer ensuite l'honneur national et dire : « Emboîtez le pas et
suivez-nous! » Il termina en disant que le Gouvernement républicain
devait subir les inconvénients des changements perpétuels de
direction, et prétendit que, dans l'atfaire du Tonkin, il y avait eu
trois pouvoirs personnels : celui de M. de Freycinet, celui de
M, Duclerc et celui de M. Jules Ferry, qui s'étaient unanimement
contredits; que la France restait isolée en Europe et traitée en
étrangère, au milieu d'une société monarchique.
Apiès le général Ganipenon, ministre de la guerre, qui affirma sa
solidarité avec ses collègues du cabinet, et déclara que la France
pouvait mener de front une politique coloniale et une politique
continentale, l'amiral Jauréguiberry, rapporteur, démontra qu'on
ne pouvait abandonner le Tonkin sans envoyer 400000 chrétiens à
la boucherie et provoquer des révoltes en Cochinchine; qu'il fallait
donc se résoudre à des sacrifices et ne pas se laisser intimider par
la Chine. Puis, M. de Freycinet vint établir que les derniers cabinets
avaient fait preuve, contrairement au dire du duc de Broglie,
d'ime parfaite unité de vues, en ce qui concerne le Tonkin, et que
leur but essentiel avait été de modifier les traités que le duc de
Broglie avait légués à la France. L'ancien président du Conseil se
], Voir y Officiel du 2t décembre 1883.
358 DISCOURS KK JULES FEKHY.
mouti'a beaucoup plus belliqueux qu'il ne l'avait jamais été au
pouvoir, conclut dans le sens de l'établissement du protectorat au
Tonkin ; conseilla de forcer la Chine à rappeler ses troupes,
de prendre des gages vis-à-vis d'elle, si elle résistait, et de ne pas
■t( s'arrêter en chemin ».
M. Jules Ferry remplaça à la tribune du Sénat M. de Freycinet,
et s'exprima en ces ternies :
M. LE Président du conseil. — Messieurs, j'avoue que
j'hésitais à monter à cette tribune : j'attendais, de la part de
l'opposition, un autre discours et d'autres lumières que celles
qu'a apportées tout à l'heure l'honorable duc de Broglie. Nous
avons, lui et moi, du rôle des oppositions une conception diffé-
rente. Je crois, quant à moi, que les oppositions ont un grand
rôle et un rôle bienfaisant. A côté des critiques qu'elles ne
nous ménagent pas et qu'il est de leur droit et de leur devoir
de ne pas nous ménager, elles peuvent souvent donner de bons
conseils. J'avoue, messieurs, — et je crois que je ne serai
démenti ici par personne, qu'en nous accablant de critiques ou
qu'en nous criblant d'épigrammes. l'honorable duc de Broglie
s'est gardé par-dessus tout de nous donner un seul conseil...
\ Très bien! très bien! — Sourires opprobati/'s à gauche et nu
centre) ...ni sur cette paix, — car, disait-il, « Quelle paix allez-
vous faire ? » — ni sur cette guerre, car : « Quelle guerre
ferez-vous? » ajoutait-il. Aucune lumière, aucun avis. Eh bien,
sincèrement, humblement, j'attendais mieux de vous...
[Applaudissements à gauche.)
J'attendais plus de votre grande expérience; j'attendais autre
chose de votre profonde connaissance de cette grave affaire,
étant donnée la part considérable que vous avez prise à ses
commencements. {Très bien! très bien! à gauche.) Vous avez
parlé ici, monsieur le duc de Broglie, comme si le cabinet qui
est sur ces bancs avait improvisé l'atïaire du Tonkin, en même
temps qu'il aurait improvisé je ne sais quelle politique colo-
niale démesurée et extravagante contre laquelle j'ai protesté
dans une autre enceinte, contre laquelle je proteste ici. Et, à ce
propos, permettez-moi de répéter ce que j'ai déjà dit : à savoir
que notre politique coloniale est une politique de conservation
coloniale (très bien ! très bien! à gauche), qui n'est pas une poli-
tique de folie coloniale. Cet.te politique de conservation colo-
AFFAUJES F)U TON K IN. 359
niale, comment riionorable duc de Bro^lie la désavouera-l-il,
puisqu'il l'a prati(jué(3, puisque le traité de 1874 est r(euvre de
son gouvernement, puisqu'il y a, dans ce Livre jaune qui est
riiistoire vivante de toute cette alTaire, un chapitre tout à l'Iiou-
neur de M. le duc de Broglie et de M. le duc Decazes, un cha-
pitre, une série de dépêches, — elles font presque un volume,
elles sont i)i"esque une histoire à part, — qui montrent <pie la
politique du Gouvernement d'alors n'était nullement eu contra-
diction avec celle que nous suivons aujourd'hui? Vous n'avez
pas hésité, monsieur le duc de Broglie, ni vous, ni M. le duc
Decazes, vous n'avez pas hésité à accepter le traité de 1874, si
imparfait qu'il fût, si mal agencé, si imprudemment formulé, si
défectueux qu'il fût et qu'on l'eût démontré à la tribune; vous
n'avez pas hésité à le porlei- au Parlement, et l'Assemblée
nationale a tenu à le voter, à le ratifier tel quel, sachant que,
de ce faible embryon mal venu, peut-être un jour une grande
chose pourrait sortir pour l'avenir de la France. {Très bien!
très bien! à gauche.)
Et, quand il s'agit d'interpréter, vis-cà-vis de l'Europe et parti-
culièrement vis-à-vis de la Chine, — vis-à-vis de la Chine sur-
tout, — le traité de 1874, qui a donné le premier l'interpréta-
tion, fourni, en quelque sorte, la glose nationale de laquelle
jamais, comme tout à l'heure le répétait avec raison l'hono-
rable M. de Freycinet, aucun ministère ne s'est départi depuis
dix ans? C'est M. le duc Decazes. Il a marqué, dans des dépêches
que je ne veux pas lire à ce moment de la discussion, et que
vous connaissez tous d'ailleurs, il a marqué les raisons de notre
intervention et les intérêts qui nous appelaient là-bas. Il a pré-
cisé l'interprétation que la logique des choses devait donner
aux formules imparfaites du traité de 1874. Il faisait tout cela
en 1875, au moment où il notifiait le traité de 1874 à la cour de
Pékin. Il ne s'en est pas tenu là.
En 1877, lorsque ce que l'on peut appeler, sans métaphore,
le pouvoir personnel ( Vifs applaudissetnents à gauche), lorsque
le pouvoir personnel régnait sur la France, la question s'est
posée. Quelqu'un a dit alors : « Mais, cette atfaireduTonkinest
bien grosse, bien lourde; ce traité, il est bien difficile d'en
tirer un bon parti. » Qui s'exprimait ainsi? L'honorable amiral
qui était alors gouverneur de la Cochinchine, l'amiral Duperré;
360 DISCOURS DE JULES FERUY.
il avait eu comme un instant de doute, de défaillance, et alors
il écrivait: «l'Annam se plaint; l'Annam gémit; non seulement
il pleure ses provinces et nous les redemande, mais il se plaint
de nos garnisons, de nos consuls, de nos petites escortes; si
nous donnions satisfaction à l'Annam, les choses pourraient
s'arranger! » Eh bien! à ce moment, une très curieuse et très
instructive délibération commence, se poursuit et aboutit à ces
derniers mots, dits au mois de septembre 1877 par M. le duc
Decazes : « Non, il ne faut pas se départir du traité de 1874;
non, il ne faut pas rappeler nos petites garnisons; non, il ne
faut pas abandonner les droits particuliers que nous avons
là-bas. » Et, à l'appui de ses paroles, il donnait toutes les grandes
raisons politiques et nationales : l'affermissement de notre
situation en Cochinchine, le maintien de notre prestige dans
rExtiême-Orient. Si je vous lisais sa dépêche, vous y trouveriez
la réponse, en quelque sorte prophétique, à toutes les objec-
tions que nous avons été obhgés de discuter dans une autre
enceinte.
C'est donc fort à tort que l'honorable M. le duc de Broglie
représente le cabinet comme l'inventeur, l'auteur et l'éditeur
responsable de l'affaire du Tonkin. Non, c'est une affaire fran-
çaise, c'est une affaire qui se rattache à une tradition nationale.
Elle remonte même plus haut que 1874, et vous savez mieux
que moi à quelles visées les diplomates de la monaiThie sur le
déclin, ceux qui conduisaient avec plus de clairvoyance que de
succès la politique de Louis W, que vous avez étudiée depuis,
et que vous admirez peut-être un peu trop, monsieur le duc de
Broglie, les diplomates qui conseillaient le roi Louis XVI et qui
le conseillaient mieux que n'avait été conseillé son prédéces-
seur, lui avaient fait comprendi-e qu'à la suite de ce grand
désastre de la paix de 1783, infligé par la monarchie à l'empire
colonial de la France {c'est vrai! très bien! à gauche), il y avait
peut-être quelque chose à tirer de ces ruines, un édifice à
reconstruire lentement, péniblement peut-être, un moyen de
rechercher dans l'Indo-Chine un faible dédommagement aux
pertes que l'on venait de subir dans les Grandes-Indes. Et de là
ce traité de 1787, signé par M. le comte de Montmorin, ministre
de Louis XVI, et par l'évêque d'Adran, précuiseur en cela d'un
autre évêque que nous avons entendu l'autre jour, el dont vous
AFKAlItKS m ÏO.NkIN. 361
avez vainement cherché à alTaiblir ici Irloquentc et admi-
rable adjuration. iTrès bii^n! 1res Oirn! cl (ijijilniidissemptils n
(fauche, j
M. i)F. Gavardie. — C'est pour cela «lu»' vous les miMiaecz de
supprimer leur traitement.
M. LK Président. — Cessez vos iulen uptinns, monsieur il';
Gavardie.
M. LK Président du coxskil. — Voih'i, sans doute, les
raisons, les sentiments, les traditions qui s'agitaient dans la
pensée, dans le cœur des ministres de 1874 et 1877. Ce sont
vos pensées, vos sentiments, ce sont des traditions auxquelles
nous nous honorons de rester tidèles. Pourquoi les désavouez-
vous à la tribune? Vous les désavouez, parce que, chez vous.
Tesprit de parti a pris le dessus sur toutes les autres considé-
rations {Applaudissements à gauche) ; parce que vous ne savez
apporter dans ce débat que des défiances et des dédains. Mes-
sieurs, le dédain n'a jamais été une politique; et la manifesta-
tion d'une défiance, de quelque épigramme brillante qu'elle se
revête, ne tient jamais lieu d'un bon avis, d'une parole poli-
tique, d'un conseil, qu'on doit même à un adversaire, parce que
ces conseils-là, c'est au pays qu'on les donne. {Ti'es hienl très
bien ! et applaudissements à gauche.) Donc vous vous êtes refusé
à nous donner aucun conseil; vous vous êtes renfermé dans
des critiques rétrospectives : je ne vous y suivrai pas.
La question est vidée. Je dirai seulement au Sénat quelque
chose du côté parlementaire, du côté militaire et du côté diploma-
tique delà question. Au point de vue parlementaire, l'honorable
duc de Broglie estime que l'entreprise tonkinoise est une œuvre
de pouvoir personnel, d'improvisation ministérielle. Mais, mes-
sieurs, est-ce qu'il oublie et, dans tous les cas, est-ce que vous
ne lui rappelleriez pas, que le premier acte de ce cabinet a été
de saisir le Parlement de la question du ïonkin dans son
ensemble? Est-ce que c'est ce cabinet qui a engagé ou qui a
laissé engager — car ici il n'y a personne de responsable —
est-ce que c'est ce cabinet qui a engagé ou laissé engager le
commandant Rivière, qui a donné l'ordre de prendre la cita-
delle d'Hanoï? Est-ce que toutes ces choses sont à notre actif
ou à notre passif, selon qu'on nous en blâme ou qu'on nous en
loue?
362 DISCOLHS I»K JULES FEKUV.
Non; le premier acte que nous avons fait, a été inspiré, dans
cette question, comme dans toutes les autres, de la volonté de
résoudre les questions qui, faute d'avoir été résolues à temps,
menaçaient, en quelque sorte, de devenir des embarras inextri-
cables, aussi bien dans l'ordre financier que dans l'ordre de la
politique extérieure. Nous avons voulu être, et nous espérons
être un cabinet donnant des solutions. Nous avons donné une
solution à un certain nombre de questions pendantes à l'inté-
rieur; nous en avons donné une aux difficultés sans cesse
renaissantes qui se ratlacbaient ;\ la question de la magistra-
ture. [Exclarnalions et bruit à droite. — Applaudissements à
gauche.)
Messieurs, la solution peut ne pas vous plaire, nous le savons
bien, mais, dans tous les cas, c'est une solution, et voilà une
question close. Nous avons voulu donner et nous avons l'éussi
à donner, avec votre concours presque unanime, une solution
aux graves difficultés économiques qui troublaient les rapports
entre les grandes Compagnies de cbemins de fer et l'État.
{Nouvelle approbation sur divers bancs.) Nous avons voulu
pareillement, dans le domaine de la politique extérieure,
résoudi'e tout ce qui était engagé. Mais avons-nous pris une
seule de ces solutions sur nous? Et, dans l'alïaire du Tonkin,
avons-nous envoyé un homme sans vous consulter? Dès le mois
d'avril, nous avons déposé le projet qu'avait signé l'honorable
M. Charles Brun ; ce projet, vous l'avez voté ici le 29 mai, et
nous n'avons pas envoyé un homme au Tonkin sans votre
assentiment, et vous avez volé en connaissance de cause, après
une discussion où toutes les objections qui ont été faites depuis
avaient déjà trouvé leur place.
Pourquoi donc nous accuser de violer le régime parlemen-
taire, de substituer notre volonté personnelle à la volonté du
Parlement, puisque c'est la volonté du Parlement, la vôtre, qui est
au commencement de cette affaire, au moins pour la période qui
nous regarde? Mais on dit : « l'alTaire a été mal conduite ; vous ne
demandiez pas assez de troupes ! » Si vous voulez bien rappeler
vos souvenirs, relire encore le Livre jaune sur ce point, vous
verrez que la première demande de crédits que nous avons
présentée, a été absolument calquée sur les propositions d'un
ministre auquel on n'a pas donné trop d'éloges parce qu'il
AFFAIRES DU TONKIN. ^6^
représente dans celte aiïairc l'esprit de conduilc, le bons sens
et les résoliilions patrioli(|iies. riionorablc amiral Jaiii'(''^ni-
herry. Celle deniaiide lendail prrcisriiiciil à renvoi diin coi-ps
('\pédilioniiaire de inèine elleclif, cesl-à-dirt' de (i.noo Ikhiiiiics.
El encore, ramiral JainvunMterry ne l'aisail entrer dans les
0,000 hommes que 3,000 Franrais; il y ajoiilail 3,000 lii ailleurs
annamites; nous avons auiimenlé la proportion des troupes
françaises et diminué celle des auxiliaiirs indigènes. Voilà
notre point de départ. Et l'on dit que nous avons a.ui avec
imprévoyance, sans sagacité, en aveugles, en ignorants! Mais
nons avons pris le dossier qui était au ministère de la marine,
les pi'oposilions mêmes de l'amiral Jauréguiberry ; nous avons
seulement eu le malheur d'arriver six mois trop tard, car, six
mois plus tôt. quand l'amiral Jauréguiberry s'était mis d'accord
avec l'honorable M. Duclerc, au mois de novembi-e 1882, si
l'expédition que vous avez votée le 29 mai avait été décidée, les
choses n'auraient pas pris la tournure qu'elles ont prise depuis.
{Applaudissements à gauche et au centre.)
Mais, reprend M. le duc de Broglie, votre incapacité militaire,
qui justifie notre profonde et incurable défiance, est si grande,
(]ue lorsque vous avez envoyé des renforts, pendant les vacances
parlementaires, vous n'avez pas su les proportionner aux périls
et aux besoins. Le général Bouet n'a eu à sa disposition que
des forces insuffisantes, de même qu'en ce moment, ajoute-l-on,
l'amiral Courbet n'a pas toutes les troupes qu'il lui faudrait. ï^t
l'on s'écrie : « Vous avez envoyé à l'amiral Courbet les troupes
qu'il aurait fallu envoyer au général Bouet! «
Messieurs, ce qui me paraît démontrer que les forces que
nous avons envoyées pendant les vacances, et qui permettent à
l'amiral Courbet d'agir avec succès, ce qui me prouve que les
forces élaientsuflîsantes pour le programme qui lui a été tracé,
c'est que ces troupes sont, en ce moment même, devant Sontay,
et qu'il est permis de croire, à l'heure qu'il est, qu'elles ont
réussi dans leur entreprise. Nous n'avons pas encore, à cet
égard, des témoignages ofliciels, mais voici la dépêche que
l'amiral Meyer a adressée au ministère de la marine, le
20 décembre... [Interruptions à droite.)
M. l'amiral Peyron, ministre de la marine. — Elle est arrivée ce
malin.
361 DISCOLUS ItE .IlLES FEHHV.
M. LE Président du conseil. — Trois heures du soir, de
Hong-Kong : « Un capitaine anglais, parti avant-hier d'Haï-
Pliong et arrivé aujourd'hui à Hong-Kong r20 décemhre) assure
que les ouvrages extérieurs de Sontay auraient été enlevés
par nos troupes, et que l'assaut devait être donné à la citadelle
le 17. Ces nouvelles ne sont pas officielles, mais me paraissent
vraisemhlahles. » {Mouvement,)
Cette opinion, exprimée par un homme aussi réservé et aussi
prudent que l'amiral Meyer, doit être tenue par vous en grande
considération.
L'on espère que quarante-huit heures ne se passeront pas
avant que la preuve soil faite que les troupes confiées à l'amiral
Courhet étaient suffisantes, du moins pour la prise de Sontay,
tant des ouvrages avancés que de la citadelle.
M. iiE Carayon-Latoir. — Nos troupes ont-elles trouvé des
Chinois ?
M. LE Président du conseil. — Messieurs, vous me per-
mettrez d'exprimer mon opinion personnelle ; je crois qu'elles
n'en ont pas rencontré, et je le crois parce que, jusqu'à présent,
on a hien entendu paider de réguliers chinois, mais on n'en a pas
vu, on ne s'est pas mesuré avec eux, on ne les a pas même
aperçus à distance ; et vous pouvez tenir pour certain qu'à
Sontay notamment et dans la partie du Délia, la vraie force
militaire en face de laquelle nous nous trouvons, c'est cette
force nouvelle, très distincte de l'armée régulière chinoise, que
l'on a appelée jusqu'à présent les Pavillons-Noirs, lesquels ne
sont, en réalité, que des bandes, disciplinées, il est vrai, et bien
armées, mais ayant une existence indépendante. Ces bandes
ont été à la solde de Tu-Duc. Elles ne sont plus à la solde de
son successeur. A la solde de qui sont-elles actuellement? Je
l'ignore, mais la Chine, en tous cas, ne les réclame pas. Le gou-
vernement de Pékin comprend trop bien qu'il serait fort impru-
dent d'accepter une solidarité quelconque dans les actes de
piraterie si nombreux qu'elles ont commises, et qui. de notre
part, pourraient donner ouverture à de si gros griefs, à des
réclamations pécuniaires si importantes. Oui, ce sont des
Pavillons-Noirs, des grandes compagnies, pour me servir d'un
mot de notre histoire, ce sont ces grandes compagnies que nous
AFFAIRES nu TONKIN. .%5
avons devant nous; ce ne sonl pas des iéL:idii'i-s chinois. Voilà
ce que je voulais dire au sujet de l'action militaire.
Je voudrais ajouter un mot sur la question diplomatique.
Quelle est notre situation di]»lomati(|ue vis-à-vis de la C.iiint'?
Messieurs, elle est aujourdlnii ce (|u"elle était hier, ce (luVlIr
sera certainement demain. Vous pouvez la trouver bizarre,
paradoxale, peu analo.aue aux situations diplomatiques que
l'histoire des États d'Europe peut vous fournir comme
points de comparaison, mais elle est ce qu'elle est. Nous ne
sommes, en aucune façon, ni à Paris, ni à Pékin, en état de
rupture diplomatique avec le gouvernement chinois. Et pour-
quoi le gouvernement chinois se mettrait-il en état de rupture
avec nous, qui n'avons cessé, depuis le commencement de cette
alïaire, de lui offrir un terrain de négociations? Je n'enirerai
pas ici. et je me garderai bien d'entrer dans les considérations
que M. de Freycinet a apportées à la tribune avec tant d'auto-
rité. [Très bien! très bien! sur divers bancs.) Je ne puis, je ne
dois pas m'étendre sur ce sujet. Si le Sénat m'interrogeait, s'il
me demandait : « Quelles négociations préparez-vous? » je serais
obligé de lui répondre: « A mon grand regret, je ne puis absolu-
ment rien vous dire. » i7)'ès bien! t?-ès' bien/ à gauche.) L'hono-
rable duc de Broglie déclarera peut-être que c'est parce que je
ne le sais pas moi-même; ce sont des aménités qui se trouvent
souvent dans sa bouche {Sourires à gauche.) j'en cours le péril,
mais je ne veux pas dire, et j'aurais le plus grand tort d'indi-
quer à la tribune, d'une manière quelconque, quelles sont les
bases d'une négociation que nous prétendons engager. {Très
bien! très bien! à gauche.)
Maintenant, messieurs, laissez-moi dire un mot de l'Europe.
Je parlerai d'abord de cet essai d'entente que, tout de suite,
dans ce pays qui aime les formules et qui les trouve tout natu-
rellement, on a appelé la ligue des neutres, formule très bien
inventée, si l'on se place au point de vue de l'opposition, parce
qu'elle a un petit aspect comminatoire inquiétant. La ligue des
neutres! Une ligue... contre quelqu'un... Contre qui?... A ces
questions, messieurs, je réponds qu'il n'y a pas de ligue des
neutres. Nous savons, pour en avoir été avertis de la façon la
plus claire, la plus loyale, la plus précise, que les puissances
qui entretiennent avec la Chine les relations commerciales les
366 DISCOURS DE JULES FEURY.
plus importantes, se sont abouchées en vue d'une éventualité
(|ui lie se réalisera pas, c'est-à-dire d'une guerre maritime entre
la Chine et la France. Pourquoi faire? — Pour imposer quoi
que ce soit à l'une des parties? — Pas le moins du monde,
messieurs, mais pour aviser en commun aux moyens de pro-
téger, dans les ports ouverts, les personnes et les biens de leurs
nationaux ; et l'une des parties, — je ne dirai pas de ce contrat,
car il n'y a pas de contrat, il n'y a qu'une entente en vue d'éven-
tualités déterminées — l'une des parties, et des plus hautes,
disait à ce sujet: « On ne voit pas pourquoi la France n'entrerait
pas dans une pareille convention, » et elle ajoutaitmême: « On ne
voit pas non plus pourquoi la Chine n'y aurait pas sa part,
puisqu'il s'agit de protéger les Européens et, par conséquent,
de mettre la Chine à l'abri des responsabilités que des désordres
comme ceux qui ont éclaté à Canton dernièrement, pourraient
lui faire encourir. » [Très bien! à gauche.) Rien donc, messieurs,
déplus rassurant, de plus naturel, rien de moins mystérieux
que ce qu'on appelle si faussement la ligue des neutres, et qui
n'est qu'une entente, un échange de vues. pour des circons-
tances qui, j'en ai la ferme espérance, ne se réaliseront pas.
Mais, dit l'honorable duc de Broglie, ce n'est pas à cela qu'il
faut prendre garde, c'est au mécontentement, à la malveillance
(jue l'Europe nous témoigne visiblement dans cette affaire. Je
trouve que c'est parler bien aisément, un peu légèrement même,
et qu'on a une tendance tout à fait exagérée à dire : « L'Europe
est mécontente devons; prenez garde! » Que savez-vous des
sentiments de l'Europe? Vous prenez sans doute les polémiques
des journaux, inspirées par tant de passions et tant d'intérêts
divers, pour l'expression de la volonté et des désirs de l'Eu-
rope ! [Nouvelles marques d'opprohaùon à gauche.) Messieurs,
je ne connais d'Europe, quant à moi, que celle qui est repré-
sentée par les cabinets; et je viens attester ici, avec le crédit
que peuvent me donner les renseignements que je possède,
qu'il appartient à ma charge de recueillir et de concentrer, que
les cabinets d'Europe n'ont jamais manifesté ni le moindre
mécontentement ni la plus petite malveillance pour la France,
qui cherche à défendre, à assurer, dans ses rapports avec le roi
d'Annam, l'exercice de traités publics, connus du monde entier
et qui ont déjà dix ans d'existence.
AI'KAIUKS nu TONKIN. 3()7
Il n'y a, île la part dos puissances (pii nous cnlouroiit, ni
mtSîontenlemenl, ni malveillance, et je dois dii-e, — paire qu'il
faut aller droit à ceilains fantômes, — (piOii fait liop facile-
ment intervenir dans nos discussions, et ipudipiefois d'une façon
bien dommageable par les vob?s rpi'ils déterminent... \Très
bion! très hlen! à gauche.) Je dois ajouter que les déclarations,
émanées non seulement <b^ la part du gouvernement anglais,
mais de la part du gouvei'nement allemand, avec la plus grande
loyauté, la plus grande sincérité, la plus grande franchise, que
ces déclarations et ces explications sont faites pour nous ras-
surer absolument. [Très bien! très bien! à gauche.) Je sais
bien que tout ceci ne rentre pas dans la polémique habituelle
des partis, qu'ils siègent à la droite ou à rexlrônie-gauche ; je
sais bien que le grand grief qu'on fait au parti républicain, à la
fraction de ce parti qui, en ce moment, a la charge et la respon-
sabilité des affaires, c'est d'être sorti de ce que l'honorable duc
de Broglie a appelé un des premiers la politique de recueille-
ment. Et aloi's, à la suite de ces oppositions si bruyantes, si élo-
quentes parfois, quoi d'étonnant que toute une partie de la
presse étrangère emboîte le pas, répétant après nos concitoyens,
après les opposants de droite et de gauche ( Irès bien! très bien !
et applaudissements à gauche) qui, sans le vouloir, sans doute,
et le plus inconsciemment du monde, leur dictent leur thème
de politique agressive contre la France, quoi d'étonnant que ces
journaux s'exclament : « Voyez, la France est agitée ; elle est
fiévreuse; c'est une nation essentiellement agitée! »
J'ai lu ce mot dans les journaux anglais, monsieur le duc de
Broglie, et je suis étonné de le retrouver dans votre bouche. La
France est agitée parce qu'elle s'aperçoit qu'elle a des intérêts
dans l'Extrême-Orient? Elle est agitée parce qu'elle fait dans
l'Extrême-Orient une de ces entreprises, comme le Gouverne-
ment, dont le souvenir vous est cher, en a fait de si nom-
breuses, bien qu'il se prétendît et qu'il fût, en effet, le plus paci-
fique de tous les gouvernements; je veux parler de la monar-
chie de Juillet? Mais cette monarchie, en vérité, n'avait-elle
pas conçu d'entreprises? A-t-elle dédaigné toutes les expédi-
tions coloniales? A-t-elle donc toujours pratiqué la politique
de recueillement? Messieurs, l'heure qui marquerait le com-
mencement de la décadence de notre pays serait celle où, sous
368 DISCOURS DE JULES FERUY.
prétexte de recueillement, on voudrait lui faire imposer une
politique d'abandon et de défaillance. [Applaudissements
à gauche.)
On dit qu'un pays devient fort par cela qu'il se concentre, et
qu'il se réserve. Mais une nation ne se soutient pas sans l'estime
du monde; c'est sur l'estime du monde que repose son crédit.
Or, ce serait, pour un pays comme le nôtre, se diminuer singu-
lièrement que de se déclarer inférieur aux tâches médiocres qui
ne paraissaient pas trop lourdes à nos prédécesseurs. [Irès
bien! très bien! à gauche.) Un pays ne grandit pas, quand il
hésite devant les moindres difficultés, qu'il a l'oreille attentive
aux moindres cris d'alarme, qu'il est la dupe de toutes les
comédies de presse ; quand il n'a pas en lui-même la coniiance
qu'il faut qu'il ait, parce qu'elle est juste, parce qu'elle est légi-
time, parce qu'elle est nécessaire. Pour que les autres aient
confiance en vous, messieurs, il faut tout d'abord que vous
ayez foi en vous-mêmes. {Tr-ès bien! très bien! à gauche.)
C'est pour cela, messieurs, que je vous prie de voter, à la plus
grande majorité possible, les crédits qui nous permettront tout
à la fois et de négocier et de combattre. ( Vifs applaudissements
à gauche et au centre. — M. le Président du conseil, en retour-
nant à son banc, reçoit les félicitations d'un grand nombre de
sénateurs.)
Après ce vigoureux discours, auquel personne n'entreprit de
répliquer, les deux projets de loi ouvrant des crédits de 9 et de
20 millions sur les exercices 1883 et 1884, furent votés, le premier
par 211 voix contre 7, et le second par 21o voix contre 6.
Traité de Tien-Tsin.
On apprit deux jours après que l'aniii-al Courbet avait pris
Sontay, le 16 décembre, après cinq jours de combats acharnés.
6 000 hommes de renfort furent envoyés, à la fin du mois, sous le
commandement en chef du général Millot, ayant pour brigadiers les
généraux de Négrier et Brière de l'Isle. En même temps, M.M. Tricou
et de Ghampeaux forçaient par leur énergie le régent d'Annam,
Nguyeu-Van-Tuong, qui avait fait empoisonner le roi Hiep-Hoa et
l'avait remplacé par uu enfant de 15 ans, Kien-Phuc, neveu de Tu-
Duc, à confirmer le traité du 25 août 1883. Le 12 février 1884, l'ami-
ral Courbet remettait le commandement en chef au général Millot,
car le ministre de la guerre, par une susceptibilité peut-être regret-
AFFAIHKS l»l KiNKIN. ;i(i!)
table, avilit oxi^é que le corps expédilioiiiiaiic lût (•oiiiiiiainlf' par un
f,'énéral, et les opérations commençaient. Un mois plus lard, l'ar/néf;
française entrait à Bac-Mnh, que les Cliinois, au nombre de 2.") 000,
avaient évacué, et, tandis que des colonnes volantes poursuivaient
les fuyards Jgsqu'a Tbaï-Nyuyen et dans la direction de Lan;,'-.Son, le
généial en clief se concentrait à Hanoi pour préparer une attaque
sur Hong-Hoa, dernière place du delta qui fût encore aux mains des
bandes ennemies. Elle fut prise le 13 avril, sans grandes difficultés.
(]ette série de succès décida la cour de Pékin à renouer les négo-
ciations qu'elle avait rompues; elle remplai^a le marquis Tseng par
Li-Fong-Pao, ambassadeur de Chine à Berlin. A la date du
H mai 1884, le capitaine de frégate Fournier signait avec IJ-llong-
Chang, vice-roi du Tcliéli, un traité de paix provisoire, par lequel
la Chine s'engageait à retirer les garnisons qu'elle avait au Toiikin,
t't promettait d'ouvrir la Chine à notre commerce. M. .Iules Ferry
donna connaissance à la Chambre, dans la séance du 20 mai 1884^,
de cet acte important :
Discours du 20 mai 1884.
M. Jules Ferry, président du consciL ininhlre aes affaires
élrangèi^es. -- Messieui'S, vous connaissez déjà les clauses prin-
cipales (le la convention signée à TIen-Tsin, le 11 mai 1884. qui
a mis fin au dliférenil existant entie la France et la Ciiine, au
sujet de l'Annam et du Tonkin. En attendant que l'instrument
même du traité soit entre nos mains et qu'il puisse être régu-
lièrement soumis à la sanction du Parlement, nous vous devons
compte des circonstances qui ont amené ce rapide dénouement,
et des motifs qui nous ont portés à engager dans cette négo-
ciation décisive la responsabilité du Gouvei-nement. Vous veniez
à peine de vous séparei- que la prise de Hong-Hoa, couronnant
les brillants elTorts du corps expéditionnaire, marquait le
terme de celte belle campagne dont les noms de Sontay et de
Bac-Ninli conserveront le glorieux souvenir. [Très bieni très
bien!)
Les opérations militaires étaient terminées; nous étions les
maîtres du Tonkin , contre des ennemis bien supérieurs en
nombre et pourvus de tous les moyens de défense de la guerre
moderne; les troupes de la marine et de l'armée, rivalisant de
vertus militaires, d'entrain et de patience, de tactique et de
1. V. VOfficiel du 21 mai 1884.
J. Ferby, Discouru. V. 24
370 DISCOUHS DE JULES FERRY.
valeur, avaient porté plus haut que jamais dans rExtrème-Orient
le prestige de nos armes. [Applaudissements.) Au point de vue
diplomatique, la situation restait obscure. Les relations avec
la cour de Pékin étaient, en Chine, rares et tendues; à Paris,
sans être officiellement suspendues, elles étaient nulles depuis
le départ du ministre de Chine pour l'Angleterre. A Pékin
même, le terrain politique semblait disputé entre l'esprit de
sagesse et l'esprit d'aventure. L'esprit de sagesse devait
l'emporte)-.
Le 29 avril, le contre-amiral Lespès, qui arrivait à Shang-Hai
avec son escadre, après avoir visité les ports d'Amoy et de
Foo-Tchéou, recevait l'avis que le vice-roi du Tchéli venait
d'obtenir du gouvernement chinois le rappel du marquis Tseng,
comme première satisfaction donnée à la France. L'amiral était
chargé de transmettre cette .nouvelle au Gouvernement fran-
çais. Le vice-roi exprimait en même temps le désir de voir, à
Tien-Tsin, le capitaine de frégate Fournier, commandant du
Volta, avec lequel il était, depuis plusieurs années, en relations
amicales, pour conférer avec lui de la situation. Le com-
mandant du Volta partait aussitôt pour Tche-Foo ; le 1" mai,
le Tsong-Li-Yamen annonçait ofticiellement à notre chargé
d'affaires à Pékin la nomination d'un nouveau ministre auprès
des cabinets de Paris, Berlin, Vienne, Rome et La Haye; en
attendant son arrivée, Li-Fong-Pao, ministre de Chine à Berlin,
venait représenter la Cliine, à titre intérimaire, auprès du
Gouvernement français.
Les 8 et 9 mai, le commandant Fournier, de Tien-Tsin, et
l'amiral Lespès, de Shang-Hai, nous faisaient connaître le
résultat des pourparlers officieusement ouverts par le vice-roi
du Tchéli ; les deux négociateurs avaient arrêté les termes
d'une convention préliminaire en cinq articles, destinés à
servir de base au traité définitif. Le vice-roi désirait que cette
convention pût recevoir sans retard l'approbation des deux
gouvernements; le commandant Fournier demandait à cet
effet les pleins pouvoirs.
La question se posait devant nous dans les termes les plus
clairs et les plus catégoriques : de la part de la Chine, l'éva-
cuation immédiate du Tonkin, dans toute l'étendue de ses fron-
tières naturelles ; la promesse de respecter, dans le présent et
AKl'AlltKS 1)1 iO.NKI.N. T.l
dans l'avenir, les liailés, (liiectcnicnl laits ou à l'aire, entre la
France et la cour tlAnnani; len.uagcnienl solennel d'ouvrir
au libre tralic, entre l'Annam et la France, d'un côté, et la
Chine, de l'autre, toute la frontière méridionale de la Chine
limiliophe du Tonkin, c'est-à-dire les trois provinces de rVim-
nau, du Qiianii-Si et du Quan,u-ïong, et de régler, sur cette
frontière, la liberté des échanges et les tarifs des douanes dans
les conditions les plus profitables au commerce français. (Très
bien! très bien!)
Ces avantages considérables seraient -ils trop chèrement
achetés, de la pai-t de la France, par la renonciation à une
indemnité pécuniaii'e, dont le principe n'était d'ailleurs ni
contestable ni contesté? Une satisfaction en argent aurait-elle,
aux yeux du pays, plus de prix qu'un traité de bon voisinage,
une alliance commerciale et politique ne laissant derrière elle
ni humiliation ni amertume, et ouvrant à nos producteurs,
à l'étroit dans l'ancien monde, des débouchés inattendus?
[Appioudlssemenh.)
Nous ne l'avons pas pensé, et, sur l'beure, nous envoyions
au commandant Fournier les pleins pouvoirs du gouver-
nement de la République, sous la seule condition de s'assurer,
avant d'en faire usage, de la ratification préalable du gouver-
nement chinois. Le 9 mai, le commandant Fournier télégra-
phiait de Tien-Tsin, à cinq heures quarante-cinq minutes du
soir :
« Je remercie le Gouvernement de la confiance qu'il me
lémoigne. Le vice-roi me charge de vous transmettre ses remer-
ciements pour l'empressement que Votre Excellence a mis à
approuver la convention, dans les termes mêmes où elle avait
été arrêtée entre nous. Nous avons immédiatement demandé,
en termes pressants, par couri'ier extraordinaire, à la cour de
Pékin, son approbation délinitive, en la priant de nous auto-
riser à signer dans le plus bref délai possible. »
Le 10 mai, à onze heures vingt-cinq du matin, M. Fournier
éci-it :
« Tout sera terminé demain soir, à quatre heures... »
Et en elïet, le 11 mai, à cinq heures du soir, les plénipoten-
tiaires signaient la convention, après s'être réciproquement
communiqué leurs pleins pouvoirs. Voici cet acte, avec son
372 DISCOURS DE JULES FEHIIV.
préambule, et clans toute sa teneur, tel que le télégraphe nous
l'a transmis :
(( Le gouvernement de la République française et
S. M. l'empereur de Chine, voulant, "au moyen d'une conven-
tion préliminaire dont les dispositions serviront de base à un
traité définitif, mettre un terme à la crise qui affecte grave-
ment aujourd'hui la tranquillité publique et le mouvement
général des affaires, rétablir sans retard et assurer à jamais
les relations de bon voisinage et d'amitié qui doivent exister
entre les deux nations, ont nommé pour leurs plénipotentiaires
respectifs, savoir :
« S. M. l'empereur de Chine;
« S. Exe. Li-Hong-Chang, grand tuteur présomptif du fils
de S. M. l'empereur, premier secrétaire d'État, vice-roi du
Tchéli, noble héréditaire de première classe du troisième rang;
« Le gouvernement de la République française :
« M. Ernest-François Fournier, capitaine de frégate, com-
mandant l'éclaireur d'escadre le Volfa, officier de la Légion
d'honneur;
« Lesquels, après avoir échangé leuis pleins pouvoirs,
trouvés en bonne et due forme, sont convenus des articles
suivants :
« Article l^"". — La Fi-ance s'engage à respecter et à pro-
téger contre toute attaque d'une nation quelconque, et en
toutes circonstances, les frontières sud de la Chine, limitrophes
du Tonkin.
Art. 2. — La Chine, rassurée par les garanties formelles de
bon voisinage qui lui sont données par la France, quant à
l'intégralité et la sécurité de ses frontières sud, s'engage à
retirer immédiatement sur ses frontières toutes les garnisons
chinoises du Tonkin, et à respecter, dans le présent et l'avenir,
les traités directement faits ou à faire entre la France et la
cour d'Annam.
<( Art. 3. — Reconnaissante de l'attitude conciliante de la
Chine et pour rendre hommage à la sagesse patriotique de
S. Exe. Li, dans la négociation de cette convention, la France
renonce à demander une indemnité à la Chine. En retour, la
Chine s'engage à admettre, sur toute l'étendue de sa frontière
sud, limitrophe du Tonkin, la liberté du trafic des marchandises
AIFUUKS l>l ÏO.NKIN. 373
entre l'Annam et la France, d'une part, et la Chine, de lautre, à
régler, par un traite' de commerce et de tarifs, à faire dans
l'esprit le plus conciliant de la part des négociateurs chinois, et
dans des conditions aussi avantageuses que possible pour le
commerce français.
« Art. 4. — Le Gouvei'nement français s'engage à n'employer
aucune expression de nature à porter atteinte au prestige d<; la
Chine {Interruptions à droite) dans la rédaction du traité défi-
nitif qu'il va contracter avec l'Annam, et qui abroge les traités
antérieurs relativement au Tonkin.
« Art 5. — Dès que la présente convention aura été signée,
les deux gouvernements nommeront leurs plénipotentiaires,
qui se réuniront dans le délai de trois mois pour traiter déti-
nilivement sur les bases ci-dessus arrêtées.
« Conformément aux usages diplomatiques, le texte français
fait foi. »
« Fait à Tien-Tsin, le 11 mai 1884, le dix-septième jour de la
(juatrième lune de la dixième année de Quang-Su, en quatre
expéditions : deux en langue française et deux en langue
chinoise, sur lesquelles les plénipotentiaires respectifs ont
signé et apposé le sceau de leurs armes.
« Chacun des plénipotentiaires garde un exemplaire de
chaque texte. »
Tel est le traité de Tien-Tsin. C'est une convention prépa-
ratoire, à compléter par des négociations ultérieures, mais ferme
dans toutes ses clauses, exécutoire, et, nous pouvons le dire,
dès à présent en voie d'exécution. Nous avons trouvé, en etïet,
chez l'homme d'État éminent qui exerce actuellement sur les
destinées de la Chine une influence prépondérante, et qui a
porté dans cette négociation une netteté de vues et de réso-
lutions si l'eraarquables, la volonté bien arrêtée d'exécuter
promptement et loyalement ce qui avait été si vite et si bien
conclu.
Une dépêche du commandant Fournier, datée du 18 mai,
nous fait connaître que le retrait des garnisons chinoises du
Tonkin s'opérera en vertu d'un accord passé avec le vice-roi,
du 6 au 26 juin prochain, dans les termes suivants, dont le
commandant en chef du corps expéditionnaire a reçu
communication :
374 DISCOURS DE JULES FEHHY.
« Après le délai de vingt jours, c'est-à-dire le 6 juin, éva-
cuation de Lang-Son, Cao-Bang, Chat-Khé et toutes les places
du territoire du Tonkin adossées aux frontières du Quang-Tong
et du Quang-Si; après le délai de quarante jours, c'est-à-dire
le 26 juin, évacuation de Lao-Kaï et de toutes les places du
territoire du Tonkin adossées à la frontière du Yunnan. »
De notre côté, nous avons déjà désigné, conformément à
l'article final de la convention, nos plénipotentiaires définitifs,
et nous avons envoyé à M. Patenôtre, qui doit se trouver à
Hué à la fin de ce mois, les instructions nécessaires pour donner
satisfaction aux préoccupations particulières qui ont inspiré
l'article 4. La rédaction définitive du traité de Hué ne contiendra,
cela va de soi, « aucune expression » dont puissent s'émouvoir
les susceptibilités de l'empire du Milieu. ( Chuchotements à
dj'oite.)
Nous soumettons avec confiance toute cette négociation au
jugement des Chambres et du pays. La Chambre s'est toujours
fait honneur de ne pas pousser à l'extrême les conséquences
de ses victoires. [Très bien! très bien!) Notre modération,
hautement appréciée par l'opinion européenne, nous assure la
meilleure solution pour le présent, la plus grande somme de
sécurité pour l'avenir. {Vifs applaudissements sur un grand
nombre de bancs.)
Immédiatement après la communication du président du Conseil,
l'amiral Peyron, ministre de la marine, déposa sur le bureau de la
Chambre un projet de loi portant ouverture au ministère de la
marine et des colonies, sur l'exercice 1884, d'un crédit supplémen-
taire de 38 483 000 francs pour le service du Tonkin. Le projet fut
renvoyé à la commission du budget, et le président de la Chambre
adressa à nos troupes u le témoignage des sympathies et de
l'admiration du Parlement et du pays ». M. Jules Ferry fit, le
même jour, une communication identique au Sénat, et, après le
président, M. de Saint-Vallier félicita les chefs du corps expédition-
naire, le minisire de la marine et le président du Conseil du brillant
résultat de leurs efforts communs. Ces félicitations, venant d'un
homme politique qui s'était trouvé souvent en dissentiment avec
M. Jules l'^erry, n'en avaient que plus de valeur. Nous en reproduisons
les termes» :
« Enfin, je veux louer aussi M. le Président du conseil dont la
fermeté, la résolution ne se sont pas laissé ébranler par les attacjues
1. V. \ Officiel du 21 mai 1881.
AKIAIHKS iti; roNKiN. :nj
violentes, les accusations, Its tentatives décourageantes ilunl il a
été assailli. Je lui sais ^'lé d'avoir poursuivi le but sans se pr<-'ler aux
concessions, aux compromis auxquels on voulait l'amener. 11 a
marché sans hésiter, et il en est récompensé aujourd'liui.
C'est justement parce qne je ne suis pas toujours, — et je le
ref^rette, — d'accord avec l'honorahle M. Tcrry; parce f|ue, dans cer-
taines questions de politique intérieure, je ne puis approuver les
mesures qu'il présente, que jf tiens d'autant plus aujourd'hui à le
féliciter des heureux résultats de sa politique, dans celte question
patriotique et de prestige national. {Nouvelles mm^ques cVapprobation
à gauche.)
Je veux lui rendre cette justice, que nous devons à son premier
ministère la Tunisie {Rumeurs sur quelques bancs à droite), cette
sonir jumelle et inséparable de l'Alj^'érie, ce complément indispen-
.sable de notre jurande possession africaine.
Sous son ministère actuel, en agissant résolument au Tonkin, il a
ouvert des voies nouvelles et fécondes à notre commerce et à notre
industrie, et nous a acquis dans l'Extrême-Orient un prestige, une
intluence, dont nous saurons, je l'espère, tirer parti.
Il faut maintenant que notre commerce sache profiter des résultats
obtenus par nos armes et notre politique; on a I)ien semé, il s'agit
de savoir bien récolter. {Très bien! et applaudissements.) »
Le traité de Tien-Tsin fut complété, le 6 juin 1884, par le nouveau
traité que M. Patenôtre conclut à Hué avec le roi d'Annam. Cette
convention plaçait l'Annam sous la protection de la France, installait
à Hué un résident général et rendait à l'Aimam les provinces de
Binli-Thuan, Nghe-An, Ha-Tinli et Thanh-Hoa, moyennant versement
d'une somme considérable à la Cochinchine, qui bénéficiait d'une
union douanière avec le Tonkin et l'Annam. Le 17 juin, un autre
traité de protectorat, passé avec le roi du Cambodge, donnait à la
France la haute main sur l'administration de ce royaume où nos
nationaux pourraient librement s'établir.
Guet-apens de Bac-Lé.
Tout paraissait donc terminé au profit de notre prestige et de nos
intérêts quand on apprit brusquement que les réguliers chinois
avaient tendu, à Bac-Lé, une embuscade à la colonne Dugenne,
chargée d'occuper Lang-Son (23 juin) et lui avaient tué treize
hommes et un officier; il y avait une quarantaine de blessés. Cette
déloyauté de la Chine appelait une répression énergique. L'amiral
Courbet, qui était dans la baie d'Along, reçut l'ordre d'appuyer
avec toutes ses forces navales la réparation que M. Patenôtre allait
demander au gouvernement de Pékin. En attendant la réponse de
Tsong-li-Yamen à l'ultimatum français, remis le 12 juillet par M. de
Sémallé, et qui tendait à une indemnité de 230 millions, l'amiral,
376 DISCOURS DE JULES FEHRY.
dont le ministère n'avait pas approuvé la proposilion d'exiger la
remise immédiate de Fou-Tchéou et de AV/??A;(», pénétra, le 17 juillet,
dans la rivière Min pour la mettre en état de blocus.
Avant même que M. Blancsubé eût développé sa question sur les
événements de Lany-Son, M. le Président du conseil donna à la
Chambre, dans la séance du 7 juillet*, les explications suivantes :
Discours du 7 juillet 1884.
M. LE Président du conseil. — Messieurs, il me paraît
conforme au devoir du Gouvernement et à la bonne direction
des affaires publiques de prendre les devants, à propos de la
question que l'honorable M. Blancsubé avait annoncée, et de
vous dire, en très peu de mots, quelles sont nos informations
au sujet des affaires de Chine, quel est l'état de ces affaires, à
l'heure où je vous parle. [Mouvemenl cV attention.)
Messieurs, nous avons reçu, ce matin même, des mains du
commandant Fournier, l'instrument authentique, absolument
authentique, du traité de Tien-Tsin. Nous avons pu constater
le caractère de solennité pai'ticulière dont ce traité est revêtu,
car il n'est pas seulement accompagné des pleins pouvoirs, dans
la forme la plus rétrulière, donnés au vice-roi du Pé-Tché-Li par
le gouvernement impérial chinois ; mais les deux exemplaires
qui sont envoyés au Gouvernement français, revêtus de la
signature des plénipotentiaires, renferment de plus la dépêche
par laquelle le ïsong-li-Yamen communique au vice-roi du
Pé-Tché-li, sur le vu du texte même du traité, l'ordre impérial
en vertu duquel approbation pleine et entière est donnée par
l'empereur de Chine aux stipulations du traité. Ces stipulations
ne contenaient rien de contraire à la constitution chinoise. En
étudiant avec attention le texte de l'article 2 de ce traité, dont
rinleiprétalion paraissait, au premier abord, faire litige entre
le gouvernement chinois et la République française, nous avons
reconnu que ce texte est bien celui que nous avons eu l'honneur
de vous faire connaître, et les traducteurs et les experts en
langue chinoise qui font autorité au département des affaires
étrangères, ont facilement constaté que la traduction chinoise
est tout à fait adéquate au texte français.
1. V. \ Officiel du 8 juillet 1884.
AI-FAlliKS m TUNKI.N. 377
Du reste, vous n'avez pas oublié que le traité poi'lt", ccimine
tous les traites de cette natuiv, cette clause finale, ùsav()ii(iii'au
cas (le doute, c'est le texte IVanrais qui fait foi. Il n'y a pas de
doute à élever sur le lexte de larticle 2 : aucune subtilité ne
saurait prévaloir contre rengagement formel, ferme, sans
condition suspensive, pris par b^ gouvernement cbinois, dans
cet article 2, de retirer immédiatement ses trou[ies en {]er,\ de
la frontière du Tonkin. Nous avons également reçu hier, dans
la journée, un rapport détaillé de M. le général Millot, sur
l'alVaire de Lang-Son : c'est le récit même de l'oflicier supérieur
qui commandait la petite colonne qui a si héro'ïquement lutté
pendant deux jours contre des forces très supérieures en
nombre. Il résulte de ce rapport que, contrairement à ce
qu'avait insinué le gouvernement chinois, ce ne sont pas les
troupes françaises qui ont tiré les premières : ce sont les troupes
chinoises, les troupes régulières chinoises qui ont ouvert le
feu, et dans des conditions qui constituent à nos yeux un
véritable guet-apens. [Mouvement.) Nous avons cru trouver
dans cette agression, sans chercher à qui en incombe la res-
ponsabilité, des chefs locaux ou du gouvernement central,
nous avons cru trouver, dis-je, dans cette violation formelle
du traité de Tien-Tsin, le fondement d'une réparation néces-
saire. {Très bien! très bien! et applaudhsemenls.) Nous avons
pensé qu'ayant donné à la Chine et au monde entier une
preuve si éclatante de modération, au mois de mai dernier, en
renonçant à une indemnité dont le principe n'était ni contesté
ni contestable, nous étions aujourd'hui en droit de rappeler à
ceux qui se font un jeu de la foi des traités que de tels actes se
payent et veulent une réparation. {Applaudissements répétés.)
Nous avons fait connaître cette manière de voir au gouvernement
impérial ; nous attendons sa réponse et nous demanderons à la
Chambre de faire comme nous.
Dès que cette réponse nous sera parvenue, nous la ti-ans-
mettrons au Parlement, mais nous pouvons vous assurer, dès à
présent, que le Gouvernement se croit en mesure de faire
respecter les traités, de les protéger contre des entreprises dont
l'imprudence touche au vertige, et qu'il ne sera rien épargné
pour sauvegarder avec résolution, avec prudence toujours, mais
avec une fermeté que rien n'ébranlera, les droits et les intérêts
378 DlSCOUIiS DE JULES FERRY.
de la France. [Très bien! très bien ! et applaudissements pro-
longés).
M. GraneL a^ant demandé à transformer en interpellation la
question de M. Blancsubé, la date de cette interpellation fut
ajournée, avec cette réserve que le débat s'ouvrirait avant la
séparation des Chambres.
Discours du 14 août 1884,
Les représentants du pays eurent l'occasion de s'expliquer sur les
aftaires de l'Extrême-Orient, à l'occasion du projet de loi portant
ouverture au ministère de la marine d'un crédit de 38 483 000 francs
pour le service du Tonkin. Ce projet avait été déposé à la date du
20mai,au lendemain du traitéde Tien-Tsin et en vue de liquider les
dépenses de l'expédition. Dans la séance de la Chambre en date du
14 août 1884^ M. Ménard-Doriaii, au nom de la commission du
budget, vint déclarer que la commission (à qui la demande de
crédits avait été renvoyée, pour écarter la question politique) s'était
préoccupée de savoir si les événements de Lang-Son ne devaient
pas motiver une élévation du chitîredes crédits; mais que le président
du Conseil s'en tenait à la demande du 20 mai dernier. M. Raoul
Duval reprit encore une fois l'historique des atlaires du Tonkin, et
reprocha ensuite au Gouvernement d'avoir brusqué l'exécution du
traité de Tien-Tsin, d'avoir sommé la Chine de verser une indemnité
de 250 millions, motivée par l'affaire du 23 juin, et de n'avoir pas
pris l'avis du Parlement avant de faire acte de guerre, par exemple
à Kélung. L'orateur termina en laissant au président du Conseil la
responsabilité de cette rupture.
M. Jules Feriy prit immédiatement la parole :
M. LE Présidext du conseil. — Messieufs, je ne demande
en aucune façon à l'honorable M. Raoul Duval d'associer sa
responsabilité personnelle à la nôtre.
M. Georges Roche. — Vous le demandez à tout le monde, je
suppose ?
M. DE LA RocHETTE. — A qui demandez-vous des Crédits ?
M. LE DUC DE Feltre. — Est-cc quc ce n'est pas au Parlement
dont nous sommes membres ?
M. le baron Reille. — Est-ce que ce n'est pas la France qui paye?
M. LE Peésidenï nu conseil. — Si je suis interrompu dès
les premiei^s mots...
]. V. V Officiel (Jii 15 août 1884.
All'AllIKS 1)1 TO.NkIN. 379
M. i.i; PnÉsiDEXT, s'adressant (tiir mcmbre>i du In droite. — J'ai assez
montré tout à l'heure que je protégeais vos orateurs: je protégerai
de même ceux du Gouvernement. Veuillez écouter, messieurs.
M. LE DUC DE Teltri;. — Vous dédaignez donc nos votes, monsieur
le Président du conseil?
M. LE Président du conseil. — Je les appelle, au conlraii'e.
M. LK Dir. DK Feltre. — Mais, non; vous dites que vous n'y tenez
pas.
.M. LE Président du conseil. — Si vous m'aviez laissé
achever ma phrase, vous auriez compris toute ma pensée.
J'avais l'honneur de dire à la Chaml)re que si liionorahle
M. Raoul Duval refusait de s'associer à notre politique,
quant à nous, nous ne craignions pas de venir poser devant la
Chamhre notre responsabilité. C'est sous notre responsahilité
que nous avons agi, et c'est un jugement net, clair, solennel,
que nous venons solliciter. [Applaudissements â gauche et au
cent}'i\) Si M. Raoul Duval n'avait pas été éloigné de cette
enceinte pendant les longues et importantes discussions qui se
sont déroulées à propos du Tonkin, peut-être apporterait-il ici
un esprit un peu moins dégagé des responsabilités communes...
[Protestations à droite), un peu moins étranger à tout ce qui
s'est passé quand il ne siégeait pas parmi nous. Il a oublié que
les affaires du Tonkin ont subi à plusieurs reprises le jugement
de la Chambre, et que, quoi qu'il en ait dit, dans un historique
trop rapide pour être sulTisamment exact, le Gouvernement, à
chaque pas qu'il a fait dans cette voie, a marclié d'accoi'd avec
elle. H a oublié quehiue chose de plus grave : c'est que l'empire
colonial dont nous avons jeté les larges bases dans l'Extrême-
Orient, aux i»ortes de la Chine, est une «les plus grandes alïaires
de ce temps-ci... [Interruptions à droite.)
M. LE BAiioN 1']tienne DE Ladoicette. — La grande pensée du
règne !
M. le Président du conseil. — ... une de celles qui ont
été le plus chaudement épousées par la majorité républicaine
du pays, représenté par la Chambre.
M. LE DIT. DE Feltre. — Faites les élections là-dessus.
M. Tony Révillo.n. — On disait la môme chose pour le Mexique !
M. le Président. — Monsieur Révillon, veuillez garder le silence !
M. LE Président du conseil. — Il n'entre pas, j'imagine,
380 DISCOURS DE JULES FERRY.
dans la pensée de M. Raoul Diival d'obtenir de cette majorité
qu'elle rétrograde d'une année en arrière, abandonnant les
idées qu'elle a le plus voulues et le plus chaudement appuyées,
l'entreprise dont le succès importe à son honneur législatif.
[7\ès bien! très bien! à gauche et au centre. — Rumeurs à
droite et à V extrême-gauche.) M. Raoul Diival ne se flatte pas, je
suppose, de pouvoir lui arracher une abjuration. C'est donc,
messieurs, à la majorité que je m'adresse, et je reprends les
choses, non pas d'aussi haut que M. Raoul Duval ; je les reprends
au moment où, poui' la dernière fois, nous nous en sommes
entretenus, à cette date du traité de Tien-Tsin, qu'en etîet j'ai
apporté ici, à cette tribune, sans forfanterie, messieurs, et
M. Raoul Duval s'est bien gardé de citer les expressions
extrêmement modestes, réservées, comme il convient à un
gouvernement sérieux, par lesquelles j'ai qualifié ce document
diplomatique. Ce traité, tout le monde l'a applaudi ici : il ne lui
a pas manqué les sutïrages de la droite elle-même; oui, dans
son cœur et son âme, la droite, qui est patriote, s'est applaudie
du traité de Tien-Tsin.
M. Georges Perin. — Je demande la parole.
M. LE Président du conseil, — 11 arrive aujourd'hui une
chose étrange, et j'avoue que le grief nouveau qui a surgi ici
dans le discours de M. Raoul Duval, qui s'était produit précé-
demment dans les débats de la presse, j'avoue que ce grief m'a
plongé dans un profond étonnement. M. Raoul Duval vient me
faire le i-eprocbe, les journaux m'ont reproché avant lui d'avoir
mis trop d'empressement à clore, par la convention de Tien-
Tsin, la situation diflicile dans laquelle nous étions vis-à-vis de
la Chine; je porte très allègrement la responsabilité de ce
grief...
M. Salis, à gauche, M. Jolibois et M. le baron I^Itienne de
Ladoucette, à droite. — D'un cœur léger!
M. LE Président du conseil. — Je crois que cet empres-
sement était patriotique. Je crois que le pays tout entier y a
applaudi. {Très bien! très bien ! au centre et à gauche.) Et que
si, aujourd'hui, il y a des regrets, que si aujourd'hui il y a des
espérances déçues, c'est véritablement abuser des droits de
l'opposition, qui sont pourtant bien étendus dans noire pays,
Ail AIIIKS m TiiNKIN. 381
que de se l'aire de ces es[)éiances déçues une arme coiitiv le
traité qui avait été conclu et consacrait de si grands résultats.
{Applaudissements.)
A droite. — Ce n'est pas sérieux!
M. LK Présidkxt du conskil. — Ce traité, est-ce qu'il était
aussi mai fait, aussi bditrux, — pei'nieltez-moi cette expres-
sion, — que M. Raoul Duval a cherché à le représenter? Je l'ai
fait connaître à ce moment; et ce Livre jaune, que vous avez
dans les mains depuis quinze jours, en contient le texte dans
toute son étendue, avec toutes ses annexes. Ces annexes en
établissent le caractère d'authenticité et de solennité parlicu-
lière. Le traité n'est pas seulement accompauné des pleins
pouvoirs donnés au vice-roi T.i-Hong-Chang, pour traiter avec
le commandant Fournier: il est également accompagné d'une
dépèche du Tsong-Li-Yamen, faisant savoir que la politique qui
avait inspiré le vice-roi du Ïché-Li, dans ses négociations avec
le commandant Fournier, avait reçu la haute approbation du
gouvernement impérial. Celte approbation, donnée sur un rap-
port du vice-roi du Tché-Li, imposée au cabinet de Pékin par
la puissance, l'autorité, le crédit du vice-roi, donnait à ce traité
un caractère tout particulier.
Ce traité n'était pas seulement l'œuvre d'un négociateur
armé de pleins pouvoirs, c'était la victoire de toute une poli-
tique qui triomphait à Pékin, cai', entre le 8 mai, jour de l'accep-
tation et le 11 mai, jour de la signature, il y avait eu à Pékin un
mouvement violent contre le vice-roi et sa politique ; et ce
mouvement avait été pour la politique du vice-roi l'occasion
d'un succès définitif, révélé par cet ordre impérial du 10 mai,
inséré à la page 7 ilu Livre jaune :
« Ordre impérial. — Après avoir pris pleine connais.sance
de votre rapport, nous ne trouvons rien qui y soit en contra-
diction avec noire Constitution. Que l'atïaire soit donc accordée
et réglée suivant ce dont vous nous faites part ! »
Un membre à droite. — Ah ! le l)oa l)illet !
M. LE Présidext du conseil. — Voilà un traité solennel.
Était-il clair, ce traité, au point de vue particulier qui nous
occupe, au point de vue de l'évacuation des troupes? Vous me
3S2 DISCOLHS DE JULES FERUY.
direz, sans doute, où vous pouvez rencontrer des expressions
plus formelles, des engagements plus clairs que celui-ci :
« Art. 2. — Le Céleste-Empire, rassuré par les garanties
formelles de bon voisinage qui lui sont données par la France,
quant à l'intégrité et à la sécurité des frontières méridionales
de la Chine, s'engage : 1° à retirer immédiatement, sur ses
frontières, les garnisons chinoises du Tonkin ; 2° à respecter,
dans le présent et dans l'avenir, les traités directement inter-
A^enus ou à intervenir entre la France et la cour de Hué. »
C'était là, messieurs, la grande conquête de ce pacte nou-
veau, car c'était à la fois la i-econnaissance de la frontière
historique du Tonkin, et c'était en même temps la conséciation
matérielle de cet abandon des affaires de l'Ânnam. de ce déta-
chement, désormais définitif, que souscrivait la Chine, de tout
ce qui pouvait toucher à nos rapports avec ce pays. Eh bien,
messieurs, j'estime qu'il vaut mieux avoir un traité comme
celui-là, ne fùt-il revêtu que de la signature d'un capitaine de
frégate ; qu'il vaut mieux l'avoir dans le plus bref délai, dans
les termes les plus précis, et le faire exécuter le plus tôt que
l'on peut, que cela est d'une bonne politique; et que le Gouver-
nement, en pressant l'exécution, en ne se contentant pas de la
formule « immédiatement », en demandant au commandant
Fournier, qui était alors persuna graia, le négociateur puissant
sur l'esprit du vice-roi, de préciser par des dates ce mot
« immédiatement » que le Gouvernement, dis-je, faisait un
acte de sagesse, un acte de prudence élémentaire. [Très bien !
au centre.) Messieurs, est-ce que ces dates ont été fixées? est-ce
que ces engagements ont été pris? Voulez-vous vous reporter à
la dépêche n° 16, adressée par le commandant Fournier au
vice-amiral Peyron ? Au deuxième paragraphe, se trouve
cette notification, à la clarté de laquelle il n'y a rien à ajouter :
« J'ai également amené Li-Hong-Chang à me déclarer que
l'évacualion des places fortes (hi Tonkin se ferait dans de telles
conditions qu'à partir du 6 juin, nous pourrions occuper Lang-
Son, Cao-Bang, Cbat-Khé, ainsi que les places adossées aux
frontières du Kouang-Tong et du Kouang-Si, et établir des sta-
tions navales sur les côtes du Tonkin. Après le '2ij juin, nous
pourrons occuper Lao-Ka'i et les places adossées au Yunnan. J'ai
notifié par éci-it à Li que, les délais expirés, nous procéderions
AllAlliKS m TdNKIN. 38J
par la fui'ce à l'e\piilsiuii des garnisons qui seraient encore au
Tonkin, j'en ai informé le général Millot. »
Et cette note, la voici :
Note remise par !e cominandanl Fournier à Li-I/utiii-Cliaii(/,
le M mai 1884. [Extrait).
'< Après un délai de vingt jours, c'est-à-dire le 6 juin, nous
pourrons occuper Lang-Son, Cao-Bang, Chat-Khé et toutes les
places du territoire tonkinois adossées aux frontières du
Kouang-Tong et du Kouang-Si; à la même date, nous i)ourrons
établir des stations navales sur toute l'étendue des côtes du
Tonkin. Après un débat de quarante jours, c'est-à-dire le
26 juin, nous pourrons occuper Lao-Raï et toutes les places du
territoire du Tonkin adossées au territoire du Yunnan. »
On oppose à cela une de ces objections qui ont cours et qui
trouvent leur place dans les débats des tribunaux, mais qui,
dans les rapports des nations, et dans les habitudes de la
diplomatie régulière, ne sont pas admissibles; on oppose à cela
que la note du commandant Fournier i-emise au vice-roi, n'est
pas signée de celui-ci. Messieurs, les cboses ne se passent pas
autrement...
M. Camilli: I^ixletan. — Il n'y a pas de réponse!
M. Georges Peri.v. — lit le traité Bourée!
M. LE Président DU coxseil. — Comment! voilà un traité
qui a été signé le 1 1 mai par le vice-roi duTchéli, à ce moment
tout-puissant en Chine, par ce vice-roi qui vient de remporter
sur ses adversaires une dernière victoire, précisément à l'occa-
sion de la convention entre la France et la Chine, et nous le
savons, messieurs, car nous étions tenus au courant de ces
drames de palais, et nous avons été, pendant plusieurs jours,
M. le ministre de la marine et moi, seuls dépositaires de ces
secrets d'État, dans une véritable angoisse. Nous nous disions :
Li-Hong-Chang l'emportera-t-il, ou est-ce le vieux parti
conservateur chinois... \ Exclamations et bruit), le parti de
l'obscurantisme et de la routine chinoise, qui l'emportera?
[Applaudissements au centre.)
C'était Li-Hong-Cbang, messieurs, qui venait de l'emporter.
384 DISCOUItS DE JULES FEHKY.
Sa vicloire était complète ; il était véritablement maître des
destinées de son pays ; et vous blâmez un négociateur qui vient,
six jours après, lui dire de la part de son gouvernement :
« Mon gouvernement demanderait des dates : nous avons parlé
d'une évacuation immédiate; il conviendrait de préciser et de
définir. » Alors, le commandant Fournier remet sa note, et il
déclare, sur son honneur d'officier français, que les délais ont
été acceptés. Vous disiez tout à l'heure, monsieur Raoul Duval,
qu'entre la parole d'un officier français et celle d'un mandarin
chinois, vous n'hésitiez pas... permettez-moi devousfaire remar-
quer qu'en effet, vous n'hésitez pas à croire le mandarin chinois !
[Applaudissements au centre. — Protestations adroite.) N'est-ce
pas évident, puisqu'il vous suffit d'une allégation, que vous
avez extraite tout à l'heure d'une dépèche du minisire Li-Fong-
Pao, pour déclarer que ce sont les Chinois qui ont raison, que
nous sommes les perturbateurs du repos de la Chine, que nous
l'attaquons sans droit; et ne devriez-vous même pas aller jus-
qu'à dire, si vous étiez logique, que c'est nous qui devons une
indemnité à la Chine? [Nouveaux applaudissements.)
M. Raoul Dlval. — Allons donc! Ce n'est pas sérieux !
M. LE Peésldent du conseil. — Je dis que ces choses se
traitent parla bonne foi et non par l'écriture, et que je n'at-
tache pas plus de prix au démenti tardif — très tardif, mes-
sieurs — qui fut donné aux stipulations verbales du 17 mai qu'à
cette autre histoire que vous avez pu lire dans les journaux
anglais, qui l'apportaient de Shang-Hai, à savoir que, sur cette
note signée par le commandant Fournier, il y aurait des
ratures parafées d'initiales ! La comédie a été poussée si loin
qu'on a fait photographier cette pièce. Et savez-vous ce que
c'est que ces ratures? Ce sont des ratures au crayon ! Je m'y fie
peu; et, quant au commandant Fournier, je n'ai pas besoin de
vous dire avec quelle indignation il repousse celte manœuvre
de la dernière heure, qui ajoute un trait enfantin à beaucoup
d'autres dont fourmille toute celte histoire. [Très bien! très
bien! au centre.)
Messieurs, les dates ont été fixées. On a pu dire qu'elles le
furent à trop brève échéance. A supposer que la distance fût
trop longue à parcourir pour faire parvenir l'ordre impérial
AFKAIIŒS l»ll TONKIN. 385
jusqu'aux confins duïonkiii; à sniiposcr — cl c'esl uno des
liypollirscs (|ui [>euvenl tHrt3 admises — que le vice-roi, après
avoir supputé ces dates, n'ait pas osé ou n'ait pas i»u les faire
accepter par le cabinet de Pékin, est-ce que ces dates sont res-
tées inconnues? Est-ce que je ne les ai pas rendues publiques
ici, dès le 20 mai? Est-ce que cette déclaration n'a pas reçu une
immense publicité? Est-ce que vous admettez un instant que le
gouvernement chinois ait ignoré cet incident ? Est-ce que vous
ne savez pas avec quelle attention, avec quelle vigilance, tout
ce qui se passe ici est suivi par les agents de la CUïiw '!{ A pplau-
(lissemenls au centre.) Ali ! ils savent très bien que c'est ici que
se font les alfaires, que c'est ici qu'est le vrai gouvernement,
que c'est la majorité qui gouverne; si vous me permettez cette
expression, je dirai qu'ils tàtent le pouls à cette majorité, ils
interrogent ses moindres pulsations et ils en tirent parti pour
diriger leur politique dans un sens ou dans un autre. Donc, ces
dates ont été proclamées ici, le 20 mai ; la Chine les a connues,
et, si elle avait trouvé le délai trop court, quoi de plus simple
— en la supposant loyale — que de dii-e : « C'est trop tôt ! »
M. Jules Dklafosse. — IClIe l'a fait. Lisez la note 27 : « [,es
membres du Tsung-bi-Yamen déclarent, etc.
M. LE Président du conseil. — Votre citation tombe
étrangement mal. Cette révélation que veulent bien nous faire
les membres du Tsong-Li-Yamen de leurs sentiments intimes
n'est rien moins que probante, et cela pour une bonne raison :
c'est qu'il ne s'en sont aperçus et n'ont trouvé cette belle excuse
qu'après coup, et une fois le guet-apens consommé.
M. Clémenceai'. — Ce qui jirouve qu'il fallait un engagemonl;
écrit.
M. le Pré.sidext du conseil. — Ce qui prouve qu'il fallait
un engagement écrit, nous dit M. Clémmceau! C'est facile à
dire aujourd'hui.
M. Clemenceau. — Il fallait un éclian^'e de notes !
M. LE Président. — Veuillez laisser parler.
M. LE Président du conseil, — Voilà ce que je veux dire
sur la note du 17 mai. Mais, en écartant même cette note, je
soutiens que le gouvernement chinois était obligé par l'article 2
de prendre des mesures pour le retrait immédiat de ses troupes...
■T. Ferry, Discours, V. 2ij
38(5 DISCOUliS DK JULES VFAWW.
[Applaudissements au cenh'c), etje soutiens que le fait a montré,
de la façon la plus pciemptoire, que, le 26 juin, non seulement
il laissait dormir cet engagement, mais qu il n'avait pas pris la
plus petite mesure d'exécution ; qu'après six semaines de délai,
lorsqu'il avait eu tout le mois de mai et celui de juin pour le
faire, le gouvernement de Pélvin n'avait pas déplacé une com-
pagnie de troupes, qu'il n'avait pas reculé d'une semelle, et
que, comme il l'a dit, dans sa première altitude, — sur laquelle
j'insisterai dans un instant, — il considérait le traité de
Tien-Tsin, au moins en ce qui touche son article 2, comme
parfaitement non avenu.
M. DE Baldry d'Asson. — Il ont eu plus de génie que vous. Voilà
tout !
M. LE Président du conseil. — Ils peuvent avoir le génie
de la déloyauté et de la perfidie. Est-ce de celui-là que vous
nous reprochez de manquei-? Je constate que M. de Baudry
d'Asson leur donne son approbation. {7'rès bien ! très bien!)
M. DK Rauduy d'Asson. — Vous avez élé joué depuis le commen-
cemenL jusi|u'à la fin !
M. Liî I^RÉsiDEiNT. — Monsieur de Raudry d'Asson, veuillez ne pas
interrompre.
M. LE Président du conseil. — Je crois qu'il est démontré
clairement qu'il y a eu un engagement...
M. DE Raudry d'Asson. — C'est comme à la Conférence de
Londres! (firiiil.)
M. LE Présuient. — Monsieur (le Raudry d'Asson, vous ne cessez
d'interrompre :Je vous rappelle à l'ordre.
M. LE Président du conseil. — J'ai dit aussi qu'à Lang-Son,
il y avait eu un guet-apens. M. Raoul Duval prétend que je me
suis servi d'une expression non seulement exagérée, mais
déplacée, et qu'il n'y a pas eu de guet-apens.
M. Raoul Duval. — Vous dénaturez tout ce que j'ai dit. J'ai dit
que, si nous étions en présence d'une erreur, d'un malentendu,
suivant l'expression même du général Millot, il valait mieux le
rectilier que de nous engager dans une guerre longue el qui ne
serait pas justifiée...
M. LE PuÉsiDENT DU CONSEIL. — Vous étcs trop prcssé ; nous
allons voir!
M. Raoul Duval. — C'est un procédé de discussion commode,
AKlAlltKS m; TUNkl.N. :W7
mais iiiaccepLable, que de déiiatiirer les paroles de ses coiitradio
feurs,
M. LK Président du conseil. — Je tiens à inrllre sous les
yeux (le la majorilù les pièces du procès : il ne faut pas qu'elle
ignore, en ellet, que dans ses dernières communications la
légation de Chine, dans des termes, d'ailleurs, d'une parfaite
courtoisie, me remercie d'avoir inséré sa justidcation au Livre
jaune, parce que le Parlement pourra juger. Eh bien, oui, c'est
au Parlement de juger. Mais je suis obligé, pour qu'il juge en
pleine connaissance de cause, de faire connaître les documents
eux-mêmes, les pièces du procès. Avez-vous lu, messieurs,
au Livre jaune, sous le n" 36, le rapport; du général Millot? Il
est un peu trop long pour que je vous en donne une lecture
complète , mais il faut pourtant, pour vous faire saisir et toucher
ce qu'il y a de profondément dolosif dans celte alTaire, que je
vous en lise quelques passages : Une petite colonne, sous les
ordi'es du colonel Dugenne, part pour occuper Lang-Son, pleine
de confiance et sur la foi des traités ; elle ne comptait, y compris
les Tonkinois, les coolies, que 800 hommes. Elle partie 17 juin,
sur cette roule de Lang-Son qui traverse des pays mal habités,
mal fréquentés, je n'ai pas besoin de le dire, remplis de parti-
sans et de voleurs; elle reçoit des coups de fusil de tous les
rôdeurs, mais cela n'a pas d'importance.
M. LE BARON Reillp:. — C'était le cas de s'éclairer!
M. LE Président du conseil. — Ici, je cite textuellement :
« Le 2.3, le colonel Dugenne, commandant la colonne, annon-
çait de Bac-Lé que, la veille au soir, sur la rive gauche du
Song-Thuong, des coups de fusil avaient été tirés sur lui. Le
matin du même jour, cet officier supérieur envoyait une avant-
garde sur la rive droite, afin de protéger le passage; cette
troupe avait à peine franchi la rivière qu'elle était assaillie par
des coups de fusil; mais l'ennemi était chassé de ses positions,
après un combat d'une heure, qui nous avait coûté trois blessés.
Api-ès cet engagement, un parlementaire arriva, porteur d'une
lettre. Interrogés successivement, le parlementaire et les gens
de sa suite déclarèrent que l'avant-garde de l'armée chinoise
était à une petite distance ; que c'étaient des montagnards des
environs qui avaient tiré le matin sur les Français, et non des
388 DISCOURS DE JULES FERRY.
soldats chinois; ils ajoiilèrent qu'ils avaient connaissance tlu
traité de Tien-Tsin et qu'ils se garderaient d'entrer en hostilité
avec nous. La lettre remise de la part du commandant en
chef de l'armée chinoise fut déchiffrée avec peine : on y témoi-
gnait des dispositions pacifiques et l'on protestait du désir
d'éviter toute violation du traité; mais on ajoutait que des
troupes nombreuses qui se trouvaient devant nous avaient
besoin d'un délai d'envii'ou six jours pour se porter au
delà de la frontière. (Cette lettre a été traduite plus lard à
Hanoï; elle n'était pas signée, et portait que le commandant en
chef des troupes chinoises demandait un délai de six jours pour
attendre de Pékin l'ordre de se retirer.) Vers dix heures, se
présentait au camp un mandarin de rang élevé, se disant
envoyé par le gouverneur du Kouang-Si et s'attribuant autorité
sur tous les généraux chinois de la région. Il demandait cinq ou
six jours pour faire retirer les troupes, et il disait n'avoir pas
connaissance de la lettre remise une heure aupai'avant. Le
colonel répondit que, d'après le traité du 11 mai, les troupes
chinoises devraient avoir repassé la frontière; que rien ne
s'opposait à ce que leur mouvement s'etTectuàt en précédant
celui de la colonne, et qu'il était disposé à entrer en pourpar-
lers à cet effet avec le commandant en chef des forces chinoises.
Le mandarin promit d'amener bientôt le général en chef. »
Quoi de plus correct, messieurs? Quoi de plus conforme aux
usages et aux règles de l'état militaire? On rencontre une
troupe, cette troupe dit qu'elle n'ignore pas le traité, qu'il faut
du temps pour prendre des arrangements. Le commandant de
la colonne française répond : « Envoyez-moi votre commandant
en chef et je traiterai avec lui des conditions de l'évacuation. »
On promet d'amener le général en chef. A deux heures,
le poste avancé signalait l'arrivée de deux mandarins, qui
s'arrêtaient au point signalé comme limite entre les pro-
vinces de Lang-Son et de Bac Ninh ; ils se refusaient à dépasser
cette limite et priaient le colonel de venir conférer avec eux. Le
colonel chargea le commandant Crétin d'insister pour qu'ils
vinssent le trouver. Ils finirent par accepter, après beaucoup
d'hésitation; mais ils ne tardèrent point, sous un prétexte, à
retourner sur leurs pas et ne reparurent plus. »
Que fait alors le colonel Dugenne ? Ce que beaucoup d'ofli-
AFl AlliKS lu; Tô.NKIN. 3H9
cicrs auraient fait à sa place : n'ayaiU pu (•oinmuni(|uei' avec le
commandant en chef, il en conclut que le passage est libre et,
dans tous les cas, il pivnd ses pi'(''caulions, car il renvoie aux
avant-postes... — veuillez écouter ceci, nussieurs, c'est (l(î la
plus grande importance, — le colonel Duueiine i-envoie aux
avant-postes le premier parlementaire reçu le matin, en le
chargeant de donner Tavis que dans une lieu'.T' les troupes
françaises reprendraient leur marche en avant. Si l'on avait 6ti'
de lionne foi, qu"aurail-on fait de cette heure? On l'aurait
employée à renouer les négociations, rompues par la faute du
général chinois qui, étant arrivé, ayant probablement reconnu,
à part lui, le petit nombre des troupes françaises, avait disparu,
sous un prétexte quelconque. [Très bien! très bien!
Il se trouvera, il s'est trouvé, je crois, dans la presse, des
esprits chagrins pour blâmer ce qu'il peut y avoir d'un peu
hasardé dans la marche en avant du colonel Dugenne. Est-ce
une faute, est-ce une imprudence, est-ce un excès de valeur
française? Je ne veux pas juger cette question : je crois qu'il
est très téméraire d'apprécier les actes d'un oftlcier quand on
n'a pas été à côté de lui et dans les mêmes circonstances.
( Applaudissements à gauche et au centre.) Je suis toujours très
réservé quand il s'agit de juger la conduite de chefs militaires :
leurs responsabilités sont des plus lourdes, et, quand il leur
arrive, comme au lieutenant-colonel Dugenne, d'aller en avant
peut-être avec trop de confiance, je préfère voir là une mani-
festation nouvelle de la vieille bravoure française et je ne me
sens pas le courage de la blâmer. {Applaudissements.) Mais, s'il
y a eu imprudence de la part du colonel Dugenne, je la trouve
bien légère, car il avait pris ses précautions : il avait fait dire
qu'il repartirait dans une heure. Par contre, de l'autre
côté, est-ce que la trahison n'est pas évidente? [Très bien!
très bien!)
M. Re.xé Goblet. — Personne n'en doute!
M. LE Président du conseil. — Est-ce que vous ne la voyez
pas dans ces oiïres de pourparlei's, qui n'aboutissent pas, dans
cette arrivée de généraux, qui viennent évidemment pour
reconnaître le terrain et l'importance des troupes qui s'avancent,
et qui s'en vont dès qu'ils en ont constaté la faiblesse? Est-ce
390 DISCOURS DE JULES FERRY.
(jne vous ne la voyez pas dans celte absence de réponse, et enfin
dans cette embuscade qu'une heure après, on rencontre, et dans
laquelle 300 soldats français, qui s'avançaient, après la déclara-
lion que je viens de dire, en faisant connaître aux troupes
chinoises qu'ils venaient pour l'accomplissement d'un traité
dont ces troupes elles-mêmes n'ignoraient pas l'existence, dans
laquelle, dis-je, ces 300 braves lultent pendant deux jours contre
4000 Chinois postés dans les broussailles? {Très bien! très
bien!) S'il n'y a pas là trahison et guet-apens, la langue fran-
çaise manque d'expression pour qualifier ces actes. {Applau-
dissements à (jauclie et au centre.)
En présence de ces faits, quelle est l'aLtitude du Tsong-Li-
Yamen? Il en a eu plusieurs, mais la premièi'e est précieuse
à noter. Ce n'est pas du tout celle d'aujourd'hui. Ah! l'attitude
d'aujourd'hui est parfaitement conciliante et résignée : le traité
de Tien-tsin, dit-on, est une loi sacrée pour la Chine, qui ne
demande qu'à l'exécuter et à en tirer toutes les conséquences.
Telle n'était pas l'attitude du Tsong-Li-ïamen à la première
nouvelle de latïaire de Lang-Son, et, sivous voulez vous repor-
ter au numéro 28 du Livre jaune, vous y verrez cette dépêche
que M. de Sémallé, notre chargé d'afi'aires à Pékin, nous adresse :
« Je viens de recevoir une note écrite du Tsong-Li-Yamen, en
réponse à ma protestation dont je vous ai entretenu hier. Le
conseil des affaires étrangères prétend que les Français ont
ouvert le feu contre les Chinois. » J'ai oublié de vous dire que,
dans le rapport du général Millot, comme si l'on avait prévu
l'accusation, il était dit : « A quatre heures, la colonne s'ébran-
lait ; il était prescrit aux hommes de tête de ne pas tirer
les premiers... »
M. Blancstbé. — Il y a un autre fait que vous oubliez de citer et
qui est bien plus à votre avantage.
M. LE Président du conseil. — Vous le citerez, monsieur
Blancsubé : je ne puis pas tout lire. Ainsi donc le Tsong-Li-
Yamen prétend que... « les Français ont ouvert le feu contre les
Chinois. » Il soutient, au surplus, « que le traité du 11 mai est
un engagement provisoire, où les questions de frontières et de
commerce n'ont pas été réglées, et où la date à laquelle les
troupes devront être rappelées n'a pas été \\\i^{^. Aussi le gou-
\ll AlliKS liL KiNMN. 3«»l
vcrnenit'iil chinois u-t-il t.'iivoyé aux coiiiiiiaiHlaiils niililain's au
Toiikiii l'ordre de ne pas livrer les places qu'ils occupenl. loul
en s'elTorranl d'éviter loul cnuauciucnt avec les Français. »
Ainsi, loin de s'excuser, le Tson.u-Li-Yanicn prend la respon-
sabilité de l'alïaire de Lang-Son: il dit : « J'étais dans mon
droit; le traité de Ticn-Tsin, ce n'est pas un traité, c'est une
feuille de papier: ce sont des préliminaires (jui n'ont absolu-
ment rien de définitif. »
Messieurs, nous ne pouvions accepter un seul instant, comme
l)ien vous pensez, une pareille inler[)rélation. Nous avons pro-
testé avec la plus grande énergie, dès le premier moment,
dans une dépêche dont l'honoi'ahle ^l. Raoul Duval a donné
tout à l'heure un extrait, et, — (pi'il me soit permis de le dire,
bien qu'elle émane de moi, — (jui me i)araît assez bien raison-
née. Nous avons réfuté la thèse chinoise; ce n'était pas dinicile.
Nous avons dit :
(( Sur le premier point, je ne puis que maintenir les observa-
tions déjà indiquées dans une lettre du 4 juillet. C'est le 17 mai
que, pour assurer l'exécution de l'article 2 du traité de ïien-
Tsin, le commandant Foui-iiier a remis au négociateur chinois
une note écrite, portant que, « après un délai de vingt jours,
c'est-à-dire le 6 juin, nous pourrions occuper Lang-Son, Cao-
Bang, Chat-Khé et toutes les places adossées aux frontières du
Kouang-Tong et du Kouang-Si. » Rien n'a pu faire supposer
alors à notre plénipotentiaire que cet arrangement ne fût pas
agréé par son interlocuteur. Mais il va plus. Quelques jours plus
tard, le 20 mai, je faisais connaître à la Chambre des députés à
Paris, en même temps que le traité de Tien-Tsin, les termes
mômes dudit accord, et cette communication a reçu une
immense publicité. On ne saurait donc admettre que le gouver-
nement impérial en ignorât les dispositions, et il aurait dû, dans
tous les cas, nous prévenir en temps utile des difficultés qui
pouvaient, de son fait, en empêcher l'exécution régulière. L'in-
cident de Lang-Son conserve donc à nos yeux le caractère que
ma communication du 9 juillet y alli-ibuait, et ipii justifie nos
demandes de garanties et de réparations. »
Sous la pression de notre Gouvernement et, fuit heureuse-
ment, influencé parle voisinage de la magnili(pie escadre que
commande l'amiral Courbet, qui, dès ce moment, avait pris la
39-2 DISCOURS I)K JULES FERHY.
route du Nord, le Tsong-Li-Yamen ne persévéra pas, — il faut
lui rendre celte justice, — dans cette première attitude. Il en
prit une seconde, et vous la trouverez se dessinant à la page 37,
sous l'influence renaissante de Li-Hong-Cliang, car, au premier
moment, il avait été îiussi désespéré que nous-mêmes de cet évé-
nement de Lang-Son, et il nous avait manifesté dans une dépêche
télégraphique à la fois ses regrets et son impuissance momen-
tanée à faire observer la convention de Tien-Tsin; mais on a
besoin de lui, le ciel s'obscurcit, les affaii'es peuvent s'em-
brouiller, et il intervient de nouveau avec eflicacité dans les
affaires de son pays : — alors appai'ait la seconde manière du
Tsong-Li-Yamen. Cette fois, on reconnaît que le traité de
Tien-Tsin est un traité, et non un simple préliminaire, que
c'est un traité déiinitif, qu'on va l'exécuter, et que vraiment on
s'y est empressé, car le gouvernement chinois était sur le
point de prendre des mesures pour faire évacuer ses troupes
quand les nôtres les ont rencontrées.
On veut l'exécuter, et, comme preuve, on nous fait savoir
qu'un décret impérial ! — c'est la forme sous laquelle les
commandants de corps d'armée doivent, paraît-il, dans le rite
chinois, être interpellés et recevoir des ordres de marche
ou de retraite : par conséquent, c'est un acte très solennel —
qu'un décret impérial, dis-je, a prescrit aux troupes chinoises
de se retirer de leurs postes avancés jusqu'à Lang-Son.
Ceci, messieurs, se passait le 9 juillet. Nous ne pouvions nous
contenter de cette retraite des postes avancés sur Lang-Son:
nous avons insisté et, dans ma dépêche du 10 juillet, je décla-
rai qu'il fallait au Gouvernement français, comme première
satisfaction, avant toutes choses, un décret impérial, d'une
clarté absolue, ne laissant prise à aucune équivoque, à aucune
ambiguïté, ordonnant le retrait des troupes placées en deçà de
la frontière du Tonkin, et l'ordonnant en vertu de l'article 2 de
la convention de Tien-Tsin, qui, ainsi visée pour la seconde
fois dans un décret impérial, prendrait un nouveau caractère
d'authenticité et de précision, un décret enfin nommant les
places elles-mêmes, afin que les controverses géographiques
(jue la Chine a laissé si longtemps subsister au sujet du Tonkin,
fussent définitivement tranchées.
Voilà ce qu'il nous fallait, et voilà ce que nous avons exigé
AFFAIUKS m TONKI.N. 393
au moyen d'un ullinuitum en date du 12 juillet, qui est la pièce
n" 43 du Livre Jaune. Cet ulUmaUini esl très impoi'lant : je vais
le lire, car je tiens à montrer à tout le monde, ici et au dehors,
que la conduite du Gouvernement français n'a pas eu ce carac-
tère de précipitation que }l. Raoul Duval relevait contre nous,
précipitation bien aveugle, bien folle, que celle d'un gouverne-
ment qui, au lieu de négocier, aurait cherché à abréger les
négociations pour jeter son pays dans la guerre ! S'il y a, au
contraire, un reproche à nous faire, c'est d'avoir trop attendu,
d'avoir montré trop de longanimité. [Très bien! très hinnl au
centre et à gauche. — Interruptions à droite.)
M. LE COMTE DE Maillé. — Les Cliinols ont été de mauvaise foi, et
le Gouvernement a été d'une légèi'eté poussée à l'excès!
M. LE Président du conseil. — Je voudrais bien savoir
où l'honorable comte de Maillé trouve li-ace de légèreté dans
celte négociation si précise, si juridique.
M. LE COMTE DE Maillé. — (Juiuid 011 a fuit une négociation, on
commence par dresser un protocole quelconque : vous n'avez fait
aucun acte de cette nature. [Brait.)
M. LE Président. — Monsieur de Maillé, vous n'avez pas laparole.
M. LE COMTE DE Maillé. — M. le président du Conseil s'est adressé
à moi, je réponds.
M. LE Président. — Parce que vous avez interrompu.
M. LE Président du conseil. — Et puis, parce que je sais
que l'honorable comte de Maillé est très expert en diplomatie.
[Murmures à droite.) Je pense que mes paroles n'ont rien de
désagréable pour M. de Maillé.
M. LE COMTE DE MAILLÉ. — bans tous les cas, avec ma faible
intelligence, je n'aurais pas commis des fautes aussi considérables
que les vôtres.
M. LE Président du conseil. — Voici l'ultimatuni : il faut
que vous le connaissiez. Il est du 12 juillet. M. de Sémallé,
conformément à nos ordres, a remis au Tsong-Li-Yamen l'ulti-
matum suivant : « Depuis la communication faite, le 4 juillet, au
ministre de Chine à Paris, le Gouvernement français a reçu la
preuve que ce sont les troupes chinoises qui ont attaqué les
soldats français envoyés, sur la foi du traité, pour occuper
Lang-Son. Convaincu qu'un attentat aussi contraire aux assu-
rances de la cour de Pékin, n'est imputable qu'aux manœuvres
394 DISCOURS DE JULES FEI5UY.
(l'un parti qui cherche à trouhler les hons rapports des deux
pays, le Gouvernement français se voit dans l'obligalion de
réclamer dès à présent des garanties pour rexécution loyale
des arrangements conclus à Tien-Tsin. Le ministre de France
à Shang-Hai est chargé, en conséquence, de demander que
l'article 2 de la convention du limai soit immédiatement exé-
cuté, et qu'un décret impéi'iai, publié dans la Gazelle de Pékin,
ordonne aux troupes chinoisesd'évacuerleTonkin sans délai. De
plus, il a reçu l'oidre de réclamer, comme réparation pour la
violation du Irailé etcomme dédommagement des frais qu'entraî-
nera le maintien du corps expéditionnaire, une indemnité de
"250 millions au moins, dont le règlement sera définitivement
arrêté dans des négociations ultérieures. Le Gouvernement
français compte que, sur ces deux points, une réponse satisfai-
sante lui sera faite dans la semaine qui suivra la remise au
Tsong-Li-Yamen de la présente note. Autrement, le Gouverne-
ment français serait dans la nécessité de s'assurer directement
les garanties et les réparations qui lui sont dues. »
Messieurs, l'ultimatum accordait à la Chine une semaine de
délai ; elle laissa expirer la semaine presque tout entière, et
elle ne se décida que le 16 juillet à publier dans la Gazette de
Pékin l'ordi'e d'évacuation, le décret impérial, dans les termes
mêmes que nous avions exigés. Vous le trouverez au n" S4.
Avec l'habileté qui les caractérise, les Chinois, tout en nous
donnant cette satisfaction, évitent soigneusement de s'avouer
en faute. C'est leur rôle, c'est leur génie ; ce sont des négocia-
teurs très habiles, très subtils. Enfin, le fait était là, et le fait
nous suffisait. Voici comment s'exprime le décret impérial :
« Conformément à la convention du il mai, on doit, dans le
délai de trois mois, discuter un traité définitif sur les bases
contenues dans les quatre premiers articles. Comme ce délai
va expirer, il est nécessaire d'exécuter aujourd'hui l'article 2.
En conséquence, l'empereur ordonne au vice-roi du Yunnan et
au gouverneur du Kuang-Si de faire retirer toutes les ti'oupes
qui occupent Lao-Ka"i, Lang-Son, le Kuang-Si, et de les canton-
ner en deçà des passages sur le territoire de Yunnan, de
Kuang-Tong, de Kuang-Si. Cette évacuation devra être terminée
dans le délai d'un mois. Respectez ceci. »
Messieui's, décidés à montrer dans cette affaire la modération
AFFAIRKS 1)1 TO^KI^. 20.'.
qui est riioiiiit'ui- ilt's loris vis-à-vis des laililcs. iiiodi'i'alion qui
cerlaiiiemcnl osl dans la pensée de la niajoiilé du pays el de
celle Clianibre, comme nous recevions sur ce premier point, si
important, une salisfaciion sérieuse, nous avons déclaré tout de
suile à la Chine que nous ne lui denjandions plus de s'enjiager
à payer immédiatement une somme déterminée, mais seulement
de i-econnaîlre le principe de l'indemnité et d'entamer des
négociations pour en (ixer le chiiïre, sur cette douhle base :
indemnité due aux familles des soldats tués, et ensuite indemnité
due au Gouvernement français pour les dépenses extraordinaires
et non prévues que le maintien de nos forces de terre et de mer
au ïonkin et dans les mers de Chine allait nous imposer.
v= Je disais, en elfet, au représentant de la Chine qui esta l'aris :
« Il faut que vous expliquiez à votre gouvernement l'état de
l'opinion en France ; faites-lui comprendre que la Chine, depuis
la violation du traité de Tien-ïsin, n'inspire plus à la France
aucune confiance, et que l'opinion ne permettrait pas au Gou-
vernement de rapatrier acluellenn.'nt la plus petite pailie du
corps expédilioimaire, ou de rappeler le moindre de ses vais-
seaux : nous en aurons peut-être besoin pendant un an encore
ou dix-huit mois, afin de surveiller l'exécution du traité de
Tien-Tsin. 11 faut payer cette dépense. Voilà la base de l'indem-
nité. » [Applaudissements au centre et à gauche.)
Messieui's, au premier abord, et pendant un certain nombre
de jours, on put croire — et nous étions tout disposés à nous
associer à celte croyance — que le gouvernement chinois adhé-
rait au principe de l'indemnité, et faisait entrer ainsi la totalité
du dilTérend dans la voie des arrangements diplomati(|ues, en
l'arrachant à la voie des revendications par les armes. En elfet,
vous trouverez sous le numéro ol une dépêche de M. Patenôtre,
dans laquelle il m'apprend qu'il a reçu deux fois dans lajournée
la visite du mandarin de Shang-Hai, chargé par son gouvernement
de demander une prorogation du délai de l'ultimatum ; en
échange de cette prorogation, le gouvernement chinois était
disposé à donner d'avance son consentement — le mandarin
chinois en avait l'assurance — à la rédaction d'une noie conve-
nue avec notre plénipotentiaire, et de laquelle il résulterait que
le principe d'une indemnité était reconnu par le gouvernement
de Pékin. Celte note était ainsi conçue :
396 DISCOUnS DE JULES FEItUY.
« Voire note (.lu 1"2 juillet contenait diverses demandes, dont
l'une, relative h l'évacuation, a déjà fait l'objet d'un décret
impérial où la France verra sans doute un témoignage de nos
intentions amicales. Le Tsong-Li-Yamen pi'ie aujourd'hui même
l'empereur de nommer le vice-roi de Nankin, Tseng, pour régler
avec vous, à Shang-Hai, les autres demandes d'une manière
satisfaisante. Nous vous prions, en conséquence, de télégraphier
à vos amiraux de suspendre toute action jusqu'à nouvel avis. »
J'acceptai la combinaison proposée dans cette dépêche :
seulement, je lis savoir au gouvernement chinois que, comme
nous ne pouvions pas entrer dans la voie des atermoiements
indéfinis, et des négociations n'aboutissant qu'à des prolongations
d'échéances, nous lui rappelions que le dernier délai, le délai
extrême, celui au bout duquel nous reprendrions notre liberté
d'action, était la date du l" août.
Messieurs, cette précaution n'était pas inutile, car, trois jours
après je recevais une nouvelle dépêche de M. Patenôtre m'an-
nonçant que, sans doute, il avait reçu la note du Tsong-Li-Yamen
rédigée dans les termes convenus entre lui et le mandarin de
Shang-Hai, mais qu'en même temps, le gouvernement chinois
avait envoyé à toutes les puissances copie de la correspondance
échangée avec nous, ainsi qu'un mémoire dans lequel il faisait
appel aux bons offices des gouvernements étrangers, reprodui-
sait sa version sur l'alïaire de Lang-Son, disait que des soldais
chinois avaient été tués, et que cependant il ne demandait
aucune indemnité... {On rit.)
Bref, se tournant vers nous, le gouvernement chinois a l'air
d'accepter le principe de l'indemnité et. se tournant vers les
puissances européennes, il proteste contre ce principe, de la
manière la plus violente. Je fus fort ému de celle déclaration, et
j'en tirai immédiatement l'occasion de poser très nettement la
question au gouvernement chinois. En eiïet, sur ces entrefaites,
le vice-roi de Nankin arrivait avec d'autres plénipotenliaires et
les conférences allaient s'ouvrir avec M. Patenôtre : nous ne
pouvions pas rester dans l'équivoque ; vous trouverez au n° 62
la dépêche suivante que j'adressai au ministre de France en
Chine :
(( Le Tsong-Li-Yamen vous a fait savoir que le vice-roi de
Nankin était nommé par l'empereur pour régler avec vous, à
AFl'AlliKS m ÏU.NkIN. 307
8liang-Hai, li.'s deiiuindes loriimlccs dans la noie IVaiiraiso du
12 juillet. J'avais conclu de cette note que le vice-roi aurait
pleins pouvoirs pour réglei- la question d'indemnité. Mais,
aujourd'hui, Li-Fong-Pao me transmet un lélégi-amme du
Tsong-Li-Yamen, aux termes duquel les pouvoirs du gouverne-
ment général des deux Kouangs s'appliqueraient unifpieuKMit
au développement des clauses de la convention de Tien-Tsin.La
contradiction qui existe entre ces deux avis m'oblige à poser
nettement au gouvernement impérial la question de savoir si le
vice-roi de Nankin est autorisé ou non à régler le cliilTre de
l'indemnité avant la date du P'' août.
« Veuillez transmettre ces indications à 31. de Semallé, qui
devra en tirer les éléments d'une communication au Tsong-Li-
Yamen, et déclarer que le gouvernement de la République
reprendrait immédiatement sa liberté d'action si une réponse
négative était faite à la question posée par lui. »
Voilà, messieurs, prises sur le fait, les oscillations de cet
étrange gouvernement avec lequel nous sommes en rapports
nécessaires, soit amicaux, soit belliqueux, puisque nous sommes
ses voisins. On se trompe, on risque de commettre de lourdes
ei'reurs et de tomber dans de graves malentendus quand on
veut traiter ce gouvernement selon la procédure, suivant les
traditions et les opinions qui ont cours dans la diplomatie euro-
péenne. La grande faiblesse de ce gouvernement, ce qui rend
si difficile de traiter avec lui, c'est la division profonde dont il
est travaillé. J'ai eu déjà l'occasion de signaler à la Chambre,
dans d'autres discussions, le caractère particulier de ce gouver-
nement de Pékin, gouvernement collectif et tiraillé, qui compte
un ou deux hommes avisés et résolus, entourés, comprimés,
opprimés le plus souvent par une oligarchie de fonctionnaires
qui n'a au monde qu'un souci, se dégager de toute espèce de
responsabilité. [Bruit à r extrême-gauche.)
M. Edouard Lockrov. — C'est ainsi dans beaucoup de pays !
M. LE Présidext du coxseil. — Il en existe, messieurs,
dans la correspondance de notre ministre en Chine, une preuve
tout à fait curieuse que je voudrais bien mettre sous vos yeux.
Quelques jours après la clôture des conférences dont vous allez
avoir tout à l'heure le tableau, des propositions à peu près
398 DISCOURS DE JULES FERHY.
sérieuses semblent, faites par les plénipotentiaires chinois, et je
suis avisé par M. Patenôtre qu'il est question très sérieusement
de nous olïrir une indemnité de 80 millions, payable en dix ans.
M. G.VLL\. — C'est-à-dire que l'indemnité diminue là-ljas, tandis
que la dépense augmente ici.
M. LE Président du conseil. — C'était un chitïre acceptable,
car la France ne fait pas de cette aiïaire une question d'argent :
ce qu'elle veut imposer à la Chine, c'est, à vrai dire, une amende,
une garantie contre les violations possibles, dans Pavenir, du
traité. Il faut que la Chine paye une indemnité, afin qu'elle
apprenne à respecter les traités qui sont l'evétus de sa signature.
C'est pour nous, je le répète, non une question d'argent, mais
bien une question de politique, d'honneur et de dignité. (.l/;/?ro-
halion sur divers bancs à gauche et au cen/re.) Nous aurions donc
accepté volontiers le chiffre de 80 millions...
M. TiEORCKS Perin. — La bonne politique aurait été de ne pas
changer ce chillVe.
M. LE Président du conseil. — Mais il n'a pas été changé:
le chilïre est resté fixé à 80 millions... [Exclamalions et rires à
iextréme gauche et à droite.) Permettez, messieurs...
M. Anurielix. — Il aurait mieux valu demander 80 millions tout
de suite.
M. LE Président du conseil. — Vous êtes dans une grande
erreur! J'estime qu'il ne faut demander aux gouvernements en
face desquels on se trouve que ce qu'ils peuvent donner. Quand
on ne veut pas jouer le rôle de provocateur, quand on a espéré,
et qu'on espère encore, jusqu'au dernier moment, pouvoir
arriver à une entente, je ci-ois qu'il ne faut exiger que des
sommes qui puissent être payées. De plus, il faut se rappeler
que notre ultimatum avait un double objet : nous avions
demandé le décret impérial, qui comprend une reconnaissance
nouvelle, éclatante du traité de Ïien-Tsin; nous l'avions obtenu
et, ayant satisfaction sur la première moitié de notre demande,
j'ai pensé que nous pouvions nous montrer plus ijénéreux sur
la seconde partie. [Mari/uesd'a/)p)'n/wliu7} à gawhe et nu neutre.)
Mais savez-vous poui'(|uoi ces offres ne sont pas arrivées à
prendre un caractère officiel? Il y avait à Shang-Hai deux pléni-
potentiaires sur trois qui acceptaient ces offres, mais le principal
AIFAIHKS DU TONKI.N. :i<..'.)
pléni[tult'iiliaiit' ne voulail jias cniiaucr sa rcsponsabililr. hiiii
autre côté, le Tsong-Li-Yaiiicii voulait laisser aii\ |ilriii|iol('ii-
liaires toiile la responsabililé de leur né.uocialioii : de sniie f|iie,
dans celte alTaire, comme dans beaucoup daulres, nous ne
trouvions personne à qui parier, parce que personne n'osait
assumer la responsabilité d'une concession. C'est sous ces
auspices que s'engagent les conférences de Sbang-Hai, entre
notre ministre, 31. Patenôtre, et les plénipotentiaires chinois.
Il faut vous en faire passer le court i-écit et le curieux tableau
sous les yeux. Vous aurez ainsi toutes les pièces du procès.
M. Patenôtre, écrit le 28 juillet 1884 :
« Ce matin, j'ai eu une longue conférence avec les plénipo-
tentiaires chinois, qui se sont bornés à reprendre la Ihèse du
Tsong-Li-Yanien. J'ai vainement essayé, pendant trois heures
d'une discussion stérile, de leur arracher une réponse quel-
conque. Vingt fois, je leur ai demandé si la Chine adhérait ou
non au principe de l'indemnité, sans pouvoir obtenir d'eux ni
négation ni afiirmalion. Je leur ai communiqué alors un projet
de règlement, rédigé de façon à ménager, peut-être à l'excès,
leurs susceptibilités : j'y rappelais que la France avait assumé
la tâche depacilier le Tonkin, etde rétablir une sécurité dont la
Chine devait, au point de vue commercial, profiter autant que
nous; j'ajoutais que l'atîaire de Lang-Son avait eu pour ellet
d'augmenter considérablement nos charges. Les deux cents mil-
lions étaient présentés, par suite, comme une sorte tle contri-
bution destinée à indemniser la France de dépenses également
productives pour les deux pays. Les plénipotentiaires ayant
déclaré qu'ils n'osaient pas transmettre à Pékin un projet sem-
blable, je leur ai demandé de me présenter ce soir un contre-
projet. Après y avoir consenti, ils viennent de me faire savoir
qu'il leur a été impossible de rien formuler qui soit conciliable
avec mes propositions. Je suppose néanmoins que je serai saisi
demain d'une proposition, mais je crains qu'elle ne puisse être
acceptée.
« En effet, le lendemain, au lieu du contre-projet qu'ils
m'avaient soumis hier, » dit M. Patenôtre. « les plénipotentiaires
se sont bornés à me remettre une note tendant à prouver que
nous ne pouvons réclamer une indemnité à la Chine, et où se
trouvent reproduits tous les arguments du Tsong-Li-Yamen.
400 DISCOURS DE JULES FEHRY.
J'ai déclaré qu'en présence d'une réponse aussi peu sérieuse, je
n'avais qu'à me retii'er, et j'ai levé la séance. Une heure après,
le vice-roi faisait solliciter un nouvel entretien. J'ai consenti à
le recevoir demain malin, à la condition que, cette fois, je serais
saisi d'une proposition formelle. »
La proposition formelle, messieurs, la voici:
" Ce matin, télégraphie M. Patenôtre, le 30 juillet, la confé-
rence a été aussi stérile que les précédentes. Les plénipotentiaires
me promettent maintenant une proposition pour ce soir. Ils
affectent de croire que nous prolongerons encore les délais de
l'ultimatum du 12 juillet. »
Et notre agent nous adresse de Shang-Hai, le même jour, ce
dernier télégi'amme :
« Tout en persistant à déclarer injuste notre demande
d'indemnité, les plénipotentiaires nous offrent. « par espiit de
conciliation, « cin(| cent mille taëls, soit environ 3 millions et
demi de francs, à litre de secours pour les victimes de Lang-Son.
Ils ajoutent que, si nous acceptons ce chilTre, ils proposeront à
l'empereur de i-endre un décret dans ce sens. J'ai naturellement
refusé celte otfre, et je me suis horné à dire au vice-roi que j'en
référerais à mon gouvernement. »
Messieurs, après cela (nous étions au 1" aoûL), que restait-il
à faire? Je demande si vraiment l'on pouvait pousser la longa-
nimité plus loin [Non! lion! à gauche et an centre), je demande
si nous n'avons pas largement et amplement accompli ce devoir
qui s'impose aux puissances civilisées, et qui s'imposait particu-
lièrement à un grand et généreux pays comme la France, de ne
pas ahuser de [sa force vis-cà-vis de peuples plus faibles que lui.
Eh bien, messieurs, je crois, comme je l'ai dit tout à l'heure,
que, s'il y a quelque reproche à nous adresser dans cette atïaire,
c'est d'avoir montré trop de patience, trop de générosité.
[Man/ncs cVassenliment sur plusiews bancs à gauche et au centre.)
Nous avons donc pris un parti. Messieurs, celle patience, je
ne la regrette pas ; il en faut beaucoup avec les Asiatiques, et
j'ai toujours présente à l'esprit une anecdote qui m'a été racontée
par mon honorable collègue M. le ministre de la guerre. Il faisait
partie de l'expédition de Chine, et il avait eu à négocier la
remise des forts du Sud du Peï-Ho. Nos troupes étaient maî-
tresses du pays : il semblait donc que la remise dût se faire avec
\l"l' AIKKS nil TONKIN. 401
une gi-andc laciliti'. Kli liien, 31. le uviiéivil (lîmipcMon nio rap-
[lelail l'rcciiuiK'nt qu'acconipaiint'' (l'iiii antre oriicier siipri'it'iii'.
il avait passé toute la miil à (lisriiici' avec le vice-roi; (pu'
six fois il iHait remonté achevai, croyant la néuociation iT)iii()iir.
mais que six fois on l'avait rapiielé. et (|U('fe fut seulcnicnt à la
septième que le vice-roi conseulil à la rnldilion de la place.
{/{n-cs.)
C'est bien là, mcssifiirs, le caractèi'e chinois ; c'est bien là ce
mélange d'entêtement, d'intelligence et île clairvoyance, — car
les Chinois ne man([uent ni de pénétration ni de clairvoyance, —
c'est bien ce mélange d'orgueil et de faiblesse qui les caractérise.
Savez-vous ce qu'il y a de plus l'are eu Chine? C'est un homme
résolu. Il y en a un, pourtant : c'est Li-Hong-Chang, mais
aussi quelle nuée d'ennemis le poursuivent ! Mais avec les Chi-
nois, il ne faut jamais désespérer. C'est au moment où l'on croit
la guerre la plus prochaine que la paix va peut-être se conclure.
C'est là notre contiance, messieurs; c'est pour cela que nous
avons si longtemps patienté, que nous avons donné tant de
preuves de mansuétude. Mais enlin tout a un terme, et, le
1" août arrivé, nous avons pensé qu'il fallait (pie le gouverne-
ment chinois connût par des signes certains, par des faits
sensibles, que la résolution de la France était prise. C'est alors
que nous avons donné l'ordre à l'amiral Lespès d'aller à Kélung.
L'amiral Lespès a détruit la forteresse de Kélung et démonté
les batteries qui défendaient ce port de l'île de Formose.
ilnterriiplions à fcxln'me-rfauche et ii dru'ite.)
MM. JoLiBois cl le BAU.).N Étie.n.nk de Lauolcette. — Il l'.lllail
auparavant consuller la Chambre!
M. Gléme.nceal'. — Et la Consliliilioii !
M. LK Présidext du conseil. — iVe croyez pas, messieurs,
que, pour cela, nous soyons avec la Chine en état de guerre.
[Exclamations ironiques à droite et à l' extrême-gauche.)
M. DE I..V liiLi.vis. — l'^t les coups de canon !
M. LE Président du conseil. — C'est toujours la grande
erreur...
M. Geouges Peri.n". — Nous ne sommes pas non plus en état de
paix, je suppose ?
M. LE Président du conseil. — ... Nous sommes en état de
J. Ferry, DUcows. \. 26
40-2 DISCOURS UE JULES FEHUY.
négociations. [Nouvelles exckwialwns et rires sur les mêmes
bancs.)
M. JiLF.s Delafosse. — A coups de canon!
M. LE Président du conseil. — Messieurs, vous voulez
juger les choses d'Asie avec la méthode et les hahitudes
d'Europe! Vous êtes dans l'erreur...
M. Roque (de Fillol). — Les coups de canon no comptent donc
pas?
M. LE Président du conseil. — ... Et ce phénomène se
voit actuellement. Nous continuons à négocier, seulement nous
tenons un gage.
M. Georges I^f.iun. — C'est le gage qui vous lient !
M. le Président du consril. — Eh bien, messieurs, ce que
nous venons vous demander, c'est d'approuver ce que nous
avons fait, d'approuver ce premier avertissement donné à la
Chine! Maintenant nous sommes devant Fou-Tchéou, devant
l'arsenal qui contient toutes les richesses militaires et navales
de la Chine; et nous gardons, vis-à-vis de cet arsenal que nous
serions maîtres de détruire, nous gardons l'état de paix. Avant
d'en sortir et d'aller plus loin, notre devoir était de demander
le consentement de la Chambre...
Yoix à droite. — Il est bien temps!
M. le Président du conseil. — Ce n'était pas seulement un
devoir, c'était un intérêt de premier ordre dans cette atTaire.
Tout à l'heure, je vous montrais la Chine irrésolue, oscillante,
attendant. Attendant quoi? x\ttendant, messieurs, votre avis,
attendant votre vote. [Trèsbien! très bien! à gaucheet au centre.)
Croyez bien que ce qui pèsera du poids le plus lourd dans la
balance des décisions du gouvernement chinois, c'est le vote de
cette Chambre...
M. Georges Perin. — On nous a dit la même cliose il y a un an.
monsieur le Président du conseil !
M. DE L.v iJocuETTE. — Vous nous en direz autant pour Mada-
gascar !
M. LE Président du conseil. — Je le répète : à côté de
notre escadre, autant qu'elle, plus qu'elle peut-être, pèsera et
devra peser sur les déterminations du cabinet de Pékin la preuve
manifeste, donnée ici par un vote éclatant, par une majorité
AKI-AIKKS DU TONhI.N. 103
iiomhi'tMisc Cl ivsoliie, de la voloiUc de la France de faire pré-
valoif son droit sur les défaillancfs et les oscillations de la poli-
tique chinoise. [Trh him! Ivh h'irn ! à f/anc/te et au centre. —
Murmures à l'exlrrtne-f/auc/ie cl à droite''
Et pourquoi ce vole ne serait-il pas unanime? Poun|iioi, dans
une question (pii louclic à un si grand intéi'ôt national, à tout
l'avenir de noire empire colonial dans rindo-Cliine, ji0Mr{|uoi
tons les memlji'es de la Cliamhre, sans dislinclion d'opinion,
comnie dans une circonstance récente, pour Madagascar, ne se
réuniraient-ils pas, d'un nu'Mue élan, dans un vole unanime?
[Aj)plaudisseinentx à (jauche et au centre — Bruit ù l'extrènie-
gauchi; el à droite.)
M. DE La Roc.hette. — Dites-nous (pie vous voulez déclarer la
guerre, et nous verrous !
M. LE Président du conseil. — Xous ne vous demandons
pas de déclarer la guerre...
M. i.K COMTE iiE Coi.bert-Lapl.vc.e. — (Ju.uitl on se tire des coups
de canon, c'est la guerre !
M. LE Président du conseil. — ... Nous vous demandons,
sous la foi'me un ordre du jour qui ne laisse aucun doute au
cabinet de Pékin sur les volontés de la France, l'autorisation de
continuer ce que nous avons commencé à Kélung ; nous vous
demandons de nous autoriser à piendrc des gages là où nous
les croirons les meilleurs et les plus convenables; nous vous
demandons cette autorisation, convaincus que, si vous nous la
donnez, ce sera plus de la moitié de la victoire gagnée !
{Applaudissements sur un grand nombre de bancs ù gauche et au
centre.)
M. Lalande développa ensuite cette thèse i[ue les sacrifices
demandés au pays étaient hors de proportion avec les efforts que
nous avions à faire en Indo-Cliine pour prendre possession, à 4000
lieues de la France, d'ini territoire qui touchait à un empire hostile
de 400 millions dhahitants. Quant à M. Blancsubé, il débuta par
faire observer que la seule Cochinchine et le Cambodge faisaient
avec l'Hlurope un commerce de 20 millions, et que notre commerce
avec la Chine dépassait 100 millions. Il désapprouva ensuite le
gouvernement de s'être arrêté apiès la prise de Bac-Ninh, et d'avoir
eu recours à la diplomatie pour signer les traités de Hué et de
Tien-Tsin. Il y avait eu, au moment de l'attentat de Bac-i.é, une
équivoque volontaire de la part de Tsonir-Ij-Yamcn. L'honorable
404 DISCOURS 1»E JULES FEUIiV.
député pensait qu'on avait eu raison de prendre des gages à Kélung,
sans déclarer la guerre, et il considérait la guerre avec la Chine, si
elle devenait nécessaire, comme « une quantité négligeable ». Il
fallait, suivant lui, s'appuyer sur les musulmans du Yunnan, y
mettre comme garnison des troupes musulmanes d'Afrique, et il
termina par la proposition d'un ordre du jour de confiance. La suite
de la discussion fut renvoyée au lendemain, malgré Topposilion de
ceux qui, comme M. Lenient, demandaient une séance du soir, et
des députés de droite qui, comme MM. De Soland et Baudry d'Asson,
ne voulaient pas siéger un jour de fête concordataire. Profitant de
ces abstentions, rexli'ème-gaucbe réclama, le lendemain, un vole à la
tribune sur l'ordre du jour de confiance présenté par MM. Antonin
Proust et Sadi-Carnot. Par suite de cette manœuvre, un premier
scrutin fut déclaré nul, faute d'avoir atteint le quorum, et le second
ne donna que 173 voix au gouvernement contre 50.
Vote des crédits par le Sénat.
Le projet de loi portant ouverture des 38 303 874 francs de crédils,
fut aussitôt porté au Sénat par M. Jules Ferry, qui le déposa au début
delaséan<'e du li> août*. M. de Saint-Vallier, au nom de la commis-
sion des finances, présenta immédiatement son rapport. Tout en
exprimant le regret qu'arrivé à la dernière séance de sa session, le
Sénat ne pût se livrer à une discussion approfondie, le rapporteur
proposa sans hésiter de voter les crédits, car tout le monde était
d'accord au Luxembourg pour défendre le drapeau menacé. M. le
duc de Broglie crut devoir néanmoins déclarer qu'il ne pouvait
accorder sa confiance au ministère, ce qui n'était pas pour sur-
prendre, et fit un noir tableau des complications auxquelles avaient
donné lieu les all'aires du Tonkin. Le rapporteur répliqua f|ue le
regret qu'il avait exprimé, au sujet de l'impossibilité d'ouvrir, à la fin
de la session des Chambres, un débat approfondi, n'impliquait
aucun blâme pour le Gouvernement, blâme qui serait de nature à
affaiblir son a'iion au debors, et M. .Iules Feriy réclama à son toui"
un vote de confiance qui était inséparable du vote des ci'édils.
M. LE Prksidknt. — Je donne la lecture de l'article premier :
« Article primier.^ — 11 est ouvert au ministre de la marine et des
colonies, au titre du budget ordinaire de l'exercice 1884, un crédit
supplémenlaire de 38 363 874 fiancs, qui sera classé à la 2'' section :
Service colonial, chapitre 15 (Service du Tonkin). »
M. Jui.ES Ferry, préndenl du conseil, 7)ih}islrc des affaires
étrangères. — Je demande la parole.
M. LE Président. — M. le président du conseil a la parole.
1. V. VOfficiel du 17auùt 1881.
AI'FAIKKS im TOISKIN. 40'.
M. Jules Ferky, prcsù/i'iil du conseil, minisfrr des affaires
élrangèves. — Messieurs, je (1(^811^' apporter à la Irihiiiic du
S(!*nat une ou deux déclaralions. Je n'aurais pu accepter, et le
Sénat le comprendra, sans une protestation très vive, l'inter-
prétation que riionorable M. If duc de Broj^lie avait bien voulu
donner au rapport de la commission des tinances. Cette protes-
tation vient d'êti'e faite par Thonorable rapporteur, et je
l'en remercie. Seulement, je tiens à dire au Sénat que si
évidemment le temps lui manque, et si la fatigue de la session
a tellement éclairci ses rangs, — ce qui est absolument naturel
et justifié par la date même où j'aiTbonneur de parler devant
vous. — le Gouvernement, quant à lui, ne pouvait pas apporter
une beure plus tôt qu'il ne l'a fait le projet relatif aux crédits
du Tonkin.
Il fallait que ces crédits eussent été votés parla Cbambre des
députés. Ils l'ont été bier soir, après deux jours de discussion.
Le Gouvernement se fût empressé de se présenter devant la
commission des finances, si elle eût exprimé le désir de recevoir
les éclaircissements que l'bonorable M. de Saint- Vallier juge
nécessaires dans cette grave affaire; il se met aujourd'bui à la
disposition du Sénat.
J'accepte donc la situation telle que l'bonorable rapporteur
de la commission des finances l'a définie. C'est une remise de
la discussion. Mais je ne saurais accepter en aucune façon la
Ibéorie en vertu de laquelle il se pourrait qu'on votât des
crédits avec un sentiment de défiance pour le cabinet. [Très
bien! très bien! àgnuche et au cenlre.)
A cette beure, et malgré toutes les subtilités de l'opposition,
le Gouvernement considère la question de confiance comme
intimement liée au vote des crédits. [Très bien! el applaudis-
sements à gauche. — Rumeurs sur d'autres battes.)
Le Sénat vota les crédits par 174 voix contre 1, car les l)ancs
étaient fort dégarnis, en ce jour de clôture des travaux législatifs.
Victoires de l'amiral Courbet.
Il s'était trouvé, bien entendu, beaucoup de journaux radicaux
ou intransigeants pour conclure du petit nombre des députés pré-
sents lors du dernier vote de la Chambre, que le niiuislère Jules
406 DISCOUKS DE JULES FERKY.
Ferry avait perdu la confiance du pays. Ce patriotique sophisme
avait eu pour résultat d'encourager Jes plénipotentiaires chinois,
arrivés à Shang-Hai le 28 juillet, à rompre les nég-ociations engagées
avec M. Patenôlre. Il ne i^estait plus qu'à faire de nouveau parler la
poudre, et notre ministre notifia, le 19 août, un ultimatum réclamant
80 millions, et une réponse dans les quarante-huit heures. Le délai
écoulé et le gouvernement cliinois ayant donné à son ministre à
Paris l'ordre de sortir de France, l'amiral Courbet qui, depuis
38 jours, attendait l'ordre d'agir, et se maintenait, avec sa petite
flotte de 3 croiseurs, 2 canonnières et 2 torpilleurs dans la rivière
Min, en face l'arsenal de Fou-Tchéon, bombarda, les 23 et 24 aoùl,
les ouvrages formidables accumulés par les Chinois, et les détruisit
ainsi que 22 navires ; avec une audace extraordinaire, il revint à
l'embouchure de la rivière, après n'avoir subi que des pertes insigni-
fiantes. La situation diplomatique était singulière, car on n'était
pas en état de guei're déclarée avec la Chine et le commerce n'était
pas arrêté, mais le gouvernement du Célesle-Empire pressait fiévreu-
sement ses armements. L'extrème-gauche s'autorisa de cette cir-
constance pour demander au président de la République, par lettre
du 1" septembre 1884, de prendre l'initiative de la convocation des
Chambres, afin de leur soumettre la question de paix ou de guerre.
Mais M. Jules Grévy se borna à Iransmeltre cette lettie au président
du Conseil.
Les opérations continuèrent. A la date du 4 octobre et conformé-
ment aux ordres expédiés par le ministre de la marine le 18 septembre,
l'amiral Courbet occupait Kélung, dans l'Ile Formose; puis, il
mettait l'Ile en état de blocus (23 octobre). Mais l'amiral Lespès
échoua le 2 octobre dans sa tentative contre Tamsui, et dut se rem-
barquer, après avoir eu 17 tués et IJO blessés. D'autre part, auTonkin,
le colonel de Négrier battait les bandes chinoises à Kep (8 octobre);
le colonel Donnier enlevait les positions de Chu (10 et H octobre).
Le secret diplomatique et la Chambre.
Cependant, la Chine ne paraissait pas disposée à traiter sur la
base du maintien de l'occupation de Kélung que proposait M. Jules
Ferry dans sa dépèche du 11 octobre, et l'opposition, dès l'ouver-
ture de la session extraordinaire (14 octobre), reprit son attitude
sans merci pour le cabinet. Des crédits, s'élevant à 16 millions,
avaient été demandés pour le Tonkin sur l'exercice 1884. Dans la
séance de la Chambre en date du 20 octobre, M. Armand Rivière
réclama le dépôt aux archives des déclarations faites par les
ministres à l'ancienne commission des crédits du Tonkin, ce qui
revenait à en demander la publication. Le lendemain, M. Jules
Ferry fit, sur cette singulière proposition, les obsei-vations suivantes' :
1. V. VOffiviel du 22 octubre 1884.
AFFAIIŒS ItU TON k IN. 407
>I. JuiiES Feiuiy, prc'si'Joit fin conseil, ministre des n/fnires
étrangères. — Messieurs, l'élat de la (iiieslioii est bien connu
de la Chambre el je n'ai pas besoin de lui rappeler, a|)rès les
dt"'claralions de l'honorable M. Ribol, conlirmées (railleurs par
celles de l'honoi'able M. Rivière, (pie raun(''e (lt'rni(''r(', i»rt'S(jue
à pareille (''po(|ue, nous trouvant devant la commission chargée
d'examinei' les demandes de crédits relatifs aux alTaires du
Tonkin, nous avons cru devoir entrer dans des explications
absolument conlidentielles, soit au point de vue militaire, soit
au point de vue diplomati(pie. Mais, si nous l'avons fait, si
nous avons, en quelque soite, rompu le secret piofessionnel,
c'est à une condition, acceptée par tous les membies de la
commission avec un empressement et une sincérité patrio-
tiques : à la condition du secret absolu.
Pour remplir cet engagement, les notes soigneusement prises
par M. le secrétaire de la commission sont restées entre les
mains du président ou du secrétaire. Aujourd'hui, on nous
invite — et c'est là le premier point du débat ([ui a eu lieu à
la fin de la séance d'hier — on nous invite à dire ce que nous
pensons de la motion que l'honorable M. Rivière a apportée
hier à la tribune, et qui n'est qu'une demande de publication
déguisée, car le dépôt aux archives, avec la communication à
tous les députés, c'est évidemment la publication universelle.
Je le déclai'e très nettement, et pour les mêmes raisons que
j'indiquais devant la commission l'année dernière, j'estime que,
dans la situation actuelle, cette publicité aurait les inconvénients
les plus graves.
L'honorable M. Rivière n'est pas bien éloigné de le penser,
car j'ai relevé dans ses observations d'hier cet aveu, devant
lequel il lui était difficile *de reculer : c'est qu'il y a eu dans les
communications faites à la commission l'année dernière, des
communications tellement confidentielles qu'à l'heure qu'il est,
il reconnaît lui-même qu'elles ne sauraient être livrées à la
publicité,
\l concède, en quelque sorte, si je l'ai bien compris, un droit
de censure au Gouvernement; il dit au Gouvernement :
« Reprenez les procès-verbaux et, ce que vous croirez bon à
garder secret, vous le retrancherez. » La question ainsi posée,
messieurs, devient une question de principe qu'il faut trancher.
108 DISCOURS DE JULES 1-EliUV.
Il serait loul à fait impossiijle à un gouveinement de libre
iliscussion, à un gouvernement parlementaire de gérer les
grandes affaires de l'État, les affaires militaires et les alfaires
diplomatiques, s'il n'y avait pas quelque part un secret invio-
lable pour tout le monde. On ne fait pas la diplomatie sur les
toits, et on ne saurait traiter de plans de campagne, d'effectifs,
de mobilisation, quand les ennemis peuvent entendre, et vous
savez qu'ils n'ignorent rien de ce qui se passe ici, même dans
les couloirs. {Très bien! /?v"'s bien!)
Je supplie donc la Cbambre de laisser subsister quelque temps
encore l'engagement qui avait élé pris, et ipic l'iionorable
M. Ribot, avec son autoi'ilé, a qualiOé comme il devait, en
disant que c'était un engagement dhonneur, et que j'appellerai,
pour ma part, un engagement de patriotisme... (JVès bien! très
bien!) C'est au nom du patriotisme que je vous demande,
messieurs, de maintenir ce secret, non pas indéliniment, mais
jusqu'à ce que les circonstances qui l'ont rendu nécessaire se
soient profondément modiliées, et que je prie la Cbambre de
repousser, en ce moment, la motion de M. Rivière. [Très bien!
1res bien! et applaudissements au centre et à gauche.)
Malgré l'insistance de M. Ilivière et le peu d'appui que trouvait le
(Gouvernement dans le président de la commission, l'honorable
M. Ribot, qui avait déclaré ne voir aucun inconvénient à la publi-
cation, ainsi que le fit remarquer M. Granet, la Chambre, par 289
voix contre 185, rejeta la motion Rivière. Après ta nomination de
la commission nouvelle des crédits du Tonkin, M. Clemenceau
déposa, dans la séance du 21 novembre 1884, un projet de résolution
ainsi couru : « I.a Chambre décide que la partie du procès-verbal
de la commission des crédits du Tonkiu du 6 novembre 1884,
comprenant une question de M. Clemenceau commémorant par ces
mots : « M. Fournier nous a dit... » et la réponse qu'y a faite M. le
Président du conseil, sera publiée parmi les annexes au rapport de
la commission. » M. Clemenceau, après déclaration d'urgence,
expliqua sa proposition : suivant lui, les anciens procès-vei'baux de
la dernière commission du Tonkin ne contenaient rien irintéressant,
et c'était par un discours de lord Crauville qu'on avait appris que
la France avait demandé la médiation de l'Angleteire (à quoi
M. Ferry donna immédiatement un démenti formel). Les membres
de la commission n'avaient promis le secret que sous cette réserve
que la Chambre pourrait les relever de leur engagement; de plus,
1. V. h'Offiih-l (lu 22 novembre 1881.
AU \ii{i:s m tunkin. i"!»
le (iouvriiieiiKMil avait idusé, inrmo sous promtîSSf tli' srori'l, de
rommuni(jiior les dépêches de l'amiral l.espès et de M. IJonire ;
il avait aussi refuse de faire enteiulie M, Ilaniiand. 1-e Présidt'iil du
conseil n'avait jjas coiisi'iili a vi'nii- dnniier à la roiniuissioii les
reiiseiiineineiils (jiii lui mainjnairnl. l ne i»arlie des procés-verhaux
avait été mise sous clef. Kn ce qui concerui- un de ces piocès-vcrltaux,
celui lie la séance du 0 noveniltre, M. Clemenceau piélendit rpic If-
Président du conseil avail l'ait une correction, quand la minwti' lui
fut soumise, et modilié une réponse à une question faite par l'inler-
pellateur, en présence de M. Fournier. Celte réponse de M. Jules
Kerry aurait porté sur les intentions actuelles de la Chine. Avail-on
la prétention de cacher aux Chinois leurs propres desseins'?
M. Jules Ferry lit à M. Clemenceau la réponse qui suit :
M. Jules Ferey, présuloil du consi'il, ininislrc des affaires
('•trangèves. — 3Iessieiirs, si je ne consultais que mon intérêt
propi-e,et le désir naturel et légitime quejc dois avoir de mettre
lin à une campagne d'insinuations et d'attaques personnelles
qui se poursuit contre le Gouvci'nement depuis plusieurs jours,
je serais le premier à demander que la Chambre fût immédia-
tement saisie des pièces du débat. Vous verriez alors à quel
degré — permettez-moi le mot — de puérilité et de mesqui-
nerie... {Très bien! 1res bien! an renlrc. — /^roleslntious à
f extrême -gauche et à droite.)
A l'extrcmc-gauche. — Prouvez- le !
x\I. Clémenceai'. — Très bien ! disent les gens qui ne savent pas !
M. LE Président du conseil. — ... à quel degré de
mesquinei'ie. l'espi'it d'opposition — (jiu' dis-je? — le génie
de l'opposition et de l'obstriictiou peut arriver... [Xouvelles
protestations sur les mêmes bancs.
M. Clkmf.nc.eai". — Ce n'est pas aimable pour M. Franck Chauveau,
cela.
M. LK Pri':su)e.nï. — Laissez paiier. mcssii'urs !
M. LE Président du coxseil. — ... et vous apprendriez
que c'est pour avoir substitué au verbe « je suis convaincu » le
verbe « je crois » que tout ce débat est soulevé à la tribune !
[Mouvements divers.)
M. Clémf.nceai . — C'est faux! c'est faux ! Je jure que c'est faux!
[Applaudissements à r extrême-gauche et à droite. — Rimieurs pro-
longées en sens divers.)
M. Georges Perlv. — Xous l'attestons avec M. Clemenceau.
M. AcuARD. — Il faut vider cette (question-là tout de suite.
410 [MSCOLHS L»K .ILI.KS FEHHV.
M. CLKME.NciiAr. — ■ J'invoque le Lénioisnage de M. le président de
la commission ; j'invoque le témoignage de tous mes collègues! Y
a-t-il quelqu'un parmi eux qui puisse me contredire? qu'il se lève !
M. Geouges Perix. — Il serait trop commode de dire le contraire
de la vérité!
M. LE Président du conseil. — Ce serait une raison de
plus pour apportei- ici les pièces du débat, comme je le disais
tout à l'heure.
A droite. — Apportez-les alors !
M. LE Président du conseil. — Je les apporterais s'il n'y
avait pas ici un intérêt supérieur... [Exclamations à l' extrême-
gauche et à droite.)
M. AcHARD. — On a dit cela en 1870.
M. le Président du conseil. — S'il n'y avait pas le plus
grand inconvénient à entamer ici, sur un morceau de procès-
verbal, une discussion qui nous mettrait, au point de vue
diplomatique, vis-à-vis d'un adversaire très avisé et très retors,
dans un état manifeste d'infériorité.
Tout débat porté sur le ten-ain où vous voulez l'amener
aboutirait à ceci : jouer avec la Chine cartes sur table. [Mouve-
meiits divers.) Eh bien ! que ceux qui comprennent ainsi la
direction des négociations, que ceux qui croient que, vis-à-vis
de la diplomatie chinoise, il est politique, il est prudent de
découvrir son jeu, de dire dès à présent notre dernier mot...
[Applaudissements à gauclte et au centre)... Que ceux-là, dis-je,
prennent la direction des affaires étrangères ; quant à moi, dans
des conditions pareilles, je n'en conserverais pas une minute
la responsabilité...
Je demande donc à la Chambre de rejeter purement et
simplement le projet de résolution. [Applaudissements à gauche
et au centre.)
Bien que M. Maze, membre de la commission du Tonkin, eût
alfirmé que « dans la sincérité de sa conscience » il n'y avait
aucune dilférence de fond entre le texte inscrit primitivement au
procès-verbal de la commission, et celui que le Président du conseil
avait présenté après la ratillcation; bien c|ue le rapporteur, M. Arthur
Leroy, eût fait la même déclaration, M. Clemenceau insista avec
tant d'àpreté pour que la Cliand)re fût mise au courant du texte
primitif du procès-verbal et de la rectification faite pai' le Président
du Conseil (en conformité de tous les usages suivis dans les commis-
AiiAiiiKs m n.NKiN. m
sions"; que le Présideiil ilii cun.stMl nliésiLi p.is ;i in(lii|iiei .1 l;i
Cluimbie les deux rocliliralinns iIdmI il s";if.'iss.'iil :
M. LE Président du conseil. — Mcssii'iirs, on v;i m'ohliger
à (lire quelque chose tiue je ne devrais |)as din'.
riush'itfs mciiihrcs (tu roilrc. — .Ne Je dilrs |i;is 1
M. LE Président du conseil. — Mais la dignité du régime
parlenienlaii'e et la foi publique exigent (|u'on ne laisst; pas,
grâce à des habiletés de discussion, planer sur ce débat des
mystères (pii n'existent pas. [Mouvements divers.)
Voici les (leu\ l'eclilicalions que j'ai faites aux deux ligues de
procès-verbal (|ui m'ont été soumises, avec le secret espoir,
peut-être, (|ut'je lesreclitifrais.J'avaisdit : «.le suis convaincu. »
J'ai mis : « Je crois. » Et j'ai ajouté cette phrase, tpii pourrait
être un conseil pour tout le monde : « Maissurtout ilne faut pas
le dire aux Chinois. » (Applaudissements au centTC et à f/aiicfie.)
M. CLKMF.NC.EAr. — Ce (|uc vient de dire M. le Président du conseil
n'est pas exact. {E.vcla mations au centre. — • Applaudissements à droite
et à l'extrème-gauche.)
M. LE Président du conseil. — C'est absolument vrai,
monsieur 1
M. Lkon IloyiET. — Je fais partie delà commission. C'est absolu-
ment exact, je laflirme.
M. Clemenceau. — Ce n'est pascxacl.
M. LE Président du coxsei].. — Apportez le registre.
I.e rapporteur relut le procès-verbal, répéta les deux versions,
conformes à ce que venait de dire M. Jules Ferry, et la Chambre,
par 289 voix contre 204-, rejeta la proposition de M. Clemenceau.
Dans aucun pays assurément,, l'opposition n'avait jamais témoig-né
sa baine contre un chef de cabinet, responsable des grands intérêts
du pays vis-à-vis de l'étranger, sous une forme plus mesquine et
plus blessante.
La commission saisie de la demande de crédits (H, dans son
rapport, un bistorique des affaires du Tonkin, rappela les voles qui
avaient tant de fois approuvé la conduite du Gouvernement, et
conclut à l'adoption du projet de loi, mais sans se prononcer pour
une action énergique. Déjà, la majoiité semblait lasse de résister
aux assauts, chaque jour plus violents, des orateurs habituels de
l'extréme-gauche et de la droite.
4U niscouus 1)1-: jllks i-i:iu!V.
Discours du 26 novembre 1884, à la Chambre.
C'est dans la séance du 24 novembre 1884 i(ue le débat s'ouvrit
sur la demande d'un crédit supplémentaire, s'élevant à 16 147 368 fr.,
pour le service duTonkin, et sur les interpellations deMM. Delafosse,
Haoul Duval, Cunéo d'Ornano et l>ockioy concernant les aiîaires de
Cliine et du Tonkin. Il devait durer quatre jours.
M. Jules Ferry saisit cette occasion de donner au pays un large
exposé de sa polilique en ludo-Ghinc, et de réfuter toutes les
critiques de ses adversaires. Le 26 novembre, il prononça le discours
qui suit*' :
M. Jules Ferry, président du conseil, viimstre des affairent
rfrcmgèrcs. Messieurs, quel que soit mon désir de ne pas
demander ;i la Chambre une Irop longue patience, et d'arriver
le plus vite possible aux véritables questions de ce débat, quel
que soit mon désir d'écarter beaucoup de discussions épuisées,
qui se sont déroulées, vous ne l'oubliez pas, dans douze
séances devant la Chambre des députés, au cours des dix-huit
derniers mois qui viennent de s'écouler, je ne puis cependant
me dispenser de dire un mot de ce passé, si court et si long à la
fois : si long par les événements qui s"y sont accumulés, par
les discussions approfondies qui y ont trouvé leur place.
Messieurs, je Tai dit, et j'ai cru de mon devoir de le dire à
l'ouverture des discussions précédentes, dans le passé de celte
alïaire du Tonkin, la responsabilité du Gouvernement actuel a
besoin d'être limitée entre des dates et à des actes précis. Ce
n'est pas, messieurs, que j'aie l'intention ni d'en réprouver
l'ensemble, ni d'en contester la portée. J'estime qu'en fournis-
sant à la France l'occasion de retrouver dans l'Indo-Chine ce
que les fautes des gouvernements précédents lui ont fait perdre
en Amérique et aux Indes, le Tonkin a bien servi l'intérêt
français. Mais je dépasserais de beaucoup et ma pensée et la
réalité des faits en contestant cette assertion, si souvent jetée
dans ce débat, que les événements ont conduit la politique dans
toute cette alïaire, bien plus que la politique n'a conduit les
événements.
M. Anuriel'x. — Cela s'appelle la dérive !
1. V. VOfficiel ilu -21 novembre 1881.
.UKAIliF.S 1)1' TONKIN. 113
M. LE Président du coxskii.. — Assiiiviiicnl. les roiidalciirs
(le nolrt3 donuiiiie ilc ('ocliincliiiio ne se doiitaicnl pas. en ISIJO.
de la gi'andenr l'I dr rimpoi'lance de rd'iiMc ddiil ils jelairiii
alors les fondalions sur celle terre de riiidu-C.hiiic
Le Gouverneiiieiil n'a pas à revendiquer ni riniliative, ni la
conceplion première de celle jirande allaire. La conciuèle ou le
prolecloral du ïonkin est le dérivé nécessaii-e, la conséquence
inévilaltle de la conquête de la Cocliincliine, et les traités de
Hué et de Tien-ïsin. sur lesquels vous avez eu ou vous aurez à
délibérer, sont le complément naturel, le correctif indispen-
sable de ce traité de 1874, qui n'est pas noti-e œuvre, messieurs,
qui n'est pas l'œuvre du pai'li républicain, qui fut celle des
hommes d'Étal de la droite, et qui certainement, par les défec-
tuosités nombreuses qu'il renferme, et parce qu'au lieu de
constituer un protectorat catégorique et décidé, il contenait
tout au [dus les linéaments d'un pi-olectorat intermittent et
irrésolu, a donné naissance à loules les diftlcullés de cette
alla ire.
Ce n'est pas le gouNernenicnl acliiel. vr n'est pas le cabinet
(jui est sur ces bancs qui a fait le traité de 1874; ce n'est pas
non plus le cabinet actuel qui est responsable de l'avoi-tement,
au mois de novembre 1882, des projets conçus par l'amiral
Jauréguiberry, et que le Livre jaune de l'année dernière vous a
fait connaître. Ce n'est jias lui non plus qui est responsable de
l'envoi des 700 lioniniesdela Corrèze ni des événements d'Hanoï.
Le cabinet ne repousse point les responsabilités qui lui
incombent, mais c'est justement pour cette raison qu'il tient à
limiter exactement devant vous sa responsabilité dans cette
atïaire, et à la renfermer dans deux votes de cette Assemblée,
dans deux mandats qu'il a sollicités de vous, que vous lui
avez donnés et qu'il s'honore d'avoir complètement, loyalement
remplis. Le premier mandat, vous le lui avez donné au mois de
mai 1883, quand, à la presque unanimité de cette Chambre,
vous lui avez enjoint de venger riiéro'ique et malheureux
Rivière. Je crois que, de ce premiei- mandat, il s'est lai-gement
et complètement acquitté.
H vous a demandé, k la lin de l'année dernière et presque à
la même époque, un second mandat. Il s'est chargé, après une
délibération approfondie et des discussions répétées, de mettre
414 DlSCOUIiS DE JULES FERRY.
entre les mains de nos troupes les places qui constituent le
quadrilatère, la forteresse, l'enceinte protectrice de ces riches
plaines du bas Tonkin où fourmille une population laborieuse
sur un sol qui est un des plus féconds du monde. Nous vous
avons dit à cette époque : (c Donnez nous votre conliance : nos
troupes sont devant Sontay, Bac-Ninh, Hong-Hoa; nous avons
la certitude, avec les moyens que vous nous fournirez, de
mettre tous ces points au pouvoir de nos armes. » lime semble
que, cette fois encore, nous avons tenu parole, que nous n'avons
fait que ce que nous nous étions engagés à faire, et que nous
n'ayons rien fait que ce que nous avions promis.
Je rappelle ces choses parce que la discussion déborde trop
souvent, trop facilement de ses véritables limites, parce qu'on
est trop facilement porté à reprocher au cabinet actuel, soit les
longues incertitudes des débuts de cette affaire, soit les défail-
lances dont il n'est pas coupable. Je les rappelle, messieurs,
parce que, de tous les reproches qu'on ne nous ménage pas, —
notre politique a été aftligée de toutes les épilhétes, — on l'a
non seulement déclarée maladroite, mais criminelle, agressive,
tortueuse; l'honorable M. de Douville-.Maillefeu est allé jusqu'à
la déclarer cléricale... {Mouvements divers.)
De tous ces reproches, messieurs, un seul me touche, celui
qui se rencontre si facilement sur les lèvres des orateurs de
l'opposition, qui vous disent : « Vous avez trompé le pays. »
Trompé le pays! Quand tout s'est passé au grand jour!...
{Exclamations à rextrème-gaucke et à droite.)
M. G[;oRGF,s l*Enix. — Le Livvc jnunc piiblit; au mois de mai de
l'année dernière, proclame que vous avez trompe le pays.
M. Andrieux. — C'est le sentiment g-énéral!
M. Paul ue Cassagnac. — Votre politique est une politique de
huis clos !
M. tE Président. — Messieurs, vous répondrez. Veuillez ne pas
interrompre dès le début de cette discussion.'
M. LE Présidentdu coNSEifi. — ...Quand tout a été délibéré,
quand nous vous avons demandé, pour un but précis que nous
n'avons pas dépassé, des forces qui, à l'heure qu'il est, n'ont
pas encore reçu de renforts. Trompé le pays! oh ! si vous voulez
dire que le pays n'a pas été placé dès les premiers moments de
cette grande entreprise en face d'un programme déterminé ;
AHAIliKS IM TONklN. 415
sivoiis voulez dire que les (lillV'i'enls ^ouvei'iitMuents (|ui se soiil
suivis ont élé erilrainés par lesévcMiemeiUs, vous avez raison;
cela est aisé à dli'e, car cela est tout à fait vrai. II n'y a pas eu,
dans l'enti'eprisc tonkinoise, de conception (rcnscinhlc ni de
délibération préalable.
M. Raoil Di val. — îe (lemaiule ];i parole.
M. LH Président du co-NSEiTi. — Et je vous le deniandc,
messieurs, dans quelle histoire coloniale, clicz quelle gi-ande
nation, quelle qu'elle soit, trouvez-vous ces pi'ogi'auimes
tracés d'avance, ces conceptions qui se déroulent comme une
pièce savamment combinée? Est-ce que c'est, par hasard, dans
l'histoire de nos colonies du dernier siècle, dans lliéroïque et
brillante liistoire des Indes françaises et du Canada? Est-ce que,
au dix-neuvième siècle, c'est dans le développement de la
colonisation algérienne? Est-ce que, dans l'histoire de la plus
puissante nation coloniale du monde, dans la grande histoire
coloniale de l'Angleterre, vous trouvez cet esprit de suite, cette
systématisation de tous les plans, cette conception préalable et
ces discussions calmes, solennelles et graves devantles pouvoirs
publics, avant toute action?
Est-ce que voiisne savezpas (pie, dans toutes ces entreprises,
les événements, les hommes, l'activité ou l'inertie des chefs
militaires, le génie, les défaillances ou l'incapacité des gouver-
neurs, décident de la fortune ou de la prospérité des entreprises
coloniales? {Très bien! très bien! au centre.)
M. Édoiaud Lockuov. — C'est la Ihéoiie du liasai'd.
M. LE Président du conseil. — Ce n'est pas une théoiie.
c'est l'expérience de l'histoire...
M. Andrielx. — Ce sont les circonslances atténuantes de l'inca-
pacité.
M. LE Président du conseil. — ...qui ne se comporte pas,
comme vous le savez aussi bien que moi, mon honorable
collègue monsieur Lockroy, d'après des règles préconçues, mais
qui est malheureusement sujette et subordonnée aux volontés
humaines, au hasard, aux faiblesses des uns et au génie des
autres; c'est tout cela qui fait l'histoire. Et l'histoire des
entreprises coloniales est, plus que toute autre, subordonnée à
116 DISCOURS DK JULES FEliUV.
ces caprices des événemetils, à ces hasards des iiommes d'élile
ici, des lioranies inférieurs autre pai1, et à cet esprit, plus ou
moins entreprenant, des représentants d'un gouvernement
central, qu'il soit parlementaire ou despotique. Dans combien
d'entreprises sur une petite échelle, le gouvernement de Louis-
Philippe, qui n'avait cependant pas l'esprit colonisateur, et le
gouvernement parlementaire anglais, sur une grande échelle,
n'ont-ils pas été entraînés par leurs chefs militaires, par leurs
marins et leurs gouverneurs! C'est l'histoire de tous les jours;
c'est l'évidence même.
M. GiiOUGES Pi:ni.x. — Ce n'est pas rassurant!
M. LE PiiÉ.siDEXT DU CONSEIL. — Je uc l'êvendique donc,
messieurs, dans cette enirepiise d'Indo-Chine, pour aucun
gouvernement les longues prévisions, les vues à grande portée:
je conviens, comme je le disais tout à l'heure, que les événe-
ments ont plus souventconduit la politique que la politique n'a
dirigé les événements; mais je tenais, pour le cabinet que j'ai
l'honneur de présider, à faire remanpier à la (>hambre, en
l'appelant des souvenirs qui s'oublient si vite, qu'il n'y avait
pas, après tout, dans la part que nous avons prise à cette grande
atïaire, ce manque absolu de prévisions et d'esprit de suite que
les partis nous jettent comme un grief.
Est-ce que vous voulez me permettre de vous citer ce que
j'avais l'honneur de vous dire, il y a un peu plus d'un an, à la
séance du 31 octobre et à la séance du II décembre? Le
31 octobre, nous vous apportions un programme ; nous vous
demandions votre confiance, non pas aveugle et illimitée, mais
pour une œuvre déterminée. Cette œuvre, quelle était-elle?
J'avais l'honneur de dire, le 31 octobre :
« On nous dit : Que voulez-vous faire alors? Messieurs, rien
de plus que ce que nous avons demandé à la Chambre de nous
autoriser à faire : nous voulons nous établir solidement dans le
Delta, nous emparer de Sontay et de Bac-Ninh. et nous ne
doutons pas que les renforts qui vont arriver au Tonkin, qui y
sont peut-être déjà à l'heure qu'il est, n'ajoutent ce nouvel
exploit à tant d'autres accomplis par des troupes qui sont en
nombre inférieur, vis-à-vis d'ennemis bien armés, à ce qu'il
paraît, et nomlu-eux, mais {|ui suppléent par le courage et la
AKKAIKES DU ïo.NkIN. 417
boime organisation à loiil ir (iiii pt'iii Iciii iiijUKjiicr sons li'
rapport du nombre. »
El j'ajoulais :
« Nous voulons nous emparer de ces deux forlen'sst'sdu Ddla,
les seules qui nous mancjuent encore, et nous vous promettons
que, quand nous serons là, personne ne nous en cliassera;
nous y serons inexpugnables.
« Ah ! je sais bien que cela ne fait pas ralTaire de certains
conseillers. >'ous en avons autour de nous qui nous disent :
« Il ne faudrait pas agir de celle façon. Il serait beaucoup plus
simple, beaucoup plus catégorique d'envoyer lù-bas 2U ou
3UUU0 hommes, s'il le faut, et de dire à la Chine : Vous allez
reconnaître nos droits sur le Tonkin ou nous vous déclarerons
la guerre ! »
« Messieurs, nous ne sommes pas de celte polilique-làl Nous
cioyons qu'avec le temps, avec les forces que nous vous avons
demandées, nous resterons solidement élal)lis dans le délia
du Song-Koï, et nous attendrons que les événements éclairent
ceux qui ont coutume, depuis tant de siècles, de ne baisser
pavillon que devant les faits accomplis. »
Et, quelques jours après, dans la séance du 11 décembre,
précisant mieux encore la pensée du Gouvernement, je disais :
« Nous voulons être forts dans le Delta, nous voulons en
tenir les points stratégiques. Pourquoi? Parce que, lorsque nous
serons forts nous aurons la cerlitude de pouvoir négocier ;
parce que, pour négocier avec le gouvernement impérial, il
nous semble quil faut lui démontrer que la France n'est pas
décidée à se retirer incessamment devant lui.
« Nous croyons qu'une démonstration de celte nature est
désormais le préalable nécessaire de toute négociation sérieuse,
et nous sommes convaincus que la reprise des négociations en
serait la conséquence immédiate, et non pas seulement la
i-eprise, mais la conclusion de négociations sérieuses.
« Voilà la première étape, et nous croyons à son succès. »
Messieurs, nous étions-nous trompés? La première étape
a-t-elle eu le succès que nous annoncions?
Bac-Ninh tombait le 12 mars, Hong-Hoa le 12 mai et, dès le
2 mai, le Tsong-Li-Yamen manifestait l'intention de terminer
l'affaire par voie amiable, et, pour premier gage de sa bonne
J . Ferry, Discours, V. 27
418 DISCOURS DE JULES FERHY.
volonté, le gouvernement de Pékin rappelait de son ambassade
le marquis de Tseng, dont le rôle est connu. C'était une
première satisfaction donnée à la dignité de la France.
Je ne veux rien dire déplus à ce sujet : mon devoir est
d'entrer le plus rapidement possible dans la situation pré-
sente.
Le Gouvernement possède, à cet égard, des renseignements
qu'il est dans son rôle de recueillir, dans son devoir de
soumettre aux Chambres, et vous ne trouverez pas mauvais que
cet examen doive m'entraincr à certaines longueurs, et à un
certain nombre de lectures, pour me permettre de rétablir, par
des documents, la vérité sur notre situation actuelle au Tonkin,
tant au point de vue militaire qu'au point de vue administratif.
[Parlez! parlez!)
II le faut, messieurs, dans un intérêt très supérieur à celui
de ce cabinet, dans l'intérêt du pays ébranlé, troublé par des
polémiques dont il n'a pas toujours saisi le fil, et qui n'a pas
toujours eu sous les yeux des informations très exactes et très
impartiales.
La première chose à faire, c'est de dire à ce pays la vérité
sur cette situation politique et administrative... [Très bien! très
bien! à gauche et au centre. — Interruptions à droite), de la lui
montrer telle qu'elle est, et de dégager ce tableau d'un certain
nombre d'idées préconçues, lancées par le mauvais vouloir des
uns, par l'impatience des autres, et qui, peu à peu, prennent
possession de l'esprit public, on ne sait comment et par quelle
vertu singulière.
Ainsi, on s'en va disant — et l'opinion incline à le croire,
parce que beaucoup de journaux le répètent — que notre corps
expéditionnaii'e au Tonkin est dans une situation très difficile,
que son héroïsme seul lui permet de lutter contre les difficultés
de cette situation, qu'il est assiégé dans le Delta, qu'il est
prisonnier! Messieurs, pour la sécurité du pays, comme pour
l'honneur de notre armée, je proteste absolument contre une
assertion d'une si parfaite fausseté. Je sais que les journaux
d'opposition se plaisent à comparer la situation du corps expé-
ditionnaire actuel à celle du malheureux Rivière, lorsque,
enfermé dans Hanoï, il faisait cette sortie si imprudente pour
donner de l'air à ses troupes, comme il le disait.
\ll AlltKS III TONM.N. 419
M. To.NY Ukvillo.n. — Celle sorlie a éh- faile par ordre du minis-
tère.
M. LE Président j)U coxsEiri. — Eli bien, niossiours. il n'y
a aucun raniiort entre les deux époques. Singuliers prisonniers
que ceux qui, à Iheurc qu'il est, aux applaudissements de la
France, ont pris contre les Chinois une si vigoureuse oITensive!
Car ce n'est pas une situation de défensive, c'est une situation
d'oiïensive. messieurs, (|ue notre corps expéditionnaire lient en
ce moment au Tonkin. C'est le 27 septembre que le général
Brière de l'Isle, qui avait pris le commandement quelques jours
auparavant, nous annonçait l'arrivée d'un corps d'invasion
cbinois par la route de Lang-Son, par le défilé de Loc-Nàn, et,
dans cette même dépêche, il nous écrivait, avec une fière
assurance, à laquelle l'événement a donné raison : « Je vais les
refouler par une opération rapide et décisive. »
Et en effet, messieurs, le 3, le 6, le 8, le 10, le 1 1 octobre, à
Kep. sur la rivière du Loc-Nàn. ot dans la vallée, à Chu, nous
avons vu la colonne envoyée par le général Brière de l'Isle,
combattant un contre quatre, un contre six, enlevant le camp
retranché des Chinois, leur coupant, cette fois, la ligne de
retraite et, en huit jours, leur tuant 5000 hommes et deux
généraux!
M. Pr\x-1*aris. — Alors il n'y a phis de Chinois! {Munnures au
centre.)
M. LE Président du conseil. — Je puis vous citer le
rapport écrit par le général Brière de l'Isle au milieu de cette
expédition victorieuse.
Le 9 octobre, il écrit :
« C'est à ces admirables serviteurs que le Gouvernement
doit des récompenses, gagnées dans les brillants combats livrés
depuis huit jours dans le Loc-Nàn et à Kep, sous une tempé-
rature de feu et au milieu de souffrances dont le général de
Négrier lui-même ne se faisait aucune idée avant cette
campagne, ainsi qu'il me l'écrivait il y a deux jours. « Il fait
encore très chaud, m'écrit encoi-e mon valeureux camarade et
collaborateur dévoué. Jamais des troupes ne se sont trouvées
dans d'aussi détestables conditions. Mais telle est la valeur de
notre troupier que son moral reste excellent malgré ses
souffrances. »
420 DISCOURS DE JULES FERRY.
« Je quitte Hanoï dans quelques jours pour me porter sur le
théâtre des opérations que le général de Négrier conduit si
brillamment. Le colonel Donnier, de son côté, a eu également
5 à 6000 réguliers devant lui dans le Nam-Loc-Nam; il y en a
peut-être autant du côlé du Yenthé. C'était donc une armée de
15 à 18000 réguliers qui envahissaient le Tonkin. Après qu'ils
auront été refoulés dans les montagnes vers Lang-Son, je vais
leur fermer les routes, par trois postes solidement fortifiés et
armés, à Kep, et sans doute à Yenthé ou environs. C'est cette
ligne que je vais inspecter, en me tenant près de Négrier, dans
le cas où il aurait besoin de repos avant la fin de notre besogne.
Aussitôt mes postes établis, je vais opérer avec les bâtiments de
guerre et l'infanterie de marine vers Tien-Y^en, pour empêcher
les renforts de venir du nord, pour combler les vides que nous
avons faits dans une si large mesure dans les rangs de l'ennemi.
Je serai sans doute amené à occuper un point vers Tien-Yen.
« Nos troupes sont admirables : avec de pareils braves
gens, il n'y a pas à considérer le nombre. Je ne prévois pas
que je sois réduit à vous demander le moindre renfort. » {Vifs
applaudissements à gauche et au centre.) Yii^ ùdM?, cette même
lettre, le brave général, prévoyant, avec une grande perspica-
cité, quil aurait avant peu à porter ses elforts sur un autre
point, nous écrivait : « La situation s'assombrit aussi du côlé
du fleuve Rouge en amont de Hong-Hoa ; on ne me signale de
réguliers, de ce côté, qu'à Laokaï, mais des nuées de bandes
de Pavillons-Noirs et autres Annamites et Muongs ravagent la
haute vallée et celle de la rivière Claire. Il faudra aussi nettoyer
cette région jusqu'au premier rapide. »
Comme on avait, en huit jours, repoussé, au début, l'invasion
du côté du Sud, c'est en huit jours encore qu'on nettoie la
région du Nord, et qu'on repousse l'invasion des Pavillons-
Noirs, descendus au nombre de 8000, mêlés aux réguliers du
Yunnan; du 13 au 20 octobre, les envahisseurs du Nord multi-
plient leurs attaques contre la citadelle de Tuyen-Quang; ils
sont repoussés, sans nous faire perdre ni un mort ni unl)lessé.
Le 20 novembre, sur la canonnière VJi clair, nous avons un
blessé, le premier dans cette campagne. Le 15, on signale
8000 Chinois sur le haut fleuve; ce sont des Pavillons-Noirs et
des réguliers mêlés. Le colonel Duchesue se porte à leur
AFI AIIIKS Itr TONKIN. 421
rencontre le 19 et le 20, malgré les ouvrages fortifies, rpic les
Chinois excellent à construire avec une très grande rapidité et
beaucoup d'habileté; il les culbute, et, dans ces deux journées,
qui ne nous coûtent que S tués et 25 blessés, il les refoule
complètement dans la région des forêts et des montagnes;
tout cela en dix jours. [Appl aadissements .)
Messieurs, j'insiste sur ces faits qui vous sont connus, non
pas seulement pour en reporter l'honneur à nos héroïques
soldats, qui n'ont jamais montré avec plus d'éclat ce que peut
la bravoure fi'ancaise, unie à la science, à la discipline et à la
bonne lactique ; j'y insiste surtout pour répondre à certains
détracteurs qui se plaisent à assombrir ce tableau, pour ceux
qui parlent ici de cris de détresse poussés par le pays. A enten-
dre certains propos, à lire beaucoup de journaux, il semblerait,
et l'étranger doit le croire, qu'en réalité nous sommes aux
prises avec des désastres nouveaux; que notre armée, malgré
sa valeur, aurait subi des pertes considérables, qu'elle serait
tenue en échec par les Chinois. C'est le contraire qui est la
vérilé. Pour le corps expéditionnaire du ïonkin, c'est la
victoire, la victoire quotidienne qui est l'état normal. [Applau-
dissements sur lin grand nombre de bancs.)
M. Le Provost dk Laiwav. — Combien y a-t-il de malades?
M. LE Président du conseil. — Vous le savez; les pièces
ont été impi'imées. La situation sanitaire est des plus satisfai-
santes pour le corps expéditionnaire. [Inlemipiiunsà droite.)
M. Le Provost de Launay. — On affirme qu'il y a S 000 malades.
M. LE Président du conseil. — Mais, dit-on , si nos
troupes sont victorieuses, pourquoi ne poursuivent-elles pas
l'ennemi? Messieurs, je rencontre ici une de ces opinions qui
prennent pied, qui s'installent, qui s'emparent, en quelque
sorte, des esprits, et contre lesquelles il est difficile de réagir,
mais qu'un examen attentif, sérieux, appuyé sur de bonnes
informations, ne tardera certainement pas à rectifier. Il y a
dans le public une tendance à croire qu'on fait preuve de
faiblesse en ne poursuivant pas, — on ne dit pas jusqu'où, —
les bandes ou les réguliers chinois que nos troupes dispersent
si vaillamment. Cela a toujours été, ce fut toujours l'écueil des
opérations entreprises à grande distance, dans tous les pays,
422 DISCOURS DE JULES FERRY.
que la critique à laquelle elles sont naturellement soumises, de
la part d'un grand nombre de personnes qui ont plus de zèle,
plus de bonnes intentions que d'informations et de compétence.
Il n'y a rien de dangereux, messieurs, comme de faire des
plans de campagne à trois mille lieues de distance. {Interrup-
tions à droite.) C'est la tendance toute naturelle, ti'ès légitime,
des écrivains militaires... alors même qu'ils sont de simples
civils. [Sourires.] C'est la tendance de ceux qui jugent. Il y a
toute une littérature militaire, qui est fortintéressante, et dans
laquelle certainement les chefs de notre armée, ceux qui l'orga-
nisent et qui la conduisent, trouvent souvent à glaner. Mais,
messieurs, ce qui est permis à un journaliste, à un écrivain qui,
si distingué qu'il soit, n'a, en définitive, que la responsabilité
de sa parole et de sa pensée, n'est pas permis à un gouverne-
ment qui a la responsai)ilité des alïaires. Son premier devoir
est de s'en rapporter aux chefs qui sont là-bas, de les consulter
respectueusement, dirai-je, de s'en l'apporter à eux sur les
questions de stratégie, de défense et de limites à donner aux
opérations militaires.
M. DK La^junais. — Il est bien dommage qu'on n'ait pas suivi
ce conseil en 1871.
M. Paul de Cassagnac. — A l'époque où tant d'avocats faisaient
des plans de campagne.
M. LE Président DU conseil. — Vous pensez bien, messieurs,
et aucun de vous n'en doute, qu'il n'est pas possible que cette
première pensée ne nous soit pas venue : après la victoire, la
poursuite, et pourquoi s'arrêter en chemin? Cette pensée nous
est venue comme à beaucoup d'autres : nous avons interrogé,
nous avons voulu savoir, nous avons écrit et nous avons pu, ce
qui vaut mieux encore, conférer avec M. le général Millot et
avec les officiers de son état-major. Eh bien, depuis leur retour,
j'ai été absolument converti, parce que j'ai été violemment
frappé par les raisons qu'ils nous ont données. Il y a, sur ce
point, beaucoup de documents, mais il y a, comme documents
décisifs, les rapports qui, aussitôt après la prise de Bac-Ninh et
deHong-Hoa, nous ont été envoyés par le commandant en chef
du corps expéditionnaire. Nous avons pu causer avec lui de
ces rapports, et nous nous sommes trouvés coidii-més, par son
témoignage oral et personnel, dans l'opinion que leur h:'Cture
AFI'AIKKS DU Td.NKIN. 123
nous avait donnée. Nous tenons .uianti coniplr de ce témoi-
gnage, et je suis bien aise de le dire, au sujet d'un général (|ni a
été en butte à beaucoup de critiques : toutes ces critiques sont
mal fondées. Le général Millot a apporté dans celle alïaire
autant de perspicacité et de justesse d'esprit dans la conduite
des alïaices civiles, que de i-ésolution dans la direction des
affaires militaires. [Interruptions à droite.)
M. DE I.A Roc.HEi'OiCAiLr», DUC DE BiSACCiA. — Il lalluil le laisser
au Tonkin !
M. Le I*bovost de I.ac.\av. — l'ourquoi Tavez-voiis rappelé?
M. LE Président du conseil. — Vous savez bien (|u"il
voulait revenir. { Exclamations à droite.) 11 ne peut y avoir là-
dessus l'ombi'e d'un doute.
M. Paul de Cassagnac. — Il a quitté le Tonkin la mort dans
l'a nie.
M. LE Président du conseil. — Il la quitté, écceuré des
attaques de la presse qui vous soutient...
M. Le PnovosT de Lai.nav. — Il ne la lisait pas encore.
Un membre. — Non, mais il lisait le Times.
M. Cr.NÉo d'Oiinano. — Il ne lisait pas rrn/;v;)isrj/(,Y/H<.'
M. le Président du conseil. — Je voudrais mettre sous
vos yeux quelques passages du rapport de M. le général Millot,
sur celte question si délicate, si difficile et si importante de
savoir à quel point devait s'arrêter l'opération du Tonkin. Le
général Millot était d'avis qu'il convenait d'arrêter l'occupation
à Taï-Nguyen, à Yen Thé et à Kep. Pour quelles raisons ? Parce
que, disait-il, ce sont les limites des territoires habités et habi-
tables, et que c'est là que commence le désert. Ainsi, pour
Ta'i-Nguyen, le poste au nord, veis la montagne, vers ce pays
de Cao-Bang, dont il est si souvent (piestion, voici le tableau
qu'il en fait. Il est intéressant :
« La navigation du Song-Cau semble s'arrêter à Ta'i-Nguyen ;
les villages en amont n'ont plus de barques; ils ne se servent
que de petits radeaux légers; les plus rapprochés sont encore
habités par des Annamites; les autres appartiennent aux
Muongs. Les routes de Taï-Xguyen et de Cao-Bang traversent, à
peu près, des solitudes; elles tombent bientôt dans des terrains
l'avinés ou couverts de forêts. On peut donc considérer Taï-
Nguyen, de même que Kep, que la deuxième brigade avait
124 DlSCOUIiS DE JLI.ES FERRY.
atteint, comme étant sur la limite de la région habitée et
cultivée au-dessus du delta du Tonkin. Ce sont les clés du bas
pays. Une force militaire qui voudrait envahir de ce côté la
riche contrée qui s'étend jusqu'à la mer, aurait besoin pour
vivre de ces deux points. Leur occupation s'impose aux posses-
seurs du Delta. »
Il entre dans plus de détails sur la situation deKep :
« La colonne principale, dit-il, était à 10 kilomètres de Kep
lorsqu'elle reçut l'ordre du général en chef de suspendre la
poursuite. Il n'y avait, en effet, plus lieu de la continuer, la
colonne ayant atteint les régions incultes du vaste territoire de
Lang-Son. Du point où nos troupes se sont arrêtées, on voit le
chemin se poursuivre et serpenter entre des mamelons de plus
en plus élevés et de plus en plus boisés. A 10 kilomètres
environ, et barrant l'horizon dans le nord, se dresse une chaîne
de montagnes dont la hauteur peut être évaluée à un millier
de mètres, et qui semble courir de l'est à l'ouest. Elle est
couverte de belles forêts jusqu'au sommet, et sa silhouette est
bizarrement dentelée.
« A partir de Kep, plus trace d'habitations ni de culture.
Au point de vue de l'occupation du Delta, Kep a une impor-
tance indiscutable : il se trouve en arrière du long détilc que
forme la route de Chine, et en garde le débouché. C'est une
excellente position défensive contre une agression venant du
nord; il y aurait un intérêt majeur à y établir un fortin et à
l'occuper par une petite garnison. »
Ainsi se résume, sur cette question dont se préoccupe
l'opinion française, le sentiment des hommes compétents.
A ceux qui disent : « Mais sortez de ce cercle, portez vos pas
plus loin, » ils vous répondi'ont avec la plus grande netteté
et la conviction la plus entière : « Vous demandez une chose
dont nous contestons l'intérêt. Comme frontières militaires
défensives, celles que nous avons choisies et qui abritent les
terres habitées et habitables, les terres cultivées et cultivables
et une population de 10 millions d'habitants, valent toutes
les frontières. Comme bases d'opérations militaires contre
les Chinois, les points que vous indiquez sont absolument
condamnés : car ce serait une faute militaire de la plus haute
gravité, un véritable danger que d'aller placer nos bases d'opé-
.\II AlliKS m: TONKIN. 423
rations à douze ou treize jours de nos centres d'approvisionne-
ment. Il vaut mieux avoir le (l(''sert devant soi que de l'avoir à
dos. » {Très bien!)
M. I.or.KROv. — Pourquoi avez-vous signé le traité de Ticn-Tsin ?
( Humeurs diverses.)
M. LE Président du conseil. — Messieurs, cela ne veut
pas direcpie la réuion déserte, mal connue, peu lialulée, dont
la lopograpliie est pour nous un mystère, n'ait aucun prix,
(|u'elle doive être abandonnée, mais cela veut dire qu'il ne faut
pas lui appliquer le même traitement qu'aux parties habitées et
riches du ïonkin. Dans ces dernières, nous pouvons établirune
administration solide, une domination sérieuse; dans l'autre
l'écion, il faudi'a aviser à d'autres moyens, — comme l'expli-
(juait dans la commission >[. le général Millot. par exemple, —
entrer en arrangement avec les peuples qui, de longue date, ont
été refoulés dans ces montagnes, bMir concéder certains privi-
lèges, exiger d'eux des impôts moins lourds, et obtenir d'eux,
en échange, l'exercice — sous un protectorat plus large que le
protectorat que nous étendons sur les autres ^tarties du Tonkin
— d'une police particulière, d'une administration spéciale.
Une même règle n'est pas applicable à tous les pays : ici,
nous avons affaire à une civilisation annamite relativement
très avancée ; là, nous avons alfaire à un pays presque sauvage.
Eh bien, le problème de l'assimilation ou de la conquête se
pose, sur l'un et l'autre territoire, dans des conditions tout à
fait dilTérentes : c'est pourquoi, messieurs, les chefs militaires
se sont toujours refusés à faire entrer dans leurs plans de
campagne les immenses régions désertes, non cultivées, non
cultivables, à peine connues, qui s'étendent au nord de la ligne
de forteresses dont je viens de vous pai-ler tout à l'heure.
Messieurs, telle est notre situation militaire au Tonkin : non
seulement cette .situation est bonne, mais elle est excellente,
rassurante; elle ne peut motiver aucune anxiété, et il serait
fort regrettable que l'opinion publique conçût la moindre
inquiétude sur la sécurité de nos soldats, et sur la pleine et
entière possession qui nous est désormais acquise de la région
du Tonkin, qu'on a appelé spirituellement « le Tonkin où l'on
mange », de cette vallée qui contient les 10 millions d'habitants
qui sont l'avenir et la fortune de notre conquête.
42:5 DISCOURS DE JULES FEHUY.
Messieurs, je voudrais maintenant vous dire un mot de la
situation administrative de noire conquête; je voudrais, atin
de remettre ici encore les choses au point, si vous me permettez
l'expression, vous montrer avec des documents écrits et précis,
qu'il y a un moyen terme entre les tableaux de détresse,
d'abandon, de désordre, que quelques-uns vous tracent, et les
descriptions enchanteresses que vous avaient apportées, en
d'autres temps, des voyageurs fort intéressants, comme
l'honorable M. Dupuis.
Un membre à gauche. — Et auxquelles vous avez cru !
M. LE Président du conseil. — Il y a un moyen terme, en
elïet, et ce moyen terme, c'est la vérité même, c'est celle qui
ressort des documents que je vais faire passer sous vos yeux.
Avant les derniers événements, au lendemain du traité de
Tien-Tsin, comme nous avions tout droit de nous croire en paix
du côté de la Chine, nous avons essayé, messieurs, de poser
au Tonkin les bases d'une administration française. Nous
avons cherché à organiser ce Protectorat, qui est une concep-
tion de la plus haute importance, à laquelle il faut se tenir,
pour bien des raisons qui ont déjà été dites et que je ne répé-
terai pas. Le Protectorat est, en effet, li-ès supérieur à la
conquête : il n'impose pas au conquérant les mêmes i-esponsa-
l)ihtés ; il est beaucoup plus économique pour la métropole ; il
n'exige pas cette nuée de fonctionnaires et d'employés qui,
quoi qu'ils fassent et quelque connaissance qu'ils puissent avoir
de la langue et des mœurs annamites, restent toujours des
Français d'origine, peu capables de manier dans le détail la
population indigène.
Le Protectorat a donc toutes sortes d'avantages : il faut le
maintenir, mais il faut l'organiser; il faut trouver une combi-
naison qui soit un juste milieu entre une sujétion complète et
une autonomie absolue. C'est cette combinaison que nous
éludions, que nous étions en train d'essayer, messieurs,
lorsque les derniers événements ont éclaté, et, dès lors, par la
force même des choses, les intérêts militaires ont primé les
intérêts administratifs. On était arrivé pourtant à poser des
principes, et on pouvait déjà constater des résultats, concevoir
de légitimes espérances. C'est encore dans un rapport de
AFl-AlItES DU TONKIN. 427
M. lo général Millut, du 8 juin 188i, (|ue je vais prendre
quelques renseignements qui, je crois, vous meUronl en pré-
sence de la réalité.
'< Si maintenant, dit le général Millot, j'examine la silnalinn
politiciue du Tonkin, mes appréciations sont bien dillérentes. »
— La première partie du rapport avait trait aux rappoi'ts du
Protectoi'at avec la cour d'Annam. C'est un sujet que je tiai-
terai tout à l'heure, si vous me le permettez. — « Si,maintenanl,
j'examine la situation politique du Tonkin, mes appréciations
sont bien difTérenles. L'indiience française s'établit visiblement,
et, pour la majorité du peuple tonkinois, nous sommes des
sauveurs. Depuis 1873, l'ordre est profondément troublé dans
ce pays, et l'on peut dire que le peuple est seul à en souiïi'ir.
Le défaut de sécurité a entravé les travaux de l'agriculture, en
dépit de la ténacité du paysan tonkinois, que l'on voit souvent,
à deux pas du champ de bataille, retournei- sa terre, repiquer
son riz, avec cette tranquillité insouciante qui lui vient sans
doute de la triste habitude qu'il a prise de l'incertitude du
lendemain. Les revers essuyés par les Chinois ont éloigné ces
bandes indisciphuées et faméUipies qui dévoraient le pays; nos
colonnes, parcourant les provinces, dispersent les troupes de
pillards; sous la protection de nos postes militaires, les villes
se construisent, les ateliers s'emplissent, le commerce se
réveille; enfin, les mandarins que nous avons rétablis sur leurs
sièges, malgré l'intimidation exercée par la cour et ses ambas-
sadeurs, commencent à faire renaître le règne de la justice.
« D'autre part, je constate que les bandes de pillards se
dispersent : les troupes de Lu-Vinh-Phuoc ont remonté vers le
nord et redoutent de nous voir marcher contre elles. Celles
qui avaient fait deTuyen-Quang leur quartier général, et par-
taient de là pour ravager les villages sur la rivière Claire, n'ont
pas résisté à nos colonnes, et, aujourd'hui, leurs chefs se
rendent à nous et demandent à servir sous noti-e drapeau.
Dans ces conditions, et par la seule force des choses, j'ai la
conviction que l'action bienfaisante de la France ne peut que
se développer rapidement, si nous conservons ici pendant au
moins une année encore des forces militaires et navales capa-
bles de tenir en respect par leur seule présence les complots de
la Chine et de la cour d'Annam, et surtout si notre Gouverne-
428 DISCOURS DE JULES FERRY.
ment veut bien se maintenir dans une attitude résolue, sans
faiblesse, sans concessions inutiles ou dangereuses en face
d'adversaii'es qui ne défendent que des privilèges inavouables,
contraires aux intérêts des peuples que nous voulons protéger,
et qui ne puisent leur force que dans la duplicité, la mauvaise
foi, opposées à la franchise et à la droiture de nos intentions.
<( En résumé, monsieur le ministre, la situation politique se
présente au Tonkin sous un jour favorable, et tout semble
concourir à attacher à vous cette population laborieuse,
patiente, robuste et si digne d'intérêt qui ne compterait pas
moins de 13 à 15 millions d âmes. Fatiguée de subir depuis des
siècles les misères de toutes sortes qu'ont entraînées les inva-
sions chinoises et les guerres civiles, lasse des exactions et des
caprices des mandarins coch inchinois que la cour de Hué a
bien soin de réserver pour les emplois au Tonkin, elle est
avide de paix et de protection, et l'on peut dire que la part qui
nous est faite est vraiment belle. Mais il ne suffit pas de
posséder des matériaux de première qualité et d'avoir de
bonnes intentions, il faut encore un plan bien conçu et de bons
agents d'exécution. » [Jrès bien! très bien! au centre.)
Messieurs, l'honorable M. Franck Chauveau, dans le dis-
cours qu'il a prononcé, et, au sein de la commission, divers
membres ont exprimé, sur la situation actuelle du Tonkin, des
opinions beaucoup plus pessimistes. Je voudrais les rectifier en
quelques mots. La commission a été très frappée de rencontrer
dans des dépêches du général Brière de l'Isle des informations
comme celle-ci : « Les pirates ont reparu entre le Song-Kau et
le Thaï-Binh », et elle nous a dit : Vous voyez bien que le Delta
n'est pas impénétrable : voilà la piraterie qui s'y installe.
Messieurs, il faut être exactement renseigné sur la piraterie
tonkinoise : ce ne sont pas du tout des pirates chinois, des
bandes de Célestes. Ce n'est pas, en un mot, une forme de
l'invasion chinoise : c'est une des formes du désordre local.
Les pirates, dont on vous parle souvent, ce sont des chefs de
village qui profitent du trouble général et du fait que nos
colonnes, occupées à refouler l'invasion chinoise, sont moins
attentives à l'intérieur, pour satisfaire leurs caprices ou leurs
vengeances. II n'est pas rare, et les rapports qu'il nous est
donné de lire en témoignent fréqui^mment, do voir le maire
AI lAIllKS l»i: iO.NKIN. 42'J
d'un village — car ce sont aussi dt's maires (jui adininislrcnl
là-bas — prendre les armes couIit un village voisin; il n'est pas
rare non plus, nialheureusenient, de voir un village chrétien,
tandis que nos soldais ne sont pas loin, tinu' vengeance d'un
village païen, ou, (juaiid nos soldats sont partis, ini village
païen tirer vengeance d'un village chrétien.
C'est un état de désordre intérieur, c'est une situation cjue
nos gouverneurs et nos chefs militaires ont parfaitement connue
en Cochinchinc. Mais que l'occupation franraise s'installe, que
la police s'organise, — je vais vous inditiuer quel en sera l'élé-
ment principal, — et tout rentrera dans l'ordre. Il existe,
disais-je, au Tonkin, les éléments d'une police : c'est là une
circonstance favorable que rencontre l'organisation de noti-e
protectorat. Vous savez, messieurs, que le général Millot, après
la prise de Bac-Ninh, a levé, avec l'autorisation du Gouverne-
ment français, des bataillons locaux ; il a encadré et organisé,
avec l'aide d'ofticiers français, ô 000 Tonkinois. Comme troupe
faisant campagne, le général Millot a déclaré qu'il n'en était
pas mécontent.
On a l'eproché à ces troupes de n'avoir pas montré dans
l'affaire de Bac-Lé une fermeté d'âme suffisante; messieurs, ce
ne sont pas de vieilles troupes comme les nôtres, chez lesquelles
le sentiment du devoir militaire et l'esprit de discipline sont
établis, développés, au point de leur faire supporter pendant
deux fois 24 heures le feu d'un ennemi caché dans les jungles
ou abrité par des rochers qui sni'plombent, et d'où la mort
tombe et pleut de toutes parts. Les Tonkinois ne sont certes pas
de ce tempérament; mais il est une besogne où ils excellent,
c'est à faire la police de la piraterie, c'est à combattre chez eux,
sur leur sol, pour faire rentrer les Annamites dans l'ordre.
C'est une tâche dont ils s'acquittent d'une manière vraiment
satisfaisante.
Il y a donc, messieurs, des éléments d'ordre considérables,
celui-là entre autres. Le Tonkinois devient très volontiers, pour
une solde très modérée, un passable soldat, et surtout un fort
bon gendarme, {/iires et mouvemenls divers.) La commission a
également relevé, dans les dépêches du général Brière de l'Isle,
quelques mots par lesquels il indiquait qu'il avait dû prendre
des mesures de rigueur contre des mandarins de Kouanu-Yen
430 DISCOURS DE JULES FEUUY.
qui étaient en état de conspiration flagrante avec les Cliinois.
Le général Millot a raconté de nouveau à la commission
l'histoire de ce mandarin d'Hanoï, le plus ancien et le plus
fidèle des serviteui'S de la France, que la cour de Hué avait
imaginé d'abord de dégrader, et que, — cette mesure n'ayant
pas suffi, — elle avait pris le parti de faire avancer de grade et
de nommer sous-secrétaire d'État à Hué, afin de s'en débarrasser
plus aisément. {Hilarité gt-névale.)
Heureusement, l'autorité française avait également refusé
d'enregistrer la dégradation et de permettre l'avancement; le
mandarin d'Hanoï est resté en place, et il y est encore. Mais
enfin, il y avait certainement là de quoi attirer l'attention de la
commission et motiver les sages recommandations que M. le
rapporteur a insérées dans son travail : il recommande à la
vigilance du Gouvernement la situation de la cour de Hué et les
intrigues de l'Annam, et c'est sur ce point, messieurs, que je
voudrais insister, si je ne fatigue pas trop votre attention par
ces détails. [Non! non! parlez I parlez!)
Messieurs, que faisons-nous à Hué?
Je résumerai toute la politique qui a été suivie depuis dix-
buit mois environ en disant que nous y faisons l'éducation
progressive du Protectorat. H n'a pas été facile de faire admettre
et accepter par le gouvernement annamite le pratectorat
français tel que nous l'entendons. Il y avait eu un premier
traité, qui n'en définissait pas bien les termes; il en étendait,
à notre avis, un peu trop le champ, et il n'en fixait pas suffisam-
ment les conditions. Nous avons envoyé M. Patenôtre à Hué.
La cour de Hué a signé, non sans résistance, — il a fallu
déposer un ultimatum, et je crois même que c'est le régent qui
a demandé qu'on déposât cet ultimatum, — la cour de Hué a
signé le traité du 6 juin.
Mais ce n'était qu'un premier pas. Vous connaissez les tra-
giques événements qui ont fait se succéder sur le trône de
l'Annam, en quelques mois, trois princes différents. Je ne veux
pas rechercher quelle est, dans ces événements, la part de
responsabilité de celui qu'on appelle le second régent, qui est
assurément l'homme important, l'homme intelligent du pays,
celui qui porte le poids des affaires et qui, véritablement, gou-
verne l'Annam; toujours est-il qu'au mois d'août dernier, nous
AKFAIHKS Di: TO.NhlN. 431
avons ap[)i-is par iiolio ivsidcnt. M. RoiDliardl. (jiii nrlail pas
encore remplace' par M. Leniaire, nomme depuis résident géné-
ral, qu'un des jeunes rois de l'Annam venait d'avoir le sort de
ses prédécesseurs, et que la cour de Hué s'était permis d'en
couronner un autre sansavoir prisi'assentimentde la Hésidcnce.
M. Reinliardt avait protesté; et, comme la protestation n'avait
pas sufli, comme un de ces débats sans fin, où les Asiatiques
excellont, s'était engagé entre noli"e représentant à Hué et les
mandarins annamites, nous avons pensé qu'il fallait recourir aux
grands moyens. M. le général Millot fut invité à envoyei- à
Hué son chef d'élat-major, M. le colonel Guerrier, avec un peu
d'infanterie et un [leu d'artillerie.
La mission fut remplie avec une très grande promptitude et
une grande sûreté d'exécution. Nos troupes prirent jtossession
de la citadelle d'où, sous de futiles pi-étextes, on les avait
jusqu'alors écartées, et, grâce à ces conjectures favorables et à
cet lieui'eux -concours d'influences diverses, la coui- d'Annani
consentit à régler d'une manière délinitive le modus vireivli du
Protectorat français; il fui entendu que, désormais, il ne pourrait
être fait aucune modification à Toi'di'e successoral, qu'il ne
pourrait être touché à aucune personne royale, installé ni
proposé de nouveaux rois sans l'assentiment préalable du
résident français...
M. DE Lk. Ror.iiEFOur.AULi), dlc de BisAccfA. — La Répuliliqne fait
des rois, maintenant !
M. LE Président du conseil. — C'était encore un pas de
plus dans ce que j'appelais tout à l'heure l'éducation progressive
de la cour d'Annam. [Mouvements divers.) C'est alors, messieurs,
que nous nous sommes résolus à organiser d'une manière déli-
nitive et stable le Protectorat. Ce Protectorat implique la créa-
tion, l'installation d'un résident général à Hué. Tant que les
opérations militaires duraient au Tonkin, et que la direclion des
affaires civiles était dans les mêmes mains que la direclion des
affaires militaires, le rôle du résident à Hué était tout n fait
subordonné, et peut-éti"e, à cause de cette subordination même,
un peu inefficace. Du jour où M. le général Millot est i-entré en
France, sur sa demande, nous avons, vous le savez, messieurs,
absolument séparé la gestion administrative de la direction
432 DISCOURS DE JULES FERHV.
militaire : le général Brière de l'Isle, à sa grande salisfaclion,
nous a-l-il dit, n'a plus dans les mains que le commandement
des troupes, et l'administration civile, comme dans les autres
colonies, est absolument distincte de l'administration militaire.
C'était donc le moment d'installer à Hué un résident général
civil. Nous avons fait choix d'un homme qui connaît parfaitement
l'Orient, la Chine, où il est resté trente ans, quoique jeune
encore : M. Lemaire, notre consul général à Shang-Hai.
M. Lemaire s'est installé le 10 octobre à Hué, et, messieurs, il
n'a vraiment pas perdu son temps depuis ce moment-là, je suis
heureux de le dire à la Chambre. Ainsi, le 25 octobre, nouveau
conflit, nouvelle aventure, nouvelle tentative d'empiétement,
d'émancipation, d'autonomie de la part des régents; cette fois,
la tentative s'exerce sur l'un d'entre eux, le régent Gia-Hong.
Sous un prétexte sur lequel je n'insisterai pas... [Interruptions)
on lui avait fait son procès; ou l'avait dégradé et remplacé, le
tout sans avoir averti le lésident général, à plus forte raison
sans en avoir demandé l'autoiisation.
On redoutait surtout l'inlluence que pouvait prendre ce
régent disgracié, et les sympathies qu'il avait montrées de
vieille date pour le Protectorat français. C'était pour nous une
double raison d'aviser, d'intervenir et de faire respecter les
droits du Protectorat; c'est ce qui fut fait. Il ne fut pas néces-
saire, cette fois, d'envoyer à Hué de l'infanterie et de l'artillerie.
Nous avions un moyen d'action extrêmement décisif et précieux
sur la cour de Hué. Hué reçoit du Tonkin tout ce qui s'y con-
somme de riz; cette ville ne peut pas en recevoir d'une autre
provenance. Vous comprenez, messieurs, que le procédé est
très simple pour être maître à Hué. [Mouvements divers.)
Messieurs, je crois qu'il est de notre rôle, à nous, gouver-
nement responsable qui rend ses comptes à une Assemblée, de
la metlre au courant des moyens d'action dont nous disposons
dans l'Extrême-Orient. Celui-là nous est particulièrement
précieux, car il est aussi peu coûteux qu'il est cflicace. Le
l)locus des arrivages de riz, voilà le moyen d'obtenir de la cour
de Hué absolument tout ce que nous voulons, sans exposer la
vie d'aucun de nos hommes. C'est grâce à ce procédé que nous
avons obtenu gain de cause. Le régent Gia-Hong a été rétabli
provisoirement; il a été entendu qu'on nous soumettrait le choix
AFFAIUKS DU ToNKI.N. 43:}
(le son successeur, et nous avons accepté le choix qui a été
l'ail pour le reuiiilacer d'un lioiunie lioiiorahle, inoll'ensif, cl
point ennemi de la France. De plus, nous avons fait souscrire
au gouvernement d'Annam un engagement supplémentaire.
[1 a été entendu et signé ipie désoi'nuiis il ni' serait plus touciui
à un régent, ni à aucun lonctioiniaire sans le concours et
l'assentiment préalable du Protectorat.
Quelques jours après, 31. Lemaire, notre nouveau l'ésident,
obtenait par avance de la cour d'Annam l'exécution du para-
graphe 3 de l'article o du traité de Hué, le droit d'audience
privée. Ce droit, dans tous les pays d'Orient, est d'une extrême
importance, car vous savez cpie toutes les dillicullés viennent
de la façon dont la personne royale est tenue en cliarte privée;
on stipule donc, dans tous les traités de protectorat, comme
garantie essentielle de l'exercice de ce protectorat, le droit
d'audience privée pour le résident qui l'cprésente la puissance
protectrice. Ce droit nous a été accordé, et il vient d'en être fait
usage pour la première fois.
Enlin, au\ dernières nouvelles, le 22 novembre, notre
résident général à Hué, M. Lemaire, nous faisait savoir que les
relations avec les régents étaient meilleures qu'elles n'avaient
jamais été, qu'ils allaient au-devant de tous nos désirs, et, par-
ticulièrement, qu'ils venaient de désarmer, sur une simple
observation, un bastion qui, jusqu'à un certain point, pouvait
dominer et gêner la partie de la citadelle où nos troupes sont
établies. J'ai le droit de dire qu'il y a là, tout au moins, le
commencement d'une organisation sérieuse et délinitive. J'ai
le droit de dire que le Protectoi'at est armé, et qu'il a tout ce
qu'il faut pour fonctionner : il est en bonnes mains, dans les
mains d'un homme habile, compétent, énei'gique. Je crois
que nous n'aurons plus avec la cour d'Annam de difliculté
sérieuse. Je suis heureux de pouvoir donner à la Chambre ces
renseignements.
M. LE COMTE DE Mau.li':. — Bien peu iiiléressanls.
M. LE Présidext du conseil. Je suis fâché qu'ils n'inté-
ressent pas riionorable interrupteur, mais je crois qu'ils ont
intéressé la Chambre... [Ti-ès bien! 1res bien! — Parlez!)
... Je dis que ces renseignements doiventparaître intéressants
à la Chambre parce qu'ils touchent à cette question que tout le
.T Fkbry, Discours, V. 28
434 DISCOURS DE JULES FEHHY.
monde se pose et que tout le monde a le droit de se poser :
« Mais enfin, celle possession du Tonkin, esl-ce quelque chose
de sérieux? Y a-t-il là un véritable avenir? Y a-t-il des res-
sources? ou bien est-ce une aventure où nous avons été conduits
par les événements, une possession qui nous coûtera toujours
plus qu'elle ne nous rapportera? « Messieurs, plus les faits se
déroulent, plus je les étudie, plus nous recueillons de docu-
ments, et plus celle conviction pénètre dans nos esprits que
véritablement la possession du Tonkin est une bonne fortune
pour la France {Inlerruplions à droite); que son avenir est
assuré, que la part des conjectui'es et des mauvaises cbances
peut être réduite dès à présent; qu'il n'y a pas là seulement
des ressources sur le papier, des populations imaginaires, mais
des réalités et presque des chiffres. [Exclmnallom ironiques à
V exlrême-gauche) .
M. Roque (de Fillol). — Presque!
M. LE PiJÉsiDEXT DU CONSEIL. Maisoui! sinon des chiffres
presque définitifs, du moins des indications qu'on peut chiffrer.
Je ne voudrais pas, messieurs, être soupçonné ou accusé d'ap-
porter ici des chiffres destinés à faire luire aux yeux du public
des espérances trompeuses. Je serai sobre de ce genre de détails ;
pourtant, j'ai le droit de me servir des travaux qui ont été faits
depuis un an par un administrateur de la plus grande distinc-
tion, M. Silvestre, qui a accompagné le général Millot au
Tonkin, qui y est resté après lui, et qui tient actuellement dans
ses mains — c'est un administrateur des affaires indigènes bien
connu — la direction des finances de ce pays. M. Silvestre a dû
naturellement, sur les ordres du gouvernement central, dresser,
aussitôt la période militaire terminée, un état des dépenses, en
un mol un budget du Tonkin pour la seconde partie de l'année,
pour le second semestre.
Ce travail nous a été envoyé; il est très détaillé, il a certai-
nement passé sous les yeux de la commission. Ce n'est pas un
aperçu fantastique ou chimérique : M. Silvestre a raisonné
d'après les faits acquis, et il était arrivé à établir, pour le second
semestre, un budget fort économique, mais contenant tout ce
qu'il fallait pour les dépenses de gouvernement, pour celles des
résidences, de l'instruction pubUque, des ports et phares, en un
mot pour les premiers besoins d'une colonie naissante. Il avait
AI-FAIIIKS ItU TO.NKIN. 435
élabli SCS pirvisioiis sur les reccUcs de la doiuino, recolU's (|ni
consliliiait'iil iino indication dc^ moins Ironipeiisos, car, pour
le cours de la dernière année, les derniers mois ne sont certai-
nement pas des mois de grand rapport, an point de vue douanier.
Vous compi'enez, en clVet, à (juel point d'alVaihiisst'int'nl de
longues années de guerre et de désordres ont dû amener le ren-
dement des douanes tonkinoises. M. Silvestre était pourtant
arrivé à estimer à un million environ le produit des droits de
douane et celui des droits sur Topium. Il pensait qu'en deman-
dant une somme égale à la métropole, on ferait face à tous Ifs
besoins du Protectorat, et son travail me paraissait si bien étal)li
que, je ne crains pas de Ir dire, ses prévisions auraient été
justiliées par l'événement.
Mais, messieurs, ce n'est là qu'un budget de début, un
Ijudgct des mauvais jours. Nous avons demandé à l'adminis-
tration des colonies de nous fournir, grâce k dilïerents rensei-
gnements qu'elle a pu recueillir soit au Tonkin, soit en Cocliin-
cbine, un aperçu plus étendu, plus lai-ge, des prévisions plus
complètes sur les ressources du ïonkin, en supposant, bien
entendu, le rétablissement d'un état normal et de rapports
pacifiques du côté de la Cliine, un budget de paix, en un mot,
et non un budget de guerre. Très certainement, ce genre de
considérations d'une très grande impoi'tance, c'est l'avenir
même de la colonie, c'est la raison d'être de notre occupation,
c'est la justilication de nos elVorts et de nos dépenses. Ce travail
a été fait avec beaucoup de soin; il s'appuie sur des éléments
qui n'ont pas été inventés, qui n'ont pas été groupés pour les
besoins de la cause.
Il est calculé, en elïet, sur le compte des recettes du royaume
d'Annam, par province, pour un des derniers exercices, pour
l'exercice 1878. Vous savez, messieurs, que les impôts les plus
faciles à percevoir dans ces régions sont les impôts établis
d'ancienne date, c'est-à-dii"e, d'une part, l'impôt de capitation,
et, de l'autre, l'impôt foncier, l'impôt des rizières. C'est,
messieurs, je le disais, la principale ressource des pays
d'Extrême-Orient; c'est aussi la ressource principale et le fond
même des recettes du budget de l'Annam. Eh bien, quel est le
chiffre authentique des recettes du royaume d'Annam par pro-
vinces, pour l'exercice 1878? L'administration des colonies a
43G DISCOURS DE JULES FERRY.
SOUS les yeux un extrait authentique des registres du ministère
des finances de Hué : ce document accuse, pour l'impôt ancien,
composé de la contribution foncière et de la contribution per-
sonnelle, un revenu total de 18 millions et demi, dont la part
payée par le Tonldn, — environ les trois cinquièmes, — est
de il 140000 francs.
El ce n'est pas là, messieurs, une ressource imaginaire, c'est
une perception assurée. Voilà un premier élément d'apprécia-
tion, élément que vous jugerez être d'une grande importance,
si vous vous reportez à l'accroissement, véritablement merveil-
leux, qu'on a réalisé en Cochinchine par un sage aménagement
de l'impôt, et par la réduction des tarifs de la contribution sur
les rizières, si intelligemment aménagée par la colonie de la
Cochinchine. Ainsi, non pas après vingt ans d'occupation, mais
après la première période quinquennale, en Cochinchine, pays
absolument analogue au Tonkin, au point de vue de la consti-
tution de la propriété, des mœurs, de l'administration, du sol
même, l'impôt des villages et de la contribution personnelle,
dont je vous donnais l'ensemble pour l'Annam en 1878, est
moulé de 1 100000 francs à 4 millions, sous la seule influence
du rétablissement de l'ordre et d'une administration plus
équitable.
Dans l'évaluation du budget de l'avenir de noire possession
du Tonkin, les hommes compétents qu'on a consultés ont fait
entrer les produits de la régie de l'opium. En Cochinchine, dans
ce même délai de cinq ans, dont je vous donnais toul à l'heure
les résultats, l'impôt sur l'opium était monté, parle seul fait d'une
administration plus sage, de 490 000 francs à 2 700 000 francs.
Messieurs, la régie de l'opium au Tonkin sera établie aux frais
de l'administration de la Cochinchine; la colonie s'offre à faire
tous les frais de premier établissement de la régie. Elle a, en
elTet, un double intérêt à lavoir établir à Saigon : d'abord, celui
d'une réduction sur les frais généraux, ensuite l'avantage
d'avoir chez elle la direction des contributions directes de la
péninsule indo-chinoise.
Eh bien, dans le procès-verbal d'une commission réunie à
Saigon, composée des hommes les plus compétents dans la
matière, et chargée d'étudier un projet tendant à étendre la
régie des contributions indirectes au Tonkin, dans le procès-
AFFAIRES DU TO.NKIN. 437
verbal de cetto commission, ivdiiié par le sous-inspoctoiir do la
régie de Cooliiiicliine, rcslimatioii (|iit' voici a élo doniici' puiir
le produit net de la vente de ropinm dans le premier exercice
de la régie dans l'Annam : ce produit atteindrait à une somme
qui ne serait [)as moindre f|iie quatre millions cl demi, {/iniit
à droite et sur quehiuott bancs à rjaHclie.)
M. Ar.iiAnii, ironiquement. — Inipùl civdisateur et moralisateur!
31. LE Président du conseil. — L'opium est le tabac des
asiatiques, messieurs ! Il ne faut pas trop s'en elTarouclier.
M. Pail dk Cassacnac. — C'est un jujjson !
M. LE Présidext du conseil. — Comme le tabac! [On rit.)
Voix à droite. — Oui, c'est vrai, mais c'est plus prompt !
M. LE Président du conseil. — Je crois donc, messieurs,
que l'administration des colonies ne nous donne que des prévi-
sions raisonnables lorsqu'elle nous dit que, dans la première ou
la seconde année du fonctionnement régulier de cette nouvelle
organisation financière, on obtiendra, par les différentes régies
et par l'économie qui résultera de leur fonctionnement, une
ressource de plus de 11 millions.
M. Le Provost de Laixay. — L'amiral Peyrou a dit le contraire
à la commission. Il a dit que le pays était ruiné.
M. LE Président. — Nullement. L'amiral a dit à la commission
que le pays avait été ruiné par la guerre, qu'il \m fallait, pour se
remettre de cette longue oppression, de ces longues souffrances, une
année, peut-être deux années, d'une bonne, paisible et régulière
administration, et qu'à l'heure actuelle, les douanes donnaient envi-
ron 80 ou 100 000 francs par mois. Voilà ce qu'a dit l'amiral ; il ne s'est
nullement élevé contre des prévisions que j'emprunte, du reste, à
son rapport.
M. DiREAU DE Vailcomte. — lia dit que le seul impôt de capita-
tion devait rapporter 7 à 8 millions. (Bruit à Ve.rlrihnc-ijauctie.)
M. Georges Perin. — Cela dépendra de la façon dont il sera établi.
M. LE l^RÉsiDENT. — Messieurs, n'interrompez ni dans un sens ni
dans l'autre ; veuillez laisser M. le Président du conseil faire sou
exposé.
M. A.NDRiErx. — Tout cela, c'est du domaine de la fantaisie!
{Bruit à gauclie.)
M. le Président du conseil. — Il faudrait démontrer,
monsieur Andrieux, qu'il y a de la fantaisie dans les cbiffres
que j'apporte k la tribune.
4:^8 DISCOUnS DE JULES FERRY.
M. Andriei'x. — Je n"ai rien à démontrer...
31. LE Peésident du conseil. — C'est plus commode.
M. Andrieux... c'est à vous de faire la démonstration. Du reste,
je vous demande pardon : je ne voulais pas vous interrompre.
M. LE Président du conseil. — Ce serait à vous de faire
la contre-démonstration. Je vous apporte des chiffres, je vous en
indique l'origine, je m'appuie sur des documents authentiques,
puisque je cite le registre des revenus de perception du royaume
d'Annam en 1878, et les procès-verbaux, soigneusement déli-
bérés et discutés, d'une assemblée des fonctionnaires les plus
compétents dans la matière. [Approbation sur plusieurs boucs à
gauche.) Je trouve qu'avec de pareils documents, de pareils
moyens de contrôle, il est permis de dire, sans être accusé de
jeter de la poudre aux yeux et de tromperie public sur la valeur
de la colonie nouvelle, qu'elle est réservée à un avenir plus
beau, parce qu'elle est plus considérable et plus peuplée que
celle de la Cochinchine elle-même, dont vous connaissez la
brillante histoire.
M. Georges Perix. — Nous discuterons cela plus tard, quand
nous discuterons le budget ; la contradiction sera facile à établir.
Nous reviendrons sur cette question.
M. LE Président du conseil. — Je ne demande pas mieux
que d'y revenir. Messieurs, je conviens que, pour réaliser toutes
ces espérances, surtout pour les réaliser dans un temps assez
prochain, il faut que l'ordre soit rétabli au Tonkin, et que nous
entretenions avec la Chine des rapports pacitiques, résultant
soit d'un traité en forme, soit de l'établissement d'un modiis
Vivendi. [Très bien! très bien! sur divers bancs à gauche et au
centre.)
Ces relations pacifiques, celte sécurité, nous les trouvions
dans le traité du 11 mai. (M. le Président du conseil échange
quelques mots à voix basse avec M. le Président.)
De divers côlcs. — lîeposez-vous !
M. le Président du conseil. — Si la Chambre me le
permet, avant d'aborder cet autre ordre d'idées, je lui deman-
derai quelques instants de repos.
Sur un grand nombre de bancs. — Oui ! oui !
M. LE Président. — La séance va être suspendue.
ATI \llti;s m T(»NKI\. 439
l.a séance, siispeiiiliic à trois lieiucs (luaiaiiLe-ciiKj, est icinisc à
quatre heures dix inimités.
M. LK PRKsn)i:NT. — La parole est à M. le Président du conseil.
M. LE PiiÉsiDEXT DU CONSEIL. — Messicufs , jan'ivc aux
événements (jiii font, en réalité, l'ohjet du débat actuel, et je
l'enconlre sur le seuil de cette seconde partie de ma discussion
les questions de riionorahle M. Granet. Nous avions en mains
le traité de Tien-Tsin; nous l'avons perdu par suite d'un incident
qui a été ici très soigneusement étudié, sur le(|uel la commission
s'est livrée à une enquête tout à l'ait approfondie, et dont nous
connaissons actuellement, d'une façon plus complète encore
qu'au 15 août dernier, toute l'histoire ellout le développement.
A ce sujet, M. Granet me pose une pivmière question : « Éles-
vous toujours, me dit-il, au sujet de l'incident que vous avez
appelé le guet-apens de Bac-Lé, du même avis qu'au lo août
dernier? »
Je lui réponds, messieurs, sans liésitei", (lue mon sentiment
sur le cai'actère de cet événement, et sur les responsabilités qui
en dé)ivent, n'a pas changé depuis le 15 août. Je tiens ce que
vous appelez l'incident de Bac-Lé pour un acte de mauvaise foi,
une surprise déloyale, un guet-apens. [Très bien ! très bien! au
centre et. svr dicers bancs ii (jauche.)
Je sais bien, messieurs, que personne ici ne songe à se faire
avocat de la Chine, et je ne fais à aucun de mes collègues
l'outrage même d'une insinuation de cette nature, mais je crois
avoir le droit d'adresser une prière à quelques-uns d'entre eux.
Qu'ils y songent: il est bien loin de leur pensée de plaider la
cause de la Chine, et pourtant ils se laissent aller à développer
ici les arguments du gouvernement chinois. Vous avez examiné
de très près, messieurs les membres de la commission, le fait de
Bac-Lé, vous en avez compulsé les pièces, et M. Granet, dans
son discours d'hier, a relevé, on peut le dire, à la loupe, les
dilïérentes responsabilités que nos agents peuvent poi'ter de ce
chef.
L'honorable M. Granet dit d'abord : « Des fautes ont été
commises : il y a les fautes de M. le commandant Fournier, il y a
les fautes diplomatiques. M. le coiumandant Fournier a commis
la grande faute d'aller trouver Li-Hong-Chang sans interprète
à lui, sans un interprète dont il fût sûr. Il a commis cette autre
410 DISCOURS DE JULES FEIiHY.
faute lie ne pas se faire donner par Li-Hona-Chang ou une
signature ou un accusé de réception ; il a été trop confiant, ou
si sa déposition, telle qu'elle s'est produite devant la commis-
sion, le décharge de ce grief d'excessive confiance, ceux qui
l'ont remplacé dans la direction de cette alTaire ont montré une
confiance plus grande que la sienne et qui engage aussi leur
responsabilité. »
Messieurs, il est facile de faire, après coup, la critique d'un
négociateur, et il est un peu cruel de traiter ce négociateur avec
une si excessive sévérité, quand ce sont les événements, qui,
par un coup de fortune dont a profité la France et dont elle
profitera encore, ont fait d'un officier, d'un officier de mérite,
un diplomate improvisé.
M. La Vieille. — D'un très brillant officier.
M. LE Président du conseil. — La vérité telle qu'elle se
dégage pour moi, la vérité à laquelle je donnerais presque, si
j'en avais le droit, la forme d'un jugement, est celle-ci : dans
ma conviction absolue, M. le commandant Fournier a cru à la
parole du vice-roi, il a compté sur cette parole, il y a ajouté
pleine confiance ; et je ne suis pas bien sûr que les scrupules,
les hésitations, les réticences dont il a fait part àla commission,
cette pensée qui aurait traversé son esprit, qu'en définitive
Li-Hong-Chang ne pouvait engager que sa personne, et que le
dernier mot devait être dit par le Tsong-Li-Yamen, je ne suis pas
bien persuadé (]ue cette pensée de défiance, il l'ait l'éellement
eue le 17 août. Je crois qu'il avait confiance, et la preuve, c'est
qu'il nous a donné confiance: la preuve, c'est qu'il nous a télé-
graphié qu'il avait amené le vice-roi à accepter des dates fixes
pour l'évacution certaine, [l'rès bien ! très bien! au centre.)
Il ne nous a pas fait part des restrictions et des réticences
dont il a fait l'exposé à la commission. Il faut dire toute la vérité
sans vouloir porter la moindre atteinte au caractère et à la haute
intelligence de M. le commandant Fournier ; je le répète, M. le
commandant Fournier a rendu un très grand service à son pays,
lorsque, grâce aux relations personnelles qu'il avait nouées de
iongue date avec Li-Hong-Chang, il l'amena à signer le traité de
Tien-Tsin, traité qui ferait honneur à un diplomate de profes-
sion, tant les termes en ont été soigneusement arrêtés. Que, le
17 mai, M. le commandant Fournier ait montré trop de confiance
AIIAIliKS IH: TONKIN. 111
au sujet tlo révaciialion, iin'il ail en luil d»^ iif pas dcniainItT la
signature de Li-Hoiig-CliaiiL:, jf nt'xaiiiinf pas, je nt- disniii'
pas cctle rpieslion parliculirre :je dirai sfuli'iiionl à la (liainlui'
qu'il ne nous a pas fait part de ces restrictions, et (pu* nous
avons clé autoi'isés à croire que Li-Hong-Cliangétait le niaitrr
d'exécuter le traité coiniiu' il avait été le maître de h' signer.
{Bni'il et \nlerriii)('iûns n rjaui-/ii\ — 7'}-ès bien ! 1res Ineti l au
centre.)
Celte conliance. messieurs, la situation tout entière la
commandait. Vous avez lu, dans les annexes, les rappoi'ts de
M. l'amiral Lespès. Le premier de ces ra[iportsest daté de Tien-
Tsin, 18 mai. Est-ce qu'il met en doute que le traité s'exécutera?
Est-ce qu'il met en doute que Li-Hong-Cliang ail donné sa
parole, qu'il y ait eu parole écliangée entre M. le commandant
Fournier et le vice-roi du Tché-Li? S'il avait conçu le moindre
doute, si M. le commandant Fournier avait eu dans son esprit,
en partant pour la France, le moindre soupçon, est-ce que
M. l'amiral Lespès s'exprimerait, dans son l'apport du 18 mai,
dans les termes suivants?
« Au moment de mon arrivée à Tien-ïsin, le commandant
Fournier remettait une note au vice-roi qui l'a acceptée entiè-
rement, et dans laquelle les mesures à prendre par le gouver-
nement chinois et les dates précises fixées pour l'évacuation des
garnisons du Tonkin. notamment de celles de Langson, Caohang
et Laokaï, étaient parfaitement définies. Communication de
cette note et de son acceptation a été donnée au général Millot
et à l'amiral Courbet. »
Et si vous vous l'apportez aux deux rapports suivants, c'est
toujours avec le même sentiment de confiance que, parlant de
ce qui s'était passé àTien-Tsiii, à savoir l'acceptation des délais
d'évacuation fixés par M. le commandant Fournier, c'est encore
avec la même assurance que s'exprime, dans son second rapport,
M. l'amiral. Lespès. Je sais bien qu'on lui reproche de n'avoir
pas posé la question et, dans son entrevue avec le Tsong-Li-
Yamen, d'avoir, avec un soin tout particulier, évité de réveiller
un débat brûlant ou difficile.
Voici le rapport de M. l'amiral Lespès :
« M. le vicomte de Semallé, notre chargé d'affaires, consi-
dérait la position à Pékin comme tout à fait délicate 11 avait
J4-> DISCOURS DE JULES EEHIiY.
reçu un accueil tiès froiil, peu de jours auparavant, du Tsong-
Li-Yanien, et plusieurs ministres étrangers, notamment M. de
Lucas, ministre d'Italie, lui avaient dit tenir de membres du
gouvernement que la convention de Tien-Tsin ne serait pas
exécutée, et que l'impérati-ice, éclairée par l'opinion générale,
reviendrait sur l'approbation qu'elle avait déjà donnée.
« Je priai M. de Semallé de demander de suite, pour moi,
une audience du Tsong-Li-Yamen ; elle fut fixée au mardi 27 mai.
Je m'y rendis en grande tenue, accompagné de mes aides de
camp, ainsi que par le chargé d'atïaires et le personnel de la
légation.
« Nous fûmes reçus au Yamen par Beylé-Kouang, qui a
remplacé le prince Kong à la présidence du conseil, et par quatre
membres de ce conseil. Sans être précisément cordial, l'accueil
que je reçus fut des plus courtois. Je dis à ces messieurs que
j'étais heureux de faire leur connaissance personnelle, que mon
voyage à Pékin n'avait pas eu d'autre but et qu'ils devaient y
voir la preuve du ferme désir qu'avait le gouvernement de
la République d'entretenir désormais des relations de bonne
amitié et de bon voisinage avec le Céleste-Empire ; que c'était,
d'ailleurs, la conséquence naturelle de la convention signée
dernièrement à Tien-Tsin, convention qui répondait aux intérêts
bien compris de nos deux gouvernements.
« Le Beylé-Kouang me fît une réponse banale; il me dit
pourtant que c'était aussi le désir de son gouvernement. Son
attitude, comme celle des autres membres du conseil, était
certainement bienveillante ; mais elle m'a semblé aussi celle de
gens peu habitués aux affaires, et un peu gênés par la solennité
dont j'avais cru bon de m'entourer.
« L'impression produite sur M. de Semallé et sur ceux de
ces messieurs qui ont plus que moi l'habitude des Chinois, a été
bonne comme la mienne. Il nous a semblé que, si le propos
rapporté par le ministre d'Italie eût eu un fondement sérieux,
le prince Kouang n'aurait pas manqué de saisir l'occasion que
je lui offrais pour me parler de la convention, et pour me dire
ce que son gouvernement en pensait. Je dois conclure de son
sdence à cet égard que l'exécution des premières mesures de la
convention, c'est-à-dire l'évacuation des garnisons chinoises du
Tonkin, n'est plus douteuse aujourd'hui.
AI r.MiiKs ik: TONKI.N. 413
« J'en attendrai la nouvelle à Tclié-Foii, où je concentre les
navires de la division, alin d'être prêt à agir, si, contre mes
prévisions, les clioses ne se passaient pas au ïonkin comme
elles ont été arrêtées. Dans ce cas, je crois qu'il si-rait hon de
saisir immédiatement un gage, et, après vous avoir consulté
par télégraphe, je n'hésiterais pas à occuper les mines de Kélung
et le nord de Forniose. »
Et, messieurs, tel était l'état d'cspiit de tout le monde à
Tien-Tsin à ce moment-là, particulièrement de l'amiral Lcspès,
que, lorsque lui arriva à Tciié-Fou la nouvelle du guet-ai)ensde
Bac-Lé, son premier cri fut... Je le trouve dans une dépêche
du 3U juin :
<i Tclii'-Fou. 30 juin.
« Je reçois votre télégramme. Je ne connais pas encore la
réponse du vice-roi. »
On lui avait dit : « Voyez le vice-roi; la convention est
violée. » — u Je ne connais pas encore, dit-il. la réponse du
vice-roi; mais je suis persuadé que la Chine est de honne foi,
et je crois aune erreur sur la nature des troupes engagées. »
Et presque au même moment, le commandant Fournier, qui,
étant à Port-Saïd, y apprenait le désastre, l'écroulement subit
de son œuvre, rapporte que son premier cri avait été, comme
celui de l'amiral Lespès : u Ce ne sont pas les réguliers chinois
qui ont attaqué, ce sont des irréguliers qui sont restés là-bas ;
il ne peut y avoir de trahison de la part du gouvernement
chinois. »
Messieurs, sur cette bonne foi, sur cette conliance excessive,
sur cette absence de certaines précautions, sur cette précaution
singulière elle-même qui consiste à hésiter à engager une
conversation délicate avec le partenaire vis-à-vis duquel on se
trouve placé, sur tout cela on peut faire des réflexions, on peut
étaidii' la responsabilité du commandant Fournier et criliipier
sa conduite ; mais tout cela n'atténue en rien la responsabilité
du gouvernement chinois, tout cela n'ôte pas à l'aventure de
Bac-Lé le caractère odieux de guet-apens; tout cela ne fait pas
que le gouvernement chinois puisse soutenir (ju'il ne connaissait
pas les dates fixées par le commandant Fournier, quand nous
avons, dans la lettre que celui-ci avait fait remettre au lieute-
4U DISCOURS DE JULES FEltKY.
iiant-colonelDugenne, la preuve manifeste que les dates étaient
parfaitement connues.
M. CLÉJiiiNCEAu. — Nous ne l'avons jamais contesté.
M. LE Pkésidext nu conseil. — Le gouvernement cliinois
connaissait ces dates, les chefs des troupes de la frontière les
connaissaient également. El cela ressort encore des déclarations
mêmes du mandarin chinois haut placé, ayant autorité sur les
difl'érents fonctionnaires civils et militaires de la frontière,
auquel, lors de l'incident de Bac-Lé, eut affaire le lieutenant-
colonel Dugenne. Permettez-moi de vous lire le passage :
« A dix heures, un nouvel émissaire se présenta. Il se dit
envoyé par le vice-roi du Quang-Si pour faire connaître aux
militaires, qui pourraient l'ignorer, que lapaix était signée, pour
empêcher toute collision entre les troupes françaises et chinoises
et hâter le mouvement de retraite de ces dernières.
« Cet individu avait évidemment connaissance de la teneur
de la lettre apportée par le premier parlementaire. Il me
demanda, sans insister toutefois, de laisser aux colonnes
chinoises, dont la marche était très lente dans ce pays de
montagnes, le temps de s'écouler.
« Je lui demandai si, en sa qualité d'envoyé du vice-roi du
Quang-Si, il avait autorité sur les chefs militaires. Sur sa
réponse affirmative, je lui dis que mes instructions ne me
permettaient pas d'arrêter la marche de la colonne ; pour couper
court h toute difllculté, il n'avait qu'à inviter le commandant
des troupes chinoises à commencer immédiatement son mouve-
ment de retraite. Il me répondit, après un moment de réflexion,
qu'il donnerait cet ordre et en assurerait l'exécution.
« Je lui exprimai mon indignation d'avoir été reçu à coups
de fusil par des soldats qui savaient que leur nation était
en paix avec la nôtre. Il m'assura que l'avant-garde n'avait pas
été attaquée par des soldats chinois, mais simplement, par des
handits du Nuy-Dong-Naï. Je lui exprimai le désir de voir le
chef militaire. Il me répondit que ce chef ne ferait aucune
difficulté pour venir à mon camp, qu'il l'y conduirait lui-
même. Puis il prit congé de moi. »
Vous savez la scène qui suit; vous savez que le haut mandarin
qui a le commandent supérieur des troupes reparaît deux heures
après.
I
AIIAIliKS m KiNKIN. 4-15
« A lieux liouirs tiviilc du soir, je lus iiiCurnié ijue renvoyé
du vice-roi (lu Quan.ii-Si el le commandanl des troupes chinoises,
suivi d'une escoi'le nombreuse, étaient arrivés aux avant-iiosles,
où ils s'étaient ariètés, déclarant no pas vouloir aller plus loin.
Je charjieai le coniiuandant (Irelin (Tailcr les recevoir. Cet
officier supéi-ieur les enga.uea à l'accouipauner au camp, l/fu-
voyé du .ûOuveriuMn- du Quang-Si parut disposé à l'y suivie;
(juantau chef militaire, il déclara tout d'ahord (ju^il ne dépas-
serait pas l;i limite des provinces de Bac-Ninhet de Lang-Son;
puis, sur les instances de son collègue, il dit (pi'il viendrait
jusqu'au camp, mais (pi'il voulait avant loul ciiaiigt-r de
vêtenu^nt.
« Il se retira avec son escoi'te ; l'envoyé du vice-roi s'éloigna
à son tour; ni l'un ni l'autre ne reparut. A trois heures, je
icnvoyai aux avant-postes chinois le parlementaiic que j'avais
reçu dans la matinée. Je lui remis pour le commandant des
troupes chinoises une lettre ainsi conçue: « Dans une heure,
les troupes françaises reprendront leur marche. »
Vous savez le reste, vous savez ce qui s'est passé : c'est la
preuve de l'entière bonne foi de M. le lieutenant-colonel
Dugenne, et de l'ahominahle perfidie dont il a été victime, de
la part du parlementaire et du commandant chinois et du vice-
roi du Quang-Si, de ce mandarin qui s'est approché du camp
français pour voir s'il y a là 3 OUU hommes ou s'il n'y en a ■
que 9U0, et, comme il constate qu'il y en a seulement 900, fait
tirer sur eux et ordonne, et non seulement on tire sur eux, comme
on ferait sur du gibier, permettez-moi l'expression, embusqués
que l'on est dans les broussailles et montés sur une chaîne de
rochers (jui dépasse de 100 mètres le défilé, mais, à la faveurde
cette embuscade, on tire sur eux pendant l'après-midi du 22 et
toute la journée du lendemain 1 Et l'on dit qu'il n'y a pas eu de
guet-apensi qu'il n'y a pas eu de trahison ! et Ton dit qu'il n'y
a là qu'un malentendu 1
M. CLÉMENCEAr. • — Nous n'avoiis jamais dit, qu'il n'y avait pas
(rahisoii de la part de la Cliiue, monsieur le Président du conseil :
(■'est voire agenl, M. de Semallé, qui s'est servi de l'ex^^ression dont
vous parlez.
31. LE Peésidext du conseil. — Je dis seulement qu'on a
prétendu cju'il y avait eu un malentendu.
416 DISCOURS DE JULES FEIIUY.
M. Raoul Duval. — Le général Millot s'est servi dos mêmes
expressions. [Bruit.)
M. LE Président du conseil. — M. de Semallé n'était pas
à Bac-Lé et pouvait avoir une appréciation ditïérenle de celle
qui résulte du récit des faits et des détails précis, incontestables,
que je viens, pour la deuxième fois, de placer sous les veux de
la Chambre. Je dis que c'est un guet-apens que d'avoir attiré
dans un piège et massacré la petite colonne qui allait prendi-e
possession pacifiquement de la place de Lang-Son. Et je dis que
le gouvernement chinois, à la responsabilité de ses commandants
miUtaires. a ajouté la sienne propre, car, au lieu de s'en dégager
par un franc désaveu qui eût changé singulièrement la face des
choses, qu'a-t-il fait?
Le Tsong-Li-Yamen a répliqué par des arrogances : il a
soutenu le droit de ses troupes, il n'a pas eu une parole de
blâme pour ceux qui avaient massacré nos soldats, et il nous a
fait savoir, dans le premier moment de son humeur insolente,
qu'il mettait beaucoup de bonté dans ses relations avec nous en
ne persistant plus à nous demander une indemnité.
M. Paul de Cassagnac. — Déclarez la guerre, alors!
M. LE Président du conseil. — Est-ce que nous pouvions
supporter cela ?
Est-ce que la France l'aurait supporté? Est-ce qu'il ne fallait
pas demander une réparation? Est-ce que, par cette provocante
et arrogante attitude, on ne s'attendait pas à déchaîner le
mouvement d'opinion publique dont j'étais l'organe lorsque,
interpellé par l'honorable M. Blancsubé, j'ai dit à cette tribune
que ces choses-là se payent?
Messieurs, ce que je dis est si vrai qu'il frappe même les
esprits les moins prévenus en notre faveur. A l'heure qu'il est,
comme je vais tout à l'heure vous le conlirmer par des expli-
cations plus détaillées, il y a une tentative de bons oftices de la
part du gouvernement anglais.
La Chine y a eu recours, et l'Angleterre a le désir de faciliter
une solution amiable. Eh bien, à propos de cette tentative, mais
revenant sur le fond même de l'incident, sur son caractère, que
dit le Times, ce journal dont on a pu dire si souvent qu'il
semblait inspire par la légation chinoise? Le Times, qui certes
AFFAIUKS l)i: ïiiNKIN 447
ne nous flatte pas, que dil-il? Il vciii liioii no pas accuser, aussi
vivement que nous avons le droit do io faiiv, la mauvaise foi
chinoise; dans une certaine mesure, il admol fju'il y a ou
malentendu plutôt que trahison : mais croyez-vous qu'il prélendo
que ce malentendu ne donne pas, tout aussi bien qu'une trahison,
ouvei-ture à une indemnité? Ecoutez-le ; c'est un article on date
du 24 novembre ; je ne l'ai pas fait faii'O... {L\vclamaiions sur
divers bancs.)
M. (ir.ORGKs Peri.n. — Personne ne vous eu ;i accusé jusqu'à
présent, monsieur le Minisire.
M. Clkme.\ce\i'. — Nous l'auiions iicut-ède pensé, mais nous ne
l'aurions pas dit.
M. LE COMTE DE Douville-Maillefei:. — Voilà un mot tle trop!
M. Pail de Cassagxac. — Précédemment, l'auteur de cet article
a été nommé officier de la Légion d'honneur.
M. LE Président du conseil. — Le Timo.s s'occupe avec
beaucoup de gravité et d'autorité — et son aqtorité est grande
en Angleterre et au dehors — du conllit franco-chinois, et
surtout des tentatives de médiation, des bons oftices, auxquels
l'Angleterre s'emploie en ce moment. Il donne aux deux parties
des conseils de modération.
Quant à nous, nous sommes, vous le savez, tout disposés à
les écouter, ces conseils ; notre conduite, au cours de cette
atïaire, a parfois passé les bornes de la modération. Mais le
Times s'adresse aussi à la Chine, et il lui dit « (pi'elle ne doit pas
compter pouvoir se moquer de la France, ni lui porter dos délis
avec impunité. Malheureusement, ajoute-t-il, tous les membres
du Tsong-Li-Yamen, qui, depuis le début du conllit. n'ont
cessé de se montrer infatués d'eux-mêmes et de leur pays, ne
connaissent point l'Europe comme le marquis de Tseng. On leur
a dit qu'une guerre avec la Chine entraînerait la France dans
de lourdes dépenses, et de là ils ont conclu que le Gouverne-
ment français se résignerait à tout pour éviter la guerre. Aucun
calcul ne pouvait être plus erroné. La France n'a point voulu
envoyer une grande armée pour réduire un ennemi qu'elle sait
toujours pouvoir écraser, et cela pour ne pas se couviir de
ridicule. Mais que la Chine ne s'y méprenne pas : le jour où la
France s'apercevra que les Chinois mettent en doute sa puis-
sance, alors toute crainte de lidicule s'évanouira, et aucune
418 DISCOURS DE JULES FEHHY.
dôpense n'arrêtera la Franco jusqu'à ce qu'elle ail infligé à la
Chine une sévère leçon... »
M. Paul de G.vssagnac. — Après les élections !
M. LE Président du conseil, continuant. — « Que ceux qui
tiennent entre leurs mains les rènes du Gouvernement y pren-
nent donc garde, et, tandis qu'il leur l'este encore une porte
ouverte pour arriver à la paix, qu'ils se liaient donc d'entamer
les négociations avec une entière bonne foi. Les détours elles
subterfuges pour gagner du temps ne leur serviront de rien. Ils
n'ont déjà que trop abusé de ces artifices, dignes de diplomates
barbares; et, comme maintenant les hommes d'Éiat chinois
manifestent le désir d'être jugés selon les lois de la politique
européenne, ils doivent tout d'abord commencer eux-mêmes
par les accepter sans détour. Lindemnité pécuniaire réclamée
par la France a été jusqu'ici la principale entrave à une entente
entre les deux puissances, et ce parce que les ressources liiian-
cières de la Chine ne lui permettaient pas d'en payer une. Mais
la Fi'ance a le di-oit de demander un équivalent. Car il ne faut
pas oublier que, quoique l'allaire de Lang-Son soit le résultat
d'un malentendu, la Chine, par le mauvais vouloir qu'elle a
montré dans les négociations, a entraîné la France dans des
dépenses de gueire considérables, qui auraient dû être évitées et
qui autorisent une demande d'indemnité. »
Voilà, messieurs, le jugement d'un témoin qui est souvent
sévère pour nous; voilà comment, quelque atténuation qu'on
cherche à apporter, au point de vue chinois, aux événements si
malheureux de Bac-Lé, on ne peut sérieusement contester, on
ne peut pas ne pas admettre le principe de responsabilité. C'est
ce sentiment, messieurs, qui m'a amené à la tribune le 7 juillet
dernier; c'est ce sentiment qui vous a conduits, après une discus-
sion de deux jours, à voter l'ordre du jour du 16 août.
En présence d'un acte coupable, que nous ne pouvions laisser
passer sans protestation ni accepter sans réparation, nous
avions, messieurs, à nous demander quel parti il fallait prendre.
Fallait-il nous jeter immédiatement dans une politique belli-
queuse et déclarer la guerre, ou suflisail-il d'exercer ce qu'on a
appelé la politique des gages? Sur ce point, messieurs, s'est
établie une double discussion : une discussion théorique et une
discussion politique.
AFI'AlliKS IH TdNKIN. 449
Au point (le vue théorique, on a soutenu (|u'urit' (h'clar.ilion
(le .uuerre en forme l'tait iR'cessaiiv; on a luèine dit — eesl le
luit et la |iens(^'e dune des interpellations sur les<pu3lles le (h'-hat
est ouvert en ce moment — (pie tout en prali(|uant la poliliipie
(les ffatres avec l'autorisation de la Chambre, le Gouvernement
avait violé la Constitution. Messieurs, j'avoue trt''s sinciM-euicnt
fpie rinlért''t de celte discussion lhéori(jue méchappe. S'il y a,
en elïet, une chose évidente, c'est (pie le pouvoir léjzislalif, le
l'arlement, a donné son complet et préalable assentiment aux
mesures que nous lui avons annoncées. Cette politique de
ua^es, on la lui a proposée; on lui a clairement demandé son
approbation, il la donnée : l'accord s'est établi complètement
entre la volonté du Corps législatif et la pi'oposition ministé-
rielle. Peut-on soutenir, en vérité, que la Constitution ait voulu
autre chose? Est-ce que la Constitution a décidé qu'il y aurait
une procédure particulière de déclaration de guerre, je ne sais
quel cérémonial emprunté aux usages de l'ancienne Rome?
Est-ce que, au siècle où nous sommes, on apporte la paix ou la
guerre dans le pli d'une toge de pourpre?
Au temps où nous vivons, la guerre peut se produire et
éclater sous mille formes diverses; mais la garantie fondamen-
tale exigée par notre régime, ce qui constitue la constitution-
nalité, la régularité juridique, ce n'est rien autre chose que
l'accord préalable des deux pouvoirs, manifesté dans la forme
d'un vote d'ordre du jour, ou d'un vote de crédit ayant pour but
un objet déterminé. Voilà tout ce que je veux dire de la discus-
sion théorique. A mes yeux, elle a peu d'intérêt. En eiïet, en
prati(piant ce que je viens d'appeler, ce que l'on a appelé avant
moi la politique des gages, nous nous placions dans une situa-
tion bien connue en droit intei-national, parce qu'elle est fort
ancienne dans la pratique des nations civilisées.
La politique des gages, le blocus pacihque et les actes
d'hostilité qui peuvent s'ensuivre, sans guerre préalablement
déclarée, est un moyen de coercition qui a été pratiqué dans ce
siècle par toutes les puissances européennes ou a peu près, dans
des circonstances très diverses et très nombreuses.
M. GiMio d'Ounano. -- Ces puissances n'avaient pas la Conslitii-
tion que nous avons! Elles n'étaient pas sous le régime de l'arLicle 9.
{Rumeurs.)
J. Ferry, Di.icows, Y. 29
450 DISCOURS DE JLLES FEHRY.
M. LE Président du conseil. — On cite, entre autres, comme
un des exemples les plus célèbres, les plus formels de blocus
pacifique, le blocus prolongé pendant plusieurs années des
côtes de Grèce, en 1827, par l'Angleterre, la France et la Russie.
Tout le monde sait que la bataille de Navarin a été livrée et que
la flotte turque a été détruite sans déclaration de guerre pi'éa-
lable, uniquement parce que les vaisseaux turcs ont voulu forcer
le blocus établi sur les côtes de Grèce par les trois puissances
précitées.
Désirez-vous que je cite d'autres exemples? De 1827 à 1830,
la France bloque les côtes des Étals du dey d'Alger, et le blocus
se termine par la prise d'Alger. En 1831, la flotte française,
envoyée sur les côtes du Portugal, bloque plusieurs ports,
capture un gi-and nombre de navires, francbit de vive force le
Tage et menace d'enlever Lisbonne. En 1833, la France et
l'Angleterre bloquent les Pays-Bas, sans déclaration de guerre.
En 1836, l'Angleterre bloque les ports de la Nouvelle-Grenade,
toujours sans déclaration de guerre. En 1S38, la France blo(|ue
les ports du Mexique et s'empare de Saint-Jean-d'Ulloa. En 1838,
la France établit le blocus devant les ports de la République
Argentine. Eu 1840, l'Angleterre bloque les ports du royaume
de Naples, s'empare de la flotte militaire du roi de Naples et
d'un grand nombre de navires marcbands. En 184o, la France
et l'Angleterre blo(iuent les ports de la République Argentine.
En 1850, l'Angleterre bloque la côte de Grèce; sa flotte capture
un certain nombre de navires. En 1860, l'Espagne bloque les
ports du Mexi(jue. En 1860, le Piémont bloque Gaëte, le roi de
Naples est assiégé. En 1862, l'Angleterre bloque le port de
Rio-de-Janeiro...
Voilà, messieurs, de quoi donner droit de cité dans le Code
international à une action militaire qui, assurément, rentre
dans les actes d'bostililé, mais ne présuppose pas, pour être
régulière et produire ses effets légaux, une déclaration de guerre
en forme. Eh bien, messieurs, nous avons pensé qu'il y avait
des avantages marqués à employer cette procédure d'exécution
militaire. Nous avons pensé que, pour l'efficacité du blocus lui-
même, qu'en vue des difficultés «pie nous pouvons recontrer au
cours de l'exécution, qu'eu égard enfin à la situation particulière
des puissances qui ont avec la Cliine des relations commerciales,
AI I AlliKS l»i; TONKIiN. 431
il y avait de très j^rands avanla,û;<\^ à suivre la politique des
uajïes sans déclaration de pueiro, à faire la jiuorre roiiinie nous
la faisons, sans recourir à une déclaralion préalahli'.
Cette manière de procéder avait, à nos yeux, trois sortes
d'avantages : le premier, c'est de laisser la porte toujours
ouverte aux négociations; le second, c'est de laisser subsister,
— ce qui a bien son importance, — l'état conventionnel anté-
rieur. Nous vivons avec la Cbine sous le régime du traité de 18G0,
qui tious assui'e certains droits : la possession et l'occupation
paisilde de certaines concessions, et même la convention de
Ïien-Tsin, (pii est l'objet de ce débat, pas plus que celles que je
vous rappelais, n'est point abolie par l'état d'hostilité dans
lecpiel nous nous trouvons vis-à-vis de la Clii)ie; tandis qu'une
guerre en forme, une guerre déclarée, eût tout rendu caduc. Et
enfin, il était d'une sagesse élémentaire — les orateurs de Top-
position dans l'une et l'autre Cliambres n"ont jamais cessé
d'insister sur ce point délicat, — il était d'une sagesse élémen-
taire de ne pas compliquer notre conflit avec la Chine de dilTé-
rends ou de difficultés avec les puissances neutres. Or, la
déclaration de guerre, non seulement nous donnait le droit,
mais nous imposait, en quelque sorte, le devoir de nous en
prendre au commerce des neutres.
Par ces considérations, et dans un esprit dont je crois que
l'Europe a apprécié la modération, nous nous sommes arrêtés à
la politique des gages, et c'est à cette politique que nous enten-
dons nous tenir. Je le répète, messieurs, de crainte de ne pas
l'avoir dit assez haut et assez ferme, vous avez autorisé cette poli-
tique. Je rappelle les paroles que j'avais l'honneur de prononcer
devant vous le 15 août, et qui ont été suivies du vote des
crédits et de l'ordre du jour : « Nous ne vous demandons pas,
disais-je, de déclarer la guerre; nous vous demandons, sous la
forme d'un ordre du jour qui ne laisse aucun dout»; au cabinet
de Pékin sur les volontés de la France, l'autorisation de conti-
nuer ce que nous avons commencé à Kélung; nous vous deman-
dons de nous autoriser à prendre des gages là où nous les
croirons les meilleurs et les plus convenables. »
Nous avons pensé qu'entre tous les gages, celui de Formose
était le meilleur, le mieux choisi, le plus facile et le moins
coûteux à garder. Si nous tenons compte de ces éléments si
452 DISCOURS DE JULES FEKHV.
nécessaires dans les affaires orientales, le temps, la fermeté,
l'énergie, la persistance; si nous y mettons de la patience, je
suis convaincu que le blocus de Formose et la prise de posses-
sion de Kélung produiront un efïet utile, et détermineront, dans
les conseils du gouvernement chinois, un revirement analogue à
celui qui a suivi la prise de Bac->'inh et qui nous avait conduits
au traité de Tien-Tsin. Pourquoi Formose? a-t-on dit. Messieurs,
nous avons pensé que la situation de cette île, sa richesse, son
histoire, lui donnaient précisément ce caractère de gage utile et
de possession efficace que nous recherchions.
Je dis : sa situation, car, bien que cette île soit éloignée de
Pékin de plusieurs centaines de milles, vous n'avez qu'à jeter
les yeux sur la carte pour vous convaincre de l'iniporlance de
cette position, au milieu des mers de Chine : de ces côtes, on
menace et on commande toutes les côtes depuis Shang-Hai
jusqu'à Hanoï. La situation géographique se manifeste par elle-
même comme très avantageuse. L'histoire est plus démonstra-
tive encore, et cette histoire est toute récente, messieurs : c'est
l'histoire du conflit qui éclata, précisément à propos de l'île de
Formose, entre le gouvernement japonais et le gouvernement
chinois, en l'année 1874. Voici à quelle occasion :
Des Japonais, ou plutôt des habitants des îles de Liou-Kiou,
— îles qui, vous le savez, sont un objet de contestation entre le
Japon et la Chine, que le Japon possède de fait, sur lesquelles,
en droit, la Chine maintient une sorte de suzeraineté l'eligieuse,
— des habitants de ces îles, que les Japonais considèrent
comme leurs sujets, avaient fait naufrage sur la côte est de l'île
de Formose. Là ils étaient devenus la proie de sauvages qui font
précisément métier de piller les naufragés, sur cette côte difficile
et inhospitalière. Le gouvernement japonais crut voir dans celte
circonstance une occasion de faire valoir les prétentions qu'il
avait déjà élevées sur l'île Formose: il n'hésita pas un seul
instant; il envoya à Formose un coi'ps d'armée important,
commandé par un général. Les Japonais s'établirent, construi-
sirent des casernements, percèrent des routes et firent tout à
fait métier de colonisateurs. Mais bientôt le gouvernement
chinois s'émut, il protesta d'abord par des notes, puis le conflit
devint tellement aigu, (]ue le gouvernement anglais crut devoir
s'interposer, dans Tintérét de la paix générale.
AFFAIHKS DU TO.NKI.V. 453
Qu'est-il a.Yv[\è alors? Eli bien, le gouvernement de Pékin,
plutôt que de laisser les Japonais s'installer à Formose, consentit
à subir l'humiliation d'une indemnité. La forme fut un peu
déguisée et atténuée; on donna une somme de pour les
familles des victimes, et le reste de l'indemnité fut baptisé du
nom de remboursement des dépenses faites par le Japon pour
l'occupation de Formose. Et, en passant, cela vous prouve,
messieurs, qu'avec le gouvernement chinois la forme est beau-
coup, et que, si on la trouve, on peut être bien prés d'un arrange-
ment. {Mouvements divers.) Peut-être arriverons-nous aussi un
jour à saisir cette forme si désirable. Toujours est-il que, pour
ne pas laisser un lambeau de Formose, un coin de Formose aux
mains des Japonais, la Chine a consenti à payer une indemnité.
Eh bien, nous nous sommes dit que la Chine ne pouvait pas
voir avec moins d'inquiétude une installation de troupes fran-
çaises au nord de Formose.
Nous croyons à l'utilité de cette prise de gage. Car, je tiens à
le dire bien haut, cette entreprise ne cache aucun dessein de
conquête, et comme vous allez le voir tout à l'heure, nous
l'avons fait savoir au gouvernement chinois; nous sommes à
Formose, non en conquérants, mais en créanciers, résolus à
nous payer nous-mêmes de nos propres mains, si Ton conteste
plus longtemps notre droit, et à saisir, sous une forme quel-
conque, la réparation qui nous est due.
Hier, l'honorable M. Franck Chauveau s'est préoccupé tout
naturellement de cette question : Formose est-il un gage qui
payera les frais que sa garde entraînera? L'occupalion de la
partie de l'île que nous détenons peut-elle nous donner un
dédommagement, une garantie pécuniaire?
Eh bien, messieurs, j'ai là des chitïres tout à fait authentiques
qui ne concordent pas, il est vrai, avec ceux dont M. Franck
Chauveau a eu la communication; mais l'authenticité de ceux
que j'apporte ici ne peut, comme vous allez le voir, être mise
en doute.
M. Franck CBAivEAr. — J'avais pris les miens dans l'ouvrage de
M. Elisée Reclus. .J'ai indiqué immédiatement la source.
M. LE Président du conseil. — Nous allons voir s'il y a un
grand écart entre ceux-ci et les miens. En 1883, la douane de
Tamsui a produit 2 093 363 francs, et, si l'on ajoute aux revenus
454 DISCOURS DE JULES FERRY.
de Tamsui les revenus de Takoii, port de Formose t^galemeiit
bloque par nous, on trouve que les revenus des deux ports
représentent, pour 1883, la somme de 4 345 000 francs.
M. Georges Perin. — L'année précédente, ils avaient produit
600 000 francs. Il parait que maintenant les affaires sont prospères !
M. LE Peésident du conseil. — Je vous en demande bien
pardon, monsieur Georges Perin, mais vous êtes dans une
grande erreur. Voici le relevé des droits perçus : les chiffres ne
peuvent faire de doute, car ils résultent d'un document officiel
du gouvernement chinois. (Exclamations et rires à droite et à
l' extrême-gauche .)
M. Clemenceau, ironiquement . — Oli ! si c'est imprimé !
M. LK Président du conseil. — Attendez, messieurs! j'ai
tort de dire du gouvernement chinois, ce n'est pas tout à fait
exact : c'est un document émanant de la douane chinoise. Vous
savez que la douane chinoise est une administration européenne,
dont les écritures sont tenues avec d'autant plus de soin que les
produits de la douane sont engagés à des créanciers de dilîé-
renles nationalités. Par conséquent, ce sont des chiffres authen-
tiques que je vous produis, et voici le relevé des droits perçus
dans le port de Tamsui : en 1881, 2,255,000 francs; en 1882,
2,139,000; en 1883, 2,053,000. Il y a une baisse dans ces
revenus; c'est un fait que je vous signale, et qui peut recevoir
différentes explications, mais c'est près de 2 millions que
l'eprésentent en moyenne les revenus de chacun des deux poris.
M. Cléuenceau. — A qui sont-ils eng-ag-és"?
M. Andrieiix. — Que faites-vous des droits des créanciers?
M. Georges Perin. — Je maintiens l'exactitude de meschiflres!
M. JiLES Dpxafosse. — Mais le blocus supprime les recettes de la
douane ! [Rumeurs.)
M. le Président du conseil. — On me dit : « Le blocus
supprime les receltes de la douane ! » Cela dépend de la façon
avec laquelle on le pratique. A l'heure qu'il est, M. l'amiral
Courbet a jugé qu'un blocus hei'métique de Formose était néces-
saire; nul ne passe; mais, quand notre installation sera plus
complète, nous rouvrirons les ports de Formose aux neutres qui
consentiront à se laisser visiter; le commerce reprendra dans
les ports de Formose, et avec le commerce reviendront les
ressources qui peuvent servir de gages, de garanties ou de
MIAIKKS 1)L Td.NKI.N. 455
coiiverlurc à notre occiipalioii. [/nlerruplions à ic.ili'f''iiie-fj(iiiclie
et à droite.)
Un membre à l'extrèmc-gauche. — Mais si ces récoltes sont drjà
engagées à des créanciers.
M. i.K PiiovosT m: Lainay. — Vous devez d'abord payer l(^s ciéaii-
ciers avec elles.
M. LE Président du conseil. — D'alioid, il n'y a d'cngatié,
au prolit des créanciers de la Chine, qu'une partie des iiroduils
des douanes; ensuite, il résulte d'un travail très complet qui a
été fait récemment, que la Chine n'est pas aussi pauvre qu'elle
le dit, ou qu'on le dit, et qu'elle n'est pas aussi incapahlo de
payer une indemnité. L'année prochaine, messieurs, expii'e la
totalité des contrats par lesquels les douanes chinoises sont
engagées; c'est dans un an ou dix-huit mois que les douanes
cl)inoi.ses seront libres, et je fais cette réflexion pour i-épondre
à ceux qui nous disent avec tant d'assurance : «Une indemnité de
la Chine ? Mais vous ne l'aurez pas : elle ne poui'ra vous payer. »
{Irès bien/ très bien! sur divers bnncs à gauche et au centre.)
M. GuANET. — C'est cependant l'opinion de M. Foiunier ! (Bniil
sur les mêmes bancs.)
M. le Présidext du conseil. — Il est vraiment singulier
que l'on substitue les paroles de M. Fournier à toutes les affir-
mations et à tous les renseignements que je vous apporte. C'est
l'opinion de M. Fournier, dites-vous? Eh bien, il se trompe en
cela, voilà tout! Je vous dis que ces douanes seront libres
prochainement, que, d'ailleurs, elles ne sont pas engagées en
totalité, et que le jour où le gouvernement chinois, pour se
débarrasser des difticultés sans nombre qui s'accumulent autour
de lui en cette affaire, voudra faire des sacriOces pécuniaires, il
trouvera facilement des banquici-s auxquels il engageia tout ou
partie de ses douanes. Voila, messieurs, ce que je voulais dire
pour justifier le choix de Formose.
On demande au Gouvernement quelle est sa politique et ce
cpi'il entend faire pour réduire la Chine. Le Gouvernement
répond : Ce que nous faisons à l'heure actuelle. {Mouvements
divers.) Nous voulons nous établir fortement dans le noi'd de
Formose : nous croyons que la Chine ne nous laissera pas à
Formose, qu'elle comprendra quelque jour le danger au(iuel son
obstination pourrait la conduire, et qui serait celui-ci : la trans-
45fl DISCOUHS DE JULES FEnUY.
formation d'une occupation qui n'a qu'un caractère de gage en
saisie définitive.
A droite. — Vous le dites aux Cliinois !
M, LE Président du conseil. — A l'heure qu'il est, nous
ne sommes que des créanciers; mais, si l'on ne veut pas nous
rendre justice, si un arrangement est impossible, si toute espèce
de sentiment de conciliation est bannie des conseils du gouver-
nement chinois, eh bien, nous verrons s'il n'y a pas lieu de
transformer le caractère de notre occupation. {Approbation à
gauche el au centre.) Pour le moment, ce n'estqu'une occupation
à litre de gage, el nous la croyons suffisante, parce qu'elle est
efficace. [Interruptions à V extrême-gauche et à droite.)
M. Georges Perin, ironiquement. — Nous ajouterons Formose au
Tonkin! C'est rassurant! Il y a encore l'Annani qu'on pouri^ait
prendre !
M. Paul de Cassagnac. — Formose sera un deuxième Tonkin !
M. LE Président du coNSEir,. — Messieurs, certains esprits
ne se déclarent pas satisfaits de cet exposé d'une politique qui
est, à ce qu'il me semble, aussi claire que simple et facile à
entendre. On nous pousse, on nous interroge, on voudrait savoir
au juste le plan de campagne que nous suivons...
Voix à gauche et à f extrême-gauche. — Non ! non !
M. LE Président du conseil. — On voudrait, dans tous les
cas, et l'honorable M. Granet a posé la question d'une manière
catégorique, savoir de quelle façon nous entendons les négo-
ciations.
Messieurs, vous venez de protester avec beaucoup de viva-
cité et de sincérité lorsque j'ai parlé des exigences de publicité
ou des révélations qui s'appliqueraient au plan de campagne,
el vous avez bien raison, car nous soulTrons, en ce moment
même, dans notre campagne de Kélung, d'une indiscrétion
commise au mois d'avril. {Mouvements divers.) Il y avait alors
à Kélung et dans File de Formose quelques centaines de
soldats chinois. .le ne sais comment des faiseurs de plans
de campagne ont répandu dans tous les journaux de France
et d'Europe que la France avait des desseins sur Formose,
mais, deux mois après, des troupes chinoises s'embar-
quaient à Shang-Hai, s'installaient entre Tamsui et Kélung,
AFKA1HES l»U TONKIN. 457
et cosl à elles [tréciséiiit'iil (jne nous avons alVuire en ce inoiiicnl.
Voilà, iTiessieiii-s, un exemple topicjue de la dùmonstralion de
celle proposition qui suscite chez certaines personnes une
si grande indignation : c'est que, dans les atlaires de ce genre,
le secret est nécessaire {limita l'exlrèmc-r/auc/ie); c'i'sl (ju'il
faut être discret, car c'est grâce à l'indiscrétion d un journaliste
— je ne sais pas lequel, je n'accuse personne — que nous nous
trouvons aujourd'hui aux prises avec des diflicultés qui
n'existaient pas au mois d'avril. [Exclamations à l' extrême-
gauche et à droite).
l'ti membre à Vi'xtrvme-naiirhc. — Ce sont les journaux niinistôrieis
qui ont commis celte indiscrétion.
M. LE Président ])U conseil. — On ne m'interroge pas
sur le plan de campagne; j'en donne acte à mes collègues de
l'exlrème-gauche ; mais on m'a certainement interrogé sur les
négociations. Les questions (pii m'ont été posées ont porté
sur deux points : les négociations qui peuvent être ouvertes
avec le gouvernement anglais, et les négociations ou le projet,
le plan de négociations qui peut être conçu par le Gouvernement,
dans ses rapports avec le gouvernement chinois.
J'ai à m'expliquer sur ces deux points :
Je le ferai dans les limites de mon devoir, c'est-à-dire avec
les réserves nécessaires. Il est certain que le gouvernement
anglais essaye, en ce moment, de terminer, par ses hons oflices,
par son intervention amicale, le dilVérend franco-chinois. Les
bons offices du gouvernement anglais nous ont été olîerts, nous
ne les avions pas sollicités : c'est spontanément, amicalement,
que le cabinet britannique nous a proposé de s'interpo.ser. A
quelles conditions? Je n'ai pas à le dire ; ce n'est pas mon
secret, c'est le secret du gouvernement anglais autant que du
Gouvernement français.
3Iais la chose est vraie. Il n'est pas exact, comme vous l'avez
dit l'autre jour, monsieur Clemenceau, que le Gouvernement
français ait sollicité les bons offices de l'Angleterre ; lord
Granville n'a rien dit de pareil au banquet de Guild Hall : il
suffit de se reporter au texte de son discours pour s'en convaincre.
C'est dans le sentiment le plus cordial que l'Angleterre nous a
otTert ses bons offices. Celte intervention amicale est jugée très
diversement par mes honorahles collègues qui siègent de
i.'iS DISCOURS DE JULES FERRY.
ce côlé. [L'orateur indique textrème-rjauche.) L'honorable
M. Clemenceau n'y croit pas. Il a déclaré devant la commission
— c'est au procès-verbal — qu'il ne croyait pas aux bonnes
intentions, à la sincérité du cabinet anglais...
M. Clemenceau. — Je n'ai pas dit un mot de tout cela! C'est vous
qui m'avez dit : « Vous ne croyez pas aux bonnes intentions du
gouvernement anglais! » Vous avez trouvé ces paroles dans votre
bouche et pas du tout dans la mienne !
M. Gram'T. — C'est parfaitement exact.
M. LE Président du conseil. — Nous allons voir en ouvrant
le procès-verbal. J'y lis ceci :
« M. Clemenceau. — Croyez-vous que l'Angleterre ait intérêt
à nous appuyer? Les afTaires de Chine ne sont pas seules à la
préoccuper. Il y a Madagascar, il y a l'Égvpte. L'Angleterre
peut craindre qu'une fois libres du côté de la Chine, nous
n'agissions d'une façon plus efficace d'un autre côté.
« M. le Président du conseil. — Que voulez-vous que je vous
réponde ? Vous dites que vous ne croyez pas à la sincérité des
olïres de l'Angleterre, je n'ai rien à vous répondre... » (-4/*.'
ah ! à droite et à l extrême-gauche. — Exclamations au centre.)
M. Clemenceau. — Vous voyez bien que ce n'est pas moi qui ait
(lit cela. [Nouvelles exclamations à gauche.)
M. LE Président du conseil. — C'est très spirituel ; c'est
possible...
M. Clemenceau. Voulez-vous continuer ? monsieur le Président
du conseil"? Je ne vous demande pas de lire à haute voix; mais si
vous voulez bien lire les paroles suivantes, vous verrez que j'ai dit
absolument le contraire.
M. le Président du conseil. — Si vous n'avez pas dit que
vous ne croyiez pas à la sincérité des bons oflices de l'Angleterre,
vous avez dit quelque chose de fort approchant, puisque vous
avez mis en doute les mobiles de l'intervention anglaise, qui
sont, je le crois, quant à moi, des plus sincères et des plus
cordiaux. La Cliambi^e jugera cette casuitique. Quant à l'hono-
rable M. Lockroy, il a manifesté, à cette tribune, quelque
surprise de celte intervention, de l'état de choses qu'elle
révélait. M. Lockroy ne peut pas comprendre que la France
vive en bonne amitié avec l'Anglelerre et qu'elle soit à la
Conférence de Berlin. M. Lockroy se refuse à comprendre que
(
AFFAIRKS DU ÏUNKIN. 450
la France, en sa qualité de iiienihie t\r l.i l'aniilie riiro|M'enne.
soit (Tacconl avec les grandes puissances continentales dans les
allaires d'Egypte, et qu'elle conserve néanmoins tie bonnes
relations avec T Angle terre.
Eh bien, le fait est pourtant démonstratif et saisissant.
Qu'est-ce que cela prouve ? Cela prouve, messieurs, (pie les
romans politiques s'édifient facilement dans l'imagination des
écrivains : c'est qu'on est ti'op porté à croii'e que les puissances
européennes sont occupées perpétuellement à conspirer les
unes contre les autres, et que surtout on se trompe grandement
quand on croit que, pour être libre, maîtresse et sûre de ses
destinées et des actions, la France doit suivre une politique
d'isolement, sous le nom de politique de recueillement. C'est
que le meilleur moyen pour la F^rance de compter dans les
affaires européennes, ce n'est pas de s'isoler, mais de s'en
mêler bonnêtement, loyalement, sans arrière-pensée et avec
esprit de suite. [Très /jieni très bien! et applaudissements au
centre et à ganche. — lnteiri(plio)is à V extrême-gauche et à
droite.)
C'est par là, messieurs, c'est par là seulement que la F'rance
peut occuper en Europe le rang, peut jouir de l'autorité, du
respect et delà déférence auxquels elle a droit, et c'est à ce titre
seulement qu'elle peut, dans les deux mondes, faire valoir ses
intérêts. {Très bien! très bien!) Je constate ce fait ; il vous
surprend, mais je suis bien sûr, monsieur Lockroy, qu'il ne
vous afflige pas. Je n'en dirai pas davantage sur le côté
diplomatique de la question.
J'arrive maintenant aux diverses questions de M. Granet, à
la plus importante, à la seconde ou la troisième de celles qu'il
m'a posées. M. Granet m'a demandé, en propres termes, ce
que je pensais des dispositions de la Chine, des négociations
possibles avec elle, et il m'a surtout mis en demeure de
dire si je croyais la paix possible au prix de l'abandon d'une
indemnité; messieurs, je suis bien fâché de ne pouvoir
répondre à la question de M. Granet.
M. Granet. — Permettez...
M. LE Président du coxseil. — Veuillez me laissez conti-
nuer : vous me répondrez.
460 DISCOURS DE JLLES FEK1«Y.
M. Granet. — Ce n'est pas la question que j'ai posée!
M. LE Président du conseil. — Vous m'avez posé cette
question, et je déclare ne pas pouvoir y répondre : je serais un
étrange diplomate si j'y faisais une réponse quelconque.
M. Granf.t. — Je vous demande pardon, mais je n'ai pas posé
celte question.
Voir au centre. — Laquelle avcz-vous posée"?
M. LE Président du conseil. — N'est-ce pas sur celte
question que vous avez fait porter votre argumentation, et que
portera probablement encore celle de vos collègues?
M. Grankt. — Je vous demande pardon ; ce n'est pas dans ces
termes que j'ai posé la question.
M. LE Président du conseil. — C'en est, en tout cas,
l'esprit.
M. Granet. — Je ne vous ai pas demandé de faire connaître votre
opinion sur la possibilité de faire la paix avec la Cliine en renon-
çant à une indemnité, mais sur les dispositions de la Chine à cet
endroit [Exclamations] —ce qui n'est pas un secret — et de déclarer
d'une manière précise si elle considère que le traité de Tien-Tsin
subsiste encore : ce n'est pas votre opinion, mais celle de la Chine
que je vous ai demandé de faire connaître; ce n'est pas là un
mystère. [Exclamations au centre. — Mouvements divers.)
J'ajoute que la forme de ma question est tellement différente, et
vous en avez si bien compris vous-même l'importance que c'est
précisément sur ce point, c'est-à-dire la manière de la présenter,
qu'a porté la demande de rectification.
J'en appelle à M. Fi-anck Chauveau.
M. LE Président du conseil. — Messieurs, je suis, en elTel,
en situation de faire connaître à la Cbambre l'état réel et sincère
des ouvertures, ou plutôt de ce qu'on peut appeler les tentatives
de négociations entre la France et la Chine, et, quand
j'arriverai à cette partie de ma discussion, vous verrez que, par
ce seul exposé, on se trouvera un peu déconcerté dans le plan
d'attaque dirigé contre notre politique, plan d'attaque dont on
ne m'avait dissimulé ni le caractère ni la portée. L'honorable
M. Granet s'est fait, à la fin de son discours, l'organe de cette
idée. Il s'est placé à ce point de vue, et c'est certainement la
question de savoir si l'indemnité peut et doit être abandonnée,
si le ministère actuel est en situation, ou a la volonté de faire
AKFAIHKS l)i; TONKIN. 461
ce sacrilice, qui préoccupe l'honorable M. Granet, comme elle
a préoccupé d'autres orateurs et d'autres membres de la
commission,
Eh bien, messieurs, je n'hésite pas à le dire, cette thèse
vous l'avez exposée ici ; elle reviendra à cette tribune ; c'est
celle-ci, dans toute sa franchise, dans sa brutale franchise : pour
faire la paix, il faut renoncer à l'indemnité; le cabinet, et
surtout son président, est trop engagé dans la question de
l'indemnité pour qu'il puisse conserver la gestion des affaires
puhliques. La solution, il lui est impossible de la procurer. Eh
bien, messieurs. je vous réponds, avec lamême entière sincérité,
que, si je pouvais croire que ma personne fût un obstacle à la
solution de cette délicate alïaire, je n'aurais attendu, de la part
de personne, une mise en demeure pour déposer ici mon porte-
feuille. [Vifs applaudisseinenis au rentre et à gauche.) Est-Ce
que vraiment quelqu'un peutcroire ici que lepouvoirvautpar les
joies qu'il donne ? Est-ce que ceux qui le convoitent si ardem-
ment... [Nouveaux applaudissements sur les mêmes hancs) ...
ignorent par hasard qu'au temps où nous sommes, le pouvoir
est fait de labeurs écrasants et de lourdes responsabilités ?
[Applaudissements répétés au centre et à gauche.) Est-ce qu'ils
ignorent qu'au lieu de recueillir ce qu'en d'autres temps on
appelait les joies du pouvoir, on ne trouve, en définitive, qu'une
lutte de tous les instants, et, ce qui, pour un cœur bien placé,
est la dernière de toutes les amertumes : la tempête des haines
déchaînées, les amitiés perdues, tout au long du chemin,
[Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs), les calomnies
inouïes que rien ne lasse ? Et vous croyez que le pouvoir, ainsi
disputé, a de la vertu et de la valeur par lui-même ? Eh quoi !
il y aurait dans ce pays un homme politique qui a eu l'honneur
— il en est fier — de mener loin cette affaire de l'Indo-Chine,
de faire ce traité de Tien-Tsin, qui en a été un instant la conclu-
sion, et que tout le monde saluait comme une ère définitive de
paix ; cet homme aurait mené les choses à ce point, puis il
s'apercevrait, il aurait la preuve, la conviction qu'il est le seul
obstacle à ce que l'on retrouve le traité de Tien-Tsin, qui a été
le couronnement de cette œuvre, et il serait assez ennemi de son
pays, de lui-même et de sa propre gloire pour ne pas faire le
sacrifice de sa personne ! Ah ! vraiment, messieurs, vous lui
462 DISCOURS DE JULES FEHHY.
faites bien peu d'honneur! {Vif'^ applaudissements au centre et
à gauche.)
La situation n'est pas celle-là, et la lecture d'un seul document,
que je n'ai pas pu communiquer à la commission avant la
lecture du rapport, par la raison que ce document appartenait
à une négociation alors suspendue, vous convaincra que les
choses ne sont point aussi avancées que vous vous plaisez à le
croire, et que personne n'a le droit de dire, à cette heure,
comme cela a été dit dans la déposition à laquelle vous faisiez
allusion, celle du commandant Fournier, qu'il n'y avait entre
la France et la Chine qu'une question d'indemnité, et que, si la
France abandonnait cette indemnité, la paix serait faite. Voici,
messieurs, la situation que nous avions cru devoir prendre, bien
avant la nomination de la commission, parce que nous sommes
résolus, dans celte affaire, à pousser la modération jusqu'à ses
dernières limites, parce que nous ne poursuivons en aucune
façon riiumiliation de la Chine : nous poursuivons notre droit;
nous voulons l'exécution de notre Irailé de Tien-Tsin, nous ne
voulons point du territoire chinois, et nous n'en voulons pas
plus à l'honneur de la Chine qu'à son territoire! [Très bien !
1res bien ! à gaucbe et au eonfro.) Eh bien, messieurs, à la suite
de quehjues elTorts faits par le ministre américain à Pékin pour
oITrir l'arbitrage des États-Unis, arbitrage que je n'ai pas cru
devoir accepter au nom de la France, parce que je n'admets
pas qu'en présence delà revendication de notre droit dans cette
affaire, il puisse y avoir d'autre arbitre que la conscience du
pays et sa propre volonté... (Très bien! Nouveaux applau-
dissements sur les mêmes bancs) à la suite de ces ouvertures, le
vice-roi du Tché-Li nous lit demander, par l'intermédiaire du
résident que nous avons conservé à Tien-Tsin, dans quelles
conditions nous accepterions la médiation d'un tiers.
M. Camille I^elletaiv. — A quelle date ?
M. LE Président du coNSEKi. — A la date du 11 octobre,
j'ai télégraphié à M. Patenôtre :
« Veuillez, je vous prie, transmettre à Li-Hong-Chang la
réponse suivante :
« La France se déclare prête à reprendi-e la négociation avec
la Chine, soit à Pékin, soit à Tien-Tsin et sur les bases suivantes :
" Retrait des troupes chinoises du Tonkin :
Al-FAIltKS nii TO.NKI.N. 4«8
« Suspension des opérations de la llotlc franniisc ;
« Ratilication du li-aité de Ticn-ïsin o\ conclusion do la
convention de commerce prévue |iar ledit traité :
K Maintien de ToccupaLion de Kélung et Tamsui.
« Cette occupation n'aura lieu qu'à titre provisoire et sans
cession de souvei'aineté teiTitoriale, jusqu'à la com[)!èle exécu-
tion du traité de Tien-Tsin.
« On ne prononcerait plus le mot d'indemnité ; mais, comme
équivalent, la France garderait la possession des douanes et
des mines, à Tamsui et à Kélung, pendant un nombre d'années
qu'il s'agirait de débattre. La médiation d'une ou plusieurs
puissances amies pourrait, d'ailleurs, être admise, soit pour fixer
la durée de cette occupation, soit même pour en avancer le
terme, au moyen d'une transaction pécuniaire. »
Voilà le terrain que nous avons ofïert au gouvernement
chinois. Depuis, ces propositions, d'un caractère officieux, ont
été soumises, officieusement aussi, puisque les rapports officiels
sont rompus, au grand conseil de l'empire. Le grand conseil de
l'empire s'est divisé. Mais il y a eu une majorité contraire,
et cette majorité a été décidée par une certaine dépêche venue
d'Europe, envoyée par un diplomate chinois que je n'ai pas à
nommer, et qui disait : « Tenez bon ! la France veut la paix
à tout prix. » {Ah ! ah !) Et alors le gouvernement chinois s'est
mis en mesure de nous présenter des contre-propositions.
Officiellement, régulièrement, ces contre-propositions ne
pouvaient nous parvenir que par l'intermédiaire du cabinet
anglais, dont la Chine a demandé les bons offices pour les
communications qu'elle poui'iait avoir à nous faire. Elles ne
nous ont pas été transmises, et je les ignore officiellement.
Je suppose que personne n'a voulu s'en charger. Mais mes ren-
seignements particuliers m'ont permis d'en avoir connaissance.
Notre agent à Shang-Hai a été informé de leur contexte, de leur
caractère général, et voici la dépèche qu'il m'a adressée :
« M. Ristelhueber m'infoime que les contre-propositions
chinoises consisteraient en ceci :
c< Abandon par la France de son protectorat sur l'Annam
[Exclamations ironiques au centre et à gauche); établissement
d'une nouvelle frontière du Tonkin, passant au-dessous de
Cao-Bang ; annulation de la convention du II mai ; enfin,
464 DISCOUUS DE JULES FEHUY.
prohibition absolue de toute importation française en Chine
par la voie du fleuve Rouge. » ... [Exclamaiions et rires sur un
grand nombre de bancs.)
Un membre à droite. — Ce n'est pas si risible que cela!
M. Gramet, et plusieurs membres à V extrême-gauche. — Quelle
date ?
M. LE Président du conseil. — 20 novembre.
M. Dlireau ue Vailcomte. — La Chine ne demande pas la
Cochinchine ?...
M. AiNDUiEix. — Demande-t-elle une indemnité?
M. LE Président du conseil. — Messieurs, il ne faudrait
pas prendre trop au tragique des contre-propositions de cette
nature...
M. Georges Perin. — Il ne faut pas les prendre au pied de la
lettre.
M. LE Président du conseil. — Si vous avez lu les journaux
anglais d'hier et d'avanl-hier, vous avez pu voir qu'il a transpiré
quelque chose de ces propositions à Londres, et que c'est à
cause de cette arrogance extraordinaire que le Times a cru
devoir prendre sa plume la plus virulente pour écrire l'article
que je vous ai lu...
M. Paul de Cassagnac. — L'article a été fait à Paris.
M. LE Président du conseil. — Pas le moins du monde,
monsieur de Cassagnac !
M. Paul de Cassagnac. — Tous les articles du Times, c'est vous
(jui les faites faire. [Rire général. — Exclamations ironiques au centre.)
M. LE Président du conseil. — Alors, je me sers bien
mal moi-même.
M. Paul de Cassagnac. — Tous les ministres ont des rédacteurs
du Times à leur solde, et la meilleure preuve c'est que vous les
décorez de la Légion d'honneur.
Le Times est un journal de police pour tous les g-ouvernements
qui se suivent. Voilà la vérité, je dis cela pour l'honneur de la
presse française.
M. LE Président du conseil. — Messieurs, sans prendre
les choses au tragique, je ne puis pas m'empécher de vous
faire remarquer comment, dans ce pays chinois où lacivihsation
sommeille depuis si longtemps dans de vieux rites et de vieux
préjugés, et où le temps ne compte pas, à une année de
AIFAIIUIS l»r TO.NklN. 4Cr.
distance, les événeinenls se reproiliiisent et se copienl.
Il semble que nous soyons encore à l'an dernier. A la mrnie
époque, en elïet, à la veille de la idisc de Sontay et de Bac-
Ninh, il nous était fait identiquement les mêmes propositions :
le partage du ïonkin. la reconnaissance de la suzeraineté de la
Chine ; bref, tout ce que nous ne i)ouvons pas admettre.
Messieurs, je crois qu'il n'y a qu'une l'éponse à faii-e...
M. HiPPOLYTi!: M.\zE. — Des coups de cauoii !
M. LE Président du conskil. — ... C'est de votei' les
crédits que nous vous demandons...
M. Ji:les Delakosse. — Ce n'est pas assez !
M. LE Président DU CONSEIL. — ... Non pas comme des crédits
de grâce et de résignation, non pas comme les derniers crédits,
mais de les voter comme des crédits d'action, d'action énergique
et persistante, non seulement pour la tin de l'année, mais
pour l'exercice prochain. Par là, messieurs, vous notilierez au
gouvernement chinois que cette vertu qu'on nous conteste,
la constance, nous l'avons; que ce pays qui a fait la guerre
pendant dix-huit ans pour avoir l'Algérie, qui a combattu sept
ans en Cochinchine, que ce pays peut supporter une lutte de
dix-huit mois — ■ avec les intermittences — pour s'assurer les
bénéfices du traité de Tien-Tsin, librement consenti et souscrit
par le gouvernement chinois. Vous sanctionnei"ez, messieurs,
pai' votre vote, la demande de crédits dont je vais avoir l'hon-
neur de déposer sur le bureau de la Chambre l'exposé des
motifs et le projet de loi. Permettez-moi de vous en lire d'abord
l'exposé des motifs ; le voici :
« Messieurs, à quelques semaines de l'ouverture du prochain
exercice, et dans la prévision des nouveaux efforts et des
dépenses nouvelles que la prolongation de notre différend avec
laChine peut rendre nécessaires, nous croyonsdevoir soumettre,
dés à présent, à votre vote, le projet de loi destiné à pourvoir
aux opérations du premiei' semestre de l'année 1885. En tenant
compte des renforts que vont recevoir le corps expéditionnaire
du Tonkiu et l'escadre des mers de Chine, un crédit de
43 422 000 fr. doit être prévu. » {Mouvement prolongé.)
M. HippoLYTE Maze. — C'est la seule réponse à faire à l'insolent
défi de la Gliine !
J. Ff.kry, Discours, Y. 30
460 DISCOURS DE JULES FEIUSV.
M. Blin de Bourdon. — Gela ne sera encore qa'un acompte !
M. LK Président du conseil. — En votant ces crédits,
vous autoriserez pour l'année procliaine les opérations de terre
et de mer qui pouri-ont, suivant le programme que je viens
d'avoir l'honneur de vous exposer, être entreprises soit par
l'amiral Courbet, soit par le général Brière de l'Isle, opérations
de terre au Tonkin, et, à Formose, opérations navales, dès le
printemps, toutes les opérations que le brillant vainqueur de
la rivière Min nous déclarera être utiles, nécessaires et décisives,
( Vifs applaudissemenis ù gauche et au centre.)
M. LE Tir.OMTiî DE BÉLiZAL. — C'ost la guerre à perpétuité!
M. LE Président du conseil. — En conséquence, messieurs,
j'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre le projet
de loi suivant, que je vous prie de renvoyer d'urgence à la
commission des crédits du Tonkin :
PROJET DE LOI
(« Le Président de la République française,
« Décrète :
« Le projet de loi dont la teneur suit sera présenté à la
Chambre des députés par le président du conseil, ministre des
affaires étrangères, par le ministre de la marine et des colonies,
et par le ministre des finances, qui sont chargés d'en exposer
les motifs et d'en soutenir la discussion :
Art. 1''. — Il est ouvert au ministre de la marine et des
colonies, au titre du budget ordinaire de l'exercice 1885, un
crédit extraordinaire de 43,422,000 fr., qui sera classé à la
2^ section (service colonial), chapitre 13 (service du Tonkin).
« Art. 2. — Il sera pourvu au crédit ci-dessus au moyen des
ressources générales du budget ordinaire de l'exercice 188o. »
Il n'y a pas, messieurs, d'autre parti à prendre, pour ceux-là
môme qui souhaitent de voir se résoudre par la paix ce conllit
qui pèse depuis trop longtemps sur la politique française.
[Plusieurs salves cV applaudissements à gauche et au centre.)
[M. le Président du conseil, retourné à son banc, reçoit les
félicitations d'un grand nombre de membres de la Chambre).
AIIAlItKS 1)1 T(».\KI.N.
4G7
M. Li; PitKSiDK.NT. — Le projet de loi ([iie vii-iit de dt-posiT M. le
Président du conseil sera i m primé, disLrihué et renvoyé à la eoni-
niission déjà saisie des crédits relalil's au Tonkin.
La Chambre enlend-elle contirnier la discussion ? [Oui.' oui!)
Plusieurs )ncmf>res. — A demain !
On demande la remise àdemain delasnile delà disriis>.ion. ^0?/» .'
oui! — N'iii! non! Continuons!
M. LE Président. — Les oiali-uis insnils demandent la remise li
demain delà suite de la discussion. < MouccmcnlA divers. ) .\e crois me
faire le défenseur de la liberté de la tribune (Apjihutdissements) en
appuyant moi-même la demande des oraleuis (pii doivent pi-endre
la parole après un discours aussi imporlant (jue celui cpie vient de
prononcer M. le Président du conseil, et surtout après le renvoi à la
commission du nouveau projet, qui nécessitera une réunion de sa
part. [Marques d'assenlimcnl sur en yrand wnnbre de bancs.)
On n'insiste i)as pour la continuation de la discussion... (Xon!
non I]
La suite de la discussion est remise à demain.
La discussion continua dans la séance du 57 novembre*.
M. Arthur Leroy lit un rapport très bref sur la demande de crédits
de 43 422 000 francs que le président du Conseil avait déposée au
cours de la séance précédente. Il portait sur les dépenses du Tonkin
pour le premier semestre de 188."). La commission avait adopté,
par o voix contre 2 et 4 abstentions, la déclaration suivante: « Sans
méconnaître l'importance des expéditions navales qui poun-aient
encore être nécessaires au printemps, la commission estime que,
pour contraindre la Chine à l'exécution Intégrale du traité de
Tien-Tsin, il faut d'abord occuper les provinces nor-d du Tonkin. »
Puis, les chefs de l'opposition engag-èrent le débat immédiatement.
jM. Clemenceau, après avoir résumé à sa manière le discours du
président du Conseil, apprécia le traité de Tien-Tsin, prétendit que
Li-Hong-Chang n'avait pas engagé son gouvernement dans son
entrevue avec M. Fournier, et que l'amiral Lespès avait fait connaître
au président du Conseil, d'après un avis du ministre d'Italie a
Pékin, que la Chine n'exécuterait pas la convention. — Il est vrai que
la dépèche de l'amiral, et M. Clemenceau le reconnaissait, était
arrivée trop tard — qu'enfin, le colonel Dugenne avait eu le tort de
ne pas faire traduire immédiatement la lettre par laquelle les chefs
de corps chinois avaient déclaré qu'ils ne pouvaient évacuer les
places sans un ordre de leur gouvernement. La mauvaise foi de la
Chine n'était, d'ailleurs, pas douteuse, puisqu'elle avait donné l'ordre
à ses soldais de rester dans les places, sans en avoir prévenu le
Couvernement français. La cour de Pékin devait donc une répa-
ration, et elle l'avait reconnu en principe, lorsqu'elle avait otl'ert, par
1. V. VOffic'iel du 28 novembre i88i.
468 DISCOURS DE JULES FERRY.
l'enlremise de son ambassadeur, une somme de 3 millions et demi
(dépèche de Li-Fong--Pao, Livre jaune, p. '60.) Va\ refusant cette oflre,
le président du Conseil avait commis, suivant Forateur « un véritable
crime », et l'avait aggravé en tenant à la tribune un langage qui
rendait très difficile la reprise des négociations. M. Clemenceau se
lança ensuite dans une longue discussion des opérations militaires,
soutint que les Chinois avaient pénétré dans le Delta, qu'on n'était
pas maître de la cour de Hué ; qu'on avait eu le tort de dégarnir le
Tonkin pour envoyer des soldats à Formose, alors qu'on n'occu-
pait pas encore Lang-Son. Enfin, il aborda la question diplomatique,
accusa le président du Conseil d'avoir refusé de faire la paix, qu'il
avait déclarée possible, à un moment donné, dans la commission.
C'était une faute de dépenser 1.^0 millions pour n'en retirer que 76,
et de tout sacrifiera une question d'amour-propre. — Ici, M. Jules
Ferry protesta vivement et rappela la dépêche du il octobre, conte-
nant les conditions de la Cliine, ainsi que la réponse du Gouver-
nement français. — M. Clemenceau dit, en terminant, qu'on avait
dépensé en 1884 près de 80 millions, et qu'on dépensex^ait 86 millions
en 1885. Si l'on veut faire la guerre à la Chine, il faudra dépenser les
millions par centaines et ne pas ajourner la prise de Pékin après les
élections! Enfin, après un discours de M. Goblet, qui reprocha au
ministère de faire la guerre sans demander au Parlement les
moyens de la faire ; et une intervention de M. Ribot, qui déclara
qu'on ne pouvait refuser les crédits parce qu'ils étaient accordés
non à un ministre, mais à la France, et qu'on ne pouvait conclure
du vole des crédits que le cabinet avait la confiance de tous ceux
qui les voleraient, la Chambre vola l'ensemble des crédits pour
1884, par 354 voix contre 157, et ceux de 1885, par 342 voix contre
170. Puis, elle adopta, le lendemain, par 295 voix contre 176, au
scrutin nominal, un ordre du jour de M.M. Spuller et Sadi-Cainot
qui était ainsi conçu : « La Chambre, persistant dans sa résolution
d'assurer l'exécution pleine et entière du traité de Tien-Tsin,
prenant acte des déclarations du ministère, et comptant sur son
énergie pour assurer le respect des droits de la France, passe à
l'ordre du jour. »
Discours du 11 décembre 1884. — Vote des crédits par le Sénat.
Dans la séance du Sénat en date du H décembre 1884*, on
discuta les projets de loi déjcà votés par la Chambre, portant
ouverture : 1° de 16 147 368 francs, sur l'exercice 1884; 2° de
43 422 000 francs sur l'exercice 1885, pour le service du Tonkin.
On savait depuis la veille que les négociations entreprises par
l'Anglelerre pour ménager un accoid entre la France et la Chine
avaient échoué, et que la cour de Pékin refusait même d'exécuter le
1. V. VO/ficiel du 12 décembre 1884.
AFFAlliKS DU T(»i\hIN. ICS»
traité de Tien-Tsin (dépèclie du marquis Tseng du ii drccnihic 1884).
Le rapporteur, M. Tainiral Jaurès, présenta d'abord un tableau
très pittoresque, mais un peu inattendu, des richesses agricoles et
minières du Tonkin ; puis, eu rappelant les diriicullés noinlti'euses
<(u'avait rencontrées notre action militaire et diphunutiquc, cons-
tata que la France avait eu à lutter contre des dit'licullés non moins
grandes dans le Sud-Oranais, au Sénégal et ailleurs; que la Hussie,
dans les déserts de l'Asie centrale, et l'Angleterre, dans ses guerres
contre les Aclianlis, dans sa marche sur Khartoum, n'avaient pas
été moins éprouvées; qu'enfin, une grande nation qui peut mettre
en ligne 2 millions d'hommes, peut distraire et envo3er 20 ou
30 000 soldais défendre ses intérêts au loin. Le rapporteur réclama
un vote « aussi large que possible » pour réconforter le corps
expéditionnaire.
M. de Broglie, après avoir dédaigné de répondre « au roman « de
l'amiral, discuta la nature et le caractère des crédits. Il railla la
persistance de la confiance que la majorité témoignait au cabinet,
critiqua encore la rupture du traité Bourée, railla « la pantomime »
de notre négociateur à Tien-Tsin, et du mandarin chinois, son inter-
locuteur, reconnut la mauvaise foi de la cour de Pékin et taxa de
légèreté le président du Conseil, pour n'avoir pas adjoint au
commandant Fournier un diplomate de profession. L'honorable
sénateur réédita les appréciations de M. Clemenceau sur les offres
de ix'paration que la Chine avait faites, après Bac-Lé : l'engage-
ment de faire évacuer les places du Tonkin, la confirmation du
traité de Tien-Tsin, une convention commerciale et les fameux
3 millions et demi. Il reprochait au président du Conseil d'avoir
répondu par une demande de 2o0 millions d'indemnité, réduite le
lendemain à 8o millions, et par la reprise des hostilités. Ces
nouvelles opérations militaires avaient exaspéré la Chine, qui avait
retiré toutes les concessions olfertes. Enfin, M. de Broglie critiqua,
d'une manière générale, la politique d'expansion coloniale, sous
prétexte que la France était une nation affaiblie. Il soutint que la
monarchie n'avait abandonné Dupleix et Montcalm qu'à cause de sa
faiblesse sur le continent et des désastres de la guerre de Sept ans ;
que l'Espagne aussi avait perdu sa puissance coloniale par suite du
déclin de sa puissance continentale ; que l'Angleterre n'avait pu
développer son empire extéi'ieur qu'après avoir fait la loi à l'Europe
entière, avec Cromwell et le premier Pitt. Pour l'orateur, notre
expédition au Tonkin nous empêchait de lutter contre la Grande-
Bretagne en Egypte, d'autant que nous ne pouvions ravitailler nos
forces tonkinoises qu'en travei-sant l'isthme de Suez ! Enfin,
l'Allemagne ne nous soutenait que pour détourner notre imagination
de ce que nous avions perdu en Europe. M. de Broglie termina en
disant qu'il aurait voulu voter les crédits, si le président du Conseil
n'avait dit, à plusieurs reprises, qu'en votant ces crédits, on lui
donnait un lémoisnasfe de confiance.
470 DISCOURS DE JULES FEURY.
M. Jules Ferry fit à M. le duc de Broglie la réponse suivanle :
M. Jules Ferry, ministre des affaires étrangères, président
du conseil. — Messieurs, le débat qui s'agite de nouveau devant
le Sénat, au sujet des alTaires du Tonkin, est si vaste, il a été si
souvent déjà porté et soutenu devant le Sénat que j'ai le dessein,
pour aujourd'hui, de ne faire autre chose que de suivre l'argu-
mentation de l'honorable duc de Broglie dans les différentes
questions qu'il lui a plu de toucher, de préférence aux autres.
L'honorable duc de Broglie a traité une question de confiance
et de responsabihté ministérielle ; il a terminé par l'exposé
d'une doctrine politique, et il nous a fait connaître ses vues
particulières sur ce qu'on est convenu d'appeler la politique
coloniale du cabinet que j'ai l'honneur de présider.
Messieurs, la responsabilité du cabinet, les fautes du cabinet
ou de ses agents, c'est un thème facile pour l'opposition. Je l'ai
dit dans une autre assemblée, et M. le rapporteur de la com-
mission vous Tadittout à l'heure : «Comment pourrait-il se faire
que, dans des entreprises aussi considérables, aussi lointaines,
on n'eût pas l'occasion de relever ou des fautes diplomatiques,
ou des fautes militaires? Comment une si ample et si difficile
matière ne se prêterait-elle pas abondamment à la recherche, à
la critique subtile, pénétrante, à l'épigramme élégante et aca-
démique des adversaires du cabinet? »{Très bien! à gauche. —
Humeurs à droite.) Aussi, messieurs, me permettrez-vous de
dire que c'est parles grands traits qu'il faut juger notre politique,
aussi bien que celle qui a été suivie par les différentes adminis-
trations qui ont eu à traiter cette grande et longue afiaire du
Tonkin ; c'est par les grands traits qu'on juge une politique, et
ce n'est pas par les menus détails. [Nouveaux murmures à droite.)
Messieurs, le premier grief énoncé contre cette politique, le
premier article de l'acte d'accusation que l'on a dressé contre
elle, c'est qu'elle ne réussit pas, c'est qu'elle n'avance pas;
c'est, avez-vous dit, monsieur le duc, que nous sommes, à
l'heure qu'il est, à la Un du mois de décembre 1884, juste au
même point où nous étions à la fin de l'année 1883, dans un
débat tout pareil à celui-ci.
Messieurs, il faudrait pourtant, si l'on veut juger avec équité
les actes d'un gouvernement, tenir compte, et de la part directe
AFKAIRKS lU; TO.NKIN. 471
qu'il a prise aux évéïicuu'iils. cl drs incidents (|u"il n"a [las
dépendu de sa sagesse et de sa prévoyance d'écarter; il faudrait
d'abord, si l'on veut être juste, se rappeler ce qui s'est passé ici
il y a un an. [Très bien! à gauche.) J'étais à celte tiibune et je
vous demandais votre confiance; pourquoi faire? Pour un but
indéfini, avec un mandat illimité? Non pas. Nous vous disions :
« Les subsides que nous vous prions de voler, les forces militaires
et maritimes que nous vous demandons de mettre à notre dispo-
sition, sei'ont consacrés au but que voici : mettre dans les mains
du Gouvernement français, de nos généraux et de nos comman-
dants militaires, la partie féconde et riclie du Tonkin, et; qu'on
appelle le delta du tleuve Rouge. »
Nous vous disions : « Donnez-nous ces subsides, donnez-nous
ces troupes, donnez-nous ces navires, et nous vous rendrons
les maîtres de ce quadrilatère devant lequel sont venus se
briser jusqu'à présent tous nos elTorts, et nous vous donnerons
Sontay, Bac-Ninb et Hong-Hoa. » J'ajoutais — et je tiens à
rappeler cette expression — : « Après celte première étape, nous
croyons que nous pourrons traiter avec la Chine; nous croyons
que ces opérations sont le préalable nécessaire de toute conven-
tion avec le gouvernement impérial chinois, et nous croyons
que ces opérations préalables ne tarderont pas à produire l'effet
que nous en attendons. » Est-ce que nous nous sommes trompés?
Est-ce que nous vous avons trompés? Est-ce que Sontay n'a
pas été pris? Est-ce que vous n'avez pas vu Bac-Ninh tomber
un mois, jour pour jour, après Sontay? Sontay était pris le
12 mars, Bac-Ninh le 12 avril; et, dès le 2 mai, la Chine faisait
à la dignité du Gouvernement français cette avance significative
de rappeler son plénipotentiaire, et les négociations qui ont
abouti au traité de Tien-ïsin s'ouvraient immédiatement entre
le commandant Fournier et le vice-roi du Tchéli.
Était-ce, messieurs, vous conduire à l'aveugle? Est-ce là le
fait d'un gouvernement qui a manqué de toute prévoyance?
Vous avouez vous-mêmes que le résultat dépassait, sinon notre
prévoyance, au moins nos mérites; et vous convenez, — je suis
bien aise d'en avoir recueilli l'aveu de votre bouche, — vous
convenez que le traité de Tien-Tsin était un dénouement heu-
reux, considérable, le terme d'une alïaire difficile et longue, qui
paraissait à plusieurs fort périlleuse. Il avait, ce traité de Tien-
472 DISCOURS DE JULES FEHHY.
Tsin, un singulier avantage sur une autre convention (je ne
veux pas dire un autre traité) qui vous est particulièrement
chère et qu'à chaque instant, soit dans la polémique de vos
journaux, soit dans les discours de vos orateurs, vous jetez, en
quelque sorte, à la tête du cahinet : ce qu'on est convenu
d'appeler le traité Bourée. Le traité de Tien-Tsin a ce grand
avantage sur le traité Bourée : c'est qu'il a existé, et que le
ti'aité Bourée n'a jamais été qu'un mirage et une apparence.
[Bruits et murmures à droite. — Vive approbation à gauche.)
M. DE Carayox I.a Toin. — Il n'a pas vécu longtemps !
M. LE Président du conseil. — Nous allons voir tout à
l'heure pourquoi il n'a pas vécu ; mais vous me permettrez hien
de dire que c'est déjà beaucoup qu'il ait vécu; que c'est beau-
coup d'avoir à nous la signature du gouvernement impérial de
Pékin, engagée deux fois sur le traité do Tien-Tsin. C'est là
une base diplomatique et conventionnelle, un principe de droit
et de négociations dont la valeur, même avec des adversaires
d'une foi douteuse, est considérable. (Très bien! très bien! et
nouvelle approbation à gaucJie.) Le voilà donc, messieurs, ce
traité de Tien-Tsin qui lui, est un traité, qui n'est pas seulement,
selon l'expression dont se servait l'auteur de l'autre convention,
M. Bourée lui-même, « une ébauche, » l'ouverture d'une série
de pourparlers sans consistance. C'était un traité, solennellement
ratifié, une première fois, par un décret en bonne forme, après
une discussion solennelle du conseil de l'empire, ratifié double-
ment — et vous l'avez rappelé — ratifié six semaines après,
sous la pression de nos ai-mes et de notre revendication légi-
time, par un second décret impérial qui le visait expressément.
Malheui'eusement, messieurs, ici commence la part de l'impi-évu,
cl, je le déclare, pour le Gouvernement, la part de l'irresponsa-
bilité. (Rumeurs à c?ro?7e.i Malheureusement, des incidents dont
l'histoire vous est bien connue, ont fait tomber, ou plutôt ont
suspendu, momentanément, je l'espère, les effets du traité de
Tien-Tsin.
C'est ici, messieurs, que mon honorable contradicteur aborde
le chapitre des fautes ; qu'il rappelle, comme on l'a fait dans
une autre enceinte, les fautes que l'on peut reprocher aux
négociateurs. Il s'est expliqué lui-même sur ces fautes d'une
AFFAlhKS m TO.NKIN. 473
faron i|ae je serais pi-esqiie lenlé df drclarcr accciilahlt'. Il a
(lit, avec l)eauL'oii[) de raison, qu'il élait facile de poi'ler des
jugements apiès coup, mais qu'en définilive, le commandant
Fournier avait rendu un grand service à son pays; (pic le trail('
(^tait bien fait, (pi'il élait venu à leuips, qu'on avait su le faire
accepter. Eh bien, nous aussi, messieurs, nous y revendiquons
notre petite part : nous avons eu au moins un nu^M'ite, celui de
ratifier ce trait('' avec la même promptitude qu'on avait mise à
le conclure, promptitude n(:''cessaire, command(Je parla situation
même de la cour de Pékin. On oublie, ce me semble, toutes ces
circonstances, quand on fait intervenir la responsabilité directe
du cabinet et, en particulier, celle du ministre des affaires
étrangères.
Il est aisé de nous dire : « Vous deviez faire ce qu'on a fait avec
le Maroc, après le brillant fait d'armes du prince de Joinville :
appeler un négociateur de profession, comme on appelle un
notaire quand on veut passer un contrat en bonne forme. » Mais
nous, messieurs, est-ce que nous avions le loisir d'appeler le
notaire?
M. LE DUC DE r5R0(;LiE. — Parfaitement !
M. LE Présidext du conseil. — Vous vous rappelez, mes-
sieurs, ce qui s'est passé. Vous vous rappelez que c'est par le
télégraphe que le commandant Fournier s'adressait à nous et
nous disait : « Voilâtes conditions acceptées par le vice-roi de
Tché-Li. le terrain sur lequel il est possible de traiter. En
échange de l'abandon de toute indemnité, on vous ouvre trois
provinces de la Chine et l'on vous reconnaît la possession du
Tonkin. Résolvez-vous, mais résolvez-vous dans les vingt-quatre
heures : car nous avons contre nous un parti puissant, et, si la
signature se fait attendre, le vice-roi du Tché-Li peut succomber
sous les assauts de toutes les intrigues déchaînées contre lui. »
Alors, messieurs, nous avons pris un grand parti, en même
temps qu'une grande responsabilité, et, par le télégraphe, nous
avons dit au commandant Fournier : « Signez, nous engageons
notre responsabilité. »
Ces choses-là se passaient à trois mille lieues; y songe-t-on
bien, quand on nous reproche d'avoir pris cette précaution, qui
m'a paru, à moi, élémentaire, de faiiv préciser le mot « immé-
diatement » qui ligure dans l'article 2 du traité? J'écrivis, en
474 DISCOUUS DE JULES FERUY.
effet, au commandant Fournier, toujours par le télégraphe,
comme nous y obligeait le court espace de temps où s'est passée
cette dramatique histoire : « Le mot immédiatement est trop
vague. Quelles sont les dates? Tâchez d'avoir des dates. »
Vingt-quatre heures après, je recevais la réponse, et ce même
négociateur heureux, qui, quelques jours auparavant, avait pu
m'annoncer la signature du traité et la ratilication du gouver-
nement impérial, me disait avec la même assurance : « Les
dates sont fixées; j'ai amené le vice-roi de Tché-Li à consentir
tels et tels délais pour l'évacuation de Lang-Son, Thal-Ké et
Coa-Bang, et pour celle de Lao-Kaï. »
Voilà, messieurs, la vérité des choses. Presque aussitôt, le
négociateur partait pour la France, porteur de l'instrument du
traité, porteur surtout d'instructions et de recommandations
secrètes que le vice-roi lui-même m'avait annoncées, et c'est à
Port-Saïd qu'il apprenait l'incident de Lang-Son. Quanta moi,
lorsque je pus recevoir de la bouche de M. le commandant
Fournier des informations plus complètes sur le traité de Tien-
Tsin et sur la note du 18 mai, déjà l'incident de Lang-Son avait
brisé, par une lamentable catastrophe, la chaîne des événements
heureux que je viens de rappeler. Voilà la part de ce qu'on a
appelé la faute des négociateurs, de ce qu'on appelle la faute
du cabinet dans la première partie des négociations.
Mais, messieurs, on fait inlei'venir et l'on engage noire res-
ponsabilité d'une façon plus directe dans la seconde période des
négociations, de celles qui ont commencé après l'affaire de Lang-
Son, et qui se sont continuées jusqu'à l'ouverture des hostilités
si brillamment ujenées contre l'arsenal de Fou-Tchéou. Ou nous
dit : « Vous avez alors tenu la paix entre vos mains, et si vous
ne l'avez pas conclue, c'est que vous aviez commis la faute
de parler d'une indemnité. »
Ah! messieurs, que le rôle des oppositions est commode.
[Sownres approbalifs à gauche)^ et que la politi(|ue api'ès coup
est chose facile en ce monde! Si, lorsqu'on apprit le guet-apens
de Bac-Lé, l'écrasement de nos malheureux soldats, deux jours
durant, dans un défilé où on les avait attirés comme dans une
embuscade; si, quand on apprit celte abominable liistoire, le
chef du Gouvernement, le ministre des affaires étrangères, était
monté à la tribune pour dire qu'il ne fallait pas s'émouvoir, que
AFhAlltKS DU TO.NKIN. 415
c'était peut être un malenlL'inlii, (juil lallail en causer avec la
Chine; et, s'il avait retenu cette expression d'indignation et de
juste revendication à laquelle applaudissait la Chambre des
députés : « Ces choses se payent!... » on aurait dit (ju'il man-
quait à son devoir de premier ministre d'une grande nation...
[Très bien! très bie»/ ô gauche.)
Un i>énalcur à gauche. — On l'aurait tiiié !
M. LE Président du conseil. — Mais, voyons, messieurs, si
nous nous sommes obstinément et maladroitement tenus,
comme on le dit, sur le terrain de l'indemnité de 230 millions,
qui parait aujourd'hui à nos adversaires quelque chose de si
paradoxal et de si monstrueux? Relisez ce Livre jaune dans
lequel l'honorable duc de Broglie cherchait tout à l'heure des
arguments : vous y verrez dans tous ses détails le récit de cette
négociation, à laquelle on ne peut faire qu'un reproche, celui
d'avoir été trop patiente et d'avoir trop duré. [Cest très vrai!
à gauche.) La Chine nous avait donné une première satisfaction;
un décret impérial avait ordonné le retrait des garnisons du
Tonkin, en visant formellement et spécialement l'article 2 du
traité de Tien-Tsin. Aussitôt, qu'avons-nous fait?
Par télégramme, sans attendre l'avis de notre plénipotentiaire,
nous lui avons écrit : « A cette pi'emière satisfaction, il convient
de répondre en se plaçant sur un terrain plus pratique, au
point de vue de l'indemnité : l'indemnité peut être réduite. Si le
chilîre de 80 millions, payables en dix ans, fut alors prononcé,
c'est qu'il avait été suggéré par un des négociateurs oflicieux ou
ofliciels, qui délibéraient à Shang-Hai avec M. Patenôtre; de
l'avis d'un haut fonctionnaire chinois, la Chine n'était pas hoi's
d'état de payer 80 millions pendant dix ans à la France, comme
indemnité du guet-apens de Bac-Lé ; mais nous ne nous sommes
même pas entêtés sur ce chilTre, et, si vousvoulez consulter les
documents, si vous voulez les lire dans un esprit de justice et
d'impartialité, vous y verrez que j'ai dit à la Chine : « Vous nous
accordez une première satisfaction, j'en conviens; vous évacuez
les places que vous tenez encore dans le Tonkin; reconnaissez
seulement le principe de l'indemnité, et nous essayerons de
nous entendre. »
Et en etfet, messieurs, pouiquoi, en détinitive, avait- on
170 DISCOUHS DE JULES FEURY.
demandé une indemnité à la Chine? Pourquoi demande-t-on des
indemnités aux peuples qui ne sont encore qu'à moitié entrés
dans la civilisation, et qui ont tant de peine à comprendre la
nécessité de la loyauté dans les relations internationales? C'est
pour leur apprendre qu'une signature est sacrée, et que, quand
on la viole, cela se paye. {Trrs bien! à gauche.) C'est pourquoi
il nous suffisait de dire à la Chine : « Reconnaissez le principe;
nous débattrons à loisir la quotité! » Ce n'est pas tout encore,
messieurs ; j'ai fait un pas de plus, et j'ai dit à la Chine : « Donnez
seulement pour instructions aux trois négociateurs que vous
avez envoyés à Shang-Hai pour s'entendre avec notre ministre,
donnez-leur pouvoir de traiter toutes les questions pendantes
entre la France et la Chine, « toutes, » sans exceptions. Est-ce
là, je vous le demande, messieurs, la conduite d'un gouver-
nement imprudent qui cherche à humilier son adversaire?
Dans toutes ces négociations, au contraire, nous avons eu
pour unique souci de ne pas humilier le nôtre, parce que nous
savions très bien que ce n'est jamais sur des questions d'honneur
qu'il faut faire porter les difficultés qu'on peut avoir avec les
nations étrangères, surtout quand ces nations ne sont qu'à demi
civilisées. C'est là ce que j'ai voulu, messieurs, et je me serais
contenté de cette simple déclaration — vous l'entendez bien,
c'est écrit dans les pièces, le gouvernement chinois en a été
informé — à savoir que les deux négociateurs envoyés de Pékin
et adjoints au vice-roi de Nankin, pour négocier avec M. Pate-
nôlre, auraient les pouvoirs nécessaires pour traiter et résoudre
les différentes questions soulevées entre la France et la Chine,
ce qui touchait implicitement la question d'indemnité. Mais le
gouvernement impérial s'est obstinément refusé à nous donner
cette satisfaction, qui était cei'tainement le minimum de ce que
pouvait exiger l'honneur de la France. Tout ce que l'on a pu
tirer de lui. c'est cette ofire ironique, peu sérieuse, et qui. dans
les circonstances où elle se protluisail, avait le caractère d'une
contradiction formelle opposée à notre juste requête, cette oiïre
de 3 millions pour les familles des victimes du guet-apens de
Bac-Lé, non pas à titre d'indemnité, — le principe de l'indem-
nité était formellement, expressément nié dans les déclarations
mêmes des négociateurs chinois, — mais à titre de secours et
comme un acte de généi'osilé.
AFFAIHKS DU TnNM.N. 477
Et comme nous ne chorcliions pas 3 millions dans celle
alîaire, mais, avant loul, un aveu et une l'épaialion morale, nous
n'avons pas considéré que celle ollVe lïil sérieuse ; elle l'élait si
peu, en elîet, que le néf^ocialeur (pii l'avait souscrile a été
désavoué, qu'il aéléblàmé par un décrel secret de rimpéralrice
régente, décret dont on pcul trouver le texte dans lesjoin-nauK
de Shang-Hai.
L'honorable duc de Broglie, après avoir critiqué la marche
des négociations, a critiqué également avec une grande
vivacité la conduite des opéi'ations militaires. Il n'a pas blâmé,
sans doute, les brillants faits d'armes qui ont ajouté un
nouveau rayon à la gloire de notre marine et des vaillants
chefs qui la commandent; mais il nous a l'eprocbé de
n'avoir pas tout de suite, dés le premier jour, déclaré la guerre
à la Chine, et d'avoir gardé, en considération des intérêts des
neutres et des facilités plus grandes que cet état intermédiaire
nous laissait pour reprendre les négociations, ce qu'on pourrait
appeler l'attitude de demi-belligérants, au lieu d'exercer dans
leur plénitude tous les droits de la guei're.
Messieurs, jaidéjà dit, aune autre tribune, ella contestation
qui s'est élevée ici ne me paraît pas assez forte, on n'y a pas
attaché même assez d'insistance pour que je veuille aujoin-d'hui
reprendre la défense de la théorie, très sérieuse et très correcte
en droit international, (jui m'aulorise à afhrmer que le blocus
pacihque a les mêmes conséquences que tout autre blocus —
que telle est la doctrine des tribiuiaux administratifs et des
Conseils des prises dans notie pays, et que nous retrouverions
celte doctrine en passant l'Allanlique. Des documents impor-
tants, connus de tous ceux qui s'occupenl de la juris[)rudence
des tribunaux maritimes, établissent qu'aux Éllats-Unis, pendant
la guerre de sécession, la doctrine du l)locus pacihque, c'est-à-
dire du blocus qui n'a pas été précédé d'une déclaration de
guerre, a été appliquée et reconnue. L'Angleterre n'en a pas
alors contesté la légalité, — il s'agissait de navires anglais. Et
quant à la France, elle n'a pas nié le principe : elle s'est seule-
ment refusée, dans certaines circonstances, à admettre, non
la validité, mais le caractère effectif du blocus des États du
Sud.
Je ne reviens pas sur tous ces points : la doctrine esl bonne,
478 DISCOURS DK JULKS FEURY.
elle est parfaitement correcte, et nous avons jugé qu'elle était,
jusqu'à présent, la plus favorable à nos intérêts. Néanmoins,
messieurs, je tiens à le dire, en réponse à la question que
peuvent renfermer les paroles de l'honorable M. le duc de Bro-
glie : le jour où nous trouverons avantage à exercer nos droits
de belligérants sur mer dans leur totalité, nous y serons parfai-
tement autorisés, et nous ne rencontrerons, de la part du gou-
vernement anglais, aucune contestation à ce sujet. La situation
que nous avons prise à l'égard du gouvernement anglais, et qui
résulte des dépêches échangées entre lui et nous, est des plus
nettes : c'est un modus vivcndi. L'Angleterre nous a dit en
propres termes : « Vous pourriez légitimement exercer contre la
Chine, qui vous fait la guerre sur terre et sur mer, tous les
droits des belligérants ; mais vous nous dites que provisoirement
vous entendez vous borner à exercer une partie seulement de
ces droits; que, notamment, vous ne voulez exercer le droit de
saisie et de capture que dans les limites du blocus de l'île
Formose ; nous en prenons acte, et, en retour, nous vous
déclai'ons que nous nous bornerons à la publication de VAct
contre les enrôlements, et que nous ne ferons pas de déclaration
générale de neutralité. » Voilà la situation; elle est très nette,
c'est une situation conventionnelle; mais quand nous aurons
intérêt à la transformer, nous n'aurons qu'un mot à dire et une
notification à faire aux neutres. Telle est, messieurs, notre
situation juridique, dans le présent et dans l'avenir.
Mais, a dit M. le duc de Broglie, avec un grand dédain du
cabinet qui est sur ces bancs, vous parlez de votre énergie ; où
est-elle? On ne la remarque que dans les ordres du jour de la
Chambre. Vous, un Gouvernement énergique! Vous ne l'êtes
pas, et c'est une des raisons pour lesquelles nous vous refusons
la confiance et les crédits. Messieurs, je crois qu'il est d'un
gouvernement sage, soucieux de sa responsabilité, soucieux des
grands intérêts dont il a le dépôt, désireux de proportionner la
dépense aux résultats, je crois qu'il est de la sagesse de ce
Gouvernement et de sou devoir de ne pas précipiter, dès le
premier jour, sa politique dans les voies d'une extrême énergie ;
je crois que, tant qu'il y a espoir qu'avec des sacrifices moindres,
de la patience, en tenant compte de ces éléments qu'il est bien
difficile d'écarter de pareilles entreprises, tant qu'on peut
AKKAIKKS Dr TO.NKIN. 479
croire qiravec du temps, de la patience, des moyens limités, il
sera possible d'arriver au but, on est tenu de pousser Texpé-
l'ience jusqu'au bout. C'est ce qui justilie notre modération
dans le passé.
Mais, s'il vient un moment où la prcinc est l'aile (jiie celte
politi(|ue d'expectative, de modération, (|ui attend beaucoup du
concours du temps, ne produit pas les fruits qu'on en atlendait ;
si, surtout, on se trouve en face d'un pays (jui a le di-oit d'avoir
sa volonté en pareille matière, (|ui peut se jiermettre d'être
exigeant, et qui vous dit qu'il faut en linir, alors le devoir
commande de faire ce que nous avons fait, c'est-à-dire d'accepter
formellement et publiquement comme un engagement solennel
ce contrat d'action virile, décisive, qui a été formulé par l'ordre
du jour de la Cliambre des députés, et (jui n'a pas été moins
énergiquement exprimé dans le rapport de l'iionorable amiral
Jaurès. ( Vive approbalion à <jauche.)
Cet engagement, nous le prenons ici comme nous l'avons pris
devant la Chambre : ce contrat nous le souscrivons pour la
seconde fois, et nous vous prions de croire que ce n'est pas là
une parole vaine : les faits la justifieront, et l'on verra dans
quelque temps si le Gouvernement a bien compiis les devoirs
que lui imposent la confiance des Chambres et la légitime
impatience du pays. [Très bien! très bien! et applaudissements
à gauche.)
Je disais, messieurs, que, s'il nous était démontré que
la patience a fait son temps et que l'heure des actions plus
énergiques, plus décisives avait sonné, nous n'hésiterions pas à
nous rendre à la volonté du Parlement et au vœu du pays.
Pour prendre de pareilles déterminations, nous avons
malheureusement des raisons tout à fait fortes. Depuis quelques
semaines, une puissance amie, qui ne nous donna jamais plus
grande preuve d'amitié qu'en cela, a pris l'initiative d'une
négociation tendant à rapprocher la France de la Chine. Le
cabinet anglais, avec une spontanéité absolue, vous l'entendez
bien, — une spontanéité absolue, pour laquelle, quant à moi.
je lui garde une profonde reconnaissance, — le cabinet anglais
a oirert ses bons oflices à la Fi'ance et à la Chine. Il les a olïerts
à la France dans les conditions les plus bonoi-ables, les plus
satisfaisantes; il les a offerts à la Chine, à condition que la Chine
480 DISCOUMS DE JULES KEHKV.
se placerait sur un terrain que, dans une certaine mesure,
rinterméJiaire pourrait défendre.
Il n'est pas nécessairement du rôle de la tierce puissance qui
olîre ses bons offices et qui les met en œuvre, d'accepter, des
mains de l'une et de l'autre partie, toutes les propositions
qu'elles peuvent produire. Certainement, une puissance qui
offre ses bons of lices ne joue pas rôle d'arbitre ; mais, non plus,
elle n'est pas simplement un bureau de transmission ; le
médiateur ne transmet que les cboses quïl juge dignes de
discussion. Le cabinet anglais ne nous a rien transmis officiel-
lement. Il ne lui est donc venu de la Cbine aucune proposition
qu'il ait jugée digne d'être discutée.
Mais nous avons eu connaissance, à titre privé, des
propositions en face desquelles Ibonneur et l'intérêt de la
France se trouvent placés, à l'heure qu'il est. Ces propositions
sont arrivées par l'entremise de M. le marquis Tseng. Et je
n'étonnerai personne en disant qu'elles ressemblent, trait
pour trait, à celles que nous avions rejetées au mois
d'octobre 1883.
Le projet de traité qu'on aurait daigné signer a pour trait
principal la reconnaissance de la suzeraineté de la Chine sur
l'Annam [Sourires à gauche), et, comme signe matériel de cette
reconnaissance, l'envoi des présents traditionnels visés et
réservés expressément parle traité. La Chine, paraît-il, consen-
tirait bien à reconnaître les traités que l'Annam pourrait faire
avec la France ou avec d'autres puissances, mais« àlacondilion
que ces traités soient de ceux qu'il convient à une puissance
voisine et amie de conclure » ; ce qui veut dire que, tout en se
déclarant disposé à reconnaître les traités passés entre la France
et l'Annam, on se réserve, par une clause dont vous appréciez
l'élasticité, le droit de n'accepter que ceux (|u'on trouverait à
sa guise. [Nouveaux sourires à gauche.)
En troisième lieu, une délimitation de frontières sera faite
entre le royaume d'Annam, la France protectrice et le gouver-
nement chinois. Cette ligne de frontières, messieurs, nous la
retrouvons, sans surprise : c'est une ancienne connaissance.
Elle laisse en dehors de la frontière du Tonkin, de la frontière
qu'il nous est permis d'occuper, Lang-Son, Cao-Bang et Lao-
Kaï, précisément les places qui sont les clés du Tonkin et qui
AFI-AlliKS DU TO.NKIN. 481
constituent sa dcUmilalionnaliirelle, géograpliiqut.', lii.sloii{|iie.
[Exclamaùons à gauche.)
Ce qui est particulièrement stipulé dans les propositions
chinoises, le point sur lequel le ministre chinois a tenu à faire
porter ses explications les plus précises, — et il a envoyé,
postérieurement au projet de traité, une note à cet elïet —
c'est le refus absolu, catégorique, irrévocable de compter pour
quoi que ce soit le traité de Tien-Tsin. [Rumeurs en sens divers.)
Or, messieurs, comme le traité est le point d'appui de notre
action et de notre droit dans cette alTaire, comme le terrain
solide sur lequel nous sommes placés et que nous ne pouvons
à aucun prix abandonner, c'est l'exécution complète, loyale, du
traité de Tien-Tsin [Bruit el murmures à droite), je conclus que,
pour le moment, il n'y a plus à négocier, qu'il n'y a plus qu'à
agir. [Applaudissements à gauche et au centre.)
Messieurs, l'honorable duc de Broglie a consacré la dernière
partie de son discours à l'examen de notre situation en Europe,
el du préjudice (jue porte à celte situation ce qu'il appelle la
politique coloniale exagérée, excessive, déraisonnable— car il
y a une certaine politique coloniale que l'honorable duc de
Broglie admettrait — cette politique excessive que l'on attribue
au cabinet français, et particulièrement au ministre quia l'hon-
neur de le présider. Je désirerais bien, messieurs, sur ce premier
point, que nous nous entendissions bien, et, au risque de répéter
ce que j'ai déjà dit dans d'autres discussions, je voudi'ais bien
que l'honorable duc de Broglie ne m'attribuât pas, à moi et à
tous mes honorables collaborateurs et collègues du cabinet,
l'invention de l'expédition et de l'alïaire du Tonkin. Je tiens à
répéter ici, puisqu'il faut le faii-e chaque année, que la première
responsabilité de tous nos embarras actuels pèse lourdement
sur la tête de ceux qui ont négocié et accepté le traité de 1874.
[Bravos et applaudissements à gauche.)
C'est ce traité de 1874, c'est ce protectorat mal venu, mal
bâti, funeste et boiteux, qui a été la cause de tous nos embarras
au Tonkin. [Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)
M. LE DUC DE Broglie. — Je demande la parole.
M. LE Président du conseil. — Ne déplacez donc pas les
responsabilités: vous savez bien que c'est de là qu'est venu tout
le mal ; vous savez bien qu'avec un traité mieux fait, avec une
J. Fkrry, Discours, V. 31
482 DISCOURS DE JULES FEKUV.
action plus énergique en 1873 et 1874, les choses se seraient
tout autrement déroulées clans l'Indo-Chine [Très bien! très
bien là gauche et au centre.)
M. Testelin. — Ils n'ont pas eu un bon notaire non plus ! [Sourires
à (jauche.)
M. LE Président du conseil. — Cessez donc de répéter
que nous faisons delà politique coloniale arbitraire, capricieuse.
Nous faisons, dans cette affaire, la politique coloniale à laquelle
les précédents créés par vous-mêmes nous ont condamnés.
[Rumeurs à droite.)
Aussi, poussant à mon tour la curiosité un peu plus loin, je
vous demanderai, comme je l'ai déjà fait dans d'autres discus-
sions, quels conseils vous nous donnez, quelle politique vous
voulez que nous suivions? {7'rès bien! très bien! à gauche.)
Ah I vous parlez de la grandeur de la Fi*ance en Europe, vous
parlez de la force quelle doit avoir, du crédit dont elle jouit!
Est-ce que vous soatiendi'iez un seul instant que la force de la
France serait intacte, que son honneur ne subirait aucune
blessure, que sa situation en Europe ne serait pas altérée, si
nous quittions le Tonkin à l'heure qu'il est? [Applaudissements
à gauche.)
Serions-nous plus forts en abandonnant cette politique colo-
niale dont vous nous avez monti'é le chemin, et que nous avons
l'intention de poursuivre jusqu'au bout, afin, messieurs, de
montrer au monde que la France sait persister dans les résolu-
tions qu'elle a prises, qu'elle n'est pas une puissance capricieuse
et changeante, s'arrôtant au moindre obstacle, qu'elle est
persévérante autant que sage, et que, après avoir été pendant
dix-huit mois aux prises avec les difficultés de cette affaire du
Tonkin, elle ne jette pas, comme on dit vulgairement, le manche
après la cognée... qu'elle ne pousse pas ces cris d'abandon et de
détresse? Non, messieurs, ce sont là des mauvaises paroles
[Ti'ès bien! très bien! à gauche), ce sont là des conseils de
défaillance! [Nouvelle approbation sur les mêmes bancs.)
Messieurs, ces conseils, il faudrait au moins avoir le courage
de les donner clairement; et de dire, comme on l'a fait dans
l'autre Chambre : il n'y a qu'une chose à faire, c'est de quitter
le Tonkin. Osez donc dire cela, monsieur le duc! [Bravos à
gauche.)
AI'l-AIltKS DU TO.NKIN. 483
Messieurs, je ne suis pas plus (\ur l'Iionoraljle duc de Broglie,
partisan d'une politique coloniale étourdie. C'est de la politique
coloniale conservatrice que nous entendons faire {Rires ironif/ues
à droite), et nous n'avons pas, ([Uf je sache, dépassé les limites
du domaine qui nous appartient depuis longtemps. Si nous
avons, sur l'injonction directe, on peut presque dire passionnée,
des pouvoirs publics, des deux Cliambi'es, si nous avons abordé
la politique coloniale à Madagascar, n'avons-nous pas là-bas
des droits plus anciens que le régime même sous lequel nous
vivons? Si nous avons, malgré vos prédictions sinistres, achevé
de compléter l'œuvre de l'occupation tunisienne, n'y avait-il
pas là les intérêts algériens à défendre? Est-ce que ces intérêts
ne devaient pas rendre, un jour ou l'autre, la prise de posses-
sion nécessaire, soit sous la forme directe, soit sous forme de
protectorat. (7Vès bien! à gauche.)
Est-ce que nous sommes allés de par le monde cherchant les
aventures? Eh ! nous avons assez à faire de nous tirer à notre
honneur de celles dans lesquelles d'autres nous ont jetés!
[Murmwes à droite. — • Applaudissements à. gauche.)
Eh bien! restreinte à ces limites, conçue avec cette sagesse,
est-ce que la politique coloniale n'est pas un des grands faits,
un des faits généraux du temps où nous vivons? Est-ce qu'il ne
vous apparaît pas que, pour toutes les grandes nations de l'Eu-
rope moderne, dès que leur puissance industrielle est formée,
se pose l'immense et redoutable problème, qui est le fond même
de la vie industrielle, la condition de l'existence : la question
du débouché? Est-ce que vous ne voyez pas toutes les grandes
nations industrielles arriver tour à tour à la politique coloniale?
Est-il permis de dire que cette politique coloniale est un luxe
pour les nations modernes? Non, messieui's, cette politique est,
pour elles toutes, une nécessité, comme le débouché lui-même.
Et la preuve ne vous en est-elle pas fournie, avec un éclat
tout particulier, par la nouvelle attitude que vient d'adopter
le gouvernement allemand dans les questions coloniales?
Messieurs, ce gouvernement, lui aussi, il y a o ou 6 ans, peut-
être moins que cela, était résolument hostile aux entreprises
coloniales! Pourquoi le voyez-vous aujourd'hui se tourner vers
elles, et. je puis ajouter, s'y jeter avec l'ardeur et la décision
qu'il apporte en toutes choses? C'est qu'il a bien compris que,
484 DISCOURS DE JULES FERRY.
rAllemagne étant devenue une des grandes nations industrielles
et manufacturières du monde, elle avait besoin de débouchés
pour ses produits; que, pendant qu'elle se concentrait, qu'elle
augmentait ses forces militaires, en se désintéi-essantdesalïaires
asiatiques et africaines, tous les autres peuples jetaient leur
dévolu sur les points encore inoccupés de notre planète ; c'est
qu'il s'est aperçu qu'en attendant plus longtemps, il risquait de
trouver toutes les portes, toutes les issues fermées devant lui.
Messieurs, il faudrait pourtant ne pas être sourd à de si grands
enseignements. Je crois donc qu'il n'est pas permis de dire
que la politique coloniale est une invention arbitraire du cabinet
que j'ai l'honneur de présider, — quand on voit avecquelle ardeur
s'y portent, à l'heure qu'il est, toutes les nations convoquées à
cette Conférence de Berlin, dont vous parliez avec un dédain
que vous aurez peine à justifier quand viendia l'heure — et elle
viendra pi'ochainement — où nous pourrons nous expliquer,
avec toute l'étendue et toute la clarté désirables, sur cette
Conférence, sur les considérations politiques qui nous y ont
conduits, et les prolits certains que nous devons en retirer.
En ce moment, je voudrais seulement, et je crois en avoir le
droit, vous rappeler les paroles que vous prononciez l'année
dernière, à cette tribune même, dans un ordre d'idées tout à fait
analogue. Examinant comme aujourd'hui les causes de faiblesse
qu'introduit, selon vous, dans la polilique fi'ançaise, ce zèle
nouveau pour la politique coloniale, vous m'interpelliez sur notre
situation diplomatique, vous me posiez des questions. Et quelles
étaient ces questions? Vous faisiez allusion au système d'alliance
des trois empires. Et vous disiez : « Ce système, prétend-on, ne
tend qu'à un but unique, le maintien de la paix... Je le crois,
ajoutiez-vous, en vous adressant au Gouvernement, mais alors
une autre question se pose : si le maintien de la paix est le seul
but que se propose ce système, pourquoi n'en êtes-vous pas?
Pourquoi n'êtes-vous pas appelé ou admis à y prendre part?
(V Est-ce qu'on vous soupçonnerait de menacer la paix de
l'Europe? Personne, j'en suis sûr, ne forme un pareil soupçon...
ce serait une injustice dont je ne crois capable aucun des
cabinets européens. Cependant une question subsiste. Pourquoi
son isolement? Serait-ce que, par suite de pi'évenlions qui ne
sont pas dissipées, d'habitudes que Ton n"a pas perdues, la
AFKAIHKS 1)1 TONKIN. 485
forme nouvelle du Gouvernement de la Fi-ance ne s'accorde pas
avec celles qui l'environnent, et qu'elle est, au milieu de cette
société monai'chique, comme une étrantière (|ui ne parie pas sa
langue et qui n"a pas ses mœurs... i/fircs à r/aKchc). (pii est
tenue et qui se tient elle-même à l'écart de toulf intimité? »
Eh bien! monsieur le duc de Broglie, je suis aujourd'hui
en mesure de répondre avec des faits à cette interrogation.
Aujourd'hui, cette République française, cette étrangère, cette
parvenue qui n'est pas du beau monde... ( /{ires à rjauclie.)
M. Testelin. — Heiireiiseiuent !
M. LE Président du conseil. — ... elle est en rapports de
confiance avec toutes les grandes puissances, elle n'est pas dans
cet isolement que vous lui reprochiez si cruellement, ('ar vous
la voyez, d'une part, d'accord avec les trois grands empires du
continent dans la question d'Egypte; vous la voyez, en même
temps, assister à la Conférence de Berlin, non pas dans le rôle
un peu etïacé qui conviendrait à une parvenue, non pas —
permettez-moi l'expression — comme la Cendrillon de la
politique européenne... [Nouveaux rires appj-ufjatifs à gauche.)
Oui! elle est allée à Berlin, voulant et sachant ce qu'on y devait
faire, et, après avoir dessiné avec le gouvernement allemand le
programme de la Conférence. [Très bien! très bien! à gauche.)
Et, d'autre part, messieurs, cette étrangère, cette parvenue, a su
demeurer si fidèle à son vieil et loyal accord avec l'Angleterre
que le cabinet britannique a jugé qu'il n'avait lien de meilleur,
rien de plus politique à faire, il y a quelques semaines, que de
nous offrir spontanément ses bons offices pour terminer notre
diff'érend avec la Chine. {Très bien! très bien! à gauche.)
Vous nous demandez quelle est la situation politique et
diplomatique de la France, à l'heure qu'il est? La voilà! tout le
monde peut la voii*; ce sont des faits indiscutables, et je ne crois
pas que toute la rhétorique du monde puisse leur ôter leur
caractère démonstratif. [Nouvelle approbation sur les mêmes
bancs.) Et qu'est-ce que ces faits vous prouvent? Ils prouvent
que, quoi que vous en disiez ou quoi que vous vous efforciez
d'insinuer, l'Europe monarchique ne tient nullement la Répu-
blique française en quarantaine! Ces faits vous prouvent que,
pour l'Europe comme pour la France, la même démonstration
est faite, et comme l'Europe a le plus grand intérêt à ce que la
486 DISCOURS DE JULES FEHRY.
France soit heureuse et paisible, elle a su déduire de l'expé-
rience des cinq années de l'Assemblée nationale, confirmée par
l'expérience des six mois du 16 mai, cette grande vérité qu'il
n'y a plus d'heure en France pour la monarchie {Bravos et
applaudissements prolongés à gauche), que les événements ont
prononcé, et que désormais la monarchie ne pourrait être pour
la France qu'une des pires formes de l'anarchie. [Nouveaux
applaudissements à gauche. — Protestations à droite.)
Et voilà pourquoi notre pays peut, à l'heure qu'il est, dans
les alïaires si délicates et si considérables dont je fais simple-
ment passer sous vos yeux le tableau raccourci, me réservant
d'y revenir avec des explications quand l'heure sera venue,
voilà pourquoi la France, quittant celte situation de méditation
et d'isolement suspect dans laquelle vous auriez voulu la con-
finer, pratiquant, comme vous le disiez vous-même, la politique
des intérêts, loyalement, sans arrière-pensée, ne menaçant
personne, remplit, à la place qui lui convient, avec la dignité
qui lui appartient, au rang qui est le sien, son rôle de grande
puissance libérale et pacifique! [Irès bien! très bien! et applau-
dissements répétés à gauche et au centre.)
M. de Broglie crut devoir répliquer pour faire une apologie
relative du traité de d874, conclu dans de douloureuses circons-
tances. Il déplora encore le désaveu du projet Bourée et la précipi-
tation avec laquelle on avait voulu appliquer le traité de Tien-Tsin ;
il conclut en disant qu'on arrivait à la Conférence de Berlin avec un
budget grevé de 1200 millions de dette tlotlante, et l'impossibilité
de distraire 20 ou 30 000 hommes pour les entreprises coloniales
sans désorganiser la mobilisation de l'armée entière. Ces paroles
soulevèrent les nuirmures de la gauche, et le Sénat, vota les crédits
du Tonkin, pour 1884, par 191 voix contre 1.
Une nouvelle discussion s'ouvrit aussilùl sur les crédits pour
l'excercice 188'à. Le maréchal Canrobert fit l'éloge de notre armée,
comme il en avait l'habitude, mais il émit la crainte que nos soldats
du Tonkin ne fussent réduits à la défensive. L'amiral Peyron rassura
le vieux soldat en lui citant une lettre du général Brière de l'Isle qui
affirmait que 100 ou loOOOO Chinois ne l'empêcheraient pas d'aller
jusqu'aux frontières du Tonkin, et une autre lettre, adressée au
ministre de la guerre par le général de Négrier, qui égalait les petits
soldats de Kep aux vieilles troupes.
Le président du Conseil, à son tour, fit la déclaration suivante :
;M. le Président ducoxseil. — Messieurs, je suis aux regrets
AITAIliKS Iti; Tlt.NKIN. 487
dV'lre oblitiv d'aiiporlor iiiir ikiuvcIIc rci-lilifatioii aii\ |iarol(>s,
si patrioliqiK's dans leur inloiilion ol dans leur furiiii', i|iii' vous
venez d'enlendre. Le GouYerncmcnt ne peut pas laisser iliiv
que le corps expéditionnaire est en péril; qu'il est assié^u'*. iinil
ne peut plus aller de lavant. Si le corps expéditionnaire n'est
pas sorti des positions qu'il oernpe, c'est (pronliii a prcscritd'y
demeurer: le jour où on en donnera l'oiilr»'. il sera en état de
prendre l'ollensive. ainsi que vous l'a dit tout à riifiin' M. le
ministre de la marine. {Très bien! à gauche.)
Je tiens beaucoup à taire cette déclaration, [tour éviter (|Ui' des
paroles tombant d'une bouclie aussi autorisée ne se répandent
dans le pays, et n'alarment l'esprit public sur le soil de nos
soldats. Nos seulement notre corps expéditionnaire est absolu-
ment inexpugnable dans ses positions; non seulement, c'est lui
qui est allé à Kep et à Cliu pourcbasser de leurs lignes fortiliées
les armées d'invasion cbinoises, mais encore il peutmarcber en
avant, et il marchera : j'en prends ici l'engagement. (Très hien!
très bien ! et applaudisse inenl s à gauche.)
Le Sénat vota des crédils de 43 422000 francs, au lilie ordinaire
de l'exercice 1885, par 189 voix contre 1.
La campagne de 1885. — Discours du 14 janvier 1885.
Le cabinet tint la promesse (ju'il avait l'aile au Parlcmt;nt, en
imprimant une direction vigoureuse aux opérations militaires du
Tonlvin. Après avoir réuni ses moyens de tiniisports et ses approvi-
sionnements, le général lîrière de l'Islc mil en mouveiniMil une
premièrecolonnequi, sousle commandement dug^énéral de ^ég^ier,
suivit la vallée du LocIi->'an, rom[)it les l)andes clunoises les 3 et
4 janvier, et s'empara du camp de An-Cliau, i)rès de Clin. On était
donc en droit de compter sur une campagne aussi rapide que bril-
lante, et le pays la suivait sans inquiétude, quand la brusque démis-
sion du général Campenon, ministre de la guerre (;} janvier 1885),
vint agiter les esprits. On disait que le général, partisan d'une
occupation restreinte du Delta, n'avait pas voulu se conformer aux
derniers votes du Parlement, qui s'étaieid prononcés en faveur
d'une occupation du Tonkin jusqu'à ses frontières naturelles. Le
général Lewal remplaça le ministre démissionnaire, mais ce cluinge-
ment de personnes servit de prétexte à une interpellation de M. Haoul
Du val, dans la séance de la Chambre en date du 14 janvier 1885'.
1. V. VOfpciel du 1.') janvier 188.').
483 DISCOL'HS DK JULES FEHHY.
Le remplacement du général Campenon.
Le Gouvernement ayant accepté la discussion immédiate, M.Raoul
Duval demanda au président du (Conseil de s'expliquer sur la portée
du remplacement du général Campenon. 11 le rapprocha de cette
circonstance que la direction des opérations militaires venait de
passer du ministère de la marine au ministère de la guerre, et de
cette autre circonstance que nos représentants diplomatiques et
consulaires avaient reçu l'ordre de se retirer sur le territoire
britannique à Hong-Kong. L'honorable dépulé en concluait que le
cabinet préparait une expédition sur un point quelconque de l'em-
pire chinois, et il voulait savoir si l'on irait au delà du programme
développé dans la discussion du 26 novembre.
M. Jules Ferry doima les explications qui suivent :
IVl. Jules Feery, président du conseil, ministre des affaires
étrangères. — Messieurs, en acceptant rinterpellalion que
l'honorable M. Raoul Duval vient de développer à la tribune,
j'ai eu tout d'abord la pensée d'écarter absolument toutes les
questions qui auraient eu pour but de renouveler un débat sur
lequel la Chambre a souverainement prononcé, le 27 novembre
dernier; et, en même temps, j'ai voulu donner à la Chambre
et au pays les explications les plus complètes et les plus fran-
ches sur le seul incident nouveau qui se soit produit depuis
votre séparation, sur la démission, si regrettée par nous tous, et
par moi eu particulier, de l'honorable général Campenon. Ces
explications, très courtes et très simples, je les dégagerai, si
vous voulez bien me le permettre, de ce que j'ai le droit
d'appeler la chose jugée de Texpédition du Tonkin, dont il me
suffira de vous rappeler les origines, le développement et le
but.
Je crois, messieurs, qu'en ce qui concerne le développement
de cette expédition et le but que vous entendiez atteindre,
jamais manifestation de volonté plus éclatante ne s'est produite
que celle qu'exprimait votre ordre du jour du 27 novembre. Le
but que vous nous avez assigné, et que nous n'avons assurément
ni le droit ni l'intention de modifier en quoi que ce soit, c'est
la possession incontestée du Tonkin; c'est l'exécution pleine et
entière du traité de Ïien-Tsin. Ce n'est pas un dessein de
conquête sur le territoire chinois qui nous anime : nous ne
préméditons pas de porter atteinte soit au territoire, soit à
AIKAIHKS ni; TU.Nkl.N. IH'J
l'orgueil du Célesle-Empire; nous avons seulrincnl l;t IVinio
volonté de conserver notre bien, ot j'appelle notre bien ce (pii
nous a été concédé à deux reprises par des engagements
solennels du gouvernement chinois. [Très bien! 1res bien! à
gauche et au centre).
Voilà le ])ut! Vous l'avez précisé avec une clarté i|iii inter-
dirait il des gouvernements moins soucieux que celui-ci de
respecter vos volontés, de dépasser d'une ligne le progi-ammc.
que vous avez vous-mêmes formulé. Quant aux moyens d'exé-
cution, vous les avez caractérisés en disant au Gouvernement
qu'il devait apporter désormais dans la direction de nos alïaires
militaires dans l'Extrême-Orient une action énei'gi(iue et
prompte. Messieurs, la conclusion naturelle d'une politique
ainsi déterminée, le premier l'ésultat i)ratiqiie qui devait évi-
demment en sortir, c'était une niodillcation au plan de campagne
suivi depuis quinze mois au Tonkin. Pendant (piinze mois,
messieurs, et jusqu'au moment où s'est ouvert le débat (|ui
s'est prolongé pendant quatre jours à cette tribune et s'est
terminé par l'ordre du join- du 27 novembi'e, pendant quinze
mois, nous avons scrupuleusement et énergiquement maintenu
le plan que nous nous étions tracé et que vous aviez accepté;
nous sommes demeurés fidèles à ce qu'on a appelé justement
la politique de l'occupation limitée au Tonkin.
Persister dans cette politique après le vole du 27 novembre,
messieurs, c'eût été, à nos yeux, manquer à la volonté delà
Chambre comme au désir manifeste de l'opinion publique dans
ce pays. [Itires ironiques et exclamations à rextrême-gauclie et à
droite.) Je ne comprends pas ces rires, qui ne peuvent pas
tenir lieu de raisons, j'imagine 1 Je dis qu'après le vote du
27 novembre, il était évidemment impossible au Gouvernement
de maintenir un plan de campagne fondé sur une occupation
limitée, quand, à ce plan de compagne, que j'exposais et que je
défendais à cette tribune en en faisant valoir les avantages,
vous avez préféré solennellement une autre politique, qu'on a
qualifiée de politique d'action vive et prompte ; et qu'appeliez-
vous une action vive et prompte, si ce n'est l'occupation du
Tonkin jusqu'à la frontière chinoise? [Exclamations à Voxtrême-
(jauche et à droite. — 7Vès bien! très bien! sur divers bancs et
au centre.)
490 DlSCOUliS DK JULES FEHKV.
Je ilis que telle est la volonté de la Chambre, que telle a été
la volonté du pays. [Réclamations à droite et à l' extrême-gauche.)
M. Gkorges Roche. — Delà majorité! Si vous aviez demandé
oOOOOliommes et 200 millions à la Cliambie, la majorité vous les
aurait refusés !
M. LE PRESrDENT. — Veuillez l'aire silence : vous aurez toute faculté
de répondre ; laissez le Gouvernement s'expliquer.
M. Georges Roche. — J'ai fait une interruption...
M. LE Présioent. — Demandez-vous la parole, monsieur Roche ?
M. Georges Roche. — ... qui rend ma pensée tout entière, mais
je prendrai tout à l'heure la parole, si vous me la donnez.
M. LE Président du conseil. — Je dis qu'après le vole du
27 novembre, le choix du Parlement, le choix du Gouverne-
ment entre ces deux politi(|ues était fait d'une façon délinitive
et éclatante : à l'occupation limitée et progressive, on a préféré
hautement et manifestement l'occupation du Tonkin tout
entier : on a cru que c'était la seule façon d'avoir raison des
résistances de la Chine. [Interruptions à droite.)
M. Paul de CassaGiXac. — Oii avez-vous vu cela ?
M. LE Président du conseil. — Eh bien, messieurs, s'il
n'en est pas ainsi, nous entendrons les orateurs préconiser à
celle tribune le système d'une action lente ou d'une pure
défensive au Tonkin, et nous verrons comment la majorité les
accueillera.
M. All.un Targé. — C'était la politique de M. Challemel-
Lacour!
M. Laxglois. — Le traité de Tieri-Tsin a tout chang-é.
M. Clemenceau. — Vous irez expliquer cela aux électeurs ! (Aires
approbatifs à V extrême-gauche.)
M. le Président du conseil. — Si l'exécution pleine et
entière du traité de Tien-Tsin, formule à plusieurs reprises
répétée dans vos ordres du jour, a un autre sens que celui que
j'indique à cette tribune, si cela n'est pas clair comme la
lumière du jour, il faut renonce)' à comprendre les mots de la
langue française. [Humeurs à l'exlrême-gaitche elà droite. —
Approbation à gauche et au centre.) L'exécution pleine et
entière du traité de Tien-Tsin, c'est l'occupation pleine et
entière du Tonkin jusqu'à la frontière chinoise. [Très bien!
très bien! à gauche et au centre. — Murmures à f extrême-gauche
et à droite.) Eh bien, messieurs, c'est cette volonté du Parle-
. AllAllîKS m Ï(»\KIN. 491
iiifiit (jiii' iioii-s nous soiiiiui's mis cii devoir di' ri-aliscr; c'i-sl au
momeiil où nous avons (lu (leniaiider au iiiiniblre do la guerre
les renforts nécessaires pour mettre le corps d'occupation en
état, non pas seuleuieut de conquérir, mais de conserver la
partie du Tonkin qui ne nous appartient pas encon', ; c'est alors
que le dissentiment, le désaccord — et le désaccord le plus
loyal, messieurs, et le plus loyalement tranché — s'est produit
entre M. le ministre de la guerre et le cabinet.
M. le ministre de la gueri-e — ce n'est un secret pour per-
sonne — n'admettait au Tonkin qu'une tactique et qu'un plan
de campagne, il était entré ilans le cabinet, il y a quinze mois,
pour réaliser ce plan de campagne : il ne croyait pas bon que
l'occupation du Tonkin s'étendît au delà des limites du Delta.
Un membre à l'cvtrnnc-yauchc. — Il avait raison !
M. LE Président du conseil. — C'est à regret qu'il avait
vu s'étendre, par la force des choses, et sous l'impérieuse
nécessité d'une situation qu'il n'appartenait cà personne de
modifier, c'est à regret, dis-je, (pi'il avait vu s'étendre l'occu-
pation au-delà des limites du Delta jusqu'aux parties monta-
gneuses. A ce moment, malgré mes elTorls, — et de ma part
ils ont été les plus sincères, les plus énergiques et les plus per-
sévérants... {Rires à i'exlréme-gauche et à droite.) Que signifient
ces rires? Qu'on les explique!... [Rumeurs sur les mêmes bancs.
— Applaudissemenfs sur divers bancs à gauche el au centre.)
M. LE l'nÉsiDEM. — Messieurs, veuillez ne pas interrompre. Si
quelqu'un désire la parole, il peut la demander.
M. LE Président du conseil. — Je ne saurais tolérer ce
genre de polémiiiue. [Exclamations à textréme-gauche et à
droite. — Marques d'approbation à gauche et au centre. —
Parlez! parlez!) Je disais, messieurs, que j'avais fait les plus
grands efforts pour conserver au cabinet la grande autorité
militaire, la juste renommée, la confiance et la popularité qui
s'attachent au nom respecté de M. le général Campenon.
J'aurais fait et j'ai fait à ce désir le sacrifice de mes sentiments
personnels; j'ai longtemps cherché à maintenir entre ces deux
politiques militaires — car il n'y avait absolument de dissenti-
ment entre nous que sur la conduite à tenir dans les opérations
militaires au Tonkin — une sorte de transaction : les événe-
492 DISCOURS DE JULES FERHY.
menls nous ont mis en demeure de choisir. C'est aloi's que
M. le général Campenon est venu, le plus loyalement du monde,
nous dire non pas que l'envoi des renforts qui étaient demandés
pourrait mettre en péril la sécurité de l'armée française, —
M. le général Campenon n'a jamais tenu et ne tiendra jamais
un pareil langage, — il est venu nous dire très loyalement :
« La politique que je voulais suivre au ïonkin est aujourdliui
dépassée. Le Parlement, le pays, vous-mêmes, vous voulez
aller plus loin : à une politique nouvelle, il faut des hommes
nouveaux. » [Interrvpllons à l'exlrème-gauclie et à droite. —
Très bien! très bien! sur divers bancs à gauche et au centre.)
Vous m'avez demandé, messieurs, des explications, et je tiens
à vous faire connaître avec la plus entière franchise ce qui s'est
passé au sein du cabinet. M. le général Campenon a dit :
«A une politique nouvelle, il faut des hommes nouveaux... [Très
bien! très bien! sur les mêmes bancs. — Interruptions adroite.
— Bruit). Or, je n'ai pas dans l'expansion que vous voulez
donner aux opérations militaires du Tonkin une conliance suffi-
sante pour les diriger : appelez auprès de vous un autre officier
général. » C'est alors que nous nous sommes séparés loyalement,
cordialement, mais gardant un profond regret de voir le Gou-
vernement perdre un tel collaborateur, qui emporte dans sa
retraite l'estime etl'atTection de tous ceux qui, pendant quinze
mois, ont eu l'honneur de travailler à ses côtés. [Applaudisse-
ments.)
Pour le remplacer nous avons présenté à l'agrément de
M. le Président de la République le nom d'un officier général
dont la renommée militaire n'est pas à faire, qui s'est montré
également supérieur dans la théorie et dans la pratique : dans
l'étude approfondie, très approfondie, de nos institutions mili-
taires, et dans la pratique du plus haut commandement. Je me
suis adressé à lui, je lui ai exposé la situation, et c'est à lui que
je laisse le soin de vous dire si véritablement il y a incompati-
bilité entre la sécurité de notre situation militaire, en Europe et
sur le continent, et le soin légitime et nécessaire de nos intérêts
nationaux et de notre honneur dans le monde. [Très bien! très
bien! Vifs applaudissements au centre et à gauckr.)
I.e général Lewal monta ensuil(?à la lril)iine et, après avoir fait
AKFAIHKS DU TÔ.NKIN. 493
l'éloge de son prédécesseur, déclara tiuc la mobilisatiou n'élait
nullement compromise par l'envoi de troupes en Kxtrèmc-Orient,
mais qu'une armée pouvant atteindre 3 millions d'iiotnmes ne
devait pas « rester immoiiile, accroupie et comme hypnotisée parla
contemplation perpétuelle... », que toutes les grandes nalions
avaient fait des exi>éditions lointaines, et que, peisonne ne pouvant
songer à l'abandon du Tonkin, il fallait opter pour l'action, ainsi que
l'avait fait le Parlement.
M. Raoul Duvai compara alors la iruerre du Tonkin à rexpéditioii
du Mexique , et déposa un ordre du jour pour regretter la
retraite du général Campenon. Il le retira ensuiln pour se rallier à
un ordre du jour de M. Charles Lepère, qui regrettait l'insuflisance
des explications du (iouvernement sur les incidents qui s'étaient
produits pendant l'intersession. I.e président du Conseil réclama
l'ordre du jour pur etsimple, qui fut voté à iamajorité, relativement
faible, de 280 voix contre 22;).
Les opérations se poursuivaient régulièrement au Tonkin, et le
général Brière de Tlsle, commandant en chef, continuait, au début
du mois de février t885, sa marche vers Lang-Son. Après avoir
enlevé cinquante fortins ou lignes de défense, il s'empara, le
9 février, du camp retranché de Dong-Song et, après cinq jours de
combats acharnés, entra à I.ang-Son le 13 du même mois. Les
Chinois, battant en retraite vers Je nord, semblaient sur le point
d'évacuer les frontières du Tonkin. Le général en chef était si peu
préoccupé de l'éventualité d"un retour offensif des troupes enne-
mies, qu'il laissa le général de Négrier aux environs de Lang-Son, et
revint en arrière avec la brigade Giovatiinelli pour aller au secours
du colonel Dominé, qui était bloqué depuis trois semaines à Tuyen-
Quan, sur la rive Claiie.par les niasses chinoises. Le colonel fut délivré,
le 3 mars, avec sapetite troupe, maisce succès avait coûté assez cher :
la brigade Giovaninelli avait eu 60 tués et 133 blessés; la garnison,
52 tués et 33 blessés, sur GOOhommes. De son côté, le général de .Xégrier
poussait devant lui les Chinois dans la direction deThat-Khé et faisait
sauter la porte de Chine (23 février), tandis que le contre-amiral Les-
pès et le colonel Duchesne débarquaient à Formose, s'ouvraient la
route de Tamsui et se rapprochaient des mines de Kélung. L'amiral
Coui'bel prenait aussi une ofTensive énergique, et, avec sept vaisseaux
de guerre, bloquait l'embouchure du Yang-Tze-Kian, interceptant les
envois de riz que recevait la Chine de Shang-Hai. Les puissances
avaient reçu du Gouvernement français l'avis que le riz serait consi-
déré désormais comme contrebande de guerre, ce qui provoqua les
vives protestations de l'Angleterre. Le 13 février, nos torpilleurs
coulaient deux croiseurs chinois au mouillage de Sheï-Poo, et notre
escadre bombardait les forts de Tsing-Haï, à l'entrée de la rivière de
>ing-Po. On attendait de ces démonstrations énergiijues une
prompte soumission de la Chine, qui négociait secrètement avec le
cabinet français depuis le 10 janvier 1885, par l'intermédiaire de
iU DISCOLUS DE JULES FERUY.
sir James Ducan-Campbell, représentant à Londres de sir Robert
Hart, inspecteur général des douanes chinoises. Le 26 février,
Robert Hart avait télégraphié à M. Jules Ferry que le Tsong-Li-
Yamen « consentait à la ratification sans conditions du traité de
Tien-Tsin». C'est ce jour môme que le (Gouvernement français avait
officiellement décidé de traiter le riz comme contrebande de guerre
et Pékin craignait la famine àbref délai. Le 1" mars, un télégramme
de Robert Hart prometlaitun décret impérial pour ratifier la conven-
tion de Tien-Tsin. Le 12 mars, un autre télégramme en clair annon-
çait que le décret avait été signé le 27 février, qu'il autorisait la
transmission des quatre articles contenus dans la dépêche de Robert
Hart du 28 février, à savoir : 1° Ratification du traité de Tien-Tsin;
2° cessation des hostilités et du blocus de Formose ; 3" envoi d'un
ministre français à Tien-Tsin ou à Pékin pour rédiger un traité
détaillé; 4" autorisation pour M. Campbell designer un proto-
cole. Pour se couvrir devant les Chambres, M. Jules Ferry adressa,
le 17 mars, une dépèche à M. Patenôtre, notre ministre, qui se trou-
vait à Shang-Hai, pour l'aviser de l'état des négociations oftîcieuses, cl
le prier de faire savoir à M. Ristelhueber, notre consul à Tien-Tsin,
qu'il aurait sans doute à recevoir et à transmettre à Paris une com-
munication confidentielle de la cour de Pékin, notre situation mili-
taire restant intacte jusqu'à nouvel ordre. I>e 22 mars, M. Ristel-
hueber reçut, en effet, la communication dont il s'agit. Elle confir-
mait l'assentiment impérial du 29 février aux articles télégraphiés
à M. Jules Feiry le 28, et la délégation donnée à M. Campbell; une
autre dépêche du 19 mars, signée Robert Hart, admettait d'ailleurs
que, si le cabinet français le préférait, un plénipotentiaire chinois
pourrait être adjoint à M. Campbell pour signer le protocole. Enfin,
le 27 mars, M. Jules Ferry faisait télégraphier à sir Robert Hart que
ce protocole n'aurait pas le caractère d'une suspension d'hostilités,
jusqu'cà l'issue des négociations.
L'affaire de Lang-Son.
Telle était la situation diplomaliipie, qui semblait assurer la
conclusion certaine et rapide de la paix, lorsque de malencontreuses
dépèches arrivèrent à Paris dans la soirée du 27 mars. Elles annon-
çaient dans les termes suivants: un léger échec du général de Négrier,
qui s'était heurté, au delà de la frontière chinoise, à des forces
considérables, et s'était replié sur le territoire tonkinois :
Hanoi, le ^5 mars.
Je reçois le télégramme ci-après du général de iNégrier :
Dond-Dang, 24 mars 11 h. soir.
« L'ennemi a attaqué le poste de Dong-Daug, le 22 mars, à deux
heures du matin. J'ai dû me porter en avant pour me donner de
AFFAIKKS l»y TUMvI.N. 490
l'air. Le 23, j'ai pu m'emparfr de la |>n'init'ro iiyiii' do raiiip
retranché de naii^-Co. Le 24, mes elloits oui éc^liom; di-vanl une
supériorité numériijue considérable. Vers deux heures, l'arlillcrie
n'ayant plus de munitions, j'ai dû lomprele combat. Je suis rentré à
Dong-Danpà sept Iieures du soir. Tous les blessés ont éit» reportés
sur Lang-Son. » .\os pertes sont d'environ 200 lioniines tués ou
blessés. Les renforts arrivés de France pour la 2' brigade ont
commencé à arriver le 24 mars. La ?iièvrc est arrivée le 21.
BlUKKK Dl' l'Isi.I'.
L'opinion se montra vivement émue de cette dépêche qui conte-
nait des points noirs. On se demandait comment le général de
NéjJîrier avait pu être amené à battre en retraite, ce qu'il fallait
entendre par « la supériorité numérique considérable » de renncmi;
et comment l'armée avait pu manquer de munitions?
Séance du 28 mars 1885. — Interpellation Granet.
Dans la séance de la Chambre du 26 mars, .M. Granet avait
déposé une demande d'interpellation. Au déliut de la séance sui-
vante, celle du 28 mars', M. .Iules Ferry, monta à la tribune et
demanda en ces termes la discussion immédiate :
M. Jules Ferry, ininistre des affaires étrangères, président
du conseil. — Messieufs, l'honoi'able M. Granet a déposé à
votre dei'iiière séance une demande d'interpellation sur les
affaires du Tonkin : vous aviez remis à celte séance la discussion
qui pourrait s'élever sur la fixation du jour de la discussion de
cette interpellation.
Bien que je considère cette interpellation comme inopportune,
et sous la réserve du droit qui appartient à tout gouvernement
interpellé de ne répondre que sur les points sur lesquels il peut
le faire sans compromettre les intérêts publics, je prie la
Chambi^e d'ordonner la discussion immédiate delinterpellalion.
(Très bien! très bien! )
La Chambre déféra au désir du président du Conseil et M. Cranct
prit la parole. Il débuta par rappeler que, pour la première fois, le
Livre jaune révélait oflîciellement l'état de guerre avec la Chine, et
le Gouvernement avait nolitîé cet état de guerre à toute l'Furope
sans l'avouer au Parlement. Il refusait d'admettre que les votes
réitérés de la Chambre fussent équivalents à une ratification légis-
1. V. VOfficielûn -29 mars 1885.
496 DISCOURS DE JULES FEMKY.
lalive ; il prétendait que le cabinet avait toujours demandé des
crédita insuffisants, qu'on aurait dû envover dès le premier jour
40 000 hommes au Tonkin; qu'on avait paralysé l'aclion de l'amiral
Courbet pour continuer des négociations qui ne pouvaient aboutir,
parce qu'on avait parlé à latribune de l'Empire chinois comme d'une
puissance inférieure et presque méprisable. Le ministère était donc
impuissant à faire la guerre etàconclure la paix. Suivant l'orateur,
si lesénéral Négrier n'avait pas reçu à temps ses renforts, c'est que
les Chambres n'avaient pas été convoquées. M. Granel soutintqu'on
aurait dû s'enfermer dans le Delta, comme le voulaient le général
Millot et le général Campenon. Il alla presque jusqu'à accuser le
ministère d'avoir fabri([ué la dépêche du général Brière de l'Isle en
date du 26 mars, par laquelle le commandant en chef transmettait
un télégramme expédié le même jour de Lang-Son. Il annonçait
« que le gros de la brigade s'était concentré à Lang-Son, que le
général de Négrier avait attendu l'ennemi toute la journée du 25,
en face de la poiie de Chine et que cet ennemi ne s'élait pas montré.
Les Chinois avaient fait de grandes pertes dans la journée du 24. Le
général ajoutait qu'il n'avait pas besoin à Lang-Son de nouveaux
renforts et que son artillerie était suffisante : il avait reçu les
troupes de renfort le 24 et une forte réserve était concentrée à Chu».
M. Jules Ferry protesta énergiquement contre l'accusation d'avoir
fabriqué cette dépèche rassurante. Puis, IM. Granet reprocha au
Gouvernement d'avoir éparpillé nos forces en attaquant Formose,
où l'on n'avançait pas et qui n'était qu'un cimetière et un hôpital.
Enfin, il somma le chef du cabinet de dire s'il voulait faire une
grande guerre, qui absorberait toutes nos ressources, ou s'il avait des
chances d'arriver à conclure la paix.
M. Jules Ferry répondit ainsi qu'il suit à M. Granet :
M. Jules Ferky, président du conseil, 7ninistre des affaires
étrangères. — Messieurs, je n'ai pas rintention de faire une
longue réponse à riionorable M. Granet. C'est peut-être la
sixième ou la septième fois que le débat qu'il a cru nécessaire
de porter de nouveau à celte tribune, s'agite devant vous...
M. Leydet. — l'^t ce ne sera peut-être pas la dernière, malheu-
reusement !
M. LE Président du conseil. — ... et dans des conditions
telles que, à part le désir que des députés, qui vont prendre
quelque repos au moment des vacances de Pâques et entrer en
communication directe avec leurs électeurs, doivent avoir de.
recevoir du Gouvernement des explications sur l'état actuel des
faits militaires et diplomatiques, à part cette considération,
devant la justesse de laquelle je me suis incliné, on se demande
AMAIliKS DU TONKIN. l'jT
poui'iinoi. dans (|iicl biil, dans (|iicll(' csiicraiicc, M. Graiict a
porté de nouveau à la liibune des ari^amieuts si soiivenl entend us,
si souvent développés, si souvent jiiués par la majorité de la
Cliauiltrc. [Ii^xclamalions sur dicfra Ixincs à ijnuclic.}
M. Camille Pelleta.n. — Si souvent justidés !
M. LF. r.OMTi- i)K l)oivu-Li;-MAiLLi-ria!. — Sic vola, sic Jitico!.., Pas
de (liscnssioii !
]M. LH Président du conseil. — Messieurs, s'il s'ajîissait
de marquer et de préciser une nouvelle ligne de conduite, si
nous avions de plus grands moyens d'action à solliciter de votre
vole, si quelque chose était ciiaiigé dans le plan qui a été
débattu et arrêté ici...
Voix à rcxt)'ème-()auchc. — (jaaud donc ? Qiu'i plan ?
M. LE Président du conseil. — ■ Ici, et dans le sein de la
commission dont parlait M. Gi-anet, et à la tribune... (Nouvelles
interruptions à Cextrème-gauche et à droite.)
Messieurs, si vous voulez m'intcrrompre à ('lia(|uc mot, je
descendrai de la ti'ibuue. Je ne supi)orterai pas ce syslènu; de
discussion hachée, dans lequel la clarté et la dignité du débat
sont profondément compromises. [Très bien! très bien! àf/uuehe
et au centre. — Rumeurs à V extrême- gauche .)
M. LE COMTE DE Douville-Maillefeu. — Je demande la parole.
M. Clémexceai'. — Dans un de mes discours, vous m'avez
interrompu trente-deux l'ois !
TJn memtjre à gauche. — Nous ne sommes pas obliyi's d'rtre {dus
patients que vous !
M. LE Président. — ■ Messieurs, tout le monde a le lort d'inter-
rompre...
M. Clemenceau. — M. le Président du conseil n'a pas le droit de
s'en plaindre.
M. LE PRÉsn)ENT et je le rappidle toujours à lout le monde,
quels que soient les orateurs qui sont a la tribune, et quels (|ue
soient ceux qui doivent leur répondre.
M. LE Président du conseil. — Je dis, messieurs, que la
Cliaml)i'e et le pays connaissent à merveille, et de la façon la
plus précise, le but que nous poursuivons, d'accord avec elle.
[Exclamations à Vextrème-gaucke et adroite.)
M. LE Présu)ENT. — Mais, messieurs, veuillez donc garder le
silence! Vos orateurs, — il y en a plusieurs d'inscrits, — répon-
dront, et vos votes ensuite.
J. Ferry, Discount, V. 32
493 DISCOURS DE JULES FEBltY.
M. LE Président du conseil. — Je dis que le pays et la
Chambre connaissent, de la façon la plus précise, le but que
nous poursuivons dans lExti-ème-Orient, les pouvoirs, l'autori-
sation et le mandat spécial, plusieurs fois réitéré, qui nous ont
été conférés pour atteindre ce but, les moyens qui nous ont été
accordés, et, autant que ces choses peuvent se discuter et se
préciser à une tribune, le plan général d'action sur lequel
nous nous sommes mis d'accord avec la majorité des deux
Chambres. {Très bien! très bien! à gauc/ie et au centre.)
Vous cherchez vainement à faire croire qu'il y a une autre
action derrière l'action engagée déjà depuis plus de deux ans,
avec des intermittences de pacification, contre la Chine, pour
l'exécution des traités anciens et des traités nouveaux, — ce
sont des actes de droit international tout aussi respectables que
ceux que l'on passe selon les formes du droit européen ; — vous
cherchez vainement, soit à obscurcir, soit à agrandir outre
mesure, soit à rendre incertain ou menaçant par sa dispro-
portion le but politique que nous poursuivons. Ce but, nous
vous l'avons indiqué, et c'est vous-mêmes qui en avez les
premiers défini la nature. [Rumeurs à droite et à Vextrême-
gauclie.) Vous nous avez prescrit de ne poursuivre, dans cette
affaire, que la mise à exécution pleine, entière et loyale du traité
du 11 mai 1884. Voihà le but !
Quand la Chine sera prête à ratifier et h. exécuter le traité du
11 mai 1884, nous serons, nous, tout prêts à déclarer, d'accord
avec vous, appuyés sur vos votes, que la République française
ne poursuit pas d'autre but que cette exécution pleine, entière
et loyale du traité du 11 mai 1884. [Trèsbien! très bien! àçjauche
et au centre. — Interruptions à l'extrême-gauche et à droite.)
M. Jules Delafosse. — La Chine vous l'avait ofierl, cl vous l'avez
refusé.
Je demande la parole.
M. LE Président du conseil. — Est-ce une politique
claire? Est-ce une politique limitée? Y a-t-il quelqu'un ici qui
en soutienne une autre? Car enfin, messieurs, il est, en vérité,
fort commode de jeter la critique, et même l'injure, siH'la poli-
tique du Gouvernement, sans jamais apporter une autre solution.
[Très bien! très bien! sur divers bancs à gauche et au centre. —
Interruptions à lextrème-gauche et à droite.)
AFFAIIŒS DU TO.NKIN. 499
Qu'y a-l-il au bout ilfs iiiiiouihr.ihlcs inlerpollalions de
l'honorable M. Granet? Quelles propositions fait-il? Esl-il venu
ici vous proposer d'abandonner l'entreprise (Ui ïonkin? Est-il
venu vous proposer de bilVer la siiinaliire de la France, iuserile
au bas du traité de Tien-Tsin, ou bien de portei" à l'ckiii iiiir
division ou un corps d'armée?
Qu'il apporte une solution et non de vaines criti(|uesl {Très
bien! très bien! et applaudissements au centre et àrjnucUe. —
Ejchnnntions à rexlrènie-gauc/ie et à droite.)
.M. CLiiiiKNCEAi". — Je demande la parole.
M. LE Président du conseil. — Je dis que l'opposition est
tenue d'apporter dans celle alïaire, à la tribune, autre chose
que des critiques stériles et des réci'innnalions incessantes.
Je dis qu'elle doit venir proposera la Chambre une résolution
précise, et que, si elle n'en propose pas, elle doit trouver bon
que la Chamljre persiste dans la politique si simple (pie je
traçais tout à l'heure, et qui est comprise dans ces simples
mots, contenus dans plusieurs de vos ordres du jour: exécution
pleine, entière et loyale du traité de Tien-Tsin. [Très bien! très
bien ! au centre.)
Voilà le but ; qu'on n'équivoque pas, qu'on ne cherche ni à
l'agrandir outre mesure, ni à l'obscurcir! Cette polili(}ue-l;i est
nette et elle se lient ; et l'action qui a suivi, depuis le vote de
la Chambre du 26 novembre dernier, n'en est que la réabsalion
effective et militaire.
Vous nous avez dit, en elTet, que nous avions changé de
politique, et sans qu'on sache pourquoi ; vous nous avez dit
qu'après avoir défendu la politique de l'action limitée dans le
Delta, nous avions arbitrairement, sans autorisation du Parle-
ment, franchi les limites du Delta et marché à la conquête de
Lang-Son et du territoire tonkinois, dans ses fi-ontiéres natu-
relles et scientifiques. Il me semble que la multiplicité des
discussions qui se sont engagées sur cette atîaire trouble un peu
les souvenirs de quelques-uns de nos honorables collègues ;
c'est pourtant une discussion bien étendue, bien claire, et qui
s'est terminée par des ordres du jour d'une pai'faite lucidité, que
cette discussion qui eut lieu à la fin du mois de novembre 1884.
Il faut pourtant, messieurs, vous rappeler sur quelles décla-
500 DISCOURS DE JULES FEHRY.
rations sanctionnées, approuvées par vous et par un vote de la
Chambre, celui qui a l'honneur il'être à cette tribune terminaiL
sa réponse à une autre interpellation, émanée des mêmes
membres, dans la séance du 2(3 novembre. Vous savez très
bien que là était le débat; et que c'est là, sur ce point, c'est-à-
dire sur la transformation d'une action purement défensive dans
le Delta en une action otïensive, qui ne serait limitée que par
la frontière même du Tonkin, que s'est portée la discussion, et
que la volonté de la Chambre s'est manifesté avec le plus d'éclat,
par un ordre du jour précis et voté par elle.
Après vous avoir, messieurs, fait le récit, en vous les rappe-
lant, des diverses phases de cette grande question, qu'est-ce
que je vous disais à la fin de cette séance — j'ai bien le droit de
vous le rappeler — aux acclamations de la grande majorité de
la Chambre?
M. Clemenceau. — Où sont- elles ces acclamntions ?
M. LE Président du conseil. — Messieurs, après vous
avoir rappelé l'état diplomatique de la question, et l'étrange
réponse qui avait été faite par le gouvernement chinois à des
propositions très conciliantes, je vous disais :
« Messieurs, je crois qu'il n'y a qu'une réponse à faire...
« M. Hippolyte Maze. — Des coups de canon !
« M. le Président du conseil. — C'est de voter les crédits
que nous vous demandons.
« M. Jules Delafosse. — Ce n'est pas assez!
« M. le Président du conseil. — Non pas comme des crédits
de grâce et de résignation, non pas comme les derniers crédits,
mais de les voter comme des crédits d'action, d'action énergique
et persistante, non seulement pour la fin de l'année, mais pour
l'exercice procliain. Par là, messieurs, vous notifierez au
gouvernement chinois que cette vertu qu'on nous conteste, la
constance, nous l'avons ; que ce pays, qui a fait la guerre
pendant dix-huit ans pour avoir rAlgérie, ([ui a combattu
sept ans en Cochinchine, que ce pays peut supporter une lutte de
dix-huit mois, — avec des intermittences — pour s'assurer les
bénéfices du traité de Tien-Tsin, librement consenti et souscrit
par le gouvernement chinois. Vous sanctionnerez, messieurs,
par votre vole, la demande de crédits dont je vais avoir l'hon-
AFFAIliKS l>L' TOMxIN. 50r
neur de déposer au buroaii do la (lliaiiiltrc Tcxposé des Tiiolil's
et le projet de loi.
« Permetlez-moi de vous en lire l'exposé des motifs ; le voici :
« Messieurs, à quelques semaines de l'ouverture du pi-ociiain
exercice, et dans la prévision des nouveaux elïorts et des
dépenses nouvelles que la prolongation de notre dilTérend avec
la Chine peut rendre nécessaires, nous croyons devoir soumettre,
dès à présent, à votre vole le projet de loi destiné à pourvoir
aux opérations du premier semestre de 1885.
« En tenant compte des renforts que vont recevoir le corps
expéditionnaiie du Tonkin, et l'escadre des mers de Chine, un
crédit de 434-22 UOO fr. doit être prévu.
« M. Hlppolyle Maze. — C'est la seule réponse à faire à
l'insolent déli de la Chine. {Exclamations ironiques à lexlrême-
gauclie et à droite.)
« M. Dlin de Bourdon. — Cela ne sera encoi'O qu'un
acompte!
« M. le Président du conseil. — En votant ces crédits, vous
autoriserez pour Tannée prochaine les opérations de terre et de
mer qui pourront, suivant le programme que je viens d'avoir
l'honneur de vous exposer, être entrepi'ises soit par l'amiral
Courbet, soit par le général Brière de l'Isle, opérations de terre
au Tonkin et à Formose, opérations navales dès le printemps,
toutes les opérations, que le brillant vainqueur de la rivière
Min nous déclarera être utiles, nécessaires, décisives. [Vifs
applaudissements à gauche et au centre.) »
Si jamais déclaration ministérielle s'est trouvée d'accord avec
le sentiment de la Chambre, c'est, je crois, celle-là, et j'ai encore
dans l'oreille et dans le cœur le souvenir de vos acclamations.
[Applaudissements au centre et à gauche. — Interruptions ù
droite et à V extrême-gauche.)
C'est après un vote aussi éclatant, d'un caractère aussi excep-
tionnel, — puisque le Gouvernement vous avait demandé et
que vous lui accordiez un crédit sur un exercice qui n'était pas
encore commencé — c'est après ce vote qu'on nous dit que nous
avions promis de rester dans le Delta, et que le Gouvernement
s'y était engagé à la tribune et dans le sein de la commission !
C'est tout l'opposé de la vérité. Il vous a semblé, à cette époque,
comme à nous, que la politique purement défensive dans l'in-
502 DISCOURS DE JULES FERRY.
térieur du Delta avait fait son temps ; qu'elle ne portait pas à la
résistance de notre ennemi des coups assez sensibles pour
amener ce dénouement pacifique que, vous avez bien eu raison
de le dire, nous désirons pour le moins tout autant que vous.
Et nous avons tous été d'accord pour reconnaître qu'il fallait
mettre dans notre action au Tonkin plus d'énergie, par consé-
quent y envoyer plus de troupes. C'était le but de la demande
de crédits qui vous était faite. Les événements ont suivi. Les
opérations ont commencé. Et sur quelles bases avons-nous
déterminé le chitïre des renforts envoyés au corps expédition-
naire pour lui permettre de passer de l'action purement défen-
sive dans le Delta, action qui avait marqué le rôle militaire du
général Millot, à l'action ofïensive, telle qu'elle a été conduite si
brillamment par les généraux Brière de l'Isle et Négrier ?
Messieurs, par le procédé le plus simple et le plus raisonnable :
nous avons demandé à ces chefs éprouvés, aussi résolus que
sages, aussi audacieux qu'expérimentés [Très bien! 1res bien .')
ce qu'il leur fallait de troupes de toutes armes pour accomplir
le programme ainsi conçu et défini : Prise de possession du
Tonkin tout entier, afin de pouvoir dire à la Chine : « Nous
sommes arrivés au tei'me de notre œuvre ; à vous de commencer
la vôtre. Nous restons là, nous ne dépasserons pas la frontière
et, sur cette frontière, nous sommes prêts à traiter avec vous
des conditions d'un pacte de bonne et durable amitié. »
Messieurs, vous me permettrez de ne pas vous dire le chitïre
de troupes qui a été indiqué par nos généraux : ce n'est pas sur
ces questions que porte la curiosité de l'opposition. Ce que je
tiens à dire à la Chambre, c'est que les forces demandées par
les généraux et par l'amiral Courbet leur ont été envoyées, et
que nous sommes allés plutôt au delà des demandes de ces
chefs militaires. Ces renforts, en ce qui touche l'armée de terre,
sont arrivés depuis plusieurs semaines à Hanoï.
Voix à droite. — Trop lard !
M. LE Président du conseil. — Ils ne sont pas arrivés
trop tard. La dépêche que je vais avoir l'honneur de vous lire
tout à l'heure, et que vous connaissez déjà, messieurs, va vous
le démontrer. Messieurs, on a fait de la situation, au Tonkin,
de notre corps expéditionnaire une peinture inexacte : ilcons-
AKKAIHKS IH: TONklN. 503
litiie, non pas, coiiiiiii' on avait l'oiiliinic de Ir (lirr, à d'aulrcs
époques de celle discussion, une série, une aj^},doinéralion de
pelils paquels, arrivanl les uns après les aulies sur le champ de
balaille, mais il constitue un corps d'armée imposant, comptant
au moins •2oO()U lionunes des meilleiu-es troupes de notre pays,
groupées, approvisionnées, commandées — je n'ai pas besoin
de vous dire comment — les exploits des chefs garantissenl et
justifient la confiance complète (pie nous avons mise en eux.
On vous a dit: « Ce corps expéditionnaire est coupé en deux; il
est obligé de faire la navette : quand il est menacé sur la rivière
Rouge et quand il a eu raison de ceux(pii l'attaquent dans cette
direction, il faut (|u"il se jette immédiatement du côté de Lang-
Son, pour appuyer les elTorls de la brigade (jui marche vers la
frontière du Kouang-8i. »
Messieurs, celte peinture a été improvisée sur la dépêche
d'iiier, et d'après cette dépêche, car la marche qu'a suivie notre
corps expéditionnaire, ou du moins la partie du corps expédi-
tionnaire qui a été dirigée sur la frontière du Kouang-Si, a été
marquée par autant de victoires que d'étapes, remportées à
heure dite, sans difficultés, et avec des etîeclifs infiniment moins
considérables que ceux de nos ennemis, supérieurement et
admirablement retranchés. Ce n'est pas là le fait d'un corps
d'armée coupé en deux, comme vous l'avez dit, et vous n'auriez
jamais poi'té à la tribune cette fâcheuse parole si vous n'aviez
cédé avec trop de facilité aux impressions pénibles, j'en conviens,
— nous les avons éprouvées nous-mêmes, — que la dépêche
du général de Négrier, arrivée avanl-hier à Paris, a jetées dans
les esprits. On a pu croire, et les adversaires du Gouvernement,
plus enclins à la méfiance, comme ils le disent eux-mêmes, se
sont empressés de proclamer, qu'il y avait là un grand échec,
tout au moins le commencement d'un désastre, et l'on annonçait
déjà dans certains journaux que le général de Négrier avait
perdu son artillerie, qu'il était presque en déroute, presque en
fuite; quelques-uns même ont dit, dans une dépêche que nous
avons vue passer, qu'il avait été fait pi'isonnier.
Messieurs, nous connaissons aujourd'iiui, de la façon la plus
précise, l'état présent des choses, et nous pouvons juger les
circonstances, l'incident de guerre, le caractère et les propor-
tions de cet incident ou de cet insuccès par la dernière dépêche
504 DISCOURS DE JULES FERUY.
que vous avez vue affichée dans les couloirs de la Chambre,
mais qui doit être examinée et, si j'ose dire, méditée d'un peu
près, sur laquelle il faut réfiéchir pour se rendre un véritable
compte de cequ onappellc l'échec de Dong-Dang.Rçlisons celle
dépêche :
« Le général de Négrier télégraphie de Lang-Son, le26 mars,
à quatre heures du matin, qu'il a concentré à Lang-Son le gros
de sa brigade. » Dong-Dang, en effet, messieurs, est un poste
avancé, une avant-garde ; c'est au delà de ce poste, vous l'avez
bien compris, c'est même au delà de la porte de Chine, sur le
territoire chinois, sur les retranchements occupés par une armée
chinoise que le général de Négrier, dans les journées des 23 et
24 mars, avait porté son elïort. Voici, du reste, la dépêche telle
que l'a transmise le général Brière de l'Isle :
Hanoï, 29 mars 1885, 10 li. 5G du soir.
« Le général de Négrier me télégraphie de Lang-Son, 26 mars ;
4 heures du malin : Le gros de la brigade est concentré à Lang-
Son. Je suis resté toute la journée du 23 avec l'avanl-garde en
face de la porte de Chine, attendant l'ennemi qui n'a pas reparu.
Les Chinois ont fait de li'ès grandes pertes dans la journée du
24. Je suis rentré le 26 à Lang-Son sans incident. Tous les blessés
y étaient depuis le 2o. Le chiffre exact de nos pertes dans les
deux journées est de 7 officiers tués, 6 blessés, 72 hommes de
troupes tués ou disparus, et 190 blessés.
« Le général de Négrier m'écrit de nouveau, à 8 heures du
matin, qu'il n'a pas besoin à Lang-Son denouveaux renforts, et
que son arlillerie est suffisante. Il a, en effet, reçu, dès le 24, des
l'enforts destinés à la 2'' brigade. Il compte tirer grand parti
des spahis. Une forte réserve estconslituée à Chu. Les troupes
n'ont jamais montré plus d'entrain et de vigueur; leur moral
est absolument intact. »
Ce n'est pas là, messieurs, le spectacle d'un chef en déroute.
Il attend vingt-quatre heures l'ennemi à la porte de Chine, et il
constate, il croit pouvoir constater, au moins jusqu'au 26 mars,
que l'armée chinoise se maintient dans'la frontière de Chine,
qu'elle a certainement pour intention et pour but principal de
couvrir. Quant à lui, après celte pointe hardie, qui a échoué en
face d'un nombre prodigieusement supérieur, il s'est concentré
AFFAIHES DU TO.NKI.N. 505
à Lanii-Soii. dans la plriiilmlo dt^ sa force, do sa iv.-islaiico ddo
sa confiance, messieurs, car il rontiniie ainsi :
« Jesnisronlré le 26àLan^-Son sans incident. Tons les Messes
y étaienl depuis le 25. » Il donne ensuite le cliillit' des liuninies
de troupe et des ofllciers tués, blessés ou disparus. Il est plus
élevé que le chiffre qu'il avait donné d'abord parce qu'il a eu, du
24 au 26, le temps de compter ses pertes. Elles sont, dans ces
deux journées du 23 et du 24, de « 7 oflicierslués etde G blessés,
de 72 hommes tués ou disparus, et de 190 blessés.
« Le général de Négrier m'écrit de nouveau, continue le
général Brière de l'Isle, à huit heures du malin, qu'il n'a pas
besoin à Lang-Son de nouveaux renfoi'ts et que son artillerie est
parfaitement suffisante. » Le général avait, en elTet,reçu, dès le
24, les renforts destinés k la 2"-" brigade, et non les renforts des-
tinés à la l''^ brigade. Nous le savons déjà par la dépêche
d'avant-hier. La dépèche d'aujourd'hui le rappelle et le prouve.
Elle constate de nouveau que ce sont uniquement les renforts
destinés à la seconde brigade qui ont rejoint le coi'ps du général
de Négrier à Lang-Son. Et le général, avec ces renforts, se trouve
en état de tenir tète à l'armée chinoise, car il refuse l'oiïre qui
lui est faite par le général Briérc de l'Isle de lui envoyer une
partie de la brigade Giovaninelli.
« Il compte tii-er un grand parti des spahis. Une forte réserve
est constituée à Chu. » Vous voyez que non seulement Lang-Son
est bien gardé, mais que toute la ligne de Chu à Lang-Son est
fortement occupée par nos troupes. Enfin, dans une autre partie
delà dépêche, oubliée dans la copie qui nous a été donnée, le
général de Négrier ajoute... {Mouvements divers), vous allez
voir que l'oubli n'est pas intentionnel : « Les troupes n'ont
jamais montré plus d'entrain et de vigueur; leur moral est
absolument intact. » (Interruption à i extrême-gauche). Je ne
saisis pas le sens de l'interruption qui vient de se produire et
que j'aime mieux ne pas comprendre. {Irès bien! très fnen! au
centre.)
Messieurs, il me semble que la lecture de cette dépêche, la
comparaison de ses termes avec ceux de celle d'avant-hier
doit faire disparaître bien des inquiétudes et dissiper bien des
anxiétés patriotiques. Il est certain, dès à présent, que le
général de Négrier a dans la main les forces nécessaires pour
506 DISCOUItS DE JULES FEUIIY.
tenir à Lang-Son. Il est certain que, de ce côté, la pleine posses-
sion de la frontière tonkinoise nous est acquise, et que nous
sommes dans la situation dont je vous parlais tout à l'heure,
dans la meilleure pour traiter, si Ion veut traiter, et qui consiste
à dire : Chacun derrière ses frontières. Si les Chinois repassent
la fi'ontière tonkinoise, les Français s'engagent à ne pas franchir
la frontière de Chine.
Sur le plan de campagne, sur les dispositions qui sont, à
l'heure qu'il est, comhinées, vous me permettrez de ne rien
ajouter : je suis parfaitement résolu à ne jamais apporter ni
discuter ici à la trihune un plan d'opéi'ations militaires. Nous
devons laisser les opérations militaires à comhiner à ceux qui
en ont la responsabilité ; notre seul devoir est de leur donner
les ressources en hommes et en argent qu'ils demandent, et ce
devoir, nous l'avons com\^\vAcmGn[siCComp\i.{ Applaudissements
sur divers ôancs.)ie sais hien, messieurs, que plusieurs de nos
collègues, et notamment l'honorable M. Granet, sont d'un avis
un peu ditTérent. Ils reprochent au Gouvernement de ne pas
jeter dans le public toutes les contidences que les généraux lui
font sur leurs plans de campagne... {Exclamai ions.)
M. Leydet. — Jamais ou ne vous a demandé cela!
M. LE PiiKsiDEXT DU CONSEIL. — Oui : monsicur Granet
s'étonnait tout à l'heure que nous n'ayons pas publié la dépêche
dans laquelle M. le général Brière de l'Isle, nous annonçant que
Thuyen-Quang était assiégé, nous indiquait le mouvement
admirable, rapide — un des plus beaux mouvements, messieurs,
de la guerre moderne — qu'il a exécuté pour reporter des
environs de Lang-Son sur le tieuve Rouge et la rivière Claire la
partie du corps expéditionnaire qui a débloqué cette héroïque
citadelle.
M. Granet. — Je n'ai jamais demandé cela !
M. LE Président du conseil. — Messieurs, d'une manière
générale, je réponds à ces curiosités, à ces impatiences d'être
informé — impatiences irréfléchies, j'en suis bien sur— qu'il y
a le plus grand inconvénient à divulguer de pareilles confi-
dences, en face d'un adversaire comme la Chine qui, vous le
disiez vous-même et vous en conveniez, est si exactement
informé de tout ce qui se dit, s'écrit et se passe en France, qui a
, ii
AlTAIltKS m TO.NKIN. LOT
une oreille dans chacune des deux (".liainlucs d (|iii lil si liloii
les journaux français. {Applaiidissei)it;nis et niouceiiiniis dlvo-s.)
Je dis qu'il seraitsouveraincmenl iinitriidt'iii iroublicr (|ii(' nous
sommes en face d'un ennemi si hirn iidoiiiir. Quand vous voyez
leGouverneuiciil l'aire une séleclion dans les nouvrlles, ^•^' n'est
pas pour un autre but : il réllécliit iprunc puhlicalion, (pn peut
vous paraître indilTérente, livicrail à l'ennemi ouïe secreUle
nos forces ou le secret du plan de campagne, {/nlerrujjlious.)
M. (If.orgks Perin. — Vous avez f;iit des sélections ({ui n'étaient
pas naturelles.
Vn membre à l'extrcmc-gauchc. — Vous craigniez d"a|ij)rendtc aux
Clunois qu'ils assiégeaient Tluiyen-Quang ?
>I. LE Président DU conseil. — Les Chinois savaient bien
qu'ils assiégeaient Tliuyen-Quang. mais ils ne devaient pas
savoir que le général Brière de l'Isle, averti, se disposait à
porter immédiatement ses forces du côté de cette place.
M. Gran'et. — Je ne vous ai jamais demandé cela, et pas un de
nos collègues ne vous l'aurait demandé.
M. LE Président du conseil. — Il n'était pas bon que les
Français le sussent, puisqu'ils ne pouvaient le savoir sans que
les Chinois l'apprennent en même temps. [Intemipiions à
Vexlrême-gauche.) — Messieurs, voulez-vous me permettre de
tirer la conclusion et, en quelque sorte, la moralité du débat
dont vous êtes saisis? Il semble que les incidents qui ont
marqué ces trois ou quatre dernières journées nous fournissent
à tous un enseignement : c'est que, dans ces entreprises loin-
taines, où toutes les nations de l'Europe sans exception se
trouvent entraînées et conduites tour à tour comme par la
force même des choses, parce qu'elles ont toutes, dans ces
contrées lointaines, des droits à défendre, des intérêts, des
nationaux à protéger, parce quelles ont toutes à sauvegarder le
prestige militaire qui est le véritable bouclier de la civilisation
contre la barbarie, c'est, dis-je, que, dans ces entreprises loin-
laines, il faut se garder d'apporter la faculté d'impression, les
émotions changeantes, les jugements précipités que des opéra-
tions conduites plus près de nous, et dans d'autres milieux,
pourraient motiver justement. Dans ces entreprises lointaines
et difficiles, il y a toujours des mécomptes possibles, des revers
passagers ; mais ce n'est pas une raison de perdre le sang-
508 DISCOURS DE JULES FEHHV.
froid, (le se relâcher de la feimelé, de la persévérance dont, en
pareille occurrence, les grandes nations doivent la leçon au
monde. [Mouvement.)
Est-ce qu'on fait la guerre comme sur le territoire européen,
comme sur les champs de halaille de FOccidenl? dans ces
régions difficiles, inconnues, sur ce terrain qu'on découvre,
qu'on reconnaît, qu'on relève tout en le conquérant, le fer à la
main, en face de formations d'ennemis qui échappent à nos
moyens d'investigations ordinaires, sous un climat nouveau qui
commande de tout improviser, les moyens de transport, les
approvisionnements, la tactique elle-même? Dans dépareilles
conditions, est-ce qu'il y a un chef militaire, si hahile,si heureux
qu'il soit, qui puisse se flatter d'avoir fait un pacte avec la
victoire ? Eli bien, nous leur devons à ces chefs, à ces soldats
qui portent le drapeau français dans des lointaines régions, le
concours moi'al de notre fermeté, de notre sang-froid ; nous
leur devons d'aborder ces grandes affaires et de les poursuivre
sans forfanterie, mais aussi sans défaillance... (Applaudisse-
ments au centre et à gauche) ; et, permettez-moi de le dire, nous
pourrions peut-être y apporter aussi un peu d'oubli de
nos discordes intérieures... [Applaudissements sur divers bancs.
— Protestations sur d'autres) dont le champ reste assez vaste
pour que nous puissions, dans des cas semblables, leur imposer
silence, alors qu'il s'agit de l'intérêt et de l'honneur de la patrie!
( Vifs applaudissements.)
L'opposition ne fut pas calmée par ces explications loyales.
M. Raoul Diival menaça M. Jules Ferry « de la justice nationale >>,
renouvela les accusations dont M. Granet s'était fait l'organe, en sou-
tenant qu'après avoir insulté la Chine, le président du Conseil ne
pouvait plus traiter avec la cour de Pékin; que nos ennemis
« n'avaient pas en face d'eux la France, mais un ministère qui avait
abusé de la confiance d'une majorité trop docile », plirase qui
arraclia à M. Jules [•'erry cette exclamation : « C'est odieux! » La
conclusion élait qu'il fallait confier à un nouveau cabinet le soin de
traiter avec la Chine au nom de la France.
M. Clemenceau apporta une nouvelle note dans le débat en afTec-
lant de déclarer qu'il ne soulevait pas pour le moment de question
ministérielle : les électeurs auraient bientôt la parole, mais, avec une
grande habileté, il attisa les inquiétudes delà majorité qui, en effet,
commençait à se troubler sous ces attaques violentes, et cita des
articles de la République française et du Temps qui critiquaient les
AFFAIRES nu TONKIN. 50'.»
0[)rr;i(ions i'iili'i'|)iisi'S aux deux i'\li'i''iiiili's duTniikin. Il pi ('• limlil
qu'on (Hait arrivé à la limile dos cllurts (|u'on pouvail laiio sans
comproinelU'c la inohilisalion ; que la inajuiilé (''lail lass(3 de suivre
le Gouvenienieiit, car le président du ("<onseil, qui venait de rappeler
tous les ordres du jour de confiance rendus antérieun-nienl, avait été
accueilli par un silence f^énérai. Il lit, en lerniinant, i\i\ ajipel
aux. intérêts électoraux de ses collétiues, c'est-à-dire à la lâcheté
humaine, et les pressa de saisir la dernière occasion <• de
reconquérir leur liberté d'action ». Entre les nombreux ordres du
Joui' (jiii l'urent ensuite déposés, la priorité fut accordée à celui de
M. Rivet, (|ui était ainsi conçu : « La CUambre, convaincue qu'une
politique plus claire et plus prévoyante peut seule amener une solu-
tion honorable, passe à l'ordre du jour. » Il fut repoussé à la faible
majorité de 246 voix contre 217. Puis, MM. Hibot et l'iancis Char-
mes déposèrent un ordre du jour ainsi rédif,'é : « La Chambre,
confiante dans son armée et dans l'énercie de ses cliefs, passe à
l'ordre du jour. >> Le président du Conseil lit la déclaration suivante :
M. LE Présiuext du coxseil. — 11 est !)i('n ("'vidoiil ([iic le
Gouveriicnienl ne peut faifc aucune objection à cet ordre du
jour, aiuiuel il s'associe de tout son cœur. (App/audissemenfsnn
centre et à fjnuchc — Exclamations ironii^ues à Ce-i-lrèuie-fjauche
et au centre.)
M. JoLiBOis. — Je demande la parole.
M. LK Prksident. — La parole esta M. Jolibois.
M. Joi.iBOis. — Messieurs, je n'ai qu'un mot à dire. Je crois que,
pour la première fois, iious serons tous d'accord ici.
Nous acceptons cet ordre du jour, d'abord parce qu'il répond au
premier et au plus cher de nos sentiments, à notre patriotisme.
Nous l'acceptons avec ULie autre raison encore : il brille par l'absence
de confiance dans le président du Conseil. {Applaudissements a droite
et à l' extrème-rjauche.)
M. LE Présidext du coxseil. — Il est aussi contraire au
sentiment du Gouvernement qu'au sentiment patriotique de
comprendre comment un vote de conliance dans notre armée
serait un vote de défiance contre le Gouvernement qui la
dirige elles ministres qui la commandent... {Applaudissements
sur plusieurs hancs. — Bruyantes protestalions à droite et à
r extrême-gauche.)
Un membre à droite. — Allez au Tonkin vous-même, alors.
M. Georges Perin. — Préparez un ordre du jour de confiance.
M. Jolibois. — Je demande la parole.
510 DISCOURS UE JULES FERRY.
M. LE Président du conseil. — Nous adhérons donc de
toute notre âme à cet ordre du jour; quant à ceux dont l'imagi-
nation ingénieuse {Rires cl exclamations divej'ses) y a découvert
une formule nouvelle et étrange de défiance contre le Gouver-
nement, qu'ils aient donc le courage de leur opinion, qu'ils
viennent apporter ici un vote de défiance! [Applaudissements
au centre et à gauche.)
M. Jolibois (lit qu'en votant un ordre du jour de confiance pour les
chefs de l'armée, on ne pouvait les confondre avec les minisires
responsables, et M. Ribot, en exprimant la même pensée, ajouta que,
sile Gouvernement voulait ajoutera cet ordre du jourune mention
explicite de confiance qu'il croyait devoir obtenir de la majorité, il
pouvait amender Tordre du jour dont il s'ayil. M. Clemenceau
accentua encore ces déclarations en accusant le Gouvernement de
s'abriter derrière une équivoque : il fallait, suivant lui, que la
Chambre dit clairement si elle avait oui ou non confiance dans le
Gouvernement.
M. Jules Ferry demanda alors le Note de l'ordre du jour pur et
simple.
M. LE Président du conseil. — Messieurs, quand nous
voterons tous l'ordre du jour qui vient d'être déposé, il n'y aura
pas d'équivoque surle sentiment unanime de l'Assemblée. Nous
vous demandons donc de persister dans votre première
intention; après quoi, j'ai l'honneur de vous demander, comme
un vole de confiance, le vote de l'ordre du jour pur et simple.
{Très fiien! très bien! au centre. — Bruit à droite et à iextrême-
gauche.)
L'ordre du jour pur et simple fut voté par 2o9 voix contre 209.
Ce vote était grave comme symptôme des dispositions incertaines et
tlottanles delà majorité, qui sentait fort bien (|ue le parti radical et
la droite allaient prendre l'affaire du Tonkin comme plaie-forme
électorale. Mais sa faiblesse dégénéra en véritable panique quand,
le 29 mars, les journaux du soir publièrent le télégramme suivant,
que le ministère de la guerre avait reçu dans la matinée :
Hanoï, 28 mars 11 h. 38 du soir.
« Je vous annonce avec douleur que le général de Négrier,
grièvement blessé, a été contraint d'évacuer Lang-Son. Les Chinois,
débouchant par grandes masses sur trois colonnes, ontallaqué avec
impétuosité nos positions en avant de Ki-Lua. I.e colonel Herbingi-r,
devant celle grande supériorité numérique et ayant épuisé ses
munilions, m'informe qu'il est obligé de rétrograder sur Dong-Song
AKlAIlil'.S l)i: TONklN. r.u
et Than-Moï. Jo concentre tous mes moyens d'aclinn sur les (lél)ou-
chés de Chu et de Kep. I/enneini irrossit toiijonis sur le Sonf^-Koï.
Quoiqu'il arrive, j'espère pouvoir di-fendre tout le Délia. Je demande
au Ginivernemcnl de ni'envoyer le plus lut possible de iinuvcanx
i-enl'orls.
nuiKKK ni-; i.'Isi.E.
Cette dépêche désespérée avait été expédiée par le général en
chef avec une légèreté blànuiMe, et sans qu'il eût pris le soin de se
rendre un comiite exact de la nature et des causes de la retraite des
troupes françaises qui, loin d'être battues, avaient intlif,'é aiixCiiinois,
le 28 mars, une perle de i 200 hommes et les avaient mis en fuite.
De plus, le Tsong-Li-Yamen avait accepté, depuis le 22 mars, les
conditions posées par M. JulesFerry, etautorisé nettement son man-
dataire, M. Campbell, à signer un protocole de paix. Quoi qu'il en
soit, M. Jules Ferry donnait l'ordre immédiat d'expédier au Tonkin
de nouveaux bataillons, et télégraphiait à l'amiral Courbet d'orga-
niser le blocus du golfe de Pétchili. Il préparait une demande de
200 millioMS de crédits militaires. Nous analyserons plus loin le
rapport du lieulenanl-colonel Borgnis-Desbordes et la déposilion du
général I5rière de l'isle, sur l'affaire de Lang-Sonel l'altitude lamen-
table du colont4 Herbinger, qui fut le seul auteur, responsable ou
pluLùl iires[)onsable, de la retraite de troupes victorieuses et de la
chute d'un grand ministre. Il faut maintenant raconter la honteuse
séance de la Chambre en date du 30 mars l88o,qui restera tristement
célèbre dans les annales parlementaires.
Séance du 30 mars 1885. — Chute du ministère Ferry.
En présence de la pani({ue que causait dans la capitale la
dépêche du 28 mars, le cabinet tint conseil le 29 au soir et le 30 au
matin. Le Gouvernement était déjà rassuré par une nouvelle
dépêche du général Brière de l'isle, qui était ainsi conçue :
Hanoï, 29 mars 10 ii. 15 du sdir.
Négrier est à Dong-Song; sa guérison est certaine. Herbinger est à
Than-Mo'i avec sa colonne; il n'a pas été inquiété dans sa retraite et
l'évacuation s'est faite sans difficulté. Il reste à Than-Moï et à Dong-
Song et barre les deux routes. Les vivres et les munitions sont, à
Dong-Song, en abondance, et les approvisionnemenis réunis à Chu
peuvent faire face à tous les besoins. Du côté du Song-Koï, rien de
nouveau.
Brière de i.'Isle.
Mais, si le Gouvernement ne désespérait pas — et il avail de bonnes
raisons pour croire que la Chine allait se soumettre — il n'en devait
pas moins prendre les mesures nécessaires pour faire face à l'éven-
51-2 DlSCOUliS DE JULES FEHIiY.
tiialilé de nouvelles paniques et réparer les fautes de quelques chefs
niililaires. Il décida de demander aux Chambres nn crédit de
200 millions et d'envoyer un renfort de 10 000 hommes, tii'és eu
grande partie de l'Algérie.
Au début de la séance du 30 mars^, le président du Conseil fit la
connnunication suivante :
M. Jules Ferey, ministre des affaires rlrangères, président
du conseil. — Messieurs, les espérances qu'autorisaient encore
les dépêches du général Brièie de l'Isle airivces à Paris dans la
matinée de samedi dernier ne se sont pas réalisées. [Interrup-
tions à droite.) Un télégramme, parti de Hanoï le 28 mars, à
onze heures trente du soir, parvenu au ministère de la guerre
hier 29, à six heures du malin, nous a apporté la triste nouvelle
de la blessui'e du général Négrier et de l'évacuation de Lang-
Son. Les difficultés d'approvisionnement et l'énorme supériorité
du nombre ont contraint la deuxième brigade à quitter une
position qui, militairement, n'était plus tenable.
Toutefois, les télégrammes reçus cette nuit nous montrent la
retraite de nos vaillantes troupes opérée sans incidents ni diffi-
cultés; le colonel Herbinger, couvrant solidement, à Than-Moï
et à Dong-Song les deux routes d'invasion du Delta; tous les
blessés arrivés à Dong-Song; notre base d'opérations, h Dong-
Song et à Chu, abondamment pourvue, la flottille fermant l'accès
du fleuve Rouge et de la rivière Claire; et la France apprendra
avec une émotion profonde que la blessure du chef héroïque,
dont elle suivait avec orgueil les glorieuses destinées, n'a pas la
gravité qu'on avait redoutée d'aljord, et que sa guérison est cer-
taine. Ces événements, qui ne diminuent ni l'admiration que
nous avons pour nos soldats, ni la confiance que nous avons en
leur valeur, imposent au Gouvernement, aux Chambres, au
pays, de grands et nouveaux devoirs.
Nos généraux se trouvent manifestement en présence de
forces organisées dont le nombre et l'importance ont soudain
dépassé toutes leurs prévisions. [Rumeurs à droite.) Ils sont
contraints de rentrer dans le Delta et de s'y tenir sur la défen-
sive. Dès hier, le Gouvernement a ari'êté les premières et
urgentes mesures que la situation commande. Il a donné les
ordres nécessaires pour expédier immédiatement au Tonkin, en
1. Y. ['Officiel du :il mars 1885.
Ail \IHi;s m ToNKI.N. -.13
Cocluucliiiii.' t'I à Hué de noiiVL'aux batailluns d dt- iiuiivcllcs
batteries irartillerie. L'ordre a été envoyi^ à l'amiral Coiirliet
d'organisor le plus liM possible le blocus du uoile de Pétcbin.
Mais ces mesures sont insullisautes : il faut réparer, vcii-icr
l'échec de Lang-Son.
Il le faut, MOU seulement pour la possession du Toiikin, iiour
la sécui'ité et l'avenir de nos étal)lisseun?nls d'Indo-Cliine, mais
pour notre lionneur dans le monde entier! [Applaudissements au
centre. — Inlfrniplions.)
M. Georces t'KRiN. — (Jiii l'a compromis, notre honneur?
M. LE l*nÉsn)KNT. — Ail noin de la Krance (pii nous regarde
et de l'armée qui nous attend, je vous prie tous de l'aire silence et
de donner au pays tout entier le spectacle de notre di,?nité com-
mune. [Applaudi^^ciuents au centre et à (j<inche. — E.i'cli(tn>itioi)^
divcrsdi à droite.)
M. LE Président du conseil. — Il faut (pie cel ellort décisif,
tenté pour la plus juste des causes, soit à la hauteur de toutes
les éventualités. 11 faut témoigner à la fois et de la résolution
inébranlable du pays et de la puissance dont il dispose. Nous
vous demandons de voter pour la guerre de Chine un crédit
exti^aordinaii-e de 200 millions : 100 millions pour le ministère
de la guerre, 100 millions pour le ministère de la marine.
M. liAOï'L DevAL. — Je demande la parole.
M. LE Président du conseil. — Devant la commission,
que nous vous prions de nommer immédiatement dans vos
bureaux, nous entrerons dans les détails d'exécution qu'il est
impossible de porter à cette tribune... [h^xclamalions à droite).
M. Clémexceau. — Qui vous croira?
M. LE Président du conseil. — ... et pour ne mêler à un
débat, qui doit demeurer exclusivement patriotique et national...
[Interruptions à droite.)
A droite. — Pas avec ce ministère !
M. LE Président du conseil. — ... aucune considération
d'ordre secondaire, pour réunir dans un ellort commun tous
ceux qui, sur quelque banc qu'ils siègent et à quelque opinion
qu'ils appartiennent, font passer avant toute chose la grandeur
du pays et l'honneur du drapeau, nous vous déclarons que nous
J. Ferry, Discours, V. 33
514 , DISCOUHS DE JULES FERRY.
ne considérons nullement le vole des crédits comme un vote de
confiance... [Bruyantes exclamations sur un grand nombre de
bancs à gauche et à droite.)
M. GEoncKS Pebin. — N'exploitez pas plus longtemps riionneur
du drapeau ! il y a trop lonf^teinps que vous en vivez, de l'honneur
du drapeau! C'est assez !
[De vives interpellations sont adressées par la droite à M. le
Président du conseil.)
M. LE Président. — Messieurs, veuillez ne pas interrompre.
M. Ernest Dréolle. — Monsieur le Président, on soutire d'en-
tendre dire de pareilles choses!
M. RiBOT. — Je demande la parole.
M. LE Président du conseil. — ... et que si la polilique
énergique à laquelle nous vous convions est agréée par vous en
principe, vous pourrez déterminer librement par un vole ulté-
rieur à quelles mains vous entendez en confier l'exécution.
[Interruptions répétées à droite et à V extrème-gauche .) En consé-
quence, nous avons l'honneur de déposer sur le bureau de la
Chambre le projet de loi dont la teneur suit :
PROJET DE LOI
« Article premier. — Il est ouvert au ministre de la guerre,
au titre du budget ordinaire de l'exercice 1885, et en dehors
des crédits accordés par la loi de finances du 21 mars 1885, un
crédit supplémentaire de 100,000,000 de francs qui sera classé
au chapitre 42 (Corps expéditionnaire du Tonkin).
c( Art. 2. — Il est ouvert au ministre de la marine et des
colonies, au titre du hudget ordinaire de l'exercice 1885, et en
dehors des crédits accordés par la loi de finances du 21 mars 1885,
un crédit supplémentaire de 100,000,000 de francs qui sera
classé à la 2« section (Service colonial, chapitre 15, — Service
du Tonkin).
« Art. 3. — Il sera pourvu aux crédits ci-dessus au moyen des
ressources générales du budget ordinaire de l'exercice 1885. »
Je demande le renvoi aux bureaux et la réunion immédiate
de la Chambre dans ses bureaux.
M. Clemenceau monta aussitôt à la tribune, car l'extrême-gaucbe
et la droite avaient bâte de profiter du désarroi des groupes modérés
Ail AIKKS 1)1 ïd.NKI.N. 515
(liii, p;ii- ri'iitit'inise des pit'sideiils de l'I'iiioii ifiiiildi<';iiiir' cl de
rCnioH déniocrati(|uo, .MM. Jounuuill et Devcllo, avaient \n-\é le.
président du Conseil de donner sa ilémission avant même de s'être
expliqué devant la Chambre. M. Jules Ferry, avec une di;^nilé
simple, avait, cela va sans dire, refusé de céder à cette invitalion,
mais il n'avait plus de doutes à garder sur le courage de ses anciens
amis,
M. Clemenceau ne paila ]ias lon^'nciiienl. Il Iraila M. .Iiilis l'eiiy
conime un criminel, dit cju'il ne voulait plus l'enlendre, (piil ne
voulait plus le coiinaitre, (ju'il ne parlait pas devant des ministres,
mais devant « des accïtséis de haute trahison sur lesquels la main de
la loi ne tarderait pas à s'abattre » ; demanda qu'on attendit l'avène-
ment d'un nouveau ministère pour prendre des résolutions, et
déposa l'ordre du jour suivant : <• La Chambre, résolue à voter tous
les crédits nécessaires pour venir au secours des soldats français
engagés dans l'Extrême-Orient, et condamnant le ministère, passe à
l'oi'dre du jour. »
M. Ribot, faisant cause commuue avec M. Clemenceau, déclara à
son tour qu'il fallait faire les sacrifices nécessaires, mais « sur la
demande du cabinet qui prendrait demain la responsabilité si
lourde de la situation ». Quant au cabinet Ferry, il ne pouvait plus,
suivant l'orateur, parler avec autorité à « une Chambre qu'il avait
entraînée à sa suite, sans lui dire avec assez de franchise où il la
conduisait». M. Ribot, en son nom, au nom de M. Mézières et
de quelques-uns de ses amis, déposa Tordre du jour suivant: « La
Chambre, résolue à faire tous les sacrifices pour maintenir l'inté-
grité de l'honneur national, blâme les fautes commises, regrette de
n'avoir pas connu jusqu'ici toute la vérité et passe à l'ordre du
jour. » Cet appel aux intérêts électoraux d'une majorité qui ne
comprenait pas qu'après avoir approuvé tous les actes de son chef,
on ne l'abandonne pas, aux jours de crise, sans se déshonorer et
sans se perdre soi-même, — cet appel ne pouvait qu'être entendu.
Le président du Conseil ayant demandé la priorité pour la dis-
cussion sur la demande de crédits, cette priorité fut repoussée par
306 voix contre 149, sur45o votants. Les ministres et les sous-secré-
taires d'État s'étaient abstenus; 47 républicains s'étaient abstenus
également, et 220 républicains avaient uni leurs sulfrages à ceux de
86 réactionnaires; enfin IS membres étaient absents par congé '. Dès
la proclamation du scrutin, M. Jules Ferry demanda la parole.
Nous croyons devoir reproduire ici, à titre de document et comme un
tableau d'honneur, pour les amis fidèles, la liste des députés qui votèrent
conformément à la demande de M. Jules Ferry, la priorité pour la dis-
cussion de la deuiimde de crédits :
MM. Enniianuel Arène. Armez, ArnouU.— Bansard des Rois. Bartoii, Adrien
Bastid, Bavoux, Belle (Indre-et-Loire), Benoist, Bernard (Nord , Bernier,
Bernot, Bisseuil, Bizot de Fonteny, Pierre Blanc, Biandin, baron Boissy-
d'Anglas, Borriglione, Boucau, Bouilliez, Bridou, Boulard, Bourilion, Bou-
516 DISCOURS DE JULES FERRY.
M. LE Président. — La parole est à M. le Président du conseil.
M. Paul de Cassagnac. — La tribune est devenue un gibet, pour
]a première fois !
M. LE Président. — Monsieur de Cassagnac, je vous rappelle à
l'ordre.
M, LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — MessieuFs, le cabinet ne peut
se méprendre sur le sens du vote que vous venez de rendre, et
il va porter sa démission entre les mains de M. le Président de
la République. [Mouvement prolongé .)
(M. le Président du conseil, suivi des ministres et des sous-secré-
taires d'État, quitte la salle des séances.)
M. Brisson, président de la Chambre, demanda alors à M. Cle-
menceau de retirer son interpellation, qui n'avait plus d'objet, mais
M. Delafosse déposa immédiatement une proposition de mise en
accusation du ministère, et M. Laisant en déposa une seconde qui
fut jointe à la première. La Chambre les rejeta, par 287 voix contre
lo2, sous forme de refus de la déclaration d'urgence, et il est peut-
être regrettable que celte mise en accusation n'ait pas eu de suites,
car un pareil procès se fût terminé par une justification triomphale
des ministres accusés. Puis, la Chambre, sur la proposition de
M. Langlois, décida de se réunir dans ses bureaux pour nommer la
commissioix chargée d'examiner la demande de 200 millions de
crédits.
thier de Rochefort, Bresson, Briens, Brugnot, Bruneau, Buvignier.
— Caduc, Camescasse, Albert Carette (Somme), Sadi Carnet, Casimir
Périer (Aube), Paul -Casimir Perler ( Seine -Inférieure ), Cassou, Cau-
rant, Godefroy Cavaignac, Cazauvieili, Albert Christophe (Orne), Cirier,
Compayré, Coreutin-Guyho. — Danelle-Bênardin, David (Indre), baron
Maurice Demarçay, Denayrouse, Dessolières, Dethomas, Devade, Jules
Develle (Eure), Devès, Ferdinand Dreyfus, Drumel, Duchesne-Fournot.
— Esnault , Etienne. — Achille Fanieii, Ilippolyte Faure (Marne),
Albert Ferry, Charles Ferry, Fleury, Fougeirol, Fouquet. — Ganault,
Garet, Gerville-Réache, Gévelot, Alfred Girard, Giroud, Guéguen, Guil-
lemin. — Hémon, Edmond Henry, Ilovius. — Jametel, baron de Janzé,
Javal, .Joubert, Journault, Jouve. — Labussière, Langlois, Laurençon,
Lechevallier, Le Comte (Mayenne), Maxime Lecomte (Nord), Léglise, Pierre
Legrand (de Lille-Nord), Adolphe Lelièvre, Lenient, Arthur Leroy,
Lévêque, Liouville, Lombart, Louslalot. — IMahy (de). Maillé d'Angers.
Margue, Marrot, Gustave Mazure, Mauger, Manoury. Mayet, Hippolyte
.Vlaze, Mir, .Montané. — Noël-Parfait. — Obissier Saint-.Martin. — Paillard-
Ducléré, Pelisse, Marcellin-Pellet, Pénières, Périgois, Léon Peulevey, Plii-
lippoteaux, Plessier, F'rogier de Poulevoy, Pradet-Balade, Antonin Proust.
— Rameau, Ranc, Récipon, Regnault, Renault- .Morlière, Ringuier, Edmond
Robert, Jules Roche (Var), Roquet, Rousseau, Royer. — Saint-Prix, San-
drique, Scrépel, de Sounier, Souchu-Serviuière, SpuUer, Steeg. — Ténot,
Thomson, Toulet, Alcide Treille, Trouard-Riolle, Truelle. — Vachal,
Vaschalde, Vermond, Vielfaure, Villain. — Richard Waddington.
AH.UUKS DU TOiNKIN. 517
L'attitude du Sénat.
Tandis que la Cli.iiuhie donnait le spectacle do cet aflblement
inouï, le Sénat conservait un sang-lVoid di;.'ne d'nne giande assem-
blée. M. Carnet prenait la parole, au début de la séance du .30 mars'
et, en quelqnes mois émus, où se reconnaissait la loyauté de son
caractère, déclarait, au nom d'un grand nombre de ses collègues,
qu'ils étaient prêts à voter tontes les ressources nécessaires poui-
sauvegaider l'honneur national, en présence d'événements « dont il
convenait de ne pas s'exagérer la portée ». M. Léon Say s'associa
aux paroles de M. Carnot, mais demanda à interpeller le Gouver-
nement dont aucun membre n'était présent. Après avoir refusé de
suspendre la séance comme le demandait M. Audren de Kerdel, le
Sénat épuisa d'abord son ordre du jour. Il allendit ensuite, de (rois
heures à quatre heures vingt minutes, les nouvelles du Palais-Bour-
bon ; puis, M. Tirard, ministre des finances, vintannoncei que le cabi-
net avait remis sa démission entre les mains du Président de la
République, et la séance fut levée sans aucune manifestation.
La rue.
Pendant la séance do la Chambre, Paris était resté calme. Il y eut
seulement des rassemblements autour du Palais-Hourbon et à la tête
du pont de la Concorde, et cette foule de badauds et de gamins ne
se lit pas faute de crier : A bas Ferry ! et d'acclamer MM. de Cas-
sagnac et Rochefort qui vinrent savourer leur triomphe. « Comme
toujours dans la foule, dit un journal très hostile à M. Jules Ferry, le
Figaro, quantité de jeunes voyous dont les plus âgés ont quinze
ans ! » C'est ce public de Petile-Roquette qui représenta, ce jour-là,
le peuple souverain. Les jeunes éphèbes descendus des boulevards
extérieurs pour voir casser quelque chose et injurier lâchement un
ministre à terre, n'étaient pas, d'ailleurs, obligés d'avoir plus de bon
sens que la Chambre. Quant à la presse monarchique et inlransi-
geanle, elle dansa la danse du scalp autour de sa victime avec une
rage de cannibales. Pour donner une idée de cet écœurant concert
d'insultes, il suffira de citer deux ou trois lignes du mèmejournal de
la bourgeoisie bien pensante ^. Le vaudevilliste, chargé du compte
lendu de la Chambre, commençait ainsi son à-propos : « C'est
sous les huées, à coups de pied au derrière, avec le mépris de sa
propre majorité que M. Jules Ferry s'est effondré piteusement,
misérablement, sans lutte, sans débat, comme une vessie qui se
dégonfle. » Ainsi s'écrit l'histoire!
1. V. VOfficiel du 31 mars 188.^.
2. V. le Figaro du 31 mars 1885, article de M. Albert Millaud.
518 DISCOURS UE JULES FEKHY.
La paix avec la Chine. — Le Lieutenant-colonel Herbinger.
Il n'y avait plus de Gouvernement. La Chambre, sans direction,
tremblait toujours devant une minorité et ne vota qu'une somme de
IjO millions, sur le rapport de M. Floquet. Le Sénat confirma ce
vole, en soulignant parla boucbe de M. Bozérian ce qu'il avait de
mesquin et d'embarrassant pour le cabinet à venir. I,e vide laissé
par M. .Iules Ferry apparaissait si gi'and f|iie personne ne voulait
prendre sa succession. Les olfres du Président de la République
furent refusées par M. Rrisson. M. de Freyciiiet tergiversa pendant
trois jours et n'aboutit pas; M. Conslansne fut pas plus heureux. Et,
pendant ce temps arrivaient des dépèches successives qui permet-
taient d'apprécier à quelles causes était due la panique de Lang-
Son. Par télégramme du 1" avril, le général Brière de l'islc
annonça le peu de gravité de la blessure du général de Négrier,
reconnut que l'évacuation de Lang-Son « semblait avoir été un peu
précipitée, surtout après la réussite d'une contre-attaque de notre
part, sans pertes sensibles pour nous; que la brigade avait vingt
jours de vivx'es, et des munitions qui permettaient d'attendre les
convois en route et annoncés; qu'on ne s'expliquait pas non plus
l'évacuation si rapide de Dong-Song; que, jusqu'à présent, les Chinois
semblaient vouloir seulement occuper leurs anciennes positions au
nord de Deo-Quan et de Deo-Van ; que la situation était, en résumé,
meilleure que ne le faisaient supposer les renseignements exagérés
qui étaient parvenus depuis quatre jours ». On apprit aussi que
l'hallucination du lieutenant-colonel Herbinger avait paru de telle
nature à ses chefs que le colonel Borgnis-Desbordes, commandant
par intérim de la 2' brigade, avait été chargé d'ouvrir une enquête
sur la conduite d'un officier qui avait reculé jusqu'à Chu, malgré les
ordres que le général de Négrier, blessé, avait dictés à son officier
d'ordonnance, M. Dégot. Disons immédiatement, et par parenthèse,
que le rapport du colonel Borgnis-Desbordes, qui porte la date du
24 avril, devait encore aggraver la responsabilité de M. Herbinger.
11 établit, en résumé, que, le 28 mars, la 2' brigade était victorieuse,
qu'elle avait reçu le 26 mars i bOO hommes de renfort, que le lieu-
tenant-colonel décida la retraite sans écouter aucun avis; qu'il avait
négligé de s'assurer de la situation en vivres, qui était bonne, puis-
qu'on pouvait distribuer, chaque jour, 800 grammes de riz, de la
viande fraîche, du sucre, du café et du tafia; que chaque homme
avait 120 cartouches et que le parc en contenait (33 000 ; que, de plus,
il y avait à Dong-Song etPho-\'i, c'est-à-dire pouvant arriver le 29 à
Lang-Son, 91800 cartouches, sans compter 164:i20 cartouches, qui
furent expédiées le 29, de manière à y parvenir le 31. L'artillerie
n'était pas moins bien pourvue et disposait de 2676 coups de canon.
Donc, M. Herbinger, en annonçant au général en chef qu'il avait
AIIAIUKS I)L ïkNM.N. 519"
évacué Lang-Soa faute de luuiiilious cl de vivres, « avail dit, iiiic
chose inexacte. » Ennii, M. Herldiigor avait refusé au colonel Sei-
vières, qui la demaudail, l'autorisalioii de rester à Lans:-Son avec
le bataillon d'Afrique, et, dans sa fuite, il avail inutilement sacrifié
une batterie de 4 rayée de nionlaL'ue, et jeté le trésor dans le Soni.'-
Ki-Koni:, alors que les coolies cinportîiient di's c.intines de cuisine
et autres objets sans valeur. Kuliu, sans être poursuivi, il avait,
malgré les pressantes dé[»éches du ^'énéral en cliel', enlraiué ses
troupes dans une retraite folle, évacuant les positions de Tlian-Moï,
délruisant les registres de comptabilité, les appareils téh-^rapliiques
et optiques, évacuant encore b^ fort de Uoiig-Song. sous des prétextes
futiles, tels que des mouvements tournants des masses chinoises
« quiétaient de pure invention». I.e rapport concluait « qu'à l>ang-
Son, le 28 mars au soir, à Than-Moi le 30 mars, le lieutenant-colonel
Herbinger était dans un état de surexcitation qui l'emixk'fiait de jouir
de toutes ses facultés ».
On sait qu'à la veille des élections, le lieutenant-colonel Her-
binger, traduit devant un conseil de ,?uerre, bénéficia d'une ordon-
nance de non-lieu, qui fut une mesure politi(|ue, car il s'agissait,
pour le parti radical, de laisser à M. Jules l''erry la responsabilité de
la défaillance physique d'un soldat malade ; mais, lorsque, après les
élections — et l'on n'a pas oublié ce qu'elles furent — le général
Brière de l'isle comparut devant la commission du Toidiin, il déclara
nettement que le cabinet Kerry l'avait laissé libre d'aller ou de ne
pas aller à i.ang-Son, qu'il avait seul décidé l'expédition; qu'enfin,
il ne s'expliquait pas l'ordonnance de non-lieu rendue par le conseil
de guerre au profit de M. Herbinger, qui n'avait abandonné son
poste et ordonné une retraite précipitée que sous l'infiuence d'un
état d'ivresse manifeste !
Quoi qu'il en soit, quand le Sénat reçut communication, au com-
mencement d'avril ISH."), des dépèches qui permettaient de se rendre
compte des causes de l'évacuation de l,ang-Sou, le duc d'Audrilfret-
Pasquier interpella le général LewaI, au sujet des fautes commises
par certains chefs militaires, et le ministre démissionnaire exprima
le regret de n'avoir pu prendre la parole le 30 mars pour justifier le
cabinet et fixer les responsabilités. I.e revirement s'accentua encore
quand on apprit que, le 4 avril 188o, les préliminaires de paix
étaient signés à Paris par M. Billot, directeur politique au ministère
des atfaires étrangères, mimi des pleins pouvoirs contresignés par
M. Jules Ferry et M. Campbell, le plénipotentiaire chinois. La paix
fut faite dans les conditions indiquées par M.Jules Ferry, c'est-à-dire
sur les bases du traité de Tien-Tsin du il mai 1884, et un décret
impérial du 6 avril, communiqué le 9 par Ij-Hong-Chang à notre
ministre à Shang-Hai, ordonna l'évacuation du Toukin à la date [\%éQ
par un protocole annexe. M. Jules Ferry reçut le premier, à la date
du 9 avril, la communication du télégramme de M. Patenôlre. Les
événements de Lansf-Son n'avaient eu aucune influence sur la
520 DlSCOUnS DE JLLES FEHRY.
marclie des négocialions, et Ja crainte d'être privé de riz avait sur-
tout terrifié la cour de Pékin.
Ce qu'on sait moins, c'est qu'au moment où J. Ferry montait à la
Iribune, le 30 mars, la paix avec la Chine était faite, les Chinois
avaient accepté le même jour nos contre-propositions, et sir Robert
Hart en télégraphiait la nouvelle. Elle arriva à Paris le 31 mars dans
la matinée. (V. V Affaire du Tonhln par un diplomate, p. 300.) M. Jules
Ferry n'avait qu'un mot à dire pour abattre l'opposition, mais, comme
Ta écrit M. A. Rambaud dans son bel article de la Revue bleue du
2'6 mars 1893, « ce mot il ne le dit pas, parce qu'il avait promis à
M. Campbell de ne révéler les négociations qu'à un certain jour. Il
descendit de la tribune laissant à d'autres le soin de recueillir le fruit
de ses travaux, et, en effet, le ministère Rrisson n'était pas encore
formé que, le 4 avril, M. Rillot, directeur des affaires politiques au
ministère, signait la paix. » Si le bon sens n'était pas un vain mot
dans les alfaires politiques, la conclusion de tous ces faits eût été le
retour immédiat de M. Jules Ferry au pouvoir; mais l'ancienne
inajoi'ité n'osa pas faire amende honorable de ses défaillances, et
abandonna au hasard les élections d'octobre 1885, qui doublèrent
Feifectif de la droite et décimèrent le centre républicain, sans
accroître la gauche radicale et l'extrème-gauche de plus d'une cin-
(juantaine de membres. Tel était le châtiment des députés sans
courage qui avaient laissé traîner leur chef dans la boue! La majorité
avait perdu ses positions, dans une heure d'afTolemeut, et mis en péril
jusqu'à l'existence même de la République. Quand la liberté répu-
blicaine sera de nouveau menacée par ini soldat d'aventure, protégé
des ladicaux, M. Jules Ferry et quelques amis fidèles se trouveront
encore au premier rang pour la défendre et pour la sauver!
APPENDICE
Nous crdvuiis iiiti'rcssaul do r('i)r(Mluirt', ;"i la liii «Ir (•<■ Vdluiin',
(jiii ('(iiitiont k's discours de M. Jules Ferry sur b's (jucslioiis
c'uluniales,lt's trois jjréfaoos qu'il a ôcritos au sujrt d^s allairesde
Tunisie et du Tonkiu.
La première a éti! mise en tète de la réimpressiou pu])liée
chez Hetzel, eu 1882 (1 vol. iu-12 de 212 p.), des deux discours
du président du Cunseil prononcés à la Chambre les 5 et
9 novembre 1881. Cette réimpression a paru sous ce titre : Les
Affaires de Tunisie, avec une prélace et o7 pages de documents,
sous la sifiuature de M. Alfred Rambaud. La pré-face est, en
réalité, de M. Jules Ferry*.
La seconde préface, concernant les affaires tunisiennes, est
celle que .M. Jules Ferry a écrite, sous l'orme de lettre, pour
l'ouvrajre consacré, en 1893, par M. Narcisse Faucon, kla Tunisie,
avant el depuis Voecupation française [2 vol. in-8", Paris. Au.tiustin
Challamel, 1893).
La troisième préface, enliii, sert de frontispice au recui-il de
documents pul)lié, en 1890, par .M. Léon Sentupéry, sous ce litre :
Le Tonlxin el la mère-pairie (1 vol. in-12 de 406 p. Paris, Victor
Havard, 1890 .
Voici ces trois documents, dont nous nous sommes, d'ailleurs,
fréquemment inspiré, au cours de notre travail d'analyse et
d'exposition.
Préface des ce Affaires de Tunisie ».
Après l'elfrondement de 1870 et pendant l)ien des années, la
République naissante n'eut pas et ne pouvait avoir, à vrai dire,
de politique extérieure. On vécut uniquement de recueillement
et d'abstention. Le Congrès de Rerlin a fait rentrer la France
dans le concert européen, et il sulTit aujourd'hui d'ouvrir les
yeux pour se convaincre que la République ne serait qu'un
1. V. plus haut, p. 'i à 97.
522 DISCOLIiS DE JULES FERRY.
gouvernement diminué, si elle se préoccupait uniquement de
maintenir Tordre et la liberté à l'intérieur, et si elle ne montrait
également son aptitude à diriger les affaires extérieures de la
France. Un grand pays que sa position géographique, ses
intérêts, ses espérances mêlent nécessairement à tout le mou-
vement européen, une puissance qui n'est pas seulement conti-
nentale, mais méditerranéenne, ne saurait se renfermer dans un
isolement périlleux, dans une inaction systématique. On lui en
donne cependant le conseil, des deux pôles opposés de Fopinion.
Chose étrange, et que les derniers événements ont fait clairement
apparaître, ce ne sont pas seulement les partis monarchiques
qui font tout ce qu'ils peuvent pour empêcher la France répu-
blicaine d'avoir une politique étrangère. De la part des anciens
partis, ce souci est naturel : une de leurs thèses favorites, c'est,
en effet, de soutenir que la forme même du gouvernement démo-
cratique, son instabilité nécessaire, ses habitudes de publicité
illimitée, le rôle prépondérant de l'opinion, ce maître capricieux
et absolu, ne se prêtent en aucune façon aux conditions essen-
tielles d'une action diplomatique sérieuse et suivie. La Monarchie,
selon eux, est seule capable de fixité dans les vues, de fermeté
dans les desseins, de stabilité dans les alliances. Les monar-
chistes sont dans leur rôle quand ils proclament l'impuissance
républicaine. Mais les républicains soi-disant avancés y feraient
croire, quand ils se posent en apôtres d'une politique d'abné-
gation excessive et d'effacement de parti pris. On se souvient de
leur attitude dans l'automne de 1880, à l'occasion de la démons-
tration navale devant Dulcigno, de ces protestations violentes,
de ces tentatives de manifestations populaires, de cette émotion
démagogique et tapageuse pour des périls imaginaires; on n'a
pas oublié non plus l'interpellation soulevée peu après par
l'extrême-gauche, au sujet des fusils vendus à destination delà
Grèce. Ces deux incidents ne valaient pas certainement le bruit
qui s'est fait autour d'eux; mais déjà ils mettaient curieusement
en lumière l'état d'esprit de certaines portions de la démocratie,
et cette humeur furieusement pacifique, cette politique violente
dans la forme, timorée dans le fond, qui devaient, à quelques
mois de là, s'attaquer, non sans succès, cette fois, ni sans
retentissement, à l'expédition de Tunisie.
L'Empire a dégoûté notre pays des aventures. Les désastres
d'une guerre insensée, entreprise sans alliances et sans prépa-
ration, ont développé dans les masses profondes de la nation
ce culte obstiné de la paix que les républicains de l'époque
chevaleresque reprochaient si amèrement à la bourgeoisie
I
THUIS l'IŒFACES. 523
de I8.'{0, l-]ii qu;ii;iiite ans, k'S l'i-vulutidiiiiaircs ont l)ifii cliaiig»'!
Ils représentaient autrefois la témérit»' nationale, ils avaient
ridolùtrie de la grandeur franraise. Ceux d'aujourd'hui exploitent
sans vergogne, les instincts positifs et égoïstes de notre époqui'
industrielle. C'est ainsi que la presse radicale a pu niunienta-
nénient pervertir l'esprit public au sujet des allaires de Tunisie.
Ce déchainenient soudain et inouï contre une entreprise que
tout le monde, à l'origine, avait jugée nationale et nécessaire,
cette tempête de malveillance et de mensonges, de fausses
alarmes et de fausses nouvelles, cet atfolement du public, en
face d'incidents et de difficultés médiocres, en somme, qui
demeuraient même au-dessous de la moyenne traditionnelle des
guerres africaines, 1 émotion qui gagnait la place publique, les
meetings « d'indignation », le parti pris universel d'exagérer les
mécomptes jusquà l'absurde, et de nier ou de déprécier les
résultats, tout, jusqu'au scandale des acquittements, atteste sans
doute la violence et la force des partis, le défaut de sang-froid,
la puissance des journaux à un sou, l'inexpérience et la naïveté
dos foules aux mains des charlatans qu'elles acclament et qui
les trompent ; mais il y a autre chose, et le mal est plus profond :
il semble que certaines cordes ne vibrent plus comme il
faudrait, qu'un certain esprit, qui régnait autrefois, soit atlaibli
et, en quelque sorte, détrempé. Ainsi, au temps de la conquête
africaine, durant ces dix-huit années de combats, qui furent
aussi des années de discussions constantes et d'ardentes polé-
miques, l'Algérie avait pour elle la grande popularité nationale;
contre elle, le parti des sages dans le Parlement; c'est en
s'appuyant sur l'opinion du dehors, sur le sentiment national,
que tous les hommes d'État du gouvernement de Juillet,
M. Guizot aussi bien que M. Thiers, M. Mole comme le duc de
Broglie, ont eu raison, année par année, et, en quelque sorte,
étape par étape, des défaillances et des hésitations de la Chambre
des députés. Aujourd'hui, la situation est renversée : l'Algérie est
faite, mais elle n'est plus populaire; il ne ferait pas bon la mettre
aux voix à l'Élysée-Montmartre. L'abandon de la Tunisie serait
le minimum des exigences chez ces doctrinaires d'un nouveau
genre; à plus forte raison, la France ne devait-elle, d'après eux,
se soucier ni de l'Egypte, ni des Grecs, ni de la question d'Orient,
ni de la Méditerranée ; elle n'avait que faire au Congrès de Berlin !
L'idéal, c'est le renoncement diplomatique et la suppression de
la diplomatie, faisant pendant à la suppression des armées
permanentes, un des articles les plus osés du programme de
l'intransigeance ; dans cet ordre d'idées, il n'y a que le premier
r)24 DISCOURS DE JULES FEHUY.
pas qui coûte, et rmi ne voit pas bien, en somme, à quoi il sert
(l'être si fort, si Ton est bien résolu à tout laisser faire et à
toujours rester chez soi.
Heureusement, contre l'assaut des idées faussas et des senti-
ments médiocres le bon sens français tient ferme et la fierté
nationale n'a pas abdiqué. La France ne se résignerait pas de
gaieté de cœur à jouer dans le monde le rôle d'une grande
Belgique. ïNe se mêler de rien est pour elle aussi mauvais que se
mêler de tout. L'étranger ne prendra jamais le recueillement de
la France pour de l'inditlërence, et la solitude orgueilleuse ou
timide qu'elle s'imposerait au milieu de l'Europe, la rendrait
aisément suspecte à ses voisins. C'est qu'en réalité, rien de ce
qui se passe en Europe ne saurait la laisser froide. Est-ce au
règlement de la question d'Orient, aux conséquences territo-
riales, aux contre-coups politiques et moraux des démembre-
ments successifs de l'empire ottoman, que la France pourrait
demeurer sérieusement indifférente, elle qui tient sous son
pouvoir une partie si importante et si remuante du monde
musulman? Maîtresse de plus de cinq cents lieues de côtes dans
le bassin de la Méditerranée, est-ce qu'il ne lui importe pas de
savoir en quelles mains peuvent tomber quelque jour Conslan-
tinople et les détroits? Lui est-il égal que l'Egypte, où tant
d'intérêts français sont engagés, demeure sous le protectorat
économique et l'action civilisatrice de la France et de l'Angle-
terre cordialement unies, ou qu'elle redevienne un foyer
d'anarchie barbare et de fanatisme religieux? Tout cela était
naguère l'ABC de la politique française.
La politique républicaine n'y peut rien changer : ce ne sont
point là des intérêts dynastiques et passagers, des préoccupa-
tions rétrogrades, le rôle d'une nation agitée ou belliqueuse;
c'est la gestion même et la défense du patrimoine national, tel
que l'ont fait la nature et l'histoire.
Les colonies sont la partie la plus chèrement acquise, et non
la moins importante, de cet héritage. Si la République ne peut se
passer d'avoir une politique européenne, orientale, méditer-
ranéenne, il lui faut, pour des raisons analogues, une politique
coloniale : ce qui veut dire qu'on ne doit être, de ce côté, ni
ou])lieux, ni inattentif, par dédain ou par lassitude; mais vigilant,
actif, résolu à faire tous les sacrifices que la nécessité commande
pour la conservation des établissements anciens ou récents, qui
concourent, à des degrés divers et sous les latitudes les plus
ditlérentes, à fexpansion du nom français à travers le monde.
Ces sacrifices n'ont pas toujours l'heur de plaire aux générations
TItOIS l'IiKI ACKS. -.-2,-)
pri'sc'nlt's : r;iveiiir eu (wii luicu.v voir l'à-propos d I.- hii'iif.iii.
Une puliti(iue coloniale est essentiellement une . iKiIilifiiu' à
longue portée. Telle possession, d'acijuisitioii réctMite cl curitcnse,
telle épave lointaine de cet empire ildutre-mer, perdu i)ar
Louis XV', dé(lai;:iié par Napoléon, peuvent sembler aux calcu-
lateurs impatients des objets de luxe, inutiles à conserver. .Mais
ce sont là de petits calculs et de la politique à courte vue. Nous
ne voyons personne s'y adonner autour de nous. Que le drapeau
français, par exemple, se retire du Tonkin, comme plusienrs
le conseillent, et l'Allemagrne ou TEspajine nous y rempla-
ceront sur riieure. La concurrence est de plus en plus ardente
entre nations européennes, pour se disputer ces débouchés
lointains, ces stations aux portes de la barbarie, qu'un instinct
sûr indique à la vieille Europe comme les tètes de pont
de la civilisation et les voies de l'avenir. Les nécessités d'une
production industrielle, incessamment croissante, et tenue
de s'accroître, sous peine de mort; la recherche des marchés
inexplorés; l'avantage (si bien défini par Stuart-.Mill) qu'il
y a " pour les vieux et riches pays de porter dans les pays
neufs des travailleurs ou des capitaux»; les tendances, si
rapidement développées par la vie moderne, qui emportent les
individus et les peuples hors de chez eux ; la science qui met à
quelques heures de Londres, de Berlin ou de Paris les extrémités
du monde; les progrès manifestes de la sociabilité européenne
et des idées pacitiques, tout pousse les nations civilisées à trans-
porter sur le terrain plus large et plus fécond des entreprises
lointaines leurs anciennes rivalités. Est-ce le moment pour la
France de rentrer chez elle, de se replier sur elle-même, de s(;
confiner dans la politique sédentaire, la politique de coin du
feu, qui marquera dans le siècle prochain les peuples frappés
d'infériorité ou menacés de décadence? Nous rêvons pour elle
d'autres destinées. 11 n'y a rien à retrancher, rien à dédaigner,
rien à laisser en friche dans notre domaine colonial. Il faut le
conserver et le féconder, il faut l'étendre partout où il est
manifeste qu'étendre est le seul moyen de conserver.
Le cabinet qui a dirigé les atfaires de la République du mois
de septembre 1880 au mois de novembre 1881, s'est attaché à
conformer sa conduite à ces vues générales. 11 a eu à prendre
parti dans deux questions vitales pour l'avenir colonial de la
France : la question tunisienne, assurément la plus grosse, la plus
difficile, et la question du Tonkin, qui, pour être heureusement
moins dramatique, n'en est pas moins de la plus haute impor-
tance. Le protectorat français au Tonkin, c'est la sécurité de la
526 DISCOURS DE JULES FEIIRY.
Cochincllino, comme Tunis est la garde avancée de rAlgérie.
C'est à peu. de frais qu'a pu être renforcé le protectorat des
bouches du Song-Koï; ce qui importait là, et ce qui suffira
vraisemblablement, c'est d'affirmer, par une action répressive
plus énergique, notre volonté de ne laisser à personne la police
de ces parages : il fallait couper court, là comme ailleurs, à la
légende qui s'accréditait de par le monde d'une France résignée
et démissionnaire, vouée, depuis ses désastres, à une retraite
contemplative et impuissante. La tâche a été plus rude en Tunisie :
le péril était beaucoup plus grand et l'action plus nécessaire. Là
aussi, une longanimité excessive et l'abus des démonstrations
pacifiques avaient porté leurs fruits naturels, et notre prestige
en avait étrangement souffert. Les événements et incidents de
tout ordre qui se sont passés dans la Régence de 1880 à 81 (etdout
ce volume peut fixer le souvenir) renferment une grande leçon
de politique pratique. Il nous ont fait voir que, pour retenir les
gouvernements orientaux dans une dépendance nécessaire, les
bons procédés, les liens de l'habitude, la bienveillance ne suffi-
sent pas; la tolérance peut être un danger. Un protectorat
purement moral est la plus fragile des barrières, la moins sûre
des garanties. Parmi les détracteurs les plus ardents de l'expé-
dition tunisienne, combien supporteraient l'idée d'y voir un
voisin à notre place? Aujourd'hui, le protectorat formel est
constitué par le traité du Bardo ; la porte est fermée aux fantaisies
d'insoumission comme aux intrigues du dehors. Dans une
campagne de deux mois, que l'impatience publique a trouvée
tardive, mais qui s'est accomphe à l'heure dite, sans à-coup, sans
revers, avec une sûreté d'exécution et une ampleur de moyens
qui ont souvent fait défaut aux guerres d'.\frique, la pacification
a été assurée et le prestige des armes françaises glorieusement
rétabli jusqu'aux confins de la Tripolitaine. Ce double résultat,
si important pour l'avenir colonial de la France, sera l'honneur
du cabinet du 23 septembre 1880.
Janvier 1882.
THOIS l'ItKI ACKS. 521
n
Préface de h La Tunisie » par Narcisse Faucon.
.lo viens do lire, monsieur, les deux volumes ([ue vous avez
consacrés à l'œuvre de la France en Tunisie. Vous désirez les
présenter au public en ma compagnie. Je le veux bien. NOus
avez fait un livre utile. Quoique la Tunisie soit, à cette bcure, la
moins ij^norée de nos colonies, il y a grand intérêt à la l'aire
ciinnaitre de plus près encore, à fortilier par des notions exactes
la bienveillance générale et un peu superficielle qu'on lui
accorde. La Tunisie est à la mode : elle fait l'enchantement des
touristes et l'envie de nos voisins. C'est beaucoup assurément.
Mais la Tunisie a autre chose à nous apprendre La France
y a accompli, depuis dix ans, une (euvrc politique, claire-
ment conçue, patiemment exécutée et, dans l'histoire colo-
niale de notre race, absolument originale. Avant vous, un des
meilleurs ouvriers de cette noble entreprise, M. P. d'Estournrlles
(P. H. X.), dont l'Académie a couronné le livre et dévoilé l'ancj-
nyme, avait écrit l'bistoire du Protectorat. Vous inspirant de ce
guide spirituel et sûr, vous l'avez reprise, et, à l'aide de docu-
ments abondants, puisés aux meilleures sources, vous l'avez
développée, continuée. On n'en peut plus douter désormais :
c'est bien un système nouveau d'administration et de gouver-
nement qui a été fondé, puisqu'il survit à l'homme si jtarticu-
lièrement doué pour le pouvoir et pour l'action qui l'avait, le
premier, mis à l'essai, puisque .M. Cambon a trouvé unsuccesseur,
et que, depuis six années, le Protectorat, tel qu'il l'avait compris
et organisé, poursuit sans bruit, mais avec constance et avec
succès, sa marche rationnelle et bienfaisante.
L'expérience de ces dernières années est particulièrement
décisive; elle tranche définitivement toutes les polémiques.
Quand je visitai Tunis, en 1887, le débat était toujours ouvert et
vivement mené. Pour les uns , le Protectorat n'était qu'un
expédient diplomatique; pour les autres, un trône élevé à l'esprit
de routine, un prétexte à l'ajournement des réformes nécessaires,
un aveu humiliant d'impuissance. Dans un discours dont vous
avez bien voulu rappeler les conclusions, je préconisai « le
5->8 DISCOURS DE JULES FERRY.
Protectorat réformateur ». La formule sembla paradoxale à plu-
sieurs. Elle est devenue la devise de l'habile administration de
.M. Massicault, et c'est au milieu d'épreuves de toute sorte que
le Protectorat a donné toute sa mesure.
Il a eu à compter, non seulement avec l'opposition criarde,
dont il faut savoir prendre son parti, en tout pays de coloni-
sation française, mais, ce qui est plus grave, avec les mauvaises
années, l'inconstance du climat, les récoltes détruites par la
sécheresse ou noyées par des pluies tardives, et surtout avec les
hésitations, les incertitudes, le mauvais vouloir de la mère-patrie,
qui a mis tant d'années à comprendre que la réforme du régime
douanier infligé à la Tunisie était pour la colonie nouvelle une
question de vie ou de mort. Cependant, en dépit des obstacles et
des temps d'arrêt, le commerce général n'a pas cessé de grandir,
le crédit public de s'aflermir, le régime des impôts de se perfec-
tionner et de s'assainir, par la suppression des monopoles et des
fermages, par l'extinction graduelle des droits d'exportation; les
travaux publics, l'enseignement ont vu leurs dotations inces-
samment accrues, sans que l'équilibre financier, si soigneusement
établi par M. Cambon et ses premiers collaborateurs, ait été un
instant menacé ou compromis, et tandis que le fonds de réserve
créé par sa haute sagesse continuait de fonctionner et de
s'accroître, sous la main vigilante de son successeur. Le système
a fait ainsi ses preuves d'élasticité, en même temps qu'il faisait
apparaître, dans notre politique coloniale, un esprit de suite,
une persévérance, une ténacité qui n'y sont point des vertus
communes.
Ces résultats, que personne ne conteste plus, sont dus sans
doute à l'habileté des hommes, mais aussi, ù mon sens, à la
forme même du Protectorat. C'est ce que nos adversaires d'il y
a dix ans se refusaient obstinément à comprendre. J'entends
encore M. le duc de Broglie répondre à Gambetta « que le
Protectorat n'échappe à aucune des diflicultés de l'annexion » ;
et M. Camille Pelletan, avec cette divination merveilleuse et
tranchante qui est un des traits de sa physionomie politique,
déclarer le traité du Bardo radicalement inexécutable. Cette
cécité, naturelle aux intransigeants de l'extrême-gauche, étonne
davantage chez un diplomate et un historien. L'histoire des dix
dernières années démontre, au contraire, que le Protectorat
échappe, par sa nature même, aux principales difticultés d'une
annexion. Quant aux difficultés militaires, la chose est claire, et
le cardinal Lavigerie l'a dit, dès l'origine, avec sa vue profonde
des choses africaines : « Le Protectorat tunisien nous fait l'éco-
TKOIS PKKIACES. 529
iiuluie dune guerre du rfligiou. » 11 nous t'cunoiniso l)i('ii iuitre
chose encore. Il y a, dans la fondation des colonies, des diriicullés
plus redoutables que les dillicultés guerrières, un eniienii qui
nous lait plus de mal (|ne l;i haine des races conquises : c'est
l'esprit de système chez h» conquérant, le guùt des réformes
hâtives, des solutions improvisées, la manie assimilatrice et
révolutionnaire. C'est pour n'avoir su ti-nir compte ni de la
force du passé ni de la résistance des milieux sociaux; c'est
pour avoir cru à la vertu universelle et quasi magique de nos
lois, de nos institutions, de nos procédés administratifs que
jious avons pris, tant de fausses mesures en Algérie, et que nous
n'y sommes pas encore arrivés, je le crains, au bout de nos
déceptions.
Le Protectorat est plus modeste : il néditie pas sur mie table
rase. La métropole déchargée, grâce à lui, des responsabilités
du gouvernement direct, le laisse agir, reprendre son temi)s.
Comme on ne lui demande pas de révolution, il n'a pas la tenta-
tion d'eu faire. C'est dans le milieu même, hostile ou réfractaire,
dont la tutelle lui est confiée, qu'il est obligé de trouver ses
moyens de gouvernement. Les gouvernements orientaux ont de
grands vices, mais, par leurs ressorts intimes, par leurs racines
profondes, ils tiennent au tempérament traditionnel, à la consti-
tution sociale, intellectuelle et morale des peuples qui les subis-
sent. Se flatter qu'on les transformera d'un coup de baguette en
gouvernements à la mode d'Occident, c'est une folle chimère ; y
viser même comme à un but lointain, c'est une conception
fausse et dangereuse. >"otre devoir est d'introduire dans le
monde oriental ce qui manque le plus à la barbarie corrompue :
la justice et le contrôle. .Mais ce contrôle ne peut procéder de la
nation elle-même, organisée, comme en Europe, en assemblées
dont la compétence varie, mais qui sont partout un sérieux
contrepoids pour le pouvoir.
Le régime représentatif, la séparation des pouvoirs, la Décla-
ration des droits de l'homme et les constitutions sont là-bas des
formules vides de sens. On y méprise le maître qui se laisse
discuter. Vous n'avez pas oublié ce curieux essai de Parlement
ottoman, où personne ne voulut s'asseoir sur les bancs du côté
gauche, ni donner, même à titre de comparse, la réplique au
- gouvernement. Même pour les objets placés le plus près d'eux,
comme l'assiette et la répartition des impôts, ils sont peu
friands de scl-governmenl : si vous proposez aux Arabes, même
aux Ivabyles, de procéder eu.x-niêmes à la répartition, ils y
mettront toujours pour condition première que l'administrateur
J. Fkrry, Discours, V. •3-t
530 DISCOURS DE JULES FÈHHY.
français sera là, présidant et contrôlant tout le monde. S'ils
étaient latinistes, ils vous diraient : Quis custodet custodes ipsos?
Les musulmans n'ont pas la notion du mandat politique, de
l'autorité contractuelle, du pouvoir limité, mais ils ont, au plus
haut deg-ré, l'instinct, le Ijesoin, Tidéal du pouvoir fort et du
pouvoir juste. C'est ici précisément qu'apparaît le trait caracté-
ristique et l'ingéniosité du Protectorat. Les réformes s'y font par
en haut, par la grâce du maître obéi, du pouvoir national et tra-
ditionnel, et ce qui descend de ces hauteurs ne se discute pas. Il
y a là une réalisation pratique et positive de ce rêve du bon
despote, qui hante l'esprit aimable de M. Renan.
Il devient impossible, sous ce sceau respecté, de toucher aux
choses fondamentales, presque sacrées, du monde arabe : à la
famille, à la terre, à l'enseignement. Encore y faut-il mettre une
prudence infinie, et se garder de compromettre dans d'impru-
dentes aventures le prestige du souverain nominal. Le secret,
c'est de procéder par étapes, par adaptations successives,
d'éviter les à-coups et les coups de théâtre, et de savoir sauver
les apparences. C'est ce qu'on a toujours fait en Tunisie, depuis
dix ans, et la civilisation, la renommée de la France, la pros-
périté de la Régence s'en sont bien trouvées. Votre livre,
monsieur, en donne maint exemple. Vous vantez avec raison la
réforme des biens habbous.
M. Cambon n'a eu garde de confisquer les biens habbous de
Tunisie, comme nous l'avons fait il y a quarante-cinq ans en
Algérie, au grand dommage de notre autorité morale, et sans
profit durable pour qui ce soit. Il les a conservés, réformés, mis
à l'abri des fraudes, dans le double intérêt des services publics
et de la colonisation bien entendue. Et dans cette loi de 1885 sur
la propriété foncière, qui, bien que faite sans le concours
d'aucun Parlement, grand ni petit, n'en demeure pas moins un
des monmnents législatifs les mieux ordonnés de ce temps-ci, à
côté de quantités de hardiesses qui font, à cette heure encore,
reculer nos légistes continentaux, que de ménagements habiles
pour les traditions, souvent capricieuses, du droit mulsuman,
quel souci de les régler, de les amender, au lieu de les abolir!
En vérité, la méthode est bonne, la voie est bien tracée, et, pour
un long temps, nous n'avons rien de mieux à faire que d'y
persévérer.
Je suis, du reste, sans inquiétude. Ces idées si nouvelles, si
contraires, à ce qu'il semblait, aux habitudes primesaiitiéres et
impatientes du génie français, ont pris fortement possession de
l'esprit public, et l'on ne trouverait pas, à cette heure, dix voix
TUOIS PIŒFACKS. 531
dans les deux Chambres pour décréter ruiinexiou de la Tunisie
à lAlgérie. Il est manifeste que nos conceptions et nos méthodes
politiques sont en voie de modilication sérieuses et profonde.
Nous avons mesuré le vide des solutions absolues ; nous avons
appris à faire de bonne politique avec des Constitutions impar-
faites; nous savons qu'aucune société, barbare ou civilisée,
n'offre aux expériences des hommes d'Etat une matière ind(''li-
niment compressible. C'est ainsi que le i'rotectorat est devenu le
type préféré de nos acquisitions coloniales, i-'ormule variable,
sans doute, qui, elle aussi, a sa part de relativité, et qui implique,
d'ailleurs, un certain nombre de conditions fondamentales, que
tous nos protectorats ne réalisent pas. La première, c'est que le
protégé accepte la protection : ce qui n'est malheureusement
pas le cas à .Madagascar... La seconde condition, c'est que le
protecteur ait des vues arrêtées et suivies, et que le système ne
change pas aussi souvent que ceux qui ont charge de l'appliquer,
comme il arrive depuis sept ans en Indo-Chine. Précisément, le
régime appli(pié à Tunis réalise ces conditions et d'autres encore.
Pourquoi en moditierait-on le caractère? Quels avantages pour-
rait-on attendre du gouvernement direct, que le Protectorat ne
nous ait pas garantis? Une plus grande sécurité? Qui oserait le
soutenir? Une réduction des charges de la métropole? Elles sont
réduites au minimum, à la garde du territoire et aux frais de la
résidence générale; pour tout le reste, la métropole dit au
Protectorat : Débrouillez-vous !
Le régime économique? C'était, en etîet, avant la loi libératrice
du 19 juillet 1890, le côté faible du système. Puisque la métropole
persistait à soumettre ses rapports d'échange avec laRégence au
principe rigoureux de la réciprocité, il ne restait plus, disait-on,
qu'à annexer, pour se rendre les mains libres. La chose eût été
peut-être moins simple qu'elle n'en avait l'air. On aurait eu pour
soi la bonne doctrine, le droit international, qui considère que la
conquête rompt tous les traités. Mais il n'est pas démontré qu'une
rupture brutale, après coup, avec des puissances nanties de
traités de commerce anciens et réguliers, eût été sans susciter
les plus graves embarras. Cet article 4 du traité de Kasr-Sa'ïd,
qui a rendu la France garante des engagements souscrits par le
bey, nous a été vivement reproché dans ces derniers temps.
Je suis convaincu que cette clause était nécessaire, qu'elle a
singulièrement facilité notre tâche, notamment vis-à-vis de
l'Angleterre, dont le concours moral, si habilement négocié par
M. Waddington, fut le pivot diplomatique de toute cette affaire.
Aussi la clause figurait-elle, de tout temps, dans les projets de
532 DISCOURS DE JULES FERRY.
Protectorat qu'on avait ébauchés dans les bureaux des affaires
étrangères, et qui servirent de thème au traité du Bardo. Aucun
diplomate, aucun directeur politique, les ministres du maréchal
de .Mac-Mahon pas plus que ceux de y\. Grévy, M. de Freycinet
pas plus que M. Barthélémy Saint-Hilaire et M. de Courcel, avec
qui j'élaborai les instructions du général Bréart, n'admettaient
qu'un acte de protectorat pût aller sans cet article 4. ÎNi sur ce
l)oint spécial, ni sur le fond même de l'entreprise, nous n'avons
été des inventeurs. ^Jous avons suivi une tradition. Nous repre-
nions des projets étudiés, approfondis par nos prédécesseurs.
Notre seul mérite fut d'oser, et d'agir à l'heure opportune.
Cette heure fut hâtée par les imprudences et les provocations
de la politique italienne. Vous en avez donné dans votre livre
une abondante et vigoureuse démonstration. Cela vous vaudra
sans aucun doute, de la part des journaux de Naples et autres
lieux, qui vivent de gallophobie, des attaques et des injures. On
vous outragera, mais on ne vous réfutera pas. Il serait puéril
d'attendre quelque justice, quelque impartialité du parti qui est
présentement, en Italie, le maître, au moins apparent, de l'opinion.
Peut-être s'élabore-t-il, dans laprofondeur des masses silencieuses;
qui payent et qui peinent, mais ne votent ni ne lisent, une autre
politique, d'autres sentiments. 11 faut en conserver l'espérance.
-Mais, à part quelques exceptions généreuses, pour lesquelles
nous ne saurions avoir assez de gratitude, la gallophobie domine
dans les classes dirigeantes, agissantes et politiquantes. Elle s'y
développe en un milieu singulièrement bien préparé, et d'une
crédulité prodigieuse. Vous n'ôterez pas de la cervelle de beaucoup
d'Italiens, qui ne sont point des sots, qu'à une certaine heure, le
gouvernement de la République avait tout préparé pour tenter
un coup de main sur la Spezzia... ou que la France républicaine
et anticléricale, la France des lois scolaires et des décrets, nourrit
le secret dessein de rétablir le pouvoir temporel du pape! Auprès
de pareils tours de force, la construction de la légende tunisienne
n'était qu'un jeu d'enfants.
On l'a rééditée, depuis un certain temps, amplifiée, grossie et
colorée dans la manière noire. La politique française de 1881
n'aurait pas seulement été, comme on le disait jusqu'alors,
blessante pour l'Italie; un a découvert qu'elle fut machiavélique,
déloyale et frauduleuse. Des promesses directes avaient été faites,
des engagements personnels avaient été pris : « Jamais la Répu-
blique française ne s'établirait en Tunisie; M. Ferry en avait
donné sa parole d'honneur à M. Cairoli. » Ainsi s'expliquaient,
ajoutait-on, par la duperie d'une àme trop chevaleresque,
TholS PREFACES. r>33
riuei'lie du pri'inier iiiiuislrr d'Hiilic pcinlaut l;i orisi» tiiiiisii'iiiu',
sa démission résignée et silencieuse, et celte secrète niélanculie
qui le suivit jusqu'à son dernier jour... Si l)lasé que je sois sur
toutes les calomnies, celle-ci, je l'avoue, me fit bondir ; je prolestai
avec énergie. La fable était lirossière : on avait eu soin d'allendre,
pour la jeter en pâture aux rancunes qui tendaient à s'assoupir,
la mort du célèbre patriote. Vivant, il eût certainement trouvé
peu de son goût ce rôle de niais et de martyr. Ce n'est pas l'aire
injure à sa mémoire que d'affirmer, pièces en mains d'ailleurs,
qu'il était plus Italien que cela.
Au mois de mai 1881, M. Cairoli fut déçu, surpris; il ne f»il
pas trompé. Déçu sans doute dans les espérances qu'il avait pu
fonder sur l'habileté de ses agents, sur la vénalité des conseil-
lers du bey, sur nos hésitations et sur notre faiblesse ; surpris
par le réveil subit de notre politique et la rapidité de nos réso-
lutions, mais averti, de longue date et bien avant notre entrée
aux afîaires, par le marquis de Noailles, à Rome, et par .M. de
l'reycinet, à Paris, des limites que la République française fixait
elle-même à sa patience. De 1878 à 1881, notre diplomatie n'a pas
cessé de tenir aux ministres italiens le langage le plus clair :
« La France n'entend partager avec qui que ce soit la situation
prépondérante que le voisinage de l'Algérie et les concessions
antérieures du bey lui assurent dans la Régence. Dans l'ordre
industriel et commercial, nous ne réclamons pour nos nationaux
ni privilège ni supériorité d'aucun genre. Mais, dans la sphère
des services publics, nous n'admettrons jamais que les chemins
de fer, les télégraphes, les institutions de crédit, tous ces grands
monopoles qui sont, en tous pays, traités comme choses d'État,
relèvent, en Tunisie, d'un contrôle étranger. » A ces notifica-
tions si précises et maintes fois répétées, M. Cairoli n'objectait
rien, mais M. Maccio agissait toujours. Un jour, par exemple, —
vous le rappelez fort à propos, — les deux gouvernements
étaient convenus de laisser leurs nationaux se disputer libre-
ment l'adjudication du chemin de fer de Tunis à la Goulette,
sans y intervenir en aucune façon : et, l'adjudication faite, on
apprenait que Rubattino n'avait été que le prète-nom du gou-
vernement italien. Peut-être, dans l'état de l'opinion italienne,
Maccio était-il plus fort que Cairoli. Peut-être, y avait-il au fond
de cette politique, plus compliquée que chevaleresque, plus de
faiblesse que de parti pris... Mais on n'est ni un héros ni une
victime pour l'avoir pratiquée ou laissé faire.
Je ne puis m'empêcher de croire qu'il y a une grande part
d'artifice dans cette exhumation périodique d'un vieux procès,
534 DISCOURS DE JULES FEHRY.
depuis longtemps vidé et réglé par les deux parties à la face du
monde entier. .Mais il faut, de temps à autre, trouver des prétextes
à la politique de convoitise, réchauffer les mauvais sentiments,
faire diversion aux misères qui protestent, dans les entrailles
du peuple appauvri, contre cette ruineuse et inutile veillée des
armes que « la politique de magnificence » a imposée à la jeune
Italie. On agite alors Toripeau de Tunis. Mais les gens sérieux
savent à quoi s'en tenir. La théorie des nationalités a été large-
ment mise à profit par l'Italie; mais on frise le ridicule quand
on en va recherclier les titres dans les victoires de Scipion
l'Africain. En quoi le Protectorat français, assis paisiblement sur
les ruines de Carthage, compromet-il la sécurité de l'Italie ou
-ses intérêts dans la Régence?
Les intérêts italiens? mais ils ont tiré le profit le plus direct,
ie plus certain de tout ce que l'administration française a fait
depuis dix ans pour la prospérité de la Tunisie. C'est au grand
bénéfice de 30 000 Italiens laborieux, émigrés des provinces
méridionales, que la France a apporté dans ce beau pays Tordre
matériel et financier, l'honnêteté administrative et judiciaire,
tous les bienfaits d'une direction intelligente et progressive;
les millions que la colonisation française y accumule d'année
en année, c'est en salaires qu'ils se répandent sur les braves
gens des Calabres, de la Pouille et de la 'Sicile, qui viennent
chercher, à l'abri de notre drapeau, le travail qui leur manque
dans la mère-patrie.
M. "Visconti-Venosta, ministre des affaires étrangères du roi
d'Italie, me disait à Rome, en 1872 : « Il n'y a pas de question
africaine entre nous : l'Italie n'est pas assez riche pour se payer
le luxe d'une Algérie. » Le mot était d'un sage et d'un clair-
voyant.
L'Italie a voulu, depuis lors, se payer le luxe de beaucoup de
choses que sa puissance économique ne comportait pas; elle
a du moins, sans qu'il lui en coûte rien, sur la rive la plus
voisine, une colonie faite par la France et par l'argent français,
où ses nationaux trouvent, sous un gouvernement bienveillant,
le travail, la justice et la liberté. A-t-elle le droit de tant nous
maudire?
En lisant votre livre, monsieur, je repassais de la sorte toutes
ces choses déjà lointaines et que le temps écoulé permet de
juger en toute conscience. Je me plaisais à refaire l'histoire
après coup, et je me demandais, à onze ans de distance, ce qu'il
serait advenu de nos intérêts africains, si nous ne les avions
pas mis, par une résolution énergique, à l'abri des caprices et
ThdIS PUÉFACES. r,3r)
des coups do main. (Ju'cùi l'ail à iiotn- placr un miiiistcrc
d'extrème-gaucliu? Il fût laissi- caitc j)laMc-lii' à ritalic. Cc'lail, ru
etlet, le seul moyen de la satisTaii-t'. Convaincue, si ('tranjrt' qui;
cela puisse nous parailrr, (lu'cUi' a sur la Tunisie des droits
historiques, elle y cherchait raueuscnient, dei)uis IHTS. sa
revanche du Conprrès d(.' IJerlin. Hi'jà perçait cet espril aventu-
reux et remuant, cette lièvre décroissance qui, pour le malheur
du jeune royaume, n"a pas encore, je le crains, éi)uisé sa der-
nière chimère. Ce n'était pas un esprit de transaction et d'ac-
commodement qu'on apportait dans cette affaire, mais un esprit
de domination, agissant volontiers par des voies tortueuses.
Se serait-on prêté à des propositions de partage, à la consti-
tution d'une administration à deux, analogue ùcellequiassociait,
en Egypte, la France à r.\ngleterre? Des diplomates — longtemps
après — me l'ont fait entendre. .Mais jestime qu'eût-ello été
voulue, eût-elle été possible, cette solution eût été la plus
mauvaise. La Protection, pas i)lus que la souveraineté, ne
s'exerce dans l'indivision. L'histoire de ce qu'on a appelé, je nt;
sais pourquoi, le co)ir/o»a'»/«??i égyptien (car ce n'était pas nu''me
un protectorat), — le dénouement, plus édifiant encore, de;
l'entente austro-prussienne dans les duchés de l'Elbe, à la veill<î
de la guerre de 186G, montrent ce qu'il y a de périls au fond de
ces expédients, imaginés pour apaiser les rivalités, mais qui les
exaspèrent et qui précipitent les explosions. Je ne vois pas du
tout, quant à moi, la France et l'Italie occupant de compte à
demi la Régence, liquidant sa dette, l'administrant en nom
collectif. 11 y a des mariages dont on dit qu'ils courent au-
devant du divorce. Ce ménage franco-italien y eût conduit à la
vapeur, et ni la paix delà Régence ni la tranquillité de l'Europe
n'y eussent sans doute trouvé leur compte. On supporte moins
encore l'idée dune Italie seule à Tunis, attachée à nos flancs,
sur la ligne de retraite de toutes les insurrections algériennes,
tenant dans sa main le calme et la tempête... Ces choses-là, je
l'espère, ne se discutent pas.
Nous avons appris, depuis onze ans, à bien connaître nos
voisins du Sud-Est. Mais ils étaient déjà, il y a onze ans, le
peuple jeune, inquiet, pressé de faire grand, qui se montre
aujourd'hui. .le ne suis pas un adepte de la politique sentimen-
tale; je n'attends pas, je n'ai jamais attendu que l'Italie subor-
donnât, dans ses rapports avec la France, ses intérêts à ses sen-
timents. Le 7noi est ha'issable chez les individus, mais il est, chez
les grands peuples, une force et une vertu. L'accession de
•l'Italie à l'alliance allemande n'a jamais été, à aucune époque.
536 DISCOURS DE JULES FEItUY.
nue question de seiilimeiil. V voir, comme rinsinuent encore,
de temps en temps, les Gâtons de rintransii;eance, vuie réplique
à l'entrée de la France en Tunisie, c'est, travestir l'histoire en la
rapetissant. L'entrée de l'Italie dans l'alliance austro-allemande
ne lut pas une boutade, un acte de colère, — que faudrait-il
penser d'un peuple qui réglerait sa politique par des boutades?
— ce fut un calcul politique mûrement réfléchi, fondé sur l'ana-
logie des situations et l'attraction des intérêts dynastiques.
• M. Thiers n'avait-il pas, dans un de ses prophétiques discours,
bien avant les leçons de 1870, annoncé ce rapprochement inévi-
table, qui devait rendre à l'empire germanique, rétabli et rajeuni,
son antique prépondérance au delà des Alpes et jusqu'au golfe
de Tarente? En France même, dans toute la seconde moitié du
dix-huitième siècle, et de 1830 à 1866, l'entente avec la Trusse
n'a-t-elle pas passé pour le lin du fin de la politique française,
la politique nationale et populaire? Quoi d'étonnant que le
royaume d'Italie, affranchi par la France, sans doute, mais
achevé, complété par les victoires allemandes, cherchât du côté
des victorieux le point d'appui de sa fortune éblouissante?
L'alliance allemande était déjà le vœu des hommes d'État du
premier cycle italien, des collaborateurs et des disciples de
Cavour, de l'illustre Minghetti, de ceux qu'on appelle en Italie
les hommes d'État de la Droite piémontaise. C'était surtout l'aspi-
ration profonde, discrète, mais incessamment active de la monar-
chie de Savoie, naturellement portée vers ce Piémont du Nord
dont les triomphantes destinées avaient tant de ressemblance
avec sa propre histoire. En Italie, ne l'oublions pas, ce n'est pas
la Nation, c'est la Couronne qui contracte les alliances, et, à
l'heure qu'il est, le Parlement italien attend encore la commu-
nication des traités qui, déjà deux fois renouvelés, lient l'Alle-
magne à l'Italie. On peut dire que l'alliance était faite, avant
d'être écrite, depuis le voyage de Victor-Emmanuel à Vienne et
Berlin, en 187.^. Dès 1873, l'empereur allemand célébrait l'accord
avec orgueil devant le Parlement, au retour de cette triom-
phante entrevue de Milan où la politique italo-prussienne avait
reçu le baptême des enthousiasmes populaires. Qui donc relar-
dait l'alliance formelle? La question française? Pas le moins du
•monde : la question autrichienne.
L'alliaiice austro-allemande signée le 15 octobre 1870, la
combinaison favorite du prince de Hismarck, celle qu'il vantait
encore, ces jours derniers, comme le pivot de sa politiciue,
n'avait pas la portée agressive qu'elle a revêtue plus tard. 1ns-
l)irée par les mêmes vues que le chancelier avait fait prévaloir
I
TUdlS l'KKI ACKS. 537
au Congrès de llrrlin. (Icstiii'M' ù t'avitrisrr l'essor <ir rAiilrichc
vers rOrieut européen, ralliauce visait i)arliculièrenieut la
Russie, qu'elle devait ti'iiir eu hi-ide, non sans (|iicl(iuf esjjolr
secreldeTy faire entrer un .JHiir. i-lt, de l'ait, tant qui' vi-cul
Alexandre II, les entrevues p<''riodi(iues des trins cinpiTcuis
l'drtitiaieui et ^araidissaient l'union des deux empires.
.Mais ce n'était pas assez de pr(d(''j;er l'Autritdu' du côté de
l'Orient : il n'importait pas moins de la mettre à l'aljri du côté
Tlu Sud. l^Italia irredenla menaçait ouvertement Trieste, le
Tyrol et le Trentin. Ce n'était peut-être pas un péril, mais c'était
sûrement un embarras, l/union austro-allemande devait tendre
à absorber l'Italie pour l'assagir. I.e jeune royaume pouvait-il
mettre en balance les utopies de lirrédentisme et les perspec-
tives d'une grande alliance? Révolutionnaire converti à la
monarcbie, mais irrédentiste au fouddeTàme, M.Cairoli hésitait.
Mais il était débordé. Ni les Piémontais de la première heure, ni
les méridionaux rangés sous le drapeau de M. Crispi et de
M.Mcotera, ni la dynastie surtout, ne se contentaientd'une Italie
isolée et sage, observatrice et neutre, au milieu de grandes
constellations européennes. Et l'alliance rêvée ne pouvait être
que monarchique, puisqu'en Italie, l'unité est identi(]ue à la
monarchie.
Les bonnes gens qui se figurent qu'il y avait alors, en Italie,
un parti allemand et un parti français, et qui considèrent Cairoli
comme le chef du parti français, ne connaissent rien à l'histoire
du royaume d'Italie. Il n'y a pas, il n'y a jamais eu, de nos
jours, de parti français au delà des Alpes. Peut-être, si nous lui
avions passé la main dans les affaires de Tunisie, Cairoli aurait-
il prolongé de quelque temps son existence ministérielle, mais
le courant national eût emporté sa politique, et nous aurions eu,
un peu plus tôt, un peu plus tard, les flottes de la triple alliance
à la Goulette et à Bizert(% au lieu de les avoir sinilemenf à la
Spezzia et à la Maddalena.
Il y a souvent, dans les affaires humaines, deux conduites à
tenir, entre lesquelles l'homme d'État peut hésiter ; une seule,
ici, était possible, celle qui fut suivie, la seule politique clair-
voyante et prévoyante, la politique nécessaire. Elle n'a rien à
redouter des jugements de l'histoire.
Jli.es Ferry.
Septenil)re 1892.
538 DISCOUUS DE JULES FEHRY.
III
Préface du « Tonkin et la Mère-Patrie ».
Cinq ans après.
Le vieux comte de Beust, homme d'État de grand talent et de
beaucoup d"esprit, qui avait connu dans sa carrière politique
plus de mécomptes que de succès, aimait à rappeler qu'il était
le père de la Constitution encore vivante, le compromis austro-
hongrois de 1867. Et il ajoutait finement : « Quand ma constitution
marciie bien, personne ne se souvient que j'en suis l'auteur;
mais, qu'il s'y produise le moindre accroc, tout le monde s'écrie :
C'est la faute à Beust! »
Il en va chez nous de la sorte pour la politique coloniale. Les
préjugés violents, les furieuses rancunes que cette politique a
déchaînés, se réveillent au moindre accident; mais des succès
acquis, des résultats consacrés, qui font tant d'honneur au génie
de la France, le gros du public ne se soucie point. Ce n'est pas
sa faute. Les journaux qui catéchisent sa complaisante crédulité
ne parlent ordinairement des colonies que pour en médire.
Quand le dénigrement n'est plus possible, on organise la conspi-
rationdu silence. On laisse, par exemple, dans une ombredisorète
le grand œuvre accompli en Tunisie; mais, pour peu qu'il y ait
du bruit dans le Delta, que des bandits se montrent vers la
frontière chinoise, dans des régions où aucune civilisation n'a
janiîiis pénétré, la presse bien informée inscrit aussitôt l'événe-
ment, d'une main joyeusement indignée, au compte « des
désastres » du Tonkin, et, tout d'une voix, s'écrie : C'est la faute
à Ferry !
Le télégraphe, d'ailleurs, ne laisse pas chômer. Avez-vous
remarqué qu'on applique aux nouvelles du Tonkin un régime
de publicité perfectionnée ? Elles sont soumises à un procédé de
grossissement aussi simple qu'infaillible. Le télégraphe veille
sur les bords du fleuve Rouge. 11 ne nous fait grâce ni d'un
coup de fusil, ni d'une paillotte incendiée! Quand les journaux
locaux, à leur tour, en apporteront le récit, plusieurs semaines
Tin IIS l'ItKI VCKS. 539
so seront écoulées, iMiisiju'il l'aut (•(Hiiplcr (l('ji'i li'i'iitr-ciiH| jours
(le traversée. Pour un lait divers, (•('sl It; temps di* se faire
oublier. Ct^lui-ei renaît «Iduc lran([uilli'nient de ses ceudrcs : le
courrier d'Hauuï et d'ilaïphon^'' tuuclit' d'alxiid à Marseille, où
raiience Havas a des eurrespondauts:c"est à eux (|ii'il se dt'-vuile
pour la seconde l'ois. Nouveau tf-lé-rraninie, (|iii n'est que la
réédition, un peu i)lus détaillée, de ctdui du mois passi'-. La
troisième édition se tire à l'aris des jiiurnaux eux-mêmes, et des
correspondances ])articulières qui développent et rajeunissent la
première dépèche. Est-ce la fin? Point du tout, \oici venir la
malle anglaise, qui a pris à Saigon les feuilles de rindo-Chine ;
elles aussi rapportent l'aventure, et la presse parisienne, celle
surtout qui se pique d"ètre bien renseignée, l'enregistre grave-
ment, pour la quatrième fois. On n'a jamais poussé plus loin l'art
d'extraire d'un même sac plusieurs moutures...
Les journaux et les correspondants d'Hano'ï ont souvent
dénoncé cette débauche d'infcu-mations ; elhî recommence à
chaque incident. Est-ce frivolité-? Est-ce mauvaise foi? Souvent
l'une et l'autre...
Ce n'est là qu'un détail, mais il niunlre le parti pris. La
conquête du Tonkin a été, connue toutes les conquêtes colo-
niales, traversée par de douloureus(^s épreuves. Les débuts ont
été difliciles, tragiques parfois. Cette colonie, qui passionne, sans
aucune exception, tous ceux qui l'ont visitée, ne s'est fait
connaître d'abord à la mère-patrie que par des mécomptes.
Depuis, le temps a marché, notre empire d'Indo-Chine s'est
assis : l'heure semblerait venue d'en parler de sang-froid, avec
une attention curieuse, sinon bienveillante. Mais il importe aux
ennemis du Tonkin de tenir l'opinion en haleine, et de ne pas
laisser croire qu'on puisse jamais, là-bas, sortir de l'ùge de fer.
Je lis encore de temps en temps, dans les journaux graves, cette
phrase, qui faisait le fond des discussions parlementaires de
1884 et de 188b : vous ne possédez du Tonkin que la terre qui se
trouve sous les pieds de vos soldats.
C'est une ineptie, mais elle sert toujours.
Emile de Girardin disait du journalisme que c'est l'art de taper
tous les jours sur un même clou. Les ennemis du Tonkin sont
donc de grands artistes. Depuis cinq ans, ils n'ont pas changé
leur thème. C'est avec le même marteau qu'ils frappent, sans se
lasser, sur la même enclume. Les neuf dixièmes des lecteurs de
petits journaux en sont restés aux images lugubres, popularisées
par un vaudevilliste vieilli dans l'insulte, le bouffon favori des
faubourgs et des duchesses : « le Tonkin-marécage, le Tonkin-
540 DISCOUHS DE JULES FEHin.
choléra, le Tunkiii-ossuaire. » Le plus surprL'iuiiit, c'est que les
j^rens s'en contentent et n'en veulent pas savoir davantage. C'est
comme un pli de l'esprit, une sorte de monomanie anticoloniale
qui ne leur permet d'apprécier rien de ce qui se passe en Indo-
Chine avec les règles ordinaires de la critique et du bon sens.
.Nous en avons eu tout récemment un exemple frappant dans
l'aventure de M.M. Roque. L'enlèvement de ces deux riches
négociants, colons tonkinois de la première heure, est un drame
fort triste assurément, et qui aurait pu mal finir, mais qui
pouvait aussi bien avoir pour théâtre les gorges du Magne ou de
la Calabre, voire même celles de TAveyron, où ces jours-ci un
courrier était assassiné. Il me souvient que, lorsque j'arrivai
en Grèce, en 1872, l'Europe entière était sous le coup de l'attentat
de Marathon, perpétré en plein jour, à quelques lieues d'Athènes,
sur des attachés d'ambassade eu tournée d'archéologie : ils
avaient été enlevés, conduits dans la montagne et mis à rançon,
comme les frères Roque. Mais le corps diplomatique n'en
concluait pas que l'Attique fût retournée à la barbarie. On peut,
en pleine capitale de la civilisation, supprimer un huissier avec
tranquillité, et faire voyager un cadavre dans une malle de
Paris à Lyon, à la barbe de la police, qui n'en eût jamais rien
su, si Sa Majesté le Hasard n'avait daigné intervenir. Les
conservateurs ne demandent pas pour cela qu'on mette Paris
en état de siège. Mais qu'on assassine ou qu'on vole à quatre
mille lieues, sur la route de Dong-Trieu, il semble que les
pierres des chemins doivent se lever d'elles-mêmes ; tous les
vieux clichés indignés reparaissent, et l'on remet sur le tapis
la question d'évacuation.
Ce parti pris de pessimisme et de dénigrement est malheureu-
sement contagieux. Il s'est communiqué inconsciemment, sans
doute, et par une sorte de suggestion, aux partisans même de
la politique coloniale. Tant est puissante l'action réflexe, et ce
qu'on peut appeler l'hypnotisme du mensonge chaque jour,
à chaque heure répété ! Il en est un, par exemple, qui a cours
en tous lieux, dans les journaux graves, comme dans les
autres : on affirme que la conquête du Tonkin aurait coûté à la
France un milliard et 35 000 hommes !
Il est affligeant de constater, me disait, il y a quelques jours,
un des plus sincères admirateurs de notre empire d'Indo-Chine,
qu'un pays qui nous a coûté si cher soit si maladroitement
exploité. — Et combien, imterrompis-je, croyez-vous qu'il a
coûté ? Est-ce un milliard, comme on l'imprime ? — Non, mais
au moins cinq cents millions.
TKOIS l'HÉFACKS. 511
Ce ift'st ni im luilliard ni nii (lriiii-iiiilli;irii : f't'sl if clullri'
que je vuis vous dire, et dunt voici dabord les t'dt'-nienls.
Ia'S crédits votés pour l'Aniiani et le Tonkin dans les cxereices
1883, 1884, 1883 et 1886 résultent de ni'uf lois spéciales : lu
première du 19 décembre 1882, ethulenxicmedu27déceml)rt' 188o;
— ù partir de 1887, tout passe dans un article unicjue de la lui
des linances, porté d"abord au budjret îles allaires étranuères,
puis au budget des colonies, comme subvention globale de la
métropole.
Les neuf lois de crédits extraordinaires représentent unesonune
de 327 698 680 francs, mais il s'en faut que la totalité des crédits
votés ait été consommée. Si les sonunes votées pour 1883 et 1884
furent intégralement dépensées, les crédits de 188."J et de 1886
laissèrent un excédent de 57 896 302. bdii il suit que, sur les
327 698 680 francs votés, il n"a été dépensé, de 1883 à 1886,
que 269 802 379 fr.
à quoi il faut ajouter la subvention de 1887 30 000 000
la subvention de 1888 20 000 000
la subvention de J 880 15 000 000
Total des crédits consomnu'-s au 31 décem-
bre 1889 334 802 379 fr.
Ainsi les badauds disent un milliard, les gens sérieux un demi-
milliard ; la comptabilité inexorable répond : 334 800 000 francs,
en nombres ronds. Voilà ce que nous coûte le Tonkin, à l'heure
présente.
11 est même permis d'ajouter, les rapports de la Cour des
comptes à la m.ain, que, sur ces 334 millions, il en est un certain
nombre qui n'ont pas été dépensés pour l'expédition elle-même.
La Cour des comptes a constaté que des dépenses de construc-
tions navales, prévues et créditées au chapitre spécial qui les
concerne, avaient été néanmoins imputées pour partie au compte
du service du Tonkin ; elle fait entendre également qu'il est fort
probable — bien que la Cour n'en ait pas acquis la preuve
matérielle — que la comptabilité du ministère de la marine a
porté au compte de l'expédition la totalité de la solde du corps
expéditionnaire, alors qu'il en eût fallu déduire les dépenses
normales d'entretien des troupes de la marine et de la guerre
lorsqu'elles tiennent garnison sur le continent'.
Ce sont là des chiffres irréfutables. Nous attendons qu'on les
nie ou qu'on les discute.
L Discours de M. Desclianel sur le Ijii.igct do la marine, du 29 ocloljrc 1888.
542 DISCOURS DE JULES FEHUY.
Mais on ne les discutera pas. On aime mieux se rabattre sur
les lieux communs tirés de l'usure de la flotte, de la détérioration
du matériel, dont on fait des tableaux aussi lugubres que
mensongers.
La légende conte même que, si nous manquons de cuirassés
d'escadre, si l'Italie ou même l'Allemagne ont pu prendre sur
nous l'avance dans la construction des navires de combat et des
navires de grande vitesse, la faute en est au Tonkin, qui a tout
usé, tout mangé, navires et crédits ! — C'est la faute à Voltaire !
c'est la faute à Rousseau ! — L'amiral Peyron, parlant au Sénat',
a répondu victorieusement qu'aucun de nos cuirassés d'escadre
n'avait pu s'user dans les mers de Chine, par la raison bien
simple qu'aucun d'eux n'y est allé ; on devrait savoir, d'ailleurs,
que ces f>rands bateaux de combat, construits pour l'Atlantique
et la Méditerranée, ne sauraient franchir le canal de Suez.
L'amiral a ajouté que les cuirassés de croisière qui ont porté
notre pavillon dans les mers de Chine, la Victorieuse, le la
Galissonnicre, le Boyard, la Triomphante, le Turenne, nobles
engins quelque peu démodés, n'y ont pas rajeuni sans doute,
sous les feux de la gloire qu'ils y ont conquise, mais qu'ils en
sont revenus bien vivants, car il n'en a pas coûté plus de 5
à 6 millions pour opérer, sur les navires de retour du Tonkin,
les réparations nécessaires.
Personne n'a réfuté l'amiral Peyron.
Pour le compte de nos pertes en hommes, les procédés sont
les mômes, et la légende s'édifie, se cristallise delà même façon.
Mais ici elle devient particulièrement odieuse.
Ce n'est pas des chitlres que les partis se soucient, c'est du
sang qu'ils ramassent pour se le jeter au visage. Il s'agit de
présenter à la foule les gouvernements comme des bourreaux,
et les expéditions les plus nécessaires comme des assassinats!
Quand, par un jour de mai 1883, la nouvelle de la mort de
l'héroïque et charmant Rivière éclatait eu pleine Chambre et
en plein Paris, tous les partis voulurent venger Rivière. La
guerre était sainte alors, et Ion pouvait signer les ordres de
marche sans souiller ses mains et sa conscience. Mais, pour
peu que la lutte se complique et se prolonge, et que le pays
commence à s'en émouvoir, la guerre ne sera bientôt plus
qu'un immense homicide.
La guerre aura contre elle tous ceux qu'elle a atteints, tous
ceux qu'elle épouvante, tous ceux, plus nombreux encore, qui
1. Séance du 28 mars 1888.
TIKHS l'HKIACKS. 543
lieront pas comprise. Le 6^//^/ iiKilrilms ilfieslata n^lxini stutniit
(les guerres lointaines. C'est un sujet qui prtMe aux calomnies
sinistres, aux images macal)res, appust-es aux murailles, à toutes
les fables grossières dont une certaine presse alimente les
veillées (le nos villages. Mans ce milieu naïf, que la civilisation
modilie si lentement et (jui piofesse pour « ce ijui est imi)rimé »
un respect superstitieux, toutes les légendes trouvent une proie
facile. Les procédés changr-nt; le vieux fond de cn-dulité resttî.
La presse à un sou remplace le prêche et le doui)le au J)es(jin.
Le parti clérical est en train de tirer, s;uis qu'un y prenne garde,
de ce moderne instrument un engin formidable de réaction.
En beaucoup de choses, le gouvernement seul, par les informations
dont il dispose, par l'autorité qu'il conserve sur les masses
paisibles, pourrait lutter contre la calomnie. 11 ne veut ou ne
daigne ; il est optimiste ou désarmé.
Pourquoi le gouvernement, qui détient tous les chifires, n'a-t-il
pas publié ceux des soldats morts au Tonkin ? Si douloureux
(}u"ils soient, ils sont tellement au-dessous de ce compte fantas-
tique de 36 000 hommes, porté un jour à la tribune par
.M. .\ndrieux, qu'il y aurait prolit à s'en expliquer.
II n'est ni d'une arithmétique honnête, ni d'une habileté
permise de porter au compte des pertes du Tonkin, au même
titre que les morts, tous les soldats rapatriés. Ni les soldats
renvoyés en congé de convalescence', ni ceux qui retournent
en France parce qu'ils ont accompli la durée normale du temps
de service aux colonies, ne sont des hommes sacrifiés. .\ ce
compte, les belles troupes, et de si fière allure, que Paris
acclamait en 1886, revenant du Tonkin, compteraient aussi
parmi les morts...
Ramenées à leurs véritables proportions par létude des docu-
ments officiels, les pertes des sept années qui viennent de finir
(1883-1889) représentent à peu près le f/uart de ce total si
savamment grossi.
Pourquoi enfler une statistique qui est par elle-nn''me assez
cruelle ?
Dans ces relevés affligeants, inséparables de toutes opérations
militaires hors des zones tempérées, une part est à faire à la
fatalité, une part à l'imprévoyance. II y a des critiques légitimes,
des comparaisons nécessaires, des enseignements surtout, à
recueillir pour le présent et l'avenir. La recherche en serait
1. Les convalescents morts en congo^ dont la Guerre tient exactement l"(';tat,
ne représentent, quoi que l'on ait pu dire, que des unilés dans la masse : 2,2G
pour 1,000 de l'efiectit total, en 1S85, l'année des plus grandes pertes.
544 DISCOURS DE JULES FEIUIY.
intéressante. Un trouve plus commode de déclamer sur de g-ros
chiffres qui sont faux.
— Vous perdez votre temps, nous disent de bonnes âmes : le
Tonkin est impopulaire !
L'impopularité ! c'est pour une politique, comme pour un
liomme d'iitat, un crime impardonnable. Cliacun s'écarte instinc-
tivement, en notre âge héroïque, des hommes et des causes
impopulaires. On disait, au moyen âge : il est excommunié, et
l'on n'en demandait pas davantage. L'impopularité est une
sorte d'excommunication moderne, prononcée parla foule et qui
se motive aussi sommairement, l'opularité! impopularité! ce
sont les forces brutales de la politique. Jamais les âmes libres
n'ont reconnu ce despotisme capricieux.
On sait, d'ailleurs, de science trop certaine, où et comment
ces choses se fabriquent. Combien faut-il de journaux pour
faire une popularité ?
A'ous venons de voir aux prises la plus folle, lapins inouïe, la
plus formidable des popularités avec une impopularité quasi-
légendaire, celle du Sénat de la République. Il semblait que,
dans la main du nouveau César, que les foules hissaient sur
leurs épaules, la liaute-Cour ne dût pas peser plus que l'extrême-
gauche parlementaire. Si l'on eût écouté les habiles, pour qui la
politique n'est qu'un calcul de forces, on eût suivi le courant, au
lieu de le remonter. Il y a heureusement dans le monde moral
autre chose que des courants. Il y a la conscience, il y a le
devoir, il y a la raison.
La politique coloniale, au dernier siècle aussi, était impopu-
laire. La popularité ne venait pas alors des foules, et les jour-
naux n'en trafiquaient pas. C'était une certaine élite dirigeante
de gens du monde et de philosophes, d'hommes de cour et
d'hommes d'affaires, qui formait ce qu'on appelait alors, pour la
première fois, l'opinion publique. Cette sociéU^ si libre d'esprit,
et qui eut sur tant de choses de si grandes clartés, se montra
généralement, pour tout ce qui touchait aux intérêts extérieurs
de la France, à son rôle en Europe et dans le monde, aussi
frivole qu'incompétente. La paix de 1*63, qui livrait notre
empire colonial à l'Angleterre et consommait l'abaissement de
la France, n'arracha à sa légèreté qu'un soupir de lassitude.
Elle ne vit dans le Canada, comme, hélas! Voltaire lui-même,
que « des arpents de neige » ; elle perdit la Louisiane aussi gaie-
ment qu'elle avait perdu llnde. En cette même année 17G3, le
grand homme qui avait devancé l'Angleterre dans la conquête
TUnlS l'HKKACES. r)45
de renipirc des linlcs. luipli-ix, iiiniirail à l'.iris paiivir. cl sur-
tout impopulaire : « Uu siatéressail pi-u. dil M. de Saiul-I'ricsl,
« un de ses historiens.au sort du ciUKpii'raiil de riiidr: la faiissi;
« sensibilité du joia- ne vuvait imi lui (ju un lioninir dur, un rtrr
(( peu sentimental, ijui se J)ornait à pi'ouver briitalemciil (juil
n n'avait voulu qu'aji-randir, enritdiir et frl'U'ilier la h'rancr. Cela
« importait peu aux salons du dix-huitième sièclr. im s"y
»< moquait des projets avortés de hiipleix, on ne Vdulail pas
« même croire à leur réalité : on en lit des opéras-comiques et
« des contes moraux. ■>
Il ne semble pas que rexpé'dition d"Alj,M,n' ait été- populaire.
L'armée d'Afrique le devint seulement dix ans plus tard. Ouanl
à la conquête elle-même, il fallut aux divers cabinets du roi
Louis-Philippe un rare esprit de suite pour l'imposer aux hésita-
tions, aux défaillances, aux vues bornées, à la politique étroite,
ignorante ou déclamatoire des Chambres censitaires. C'était
heureusement un point sur lequel .M. Thiers et .M. (juizot étaient
d'accord. .>hiis, pendant les dix-huit années que dura la monar-
chie de Juillet, le Ilot des critiques aveugles et des lâches
conseils revint battre, chaque année, cette glorieuse entreprise,
où la I^rance a trouvé, depuis ses revers, tant de consolation et
tant d'esjjérances !
L'épreuve, pour le Tonkin. sera moins longue. 11 a eu dans les
chambres républicaines ses Desjobert; il y a subi des assauts
formidables que l'Algérie n'avait pas essuyés. Le Tonkin a été
surtout le champ de bataille de nos discordes : il a décidé du
renversement d'une politique et de l'amoindrissement d'un grand
parti; il a servi de prétexte et d'instrument aux rancunes et
aux haines des républicains radicaux contre les républicains
modérés, de cri de guerre électoral à tous les partis coalisés
contre la République. Mais, dans l'assemblée de 1885 elle-même,
la politique d'évacuation est restée à l'état de menace. Malgré'
les déclamations, les préjugés et les impostures, l'abandon
apparaîtrait au pays comme un opprobre et une folie.
Un des adversaires les plus décidés, les plus persévérants et
assurément les plus loyaux de la politique coloniale (il me par-
donnera, j'espère, cette indiscrétion), me disait un jour, au
sortir d'un débat sur les affaires d'Indo-Chine : « Je suis proba-
blement le seul homme de mon parti résolu à signer l'ordre
d'évacuation, et je sais que je deviendrais dès le lendemain
l'homme le plus impopulaire de France. » Mon ancien collègue
voyait fort juste : nul ne songeait sérieusement k abandonner le
Tonkin. Le ministère Floquet a été, sur ce point, aussi catégo-
J. Ferry, Discours, V. 3o
54G DISCOUltS DE JULES FEKUV.
rique, aussi patriote que le ministère Brisson. On garde le
Tonlvin, mais ou le boude.
Oui! on le boude. On n'en voudrait plus entendre parler. Au
lieu de chercher à le mieux connaître, on Técarte comme un
hôte incommode. C'est à peine si cette opinion maussade et
rancuneuse fait attention à la moisson de gloire récoltée là-bas
par les armes françaises. La rentrée des troupes du Tonkin, il y
a trois ans, un instant réveilla le vieux chauvinisme, et la foule
couvrit de fleurs les défenseurs de Tuyen-Quan. Mais cet élan
n'a pas duré. 11 y a pourtant, dans notre histoire militaire, peu
de pages plus brillantes que la double campagne des généraux
Brière de l'Isle et de Négrier, battant deux armées avec deux
brigades, faisant face à tout avec 7,000 hommes, poussant d'un
côté 40,000 Chinois bien armés, bien commandés, bien fortifiés,
l'épée dans les reins, jusqu'à la porte de Chine; de l'autre côté,
débloquant Tuyen-Quan et refoulant l'armée du Yunnan. Qui
en parle et qui y songe? Mieux vaut sans doute s"ol)stiner à
croire, comme quantité de bons Français, que Négrier fut battu
à Lang-Son, et que cette panique absurde, dont le cabinet, qui
durait depuis deux années, subit le mortel contre-coup, fut le
désastre de notre honneur et la perte de notre armée ! La poli-
tique a tout travesti dans cette histoire, tout exploité, tout
perverti. C'est au point qu'on peut se demander si ceux qui ont
élevé un monument au sergent Bobillot songeaient plus à glo-
rifier un héros qu'à flétrir une politique, et si l'amiral Courbet,
que l'histoire tiendra certainement pour un grand homme de
guerre, eût été exalté jusqu'à l'apothéose, sans le malsain attrait
de ses polémiques d'outre-tombe...
Ces colères, ces iniquités, ce déchaînement amer, pouvaient
s'excuser au lendemain des luttes ardentes. Je n'entends nier ni
le droit des passions, ni l'effet de certains mécomptes. Vous
trouvez que le Tonkin a coûté trop cher? C'est votre droit,
encore qu'il ait coûté — nous l'avons vu tout à l'heure — beau-
coup moins cher que vous ne dites. .Ahiis il est là, sous votre
main, et le bon sens, la probité politique, le devoir national,
vous commandent d'en tirer parti. Il faudrait pour cela, avant
toutes choses, s'apaiser et s'éclairer. On ne veut faire ni l'un ni
l'autre. Lapresse conservatrice, boulangiste ou radicale, clabaude
comme au premier jour. Pendant la dernière législature, la
tribune était si peu sûre, la majorité si vacillante, que les
meilleurs amis du Tonkin s'étaient donné pour consigne d'en
parler le moins possible. Les vrais ennemis du drapeau français,
dans l'Extrême-Orient, ne sont ni dans les arroyos du Bay-Saï,
TKOIS PUÉKACES. 547
ni dans les gorjros de Clio-.Muï. Ils sont t-n France, au niilii-u de
nous. Un vote qui ne sauva les crédits du Protectorat (lu'à trois
voix de majorité, un autre qui les réduisit de deux cent mille
francs, ont fait plus de mal à la colonie naissante que tous les
pirates du Loch-Nam, tous les out-latrs de la frontière chinoise.
11 n'y a pas de colonisation sans foi dans le lendemain, et ce qui
manque le plus à nos pionniers d'Indo-Chine, c'est la confiance
dans la mère-patrie.
Combien de temps doit encore durer cet état dVspril para-
doxal, contradictoire, d'un pays qui aime mieux dénigrer ses
propres œuvres que de les faire fructifier? Persistera-t-on indé-
finiment dans cette politique, qui consiste surtout à n'en pas
avoir, et qui nous donne une pauvre attitude aux yeux de nos
voisins, de nos rivaux, de nos jaloux? Croit-on rehausser de la
sorte le renom de la démocratie française, et n'entend-on pas,
de tous les coins de l'Europe monarchique, ce murmure dédai-
gneux et ces doutes qui s'élèvent sur l'aptitude du gouvernement
républicain aux entreprises à longue portée, qui exigent de
l'esprit de suite, de la patience et du bon sens?
Il semble, à de certains symptômes, que l'heure de la réaction
ne peut longtemps tarder. Tout passe et tout lasse, même l'in-
justice. Des publicistes, qui comptaient parmi les adversaires les
plus enflammés de la conquête, se prennent à dire qu'il vaudrait
mieux, enfin, l'exploiter que la maudire. La grande industrie
cotonnière, encouragée par des tarifs protecteurs, a appris le
chemin de la vallée du fleuve Rouge. On vient de trouver en
France des capitaux importants pour fonder, au Tonkin même,
une filature et un tissage. C'est pour la colonie un événement
considérable. Si le Tonkin est calomnié, c'est surtout parce qu'il
n'est ni assez connu, ni assez défendu.
On voudrait ici le faire mieux connaître, en appeler du juge-
ment sommaire des partis à la raison et à la conscience de la
mère-patrie. C'est une cause désormais « en état », comme on
dit au Palais, et qui peut se juger, non avec des conjectures et
des hypothèses, mais sur pièces, documents et témoignages. Le
voile mystérieux qui enveloppe à l'origine toute lointaine entre-
prise est déchiré; l'Annam et le Tonkin sont entrés dans le
domaine des enquêtes sérieuses et des notions positives. Au
commencement, l'insuffisance des informations excusait tous
les partis pris, et semblait mettre à deux de jeu le scepticisme
et l'engouement. A cette heure, les témoins abondent, et le
nombre s'accroît de jour en jour de ceux qui parlent du Tonkin,
518 DISCOURS DE JULES FERHY.
non pour en avoir rêvé, mais pour l'avoir vu, exploré, pratiqué.
Et plus ils sont nombreux, plus, sur l'ensemble, ils sont
d'accord. Cette terre, tant décriée par la presse sédentaire, laisse
à tous ceux qui l'ont parcourue une même impression de
beauté, de richesse et d'espérance. Cette unanimité dans
l'optimisme n'est pas un des traits les moins curieux de son
orageuse histoire.
Le lecteur en pourra juger en consultant les documents qui
forment la seconde partie de cette étude. Cette encyclopédie de
témoignages, rassemblés et classés sous mes yeux par M. Léon
Sentupéry, avec un soin scrupuleux, aurait pu s'intituler Le
Tonkin d'après ceux qui Vont vu. Ce n'est point, en effet, un
ouvrage de polémique ; c'est une œuvre, en quelque sorte, imper-
sonnelle, une enquête écrite, où viennent déposer les uns après
les autres tous ceux « qui ont vu » le Tonkin, — depuis les
missionnaires qui y portaient, il y a cent ans, le christianisme
et le nom français, jusqu'aux jeunes héros, savants et soldats
tout ensemble, qui renouvelèrent de nos jours, en pays anna-
mite, les audaces et les prodiges des Fernand Cortez et des
Pizarre, — jusqu'aux témoins de l'heure présente, officiers,
marins, fonctionnaires civils, agents consulaires, commerçants,
Industriels, médecins, colons, explorateurs qui viennent tour à
tour dire aux Français de France, entre deux voyages, ce qu'ils
ont vu là-bas, ce qui fait qu'ils croient, ce qui fait qu'ils espèrent,
sans toujours trouver malheureusement un ministre à qui
parler, une porte officielle qui s'ouvre devant eux...
Ce qui caractérise l'ensemble de ces dépositions , c'est la
continuité du tableau, l'harmonie entre les premiers rapports
et les plus récents témoignages. Sur les richesses du pays, sur
le climat, sur la facilité des habitants, les premières explo-
rations, — le curieux Exposé dressé par les missionnaires, il y a
trente ans, pour l'usage du gouverneur de la Cochinchine et
réédité fort à propos par M. SilvestreS — les reconnaissances
de Garnier et de ses compagnons, les récits mêmes des enthou-
siastes, comme notre vaillant Dupuis, un peu plus préoccupé
des pépites d'or que de raison, tout concorde; les divergences
sont rares, ne portent que sur les détails, et le Tonkin apparaît
plus habitable à mesure qu'il est mieux connu.
Il faut reléguer, par exemple, au nombre des fables, la dis-
tinction entre « le Tonkin où l'on mange et le Tonkin où l'on ne
1. VEmpire d'Annam et le peuple annamile, par J. Silvestre. Chez
Alcan, 1889.
TltOlS l'KKKACKS. rA9
mange pas », daprès laquelk; on devait limiter aux plaines
basses du Delta le domaine de la colonisation future. La réfrion
montap-neuse, contrairement à ce que nous croyions nous-
mêmes, n'est pas celle qui otl're aux colons français le moins
grand avenir. La « fièvre des l)ois » qui lui a fait ce mauvais
renom ne sévit pas partout. Ainsi le pays de Cao-Bang, que Ton
ne connaissait pas avant la reconnaissance opérée par le lieu-
tenant-colonel Servières, il y a deux ans, est, au rapport de cet
officier aussi avisé quiutrépide, un pays très riche, qui produit
en grande abondance le coton, le riz, le blé noir dans le fond
des vallées, un pays d'élevage, surtout en ses verts pâturages,
où les bœufs, très beaux, abondent.
La région des lacs Ba-Bé, occupée par une colonie de Chinois,
mineurs et pécheurs qui se sont soumis sans le moindre effort,
lui est apparue comme une vaste oasis : on y cultive tous les
fruits de France, et le travail des mines (le plomb argentifère
de Nguan-Son) assure largement la subsistance de ceux qui
l'habitent.
M. Pavie et le colonel Pennequin ont découvert tout le long
de la rivière Noire, d'où cet admirable officier a fait déménager
2 000 Chinois sans coup férir, un pays riche, semé de villages,
propre aux cultures les plus diverses. La richesse minière du
haut Tonkin. qui n'était que soupçonnée il y a dix ans, est mieux
connue de jour en jour. Les charbonnages qui enserrent et
dominent la baie de Halung constituent, d'après les hommes de
l'art, Taffleurement d'un massif houiller d'une énorme étendue,
d'une qualité reconnue, et qu'il faudra des siècles pour
•'■puiser.
L'antimoine, le cuivre, le mercure, le plomb argentifère appa-
raissent à leur tour. A côté d'un capital naturel aussi considé-
rable, la nature a placé la main-d'œuvre chinoise et annamite,
si peu coûteuse, et les richesses d'un sol qui se prête à tout. Ce
ne sont pas là des rêves, des conjectures : on en a pour garant
l'esprit positif des Anglais de Hong-Kong, qui ne se seraient pas
épris comme ils l'ont fait des charbons du Tonkin, et n'escomp-
teraient pas si haut leur grand avenir. Les capitaux français,
écartés, découragés par l'ignorance, fesprit de dénigrement et de
mensonge, laisseront-ils volontairement à nos rivaux les profits
de cette terre que nos armes ont conquise? Toute affaire sérieuse
en Annam ou au Tonkin trouve des bailleurs de fonds sur le
marché de Hong-Kong — un des plus riches marchés de l'empire
britannique.
C'est que les Anglais savent ce que vaut le Tonkin;
550 DISCOURS DE JULES FERRY.
les Français de la mère-patrie seront-ils les derniers à l'ap-
prendre?
Les sceptiques objecteront-ils que les renseignements leur
l'ont défaut?
Je leur recommande la lecture d'un document tout récent
inséré dans ce petit livre (page 246) : le rapport de M. Rocher,
consul de France à Mongtzé, sur la voie commerciale du fleuve
Rouge, et sur les relations qu'elle nous ouvre dès à présent avec
le Yunnan et les provinces du sud-ouest de la Chine. Ce n'est
pas seulement un document officiel, c'est un document précis.
On le trouve dans le Journal officiel du 28 janvier dernier.
Quelques jours après, un grand journal radical se raillait agréa-
blement des « prospectus » lancés jadis à propos du tleuve Rouge
et de ses merveilles. Il faut espérer, pour son honneur, qu'il
n'avait pas lu le Journal officiel. 11 y aurait appris — a mère
déconvenue ! — qu'il n'y a plus de doute, à cette heure, sur la
navigabilité du Song-Koï. L'ouverture du fleuve est un fait
accompli... il est navigable sur tout son parcours, même aux
plus basses eaux, dit .M. Rocher, par des jonques dont il précise
le tirant d'eau et le tonnage (12 tonnes). Un steamer de la Com-
pagnie des Messageries fluviales l'a remonté de Hano'i à Lao-Ra"i;
enfin, il est accessible, en dépit des rapides, aux embarcations à
vapeur, à condition d'établir celles-ci sur des mesures qui sont
dès à présent connues et fixées. Les barques annamites font
ensuite le service en territoire cliinois, de Lao-Kaï à Man-hao.
Ainsi explorée, reconnue, détaillée étape par étape, et l'on peut
dire pas à pas, cette voie de pénétration, qui n'avait été jusqu'à
présent que devinée, pressentie par des hommes de génie
comme Francis Garnier, des hommes de foi comme M. Dupuis,
apparaît définitivement dans sa vivante réalité. C'est bien la
route la plus courte (de mille kilomètres environ), la moins
coûteuse, la plus libre de bandits et surtout de douaniers, de
toutes celles qui mettent Hong-Kong, Canton et Shang-Hai en
rapport avec les riches provinces du Sse-Tchoan, du Jvoéi-Tchéou
et le plateau du Yunnan. En attendant que le commerce français,
pour lequel nous l'avons conquise, s'arrange de façon à tirer
parti de ce que le consul de France appelle un « immense champ
d'action », les Chinois, négociants incomparables, les plus fins,
les plus souples qui soient au monde, profitent dès aujourd'hui
des passes de transit qui leur permettent de réaliser une éco-
nomie considérable sur leurs transports. Ils sont surpris, dit
M. Rocher, de ne rien voir venir encore du côté du Tonkin. On
TItOIS PliÉFACES. 551
Voit l)ieii ({u'ils ne nous eoiniaissenl pas! La (lliim' i-lassi(iui', la
dhint' ininii)l>ilL' et routiiiièi'e ne ri'sie plus accroupie
Au fleiivo Jaune où sont les cormorans,
mais les Français restent chez eux.
Les premiers témuignayes recueillis dans ce vcjlnme par
-M. Sentupéry remontent à près de deux siècles. Les premicns
rapports officiellement noués entre la I-'rance et l'Empire d'An-
nam ont plus de cent ans de date. C'est un évêque français,
M. Pigneau de Béhaine, c'est le roi Louis XVI, si judicieusement
préoccupé, après le honteux abandon dont sa couronne portait
le poids, de reconstituer la grandeur maritime de la France et la
politique coloniale de Richelieu et de Colbert, qui signe avec le
jeune roi d'Annam, Taïeul de Tu-Duc, le traité de 1787. Ce sont
des officiers français qui fortifient Hué, Tuan-An et Hanoï.
Soixante-dix ans plus tard, l'attraction de ces souvenirs, aidés
un peu par le hasard, conduisait à Tourane, puis à Sa'igon,
l'amiral Rigault de Genouilly, et la Cochinchine était conquise.
Sïl est donc dans le monde une entreprise française, ayant ses
racines dans le passé de la France, dans la tradition nationale,
dans cet instinct qui pousse les peuples sur les routes ouvertes
par leurs ancêtres, c'est, sans contredit, la conquête de l'Indo-
Chine.
Et pourtant les frénésies de la passion politique sont poussées
si loin parmi nous que l'esprit de parti a senti le besoin d'expli-
quer celte entreprise par l'action occulte et les conseils machia-
véliques d'une grande puissance continentale ! Il faut s'altciidi(i
à tout de la part des sycophantes de carrefour qui dénonçaient,
il y a cent ans, les meilleurs citoyens comme des complices de
Pitt et de Cobourg, et qui jouent aujourd'hui, dans la troupe
du plus méprisable des conspirateurs, les Marat et les l'ère
Duchesne. On ne discute pas avec les détrousseurs de grand
chemin. Mais quand de pareilles billevesées se retrouvent sous
la plume de diplomates en disponibilité, qui ont passé par les
grandes affaires et qui prétendent écrire l'histoire contemporaine,
il faut bien en dire un mot.
C'est le propre des esprits médiocres, qui ont des prétentions
à la finesse, de chercher aux choses simples des explications
compliquées, d'attribuer aux combinaisons secrètes, aux roueries
diplomatiques un rôle démesuré et souvent imaginaire. Ce sont
de dangereux historiens que ces collectionneurs d'anecdotes,
552 DISCOURS DE JULES FEUKY.
ces colporleurs de révélations prétendues, qui pullulent aujour-
(Vlnii, les écouteurs aux portes de la politique.
Dans cette posture, on sexpose à entendre de travers. C'est
ainsi que certains anecdotiers du Congrès de Berlin ont composé
cette scène absolument romanesque, où rAllemagne apparaît
comme un Don Juan colossal, coquetant avec l'Italie, d'un côté,
et, de Tautre, avec la France, et leur otîrant à l'une et à l'autre
le gâteau de la Tunisie. Je me suis expliqué ailleurs sur cette
légende. J"ai dit, pièces en main, qu'il y avait eu, en eilet, à
Berlin une entente à deux, en dehors du Congrès, un accord
éventuel entre l'Angleterre et la France, M. Waddington ayant
saisi fort à propos l'occasion du traité qui livrait l'île de Chypre
à la Grande-Bretagne, pour obtenir de lord Salisbury la recon-
naissance formelle de notre situation sur la cote africaine.
Et ce billet à vue serait resté, sans doute, longtemps en porte-
feuille, si les menées du cabinet de Rome, les intrigues du
consul Maccio, l'acquisition de la ligne de la Goulette par le
gouvernement italien, sous le couvert de Bubattino, au mépris
d'une promesse formelle', si tant d'empiétements de détail,
de menaces grandissantes, qu'il est imitile de rappeler, mais qui
appartiennent à l'histoire, n'avaient précipité les événements.
Voilà la vérité en regard du roman.
Mais, pour le Tonkin, c'est pure absurdité, sans prétexte, sans
excuse. M. de Bismarck nous a « poussé hal)ilement » dans les
expéditions du Tonkin et de Madagascar : c'est un ancien ambas-
sadeur qui l'assure. 11 le croit peut-être, tant est grande la
badauderie qui sévit en ce monde, et qui fait plus de ravages
qu'on ne croit chez les gens d'esprit. Il y a aussi une badauderie
diplomatique, qui ne veut voir dans tous les hommes d'État
d'Europe, depuis vingt ans, que des marionnettes dont le grand
Chancelier tenait les ficelles. Il faut donc le trouver aussi dans
les alTaires du Tonkin... Mais où? Est-ce quand l'amiral Dupré
signait le traité de 1874, ce traité boiteux qui fut le principe et
la source de toutes nos épreuves ? Peut-être dans le cabinet
Duclerc-Jauréguiberry, quand l'illustre marin préparait le projet
d'expédition restreinte que nous ne fîmes que reprendre trois
mois après, au mois d'avril 1883? Il ne serait pas impossible non
plus que ce Ma(;hiavel formidal)le fût pour quelque chose dans
1. Il avilit (Hé convenu enti-e les deux cabinets de Konie et de Paris,
lorsque la première adjudication de la liçrne de la Goulette à la Compagnie de
Bône-Guelma eut été annulée par le juge anglais, que la nouvelle adjudi-
cation aurait lieu en dehors de toute intervention de l'un ou de l'autre
gouvernement.
TItolS l'HKKACKS. 553
l'aiulacc et dans les malheurs du !i(d)l'' Itivirrc, ilaiis )•• soulcvc-
menl des l'avillons-Noirs aussi, — dans la oataslrui)li(' t'iiliM (jui
changea en une guerre en rèfrh' une c-anipajrnc eniiairt'-c nialgr»'
nous! En vérité, il est humiliant davoir à halaycr dr riii>tnirf'
contemporaine de tels contes à dormir dehoul.
Il est tout à fait exact que ni au Toukin, ni dans les mers de
Chine, ni à I-'ormose, ni à .Madagascar, l'Allemagne n'a entravé,
contrarié, gêné en quoi que ce soit l'action militaire di' la France.
11 est très vrai que ces deux années de politique coloniale
comptent parmi celles où la France eut le moins à se préoccuper
de sa sécurité sur le continent. On a heaucoup dit, naturellement,
que le prince de IMsmarck se réjouissait de nos euîharras. hans
tous les cas, le Chancelier ne lit rien pour les prolonger. Quand
nous dûmes recourir, pour triompher des dernières résistances
de la cour de Pékin, au hlocus des riz, qui pouvait être considéré,
dans l'état du droit maritime international, comme une nou-
veauté juridique, il fut le' premier à adhérer à notre doctrine.
Poiu'quoi? Parce que le commerce dc's neutres, qu(i nous avions
eu grand soin de ménager, même au risque de nous rendre à
nous-mêmes la tâche plus longue et plus difficile, aspirait
ardemment à la paix. Il n'est besoin, pour expliquer toutes ces
choses, de supposer des engagements inavouables, on ne sait
quel pacte secret. IN'est-ce pas au même mobile qu'obéissait le
ministère Gladstone, quand il nous offrait spontanément, en
octobre 1884, une médiation qui, malheureusement, n'aboutit
pas? Dans ce long épisode militaire et diplomatique, j'ose dire
que la France a trouvé l'Europe constamment équitable, respec-
tueuse de notre droit, et plutôt bienveillante que traoassière. Il y
avait de la confiance dans cette neutralité. On eût fait moins bon
visage, à coup sûr, à un gouvernement capricieux, sans majorité
et sans lendemain, ou à une politique vantarde et agressive,
comme celle dont se targue une faction heureusement dé'sarmée.
La confiance de l'Europe n'est point chose banale : on i)eut être
fier de l'avoir méritée.
Il existe, au milieu de nous, beaucoup d'agités, pour qui ces
idées sont lettre close. Us forment une secte Intolérante, autant
que tapageuse, où l'on rencontre beaucoup de bateleurs et quel-
ques gens sincères. A leurs yeux, l'honneur, la dignité nationale,
le patriotisme, consistent en des manifestations stériles, puériles
parce qu'elles sont Impuissantes, dangereuses parce qu'on les
exploite au dehors contre notre bonne renommée. Ces turbu-
lents, pour qui l'univers est tout entier compris entre la Bastille
et la place de la Concorde, sont incapables de comprendre qu'un
554 DISCOUUS DE JULES FERRY.
pays qui travaille à son relèvement ne saurait se passer de
l'estime du monde. Si la France suivait leur aveugle impulsion,
elle n'aurait plus qu'à choisir entre la folie ou l'abdication. Les
plus fous ont, au fond, peu de goût pour cette folie, mais l'efface-
ment systématique a ses doctrinaires et ses apôtres. Je les tiens,
je les ai toujours tenus pour des conseillers détestables.
La France républicaine ne saurait commettre de plus grande
faute que de se renfermer dans un isolement découragé ou mena-
çant. Elle n'y gagnerait ni en sécurité, ni en dignité, ni en puis-
sance. Quand ses plaies n'étaient pas pansées, quand elle n'avait
qu'un commencement d'armée et des finances incertaines, elle
pouvait demeurer seule à son foyer de veuve. Mais un peuple qui
représente une force organisée de quinze cent mille baïonnettes,
au centre de l'Europe, ne peut se désintéresser des affaires du
monde.
Il n'y a plus d'Europe, dit-on; mais ne voit-on pas que c'est
là justement notre faiblesse? Notre intérêt est qu'il y ait encore
une Europe, et d'être partout oîi elle se rassemble. Délibérant
sans nous, il y aurait péril que ce fût contre nous. C'est pour-
quoi il fut souverainement politique d'aller, dès 1878, au pre-
mier Congrès de Berlin. C'est pourquoi nous n'avons fait aucune
difficulté de prendre notre part d'initiative et de direction dans
la conférence africaine de 1884-, destinée à régler paciliquement
la répartition progressive du continent noir entre les puissances
européennes. Et la France n'en est pas revenue les mains vides..
Dans le même temps, la diplomatie française avait pu grouper
dans la question d'Egypte les trois grands Empires du continent,
la Russie en tête, marchant d'accord avec la France. La Russie,
devenant garante d'un emprunt égyptien, entrait pour la pre-
mière fois, par la commission de la dette, dans les affaires
d'Egypte comme partie prenante. La question du canal de Suez
se posait devant le concert européen reconstitué, en face de
l'Angleterre, engagée par ses promesses. Derrière la neutralisa-
tion du canal, l'Egypte neutralisée apparaissait en perspective.
Les procès-verbaux de la Conférence, dite du canal, ouverte à
Paris le 30 mars 1880, — qu'on a pu lire dans les Livres jaunes,
— montrent à quel point la partie étaitliée, et coml)ien l'entente
franco-continentale pouvait devenir féconde. Malheureusement,
deux événements fortuits, le renversement du cabinet français,
sur un incident militaire dépourvu de réelle importance et, peu
après, la chute du ministère Gladstone, changèrent la trame de
l'histoire.
Labuntiif anni! En cinq ans, que d'aspects modifiés dans les
THOIS PnKKACKS. 555
allaires du nioiuli^! 11 semble qu'on rappi-laiil celtt' liisluirc d'iiicr,
on évoque un passé oublié et lointain. Le présent, Tavenir sur-
tout, appartiennent sans doute à d'autres combinaisons, l.'n ^--ranil
pays comme le nôtre doit savoir profiler diplomaliciucmenl lic
toutes ci'Iles que le temps fait surgir, (restlà le fond et rcsscucc
delà politique d'action.
Quant à la doctrine de l'eliacement, elle a ddinn' sa mesun;
en 1882, le jour où la Chambre des députés, sous la parole
ardente de M. Clemenceau, laissa l'.Xngleterre seule en î^gypte
en tète à tète avec le khédive. Ce fut là le grand naufrage! On le
voit plus clairement de jour en jour ; et, lorsque le rêve nouveau
de la grandeur anglaise sera réalisé, lorsque le pavillon britan-
nique, protecteur ou conquérant, flottera sur toute la vallée du
Ml, d'Alexandrie aux grands lacs africains, et des grands lacs
au Chiré et au Zambèze, la légèreté française comprendra peut-
être quel dommage irréparable il a été fait à noln.' avenir,
à notre race, à nos droits dans le monde par une pidilique à
courte vue.
Pour nous et pour tous ceux qui avaient gémi de cette faute
irréparable — pour (lambetta notamment — l'occupation du
Tonkin était d'abord une revanche de l'atlaire d'Egypte-
Un mouvement irrésistible emporte les grandes nations euro-
péennes à la conquête des terres nouvelles. C'est comme un
immense steeple-chase sur la route de l'inconnu. De 181o
à 18o0, l'Europe était casanière et ne sortait guère de chez elle.
L'expédition d'Alger n'était, à l'origine, qu'un acte de haute police
méditerranéenne. Les archipels de l'océan Pacifique, les rivages
de l'Afrique occidentale, se colonisaient pied à pied, timidement,
et comme au hasard : c'était l'époque des annexions modestes et
à petits coups, des conquêtes bourgeoises et parcimonieuses.
Aujourd'hui, ce sont des continents que l'on annexe, c'est l'im-
mensité que l'on partage, et particulièrement ce vaste continent
noir, plein de mystères farouches et de vagues espérances, que
la papauté divisait, il y a trois siècles, d'un trait de plume et d'un
signe de croix, entre les deux couronnes catholiques d'Espagne
et de Portugal, et sur lequel la diplomatie d'aujourd'hui trace
avec une activité fiévreuse ce qui s'appelle, en jargon moderne,
« la limitation des sphères des intérêts respectifs ». Cette course
au clocher date de cinq ans à peine, et, d'année en année, se préci-
pite, comme poussée par la vitesse acquise. Sur les pas des
Livingstone, des Barth, des Brazza, des Stanley, des Gérard
Rohlfs, de la nuée de héros connus et inconnus qui ont juré
556 DISCOURS DE JULES FERUY.
d'arracher à l'Afrique équatoriale tous ses secrets, TAllemag-ne,
l'Angleterre, Tltalie, se lancent au triple galop des bords dévastés
et brûlants de la mer Rouge aux grands plateaux de l'Afrique
centrale, des rivages plantureux et empestés de l'océan Indien à
la région presque fabuleuse des grands lacs, entrevushier àpeine,
d"où s'échappent ces artères colossales qui mettent la vieille
Europe en rapport avec les mondes inconnus: le Nil, le Congo, le
Zambèze. La rivalité de l'Allemagne et de l'Angleterre remplit
l'Océanie ; elles se partagent les archipels ; en Nouvelle-Guinée,
en Polynésie, aux Carolines, aux îles Samoa, au risque de
s'aliéner l'Espagne, ou de se faire une querelle avec les États-
Unis, elles rivalisent de vitesse et d'audace, de ruses diploma-
tiques et de capitaux, se poussant, se dépassant, se jouant l'une
l'autre, se brouillant et s'accordant tour à tour.
La politique coloniale, et non pas seulement la politique de
conservation coloniale, telle que nous l'avons pratiquée nous-
mêmes à l'unis pour garder l'Algérie, au Tonkin pour sauver la
Cochinchine, à Madagascar pour veiller sur des droits séculaires,
mais la politique d'expansion hasardeuse et systématique, la
politique mégalomane — comme on dit en Italie — s'est emparée
des États les plus sages, de ceux qu'on croyait le moins portés
aux aventures par leurs doctrines et par leurs traditions, le plus
attachés par destination à la politique continentale, le moins
bien outillés, du côté des finances et des soldats, pour ces loin-
taines entreprises. Sans trop savoir où elle allait, l'Italie s'est
jetée sur Massaouah, et, de cette plage inhospitalière, elle a bondi
jusqu'au plateau pastoral et féodal de la vieille Abyssinie. Quelle
puissance semblait plus rivée, plus scellée au vieux continent
que le jeune empire allemand, tout entier fondé sur l'hégémonie
militaire d'un grand État central, pauvre en débouchés maritimes,
pesant de tout son poids sur les territoires qui l'environnent ?
Qui mettait à plus haut prix que M. de Bismarck les os d'un gre-
nadier poméranien ? Et le jour où le fondateur de l'unité alle-
mande, conduit par la force des choses, arriva à son tour à la
politique coloniale, de quelles réserves, de quelles illusions
n'avait-il pas paré cette politique, à ses yeux essentiellement
germanique et complètement originale, qui devait prendre le
contre-pied de la colonisation « à la française », et ne pousser
devant elle, au lieu de soldats et de canons, que des comptoirs
pacifiques et des compagnies de marchands "? Cette utopie a peu
duré : les compagnies privilégiées ont fait leur temps, mangé
leur capital, engagé le drapeau de l'empire, exaspéré les popula-
tions qu'elles exploitaient, sous prétexte de les civiliser, et c'est
TROIS PRÉFACKS. 557
iivec le coiicdurs du hud.uct de l'HIat, avec des vaisseaux ri drs
troupes d'euipin' (lut-rAllcuiaKiit; ft'ralriuniplicr, sur le (•(uiliucnt
noir, eu dépit de la harljarie furieuse et soulevt3e, Sun drapeau,
sa civilisation et ses alcools.
Dans un fait aussi général, aussi caractéristique, ne doit-on
voir que le caprice ambitieux, les fausses conceptions des
hommes ou des peuples, on, au contraire, la maMift'slaliun iinpi'--
rieuse, la lui fatale d'un état économitiue cnmniun à l'Kurupe
entière ?
La pulitique culoniale est lille do la pulili(iue industrielle, l'uur
les États riches, uù les capitaux abondent et s'accumulent rapi-
dement, où le réî^ime manufacturier est en voie de cruissance
cuntinue, attirant à lui la partie sinon la plus nombreuse, du
moins la plus éveillée et la plus remuante de la population qui
vit du travail de ses bras, — où la culture de la terre elle-même
est condamnée pour se soutenir à s'industrialiser, — l'exporta-
tion est un facteur essentiel de la pruspérité publique, et le
champ d'emploi des capitaux, comme la demande du travail, se
mesure à l'étendue du marché étranger. S'il avait pu s'établir
entre les nations manufacturières quelque chose comme une
division du travail industriel, une répartition méthodique et
rationnelle des industries, selon les aptitudes, les conditions
économiques, naturelles et sociales des différents pays produc-
teurs, cantonnant ici l'industrie cotonnière et là la métallurgie,
réservant à l'un les alcools et les sucres, à l'autre les lainages et
les soieries, l'Europe eût pu ne pas chercher en dehors de ses
propres limites les débouchés de sa production. C'est à cet idéal
que tendaient les traités de 1860. .Mais tuut le monde aujourd'hui
veut filer et tisser, forger et distiller. Toute l'Europe fabrique le
sucre à uutrance et prétend l'expurter. L'entrée en scène des
derniers venus de la grande industrie : les États-Unis, d'une part,
l'Allemagne, de l'autre, l'avènement des petits États, des peuples
endurmis ou épuisés, de l'Italie régénérée, de l'Espagne, enrichie
par les capitaux français, de la Suisse, si entreprenante et si
avisée, à la vie industrielle, sous toutes ses formes, ont engagé
l'Occident tout entier, en attendant la Russie, qui s'apprête et
qui grandit, sur une pente que l'on ne remontera pas.
De l'antre côté des Vosges comme au delà de l'Atlantique, le
régime protecteur a multiplié les manufactures, supprimé les
anciens débouchés, jeté sur le marché de l'Europe de redou-
tables concurrences. Se défendre à son tour en relevant les
barrières, c'est quelque chose, mais ce n'est pas assez. M. Tor-
rens a fort bien démontré, dans son beau livre sur la colonisa-
558 DISCOURS DE JULES FERUV.
tion de l'Australie, qu'un accroissement du capital manufactu-
rier, s'il n'était pas accompagné d'une extension proportion-
nelle des débouchés à l'étranger, tendrait à produire, par le seul
effet de la concurrence intérieure, une baisse générale des
prix, des profits et des salaires. (Torrens, Colonisation of South
AusIraliaK)
Le système protecteur est une machine à vapeur sans soupape
de sûreté, s'il n'a pas pour correctif et pour auxiliaire une saine
et sérieuse politique coloniale. La pléthore des capitaux engagés
dans l'industrie ne tend pas seulement à diminuer les profits du
capital : elle arrête la hausse des salaires, qui est pourtant la loi
naturelle et bienfaisante des sociétés modernes. Et ce n'est pas
là une loi abstraite, mais un phénomène fait de chair et d'os,
de passion et de volonté, qui se remue, se plaint, se défend. La
jjaix sociale est, dans l'âge industriel de l'humanité, une question
de débouchés. La crise économique qui a si lourdement pesé
sur l'Europe laborieuse, depuis 1876 ou 1877, le malaise qui s'en
est suivi, et dont des grèves fréquentes, longues, malavisées
souvent, mais toujours redoutables, sont le plus douloureux
symptôme, a co'incidé en France, en Allemagne, en Angleterre
même, avec une réduction notable et persistante du chifl're des
exportations. L'Europe peut être considérée comme une maison
de commerce qui voit depuis un certain nombre d'années
décroître son chilîre d'aft'aires. La consommation européenne
est saturée : il faut faire surgir des autres parties du globe de
nouvelles couches de consommateurs, sous peine de mettre la
société moderne en faillite, et de préparer, pour l'aurore du
vingtième siècle, une liquidation sociale par voie de cataclysme,
dont on ne saurait calculer les conséquences.
C'est pour avoir, la première, entrevu ces lointains hori-
zons, que l'Angleterre a pris la tète du mouvement industriel
moderne. C'est en vue des mécomptes que pourrait, quelque
jour, réserver à son hégémonie industrielle le détachement de
l'Australie et des Indes, après la séparation des États-Unis de
l'Amérique du Nord, qu'elle fait le siège de l'Afrique sur quatre
faces : au sud, par le plateau du Cap et le Bechuana; à l'ouest,
jtar le Niger et le Congo; au nord-est, par la vallée du Nil; à
l'orient, par Souakim, la cot(? des Somalis et le bassin des grands
lacs équatoriaux. C'est pour empêcher le génie britannique
d'accaparer à son profit exclusif les débouchés nouveaux qui
l Cité et appuyé par M. Leroy-Beaulieu dans son savant ouvrage sur la
Colonisation chez les peuples modernes, 2' partie, cliap. II.
TUllIS l'ItKh ACKS. :,:y.i
s\iuvn'ul ix.ur 1rs produits d.' l'Occidciil , que r.\llciii,i-iic
oppose ù rAiijik'tciTe, sur tous les i)oinls du jilohc, s;i riva-
lité incoMiiuodc autaut qu^iuattcuduc La i)oliliqu(' colouiak'
est une manifeslatiou iutornatioiiali' des luis ('■(t'nKdk's dr la
concurrence.
J'entends l'objection :
« Ces ji'rundes entreprises ne sont permises qu'aux i»cuplcs
forts. La France porte au liane une plaie toujours ouverte;
c'est là qu'est le péril, la faiblesse et le devoir. Les luttes de
l'Allemagne et de l'Angleterre pour la conquête des mondes
inconnus ne sont dangereuses ni pour l'une ni pour l'autre :
elles peuvent les distraire, non les alfaiblir. On peut leur appli-
quer le mot même de M. de Hismarck sur la rivalité de la
Russie et de l'Angleterre : le combat de l'éléphant contre la
baleine. Quant à l'Italie, elle ne s'avance dans les aventures
coloniales qu'avec l'appui de la triple alliance. .Mais la France,
accessible par tant de points, sans frontières assurées, sans
alliances européennes, a-t-elle le droit de distraire, pour des
conquêtes lointaines, peut-être chimériques , un soldat de son
armée, un million de son trésor de guerre ? »
Le thème est connu, et il est facile. 11 caresse quelques-unes
des fibres les plus profondes de l'àme française. Aussi, devant
la multitude assemblée, il réussit presque à coup sûr. Le déma-
gogue le plus épais, l'intrigant sans idées, le factieu.x sans scru-
pule, s'y taillent à l'envi des succès retentissants. La crédulité
populaire est grande en toute matière ; en fait de politique étran-
gère, elle n'a ni fond ni rives. La foule a, d'ailleurs, l'oreille
toujours ouverte à ceux qui crient à la trahison. C'était l'enfance
de l'art de persuader aux patriotes échautl'és de la salle Wagram
ou de l'Élysée-Montmartre que l'e.xpédition du Tonkin avait
dégarni notre frontière de l'Est, et que c'était même pour cela
que les « opportunistes » l'avaient entreprise. Car ou ne dit
plus à présent : c'est un mauvais ministère, c'est un ministère
ennemi du peuple, — ces douceurs appartiennent à un autre
âge, — on dit tout simplement : c'est un ministère prussien !
Il n'y a rien à dire aux faiseurs, aux tartufes du patriotisme.
Mais à ceux qui sont sincères dans leurs appréhensions, je
réponds : '\^ous doutez trop de la France!
Il semble, en vérité, que de l'extrême présomption dont on a
fait montre en d'autres temps, et que le pays a payée si cher,
on soit tombé trop bas dans la défiance de soi-même et dans la
peur des autres. Chaque fois que la politique française a fait
560 UISCOUHS DE JULKS FEHM.
mine, depuis dix ans, de reprendre son rang dans le monde, des
voix françaises se sont élevées pour exagérer le péril, agiter le
spectre de l'Europe armée et menaçante, troubler les esprits et
glacer les cœurs. Derrière chaque campagne coloniale, on a
montré la guerre européenne. On reculait devant les bandes
d'Arabi, que, peu de temps après, les bataillons anglais dissi-
paient, d'un geste, à Tell-el-Kébir. Aujourd'hui encore, à travers
les verres grossissants de ces politiciens effarés, l'horrible nègre
qui règne au Dahomey prend figure de puissance sérieuse, et
la horde sanglante qui préside à ses boucheries entre en ligne
comme une grande armée. Est-ce ainsi qu'on relève le moral
d'un grand peuple impressionnable, déprimé par ses désastres?
Quand, à la nouvelle d'un accident de guerre, advenu sur la
frontière chinoise, à quatre mille lieues de la mère-patrie, pro-
digieusement grossi, d'ailleurs, par une dépêche imprudente, la
foule se ruait sur le Palais-Bourbon, poussant des cris de mort,
aussi éperdue que si l'on eût signalé les bandes chinoises sur les
hauteurs de Montmartre, quelle idée Paris donnait-il au monde
de son bon sens, de sa clairvoyance, de son sang-froid, s'il avait
un jour à subir de nouvelles et formidables épreuves? Cette
politique nerveuse, toujours aux aguets, cette politique de lièvre
au gîte, qui voit gros et qui voit trouble, peut-elle être celle de
la l'rance?
11 n'est pas vrai que la France soit faible. Elle l'a été jusqu'en
1873-1876, quand la grande mutilée n'avait encore refait ni son
armée ni ses finances. Elle pouvait se croire à la merci d'un
coup de main ou d'un guet-apens. Même alors, comme on Ta si
bien dit, elle demeurait une des plus grandes personnes morales
qui soient dans le monde ; sa résurrection, après sa chute, fit
l'admiration de l'Europe, et sa grandeur morale lui servit de
bouclier.
-Mais aujourd'hui la France est forte, et sa défensive est invin-
cible. C'est parce qu'elle est forte qu'elle est respectée. C'est
parce qu'elle est forte qu'on lui fait injure en jetant aux quatre
vents de la polémique cette opinion, que personne au dehors,
par bonheur, ne prend au sérieux : que ce grand État militaire
ne peut, sans péril, entretenir dix mille hommes en Indo-Chine!
C'est parce que la France est forte qu'elle ne doit abdiquer ni
dans la Méditerranée ni dans l'océan Indien son rôle et ses
droits de grande puissance.
On n'est pas une grande puissance en restant terré chez soi.
Gambetta l'avait bien compris. Quand, au mois de mai 1881,
TIUHS niKI-ACES. r.6i
nous parvint la iKiuvt'Uc du li'aid' de liardu, il ru fui le piTiiiirr
avisé, cl, l'ii lui' l'idicilaiil .- du tnml du co-ur •■, il ajuutail :
<( Il faudra bien i/in; Icx t'sju-ils chaf/rins «■// prinm-nl h'nr jHirU an
peu parlant. La France reprend non r a ikj (/<• i/rande puissance. »
Aujourd'hui, Ti-prouvo est l'aile.
Saus coMiprouicItrc la si'curit»'' du pays, sans rien ahaudoiinri'
de ses souveuiis ni de ses i-spérauces, les républicains ont
donné à la France, en moins do dix ans, en Asie et en Alriiiue,
quatre royaumes. Trois d'entre eux se rattachaient par le droit
des contrats et par la tradition au patrimoine national. Le
quatrième représente notre part de con(iuète pacilique et d'apus-
tolat par la civilisation au cojur de TAfriiiue équaloriale. Si la
République avait professé, cummr les doctrinaires de l'école
radicale, ([ue la patrie rran(;aise linil à Marseille, en quelles
mains seraient, à l'heure présente, la Tunisie, l'Indo-Chine,
Madagascar et le Conii'O ?
Tunis est la perle de la MéditiuTanée; — liizerte, au prix de
quelques millions habilement dépensés, deviendrait quelque
chose comme le port de Malte, doublé du port de Toulon. L'Italie,
à Tunis ou à Bizerte, n'eiit soufré assurément ni à Massaouah ni
à la pauvre Abyssinio. — .\ssise sur la grande route des Indes,
en face de cette côte de Zanzibar qui suscite tant de convoitises,
Madagascar a, sursa voisine, l'avantage d'élever, à peu de distance
du rivage enfiévré, ses hauts plateaux tempérés, où s'acclimate
l'Européen. La baie de Diego-Suarez, même à côté de celle de
Delagoa, que vise le chauvinisme britannique, est la plus
belle et la plus spacieuse des stations de la grande route
des Indes. Il est probable que les grandes puissances qui
pratiquent l'annexion à toute vapeur dans ces parages, n'auraient
pas plus respecté la reine des Hovas que le sultan Saïd Bargasch.
Le Tonkin conviendrait à l'Angleterre au même titre que la
Birmanie, et la possession de la voie du Song-Koï eût fait aux
chambres de commerce britanniques l'économie des chemins de
fer de pénétration projetés vers le Yunnan, soit par Campbell,
soit par Colquhoun. Il y aurait eu, d'ailleurs, au besoin, d'autres
preneurs, s'il faut en croire — et nous l'en croyons sans peine —
l'amiral prussien Livonius, un des initiateurs de la politique
coloniale allemande, qui a écrit, en 1884, ces lignes éminemment
suggestives : « Au temps de la paix de Francfort, on insista de
<( plusieurs côtés, et spécialement dans les villes hanséatiques,
« sur l'importance qu'aurait pour l'Allemagne la possession de
« la Cochinchine, et si, malgré l'impuissance de la France, ce
« vœu n'a pas été réalisé, c'est uniquement parce que, dans les
J. Ferry, Di^cour.^, V. 36
56-2 DISCOLUS DE JULES FEHKY.
« cercles les plus influents, régnait alors un esprit d'antipathie
« contre les colonies. »
Enfin, il n'est besoin d'aucune conjecture pour savoir de quel
empire dépendrait aujourd'hui le vaste territoire du Congo
français, découvert par Brazza, reconnu et délimité par l'Europe
entière, à la conférence africaine de Berlin de 1884-85. Le Portugal
y représenterait le droit historique, l'Angleterre la puissance
elfective, et tout le cours du bas Congo serait tombé en son
pouvoir, Stanley tenant déjà pour elle tout le Congo supérieur.
(Traité anglo-portugais du "26 février 1884.)'.
La politique qui sacrifie les acquisitions présentes et nécessaires
aux revendications de favenir est une politique de duperie et
d'imprévoyance. Elle conviendrait à un peuple impétueux, pressé
de jouer la partie suprême, et non à la France pacifique et
réfléchie, qui n'a pas cessé de croire à la justice immanente des
choses, mais qui peut et qui doit attendre que l'heure sonne au
cadran de la destinée. Cette heure, nul ne la connaît, nul n'oserait
la déterminer. On sait seulement que la France ne la précipitera
pas volontairement. Et cependant, au dehors, le monde marche,
les intérêts se déplacent, les positions changent, de nouveaux
groupements de forces se préparent ou s'organisent. Au nom d'un
chauvinisme exalté mais à courtes vues, devions-nous acculer la
politique française dans une impasse, et, les yeux fixés sur la
ligne bleue des Vosges, laisser tout se faire, tout s'engager, tout
se résoudre sans nous, autour de nous? La politique des mains
nettes, c'était, de toute évidence, l'Italie à l'unis, nous prenant à
revers, l'Allemagne en Cochinchine, l'Angleterre au Tunkin,
toutes deux à Madagascar comme en Nouvelle-Guinée, en un mot
la banqueroute de nos droits et de nos espérances, un nouveau
traité de 1763, sans l'excuse de Rosbach et de la Pompadour.
Comment ceux qui ont épargné à la République et à la France
cette humiliation suprême auraient-ils démérité delà République
et de la Patrie?
Je défends l'œuvre, non les hommes.
Les hommes peuvent attendre, mais l'œuvre presse.
Quelque jour on écrira l'histoire militaire du Tonkin, comme
a été écrite, de main de maître, son histoire diplomatique, en un
beau livre, lumineux et grave, autour duquel la presse hostile,
grande et petite, s'est donné pour consigne de faire silence^.
1. Histoire de la colonisation allemande, par Cli. Demay (Ch. Bayle,
éditeur, pages 77 et s.)
2. V Affaire du Tonkin, cliez Hetzel, par un diplomate.
THOIS PHKIACKS. r)G3
Cet liisloritMi, qw j'alti-iids avec (•Diiliaiicc. l'cra la ])ar( dos
responsabilités; sévèro ou biouvrillaiil. il uo nif rendra, j'espère,
responsable que de ce que j'ai fait. Kntn? le mois de février 18.S3
et le 6 avril 1885, depuis la présentation des premiers crédits
jusqu'à la paix signée par M. Billot, je suis responsabb.'. A la paix
avec la Cbinc, mon action comme ma responsabilité s'arrêtent.
Je demande à cet historien impartial, à ce juge inconnu, qui me
lit peut-être à cette heure, de relever avec soin toutes mes
fautes, mais de ne pas porter à mon compte celles que d'autres
ont commises. Il s'en prendra, j'espère, à d'autres qu'à moi de
cette expédition après coup, qui fut conduite par le général de
Courcy. La paix étant faite, signée, et, du côté delà Chine comme
du nôtre, loyalement exécutée, on mettait 30000 honuiies et
1800 marins dans les mains d'un homme de gueiTe qui n'était
point, hélas! un diplomate, et qui, ne trouvant plus de Chinois
à combattre, imagina cette marche sur Hué, si désastreuse par
ses suites, car elle devait mettre tout l'Annam en feu, et infliger
aux soldats de la France un an de guerre et d'épreuves de plus.
Je n'en suis pas, du reste, dans cette atl'aire, à un jugement
inique de plus ou de moins.
Quand un homme politique laisse après lui quelques œuvres
durables, il doit savoir passer sa popularité par profits et pertes.
Malgré les hésitations, les incohérences, les changements
incessants de personnes, de systèmes, de ministères, malgré la
malveillance des uns, l'incapacité des autres, le peu de durée
des meilleurs et des plus sages, le Tonkin se consolide et vit, ce
qui prouve qu'il a la vie dure.
Un pays qui a vu s'accroître, à travers toutes les épreuves, les
chiffres de son commerce extérieur de H 500 000 francs, en 1884,
à 44490452 francs pour 1889, — un pays qui exportait, en 1883,
pour 4 440211 francs (je laisse à dessein de côté les années de
guerre), et qui a exporté, en 1888, pour 9 379744 francs, en 1889
pour 18370485 francs, doublant ainsi, d'une année à l'autre, le
montant de ses exportations, — peut envisager l'avenir avec une
robuste confiance.
Depuis qu'elle Ta conquis, la mère-patrie ne l'a pas gâté.
C'est grâce à la ténacité de ses colons, si peu encouragés, si
mal soutenus, et parfois, de Paris même, entravés, grâce à l'intel-
ligente énergie de trois ou quatre résidents civils, à l'ouverture
d'esprit d'un certain nombre de chefs militaires, qui ne sont pas
seulement des hommes de guerre, et qui savent être aussi des
administrateurs et des colonisateurs; c'est grâce enfin à une
564 DISCOURS DE JULES FELtUY.
certaine force des choses, au tempérament essentiellement
gouvernable d'une race paisil)le et laborieuse, que lordre s'est
peu à peu rétabli, que le problème de la pacification a été résolu,
et que la colonisation en est à ce point où un coup d'épaule
suffirait pour lui faire prendre tout son essor.
Ce coup d'épaule, ce n'est pas même à la métropole qu'on le
demande.
L'administration métropolitaine, en quelques mains qu'elle se
trouve, a le tort de trop agir, de trop vouloir, de trop administrer.
C'est une véritable infortune, pour une colonie naissante, d'être
au bout du télégraphe d'un ministre des colonies. Il faudrait lui
laisser beaucoup de liberté, beaucoup d'initiative, parce qu'elle
a beaucoup d'expériences à faire sur une quantité de choses qui
n'ont pas été révélées aux bureaux de la rue Royale.
Le Protectorat demande une seule chose à la mère-patrie : c'est
le droit d'emprunter, sans garantie de la métropole, et sur ses
propres ressources. On parle de cent millions: cinquante suffi-
raient pour exécuter les voies de communication nécessaires,
construire les casernes et les hôpitaux, ouvrir à cette population
trop dense, chez qui la piraterie n'est qu'une forme de la lutte
pour la vie, et qui échange volontiers le fusil du bandit contre la
pioche du travailleur, des chantiers de travaux utiles : les travaux
publics, voilà la pacification durable, la véritable et définitive
occupation.
On y viendra, comme on revient toujours, après avoir beaucoup
piétiné, beaucoup tâtonné, beaucoup pataugé, au bon sens et à
la raison.
C'est pourquoi je crois, j'attends et j'espère.
Kt je revendique fièrement le titre de To)ikinoh, dont les
méchants et les sots croient me faire outrage!
Avril 1890.
TABLE DES MATIÈRES
Les Affaires tunisiennes [suile) 1
Discours du 5 novembre 1881, ù la Chanil)re Ti
Discours du 9 novembre 1881, à la Chambre 41
Discours du 1" avril 1884, à la Chambre 100
Discours du 3 avril 1884, à la Chambre lO"»
Discours du 8 avril 1884, au Sénat U"
Discours du 1" mars 1888, à la Chambre 120
Affaires du Congo 140
Discours du 19 mai 1883, à la Chambre 141
Le chemin de fer du Sénégal 144
Discours du 3 juillet 1883, à la Chambre 145
Affaires de Madagascar 151
Discours du 27 mars 1884, à la Chambre 152
Discours du 21 juillet 1884, à la Chambre 165
Discours du 28 juillet 1885, à la Chambre 172
Les héritiers dAbd-el-Kader 221
Discours du 22 juillet 1884. à la Cliambre 221
Affaires d'Egypte 225
Discours du 23 juin 1884, à la Chambre 230
Discours du 20 novembre 1884, au Sénat, en réponse à l'inter-
pellation de M. de Gavardie 264
566 TAUI.fc: DES MATIÈRES.
Affaires du Tonkin 2T0
Discours cki 10 juillet 1883, à la Chambre, en réponse à l'inter-
pellation de JMM. Granet et Delafosse 274
Discours du 31 octobre 1883, à la Chambre ill
Discours du 29 novembre 1883. en réponse à l'interpellation de
M. Clemenceau 305
Discours du 10 décembre 1883, à la Chambre 309
Discours du 18 décembre 1883, à la Chambre 347
Discours du 20 décembre 1883, au Sénat 357
Traité de Tien-Tsin. — Discours du 20 mai 1884, à la Chambre. 368
Guet-apens de Bac-Lé. — Discours du 7 juillet 1884, à la Chambre. 376
Discours du 18 août 1884, à la Chambre 378
Discours du 21 octobre 1884. à la Chambre 407
Discours du 22 novembre 1884, à la Chambre 409
Discours du 26 novembre 1884, à la Chambre 412
Discours du 11 décembre 1881, au Sénat 468
Discours du 14 janvier 1885, à la Chambre 487
Discours du 28 mars 1885, à la Chambre, en réponse à l'inter-
pellation de M. Granet 495
Séance de la Chambre du .30 mars 1885. — Chute du ministère
Ferry 511
La pai.v avec la Chine 518
Appexdice 521
Préface des « Affaires de Tunisie » 521
Préface de « La Tunisie » par M. Narcisse Faucon 527
Préface du « Tonkin et la Mère-Patrie " 538
T.iBLE DES MATIÈRES 565
lOGf; 4
The R.W.B. Jackson
Library
OISE
944.08 F399R666V. 5 C.1
Ferry # Discours et
opinions de Jules Ferry
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