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Full text of "Discours et panégyriques"

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in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


littp://www.arGliive.org/details/discoursetpang02mons 


DISCOURS  ET  PANÉGYRIQUES 


PROPRIETE     DE     L  EDITEUR 


APPROBATION  DE  L'ORDRE 


.  Nous  soussignés,  Maître  en  sacrée  Théologie  et  Prédi- 
cateur général,,  avons  lu,  par  ordre  du  T.  R.  P.  Provin- 
cial, les  deux  volumes  du  T.  R.  P.  Jacques-Marie-Louis 
MONSABRÉ,  intitulés  :  Discours  et  Panégyriques.  Nous 
les  avons  jugés  dignes  de  l'impression.  ;  ,  i 


Fr.  Antonin  VILLARL), 

Maitie  en  sacrée  Théolog;ie. 


Fr.  Marie-Joseph  OLLIVIER, 

Prédicateur  général. 
IMPRIMATUR  : 

Fr.  Thomas  BOURGEOIS, 

Prieur  provincial. 


DROITS    DE    TRADUCTION    ET    DE    REPRODUCTION    RESERVES. 


PARIS.    —    LMP.    V.    GOUPY   ET    JOURDANf,    RUE    DE    RENNES,    71. 


DISCOURS 


ET 


PANÉCiYRIQUES 


PAR    LE 


T.    R.    P     J.-M.-L.   MONSABRÉ 


DES  FRÉRES-PRÊCHECRS 


SECOND     VOLUME 


PARIS 

BUREAUX    I>K     L'ANNÉE     LOMINIOAINE 

94,  RUE  DU  BAC,   94 


POUR   L'IRLANDE 


II  1 

HOLY  REOEEMER  LIBW»f*S6S0R 


POUR  L'IRLANDE 

Discours  prononcé  dans  l'église  de  la  Madeleine,  à  Paris, 
le  18  avril  1880. 


In  prxsenti  tempore  vestra  abundan- 
tia  lllorum  inopiam  suppléât. 

(II  Cor.,  cap.  viii,  14.) 


Éminentissime  Seigneur  \ 
Mes  Frères, 

La  Macédoine  ayant  été  éprouvée  par  une 
grande  calamité,  saint  Paul  écrivait  aux  Co- 
rinthiens :  ((  Mes  Frères,  je  vous  annonce  la 
((  grâce  que  Dieu  a  faite  aux  Eglises  de  Ma- 
«  cédoine.  Elles  ont  abondé  en  joie  dans  l'é- 
((  preuve  souvent  renouvelée  de  la  tribulation, 
((  et  surpassé,  par  les  richesses  de  leur  simpli- 

1.  Le  cardinal  Guibert,  archevêque  de  Paris. 


POUR    L  IRLANDE. 


((  cité  dans  la  souffrance,  leur  profonde  pau- 
((  vreté...  A  cette  heure,  il  faut  que  votre 
«  abondance  supplée  à  ce  qui  leur  manque,  et 
((  que  leur  abondance  soit  le  supplément  de 
<(  votre  indigence  spirituelle,  afin  que  Tégalité 
«  se  fasse  entre  vous^  » 

J'emprunte  aujourd'hui  ces  paroles  du  grand 
Apôtre,  pour  intercéder,  auprès  de  vous,  en 
faveur  des  Églises  d'Irlande  désolées  par  la 
famine.  Leur  grande  foi  les  soutient  dans  l'é- 
preuve, et  elles  attendent  avec  confiance  les 
secours  de  votre  charité. 

Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  le  peuple 
irlandais  vous  tend  la  main.  Victime  choisie 
par  la  Providence,  il  semble  prédestiné  à  tous 
les  martyres.  De  temps  en  temps.  Dieu  com- 
plique ses  continuelles  tribulations  par  quel- 
que fléau,  et  sa  douleur,  habituellement  rési- 


1.  Notam  autem  facimus  vobis,  fratres,  gratiam  Dei, 
quœ  data  est  in  Ecclesiis  Macedoniîe  :  Quod  in  multo 
expérimente  tribulationis,  abundaiitia  gaudii  ipsorum 
fuit,  et  altissima  paupertas  eorum  abundavit  in  divitias 
simplicatis  eorum...  In  prsesentij  tempore  vestra  abun- 
dantia  illorum  inopiam  suppléât  :  ut  et  illorum  abundan- 
tia  vestrse  inopise  sit  supplementum,  ut  fiat  œqualitas. 

(Il  Cor.,  cap.  vni,  2-14.) 


POUR    L  IRLANDE. 


gnée,  éclate  en  touchantes  supplications. 
C'est  à  la  France  qu'il  s'adresse  de  préférence, 
car  il  sait  que  sa  voix  plaintive  y  est  toujours 
entendue. 

Déjà,  à  d'autres  époques,  des  orateurs  illus- 
tres se  sont  faits  ses  interprètes  S  et  dans 
des  discours  mémorables  ils  ont  raconté,  pour 
émouvoir  les  cœurs,  les  origines  glorieuses, 
les  vertus,  les  combats,  les  souffrances,  la  piété, 
le  dévouement,  la  mystérieuse  mission  du 
peuple  irlandais.  Je  ne  me  sens  pas  capable  de 
leségaler  ;  vous  n'entendrez,  mes  Frères,  qu'un 
simple  appel  de  mon  cœur  ému  à  vos  cœurs 
compatissants.  En  quelques  mots,  je  vous 
dirai  les  droits  de  l'Irlande  suppliante  à  votre 
charité  :  droit  du  malheur,  droit  de  la  religion, 
droit  de  l'affection,  droit  des  services. 


1.  Mgr  Dupanloup,   Saint-Roch,   1861.  —  Mgr  Mer- 
millod,  Sainte-Clotilde,  1862. 


POUR  L  IRLANDE. 


Pour  les  esprits  froids  et  calculateurs,  le 
malheur  est  un  problème,  quelquefois  un 
scandale.  Avant  de  songer  à  lui  venir  en  aide, 
ils  en  cherchent  l'explication  ;  s'ils  ne  la 
trouvent  pas  à  souhait,  ils  accusent  la  Provi- 
dence et  se  gp.rdent  bien  de  la  remplacer.  Le 
cœur  chrétien  ne  s'attarde  pas  à  de  stériles 
et  dangereuses  spéculations.  Là  où  il  voit  des 
malheureux,  il  se  laisse  entraîner  et  se  met  à 
l'œuvre  pour  combattre  la  misère,  quelle 
qu'elle  soit.  C'est  l'acte  propre  d'une  vertu  qui 
a  ses  racines  dans  notre  nature  :  vertu  char- 
mante et  salutaire  que  le  Christ  a  surnatura- 
lisée et  élevée  à  sa  plus  haute  puissance,  en  la 
pénétrant  des  effluves  de  son  cœur  adorable  : 
on  l'appelle  la  miséricorde. 

Cette  vertu,  mes  Frères,  c'est  la  nôtre.  La 
France  a  sans  doute  bien  des  défauts  et  bien 
des  fautes,  je  dirai,  même,  bien  des  vices  et  bien 
des  crimes  à  se  reprocher  ;  mais  on  ne  saurait. 


POUR  L  IRLANDE. 


sans  injustice,  lui  refuser  d'être,  entre  toutes 
et  plus  que  toutes  les  nations,  la  nation  misé- 
ricordieuse. Sans  sortir  de  l'histoire  contem- 
poraine, nous  voyons  sa  main  bienfaisante 
s'ouvrir  à  toutes  les  grandes  infortunes;  et, 
quand  la  piété  ne  suffit  pas  à  satisfaire  son 
cœur  libéral,  elle  sait  ingénieusement  exploi- 
ter, au  bénéfice  du  malheur,  sa  propre  légè- 
reté. Pestes,  inondations,  incendies,  famines, 
tous  les  fléaux  ;  l'Inde,  le  nouveau  monde, 
l'Autriche,  l'Espagne,  tous  les  pays  ont,  dans 
ces  derniers  temps,  prélevé,  tour  à  tour,  sur 
sa  compassion  devenue  proverbiale,  d'énormes 
budgets.  L'Irlande  affamée  ne  sera  pas  oubliée. 
Déjà  de  généreuses  souscriptions  ont  été  ou- 
vertes en  sa  faveur  sur  différents  points  de  la 
France.  Le  diocèse  de  Paris  va  compléter  au- 
jourd'hui la  sienne  par  une  quête,  qui,  je  l'es- 
père, méritera  d'être  inscrite  en  chiffres  ma- 
juscules dans  les  annales  de  la  charité. 

Du  reste,  mes  Frères,  si  vous  voulez  égaler 
votre  miséricorde  à  l'infortune  qu'il  s'agit  de 
secourir,  sachez  qu'elle  est  immense. 

L'Irlandais  est  pauvre  :  pauvre  dans  sa  de- 
meure, pauvre  dans  ses  meubles,  pauvre  dans 


8  POUR  l'iblande. 


ses  vêtements,    pauvre   dans  sa    nourriture, 
mais  son  cœur  religieux  et  son  joyeux  carac- 
tère portent  bravement  et  gaiement  la  pau- 
vreté. Volontiers,  il  chante  avec  le  Psalmiste  : 
«  Les  étrangers  ont  la  bouche  pleine  de"  pa- 
roles de  vanité  et  leur  droite  est  remplie  d'ini- 
quité. Pourtant,  leurs  jeunes  fils  croissent  au- 
tour   d'eux    comme  des    plantes    nouvelles  ; 
leurs  filles  sont  parées  et  ornées  comme  des 
idoles  ;  leurs  greniers  sont  si  remplis  qu'ils  se 
renvoient  de  l'un  à  l'autre  leur  surabondance  ; 
leurs  brebis  sont  fécondes  et  sortent  en  foule 
de  la  bergerie  ;  leurs  génisses  sont  grasses  et 
puissantes.  Il  n'y  a  pas  de  brèches  à  leurs 
murailles,  pas  de  passages  pour  le  voleur  de 
nuit  ;  on  n'entend  ni  plaintes  ni  cris  dans  leurs 
cours,  et  l'on  dit  :  Bienheureux  le  peuple  à  qui 
sont  toutes  ces  choses.  Eh  bien,  non  :  Bien- 
heureux plutôt  le  peuple  qui  a  le  Seigneur 
pour  Dieu  :   Beatus   joojduIus  cujus  Doininus 
Deus  ejus  K  »  Mais  la  pauvreté  se  change  par- 

1.  Erue  me  de  manu  filiorum  alienorum,  quorum  os 
locutum  est  vanitatem  :  et  dextera  eorum,  dextera  ini- 
quitatis.  —  Quorum  filii  sicut  novellre  plantationes  in 
juventute  suâ.  —  Filise  eorum  compositœ,  circumornatse 


POUR   L  IRLANDE. 


fois  en  misère  profonde,  en  horrible  détresse, 
et  alors  nous  entendons  venir  des  rivages  de 
l'Irlande  désolée  cette  prière  plaintive  de  l'in- 
fortuné Job  :  ((  Miseremini^  misereminiy  sal- 
tem  vos  aiiiici  mei,  quia  unanus  Domini  tetigit 
me*  :  Ayez  pitié  de  moi,  ayez  pitié,  vous  au 
moins  qui  êtes  mes  amis,  car  la  main  du  Sei- 
gneur m'a  frappée.  » 

Étrange  destinée  que  celle  de  cette  île  riante 
et  fertile,  condamnée  à  la  visite  périodique 
d'un  fléau  qui  dévore  une  partie  de  sa  popu- 
lation, chasse  l'autre  de  ses  foyers  et  l'oblige 
à  prendre  le  chemin  de  l'exil  !  On  en  cherche 
les  causes  et  l'on  voit  se  dresser  devant  soi  de 
formidables  questions. 

Est-il  vrai  qu'un  grand  et  riche  peuple, 
honteux  de  son  apostasie,  a  rêvé  et  édicté 
jadis  des  lois  odieuses  tendant  à  l'extermina- 


ut  similitudo  templi.  —  Promptuaria  eorum  plena  eruc- 
tantia  ex  hoc  in  illud.  —  Oves  eorum  fœtosse,  abundantes 
in  egressibus  suis  :  boves  eorum  crassœ.  —  Non  est  ruina 
macerise,  neque  transitus,  neque  clamor  in  plateis  eorum. 
-—  Beatum  dixerunt  populum  cui  hœc  sunt  :  beatus  po- 
pulus  cujus  Dominus  Deus  ejus.  (Psalm.  CXLIII.) 
i.  Job,  cap.  Yi,  10. 


10  POUR   L'IRLANDE. 


tion  de  la  race  irlandaise  fidèle  à  sa  foi  et  à  son 
Dieu? 

Est-il  vrai  qu'une  poignée  d'hérétiques  a, 
pendant  un  siècle,  traité  le  peuple  irlandais  en 
ilote  et  l'a  soumis  à  toutes  sortes  de  déshon- 
neurs et  de  persécutions  ? 

Est-il  vrai  que  ce  peuple  travailleur,  qui 
sait  si  bien  fertiliser  la  terre  quand  elle  est  à 
lui,  se  décourage  sous  la  pression  sauvage  et 
tyrannique  de  maîtres  qui  exercent  leurs  droits 
avec  une  main  de  fer  ? 

Est-il  vrai  que  l'éviction,  pratiquée  sans 
considération  des  droits  acquis,  paralyse  l'ini- 
tiative et  les  forces  de  la  grande  masse  des 
tenanciers  irlandais  ? 

Est-il  vrai  que  l'absence  des  landlords,  re- 
présentés par  d'impitoyables  gérants,  que  la 
spéculation  qui  absorbe  au  profit  d'autres 
pays  les  ressources  de  l'Irlande,  que  la  con- 
currence qui  enlève  ses  matières  premières 
à  mesure  qu'elles  sont  produites,  que  les  pro- 
hibitions injustes,  les  taxes  excessives,  les 
impôts  exhorbitants  concourent  à  empêcher 
les  réserves,  à  entretenir  la  misère  et  à  pousser 
à  l'émigration? 


POUR  l'irlande.  11 


9 


Est-il  vrai  que  les  hommes  d'État,  pour 
excuser  l'injustice  des  uns,  l'insouciance  des 
autres,  osent  affirmer,  en  présence  des  plus 
navrants  spectacles,  que  l'on  exagère  les  mal- 
heurs de  l'Irlande? 

Enfin,  est-il  vrai  que  la  justice,  si  elle 
n'était  enchaînée  par  des  préventions  et  des 
haines  séculaires,  pourrait  décréter  une  ré- 
forme politique,  sociale  et  économique,  qui 
ferait  de  l'Irlande  le  plus  prospère  des  pays  ? 

Mes  Frères,  je  ne  veux  pas  répondre  à  ces 
questions  ;  car  chaque  réponse  que  je  don- 
nerais to  mberait  comme  une  goutte  de  fiel  dans 
la  coupe  où  ne  doit  couler  aujourd'hui  que 
le  vin  généreux  de  la  charité.  J'ai  horreur  de 
ce  mélange.  Donc  point  d'accusations,  point 
de  récriminations  ;  soyons  tout  à  la  misé- 
ricorde. 

Encore  une  fois,  le  malheur  de  l'Irlande  est 
immense.  L'horrible  famine  de  1847,  qui  fit 
périr  plus  de  cinq  cent  mille  personnes  et 
chassa  vers  les  rivages  lointains  de  l'Amé- 
rique et  de  l'Australie  près  d'un  million  d'ha- 
bitants, menace  d'être  égalée.  Deux  années 
plus  que  médiocres  ont  préparé  la  désastreuse 


12  POUR    L'rRLA.NDE. 


année  de  1879,  terminée  par  un  si  cruel  hiver. 
Tous  les  produits  qui  servent  à  la  nourriture 
du  peuple  ont  misérablement  avorté  ;  et,  muni 
d'une  réserve  insuffisante,  ce  peuple  aujour- 
d'hui meurt  de  faim.  Le  cœur  saigne  à  la 
lecture  des  lettres  et  des  rapports  qui  peignent 
ses  souffrances  de  l'heure  présente  et  ses 
angoisses  en  face  de  l'avenir.  A  chaque  ligne, 
on  lit  ces  mots  sinistres  :   «  misère  affreuse  », 

—  ((  misère  croissante  »,  —  «  misère  par- 
tout »,  —  «  détresse  extrême  »,  —  «  détresse 
inexprimable  »,  —  «  tout  ce  qu'il  y  a  de 
plus  terrible  à  voir  ».  —  «  Plus  de  travail, 
plus  de  crédit.  »  —  «  C'est  par  centaines 
de  mille  qu'il  faut  compter  ceux  qui  ne  peuvent 
plus  vivre  que  des  secours  de  la  charité  dont 
les  ressources  s'épuisent.  »  —  «  Les  mères 
se  privent  de  leur  nourriture  pour  ajouter  à 
celles  de  leurs  enfants.  »  —  «  Des  hommes, 
hier  beaux  et  forts,  fiers  de  leur  indépendance, 
sont  forcés  par  la  misère  de  leur  famille  de  se 
soumettre  aux  humiliations  de  la  mendicité.  » 

—  ((  On  les  voit,  pâles  et  honteux,  faire  le 
siège  des  bureaux  d'assistance.  »  —  «  Des 
milliers  d'enfants  retirés  des  écoles  grelottent 


POUR  l'irlande.  13 


et  se  lamentent  près  du  foyer  sans  feu,  n'osant 
plus  sortir  parce  qu'ils  sont  à  peine  vêtus.  » 
Partout  on  entend  sonner  le  tocsin  de  la  pitié 
épouvantée  et  comme  le  glas  des  populations 
que  fait  trembler  déjà  l'implacable  fièvre  de 
famine  ^ 

Et  demain!  demain!  que  sera-ce  demain? 
—  Car  les  comités  sont  à  bout  d'expédients 
et  de  ressources,  et  les  semences  de  l'année 
ont  été  dévorées  par  ces  légions  d'affamés 
qu'il  faut  empêcher  de  mourir.  Demain,  ce 
sera  la  fièvre  de  famine  avec  toutes  ses  hor- 
reurs ;  demain,  la  fuite  tumultueuse  d'une 
foule  qui  s'empressera  vers  l'exil  ;  demain, 
l'hécatombe  de  ceux  qui  n'auront  pas  le  rnoyen 
de  fuir. 

Il  faut  prévenir  ce  demain,  mes  Frères;  et 
vous  le  pouvez  si  vous  êtes  généreux.  Ayez 
compassion  du  peuple  qui  vous  implore.  Il 
me  semble  le  voir  accourir  en  foule  sur  les 
rivages  de  son  ile  désolée.  Hommes,  femmes, 
enfants  couverts  de  vêtements  en  lambeaux, 

1.  Proccedings  of  the  Mansion  House  committee  for 
the  relief  off  distress  in  Ireland.  1880.  (Lettres  des  évo- 
ques et  des  curés.) 


\\  POUR    l' IRLANDE. 


tendent  vers  vous  leurs  bras  amaigris  et 
crient  :  Miseremini  !  Miseremini  !  Pitié  !  Pitié  ! 
Ah  !  vous  n'auriez  pas  le  cœur  français,  si 
vous  n'étiez  touchés  de  cette  navrante  mi- 
sère ! 


II 


Mais  vous  êtes   plus   que  Français,    mes 
Frères,  vous  êtes  catholiques.  Ce  titre  permet 
à  l'Irlande  de  faire  valoir  sur  votre  compas- 
sion et  sur  votre  bienfaisance  un  droit  sacré 
qui  renforce  le  droit  du  malheur.   «  Faisons 
le  bien  à  tous,  »  disait  l'apôtre  saint  Paul  : 
((  Bonum  facientes,  facianius  ad  omnes  ;  mais 
surtout  aux  serviteurs  de  la  foi  :  Maxime  ad 
domesticos  fidei^.   »  Or,  je  ne  connais  pas  de 
peuple  qui  mérite  mieux  que  le  peuple  irlan- 
dais ce  glorieux  nom  de  serviteur  de  la  foi. 
Depuis  qu'il  Ta  reçue  de  Patrice,  son  apôtre, 
il  l'a  conservée  sans  tache,  et  en  a  constam- 

1.  Gai.,  cap.  VI,  10. 


POUR    L  IRLANDE. 


ment  exprimé  les  splendeurs  dans  la  pureté  de 
ses  mœurs. 

Nation  chaste  et  fidèle,  l'Irlande  partage, 
avec  d'autres  peuples,  l'honneur  de  ne  s'être 
jamais  séparée  de  l'unité  de  l'Eglise  ;  mais 
une  gloire  qui  lui  appartient  en  propre,  c'est 
d'être  demeurée  catholique  sous  les  coups 
d'une  longue  et  horrible  persécution,  pendant 
qu'une  grande  nation,  réputée  pour  sa  fer- 
meté, s'infligeait  auprès  d'elle  le  déshonneur 
de  l'apostasie.  L'Angleterre  a  misérablement 
cédé  à  la  tyrannie  des  pouvoirs  prévaricateurs 
qui  lui  demandaient,  par  le  scandale,  la  me- 
nace et  la  violence,  le  sacrifice  de  sa  foi  et  de 
sa  conscience;  mais  ni  les  proscriptions,  ni 
les  morts  sanglantes,  ni  la  pression  des  lois 
draconiennes,  ni  les  confiscations,  ni  la 
misère  n'ont  pu  triompher  de  l'héroïque  fidé- 
lité du  peuple  irlandais.  Ah!  il  y  a  longtemps 
que  l'ostracisme  qui  pèse  sur  lui  serait  levé  si, 
dans  un  accès  de  désespoir,  il  eût  rendu  les 
armes  et  se  fût  écrié  :  ce  Je  renonce  à  l'Église 
catholique,  apostolique  et  romaine.  »  —  Mais 
non,  il  a  patiemment  souffert,  et,  dès  qu'une 
période  d'apaisement  a  permis  à  son  Église 


r. 


POUR    L  IRLANDE. 


ton      dépouillée  de  se  reconstituer,  il  l'a  généreuse- 
cric      ment  dotée  de  ses  libres  offrandes.  Ce  peuple, 
Ah      libéral  et  magnifique  dans  sa  pauvreté,  c'est 
voi      lui  qui  fait  vivre  ses  évêques  et  ses  prêtres.  Il 
sèr      les  aime  comme  on  aime  des  pères,  il  est  tou- 
jours prêt  à  répondre  à  leurs  appels,  et  je  ne 
sais  rien  de  plus  touchant  que  de  le  voir  se 
priver,  même  du   nécessaire,    pour  que    ses 
églises  soient  belles  et  son  Dieu  dignement 
servi.  Plus  il  souffre,  plus  il  est  pieux  et  dévoué 
]      à  ses  saintes  croyances.  C'est  près  des  autels 
Fr      qu'il  se  console  de  ses  malheurs;  c'est  là  qu'il 
à  1      puise  la  force  de  résister  à  la  plus  terrible  des 
sio      tentations. 

qu  La  faim  est  parfois  une  cruelle  et  perfide 

le  conseillère.  Quand  on  en  souffre,  quand  on  en 
«  .  voit  souffrir  ceux  qu'on  aime,  quand  on  est  le 
SU]  nombre  et  la  force,  on  est  tenté  de  prendre  ce 
do  que  la  bienfaisance  tarde  trop  à  donner.  Aussi, 
pe  voyons-nous  chez  les  peuples,  dont  la  religion 
da  a  fléchi  sous  le  poids  de  l'indifférence  et  de 
De  la  corruption,  les  troubles,  les  émeutes,  la 
il  violence,  lesrapineset,  quelquefois,  le  meurtre, 
compliquer  et  aggraver  les  fléaux.  La  foi 
1      robuste  de  l'Irlandais  contient  dans  son  cœur 


POUR  l'irlande.  17 


endolori  rexplosion  des  passions  sauvages  qui 
déshonorent  d'autres  nations.  Il  sait  se  rési- 
gner à  rester  sur  la  croix  en  pensant  à  son 
Sauveur.  Ces  jours  derniers,  je  lisais  avec 
admiration,  dans  la  lettre  cFun  évêc{ue,  ces 
simples  et  touchantes  paroles  :  «  La  plupart 
de  nos  pauvres  gens  n'ont,  en  temps  ordinaire, 
que  le  strict  nécessaire  et  ne  peuvent  rien 
mettre  de  côté  pour  les  mauvais  jours.  Ces 
mauvais  jours  sont  venus;  ils  les  supportent 
avec  un  courage  héroïque.  Pas  une  plainte, 
depuis  le  jour  où  ils  commencent  à  souffrir 
jusqu'au  jour  où  ils  succombent.  Et,  à  leur 
éternel  honneur,  on  ne  peut  leur  reprocher 
aucune  voie  de  fait  contre  les  personnes  et  les 
propriétés  ^  » 

Mais  il  est  une  épreuve  plus  délicate  et  plus 
dangereuse  pour  la  foi  de  l'Irlandais  :  c'est  la 
séduction  qui  exploite  sa  misère.  Les  païens 
ont  dit  :  «  Le  malheureux  est  une  chose 
sacrée  :  Res  est  sacra  miser,  »  Eh  bien,  le 
croiriez-vous,  mes  Frères,  cette  chose  sacrée, 
un  prosélytisme  abject,  qui  se  dit  chrétien,  ne 


1.  Lettre  de  Mgr  Delany,  évêque  de  Cork. 

n  2 


18  POUR  l'irlande. 


sait  pas  la  respecter.  Il  y  a  des  hommes  assez 
oublieux  de  toute  pudeur  et  de  toute  honnê- 
teté, pour  essayer  d'arracher  à  la  souffrance 
et  au  désespoir  une  apostasie,  en  échange  d'un 
vêtement  et  d'un  morceau  de  pain.  Mille  et 
mille  fois,  ces  tentatives  honteuses  ont  été 
renouvelées  contre  les  catholiques  irlandais, 
surtout  à  l'heure  où  les  grandes  calamités 
semblaient  rendre  plus  facile  et  plus  assuré  le 
succès  de  ce  satanique  apostolat;  mais,  Dieu 
soit  béni  !  à  part  quelques  exceptions  promp- 
tement  châtiées  par  le  mépris  public,  ces  ten- 
tatives ont  toujours  et  partout  ;été  repoussées 
avec  horreur. 

Si  quelques  esprits  malveillants  croient 
pouvoir  attribuer  Tinébranlable  fidélité  de 
l'Irlande  dans  sa  foi  au  fanatisme  de  l'igno- 
rance, qu'ils  se  détrompent. 

Intelligent  et  poète  parj  nature,  l'Irlandais 
connaît  le  chemin  de  l'école.  Chez  lui,  le  niveau 
de  l'instruction  populaire  est  aussi  élevé,  plus 
élevé,  peut-être,  que  chez  aucun  [des  peuples 
les  mieux  doués  à  cet  égard  :  il  sait  lire  et  écrire, 
mais  il  ne  s'instruit  que  pour  se  confirmer 
dans  sa  sublime  et  inviolable  fidélité. 


POUR  l'irlande.  19 


Fidèle  à  la  foi,  le  peuple  irlandais  en  est 
l'apôtre.  J'ai  soupçonné  plus  d'une  fois  que 
Dieu  ne  lui  refusait  la  prospérité  temporelle, 
et  ne  l'obligeait  à  quitter  ses  foyers,  que  pour 
jeter  sur  les  plages  les  plus  lointaines  des 
témoins  véridiques  et  de  purs  adorateurs  de 
son  Christ.  C'est  dans  un  pareil  dessein  que  le 
peuple  juif  fut  autrefois  dispersé  par  les  ca- 
tastrophes providentielles  qui  ont  embaumé 
l'ancien  monde  de  ses  traditions  et  de  ses 
promesses.  Les  terres  conquises  par  l'hérésie 
étaient  destinées  à  ne  jamais  connaître  qu'un 
christianisme  mutilé.  L'Irlandais  fugitif  y 
arrive  avec  sa  famille,  et  le  catholicisme  prend 
pied  là  où  il  fixe  sa  demeure.  Un  groupe  attire 
à  lui  les  épaves  des  calamités  périodiques  qui 
désolent  la  mère  patrie  ;  les  bourgs  et  les  cités 
se  fondent,  une  religieuse  population  s'y  mul- 
tiplie, et  voilà  que  l'Australie  et  le  nouveau 
monde  se  peuplent  d'églises,  dont  les  statis- 
tiques enregistrent  chaque  année  la  merveil- 
leuse croissance. 

Le  peuple  pauvre  continue  donc  dans  l'exil 
l'œuvre  des  douze  pauvres  à  qui  le  Christ  a 
promis  la  conquête  de  l'univers.  Mais,  en  se 


20  POUR    L  IRLANDE. 


dispersant,  il  demeure  attaché  aux  flancs  de  la 
nation  ingrate  qui  a  renié  la  foi  de  ses  pères. 
Nouvelle  miséricorde  de  Dieu  !  L'Angleterre, 
aveuglée  par  l'erreur,  aurait  voulu  exterminer 
l'Irlande,  et  c'est  à  elle  qu'elle  doit,  en  grande 
partie,  le  mouvement  de  conversion  qui  la 
ramène  à  ses  vieilles  traditions  religieuses. 
Non  seulement  l'Irlande  a  prié  pour  ses  persé- 
cuteurs et  fait  prier  ses  souffrances,  elle  a  parlé 
par  la  bouche  d'un  homme  rempli  de  cette  force 
d'âme  et  de  ces  généreuses  aspirations  que 
Dieu  n'accorde  qu'aux  libérateurs  des  peuples, 
doué  de  cette  prodigieuse  éloquence  qui  agite 
et  contient  les  foules,  émeut  les  pouvoirs  et 
leur  arrache,  non  par  la  violence,  mais  par  une 
irrésistible  persuasion,  des  concessions  ines- 
pérées  qui  délivrent  la  vérité  captive.  Vous 
avez  nommé,  mes  Frères,  le  grand  O'Connell. 
C'est  à  lui  que  le  catholicisme  doit  son  bill 
d'émancipation,  acte  sérieux  et  sincère  qui 
honore  le  peuple  anglais,  et  qui,  en  assurant  au 
catholicisme  la  liberté,  a  ouvert  la  porte  par 
où  se  sont  précipitées  une  foule  d'âmes  depuis 
longtemps  fatiguées  des  fluctuations  du  pro- 
testantisme. Quelle  moisson  de  convertis  re- 


POUR  l'irlande.  21 


cueillis  depuis  un  demi-siècle  par  les  ouvriers 
évangéliques  de  la  Grande-Bretagne  !  Loin  de 
se  ralentir,  le  mouvement  se  précipite  et  nous 
permet  d'espérer  qu'un  jour  on  verra  l'Angle- 
terre mettre,  au  service  de  sa  foi  reconquise, 
et  l'opiniâtre  volonté  avec  laquelle  elle  pour- 
suit ses  desseins,  et  la  prodigieuse  habileté 
qu'elle  apporte  en  toutes  ses  entreprises,  et  son 
ardeur  voyageuse,  et  son  audace,  et  son 
influence  et  sa  richesse.  Alors  l'Irlande, 
affranchie  de  toute  oppression  et  de  toute 
servitude,  pourra  s'écrier  avec  TApôtre  :  «  J'ai 
combattu  le  bon  combat,  j'ai  rempli  ma  mission, 
j'ai  conservé  la  foi,  il  ne  me  reste  plus  qu'à 
tendre  le  front  à  la  couronne  que  me  doit  le 
juste  Juge^  )) 

Peuple  fidèle,  peuple  martyr,  peuple  apôtre, 
une  nation  catholique  comme  la  France,  une 
nation  dont  la  plus  belle  gloire  est  l'apostolat, 
ne  peut  pas  te  laisser  languir  quand  tu  im- 
plores son  assistance.  Elle  doit  être  heu- 
reuse de  marier  en  ta  faveur  la  foi  et  la  cha- 
rité. 

1.  Bonum    certamen   certavi,   cursum  consummavi , 


22  POUR  l'irlande. 


III 


Il  y  a,  mes  Frères,  dans  l'aumône  qUe  je 
vous  demande  pour  l'Irlande,  plus  qu'un 
acte  de  miséricorde  et  de  confraternité  reli- 
gieuse. Le  peuple  irlandais  nous  est  uni  par 
les  doux  liens  d'une  vieille  affection  qui,  dans 
le  malheur  comme  dans  la  prospérité,  fait 
battre  son  cœur  à  l'unisson  du  nôtre.  Cette 
affection  est  fondée  sur  la  sympathie  de  ca- 
ractère. 

Comme  le  Français,  l'Irlandais  est  vif,  ar- 
dent, Imaginatif,  expansif,  généreux  et  même 
un  peu  batailleur.  Il  parle  volontiers  et  avec 
éloquence,  et  les  impétueuses  saillies  de  sa 
gaieté  le  mettent  promptement  d'accord  avec 
notre  joyeux  tempérament.  J'en  ai  fait  l'ex- 
périence. Loin  de  mon  pays,  j'ai  passé  des 
jours   charmants  que  je    n'oublierai    jamais 


fidem  servavi.  In  reliquo  reposita  est  mihi  corona  justitise 
quam  reddet  mihi  Dominus  in  illa  die  justus  Judex. 

(II  Tim.,  cap.  vi,  7,  8.) 


POUR  l'irlande.  '23 


dans  r intimité  de  mes  Frères  irlandais.  Il  en 
est  un  dont  le  souvenir  m'est  plus  doux  au 
cœur\  L'Irlande  est  moins  fière  de  sa  grande 
éloquence  que  je  ne  suis  heureux  de  son  ami- 
tié. S'il  était  à  ma  place,  il  ferait  valoir  mieux 
que  moi^  en  faveur  de  son  cher  peuple,  le  droit 
de  l'affection. 

Cette  affection,  fondée  sur  la  sympathie  de 
caractère,  s'est  développée  dans  des  circon- 
stances douloureuses  et  touchantes  qui  ont 
mis  en  rapports  plus  intimes  les  deux  nations. 
N'eussions-nous  pas  été  dans  son  voisinage, 
l'Irlande  serait  venue  nous  chercher  jus- 
qu'aux extrémités  de  l'Europe  pour  se  con- 
soler et  se  fortifier,  lorsque  sévissaient  contre 
elle  les  lois  odieuses  et  barbares  de  la  per- 
sécution. L'Angleterre  taillait  en  grand  dans 
le  catholicisme;  et,  après  les  massacres  hi- 
deux qui  épouvantèrent  le  peuple,  elle  arma 
sa  législation  de  rigueurs  inouïes. 

Elle  décréta  la  mort  contre  quiconque  refu- 
sait de  prêter  au  souverain,  roi  ou  reine,  le 
serment  de  suprématie  religieuse,  —  contre 

1.  R.  P.  Burke. 


25  rOUR    l/lRLANDE. 


quiconque  se  faisait  absoudre  par  les  bulles 
du  Pape,  —  contre  quiconque  défendait  la 
juridiction  du  Saint-Siège,  —  contre  qui- 
conque déterminait  un  sujet  anglais  à  aban- 
donner la  religion  établie,  —  contre  quicon- 
que aidait,  conseillait  ou  recevait  chez  soi  un 
nouveau  converti,  —  contre  tout  prêtre  sé- 
culier ou  religieux,  —  contre  quiconque  pro- 
tégeait, cachait,  recevait  un  prêtre  ou  un 
relisrieux  :  —  la  mort!  la  mort!  la  mort! 

Et  pour  des  crimes  moindres  :  la  confis- 
cation, le  bannissement,  la  prison,  les  amen- 
des, les  inhabilités.  Enfin,  tout  acte  catho- 
lique était  prévu,  tout  acte  catholique  était 
puni. 

Comment  protéger  sa  foi  ?  Comment  élever 
la  jeunesse?  Comment  former  des  prêtres 
sous  la  pression  de  ce  code  draconien  ?  Heu- 
reusement la  France  était  ouverte  et  offrait 
aux  proscrits  irlandais  une  généreuse  hospi- 
talité. Les  jeunes  nobles  vinrent  prendre  rang 
dans  nos  armées  et  partager  nos  gloires  mili- 
taires ;  les  prêtres  d'outre-mer  vinrent  fonder, 
près  de  nos  établissements  d'éducation,  des 
séminaires  et  des  collèges.  Paris,  Bordeaux, 


POUR  l'irlande.  25 


Nantes,  Saint- Orner,  et  d'autres  villes  éle- 
vèrent des  milliers  de  jeunes  gens  qui  rem- 
portèrent dans  la  patrie  l'amour  de  la  terre 
hospitalière  où  leur  esprit  avait  grandi,  avec 
leur  courage  et  leur  foi.  Cet  amour,  devenu 
contagieux,  est  entré  dans  le  cœur  du  peuple, 
et  maintenant  il  s'exprime  par  des  émotions 
sympathiques  qui  mettent  l'Irlande  tout  en- 
tière de  moitié  dans  nos  joies  et  dans  nos 
douleurs. 

Nous  en  avons  eu  la  preuve,  mes  Frères, 
lors  de  la  funeste  guerre  de  1S70.  Pendant 
que  les  autres  peuples  regardaient  d'un  œil 
indifférent  ou  calculateur  la  lutte  gigantesque 
de  la  France  et  de  l'Allemagne,  l'Irlande  se 
sentit  frappée  au  cœur,  comme  si  sa  propre 
vie  eût  été  menacée.  A  chaque  annonce  de 
nos  désastres,  elle  souffrait  et  gémissait 
comme  nous.  Partout  une  tristesse  profonde 
et  une  fiévreuse  préoccupation.  On  allait  aux 
nouvelles  avec  autant  d'empressement  que  si 
l'ennemi  eût  été  aiix  portes  de  Dublin;  et, 
pour  satisfaire  cette  inquiète  affection  qui  ne 
voulait  pas  que  nous  fussions  vaincus,  il  fal- 
lait, à  certains  jours,   tirer  jusqu'à  trois  ou 


2{)  POUR  l'irlande. 


quatre  éditions  des  feuilles  publiques.  Le 
moindre  succès  était  transformé  en  triomphe. 
Bref,  le  peuple  irlandais  s'était  si  bien  iden- 
tifié avec  la  nation  amie,  qu'il  disait  :  nous. 
Nous  ne  sommes  pas  à  bout  de  ressources  ; 
nous  en  sortirons;  nous  sommes  vaincus; 
nous  sommes  perdus! 

Et  comme  il  détestait  nos  ennemis  !  La 
musique,  qu'il  aime  avec  passion,  lui  était 
odieuse  lorsqu'elle  était  jouée  par  des  Alle- 
mands. Chanteurs  et  instrumentistes  ambu- 
lants lui  semblaient  autant  d'insulteurs  pu- 
blics, et  ces  malheureuses  gens  furent  obligés 
de  s'éclipser,  tant  que  dura  la  guerre,  pour 
ne  pas  s'exposer  à  l'universelle  réprobation. 

Et  quand  la  paix  fut  faite,  quand  la  France, 
recueillant  ses  forces  épuisées,  commença  à 
effacer  les  traces  de  ses  désastres,  quel  soula- 
gement, quel  concert  de  vœux  et  d'acclama- 
tions sympathiques  !  —  Un  jour,  un  Améri- 
cain montrait  une  série  de  vues  projetées, 
qu'il  avait  intitulée  de  Londres  à  Calcuttci.  La 
salle  où  il  opérait  était  immense  et  la  foule 
curieuse  s'y  entassait.  Froide  et  silencieuse, 
elle  laissait  passer  sans  les  applaudir  les  plus 


POUR  l'irlande.  27 


belles  villes  et  les  plus  beaux  sites;  mais 
quand  Paris  déploya  devant  elle  son  vaste  et 
imposant  panorama,  avec  ses  monuments,  ses 
remparts  et  ses  forts  mutilés,  les  hurrah  écla- 
tèrent comme  la  foudre;  et  l'orage  redoubla 
lorsque  l'Américain  annonça  que,  le  jour 
même,  les  cinq  milliards  de  notre  rançon 
venaient  d'être  payés.  Tout  ce  peuple  était  ivre 
de  joie,  comme  s'il  se  fût  agi  de  sa  propre 
rédemption. 

Ces  émotions  témoignent  d'une  affection 
profonde  et  fidèle  ;  mais  nous  avons  de  meil- 
leures preuves  de  cette  affection,  mes  Frères^ 
ce  sont  les  services  de  l'Irlande. 


IV 


L'amour  vrai  se  traduit  par  des  services  : 
l'Irlande  n'a  point  failli  à  cette  loi.  Dès  que 
l'hospitalité  l'eut  mise  en  rapports  plus  in- 
times avec  nous,  elle  voulut  la  payer  de  son 
sang.  Ses  nobles  proscrits  entraînèrent  après 
eux  leurs  vassaux,  et  l'on  vit  se  former,  dans 


28  POUR  l'irlande. 


les  rangs  de  notre  vaillante  armée,  la  brigade 
irlandaise,  fameuse  par  sa  turbulence,  plus 
fameuse  encore  par  ses  exploits.  «  Toujours 
et  partout  fidèle  :  Semper  et  uhique  fidelis.  » 
Telle  était  sa  devise.  Et,  de  fait,  elle  a  suivi, 
toujours  et  partout,  la  fortune  de  nos  armes  et 
versé  généreusement  son  sang  sur  tous  les 
champs  de  bataille  de  l'Europe.  Nos  rois  l'ont 
applaudie.  Crémone,  Fontenoy,  Laufeld,  trois 
victoires  auxquelles  elle  a  puissamment  con- 
tribué par  son  entrain  et  sa  valeur.  Dissoute 
par  la  révolution  soupçonneuse  et  ingrate,  elle 
s'est  reformée  en  1803,  sous  le  titre  de  légion, 
conduite  par  les  officiers  de  l'ancienne  bri- 
gade, incorporés  à  notre  armée;  et,  jusqu'en 
1814,  elle  a  bravement  fait  honneur  à  ses 
vieilles  traditions.  L'Italie,  l'Espagne,  la 
Russie  l'ont  vue  rivaliser  d'héroïsme  avec  les 
régiments  français. 

Tout  compte  fait,  plus  de  cinq  cent  mille 
Irlandais  ont  été  tués  au  service  de  la  France. 
Plusieurs  de  leurs  chefs  nous  ont  légué  leurs 
descendants  devenus  nos  compatriotes.  Je 
voudrais  les  citer  tous,  ces  vaillants,  à  l'ordre 
du  jour  de  notre   reconnaissance  ;   mais  j'ai 


POUR    L*IRLANDE.  '20 


peur  que  ma  langue  inexpérimentée  ne  mutile 
leurs  noms  en  essayant  de  les  prononcer. 
Vous  pouvez  les  lire  dans  notre  histoire  et 
sur  nos  arcs  de  triomphe.  Parmi  eux,  on 
compte  trois  maréchaux  de  France  :  Tho- 
mond,  Clarke  et  un  autre,  dont  j'ai  entendu 
murmurer  le  nom  glorieux,  en  traversant  les 
plaines  de  Magenta  ^ 

Au  service  du  sang,  il  faut  joindre  le  service 
de  l'assistance  dans  le  malheur.  Plusieurs  fois 
secouru  par   la   France,   le  peuple  irlandais 


1.  Maréchal  de  Mac-Mahon,  duc  de  Magenta. 
Voici  la  liste  de  ceux  qui  se  sont  illustrés  au  service 
de  la  France  : 

GÉNÉRAUX,    COLONELS   ET    OFFICIERS   DE   LA   BRIGADE 
IRLANDAISE    (1690-1  7')2) 

Sarsfield,  Berweck,  Montcashel,  O'Brien,  Dillon, 
Sheldon,  Bulkely,  Butler,  Walsh,  Lee,  OConnor,  Fitz 
James^  O'Donnell,  O'Mahony,  Mac  Carlhy,  Taaffe.  de 
Wall,  Maréchal  de  Thomond,  Mac-Mahon,  de  Tuite, 
Harty  de  Pierrebourg ,  Nagle ,  Kilmane ,  O'Keeffe, 
Plunkett,  O'Mahony,  O'Moran  ,  O'Connell,  Clarke, 
Nugent,  O'Shee,  Lynch,  Mac  Dermott.  D'Alton,  Carrol', 
Keating,  Wolf  Tone,  etc.,  etc. 

GÉNÉRAUX,    COLONELS   ET   OFFICIERS   DE   LA   LÉGION 
IRLANDAISE    (1803-1814) 

Dalton,  Mac  Shechy,   Lynch,  Corbet,  Byrne,  Swiney, 


30  POUR  l'irlande. 

nous  a  prouvé  qu'il  possédait  la  mémoire  du 
cœur.  Aux  inondés  de  la  Loire,  du  Rhône  et 
de  la  Garonne,  aux  incendiés  de  Limoges,  il  a 
libéralement  envoyé  son  aumône.  Mais  c'est 
pendant  notre  dernière  guerre,  surtout,  qu'il 
s'est  signalé  par  son  empressement  à  secourir 
le  peuple  ami.  Il  serait  venu,  en  armes,  à  nos 
côtés,  s'il  n'eût  été  contenu  par  les  lois  sévè- 
res de  la  neutralité.  Ne  pouvant  ajouter  à  nos 
forces  militaires  l'appoint  de  son  courage,  il  a 
mis  au  service  de  nos  malades,  de  nos  blessés, 
de  nos  provinces  désolées  par  le  passage  des 
armées,  toute  sa  générosité  et  tout  son  dévoue- 
ment. 

Le  14  octobre  1870,  l'ambulance  irlandaise 
arrivait  au  Havre  ;  quelque  temps  après,  elle 


Lawless  ,  Mac  Dermott  ,  Barker,  O'Connor,  Maguire, 
O'Brien,  Hoyne,  Ware,  Allen,  Plunkett,  Murphy,  Mac 
Nevin,  O'Mahony,  Harty  de  Pierrebourg,  Dillon,  Pern- 
dergat,  Tone,  etc.,  etc. 

GÉNÉRAUX,  COLONELS,  OFFICIERS  DANS  L' ARMÉE  F1<ANÇAISE 
OU  EN   RETRAITE,    d'ORIGINE    IRLANDAISE 

Mac-Mahon,  OTarrell,  OBrien,  O'Neill,  Dillon,  Mac 
Dermott,  Svviney,  Harty  de  Pierrebourg,  O'Kelly,  Can- 
tillon  de  Balleheigue,  O'Connor,  O'Gorman,  O'Reilly, 
Power,  de  Butler,  de  Tuite,  etc  ,  etc. 


POUR  l'irlande.  31 


était  sur  le  champ  de  bataille  de  Loigny,  rele- 
vant les  blessés,  pansant  les  plaies,  accom- 
plissant des  prodiges  consignés  dans  les 
ordres  du  jour  de  l'armée  de  la  Loire.  Chevilly, 
Orléans,  Artenay,  Châteaudun  sont  pleins 
encore  de  son  souvenir.  Au  Nord,  à  l'Ouest, 
au  Centre,  on  se  rappelle  les  instruments  de 
chirurgie,  le  linge,  les  vêtements,  les  chaus- 
sures, les  viandes  conservées,  les  farines,  les 
semences,  l'argent  distribués  par  les  soins  du 
comité  irlandais. 

L'illustre  évêque  dont  la  voix  s'est  éteinte, 
et  qui,  dans  une  circonstance  semblable  à 
celle  qui  m'amène  aujourd'hui  au  milieu  de 
vous,  plaidait  la  cause  du  peuple  irlandais, 
Mgr  Dupanloup,  du  haut  de  la  tribune  fran- 
çaise, a  voulu  rendre  un  public  hommage  à 
la  généreuse  amitié  du  peuple  qui  lui  envoyait 
200,000  francs  pour  son  diocèse  dévasté  par 
la  guerre.  Vous-même,  Éminentissime  Sei- 
gneur, vous  avez  conservé  dans  votre  noble 
cœur  la  mémoire  des  bienfaits  qui  vous  sont 
venus  de  l'île  amie,  lorsque  vous  étiez  arche- 
vêque de  Tours,  et  je  ne  crains  pas  d'être 
démenti  si  je  dis  que  la  fête  de  charité  que 


32  POUR  l'irlande. 


vous  avez  daigné  présider  aujourd'hui  est 
aussi  la  fête  de  votre  reconnaissance. 

Les  sommes  considérables  que  l'Irlande 
nous  a  envoyées  pendant  les  mauvais  jours, 
où  les  a-t-elles  prises  ?  Dans  la  bourse  de  ses 
riches  seulement  ?  Non,  mes  Frères. 

Le  peuple,  le  petit  peuple  nous  a  donné 
des  témoignages  de  sa  compatissante  affection. 
On  raconte  encore  en  Irlande  mille  traits  tou- 
chants. Ce  sont  de  pauvres  gens  qui  engagent 
leurs  vêtements,  afin  de  pouvoir  ajouter  quel- 
ques pièces  de  monnaie  à  la  souscription  fran- 
çaise ;  c'est  cette  femme  du  peuple  qui,  au 
moment  de  mettre  son  repas  sur  le  feu,  vide 
le  pot  de  fer  qui  le  contient  et  va  le  vendre 
pour  avoir  à  nous  donner  deux  schellings,  et 
combien  d'autres  épisodes  de  ce  grand  mou- 
vement de  la  charité  irlandaise  qu'on  ne  peut 
entendre  sans  verser  des  larmes  d'admiration. 

Voilà  le  peuple  que  la  famine  dévore  et  que 
la  mort  menace  ! 

0  noble  et  cher  pauvre  !  Qui  ne  serait  tou- 
ché de  ta  misère  et  de  tes  douleurs  ?  Appro- 
che avec  confiance,  approche  et  ne  rougis 
pas  de  nous  tendre  la  main.   Tes  droits  nous 


POUR  l'irlande.  33 


imposent  un  devoir  qu'il  nous  est  doux  d'ac- 
complir. Nous  sommes  Français;  ta  misère 
et  tes  souffrances  parlent  plus  éloquemment 
que  tous  les  discours  à  nos  cœurs  généreux 
et  compatissants  ;  nous  sommes  catholiques, 
ta  foi  nous  convie  à  une  œuvre  de  confrater- 
nité religieuse  qui  réjouit  notre  foi  ;  nous 
sommes  tes  amis,  ta  vieille  et  fidèle  affection 
ne  peut  pas  être  trahie  ;  nous  sommes  tes 
obligés,  nous  saurons  payer  nos  dettes  comme 
tu  as  payé  les  tiennes.  Par  les  miséricor- 
dieuses entrailles  du  Dieu  que  tu  aimes  avec 
une  sainte  passion,  je  prie,  je  conjure  ceux 
qui  m'écoutent  de  mettre  tout  leur  cœur  dans 
l'acte  de  charité  que  je  leur  demande  pour  toi. 
Entendez-vous,  mes  Frères,  je  compte  sur 
votre  cœur  ;  ne  calculez  pas  vos  bienfaits,  je 
vous  en  supplie.  Oubliez  ce  que  vous  avez 
donné  et  ce  que  vous  devez  donner  encore, 
portez,  s'il  le  faut,  le  coup  de  grâce  à  votre 
aumônière.  Par  une  grande,  une  immense 
miséricorde,  assurez-vous  la  miséricorde  de 
Dieu  pour  les  jours  sombres  qui,  peut-être, 
viendront   bientôt.    Par  une  générosité  sans 

précédent,  resserrez  les    liens   d'amour  qui 
II  3 


34  POUR  l'irlande. 


vous  unissent  au  peuple  irlandais.  Vous 
pouvez  être  certains  que  vous  retrouverez,  à 
la  première  visite  de  l'adversité,  tout  le  bien 
sorti  de  vos  mains  bienfaisantes,  entre  les 
mains  de  l'Irlande  reconnaissante. 


ŒUVRE  DE   SAINT-MICHEL 


DISCOURS 


POUR    LA 


CLOTURE  DE  L'ASSEMBLEE  GENERALE 

DE    l'oeuvre   de    SAINT-MICHEL 

prononcé  dans  la  chapelle  des  Dames  de  la  Retraite 
à  Paris,  le  30  mai  1882. 


Bonum  facientes...  non  deflciamus. 

Mes  Frères, 

Je  n'ai  point  l'intention  de  faire  un  long 
discours,  je  viens  seulement  vous  adresser 
quelques  paroles  d'encouragement,  qui  seront 
le  commentaire  du  texte  de  saint  Paul  que 
vous  venez  d'entendre  :  «  Nous  qui  faisons  le 
bien,  faisons-le  sans  défaillance.  » 


I 


Faire  le  bien,  c'est  la  mission  et  le  devoir  du 
chrétien,  car  le  chrétien  doit  représenter  dans 


38  OEUVRE    DE    SAINT-MICHEL. 

ses  mœurs  Celui  de  qui  il  a  reçu  toutes  sortes 
de  biens.  Aussi,  peut-on  dire  que  ça  été,  depuis 
l'origine  du  christianisme,  le  signe  caractéris- 
tique des  enfants  de  Jésus-Christ,  de  répandre 
autour  d'eux  le  bien,  de  faire  le  bien.  Saint 
Paul  le  constatait,  et  l'on  peut  suivre  à  tra- 
vers tous  les  siècles  l'histoire  de  la  charité 
chrétienne. 

Parmi  les  biens  faits  et  à  faire,  vous  avez 
choisi,  mes  Frères,  une  part  glorieuse,  je  pour- 
rais presque  dire  la  plus  glorieuse,  parce 
qu'elle  est  comme  l'appendice  de  l'œuvre  mai- 
tresse  à  laquelle  le  christianisme  doit  son  ori- 
gine, l'œuvre  de  l'apostolat,  et  qu'elle  travaille 
d'une  manière  plus  directe  et  plus  prochaine 
que  toutes  les  autres  œuvres  au  salut  des 
âmes. 

Dieu,  qui  a  créé  le  monde  par  sa  parole,  a 
voulu  qu'il  fût  sauvé  par  sa  parole.  Cette  pa- 
role s'est  incarnée  :  Verbum  caro  fa^ctura  est. 
Elle  s'est  fait  entendre  aux  hommes  ;  mais 
combien  rapide  fut  son  passage  !  Pendant  trois 
années  seulement,  et  dans  un  tout  petit  coin 
du  monde,  Jésus-Christ  a  parlé.  Cela  ne  pou- 
vait suffire  au  grand  dessein  qu'il  avait  conçu 


OEUVRE    DE    SAINT-MICHEL.  39 

de  sauver  le  monde  par  la  diffusion  de  la  vé- 
rité. Aussi  a-t-il  rassemblé  autour  de  lui  ses 
apôtres  avant  de  quitter  la  terre,  et  leur  mon- 
trant, d'un  geste  souverain,  le  monde  qu'ils 
devaient  évangéliser  :  ce  Allez,  dit-il,  enseignez 
toutes  les  nations  :  Euntes,  docete  oni  nés 
gentes.,.  »  Après  que  l'Esprit-Saint  leur  eut 
ouvert  la  bouche,  les  apôtres  parlèrent  : 
Repleti  sunt  Spiritu  Sancto  et  cœperunt  lo- 
qui.  Ils  parlèrent  non  seulement  dans  la 
Judée,  mais  jusqu'aux  extrémités  du  monde. 
On  a  pu  leur  appliquer  ce  que  le  Psalmiste 
dit  du  langage  des  cieux  :  In  oninevi  tevra,m 
exivit  sonus  eorum^  et  in  fines  orhis  terrée 
verba  eorum. 

Le  christianisme,  dans  ses  premières  an- 
nées, a  vécu  de  la  parole  parlée  des  apôtres  ; 
mais,  peu  à  peu,  cette  parole  s'est  fixée  et  est 
devenue  le  livre  adorable  qui  complète  la  Bible, 
et  que  nous  appelons  le  Nouveau  Testament, 
Ce  livre  nous  suffirait  complètement,  si  nous 
avions  tous  la  même  puissance  de  réflexion  et 
la  même  éducation  intellectuelle  ;  mais,  pour 
se  mettre  à  la  portée  de  nos  faiblesses  et  de  nos 
ignorances,  il  a  besoin  d'être  commenté  par 


40  OEUVRE    DE    SAINT-MICHEL. 


la  parole  parlée  et  par  la  parole  écrite.  Ce 
commentaire  a  été  fait  par  les  saints  Pères 
dont  nous  possédons  les  œuvres.  —  A  ces 
œuvres  maîtresses,  combien  d'autres  se  sont 
ajoutées  dans  le  cours  des  siècles,  œuvres  plus 
humbles,  dont  le  but  est  de  mettre  la  vérité  à 
la  portée  des  plus  petites  intelligences!  Ces 
œuvres  se  sont  multipliées,  grâce  à  cette  admi- 
rable invention  qui  a  supprimé  les  labeurs  de 
l'écriture  àla  main,  et  qui,  dans  quelques  jours, 
fait  l'ouvrage  d'un  siècle. 

Je  ne  me  perdrai  pas  en  de  longues  considé- 
rations sur  l'utilité  et  la  puissance  du  livre.  Je 
ne  vous  dirai  point  comment  il  est  inférieur  à 
à  la  parole,  parce  qu'il  n'a  à  son  service  ni  le 
prestige  du  geste,  ni  les  éclairs  du  regard,  ni 
les  entraînements  du  cœur,  ni  les  sympathies 
de  la  voix,  ni  les  tressaillements  de  la  vie  qui 
font  passer  une  âme  dans  les  âmes,  un  cœur 
dans  les  cœurs  et  réalisent,  parfois,  cette 
communion  fraternelle  qui  fait  vibrer  sous  un 
même  souffle  des  milliers  de  vies  rendant  un 
même  son,  et  redire  les  mêmes  échos  de  la 
vérité  dite  par  un  seul  et  répétée  par  tous.  — 
Ressources  d'émotion,  de  communication,  de 


OEUVRE    DE    SAINT-MICHEL.  41 

Spontanéité,  de  soudaineté,  de  magnétisme, 
d'électricité  qui  assurent  à  l'éloquence  un  em- 
pire immédiat  et  un  triomphe  instantané,  le 
livre  n'a  point  tout  cela.  Je  ne  vous  dirai  pas 
non  plus  comment  le  livre,  inférieur  par  cer- 
tains côtés  à  la  parole,  l'emporte  cependant 
sur  elle  parce  qu'il  est  la  parole  universelle, 
perpétuelle,  la  parole  fixée  que  l'on  peut  réflé- 
chir et  méditer  cent  fois  pour  s'en  mieux  péné- 
trer. Tout  cela  a  été  admirablement  expliqué 
par  le  vénérable  fondateur  de  votre  Œuvre, 
dans  un  de  ses  plus  beaux  discours^  Je  vous  y 
renvoie,  car  je  craindrais  de  le  gâter  en  l'ana- 
lysant, et  je  demande  pardon  à  son  auteur 
d'offenser  ainsi  sa  modestie  par  le  témoignage 
public  de  ma  respectueuse  affection  et  de  ma 
sincère  admiration. 

En  décrivant  la  puissance  du  livre,  il  nous 
a  dit  comment  le  livre  éclaire,  console,  forti- 
fie, provoque  d'héroïques  résolutions;  com- 
ment il  a  converti  Augustin  ;  comment  il 
a  adouci  les  souffrances  des  rois  et  des  reines 


1.  Le  R.  P.  Félix,  de  la  Compagnie  de  Jésus  :  Discours 
sur  le  Livre. 


42  OEUVRE    DE    SAINT-MICHEL. 

tombés  des  splendeurs  du  trône  dans  l'ombre 
d'un  cachot,  comment  il  a  fait  d'Ignace  le  père 
généreux  d'une  des  plus  puissantes  familles 
religieuses  dont  s'honore  l'Église. 

Mais  vous  ne  l'ignorez  pas,  mes  Frères,  si 
le  livre  est  puissant  pour  le  bien,  il  ne  l'est 
pas  moins  pour  le  mal.  Le  diable,  qui  entend 
ses  affaires,  a  su  s'emparer  de  la  parole  fixée, 
et  il  la  manie  avec  une  infatigable  audace  et 
une  perfide  habileté  pour  pervertir  les  âmes. — 
Tourmenté  par  la  toute-puissante  parole  du 
Sauveur,  il  se  jetait  jadis  dans  le  corps  des 
pourceaux.  Aujourd'hui  il  a  changé  de  fantai- 
sie, sans  changer  tout  à  fait  de  domicile  ;  il  a 
envahi  les  mauvais  écrivains.  Vous  avez  leurs 
ouvrages  sous  vos  yeux,  mes  Frères.  11  n'est 
pas  besoin  de  fouiller  profondément  notre 
société  contemporaine,  pour  y  constater  les 
ravages  d'une  presse  impie  et  abjecte.  Non 
seulement  elle  s'applique  à  démolir  les 
dogmes,  les  mystères  et  l-^s  pratiques  de 
notre  sainte  religion,  mais  les  vérités  fonda- 
mentales, sans  lesquelles  un  homme  n'est  plus 
un  homme  et  tombe  ravalé  au  rang  des  brutes 
sans  raison,  sans  espérance  et  sans  avenir,  ne 


OEUVRE    DE    SAINT-MICHEL.  43 

sont  pas  à  l'abri  de  ses  coups  sacrilèges.  Aux 
questions  formidables  qui  tourmentent  notre 
nature  touchant  son  origine,  ses  devoirs,  ses 
destinées,  elle  répond  par  les  négations  mons- 
trueuses de  Dieu,  de  l'âme,  de  la  vie  future, 
enveloppées  dans  de  prétendues  explications 
scientifiques  auxquelles  se  laisse  prendre  la 
bêtise  humaine.  Elle  déprave  l'histoire  comme 
la  métaphysique,  et  elle  s'efforce  d'écraser 
sous  le  poids  du  mensonge  les  faits  les  plus 
certains,  comme  les  plus  pures  renommées. 
Ajoutez  à  cela  les  excitations  séditieuses,  les 
peintures  ignobles,  les  invitations  libertines  à 
la  corruption  et  à  la  débauche. 

Hélas  !  ce  n'est  pas  seulement  aux  raffinés 
que  s'adresse  la  mauvaise  presse,  mais  à 
l'âme  naïve  et  sans  défense  du  peuple.  L'im- 
piété et  la  pornographie,  colportées  par  la 
propagande  à  bon  marché,  le  poursuivent 
jusqu'au  fond  des  ateliers,  et  même  jusqu'au 
fond  des  campagnes,  où  il  avait  toujours  vécu 
sous  la  tutelle  sacrée  de  la  religion,  et  en  face 
des  éloquents  spectacles  de  la  nature.  Non 
contente  de  travailler  à  poursuivre  des  adultes, 
elle  ne  respecte  môme  plus  les  âmes  d'enfants. 


44  OEUVRE   DE    SAINT-MICHEL. 

Est-il  donc  étonnant,  mes  Frères,  qu'une 
âme  religieuse  se  soit  émue  d'un  si  grand 
scandale  et  d'un  si  grand  désastre  intellectuel 
et  moral,  et  qu'elle  ait  entrepris  d'opposer  à  la 
puissance  de  la  presse,  la  puissance  même  de 
la  presse,  à  l'action  pernicieuse  et  subversive 
des  mauvais  livres,  l'action  salutaire  et  édifî- 
catrice  des  bons  livres  ?  C'est  de  cette  pensée 
qu'est  née  l'Œuvre  de  Saint-Michel.  Son  fon- 
dateur lui  a  donné  pour  patron  le  céleste  vain- 
queur du  démon,  parce  qu'il  s'agit  de  com- 
battre dans  la  société  les  influences  diaboliques 
servies  par  la  mauvaise  presse. 

Je  n'ai  point  à  vous  entretenir  longuement 
du  but  et  des  statuts  de  votre  Œuvre  :  vous  les 
connaissez  mieux  que  moi.  Je  me  permettrai 
seulement  d'insister  sur  un  point,  afin  de 
nr inscrire,  au  nom  de  vos  directeurs,  contre 
une  prétention  de  certains  esprits  exigeants, 
qui,  se  plaçant  surtout  au  point  de  vue  de  ce 
qu'on  appelle  aujourd'hui  les  classes  diri- 
geantes, jugent  trop  exclusivement,  à  ce  point 
de  vue,  la  valeur  des  publications  de  l'Œuvre. 
A  les  en  croire,  ces  publications  ne  sont  pas 
d'assez  haute  volée,  et   ne  donnent  pas  aux 


OEUVRE    DE    SAINT-MICHEL.  45 

esprits  cultivés  toutes  les  satisfactions  désira- 
bles. Il  faudrait  en  relever  le  niveau,  et  répu- 
dier les  ouvrages  dont  la  trop  grande  simpli- 
cité n'offre  aucun  attrait  à  ceux  qui  ont  le  goût 
du  grand  et  du  beau. 

Oh!  les  délicates  personnes!  Je  ne  les 
blâme  pas,  mais  je  leur  ferai  remarquer  ceci  : 
Répudier  les  ouvrages  simples,  c'est  oublier 
qu'une  oeuvre  de  bons  livres,  pour  combattre 
l'immense  et  universelle  influence  de  la  presse 
démoralisatrice,  doit  surtout  être  une  œuvre 
populaire.  Que  l'on  contente  certains  esprits 
plus  exigeants,  en  leur  servant  des  mets  intel- 
lectuels plus  raffinés,  rien  de  mieux;  mais, 
c'est  l'âme  du  peuple  qu'il  faut  atteindre  ;  et 
cela  ne  se  peut  qu'en  mettant  toutes  choses  à 
la  portée  de  sa  simplicité  et  de  son  ignorance. 
Donc,  faire  de  la  philosophie  populaire,  de  la 
théologie  populaire,  de  l'histoire  populaire, 
de  la  science  populaire,  de  la  littérature  popu- 
laire ;  avoir  soin  que  tout  soit  pénétré  d'une 
doctrine  irréprochable  et  d'une  morale  saine, 
et  enveloppé  d'une  forme  attrayante  ;  préserver 
le  peuple  des  mauvaises  lectures,  en  multi- 
pliant les  bons  livres  faits  pour  lui  et  en  les 


46  OEUVRE    DE    SAINT-MICHEL. 

mettant  à  sa  portée  par  le  bon  marché,  et,  s'il 
le  faut,  par  la  gratuité;    combattre  l'action, 
réparer  les  ravages   de   la    presse    impie  et 
corruptrice,  en  apprenant  au  peuple,  par  des 
ouvrages  simples  et  traitant  de  toutes  les  ma- 
tières capables   de   l'intéresser,    à    respecter 
Dieu,  à  connaître  ses  œuvres  et  ses  bienfaits, 
à  croire  les  vérités  qu'il  a  révélées,  à  pratiquer 
les  vertus  qu'il  demande  de  nous,  à  estimer 
son  âme,  à  s'attacher  à  ses  devoirs,  à  tendre 
plus  haut  que  cette  terre  où  tant  de  misères 
l'assiègent,  à  travailler  à  son  salut;  encourager 
tous  ceux  qui  se  sentent  le  goût  d'écrire  pour 
le  peuple  et  les  soustraire,  par  cet  encoura- 
gement, à  la  tentation  de  chercher  le  succès 
dans  le  scandale,  et  de  sacrifier  à  la  spécula- 
tion l'honneur  de  leur  conscience  et  la  dignité 
des   lettres  ;    bref,    faire  de   votre  Œuvre  ce 
qu'elle  doit  être,  un  auxiliaire  de  l'apostolat 
chrétien  :  voilà,  mes  Frères,  le  bien  que  vous 
avez  à  faire,  et,  je  le  dis  à  votre  louange,  le  bien 
que  vous  avez  déjà  fait,  depuis  que  l'Œuvre  de 
Saint-Michel  existe. 


OEUVRE    DE    SAINT-MICHEL.  47 


II 


Permettez-moi  de  vous  dire  encore  quelques 
mots  sur  la  seconde  partie  du  texte  que  j'ai 
cité  en  commençant  :  «  Non  defîcisimus  :  Faire 
le  bien  sans  défaillance.   » 

Vous  connaissez  ce  proverbe  :  Tout  nou- 
veau, tout  beau;  on  peut  l'appliquer  à  toutes 
les  œuvres  de  zèle  et  de  charité.  Quand  on  les 
entreprend,  l'imagination  trop  empressée  se 
promet  de  prompts  et  d'éclatants  succès,  et 
rêve  de  merveilleuses  transformations.  C'est 
une  féerie  de  bienfaisance.  Malheureusement, 
la  réalité  ne  répond  pas  à  ces  magnifiques 
ambitions,  et  nous  apprend  à  compter  avec  les 
obstacles.  Mise  en  présence  de  ces  obstacles, 
l'imagination  déçue  se  plaint,  murmure,  et 
pousse  notre  âme  sur  les  pentes  du  découra- 
gement. On  trouve  que  le  bien  désiré  ne  se 
fait  pas  assez  vite,  que  les  résultats  sont  mé- 
diocres, si  on  les  compare  à  l'activité  dépensée 
et  aux  sacrifices  accomplis;  on  ferme  l'oreille 


OEUVRE    DE    SAINT-MICHEL. 


aux  sages  encouragements  de  la  raison,  qui 
sait  apprécier  les  difficultés  de  toute  entre- 
prise destinée  à  triompher  d'un  grand  mal  ; 
on  est  aveugle,  on  est  sourd,  on  est  injuste, 
et  l'on  finit  par  prononcer  sur  une  œuvre, 
commencée  avec  enthousiasme,  cette  funèbre 
sentence  :   Mieux  vaut  mourir  que  végéter. 

Je  ne  pense  pas  que  vous  en  soyez-là,  mes 
Frères,  Dieu  me  garde  de  vous  adresser  aucun 
reproche,  puisque  je  suis  ici  pour  vous  en- 
courager ;  mais,  permettez-moi  de  vous  de- 
mander, discrètement  et  amicalement,  s'il  n'y 
a  pas  parmi  vous  quelques  âmes  inquiètes, 
qui  trouvent  que  l'œuvre  à  laquelle  elles  se 
sont  intéressées  ne  marche  pas  au  gré  de  leurs 
désirs?  Voilà  seize  ans  qu'elle  existe,  elle  aurait 
dû  faire,  pendant  ces  seize  ans,  d'immenses 
progrès,  à  ce  qu'il  semble,  couvrir  toute  la 
France  de  ses  comités  auxiliaires,  créer  une 
propagande  active,  universelle,  comme  celle 
de  la  mauvaise  presse!  Au  lieu  de  cela,  elle 
n'exerce  encore  qu'une  action  restreinte,  mal- 
gré le  zèle  déployé  par  ses  fondateurs  et  les 
sommes  considérables  qui  ont  été  dépensées. 
Je   n'invente    point  ces   observations,    je  les 


OEUVRE    DE     SAINT-MICHEL.  49 

ai  entendues,  et  elles  se  terminaient  par 
cette  question  peu  courageuse  :  Faut-il  con- 
tinuer ? 

Il  y  a,  mes  Frères,  dans  ces  observations 
chagrines,  de  l'impatience,  du  dépit,  de  la 
lassitude,  trois  causes  de  défaillance  contre 
lesquelles  vous  devez  vous  tenir  en  garde. 

Aux  impatients,  je  dirai  :  Vous  connaissez 
mal  les  lois  de  progrès  du  bien.  Le  bien, 
comme  les  grandes  forces  vitales  de  la  nature, 
procède  lentement  et  avec  mesure  ;  tandis  que 
le  mal,  comme  les  grandes  forces  de  destruc- 
tion, agit  instantanément.  Contrarié  par  les 
passions  humaines,  le  bien  ne  peut  donc  pas 
triompher  aussi  facilement  que  le  mal,  qui 
trouve  dans  nos  mauvais  instincts  une  trop 
facile  complicité.  —  Vous  ne  verrez  jamais 
les  bonnes  et  grandes  oeuvres  atteindre  du 
jour  au  lendemain  leur  plus  haut  degré  de 
perfection.  Il  faut  savoir  attendre  avec  pa- 
tience l'heure  propice  de  leur  développement, 
hâter  cette  heure  par  la  prière,  sans  jamais 
reprocher  à  Dieu  les  retards  de  sa  Provi- 
dence. 

A  ceux  qui  se  dépitent,  je  dirai  :  On  n'entre- 
n  4 


(tEUVRE    DE    SAINT-MICHEL. 


prend  point  une  œuvre  de  charité  pour 
trouver  des  satisfactions  d'amour-propre.  Une 
prompte  et  brillante  réussite  flatterait  la  vanité, 
mais  la  vertu  y  aurait-elle  son  compte?  Et 
puis,  n'est-ce  pas  une  immense  consolation 
pour  une  âme  chrétienne,  de  penser  qu'elle  a 
pu  contribuer  au  salut  de  quelques  âmes  ?  N'y 
en  eiit-il  qu'une  centaine  préservées  du  mal, 
arrachées  à  Terreur  et  à  la  corruption  par 
l'Œuvre  de  Saint-Michel,  ce  serait  un  magni- 
fique résultat,  quand  bien  même  on  aurait 
dépensé  pour  cela  des  millions,  car  une  âme 
vaut  mieux  que  tous  les  trésors  de  la  terre. 

A  ceux  qui  se  lassent,  je  dirai  :  Regardez 
donc  Celui  qui  a  passé  en  faisant  le  bien.  Il 
s'est  lassé,  dit  l'Église  dans  ses  chants,  à  la 
recherche  des  âmes  ;  et,  bien  loin  de  se  plain- 
dre, il  a  consommé  l'œuvre  de  notre  salut  par 
le  suprême  sacrifice  de  sa  vie.  Imitez -le, 
soyez  constants  dans  l'œuvre  de  lumière  et  de 
vérité  que  vous  avez  entreprise,  quoi  qu'il  vous 
en  coûte. 

Enfin,  et  c'est  par  là  que  je  termine,  à  tous 
je  dirai  :  il  ne  faut  jamais  abandonner  une 
position  conquise,  on  court  le  risque  de  ne  pas 


OEUVRE    DE    SAINT-MICHEL. 


51 


pouvoir  la  reprendre.  Votre  position  est  con- 
quise; garclez-la  avec  courage;  tenez  pour  cer- 
tain qu'elle  peut  devenir  le  point  de  départ  des 
plus  admirables  conquêtes.  La  funeste  licence 
donnée  à  la  mauvaise  presse  ne  durera  pas 
toujours,  il  faut  bien  l'espérer.  Lorsque  des 
lois  salutaires  arrêteront  le  débordement  des 
publications  impies  et  immorales  qui  pervertis- 
sent la  société,  vous  serez  en  mesure,  si  vous 
avez  conservé  votre  situation,  de  donner  à 
votre  Œuvre  l'immense  extension  que  vous 
désirez  pour  elle  aujourd'hui.  Débarrassée  des 
obstacles  qui  ralentissent  présentement  sa 
marche,  vous  la  verrez  réaliser  vos  plus  beaux 
rêves  d'apostolat;  et  la  bénédiction  de  Dieu 
qui  la  conserve,  dans  les  circonstances  criti- 
ques que  nous  traversons,  récompensera  vos 
efforts  et  vos  sacrifices  par  les  plus  magni- 
fiques résultats. 

C'est  ce  que  je  vous  souhaite  de  tout  mon 
cœur. 


L'AUTEL 


L'AUTEL 

Discours  prononcé  dans  l'église  Saint-Etienne' de 
Fécamp,  à  l'occasion  de  la  consécration  du  Maître- 
Autel,  le  26  septembre  1882. 


Inspice,  et  fac   secundum  exemplar 
quod  tibi  monstratum  est. 

Regarde,  et  fais  selon  l'exemplaire  qui 
t'a  été  montré. 

(Exode,  cap.  xxv,  40.) 


Éminentissime  Seigneur^, 
Mes  Frères, 

Pourquoi  l'Église  a-t-elle  institué  les  solen- 
nelles et  touchantes  cérémonies  des  consécra- 
tions ?  Quel  est  son  but  en  nous  conviant 
autour  d'une  table  de  pierre  ou  de  marbre, 
qu'elle  purifie,  qu'elle  illumine,  qu'elle  bénit, 
qu'elle  sanctifie  ?  Veut-elle  simplement  nous 

1.  Son   Eminence  le  cardinal  de  Bonnechose^  arche- 
vêque de  Rouen. 


5G  l'autel. 

donner  une  religieuse  distraction,  et  contenter 
notre  curiosité  par  le  spectacle  gratuit  de  ses 
pompes  sacrées  ?  Non,  certes.   L'Église  a  des 
vues  plus   élevées,   et   ses   moindres  actions 
tendent   toujours  à   quelque  grand  et  noble 
résultat.    La   consécration    à    laquelle    nous 
avons  assisté  est  une  prédication  en  acte  qui  a 
pour  but  de  raviver  notre  foi  ;  notre  foi  en   la 
Trinité  sainte,  au  nom  de  laquelle  tout  est 
béni  et  sanctifié;    notre  foi   en  Jésus-Christ, 
Pontife  suprême,  autel  vivant,  victime  immo- 
lée pour  le  salut  du  genre  humain  ;   notre  foi 
en  l'efficacité  de  sa  médiation  et  l'excellence 
de  son  sacrifice  ;  notre  foi  à  la  présence  réelle 
de  son  humanité  glorifiée  dans  ce  que  nous 
appelons  le  sacrement  de  l'autel  ;  notre  foi  à 
l'existence  et  aux  ministères  du  monde  angé- 
lique,  convié  par  de  pieuses  adjurations  à  venir 
rendre  hommage  à  nos  sacrés  mystères  ;  notre 
foi  aux  mérites  et  à  l'intercession  des  saints, 
dont  les  reliques,  déposées  dans  la  pierre  de 
l'autel,  sont  comme  le  berceau  où  doit  naître 
sacramentellement   notre   divin  Sauveur,    la 
croix  vénérable  sur  laquelle  il  doit  être  mysti- 
quement immolé. 


l'autel.  57 

Quels  nobles  enseignements  !  Cependant  je 
ne  m'y  arrêterai  pas.  Un  côté  plus  pratique 
de  notre  grande  fête  m'attire  davantage.  L'au- 
tel, prédication  adressée  à  notre  foi,  est  aussi 
un  exemplaire  plein  de  sublimes  leçons  pour 
notre  vie  chrétienne.  Etudions  ensemble  cet 
exemplaire  pour  nousy  conformer  :  «  Inspice^  et 
fac  secumdum  exemplar  quod  tihi  monstratuin 
est.   » 

Considérons,  premièrement,  notre  ressem- 
blance avec  l'autel  consacré  ;  secondement,  le 
respect  que  nous  devons  avoir  de  notre  consé- 
cration. 

Je  ne  commencerai  pas  le  développement  de 
^  ces  deux  pensées,  mes  Frères,  sans  accomplir 
un  devoir  qui  s'impose  à  notre  piété  filiale. 

Eminentissime  Seigneur,  vous  avez  bien 
voulu  rehausser  l'éclat  de  la  fête  qui  nous 
réjouit  et  nous  édifie,  par  la  dignité  de  votre 
pourpre  et  la  sereine  majesté  de  vos  années  ; 
vous  l'avez  rendue  plus  touchante  par  l'aima- 
ble bonté  de  votre  cœur.  Recevez  nos  respec- 
tueuses et  affectueuses  actions  de  grâces,  et 
daignez  bénir  ma  parole,  afin  que  j'achève  dans 
les  âmes  le  bien  que  vous  y  avez  commencé. 


58  l'autel. 


Saint  Augustin  instruisant  ses  fidèles  d'Hip- 
pone  leur  disait  :  (c  Mes  Frères  bien-aimés, 
cliaque  fois  que  nous  célébrons  la  fête  d'un 
autel  ou  d'une  église,  si  nous  apportons  à 
cette  fête  une  religieuse  et  diligente  attention, 
nous  verrons  que  ce  qui  se  fait  dans  les  tem- 
ples construits  de  main  d'homme  se  complète 
en  notre  édification  spirituelle ^  »  L'Église,  en 
effet,  ne  sanctifie  les  autels  et  les  temples  que 
pour  les  rendre  dignes  de  la  majesté  du  Dieu 
qu'on  y  vénère  et  des  mystères  qu'on  y  célèbre. 
Mais,  bien  plus  intimement  que  les  autels  et 
les  temples,  notre  être  tout  entier  est  en 
rapport  avec  la  majesté  de  Dieu  et  les  saints 
mystères   par  lesquels   on  l'honore.  Chaque 


J .  Quotiescumque,  Fratres  carissimi,  altaris  vel  templi 
festivitatem  colimus,  si  fideliter  ac  diligenter  attendi- 
mus....  quidquid  in  templis  manufactis  agitur  totum  in 
nobis  ijpiritali  œdificatione  completur.  {Serm.  253,  de 
Temp.) 


l'autel.  59 

fois,  donc,  qu'un  chrétien  est  témoin  d'une 
consécration,  il  peut  et  doit  se  dire  :  Le  temple, 
c'est  moi  ;  l'autel,  c'est  moi. 

Oui,  chrétien,  l'autel,  c'est  toi;  toi,  d'abord, 
car  ta  consécration  a  précédé  celle  des  tom- 
beaux et  des  tables  destinés  à  recevoir  les 
oblations  et  les  sacrifices  de  la  loi  nouvelle. 
J'ai  eu  tort  d'appeler  l'autel  un  exemplaire  ; 
c'est  plutôt  un  mémorial  :  mémorial  des  sacre- 
ments augustes  par  lesquels  l'Église  nous 
purifie,  nous  sanctifie,  nous  unit  à  Dieu,  et 
consacre  à  son  culte  notre  âme,  notre  corps, 
notre  vie.  Comparez  :  vous  retrouverez  dans 
la  consécration  de  l'autel,  avec  leur  significa- 
tion profonde  et  leurs  religieuses  harmonies, 
tous  les  signes  sacrés  de  la  consécration  pro- 
gressive du  chrétien. 

L'autel  est  une  matière  que  l'Église  va 
chercher  dans  les  entrailles  du  monde  profane. 
Cette  matière  a  contracté  la  souillure  que  s'est 
infligée  le  roi  de  la  création  par  sa  révolte 
insensée  contre  la  volonté  de  Dieu.  Elle  a  été 
pénétrée,  comme  lui,  des  influences  maudites 
de  l'esprit  du  mal,  qui  envahit  toute  créature 
au  moment  où  l'homme  abdiqua  sa   royale 


60  l'autel. 

domination.  Il  faut  la  purifier.  C'est  pour  cela 
que  le  Pontife  bénit  l'eau  mêlée  de  cendres, 
de  sel  et  de  vin  :  eau  de  pénitence,  de  sagesse 
et  d'amour.  Avec  cette  eau,  il  trace  sur  le 
marbre  le  signe  de  la  croix  :  signe  du  sang 
répandu  pour  la  rédemption  de  toute  créature, 
fleuve  immense  dont  les  flots  ont  la  vertu  «  de 
purifier  la  terre,  les  mers,  le  ciel,  le  monde 
entier  :  Terra,  pontus^  astra,  mundus,  quo 
lavantur  flumine.  »  x\près  avoir  tracé  le  signe 
de  la  croix,  le  Pontife  demande  à  Dieu 
((  d'abreuver  de  l'abondance  de  sa  propre  sain- 
teté la  matière  impure  que  les  hommes  desti- 
nent au  sacrifice  céleste,  et  que  leur  travail  a 
polie  sans  la  purifier  :  Ut  lapidis  hujus  expoli- 
tam  materiam,  supernis  sacriflciis  irnhuen- 
davriy  ipsG  tuse  ditari  sanctiflcationis  uhertate 
prsecipias\  »  Ce  n'est  pas  assez  :  pendant  que 
le  chœur  chante  le  cantique  des  pénitents  et 
demande  au  Christ,  humilié  comme  l'hyssope, 
d'asperger  le  lieu  de  son  sacrifice  et  de  le 
laver  de  toute  souillure,  l'eau  sainte  ruisselle. 


L  Pontifical,  Oraison,  première  partie  de  la  Consé- 
cration. 


l'autel.  61 

jusqu'à  sept  fois,  sur  toutes  les  parois  de 
l'autel,  comme  pour  faire  pénétrer  dans  le 
moindre  de  ses  atomes  la  vertu  de  son  bap- 
tême \ 

Le  voilà  pur  ;   il  faut  le  sanctifier  encore. 
Cette  pierre  inerte  et  purement  passive  peut 
recevoir  les  bénédictions  de   Dieu  ;  mais  elle 
ne  peut  lui  rendre,  en  retour,  aucune  vertu. 
Il  lui  en  faut  cependant,  afin  que  s'unissent  au 
sacrifice  du  Dieu  qui  s'immole  les  sacrifices 
de  l'humanité.  Eh  bien,   ces  sacrifices  seront 
représentés  par  les  reliques  de  ceux   qui  ont 
combattu  le  bon  combat,  et  répandu  leur  sang 
pour  Jésus-Christ.  L'autel  qui  les  reçoit  ne 
fait  plus  qu'un  avec  eux,  et  devient  en  quelque 
sorte  leur  corps  très  saint.  Il  s'orne  de  leurs 
vertus  et  de  leurs  mérites,  afin  de  les  offrir  à 
l'adorable  Victime  qui  va  bientôt  renouveler  le 
sacrifice  du  Calvaire.   Cette  union  est  scellée 
et  consacrée  par  des  onctions  de  paix,  au  nom 
du   Père  et  du  Fils  et  de  l'Esprit-Saint,   et 
alors,  l'autel  est  si  pur,  si  vénérable,  si  sacré, 
qu'on  l'encense  et  qu'on  l'illumine  ^ 

1.  Pontifical,  Consécration,  première  partie. 

2.  Ibid.,  Consécration,  deuxième  partie. 


62  l'autel. 

Autel  !  autel!  n'es-tu  pas  assez  saiiu?  Non, 
non;  encore,  encore.  Les  mystères  que  je 
dois  porter  sont  si  grands,  si  augustes,  si 
redoutables  ! 

Après  l'huile  des  catéchumènes  et  le  saint- 
chrême,  après  les  onctions  qui  achèvent  mon 
baptême  S  encore  des  onctions!  «  0  Dieu, 
confirme  ce  que  tu  as  fait  en  moi  :  Confirma 
hoCyDeus,quodoperatusesinnobis.)yhePontiîe 
vient  d'invoquer  sur  moi  l'Esprit-Saint  :  «  Des- 
cendat,  quxsumus^  Domine  Deus  noster,  Spi- 
Titus  tuus  sanctus  super  hoc  altare  ;  pénètre- 
moi  davantage  de  ta  force;  unis,  par  une  der- 
nière onction,  ma  table  à  mes  fondements,  et 
consacre,  par  cette  union,  la  perpétuelle  stabi- 
lité de  ma  sainteté  ^   » 

C'est  fait  :  l'autel  est  saint.  Qu'on  le  pare  de 
sa  robe  virginale  ;  qu'on  le  couronne  de  ses 
luminaires,  ce  Accourez,  lévites,  entourez  l'autel 
du  Seigneur,  revêtez-le  de  ses  blanches  robes, 
et  faites  entendre  un  hymne  nouveau,  non 
plus  le  cantique  de  la  pénitence,  mais  le  joyeux 


1.  Pontifical,  Consécration  de  l'Autel,  troisième  partie, 

2.  Ibid.,  id.,  quatrième  partie. 


l'autel.  63 

alléluia  ;  car  le  Seigneur  est  admirable  dans 
ses  saints,  et  saint  en  toutes  ses  œuvres. 
Groupez-vous,  peuple,  autour  de  cette  nou- 
velle Sion  ;  embrassez-la  et  chantez  sur  ses 
tours:  Magnus  Dominus  et  laudahilis  nimis, 
le  Seigneur  est  grand  et  au-dessus  de  toutes 
louanges  ^  Venez,  prêtre  ;  il  est  temps  de  com- 
mencer l'action  sacro-sainte  que  tant  de  béné- 
dictions ont  préparée;  et  vous.  Seigneur 
Jésus,  consommez  par  les  mystères  de  votre 
présence  et  de  votre  sacrifice  la  consécration 
de  votre  autel. 

Chrétiens,  vous  avez  déjà  fait,  j'en  suis  sûr, 
l'application  de  ces  merveilleux  symboles,  et 
vous  vous  êtes  reconnus  dans  l'autel  sanctifié. 
Votre  baptême,  votre  confirmation,  votre 
gloire  et  vos  joies  eucharistiques,  tout  est  là. 
Plus  que  la  matière  profanée,  vous  aviez  reçu 
le  contre- coup  de  la  chute   de  votre  premier 

1.  Circumdate,  levitse,  altare  Domini  Dei;  vestite  ves- 
timentis  albis,  estote  et  vos  canentes  hymnum  novum 
dicentes,  alléluia.  Mirabilis  Deus  in  sanctis  suis,  et  sanc- 
tus  in  omnibus  operibus  suis.  Circumdate  Sion  et  com- 
pletimini  eam,narrate  in  turribus  ejus.  Magnus  Dominus 
et  laudabilis  nimis.  {Pontifical,  Consécration,  cinquième 
partie.) 


64  l'autel. 

père;  et  plus  qu'elle,  vous  aviez  besoin  d'une 
purification.  Morts  à  la  vie  surnaturelle,  il 
vous  fallait  recevoir  de  l'eau  et  de  l'Esprit- 
Saint  une  nouvelle  naissance  ^  afin  de  rentrer 
en  grâce  auprès  de  la  majesté  divine  outragée, 
et  de  renouer  avec  elle  vos  relations  brisées 
par  le  péché.  Enfants  impurs,  esclaves  de 
Satan,  l'eau  sainte  a  coulé  sur  vos  fronts,  et, 
du  même  coup,  le  sang  de  la  Rédemption  a 
inondé  vos  âmes  et  régénéré  tout  votre  être. 
Ce  ne  sont  pas  les  vertus  des  saints  qu'on  vous 
a  communiquées  pour  vous  rendre  dignes  de 
Dieu;  mais,  transformés  parla  grâce,  vous 
avez  été  remplis  de  vie  divine  et  pénétrés  de 
celui  qui  est  la  sainteté  même.  Cette  pénétra- 
tion, l'Église  l'a  exprimée  sur  vos  membres  par 
des  onctions,  et  vous  êtes  sortis  du  baptême 
ornés  de  toutes  les  saintes  habitudes  qui 
devaient  s'épanouir  plus  tard  dans  votre  vie 
chrétienne.  Un  sacrement  de  perfection  a 
achevé  votre  consécration.  Comme  l'autel, 
vous  avez  dit  :  Confirma,  hoc,  Deus,  quod  ope- 


1.  Nisi  quis  renatus  fuerit  ex  aqua  et  Spiritu  Sancto, 
non  potest  introire  in  regnum  Dei.  (Joan.,  cap.  m,  5.) 


L AUTEL.  65 

ratus  es  in  nobis  ;  et,  la  main  étendue  sur  vos 
têtes  humiliées,  le  Pontife  a  invoqué  l'Esprit- 
Saint:  Esprit  d'intelligence,  de  science,  de 
sagesse,  de  conseil,  de  force,  de  piété,  de 
crainte  de  Dieu,  dont  les  dons  complétaient 
vos  vertus  ;  onction  spirituelle  dont  la  péné- 
trante efficacité  et  la  plénitude  étaient  repré- 
sentées par  l'huile  embaumée  qu'on  étendait 
sur  vos  fronts.  Vous  étiez  alors  parés  des  dons 
de  Dieu,  de  vertus  agissantes  et  de  mérites 
acquis,  illuminés  de  toutes  les  splendeurs  de 
la  vie  chrétienne. 

La  présence  du  Christ  immolé  n'a  point 
manqué  à  la  consommation  de  votre  consécra- 
tion. Mais  quelle  différence  entre  l'autel  de 
pierre  et  l'autel  vivant  que  vous  êtes  !  L'autel 
touche  le  Christ  :  le  chrétien  l'embrasse  et  se 
l'incorpore  ;  l'autel  sert  de  trône  au  Christ  :  le 
chrétien  se  nourrit  de  sa  chair  et  de  son  sang  ; 
Tautel  est  honoré  de  la  majesté  du  Christ  :  le 
chrétien  est  pénétré  de  sa  vie  ;  l'autel  ne  répond 
à  l'immolation  du  Christ  que  par  les  mérites 
empruntés  de  l'immolation  des  saints:  le  chré- 
tien rend  à  la  divine  victime  sacrifice  d'amour 
pour  sacrifice  de  sang  ;  l'autel  reste  ce  qu'il  était 
II  5 


66  lVutel. 

quand  le  Christ  a  passé  :  le  chrétien  se  perfec- 
tionne en  unissant  sa  vie  à  celle  de  son  Ré- 
dempteur; l'autel,  pulvérisé  par  l'âge,  mêlera, 
un  jour  et  pour  jamais,  sa  cendre  oubliée  aux 
ruines  que  fait  le  temps  :  le  chrétien,  vaincu  par 
la  mort,  redemandera  à  la  poussière  des  tom- 
beaux les  éléments  de  sa  chair  sanctifiée  par 
les  embrassements  de  son  Dieu  et  préparée 
par  l'Eucharistie  aux  gloires  de  la  résur- 
rection. Oh!  que  saint  Augustin  a  bien  dit: 
«  Quidquid  in  templis  manufactis  agitur,  totura 
in  nobis  spiritali  sedificatione  impletur  :  Ce  qui 
se  fait  dans  les  temples  bâtis  de  main  d'homme 
est  imparfait  ;  tout  se  complète  en  notre  édifi- 
cation spirituelle.   » 

Chrétiens,  vous  êtes  des  autels  vivants,  des 
autels  consacrés,  les  premiers  autels  de  Dieu 
et  de  son  Christ.  Qu'avez-vous  fait  de  votre 
consécration  ? 


l'autel.  67 


II 


Si  j'interrogeais  le  marbre  docile  qui,  ce 
matin,  a  été  abreuvé  des  bénédictions  du  ciel, 
il  me  répondrait  :  — «  Tant  que  je  subsisterai,  je 
serai  fidèle  aux  grâces  que  j'ai  reçues.  Dieu 
m'a  communiqué  la  sainteté;  je  la  garderai 
fidèlement,  et  j'en  imposerai  le  respect  à  ceux 
qui  s'approcheront  de  moi.  Dieu  m'a  ordonné 
de  répandre  autour  de  moi  ses  dons  ;  je  n'en 
serai  point  avare.  Toujours  prêt  à  recevoir,  je 
serai  toujours  prêt  à  donner.  Le  fardeau  des 
biens  célestes  ne  me  fera  jamais  ployer  ;  et  les 
hommes  de  bonne  volonté  n'auront  jamais  à 
me  reprocher  de  les  retenir.  Il  se  peut  que  je 
sois  profané;  mais,  de  toute  la  force  que  j'ai 
reçue  de  la  nature  et  de  ma  consécration,  je 
résisterai  aux  profanateurs.  Qu'ils  ne  me 
croient  pas  une  matière  impuissante  qu'on 
peut  souiller  et  briser  impunément-  Pendant 
que  leurs  mains  scélérates  me  feront  voler  en 
éclats,  de  ces  éclats  sortiront  des  foudres  invi- 


68  l'autel. 

sibles  qui  iront  frapper  leur  âme  impie  et  la 
marqueront  du  signe  de  la  malédiction.  Exé- 
crés des  hommes  à  cause  de  leurs  sinistres 
exploits,  retranchés  de  la  communion  des 
chrétiens,  ils  marcheront,  courbés  sous  le 
poids  de  l'anathème,  au  honteux  et  éternel 
supplice  que  Dieu  réserve  aux  sacrilèges.  Et 
moi,  je  n'aurai  point  perdu  tout  l'honneur  de 
ma  consécration.  Des  mains  pieuses  recueille- 
ront mes  tristes  débris,  et  les  hommes  de  foi 
les  baiseront  avec  respect.  » 

Vous  avez  entendu,  chrétiens!  Autels  vi- 
vants, vous  devriez  parler  comme  l'autel  de 
pierre.  Le  pouvez-vous?  Allons,  répondez- 
moi  :  Qu'avez-vous  fait  de  votre  consécration  ? 

Pour  l'honneur  de  l'Église,  il  y  a  encore, 
surtout  dans  les  contrées  où  se  sont  conser- 
vées les  habitudes  chrétiennes,  un  certain 
nombre  d'âmes  innocentes  qui  gardent  long- 
temps les  grâces  de  leur  consécration,  et  cé- 
lèbrent avec  joie  le  mystère  de  leur  union  avec 
le  Christ  immolé,  lui  rendant  fidèlement  sa- 
crifice pour  sacrifice.  Près  de  ces  autels 
vierges,  j'en  vois  d'autres  plus  nombreux,  que 
le  péché  souille  aujourd'hui,  et  que  la  péni- 


l'autel.  t)9 

tence   réconciliera  demain.  Mais,  après  cela, 
combien  d'autels  depuis  longtemps   violés  et 
profanés!  —  Horreur!   la  profanation  n'est 
pas  venue  du  dehors;  l'autel  s'est  profané  lui- 
même.  Si   Dieu  permettait  à  nos  regards  de 
pénétrer  jusqu'en  ces  profondeurs  humaines 
que  les  sacrements  ont  sanctifiées,  que  verrions- 
nous  chez  la  plupart  d'entre  vous,  chrétiens  ? 
Nous  verrions  les  signes  de  votre  consécra- 
tion, les  caractères  augustes  qui  attestent  que 
vous  appartenez  à  Dieu  et  que  vous  êtes  des- 
tinés à  son   culte.    Ces  caractères,  quoi  que 
vous  fassiez,  vous  ne  les  effacerez  pas.  Dieu 
veut    qu'ils    subsistent    éternellement,    pour 
mieux  faire  ressortir  le   sacrilège  dont  vous 
vous  êtes  rendus  coupables  en  faisant  de  vos 
âmes   des  autels  nus  et  vides.   Où  sont  les 
lumières  de  la  foi?...   Eteintes.  Où  sont  les 
ornements  de  la  grâce  et  des  vertus?. . .  Enlevés. 
Sur  ces  tables   dépouillées  on  ne  voit  plus 
monter  au  ciel  l'encens  de  la  prière  ;  on  ne 
voit  plus    descendre   la  sainte    victime,    ni 
s'échanger  les  sacrifices.   Le  souffle  glacé  de 
l'indifférence  et  de  l'oubli  a  passé  par  là.  Plus 
rien  !  Plus  rien!  Plus  rien  !... 


70  l'autel. 

Je  me  trompe,  il  y  a  quelque  chose  :  un 
monstrueux  renversement  de  religion  qui  met 
des  idoles  à  l'endroit  même  que  Dieu 
avait  consacré  au  culte  de  sa  très  sainte  Ma- 
jesté, et,  autour  de  ces  idoles,  d'abominables 
adorations,  de  plus  abominables  sacrifices. 
Osez  donc  dire,  chrétiens,  que  vous  n'avez 
pas  d'idoles;  moi,  j'oserai  dire  que  vous  men- 
tez. Je  les  vois,  fîères  du  culte  que  vous  leur 
rendez;  j'entends  leurs  voix  tyranniques  vous 
demander  le  sacrifice  de  vos  biens  les  plus 
chers  :  sacrifice  de  votre  foi,  de  vos  éternelles 
espérances,  de  vos  affections  légitimes,  de  vos 
vertus,  de  vos  bons  instincts,  de  votre  repos, 
de  votre  santé,  de  votre  vie.  Encore,  encore, 
disent-elles,  à  mesure  que  vous  les  contentez. 
Apporte  toujours  :  affer,  affer. 

Toi,  c'est  Torgueil  et  l'ambition  que  tu  as 
mis  à  la  place  de  Dieu,  et,  pour  les  satisfaire, 
tu  t'efforces  d'oublier  les  principes  de  ta  reli- 
gieuse éducation.  Si  tu  ne  peux  les  oublier,  tu 
les  déguises  pour  flatter  les  misérables  qui 
promettent  de  t'ouvrir  le  chemin  des  hon- 
neurs. Humilié  devant  le  peuple  que  tu  trom- 


l'autel.  71 

pes,  tu  t'avilis   devant  les  pouvoirs  dont  tu 
espères  les  caresses  :  voilà  ta  religion. 

Toi,  c'est  la  richesse  que  tu  adores;  c'est  à 
Mammon  que  tu  sacrifies  la  paix  de  tes  jours, 
le  repos  de  tes  nuits,  tout  sentiment  de  misé- 
ricorde, d'humanité,  de  justice,  et  jusqu'aux 
derniers  restes  de  ton  honnêteté. 

Toi,  c'est  la  chair  que  tu  as  fait  monter  sur 
ton  autel  ;  et  cette  divinité  féroce  dévore  ton 
cœur  prostitué  à  des  amours  infâmes,  la  sub- 
stance des  tiens  qui  te  sert  à  payer  ces  amours, 
l'honneur  de  ta  famille,  tes  sens  usés  par 
l'abus  des  plaisirs,  ta  vie  prématurément  flé- 
trie et  pleine  de  honteuses  douleurs. 

Ah!  Seigneur!  j'ai  vu  l'abomination  delà 
désolation  sur  vos  autels  vivants  !  C'est  quel- 
que chose  de  semblable  à  ces  spectacles  sacri- 
lèges, que  donna  naguère  la  néfaste  révolution 
qui  profana  vos  temples  de  pierre,  alors  que, 
sur  les  autels  dépouillés,  on  vit  trôner  la  rai- 
son représentée  par  des  femmes  perdues,  et 
des  adorateurs  lascifs  offrir  leurs  hommages 
à  ces  divinités  officielles. 

Ne  vous  révoltez  pas,  mes  Frères,  de  cette 
comparaison;  elle  n'est  que  trop  justifiée  par 


72  l'autel. 

l'impiété  d'une  foule  de  chrétiens  oublieux  de 
leur  consécration.  Faut-il  maudire  ces  autels 
si  indignement  soustraits  à  leur  sublime  desti- 
nation ?  —  Dieu  m'en  garde.  Leur  consécra- 
tion, longtemps  outragée,  n'a  pas  perdu  sa 
divine  vertu,  tant  qu'ils  peuvent  se  réconcilier 
avec  nos  saints  mystères.  Pécheurs,  «  voici  pour 
vous  le  temps  favorable,  le  jour  du  salut  :  ecce 
nunc  tempus  acceptahile,  ecce  nunc  dies  salu- 
tis  !  »  Tournez- vous  vers  cet  autel,  tout  humide 
encore  de  Teau  sainte  et  de  l'huile  de  sa  con- 
sécration, et  apprenez  de  lui  le  respect  de 
vous-mêmes.  Qu'il  vous  soit  un  exemplaire,  ou 
plutôt  un  mémorial  de  ce  que  vous  devez  être 
pour  Dieu. 

Le  Pontife  chantait  ce  matin  :  (c  Dieu  saint, 
tout-puissant,  éternel  et  clément,  nous  te  bé- 
nissons, et  nous  demandons  que  cet  autel  soit 
pour  toi  comme  celui  que  le  juste  Abel,  pré- 
curseur de  la  passion,  consacra  par  son  sang  ; 
comme  celui  que  te  dédia  notre  père  Abraham, 
et  sur  lequel  le  grand-prêtre  Melchisédech 
préluda  au  sacrifice  triomphal  de  la  loi  nou- 
velle ;  comme  celui  sur  lequel  le  père  des 
croyants  plaça  son    fils  Isaac,  figure  de  ton 


l'autel.  73 

doux  Fils,  agneau  immolé  pour  le  salut  du 
monde  ;  comme  l'autel  d'abondance  qu'Isaac 
consacra  près  du  puits,  symbole  de  ta  pro- 
fonde vérité;  comme  la  pierre  où  Jacob  appuya 
sa  tête,  et  d'où  il  vit,  en  son  sommeil  prophé- 
tique, l'échelle  mystérieuse  que  gravissaient 
les  anges  ;  comme  l'autel  que  Moïse,  après 
l'avoir  purifié  pendant  sept  jours,  appela  le 
saint  des  saints  ^  » 

Que  signifie  cette  prière,  chrétiens?  Que 
veulent  dire  ces  comparaisons?  Elles  veulent 
dire  que  vous,  qui  êtes,  plus  que  la  pierre 
sanctifiée  par  les  bénédictions  de  l'Eglise,  les 
autels  de  la  loi  nouvelle,  vous  résumez  en 
votre  consécration  ce  qu'il  y  a  de  plus  saint 
dans  la  suite  des  âges  religieux  qui  ont  pré- 
cédé l'ère  de  grâce  inaugurée  par  le  Christ  ; 
que  tout  ce  qui  n'était  que  figure  dans  les 
autels  de  l'ancienne  loi  est  en  vous  une 
sublime  réalité  ;  que,  par  conséquent,  vous 
vous  devez  le  respect  pratique  de  vous-mêmes, 
lequel     consiste  non  seulement  à  éviter  les 


1.  Pontifical,  Préface  de  la  Consécration  de  l'Autel, 
dernière  partie. 


74  l'autel. 

souillures  et  les  profanations  du  péché,  mais 
à  vous  élever  par  la  pureté  de  vos  mœurs,  la 
splendeur  de  vos  vertus,  la  sainteté  de  vos 
oeuvres,  la  ferveur  de  votre  amour,  la  généro- 
sité de  vos  sacrifices,  jusqu'à  la  hauteur  des 
mystères  dont  vous  êtes  le  suprême  rendez- 
vous,  et  du  Dieu  incarné  qui  daigne  s'appro- 
cher de  vous,  entrer  dans  vos  âmes,  leur 
communiquer  la  vertu  de  sa  passion,  et  les 
provoquer  à  de  nobles  et  saints  retours.  SU 
ergo  in  hoc  altari  innocentix  cultus  :  Autels 
vivants,  soyez  donc  voués  au  culte  de  l'inno- 
cence ;  immoletur  superhia^  que  sur  vous  la 
superbe  soit  immolée  ;  ivRCundia,  juguletur, 
que  la  colère  soit  égorgée  ;  luxuria,  omnisque 
libido  feriatur,  que  la  luxure  et  toute  passion 
soient  frappées  sans  pitié  ;  offeratur  sacrifi- 
dura  castitsitis  et..,  innocentiœj  chrétiens,  que 
votre  vie  soit  un  perpétuel  sacrifice  de  chasteté 
et  d'innocence  ^ 

Voilà,  mes  Frères,  les  leçons  qui  nous  sont 
données  par  le  marbre  consacré;  mais  nous 


1.  Pontifical,  Préface  de  la  Consécration  d'un  Autel, 
dernière  partie. 


L  AUTEL.  /O 

avons  encore  quelque  chose  à  lui  demander. 
Ce  n'est  pas  pour  lui-même  qu'il  a  été  abreuvé 
des  dons  de  Dieu  :  c'est  pour  nous.  L'Eglise 
nous  y  promet,  avec  la  vertu  des  sacrements, 
la  réalisation  de  nos  désirs  :  ut  hic  sacramen- 
torum  virtus  et  votorum  obtineatur  effectus^. 
Autel,  écoute  donc  nos  vœux  et  répands  les 
grâces  dont  tu  as  été  comblé.  Répands-les  sur 
l'illustre  et  vénéré  Pontife  qui  t'a  consacré  ; 
confirme  en  lui  les  dons  qu'il  a  reçus  de  Dieu  : 
la  foi  vive,  la  paternelle  douceur,  la  prudence 
du  gouvernement,  la  sagesse  du  conseil,  la 
noblesse  du  caractère  ;  et  ajoute  de  longues 
années  à  celles  dont  il  porte  si  vaillamment 
le  fardeau.  Répands  tes  grâces  sur  le  pasteur 
de  cette  paroisse,  à  qui  tu  dois  ta  splendeur  ; 
que  le  zèle  de  la  maison  de  Dieu  dévore  long- 
temps son  âme  si  vraiment  sacerdotale,  et  qu'il 
trouve  dans  tous  les  cœurs  qu'il  sollicite  un 
écho  à  son  inépuisable  charité.  Répands  tes 
grâces  sur  tous  les  fidèles  pour  qui  tu  es  un 
centre  religieux,  afin  que,  correspondant  eux- 


1.  Pontifical,  dernière  Oraison  delà  Consécration  d'un 
Autel. 


76  l'autel. 

mêmes  aux  grâces  de  leur  consécration  ter- 
restre, ils  méritent  d'être  un  jour  éternelle- 
ment consacrés  par  la  gloire  et  la  béatitude 
des  cieux.  Ainsi  soit-il. 


L'ORGUE 


L'ORGUE 

Discours  prononcé  en  l'église  Saint-Godard  de  Rouen, 

le  8  mai  1884, 
pour  l'inauguration  du  grand  orgue. 


Laudate  Dominum  ...in  organo . 
(PSALM.  CL.) 


Mes  Frères, 

Vous  n'êtes  point  conviés,  dans  cette  église, 
à  une  fête  profane  qui  n'aurait  d'attrait  que 
pour  vos  sens;  votre  pasteur  veut  que  la  solen- 
nité de  ce  jour  profite  à  vos  âmes.  Voilà  pour- 
quoi je  suis  chargé,  humble  ouvrier  de  la 
parole  sainte,  de  mêler  aux  flots  d'harmonie, 
que  vous  prodiguent  des  artistes  éminents, 
quelques  mots  d'édification.  Je  les  demanderai 
au  bel  instrument  que  nous  inaugurons  au- 
jourd'hui.   Il  est    destiné    à    nous    instruire 


80  l'orgue. 

autant  qu'à  nous  charmer;  car  l'Église  sanc- 
tifie les  lieux  et  les  objets  qu'elle  consacre  au 
culte  divin;  leurs  services  sont  pour  nous  de 
pieuses  et  salutaires  leçons.  Tout  parle  dans 
nos  temples  :  leur  élévation,  leur  profondeur, 
leurs  murs  bénis,  leurs  fières  colonnes,  le 
sanctuaire,  le  tabernacle,  l'autel,  les  ornements 
des  prêtres  et  des  lévites,  la  table  de  commu- 
nion, les  confessionnaux,  la  croix,  les  images, 
les  lumières,  [les  fleurs.  L'orgue  aussi  a  son 
langage;  je  vous  prie  de  l'écouter. 


Le  monde  est  un  vaste  temple  ;  Dieu  l'a  créé 
pour  que  sa  gloire  y  fût  chantée.  Et,  de  fait, 
l'ensemble  des  créatures  est  une  musique 
immense  dont  les  phrases  infinies  se  croisent, 
s'entremêlent  sans  se  confondre,  soumises 
aux  lois  du  nombre,  enchaînées  par  des  ryth- 
mes savants,  douées  d'une  admirable  variété 
d'expression.  Harmonies  de  la  fixité  et  du 
progrès,  des  ressemblances  et  des  contrastes. 


l'orgue.  81 

des  densités  et  des  rayonnements,  de  la  lumière 
et  des  ombres,  des  lignes  efc  des  couleurs,  des 
mouvements  et  des  sons,  tout  y  est,  tout  pé- 
nètre jusqu'à  l'intime  de  nos  âmes  par  la  porte 
des  sens.  On  ne  saurait  dire  lequel  est  le  plus 
charmé;  mais,  à  coup  sûr,  l'oreille  reçoit  sa 
large  part  de  la  musique  de  la  nature.  Nous 
n'entendons  pas  encore  les  sons  profonds  que 
rendent  les  sphères  conduites  par  une  main 
invisible  sur  les  cordes  de  leurs  ellipses,  ni  le 
concert  de  leurs  mouvements  variés,  où  les 
dissonances  et  les  retards  harmoniques  relè- 
vent la  beauté  de  l'accord.  Cette  sensation  est 
réservée,  sans  doute,  à  notre  nature  trans- 
figurée par  la  résurrection,  et  nous  révélera 
le  sens  complet  de  cette  parole  du  prophète  : 
«  Les  cieux  racontent  la  gloire  de  Dieu  :  Cœli 
enarvEint  gloriam  DeL  »  Mais  à  notre  portée, 
déjà,  que  de  voix  diverses  capables  d'émouvoir 
notre  âme,  de  l'attendrir,  de  l'étonner,  de  la 
terrifier,  de  la  ravir,  de  la  transporter  de  la 
sphère  étroite  qu'elle  habite  dans  les  régions 
sans  rivages  de  l'idéal  et  de  l'infini  !  Voix  des 
nuages,  voix  des  montagnes,  voix  des  vallées, 
voix  des  plaines,  voix  des  déserts,  voix  des 

6 


82  l'orgue. 

forêts,  voix  des  torrents,  des  ruisseaux,  des 
fleuves  et  des  mers,  voix  des  vivants,  vous 
chantez  un  hymne  dont  les  strophes,  tour  à 
tour  grandioses  et  gracieuses,  ravissent  nos 
âmes  sans  que  nous  en  puissions  bien  entendre 
tout  le  sens,  ni  comprendre  la  secrète  har- 
monie. Je  prête  l'oreille  aux  grondements  de 
la  foudre,  aux  bruits  des  cataractes  qui  tom- 
bent du  ciel  en  pleurs,  à  la  chute  des  avalan- 
ches et  des  torrents,  aux  rumeurs  du  vent  qui 
fait  chanter,  comme  les  cordes  d'une  lyre 
aérienne,  les  branches  des  grands  arbres,  au 
bruissement  des  eaux  qui  cheminent  lentement 
en  caressant  leurs  rives,  aux  mugissements 
des  flots  courroucés  qui  se  brisent  sur  les 
roches  altières,  à  ces  vagues  soupirs  de  géant 
endormi  que  l'on  entend  sortir  de  profondeurs 
d'une  mer  tranquille,  aux  cris  joyeux,  aux 
vives  et  douces  chansons,  aux  suaves  mélo- 
dies, aux  bourdonnements,  aux  murmures 
des  êtres  vivants  qui,  de  la  plaine,  de  l'air, 
des  arbres,  des  brins  d'herbe,  saluent  l'aube 
naissante  et  le  jour  qui  s'en  va;  je  tremble, 
j'admire,  je  rêve,  je  m'attendris,  je  pleure,  je 
m'épanouis.  Et  pourtant  il  y  a  là  des  nombres 


l'orgue.  83 

et  des  relations  qui  m'échappent;  je  ne  puis 
dire  comment  ces  sons,  ces  bruits  et  ces  voix 
s'accordent  ensemble  pour  toucher  mon  âme  ; 
mais  qu'importe,  j'ai  entendu  le  grand  orgue 
de  la  nature. 

L'homme  y  tient  sa  partie,  mes  Frères,  la 
plus  noble  et  la  plus  expressive;  ou,  plutôt, 
l'homme  domine  par  son  chant,  le  chant  de  la 
création.  Il  a  ses  sons,  ses  nombres,  ses 
rythmes,  ses  mouvements,  ses  mesures,  ses 
expressions.  Ce  ne  sont  point  de  pures  imita- 
tions de  la  musique  du  monde,  c'est  sa  créa- 
tion, sa  musique  à  lui,  marquée  du  sceau  de 
sa  science,  pénétrée  de  ses  sentiments  et  de 
ses  passions,  exprimant  ses  aspirations.  Dans 
l'ensemble  des  admirables  règles  qui  gouver- 
nent les  voix  de  l'univers,  il  a  choisi  celles  qui 
pouvaient  s'adapter  à  son  organe  sonore  et 
flexible.  La  mesure  et  l'accent  ont  d'abord 
assoupli  et  fait  chanter  son  langage  :  c'est  la 
poésie,  première  musique  de  l'humanité, 
racontant  aux  générations  antiques  leurs 
grandes  et  religieuses  traditions.  Mais  l'accent 
n'offre  à  la  voix  humaine  qu'un  champ  d'into- 
nations limité,  dont  elle  se  sent  pressée  de 


84  l'orgue. 

sortir.  L'homme  gravit,  peu  à  peu,  réchelle 
des  sons,  détermine  les  stations  où  sa  voix 
peut  se  prononcer  sans  offenser  Toreille, 
règle  les  intervalles,  phrase  les  notes,  étudie 
la  construction  et  les  renversements  de  l'ac- 
cord, apprécie  les  effets  variés  des  conson- 
nances  et  des  dissonances,  combine  les 
mouvements  des  parties  qui  chantent  ensem- 
ble, rythme,  mesure,  nuance,  crée  enfm  un 
langage  nouveau  ;  pour  l'oreille,  sorte  de 
peinture  où  la  mélodie  représente  le  trait  et  le 
dessin, — l'harmonie,  les  perspectives,  les  cou- 
leurs, les  ombres,  les  lointains  et  les  con- 
trastes . 

A  l'aide  de  ce  langage,  l'homme  peut  ex- 
primer, non  l'idée  pure,  mais  les  sentiments 
les  plus  forts  et  les  plus  tendres  :  la  joie,  l'ad- 
miration., l'enthousiasme,  la  terreur,  la  tris- 
tesse profonde,  la  douce  mélancolie,  l'espé- 
rance, l'amour.  S'il  l'applique  au  culte  de 
Dieu,  il  adore,  il  rend  grâces,  il  implore,  il 
affirme  sa  foi,  livre  son  cœur  et  fait  pleurer  sa 
misère.  Pas  n'est  besoin  que  d'autres  voix  se 
mêlent  à  la  sienne.  Qu'elle  chante  seule  ou 
qu'elle  éclate  en  chœurs  harmonieux,   la  voix 


l'orgue.  85 

humaine  se  suffit  et  est  digne  de  célébrer  la 
gloire  de  celui  qui  veut  être  béni  par  toute 
créature. 

Cependant,  mes  Frères,  l'homme  a  depuis 
longtemps  cherché,  hors  de  lui-même,  des  se- 
cours pour  sa  voix.  Il  a  emprunté  à  la  nature 
ses  timbres,  pour  reposer,  exciter,  soutenir, 
renforcer  son  timbre  magnifique.  Aux  vibra- 
tions indécises  des  corps  il  a  imposé  les  lois 
qui  règlent  son  organe,  et,  par  le  double  con- 
cours de  la  science  et  de  l'art,  il  a  obtenu 
de  faire  chanter  avec  lui  la  matière  inerte, 
dont  les  sonorités  vagues  se  perdaient  dans  le 
concert  de  l'univers. 

L'antiquité  musicale  n'a  point  ignoré  le  mé- 
lange harmonieux  des  instruments  et  des 
voix.  Un  des  plus  puissants  et  des  plus  zélés 
organisateurs  du  culte  divin,  le  saint  roi  David, 
avait  réuni,  sous  la  conduite  de  précenteurs 
habiles,  des  milliers  de  lévites  qui,  devant  le 
tabernacle,  et,  plus  tard,  dans  les  parvis  du 
temple,  chantaient  la  gloire  et  les  bienfaits  de 
Jéhova,  l'histoire,  les  combats,  les  infortunes 
et  les  espérances  d'Israël.  Les  psaltérions  et 
les  cythares,  les  flûtes  et  les  hautbois,  les  tym- 


SQ  l'orgue. 

baies  et  les  trompettes  sacrées  accompagnaient 
ces  chœurs  magnifiques,  que  le  peuple  écou- 
tait avec  ravissement.  Lui-même,  emporté  par 
le  torrent  de  la  musique  sainte,  mêlait  sa 
grande  voix  aux  hymnes  royales  et  prophé- 
tiques dont  il  répétait  les  refrains  :  Amen  ! 
Alléluia  !  Laudate  !  Quoniam  in  sseculum  ml- 
sericordia  ejus  !  Il  y  avait  des  moments  d'indi- 
cible ivresse,  tout  à  coup  interrompus  par  ce 
cri  des  précenteurs  :  Silence  !  —  Et  les  voix  se 
taisaient,  et  les  âmes  recueillies,  doucement  ber-, 
cées  par  les  sons  des  instruments  sacrés,  mon- 
taient, montaient  vers  Dieu,  avec  la  fumée  des 
sacrifices,  les  vapeurs  de  l'encens  et  les  vagues 
de  l'harmonie.  On  comprend  les  tristesses 
d'Israël  captif  au  souvenir  de  ces  belles  fêtes, 
et  pourquoi  il  suspendait  ses  harpes  muettes 
aux  saules  des  rivages  babyloniens ,  plutôt 
que  de  chanter  des  hymnes  dont  la  musique 
impuissante  et  déshonorée  eût  déchiré  son 
cœur. 

Israël  n'est  plus,  mes  Frères  ;  mais  la  famille 
religieuse,  qui  a  pris  sa  place  sous  l'amou- 
reuse conduite  de  la  Providence,  est  appelée  à 
chanter  des  faits  bien  autrement  grands  que 


L  ORGUE. 


87 


ceux  qui  faisaient  battre  le  cœur  des  enfants 
de  Jacob,  et  à  exprimer  des  sentiments  bien 
autrement  nobles  et  profonds  que  ceux  qu'ex- 
primait la  musique  de  l'ancien  temple.  Le 
temps  des  espérances  est  passé  ;  nous  embras- 
sons la  réalité  promise.  Nous  croyons  et  nous 
confessons  l'étrange  et  sublime  épopée  du 
Verbe  incarné,  qui  se  cachait  jadis  sous  le 
voile  des  figures  :  nous  sommes  baignés  dans 
les  flots  de  son  sang  répandu  pour  le  salut  du 
monde,  pénétrés  de  ses  bienfaits,  continuel- 
lement en  présence  de  sa  personne  adorable, 
réellement  et  substantiellement  contenue  dans 
le  sacrement  de  l'autel,  invités  à  nous  nourrir 
de  sa  chair,  après  avoir  reçu  de  lui  une  vie 
nouvelle,  l'inscription  de  son  caractère,  les 
dons  de  son  Esprit-Saint  et  les  pardons  de  son 
amour  ;  nous  vivons  sous  la  protection  de  sa 
mère  et  de  ses  saints,  constamment  provoqués 
par  leurs  exemples  à  la  plus  haute  perfection  ; 
nous  avons  la  promesse  de  partager  un  jour 
son  héritage  éternel.  Quels  Credo  pour  con- 
fesser notre  foi!  Quels  Alléluia  pour  chanter 
notre  admiration,  notre  reconnaissance  et  notre 
amour  !  Quels  Miserere  pour  nous  anéantir, 


88  l'orgue. 

pauvres  pécheurs,  devant  tant  de  grandeur  et 
tant  débouté!  Quels  hymnes,  quels  psaumes 
pour  mettre  nos  sentiments  en  harmonie  avec 
les  mystères  de  notre  vocation,  de  notre  vie,  de 
nosdestinées  chrétiennes  !  Rien  que  la  musique 
céleste,  conduite  par  le  divin  précenteur,  le 
Verbe  fait  chair,  n'est  digne  de  célébrer  la 
gloire  du  Dieu  des  chrétiens. 

Cependant,  l'Église  n'a  pas  renoncé  à  faire, 
ici-bas,  un  essai  des  cantiques  qu'elle  doit 
chanter  au  ciel.  Dès  son  origine,  à  l'époque 
où  elle  était  obligée  de  cacher  ses  mystères 
sous  les  sombres  voûtes  des  catacombes,  elle 
mêlait  timidement  ses  chants  à  ses  prières. 
Peu  à  peu  sa  voix  s'est  affermie,  et,  quand  il 
lui  fut  permis  de  la  faire  entendre  en  des 
temples  respectés,  elle  créa  son  chant  litur- 
gique, musique  grave  et  sévère,  dont  la 
tonalité,  les  modulations  et  le  rythme  se 
distinguent  des  tonalités,  des  modulations  et 
du  rythme  profanes,  comme  les  temples  des 
édifices  vulgaires.  Sans  i^épudier  le  concours 
d'un  art  trop  souvent  prodigué  à  des  plaisirs 
sensuels,  mais  qu'elle  peut  sanctifier,  l'Eglise 
tient  à  son  chant,  parce  qu'il  demeure  la  plus 


l'orgue.  89 

sincère   et  la  plus   touchante   expression  du 
sentiment  religieux. 

L'Église  chante,  et,  conformément  aux 
traditions  sacrées,  elle  invite  la  nature  à  join- 
dre ses  voix  aux  voix  humaines  pour  grandir 
le  concert  de  la  famille  chrétienne.  Comme 
elle  a  son  chant  propre,  elle  a  ses  instruments 
à  elle,  instruments  déplacés  et  mal  à  l'aise, 
partout  ailleurs  que  dans  ses  temples.  Au 
dehors,  c'est  la  cloche  dont  les  timbres  fondus 
ensemble  et  diversement  ébranlés  murmurent, 
autour  d'une  note  principale,  comme  une 
infinité  de  sons  ressemblant  aux  rumeurs 
qu'on  entendrait  sortir  de  la  nature,  si  l'on 
pouvait  se  placer  à  une  hauteur  d'où  on  les 
percevrait  comme  un  seul  bruit;  la  cloche, 
voix  tour  à  tour  joyeuse  et  plaintive,  se  répan- 
dant autour  du  temple,  pour  y  convier  les 
fidèles  qu'il  attend.  Au  dedans,  c'est  l'orgue. 
Je  dis  l'orgue,  mes  Frères,  car  il  est  bien 
entendu  que  nous  ne  tenons  pas  compte  de 
ces  monstres  de  cuivre  qui  ont  fait  invasion 
dans  les  chœurs  de  nos  églises,  et  qui,  bien 
loin  de  soutenir  et  de  soulager  les  voix,  les 
excitent  à  des  mugissements  désespérés.  Je  ne 


90  l'orgue. 

hais  pas  ces  honnêtes  instruments  et  ne  leur 
veux  aucun  mal  ;  je  me  contente  de  souhaiter 
que  leurs  mœurs  s'adoucissent,  jusqu'à  ce 
que  l'orgue  les  ait  remplacés  partout.  Instru- 
ment multiple,  dont  les  sons  distincts  se  pro- 
duisent et  se  marient  selon  les  lois  cjue 
l'homme  a  extraites  de  la  musique  universelle, 
pour  les  appliquer  à  son  chant,  l'orgue  était 
informe,  maigre,  monotone  à  ses  commence- 
ments ;  il  a  suivi  les  progrès  de  notre  archi- 
tecture religieuse,  et,  à  l'époque  où  le  génie 
chrétien  anima  la  pierre,  l'épanouit  en  fleurs, 
la  fît  monter  vers  le  ciel,  svelte,  robuste  et 
fière  comme  les  grands  arbres  des  forêts,  à 
l'époque  où  nos  cathédrales  imitèrent  ces  tem- 
ples de  verdure  que  la  nature  remplit  de  si 
profondes  et  de  si  douces  voix,  l'orgue  y 
entra,  vaste,  puissant,  riche  de  sons  et  d'har- 
monie, chargé  par  l'Église  de  représenter, 
au  culte  divin,  la  musique  du  monde  soumise 
à  nos  lois.  Il  ravissait  les  pieuses  générations 
du  moyen  âge;  mais,  depuis,  quels  admirables 
perfectionnements  lui  ont  assuré  sur  tous  les 
instruments  une  incontestable  royauté.  Merci 
au  travail  intelligent,    je    dirai    presque   au 


l'orgue.  91 

génie,  des  artistes  qui  lui  ont  fait  cette  gloire. 
L'orgue  est  debout  entre  le  ciel,  dont  il 
semble  attendre  les  inspirations,  et  la  terre 
qu'il  va  faire  chanter.  Aucun  instrument  n'a 
son  aspect  imposant  ;  aucun  ne  l'égale  en 
étendue,  en  éclat,  en  puissance.  Une  multitude 
de  voix  sortent  l'une  après  l'autre,  ou  toutes 
ensemble,  de  son  vaste  sein.  On  n'y  entend 
point  ces  sons  qui  se  passionnent  sous  les 
mains  frémissantes  de  l'artiste  et  enfièvrent 
les  sens;  car  il  faut  que  l'âme  tranquille  se 
dégage  de  son  enveloppe  charnelle,  pour 
monter  vers  Dieu  par  la  prière.  Mais  que  de 
bruits  mystérieux,  que  de  voix  fortes,  tendres, 
solennelles  et  charmantes  !  Sourds  gronde- 
ments de  l'orage,  mugissements  de  la  tempête, 
profonds  soupirs  des  âmes  en  peine,  accents 
guerriers,  mélodies  tremblantes  de  la  pasto- 
rale, cantiques  célestes,  écho  lointain  des 
chœurs  angéliques,  voix  humaines,  timbre 
frais,  notes  perlées,  chansons  pétillantes  des 
oiseaux,  j'entends  tout  cela  ;  j'entends  jus- 
qu'aux bruits  vagues  et  indécis  de  la  nature, 
représentés  par  des  dissonances  fixes  qui 
accompagnent  timidement  le  son  normal  et  se 


92  l'orgue. 

laissent  absorber  par  lui.  Toutes  ces  richesses 
chantantes  sont  sous  les  mains  d'un  seul 
homme,  dont  l'âme  passe  en  chaque  jeu  qui 
s'ouvre  pour  recevoir  ses  inspirations. 

Orchestre  sacré,  je  voudrais  que  l'on  écrivit 
sur  ton  frontispice  ces  paroles  du  poète  : 

«  Oui  mens  divinior,  atque  os 
Magna  sonaturum....  » 

«  Là,  il  y  a  une  âme  divine  et  une  bouche 
qui  va  dire  de  grandes  choses.  » 

Entendez-vous,  Messieurs  les  artistes  ?  — 
L'orgue  n'est  point  fait  pour  cette  musique 
frivole  qui  trouble  le  recueillement  et  emporte 
l'âme,  dans  un  torrent  de  distractions  vul- 
gaires, loin  du  Dieu  qu'elle  est  venue  adorer  ; 
l'orgue  ne  se  prête  pas  à  ces  compositions 
sensuelles,  énervantes,  presque  lascives,  qui 
s'emparent  de  la  partie  inférieure  de  l'être 
humain  et  éveillent  en  elle  des  passions  qu'il 
faut  laisser  dormir  en  présence  du  tabernacle  ; 
l'orgue  répugne  à  ces  harmonies  tourmentées, 
dont  les  tours  de  force  cherchent  à  surprendre 
l'attention,  à  produire  l'étonnement  et  à 
donner  en   spectacle  l'habileté  d'un  homme, 


l'orgue.  93 

quand  il  faudrait  ne  penser  qu'à  la  grandeur 
de  Dieu.  Libre  à  vous  de  prêter  aux  fêtes 
mondaines  le  concours  de  votre  talent  ;  mais 
vous  ne  devez  pas  en  apporter  ici  le  souvenir, 
ni  condamner  l'instrument  sacré,  d'où  ne 
doivent  sortir  que  de  religieux  accents,  à 
subir  le  contact  de  vos  mains  émues  par  de 
profanes  réminiscences.  Si  l'orgue  pouvait 
parler,  il  vous  dirait  :  —  Respectez-moi.  Pour 
tout  ce  qui  est  d'un  style  pur,  grave,  large, 
profond,  élevé,  capable  de  toucher  et  d'atten- 
drir, de  faire  couler  de  pieuses  larmes,  d'ex- 
citer à  de  saintes  pensées,  de  soulever  les 
âmes  vers  Dieu,  je  suis  prêt  à  vous  obéir  ; 
mais  tout  autre  style  m'outrage  et  me  désho- 
nore ;  car  ma  bouche  aux  mille  voix  ne  peut 
dire  que  de  grandes  choses  ;  soyez  l'âme 
divine  qui  me  les  inspire. 

Oui,  Messieurs,  soyez  les  âmes  divines  de 
l'orgue  :  âmes  formées  à  l'étude  de  ces  grands 
maîtres,  dont  la  religion  a  sanctifié  le  génie  ; 
âmes  ouvertes,  par  une  vie  honnête  et  pure, 
aux  inspirations  du  ciel  ;  âmes  pleines  de  foi 
et  de  sentiments  chrétiens,  sachant  compren- 
dre   l'esprit    de    nos    fêtes,    interpréter    nos 


94  l'orgue. 

mystères  et  les  traduire  de  manière  à  ce  qu'ils 
soient  plus  respectés  et  plus  aimés.  Faites  de 
nos  temples  les  sanctuaires  du  beau  et  du 
saint  ;  de  l'orgue  le  porte-voix  de  la  création 
chantant  la  gloire  de  son  auteur  ;  le  pieux 
suppléant  et  le  religieux  excitateur  du  peuple 
chrétien,  et,  s'il  se  peut,  un  écho  de  la  musique 
céleste. 

Et  vous,  mes  Frères,  ne  demandez  pas  à 
l'instrument  béni  ce  qu'il  ne  peut  vous  donner 
sans  trahir  son  office  :  une  distraction  pour 
vos  âmes  errantes  et  ennuyées,  un  passe- 
temps  pour  les  heures  que  vous  trouvez  trop 
longues  devant  Dieu,  des  motifs  que  votre 
mémoire  salue  en  passant  d'un  air  de  connais- 
sance, des  regains  de  vos  plaisirs  mondains. 
Ne  prenez  pas,  en  l'écoutant,  ces  attitudes  de 
dilettsinte  qui  peuvent  être  une  flatterie  pour 
les  maîtres  de  maison  dont  vous  ornez  les 
fêtes,  mais  qui  deviennent  une  impertinence 
en  présence  du  Maître  divin,  dont  le  temple 
est  une  maison  de  prières.  Gardez  pour  le 
monde  vos  délicatesses  et  vos  exigences  musi- 
cales, et  venez  prendre  ici  des  leçons  de  culte 
divin. 


l'orgue.  95 


II 


L'orgue  chante  pour  vous  apprendre  à 
chanter  ;  pour  vous  inviter  à  joindre  l'harmo- 
nie plus  noble  et  plus  expressive  de  vos  paroles 
à  l'harmonie  des  sons.  Il  accompagne,  il  sou- 
tient, il  prolonge  vos  prières  et  vos  cantiques, 
mais  il  ne  les  remplace  pas.  Si,  lorsque  vous 
assistez  à  nos  offices,  vous  étiez  constamment 
absorbés  dans  la  contemplation  des  choses 
divineS;  je  vous  pardonnerais  de  vous  taire  ; 
mais,  la  plupart  du  temps,  votre  religion 
paresseuse  se  borne  à  des  lectures  superfi- 
cielles, au-dessus  desquelles  voltige  votre 
imagination  préoccupée  de  toute  autre  chose 
que  de  Dieu  et  de  son  culte.  Pourquoi  ne  pas 
prendre  part  à  nos  chants  sacrés  ?  Ne  savez- 
vous  pas  que  la  grande  voix  du  peuple  force 
les  portes  du  ciel,  et  qu'il  n'est  pas  de  spectacle 
plus  édifiant  et  plus  entraînant  que  celui  d'une 
assemblée  chrétienne  ébranlant  les  voûtes 
d'un  temple  par  les  cris  enthousiastes  de  sa 


9G  l'orgue. 

foi  et  de  son  amour?  Il  est  vrai  que  l'habitude 
a  imposé  à  la  plupart  des  fidèles  un  silence 
craintif  et  presque  honteux,  comme  si  c'était 
une  indécence  de  faire  entendre  sa  voix  dans 
une  église;  mais,  cette  habitude,  je  la  réprouve, 
au  nom  des  plus  raisonnables  et  des  plus 
saintes  exigences  du  culte  extérieur.  Vous  êtes 
ici  pour  prier  quand  on  prie,  pour  chanter 
quand  on  chante.  Ne  dites  pas  que  cela  vous 
est  impossible.  Lorsqu'il  s'agit  d'apprendre 
et  d'exécuter  ces  mélodies  en  vogue  que  le 
monde  aime  à  entendre  et  à  applaudir,  vous 
avez  une  mémoire  heureuse,  une  voix  superbe, 
et,  parfois,  du  sentiment  plus  qu'il  n'en  faut. 
Appliquez  ces  ressources  à  nos  psaumes,  à 
nos  hymnes,  à  nos  cantiques  d'église,  et  venez 
les  chanter  à  pleine  voix  et  à  plein  cœur. 
Personne  ne  vous  applaudira  ;  mais  Dieu  saura 
bien  vous  récompenser  du  concours  que  vous 
donnerez  à  la  splendeur  de  son  culte. 

Mes  Frères,  il  est  une  autre  leçon  que  nous 
donne  l'instrument  sacré.  Nous  pourrions 
l'appliquer  à  toute  société  où  doit  régner 
l'ordre  et  l'harmonie.  Instrument  multiple, 
l'orgue  obéit  aux  inspirations  et  au  toucher 


l'orgue.  97 

d'un  seul  artiste.  Si  tous  ses  jeux  avaient  une 
volonté  et  étaient  libres  de  parler  suivant  leur 
fantaisie;  s'il  était  permis  à  plusieurs  virtuoses 
de  s'emparer  de  ses  claviers  et  d'y  faire  enten- 
dre, en  même  temps,  leurs  élucubrations 
musicales,  quelle  horrible  cacophonie  !  C'est 
pourtant  ce  qui  arrive  dans  les  sociétés 
humaines.  L'orgue  bien  compris  pourrait 
peut-être  nous  dire  quel  régime  convient  le 
mieux  au  gouvernement  des  choses  de  ce 
monde...  Mais  n'insistons  pas  sur  ce  point 
délicat  et  rentrons  dans  le  temple. 

Quand  les  chants  se  taisent,  et  quand  l'or- 
gue seul  remplit  l'église  de  sa  religieuse  har- 
monie, il  nous  invite  à  rentrer  en  nous-mêmes 
et  à  nous  considérer  comme  des  orgues  vivants 
dont  tous  les  jeux  doivent  chanter  la  gloire  de 
Dieu.  Trop  souvent,  notre  vie  intérieure  res- 
semble aune  assemblée  tumultueuse  de  mélo- 
manes où  chacun  joue  selon  son  caprice,  et 
nos  actes  se  heurtent  comme  autant  de  sons 
discordants.  C'est  un  désordre.  Nos  facultés, 
nos  vertus,  nos  passions  elles-mêmes,  sont 
autant  de  voix  qui,  semblables  aux  jeux  de 

l'orgue,  doivent  se  mettre  d'accord  dans   le 
II  7 


98  L'OHftUE. 

concert  spirituel  de  notre  vie.  Quel  que  soit  le 
registre  que  nous  tirions,  il  faut  que  la  gloire 
de  Dieu  soit  chantée!  Omnm  in  gloriam  Dei 
facile.  Notre  esprit  doit  chercher  Dieu,  con- 
naître Dieu,  croire  en  Dieu,  penser  à  Dieu; 
notre  volonté  doit  se  soumettre  à  ses  saints 
commandements,  estimer  ses  conseils,  suivre 
ses  inspirations  ;  notre  cœur  doit  Paimer  et  ai- 
mer en  lui  toutes  choses.  Nos  vertus  naturelles, 
affermies  par  une  longue  pratique  du  bien, 
seront  comme  des  jeux  de  fond  qui  soutien- 
dront les  modulations  des  voix  célestes  :  la  foi, 
l'espérance  et  la  charité,  k^^emblables  aux  jeux 
de  mutation  dont  les  dissonances   timides,  en 
se  laissant  absorber  par  le  son  qu'elles  accom- 
pagnent, lui  donnent  plus  de  force  et  d'expres- 
sion, nos  passions  réglées  par  la  raison  et  par 
la  grâce   de  Dieu  feront  mieux  ressortir  la 
puissance  et  l'éclat  de  nos  saintes  habitudes. 
Et,  ainsi,   s'accomplira  en   nous  ce  vœu  du 
Psalmiste  :   «  Mon  âme,  bénis  le  Seigneur  et 
que  tout  ce  qui  est  en  moi  chante  son  nom 
sacré  :    Benedic,    anima    mea^    Domino^    et 
omnia  quse  intra  me  sunt  noraini  sancto  ejus.  » 
Etendons  ce  vœu,  mes  Frères,  et  considé- 


l'orgue.  99 

rons-nous  tous  ensemble  comme  un  orgue 
sublime  animé  du  même  souffle  de  vérité  et 
de  charité,  et  traduisant  les  inspirations  d'une 
âme  vraiment  divine.  C'est  à  l'Église,  surtout, 
qu'il  faut  appliquer  cette  parole  du  poète  : 

«  Cui  mens  divinior,  atque  os 
Magna  sonaturum....  » 

L'artiste  suprême,  le  Verbe  incarné,  Jésus- 
Christ  fait  parler  les  grandes  voix  de  son  orgue 
humain,  les  vertus  et  les  œuvres  de  son  Église, 
selon  les  règles  éternelles  qu'il  a  proclamées 
pendant  les  jours  de  sa  chair.  Le  gouverne- 
ment paternel  des  pasteurs,  l'humble  soumis- 
sion dos  fidèles,  la  science  des  docteurs,  le 
dévouement  des  apôtres,  la  force  des  martyrs, 
l'inflexible  justice,  l'humilité,  le  détachement 
des  confesseurs,  la  pureté  des  continents  et 
des  vierges,  les  admirables  langueurs  et  les 
amoureux  soupirs  des  contemplatifs,  les  uni- 
verselles adorations  de  la  foi,  les  innombrables 
manifestations  de  la  charité  fondant  tous  les 
cœurs  et  poursuivant  toutes  les  misères,  la 
fière  résistance  et  le  triomphe  de  toutes  les 


100  l'orgue. 

forces  vives  au  milieu  des  persécutions  :  voilà 
la  musique  de  l'Église.  Quel  concert  magni- 
fique !  11  remplit  les  espaces  et  les  temps. 
L'immense  variété  des  tons,  des  modulations 
et  des  mouvements,  n'y  détruit  point  l'unité 
harmonique,  au  contraire,  elle  la  rend  plus 
majestueuse  et  plus  éloquente.  Il  faut  ne  rien 
comprendre  à  la  musique  des  âmes  pour  n'être 
pas  touché  de  ce  concert  et  n'y  pas  reconnaître 
le  jeu  d'un  artiste  divin.  Cependant,  que 
d'âmes  rebelles  à  sa  sublime  harmonie!  Pour- 
quoi cela,  mes  Frères,  oui,  pourquoi  ?  Ah  ! 
c'est  notre  faute.  Nous  sommes  cause  de  l'in- 
différence et  des  mépris  que  condamne  notre 
foi,  en  faisant  entendre,  trop  fort  et  de  trop 
près,  les  dissonances  de  nos  vices  et  de  nos 
péchés.  Prenons  garde  :  à  force  de  détonner, 
nous  lasserons  la  patience  du  Maître  et  nous 
pourrons  être  répudiés,  comme  ces  jeux  usés 
dont  on  ferme  à  jamais  le  registre,  parce  qu'ils 
ne  parleraient  que  pour  troubler  l'harmonie. 
Le  Christ  ne  veut  dans  son  instrument  divin 
que  des  voix  dociles  et  concordantes.  Rajeu- 
nissons donc  nos  vertus,  rectifions  nos  œuvres 
et  rendons-nous  dignes  de  chanter  au  concert 


l'orgue.  101 

du  temps,  pour  nous  préparer  à  l'éternel  con- 
cert des  cieux. 

Et  maintenant,  orchestre  sacré,  la  parole 
est  à  toi.  Fais-nous  entendre  tes  voix  pro- 
fondes, tes  voix  suaves,  tes  voix  tendres,  tes 
voix  tremblantes,  tes  voix  plaintives,  tes  voix 
joyeuses,  tes  voix  éclatantes^  tes  voix  d'homme 
et  tes  voix  d'ange.  Remplis  d'abord  ton  devoir 
envers  ceux  à  qui  tu  dois  d'être  si  grand  et  si 
magnifique.  Salue  le  Pasteur  de  cette  église  ; 
dis  à  tous,  aujourd'hui,  demain,  toujours, 
combien  il  est  doux,  aimable,  dévoué  à  la  gloire 
de  Dieu,  à  l'édification  et  au  salut  des  âmes. 
Tes  plus  beaux  chants  ne  valent  pas  les  har- 
monies de  sa  vie  sacerdotale  ;  les  artistes  qui 
tourmentent  tes  claviers  sont  moins  savants  et 
moins  habiles  qu'il  ne  l'est  sur  les  claviers  de 
son  orgue  spirituel  :  la  religieuse  paroisse  à 
laquelle  il  sait  si  bien  faire  chanter  les  hymnes 
de  la  charité  et  de  la  piété  chrétienne.  Remercie 
l'àme  généreuse  qui  se  console  de  ses  peines 
par  des  bienfaits  et  t'a  donné  tant  et  de  si 
belles  voix.  Elle  se  cache,  mais  les  accents 
pénétrants  de  ta  reconnaissance  sauront  bien 
la  trouver  au  milieu  de  la  foule  pour  la  féliciter 


102  L ORGUE. 

et  la  bénir.  —  Chante  pour  elle,  et,  après 
cela,  chante  pour  la  nature,  chante  pour  le 
ciel,  chante  pour  nous.  Touche  nos  coeurs, 
excite  notre  religieux  enthousiasme,  soutiens 
nos  voix,  fais-nous  chanter,  apprends-nous 
à  faire  chanter  notre  vie,  répète-nous,  sans 
cesse,  cette  invitation  du  Psalm  iste  :  «  Louez 
le  Seigneur  sur  l'orgue  :  Laudate  Dominum  in 
ovga.no .    » 


NOCES    D'OR 


IDE  LA  SOCIETE  DE  SAINT-VINCENT-DE-PAUL 


NOCES    D'OR 

DE    LA   SOCIÉTÉ    DE  SAINT-VINCENT-DE-PAUL 

Discours  prononcé  dans  la  Métropole  de  Paris, 

le  6  mai  1883. 


Simile  est  Regnum  Cœlorum  grano 
sinapis  quod  accipiens  homo  semi- 
navit  in  agro  suo;  quod  minimum 
quideni  est  omnibus  seminibus ;  cum 
autem  creverit,  m,ajor  est  omnibus 
oleribus  et  fit  arbor. 

(S.  Matth.,  cap.  XIII,  V.  31  et  seq.) 

Éminentissime  Seigneur^, 
Monseigneur  ^ 
Messieurs, 

Le  Sauveur  disait  à  ses  disciples  :  «  Le 
Royaume  des  Cieux  est  semblable  à  un  grain 
de  sénevé  que  l'homme  prend  et  sème  dans 

1.  Son  Éminence  le  Cardinal  Guibert,  archevêque  de 
Paris. 

2.  Monseigneur  Richard,  coadjuteur  de  Paris. 


106  NOCES   d'or 


son  champ.  C'est  la  plus  petite  de  toutes  les 
semences.  Mais  lorsqu'elle  grandit,  elle  s'é- 
lève au-dessus  de  toutes  les  plantes  qui  l'en- 
tourent et  devient  un  arbre.  »  Dans  cette 
parabole,  Jésus-Christ  prophétisait  les  prodi- 
gieux accroissements  de  son  Église,  si  petite 
et  si  humble  en  ses  commencements,  aujour- 
d'hui si  vaste  et  si  glorieuse.  On  peut  l'appli- 
quer à  toutes  les  grandes  œuvres  où  s'écoule 
la  vitalité  de  l'Église,  et  en  particulier  à  la 
Société  charitable  dont  nous  célébrons  présen- 
tement les  Noces  d'Or.  Elle  ne  prévoyait  pas, 
certes,  les  magnifiques  développements  qu'elle 
devait  prendre  dans  le  monde  entier,  lorsque, 
réduite  à  un  petit  nombre  déjeunes  gens,  elle 
s'essayait  à  vivre.  Mais,  cinquante  années  se 
sont  écoulées  depuis  son  origine,  et  mainte- 
nant le  grain  de  sénevé  est  devenu  un  grand 
arbre. 

((  Jubilemus  Deol  Chantons  à  Dieu  notre 
joie  !  »  Tel  est  le  cri  de  votre  cœur.  Messieurs, 
après  ce  cinquantenaire  de  généreux  efforts 
et  de  faveurs  divines.  Ce  cri  fait  tressaillir 
dans  la  tombe  où  ils  dorment,  ou  plutôt  dans 
les  cieux  où  ils  vous  ont  précédés,  les  milliers 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAINT-VINCENT-DE-PAUL.       107 

de  justes  qui  ont  appartenu  à  votre  Société. 
((  Nous  avons  assurément  une  Conférence  en 
Paradis,  écrivait  Frédéric  Ozanam,  car  plus 
de  raille  des  nôtres,  depuis  vingt  ans  que  nous 
existons,  ont  pris  le  chemin  d'une  vie  meil- 
leure ^  ))  Et  combien  depuis  cinquante  ans! 
Le  ciel  et  la  terre  sont  donc  en  fête.  C'est  bien, 
réjouissez-vous,  faites  votre  jubilé  !  Jubilate 
Deo  !  Vous  avez  mille  fois  raison  ;  car  votre 
Société  est  grande  et  sainte,  dans  son  but  et 
ses  moyens,  et  Dieu  l'a  consacrée  pendant  un 
demi-siècle  par  d'admirables  bénédictions. 
C'est  ce  que  je  me  propose  de  vous  rappeler 
dans  ce  discours  pour  votre  édification  et  votre 
encouragement. 

1.  Lettre  au  R.  P.  Pendola,  18  juillet  1853. 


108  NOCES  d'or 


Au  soir  d'un  des  jours  de  mai  de  l'année 
1833  S  sept  jeunes  gens,  réunis  dans  le 
bureau  d'un  journal  catholique,  invoquaient 
l'Esprit-Saint,  et  s'associaient  pour  fonder  ce 
qu'ils  appelèrent  une  Conférence  de  Charité 
placée  sous  le  patronage  de  saint  Vincent  de 
Paul.  Leur  intention  n'était  pas  de  discourir 
sur  la  nature,  les  mérites  et  les  actes  de  la 


1.  C'est,  d'après  la  Vie  d'Ozanam,  écrite  par  son  frère, 
dans  le  bureau  de  la  rédaction  de  la  Tribune  catholique, 
Gazette  du  Clergé,  rue  du  Petit-Bourbon-St-Sulpice,  18, 
que  se  tint  la  première  réunion,  composée  de  MM.  Bailiy, 
propriétaire  et  principal  rédacteur  du  journal,  Paul 
Lamache,  Félix  Clavé,  Auguste  Le  Taillandier,  Jules 
Devaux,  Frédéric  Ozanam  et  François  Lallier,  étudiants, 
—  auxquels  vint  se  joindre,  à  la  troisième  réunion, 
M.  Gustave  Delanoue. 

D'après  une  autre  version,  que  nous  tenons  d'un  des 
témoins  et  membres  de  cette  première  réunion,  elle  au- 
rait eu  lieu  dans  le  domicile  même  de  M.  Bailiy,  4,  place 
Saint-Sulpice,  et  aurait  été  composée  de  MM.  Bailiy, 
Ozanam,  Le  Taillandier,  Lamache,  Chorand,  Lallier, 
Delanoue  et  Devoille.  M.  Félix  Clavé  ne  serait  venu  que 
plus  tard. 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAINT-VINGENT-DE-PAUL.       109 

grande  vertu  qui  devait  leur  servir  de  point 
de  ralliement,  encore  moins  de  discuter  sur 
les  divers  moyens  d'améliorer  le  sort  de 
la  classe  pauvre.  Attristés  et  fatigués  des 
luttes  et  des  controverses  dans  lesquelles  ils 
s'étaient  précédemment  engagés  pour  défendre 
leur  commune  foi,  ils  cherchaient  le  repos  de 
leur  âme  dans  l'union  des  mêmes  pensées  et 
des  mêmes  aspirations  chrétiennes,  ils  sen- 
taient le  besoin  d'une  amitié  fortifiante  qui  les 
soutînt  dans  la  pratique  de  leurs  devoirs  reli- 
gieux, contre  les  périls  de  l'isolement. 

«  Vse  soli  !  Malheur  à  celui  qui  va  seul!  » 
dit  l'oracle  divin.  Malheur  surtout  au  jeune 
chrétien  qui,  dans  un  siècle  dont  les  agitations 
ont  ébranlé  l'édifice  sacré  des  croyances,  se 
trouve  abandonné  à  lui-même,  en  ces  grands 
milieux  où  l'erreur  heurte  à  chaque  instant 
sa  foi  mal  affermie,  où  la  corruption  des 
mœurs  offre  à  ses  appétits  de  continuelles 
amorces,  où  le  chassé-croisé  de  mille  vies  qui 
s'ignorent  entre  elles  lui  permet  de  cacher  les 
écarts  de  sa  liberté  fougueuse.  S'il  n'est  doué 
d'un  de  ces  tempéraments  exceptionnels  contre 
lesquels  tous  les  traits  s'émoussent,  et  chez 


110  NOCES    d'or 


lesquels  la  lutte  surexcite  et  affermit  la  résis- 
tance, s'il  n'est  fortifié  par  une  de  ces  grâces 
privilégiées  que  Dieu  n'accorde,  d'ordinaire, 
qu'à  de  hautes  vocations,  c'en  est  fait  de  sa  foi, 
de  sa  vertu,  de  sa  religion. 

Us  comprenaient  cela,  les  parents  chrétiens 
qui,  il  y  a  cinquante  ans,  n'envoyaient  qu'en 
tremblant  leurs  enfants  à  Paris,  encore  tout 
ému  par  une  nouvelle  révolution,  pour  y 
chercher,  avec  le  complément  de  leur  instruc- 
tion, la  clé  des  carrières  libérales;  et  les  fon- 
dateurs de  votre  Société,  Messieurs,  brusque- 
ment transportés,  d'un  foyer  tranquille  où  la 
relisrion  était  honorée,  dans  la  ville  turnul- 
tueuse  où  toutes  les  institutions  créées  pour 
la  jeunesse  chrétienne  avaient  subitement 
disparu,  sous  le  souffle  de  1830,  se  sentaient 
plus  exilés  que  les  fils  d'Israël  sur  les  rivages 
Babyloniens,  et  se  demandaient  tristement  si 
leur  défiance,  leur  réserve,  leur  résolution  de 
bien  faire,  malgré  tout,  pourraient  longtemps 
les  soutenir  contre  les  faiblesses  du  respect 
humain,  et  les  préserver  de  la  contagion  des 
mauvais  exemples. 

Dieu  permit  qu'ils  se  rencontrassent  dans 


DE    L\    SOCIÉTÉ    DE    SAINT- VINCENT-DE-PAUL.        Jll 

des  réunions  qui  n'avaient  pour  but  que  de 
stimuler  chez  eux  l'amour  du  travail.  De 
leur  contact  jaillit  le  dessein  d'une  fédéra- 
tion chrétienne  appliquée  à  la  défense  de  la 
foi.  Mais  les  orages  de  la  discussion  sans 
entamer  leur  croyance  en  troublaient  la  séré- 
nité. Pourquoi,  tout  en  restant  sur  la  brèche 
pour  combattre  les  ennemis  de  l'Église,  ne 
formeraient-ils  pas  une  Société  exclusivement 
composée  d'amis  chrétiens  et  toute  consacrée 
à  la  charité?  N'était-il  pas  temps  de  joindre 
l'action  à  la  parole,  et  d'affirmer  par  des 
œuvres da  vitalité  de  leur  foi?  —  Tel  était  le 
désir  qu'exprimait  Le  Taillandier  et  surtout 
Frédéric  Ozanam.  Ce  désir  devint  bientôt  une 
réalité. 

Nos  jeunes  chrétiens  n'étaient  plus  seuls. 
Ils  se  connaissaient,  ils  s'aimaient,  ils  prati- 
quaient ensemble  leurs  devoirs  religieux,  ils 
se  soutenaient  et  s'édifiaient  mutuellement. 
N'eussent-ils  obtenu  que  ce  résultat:  de  con- 
server leur  foi,  d'affermir  en  leur  âme  les  pré- 
cieuses résolutions  de  la  liberté  chrétienne, 
d'assurer  à  leur  vie  religieuse  le  plein  exercice 
de  ses  droits  et  de  ses  devoirs,  leur  Société 


112  NOCES  d'or 


eût  pu  s'appeler  grande  et  sainte.  Mais,  con- 
vaincus qu'ils  avaient  besoin  de  Dieu  pour 
cimenter  leur  union  et  persévérer  dans  le 
bien,  trop  délicats  pour  lui  demander  sa  grâce 
sans  rien  lui  donner,  trop  intelligents  pour  ne 
pas  comprendre  que  la  foi  s'impose  avec  plus 
d'autorité  quand  elle  se  manifeste  par  le  dévoû- 
ment,  trop  jaloux  de  l'intégrité  de  leur  vertu 
pour  ne  pas  la  couvrir  d'une  haute  protection, 
ils  résolurent  de  servir  Jésus-Christ  dans  ses 
pauvres  et  de  mettre  leur  foi,  leurs  affections, 
leurs  mœurs,  leurs  travaux,  leur  vie  tout  en- 
tière sous  la  sauvegarde  de  la  charité.  C'est 
par  là,  Messieurs,  que  votre  Société  vraiment 
grande  et  sainte  en  ses  germes  l'est  devenue 
davantage  en  son  large  et  magnifique  épanouis- 
sement. C'est  sur  ce  point  que  je  vous  demande 
permission  d'insister. 

Les  intentions  de  vos  fondateurs  étaient 
pures  ;  on  vous  a  prêté  depuis  des  ambitions 
humaines ,  et  vous  avez  répondu  par  des 
faits  qui,  tous,  nous  révèlent  un  but  émi- 
nemment moral,  social  et  religieux,  tendant, 
par  un  ensemble  de  services  désintéressés, 
à  la  triple  réconciliation  du  pauvre  avec   la 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAINT-VlNCENT-DE-PAUL.       113 

vie,  du  pauvre  avec  la  société,  du  pauvre  avec 
Dieu. 

La  vie  est  le  bienfait  suprême  autour  duquel 
se  groupent  les  dons  de  Dieu,  si  grand  bienfait 
que  nous  oublions  parfois,  pour  en  jouir  à  notre 
aisCj  celui  de  qui  nous  la  tenons.  Se  sentir 
vivre,  sans  secousses  et  sans  heurts  doulou- 
reux, donner  la  vie,  voir  prospérer  autour  de 
soi  la  vie  qu'on  a  donnée,  c'est  de  toutes  les 
félicités  la  plus  désirable  et  la  plus  chère. 
Etrange  mystère!  La  vie,  un  si  grand  bien, 
peut  devenir  tout  à  coup  un  grand  mal,  lorsque 
la  misère  se  tient  à  toutes  ses  portes.  Comment 
voulez-vous  que  l'homme,  condamné  à  de 
perpétuelles  privations,  frappé  dans  tous  les 
siens,  tourmenté  par  l'instinct  puissant  de  sa 
conservation,  et  ne  rencontrant  pour  y  répon- 
dre que  le  vide,  non  pas  le  vide  de  la  jouissance, 
mais  le  vide  du  nécessaire,  n'ayant  en  spec- 
tacle que  les  souffrances  de  sa  famille, 
comment  voulez-vous  que  l'homme  ne  se  laisse 
pas  choir  sur  les  pentes  du  désespoir,  et  ne 
crie  pas  avec  un  illustre  misérable  :  «  Malheur 
au  jour  qui  m'a  vu  naître  !  Malheur  aux  en- 
trailles qui  m'ont  porté  !  Malheur  à  moi  qui 
II  8 


114  NOCES    d'or 


n'ai  fait  des  vivants  que  pour  faire  des  misé- 
rables! »  Et  voilà  pourtant  où  en  arrive  le 
pauvre.  Impuissant  à  chasser  la  misère  qui 
contredit  à  la  vie,  il  hait  sa  vie  et  la  porte 
comme  un  fardeau  maudit;  il  voudrait  voir 
sa  maison  dépeuplée,  plutôt  que  d'y  entendre 
sans  cesse  les  gémissements  de  la  faim  ;  il  fait 
avec  sa  conscience  d'abominables  composi- 
tions, pour  ne  pas  multiplier  le  don  chétif 
qu'il  ne  peut  alimenter  à  son  foyer  ;  il  profane 
les  saintes  lois  du  mariage,  il  s'oublie  dans 
des  unions  sans  pudeur  et  sans  vertus,  tant 
il  a  peur  d'en  recueillir  les  fruits  douloureux; 
enfin,  il  hait  la  vie,  il  est  dégoûté  de  la  vie. 
Faites  appel  à  son  courage,  à  son  honneur,  à 
ses  devoirs,  il  ne  vous  écoutera  pas.  Dites-lui 
que  sa  souffrance  a  été  bénie  et  que  Dieu  la 
récompense  quand  elle  a  été  généreusement 
acceptée,  il  ne  vous  comprendra  pas.  Vos 
avertissements  et  vos  conseils  tomberont, 
comme  du  fiel,  sur  son  cœur  endolori  et  ne 
feront  que  le  rendre  plus  haineux  et  plus 
désespéré. 

Mais  répandez  sur  lui  la  rosée  salutaire  de 
l'aumône;    qu'une  main  bienfaisante  comble 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAINT-VINGENT-DE-PAUL.       115 

le  vide  du  nécessaire  qui  le  désespère  ;  qu'un 
secours  énergique  le  soutienne  à  l'heure  des 
grandes  calamités  de  la  maladie  et  du  chô- 
mage; qu'une  protection  intelligente  dirige 
son  travail  et  ses  affaires  ;  qu'on  le  rassure 
par  de  délicates  précautions  contre  les  éven- 
tualités qu'il  redoute;  mais,  encore,  qu'on 
recueille  ses  enfants,  qu'on  les  élève,  qu'on 
les  instruise;  alors  les  bons  instincts  se  ré- 
veillent, l'intelligence  du  devoir  sort  des  om- 
bres de  la  passion,  sa  vie  redevient  un  bien- 
fait et,  bien  qu'il  ne  puisse  se  procurer  que 
les  austères  jouissances  du  travail,  le  pauvre 
se  réconcilie  pourtant  avec  le  don  de  Dieu. 
C'est  le  premier  service  désintéressé  que  lui 
rend  la  charitable  Société  de  Saint- Vincent-de- 
PauL 

Il  en  est  un  autre  plus  élevé  et  plus  glorieux, 
c'est  la  réconciliation  du  pauvre  avec  la  so- 
ciété. Comme  la  misère  fait  haïr  la  vie,  elle  fait 
haïr  aussi  la  société;  parce  que,  dans  la  société, 
le  pauvre  rencontre,  à  chaque  instant,  des  con- 
trastes qui  l'offensent,  l'insultent,  l'écrasent, 
ne  serait-ce  qu'en  faisant  plus  vivement  saillir 
ses  humiliations  et  ses  souffrances.  Non  seule- 


116  NOCES    d'or 


ment  l'insolence  du  luxe  et  la  scandaleuse 
prodigalité  du  plaisir,  mais  la  richesse  labo- 
rieuse, mais  l'honnête  aisance  dans  la  tran- 
quille médiocrité  lui  apparaissent  comme  au- 
tant de  défis  jetés  à  sa  vie  obscure  et  tour- 
mentée. Les  satisfaits  oublient  sans  peine  qu'il 
y  a  sous  leurs  pieds  des  abîmes  où  grouillent 
des  légions  de  déshérités;  les  sages  à  qui  rien 
ne  manque  philosophent  à  leur  aise  sur  l'iné- 
galité des  conditions,  mais  le  pauvre  n'oublie 
rien;  le  pauvre  n'a  ni  le  temps  ni  le  courage 
de  philosopher.  Il  voit,  et  ce  qu'il  voit,  il  ne  se 
l'explique  que  par  un  caprice  du  destin,  s'il 
croit  au  destin,  ou  par  l'injustice  des  hommes, 
s'il  ne  lui  reste  plus,  même  ce  dernier  traves- 
tissement de  la  foi  :  la  superstition.  Du  fond 
de  sa  vie  désolée,  il  se  prend  donc  à  haïr  ceux 
qui  furent  mieux  partagés  cfue  lui,  il  con- 
voite leurs  biens,  il  médite  leur  ruine,  et  se 
tient  prêt  aux  hideuses  débauches  de  la  force 
et  de  la  violence.  —  Qui  le  guérira  de  cette 
haine  ?  Qui  en  arrêtera  les  redoutables  mani- 
festations ? 

La  bienfaisance  publique  ?  —  Elle  ne  lui 
fera  pas  défaut,  je  Taccorde.  Mais  facilement 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAINT-VINGENT-DE-PaUL.       117 

le  pauvre  se  persuadera  qu'il  a  droit  à  tout  ce 
qu'elle  fera  pour  lui,  parce  qu'il  est  d'emblée 
un  de  ses  administrés.  Mais  la  bienfaisance 
publique,  parce  qu'elle  est  une  administration, 
ne  s'approchera  du  pauvre  qu'avec  des  forma- 
lités gênantes  et  des  allures  de  protection 
hautaine,  qui  ne  dimiinueront  rien  de  la  dis- 
tance à  laquelle  il  se  trouve  rejeté.  Dût-il  en 
recevoir  une  complète  assistance,  il  lui  reste- 
rait encore  quelque  chose  au  cœur  contre  la 
société  qui  ne  lui  envoie  que  de  loin  les 
rognures  de  sa  prospérité.  Ce  que  le  pauvre 
redoute  par-dessus  tout,  c'est  l'isolement;  Tin- 
différence,  l'oubli,  le  mépris,  les  apparences 
même  du  mépris.  Il  déteste  moins  à  causé  de 
ses  privations  qu'à  cause  de  ses  humiliations. 
Son  coeur  parle  souvent  plus  haut  que  ses 
appétits,  et  il  veut  être  dans  le  monde  quelque 
chose  de  plus  qu'un  animal  gênant  à  qui  l'on 
jette  un  morceau  de  pain  pour  l'empêcher  de 
mordre.  Enfin,  il  veut  avoir  avec  le  riche  des 
rapports  qui  l'honorent.  N'est-ce  pas  son  droit 
sacré  ?  Honte  à  ceux  qui  bornent  les  relations 
sociales  à  l'échange  grossier  de  la  matière.  Le 
pauvre  peut  échanger  avec  le  riche  le  plus  pré- 


118  NOCES     d'or 


cieuxcles  trésors,  le  trésor  de  son  cœur,  rempli 
d'un  amour  reconnaissant,  d'autant  plus  fort 
et  fidèle  qu'il  faudra  s'abaisser  davantage  pour 
venir  le  chercher. 

Dieu  soit  béni  !  Messieurs,  cette  noble  exi- 
gence, ce  droit  sacré  du  pauvre  ont  été  compris. 
Il  lui  fallait  des  amis  respectueux  et  dévoués. 
Ces  amis,  depuis  cinquante  ans,  la  charité  les 
multiplie  parmi  vous,  et  les  réunit  dans  la 
commune  pensée  d'honorer  le  pauvre  comme 
il  doit  et  veut  être  honoré.  Les  conférences  se 
rassemblent,  non  seulement  pour  donner  de 
loin  une  aumône  que  chaque  membre  détache 
de  son  superflu,  de  son  utile,  de  son  nécessaire, 
mais  pour  épargner  au  pauvre  l'humiliation 
de  la  mendicité,  pour  la  prévenir,  en  distribuant 
à  chacun  le  travail  de  l'assistance  personnelle. 
Ils  descendent  tous  des  hauteurs  de  la  science, 
du  rang  et  de  la  fortune,  ces  chrétiens,  et 
comme  les  pieux  rois  qui,  jadis,  offraient 
dans  la  grotte  de  Bethléem  leurs  présents  et 
leurs  hommages  au  divin  roi  des  pauvres,  ils 
viennent  apporter,  eux,  dans  de  chétives  et 
obscuras  demeures,  avec  le  modeste  secours 
de  leur  collecte,  l'hommage  désintéressé  d'un 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAIXT-VINCENT-DE-PAUL.        1^9 


cœur  ami  Le  pauvre,  étonné  de  cette  hono- 
rable condescendance,  sent  s'apaiser  les  flots 
de  haine  et  de  colère  qui  depuis  longtemps 
tourmentent  son  cœur;  il  écoute  les  bonnes 
paroles  qui  l'encouragent,  les  salutaires  con- 
seils qui  doivent  diriger  son  travail  et  sa  vie  ; 
il  presse  dans  ses  rudes  mains  les  mains  amies 
qui  se  tendent  vers  lui  ;  et  il  aime  mieux  cela, 
croyez-le  bien,  que  l'odeur  des  bureaux,  les 
formalités  de  l'enregistrement,  le  bruit  des 
appels,  et  cela  le  réconcilie  avec  la  société 
qu'il  avait  prise  en  horreur. 

Tout  n'est  pas  fini  cependant;  le  pauvre 
couve  au  fond  de  son  cœur  une  haine  plus  hi- 
deuse et  plus  funeste  que  celle  dont  je  viens  de 
parler,  la  haine  de  Dieu;  haine  sacrilège,  j'ai 
longtemps  cru  qu'elle  était  le  privilège  des 
anges  foudroyés  et  des  orgueilleux  révoltés, 
mais  j'ai  été  douloureusement  détrompé  de- 
puis que  j'ai  vu  de  près  la  fureur  impie  des 
misérables,  et  que  j'ai  entendu  leurs  blas- 
phèmes et  leurs  malédictions.  0  mon  Père 
des  cieux,  vous  que  j'ai  toujours  trouvé  si  ai- 
mable, même  quand  vous  me  faisiez  sentir  les 
coups  de  votre  justice,  vous  dont  j'ai  toujours 


120  NOCES  d'or 


baisé  les  mains,  même  quand  elles  étaient  ar- 
mées de  verges  et  de  fléaux!  0  douce  et  chère 
providence  qui  vous  penchez  à  chaque  instant 
sur  le  monde  et  le  remplissez  de  vos  biens  !  0 
Dieu  dont  la  nature  chante  par  mille  et  mille 
voix  les  libéralités  infinies  !  Le  pauvre  vous 
hait  !  Il  vous  hait  :  non  pas  à  la  manière  des  es- 
prits superbes  qui,  dans  l'enivrement  de  leur 
propre  grandeur,  croient  pouvoir  triompher  de 
la  vôtre  et  vous  traiter  en  ennemi,  non  pas  à 
la  manière  des  cœurs  corrompus,  dont  vous 
troublez,  parle  remords,  les  plaisirs  infâmes, 
il  vous  hait  comme  un  opprimé  un  tyran^ 
comme  une  victime  un  bourreau,  il  vous  hait 
et  vous  blasphème. 

((  Dieu  est  bon?  c'est  un  mensonge,  dit-il, 
un  mensonge  inventé  par  les  satisfaits.  0 
Dieu,  si  tu  es  bon,  est-ce  que  je  ne  le  saurais 
pas?  Est-ce  que  tu  n'aurais  pas  consolé  de- 
puis longtemps  mon  cœur  meurtri,  et  rempli 
le  vide  affreux  de  mon  existence?  Tu  fais  jail- 
lir à  mes  côtés  la  richesse  et  la  joie,  et  tu  dé- 
peuples ma  vie.  Ta  main  de  fer  me  broie  sans 
pitié.  Moi,  ma  femme  et  mes  enfants,  nous 
sommes  les  tristes  jouets  de  ta  capricieuse  fu- 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAINT-VINCENT-DE-PAUL.        121 

reur  ;  et  il  faut  que  je  t'adore,  que  je  t'aime, 
que  je  te  bénisse?  Non,  je  ne  le  puis  pas.  »  — 
Et  le  pauvre  maudit.  S'il  se  tait,  c'est  qu'il  a 
perdu  même  la  foi  des  réprouvés,  et  que,  en 
regardant  le  ciel,  il  n'y  voit  plus  que  le  néant. 
Pardonnez-moi,  Messieurs,  je  viens  d'attris- 
ter vos  cœurs  chrétiens,  mais  le  mien  est  plein 
de  courroux,  non  pas  contre  le  pauvre  dont  je 
respecte  le  malheur,  mais  contre  les  monstres 
qui  ont  enlevé  à  sa  misère  tous  les  refuges  di- 
vins ouverts  devant  elle.  On  a  corrompu  le 
pauvre  par  des  systèmes  abjects  et  des  théo- 
ries meurtrières,  devenues  l'enseignement  des 
masses  ;  on  a  dit  de  Dieu  qu'il  se  tenait  im- 
mobile dans  la  perfection  d'une  nature  égoïste; 
on  a  dit  de  Dieu  qu'il  n'était  pas  ;  on  a  dit  de 
Dieu  qu'il  était  le  mal  ;  on  a  dit  de  la  foi 
qu'elle  était  une  faiblesse  d'esprit  et  un  entraî- 
nement superstitieux  du  cœur;  on  a  dit  de  la 
prière  qu'elle  était  un  acte  stérile  et  qu'elle 
offensait  la  dignité  humaine;  on  a  dit  de  la 
souffrance  qu'elle  était  un  non-sens,  sans  mé- 
rite et  sans  vertu  pour  des  jours  meilleurs;  on 
a  dit  du  bonheur  qu'il  ne  se  trouvait  que  dans 
les  jouissances  passagères  de  cette  terre  ;  enfin, 


122  NOCES    d'oi; 


on  a  dit  des  absurdités  et  des  infamies  qui 
sont  descendues  dans  le  cœur  du  pauvre  et 
ont  fait  de  lui  un  impie. 

Il  était  temps  que  vous  vinssiez,  Messieurs, 
car  la  bienfaisance,  la  plus  féconde  en  res- 
sources et  la  plus  sagement  administrée,  ne 
peut  remédier  à  un  pareil  malheur.  Du  reste, 
ce  n'est  ni  sa  prétention  ni  son  but.  Il  fallait 
donc  un  ministère  dont  le  but  suprême  fût  la 
réconciliation  du  pauvre  avec  Dieu.  C'est  le 
vôtre,  Messieurs.  Son  action  est  d'autant  plus 
sûre  que,  n'étant  point  revêtus  de  la  dignité 
du  sacerdoce,  vous  ne  heurtez  pas  les  préju- 
gés du  pauvre  qui  ne  peut  vous  accuser  de 
faire  un  métier.  Par  le  double  hommage  de 
l'aumône  et  de  l'amitié,  chaque  visiteur  du 
pauvre  acquiert  le  droit  de  parler  en  chré- 
tien et  de  faire  appel  à  ce  caractère  sacré 
qu'aucune  infortune,  aucun  crime  ne  peu- 
vent effacer,  même  chez  les  plus  misérables 
des  hommes.  Tout  à  l'heure  le  pauvre  était 
injuste,  mais  une  voix  amie  saura  calmer 
l'orage  de  ses  blasphèmes,  a  Cher  ami,  dira- 
t-elle,  comment  voulez-vous  que  Dieu  vous 
bénisse  si  vous  le  maudissez,  priez-le  plutôt, 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAINT-VINCENT-DE-PAUL.       123 

il  se  laissera  toucher  et  répandra  sur  vous  la 
rosée  de  ses  dons.  Ne  vous  plaignez  pas  de 
ses  coups;  car,  hélas!  qui  donc  n'a  pas  mérité, 
ne  serait-ce  qu'une  fois  dans  sa  vie,  que  Dieu 
le  châtie?  Vous  avez  le  cœur  bien  gros,  parce 
qu'il  vous  semble  que  votre  Père  des  cieux 
vous  traite  plus  durement  que  les  autres  ;  mais 
son  propre  Fils,  son  Fils  éternel  et  bien-aimé, 
est-ce  qu'il  l'a  épargné  ?  0  mon  ami,  vous  êtes 
pauvre,  mais  plus  pauvre  que  vous  était  ce 
Jésus-Christ  qui  naquit  dans  une  étable  et 
n'avait  pas  une  pierre  où  reposer  sa  tête  ;  vous 
souffrez,  mais  plus  que  vous  a  souffert  cet 
adorable  Sauveur  dont  le  corps  n'était  qu'une 
plaie  et  qui  mourut  pendu  à  un  gibet  entre 
deux  scélérats,  trahi  par  ses  amis,  maudit  par 
son  peuple,  et  abandonné  par  le  ciel.  Il  était  le 
Fils  de  Dieu,  et  vous  êtes  le  fils  d'un  pécheur; 
il  était  innocent,  et  vous  êtes  coupable.  Écou- 
tez encore,  ô  mon  ami,  écoutez  ces  paroles 
tombées  d'une  bouche  divine  :  Bienheureux  les 
pauvres,  parce  que  le  royaume  des  cieux  est  à 
eux;  bienheureux  ceux  qui  pleurent,  parce 
qu'ils  seront  consolés;  un  moment  de  souf- 
france nous  prépare  une  éternelle  gloire;  la 


124  NOCES  d'or 

douleur  est  une  plante  amère  que  Dieu  bénit 
et  transforme  pour  en  tresser  la  couronne  im- 
mortelle des  deux.   » 

Il  se  peut,  Messieurs,  que  le  pauvre  résiste 
à  vos  touchantes  exhortations,  mais  souvent 
son  coeur  s'émeut  et  ses  bons  sentiments 
éclatent  ensemble  par  des  paroles  naïves  et 
délicates  comme  celles  d'un  malheureux  qui 
disait  à  son  visiteur  :  «  Oh  !  oui,  Monsieur, 
j'ai  été  bien  coupable,  et  Dieu  est  bien  bon, 
puisqu'il  a  pris  pour  venir  à  moi  votre  bonne 
ligure.  » 

Réconcilier  le  pauvre  avec  Dieu,  avec  la  so- 
ciété, avec  la  vie,  voilà  donc,  Messieurs,  le 
but  de  votre  charitable  ministère.  Si  c'est  là 
ce  qu'on  appelle  des  ambitions  humaines,  il 
serait  à  désirer  que  tous  les  cœurs  en  fussent 
remplis. 

Vos  moyens  sont  à  la  hauteur  de  ces  ambi- 
tions. 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAINT-VINGENT-DE-PAUL.       125 


II 


«  Ce  n'est  pas  assez  à  l'homme  de  bien, 
dit  Bossuet,  de  ne  vouloir  que  ce  qui  est  juste. 
Il  craint  de  corrompre  ses  innocents  desseins. 
Il  ne  veut  que  de  bons  moyens  pour  y  parvenir, 
et  il  a  toujours  devant  les  yeux  ce  précepte  de 
la  loi  :  Tu  poursuivras  justement  ce  qui  est 
juste:  Juste  quod  justum  est  persequeris.  » 

Telle  est  votre  devise,  bien  qu'on  vous  ait 
accusés  de  tendre  à  votre  but  par  une  action 
souterraine,  des  pressions  illicites,  et'  des 
engagements  intéressés,  enfin,  de  former  entre 
vous  une  société  de  franc-maçonnerie  cléri- 
cale et  jésuitique.  Les  faits  répondent  énergi- 
quement  à  cette  bouffonnerie  ;  comme  ils  pro- 
clament l'excellence  de  votre  but,  ils  procla- 
ment également  Texcellence  de  vos  moyens, 
leur  loyauté,  leur  générosité,  leur  sainteté, 
car  ces  moyens  sont  la  publicité  d'action,  la 
liberté  de  coopération,  l'esprit  de  foi  et  l'amour 
chrétien. 


126  NOCES  d'or 


Qu'on  cherche  les  ombres  et  le  secret;  qu'on 
s'entoure  de  mystère,  qu'on  crée  des  signes 
cabalistiques,  qu'on  invente  des  initiations 
étranges,  propres  à  étonner  et  à  séduire  les 
esprits  faibles,  quand  on  veut  faire  le  mal, 
cela  se  conçoit.  C'est  lâche  ;  mais  tout  être 
assez  sot  ou  assez  dépravé  pour  s'engager 
dans  l'apostolat  du  mal  commence  toujours 
par  une  lâcheté.  Nous  ne  mépriserons  jamais 
assez  ces  sociétés  rampantes,  qui  attendent, 
pour  nous  dire  ce  qu'elles  veulent,  les  jours  de 
trouble  et  de  confusion,  pendant  lesquels  tout 
ce  qui  est  bon,  juste  et  saint,  se  trouve  livré  à 
la  brutalité  des  passions  déchaînées  ;  ces  so- 
ciétés qui  recherchent  la  protection  des  om- 
bres, se  couchent  à  terre  pour  échapper  à  la 
vigilance  des  gardiens  du  droit,  dépravent  le 
langage  pour  couvrir  leurs  desseins,  et  ne  se 
montrent  hardies  que  lorsque  leurs  trahisons 
ont  miné  les  pouvoirs  qu'elles  veulent  abattre 
et  corrompu  les  peuples  qu'elles  veulent  asser- 
vir. Toute  société  qui  se  respecte,  toute  société 
qui  prétend  entrer  dans  la  vie  publique  doit 
agir  publiquement. 

Or,  Messieurs,  ce  qui  nous  frappe  d'abord 


DE    LA    SOCIETE    DE    SAiNT-VINCENT-DE-PAUL.        l'^l 

clans  votre  ministère,  c'est  la  publicité  d'action. 
Votre  Société  a  cinquante  ans  de  vie,  d'une 
vie  publique,  manifestée  par  des  œuvres  que 
tout  le  monde  connaît,  entrée  par  toutes  les 
portes  dans  le  domaine  de  l'histoire.  Manuels, 
bulletins,  comptes  rendus,  instructions,  cir- 
culaires, budgets,  rien  n'a  été  soustrait  ni  aux 
regards  jaloux  de  l'autorité,  ni  aux  mains' 
profanes  de  ceux  qui  sont  étrangers  à  vos 
saintes  œuvres.  Tout  a  été  écrit  en  bon  fran- 
çais, sans  abréviations  inintelligibles,  sans 
mystères  typographiques. 

Qui  a  fermé  la  porte  de  vos  séances  ?  Qui 
s'est  servi  d'un  langage  que  tout  le  monde  ne 
puisse  comprendre?  Je  suis  entré,  tout  le 
monde  pouvait  entrer  avec  moi  ;  j'ai  entendu, 
tout  le  monde  pouvait  entendre  avec  moi  ;  j'ai 
vu  des  hommes,  assis  sans  distinction  de  pro- 
fession, d'initiation  et  de  grade,  unis  dans  la 
sainte  égalité  des  frères  ;  ils  se  reconnaissaient 
à  un  signe,  c'est  vrai,  mais  ce  signe  je  l'avais 
appirs  sur  les  genoux  de  ma  mère  ;  il  me  sert 
à  reconnaître  mes  frères  les  chrétiens.  Écou- 
tez, voici  ce  qu'ils  disaient,  après  s'être 
recueillis  devant  Dieu  :   «  Au  nom  du  Père,  du 


128  NOCES  d'or 


Fils  et  du  Saint-Esprit  !  Au  nom  du  Père  des 
pauvres  et  des  orphelins,  du  tout-puissant 
protecteur  des  misères  humaines  !  Au  nom 
du  Fils,  roi  des  pauvres,  vêtu,  pour  nous  ex- 
citer à  la  compassion,  d'une  pourpre  sanglante, 
et  abreuvé,  par  amour  pour  nous,  des  plus 
inénarrables  souffrances  !  Au  nom  du  Saint- 
Esprit,  amour  éternel  du  Père  et  du  Fils,  ins- 
pirateur de  toutes  les  bonnes  œuvres  et  direc- 
teur suprême  delà  charité  chrétienne.  Au  nom 
du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  parle  signe 
adorable  de  la  Croix,  nous  nous  reconnaissons 
comme  des  frères,  rassemblés,  au  vu  et  au  su 
de  tout  le  monde,  pour  conspirer  contre  les 
misères  qui  désolent  l'humanité.  »  — Et  voilà 
la  Société  qu'on  a  accusée  de  ténébreux  agis- 
sements ! 

Cependant,  je  dois  l'avouer,  il  y  a  un  mys- 
tère, un  grand,  profond  et  sublime  mystère, 
où  la  Société  de  Saint- Vincent-de- Paul  puise 
les  forces  qu'elle  dépense  dans  son  action 
publique  ;  c'est  le  mystère  de  ses  festins. 

A  l'inverse  de  ces  sociétés,  soi-disant  huma- 
nitaires, qui  mangent  et  boivent  à  tant  par  tête, 
poussent  des  cris   retentissants,  portent  des 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAINT-VINCENT-DE-PAUL.       129 

toasts  emphatiques  à  la  régénération  du 
peuple,  à  la  liberté  des  nations,  et  cherchent  à 
faire  oublier,  par  le  bruit  et  l'éclat  de  leurs 
banquets  fraternels,  les  ténèbres  dont  elles 
enveloppent  leur  action  politique,  la  religieuse 
Société  de  Saint- Vincent-de-Paul  va  manger 
et  boire  en  secret  à  des  tables  sans  faste,  où 
Dieu  remplit  gratuitement  les  âmes  de  sa  vie. 
Mêlés  à  la  foule  des  fidèles,  ou  bien  cachés 
dans  les  ombres  d'une  petite  chapelle,  ces 
conspirateurs  sacrés  viennent  de  recevoir... 
Quoi  donc?  —  Rien  pour  leurs  sens,  tout 
pour  leur  âme.  Sous  un  signe  fragile  et  sans 
gloire,  Dieu  est  venu,  et  maintenant,  du  fond 
de  ces  coeurs  devenus  plus  fertiles  en  oracles 
que  l'antique  Saint  des  Saints,  il  parle,  il  con- 
sole, il  exhorte,  il  encourage,  il  pousse  en 
avant.  t(  Marche,  dit-il,  marche,  parais,  mon- 
tre-toi, révèle  par  tes  œuvres  d'amour  la  pré- 
sence perpétuelle  et  l'inépuisable  bonté  de 
celui  qui  passa  jadis  en  faisant  le  bien.  »  Et 
ils  marchent,  ils  paraissent,  ils  se  montrent, 
ils  opèrent  sous  nos  yeux  ;  et  plus  grand  est  le 
mystère  de  leur  force,  plus  éclatante  est  la 
publicité  de  leur  action. 

II  9 


130  NOCES  d'or 


L'action  est  publique  ;  en  même  temps  elle 
est  libre.  Chaque  membre  des  Conférences  de 
Saint-Vincent-de-Paul  s'engage,  il  est  vrai,  à 
coopérer  de  ses  biens,  de  ses  services  et  de  son 
cœur  :  de  ses  biens,  parce  que,  sans  l'aumône, 
il  est  impossible  de  franchir  le  redoutable 
espace  qui  sépare  la  richesse  de*la  misère;  de 
ses  services,  parce  que  l'assistance  personnelle 
tempère  cette  sorte  d'humiliation  que  l'au- 
mône inflige  à  qui  la  reçoit;  de  son  cœur, 
parce  qu'il  faut  gagner  le  cœur  du  pauvre  et 
convertir  ses  haines  et  ses  colères  en  amitié 
pieuse  et  reconnaissante.  Mais  c'est  librement 
que  chacun  s'engage,  librement  que  chacun 
donne.  Pas  de  ces  serments  puérils  d'abord, 
onéreux  ensuite  pour  la  conscience  d'un  hon- 
nête homme;  pas  de  ces  intimidations  aux- 
quelles répond  une  docilité  imbécile  ;  pas  de 
ces  pressions  audacieuses  qui  spéculent  sur  la 
lâcheté  humaine  ;  pas  de  ces  liens  dont  on  ne 
peut  se  dégager  sans  être  accusé  de  violer  sa 
parole;  pas  de  ces  cotisations  réglementaires 
qui  deviennent  une  servitude;  pas  de  ces  pré- 
lèvements qui  épuisent  les  ressources  avant 
qu'elles  soient  appliquées.  Mais  «  restreindre 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAINT- VINCENT-DE-PAUL.       131 

les  frais  au  strict  nécessaire,  être  avare  de 
l'argent  des  pauvres,  faire  appel  à  la  bonne 
volonté  de  tous  »  :  telle  est  la  loi.  Vous  voulez 
donner  votre  argent,  vos  services,  votre  cœur: 
entrez  !  Vous  êtes  las  de  donner  ;  votre  bourse, 
vos  affaires,  votre  famille  ne  vous  permettent 
plus  d'être  libéral,  soit  ;  vous  pouvez  sortir. 
Toujours  on  se  rappellera  vos  services  ; 
jamais  on  n'inquiétera  votre  abstension. 

Vous  êtes  libres.  Messieurs,  donc  vous 
n'avez  besoin  ni  de  surveillance,  ni  de  contrôle. 
Vous  vous  surveillez  vous-mêmes,  vous  vous 
contrôlez  vous-mêmes.  La  liberté  de  chacun 
est  la  plus  sûre  garantie  de  la  moralité  de 
tous,  puisqu'elle  donne  à  chacun  le  droit  et  le 
pouvoir  de  révéler  ce  qui  offenserait  sa  cons- 
cience d'honnête  homme  et  de  chrétien.  Il  y  a 
eu  dans  vos  rangs  bien  des  défections,  des 
esprits  chagrins  ont  discuté  plus  d'une  fois 
l'opportunité  de  vos  œuvres,  et  certaines  ma- 
nières de  faire  qui  n'étaient  pas  de  leur  goût, 
jamais  pourtant  on  n'a  pu  surprendre  une 
accusation  sérieuse  contre  l'esprit  qui  vous 
anime. 

Quel  est  donc  cet  esprit?  Par  quels  motifs 


132  NOCES  d'or 


vous  décidez -vous  à  ces  libéralités,  trois  fois 
salutaires  et  fécondes,  dont  doit  bénéficier  la 
Société?  Quel  charme  vous  séduit  dans  la 
misère  dont  vous  êtes  les  patrons  ?  Quel  appât 
vous  attire  si  infailliblement  que  vous  ne 
sachiez  rien  refuser  au  malheur?  Espérez- 
vous  tirer  bénéfice  d'argent  ou  d'honneur  de 
vos  charités  ?  —  Impossible  !  Votre  foi  con- 
sidère ce  qui  appartient  aux  pauvres  comme 
une  chose  sacrée,  et  vous  ne  recueillez,  la  plu- 
part du  temps,  dans  votre  ministère,  que 
l'ingratitude  de  vos  obligés,  le  mépris  des 
impies,  et  les  critiques  des  âmes  lâches  qui 
n'osent  pas  vous  imiter.  Et  pourtant,  il  faut 
bien  que  vous  soyez  mus  ;  tout  mouvement 
suppose  une  cause.  D'où  vient  donc  le  mouve- 
ment c[ui  vous  incline  vers  la  misère  et  vous 
fait  rechercher  ses  embrassements  ?  —  Je  vais 
le  dire  et  révéler  ici  un  des  plus  touchants  mys- 
tères de  votre  vie. 

Dans  l'ordre  de  la  nature,  et  à  ne  consulter 
que  les  lumières  du  simple  bon  sens,  le  pauvre 
a  droit  à  nos  sympathies  et  à  notre  assistance. 
Ses  abaissements,  ses  douleurs,  ses  vices, 
même,   ne  lui    enlèvent  rien  des  communes 


DE    LA   SOCIÉTÉ   DE    SAINT-VINCENT-DE-PAUL.       133 

prérogatives  qui  l'unissent  à  nous  par  des 
liens  que  nous  ne  pouvons  briser  sans  crime. 
Il  est  de  notre  sang  et  de  notre  famille  ;  il  ap- 
pelle, comme  nous,  Dieu  son  père;  il  se  rend 
avec  nous,  sur  les  chemins  du  même  exil,  vers 
la  même  patrie.  Origine^  nature,  destinée,  tout 
intercède  en  sa  faveur.  Ajoutez  à  cela  une  dis- 
position providentielle  qui  veut  c[ue  la  bienfai- 
sance répare  l'inégalité  des  conditions,  que 
ceux  qui  ont  reçu  plus  que  leur  part  rem- 
plissent auprès  de  ceux  c{ui  n'ont  rien  l'office 
du  maitre  de  tous  les  biens  ;  enfin,  cette  inef- 
fable action  de  la  souffrance  qui  fait  éclore  en 
tous  les  nobles  cœurs  l'attendrissement  et  la 
pitié;  alors  vous  comprendrez  cette  parole  cé- 
lèbre d'un  ancien  :  ce  Je  suis  homme,  et  je  ne 
pense  pas  que  rien  de  ce  qui  est  humain  puisse 
m'être  étranger  :  Homo  sum,  et  nihil  humcini 
a  me  aXienum  puto.  » 

Vouloir  être  humain,  cela  peut  paraître  à 
certaines  gens  une  généreuse  ambition  ;  pour 
vous.  Messieurs,  c'est  une  ambition  mesquine 
et  vulgaire.  Ce  vague  sentiment  qu'on  appelle 
humanité  ne  produit  généralement  que  des 
considérations    verbeuses,    des    élégies    lar- 


134  NOCES  d'or 


moyaiites,  des  œuvres  imparfaites;  sans  grand 
résultat  pour  la  transfiguration  morale  et  re- 
ligieuse du  pauvre.  On  a  beau  s'appeler  phi- 
lanthrope, toujours  la  misère  offense  les  dé- 
licatesses de  la  nature  et  la  tient  à  distance. 
Le  pauvre  ne  triomphe  d'un  cœur  d'homme 
que  par  un  attrait  divin,  invisible  à  la  raison  ; 
mais  alors,  il  est  si  fort  de  ses  charmes  qu'il 
s'empare  des  natures  les  moins  impression- 
nables et  les  réduit  en  une  sorte  d'esclavage. 
Saint  esclavage,  par  lequel  l'homme  s'immole 
au  service  de  l'homme!  Saint  esclavage,  qui 
prosterne  les  grands  aux  pieds  des  petits  !  Qui 
pourrait,  je  ne  dis  pas  le  comprendre,  mais 
même  le  concevoir,  sans  l'esprit  de  foi  ? 

L'esprit  de  foi,  telle  est.  Messieurs,  la  di- 
vine lumière  qui  descend  d'en  haut  sur  le 
pauvre  et  nous  fait  voir  en  lui  ce  qui  se  ca- 
chait dans  le  demi-jour  de  notre  nature,  je 
veux  dire  l'image  vivante  du  Dieu  qui  s'est 
fait  pauvre  et  souffrant  pour  nous.  «  Les 
pauvres,  disait  un  des  premiers  organisa- 
teurs de  votre  Société,  Frédéric  Ozanam,  les 
pauvres  nous  les  voyons  des  yeux  de  la  chair, 
nous  pouvons  mettre  le  doigt  et  la  main  dans 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAINT-VINCENT-DE-PAUL.       135 

leurs  plaies,  et  les  traces  de  la  couronne  d'é- 
pines sont  visibles  sur  leur  front.  Ici  l'incré- 
dulité n'a  plus  de  place  possible,  et  nous  de- 
vrions tomber  à  leurs  pieds,  leur  disant  avec 
l'apôtre  :  Tu  es  Dominus  et  Deus  meus.  Vous 
êtes  nos  maîtres,  et  nous  sommes  vos  servi- 
teurs, vous  êtes  pour  nous  les  images  sacrées 
de  ce  Dieu  que  nous  ne  voyons  pas,  et  ne  sa- 
chant pas  l'aimer  autrement,  nous  l'aimons  en 
vos  personnes ^  »  C'est  vrai,  ô  mon  Dieu,  Jé- 
sus, cher  et  doux  martyr  de  nos  iniquités,  c'est 
vrai  que  nous  ne  vous  voyons  plus.  Vous  vous 
êtes  soustrait  à  la  pieuse  avidité  de  nos  re- 
gards, après  les  jours  de  votre  courte  appari- 
tion. Mais,  soyez  béni,  puisque  vous  nous  avez 
laissé  vos  chers  pauvres,  vos  enfants  de  pré- 
dilection, vos  images,  vos  sacrements  vivants. 
En  présence  de  ces  christs  à  qui  vous  avez 
donné  une  onction  plus  que  royale,  en  les 
choisissant  pour  vos  représentants,  nous  ne 
dirons  plus  :  «  Homo  suin^  et  nihil  humani 
a  me  alienum  puto,  »  mais  :  «  Je  suis  chrétien, 


1.  Lettre  à  M.  Janmot,  peintre,  à  Rome,  13  novembre 

1836. 


136  NOCES  d'or 

et  rien  de  ce  qui  est  du  Christ  ne  m'est  étran- 
ger. » 

Voilà  l'esprit  de  foi.  Or,  en  vertu  des  lois 
qui  régissent  les  phénomènes  surnaturels,  de 
l'esprit  de  foi  naît  l'amour  chrétien.  Voir  Jé- 
sus-Christ quelque  part  et  ne  pas  l'aimer,  ne 
pas  se  dévouer  à  son  service,  c'est  impossible. 
Car  Jésus-Christ,  c'est  la  manifestation  per- 
sonnelle de  l'amour  de  Dieu,  le  mémorial  vi- 
vant, je  ne  dis  pas  assez,  la  somme  de  tous  les 
bienfaits  dont  la  libéralité  divine  a  bien  voulu 
honorer  l'humanité.  Jamais,  mieux  que  par 
Jésus-Christ  et  en  Jésus-Christ,  nous  ne  pour- 
rons comprendre  ce  profond  axiome  de  la 
théologie,  ce  Summum  honum  est  sui  diffu- 
sivum.  :  le  souverain  bien  aime  à  se  répandre.  » 
Du  faîte  de  notre  intelligence  jusqu'aux  plus 
obscurs  atomes  dont  se  compose  notre  corps, 
nous  sommes  remplis  des  dons  de  Dieu.  Ces 
dons  il  nous  les  a  faits  par  son  Verbe  et  en  vue 
de  la  vie  suréminente  dont  le  Verbe  incarné  est 
l'auteur  et  le  réparateur.  Dieu  se  donne  donc 
et  nous  ne  lui  donnerions  rien  ?  Dieu  se  donne 
par  Jésus-Christ,  et  nous  ne  répandrions  pas 
à  ses  pieds  quelque  chose  des  biens  que  nous 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAINT-VINCENT-DE-PAUL         137 

tenons  de  son  amour  infini?  Cela  ne  se  peut 
pas,  Messieurs,  cela  ne  se  conçoit  pas.  Aussi 
je  vous  entends  dire  d'une  commune  voix  : 
((  0  Dieu,  vous  vous  montrez  à  nous  dans  votre 
Christ,  votre  Christ  se  montre  dans  les  chers 
pauvres  qu'il  a  sacrés  et  recommandés  à  notre 
amour.  Eh  bien!  nous  les  respecterons  comme 
nous  l'eussions  respecté,  s'il  nous  eût  permis 
de  vivre  en  sa  compagnie;  nous  les  aimerons 
comme  nous  l'eussions  aimé,  s'il  nous  eût  été 
donné  de  contempler  sa  divine  beauté  ;  nous 
les  traiterons  comme  nous  l'eussions  traité, 
s'il  eût  tendu  vers  nous  ses  mains  sanglantes 
et  appuyé  sur  notre  cœur  sa  pauvre  tête  dé- 
chirée. Humiliations,  mépris,  sacrifices,  rien 
ne  nous  coûtera,  puisque  tout  est  pour  lui.  Di- 
rigé par  l'esprit  de  foi,  le  ministère  des  Con- 
férences de  Saint-Vincent-de-Paul  sera  un 
ministère  d'amour  tendre,  délicat,  généreux, 
dévoué,  infatigable,  universel,  perpétuel.  » 

Après  cela,  Messieurs,  je  n'ai  plus  rien  à 
dire  de  la  grandeur  et  de  la  sainteté  de  votre 
Société.  Ce  qu'elle  était  dans  son  germe,  elle 
l'a  été  dans  ses  développements,  elle  l'est  dans 
son  état  actuel,  grâce  à  votre  bonne  volonté 


138  NOCES   d"or 


sans  doute,  mais,  bien  plus  encore,  grâce  aux 
bénédictions  de  Dieu,  dont  il  faut  vous  rappe- 
ler le  souvenir,  en  quelques  mots,  pour  mettre 
le  comble  aux  joies  de  vos  Noces  d'Or. 


III 


Par  l'acte  créateur,  Dieu  fait  sortir  du  néant 
ce  qui  n'était  pas;  mais  l'être  qu'il  évoc|ue  re- 
tournerait immédiatement  au  néant,  s'il  n'é- 
tait saisi,  au  moment  même  où  il  parait,  par 
l'acte  conservateur.  Cet  acte,  Dieu  le  promet- 
tait à  tous  les  vivants  dont  sa  toute-puissante 
parole  venait  d'enrichir  la  nature  lorsqu'il 
leur  disait  :  «  Croissez,  produisez,  multipliez- 
vous.  ))  Depuis  des  milliers  d'années,  le  monde 
vit  de  cette  bénédiction. 

Mais  si  les  genres  et  les  espèces  en  ont  be- 
soin, combien  plus  les  institutions  saintes  que 
la  grâce  fait  éclore  dans  le  monde  religieux 
pour  le  remplir  de  bonnes  œuvres.  Issus  de  la 
grâce,  vous  n'avez  point  été  oubliés,  Messieurs, 
et  r humble  Société  qui  naissait,  il  y  a  cin- 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAINT- VINCENT-DE-PAUL.        139 

quante  ans,  sous  le  patronage  de  saint  Vin- 
cent de  Paul,  peut  se  glorifier  aujourd'hui  des 
bénédictions  qui  lui  ont  donné  une  triple  fé- 
condité :  fécondité  de  multiplication,  fécondité 
d'action,  fécondité  d'émulation. 

Ce  fut,  comme  je  vous  le  disais  tout  à  l'heure, 
un  petit  groupe  déjeunes  gens  qui  commença 
l'Œuvre  des  Conférences  ;  ils  n'étaient  que  huit. 
Ils  prirent  le  temps  de  bien  se  connaître  et  de 
bien  s'aimer,  et,  forts  de  leur  union,  ils  atti- 
rèrent à  eux  une  foule  d'âmes  jalouses  de 
conserver  le  précieux  trésor  de  leur  foi  et  des 
vertus  chrétiennes,  en  le  mettant  sous  la  pro- 
tection de  la  charité.  Deux  ans  après  la  fonda- 
tion, il  fallut  se  dédoubler.  Quatre  Conférences 
furent  établies.  Aujourd'hui,  Paris  et  la  ban- 
lieue en  possèdent  plus  de  cent.  Entre  temps, 
la  Société  envoyait  à  la  province  des  colonisa- 
teurs. Nîmes,  Lyon,  Nantes,  Rennes,  Dijon, 
Toulouse  et  combien  d'autres  villes  imitaient 
la  capitale,  et  trente  années  ne  s'étaient  pas 
écoulées  que  déjà  votre  Société  comptait  en 
France  quinze  cent  quarante-neuf  Conférences. 
Il  faut  peut-être  décupler  le  chiffre  pour  bien 
se  rendre  compte  de  votre  fécondité  dans  le 


40  NOCES  d'or 


monde  entier.  Ce  n'est  pas  en  un  romanesque 
voyage  de  quatre-vingts  jours,  mais  en  quel- 
ques minutes  que  j'ai  pu  faire  le  tour  du  globe 
et  contempler  partout  les  fruits  de  la  béné- 
diction divine.  J'ai  vu  dans  un  de  vos  rapports 
généraux  le  grain  de  sénevé,  de  1833,  multi- 
plié jusque  dans  l'Australie  et  la  Nouvelle- 
Zélande. 

Rien  de  confus  dans  cette  multiplication. 
Une  sage  organisation  a  su  faire  de  votre 
Société  une  œuvre  ordonnée  comme  sont 
ordonnées  les  œuvres  divines,  et  donner  à 
toutes  ses  ramifications  un  seul  cœur  et  une 
seule  âme.  J'ai  lu  vos  règlements,  ainsi  que  les 
circulaires  de  votre  conseil  général,  et  je  ne 
saurais  vous  dire,  Messieurs,  combien  j'ai  été 
émerveillé  et  touché  à  la  fois,  de  l'élévation  de 
vos  vues,  de  la  pureté  de  vos  intentions,  de  la 
sagesse  de  vos  dispositions,  de  la  rectitude  de 
vos  conseils,  de  la  force  de  vos  encourage- 
ments, de  la  douceur  de  vos  remontrances,  de 
l'universelle  sollicitude  de  votre  charité. 

Une  si  haute  et  si  puissante  direction  ne 
pouvait  manquer  d'être  bénie  et  d'assurer  à 
votre  Œuvre  la  fécondité  d'action. 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAINT-VINGENT-DE-PAUL.       141 

Vous  ne  vous  êtes  proposé,  au  début  de  votre 
ministère,  que  la  visite  des  pauvres,  et  Dieu 
seul  connaît  tout  ce  qu'ils  vous  doivent  en  cela. 
Mais,  dans  son  contact  avec  la  misère,  l'amour 
chrétien  cède  à  des  entraînements  qui  mul- 
tiplient ses  bienfaits  ;  vos  modestes  desseins 
ont  été  débordés.  En  parcourant  vos  annales 
du  demi-siècle  qui  vient  de  s'écouler,  j'y  vois 
fondations  de  crèches  et  de  salles  d'asiles, 
patronages,  instruction,  éducation  des  orphe- 
lins, des  écoliers,  des  savoyards,  des  apprentis, 
des  enfants  de  manufactures,  des  ouvriers,  des 
libérés  ;  pour  eux,  des  vestiaires  et  des  lin- 
geries ;  pour  eux,  des  caisses  d'épargne,  de 
secours  et  de  loyers  ;  pour  eux,  des  fourneaux 
économiques,  des  dispensaires  et  des  secours 
médicaux  ;  pour  eux,  des  réunions  pacifiques 
et  joyeuses,  la  parole  évangélique,  instructive 
et  moralisatrice,  distribuée  sous  toutes  ses 
formes  ;  le  mariage,  le  travail,  les  affaires,  la 
maladie,  la  mort,  les  funérailles  des  pauvres, 
devenus  l'objet  de  vos  tendres  sollicitudes  et 
de  votre  protection  désintéressée.  Et  ce  n'est 
pas  tout.  Chaque  fois  que  les  calamités  publi- 
ques ont  fait  entendre  leur  grande  voix,  toute 


142  NOCES    D'OR 


votre  Société  s'est  émue,  et  c'est  par  centaines 
de  mille  francs  qu'elle  a  envoyé  ses  aumônes 
aux  victimes  des  inondations  du  Rhône  et  de  la 
Loire,  de  l'incendie  de  Limoges,  des  crises 
industrielles,  des  massacres  de  Syrie  et  des 
famines  d'Algérie. 

Assurément,  Messieurs,  vous  n'avez  pas  fait 
par  vous-mêmes  tout  le  bien  dont  la  misère 
est  redevable  à  la  charité  chrétienne  depuis 
cinquante  ans,  mais,  s'il  est  vrai  de  dire  que 
Dieu  nous  réserve  une  part  dans  le  mérite  des 
bonnes  œuvres  que  nous  aurons  commanditées 
par  nos  exemples,  la  part  de  la  Société  de  Saint- 
Vincent-de-Paul  sera  large  et  glorieuse,  car 
une  bonne  partie  des  charités  qui  ont  honoré 
ce  siècle  est  due  à  sa  féconde  émulation.  Cette 
émulation  s'est  fait  sentir  surtout  parmi  ses 
membres  :  que  d'âmes  chancelantes  ont  été 
affermies  par  elle  dans  la  foi,  que  de  vertus  se 
sont  conservées  au  contact  de  ses  vertus,  que 
de  passions  se  sont  assouplies  et  transformées 
sous  le  joug  de  la  charité  ;  que  d'hommes  de 
toutes  conditions  et  de  tout  âge,  fortifiés  par 
leur  union,  ont  eu  le  courage  de  se  montrer 
chrétiens  !    Les  lâchetés  du  respect  humain 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAINT-VINCENT-DE-PAUL.       143 

étaient,  naguère,  à  l'ordre  du  jour.  Rares 
épaves  des  naufrages  révolutionnaires,  les 
hommes  restés  chrétiens  avaient  besoin  d'hé- 
roïsme pour  pratiquer  ostensiblement  leurs 
devoirs  religieux.  Aujourd'hui  cette  pratique 
est  devenue  facile.  L'opinion  énergiquement 
bravée  ne  peut  plus  étouffer  les  imposantes 
manifestations  de  foi  virile  dont  nos  églises 
sont,  si  fréquemment,  le  théâtre.  Confessons- 
le,  Messieurs,  c'est  votre  féconde  émulation 
qui  a  préparé,  en  grande  partie  du  moins,  ce 
consolant  spectacle. 

Dieu  vous  a  bénis,  c'est  évident.  On  ne  fait 
pas  sans  lui  de  si  grandes  choses  ;  mais  pour 
mieux  nous  convaincre  de  son  intervention 
dans  votre  œuvre,  il  a  voulu  joindre  à  son 
action  latente  des  témoignages  publics  de  sa 
bienveillance.  Ces  témoignages  sont  les  innom- 
brables lettres  et  ordonnances  des  Evoques 
qui  vous  ont  encouragés,  les  six  brefs  par 
lesquels  le  Saint-Siège  vous  a  ouvert  le  trésor 
des   indulgences ^    la  haute  distinction  qu'il 


1.  Bref  de  Grégoire  XVî,  10  janvier  1845.  —  Du  même, 
bref   supplémentaire,  12  août  1815.  —  Bref  de   Pie  IX, 


144  NOCES  d'or 


vous  a  accordée,  en  vous  donnant  un  Cardinal 
protecteur,  et  surtout  cette  solennelle  bénédic- 
tion que  reçurent,  de  l'immortel  Pie  IX,  toutes 
les  Conférences  du  monde,  prosternées  à  ses 
pieds  dans  la  personne  de  leurs  représen- 
tants ^ 

((  Fils  bien-aimés,  disait-il,  allez  au  milieu 
du  monde,  de  ce  monde  qu'on  peut  appeler  un 
cadavre  enseveli  dans  les  ombres  de  la  mort  ; 
et  après  avoir  pleuré  sur  les  péchés  de  ceux 
qui  l'aiment,  après  avoir  prié  afin  que  Dieu 
opère  le  plus  grand  des  miracles,  la  conversion 
des  pécheurs,  tous  pénétrés  de  charité,  criez 
à  la  mort  avec  la  voix  de  Jésus- Christ  :  Sors 
de  ta  tombe,  et  reviens  de  la  mort  du  péché  à 
la  vie  de  la  grâce,  des  ténèbres  de  l'erreur  à 
la  lumière  de  la  vérité,  de  la  fange  du  vice  aux 
purs  sentiers  de  la  vertu. 

((  Afin  que  vous  puissiez  mieux  accomplir 


18  mars  1153.  —  Du  même,  18  mars  1854.  —  Du  même, 
13  septembre  1359.  —  Du  même,  6  décembre  1873. 

1.  Cette  bénédiction  a  été  donnée  le  5  janvier  1855, 
veille  de  TÉpiphanie,  à  plus  de  quatre  cents  représen- 
tants des  conférences,  réunis  dans  la  salle  du  Consistoire, 
au  Vatican. 


DE    LA    SOCIÉTÉ   DE   SAINT-VINCENT-DE-PAUL.       145 

ces  œuvres  excellentes  de  charité,  je  vous  bénis 
au  nom  du  Père  éternel,  qui  nous  a  aimés  d'une 
éternelle  charité. 

«  Je  vous  bénis  au  nom  du  Fils,  qui  nous  a 
aimés  jusqu'à  verser  la  dernière  goutte  de  son 
sang  précieuX;  pour  effacer  de  nos  âmes  la 
marque  de  notre  éternelle  damnation . 

«  Je  vous  bénis  au  nom  du  Saint-Esprit,  et 
je  prie  le  Père  des  pauvres,  ce  dispensateur 
des  dons  célestes,  ce  consolateur  des  affligés, 
de  vouloir  bien  répandre  sur  vous  un  rayon  de 
sa  divine  lumière,  afin  qu'éclairés  et  sanctifiés 
par  cette  lumière,  vous  puissiez  ramener  dans 
le  droit  chemin  les  âmes  auxquelles  vous  pro- 
diguez vos  bienfaits,  et  qui  se  sont  écartées  des 
voies  de  la  vertu. 

«  Je  vous  bénis  au  nom  de  la  très  sainte 
Trinité,  et  que  cette  bénédiction  vous  accom- 
pagne tous  les  jours  de  votre  vie;  qu'elle 
s'étende  sur  tous  ceux  qui  coopèrent  aux 
œuvres  de  charité,  soit  à  Rome,  soit  en 
Italie,  soit  en  Europe,  soit  dans  l'univers  en- 
tier. 

«  Je  vous  bénis,  pour  le  temps  de  votre  course 

mortelle  et  pour  l'heure  dernière  de  votre  vie , 
II  10 


146  NOCES  d'or 


afin  qu'après  elle  vous  soyez  dans  le  ciel,  bénis 
de  Dieu  pendant  toute  l'éternité. 

((  Benedictio  Dei  Omnipotentis^  Patris  et 
Filii  et  Spiritus  Sanctif  descendat  super  vos  et 
maneat  semper.  » 

Quel  Amen  vous  avez  répondu,  Messieurs  ! 

Cette  touchante  et  magnifique  bénédiction 
couronne  votre  apologie.  Je  ne  puis  plus  rien 
ajouter  à  vos  louanges.  Aussi  bien,  il  ne  faut 
pas  que  ces  Noces  d'Or  ne  soient  qu'une  fête 
d'encens  ;  vous  me  permettrez  d'y  mêler  un 
peu  de  myrrhe. 

La  Société  de  Saint- Vincent-de-Paul  a  sans 
doute  bien  mérité  de  Dieu  et  de  l'Eglise  pen- 
dant le  premier  demi-siècle  de  son  existence  ; 
ses  charités  ont  soulagé  bien  des  misères  et 
sauvé  bien  des  âmes.  Toutefois,  je  me  demande 
si  son  action  sociale  a  été  aussi  large  et  aussi 
profonde  qu'on  pouvait  l'espérer.  Il  n'y  paraît 
pas,  à  la  démoralisation  presque  générale  des 
classes  laborieuses  et  indigentes.  La  formi- 
dable concurrence  des  Sociétés  secrètes  a 
refoulé  vos  généreux  efforts.  Messieurs,  et, 
dans  ces  derniers  temps  surtout,  nous  avons 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAINT-VINCENT-DE-PAUL.       147 

VU  s'accentuer  les  haines  que  vous  vous  pro- 
posiez d'apaiser. 

Pourquoi  ce  triomphe  d'une  influence  mau- 
dite sur  la  vôtre  ?  Ah  !  tout  le  monde  le  sait, 
vous  avez  eu  vos  jours  d'épreuve  ;  les  pouvoirs 
jaloux  ont  trouvé  mauvais  que  vous  fassiez  le 
bien  sans  leur  congé,  et  ne  pouvant  vous 
écraser,  ils  vous  ont  affaiblis  par  des  tracas- 
series et  des  vexations.  Personne  n'ignore  non 
plus  que  les  excitations  violentes  et  malsaines, 
qui  visent  les  passions  de  la  foule,  ont  plus  de 
chances  de  réussir  que  les  appels  pacifiques 
qui  s'adressent  à  ses  bons  instincts.  Mais 
encore,  pouvez-vous  vous  rendre  le  témoignage 
d'avoir  toujours  répondu  comme  il  faut  à  la 
grâce  de  votre  vocation?  N'avez-vous  point 
mêlé  quelquefois  des  vues  trop  humaines  aux 
pures  intentions  qui  devaient  diriger  votre 
ministère?  Ne  vous  est-il  jamais  arrivé  de 
négliger  l'intérêt  spirituel  des  pauvres,  but 
suprême  de  vos  charités,  et  de  vous  contenter 
de  leur  distribuer  des  secours  matériels  ?  Ne 
vous  êtes-vous  pas  bornés  à  préserver  vos 
médiocres  vertus  de  toute  grave  atteinte,  au 
lieu  de  développer  en  vous  la  perfection  chré- 


148  NOCES  d'or 


tienne  ?  Avez-vous  assez  demandé  cette  per- 
fection à  la  prière  et  aux  sacrements  ?  Vous 
vous  êtes  montrés  chrétiens;  n'avez-vous  pas 
eu  peur  de  paraître  trop  pieux  ?  Préoccupés 
plus  qu'il  ne  fallait  de  la  laïcité  de  votre  œuvre, 
ne  l'avez-vous  pas  un  peu  trop  fermée  à  des 
influences    sacrées  qui  auraient  pu   diriger, 
stimuler  et  accroître  votre  zèle  ?  Assez  forts 
pour  ne  pas  succomber  sous  les  coups  de  la 
persécution,  n'y  avez-vous  pas  trouvé  prétexte 
à  un  ralentissement  de  générosité,  au  lieu  d'y 
retremper  votre  courage  ?  Votre  prosélytisme 
ne  s'est-il  pas  attiédi  ?  Avez-vous,  d'un  esprit 
et  d'un  cœur  assez  larges,  ouvert  vos  rangs  à 
tous  ceux  qui  auraient  pu  devenir  vos  coopé- 
rateurs?   Enfin,  n'avez-vous  pas  manqué  de 
cette  sainte  audace  de  l'esprit  de   foi  et  de 
l'amour  chrétien,  à  laquelle  Dieu  ne  refuse 
jamais  son  assistance,  et  qui,  seule,   pouvait 
résister  efficacement  à  la  funeste  concurrence 
de  l'esprit  du  mal  ? 

Il  appartient  à  vos  consciences.  Messieurs, 
de  répondre  à  ces  questions.  Vous  comprenez 
bien,  n'est-ce  pas,  que  je  ne  fais  ici  aucune 
personnalité,  et  que  je  n'articule  aucun  repro- 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DE    SAINT- VINCENT-DE-PAUL.       149 

che.  Mon  unique  dessein  est  de  vous  engager 
à  ne  point  déflorer  les  joies  légitimes  de  vos 
Noces  d'Or  par  une  vaine  complaisance  qui 
paralyserait  les  efforts  que  l'avenir  attend  de 
vous,  de  réveiller  en  vous  les  énergies  qui 
sommeillent,  afin  que  vous  entriez  pleins  de 
larges  et  vigoureuses  ambitions  dans  une 
nouvelle  cinquantaine.  Votre  œuvre  n'est 
qu'ébauchée,  le  siècle  l'achèvera.  Nous  ne 
serons  plus  là,  pour  célébrer  votre  centenaire, 
mais,  du  haut  du  Ciel  où  Dieu  nous  aura  réunis, 
je  l'espère,  nous  verrons  le  suprême  triomphe 
de  votre  grande  et  sainte  Société  ;  nous  enten- 
drons celui  qui  me  remplacera  dans  cette  chaire 
s'écrier  :  «  Dieu  a  béni  le  dévouement  des 
ouvriers  de  Saint-Vincent-de-Paul,  la  charité 
est  victorieuse,  la  charité  règne,  la  charité  est 
maîtresse  du  monde  :  Charitas  vincit,  cha- 
ritas  régnât^  charitas  imperat,  » 


ŒUVRES  DE  CHARITÉ 

DE   CONSTANTINOPLE 


ŒUVRES  DE  CHARITÉ  DE  CONSTANTINOPLE 

Discours  prononcé  dans  l'église 
Saint-François- Xavier,  à  Paris,  le  19  avril  1885. 


Vince  in  bono  malum.' 
Triomphe/,  du  mal  par  le  bien. 
(Rom.,  cap.  xii,  21.) 

Monseigneur  S 
Mes  Frères, 

Il  n'y  a  pas  de  plus  solennel,  de  plus  intéres- 
sant, de  plus  édifiant  spectacle  que  celui  du 
grand  combat  de  la  charité  contre  tous  les 
maux  qui  proviennent  des  défaillances  de  la 
nature,  des  caprices  du  sort,  ou  de  la  malice 
des  hommes.  Notre  divin  Sauveur  a  donné  le 
signal  de  ce  combat  en  nous  disant  :  «  Aimez- 

1.  Mgr  Richard,  archevêque  de  Larisse. 


154  OEUVRES    DE    CHARITÉ 

VOUS,  ))  et  ses  apôtres  en  ont  conduit  les  pre- 
miers engagements.  «  Vince  in  bono  malurn  : 
Vaincre  le  mal  par  le  bien,  »  c'était  leur  de- 
vise, et  c'est  encore  le  cri  de  ralliement  des 
cœurs  chrétiens,  partout  où  l'Église  a  planté 
sa  tente  et  rassemblé  quelques-uns  de  ses  en- 
fants. 

Je  me  perdrais  dans  le  vaste  récit  des 
prouesses  de  la  charité  chrétienne,  si  je  vou- 
lais la  suivre  sur  tous  les  théâtres  où  son  action 
est  engagée  :  et,  du  reste,  ce  n'est  point  ce  que 
j'ai  promis  aux  aimables  et  pieuses  personnes 
qui  m'ont  demandé  le  concours  de  ma  parole. 
Elles  m'ont  montré,  à  l'extrémité  orientale  de 
l'Europe,  une  illustre  et  grande  ville  dont 
elles  ont  vu  de  près  les  misères,  et  où  elles  ont 
été  témoins  d'admirables  dévouements. 

Un  dieu,  disaient  les  anciens,  a  désigné  lui- 
même  l'emplacement  de  cette  ville,  aux  bords 
d'une  immense  fissure  qui  unit  deux  mers, 
près  d'une  baie  sinueuse  qu'on  a  appelée  de- 
puis la  Corne  d'or,  à  cause  de  sa  forme  et  de 
la  richesse  de  son  commerce,  et  en  face  des 
proches  rivages  de  l'Asie,  dont  on  aperçoit 
les  collines  couronnées  de  noires  forêts  et  re- 


DE    CONSTANTINOPLE.  155 

vêtues  d'un  manteau  aux  riantes  couleurs;  la 
nature  et  l'art  en  ont  fait  au  dehors  une  des 
merveilles  du  monde.  Coteaux  doucement  on- 
dulés, havre  spacieux  où  pénètre  le  courant 
du  Bosphore,  ondes  bleues  où  se  balancent 
des  forêts  de  mâts  pavoises,  où  voltigent  les 
caïques  aux  rames  légères,  où  se  baignent  les 
albatros,  citadelles  aux  blanches  murailles, 
palais  aux  portes  sculptées,  cyprès  aux  vertes 
flèches,  platanes  gigantesques  dont  la  cheve- 
lure luisante  déborde  par-dessus  les  murs  qui 
cachent  une  partie  de  leur  tronc,  terrasses 
verdoyantes  s'élevant  en  pentes  insensibles 
jusqu'aux  royales  demeures  dont  on  aperçoit 
les  coupoles  dorées,  tours  et  vastes  dômes  des 
mosquées  entourées  d'un  collier  de  coupoles 
plus  petites,  élégants  minarets  tout  brodés  de 
balcons,  ville  continue  de  maisons  de  plaisance 
dont  les  jardins  de  roses  descendent  vers  la 
mer,  et,  par-dessus  tout  cela,  un  immense 
velarium  d'azur  pur  et  lumineux  :  c'est  la  belle 
Constantinople  ! 

Entrons-y,  le  spectacle  change.  Nous  pas- 
sons des  rues  sales  et  populeuses  des  bazars 
aux  rues  solitaires  et  étroites,  bordées  de  mai- 


156  OEUVRES    DE    CHARITÉ 

sons  aux  fenêtres  grillées,  qui  semblent 
pauvres  et  abandonnées  lors  même  que  les 
riches  les  habitent.  En  maints  endroits,  des 
chaos  de  masures  sordides  dont  le  vieux  bois 
est  tout  prêt  à  devenir  la  proie  des  incendies, 
des  ruelles  immondes  que  parcourent  des 
meutes  de  chiens  sans  maître,  et  où  gîtent  les 
pourceaux.  Là  germent  les  maladies,  là 
couvent  les  épidémies,  là  grouille  la  misère 
d'un  peuple  sans  initiative,  sans  fierté  et  sans 
joie. 

Voilà,  mes  Frères,  le  théâtre  sur  lequel  je 
veux  vous  montrer,  aujourd'hui,  les  soldats  de 
la  charité  qui  vous  appellent  à  leur  aide,  et  les 
oeuvres  de  bien  qu'ils  ont  à  accomplir. 


L'Orient,  patrie  de  la  vérité  qui  a  régénéré 
le  monde,  est  aussi  la  patrie  des  grandes  er- 
reurs qui  ont  déshonoré  l'œuvre  du  Maître 
divin  dont  la  parole  devait  être  gardée  comme 
un  dépôt  sacré.  Gâté  par  la  sophistique  des  an- 


DE    CONSTANTINOPLE.  157 

ciennes  écoles  philosophiques^  habitué  aux 
discussions  mesquines  et  aux  subtilités  dan- 
gereuses, l'esprit  grec  se  pliait  difficilement  au 
joug  d'un  enseignement  dont  il  fallait  accepter 
avec  humilité  l'austère  et  mystérieuse  simpli- 
cité. Saint  Paul,  témoin  de  ses  premières  agi- 
tations, s'écriait  :  «  Il  faut  qu'il  y  ait  des  hé- 
résies :  Oportet  hsei^eses  esse\  »  Cette  pro- 
phétie, hélas  !  s'est  trop  bien  accomplie.  Dieu, 
ses  perfections,  sa  vie,  son  œuvre,  son  Christ, 
ses  saints  et,  finalement,  son  Église,  tout  a  été 
la  proie  d'une  âpre  et  inquiète  activité  cons- 
tamment appliquée  à  dénaturer  les  dogmes. 
La  patience  de  Dieu,  tant  de  fois  mise  à 
l'épreuve,  s'est  enfin  lassée  d'une  si  persévé- 
rante lutte  contre  la  vérité.  Les  grands  génies 
qu'il  avait  suscités  n'ayant  pu  étouffer  dans 
les  flots  de  leur  éloquence  inspirée  l'opiniâtre 
fermentation  de  l'erreur,  il  fît  signe  à  la  bête 
mystérieuse  qu'avait  entrevue,  dans  son  apo- 
calypse, l'exilé  de  Pathmos.  L'Islam,  éclos 
sous  les  feux  du  désert,  se  précipita  sur  les 
chrétientés  infidèles.  «  Marchez,  »  disait  Ma- 

1.  I  Cor.,  cap.  XI,  10. 


158  OEUVRES    DE    CHARITÉ 

homet  à  ses  guerriers,  «  marchez,  le  ciel  est 
devant  vous  et  l'enfer  derrière.  »  Et  ils  ont 
marché,  fanatisés  par  les  hallucinations  du 
prophète,  ivres  de  rêves  ambitieux  qui  leur 
promettaient  la  conquête  du  monde,  et  résolus 
d'établir  le  règne  du  Coran  sur  les  ruines  de 
toutes  les  rehgions.  L'Asie,  l'Afrique,  ^l'Eu- 
rope, entendirent  le  galop  de  leurs  ardents 
coursiers,  d'immenses  régions  subirent  leur 
joug  de  fer,  et  la  patrie  des  hérésies,  maintes 
fois  ravagée  par  leurs  incursions,  dut  leur 
céder  enfin  sa  capitale  déshonorée.  On  put 
croire  que  l'Occident  tout  entier  deviendrait 
leur  proie  quand,  à  travers  l'Europe  épou- 
vantée, on  entendit  retentir  ce  cri  sinistre  : 
Constantinople  est  prise  ! 

Eh  bien,  non.  Dieu,  qui  s'était  servi  de  la 
bête,  avait  résolu  de  prendre  contre  elle  la  re- 
vanche de  tous  les  maux  faits  à  la  chrétienté. 
Quel  coup  terrible  elle  reçoit  dans  les  champs 
de  Poitiers,  où  Charles  Martel  écrase  l'armée 
d'Abdérame,  lancée,  comme  une  trombe,  sur 
le  dernier  boulevard  du  christianisme  !  Quelle 
lutte  héroïque  de  la  vaillante  Espagne  contre 
une  domination  de  près  de  huit  siècles;   et. 


DE    C0N5TANTIN0PLE.  159 

vingt-neuf  ans  après  la  prise  de  Constantinople, 
quelle  réponse  à  ce  triomphe  du  croissant,  par 
la  prise  de  Grenade,  dernière  capitale  des 
Maures  sur  la  péninsule  ibérique,  et  l'appa- 
rition de  la  bannière  de  Saint- Jacques,  unie  au 
o^onfalon  roval  de  Castille,  sur  la  çrrande  tour 
de  lAlhambra  ! 

Mais  l'Occident  chrétien  avait  osé  davantasre. 
Au  cri  de  (c  Dieu  le  veut  !  ^)  il  s'était  élancé  à 
la  rencontre  de  F  Islam  sur  le  terrain  même  de 
ses  premières  conquêtes,  et  jusque  près  de  son 
berceau.  Je  n'ai  point  à  vous  raconter  les  ex- 
ploits, les  victoires  et  les  revers  des  croisades. 
Il  me  suffira  de  vous  dire  que,  si  elles  n'ont 
point  détruit  l'Islamisme,  elles  ont  cependant 
brisé  sa  foua^ue,  refroidi  ses  ambitions,  cir- 
conscrit  ses  conquêtes,  et,  en  lui  imposant  le 
respect  de  nos  armes,  elles  Tout  rendu  plus 
attentif  aux  progrès  de  notre  civilisation. 

Vous  ne  l'ignorez  pas,  mes  Frères,  la  France 
s'est  particulièrement  distinguée  dans  les 
guerres  des  nations  chrétiennes  contre  le  ma- 
hométisme,  et  son  nom  est  demeuré  célèbre 
parmi  les  peuples  qui  furent  témoins  de  la  foi, 
du  courao^e  et  de  la  générosité  de  ses  preux. 


160  OEUVRES    DE    CHARITÉ 

Toutefois,  sa  plus  grande  gloire  n'est  point 
d'avoir  fait  trembler  les  fils  de  Mahomet,  ni 
d'avoir  fondé  en  Orient  des  principautés,  des 
royaumes  et  des  empires.  J'oublierais  volon- 
tiers tout  le  passé  pour  quelques  jours  du  pré- 
sent. —  Qu'y  a-t-il  donc  de  si  extraordinaire 
dans  ce  présent?  me  direz-vous.  —  Il  y  a,  mes 
Frères,  que  la  France,  malgré  tout  ce  qui  la 
déshonore  aujourd'hui  aux  yeux  de  l'Europe 
et  à  ses  propres  yeux,  reste  investie  d'une 
mission  providentielle,  pour  continuer  la  re- 
vanche de  Dieu  contre  l'Islam,  non  plus  avec 
son  épée,  mais  avec  son  cœur,  ce  cœur  tendre, 
compatissant,  généreux  et  dévoué  dont  le  ca- 
tholicisme a  fait  l'éducation.  Ce  ne  sont  plus 
des  soldats  qu'elle  envoie  sur  les  rives  du 
Bosphore;  les  soldats  ont  fait  leur  temps  : 
place  aux  Sœurs  de  Charité  ! 

Elles  ont  été  précédées,  depuis  longtemps, 
par  des  hommes  héroïques  dont  Taudace,  ins- 
pirée par  l'amour,  a  souvent  étonné  le  maho- 
métisme.  Les  Frères  de  la  Trinité  et  de  la 
Merci,  par  le  spectacle  de  leur  charité  envers 
les  captifs,  ont  su  toucher  le  cœur  des  maitres 
barbares  auxquels  ils  se  livraient  en  otage, 


DE    CONSTANTINOPLE.  161 

lorsque  les  aumônes  de  la  chrétienté  s'étaient 
épuisées  entre  leurs  mains  généreuses.  Mais 
l'amour  de  frère  à  frère  n'était  point  assez  fort 
pour  faire  capituler  le  mépris  et  la  vieille 
haine  de  l'Islam  contre  le  giaour.  Il  fallait  que 
le  musulman!  lui-même  devint  l'objet  des  pré- 
venances et  des  tendres  soins  de  la  charité 
chrétienne,  pour  que,  vaincu  par  la  reconnais- 
sance, il  rendît  à  la  sainte  milice  de  l'Église  et 
de  la  France  catholiques  l'hommage  d'une  res- 
pectueuse admiration. 

Mes  Frères,  cette  respectueuse  admiration 
vous  la  rencontrerez  dans  les  rues  et  sur  les 
places  de  Constantinoplo,  partout  où  se  montre 
la  Sœur  de  Charité.  Tous  les  pauvres  la  con- 
naissent et  lui  envoient  mille  bénédictions. 
Les  matelots  de  toutes  les  nations,  Anglais, 
Russes,  Autrichiens,  Italiens,  se  découvrent  à 
son  passage  et  saluent  en  elle  l'espérance  des 
jours  mauvais.  Le  Turc  s'incline  devant  cette 
vierge  qui  lui  apparaît  le  visage  découvert, 
comme  sa  mère  et  sa  sœur,  et  parfois  il  se 
précipite  à  ses  pieds,  dans  la  rue,  et  baise  le 
bas  de  sa  robe.  Pour  les  coquins,  eux-mêmes, 

qui  exploitent  les  incendies,   si  fréquents  à 
Il  il 


iG2  OEUVRES    DE    CHARITÉ 

Constaiitinople,  la  Sœur  de  Charité  est  invio- 
lable. Ils  montent  la  garde  autour  des  meu- 
bles, linges,  vêtements,  ornements  et  vases 
sacrés  qui  lui  appartiennent,  et  jamais,  après 
une  de  ces  catastrophes,  dont  tout  le  monde 
pâtit,  il  ne  manque  le  plus  petit  objet  à  son 
inventaire. 

Qu'a-t-elle  donc  fait,  cette  humble  femme, 
pour  être  tant  respectée,  admirée  et  aimée  ? 
—  Elle  a  prodigué  les  trésors  de  son  cœur 
plein  de  tendresse,  de  force  et  de  grâce;  elle  a 
livré,  la  nuit  comme  le  jour,  sans  jamais  épar- 
gner sa  peine,  sans  souci  pour  sa  santé  et 
jusqu'au  péril  imminent  de  sa  vie,  le  grand 
combat  de  l'amour  contre  toutes  les  misères 
humaines. 

A  peine  arrivées  dans  la  capitale  de  l'empire 
turc,  les  Filles  de  Charité  ont  donné  aux  mu- 
sulmans le  spectacle,  nouveau  pour  eux,  de 
l'amour  désintéressé,  âpre  à  la  poursuite  du 
malheur  et  fécond  en  toutes  sortes  de  bien- 
faits .  Bientôt,  à  côté  des  écoles,  qui  instruisaient 
pour  l'amour  de  Dieu  plus  de  seize  cents 
enfants,  la  seule  mission  de  Constantinople 
entretenait  des  crèches,  des  salles  d'asile,  des 


DE    CONSTANTINOPLE.  163 

hôpitaux  et  des  dispensaires  qui  secouraient 
annuellement  cent  treize  mille  pauvres  ou  in- 
firmes, distribuaient  gratuitement  des  remèdes 
à  quatre-vingt-mille  malades,  et  habillaient 
deux  ou  trois  cents  enfants  indigents.  Les 
années  n'ont  fait  que  multiplier  le  nombre  des 
pauvres  secourus  et  le  saint  travail  de  la 
charité,  travail  ordinaire  et  journalier,  de 
temps  en  temps  illustré  par  des  actes  héroï- 
ques qui  ravivent  l'admiration  et  la  reconnais- 
sance. 

En  1865,  le  choléra  sévit  d'une  manière 
effroyable  à  Constantinople.  Les  Turcs,  moins 
enclins  à  ce  vieux  fatalisme  qui  laisse  faire  les 
fléaux,  depuis  qu'ils  ont  vu  la  science  et  Fa- 
mour  chrétien  lutter  contre  Tépidémie  pendant 
la  guerre  de  Crimée,  organisent  des  ambu- 
lances à  l'européenne,  et  en  ouvrent  toutes  les 
portes  aux  Sœurs  de  Charité.  Et  voilà  les 
saintes  filles  qui  s'y  précipitent  et  s'y  dépensent 
sans  ménagement,  tant  que  dure  le  fléau.  Tout 
malade  est  un  frère  pour  elles,  et  l'Osmanli 
aussi  bien  que  le  chrétien  reçoit  de  leurs 
mains  virginales  les  soins  les  plus  rebutants, 
de  leurs  lèvres  aux  douces  paroles  des  encou- 


IG4  OEUVRES    DE    CHARITÉ 

ragements  et  des  consolations.  Le  divan, 
émerveillé  d'un  si  grand  dévouement,  croit  ne 
pouvoir  mieux  le  récompenser  que  par  la  déco- 
ration; mais  c'est  en  vain  qu'on  fait  l'appel  de 
celles  qui  se  sont  sacrifiées,  personne  ne  veut 
de  la  gloire  humaine,  et  toutes  s'accordent  à 
demander  au  sultan  reconnaissant  une  maison 
pour  les  orphelins  du  choléra,  c'est-à-dire  le 
moyen  d'étendre  leur  amour  et  d'augmenter 
leur  travail. 

Après  le  choléra,  la  guerre  de  1877  qui 
chasse  de  la  Bulgarie  et  de  la  Roumélie  les 
populations  musulmanes.  Deux  cent  mille 
émigrants  affluent  vers  la  capitale  et  encom- 
brent les  rues  de  Stamboul,  de  Galata  et  de 
Péra.  Les  mosquées  sont  pleines  des  malades 
que  l'épouvante,  la  fatigue,  la  misère,  le 
typhus  et  la  petite  vérole  noire  ont  abattus 
dans  cette  foule.  Sainte-Sophie  en  reçoit  jus- 
qu'à dix  mille,  et  les  Sœurs  de  Charité  sont 
seules  à  les  soigner.  La  mort  vient  au-devant 
d'elles  ;  elles  l'affrontent  avec  une  intrépide 
insouciance.  Onze  succombent  en  quelques 
jours,  les  rangs  s'éclaircissent,  mais  le  courage 
grandit,  et  la  sainte  contagion  de  l'héroïsme 


DE    CONSTANTINOPLE.  165 

traversant  les  mers,  des  légions  de  Sœurs 
demandent  à  s'embarquer  pour  les  lieux  où 
l'on  meurt.  Ecoutez,  à  ce  sujet,  les  belles  pa- 
roles d'un  de  nos  anciens  ambassadeurs  pro- 
noncées à  la  tribune  du  Sénats 

((  Messieurs  »,  disait-il,  «  j'ai  vu  mourir, 
((  en  peu  de  jours,  onze  Filles  delà  Charité, 
«  victimes  de  leur  zèle  religieux  et  français. 

c(  Je  fus  ému  de  ces  admirables  morts,  et 
«  ayant  appris  que,  de  nos  ports  du  midi, 
((  d'autres  Sœurs,  en  grand  nombre,  sollici- 
((  talent  la  faveur  de  venir  remplacer  celles 
((  des  leurs  qui  étaient  mortes,  je  priai  le 
((  supérieur  des  Lazaristes,  à  Constantinople, 
((  de  ne  pas  précipiter  leur  arrivée.  Je  crâi- 
((  gnais  de  les  voir  débarquer,  sans  aucune 
((  acclimatation  préparatoire,  sous  un  ciel  nou- 
((  veau,  au  milieu  des  maladies  épidémiques 
((  et  contagieuses,  incapables  de  résister  aux 
«  fatigues  et  exposées  à  succomber  rapide- 
ce  ment. 

a  Le  supérieur  des  Lazaristes  me  répondit: 
((  —  Monsieur  l'ambassadeur,  vous  ne  pou- 

1.  M.  Fournier,  sénateur,  séance  du  29  décembre  1882. 


166  OEUVRES    DE    CHARITÉ 

<(  vez  pas  me  donner  un  pareil  ordre.  Vous 
«  ne  voulez  pas  priver  nos  Sœurs  du  seul  bon- 
ce  heur  auquel  elles  aspirent  en  ce  monde,  se 
((  dévouer  à  ceux  qui  ont  besoin  d'elles  et 
((  mourir  pour  eux,  s'il  le  faut. 

«  L'ambassadeur  n'avait  plus  rien  à  dire.  Il 
((  était  trop  fier  de  ces  Sœurs  de  Charité  ac- 
((  courant  de  France  faire  simplement,  aux 
«  dépens  de  leur  vie,  aimer  et  respecter  leur 
((  patrie.  » 

Il  avait  raison  ce  noble  cœur  d'être  fîercles 
filles  héroïques  que  les  autres  nations  nous 
envient.  —  «  Si  nous  avions,  comme  la  France, 
disait  un  ambassadeur  de  Russie  \  des  Sœurs 
pour  nos  œuvres  de  charité  et  pour  l'instruc- 
tion de  la  jeunesse,  il  y  a  longtemps  que  l'O- 
rient serait  à  nous.  »  Et  le  grand-vizir, 
s'adressant  un  jour  au  même  diplomate  dont 
je  viens  de  citer  les  paroles  :  «  Monsieur 
l'ambassadeur,  dit-il,  il  faut  que  nous  ayons 
aussi  nos  Sœurs  de  Charité.  )>  — ■  «  C'est  bien, 
Seigneur,  lui  fut-il  répondu,  mais  où  les  pren- 
drez-vous  ?  Ne  croyez  pas  que  la  Sœur  de  Cha- 

1.  Le  général  Ignatifef. 


DE    CONSTANTINOPLE.  167 

rite  germe  en  toute  terre  et  sous  le  climat  de 
toutes  les  religions.  Se  détacher  du  monde,  se 
dépouiller  de  soi-même,  consacrer  aux  autres 
son  esprit,  son  cœur,  toute  sa  vie,  se  condam- 
ner à  un  perpétuel  sacrifice  et  trouver  dans 
ce  sacrifice  la  joie  et  le  repos  de  son  âme, 
c'est  une  vocation.  La  religion  de  Mahomet, 
qui  amoindrit  la  femme  et  la  rapproche  de 
l'esclave,  est  incapable  de  lui  donner  cette 
vocation.  Croyez-moi,  Seigneur,  la  Sœur  de 
Charité  est  le  produit  d'une  civilisation  où  le 
Christ  inspire  à  la  femme  assez  d'estime  d'elle- 
même  et  de  confiance  en  Dieu  pour  lui  per- 
mettre d'aspirer  à  une  vie  héroïque  et  à  de 
hautes  destinées.  Nous  vous  donnerons-  des 
Sœurs  de  Charité  tant  que  vous  en  voudrez, 
mais  vous  n'en  ferez  jamais.  La  Sœur  de  Cha- 
rité est  une  plante  qui  ne  croit  que  là  où  coule 
le  sang  du  Calvaire.   » 

Heureuse  la  France,  si  largement  arrosée 
de  ce  sang  divin  et  si  féconde  en  vierges  géné- 
reuses et  dévouées!  Celles  qu'elle  envoie  au 
loin,  comme  celles  qu'elle  retient  auprès  de 
ses  pauvres,  ne  se  contentent  pas  d'avoir  pour 
elles-mêmes  la    sainte  passion    des    bonnes 


168  OEUVRES    DE    CHARITÉ 

œuvreS;,  elles  s'efforcent  de  la  communiquer 
aux  âmes  chrétiennes  qui  les  approchent.  Les 
femmes  du  monde  deviennent  ainsi  les  auxi- 
liaires et  émules  de  celles  qui  ont  quitté  le 
monde  pour  être  plus  libres  de  faire  le  bien. 
En  Orient,  comme  en  France,  Tassociation  des 
Dames  de  Charité  complète  la  noble  et  vaillante 
armée  du  dévouement.  Elles  étaient  vingt- 
cinq,  à  Constantinople,  quelques  années  après 
l'arrivée  des  Filles  de  Saint- Vincent-de-Paul  ; 
aujourd'hui  elles  sont  près  de  cent  cinquante, 
Sœurs  de  Charité  par  le  cœur,  et  marchant  du 
même  pas  que  les  saintes  filles  qui  les  ont 
enrôlées  sous  la  bannière  où  l'amour  chrétien 
a  inscrit  cette  devise  :  (c  Vaincre  le  mal  par  le 
bien:  Vinoe  in  bonoma,lam.  » 

Voilà,  mes  Frères,  les  soldats  de  la  charité 
qui  vous  appellent  à  leur  aide.  Les  voir,  c'est 
assez  pour  être  touché  jusqu'au  fond  de  l'âme, 
et  être  prêt  à  donner,  sans  demander  pourquoi. 
Je  veux  pourtant  que  vous  sachiez  où  doivent 
aller  vos  aumônes.  Écoutez-moi  encore  quel- 
ques instants. 


DE    CONSTANTINOPLE.  169 


II 


Les  guerres,  les  épidémies,  les  catastrophes, 
les  crises  financières  et,  aussi,  les  passions 
humaines  sont,  en  Orient,  comme  chez  nous, 
les  causes  de  la  misère.  Mais,  chez  nous, 
que  d'institutions  de  bienfaisance  enveloppent 
le  pauvre  et  sont  prêtes  à  pourvoir  à  ses  plus 
pressants  besoins  !  Confisquées  et  adminis- 
trées par  le  pouvoir  civil,  les  richesses,  qu'avait 
amassées,  jadis,  l'amour  prévoyant  de  l'Église 
forment  partout  des  fonds  de  secours  sur  les- 
quels la  misère  a  des  droits,  et  la  charité 
privée,  toujours  active,  fait  plus  que  doubler 
les  ressources  dont  peuvent  bénéficier  les  mal- 
heureux. Une  longue  et  persévérante  pénétra- 
tion de  l'amour  chrétien  a  attendri  les  cœurs. 
Non  seulement  les  riches  donnent  plus  volon- 
tiers, mais  les  petites  gens,  eux-mêmes,  savent 
compatir  efficacement  aux  infortunes  qui  avoi- 
sinent  leur  médiocrité  et,  quelquefois,  leur 
indigence. 

Rien  de  semblable  en  Orient,  où  le  fatalisme 


170  OEUVRES    DE    CHAP.ITÉ 

musulman  abandonne  avec  insouciance  ceux 
qui  souffrent  aux  caprices  du  destin.  Enfants, 
orphelins,  vieillards,  malades,  y  sont  plus  pau- 
vres que  partout  ailleurs  :  «  si  pauvres,  m'é- 
crivait une  femme  de  cœur,  que  les  pauvres 
de  France  me  semblent  riches.  » 

Permettez-moi,  mes  Frères,  non  pas  de  vous 
faire  de  la  misère  orientale  un  tableau  général 
où  l'imagination  pourrait  se  donner  carrière, 
mais  de  vous  citer  quelques  traits  que  je  tiens 
de  témoins  dignes  de  foi. 

Une  des  plaies  et' des  hontes  de  Constanti- 
nople,   c'est   l'abandon    des  enfants    par   les 
parents  qui  ne  peuvent  les  nourrir  ;  abandon 
si  complet  qu'ils   demeurent  à  la  merci  des 
plus  terribles    accidents,  jusqu'à   ce   que  la 
charité  les  recueille.  «  Quand  nous  nous  levons 
le  matin,  dit  une  supérieure  des  crèches,  notre 
première  pensée  est  de  regarder  dehors,  car 
souvent  on  dépose  à  notre  porte  de  pauvres 
petits  êtres  qui,  si  nous  arrivons  trop  tard, 
sont  mangés  par  les  chiens.  Ces  voraces  ba- 
layeurs n'ont  pas  d'autre  chenil  que  la  rue,  ni 
d'autre  nourriture  que  ce  qu'ils  y  rencontrent^ 
mort  ou  vivant.   » 


DE    CONSTANTINOPLE.  171 

Les  enfants  sont-ils  gardés  par  leurs  pau- 
vres parents,  hélas  !  ce  n'est  souvent  que  pour 
endurer,  au  sein  de  la  famille,  le  martyre  des 
plus  douloureuses  privations.  Depuis  plusieurs 
années,  surtout,  le  manque  de  travail  amène 
lentement  au  foyer  des  pauvres  gens  la  famine 
et  de  mortelles  langueurs,  ce  Nous  avons  été 
à  même  de  constater  leurs  jeûnes  forcés,  » 
écrit  une  Sœur  des  écoles.  «  Tous  les  jours, 
quelques-unes  des  enfants  qui  fréquentent  les 
classes  se  trouvaient  mal,  tout  à  coup,  et  tom- 
baient comme  mortes.  Ranimées  par  nos  soins 
et  pressées  de  répondre  à  nos  questions,  les 
pauvres  petites  nous  racontaient  que,  depuis 
deux  jours,  on  n'avait  pas  mangé  dans  leur 
famille.  Est-il  étonnant  que,  désespérés  par 
une  misère  qu'ils  ne  peuvent  conjurer,  les  in- 
fortunés parents  aient  horreur  de  la  vie,  et 
qu'on  voie  se  multiplier  les  tentatives  de  sui- 
cide et  les  disparitions  mystérieuses?  d 

Et  les  vieillards  qu'on  répudie  comme  des 
êtres  inutiles  ! 

Et  les  malades  à  domicile  qui,  privés  d'un 
voisinage  chrétien,  n'ont  d'autre  perspective 
que  de  souffrir  et  de  mourir  abandonnés  ! 


172  OEUVRES    DE    CHARITÉ 

Et  les  jeunes  filles  sans  travail,  exposées 
aux  séductions  et  aux  attentats  d'une  popula- 
tion cosmopolite,  qui  ne  voit  dans  la  misère 
qu'une  bonne  occasion  de  triompher  de  la 
vertu  ! 

Et  les  étrangers  attirés  à  Constantinople 
par  l'espoir  de  faire  fortune,  trahis  par  la 
chance,  honteux  de  leur  ruine,  cachant  sous 
des  dehors  décents  d'inexprimables  tortures, 
martyrs  de  la  iierté,  qu'on  ne  devine  qu'à  la 
pâleur  livide  de  leur  visage  et  aux  défaillances 
qu'ils  ne  peuvent  maîtriser  ! 

Voilà  bien  des  misères,  mes  Frères,  dans  la 
belle  Constantinople.  Les  Sœurs  et  les  Dames 
de  Charité  n'attendent  pas  qu'elles  se  révèlent, 
elles  vont  les  chercher  et  les  devinent.  Mais, 
comme  si  ce  n'était  pas  assez  du  travail  que 
leur  crée  leur  infatigable  activité,  la  recon- 
naissance vient,  de  temps  en  temps,  en  ac- 
croître le  fardeau.  Je  ne  puis  vous  taire  un 
trait  charmant,  qui  confirme  ce  que  je  vous  di- 
sais de  la  respectueuse  gratitude  et  de  la  vé- 
nération des  Turs  pour  nos  religieuses. 

Un  musulman  de  la  campagne,  s'étant  blessé 
grièvement,  avait  été  porté  par  des  passants  à 


DE    CONSTANTINOPLE.  173 


riiôpital  français.  Il  y  fut  admis  et  soigné.  Au 
bout  de  quelques  semaines,  sa  fracture  étant 
remise,  il  quitta  la  maison  hospitalière  pour 
retourner  dans  son  village.  Deux  années  s'é- 
coulèrent. Les  Sœurs  ne  pensaient  plus  à  lui, 
lorsqu'un  jour  elles  le  virent  revenir  portant 
sur  ses  épaules  un  autre  Turc  blessé  à  la 
jambe.  ((  Louange  à  Dieu  !  s'écria-t-il,  en  sa- 
luant la  supérieure,  je  t'apporte  cet  homme  à 
soigner.  Sache  que  là-bas  je  pensais  à  toi  nuit 
et  jour,  priant  Dieu  qu'il  fournit  au  pauvre 
Méhémet  le  moyen  de  reconnaître  ton  bienfait. 
A  la  fin,  sa  miséricorde  a  permis  que  ce 
pauvre  homme,  mon  voisin,  se  cassât  la  jambe 
en  tombant.  Je  l'ai  chargé  sur  mes  épaules, 
et  je  te  l'amène  pour  que  tu  le  guérisses, 
comme  tu  m'as  guéri.  N'est-ce  pas  bien  ?  » 

Eh  oui,  mon  brave  Méhémet,  c'était  très 
bien.  Le  grand  coeur  des  Filles  de  Saint- Vin- 
cent-de-Paul ne  recule  jamais  devant  une 
bonne  action.  Assistées  par  les  Dames  de  Cha- 
rité, elles  ont  rempli  Constantinople  de  mer- 
veilles. Hôpitaux,  crèches,  asiles,  écoles  gra- 
tuites, ouvroirs,  dispensaires,  vestiaires, 
visites  à  domicile  toujours  accompagnées  de 


]74  OEUVRES    DE    CHARITÉ 

quelque  don,  ardente  et  discrète  poursuite  de 
la  misère  partout  où  elle  se  cache  :  voilà  les 
œuvres  de  l'amour  chrétien  dans  la  capitale 
de  l'Islamisme.  A  le  voir  agir,  on  se  croirait 
en  France;  mais,  hélas  !  l'insuffisance  des  res- 
sources rappelle  cruellement,  parfois,  qu'on 
est  loin  de  cette  terre  généreuse  où  le  fleuve 
de  l'aumône  coule  à  pleins  bords. 

C'est  à  ce  fleuve  que  nous  envoie  la  détresse 
présente  des  vaillants  soldats  de  la  charité  ; 
vous  ne  nous  refuserez  pas,  mes  Frères,  d'y 
puiser  à  larges  mains.  Ce  que  vous  donnerez 
aujourd'hui  ne  sera  que  la  trop  juste  récom- 
pense des  saintes  âmes  qui  représentent  si  no- 
blement, sur  une  terre  infidèle,  la  religion  et 
la  patrie.  Les  aider  de  vos  aumônes,  c'est 
non  seulement  faire  œuvre  de  miséricorde  et 
de  reconnaissance,  c'est  faire  œuvre  aposto- 
lique et  patriotique. 

Œuvre  apostolique,  car,  sachez-le  bien,  la 
charité  est  entrée  plus  avant  que  le  glaive  des 
croisés  dans  le  cœur  de  l'Islamisme.  Après 
l'avoir  guéri  de  son  impitoyable  haine  contre 
le  nom  chrétien,  elle  a  changé  en  bienveillante 
et  respectueuse  protection  la  méprisante  tolé- 


DE    CONSTANTINOPLE.  175 

rance  avec  laquelle  il  supportait  l'exercice  pu- 
blic de  notre  religion.  Non  seulement  il  nous 
laisse  des  libertés  que  nous  n'avons  pas  sur 
une  terre  catholique,  mais  il  veut  prendre  part 
à  nos  bonnes  œuvres  par  de  royales  largesses, 
et  il  envoie  ses  soldats  escorter,  à  travers  les 
rues  de  Constantinople,  la  croix  de  Jésus- 
Christ  et  son  adorable  sacrement.  Si  jamais 
l'opiniâtreté  du  fanatisme  musulman  peut 
être  vaincue,  elle  le  sera,  non  par  les  menaces 
de  la  force,  non  par  les  discussions  de  la 
science,  mais  par  les  suprêmes  efforts  de  la 
charité. 

C'est  aux  œuvres  de  cette  admirable  vertu 
que  nous  devons  cette  estime  et  cette  sympa- 
thie profondes  qui  nous  sont  traditionnelle-- 
ment  acquises  en  Orient,  depuis  des  siècles, 
et  dont  la  France  seule,  entre  toutes  les  na- 
tions, peut  se  glorifier.  Le  dévouement  et  l'hé- 
roïsme des  Filles  de  Charité  n'ont  pas  peu  con- 
tribué, croyez-le  bien,  à  raviver  cette  estime 
et  cette  sympathie;  et,  selon  la  belle  parole 
d'un  de  nos  diplomates^,  ce  on  peut  être  aussi 

1.  M.  Fournier,  discours  cité  plus  haut. 


176        OEUVRES    DE    CHARITÉ    DE    CONSTANTINOPLE. 

fier  et  aussi  ému  en  voyant  circuler  dans  les 
rues  de  Constantinople  la  blanche  cornette 
des  Sœurs  de  Charité,  devant  laquelle  tous  les 
musulmans  s'inclinent,  c{u'en  voyant  flotter 
sur  le  Bosphore  le  drapeau  de  la  France  qui, 
loin  du  sol  natal,  inspire  d'inexprimables  sen- 
timents à  ceux  qui  l'aperçoivent.  » 

Tout  conspire  donc,  mes  Frères,  à  toucher 
vos  cœurs  dans  cette  religieuse  fête.  Vous  ne 
saurez  rien  refuser,  je  l'espère,  aux  pieuses 
dames  qui  tout  à  l'heure  vont  vous  tendre  la 
main,  et,  si  j'augure  bien,  votre  aumône  sera 
deux  fois  plus  large  que  pour  toute  autre 
œuvre  de  bienfaisance  chrétienne,  car  vous 
allez  donner  pour  le  soulagement  des  mal- 
heureux, pour  l'honneur  de  l'Église  et  pour  la 
gloire  de  la  France. 


ŒUVRE  DES  ITALIENS 


II  12 


ŒUVRE   DES    ITALIENS 

Discours  prononcé  dans  la  chapelle  des  Dames 
du  Sacré-Cœur,  à  Paris,  le  15  juin  1885. 


Bonwn  auteni  facientes  non  deficia- 
mus...  Dum  tempus  habemus  opère - 
mur  boniim  ad  omnes,  maxime  ad 
domesticos  ftdei. 

Nous  qui  faisons  le  bien,  faisons-le 
sans  défaillance...  Pendant  que  nous 
en  avons  le  temps,  soyons  bienfaisants 
pour  tous,  surtout  pour  ceux  qui  de- 
meurent avec  nous  dans  la  même  foi. 
(GALAT.,cap.  VI,  9,  10.) 

MesseigneursS 
Mes  Frères, 

Je  n'ai  pas  cru  trouver  de  meilleurs  et  de 
plus  saints  encouragements,  pour  l'œuvre  que 
je  viens  vous  proposer,  que  dans  l'épître  du 

1.  Son  Excellence  Monseigneur  di  Rende,  nonce  apos- 
tolique à  Paris,  et  Monseigneur  O'Callaghan,  évêque 
coadjuteur  de  Cork  (Irlande). 


180  OEUVRE    DES    ITALIENS. 

grand  Apôtre  à  ses  chers  Galates.  Il  les  aimait 
d'amour  tendre,  les  appelait  «  ses  petits  en- 
fants :  Filioli  meiy  »  voulait  qu'ils  fussent 
prêts  à  toute  sorte  de  bien,  et  leur  écrivait, 
non  par  la  main  d'un  secrétaire,  mais  «  de  sa 
propre  main,  »  ses  chaleureuses  exhortations, 
comme  pour  les  rendre  plus  solennelles  et  plus 
pressantes  :  ce  Videte  qualibus  litteris  scripsi 
vobis  propria  manu^.  » 

Certes,  je  n'ai  ni  ses  droits,  ni  son  autorité 
pour  vous  prêcher  le  zèle  et  la  persévérance 
dans  les  œuvres  de  charité;  cependant,  j'ose 
implorer  votre  bienveillant  concours  pour 
une  œuvre  commencée^,  qui  réclame  impé- 
rieusement aujourd'hui  de  plus  larges  déve- 
loppements. Il  s'agit  de  venir  en  aide  aux 
familles  italiennes,  et  de  les  préserver  du  lu- 
gubre et  funeste  abandon  qui  pèse  sur  les 
étrangers  que  l'émigration  amène  dans  les 
grandes  villes,   où  l'on  ne  comprend  ni  leur 


1.  Galat.,  cap.  vi,  11. 

2.  L'Œuvre  des  Italiens  doit  son  origine  au  vénérable 
abbé  Planchât.  Elle  a  été  reprise  par  le  R.  P.  Pica,  un 
de  ceux  qui  aidèrent  le  P.  Schouwaloff  dans  l'établisse- 
ment des  Barnabites  en  France. 


OEUVRE    DES    ITALIENS.  181 

langue,  ni  leur  caractère,  ni  leurs  besoins  reli- 
gieux. Soutenu  par  les  nobles,  aimables  et 
pieuses  instances  qui  m'ont  été  faites,  je 
prétends  que  vous  ne  pouvez  pas  me  refuser 
l'acte  de  charité  que  je  viens  vous  demander. 
Prêtez-moi  votre  attention,  je  n'en  abuserai 
pas. 


N'est-ce  pas  une  singulière  audace,  mes 
Frères,  de  réclamer  votre  concours  en  faveur 
d'une  œuvre  nouvelle  pour  la  plupart  d'entre 
vous,  lorsque  déjà,  peut-être,  vous  êtes  en- 
gagés dans  une  multitude  d'autres  œuvres  de 
charité  ?  Il  y  en  a  pour  tous  les  besoins  et  pour 
toutes  les  misères,  en  ce  Paris,  si  séduisant  à 
la  surface,  si  hideux  dans  les  abîmes,  où  pâ- 
tissent et  s'éteignent  des  milliers  de  vies  impi- 
toyablement sacrifiées  à  la  fièvre  payenne  de 
la  civilisation.  Un  écrivain  contemporain,  à 
qui  nous  devons  l'intéressante  description  des 
organes,  des  fonctions,  de  la  vie  et  des  convul- 


182  OEUVRE    DES    ITALIENS. 

sions  de  ce  grand  corps  social  qu'on  appelle  la 
plus  belle  ville  du   monde,  a  couronné  der- 
nièrement ses  travaux  par  un  livre  émouvant 
où  il  raconte  les  prodiges  d'une  «  bienfaisance 
anonyme  »,  en   laquelle  nous  reconnaissons, 
nous,  la  charité  chrétienne.  Je  le  remercie  de 
sa  loyale  admiration  pour  «  ces  êtres  chari- 
tables qui,  renonçant  par  libre  volonté  à  ce  €]ue 
la  vie  contient  ou  promet,  recherchent  la  ca- 
ducité, la  maladie,  l'infortune,  afin  de   leur 
porter  secours;  »  qui,  «  loin  de  fuir  les  misères 
humaines,  y  plongent  avec  ardeur,  ne  reculant 
devant  aucun  dégoût,  devant  aucune  fatigue, 
pour  les    mieux   soulager;    »     qui,    «    dans 
l'homme,  ne  s'enquièrent  que  du  malade,  dans 
le  malade  ne  recherchent   que  l'incurable   et 
vivent  en  contact  avec  le  rebut  de  tous   les 
maux,  de  toutes  les  impuissances,   de  toutes 
les  infirmités.  »  Héros  d'abnégation;  volontai- 
rement voués  ((   au  labeur  incessant  dans  les 
maladreries,  à  l'adoption  des  abandonnés,  à 
cette  sorte  de  maternité  intarissable  dont  le 
dévouement  ne  se  lasse  jamais,  et  qui  semble 
retrouver  des  forces  dans  son  exercice  même  ; 
...Sisyphes  de  l'amour,  dont  rien  ne  rebute  ni 


OEUVRE    DES    ITALIENS.  183 

n'affaisse  la  vaillance...,  tous  tourmentés  de 
l'unique  désir  de  plaire  à  Dieu  en  aimant  le 
prochain,  du  besoin  de  spiritualiser  la  vie  en 
la  sacrifiant  aux  malheurs  d'autrui^  » 

Il  faudrait  des  volumes  pour  décrire  tout  le 
bien  qui  se  fait  dans  ces  maisons  bénies  où  la 
charité  travaille  et  lutte  nuit  et  jour,  (c  où 
l'œuvre  de  charité  n'interpompt  point  l'œuvre 
de  la  prière,  où  l'on  prie  pour  ceux  que  l'on 
sauve,  pour  qui  maudit  et  pour  qui  persécute, 
où,  dans  l'être  humain,  on  voit  l'infirmité 
physique  et  l'infirmité  morale  cherchant  à 
panser  l'un  et  ^autre^  »  L'auteur  que  je  viens 
de  citer  n'a  étudié  que  quelques-unes  de  ces 
maisons  qui  peuvent  servir  de  type  et  d'exemple. 
Quelles  merveilles  de  généreux  amour  et  aussi 
quels  bienfaits!  —  Ce  sont  de  pauvres  vieil- 
lards recueillis,  nourris,  soignés,  bercés 
comme  des  enfants,  tendrement  consolés  et 
doucement  conduits  au  ciel  par  des  vierges  qui 
s'appellent  leurs  petites  sœurs,  mendient 
pour  eux  et  se  trouvent  suffisamment  récom- 

\.  Maxime   du   Camp  ,   La   Charité  jjrioée   à    Paris 
[Avant-propos). 
2.  Ibid. 


184  OEUVRE    DES    ITALIENS. 

pensées  par  un  sourire  et  une  prière.  —  Ce  sont 
des  fous  que  Ton  apaise,  des  malades  dont  on 
guérit  l'âme  et  le  corps,  des  incurables  dont  on 
allège  la  souffrance  et  dont  on  prolonge  la  vie. 

—  Ce  sont  des  cancéreux  que  de  nobles  dames 
viennent  panser  chaque  jour,  lavant  et  oignant 
des  plaies  hideuses,  sans  détourner  la  tête, 
sans  haut-le-cœur,  mais  fermement  et  dévo- 
tement, comme  faisait  le  bon  roi  saint  Louis. 

—  Ce  sont  des  phtisiques  que  les  Sœurs  de 
Marie  Auxiliatrice  s'efforcent  d'arracher  à  la 
mort,  ou  qu'elles  cherchent  à  rendre  heureuses, 
au  moins  pendant  les  jours  de  leur  longue 
agonie.  —  Ce  sont  de  jeunes  aveugles  que  de 
charitables  voyantes  appellent  au  grand  hon- 
neur et  au  grand  bienfait  de  la  vie  religieuse. 

—  Ce  sont  des  enfants  vagabonds  arrachés  au 
crime  et  à  la  prison,  et  apprenant,  sous  une 
direction  paternelle,  à  devenir  d'honnêtes  ci- 
toyens et  de  vaillants  ouvriers.  —  Ce  sont  de 
malheureuses  filles  que  le  vice  s'apprête  à  dé- 
vorer, et  devant  lesquelles  s'ouvrent  les  portes 
de  l'hospitalité  du  travail.  —  Ce  sont  des  mil- 
liers de  gens  sans  abri  que  recueille  l'hospita- 
lité de  nuit. 


OEUVRE    DES    ITALIENS.  185 

Et  toutes  ces  œuvres,  qui  ont  eu  les  honneurs 
d'une  apologie  académique,  ne  représentent 
certainement  pas  le  dixième  des  institutions  et 
des  libres  services  organisés,  dans  cette  capi- 
tale, par  la  charité.  Les  crèches,  les  asiles,  les 
écoles,  les  patronages,  les  orphelinats,  les 
refuges,  les  vestiaires,  les  dispensaires,  les 
hôpitaux  même,  rivalisent  de  zèle  pour  sup- 
pléer à  l'insuffisance,  et  souvent  pour  corriger 
le  mauvais  vouloir  de  l'Assistance  publique. 
Il  n'y  a  pas  que  les  congrégations  religieuses 
qui  se  dépensent  à  la  lutte  de  l'amour  chrétien 
contre  les  misères  humaines  ;  des  légions  de 
volontaires  ajoutent  à  l'action  régulière  de  ces 
bataillons  sacrés  l'appoint  de  leurs  libres'ser- 
vices.  Vous  en  savez  quelque  chose,  mes 
Frères,  vous  qui  répondez  si  généreusement 
à  tous  les  appels  du  malheur,  vous  qui  allez 
visiter  le  pauvre  dans  les  lieux  sordides  où  il 
souffre,  vous  qui  travaillez  de  vos  mains  pour 
le  vêtir,  vous  qui  avez  créé  et  soutenez  de  vos 
deniers  une  multitude  d'oeuvres  dont  la  seule 
nomenclature  fatiguerait  l'attention  si  je  vou- 
lais l'entreprendre.  Qu'il  nous  suffise  de  dire 
que  rien  n'a  été  oublié   :  ni  la  naissance  du 


18G  OEUVP.E    DES    ITAÎ.IEXS. 


pauvre,  ni  son  enfance,  ni  son  éducation,  ni 
son  mariage,  ni  sa  famille,  ni  son  travail,  ni 
ses  déplacements,  ni  ses  infirmités,  ni  ses  ten- 
tations, ni  ses  déshonneurs,  ni  les  accidents 
qui  éprouvent  sa  vie  tourmentée,  ni  son  agonie, 
ni  sa  mort,  ni  sa  sépulture.  Partout  où  il  y  a 
une  infortune,  la  charité  chrétienne  se  pré- 
sente et  dit  :  — Me  voici  !  Que  voulez-vous  que 
je  fasse  ? 

Spectacle  consolant,  auquel  j'applique  mon 
âme  anxieuse,  lorsque  je  me  sens  par  trop  ému 
et  par  trop  épouvanté  par  les  scandales  de  ce 
Paris  où  l'impiété  et  le  vice  parlent  si  haut. 
Cette  ville  que  ses  désordres  et  ses  folies  ont 
rendue  si  tristement  célèbre;  cette  ville  qui 
attire  à  elle  les  peuples  éblouis  pour  les  enivrer 
du  vin  de  sa  corruption  ;  cette  ville  où  Ton 
édite  journellement  les  plus  abominables  blas- 
phèmes contre  Dieu,  et  les  plus  infâmes  provo- 
cations contre  la  vertu  ;  cette  ville  qui  encense 
les  histrions  et  persécute  les  saints;  cette  ville 
où  l'on  amnistie  la  révolte,  et  où  l'on  répond 
par  des  injures  aux  plus  légitimes  protes- 
tations du  droit  outragé  ;  cette  ville  qui 
souille    la    gloire    par   des   apothéoses   ridi- 


OEUVRE    DES    ITALIENS.  187 

cules,  et  déshonore  le  génie  en  faisant  de  sa 
dépouille  mortelle  le  mannequin  de  manifes- 
tations impies  ;  cette  ville  où  l'on  chasse  Dieu 
de  son  temple  pour  y  mettre  les  restes  bientôt 
oubliés  d'une  idole  ;  cette  ville  où  Ton  a  peur 
de  trop  contenir  le  crime,  et  où  les  honnêtes 
gens  semblent  n'avoir  plus  d'autre  ressource 
que  le  plaisir,  pour  compenser  leur  effacement 
et  se  consoler  de  leur  impuissance;  cette 
ville  !...  je  ne  puis  m'empêcher  de  la  regarder 
parfois  d'un  œil  colère,  je  suis  tenté  de  la 
maudire,  et  j'entends  au  fond  de  mon  cœur 
indigné  une  voix  qui  gronde  :  Quand  viendront 
donc  les  barbares?...  Mais  un  doux  et  saint 
cantique  m'apaise.  C'est  la  charité  quicrie  : 
((  Bonuni  autem  facientes^  non  deficiamiis  : 
Nous  qui  faisons  le  bien,  faisons -le  sans  dé- 
faillance. ))  C'est  le  chœur  de  toutes  les  infor- 
tunes assistées  qui  chante  :  «  Pitié,  Seigneur, 
épargne  ton  peuple  :  Parce,  Domine,  parce 
populo  tiio.  ))  Et  alors  oubliant  tous  les  scan- 
dales où  je  viens  de  lire  :  Damnation!  ]q  n'ai 
plus  d'yeux  que  pour  les  bonnes  œuvres  où  je 
lis  :  Réclem,ption  ! 

On  a  dit  :  «  Paris  peut  attendre  sans  crainte 


188  OEUVRE    DES    ITALIENS. 

le  jugement  de  l'histoire  ;  dans  l'impartiale 
balance,  le  plateau  de  ses  bonnes  actions  ne 
sera  pas  trouvé  léger,  car  il  y  pèsera  du  poids 
de  sa  charité,  de  cette  charité  que  le  monde 
antique  n'a  point  connue  et  dont,  pour  tou- 
jours, la  religion  chrétienne  a  pénétré  les 
cœurs  ^  »  —  Je  m'inquiète  peu,  mes  Frères,  du 
jugement  de  l'histoire,  mon  grand  souci  est 
le  jugement  de  Dieu.  La  charité  qui  réjouit 
son  cœur  me  fait  espérer  qu'il  voudra  bien 
nous  pardonner  nos  fautes.  Mais  insistons 
auprès  de  lui  ;  rendons  plus  pesantes  nos 
bonnes  œuvres  dans  la  balance  de  sa  justice, 
en  ajoutant  une  nouvelle  miséricorde  et  un 
nouveau  bienfait  à  l'avoir  de  la  charité  pari- 
sienne. 

Ne  vous  récriez  pas,  je  vous  prie,  contre 
cette  invitation,  comme  si  je  commettais  une 
indiscrétion.  Si,  courbés  sous  le  poids  des 
services  d'amour  chrétien  auxquels  vous  êtes 
engagés,  vous  êtes  tentés  de  me  répondre,  sur 
le  ton  du  reproche  :  «  Encore  !  »  je  vous  renvoie 
à  Celui  dont  le  cœur  inépuisable  ne  se  lasse  pas 

1.  Maxime  du  Camp,  ouvrage  cité  {Post-scriptiun). 


OEUVRE    DES    ITALIENS.  180 

d'aimer,  et  dont  les  mains  généreuses  ne  se 
lassent  pas  de  répandre  le  bien.  Dans  Tordre 
de  la  nature  et  dans  l'ordre  de  la  grâce,  votre 
vie  n'est-elle  pas  un  abime  rempli  de  ses  dons? 
Votre  corps  et  toutes  ses  merveilles,  votre  âme 
et  toutes  ses  belles  qualités,  votre  naissance, 
votre  situation  dans  le  monde,  vos  biens  tem- 
porels, vos  affections,  votre  foi,  vos  vertus, 
vos  consolations  et  vos  secours  spirituels,  les 
jours  qui  vous  sont  accordés  et  les  châtiments 
qui  vous  sont  épargnés,  malgré  vos  fautes,  les 
éternelles  espérances  qui  vous  servent  de 
réconfort  dans  l'épreuve,  est-ce  que  tout  cela 
n'est  pas  le  fruit  de  l'infatigable  libéralité  de 
Dieu  ?  Si  vous  aviez  l'habitude,  comme  les 
saints,  de  vous  rendre  compte  de  son  infinie 
bonté,  à  chaque  instant  vous  rencontreriez  un 
de  ses  dons  dans,  votre  nature  et  dans  votre  vie; 
vous  vous  écririez  avec  l'étonnement  de  la 
reconnaissance:  — Encore!  Encore!  et  vous 
diriez  :  —  Puisque  Dieu ,  principe  de  tout  amour 
et  de  toute  grâce,  ne  défaut  jamais  dans  le  bien- 
faire,  «  faisons,  comme  lui,  le  bien  sans  dé- 
faillance :  BonuTïi  autem  facientes^  non  défi- 
cicLmus.  )) 


190  OEUVRE    DES    ITALIENS- 

Cette  paroledel'Apôtre,  mes  Frères,  s'impose 
à  nous  avec  d'autant  plus  de  force  que  l'oeuvre 
qui  vous  est  recommandée  est  une  de  celles 
qui  méritent  les  préférences  d'un  cœur  chré- 
tien. La  dignité  des  oeuvres  de  charité  se 
mesure  à  la  grandeur  des  maux  qu'elles  pré- 
viennent ou  qu'elles  guérissent,  ainsi  qu'à  la 
grandeur  des  biens  qu'elles  assurent.  Or,  il 
n'est  pas  de  plus  grands  maux  que  ceux  qui 
atteignent  l'âme  dans  la  suprême  dignité  que 
lui  confèrent  la  foi  et  la  grâce,  pas  de  plus 
grand  bien  que  la  conservation  de  la  vie  chré- 
tienne dont  dépend  notre  salut  éternel.  Ce  n'est 
pas  moi  qui  décide  en  cette  question,  mais 
l'Évangile  où  nous  apprenons  :  a.  Qu'il  ne  sert 
à  rien  pour  l'homme  de  posséder  tous  les  biens 
s'il  vient  à  perdre  son  âme.  »  Le  monde  ne 
pense  pas  comme  l'Evangile,  je  le  sais  et  je 
n'en  suis  point  étonné;  il  est  de  ceux  dont 
l'Apôtre  a  dit  :  <(  L'homme  habitué  à  la  vie  des 
sens  n'entend  rien  aux  choses  spirituelles  : 
((  Animalis  homo  non  percipit  ea  quse  sunt 
spiritiis  Dei\  »  Il  est  donc  plus  ému  des  ma- 

1.  I  Cor.,  cap.  II,  13. 


OEUVRE    DES    ITALIENS.  191 

ladies,  des  infirmités  qui  affligent  le  corps  que 
des  abandons  et  des  tentations  qui  mettent 
l'âme  en  péril  ;  il  estime  que  c'est  une  plus 
grande  charité  de  panser  des  plaies  saignantes 
que  de  préserver  un  chrétien  de  la  perte  de  ses 
croyances  et  de  ses  pratiques  religieuses. 
Laissons-le  se  tromper,  et  mesurons  d'après 
l'Evangile  la  dignité  des  oeuvres.  Celle  qu'on 
vous  propose  aujourd'hui  est  une  œuvre  apos- 
tolique,ayant  pour  but  principal  la  conservation 
de  la  foi  et  de  la  vie  chrétienne,  le  salut  des 
âmes.  A  ce  titre,  elle  mérite  vos  meilleures 
sympathies.  Vous  le  comprendrez  mieux,  tout 
à  l'heure,  lorsque  j'aurai  répondu  à  quelques 
petites  difficultés  que  peuvent  m'opposer  ceux 
qui  ne  sont  pas  encore  résolus  au  Non  defîcia- 
mus  de  l'Apôtre,  c'est-à-dire  à  faire  le  bien 
quand  môme. 


192  OEUVRE    DES    ITALIENS. 


II 


J'entends  qu'on  me  dit  :  —  Nous  ne  man- 
quons pas  de  misérables  qui  ont  besoin  de 
toutes  sortes  de  secours  temporels  et  spiri- 
tuels. Pourquoi  aller  chercher  des  étrangers  ? 

Nous  n'allons  point  les  chercher,  mes  Frèree; 
ils  sont  venus,  emportés  par  ce  fatal  courant 
d'émigration  qui  pousse  les  peuples  besoi- 
gneux  vers  les  pays  fortunés,  où  ils  espèrent 
trouver  une  vie  plus  aisée  ou  peut-être  la  ri- 
chesse. Qu'ils  se  fassent  illusion,  qu'ils  com- 
prennent mal  leurs  véritables  intérêts,  c'est 
possible.  Mais  faut-il  les  abandonner,  lors- 
qu'ils ont  besoin  de  notre  assistance  ;  et  pou- 
vez-vous  leur  opposer,  comme  une  fin  de  non- 
recevoir  auprès  de  notre  charité,  leur  titre 
d'étrangers? 

Des  étrangers!...  Il  n'y  en  a  pas  pour  un 
chrétien.  Tous  ceux  que  le  Christ  a  rachetés  de 
son  sang,  tous  ceux  à  qui  il  a  donné  son  nom, 
tous  ceux  qu'il  a  marqués  de  son  caractère, 


OEUVRE    DES    ITALIENS.  193 

tous  ceux  quMl  a  sanctifiés  par  sa  grâce,  tous 
ceux  à  qui  il  a  communiqué  son  Esprit,  sont 
devenus,  en  lui,  une  seule  et  même  famille  de 
frères,  et,  selon  l'énergique  expression  des 
Saintes  Lettres,  un  seul  et  même  corps  : 
Unum  corpus.  Dans  ce  corps  tous  les  membres 
se  tiennent,  aucun  ne  peut  être  privé  de  la 
communion  des  biens,  ni  du  généreux  échange 
des  services.  Écoutez  le  grand  Apôtre.  Il  ne 
dit  pas  à  ses  chers  Galates  :  ce  Faites  le  bien 
à  vos  parents,  à  vos  amis,  à  vos  compa- 
triotes ;  »  mais,  (c  faites  le  bien  à  tous  :  opère- 
mur  bonum  ad  omnes,  et  surtout  à  ceux  qui, 
par  la  foi,  sont  de  la  même  famille,  de  la  même 
maison  que  vous  :  Maxime  ad  domesticos 
fidei.  )^ 

Des  étrangers  ! . . .  mais,  entre  tous  les  chré- 
tiens, qui  l'est  moins,  pour  nous,  que  ceux  qui 
nous  viennent  des  contrées  bénies  d'où  sont 
partis  la  plupart  des  apôtres  auxquels  nous 
sommes  redevables  du  grand  bien  de  la  vie 
chrétienne? Qui  l'est  moins,  pour  nous,  que  les 
enfants  d'un  pays  où  la  foi  que  nous  profes- 
sons s'est  conservée  plus  pure  et  plus  vivante 
que  partout  ailleurs  ?  Qui  l'est  moins,  pour 
II  13 


104  OEUVRE    DES    ITALIENS. 

nous,  que  les  compatriotes  du  Père  commun 
de  la  chrétienté,  parlant  la  même  langue  que 
lui  et  portant  dans  leurs  veines  le  même  sang? 
Des  étrangers  !...  mais  ce  titre,  qui  ne  doit 
jamais  rebuter  un  cœur  chrétien,  n'est  pas 
fait,  que  je  sache,  pour  rebuter  un  cœur  fran- 
çais :  ce  cœur,  si  bienveillant  par  nature,  si 
facilement  touché  par  toutes  les  infortunes, 
si  généreux  dans  ses  expansions  ;  ce  cœur 
qui,  entre  tous  les  cœurs  des  peuples  chré- 
tiens, est  peut-être  celui  qui  mérite  le  mieux 
les  actions  de  grâces  et  les  louanges  que  le 
grand  Apôtre  adressait  aux  Églises  où  il  avait 
allumé  le  feu  de  la  charité.  —  «  Je  rends 
grâces  à  Dieu  pour  vous,  disait-il,  de  ce  que 
votre  charité  abonde ^  — Je  connais  l'empres- 
sement de  votre  amour  et  je  m'en  glorifie ^  — 
Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  écrire  sur  la  cha- 
rité fraternelle,  car  Dieu  vous  l'a  enseignée 
et  vous  la  pratiquez   à  l'égard  de  tous  vos 


1.  Gratias  agere  debemus  semper  Deo  pro  vobis,  fra- 

tres quoniam abundat  charitas    uniuscujusque 

vestrum  in  invicem.  (II  Thess,,  cap.  i,  3  ) 

2.  Scio  enim  promptum  animum  vestrum,  pro  quo  de 
vobis  glorior.  (II  Cor.,  cap.  ix,  2.) 


OEUVRE    DES    ITALIENS.  195 

frères  étrangers ^  »  Oh  !  oui,  mieux  que  ces 
révolutionnaires  affolés  qui  proclamaient,  dans 
l'intérêt  d'une  république  universelle,  la  fra- 
ternité des  peuples,  nous  autres,  chrétiens  et 
Français  en  même  temps,  nous  pouvons  chan- 
ter :  «  Les  peuples  sont  pour  nous  des  frères  !  » 
Nos  apôtres  et  nos  Sœurs  de  Charité,  partant  à 
chaque  instant  pour  des  pays  lointains,  où  ils 
vont  prodiguer  aux  nations  de  toutes  langues 
et  de  toutes  couleurs  les  trésors  de  leur  dévoue- 
ment, nous  apprennent,  mieux  que  tous  les 
raisonnements  subtils  et  les  manifestations 
bruyantes,  que,  pour  un  coeur  qui  a  l'honneur 
d'être  Chrétien  et  Français,  il  n'y  a  pas  d'é- 
trangers, dès  qu'il  s'agit  de  faire  le  bien. 

Ne  me  dites  pas  qu'il  faut  y  regarder  à  deux 
fois  pour  placer  convenablement  ses  charités, 
que  les  Italiens  (puisqu'il  s'agit  des  Italiens), 
ont  la  tête  chaude,  les  passions  vives  et  la  main 
prompte,  que  leurs  mauvais  coups  sont  ins- 
crits, plus  souvent  qu'il  ne  faudrait,  dans  nos 

1.  De  charitate  fraternitatis  non  necesse  habemus 
scribere  vobis;  ipsi  enim  vos  a  Deo  didicistis  ut  diligatis 
invicem.  Etenim  illud  facitis  in  omnes  fratres  in  Mace- 
donia.  (I  Thess.,cap.  iv,  9,  10.) 


196  OEUVRE    DES    ITALIENS. 

chroniques  judiciaires.  Qu'est-ce  que  cela 
prouve?  sinon  qu'ils  ont  besoin  qu'on  les 
entoure  de  secours  spirituels  et  de  salutaires 
influences.  S'ils  étaient  tous  des  petits  saints, 
nous  n'aurions  pas  d'autre  chose  à  faire  que  de 
nous  recommander  à  leurs  prières. 

Et  puis,  ne  les  jugeons  pas  d'après  ceux  qui 
se  signalent  par  leurs  méfaits  ;  si  l'on  procédait 
ainsi  à  notre  égard,  dans  les  pays  étrangers, 
nous  aurions,  je  crois,  une  triste  réputation. 
Il  y  a  toutes  sortes  d'éléments  dans  une  émi- 
gration ;  les  meilleurs  et  les  plus  nombreux  ne 
font  pas  parler  d'eux,  ils  travaillent  et  souffrent 
en  silence.  Tels  sont  les  pauvres  gens  en 
faveur  desquels  se  constitue  l'Œuvre  des  Ita- 
liens. Sobres,  peu  exigeants,  fidèles  à  leur 
tâche,  ils  n'ont  point  encore,  comme  l'ouvrier 
français,  l'esprit  et  le  cœur  gâtés  par  l'irréli- 
gion, ei,  en  général,  ils  ne  demandent  pas 
mieux  que  de  continuer,  loin  de  leur  pays,  les 
traditions  de  vie  chrétienne  qu'ils  en  ont  ap- 
portées. Mais  s'ils  ne  rencontrent  point  d'a- 
pôtres pour  raviver  leur  foi,  point  de  maîtres 
pour  élever  leurs  enfants,  point  d'âmes  chari- 
tables pour  s'enquérir  de  leurs  besoins  corpo- 


OEUVRE    DES    ITALIENS.  197 

rels  et  spirituels  pendant  les  jours  terribles 
de  la  maladie,  si  tout  les  abandonne,  n'aban- 
donneront-ils pas  eux-mêmes  le  Dieu,  les 
croyances  et  les  pratiques  religieuses  dont 
personne  ne  leur  parle?  Il  faut  conjurer  ce 
grand  danger.  A  cet  effet,  une  charité  intelli- 
gente et  dévouée  a  imaginé  de  grouper  les 
Italiens  dans  les  quartiers  où  ils  sont  plus 
nombreux,  autour  d'un  centre  religieux  où  ils 
pourront  trouver  toutes  sortes  de  secours  :  — 
des  prêtres  pour  instruire,  consoler,  encoura- 
ger, parler  de  Dieu,  des  saintes  vérités  de  la 
religion  et  des  devoirs  de  la  vie  chrétienne,  — 
des  écoles  pour  soustraire  la  jeunesse  au  vaga- 
bondage et  rélever  honnêtement  et  religieuse- 
ment, —  des  Sœurs  et  des  Dames  de  Charité 
pour  visiter  les  pauvres  et  les  malades,  les  as- 
sister dans  leurs  besoins  et  leurs  souffrances, 
leur  parler,  dans  la  douce  langue  qu'ils  com- 
prennent, de  la  patrie  terrestre  qu'ils  ne  ver- 
ront peut-être  plus  et  de  la  patrie  céleste  qui 
les  attend. 

Voilà,  mes  Frères,  l'œuvre  qui  se  recom- 
mande actuellement  à  votre  charité.  N'ai-je  pas 
eu  raison  de  vous  dire  qu'elle  était  digne  des 


198  OEUVRE    DES    ITALIENS. 

meilleures  sympathies  de  vos  cœurs  chrétiens, 
et  n'ai-je  pas  le  droit  de  vous  demander  pour 
elle,  non  seulement  l'aumône  passagère  que 
vous  allez  donner  tout  à  l'heure,  mais  des 
souscriptions  régulières  qui  en  assurent  l'ave- 
nir ? 

Ce  n'est  pas  moi  qui  vous  sollicite  en  ce  mo- 
ment :  ma  chétive  personne  n'est  que  l'humble 
manteau  dont  se  couvre  un  plus  illustre  solli- 
citeur. Il  est  temps  de  vous  le  montrer,  car  sa 
présence  au  milieu  devons  est  le  plus  éloquent 
et  le  plus  touchant  des  appels. 

Monseigneur, 

Je  vous  remercie  d'avoir  bien  voulu  me 
choisir  pour  être  l'interprète  de  votre  grand 
cœur.  Les  succès  de  la  diplomatie  n'ont  point 
étouffé,  dans  l'âme  de  l'homme  public,  la  divine 
flamme  de  la  charité.  Elle  y  est  entretenue  par 
votre  haute  piété,  et  aussi  par  un  admirable 
cœur  de  mère,  aussi  généreux  qu'expérimenté 
dans  l'art  de  faire  le  bien.  Bénissez  l'œuvre  que 
vous  avez  conçue,  bénissez-la  au  nom  de  l'il- 
lustre et  saint  Pontife  dont  vous  êtes  le  repré- 
sentant. C'est  le  plus  grand  des  Italiens  et  le 


OEUVRE    DES    ITALIENS.  199 

père  commun  de  tous  ceux  qui  doivent  s'aimer 
d'un  fraternel  amour.  La  charité  de  son  cœur 
paternel  va  pénétrer  le  nôtre,  et  quand  il  nous 
aura  dit,  par  votre  bouche  :  Benedicat  vos  Deus, 
nous  nous  relèverons  pleins  d'ardeur  pour 
l'œuvre  qu'il  bénit,  et  nous  répéterons  résolu  - 
ment  avec  l'Apôtre  :  «  Nous  qui  faisons  le  bien, 
faisons-le  sans  défaillance  :  Bonum  autem  fa- 
dentés  y  non  deficiamus.  » 


LES  ORPHELINS 

DE  NOTRE-DAME-DES-FLOTS 


LES 

ORPHELINS  DE  NOTRE-DAME- DES-FLOTS 

Discours  de  charité  prononcé  le  15  août  1886, 
dans  l'église  Saint-Jacques  de  Dieppe. 


Orphano  tu  eris  adjutor. 

(Ps\LM.  X), 


Mes  Frères, 

Toutes  les  œuvres  de  charité  sont  intéres- 
santes, parce  que  toutes  ont  le  même  objet  : 
Jésus-Christ  représenté  dans  ses  pauvres. 
Cependant  il  en  est  qui  semblent  mériter  nos 
préférences,  soit  parce  qu'elles  nous  offrent 
une  misère  plus  grande  à  soulager,  soit  parce 
que  ceux  qui  souffrent  ont  plus  de  charmes 
pour  séduire,  plus  de  droits  à  nos  bienfaits. 


20i  LES    ORPHELINS 


Telle  est  l'Œuvre  des  Orphelins  de  Notre- 
Dame-des-Flots,  dont  j'ai  à  vous  entretenir 
aujourd'hui. 

J'espère  que  votre  charité  ne  leur  fera  pas 
défaut,  car  leur  âge,  leur  condition,  le  malheur 
qui  les  a  fait  orphelins,  l'avenir  qu'on  leur 
prépare,  tout  conspire  à  vous  intéresser  à 
mes  chers  petits  clients  ;  tout  vous  invite  à  vous 
montrer  généreux  à  leur  égard. 


Et  d'abord,  mes  Frères,  il  s'agit  d'une 
œuvre  d'enfants  ;  et,  à  mon  avis,  comme  au 
vôtre,  j'en  suis  certain,  l'enfance  est  ce  qu'il 
y  a  au  monde  de  plus  charmant.  C'est  la  vie 
en  bouton,  c'est-à-dire  dans  sa  première  fraî- 
cheur, la  vie  sans  les  ravages  du  temps,  sans 
le  trouble  des  passions,  sans  les  flétrissures 
du  vice,  la  vie  avec  toutes  ses  espérances.  Lors- 
que je  rencontre  une  fleur  qui  va  s'entr'ou- 
vrir,  je  m'arrête,  je  contemple  et  je  rêve.  Je 
me  demande  quelle  sera  sa  forme,  sa  couleur, 


DE    NOTRE-DAME-DES-FLOTS.  205 

quels  fruits  elle  portera  plus  tard.  Ainsi,  de- 
vant un  enfant,  je  me  demande  ce  qu'il  devien- 
dra en  grandissant,  quels  seront  ses  traits,  sa 
parole,  son  sourire,  son  esprit,  son  cœur,  ses 
yertus.  Enfin,  je  vous  confesse  ma  faiblesse, 
j'aime  les  enfanis,  même  lorsqu'ils  ont  des  dé- 
fauts, car  je  ne  puis  les  leur  imputer;  ces 
pauvres  petits  sont  encore  sous  l'empire  d'ins- 
tincts auxquels  ils  ne  peuvent  pas  comman- 
der. J'aime  les  enfants,  et  je  suis  sûr  que  vous 
les  aimez  aussi,  que  vous  ne  voudriez  pas  res- 
sembler à  ces  êtres  au  cœur  dur  et  égoïste 
dont  on  dit  :  Tristes  natures,  ils  n'aiment  pas 
les  enfants  ! 

Ne  pas  aimer  les  enfants,  c'est  manquer 
d'un  trait  de  ressemblance  avec  Dieu,  qui  se 
montre  si  attentif,  si  soigneux,  si  bon,  si  pa- 
ternel pour  tout  ce  qui  est  petit,  faible  et  fra- 
gile. Voyez  comme  sa  douce  Providence  mul- 
tiple les  précautions  et  les  délicatesses  autour 
de  tout  ce  qui  commence  à  vivre  :  les  germes, 
les  fleurs,  les  petits  oiseaux.  Qu'elle  est  mer- 
veilleuse la  demeure  des  graines,  enfants  des 
arbres  et  des  plantes  !  Avec  quel  art  les 
chambres  y  sont   distribuées!   Comme  elles 


206  LES  ORPHELINS 


sont  remplies  d'un  suc  qui  nourrit  le  germe 
presque  invisible  !  comme  les  cloisons  en  sont 
ouatées  avec  soin,  si  la  graine  est  frileuse  ! 
comme  les  ressorts,  les  aigrettes,  les  ailes,  les 
hélices  sont  tout  prêts  pour  l'emporter  dès 
qu'elle  sera  émancipée  ! 

Et  la  fleur  !  comme  elle  est  chaudement  pro- 
tégée contre  les  brises  trop  vives  !  Que  d'en- 
veloppes autour  de  sa  corolle  !  Que  de  bou- 
cliers pour  recevoir  les  coups  de  la  tempête 
jusqu'à  ce  qu'elle  puisse  les  affronter  ! 

Et  les  petits  oiseaux  !  quel  tendre  amour  il 
y  a  pour  eux  dans  le  cœur  de  leur  père  et  de 
leur  mère  !  Comme  tout  se  prépare  dans  la 
nature  pour  les  nourrir,  quand  ils  auront  brisé 
leur  coquille  :  et  l'insecte  qui  pullule,  et  la 
verduL*e  qui  soulève  la  terre  et  s'épaissit,  et 
le  grain  qui  tombe  égaré  sur  le  bord  du  che- 
min ! 

0  Dieu  des  germes  et  des  fleurs,  comme 
vous  devez  aimer  les  germes  et  les  fleurs  de 
la  vie  humaine,  les  petits  enfants  de  l'être  pri- 
vilégié que  vous  avez  créé  à  votre  image  !  Oui, 
vous  les  aimez,  leur  innocence  vous  touche, 
et  lorsque  vos  yeux  sont  fatigués  par  le  spec- 


DE    NOTRE-DAME-DES-FLOTS.  '207 

tacle  de  nos  vies  déflorées,  vous  les  reposez 
avec  complaisance,  j'en  suis  certain,  sur  l'âme 
pure  des  petits  enfants. 

Dieu  aime  les  enfants,  mes  Frères.  Nous 
n'en  pouvons  pas  douter,  quand  bien  même 
nous  ne  comprendrions  rien  aux  intentions 
de  sa  Providence,  car  il  nous  l'a  dit  par  la 
bouche  de  son  Fils  bien-aimé.  Jésus  aimait 
les  petits  enfants  qui  accouraient  à  lui  attirés 
par  sa  bonté.  Offensés  de  leur  importunité, 
les  Apôtres  voulaient  les  écarter  ;  mais  lui,  il 
les  appelle.  «  Laissez  venir  à  moi  les  petits 
enfants,  dit-il  :  Sinite parvulos  ventre  stdme^;  » 
il  les  embrasse,  il  les  caresse,  il  les  baise  ;  il 
les  propose  pour  modèle  à  ceux  qui  l'écoutent; 
le  royaume  des  cieux  leur  appartient  ;  si  on  ne 
leur  ressemble,  on  n'entrera  point  dans  la 
demeure  de  son  Père.  Il  faut  imiter  leur  can- 
deur et  leur  innocence,  et  surtout  il  faut  les 
respecter.  Malheur  à  celui  qui  scandalise  les 
petits  enfants  ! 

Avant  que  le  Sauveur^  eût  parlé,  l'homme 
était  cruel  pour  le  fruit  de  ses  entrailles.  Il  y  a 

1.  Marc,  cap.  x,  14. 


208  LES    ORPHELINS 


eu  dans  la  vie  de  Thumanité  des  jours  maudits, 
des  jours  d'exécrable  souvenir,  pendant  les- 
quels l'homme  s'oublia  jusqu'à  la  barbarie. 
Investi  par  des  lois  atroces  d'un  domaine  ab- 
solu sur  la  vie  de  ses  enfants,  le  père  pouvait 
en  disposer  à  son  gré.  Les  trouvait-ils  bien 
faits  ?  Il  les  relevait  de  terre  et  les  baisait  au 
front  pour  les  adopter.  Lui  déplaisaient-ils? 
D'un  mot,  d'un  geste,  d'un  regard  il  les  répu- 
diait, c'était  leur  arrêt  de  mort.  Les  poètes 
chantaient  :  «  On  doit  à  l'enfant  le  plus  grand 
respect:  Maxima  dehetiiv puero  reverentidi^;  » 
mais  le  païen  laissait  chanter  les  poètes  et  n'é- 
coutait que  les  suggestions  de  son  égoïsme.  Il 
avait  la  loi  pour  lui.  ce  Père,  disait-elle,  si  ton 
enfant  ne  promet  pas  d'être  un  homme  robuste 
et  un  citoyen  utile,  tue-le  bien  vite  :  puerum 
pater,  cito  necato^.  » 

Ces  mauvais  jours  sont  passés.  La  nature 
humaine  s'est  imprégnée  de  la  tendresse  et  de 
la  miséricorde  du  Sauveur,  et  maintenant  il  y 
a  partout  des  cœurs  pour  aimer  les  petits  en- 
fants, partout  des  chrétiens  qui  disent  avec  le 

1.  Juvénal. 

2.  Loi  des  XII  tables. 


DE    NOTRE-DAME-DES-FLOTS.  209 

Fils  de  Dieu  :  Sinite  pavDulos  venire  ad  me, 
partout  des  âmes  qui  considèrent,  non  seule- 
ment comme  le  plus  sacré  des  ministères,  mais 
comme  le  plus  grand  des  arts,  la  culture  de 
l'enfance.  —  «  Le  peintre,  le  statuaire,  dit  saint 
Jean  Chrysostôme,  ne  peuvent  égaler  par  leurs 
admirables  ouvrages  celui  qui  sait  façonner 
par  ses  leçons  l'âme  des  enfants  :  Omni  certe 
pictore,  onini  certe  statuario^  cseterisque  hu- 
jusmodi  omnibus  excellentiorem  hune  duco, 
qui  juvenum  animos  fingere  non  ignoret^.  » 


II 


L'enfance  est  intéressante  par  elle-même, 
mes  Frères;  mais  combien  plus  quand  elle 
manque  de  ses  naturels  soutiens  !  Que  nous 
passions  indifférents  près  d'un  enfant  qui  jouit 
de  tous  les  bienfaits  de  la  famille,  de  l'amour 
et  des  soins  de  son  père  et  de  sa  mère,  cela  se 
conçoit  ;  il  n'a  rien  à  demander,  rien  à  attendre 


1.  Homil.  LX,  in  cap.  xviir,  Matth. 

II  14 


2J0  LES    ORPHELINS 


cle  notre  miséricorde.  Mais  l'enfant  dont  la 
famille  a  été  dévastée  par  la  mort,  l'orphelin, 
l'abandonné,  qui  ne  serait  touché  de  son 
malheur,  surtout  si  la  famille  à  laquelle  il  ap- 
partient est  pauvre  et  obscure?  Car  l'orphelin 
des  familles  opulentes  ne  manque  pas  de  tu- 
teurs et  de  conseils  qui  tiennent  à  honneur  de 
le  faire  bien  élever.  Mais  l'orphelin  du  pauvre! 
Le  voilà  solitaire  au  foyer  domestique,  même 
lorsque  la  mort  n'a  encore  frappé  que  celui  qui 
est  la  force  et  la  tête  de  la  famille.  Tant  que  le 
père  est  là,  sa  main  robuste  arrête  la  pauvreté 
sur  les  pentes  de  la  misère;  la  femme,  moins 
inquiète  des  premières  nécessités  de  la  vie, 
peut  prodiguer  aux  enfants  les  soins  dont  une 
mère  seule  a  le  secret.  Que  le  père  vienne  à 
disparaître,  tout  le  poids  de  la  famille  re- 
tombe sur  la  mère.  Si  son  amour  ne  faiblit  pas, 
est-ce  que  ses  forces  peuvent  répondre  à  tous 
les  besoins  ?  Hélas  !  non.  Elle  s'épuise  à  gagner 
le  pain  de  chaque  jour;  les  préoccupations  et 
les  angoisses  rendent  plus  accablantes  les 
fatigues  de  son  travail.  Elle  voit  avec  terreur 
qu'une  femme  pauvre  ne  peut  pas  faire  face  à 
tous  ses  devoirs.   Lasse,   découragée  de  son 


DE    NOTRE-DAME-DES-FLOTS.  21) 

impuissance,  elle  murmure,  elle  reproche  à 
Dieu  de  ne  l'avoir  pas  faite  riche,  afm  qu'elle 
pût  être  mère.  Si  elle  peut  donner  aux  corps, 
tant  bien  que  mal,  leur  pâture,  elle  oublie  de 
donner  aux  âmes  leur  pain  immatériel.  Dans 
cette  famille  mutilée  où  il  n'y  a  pas,  où  il  ne 
peut  pas  y  avoir  d'éducation,  les  corps  végè- 
tent pendant  que  les  âmes  s'affaissent,  l'igno- 
rance et  la  grossièreté  préparent  petit  à  petit 
tous  les  vices. 

Mais  c'est  bien  pire  encore  lorsque  l'enfant 
est  privé  tout  à  coup  de  ses  deux  appuis.  Qui 
le  recueillera,  qui  prendra  soin  de  sa  vie  aban- 
donnée? Des  parents?  Des  étrangers  un  mo- 
ment touchés  d'une  si  s^rande  misère?  Mais  où 
prendront-ils  cette  tendresse  délicate  qu'il  faut 
dépenser  autour  d'une  vie  qui  s'épanouit  ? 
N'estimeront-ils  pas  qu'ils  ont  beaucoup  fait 
s'ils  empêchent  l'orphelin  de  mourir  de  faim  ? 
N'auront-ils  pas  hâte  de  se  payer  de  leurs 
avances  par  une  prompte  exploitation  de  ses 
forces  ?  Auront-ils  grand  souci  de  son  avenir, 
s'ils  peuvent  établir  au  plus  vite  la  balance  de 
leur  profits  et  pertes  ?  Après  tout,  ce  n'est  pas 
leur  enfant,  il  deviendra  ce  qu'il  pourra.  Son 


\"2  LES    ORPHELINS 


esprit,  son  cœur,  son  instruction,  son  éduca- 
tion, sa  foi,  il  n'en  est  pas  question  ;  c'est  bien 
assez  que  l'on  ait  sauvé  son  corps. 

Ce  n'est  point  ainsi,  mes  Frères,  que  vous 
entendez  la  charité,  j'en  suis  convaincu.  Vous 
auriez  pitié  d'une  fleur  sans  soutien,  d'une 
couvée  abandonnée,  combien  plus  des  pauvres 
petits  orphelins  !  Il  ne  suffît  pas  de  les  arracher 
à  la  mort;  il  leur  faut  de  pieux  asiles  où  ils 
entendront  parler  de  Dieu,  de  la  grâce,  du 
devoir,  de  la  vertu;  il  leur  faut  des  parents 
d'adoption  pleins  de  la  charité  de  Jésus-Christ, 
qui  développeront  en  eux  par  l'éducation  le 
sentiment  religieux,  l'amour  du  vrai  et  du 
bien,  formeront  leur  esprit  et  leur  cœur,  les 
prépareront  à  une  vie  laborieuse  et  honnête, 
et  les  conduiront,  dans  la  modestie  et  la 
simplicité,  jusqu'aux  portes  des  carrières  obs- 
cures, mais,  utiles,  que  sanctifient  l'amour  de 
Dieu  et  l'habitude  du  sacrifice. 

Un  de  ces  asiles  de  charité  a  été  ouvert,  en 
cette  ville,  pour  les  orphelins  de  Notre-Dame- 
des-Flots.  Pour  ne  point  alarmer  la  modestie 
de  ses  fondateurs,  je  ne  dirai  point  par  quelles 
merveilleuses  industries  et  par  quels  prodiges 


DE    NOTRE-DAME-DES-FLOTS.  213 

de  dévouement  il  s'est  établi  et  développé.  Il 
y  a  quatorze  ans,  il  n'y  avait  que  douze  en- 
fants; aujourd'hui  ils  sont  près  de  quatre- 
vingts,  tous  bien  vivants,  m'écrivait-on  der- 
nièrement, et  de  fort  bon  appétit.  Votre  charité 
est  leur  principale  ressource.  Elle  ne  peut 
pas  leur  manquer  ;  car  ces  enfants,  déjà  si 
intéressants  par  leur  âge  et  leur  condition,  le 
sont  davantage  encore  par  le  malheur  qui  les 
a  faits  orphelins. 


III 


Ce  n'est  point  par  un  de  ces  accidents  vul- 
gaires dont  personne  ne  garde  le  souvenir 
que  les  pupilles  de  Notre-Dame-des-Flots 
ont  été  privés  de  leurs  naturels  soutiens,  mais 
par  une  de  ces  dramatiques  catastrophes  dont 
on  conserve  la  date,  et  dont  les  marins  se  ra- 
content à  leurs  foyers  les  détails  navrants. 

La  mer,  dont  vous  venez  chercher  les  brises 
et  les  caresses,  ne  vous  apparaît  guère  à  vous, 
hôtes  passagers  de  ses  rivages,  que  sous  ses 


'214  LES    ORPHELINS 


aspects  grandioses  et  bienfaisants.  Ses  vagues 
arrivent  d'un  invisible  lointain,  emportent 
l'âme  qui  les  contemple  par  delà  l'horizon  et 
font  rêver  à  l'infini.  Ses  abimes  sont  pleins  de 
vies  et  de  mystères.  Il  y  croit  des  forêts  étran- 
ges et  gigantesques,  on  y  entend  souffler  les 
monstres.  Aussi  variés  et  plus  nombreux 
peut-être  que  les  oiseaux  et  les  insectes  qui 
peuplent  la  terre  et  les  airs,  des  myriades 
d'êtres  agiles  et  industrieux  se  meuvent  et 
travaillent  dans  le  liquide  élément  où  ils  ont 
pris  naissance.  A  ce  monde  immense,  nos  vies 
à  nous  font  chaque  jour  des  emprunts  qui  les 
soutiennent,  les  fortifient  et  les  guérissent  de 
leurs  maux,  tandis  que  le  soleil  y  boit  à  pleins 
rayons  des  flots  de  vapeurs  légères  qui  se  con- 
densent dans  les  hautes  régions  de  l'atmo- 
sphère, voltigent  sur  les  ailes  des  vents  et 
deviennent  pluies,  neiges,  sources,  ruisseaux, 
rivières,  fleuves,  bains  salutaires  et  fécondes 
artères  qui  rafraîchissent  le  globe  et  renou- 
vellent ses  forces  génératrices.  Oui,  la  mer  est 
grandiose  !  la  mer  est  bienfaisante  !  Pourq  uoi 
faut-il  que  nous  ayons  à  souffrir  de  ses  tra- 
hisons ? 


DK    NOTRE- DAME-DES-FLOTS.  215 

La  perfide!  elle  aiguise  en  nos  âmes  aven- 
tureuses Taniour  de  l'inconnu  ;  elle  nous  pro- 
met au  loin  des  trésors;  elle  nous  invite  à 
visiter  les  îles  qu'elle  berce  dans  ses  flots  et 
les  rivages  qui  lui  servent  de  ceinture,  elle 
s'offre  de  nous  y  porter.  Voyez  comme  elle  tend 
le  dos  à  notre  humeur  voyageuse  et  à  nos 
téméraires  expéditions.  Elle  est  le  grand  che- 
min ouvert,  dans  tous  les  sens,  aux  migrations 
des  explorateurs,  des  commerçants  et  des 
nations  besoigneuses  qui  écoulent  par 
là  leur  trop-plein  ;  elle  est  le  champ  fer- 
tile où  des  légions  de  travailleurs  vont  cher- 
cher leur  vie  et  celle  de  leur  famille;  elle 
est  au  pêcheur  ce  que  la  plaine  est  au  labou- 
reur. On  la  traverse,  on  la  fouille,  elle  se 
laisse  faire. 

Mais  attendez.  Ses  eaux,  aujourd'hui  tran- 
quilles et  lisses  comme  une  glace  où  se  mire  le 
ciel,  s'émeuvent,  se  troublent,  s'agitent,  se 
gonflent,  se  tourmentent  bientôt  sous  le  souffle 
de  la  tempête  dont  elle  est  la  gémissante  es- 
clave. Quels  mugissements  et  quels  bonds, 
grand  Dieu  !  Malheur  à  celui  que  la  tempête  a 
surpris  !  Les  plus  solides  navires  ont  peine  à 


216  LES    ORPHELINS 


traverser  les  chaînes  mobiles  de  collines  et  de 
montagnes,  tour  à  tour  soulevées  et  écrasées 
par  la  fureur  des  vents.  Comment  la  barque 
du  pêcheur  y  pourrait-elle  résister?  Elle  est 
montée,  il  est  vrai,  par  des  hommes  audacieux 
et  intrépides,  depuis  longtemps  habitués  aux 
trahisons  de  la  mer.  On  les  attend  au  rivage. 
Les  voilà,   là-bas!    Hardi!   hardi,  pêcheurs  ! 
vos  femmes  et  vos  enfants  vous  tendent  les 
bras.    Les   voyez-vous,    luttant   comme    des 
géants  contre  la  violence  des  rafales  et  les  fou- 
gueux caprices   de  la  lame?  Ils  approchent, 
ils  vont  entrer...  Mais  non,  le  flot  les  ravale  et 
les  ramène  au  large.  Cris  d'épouvante,  prières, 
sanglots,  la  tempête  étouffe  tous  les  bruits 
dans  ses  clameurs,  tandis  que  la  barque  dé- 
semparée s'abandonne  à  ses  convulsions.  Elle 
avance,  elle  recule;  elle  ballotte,  elle  tourne  ; 
elle  se  renverse,  elle  se  redresse  ;  elle  monte 
sur  la  cime  des  vagues  et  disparaît  dans  Ta- 
bîme  ;  elle  touche,  elle  craque,  elle  s'effondre. 
Plus  rien  !...  Plus  rien  que  l'écume  du  gouffre 
qui  l'a  engloutie  !  Plus  rien  que  des  épaves  et 
des  cadavres  qu'on  ira  recueillir  demain  sur 
le  rivage,  si  la  mer  ne  les  a  pas  emportés  pour 


DE    NOTRE-DAME-DES-FLOTS.  ^217 

les  ensevelir  à  jamais   clans  ses  insondables 
profondeurs. 

Hélas  !  mes  Frères,  il  n'est  pas  de  port  où  Ton 
ne  garde  le  souvenir  de  quelque  catastrophe 
de  ce  genre  !  Si  on  ne  la  voit  pas  des  yeux, 
on  peut  se  la  représenter  tout  entière  dans  ces 
mots  sinistres  :  «  Perdus  en  mer  !  »  cfue  l'on 
envoie  de  loin  aux  familles  des  marins  qui 
attendaient  un  joyeux  retour.  Si  tout  un  équi- 
page ne  périt  pas  dans  la  tempête,  c'est  un 
homme,  jeune  encore,  qui  débarque,  exténué 
d'avoir  lutté  avec  trop  d'ardeur  contre  les  élé- 
ments, frappé  à  mort  par  les  cruelles  intem- 
péries qu'il  a  bravées,  et  qui  vient  s'éteindre 
à  son  foyer,  à  l'âge  de  la  force  et  à  l'heure  où 
l'on  a  le  plus  grand  besoin  de  son  bras  ro- 
buste. Après  lui,  il  ne  reste  plus  qu'une 
femme  désolée,  que  mine  le  chagrin,  et  que 
désespère  l'impuissance  où  elle  se  trouve  de 
nourrir  et  d'élever  les  pauvres  petits  que  son 
mari  lui  a  laissés  !  Ah  !  bénis  soient  ceux  qui 
ont  eu.  la  généreuse  pensée  de  recueillir  ces 
orphelins,  et  de  leur  créer  une  famille  adoptive 
où  la  charité  chrétienne  répare  les  cruautés 
du  sort. 


218  T.FS    ORPHELINS 


IV 


Mais,  ces  chers  enfants,  comment  seront-ils 
élevés?  Il  semble;  mes  Frères,  que  ceux  qui 
ont  eu  pitié  d'eux  devraient  leur  inspirer  la 
haine  de  l'élément  perfide  qui  fut  la  cause  de 
leur  malheur,  et  les  préparer  à  des  carrières 
tranquilles  où  l'on  n'a  à  redouter  que  la  visite 
des  vulgaires  infirmités  qui  éprouvent  la  vie 
humaine.  Il  semble  que  ces  enfants  devraient 
être  garantis  par  leurs  souvenirs  contre  la  pen- 
sée d'affronter  des  aventures  et  des  dangers 
dont  leurs;  pères  ont  été  victimes.  Eh  bien  ! 
non.  Le  sang  de  race  les  tourmente,  et  toute 
leur  jeune  ardeur  se  tourne  d'instinct  vers  la 
mer,  comme  s'ils  espéraient  y  prendre  une 
revanche.  Regardez-les.  Comme  ils  sont  fiers 
du  vêtement  qu'ils  portent  et  qui  les  désigne  à 
la  périlleuse  carrière  de  la  marine  !  Entrez 
dans  leur  orphelinat  et  assistez  à  leurs  exer- 
cices. Vous  les  verrez,  assouplis  de  bonne 
heure  à  la  discipline,  obéir  au  commandement, 


DE    NOTRE-DAME-DES-FLOTS.  210 

grimper  et  voltiger  dans  les  cordages,  se  tenir 
debout  et  marcher  sur  les  vergues,  s'exercer  à 
la  manœuvre  du  mousse,  en  attendant  celle 
du  matelot.  Sur  les  murs  de  leurs  salles  d'étu- 
des, ils  lisent  les  noms  de  ceux  de  leurs  frères 
aînés  qui  se  sont  déjà  distingués  dans  la 
carrière.  On  leur  raconte  les  exploits  des 
grands  hommes  de  la  marine,  et  on  leur  ap- 
prend à  vénérer  la  glorieuse  mémoire  des  héros 
qui,  d'un  bout  du  monde  à  l'autre,  ont  illustré 
notre  pavillon. 

Un  dessein  patriotique  préside  à  cette  virile 
éducation.  Une  nation,  fîère  de  son  premier 
rang,  nous  regarde  d'un  oeil  jaloux,  et  ne  voit 
pas  sans  un  cruel  plaisir  fléchir  notre  puissance 
maritime.  Au  nord  et  au  midi,  d'autres  peuples 
cherchent  à  nous  devancer.  Prise  entre  ces 
deux  émulations  qui  conspirent  à  son  abaisse- 
ment, la  France  a  besoin  de  marins  pour  tenir 
son  rang  dans  l'empire  des  mers.  Que  n'y  a-t-il 
dans  tous  nos  ports  des  écoles  où  se  forment 
les  pupilles  de  la  marine  !  Ce  serait,  certes, 
une  des  plus  heureuses  créations  de  notre 
siècle.  La  ville  de  Dieppe  y  a  songé  :  elle  a  bien 
mérité  de  la  patrie. 


220  LES    ORPHELINS 


Mais  l'éducation  professionnelle  du  marin 
ne  se  borne  pas  aux  exercices  d'une  manœuvre 
alertement  et  régulièrement  exécutée.  Un  élo- 
quent prélat^  vous  le  disait  l'année  dernière  : 
((  Pour  être  marin,  on  ne  doit  craindre  ni  la 
peine  ni  la  mort...  Il  faut  avoir  l'âme  forte  et 
vaillante...  Or,  il  n'y  a  que  la  religion,  il  n'y 
a  que  la  main  de  Dieu  qui  puisse  façonner  des 
volontés  et  des  caractères  d'une  trempe  ma- 
gnanime... Le  marin  surtout,  parmi  les  durs 
labeurs  et  les  hasards  de  son  existence,  a  be- 
soin de  croire  et  d'espérer.  »  De  croire  au 
Dieu  qui  le  voit,  le  conduit  et  le  protège  en  sa 
vie  tourmentée;  d'espérer  en  Dieu  qui  peut, 
à  chaque  instant,  recevoir  son  âme  ;  de  croire 
et  d'espérer  en  la  bonté  des  hommes  qui  au- 
ront pitié  de  sa  famille  abandonnée,  s'il  vient 
à  disparaître. 

Je  ne  vous  dirai  pas,  mes  Frères,  comment 
ce  besoin  de  foi,  d'espérance  et  de  confiance, 
est  satisfait  dans  Féducation  donnée  par  les 
Sœurs  de  Saint-Vincent-de-Paul  aux  orphe- 
lins de  Notre-Dame-des-Flots  ;  je   n'entrerai 

\.  Monseigneur  Thomas,  archevêque  de  Rouen. 


DE    NOTRE-DA\fE-DES-FLOTS.  221 

pas  dans  le  détail  des  solides  et  austères  ver- 
tus auxquelles  on  habitue  leurs  jeunes  âmes. 
Mais  il  est  une  chose  que  je  ne  puis  taire, 
parce  que  j'en  ai  été  ravi  :  c'est  la  merveilleuse 
alliance  des  deux  qualités  qu'on  trouve  rare- 
ment unies  dans  une  même  âme.  L'éducation 
virile,  qui  engendre  dans  l'âme  des  orphelins 
de  Notre-Dame-des-Flots  la  force  audacieuse 
et  l'inébranlable  vaillance,  les  pénètre  en 
même  temps  d'une  religieuse  tendresse  de 
coeur  qui  les  suit  partout  et  dont  ils  envoient, 
de  tous  les  points  du  monde,  les  plus  tou- 
chants témoignages  aux  religieuses  dévouées 
qu'ils  appellent  leurs  mères.  Permettez-moi 
de  vous  lire  deux  lettres  que  j'ai  choisies  entre 
celles  qui  m'ont  été  confiées.  C'est  la  littéra- 
ture du  cœur...  L'une  est  de  Madagascar  : 

((  Ma  chère  Mère, 

((  Voici  le  1^' janvier  qui  approche.  Je  viens 
donc  vous  souhaiter  une  bonne  année  de 
grâce,  de  bénédiction  et  de  santé. 

((  Je  demande  au  bon  Dieu  de  vous  laisser 
bien  longtemps  sur  la  terre  pour  tous  les 
pauvres  petits  orphelins,  ceux  que  vous  avez 


2-22  LES    ORPHELINS 


recueillis  et  élevés  comme  moi,  et  tous  les 
autres  que  vous  recevrez  encore  clans  notre 
chère  maison  de  Notre-Dame-cles-Flots.  C'est 
souvent,  ma  chère  Mère,  que  je  pense  à  vous 
et  aux  bonnes  Sœurs  qui  vous  ont  aidée  à  m'é- 
lever.  Je  demande  à  Dieu  de  bien  garder  l'Or- 
phelinat où  j'ai  été  si  heureux  pendant  les  huit 
années  que  j'y  ai  passées.  Ce  serait  un  grand 
plaisir  pour  moi  de  recevoir  de  vos  nouvelles. .. 
Si  le  bon  Dieu  me  ramène  sain  et  sauf,  comme 
je  serai  heureux  de  vous  revoir,  et  ma  Sœur 
Madeleine  qui  nous  faisait  si  bien  la  classe, 
et  tous  les  petits  que  je  retrouverais,  sans 
doute,  bien  changés  et  bien  grandis  ! 

((  Ma  bonne  Mère,  comme  il  est  tard,  je  fi- 
nis de  vous  érire,  et  non  de  vous  aimer,  en 
vous  assurant  que  je  continue  à  me  bien  con- 
duire et  à  donner  de  la  satisfaction,  autant  que 
je  le  peux,  à  mes  chefs. 

((  Votre  fils  dévoué  et  reconnaissant.  » 

L'autre  lettre  est  de  Liverpool,  après  un 
long  voyage  : 

((  Ma  bonne  Mère, 
ce  Voici  le  grand  jour  de  votre  fête  qui  ap- 


DE    NOTRE-DAME-DES-FI.OTS.  '223 

proche.  Je  veux  être  l'un  des  premiers  de  vos 
enfants  à  vous  la  souhaiter,  et  à  vous  remer- 
cier de  tout  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi  et 
pour  mes  petits  camarades.  Quoique  éloigné 
de  vous,  je  pense  au  sermon  et  à  la  c{uête  qui 
donne  du  pain  à  la  famille.  Je  pense  plus  en- 
core aux  fatigues  et  au  mal  que  vous  vous 
donnez,  ma  pauvre  Mère,  pour  trouver  des 
quêteuses.  J'ai  toujours  peur  que  vous  ne 
tombiez  malade,  car  vous  en  avez  lourd  sur 
les  bras.  Je  demande  donc  pour  votre  fête  au 
bon  Dieu  qu'il  vous  donne  la  santé. 

((  Quand  je  me  rappelle,  ma  bonne  Mère, 
clans  quelle  misère  j'étais  lorsque  vous  m'avez 
pris,  je  sens  que  c'est  à  vous  et  aux  bonnes 
Sœurs  que  je  dois  ce  que  je  suis.  Aussi,  je 
vous  assure,  ma  chère  Mère,  que  je  vous  serai 
toujours  reconnaissant.  Je  vous  le  prouverai 
par  ma  conduite,  et  je  vous  assure  aussi  que 
vous  aurez  toujours  la  plus  belle  place  dans 
mon  cœur... 

«  Ce  qui  m'a  fait  le  plus  de  plaisir  pendant 
mes  voyages,  c'est  d'avoir  vu  des  Sœ.urs  de 
Saint- Vincent-de- Paul.  Nous  les  avons  débar- 
quées à  Panama  :  elles  étaient  six.  Aussitôt 


224  LES    ORPHELINS 


que  j'aperçus  la  chaloupe  qui  les  amenait  à 
bord  de  VOhock,  je  descendis  promptement 
pour  les  aider,  et  mon  capitaine  m'autorisa  à 
les  servir.  Si  vous  saviez,  ma  Mère,  comme 
j'étais  content!  Je  leur  parlai  de  vous  et  de 
ma  Grand'Mère^  La  Supérieure  vous  con- 
naissait toutes  deux.  En  quittant  le  navire,  je 
demandai  la  permission  de  les  accompagner  à 
terre  :  la  Supérieure  voulut  me  donner  une 
pièce  pour  récompenser  mes  petits  services. 
Vous  pensez  bien,  ma  Mère,  que  je  ne  l'ac- 
ceptai pas.  Je  lui  dis  que  j'étais  un  enfant  élevé 
par  les  Sœurs,  et  bien  trop  heureux  de  pou- 
voir lui  être  utile. 

((  Au  revoir,  ma  bonne  Mère;  mon  capi- 
taine m'a  chargé  de  vous  présenter  son  respect, 
et  m'a  autorisé  à  vous  dire  qu'il  continuait  à 
être  content  de  moi. 

((  Veuillez  m'écrire,  s'il  vous  plaît,  à  Liver- 
pool.  Mon  respect  à  ma  Grand' Mère  et  à  toutes 
les  Sœurs. 

((  Votre  enfant  respectueux.   » 

1.  Grand' M  ère  est  une  religieuse  de  Saint-Vincent-de- 
Paul,  Supérieure  des  Sœurs  du  bureau  de  bienfaisance 
et  des  crèches. 


DE    NOTRE-DAME-DES-FLOTS.  225 

Certes,  voilà  des  lettres  charmantes  qui 
valent  de  l'or.  J'espère  que  vous  les  payerez 
tout  à  l'heure  ce  qu'elles  valent. 

Chères  Sœurs  de  Saint-Vincent-de-Paul, 
vous  voilà  jugées  par  vos  fruits.  Combien  je 
vous  remercie  de  votre  courage,  de  votre  sol- 
licitude et  de  votre  dévouement  dans  la  tâche 
maternelle  que  vous  avez  entreprise.  L'admi- 
ration des  hommes  est  une  trop  petite  récom- 
pense pour  vos  grands  coeurs  ;  je  demande  à 
Dieu  qu'il  vous  comble  de  ses  bénédictions  et 
de  ses  grâces. 

Merci  encore  aux  administrations  intelli- 
gentes qui  comprennent  votre  œuvre  et  la 
soutiennent  de  leurs  sympathies  et  de  leur 
bienveillant  concours. 

Merci  à  tous  les  bienfaiteurs  passés  et  pré- 
sents. Et  à  vous  tous,  mes  bien  chers  Frères, 
merci  par  avance  pour  la  grande  charité  dont 
vous  allez  faire  preuve,  en  assurant  aux  orphe- 
lins de  Notre-Dame-des-Flots  le  pain  de  cette 
année.  Votre  aumône  aura  sa  récompense, 
car  ces  enfants  prieront  pour  vous,  et  Dieu 
se  plait  à  exaucer  la  prière  de  l'innocence. 

Écoutez.  C'était  pendant  une  effroyable  tem- 

II  15 


22C  LES    ORPHELINS 


pête  ;  la  mer  furieuse  ballottait  un  vaisseau  sur 
lequel  flottait  l'étendard  du  vice-roi  des  Indes, 
le  grand  et  pieux  Albuquerque.  L'équipage, 
plongé  dans  une  muette  épouvante,  attendait 
la  mort,  car  les  écueils  de  la  rive  étaient  pro- 
ches. La  voix  du  commandant,  étouffée  par 
les  clameurs  de  l'orage,  n'arrivait  plus  aux 
matelots.  Debout,  près  du  grand  mât,  il  priait. 
Tout  à  coup,  un  craquement  se  fait  entendre, 
le  vaisseau  a  touché,  il  va  sombrer.  Albu- 
querque aperçoit  un  enfant,  que  la  lame  ren- 
verse et  qu'elle  emporte  à  la  mer.  Il  le  saisit, 
l'enlève  au-dessus  de  sa  tête,  et,  le  montrant, 
au  ciel  :  ce  0  bon  Jésus,  dit-il,  si  les  pécheurs 
ont  mérité  votre  colère,  par  votre  grande 
bonté  ayez  pitié  de  ce  petit  innocent,  et  faites- 
nous  miséricorde  à  cause  de  lui.  »  Ce  cri  de 
la  foi  fut  entendu.  Soudain  l'orage  s'apaisa,  le 
navire  en  détresse,  miraculeusement  soutenu 
sur  les  flots,  put  arriver  au  port. 

Hélas!  lavie  humaine  est  pleine  de  tempêtes  : 
tempêtes  dans  les  cœurs,  tempêtes  dans  les 
familles,  tempêtes  dans  la  vie  publique.  Vous 
que  la  tempête  tourmente,  prenez  entre  les 
bras  de  votre  charité  un  de  nos  chers  petits 


UE    NOTRE-DAME-DES-FLOTS.  227 

orphelins  et  montrez-le  avi  ciel.  L'amour  et 
Tinnocence  toucheront  le  cœur  de  Dieu,  et 
Dieu  vous  donnera  sa  sainte  paix,  que  je  vous 
souhaite  de  tout  mon  cœur.  Ainsi  soit-il. 


LES  ORPHELINS 

DE  SAINT-VmCENT-FERRIER 


LES 

ORPHELINS  DE  SAINT-VINCENT-FERRIER 

Ostende,  église  des  Frères-Prècheurs, 
5  août  1889. 


(Même  discours  que  le  précédent,  avec  la  finale 
suivante.) 


IV 


J'ai  l'honneur  de  pouvoir  appeler  mon  frère 
en  religion  l'homme  providentiel  qui  fonda 
dans  cette  ville  l'orphelinat  pour  lequel  j'im- 
plore votre  charité.  Vous  le  connaissez,  mes 
Frères;  le  R.  P.  Joseph-Marie  Callens  a  laissé, 
non  seulement  àOstende,  mais  dans  toute  la 
Province  dominicaine  de  Belgique  d'impéris- 
sables souvenirs. 


232  LES    ORPHELINS 


Le  noviciat  de  la  Sarte-lez-Huy  a  vu  s'épa- 
nouir les  qualités  aimables  de  son  cœur,  les 
ardeurs  de  son  âme  passionnée  pour  le  bien, 
son  zèle  pour  la  maison  de  Dieu,  la  simplicité 
avec  laquelle  il  s'oubliait  lui-même,  et  les  gé- 
néreuses préoccupations  de  sa  charité  tou- 
jours inquiète  de  ce  qui  pouvait  être  utile  au 
prochain. 

Le  couvent  de  Louvain  lui  doit  en  grande 
partie  les  vastes  et  magnifiques  installations 
qui  lui  ont  mérité  d'être  choisi,  il  y  a  quelques 
années,  pour  le  siège  d'une  assemblée  géné- 
rale de  l'Ordre  de  Saint-Dominique.  Pour  le 
bâtir,  il  se  fît  mendiant;  parcourant  toute  la 
Belgique,  franchissant  ses  frontières,  suppor- 
tant, gaiement  et  pour  Tamour  de  Dieu,  les 
fatigues  et  les  humiliations  du  quêteur.  Les 
chemins  qu'il  a  parcourus,  les  mille  portes 
qu'il  a  franchies  retentissent  encore  de  sa 
naïve  et  confiante  invocation  à  la  douce  pa- 
tronne de  la  Province  dominicaine  de  Bel- 
gique :  —  «  Rose,  ma  petite  sœur,  faites  que 
je  sois  bien  reçu  à  cause  de  vous  :  Rosa,  soror 
nostra,  bene  sit  pi^opter  te  ;  »  et  bon  nombre 
de  donateurs  se  souviennent  encore  de  l'ai- 


DE    SAINT-VINCEKT-FERRIER.  233 

niable  et  gracieuse  habileté  avec  laquelle  il 
ouvrait  leurs  bourses. 

Dans  le  couvent  de  Tirlemont,  où  il  fut  élu 
prieur  à  l'âge  de  vingt-huit  ans,  les  six  années 
de  son  gouvernement  furent  fécondes  en 
œuvres  utiles  et  en  heureuses  transforma- 
tions. 

Enfin,  dans  cette  ville,  qui  fut  le  dernier 
théâtre  des  exploits  de  sa  charité,  il  a  doté  son 
Ordre  d'un  nouveau  couvent  et  de  l'une  de  ses 
plus  belles  églises. 

Mais  le  besoin  d'action  et  l'ardeur  de  la 
charité  dont  Tâme  religieuse  du  Père  Callens 
était  dévorée  ne  se  pouvaient  satisfaire  au 
service  de  ses  frères.  Il  se  répandait  au  dehors 
en  sages  conseils,  en  bienveillante  assistance, 
en  secours  spirituels,  surtout  auprès  des  fa- 
milles pauvres.  C'est  en  les  visitant  qu'il  ren- 
contra cette  poignante  misère  des  enfants 
orphelins  dont  je  viens  de  vous  faire  la  pein- 
ture. Son  cœur  tendre  et  généreux  en  fut 
navré;  mais  il  n'était  pas  homme  à  se  conten- 
ter d'une  pitié  transie  qui  ne  sait  que  souffrir 
des  maux  d'autrui.  Il  consulta,  à  la  fois,  Dieu 
et  son  grand  courage,  et  il  crut  entendre  une 


234  LES    ORPHELINS 


voix  lui  dire  :    «  Tu  seras  le  secours  de  l'or- 
phelin :   Orplmno  tu  eris  adjutor.    » 

Sa  résolution  fut  bientôt  prise.  Il  lui  suffit 
de  quelques  semaines  pour  ouvrir  un  asile 
provisoire  à  ceux  des  enfants  dont  la  misère 
était  plus  criante,  et  pour  se  procurer,  non 
loin  de  la  mer,  un  vaste  terrain  sur  lequel  il 
arrêta  le  plan  de  son  orphelinat. 

Il  voulait  faire  vite,  car  ceux  qui  souffrent 
n'ont  pas  le  temps  d'attendre,  et,  en  interro- 
geant sa  fragile  santé,  il  lui  semblait  entendre 
la  menace  d'une  fin  prochaine.  Il  voulait  faire 
grand,  afin  que  tous  les  orphelins  pussent 
trouver  dans  son  asile,  avec  le  pain  de  chaque 
jour,  les  bienfaits  de  Téducation  chrétienne, 
de  l'instruction  primaire  et  professionnelle  : 
tout  ce  qu'il  faut  pour  armer  solidement  de 
jeunes  natures  d'hommes  destinés  à  la  lutte 
du  travail,  dans  un  monde  où  la  foi  et  la  vertu 
courent  de  si  grands  risques. 

Dans  les  rêves  de  son  âme  féconde  en  pro- 
jets, le  Père  Callens  voyait  déjà  s'élever  les 
divers  quartiers  que  devaient  habiter  les  en- 
fants et  les  adolescents,  les  classes  et  les  ate- 
liers d'apprentissage,  la  chapelle,  le  couvent 


DE    SAINT-VINCENT-FERRIER.  235 

des  mères  chargées  de  soigner  tout  ce  petit 
peuple,  les  habitations  des  maîtres  et  du  direc- 
teur, retable,  la  basse-cour:  tout  un  ensemble 
de  constructions  propres  à  loger  commodé- 
ment trois  cents  personnes,  et  à  répondre  à 
tous  les  besoins  spirituels  et  matériels. 

Pour  réaliser  ce  rêve,  il  se  mit  à  l'oeuvre 
avec  cette  impétueuse  et  sainte  énergie  qui  lui 
faisait  mépriser  toutes  les  fatigues  et  porter,  à 
la  fois,  le  poids  de  mille  sollicitudes,  si  bien 
qu'en  moins  de  deux  ans  la  moitié  de  son  plan 
avait  pris  un  corps.  C'est  alors  que  Dieu  vint 
lui  dire  :  —  «  En  voilà  assez  pour  toi  ;  il  est 
temps  de  partir.  )>  —  Et  il  partit,  avec  la  ré- 
signation et  la  douce  sérénité  d'un  saint,  lais- 
sant à  la  Providence  le  soin  d'achever  l'œuvre 
qu'il  avait  si  vaillamment  commencée.  —  «Je 
meurs  volontiers,  disait-il,  à  la  dernière  heure, 
j'accepte  la  mort  pour  satisfaire  à  la  justice  de 
Dieu  et  pour  le  bien  de  l'orphelinat.  La  Provi- 
dence, qui  m'a  toujours  si  admirablement 
assisté,  protégera  ce  cher  orphelinat...  Mon 
Dieu,  je  vous  l'abandonne.  » 

Le  peuple  l'a  pleuré  comme  on  pleure  un 
bienfaiteur  insigne  ;  mais  les  prudents  auraient 


•2j(j  les  orphelins 


pu  l'accuser  de  témérité,  et  lui  reprocher 
d'avoir  préparé,  en  escomptant  trop  hardi- 
ment l'avenir,  une  crise  financière  où  pouvait 
sombrer  sa  grande  et  belle  œuvre.  Ah  !  plût  à 
Dieu  que  toutes  les  crises  financières  eussent 
de  pareilles  causes  !  Il  me  semble  qu'on  peut 
être  indulgent,  je  dirais  presque  heureux,  au 
milieu  de  tant  de  désastres,  au  fond  desquels 
on  ne  découvre  que  cupidité,  mensonges,  abus 
de  confiance,  honteux  tripotages,  quand  on  se 
trouve  en  présence  d'une  situation  critique 
qui  n'a  pas  d'autre  cause  qu'un  excès  d'amour 
et  de  dévouement.  Ce  que  la  prudence  hu- 
maine appelle  témérité,  n'est  parfois  qu'une 
sainte  audace  que  Dieu  lui-même  inspire  aux 
créateurs  des  grandes  œuvres  de  bienfaisance. 
Sans  cette  sainte  audace,  combien  d'institu- 
tions charitables  n'auraient  jamais  vu  le  jour! 
Habituées  aux  caresses  de  la  Providence,  les 
âmes  passionnées  pour  le  bien  du  prochain 
ont  l'intime  et  robuste  confiance  que  leurs  en- 
treprises désintéressées  ne  tomberont  jamais 
dans  l'abandon  ;  et  il  suffit  à  leur  conscience, 
pour  la  rassurer  contre  les  trop  vives  récla- 
mations  des  prudents,  de  pouvoir   dire  aux 


DE    SAINT-VINCENT-FERRIER.  "237 

âmes  charitables  qui  viendront  après  elles  : 
«  Exemplitm  cledi  vohis  :  Je  vous  ai  donné 
l'exemple,  faites  comme  moi.   » 

C'est  le  cri  que  nous  jette,  des  rivages  de 
l'autre  monde,  le  fondateur  de  l'Orphelinat  de 
Saint-Vincent-Ferrier.  —  Non,  non,  cher  et 
vénéré  père  des  orphelins,  le  repos  de  votre 
tombe  ne  sera  pas  troublé  par  le  bruit  sinistre 
d'un  écroulement.  Déjà,  j'ai  le  devoir  de  re- 
mercier, publiquement,  et  en  votre  nom,  ceux 
qui,  obéissant  au  généreux  entraînement  de 
votre  charité,  ont  pris  en  main  les  intérêts  de 
vos  enfants  d'adoption,  se  sont  imposé  de 
lourds  sacrifices  pour  faire  face  aux  nécessités 
de  l'heure  présente,  et  se  promettent  d'achever 
votre  ouvrage.  Ils  en  viendront  à  bout,  parce 
que  la  Providence,  que  vous  avez  invoquée 
avant  de  mourir,  les  protège,  parce  que  les 
mérites  de  votre  vie  dévouée  et  de  votre  mort 
sainte  leur  attireront  sûrement  des  collabora- 
teurs. 

Ces  collaborateurs  sont  parmi  vous,  mes 
Frères.  C'est,  pour  vous,  une  question  d'hon- 
neur et  de  reconnaissance  de  ne  pas  laisser  en 
souffrance  une  œuvre  si  belle  et  si  nécessaire  ; 


"238        LES    ORPHELINS    DE    SAINT-VINCENT-FERRIER. 

et  j'ajoute  :  C'est  une  question  du  plus  haut 
intérêt. 

Tout  le  bien  que  vous  ferez  aux  petits  or- 
phelins de  Saint- Vincent-r^errier  aura  sa  ré- 
compense, car  ces  enfants  prieront  pour  vous, 
et  Dieu  se  plaît  à  exaucer  la  prière  de  l'inno- 
cence. 

(La  fin  comme  au  discours  précédent.) 


CONGRES 

DES  ŒUVRES  EUCHARISTIQUES 


CONGRÈS  DES    ŒUVRES   EUCHARISTIQUES 

Discours  d'ouverture, 

prononcé  dans  l'église  de  Notre-  Dame  de  Paris, 

le  2  juillet  1888. 


Magnificat  anima  meu  Domlnwn . 

Messeigneurs, 
Messieurs, 

Lorsque  la  très  Sainte  Vierge,  clans  le  mys- 
tère que  rÉglise  célèbre  en  ce  jour,  entendit 
sa  cousine  Elisabeth  bénir  le  Dieu  caché 
qu'elle  portait  dans  son  sein  virginal,  elle 
s'écria  :  Mon  âme  glorifie  le  Seigneur  !  Je 
pousse  le  même  cri  devant  cette  magnifique 
assemblée,  venue,  de  près  et  de  loin,  pour  bénir 
le  Dieu  caché  de  l'Eucharistie  :  —  Magnificat 
anima  mea  Dominum, 

II  16 


242  CONGRÈS 


Que  venez-vous  faire  ici,  Messieurs?  Ce 
n'est  point  à  la  manière  de  TEglise,  qui  définit 
les  dogmes,  ni  à  la  manière  des  théologiens, 
qui  élucident  les  mystères,  que  vous  prétendez 
glorifier,  en  ces  jours,  Notre-Seigneur  au 
sacrement  de  l'autel,  mais  à  la  manière  de 
sujets  fidèles  qui  acclament  leur  roi,  affirment 
son  pouvoir,  se  concertent  pour  rendre  leurs 
hommages  plus  dignes  de  son  infinie  majesté, 
et  pour  ouvrir  plus  largement  leurs  coeurs  à 
ses  bienfaits. 

Libre  aux  esprits  superbes,  qui  croient  que 
les  sciences  et  les  progrès  humains  son  t  seuls 
dignes  d'un  pareil  concours,  de  jeter  à  votre 
assemblée  et  à  ses  travaux  cette  méprisante 
parole  :  Affaires  de  sacristie  !  —  Moi  j'estime 
que  le  Congrès  des  Œuvres  eucharistiques  est 
une  grande  et  belle  chose,  puisqu'on  y  doit 
travailler  à  la  gloire  d'un  Dieu  qui  s'est  anéanti 
par  amour  pour  nous,  ainsi  qu'au  plus  inté- 
ressant, au  plus  glorieux,  au  plus  durable  des 
progrès  :  le  progrès  spirituel  des  âmes  qui 
reçoivent  de  leurs  communications  avec  l'Eu- 
charistie une  surabondance  de  vie. 

Tout  cela.  Messieurs,  est  résumé  dans  les 


DES   OEUVRES   EUCHARISTIQUES  243 

paroles  que  le  vénérable  prélat  qui  vous  donne 
rhospitalité  de  son  diocèse  m'a  chargé  de 
commenter  ce  soir.  Elles  sont  de  mon  illustre 
frère  saint  Thomas  d'Aquin  et  ouvrent  l'office 
de  nuit  de  la  fête  du  Très  Saint  Sacrement  : 
—  ((  Christum  Regem  adoremus  dominantem 
gentibiis,  qui  se  manducantibus  dat  spiritus 
pinguedinem  :  Adorons  le  Christ  Roi,  Maître 
de  tous  les  peuples,  qui  donne  l'abondance 
de  la  vie  à  ceux  c[ui  se  nourrissent  de  lui.   » 


Il  est  roi  celui  à  qui  une  nation  doit  son 
existence  et  tous  ses  biens  ;  il  est  roi  celui 
qui  délivre  un  peuple  des  tyrans  qui  l'avi- 
lissent et  qui  l'oppriment;  il  est  roi  celui  qui 
reçoit  d'un  maître  suprême  un  apanage  long- 
temps promis  et  chèrement  acheté. 

Or,  Messieurs,  le  Christ  est  roi  à  tous  ces 
titres. 

Nous  sommes  ses  créatures.  Non  seulement 
il  était  au  commencement  avec  son  Père,  Dieu 


244  CONGRÈS 


comme  lui,  agissant  avec  lui  et  faisant  jaillir 
du  néant  toutes  les  merveilles  du  monde; 
mais,  ajoute  l'apôtre  saint  Jean  :  «  Toutes 
choses  ont  été  faites  par  lui:  Omnisi pei'  ipsuni 
facta  sunt  ;  —  rien  n'a  été  fait  sans  lui  :  et  sine 
ipso  nihil  factum  est;  —  tout  ce  qui  a  été 
fait  avait  vie  en  lui  :  Quod  factum  est  in  ipso 
vita  erat,  »  Vous  savez  de  quelle  manière  le 
plus  ancien  des  historiens  sacrés  commence 
le  récit  de  la  genèse  du  monde  :  ce  In  principio 
Deus  creavit  cœlum  et  terrani  :  Dans  le  prin- 
cipe Dieu  créa  le  ciel  et  la  terre.  »  —  Quel 
est  ce  principe?  demande  le  grand  Augustin. 
—  (c  C'est  le  Verbe:  In  principio,  id  est  in 
Verho.  »  —  Pourquoi  cela  ?  —  ce  Parce  que 
Dieu  a  tout  fait  par  son  Verbe  :  Quia  omnia 
Deus  fecit  Verho.  »  11  se  parle  éternellement 
et  reproduit  sa  propre  vie  et  les  perfections  de 
sa  vie  en  son  Verbe  et  par  son  Verbe;  de 
même,  il  parle  et  produit,  dans  le  temps,  le 
monde,  sa  vie,  ses  perfections  dans  son  Verbe 
et  par  son  Verbe.  S'il  y  a  des  hommes  et  des 
peuples  en  ce  monde,  et,  pour  ces  hommes  et 
ces  peuples,  une  magnifique  et  riche  nature,  à 
chaque  instant  prodigue  de  ses  biens,  nous  le 


DES    OEUVRES    EUCHARISTIQUES  ^45 

devons  à  la  parole  de  Dieu,  au  Verbe  de  Dieu. 
Or,  vous  le  croyez,  Messieurs,  vous  le  con- 
fessez :  le  Christ  est  le  Verbe  de  Dieu.  On  ne 
peut  pas  être  plus  maitre  qu'il  ne  l'est,  ni  plus 
digne  d'honneurs.  Adorons  le  Christ  Roi, 
Maitre  de  toutes  choses:  Christum  Regemado- 
remus  dominantem  gentibus. 

Ce  roi  immortel,  il  était  invisible  dans  le 
mystère  des  cieux,  et  voilà  qu'en  un  jour  mé- 
morable il  se  revêt  de  notre  chair  mortelle  et 
de  nos  infirmités,  et  apparaît  au  monde  comme 
l'un  de  nous.  Que  vient-il  faire  au  milieu  de 
ses  sujets  ?  —  Il  vient  les  arracher  au  pouvoir 
d'un  tyran  qui,  par  le  péché,  s'est  rendu  maître 
de  l'humanité.  Personne  n'ignore  la  grande 
œuvre  qu'il  a  accomplie.  Notre  ère  s'appelle, 
depuis  plus  de  dix-huit  siècles,  l'ère  du  salut, 
et  les  années  de  cette  ère  nouvelle  datent  du 
triomphe  du  Verbe  incarné.  Il  a  remplacé  par 
une  doctrine  pure  les  monstrueuses  erreurs 
qui  enténébraient  l'esprit  humain  ;  il  a  soumis 
les  instincts  révoltés  et  les  passions  déchaî- 
nées au  joug  d'une  loi  sainte  ;  plus  que  par  sa 
doctrine  et  par  sa  loi,  il  a,  par  ses  exemples  et 
par  sa  grâce,  ramené  le  genre  humain  égaré 


246  CONGRÈS 


sur  le  chemin  de  ses  destinées  éternelles  et, 
selon  la  belle  image  de  saint  Paul,  «  il  a  dés- 
armé les  sinistres  Puissances  qui  s'étaient 
emparées  de  sa  création,  il  les  a  traînées  fière- 
ment après  lui,  triomphant  en  face  du  monde 
entier  de  leur  tyrannie,  en  sa  chair  adorable, 
instrument  de  notre  délivrance:  Expolians 
Principatus  et  PotesiateSy  traduxit  confiden- 
ter,  jDalam  triumphans  illos  in  semetipso^.  p  — 
Nous  lui  devons  tout  ce  qu'il  y  a  aujourd'hui 
de  bon,  de  grand  et  de  saint  dans  la  vie  et 
dans  les  sociétés  humaines;  et  les  peuples  qui 
ne  le  connaissent  pas  encore  ne  seront  déli- 
vrés que  par  lui  de  leur  honteux  esclavage. 
Il  est  roi  par  droit  de  conquête,  et  roi  divin  ; 
adorons-le  :  Cliristum  Regem  adoremus  domi- 
nantern  gentihus. 

Il  est  roi  !  Le  Maître  des  maîtres,  le  Roi 
des  rois,  Dieu  Ta  voulu.  Longtemps  avant 
qu'il  eût  pris  notre  nature,  il  lui  a  fait  dire  par 
son  Prophète:  ce  Demande-moi,  et  je  te  don- 
nerai les  nations  en  héritage:  Postula  a  me  et 
dabo  tibi  gentes  hœreditatem  tuam^.  »  —  Jésus 

\.  Cor.,  cap.  Il,  15. 
2.  Psalm.  If. 


DES    OEUVRES    EUCHARISTIQUES  247 

a  demandé  par  les  anéantissements  de  son 
incarnation,  par  les  humbles  travaux  de  sa  vie 
cachée,  par  les  fatigues  de  sa  vie  apostolique, 
par  son  obéissance,  ses  veilles,  ses  prières, 
ses  gémissements  et  ses  larmes,  par  les  op- 
probres de  sa  passion,  par  toutes  les  lèvres 
de  ses  plaies,  par  toutes  les  gouttes  de  son 
sang  répandu.  Ses  bras  étendus  sur  l'arbre  de 
la  croix  et  le  cri  de  détresse  qu'il  fait  enten- 
dre :  —  J'ai  soif!  c'est  sa  dernière  supplique  : 
((  Dieu,  dit  l'Apôtre,  n'a  pu  s'empêcher  de 
l'exaucer  pour  tant  de  respects  :  Exauditus  est 
pro  sua  reverentiaK  »  Du  haut  du  ciel  il  lui  a 
envoyé  une  bénédiction  plus  sainte  et  plus 
féconde  que  celle  donnée  par  les  patriarches  à 
leurs  premiers-nés.  —  C'est  fait  :  «  Le  Christ 
est  et  abli  l'héritier  de  toutes  choses  :  Qiiem 
constituit  hœredem  iiniversorum^ ,  ))Nous  som- 
mes à  lui,  il  a  pu  dire  de  nous  :  «  Les  miens, 
mei.  —  Ceux  que  mon  Père  m'a  donnés: 
Quos  dédit  mihi  Pater.  »  Il  nous  possède, 
comme  aucun  maître  ne  possède  les  hommes 
et  les    choses    qui   sont  à  lui.   Adorons-le: 

1.  Heb.,  cap.  v,  7. 

2.  Heb.,  cap.  i,  2. 


248  CONGRÈS 


Christum  Regem  adovemus  dominantem  geu' 
tihus. 


II 


Tous  ceux  qui  le  connaissent,  ce  Roi  divin, 
devraient  être  prosternés  à  ses  pieds.  —  Et 
cependant,  que  d'âmes  rebelles  et  séditieuses 
s'écrient  :  (c  Nous  ne  voulons  pas  que  celui-là 
règne  sur  nous  :  Nolumus  hune  regnare  super 
nos,  ))  —  S'il  était  roi,  souffrirait-il  de  pareils 
cris,  et  ne  les  aurait-il  pas  prévenus  par  les 
victorieuses  manifestations  de  sa  gloire  et  de 
sa  puissance? 

Pourquoi  s'est-il  éclipsé  après  son  triomphe 
sur  la  mort?  —  Pourquoi  n'a-t-il  pas  choisi, 
en  ce  monde,  une  capitale,  un  palais  et  un 
trône  pour  son  humanité  ressuscitée? — Pour- 
quoi ne  le  voyons-nous  pas  parcourir,  sur  un 
char  de  lumière,  le  vaste  empire  que  Dieu  lui  a 
donné,  toujours  prêt  à  récompenser  par  ses 
faveurs    l'humble   soumission,  et   à  châtier. 


DES   OEUVRES   EUCHARISTIQUES  249 

sans  miséricorde,  l'orgueilleuse  révolte?  — 
Personne  alors  n'aurait  pu  lui  refuser  ses  ado- 
rations. 

Encore,  si  tout  en  dissimulant  sa  gloire 
céleste,  il  eût  daigné  nous  apparaître,  comme 
aux  jours  de  sa  vie  mortelle,  avec  cette  exquise 
humanité  à  travers  laquelle  on  voyait  rayonner 
et  resplendir  sa  haute  intelligence,  son  grand 
cœur,  son  noble  caractère,  sa  sainteté,  dans 
des  signes  capables  d'éveiller  l'attention  et  de 
l'attirer  sur  le  profond  mystère  de  sa  personne  ! 
S'il  nous  eût  été  donné  d'entendre,  de  temps 
en  temps,  ses  paroles  sublimes  et  ses  ordres 
souverains  ;  d'être  témoins  de  quelques-unes 
des  merveilles  que  le  peuple  saluait  de  ses 
acclamations  !  —  Mais  non  :  aucune  échappée 
de  lumière  et  de  grandeur  ;  rien  que  de  Tom- 
bre,  rien  que  des.  abaissements.  —  L'Eglise 
nous  dit  bien  qu'il  est  resté  parmi  nous,  mais 
quand  on  lui  demande  de  nous  le  montrer, 
elle  prend  en  main  une  vulgaire  bouchée  de 
pain:  Voilà!  dit-elle:  Ecce  !  N'est-ce  pas  une 
amère  dérision,  pire  que  celle  du  préteur  ro- 
main qui,  montrant  aux  Juifs  le  Christ  humi- 
lié,   s'écriait  :   ce   Voilà    votre    roi  !    Ecce  rex 


^50  CONGRÈS 


vester  !  »  Et  ne  dirait-on  pas  que  Jésus-Christ 
a  pris  à  tâche  de  faire  méconnaitre  sa  divine 
royauté  ? 

Messieurs,  on  peut  donner  plusieurs  ré- 
ponses à  ces  indiscrètes  et  téméraires  ques- 
tions. Ces  réponses,  vous  les  avez  enten- 
dues tomber  de  cette  chaire,  lorsque  j'ai 
traité  de  la  mystérieuse  présence  et  des  mira- 
culeux anéantissements  du  Christ  dans  l'Eu- 
charistie. Je  n'en  rappellerai  qu'une  seule 
aujourcriiui  :  celle  qui  convient  le  mieux 
aux  généreuses  dispositions  de  vos  âmes 
croyantes. 

Notre-Seigneur  Jésus-Christ  a  sacrifié  sa 
gloire  pour  contenter  l'infinie  bonté  de  son 
cœur.  Est-il  donc  moins  roi  parce  qu'il  subs- 
titue à  la  terrifiante  et  écrasante  domination 
de  sa  puissance  et  de  sa  majesté  la  douce  et 
miséricordieuse  domination  de  son  amour  ? 
L'évidence  de  sa  présence  eût  pu  convaincre 
notre  raison,  l'exhibition  de  sa  puissance  con- 
tenir nos  passions  ;  mais  raison  et  passions  ne 
lui  seront-elles  pas  soumises,  s'il  s'empare  de 
nos  cœurs  par  son  adorable  condescendance, 
et  n'êtes-vous  pas  d'avis  qu'il  s'assurera  une 


DES   OEUVRES    EUCHARISTIQUES  251 

domination  plus  glorieuse  pour  lui  et  pour 
nous,  s'il  peut  nous  faire  dire  :  —  «  Qui  n'ai- 
merait celui  qui  nous  a  tant  aimés  ?  Sic  nos 
anicintem  quis  non  redamaret  ?  » 

0  Jésus-Eucharistie,  mon  divin  Roi!  c'est 
l'amour  qui  vous  anéantit.  —  Vous  vouliez, 
sans  priver  le  ciel  de  votre  glorieuse  présence 
qui  fait  partie  du  bonheur  des  élus,  demeurer 
jusqu'à  la  fin  des  siècles  avec  vos  enfants  de  la 
terre  ;  vous  vouliez,  sans  renouveler  la  san- 
glante tragédie  du  Calvaire,  que  votre  corps 
et  votre  sang  fussent  offerts  chaque  jour  en 
sacrifice  à  la  divinité;  vous  vouliez  surtout 
réaliser  le  plus  étrange  rêve,  le  plus  impérieux 
désir  de  l'amour  :  vous  incorporer  ceux  que 
vous  aimez,  vivre  en  eux  et  les  faire  vivre  de 
vous.  —  Mais,  comment,  avec  le  corps  glo- 
rieux que  vous  a  donné  la  résurrection? 

Votre  présence  en  ce  monde  n'eût-elle  pas 
été  un  larcin  fait  à  la  béatitude  de  vos  élus  ? 
~  Qui  donc  se  serait  senti  assez  pur  pour 
s'approcher  de  vous  ?  —  Quel  prêtre  assez 
hardi  pour  prendre  entre  ses  mains  le  corps 
resplendissant  du  Rédempteur  et  l'offrir  à  son 
Père?  Comment  votre  humanité,  désormais 


252  CONGRÈS 


immuable,  impassible,  immortelle,  eût-elle  pu 
représenter  sur  l'autel  une  victime  immolée  ? 
—  Quel  fidèle  aurait  osé  ouvrir  la  bouche, et 
vous  dire  :  a  Entrez  en  moi,  faites-moi  vivre 
devons?  » 

Mais  l'amour  est  fertile  en  inventions.  Tout 
devient  possible,  ô  divin  Roi,  du  moment  que 
vous  couvrez  votre  gloire  du  fragile  manteau 
des  espèces  sacramentelles.  —  Vous  pouvez 
être  à  la  fois  dans  les  cieux  et  sur  la  terre  : 
dans  les  cieux  à  l'état  de  corps  glorifié,  sur  la 
terre  à  l'état  de  sacrement;  —  vous  pouvez, 
miraculeusement  multiplié  comme  les  espèces 
que  vous  transformez,  sans  cesser  d'être  le 
même,  résider,  en  même  temps,  dans  tous  les 
temples  et  dans  tous  les  tabernacles  de  la 
chrétienté;  —  vous  pouvez  donner  partout 
à  vos  craintifs  enfants  la  consolation  de  votre 
présence,  sans  qu'ils  aient  à  redouter  le  feu 
de  ce  regard  profond  qui  pénètre  les  âmes,  et 
leur  reproche  dans  sa  lumière  leurs  misères 
volontaires  et  leur  indignité  ;  —  vous  pouvez 
vous  mettre  entre  les  mains  de  vos  prêtres  et 
exprimer,  par  votre  ensevelissement  et  votre 
immobilité  sacramentels,  l'état  de  mort  et  de 


DES   OEUVRES   EUCHARISTIQUES  253 

destruction  propre  au  sacrifice  ;  —  vous  pou- 
vez enfin,  pain  sacré,  consommer  les  largesses 
de  votre  amour,  en  devenant  la  nourriture 
spirituelle  de  ceux  que  vous  aimez  et  en  leur 
communiquant  la  plénitude  de  votre  vie. 

Et  quelle  plénitude,  Messieurs  !  —  Santé 
spirituelle,  lumières,  force,  consolation,  sain- 
tes ardeurs  d'un  amour  qui  s'épanche  en  Dieu 
et  sur  tous  ceux  que  Dieu  aime,  vigoureux  et 
joyeux  élan  de  tout  notre  être  surnaturalisé 
vers  l'union  suprême  qui  doit  l'achever  et  le 
béatifier  éternellement  :  voilà  ce  que  produit 
en  nous  la  communion  eucharistique.  Toutes 
les  forces  fécondantes  de  la  nature,  réunies 
pour  engraisser  et  fertiliser  la  terre,  ne  sont 
qu'une  faible  image  de  la  divine  vertu  dont 
l'âme  humaine  est  pénétrée,  lorsque  le  Christ 
humilié  devient  sa  nourriture.  Aux  nobles  as- 
pirations, aux  grandes  vertus,  aux  œuvres 
généreuses  qui  sont  le  fruit  du  pain  eucharis- 
tique, il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître 
la  très  douce  et  très  salutaire  domination  du 
Roi  divin  qui  s'est  anéanti  par  amour  pour 
nous.  Ses  abaissements  n'étonnent  plus  quand 
on  en  reçoit  tant  et  de  si  grands  bienfaits. 


254  CONGRÈS 

De  cela,  Messieurs,  vous  avez  fait  l'expé- 
rience. Non  seulement  vous  croyez,  mais  vous 
sentez  que  le  Christ  est  roi,  un  roi  qu'on 
mange,  pour  recevoir  en  son  âme  l'abon- 
dance, la  plénitude  de  la  vie  spirituelle,  et 
vous  dites  :  Adorons-le  :  «  Chvistum  Regem 
adoremus  dominantein  gentibuSy  qui  se  vian- 
ducantibus  dat  spiritus  pinguedinem.    » 


III 


Adorer  !  —  Vous  avez  compris  ce  que  cela 
veut  dire,  et  quels  devoirs  vous  sont  imposés 
par  les  anéantissements  de  votre  divin  Roi. 
Par  amour  pour  vous,  il  s'est  dépouillé  de 
toute  sa  gloire;  par  amour  pour  lui  vous 
devez  la  lui  rendre.  Il  l'attend  de  votre  piété 
et  de  votre  dévouement.  C'est,  du  reste,  le  but 
du  Congrès  auquel  nous  préludons  par  cette 
auguste  cérémonie. 

Ce  que  vous  voulez  faire.  Messieurs,  n'est 
pas  une  nouveauté.  La  foi  chrétienne  n'a  ja- 


DES   OEUVRES   EUCHARISTIQUES  255 

mais  cessé  de  travailler  à  la  gloire  du  divin 
sacrement  dans  lequel  le  Roi  des  rois  se  cache 
à  nos  regards  mortels.    Depuis  dix- neuf  siè- 
cles, bientôt,  Jésus-Eucharistie  reçoit  les  hom- 
mages de  l'amour  chrétien.  Les  brûlants  dis- 
cours des  orateurs,  les  admirables  traités  des 
théologiens,  les  hymnes  sublimes  des  poètes, 
les  chants  magnifiques  des  grands  maîtres  de 
l'art  musical,  les  beautés  de  la  liturgie,  les 
fêtes  splendides  instituées  par  l'Église,  l'uni- 
verselle convocation  des  créatures  pour  ho- 
norer le  Verbe  créateur  dans  ses  anéantisse- 
ments :   le    feu,  les   parfums,  les  fleurs,  les 
étoffes  précieuses,   l'or,  l'argent,  la  pierre,  le 
marbre,  fouillés,  ciselés  par  les  mains  intelli- 
gentes des  artistes,   les  temples  superbes  dont 
toutes  les  beautés  convergent  vers  Dieu-Hostie, 
les  immenses  assemblées,  les  longues  proces- 
sions du  peuple  fidèle,  qui  se  précipite  en  foule 
aux   fêtes  de  l'adoration,  et  fait  retentir   sa 
grande  voix  pour  chanter  son  respect,   son 
amour  et  sa  foi  :    Autant  d'oeuvres  eucharis- 
tiques, qui  illuminent  la  nuit  profonde  dans 
laquelle  le  Christ-Roi  a  comme  enseveli  sa 
gloire. 


256  CONGRÈS 


Vous  connaissiez  ces   œuvres,  Messieurs, 
mais  vos  cœurs  généreux,  subjugués  par  le 
royal  amour  de  Jésus-Christ,  ont  dit  :  «  Encore 
plus!    Encore  plus!   »  Puisque  tant  d'âmes 
ingrates  oublient,    méconnaissent  ou  mépri- 
sent la  personne  et  les  droits  de  notre  divin 
Maître,  travaillons  à  sa  gloire  avec  une  amou 
reuse  ardeur.  Encourageons  toute  œuvre  qui 
a  pour  but  de  faire  connaître  le  Christ-Roi 
dans  son  sacrement  d'amour,  toutes  les  géné- 
rosités qui  veulent  contribuer  à   son  culte. 
Préparons-lui  des  sanctuaires  ;  recrutons-lui 
des   prêtres   et  des  apôtres  ;   multiplions  ses 
adorateurs,  organisons  les  gardes  d'honneur 
qui  doivent  veiller  près  de  lui,  la  nuit  et  le 
jour;  donnons-lui  des  fêtes  splendides  de  foi, 
d'amour  et  de  reconnaissance  ;  entraînons  par 
nos  exemples  les  tièdes   et  les  timides  à  la 
visite  du  tabernacle,  au  saint  sacrifice,  à  la 
sainte  table  ;  donnons  au  monde  le  spectacle 
de  nos  âmes  transformées  par  leurs  rapports 
intimes  avec  l'Eucharistie  ;  faisons  vivre  dans 
la  société,  tant  de  fois  scandalisée,  les  édifiantes 
vertus  de  Celui  dont  nous  avons  mangé  la 
chair;  enfin,  autour  du  sépulcre  sacramentel 


DES    OEUVRES    EUCHARISTIQUES.  257 

OÙ  sa  vie  semble  sommeiller,  faisons  de  nos 
hommages  une  auréole  dont  le  monde  entier 
puisse  voir  les  radieuses  clartés. 

Euge  !  Eugel  Courage,  Messieurs!  A  tra- 
vers les  voiles  qui  vous  dérobent  sa  présence, 
Jésus-Eucharistie  vous  regarde  et  s'apprête  à 
vous  bénir.  Dans  ce  deuxième  centenaire  du 
jour  où  il  a  daigné  révéler  au  monde  l'amour 
extrême  de  son  divin  Cœur,  sa  bénédiction  ne 
peut  manquer  d'être  abondante  et  féconde. 
Soyez-en  pénétrés,  et  puissent  les  manifesta- 
tions de  votre  foi  et  de  votre  amour,  après 
avoir  touché  un  grand  nombre  d'âmes,  leur 
arracher  cette  confession  :  (c  Le  Christ-Roi 
est  le  Maître  des  peuples,  adorons-le,  et 
allons  chercher  en  lui  la  plénitude  de  la  vie  : 
Chrlstura  Regem  adoremus  dominantem  gen- 
tibus,  qui  se  manducantibus  dai  spiintus  pin- 
guedinem  !  » 


II  17 


ŒUVRE 

DE  LÀ  PROPAGATION   DE   LA  FOI 


ŒUVRE  DE  LA  PROPAGATION  DE  LA  FOI 

Discours  prononcé  dans  l'église  primatiale  de  Lyon, 
le  20  mars  1891. 


Euntes,  docete  omnes  gentes. 
Allez,  enseignez  toutes  les  nations. 
(S.  Mathieu,  ch.  xxviii.v.  19.) 


Éminentissime  Seigneur*  , 
Mes  Frères, 

Vous  m'avez  appelé  pour  parler  de  l'Œuvre 
cle  la  Propagation  de  la  Foi.  Ce  n'est  point 
une  tâche  laborieuse  pour  un  Frère  Prêcheur  ; 
il  en  est  fier,  il  en  est  heureux;  car,  après  ceux 
qui,  comme  vous,  Eminentissime  Seigneur, 
ont   hérité    directement   de   la    mission  des 


1.  Son  Eminence  le  cardinal  Foulon,  archevêque  de 
Lyon. 


262  OEUVRE 

apôtres  et  dont  le  devoir  est  de  présider  aux 
destinées  de  l'Eglise,  c'est  au  Frère  Prêcheur, 
plus  qu'à  tout  autre,  que  s'adresse  cette  pa- 
role du  Sauveur  :  Euntes,  docete  omnes  gentes  : 
Allez,  enseignez  toutes  les  nations.  Il  en  a  re- 
cueilli l'écho  sous  les  voûtes  d'une  basilique 
célèbre,  alors  que  les  apôtres  Pierre  et  Paul, 
donnant  au  père  de  la  famille  dominicaine  le 
livre  des  évangiles  et  un  bâton  de  voyage,  lui 
disaient  :  Vade  et  prxdica  :  Va  et  prêche.  De- 
puis six  siècles,  l'enfant  de  Dominique  obéit  à 
cet  ordre  descendu  du  ciel  ;  depuis  six  siècles, 
il  va  et  il  prêche;  depuis  six  siècles,  il  est  en- 
gagé dans  l'Œuvre  immense  de  la  Propagation 
de  la  Foi.  Il  lui  est  donc  permis  d'en  parler, 
non  seulement  avec  l'admiration  qu'éprouve 
un  cœur  généreux  pour  ce  qui  est  grand  et 
beau  ;  non  seulement  avec  le  zèle  que  doit  dé- 
ployer toute  âme  fidèle,  quand  il  s'agit  de  la 
gloire  de  Dieu  et  du  salut  des  âmes,  mais  avec 

'intérêt,  l'ardeur,  la  passion  d'un  ouvrier 
pour  le  chef-d'œuvre  à  l'élaboration  duquel  il 
a  dépensé  le  meilleur  de  sa  vie. 

Soyez  donc  attentifs,  mes  Frères,  aux  appels 

que  je  vais  vous  faire,  et  puissé-je  passionner 


DE    LA    PROPAGATION    DE    LA    FOI.  263 

VOS  âmes  pour  l'Œuvre  si  intéressante  et  si 
importante  de  la  Propagation  de  la  Foi.  Je 
vais,  pour  vous  la  bien  faire  connaître,  ré- 
pondre à  ces  trois  questions  : 

Quelle  est  Torigine  et  quels  sont  les  déve- 
loppements de  cette  Œuvre  ? 

Quelles  sont  ses  espérances  actuelles  ? 

Quelles  leçons  devons-nous  y  prendre  ? 

Éminentissime  Seigneur,  j'ai  été  profondé- 
ment touché  des  instances  que  vous  avez  faites 
pour  me  ramener  dans  cette  ville  et  dans  cette 
chère  église  où  je  n'ai  pas  prêché  depuis  trente- 
deux  ans.  Puissé-je  répondre  à  votre  pieuse 
et  noble  sollicitude  pour  la  gloire  de  Dieu  et 
le  salut  des  âmes  !  Puissé-je  montrer  à  ceux 
qui  m'ont  entendu  jadis  que,  si  je  n'ai  plus  la 
fougue  et  les  entraînements  de  la  jeunesse,  je 
n'ai  rien  perdu  de  mon  ardeur  pour  la  sainte 
cause  de  Dieu  ! 


264  OEUVRE 


L'Œuvre  de  la  Propagation  de  la  Foi  n'est 
point  une  œuvre  moderne,  comme  vous  seriez 
peut-être  tentés  de  le  croire.  La  forme  qu'elle 
a  prise,  en  ces  derniers  temps,  a  son  impor- 
tance et  mérite  d'être  remarquée  ;  mais,  sous 
cette  forme,  je  vois  la  continuation  d'une  tra- 
dition de  faits,  vieille  comme  l'Église  et  l'es- 
prit apostolique  qui  a  présidé  à  sa  formation. 
Lorsque  Jésus-Christ  bénissait  ses  apôtres  et 
prononçait  sur  leurs  fronts  prosternés  ces 
paroles  :  —  «  Euntes,  docete  omnes  gentes  : 
Allez,  enseignez  toutes  les  nations,  »  —  il  tra- 
çait un  programme  et  promulguait  une  loi.  Le 
programme  était  immense,  la  loi  était  expresse. 
Les  apôtres  n'eurent  garde  d'offenser,  par  la 
plus  petite  résistance,  la  chère  et  souveraine 
volonté  qui  disposait  de  leurs  vies.  Dès  que 
l'Esprit-Saint  leur  eut  donné  le  dernier  mot 
des  vérités  enseignées  par  leur  Maître  et  la 
force  de  les  promulguer,  ils  affrontèrent  les 


DE   LA   PROPAGATION   DE    LA   FOI.  265 


haines  de  la  Synagogue,  firent  appel  à  la 
conscience  du  peuple  juif,  moissonnèrent  au- 
tour d'eux  les  élus  que  Dieu  avait  marqués, 
s'élancèrent  sur  le  monde,  le  parcoururent  en 
tous  sens,  l'ébranlèrent  sous  les  coups  d'une 
parole  barbare,  laissèrent  partout  des  souve- 
nirs de  leur  passage,  et,  çà  et  là,  les  traces 
toutes  chaudes  de  leur  sang,  comme  pour 
marquer  le  chemin  que  devaient  suivre, 
après  eux,  les  prédicateurs  de  la  bonne  nou- 
velle. 

Il  est  impossible,  mes  Frères,  de  nier  le  ra- 
pide et  immense  succès  de  ce  premier  mouve- 
ment de  la  Propagation  de  la  Foi.  Il  est  attesté 
par  les  livres  et  les  monuments,  tant  sacrés  que 
profanes,  des  origines  de  l'Eglise.  Au  sortir  du 
Cénacle,  la  parole  évangélique  convertit  trois 
mille  hommes  d'un  seul  coup.  A  quelques 
jours  de  là,  PierrC;  debout  au  milieu  de  la 
foule,  lui  demande,  au  nom  de  Dieu,  raison 
de  la  mort  de  son  Maître,  et  cinq  mille  voix 
lui  répondent  par  des  cris  de  repentir  et  par 
une  solennelle  profession  de  foi.  Dix  années 
s'écoulent,  et  le  chef  du  collège  apostolique, 
le  directeur  suprême  de  l'Œuvre  de  la  Propa- 


266  OEUVRE 

gation  de  la  Foi,  envoie  sa  première  Épitre 
aux  fidèles  dispersés  du  Pont,  de  la  Galatie, 
de  la  Cappadoce,  de  l'Asie,   de  la  Bithynie, 
Antioche,  Athènes,  Damas,  Césarée,  Milet  re- 
çoivent la  bonne  nouvelle.  Paul  écrit  à  la  ca- 
pitale du  monde  et  aux  villes  les  plus  illustres 
de  l'Empire  :  Corinthe,    Philippes,   Colosse, 
Éphèse,  Thessalonique,  Il  annonce  aux  Ro- 
mains  que  leur  foi  est  prêchée  au  monde  en- 
tier. Il  apprend  aux  Philippiens  que  la  maison 
même  de  César  est  envahie,  et  leur  fait  passer 
lesalut  des  saints  qui  rhabitent:  «  Salutant  vos 
omnes  sscncti,  maxime  autem  qui  sunt  de  domo 
Csesaris\  »  — Pendant  ce  temps,  les  autres  apô- 
tres s'emparent  du  monde  :  les  Espagnols,  les 
Éthiopiens,  les  Scythes,  les  Perses,  les  Indiens, 
entendent  proclamer  le  nom  du  crucifié.  Posté 
au  centre  de  l'univers,  Pierre,  le  maître  de 
tous  depuis  que  Jésus -Christ  a  disparu,  Pierre 
répète  ces  paroles  du  Sauveur  :  —  Euntes, 
doceto  omnes  rjentcs  :  Allez,  enseignez  les  na- 
tions, —  et  les  disciples  qu'il  a  bénis  s'en  vont 
jusqu'au  fond  de  la  Germanie  et  des  Gaules. 

1.  II  Cor.,  cap.  xnr,  12. 


DE    LA   PROPAGATION   DE   LA   FOI.  267 

Lazare,  Maximin,  Trophime  prêchent  l'Évan- 
gile sous  le  beau  ciel  de  la  Provence;  d'autres, 
dont  les  noms  sont  écrits  dans  les  diptyques 
de  nos  vieilles  cathédrales,  se  partagent  le 
pays  qu'habitaient  nos  pères.  Vous  lisez  dans 
vos  diptyques,  Messieurs,  les  noms  illustres 
de  Pothin  et  d'Irénée.  Denys  TAréopagite  s'a- 
vance jusqu'à  la  ville  prédestinée  à  devenir  la 
capitale  du  peuple  très  chrétien.  Enfin  l'Œuvre 
de  la  Propagation  de  la  Foi  a  fait  sa  première 
visite  au  monde  connu.  Les  extrémités  de  l'u- 
nivers ont  entendu  le  retentissement  de  cette 
voix  qui  faisait  tressaillir  le  prophète  dans 
une  de  ses  extases.  Plus  éloquents  que  les 
cieux,  les  missionnaires  de  la  foi  ont  raconté 
partout  la  gloire  de  Dieu  et  publié  Tœuvre 
admirable  de  la  rédemption.  Les  apologistes 
des  premiers  siècles  annoncent  avec  fierté  ce 
grand  mouvement  de  l'apostolat  :  «  Il  n'y  a 
point  de  peuples,  dit  saint  Justin,  grecs  ou 
barbares,  de  tout  nom,  de  toutes  mœurs, 
qu'ils  habitent  sur  des  chariots  mobiles  ou 
sous  des  tentes  voyageuses,  point  de  peuples 
qui  n'offrent  des  prières  et  des  actions  de 
grâces  à  Dieu   le    Père,   au  nom  de  Jésus- 


268  OEUVRE 

Christs  »  —  c(  Nous  ne  sommes  que  d'hier, 
s'écrie  Tertullien,  et  déjà  nous  remplissons 
les  villes,  les  îles,  les  châteaux,  les  campagnes, 
les  camps,  les  tribus,  les  décuries,  les  palais, 
le  sénat,  le  forum \  »  Le  royaume  du  Christ 
s'étend  partout  avec  son  nom  :  Christi  regnum 
et  noTiien  ubique  pori^gitur.  Partout  il  règne, 
partout  il  est  adoré  :  Ubique  régnât,  iibiqve 
adoratur.  Il  est  égal  pour  tous,  il  est  roi  de 
tous  :  Omnibus  œqualiSj  omnibus  rex^. 

Telle  est,  mes  Frères,  la  première  période 
de  l'Œuvre  de  la  Propagation  de  la  Foi.  A 
cette  période,  il  faut  rapporter  la  mission  des 
apôtres  que  saint  Éleuthère  envoie  à  l'Angle- 
terre, les  divers  mouvements  des  évangélistes 
d'Alexandrie,  toujours  prêts  à  partir  pour  les 
pays  lointains,  la  prédication  de  saint  Pan- 
thène  aux  brahmanes  de  l'Inde,  qui  l'avaient 
appelé,  et  parmi  lesquels  il  trouve  des  traces 
de  l'apostolat  de  saint  Barthélémy,  entre 
autre  l'évangile  de  saint  Matthieu,  enfin,  ces 
enlèvements  providentiels   des  évêques  faits 

1.  Dialog.cum  Trypk.,  cap.  cxvji. 

2.  Apoloq.,  cap.  m. 

3.  Tertull.,  Adiersus  judœos^  cap.  ii,  7. 


DE   LA   PROPAGATION    DE    LA   FOI.  269 

prisonniers  par  les  Goths,  les  Sarmates,  les 
Germains,  et  employant  les  longues  heures  de 
l'exil  à  la  prédication  du  christianisme. 

Cette  première  période,  je  l'appelle  la  pé- 
riode proprement  apostolique,  ou,  si  vous 
l'aimez  mieux,  l'âge  plus  particulièrement 
divin  de  la  Propagation  de  la  Foi.*  Sans  doute, 
Dieu  n'abandonne  jamais  ses  apôtres  ;  mais 
aux  premiers  de  tous,  il  devait  une  plus  pro- 
chaine et  plus  grandiose  assistance.  Il  les 
envoyait,  selon  sa  propre  parole,  comme  des 
brebis  au  milieu  des  loups  \  Sans  science, 
sans  richesses,  sans  force,  sans  prestige  natu- 
rel, ils  tombent  dans  un  monde  en  proie  à 
toutes  les  erreurs,  à  toutes  les  corruptions,  et 
se  déclarent  ses  ennemis.  Toutes  les  passions 
irritées  se  révoltent  contre  leur  ministère  de 
vérité  et  de  sainteté.  Eussent-ils  pu  vivre  un 
instant  ;  eussent-ils  pu  faire  la  conquête  d'une 
seule  âme,  si  Dieu,  selon  sa  promesse,  ne  les 
eût  providentiellement  secourus  dans  tous 
les  périls,  et  ne  leur  eût  mis  en  main  sa  toute- 


1.  Eûce  ego  mitto  vos  sicut  oves  in  medio  luporum. 

(Matth.,  cap.  x,  16.) 


270  OEUVRE 

puissance?  Ils  succombent  dans  la  lutte,  c'est 
vrai,  mais  non  sans  avoir  profité  de  l'assis- 
tance divine,  multiplié  les  merveilles  et  conduit 
leur  Œuvre  de  la  Propagation  de  la  Foi  jus- 
qu'à sa  seconde  période. 

Cette  seconde  période,  je  l'appelle  la  pé- 
riode de  l'union  et  du  protectorat,  c'est-à-dire 
celle  pendant  laquelle  les  puissances  spiri- 
tuelles et  temporelles  de  ce  monde  concourent 
à  rétablissement  du  règne  de  Jésus-Christ. 
Dieu  ne  se  retire  pas,  il  ne  refuse  pas  son 
assistance,  ni  le  concours  de  son  souverain 
pouvoir  :  sans  cette  assistance,  sans  ce  pou- 
voir, que  pourraient  faire  les  hommes  ?  Cepen- 
dant les  causes  secondes  étant  préparées, 
même  dans  cette  œuvre  si  manifestement  au- 
dessus  des  forces  humaines,  Dieu  ne  peut 
s'empêcher  de  les  laisser  agir  selon  leur  propre 
énergie.  L'Église  victorieuse  est  devenue  la 
plus  haute  des  influences  et  la  plus  grande 
des  forces  ;  les  Césars  ont  courbé  leur  front 
sous  le  joug  de  la  croix  ;  maintenant,  papes, 
évêques,  abbés,  empereurs,  rois,  républiques, 
tous  vont  travailler  au  triomphe  de  la  foi. 

Constantin,  après  avoir   promulgué  Tédit 


DE    LA    PROPAGATION   DE    LA    FOI.  271 

qui  doit  clore  l'ère  des  grandes  persécutions, 
profite  des  ambassades  que  lui  envoient  l'Inde 
et  l'Ethiopie  pour  faire  connaître  la  religion 
chrétienne.  Sapor,  roi  de  Perse,  lui  demande 
son  amitié  et  lui  apprend  que,  dans  son  grand 
empire,  le  Dieu  dont  il  adore  la  sainte  ma- 
jesté est  un  Dieu  connu  et  vénéré,  et  que,  dans 
la  Chine,  une  de  ses  provinces,  les  églises  sont 
nombreuses.  Presque  en  même  temps,  les 
Ibériens,  convertis  par  une  captive,  réclament 
des  évêques,  et  saint  Athanase  consacre  le 
premier  apôtre  de  l'Inde-UItérieure,  saint 
Frumence.  Dans  une  lettre  aux  évêques  d'A- 
frique, il  écrit  :  «  Le  concile  de  Nicée  est  connu 
des  Indiens  et  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  chrétiens 
parmi  les  autres  barbares.  »  Un  autre  Fru- 
mence s'empare,  au  nom  de  Jésus-Christ,  de 
l'Abyssinie,  pendant  que  la  renommée  de  saint 
Ambroise  se  répand  parmi  les  Francs,  qui 
bientôt  viennent  tomber,  en  la  personne  de 
Clovis,  aux  pieds  de  saint  Rémi.  Les  contrées 
jadis  funestes  aux  légions  romaines,  celles 
qu'elles  sont  obligées  d'abandonner  aux  bar- 
bares, retentissent  de  ce  cri  :  Credo,  C'est  le 
cri  des  apôtres  envoyés  par  les  papes.  C'est 


272  OEUVRE 

Séverin  qui  s'avance  jusqu'au  fond  de  la  No- 
rique,  Augustin  qui  convertit  et  baptise  les 
Anglo-Saxons  devenus  maîtres  de  la  Grande- 
Bretagne,  Boniface  et  ses  compagnons  qui 
évangélisent  l'Allemagne,  bâtissent  des  églises 
et  construisent  des  monastères. 

L'extrême  Orient  semble  jaloux  de  ces  suc- 
cès. Un  empereur  de  Chine  ordonne  que  la 
religion  chrétienne  soit  publiée  dans  ses  Etats  ; 
les  églises  se  multiplient;  les  bonzes  de  la 
grande  loi  d'Occident  sont  comblés  d'honneur; 
un  généralissime  chrétien,  par  son  génie,  sa 
bravoure,  ses  vertus,  soutient  contre  toutes 
les  rébellions  et  conspirations  la  dynastie  des 
Tang,  favorable  à  la  foi  de  Jésus-Christ. 

Mais,  à  cette  même  époque,  un  plus  illustre 
guerrier,  un  prince  plus  magnanime,  un  em- 
pereur, dont  le  nom  doit  être  écrit  en  lettres 
d'or  dans  les  fastes  de  l'Église,  lui  prépare  des 
jours  glorieux.  Charlemagne  entoure  d'un 
plus  grand  prestige  le  pouvoir  des  souverains 
pontifes.  Il  défend  l'Église  de  Dieu  contre  la 
rapacité  de  ses  ennemis.  Pour  faire  cesser  les 
guerres  niterminables  de  la  Saxe,  il  prie,  il 
envoie  des  missionnaires  et  voit  bientôt  arriver 


DE    LA    PROPAGATION    DE    LA    FOI.  273 

à  ses  pieds,  vêtus  de  la  robe  blanche  des  caté- 
chumènes, le  fier  Witikind  et  ses  compagnons. 
La  Propagation  de  la  Foi  est  le  but  suprême 
de  ses  efforts.  Dans  la  guerre,  son  camp  res- 
semble à  un  vaste  monastère  où  la  prière  et  le 
jeûne  alternent  avec  les  combats  ;  dans  la  paix, 
il  promulgue  des  lois  tout  imprégnées  de  l'es- 
prit de  Jésus-Christ. 

Un  si  grand  exemple  ne  peut  être  perdu. 
L'impératrice  Théodora,  sollicitée  par  les  Bul- 
gares, leur  envoie  deux  apôtres,  saint  Métho- 
dius  et  saint  Cyrille.  Les  ducs  de  Russie 
commencent  à  s'ébranler.  Rollon,  chef  des 
Normands,  convertit  son  peuple.  Miecislas, 
roi  de  Pologne,  abaisse  devant  Jésus- Christ 
son  front  couronné.  Les  Slaves  et  les  Pomé- 
raniens  voient  leur  noblesse  courir  au-devant 
de  saint  Adalbert  et  de  saint  Othon,  et  livrent 
leurs  idoles  aux  papes  qui  les  réclament  comme 
un  trophée  de  la  plus  douce  des  victoires.  Les 
Hongrois,  fils  des  Huns,  touchés  par  l'exemple 
et  les  vertus  de  leur  roi  Etienne,  reçoivent  le 
baptême  et  se  mettent  sous  la  protection  de 
celle  qu'ils  appellent  la  Dame  par  excellence. 

Sans  doute,  mes  Frères,  à  cette  époque  de 
II  18 


274  OEUVRE 

l'histoire,  il  y  a  encore  dans  le  monde  des 
vices  odieux  et  des  iniquités  effroyables  ;  toute- 
fois, pendant  les  quelques  siècles  qui  viennent 
de  s'écouler,  quelles   conquêtes  pour  Jésus- 
Christ  !  L'Orient  s'est  amoindri  et  comme  des- 
séché sous  le  souffle  de  l'hérésie  ;  mais  l'Occi- 
dent, plein  de  sève,  voit  fleurir  dans  son  sein 
les  héroïques  vertus  de  la  vie  parfaite.  A  me- 
sure que  le  christianisme  s'étend,  d'immenses 
asiles  s'ouvrent  partout,  pour  abriter  ceux  qui 
veulent  préparer  leur  âme  à  de  grands  com- 
bats. Ce  ne  sont  pas,  comme  on  le  croit  com- 
munément, des  prisons  où  viennent  se  punir 
eux-mêmes  les  grands  criminels  qui  échappent 
à  la  justice  humaine;  ce  ne  sont  pas  des  sé- 
pulcres où  s'enterrent    les  passions   qui   re- 
doutent un  éclat;  ce  ne  sont  })as  des  Thabor 
où  les  âmes  oisives  se  réfugient  pour  rêver  le 
ciel,  au  lieu  de  l'escalader  par  de  généreux 
efforts  :  non,  ce  sont  de  fortes  citadelles  d'où 
doivent  partir,  de  temps  à  autre,  des  conqué- 
rants remphs  de  l'esprit  apostolique.  Colom- 
ban  était  moine,  Augustin  était  moine,  Boni- 
face  était  moine;  ils  étaient  moines  aussi,  cet 
Anschaire  et  ce  Witzmar  qui  évangélisèrent  la 


DE    LA   PROPAGATION    DE    LA   FOI.  275 

Suède,  le  Danemark,  l'Islande,  le  Groenland, 
et  répandirent,  jusqu'au  pôle  arctique,  la  foi 
chrétienne  dont  on  devait  retrouver  plus  tard 
les  vestiges  dans  les  traditions  défigurées  du 
nord  de  l'Amérique. 

Mais,  mes  Frères,  le  grand  âge  des  moines 
conquérants  ne  commence,  à  proprement  par- 
ler, qu'au  milieu  de  cette  seconde  période  de 
la  Propagation  de  la  Foi.  Après  les  prodigieux 
efforts  des   ordres    chevaleresques  qui  con- 
tinrent les  flots  de  l'islamisme  prêts  à  englou- 
tir l'Occident,  après  les  mouvements  gigan- 
tesques des  Tartates,  qui  ouvrirent  de  nouveau 
les  routes  de  Textrême  Orient,  Dieu  suscita 
deux  ordres  célèbres  dont  un  chrétien  ne  peut 
ignorer    l'histoire.    Vous   avez    déjà   nommé 
l'ordre  de  Saint-Dominique  et  l'ordre  de  Saint- 
François.  Ils  naquirent  ensemble  et  devinrent 
bientôt,  entre  les  mains  des  papes,  les  infati- 
gables ouvriers  de  l'Œuvre  de  la  Propagation 
de  la  Foi.  Il  n'y  eut  point  d'hésitation  dans 
leur  dévouement,  point  de  tâtonnement  tou- 
chant la   direction    qu'ils   devaient   prendre. 
L'univers  s'ouvrait  devant  eux,  ils  envahirent 
l'univers.  Les  rois  tartares  entendirent  leur 


276  OEUVRE 

voix;  évoques  et  apôtres,  ils  allèrent  prêcher 
et  paître  le  troupeau  de  Jésus-Christ,  jus- 
qu'aux dernières  frontières  du  monde  connu. 
A  la  fin  du  treizième  siècle,  un  Franciscain, 
Jean  de  Monte  Corvin^  était  assis  sur  le  siège 
archiépiscopal  de  Pékin.  Le  pape  Grégoire  XI 
écrivait  aux  admirables  frères  pérégrinants, 
audacieux  voyageurs  qui  allaient  planter  leurs 
tentes  dans  les  froids  déserts  de  la  Sibérie, 
sous  les  feux  du  soleil  africain,  partout  où  il 
y  avait  des  âmes  à  gagner  à  Jésus-Christ  : 
c(  Grégoire,  évêque,  serviteur  des  serviteurs 
de  Dieu.  A  nos  bien-aimés  fils,  les  Frères  Prê- 
cheurs, répandus  parmi  les  Russes,  les  Cu- 
mans,  les  Perses,  les  Tartares,  les  Indiens, 
les  Éthiopiens.  »  Hommes  étranges,  ils 
viennent  à  peine  de  naître  et  ils  sont  dans  tous 
les  pays.  Ils  traversent  la  Grèce  et  portent  en 
passant  des  coups  redoutables  au  schisme.  Ils 
vont  combattre  l'influence  et  les  prestiges  des 
bonzes  et  des  lamas,  et  laissent  dans  les 
mœurs  et  coutumes  de  ces  faux  moines  des 
traces  de  leur  passage.  Ils  vont  se  faire  tuer 
sans  pitié  parle  cimeterre  des  sultans  du  Ma- 
roc. Les  Portugais  abordent  au  Congo  :  ils  y 


DE    LA    PROPAGATION    DE    LA    FOI.  277 

sont  déjà.  Une  nouvelle  route  est  ouverte  pour 
aller  aux  Indes  :  ils  s'y  précipitent.  Un  nou- 
veau monde  sort  des  profondeurs  de  l'Océan  : 
ils  sont  auprès  des  conquérants  et  proclament 
avec  eux  le  règne  de  Jésus-Christ.  Le  génie 
des  découvertes  s'empare  de  tous  les  peuples, 
les  vaisseaux  traversent  les  mers  dans  tous  les 
sens  :  sur  tous  ces  vaisseaux,  il  y  a  des 
apôtres,  des  fils  de  saint  Dominique,  des  fils 
de  saint  François,  des  fils  aussi  d'une  famille 
qui  vient  de  naitre  et  qui,  dans  son  enfance, 
rivalise  de  force  et  d'audace  avec  les  vieux  lut- 
teurs de  la  foi.  Enfant  de  la  Compagnie  de 
Jésus,  François  Xavier  convertit  le  Japon  et 
meurt  en  face  de  la  Chine  où  ses  frères  vont 
bientôt  entrer.  Pendant  ce  temps,  le  domini- 
cain Louis  Bertrand  parcourt  le  Nouveau- 
Monde  dans  tous  les  sens.  Enfin,  mes  Frères, 
des  légions  d'apôtres  prêchent  sur  tous  les 
points  de  l'univers,  et  jamais  cette  parole  ne 
fut  plus  vraie  :  In  omnen  terrain  exivit  soiius 
eoruni^. 

Je  me  trompe  :  Dieu  préparait  à  la  Propa- 

1.  Psalm.  XVIir. 


278  OEUVRE 

gation  de  la  Foi  un  âge  qui  ne  devait  rien  en- 
vier à  ceux  dont  vous  venez  d'entendre  l'his- 
toire. Mais  pour  arriver  à  cet  âge,  il  fallait  une 
catastrophe  :  elle  fut  terrible.  L'impiété  du 
dix-huitième  siècle  en  chanta  le  prélude  au 
milieu  des  rires  et  des  blasphèmes.  En  portant 
les  mains  sur  une  Compagnie  illustre  et  fé- 
conde en  ouvriers  évangéliques,  elle  frappa 
d'un  coup  mortel  une  foule  de  missions  floris- 
santes, mais  ce  n'était  que  le  commencement 
des  maux  :  Initium  malovum.  L'esprit  révo- 
lutionnaire devait  bientôt  couvrir  de  blessures, 
déchirer  et  tarir,  il  l'espérait  du  moins,  ce 
cœur  plein  de  vie,  d'où  s'échappait,  sur  tout 
l'univers,  la  sève  du  christianisme.  Quel  deuil 
dans  notre  patrie  !  quel  deuil  dans  l'Europe 
entière  !  quel  arrêt  funeste  dans  le  mouve- 
ment apostolique  !  Un  instant  on  put  croire 
que  tout  était  fini.  Mais,  vive  Dieu  !  les  élégies 
de  l'incrédulité  n'étaient  que  les  chansons 
trompeuses  d'une  ivresse  que  le  souffle  d'en 
haut  devait  dissiper  bientôt,  et  au  moment  où 
des  voies  impies  chantaient  :  Ainsi  finissent  les 
religions  !  une  nouvelle  période  commençait  : 
la  période  populaire  de  la  Propagation  de  la  Foi. 


DE    LA    PROPAGATION    DE    LA    FOI.  279 

Un  accident  s'était  produit  dans  la  vie  des 
peuples  européens  :  la  période  de  l'union  et  du 
protectorat  était  finie.  Il  ne  fallait  plus  comp- 
ter sur  le  concours  des  puissances  du  siècle 
pour  l'établissement  et  l'extension  du  règne 
de  Jésus-Christ.  Autrefois,  elles  se  croyaient 
engagées  par  le  baptême  au  service  du  Dieu 
qui,  par  la  grâce,  élevait  leur  autorité  au 
niveau  de  sa  propre  autorité;  depuis  que  la 
révolution  les  a  touchées,  elles  se  sont  obsti- 
nément renfermées  dans  la  sphère  étroite 
d'une  administration  toute  temporelle.  La  re- 
ligion est  une  puissance  du  dehors  dont  elles 
redoutent  les  envahissements  ;  comment  favo- 
riseraient-elles ses  conquêtes,  à  moins  que  la 
politique  n'y  soit  engagée?  Oui,  la  période  de 
l'union  et  du  protectorat  est  finie,  mais  l'œuvre 
de  Dieu  n'est  pas  amoindrie  pour  cela.  Le 
pape,  toujours  debout,  étend  les  bras  et  montre 
aux  apôtres  les  mondes  qu'il  faut  conquérir. 
Il  appelle  au  secours  !  Les  puissances  du  siècle 
ne  viennent  plus.  Eh  bien,  le  peuple  viendra. 
Dieu  a  fait  ce  miracle,  mes  Frères  :  aux  rois 
il  a  substitué  le  peuple.  L'Esprit-Saint,  qui 
donne  du  génie  et  de  la  force  aux  humbles,  a 


280  OEUVRE 

inspiré  à  de  pieuses  filles  une  Œuvre  qui  sera 
l'éternel  honneur  de  cette  cité  lyonnaise  : 
l'Œuvre  du  sou  hebdomadaire  et  de  la  prière 
quotidienne  pour  l'extension  du  règne  de  Jésus- 
Christ.  Le  peuple  touché  a  bientôt  ouvert  sa 
petite  bourse  et  son  grand  cœur  ;  avec  joie  il 
a  donné  son  sou  par  semaine;  avec  plus  de 
joie  encore  il  s'est  écrié  :  Adveniat  regnum 
tiium  ;  et  les  petites  sommes  sont  devenues  des 
millions,  la  prière  quotidienne  est  devenue  une 
vaste  pétition  qui  fait  violence  au  Ciel,  et  les 
humbles  créatrices  de  l'Œuvre,  sous  sa  forme 
moderne,  sont  devenues  un  Conseil  dont  la 
sage  administration  est  bénie  de  tout  Tunivers 
chrétien^  Et  tout  cela,  aujourd'hui,  fait  plus 


1.  Des  documents  authentiques,  que  j'ai  consultés,  at 
testent  que  cette  grande  Œuvre  de  la  Propagation  de  la 
Foi,  sous  sa  forme  mod<irne,  a  été  conçue  et  organisée 
en  1819  par  une  jeune  fille  de  vingt  ans.  Mademoiselle 
Pauline-Marie  Jaricot,  née  à  Lyon  le  22  juillet  1799,  est 
la  véritable  et  unique  fondatrice  de  l'Association  du  sou 
par  semaine. 

Elle  établit  les  premières  dizaines  de  cette  Association 
parmi  les  pieuses  ouvrières  lyonnaises,  et,  pendant  plu- 
sieurs années,  elle  porta  seule  tout  le  poids  de  l'Œuvre. 
Son  frère,  Philéas  Jaricot,  entré  au  Séminaire  de  Saint- 
Sulpice,  à  Paris,  le  20  octobre  1820,  et  de  suite  mis  en 


DE    LA   PROPAGATION    DE    LA    FOI.  281 

de  besogne  que  n'en  faisaient  jadis  les  trésors 
et  la  rude  épée  des  potentats,  car,  s'il  y  a  moins 
de  secours  humains,  il  y  a  plus  de  liberté  peut- 
être,  et  la  liberté,  dans  l'œuvre  de  Dieu,  est  le 
plus  précieux  des  trésors,  la  plus  active  des 
puissances.  —  Mes  Frères,  allez  à  Rome  dans 
les  bureaux  de  la  Propagande  ;  demandez  une 
carte  du  monde,  sur  tous  les  pays  vous  verrez 
une  croix  tracée  :  sur  l'Inde,  la  Chine,  la 
Cochinchine,  le  Tonkin,  la  Tartarie,  le  Japon, 
la  Corée,  la  Perse,  l'Asie-Mineure,  en  proie 
aux  schismes  et  aux  hérésies,  souvent  pires 


rapport  avec  le  Séminaire  des  Missions-Étrangères,  rue 
du  Bac,  no  128,  envoyait  à  sa  sœur  copie  des  lettres  arri- 
vées des  missions  lointaines,  et  Pauline-Marie  faisait  lire 
ces  copies  aux  associées  de  ses  dizaines.  Ce  futTorigine 
des  Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi, 

L'argent  recueilli  par  l'Association  du  sou  par  semaine 
fut  versé  par  acomptes  successifs  au  Séminaire  des 
Missions-Etrangères,  comme  on  peut  s'en  convaincre  par 
Texamen  des  registres  du  Séminaire  (n"  1504,  années 
1820-1824,  -  folio  201,  20  octobre  1820,  —  folio  203, 
14  mars  et  mai  1821,  —  folio  205,  octobre  1821,  —  folio 
209,  2,  6, 15  et  22  mai  1822,—  folio  213,  10  décembre  1822). 
Le  plan  de  l'Association  fondée  par  Pauline-Marie  Jaricot 
fut  exposé  et  adopté  à  la  réunion  du  3  mai  1822,  jour  de 
la  fondation  officielle  de  l'Œuvre  de  la  Propagation  de  la 
Foi. 


282  OEUVRE 

que  le  paganisme  ;  sur  toutes  les  contrées  de 
l'Afrique  où  les  hommes  peuvent  aborder  ; 
sur  tous  les  déserts  de  l'Amérique  où  la  civi- 
lisation  n'a  pas  encore  pénétré  ;  sur  toutes  les 
îles  de  rOcéanie.  Cette  croix  indique  la  prise 
de  possession  de  Jésus-Christ,  devenu  plus 
grand  roi  que  jamais  par  la  force  de  son  bras, 
sans  doute,  mais  aussi  par  le  secours  pieux  et 
dévoué  du  peuple  chrétien. 


II 


Mes  Frères,  je  viens  de  vous  conduire,  à 
travers  tous  les  siècles,  jusqu'à  la  période  mo- 
derne de  l'Œuvre  de  la  Propagation  de  la  Foi. 
Il  importait  que  vous  n'eussiez  pas  de  cette 
œuvre  une  idée  étroite  qui  fît  injure  au  dé- 
vouement de  nos  pères,  et  je  devais  vous 
apprendre  les  voies  que  la  sagesse  divine  a 
suivies  pour  arriver  jusqu'au  plus  humble 
d'entre  vous,  lui  demandant  sa  coopération 
afin  de  l'élever  jusqu'aux  honneurs  de  l'apos- 
tolat. Sous  sa  forme  nouvelle,  l'Œuvre  de  la 


DE    LA    PROPAGATION    DE    LA    FOI.  283 

Propagation  de  la  Foi,  ai-je  dit  tout  à  l'heure, 
n'est  pas  moins  forte  que  par  le  passé.  Per- 
mettez-moi de  confirmer  mon  dire,  en  vous 
confiant  les  magnifiques  espérancesque  je  vois 
sur  la  terre  et  dans  le  ciel  :  la  grâce,  la  nature 
et  la  gloire  s'unissent  pour  nous  encourager. 
Ce  qui  nous  garantit  d'abord  le  succès  tou- 
jours croissant  de  l'Œuvre  de  la  Propagation 
de  la  Foi,  c'est  le  zèle  apostolique,  aussi  vif 
aujourd'hui  qu'au  temps  où  l'Esprit- Saint 
venait  de  se  répandre  sur  les  premiers  disci- 
ples du  Sauveur.  L'Église,  bien  que  sans  cesse 
tourmentée  par  la  persécution,  et,  dans 
l'Église,  notre  France,  toujours  digne  de  son 
passé  très  chrétien,  malgré  les  erreurs  qui  la 
travaillent,  et,  dans  notre  France,  cette  catho- 
lique cité,  sont  toujours  fécondes  en  jeunes 
âmes  capables  de  comprendre  les  divins  tour- 
ments de  la  grâce,  et  de  répondre  par  des  actes 
héroïques  aux  appels  de  Dieu.  Des  séminaires 
entiers,  des  congrégations  florissantes,  des 
ordres  religieux,  sont  peuplés  de  ces  fiers 
adolescents  qui  n'attendent  qu'un  signe  pour 
partir  à  la  conquête  des  âmes.  Où  iront-ils? 
Ils  l'ignorent  encore.  Peut-être  sous  les  glaces 


284  OEUVRE 

du  pôle,  peut-être  sous  les  feux  de  l'équateur, 
peut-être  chez  les  sauvages,  peut-être  chez  ces 
vieux  civilisés  dont  l'incurable  corruption 
n'attend  que  les  provocations  d'une  parole 
sainte  pour  se  changer  en  fureur  persécutrice. 
En  quelque  endroit  qu'ils  aillent,  mille  périls 
les  attendent:  périls  delà  mer,  périls  des  mon- 
tagnes, périls  des  abîmes,  périls  des  bêtes 
féroces,  périls  des  climats  perfides,  périls  des 
tyrans,  périls  des  faux  frères.  Dès  qu'ils  sont 
décidés  à  partir,  leur  vie  est  sacrifiée.  Tout  est 
bien,  ils  sont  contents.  Le  récit  d'un  martyre 
les  enivre,  et  ils  se  lèvent  dix,  vingt  à  la  fois, 
pour  remplacer  le  frère  qu'une  mort  cruelle 
vient  de  moissonner.  Ah  !  Seigneur  Jésus,  si 
une  autre  volonté  que  la  mienne  ne  m'eût 
retenu  captif  et  condamné  à  d'autres  combats, 
je  me  serais  accusé  de  lâcheté  en  les  voyant 
partir. 

Ils  étaient  debout  sur  les  marches  de  l'autel, 
souriant  aux  frères  émus  qui  venaient  baiser 
leurs  pieds.  On  chantait  autour  d'eux,  et  aussi 
on  pleurait,  on  sanglotait.  C'était  un  vieux 
père,  une  vieille  mère,  dont  le  cœur  se  déchi- 
rait ;  ils  étendaient  les  bras,  ils  disaient  :  Mon 


DE    LA   PROPAGATION    DE    LA    FOI.  285 

fils  !  mon  fils  !  Mais  ce  n'était  pas  pour  retenir 
ces  jeunes  et  chères  victimes  de  la  charité  ; 
non,  ce  n'était  pas  pour  les  retenir,  c'était  pour 
exprimer,  en  un  seul  mot,  l'âpre  bonheur 
qu'éprouve  une  grande  âme  dans  un  généreux 
sacrifice.  Parents  et  enfants,  tous  étaient 
apôtres.  Entendez-vous,  chrétiens?  dans  un 
siècle  où  tant  de  lâches  frayeurs  déshonorent 
les  âmes,  il  y  a  encore  de  ces  héroïques  audaces . 
Et  comme  si  ce  n'était  pas  assez  que  des 
hommes  entreprissent  de  pareilles  choses,  des 
femmes,  de  pauvres  p3tites  filles,  obéissent 
elles-mêmes  aux  divines  inspirations  du  zèle 
apostolique,  et  vont  faire,  en  des  pays  lointains, 
à  des  enfants  de  barbares  et  de  sauvages, 
l'hommage  de  leurs  chastes  cœurs  où  germent 
des  dévouements  que  les  meilleures  mères 
ignorent. 

Chose  admirable,  mes  Frères,  et  véritable- 
ment providentielle  !  Tandis  que  la  grâce  pro- 
duit dans  les  âmes  les  généreuses  et  héroïques 
vertus  qui  assurent  le  succès  de  l'Œuvre  par 
excellence,  la  nature  elle-même  travaille  à  cette 
œuvre ,  et  chaque  jour  quelque  nouveau 
progrès  vient  accroître  nos  espérances.  Trop 


286  OEUVRE 

attentifs  à  des  intérêts  subalternes,  les  hommes 
semblent  ignorer  que  l'aboutissement  suprême 
de  tous  les  progrès,  c'est  l'avènement  universel 
du  règne  de  Dieu  dans  les  âmes.  Ils  appliquent 
leur  génie,  ils  domptent  les  forces  sur  lesquelles 
Dieu  leur  a  donné  un  royal  empire,  ils  apla- 
nissent les  chemins,  ils  précipitent  les  mou- 
vements, ils  établissent  entre  les  peuples, 
auparavant  séparés  par  mille  obstacles,  de 
rapides  communications,  ils  s'applaudissent 
de  leurs  efforts  et  de  leurs  succès  ;  et,  parce 
que  notre  enthousiasme  ne  chante  pas  avec 
eux  un  même  cantique,  ils  nous  accusent 
d'être  les  ennemis  de  tous  les  légitimes  pro- 
grès. Combien  ils  se  trompent!  Personne, 
mieux  que  nous,  n'est  capable  d'apprécier  les 
conquêtes  du  génie  humain  sur  la  nature,  parce 
que  nous  en  voyons  clairement  le  dernier  ré- 
sultat, c'est-à-dire  l'admirable  unité  qu'elles 
préparent,  l'unité  vers  laquelle  tendent  toutes 
les  âmes,  l'unité  religieuse  :  adhésion  de  tous 
les  esprits  aux  mêmes  vérités,  fusion  de  tous 
les  cœurs  dans  l'amour  du  même  Dieu,  sou- 
mission de  toutes  les  volontés  à  la  même 
autorité  céleste. 


DE    LA    PROPAGATION    DE    LA    FOI.  287 

Voilà,  chrétiens,  ce  que  Dieu  veut,  et  ce  qu'il 
obtiendra  des  efforts  combinés  de  la  grâce  et 
du  génie  humain.  Les  merveilleuses  décou- 
vertes dont  nous  sommes  si  fiers  passeront  à 
son  service  quand  nous  en  aurons  bien  abusé, 
et  il  en  usera,  Lui,  pour  rapprocher  les  extré- 
mités glacées  de  l'univers  du  centre  européen, 
où  la  vie  chrétienne  coule  à  grands  flots. 
Voguez,  vaisseaux  rapides,  bravez  les  flots  où 
mordent  les  hélices  qui  vous  emportent;  courez, 
machines  puissantes,  et  luttez  de  vitesse  avec 
les  vents  du  ciel  ;  volez,  fluide  agile,  sur  les 
cordes  sonores  où  l'on  croit  entendre  le  bruit 
mystérieux  des  pensées  que  vous  transportez, 
en  quelques  instants,  d'un  point  [du  monde  à 
l'autre  ;  forces  mystérieuses  de  l'univers, 
supprimez  les  distances  :  la  vérité  ira  plus  vite 
aux  peuples  lointains  qui  l'attendent,  et  plus 
vite  aussi  nous  entendrons  leur  réponse  : 
Credo  !  Credo  ! 

Jamais  les  peuples  n'ont  été  plus  appliqués 
aux  progrès  matériels  qui  doivent  hâter  l'avè- 
nement universel  du  règne  du  Christ.  Mais, 
écoutez,  chrétiens,  au-dessus  de  ces  peuples, 
il  en  est  un,  plus  grand  et  plus  puissant,  don 


288  OEUVRE 

l'Œuvre  de  la  Propagation  de  la  Foi  attend  une 
plus  efficace  protection. 

Ce  peuple,  quel  est-il  ?  Ne  le  cherchez  pas 
sur  la  carte  du  monde,  car  il  habite  les  lieux 
inaccessibles  où  le  soleil  éternel  révèle  sans 
ombre  ses  adorables  perfections  :  c'est  le  peuple 
des  martyrs  qui  ont  succombé  sur  les  champs 
de  bataille  où  combattent  aujourd'hui  de  nou- 
velles générations  d'apôtres.  L'Église  le. tire, 
de  temps  en  temps,  de  l'obscurité  de  la  tombe  et 
le  place  sur  les  autels.  Est-ce  seulement  pour 
honorer  son  grand  courage  et  le  proposer  à 
notre  imitation?  Ah!  sans  doute  il  mérite  nos 
profonds  hommages  ;  mais  dans  ces  immenses 
apothéoses  qui  réjouissent  l'univers  chrétien, 
l'Église  embrasse  à  la  fois  le  ciel  et  la  terre. 
Elle  sait  qu'un  mystérieux  mouvement  s'éta- 
blit, à  certaines  époques,  plus  vif  et  plus  fort, 
entre  ceux  qui  luttent  et  ceux  que  Dieu  a  cou- 
ronnés, et  que  toute  la  gloire  rendue  par  nous 
aux  saints,  les  saints  nous  la  renvoient  en 
grâces  et  en  protection. 

Elle  glorifie  donc,  l'un  après  l'autre,  les  der- 
niers martyrs  de  Jésus-Christ,  afin  que,  de- 
bout devant  Dieu  et  lui  montrant  leurs  plaies. 


DE    LA.   PROPAGATION    DE    LA   FOI.  289 

ils  intercèdent  pour  les  apôtres,  travaillent 
avec  eux  à  l'Œuvre  de  la  Propagation  de  la  Foi 
et  consomment  ainsi  les  espérances  de  la  terre 
parles  espérances  du  ciel. 


III 


J'ai  devant  moi,  mes  Frères,  une  dernière 
question  qui,  si  elle  ne  nous  intéresse  pas  plus 
que  les  précédentes,  doit,  il  me  semble,  nous 
être  plus  utile,  puisqu'elle  s'applique  à  notre 
vie  pratique.  Cette  question,  la  voici:  —  Quelles 
leçons  pouvons-nous  prendre  dans  l'Œuvre  de 
la  Propagation  de  la  Foi?  —  J'en  vois  trois 
principales  :  Elle  confirme  notre  foi,  elle  ac- 
cuse notre  indifférence,  elle  stimule  notre  zèle. 

D'abord  elle  confirme  notre  foi,  car  il  est 
impossible  de  ne  pas  reconnaître  l'interven- 
tion de  Dieu  et,  je  ne  crains  pas  de  le  dire,  le 
plus  grand  et  le  plus  constant  des  miracles, 
dans  les  succès  de  l'apostolat  catholique,  com- 
parés à  l'infécondité  des  propagandes  de  tous 
II  19 


290  ŒUVRE 

les  sectaires  qui  ambitionnent  le  titre  de  con- 
quérants des  âmes.  La  Providence  a  permis 
que  les  véritables  ouvriers  évangéliques  fus- 
sent suivis,  en  tous  lieux,  par  une  foule  de 
travailleurs  parfaitement  pourvus  de  tous 
les  secours  humains,  et  cependant  inhabiles 
dans  l'art  de  convertir,  tandis  que  ceux  dont 
ils  jalousent  les  grandes  œuvres  réussissent 
d'autant  mieux  qu'ils  sont  plus  abandonnés 
à  eux-mêmes.  Ce  contraste,  dit  un  historien 
moderne  des  missions  chrétiennes  S  en  quel- 
que lieu  qu'on  l'examine,  «  nous  transporte 
soudainement  des  régions  de  l'héroïsme  dans 
celles  de  la  comédie,  »  et  nous  permet  une 
facile  application  de  ce  principe  à  l'aide 
duquel  l'Évangile  veut  que  nous  discer- 
nions le  vrai  du  faux,  le  bien  du  mal  :  «  A  fruc- 
tihus  eorum  cognoscetis  eos  :  A  leurs  fruits 
vous  les  reconnaîtrez^  » 

Plus  de  vingt  Sociétés  de  propagande,  dis- 
posant d'un  capital  de  cinquante  à  soixante 
millions,  envoient   des   nuées  d'agents  dans 


1.  W.  M.  Marshall,  Les  Missions  chrétiennes. 

2.  Matth.,  cap.  vu,  16. 


DE   LA   PROPAGATION   DE   LA   FOL  291 

tous  les  pays  du  monde.  Ils  partent  chargés  de 
bibles  et  de  traités  qu'ils  distribuent  gratuite- 
ment dans  les  écoles,  les  maisons,  les  rues  et 
les  places  publiques.  Quand  ils  n'en  ont  plus, 
ils  n'ont  qu'à  faire  un  signe.  Le  bureau  cen- 
tral, où  travaillent  d'infatigables  traducteurs, 
ouvre  ses  portes  et  laisse  échapper,  de  son 
sein  généreux,  des  caisses  immenses  pleines 
de  pain  de  vie.  On  n'est  pas  plus  âpre  à  faire 
la  place  d'une  denrée  de  première  nécessité, 
que  ne  le  sont  les  prédicants  à  faire  la  place 
de  la  parole  de  Dieu.  Tout  le  monde  peut  s'en 
nourrir,  et,  si  l'on  devait  juger  des  progrès  de 
la  vérité  évangélique  d'après  la  consommation 
des  livres  qui  la  contiennent,  il  faudrait  croire 
que  le  protestantisme  a   converti  l'univers. 
Pourtant,  mes  Frères,  il  n'en  est  rien.  Capi- 
taux, voyages,  distributions  des  prédicants, 
tout  est  prodigieusement  stérile.  Les  Bibles 
muettes  passent  aux  mains  des  infidèles,  sans 
éveiller  leur  conscience,  ni  les  instruire  des 
mystères  de  la  foi.  Le  menu  peuple  en  fait  des 
enveloppes,  le  chasseur  des  bourres  de  fusil, 
le  prêtre  les  offre  à  ses  dieux  sans  les  ouvrir. 
Après  un  quart  de  siècle^  quand  il  faut  relever 


292  OEUVRE 

le  nombre  des  néophytes,  on  ne  trouve,  dans 
les  plus  florissantes  missions,  qu'une  dizaine 
d'individus  équivoques  dont  la  ferveur  a  besoin 
d'une  pension  pour  se  soutenir.  Au  lieu  des 
gerbes  opulentes  qu'on  se  promettait  de  cueillir 
et  de  transporter  triomphalement  dans  le 
grenier  du  père  de  famille,  c'est  une  poignée 
d'âmes  méprisables,  qui,  souvent,  n'ont  re- 
noncé au  culte  des  idoles  que  pour  tomber 
dans  l'athéisme . 

Triste  et  navrante  issue  d'un  prosélytisme 
bruyant  et  agité,  à  laquelle  on  ne  voudrait  pas 
croire,  si  les  rapports  mêmes  des  mission- 
naires du  protestantisme  n'en  faisaient  foi. 

Dans  ces  rapports,  la  douleur,  le  dépit,  quel- 
quefois la  colère,  se  mêlent  aux  illusions  d'un 
zèle  aveuglé  ou  aux  promesses  trompeuses 
d'un  charlatanisme  en  quête  de  secours. 
Ceux-ci  se  plaignent  d'être  méprisés  par  les 
populations  auxquelles  ils  distribuent  leur 
pain  de  vie.  Remarquez-le  bien,  mes  Frères, 
ils  ne  sont  pas  haïs  :  la  haine  est  fille  des 
passions  qui  se  débattent  pour  n'être  pas 
étouffées  dans  les  étreintes  de  la  vérité;  ils 
sont  méprisés,  on  les  appelle  démons  proche- 


DE    LA   PROPAGATION   DE   LA   FOI.  293 

mensonges.  Ceux-là  se  reprochent  mutuelle- 
ment le  criminel  avilissement  des  infidèles 
auxquels  ils  ont  enlevé,  par  le  scandale  de 
leurs  collisions  ou  de  leurs  mesquines  avidités, 
le  dernier  trésor  des  vérités  naturelles  qui 
éclairaient  encore  leur  conscience,  ce  Dans  un 
trop  grand  nombre  de  cas,  écrit  un  évêque 
protestant,  les  prédicants  européens,  parmi 
les  païens,  ont  à  répondre  du  mal  qu'ils  ont 
causé,  surpassant  de  beaucoup  leurs  services 
les  plus  empressés  ^  »  —  «  Il  ne  nous  est 
pas  permis,  dit  un  autre,  de  nous  vanter  de 
quelques  succès  obtenus  çà  et  là,  au  point  de 
nous  aveugler  sur  ce  que  nous  devrions  ap- 
peler Vinutilité  complète  des  efforts  des'mis- 
sionnaires  dans  les  temps  modernes  \   » 

Inutilité  complète  !  Voilà  donc,  mes  Frères, 
de  l'aveu  même  des  hérétiques,  le  dernier 
résultat  des  prodigalités  qui  ont  semé,  dans 
l'espace  de  quelques  années,  plus  de  cinq  cents 
millions  sur  toutes  les  côtes  visitées  par  les 
Européens.  Semblables  à  ces  femmes  infortu- 

1.  Polynesia  and  New-Zeeland.  Rever.  H.    Russell, 
ch.  m  (cité  par  Marshall). 

2.  Christian  Remembrancer,  vol.  XXXVII.  {Ibid.) 


294  OEUVRE 

nées  dont  la  vie  se  consume  en  désirs  stériles 
et  en  regrets  cruels,  au  milieu  de  la  solitude 
du  foyer  domestique,  tandis  que  la  maison 
du  pauvre  qu'elles  envient  se  peuple  de  frais 
et  joyeux  enfants,  les  sectes,  riches  pourtant 
de  tous  les  biens  de  ce  monde,  ne  peuvent 
entonner  le  cantique  de  la  maternité,  pendant 
qu'auprès  d'elles  il  est  une  famille  pauvre 
dont  le  père  entend,  chaque  jour,  retentir  ces 
cris  d'allégresse  :  —  «  Ton  épouse,  ô  homme 
béni  du  ciel,  ton  épouse  est  comme  la  vigne 
féconde  qui  grimpe  au  flanc  de  ta  demeure  : 
Uxor  tua  sicut  vitis  ahundans  in  laterihus 
domus  tuœ^.  Tes  enfants,  vigoureux  et  pressés 
comme  de  jeunes  plants  d'oliviers,  entourent 
la  table  où  tu  donnes  à  chacun  le  pain  des 
âmes  :  Filii  tui  sicut  novellm  olivarum  in 
circuitu  mensx  tux^.  »  —  Dans  cette  famille, 
mes  Frères,  vous  avez  deviné  l'Église  catho- 
lique. 

Elle  n'a  point  à  sa  disposition  les  trésors 
immenses  des  sociétés  de  propagande.  Chacun 


\.  Psalm.  CXXVII. 
2.  Ihid. 


DE    LA   PROPAGATION    DE    LA    FOI.  295 

de  ses  missionnaires  lui  coûte  quarante  fois 
moins  qu'un  prédicant.  On  pourrait  citer  tel 
pays  où  un  pauvre  évêque  catholique  ne  dis- 
pose que  d'une  trentaine  de  mille  francs  pour 
lui  et  tout  son  clergé,  et  accomplit  avec  cela 
d'héroïques  travaux,  tandis  que  l'évêque  pro- 
testant reçoit  seize  cent  mille  francs  pour  ne 
rien  faire  autre  chose  que  de  gêner  l'apostolat 
catholique.  L'Église  envoie  ses  missionnaires 
comblés  de  bénédictions  et  munis  d'un  maigre 
viatique  qu'ils  doivent  épargner,  jusqu'au  jour 
où  ils  n'auront  plus  d'autre  ressource  que  la 
Providence.  Le  premier  livre  qu'ils  doivent 
faire  lire  aux  infidèles,  c'est  la  croix  dont  le 
consolant  et  effroyable  mystère  est  expliqué 
par  leur  parole  difficile,  hésitante  et  quelque- 
fois barbare.  Ils  n'ont  de  joyeuses  promesses 
à  faire  que  pour  l'éternité;  quant  au  temps, 
ils  n'en  dissimulent  pas  les  périls  à  ceux  dont 
ils  demandent  la  conversion.  Haine  des  persé- 
cuteurs, cruauté  des  tyrans,  bannissement, 
tortures,  mort  ignominieuse,  voilà  ce  que 
doivent  attendre  ceux  qui  viendront  se  ranger 
sous  l'étendard  de  la  croix.  Tout  est  faiblesse 
et  folie  dans  leur  apostolat.  Cependant,  quelle 


296  OEUVRE 

étrange  et  glorieuse  différence  entre  leur 
réussite  et  celle  des  sectaires  !  Chaque  jour  qui 
accroit  leurs  peines  ajoute  à  leurs  consolations. 
((  Ils  moissonnent  dans  l'allégresse  le  grain 
qu'ils  ont  semé  dans  les  pleurs  :  Seminant  in 
lacrymis,inexultationevietent\y)  Des  milliers 
de  néophytes  se  groupent  autour  d'eux.  Et 
quels  hommes  !  Ce  ne  sont  plus  les  rares  apos- 
tats dont  la  paresse  déguisée  est  en  quête  d'un 
subside  :  ce  sont  des  légions  de  saints  et  de 
héros,  unis  ensemble  par  l'amour,  insultant  à 
la  corruption  païenne  par  leurs  vertus,  et  prêts 
à  donner  à  la  foi  qu'ils  ont  embrassée  le  témoi- 
gnage de  leur  sang.  Rien  n'épouvante  leur 
courage  :  ni  les  plus  atroces  menaces,  ni  le 
navrant  spectacle  du  supplice  et  la  mort  de 
ceux  qui  leur  sont  chers.  Pères,  mères, 
enfants,  amis,  se  laissent  moissonner  dans 
une  commune  hécatombe,  et  n'ont  en  mou- 
rant que  des  bénédictions  et  des  actions  de 
grâces  à  l'adresse  de  ceux  qui  semblent  n'être 
venus  de  loin  que  pour  les  envoyer  au  bour- 
reau. 

\,  Psalm.  CXXV. 


DE    LA   PROPAGATION    DE    LA   FOI.  297 

Peut-être,  mes  Frères,  nous  accuserait-on 
d'illusion,  voire   de   criminelle  partialité,    si 
nos  seules  annales  racontaient  ces  faits.  Mais 
Dieu  a  préparé  aux  apôtres  catholiques  une 
contre-épreuve  de  leur  sincérité,  dans  les  té- 
moignages des  païens  et  des  hérétiques.  L'em- 
pereur Kîa-King,  dans  une  de  ses  proclama- 
tions, écrit  ces  paroles  remarquables  :  «  Tous 
ceux  qui  deviennent  chrétiens,  riches  ou  pau- 
vres, à  peine  ont-ils  embrassé  cette  religion, 
qu'ils  s'aiment  les  uns  les  autres  comme  s'ils 
n'avaient  qu'une  même  moelle  et  un  même 
sang^  »  —  ((  La  religion  chrétienne,  dit  un  man- 
darin, est  difficile,  austère,  et  exige  de  grands 
sacrifices....  Si  tous  les  hommes  s'entendaient 
pour  l'embrasser,  tous  seraient  honnêtes  et 
justes*.  »  Enfin,  un  ministre  protestant  avoue  à 
ses  coreligionnaires  que  ((  les  catholiques  con- 
vertis par  les  missionnaires  montrent  la  plus 
grande  constance  dans  leur  foi,  souffrant  la 
persécution,    la    torture,    l'emprisonnement, 
l'exil  et  la  mort,  plutôt  que  de  la  trahir ^   j> 

1.  Cité  par  Marshall,  ch.  ii. 

2.  Ibid. 

3.  Ibid. 


298  OEUVRE 

Ces  résultats,  enregistrés  par  les  ennemis  de 
notre  croyance,  sont  moins  prodigieux  encore 
que  la  stabilité  même  de  la  foi,  dans  l'orage 
constant  des  persécutions.  Quand  on  devrait 
s'attendre  à  la  crainte,  sinon  au  décourage- 
ment, voici  que  des  lettres  pressantes  nous 
arrivent,  mêlant  à  la  douleur  les  plus  vives 
espérances.  La  faux  des  tyrans  a  dévasté  les 
chrétientés  naissantes  ;  mais  ce  ne  pleurez  pas, 
s'écrient  les  apôtres  :  le  grain  germe,  les 
champs  se  couvrent,  le  soleil  de  la  foi  darde 
ses  rayons  vainqueurs,  les  épis  brisent  leur 
enveloppe  fragile,  les  moissons  blanchissent... 
envoyez-nous  des  moissonneurs.  » 

Donc,  d'un  côté,  les  puissances  humaines 
stériles;  de  l'autre,  les  infirmités  fécondes. 
Certes,  mes  Frères,  on  ne  peut  voir  un  plus 
frappant  contraste.  A  quoi  l'attribuer?  sinon 
à  l'intervention  de  Celui  qui,  selon  la  parole 
de  l'Apôtre,  a  choisi  l'infirmité  même  pour 
confondre  la  force  ^  Il  est  vrai  qu'on  peut  re- 
courir à  l'attitude  des  prédicants  et  des  apôtres 
pour  expliquer  la  différence  de  leurs  succès  ; 

1,  Infirma   mundi   elegit   Deus   ut  confundat   fortia. 
(I  Cor.,  I,  27.) 


DE   LA.  PROPAGATION  DE    LA   FOI.  2'.)9 

mais  c'est  reculer  la  solution  d'un  problème 
dont  le  dernier  mot  est  toujours  Dieu,  J'avoue 
qu'il  y  a  des  prédicants  qui  vont  de  bonne  foi 
et  de  bon  cœur  à  leur  mission.  Ceux-là,  Dieu 
sait  bien  les  retrouver  un  jour;  mais  c'est  l'ex- 
ception. Généralement,  le  prédicant  est  un 
gentleman  qui  a  rêvé  faire  sa  carrière  dans  le 
placement  de  l'Évangile  ;  l'apôtre  est  un 
homme  dévoué  qui  a  pris  au  sérieux  ce  pré- 
cepte du  Christ  :  Allez,  enseignez  les  nations. 
Le  prédicant  donne  des  livres;  l'apôtre  se 
donne  lui-même.  Au  prédicant,  on  ne  par- 
donne pas  les  inepties  de  ses  traductions;  à 
l'apôtre,  on  pardonne  les  barbarismes  de  sa 
parole.  Le  prédicant  ne  met  au  service'  de  sa 
mission  qu'un  zèle  embarrassé  par  des  liens 
de  famille;  le  foyer  domestique  a  pour  lui  des 
douceurs  qui  le  touchent  de  plus  près  que  la 
gloire  de  Dieu  et  le  salut  des  âmes.  L'apôtre 
est  seul  et  tout  entier  à  ceux  qu'il  évangélise; 
aucun  amour  terrestre  ne  l'empêche  de  se  dé- 
penser et  dépenser  encore.  Le  prédicant  aime 
le  confortable  et  n'échappe  pas,  pour  l'aug- 
menter, à  la  tentation  du  trafic;  à  lui,  comme 
au  plus  humble  commis,  s'applique  ce  pro- 


300  OEUVRE 

verbe  anglais  :  Qui  va  au  loin  est  marchand 
ou  le  devient.  L'apôtre  ne  craint  pas  les  pri- 
vations et  la  misère;  au  besoin,  il  vit  à  l'aven- 
ture, raccommode  lui-même,  fût-il  évêque,  ses 
vêtements  et  son  linge,  marche  sans  chaus- 
sure, se  meurtrit  et  se  déchire  les  pieds  à  la 
poursuite  des  brebis  de  Dieu,  tombe  mourant 
de  faim  sur  le  bord  des  chemins,  jusqu'à  ce 
qu'il  plaise  au  ciel  de  lui  envoyer  des  sau- 
veurs. Le  prédicant  est  l'homme  des  côtes  et 
du  pavillon  national  qui  le  protège  ;  s'il  va 
trop  loin,  il  n'ose  plus  sortir  de  jour  ;  s'il  tombe 
entre  des  mains  ennemies,  il  tremble  et  crie  : 
—  pitié!  —  Son  plus  grand  désir  est  de  retour- 
ner sain  et  sauf  dans  la  mère-patrie,  pour  y 
habiter,  entre  femme  et  enfants,  le  cottage  qu'il 
aura  gagné.  L'apôtre  n'ambitionne  pas  d'autre 
protection  que  celle  de  la  croix,  le  pavillon  de 
Dieu;  d'un  pas  hardi  il  s'avance,  à  travers 
monts  et  vallées,  jusqu'au  cœur  des  continents. 
Si  la  prudence  l'oblige  à  se  cacher,  c'est  que 
les  enfants  de  sa  parole  ont  besoin  de  lui;  mais 
est-il  trahi  et  livré  aux  persécuteurs  ?  —  plus  de 
prudence,  c'est  l'heure  de  la  force.  Il  étonne 
ses  juges  par  la  grandeur  et  la  fermeté  de  ses 


DE    LA    PROPAGATION    DE    LA   FOI.  301 

réponses  ;  il  attendrit  ses  bourreaux  par  son 
angélique  patience  ;  il  soutient  le  cœur  chan- 
celant de  ses  compagnons  d'infortune,  par  ses 
sereines  exhortations  ;  il  meurt  en  poussant 
un  cri  de  triomphe,  ou  en  chantant  un  can- 
tique d'action  de  grâces.  Voyez-vous  ce  vaillant 
et  vénérable  dominicain,  Tévêque  Diaz?  Il  a 
été  condamné  au  supplice  du  couperet.  Des 
tablettes  sur  lesquelles  sont  écrits  les  noms 
de  tous  ses  membres  remplissent  une  cor- 
beille couverte  d'un  voile.  Les  parents  d'un 
homme  riche  condamné  à  ce  supplice  savent 
séduire  le  bourreau  qui  amène  bien  vite  le 
couperet  qui  doit  donner  la  mort.  Mais  Diaz 
est  pauvre  ;  le  bourreau  tire  au  hasard,  ou  plu- 
tôt, avec  une  diabolique  malice,  il  s'ingénie  à 
prolonger  la  torture.  Les  doigts  des  pieds  et 
des  mains,  les  mains  et  les  pieds  eux-mêmes, 
les  avant-bras  et  les  jambes  tombent  l'un 
après  l'autre,  et  le  doux  martyr  ne  se  plaint 
pas.  Il  salue  chaque  membre  que  l'on  coupe 
de  ce  cri  :  Deo  gratias  !  Deo  gratias  !  Deo  gra- 
lias  !  —  Si  bien  que  le  bourreau  a  peur  de  cet 
homme  héroïque  que  tout  le  monde  admire. 
— '  ((  J*ai  cherché,  écrivait  un  illustre  Jésuite 


302  OEUVRE 

à  ses  frères,  par  quels  moyens  je  pourrais  éta- 
blir la  religion  catholique  :  je  n'en  trouve  pas 
de  plus  persuasif  que  ma  mort^  » 

Le  Père  Ricci  avait  raison.  Nous  ne  pou- 
vons pas  douter  qu'entre  les  prédicants  et  les 
apôtres  le  contraste  des  succès  dépende  du 
contraste  de  l'attitude.  Mais  de  quoi  dépend  le 
contraste  de  l'attitude?  N'est-ce  pas  de  la 
grâce  de  Dieu  qui  se  plail,  dans  l'intérêt  des 
petits,  aux  faciles  démonstrations  ?  Laisse- 
rait-il les  sectes  en  proie  à  toutes  les  faiblesses, 
à  toutes  les  vulgarités  méprisables,  si  elles 
prêchaient,  aussi  bien  que  l'Église  catho- 
lique, sa  saintô  vérité?  Ne  ferait-il  pas,  entre 
les  prédicants  et  les  apôtres,  un  égal  partage 
de  l'héroïsme?  Pour  qui  sait  voir,  l'interven- 
tion de  Dieu  et  le  témoignage  qu'il  donne  à  la 
vérité  sont  choses  manifestes.  C'est  Lui  qui 
pénètre  les  cœurs  de  ses  apôtres  d'une  grâce 
plus  admirable  et  plus  prodigieuse  que  ces 
actes  de  toute-puissance  auxquels  nous  devons 
les  miracles  de  l'ordre  physique.  C'est  Lui  qui 
soutient  la  nature   dans   les  privations,    les 

1.  Le  Père  Ricci.  Cité  par  MarshcilL 


DE    LA   PROPAGATION    DE    LA   FOI-  303 

abandons,  les  supplices,  les  épouvantements 
de  la  mort.  Si  sa  main  se  retirait,  nous  n'au- 
rions plus  que  des  hommes  sans  prestige,  des 
propagateurs  vulgaires  d'un  système  religieux. 

Cette  présence  de  Dieu,  témoignant  pour 
lui-même  dans  l'Œuvre  de  la  Propagation  de 
la  Foi,  n'a  pas  échappé  aux  âmes  droites  qui 
ont  étudié  de  près  l'apostolat  catholique.  Plu- 
sieurs voyageurs  et  prédicants  anglais  ont  ap- 
pelé nos  missionnaires  c(  des  hommes  aimables, 
désintéressés,  pieux,  dévoués,  saints,  héroï- 
ques, sublimes,  dignes  de  leurs  prodigieux 
succès,  »  et,  tirant  la  conclusion  pratique  de 
leur  propre  admiration,  ils  ont  abjuré  l'erreur 
dont  ils  se  proposaient  de  publier  les  hauts 
faits. 

Vous  n'avez  point  à  vous  convertir.  Mes- 
sieurs, je  l'espère.  Mais  l'héroïsme  de  nos 
martyrs  ne  doit  pas  être  perdu  pour  vous,  car 
votre  foi,  de  toutes  parts  en  butte  aux  attaques 
de  Tincrédulité,  a  besoin  d'être  affermie.  Ah  ! 
quand  on  entend  les  clameurs  de  la  science 
moderne,  armée  contre  Dieu  et  son  Christ  des 
plus  terribles  négations,  on  éprouve  je  ne  sais 
quel  éblouissement  qui  fait  perdre  un  instant 


304  OEUVRE 


de  vue  les  clartés  de  la  vérité  religieuse.  Vou- 
lez-vous revenir  promptement  de  cetéblouisso- 
ment  ?  —  Hâtez- vous  de  respirer  les  fortes  sen- 
teurs des  vertus  et  du  sang  de  nos  apôtres  et 
de  nos  martyrs.  Dans  les  jours  de  tristesse  où 
mon  esprit,  sans  être  ébranlé,  tombait  de  fa- 
tigue sous  les  coups  d'objections  impies,  j'ai 
lu  des  livres  de  métaphysique,  de  science,  de 
théologie,  de  controverses  religieuses;  mais 
aucun  ne  me  soulageait  comme  les  Annales 
de  la  Propagation  de  la  Foi.  Leurs  simples 
récits  m'arrachaient  de  douces  larmes,  et 
faisaient  passer  dans  mon  cœur  un  feu  mys- 
térieux qui  réchauffait  mes  convictions.  Je  me 
disais  :  ma  foi  est  divine,  car  elle  est  prêchée 
par  des  hommes  divins. 

Vous  avez  entendu.  Messieurs,  la  première 
leçon  que  nous  donne  l'Œuvre  de  la  Propaga- 
tion de  la  Foi.  Si  vous  n'êtes  ni  touchés,  ni 
affermis,  prenez  garde,  vous  serez  condamnés. 
La  foi  de  ces  peuples  déshérités  qui  ne  voient 
presque  rien  des  splendeurs  de  la  vérité,  et 
qui  cependant  témoignent  en  sa  faveur,  par  le 
sang  et  par  la  mort,  n'est-elle  pas  une  accu- 
sation terrible  contre  ceux  qui,  plongés  dans 


DE    LA   PROPAGATION    DE   LA   FOI.  305 

la  lumière,  en  méconnaissent  les  bienfaits? 
Les  sauvages  et  les  barbares  se  prosternent 
devant  un  homme  simple,  couvert  de  vêtements 
en  lambeaux  et  d'ornements  rapiécés,  parlant 
un  langage  inintelligible  et  commençant  pour 
eux,  par  le  seul  prestige  de  son  courage  et  de 
son  dévouement,  la  chaîne  des  traditions  chré- 
tiennes ;  et  vous,  vous  êtes  environnés  de  tous 
les  prestiges  du  vrai,  du  beau  et  du  saint.  Une 
histoire  glorieuse  vous  précède  et  vous  y  pou- 
vez prendre  des  garanties  pour  l'avenir;  vous 
voyez  de  près  la  forte  constitution  de  l'Église; 
mille  esprits  sublimes  vous  exposent  les  véri- 
tés de  la  foi;  mille  vaillants  champions  la 
défendent  pour  vous,  au  nom  de  la  science, 
contre  la  science;  la  littérature  sacrée  vous 
prodigue  ses  beautés  ;  tous  les  arts  rendent  à 
votre  maître,  Jésus-Christ,  d'immortels  hom- 
mages ;  le  christianisme  fait  parler,  plus  élo- 
quemment  que  jamais,  ses  vertus  et  ses  bien- 
faits :  malgré  cela,  vous  ne  croyez  pas  ou  vous 
croyez  mal.  Ingrats!  Ne  craignez-vous  pas  le 
témoignage  accusateur  des  sauvages  et  des 
barbares  devant  le  tribunal  de  Dieu  ?  Ne  crai- 
gnez-vous pas  de  voir  s'accomplir  contre  vous 
II  20 


306  OEUVRE 

cet  oracle  du  Sauveur  :  — «  Tyr  et  Sidon  seront 
plus  épargnées  que  vous  au  jour  du  jugement; 
car,  si  elles  eussent  été  témoins  des  merveilles 
que  vous  avez  vues,  elles  eussent  fait  pénitence 
sous  le  cilice  et  la  cendre*.  » 

Ah!  Messieurs,  je  vous  en  prie,  n'attendez 
pas  cette  suprême  condamnation  de  votre  in- 
différence; n'attendez  pas  que  les  peuples 
infidèles  vous  accusent  devant  Dieu  d'avoir 
abusé  de  ses  dons;  au  contraire,  faites  en 
sorte  qu'ils  vous  bénissent  d'avoir  été  leurs 
sauveurs.  Si  votre  âme  est  encore  chrétienne, 
malgré  ses  mortelles  langueurs,  il  est  impos- 
sible que  vous  ne  soyez  pas  émus  du  spectacle 
admirable  que  nous  donnent  chaque  jour  les 
apôtres  de  Jésus-Christ.  C'est  le  propre  des 
grands  exemples  de  toucher  et  d'entraîner, 
avec  une  souveraine  autorité,  les  cœurs  géné- 
reux :  combien  plus  lorsqu'à  ces  grands 
exemples  se  joint  la  voix  de  l'Église  qui  nous 
invite  à  prendre  pour  chacun  de  nous  le 
précepte  du  Maître  :  «  Euntes^  clocete  omnes 
gentes  :  Allez,  enseignez  les  nations.   » 

1.  Matth.,  XI,  21,  22. 


DE    LA    PROPAGATION    DE    LA   FOI.  307 

Vénérables  FrèreS;  honorés  comme  moi  d'un 
caractère  sacré,  allez,  enseignez  les  nations. 
En  paissant  le  troupeau  qui  vous  est  confié, 
n'oubliez  pas  les  brebis  sans  pasteur;  enchaî- 
nés ici  par  le  devoir,  envoyez  au  loin  les  vœux 
d'un  cœur  tout  occupé  de  la  gloire  de  Dieu  et 
du  salut  des  âmes.  Jeunes  gens,  qui  vous  pré- 
parez dans  le  recueillement  du  séminaire  aux 
honneurs  sublimes  et  aux  pénibles  labeurs  du 
sacerdoce,  allez,  enseignez  les  nations.  Souve- 
nez-vous de  ces  milliers  de  martyrs  qui  ont 
suivi  Pothin,  Irénée  et  la  douce  Blandine  dans 
la  mort  et  le  triomphe,  et  qui  ont  cimenté  de 
leur  sang  les  fondements  de  la  très  chrétienne 
et  très  illustre  Église  de  Lyon.  Rappelez- vous 
que  votre  grand  diocèse  est,  dans  les  temps 
modernes,  un  des  plus  féconds  en  apôtres- 
martyrs,  et  que  plusieurs  de  vos  frères  aînés 
attendent  leur  prochaine  canonisation.  Si  Dieu 
vous  envoie  des  rêves  glorieux,  si,  au  milieu 
de  ces  rêves,  Jésus-Christ  vous  apparaît  et  vous 
invite  à  le  suivre  sur  des  chemins  sanglants, 
marchez  et  que  les  bénédictions  de  Dieu  vous 
accompagnent!  Mais,  si  votre  vie  est  destinée 
à  se  consumer  dans  un  plus  humble  ministère, 


308  OEUVRE 

sachez  que  Tamour  de  Dieu  et  des  âmes  n'a 
point  ici-bas  de  frontières.  Dans  les  heures 
silencieuses  que  vous  consacrez  à  la  prière, 
volez  au  secours  des  soldats  qui  ont  choisi  les 
postes  périlleux  du  royaume  de  Dieu,  et  soyez, 
comme  les  anges,  les  compagnons  invisibles 
de  leurs  combats.  Riches,  ouvriers,  pauvres, 
savants,  ignorants,  allez,  enseignez  les  nations. 
L'Eglise  vous  demande  bien  peu  de  chose  : 
une  modique  aumône,  une  courte  prière;  mais, 
aumône  et  prière,  tout  cela  se  fait  homme  et 
vous  rend  participants  du  plus  grand  des 
bienfaits  et  de  la  plus  grande  des  gloires  :  la 
conversion  des  âmes  et  l'extension  du  règne 
de  Jésus-Christ.  Comment  pourriez-vous  dé- 
daigner un  pareil  honneur?  Acceptez-le,  mes 
Frères,  et  pour  vous  et  pour  vos  enfants.  Faites 
descendre  jusqu'au  berceau  de  ces  chers  petits 
la  parole  du  Maitre  :  «  Allez,  enseignez  les 
nations  :  Euntes,  docete  omnes  gentes.  »  Jésus, 
dans  sa  crèche,  était  apôtre  et  sauveur  :  pour- 
quoi vos  enfants  ne  le  seraient-ils  pas?  Souvent 
votre  front  inquiet  se  penche  vers  eux,  et  vous 
cherchez  à  deviner  dans  leurs  larmes  et  leurs 
sourires  ce  qu'ils  seront  plus  tard.  Console- 


DE    LA   PROPAGATION    DE    LA    FOI.  309 

ront- ils  votre  vieillesse?  Illumineront-ils  d'un 
rayon  glorieux  le  déclin  de  vos  jours?  Ou  bien 
feront-ils  à  vos  cœurs  de  mortelles  blessures  ? 
Hâteront-ils,  par  le  douloureux  spectacle  de 
leurs  vices  ou  de  leurs  désordres,  le  coup  qui 
doit  briser  votre  vie  désolée?  Vous  n'en  savez 
rien  ;  cependant,  vous  pouvez,  dès  maintenant, 
assurer  leur  avenir,  en  donnant  pour  eux  le 
sou  hebdomadaire,  en  priant  à  leur  place  et  en 
les  faisant,  ainsi,  pendant  que  leur  âme  som- 
meille encore,  les  coopérateurs  d'une  Œuvre 
sublime  et  sainte  entre  toutes  les  œuvres.  Dieu, 
qui  est  plus  père  et  plus  mère  que  vous,  Dieu 
ne  peut  pas  trahir  vos  sollicitudes  chrétiennes, 
ni  refuser  de  rendre  bons,  honnêtes,  justes  et 
saints  ceux  qui,  dès  leur  berceau,  auront  été 
apôtres. 

Etre  apôtre  !  que  ce  soit,  mes  Frères,  votre 
vœu  unanime  et  la  suprême  conclusion  de  ce 
discours.  Avant  de  nous  quitter,  exprimons 
ensemble  ce  vœu,  et  disons,  d'une  commune 
voix,  au  Roi  immortel  qui  va  paraître  tout  à 
l'heure  sur  l'autel  :  (c  Seigneur  et  maître  du  ciel 
et  de  la  terre,  pour  conquérir  l'univers  que 
votre  divin  Père  vous  a  donné  en  héritage, 


310  OEUVRE    DE    LA.    PROPAGATION    DE    LA   FOI. 

VOUS  faites  appel  au  peuple  et  vous  comptez 
sur  lui  :  soyez  tranquille,  il  ne  vous  manquera 
pas.  Le  peuple,  c'est  nous.  Nous  sommes  prêts  : 
notre  argent,  nos  prières,  nos  personnes, ^nos 
vies,  tout  vous  appartient,  faites  tout  concourir 
à  l'Œuvre  sainte  delà  Propagation  de  la  Foi.  » 


PANÉGYRIQUES 


PANÉGYRIQUE 

DU  B.  JEAN-BAPTISTE  DE  LA  SALLE 


PANEGYRIQUE 
DU  B.  JEAN-BAPTISTE  DE  LA  SALLE 

prononcé  dans  l'église  primatiale  de  Rouen, 
le  14  juin  1888. 


Justum  deduxit  Dominus  per  vias 
rectas^  et  ostenditilli  regnum  Dei;  et 
dédit  un  scientiani  sanctorum  ;  hones- 
tavit  illum  in  laboribus,  et  coinplevit 
labores  illius. 

(SaPm  cap.  X,  10.) 

Messeigneurs, 
Mes  Frères, 

Il  y  a  cinquante- quatre  ans,  un  tout  jeune 
enfant,  arrivé  de  bonne  heure  à  la  classe,  con- 
templait, dans  un  pauvre  cadre,  la  douce  et 
sereine  image  d'un  homme  habillé  comme 
ceux  qu'il  appelait  ses  chers  frères,  et  sous 
cette  image  il  lisait  :  Véritable  'portrait  de 
M.  l'ahhé  JeaU' Baptiste  de  La  Salle,  fondateur 


314  PANÉGYRIQUE 


de  r Institut  des  Frères  des  Écoles  chrétiennes . 
A  quelque  temps  de  là,  M.  l'Abbé  s'appelait  le 
Vénérable;  aujourd'hui,  c'est  le  Bienheureux  ; 
et  à  l'enfant,  devenu  presque  un  vieillard, 
Dieu  a  réservé  la  gloire  d'exprimer  solennelle- 
ment sa  reconnaissante  admiration. 

Vous  avez  fait  de  cette  joie  un  honneur, 
Monseigneur,  en  me  demandant  ma  parole 
pour  une  de  ces  fêtes  que  votre  amour  du  beau 
et  vos  illustres  amitiés  savent  rendre  si  magni- 
fiques et  si  grandioses  \  Plus  que  toutes  les 
autres  villes,  Rouen  a  droit  aux  pompes  de  la 
Béatification.  C'est  d'ici  qu'a  jailli  l'étincelle 
et  qu'est  parti  le  mouvement  qui  ont  décidé  la 
vocation  de  Notre  Bienheureux  ;  c'est  d'ici 
qu'il  a  reçu  les  conseils  qui  l'affermirent  dans 
son  dessein  ;  c'est  ici  qu'il  se  sentait  plus 
particulièrement  attiré  ;  ici,  qu'il  a  fondé  sa 
maison  de  prédilection  ;  ici,  qu'il  vint  achever 


1.  Étaient  présents  :  NN.  SS.  Thomas,  archevêque  de 
Rouen;  Hugonin,  évêque  de  Bayeux;  Grosleau,  évêque 
d'Évreux;  Germain,  évêque  de  Coutances;  Corfcet,  évêque 
de  Troyes  ;  Turinaz,  évêque  de  Nancy  ;  Goux,  évêque  de 
Versailles  ;  Jourdan  de  la  Passardière,  évêque  de  Roséa, 
administrateur  de  Tunis,  suffragant  de  Carthage, 


DU  BIENHEUREUX  J.-B.  DE  LA  SALLE.      315 

sa  laborieuse  carrière  ;  ici,  que  reposent  ses 
restes  bénis  ;  ici,  que  ses  ossements  ont  pro- 
phétisé ;  ici,  qu'il  a  révélé  sa  gloire  céleste  par 
des  merveilles  encore  vivantes  :  Je  les  vois  dans 
cet  auditoire  ;  elles  pourraient  se  lever  et  dire  : 
C'est  moi  M  Chantons  donc  ses  louanges.  La 
sagesse  divine,  elle-même,  a  inspiré  les  trois 
strophes  dans  lesquelles  s'encadrent  toute  la 
vie  et  toute  l'œuvre  de  très  doux,  très  pieux, 
très  humble,  très  pur,  très  austère,  très 
éprouvé,  très  patient  et  très  glorieux  Jean- 
Baptiste  de  La  Salle,  dont  nous  inaugurons  en 
ce  jour  le  culte  public  : 

«  Le  Seigneur  a  conduit  son  juste  dans 
les  voies  droites  et  lui  a  montré  le  royaume 
de  Dieu  ; 

((  Il  lui  a  donné  la  science  des  saints  ; 

((  Il  l'a  honoré  dans  ses  travaux  et  en  a 
assuré  les  fruits,  y) 


1.  M.  Etienne  de  Suzanne,  dont  la  guérison  miracu- 
leuse est  mentionnée  dans  la  bulle  de  béatification,  était 
présent  à  la  cérémonie. 


316  PANÉGYRIQUE 


Dieu  est  maître  de  ses  grâces.  Il  peut  d'une 
tige  stérilisée  ou  déshonorée  par  le  vice  tirer 
de  saints  rejetons.  Plus  d'une  fois,  il  a  étonné 
le  monde  par  cette  merveille.  Cependant  ce 
n'est  pas  la  loi  commune  de  son  action  provi- 
dentielle sur  ceux  qu'il  appelle  ses  justes.  11 
prépare  généralement  l'éclosion  de  leurs  vertus 
dans  un  milieu  où  la  vie  chrétienne  est  en 
honneur.  C'est  ainsi  qu'il  les  détourne,  dès  le 
principe,  des  fausses  voies  où  pourrait  s'égarer 
leur  enfance,  pour  les  mettre  dans  le  droit 
chemin,  selon  la  force  de  cette  parole  :  Justum 
deduxit  Dominus  per  vias  rectas. 

Or,  dans  la  dernière  moitié  du  dix-septième 
siècle,  vivait;  à  Reims,  une  famille  où  sept 
enfants  croissaient  sous  l'austère  et  douce 
protection  d*un  père  et  d'une  mère  non  moins 
recommandables  par  leurs  vertus  que  par  leur 
noblesse.  Jean-Baptiste  de  La  Salle  était  l'aîné 
de  cette  famille,  dans  laquelle  Dieu  se  fit  une 


DU  BIENHEUREUX  J.-B.  DE  LA  SALLE.      317 

part  de  maître.  Son  nom  prophétisait,  avec  sa 
vie  pure  et  pénitente,  la  mission  que  Dieu 
devait  lui  confier  d'être  le  précurseur  de  son 
règne  dans  l'âme  des  enfants  pauvres. 

Dès  ses  plus  tendres  années,  il  est  marqué 
du  signe  d'élection.  Dieu  le  met  à  part  :  Justum 
deduxit.  Il  le  détourne  des  joies  bruyantes  et 
des  vains  amusements  dans  lesquels  se  com- 
plaît la  légèreté  de  l'enfance  et  lui  donne  le 
mystérieux  attrait  des  choses  sacrées.  Entre 
toutes  les  lectures,  c'est  la  vie  des  saints  qu'il 
préfère  ;  entre  tous  les  chants,  c'est  celui  de 
l'Église  qui  le  ravit;  c'est  dans  le  temple  de 
Dieu  et  près  de  l'autel  qu'il  se  sent  plus  à  Taise 
et  qu'il  aime  à  épancher  son  âme.  A  mesure 
qu'il  croît  en  âge  ses  goûts  s'affirment  davan- 
tage. Il  arrive  à  la  fin  de  ses  humanités  sans 
avoir  été  détourné,  par  la  curiosité  et  la  séduc- 
tion des  belles-lettres,  de  la  voie  sainte  où  la 
grâce  l'a  engagé  :  dévot  sans  contrainte,  grave 
sans  tristesse,  chéri  de  ses  maîtres,  vénéré  de 
tous  ses  condisciples,  charmant  tout  le  monde 
par  sa  douce  et  chaste  beauté  d'ange,  et  tout 
entier  au  règne  de  Dieu  à  qui  il  s'est  donné 
sans  partage.  Déjà  sa  jeune  âme  est  pénétrée 


318  PANÉGYRIQUE 


de  cette  noble  maxime  qui  sera  désormais  la 
règle  de  sa  vie  :  «  Dieu  seul  !  et  rien  en  dehors 
de  sa  volonté  sainte.  » 

Or,  la  volonté  de  Dieu,  c'est  qu'il  se  consacre 
au  service  des  autels.  Ses  inclinations,  ses 
attraits,  ses  plaisirs,  tout  indique  qu'il  est  fait 
pour  l'Eglise.  Il  y  entre  par  la  porte  des  hon- 
neurs et  des  avantages  qu'ambitionnaient  alors 
les  jeunes  gens  de  noble  famille.  Mais  la  grâce, 
qui  éclaire  et  conduit  ce  juste,  n'a  pas  de  peine 
à  le  préserver  de  l'amour  du  bien-être,  de  la 
mollesse  et  du  luxe  auxquels  se  laissent  aller, 
en  ce  temps-là,  ceux  qui  abusent  des  biens 
d'église,  ni  à  lui  persuader  qu'un  clerc  doit 
payer  son  bénéfice  par  le  service  public  de  la 
prière,  et  être  un  homme  de  retraite,  de  recueil- 
lement et  d'esprit  intérieur. 

Le  jeune  chanoine  de  Reims,  uniquement 
appliqué  à  l'étude  et  au  service  de  Dieu,  devient 
bientôt  maître  es  arts.  La  mort  de  son  père  et 
de  sa  mère,  en  l'arrachant  au  séminaire  de 
Saint-Sulpicc,  où  il  étudie  la  théologie  et  se 
montre  le  modèle  des  parfaits,  et  en  lui  impo- 
sant les  sollicitudes  et  les  charges  d'un  chef  de 
famille,  ne   le  détourne  pas  de  sa  vocation 


DU    BIENHEUREUX    J.- B.    DE    LA    SALLE.  319 

ecclésiastique.  Dieu  maintient  son  juste  dans 
la  droite  voie  et  lui  fait  entrevoir,  dans  Pâme 
des  enfants  dont  il  est  le  frère,  le  tuteur  et 
l'éducateur,  la  part  privilégiée  de  son  royaume» 
où  il  devra,  un  jour,  exercer  son  zèle  et 
dépenser  son  amour. 

Jean-Baptiste  de  La  Salle  avait  vingt-sept 
ans  lorsqu'il  fut  ordonné  prêtre.  Je  ne  m'arrê- 
terai pas  à  vous  dépeindre  sa  ferveur,  ses 
ravissements,  sa  vie  toute  céleste.  «  C'était, 
dit  un  de  ses  plus  anciens  historiens,  un  Moïse 
remportant  de  son  commerce  avec  Dieu  un 
fond  de  lumières  qui  se  répandaient  sur  tous 
ceux  qui  l'approchaient.  »  Dans  sa  vie  tran- 
quille et  recueillie  de  chanoine,  il  eût  été  un 
orange  parfait  et  un  admirable  directeur  d'âmes; 
mais  Dieu  lui  réservait  une  autre  mission  dans 
son  royaume  :  la  création  et  l'organisation 
d'une  armée  pacifique,  destinée  à  combattre 
l'ignorance  et  la  corruption  des  classes  pauvres, 
par  l'instruction  et  l'éducation  chrétienne  et 
gratuite  de  l'enfance. 

Vous  avez  entendu  dire  mille  fois,  mes 
Frères,  que,  jusqu'à  la  fin  du  siècle  dernier, 
l'ignorance  du  peuple  a  été  systématiquement 


320  PANÉGYRIQUE 


entretenue  par  TÉglise,  au  profit  d'une  supers- 
tition honteuse  et  dégradante,  et  qu'il  a  fallu 
qu'une  révolution  rédemptrice  de  la  libre- 
pensée  proclamât  Taffranchissement  des  basses 
classes,  et  donnât  le  signal  d'une  généreuse 
diffusion  de  l'instruction  populaire.  Ce  men- 
songe banal  s'est  tellement  emparé  de  Topi- 
nion,  que  les  plus  lumineuses  et  les  plus  con- 
vaincantes évocations  des  faits  historiques 
n'ont  pas  encore  pu  l'éclairer.  Puisse  la  so- 
lennelle et  providentielle  glorification  d'un 
des  plus  vaillants,  des  plus  généreux  et 
des  plus  triomphants  instituteurs  du  peuple 
étouffer  le  mensonge  et  populariser  la  vé- 
rité! 

Je  n'ai  point  à  vous  raconter  toutes  les 
gloires  intellectuelles  de  l'Église,  ni  à  vous 
prouver  qu'elle  a  été  fidèle,  en  tous  les  âges, 
à  sa  mission  d'enseignement,  autant  que  le 
permettaient  l'agitation  des  peuples,  la  rudesse 
de  leurs  caractères  et  de  leurs  mœurs  ;  ce  serait 
m'écarter  de  mon  sujet.  Transportons-nous  à 
l'époque  où  le  Bienheureux  de  La  Salle  com- 
mença son  œuvre,  c'est-à-dire  plus  d'un  siècle 
avant  cette  révolution  vantarde  qui  prétend 


DU  BIENHEUREUX  J.-B.  DE  LA  SALLE.      321 


confisquer  la  lumière  et  l'amour  du  genre 
humain. 

En  ce  temps-là,  bien  que  la  charité  chré- 
tienne eût  multiplié  les  écoles,  il  y  avait  encore 
une  foule  d'enfants  que  la  pauvreté  retenait 
loin  de  ces  foyers  de  lumière.  L'ignorance  et 
les  mauvaises  mœurs,  conséquences  fatales 
de  leur  abandon,  m.ettaient  en  péril  leur  salut 
et  devenaient  une  menace  pour  la  société.  De 
grandes  âmes  s'émurent;  il  leur  semblait  en- 
tendre la  voix  plaintive  du  Christ  leur  dire  : 
((  Faites  vsnir  kmoi  les  petits  enfants.  »  C'est 
alors  que  fut  conçu  le  dessein  des  écoles  chré- 
tiennes gratuites  pour  les  enfants  pauvres*. 

Je  félicite  la  noble  ville  de  Rouen  d'avoir  été 
le  premier  théâtre  où  fut  exécuté  ce  généreux 
dessein,  et  j'offre  l'hommage  de  ma  profonde 


\ .  Parmi  les  grandes  âmes  que  préoccupait  la  question 
des  écoles,  il  faut  compter  le  vénérable  M.  Bourdoise. 
Il  semble  qu'un  instinct  prophétique  lui  ait  fait  pressen- 
tir Tavènement  du  Bienheureux  de  La  Salle.  Trois  ans 
avant  la  naissance  de  ce  dernier,  le  3  octobre  1647, 
il  écrivait  ce  qui  suit  :  «  .Te  croy  qu'un  prêtre  qui  aurait 
l'âme  d'un  prêtre,  c'est-à-dire  Tesprit  de  son  état,  préfé- 
rerait l'exercice  de  l'école  à  toutes  sortes  d'exercices,  et 
y  vivrait  comme  un  saint  Paul  du  travail  de  ses  mains. 
II  21 


322  PANÉGYRIQUE 


vénération  au  très  pieux,  très  courageux  et 
très  dévoué  P.  Barré,  religieux  minime,  dont 
les  saintes  filles  sont  encore  aujourd'hui  l'hon- 
neur et  la  Providence  de  ce  diocèse.  Le 
P.  Barré  n'a  point  localisé  son  zèle;  Paris  fut  té- 
moin de  ses  ardeurs  pédagogiques,  et  il  les  fit 
passer  au  cœur  d'un  vénérable  chanoine  de 
Reims,  dont  Jean-Baptiste  de  La  Salle  fut  le 
disciple  et  le  successeur  dans  la  direction  des 
Sœurs  de  l'Enfant- Jésus.  Cet  héritage  d'un 
père  spirituel  n'était  pour  notre  Bienheureux 
qu^une  sorte  d'apprentissage  d'une  œuvre 
plus  difficile  et  plus  laborieuse.  Le  P.  Barré 
avait  pu  trouver  facilement  des  auxiliaires  de 
sa  charité  pour  l'éducation  des  filles,  mais  il 
avait  échoué  lorsqu'il  s'était  agi  des  garçons. 


Un  prêtre  qui  aurait  la  science  des  saints  et  du  salut  se 
ferait  maître  d'école,  et  par  là  se  ferait  canoniser.  Les 
meilleurs  maîtres,  les  plus  grands  en  crédit,  les  docteurs 
de  Sorbonne  n'y  seraient  pas  trop  bons  ;  mais  parce  que 
les  écoles  des  paroisses  sont  pauvres  et  conduites  par 
des  pauvres,  on  s'imagine  que  ce  n'est  rien  ;  cependant 
c'est  Tunique  moyen  de  détruire  le  vice  et  d'établir  la 
vertu,  et  je  deffie  tous  les  hommes  ensemble  d'en  trou- 
ver un  meilleur.  »  {Vie  de  M»  Bourdoise^  lib.  V;  p.  474. 
Paris,  Fournier,  1714.) 


DU   BIENHEUREUX   J.-B.    DE   LA   SALLE.  323 

Une  femme  héroïque  entreprit  de  compléter 
son  œuvre,  et  donna  ouverture  aux  desseins  de 
la  Providence  sur  le  Bienheureux  de  La  Salle. 
La  nature  l'avait  faite  grande,  belle,  intelli- 
gente, noble,  majestueuse,  capable  d'inspirer 
l'amour  et  le  respect.  Elle  ne  se  servit  d'abord 
de  ces  dons  que  pour  donner  en  spectacle  les 
vices  les  plus  méprisables.  Esclave  de  sa  va- 
nité, idolâtre  de  son  corps,  ne  songeant  qu'à 
se  faire  admirer,  empressée  à  tous  les  plaisirs, 
amoureuse  du  bien-être  jusqu'à  la  plus  hon- 
teuse mollesse,  dure  aux  malheureux  jusqu'à 
injurier  et  maltraiter  ceux  de  ses  serviteurs 
qui  avaient  pitié  d'eux  :  voilà  ce  qu'elle  était 
avant  que  la  mort  d'une  des  victimes  de  sa 
dureté  eût  converti  son  cœur.  Mais,  depuis, 
quelle  humilité!  quel  amour  de  l'abjection I 
quelle  mortification  !  quelle  tendresse  pour  les 
pauvres!  Aucun  mépris,  aucune  injure  capa- 
bles de  satisfaire  son  désir  d'être  humiliée; 
aucune  nourriture  assez  vile  pour  châtier  son 
goût;  aucun  vêtement  assez  abject  pour  cou- 
vrir son  corps  exténué  par  toutes  sortes  de  ma- 
cérations ;  aucun  réduit  assez  misérable  pour 
servir  de  refuge  à  sa  vie  solitaire*  Prodigue 


324  PANÉGYRIQUE 


de  ses  biens  qu'elle  dépensait  tous  en  bonnes 
œuvres,  elle  avait  l'air  si  pauvre  qu'on  lui  fai- 
sait l'aumône,  à  son  grand  contentement.  Pro- 
digue de  sa  vie,  elle  la  sacrifia  dans  un  hôpital 
où  elle  soignait  les  maladies  contagieuses.  Au 
temps  de  ses  triomphes  mondains,  on  l'appe- 
lait l'insolente  Maillefer  ;  après  sa  mort  tout  le 
monde  voulut  avoir  de  ses  reliques.  Admira- 
bles exemples  de  ces  temps  de  foi  !  Ils  ne  sont 
plus  à  la  taille  de  nos  mondaines  amoindries. 
Leurs  vices,  pour  être  plus  dissimulés,  ne 
sont  pas  moins  odieux  que  ceux  des  grandes 
dames  d'autrefois.  Et  que  font-elles  pour  les 
expier?  Hélas!  c'est  à  peine  si  un  directeur 
débonnaire  parvient  à  les  faire  échouer  dans 
je  ne  sais  quelle  dévotion  sans  profondeur  et 
sans  sincérité,  où  les  amulettes  et  les  petites 
pratiques  tiennent  lieu  de  pénitence. 

La  grande  âme  de  M""^  de  Maillefer  avait 
compris  l'œuvre  du  P.  Barré;  elle  voulut  l'a- 
chever en  fondant  des  écoles  de  garçons. 
L'homme  qu'elle  choisit  pour  exécuter  son 
dessein,  M.  Niel,  pieux,  actif,  plein  de  zèle  et 
de  souplesse,  avait  déjà  fait  un  essai  à  Rouen. 
Mais  c'était  à  Reims,  où  il  fut  envoyé,  qu'il 


DU    BIENHEUREUX    J. -B.    DE    LA.    SALLE.  325 

devait  trouver  le  maître  ouvrier  de  cette 
grande  entreprise.  La  main  de  Dieu,  qui  con- 
duit son  juste,  s'y  montre  en  toutes  les  cir- 
constances. La  nature  calme  de  M.  de  La  Salle 
se  serait  accommodée  volontiers  d'une  vie  tran- 
quille, où  il  eût  pu  satisfaire  ses  goûts  pour  la 
retraite,  l'étude,  l'oraison,  les  pratiques  ascé- 
tiques; mais,  fidèle  à  sa  maxime  :  Dieu  seul  ! 
et  rien  en  dehors  de  sa  sainte  volonté  !  il  se 
laisse  amener  par  la  Providence  dans  un  cou- 
rant d'action  qui  doit  agiter  toute  sa  vie. 
C'est  en  vain  qu'il  s'efforce  de  n'être  qu'un 
collaborateur  intermittent  dans  une  œuvre 
dont  il  comprend  l'importance;  Dieu  veut 
qu'il  en  soit  le  chef  et  qu'il  y  mette  sa  sagesse, 
sa  prudence,  son  esprit  d'ordre,  sa  constance 
et  toute  sa  sainteté.  Il  est  ainsi  fait  que  son 
humilité  se  refuse  aux  grandes  entreprises, 
que  ses  résolutions  ont  besoin  d'être  contrô- 
lées et  approuvées  par  ceux  qu'il  considère 
comme  les  interprètes  de  la  volonté  de  Dieu; 
mais,  une  fois  prises,  comme  il  y  tient  !  Rien 
ne  peut  les  ébranler,  ni  le  détourner  de  la  voie 
où  Dieu  l'a  mis  pour  travailler  à  l'extension 
de  son  règne.  «  Je  m'étais  figuré,  dit-il,  dans 


326  PANÉGYRIQUE 


un  de  ses  mémoires,  que  la  conduite  que  je 
prenais  des  écoles  et  des  maîtres  serait  seule- 
ment une  conduite  extérieure  qui  ne  m'enga- 
geait à  rien  autre  chose  qu'à  pourvoir  à  leur 
subsistance,  et  à  avoir  soin  qu'ils  s'acquit- 
tassent de  leur  emploi  avec  piété  et  applica- 
tion... Mais  Dieu,  qui  conduit  toutes  choses 
avec  sagesse  et  avec  douceur  et  qui  n'a  point 
coutume  de  forcer  l'inclinaison  des  hommes, 
voulant  m'engager  à  prendre  entièrement  le 
soin  des  écoles,  le  fit  d'une  manière  impercep- 
tible et  en  beaucoup  de  temps;  de  sorte  qu'un 
engagement  me  conduisit  dans  un  autre,  sans 
l'avoir  prévu  dans  le  commencement.  » 

Voilà  bien,  mes  Frères,  le  Justum  deduxit. 
Notre  Bienheureux,  qui  croyait  n'avoir  pas 
d'autre  chose  à  faire  qu'à  contenir  et  à  régler 
l'ardeur  d'un  homme  entreprenant,  le  sup- 
plante sans  le  vouloir.  En  1681,  il  fait  de  sa 
propre  demeure  la  maison  commune  des 
maîtres  d'école,  de  sa  table  leur  table  ;  deux 
ans  plus  tard,  il  résigne  son  canonicat;  l'an- 
née suivante,  il  se  dépouille  de  son  patri- 
moine. Il  a  vaincu,  pour  cela,  les  répugnances 
de  sa  nature  délicate  et  bien  élevée,  l'amour- 


DU  BIENHEUREUX  J.-B.  DE  LA  SALLE.      327 

propre,  les  susceptibilités,  les  colères  de  sa 
famille,  les  mépris  et  les  injures  du  monde, 
les  supplications  de  ses  amis  et  les  résistances 
de  ses  supérieurs  ecclésiastiques.  Réduit  à 
rien,  il  se  trouve  à  la  tête  d'un  petit  troupeau 
que  ses  renoncements  ont  délivré  des  tenta- 
tions qui  menaçaient  de  le  disperser  :  famille 
de  pauvres,  de  chastes  et  d'obéissants,  vêtus 
d'un  habit  grossier,  disciplinés  par  une  règle 
austère,  et  s'appelant  tous  du  doux  nom  de 
frère;  noyau  d'une  grande  armée  de  travail- 
leurs, destinés  à  exploiter  les  contrées  les  plus 
humbles  et  les  plus  oubliées  du  royaume  de 
Dieu;  tous  pénétrés  de  cette  maxime  du 
maître  :  Dieu  seul,  et  rien  en  dehors  de  sa 
sainte  volonté  ! 

Or,  mes  Frères,  la  volonté  de  Dieu  est  que 
l'œuvre  du  Bienheureux  de  La  Salle  soit 
éprouvée  par  des  difficultés  terribles  pour  les- 
quelles il  aura  besoin  de  la  science  des  saints. 
Nous  allons  voir  s'il  Ta  reçue,  et  si  j'ai  bien 
fait  de  lui  appliquer  ces  paroles  de  la  sagesse  : 
—  (c  Dédit  illi  scientiam  sanctorum.  » 


328  PANÉGYRIQUE 


II 


Qu'est-ce  que  la  science  des  saints?  Est-ce 
cette  profonde  connaissance  des  vérités  di- 
vines, cette  merveilleuse  intelligence  des 
dogmes  et  des  mystères  qu'on  ne  rencontre 
que  dans  l'âme  radieuse  des  docteurs?  —  Est- 
ce  le  fruit  des  contemplations  sublimes  et  des 
visions  célestes  qui  ravissent  les  grands  mys- 
tiques, et  leur  donne  comme  un  avant -goût 
des  délices  éternelles  ?  —  Faut-il  être  un  Au- 
gustin, un  Chrysostôme,  un  Thomas  d'Aquin; 
ou  bien  une  Catherine  de  Sienne,  une  Thé- 
rèse, un  Jean  de  la  Croix,  pour  qu'on  puisse 
dire  d'une  âme  juste  :  «  Dieu  lui  a  donné  la 
science  des  saints  :  Dédit  illi  scientiam  sanc' 
torum?  »  Non,  mes  Frères.  La  science  des 
saints  est  plus  simple  et  plus  à  la  portée  de 
l'universalité  des  âmes.  Notre  divin  maître 
Jésus-Christ  l'a  résumée  en  ces  quelques 
mots  :  (r  Si  quelqu'un  veut  venir  après  moi, 
qu'il  se  renonce   lui-même  et  qu'il  porte  sa 


DU    BIENHEUREUX    J.-B.    DE    LA    SALLE.  329 

croix  :  Si  quis  vult  post  me  venire,  ahneget 
semetipsum  et  tollat  crucem  suam.  »  Tout  est 
là,  dit  le  livre  de  V Imitation  :  ce  In  cruce  om- 
nia  constant.  » 

Or,  personne  ne  sut  mieux  se  renoncer  et 
souffrir  que  le  Bienheureux  Jean-Baptiste  de 
La  Salle.  De  bonne  heure,  il  a  fait  de  la  vo- 
lonté de  Dieu  la  règle  souveraine  de  sa  vie. 
Tout  ce  qu'il  est,  tout  ce  qu'il  a,  tout  ce  qu'il 
peut  faire  appartient  à  cette  volonté  sainte.  Il 
n'est  pas  de  ceux  qui  croient  être  d'autant  plus 
grands  qu'ils  sont  plus  maîtres  d'eux-mêmes, 
plus  libres  de  s'abandonner  aux  dangereux  ca- 
prices de  l'esprit  propre,  plus  âpres  à  faire 
prévaloir  leurs  vues  et  leurs  résolutions  per- 
sonnelles. Cela  n'est  pas  une  science,  c'est  une 
folie.  La  vraie  science,  la  science  pratique  des 
saints  commence  par  Vabneget. 

Elle  ne  s'est  jamais  démentie  dans  la  vie  de 
notre  Bienheureux.  Dieu  veut-il  qu'il  quitte  le 
séminaire,  paradis  de  sa  jeunesse,  et  suspende 
la  poursuite  d'une  vocation  qui  lui  est  chère, 
pour  prendre  le  gouvernement  d'une  famille 
que  la  mort  a  privée  de  ses  chefs  ?  Il  obéit,  et 
devient  le  plus  intelligent,  le  plus  attentif  et 


330  PANÉGYRIQUE 


le  plus  dévoué  des  tuteurs.  Lui  demande-t-on 
de  s'arracher  à  ses  douces  habitudes  d'étude 
et  de  prière,  pour  se  consacrer  à  des  œuvres 
extérieures  de  miséricorde  spirituelle  aux- 
quelles il  n'a  jamais  pensé  ?  Il  y  consent.  Dieu 
lui  fait-il  entendre  qu'il  ne  peut  rester  le  di- 
recteur des  humbles  gens,  qu'il  a  groupés  au- 
tour de  lui,  s'il  les  distance  de  trop  loin  par 
sa  haute  position?  Il  s'abaisse  volontiers,  et 
célèbre  par  un  Te  Deum  solennel  la  résigna- 
tion de  sa  prébende  et  son  canonicat.  Faut-il, 
pour  être  mieux  aux  mains  de  la  Providence, 
qu'il  se  dépouille  de  son  patrimoine?  C'est 
fait;  en  une  année,  le  voilà  passé  aux  indigents 
et  aux  œuvres  de  bienfaisance.  Ce  noble,  il  se 
fait  peuple  pour  instruire  les  fils  du  peuple. 
Ce  maître  es  arts,  qui  a  parcouru  toute  la 
carrière  des  belles-lettres,  ce  docteur,  qui 
pourrait  enseigner  avec  succès  la  philosophie 
et  la  théologie,  il  remplit  avec  une  admirable 
simplicité  l'office  de  maitre  d'école  des  enfants 
pauvres,  et  n'a  pas  de  plus  grande  joie,  tout 
supérieur  qu'il  est,  que  de  suppléer,  dans 
cette  humble  fonction,  ses  disciples  malades 
ou  absents.  Ce  sage,  dont  les  résolutions  lentes 


DU  BIENHEUREUX  J.-B.  DE  L4  SALLE.      331 

ne  sont  jamais  prises  qu'avec  une  parfaite  ma- 
turité, il  est  docile  comme  un  enfant  sous  la 
conduite  de  ses  directeurs.  Investi  du  com- 
mandement, il  s'en  estime  indigne,  et  n'aspire 
qu'à  être  remplacé,  afin  de  pouvoir  obéir. 
Bref,  il  se  renonce  en  tout  :  dans  ses  plus 
chers  désirs,  dans  ses  habitudes,  ses  goûts  et 
ses  délicatesses,  dans  ses  honneurs,  dans  ses 
biens,  dans  son  esprit,  dans  sa  volonté.  Et  ce 
n'est  pas  chez  lui  le  résultat  d'une  faiblesse 
qui  sent  le  besoin  d'être  stimulée  et  conduite, 
mais  l'effet  d'un  amoureux  abandon  de  la  vo- 
lonté de  Dieu  à  qui  il  s'est  livré  tout  entier. 

Il  complète,  dans  sa  sainte  vie,  le  parfait 
renoncement  par  l'amour  de  la  croix  et  la 
pratique  de  la  souffrance  volontaire.  Tenir  ses 
sens  en  captivité  et  leur  refuser  les  satisfac- 
tions que  tant  d'honnêtes  chrétiens  leur  ac- 
cordent, ce  n'est  qu'un  prélude  de  Fimpi- 
toyable  guerre  qu'il  veut  faire  à  son  corps. 
Dans  sa  jeunesse,  il  l'habitue  aux  veillées  qui 
permettent  d'allonger  le  temps  de  la  prière, 
et,  par  de  douloureux  stratagèmes,  il  l'em- 
pêche de  succomber  au  sommeil.  Plus  tard,  il 
ne  lui  accordera  plus  d'autre  lit  que  la  terre 


332  PANÉGYRIQUE 


nue  ou  une  misérable  chaise,  afin  d'être  tou- 
jours prêt  à  répondre  au  signal  qui  l'appelle  à 
l'oraison.  Dépouillé  de  tout,  il  veut  vivre 
comme  un  vrai  pauvre  ;  et  si  son  estomac  dé- 
licat de  gentilhomme  se  révolte  à  l'aspect 
d'une  nourriture  grossière,  il  l'affame  par 
une  longue  diète  pour  le  contraindre  à  man- 
ger ce  qui  le  dégoûte.  A  force  de  mortifica- 
tions, il  tue  en  lui  le  goût  et  ne  sait  plus  dis- 
tinguer entre  la  douceur  ou  l'amertume.  Ses 
rigoureuses  abstinences  sont  aggravées  par 
des  jeûnes  fréquents  et  sévères,  jamais  inter- 
rompus, même  dans  ses  voyages  qu'il  fait 
toujours  à  pied.  Il  lui  faut,  pour  se  vêtir,  les 
plus  pauvres  habits  ;  et  rien  ne  peut  le  déci- 
der à  se  protéger  contre  l'inclémence  des  sai- 
sons. La  haire,  le  cilice,  les  ceintures  aux 
pointes  pénétrantes  :  voilà  l'armure  habituelle 
de  ce  soldat  de  la  pénitence.  Il  ne  la  met  bas 
que  pour  déchirer  sa  chair  par  de  cruelles  dis- 
ciplines. ((  Si  les  murailles  de  sa  cellule  pou- 
vaient parler,  dit  un  de  ses  contemporains, 
que  ne  diraient- elles  pas  des  pieux  excès  dans 
lesquels  le  jetait  son  ivresse  spirituelle  !  »  Un 
autre  ajoute  :  «  On  pouvait  le  suivre  partout 


DU  BIENHEUREUX  J.-B,  DE  LA  SALLE.      333 

à  la  trace  de  son  sang.  »  Et  l'un  de  ses  pa- 
rents, exprimant  un  jour  son  douloureux  éton- 
nement,  s'écriait  :  «  Il  a  été  trop  dur  à  sa 
chair,  et  il  sera  obligé,  aussi  bien  que  saint 
François,  de  lui  demander  pardon,  à  la  mort, 
de  tout  le  mal  qu'il  lui  a  fait  pendant  la  vie. 
Il  s'est  fait  le  tyran  d'un  corps  qui  avait  été 
élevé  avec  des  soins  extrêmes.  Il  n'y  a  que 
ceux  qui  le  savent  qui  puissent  s'étonner  de 
le  voir  faire  revivre,  en  sa  personne,  les  Ma- 
caire,  les  Hilarion,  les  Jérôme  et  autres  ana- 
chorètes les  plus  pénitents.  » 

Mes  Frères,  ces  pieuses  brutalités  des  saints 
nous  épouvantent  quand  elles  ne  nous  scanda- 
lisent pas  ;  cela  vient  de  ce  que  nous  n'avons 
pas  leur  science.  Il  comprennent  mieux  que 
nous  l'Évangile  et  savent  le  mettre  en  pra- 
tique. 

Non  seulement  ils  se  crucifient  eux-mêmes, 
mais,  Dieu  les  crucifie  dans  leurs  œuvres.  Ils 
s'y  attendent  :  c'est  la  loi.  Depuis  que  le  Christ 
a  consommé  la  rédemption  du  monde  dans  la 
douleur  et  dans  le  sang,  toute  œuvre  rédemp- 
trice doit  être  marquée  du  signe  de  la  croix. 
Rédempteur  des  âmes  d'enfants  que  la  pau- 


334  PANÉGYRIQUE 


vreté  condamne  à  l'ignorance  et  à  la  corrup- 
tion, notre  Bienheureux  va  subir  cette  loi  ; 
et  avec  quelle  dureté,  grand  Dieu  !  Ses  renon- 
cements et  ses  souffrances  volontaires  ne  sont 
que  douceurs  en  regard  des  épreuves  qui  lui 
viennent  de  son  œuvre.  Pendant  près  de  qua- 
rante ans  tout  semble  conspirer  contre  elle,  et 
à  partir  du  jour  où  il  l'a  entreprise,  «  sa  vie, 
dit  un  de  ses  historiens,  n'est  plus  qu'une 
longue  suite  de  persécutions  et  d'humiliations 
de  toutes  sortes.  Presque  tous  les  jours  il  voit 
des  orages  se  former  sur  sa  tête.  L'un,  sou- 
vent, naissait  de  l'autre,  et  la  fin  du  premier 
voyait  le  commencement  d'un  second.  Ainsi 
tous,  se  succédant  les  uns  aux  autres,  ont 
formé  une  tempête  qui  a  duré  aussi  longtemps 
que  son  existence,  et  les  tonnerres  n'ont  cessé 
de  gronder  sur  lui  que  quand  il  a  été  couché 
dans  le  tombeau.  » 

Le  monde,  éternel  ennemi  des  œuvres  di- 
vines et  de  la  vertu  des  saints,  ne  peut  souf- 
frir les  grands  exemples  que  lui  donne  un 
homme  de  noble  naissance  et  de  haut  rang, 
volontairement  tombé  dans  la  miséricordieuse 
abjection  d'un  état  qui  le  rapproche  des  pe- 


DU  BIENHEUREUX  J  -B.  DE  LA  SALLE.      335 

tites  gens  et  des  misérables.  Hier,  honorable 
sous  l'hermine  du  chanoine,  Jean-Baptiste  de 
La  Salle  n'est  plus,  sous  l'humble  habit  des 
frères,  qu'un  hypocrite,  un  ambitieux,  un  en- 
têté, un  extravagant,  un  fantoche  ridicule.  On 
l'accable  de  mépris.  Ni  lui  ni  ses  disciples  ne 
peuvent  paraître  dans  la  rue  sans  être  pour- 
suivis par  les  cris  des  enfants  et  les  huées  de 
la  populace.  Les  parents  de  ceux  qu'il  ins- 
truit se  mettent  de  la  partie;  non  seulement 
ils  lui  reprochent  les  salutaires  corrections 
que  les  maîtres  infligent  à  la  paresse  et  à  l'in- 
discipline, mais  des  reproches  ils  passent  aux 
outrages  et  aux  coups. 

Les  écolâtres  s'émeuvent,  les  maîtres  écri* 
vains  se  révoltent  contre  la  nouvelle  congre* 
gation  dont  ils  jalousent  les  succès.  Aux  récri- 
minations succèdent  les  procès  ;  aux  pro- 
cès, les  saisies  ;  aux  saisies,  le  pillage  et  la 
ruine. 

La  nature  conspire  avec  les  hommes.  La 
maladie,  l'horrible  famine  viennent  s'abattre 
sur  les  communautés  en  formation  ;  et  ceux- 
là  mêmes  qui  avaient  promis  de  les  soutenir, 
infidèles  à  leur  parole,  refusent  les  subsides 


336  PANÉGYRIQUE 


dont  elles  ont  plus  que  jamais  besoin  pour  ne 
pas  succomber  aux  fléaux. 

De  ses  frères  eux-mêmes,  le  Bienheureux 
reçoit  à  chaque  instant  des  coups  capables  de 
briser  son  cœur,  de  compromettre  son  hon- 
neur et  de  ruiner  son  influence.  Les  uns 
cherchent  à  le  supplanter,  les  autres  le  tra- 
hissent et  le  dénoncent.  Ceux-ci  se  révoltent 
contre  la  règle  dont  il  est  l'auteur  et  le  gar- 
dien, ceux-là  donnent  au  monde  le  scandale 
de  leur  apostasie. 

Il  devient  le  bouc  émissaire  des  impru- 
dences et  des  fautes  qui  se  commettent  dans 
toute  sa  congrégation.  C'est  à  son  autorité 
qu'on  en  veut,  et  des  prêtres  vertueux,  des 
curés  vénérables,  jaloux  des  droits  qu'ils  ont, 
et  plus  encore  de  ceux  qu'ils  n'ont  pas,  ne  se 
donnent  aucun  repos  qu'ils  ne  l'aient  fait  con- 
damner et  déposer  comme  un  incapable,  tout 
en  rendant  hommage  à  ses  bonnes  intentions 
et  à  sa  sainteté. 

La  justice  humaine  entre  en  scène,  et  vient 
porter  un  dernier  coup  à  ce  juste  tant  de  fois 
meurtri  et  blessé.  Accusé  par  des  gens  qui 
l'ont  trompé,  condamné  comme  suborneur  et 


DU  BIENHEUREUX  J.-B.  DE  LA  SALLE.      337 

voleur,  décrété  de  prise  de  corps,  il  n'a  plus 
de  place  parmi  les  honnêtes  gens,  et  le  voilà 
obligé  de  s'enfuir. 

Mais  la  croix,  l'implacable  croix  le  poursuit 
et  s'attache  à  ses  pas.  Dans  le  midi,  où  tout 
semble  d'abord  lui  sourire,  l'hérésie  Jansé- 
niste va  devenir  son  bourreau.  Dépitée  de  n'a- 
voir pu  le  séduire,  furieuse  des  remontrances 
qu'il  lui  adresse,  elle  lui  répond  par  un  libelle 
diffamatoire  qui  écrase  sa  réputation  et  ébranle 
tout  son  institut.  L'infortuné  de  La  Salle  en- 
tend crouler  autour  de  lui  les  noviciats  et  les 
maisons  d'écoles.  Il  ne  sait  plus  où  porter  sa 
vie  errante  et  proscrite.  S'il  frappe  à  la  porte 
de  ses  frères,  on  lui  répond  :  ce  Va-t'en  »  ;  s'il 
se  retourne  vers  Dieu,  dans  la  solitude  où  il 
prie,  Dieu  se  tait  ;  et  son  âme  perplexe  se  de- 
mande comment  elle  s'est  attirée  la  haine  du 
ciel  et  de  la  terre.  Tout  à  l'angoisse  d'un  uni- 
versel délaissement,  il  pousse  le  cri  du  Sau- 
veur en  croix  :  «  Mon  Dieu,  mon  Dieu,  pour- 
quoi m'avez-vous  abandonné?  »  —  Pleure, 
gémis,  héroïque  patient,  tu  n'es  pas  au  bout 
de  tes  peines. 

Une  humiliation  suprême  attend  le  Bienheu- 
II  22 


338  PANÉGYRIQUE 


reux,  dans  le  beau  noviciat  de  Saint- Yon 
où  l'a  ramené  l'apaisement  de  la  persécution. 
N'ayant  plus  d'autre  autorité  que  celle  de  ses 
exemples,  tout  entier  aux  délices  de  l'oraison, 
il  ne  songe  plus  qu'à  se  préparer  tranquille- 
ment à  la  mort  dont  il  sent  les  approches.  Mais 
voilà  qu'un  grand  archevêque,  vénéré  pour  ses 
hautes  qualités  et  pour  ses  vertus,  semble 
prendre  à  tâche  de  tourmenter,  par  ses  mépris 
et  ses  duretés,  les  derniers  jours  du  serviteur 
de  Dieu.  Lui,  le  plus  sincère  et  le  plus  loyal 
des  hommes,  il  est  odieusement  accusé  de 
mensonge,  et  tout  finit  par  une  sentence  d'in- 
terdiction qui,  en  frappant  la  chère  maison  de 
Saint- Yon,  le  flétrit  sur  son  lit  de  mort,  et  à 
laquelle  son  âme  sereine  ne  répond  que  par 
ces  paroles  :  «  J'adore  en  toutes  choses  la 
conduite  de  Dieu  à  mon  égard  ^ .   » 

1.  Plusieurs  historiens  affirment  que  le  B.  de  La  Salle 
fut  interdit  avant  de  mourir.  Nous  croyons,  avec  le  plus 
grand  nombre,  que  la  sentence  qui  lui  fut  signifiée  sur 
son  lit  de  mort  n'était  point  un  interdit  personnel,  mais 
une  simple  révocation  des  pouvoirs  particuliers  qui  lui 
avaient  été  accordés  pour  la  commodité  des  exercices  du 
culte  dans  la  maison  de  Saint- Yon.  Cette  sentence  n'en 
était  pas  moins  une  flétrissure  pour  le  saint  fondateur, 
puisqu'elle  était  basée  sur  une  odieuse  calomnie. 


DU    BIENHEUREUX   J.-B.    DE    LA    SALLE.  339 

Ah  !  cher  infortuné,   elle  a  été  terrible    la 
conduite  de  Dieu  à  votre  égard  !  Combien  d'â- 
mes s'y  seraient  soustraites,  et  auraient  laissé 
en  chemin  une    œuvre  si  longuement  et    si 
cruellement  éprouvée  !  Mais,  doué  de  la  science 
des  saints,  Jean-Baptiste  savait  se  résigner  et 
souffrir.   Pas  de  murmures,  pas  de  plaintes 
contre  ses  persécuteurs  les    plus    acharnés  ; 
pas  d'autre  défense  que  de  s'humilier  et  de 
céder  à  Forage.  Si  on  le  traite  d'incapable  et 
d'indigne,  il  croit  l'être.  On  a  toujours  raison, 
quand  on  le  rebute  et  quand  on  le  maltraite. 
Jamais  ses  grands  et  beaux  yeux,  ses  traits 
doux  et  agréables  ne  laissent  voir  l'agitation 
et  le  trouble  de  son  cœur  endolori  au  milieu 
des  contradictions,  des  affronts,  des  outrages, 
des  injustices.  Tranquille,  gai,  recueilli,  con- 
tent, gracieux  et  modeste,  c'est  ainsi  qu'il  tra- 
verse les  tempêtes.  «  Il  en  sortait,  disent  les 
biographes  qui  ont  eu  le  bonheur  de  vivre 
avec  lui,  comme  il  sortait  de  l'oraison.  »  In- 
trépide dans  les  plus  grands  périls  de  sa  per- 
sonne ou  de  sa  société,  généreusement  aban- 
donné aux  ordres  de  la  Providence,  rempli 
d'une  inébranlable  confiance  en  Dieu,  il  n'a 


340  PANÉGYRIQUE 


jamais  douté  de  son  œuvre,  jamais  !  «  Soyons 
fermes,  disait-il  à  ses  frères  ;  si  Dieu  prend 
notre  œuvre  en  main,  il  se  servira,  pour  l'a- 
vancer, de  ceux-là  même  qui  ont  fermement 
résolu  de  la  détruire.  Après  tout,  c'est  du 
fond  de  nos  afflictions  que  nous  devons  tirer 
le  sujet  de  notre  joie.  Puisque  la  persécution 
est  la  preuve  qu'une  œuvre  est  de  Dieu,  conso- 
lons-nous, notre  institut  est  son  ouvrage  :  la 
croix  qui  le  suit  partout  nous  rend  ce  témoi- 
gnage.  )) 

Eh  bien,  oui,  mes  Frères,  l'œuvre  du  Bien- 
heureux de  La  Salle  est  l'œuvre  de  Dieu.  Il 
Ta  bien  fait  voir  en  glorifiant  son  serviteur  et 
en  couronnant  ses  travaux  :  «  Honestavit  il- 
lum  in  laboribuSf  et  complevit  labores  illius.    » 


DU    BIENHEUREUX    J.-B.    DE    LA    SALLE.  341 


III 


La  croix  est  le  partage  des  saints  et  la  mar- 
que des  œuvres  divines  ;  mais  elle  écraserait 
tout  sous  son  poids  si  Dieu  ne  montrait  qu'il 
aime  et  qu'il  honore  ceux  qu'il  éprouve.  A  tra- 
vers les  ombres  de  la  tribulation,  nous  voyons 
poindre,  dans  la  vie  du  Bienheureux  de  La 
Salle,  la  lumière  d'une  gloire  à  laquelle  l'É- 
glise vient  de  donner  son  suprême  éclat. 

Il  eut  beau  se  renoncer,  se  taire  et  se  ca- 
cher, ses  héroïques  vertus  inspirèrent  le  res- 
pect, même  à  ses  ennemis  les  plus  acharnés. 
En  contrariant  ses  vues  et  ses  desseins,  en 
s'appliquant  à  ruiner  son  influence,  ils  ne  pu- 
rent s'empêcher  de  l'estimer  et  de  l'admirer. 
Celui-là  même  qui  fut  la  cause  de  sa  dernière 
humiliation  et  de  sa  dernière  douleur  fut  le 
premier  à  s'écrier,  quand  il  apprit  qu'il  venait 
d'expirer  :  «  Le  saint  est  mort  !  » 

Oh,  oui,  c'était  le  saint  !  Dieu,  pour  le  con- 
soler de  ses  peines,  lui  donna  lajoiedevoir  ses 


342  PANÉGYRIQUE 


premiers  enfants,  empressés  à  l'imitation  de 
ses  vertus,  le  suivre  d'un  pas  rapide  dans  le 
chemin  de  la  perfection,  et  le  précéder  à  la  con- 
sommation de  l'amour  et  du  dévouement. 
Qu'ils  étaient  touchants  et  admirables  ces 
jeunes  gens  qu'on  voyait  mourir  avant  Tâge 
de  trente  ans,  épuisés  par  les  austérités  de 
leur  règle  et  les  fatigues  de  leurs  laborieuses 
fonctions,  et  que  l'on  entendait  s'écrier,  dans 

r  r 

une  dernière  extase  :  «  Eternité  !  Eternité  ! 
que  tu  es  belle  !  Amour  !  Amour  !  nous  allons 
voir  l'amour  !  »  —  Le  père  était  ravi  d'avoir 
de  tels  fils  de  sa  sainteté.  Il  saluait  leur 
mort,  non  par  des  regrets  et  des  larmes,  mais 
par  des  actions  de  grâces.  «  Remercions  Dieu, 
disait-il,  en  voilà  encore  un  qui  part  pour  le 
ciel.   » 

En  sanctifiant  ses  enfants,  il  pénétrait  son 
œuvre  de  la  sève  divine  dont  il  était  lui-même 
rempli,  et  lui  communiquait  cette  indestruc- 
tible vitalité  qui  est  le  propre  des  œuvres 
saintes.  Les  fléaux  qui  ruinèrent  maintes 
communautés  opulentes  la  laissèrent  sub- 
sister, toujours  pauvre,  mais  toujours  vivante, 
et  se  multipliant  dans  les  plus  mauvais  jours. 


DU  BIENHEUREUX  J.-B.  DE  LA  SALLE.      343 

Les  persécutions,  qui  menaçaient  de  la  dé- 
truire, ne  firent  que  la  répandre  :  de  l'est  au 
centre,  du  centre  à  l'ouest,  et  au  midi  de  la 
France.  Reims,  Rethel,  Guise,  Laon,  Paris, 
Chartres  ,  Calais  ,  Saint-Denis ,  Boulogne  , 
Troyes,  Avignon,  Rouen,  Dijon,  Marseille, 
Alais,  Grenoble,  Mende,  le  Bienheureux  vit, 
avant  de  mourir,  toutes  ces  villes  occupées 
par  la  sainte  milice  dont  il  était  le  créateur 
et  l'organisateur. 

Petite  gloire  !  —  C'est  quand  le  saint  est 
mort,  quand  il  n'y  a  plus  de  vertu  à  éprouver, 
mais  seulement  des  mérites  à  récompenser  et  à 
faire  connaître  au  monde,  que  Dieu  s'empresse 
d'honorer  les  travaux  de  son  serviteur.  Celui- 
ci  n'a  laissé  à  sa  congrégation  qu'une  existence 
précaire,  et  voilà  que  six  ans  après  sa  mort 
les  lettres  patentes  du  roi  et  l'approbation  du 
Saint-Siège  se  suivent  de  près^  L'institut 
de  Jean-Baptiste  de  La  Salle  triomphe  et  prend 
place  parmi  les  sociétés  religieuses  que  protè- 

1.  M.  de  La  Salle  était  mort  le  17  avril  1719,  à  l'âge  de 
soixante-huit  ans.  Les  lettres  patentes  du  Roy  furent 
octroyées  en  1724  et  enregistrées  en  1725.  La  bulle 
d'approbation  est  du  6  août  de  la  même  année. 


i 


344  PANÉGYRIQUE 


gent à  la  fois  l'Église  et  l'État.  Les  vocations 
abondent,  les  noviciats  sont  pleins  comme  des 
ruches  qui  ne  demandent  qu'à  essaimer,  la 
piété  des  fidèles  s'intéresse  partout  aux  écoles 
chrétiennes,  les  maisons  de  frères  se  multi- 
plient, et  l'on  peut  espérer,  à  bref  délai,  l'uni- 
verselle diffusion  de  l'instruction  et  de  l'éduca- 
tion populaires  rêvées  par  le  saint  fondateur. 

Mais,  voici  que  la  Révolution,  qui  prétend 
avoir  tout  régénéré,  vient  imposer  à  ce  progrès 
divin  un  douloureux  temps  d'arrêt.  Tout  à 
l'heure,  je  l'ai  accusée  de  mensonge  ;  mainte- 
nant, je  l'accuse  de  barbarie. 

Féconde  en  épanchements  verbeux  sur  l'ins- 
truction publique,  comme  si  elle  l'avait  inven- 
tée, elle  a  prodigué  les  projets,  les  rapports,  les 
délibérations  et  les  lois  :  mais  pendant  qu'elle 
pérorait  et  décrétait,  les  écoles  disparaissaient 
l'une  après  l'autre  :  si  bien  que  ses  plus  fer- 
vents admirateurs  n'ont  pu  se  retenir  de  lui 
reprocher  la  complète  désorganisation  de  l'en- 
seignement. L'édifice  intellectuel,  si  laborieu- 
sement construit  par  l'amour  chrétien,  s'est 
écroulé  sous  les  efforts  des  stupides  déclama- 
teurs  de  "93.  On  rencontre  encore,  çà  et  là. 


DU    BIEiNHtUREUX   J.-B.    DE    LA    SALLE.  345 

quelques  rares  mercenaires  ;  mais  plus  de 
frères,  plus  de  sœurs  pour  instruire  gratuite- 
ment les  enfants  du  peuple.  Invités  à  des  ser- 
ments sacrilèges  et  violemment  chassés  de 
leurs  écoles,  les  instituteurs  chrétiens  s'expa- 
trient ou  se  cachent,  pour  attendre  ces  jours 
meilleurs  que  Dieu  fait  succéder  aux  tempêtes 
des  passions  humaines  comme  aux  tempêtes 
de  la  nature. 

Ils  arrivèrent  ces  jours  meilleurs.  Sous  la 
botte  d'un  César  victorieux,  on  vit  expirer  mi- 
sérablement les  pouvoirs  décrépits  qui  déci- 
maient la  France  au  profit  de  leurs  basses 
convoitises.  Le  nouveau  maître  de  nos  desti- 
nées nationales  eut  le  bon  sens  de  triompher 
des  antipathies  et  des  préjugés  de  ceux  qui 
le  conseillaient,  et  de  donner,  dans  renseigne- 
ment public,  une  place  honorable  aux  enfants 
de  Jean-Baptiste  de  La  Salle. 

Depuis  lors,  mes  Frères,  Dieu  n'a  pas  cessé 
de  glorifier  l'œuvre  de  son  serviteur.  Laissons 
de  côté  les  détails  d'une  statistique  fatigante 
et  allons  tout  de  suite  aux  résultats.  —  L'Ins- 
titut des  Frères  des  écoles  chrétiennes,  par  la 
double  puissance  du  mérite  et  des  services. 


346  PANÉGYRIQUE 


s'est  emparé  de  l'estime  publique  et  des  sym- 
pathies de  tous  les  honnêtes  gens  :  ce  sont  au- 
jourd'hui ses  lettres  patentes.  Douze  mille 
frères  et  trois  mille  novices,  c'est-à-dire  douze 
mille  soldats  et  trois  mille  recrues  se  prépa- 
rent à  entrer  dans  les  rangs,  voilà  ce  qu'est 
devenu  le  petit  bataillon  de  trois  cents  hom- 
mes que  Jean-Baptiste  de  La  Salle  laissait 
après  lui,  en  quittant  ce  monde,  théâtre  de  ses 
luttes  et  de  son  martyre.  Ce  corps  d'armée,  le 
premier  créé  et  organisé,  avec  la  forte  disci- 
pline et  les  engagements  sacrés  qui  lui  don- 
nent une  forme  permanente,  s'est  accru  d'une 
foule  de  compagnies  auxiliaires  qui  se  sont 
inspirées  de  ses  desseins,  et  lui  ont  emprunté 
quelque  chose  de  sa  règle  et  de  ses  traditions. 
De  telle  sorte  que  l'esprit  et  la  grâce  de  notre 
Bienheureux  se  retrouvent  en  toute  l'im- 
mense armée  qui  travaille  à  l'établissement  et 
à  l'extension  du  règne  de  Dieu  dans  l'âme  des 
enfants  du  peuple,  et  défend,  en  même  temps, 
la  société  contre  les  ravages  de  l'ignorance  et 
de  la  corruption  des  mœurs. 

Entendez  bien  cela,  vous  qui  vous  préoccu- 
pez de  notre  défense  nationale  et  sociale  !  Les 


DU   BIENHEUREUX   J.-B.    DE    LA    SALLE.  347 

plus  redoutables  ennemis  d'un  peuple  ne  sont 
pas  les  hommes  d'armes  qui  menacent  ses 
frontières,  mais  bien  les  passions  des  âmes  sans 
culture,  et  plus  encore  celles  que  l'éducation 
morale  et  religieuse  n'a  pas  disciplinées,  et  que 
l'instruction,  toute  seule,  ne  fait  que  rendre 
plus  habiles  et  plus  scélérates.  —  Or,  pour 
guerroyer  avec  succès  contre  ces  passions,  les 
meilleurs  soldats,  croyez-le  bien,  sont  les  reli- 
gieux instituteurs  qui  savent  unir  l'éducation 
chrétienne  à  l'enseignement  ;  et,  entre  tous  et 
par-dessus  tous,  ceux  que  les  considérations 
d'intérêt  ne  peuvent  corrompre,  parce  qu'ils 
veulent  être  pauvres  ;  ceux  que  les  affections 
et  les  soucis  de  la  famille  ne  peuvent  ni  amollir 
ni  distraire  'de  leurs  fonctions,  parce  que  la 
chasteté  les  a  rendus  maîtres  d'eux-mêmes  ; 
ceux  que  le  caprice  et  l'amour  du  changement 
ne  peuvent  dégoûter  de  leur  état,  parce  qu'ils 
se  sont  soumis  au  joug  salutaire  de  l'obéis- 
sance. Voilà  les  premiers  défenseurs  du  pays, 
campés  à  ces  frontières  morales  où  de  redou- 
tables appétits  menacent  l'existence  de  tous 
les  peuples.  Laissez-les  donc  là  où  Dieu  les  a 
mis,  là  où  le  dévouement  les  attache.  C'est 


348  PANÉGYRIQUE 


mal  comprendre  l'intérêt  social  et  national  que 
de  vouloir  leur  faire  quitter  leur  poste  de  com- 
bat pour  des  exercices  de  caserne  et  des  ex- 
ploits sanglants.  Si  vous  avez  besoin  un  jour 
de  leur  sang  et  de  leur  vie,  ils  sauront  vou  s 
les  donner.  Ils  ont  déjà  fait  des  essais  de  cette 
largesse,  que  la  croix  des  braves  a  récompen- 
sés et  que  la  France  a  applaudis. 

Mais,  quoi  qu'il  arrive,  et  quelle  que  soit  la 
forme  de  la  persécution  que  doit  subir  l'ensei- 
gnement chrétien,  nous  n'en  serons  plus  épou- 
vantés, et  vous,  très  chers  Frères  qui  m'écou- 
tez,  vous  n'en  serez  'point  découragés.  Dieu, 
qui  a  honoré  par  les  progrès  de  votre  institut 
les  travaux  de  votre  saint  fondateur,  les  com- 
plète aujourd'hui  dans  cette  solennelle  béatifi- 
cation :  «  Complevit  labores  illius.  »  Nous 
n'avons  plus  besoin  de  nous  évertuer  à  prou- 
ver que  Jean-Baptiste  fut  un  grand  citoyen  ; 
l'Église  a  dit  mieux  que  cela  :  —  Jean-Baptiste 
est  un  saint  !  Nous  n'avons  plus  besoin  de 
mendier  pour  lui  des  statues  qu'on  ne  saura 
pas  respecter  sur  nos  places  publiques  :  l'É- 
glise nous  accorde  mieux  que  cela  :  —  Jean- 
Baptiste  est  sur  les  autels  !  Quel  puissant  en- 


DU  BIENHEUREUX  J.-B.  DE  LA  SALLE.      849 

couragement  pour  vous  d'être  certains  que 
votre  humble  mission  est  agréée  de  Dieu,  et 
peut  vous  conduire  à  la  plus  haute  sainteté  ! 
Quelle  confiance  vous  devez  avoir  en  la  pro- 
tection de  votre  père,  puisque  l'Église,  en  glo- 
rifiant ses  vertus  et  son  œuvre,  authentique 
son  pouvoir  et  le  met  en  demeure  de  vous 
combler  de  ses  bénédictions. 

Cher  Bienheureux,  nous  les  attendons  de 
vous,  ces  bénédictions,  en  échange  de  nos  re- 
ligieux hommages. 

Bénissez  vos  enfants  !  Gravez  profondément 
dans  leur  cœur  votre  noble  devise  :  «  Dieu 
seul  !  et  rien  en  dehors  de  sa  sainte  volonté  ;  » 
faites-y  germer  et  croître  les  héroïques  vertus 
qui  ont  illustré  vos  premiers  disciples.  Don- 
nez-leur, avec  l'amour  de  leur  vocation,  cet 
invincible  courage  qui  vous  a  soutenu  à  tra- 
vers toutes  les  épreuves  et  à  rencontre  de 
toutes  les  persécutions.  Multipliez-les,  afin 
que,  chassés  de  l'enseignement  officiel,  ils 
puissent  aller  et  enseigner  partout  où  les  ap- 
pellera la  liberté,  tant  qu'il  y  aura  une  liberté. 
Avec  les  maîtres,  bénissez  les  enfants  qu'ils 
instruisent,  et  faites  comprendre  au  monde, 


350  PANÉGYRIQUE 


par  les  vertus  de  ces  chers  petits,  plutôt  que 
par  leurs  succès,  l'inestimable  prix  des  écoles 
chrétiennes. 

Bénissez  les  vénérables  prélats  qui  sont  ve- 
nus encourager,  par  leur  piété,  la  piété  des  fi- 
dèles, et  rehausser,  par  leur  auguste  présence, 
les  splendeurs  de  cette  fête.  Je  ne  vous  de- 
mande pas  de  réchauffer  dans  leur  cœur  un 
amour  dont  ils  donnent  chaque  jour  tant  de 
preuves  éclatantes  :  l'amour  du  peuple  et  de 
ses  enfants.  Mais  venez  en  aide  à  leur  zèle; 
faites  qu'ils  rencontrent  comme  vous  des  âmes 
bienfaisantes,  de  généreux  auxiliaires  de  leur 
dévouement,  partout  où  ils  devront  répondre 
aux  vœux  des  populations  en  fondant  des 
écoles  libres. 

Bénissez  tout  ce  peuple,  dont  les  ancêtres 
ont  admiré  vos  vertuS;  et  qui,  lui,  fut  témoin 
de  vos  miracles. 

Enfin,  bénissez  celui  qui  vient  de  publier 
votre  gloire.  S'il  faut  encore  une  toute  petite 
fleur  à  votre  couronne,  je  vous  fais  hommage 
de  tout  ce  que  je  suis.  C'est  en  lisant  votre 
livre  des  Devoirs  du  Chrétien  que  je  me  suis 
préparé  à  comprendre  les  devoirs  du  prêtre  et 


DU  BIENHEUREUX  J.-B.  DE  LA  SALLE.      35Î 

du  religieux  ;  c'est  la  bienfaisante  férule  de 
vos  enfants  qui  m'a  appris  à  chercher  dans  la 
pénitence  l'expiation  de  mes  péchés  ;  c'est  par 
leurs  pieuses  instructions  que  j'ai  commencé 
à  connaître  les  grandes  vérités  dont  je  suis 
aujourd'hui  l'apôtre.  Ils  ont  jeté  la  semence; 
je  leur  donne  toute  la  moisson,  et  les  prie  de 
vous  l'offrir.  Je  vous  aime,  je  vous  remercie, 
et  j'espère  que,  bientôt,  du  trône  où  vous  êtes 
assis  dans  la  gloire  éternelle,  vous  daignerez 
sourire  au  plus  reconnaissant  de  vos  enfants, 
perdu  dans  la  foule  des  élus,  ô  mon  cher  Bien- 
heureux ! 


PANÉGYRIQUE  DE   JEANNE  D'ARC 


it  23 


PANÉGYRIQUE  DE  JEANNE  D'ARC 

prononcé  dans  la  cathédrale  d'Orléans, 
le  8  mai  1877. 


Digitus  Dei  est  hic. 

«  Le  doigt  de  Dieu  est  là.  » 

(Exode,  cap.  viii,  19.) 

MesseigneursS 
Messieurs, 

Le  doigt  de  Dieu  écrit  d'un  bout  à  l'autre 
l'histoire  des  peuples;  mais  il  y  a  des  pages 
qu'il  souligne,  pages  sinistres  ou  consolantes 
où  apparaissent  en  caractères  plus  saisissants 
ces  deux  noms  des  perfections  du  gouverne- 
ment divin  :  justice,  miséricorde.  C'est  une  de 


1.  NN.  SS.  Dupanloup,  évoque  d'Orléans,  et  Coullië, 
coadjutear. 


356  PANÉGYRIQUE 


ces  pages  que  je  viens  lire  aujourd'hui  devant 
vous,  dans  l'histoire  de  la  très  noble  et  très 
chrétienne  nation  française.  Ce  n'est  pas  la 
première  fois  qu'un  discours  dominicain  relève 
la  pompe  de  cette  belle  fête;  il  y  a  environ 
quatre  cents  ans,  un  de  mes  frères  en  religion 
célébrait  sur  le  cloître  Sainte-Croix  la  déli- 
vrance d'Orléans  et  les  miraculeuses  victoires 
de  la  Pucelle  \  Admirable  sujet,  tour  à  tour 
traité  par  de  savants  docteurs  et  d'éloquents 
apôtres,  où  votre  parole,  Monseigneur,  s'est 
deux  fois  illustrée,  à  ce  point  qu'elle  décourage 
les  panégyristes  ^  Que  dire,  en  effet,  après  les 
délicates,  grandioses  et  touchantes  peintures 
que  vous  avez  faites  de  la  mission,  des  triom- 
phes, du  martyre  et  des  vertus  de  l'humble 
fille  de  Domremy?  Il  faut  se  condamner 
modestement  aux  redites  ;  mais  l'héroïne  que 
vous  avez  chantée  est  digne  d'un  cantique  éter- 
nel, et  Orléans,  votre  chère  ville,  a  mérité,  par 


1.  En  1484,  à  la  fête  du  8  mai,  on  dépensa,  au  repas, 
114  sols  10  deniers;  le  prédicateur,  qui  était  un  simple 
religieux  jacobin,  y  fut  invité.  (Herluison,  Les  Panégy- 
ristes de  Jeanne  d'Arc.) 

2.  Mgr  Dupanloup,  Panégyriques  de  1855  et  1869. 


DE    JEANNE    d'aRC,  357 


sa  fidélité  et  son  courage,  d'être  rassasiée  des 
souvenirs  de  sa  gloire. 


Je  me  ferai  donc  Técho  des  grandes  voix  qui 
ont  retenti  sous  ces  voûtes,  et  si  je  ne  puis 
mettre  ma  parole  au  ton  de  l'épopée  que  j'en- 
treprends de  raconter,  je  veux  au  moins  con- 
fondre les  cyniques  mécréants  qui  profitent  de 
nos  jours  incertains  et  troublés  pour  exhumer 
des  blasphèmes  contre  lesquels  se  révolte  notre 
patriotisme,  transformer  une  vierge  sainte  et 
.  héroïque  en  une  virago  sans  pudeur  ou  un 
malade  sans  prestige,  salir  la  plus  pure  de  nos 
gloires  et  refuser  à  Dieu  le  droit  de  s'intéressera 
nos  destinées  nationales.  Je  veux  encore  relever 
nos  cœurs  tremblants  sur  le  seuil  d'un  sombre 
avenir,  les  abreuver  de  confiance  et  d'espoir, 
et  leur  apprendre  à  soutenir  fermement  le  choc 
de  la  justice  de  Dieu  dans  l'attende  de  ses  mi- 
séricordes. Pour  cela,  Messieurs,  je  n'ai  qu'à 
laisser  parler  les  événements.  Ils  justifieront 
mon  texte,  et  vous  montreront  le  doigt  de  Dieu 
dans  la  vie  et  le  supplice  de  très  candide  et  très 
sage,  très  douce  et  très  vaillante,  très  infor- 
tunée et  très  illustre  Pucelle  d'Orléans,  Jeanne 


358  PANÉGYRIQUE 


d'Arc,  envoyée  du  ciel,  libératrice  de  la  France, 
vierge,  martyre  et  prophétesse^ 


«  Nolite  tangere  christosmeos^  :  Ne  touchez 
pas  mes  oints,  »  a  dit  le  Seigneur.  Il  entendait 
parler  des  rois,  mais  surtout  des  prêtres,  plus 
grands  que  les  rois  par  la  grâce  et  le  ministère; 
et,  entre  tous  les  prêtres,  celui  qu'il  désigne 
plus  particulièrement  à  nos  respects,  c'est  le 
Pontife  suprême  dont  le  pouvoir  continue  celui 
de  Jésus-Christ,  dont  la  majesté  sainte  ne  peut 

r 

être  offensée  sans  que  toute  l'Eglise,  sans  que 
tout  le  monde  en  souffre.  Nos  pères  avaient 
compris  sa  grandeur  et,  dociles  au  comman- 
dement de  Dieu,  ils  entouraient  le  Pape  de  leur 
pieuse  vénération  et  mettaient  à  son  service  le 
dévouement  de  leur  cœur  très  chrétien.  C'était 

1.  Pour  la  partie  historique  de  ce  panégyrique,  nous 
avons  suivi  le  savant  ouvrage  de  M.  Wallon,  Jeanne 
d'Arc. 

2.  I  Par.,  cap.  xvi,  22. 


DE   JEANNE    d'aRC.  359 

vers  la  France,  en  même  temps  que  vers  le 
ciel,  que  les  Souverains  Pontifes  persécutés 
tendaient  leurs  bras  suppliants  ;  c'était  de 
l'immortel  Charlemagne  qu'ils  recevaient,  dans 
un  patrimoine  sacré,  la  garantie  du  libre 
exercice  de  leur  puissance  spirituelle;  c'était  à 
nos  rois  qu'ils  adressaient  leurs  plus  tou- 
chantes prières,  pour  presser  la  délivance  des 
lieux  saints  ;  et,  quand  ils  étaient  obligés  de 
lancer  la  foudre  contre  les  vices  couronnés, 
leur  cœur  paternel  était  prompt  à  se  laisser 
fléchir  par  un  cri  de  repentance . 

Le  soufflet  do  Nogaret  vint  rompre  la 
chaîne  de  ces  religieuses  traditions,  et  nos  rois, 
enhardis  par  cette  injure  sacrilège,  qui  outra- 
geait le  Christ  dans  la  personne  de  son  Vicaire, 
commencèrent  à  oublier  la  parole  du  Seigneur  : 
((  Nolite  tcLugere  christos  meos.  i>  Ils  raffinè- 
rent dans  l'attentat.  Après  avoir  attiré  la  pa-^ 
pauté  sur  leur  territoire,  ils  se  firent  pendant 
soixante-dix  ans  ses  geôliers,  déchirèrent  d'une 
main  capricieuse  et  insensée  la  robe  sans  cou-^ 
ture  de  l'Eglise,  et  devinrent  une  des  princi- 
pales causes  du  trop  fameux  schisme  d'Occi- 
dent, funeste  préparation  du  protestantisme. 


360  PANÉGYRIQUE 


Ce  n'est  pas  impunément,  Messieurs,  que 
Ton  commet  de  pareils  crimes  ;  les  leçons  du 
passé  devraient  bien  instruire  ceux  qui,  à 
l'heure  présente,  méditent,  provoquent,  exé- 
cutent et  laissent  faire  contre  le  chef  de  l'Église. 
Qu'ils  apprennent  de  notre  histoire  comment 
Dieu  sait  venger  ses  oints. 

Au  commencement  du  quinzième  siècle,  il 
y  avait  grande  pitié  au  royaume  de  France.  La 
race  qui  était  partie  de  nos  rivages,  pour  con- 
quérir l'Angleterre,  refluait  vers  nous  avec 
l'atroce  ambition  d'étouffer  notre  nationalité. 
Nos  fautes  politiques  l'avaient  depuis  long- 
temps attirée  ;  elle  entrait  pied  à  pied,  avec 
cette  redoutable  persévérance  qui  caractérise 
son  courage.  Mais,  plus  que  nos  fautes  poli- 
tiques, nos  fautes  morales  et  religieuses  de- 
vaient aplanir  devant  elle  les  routes  de  la 
conquête.  Dieu  la  poussait  en  avant  et  lui 
disait  :  «  Marche;  »  c'était  son  justicier. 
Crécy,  Poitiers,  deux  coups  de  tocsin  qui  an- 
noncent son  triomphe  ;  la  paix  de  Brétigny  lui 
livre  la  moitié  de  la  France.  Il  est  vrai  qu'un 
roi  sage  relève,  par  une  administration  habile, 
les  affaires  du  pays  et  reprend  à  l'Anglais  plu- 


DE    JEANNE    d'aRC.  361 


sieurs  des  provinces  qu'il  lui  a  cédées.  Retour 
trop  éphémère  de  la  fortune!  Au  roi  sage  succède 
le  roi  fou.  La  France  sans  tête  va  se  décom- 
poser ;  le  grand  deuil  commence.  Bourgogne 
répand  traîtreusement  le  sang  d'Orléans;  Or- 
léans se  venge,  par  l'assassinat,  dans  le  guet- 
apens  de  Montereau.  Entre  temps,  l'Anglais 
s'avance  et  répète  à  Azincourt  les  sanglantes 
et  désastreuses  journées  de  Crécy  et  de  Poitiers, 
Bourgogne  se  donne  à  lui  ;  le  patriotisme  est 
moins  fort  en  son  cœur  que  sa  haine  contre 
l'odieux  parti  des  Armagnacs.  Une  reine  im- 
pudique entre  dans  la  trahison  :  femme  adul- 
tère, elle  a  trompé  son  mari  insensé  en  l'aban- 
donnant à  une  fille  de  joie  dans  laquelle  il  croit 
voir  une  épouse  légitime  ;  mère  dénaturée, 
elle  vend  sa  fîUe  à  l'étranger,  et  sacrifie  sans 
pudeur  les  droits  de  son  fils.  Les  corps  de 
l'État  reconnaissent  officiellement  la  souverai- 
neté de  l'Anglais.  Dans  les  villes  et  aux 
champs,  tout  est  à  mal  :  dans  les  villes  les 
factions  meurtrières,  aux  champs  le  brigan- 
dage sans  pitié.  Ravagées  par  le  pillage,  par 
les  marches  et  les  contre-marches  des  partis, 
les  campagnes  refusent  de  nourrir  leurs  habi- 


362  '       PANÉGYRIQUE 


tants.  Et  pourtant  le  luxe  extravagant  des 
hautes  dames  ne  cesse  pas  d'insulter  à  l'infor- 
tune publique,  tandis  que  le  peuple  dont  les 
larmes  sont  épuisées,  le  peuple  qui  n'aime  pas 
les  Godons  ^  et  qui  enrage  de  les  subir,  le 
peuple  finit  par  s'abandonner  au  délire,  et 
danse  en  ricanant  les  rondes  folles  du  déses- 
poir et  de  la  mort^ 

Cependant  la  couronne  de  Charles  VI  est 
tombée  sur  le  front  d'un  jeune  homme  pros- 
crit par  les  traités  ^.  Il  est  d'âge  à  guerroyer  et 
à  reprendre,  l'épée  au  poing,  ce  qui  lui  appar- 
tient; mais  le  sang  valeureux  de  France  s'est 
refroidi  dans  ses  veines  voluptueuses.  Il  s'a- 
bandonne à  l'inaction,  pendant  que  son  peuple 
rappelle.  Étranger  aux  affaires,  jouet  facile  de 
ses  ambitieux  favoris,  il  dépense  au  plaisir 
l'argent  des  provinces  fidèles  qu'il  épuise. 
((  Oncques  on  ne  vit  prince  perdre  si  gaiement 
son  royaume.  »  Un  étranger  s'appelle  le  roi 
de  France;  lui  c'est  le  roi  de  Bourges. 

1.  Sobriquet  populaire  des  Anglais.* 

2.  Ces  rondes  se  dansaient  surtout  dans   le  cimetière 
des  Innocents. 

3.  Par  le  traité  de  Troyes,  Charles  VII  fut  exclu  de  la 
succession  à  la  couronne. 


DE    JEANNE    d'aKC.  363 

A  la  fois  le  déshonneur  et  la  misère,  quels 
coups  de  justice,  Messieurs!  Le  doigt  de  Dieu 
est  là.  L'Anglais  s'en  réjouit.  Il  voit  arriver, 
l'une  après  l'autre,  les  villes  et  les  provinces 
sous  sa  domination.  Harfleur,  le  Calais  de  la 
Seine,  est  pris  ;  la  Bretagne  et  l'Anjou  veulent 
rester  neutres;  Caen,  Bayeux,  toute  la  basse 
Normandie  capitulent;  Rouen  succombe;  Paris 
lui-même  ouvre  ses  portes.  «  Elles  y  vien-- 
dront  toutes,   »  dit  l'Anglais  dans  son  cœur. 

Tu  mens,  Anglais  ;  tu  mens.  Regarde  aux 
rives  de  la  Loire  cette  forte  ville  dont  les  rem- 
parts sont  assis  sur  les  murs  qu'ont  bâtis  les 
Romains.  A  chaque  nouvelle  des  capitulations 
honteuses  qui  réjouissent  l'ennemi,  elle  a  ré- 
pondu par  ce  cri  héroïque  :  «  Que  les  autres  se 
rendent;  moi,  jamais.  Et  si  oranes,ego  non.  )) 
Et  maintenant  que  le  péril  approche,  elle  s'é- 
crie avec  les  Machabées  :  ce  Mourons  dans  la 
simplicité  de  notre  dévoiàment  Moriamur  in 
simplicitate  nostra\  »  Orléans  la  vaillante, 
Orléans  la  fidèle,  Orléans  la  française,  je  te 
sa.lue  ! 

1.  I  Mach.,  cap.  ii,  27. 


364  PANÉGYRIQUE 


L'Angleterre  a  compris  que  là  est  le  dernier 
boulevard  de  la  royauté.  Elle  y  envoie  l'élite 
de  ses  capitaines  :  Salisbury ,  Glacidas,  Suffolk, 
Talbot,     Falstof,    Lancelot    de     Lisle,    tous 
hommes  de  grand  orgueil  et  de  haut  courage. 
Ils  ont  avec  eux  des  troupes  aguerries  et  cons- 
tamment rafraîchies.  Mais  qu'à  cela  ne  tienne  ; 
à  défaut  d'hommes  d'armes,  Orléans   a  ses 
bourgeois,  ses  corps  de  métiers,  ses  femmes 
courageuses  et  dévouées,  tous  décidés  à  s'en- 
sevelir sous  des  ruines  plutôt  que  de  se  rendre. 
Sept   mois   durant,  l'Anglais    s'acharne   sur 
cette  proie  choisie,  et  Orléans  tient  encore. 
Oh!  la  bonne  ville  !   Qu'on  doit  être  fier  de  lui 
appartenir!  Pourtant,  les  Tourelles  sont  prises, 
les  faubourgs  détruits,  les  boulevards  et  les 
bastilles  de  l'ennemi  se  multiplient,  le  blocus 
se  resserre,  la  menace  de  Glacidas  va  s'accom- 
plir :    ((  Je  tuerai  tout  :  hommes,  femmes  et 
enfants.  »  Mais  si  Orléans  n'est  plus,  France, 
il  faut  mourir  ! 

Non,  Messieurs,  non,  la  France  ne  mourra 
pas  ;  Dieu  est  rassasié  de  justice  ;  voici  l'heui  e 
de  la  miséricorde.  Pour  la  rendre  plus  écla- 
tante, il  l'incarne  et  la  concentre  en  une  seule 


DE   JEANNE   d'aRC.  365 

personne.  Ce  n'est  point  le  vaillant  Danois,  ni 
raudacicux  Xaintrailles,  ni  le  rude  La  Hire,  ni 
l'impétueux  Alençon  qu'il  choisit.  Ces  hommes 
d'épée  pourraient  croire  qu'ils  ont  tout  fait,  et 
voler  à  Dieu  sa  gloire,  à  la  France  sa  recon- 
naissance. Il  faut  au  Seigneur  un  de  ces  ins- 
truments infîmes  qui,  en  exaltant  la  force  de 
son  bras,  vengent,  par  l'humiliation,  les  hontes 
que  nous  avons  subies. 

Or,  en  ces  jours-là,  un  vieil  oracle,  courant 
de  bouche  en  bouche,  disait  que  la  France 
perdue  par  une  femme  devait  être  sauvée  par 
une  femme;  et,  au  fond  d'une  des  verdoyantes 
vallées  de  la  Meuse,  le  village  de  Domremy  était 
le  théâtre  d'une  touchante,  mvstérieùse  et 
sainte  idylle.  Un  enfant  de  treize  ans  conver- 
sait avec  le  ciel.  On  l'appelait  Jeanne  d'Arc, 
nom  obscur  alors,  mais,  depuis,  rayonnant  de 
gloire.  C'était  la  fille  de  deux  gens  de  cam- 
pagne qui  portaient  avec  honneur  leur  labo- 
rieuse pauvreté.  Plus  riche  de  bon  sens  que 
d'imagination,  douée  d'un  esprit  sain  dans  un 
corps  robuste  et  bien  portant,  bonne,  simple, 
franche,  honnête,  pure,  courageuse  au  travail, 
joyeuse  aux  plaisirs  innocents,  soumise  à  ses 


306  PANÉGYRIQUE 


parents,  douce  à  ses  compagnes,  compatissante 
aux  pauvres,  à  qui  elle  cédait  sa  place  au  foyer 
et  jusqu'à  sa  modeste  couche,  pieuse,  assidue 
à  la  prière,  amie  de  l'église  où  elle  goûtait  une 
douceur  extrême,  dévote  à  Notre-Dame,  aimée 
de  tout  le  monde,  n'ayant  point  sa  pareille  au 
village,  elle  allait  à  Dieu  en  toute  simplicité  et 
droiture,  sans  rechercher  les  faveurs  du  ciel. 
Cependant,  pendant  trois  années  de  sa  vie  des 
champs,  elle  en  futcomhlée.  L'archange  saint 
Michel,  les  saintes  vierges  Catherine  et  Mar- 
guerite venaient  lui  raconter  la  grande  pitié 
qui  était  au  royaume  de  France,  lui  annoncer 
qu'elle  irait  au  secours  du  roi,  et  lui  promettre 
de  la  part  de  Dieu  aide  et  confort.   Elle  ne 
voyait  pas  encore  dans  ces  apparitions  le  pré- 
sage de  ses  destinées  :  dans  l'archange  la  vic- 
toire,   dans   les   saintes  le   martyre;  elle  ne 
songeait  qu'à  obéir,  non  sans    objecter  son 
ignorance  et  sa  faiblesse.  Mais  les  voix  d'en 
haut  la  rassuraient  et  devenaient  de  jour  en 
jour  plus  pressantes. 

Enfin,  Jeanne  a  seize  ans;  (c  elle  est  moult 
belle  et  bien  formée,  de  grande  force  et  puis- 
sance,  »  resplendissante  des  chastes   rayons 


DE    JEANNE    d'aRG  3B7 

clc  sa  virginité  qu'elle  a  vouée  ,au  Seigneur. 
((  Elle  ne  peut  plus  durer  où  elle  est,  »  tant 
ses  voix  lui  crient  avec  force  :  «  Fille  de  Dieu, 
va,  va,  va.  »  Le  sire  de  Baudricourt  rira  de 
ta  mission  et  te  renverra  comme  une  folle  ; 
reviens  à  la  charge  :  va,  va,  va.  Ton  père 
«  voudrait  que  tu  fusses  noyée  plutôt  que  de 
te  voir  partir  avec  des  hommes  d'armes;  »  ta 
mère,  tes  frères,  ta  sœur,  tes  chères  compa- 
gnes vont  pleurer  toutes  les  larmes  de  leurs 
yeux  ;  mais  «  quand  tu  aurais  cent  pères  et 
cent  mères^  quand  tu  serais  fille  du  roi,  il  fau- 
drait partir  ;  »  va,  va,  va.  On  te  dira  par  pitié 
pour  ta  jeunesse  et  ta  beauté  :  «  Ma  mie,  re- 
nonce à  cette  folle  entreprise;  »  mais,  ce  avant 
le  milieu  du  carême,  il  faut  que  tu  sois  devers 
le  roi,  quand  tu  devrais  user  tes  jambes  jus- 
qu'aux genoux;  car  nul  au  monde,  ni  rois,  ni 
ducs,  ni  fille  du  roi  d'Ecosse,  ni  aucun  autre 
ne  peut  recouvrer  le  royaume  de  France  ;  il 
n'y  a  de  secours  que  de  toi.  »  Va,  va,  va.  Le 
chemin  est  long  ;  c'est  cent  cinquante  lieues  à 
faire;  les  rivières  sont  débordées  ;  le  pays  est  à 
l'ennemi  ;  tu  n'as  que  six  compagnons  \  Les 
1.  La  petite  escorte  de  Jeanne  se  composait  de  Jean 


363  PANÉGYRIQUE 


hommes  de  guerre  sont  gens  grossiers  et 
redoutables  aux  femmes ,  mais  «  ne  crains 
rien,  si  l'on  te  barre  le  chemin,  tu  as  pour  toi 
ton  Dieu  ;  il  t'ouvrira  un  passage  jusqu'à  ton 
seigneur  le  Dauphin  ,  c'est  pour  cela  que  tu  es 
née.   »  Va,  va,  va! 

Elle  va!  — Victorieuse  des  premières  résis- 
tances, équipée  par  le  menu  peuple  qui  a  foi  en 
elle,  respectée  par  ses  compagnons,  à  qui  elle 
n'inspire  qu'amour  de  Dieu  et  chastes  pensées, 
sans  rencontre  d'Anglais  ni  de  Bourguignons, 
et  après  onze  journées  de  marche,  elle  arrive 
à  Chinon,  où  le  bruit  de  son  voyage  l'a  de- 
vancée. 

La  petite  cour  est  en  émoi.  Les  uns  veulent 
tout  risquer  pour  sauver  la  patrie  aux  abois  ; 
les  autres  se  demandent  avec  mépris  ce  que 
vient  faire  cette  fille  des  champs,  travestie  en 
guerrier,  et  si  Dieu  a  pu  commettre  à  si  chétive 
créature  les  destinées  de  la  royauté.  Hommes 
à  courte  vue,  qui  oublient  que  Dieu  se  plaît  à 


do  Metz,  Bertrand  de  Poulengy,  Jean  de  Ilennecourt  et 
Julien,  leurs  servants  ;  Colet  de  Vienne,  messager  du  roi, 
et  Richard,  l'archer. 


DE   JEANNE   D'ARC.  369 

choisir  ce  qui  est  infirme  pour  confondre  la 
force,  ce  qui  parait  insensé  pour  renverser 
Thumaine  sagesse.  Déjà  l'on  voit  poindre  cette 
opposition  sourde  et  déloyale  d'un  favori  tout- 
puissant,  le  funeste  La  Trémouille,  dont  les 
lâches  conseils  retarderont  l'accomplissement 
de  l'œuvre  divine. 

On  veut  tromper  Jeanne  pour  la  confondre  ; 
mais  sans  hésiter,  et  comme  si  elle  eût  été  éle- 
vée en  cour,  elle  va  juste  au  roi  caché  dans  la 
foule  pompeuse    de  ses    courtisans,    au  roi 
qu'elle  n'a  jamais  vu,  et  lui  dit   après  révé- 
rences :  ((  Dieu  vous  donne  bonne  vie,  gentil 
sire.  ))  En  vain  on  lui  désigne  comme  le  roi 
un  des  seigneurs  présents,  ce  En  nom  Dieu, 
gentil  prince,   s'écrie-t-elle,  vous  êtes  le  roi 
et  non  un  autre.  »  Et,  à  quelques  jours  de  là, 
elle  lui  rappelle  en  secret  une  prière  déses- 
pérée qu'il  fît  en  son  oratoire,  lorsque,  hon- 
teux des  crimes  de  sa  mère,  il  doutait  de  sa 
légitime   naissance,   prière   connue   de   Dieu 
seul,  et  elle  lui  donne  grande  liesse  et  recon- 
fort par  ces  paroles  d'une  familiarité  toute  di- 
vine :  «  Je  te  dis  de  la  part  de  Messire,  que  tu 
es  vrai  héritier  de  France  et  fils  de  roi.  » 
II  24 


370  PANÉGYRIQUE 


Après  la  cour,  les  théologiens,  pour  qu'il 
ne  manque  rien  à  l'épreuve.  Mais  aux  exami- 
nateurs de  Poitiers  comme  au  roi,  Jeanne  ré- 
pond :  (.(.  Je  ne  sais  ni  A  ni  B,  mais  je  viens  de 
la  part  du  Roi  des  cieux  pour  faire  lever  le 
siège  d'Orléans  et  mener  le  roi  à  Reims,  afin 
qu'il  y  soit  couronné  et  sacré.  »  Finalement, 
on  ne  découvre  en  elle  que  «  bien,  humilité, 
virginité,  dévotion,  honnêteté,  simplesse,  » 
Sans  doute,  il  faut  un  grand  signe  à  la  grande 
mission  qu'elle  s'attribue.  «  Eh  bien,  dit-elle, 
menez-moi  à  Orléans,  et  je  vous  montrerai 
les  signes  pourquoi  je  suis  envoyée.  » 

Orléans  !  Je  reviens.  Messieurs,  avec  bon- 
heur et  fierté  vers  votre  magnanime  cité.  Hier, 
elle  était  dans  l'angoisse  des  derniers  mo- 
ments ;  aujourd'hui  elle  espère.  De  sourdes 
rumeurs  agitent  le  peuple.  Il  attend  un  pro- 
dige vivant,  Jeanne  la  bergerette,  Jeanne  la 
Pucelle. 

Elle  est  à  Tours,  où  les  pieuses  dames  de  la 
ville  brodent  sur  son  étendard  les  noms  vic- 
torieux de  Jésus,  Maria  ;  elle  est  à  Blois,  ma 
ville  natale,  encore  fidèle  et  française,  à  Blois 
où  elle  purifie  l'armée  des  vices  honteux  qui 


DE   JEANNE   d'aRC.  371 

la  déshonorent,  et  forme,  dans  la  vieille  église 
de  Saint- Sauveur,  dont  mes  yeux  d'enfant  ont 
vu  les  dernières  ruines,  une  avant-garde  de 
priants  autour  de  sa  bannière;  elle  a  envoyé 
au  roi  d'Angleterre  et  aux  capitaines  de  son 
armée  sommation  de  rendre  les  clés  des 
villes  de  France  prises  et  violées,  et  de  s'en 
aller  aux  pays  d'outre-mer;  elle  part  au  chant 
du  Veniy  Creator!  Bon  courage,  Orléans!  La 
voici  ! 

Quelle  joie  !  quels  transports!  La  nuit  s'il- 
lumine de  mille  feux  ;  les  cris  de  liesse  reten- 
tissent; on  dirait  qu'un  ange  est  descendu  des 
cieux  pour  apporter  le  salut.  A  la  vue  de 
Jeanne,  le  peuple,  épuisé  par  sept  mois  de 
combats  et  de  privations,  se  sent  «  tout  récon- 
forté et  comme  désassiégé.  »  Hommes, 
femmes,  enfants,  s'empressent  autour  de  son 
cheval  blanc  pour  la  toucher,  et  elle,  sou- 
riante, emmène  cette  foule  à  l'église  pour 
rendre  grâces  à  Dieu. 

Dieu  d'abord.  Dieu  toujours  ;  car  la  Pucelle 
l'a  dit  :  «  C'est  Dieu  qui  doit  tout  faire.  »  En 
vain  les  Anglais,  méprisant  ses  sommations, 
lui   répondent  par  d'ignobles  injures   et   de 


372  PANÉGYRIQUE 


cruelles  menaces  qui  la  font  pleurer.  Jeanne 
a  foi  au  roi  du  ciel  qui  protège  le  sang  de 
France.  En  vain  les  capitaines  français,  in- 
quiets de  l'importance  qu'elle  prend  et  redou- 
tant leur  effacement  dans  sa  gloire,  s'efforcent 
de  contrarier  les  plans  qu'elle  a  conçus.  «  Vous 
avez  été  en  votre  conseil,  dit-elle  ;  j'ai  été  au 
mien,  et  croyez  que  le  conseil  de  Dieu  s'ac- 
complira et  tiendra  ferme,  et  que  cet  autre 
conseil  périra.  t> 

En  effet,  Messieurs,  le  conseil  de  Dieu  a 
tenu  ferme  ;  vous  en  célébrez  aujourd'hui 
l'immortel  triomphe.  Faut-il  que  je  vous  ra- 
conte les  rapides  événements  qui  ont  amené 
votre  délivrance?  Vous  la  connaissez  mieux 
que  moi  cette  histoire  de  huit  jours,  dans  la- 
quelle les  prodiges  de  miséricorde  divine  se 
marient  aux  prodiges  de  courage.  C'est  la  bas- 
tille de  Saint-Loup  emportée  d'assaut,  et  puis 
les  Augustins,  enfm  les  Tourelles,  dernière 
forteresse  des  assiégeants. 

Partout  Jeanne  est  la  première,  son  éten- 
dard à  la  main,  encourageant  les  siens.  Après 
Saint-Loup,  elle  promet  que  dans  cinq  jours 
tout  sera  fini.  Aux  Tourelles,  l'affaire  est  des 


DE    JEANNE    d'aRC.  373 


plus  chaudes  et  des  plus  sanglantes.  Les 
Français,  comme  s'ils  étaient  immortels, 
bravent  les  haches,  les  lances  et  les  masses 
d'armes,  et,  toujours  repoussés,  recommen- 
cent toujours.  Jeanne  est  blessée  :  c'était 
prédit.  L'ennemi  pousse  un  cri  de  victoire  : 
il  pense  l'avoir  tuée.  Mais  voici  qu'elle  repa- 
rait sur  son  cheval,  après  une  courte  oraison. 
A  sa  voix,  les  Français  se  précipitent  à  l'as- 
saut (c  comme  une  nuée  d'oisillons  sur  un 
buisson  ;  »  et  au  moment  où  la  hampe  de  sa 
bannière  touche  le  boulevard  :  ce  Tout  est 
vôtre,  s'écrie-t-elle ;  entrez.))  Les  Anglais 
terrifiés  croient  voir  un  fantôme;  ils  s'enfuient 
en  désordre  ;  un  pont  enflammé  s'écroule 
sous  leurs  pas,  et  la  Loire,  tombe  muette, 
s'entr'ouvre  pour  les  engloutir.  Glacidas,  l'in- 
sulteur  de  la  Pucelle,  le  hautain  et  tyrannique 
Glacidas  est  avec  eux;  le  flot  l'emporte  pendant 
que  Jeanne  émue  pleure  son  misérable  trépas. 
C'était  le  samedi  soir,  7  mai.  Le  dimanche  8, 
l'ennemi,  après  une  vaine  démonstration, 
tourne  le  dos  aux  remparts,  et  le  peuple  d'Or- 
léans, sous  la  conduite  de  sa  libératrice,  va 
d'église  en  église  rendre  grâces  à^^Dieu. 


374  PANÉGYRIQUE 


Orléans  est  délivré.  Jeanne  a  donné  son 
grand  signe  ;  mais  son  œuvre  n'est  pas  ter- 
minée, car  ses  voix  la  pressent  encore  :  a  Fille 
de  Dieu,  va,  va,  va.  »  Elle  voudrait  aller  à 
Reims,  ce  où  le  gentil  Dauphin  doit  recevoir 
sa  digne  couronne;  »  l'hésitation  et  la  mal- 
veillance des  grands  lui  imposent  la  campagne 
de  la  Loire.  Soit.  Avec  une  rapidité  fou- 
droyante, on  voit  se  succéder  la  prise  de  Jar- 
geau,  la  capitulation  de  Beaugency,  la  chasse 
de  Patay,  et  Suffolk  et  Talbot,  les  deux  grands 
capitaines,  tomber  aux  mains  des  Français. 

Il  faut  bien  se  décider  à  partir  pour  le 
sacre.  Après  trois  semaines  d'un  voyage  heu- 
reux, pendant  lequel  Auxerre  demande  une 
trêve,  Troyes  etChâlons  font  leur  soumission, 
la  ville  de  saint  Rémi  ouvre  ses  portes  et  vient 
au-devant  de  son  seigneur  et  maître  en  chan- 
tant :  (c  Noël  !  Noël  !  au  roi  de  France  !  »  Le 
lendemain,  spectacle  admirable  et  touchant, 
auquel  on  ne  s'attendait  plus,  la  splendide 
basilique,  constellée  de  lumières,  retentit  du 
chant  des  psaumes;  Charles,  au  milieu  de  ses 
pairs,  jure  de  défendre  vaillamment  la  foi 
chrétienne,  de  protéger  l'Église,  de  paître  son 


DE    JEANNE    d'aRC.  375 


peuple  dans  la  justice,  et  reçoit  l'onction  sa- 
crée avec  la  couronne;  Clovis,  Charlemagne 
et  saint  Louis  président  d'en  haut  cette  au- 
guste fête.  Le  peuple  est  fou  de  joie,  et  Jeanne, 
debout  près  du  roi,  présentant  sa  bannière  à 
la  gloire  pour  la  récompenser  d'avoir  été  à  la 
peine,  Jeanne,  humble  et  triomphante,  verse 
de  douces  larmes  en  voyant  «  le  bon  plaisir  de 
Dieu  exécuté.  »  C'est  fait.  Le  sacre  de  Reims 
venge  le  Fils  de  France  de  l'injuste  proscrip- 
tion des  traités,  et  la  nation  très  chrétienne  se 
sent  renaître  sous  l'onction  qui  baigne  le  front 
de  son  roi. 

Digitus  Dei  est  hic.  Le  doigt  de  Dieu  est  là, 
Messieurs.  Le  bons  sens  du  peuple  ne  s'est 
pas  mépris  sur  la  cause  surnaturelle  de  ces  si 
rapides  et  si  glorieux  événements  ;  et,  de  tous 
les  points  de  l'Europe,  les  plus  illustres  per- 
sonnages et  les  meilleurs  esprits  de  l'époque 
ont  rendu  hommage  à  la  mission  divine  de  la 
très  angélique  et  très  courageuse  Pucelle.  Il 
appartenait  à  nos  siècles  de  décadence  philo- 
sophique et  d'impiété  de  contester  avec  le  ciel 
et  d'avilir  son  instrument  prédestiné.  Ah  ! 
laissez-moi   vite   balayer  de  mon    mépris  les 


376  PANÉGYRIQUE 


blasphèmes  et  les  mensonges  orduriers  de  ces 
écrivains  ignobles  à  qui  l'on  devrait  interdire 
l'usage  de  notre  langue,  puisqu'ils  n'ont  pas 
le  cœur  français.  Je  n'en  ai  qu'à  ces  orgueil- 
leux naturalistes  qui  ne  veulent  voir  dans  l'his- 
toire que  des  actes  humains,  et  qui,  au  lieu 
d'asseoir  leurs  jugements  sur  les  faits,  tortu- 
rent les  faits  pour  les  accommoder  au  parti  pris. 
La  fille  de  Dieu,  l'inspirée,  n'est  plus  pour  eux 
qu'une  visionnaire,  une  malade,  une  patriote 
exaltée.  Eh  bien ,  qu'ils  m'expliquent  comment 
l'illusion,  la  maladie,  l'exaltation  donnent  à 
une  fille  timide,  que  l'injure  fait  pleurer,  que 
la  vue  du  sang  épouvante,  ce  froid  courage  qui 
ne  frappe  jamais,  va  toujours  en  avant  et  com- 
mande avec  tant  d'assurance  ;  cette  hardiesse 
héroïque  qui,  au  sortir  du  combat  et  du  péril, 
se  change  subitement  en  douceur  et  tendresse 
maternelles  pour  les  souffrants,  le  pauvre 
peuple  et  les  enfants.  Qu'ils  m'expliquent  com- 
ment l'illusion,  la  maladie,  l'exaltation  font 
rayonner  la  virginité,  à  ce  point  qu'elle  con- 
tient autour  d'elle  les  passions  brutales,  et 
fait  pénétrer  dans  des  cœurs  corrompus  les 
chastes  pensées,  dans  des  sens  fougueux  Ta- 


DE   JEANNE    D*ARC.  37' 


paisement  des  ardeurs  coupables.  Qu'ils  m'ex- 
pliquent    comment     l'illusion,    la    maladie, 
l'exaltation  marient   la  gaité    française  à  la 
piété  angélique,   la  noblesse  à  la   simplicité 
vraie,  la  gloire  à  l'humilité  profonde.  Qu'ils 
m'expliquent  comment  l'illusion,  la  maladie, 
l'exaltation  transforment,  tout  à  coup  et  par 
intermittence,  une  paysanne  de  dix-sept  ans, 
qui  ne  sait  ni  A  ni  B,  en  un  chevalier  plein  de 
grâce  et  de    courage,    en  un  capitaine   con- 
sommé, sûr  au   conseil,   fort  au   commande- 
ment, habile  plus  que  tous  au  rassemblement 
des  armées,  à  l'ordonnance  des   batailles,  à 
l'emploi  de  l'artillerie  ;    car  telle  était  Jeanne, 
au  témoignage  de  ceux  qui  l'ont  vue.    Qu'ils 
m'expliquent  comment  l'illusion,  la  maladie, 
l'exaltation  prévoient  et  annoncent,  à  l'avance, 
des  événements  heureux  ou  malheureux   qui 
s'accomplissent  à  la  lettre  et  à  point  nommé. 
Besogne  impossible,  Messieurs.  Les   natura- 
listes ont  à  votre  service  des  mots  tant  que 
vous  en  voudrez  ;  des  explications  vraies  et  des 
preuves,  jamais.  Laissez-les  donc  se  débattre 
misérablement  contre    l'autorité    des  événe- 
ments, et  n'écoutez  que  les   inspirations   de 


378  PANÉGYRIQUE 


l'esprit  chrétien  et  du  bon  sens  français  pour 
reconnaître  dans  la  mission  de  notre  héroïne 
l'intervention  de  la  miséricorde  divine  et  la 
toute-puissance  du  doigt  de  Dieu. 

Mais  ce  doigt  de  Dieu  ne  s'est-il  pas  retiré 
après  le  sacre  de  Reims,  et  Jeanne,  abandon- 
née à  elle-même,  n'est-eile  plus  qu'une  vul- 
gaire victime  des  querelles  sanglantes  qui  di- 
visent les  peuples  ?  C'est  ce  que  nous  allons 
voir,  Messieurs;  dans  le  récit  de  son  supplice. 


II 


Dieu  permet  quelquefois  que  Teffet  de  ses 
menaces  soit  suspendu  par  le  repentir  des  pé- 
cheurs ;  il  permet  aussi  que  l'entier  accomplis- 
sement de  ses  desseins  miséricordieux  soit 
retardé  par  nos  fautes.  Cette  permission  nous 
explique  le  tragique  dénoûment  qui  semble 
mettre  fin  à  la  mission  de  Jeanne  d'Arc.  Reims 
ne  devait  pas  être  la  dernière  étape  de  sa  gloire. 
«  Je  suis  cy  venue,  écrivait-elle  aux  Anglais,  de 


DE    JEANNE    d'aRC.  379 


par  Dieu  le  roi  du  ciel,  corps  pour  corps,  pour 
vous  bouter  hors  de  toute  France.  »  Tant  qu'il 
reste  un  Anglais  sur  le  sol  de  la  patrie,  il  faut 
qu'elle  combatte.  «  Elle  aimerait,  comme  elle 
le  disait  dans  un  naïf  épanchement  à  l'arche- 
vêque de  Reims,  qu'il  plût  à  Dieu    son  créa- 
teur qu'elle  retournât,  quittant  les  armes,  et 
qu'elle  revint  servir  son  père  et  sa  mère,  gar- 
der leurs  troupeaux  avec  sa  sœur  et  ses  frères, 
qui  seraient  si  aises  de  la  revoir  ;  car  ce  n'est 
point  son  état  de  guerroyer,  mais,  ajoutait-elle, 
il  faut  que  j'aille  et  que  je  le  fasse  ainsi.  »  Ses 
voix  lui  disent  encore  :    ce  Fille  de  Dieu,  va, 
va,  va.   ))  Elle  va,  toujours  avec  le  même  cou- 
rage, mais  non  plus,  hélas  !  avec  le  même  épa- 
nouissement. Elle  sent  que  l'influence  maudite 
des  courtisans  pèse  sur  l'esprit  du  roi  pour 
arrêter  ses  élans;  elle  voit  le  faible  Charles  VII 
retomber  aux  mains  de  ces  politiques  d'an- 
tichambre qui   redoutent    la    victoire,   parce 
que  la  victoire,  en  accroissant  le  pouvoir  royal, 
peut  l'arracher  à  leur  tutelle  intéressée.  Elle 
voudrait   frapper  un  grand  coup  ;    les  capi- 
taines et  les  soldats  sont  de  son  avis.  «  Jeanne 
peut  mettre  le  roi  dans   Paris   si  à  lui  ne 


380  PANÉGYRIQUE 


tient,  »  disent-ils  d'une  commune  voix  ;  mais 
les  favoris  en  ont  décidé  autrement,  et,  après 
une  tentative  avortée,  Jeanne,  blessée  dans 
les  fossés  de  la  capitale,  le  cœur  navré,  est 
obligée,  contre  l'ordre  de  ses  saintes,  d'aban- 
donner une  victoire  qu'elle  croyait  tenir  dans 
les  plis  de  son  étendard. 

Alors,  un  nuage  sombre  descend  sur  sa 
vaillante  âme  ;  l'inaction  l'attriste,  et  de  mys- 
térieux avertissements  lui  viennent  du  ciel  ; 
ses  voix  lui  déclarent  «  qu'avant  la  Saint-Jean 
elle  tombera  aux  mains  de  ses  ennemis; 
qu'elle  ne  doit  pas  s'en  effrayer,  mais,  au  con- 
traire, accepter  cette  grande  croix  de  la  main 
de  Dieu,  qui  lui  donnera  la  force  de  la  porter 
jusqu'au  bout.  »  0  douce  et  pieuse  libératrice, 
courage  !  Voici  l'heure  de  l'ennemi  et  des 
puissances  de  ténèbres  ! 

Jeanne  est  entrée  à  Compiègne,  pour  pro- 
téger cette  place  qui  ferme  l'entrée  du  royaume 
aux  Bourguignons.  Elle  espère,  par  une  vigou- 
reuse sortie,  déloger  l'ennemi  de  ses  positions 
et  le  contraindre  à  lever  le  siège.  Mais,  aban- 
donnée de  ses  hommes  et  tout  occupée  à  pro- 
téger leur  fuite,  elle  entend  tomber  les  herses 


DE    JEANNE    d'aRC.  381 

qui  lui  ferment  le  chemin  du  retour  ;  bientôt 
elle  est  prisonnière  et  vendue  aux  Anglais. 

Deux  cris  retentissent  en  même  temps.  Le 
cri  de  France  :  «  Malheur  !  Jeanne  la  Pucelle 
est  prise  !  »  Le  cri  d'Angleterre  :  «  Victoire  ! 
à  nous  la  magicienne  et  le  gibier  d'enfer  !  » 
Vous  vous  attendez,  Messieurs,  à  un  choc 
formidable  des  deux  nations  :  l'une  qui  veut 
reprendre  sa  libératrice  pour  qu'elle  achève  sa 
mission  divine,  Tautre  qui  veut  la  garder  pour 
se  venger  sur  elle  de  ses  humiliations  et  de 
ses  défaites.  Honte  et  infamie!  Le  roi,  à  qui 
elle  a  rendu  une  partie  de  ses  États  et  promis 
une  entière  délivrance,  se  laisse  fermer  la 
bouche  et  lier  les  bras  par  ses  tyrans  domesti- 
ques. Pas  un  homme  d'armes  ne  vole  à  son 
secours,  pas  une  proposition  n'est  faite  pour 
prévenir  l'odieux  marché  qui  va  la  livrer  à  ses 
mortels  ennemis.  0  Charles!  tu  l'abandonnes, 
et  elle,  toujours  grande  et  fidèle,  soutiendra 
ton  honneur  devant  ses  juges^  Roi!  ces  crimes- 
là  se  paient  ;  si  ce   n'est  par  toi,  ce  sera  par 

1.  Jeanne,  entendant  dire  que  son  roi  était  hérétique 
et  schismatique,  répliqua  au  prédicateur  du  cimetière  de 
fcSaint-Ouen  :   «  Par  ma  foi,  sire,   révérence  gardée,  je 


382  PANÉGYRIQUE 


quelqu'un  des  tiens.  Un  jour,  la  France  affo- 
lée oubliera  les  bienfaits  tant  de  fois  séculaires 
de  la  monarchie  qui  a  fait  sa  grandeur,  et  le 
peuple  ingrat  vengera  par  la  mort  et  par  la 
proscription  des  princes  innocents  l'ingrati- 
tude de  la  royauté. 

Jeanne  abandonnée  est  vendue,  contre 
toutes  les  lois  d'honneur  qui  protègent  les  pri- 
sonniers de  guerre,  et  amenée  dans  une  cage 
en  fer  à  Rouen,  où  elle  doit  être  jugée.  L'An- 
glais convoitait  cette  proie,  afin  d'assassiner 
en  elle  la  France  victorieuse  après  l'avoir  dés- 
honorée, comme  si  sa  haine  superstitieuse 
pouvait  par  là  se  débarrasser  d'un  maléfice  et 
ramener  la  victoire  sous  ses  drapeaux.  Un 
évêque^  intervient  dans  le  marché.  Quel  nom, 
grand  Dieu  !  quel  homme  et  quelle  conduite  ! 
C'était  bien  ce  qu'il  fallait  pour  effaroucher  et 
salir  la  vierge  sans  peur  et  sans  reproche.  Té- 
nébreux ouvrier,  il  ourdit  cette  longue  trame 
d'iniquités  que  doivent  recouvrir  les   formes 

vous  ose  bien  dire  et  jurer,  sur  peine  de  ma  vie,  que 
c'est  le  plus  noble  chrétien  de  tous  les  chrétiens,  et  qui 
mieux  aime  la  foi  et  l'Eglise,  » 

1.  Pierre  Cauchon,  évêque  de  Beauvais. 


DE    JEANNE    d'aRC  383 


d'une  légalité  cauteleuse  ;  il  met  l'Église 
au  service  des  plus  basses  passions,  et  dé- 
crète à  l'avance  la  mort  quand  même,  pour 
complaire  à  ceux  dont  il  attend  sa  récom- 
pense. 

Sainte  impartialité  de  la  justice,  tu  laisses 
planer  le  doute  sur  la  tête  des  coupables,  et  tu 
permets  à  l'espoir  d'émouvoir  nos  cœurs,  jus- 
qu'à l'heure  redoutable  de  la  sentence!  Mais 
pour  l'innocente  Jeanne,  point  de  doute,  point 
d'espoir.  La  mort  cruelle  et  infâme,  voilà  le 
but  déterminé  des  ardentes  poursuites  d'un 
tribunal  où  la  menace  et  l'injure  étouffent  les 
rares  et  timides  protestations  de  l'honnêteté 
et  de  la  bonne  foi  \  d'un  tribunal  devant  lequel 
Jeanne,  meurtrie  par  ses  fers  et  encore  tout 
émue  des  outrages  de  la  prison,  comparait 
seule,  toute  seule,  sans  l'avocat  que  la  plus 
vulgaire  compassion  ne  pouvait  refuser  à  son 
ignorance,   sans  le    curateur   que   réclamait 


1.  Nicolas  de  Houppeville,  Isambart  de  la  Pierre,  do- 
minicains, furent  menacés  d'être  jetés  à  la  Seine  :  l'un, 
parce  qu'il  récusait  la  compétence  de  Pierre  Cauchon  ; 
l'autre,  parce  qu'il  faisait  des  signes  à  Jeanne  pour  l'aider 
dans  ses  réponses. 


384  PANÉGYHIQUE 


impérieusement  son  jeune  âge.  Sa  confiance 
dans  l'inspiration  du  ciel,  son  obéissance  aux 
voix  d'en  haut,  la  protection  des  anges  et  des 
saints,  les  signes  que  Dieu  lui  a  donnés  de  sa 
mission,  les  promesses  si  fidèlement  réalisées 
qu'elle  a  faites,  les  fortes  expressions  de  sa  foi, 
l'habit  qui  protège  sa  pudeur,  le  prestige  de 
son  étendard,  les  noms  de  Jésus  et  de  Marie 
dont  elle  se  sert,  ses  légitimes  efforts  pour 
échapper  à  la  captivité,  l'espoir  qu'elle  exprime 
de  n'avoir  point  offensé  Dieu  mortellement, 
tout  devient  contre  elle  matière  à  accusa- 
tion. 

Mais  les  misérables  qui  veulent  la  perdre 
ont  compté  sans  Celui  qui  donne  la  sagesse 
aux  petits  ^  et  qui  rend  diserte  la  langue  des 
enfants  \  Maintes  fois  Jeanne  rompt  les  filets 
de  leurs  interrogations  captieuses^  et  les  met 
en  déroute  par  la  ferme  simplicité  et  la  naïve 
profondeur  de  ses  réponses.  Les  assistants  s'en 
émeuvent  :    ce  Vous    dites    bien,    Jeanne,   ^) 


1.  Sapientiam  prœtans  ])arvulis.  (Psalm.  XVIIT.) 

2.  Sapientia..»  linguas  infantium  fecit  disertas, 

{Sap.,  cap.  X,  21.) 


DE   JEANNE   d'aRC.  385 

s'écrient-ils.  L'ennemi  lui-même  est  obligé  de 
convenir  ce  qu'elle  serait  bonne  femme,  si  elle 
était  Anglaise;  »  mais  elle  est  Française  d'es- 
prit, de  cœur  et  de  bouche. 

On  ne  peut  la  faire  mourir  pour  cela  ;  il  faut 
la  convaincre  de  crime.  Chose  impossible,  tant 
que  son  imperturbable  bon  sens  et  sa  haute 
sagesse  auront  le  public  pour  témoin.  On  le 
supprime  donc,  afin  de  pouvoir  altérer  ses 
réponses,  et  ceux  qui  s'appellent  la  justice 
s'engagent  dans  des  voies  clandestines,  comme 
des  brigands  qui  préparent  un  forfait.  Un 
prêtre  hypocrite  consent  à  jouer  auprès  d'elle 
le  rôle  de  confident.  Loyseleur,'  c'est  le  nom 
prédestiné  de  l'infâme  qui  devait  prendre  dans 
ses  pièges  cette  douce  et  innocente  colombe. 
Troublée  par  les  sollicitations  perfides  et  les 
interrogatoires  impudents,  maltraitée  par  ceux 
qui  la  gardent,  épuisée  par  les  nuits  qu'elle 
passe  sans  sommeil  pour  veiller  sur  sa  vertu, 
subitement  transportée  de  l'ombre  et  du  silence 
de  la  prison  au  milieu  d'une  foule  tumultueuse , 
étourdie  par  les  menaces  et  les  prières  qui 
l'assaillent  de  toutes  parts,  la  pauvre  Jeanne  se 

sent  défaillir  et  se  laisse  aller  à  une  abjuration 
H  25 


380  PANÉGYRIQUE 


que    ses    implacables    accusateurs    trouvent 
encore  le  moyen  de  faussera 

Ah  !  qui  donc  aurait  résisté  !  —  Mais  comme 
elle  est  promptement  relevée  de  cette  chute 
inconsciente  !  Ses  voix  qui  semblaient  l'avoir 
abandonnée  lui  reviennent,  et  leurs  tendres 
reproches  provoquent  dans  son  âme  une  crise 
de  fervent  repentir  qui  ne  se  démentira  plus. 
Non,  elle  ne  renie  pas  sa  mission  ;  non,  elle  n'a 
pas  voulu  faire  injure  à  ses  saintes;  non,  elle 
ne  quittera  plus  l'habit  qui  la  protège,  tant 
qu'on  la  gardera  dans  un  lieu  où  les  soldats 
brutaux  et  les  milords  eux-mêmes  attentent  à 
son  honneur. 

On  n'attendait  que  cela,  Farewel!  Farewel! 
Tout  va  bien  !  Elle  est  relapse,  elle  est  digne 
de  mort!  Qu'on  la  brûle!  Enfin  l'iniquité  a 
triomphé.  Jeanne,  condamnée  par  ceux  qui 
s'appellent  impudemment  l'Église,  est  livrée 
au  bras  séculier;  le  bras  séculier,  c'est  l'An- 
glais haineux  et  satisfait. 

Voici  le  jour  terrible.  0  mon  Dieu,  quelle 


1.  Cette  scène  de  l'abjuration  eut  lieu  sur  le  cimetière 
de  Saint-Oaen. 


DE    JEA.NNE    d"aRC.  3H7 


angoisse  !  Ce  corps,  «  qui  ne  fut  jamais  cor- 
rompu, va  donc  être  consumé  et  rendu  en 
cendres?  »  Hélas,  oui  !  Le  bûcher  est  dressé  ; 
Jeanne,  il  faut  partir.  Partez  avec  elle,  mes 
frères  en  saint  Dominique,  vous  que  Dieu  a 
choisis  pour  adoucir  à  sa  chère  fille  l'horreur 
des  derniers  instants.  Bon  Isambart,  tu  as  joué 
ta  vie  en  aidant  de  ta  pénétration  sa  candeur 
et  son  innocence  ;  courageux  Ladvenu,  tu  vas 
lire  le  dernier  de  tous  dans  l'âme  de  cette 
sainte,  et  tu  seras  si  ravi  de  sa  beauté  qu'il 
faudra  que  Jeanne  elle-même  t'avertisse  des 
approches  du  feu,  sans  quoi  tu  brûlerais  avec 
elle.  Mes  Frères,  je  vous  en  prie,  soyez  bons 
pour  cette  innocente  vierge,  bons  comme  les 
anges  du  ciel,  et  si  votre  grand  respect  pour 
les  princes  de  l'Église  vous  a  fait  commettre 
quelque  faiblesse,  rachetez-la  par  votre  tendre 
charité,  comme  vous  la  rachèterez  plus  tard 
par  vos  témoignages. 

La  cloche  du  beffroi  a  sonné  neuf  heures  ;  le 
Vieux-Marché  de  Rouen  s'emplit  d'une  foule 
houleuse  qui  veut  voir  une  dernière  fois  la 
jeune,  belle  et  sainte  condamnée.  Il  y  a  là  huit 
cents  hommes  armés  pour  garder  cet  agneau, 


388  PANÉGYRIQUE 


tant  l'Anglais  a  peur  du  repentir  et  de  la  pitié. 
Jeanne  est  debout  près  de  son  bûcher.  Un  écri- 
teau  insolent  la  calomnie  encore,  et  un  prédi- 
cateur gagé  renchérit  sur  cette  infamie.  On 
l'appelle  mentevesse,  elle  qui  fut  toujours  la 
franchise  même;  'pernicieuse^  elle  qui  a  sauvé 
la  France;  abuseresse  dupeujole,  elle  dont  les 
promesses  se  sont  si  fidèlement  accomplies; 
divineresse  et  superstitieuse,  elle  qui  avait  hor- 
reur des  charmes  et  des  pratiques  ténébreuses; 
blasphémer  esse  et  présomptueuse,  elle  qui  s'en 
rapportait  de  tout  à  Dieu  ;  maicréant  de  la,  foi 
de  Jésus-Christ,  elle  qui  a  confessé  si  énergi- 
quement  le  Symbole;  vanteresse,  elle  qui  ren- 
voyait si  humblement  au  ciel  les  hommages  du 
peuple;  cruelle,  elle  qui  n'a  jamais  frappé; 
dissolue,  elle  dont  la  chaste  beauté  inspirait  le 
respect  et  l'amour  de  la  vertu;  apostate,  schis- 
matique,  hérétique,  elle  qui  s'en  est  remise  à 
l'Eglise  et  à  notre  Saint-Père  le  Pape;  excom- 
muniée, elle  à  qui  l'on  vient  de  donner  le  corps 
du  Sauveur.  O  mensonges  de  l'iniquité  ! 

Juges  pervers,  vous  voudriez  encore  une 
défaillance  et  une  abjuration  pour  couvrir  votre 
crime;  vous  l'attendez  en   vain.    Ecoutez  et 


DE    JEANNE    d'aRC.  389 

voyez.  Jeanne  envoie  un  souvenir  à  la  patrie, 
Jeanne  bénit  son  roi,  Jeanne  affirme  plus  que 
jamais  la  divinité  de  sa  mission,  Jeanne 
demande  des  prières  pour  son  âme,  Jeanne 
pardonne  à  ses  ennemis  et  à  ses  bourreaux, 
Jeanne  couvre  de  baisers  et  de  larmes  la  croix 
de  son  Sauveur,  Jeanne  invoque  son  Dieu,  son 
archange  et  ses  saintes,  Jeanne  pleure  sur  la 
ville  déshonorée  où  elle  va  mourir.  «  Rouen, 
Rouen  ;  dit-elle,  ah  !  que  j'ai  grand'peur  que  tu 
n'aies  à  souffrir  de  ma  mort  !  » 

C'est  le  dernier  cri  de  sa  douleur  et  de  sa 
charité.  Le  feu  monte  vers  elle  et  l'effleure, 
mais  elle  n'est  plus  à  la  terre.  Les  saintes  sont 
venues  baiser  son  front  et  lui  faire  comprendre 
que  l'heure  de  la  délivrance  est  arrivée.  «  Elle 
prend  tout  en  gré  S  regarde  le  ciel,  et  s'écrie  ; 
((  Jésus  !  Jésus  !  mon  Jésus  !  »  Puis  sa  tête 
s'incline,  et  l'archange  de  la  France  emporte 
aux  cieux  sa  belle  âme. 

Autour  du  feu,  qui  consume  les  restes  de 

1.  Ses  voix  lui  avaient  dit  :  «  Prends  tout  en  gré,  ne 
te  chailles  de  rien,  tu  seras  bientôt  au  royaume  du 
paradis.  »  Elle  ne  comprit  bien  cette  parole  que  sur  le 
bûcher. 


390  PANÉGYRIQUE 


son  corps  virginal,  le  peuple  en  larmes  exhale 
sa  douleur.  Il  est  bien  temps  !  Que  ne  criait-il, 
tout  à  l'heure  :  «  Pitié!  pitié!  »  Vous  l'eus- 
siez fait,  Messieurs,  si  vous  eussiez  été  là,  et 
votre  voix  plaintive  eût  ému  les  bourreaux. 
Mais  quoi!  est-ce  bien  de  la  pitié  que  je  vous 
demande?  Non,  non,  gardez  votre  pitié.  Au 
nom  de  Dieu,  je  vous  demande  justice  ;  et  la 
justice  pour  Jeanne,  c'est  plus  que  votre  admi- 
ration; c'est  votre  vénération;  car,  en  vérité, 
je  vous  le  dis,  elle  est  plus  belle,  plus  grande, 
et,  si  je  puis  parler  ainsi,  plus  divine  dans  son 
supplice  que  dans  la  victoire. 

Digitus  Dei  est  hic.  Le  doigt  de  Dieu  est  là. 
Messieurs.  La  souffrance,  vous  le  savez,  achève 
la  perfection  humaine.  C'est,  au  témoignage 
des  saints,  le  don  suprême  de  la  munificence 
divine.  Ne  point  pécher,  c'est  le  commence- 
ment de  la  vie  parfaite;  faire  le  bien,  c'est  le 
progrès;  souffrir,  c'est  le  comble  et  la  der- 
nière récompense  terrestre  de  Tamour  chré- 
tien. Cependant  il  est  des  douleurs  où  le  bon 
vouloir  divin  se  manifeste  davantage.  L'x\- 
pôtre  n'a-t-il  pas  dit  que  Dieu  façonne  à  l'i- 
mage de  son  Fils  ceux  qu'il  appelle  à  la  sain- 


DE    JEANNE    d'aRC.  391 

teté^?  Plus  ils  reproduisent  vivement  en  leur 
personne  les  traits  et  la  vie  du  Sauveur,  plus 
ils  ont  droit  à  nos  hommages.  Or,  Jeanne  la 
libératrice  est  envoyée  du  ciel  comme  le  grand 
libérateur;  comme  lui,  elle  passe  en  faisant  le 
bien;  comme  lui,  elle  voit  son  œuvre  de  salut 
contrariée  par  les  basses  passions  des 
hommes  ;  comme  lui,  elle  est  vendue  et  livrée 
par  trahison  aux  princes  et  aux  prêtres, 
aux  scribes  et  aux  pharisiens  résolus  à 
la  faire  mourir  ;  comme  lui,  abandonnée  par 
des  ingrats;  comme  lui,  accusée  d'impiété,  de 
blasphème,  de  séduction,  de  révolte  contre 
tous  les  pouvoirs;  comme  lui,  maltraitée  et 
injuriée  ;  comme  lui,  jugée  au  mépris  de  toute 
loi  divine  et  humaine;  comme  lui,  victime  de 
la  plus  abominable  des  iniquités;  comme  lui, 
condamnée  à  une  mort  infâme;  comme  lui, 
éprouvée  par  la  peur  et  l'angoisse;  comme  lui, 
délaissée  par  le  ciel  ;  comme  lui,  pardonnant 
à  ses  bourreaux;  comme  lui,^  expirant  la  prière 


1.  Qui  secundum  propositum  vocati  sunt  sancti.... 
hos  prœscivit  et  prœdestinavit  conformes  fieri  imagi-^ 
nis  Filii  siii.  (Rom.,  viir,  28,  29.) 


392  PANÉGYRIQUE 


sur  les  lèvres  ;  et  près  de  son  bûcher,  comme 
auprès  de  Golgotha,  ceux  qui  ont  pris  part  à 
sa  mort  pleurent,  se  frappent  la  poitrine  et 
s'écrient  :  «  Hélas!  nous  sommes  tous  perdus; 
nous  avons  tué  la  sainte^  »  Ce  n'est  pas  la 
première  fois,  Messieurs,  qu'on  rapproche  la 
passion  de  Jeanne  de  la  passion  du  Sauveur  ; 
les  anciens  se  sont  plu  à  reconnaitre  le  doigt 
de  Dieu  dans  la  manière  dont  le  divin  agneau 
avait  configuré  cette  douce  agnelle  à  son  image 
et  ressemblance. 

Le  doigt  de  Dieu  est  là.  Je  le  vois  dans  la 
fermeté  de  Jeanne  à  garder  les  secrets  du  Roi 
du  ciel  et  du  roi  de  la  terre,  dans  sa  haute  rai- 
son, dans  les  illuminations  soudaines  qui  lui 
révèlent  les  pièges  tendus  à  sa  naïveté,  dans 
'ses  réponses  ingénieuses,  profondes,  sublimes, 
où  brille  toujours  la  candeur  de  l'innocence. 
La  presse-t-on  de  questions  indiscrètes? 
«  Passez  outre,  y)  dit-elle  fièrement;  veut-on 
qu'elle  déclare  ce  qu'elle  a  promis  et  résolu 

i.  Cette  parole  est  de  Tressart,  secrétaire  du  roi  :  Nos 
suinus  omnes  perditi  quia  una  sancta  persona  fuit 
combusta.  Le  bourreau,  épouvanté,  courut,  aussitôt 
après  le  supplice,  se  confesser  à  Martin  Ladvenu. 


DE    JEANNE    D'ARG.  393 


de  cacher?  elle  le  dissimule  habilement  sous 
le  voile  de  l'allégorie.  Pour  la  convaincre  d'or- 
gueil, lui  demande-t-on  si  elle  est  en  état  de 
grâce  ?  ce  Si  je  n'y  suis,  Dieu  veuille  m'y  mettre; 
si  j'y  suis,  Dieu  veuille  m'y  garder  ;  »  si  après 
ces  révélations  elle  peut  commettre  un  péché 
mortel?  «  Je  n'en  sais  rien,  mais  je  m'en  attends 
de  tout  à  Dieu  Notre-Seigneur;  »  pourquoi  Dieu 
l'a  choisie  plutôt  qu'une  autre?  «  Il  a  plu  à 
Dieu  ainsi  faire  par  une  simple  pucelle  pour 
rebouter  les  adversaires  du  Roi  ;  »  si  elle  ai- 
dait plus  que  son  étendard  à  la  victoire  ?  «  De 
la  victoire  de  l'étendard  ou  de  moi,  c'était  tout 
à  Notre-Seigneur;  »  pourquoi  sa  bannière  fut 
portée  au  sacre  plutôt  que  celle  des  capitaines  ? 
((  Elle  avait  été  à  la  peine  ;  c'était  bien  raison 
qu'elle  fût  à  l'honneur.  »  On  voudrait  la 
prendre  en  défaut  sur  ses  visions  et  obtenir 
des  déclarations  qui  compromettent  sa  pu- 
deur et  l'honneur  de  ses  saintes;  mais  quelles 
promptes,  spirituelles  et  justes  répliques  !  A 
cette  question  :  «  Saint  Michel  était-il  vêtu  ? 
—  Eh?  pensez-vous,  répond-elle,  que  Dieu 
n'ait  pas  de  quoi  le  vêtir  ?»  A  cette  autre  : 
«  Les  saintes  aiment-elles  les  Anglais  ?  —  Elles 


394  PANÉGYRIQUE 


aiment  ce  que  Notre-Seigneuraime  et  haïssent 
ce  que  Dieu  hait.  »  —  Admirable  sagesse  clans 
une  fille  des  champs  !  Il  est  bien  vrai  que  cette 
sagesse  semble  démentie  par  une  heure 
d'ombre  et  de  défaillance;  mais  je  n'en  suis 
point  troublé,  et  je  m'écrie  :  «  Heureuse 
faute,  qui  montre  avec  la  dernière  évidence 
que  Dieu  fait  tout  dans  cette  vierge  ignorante, 
puisque  la  lumière  et  la  force  s'évanouissent 
dès  qu'il  s'écarte,  et  reparaissent  dès  qu'il  se 
rapproche.  » 

Le  doigt  de  Dieu  est  là;  car  Jeanne,  abreu- 
vée de  la  lumière  céleste,  plonge  son  regard 
prophétique  dans  l'avenir,  et  y  contem^ple, 
avec  les  vengeances  de  Dieu,  la  consommation 
de  l'oeuvre  de  délivrance  pour  laquelle  elle  a 
été  envoyée.  Avant  de  mourir,  elle  dit  à  ses 
juges  :  «  Vous  ne  ferez  jà  ce  que  vous  dites 
contre  moi  qu'il  ne  vous  en  prenne  mal  au 
corps  et  à  l'âme.  »  Et  l'on  voit,  aussitôt  après 
son  martyre,  se  multiplier,  dans  les  rangs  de 
ses  persécuteurs,  les  morts  subites  et  hon- 
teuses\  Mais,  c'est  l'Anglais  surtout  qui  doit 

].  L'évêque  de  Beauvais  fut  frappé  d'apoplexie  entre 


DE    JEANNE    d'aRG.  395 


porter  le  poids  du  crime  auquel  elle  a  succombé. 
Elle  Ta  solennellement  condamné  par  ses 
oracles.  «  Je  sais  bien,  dit-elle,  que  les  Anglais 
me  feront  mourir,  croyant  après  ma  mort  ga- 
gner le  royaume  de  France  ;  mais  quand  ils 
seraient  cent  mille  Godons ^  plus  qu'ils  ne  sont 
à  présent,  ils  n'auront  pas  le  royaume.  — 
Écoutez  bien  :  avant  sept  ans,  ils  laisseront 
un  plus  grand  gage  que  devant  Orléans,  et  fi- 
niront par  perdre  toute  la  France.  —  Je  dis 
cela,  afin  que  quand  ce  sera  advenu,  on  ait 
mémoire  que  je  l'ai  dit.  »  —  Ah  !  Messieurs, 
on  a  osé  discuter  la  mission  de  la  Pucelle,  la 
restreindre,  prétendre  même  qu'elle  y  a  fait 
défaut.  Mais  ne  voyez-vous  pas  que,  Jeanne 
morte,  sa  parole  et  son  esprit  nous  restent? 
L'Anglais  s'imagine  que  tout  est  fini,  parce 
qu'il  a  balayé  dans  la  Seine  les  cendres  de  la 
martyre  et  ce  cœur  virginal  que  le  feu  refusa 
de  consumer  ;  mais  les  fureurs  sacrées  de  la 


les  mains  de  son  barbier;  Nicolas  Midi,  le  prédicateur 
du  Vieux-Marché,  fut  atteint  de  la  lèpre  peu  de  jours 
après  son  sermon;  le  traître  Loyseleur  mourut  subite- 
ment à  Bâle,  et  l'on  retrouva,  dit-on,  le  cadavre  d'Esti- 
vet,  le  promoteur,  sur  un  fumier,  aux  portes  de  Rouen. 


396  PANÉGYRIQUE 


colombe  vont  le  poursuivre  sans  relâche.  La 
France  peut  croire  que  sa  libératrice  est  à  ja- 
mais perdue  pour  elle  ;  mais  l'esprit  de  Jeanne 
s'empare  de  l'indolent  Charles  VII,  brise  les 
chaînes  du  favoritisme  qui  étouffe  sa  vaillance, 
et  le  relève  à  l'égal  de  nos  plus  glorieux  rois  ; 
l'esprit  de  Jeanne  plane  sur  nos  armées  et  les 
pousse  à  la  victoire.  «  Sus  !  sus  à  l'Anglais  !  » 
dit-il,  et  voici  que  Chartres  est  repris  par  Du- 
nois^  ((  Sus!  sus  à  l'Anglais!  »  et  voici  que  la 
Bourgogne,  en  se  séparant  de  l'Angleterre, 
affaiblit  sa  puissance^  que  Bedford,  qui  fut 
régent  de  France,  meurt  des  blessures  de  son 
orgueil  humilié  par  les  revers^  «  Sus  !  sus  à 
l'Anglais  !  »  et  voici  que  Meaux  revient  à  la 
France*.  «  Sus  !  sus  à  l'Anglais  !  »  et  voici  que 
sept  ans  juste  après  la  tragédie  de  Rouen  le 
grand  gage  est  repris^  :  Charles  VII  fait  son 
entrée  solennelle  à  Paris  ^  «  Sus  !  sus  à  l'An- 


1.  1432. 

2.  4434. 

3.  1435. 

4.  1436. 

5.  1436. 

6.  1437. 


DE    JEANNE    d'aRC.  3D7 

glais  !  »  et  voici  que  la  Normandie  rentre  dans 
le  domaine  delà  couronne\  «  Sus  !  sus  à  l'An- 
glais !  ))  et  voici  que  le  grand  Talbot  périt  à 
Castillon  et  que  toute  la  Guyenne  est  recon- 
quise ^  ce  Sus!  sus  à  l'Anglais!  »  et  voici  que 
Calais  voit  partir  le  dernier  insulaire*.  Plus 
rien  !  plus  rien  à  l'ennemi  sur  le  sol  de  la  pa- 
trie ;  les  oracles  de  la  prophétesse  sont  accom- 
plis ;  sa  mission  est  achevée  en  dépit  de  l'or- 
gueil britannique,  à  qui  il  ne  reste  plus  que  la 
misérable  ressource  d'inscrire,  sur  le  socle 
des  statues  royales,  cette  vaniteuse  plaisante- 
rie :  Rex  Anglle  et  Frangin. 

Le  doigt  de  Dieu  est  là.  Ce  n'est  pas  seule- 
ment, Messieurs,  à  l'étude  consciencieuse  des 
faits  qu'on  le  reconnaît;  une  autorité  véné- 
rable a  daigné  nous  le  montrer.  Vous  vous 
êtes  noblement  indigné,  Monseigneur,  contre 
la  participation  des  gens  d'Église  au  crime  de 
Rouen  :  vous  aviez  raison  ;  moi  j'en  suis  satis- 
fait, et  je  n'ai  pas  tort.  Une  exécution  som- 
maire de  la  puissance  militaire,  un  jugement 

1.  1449. 
1.  1453. 
3.  1558. 


398  PANÉGYRIQUE 


purement  laïque  n'eussent  provoqué  qu'un 
revirement  cropinion  et  une  réhabilitation  vul- 
gaire, facilement  contestée  par  la  critique  ja- 
louse qui  prétend  supprimer  le  divin  dans 
notre  histoire.  La  solennelle  intervention  des 
gens  d'Eglise  devait  inviter  le  pouvoir  su- 
prême, qui  juge  les  prodiges  et  les  vies  saintes, 
à  se  prononcer  dans  la  cause  de  notre  héroïne. 
Il  a  parlé,  et  après  avoir,  par  ses  enquêtes, 
fixé  l'histoire  pour  la  préserver  des  invasions 
de  la  légende,  il  a  flétri  énergiquement  les  in- 
famies du  premier  procès,  et  donné  satisfac- 
tion à  la  croyance  populaire  en  réhabilitant, 
d'une  manière  souveraine  et  irrévocable,  la 
vierge  de  Domremy,  la  Pucelle  d'Orléans,  la 
martyre  de  Rouent  N'est-ce  pas  un  gage  pour 
l'avenir,  et  ne  nous  est-il  pas  permis  de  voir 
dans  cette  réhabilitation  de  l'Église  comme  les 
arrhes  de  ce  dernier  procès  que  vous  avez  en- 
gagé.  Monseigneur,  et  qui  sera,  je  l'espère, 


1.  Ce  fat  Calixte  III  qui,  le  11  juin  1455,  à  la  requête 
de  la  mère  de  Jeanne  et  de  ses  deux  frères,  adressa  un 
rescrit  à  l'arciievêque  de  Reims  et  aux  évéques  de  Paris 
et  de  Coutances,  et  les  désigna  pour  reviser  le  procès, 
en  s'adjoignant  un  inquisiteur. 


li 


DE    JEANNE    d'aIIG.  399 


le  couronnement  de  votre  noble  et  glorieuse 
carrière^?  Ah  !  puissiez-vous  obtenir  bientôt 
des  autels  dans  l'Église  pour  celle  qui  a  déjà 
des  autels  dans  nos  cœurs  !  Puissé-je  voir 
dans  votre  belle  cathédrale,  inondée  de  lu- 
mières et  parée  de  ses  habits  de  fête,  se  célé- 
brer le  sacre  de  Jeanne,  et  entendre  la  grande 
voix  du  peuple  français,  ravi  de  posséder  une 
sainte  dans  la  personne  de  sa  libératrice,  s'é- 
crier :  ((  Le  doigt  de  Dieu  est  là.   » 

Le  doigt  de  Dieu  est  là.  Jeanne  est  son  en- 
voyée; donc,  Messieurs,  nous  sommes  son 
peuple,  peuple  toujours  aimé,  malgré  ses  in- 
gratitudes. Les  champs  de  Tolbiac,  de  Poi- 
tiers, de  Bouvines,  proclament  que  le  Christ 
aime  les  Francs,  mais  bien  plus  l'héroïque  et 
sainte  fille  qu'il  nous  a  donnée  aux  jours  de 
nos  plus  grandes  infortunes.  Alors  il  traitait 
la  fille  aînée  de  l'Église  comme  il  avait  traité 
la  mère.  Une  vierge  d'Italie,  une  fille  du  peuple, 
Catherine    la    dominicaine,     ramenait    dans 


1.  Par  décret  du  Saint-Siège,  le  procès  de  l'ordinaire 
relatif  à  la  béatification  et  à  la  canonisation  de  Jeanne 
d'Arc  a  été  ouvert  au  mois  de  juillet  1874. 


iOO  PANÉGYRIQUE 


les  murs  de  Rome  désolée  le  Pape  arraché  à  la 
captivité  d'Avignon  ;  une  vierge  française,  une 
paysanne,  délivrait  son  pays  du  joug  des 
Anglais.  Cette  vierge  domine  notre  histoire, 
et  sa  voix  prophétique  nous  invite  à  la  con- 
fiance. Non,  non,  Tennemi  n'aura  pas  le 
beau  royaume  de  France.  D'où  doit-il  venir, 
cet  ennemi  que  notre  âme  anxieuse  redoute  à 
l'heure  présente?  Du  dedans?  Du  dehors?  Je 
n'en  sais  rien;  peut-être  des  deux  côtés  à  la 
fois.  Mais  dussé-je  voir  son  triomphe  et  pro- 
mener mon  âme  errante  à  travers  les  ruines 
entassées  par  ses  haines  impies,  les  souvenirs 
du  passé,  l'image  bénie  de  Jeanne  viendraient 
consoler  ma  douleur,  et  je  m'écrierais  avec  le 
le  Psalmite  :  In  te,  Domine,  speravi,  non  con- 
fundar  in  seternum^.  Non,  je  ne  serai  pas 
confondu  dans  mon  espoir.  Et  si  Dieu  ne 
nous  envoie  pas  à  l'heure  du  péril  une  nou- 
velle Jeanne  d'Arc,  il  répandra  sur  toute  âme 
française  l'esprit  de  celle  dont  je  viens  dd  cé- 
lébrer la  gloire  ;  sur  l'âme  des  prêtres  qui 
crieront  entre  le  vestibule  et  l'autel  :  Parce,  Do- 

1.  Psalm.  XXX. 


DE    JEANNE    d'aRC.  40J 

r>ime,  parce  populo  tuo  !  sur  l'âme  des  mères 
qui  diront  à  leurs  fils  :  «  Va  !  et  reviens  à  moi 
mort  ou  vainqueur;  »  sur  l'âme  des  jeunes 
gens  qui  se  précipiteront  héroïquement  sur  les 
champs  de  bataille  ;  sur  l'âme  des  vierges  et 
des  enfants  qui  consacreront  la  patrie  mili- 
tante au  cœur  miséricordieux  du  Sauveur.  Je 
l'espère,  je  le  crois,  j'en  suis  certain,  ô  Dieu 
clément,  vous  nous  serez  propice.  L'esprit  de 
Jeanne  réveillera  les  nobles  et  religieuses  qua- 
lités du  caractère  français,  et,  quoi  qu'il  ar- 
rive, nous  verrons,  à  la  place  d*une  France 
inquiète,  troublée,  humiliée,  impuissante,  une 
France  confiante,  pacifiée,  honorée,  pleine  de 
force  et  d'autorité  dans  le  concert  des  peuples, 
et  nous  chanterons,  le  cœur  rempli  d'amour 
et  de  reconnaissance  :  Le  doigt  de  Dieu  est  là, 
Digitus  Dei  est  hic. . 


II  26 


ELOGE  FUNEBRE 

DE  M.   L'ABBÉ  BOURGEOIS 


ÉLOGE  FUNÈBRE  ÛE  M.  L'ABBÉ  BOURGEOIS 

prononcé  dans  la  chapelle  de  1  école  de  Pontlevoy, 
le  19  juin  1879. 


Justum  deduxit  Dominus   per  vias 
rectas  et  ostendit  illi  regnum  Dei. 
(Sap.,  cap.  X,  10.) 

Le  Seigneur  a  conduit  son  juste  par  les 
voies  droites  et  lui  a  montré  le  royaume 
de  Dieu. 


Messieurs, 

Le  premier  devoir  de  la  piété  filiale  est  de 
garder,  dans  un  cœur  reconnaissant,  le  tendre 
souvenir  de  ceux  qui  furent  nos  pères  :  sou- 
venir silencieux  et  discret,  qui  va  de  l'âme  à 
Dieu,  quand  les  enfants  dispersés  ne  peuvent 
s'entretenir  qu'avec  le  ciel  de  leurs  affections  et 
de  leurs  douleurs,  souvenir  expansif  et  prompt 
à  la  louange,  quand  la  famille  réunie  éprouve 
le  besoin  de  se  consoler  des  coups  impitoyables 


406  ÉLOGE   FUNÈBRE 


de  la  mort  par  une  commune  explosion  de  son 
amour  et  de  ses  regrets.  C'était  la  piété  filiale 
qui  ouvrait  les  lèvres  du  Sage,  lorsqu'il 
s'écriait  :  «  La^udemus  viros  gloriosos  et  parentes 
nostros  in  generatione  sua\  Louons  les 
hommes  glorieux  qui  furent  nos  pères.  »  C'est 
la  piété  filiale  qui  m'amène  à  ce  douloureux 
anniversaire,  et  m'impose  la  tâche,  douce  àmon 
cœur,  de  faire  l'éloge  d'un  des  plus  glorieux 
pères  de  la  famille  Pontilévienne.  Sa  vie  n'a 
point  l'éclat  de  celles  qui  furent  mêlées  aux 
grandes  agitations  de  notre  siècle.  Elle  passa, 
pieusement  enveloppée  du  voile  de  la  modestie, 
à  travers  le  petit  monde  d'enfants  respectueux 
et  d'amis  dévoués  qui  en  ont  admiré  les  sérieux 
labeurs  et  la  parfaite  droiture.  Elle  fut,  dans 
son  pacifique  développement,  l'expression 
pratique  des  paroles  que  j'ai  prises  pour  texte  : 
«  Le  Seigneur  a  conduit  son  juste  dans  les 
voies  droites  et  lui  a  montré  le  royaume  de 
Dieu.  » 

Toute    âme   se    meut ,    sous    la    conduite 
d'une  bonne  et  sainte  providence,  qui  déduit. 


1.  Eccl.,  cap.  xLiv,  1. 


DE  M.  l'abbé  bourgeois.  407 

des  germes  de  la  nature  et  de  la  grâce,  nos 
vertus  et  notre  gloire.  Sous  l'impression  de 
ses  attouchements  délicats,  toujours  pleins 
d'égards  pour  notre  liberté,  il  y  a  des  natures 
rebelles,  qui  prétendent  choisir  leur  voie.  Elles 
se  laissent  tenter  par  les  routes  obliques 
qu'elles  voient  s'ouvrir  sur  les  bords  du  rude 
sentier  où  Dieu  mène  ses  élus;  elles  se  jettent, 
à  l'aveugle,  du  côté  de  l'erreur,  et  vont  grossir 
de  leurs  recrues  le  ténébreux  royaume  de  celui 
que  l'Ecriture  appelle  le  père  du  mensonge. 
Que  d'insensés  nous  avons  vu  profaner  ainsi 
les  meilleurs  dons,  et  épouvanter  le  monde 
chrétien  par  le  scandale  de  défections  impies, 
dont  notre  charité  demande  à  Dieu  le  redres- 
sement sans  oser  l'espérer!  Lejuste,  lui,  cède 
humblement  à  la  douce  pression  de  la  volonté 
suprême  qui  le  pousse  et  dirige  ses  pas.  Il 
laisse,  à  droite  et  à  gauche,  les  chemins  faciles 
où  l'orgueil  lui  promet  l'indépendance  et  la 
vaine  gloire,  et  va  directement  vers  le  royaume 
de  lumière  et  de  vérité  que  le  Seigneur  lui 
montre  au  terme  de  son  voyage  terrestre.  Il 
sent  qu'il  en  parcourt  déjà  les  avenues,  et  jouit, 
avec  un  ineffable  contentement,  de  la  présence 


408  ÉLOGE    FUKÈBRE 


voilée  du  Dieu  qui  lui  a  promis  de  se  révéler 
bientôt,  en  un  jour  sans  ombre  et  sans  déclin. 
Tel  est,  Messieurs,  le  spectacle  que  nous 
offre  la  vie  paisible  et  laborieuse  de  très  reli- 
gieux, très  savant,  très  modeste  Messire  Louis 
Bourgeois,  dans  les  trois  mondes  où  s'est 
exercée  l'activité  de  sa  belle  intelligence  et  de 
son  grand  cœur  :  le  monde  des  idées,  le  monde 
des  faits,  le  monde  des  âmes. 


L'âme  humaine  reçoit  souvent,  du  pays  où 
s'éveillent  ses  premières  pensées  et  ses  premiers 
sentiments,  une  empreinte  ineffaçable  qu'on 
retrouve  en  toutes  ses  tendances,  en  toutes  ses 
habitudes  intellectuelles  et  morales.  Le  désert 
la  prédispose  à  la  vie  rentrée  et  indépendante  ; 
les  sites  sauvages  lui  donnent  une  rudesse  que 
corrigent  difficilement  les  plus  doux  et  les  plus 
aimables  commerces;  les  fières  montagnes 
appellent  vers  le  ciel  ses  méditations  et  impri- 


DE  M.  l'abbé  bourgeois.  409 

ment  la  hardiesse  à  son  caractère  ;  Timmensité 
de  l'Océan  l'invite  aux  rêveries  profondes  et 
aux  téméraires  aventures.  Rien  de  semblable 
dans  les  fraîches  vallées  que  le  Loir  sillonne 
de  ses  capricieux  méandres,  et  que  bordent  de 
riants  coteaux.  Tout  ce  qui  est  grand  et  fort  dé- 
tonnerait sur  ce  théâtre  gracieux;  c'est  le  pays 
de  l'idylle.  Et,  cependant,  l'enfant  qui  naissait 
en  ce  pays,  il  y  a  soixante  ans,  n'était  point  fait 
pour  ce  genre  de  poésie.  Il  sut,  plus  tard, 
décrire  en  des  conversations  charmantes  les 
simples  beautés  de  son  berceau;  mais,  s'il 
emprunta  aux  lieux  de  son  origine  la  douceur, 
l'amabilité,  la  modestie  de  son  caractère,  sa 
haute  intelligence  semblait  fîUe  de  régions  plus 
vastes  et  plus  grandioses. 

Il  est  des  esprits  qui  s'attardent  en  leurs 
premiers  mouvements,  et  dont  on  ne  peut 
prendre  la  mesure  qu'à  un  certain  âge.  Louis 
Bourgeois  se  révéla,  de  bonne  heure,  par  la 
force  de  son  application  et  la  rapidité  de  ses 
développements.  L'œil  intelligent  d'un  curé  de 
campagne  avait  deviné,  dans  l'enfant  du  caté- 
chisme, une  âme  d'élite  dont  il  fallait  s'em- 
parer au  nom  de  Dieu.  Le  presbytère  devint 


410  ÉLOGE    FUNÈBRE 


son  école  et  le  premier  théâtre  de  sa  vie 
studieuse.  Par  pitié  pour  la  faiblesse,  et,  un  peu 
aussi,  pour  la  légèreté  et  la  paresse  du  jeune 
âge,  on  ne  lui  administre  qu'à  petites  doses  les 
connaissances  élémentaires  qui  le  préparent  à 
l'étude  sérieuse  des  lettres.  Cinq  longues 
années  s'écoulent,  avant  qu'il  soit  prêt  à 
entrer  dans  le  sanctuaire  des  humanités.  Louis 
Bourgeois  voulait  aller  plus  vite.  Deux  ans  lui 
suffirent  pour  traverser  le  portique  où  la  foule 
indolente  des  écoliers  ne  marche  qu'à  petits 
pas.  Au  bout  de  ces  deux  rms,  il  entrait  avec 
honneur  dans  la  classe  de  troisième,  et  s'éle- 
vait bientôt  aux  premiers  rangs.  La  raison,  le 
bon  goût,  la  clarté  furent  les  notes  habituelles 
de  ses  essais  littéraires.  L'idée  avait  pour  lui 
plus  d'attraits  que  l'image.  On  le  vit  bien 
quand,  sur  les  bancs  du  grand  séminaire,  il 
se  passionna  pour  la  philosophie.  Dans  ce 
monde  élevé,  où  s'essoufflent  les  intelligences 
vulgaires,  il  respirait  à  l'aise.  On  comprit  qu'il 
y  devait  rester  :  aussi,  lorsque  ses  études 
théologiques  furent  terminées,  à  l'âge  de  vingt 
ans,  il  prit  possession  de  la  chaire,  d'où  il 
devait,  pendant  plus  de  dix  ans,  former  à  l'art 


DE    M.    l'abbé   bourgeois.  411 

de  penser  les  jeunes  recrues  du  clergé  de 
Blois. 

Quel  honneur  pour  un  si  jeune  homme, 
mais  aussi  quelle  charge  !  Il  lui  fallait  être  mùr 
à  l'âge  où  l'on  se  forme  encore.  Les  tâtonne- 
ments et  les  à  peu  près  lui  étaient  permis, 
mais  sa  conscience  délicate  ne  voulait  point  s'en 
contenter.  Il  travailla  avec  un  acharnement  si 
héroïque  et  un  oubli  si  profond  de  lui-même 
que  sa  santé  fut  bientôt  altérée  par  les  longues 
veillées  qu'il  consacrait  à  la  préparation  de  ses 
cours.  Qu'importe!  Dans  son  corps  fatigué 
l'âme  triomphante  devenait  maîtresse  des 
questions  les  plus  ardues.  L'abbé  Bourgeois 
était  un  professeur  consommé  quand  j'eus  le 
bonheur  d'être  admis  à  recueillir  ses  leçons. 

Permettez-moi,  Messieurs,  de  vous  dire,  ici, 
ce  que  j'ai  vu  et  entendu.  Le  moi  n'est  fati- 
gant et  odieux  que  lorsqu'il  prétend  confisquer 
l'attention  à  son  profit.  Tel  n'est  pas  mon  des- 
sein ;  vous  devez  bien  le  penser.  Je  suis  venu  à 
cette  lugubre  fête  pour  acquitter  une  double 
dette  de  reconnaissance.  Celui  qui  m'a  appelé^ 

1.  M.  l'abbé  Delaunay,  ancien  professeur  de  rhétorique 
au  petit  séminaire  de  Blois, 


412  ÉLOGE    FUNÈBRE 


fut  le  père  de  ma  parole  ;  je  le  remercie  ten- 
drement de  m'avoir  fait  un  don  qui  me  permet 
de  rendre  hommage  au  père  de  ma  pensée. 

La  mémoire  des  enfants  est  plus  fidèle  que 
les  appareils  ingénieux  où  travaille  la  lumière 
inconsciente,  plus  habile  à  fixer  les  traits  que 
le  burin  et  le  pinceau  des  artistes.  Je  vois  en- 
core, à  ^trente-quatre  ans  de  distance,  mon 
maître  de  philosophie  tel  qu'il  m'apparut  pour 
la  première  fois,  et  je  me  rappelle  l'impression 
profonde  que  produisirent,  sur  mon  âme  de 
dix-sept  ans,  sa  pâleur  maladive,  son  vaste  et 
beau  front  sillonné  par  la  méditation,  ses  yeux 
doux  et  pénétrants,  souvent  levés  au  ciel, 
comme  pour  y  chercher  des  inspirations,  sa 
bouche,  à  la  fois  fine  et  généreuse,  d'où  s'échap- 
paient les  flots  d'une  parole  limpide  qui  épar- 
gnait à  nos  esprits  inexpérimentés  les  fatigues 
de  l'attention  et  les  efforts  de  la  compréhen- 
sion. 

La  clarté  s'unit  toujours  à  la  pénétration 
chez  les  grandes  et  fortes  intelligences.  Défiez- 
vous  de  ces  philosophes  tourmentés  qui  ne  sa- 
vent s'exprimer  qu'en  un  langage  difficile, 
dans  lequel  on  cherche  l'idée,  pendant  des 


DE  M.  l'abbé  bourgeois.  413 


heures  entières,  sans  pouvoir  la  dégager  net- 
tement. On  les  croit  subtils  et  profonds  pen- 
seurs, ils  n'ont  souvent  que  de  l'imagination  ; 
et  ils  ne  s'en  servent  que  pour  obscurcir  les 
choses  les  plus  simples  et  les  plus  évidentes. 
Je  plains  ceux  qui  se  laissent  duper  par  ces 
faux  génies,  dont  les  ténébreuses  nouveautés 
ne  résistent  pas  au  contrôle  du  sens  commun. 
L'abbé  Bourgeois  voyait  loin  dans  le  monde 
des  idées,  et  sa  merveilleuse  lucidité  égalait 
sa  pénétration.  Ces  deux  facultés  venaient  se 
fondre  dans  un  magistral  bon  sens,  qui,  dominé 
lui-même  par  l'esprit  de  foi,  faisait  de  son 
enseignement  philosophique  une  nourriture 
de  choix  :  forte,  pure,  saine,  destinée  à  pré- 
parer nos  âmes  de  lévites  aux  splendeurs  de  la 
théologie. 

C'était  vers  ce  royaume  de  Dieu  qu'il  con- 
duisait, par  des  critiques  bienveillantes,  des 
encouragements  discrets  et  des  provocations 
puissantes,  ses  disciples  émerveillés.  Soit  qu'il 
nous  fit  étudier  l'origine  et  la  valeur  des  idées, 
la  consîruction  des  jugements,  le  mécanisme 
et  la  puissance  des  raisonnements,  soit  qu'il 
nous  entraînât  sur  les  sommets  ardus  de  la 


414  ÉLOGE    FUNÈBRE 


métaphysique,  soit  qu'il  analysât  sous  nos 
yeux  l'âme  humaine  et  ses  facultés,  le  corps, 
ses  organes  et  ses  merveilleuses  fonctions,  les 
rapports  mutuels  de  l'esprit  et  de  la  matière 
dans  le  composé  humain,  soit  qu'il  nous 
montrât  le  monde  divin  par  le  côté  où  il  est 
accessible  à  notre  infirme  raison,  son  dessein, 
fermement  arrêté  et  franchement  avoué,  était 
de  creuser  en  nos  âmes  les  fondements  et  de 
poser  les  assises  de  l'enseignement  supérieur 
qui  devait  nous  faire  pénétrer  dans  les  arcanes 
et  nous  élever  jusqu'aux  plus  hautes  cimes  de 
la  révélation.  Tl  aimait  à  nous  répéter  cette 
parole  du  chancelier  Bacon,  qu'il  avait  inscrite 
en  tête  de  ses  cours  :  «  Si  vous  ne  buvez  qu'en 
passant  à  la  coupe  de  la  philosophie,  vous 
pourrez,  peut-être,  vous  éloigner  de  la  reli- 
gion, mais  vous  vous  en  rapprocherez  chaque 
jour  davantage  si  vous  buvez  à  longs  traits.  » 
Avec  quel  tact  exquis  il  savait  distinguer  le 
certain  du  probable,  le  dogme  de  l'opinion  ; 
avec  quelle  admirable  simplicité  il  faisait  la 
part  des  mystères  qui  s'imposent  à  la  raison, 
même  dans  le  champ  limité  des  vérités  que 
Dieu  a  livrées  à  nos  investigations  !  Avec  quelle 


DE  M.  l'abbé  bourgeois.  4l5 

noble  fierté  il  usait  des  forces  de  l'esprit  hu- 
main ;  avec  quelle  franche  humilité  il  confessait 
ses  impuissances!  Comme  son  âme  judicieuse 
se  mouvait  à  l'aise  au  milieu  des  systèmes, 
cueillant  pieusement  la  vérité,  écartant  l'er- 
reur sans  haine  ni  colère,  également  ennemie 
des  engouements  puérils  efc  des  aversions  que 
commande  le  parti  pris,  toujours  pleine  de 
bienveillance  pour  les  opinions  libres  qu'elle 
ne  partageait  pas.  L'abbé  Bourgeois  avait  cru 
devoir  modifier,  d'après  des  observations  ré- 
centes, qu'il  croyait  justes,  la  classification 
psychologique  des  anciens.  Nous  eûmes  plus 
d'une  fois,  à  ce  sujet,  d'aimables  et  courtoises 
discussions,  mais  jamais  je  n'entendis  sortir  de 
sa  bouche  aucune  des  paroles  méprisantes  que 
s'est  trop  souvent  permises  l'orgueil  insolent 
de  nos  philosophes  modernes  contre  les  grands 
esprits  qui  ont  illustré  le  moyen  âge.  Il  s'in- 
clinait avec  un  profond  respect  devant  ces  pen- 
seurs géants;  c'est  ainsi  qu'il  les  appelait.  Les 
évolutions  bizarres  et  parfois  extravagantes  de 
la  raison,  dans  le  champ  de  la  philosophie, 
contristaient  son  cœur,  sans  décourager  son 
intelligence.    Je  me  rappellerai  toujours   les 


416  ÉLOGE    FUNÈBRE 


belles  paroles  qu'il  prononçait,  en  forme  de 
conclusion,  sur  les  ruines  des  systèmes  que  son 
impitoyable  bon  sens  avait  démolis  :  «  Les 
erreurs  de  Tesprit  humain  ne  prouvent  pas 
son  impuissance,  mais  nous  enseignent  la  dé- 
fiance de  nous-mêmes.  Approchons-nous  de 
la  source  de  toute  vérité,  et  tenons  pour  cer- 
tain qu'il  y  a  plus  de  vraie  philosophie  dans  le 
catéchisme  des  enfants  que  dans  les  plus  beaux 
livres  de  la  raison.   » 

Tout  l'abbé  Bourgeois  est  là.  Messieurs  : 
c'est-à-dire  le  penseur  modeste,  l'homme  de 
foi,  le  juste  que  le  Seigneur  conduit  par  les 
voies  droites  à  travers  le  monde  des  idées,  et 
qu'il  tient  toujours  en  présence  du  royaume  de 
Dieu  :  Justuni  deduxit  Dominus  per  vias  rectas 
et  ostendit  illi  regnum  Dei. 

Tel  que  je  l'ai  connu,  la  plupart  d'entre  vous 
l'ont  connu,  Messieurs.  Les  anciens  élèves  de 
Pontlevoy  qui  ont  suivi  ses  leçons,  alors  qu'il 
n'était  que  professeur,  savent  que  j'ai  peint 
fidèlement  le  philosophe  qui  les  a  instruits  et 
charmés.  Sous  la  même  conduite  de  Dieu,  il 
montra  la  même  élévation  et  la  môme  droi- 


DE  M.  l'abbé  bourgeois.  417 


ture  dans  un  monde  où  sa  réputation  fut  écla- 
tante :  le  monde  des  faits. 


II 


Remplacé  au  grand  séminaire  de  Blois  par 
une  mesure  qui  renouvelait  tout  le  personnel 
de  la  direction  et  de  l'enseignement,  l'abbé 
Bourgeois  vint  professer  l'histoire  au  petit 
séminaire  de  Saint- François  de  Sales.  Son 
passage  y  fut  rapide,  mais  il  eut  le  temps  de 
faire  pressentir  quel  grand  maître  il  serait 
devenu  dans  cette  branche  des  connaissances 
humaines,  s'il  y  eût  appliqué  ses  hautes  fa- 
cultés. A  ses  yeux,  l'histoire  n'était  pas  une 
simple  accumulation  de  faits  qu'il  faut  coor- 
donner avec  méthode  et  dans  lesquels  il  suffit 
de  découvrir  et  de  montrer  l'influence  des  idées 
et  le  jeu  des  passions  humaines.  S'il  ne  mé- 
prisait pas  ces  mesquines  intelligences  qui  se 
laissent  absorber  par  l'observation  méticuleuse 
des  événements,  sans  songer  à  les  unifier  en 

Il  27 


418  ÉLOGE  FUNÈBRE 


une  cause  maîtresse  à  laquelle  obéissent  toutes 
les  forces  créées,  il  en  avait  pitié. 

L'histoire,  pour  lui,  était  un  drame  immense 
éternellement  conçu  et  perpétuellement  joué 
par  des  acteurs  qui  se  succèdent  aux  scènes, 
aux  actes,  aux  dénouements  partiels,  sans  sa- 
voir quelle  sera  la  conclusion  d'ensemble  ; 
l'histoire  était  le  royaume  de  Dieu.  Il  y  admi- 
rait la  conduite  de  la  Providence,  qui  fait 
éclore  les  peuples,  les  élève  et  les  abat  lorsque 
son  heure  est  venue  ;  il  y  suivait  la  marche  du 
grand  dessein  de  justice  et  de  miséricorde  qui, 
depuis  l'origine  des  siècles,  commande  toute 
la  vie  du  genre  humain  ;  il  y  cherchait  la  trace 
de  la  sagesse  divine  dans  les  évolutions  régu- 
lières et  dans  ces  foudroyantes  surprises  qu^on 
appelle  les  coups  du  destin  ;  il  y  adorait  le 
tout-puissant  Maître  qui  domine  les  pouvoirs, 
et  fait  servir  à  l'accomplissement  de  ses  vo- 
lontés les  résistances  opiniâtres  de  la  liberté, 
aussi  bien  que  ses  humbles  soumissions.  Les 
faits  expliqués  se  rangeaient,  avec  ordre,  dans 
le  religieux  cadre  où  son  puissant  esprit  les 
faisait  entrer  sans  violence.  En  une  année,  il 
il  put  peindre  à  grands  traits  un  magniiique 


DE    M.    L*ABBÉ   BOURGEOIS.  4l9 

tableau  qui  révéla,  à  ses  auditeurs  ravis,  un 
maître  de  l'école  à  laquelle  on  doit  la  Cité  de 
Dieu  et  le  Discours  sur  V histoire  universelle. 

Dieu  l'arrêta  sur  cet  essai  magistral  ;  il  vou- 
lait que  l'abbé  Bourgeois  fût  éminent  dans  la 
connaissance,  l'observation  et  l'interprétation 
d'un  autre  ordre  de  faits. 

La  nature  est  aussi  le  royaume  de  Dieu  ;  il 
y  a  manifesté  sa  force  créatrice  et  multiplié 
l'empreinte  de  ses  adorables  perfections.  Que 
de  provinces  mobiles  et  voyageuses  dans  ce 
vaste  empire  !  Il  en  est  des  milliards  dont 
nous  ignorons  les  trésors.  C'est  à  peine  si 
nous  pouvons  soupçonner  la  structure  et 
calculer  les  mouvements  de  quelques-unes 
d'entre  elles.  Mais  celle  que  nous  habitons,  la 
terre,  est  assez  riche  pour  exercer  l'activité 
de  notre  esprit  et  défier  les  persévérants  efforts 
de  la  science.  Les  éléments  dont  elle  se  com- 
pose, les  forces  qui  l'animent,  les  m.ystères  de 
la  vie  qui  s'épanouit  à  sa  surface,  les  végétaux 
dont  elle  se  pare  comme  d'un  manteau  aux 
couleurs  changeantes,  les  animaux  aux  innom- 
brables légions  qu'elle  nourrit  de  sa  substance 
plusieurs  fois  transformée,   depuis  les   plus 


420  ÉLOGE   FUNÈBRE 


parfaits  jusqu'à  ces  insectes  qui  comptent  plus 
de  soixante  mille  espèces  dans  un  seul  ordre, 
jusqu'à  ces  microzoaires  qui  se  groupent  par 
milliers  sur  la  pointe  d'une  épingle,  autant 
d'objets  de  sciences  diverses  qui  peuvent 
épuiser  plusieurs  vies  d'homme  sans  avoir 
atteint  leur  plénitude. 

Et  ce  n'est  pas  tout.  Sous  la  surface  il  y  a 
les  nécropoles,  où  sont  enfouies  les  flores  et  les 
faunes  dont  les  espèces  perdues  racontent 
l'histoire  des  époques  de  formation,  les  crises 
violentes  qui,  à  plusieurs  reprises,  ont  boule- 
versé la  nature  et  moissonné  la  vie,  et  proposent 
à  notre  pénétration  la  solution  d'une  énigme 
qu'on  n'a  pas  encore  devinée  :  l'âge  du  monde. 
Au-dessus  de  ces  flores  et  de  ces  faunes,  et, 
quelquefois,  mêlés  avec  elles,  des  instruments 
rudimentaires,  ouvrages  de  générations  inex- 
périmentées dont  l'histoire  n'a  point  éclairé  la 
vie. 

Sur  la  surface  féconde  et  dans  les  entrailles 
tourmentées  de  notre  planète,  quel  champ 
immense  ouvert  à  nos  investigations  !  L'esprit 
moderne  s'y  est  précipité  avec  une  fiévreuse 
ardeur,  mais,  souvent  trop  préoccupé  de  ses 


DE  M.  l'abbé  bourgeois.  421 

observations,  il  s'est,  de  parti  pris,  rivé  à  des 
classifications  stériles ,  quand  il  n'a  pas 
demandé  à  la  nature  des  protestations  contre 
les  traditions  religieuses  de  l'humanité.  Des 
savants  dont  la  loyauté  nous  oblige  à  recon- 
naître le  talent,  le  courage  et  les  services,  ont 
déshonoré  leurs  labeurs  par  un  dogmatisme 
grossier  qui,  dépassant  d'un  bond  gigantesque 
les  résultats  de  Texpérience,  attribue  au 
monde  même  l'éternité  et  la  toute-puissance  ; 
de  telle  sorte  que  ce  n'est  plus  cette  religieuse 
inscription  qu'il  faut  lire  sur  le  temple  de  la 
nature  :  —  Au  Dieu  très  bon  et  très  grand  ! 
mais  bien  :  —  x\  la  matière  !  —  ou  du  moins  : 
—  A  l'inconnu  ! 

Sans  aller  à  cet  excès,  d'autres  chercheurs, 
respectant  le  Dieu  de  la  nature,  ont  pris  à  par- 
tie le  Dieu  de  la  révélation.  Toutes  les  pages 
des  Livres  Saints,  qui  nous  racontent  son 
action  et  nous  proposent  son  enseignement, 
sont  solidaires;  ils  le  savent  bien.  Aussi  invo- 
quent-ils, avec  une  opiniâtre  insolence,  l'au- 
torité de  leurs  observations  contre  le  chapitre 
de  nos  origines.  A  les  en  croire,  ils  ont  en 
mains  les  preuves  de  la  parfaite  ignorance 


422  ÉLO&E    FUNÈBRE 


des  auteurs  qui  ont  inventé  le  dogme  de 
l'intervention  positive  et  surnaturelle  de 
Dieu  dans  le  monde.  La  Genèse,  à  commencer 
par  son  poétique  prologue,  est  un  tissu  de 
légendes  puériles  et  anti-scientifîques  qui 
s'écroulent  dès  qu'on  les  met  en  présence  des 
découvertes  modernes.  Avec  la  Genèse,  tout  le 
canon  des  Livres  sacrés  s'affaisse  et  tombe  au 
rang  des  vulgaires  morAiments  de  l'esprit 
humain  que  Tinfatigable  critique  peut  entamer 
à  loisir. 

C'en  serait  fait.  Messieurs,  de  la  cause  de 
Dieu  et  du  souvenir  des  grands  biens  que  lui 
doit  l'humanité,  si  le  monde  savant  n'était 
représenté  que  par  ces  démolisseurs  ;  mais,  à 
côté  de  ceux  qui  s'égarent,  par  surprise  ou  par 
mauvaise  volonté,  la  Providence  suscite,  en 
temps  opportun,  des  hommes  intelligents  et 
laborieux,  dont  la  probité  scientifique  est 
rehaussée  par  une  singulière  élévation  d'idées, 
une  touchante  modestie  et  un  vif  esprit  de  foi, 
qui  leur  montre  la  voie  droite  que  doit  suivre 
l'expérience  dans  le  monde  des  faits,  et  leur 
relève  toute  l'ampleur  et  toute  la  magnificence 
du  royaume  de  Dieu. 


DE  M.  l'abbé  bourgeois.  423 

L'abbé  Bourgeois  fut  un  de  ces  hommes.  Au 
début  de  sa  carrière  ecclésiastique,  il  se  sentit 
entraîné  vers  l'étude  de  la  nature  ;  et,  parce 
qu'il  fallait  choisir  entre  mille  objets,  il  s'appli- 
qua à  la  science  des  profondeurs  et  des  êtres 
disparus,  qui  lui  semblait  devoir  éclairer  Tin- 
terprétation,  jusque-là  insuffisante,  des  pre- 
mières pages  de  nos  Livres  Saints.  Complète- 
ment négligées  à  cette  époque  par  ceux  qui  se 
préparaient  au  sacerdoce,  la  géologie  et  la 
paléontologie  pouvaient  devenir,  au  service  de 
la  libre  pensée,  une  mine  d'objections  contre 
lesquelles  il  fallait  préparer  des  réponses.  Le 
pénétrant  esprit  du  jeune  abbé  vit  clairement 
le  péril  et  comprit  le  devoir  qui  s'imposait  au 
clergé. 

Sans  maître,  sans  guide,  il  commença  réso- 
lument son  éducation  scientifique  ;  mais  Dieu, 
voulant  lui  épargner  les  retards  de  l'isolement, 
lui  fit  faire  la  rencontre  d'un  homme  de  bien, 
auquel  il  dut  ses  rapides  progrès  et  sa  renom- 
mée. Cet  homme  vous  l'avez  deviné,  Messieurs, 
et  vous  voulez  lui  rendre  avec  moi  l'hommage 
do  votre  respectueuse  admiration  et  de  votre 
pieuse  reconnaissance.  Du  reste, si  nous  nous 


424  ÉLOGE    FUNÈBRE 


taisions,  les  pierres  de  cette  école  publieraient 
son  nom  et  proclameraient  ses  bienfaits.  Intré- 
pide chevalier  d'une  cause  auguste,  gentil- 
homme accompli,  aimable  grand  seigneur,  fer- 
vent chrétien,  savant  laborieux  dans  les  magni- 
fiques loisirs  que  lui  faisait  la  richesse,  le 
marquis  de  Vibraye  fut  l'initiateur  de  l'abbé 
Bourgeois.  Il  mit  à  sa  disposition  ses  trésors 
géologiques  et  le  produisit  dans  le  monde 
savant. 

Bientôt  le  disciple  eut  dépassé  le  maître.  La 
prodigieuse  mémoire  de  l'abbé  Bourgeois,  sa 
puissance  d'observation,  son  esprit  métho- 
dique firent  de  lui  un  classifîcateur  émérite, 
en  même  temps  qu'un  admirable  instinct  le 
mettait  sur  la  piste  des  plus  intéressantes 
découvertes.  Les  communications  scientifiques 
et  les  échanges  le  rapprochèrent  des  plus 
illustres  géologues  de  France  ;  l'Institut 
s'intéressa  à  ses  travaux;  de  tous  les  pays  où 
fleurit  la  science,  de  l'Angleterre,  de  l'Alle- 
magne, du  Danemark,  de  la  Belgique,  de  la 
Suisse,  de  l'Italie,  de  l'Amérique  même,  des 
hommes  éminents  lui  envoyèrent  des  témoi- 
gnages de  leur  reconnaissance  et  de  leur  haute 


DE  M.  l'abbé  bourgeois.  425 

considération;  enfin,  il  devint  la  lumière  des 
congrès.  Rien  d'étonnant,  après  cela,  si,  lors- 
qu'il s'agit  d'appeler  au  conseil  supérieur  de 
l'instruction  publique  le  chef  d'une  des  écoles 
libres,  l'abbé  Bourgeois  fut  choisi.  La  renom- 
mée avait  marqué  sa  place. 

A  quel  prix  a-t-il  acquis  cette  renommée, 
au  milieu  de  gens  dont  un  grand  nombre  fai- 
sait profession  d'indifférence  religieuse,  et 
même  d'incrédulité  ?  Par  des  déguisements, 
des  concessions,  des  compromis  indignes  de 
son  caractère  ?  Non,  Messieurs.  Plutôt  que  de 
s'engager  dans  ces  voies  tortueuses,  il  se  fût 
retiré  du  monde  savant.  Sa  foi  et  sa  science 
marchaient  de  front  et  à  découvert  sur  le 
même  chemin  de  droiture  et  de  simplicité.  En 
lui  la  foi  était  servie  par  la  science,  la  science 
était  dirigée  par  la  foi.  Les  savants  ne  s'y 
trompaient  pas,  et  parmi  ceux  à  qui  il  imposa 
le  respect,  par  la  sûreté  et  l'étendue  de  ses 
connaissances,  plus  d'un  reçut,  du  choc  de  ses 
convictions  religieuses,  une  lumière  bienfai- 
sante, qui  ramena  vers  Dieu  son  âme  depuis 
longtemps  égarée. 

Un  jour,  que  je  me  sentais  écrasé  par  une 


42G  ÉLOGE    FUiNÈBRE 


montagne  de  difficultés  qu'il  me  fallait  ré- 
soudre, je  sondai  la  foi  de  Tabbé  Bourgeois,  pour 
m'instruire  et  me  réconforter.  Je  n'oublierai 
jamais  la  réponse  qu'elle  me  donna.  C'était,  je 
m'en  souviens,  aux  premières  heures  d'une 
chaude  matinée  ;  nous  étions  assis  près  d'un 
massif  en  fleurs.  Un  caillou,  qu'il  releva  de 
terre  et  qu'il  examina  avec  attention,  me  servit 
de  prétexte  pour  lui  demander  s'il  s'était  ému 
quelquefois  des  découvertes  de  la  science.  — 
a  Souvent,  me  dit-il,  pour  admirer  Dieu,  ja- 
mais pour  sentir  ma  foi  ébranlée.  Dieu  ne  peut 
pas  se  contredire  dans  ses  œuvres.  Or,  la  na- 
ture et  la  révélation  sont  les  œuvres  de  Dieu  ; 
je  le  crois  fermement.  Il  n'y  a  que  les  esprits 
prévenus,  travaillant  avec  le  dessein  arrêté  de 
prendre  Dieu  en  défaut,  qui  s'imaginent 
trouver  des  objections  insolubles  contre  nos 
croyances  religieuses.  Les  vrais  sages  n'ou- 
blient pas  que  la  plupart  des  données  de  la 
géologie  ou  de  la  paléontologie  ne  sont  que 
des  hypothèses  qu'il  faut  bien  se  garder  de 
transformer  en  certitudes,  parce  qu'elles  peu- 
vent  être  réformées  dans  quelques  années. 
Qui  sait  si  la  haute  antiquité  de  nos  terrains, 


DE  M.  l'abbé  bourgeois.  427 

dont  on  fait  tant  de  bruit,  ne  sera  pas  un  jour 
mise  à  néant  par  quelque  grande  découverte 
qui  démontrera  la  rapidité  de  leur  formation  ! 

«  Nous  procédons  par  analogie  pour  déter- 
miner l'âge  des  couches  terrestres,  mais  déjà 
l'analogie  nous  prouve  que  la  nature  agit  avec 
plus  d'élan  et  de  vigueur  dans  les  êtres  qui  se 
forment  que  dans  les  êtres  établis  qui  se  con- 
servent, Il  est  possible  que  l'archéologie  nous 
oblige  d'ajouter  quelques  milliers  d'années  au 
comput  vulgaire  des  siècles, mais  il  est  possible, 
aussi,  que  nous  soyons  forcés  bientôt  de 
rajeunir  les  terrains  dont  nous  ne  mesurons 
l'âge  qu'avec  des  chronomètres  incertains.  En 
attendant,  parmi  les  vérités  qu'on  peut  consi- 
dérer comme  définitivement  acquises  à  la 
science,  il  n'en  est  aucune  qui  ne  puisse  s'ac- 
corder avec  les  grandes  lignes  de  notre  genèse. 
Croyons  donc,  mon  ami,  et  tenons  pour  certain 
qu'aucune  des  conquêtes  de  la  science  ne  nous 
forcera  de  sacrifier  un  seul  atome  de  notre 
foi.   » 

Il  ne  craignait  rien  de  la  science,  et  il 
s'indignait  justement  contre  cette  foi  craintive 
qui  refuse  à  l'expérience  le  droit  d'éclairer 


428  ÉLOGE   FUNÈBRE 


l'interprétation  des  Livres  Saints  et  de  réfor- 
mer, dans  les  questions  de  sa  compétence,  des 
opinions  vieillies  que  l'Église  n'a  consacrées 
par  aucune  définition  ;  contre  cette  foi  déloyale 
qui  prétend  dissimuler  les  faits  notoires,  parce 
qu'ils  présentent  des  difficultés  dont  il  faut 
chercher  et  attendre  la  solution.  Ce  qu'il  voyait, 
il  le  proclamait  hautement,  et,  plus  d'une  fois, 
il  étonna  par  la  franchise  de  ses  aveux  ceux 
qu'il  avait  édifiés  par  la  sincérité  de  ses 
croyances. 

Et  voilà  l'homme  droit  dont  on  a  calomnié  la 
loyauté,  le  croyant  dont  on  a  suspecté  la  foi  ! 
Je  ne  m'étendrai  pas  ici,  Messieurs,  sur  la 
question  d'archéologie  préhistorique  qui  valut  à 
l'abbé  Bourgeois  tant  de  critiques  passionnées. 
Je  me  contenterai  de  vous  faire  remarquer 
qu'elle  lui  fournit  l'occasion  de  montrer, 
avec  éclat,  sa  modestie,  sa  charmante  simpli- 
cité et  son  grand  cœur  si  facile  au  pardon. 

Il  lui  fallut  payer  sa  gloire.  Il  la  paya  jusque 
dans  la  mort,  car  la  louange  des  sots  vint 
s'abattre  sur  sa  fosse  à  peine  fermée.  Un  toast 
burlesque  a  salué  en  lui  V ennemi  des  préjugés 
de  caste  et  de  V exclusivisme    catholique,    le 


DE  M.  l'abbé  bourgeois.  429 

partisan  de  la  religion  universelle^  le  penseur 
indépendant.  Un  long  éclat  de  rire  a  étouffé 
ces  paroles  ridicules  ;  il  ne  reste  plus  que  celles 
qu'il  faut  écrire,  avec  nos  pleurs,  sur  la 
tombe  du  religieux  savant  :  Justum  deduxit 
Dominus  per  vias  rectas  et  ostendit  illi  regnum 
Dei, 


III 


J'arrive  à  regret,  Messieurs,  au  terme  de 
ma  douce  tâche,  et  j'entre  dans  un  monde 
mystérieux  où  le  travail,  plus  délicat,  reçoit 
de  la  grâce  de  Dieu  une  plus  profonde  effica- 
cité et  une  plus  haute  portée-  Je  veux  parler 
du  monde  des  âmes.  L'abbé  Bourgeois  y  ren- 
contra, je  le  tiens  de  lui-même,  ses  plus 
grandes  tristesses  et  aussi  ses  plus  grandes 
joies,  ses  plus  grandes  surprises  et  aussi  ses 
plus  grands  ravissements. 

Son  âme  à  lui  était  humble,  douce  et  pa- 


430  ÉLOGE   FUNÈBRE 


tiente,  aimable,  bienveillante,  ornée  d'une 
piété  simple  et  ordonnée  comme  son  travail  et 
ses  collections.  Il  la  nourrissait  de  la  lecture 
assidue  de  TÉvangile,  de  l'Imitation  et  des 
belles  maximes  d'un  petit  livre  qui  ne  l'a  ja- 
mais quitté  depuis  son  petit  séminaire  :  la 
Journée  du  chrétien.  C'était  assez  pour  repo- 
ser son  esprit  fatigué  des  méditations  scienti- 
fiques et  pour  réchauffer,  en  son  cœur,  la 
charité  féconde  en  bons  conseils,  encourage- 
ments, consolations,  avertissements  et  pater- 
nelles remontrances. 

Collègue  et  ami  des  savants  dont  il  parta- 
geait les  travaux,  il  tenait  à  leur  imposer  le 
respect  de  son  caractère  sacré  par  une  poli- 
tesse exquise  et  une  conduite  pleine  de  di- 
gnité; mais,  en  même  temps,  sa  compatis- 
sante bonté  s'efforçait  de  pénétrer  jusqu'au 
fond  de  leur  âme,  pour  y  découvrir  ce  qui  res- 
tait des  lumières  de  la  foi  si  souvent  obscur- 
cies par  l'orgueil  de  la  vaine  science.  Quelle 
fête  pour  son  cœur  lorsqu'il  rencontrait  une 
intelligence  vierge,  où  l'on  pouvait  lire,  au 
sommet  des  connaissances  humaines,  tous  les 
articles  du  Credo  !  quel  bonheur  pour  lui  de 


DE  M.  l'abbé  bourgeois.  431 

presser  la  main  d'un  savant  chrétien  dont 
l'âme  croyante  était  sœur  de  la  sienne  !  mais 
aussi  quelle  profonde  tristesse  il  éprouvait  en 
présence  de  ces  esprits  ravagés  par  Terreur, 
en  qui  la  science  devient  une  arme  contre  les 
choses  saintes  !  Il  était  triste  et  pourtant  il  ne 
se  retirait  pas.  Son  cœur  miséricordieux  se 
rappelait  qu'il  ne  faut  pas  briser  tout  à  fait  le 
roseau  froissé,  ni  éteindre  la  mèche  qui  fume 
encore.  Sa  charitable  condescendance  admi- 
rait les  grands  dons  de  l'intelligence  en  ceux 
dont  il  pleurait  l'incrédulité  obstinée.  Il  s'ef- 
forçait de  faire  entendre  à  tout  le  monde  et  de 
leur  persuader  à  eux-mêmes  qu'ils  étaient 
plus  malades  que  criminels.  Il  attribuait  leur 
maladie  aux  vices  de  leur  éducation  et  au 
malheur  des  temps,  plutôt  qu'à  leur  mauvaise 
volonté.  Il  gardait  avec  eux  des  relations 
pleines  d'une  douce  urbanité;  il  demeurait 
leur  ami  quand  même,  espérant  toujours  que 
la  mansuétude  pourrait  triompher  de  l'entê- 
tement et  que  ses  discrètes  prières  seraient 
entendues.  Les  pharisiens  rogues,  qui  tiennent 
le  pécheur  à  l'écart  de  leur  orgueilleuse  jus- 
tice, ont  pu  se  scandaliser  de  ce  qu'ils  appe- 


432  ÉLOGE    FUNÈBRE 


laient  les  faiblesses  de  l'abbé  Bourgeois  ;  mais 
qu'importe,  si  Dieu  les  a  bénies  ! 

La  religieuse  bonté  qui  rendait  si  aimables 
et  si  fécondes  ses  relations  avec  les  savants 
fut  Tâme  de  son  gouvernement,  lorsqu'il  fut 
appelé  à  diriger  l'école  de  Pontlevoy.  C'était 
un  grand  sacrifice  qu'il  s'imposait,  lui  si  ami 
du  travail  opiniâtre  et  solitaire,  en  acceptant 
une  vie  qui  l'obligeait  à  se  répandre,  au  dé- 
triment de  ses  chères  études,  et  juste  au  mo- 
ment où  la  maturité  de  l'âge  l'invitait  à  mettre 
en  œuvre  les  admirables  matériaux  qu'il  avait 
si  longuement  et  si  péniblement  amassés. 
Mais  on  lui  demandait  un  acte  de  dévoue- 
ment; il  y  mit  tout  son  grand  cœur  et  renonça 
généreusement  aux  ouvrages  qu'il  nous  eût 
sans  doute  laissés,  s'il  lui  eût  été  permis  de 
n'avoir  pas  d'autres  préoccupations  que  celles 
du  penseur  et  du  savant.  Il  travailla  toujours, 
c'était  dans  sa  nature,  mais  non  plus  avec  la 
même  application  et  la  même  suite;  car  il 
comprenait  le  devoir  que  lui  imposait  sa 
charge  :  s'oublier  lui-même  pour  se  donner 
aux  autres.  Cet  oubli  de  soi,  on  pouvait  le  lire 
dans  ses  yeux  et  sur  son  visage,  dont  la  paix 


DE    M.    L*ABBÉ    BOURGEOIS.  433 

ne  fut  jamais  troublée  par  aucun  signe  de 
cette  chagrine  impatience  que  manifestent  les 
travailleurs,  lorsqu'on  vient  les  surprendre 
pendant  leurs  heures  de  recueillement.  Quand 
on  entrait  dans  le  sanctuaire  de  ses  études, 
il  fermait  doucement  le  livre  qu'il  lisait,  écar- 
tait d'un  geste  tranquille  la  page  qu'il  écri- 
vait, comme  pour  dire  :  je  suis  à  vous. 

Il  était,  en  effet,  à  ses  enfants,  à  ses  profes- 
seurs, aux  parents,  aux  étrangers,  à  tous  ceux 
qui,  de  près  ou  de  loin,  relevaient  de  son  ad- 
ministration. 

Ses  enfants,  il  les  aimait  avec  la  tendresse 
d'un  père  plutôt  porté  à  l'indulgence  qu'à  la 
sévérité.  Il  n'était  point  de  ceux  qui,  unique- 
ment attentifs  à  la  loi  et  au  devoir,  oublient  la 
faiblesse  du  jeune  âge  et  attendent  de  natures 
légères  et  inexpérimentées  ce  qu'on  peut  à 
peine  obtenir  de  gens  raisonnables.  Peut-être 
faut-il  qu'il  y  ait  des  hommes  de  cette  trempe 
dans  le  gouvernement  d'une  grande  maison 
d'éducation  ;  mais  le  doux  père  ne  croyait  pas 
que  ce  fût  son  rôle,  et  lorsqu'il  lui  semblait 
qu'on  noircissait  trop  le  caractère  et  la  con- 
duite de  ses  chers  enfants,  il  disait  avec  une 
n  28 


43i  ÉLOGE   FUNÈBRE 


tranquille  et  fine  bonhomie  :  «  Hélas  !  ces 
pauvres  petits  sont  sans  doute  bien  imparfaits, 
mais  rappelons-nous  donc  ce  que  nous  avons 
été.  »  Quelle  bonne  parole,  Messieurs  !  Le 
souvenir  de  nos  jeunes  années,  comparé  à  ce 
que  nous  sommes  aujourd'hui,  est  plein  d'en- 
seignements et  de  sages  conseils.  C'est  dans 
ce  livre  intime  que  l'abbé  Bourgeois  allait 
prendre  des  leçons  pour  l'éducation  de  l'en- 
fance. 

Cependant,  sa  paternelle  indulgence  n'était 
point  fille  de  l'insouciance  et  de  la  faiblesse. 
Le  soin  scrupuleux  avec  lequel  il  examinait 
les  notes  de  chaque  jour  lui  permettait  de 
suivre,  pas  à  pas,  la  marche  du  travail,  les 
évolutions  des  caractères  et  les  progrès  de  la 
piété.  Il  savait  appliquer,  à  propos,  les  justes 
corrections,  les  tendres  reproches  et  les  cha- 
leureux encouragements;  châtier  les  indo- 
ciles, stimuler  les  paresseux  et  enlever  les  na- 
tures généreuses. 

Il  aimait  mieux  faire  appel  à  la  franchise 
que  compter  sur  la  délation;  habituer  les 
jeunes  gens  à  sentir  et  à  comprendre  leur  res- 
ponsabilité, plutôt  qu'à  s'abandonner  molle- 


DE  M.  l'abbe  bourgeois.  435 

ment  à  une  direction  qui  les  met  dans  l'im- 
puissance de  se  conduire  eux-mêmes,  quand 
l'heure  est  venue  pour  eux  de  marcher  seuls 
dans  la  vie. 

Il  demandait  à  tous  une  piété  virile,  ca- 
pable de  résister  plus  tard  aux  séductions  de 
la  vie  mondaine  et  aux  assauts  de  l'incrédu- 
lité. Bref,  il  formait  en  chacun  de  ses  enfants 
le  citoyen  et  le  chrétien,  et  voulait  qu'ils  em- 
portassent, gravée  en  lettres  ineffaçables, 
dans  leurs  caractères  et  leurs  habitudes,  cette 
belle  devise  de  son  école  :  Religioni  et  Pa- 
ir ise. 

Une  autre  province  du  monde  des  âmes  fut 
confiée  à  ses  soins  ;  c'est  son  cher  couvent  de 
la  Nativité.  Là,  son  ministère  sacerdotal  dut 
prendre  l'essor  vers  les  régions  privilégiées 
de  la  perfection.  L'âme  des  vierges  que  le 
Christ  a  épousées  est  un  jardin  mystérieux 
où  la  grâce  prodigue  ses  trésors,  un  drame 
émouvant  dont  les  scènes  variées  ne  se  laissent 
voir  qu'à  l'œil  discret  d'un  père  chargé  par 
Dieu  d'en  diriger  les  mouvements.  Tantôt 
c'est  la  nature  luttant  avec  une  énergie  déses- 
pérée contre  le  désir  qui  l'emporte  violemment 


A'M)  ÉLOGE  FUNÈBRE 


vers  le  but  sublime  de  la  vie  religieuse,  la  per- 
fection; tantôt  c'est  une  vertu  triomphante  qui 
s'établit  après  de  longs  efforts;  tantôt  l'é- 
preuve, avec  ses  abandons,  ses  amertumes, 
ses  croix;  tantôt  la  consolation,  la  suavité,  le 
repos  en  Dieu;  tantôt  les  doux  cantiques  de 
la  sainte  oraison  ;  tantôt  l'épanouissement  de 
la  charité  active  en  quelque  œuvre  de  dévoue- 
ment. 

Le  pieux  directeur  s'intéressait  à  tous  ces 
mystères  plus  qu'aux  merveilles  de  la  nature., 
Dieu  lui  semblait  plus  puissant  et  plus  grand 
dans  les  opérations  de  la  grâce  que  dans 
l'œuvre,  pourtant  si. admirable,  delà  création. 
Il  se  laissait  ravir  par  les  beautés  cachées  que 
son  ministère  lui  permettait  de  contempler  ; 
il  les  cherchait  partout  jusque  dans  l'âme  des 
tout  petits  enfants.  S'il  en  rencontrait  une  que 
le  péché  n'eût  pas  souillée,  une  de  ces  fleurs 
naïves  qui  s'entr'ouvrent  au  soleil  de  la  grâce, 
tout  humides  de  la  rosée  du  ciel,  tout  embau- 
mées des  parfums  de  l'innocence,  il  s'y  plon- 
geait, il  y  respirait  avec  ivresse,  il  y  jouissait, 
disait-il,  de  son  plus  grand  bonheur.  Il  y  a 
quelques  années,  après  une  maladie  qui  mit 


DE  M.  l'abbé  bourgeois.  437 

ses  jours  en  péril,  on  obtint  de  lui  qu'il  sus- 
pendrait ses  travaux  et  se  reposerait  sur 
d'autres  des  soins  de  l'administration  ;  mais, 
d'une  voix  suppliante,  il  disait  à  l'ami  qui 
l'assistait  :  (c  Vous  me  laisserez  mes  chères 
petites  âmes,  n'est-ce  pas  ?  Si  je  ne  les  avais 
plus,  tout  me  manquerait  ;  il  me  faudrait 
mourir.   » 

Hélas  !  Dieu  devait  bientôt  tout  lui  prendre  : 
son  travail,  son  gouvernement,  ses  chères 
petites  âmes.  L'heure  était  venue  d'arrêter  le 
glorieux  et  fécond  pèlerinage  de  ce  juste  et  de 
lui  montrer,  non  plus  les  avenues,  mais  les 
éternelles  splendeurs  du  royaume  de  Dieu. 
Ne  pleurons  pas  sur  lui,  Messieurs,  pleurons 
sur  ceux  dont  sa  mort  prématurée  a  brisé  le 
coeur. 

Père,  maître^  ami,  vous  êtes  arrivé  au  terme 
des  voies  droites,  et  le  monde  divin,  je  l'es- 
père, s'ouvre  à  vos  yeux  ravis.  Que  la  sagesse 
humaine  vous  paraît  petite  maintenant,  en 
présence  de  la  sagesse  infinie  qui  se  révèle 
sans  ombre  à  votre  belle  intelligence  !  Que 
l'histoire  est  lumineuse  à  votre  âme  qui  la 
contemple  aujourd'hui  dans  les  décrets  divins! 


438         ÉLOGE    FUNÈBRE  DE    M.    l'aBBÉ    BOURGEOIS. 

L'univers  n'a  plus  de  secrets  pour  vous  ;  vous 
le  connaissez  mieux  en  celui  qui  l'a  fait  que 
dans  les  merveilles  où  vous  cherchiez  la  main 
du  Tout-Puissant.  Vous  voyez  près  de  Dieu  la 
place  des  âmes  que  vous  avez  aimées,  et  vous 
jouissez,  dans  la  perfection  consommée,  d'un 
bonheur  qui  ne  vous  sera  plus  enlevé.  Aimez- 
nous  toujours  et  demandez  à  Dieu  qu'il  nous 
appelle  au  partage  de  votre  gloire,  car  nous 
voulons  suivre  les  traces  de  votre  passage  sur 
cette  terre,  où  nous  rencontrons,  à  chaque 
pas,  le  souvenir  de  vos  travaux  et  de  vos 
vertus.  Nous  voulons  être,  comme  vous,  les 
justes  du  Seigneur,  toujours  conduits  sur  les 
voies  droites,  dans  les  avenues  du  royaume 
de  Dieu,  en  attendant  l'entrée  bienheureuse 
du  séjour  où  nous  vous  serons  unis  par  un 
éternel  embrassement. 


DIX-NEUVIEME   ANNIVERSAIRE 


DE    LA 


MORT  DU  T.  R.  P.  LA.CORDAIRE 


DIX-NEUVIEME  ANNIVERSAIRE 

DE    LA. 

MORT  DU  T.  R.  P.  LÂCORDAIRE 

Allocution  prononcée  dans  l'église  Saint-Augustin, 
à  Paris,  le  29  novembre  1880. 


Messieurs, 

Je  n'ai  point  à  vous  dire  pourquoi  nous 
sommes  ici,  vous  ne  le  savez  que  trop.  Les 
sinistres  événements  qui  ont  dispersé,  avec 
tant  d'autres  religieux,  la  famille  dominicaine, 
en  imposant  silence  à  ses  prières  publiques, 
devaient,  du  même  coup,  supprimer  l'hom- 
mage solennel  qu'elle  rend  chaque  année,  de- 
puis bientôt  vingt  ans,  à  la  mémoire  de  son 
illustre  et  bien-aimé  restaurateur,  notre  père 


442  DIX-NEUVIÈME  ANNIVERSAIRE 

et  votre  ami.  Mais  vous  avez  cherché,  demandé 
et  obtenu  pour  notre  deuil  commun  une  hospi- 
talité sainte  ;  je  vous  en  remercie  du  plus  pro- 
fond de  mon  cœur,  et  je  prie  ceux  qui  vous  ont 
accordé  cette  hospitalité  de  prendre  dans 
notre  reconnaissance  la  large  part  qu'ils  mé- 
ritent. 

Vous  m'avez  appelé  à  cette  triste  fête  de  la 
piété  filiale;  qu'attendez-vous  de  moi?  Un 
panégyrique  pompeux  de  l'orateur  incompa- 
rable qui  passionna  votre  jeunesse,  du  moine 
ardent  et  saint  qui  fît,  au  nom  de  la  liberté, 
une  trouée  immense  dans  les  préjugés  du  siècle, 
et  parvint,  à  force  de  prestige,  à  assurer,  en 
France,  à  la  vie  religieuse,  près  de  quarante 
années  d'une  existence  tranquille  et  respectée? 
Hélas  !  mon  cœur  navré  n'est  pas  à  la  hauteur 
de  cette  tâche.  Je  vous  renvoie  aux  pages 
émouvantes  que  de  pieux  amis  ont  écrites  sur 
la  vie  publique,  la  vie  intime  et  la  vie  religieuse 
du  très  éloquent,  très  vertueux  et  très  véné- 
rable Père,  Frère  Henri-Dominique  Lacor- 
DAiRE,  des  Frères-Prêcheurs,  lumière  et  édifi- 
cation de  ses  contemporains,  instrument  béni 
de   la   Providence  pour    la   restauration   de 


DE  LA  MORT  DU  T.    R.    P.    LAGORDAIRE.  443 

l'Ordre  de  Saint-Dominique  et  des  familles  reli- 
gieuses en  France. 

Semblable  aux  proscrits  qui,  pour  tromper 
les  douleurs  de  l'exil,  invoquent  la  douce  et 
chère  image  de  la  patrie  absente,  je  viens,  près 
de  notre  grand  mort,  me  rappeler  la  patrie 
spirituelle  qu'il  m'a  ouverte  et  où  j'ai  joui, 
pendant  vingt-cinq  années,  du  plus  grand 
bonheur  de  ma  vie  ;  je  viens  demander  aux 
sentiments  qui  l'ont  animé  dans  sa  noble  et 
sainte  entreprise  une  espérance  pour  l'avenir. 

Au  printemps  de  l'année  1839  parut  un  mé- 
moire commençant  par  ces  mots  :  «  Mon  pays, 

((  pendant  que  vous   poursuivez  avec  joie  et 

((  douleur   la    formation   de   la    société   mo- 

((  derne,  un  de  vos  enfants  nouveaux,  chrétien 

«  par  la  foi^  prêtre  par  l'onction  traditionnelle 

((  de   l'Église   catholique,  vient  réclamer  de 

«  vous    sa  part  dans  les  libertés  que   vous 

((  avez  conquises  et  que  lui-même  a  payées. 

«  Il  vous  prie  de  lire  le  mémoire  qu'il  vous 

((  adresse  ici,  et,   connaissant  ses  vœux,  ses 

((  droits,  son  cœur  même,  de  lui  accorder  la 

«  protection  que  vous  donnez  toujours  à  ce 


444  DIX-NEUVIÈME  ANNIVERSAIRE 

((  qui  est  juste  et  sincère.  »  Ce  mémoire,  après 
une  courte  et  saisissante  apologie  de  la  vie 
religieuse,  proposait  à  la  France  le  rétablisse- 
ment de  rOrdre  des  Frères-Prêcheurs  ;  il  était 
signé  Henri-Dominique  Lacordaire. 

Touché  par  le  souffle  de  l'incrédulité,  sans 
que  la  pureté  de  son  cœur  en  eût  été  altérée, 
et  tout  entier  à  l'ivresse  de  sa  foi  reconquise 
par  un  sincère  amour  et  une  loyale  recherche 
de  la  vérité;  doué  d'une  imagination  ardente, 
tempérée  par  la  froide  raison  d'un  philosophe  : 
imagination  et  raison  servies  par  une  parole 
soudaine,  vive,  pleine  de  magie  ;  ami  pas- 
sionné de  son  siècle  et  fils  obéissant  de  l'Église; 
pénétré  du  sentiment  de  sa  dignité  et  toujours 
prêt  à  inventer  des  supplices  pour  châtier  l'or- 
gueil; cœur  rempli  de  tendresse  et  timidement 
caché  derrière  les  remparts  d'une  sage  réserve; 
ami  fidèle  et  généreux,  mais  ne  reculant  pas 
devant  les  plus  rudes  sacrifices  du  cœur  pour 
ne  pas  trahir  la  sainte  cause  de  Dieu  ;  fougueux 
dans  l'entreprise  et  calme  dans  la  contradic- 
tion ;  sensible  aux  blessures  de  l'amitié  et 
laissant  s'user  tranquillement  sur  son  âme 
d'acier  les  morsures  de  l'envie;  sévère  amant 


DE   LA   MORT   DU  T.    R.     P.    LACORDAIRE.  44o 

de  la  justice  et  de  riionneur  et  prompt  à  par- 
donner au  repentir  ;  modeste  en  ses  désirs  et 
pourtant  dévoré  de  l'ambition  de  convaincre 
les  égarés  et  de  les  conquérir  à  la  vérité,  à  la 
vertu,  à  la  grâce  de  Dieu  ;  capable  de  provo- 
quer des  admirations  enthousiastes  et  de 
porter  sans  fléchir  le  poids  de  la  gloire  ;  par- 
lant peu  de  son  tendre  amour  pour  Dieu  et 
lui  faisant  dans  l'ombre  d'héroïques  libations 
de  son  sang:  tel  était  le  P.  Lacordaire.  Dieu 
avait  bien  choisi  son  ouvrier. 

L'ouvrier,  aussi,  avait  bien  choisi  ses  points 
d'appui  pour  Tédifice  qu'il  voulait  construire. 
((  Nous  ne  désespérons  pas  de  nous,  disait'-il, 
((  même  en  face  de  tous  les  obstacles-  exté- 
«  rieurs.  Nous  avons  confiance  à  Dieu  qui 
((  nous  appelle  et  à  notre  pays.   » 

Cette  double  confiance  à  Dieu  et  au  pays, 
nous  la  retrouvons,  Messieurs,  dans  l'âme  de 
tous  les  fondateurs  et  restaurateurs  d'Ordres 
religieux.  Le  maître  des  vocations,  l'inspira- 
teur des  grandes  oeuvres  tient  sa  grâce  toute 
prête,  pour  soutenir  le  courage  de  ses  travail- 
leurs et  assurer  le  succès  de  leurs  efforts,  et  à 
cette  grâce  correspond  toujours  un  instinct  et 


446  DIX-NEUVIÈME  ANNIVERSAIRE 

un  besoin  des  peuples  chez  lesquels  s'établis- 
sent les  familles  religieuses.  Pénétré  de  la 
grâce  de  Dieu  qui  l'appelait,  le  P.  Lacordaire 
crut  entrevoir,  à  travers  les  préjugés  de  son 
pays,  l'instinct  et  le  besoin  qui  devaient  favo- 
riser sa  sainte  entreprise  :  l'instinct  du  droit 
acquis  par  la  liberté  religieuse  de  prendre  sa 
place  parmi  les  libertés  publiques  dont  on 
vantait  la  conquête;  le  besoin  d'entendre  une 
parole  neuve  et  ardente  au  service  des  vérités 
anciennes,  presque  toutes  démolies  par  les 
sophismes  de  l'incrédulité  dans  les  esprits  qui 
se  glorifiaient  de  quelque  culture. 

Il  ne  se  trompait  pas.  Mises  en  demeure  de 
se  prononcer  sur  un  appel  à  l'opinion,  conte- 
nant l'étrange  proposition  de  ce  replanter  sur 
((  le  sol  français  une  institution  depuis  long- 
ce  temps  calomniée  dans  son  fondateur  et 
«  dans  sa  postérité,  »  la  tribune  et  la  presse 
gardèrent  le  silence,  reculant  devant  l'insigne 
malhonnêteté  de  prôner  la  liberté  et  de  la  re- 
fuser à  qui  la  demandait  franchement,  en  invo- 
quant les  dispositions  même  de  l'esprit  public. 
Mais,  quand,  revêtu  de  l'habit  dominicain,  l'au- 
teur du  mémoire  eut  repris  possession  des  âmes 


DE  LA  MORT  DU  T.    R.    P.    LACORDAIRE.  447 


que  sa  parole  magique  avait  enivrées,  alors 
qu'il  n'était  que  prêtre  séculier,  le  silence  fut 
rompu.  Un  long  cri  d'admiration  retentit  à  tra- 
vers la  France,  étouffant  les  clameurs  effarées 
et  les  mesquines  critiques  des  trembleurs  et 
des  jaloux.  La  cause  des  Frères-Prêcheurs  était 
gagnée. 

Du  côté  de  Dieu  la  confiance  avait  porté 
ses  fruits.  Touché  par  la  grâce,  un  petit 
troupeau  de  disciples,  jeunes  et  pleins  d'ar- 
deur, s'était  réuni  autour  du  maître,  et 
l'avait  suivi  jusqu'à  la  ville  sainte  où  se 
conservaient  les  traditions  de  la  vie  domi- 
nicaine. Leur  noviciat  fut  éprouvé  par 
la  contradiction,  comme  sont  éprouvées  les 
œuvres  divines,  mais  leur  humble  soumission 
triompha  de  toutes  les  défiances,  et  la  mort 
choisit  bientôt  parmi  eux  de  saintes  victimes, 
invisibles  fondements  du  grand  édifice  qui 
devait  s'élever  en  France. 

C'est  à  Nancy  que  se  fonda  le  premier  cou- 
vent de  la  restauration,  dans  la  maison  d'un 
ami  qui  se  donnait  lui-même  en  donnant  ce 
qu'il  possédait.  Tout  y  était  bien  modeste; 
mais  les  commencements  du  royaume  de  Dieu 


448  DIX-NEUVIÈME  ANNIVERSAIRE 

qui  devait  envahir  la  terre  n'ont-ils  pas  été 
comparés  par  le  Sauveur  à  la  plus  petite  des 
semences  ? 

Après  Nancy,  Chalais,  vieil  asile  de  moines, 
bâti  dans  la  montagne,  entre  des  rochers, 
des  forêts  et  des  prairies,  sur  un  plateau 
tour  à  tour  inondé  de  soleil  et  caressé 
par  les  nuages,  adossé  à  des  pics  cou- 
ronnés d'arbres  séculaires,  ouvert  sur  les 
vallées  et  les  plaines  fertiles  qu'arrosent 
l'Isère,  la  Saône  et  le  Rhône.  Riante  solitude,, 
au-dessus  de  laquelle  planaient  les  aigles  invi- 
tant l'âme  à  s'élever  vers  le  soleil  éternel,  où 
l'on  entendait  l'écho  lointain  des  pas  et  des 
voix  des  enfants  de  saint  Benoît  et  de  saint 
Bruno.  Leur  cloître  et  leur  église  étaient 
encore  debout,  et,  dans  sa  flèche  ruineuse,  leur 
cloche  muette  attendait  que  la  main  d'un 
novice  l'ébranlât  pour  appeler  à  la  prière  les 
enfants  de  saint  Dominique. 

C'est  là  que  vint  s'abattre  discrètement  le 
religieux  essaim  d'où  devaient  partir  tant  de 
glorieuses  ruches.  Les  hommes  d'État  s'ému- 
rent et,  par  des  lettres  confidentielles,  ils  invi- 
tèrent les  évéques  à  «  user  de  leur  pacifique 


DE  LA  MORT  DU  T.    R.    P.    LACORDAIRE.  449 

((  intervention  pour  faire  avorter  les  desseins 
((  de  M.  l'abbé  Lacordaire,  et  pour  arrêter 
«  des  entreprises  qui  n'auraient  d'autre  résul- 
«  tat  que  de  nuire  essentiellement  aux  inté- 
«  rets  de  la  religion  ^  »  Les  évêques  savaient 
à  quoi  s'en  tenir  sur  les  intérêts  essentiels  de 
la  religion.  Leur  pacifique  intervention  s'ex- 
prima par  des  réponses  adroites,  d'un  côté,  et, 
de  l'autre,  par  des  bénédictions.  Les  hommes 
d'Etat  se  turent,  n'osant  pas  évoquer,  devant 
une  opinion  libérale,  —  on  avait  de  l'honneur 
alors,  —  le  spectre  des  lois  existantes.  Quand 
ils  eurent,  à  quelque  temps  de  là,  le  triste  cou- 
rage de  rappeler  ces  lois  contre  un  ordre  plus 
avancé  que  le  nôtre  dans  sa  restauration,  il 
leur  fut  répondu  par  une  célèbre  consultation 
que  signèrent  les  plus  savants  jurisconsultes 
de  France,  parmi  lesquels...  mais  je  me  suis 
promis  de  ne  mêler  aucune  récrimination  à 
mes  souvenirs. 

Du  reste  un  nouveau  cri  de  liberté  allait 
bientôt  retentir.  N'était-il  poussé  que  par  des 


1.  Lettre  de  M.  Martin  du  Nord,  garde  des  sceaux,  à 
Mgr  Breuillard,  évoque  de  Grenoble. 

II  29 


450  DIX-NEUVIÈME  ANNIVERSAIRE 

voix  sincères  ?  Il  n'importe,  S'il  y  eut,  en  1848, 
des  surprises,  elles  tournèrent  au  profit  de  la 
chose  promise  par  les  Chartres  depuis  plus 
d'un  demi-siècle.  L'habit  des  Frères-Prêcheurs 
put  se  montrer  publiquement,  et  leur  noviciat, 
caché  aux  extrémités  du  désert  de  la  Grande- 
Chartreuse,  put  descendre  en  des  lieux  plus 
accessibles. 

Dans  la  Côte-d'Or,  patrie  du  P.  Lacordairc, 
en  face  de  la  colline  fameuse  au  pied  de 
laquelle  expira  la  liberté  des  Gaules,  une  petite 
ville  qui  fut  pendant  la  Ligue  le  refuge  de  la 
liberté  du  Parlement  de  Bourgogne  vit  alors 
s'affirmer  la  liberté  religieuse.  C'est  Flavigny, 
nid  fortifié  des  moines  et  des  seigneurs  du 
moyen  âge,  riche  encore  de  leurs  souvenirs. 
Flavigny,  séjour  cher  à  mon  cœur,  piscine 
sacrée  où  je  reçus  un  second  baptême,  le 
baptême  de  la  vie  religieuse.  On  ne  se  cachait 
plus.  Les  entraves  administratives,  tout  à  coup 
brisées,  laissaient  passer,  joyeuse  et  pleine 
d'espoir,  la  jeunesse  qui  voulait  se  consacrer 
à  Dieu;  et, de  la  route  tortueuse  qui  sillonne 
les  coteaux  et  la  vallée,  on  pouvait  voir,  sur  les 
anciens  remparts  qui  leur  servaient  de  jardin, 


DE  LA  MORT  DU  T.    K.    P.    LAGORDAIKE.  451 

les  iils  de  saint  Dominique  promener  leur 
robe  blanche  et  entendre  leurs  saints  can- 
tiques. 

On  se  cachait  bien  moins  encore  à  Paris 
même,  dans  cette  ancienne  maison  des  Carmes, 
où  le  P.  Lacordaire  vint,  quelque  temps  après, 
installer  sa  famille.  Ce  n'était  plus  la  horde 
sanglante  des  égorgeurs  de  septembre  qui 
assiégeait  l'église  et  le  couvent,  mais  une  foule 
curieuse  et  bienveillante,  avide  de  contempler 
la  résurrection  de  cet  Ordre  qu'on  lui  peignait, 
depuis  longtemps,  sous  des  traits  odieux,  et 
qu'elle  trouvait  aimable  et  sympathique. 

Quatre  couvents  étaient  fondés.  C'était  plus 
qu'il  ne  fallait  pour  l'érection  d'une  Province. 
L'acte  de  cette  érection  fut  signé  le  15  septem- 
bre 1850.  L'illustre  et  vénérable  Province  de 
France,  gouvernée  par  son  restaurateur, 
reprit  dans  l'Ordre  son  rang  et  ses  droits. 
Quinze  jours  après,  un  bref  pontifical  insti- 
tuait un  de  ses  nouveaux  enfants,  le  sage  et 
pieux  P.  Vincent  Jandel,  vicaire  général  de 
tout  l'Ordre.  «  C'est  un  grand  honneur  pour 
nous,  écrivait,  à  ce  sujet,  le  P.  Lacordaire, 
pour  nous  qui  avons  à  peine  quelques  années 


452  DIX-NEUVIÈME  ANNIVERSAIRE 

d'existence,  et  que  le  vicaire  de  Jésus -Christ 
proclame  hautement,  par  un  choix  extraordi- 
naire, comme  le  rejeton  vivant  de  l'Ordre  de 
Saint-Dominique,  c'est  pour  moi  la  récom- 
pense la  plus  précieuse  de  tous  mes  travaux... 
Le  P.  Jandel,  c'est  moi-même.  » 

Oui,  c'était  lui-même!  C/ était  quelque  chose 
de  sa  vie  qu'on  allait  infuser  dans  un  corps 
allangui.  Il  aurait  pu  chanter  leNunc  dimittis 
sur  ce  grand  triomphe  de  ses  efforts. 

Mais  Dieu  lui  réservait  de  greffer  une 
branche  nouvelle  sur  l'arbre  dominicain,  par 
par  l'institution  du  Tiers-Ordre  enseignant  et 
de  jouir,  en  lui,  d'une  liberté  pour  laquelle 
il  avait  vaillamment  combattu,  pendant  sa  jeu- 
nesse, la  liberté  d'enseignement.  Il  la  vit  fleurir 
dans  les  collèges  d'Oullins  et  de  Sorèze,  où  son 
coeur  paternel  put  contenter  le  tendre  amour 
dont  il  était  rempli  pour  la  jeunesse. 

Plus  grande  faveur  encore  !  Toulouse,  ville 
aimée  de  saint  Dominique, berceau  de  sa  famille 
religieuse  et  tombeau  de  l'angélique  docteur 
Thomas  d'Aquin,  Toulouse  lui  demanda  une 
colonie  de  Frères-Prêcheurs.  De  toutes  les 
bénédictions,  auxquelles  il   était    accoutumé 


DE  LA  MORT  DU  T.    R.    P.    LAGORDAIRE.  453 

depuis  dix  ans,  ce  fut  celle  qui  lui  alla  le  plus 
au  fond  du  cœur  et  qui  l'attendrit  davantage. 
f(  Il  me  semble,  disait-il,  que  c'est  le  couron- 
nement des  grâces  que  Dieu  m'a  faites  dans 
ma  vie  et  qu'il  n'y  a  plus  rien  au  delà,  si  ce 
n'est  de  ne  pas  me  montrer  trop  indigne,  dans 
les  jours  qui  me  restent,  de  ce  que  j'ai  reçu  si 
gratuitement.  » 

L'ouvrier  de  Dieu  avait  bien  travaillé.  Pen- 
dant qu'il  se  reposait  dans  les  embrassements 
d'une  jeunesse  pleine  d'admiration  pour  son 
génie,  d'estime  pour  son  grand  caractère  et 
de  vénération  pour  sa  pitié,  la  Province  de 
France  continuait  son  œuvre.  Bordeaux, 
Dijon,  Mazères  venaient  enrichir  son  patri- 
moine, et  la  seconde  ville  de  France,  Lyon, 
voyait  éclorele  germe  d'une  nouvelle  Province. 

Rappelé  au  gouvernement,  le  P.  Lacordaire 
paya  sa  bienvenue  par  la  conquête  du  couvent 
royal  de  Saint-Maximin,  un  des  joyaux  de 
notre  antique  couronne,  du  tombeau  de  sainte 
Magdeleine,  protectrice  de  l'Ordre,  et  de  la 
grotte  vénérée,  où,  dans  la  compagnie  des 
anges,  l'austère  amante  du  Sauveur  attendit 
pendant  trente  ans   le  dernier  appel  de  son 


454  DIX-NEUVIÈME  ANNIVERSAIRE 

bien-aimé.  Saintement  fier  de  cette  conquête, 
il  voulut  la  chanter  par  un  poème  en  l'honneur 
du  Christ  miséricordieux  et  de  la  grande  péni- 
tente; et,  comme  s'il  eût  eu  l'instinct  de  sa  fin 
prochaine,  il  traça  ces  paroles  prophétiques  : 
((  Puissé-je  écrire  ici  ma  dernière  ligne,  et 
comme  Marie-Magdeleine,  Tavant-veille  de  la 
Passion,  briser  aux  pieds  de  Jésus-Christ  le 
frêle  et  fidèle  vase  de  mes  pensées.  » 

Au  moment  où  il  déposait  la  plume,  la 
mort  vint  le  frapper  au  cœur  et  lui  ouvrir  les 
portes  de  l'éternel  repos. 

Dormez,  Père  bien-aimé!  dormez  sous  la 
froide  dalle  de  votre  tombeau  de  Sorèze;  vous 
n'êtes  pas  mort  tout  entier.  Tout  ce  qui  se  fait 
après  vous  est  pénétré  de  votre  souffle  res- 
taurateur. Marseille,  Lille,Le  Havre,Langres, 
le  second  couvent  de  Paris,  Carpentras,  Poi- 
tiers, Angers,  Arcueil,  Saint-Brieuc,  Coublevie, 
les  quatre  Provinces  dominicaines  de  France, 
d'Occitanie,  de  Toulouse,  du  Tiers-Ordre,  c'est 
votre  oeuvre  ! 

Que  dis-je, Messieurs?  L'œuvre  du  P.  Lacor- 
daire  est  plus  vaste  que  la  Province  qu'il  a  res- 
taurée et  que  l'Ordre  auquel  il  a  inoculé  une  vie 


DE  LA  MORT  DU  T.    R.    P.    LACORDAIRE.  455 


nouvelle.  Quand  il  écarta  les  plis  de  son  manteau 
et  montra  au  siècle  étonné  sa  robe  blanche,  il 
s'écria  :  «  Moi  qui  viens  à  vous,  je  suis  une 
liberté  !  »  Ce  cri  audacieux  retentit  dans  les 
âmes  qui  essayaient  timidement  des  restaura- 
tions. Enhardis  par  l'appel  de  l'intrépide  pion- 
nier qui  se  jetait  en  avant  et  les  couvrait  de 
gloire,  tous  les  Ordres  s'écrièrent  avec  lui  : 
((  Nous  sommes  une  liberté  !  »  Et  l'on  vit  la 
vie  religieuse  refleurir  en  France  sous  tous  ses 
aspects. 


Ah  !  c'était  trop  de  gloire  !  Vous  qui  mou- 
riez heureux  en  présence  d'un  édifice  si  labo- 
rieusement construit;  vous  qui  dormiez  tran- 
quille au  milieu  des  religieux  progrès  auxquels 
votre  grande  âme  avait  donné  l'élan,  Père, 
levez-vous  et  voyez  ce  qu'on  a  fait  de  votre 
œuvre!  Partout  des  portes  brisées,  des  mai- 
sons dévastées,  des  sanctuaires  scellés,  des  cel- 
lules vides,  des  citoyens  libres  violentés,  des 
congrégations  d'hommes  paisibles,  qui  priaient 
et  faisaient  le  bien  ensemble,  dispersées  comme 
on  disperse  des  associations  de  malfaiteurs,  les 


456  DIX-NEUVIÈME  ANNIVERSAIRE 

fruits  de  quarante  années  d'un  travail  honorable 
détruits  par  une  tempête  administrative.  Hélas! 
je  n'ai  vu  qu'une  scène  de  ce  lugubre  drame, 
et  c'est  assez  pour  remplir  mon  cœur  d'une 
inconsolable  douleur  que  ravivent  sans  cesse 
mes  souvenirs.  Je  crois  entendre  encore  ce  cri 
sinistre  :  (c  Les  voilà  !  »  et  les  pas  de  la  troupe 
humiliée  qui  vient  faire  le  siège  d'une  maison 
inoffensive,  et  les  cris  du  peuple  qu'on  re- 
foule, et  les  sommations  altières  de  l'arbi- 
traire, et  les  vains  appels  faits  à  la  justice,  et 
les  protestations  indignées  de  l'honneur,  du 
droit  et  de  la  liberté,  et  les  truands  qui  s'é- 
crient :  ((  A  l'ouvrage!  »  et  les  coups  reten- 
tissants des  haches  et  des  marteaux,  et  les 
lourdes  pesées  des  pinces,  et  le  bruit  strident 
du  fer  qui  se  brise,  et  les  craquements  du  bois 
qui  vole  en  éclats,  et  ces  cris  impérieux  :  «  En 
avant  !  sortez  !  emportez  !  »  et  les  voix  douces 
et  fermes  qui  protestent.  —  Je  vois  encore 
sortir,  l'un  après  l'autre,  entre  deux  soldats 
habitués  à  conduire  des  scélérats  et  honteux, 
en  ce  jour,  de  coudoyer  un  honnête  homme, 
et  les  vétérans  de  la  vie  religieuse  et  les  jeunes 
recrues  qui  en  goûtaient  les  premiers  charmes; 


DE  LA  MORT  DU  T.    R.    P.    LACORDAIRE.  457 

je  vois  les  larmes  qui  coulent,  et  les  gestes 
désolés  qui  disent  adieu  aux  chers  sanctuaires 
de  la  méditation  et  du  travail,  et  les  pieuses 
génuflexions  sur  le  seuil  des  portes  rompues, 
et  les  embrassements  de  Tamitié  navrée,  et 
la  foule  qui  jette  des  fleurs  et  des  couronnes  et 
crie  :  «  Au  revoir  !  »  à  des  gens  qui  ne  savent 
ce  qu'ils  vont  devenir.  Je  vois  encore  mon  Dieu 
chassé  de  son  tabernacle  et  sa  demeure  scellée 
comme  la  chambre  d'un  mort.  Je  me  retrouve 
seul  dans  ces  grands  cloîtres  tant  de  fois  sil- 
lonnés par  les  pas  graves  et  discrets  de  toute 
une  communauté  qui  va  à  la  prière,  au  tra- 
vail, à  la  réfection,  à  la  joie,  au  repos;  je  rôde 
encore  autour  de  l'église  tant  de  fois  animée 
par  le  chant  religieux  des  hymnes  et  des 
psaumes.  Je  cherche,  j'écoute...  et  je  ne  trouve 
plus  rien,  je  n'entends  plus  rien...,  rien  que 
la  solitude  et  le  vide,  rien  que  les  gémisse- 
ments du  vent  dans  ce  désert,  bruit  mystérieux 
et  sombre  que  mon  âme  troublée  prend  pour 
les  cris  plaintifs  des  pauvres  innocents  qu'on 

a  chassés  et  qui  demandent  à  rentrer Mon 

Dieu!  mon  Dieu!  J'ai  le  cœur  encore  plein  de 
larmes  et  de  sanglots.  Quel  coup  vous  avez 


458  DIX-NEUVIÈME  ANNIVERSAIRE 


frappé  !  Et  nous  en  sommes  tous,  tous,  affreu- 
sement meurtris  ! 

Amère  dérision  !  Tout  cela  s'est  passé  non 
loin  des  édifices  sur  le  frontispice  desquels  on 
lit  ce  mot  plein  de  promesses  :  Liberté  !  — 
Mais  qu'est-ce  donc  que  la  liberté  ?  Ah  !  ce 
n*est  plus  le  rêve  doré  des  nobles  âmes  qui 
croyaient  triompher  facilement  des  énergies 
du  mal,  en  brisant  les  entraves  qui  contenaient 
les  énergies  du  bien;  c'est  le  cauchemar  d'une 
race  ivre  de  la  haine  du  Dieu  qui  condamne 
ses  appétits,  et  impatiente  de  se  débarrasser  de 
tout  ce  qui  le  représente.  La  liberté!  ce  n'est 
plus  la  riante  et  large  promesse  des  Chartres 
et  des  codes;  c'est  le  réveil  surnois  des  lois 
oppressives  qui  dormaient  oubliées  et  mépri- 
sées dans  les  archives  administratives.  La  li- 
berté !  ce  n'est  plus  le  pavillon  protecteur  qui 
flotte  sur  la  conscience,  la  demeure,  la  per- 
sonne de  tous  les  citoyens  honnêtes,  pour  cou- 
vrir leur  inviolabilité;  c'est  le  drapeau  sinistre 
qu'on  montre  aux  révoltés  que  la  justice  a 
bannis,  pour  leur  dire  :  (c  Revenez,  »  aux 
hommes  paisibles,  dévoués,  soumis  au  gou- 
vernement que  le  peuple  se  donne,  pour  leur 


DE  LA  MORT  DU  T.    R.    P.    LACORDAIRE.  459 

dire  :  «  Allez-vous-en.  ))  La  liberté  !  ce  n'est 
plus  le  vaste  et  loyal  chemin  où  peuvent  cir- 
culer, sans  se  froisser,  tous  les  droits  et 
toutes  les  aspirations  légitimes  ;  c'est  la  voie 
scélérate  par  où  Ton  arrive  au  pouvoir,  pour 
étouffer  opportunément  les  libertés  dont  on 
veut  se  défaire,  surtout  celles  des  hommes  de 
Dieu. 

Mort  bien-aimé  !  Vous  ne  'comptiez  pas  sur 
ces  étranges  renversements  des  idées  et  des 
faits  quand  vous  disiez  à  votre  siècle  :  «  Je  suis 
une  liberté  !  »  Ne  vous  êtes-vous  pas  trompé 
en  vous  confiant  à  Dieu  et  à  votre  pays  ?  Dieu 
abandonne  vos  enfants  et  le  pays  les  chasse. 

Non,  Messieurs,  non,  leP.Lacordaire  ne  s'est 
pas  trompé.  Si  notre  courte  sagesse  ne  peut  voir 
le  fond  des  desseins  de  Dieu,  elle  doit  compter 
sur  sa  justice  et  sur  son  infinie  miséricorde. 

Dieu  a-t'il  voulu  châtier  les  familles  reli- 
gieuses des  défaillances  d'une  vie  que  son 
amour  jaloux  trouvait  trop  imparfaite?  Je  n'en 
sais  rien.  —  Ne  les  a-t-il  dispersées  que  pour 
les  préserver  de  quelque  sanglante  catas- 
trophe? Je  n'en  sais  rien.  —  N'a-t-il  permis 
leur  malheur  que  pour  révéler  à  ceux  qui  en 


460  DIX-NEUVIÈME  ANNIVERSAIRE 

faisaient  peu  de  cas  l'estime  profonde  et  les 
généreuses  sympathies  qu'elles  ont  conquises 
par  toutes  sortes  de  dévouements?  Je  n'en 
sais  rien.  —  Ne  les  fait- il  passer  au  creuset 
de  la  tribulation  que  pour  les  purifier  et  les 
rendre  plus  propres  au  travail  de  régénéra- 
tion qu'il  médite  pour  notre  pays  ?  Je  n'en  sais 
rien.  Mais,  je  sais  que  s'il  permet  qu'on  froisse 
et  qu'on  déchire  la  page  vivante  sur  laquelle 
il  fait  lire  au  monde  les  conseils  évangéliques, 
il  ne  la  laissera  pas  détruire  ;  je  crois  qu'il  n'a 
pas  engagé  tant  de  grâces  du  ciel  et  tant  de 
vertus  de  la  terre  dans  une  restauration  reli- 
gieuse pour  l'abandonner  sitôt  aux  fureurs  de 
l'impiété  ;  j'espère  que  sa  tendre  pitié  se  lais- 
sera émouvoir  par  une  infortune  dignement 
et  saintement  supportée;  j'ai  confiance  en  sa 
justice  autant  qu'en  sa  miséricorde,  et,  aujour- 
d'hui, 29  novembre  1880,  au  nom  de  toutes  les 
familles  religieuses  en  souffrance,  je  prends, 
près  de  son  infaillible  juridiction,  un  arrêté  de 
conflit,  et  j'attends  une  sentence  qui  réformera 
bientôt,  je  l'espère,  les  jugements  des  hom- 
mes, si  facilement  trompés  par  les  préjugés 
et  la  passion. 


DE  LA  MORT  DU  T.    R.    P.   LA.GORDAIRE.  461 

Comme  mon  Père  Lacordaire,  j'ai  contiaiicc 
cil  Dieu,  j'ai  confiance  aussi  dans  mon  pays. 

On  a  prononcé  quelque  part  cette  parole 
malheureuse  :  il  y  a  deux  Frances  ;  je  ne  le 
crois  pas.  Mais  quand  cela  serait,  n'est-il  pas 
évident,  Messieurs,  que  la  France  qui  se  sou- 
vient de  ses  religieuses  traditions,  la  France 
qui  comprend  Futilité  des  vies  immolées  et  les 
bienfaits  des  dévouements  associés,  la  France 
qui  sait  interpréter  le  droit  sans  passion,  la 
France  qui  voit  clair  aux  conséquences  des 
entreprises  compromettantes  pour  l'inviola- 
bilité du  foyer  domestique  et  de  la  liberté  indi- 
viduelle, la  France  qui  hait  la  persécution 
civile  et  religieuse,  la  France  ennemie  des 
hypocrisies  qui  se  parent  de  mots  retentis- 
sants et  d'axiomes  frelatés,  la  France  des  no- 
bles âmes  qui  ont  le  sentiment  de  l'honneur 
et  de  la  justice,  la  France  qui  consent  au  sa- 
crifice des  positions  acquises  plutôt  que  de  se 
déshonorer  par  l'arbitraire  et  la  violence,  la 
France  du  peuple  qui  travaille  et  qui  prie,  la 
France  qui  veut  la  concorde  et  la  paix  publi- 
ques, la  vraie  France,  en  un  mot,  la  France 
de  l'avenir  est  avec  les  familles  religieuses  ? 


462  DIX-NEUVIÈME  ANNIVERSAIRE 

Nous  l'avons  vue  à  l'œuvre  ;  nous  avons  en- 
tendu ses  protestations  indignées;  nous  avons 
senti  dans  nos  mains  sa  main  généreuse. 
Qu'elle  reçoive,  ici,  avec  l'hommage  de  notre 
profonde  reconnaissance,  l'assurance  de  notre 
parfaite  confiance  en  elle  pour  des  jours  meil- 
leurs. 

Ailleurs,  nous  n'envoyons  que  des  pardons. 
Victimes  d'une  erreur  qui  n'est  point  celle  du 
pays,  nous  demandons  la  lumière  pour  ceux 
qui  se  sont  trompés,  les  estimant  trop  sensés 
pour  se  croire  infaillibles. 

Ouvrier  de  Dieu,  apôtre  de  la  vérité.  Père 
vénéré,  Lacordaire,  vous  nous  aiderez  dans 
cette  œuvre  de  réparation  miséricordieuse.  Il 
me  semble  que  j'en  ai  reçu  la  promesse  du 
ciel,  lorsque,  ces  jours  derniers,  contemplant 
le  bronze  où  l'art  a  gravé  vos  traits,  je  crus 
entendre  cette  parole  qui  consola  Judas 
Machabée  :  «  Hic  est  fratrum  amator  et  po- 
((  puli,  hic  est  qui  viultum  orat  pro  populo  : 
«  Voilà  celui  qui  aime  ses  frères  et  le  peuple, 
«  voilà  celui  qui  prie  beaucoup  pour  eux.  ))  — 
Priez  le  Dieu  qui  a  couronné  vos  travaux.  Ne 
demandez  pas  des  vengeances  qui  répugnent 


DE  LA  MORT  DU  T.    R.    P.    LAGORDAIRE.  463 

à  nos  cœurs  chrétiens  ;  mais  demandez  'pour 
nous  d'être  patients  et  dignes  dans  le  malheur, 
pour  ceux  qui  nous  ont  frappés  la  grâce  de  voir 
leur  erreur .  Puissent-ils  dire  bientôt  :  Nous  nous 
sommes  trompés  :  la  main  qui  exécute  ne  doit 
jamais  précéder  la  justice  ;  nous  nous  sommes 
trompés  :  tous  les  droits  sont  un  péril  dès 
qu'un  seul  est  violé  par  le  pouvoir  ;  nous  nous 
sommes  trompés  :  un  siècle  de  liberté  ne 
doit  pas  mentir  à  sa  devise  ;  nous  nous  som- 
mes trompés  :  l'association  des  sacrifices 
et  des  dévouements  est,  pour  les  peuples,  la 
plus  salutaire  et  la  plus  féconde  des  associa- 
tions; nous  nous  sommes  trompés  :  la  liberté 
religieuse  est  la  sauvegarde  et  le  couronne- 
ment sacré  de  toutes  les  libertés. 


TABLE  ANALYTIQUE  DES  MATIÈRES 


Il  30 


TABLE  ANALYTIQUE  DES  MATIÈRES 


XIII 


POUR    L  IRLANDE 


Appel  à  la  charité  en  faveur  de  l'Irlande.  —  Droits  de 
l'Irlande  suppliante  à  notre  charité:  1°  droit  du  mal- 
heur, —  2°  de  la  religion,  —  3°  de  l'affection,  --  4°  des 
services.  —  I.  Droit  du  malheur.  —  Misère  de  l'Ir- 
lande. —  L'Irlandais  est  pauvre.  —  Comment  il  ac- 
cepte la  pauvreté.  —  Causes  de  sa  misère.  —  Misère 
actuelle:  horrible  famine.  —  Lettres  et  rapports  qui 
peignent  les  souffrances  de  l'heure  présente  et  les 
angoisses  en  face  de  l'avenir.  —  II.  Droit  de  la  reli- 
gion. —  Attachement  de  l'Irlandais  au  catholicisme. 

—  Il  reste  fidèle,  malgré  la  persécution.  —  Il  est 
Tapôtre  de  sa  foi.  —  III.  Droit  de  V affection.  — 
Affection  de  l'Irlandais  pour  la  France.  —  Elle  est 
fondée  sur  la  sympathie  de  caractère.  —  Comment 
elle  s'est  développée.  —  Comment  elle  s'est  exprimée 
dans  nos  derniers  malheurs.  —  IV.  Droit  des  services. 

—  Service  du  sang.  —  Service  de  l'assistance  dans  le 
malheur.  —  Ce  que  l'Irlande  a  fait  pour  nous  pendant 
la  guerre  de  1870.  —  La  fête  de  ce  jour  doit  être  la 
fête  de  notre  reconnaissance. 


4GS       TABLE  ANALYTIQUE  DES  MATIÈRES. 


XIV 

OEUVRE    DE    SAINT -MIC  H  EL 

Commentaire  des  paroles  de  saint  Paul  :  Donum  facien- 
tes...  non  defîciamus  :  1°  Le  bien  que  fait  l'Œuvre  de 
Saint-Michel.  —  2"  Elle  doit  le  faire  sans  défaillance. 

—  I.  Parmi  les  biens  faits  et  à  faire^  l'Œuvre  de  Saint- 
Michel  a  choisi  une  part  glorieuse.  —  Elle  est  un  ap- 
pendice de  l'Œuvre  de  l'apostolat.  —  Rôle  de  la  parole 
dans  l'apostolat.  —  Comment  la  parole  est  fixée  dans 
le  livre.  —  Puissance  du  livre.  — But  de  l'Œuvre:  — 
combattre  par  la  bonne  presse  les  influences  de  la 
mauvaise  presse.  —  Surtout  par  la  presse  populaire. 

—  II.  Empressements  et  ambitions  de  la  charité  au 
au  principe  des  Œuvres.  —  Désillusion.  —  Tentation 
du  découragement.  —  Un  mot:  1°  à  ceux  qui  s'impa- 
tientent, —  2°  à  ceux  qui  se  dépitent,  —  3<*  à  ceux  qui 
se  lassent.  —  Il  ne  faut  jamais  abandonner  une  po- 
sition conquise.  —  Il  faut  la  garder  avec  courage  ;  elle 
peut  devenir  le  point  de  départ  des  plus  admirables 
conquêtes.  —  Vœux  pour  l'Œuvre  de  Saint-Michel. 

XV 

l'autel 

Pourquoi  l'Église  a-t-elle  institué  les  cérémonies  des 
consécrations?  —  La  consécration  de  l'autel  est  une 
prédication  en  acte  :  1°  Notre  ressemblance  avec  l'au- 
tel coiisacré.  —  2°  Le  respect  que  nous  devons  avoir 
de  notre  consécration.  —  I.  Développement  de  cette 


TABLE    ANALYTIQUE   DES    MATIÈRES.  469 

parole  de  saint  Augustin  :  «  Ce  qui  se  fait  dans  les  tem- 
ples construits  de  main  d'homme  se  complète  en  notre 
édification  spirituelle.  »  —  Purifications,  onctions, 
sanctification. — Symboles  de  notre  purification  et  sanc- 
tification par  les  sacrements.  —  Le  chrétien  est  un 
autel  vivant  et  consacré.  —  II.  Ce  que  dirait  l'autel  s'il 
avait  la  parole,  —  Pouvons-nous  parler  comme  lui?  — 
Qu'avons-nous  fait  de  notre  consécration  ?  —  Que  de 
chrétiens  ne  sont  plus  que  des  autels  profanés!  — 
Comment  l'autel  consacré  nous  invite  au  respect  de 
nous-mêmes.  —  Prière  pour  tous  auprès  de  l'autel 
nouvellement  sanctifié. 


XVI 

l'orgue 

But  de  cette  fête  à  la  foi  artistique  et  sacrée.  — ,  L'E- 
glise sanctifie  les  lieux  et  les  objets  qu'elle  consacre 
au  culte  divin;  leurs  services  sont  pour  nous  de 
pieuses  et  salutaires  leçons.  —  1°  L'orgue  dans  l'Eglise, 

—  2»  Leçons  de  l'orgue.  —  L  Le  monde  vaste  temple; 
Tensemble  descréatures  musique  immense.  —  L'homme 
y  tient  sa  partie,  la  plus  noble  et  la  plus  expressive. 

—  Son  langage  et  son  chant  appliqués  au  culte  de 
Dieu.  —  L'homme  a  cherché  hors  de  lui-même  des 
secours  pour  sa  voix;  il  a  fait  chanter  la  matière  inerte, 
dont  les  sonorités  vagues  se  perdaient  dans  le  concert 
de  l'univers.  —  Instruments  de  musique.  —  Anti- 
quité musicale.  —  Ce  que  nous  avons  à  chanter.  — 
L'Église,  son  chant  et  sea  instruments.  —  Beauté  de 
l'orgue.  —  Comment  les  artistes  doivent  s'en  servir, 

—  Comment   nous   devons   l'écouter.   —  II.   L'orgu 


470  TABLE    ANALYTIQUE    DES   MATIÈRES. 

chante  pour  nous  inviter  à  chanter.  —  2°  Il  nous  rap- 
pelle que  nous  sommes  des  orgues  vivants  dont  tous 
les  jeux  doivent  chanter  la  gloire  de  Dieu.  —  3°  Que 
l'Eglise  est  un  orgue  immense  où  le  Christ  ne  veut 
entendre  que  des  voix  dociles  et  concordantes.  — 
Apostrophe  à  l'orgue. 


XVII 

NOCES   d'or    des    conférences     DE     SAINT-VINCENT- 

DE-PAUL 

Jubilemus  Deo!  —  Raisons  de  ces  noces  d'or.  —  La 
Société  de  Saint-Vincent-de-Paul  est  grande  et 
sainte  :  i°  dans  son  but,  —  2"  dans  ses  moyens,  — 
3°  parles  bénédictions  qui  l'ont  consacrée  pendant  un 
demi-siècle.  —  I.  But. — Commencement  des  Confé- 
rences de  Saint-Vincent-de-Paul.  —  Intentions  des 
fondateurs:  Réconcilier  le  pauvre:  1°  avec  la  vie,  — 
2°  avec  la  société,  —  3"  avec  Dieu.  —  Comment  ce 
triple  but  est  atteint.  —  II.  Moyens.  —  Accusations 
portées  contre  les  Conférences  de  Saint- Vincent-de- 
Paul.  —  Leurs  moyens  sont  à  la  hauteur  de  leurs 
nobles  ambitions,  car  ces  moyens  sont  :  1»  la  publicité 
d'action,  —  2"  la  liberté  de  coopération,  —  3°  l'esprit 
de  foi  et  Tamour  chrétien;  —  développement.  — 
III.  Bénédictions.  —Dieu  et  l'Église  ont  béni  la  So- 
ciété de  Saint-Vincent-de-Paul  et  lui  ont  donné  une 
triple  fécondité:  1°  fécondité  de  multiplication,  — 
2o  fécondité  d'action,  —  3»  fécondité  d'émulation.  — 
Les  conférences  devant  le  Pape  Pie  IX.—  Sa  bénédic- 
tion. —  Pour  finir,  examen  de  conscience,  encoura- 
gements. 


TABLE  ANALYTIQUE  DES  MATIÈRES.       47Î 

XVIII 

OEUVRES    DE  CHA.RITÉ    DE    GONSTANTINOPLE 

Vue  du  théâtre  sur  lequel  on  montre  :  —  1°  les  soldats 
de  la  charité  qui  appellent  à  leur  aide,  — ^2°  les  œuvres 
de  bien  qu'ils  ont  à  accomplir.  —  I.  L'Orient,  ses 
prévarications,  ses  châtiments.  —  L'Islamisme,  —  ses 
luttes  contre  la  chrétienté.  —  Les  Sœurs  de  Charité  à 
Constantinople,  —  La  respectueuse  admiration  qu'elles 
ont  conquise.  —  Cause  de  cette  admiration  :  le  dé- 
vouement jusqu'à  la  mort.  —  Magnifique  hommage 
rendu  aux  Sœurs  de  Saint- Vincent-de-Paul.  —  Les 
Dames  de  Charité  deviennent  leurs  auxiliaires  et  leurs 
émules.  —  IL  La  misère  chez  nous  et  en  Orient.  — 
Comment  elle  est  aggravée  par  le  fatalisme  musulman. 

—  L^abandon  des  enfants,  —  des  vieillards,  —  des 
malades  à  domicUe.  —  Les  jeunes  filles  sans  travail. 

—  Les  étrangers  ruinés.  —  Ce  que  la  charité  a  fait 
Constantinople  pour  remédier  à  ces  misères.  —  Venir 
en  aide  à  cette  charité  par  l'aumône,  c'est  non  seule- 
ment faire  œuvre  de  miséricorde  et  de  reconnais- 
sance, c'est  faire  œuvre  apostolique  et  patriotique. 

XIX 

OEUVRE     DES      ITALIENS 

But  de  cette  œuvre.  —  1«  Sa  place  dans  les  œuvres 
parisiennes.  —  2<>  Réponse  à  quelques  objections.  — 
II.  Grand  nombre  des  œuvres  de  charité  à  Paris.  — 
Rien  n'a  été  oublié.   —  Le   spectacle  de  ces  œuvres 


472  TABLE    ANALYTIQUE    DES    MATIÈRES. 

console  l'âme  épouvantée  par  les  scandales  d'une  ville 
où  l'impiété  et  le  vice  parlent  si  haut.  —  Rendons 
plus  pesantes  nos  bonnes  œuvres  dans  la  balance  de  la 
justice  divine  en  ajoutant  une  nouvelle  miséricorde  et 
un  nouveau  bienfait  à  l'avoir  de  la  charité  parisienne. 
—  La  bonté  de  Dieu  nous  y  invite.  —  L'Œuvre  des 
Italiens  mérite  les  meilleures  sympathies  d'un  cœur 
chrétien  parce  que  c'est  une  œuvre  apostolique.  — 
II.  Objections  :  —  1"  Pourquoi  des  étrangers?  — 
Réponses.  —  Il  n'y  a  pas  d'étrangers  pour  un  cœur 
chrétien.  —  Les  Italiens  nous  sont  moins  étrangers 
que  les  autres  peuples.  —  Le  titre  d'étranger,  qui  ne 
doit  jamais  rebuter  un  cœur  chrétien,  n'est  pas  fait 
pour  rebuter  un  cœur  français.  —  2'»  Passions  et  mé- 
faits des  Italiens.  —  Réponses.  —  Hommage  au 
nonce  apostolique,  patron  de  l'Œuvre  des  Italiens. 


XX 

OEUVRE   DES    ORPHELINS  DE  N.-D. -DES-FLOTS 

Toutes  les  œuvres  de  charité  sont  intéressantes,  mais  il 
en  est  qui  semblent  mériter  nos  préférences.  —  Telle 
l'œuvre  recommandée  des  orphelins  de  Notre-Dame-des- 
Flots.  —  Tout  nous  invite  à  nous  montrer  généreux  à 
leur  égard  :  —  1»  leur  âge,  —  2°  leur  condition,  —  3°  le 
malheur  qui  les  a  fait  orphelins,  —  4*  l'avenir  qu'on 
leur  prépare.  —  I.  Il  s'agit  d'une  Œuvre  d'enfants.  — 
Charmes  de  l'enfance.  —  Ne  pas  aimer  les  enfants  c'est 
manquer  d'un  trait  de  ressemblance  avec  Dieu  provi- 
dence, —  avec  le  Christ  qui  s'est  montré  si  tendre 
pour  les  enfants.  —  Influence  de  sa  parole  et  de  son 
exemple  sur  l'humanité   chrétienne.  —  IL  L'enfance 


TABLE    ANALYTIQUE    DES    MATIÈRES.  473 

est  intéressante  par  elle-même,  combien  plus  quand 
elle  manque  de  ses  naturels  soutiens.  —  L'orphelin 
du  riche.  —  L'orphelin  du  pauvre.  —  Comment  il 
faut  entendre  la  charité  à  son  égard.  —  IIL  Drama- 
tique catastrophe  qui  a  privé  les  pupilles  de  Notre- 
Dame-des-Flots  de  leurs  naturels  soutiens.  —  La  mer, 

—  ses  bienfaits,  —  ses  perfidies.  —  Drame  en  mer, 
le  grand  tombeau.  —  Ceux  qui  restent.  —  Bénie  soit 
la  charité  chrétienne  qui  répare  à  leur  égard  les 
cruautés  du  sort.  —  IV.  Dessein  patriotique  qui  pré- 
side à  l'éducation  des  orphelins.  —  On  en  fait  des 
marins,  —  L'éducation  religieuse  renforce  l'éducation 
professionnelle.  —  Ce  que   deviennent  les  orphelins. 

—  Lettres  touchantes.  —  Hommage  aux  Sœurs  de 
Charité.  —  Reconnaissance  aux  bienfaiteurs.  —  Albu- 
querque  et  l'enfant;  imitons-le. 

XXI 

LES     ORPHELINS    DE      SAINT-VINGENT-FERRIER 

(Même  discours  que  le  précédent,    avec  la  finale 
suivante). 

IV.  Le  P.  Callens,  dominicain,  fondateur  de  l'Orphelinat 
de  Saint-Vincent-Ferrier,  à  Ostende. 


XXII 

CONGRÈS    DES    OEUVRES   EUGHARISTIQUES 

Pourquoi  ce  Congrès?  —  Pour  travailler  à  la  gloire 
d'un  Dieu  anéanti  par  amour  pour  nous.  —  Encou- 
rager les    travailleurs    par   le    commentaire   de  ces 


474       TABLE  ANALYTIQUE  DES  MATIÈRES. 

paroles  de  saint  Thomas  d'Aquin  :  Christum  regem 
adoremus  dominantem  gentibus,  qui  se  manducanti- 
bus  dat  sj^iritus  pinguedinein.  —  I.  Jésus  est  roi  : 

—  1"  parce  que  nous  lui  devons  notre  existence  et  tous 
nos  biens,  —  2**  parce  qu'il  a  délivré  l'humanité  des 
tyrans  qui  l'avilissaient  et  l'opprimaient,  —  3<*  parce 
quMl  a  reçu  d'un  maître  suprême  un  apanage  long- 
temps promis  et  chèrement  acheté.  —  Donc  :  Chris- 
tum regem  adoremus.  —  IL  Mais  pourquoi  ne  nous 
apparaît-il  pas  dans  toute  sa  gloire  ?  —  Parce  qu'il  veut 
substituer  à  la  terrifiante  et  éclatante  domination  de 
sa  puissance  et  de  sa  majesté  la  douce  et  miséricor- 
dieuse domination  de  son  amour.  —  Parce  qu'il  veut 
nous  communiquer  plus  sûrement  tous  ses  biens  : 
Qui  se   manducantibus  dat  spiritus  pinguedinem. 

—  III.  Adoremus!  —  Par  quelles  œuvres  les  mem- 
bres du  Congrès  doivent  et  veulent  exprimer  leurs 
adorations. 


XXIII 

OEUVRE  DE  LA  PROPAGATION  DE  LA  FOI 

Parler  de  l'Œuvre  de  la  Propagation  de  la  Foi  est  une 
tâche  douce  pour  un  Frère-Prêcheur.  —  Trois 
questions  :  —  Quelle  est  l'origine  et  quels  sont  les 
développements  de  l'Œuvre  de  la  Propagation  de  la 
Foi?  —  2°  Quelles  sont  ses  espérances  actuelles?  — 
3^  Quelles  leçons  devons-nous  y  prendre?  —  I.  Ori- 
gine et  développements.  Rapide  historique  des  trois 
périodes  de  l'Œuvre  :  —  1°  Période  apostolique  et 
plus  particulièrement  divine.  —  2®  Période  de  l'union 
et  du  protectorat.  —  3°  Période  populaire,  —  II.  Es- 
pérances actuelles  :  du  côté  de  la  terre  et  du  ciel.  — 


TABLE    ANALYTIQUE    DES   MATIÈRES.  475 

La  grâce,  la  nature  et  la  gloire   s'unissent  pour  nous 
encourager.   —    1»   Zèle  apostolique   aussi    vif  qu'au 
temps  où  l'Esprit-Saint  venait  de  se  répandre  sur  les 
premiers    disciples   du   Sauveur.  —  2°  Merveilleuses 
découvertes  dans  l'ordre  de  la   nature,  —  usage  que 
Dieu  veut  en  faire   pour  la  propagation  de  la  foi.  — 
3°  Glorification    des   derniers  martyrs  de   la   foi,  — 
puissance  de  leur  intercession   en  faveur  des  apôtres. 
—  III.  Leçons.  —  Il  y  en  a  trois.  —  1°  L'Œuvre  de  la 
Propagation  de  la  Foi  confirme  notre  foi,  car  il  est  im- 
possible  de  ne  pas  reconnaître  l'intervention  de  Dieu, 
c'est-à-dire  le  plus  grand  et  le  plus  constant  des  mi- 
racles, dans  les  succès  de  l'apostolat  catholique  com- 
parés à  l'infécondité  des   autres   propagandes.  —  Le 
prédicant   et    les    apôtres.  —  Notre  foi    est    divine, 
parce  qu'elle   est  prèchée  par  des  hommes  divins.  — 
2°  L'Œuvre  etc....  accuse  notre  indifférence,  car  nous 
avons  plus   de  motifs  de  croire   que  les   infidèles  qui 
se  convertissent.  —  3°  L'Œuvre....  stimule  notre  zèle, 
car  il  est  impossible  de  n'être   pas   ému   du  spectacle 
admirable  que  nous  donnent  chaque  jour  les  apôtres 
de  Jésus-Christ.  —  Appel  général,  —  enrôler  les  en- 
fants. —  Soyons  tous  apôtres. 


XXIV 

PANÉGYRIQUE    DU    B.    JEAN-BAPTISTE    DE    LA    SALLE 

L'enfant  et  le  portrait  de  Monsieur  de  La  Salle.  —  Le 
Monsieur  est  devenu  Bienheureux  ;  l'enfant  publie 
sa  gloire.  —  Trois  strophes  de  l'Écriture  encadrent  la 
vie  et  l'œuvre  du  Bienheureux.  —  1°  «  Le  Seigneur  a 
conduit  son  juste  dans  les  voies  droites  et  lui  a  mon- 


4/<^  TABLE    ANALYTIQUE    DES    MATIÈRES. 

tré  le  royaume  de  Dieu.  —  2°  Il  lui  a  donné  la  science 
des  saints.  —  3'^  11  l'a  honoré  dans  ses  travaux  et  en 
a  assuré  les  fruits.  »  —  I.  Comment  le  Bienheureux 
est  mis  à  part  par  Dieu.  —  Son  enfance,  —  sa  voca- 
tion ecclésiastique,  —  le  séminaire,  —  le  chapitre  de 
Reims.  —  Préparation  des  écoles  gratuites.  —  Le 
P.  Barré,  —  Mme  de  Maillefert,  —  M.  Niel.  —  Com- 
ment Dieu  dirige  et  conduit  son  juste  pour  être  le 
maître  ouvrier  de  cette  grande  entreprise.  —  IL  La 
science  de  la  croix,  science  pratique  des  saints.  — 
Abnégation  du  Bienheureux  de  La  Salle.  —  Sa  morti- 
fication.—  Non  seulement  les  saints  se  crucifient  eux- 
mêmes,  Dieu  les  crucifie  dans  leurs  œuvres.  —  Com- 
ment le  Bienheureux  est  éprouvé  pendant  près  de 
quarante  ans.  —  Persécution  du  monde,  —  des  éco- 
lâtres.  —  La  maladie  et  la  famine.  —  Trahisons  et 
dénonciations.  —  Les  prêtres   et  la  justice  humaine. 

—  Le  Bienheureux  est  déposé,  flétri,  condamné,  obligé 
de  s'enfuir.  —  Tribulations  dans  le  Midi.  —  Suprême 
affront.  —  Le  B.  adore  en  toutes  choses  la  conduite  de 
Dieu  à  son  égard.  —  III.  Après  la  croix  la  gloire.  — 
Le  Saint  est  mort.  —  Six  ans  après  sa  mort,  lettres 
patentes  du  roi  et  approbation  du  Saint-Siège.  — 
L'Institut  des  Frères  triomphe  et  prend  place  parmi 
les  Sociétés  religieuses  que  protègent  l'Église  et  l'Etat. 

—  Prodigieuse  diffusion.  —  La  Révolution.  —  Ré- 
surrection. —  État  actuel.  —  Épreuves  présentes.  — 
La  Béatification  du  saint  fondateur  complète  ses  tra- 
vaux :  Complevit  labores,  et  nous  donne  confiance 
pour  l'avenir.  —  Prière  au  Bienheureux. 


TABLK  ANALYTIQUE  DES  MATIÈRES.        477 

XXV 

PANÉGYRIQUE    DE    JEANNE    d'ARG 

Le  doigt  de  Dieu  :  —  1<*  dans  la  vie,  —  2*^  dans  le  sup- 
plice et  la  mort  de  Jeanne  d'Arc,  Pucelle    d'Orléans. 

—  I.  Crimes  de  nos  rois  contre  l'oint  du  Seigneur.  — 
Châtiment.  —  Au  commencement  du  quinzième  siècle 
grande  pitié  au  royaume  de  France.  —  Peinture  de 
nos  maux.  —  Désordres  civils,  l'Anglais  partout; 
c'est  la  justice.  —  Orléans  la  fidèle.  —  Dieu  choisit 
l'instrument  de  sa  miséricorde,  —  Jeanne  à  Dom- 
remy.  —  Mystérieuse  et  touchante  idylle.  —  Les  ap- 
paritions, —  les  ordres  du  ciel.  —  Il  n'y  a  de  secours 
que  d'elle  pour  recouvrer  le  royaume  de  France.  — 
Elle  part.  —  Chinon,  Tours,  Blois,  Orléans!  —  Com- 
bats, levée  du  siège.  —  Campagne  do  la  Loire.  — 
Sacre  de  Reims.  —  On  montre  le  doigt  de  Dieu,  son 
intervention  miraculeuse  en  tous  ces  événements, 
contre  les  naturalistes  qui  ne  veulent  voir  dans  la 
Pucelle  qu'une  visionnaire,  une  malade,  une  patriote 
exaltée.  —  IL  Après  Reims  les  voix  parlent  encore. 

—  Avertissements  sinistres.  —  Compiègne,  Jeanne 
prisonnière,  —  abandonnée  et  vendue  aux  Anglais,  — 
contre  toutes  les  lois  d'honneur  qui  protègent  les 
prisonniers  de  guerre.  —  Le  procès  de  Rouen.  — 
Iniquités  sur  iniquités.   —  Défaillance  et  relèvement. 

—  Condamnation.  —  Le  bûcher.  —  Les  dominicains 
Isambard  et  Ladvenu.  —  Le  feu,  le  dernier  cri.  — 
Larmes  et  douleurs  du  peuple.  —  Jeanne  est  plus  belle, 
plus  grande,  et  pour  ainsi  dire  plus  divine  dans  son 
supplice  que  dans  sa  victoire.  —  Sa  ressemblance 
avec  le  Sauveur.  —  Le  doigt  de  Dieu  dans  son  atti- 


478       TABLE  ANALYTIQUE  DES  MATIÈRES. 

tude  et  ses  réponses,  —  dans  ses  prophéties  à  l'en- 
droit de  ses  juges  et  des  Anglais.  --  Accomplisse- 
ment de  ces  prophéties  ;  —  dans  sa  réhabilitation 
par  le  Saint-Siège.  —  Espoir  d'une  plus  grande 
gloire  •  pour  elle.  —  La  voix  prophétique  de  Jeanne 
nous  invite  à  la  confiance.  —  Appel  de  son  esprit  dans 
,    toute  âme  française. 


XXVI 

ÉLOGE    FUNÈBRE    DE    l'ABBÉ    BOURGEOIS,    ANCIEN 
DIRECTEUR   DE    l'ÉCOLE    DE     PONTLEVOY 


Devoir  de  la  piété  filiale  :  louer  un  père.  —  Comment 
la  vie  de  l'abbé  Bourgeois  fut  dans  son  pacifique  dé- 
veloppement l'expression  pratique  de  ce  texte  sacré  : 
«  Le  Seigneur  a  conduit  son  juste  dans  les  voies 
droites,  et  lui  a  montré  le  royaume  de  Dieu.  »  —  Il  est 
conduit  par  Dieu  dans  les  trois  mondes  où  s'exerce 
l'activité  de  sa  belle  intelligence  :  —  1»  le  monde  des 
idées,  —  2°  le  monde  des  faits,  —  3°  le  monde  des 
âmes.  —  L  Enfance  de  l'abbé  Bourgeois.  —  Force  de 
son  application  et  rapidité  de  ses  développements.  — 
Son  goût  pour  la  philosophie  ;  à  vingt  ans  il  est  pro- 
fesseur.—  Sa  pénétration,  sa  clarté,  son  magistral  bon 
sens.  —  Qualités  de  son  enseignement.  —  Son  but: 
Préparer  l'âme  des  lévites  aux  splendeurs  de  la  théo- 
logie, véritable  royaume  de  Dieu.  —  II.  Petit  Sémi- 
naire de  Saint-François-de-Sales,  à  Blois.  —  L'abbé 
Bourgeois  enseigne  l'histoire.  —  Comment  l'histoire 
est  pour  lui  le  royaume  de  Dieu.  —  Dieu  l'a  arrêté 
dans  cette  carrière,  il  voulait  qu'il  fût  éminent  dans  la 
connaissance,    l'observation    et    l'interprétation   d'un 


TABLE  ANALYTIQUE  DES  MATIÈRES.        479 

autre  ordre  de  faits.  —  Ses  études  géologiques.  —  Sa 
grande  renommée  dans  le  monde  savant.  —  Il  n*est 
ému  des  découvertes  de  la  science  que  pour  admirer 
Dieu,  jamais  pour  sentir  sa  foi  ébranlée.  —  Il  est 
certain  qu'aucune  des  conquêtes  de  la  scieffce  ne  nous 
forcera  de  sacrifier  un  seul  atome  de  notre  foi.  —  Il 
a  payé  sa  gloire,  —  calomnies,  suspicions,  louang.g 
de  sots.  —  Malgré  tout,  il  reste  le  juste  que  Dieu 
dirige.  —  III.  Le  royaume  des  âmes.  —  L'abbé  Bour- 
geois y  a  trouvé  ses  plus  grandes  tristesses  et  ses 
plus  grandes  joies,  ses  plus  grandes  surprises  et  ses 
plus  grands  ravissements.  —  Ses  relations  avec  les 
savants;  sa  religieuse  bonté  les  rend  aimables  et  fé- 
condes. —  Sa  direction  dans  l'école  de  Pontlevoy 
appliquée  à  produire  une  piété  virile.  —  Son  cher 
couvent  de  la  Nativité.  —  Il  s'intéresse  aux  mystères 
de  la  vie  religieuse  plus  qu'aux  merveilles  de  la 
nature.  —  Il  quitte  les  avenues  pour  les  éternelles 
splendeurs  du  royaume  de  Dieu.  —  Invocation. 


XXVII 

DIX-NEUVIÈME    ANNIVERSAIRE    DE    LA    MORT 
DU    PÈRE    LAGORDAIRE 

Pourquoi  cet  anniversaire  dans  une  église  qui  n'est  pas 
à  nous?  —  Un  souvenir  du  passé  pour  consoler  notre 
tristesse  et  nous  donner  une  espérance.  —  Mémoire 
du  Père  Lacordaire  pour  le  rétablissement  des  Frères- 
Prêcheurs  en  France.  —  Son  portrait.  —  Ses  ambi- 
tions. —  Il  gagne  sa  cause  dans  l'opinion.  —  Les  fon- 
dations. —  Nancy,  Chalais,  Flavigny,  Paris.  —  Erec- 
tion    de    la    province    de     France.   —    Toulouse , 


480  TABLE    ANALYTIQUE    DES    MATIÈRES. 

Bordeaux,  Dijon,  Mazères,  Saint-Maximin.  —  Le 
Tiers-Ordre.  —  Etendue  de  son  œuvre.  —  Ce  que 
les  démolisseurs  en  ont  fait.  —  Tableau  des  expul- 
sions. —  Quels  ont  été  les  desseins  de  Dieu  dans 
cette  catastrophe?  —  Confiance  en  sa  justice  et  en  sa 
miséricorde.  —  Confiance  dans  le  pays.  —  Les  deux 
Frances.  —  Invocation  au  Père  Lacordaire. 


PARIS.  —  IMP.  V.  GOUPY  ET  JOURDAN,  RUE  DE  RENNES,  71. 


! 


BX    1756    .n6D5   1891 
V.2  SMC 
Monsabribe,    Jacques 

Louis,  1827-1907. 
Discours  et 

panibegyriques   / 

BAE-9780    (mcsU) 


Marie 


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