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University of Toronto
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DISCOURS ET PANÉGYRIQUES
PROPRIETE DE L EDITEUR
APPROBATION DE L'ORDRE
. Nous soussignés, Maître en sacrée Théologie et Prédi-
cateur général,, avons lu, par ordre du T. R. P. Provin-
cial, les deux volumes du T. R. P. Jacques-Marie-Louis
MONSABRÉ, intitulés : Discours et Panégyriques. Nous
les avons jugés dignes de l'impression. ; , i
Fr. Antonin VILLARL),
Maitie en sacrée Théolog;ie.
Fr. Marie-Joseph OLLIVIER,
Prédicateur général.
IMPRIMATUR :
Fr. Thomas BOURGEOIS,
Prieur provincial.
DROITS DE TRADUCTION ET DE REPRODUCTION RESERVES.
PARIS. — LMP. V. GOUPY ET JOURDANf, RUE DE RENNES, 71.
DISCOURS
ET
PANÉCiYRIQUES
PAR LE
T. R. P J.-M.-L. MONSABRÉ
DES FRÉRES-PRÊCHECRS
SECOND VOLUME
PARIS
BUREAUX I>K L'ANNÉE LOMINIOAINE
94, RUE DU BAC, 94
POUR L'IRLANDE
II 1
HOLY REOEEMER LIBW»f*S6S0R
POUR L'IRLANDE
Discours prononcé dans l'église de la Madeleine, à Paris,
le 18 avril 1880.
In prxsenti tempore vestra abundan-
tia lllorum inopiam suppléât.
(II Cor., cap. viii, 14.)
Éminentissime Seigneur \
Mes Frères,
La Macédoine ayant été éprouvée par une
grande calamité, saint Paul écrivait aux Co-
rinthiens : (( Mes Frères, je vous annonce la
(( grâce que Dieu a faite aux Eglises de Ma-
« cédoine. Elles ont abondé en joie dans l'é-
(( preuve souvent renouvelée de la tribulation,
(( et surpassé, par les richesses de leur simpli-
1. Le cardinal Guibert, archevêque de Paris.
POUR L IRLANDE.
(( cité dans la souffrance, leur profonde pau-
(( vreté... A cette heure, il faut que votre
« abondance supplée à ce qui leur manque, et
(( que leur abondance soit le supplément de
<( votre indigence spirituelle, afin que Tégalité
« se fasse entre vous^ »
J'emprunte aujourd'hui ces paroles du grand
Apôtre, pour intercéder, auprès de vous, en
faveur des Églises d'Irlande désolées par la
famine. Leur grande foi les soutient dans l'é-
preuve, et elles attendent avec confiance les
secours de votre charité.
Ce n'est pas la première fois que le peuple
irlandais vous tend la main. Victime choisie
par la Providence, il semble prédestiné à tous
les martyres. De temps en temps. Dieu com-
plique ses continuelles tribulations par quel-
que fléau, et sa douleur, habituellement rési-
1. Notam autem facimus vobis, fratres, gratiam Dei,
quœ data est in Ecclesiis Macedoniîe : Quod in multo
expérimente tribulationis, abundaiitia gaudii ipsorum
fuit, et altissima paupertas eorum abundavit in divitias
simplicatis eorum... In prsesentij tempore vestra abun-
dantia illorum inopiam suppléât : ut et illorum abundan-
tia vestrse inopise sit supplementum, ut fiat œqualitas.
(Il Cor., cap. vni, 2-14.)
POUR L IRLANDE.
gnée, éclate en touchantes supplications.
C'est à la France qu'il s'adresse de préférence,
car il sait que sa voix plaintive y est toujours
entendue.
Déjà, à d'autres époques, des orateurs illus-
tres se sont faits ses interprètes S et dans
des discours mémorables ils ont raconté, pour
émouvoir les cœurs, les origines glorieuses,
les vertus, les combats, les souffrances, la piété,
le dévouement, la mystérieuse mission du
peuple irlandais. Je ne me sens pas capable de
leségaler ; vous n'entendrez, mes Frères, qu'un
simple appel de mon cœur ému à vos cœurs
compatissants. En quelques mots, je vous
dirai les droits de l'Irlande suppliante à votre
charité : droit du malheur, droit de la religion,
droit de l'affection, droit des services.
1. Mgr Dupanloup, Saint-Roch, 1861. — Mgr Mer-
millod, Sainte-Clotilde, 1862.
POUR L IRLANDE.
Pour les esprits froids et calculateurs, le
malheur est un problème, quelquefois un
scandale. Avant de songer à lui venir en aide,
ils en cherchent l'explication ; s'ils ne la
trouvent pas à souhait, ils accusent la Provi-
dence et se gp.rdent bien de la remplacer. Le
cœur chrétien ne s'attarde pas à de stériles
et dangereuses spéculations. Là où il voit des
malheureux, il se laisse entraîner et se met à
l'œuvre pour combattre la misère, quelle
qu'elle soit. C'est l'acte propre d'une vertu qui
a ses racines dans notre nature : vertu char-
mante et salutaire que le Christ a surnatura-
lisée et élevée à sa plus haute puissance, en la
pénétrant des effluves de son cœur adorable :
on l'appelle la miséricorde.
Cette vertu, mes Frères, c'est la nôtre. La
France a sans doute bien des défauts et bien
des fautes, je dirai, même, bien des vices et bien
des crimes à se reprocher ; mais on ne saurait.
POUR L IRLANDE.
sans injustice, lui refuser d'être, entre toutes
et plus que toutes les nations, la nation misé-
ricordieuse. Sans sortir de l'histoire contem-
poraine, nous voyons sa main bienfaisante
s'ouvrir à toutes les grandes infortunes; et,
quand la piété ne suffit pas à satisfaire son
cœur libéral, elle sait ingénieusement exploi-
ter, au bénéfice du malheur, sa propre légè-
reté. Pestes, inondations, incendies, famines,
tous les fléaux ; l'Inde, le nouveau monde,
l'Autriche, l'Espagne, tous les pays ont, dans
ces derniers temps, prélevé, tour à tour, sur
sa compassion devenue proverbiale, d'énormes
budgets. L'Irlande affamée ne sera pas oubliée.
Déjà de généreuses souscriptions ont été ou-
vertes en sa faveur sur différents points de la
France. Le diocèse de Paris va compléter au-
jourd'hui la sienne par une quête, qui, je l'es-
père, méritera d'être inscrite en chiffres ma-
juscules dans les annales de la charité.
Du reste, mes Frères, si vous voulez égaler
votre miséricorde à l'infortune qu'il s'agit de
secourir, sachez qu'elle est immense.
L'Irlandais est pauvre : pauvre dans sa de-
meure, pauvre dans ses meubles, pauvre dans
8 POUR l'iblande.
ses vêtements, pauvre dans sa nourriture,
mais son cœur religieux et son joyeux carac-
tère portent bravement et gaiement la pau-
vreté. Volontiers, il chante avec le Psalmiste :
« Les étrangers ont la bouche pleine de" pa-
roles de vanité et leur droite est remplie d'ini-
quité. Pourtant, leurs jeunes fils croissent au-
tour d'eux comme des plantes nouvelles ;
leurs filles sont parées et ornées comme des
idoles ; leurs greniers sont si remplis qu'ils se
renvoient de l'un à l'autre leur surabondance ;
leurs brebis sont fécondes et sortent en foule
de la bergerie ; leurs génisses sont grasses et
puissantes. Il n'y a pas de brèches à leurs
murailles, pas de passages pour le voleur de
nuit ; on n'entend ni plaintes ni cris dans leurs
cours, et l'on dit : Bienheureux le peuple à qui
sont toutes ces choses. Eh bien, non : Bien-
heureux plutôt le peuple qui a le Seigneur
pour Dieu : Beatus joojduIus cujus Doininus
Deus ejus K » Mais la pauvreté se change par-
1. Erue me de manu filiorum alienorum, quorum os
locutum est vanitatem : et dextera eorum, dextera ini-
quitatis. — Quorum filii sicut novellre plantationes in
juventute suâ. — Filise eorum compositœ, circumornatse
POUR L IRLANDE.
fois en misère profonde, en horrible détresse,
et alors nous entendons venir des rivages de
l'Irlande désolée cette prière plaintive de l'in-
fortuné Job : (( Miseremini^ misereminiy sal-
tem vos aiiiici mei, quia unanus Domini tetigit
me* : Ayez pitié de moi, ayez pitié, vous au
moins qui êtes mes amis, car la main du Sei-
gneur m'a frappée. »
Étrange destinée que celle de cette île riante
et fertile, condamnée à la visite périodique
d'un fléau qui dévore une partie de sa popu-
lation, chasse l'autre de ses foyers et l'oblige
à prendre le chemin de l'exil ! On en cherche
les causes et l'on voit se dresser devant soi de
formidables questions.
Est-il vrai qu'un grand et riche peuple,
honteux de son apostasie, a rêvé et édicté
jadis des lois odieuses tendant à l'extermina-
ut similitudo templi. — Promptuaria eorum plena eruc-
tantia ex hoc in illud. — Oves eorum fœtosse, abundantes
in egressibus suis : boves eorum crassœ. — Non est ruina
macerise, neque transitus, neque clamor in plateis eorum.
-— Beatum dixerunt populum cui hœc sunt : beatus po-
pulus cujus Dominus Deus ejus. (Psalm. CXLIII.)
i. Job, cap. Yi, 10.
10 POUR L'IRLANDE.
tion de la race irlandaise fidèle à sa foi et à son
Dieu?
Est-il vrai qu'une poignée d'hérétiques a,
pendant un siècle, traité le peuple irlandais en
ilote et l'a soumis à toutes sortes de déshon-
neurs et de persécutions ?
Est-il vrai que ce peuple travailleur, qui
sait si bien fertiliser la terre quand elle est à
lui, se décourage sous la pression sauvage et
tyrannique de maîtres qui exercent leurs droits
avec une main de fer ?
Est-il vrai que l'éviction, pratiquée sans
considération des droits acquis, paralyse l'ini-
tiative et les forces de la grande masse des
tenanciers irlandais ?
Est-il vrai que l'absence des landlords, re-
présentés par d'impitoyables gérants, que la
spéculation qui absorbe au profit d'autres
pays les ressources de l'Irlande, que la con-
currence qui enlève ses matières premières
à mesure qu'elles sont produites, que les pro-
hibitions injustes, les taxes excessives, les
impôts exhorbitants concourent à empêcher
les réserves, à entretenir la misère et à pousser
à l'émigration?
POUR l'irlande. 11
9
Est-il vrai que les hommes d'État, pour
excuser l'injustice des uns, l'insouciance des
autres, osent affirmer, en présence des plus
navrants spectacles, que l'on exagère les mal-
heurs de l'Irlande?
Enfin, est-il vrai que la justice, si elle
n'était enchaînée par des préventions et des
haines séculaires, pourrait décréter une ré-
forme politique, sociale et économique, qui
ferait de l'Irlande le plus prospère des pays ?
Mes Frères, je ne veux pas répondre à ces
questions ; car chaque réponse que je don-
nerais to mberait comme une goutte de fiel dans
la coupe où ne doit couler aujourd'hui que
le vin généreux de la charité. J'ai horreur de
ce mélange. Donc point d'accusations, point
de récriminations ; soyons tout à la misé-
ricorde.
Encore une fois, le malheur de l'Irlande est
immense. L'horrible famine de 1847, qui fit
périr plus de cinq cent mille personnes et
chassa vers les rivages lointains de l'Amé-
rique et de l'Australie près d'un million d'ha-
bitants, menace d'être égalée. Deux années
plus que médiocres ont préparé la désastreuse
12 POUR L'rRLA.NDE.
année de 1879, terminée par un si cruel hiver.
Tous les produits qui servent à la nourriture
du peuple ont misérablement avorté ; et, muni
d'une réserve insuffisante, ce peuple aujour-
d'hui meurt de faim. Le cœur saigne à la
lecture des lettres et des rapports qui peignent
ses souffrances de l'heure présente et ses
angoisses en face de l'avenir. A chaque ligne,
on lit ces mots sinistres : « misère affreuse »,
— (( misère croissante », — « misère par-
tout », — « détresse extrême », — « détresse
inexprimable », — « tout ce qu'il y a de
plus terrible à voir ». — « Plus de travail,
plus de crédit. » — « C'est par centaines
de mille qu'il faut compter ceux qui ne peuvent
plus vivre que des secours de la charité dont
les ressources s'épuisent. » — « Les mères
se privent de leur nourriture pour ajouter à
celles de leurs enfants. » — « Des hommes,
hier beaux et forts, fiers de leur indépendance,
sont forcés par la misère de leur famille de se
soumettre aux humiliations de la mendicité. »
— (( On les voit, pâles et honteux, faire le
siège des bureaux d'assistance. » — « Des
milliers d'enfants retirés des écoles grelottent
POUR l'irlande. 13
et se lamentent près du foyer sans feu, n'osant
plus sortir parce qu'ils sont à peine vêtus. »
Partout on entend sonner le tocsin de la pitié
épouvantée et comme le glas des populations
que fait trembler déjà l'implacable fièvre de
famine ^
Et demain! demain! que sera-ce demain?
— Car les comités sont à bout d'expédients
et de ressources, et les semences de l'année
ont été dévorées par ces légions d'affamés
qu'il faut empêcher de mourir. Demain, ce
sera la fièvre de famine avec toutes ses hor-
reurs ; demain, la fuite tumultueuse d'une
foule qui s'empressera vers l'exil ; demain,
l'hécatombe de ceux qui n'auront pas le rnoyen
de fuir.
Il faut prévenir ce demain, mes Frères; et
vous le pouvez si vous êtes généreux. Ayez
compassion du peuple qui vous implore. Il
me semble le voir accourir en foule sur les
rivages de son ile désolée. Hommes, femmes,
enfants couverts de vêtements en lambeaux,
1. Proccedings of the Mansion House committee for
the relief off distress in Ireland. 1880. (Lettres des évo-
ques et des curés.)
\\ POUR l' IRLANDE.
tendent vers vous leurs bras amaigris et
crient : Miseremini ! Miseremini ! Pitié ! Pitié !
Ah ! vous n'auriez pas le cœur français, si
vous n'étiez touchés de cette navrante mi-
sère !
II
Mais vous êtes plus que Français, mes
Frères, vous êtes catholiques. Ce titre permet
à l'Irlande de faire valoir sur votre compas-
sion et sur votre bienfaisance un droit sacré
qui renforce le droit du malheur. « Faisons
le bien à tous, » disait l'apôtre saint Paul :
(( Bonum facientes, facianius ad omnes ; mais
surtout aux serviteurs de la foi : Maxime ad
domesticos fidei^. » Or, je ne connais pas de
peuple qui mérite mieux que le peuple irlan-
dais ce glorieux nom de serviteur de la foi.
Depuis qu'il Ta reçue de Patrice, son apôtre,
il l'a conservée sans tache, et en a constam-
1. Gai., cap. VI, 10.
POUR L IRLANDE.
ment exprimé les splendeurs dans la pureté de
ses mœurs.
Nation chaste et fidèle, l'Irlande partage,
avec d'autres peuples, l'honneur de ne s'être
jamais séparée de l'unité de l'Eglise ; mais
une gloire qui lui appartient en propre, c'est
d'être demeurée catholique sous les coups
d'une longue et horrible persécution, pendant
qu'une grande nation, réputée pour sa fer-
meté, s'infligeait auprès d'elle le déshonneur
de l'apostasie. L'Angleterre a misérablement
cédé à la tyrannie des pouvoirs prévaricateurs
qui lui demandaient, par le scandale, la me-
nace et la violence, le sacrifice de sa foi et de
sa conscience; mais ni les proscriptions, ni
les morts sanglantes, ni la pression des lois
draconiennes, ni les confiscations, ni la
misère n'ont pu triompher de l'héroïque fidé-
lité du peuple irlandais. Ah! il y a longtemps
que l'ostracisme qui pèse sur lui serait levé si,
dans un accès de désespoir, il eût rendu les
armes et se fût écrié : ce Je renonce à l'Église
catholique, apostolique et romaine. » — Mais
non, il a patiemment souffert, et, dès qu'une
période d'apaisement a permis à son Église
r.
POUR L IRLANDE.
ton dépouillée de se reconstituer, il l'a généreuse-
cric ment dotée de ses libres offrandes. Ce peuple,
Ah libéral et magnifique dans sa pauvreté, c'est
voi lui qui fait vivre ses évêques et ses prêtres. Il
sèr les aime comme on aime des pères, il est tou-
jours prêt à répondre à leurs appels, et je ne
sais rien de plus touchant que de le voir se
priver, même du nécessaire, pour que ses
églises soient belles et son Dieu dignement
servi. Plus il souffre, plus il est pieux et dévoué
] à ses saintes croyances. C'est près des autels
Fr qu'il se console de ses malheurs; c'est là qu'il
à 1 puise la force de résister à la plus terrible des
sio tentations.
qu La faim est parfois une cruelle et perfide
le conseillère. Quand on en souffre, quand on en
« . voit souffrir ceux qu'on aime, quand on est le
SU] nombre et la force, on est tenté de prendre ce
do que la bienfaisance tarde trop à donner. Aussi,
pe voyons-nous chez les peuples, dont la religion
da a fléchi sous le poids de l'indifférence et de
De la corruption, les troubles, les émeutes, la
il violence, lesrapineset, quelquefois, le meurtre,
compliquer et aggraver les fléaux. La foi
1 robuste de l'Irlandais contient dans son cœur
POUR l'irlande. 17
endolori rexplosion des passions sauvages qui
déshonorent d'autres nations. Il sait se rési-
gner à rester sur la croix en pensant à son
Sauveur. Ces jours derniers, je lisais avec
admiration, dans la lettre cFun évêc{ue, ces
simples et touchantes paroles : « La plupart
de nos pauvres gens n'ont, en temps ordinaire,
que le strict nécessaire et ne peuvent rien
mettre de côté pour les mauvais jours. Ces
mauvais jours sont venus; ils les supportent
avec un courage héroïque. Pas une plainte,
depuis le jour où ils commencent à souffrir
jusqu'au jour où ils succombent. Et, à leur
éternel honneur, on ne peut leur reprocher
aucune voie de fait contre les personnes et les
propriétés ^ »
Mais il est une épreuve plus délicate et plus
dangereuse pour la foi de l'Irlandais : c'est la
séduction qui exploite sa misère. Les païens
ont dit : « Le malheureux est une chose
sacrée : Res est sacra miser, » Eh bien, le
croiriez-vous, mes Frères, cette chose sacrée,
un prosélytisme abject, qui se dit chrétien, ne
1. Lettre de Mgr Delany, évêque de Cork.
n 2
18 POUR l'irlande.
sait pas la respecter. Il y a des hommes assez
oublieux de toute pudeur et de toute honnê-
teté, pour essayer d'arracher à la souffrance
et au désespoir une apostasie, en échange d'un
vêtement et d'un morceau de pain. Mille et
mille fois, ces tentatives honteuses ont été
renouvelées contre les catholiques irlandais,
surtout à l'heure où les grandes calamités
semblaient rendre plus facile et plus assuré le
succès de ce satanique apostolat; mais, Dieu
soit béni ! à part quelques exceptions promp-
tement châtiées par le mépris public, ces ten-
tatives ont toujours et partout ;été repoussées
avec horreur.
Si quelques esprits malveillants croient
pouvoir attribuer Tinébranlable fidélité de
l'Irlande dans sa foi au fanatisme de l'igno-
rance, qu'ils se détrompent.
Intelligent et poète parj nature, l'Irlandais
connaît le chemin de l'école. Chez lui, le niveau
de l'instruction populaire est aussi élevé, plus
élevé, peut-être, que chez aucun [des peuples
les mieux doués à cet égard : il sait lire et écrire,
mais il ne s'instruit que pour se confirmer
dans sa sublime et inviolable fidélité.
POUR l'irlande. 19
Fidèle à la foi, le peuple irlandais en est
l'apôtre. J'ai soupçonné plus d'une fois que
Dieu ne lui refusait la prospérité temporelle,
et ne l'obligeait à quitter ses foyers, que pour
jeter sur les plages les plus lointaines des
témoins véridiques et de purs adorateurs de
son Christ. C'est dans un pareil dessein que le
peuple juif fut autrefois dispersé par les ca-
tastrophes providentielles qui ont embaumé
l'ancien monde de ses traditions et de ses
promesses. Les terres conquises par l'hérésie
étaient destinées à ne jamais connaître qu'un
christianisme mutilé. L'Irlandais fugitif y
arrive avec sa famille, et le catholicisme prend
pied là où il fixe sa demeure. Un groupe attire
à lui les épaves des calamités périodiques qui
désolent la mère patrie ; les bourgs et les cités
se fondent, une religieuse population s'y mul-
tiplie, et voilà que l'Australie et le nouveau
monde se peuplent d'églises, dont les statis-
tiques enregistrent chaque année la merveil-
leuse croissance.
Le peuple pauvre continue donc dans l'exil
l'œuvre des douze pauvres à qui le Christ a
promis la conquête de l'univers. Mais, en se
20 POUR L IRLANDE.
dispersant, il demeure attaché aux flancs de la
nation ingrate qui a renié la foi de ses pères.
Nouvelle miséricorde de Dieu ! L'Angleterre,
aveuglée par l'erreur, aurait voulu exterminer
l'Irlande, et c'est à elle qu'elle doit, en grande
partie, le mouvement de conversion qui la
ramène à ses vieilles traditions religieuses.
Non seulement l'Irlande a prié pour ses persé-
cuteurs et fait prier ses souffrances, elle a parlé
par la bouche d'un homme rempli de cette force
d'âme et de ces généreuses aspirations que
Dieu n'accorde qu'aux libérateurs des peuples,
doué de cette prodigieuse éloquence qui agite
et contient les foules, émeut les pouvoirs et
leur arrache, non par la violence, mais par une
irrésistible persuasion, des concessions ines-
pérées qui délivrent la vérité captive. Vous
avez nommé, mes Frères, le grand O'Connell.
C'est à lui que le catholicisme doit son bill
d'émancipation, acte sérieux et sincère qui
honore le peuple anglais, et qui, en assurant au
catholicisme la liberté, a ouvert la porte par
où se sont précipitées une foule d'âmes depuis
longtemps fatiguées des fluctuations du pro-
testantisme. Quelle moisson de convertis re-
POUR l'irlande. 21
cueillis depuis un demi-siècle par les ouvriers
évangéliques de la Grande-Bretagne ! Loin de
se ralentir, le mouvement se précipite et nous
permet d'espérer qu'un jour on verra l'Angle-
terre mettre, au service de sa foi reconquise,
et l'opiniâtre volonté avec laquelle elle pour-
suit ses desseins, et la prodigieuse habileté
qu'elle apporte en toutes ses entreprises, et son
ardeur voyageuse, et son audace, et son
influence et sa richesse. Alors l'Irlande,
affranchie de toute oppression et de toute
servitude, pourra s'écrier avec TApôtre : « J'ai
combattu le bon combat, j'ai rempli ma mission,
j'ai conservé la foi, il ne me reste plus qu'à
tendre le front à la couronne que me doit le
juste Juge^ ))
Peuple fidèle, peuple martyr, peuple apôtre,
une nation catholique comme la France, une
nation dont la plus belle gloire est l'apostolat,
ne peut pas te laisser languir quand tu im-
plores son assistance. Elle doit être heu-
reuse de marier en ta faveur la foi et la cha-
rité.
1. Bonum certamen certavi, cursum consummavi ,
22 POUR l'irlande.
III
Il y a, mes Frères, dans l'aumône qUe je
vous demande pour l'Irlande, plus qu'un
acte de miséricorde et de confraternité reli-
gieuse. Le peuple irlandais nous est uni par
les doux liens d'une vieille affection qui, dans
le malheur comme dans la prospérité, fait
battre son cœur à l'unisson du nôtre. Cette
affection est fondée sur la sympathie de ca-
ractère.
Comme le Français, l'Irlandais est vif, ar-
dent, Imaginatif, expansif, généreux et même
un peu batailleur. Il parle volontiers et avec
éloquence, et les impétueuses saillies de sa
gaieté le mettent promptement d'accord avec
notre joyeux tempérament. J'en ai fait l'ex-
périence. Loin de mon pays, j'ai passé des
jours charmants que je n'oublierai jamais
fidem servavi. In reliquo reposita est mihi corona justitise
quam reddet mihi Dominus in illa die justus Judex.
(II Tim., cap. vi, 7, 8.)
POUR l'irlande. '23
dans r intimité de mes Frères irlandais. Il en
est un dont le souvenir m'est plus doux au
cœur\ L'Irlande est moins fière de sa grande
éloquence que je ne suis heureux de son ami-
tié. S'il était à ma place, il ferait valoir mieux
que moi^ en faveur de son cher peuple, le droit
de l'affection.
Cette affection, fondée sur la sympathie de
caractère, s'est développée dans des circon-
stances douloureuses et touchantes qui ont
mis en rapports plus intimes les deux nations.
N'eussions-nous pas été dans son voisinage,
l'Irlande serait venue nous chercher jus-
qu'aux extrémités de l'Europe pour se con-
soler et se fortifier, lorsque sévissaient contre
elle les lois odieuses et barbares de la per-
sécution. L'Angleterre taillait en grand dans
le catholicisme; et, après les massacres hi-
deux qui épouvantèrent le peuple, elle arma
sa législation de rigueurs inouïes.
Elle décréta la mort contre quiconque refu-
sait de prêter au souverain, roi ou reine, le
serment de suprématie religieuse, — contre
1. R. P. Burke.
25 rOUR l/lRLANDE.
quiconque se faisait absoudre par les bulles
du Pape, — contre quiconque défendait la
juridiction du Saint-Siège, — contre qui-
conque déterminait un sujet anglais à aban-
donner la religion établie, — contre quicon-
que aidait, conseillait ou recevait chez soi un
nouveau converti, — contre tout prêtre sé-
culier ou religieux, — contre quiconque pro-
tégeait, cachait, recevait un prêtre ou un
relisrieux : — la mort! la mort! la mort!
Et pour des crimes moindres : la confis-
cation, le bannissement, la prison, les amen-
des, les inhabilités. Enfin, tout acte catho-
lique était prévu, tout acte catholique était
puni.
Comment protéger sa foi ? Comment élever
la jeunesse? Comment former des prêtres
sous la pression de ce code draconien ? Heu-
reusement la France était ouverte et offrait
aux proscrits irlandais une généreuse hospi-
talité. Les jeunes nobles vinrent prendre rang
dans nos armées et partager nos gloires mili-
taires ; les prêtres d'outre-mer vinrent fonder,
près de nos établissements d'éducation, des
séminaires et des collèges. Paris, Bordeaux,
POUR l'irlande. 25
Nantes, Saint- Orner, et d'autres villes éle-
vèrent des milliers de jeunes gens qui rem-
portèrent dans la patrie l'amour de la terre
hospitalière où leur esprit avait grandi, avec
leur courage et leur foi. Cet amour, devenu
contagieux, est entré dans le cœur du peuple,
et maintenant il s'exprime par des émotions
sympathiques qui mettent l'Irlande tout en-
tière de moitié dans nos joies et dans nos
douleurs.
Nous en avons eu la preuve, mes Frères,
lors de la funeste guerre de 1S70. Pendant
que les autres peuples regardaient d'un œil
indifférent ou calculateur la lutte gigantesque
de la France et de l'Allemagne, l'Irlande se
sentit frappée au cœur, comme si sa propre
vie eût été menacée. A chaque annonce de
nos désastres, elle souffrait et gémissait
comme nous. Partout une tristesse profonde
et une fiévreuse préoccupation. On allait aux
nouvelles avec autant d'empressement que si
l'ennemi eût été aiix portes de Dublin; et,
pour satisfaire cette inquiète affection qui ne
voulait pas que nous fussions vaincus, il fal-
lait, à certains jours, tirer jusqu'à trois ou
2{) POUR l'irlande.
quatre éditions des feuilles publiques. Le
moindre succès était transformé en triomphe.
Bref, le peuple irlandais s'était si bien iden-
tifié avec la nation amie, qu'il disait : nous.
Nous ne sommes pas à bout de ressources ;
nous en sortirons; nous sommes vaincus;
nous sommes perdus!
Et comme il détestait nos ennemis ! La
musique, qu'il aime avec passion, lui était
odieuse lorsqu'elle était jouée par des Alle-
mands. Chanteurs et instrumentistes ambu-
lants lui semblaient autant d'insulteurs pu-
blics, et ces malheureuses gens furent obligés
de s'éclipser, tant que dura la guerre, pour
ne pas s'exposer à l'universelle réprobation.
Et quand la paix fut faite, quand la France,
recueillant ses forces épuisées, commença à
effacer les traces de ses désastres, quel soula-
gement, quel concert de vœux et d'acclama-
tions sympathiques ! — Un jour, un Améri-
cain montrait une série de vues projetées,
qu'il avait intitulée de Londres à Calcuttci. La
salle où il opérait était immense et la foule
curieuse s'y entassait. Froide et silencieuse,
elle laissait passer sans les applaudir les plus
POUR l'irlande. 27
belles villes et les plus beaux sites; mais
quand Paris déploya devant elle son vaste et
imposant panorama, avec ses monuments, ses
remparts et ses forts mutilés, les hurrah écla-
tèrent comme la foudre; et l'orage redoubla
lorsque l'Américain annonça que, le jour
même, les cinq milliards de notre rançon
venaient d'être payés. Tout ce peuple était ivre
de joie, comme s'il se fût agi de sa propre
rédemption.
Ces émotions témoignent d'une affection
profonde et fidèle ; mais nous avons de meil-
leures preuves de cette affection, mes Frères^
ce sont les services de l'Irlande.
IV
L'amour vrai se traduit par des services :
l'Irlande n'a point failli à cette loi. Dès que
l'hospitalité l'eut mise en rapports plus in-
times avec nous, elle voulut la payer de son
sang. Ses nobles proscrits entraînèrent après
eux leurs vassaux, et l'on vit se former, dans
28 POUR l'irlande.
les rangs de notre vaillante armée, la brigade
irlandaise, fameuse par sa turbulence, plus
fameuse encore par ses exploits. « Toujours
et partout fidèle : Semper et uhique fidelis. »
Telle était sa devise. Et, de fait, elle a suivi,
toujours et partout, la fortune de nos armes et
versé généreusement son sang sur tous les
champs de bataille de l'Europe. Nos rois l'ont
applaudie. Crémone, Fontenoy, Laufeld, trois
victoires auxquelles elle a puissamment con-
tribué par son entrain et sa valeur. Dissoute
par la révolution soupçonneuse et ingrate, elle
s'est reformée en 1803, sous le titre de légion,
conduite par les officiers de l'ancienne bri-
gade, incorporés à notre armée; et, jusqu'en
1814, elle a bravement fait honneur à ses
vieilles traditions. L'Italie, l'Espagne, la
Russie l'ont vue rivaliser d'héroïsme avec les
régiments français.
Tout compte fait, plus de cinq cent mille
Irlandais ont été tués au service de la France.
Plusieurs de leurs chefs nous ont légué leurs
descendants devenus nos compatriotes. Je
voudrais les citer tous, ces vaillants, à l'ordre
du jour de notre reconnaissance ; mais j'ai
POUR L*IRLANDE. '20
peur que ma langue inexpérimentée ne mutile
leurs noms en essayant de les prononcer.
Vous pouvez les lire dans notre histoire et
sur nos arcs de triomphe. Parmi eux, on
compte trois maréchaux de France : Tho-
mond, Clarke et un autre, dont j'ai entendu
murmurer le nom glorieux, en traversant les
plaines de Magenta ^
Au service du sang, il faut joindre le service
de l'assistance dans le malheur. Plusieurs fois
secouru par la France, le peuple irlandais
1. Maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta.
Voici la liste de ceux qui se sont illustrés au service
de la France :
GÉNÉRAUX, COLONELS ET OFFICIERS DE LA BRIGADE
IRLANDAISE (1690-1 7')2)
Sarsfield, Berweck, Montcashel, O'Brien, Dillon,
Sheldon, Bulkely, Butler, Walsh, Lee, OConnor, Fitz
James^ O'Donnell, O'Mahony, Mac Carlhy, Taaffe. de
Wall, Maréchal de Thomond, Mac-Mahon, de Tuite,
Harty de Pierrebourg , Nagle , Kilmane , O'Keeffe,
Plunkett, O'Mahony, O'Moran , O'Connell, Clarke,
Nugent, O'Shee, Lynch, Mac Dermott. D'Alton, Carrol',
Keating, Wolf Tone, etc., etc.
GÉNÉRAUX, COLONELS ET OFFICIERS DE LA LÉGION
IRLANDAISE (1803-1814)
Dalton, Mac Shechy, Lynch, Corbet, Byrne, Swiney,
30 POUR l'irlande.
nous a prouvé qu'il possédait la mémoire du
cœur. Aux inondés de la Loire, du Rhône et
de la Garonne, aux incendiés de Limoges, il a
libéralement envoyé son aumône. Mais c'est
pendant notre dernière guerre, surtout, qu'il
s'est signalé par son empressement à secourir
le peuple ami. Il serait venu, en armes, à nos
côtés, s'il n'eût été contenu par les lois sévè-
res de la neutralité. Ne pouvant ajouter à nos
forces militaires l'appoint de son courage, il a
mis au service de nos malades, de nos blessés,
de nos provinces désolées par le passage des
armées, toute sa générosité et tout son dévoue-
ment.
Le 14 octobre 1870, l'ambulance irlandaise
arrivait au Havre ; quelque temps après, elle
Lawless , Mac Dermott , Barker, O'Connor, Maguire,
O'Brien, Hoyne, Ware, Allen, Plunkett, Murphy, Mac
Nevin, O'Mahony, Harty de Pierrebourg, Dillon, Pern-
dergat, Tone, etc., etc.
GÉNÉRAUX, COLONELS, OFFICIERS DANS L' ARMÉE F1<ANÇAISE
OU EN RETRAITE, d'ORIGINE IRLANDAISE
Mac-Mahon, OTarrell, OBrien, O'Neill, Dillon, Mac
Dermott, Svviney, Harty de Pierrebourg, O'Kelly, Can-
tillon de Balleheigue, O'Connor, O'Gorman, O'Reilly,
Power, de Butler, de Tuite, etc , etc.
POUR l'irlande. 31
était sur le champ de bataille de Loigny, rele-
vant les blessés, pansant les plaies, accom-
plissant des prodiges consignés dans les
ordres du jour de l'armée de la Loire. Chevilly,
Orléans, Artenay, Châteaudun sont pleins
encore de son souvenir. Au Nord, à l'Ouest,
au Centre, on se rappelle les instruments de
chirurgie, le linge, les vêtements, les chaus-
sures, les viandes conservées, les farines, les
semences, l'argent distribués par les soins du
comité irlandais.
L'illustre évêque dont la voix s'est éteinte,
et qui, dans une circonstance semblable à
celle qui m'amène aujourd'hui au milieu de
vous, plaidait la cause du peuple irlandais,
Mgr Dupanloup, du haut de la tribune fran-
çaise, a voulu rendre un public hommage à
la généreuse amitié du peuple qui lui envoyait
200,000 francs pour son diocèse dévasté par
la guerre. Vous-même, Éminentissime Sei-
gneur, vous avez conservé dans votre noble
cœur la mémoire des bienfaits qui vous sont
venus de l'île amie, lorsque vous étiez arche-
vêque de Tours, et je ne crains pas d'être
démenti si je dis que la fête de charité que
32 POUR l'irlande.
vous avez daigné présider aujourd'hui est
aussi la fête de votre reconnaissance.
Les sommes considérables que l'Irlande
nous a envoyées pendant les mauvais jours,
où les a-t-elles prises ? Dans la bourse de ses
riches seulement ? Non, mes Frères.
Le peuple, le petit peuple nous a donné
des témoignages de sa compatissante affection.
On raconte encore en Irlande mille traits tou-
chants. Ce sont de pauvres gens qui engagent
leurs vêtements, afin de pouvoir ajouter quel-
ques pièces de monnaie à la souscription fran-
çaise ; c'est cette femme du peuple qui, au
moment de mettre son repas sur le feu, vide
le pot de fer qui le contient et va le vendre
pour avoir à nous donner deux schellings, et
combien d'autres épisodes de ce grand mou-
vement de la charité irlandaise qu'on ne peut
entendre sans verser des larmes d'admiration.
Voilà le peuple que la famine dévore et que
la mort menace !
0 noble et cher pauvre ! Qui ne serait tou-
ché de ta misère et de tes douleurs ? Appro-
che avec confiance, approche et ne rougis
pas de nous tendre la main. Tes droits nous
POUR l'irlande. 33
imposent un devoir qu'il nous est doux d'ac-
complir. Nous sommes Français; ta misère
et tes souffrances parlent plus éloquemment
que tous les discours à nos cœurs généreux
et compatissants ; nous sommes catholiques,
ta foi nous convie à une œuvre de confrater-
nité religieuse qui réjouit notre foi ; nous
sommes tes amis, ta vieille et fidèle affection
ne peut pas être trahie ; nous sommes tes
obligés, nous saurons payer nos dettes comme
tu as payé les tiennes. Par les miséricor-
dieuses entrailles du Dieu que tu aimes avec
une sainte passion, je prie, je conjure ceux
qui m'écoutent de mettre tout leur cœur dans
l'acte de charité que je leur demande pour toi.
Entendez-vous, mes Frères, je compte sur
votre cœur ; ne calculez pas vos bienfaits, je
vous en supplie. Oubliez ce que vous avez
donné et ce que vous devez donner encore,
portez, s'il le faut, le coup de grâce à votre
aumônière. Par une grande, une immense
miséricorde, assurez-vous la miséricorde de
Dieu pour les jours sombres qui, peut-être,
viendront bientôt. Par une générosité sans
précédent, resserrez les liens d'amour qui
II 3
34 POUR l'irlande.
vous unissent au peuple irlandais. Vous
pouvez être certains que vous retrouverez, à
la première visite de l'adversité, tout le bien
sorti de vos mains bienfaisantes, entre les
mains de l'Irlande reconnaissante.
ŒUVRE DE SAINT-MICHEL
DISCOURS
POUR LA
CLOTURE DE L'ASSEMBLEE GENERALE
DE l'oeuvre de SAINT-MICHEL
prononcé dans la chapelle des Dames de la Retraite
à Paris, le 30 mai 1882.
Bonum facientes... non deflciamus.
Mes Frères,
Je n'ai point l'intention de faire un long
discours, je viens seulement vous adresser
quelques paroles d'encouragement, qui seront
le commentaire du texte de saint Paul que
vous venez d'entendre : « Nous qui faisons le
bien, faisons-le sans défaillance. »
I
Faire le bien, c'est la mission et le devoir du
chrétien, car le chrétien doit représenter dans
38 OEUVRE DE SAINT-MICHEL.
ses mœurs Celui de qui il a reçu toutes sortes
de biens. Aussi, peut-on dire que ça été, depuis
l'origine du christianisme, le signe caractéris-
tique des enfants de Jésus-Christ, de répandre
autour d'eux le bien, de faire le bien. Saint
Paul le constatait, et l'on peut suivre à tra-
vers tous les siècles l'histoire de la charité
chrétienne.
Parmi les biens faits et à faire, vous avez
choisi, mes Frères, une part glorieuse, je pour-
rais presque dire la plus glorieuse, parce
qu'elle est comme l'appendice de l'œuvre mai-
tresse à laquelle le christianisme doit son ori-
gine, l'œuvre de l'apostolat, et qu'elle travaille
d'une manière plus directe et plus prochaine
que toutes les autres œuvres au salut des
âmes.
Dieu, qui a créé le monde par sa parole, a
voulu qu'il fût sauvé par sa parole. Cette pa-
role s'est incarnée : Verbum caro fa^ctura est.
Elle s'est fait entendre aux hommes ; mais
combien rapide fut son passage ! Pendant trois
années seulement, et dans un tout petit coin
du monde, Jésus-Christ a parlé. Cela ne pou-
vait suffire au grand dessein qu'il avait conçu
OEUVRE DE SAINT-MICHEL. 39
de sauver le monde par la diffusion de la vé-
rité. Aussi a-t-il rassemblé autour de lui ses
apôtres avant de quitter la terre, et leur mon-
trant, d'un geste souverain, le monde qu'ils
devaient évangéliser : ce Allez, dit-il, enseignez
toutes les nations : Euntes, docete oni nés
gentes.,. » Après que l'Esprit-Saint leur eut
ouvert la bouche, les apôtres parlèrent :
Repleti sunt Spiritu Sancto et cœperunt lo-
qui. Ils parlèrent non seulement dans la
Judée, mais jusqu'aux extrémités du monde.
On a pu leur appliquer ce que le Psalmiste
dit du langage des cieux : In oninevi tevra,m
exivit sonus eorum^ et in fines orhis terrée
verba eorum.
Le christianisme, dans ses premières an-
nées, a vécu de la parole parlée des apôtres ;
mais, peu à peu, cette parole s'est fixée et est
devenue le livre adorable qui complète la Bible,
et que nous appelons le Nouveau Testament,
Ce livre nous suffirait complètement, si nous
avions tous la même puissance de réflexion et
la même éducation intellectuelle ; mais, pour
se mettre à la portée de nos faiblesses et de nos
ignorances, il a besoin d'être commenté par
40 OEUVRE DE SAINT-MICHEL.
la parole parlée et par la parole écrite. Ce
commentaire a été fait par les saints Pères
dont nous possédons les œuvres. — A ces
œuvres maîtresses, combien d'autres se sont
ajoutées dans le cours des siècles, œuvres plus
humbles, dont le but est de mettre la vérité à
la portée des plus petites intelligences! Ces
œuvres se sont multipliées, grâce à cette admi-
rable invention qui a supprimé les labeurs de
l'écriture àla main, et qui, dans quelques jours,
fait l'ouvrage d'un siècle.
Je ne me perdrai pas en de longues considé-
rations sur l'utilité et la puissance du livre. Je
ne vous dirai point comment il est inférieur à
à la parole, parce qu'il n'a à son service ni le
prestige du geste, ni les éclairs du regard, ni
les entraînements du cœur, ni les sympathies
de la voix, ni les tressaillements de la vie qui
font passer une âme dans les âmes, un cœur
dans les cœurs et réalisent, parfois, cette
communion fraternelle qui fait vibrer sous un
même souffle des milliers de vies rendant un
même son, et redire les mêmes échos de la
vérité dite par un seul et répétée par tous. —
Ressources d'émotion, de communication, de
OEUVRE DE SAINT-MICHEL. 41
Spontanéité, de soudaineté, de magnétisme,
d'électricité qui assurent à l'éloquence un em-
pire immédiat et un triomphe instantané, le
livre n'a point tout cela. Je ne vous dirai pas
non plus comment le livre, inférieur par cer-
tains côtés à la parole, l'emporte cependant
sur elle parce qu'il est la parole universelle,
perpétuelle, la parole fixée que l'on peut réflé-
chir et méditer cent fois pour s'en mieux péné-
trer. Tout cela a été admirablement expliqué
par le vénérable fondateur de votre Œuvre,
dans un de ses plus beaux discours^ Je vous y
renvoie, car je craindrais de le gâter en l'ana-
lysant, et je demande pardon à son auteur
d'offenser ainsi sa modestie par le témoignage
public de ma respectueuse affection et de ma
sincère admiration.
En décrivant la puissance du livre, il nous
a dit comment le livre éclaire, console, forti-
fie, provoque d'héroïques résolutions; com-
ment il a converti Augustin ; comment il
a adouci les souffrances des rois et des reines
1. Le R. P. Félix, de la Compagnie de Jésus : Discours
sur le Livre.
42 OEUVRE DE SAINT-MICHEL.
tombés des splendeurs du trône dans l'ombre
d'un cachot, comment il a fait d'Ignace le père
généreux d'une des plus puissantes familles
religieuses dont s'honore l'Église.
Mais vous ne l'ignorez pas, mes Frères, si
le livre est puissant pour le bien, il ne l'est
pas moins pour le mal. Le diable, qui entend
ses affaires, a su s'emparer de la parole fixée,
et il la manie avec une infatigable audace et
une perfide habileté pour pervertir les âmes. —
Tourmenté par la toute-puissante parole du
Sauveur, il se jetait jadis dans le corps des
pourceaux. Aujourd'hui il a changé de fantai-
sie, sans changer tout à fait de domicile ; il a
envahi les mauvais écrivains. Vous avez leurs
ouvrages sous vos yeux, mes Frères. 11 n'est
pas besoin de fouiller profondément notre
société contemporaine, pour y constater les
ravages d'une presse impie et abjecte. Non
seulement elle s'applique à démolir les
dogmes, les mystères et l-^s pratiques de
notre sainte religion, mais les vérités fonda-
mentales, sans lesquelles un homme n'est plus
un homme et tombe ravalé au rang des brutes
sans raison, sans espérance et sans avenir, ne
OEUVRE DE SAINT-MICHEL. 43
sont pas à l'abri de ses coups sacrilèges. Aux
questions formidables qui tourmentent notre
nature touchant son origine, ses devoirs, ses
destinées, elle répond par les négations mons-
trueuses de Dieu, de l'âme, de la vie future,
enveloppées dans de prétendues explications
scientifiques auxquelles se laisse prendre la
bêtise humaine. Elle déprave l'histoire comme
la métaphysique, et elle s'efforce d'écraser
sous le poids du mensonge les faits les plus
certains, comme les plus pures renommées.
Ajoutez à cela les excitations séditieuses, les
peintures ignobles, les invitations libertines à
la corruption et à la débauche.
Hélas ! ce n'est pas seulement aux raffinés
que s'adresse la mauvaise presse, mais à
l'âme naïve et sans défense du peuple. L'im-
piété et la pornographie, colportées par la
propagande à bon marché, le poursuivent
jusqu'au fond des ateliers, et même jusqu'au
fond des campagnes, où il avait toujours vécu
sous la tutelle sacrée de la religion, et en face
des éloquents spectacles de la nature. Non
contente de travailler à poursuivre des adultes,
elle ne respecte môme plus les âmes d'enfants.
44 OEUVRE DE SAINT-MICHEL.
Est-il donc étonnant, mes Frères, qu'une
âme religieuse se soit émue d'un si grand
scandale et d'un si grand désastre intellectuel
et moral, et qu'elle ait entrepris d'opposer à la
puissance de la presse, la puissance même de
la presse, à l'action pernicieuse et subversive
des mauvais livres, l'action salutaire et édifî-
catrice des bons livres ? C'est de cette pensée
qu'est née l'Œuvre de Saint-Michel. Son fon-
dateur lui a donné pour patron le céleste vain-
queur du démon, parce qu'il s'agit de com-
battre dans la société les influences diaboliques
servies par la mauvaise presse.
Je n'ai point à vous entretenir longuement
du but et des statuts de votre Œuvre : vous les
connaissez mieux que moi. Je me permettrai
seulement d'insister sur un point, afin de
nr inscrire, au nom de vos directeurs, contre
une prétention de certains esprits exigeants,
qui, se plaçant surtout au point de vue de ce
qu'on appelle aujourd'hui les classes diri-
geantes, jugent trop exclusivement, à ce point
de vue, la valeur des publications de l'Œuvre.
A les en croire, ces publications ne sont pas
d'assez haute volée, et ne donnent pas aux
OEUVRE DE SAINT-MICHEL. 45
esprits cultivés toutes les satisfactions désira-
bles. Il faudrait en relever le niveau, et répu-
dier les ouvrages dont la trop grande simpli-
cité n'offre aucun attrait à ceux qui ont le goût
du grand et du beau.
Oh! les délicates personnes! Je ne les
blâme pas, mais je leur ferai remarquer ceci :
Répudier les ouvrages simples, c'est oublier
qu'une oeuvre de bons livres, pour combattre
l'immense et universelle influence de la presse
démoralisatrice, doit surtout être une œuvre
populaire. Que l'on contente certains esprits
plus exigeants, en leur servant des mets intel-
lectuels plus raffinés, rien de mieux; mais,
c'est l'âme du peuple qu'il faut atteindre ; et
cela ne se peut qu'en mettant toutes choses à
la portée de sa simplicité et de son ignorance.
Donc, faire de la philosophie populaire, de la
théologie populaire, de l'histoire populaire,
de la science populaire, de la littérature popu-
laire ; avoir soin que tout soit pénétré d'une
doctrine irréprochable et d'une morale saine,
et enveloppé d'une forme attrayante ; préserver
le peuple des mauvaises lectures, en multi-
pliant les bons livres faits pour lui et en les
46 OEUVRE DE SAINT-MICHEL.
mettant à sa portée par le bon marché, et, s'il
le faut, par la gratuité; combattre l'action,
réparer les ravages de la presse impie et
corruptrice, en apprenant au peuple, par des
ouvrages simples et traitant de toutes les ma-
tières capables de l'intéresser, à respecter
Dieu, à connaître ses œuvres et ses bienfaits,
à croire les vérités qu'il a révélées, à pratiquer
les vertus qu'il demande de nous, à estimer
son âme, à s'attacher à ses devoirs, à tendre
plus haut que cette terre où tant de misères
l'assiègent, à travailler à son salut; encourager
tous ceux qui se sentent le goût d'écrire pour
le peuple et les soustraire, par cet encoura-
gement, à la tentation de chercher le succès
dans le scandale, et de sacrifier à la spécula-
tion l'honneur de leur conscience et la dignité
des lettres ; bref, faire de votre Œuvre ce
qu'elle doit être, un auxiliaire de l'apostolat
chrétien : voilà, mes Frères, le bien que vous
avez à faire, et, je le dis à votre louange, le bien
que vous avez déjà fait, depuis que l'Œuvre de
Saint-Michel existe.
OEUVRE DE SAINT-MICHEL. 47
II
Permettez-moi de vous dire encore quelques
mots sur la seconde partie du texte que j'ai
cité en commençant : « Non defîcisimus : Faire
le bien sans défaillance. »
Vous connaissez ce proverbe : Tout nou-
veau, tout beau; on peut l'appliquer à toutes
les œuvres de zèle et de charité. Quand on les
entreprend, l'imagination trop empressée se
promet de prompts et d'éclatants succès, et
rêve de merveilleuses transformations. C'est
une féerie de bienfaisance. Malheureusement,
la réalité ne répond pas à ces magnifiques
ambitions, et nous apprend à compter avec les
obstacles. Mise en présence de ces obstacles,
l'imagination déçue se plaint, murmure, et
pousse notre âme sur les pentes du découra-
gement. On trouve que le bien désiré ne se
fait pas assez vite, que les résultats sont mé-
diocres, si on les compare à l'activité dépensée
et aux sacrifices accomplis; on ferme l'oreille
OEUVRE DE SAINT-MICHEL.
aux sages encouragements de la raison, qui
sait apprécier les difficultés de toute entre-
prise destinée à triompher d'un grand mal ;
on est aveugle, on est sourd, on est injuste,
et l'on finit par prononcer sur une œuvre,
commencée avec enthousiasme, cette funèbre
sentence : Mieux vaut mourir que végéter.
Je ne pense pas que vous en soyez-là, mes
Frères, Dieu me garde de vous adresser aucun
reproche, puisque je suis ici pour vous en-
courager ; mais, permettez-moi de vous de-
mander, discrètement et amicalement, s'il n'y
a pas parmi vous quelques âmes inquiètes,
qui trouvent que l'œuvre à laquelle elles se
sont intéressées ne marche pas au gré de leurs
désirs? Voilà seize ans qu'elle existe, elle aurait
dû faire, pendant ces seize ans, d'immenses
progrès, à ce qu'il semble, couvrir toute la
France de ses comités auxiliaires, créer une
propagande active, universelle, comme celle
de la mauvaise presse! Au lieu de cela, elle
n'exerce encore qu'une action restreinte, mal-
gré le zèle déployé par ses fondateurs et les
sommes considérables qui ont été dépensées.
Je n'invente point ces observations, je les
OEUVRE DE SAINT-MICHEL. 49
ai entendues, et elles se terminaient par
cette question peu courageuse : Faut-il con-
tinuer ?
Il y a, mes Frères, dans ces observations
chagrines, de l'impatience, du dépit, de la
lassitude, trois causes de défaillance contre
lesquelles vous devez vous tenir en garde.
Aux impatients, je dirai : Vous connaissez
mal les lois de progrès du bien. Le bien,
comme les grandes forces vitales de la nature,
procède lentement et avec mesure ; tandis que
le mal, comme les grandes forces de destruc-
tion, agit instantanément. Contrarié par les
passions humaines, le bien ne peut donc pas
triompher aussi facilement que le mal, qui
trouve dans nos mauvais instincts une trop
facile complicité. — Vous ne verrez jamais
les bonnes et grandes oeuvres atteindre du
jour au lendemain leur plus haut degré de
perfection. Il faut savoir attendre avec pa-
tience l'heure propice de leur développement,
hâter cette heure par la prière, sans jamais
reprocher à Dieu les retards de sa Provi-
dence.
A ceux qui se dépitent, je dirai : On n'entre-
n 4
(tEUVRE DE SAINT-MICHEL.
prend point une œuvre de charité pour
trouver des satisfactions d'amour-propre. Une
prompte et brillante réussite flatterait la vanité,
mais la vertu y aurait-elle son compte? Et
puis, n'est-ce pas une immense consolation
pour une âme chrétienne, de penser qu'elle a
pu contribuer au salut de quelques âmes ? N'y
en eiit-il qu'une centaine préservées du mal,
arrachées à Terreur et à la corruption par
l'Œuvre de Saint-Michel, ce serait un magni-
fique résultat, quand bien même on aurait
dépensé pour cela des millions, car une âme
vaut mieux que tous les trésors de la terre.
A ceux qui se lassent, je dirai : Regardez
donc Celui qui a passé en faisant le bien. Il
s'est lassé, dit l'Église dans ses chants, à la
recherche des âmes ; et, bien loin de se plain-
dre, il a consommé l'œuvre de notre salut par
le suprême sacrifice de sa vie. Imitez -le,
soyez constants dans l'œuvre de lumière et de
vérité que vous avez entreprise, quoi qu'il vous
en coûte.
Enfin, et c'est par là que je termine, à tous
je dirai : il ne faut jamais abandonner une
position conquise, on court le risque de ne pas
OEUVRE DE SAINT-MICHEL.
51
pouvoir la reprendre. Votre position est con-
quise; garclez-la avec courage; tenez pour cer-
tain qu'elle peut devenir le point de départ des
plus admirables conquêtes. La funeste licence
donnée à la mauvaise presse ne durera pas
toujours, il faut bien l'espérer. Lorsque des
lois salutaires arrêteront le débordement des
publications impies et immorales qui pervertis-
sent la société, vous serez en mesure, si vous
avez conservé votre situation, de donner à
votre Œuvre l'immense extension que vous
désirez pour elle aujourd'hui. Débarrassée des
obstacles qui ralentissent présentement sa
marche, vous la verrez réaliser vos plus beaux
rêves d'apostolat; et la bénédiction de Dieu
qui la conserve, dans les circonstances criti-
ques que nous traversons, récompensera vos
efforts et vos sacrifices par les plus magni-
fiques résultats.
C'est ce que je vous souhaite de tout mon
cœur.
L'AUTEL
L'AUTEL
Discours prononcé dans l'église Saint-Etienne' de
Fécamp, à l'occasion de la consécration du Maître-
Autel, le 26 septembre 1882.
Inspice, et fac secundum exemplar
quod tibi monstratum est.
Regarde, et fais selon l'exemplaire qui
t'a été montré.
(Exode, cap. xxv, 40.)
Éminentissime Seigneur^,
Mes Frères,
Pourquoi l'Église a-t-elle institué les solen-
nelles et touchantes cérémonies des consécra-
tions ? Quel est son but en nous conviant
autour d'une table de pierre ou de marbre,
qu'elle purifie, qu'elle illumine, qu'elle bénit,
qu'elle sanctifie ? Veut-elle simplement nous
1. Son Eminence le cardinal de Bonnechose^ arche-
vêque de Rouen.
5G l'autel.
donner une religieuse distraction, et contenter
notre curiosité par le spectacle gratuit de ses
pompes sacrées ? Non, certes. L'Église a des
vues plus élevées, et ses moindres actions
tendent toujours à quelque grand et noble
résultat. La consécration à laquelle nous
avons assisté est une prédication en acte qui a
pour but de raviver notre foi ; notre foi en la
Trinité sainte, au nom de laquelle tout est
béni et sanctifié; notre foi en Jésus-Christ,
Pontife suprême, autel vivant, victime immo-
lée pour le salut du genre humain ; notre foi
en l'efficacité de sa médiation et l'excellence
de son sacrifice ; notre foi à la présence réelle
de son humanité glorifiée dans ce que nous
appelons le sacrement de l'autel ; notre foi à
l'existence et aux ministères du monde angé-
lique, convié par de pieuses adjurations à venir
rendre hommage à nos sacrés mystères ; notre
foi aux mérites et à l'intercession des saints,
dont les reliques, déposées dans la pierre de
l'autel, sont comme le berceau où doit naître
sacramentellement notre divin Sauveur, la
croix vénérable sur laquelle il doit être mysti-
quement immolé.
l'autel. 57
Quels nobles enseignements ! Cependant je
ne m'y arrêterai pas. Un côté plus pratique
de notre grande fête m'attire davantage. L'au-
tel, prédication adressée à notre foi, est aussi
un exemplaire plein de sublimes leçons pour
notre vie chrétienne. Etudions ensemble cet
exemplaire pour nousy conformer : « Inspice^ et
fac secumdum exemplar quod tihi monstratuin
est. »
Considérons, premièrement, notre ressem-
blance avec l'autel consacré ; secondement, le
respect que nous devons avoir de notre consé-
cration.
Je ne commencerai pas le développement de
^ ces deux pensées, mes Frères, sans accomplir
un devoir qui s'impose à notre piété filiale.
Eminentissime Seigneur, vous avez bien
voulu rehausser l'éclat de la fête qui nous
réjouit et nous édifie, par la dignité de votre
pourpre et la sereine majesté de vos années ;
vous l'avez rendue plus touchante par l'aima-
ble bonté de votre cœur. Recevez nos respec-
tueuses et affectueuses actions de grâces, et
daignez bénir ma parole, afin que j'achève dans
les âmes le bien que vous y avez commencé.
58 l'autel.
Saint Augustin instruisant ses fidèles d'Hip-
pone leur disait : (c Mes Frères bien-aimés,
cliaque fois que nous célébrons la fête d'un
autel ou d'une église, si nous apportons à
cette fête une religieuse et diligente attention,
nous verrons que ce qui se fait dans les tem-
ples construits de main d'homme se complète
en notre édification spirituelle ^ » L'Église, en
effet, ne sanctifie les autels et les temples que
pour les rendre dignes de la majesté du Dieu
qu'on y vénère et des mystères qu'on y célèbre.
Mais, bien plus intimement que les autels et
les temples, notre être tout entier est en
rapport avec la majesté de Dieu et les saints
mystères par lesquels on l'honore. Chaque
J . Quotiescumque, Fratres carissimi, altaris vel templi
festivitatem colimus, si fideliter ac diligenter attendi-
mus.... quidquid in templis manufactis agitur totum in
nobis ijpiritali œdificatione completur. {Serm. 253, de
Temp.)
l'autel. 59
fois, donc, qu'un chrétien est témoin d'une
consécration, il peut et doit se dire : Le temple,
c'est moi ; l'autel, c'est moi.
Oui, chrétien, l'autel, c'est toi; toi, d'abord,
car ta consécration a précédé celle des tom-
beaux et des tables destinés à recevoir les
oblations et les sacrifices de la loi nouvelle.
J'ai eu tort d'appeler l'autel un exemplaire ;
c'est plutôt un mémorial : mémorial des sacre-
ments augustes par lesquels l'Église nous
purifie, nous sanctifie, nous unit à Dieu, et
consacre à son culte notre âme, notre corps,
notre vie. Comparez : vous retrouverez dans
la consécration de l'autel, avec leur significa-
tion profonde et leurs religieuses harmonies,
tous les signes sacrés de la consécration pro-
gressive du chrétien.
L'autel est une matière que l'Église va
chercher dans les entrailles du monde profane.
Cette matière a contracté la souillure que s'est
infligée le roi de la création par sa révolte
insensée contre la volonté de Dieu. Elle a été
pénétrée, comme lui, des influences maudites
de l'esprit du mal, qui envahit toute créature
au moment où l'homme abdiqua sa royale
60 l'autel.
domination. Il faut la purifier. C'est pour cela
que le Pontife bénit l'eau mêlée de cendres,
de sel et de vin : eau de pénitence, de sagesse
et d'amour. Avec cette eau, il trace sur le
marbre le signe de la croix : signe du sang
répandu pour la rédemption de toute créature,
fleuve immense dont les flots ont la vertu « de
purifier la terre, les mers, le ciel, le monde
entier : Terra, pontus^ astra, mundus, quo
lavantur flumine. » x\près avoir tracé le signe
de la croix, le Pontife demande à Dieu
(( d'abreuver de l'abondance de sa propre sain-
teté la matière impure que les hommes desti-
nent au sacrifice céleste, et que leur travail a
polie sans la purifier : Ut lapidis hujus expoli-
tam materiam, supernis sacriflciis irnhuen-
davriy ipsG tuse ditari sanctiflcationis uhertate
prsecipias\ » Ce n'est pas assez : pendant que
le chœur chante le cantique des pénitents et
demande au Christ, humilié comme l'hyssope,
d'asperger le lieu de son sacrifice et de le
laver de toute souillure, l'eau sainte ruisselle.
L Pontifical, Oraison, première partie de la Consé-
cration.
l'autel. 61
jusqu'à sept fois, sur toutes les parois de
l'autel, comme pour faire pénétrer dans le
moindre de ses atomes la vertu de son bap-
tême \
Le voilà pur ; il faut le sanctifier encore.
Cette pierre inerte et purement passive peut
recevoir les bénédictions de Dieu ; mais elle
ne peut lui rendre, en retour, aucune vertu.
Il lui en faut cependant, afin que s'unissent au
sacrifice du Dieu qui s'immole les sacrifices
de l'humanité. Eh bien, ces sacrifices seront
représentés par les reliques de ceux qui ont
combattu le bon combat, et répandu leur sang
pour Jésus-Christ. L'autel qui les reçoit ne
fait plus qu'un avec eux, et devient en quelque
sorte leur corps très saint. Il s'orne de leurs
vertus et de leurs mérites, afin de les offrir à
l'adorable Victime qui va bientôt renouveler le
sacrifice du Calvaire. Cette union est scellée
et consacrée par des onctions de paix, au nom
du Père et du Fils et de l'Esprit-Saint, et
alors, l'autel est si pur, si vénérable, si sacré,
qu'on l'encense et qu'on l'illumine ^
1. Pontifical, Consécration, première partie.
2. Ibid., Consécration, deuxième partie.
62 l'autel.
Autel ! autel! n'es-tu pas assez saiiu? Non,
non; encore, encore. Les mystères que je
dois porter sont si grands, si augustes, si
redoutables !
Après l'huile des catéchumènes et le saint-
chrême, après les onctions qui achèvent mon
baptême S encore des onctions! « 0 Dieu,
confirme ce que tu as fait en moi : Confirma
hoCyDeus,quodoperatusesinnobis.)yhePontiîe
vient d'invoquer sur moi l'Esprit-Saint : « Des-
cendat, quxsumus^ Domine Deus noster, Spi-
Titus tuus sanctus super hoc altare ; pénètre-
moi davantage de ta force; unis, par une der-
nière onction, ma table à mes fondements, et
consacre, par cette union, la perpétuelle stabi-
lité de ma sainteté ^ »
C'est fait : l'autel est saint. Qu'on le pare de
sa robe virginale ; qu'on le couronne de ses
luminaires, ce Accourez, lévites, entourez l'autel
du Seigneur, revêtez-le de ses blanches robes,
et faites entendre un hymne nouveau, non
plus le cantique de la pénitence, mais le joyeux
1. Pontifical, Consécration de l'Autel, troisième partie,
2. Ibid., id., quatrième partie.
l'autel. 63
alléluia ; car le Seigneur est admirable dans
ses saints, et saint en toutes ses œuvres.
Groupez-vous, peuple, autour de cette nou-
velle Sion ; embrassez-la et chantez sur ses
tours: Magnus Dominus et laudahilis nimis,
le Seigneur est grand et au-dessus de toutes
louanges ^ Venez, prêtre ; il est temps de com-
mencer l'action sacro-sainte que tant de béné-
dictions ont préparée; et vous. Seigneur
Jésus, consommez par les mystères de votre
présence et de votre sacrifice la consécration
de votre autel.
Chrétiens, vous avez déjà fait, j'en suis sûr,
l'application de ces merveilleux symboles, et
vous vous êtes reconnus dans l'autel sanctifié.
Votre baptême, votre confirmation, votre
gloire et vos joies eucharistiques, tout est là.
Plus que la matière profanée, vous aviez reçu
le contre- coup de la chute de votre premier
1. Circumdate, levitse, altare Domini Dei; vestite ves-
timentis albis, estote et vos canentes hymnum novum
dicentes, alléluia. Mirabilis Deus in sanctis suis, et sanc-
tus in omnibus operibus suis. Circumdate Sion et com-
pletimini eam,narrate in turribus ejus. Magnus Dominus
et laudabilis nimis. {Pontifical, Consécration, cinquième
partie.)
64 l'autel.
père; et plus qu'elle, vous aviez besoin d'une
purification. Morts à la vie surnaturelle, il
vous fallait recevoir de l'eau et de l'Esprit-
Saint une nouvelle naissance ^ afin de rentrer
en grâce auprès de la majesté divine outragée,
et de renouer avec elle vos relations brisées
par le péché. Enfants impurs, esclaves de
Satan, l'eau sainte a coulé sur vos fronts, et,
du même coup, le sang de la Rédemption a
inondé vos âmes et régénéré tout votre être.
Ce ne sont pas les vertus des saints qu'on vous
a communiquées pour vous rendre dignes de
Dieu; mais, transformés parla grâce, vous
avez été remplis de vie divine et pénétrés de
celui qui est la sainteté même. Cette pénétra-
tion, l'Église l'a exprimée sur vos membres par
des onctions, et vous êtes sortis du baptême
ornés de toutes les saintes habitudes qui
devaient s'épanouir plus tard dans votre vie
chrétienne. Un sacrement de perfection a
achevé votre consécration. Comme l'autel,
vous avez dit : Confirma, hoc, Deus, quod ope-
1. Nisi quis renatus fuerit ex aqua et Spiritu Sancto,
non potest introire in regnum Dei. (Joan., cap. m, 5.)
L AUTEL. 65
ratus es in nobis ; et, la main étendue sur vos
têtes humiliées, le Pontife a invoqué l'Esprit-
Saint: Esprit d'intelligence, de science, de
sagesse, de conseil, de force, de piété, de
crainte de Dieu, dont les dons complétaient
vos vertus ; onction spirituelle dont la péné-
trante efficacité et la plénitude étaient repré-
sentées par l'huile embaumée qu'on étendait
sur vos fronts. Vous étiez alors parés des dons
de Dieu, de vertus agissantes et de mérites
acquis, illuminés de toutes les splendeurs de
la vie chrétienne.
La présence du Christ immolé n'a point
manqué à la consommation de votre consécra-
tion. Mais quelle différence entre l'autel de
pierre et l'autel vivant que vous êtes ! L'autel
touche le Christ : le chrétien l'embrasse et se
l'incorpore ; l'autel sert de trône au Christ : le
chrétien se nourrit de sa chair et de son sang ;
Tautel est honoré de la majesté du Christ : le
chrétien est pénétré de sa vie ; l'autel ne répond
à l'immolation du Christ que par les mérites
empruntés de l'immolation des saints: le chré-
tien rend à la divine victime sacrifice d'amour
pour sacrifice de sang ; l'autel reste ce qu'il était
II 5
66 lVutel.
quand le Christ a passé : le chrétien se perfec-
tionne en unissant sa vie à celle de son Ré-
dempteur; l'autel, pulvérisé par l'âge, mêlera,
un jour et pour jamais, sa cendre oubliée aux
ruines que fait le temps : le chrétien, vaincu par
la mort, redemandera à la poussière des tom-
beaux les éléments de sa chair sanctifiée par
les embrassements de son Dieu et préparée
par l'Eucharistie aux gloires de la résur-
rection. Oh! que saint Augustin a bien dit:
« Quidquid in templis manufactis agitur, totura
in nobis spiritali sedificatione impletur : Ce qui
se fait dans les temples bâtis de main d'homme
est imparfait ; tout se complète en notre édifi-
cation spirituelle. »
Chrétiens, vous êtes des autels vivants, des
autels consacrés, les premiers autels de Dieu
et de son Christ. Qu'avez-vous fait de votre
consécration ?
l'autel. 67
II
Si j'interrogeais le marbre docile qui, ce
matin, a été abreuvé des bénédictions du ciel,
il me répondrait : — « Tant que je subsisterai, je
serai fidèle aux grâces que j'ai reçues. Dieu
m'a communiqué la sainteté; je la garderai
fidèlement, et j'en imposerai le respect à ceux
qui s'approcheront de moi. Dieu m'a ordonné
de répandre autour de moi ses dons ; je n'en
serai point avare. Toujours prêt à recevoir, je
serai toujours prêt à donner. Le fardeau des
biens célestes ne me fera jamais ployer ; et les
hommes de bonne volonté n'auront jamais à
me reprocher de les retenir. Il se peut que je
sois profané; mais, de toute la force que j'ai
reçue de la nature et de ma consécration, je
résisterai aux profanateurs. Qu'ils ne me
croient pas une matière impuissante qu'on
peut souiller et briser impunément- Pendant
que leurs mains scélérates me feront voler en
éclats, de ces éclats sortiront des foudres invi-
68 l'autel.
sibles qui iront frapper leur âme impie et la
marqueront du signe de la malédiction. Exé-
crés des hommes à cause de leurs sinistres
exploits, retranchés de la communion des
chrétiens, ils marcheront, courbés sous le
poids de l'anathème, au honteux et éternel
supplice que Dieu réserve aux sacrilèges. Et
moi, je n'aurai point perdu tout l'honneur de
ma consécration. Des mains pieuses recueille-
ront mes tristes débris, et les hommes de foi
les baiseront avec respect. »
Vous avez entendu, chrétiens! Autels vi-
vants, vous devriez parler comme l'autel de
pierre. Le pouvez-vous? Allons, répondez-
moi : Qu'avez-vous fait de votre consécration ?
Pour l'honneur de l'Église, il y a encore,
surtout dans les contrées où se sont conser-
vées les habitudes chrétiennes, un certain
nombre d'âmes innocentes qui gardent long-
temps les grâces de leur consécration, et cé-
lèbrent avec joie le mystère de leur union avec
le Christ immolé, lui rendant fidèlement sa-
crifice pour sacrifice. Près de ces autels
vierges, j'en vois d'autres plus nombreux, que
le péché souille aujourd'hui, et que la péni-
l'autel. t)9
tence réconciliera demain. Mais, après cela,
combien d'autels depuis longtemps violés et
profanés! — Horreur! la profanation n'est
pas venue du dehors; l'autel s'est profané lui-
même. Si Dieu permettait à nos regards de
pénétrer jusqu'en ces profondeurs humaines
que les sacrements ont sanctifiées, que verrions-
nous chez la plupart d'entre vous, chrétiens ?
Nous verrions les signes de votre consécra-
tion, les caractères augustes qui attestent que
vous appartenez à Dieu et que vous êtes des-
tinés à son culte. Ces caractères, quoi que
vous fassiez, vous ne les effacerez pas. Dieu
veut qu'ils subsistent éternellement, pour
mieux faire ressortir le sacrilège dont vous
vous êtes rendus coupables en faisant de vos
âmes des autels nus et vides. Où sont les
lumières de la foi?... Eteintes. Où sont les
ornements de la grâce et des vertus?. . . Enlevés.
Sur ces tables dépouillées on ne voit plus
monter au ciel l'encens de la prière ; on ne
voit plus descendre la sainte victime, ni
s'échanger les sacrifices. Le souffle glacé de
l'indifférence et de l'oubli a passé par là. Plus
rien ! Plus rien! Plus rien !...
70 l'autel.
Je me trompe, il y a quelque chose : un
monstrueux renversement de religion qui met
des idoles à l'endroit même que Dieu
avait consacré au culte de sa très sainte Ma-
jesté, et, autour de ces idoles, d'abominables
adorations, de plus abominables sacrifices.
Osez donc dire, chrétiens, que vous n'avez
pas d'idoles; moi, j'oserai dire que vous men-
tez. Je les vois, fîères du culte que vous leur
rendez; j'entends leurs voix tyranniques vous
demander le sacrifice de vos biens les plus
chers : sacrifice de votre foi, de vos éternelles
espérances, de vos affections légitimes, de vos
vertus, de vos bons instincts, de votre repos,
de votre santé, de votre vie. Encore, encore,
disent-elles, à mesure que vous les contentez.
Apporte toujours : affer, affer.
Toi, c'est Torgueil et l'ambition que tu as
mis à la place de Dieu, et, pour les satisfaire,
tu t'efforces d'oublier les principes de ta reli-
gieuse éducation. Si tu ne peux les oublier, tu
les déguises pour flatter les misérables qui
promettent de t'ouvrir le chemin des hon-
neurs. Humilié devant le peuple que tu trom-
l'autel. 71
pes, tu t'avilis devant les pouvoirs dont tu
espères les caresses : voilà ta religion.
Toi, c'est la richesse que tu adores; c'est à
Mammon que tu sacrifies la paix de tes jours,
le repos de tes nuits, tout sentiment de misé-
ricorde, d'humanité, de justice, et jusqu'aux
derniers restes de ton honnêteté.
Toi, c'est la chair que tu as fait monter sur
ton autel ; et cette divinité féroce dévore ton
cœur prostitué à des amours infâmes, la sub-
stance des tiens qui te sert à payer ces amours,
l'honneur de ta famille, tes sens usés par
l'abus des plaisirs, ta vie prématurément flé-
trie et pleine de honteuses douleurs.
Ah! Seigneur! j'ai vu l'abomination delà
désolation sur vos autels vivants ! C'est quel-
que chose de semblable à ces spectacles sacri-
lèges, que donna naguère la néfaste révolution
qui profana vos temples de pierre, alors que,
sur les autels dépouillés, on vit trôner la rai-
son représentée par des femmes perdues, et
des adorateurs lascifs offrir leurs hommages
à ces divinités officielles.
Ne vous révoltez pas, mes Frères, de cette
comparaison; elle n'est que trop justifiée par
72 l'autel.
l'impiété d'une foule de chrétiens oublieux de
leur consécration. Faut-il maudire ces autels
si indignement soustraits à leur sublime desti-
nation ? — Dieu m'en garde. Leur consécra-
tion, longtemps outragée, n'a pas perdu sa
divine vertu, tant qu'ils peuvent se réconcilier
avec nos saints mystères. Pécheurs, « voici pour
vous le temps favorable, le jour du salut : ecce
nunc tempus acceptahile, ecce nunc dies salu-
tis ! » Tournez- vous vers cet autel, tout humide
encore de Teau sainte et de l'huile de sa con-
sécration, et apprenez de lui le respect de
vous-mêmes. Qu'il vous soit un exemplaire, ou
plutôt un mémorial de ce que vous devez être
pour Dieu.
Le Pontife chantait ce matin : (c Dieu saint,
tout-puissant, éternel et clément, nous te bé-
nissons, et nous demandons que cet autel soit
pour toi comme celui que le juste Abel, pré-
curseur de la passion, consacra par son sang ;
comme celui que te dédia notre père Abraham,
et sur lequel le grand-prêtre Melchisédech
préluda au sacrifice triomphal de la loi nou-
velle ; comme celui sur lequel le père des
croyants plaça son fils Isaac, figure de ton
l'autel. 73
doux Fils, agneau immolé pour le salut du
monde ; comme l'autel d'abondance qu'Isaac
consacra près du puits, symbole de ta pro-
fonde vérité; comme la pierre où Jacob appuya
sa tête, et d'où il vit, en son sommeil prophé-
tique, l'échelle mystérieuse que gravissaient
les anges ; comme l'autel que Moïse, après
l'avoir purifié pendant sept jours, appela le
saint des saints ^ »
Que signifie cette prière, chrétiens? Que
veulent dire ces comparaisons? Elles veulent
dire que vous, qui êtes, plus que la pierre
sanctifiée par les bénédictions de l'Eglise, les
autels de la loi nouvelle, vous résumez en
votre consécration ce qu'il y a de plus saint
dans la suite des âges religieux qui ont pré-
cédé l'ère de grâce inaugurée par le Christ ;
que tout ce qui n'était que figure dans les
autels de l'ancienne loi est en vous une
sublime réalité ; que, par conséquent, vous
vous devez le respect pratique de vous-mêmes,
lequel consiste non seulement à éviter les
1. Pontifical, Préface de la Consécration de l'Autel,
dernière partie.
74 l'autel.
souillures et les profanations du péché, mais
à vous élever par la pureté de vos mœurs, la
splendeur de vos vertus, la sainteté de vos
oeuvres, la ferveur de votre amour, la généro-
sité de vos sacrifices, jusqu'à la hauteur des
mystères dont vous êtes le suprême rendez-
vous, et du Dieu incarné qui daigne s'appro-
cher de vous, entrer dans vos âmes, leur
communiquer la vertu de sa passion, et les
provoquer à de nobles et saints retours. SU
ergo in hoc altari innocentix cultus : Autels
vivants, soyez donc voués au culte de l'inno-
cence ; immoletur superhia^ que sur vous la
superbe soit immolée ; ivRCundia, juguletur,
que la colère soit égorgée ; luxuria, omnisque
libido feriatur, que la luxure et toute passion
soient frappées sans pitié ; offeratur sacrifi-
dura castitsitis et.., innocentiœj chrétiens, que
votre vie soit un perpétuel sacrifice de chasteté
et d'innocence ^
Voilà, mes Frères, les leçons qui nous sont
données par le marbre consacré; mais nous
1. Pontifical, Préface de la Consécration d'un Autel,
dernière partie.
L AUTEL. /O
avons encore quelque chose à lui demander.
Ce n'est pas pour lui-même qu'il a été abreuvé
des dons de Dieu : c'est pour nous. L'Eglise
nous y promet, avec la vertu des sacrements,
la réalisation de nos désirs : ut hic sacramen-
torum virtus et votorum obtineatur effectus^.
Autel, écoute donc nos vœux et répands les
grâces dont tu as été comblé. Répands-les sur
l'illustre et vénéré Pontife qui t'a consacré ;
confirme en lui les dons qu'il a reçus de Dieu :
la foi vive, la paternelle douceur, la prudence
du gouvernement, la sagesse du conseil, la
noblesse du caractère ; et ajoute de longues
années à celles dont il porte si vaillamment
le fardeau. Répands tes grâces sur le pasteur
de cette paroisse, à qui tu dois ta splendeur ;
que le zèle de la maison de Dieu dévore long-
temps son âme si vraiment sacerdotale, et qu'il
trouve dans tous les cœurs qu'il sollicite un
écho à son inépuisable charité. Répands tes
grâces sur tous les fidèles pour qui tu es un
centre religieux, afin que, correspondant eux-
1. Pontifical, dernière Oraison delà Consécration d'un
Autel.
76 l'autel.
mêmes aux grâces de leur consécration ter-
restre, ils méritent d'être un jour éternelle-
ment consacrés par la gloire et la béatitude
des cieux. Ainsi soit-il.
L'ORGUE
L'ORGUE
Discours prononcé en l'église Saint-Godard de Rouen,
le 8 mai 1884,
pour l'inauguration du grand orgue.
Laudate Dominum ...in organo .
(PSALM. CL.)
Mes Frères,
Vous n'êtes point conviés, dans cette église,
à une fête profane qui n'aurait d'attrait que
pour vos sens; votre pasteur veut que la solen-
nité de ce jour profite à vos âmes. Voilà pour-
quoi je suis chargé, humble ouvrier de la
parole sainte, de mêler aux flots d'harmonie,
que vous prodiguent des artistes éminents,
quelques mots d'édification. Je les demanderai
au bel instrument que nous inaugurons au-
jourd'hui. Il est destiné à nous instruire
80 l'orgue.
autant qu'à nous charmer; car l'Église sanc-
tifie les lieux et les objets qu'elle consacre au
culte divin; leurs services sont pour nous de
pieuses et salutaires leçons. Tout parle dans
nos temples : leur élévation, leur profondeur,
leurs murs bénis, leurs fières colonnes, le
sanctuaire, le tabernacle, l'autel, les ornements
des prêtres et des lévites, la table de commu-
nion, les confessionnaux, la croix, les images,
les lumières, [les fleurs. L'orgue aussi a son
langage; je vous prie de l'écouter.
Le monde est un vaste temple ; Dieu l'a créé
pour que sa gloire y fût chantée. Et, de fait,
l'ensemble des créatures est une musique
immense dont les phrases infinies se croisent,
s'entremêlent sans se confondre, soumises
aux lois du nombre, enchaînées par des ryth-
mes savants, douées d'une admirable variété
d'expression. Harmonies de la fixité et du
progrès, des ressemblances et des contrastes.
l'orgue. 81
des densités et des rayonnements, de la lumière
et des ombres, des lignes efc des couleurs, des
mouvements et des sons, tout y est, tout pé-
nètre jusqu'à l'intime de nos âmes par la porte
des sens. On ne saurait dire lequel est le plus
charmé; mais, à coup sûr, l'oreille reçoit sa
large part de la musique de la nature. Nous
n'entendons pas encore les sons profonds que
rendent les sphères conduites par une main
invisible sur les cordes de leurs ellipses, ni le
concert de leurs mouvements variés, où les
dissonances et les retards harmoniques relè-
vent la beauté de l'accord. Cette sensation est
réservée, sans doute, à notre nature trans-
figurée par la résurrection, et nous révélera
le sens complet de cette parole du prophète :
« Les cieux racontent la gloire de Dieu : Cœli
enarvEint gloriam DeL » Mais à notre portée,
déjà, que de voix diverses capables d'émouvoir
notre âme, de l'attendrir, de l'étonner, de la
terrifier, de la ravir, de la transporter de la
sphère étroite qu'elle habite dans les régions
sans rivages de l'idéal et de l'infini ! Voix des
nuages, voix des montagnes, voix des vallées,
voix des plaines, voix des déserts, voix des
6
82 l'orgue.
forêts, voix des torrents, des ruisseaux, des
fleuves et des mers, voix des vivants, vous
chantez un hymne dont les strophes, tour à
tour grandioses et gracieuses, ravissent nos
âmes sans que nous en puissions bien entendre
tout le sens, ni comprendre la secrète har-
monie. Je prête l'oreille aux grondements de
la foudre, aux bruits des cataractes qui tom-
bent du ciel en pleurs, à la chute des avalan-
ches et des torrents, aux rumeurs du vent qui
fait chanter, comme les cordes d'une lyre
aérienne, les branches des grands arbres, au
bruissement des eaux qui cheminent lentement
en caressant leurs rives, aux mugissements
des flots courroucés qui se brisent sur les
roches altières, à ces vagues soupirs de géant
endormi que l'on entend sortir de profondeurs
d'une mer tranquille, aux cris joyeux, aux
vives et douces chansons, aux suaves mélo-
dies, aux bourdonnements, aux murmures
des êtres vivants qui, de la plaine, de l'air,
des arbres, des brins d'herbe, saluent l'aube
naissante et le jour qui s'en va; je tremble,
j'admire, je rêve, je m'attendris, je pleure, je
m'épanouis. Et pourtant il y a là des nombres
l'orgue. 83
et des relations qui m'échappent; je ne puis
dire comment ces sons, ces bruits et ces voix
s'accordent ensemble pour toucher mon âme ;
mais qu'importe, j'ai entendu le grand orgue
de la nature.
L'homme y tient sa partie, mes Frères, la
plus noble et la plus expressive; ou, plutôt,
l'homme domine par son chant, le chant de la
création. Il a ses sons, ses nombres, ses
rythmes, ses mouvements, ses mesures, ses
expressions. Ce ne sont point de pures imita-
tions de la musique du monde, c'est sa créa-
tion, sa musique à lui, marquée du sceau de
sa science, pénétrée de ses sentiments et de
ses passions, exprimant ses aspirations. Dans
l'ensemble des admirables règles qui gouver-
nent les voix de l'univers, il a choisi celles qui
pouvaient s'adapter à son organe sonore et
flexible. La mesure et l'accent ont d'abord
assoupli et fait chanter son langage : c'est la
poésie, première musique de l'humanité,
racontant aux générations antiques leurs
grandes et religieuses traditions. Mais l'accent
n'offre à la voix humaine qu'un champ d'into-
nations limité, dont elle se sent pressée de
84 l'orgue.
sortir. L'homme gravit, peu à peu, réchelle
des sons, détermine les stations où sa voix
peut se prononcer sans offenser Toreille,
règle les intervalles, phrase les notes, étudie
la construction et les renversements de l'ac-
cord, apprécie les effets variés des conson-
nances et des dissonances, combine les
mouvements des parties qui chantent ensem-
ble, rythme, mesure, nuance, crée enfm un
langage nouveau ; pour l'oreille, sorte de
peinture où la mélodie représente le trait et le
dessin, — l'harmonie, les perspectives, les cou-
leurs, les ombres, les lointains et les con-
trastes .
A l'aide de ce langage, l'homme peut ex-
primer, non l'idée pure, mais les sentiments
les plus forts et les plus tendres : la joie, l'ad-
miration., l'enthousiasme, la terreur, la tris-
tesse profonde, la douce mélancolie, l'espé-
rance, l'amour. S'il l'applique au culte de
Dieu, il adore, il rend grâces, il implore, il
affirme sa foi, livre son cœur et fait pleurer sa
misère. Pas n'est besoin que d'autres voix se
mêlent à la sienne. Qu'elle chante seule ou
qu'elle éclate en chœurs harmonieux, la voix
l'orgue. 85
humaine se suffit et est digne de célébrer la
gloire de celui qui veut être béni par toute
créature.
Cependant, mes Frères, l'homme a depuis
longtemps cherché, hors de lui-même, des se-
cours pour sa voix. Il a emprunté à la nature
ses timbres, pour reposer, exciter, soutenir,
renforcer son timbre magnifique. Aux vibra-
tions indécises des corps il a imposé les lois
qui règlent son organe, et, par le double con-
cours de la science et de l'art, il a obtenu
de faire chanter avec lui la matière inerte,
dont les sonorités vagues se perdaient dans le
concert de l'univers.
L'antiquité musicale n'a point ignoré le mé-
lange harmonieux des instruments et des
voix. Un des plus puissants et des plus zélés
organisateurs du culte divin, le saint roi David,
avait réuni, sous la conduite de précenteurs
habiles, des milliers de lévites qui, devant le
tabernacle, et, plus tard, dans les parvis du
temple, chantaient la gloire et les bienfaits de
Jéhova, l'histoire, les combats, les infortunes
et les espérances d'Israël. Les psaltérions et
les cythares, les flûtes et les hautbois, les tym-
SQ l'orgue.
baies et les trompettes sacrées accompagnaient
ces chœurs magnifiques, que le peuple écou-
tait avec ravissement. Lui-même, emporté par
le torrent de la musique sainte, mêlait sa
grande voix aux hymnes royales et prophé-
tiques dont il répétait les refrains : Amen !
Alléluia ! Laudate ! Quoniam in sseculum ml-
sericordia ejus ! Il y avait des moments d'indi-
cible ivresse, tout à coup interrompus par ce
cri des précenteurs : Silence ! — Et les voix se
taisaient, et les âmes recueillies, doucement ber-,
cées par les sons des instruments sacrés, mon-
taient, montaient vers Dieu, avec la fumée des
sacrifices, les vapeurs de l'encens et les vagues
de l'harmonie. On comprend les tristesses
d'Israël captif au souvenir de ces belles fêtes,
et pourquoi il suspendait ses harpes muettes
aux saules des rivages babyloniens , plutôt
que de chanter des hymnes dont la musique
impuissante et déshonorée eût déchiré son
cœur.
Israël n'est plus, mes Frères ; mais la famille
religieuse, qui a pris sa place sous l'amou-
reuse conduite de la Providence, est appelée à
chanter des faits bien autrement grands que
L ORGUE.
87
ceux qui faisaient battre le cœur des enfants
de Jacob, et à exprimer des sentiments bien
autrement nobles et profonds que ceux qu'ex-
primait la musique de l'ancien temple. Le
temps des espérances est passé ; nous embras-
sons la réalité promise. Nous croyons et nous
confessons l'étrange et sublime épopée du
Verbe incarné, qui se cachait jadis sous le
voile des figures : nous sommes baignés dans
les flots de son sang répandu pour le salut du
monde, pénétrés de ses bienfaits, continuel-
lement en présence de sa personne adorable,
réellement et substantiellement contenue dans
le sacrement de l'autel, invités à nous nourrir
de sa chair, après avoir reçu de lui une vie
nouvelle, l'inscription de son caractère, les
dons de son Esprit-Saint et les pardons de son
amour ; nous vivons sous la protection de sa
mère et de ses saints, constamment provoqués
par leurs exemples à la plus haute perfection ;
nous avons la promesse de partager un jour
son héritage éternel. Quels Credo pour con-
fesser notre foi! Quels Alléluia pour chanter
notre admiration, notre reconnaissance et notre
amour ! Quels Miserere pour nous anéantir,
88 l'orgue.
pauvres pécheurs, devant tant de grandeur et
tant débouté! Quels hymnes, quels psaumes
pour mettre nos sentiments en harmonie avec
les mystères de notre vocation, de notre vie, de
nosdestinées chrétiennes ! Rien que la musique
céleste, conduite par le divin précenteur, le
Verbe fait chair, n'est digne de célébrer la
gloire du Dieu des chrétiens.
Cependant, l'Église n'a pas renoncé à faire,
ici-bas, un essai des cantiques qu'elle doit
chanter au ciel. Dès son origine, à l'époque
où elle était obligée de cacher ses mystères
sous les sombres voûtes des catacombes, elle
mêlait timidement ses chants à ses prières.
Peu à peu sa voix s'est affermie, et, quand il
lui fut permis de la faire entendre en des
temples respectés, elle créa son chant litur-
gique, musique grave et sévère, dont la
tonalité, les modulations et le rythme se
distinguent des tonalités, des modulations et
du rythme profanes, comme les temples des
édifices vulgaires. Sans i^épudier le concours
d'un art trop souvent prodigué à des plaisirs
sensuels, mais qu'elle peut sanctifier, l'Eglise
tient à son chant, parce qu'il demeure la plus
l'orgue. 89
sincère et la plus touchante expression du
sentiment religieux.
L'Église chante, et, conformément aux
traditions sacrées, elle invite la nature à join-
dre ses voix aux voix humaines pour grandir
le concert de la famille chrétienne. Comme
elle a son chant propre, elle a ses instruments
à elle, instruments déplacés et mal à l'aise,
partout ailleurs que dans ses temples. Au
dehors, c'est la cloche dont les timbres fondus
ensemble et diversement ébranlés murmurent,
autour d'une note principale, comme une
infinité de sons ressemblant aux rumeurs
qu'on entendrait sortir de la nature, si l'on
pouvait se placer à une hauteur d'où on les
percevrait comme un seul bruit; la cloche,
voix tour à tour joyeuse et plaintive, se répan-
dant autour du temple, pour y convier les
fidèles qu'il attend. Au dedans, c'est l'orgue.
Je dis l'orgue, mes Frères, car il est bien
entendu que nous ne tenons pas compte de
ces monstres de cuivre qui ont fait invasion
dans les chœurs de nos églises, et qui, bien
loin de soutenir et de soulager les voix, les
excitent à des mugissements désespérés. Je ne
90 l'orgue.
hais pas ces honnêtes instruments et ne leur
veux aucun mal ; je me contente de souhaiter
que leurs mœurs s'adoucissent, jusqu'à ce
que l'orgue les ait remplacés partout. Instru-
ment multiple, dont les sons distincts se pro-
duisent et se marient selon les lois cjue
l'homme a extraites de la musique universelle,
pour les appliquer à son chant, l'orgue était
informe, maigre, monotone à ses commence-
ments ; il a suivi les progrès de notre archi-
tecture religieuse, et, à l'époque où le génie
chrétien anima la pierre, l'épanouit en fleurs,
la fît monter vers le ciel, svelte, robuste et
fière comme les grands arbres des forêts, à
l'époque où nos cathédrales imitèrent ces tem-
ples de verdure que la nature remplit de si
profondes et de si douces voix, l'orgue y
entra, vaste, puissant, riche de sons et d'har-
monie, chargé par l'Église de représenter,
au culte divin, la musique du monde soumise
à nos lois. Il ravissait les pieuses générations
du moyen âge; mais, depuis, quels admirables
perfectionnements lui ont assuré sur tous les
instruments une incontestable royauté. Merci
au travail intelligent, je dirai presque au
l'orgue. 91
génie, des artistes qui lui ont fait cette gloire.
L'orgue est debout entre le ciel, dont il
semble attendre les inspirations, et la terre
qu'il va faire chanter. Aucun instrument n'a
son aspect imposant ; aucun ne l'égale en
étendue, en éclat, en puissance. Une multitude
de voix sortent l'une après l'autre, ou toutes
ensemble, de son vaste sein. On n'y entend
point ces sons qui se passionnent sous les
mains frémissantes de l'artiste et enfièvrent
les sens; car il faut que l'âme tranquille se
dégage de son enveloppe charnelle, pour
monter vers Dieu par la prière. Mais que de
bruits mystérieux, que de voix fortes, tendres,
solennelles et charmantes ! Sourds gronde-
ments de l'orage, mugissements de la tempête,
profonds soupirs des âmes en peine, accents
guerriers, mélodies tremblantes de la pasto-
rale, cantiques célestes, écho lointain des
chœurs angéliques, voix humaines, timbre
frais, notes perlées, chansons pétillantes des
oiseaux, j'entends tout cela ; j'entends jus-
qu'aux bruits vagues et indécis de la nature,
représentés par des dissonances fixes qui
accompagnent timidement le son normal et se
92 l'orgue.
laissent absorber par lui. Toutes ces richesses
chantantes sont sous les mains d'un seul
homme, dont l'âme passe en chaque jeu qui
s'ouvre pour recevoir ses inspirations.
Orchestre sacré, je voudrais que l'on écrivit
sur ton frontispice ces paroles du poète :
« Oui mens divinior, atque os
Magna sonaturum.... »
« Là, il y a une âme divine et une bouche
qui va dire de grandes choses. »
Entendez-vous, Messieurs les artistes ? —
L'orgue n'est point fait pour cette musique
frivole qui trouble le recueillement et emporte
l'âme, dans un torrent de distractions vul-
gaires, loin du Dieu qu'elle est venue adorer ;
l'orgue ne se prête pas à ces compositions
sensuelles, énervantes, presque lascives, qui
s'emparent de la partie inférieure de l'être
humain et éveillent en elle des passions qu'il
faut laisser dormir en présence du tabernacle ;
l'orgue répugne à ces harmonies tourmentées,
dont les tours de force cherchent à surprendre
l'attention, à produire l'étonnement et à
donner en spectacle l'habileté d'un homme,
l'orgue. 93
quand il faudrait ne penser qu'à la grandeur
de Dieu. Libre à vous de prêter aux fêtes
mondaines le concours de votre talent ; mais
vous ne devez pas en apporter ici le souvenir,
ni condamner l'instrument sacré, d'où ne
doivent sortir que de religieux accents, à
subir le contact de vos mains émues par de
profanes réminiscences. Si l'orgue pouvait
parler, il vous dirait : — Respectez-moi. Pour
tout ce qui est d'un style pur, grave, large,
profond, élevé, capable de toucher et d'atten-
drir, de faire couler de pieuses larmes, d'ex-
citer à de saintes pensées, de soulever les
âmes vers Dieu, je suis prêt à vous obéir ;
mais tout autre style m'outrage et me désho-
nore ; car ma bouche aux mille voix ne peut
dire que de grandes choses ; soyez l'âme
divine qui me les inspire.
Oui, Messieurs, soyez les âmes divines de
l'orgue : âmes formées à l'étude de ces grands
maîtres, dont la religion a sanctifié le génie ;
âmes ouvertes, par une vie honnête et pure,
aux inspirations du ciel ; âmes pleines de foi
et de sentiments chrétiens, sachant compren-
dre l'esprit de nos fêtes, interpréter nos
94 l'orgue.
mystères et les traduire de manière à ce qu'ils
soient plus respectés et plus aimés. Faites de
nos temples les sanctuaires du beau et du
saint ; de l'orgue le porte-voix de la création
chantant la gloire de son auteur ; le pieux
suppléant et le religieux excitateur du peuple
chrétien, et, s'il se peut, un écho de la musique
céleste.
Et vous, mes Frères, ne demandez pas à
l'instrument béni ce qu'il ne peut vous donner
sans trahir son office : une distraction pour
vos âmes errantes et ennuyées, un passe-
temps pour les heures que vous trouvez trop
longues devant Dieu, des motifs que votre
mémoire salue en passant d'un air de connais-
sance, des regains de vos plaisirs mondains.
Ne prenez pas, en l'écoutant, ces attitudes de
dilettsinte qui peuvent être une flatterie pour
les maîtres de maison dont vous ornez les
fêtes, mais qui deviennent une impertinence
en présence du Maître divin, dont le temple
est une maison de prières. Gardez pour le
monde vos délicatesses et vos exigences musi-
cales, et venez prendre ici des leçons de culte
divin.
l'orgue. 95
II
L'orgue chante pour vous apprendre à
chanter ; pour vous inviter à joindre l'harmo-
nie plus noble et plus expressive de vos paroles
à l'harmonie des sons. Il accompagne, il sou-
tient, il prolonge vos prières et vos cantiques,
mais il ne les remplace pas. Si, lorsque vous
assistez à nos offices, vous étiez constamment
absorbés dans la contemplation des choses
divineS; je vous pardonnerais de vous taire ;
mais, la plupart du temps, votre religion
paresseuse se borne à des lectures superfi-
cielles, au-dessus desquelles voltige votre
imagination préoccupée de toute autre chose
que de Dieu et de son culte. Pourquoi ne pas
prendre part à nos chants sacrés ? Ne savez-
vous pas que la grande voix du peuple force
les portes du ciel, et qu'il n'est pas de spectacle
plus édifiant et plus entraînant que celui d'une
assemblée chrétienne ébranlant les voûtes
d'un temple par les cris enthousiastes de sa
9G l'orgue.
foi et de son amour? Il est vrai que l'habitude
a imposé à la plupart des fidèles un silence
craintif et presque honteux, comme si c'était
une indécence de faire entendre sa voix dans
une église; mais, cette habitude, je la réprouve,
au nom des plus raisonnables et des plus
saintes exigences du culte extérieur. Vous êtes
ici pour prier quand on prie, pour chanter
quand on chante. Ne dites pas que cela vous
est impossible. Lorsqu'il s'agit d'apprendre
et d'exécuter ces mélodies en vogue que le
monde aime à entendre et à applaudir, vous
avez une mémoire heureuse, une voix superbe,
et, parfois, du sentiment plus qu'il n'en faut.
Appliquez ces ressources à nos psaumes, à
nos hymnes, à nos cantiques d'église, et venez
les chanter à pleine voix et à plein cœur.
Personne ne vous applaudira ; mais Dieu saura
bien vous récompenser du concours que vous
donnerez à la splendeur de son culte.
Mes Frères, il est une autre leçon que nous
donne l'instrument sacré. Nous pourrions
l'appliquer à toute société où doit régner
l'ordre et l'harmonie. Instrument multiple,
l'orgue obéit aux inspirations et au toucher
l'orgue. 97
d'un seul artiste. Si tous ses jeux avaient une
volonté et étaient libres de parler suivant leur
fantaisie; s'il était permis à plusieurs virtuoses
de s'emparer de ses claviers et d'y faire enten-
dre, en même temps, leurs élucubrations
musicales, quelle horrible cacophonie ! C'est
pourtant ce qui arrive dans les sociétés
humaines. L'orgue bien compris pourrait
peut-être nous dire quel régime convient le
mieux au gouvernement des choses de ce
monde... Mais n'insistons pas sur ce point
délicat et rentrons dans le temple.
Quand les chants se taisent, et quand l'or-
gue seul remplit l'église de sa religieuse har-
monie, il nous invite à rentrer en nous-mêmes
et à nous considérer comme des orgues vivants
dont tous les jeux doivent chanter la gloire de
Dieu. Trop souvent, notre vie intérieure res-
semble aune assemblée tumultueuse de mélo-
manes où chacun joue selon son caprice, et
nos actes se heurtent comme autant de sons
discordants. C'est un désordre. Nos facultés,
nos vertus, nos passions elles-mêmes, sont
autant de voix qui, semblables aux jeux de
l'orgue, doivent se mettre d'accord dans le
II 7
98 L'OHftUE.
concert spirituel de notre vie. Quel que soit le
registre que nous tirions, il faut que la gloire
de Dieu soit chantée! Omnm in gloriam Dei
facile. Notre esprit doit chercher Dieu, con-
naître Dieu, croire en Dieu, penser à Dieu;
notre volonté doit se soumettre à ses saints
commandements, estimer ses conseils, suivre
ses inspirations ; notre cœur doit Paimer et ai-
mer en lui toutes choses. Nos vertus naturelles,
affermies par une longue pratique du bien,
seront comme des jeux de fond qui soutien-
dront les modulations des voix célestes : la foi,
l'espérance et la charité, k^^emblables aux jeux
de mutation dont les dissonances timides, en
se laissant absorber par le son qu'elles accom-
pagnent, lui donnent plus de force et d'expres-
sion, nos passions réglées par la raison et par
la grâce de Dieu feront mieux ressortir la
puissance et l'éclat de nos saintes habitudes.
Et, ainsi, s'accomplira en nous ce vœu du
Psalmiste : « Mon âme, bénis le Seigneur et
que tout ce qui est en moi chante son nom
sacré : Benedic, anima mea^ Domino^ et
omnia quse intra me sunt noraini sancto ejus. »
Etendons ce vœu, mes Frères, et considé-
l'orgue. 99
rons-nous tous ensemble comme un orgue
sublime animé du même souffle de vérité et
de charité, et traduisant les inspirations d'une
âme vraiment divine. C'est à l'Église, surtout,
qu'il faut appliquer cette parole du poète :
« Cui mens divinior, atque os
Magna sonaturum.... »
L'artiste suprême, le Verbe incarné, Jésus-
Christ fait parler les grandes voix de son orgue
humain, les vertus et les œuvres de son Église,
selon les règles éternelles qu'il a proclamées
pendant les jours de sa chair. Le gouverne-
ment paternel des pasteurs, l'humble soumis-
sion dos fidèles, la science des docteurs, le
dévouement des apôtres, la force des martyrs,
l'inflexible justice, l'humilité, le détachement
des confesseurs, la pureté des continents et
des vierges, les admirables langueurs et les
amoureux soupirs des contemplatifs, les uni-
verselles adorations de la foi, les innombrables
manifestations de la charité fondant tous les
cœurs et poursuivant toutes les misères, la
fière résistance et le triomphe de toutes les
100 l'orgue.
forces vives au milieu des persécutions : voilà
la musique de l'Église. Quel concert magni-
fique ! 11 remplit les espaces et les temps.
L'immense variété des tons, des modulations
et des mouvements, n'y détruit point l'unité
harmonique, au contraire, elle la rend plus
majestueuse et plus éloquente. Il faut ne rien
comprendre à la musique des âmes pour n'être
pas touché de ce concert et n'y pas reconnaître
le jeu d'un artiste divin. Cependant, que
d'âmes rebelles à sa sublime harmonie! Pour-
quoi cela, mes Frères, oui, pourquoi ? Ah !
c'est notre faute. Nous sommes cause de l'in-
différence et des mépris que condamne notre
foi, en faisant entendre, trop fort et de trop
près, les dissonances de nos vices et de nos
péchés. Prenons garde : à force de détonner,
nous lasserons la patience du Maître et nous
pourrons être répudiés, comme ces jeux usés
dont on ferme à jamais le registre, parce qu'ils
ne parleraient que pour troubler l'harmonie.
Le Christ ne veut dans son instrument divin
que des voix dociles et concordantes. Rajeu-
nissons donc nos vertus, rectifions nos œuvres
et rendons-nous dignes de chanter au concert
l'orgue. 101
du temps, pour nous préparer à l'éternel con-
cert des cieux.
Et maintenant, orchestre sacré, la parole
est à toi. Fais-nous entendre tes voix pro-
fondes, tes voix suaves, tes voix tendres, tes
voix tremblantes, tes voix plaintives, tes voix
joyeuses, tes voix éclatantes^ tes voix d'homme
et tes voix d'ange. Remplis d'abord ton devoir
envers ceux à qui tu dois d'être si grand et si
magnifique. Salue le Pasteur de cette église ;
dis à tous, aujourd'hui, demain, toujours,
combien il est doux, aimable, dévoué à la gloire
de Dieu, à l'édification et au salut des âmes.
Tes plus beaux chants ne valent pas les har-
monies de sa vie sacerdotale ; les artistes qui
tourmentent tes claviers sont moins savants et
moins habiles qu'il ne l'est sur les claviers de
son orgue spirituel : la religieuse paroisse à
laquelle il sait si bien faire chanter les hymnes
de la charité et de la piété chrétienne. Remercie
l'àme généreuse qui se console de ses peines
par des bienfaits et t'a donné tant et de si
belles voix. Elle se cache, mais les accents
pénétrants de ta reconnaissance sauront bien
la trouver au milieu de la foule pour la féliciter
102 L ORGUE.
et la bénir. — Chante pour elle, et, après
cela, chante pour la nature, chante pour le
ciel, chante pour nous. Touche nos coeurs,
excite notre religieux enthousiasme, soutiens
nos voix, fais-nous chanter, apprends-nous
à faire chanter notre vie, répète-nous, sans
cesse, cette invitation du Psalm iste : « Louez
le Seigneur sur l'orgue : Laudate Dominum in
ovga.no . »
NOCES D'OR
IDE LA SOCIETE DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL
NOCES D'OR
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL
Discours prononcé dans la Métropole de Paris,
le 6 mai 1883.
Simile est Regnum Cœlorum grano
sinapis quod accipiens homo semi-
navit in agro suo; quod minimum
quideni est omnibus seminibus ; cum
autem creverit, m,ajor est omnibus
oleribus et fit arbor.
(S. Matth., cap. XIII, V. 31 et seq.)
Éminentissime Seigneur^,
Monseigneur ^
Messieurs,
Le Sauveur disait à ses disciples : « Le
Royaume des Cieux est semblable à un grain
de sénevé que l'homme prend et sème dans
1. Son Éminence le Cardinal Guibert, archevêque de
Paris.
2. Monseigneur Richard, coadjuteur de Paris.
106 NOCES d'or
son champ. C'est la plus petite de toutes les
semences. Mais lorsqu'elle grandit, elle s'é-
lève au-dessus de toutes les plantes qui l'en-
tourent et devient un arbre. » Dans cette
parabole, Jésus-Christ prophétisait les prodi-
gieux accroissements de son Église, si petite
et si humble en ses commencements, aujour-
d'hui si vaste et si glorieuse. On peut l'appli-
quer à toutes les grandes œuvres où s'écoule
la vitalité de l'Église, et en particulier à la
Société charitable dont nous célébrons présen-
tement les Noces d'Or. Elle ne prévoyait pas,
certes, les magnifiques développements qu'elle
devait prendre dans le monde entier, lorsque,
réduite à un petit nombre déjeunes gens, elle
s'essayait à vivre. Mais, cinquante années se
sont écoulées depuis son origine, et mainte-
nant le grain de sénevé est devenu un grand
arbre.
(( Jubilemus Deol Chantons à Dieu notre
joie ! » Tel est le cri de votre cœur. Messieurs,
après ce cinquantenaire de généreux efforts
et de faveurs divines. Ce cri fait tressaillir
dans la tombe où ils dorment, ou plutôt dans
les cieux où ils vous ont précédés, les milliers
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL. 107
de justes qui ont appartenu à votre Société.
(( Nous avons assurément une Conférence en
Paradis, écrivait Frédéric Ozanam, car plus
de raille des nôtres, depuis vingt ans que nous
existons, ont pris le chemin d'une vie meil-
leure ^ )) Et combien depuis cinquante ans!
Le ciel et la terre sont donc en fête. C'est bien,
réjouissez-vous, faites votre jubilé ! Jubilate
Deo ! Vous avez mille fois raison ; car votre
Société est grande et sainte, dans son but et
ses moyens, et Dieu l'a consacrée pendant un
demi-siècle par d'admirables bénédictions.
C'est ce que je me propose de vous rappeler
dans ce discours pour votre édification et votre
encouragement.
1. Lettre au R. P. Pendola, 18 juillet 1853.
108 NOCES d'or
Au soir d'un des jours de mai de l'année
1833 S sept jeunes gens, réunis dans le
bureau d'un journal catholique, invoquaient
l'Esprit-Saint, et s'associaient pour fonder ce
qu'ils appelèrent une Conférence de Charité
placée sous le patronage de saint Vincent de
Paul. Leur intention n'était pas de discourir
sur la nature, les mérites et les actes de la
1. C'est, d'après la Vie d'Ozanam, écrite par son frère,
dans le bureau de la rédaction de la Tribune catholique,
Gazette du Clergé, rue du Petit-Bourbon-St-Sulpice, 18,
que se tint la première réunion, composée de MM. Bailiy,
propriétaire et principal rédacteur du journal, Paul
Lamache, Félix Clavé, Auguste Le Taillandier, Jules
Devaux, Frédéric Ozanam et François Lallier, étudiants,
— auxquels vint se joindre, à la troisième réunion,
M. Gustave Delanoue.
D'après une autre version, que nous tenons d'un des
témoins et membres de cette première réunion, elle au-
rait eu lieu dans le domicile même de M. Bailiy, 4, place
Saint-Sulpice, et aurait été composée de MM. Bailiy,
Ozanam, Le Taillandier, Lamache, Chorand, Lallier,
Delanoue et Devoille. M. Félix Clavé ne serait venu que
plus tard.
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT-VINGENT-DE-PAUL. 109
grande vertu qui devait leur servir de point
de ralliement, encore moins de discuter sur
les divers moyens d'améliorer le sort de
la classe pauvre. Attristés et fatigués des
luttes et des controverses dans lesquelles ils
s'étaient précédemment engagés pour défendre
leur commune foi, ils cherchaient le repos de
leur âme dans l'union des mêmes pensées et
des mêmes aspirations chrétiennes, ils sen-
taient le besoin d'une amitié fortifiante qui les
soutînt dans la pratique de leurs devoirs reli-
gieux, contre les périls de l'isolement.
« Vse soli ! Malheur à celui qui va seul! »
dit l'oracle divin. Malheur surtout au jeune
chrétien qui, dans un siècle dont les agitations
ont ébranlé l'édifice sacré des croyances, se
trouve abandonné à lui-même, en ces grands
milieux où l'erreur heurte à chaque instant
sa foi mal affermie, où la corruption des
mœurs offre à ses appétits de continuelles
amorces, où le chassé-croisé de mille vies qui
s'ignorent entre elles lui permet de cacher les
écarts de sa liberté fougueuse. S'il n'est doué
d'un de ces tempéraments exceptionnels contre
lesquels tous les traits s'émoussent, et chez
110 NOCES d'or
lesquels la lutte surexcite et affermit la résis-
tance, s'il n'est fortifié par une de ces grâces
privilégiées que Dieu n'accorde, d'ordinaire,
qu'à de hautes vocations, c'en est fait de sa foi,
de sa vertu, de sa religion.
Us comprenaient cela, les parents chrétiens
qui, il y a cinquante ans, n'envoyaient qu'en
tremblant leurs enfants à Paris, encore tout
ému par une nouvelle révolution, pour y
chercher, avec le complément de leur instruc-
tion, la clé des carrières libérales; et les fon-
dateurs de votre Société, Messieurs, brusque-
ment transportés, d'un foyer tranquille où la
relisrion était honorée, dans la ville turnul-
tueuse où toutes les institutions créées pour
la jeunesse chrétienne avaient subitement
disparu, sous le souffle de 1830, se sentaient
plus exilés que les fils d'Israël sur les rivages
Babyloniens, et se demandaient tristement si
leur défiance, leur réserve, leur résolution de
bien faire, malgré tout, pourraient longtemps
les soutenir contre les faiblesses du respect
humain, et les préserver de la contagion des
mauvais exemples.
Dieu permit qu'ils se rencontrassent dans
DE L\ SOCIÉTÉ DE SAINT- VINCENT-DE-PAUL. Jll
des réunions qui n'avaient pour but que de
stimuler chez eux l'amour du travail. De
leur contact jaillit le dessein d'une fédéra-
tion chrétienne appliquée à la défense de la
foi. Mais les orages de la discussion sans
entamer leur croyance en troublaient la séré-
nité. Pourquoi, tout en restant sur la brèche
pour combattre les ennemis de l'Église, ne
formeraient-ils pas une Société exclusivement
composée d'amis chrétiens et toute consacrée
à la charité? N'était-il pas temps de joindre
l'action à la parole, et d'affirmer par des
œuvres da vitalité de leur foi? — Tel était le
désir qu'exprimait Le Taillandier et surtout
Frédéric Ozanam. Ce désir devint bientôt une
réalité.
Nos jeunes chrétiens n'étaient plus seuls.
Ils se connaissaient, ils s'aimaient, ils prati-
quaient ensemble leurs devoirs religieux, ils
se soutenaient et s'édifiaient mutuellement.
N'eussent-ils obtenu que ce résultat: de con-
server leur foi, d'affermir en leur âme les pré-
cieuses résolutions de la liberté chrétienne,
d'assurer à leur vie religieuse le plein exercice
de ses droits et de ses devoirs, leur Société
112 NOCES d'or
eût pu s'appeler grande et sainte. Mais, con-
vaincus qu'ils avaient besoin de Dieu pour
cimenter leur union et persévérer dans le
bien, trop délicats pour lui demander sa grâce
sans rien lui donner, trop intelligents pour ne
pas comprendre que la foi s'impose avec plus
d'autorité quand elle se manifeste par le dévoû-
ment, trop jaloux de l'intégrité de leur vertu
pour ne pas la couvrir d'une haute protection,
ils résolurent de servir Jésus-Christ dans ses
pauvres et de mettre leur foi, leurs affections,
leurs mœurs, leurs travaux, leur vie tout en-
tière sous la sauvegarde de la charité. C'est
par là, Messieurs, que votre Société vraiment
grande et sainte en ses germes l'est devenue
davantage en son large et magnifique épanouis-
sement. C'est sur ce point que je vous demande
permission d'insister.
Les intentions de vos fondateurs étaient
pures ; on vous a prêté depuis des ambitions
humaines , et vous avez répondu par des
faits qui, tous, nous révèlent un but émi-
nemment moral, social et religieux, tendant,
par un ensemble de services désintéressés,
à la triple réconciliation du pauvre avec la
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT-VlNCENT-DE-PAUL. 113
vie, du pauvre avec la société, du pauvre avec
Dieu.
La vie est le bienfait suprême autour duquel
se groupent les dons de Dieu, si grand bienfait
que nous oublions parfois, pour en jouir à notre
aisCj celui de qui nous la tenons. Se sentir
vivre, sans secousses et sans heurts doulou-
reux, donner la vie, voir prospérer autour de
soi la vie qu'on a donnée, c'est de toutes les
félicités la plus désirable et la plus chère.
Etrange mystère! La vie, un si grand bien,
peut devenir tout à coup un grand mal, lorsque
la misère se tient à toutes ses portes. Comment
voulez-vous que l'homme, condamné à de
perpétuelles privations, frappé dans tous les
siens, tourmenté par l'instinct puissant de sa
conservation, et ne rencontrant pour y répon-
dre que le vide, non pas le vide de la jouissance,
mais le vide du nécessaire, n'ayant en spec-
tacle que les souffrances de sa famille,
comment voulez-vous que l'homme ne se laisse
pas choir sur les pentes du désespoir, et ne
crie pas avec un illustre misérable : « Malheur
au jour qui m'a vu naître ! Malheur aux en-
trailles qui m'ont porté ! Malheur à moi qui
II 8
114 NOCES d'or
n'ai fait des vivants que pour faire des misé-
rables! » Et voilà pourtant où en arrive le
pauvre. Impuissant à chasser la misère qui
contredit à la vie, il hait sa vie et la porte
comme un fardeau maudit; il voudrait voir
sa maison dépeuplée, plutôt que d'y entendre
sans cesse les gémissements de la faim ; il fait
avec sa conscience d'abominables composi-
tions, pour ne pas multiplier le don chétif
qu'il ne peut alimenter à son foyer ; il profane
les saintes lois du mariage, il s'oublie dans
des unions sans pudeur et sans vertus, tant
il a peur d'en recueillir les fruits douloureux;
enfin, il hait la vie, il est dégoûté de la vie.
Faites appel à son courage, à son honneur, à
ses devoirs, il ne vous écoutera pas. Dites-lui
que sa souffrance a été bénie et que Dieu la
récompense quand elle a été généreusement
acceptée, il ne vous comprendra pas. Vos
avertissements et vos conseils tomberont,
comme du fiel, sur son cœur endolori et ne
feront que le rendre plus haineux et plus
désespéré.
Mais répandez sur lui la rosée salutaire de
l'aumône; qu'une main bienfaisante comble
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT-VINGENT-DE-PAUL. 115
le vide du nécessaire qui le désespère ; qu'un
secours énergique le soutienne à l'heure des
grandes calamités de la maladie et du chô-
mage; qu'une protection intelligente dirige
son travail et ses affaires ; qu'on le rassure
par de délicates précautions contre les éven-
tualités qu'il redoute; mais, encore, qu'on
recueille ses enfants, qu'on les élève, qu'on
les instruise; alors les bons instincts se ré-
veillent, l'intelligence du devoir sort des om-
bres de la passion, sa vie redevient un bien-
fait et, bien qu'il ne puisse se procurer que
les austères jouissances du travail, le pauvre
se réconcilie pourtant avec le don de Dieu.
C'est le premier service désintéressé que lui
rend la charitable Société de Saint- Vincent-de-
PauL
Il en est un autre plus élevé et plus glorieux,
c'est la réconciliation du pauvre avec la so-
ciété. Comme la misère fait haïr la vie, elle fait
haïr aussi la société; parce que, dans la société,
le pauvre rencontre, à chaque instant, des con-
trastes qui l'offensent, l'insultent, l'écrasent,
ne serait-ce qu'en faisant plus vivement saillir
ses humiliations et ses souffrances. Non seule-
116 NOCES d'or
ment l'insolence du luxe et la scandaleuse
prodigalité du plaisir, mais la richesse labo-
rieuse, mais l'honnête aisance dans la tran-
quille médiocrité lui apparaissent comme au-
tant de défis jetés à sa vie obscure et tour-
mentée. Les satisfaits oublient sans peine qu'il
y a sous leurs pieds des abîmes où grouillent
des légions de déshérités; les sages à qui rien
ne manque philosophent à leur aise sur l'iné-
galité des conditions, mais le pauvre n'oublie
rien; le pauvre n'a ni le temps ni le courage
de philosopher. Il voit, et ce qu'il voit, il ne se
l'explique que par un caprice du destin, s'il
croit au destin, ou par l'injustice des hommes,
s'il ne lui reste plus, même ce dernier traves-
tissement de la foi : la superstition. Du fond
de sa vie désolée, il se prend donc à haïr ceux
qui furent mieux partagés cfue lui, il con-
voite leurs biens, il médite leur ruine, et se
tient prêt aux hideuses débauches de la force
et de la violence. — Qui le guérira de cette
haine ? Qui en arrêtera les redoutables mani-
festations ?
La bienfaisance publique ? — Elle ne lui
fera pas défaut, je Taccorde. Mais facilement
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT-VINGENT-DE-PaUL. 117
le pauvre se persuadera qu'il a droit à tout ce
qu'elle fera pour lui, parce qu'il est d'emblée
un de ses administrés. Mais la bienfaisance
publique, parce qu'elle est une administration,
ne s'approchera du pauvre qu'avec des forma-
lités gênantes et des allures de protection
hautaine, qui ne dimiinueront rien de la dis-
tance à laquelle il se trouve rejeté. Dût-il en
recevoir une complète assistance, il lui reste-
rait encore quelque chose au cœur contre la
société qui ne lui envoie que de loin les
rognures de sa prospérité. Ce que le pauvre
redoute par-dessus tout, c'est l'isolement; Tin-
différence, l'oubli, le mépris, les apparences
même du mépris. Il déteste moins à causé de
ses privations qu'à cause de ses humiliations.
Son coeur parle souvent plus haut que ses
appétits, et il veut être dans le monde quelque
chose de plus qu'un animal gênant à qui l'on
jette un morceau de pain pour l'empêcher de
mordre. Enfin, il veut avoir avec le riche des
rapports qui l'honorent. N'est-ce pas son droit
sacré ? Honte à ceux qui bornent les relations
sociales à l'échange grossier de la matière. Le
pauvre peut échanger avec le riche le plus pré-
118 NOCES d'or
cieuxcles trésors, le trésor de son cœur, rempli
d'un amour reconnaissant, d'autant plus fort
et fidèle qu'il faudra s'abaisser davantage pour
venir le chercher.
Dieu soit béni ! Messieurs, cette noble exi-
gence, ce droit sacré du pauvre ont été compris.
Il lui fallait des amis respectueux et dévoués.
Ces amis, depuis cinquante ans, la charité les
multiplie parmi vous, et les réunit dans la
commune pensée d'honorer le pauvre comme
il doit et veut être honoré. Les conférences se
rassemblent, non seulement pour donner de
loin une aumône que chaque membre détache
de son superflu, de son utile, de son nécessaire,
mais pour épargner au pauvre l'humiliation
de la mendicité, pour la prévenir, en distribuant
à chacun le travail de l'assistance personnelle.
Ils descendent tous des hauteurs de la science,
du rang et de la fortune, ces chrétiens, et
comme les pieux rois qui, jadis, offraient
dans la grotte de Bethléem leurs présents et
leurs hommages au divin roi des pauvres, ils
viennent apporter, eux, dans de chétives et
obscuras demeures, avec le modeste secours
de leur collecte, l'hommage désintéressé d'un
DE LA SOCIÉTÉ DE SAIXT-VINCENT-DE-PAUL. 1^9
cœur ami Le pauvre, étonné de cette hono-
rable condescendance, sent s'apaiser les flots
de haine et de colère qui depuis longtemps
tourmentent son cœur; il écoute les bonnes
paroles qui l'encouragent, les salutaires con-
seils qui doivent diriger son travail et sa vie ;
il presse dans ses rudes mains les mains amies
qui se tendent vers lui ; et il aime mieux cela,
croyez-le bien, que l'odeur des bureaux, les
formalités de l'enregistrement, le bruit des
appels, et cela le réconcilie avec la société
qu'il avait prise en horreur.
Tout n'est pas fini cependant; le pauvre
couve au fond de son cœur une haine plus hi-
deuse et plus funeste que celle dont je viens de
parler, la haine de Dieu; haine sacrilège, j'ai
longtemps cru qu'elle était le privilège des
anges foudroyés et des orgueilleux révoltés,
mais j'ai été douloureusement détrompé de-
puis que j'ai vu de près la fureur impie des
misérables, et que j'ai entendu leurs blas-
phèmes et leurs malédictions. 0 mon Père
des cieux, vous que j'ai toujours trouvé si ai-
mable, même quand vous me faisiez sentir les
coups de votre justice, vous dont j'ai toujours
120 NOCES d'or
baisé les mains, même quand elles étaient ar-
mées de verges et de fléaux! 0 douce et chère
providence qui vous penchez à chaque instant
sur le monde et le remplissez de vos biens ! 0
Dieu dont la nature chante par mille et mille
voix les libéralités infinies ! Le pauvre vous
hait ! Il vous hait : non pas à la manière des es-
prits superbes qui, dans l'enivrement de leur
propre grandeur, croient pouvoir triompher de
la vôtre et vous traiter en ennemi, non pas à
la manière des cœurs corrompus, dont vous
troublez, parle remords, les plaisirs infâmes,
il vous hait comme un opprimé un tyran^
comme une victime un bourreau, il vous hait
et vous blasphème.
(( Dieu est bon? c'est un mensonge, dit-il,
un mensonge inventé par les satisfaits. 0
Dieu, si tu es bon, est-ce que je ne le saurais
pas? Est-ce que tu n'aurais pas consolé de-
puis longtemps mon cœur meurtri, et rempli
le vide affreux de mon existence? Tu fais jail-
lir à mes côtés la richesse et la joie, et tu dé-
peuples ma vie. Ta main de fer me broie sans
pitié. Moi, ma femme et mes enfants, nous
sommes les tristes jouets de ta capricieuse fu-
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL. 121
reur ; et il faut que je t'adore, que je t'aime,
que je te bénisse? Non, je ne le puis pas. » —
Et le pauvre maudit. S'il se tait, c'est qu'il a
perdu même la foi des réprouvés, et que, en
regardant le ciel, il n'y voit plus que le néant.
Pardonnez-moi, Messieurs, je viens d'attris-
ter vos cœurs chrétiens, mais le mien est plein
de courroux, non pas contre le pauvre dont je
respecte le malheur, mais contre les monstres
qui ont enlevé à sa misère tous les refuges di-
vins ouverts devant elle. On a corrompu le
pauvre par des systèmes abjects et des théo-
ries meurtrières, devenues l'enseignement des
masses ; on a dit de Dieu qu'il se tenait im-
mobile dans la perfection d'une nature égoïste;
on a dit de Dieu qu'il n'était pas ; on a dit de
Dieu qu'il était le mal ; on a dit de la foi
qu'elle était une faiblesse d'esprit et un entraî-
nement superstitieux du cœur; on a dit de la
prière qu'elle était un acte stérile et qu'elle
offensait la dignité humaine; on a dit de la
souffrance qu'elle était un non-sens, sans mé-
rite et sans vertu pour des jours meilleurs; on
a dit du bonheur qu'il ne se trouvait que dans
les jouissances passagères de cette terre ; enfin,
122 NOCES d'oi;
on a dit des absurdités et des infamies qui
sont descendues dans le cœur du pauvre et
ont fait de lui un impie.
Il était temps que vous vinssiez, Messieurs,
car la bienfaisance, la plus féconde en res-
sources et la plus sagement administrée, ne
peut remédier à un pareil malheur. Du reste,
ce n'est ni sa prétention ni son but. Il fallait
donc un ministère dont le but suprême fût la
réconciliation du pauvre avec Dieu. C'est le
vôtre, Messieurs. Son action est d'autant plus
sûre que, n'étant point revêtus de la dignité
du sacerdoce, vous ne heurtez pas les préju-
gés du pauvre qui ne peut vous accuser de
faire un métier. Par le double hommage de
l'aumône et de l'amitié, chaque visiteur du
pauvre acquiert le droit de parler en chré-
tien et de faire appel à ce caractère sacré
qu'aucune infortune, aucun crime ne peu-
vent effacer, même chez les plus misérables
des hommes. Tout à l'heure le pauvre était
injuste, mais une voix amie saura calmer
l'orage de ses blasphèmes, a Cher ami, dira-
t-elle, comment voulez-vous que Dieu vous
bénisse si vous le maudissez, priez-le plutôt,
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL. 123
il se laissera toucher et répandra sur vous la
rosée de ses dons. Ne vous plaignez pas de
ses coups; car, hélas! qui donc n'a pas mérité,
ne serait-ce qu'une fois dans sa vie, que Dieu
le châtie? Vous avez le cœur bien gros, parce
qu'il vous semble que votre Père des cieux
vous traite plus durement que les autres ; mais
son propre Fils, son Fils éternel et bien-aimé,
est-ce qu'il l'a épargné ? 0 mon ami, vous êtes
pauvre, mais plus pauvre que vous était ce
Jésus-Christ qui naquit dans une étable et
n'avait pas une pierre où reposer sa tête ; vous
souffrez, mais plus que vous a souffert cet
adorable Sauveur dont le corps n'était qu'une
plaie et qui mourut pendu à un gibet entre
deux scélérats, trahi par ses amis, maudit par
son peuple, et abandonné par le ciel. Il était le
Fils de Dieu, et vous êtes le fils d'un pécheur;
il était innocent, et vous êtes coupable. Écou-
tez encore, ô mon ami, écoutez ces paroles
tombées d'une bouche divine : Bienheureux les
pauvres, parce que le royaume des cieux est à
eux; bienheureux ceux qui pleurent, parce
qu'ils seront consolés; un moment de souf-
france nous prépare une éternelle gloire; la
124 NOCES d'or
douleur est une plante amère que Dieu bénit
et transforme pour en tresser la couronne im-
mortelle des deux. »
Il se peut, Messieurs, que le pauvre résiste
à vos touchantes exhortations, mais souvent
son coeur s'émeut et ses bons sentiments
éclatent ensemble par des paroles naïves et
délicates comme celles d'un malheureux qui
disait à son visiteur : « Oh ! oui, Monsieur,
j'ai été bien coupable, et Dieu est bien bon,
puisqu'il a pris pour venir à moi votre bonne
ligure. »
Réconcilier le pauvre avec Dieu, avec la so-
ciété, avec la vie, voilà donc, Messieurs, le
but de votre charitable ministère. Si c'est là
ce qu'on appelle des ambitions humaines, il
serait à désirer que tous les cœurs en fussent
remplis.
Vos moyens sont à la hauteur de ces ambi-
tions.
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT-VINGENT-DE-PAUL. 125
II
« Ce n'est pas assez à l'homme de bien,
dit Bossuet, de ne vouloir que ce qui est juste.
Il craint de corrompre ses innocents desseins.
Il ne veut que de bons moyens pour y parvenir,
et il a toujours devant les yeux ce précepte de
la loi : Tu poursuivras justement ce qui est
juste: Juste quod justum est persequeris. »
Telle est votre devise, bien qu'on vous ait
accusés de tendre à votre but par une action
souterraine, des pressions illicites, et' des
engagements intéressés, enfin, de former entre
vous une société de franc-maçonnerie cléri-
cale et jésuitique. Les faits répondent énergi-
quement à cette bouffonnerie ; comme ils pro-
clament l'excellence de votre but, ils procla-
ment également Texcellence de vos moyens,
leur loyauté, leur générosité, leur sainteté,
car ces moyens sont la publicité d'action, la
liberté de coopération, l'esprit de foi et l'amour
chrétien.
126 NOCES d'or
Qu'on cherche les ombres et le secret; qu'on
s'entoure de mystère, qu'on crée des signes
cabalistiques, qu'on invente des initiations
étranges, propres à étonner et à séduire les
esprits faibles, quand on veut faire le mal,
cela se conçoit. C'est lâche ; mais tout être
assez sot ou assez dépravé pour s'engager
dans l'apostolat du mal commence toujours
par une lâcheté. Nous ne mépriserons jamais
assez ces sociétés rampantes, qui attendent,
pour nous dire ce qu'elles veulent, les jours de
trouble et de confusion, pendant lesquels tout
ce qui est bon, juste et saint, se trouve livré à
la brutalité des passions déchaînées ; ces so-
ciétés qui recherchent la protection des om-
bres, se couchent à terre pour échapper à la
vigilance des gardiens du droit, dépravent le
langage pour couvrir leurs desseins, et ne se
montrent hardies que lorsque leurs trahisons
ont miné les pouvoirs qu'elles veulent abattre
et corrompu les peuples qu'elles veulent asser-
vir. Toute société qui se respecte, toute société
qui prétend entrer dans la vie publique doit
agir publiquement.
Or, Messieurs, ce qui nous frappe d'abord
DE LA SOCIETE DE SAiNT-VINCENT-DE-PAUL. l'^l
clans votre ministère, c'est la publicité d'action.
Votre Société a cinquante ans de vie, d'une
vie publique, manifestée par des œuvres que
tout le monde connaît, entrée par toutes les
portes dans le domaine de l'histoire. Manuels,
bulletins, comptes rendus, instructions, cir-
culaires, budgets, rien n'a été soustrait ni aux
regards jaloux de l'autorité, ni aux mains'
profanes de ceux qui sont étrangers à vos
saintes œuvres. Tout a été écrit en bon fran-
çais, sans abréviations inintelligibles, sans
mystères typographiques.
Qui a fermé la porte de vos séances ? Qui
s'est servi d'un langage que tout le monde ne
puisse comprendre? Je suis entré, tout le
monde pouvait entrer avec moi ; j'ai entendu,
tout le monde pouvait entendre avec moi ; j'ai
vu des hommes, assis sans distinction de pro-
fession, d'initiation et de grade, unis dans la
sainte égalité des frères ; ils se reconnaissaient
à un signe, c'est vrai, mais ce signe je l'avais
appirs sur les genoux de ma mère ; il me sert
à reconnaître mes frères les chrétiens. Écou-
tez, voici ce qu'ils disaient, après s'être
recueillis devant Dieu : « Au nom du Père, du
128 NOCES d'or
Fils et du Saint-Esprit ! Au nom du Père des
pauvres et des orphelins, du tout-puissant
protecteur des misères humaines ! Au nom
du Fils, roi des pauvres, vêtu, pour nous ex-
citer à la compassion, d'une pourpre sanglante,
et abreuvé, par amour pour nous, des plus
inénarrables souffrances ! Au nom du Saint-
Esprit, amour éternel du Père et du Fils, ins-
pirateur de toutes les bonnes œuvres et direc-
teur suprême delà charité chrétienne. Au nom
du Père, du Fils et du Saint-Esprit, parle signe
adorable de la Croix, nous nous reconnaissons
comme des frères, rassemblés, au vu et au su
de tout le monde, pour conspirer contre les
misères qui désolent l'humanité. » — Et voilà
la Société qu'on a accusée de ténébreux agis-
sements !
Cependant, je dois l'avouer, il y a un mys-
tère, un grand, profond et sublime mystère,
où la Société de Saint- Vincent-de- Paul puise
les forces qu'elle dépense dans son action
publique ; c'est le mystère de ses festins.
A l'inverse de ces sociétés, soi-disant huma-
nitaires, qui mangent et boivent à tant par tête,
poussent des cris retentissants, portent des
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL. 129
toasts emphatiques à la régénération du
peuple, à la liberté des nations, et cherchent à
faire oublier, par le bruit et l'éclat de leurs
banquets fraternels, les ténèbres dont elles
enveloppent leur action politique, la religieuse
Société de Saint- Vincent-de-Paul va manger
et boire en secret à des tables sans faste, où
Dieu remplit gratuitement les âmes de sa vie.
Mêlés à la foule des fidèles, ou bien cachés
dans les ombres d'une petite chapelle, ces
conspirateurs sacrés viennent de recevoir...
Quoi donc? — Rien pour leurs sens, tout
pour leur âme. Sous un signe fragile et sans
gloire, Dieu est venu, et maintenant, du fond
de ces coeurs devenus plus fertiles en oracles
que l'antique Saint des Saints, il parle, il con-
sole, il exhorte, il encourage, il pousse en
avant. t( Marche, dit-il, marche, parais, mon-
tre-toi, révèle par tes œuvres d'amour la pré-
sence perpétuelle et l'inépuisable bonté de
celui qui passa jadis en faisant le bien. » Et
ils marchent, ils paraissent, ils se montrent,
ils opèrent sous nos yeux ; et plus grand est le
mystère de leur force, plus éclatante est la
publicité de leur action.
II 9
130 NOCES d'or
L'action est publique ; en même temps elle
est libre. Chaque membre des Conférences de
Saint-Vincent-de-Paul s'engage, il est vrai, à
coopérer de ses biens, de ses services et de son
cœur : de ses biens, parce que, sans l'aumône,
il est impossible de franchir le redoutable
espace qui sépare la richesse de*la misère; de
ses services, parce que l'assistance personnelle
tempère cette sorte d'humiliation que l'au-
mône inflige à qui la reçoit; de son cœur,
parce qu'il faut gagner le cœur du pauvre et
convertir ses haines et ses colères en amitié
pieuse et reconnaissante. Mais c'est librement
que chacun s'engage, librement que chacun
donne. Pas de ces serments puérils d'abord,
onéreux ensuite pour la conscience d'un hon-
nête homme; pas de ces intimidations aux-
quelles répond une docilité imbécile ; pas de
ces pressions audacieuses qui spéculent sur la
lâcheté humaine ; pas de ces liens dont on ne
peut se dégager sans être accusé de violer sa
parole; pas de ces cotisations réglementaires
qui deviennent une servitude; pas de ces pré-
lèvements qui épuisent les ressources avant
qu'elles soient appliquées. Mais « restreindre
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT- VINCENT-DE-PAUL. 131
les frais au strict nécessaire, être avare de
l'argent des pauvres, faire appel à la bonne
volonté de tous » : telle est la loi. Vous voulez
donner votre argent, vos services, votre cœur:
entrez ! Vous êtes las de donner ; votre bourse,
vos affaires, votre famille ne vous permettent
plus d'être libéral, soit ; vous pouvez sortir.
Toujours on se rappellera vos services ;
jamais on n'inquiétera votre abstension.
Vous êtes libres. Messieurs, donc vous
n'avez besoin ni de surveillance, ni de contrôle.
Vous vous surveillez vous-mêmes, vous vous
contrôlez vous-mêmes. La liberté de chacun
est la plus sûre garantie de la moralité de
tous, puisqu'elle donne à chacun le droit et le
pouvoir de révéler ce qui offenserait sa cons-
cience d'honnête homme et de chrétien. Il y a
eu dans vos rangs bien des défections, des
esprits chagrins ont discuté plus d'une fois
l'opportunité de vos œuvres, et certaines ma-
nières de faire qui n'étaient pas de leur goût,
jamais pourtant on n'a pu surprendre une
accusation sérieuse contre l'esprit qui vous
anime.
Quel est donc cet esprit? Par quels motifs
132 NOCES d'or
vous décidez -vous à ces libéralités, trois fois
salutaires et fécondes, dont doit bénéficier la
Société? Quel charme vous séduit dans la
misère dont vous êtes les patrons ? Quel appât
vous attire si infailliblement que vous ne
sachiez rien refuser au malheur? Espérez-
vous tirer bénéfice d'argent ou d'honneur de
vos charités ? — Impossible ! Votre foi con-
sidère ce qui appartient aux pauvres comme
une chose sacrée, et vous ne recueillez, la plu-
part du temps, dans votre ministère, que
l'ingratitude de vos obligés, le mépris des
impies, et les critiques des âmes lâches qui
n'osent pas vous imiter. Et pourtant, il faut
bien que vous soyez mus ; tout mouvement
suppose une cause. D'où vient donc le mouve-
ment c[ui vous incline vers la misère et vous
fait rechercher ses embrassements ? — Je vais
le dire et révéler ici un des plus touchants mys-
tères de votre vie.
Dans l'ordre de la nature, et à ne consulter
que les lumières du simple bon sens, le pauvre
a droit à nos sympathies et à notre assistance.
Ses abaissements, ses douleurs, ses vices,
même, ne lui enlèvent rien des communes
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL. 133
prérogatives qui l'unissent à nous par des
liens que nous ne pouvons briser sans crime.
Il est de notre sang et de notre famille ; il ap-
pelle, comme nous, Dieu son père; il se rend
avec nous, sur les chemins du même exil, vers
la même patrie. Origine^ nature, destinée, tout
intercède en sa faveur. Ajoutez à cela une dis-
position providentielle qui veut c[ue la bienfai-
sance répare l'inégalité des conditions, que
ceux qui ont reçu plus que leur part rem-
plissent auprès de ceux c{ui n'ont rien l'office
du maitre de tous les biens ; enfin, cette inef-
fable action de la souffrance qui fait éclore en
tous les nobles cœurs l'attendrissement et la
pitié; alors vous comprendrez cette parole cé-
lèbre d'un ancien : ce Je suis homme, et je ne
pense pas que rien de ce qui est humain puisse
m'être étranger : Homo sum, et nihil humcini
a me aXienum puto. »
Vouloir être humain, cela peut paraître à
certaines gens une généreuse ambition ; pour
vous. Messieurs, c'est une ambition mesquine
et vulgaire. Ce vague sentiment qu'on appelle
humanité ne produit généralement que des
considérations verbeuses, des élégies lar-
134 NOCES d'or
moyaiites, des œuvres imparfaites; sans grand
résultat pour la transfiguration morale et re-
ligieuse du pauvre. On a beau s'appeler phi-
lanthrope, toujours la misère offense les dé-
licatesses de la nature et la tient à distance.
Le pauvre ne triomphe d'un cœur d'homme
que par un attrait divin, invisible à la raison ;
mais alors, il est si fort de ses charmes qu'il
s'empare des natures les moins impression-
nables et les réduit en une sorte d'esclavage.
Saint esclavage, par lequel l'homme s'immole
au service de l'homme! Saint esclavage, qui
prosterne les grands aux pieds des petits ! Qui
pourrait, je ne dis pas le comprendre, mais
même le concevoir, sans l'esprit de foi ?
L'esprit de foi, telle est. Messieurs, la di-
vine lumière qui descend d'en haut sur le
pauvre et nous fait voir en lui ce qui se ca-
chait dans le demi-jour de notre nature, je
veux dire l'image vivante du Dieu qui s'est
fait pauvre et souffrant pour nous. « Les
pauvres, disait un des premiers organisa-
teurs de votre Société, Frédéric Ozanam, les
pauvres nous les voyons des yeux de la chair,
nous pouvons mettre le doigt et la main dans
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL. 135
leurs plaies, et les traces de la couronne d'é-
pines sont visibles sur leur front. Ici l'incré-
dulité n'a plus de place possible, et nous de-
vrions tomber à leurs pieds, leur disant avec
l'apôtre : Tu es Dominus et Deus meus. Vous
êtes nos maîtres, et nous sommes vos servi-
teurs, vous êtes pour nous les images sacrées
de ce Dieu que nous ne voyons pas, et ne sa-
chant pas l'aimer autrement, nous l'aimons en
vos personnes ^ » C'est vrai, ô mon Dieu, Jé-
sus, cher et doux martyr de nos iniquités, c'est
vrai que nous ne vous voyons plus. Vous vous
êtes soustrait à la pieuse avidité de nos re-
gards, après les jours de votre courte appari-
tion. Mais, soyez béni, puisque vous nous avez
laissé vos chers pauvres, vos enfants de pré-
dilection, vos images, vos sacrements vivants.
En présence de ces christs à qui vous avez
donné une onction plus que royale, en les
choisissant pour vos représentants, nous ne
dirons plus : « Homo suin^ et nihil humani
a me alienum puto, » mais : « Je suis chrétien,
1. Lettre à M. Janmot, peintre, à Rome, 13 novembre
1836.
136 NOCES d'or
et rien de ce qui est du Christ ne m'est étran-
ger. »
Voilà l'esprit de foi. Or, en vertu des lois
qui régissent les phénomènes surnaturels, de
l'esprit de foi naît l'amour chrétien. Voir Jé-
sus-Christ quelque part et ne pas l'aimer, ne
pas se dévouer à son service, c'est impossible.
Car Jésus-Christ, c'est la manifestation per-
sonnelle de l'amour de Dieu, le mémorial vi-
vant, je ne dis pas assez, la somme de tous les
bienfaits dont la libéralité divine a bien voulu
honorer l'humanité. Jamais, mieux que par
Jésus-Christ et en Jésus-Christ, nous ne pour-
rons comprendre ce profond axiome de la
théologie, ce Summum honum est sui diffu-
sivum. : le souverain bien aime à se répandre. »
Du faîte de notre intelligence jusqu'aux plus
obscurs atomes dont se compose notre corps,
nous sommes remplis des dons de Dieu. Ces
dons il nous les a faits par son Verbe et en vue
de la vie suréminente dont le Verbe incarné est
l'auteur et le réparateur. Dieu se donne donc
et nous ne lui donnerions rien ? Dieu se donne
par Jésus-Christ, et nous ne répandrions pas
à ses pieds quelque chose des biens que nous
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL 137
tenons de son amour infini? Cela ne se peut
pas, Messieurs, cela ne se conçoit pas. Aussi
je vous entends dire d'une commune voix :
(( 0 Dieu, vous vous montrez à nous dans votre
Christ, votre Christ se montre dans les chers
pauvres qu'il a sacrés et recommandés à notre
amour. Eh bien! nous les respecterons comme
nous l'eussions respecté, s'il nous eût permis
de vivre en sa compagnie; nous les aimerons
comme nous l'eussions aimé, s'il nous eût été
donné de contempler sa divine beauté ; nous
les traiterons comme nous l'eussions traité,
s'il eût tendu vers nous ses mains sanglantes
et appuyé sur notre cœur sa pauvre tête dé-
chirée. Humiliations, mépris, sacrifices, rien
ne nous coûtera, puisque tout est pour lui. Di-
rigé par l'esprit de foi, le ministère des Con-
férences de Saint-Vincent-de-Paul sera un
ministère d'amour tendre, délicat, généreux,
dévoué, infatigable, universel, perpétuel. »
Après cela, Messieurs, je n'ai plus rien à
dire de la grandeur et de la sainteté de votre
Société. Ce qu'elle était dans son germe, elle
l'a été dans ses développements, elle l'est dans
son état actuel, grâce à votre bonne volonté
138 NOCES d"or
sans doute, mais, bien plus encore, grâce aux
bénédictions de Dieu, dont il faut vous rappe-
ler le souvenir, en quelques mots, pour mettre
le comble aux joies de vos Noces d'Or.
III
Par l'acte créateur, Dieu fait sortir du néant
ce qui n'était pas; mais l'être qu'il évoc|ue re-
tournerait immédiatement au néant, s'il n'é-
tait saisi, au moment même où il parait, par
l'acte conservateur. Cet acte, Dieu le promet-
tait à tous les vivants dont sa toute-puissante
parole venait d'enrichir la nature lorsqu'il
leur disait : « Croissez, produisez, multipliez-
vous. )) Depuis des milliers d'années, le monde
vit de cette bénédiction.
Mais si les genres et les espèces en ont be-
soin, combien plus les institutions saintes que
la grâce fait éclore dans le monde religieux
pour le remplir de bonnes œuvres. Issus de la
grâce, vous n'avez point été oubliés, Messieurs,
et r humble Société qui naissait, il y a cin-
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT- VINCENT-DE-PAUL. 139
quante ans, sous le patronage de saint Vin-
cent de Paul, peut se glorifier aujourd'hui des
bénédictions qui lui ont donné une triple fé-
condité : fécondité de multiplication, fécondité
d'action, fécondité d'émulation.
Ce fut, comme je vous le disais tout à l'heure,
un petit groupe déjeunes gens qui commença
l'Œuvre des Conférences ; ils n'étaient que huit.
Ils prirent le temps de bien se connaître et de
bien s'aimer, et, forts de leur union, ils atti-
rèrent à eux une foule d'âmes jalouses de
conserver le précieux trésor de leur foi et des
vertus chrétiennes, en le mettant sous la pro-
tection de la charité. Deux ans après la fonda-
tion, il fallut se dédoubler. Quatre Conférences
furent établies. Aujourd'hui, Paris et la ban-
lieue en possèdent plus de cent. Entre temps,
la Société envoyait à la province des colonisa-
teurs. Nîmes, Lyon, Nantes, Rennes, Dijon,
Toulouse et combien d'autres villes imitaient
la capitale, et trente années ne s'étaient pas
écoulées que déjà votre Société comptait en
France quinze cent quarante-neuf Conférences.
Il faut peut-être décupler le chiffre pour bien
se rendre compte de votre fécondité dans le
40 NOCES d'or
monde entier. Ce n'est pas en un romanesque
voyage de quatre-vingts jours, mais en quel-
ques minutes que j'ai pu faire le tour du globe
et contempler partout les fruits de la béné-
diction divine. J'ai vu dans un de vos rapports
généraux le grain de sénevé, de 1833, multi-
plié jusque dans l'Australie et la Nouvelle-
Zélande.
Rien de confus dans cette multiplication.
Une sage organisation a su faire de votre
Société une œuvre ordonnée comme sont
ordonnées les œuvres divines, et donner à
toutes ses ramifications un seul cœur et une
seule âme. J'ai lu vos règlements, ainsi que les
circulaires de votre conseil général, et je ne
saurais vous dire, Messieurs, combien j'ai été
émerveillé et touché à la fois, de l'élévation de
vos vues, de la pureté de vos intentions, de la
sagesse de vos dispositions, de la rectitude de
vos conseils, de la force de vos encourage-
ments, de la douceur de vos remontrances, de
l'universelle sollicitude de votre charité.
Une si haute et si puissante direction ne
pouvait manquer d'être bénie et d'assurer à
votre Œuvre la fécondité d'action.
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT-VINGENT-DE-PAUL. 141
Vous ne vous êtes proposé, au début de votre
ministère, que la visite des pauvres, et Dieu
seul connaît tout ce qu'ils vous doivent en cela.
Mais, dans son contact avec la misère, l'amour
chrétien cède à des entraînements qui mul-
tiplient ses bienfaits ; vos modestes desseins
ont été débordés. En parcourant vos annales
du demi-siècle qui vient de s'écouler, j'y vois
fondations de crèches et de salles d'asiles,
patronages, instruction, éducation des orphe-
lins, des écoliers, des savoyards, des apprentis,
des enfants de manufactures, des ouvriers, des
libérés ; pour eux, des vestiaires et des lin-
geries ; pour eux, des caisses d'épargne, de
secours et de loyers ; pour eux, des fourneaux
économiques, des dispensaires et des secours
médicaux ; pour eux, des réunions pacifiques
et joyeuses, la parole évangélique, instructive
et moralisatrice, distribuée sous toutes ses
formes ; le mariage, le travail, les affaires, la
maladie, la mort, les funérailles des pauvres,
devenus l'objet de vos tendres sollicitudes et
de votre protection désintéressée. Et ce n'est
pas tout. Chaque fois que les calamités publi-
ques ont fait entendre leur grande voix, toute
142 NOCES D'OR
votre Société s'est émue, et c'est par centaines
de mille francs qu'elle a envoyé ses aumônes
aux victimes des inondations du Rhône et de la
Loire, de l'incendie de Limoges, des crises
industrielles, des massacres de Syrie et des
famines d'Algérie.
Assurément, Messieurs, vous n'avez pas fait
par vous-mêmes tout le bien dont la misère
est redevable à la charité chrétienne depuis
cinquante ans, mais, s'il est vrai de dire que
Dieu nous réserve une part dans le mérite des
bonnes œuvres que nous aurons commanditées
par nos exemples, la part de la Société de Saint-
Vincent-de-Paul sera large et glorieuse, car
une bonne partie des charités qui ont honoré
ce siècle est due à sa féconde émulation. Cette
émulation s'est fait sentir surtout parmi ses
membres : que d'âmes chancelantes ont été
affermies par elle dans la foi, que de vertus se
sont conservées au contact de ses vertus, que
de passions se sont assouplies et transformées
sous le joug de la charité ; que d'hommes de
toutes conditions et de tout âge, fortifiés par
leur union, ont eu le courage de se montrer
chrétiens ! Les lâchetés du respect humain
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL. 143
étaient, naguère, à l'ordre du jour. Rares
épaves des naufrages révolutionnaires, les
hommes restés chrétiens avaient besoin d'hé-
roïsme pour pratiquer ostensiblement leurs
devoirs religieux. Aujourd'hui cette pratique
est devenue facile. L'opinion énergiquement
bravée ne peut plus étouffer les imposantes
manifestations de foi virile dont nos églises
sont, si fréquemment, le théâtre. Confessons-
le, Messieurs, c'est votre féconde émulation
qui a préparé, en grande partie du moins, ce
consolant spectacle.
Dieu vous a bénis, c'est évident. On ne fait
pas sans lui de si grandes choses ; mais pour
mieux nous convaincre de son intervention
dans votre œuvre, il a voulu joindre à son
action latente des témoignages publics de sa
bienveillance. Ces témoignages sont les innom-
brables lettres et ordonnances des Evoques
qui vous ont encouragés, les six brefs par
lesquels le Saint-Siège vous a ouvert le trésor
des indulgences ^ la haute distinction qu'il
1. Bref de Grégoire XVî, 10 janvier 1845. — Du même,
bref supplémentaire, 12 août 1815. — Bref de Pie IX,
144 NOCES d'or
vous a accordée, en vous donnant un Cardinal
protecteur, et surtout cette solennelle bénédic-
tion que reçurent, de l'immortel Pie IX, toutes
les Conférences du monde, prosternées à ses
pieds dans la personne de leurs représen-
tants ^
(( Fils bien-aimés, disait-il, allez au milieu
du monde, de ce monde qu'on peut appeler un
cadavre enseveli dans les ombres de la mort ;
et après avoir pleuré sur les péchés de ceux
qui l'aiment, après avoir prié afin que Dieu
opère le plus grand des miracles, la conversion
des pécheurs, tous pénétrés de charité, criez
à la mort avec la voix de Jésus- Christ : Sors
de ta tombe, et reviens de la mort du péché à
la vie de la grâce, des ténèbres de l'erreur à
la lumière de la vérité, de la fange du vice aux
purs sentiers de la vertu.
(( Afin que vous puissiez mieux accomplir
18 mars 1153. — Du même, 18 mars 1854. — Du même,
13 septembre 1359. — Du même, 6 décembre 1873.
1. Cette bénédiction a été donnée le 5 janvier 1855,
veille de TÉpiphanie, à plus de quatre cents représen-
tants des conférences, réunis dans la salle du Consistoire,
au Vatican.
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL. 145
ces œuvres excellentes de charité, je vous bénis
au nom du Père éternel, qui nous a aimés d'une
éternelle charité.
« Je vous bénis au nom du Fils, qui nous a
aimés jusqu'à verser la dernière goutte de son
sang précieuX; pour effacer de nos âmes la
marque de notre éternelle damnation .
« Je vous bénis au nom du Saint-Esprit, et
je prie le Père des pauvres, ce dispensateur
des dons célestes, ce consolateur des affligés,
de vouloir bien répandre sur vous un rayon de
sa divine lumière, afin qu'éclairés et sanctifiés
par cette lumière, vous puissiez ramener dans
le droit chemin les âmes auxquelles vous pro-
diguez vos bienfaits, et qui se sont écartées des
voies de la vertu.
« Je vous bénis au nom de la très sainte
Trinité, et que cette bénédiction vous accom-
pagne tous les jours de votre vie; qu'elle
s'étende sur tous ceux qui coopèrent aux
œuvres de charité, soit à Rome, soit en
Italie, soit en Europe, soit dans l'univers en-
tier.
« Je vous bénis, pour le temps de votre course
mortelle et pour l'heure dernière de votre vie ,
II 10
146 NOCES d'or
afin qu'après elle vous soyez dans le ciel, bénis
de Dieu pendant toute l'éternité.
(( Benedictio Dei Omnipotentis^ Patris et
Filii et Spiritus Sanctif descendat super vos et
maneat semper. »
Quel Amen vous avez répondu, Messieurs !
Cette touchante et magnifique bénédiction
couronne votre apologie. Je ne puis plus rien
ajouter à vos louanges. Aussi bien, il ne faut
pas que ces Noces d'Or ne soient qu'une fête
d'encens ; vous me permettrez d'y mêler un
peu de myrrhe.
La Société de Saint- Vincent-de-Paul a sans
doute bien mérité de Dieu et de l'Eglise pen-
dant le premier demi-siècle de son existence ;
ses charités ont soulagé bien des misères et
sauvé bien des âmes. Toutefois, je me demande
si son action sociale a été aussi large et aussi
profonde qu'on pouvait l'espérer. Il n'y paraît
pas, à la démoralisation presque générale des
classes laborieuses et indigentes. La formi-
dable concurrence des Sociétés secrètes a
refoulé vos généreux efforts. Messieurs, et,
dans ces derniers temps surtout, nous avons
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL. 147
VU s'accentuer les haines que vous vous pro-
posiez d'apaiser.
Pourquoi ce triomphe d'une influence mau-
dite sur la vôtre ? Ah ! tout le monde le sait,
vous avez eu vos jours d'épreuve ; les pouvoirs
jaloux ont trouvé mauvais que vous fassiez le
bien sans leur congé, et ne pouvant vous
écraser, ils vous ont affaiblis par des tracas-
series et des vexations. Personne n'ignore non
plus que les excitations violentes et malsaines,
qui visent les passions de la foule, ont plus de
chances de réussir que les appels pacifiques
qui s'adressent à ses bons instincts. Mais
encore, pouvez-vous vous rendre le témoignage
d'avoir toujours répondu comme il faut à la
grâce de votre vocation? N'avez-vous point
mêlé quelquefois des vues trop humaines aux
pures intentions qui devaient diriger votre
ministère? Ne vous est-il jamais arrivé de
négliger l'intérêt spirituel des pauvres, but
suprême de vos charités, et de vous contenter
de leur distribuer des secours matériels ? Ne
vous êtes-vous pas bornés à préserver vos
médiocres vertus de toute grave atteinte, au
lieu de développer en vous la perfection chré-
148 NOCES d'or
tienne ? Avez-vous assez demandé cette per-
fection à la prière et aux sacrements ? Vous
vous êtes montrés chrétiens; n'avez-vous pas
eu peur de paraître trop pieux ? Préoccupés
plus qu'il ne fallait de la laïcité de votre œuvre,
ne l'avez-vous pas un peu trop fermée à des
influences sacrées qui auraient pu diriger,
stimuler et accroître votre zèle ? Assez forts
pour ne pas succomber sous les coups de la
persécution, n'y avez-vous pas trouvé prétexte
à un ralentissement de générosité, au lieu d'y
retremper votre courage ? Votre prosélytisme
ne s'est-il pas attiédi ? Avez-vous, d'un esprit
et d'un cœur assez larges, ouvert vos rangs à
tous ceux qui auraient pu devenir vos coopé-
rateurs? Enfin, n'avez-vous pas manqué de
cette sainte audace de l'esprit de foi et de
l'amour chrétien, à laquelle Dieu ne refuse
jamais son assistance, et qui, seule, pouvait
résister efficacement à la funeste concurrence
de l'esprit du mal ?
Il appartient à vos consciences. Messieurs,
de répondre à ces questions. Vous comprenez
bien, n'est-ce pas, que je ne fais ici aucune
personnalité, et que je n'articule aucun repro-
DE LA SOCIÉTÉ DE SAINT- VINCENT-DE-PAUL. 149
che. Mon unique dessein est de vous engager
à ne point déflorer les joies légitimes de vos
Noces d'Or par une vaine complaisance qui
paralyserait les efforts que l'avenir attend de
vous, de réveiller en vous les énergies qui
sommeillent, afin que vous entriez pleins de
larges et vigoureuses ambitions dans une
nouvelle cinquantaine. Votre œuvre n'est
qu'ébauchée, le siècle l'achèvera. Nous ne
serons plus là, pour célébrer votre centenaire,
mais, du haut du Ciel où Dieu nous aura réunis,
je l'espère, nous verrons le suprême triomphe
de votre grande et sainte Société ; nous enten-
drons celui qui me remplacera dans cette chaire
s'écrier : « Dieu a béni le dévouement des
ouvriers de Saint-Vincent-de-Paul, la charité
est victorieuse, la charité règne, la charité est
maîtresse du monde : Charitas vincit, cha-
ritas régnât^ charitas imperat, »
ŒUVRES DE CHARITÉ
DE CONSTANTINOPLE
ŒUVRES DE CHARITÉ DE CONSTANTINOPLE
Discours prononcé dans l'église
Saint-François- Xavier, à Paris, le 19 avril 1885.
Vince in bono malum.'
Triomphe/, du mal par le bien.
(Rom., cap. xii, 21.)
Monseigneur S
Mes Frères,
Il n'y a pas de plus solennel, de plus intéres-
sant, de plus édifiant spectacle que celui du
grand combat de la charité contre tous les
maux qui proviennent des défaillances de la
nature, des caprices du sort, ou de la malice
des hommes. Notre divin Sauveur a donné le
signal de ce combat en nous disant : « Aimez-
1. Mgr Richard, archevêque de Larisse.
154 OEUVRES DE CHARITÉ
VOUS, )) et ses apôtres en ont conduit les pre-
miers engagements. « Vince in bono malurn :
Vaincre le mal par le bien, » c'était leur de-
vise, et c'est encore le cri de ralliement des
cœurs chrétiens, partout où l'Église a planté
sa tente et rassemblé quelques-uns de ses en-
fants.
Je me perdrais dans le vaste récit des
prouesses de la charité chrétienne, si je vou-
lais la suivre sur tous les théâtres où son action
est engagée : et, du reste, ce n'est point ce que
j'ai promis aux aimables et pieuses personnes
qui m'ont demandé le concours de ma parole.
Elles m'ont montré, à l'extrémité orientale de
l'Europe, une illustre et grande ville dont
elles ont vu de près les misères, et où elles ont
été témoins d'admirables dévouements.
Un dieu, disaient les anciens, a désigné lui-
même l'emplacement de cette ville, aux bords
d'une immense fissure qui unit deux mers,
près d'une baie sinueuse qu'on a appelée de-
puis la Corne d'or, à cause de sa forme et de
la richesse de son commerce, et en face des
proches rivages de l'Asie, dont on aperçoit
les collines couronnées de noires forêts et re-
DE CONSTANTINOPLE. 155
vêtues d'un manteau aux riantes couleurs; la
nature et l'art en ont fait au dehors une des
merveilles du monde. Coteaux doucement on-
dulés, havre spacieux où pénètre le courant
du Bosphore, ondes bleues où se balancent
des forêts de mâts pavoises, où voltigent les
caïques aux rames légères, où se baignent les
albatros, citadelles aux blanches murailles,
palais aux portes sculptées, cyprès aux vertes
flèches, platanes gigantesques dont la cheve-
lure luisante déborde par-dessus les murs qui
cachent une partie de leur tronc, terrasses
verdoyantes s'élevant en pentes insensibles
jusqu'aux royales demeures dont on aperçoit
les coupoles dorées, tours et vastes dômes des
mosquées entourées d'un collier de coupoles
plus petites, élégants minarets tout brodés de
balcons, ville continue de maisons de plaisance
dont les jardins de roses descendent vers la
mer, et, par-dessus tout cela, un immense
velarium d'azur pur et lumineux : c'est la belle
Constantinople !
Entrons-y, le spectacle change. Nous pas-
sons des rues sales et populeuses des bazars
aux rues solitaires et étroites, bordées de mai-
156 OEUVRES DE CHARITÉ
sons aux fenêtres grillées, qui semblent
pauvres et abandonnées lors même que les
riches les habitent. En maints endroits, des
chaos de masures sordides dont le vieux bois
est tout prêt à devenir la proie des incendies,
des ruelles immondes que parcourent des
meutes de chiens sans maître, et où gîtent les
pourceaux. Là germent les maladies, là
couvent les épidémies, là grouille la misère
d'un peuple sans initiative, sans fierté et sans
joie.
Voilà, mes Frères, le théâtre sur lequel je
veux vous montrer, aujourd'hui, les soldats de
la charité qui vous appellent à leur aide, et les
oeuvres de bien qu'ils ont à accomplir.
L'Orient, patrie de la vérité qui a régénéré
le monde, est aussi la patrie des grandes er-
reurs qui ont déshonoré l'œuvre du Maître
divin dont la parole devait être gardée comme
un dépôt sacré. Gâté par la sophistique des an-
DE CONSTANTINOPLE. 157
ciennes écoles philosophiques^ habitué aux
discussions mesquines et aux subtilités dan-
gereuses, l'esprit grec se pliait difficilement au
joug d'un enseignement dont il fallait accepter
avec humilité l'austère et mystérieuse simpli-
cité. Saint Paul, témoin de ses premières agi-
tations, s'écriait : « Il faut qu'il y ait des hé-
résies : Oportet hsei^eses esse\ » Cette pro-
phétie, hélas ! s'est trop bien accomplie. Dieu,
ses perfections, sa vie, son œuvre, son Christ,
ses saints et, finalement, son Église, tout a été
la proie d'une âpre et inquiète activité cons-
tamment appliquée à dénaturer les dogmes.
La patience de Dieu, tant de fois mise à
l'épreuve, s'est enfin lassée d'une si persévé-
rante lutte contre la vérité. Les grands génies
qu'il avait suscités n'ayant pu étouffer dans
les flots de leur éloquence inspirée l'opiniâtre
fermentation de l'erreur, il fît signe à la bête
mystérieuse qu'avait entrevue, dans son apo-
calypse, l'exilé de Pathmos. L'Islam, éclos
sous les feux du désert, se précipita sur les
chrétientés infidèles. « Marchez, » disait Ma-
1. I Cor., cap. XI, 10.
158 OEUVRES DE CHARITÉ
homet à ses guerriers, « marchez, le ciel est
devant vous et l'enfer derrière. » Et ils ont
marché, fanatisés par les hallucinations du
prophète, ivres de rêves ambitieux qui leur
promettaient la conquête du monde, et résolus
d'établir le règne du Coran sur les ruines de
toutes les rehgions. L'Asie, l'Afrique, ^l'Eu-
rope, entendirent le galop de leurs ardents
coursiers, d'immenses régions subirent leur
joug de fer, et la patrie des hérésies, maintes
fois ravagée par leurs incursions, dut leur
céder enfin sa capitale déshonorée. On put
croire que l'Occident tout entier deviendrait
leur proie quand, à travers l'Europe épou-
vantée, on entendit retentir ce cri sinistre :
Constantinople est prise !
Eh bien, non. Dieu, qui s'était servi de la
bête, avait résolu de prendre contre elle la re-
vanche de tous les maux faits à la chrétienté.
Quel coup terrible elle reçoit dans les champs
de Poitiers, où Charles Martel écrase l'armée
d'Abdérame, lancée, comme une trombe, sur
le dernier boulevard du christianisme ! Quelle
lutte héroïque de la vaillante Espagne contre
une domination de près de huit siècles; et.
DE C0N5TANTIN0PLE. 159
vingt-neuf ans après la prise de Constantinople,
quelle réponse à ce triomphe du croissant, par
la prise de Grenade, dernière capitale des
Maures sur la péninsule ibérique, et l'appa-
rition de la bannière de Saint- Jacques, unie au
o^onfalon roval de Castille, sur la çrrande tour
de lAlhambra !
Mais l'Occident chrétien avait osé davantasre.
Au cri de (c Dieu le veut ! ^) il s'était élancé à
la rencontre de F Islam sur le terrain même de
ses premières conquêtes, et jusque près de son
berceau. Je n'ai point à vous raconter les ex-
ploits, les victoires et les revers des croisades.
Il me suffira de vous dire que, si elles n'ont
point détruit l'Islamisme, elles ont cependant
brisé sa foua^ue, refroidi ses ambitions, cir-
conscrit ses conquêtes, et, en lui imposant le
respect de nos armes, elles Tout rendu plus
attentif aux progrès de notre civilisation.
Vous ne l'ignorez pas, mes Frères, la France
s'est particulièrement distinguée dans les
guerres des nations chrétiennes contre le ma-
hométisme, et son nom est demeuré célèbre
parmi les peuples qui furent témoins de la foi,
du courao^e et de la générosité de ses preux.
160 OEUVRES DE CHARITÉ
Toutefois, sa plus grande gloire n'est point
d'avoir fait trembler les fils de Mahomet, ni
d'avoir fondé en Orient des principautés, des
royaumes et des empires. J'oublierais volon-
tiers tout le passé pour quelques jours du pré-
sent. — Qu'y a-t-il donc de si extraordinaire
dans ce présent? me direz-vous. — Il y a, mes
Frères, que la France, malgré tout ce qui la
déshonore aujourd'hui aux yeux de l'Europe
et à ses propres yeux, reste investie d'une
mission providentielle, pour continuer la re-
vanche de Dieu contre l'Islam, non plus avec
son épée, mais avec son cœur, ce cœur tendre,
compatissant, généreux et dévoué dont le ca-
tholicisme a fait l'éducation. Ce ne sont plus
des soldats qu'elle envoie sur les rives du
Bosphore; les soldats ont fait leur temps :
place aux Sœurs de Charité !
Elles ont été précédées, depuis longtemps,
par des hommes héroïques dont Taudace, ins-
pirée par l'amour, a souvent étonné le maho-
métisme. Les Frères de la Trinité et de la
Merci, par le spectacle de leur charité envers
les captifs, ont su toucher le cœur des maitres
barbares auxquels ils se livraient en otage,
DE CONSTANTINOPLE. 161
lorsque les aumônes de la chrétienté s'étaient
épuisées entre leurs mains généreuses. Mais
l'amour de frère à frère n'était point assez fort
pour faire capituler le mépris et la vieille
haine de l'Islam contre le giaour. Il fallait que
le musulman! lui-même devint l'objet des pré-
venances et des tendres soins de la charité
chrétienne, pour que, vaincu par la reconnais-
sance, il rendît à la sainte milice de l'Église et
de la France catholiques l'hommage d'une res-
pectueuse admiration.
Mes Frères, cette respectueuse admiration
vous la rencontrerez dans les rues et sur les
places de Constantinoplo, partout où se montre
la Sœur de Charité. Tous les pauvres la con-
naissent et lui envoient mille bénédictions.
Les matelots de toutes les nations, Anglais,
Russes, Autrichiens, Italiens, se découvrent à
son passage et saluent en elle l'espérance des
jours mauvais. Le Turc s'incline devant cette
vierge qui lui apparaît le visage découvert,
comme sa mère et sa sœur, et parfois il se
précipite à ses pieds, dans la rue, et baise le
bas de sa robe. Pour les coquins, eux-mêmes,
qui exploitent les incendies, si fréquents à
Il il
iG2 OEUVRES DE CHARITÉ
Constaiitinople, la Sœur de Charité est invio-
lable. Ils montent la garde autour des meu-
bles, linges, vêtements, ornements et vases
sacrés qui lui appartiennent, et jamais, après
une de ces catastrophes, dont tout le monde
pâtit, il ne manque le plus petit objet à son
inventaire.
Qu'a-t-elle donc fait, cette humble femme,
pour être tant respectée, admirée et aimée ?
— Elle a prodigué les trésors de son cœur
plein de tendresse, de force et de grâce; elle a
livré, la nuit comme le jour, sans jamais épar-
gner sa peine, sans souci pour sa santé et
jusqu'au péril imminent de sa vie, le grand
combat de l'amour contre toutes les misères
humaines.
A peine arrivées dans la capitale de l'empire
turc, les Filles de Charité ont donné aux mu-
sulmans le spectacle, nouveau pour eux, de
l'amour désintéressé, âpre à la poursuite du
malheur et fécond en toutes sortes de bien-
faits . Bientôt, à côté des écoles, qui instruisaient
pour l'amour de Dieu plus de seize cents
enfants, la seule mission de Constantinople
entretenait des crèches, des salles d'asile, des
DE CONSTANTINOPLE. 163
hôpitaux et des dispensaires qui secouraient
annuellement cent treize mille pauvres ou in-
firmes, distribuaient gratuitement des remèdes
à quatre-vingt-mille malades, et habillaient
deux ou trois cents enfants indigents. Les
années n'ont fait que multiplier le nombre des
pauvres secourus et le saint travail de la
charité, travail ordinaire et journalier, de
temps en temps illustré par des actes héroï-
ques qui ravivent l'admiration et la reconnais-
sance.
En 1865, le choléra sévit d'une manière
effroyable à Constantinople. Les Turcs, moins
enclins à ce vieux fatalisme qui laisse faire les
fléaux, depuis qu'ils ont vu la science et Fa-
mour chrétien lutter contre Tépidémie pendant
la guerre de Crimée, organisent des ambu-
lances à l'européenne, et en ouvrent toutes les
portes aux Sœurs de Charité. Et voilà les
saintes filles qui s'y précipitent et s'y dépensent
sans ménagement, tant que dure le fléau. Tout
malade est un frère pour elles, et l'Osmanli
aussi bien que le chrétien reçoit de leurs
mains virginales les soins les plus rebutants,
de leurs lèvres aux douces paroles des encou-
IG4 OEUVRES DE CHARITÉ
ragements et des consolations. Le divan,
émerveillé d'un si grand dévouement, croit ne
pouvoir mieux le récompenser que par la déco-
ration; mais c'est en vain qu'on fait l'appel de
celles qui se sont sacrifiées, personne ne veut
de la gloire humaine, et toutes s'accordent à
demander au sultan reconnaissant une maison
pour les orphelins du choléra, c'est-à-dire le
moyen d'étendre leur amour et d'augmenter
leur travail.
Après le choléra, la guerre de 1877 qui
chasse de la Bulgarie et de la Roumélie les
populations musulmanes. Deux cent mille
émigrants affluent vers la capitale et encom-
brent les rues de Stamboul, de Galata et de
Péra. Les mosquées sont pleines des malades
que l'épouvante, la fatigue, la misère, le
typhus et la petite vérole noire ont abattus
dans cette foule. Sainte-Sophie en reçoit jus-
qu'à dix mille, et les Sœurs de Charité sont
seules à les soigner. La mort vient au-devant
d'elles ; elles l'affrontent avec une intrépide
insouciance. Onze succombent en quelques
jours, les rangs s'éclaircissent, mais le courage
grandit, et la sainte contagion de l'héroïsme
DE CONSTANTINOPLE. 165
traversant les mers, des légions de Sœurs
demandent à s'embarquer pour les lieux où
l'on meurt. Ecoutez, à ce sujet, les belles pa-
roles d'un de nos anciens ambassadeurs pro-
noncées à la tribune du Sénats
(( Messieurs », disait-il, « j'ai vu mourir,
(( en peu de jours, onze Filles delà Charité,
« victimes de leur zèle religieux et français.
c( Je fus ému de ces admirables morts, et
« ayant appris que, de nos ports du midi,
(( d'autres Sœurs, en grand nombre, sollici-
(( talent la faveur de venir remplacer celles
(( des leurs qui étaient mortes, je priai le
(( supérieur des Lazaristes, à Constantinople,
(( de ne pas précipiter leur arrivée. Je crâi-
(( gnais de les voir débarquer, sans aucune
(( acclimatation préparatoire, sous un ciel nou-
(( veau, au milieu des maladies épidémiques
(( et contagieuses, incapables de résister aux
« fatigues et exposées à succomber rapide-
ce ment.
a Le supérieur des Lazaristes me répondit:
(( — Monsieur l'ambassadeur, vous ne pou-
1. M. Fournier, sénateur, séance du 29 décembre 1882.
166 OEUVRES DE CHARITÉ
<( vez pas me donner un pareil ordre. Vous
« ne voulez pas priver nos Sœurs du seul bon-
ce heur auquel elles aspirent en ce monde, se
(( dévouer à ceux qui ont besoin d'elles et
(( mourir pour eux, s'il le faut.
« L'ambassadeur n'avait plus rien à dire. Il
(( était trop fier de ces Sœurs de Charité ac-
(( courant de France faire simplement, aux
« dépens de leur vie, aimer et respecter leur
(( patrie. »
Il avait raison ce noble cœur d'être fîercles
filles héroïques que les autres nations nous
envient. — « Si nous avions, comme la France,
disait un ambassadeur de Russie \ des Sœurs
pour nos œuvres de charité et pour l'instruc-
tion de la jeunesse, il y a longtemps que l'O-
rient serait à nous. » Et le grand-vizir,
s'adressant un jour au même diplomate dont
je viens de citer les paroles : « Monsieur
l'ambassadeur, dit-il, il faut que nous ayons
aussi nos Sœurs de Charité. )> — ■ « C'est bien,
Seigneur, lui fut-il répondu, mais où les pren-
drez-vous ? Ne croyez pas que la Sœur de Cha-
1. Le général Ignatifef.
DE CONSTANTINOPLE. 167
rite germe en toute terre et sous le climat de
toutes les religions. Se détacher du monde, se
dépouiller de soi-même, consacrer aux autres
son esprit, son cœur, toute sa vie, se condam-
ner à un perpétuel sacrifice et trouver dans
ce sacrifice la joie et le repos de son âme,
c'est une vocation. La religion de Mahomet,
qui amoindrit la femme et la rapproche de
l'esclave, est incapable de lui donner cette
vocation. Croyez-moi, Seigneur, la Sœur de
Charité est le produit d'une civilisation où le
Christ inspire à la femme assez d'estime d'elle-
même et de confiance en Dieu pour lui per-
mettre d'aspirer à une vie héroïque et à de
hautes destinées. Nous vous donnerons- des
Sœurs de Charité tant que vous en voudrez,
mais vous n'en ferez jamais. La Sœur de Cha-
rité est une plante qui ne croit que là où coule
le sang du Calvaire. »
Heureuse la France, si largement arrosée
de ce sang divin et si féconde en vierges géné-
reuses et dévouées! Celles qu'elle envoie au
loin, comme celles qu'elle retient auprès de
ses pauvres, ne se contentent pas d'avoir pour
elles-mêmes la sainte passion des bonnes
168 OEUVRES DE CHARITÉ
œuvreS;, elles s'efforcent de la communiquer
aux âmes chrétiennes qui les approchent. Les
femmes du monde deviennent ainsi les auxi-
liaires et émules de celles qui ont quitté le
monde pour être plus libres de faire le bien.
En Orient, comme en France, Tassociation des
Dames de Charité complète la noble et vaillante
armée du dévouement. Elles étaient vingt-
cinq, à Constantinople, quelques années après
l'arrivée des Filles de Saint- Vincent-de-Paul ;
aujourd'hui elles sont près de cent cinquante,
Sœurs de Charité par le cœur, et marchant du
même pas que les saintes filles qui les ont
enrôlées sous la bannière où l'amour chrétien
a inscrit cette devise : (c Vaincre le mal par le
bien: Vinoe in bonoma,lam. »
Voilà, mes Frères, les soldats de la charité
qui vous appellent à leur aide. Les voir, c'est
assez pour être touché jusqu'au fond de l'âme,
et être prêt à donner, sans demander pourquoi.
Je veux pourtant que vous sachiez où doivent
aller vos aumônes. Écoutez-moi encore quel-
ques instants.
DE CONSTANTINOPLE. 169
II
Les guerres, les épidémies, les catastrophes,
les crises financières et, aussi, les passions
humaines sont, en Orient, comme chez nous,
les causes de la misère. Mais, chez nous,
que d'institutions de bienfaisance enveloppent
le pauvre et sont prêtes à pourvoir à ses plus
pressants besoins ! Confisquées et adminis-
trées par le pouvoir civil, les richesses, qu'avait
amassées, jadis, l'amour prévoyant de l'Église
forment partout des fonds de secours sur les-
quels la misère a des droits, et la charité
privée, toujours active, fait plus que doubler
les ressources dont peuvent bénéficier les mal-
heureux. Une longue et persévérante pénétra-
tion de l'amour chrétien a attendri les cœurs.
Non seulement les riches donnent plus volon-
tiers, mais les petites gens, eux-mêmes, savent
compatir efficacement aux infortunes qui avoi-
sinent leur médiocrité et, quelquefois, leur
indigence.
Rien de semblable en Orient, où le fatalisme
170 OEUVRES DE CHAP.ITÉ
musulman abandonne avec insouciance ceux
qui souffrent aux caprices du destin. Enfants,
orphelins, vieillards, malades, y sont plus pau-
vres que partout ailleurs : « si pauvres, m'é-
crivait une femme de cœur, que les pauvres
de France me semblent riches. »
Permettez-moi, mes Frères, non pas de vous
faire de la misère orientale un tableau général
où l'imagination pourrait se donner carrière,
mais de vous citer quelques traits que je tiens
de témoins dignes de foi.
Une des plaies et' des hontes de Constanti-
nople, c'est l'abandon des enfants par les
parents qui ne peuvent les nourrir ; abandon
si complet qu'ils demeurent à la merci des
plus terribles accidents, jusqu'à ce que la
charité les recueille. « Quand nous nous levons
le matin, dit une supérieure des crèches, notre
première pensée est de regarder dehors, car
souvent on dépose à notre porte de pauvres
petits êtres qui, si nous arrivons trop tard,
sont mangés par les chiens. Ces voraces ba-
layeurs n'ont pas d'autre chenil que la rue, ni
d'autre nourriture que ce qu'ils y rencontrent^
mort ou vivant. »
DE CONSTANTINOPLE. 171
Les enfants sont-ils gardés par leurs pau-
vres parents, hélas ! ce n'est souvent que pour
endurer, au sein de la famille, le martyre des
plus douloureuses privations. Depuis plusieurs
années, surtout, le manque de travail amène
lentement au foyer des pauvres gens la famine
et de mortelles langueurs, ce Nous avons été
à même de constater leurs jeûnes forcés, »
écrit une Sœur des écoles. « Tous les jours,
quelques-unes des enfants qui fréquentent les
classes se trouvaient mal, tout à coup, et tom-
baient comme mortes. Ranimées par nos soins
et pressées de répondre à nos questions, les
pauvres petites nous racontaient que, depuis
deux jours, on n'avait pas mangé dans leur
famille. Est-il étonnant que, désespérés par
une misère qu'ils ne peuvent conjurer, les in-
fortunés parents aient horreur de la vie, et
qu'on voie se multiplier les tentatives de sui-
cide et les disparitions mystérieuses? d
Et les vieillards qu'on répudie comme des
êtres inutiles !
Et les malades à domicile qui, privés d'un
voisinage chrétien, n'ont d'autre perspective
que de souffrir et de mourir abandonnés !
172 OEUVRES DE CHARITÉ
Et les jeunes filles sans travail, exposées
aux séductions et aux attentats d'une popula-
tion cosmopolite, qui ne voit dans la misère
qu'une bonne occasion de triompher de la
vertu !
Et les étrangers attirés à Constantinople
par l'espoir de faire fortune, trahis par la
chance, honteux de leur ruine, cachant sous
des dehors décents d'inexprimables tortures,
martyrs de la iierté, qu'on ne devine qu'à la
pâleur livide de leur visage et aux défaillances
qu'ils ne peuvent maîtriser !
Voilà bien des misères, mes Frères, dans la
belle Constantinople. Les Sœurs et les Dames
de Charité n'attendent pas qu'elles se révèlent,
elles vont les chercher et les devinent. Mais,
comme si ce n'était pas assez du travail que
leur crée leur infatigable activité, la recon-
naissance vient, de temps en temps, en ac-
croître le fardeau. Je ne puis vous taire un
trait charmant, qui confirme ce que je vous di-
sais de la respectueuse gratitude et de la vé-
nération des Turs pour nos religieuses.
Un musulman de la campagne, s'étant blessé
grièvement, avait été porté par des passants à
DE CONSTANTINOPLE. 173
riiôpital français. Il y fut admis et soigné. Au
bout de quelques semaines, sa fracture étant
remise, il quitta la maison hospitalière pour
retourner dans son village. Deux années s'é-
coulèrent. Les Sœurs ne pensaient plus à lui,
lorsqu'un jour elles le virent revenir portant
sur ses épaules un autre Turc blessé à la
jambe. (( Louange à Dieu ! s'écria-t-il, en sa-
luant la supérieure, je t'apporte cet homme à
soigner. Sache que là-bas je pensais à toi nuit
et jour, priant Dieu qu'il fournit au pauvre
Méhémet le moyen de reconnaître ton bienfait.
A la fin, sa miséricorde a permis que ce
pauvre homme, mon voisin, se cassât la jambe
en tombant. Je l'ai chargé sur mes épaules,
et je te l'amène pour que tu le guérisses,
comme tu m'as guéri. N'est-ce pas bien ? »
Eh oui, mon brave Méhémet, c'était très
bien. Le grand coeur des Filles de Saint- Vin-
cent-de-Paul ne recule jamais devant une
bonne action. Assistées par les Dames de Cha-
rité, elles ont rempli Constantinople de mer-
veilles. Hôpitaux, crèches, asiles, écoles gra-
tuites, ouvroirs, dispensaires, vestiaires,
visites à domicile toujours accompagnées de
]74 OEUVRES DE CHARITÉ
quelque don, ardente et discrète poursuite de
la misère partout où elle se cache : voilà les
œuvres de l'amour chrétien dans la capitale
de l'Islamisme. A le voir agir, on se croirait
en France; mais, hélas ! l'insuffisance des res-
sources rappelle cruellement, parfois, qu'on
est loin de cette terre généreuse où le fleuve
de l'aumône coule à pleins bords.
C'est à ce fleuve que nous envoie la détresse
présente des vaillants soldats de la charité ;
vous ne nous refuserez pas, mes Frères, d'y
puiser à larges mains. Ce que vous donnerez
aujourd'hui ne sera que la trop juste récom-
pense des saintes âmes qui représentent si no-
blement, sur une terre infidèle, la religion et
la patrie. Les aider de vos aumônes, c'est
non seulement faire œuvre de miséricorde et
de reconnaissance, c'est faire œuvre aposto-
lique et patriotique.
Œuvre apostolique, car, sachez-le bien, la
charité est entrée plus avant que le glaive des
croisés dans le cœur de l'Islamisme. Après
l'avoir guéri de son impitoyable haine contre
le nom chrétien, elle a changé en bienveillante
et respectueuse protection la méprisante tolé-
DE CONSTANTINOPLE. 175
rance avec laquelle il supportait l'exercice pu-
blic de notre religion. Non seulement il nous
laisse des libertés que nous n'avons pas sur
une terre catholique, mais il veut prendre part
à nos bonnes œuvres par de royales largesses,
et il envoie ses soldats escorter, à travers les
rues de Constantinople, la croix de Jésus-
Christ et son adorable sacrement. Si jamais
l'opiniâtreté du fanatisme musulman peut
être vaincue, elle le sera, non par les menaces
de la force, non par les discussions de la
science, mais par les suprêmes efforts de la
charité.
C'est aux œuvres de cette admirable vertu
que nous devons cette estime et cette sympa-
thie profondes qui nous sont traditionnelle--
ment acquises en Orient, depuis des siècles,
et dont la France seule, entre toutes les na-
tions, peut se glorifier. Le dévouement et l'hé-
roïsme des Filles de Charité n'ont pas peu con-
tribué, croyez-le bien, à raviver cette estime
et cette sympathie; et, selon la belle parole
d'un de nos diplomates^, ce on peut être aussi
1. M. Fournier, discours cité plus haut.
176 OEUVRES DE CHARITÉ DE CONSTANTINOPLE.
fier et aussi ému en voyant circuler dans les
rues de Constantinople la blanche cornette
des Sœurs de Charité, devant laquelle tous les
musulmans s'inclinent, c{u'en voyant flotter
sur le Bosphore le drapeau de la France qui,
loin du sol natal, inspire d'inexprimables sen-
timents à ceux qui l'aperçoivent. »
Tout conspire donc, mes Frères, à toucher
vos cœurs dans cette religieuse fête. Vous ne
saurez rien refuser, je l'espère, aux pieuses
dames qui tout à l'heure vont vous tendre la
main, et, si j'augure bien, votre aumône sera
deux fois plus large que pour toute autre
œuvre de bienfaisance chrétienne, car vous
allez donner pour le soulagement des mal-
heureux, pour l'honneur de l'Église et pour la
gloire de la France.
ŒUVRE DES ITALIENS
II 12
ŒUVRE DES ITALIENS
Discours prononcé dans la chapelle des Dames
du Sacré-Cœur, à Paris, le 15 juin 1885.
Bonwn auteni facientes non deficia-
mus... Dum tempus habemus opère -
mur boniim ad omnes, maxime ad
domesticos ftdei.
Nous qui faisons le bien, faisons-le
sans défaillance... Pendant que nous
en avons le temps, soyons bienfaisants
pour tous, surtout pour ceux qui de-
meurent avec nous dans la même foi.
(GALAT.,cap. VI, 9, 10.)
MesseigneursS
Mes Frères,
Je n'ai pas cru trouver de meilleurs et de
plus saints encouragements, pour l'œuvre que
je viens vous proposer, que dans l'épître du
1. Son Excellence Monseigneur di Rende, nonce apos-
tolique à Paris, et Monseigneur O'Callaghan, évêque
coadjuteur de Cork (Irlande).
180 OEUVRE DES ITALIENS.
grand Apôtre à ses chers Galates. Il les aimait
d'amour tendre, les appelait « ses petits en-
fants : Filioli meiy » voulait qu'ils fussent
prêts à toute sorte de bien, et leur écrivait,
non par la main d'un secrétaire, mais « de sa
propre main, » ses chaleureuses exhortations,
comme pour les rendre plus solennelles et plus
pressantes : ce Videte qualibus litteris scripsi
vobis propria manu^. »
Certes, je n'ai ni ses droits, ni son autorité
pour vous prêcher le zèle et la persévérance
dans les œuvres de charité; cependant, j'ose
implorer votre bienveillant concours pour
une œuvre commencée^, qui réclame impé-
rieusement aujourd'hui de plus larges déve-
loppements. Il s'agit de venir en aide aux
familles italiennes, et de les préserver du lu-
gubre et funeste abandon qui pèse sur les
étrangers que l'émigration amène dans les
grandes villes, où l'on ne comprend ni leur
1. Galat., cap. vi, 11.
2. L'Œuvre des Italiens doit son origine au vénérable
abbé Planchât. Elle a été reprise par le R. P. Pica, un
de ceux qui aidèrent le P. Schouwaloff dans l'établisse-
ment des Barnabites en France.
OEUVRE DES ITALIENS. 181
langue, ni leur caractère, ni leurs besoins reli-
gieux. Soutenu par les nobles, aimables et
pieuses instances qui m'ont été faites, je
prétends que vous ne pouvez pas me refuser
l'acte de charité que je viens vous demander.
Prêtez-moi votre attention, je n'en abuserai
pas.
N'est-ce pas une singulière audace, mes
Frères, de réclamer votre concours en faveur
d'une œuvre nouvelle pour la plupart d'entre
vous, lorsque déjà, peut-être, vous êtes en-
gagés dans une multitude d'autres œuvres de
charité ? Il y en a pour tous les besoins et pour
toutes les misères, en ce Paris, si séduisant à
la surface, si hideux dans les abîmes, où pâ-
tissent et s'éteignent des milliers de vies impi-
toyablement sacrifiées à la fièvre payenne de
la civilisation. Un écrivain contemporain, à
qui nous devons l'intéressante description des
organes, des fonctions, de la vie et des convul-
182 OEUVRE DES ITALIENS.
sions de ce grand corps social qu'on appelle la
plus belle ville du monde, a couronné der-
nièrement ses travaux par un livre émouvant
où il raconte les prodiges d'une « bienfaisance
anonyme », en laquelle nous reconnaissons,
nous, la charité chrétienne. Je le remercie de
sa loyale admiration pour « ces êtres chari-
tables qui, renonçant par libre volonté à ce €]ue
la vie contient ou promet, recherchent la ca-
ducité, la maladie, l'infortune, afin de leur
porter secours; » qui, « loin de fuir les misères
humaines, y plongent avec ardeur, ne reculant
devant aucun dégoût, devant aucune fatigue,
pour les mieux soulager; » qui, « dans
l'homme, ne s'enquièrent que du malade, dans
le malade ne recherchent que l'incurable et
vivent en contact avec le rebut de tous les
maux, de toutes les impuissances, de toutes
les infirmités. » Héros d'abnégation; volontai-
rement voués (( au labeur incessant dans les
maladreries, à l'adoption des abandonnés, à
cette sorte de maternité intarissable dont le
dévouement ne se lasse jamais, et qui semble
retrouver des forces dans son exercice même ;
...Sisyphes de l'amour, dont rien ne rebute ni
OEUVRE DES ITALIENS. 183
n'affaisse la vaillance..., tous tourmentés de
l'unique désir de plaire à Dieu en aimant le
prochain, du besoin de spiritualiser la vie en
la sacrifiant aux malheurs d'autrui^ »
Il faudrait des volumes pour décrire tout le
bien qui se fait dans ces maisons bénies où la
charité travaille et lutte nuit et jour, (c où
l'œuvre de charité n'interpompt point l'œuvre
de la prière, où l'on prie pour ceux que l'on
sauve, pour qui maudit et pour qui persécute,
où, dans l'être humain, on voit l'infirmité
physique et l'infirmité morale cherchant à
panser l'un et ^autre^ » L'auteur que je viens
de citer n'a étudié que quelques-unes de ces
maisons qui peuvent servir de type et d'exemple.
Quelles merveilles de généreux amour et aussi
quels bienfaits! — Ce sont de pauvres vieil-
lards recueillis, nourris, soignés, bercés
comme des enfants, tendrement consolés et
doucement conduits au ciel par des vierges qui
s'appellent leurs petites sœurs, mendient
pour eux et se trouvent suffisamment récom-
\. Maxime du Camp , La Charité jjrioée à Paris
[Avant-propos).
2. Ibid.
184 OEUVRE DES ITALIENS.
pensées par un sourire et une prière. — Ce sont
des fous que Ton apaise, des malades dont on
guérit l'âme et le corps, des incurables dont on
allège la souffrance et dont on prolonge la vie.
— Ce sont des cancéreux que de nobles dames
viennent panser chaque jour, lavant et oignant
des plaies hideuses, sans détourner la tête,
sans haut-le-cœur, mais fermement et dévo-
tement, comme faisait le bon roi saint Louis.
— Ce sont des phtisiques que les Sœurs de
Marie Auxiliatrice s'efforcent d'arracher à la
mort, ou qu'elles cherchent à rendre heureuses,
au moins pendant les jours de leur longue
agonie. — Ce sont de jeunes aveugles que de
charitables voyantes appellent au grand hon-
neur et au grand bienfait de la vie religieuse.
— Ce sont des enfants vagabonds arrachés au
crime et à la prison, et apprenant, sous une
direction paternelle, à devenir d'honnêtes ci-
toyens et de vaillants ouvriers. — Ce sont de
malheureuses filles que le vice s'apprête à dé-
vorer, et devant lesquelles s'ouvrent les portes
de l'hospitalité du travail. — Ce sont des mil-
liers de gens sans abri que recueille l'hospita-
lité de nuit.
OEUVRE DES ITALIENS. 185
Et toutes ces œuvres, qui ont eu les honneurs
d'une apologie académique, ne représentent
certainement pas le dixième des institutions et
des libres services organisés, dans cette capi-
tale, par la charité. Les crèches, les asiles, les
écoles, les patronages, les orphelinats, les
refuges, les vestiaires, les dispensaires, les
hôpitaux même, rivalisent de zèle pour sup-
pléer à l'insuffisance, et souvent pour corriger
le mauvais vouloir de l'Assistance publique.
Il n'y a pas que les congrégations religieuses
qui se dépensent à la lutte de l'amour chrétien
contre les misères humaines ; des légions de
volontaires ajoutent à l'action régulière de ces
bataillons sacrés l'appoint de leurs libres'ser-
vices. Vous en savez quelque chose, mes
Frères, vous qui répondez si généreusement
à tous les appels du malheur, vous qui allez
visiter le pauvre dans les lieux sordides où il
souffre, vous qui travaillez de vos mains pour
le vêtir, vous qui avez créé et soutenez de vos
deniers une multitude d'oeuvres dont la seule
nomenclature fatiguerait l'attention si je vou-
lais l'entreprendre. Qu'il nous suffise de dire
que rien n'a été oublié : ni la naissance du
18G OEUVP.E DES ITAÎ.IEXS.
pauvre, ni son enfance, ni son éducation, ni
son mariage, ni sa famille, ni son travail, ni
ses déplacements, ni ses infirmités, ni ses ten-
tations, ni ses déshonneurs, ni les accidents
qui éprouvent sa vie tourmentée, ni son agonie,
ni sa mort, ni sa sépulture. Partout où il y a
une infortune, la charité chrétienne se pré-
sente et dit : — Me voici ! Que voulez-vous que
je fasse ?
Spectacle consolant, auquel j'applique mon
âme anxieuse, lorsque je me sens par trop ému
et par trop épouvanté par les scandales de ce
Paris où l'impiété et le vice parlent si haut.
Cette ville que ses désordres et ses folies ont
rendue si tristement célèbre; cette ville qui
attire à elle les peuples éblouis pour les enivrer
du vin de sa corruption ; cette ville où Ton
édite journellement les plus abominables blas-
phèmes contre Dieu, et les plus infâmes provo-
cations contre la vertu ; cette ville qui encense
les histrions et persécute les saints; cette ville
où l'on amnistie la révolte, et où l'on répond
par des injures aux plus légitimes protes-
tations du droit outragé ; cette ville qui
souille la gloire par des apothéoses ridi-
OEUVRE DES ITALIENS. 187
cules, et déshonore le génie en faisant de sa
dépouille mortelle le mannequin de manifes-
tations impies ; cette ville où l'on chasse Dieu
de son temple pour y mettre les restes bientôt
oubliés d'une idole ; cette ville où Ton a peur
de trop contenir le crime, et où les honnêtes
gens semblent n'avoir plus d'autre ressource
que le plaisir, pour compenser leur effacement
et se consoler de leur impuissance; cette
ville !... je ne puis m'empêcher de la regarder
parfois d'un œil colère, je suis tenté de la
maudire, et j'entends au fond de mon cœur
indigné une voix qui gronde : Quand viendront
donc les barbares?... Mais un doux et saint
cantique m'apaise. C'est la charité quicrie :
(( Bonuni autem facientes^ non deficiamiis :
Nous qui faisons le bien, faisons -le sans dé-
faillance. )) C'est le chœur de toutes les infor-
tunes assistées qui chante : « Pitié, Seigneur,
épargne ton peuple : Parce, Domine, parce
populo tiio. )) Et alors oubliant tous les scan-
dales où je viens de lire : Damnation! ]q n'ai
plus d'yeux que pour les bonnes œuvres où je
lis : Réclem,ption !
On a dit : « Paris peut attendre sans crainte
188 OEUVRE DES ITALIENS.
le jugement de l'histoire ; dans l'impartiale
balance, le plateau de ses bonnes actions ne
sera pas trouvé léger, car il y pèsera du poids
de sa charité, de cette charité que le monde
antique n'a point connue et dont, pour tou-
jours, la religion chrétienne a pénétré les
cœurs ^ » — Je m'inquiète peu, mes Frères, du
jugement de l'histoire, mon grand souci est
le jugement de Dieu. La charité qui réjouit
son cœur me fait espérer qu'il voudra bien
nous pardonner nos fautes. Mais insistons
auprès de lui ; rendons plus pesantes nos
bonnes œuvres dans la balance de sa justice,
en ajoutant une nouvelle miséricorde et un
nouveau bienfait à l'avoir de la charité pari-
sienne.
Ne vous récriez pas, je vous prie, contre
cette invitation, comme si je commettais une
indiscrétion. Si, courbés sous le poids des
services d'amour chrétien auxquels vous êtes
engagés, vous êtes tentés de me répondre, sur
le ton du reproche : « Encore ! » je vous renvoie
à Celui dont le cœur inépuisable ne se lasse pas
1. Maxime du Camp, ouvrage cité {Post-scriptiun).
OEUVRE DES ITALIENS. 180
d'aimer, et dont les mains généreuses ne se
lassent pas de répandre le bien. Dans Tordre
de la nature et dans l'ordre de la grâce, votre
vie n'est-elle pas un abime rempli de ses dons?
Votre corps et toutes ses merveilles, votre âme
et toutes ses belles qualités, votre naissance,
votre situation dans le monde, vos biens tem-
porels, vos affections, votre foi, vos vertus,
vos consolations et vos secours spirituels, les
jours qui vous sont accordés et les châtiments
qui vous sont épargnés, malgré vos fautes, les
éternelles espérances qui vous servent de
réconfort dans l'épreuve, est-ce que tout cela
n'est pas le fruit de l'infatigable libéralité de
Dieu ? Si vous aviez l'habitude, comme les
saints, de vous rendre compte de son infinie
bonté, à chaque instant vous rencontreriez un
de ses dons dans, votre nature et dans votre vie;
vous vous écririez avec l'étonnement de la
reconnaissance: — Encore! Encore! et vous
diriez : — Puisque Dieu , principe de tout amour
et de toute grâce, ne défaut jamais dans le bien-
faire, « faisons, comme lui, le bien sans dé-
faillance : BonuTïi autem facientes^ non défi-
cicLmus. ))
190 OEUVRE DES ITALIENS-
Cette paroledel'Apôtre, mes Frères, s'impose
à nous avec d'autant plus de force que l'oeuvre
qui vous est recommandée est une de celles
qui méritent les préférences d'un cœur chré-
tien. La dignité des oeuvres de charité se
mesure à la grandeur des maux qu'elles pré-
viennent ou qu'elles guérissent, ainsi qu'à la
grandeur des biens qu'elles assurent. Or, il
n'est pas de plus grands maux que ceux qui
atteignent l'âme dans la suprême dignité que
lui confèrent la foi et la grâce, pas de plus
grand bien que la conservation de la vie chré-
tienne dont dépend notre salut éternel. Ce n'est
pas moi qui décide en cette question, mais
l'Évangile où nous apprenons : a. Qu'il ne sert
à rien pour l'homme de posséder tous les biens
s'il vient à perdre son âme. » Le monde ne
pense pas comme l'Evangile, je le sais et je
n'en suis point étonné; il est de ceux dont
l'Apôtre a dit : <( L'homme habitué à la vie des
sens n'entend rien aux choses spirituelles :
(( Animalis homo non percipit ea quse sunt
spiritiis Dei\ » Il est donc plus ému des ma-
1. I Cor., cap. II, 13.
OEUVRE DES ITALIENS. 191
ladies, des infirmités qui affligent le corps que
des abandons et des tentations qui mettent
l'âme en péril ; il estime que c'est une plus
grande charité de panser des plaies saignantes
que de préserver un chrétien de la perte de ses
croyances et de ses pratiques religieuses.
Laissons-le se tromper, et mesurons d'après
l'Evangile la dignité des oeuvres. Celle qu'on
vous propose aujourd'hui est une œuvre apos-
tolique,ayant pour but principal la conservation
de la foi et de la vie chrétienne, le salut des
âmes. A ce titre, elle mérite vos meilleures
sympathies. Vous le comprendrez mieux, tout
à l'heure, lorsque j'aurai répondu à quelques
petites difficultés que peuvent m'opposer ceux
qui ne sont pas encore résolus au Non defîcia-
mus de l'Apôtre, c'est-à-dire à faire le bien
quand môme.
192 OEUVRE DES ITALIENS.
II
J'entends qu'on me dit : — Nous ne man-
quons pas de misérables qui ont besoin de
toutes sortes de secours temporels et spiri-
tuels. Pourquoi aller chercher des étrangers ?
Nous n'allons point les chercher, mes Frèree;
ils sont venus, emportés par ce fatal courant
d'émigration qui pousse les peuples besoi-
gneux vers les pays fortunés, où ils espèrent
trouver une vie plus aisée ou peut-être la ri-
chesse. Qu'ils se fassent illusion, qu'ils com-
prennent mal leurs véritables intérêts, c'est
possible. Mais faut-il les abandonner, lors-
qu'ils ont besoin de notre assistance ; et pou-
vez-vous leur opposer, comme une fin de non-
recevoir auprès de notre charité, leur titre
d'étrangers?
Des étrangers!... Il n'y en a pas pour un
chrétien. Tous ceux que le Christ a rachetés de
son sang, tous ceux à qui il a donné son nom,
tous ceux qu'il a marqués de son caractère,
OEUVRE DES ITALIENS. 193
tous ceux quMl a sanctifiés par sa grâce, tous
ceux à qui il a communiqué son Esprit, sont
devenus, en lui, une seule et même famille de
frères, et, selon l'énergique expression des
Saintes Lettres, un seul et même corps :
Unum corpus. Dans ce corps tous les membres
se tiennent, aucun ne peut être privé de la
communion des biens, ni du généreux échange
des services. Écoutez le grand Apôtre. Il ne
dit pas à ses chers Galates : ce Faites le bien
à vos parents, à vos amis, à vos compa-
triotes ; » mais, (c faites le bien à tous : opère-
mur bonum ad omnes, et surtout à ceux qui,
par la foi, sont de la même famille, de la même
maison que vous : Maxime ad domesticos
fidei. )^
Des étrangers ! . . . mais, entre tous les chré-
tiens, qui l'est moins, pour nous, que ceux qui
nous viennent des contrées bénies d'où sont
partis la plupart des apôtres auxquels nous
sommes redevables du grand bien de la vie
chrétienne? Qui l'est moins, pour nous, que les
enfants d'un pays où la foi que nous profes-
sons s'est conservée plus pure et plus vivante
que partout ailleurs ? Qui l'est moins, pour
II 13
104 OEUVRE DES ITALIENS.
nous, que les compatriotes du Père commun
de la chrétienté, parlant la même langue que
lui et portant dans leurs veines le même sang?
Des étrangers !... mais ce titre, qui ne doit
jamais rebuter un cœur chrétien, n'est pas
fait, que je sache, pour rebuter un cœur fran-
çais : ce cœur, si bienveillant par nature, si
facilement touché par toutes les infortunes,
si généreux dans ses expansions ; ce cœur
qui, entre tous les cœurs des peuples chré-
tiens, est peut-être celui qui mérite le mieux
les actions de grâces et les louanges que le
grand Apôtre adressait aux Églises où il avait
allumé le feu de la charité. — « Je rends
grâces à Dieu pour vous, disait-il, de ce que
votre charité abonde ^ — Je connais l'empres-
sement de votre amour et je m'en glorifie ^ —
Je n'ai pas besoin de vous écrire sur la cha-
rité fraternelle, car Dieu vous l'a enseignée
et vous la pratiquez à l'égard de tous vos
1. Gratias agere debemus semper Deo pro vobis, fra-
tres quoniam abundat charitas uniuscujusque
vestrum in invicem. (II Thess,, cap. i, 3 )
2. Scio enim promptum animum vestrum, pro quo de
vobis glorior. (II Cor., cap. ix, 2.)
OEUVRE DES ITALIENS. 195
frères étrangers ^ » Oh ! oui, mieux que ces
révolutionnaires affolés qui proclamaient, dans
l'intérêt d'une république universelle, la fra-
ternité des peuples, nous autres, chrétiens et
Français en même temps, nous pouvons chan-
ter : « Les peuples sont pour nous des frères ! »
Nos apôtres et nos Sœurs de Charité, partant à
chaque instant pour des pays lointains, où ils
vont prodiguer aux nations de toutes langues
et de toutes couleurs les trésors de leur dévoue-
ment, nous apprennent, mieux que tous les
raisonnements subtils et les manifestations
bruyantes, que, pour un coeur qui a l'honneur
d'être Chrétien et Français, il n'y a pas d'é-
trangers, dès qu'il s'agit de faire le bien.
Ne me dites pas qu'il faut y regarder à deux
fois pour placer convenablement ses charités,
que les Italiens (puisqu'il s'agit des Italiens),
ont la tête chaude, les passions vives et la main
prompte, que leurs mauvais coups sont ins-
crits, plus souvent qu'il ne faudrait, dans nos
1. De charitate fraternitatis non necesse habemus
scribere vobis; ipsi enim vos a Deo didicistis ut diligatis
invicem. Etenim illud facitis in omnes fratres in Mace-
donia. (I Thess.,cap. iv, 9, 10.)
196 OEUVRE DES ITALIENS.
chroniques judiciaires. Qu'est-ce que cela
prouve? sinon qu'ils ont besoin qu'on les
entoure de secours spirituels et de salutaires
influences. S'ils étaient tous des petits saints,
nous n'aurions pas d'autre chose à faire que de
nous recommander à leurs prières.
Et puis, ne les jugeons pas d'après ceux qui
se signalent par leurs méfaits ; si l'on procédait
ainsi à notre égard, dans les pays étrangers,
nous aurions, je crois, une triste réputation.
Il y a toutes sortes d'éléments dans une émi-
gration ; les meilleurs et les plus nombreux ne
font pas parler d'eux, ils travaillent et souffrent
en silence. Tels sont les pauvres gens en
faveur desquels se constitue l'Œuvre des Ita-
liens. Sobres, peu exigeants, fidèles à leur
tâche, ils n'ont point encore, comme l'ouvrier
français, l'esprit et le cœur gâtés par l'irréli-
gion, ei, en général, ils ne demandent pas
mieux que de continuer, loin de leur pays, les
traditions de vie chrétienne qu'ils en ont ap-
portées. Mais s'ils ne rencontrent point d'a-
pôtres pour raviver leur foi, point de maîtres
pour élever leurs enfants, point d'âmes chari-
tables pour s'enquérir de leurs besoins corpo-
OEUVRE DES ITALIENS. 197
rels et spirituels pendant les jours terribles
de la maladie, si tout les abandonne, n'aban-
donneront-ils pas eux-mêmes le Dieu, les
croyances et les pratiques religieuses dont
personne ne leur parle? Il faut conjurer ce
grand danger. A cet effet, une charité intelli-
gente et dévouée a imaginé de grouper les
Italiens dans les quartiers où ils sont plus
nombreux, autour d'un centre religieux où ils
pourront trouver toutes sortes de secours : —
des prêtres pour instruire, consoler, encoura-
ger, parler de Dieu, des saintes vérités de la
religion et des devoirs de la vie chrétienne, —
des écoles pour soustraire la jeunesse au vaga-
bondage et rélever honnêtement et religieuse-
ment, — des Sœurs et des Dames de Charité
pour visiter les pauvres et les malades, les as-
sister dans leurs besoins et leurs souffrances,
leur parler, dans la douce langue qu'ils com-
prennent, de la patrie terrestre qu'ils ne ver-
ront peut-être plus et de la patrie céleste qui
les attend.
Voilà, mes Frères, l'œuvre qui se recom-
mande actuellement à votre charité. N'ai-je pas
eu raison de vous dire qu'elle était digne des
198 OEUVRE DES ITALIENS.
meilleures sympathies de vos cœurs chrétiens,
et n'ai-je pas le droit de vous demander pour
elle, non seulement l'aumône passagère que
vous allez donner tout à l'heure, mais des
souscriptions régulières qui en assurent l'ave-
nir ?
Ce n'est pas moi qui vous sollicite en ce mo-
ment : ma chétive personne n'est que l'humble
manteau dont se couvre un plus illustre solli-
citeur. Il est temps de vous le montrer, car sa
présence au milieu devons est le plus éloquent
et le plus touchant des appels.
Monseigneur,
Je vous remercie d'avoir bien voulu me
choisir pour être l'interprète de votre grand
cœur. Les succès de la diplomatie n'ont point
étouffé, dans l'âme de l'homme public, la divine
flamme de la charité. Elle y est entretenue par
votre haute piété, et aussi par un admirable
cœur de mère, aussi généreux qu'expérimenté
dans l'art de faire le bien. Bénissez l'œuvre que
vous avez conçue, bénissez-la au nom de l'il-
lustre et saint Pontife dont vous êtes le repré-
sentant. C'est le plus grand des Italiens et le
OEUVRE DES ITALIENS. 199
père commun de tous ceux qui doivent s'aimer
d'un fraternel amour. La charité de son cœur
paternel va pénétrer le nôtre, et quand il nous
aura dit, par votre bouche : Benedicat vos Deus,
nous nous relèverons pleins d'ardeur pour
l'œuvre qu'il bénit, et nous répéterons résolu -
ment avec l'Apôtre : « Nous qui faisons le bien,
faisons-le sans défaillance : Bonum autem fa-
dentés y non deficiamus. »
LES ORPHELINS
DE NOTRE-DAME-DES-FLOTS
LES
ORPHELINS DE NOTRE-DAME- DES-FLOTS
Discours de charité prononcé le 15 août 1886,
dans l'église Saint-Jacques de Dieppe.
Orphano tu eris adjutor.
(Ps\LM. X),
Mes Frères,
Toutes les œuvres de charité sont intéres-
santes, parce que toutes ont le même objet :
Jésus-Christ représenté dans ses pauvres.
Cependant il en est qui semblent mériter nos
préférences, soit parce qu'elles nous offrent
une misère plus grande à soulager, soit parce
que ceux qui souffrent ont plus de charmes
pour séduire, plus de droits à nos bienfaits.
20i LES ORPHELINS
Telle est l'Œuvre des Orphelins de Notre-
Dame-des-Flots, dont j'ai à vous entretenir
aujourd'hui.
J'espère que votre charité ne leur fera pas
défaut, car leur âge, leur condition, le malheur
qui les a fait orphelins, l'avenir qu'on leur
prépare, tout conspire à vous intéresser à
mes chers petits clients ; tout vous invite à vous
montrer généreux à leur égard.
Et d'abord, mes Frères, il s'agit d'une
œuvre d'enfants ; et, à mon avis, comme au
vôtre, j'en suis certain, l'enfance est ce qu'il
y a au monde de plus charmant. C'est la vie
en bouton, c'est-à-dire dans sa première fraî-
cheur, la vie sans les ravages du temps, sans
le trouble des passions, sans les flétrissures
du vice, la vie avec toutes ses espérances. Lors-
que je rencontre une fleur qui va s'entr'ou-
vrir, je m'arrête, je contemple et je rêve. Je
me demande quelle sera sa forme, sa couleur,
DE NOTRE-DAME-DES-FLOTS. 205
quels fruits elle portera plus tard. Ainsi, de-
vant un enfant, je me demande ce qu'il devien-
dra en grandissant, quels seront ses traits, sa
parole, son sourire, son esprit, son cœur, ses
yertus. Enfin, je vous confesse ma faiblesse,
j'aime les enfanis, même lorsqu'ils ont des dé-
fauts, car je ne puis les leur imputer; ces
pauvres petits sont encore sous l'empire d'ins-
tincts auxquels ils ne peuvent pas comman-
der. J'aime les enfants, et je suis sûr que vous
les aimez aussi, que vous ne voudriez pas res-
sembler à ces êtres au cœur dur et égoïste
dont on dit : Tristes natures, ils n'aiment pas
les enfants !
Ne pas aimer les enfants, c'est manquer
d'un trait de ressemblance avec Dieu, qui se
montre si attentif, si soigneux, si bon, si pa-
ternel pour tout ce qui est petit, faible et fra-
gile. Voyez comme sa douce Providence mul-
tiple les précautions et les délicatesses autour
de tout ce qui commence à vivre : les germes,
les fleurs, les petits oiseaux. Qu'elle est mer-
veilleuse la demeure des graines, enfants des
arbres et des plantes ! Avec quel art les
chambres y sont distribuées! Comme elles
206 LES ORPHELINS
sont remplies d'un suc qui nourrit le germe
presque invisible ! comme les cloisons en sont
ouatées avec soin, si la graine est frileuse !
comme les ressorts, les aigrettes, les ailes, les
hélices sont tout prêts pour l'emporter dès
qu'elle sera émancipée !
Et la fleur ! comme elle est chaudement pro-
tégée contre les brises trop vives ! Que d'en-
veloppes autour de sa corolle ! Que de bou-
cliers pour recevoir les coups de la tempête
jusqu'à ce qu'elle puisse les affronter !
Et les petits oiseaux ! quel tendre amour il
y a pour eux dans le cœur de leur père et de
leur mère ! Comme tout se prépare dans la
nature pour les nourrir, quand ils auront brisé
leur coquille : et l'insecte qui pullule, et la
verduL*e qui soulève la terre et s'épaissit, et
le grain qui tombe égaré sur le bord du che-
min !
0 Dieu des germes et des fleurs, comme
vous devez aimer les germes et les fleurs de
la vie humaine, les petits enfants de l'être pri-
vilégié que vous avez créé à votre image ! Oui,
vous les aimez, leur innocence vous touche,
et lorsque vos yeux sont fatigués par le spec-
DE NOTRE-DAME-DES-FLOTS. '207
tacle de nos vies déflorées, vous les reposez
avec complaisance, j'en suis certain, sur l'âme
pure des petits enfants.
Dieu aime les enfants, mes Frères. Nous
n'en pouvons pas douter, quand bien même
nous ne comprendrions rien aux intentions
de sa Providence, car il nous l'a dit par la
bouche de son Fils bien-aimé. Jésus aimait
les petits enfants qui accouraient à lui attirés
par sa bonté. Offensés de leur importunité,
les Apôtres voulaient les écarter ; mais lui, il
les appelle. « Laissez venir à moi les petits
enfants, dit-il : Sinite parvulos ventre stdme^; »
il les embrasse, il les caresse, il les baise ; il
les propose pour modèle à ceux qui l'écoutent;
le royaume des cieux leur appartient ; si on ne
leur ressemble, on n'entrera point dans la
demeure de son Père. Il faut imiter leur can-
deur et leur innocence, et surtout il faut les
respecter. Malheur à celui qui scandalise les
petits enfants !
Avant que le Sauveur^ eût parlé, l'homme
était cruel pour le fruit de ses entrailles. Il y a
1. Marc, cap. x, 14.
208 LES ORPHELINS
eu dans la vie de Thumanité des jours maudits,
des jours d'exécrable souvenir, pendant les-
quels l'homme s'oublia jusqu'à la barbarie.
Investi par des lois atroces d'un domaine ab-
solu sur la vie de ses enfants, le père pouvait
en disposer à son gré. Les trouvait-ils bien
faits ? Il les relevait de terre et les baisait au
front pour les adopter. Lui déplaisaient-ils?
D'un mot, d'un geste, d'un regard il les répu-
diait, c'était leur arrêt de mort. Les poètes
chantaient : « On doit à l'enfant le plus grand
respect: Maxima dehetiiv puero reverentidi^; »
mais le païen laissait chanter les poètes et n'é-
coutait que les suggestions de son égoïsme. Il
avait la loi pour lui. ce Père, disait-elle, si ton
enfant ne promet pas d'être un homme robuste
et un citoyen utile, tue-le bien vite : puerum
pater, cito necato^. »
Ces mauvais jours sont passés. La nature
humaine s'est imprégnée de la tendresse et de
la miséricorde du Sauveur, et maintenant il y
a partout des cœurs pour aimer les petits en-
fants, partout des chrétiens qui disent avec le
1. Juvénal.
2. Loi des XII tables.
DE NOTRE-DAME-DES-FLOTS. 209
Fils de Dieu : Sinite pavDulos venire ad me,
partout des âmes qui considèrent, non seule-
ment comme le plus sacré des ministères, mais
comme le plus grand des arts, la culture de
l'enfance. — « Le peintre, le statuaire, dit saint
Jean Chrysostôme, ne peuvent égaler par leurs
admirables ouvrages celui qui sait façonner
par ses leçons l'âme des enfants : Omni certe
pictore, onini certe statuario^ cseterisque hu-
jusmodi omnibus excellentiorem hune duco,
qui juvenum animos fingere non ignoret^. »
II
L'enfance est intéressante par elle-même,
mes Frères; mais combien plus quand elle
manque de ses naturels soutiens ! Que nous
passions indifférents près d'un enfant qui jouit
de tous les bienfaits de la famille, de l'amour
et des soins de son père et de sa mère, cela se
conçoit ; il n'a rien à demander, rien à attendre
1. Homil. LX, in cap. xviir, Matth.
II 14
2J0 LES ORPHELINS
cle notre miséricorde. Mais l'enfant dont la
famille a été dévastée par la mort, l'orphelin,
l'abandonné, qui ne serait touché de son
malheur, surtout si la famille à laquelle il ap-
partient est pauvre et obscure? Car l'orphelin
des familles opulentes ne manque pas de tu-
teurs et de conseils qui tiennent à honneur de
le faire bien élever. Mais l'orphelin du pauvre!
Le voilà solitaire au foyer domestique, même
lorsque la mort n'a encore frappé que celui qui
est la force et la tête de la famille. Tant que le
père est là, sa main robuste arrête la pauvreté
sur les pentes de la misère; la femme, moins
inquiète des premières nécessités de la vie,
peut prodiguer aux enfants les soins dont une
mère seule a le secret. Que le père vienne à
disparaître, tout le poids de la famille re-
tombe sur la mère. Si son amour ne faiblit pas,
est-ce que ses forces peuvent répondre à tous
les besoins ? Hélas ! non. Elle s'épuise à gagner
le pain de chaque jour; les préoccupations et
les angoisses rendent plus accablantes les
fatigues de son travail. Elle voit avec terreur
qu'une femme pauvre ne peut pas faire face à
tous ses devoirs. Lasse, découragée de son
DE NOTRE-DAME-DES-FLOTS. 21)
impuissance, elle murmure, elle reproche à
Dieu de ne l'avoir pas faite riche, afm qu'elle
pût être mère. Si elle peut donner aux corps,
tant bien que mal, leur pâture, elle oublie de
donner aux âmes leur pain immatériel. Dans
cette famille mutilée où il n'y a pas, où il ne
peut pas y avoir d'éducation, les corps végè-
tent pendant que les âmes s'affaissent, l'igno-
rance et la grossièreté préparent petit à petit
tous les vices.
Mais c'est bien pire encore lorsque l'enfant
est privé tout à coup de ses deux appuis. Qui
le recueillera, qui prendra soin de sa vie aban-
donnée? Des parents? Des étrangers un mo-
ment touchés d'une si s^rande misère? Mais où
prendront-ils cette tendresse délicate qu'il faut
dépenser autour d'une vie qui s'épanouit ?
N'estimeront-ils pas qu'ils ont beaucoup fait
s'ils empêchent l'orphelin de mourir de faim ?
N'auront-ils pas hâte de se payer de leurs
avances par une prompte exploitation de ses
forces ? Auront-ils grand souci de son avenir,
s'ils peuvent établir au plus vite la balance de
leur profits et pertes ? Après tout, ce n'est pas
leur enfant, il deviendra ce qu'il pourra. Son
\"2 LES ORPHELINS
esprit, son cœur, son instruction, son éduca-
tion, sa foi, il n'en est pas question ; c'est bien
assez que l'on ait sauvé son corps.
Ce n'est point ainsi, mes Frères, que vous
entendez la charité, j'en suis convaincu. Vous
auriez pitié d'une fleur sans soutien, d'une
couvée abandonnée, combien plus des pauvres
petits orphelins ! Il ne suffît pas de les arracher
à la mort; il leur faut de pieux asiles où ils
entendront parler de Dieu, de la grâce, du
devoir, de la vertu; il leur faut des parents
d'adoption pleins de la charité de Jésus-Christ,
qui développeront en eux par l'éducation le
sentiment religieux, l'amour du vrai et du
bien, formeront leur esprit et leur cœur, les
prépareront à une vie laborieuse et honnête,
et les conduiront, dans la modestie et la
simplicité, jusqu'aux portes des carrières obs-
cures, mais, utiles, que sanctifient l'amour de
Dieu et l'habitude du sacrifice.
Un de ces asiles de charité a été ouvert, en
cette ville, pour les orphelins de Notre-Dame-
des-Flots. Pour ne point alarmer la modestie
de ses fondateurs, je ne dirai point par quelles
merveilleuses industries et par quels prodiges
DE NOTRE-DAME-DES-FLOTS. 213
de dévouement il s'est établi et développé. Il
y a quatorze ans, il n'y avait que douze en-
fants; aujourd'hui ils sont près de quatre-
vingts, tous bien vivants, m'écrivait-on der-
nièrement, et de fort bon appétit. Votre charité
est leur principale ressource. Elle ne peut
pas leur manquer ; car ces enfants, déjà si
intéressants par leur âge et leur condition, le
sont davantage encore par le malheur qui les
a faits orphelins.
III
Ce n'est point par un de ces accidents vul-
gaires dont personne ne garde le souvenir
que les pupilles de Notre-Dame-des-Flots
ont été privés de leurs naturels soutiens, mais
par une de ces dramatiques catastrophes dont
on conserve la date, et dont les marins se ra-
content à leurs foyers les détails navrants.
La mer, dont vous venez chercher les brises
et les caresses, ne vous apparaît guère à vous,
hôtes passagers de ses rivages, que sous ses
'214 LES ORPHELINS
aspects grandioses et bienfaisants. Ses vagues
arrivent d'un invisible lointain, emportent
l'âme qui les contemple par delà l'horizon et
font rêver à l'infini. Ses abimes sont pleins de
vies et de mystères. Il y croit des forêts étran-
ges et gigantesques, on y entend souffler les
monstres. Aussi variés et plus nombreux
peut-être que les oiseaux et les insectes qui
peuplent la terre et les airs, des myriades
d'êtres agiles et industrieux se meuvent et
travaillent dans le liquide élément où ils ont
pris naissance. A ce monde immense, nos vies
à nous font chaque jour des emprunts qui les
soutiennent, les fortifient et les guérissent de
leurs maux, tandis que le soleil y boit à pleins
rayons des flots de vapeurs légères qui se con-
densent dans les hautes régions de l'atmo-
sphère, voltigent sur les ailes des vents et
deviennent pluies, neiges, sources, ruisseaux,
rivières, fleuves, bains salutaires et fécondes
artères qui rafraîchissent le globe et renou-
vellent ses forces génératrices. Oui, la mer est
grandiose ! la mer est bienfaisante ! Pourq uoi
faut-il que nous ayons à souffrir de ses tra-
hisons ?
DK NOTRE- DAME-DES-FLOTS. 215
La perfide! elle aiguise en nos âmes aven-
tureuses Taniour de l'inconnu ; elle nous pro-
met au loin des trésors; elle nous invite à
visiter les îles qu'elle berce dans ses flots et
les rivages qui lui servent de ceinture, elle
s'offre de nous y porter. Voyez comme elle tend
le dos à notre humeur voyageuse et à nos
téméraires expéditions. Elle est le grand che-
min ouvert, dans tous les sens, aux migrations
des explorateurs, des commerçants et des
nations besoigneuses qui écoulent par
là leur trop-plein ; elle est le champ fer-
tile où des légions de travailleurs vont cher-
cher leur vie et celle de leur famille; elle
est au pêcheur ce que la plaine est au labou-
reur. On la traverse, on la fouille, elle se
laisse faire.
Mais attendez. Ses eaux, aujourd'hui tran-
quilles et lisses comme une glace où se mire le
ciel, s'émeuvent, se troublent, s'agitent, se
gonflent, se tourmentent bientôt sous le souffle
de la tempête dont elle est la gémissante es-
clave. Quels mugissements et quels bonds,
grand Dieu ! Malheur à celui que la tempête a
surpris ! Les plus solides navires ont peine à
216 LES ORPHELINS
traverser les chaînes mobiles de collines et de
montagnes, tour à tour soulevées et écrasées
par la fureur des vents. Comment la barque
du pêcheur y pourrait-elle résister? Elle est
montée, il est vrai, par des hommes audacieux
et intrépides, depuis longtemps habitués aux
trahisons de la mer. On les attend au rivage.
Les voilà, là-bas! Hardi! hardi, pêcheurs !
vos femmes et vos enfants vous tendent les
bras. Les voyez-vous, luttant comme des
géants contre la violence des rafales et les fou-
gueux caprices de la lame? Ils approchent,
ils vont entrer... Mais non, le flot les ravale et
les ramène au large. Cris d'épouvante, prières,
sanglots, la tempête étouffe tous les bruits
dans ses clameurs, tandis que la barque dé-
semparée s'abandonne à ses convulsions. Elle
avance, elle recule; elle ballotte, elle tourne ;
elle se renverse, elle se redresse ; elle monte
sur la cime des vagues et disparaît dans Ta-
bîme ; elle touche, elle craque, elle s'effondre.
Plus rien !... Plus rien que l'écume du gouffre
qui l'a engloutie ! Plus rien que des épaves et
des cadavres qu'on ira recueillir demain sur
le rivage, si la mer ne les a pas emportés pour
DE NOTRE-DAME-DES-FLOTS. ^217
les ensevelir à jamais clans ses insondables
profondeurs.
Hélas ! mes Frères, il n'est pas de port où Ton
ne garde le souvenir de quelque catastrophe
de ce genre ! Si on ne la voit pas des yeux,
on peut se la représenter tout entière dans ces
mots sinistres : « Perdus en mer ! » cfue l'on
envoie de loin aux familles des marins qui
attendaient un joyeux retour. Si tout un équi-
page ne périt pas dans la tempête, c'est un
homme, jeune encore, qui débarque, exténué
d'avoir lutté avec trop d'ardeur contre les élé-
ments, frappé à mort par les cruelles intem-
péries qu'il a bravées, et qui vient s'éteindre
à son foyer, à l'âge de la force et à l'heure où
l'on a le plus grand besoin de son bras ro-
buste. Après lui, il ne reste plus qu'une
femme désolée, que mine le chagrin, et que
désespère l'impuissance où elle se trouve de
nourrir et d'élever les pauvres petits que son
mari lui a laissés ! Ah ! bénis soient ceux qui
ont eu. la généreuse pensée de recueillir ces
orphelins, et de leur créer une famille adoptive
où la charité chrétienne répare les cruautés
du sort.
218 T.FS ORPHELINS
IV
Mais, ces chers enfants, comment seront-ils
élevés? Il semble; mes Frères, que ceux qui
ont eu pitié d'eux devraient leur inspirer la
haine de l'élément perfide qui fut la cause de
leur malheur, et les préparer à des carrières
tranquilles où l'on n'a à redouter que la visite
des vulgaires infirmités qui éprouvent la vie
humaine. Il semble que ces enfants devraient
être garantis par leurs souvenirs contre la pen-
sée d'affronter des aventures et des dangers
dont leurs; pères ont été victimes. Eh bien !
non. Le sang de race les tourmente, et toute
leur jeune ardeur se tourne d'instinct vers la
mer, comme s'ils espéraient y prendre une
revanche. Regardez-les. Comme ils sont fiers
du vêtement qu'ils portent et qui les désigne à
la périlleuse carrière de la marine ! Entrez
dans leur orphelinat et assistez à leurs exer-
cices. Vous les verrez, assouplis de bonne
heure à la discipline, obéir au commandement,
DE NOTRE-DAME-DES-FLOTS. 210
grimper et voltiger dans les cordages, se tenir
debout et marcher sur les vergues, s'exercer à
la manœuvre du mousse, en attendant celle
du matelot. Sur les murs de leurs salles d'étu-
des, ils lisent les noms de ceux de leurs frères
aînés qui se sont déjà distingués dans la
carrière. On leur raconte les exploits des
grands hommes de la marine, et on leur ap-
prend à vénérer la glorieuse mémoire des héros
qui, d'un bout du monde à l'autre, ont illustré
notre pavillon.
Un dessein patriotique préside à cette virile
éducation. Une nation, fîère de son premier
rang, nous regarde d'un oeil jaloux, et ne voit
pas sans un cruel plaisir fléchir notre puissance
maritime. Au nord et au midi, d'autres peuples
cherchent à nous devancer. Prise entre ces
deux émulations qui conspirent à son abaisse-
ment, la France a besoin de marins pour tenir
son rang dans l'empire des mers. Que n'y a-t-il
dans tous nos ports des écoles où se forment
les pupilles de la marine ! Ce serait, certes,
une des plus heureuses créations de notre
siècle. La ville de Dieppe y a songé : elle a bien
mérité de la patrie.
220 LES ORPHELINS
Mais l'éducation professionnelle du marin
ne se borne pas aux exercices d'une manœuvre
alertement et régulièrement exécutée. Un élo-
quent prélat^ vous le disait l'année dernière :
(( Pour être marin, on ne doit craindre ni la
peine ni la mort... Il faut avoir l'âme forte et
vaillante... Or, il n'y a que la religion, il n'y
a que la main de Dieu qui puisse façonner des
volontés et des caractères d'une trempe ma-
gnanime... Le marin surtout, parmi les durs
labeurs et les hasards de son existence, a be-
soin de croire et d'espérer. » De croire au
Dieu qui le voit, le conduit et le protège en sa
vie tourmentée; d'espérer en Dieu qui peut,
à chaque instant, recevoir son âme ; de croire
et d'espérer en la bonté des hommes qui au-
ront pitié de sa famille abandonnée, s'il vient
à disparaître.
Je ne vous dirai pas, mes Frères, comment
ce besoin de foi, d'espérance et de confiance,
est satisfait dans Féducation donnée par les
Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul aux orphe-
lins de Notre-Dame-des-Flots ; je n'entrerai
\. Monseigneur Thomas, archevêque de Rouen.
DE NOTRE-DA\fE-DES-FLOTS. 221
pas dans le détail des solides et austères ver-
tus auxquelles on habitue leurs jeunes âmes.
Mais il est une chose que je ne puis taire,
parce que j'en ai été ravi : c'est la merveilleuse
alliance des deux qualités qu'on trouve rare-
ment unies dans une même âme. L'éducation
virile, qui engendre dans l'âme des orphelins
de Notre-Dame-des-Flots la force audacieuse
et l'inébranlable vaillance, les pénètre en
même temps d'une religieuse tendresse de
coeur qui les suit partout et dont ils envoient,
de tous les points du monde, les plus tou-
chants témoignages aux religieuses dévouées
qu'ils appellent leurs mères. Permettez-moi
de vous lire deux lettres que j'ai choisies entre
celles qui m'ont été confiées. C'est la littéra-
ture du cœur... L'une est de Madagascar :
(( Ma chère Mère,
(( Voici le 1^' janvier qui approche. Je viens
donc vous souhaiter une bonne année de
grâce, de bénédiction et de santé.
(( Je demande au bon Dieu de vous laisser
bien longtemps sur la terre pour tous les
pauvres petits orphelins, ceux que vous avez
2-22 LES ORPHELINS
recueillis et élevés comme moi, et tous les
autres que vous recevrez encore clans notre
chère maison de Notre-Dame-cles-Flots. C'est
souvent, ma chère Mère, que je pense à vous
et aux bonnes Sœurs qui vous ont aidée à m'é-
lever. Je demande à Dieu de bien garder l'Or-
phelinat où j'ai été si heureux pendant les huit
années que j'y ai passées. Ce serait un grand
plaisir pour moi de recevoir de vos nouvelles. ..
Si le bon Dieu me ramène sain et sauf, comme
je serai heureux de vous revoir, et ma Sœur
Madeleine qui nous faisait si bien la classe,
et tous les petits que je retrouverais, sans
doute, bien changés et bien grandis !
(( Ma bonne Mère, comme il est tard, je fi-
nis de vous érire, et non de vous aimer, en
vous assurant que je continue à me bien con-
duire et à donner de la satisfaction, autant que
je le peux, à mes chefs.
(( Votre fils dévoué et reconnaissant. »
L'autre lettre est de Liverpool, après un
long voyage :
(( Ma bonne Mère,
ce Voici le grand jour de votre fête qui ap-
DE NOTRE-DAME-DES-FI.OTS. '223
proche. Je veux être l'un des premiers de vos
enfants à vous la souhaiter, et à vous remer-
cier de tout ce que vous avez fait pour moi et
pour mes petits camarades. Quoique éloigné
de vous, je pense au sermon et à la c{uête qui
donne du pain à la famille. Je pense plus en-
core aux fatigues et au mal que vous vous
donnez, ma pauvre Mère, pour trouver des
quêteuses. J'ai toujours peur que vous ne
tombiez malade, car vous en avez lourd sur
les bras. Je demande donc pour votre fête au
bon Dieu qu'il vous donne la santé.
(( Quand je me rappelle, ma bonne Mère,
clans quelle misère j'étais lorsque vous m'avez
pris, je sens que c'est à vous et aux bonnes
Sœurs que je dois ce que je suis. Aussi, je
vous assure, ma chère Mère, que je vous serai
toujours reconnaissant. Je vous le prouverai
par ma conduite, et je vous assure aussi que
vous aurez toujours la plus belle place dans
mon cœur...
« Ce qui m'a fait le plus de plaisir pendant
mes voyages, c'est d'avoir vu des Sœ.urs de
Saint- Vincent-de- Paul. Nous les avons débar-
quées à Panama : elles étaient six. Aussitôt
224 LES ORPHELINS
que j'aperçus la chaloupe qui les amenait à
bord de VOhock, je descendis promptement
pour les aider, et mon capitaine m'autorisa à
les servir. Si vous saviez, ma Mère, comme
j'étais content! Je leur parlai de vous et de
ma Grand'Mère^ La Supérieure vous con-
naissait toutes deux. En quittant le navire, je
demandai la permission de les accompagner à
terre : la Supérieure voulut me donner une
pièce pour récompenser mes petits services.
Vous pensez bien, ma Mère, que je ne l'ac-
ceptai pas. Je lui dis que j'étais un enfant élevé
par les Sœurs, et bien trop heureux de pou-
voir lui être utile.
(( Au revoir, ma bonne Mère; mon capi-
taine m'a chargé de vous présenter son respect,
et m'a autorisé à vous dire qu'il continuait à
être content de moi.
(( Veuillez m'écrire, s'il vous plaît, à Liver-
pool. Mon respect à ma Grand' Mère et à toutes
les Sœurs.
(( Votre enfant respectueux. »
1. Grand' M ère est une religieuse de Saint-Vincent-de-
Paul, Supérieure des Sœurs du bureau de bienfaisance
et des crèches.
DE NOTRE-DAME-DES-FLOTS. 225
Certes, voilà des lettres charmantes qui
valent de l'or. J'espère que vous les payerez
tout à l'heure ce qu'elles valent.
Chères Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul,
vous voilà jugées par vos fruits. Combien je
vous remercie de votre courage, de votre sol-
licitude et de votre dévouement dans la tâche
maternelle que vous avez entreprise. L'admi-
ration des hommes est une trop petite récom-
pense pour vos grands coeurs ; je demande à
Dieu qu'il vous comble de ses bénédictions et
de ses grâces.
Merci encore aux administrations intelli-
gentes qui comprennent votre œuvre et la
soutiennent de leurs sympathies et de leur
bienveillant concours.
Merci à tous les bienfaiteurs passés et pré-
sents. Et à vous tous, mes bien chers Frères,
merci par avance pour la grande charité dont
vous allez faire preuve, en assurant aux orphe-
lins de Notre-Dame-des-Flots le pain de cette
année. Votre aumône aura sa récompense,
car ces enfants prieront pour vous, et Dieu
se plait à exaucer la prière de l'innocence.
Écoutez. C'était pendant une effroyable tem-
II 15
22C LES ORPHELINS
pête ; la mer furieuse ballottait un vaisseau sur
lequel flottait l'étendard du vice-roi des Indes,
le grand et pieux Albuquerque. L'équipage,
plongé dans une muette épouvante, attendait
la mort, car les écueils de la rive étaient pro-
ches. La voix du commandant, étouffée par
les clameurs de l'orage, n'arrivait plus aux
matelots. Debout, près du grand mât, il priait.
Tout à coup, un craquement se fait entendre,
le vaisseau a touché, il va sombrer. Albu-
querque aperçoit un enfant, que la lame ren-
verse et qu'elle emporte à la mer. Il le saisit,
l'enlève au-dessus de sa tête, et, le montrant,
au ciel : ce 0 bon Jésus, dit-il, si les pécheurs
ont mérité votre colère, par votre grande
bonté ayez pitié de ce petit innocent, et faites-
nous miséricorde à cause de lui. » Ce cri de
la foi fut entendu. Soudain l'orage s'apaisa, le
navire en détresse, miraculeusement soutenu
sur les flots, put arriver au port.
Hélas! lavie humaine est pleine de tempêtes :
tempêtes dans les cœurs, tempêtes dans les
familles, tempêtes dans la vie publique. Vous
que la tempête tourmente, prenez entre les
bras de votre charité un de nos chers petits
UE NOTRE-DAME-DES-FLOTS. 227
orphelins et montrez-le avi ciel. L'amour et
Tinnocence toucheront le cœur de Dieu, et
Dieu vous donnera sa sainte paix, que je vous
souhaite de tout mon cœur. Ainsi soit-il.
LES ORPHELINS
DE SAINT-VmCENT-FERRIER
LES
ORPHELINS DE SAINT-VINCENT-FERRIER
Ostende, église des Frères-Prècheurs,
5 août 1889.
(Même discours que le précédent, avec la finale
suivante.)
IV
J'ai l'honneur de pouvoir appeler mon frère
en religion l'homme providentiel qui fonda
dans cette ville l'orphelinat pour lequel j'im-
plore votre charité. Vous le connaissez, mes
Frères; le R. P. Joseph-Marie Callens a laissé,
non seulement àOstende, mais dans toute la
Province dominicaine de Belgique d'impéris-
sables souvenirs.
232 LES ORPHELINS
Le noviciat de la Sarte-lez-Huy a vu s'épa-
nouir les qualités aimables de son cœur, les
ardeurs de son âme passionnée pour le bien,
son zèle pour la maison de Dieu, la simplicité
avec laquelle il s'oubliait lui-même, et les gé-
néreuses préoccupations de sa charité tou-
jours inquiète de ce qui pouvait être utile au
prochain.
Le couvent de Louvain lui doit en grande
partie les vastes et magnifiques installations
qui lui ont mérité d'être choisi, il y a quelques
années, pour le siège d'une assemblée géné-
rale de l'Ordre de Saint-Dominique. Pour le
bâtir, il se fît mendiant; parcourant toute la
Belgique, franchissant ses frontières, suppor-
tant, gaiement et pour Tamour de Dieu, les
fatigues et les humiliations du quêteur. Les
chemins qu'il a parcourus, les mille portes
qu'il a franchies retentissent encore de sa
naïve et confiante invocation à la douce pa-
tronne de la Province dominicaine de Bel-
gique : — « Rose, ma petite sœur, faites que
je sois bien reçu à cause de vous : Rosa, soror
nostra, bene sit pi^opter te ; » et bon nombre
de donateurs se souviennent encore de l'ai-
DE SAINT-VINCEKT-FERRIER. 233
niable et gracieuse habileté avec laquelle il
ouvrait leurs bourses.
Dans le couvent de Tirlemont, où il fut élu
prieur à l'âge de vingt-huit ans, les six années
de son gouvernement furent fécondes en
œuvres utiles et en heureuses transforma-
tions.
Enfin, dans cette ville, qui fut le dernier
théâtre des exploits de sa charité, il a doté son
Ordre d'un nouveau couvent et de l'une de ses
plus belles églises.
Mais le besoin d'action et l'ardeur de la
charité dont Tâme religieuse du Père Callens
était dévorée ne se pouvaient satisfaire au
service de ses frères. Il se répandait au dehors
en sages conseils, en bienveillante assistance,
en secours spirituels, surtout auprès des fa-
milles pauvres. C'est en les visitant qu'il ren-
contra cette poignante misère des enfants
orphelins dont je viens de vous faire la pein-
ture. Son cœur tendre et généreux en fut
navré; mais il n'était pas homme à se conten-
ter d'une pitié transie qui ne sait que souffrir
des maux d'autrui. Il consulta, à la fois, Dieu
et son grand courage, et il crut entendre une
234 LES ORPHELINS
voix lui dire : « Tu seras le secours de l'or-
phelin : Orplmno tu eris adjutor. »
Sa résolution fut bientôt prise. Il lui suffit
de quelques semaines pour ouvrir un asile
provisoire à ceux des enfants dont la misère
était plus criante, et pour se procurer, non
loin de la mer, un vaste terrain sur lequel il
arrêta le plan de son orphelinat.
Il voulait faire vite, car ceux qui souffrent
n'ont pas le temps d'attendre, et, en interro-
geant sa fragile santé, il lui semblait entendre
la menace d'une fin prochaine. Il voulait faire
grand, afin que tous les orphelins pussent
trouver dans son asile, avec le pain de chaque
jour, les bienfaits de Téducation chrétienne,
de l'instruction primaire et professionnelle :
tout ce qu'il faut pour armer solidement de
jeunes natures d'hommes destinés à la lutte
du travail, dans un monde où la foi et la vertu
courent de si grands risques.
Dans les rêves de son âme féconde en pro-
jets, le Père Callens voyait déjà s'élever les
divers quartiers que devaient habiter les en-
fants et les adolescents, les classes et les ate-
liers d'apprentissage, la chapelle, le couvent
DE SAINT-VINCENT-FERRIER. 235
des mères chargées de soigner tout ce petit
peuple, les habitations des maîtres et du direc-
teur, retable, la basse-cour: tout un ensemble
de constructions propres à loger commodé-
ment trois cents personnes, et à répondre à
tous les besoins spirituels et matériels.
Pour réaliser ce rêve, il se mit à l'oeuvre
avec cette impétueuse et sainte énergie qui lui
faisait mépriser toutes les fatigues et porter, à
la fois, le poids de mille sollicitudes, si bien
qu'en moins de deux ans la moitié de son plan
avait pris un corps. C'est alors que Dieu vint
lui dire : — « En voilà assez pour toi ; il est
temps de partir. )> — Et il partit, avec la ré-
signation et la douce sérénité d'un saint, lais-
sant à la Providence le soin d'achever l'œuvre
qu'il avait si vaillamment commencée. — «Je
meurs volontiers, disait-il, à la dernière heure,
j'accepte la mort pour satisfaire à la justice de
Dieu et pour le bien de l'orphelinat. La Provi-
dence, qui m'a toujours si admirablement
assisté, protégera ce cher orphelinat... Mon
Dieu, je vous l'abandonne. »
Le peuple l'a pleuré comme on pleure un
bienfaiteur insigne ; mais les prudents auraient
•2j(j les orphelins
pu l'accuser de témérité, et lui reprocher
d'avoir préparé, en escomptant trop hardi-
ment l'avenir, une crise financière où pouvait
sombrer sa grande et belle œuvre. Ah ! plût à
Dieu que toutes les crises financières eussent
de pareilles causes ! Il me semble qu'on peut
être indulgent, je dirais presque heureux, au
milieu de tant de désastres, au fond desquels
on ne découvre que cupidité, mensonges, abus
de confiance, honteux tripotages, quand on se
trouve en présence d'une situation critique
qui n'a pas d'autre cause qu'un excès d'amour
et de dévouement. Ce que la prudence hu-
maine appelle témérité, n'est parfois qu'une
sainte audace que Dieu lui-même inspire aux
créateurs des grandes œuvres de bienfaisance.
Sans cette sainte audace, combien d'institu-
tions charitables n'auraient jamais vu le jour!
Habituées aux caresses de la Providence, les
âmes passionnées pour le bien du prochain
ont l'intime et robuste confiance que leurs en-
treprises désintéressées ne tomberont jamais
dans l'abandon ; et il suffit à leur conscience,
pour la rassurer contre les trop vives récla-
mations des prudents, de pouvoir dire aux
DE SAINT-VINCENT-FERRIER. "237
âmes charitables qui viendront après elles :
« Exemplitm cledi vohis : Je vous ai donné
l'exemple, faites comme moi. »
C'est le cri que nous jette, des rivages de
l'autre monde, le fondateur de l'Orphelinat de
Saint-Vincent-Ferrier. — Non, non, cher et
vénéré père des orphelins, le repos de votre
tombe ne sera pas troublé par le bruit sinistre
d'un écroulement. Déjà, j'ai le devoir de re-
mercier, publiquement, et en votre nom, ceux
qui, obéissant au généreux entraînement de
votre charité, ont pris en main les intérêts de
vos enfants d'adoption, se sont imposé de
lourds sacrifices pour faire face aux nécessités
de l'heure présente, et se promettent d'achever
votre ouvrage. Ils en viendront à bout, parce
que la Providence, que vous avez invoquée
avant de mourir, les protège, parce que les
mérites de votre vie dévouée et de votre mort
sainte leur attireront sûrement des collabora-
teurs.
Ces collaborateurs sont parmi vous, mes
Frères. C'est, pour vous, une question d'hon-
neur et de reconnaissance de ne pas laisser en
souffrance une œuvre si belle et si nécessaire ;
"238 LES ORPHELINS DE SAINT-VINCENT-FERRIER.
et j'ajoute : C'est une question du plus haut
intérêt.
Tout le bien que vous ferez aux petits or-
phelins de Saint- Vincent-r^errier aura sa ré-
compense, car ces enfants prieront pour vous,
et Dieu se plaît à exaucer la prière de l'inno-
cence.
(La fin comme au discours précédent.)
CONGRES
DES ŒUVRES EUCHARISTIQUES
CONGRÈS DES ŒUVRES EUCHARISTIQUES
Discours d'ouverture,
prononcé dans l'église de Notre- Dame de Paris,
le 2 juillet 1888.
Magnificat anima meu Domlnwn .
Messeigneurs,
Messieurs,
Lorsque la très Sainte Vierge, clans le mys-
tère que rÉglise célèbre en ce jour, entendit
sa cousine Elisabeth bénir le Dieu caché
qu'elle portait dans son sein virginal, elle
s'écria : Mon âme glorifie le Seigneur ! Je
pousse le même cri devant cette magnifique
assemblée, venue, de près et de loin, pour bénir
le Dieu caché de l'Eucharistie : — Magnificat
anima mea Dominum,
II 16
242 CONGRÈS
Que venez-vous faire ici, Messieurs? Ce
n'est point à la manière de TEglise, qui définit
les dogmes, ni à la manière des théologiens,
qui élucident les mystères, que vous prétendez
glorifier, en ces jours, Notre-Seigneur au
sacrement de l'autel, mais à la manière de
sujets fidèles qui acclament leur roi, affirment
son pouvoir, se concertent pour rendre leurs
hommages plus dignes de son infinie majesté,
et pour ouvrir plus largement leurs coeurs à
ses bienfaits.
Libre aux esprits superbes, qui croient que
les sciences et les progrès humains son t seuls
dignes d'un pareil concours, de jeter à votre
assemblée et à ses travaux cette méprisante
parole : Affaires de sacristie ! — Moi j'estime
que le Congrès des Œuvres eucharistiques est
une grande et belle chose, puisqu'on y doit
travailler à la gloire d'un Dieu qui s'est anéanti
par amour pour nous, ainsi qu'au plus inté-
ressant, au plus glorieux, au plus durable des
progrès : le progrès spirituel des âmes qui
reçoivent de leurs communications avec l'Eu-
charistie une surabondance de vie.
Tout cela. Messieurs, est résumé dans les
DES OEUVRES EUCHARISTIQUES 243
paroles que le vénérable prélat qui vous donne
rhospitalité de son diocèse m'a chargé de
commenter ce soir. Elles sont de mon illustre
frère saint Thomas d'Aquin et ouvrent l'office
de nuit de la fête du Très Saint Sacrement :
— (( Christum Regem adoremus dominantem
gentibiis, qui se manducantibus dat spiritus
pinguedinem : Adorons le Christ Roi, Maître
de tous les peuples, qui donne l'abondance
de la vie à ceux c[ui se nourrissent de lui. »
Il est roi celui à qui une nation doit son
existence et tous ses biens ; il est roi celui
qui délivre un peuple des tyrans qui l'avi-
lissent et qui l'oppriment; il est roi celui qui
reçoit d'un maître suprême un apanage long-
temps promis et chèrement acheté.
Or, Messieurs, le Christ est roi à tous ces
titres.
Nous sommes ses créatures. Non seulement
il était au commencement avec son Père, Dieu
244 CONGRÈS
comme lui, agissant avec lui et faisant jaillir
du néant toutes les merveilles du monde;
mais, ajoute l'apôtre saint Jean : « Toutes
choses ont été faites par lui: Omnisi pei' ipsuni
facta sunt ; — rien n'a été fait sans lui : et sine
ipso nihil factum est; — tout ce qui a été
fait avait vie en lui : Quod factum est in ipso
vita erat, » Vous savez de quelle manière le
plus ancien des historiens sacrés commence
le récit de la genèse du monde : ce In principio
Deus creavit cœlum et terrani : Dans le prin-
cipe Dieu créa le ciel et la terre. » — Quel
est ce principe? demande le grand Augustin.
— (c C'est le Verbe: In principio, id est in
Verho. » — Pourquoi cela ? — ce Parce que
Dieu a tout fait par son Verbe : Quia omnia
Deus fecit Verho. » 11 se parle éternellement
et reproduit sa propre vie et les perfections de
sa vie en son Verbe et par son Verbe; de
même, il parle et produit, dans le temps, le
monde, sa vie, ses perfections dans son Verbe
et par son Verbe. S'il y a des hommes et des
peuples en ce monde, et, pour ces hommes et
ces peuples, une magnifique et riche nature, à
chaque instant prodigue de ses biens, nous le
DES OEUVRES EUCHARISTIQUES ^45
devons à la parole de Dieu, au Verbe de Dieu.
Or, vous le croyez, Messieurs, vous le con-
fessez : le Christ est le Verbe de Dieu. On ne
peut pas être plus maitre qu'il ne l'est, ni plus
digne d'honneurs. Adorons le Christ Roi,
Maitre de toutes choses: Christum Regemado-
remus dominantem gentibus.
Ce roi immortel, il était invisible dans le
mystère des cieux, et voilà qu'en un jour mé-
morable il se revêt de notre chair mortelle et
de nos infirmités, et apparaît au monde comme
l'un de nous. Que vient-il faire au milieu de
ses sujets ? — Il vient les arracher au pouvoir
d'un tyran qui, par le péché, s'est rendu maître
de l'humanité. Personne n'ignore la grande
œuvre qu'il a accomplie. Notre ère s'appelle,
depuis plus de dix-huit siècles, l'ère du salut,
et les années de cette ère nouvelle datent du
triomphe du Verbe incarné. Il a remplacé par
une doctrine pure les monstrueuses erreurs
qui enténébraient l'esprit humain ; il a soumis
les instincts révoltés et les passions déchaî-
nées au joug d'une loi sainte ; plus que par sa
doctrine et par sa loi, il a, par ses exemples et
par sa grâce, ramené le genre humain égaré
246 CONGRÈS
sur le chemin de ses destinées éternelles et,
selon la belle image de saint Paul, « il a dés-
armé les sinistres Puissances qui s'étaient
emparées de sa création, il les a traînées fière-
ment après lui, triomphant en face du monde
entier de leur tyrannie, en sa chair adorable,
instrument de notre délivrance: Expolians
Principatus et PotesiateSy traduxit confiden-
ter, jDalam triumphans illos in semetipso^. p —
Nous lui devons tout ce qu'il y a aujourd'hui
de bon, de grand et de saint dans la vie et
dans les sociétés humaines; et les peuples qui
ne le connaissent pas encore ne seront déli-
vrés que par lui de leur honteux esclavage.
Il est roi par droit de conquête, et roi divin ;
adorons-le : Cliristum Regem adoremus domi-
nantern gentihus.
Il est roi ! Le Maître des maîtres, le Roi
des rois, Dieu Ta voulu. Longtemps avant
qu'il eût pris notre nature, il lui a fait dire par
son Prophète: ce Demande-moi, et je te don-
nerai les nations en héritage: Postula a me et
dabo tibi gentes hœreditatem tuam^. » — Jésus
\. Cor., cap. Il, 15.
2. Psalm. If.
DES OEUVRES EUCHARISTIQUES 247
a demandé par les anéantissements de son
incarnation, par les humbles travaux de sa vie
cachée, par les fatigues de sa vie apostolique,
par son obéissance, ses veilles, ses prières,
ses gémissements et ses larmes, par les op-
probres de sa passion, par toutes les lèvres
de ses plaies, par toutes les gouttes de son
sang répandu. Ses bras étendus sur l'arbre de
la croix et le cri de détresse qu'il fait enten-
dre : — J'ai soif! c'est sa dernière supplique :
(( Dieu, dit l'Apôtre, n'a pu s'empêcher de
l'exaucer pour tant de respects : Exauditus est
pro sua reverentiaK » Du haut du ciel il lui a
envoyé une bénédiction plus sainte et plus
féconde que celle donnée par les patriarches à
leurs premiers-nés. — C'est fait : « Le Christ
est et abli l'héritier de toutes choses : Qiiem
constituit hœredem iiniversorum^ , ))Nous som-
mes à lui, il a pu dire de nous : « Les miens,
mei. — Ceux que mon Père m'a donnés:
Quos dédit mihi Pater. » Il nous possède,
comme aucun maître ne possède les hommes
et les choses qui sont à lui. Adorons-le:
1. Heb., cap. v, 7.
2. Heb., cap. i, 2.
248 CONGRÈS
Christum Regem adovemus dominantem geu'
tihus.
II
Tous ceux qui le connaissent, ce Roi divin,
devraient être prosternés à ses pieds. — Et
cependant, que d'âmes rebelles et séditieuses
s'écrient : (c Nous ne voulons pas que celui-là
règne sur nous : Nolumus hune regnare super
nos, )) — S'il était roi, souffrirait-il de pareils
cris, et ne les aurait-il pas prévenus par les
victorieuses manifestations de sa gloire et de
sa puissance?
Pourquoi s'est-il éclipsé après son triomphe
sur la mort? — Pourquoi n'a-t-il pas choisi,
en ce monde, une capitale, un palais et un
trône pour son humanité ressuscitée? — Pour-
quoi ne le voyons-nous pas parcourir, sur un
char de lumière, le vaste empire que Dieu lui a
donné, toujours prêt à récompenser par ses
faveurs l'humble soumission, et à châtier.
DES OEUVRES EUCHARISTIQUES 249
sans miséricorde, l'orgueilleuse révolte? —
Personne alors n'aurait pu lui refuser ses ado-
rations.
Encore, si tout en dissimulant sa gloire
céleste, il eût daigné nous apparaître, comme
aux jours de sa vie mortelle, avec cette exquise
humanité à travers laquelle on voyait rayonner
et resplendir sa haute intelligence, son grand
cœur, son noble caractère, sa sainteté, dans
des signes capables d'éveiller l'attention et de
l'attirer sur le profond mystère de sa personne !
S'il nous eût été donné d'entendre, de temps
en temps, ses paroles sublimes et ses ordres
souverains ; d'être témoins de quelques-unes
des merveilles que le peuple saluait de ses
acclamations ! — Mais non : aucune échappée
de lumière et de grandeur ; rien que de Tom-
bre, rien que des. abaissements. — L'Eglise
nous dit bien qu'il est resté parmi nous, mais
quand on lui demande de nous le montrer,
elle prend en main une vulgaire bouchée de
pain: Voilà! dit-elle: Ecce ! N'est-ce pas une
amère dérision, pire que celle du préteur ro-
main qui, montrant aux Juifs le Christ humi-
lié, s'écriait : ce Voilà votre roi ! Ecce rex
^50 CONGRÈS
vester ! » Et ne dirait-on pas que Jésus-Christ
a pris à tâche de faire méconnaitre sa divine
royauté ?
Messieurs, on peut donner plusieurs ré-
ponses à ces indiscrètes et téméraires ques-
tions. Ces réponses, vous les avez enten-
dues tomber de cette chaire, lorsque j'ai
traité de la mystérieuse présence et des mira-
culeux anéantissements du Christ dans l'Eu-
charistie. Je n'en rappellerai qu'une seule
aujourcriiui : celle qui convient le mieux
aux généreuses dispositions de vos âmes
croyantes.
Notre-Seigneur Jésus-Christ a sacrifié sa
gloire pour contenter l'infinie bonté de son
cœur. Est-il donc moins roi parce qu'il subs-
titue à la terrifiante et écrasante domination
de sa puissance et de sa majesté la douce et
miséricordieuse domination de son amour ?
L'évidence de sa présence eût pu convaincre
notre raison, l'exhibition de sa puissance con-
tenir nos passions ; mais raison et passions ne
lui seront-elles pas soumises, s'il s'empare de
nos cœurs par son adorable condescendance,
et n'êtes-vous pas d'avis qu'il s'assurera une
DES OEUVRES EUCHARISTIQUES 251
domination plus glorieuse pour lui et pour
nous, s'il peut nous faire dire : — « Qui n'ai-
merait celui qui nous a tant aimés ? Sic nos
anicintem quis non redamaret ? »
0 Jésus-Eucharistie, mon divin Roi! c'est
l'amour qui vous anéantit. — Vous vouliez,
sans priver le ciel de votre glorieuse présence
qui fait partie du bonheur des élus, demeurer
jusqu'à la fin des siècles avec vos enfants de la
terre ; vous vouliez, sans renouveler la san-
glante tragédie du Calvaire, que votre corps
et votre sang fussent offerts chaque jour en
sacrifice à la divinité; vous vouliez surtout
réaliser le plus étrange rêve, le plus impérieux
désir de l'amour : vous incorporer ceux que
vous aimez, vivre en eux et les faire vivre de
vous. — Mais, comment, avec le corps glo-
rieux que vous a donné la résurrection?
Votre présence en ce monde n'eût-elle pas
été un larcin fait à la béatitude de vos élus ?
~ Qui donc se serait senti assez pur pour
s'approcher de vous ? — Quel prêtre assez
hardi pour prendre entre ses mains le corps
resplendissant du Rédempteur et l'offrir à son
Père? Comment votre humanité, désormais
252 CONGRÈS
immuable, impassible, immortelle, eût-elle pu
représenter sur l'autel une victime immolée ?
— Quel fidèle aurait osé ouvrir la bouche, et
vous dire : a Entrez en moi, faites-moi vivre
devons? »
Mais l'amour est fertile en inventions. Tout
devient possible, ô divin Roi, du moment que
vous couvrez votre gloire du fragile manteau
des espèces sacramentelles. — Vous pouvez
être à la fois dans les cieux et sur la terre :
dans les cieux à l'état de corps glorifié, sur la
terre à l'état de sacrement; — vous pouvez,
miraculeusement multiplié comme les espèces
que vous transformez, sans cesser d'être le
même, résider, en même temps, dans tous les
temples et dans tous les tabernacles de la
chrétienté; — vous pouvez donner partout
à vos craintifs enfants la consolation de votre
présence, sans qu'ils aient à redouter le feu
de ce regard profond qui pénètre les âmes, et
leur reproche dans sa lumière leurs misères
volontaires et leur indignité ; — vous pouvez
vous mettre entre les mains de vos prêtres et
exprimer, par votre ensevelissement et votre
immobilité sacramentels, l'état de mort et de
DES OEUVRES EUCHARISTIQUES 253
destruction propre au sacrifice ; — vous pou-
vez enfin, pain sacré, consommer les largesses
de votre amour, en devenant la nourriture
spirituelle de ceux que vous aimez et en leur
communiquant la plénitude de votre vie.
Et quelle plénitude, Messieurs ! — Santé
spirituelle, lumières, force, consolation, sain-
tes ardeurs d'un amour qui s'épanche en Dieu
et sur tous ceux que Dieu aime, vigoureux et
joyeux élan de tout notre être surnaturalisé
vers l'union suprême qui doit l'achever et le
béatifier éternellement : voilà ce que produit
en nous la communion eucharistique. Toutes
les forces fécondantes de la nature, réunies
pour engraisser et fertiliser la terre, ne sont
qu'une faible image de la divine vertu dont
l'âme humaine est pénétrée, lorsque le Christ
humilié devient sa nourriture. Aux nobles as-
pirations, aux grandes vertus, aux œuvres
généreuses qui sont le fruit du pain eucharis-
tique, il est impossible de ne pas reconnaître
la très douce et très salutaire domination du
Roi divin qui s'est anéanti par amour pour
nous. Ses abaissements n'étonnent plus quand
on en reçoit tant et de si grands bienfaits.
254 CONGRÈS
De cela, Messieurs, vous avez fait l'expé-
rience. Non seulement vous croyez, mais vous
sentez que le Christ est roi, un roi qu'on
mange, pour recevoir en son âme l'abon-
dance, la plénitude de la vie spirituelle, et
vous dites : Adorons-le : « Chvistum Regem
adoremus dominantein gentibuSy qui se vian-
ducantibus dat spiritus pinguedinem. »
III
Adorer ! — Vous avez compris ce que cela
veut dire, et quels devoirs vous sont imposés
par les anéantissements de votre divin Roi.
Par amour pour vous, il s'est dépouillé de
toute sa gloire; par amour pour lui vous
devez la lui rendre. Il l'attend de votre piété
et de votre dévouement. C'est, du reste, le but
du Congrès auquel nous préludons par cette
auguste cérémonie.
Ce que vous voulez faire. Messieurs, n'est
pas une nouveauté. La foi chrétienne n'a ja-
DES OEUVRES EUCHARISTIQUES 255
mais cessé de travailler à la gloire du divin
sacrement dans lequel le Roi des rois se cache
à nos regards mortels. Depuis dix- neuf siè-
cles, bientôt, Jésus-Eucharistie reçoit les hom-
mages de l'amour chrétien. Les brûlants dis-
cours des orateurs, les admirables traités des
théologiens, les hymnes sublimes des poètes,
les chants magnifiques des grands maîtres de
l'art musical, les beautés de la liturgie, les
fêtes splendides instituées par l'Église, l'uni-
verselle convocation des créatures pour ho-
norer le Verbe créateur dans ses anéantisse-
ments : le feu, les parfums, les fleurs, les
étoffes précieuses, l'or, l'argent, la pierre, le
marbre, fouillés, ciselés par les mains intelli-
gentes des artistes, les temples superbes dont
toutes les beautés convergent vers Dieu-Hostie,
les immenses assemblées, les longues proces-
sions du peuple fidèle, qui se précipite en foule
aux fêtes de l'adoration, et fait retentir sa
grande voix pour chanter son respect, son
amour et sa foi : Autant d'oeuvres eucharis-
tiques, qui illuminent la nuit profonde dans
laquelle le Christ-Roi a comme enseveli sa
gloire.
256 CONGRÈS
Vous connaissiez ces œuvres, Messieurs,
mais vos cœurs généreux, subjugués par le
royal amour de Jésus-Christ, ont dit : « Encore
plus! Encore plus! » Puisque tant d'âmes
ingrates oublient, méconnaissent ou mépri-
sent la personne et les droits de notre divin
Maître, travaillons à sa gloire avec une amou
reuse ardeur. Encourageons toute œuvre qui
a pour but de faire connaître le Christ-Roi
dans son sacrement d'amour, toutes les géné-
rosités qui veulent contribuer à son culte.
Préparons-lui des sanctuaires ; recrutons-lui
des prêtres et des apôtres ; multiplions ses
adorateurs, organisons les gardes d'honneur
qui doivent veiller près de lui, la nuit et le
jour; donnons-lui des fêtes splendides de foi,
d'amour et de reconnaissance ; entraînons par
nos exemples les tièdes et les timides à la
visite du tabernacle, au saint sacrifice, à la
sainte table ; donnons au monde le spectacle
de nos âmes transformées par leurs rapports
intimes avec l'Eucharistie ; faisons vivre dans
la société, tant de fois scandalisée, les édifiantes
vertus de Celui dont nous avons mangé la
chair; enfin, autour du sépulcre sacramentel
DES OEUVRES EUCHARISTIQUES. 257
OÙ sa vie semble sommeiller, faisons de nos
hommages une auréole dont le monde entier
puisse voir les radieuses clartés.
Euge ! Eugel Courage, Messieurs! A tra-
vers les voiles qui vous dérobent sa présence,
Jésus-Eucharistie vous regarde et s'apprête à
vous bénir. Dans ce deuxième centenaire du
jour où il a daigné révéler au monde l'amour
extrême de son divin Cœur, sa bénédiction ne
peut manquer d'être abondante et féconde.
Soyez-en pénétrés, et puissent les manifesta-
tions de votre foi et de votre amour, après
avoir touché un grand nombre d'âmes, leur
arracher cette confession : (c Le Christ-Roi
est le Maître des peuples, adorons-le, et
allons chercher en lui la plénitude de la vie :
Chrlstura Regem adoremus dominantem gen-
tibus, qui se manducantibus dai spiintus pin-
guedinem ! »
II 17
ŒUVRE
DE LÀ PROPAGATION DE LA FOI
ŒUVRE DE LA PROPAGATION DE LA FOI
Discours prononcé dans l'église primatiale de Lyon,
le 20 mars 1891.
Euntes, docete omnes gentes.
Allez, enseignez toutes les nations.
(S. Mathieu, ch. xxviii.v. 19.)
Éminentissime Seigneur* ,
Mes Frères,
Vous m'avez appelé pour parler de l'Œuvre
cle la Propagation de la Foi. Ce n'est point
une tâche laborieuse pour un Frère Prêcheur ;
il en est fier, il en est heureux; car, après ceux
qui, comme vous, Eminentissime Seigneur,
ont hérité directement de la mission des
1. Son Eminence le cardinal Foulon, archevêque de
Lyon.
262 OEUVRE
apôtres et dont le devoir est de présider aux
destinées de l'Eglise, c'est au Frère Prêcheur,
plus qu'à tout autre, que s'adresse cette pa-
role du Sauveur : Euntes, docete omnes gentes :
Allez, enseignez toutes les nations. Il en a re-
cueilli l'écho sous les voûtes d'une basilique
célèbre, alors que les apôtres Pierre et Paul,
donnant au père de la famille dominicaine le
livre des évangiles et un bâton de voyage, lui
disaient : Vade et prxdica : Va et prêche. De-
puis six siècles, l'enfant de Dominique obéit à
cet ordre descendu du ciel ; depuis six siècles,
il va et il prêche; depuis six siècles, il est en-
gagé dans l'Œuvre immense de la Propagation
de la Foi. Il lui est donc permis d'en parler,
non seulement avec l'admiration qu'éprouve
un cœur généreux pour ce qui est grand et
beau ; non seulement avec le zèle que doit dé-
ployer toute âme fidèle, quand il s'agit de la
gloire de Dieu et du salut des âmes, mais avec
'intérêt, l'ardeur, la passion d'un ouvrier
pour le chef-d'œuvre à l'élaboration duquel il
a dépensé le meilleur de sa vie.
Soyez donc attentifs, mes Frères, aux appels
que je vais vous faire, et puissé-je passionner
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 263
VOS âmes pour l'Œuvre si intéressante et si
importante de la Propagation de la Foi. Je
vais, pour vous la bien faire connaître, ré-
pondre à ces trois questions :
Quelle est Torigine et quels sont les déve-
loppements de cette Œuvre ?
Quelles sont ses espérances actuelles ?
Quelles leçons devons-nous y prendre ?
Éminentissime Seigneur, j'ai été profondé-
ment touché des instances que vous avez faites
pour me ramener dans cette ville et dans cette
chère église où je n'ai pas prêché depuis trente-
deux ans. Puissé-je répondre à votre pieuse
et noble sollicitude pour la gloire de Dieu et
le salut des âmes ! Puissé-je montrer à ceux
qui m'ont entendu jadis que, si je n'ai plus la
fougue et les entraînements de la jeunesse, je
n'ai rien perdu de mon ardeur pour la sainte
cause de Dieu !
264 OEUVRE
L'Œuvre de la Propagation de la Foi n'est
point une œuvre moderne, comme vous seriez
peut-être tentés de le croire. La forme qu'elle
a prise, en ces derniers temps, a son impor-
tance et mérite d'être remarquée ; mais, sous
cette forme, je vois la continuation d'une tra-
dition de faits, vieille comme l'Église et l'es-
prit apostolique qui a présidé à sa formation.
Lorsque Jésus-Christ bénissait ses apôtres et
prononçait sur leurs fronts prosternés ces
paroles : — « Euntes, docete omnes gentes :
Allez, enseignez toutes les nations, » — il tra-
çait un programme et promulguait une loi. Le
programme était immense, la loi était expresse.
Les apôtres n'eurent garde d'offenser, par la
plus petite résistance, la chère et souveraine
volonté qui disposait de leurs vies. Dès que
l'Esprit-Saint leur eut donné le dernier mot
des vérités enseignées par leur Maître et la
force de les promulguer, ils affrontèrent les
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 265
haines de la Synagogue, firent appel à la
conscience du peuple juif, moissonnèrent au-
tour d'eux les élus que Dieu avait marqués,
s'élancèrent sur le monde, le parcoururent en
tous sens, l'ébranlèrent sous les coups d'une
parole barbare, laissèrent partout des souve-
nirs de leur passage, et, çà et là, les traces
toutes chaudes de leur sang, comme pour
marquer le chemin que devaient suivre,
après eux, les prédicateurs de la bonne nou-
velle.
Il est impossible, mes Frères, de nier le ra-
pide et immense succès de ce premier mouve-
ment de la Propagation de la Foi. Il est attesté
par les livres et les monuments, tant sacrés que
profanes, des origines de l'Eglise. Au sortir du
Cénacle, la parole évangélique convertit trois
mille hommes d'un seul coup. A quelques
jours de là, PierrC; debout au milieu de la
foule, lui demande, au nom de Dieu, raison
de la mort de son Maître, et cinq mille voix
lui répondent par des cris de repentir et par
une solennelle profession de foi. Dix années
s'écoulent, et le chef du collège apostolique,
le directeur suprême de l'Œuvre de la Propa-
266 OEUVRE
gation de la Foi, envoie sa première Épitre
aux fidèles dispersés du Pont, de la Galatie,
de la Cappadoce, de l'Asie, de la Bithynie,
Antioche, Athènes, Damas, Césarée, Milet re-
çoivent la bonne nouvelle. Paul écrit à la ca-
pitale du monde et aux villes les plus illustres
de l'Empire : Corinthe, Philippes, Colosse,
Éphèse, Thessalonique, Il annonce aux Ro-
mains que leur foi est prêchée au monde en-
tier. Il apprend aux Philippiens que la maison
même de César est envahie, et leur fait passer
lesalut des saints qui rhabitent: « Salutant vos
omnes sscncti, maxime autem qui sunt de domo
Csesaris\ » — Pendant ce temps, les autres apô-
tres s'emparent du monde : les Espagnols, les
Éthiopiens, les Scythes, les Perses, les Indiens,
entendent proclamer le nom du crucifié. Posté
au centre de l'univers, Pierre, le maître de
tous depuis que Jésus -Christ a disparu, Pierre
répète ces paroles du Sauveur : — Euntes,
doceto omnes rjentcs : Allez, enseignez les na-
tions, — et les disciples qu'il a bénis s'en vont
jusqu'au fond de la Germanie et des Gaules.
1. II Cor., cap. xnr, 12.
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 267
Lazare, Maximin, Trophime prêchent l'Évan-
gile sous le beau ciel de la Provence; d'autres,
dont les noms sont écrits dans les diptyques
de nos vieilles cathédrales, se partagent le
pays qu'habitaient nos pères. Vous lisez dans
vos diptyques, Messieurs, les noms illustres
de Pothin et d'Irénée. Denys TAréopagite s'a-
vance jusqu'à la ville prédestinée à devenir la
capitale du peuple très chrétien. Enfin l'Œuvre
de la Propagation de la Foi a fait sa première
visite au monde connu. Les extrémités de l'u-
nivers ont entendu le retentissement de cette
voix qui faisait tressaillir le prophète dans
une de ses extases. Plus éloquents que les
cieux, les missionnaires de la foi ont raconté
partout la gloire de Dieu et publié Tœuvre
admirable de la rédemption. Les apologistes
des premiers siècles annoncent avec fierté ce
grand mouvement de l'apostolat : « Il n'y a
point de peuples, dit saint Justin, grecs ou
barbares, de tout nom, de toutes mœurs,
qu'ils habitent sur des chariots mobiles ou
sous des tentes voyageuses, point de peuples
qui n'offrent des prières et des actions de
grâces à Dieu le Père, au nom de Jésus-
268 OEUVRE
Christs » — c( Nous ne sommes que d'hier,
s'écrie Tertullien, et déjà nous remplissons
les villes, les îles, les châteaux, les campagnes,
les camps, les tribus, les décuries, les palais,
le sénat, le forum \ » Le royaume du Christ
s'étend partout avec son nom : Christi regnum
et noTiien ubique pori^gitur. Partout il règne,
partout il est adoré : Ubique régnât, iibiqve
adoratur. Il est égal pour tous, il est roi de
tous : Omnibus œqualiSj omnibus rex^.
Telle est, mes Frères, la première période
de l'Œuvre de la Propagation de la Foi. A
cette période, il faut rapporter la mission des
apôtres que saint Éleuthère envoie à l'Angle-
terre, les divers mouvements des évangélistes
d'Alexandrie, toujours prêts à partir pour les
pays lointains, la prédication de saint Pan-
thène aux brahmanes de l'Inde, qui l'avaient
appelé, et parmi lesquels il trouve des traces
de l'apostolat de saint Barthélémy, entre
autre l'évangile de saint Matthieu, enfin, ces
enlèvements providentiels des évêques faits
1. Dialog.cum Trypk., cap. cxvji.
2. Apoloq., cap. m.
3. Tertull., Adiersus judœos^ cap. ii, 7.
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 269
prisonniers par les Goths, les Sarmates, les
Germains, et employant les longues heures de
l'exil à la prédication du christianisme.
Cette première période, je l'appelle la pé-
riode proprement apostolique, ou, si vous
l'aimez mieux, l'âge plus particulièrement
divin de la Propagation de la Foi.* Sans doute,
Dieu n'abandonne jamais ses apôtres ; mais
aux premiers de tous, il devait une plus pro-
chaine et plus grandiose assistance. Il les
envoyait, selon sa propre parole, comme des
brebis au milieu des loups \ Sans science,
sans richesses, sans force, sans prestige natu-
rel, ils tombent dans un monde en proie à
toutes les erreurs, à toutes les corruptions, et
se déclarent ses ennemis. Toutes les passions
irritées se révoltent contre leur ministère de
vérité et de sainteté. Eussent-ils pu vivre un
instant ; eussent-ils pu faire la conquête d'une
seule âme, si Dieu, selon sa promesse, ne les
eût providentiellement secourus dans tous
les périls, et ne leur eût mis en main sa toute-
1. Eûce ego mitto vos sicut oves in medio luporum.
(Matth., cap. x, 16.)
270 OEUVRE
puissance? Ils succombent dans la lutte, c'est
vrai, mais non sans avoir profité de l'assis-
tance divine, multiplié les merveilles et conduit
leur Œuvre de la Propagation de la Foi jus-
qu'à sa seconde période.
Cette seconde période, je l'appelle la pé-
riode de l'union et du protectorat, c'est-à-dire
celle pendant laquelle les puissances spiri-
tuelles et temporelles de ce monde concourent
à rétablissement du règne de Jésus-Christ.
Dieu ne se retire pas, il ne refuse pas son
assistance, ni le concours de son souverain
pouvoir : sans cette assistance, sans ce pou-
voir, que pourraient faire les hommes ? Cepen-
dant les causes secondes étant préparées,
même dans cette œuvre si manifestement au-
dessus des forces humaines, Dieu ne peut
s'empêcher de les laisser agir selon leur propre
énergie. L'Église victorieuse est devenue la
plus haute des influences et la plus grande
des forces ; les Césars ont courbé leur front
sous le joug de la croix ; maintenant, papes,
évêques, abbés, empereurs, rois, républiques,
tous vont travailler au triomphe de la foi.
Constantin, après avoir promulgué Tédit
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 271
qui doit clore l'ère des grandes persécutions,
profite des ambassades que lui envoient l'Inde
et l'Ethiopie pour faire connaître la religion
chrétienne. Sapor, roi de Perse, lui demande
son amitié et lui apprend que, dans son grand
empire, le Dieu dont il adore la sainte ma-
jesté est un Dieu connu et vénéré, et que, dans
la Chine, une de ses provinces, les églises sont
nombreuses. Presque en même temps, les
Ibériens, convertis par une captive, réclament
des évêques, et saint Athanase consacre le
premier apôtre de l'Inde-UItérieure, saint
Frumence. Dans une lettre aux évêques d'A-
frique, il écrit : « Le concile de Nicée est connu
des Indiens et de tout ce qu'il y a de chrétiens
parmi les autres barbares. » Un autre Fru-
mence s'empare, au nom de Jésus-Christ, de
l'Abyssinie, pendant que la renommée de saint
Ambroise se répand parmi les Francs, qui
bientôt viennent tomber, en la personne de
Clovis, aux pieds de saint Rémi. Les contrées
jadis funestes aux légions romaines, celles
qu'elles sont obligées d'abandonner aux bar-
bares, retentissent de ce cri : Credo, C'est le
cri des apôtres envoyés par les papes. C'est
272 OEUVRE
Séverin qui s'avance jusqu'au fond de la No-
rique, Augustin qui convertit et baptise les
Anglo-Saxons devenus maîtres de la Grande-
Bretagne, Boniface et ses compagnons qui
évangélisent l'Allemagne, bâtissent des églises
et construisent des monastères.
L'extrême Orient semble jaloux de ces suc-
cès. Un empereur de Chine ordonne que la
religion chrétienne soit publiée dans ses Etats ;
les églises se multiplient; les bonzes de la
grande loi d'Occident sont comblés d'honneur;
un généralissime chrétien, par son génie, sa
bravoure, ses vertus, soutient contre toutes
les rébellions et conspirations la dynastie des
Tang, favorable à la foi de Jésus-Christ.
Mais, à cette même époque, un plus illustre
guerrier, un prince plus magnanime, un em-
pereur, dont le nom doit être écrit en lettres
d'or dans les fastes de l'Église, lui prépare des
jours glorieux. Charlemagne entoure d'un
plus grand prestige le pouvoir des souverains
pontifes. Il défend l'Église de Dieu contre la
rapacité de ses ennemis. Pour faire cesser les
guerres niterminables de la Saxe, il prie, il
envoie des missionnaires et voit bientôt arriver
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 273
à ses pieds, vêtus de la robe blanche des caté-
chumènes, le fier Witikind et ses compagnons.
La Propagation de la Foi est le but suprême
de ses efforts. Dans la guerre, son camp res-
semble à un vaste monastère où la prière et le
jeûne alternent avec les combats ; dans la paix,
il promulgue des lois tout imprégnées de l'es-
prit de Jésus-Christ.
Un si grand exemple ne peut être perdu.
L'impératrice Théodora, sollicitée par les Bul-
gares, leur envoie deux apôtres, saint Métho-
dius et saint Cyrille. Les ducs de Russie
commencent à s'ébranler. Rollon, chef des
Normands, convertit son peuple. Miecislas,
roi de Pologne, abaisse devant Jésus- Christ
son front couronné. Les Slaves et les Pomé-
raniens voient leur noblesse courir au-devant
de saint Adalbert et de saint Othon, et livrent
leurs idoles aux papes qui les réclament comme
un trophée de la plus douce des victoires. Les
Hongrois, fils des Huns, touchés par l'exemple
et les vertus de leur roi Etienne, reçoivent le
baptême et se mettent sous la protection de
celle qu'ils appellent la Dame par excellence.
Sans doute, mes Frères, à cette époque de
II 18
274 OEUVRE
l'histoire, il y a encore dans le monde des
vices odieux et des iniquités effroyables ; toute-
fois, pendant les quelques siècles qui viennent
de s'écouler, quelles conquêtes pour Jésus-
Christ ! L'Orient s'est amoindri et comme des-
séché sous le souffle de l'hérésie ; mais l'Occi-
dent, plein de sève, voit fleurir dans son sein
les héroïques vertus de la vie parfaite. A me-
sure que le christianisme s'étend, d'immenses
asiles s'ouvrent partout, pour abriter ceux qui
veulent préparer leur âme à de grands com-
bats. Ce ne sont pas, comme on le croit com-
munément, des prisons où viennent se punir
eux-mêmes les grands criminels qui échappent
à la justice humaine; ce ne sont pas des sé-
pulcres où s'enterrent les passions qui re-
doutent un éclat; ce ne sont })as des Thabor
où les âmes oisives se réfugient pour rêver le
ciel, au lieu de l'escalader par de généreux
efforts : non, ce sont de fortes citadelles d'où
doivent partir, de temps à autre, des conqué-
rants remphs de l'esprit apostolique. Colom-
ban était moine, Augustin était moine, Boni-
face était moine; ils étaient moines aussi, cet
Anschaire et ce Witzmar qui évangélisèrent la
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 275
Suède, le Danemark, l'Islande, le Groenland,
et répandirent, jusqu'au pôle arctique, la foi
chrétienne dont on devait retrouver plus tard
les vestiges dans les traditions défigurées du
nord de l'Amérique.
Mais, mes Frères, le grand âge des moines
conquérants ne commence, à proprement par-
ler, qu'au milieu de cette seconde période de
la Propagation de la Foi. Après les prodigieux
efforts des ordres chevaleresques qui con-
tinrent les flots de l'islamisme prêts à englou-
tir l'Occident, après les mouvements gigan-
tesques des Tartates, qui ouvrirent de nouveau
les routes de Textrême Orient, Dieu suscita
deux ordres célèbres dont un chrétien ne peut
ignorer l'histoire. Vous avez déjà nommé
l'ordre de Saint-Dominique et l'ordre de Saint-
François. Ils naquirent ensemble et devinrent
bientôt, entre les mains des papes, les infati-
gables ouvriers de l'Œuvre de la Propagation
de la Foi. Il n'y eut point d'hésitation dans
leur dévouement, point de tâtonnement tou-
chant la direction qu'ils devaient prendre.
L'univers s'ouvrait devant eux, ils envahirent
l'univers. Les rois tartares entendirent leur
276 OEUVRE
voix; évoques et apôtres, ils allèrent prêcher
et paître le troupeau de Jésus-Christ, jus-
qu'aux dernières frontières du monde connu.
A la fin du treizième siècle, un Franciscain,
Jean de Monte Corvin^ était assis sur le siège
archiépiscopal de Pékin. Le pape Grégoire XI
écrivait aux admirables frères pérégrinants,
audacieux voyageurs qui allaient planter leurs
tentes dans les froids déserts de la Sibérie,
sous les feux du soleil africain, partout où il
y avait des âmes à gagner à Jésus-Christ :
c( Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs
de Dieu. A nos bien-aimés fils, les Frères Prê-
cheurs, répandus parmi les Russes, les Cu-
mans, les Perses, les Tartares, les Indiens,
les Éthiopiens. » Hommes étranges, ils
viennent à peine de naître et ils sont dans tous
les pays. Ils traversent la Grèce et portent en
passant des coups redoutables au schisme. Ils
vont combattre l'influence et les prestiges des
bonzes et des lamas, et laissent dans les
mœurs et coutumes de ces faux moines des
traces de leur passage. Ils vont se faire tuer
sans pitié parle cimeterre des sultans du Ma-
roc. Les Portugais abordent au Congo : ils y
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 277
sont déjà. Une nouvelle route est ouverte pour
aller aux Indes : ils s'y précipitent. Un nou-
veau monde sort des profondeurs de l'Océan :
ils sont auprès des conquérants et proclament
avec eux le règne de Jésus-Christ. Le génie
des découvertes s'empare de tous les peuples,
les vaisseaux traversent les mers dans tous les
sens : sur tous ces vaisseaux, il y a des
apôtres, des fils de saint Dominique, des fils
de saint François, des fils aussi d'une famille
qui vient de naitre et qui, dans son enfance,
rivalise de force et d'audace avec les vieux lut-
teurs de la foi. Enfant de la Compagnie de
Jésus, François Xavier convertit le Japon et
meurt en face de la Chine où ses frères vont
bientôt entrer. Pendant ce temps, le domini-
cain Louis Bertrand parcourt le Nouveau-
Monde dans tous les sens. Enfin, mes Frères,
des légions d'apôtres prêchent sur tous les
points de l'univers, et jamais cette parole ne
fut plus vraie : In omnen terrain exivit soiius
eoruni^.
Je me trompe : Dieu préparait à la Propa-
1. Psalm. XVIir.
278 OEUVRE
gation de la Foi un âge qui ne devait rien en-
vier à ceux dont vous venez d'entendre l'his-
toire. Mais pour arriver à cet âge, il fallait une
catastrophe : elle fut terrible. L'impiété du
dix-huitième siècle en chanta le prélude au
milieu des rires et des blasphèmes. En portant
les mains sur une Compagnie illustre et fé-
conde en ouvriers évangéliques, elle frappa
d'un coup mortel une foule de missions floris-
santes, mais ce n'était que le commencement
des maux : Initium malovum. L'esprit révo-
lutionnaire devait bientôt couvrir de blessures,
déchirer et tarir, il l'espérait du moins, ce
cœur plein de vie, d'où s'échappait, sur tout
l'univers, la sève du christianisme. Quel deuil
dans notre patrie ! quel deuil dans l'Europe
entière ! quel arrêt funeste dans le mouve-
ment apostolique ! Un instant on put croire
que tout était fini. Mais, vive Dieu ! les élégies
de l'incrédulité n'étaient que les chansons
trompeuses d'une ivresse que le souffle d'en
haut devait dissiper bientôt, et au moment où
des voies impies chantaient : Ainsi finissent les
religions ! une nouvelle période commençait :
la période populaire de la Propagation de la Foi.
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 279
Un accident s'était produit dans la vie des
peuples européens : la période de l'union et du
protectorat était finie. Il ne fallait plus comp-
ter sur le concours des puissances du siècle
pour l'établissement et l'extension du règne
de Jésus-Christ. Autrefois, elles se croyaient
engagées par le baptême au service du Dieu
qui, par la grâce, élevait leur autorité au
niveau de sa propre autorité; depuis que la
révolution les a touchées, elles se sont obsti-
nément renfermées dans la sphère étroite
d'une administration toute temporelle. La re-
ligion est une puissance du dehors dont elles
redoutent les envahissements ; comment favo-
riseraient-elles ses conquêtes, à moins que la
politique n'y soit engagée? Oui, la période de
l'union et du protectorat est finie, mais l'œuvre
de Dieu n'est pas amoindrie pour cela. Le
pape, toujours debout, étend les bras et montre
aux apôtres les mondes qu'il faut conquérir.
Il appelle au secours ! Les puissances du siècle
ne viennent plus. Eh bien, le peuple viendra.
Dieu a fait ce miracle, mes Frères : aux rois
il a substitué le peuple. L'Esprit-Saint, qui
donne du génie et de la force aux humbles, a
280 OEUVRE
inspiré à de pieuses filles une Œuvre qui sera
l'éternel honneur de cette cité lyonnaise :
l'Œuvre du sou hebdomadaire et de la prière
quotidienne pour l'extension du règne de Jésus-
Christ. Le peuple touché a bientôt ouvert sa
petite bourse et son grand cœur ; avec joie il
a donné son sou par semaine; avec plus de
joie encore il s'est écrié : Adveniat regnum
tiium ; et les petites sommes sont devenues des
millions, la prière quotidienne est devenue une
vaste pétition qui fait violence au Ciel, et les
humbles créatrices de l'Œuvre, sous sa forme
moderne, sont devenues un Conseil dont la
sage administration est bénie de tout Tunivers
chrétien^ Et tout cela, aujourd'hui, fait plus
1. Des documents authentiques, que j'ai consultés, at
testent que cette grande Œuvre de la Propagation de la
Foi, sous sa forme mod<irne, a été conçue et organisée
en 1819 par une jeune fille de vingt ans. Mademoiselle
Pauline-Marie Jaricot, née à Lyon le 22 juillet 1799, est
la véritable et unique fondatrice de l'Association du sou
par semaine.
Elle établit les premières dizaines de cette Association
parmi les pieuses ouvrières lyonnaises, et, pendant plu-
sieurs années, elle porta seule tout le poids de l'Œuvre.
Son frère, Philéas Jaricot, entré au Séminaire de Saint-
Sulpice, à Paris, le 20 octobre 1820, et de suite mis en
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 281
de besogne que n'en faisaient jadis les trésors
et la rude épée des potentats, car, s'il y a moins
de secours humains, il y a plus de liberté peut-
être, et la liberté, dans l'œuvre de Dieu, est le
plus précieux des trésors, la plus active des
puissances. — Mes Frères, allez à Rome dans
les bureaux de la Propagande ; demandez une
carte du monde, sur tous les pays vous verrez
une croix tracée : sur l'Inde, la Chine, la
Cochinchine, le Tonkin, la Tartarie, le Japon,
la Corée, la Perse, l'Asie-Mineure, en proie
aux schismes et aux hérésies, souvent pires
rapport avec le Séminaire des Missions-Étrangères, rue
du Bac, no 128, envoyait à sa sœur copie des lettres arri-
vées des missions lointaines, et Pauline-Marie faisait lire
ces copies aux associées de ses dizaines. Ce futTorigine
des Annales de la Propagation de la Foi,
L'argent recueilli par l'Association du sou par semaine
fut versé par acomptes successifs au Séminaire des
Missions-Etrangères, comme on peut s'en convaincre par
Texamen des registres du Séminaire (n" 1504, années
1820-1824, - folio 201, 20 octobre 1820, — folio 203,
14 mars et mai 1821, — folio 205, octobre 1821, — folio
209, 2, 6, 15 et 22 mai 1822,— folio 213, 10 décembre 1822).
Le plan de l'Association fondée par Pauline-Marie Jaricot
fut exposé et adopté à la réunion du 3 mai 1822, jour de
la fondation officielle de l'Œuvre de la Propagation de la
Foi.
282 OEUVRE
que le paganisme ; sur toutes les contrées de
l'Afrique où les hommes peuvent aborder ;
sur tous les déserts de l'Amérique où la civi-
lisation n'a pas encore pénétré ; sur toutes les
îles de rOcéanie. Cette croix indique la prise
de possession de Jésus-Christ, devenu plus
grand roi que jamais par la force de son bras,
sans doute, mais aussi par le secours pieux et
dévoué du peuple chrétien.
II
Mes Frères, je viens de vous conduire, à
travers tous les siècles, jusqu'à la période mo-
derne de l'Œuvre de la Propagation de la Foi.
Il importait que vous n'eussiez pas de cette
œuvre une idée étroite qui fît injure au dé-
vouement de nos pères, et je devais vous
apprendre les voies que la sagesse divine a
suivies pour arriver jusqu'au plus humble
d'entre vous, lui demandant sa coopération
afin de l'élever jusqu'aux honneurs de l'apos-
tolat. Sous sa forme nouvelle, l'Œuvre de la
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 283
Propagation de la Foi, ai-je dit tout à l'heure,
n'est pas moins forte que par le passé. Per-
mettez-moi de confirmer mon dire, en vous
confiant les magnifiques espérancesque je vois
sur la terre et dans le ciel : la grâce, la nature
et la gloire s'unissent pour nous encourager.
Ce qui nous garantit d'abord le succès tou-
jours croissant de l'Œuvre de la Propagation
de la Foi, c'est le zèle apostolique, aussi vif
aujourd'hui qu'au temps où l'Esprit- Saint
venait de se répandre sur les premiers disci-
ples du Sauveur. L'Église, bien que sans cesse
tourmentée par la persécution, et, dans
l'Église, notre France, toujours digne de son
passé très chrétien, malgré les erreurs qui la
travaillent, et, dans notre France, cette catho-
lique cité, sont toujours fécondes en jeunes
âmes capables de comprendre les divins tour-
ments de la grâce, et de répondre par des actes
héroïques aux appels de Dieu. Des séminaires
entiers, des congrégations florissantes, des
ordres religieux, sont peuplés de ces fiers
adolescents qui n'attendent qu'un signe pour
partir à la conquête des âmes. Où iront-ils?
Ils l'ignorent encore. Peut-être sous les glaces
284 OEUVRE
du pôle, peut-être sous les feux de l'équateur,
peut-être chez les sauvages, peut-être chez ces
vieux civilisés dont l'incurable corruption
n'attend que les provocations d'une parole
sainte pour se changer en fureur persécutrice.
En quelque endroit qu'ils aillent, mille périls
les attendent: périls delà mer, périls des mon-
tagnes, périls des abîmes, périls des bêtes
féroces, périls des climats perfides, périls des
tyrans, périls des faux frères. Dès qu'ils sont
décidés à partir, leur vie est sacrifiée. Tout est
bien, ils sont contents. Le récit d'un martyre
les enivre, et ils se lèvent dix, vingt à la fois,
pour remplacer le frère qu'une mort cruelle
vient de moissonner. Ah ! Seigneur Jésus, si
une autre volonté que la mienne ne m'eût
retenu captif et condamné à d'autres combats,
je me serais accusé de lâcheté en les voyant
partir.
Ils étaient debout sur les marches de l'autel,
souriant aux frères émus qui venaient baiser
leurs pieds. On chantait autour d'eux, et aussi
on pleurait, on sanglotait. C'était un vieux
père, une vieille mère, dont le cœur se déchi-
rait ; ils étendaient les bras, ils disaient : Mon
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 285
fils ! mon fils ! Mais ce n'était pas pour retenir
ces jeunes et chères victimes de la charité ;
non, ce n'était pas pour les retenir, c'était pour
exprimer, en un seul mot, l'âpre bonheur
qu'éprouve une grande âme dans un généreux
sacrifice. Parents et enfants, tous étaient
apôtres. Entendez-vous, chrétiens? dans un
siècle où tant de lâches frayeurs déshonorent
les âmes, il y a encore de ces héroïques audaces .
Et comme si ce n'était pas assez que des
hommes entreprissent de pareilles choses, des
femmes, de pauvres p3tites filles, obéissent
elles-mêmes aux divines inspirations du zèle
apostolique, et vont faire, en des pays lointains,
à des enfants de barbares et de sauvages,
l'hommage de leurs chastes cœurs où germent
des dévouements que les meilleures mères
ignorent.
Chose admirable, mes Frères, et véritable-
ment providentielle ! Tandis que la grâce pro-
duit dans les âmes les généreuses et héroïques
vertus qui assurent le succès de l'Œuvre par
excellence, la nature elle-même travaille à cette
œuvre , et chaque jour quelque nouveau
progrès vient accroître nos espérances. Trop
286 OEUVRE
attentifs à des intérêts subalternes, les hommes
semblent ignorer que l'aboutissement suprême
de tous les progrès, c'est l'avènement universel
du règne de Dieu dans les âmes. Ils appliquent
leur génie, ils domptent les forces sur lesquelles
Dieu leur a donné un royal empire, ils apla-
nissent les chemins, ils précipitent les mou-
vements, ils établissent entre les peuples,
auparavant séparés par mille obstacles, de
rapides communications, ils s'applaudissent
de leurs efforts et de leurs succès ; et, parce
que notre enthousiasme ne chante pas avec
eux un même cantique, ils nous accusent
d'être les ennemis de tous les légitimes pro-
grès. Combien ils se trompent! Personne,
mieux que nous, n'est capable d'apprécier les
conquêtes du génie humain sur la nature, parce
que nous en voyons clairement le dernier ré-
sultat, c'est-à-dire l'admirable unité qu'elles
préparent, l'unité vers laquelle tendent toutes
les âmes, l'unité religieuse : adhésion de tous
les esprits aux mêmes vérités, fusion de tous
les cœurs dans l'amour du même Dieu, sou-
mission de toutes les volontés à la même
autorité céleste.
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 287
Voilà, chrétiens, ce que Dieu veut, et ce qu'il
obtiendra des efforts combinés de la grâce et
du génie humain. Les merveilleuses décou-
vertes dont nous sommes si fiers passeront à
son service quand nous en aurons bien abusé,
et il en usera, Lui, pour rapprocher les extré-
mités glacées de l'univers du centre européen,
où la vie chrétienne coule à grands flots.
Voguez, vaisseaux rapides, bravez les flots où
mordent les hélices qui vous emportent; courez,
machines puissantes, et luttez de vitesse avec
les vents du ciel ; volez, fluide agile, sur les
cordes sonores où l'on croit entendre le bruit
mystérieux des pensées que vous transportez,
en quelques instants, d'un point [du monde à
l'autre ; forces mystérieuses de l'univers,
supprimez les distances : la vérité ira plus vite
aux peuples lointains qui l'attendent, et plus
vite aussi nous entendrons leur réponse :
Credo ! Credo !
Jamais les peuples n'ont été plus appliqués
aux progrès matériels qui doivent hâter l'avè-
nement universel du règne du Christ. Mais,
écoutez, chrétiens, au-dessus de ces peuples,
il en est un, plus grand et plus puissant, don
288 OEUVRE
l'Œuvre de la Propagation de la Foi attend une
plus efficace protection.
Ce peuple, quel est-il ? Ne le cherchez pas
sur la carte du monde, car il habite les lieux
inaccessibles où le soleil éternel révèle sans
ombre ses adorables perfections : c'est le peuple
des martyrs qui ont succombé sur les champs
de bataille où combattent aujourd'hui de nou-
velles générations d'apôtres. L'Église le. tire,
de temps en temps, de l'obscurité de la tombe et
le place sur les autels. Est-ce seulement pour
honorer son grand courage et le proposer à
notre imitation? Ah! sans doute il mérite nos
profonds hommages ; mais dans ces immenses
apothéoses qui réjouissent l'univers chrétien,
l'Église embrasse à la fois le ciel et la terre.
Elle sait qu'un mystérieux mouvement s'éta-
blit, à certaines époques, plus vif et plus fort,
entre ceux qui luttent et ceux que Dieu a cou-
ronnés, et que toute la gloire rendue par nous
aux saints, les saints nous la renvoient en
grâces et en protection.
Elle glorifie donc, l'un après l'autre, les der-
niers martyrs de Jésus-Christ, afin que, de-
bout devant Dieu et lui montrant leurs plaies.
DE LA. PROPAGATION DE LA FOI. 289
ils intercèdent pour les apôtres, travaillent
avec eux à l'Œuvre de la Propagation de la Foi
et consomment ainsi les espérances de la terre
parles espérances du ciel.
III
J'ai devant moi, mes Frères, une dernière
question qui, si elle ne nous intéresse pas plus
que les précédentes, doit, il me semble, nous
être plus utile, puisqu'elle s'applique à notre
vie pratique. Cette question, la voici: — Quelles
leçons pouvons-nous prendre dans l'Œuvre de
la Propagation de la Foi? — J'en vois trois
principales : Elle confirme notre foi, elle ac-
cuse notre indifférence, elle stimule notre zèle.
D'abord elle confirme notre foi, car il est
impossible de ne pas reconnaître l'interven-
tion de Dieu et, je ne crains pas de le dire, le
plus grand et le plus constant des miracles,
dans les succès de l'apostolat catholique, com-
parés à l'infécondité des propagandes de tous
II 19
290 ŒUVRE
les sectaires qui ambitionnent le titre de con-
quérants des âmes. La Providence a permis
que les véritables ouvriers évangéliques fus-
sent suivis, en tous lieux, par une foule de
travailleurs parfaitement pourvus de tous
les secours humains, et cependant inhabiles
dans l'art de convertir, tandis que ceux dont
ils jalousent les grandes œuvres réussissent
d'autant mieux qu'ils sont plus abandonnés
à eux-mêmes. Ce contraste, dit un historien
moderne des missions chrétiennes S en quel-
que lieu qu'on l'examine, « nous transporte
soudainement des régions de l'héroïsme dans
celles de la comédie, » et nous permet une
facile application de ce principe à l'aide
duquel l'Évangile veut que nous discer-
nions le vrai du faux, le bien du mal : « A fruc-
tihus eorum cognoscetis eos : A leurs fruits
vous les reconnaîtrez^ »
Plus de vingt Sociétés de propagande, dis-
posant d'un capital de cinquante à soixante
millions, envoient des nuées d'agents dans
1. W. M. Marshall, Les Missions chrétiennes.
2. Matth., cap. vu, 16.
DE LA PROPAGATION DE LA FOL 291
tous les pays du monde. Ils partent chargés de
bibles et de traités qu'ils distribuent gratuite-
ment dans les écoles, les maisons, les rues et
les places publiques. Quand ils n'en ont plus,
ils n'ont qu'à faire un signe. Le bureau cen-
tral, où travaillent d'infatigables traducteurs,
ouvre ses portes et laisse échapper, de son
sein généreux, des caisses immenses pleines
de pain de vie. On n'est pas plus âpre à faire
la place d'une denrée de première nécessité,
que ne le sont les prédicants à faire la place
de la parole de Dieu. Tout le monde peut s'en
nourrir, et, si l'on devait juger des progrès de
la vérité évangélique d'après la consommation
des livres qui la contiennent, il faudrait croire
que le protestantisme a converti l'univers.
Pourtant, mes Frères, il n'en est rien. Capi-
taux, voyages, distributions des prédicants,
tout est prodigieusement stérile. Les Bibles
muettes passent aux mains des infidèles, sans
éveiller leur conscience, ni les instruire des
mystères de la foi. Le menu peuple en fait des
enveloppes, le chasseur des bourres de fusil,
le prêtre les offre à ses dieux sans les ouvrir.
Après un quart de siècle^ quand il faut relever
292 OEUVRE
le nombre des néophytes, on ne trouve, dans
les plus florissantes missions, qu'une dizaine
d'individus équivoques dont la ferveur a besoin
d'une pension pour se soutenir. Au lieu des
gerbes opulentes qu'on se promettait de cueillir
et de transporter triomphalement dans le
grenier du père de famille, c'est une poignée
d'âmes méprisables, qui, souvent, n'ont re-
noncé au culte des idoles que pour tomber
dans l'athéisme .
Triste et navrante issue d'un prosélytisme
bruyant et agité, à laquelle on ne voudrait pas
croire, si les rapports mêmes des mission-
naires du protestantisme n'en faisaient foi.
Dans ces rapports, la douleur, le dépit, quel-
quefois la colère, se mêlent aux illusions d'un
zèle aveuglé ou aux promesses trompeuses
d'un charlatanisme en quête de secours.
Ceux-ci se plaignent d'être méprisés par les
populations auxquelles ils distribuent leur
pain de vie. Remarquez-le bien, mes Frères,
ils ne sont pas haïs : la haine est fille des
passions qui se débattent pour n'être pas
étouffées dans les étreintes de la vérité; ils
sont méprisés, on les appelle démons proche-
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 293
mensonges. Ceux-là se reprochent mutuelle-
ment le criminel avilissement des infidèles
auxquels ils ont enlevé, par le scandale de
leurs collisions ou de leurs mesquines avidités,
le dernier trésor des vérités naturelles qui
éclairaient encore leur conscience, ce Dans un
trop grand nombre de cas, écrit un évêque
protestant, les prédicants européens, parmi
les païens, ont à répondre du mal qu'ils ont
causé, surpassant de beaucoup leurs services
les plus empressés ^ » — « Il ne nous est
pas permis, dit un autre, de nous vanter de
quelques succès obtenus çà et là, au point de
nous aveugler sur ce que nous devrions ap-
peler Vinutilité complète des efforts des'mis-
sionnaires dans les temps modernes \ »
Inutilité complète ! Voilà donc, mes Frères,
de l'aveu même des hérétiques, le dernier
résultat des prodigalités qui ont semé, dans
l'espace de quelques années, plus de cinq cents
millions sur toutes les côtes visitées par les
Européens. Semblables à ces femmes infortu-
1. Polynesia and New-Zeeland. Rever. H. Russell,
ch. m (cité par Marshall).
2. Christian Remembrancer, vol. XXXVII. {Ibid.)
294 OEUVRE
nées dont la vie se consume en désirs stériles
et en regrets cruels, au milieu de la solitude
du foyer domestique, tandis que la maison
du pauvre qu'elles envient se peuple de frais
et joyeux enfants, les sectes, riches pourtant
de tous les biens de ce monde, ne peuvent
entonner le cantique de la maternité, pendant
qu'auprès d'elles il est une famille pauvre
dont le père entend, chaque jour, retentir ces
cris d'allégresse : — « Ton épouse, ô homme
béni du ciel, ton épouse est comme la vigne
féconde qui grimpe au flanc de ta demeure :
Uxor tua sicut vitis ahundans in laterihus
domus tuœ^. Tes enfants, vigoureux et pressés
comme de jeunes plants d'oliviers, entourent
la table où tu donnes à chacun le pain des
âmes : Filii tui sicut novellm olivarum in
circuitu mensx tux^. » — Dans cette famille,
mes Frères, vous avez deviné l'Église catho-
lique.
Elle n'a point à sa disposition les trésors
immenses des sociétés de propagande. Chacun
\. Psalm. CXXVII.
2. Ihid.
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 295
de ses missionnaires lui coûte quarante fois
moins qu'un prédicant. On pourrait citer tel
pays où un pauvre évêque catholique ne dis-
pose que d'une trentaine de mille francs pour
lui et tout son clergé, et accomplit avec cela
d'héroïques travaux, tandis que l'évêque pro-
testant reçoit seize cent mille francs pour ne
rien faire autre chose que de gêner l'apostolat
catholique. L'Église envoie ses missionnaires
comblés de bénédictions et munis d'un maigre
viatique qu'ils doivent épargner, jusqu'au jour
où ils n'auront plus d'autre ressource que la
Providence. Le premier livre qu'ils doivent
faire lire aux infidèles, c'est la croix dont le
consolant et effroyable mystère est expliqué
par leur parole difficile, hésitante et quelque-
fois barbare. Ils n'ont de joyeuses promesses
à faire que pour l'éternité; quant au temps,
ils n'en dissimulent pas les périls à ceux dont
ils demandent la conversion. Haine des persé-
cuteurs, cruauté des tyrans, bannissement,
tortures, mort ignominieuse, voilà ce que
doivent attendre ceux qui viendront se ranger
sous l'étendard de la croix. Tout est faiblesse
et folie dans leur apostolat. Cependant, quelle
296 OEUVRE
étrange et glorieuse différence entre leur
réussite et celle des sectaires ! Chaque jour qui
accroit leurs peines ajoute à leurs consolations.
(( Ils moissonnent dans l'allégresse le grain
qu'ils ont semé dans les pleurs : Seminant in
lacrymis,inexultationevietent\y) Des milliers
de néophytes se groupent autour d'eux. Et
quels hommes ! Ce ne sont plus les rares apos-
tats dont la paresse déguisée est en quête d'un
subside : ce sont des légions de saints et de
héros, unis ensemble par l'amour, insultant à
la corruption païenne par leurs vertus, et prêts
à donner à la foi qu'ils ont embrassée le témoi-
gnage de leur sang. Rien n'épouvante leur
courage : ni les plus atroces menaces, ni le
navrant spectacle du supplice et la mort de
ceux qui leur sont chers. Pères, mères,
enfants, amis, se laissent moissonner dans
une commune hécatombe, et n'ont en mou-
rant que des bénédictions et des actions de
grâces à l'adresse de ceux qui semblent n'être
venus de loin que pour les envoyer au bour-
reau.
\, Psalm. CXXV.
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 297
Peut-être, mes Frères, nous accuserait-on
d'illusion, voire de criminelle partialité, si
nos seules annales racontaient ces faits. Mais
Dieu a préparé aux apôtres catholiques une
contre-épreuve de leur sincérité, dans les té-
moignages des païens et des hérétiques. L'em-
pereur Kîa-King, dans une de ses proclama-
tions, écrit ces paroles remarquables : « Tous
ceux qui deviennent chrétiens, riches ou pau-
vres, à peine ont-ils embrassé cette religion,
qu'ils s'aiment les uns les autres comme s'ils
n'avaient qu'une même moelle et un même
sang^ » — (( La religion chrétienne, dit un man-
darin, est difficile, austère, et exige de grands
sacrifices.... Si tous les hommes s'entendaient
pour l'embrasser, tous seraient honnêtes et
justes*. » Enfin, un ministre protestant avoue à
ses coreligionnaires que (( les catholiques con-
vertis par les missionnaires montrent la plus
grande constance dans leur foi, souffrant la
persécution, la torture, l'emprisonnement,
l'exil et la mort, plutôt que de la trahir ^ j>
1. Cité par Marshall, ch. ii.
2. Ibid.
3. Ibid.
298 OEUVRE
Ces résultats, enregistrés par les ennemis de
notre croyance, sont moins prodigieux encore
que la stabilité même de la foi, dans l'orage
constant des persécutions. Quand on devrait
s'attendre à la crainte, sinon au décourage-
ment, voici que des lettres pressantes nous
arrivent, mêlant à la douleur les plus vives
espérances. La faux des tyrans a dévasté les
chrétientés naissantes ; mais ce ne pleurez pas,
s'écrient les apôtres : le grain germe, les
champs se couvrent, le soleil de la foi darde
ses rayons vainqueurs, les épis brisent leur
enveloppe fragile, les moissons blanchissent...
envoyez-nous des moissonneurs. »
Donc, d'un côté, les puissances humaines
stériles; de l'autre, les infirmités fécondes.
Certes, mes Frères, on ne peut voir un plus
frappant contraste. A quoi l'attribuer? sinon
à l'intervention de Celui qui, selon la parole
de l'Apôtre, a choisi l'infirmité même pour
confondre la force ^ Il est vrai qu'on peut re-
courir à l'attitude des prédicants et des apôtres
pour expliquer la différence de leurs succès ;
1, Infirma mundi elegit Deus ut confundat fortia.
(I Cor., I, 27.)
DE LA. PROPAGATION DE LA FOI. 2'.)9
mais c'est reculer la solution d'un problème
dont le dernier mot est toujours Dieu, J'avoue
qu'il y a des prédicants qui vont de bonne foi
et de bon cœur à leur mission. Ceux-là, Dieu
sait bien les retrouver un jour; mais c'est l'ex-
ception. Généralement, le prédicant est un
gentleman qui a rêvé faire sa carrière dans le
placement de l'Évangile ; l'apôtre est un
homme dévoué qui a pris au sérieux ce pré-
cepte du Christ : Allez, enseignez les nations.
Le prédicant donne des livres; l'apôtre se
donne lui-même. Au prédicant, on ne par-
donne pas les inepties de ses traductions; à
l'apôtre, on pardonne les barbarismes de sa
parole. Le prédicant ne met au service' de sa
mission qu'un zèle embarrassé par des liens
de famille; le foyer domestique a pour lui des
douceurs qui le touchent de plus près que la
gloire de Dieu et le salut des âmes. L'apôtre
est seul et tout entier à ceux qu'il évangélise;
aucun amour terrestre ne l'empêche de se dé-
penser et dépenser encore. Le prédicant aime
le confortable et n'échappe pas, pour l'aug-
menter, à la tentation du trafic; à lui, comme
au plus humble commis, s'applique ce pro-
300 OEUVRE
verbe anglais : Qui va au loin est marchand
ou le devient. L'apôtre ne craint pas les pri-
vations et la misère; au besoin, il vit à l'aven-
ture, raccommode lui-même, fût-il évêque, ses
vêtements et son linge, marche sans chaus-
sure, se meurtrit et se déchire les pieds à la
poursuite des brebis de Dieu, tombe mourant
de faim sur le bord des chemins, jusqu'à ce
qu'il plaise au ciel de lui envoyer des sau-
veurs. Le prédicant est l'homme des côtes et
du pavillon national qui le protège ; s'il va
trop loin, il n'ose plus sortir de jour ; s'il tombe
entre des mains ennemies, il tremble et crie :
— pitié! — Son plus grand désir est de retour-
ner sain et sauf dans la mère-patrie, pour y
habiter, entre femme et enfants, le cottage qu'il
aura gagné. L'apôtre n'ambitionne pas d'autre
protection que celle de la croix, le pavillon de
Dieu; d'un pas hardi il s'avance, à travers
monts et vallées, jusqu'au cœur des continents.
Si la prudence l'oblige à se cacher, c'est que
les enfants de sa parole ont besoin de lui; mais
est-il trahi et livré aux persécuteurs ? — plus de
prudence, c'est l'heure de la force. Il étonne
ses juges par la grandeur et la fermeté de ses
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 301
réponses ; il attendrit ses bourreaux par son
angélique patience ; il soutient le cœur chan-
celant de ses compagnons d'infortune, par ses
sereines exhortations ; il meurt en poussant
un cri de triomphe, ou en chantant un can-
tique d'action de grâces. Voyez-vous ce vaillant
et vénérable dominicain, Tévêque Diaz? Il a
été condamné au supplice du couperet. Des
tablettes sur lesquelles sont écrits les noms
de tous ses membres remplissent une cor-
beille couverte d'un voile. Les parents d'un
homme riche condamné à ce supplice savent
séduire le bourreau qui amène bien vite le
couperet qui doit donner la mort. Mais Diaz
est pauvre ; le bourreau tire au hasard, ou plu-
tôt, avec une diabolique malice, il s'ingénie à
prolonger la torture. Les doigts des pieds et
des mains, les mains et les pieds eux-mêmes,
les avant-bras et les jambes tombent l'un
après l'autre, et le doux martyr ne se plaint
pas. Il salue chaque membre que l'on coupe
de ce cri : Deo gratias ! Deo gratias ! Deo gra-
lias ! — Si bien que le bourreau a peur de cet
homme héroïque que tout le monde admire.
— ' (( J*ai cherché, écrivait un illustre Jésuite
302 OEUVRE
à ses frères, par quels moyens je pourrais éta-
blir la religion catholique : je n'en trouve pas
de plus persuasif que ma mort^ »
Le Père Ricci avait raison. Nous ne pou-
vons pas douter qu'entre les prédicants et les
apôtres le contraste des succès dépende du
contraste de l'attitude. Mais de quoi dépend le
contraste de l'attitude? N'est-ce pas de la
grâce de Dieu qui se plail, dans l'intérêt des
petits, aux faciles démonstrations ? Laisse-
rait-il les sectes en proie à toutes les faiblesses,
à toutes les vulgarités méprisables, si elles
prêchaient, aussi bien que l'Église catho-
lique, sa saintô vérité? Ne ferait-il pas, entre
les prédicants et les apôtres, un égal partage
de l'héroïsme? Pour qui sait voir, l'interven-
tion de Dieu et le témoignage qu'il donne à la
vérité sont choses manifestes. C'est Lui qui
pénètre les cœurs de ses apôtres d'une grâce
plus admirable et plus prodigieuse que ces
actes de toute-puissance auxquels nous devons
les miracles de l'ordre physique. C'est Lui qui
soutient la nature dans les privations, les
1. Le Père Ricci. Cité par MarshcilL
DE LA PROPAGATION DE LA FOI- 303
abandons, les supplices, les épouvantements
de la mort. Si sa main se retirait, nous n'au-
rions plus que des hommes sans prestige, des
propagateurs vulgaires d'un système religieux.
Cette présence de Dieu, témoignant pour
lui-même dans l'Œuvre de la Propagation de
la Foi, n'a pas échappé aux âmes droites qui
ont étudié de près l'apostolat catholique. Plu-
sieurs voyageurs et prédicants anglais ont ap-
pelé nos missionnaires c( des hommes aimables,
désintéressés, pieux, dévoués, saints, héroï-
ques, sublimes, dignes de leurs prodigieux
succès, » et, tirant la conclusion pratique de
leur propre admiration, ils ont abjuré l'erreur
dont ils se proposaient de publier les hauts
faits.
Vous n'avez point à vous convertir. Mes-
sieurs, je l'espère. Mais l'héroïsme de nos
martyrs ne doit pas être perdu pour vous, car
votre foi, de toutes parts en butte aux attaques
de Tincrédulité, a besoin d'être affermie. Ah !
quand on entend les clameurs de la science
moderne, armée contre Dieu et son Christ des
plus terribles négations, on éprouve je ne sais
quel éblouissement qui fait perdre un instant
304 OEUVRE
de vue les clartés de la vérité religieuse. Vou-
lez-vous revenir promptement de cetéblouisso-
ment ? — Hâtez- vous de respirer les fortes sen-
teurs des vertus et du sang de nos apôtres et
de nos martyrs. Dans les jours de tristesse où
mon esprit, sans être ébranlé, tombait de fa-
tigue sous les coups d'objections impies, j'ai
lu des livres de métaphysique, de science, de
théologie, de controverses religieuses; mais
aucun ne me soulageait comme les Annales
de la Propagation de la Foi. Leurs simples
récits m'arrachaient de douces larmes, et
faisaient passer dans mon cœur un feu mys-
térieux qui réchauffait mes convictions. Je me
disais : ma foi est divine, car elle est prêchée
par des hommes divins.
Vous avez entendu. Messieurs, la première
leçon que nous donne l'Œuvre de la Propaga-
tion de la Foi. Si vous n'êtes ni touchés, ni
affermis, prenez garde, vous serez condamnés.
La foi de ces peuples déshérités qui ne voient
presque rien des splendeurs de la vérité, et
qui cependant témoignent en sa faveur, par le
sang et par la mort, n'est-elle pas une accu-
sation terrible contre ceux qui, plongés dans
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 305
la lumière, en méconnaissent les bienfaits?
Les sauvages et les barbares se prosternent
devant un homme simple, couvert de vêtements
en lambeaux et d'ornements rapiécés, parlant
un langage inintelligible et commençant pour
eux, par le seul prestige de son courage et de
son dévouement, la chaîne des traditions chré-
tiennes ; et vous, vous êtes environnés de tous
les prestiges du vrai, du beau et du saint. Une
histoire glorieuse vous précède et vous y pou-
vez prendre des garanties pour l'avenir; vous
voyez de près la forte constitution de l'Église;
mille esprits sublimes vous exposent les véri-
tés de la foi; mille vaillants champions la
défendent pour vous, au nom de la science,
contre la science; la littérature sacrée vous
prodigue ses beautés ; tous les arts rendent à
votre maître, Jésus-Christ, d'immortels hom-
mages ; le christianisme fait parler, plus élo-
quemment que jamais, ses vertus et ses bien-
faits : malgré cela, vous ne croyez pas ou vous
croyez mal. Ingrats! Ne craignez-vous pas le
témoignage accusateur des sauvages et des
barbares devant le tribunal de Dieu ? Ne crai-
gnez-vous pas de voir s'accomplir contre vous
II 20
306 OEUVRE
cet oracle du Sauveur : — « Tyr et Sidon seront
plus épargnées que vous au jour du jugement;
car, si elles eussent été témoins des merveilles
que vous avez vues, elles eussent fait pénitence
sous le cilice et la cendre*. »
Ah! Messieurs, je vous en prie, n'attendez
pas cette suprême condamnation de votre in-
différence; n'attendez pas que les peuples
infidèles vous accusent devant Dieu d'avoir
abusé de ses dons; au contraire, faites en
sorte qu'ils vous bénissent d'avoir été leurs
sauveurs. Si votre âme est encore chrétienne,
malgré ses mortelles langueurs, il est impos-
sible que vous ne soyez pas émus du spectacle
admirable que nous donnent chaque jour les
apôtres de Jésus-Christ. C'est le propre des
grands exemples de toucher et d'entraîner,
avec une souveraine autorité, les cœurs géné-
reux : combien plus lorsqu'à ces grands
exemples se joint la voix de l'Église qui nous
invite à prendre pour chacun de nous le
précepte du Maître : « Euntes^ clocete omnes
gentes : Allez, enseignez les nations. »
1. Matth., XI, 21, 22.
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 307
Vénérables FrèreS; honorés comme moi d'un
caractère sacré, allez, enseignez les nations.
En paissant le troupeau qui vous est confié,
n'oubliez pas les brebis sans pasteur; enchaî-
nés ici par le devoir, envoyez au loin les vœux
d'un cœur tout occupé de la gloire de Dieu et
du salut des âmes. Jeunes gens, qui vous pré-
parez dans le recueillement du séminaire aux
honneurs sublimes et aux pénibles labeurs du
sacerdoce, allez, enseignez les nations. Souve-
nez-vous de ces milliers de martyrs qui ont
suivi Pothin, Irénée et la douce Blandine dans
la mort et le triomphe, et qui ont cimenté de
leur sang les fondements de la très chrétienne
et très illustre Église de Lyon. Rappelez- vous
que votre grand diocèse est, dans les temps
modernes, un des plus féconds en apôtres-
martyrs, et que plusieurs de vos frères aînés
attendent leur prochaine canonisation. Si Dieu
vous envoie des rêves glorieux, si, au milieu
de ces rêves, Jésus-Christ vous apparaît et vous
invite à le suivre sur des chemins sanglants,
marchez et que les bénédictions de Dieu vous
accompagnent! Mais, si votre vie est destinée
à se consumer dans un plus humble ministère,
308 OEUVRE
sachez que Tamour de Dieu et des âmes n'a
point ici-bas de frontières. Dans les heures
silencieuses que vous consacrez à la prière,
volez au secours des soldats qui ont choisi les
postes périlleux du royaume de Dieu, et soyez,
comme les anges, les compagnons invisibles
de leurs combats. Riches, ouvriers, pauvres,
savants, ignorants, allez, enseignez les nations.
L'Eglise vous demande bien peu de chose :
une modique aumône, une courte prière; mais,
aumône et prière, tout cela se fait homme et
vous rend participants du plus grand des
bienfaits et de la plus grande des gloires : la
conversion des âmes et l'extension du règne
de Jésus-Christ. Comment pourriez-vous dé-
daigner un pareil honneur? Acceptez-le, mes
Frères, et pour vous et pour vos enfants. Faites
descendre jusqu'au berceau de ces chers petits
la parole du Maitre : « Allez, enseignez les
nations : Euntes, docete omnes gentes. » Jésus,
dans sa crèche, était apôtre et sauveur : pour-
quoi vos enfants ne le seraient-ils pas? Souvent
votre front inquiet se penche vers eux, et vous
cherchez à deviner dans leurs larmes et leurs
sourires ce qu'ils seront plus tard. Console-
DE LA PROPAGATION DE LA FOI. 309
ront- ils votre vieillesse? Illumineront-ils d'un
rayon glorieux le déclin de vos jours? Ou bien
feront-ils à vos cœurs de mortelles blessures ?
Hâteront-ils, par le douloureux spectacle de
leurs vices ou de leurs désordres, le coup qui
doit briser votre vie désolée? Vous n'en savez
rien ; cependant, vous pouvez, dès maintenant,
assurer leur avenir, en donnant pour eux le
sou hebdomadaire, en priant à leur place et en
les faisant, ainsi, pendant que leur âme som-
meille encore, les coopérateurs d'une Œuvre
sublime et sainte entre toutes les œuvres. Dieu,
qui est plus père et plus mère que vous, Dieu
ne peut pas trahir vos sollicitudes chrétiennes,
ni refuser de rendre bons, honnêtes, justes et
saints ceux qui, dès leur berceau, auront été
apôtres.
Etre apôtre ! que ce soit, mes Frères, votre
vœu unanime et la suprême conclusion de ce
discours. Avant de nous quitter, exprimons
ensemble ce vœu, et disons, d'une commune
voix, au Roi immortel qui va paraître tout à
l'heure sur l'autel : (c Seigneur et maître du ciel
et de la terre, pour conquérir l'univers que
votre divin Père vous a donné en héritage,
310 OEUVRE DE LA. PROPAGATION DE LA FOI.
VOUS faites appel au peuple et vous comptez
sur lui : soyez tranquille, il ne vous manquera
pas. Le peuple, c'est nous. Nous sommes prêts :
notre argent, nos prières, nos personnes, ^nos
vies, tout vous appartient, faites tout concourir
à l'Œuvre sainte delà Propagation de la Foi. »
PANÉGYRIQUES
PANÉGYRIQUE
DU B. JEAN-BAPTISTE DE LA SALLE
PANEGYRIQUE
DU B. JEAN-BAPTISTE DE LA SALLE
prononcé dans l'église primatiale de Rouen,
le 14 juin 1888.
Justum deduxit Dominus per vias
rectas^ et ostenditilli regnum Dei; et
dédit un scientiani sanctorum ; hones-
tavit illum in laboribus, et coinplevit
labores illius.
(SaPm cap. X, 10.)
Messeigneurs,
Mes Frères,
Il y a cinquante- quatre ans, un tout jeune
enfant, arrivé de bonne heure à la classe, con-
templait, dans un pauvre cadre, la douce et
sereine image d'un homme habillé comme
ceux qu'il appelait ses chers frères, et sous
cette image il lisait : Véritable 'portrait de
M. l'ahhé JeaU' Baptiste de La Salle, fondateur
314 PANÉGYRIQUE
de r Institut des Frères des Écoles chrétiennes .
A quelque temps de là, M. l'Abbé s'appelait le
Vénérable; aujourd'hui, c'est le Bienheureux ;
et à l'enfant, devenu presque un vieillard,
Dieu a réservé la gloire d'exprimer solennelle-
ment sa reconnaissante admiration.
Vous avez fait de cette joie un honneur,
Monseigneur, en me demandant ma parole
pour une de ces fêtes que votre amour du beau
et vos illustres amitiés savent rendre si magni-
fiques et si grandioses \ Plus que toutes les
autres villes, Rouen a droit aux pompes de la
Béatification. C'est d'ici qu'a jailli l'étincelle
et qu'est parti le mouvement qui ont décidé la
vocation de Notre Bienheureux ; c'est d'ici
qu'il a reçu les conseils qui l'affermirent dans
son dessein ; c'est ici qu'il se sentait plus
particulièrement attiré ; ici, qu'il a fondé sa
maison de prédilection ; ici, qu'il vint achever
1. Étaient présents : NN. SS. Thomas, archevêque de
Rouen; Hugonin, évêque de Bayeux; Grosleau, évêque
d'Évreux; Germain, évêque de Coutances; Corfcet, évêque
de Troyes ; Turinaz, évêque de Nancy ; Goux, évêque de
Versailles ; Jourdan de la Passardière, évêque de Roséa,
administrateur de Tunis, suffragant de Carthage,
DU BIENHEUREUX J.-B. DE LA SALLE. 315
sa laborieuse carrière ; ici, que reposent ses
restes bénis ; ici, que ses ossements ont pro-
phétisé ; ici, qu'il a révélé sa gloire céleste par
des merveilles encore vivantes : Je les vois dans
cet auditoire ; elles pourraient se lever et dire :
C'est moi M Chantons donc ses louanges. La
sagesse divine, elle-même, a inspiré les trois
strophes dans lesquelles s'encadrent toute la
vie et toute l'œuvre de très doux, très pieux,
très humble, très pur, très austère, très
éprouvé, très patient et très glorieux Jean-
Baptiste de La Salle, dont nous inaugurons en
ce jour le culte public :
« Le Seigneur a conduit son juste dans
les voies droites et lui a montré le royaume
de Dieu ;
(( Il lui a donné la science des saints ;
(( Il l'a honoré dans ses travaux et en a
assuré les fruits, y)
1. M. Etienne de Suzanne, dont la guérison miracu-
leuse est mentionnée dans la bulle de béatification, était
présent à la cérémonie.
316 PANÉGYRIQUE
Dieu est maître de ses grâces. Il peut d'une
tige stérilisée ou déshonorée par le vice tirer
de saints rejetons. Plus d'une fois, il a étonné
le monde par cette merveille. Cependant ce
n'est pas la loi commune de son action provi-
dentielle sur ceux qu'il appelle ses justes. 11
prépare généralement l'éclosion de leurs vertus
dans un milieu où la vie chrétienne est en
honneur. C'est ainsi qu'il les détourne, dès le
principe, des fausses voies où pourrait s'égarer
leur enfance, pour les mettre dans le droit
chemin, selon la force de cette parole : Justum
deduxit Dominus per vias rectas.
Or, dans la dernière moitié du dix-septième
siècle, vivait; à Reims, une famille où sept
enfants croissaient sous l'austère et douce
protection d*un père et d'une mère non moins
recommandables par leurs vertus que par leur
noblesse. Jean-Baptiste de La Salle était l'aîné
de cette famille, dans laquelle Dieu se fit une
DU BIENHEUREUX J.-B. DE LA SALLE. 317
part de maître. Son nom prophétisait, avec sa
vie pure et pénitente, la mission que Dieu
devait lui confier d'être le précurseur de son
règne dans l'âme des enfants pauvres.
Dès ses plus tendres années, il est marqué
du signe d'élection. Dieu le met à part : Justum
deduxit. Il le détourne des joies bruyantes et
des vains amusements dans lesquels se com-
plaît la légèreté de l'enfance et lui donne le
mystérieux attrait des choses sacrées. Entre
toutes les lectures, c'est la vie des saints qu'il
préfère ; entre tous les chants, c'est celui de
l'Église qui le ravit; c'est dans le temple de
Dieu et près de l'autel qu'il se sent plus à Taise
et qu'il aime à épancher son âme. A mesure
qu'il croît en âge ses goûts s'affirment davan-
tage. Il arrive à la fin de ses humanités sans
avoir été détourné, par la curiosité et la séduc-
tion des belles-lettres, de la voie sainte où la
grâce l'a engagé : dévot sans contrainte, grave
sans tristesse, chéri de ses maîtres, vénéré de
tous ses condisciples, charmant tout le monde
par sa douce et chaste beauté d'ange, et tout
entier au règne de Dieu à qui il s'est donné
sans partage. Déjà sa jeune âme est pénétrée
318 PANÉGYRIQUE
de cette noble maxime qui sera désormais la
règle de sa vie : « Dieu seul ! et rien en dehors
de sa volonté sainte. »
Or, la volonté de Dieu, c'est qu'il se consacre
au service des autels. Ses inclinations, ses
attraits, ses plaisirs, tout indique qu'il est fait
pour l'Eglise. Il y entre par la porte des hon-
neurs et des avantages qu'ambitionnaient alors
les jeunes gens de noble famille. Mais la grâce,
qui éclaire et conduit ce juste, n'a pas de peine
à le préserver de l'amour du bien-être, de la
mollesse et du luxe auxquels se laissent aller,
en ce temps-là, ceux qui abusent des biens
d'église, ni à lui persuader qu'un clerc doit
payer son bénéfice par le service public de la
prière, et être un homme de retraite, de recueil-
lement et d'esprit intérieur.
Le jeune chanoine de Reims, uniquement
appliqué à l'étude et au service de Dieu, devient
bientôt maître es arts. La mort de son père et
de sa mère, en l'arrachant au séminaire de
Saint-Sulpicc, où il étudie la théologie et se
montre le modèle des parfaits, et en lui impo-
sant les sollicitudes et les charges d'un chef de
famille, ne le détourne pas de sa vocation
DU BIENHEUREUX J.- B. DE LA SALLE. 319
ecclésiastique. Dieu maintient son juste dans
la droite voie et lui fait entrevoir, dans Pâme
des enfants dont il est le frère, le tuteur et
l'éducateur, la part privilégiée de son royaume»
où il devra, un jour, exercer son zèle et
dépenser son amour.
Jean-Baptiste de La Salle avait vingt-sept
ans lorsqu'il fut ordonné prêtre. Je ne m'arrê-
terai pas à vous dépeindre sa ferveur, ses
ravissements, sa vie toute céleste. « C'était,
dit un de ses plus anciens historiens, un Moïse
remportant de son commerce avec Dieu un
fond de lumières qui se répandaient sur tous
ceux qui l'approchaient. » Dans sa vie tran-
quille et recueillie de chanoine, il eût été un
orange parfait et un admirable directeur d'âmes;
mais Dieu lui réservait une autre mission dans
son royaume : la création et l'organisation
d'une armée pacifique, destinée à combattre
l'ignorance et la corruption des classes pauvres,
par l'instruction et l'éducation chrétienne et
gratuite de l'enfance.
Vous avez entendu dire mille fois, mes
Frères, que, jusqu'à la fin du siècle dernier,
l'ignorance du peuple a été systématiquement
320 PANÉGYRIQUE
entretenue par TÉglise, au profit d'une supers-
tition honteuse et dégradante, et qu'il a fallu
qu'une révolution rédemptrice de la libre-
pensée proclamât Taffranchissement des basses
classes, et donnât le signal d'une généreuse
diffusion de l'instruction populaire. Ce men-
songe banal s'est tellement emparé de Topi-
nion, que les plus lumineuses et les plus con-
vaincantes évocations des faits historiques
n'ont pas encore pu l'éclairer. Puisse la so-
lennelle et providentielle glorification d'un
des plus vaillants, des plus généreux et
des plus triomphants instituteurs du peuple
étouffer le mensonge et populariser la vé-
rité!
Je n'ai point à vous raconter toutes les
gloires intellectuelles de l'Église, ni à vous
prouver qu'elle a été fidèle, en tous les âges,
à sa mission d'enseignement, autant que le
permettaient l'agitation des peuples, la rudesse
de leurs caractères et de leurs mœurs ; ce serait
m'écarter de mon sujet. Transportons-nous à
l'époque où le Bienheureux de La Salle com-
mença son œuvre, c'est-à-dire plus d'un siècle
avant cette révolution vantarde qui prétend
DU BIENHEUREUX J.-B. DE LA SALLE. 321
confisquer la lumière et l'amour du genre
humain.
En ce temps-là, bien que la charité chré-
tienne eût multiplié les écoles, il y avait encore
une foule d'enfants que la pauvreté retenait
loin de ces foyers de lumière. L'ignorance et
les mauvaises mœurs, conséquences fatales
de leur abandon, m.ettaient en péril leur salut
et devenaient une menace pour la société. De
grandes âmes s'émurent; il leur semblait en-
tendre la voix plaintive du Christ leur dire :
(( Faites vsnir kmoi les petits enfants. » C'est
alors que fut conçu le dessein des écoles chré-
tiennes gratuites pour les enfants pauvres*.
Je félicite la noble ville de Rouen d'avoir été
le premier théâtre où fut exécuté ce généreux
dessein, et j'offre l'hommage de ma profonde
\ . Parmi les grandes âmes que préoccupait la question
des écoles, il faut compter le vénérable M. Bourdoise.
Il semble qu'un instinct prophétique lui ait fait pressen-
tir Tavènement du Bienheureux de La Salle. Trois ans
avant la naissance de ce dernier, le 3 octobre 1647,
il écrivait ce qui suit : « .Te croy qu'un prêtre qui aurait
l'âme d'un prêtre, c'est-à-dire Tesprit de son état, préfé-
rerait l'exercice de l'école à toutes sortes d'exercices, et
y vivrait comme un saint Paul du travail de ses mains.
II 21
322 PANÉGYRIQUE
vénération au très pieux, très courageux et
très dévoué P. Barré, religieux minime, dont
les saintes filles sont encore aujourd'hui l'hon-
neur et la Providence de ce diocèse. Le
P. Barré n'a point localisé son zèle; Paris fut té-
moin de ses ardeurs pédagogiques, et il les fit
passer au cœur d'un vénérable chanoine de
Reims, dont Jean-Baptiste de La Salle fut le
disciple et le successeur dans la direction des
Sœurs de l'Enfant- Jésus. Cet héritage d'un
père spirituel n'était pour notre Bienheureux
qu^une sorte d'apprentissage d'une œuvre
plus difficile et plus laborieuse. Le P. Barré
avait pu trouver facilement des auxiliaires de
sa charité pour l'éducation des filles, mais il
avait échoué lorsqu'il s'était agi des garçons.
Un prêtre qui aurait la science des saints et du salut se
ferait maître d'école, et par là se ferait canoniser. Les
meilleurs maîtres, les plus grands en crédit, les docteurs
de Sorbonne n'y seraient pas trop bons ; mais parce que
les écoles des paroisses sont pauvres et conduites par
des pauvres, on s'imagine que ce n'est rien ; cependant
c'est Tunique moyen de détruire le vice et d'établir la
vertu, et je deffie tous les hommes ensemble d'en trou-
ver un meilleur. » {Vie de M» Bourdoise^ lib. V; p. 474.
Paris, Fournier, 1714.)
DU BIENHEUREUX J.-B. DE LA SALLE. 323
Une femme héroïque entreprit de compléter
son œuvre, et donna ouverture aux desseins de
la Providence sur le Bienheureux de La Salle.
La nature l'avait faite grande, belle, intelli-
gente, noble, majestueuse, capable d'inspirer
l'amour et le respect. Elle ne se servit d'abord
de ces dons que pour donner en spectacle les
vices les plus méprisables. Esclave de sa va-
nité, idolâtre de son corps, ne songeant qu'à
se faire admirer, empressée à tous les plaisirs,
amoureuse du bien-être jusqu'à la plus hon-
teuse mollesse, dure aux malheureux jusqu'à
injurier et maltraiter ceux de ses serviteurs
qui avaient pitié d'eux : voilà ce qu'elle était
avant que la mort d'une des victimes de sa
dureté eût converti son cœur. Mais, depuis,
quelle humilité! quel amour de l'abjection I
quelle mortification ! quelle tendresse pour les
pauvres! Aucun mépris, aucune injure capa-
bles de satisfaire son désir d'être humiliée;
aucune nourriture assez vile pour châtier son
goût; aucun vêtement assez abject pour cou-
vrir son corps exténué par toutes sortes de ma-
cérations ; aucun réduit assez misérable pour
servir de refuge à sa vie solitaire* Prodigue
324 PANÉGYRIQUE
de ses biens qu'elle dépensait tous en bonnes
œuvres, elle avait l'air si pauvre qu'on lui fai-
sait l'aumône, à son grand contentement. Pro-
digue de sa vie, elle la sacrifia dans un hôpital
où elle soignait les maladies contagieuses. Au
temps de ses triomphes mondains, on l'appe-
lait l'insolente Maillefer ; après sa mort tout le
monde voulut avoir de ses reliques. Admira-
bles exemples de ces temps de foi ! Ils ne sont
plus à la taille de nos mondaines amoindries.
Leurs vices, pour être plus dissimulés, ne
sont pas moins odieux que ceux des grandes
dames d'autrefois. Et que font-elles pour les
expier? Hélas! c'est à peine si un directeur
débonnaire parvient à les faire échouer dans
je ne sais quelle dévotion sans profondeur et
sans sincérité, où les amulettes et les petites
pratiques tiennent lieu de pénitence.
La grande âme de M""^ de Maillefer avait
compris l'œuvre du P. Barré; elle voulut l'a-
chever en fondant des écoles de garçons.
L'homme qu'elle choisit pour exécuter son
dessein, M. Niel, pieux, actif, plein de zèle et
de souplesse, avait déjà fait un essai à Rouen.
Mais c'était à Reims, où il fut envoyé, qu'il
DU BIENHEUREUX J. -B. DE LA. SALLE. 325
devait trouver le maître ouvrier de cette
grande entreprise. La main de Dieu, qui con-
duit son juste, s'y montre en toutes les cir-
constances. La nature calme de M. de La Salle
se serait accommodée volontiers d'une vie tran-
quille, où il eût pu satisfaire ses goûts pour la
retraite, l'étude, l'oraison, les pratiques ascé-
tiques; mais, fidèle à sa maxime : Dieu seul !
et rien en dehors de sa sainte volonté ! il se
laisse amener par la Providence dans un cou-
rant d'action qui doit agiter toute sa vie.
C'est en vain qu'il s'efforce de n'être qu'un
collaborateur intermittent dans une œuvre
dont il comprend l'importance; Dieu veut
qu'il en soit le chef et qu'il y mette sa sagesse,
sa prudence, son esprit d'ordre, sa constance
et toute sa sainteté. Il est ainsi fait que son
humilité se refuse aux grandes entreprises,
que ses résolutions ont besoin d'être contrô-
lées et approuvées par ceux qu'il considère
comme les interprètes de la volonté de Dieu;
mais, une fois prises, comme il y tient ! Rien
ne peut les ébranler, ni le détourner de la voie
où Dieu l'a mis pour travailler à l'extension
de son règne. « Je m'étais figuré, dit-il, dans
326 PANÉGYRIQUE
un de ses mémoires, que la conduite que je
prenais des écoles et des maîtres serait seule-
ment une conduite extérieure qui ne m'enga-
geait à rien autre chose qu'à pourvoir à leur
subsistance, et à avoir soin qu'ils s'acquit-
tassent de leur emploi avec piété et applica-
tion... Mais Dieu, qui conduit toutes choses
avec sagesse et avec douceur et qui n'a point
coutume de forcer l'inclinaison des hommes,
voulant m'engager à prendre entièrement le
soin des écoles, le fit d'une manière impercep-
tible et en beaucoup de temps; de sorte qu'un
engagement me conduisit dans un autre, sans
l'avoir prévu dans le commencement. »
Voilà bien, mes Frères, le Justum deduxit.
Notre Bienheureux, qui croyait n'avoir pas
d'autre chose à faire qu'à contenir et à régler
l'ardeur d'un homme entreprenant, le sup-
plante sans le vouloir. En 1681, il fait de sa
propre demeure la maison commune des
maîtres d'école, de sa table leur table ; deux
ans plus tard, il résigne son canonicat; l'an-
née suivante, il se dépouille de son patri-
moine. Il a vaincu, pour cela, les répugnances
de sa nature délicate et bien élevée, l'amour-
DU BIENHEUREUX J.-B. DE LA SALLE. 327
propre, les susceptibilités, les colères de sa
famille, les mépris et les injures du monde,
les supplications de ses amis et les résistances
de ses supérieurs ecclésiastiques. Réduit à
rien, il se trouve à la tête d'un petit troupeau
que ses renoncements ont délivré des tenta-
tions qui menaçaient de le disperser : famille
de pauvres, de chastes et d'obéissants, vêtus
d'un habit grossier, disciplinés par une règle
austère, et s'appelant tous du doux nom de
frère; noyau d'une grande armée de travail-
leurs, destinés à exploiter les contrées les plus
humbles et les plus oubliées du royaume de
Dieu; tous pénétrés de cette maxime du
maître : Dieu seul, et rien en dehors de sa
sainte volonté !
Or, mes Frères, la volonté de Dieu est que
l'œuvre du Bienheureux de La Salle soit
éprouvée par des difficultés terribles pour les-
quelles il aura besoin de la science des saints.
Nous allons voir s'il Ta reçue, et si j'ai bien
fait de lui appliquer ces paroles de la sagesse :
— (c Dédit illi scientiam sanctorum. »
328 PANÉGYRIQUE
II
Qu'est-ce que la science des saints? Est-ce
cette profonde connaissance des vérités di-
vines, cette merveilleuse intelligence des
dogmes et des mystères qu'on ne rencontre
que dans l'âme radieuse des docteurs? — Est-
ce le fruit des contemplations sublimes et des
visions célestes qui ravissent les grands mys-
tiques, et leur donne comme un avant -goût
des délices éternelles ? — Faut-il être un Au-
gustin, un Chrysostôme, un Thomas d'Aquin;
ou bien une Catherine de Sienne, une Thé-
rèse, un Jean de la Croix, pour qu'on puisse
dire d'une âme juste : « Dieu lui a donné la
science des saints : Dédit illi scientiam sanc'
torum? » Non, mes Frères. La science des
saints est plus simple et plus à la portée de
l'universalité des âmes. Notre divin maître
Jésus-Christ l'a résumée en ces quelques
mots : (r Si quelqu'un veut venir après moi,
qu'il se renonce lui-même et qu'il porte sa
DU BIENHEUREUX J.-B. DE LA SALLE. 329
croix : Si quis vult post me venire, ahneget
semetipsum et tollat crucem suam. » Tout est
là, dit le livre de V Imitation : ce In cruce om-
nia constant. »
Or, personne ne sut mieux se renoncer et
souffrir que le Bienheureux Jean-Baptiste de
La Salle. De bonne heure, il a fait de la vo-
lonté de Dieu la règle souveraine de sa vie.
Tout ce qu'il est, tout ce qu'il a, tout ce qu'il
peut faire appartient à cette volonté sainte. Il
n'est pas de ceux qui croient être d'autant plus
grands qu'ils sont plus maîtres d'eux-mêmes,
plus libres de s'abandonner aux dangereux ca-
prices de l'esprit propre, plus âpres à faire
prévaloir leurs vues et leurs résolutions per-
sonnelles. Cela n'est pas une science, c'est une
folie. La vraie science, la science pratique des
saints commence par Vabneget.
Elle ne s'est jamais démentie dans la vie de
notre Bienheureux. Dieu veut-il qu'il quitte le
séminaire, paradis de sa jeunesse, et suspende
la poursuite d'une vocation qui lui est chère,
pour prendre le gouvernement d'une famille
que la mort a privée de ses chefs ? Il obéit, et
devient le plus intelligent, le plus attentif et
330 PANÉGYRIQUE
le plus dévoué des tuteurs. Lui demande-t-on
de s'arracher à ses douces habitudes d'étude
et de prière, pour se consacrer à des œuvres
extérieures de miséricorde spirituelle aux-
quelles il n'a jamais pensé ? Il y consent. Dieu
lui fait-il entendre qu'il ne peut rester le di-
recteur des humbles gens, qu'il a groupés au-
tour de lui, s'il les distance de trop loin par
sa haute position? Il s'abaisse volontiers, et
célèbre par un Te Deum solennel la résigna-
tion de sa prébende et son canonicat. Faut-il,
pour être mieux aux mains de la Providence,
qu'il se dépouille de son patrimoine? C'est
fait; en une année, le voilà passé aux indigents
et aux œuvres de bienfaisance. Ce noble, il se
fait peuple pour instruire les fils du peuple.
Ce maître es arts, qui a parcouru toute la
carrière des belles-lettres, ce docteur, qui
pourrait enseigner avec succès la philosophie
et la théologie, il remplit avec une admirable
simplicité l'office de maitre d'école des enfants
pauvres, et n'a pas de plus grande joie, tout
supérieur qu'il est, que de suppléer, dans
cette humble fonction, ses disciples malades
ou absents. Ce sage, dont les résolutions lentes
DU BIENHEUREUX J.-B. DE L4 SALLE. 331
ne sont jamais prises qu'avec une parfaite ma-
turité, il est docile comme un enfant sous la
conduite de ses directeurs. Investi du com-
mandement, il s'en estime indigne, et n'aspire
qu'à être remplacé, afin de pouvoir obéir.
Bref, il se renonce en tout : dans ses plus
chers désirs, dans ses habitudes, ses goûts et
ses délicatesses, dans ses honneurs, dans ses
biens, dans son esprit, dans sa volonté. Et ce
n'est pas chez lui le résultat d'une faiblesse
qui sent le besoin d'être stimulée et conduite,
mais l'effet d'un amoureux abandon de la vo-
lonté de Dieu à qui il s'est livré tout entier.
Il complète, dans sa sainte vie, le parfait
renoncement par l'amour de la croix et la
pratique de la souffrance volontaire. Tenir ses
sens en captivité et leur refuser les satisfac-
tions que tant d'honnêtes chrétiens leur ac-
cordent, ce n'est qu'un prélude de Fimpi-
toyable guerre qu'il veut faire à son corps.
Dans sa jeunesse, il l'habitue aux veillées qui
permettent d'allonger le temps de la prière,
et, par de douloureux stratagèmes, il l'em-
pêche de succomber au sommeil. Plus tard, il
ne lui accordera plus d'autre lit que la terre
332 PANÉGYRIQUE
nue ou une misérable chaise, afin d'être tou-
jours prêt à répondre au signal qui l'appelle à
l'oraison. Dépouillé de tout, il veut vivre
comme un vrai pauvre ; et si son estomac dé-
licat de gentilhomme se révolte à l'aspect
d'une nourriture grossière, il l'affame par
une longue diète pour le contraindre à man-
ger ce qui le dégoûte. A force de mortifica-
tions, il tue en lui le goût et ne sait plus dis-
tinguer entre la douceur ou l'amertume. Ses
rigoureuses abstinences sont aggravées par
des jeûnes fréquents et sévères, jamais inter-
rompus, même dans ses voyages qu'il fait
toujours à pied. Il lui faut, pour se vêtir, les
plus pauvres habits ; et rien ne peut le déci-
der à se protéger contre l'inclémence des sai-
sons. La haire, le cilice, les ceintures aux
pointes pénétrantes : voilà l'armure habituelle
de ce soldat de la pénitence. Il ne la met bas
que pour déchirer sa chair par de cruelles dis-
ciplines. (( Si les murailles de sa cellule pou-
vaient parler, dit un de ses contemporains,
que ne diraient- elles pas des pieux excès dans
lesquels le jetait son ivresse spirituelle ! » Un
autre ajoute : « On pouvait le suivre partout
DU BIENHEUREUX J.-B, DE LA SALLE. 333
à la trace de son sang. » Et l'un de ses pa-
rents, exprimant un jour son douloureux éton-
nement, s'écriait : « Il a été trop dur à sa
chair, et il sera obligé, aussi bien que saint
François, de lui demander pardon, à la mort,
de tout le mal qu'il lui a fait pendant la vie.
Il s'est fait le tyran d'un corps qui avait été
élevé avec des soins extrêmes. Il n'y a que
ceux qui le savent qui puissent s'étonner de
le voir faire revivre, en sa personne, les Ma-
caire, les Hilarion, les Jérôme et autres ana-
chorètes les plus pénitents. »
Mes Frères, ces pieuses brutalités des saints
nous épouvantent quand elles ne nous scanda-
lisent pas ; cela vient de ce que nous n'avons
pas leur science. Il comprennent mieux que
nous l'Évangile et savent le mettre en pra-
tique.
Non seulement ils se crucifient eux-mêmes,
mais, Dieu les crucifie dans leurs œuvres. Ils
s'y attendent : c'est la loi. Depuis que le Christ
a consommé la rédemption du monde dans la
douleur et dans le sang, toute œuvre rédemp-
trice doit être marquée du signe de la croix.
Rédempteur des âmes d'enfants que la pau-
334 PANÉGYRIQUE
vreté condamne à l'ignorance et à la corrup-
tion, notre Bienheureux va subir cette loi ;
et avec quelle dureté, grand Dieu ! Ses renon-
cements et ses souffrances volontaires ne sont
que douceurs en regard des épreuves qui lui
viennent de son œuvre. Pendant près de qua-
rante ans tout semble conspirer contre elle, et
à partir du jour où il l'a entreprise, « sa vie,
dit un de ses historiens, n'est plus qu'une
longue suite de persécutions et d'humiliations
de toutes sortes. Presque tous les jours il voit
des orages se former sur sa tête. L'un, sou-
vent, naissait de l'autre, et la fin du premier
voyait le commencement d'un second. Ainsi
tous, se succédant les uns aux autres, ont
formé une tempête qui a duré aussi longtemps
que son existence, et les tonnerres n'ont cessé
de gronder sur lui que quand il a été couché
dans le tombeau. »
Le monde, éternel ennemi des œuvres di-
vines et de la vertu des saints, ne peut souf-
frir les grands exemples que lui donne un
homme de noble naissance et de haut rang,
volontairement tombé dans la miséricordieuse
abjection d'un état qui le rapproche des pe-
DU BIENHEUREUX J -B. DE LA SALLE. 335
tites gens et des misérables. Hier, honorable
sous l'hermine du chanoine, Jean-Baptiste de
La Salle n'est plus, sous l'humble habit des
frères, qu'un hypocrite, un ambitieux, un en-
têté, un extravagant, un fantoche ridicule. On
l'accable de mépris. Ni lui ni ses disciples ne
peuvent paraître dans la rue sans être pour-
suivis par les cris des enfants et les huées de
la populace. Les parents de ceux qu'il ins-
truit se mettent de la partie; non seulement
ils lui reprochent les salutaires corrections
que les maîtres infligent à la paresse et à l'in-
discipline, mais des reproches ils passent aux
outrages et aux coups.
Les écolâtres s'émeuvent, les maîtres écri*
vains se révoltent contre la nouvelle congre*
gation dont ils jalousent les succès. Aux récri-
minations succèdent les procès ; aux pro-
cès, les saisies ; aux saisies, le pillage et la
ruine.
La nature conspire avec les hommes. La
maladie, l'horrible famine viennent s'abattre
sur les communautés en formation ; et ceux-
là mêmes qui avaient promis de les soutenir,
infidèles à leur parole, refusent les subsides
336 PANÉGYRIQUE
dont elles ont plus que jamais besoin pour ne
pas succomber aux fléaux.
De ses frères eux-mêmes, le Bienheureux
reçoit à chaque instant des coups capables de
briser son cœur, de compromettre son hon-
neur et de ruiner son influence. Les uns
cherchent à le supplanter, les autres le tra-
hissent et le dénoncent. Ceux-ci se révoltent
contre la règle dont il est l'auteur et le gar-
dien, ceux-là donnent au monde le scandale
de leur apostasie.
Il devient le bouc émissaire des impru-
dences et des fautes qui se commettent dans
toute sa congrégation. C'est à son autorité
qu'on en veut, et des prêtres vertueux, des
curés vénérables, jaloux des droits qu'ils ont,
et plus encore de ceux qu'ils n'ont pas, ne se
donnent aucun repos qu'ils ne l'aient fait con-
damner et déposer comme un incapable, tout
en rendant hommage à ses bonnes intentions
et à sa sainteté.
La justice humaine entre en scène, et vient
porter un dernier coup à ce juste tant de fois
meurtri et blessé. Accusé par des gens qui
l'ont trompé, condamné comme suborneur et
DU BIENHEUREUX J.-B. DE LA SALLE. 337
voleur, décrété de prise de corps, il n'a plus
de place parmi les honnêtes gens, et le voilà
obligé de s'enfuir.
Mais la croix, l'implacable croix le poursuit
et s'attache à ses pas. Dans le midi, où tout
semble d'abord lui sourire, l'hérésie Jansé-
niste va devenir son bourreau. Dépitée de n'a-
voir pu le séduire, furieuse des remontrances
qu'il lui adresse, elle lui répond par un libelle
diffamatoire qui écrase sa réputation et ébranle
tout son institut. L'infortuné de La Salle en-
tend crouler autour de lui les noviciats et les
maisons d'écoles. Il ne sait plus où porter sa
vie errante et proscrite. S'il frappe à la porte
de ses frères, on lui répond : ce Va-t'en » ; s'il
se retourne vers Dieu, dans la solitude où il
prie, Dieu se tait ; et son âme perplexe se de-
mande comment elle s'est attirée la haine du
ciel et de la terre. Tout à l'angoisse d'un uni-
versel délaissement, il pousse le cri du Sau-
veur en croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pour-
quoi m'avez-vous abandonné? » — Pleure,
gémis, héroïque patient, tu n'es pas au bout
de tes peines.
Une humiliation suprême attend le Bienheu-
II 22
338 PANÉGYRIQUE
reux, dans le beau noviciat de Saint- Yon
où l'a ramené l'apaisement de la persécution.
N'ayant plus d'autre autorité que celle de ses
exemples, tout entier aux délices de l'oraison,
il ne songe plus qu'à se préparer tranquille-
ment à la mort dont il sent les approches. Mais
voilà qu'un grand archevêque, vénéré pour ses
hautes qualités et pour ses vertus, semble
prendre à tâche de tourmenter, par ses mépris
et ses duretés, les derniers jours du serviteur
de Dieu. Lui, le plus sincère et le plus loyal
des hommes, il est odieusement accusé de
mensonge, et tout finit par une sentence d'in-
terdiction qui, en frappant la chère maison de
Saint- Yon, le flétrit sur son lit de mort, et à
laquelle son âme sereine ne répond que par
ces paroles : « J'adore en toutes choses la
conduite de Dieu à mon égard ^ . »
1. Plusieurs historiens affirment que le B. de La Salle
fut interdit avant de mourir. Nous croyons, avec le plus
grand nombre, que la sentence qui lui fut signifiée sur
son lit de mort n'était point un interdit personnel, mais
une simple révocation des pouvoirs particuliers qui lui
avaient été accordés pour la commodité des exercices du
culte dans la maison de Saint- Yon. Cette sentence n'en
était pas moins une flétrissure pour le saint fondateur,
puisqu'elle était basée sur une odieuse calomnie.
DU BIENHEUREUX J.-B. DE LA SALLE. 339
Ah ! cher infortuné, elle a été terrible la
conduite de Dieu à votre égard ! Combien d'â-
mes s'y seraient soustraites, et auraient laissé
en chemin une œuvre si longuement et si
cruellement éprouvée ! Mais, doué de la science
des saints, Jean-Baptiste savait se résigner et
souffrir. Pas de murmures, pas de plaintes
contre ses persécuteurs les plus acharnés ;
pas d'autre défense que de s'humilier et de
céder à Forage. Si on le traite d'incapable et
d'indigne, il croit l'être. On a toujours raison,
quand on le rebute et quand on le maltraite.
Jamais ses grands et beaux yeux, ses traits
doux et agréables ne laissent voir l'agitation
et le trouble de son cœur endolori au milieu
des contradictions, des affronts, des outrages,
des injustices. Tranquille, gai, recueilli, con-
tent, gracieux et modeste, c'est ainsi qu'il tra-
verse les tempêtes. « Il en sortait, disent les
biographes qui ont eu le bonheur de vivre
avec lui, comme il sortait de l'oraison. » In-
trépide dans les plus grands périls de sa per-
sonne ou de sa société, généreusement aban-
donné aux ordres de la Providence, rempli
d'une inébranlable confiance en Dieu, il n'a
340 PANÉGYRIQUE
jamais douté de son œuvre, jamais ! « Soyons
fermes, disait-il à ses frères ; si Dieu prend
notre œuvre en main, il se servira, pour l'a-
vancer, de ceux-là même qui ont fermement
résolu de la détruire. Après tout, c'est du
fond de nos afflictions que nous devons tirer
le sujet de notre joie. Puisque la persécution
est la preuve qu'une œuvre est de Dieu, conso-
lons-nous, notre institut est son ouvrage : la
croix qui le suit partout nous rend ce témoi-
gnage. ))
Eh bien, oui, mes Frères, l'œuvre du Bien-
heureux de La Salle est l'œuvre de Dieu. Il
Ta bien fait voir en glorifiant son serviteur et
en couronnant ses travaux : « Honestavit il-
lum in laboribuSf et complevit labores illius. »
DU BIENHEUREUX J.-B. DE LA SALLE. 341
III
La croix est le partage des saints et la mar-
que des œuvres divines ; mais elle écraserait
tout sous son poids si Dieu ne montrait qu'il
aime et qu'il honore ceux qu'il éprouve. A tra-
vers les ombres de la tribulation, nous voyons
poindre, dans la vie du Bienheureux de La
Salle, la lumière d'une gloire à laquelle l'É-
glise vient de donner son suprême éclat.
Il eut beau se renoncer, se taire et se ca-
cher, ses héroïques vertus inspirèrent le res-
pect, même à ses ennemis les plus acharnés.
En contrariant ses vues et ses desseins, en
s'appliquant à ruiner son influence, ils ne pu-
rent s'empêcher de l'estimer et de l'admirer.
Celui-là même qui fut la cause de sa dernière
humiliation et de sa dernière douleur fut le
premier à s'écrier, quand il apprit qu'il venait
d'expirer : « Le saint est mort ! »
Oh, oui, c'était le saint ! Dieu, pour le con-
soler de ses peines, lui donna lajoiedevoir ses
342 PANÉGYRIQUE
premiers enfants, empressés à l'imitation de
ses vertus, le suivre d'un pas rapide dans le
chemin de la perfection, et le précéder à la con-
sommation de l'amour et du dévouement.
Qu'ils étaient touchants et admirables ces
jeunes gens qu'on voyait mourir avant Tâge
de trente ans, épuisés par les austérités de
leur règle et les fatigues de leurs laborieuses
fonctions, et que l'on entendait s'écrier, dans
r r
une dernière extase : « Eternité ! Eternité !
que tu es belle ! Amour ! Amour ! nous allons
voir l'amour ! » — Le père était ravi d'avoir
de tels fils de sa sainteté. Il saluait leur
mort, non par des regrets et des larmes, mais
par des actions de grâces. « Remercions Dieu,
disait-il, en voilà encore un qui part pour le
ciel. »
En sanctifiant ses enfants, il pénétrait son
œuvre de la sève divine dont il était lui-même
rempli, et lui communiquait cette indestruc-
tible vitalité qui est le propre des œuvres
saintes. Les fléaux qui ruinèrent maintes
communautés opulentes la laissèrent sub-
sister, toujours pauvre, mais toujours vivante,
et se multipliant dans les plus mauvais jours.
DU BIENHEUREUX J.-B. DE LA SALLE. 343
Les persécutions, qui menaçaient de la dé-
truire, ne firent que la répandre : de l'est au
centre, du centre à l'ouest, et au midi de la
France. Reims, Rethel, Guise, Laon, Paris,
Chartres , Calais , Saint-Denis , Boulogne ,
Troyes, Avignon, Rouen, Dijon, Marseille,
Alais, Grenoble, Mende, le Bienheureux vit,
avant de mourir, toutes ces villes occupées
par la sainte milice dont il était le créateur
et l'organisateur.
Petite gloire ! — C'est quand le saint est
mort, quand il n'y a plus de vertu à éprouver,
mais seulement des mérites à récompenser et à
faire connaître au monde, que Dieu s'empresse
d'honorer les travaux de son serviteur. Celui-
ci n'a laissé à sa congrégation qu'une existence
précaire, et voilà que six ans après sa mort
les lettres patentes du roi et l'approbation du
Saint-Siège se suivent de près^ L'institut
de Jean-Baptiste de La Salle triomphe et prend
place parmi les sociétés religieuses que protè-
1. M. de La Salle était mort le 17 avril 1719, à l'âge de
soixante-huit ans. Les lettres patentes du Roy furent
octroyées en 1724 et enregistrées en 1725. La bulle
d'approbation est du 6 août de la même année.
i
344 PANÉGYRIQUE
gent à la fois l'Église et l'État. Les vocations
abondent, les noviciats sont pleins comme des
ruches qui ne demandent qu'à essaimer, la
piété des fidèles s'intéresse partout aux écoles
chrétiennes, les maisons de frères se multi-
plient, et l'on peut espérer, à bref délai, l'uni-
verselle diffusion de l'instruction et de l'éduca-
tion populaires rêvées par le saint fondateur.
Mais, voici que la Révolution, qui prétend
avoir tout régénéré, vient imposer à ce progrès
divin un douloureux temps d'arrêt. Tout à
l'heure, je l'ai accusée de mensonge ; mainte-
nant, je l'accuse de barbarie.
Féconde en épanchements verbeux sur l'ins-
truction publique, comme si elle l'avait inven-
tée, elle a prodigué les projets, les rapports, les
délibérations et les lois : mais pendant qu'elle
pérorait et décrétait, les écoles disparaissaient
l'une après l'autre : si bien que ses plus fer-
vents admirateurs n'ont pu se retenir de lui
reprocher la complète désorganisation de l'en-
seignement. L'édifice intellectuel, si laborieu-
sement construit par l'amour chrétien, s'est
écroulé sous les efforts des stupides déclama-
teurs de "93. On rencontre encore, çà et là.
DU BIEiNHtUREUX J.-B. DE LA SALLE. 345
quelques rares mercenaires ; mais plus de
frères, plus de sœurs pour instruire gratuite-
ment les enfants du peuple. Invités à des ser-
ments sacrilèges et violemment chassés de
leurs écoles, les instituteurs chrétiens s'expa-
trient ou se cachent, pour attendre ces jours
meilleurs que Dieu fait succéder aux tempêtes
des passions humaines comme aux tempêtes
de la nature.
Ils arrivèrent ces jours meilleurs. Sous la
botte d'un César victorieux, on vit expirer mi-
sérablement les pouvoirs décrépits qui déci-
maient la France au profit de leurs basses
convoitises. Le nouveau maître de nos desti-
nées nationales eut le bon sens de triompher
des antipathies et des préjugés de ceux qui
le conseillaient, et de donner, dans renseigne-
ment public, une place honorable aux enfants
de Jean-Baptiste de La Salle.
Depuis lors, mes Frères, Dieu n'a pas cessé
de glorifier l'œuvre de son serviteur. Laissons
de côté les détails d'une statistique fatigante
et allons tout de suite aux résultats. — L'Ins-
titut des Frères des écoles chrétiennes, par la
double puissance du mérite et des services.
346 PANÉGYRIQUE
s'est emparé de l'estime publique et des sym-
pathies de tous les honnêtes gens : ce sont au-
jourd'hui ses lettres patentes. Douze mille
frères et trois mille novices, c'est-à-dire douze
mille soldats et trois mille recrues se prépa-
rent à entrer dans les rangs, voilà ce qu'est
devenu le petit bataillon de trois cents hom-
mes que Jean-Baptiste de La Salle laissait
après lui, en quittant ce monde, théâtre de ses
luttes et de son martyre. Ce corps d'armée, le
premier créé et organisé, avec la forte disci-
pline et les engagements sacrés qui lui don-
nent une forme permanente, s'est accru d'une
foule de compagnies auxiliaires qui se sont
inspirées de ses desseins, et lui ont emprunté
quelque chose de sa règle et de ses traditions.
De telle sorte que l'esprit et la grâce de notre
Bienheureux se retrouvent en toute l'im-
mense armée qui travaille à l'établissement et
à l'extension du règne de Dieu dans l'âme des
enfants du peuple, et défend, en même temps,
la société contre les ravages de l'ignorance et
de la corruption des mœurs.
Entendez bien cela, vous qui vous préoccu-
pez de notre défense nationale et sociale ! Les
DU BIENHEUREUX J.-B. DE LA SALLE. 347
plus redoutables ennemis d'un peuple ne sont
pas les hommes d'armes qui menacent ses
frontières, mais bien les passions des âmes sans
culture, et plus encore celles que l'éducation
morale et religieuse n'a pas disciplinées, et que
l'instruction, toute seule, ne fait que rendre
plus habiles et plus scélérates. — Or, pour
guerroyer avec succès contre ces passions, les
meilleurs soldats, croyez-le bien, sont les reli-
gieux instituteurs qui savent unir l'éducation
chrétienne à l'enseignement ; et, entre tous et
par-dessus tous, ceux que les considérations
d'intérêt ne peuvent corrompre, parce qu'ils
veulent être pauvres ; ceux que les affections
et les soucis de la famille ne peuvent ni amollir
ni distraire 'de leurs fonctions, parce que la
chasteté les a rendus maîtres d'eux-mêmes ;
ceux que le caprice et l'amour du changement
ne peuvent dégoûter de leur état, parce qu'ils
se sont soumis au joug salutaire de l'obéis-
sance. Voilà les premiers défenseurs du pays,
campés à ces frontières morales où de redou-
tables appétits menacent l'existence de tous
les peuples. Laissez-les donc là où Dieu les a
mis, là où le dévouement les attache. C'est
348 PANÉGYRIQUE
mal comprendre l'intérêt social et national que
de vouloir leur faire quitter leur poste de com-
bat pour des exercices de caserne et des ex-
ploits sanglants. Si vous avez besoin un jour
de leur sang et de leur vie, ils sauront vou s
les donner. Ils ont déjà fait des essais de cette
largesse, que la croix des braves a récompen-
sés et que la France a applaudis.
Mais, quoi qu'il arrive, et quelle que soit la
forme de la persécution que doit subir l'ensei-
gnement chrétien, nous n'en serons plus épou-
vantés, et vous, très chers Frères qui m'écou-
tez, vous n'en serez 'point découragés. Dieu,
qui a honoré par les progrès de votre institut
les travaux de votre saint fondateur, les com-
plète aujourd'hui dans cette solennelle béatifi-
cation : « Complevit labores illius. » Nous
n'avons plus besoin de nous évertuer à prou-
ver que Jean-Baptiste fut un grand citoyen ;
l'Église a dit mieux que cela : — Jean-Baptiste
est un saint ! Nous n'avons plus besoin de
mendier pour lui des statues qu'on ne saura
pas respecter sur nos places publiques : l'É-
glise nous accorde mieux que cela : — Jean-
Baptiste est sur les autels ! Quel puissant en-
DU BIENHEUREUX J.-B. DE LA SALLE. 849
couragement pour vous d'être certains que
votre humble mission est agréée de Dieu, et
peut vous conduire à la plus haute sainteté !
Quelle confiance vous devez avoir en la pro-
tection de votre père, puisque l'Église, en glo-
rifiant ses vertus et son œuvre, authentique
son pouvoir et le met en demeure de vous
combler de ses bénédictions.
Cher Bienheureux, nous les attendons de
vous, ces bénédictions, en échange de nos re-
ligieux hommages.
Bénissez vos enfants ! Gravez profondément
dans leur cœur votre noble devise : « Dieu
seul ! et rien en dehors de sa sainte volonté ; »
faites-y germer et croître les héroïques vertus
qui ont illustré vos premiers disciples. Don-
nez-leur, avec l'amour de leur vocation, cet
invincible courage qui vous a soutenu à tra-
vers toutes les épreuves et à rencontre de
toutes les persécutions. Multipliez-les, afin
que, chassés de l'enseignement officiel, ils
puissent aller et enseigner partout où les ap-
pellera la liberté, tant qu'il y aura une liberté.
Avec les maîtres, bénissez les enfants qu'ils
instruisent, et faites comprendre au monde,
350 PANÉGYRIQUE
par les vertus de ces chers petits, plutôt que
par leurs succès, l'inestimable prix des écoles
chrétiennes.
Bénissez les vénérables prélats qui sont ve-
nus encourager, par leur piété, la piété des fi-
dèles, et rehausser, par leur auguste présence,
les splendeurs de cette fête. Je ne vous de-
mande pas de réchauffer dans leur cœur un
amour dont ils donnent chaque jour tant de
preuves éclatantes : l'amour du peuple et de
ses enfants. Mais venez en aide à leur zèle;
faites qu'ils rencontrent comme vous des âmes
bienfaisantes, de généreux auxiliaires de leur
dévouement, partout où ils devront répondre
aux vœux des populations en fondant des
écoles libres.
Bénissez tout ce peuple, dont les ancêtres
ont admiré vos vertuS; et qui, lui, fut témoin
de vos miracles.
Enfin, bénissez celui qui vient de publier
votre gloire. S'il faut encore une toute petite
fleur à votre couronne, je vous fais hommage
de tout ce que je suis. C'est en lisant votre
livre des Devoirs du Chrétien que je me suis
préparé à comprendre les devoirs du prêtre et
DU BIENHEUREUX J.-B. DE LA SALLE. 35Î
du religieux ; c'est la bienfaisante férule de
vos enfants qui m'a appris à chercher dans la
pénitence l'expiation de mes péchés ; c'est par
leurs pieuses instructions que j'ai commencé
à connaître les grandes vérités dont je suis
aujourd'hui l'apôtre. Ils ont jeté la semence;
je leur donne toute la moisson, et les prie de
vous l'offrir. Je vous aime, je vous remercie,
et j'espère que, bientôt, du trône où vous êtes
assis dans la gloire éternelle, vous daignerez
sourire au plus reconnaissant de vos enfants,
perdu dans la foule des élus, ô mon cher Bien-
heureux !
PANÉGYRIQUE DE JEANNE D'ARC
it 23
PANÉGYRIQUE DE JEANNE D'ARC
prononcé dans la cathédrale d'Orléans,
le 8 mai 1877.
Digitus Dei est hic.
« Le doigt de Dieu est là. »
(Exode, cap. viii, 19.)
MesseigneursS
Messieurs,
Le doigt de Dieu écrit d'un bout à l'autre
l'histoire des peuples; mais il y a des pages
qu'il souligne, pages sinistres ou consolantes
où apparaissent en caractères plus saisissants
ces deux noms des perfections du gouverne-
ment divin : justice, miséricorde. C'est une de
1. NN. SS. Dupanloup, évoque d'Orléans, et Coullië,
coadjutear.
356 PANÉGYRIQUE
ces pages que je viens lire aujourd'hui devant
vous, dans l'histoire de la très noble et très
chrétienne nation française. Ce n'est pas la
première fois qu'un discours dominicain relève
la pompe de cette belle fête; il y a environ
quatre cents ans, un de mes frères en religion
célébrait sur le cloître Sainte-Croix la déli-
vrance d'Orléans et les miraculeuses victoires
de la Pucelle \ Admirable sujet, tour à tour
traité par de savants docteurs et d'éloquents
apôtres, où votre parole, Monseigneur, s'est
deux fois illustrée, à ce point qu'elle décourage
les panégyristes ^ Que dire, en effet, après les
délicates, grandioses et touchantes peintures
que vous avez faites de la mission, des triom-
phes, du martyre et des vertus de l'humble
fille de Domremy? Il faut se condamner
modestement aux redites ; mais l'héroïne que
vous avez chantée est digne d'un cantique éter-
nel, et Orléans, votre chère ville, a mérité, par
1. En 1484, à la fête du 8 mai, on dépensa, au repas,
114 sols 10 deniers; le prédicateur, qui était un simple
religieux jacobin, y fut invité. (Herluison, Les Panégy-
ristes de Jeanne d'Arc.)
2. Mgr Dupanloup, Panégyriques de 1855 et 1869.
DE JEANNE d'aRC, 357
sa fidélité et son courage, d'être rassasiée des
souvenirs de sa gloire.
Je me ferai donc Técho des grandes voix qui
ont retenti sous ces voûtes, et si je ne puis
mettre ma parole au ton de l'épopée que j'en-
treprends de raconter, je veux au moins con-
fondre les cyniques mécréants qui profitent de
nos jours incertains et troublés pour exhumer
des blasphèmes contre lesquels se révolte notre
patriotisme, transformer une vierge sainte et
. héroïque en une virago sans pudeur ou un
malade sans prestige, salir la plus pure de nos
gloires et refuser à Dieu le droit de s'intéressera
nos destinées nationales. Je veux encore relever
nos cœurs tremblants sur le seuil d'un sombre
avenir, les abreuver de confiance et d'espoir,
et leur apprendre à soutenir fermement le choc
de la justice de Dieu dans l'attende de ses mi-
séricordes. Pour cela, Messieurs, je n'ai qu'à
laisser parler les événements. Ils justifieront
mon texte, et vous montreront le doigt de Dieu
dans la vie et le supplice de très candide et très
sage, très douce et très vaillante, très infor-
tunée et très illustre Pucelle d'Orléans, Jeanne
358 PANÉGYRIQUE
d'Arc, envoyée du ciel, libératrice de la France,
vierge, martyre et prophétesse^
« Nolite tangere christosmeos^ : Ne touchez
pas mes oints, » a dit le Seigneur. Il entendait
parler des rois, mais surtout des prêtres, plus
grands que les rois par la grâce et le ministère;
et, entre tous les prêtres, celui qu'il désigne
plus particulièrement à nos respects, c'est le
Pontife suprême dont le pouvoir continue celui
de Jésus-Christ, dont la majesté sainte ne peut
r
être offensée sans que toute l'Eglise, sans que
tout le monde en souffre. Nos pères avaient
compris sa grandeur et, dociles au comman-
dement de Dieu, ils entouraient le Pape de leur
pieuse vénération et mettaient à son service le
dévouement de leur cœur très chrétien. C'était
1. Pour la partie historique de ce panégyrique, nous
avons suivi le savant ouvrage de M. Wallon, Jeanne
d'Arc.
2. I Par., cap. xvi, 22.
DE JEANNE d'aRC. 359
vers la France, en même temps que vers le
ciel, que les Souverains Pontifes persécutés
tendaient leurs bras suppliants ; c'était de
l'immortel Charlemagne qu'ils recevaient, dans
un patrimoine sacré, la garantie du libre
exercice de leur puissance spirituelle; c'était à
nos rois qu'ils adressaient leurs plus tou-
chantes prières, pour presser la délivance des
lieux saints ; et, quand ils étaient obligés de
lancer la foudre contre les vices couronnés,
leur cœur paternel était prompt à se laisser
fléchir par un cri de repentance .
Le soufflet do Nogaret vint rompre la
chaîne de ces religieuses traditions, et nos rois,
enhardis par cette injure sacrilège, qui outra-
geait le Christ dans la personne de son Vicaire,
commencèrent à oublier la parole du Seigneur :
(( Nolite tcLugere christos meos. i> Ils raffinè-
rent dans l'attentat. Après avoir attiré la pa-^
pauté sur leur territoire, ils se firent pendant
soixante-dix ans ses geôliers, déchirèrent d'une
main capricieuse et insensée la robe sans cou-^
ture de l'Eglise, et devinrent une des princi-
pales causes du trop fameux schisme d'Occi-
dent, funeste préparation du protestantisme.
360 PANÉGYRIQUE
Ce n'est pas impunément, Messieurs, que
Ton commet de pareils crimes ; les leçons du
passé devraient bien instruire ceux qui, à
l'heure présente, méditent, provoquent, exé-
cutent et laissent faire contre le chef de l'Église.
Qu'ils apprennent de notre histoire comment
Dieu sait venger ses oints.
Au commencement du quinzième siècle, il
y avait grande pitié au royaume de France. La
race qui était partie de nos rivages, pour con-
quérir l'Angleterre, refluait vers nous avec
l'atroce ambition d'étouffer notre nationalité.
Nos fautes politiques l'avaient depuis long-
temps attirée ; elle entrait pied à pied, avec
cette redoutable persévérance qui caractérise
son courage. Mais, plus que nos fautes poli-
tiques, nos fautes morales et religieuses de-
vaient aplanir devant elle les routes de la
conquête. Dieu la poussait en avant et lui
disait : « Marche; » c'était son justicier.
Crécy, Poitiers, deux coups de tocsin qui an-
noncent son triomphe ; la paix de Brétigny lui
livre la moitié de la France. Il est vrai qu'un
roi sage relève, par une administration habile,
les affaires du pays et reprend à l'Anglais plu-
DE JEANNE d'aRC. 361
sieurs des provinces qu'il lui a cédées. Retour
trop éphémère de la fortune! Au roi sage succède
le roi fou. La France sans tête va se décom-
poser ; le grand deuil commence. Bourgogne
répand traîtreusement le sang d'Orléans; Or-
léans se venge, par l'assassinat, dans le guet-
apens de Montereau. Entre temps, l'Anglais
s'avance et répète à Azincourt les sanglantes
et désastreuses journées de Crécy et de Poitiers,
Bourgogne se donne à lui ; le patriotisme est
moins fort en son cœur que sa haine contre
l'odieux parti des Armagnacs. Une reine im-
pudique entre dans la trahison : femme adul-
tère, elle a trompé son mari insensé en l'aban-
donnant à une fille de joie dans laquelle il croit
voir une épouse légitime ; mère dénaturée,
elle vend sa fîUe à l'étranger, et sacrifie sans
pudeur les droits de son fils. Les corps de
l'État reconnaissent officiellement la souverai-
neté de l'Anglais. Dans les villes et aux
champs, tout est à mal : dans les villes les
factions meurtrières, aux champs le brigan-
dage sans pitié. Ravagées par le pillage, par
les marches et les contre-marches des partis,
les campagnes refusent de nourrir leurs habi-
362 ' PANÉGYRIQUE
tants. Et pourtant le luxe extravagant des
hautes dames ne cesse pas d'insulter à l'infor-
tune publique, tandis que le peuple dont les
larmes sont épuisées, le peuple qui n'aime pas
les Godons ^ et qui enrage de les subir, le
peuple finit par s'abandonner au délire, et
danse en ricanant les rondes folles du déses-
poir et de la mort^
Cependant la couronne de Charles VI est
tombée sur le front d'un jeune homme pros-
crit par les traités ^. Il est d'âge à guerroyer et
à reprendre, l'épée au poing, ce qui lui appar-
tient; mais le sang valeureux de France s'est
refroidi dans ses veines voluptueuses. Il s'a-
bandonne à l'inaction, pendant que son peuple
rappelle. Étranger aux affaires, jouet facile de
ses ambitieux favoris, il dépense au plaisir
l'argent des provinces fidèles qu'il épuise.
(( Oncques on ne vit prince perdre si gaiement
son royaume. » Un étranger s'appelle le roi
de France; lui c'est le roi de Bourges.
1. Sobriquet populaire des Anglais.*
2. Ces rondes se dansaient surtout dans le cimetière
des Innocents.
3. Par le traité de Troyes, Charles VII fut exclu de la
succession à la couronne.
DE JEANNE d'aKC. 363
A la fois le déshonneur et la misère, quels
coups de justice, Messieurs! Le doigt de Dieu
est là. L'Anglais s'en réjouit. Il voit arriver,
l'une après l'autre, les villes et les provinces
sous sa domination. Harfleur, le Calais de la
Seine, est pris ; la Bretagne et l'Anjou veulent
rester neutres; Caen, Bayeux, toute la basse
Normandie capitulent; Rouen succombe; Paris
lui-même ouvre ses portes. « Elles y vien--
dront toutes, » dit l'Anglais dans son cœur.
Tu mens, Anglais ; tu mens. Regarde aux
rives de la Loire cette forte ville dont les rem-
parts sont assis sur les murs qu'ont bâtis les
Romains. A chaque nouvelle des capitulations
honteuses qui réjouissent l'ennemi, elle a ré-
pondu par ce cri héroïque : « Que les autres se
rendent; moi, jamais. Et si oranes,ego non. ))
Et maintenant que le péril approche, elle s'é-
crie avec les Machabées : ce Mourons dans la
simplicité de notre dévoiàment Moriamur in
simplicitate nostra\ » Orléans la vaillante,
Orléans la fidèle, Orléans la française, je te
sa.lue !
1. I Mach., cap. ii, 27.
364 PANÉGYRIQUE
L'Angleterre a compris que là est le dernier
boulevard de la royauté. Elle y envoie l'élite
de ses capitaines : Salisbury , Glacidas, Suffolk,
Talbot, Falstof, Lancelot de Lisle, tous
hommes de grand orgueil et de haut courage.
Ils ont avec eux des troupes aguerries et cons-
tamment rafraîchies. Mais qu'à cela ne tienne ;
à défaut d'hommes d'armes, Orléans a ses
bourgeois, ses corps de métiers, ses femmes
courageuses et dévouées, tous décidés à s'en-
sevelir sous des ruines plutôt que de se rendre.
Sept mois durant, l'Anglais s'acharne sur
cette proie choisie, et Orléans tient encore.
Oh! la bonne ville ! Qu'on doit être fier de lui
appartenir! Pourtant, les Tourelles sont prises,
les faubourgs détruits, les boulevards et les
bastilles de l'ennemi se multiplient, le blocus
se resserre, la menace de Glacidas va s'accom-
plir : (( Je tuerai tout : hommes, femmes et
enfants. » Mais si Orléans n'est plus, France,
il faut mourir !
Non, Messieurs, non, la France ne mourra
pas ; Dieu est rassasié de justice ; voici l'heui e
de la miséricorde. Pour la rendre plus écla-
tante, il l'incarne et la concentre en une seule
DE JEANNE d'aRC. 365
personne. Ce n'est point le vaillant Danois, ni
raudacicux Xaintrailles, ni le rude La Hire, ni
l'impétueux Alençon qu'il choisit. Ces hommes
d'épée pourraient croire qu'ils ont tout fait, et
voler à Dieu sa gloire, à la France sa recon-
naissance. Il faut au Seigneur un de ces ins-
truments infîmes qui, en exaltant la force de
son bras, vengent, par l'humiliation, les hontes
que nous avons subies.
Or, en ces jours-là, un vieil oracle, courant
de bouche en bouche, disait que la France
perdue par une femme devait être sauvée par
une femme; et, au fond d'une des verdoyantes
vallées de la Meuse, le village de Domremy était
le théâtre d'une touchante, mvstérieùse et
sainte idylle. Un enfant de treize ans conver-
sait avec le ciel. On l'appelait Jeanne d'Arc,
nom obscur alors, mais, depuis, rayonnant de
gloire. C'était la fille de deux gens de cam-
pagne qui portaient avec honneur leur labo-
rieuse pauvreté. Plus riche de bon sens que
d'imagination, douée d'un esprit sain dans un
corps robuste et bien portant, bonne, simple,
franche, honnête, pure, courageuse au travail,
joyeuse aux plaisirs innocents, soumise à ses
306 PANÉGYRIQUE
parents, douce à ses compagnes, compatissante
aux pauvres, à qui elle cédait sa place au foyer
et jusqu'à sa modeste couche, pieuse, assidue
à la prière, amie de l'église où elle goûtait une
douceur extrême, dévote à Notre-Dame, aimée
de tout le monde, n'ayant point sa pareille au
village, elle allait à Dieu en toute simplicité et
droiture, sans rechercher les faveurs du ciel.
Cependant, pendant trois années de sa vie des
champs, elle en futcomhlée. L'archange saint
Michel, les saintes vierges Catherine et Mar-
guerite venaient lui raconter la grande pitié
qui était au royaume de France, lui annoncer
qu'elle irait au secours du roi, et lui promettre
de la part de Dieu aide et confort. Elle ne
voyait pas encore dans ces apparitions le pré-
sage de ses destinées : dans l'archange la vic-
toire, dans les saintes le martyre; elle ne
songeait qu'à obéir, non sans objecter son
ignorance et sa faiblesse. Mais les voix d'en
haut la rassuraient et devenaient de jour en
jour plus pressantes.
Enfin, Jeanne a seize ans; (c elle est moult
belle et bien formée, de grande force et puis-
sance, » resplendissante des chastes rayons
DE JEANNE d'aRG 3B7
clc sa virginité qu'elle a vouée ,au Seigneur.
(( Elle ne peut plus durer où elle est, » tant
ses voix lui crient avec force : « Fille de Dieu,
va, va, va. » Le sire de Baudricourt rira de
ta mission et te renverra comme une folle ;
reviens à la charge : va, va, va. Ton père
« voudrait que tu fusses noyée plutôt que de
te voir partir avec des hommes d'armes; » ta
mère, tes frères, ta sœur, tes chères compa-
gnes vont pleurer toutes les larmes de leurs
yeux ; mais « quand tu aurais cent pères et
cent mères^ quand tu serais fille du roi, il fau-
drait partir ; » va, va, va. On te dira par pitié
pour ta jeunesse et ta beauté : « Ma mie, re-
nonce à cette folle entreprise; » mais, ce avant
le milieu du carême, il faut que tu sois devers
le roi, quand tu devrais user tes jambes jus-
qu'aux genoux; car nul au monde, ni rois, ni
ducs, ni fille du roi d'Ecosse, ni aucun autre
ne peut recouvrer le royaume de France ; il
n'y a de secours que de toi. » Va, va, va. Le
chemin est long ; c'est cent cinquante lieues à
faire; les rivières sont débordées ; le pays est à
l'ennemi ; tu n'as que six compagnons \ Les
1. La petite escorte de Jeanne se composait de Jean
363 PANÉGYRIQUE
hommes de guerre sont gens grossiers et
redoutables aux femmes , mais « ne crains
rien, si l'on te barre le chemin, tu as pour toi
ton Dieu ; il t'ouvrira un passage jusqu'à ton
seigneur le Dauphin , c'est pour cela que tu es
née. » Va, va, va!
Elle va! — Victorieuse des premières résis-
tances, équipée par le menu peuple qui a foi en
elle, respectée par ses compagnons, à qui elle
n'inspire qu'amour de Dieu et chastes pensées,
sans rencontre d'Anglais ni de Bourguignons,
et après onze journées de marche, elle arrive
à Chinon, où le bruit de son voyage l'a de-
vancée.
La petite cour est en émoi. Les uns veulent
tout risquer pour sauver la patrie aux abois ;
les autres se demandent avec mépris ce que
vient faire cette fille des champs, travestie en
guerrier, et si Dieu a pu commettre à si chétive
créature les destinées de la royauté. Hommes
à courte vue, qui oublient que Dieu se plaît à
do Metz, Bertrand de Poulengy, Jean de Ilennecourt et
Julien, leurs servants ; Colet de Vienne, messager du roi,
et Richard, l'archer.
DE JEANNE D'ARC. 369
choisir ce qui est infirme pour confondre la
force, ce qui parait insensé pour renverser
Thumaine sagesse. Déjà l'on voit poindre cette
opposition sourde et déloyale d'un favori tout-
puissant, le funeste La Trémouille, dont les
lâches conseils retarderont l'accomplissement
de l'œuvre divine.
On veut tromper Jeanne pour la confondre ;
mais sans hésiter, et comme si elle eût été éle-
vée en cour, elle va juste au roi caché dans la
foule pompeuse de ses courtisans, au roi
qu'elle n'a jamais vu, et lui dit après révé-
rences : (( Dieu vous donne bonne vie, gentil
sire. )) En vain on lui désigne comme le roi
un des seigneurs présents, ce En nom Dieu,
gentil prince, s'écrie-t-elle, vous êtes le roi
et non un autre. » Et, à quelques jours de là,
elle lui rappelle en secret une prière déses-
pérée qu'il fît en son oratoire, lorsque, hon-
teux des crimes de sa mère, il doutait de sa
légitime naissance, prière connue de Dieu
seul, et elle lui donne grande liesse et recon-
fort par ces paroles d'une familiarité toute di-
vine : « Je te dis de la part de Messire, que tu
es vrai héritier de France et fils de roi. »
II 24
370 PANÉGYRIQUE
Après la cour, les théologiens, pour qu'il
ne manque rien à l'épreuve. Mais aux exami-
nateurs de Poitiers comme au roi, Jeanne ré-
pond : (.(. Je ne sais ni A ni B, mais je viens de
la part du Roi des cieux pour faire lever le
siège d'Orléans et mener le roi à Reims, afin
qu'il y soit couronné et sacré. » Finalement,
on ne découvre en elle que « bien, humilité,
virginité, dévotion, honnêteté, simplesse, »
Sans doute, il faut un grand signe à la grande
mission qu'elle s'attribue. « Eh bien, dit-elle,
menez-moi à Orléans, et je vous montrerai
les signes pourquoi je suis envoyée. »
Orléans ! Je reviens. Messieurs, avec bon-
heur et fierté vers votre magnanime cité. Hier,
elle était dans l'angoisse des derniers mo-
ments ; aujourd'hui elle espère. De sourdes
rumeurs agitent le peuple. Il attend un pro-
dige vivant, Jeanne la bergerette, Jeanne la
Pucelle.
Elle est à Tours, où les pieuses dames de la
ville brodent sur son étendard les noms vic-
torieux de Jésus, Maria ; elle est à Blois, ma
ville natale, encore fidèle et française, à Blois
où elle purifie l'armée des vices honteux qui
DE JEANNE d'aRC. 371
la déshonorent, et forme, dans la vieille église
de Saint- Sauveur, dont mes yeux d'enfant ont
vu les dernières ruines, une avant-garde de
priants autour de sa bannière; elle a envoyé
au roi d'Angleterre et aux capitaines de son
armée sommation de rendre les clés des
villes de France prises et violées, et de s'en
aller aux pays d'outre-mer; elle part au chant
du Veniy Creator! Bon courage, Orléans! La
voici !
Quelle joie ! quels transports! La nuit s'il-
lumine de mille feux ; les cris de liesse reten-
tissent; on dirait qu'un ange est descendu des
cieux pour apporter le salut. A la vue de
Jeanne, le peuple, épuisé par sept mois de
combats et de privations, se sent « tout récon-
forté et comme désassiégé. » Hommes,
femmes, enfants, s'empressent autour de son
cheval blanc pour la toucher, et elle, sou-
riante, emmène cette foule à l'église pour
rendre grâces à Dieu.
Dieu d'abord. Dieu toujours ; car la Pucelle
l'a dit : « C'est Dieu qui doit tout faire. » En
vain les Anglais, méprisant ses sommations,
lui répondent par d'ignobles injures et de
372 PANÉGYRIQUE
cruelles menaces qui la font pleurer. Jeanne
a foi au roi du ciel qui protège le sang de
France. En vain les capitaines français, in-
quiets de l'importance qu'elle prend et redou-
tant leur effacement dans sa gloire, s'efforcent
de contrarier les plans qu'elle a conçus. « Vous
avez été en votre conseil, dit-elle ; j'ai été au
mien, et croyez que le conseil de Dieu s'ac-
complira et tiendra ferme, et que cet autre
conseil périra. t>
En effet, Messieurs, le conseil de Dieu a
tenu ferme ; vous en célébrez aujourd'hui
l'immortel triomphe. Faut-il que je vous ra-
conte les rapides événements qui ont amené
votre délivrance? Vous la connaissez mieux
que moi cette histoire de huit jours, dans la-
quelle les prodiges de miséricorde divine se
marient aux prodiges de courage. C'est la bas-
tille de Saint-Loup emportée d'assaut, et puis
les Augustins, enfm les Tourelles, dernière
forteresse des assiégeants.
Partout Jeanne est la première, son éten-
dard à la main, encourageant les siens. Après
Saint-Loup, elle promet que dans cinq jours
tout sera fini. Aux Tourelles, l'affaire est des
DE JEANNE d'aRC. 373
plus chaudes et des plus sanglantes. Les
Français, comme s'ils étaient immortels,
bravent les haches, les lances et les masses
d'armes, et, toujours repoussés, recommen-
cent toujours. Jeanne est blessée : c'était
prédit. L'ennemi pousse un cri de victoire :
il pense l'avoir tuée. Mais voici qu'elle repa-
rait sur son cheval, après une courte oraison.
A sa voix, les Français se précipitent à l'as-
saut (c comme une nuée d'oisillons sur un
buisson ; » et au moment où la hampe de sa
bannière touche le boulevard : ce Tout est
vôtre, s'écrie-t-elle ; entrez.)) Les Anglais
terrifiés croient voir un fantôme; ils s'enfuient
en désordre ; un pont enflammé s'écroule
sous leurs pas, et la Loire, tombe muette,
s'entr'ouvre pour les engloutir. Glacidas, l'in-
sulteur de la Pucelle, le hautain et tyrannique
Glacidas est avec eux; le flot l'emporte pendant
que Jeanne émue pleure son misérable trépas.
C'était le samedi soir, 7 mai. Le dimanche 8,
l'ennemi, après une vaine démonstration,
tourne le dos aux remparts, et le peuple d'Or-
léans, sous la conduite de sa libératrice, va
d'église en église rendre grâces à^^Dieu.
374 PANÉGYRIQUE
Orléans est délivré. Jeanne a donné son
grand signe ; mais son œuvre n'est pas ter-
minée, car ses voix la pressent encore : a Fille
de Dieu, va, va, va. » Elle voudrait aller à
Reims, ce où le gentil Dauphin doit recevoir
sa digne couronne; » l'hésitation et la mal-
veillance des grands lui imposent la campagne
de la Loire. Soit. Avec une rapidité fou-
droyante, on voit se succéder la prise de Jar-
geau, la capitulation de Beaugency, la chasse
de Patay, et Suffolk et Talbot, les deux grands
capitaines, tomber aux mains des Français.
Il faut bien se décider à partir pour le
sacre. Après trois semaines d'un voyage heu-
reux, pendant lequel Auxerre demande une
trêve, Troyes etChâlons font leur soumission,
la ville de saint Rémi ouvre ses portes et vient
au-devant de son seigneur et maître en chan-
tant : (c Noël ! Noël ! au roi de France ! » Le
lendemain, spectacle admirable et touchant,
auquel on ne s'attendait plus, la splendide
basilique, constellée de lumières, retentit du
chant des psaumes; Charles, au milieu de ses
pairs, jure de défendre vaillamment la foi
chrétienne, de protéger l'Église, de paître son
DE JEANNE d'aRC. 375
peuple dans la justice, et reçoit l'onction sa-
crée avec la couronne; Clovis, Charlemagne
et saint Louis président d'en haut cette au-
guste fête. Le peuple est fou de joie, et Jeanne,
debout près du roi, présentant sa bannière à
la gloire pour la récompenser d'avoir été à la
peine, Jeanne, humble et triomphante, verse
de douces larmes en voyant « le bon plaisir de
Dieu exécuté. » C'est fait. Le sacre de Reims
venge le Fils de France de l'injuste proscrip-
tion des traités, et la nation très chrétienne se
sent renaître sous l'onction qui baigne le front
de son roi.
Digitus Dei est hic. Le doigt de Dieu est là,
Messieurs. Le bons sens du peuple ne s'est
pas mépris sur la cause surnaturelle de ces si
rapides et si glorieux événements ; et, de tous
les points de l'Europe, les plus illustres per-
sonnages et les meilleurs esprits de l'époque
ont rendu hommage à la mission divine de la
très angélique et très courageuse Pucelle. Il
appartenait à nos siècles de décadence philo-
sophique et d'impiété de contester avec le ciel
et d'avilir son instrument prédestiné. Ah !
laissez-moi vite balayer de mon mépris les
376 PANÉGYRIQUE
blasphèmes et les mensonges orduriers de ces
écrivains ignobles à qui l'on devrait interdire
l'usage de notre langue, puisqu'ils n'ont pas
le cœur français. Je n'en ai qu'à ces orgueil-
leux naturalistes qui ne veulent voir dans l'his-
toire que des actes humains, et qui, au lieu
d'asseoir leurs jugements sur les faits, tortu-
rent les faits pour les accommoder au parti pris.
La fille de Dieu, l'inspirée, n'est plus pour eux
qu'une visionnaire, une malade, une patriote
exaltée. Eh bien , qu'ils m'expliquent comment
l'illusion, la maladie, l'exaltation donnent à
une fille timide, que l'injure fait pleurer, que
la vue du sang épouvante, ce froid courage qui
ne frappe jamais, va toujours en avant et com-
mande avec tant d'assurance ; cette hardiesse
héroïque qui, au sortir du combat et du péril,
se change subitement en douceur et tendresse
maternelles pour les souffrants, le pauvre
peuple et les enfants. Qu'ils m'expliquent com-
ment l'illusion, la maladie, l'exaltation font
rayonner la virginité, à ce point qu'elle con-
tient autour d'elle les passions brutales, et
fait pénétrer dans des cœurs corrompus les
chastes pensées, dans des sens fougueux Ta-
DE JEANNE D*ARC. 37'
paisement des ardeurs coupables. Qu'ils m'ex-
pliquent comment l'illusion, la maladie,
l'exaltation marient la gaité française à la
piété angélique, la noblesse à la simplicité
vraie, la gloire à l'humilité profonde. Qu'ils
m'expliquent comment l'illusion, la maladie,
l'exaltation transforment, tout à coup et par
intermittence, une paysanne de dix-sept ans,
qui ne sait ni A ni B, en un chevalier plein de
grâce et de courage, en un capitaine con-
sommé, sûr au conseil, fort au commande-
ment, habile plus que tous au rassemblement
des armées, à l'ordonnance des batailles, à
l'emploi de l'artillerie ; car telle était Jeanne,
au témoignage de ceux qui l'ont vue. Qu'ils
m'expliquent comment l'illusion, la maladie,
l'exaltation prévoient et annoncent, à l'avance,
des événements heureux ou malheureux qui
s'accomplissent à la lettre et à point nommé.
Besogne impossible, Messieurs. Les natura-
listes ont à votre service des mots tant que
vous en voudrez ; des explications vraies et des
preuves, jamais. Laissez-les donc se débattre
misérablement contre l'autorité des événe-
ments, et n'écoutez que les inspirations de
378 PANÉGYRIQUE
l'esprit chrétien et du bon sens français pour
reconnaître dans la mission de notre héroïne
l'intervention de la miséricorde divine et la
toute-puissance du doigt de Dieu.
Mais ce doigt de Dieu ne s'est-il pas retiré
après le sacre de Reims, et Jeanne, abandon-
née à elle-même, n'est-eile plus qu'une vul-
gaire victime des querelles sanglantes qui di-
visent les peuples ? C'est ce que nous allons
voir, Messieurs; dans le récit de son supplice.
II
Dieu permet quelquefois que Teffet de ses
menaces soit suspendu par le repentir des pé-
cheurs ; il permet aussi que l'entier accomplis-
sement de ses desseins miséricordieux soit
retardé par nos fautes. Cette permission nous
explique le tragique dénoûment qui semble
mettre fin à la mission de Jeanne d'Arc. Reims
ne devait pas être la dernière étape de sa gloire.
« Je suis cy venue, écrivait-elle aux Anglais, de
DE JEANNE d'aRC. 379
par Dieu le roi du ciel, corps pour corps, pour
vous bouter hors de toute France. » Tant qu'il
reste un Anglais sur le sol de la patrie, il faut
qu'elle combatte. « Elle aimerait, comme elle
le disait dans un naïf épanchement à l'arche-
vêque de Reims, qu'il plût à Dieu son créa-
teur qu'elle retournât, quittant les armes, et
qu'elle revint servir son père et sa mère, gar-
der leurs troupeaux avec sa sœur et ses frères,
qui seraient si aises de la revoir ; car ce n'est
point son état de guerroyer, mais, ajoutait-elle,
il faut que j'aille et que je le fasse ainsi. » Ses
voix lui disent encore : ce Fille de Dieu, va,
va, va. )) Elle va, toujours avec le même cou-
rage, mais non plus, hélas ! avec le même épa-
nouissement. Elle sent que l'influence maudite
des courtisans pèse sur l'esprit du roi pour
arrêter ses élans; elle voit le faible Charles VII
retomber aux mains de ces politiques d'an-
tichambre qui redoutent la victoire, parce
que la victoire, en accroissant le pouvoir royal,
peut l'arracher à leur tutelle intéressée. Elle
voudrait frapper un grand coup ; les capi-
taines et les soldats sont de son avis. « Jeanne
peut mettre le roi dans Paris si à lui ne
380 PANÉGYRIQUE
tient, » disent-ils d'une commune voix ; mais
les favoris en ont décidé autrement, et, après
une tentative avortée, Jeanne, blessée dans
les fossés de la capitale, le cœur navré, est
obligée, contre l'ordre de ses saintes, d'aban-
donner une victoire qu'elle croyait tenir dans
les plis de son étendard.
Alors, un nuage sombre descend sur sa
vaillante âme ; l'inaction l'attriste, et de mys-
térieux avertissements lui viennent du ciel ;
ses voix lui déclarent « qu'avant la Saint-Jean
elle tombera aux mains de ses ennemis;
qu'elle ne doit pas s'en effrayer, mais, au con-
traire, accepter cette grande croix de la main
de Dieu, qui lui donnera la force de la porter
jusqu'au bout. » 0 douce et pieuse libératrice,
courage ! Voici l'heure de l'ennemi et des
puissances de ténèbres !
Jeanne est entrée à Compiègne, pour pro-
téger cette place qui ferme l'entrée du royaume
aux Bourguignons. Elle espère, par une vigou-
reuse sortie, déloger l'ennemi de ses positions
et le contraindre à lever le siège. Mais, aban-
donnée de ses hommes et tout occupée à pro-
téger leur fuite, elle entend tomber les herses
DE JEANNE d'aRC. 381
qui lui ferment le chemin du retour ; bientôt
elle est prisonnière et vendue aux Anglais.
Deux cris retentissent en même temps. Le
cri de France : « Malheur ! Jeanne la Pucelle
est prise ! » Le cri d'Angleterre : « Victoire !
à nous la magicienne et le gibier d'enfer ! »
Vous vous attendez, Messieurs, à un choc
formidable des deux nations : l'une qui veut
reprendre sa libératrice pour qu'elle achève sa
mission divine, Tautre qui veut la garder pour
se venger sur elle de ses humiliations et de
ses défaites. Honte et infamie! Le roi, à qui
elle a rendu une partie de ses États et promis
une entière délivrance, se laisse fermer la
bouche et lier les bras par ses tyrans domesti-
ques. Pas un homme d'armes ne vole à son
secours, pas une proposition n'est faite pour
prévenir l'odieux marché qui va la livrer à ses
mortels ennemis. 0 Charles! tu l'abandonnes,
et elle, toujours grande et fidèle, soutiendra
ton honneur devant ses juges^ Roi! ces crimes-
là se paient ; si ce n'est par toi, ce sera par
1. Jeanne, entendant dire que son roi était hérétique
et schismatique, répliqua au prédicateur du cimetière de
fcSaint-Ouen : « Par ma foi, sire, révérence gardée, je
382 PANÉGYRIQUE
quelqu'un des tiens. Un jour, la France affo-
lée oubliera les bienfaits tant de fois séculaires
de la monarchie qui a fait sa grandeur, et le
peuple ingrat vengera par la mort et par la
proscription des princes innocents l'ingrati-
tude de la royauté.
Jeanne abandonnée est vendue, contre
toutes les lois d'honneur qui protègent les pri-
sonniers de guerre, et amenée dans une cage
en fer à Rouen, où elle doit être jugée. L'An-
glais convoitait cette proie, afin d'assassiner
en elle la France victorieuse après l'avoir dés-
honorée, comme si sa haine superstitieuse
pouvait par là se débarrasser d'un maléfice et
ramener la victoire sous ses drapeaux. Un
évêque^ intervient dans le marché. Quel nom,
grand Dieu ! quel homme et quelle conduite !
C'était bien ce qu'il fallait pour effaroucher et
salir la vierge sans peur et sans reproche. Té-
nébreux ouvrier, il ourdit cette longue trame
d'iniquités que doivent recouvrir les formes
vous ose bien dire et jurer, sur peine de ma vie, que
c'est le plus noble chrétien de tous les chrétiens, et qui
mieux aime la foi et l'Eglise, »
1. Pierre Cauchon, évêque de Beauvais.
DE JEANNE d'aRC 383
d'une légalité cauteleuse ; il met l'Église
au service des plus basses passions, et dé-
crète à l'avance la mort quand même, pour
complaire à ceux dont il attend sa récom-
pense.
Sainte impartialité de la justice, tu laisses
planer le doute sur la tête des coupables, et tu
permets à l'espoir d'émouvoir nos cœurs, jus-
qu'à l'heure redoutable de la sentence! Mais
pour l'innocente Jeanne, point de doute, point
d'espoir. La mort cruelle et infâme, voilà le
but déterminé des ardentes poursuites d'un
tribunal où la menace et l'injure étouffent les
rares et timides protestations de l'honnêteté
et de la bonne foi \ d'un tribunal devant lequel
Jeanne, meurtrie par ses fers et encore tout
émue des outrages de la prison, comparait
seule, toute seule, sans l'avocat que la plus
vulgaire compassion ne pouvait refuser à son
ignorance, sans le curateur que réclamait
1. Nicolas de Houppeville, Isambart de la Pierre, do-
minicains, furent menacés d'être jetés à la Seine : l'un,
parce qu'il récusait la compétence de Pierre Cauchon ;
l'autre, parce qu'il faisait des signes à Jeanne pour l'aider
dans ses réponses.
384 PANÉGYHIQUE
impérieusement son jeune âge. Sa confiance
dans l'inspiration du ciel, son obéissance aux
voix d'en haut, la protection des anges et des
saints, les signes que Dieu lui a donnés de sa
mission, les promesses si fidèlement réalisées
qu'elle a faites, les fortes expressions de sa foi,
l'habit qui protège sa pudeur, le prestige de
son étendard, les noms de Jésus et de Marie
dont elle se sert, ses légitimes efforts pour
échapper à la captivité, l'espoir qu'elle exprime
de n'avoir point offensé Dieu mortellement,
tout devient contre elle matière à accusa-
tion.
Mais les misérables qui veulent la perdre
ont compté sans Celui qui donne la sagesse
aux petits ^ et qui rend diserte la langue des
enfants \ Maintes fois Jeanne rompt les filets
de leurs interrogations captieuses^ et les met
en déroute par la ferme simplicité et la naïve
profondeur de ses réponses. Les assistants s'en
émeuvent : ce Vous dites bien, Jeanne, ^)
1. Sapientiam prœtans ])arvulis. (Psalm. XVIIT.)
2. Sapientia..» linguas infantium fecit disertas,
{Sap., cap. X, 21.)
DE JEANNE d'aRC. 385
s'écrient-ils. L'ennemi lui-même est obligé de
convenir ce qu'elle serait bonne femme, si elle
était Anglaise; » mais elle est Française d'es-
prit, de cœur et de bouche.
On ne peut la faire mourir pour cela ; il faut
la convaincre de crime. Chose impossible, tant
que son imperturbable bon sens et sa haute
sagesse auront le public pour témoin. On le
supprime donc, afin de pouvoir altérer ses
réponses, et ceux qui s'appellent la justice
s'engagent dans des voies clandestines, comme
des brigands qui préparent un forfait. Un
prêtre hypocrite consent à jouer auprès d'elle
le rôle de confident. Loyseleur,' c'est le nom
prédestiné de l'infâme qui devait prendre dans
ses pièges cette douce et innocente colombe.
Troublée par les sollicitations perfides et les
interrogatoires impudents, maltraitée par ceux
qui la gardent, épuisée par les nuits qu'elle
passe sans sommeil pour veiller sur sa vertu,
subitement transportée de l'ombre et du silence
de la prison au milieu d'une foule tumultueuse ,
étourdie par les menaces et les prières qui
l'assaillent de toutes parts, la pauvre Jeanne se
sent défaillir et se laisse aller à une abjuration
H 25
380 PANÉGYRIQUE
que ses implacables accusateurs trouvent
encore le moyen de faussera
Ah ! qui donc aurait résisté ! — Mais comme
elle est promptement relevée de cette chute
inconsciente ! Ses voix qui semblaient l'avoir
abandonnée lui reviennent, et leurs tendres
reproches provoquent dans son âme une crise
de fervent repentir qui ne se démentira plus.
Non, elle ne renie pas sa mission ; non, elle n'a
pas voulu faire injure à ses saintes; non, elle
ne quittera plus l'habit qui la protège, tant
qu'on la gardera dans un lieu où les soldats
brutaux et les milords eux-mêmes attentent à
son honneur.
On n'attendait que cela, Farewel! Farewel!
Tout va bien ! Elle est relapse, elle est digne
de mort! Qu'on la brûle! Enfin l'iniquité a
triomphé. Jeanne, condamnée par ceux qui
s'appellent impudemment l'Église, est livrée
au bras séculier; le bras séculier, c'est l'An-
glais haineux et satisfait.
Voici le jour terrible. 0 mon Dieu, quelle
1. Cette scène de l'abjuration eut lieu sur le cimetière
de Saint-Oaen.
DE JEA.NNE d"aRC. 3H7
angoisse ! Ce corps, « qui ne fut jamais cor-
rompu, va donc être consumé et rendu en
cendres? » Hélas, oui ! Le bûcher est dressé ;
Jeanne, il faut partir. Partez avec elle, mes
frères en saint Dominique, vous que Dieu a
choisis pour adoucir à sa chère fille l'horreur
des derniers instants. Bon Isambart, tu as joué
ta vie en aidant de ta pénétration sa candeur
et son innocence ; courageux Ladvenu, tu vas
lire le dernier de tous dans l'âme de cette
sainte, et tu seras si ravi de sa beauté qu'il
faudra que Jeanne elle-même t'avertisse des
approches du feu, sans quoi tu brûlerais avec
elle. Mes Frères, je vous en prie, soyez bons
pour cette innocente vierge, bons comme les
anges du ciel, et si votre grand respect pour
les princes de l'Église vous a fait commettre
quelque faiblesse, rachetez-la par votre tendre
charité, comme vous la rachèterez plus tard
par vos témoignages.
La cloche du beffroi a sonné neuf heures ; le
Vieux-Marché de Rouen s'emplit d'une foule
houleuse qui veut voir une dernière fois la
jeune, belle et sainte condamnée. Il y a là huit
cents hommes armés pour garder cet agneau,
388 PANÉGYRIQUE
tant l'Anglais a peur du repentir et de la pitié.
Jeanne est debout près de son bûcher. Un écri-
teau insolent la calomnie encore, et un prédi-
cateur gagé renchérit sur cette infamie. On
l'appelle mentevesse, elle qui fut toujours la
franchise même; 'pernicieuse^ elle qui a sauvé
la France; abuseresse dupeujole, elle dont les
promesses se sont si fidèlement accomplies;
divineresse et superstitieuse, elle qui avait hor-
reur des charmes et des pratiques ténébreuses;
blasphémer esse et présomptueuse, elle qui s'en
rapportait de tout à Dieu ; maicréant de la, foi
de Jésus-Christ, elle qui a confessé si énergi-
quement le Symbole; vanteresse, elle qui ren-
voyait si humblement au ciel les hommages du
peuple; cruelle, elle qui n'a jamais frappé;
dissolue, elle dont la chaste beauté inspirait le
respect et l'amour de la vertu; apostate, schis-
matique, hérétique, elle qui s'en est remise à
l'Eglise et à notre Saint-Père le Pape; excom-
muniée, elle à qui l'on vient de donner le corps
du Sauveur. O mensonges de l'iniquité !
Juges pervers, vous voudriez encore une
défaillance et une abjuration pour couvrir votre
crime; vous l'attendez en vain. Ecoutez et
DE JEANNE d'aRC. 389
voyez. Jeanne envoie un souvenir à la patrie,
Jeanne bénit son roi, Jeanne affirme plus que
jamais la divinité de sa mission, Jeanne
demande des prières pour son âme, Jeanne
pardonne à ses ennemis et à ses bourreaux,
Jeanne couvre de baisers et de larmes la croix
de son Sauveur, Jeanne invoque son Dieu, son
archange et ses saintes, Jeanne pleure sur la
ville déshonorée où elle va mourir. « Rouen,
Rouen ; dit-elle, ah ! que j'ai grand'peur que tu
n'aies à souffrir de ma mort ! »
C'est le dernier cri de sa douleur et de sa
charité. Le feu monte vers elle et l'effleure,
mais elle n'est plus à la terre. Les saintes sont
venues baiser son front et lui faire comprendre
que l'heure de la délivrance est arrivée. « Elle
prend tout en gré S regarde le ciel, et s'écrie ;
(( Jésus ! Jésus ! mon Jésus ! » Puis sa tête
s'incline, et l'archange de la France emporte
aux cieux sa belle âme.
Autour du feu, qui consume les restes de
1. Ses voix lui avaient dit : « Prends tout en gré, ne
te chailles de rien, tu seras bientôt au royaume du
paradis. » Elle ne comprit bien cette parole que sur le
bûcher.
390 PANÉGYRIQUE
son corps virginal, le peuple en larmes exhale
sa douleur. Il est bien temps ! Que ne criait-il,
tout à l'heure : « Pitié! pitié! » Vous l'eus-
siez fait, Messieurs, si vous eussiez été là, et
votre voix plaintive eût ému les bourreaux.
Mais quoi! est-ce bien de la pitié que je vous
demande? Non, non, gardez votre pitié. Au
nom de Dieu, je vous demande justice ; et la
justice pour Jeanne, c'est plus que votre admi-
ration; c'est votre vénération; car, en vérité,
je vous le dis, elle est plus belle, plus grande,
et, si je puis parler ainsi, plus divine dans son
supplice que dans la victoire.
Digitus Dei est hic. Le doigt de Dieu est là.
Messieurs. La souffrance, vous le savez, achève
la perfection humaine. C'est, au témoignage
des saints, le don suprême de la munificence
divine. Ne point pécher, c'est le commence-
ment de la vie parfaite; faire le bien, c'est le
progrès; souffrir, c'est le comble et la der-
nière récompense terrestre de Tamour chré-
tien. Cependant il est des douleurs où le bon
vouloir divin se manifeste davantage. L'x\-
pôtre n'a-t-il pas dit que Dieu façonne à l'i-
mage de son Fils ceux qu'il appelle à la sain-
DE JEANNE d'aRC. 391
teté^? Plus ils reproduisent vivement en leur
personne les traits et la vie du Sauveur, plus
ils ont droit à nos hommages. Or, Jeanne la
libératrice est envoyée du ciel comme le grand
libérateur; comme lui, elle passe en faisant le
bien; comme lui, elle voit son œuvre de salut
contrariée par les basses passions des
hommes ; comme lui, elle est vendue et livrée
par trahison aux princes et aux prêtres,
aux scribes et aux pharisiens résolus à
la faire mourir ; comme lui, abandonnée par
des ingrats; comme lui, accusée d'impiété, de
blasphème, de séduction, de révolte contre
tous les pouvoirs; comme lui, maltraitée et
injuriée ; comme lui, jugée au mépris de toute
loi divine et humaine; comme lui, victime de
la plus abominable des iniquités; comme lui,
condamnée à une mort infâme; comme lui,
éprouvée par la peur et l'angoisse; comme lui,
délaissée par le ciel ; comme lui, pardonnant
à ses bourreaux; comme lui,^ expirant la prière
1. Qui secundum propositum vocati sunt sancti....
hos prœscivit et prœdestinavit conformes fieri imagi-^
nis Filii siii. (Rom., viir, 28, 29.)
392 PANÉGYRIQUE
sur les lèvres ; et près de son bûcher, comme
auprès de Golgotha, ceux qui ont pris part à
sa mort pleurent, se frappent la poitrine et
s'écrient : « Hélas! nous sommes tous perdus;
nous avons tué la sainte^ » Ce n'est pas la
première fois, Messieurs, qu'on rapproche la
passion de Jeanne de la passion du Sauveur ;
les anciens se sont plu à reconnaitre le doigt
de Dieu dans la manière dont le divin agneau
avait configuré cette douce agnelle à son image
et ressemblance.
Le doigt de Dieu est là. Je le vois dans la
fermeté de Jeanne à garder les secrets du Roi
du ciel et du roi de la terre, dans sa haute rai-
son, dans les illuminations soudaines qui lui
révèlent les pièges tendus à sa naïveté, dans
'ses réponses ingénieuses, profondes, sublimes,
où brille toujours la candeur de l'innocence.
La presse-t-on de questions indiscrètes?
« Passez outre, y) dit-elle fièrement; veut-on
qu'elle déclare ce qu'elle a promis et résolu
i. Cette parole est de Tressart, secrétaire du roi : Nos
suinus omnes perditi quia una sancta persona fuit
combusta. Le bourreau, épouvanté, courut, aussitôt
après le supplice, se confesser à Martin Ladvenu.
DE JEANNE D'ARG. 393
de cacher? elle le dissimule habilement sous
le voile de l'allégorie. Pour la convaincre d'or-
gueil, lui demande-t-on si elle est en état de
grâce ? ce Si je n'y suis, Dieu veuille m'y mettre;
si j'y suis, Dieu veuille m'y garder ; » si après
ces révélations elle peut commettre un péché
mortel? « Je n'en sais rien, mais je m'en attends
de tout à Dieu Notre-Seigneur; » pourquoi Dieu
l'a choisie plutôt qu'une autre? « Il a plu à
Dieu ainsi faire par une simple pucelle pour
rebouter les adversaires du Roi ; » si elle ai-
dait plus que son étendard à la victoire ? « De
la victoire de l'étendard ou de moi, c'était tout
à Notre-Seigneur; » pourquoi sa bannière fut
portée au sacre plutôt que celle des capitaines ?
(( Elle avait été à la peine ; c'était bien raison
qu'elle fût à l'honneur. » On voudrait la
prendre en défaut sur ses visions et obtenir
des déclarations qui compromettent sa pu-
deur et l'honneur de ses saintes; mais quelles
promptes, spirituelles et justes répliques ! A
cette question : « Saint Michel était-il vêtu ?
— Eh? pensez-vous, répond-elle, que Dieu
n'ait pas de quoi le vêtir ?» A cette autre :
« Les saintes aiment-elles les Anglais ? — Elles
394 PANÉGYRIQUE
aiment ce que Notre-Seigneuraime et haïssent
ce que Dieu hait. » — Admirable sagesse clans
une fille des champs ! Il est bien vrai que cette
sagesse semble démentie par une heure
d'ombre et de défaillance; mais je n'en suis
point troublé, et je m'écrie : « Heureuse
faute, qui montre avec la dernière évidence
que Dieu fait tout dans cette vierge ignorante,
puisque la lumière et la force s'évanouissent
dès qu'il s'écarte, et reparaissent dès qu'il se
rapproche. »
Le doigt de Dieu est là; car Jeanne, abreu-
vée de la lumière céleste, plonge son regard
prophétique dans l'avenir, et y contem^ple,
avec les vengeances de Dieu, la consommation
de l'oeuvre de délivrance pour laquelle elle a
été envoyée. Avant de mourir, elle dit à ses
juges : « Vous ne ferez jà ce que vous dites
contre moi qu'il ne vous en prenne mal au
corps et à l'âme. » Et l'on voit, aussitôt après
son martyre, se multiplier, dans les rangs de
ses persécuteurs, les morts subites et hon-
teuses\ Mais, c'est l'Anglais surtout qui doit
]. L'évêque de Beauvais fut frappé d'apoplexie entre
DE JEANNE d'aRG. 395
porter le poids du crime auquel elle a succombé.
Elle Ta solennellement condamné par ses
oracles. « Je sais bien, dit-elle, que les Anglais
me feront mourir, croyant après ma mort ga-
gner le royaume de France ; mais quand ils
seraient cent mille Godons ^ plus qu'ils ne sont
à présent, ils n'auront pas le royaume. —
Écoutez bien : avant sept ans, ils laisseront
un plus grand gage que devant Orléans, et fi-
niront par perdre toute la France. — Je dis
cela, afin que quand ce sera advenu, on ait
mémoire que je l'ai dit. » — Ah ! Messieurs,
on a osé discuter la mission de la Pucelle, la
restreindre, prétendre même qu'elle y a fait
défaut. Mais ne voyez-vous pas que, Jeanne
morte, sa parole et son esprit nous restent?
L'Anglais s'imagine que tout est fini, parce
qu'il a balayé dans la Seine les cendres de la
martyre et ce cœur virginal que le feu refusa
de consumer ; mais les fureurs sacrées de la
les mains de son barbier; Nicolas Midi, le prédicateur
du Vieux-Marché, fut atteint de la lèpre peu de jours
après son sermon; le traître Loyseleur mourut subite-
ment à Bâle, et l'on retrouva, dit-on, le cadavre d'Esti-
vet, le promoteur, sur un fumier, aux portes de Rouen.
396 PANÉGYRIQUE
colombe vont le poursuivre sans relâche. La
France peut croire que sa libératrice est à ja-
mais perdue pour elle ; mais l'esprit de Jeanne
s'empare de l'indolent Charles VII, brise les
chaînes du favoritisme qui étouffe sa vaillance,
et le relève à l'égal de nos plus glorieux rois ;
l'esprit de Jeanne plane sur nos armées et les
pousse à la victoire. « Sus ! sus à l'Anglais ! »
dit-il, et voici que Chartres est repris par Du-
nois^ (( Sus! sus à l'Anglais! » et voici que la
Bourgogne, en se séparant de l'Angleterre,
affaiblit sa puissance^ que Bedford, qui fut
régent de France, meurt des blessures de son
orgueil humilié par les revers^ « Sus ! sus à
l'Anglais ! » et voici que Meaux revient à la
France*. « Sus ! sus à l'Anglais ! » et voici que
sept ans juste après la tragédie de Rouen le
grand gage est repris^ : Charles VII fait son
entrée solennelle à Paris ^ « Sus ! sus à l'An-
1. 1432.
2. 4434.
3. 1435.
4. 1436.
5. 1436.
6. 1437.
DE JEANNE d'aRC. 3D7
glais ! » et voici que la Normandie rentre dans
le domaine delà couronne\ « Sus ! sus à l'An-
glais ! )) et voici que le grand Talbot périt à
Castillon et que toute la Guyenne est recon-
quise ^ ce Sus! sus à l'Anglais! » et voici que
Calais voit partir le dernier insulaire*. Plus
rien ! plus rien à l'ennemi sur le sol de la pa-
trie ; les oracles de la prophétesse sont accom-
plis ; sa mission est achevée en dépit de l'or-
gueil britannique, à qui il ne reste plus que la
misérable ressource d'inscrire, sur le socle
des statues royales, cette vaniteuse plaisante-
rie : Rex Anglle et Frangin.
Le doigt de Dieu est là. Ce n'est pas seule-
ment, Messieurs, à l'étude consciencieuse des
faits qu'on le reconnaît; une autorité véné-
rable a daigné nous le montrer. Vous vous
êtes noblement indigné, Monseigneur, contre
la participation des gens d'Église au crime de
Rouen : vous aviez raison ; moi j'en suis satis-
fait, et je n'ai pas tort. Une exécution som-
maire de la puissance militaire, un jugement
1. 1449.
1. 1453.
3. 1558.
398 PANÉGYRIQUE
purement laïque n'eussent provoqué qu'un
revirement cropinion et une réhabilitation vul-
gaire, facilement contestée par la critique ja-
louse qui prétend supprimer le divin dans
notre histoire. La solennelle intervention des
gens d'Eglise devait inviter le pouvoir su-
prême, qui juge les prodiges et les vies saintes,
à se prononcer dans la cause de notre héroïne.
Il a parlé, et après avoir, par ses enquêtes,
fixé l'histoire pour la préserver des invasions
de la légende, il a flétri énergiquement les in-
famies du premier procès, et donné satisfac-
tion à la croyance populaire en réhabilitant,
d'une manière souveraine et irrévocable, la
vierge de Domremy, la Pucelle d'Orléans, la
martyre de Rouent N'est-ce pas un gage pour
l'avenir, et ne nous est-il pas permis de voir
dans cette réhabilitation de l'Église comme les
arrhes de ce dernier procès que vous avez en-
gagé. Monseigneur, et qui sera, je l'espère,
1. Ce fat Calixte III qui, le 11 juin 1455, à la requête
de la mère de Jeanne et de ses deux frères, adressa un
rescrit à l'arciievêque de Reims et aux évéques de Paris
et de Coutances, et les désigna pour reviser le procès,
en s'adjoignant un inquisiteur.
li
DE JEANNE d'aIIG. 399
le couronnement de votre noble et glorieuse
carrière^? Ah ! puissiez-vous obtenir bientôt
des autels dans l'Église pour celle qui a déjà
des autels dans nos cœurs ! Puissé-je voir
dans votre belle cathédrale, inondée de lu-
mières et parée de ses habits de fête, se célé-
brer le sacre de Jeanne, et entendre la grande
voix du peuple français, ravi de posséder une
sainte dans la personne de sa libératrice, s'é-
crier : (( Le doigt de Dieu est là. »
Le doigt de Dieu est là. Jeanne est son en-
voyée; donc, Messieurs, nous sommes son
peuple, peuple toujours aimé, malgré ses in-
gratitudes. Les champs de Tolbiac, de Poi-
tiers, de Bouvines, proclament que le Christ
aime les Francs, mais bien plus l'héroïque et
sainte fille qu'il nous a donnée aux jours de
nos plus grandes infortunes. Alors il traitait
la fille aînée de l'Église comme il avait traité
la mère. Une vierge d'Italie, une fille du peuple,
Catherine la dominicaine, ramenait dans
1. Par décret du Saint-Siège, le procès de l'ordinaire
relatif à la béatification et à la canonisation de Jeanne
d'Arc a été ouvert au mois de juillet 1874.
iOO PANÉGYRIQUE
les murs de Rome désolée le Pape arraché à la
captivité d'Avignon ; une vierge française, une
paysanne, délivrait son pays du joug des
Anglais. Cette vierge domine notre histoire,
et sa voix prophétique nous invite à la con-
fiance. Non, non, Tennemi n'aura pas le
beau royaume de France. D'où doit-il venir,
cet ennemi que notre âme anxieuse redoute à
l'heure présente? Du dedans? Du dehors? Je
n'en sais rien; peut-être des deux côtés à la
fois. Mais dussé-je voir son triomphe et pro-
mener mon âme errante à travers les ruines
entassées par ses haines impies, les souvenirs
du passé, l'image bénie de Jeanne viendraient
consoler ma douleur, et je m'écrierais avec le
le Psalmite : In te, Domine, speravi, non con-
fundar in seternum^. Non, je ne serai pas
confondu dans mon espoir. Et si Dieu ne
nous envoie pas à l'heure du péril une nou-
velle Jeanne d'Arc, il répandra sur toute âme
française l'esprit de celle dont je viens dd cé-
lébrer la gloire ; sur l'âme des prêtres qui
crieront entre le vestibule et l'autel : Parce, Do-
1. Psalm. XXX.
DE JEANNE d'aRC. 40J
r>ime, parce populo tuo ! sur l'âme des mères
qui diront à leurs fils : « Va ! et reviens à moi
mort ou vainqueur; » sur l'âme des jeunes
gens qui se précipiteront héroïquement sur les
champs de bataille ; sur l'âme des vierges et
des enfants qui consacreront la patrie mili-
tante au cœur miséricordieux du Sauveur. Je
l'espère, je le crois, j'en suis certain, ô Dieu
clément, vous nous serez propice. L'esprit de
Jeanne réveillera les nobles et religieuses qua-
lités du caractère français, et, quoi qu'il ar-
rive, nous verrons, à la place d*une France
inquiète, troublée, humiliée, impuissante, une
France confiante, pacifiée, honorée, pleine de
force et d'autorité dans le concert des peuples,
et nous chanterons, le cœur rempli d'amour
et de reconnaissance : Le doigt de Dieu est là,
Digitus Dei est hic. .
II 26
ELOGE FUNEBRE
DE M. L'ABBÉ BOURGEOIS
ÉLOGE FUNÈBRE ÛE M. L'ABBÉ BOURGEOIS
prononcé dans la chapelle de 1 école de Pontlevoy,
le 19 juin 1879.
Justum deduxit Dominus per vias
rectas et ostendit illi regnum Dei.
(Sap., cap. X, 10.)
Le Seigneur a conduit son juste par les
voies droites et lui a montré le royaume
de Dieu.
Messieurs,
Le premier devoir de la piété filiale est de
garder, dans un cœur reconnaissant, le tendre
souvenir de ceux qui furent nos pères : sou-
venir silencieux et discret, qui va de l'âme à
Dieu, quand les enfants dispersés ne peuvent
s'entretenir qu'avec le ciel de leurs affections et
de leurs douleurs, souvenir expansif et prompt
à la louange, quand la famille réunie éprouve
le besoin de se consoler des coups impitoyables
406 ÉLOGE FUNÈBRE
de la mort par une commune explosion de son
amour et de ses regrets. C'était la piété filiale
qui ouvrait les lèvres du Sage, lorsqu'il
s'écriait : « La^udemus viros gloriosos et parentes
nostros in generatione sua\ Louons les
hommes glorieux qui furent nos pères. » C'est
la piété filiale qui m'amène à ce douloureux
anniversaire, et m'impose la tâche, douce àmon
cœur, de faire l'éloge d'un des plus glorieux
pères de la famille Pontilévienne. Sa vie n'a
point l'éclat de celles qui furent mêlées aux
grandes agitations de notre siècle. Elle passa,
pieusement enveloppée du voile de la modestie,
à travers le petit monde d'enfants respectueux
et d'amis dévoués qui en ont admiré les sérieux
labeurs et la parfaite droiture. Elle fut, dans
son pacifique développement, l'expression
pratique des paroles que j'ai prises pour texte :
« Le Seigneur a conduit son juste dans les
voies droites et lui a montré le royaume de
Dieu. »
Toute âme se meut , sous la conduite
d'une bonne et sainte providence, qui déduit.
1. Eccl., cap. xLiv, 1.
DE M. l'abbé bourgeois. 407
des germes de la nature et de la grâce, nos
vertus et notre gloire. Sous l'impression de
ses attouchements délicats, toujours pleins
d'égards pour notre liberté, il y a des natures
rebelles, qui prétendent choisir leur voie. Elles
se laissent tenter par les routes obliques
qu'elles voient s'ouvrir sur les bords du rude
sentier où Dieu mène ses élus; elles se jettent,
à l'aveugle, du côté de l'erreur, et vont grossir
de leurs recrues le ténébreux royaume de celui
que l'Ecriture appelle le père du mensonge.
Que d'insensés nous avons vu profaner ainsi
les meilleurs dons, et épouvanter le monde
chrétien par le scandale de défections impies,
dont notre charité demande à Dieu le redres-
sement sans oser l'espérer! Lejuste, lui, cède
humblement à la douce pression de la volonté
suprême qui le pousse et dirige ses pas. Il
laisse, à droite et à gauche, les chemins faciles
où l'orgueil lui promet l'indépendance et la
vaine gloire, et va directement vers le royaume
de lumière et de vérité que le Seigneur lui
montre au terme de son voyage terrestre. Il
sent qu'il en parcourt déjà les avenues, et jouit,
avec un ineffable contentement, de la présence
408 ÉLOGE FUKÈBRE
voilée du Dieu qui lui a promis de se révéler
bientôt, en un jour sans ombre et sans déclin.
Tel est, Messieurs, le spectacle que nous
offre la vie paisible et laborieuse de très reli-
gieux, très savant, très modeste Messire Louis
Bourgeois, dans les trois mondes où s'est
exercée l'activité de sa belle intelligence et de
son grand cœur : le monde des idées, le monde
des faits, le monde des âmes.
L'âme humaine reçoit souvent, du pays où
s'éveillent ses premières pensées et ses premiers
sentiments, une empreinte ineffaçable qu'on
retrouve en toutes ses tendances, en toutes ses
habitudes intellectuelles et morales. Le désert
la prédispose à la vie rentrée et indépendante ;
les sites sauvages lui donnent une rudesse que
corrigent difficilement les plus doux et les plus
aimables commerces; les fières montagnes
appellent vers le ciel ses méditations et impri-
DE M. l'abbé bourgeois. 409
ment la hardiesse à son caractère ; Timmensité
de l'Océan l'invite aux rêveries profondes et
aux téméraires aventures. Rien de semblable
dans les fraîches vallées que le Loir sillonne
de ses capricieux méandres, et que bordent de
riants coteaux. Tout ce qui est grand et fort dé-
tonnerait sur ce théâtre gracieux; c'est le pays
de l'idylle. Et, cependant, l'enfant qui naissait
en ce pays, il y a soixante ans, n'était point fait
pour ce genre de poésie. Il sut, plus tard,
décrire en des conversations charmantes les
simples beautés de son berceau; mais, s'il
emprunta aux lieux de son origine la douceur,
l'amabilité, la modestie de son caractère, sa
haute intelligence semblait fîUe de régions plus
vastes et plus grandioses.
Il est des esprits qui s'attardent en leurs
premiers mouvements, et dont on ne peut
prendre la mesure qu'à un certain âge. Louis
Bourgeois se révéla, de bonne heure, par la
force de son application et la rapidité de ses
développements. L'œil intelligent d'un curé de
campagne avait deviné, dans l'enfant du caté-
chisme, une âme d'élite dont il fallait s'em-
parer au nom de Dieu. Le presbytère devint
410 ÉLOGE FUNÈBRE
son école et le premier théâtre de sa vie
studieuse. Par pitié pour la faiblesse, et, un peu
aussi, pour la légèreté et la paresse du jeune
âge, on ne lui administre qu'à petites doses les
connaissances élémentaires qui le préparent à
l'étude sérieuse des lettres. Cinq longues
années s'écoulent, avant qu'il soit prêt à
entrer dans le sanctuaire des humanités. Louis
Bourgeois voulait aller plus vite. Deux ans lui
suffirent pour traverser le portique où la foule
indolente des écoliers ne marche qu'à petits
pas. Au bout de ces deux rms, il entrait avec
honneur dans la classe de troisième, et s'éle-
vait bientôt aux premiers rangs. La raison, le
bon goût, la clarté furent les notes habituelles
de ses essais littéraires. L'idée avait pour lui
plus d'attraits que l'image. On le vit bien
quand, sur les bancs du grand séminaire, il
se passionna pour la philosophie. Dans ce
monde élevé, où s'essoufflent les intelligences
vulgaires, il respirait à l'aise. On comprit qu'il
y devait rester : aussi, lorsque ses études
théologiques furent terminées, à l'âge de vingt
ans, il prit possession de la chaire, d'où il
devait, pendant plus de dix ans, former à l'art
DE M. l'abbé bourgeois. 411
de penser les jeunes recrues du clergé de
Blois.
Quel honneur pour un si jeune homme,
mais aussi quelle charge ! Il lui fallait être mùr
à l'âge où l'on se forme encore. Les tâtonne-
ments et les à peu près lui étaient permis,
mais sa conscience délicate ne voulait point s'en
contenter. Il travailla avec un acharnement si
héroïque et un oubli si profond de lui-même
que sa santé fut bientôt altérée par les longues
veillées qu'il consacrait à la préparation de ses
cours. Qu'importe! Dans son corps fatigué
l'âme triomphante devenait maîtresse des
questions les plus ardues. L'abbé Bourgeois
était un professeur consommé quand j'eus le
bonheur d'être admis à recueillir ses leçons.
Permettez-moi, Messieurs, de vous dire, ici,
ce que j'ai vu et entendu. Le moi n'est fati-
gant et odieux que lorsqu'il prétend confisquer
l'attention à son profit. Tel n'est pas mon des-
sein ; vous devez bien le penser. Je suis venu à
cette lugubre fête pour acquitter une double
dette de reconnaissance. Celui qui m'a appelé^
1. M. l'abbé Delaunay, ancien professeur de rhétorique
au petit séminaire de Blois,
412 ÉLOGE FUNÈBRE
fut le père de ma parole ; je le remercie ten-
drement de m'avoir fait un don qui me permet
de rendre hommage au père de ma pensée.
La mémoire des enfants est plus fidèle que
les appareils ingénieux où travaille la lumière
inconsciente, plus habile à fixer les traits que
le burin et le pinceau des artistes. Je vois en-
core, à ^trente-quatre ans de distance, mon
maître de philosophie tel qu'il m'apparut pour
la première fois, et je me rappelle l'impression
profonde que produisirent, sur mon âme de
dix-sept ans, sa pâleur maladive, son vaste et
beau front sillonné par la méditation, ses yeux
doux et pénétrants, souvent levés au ciel,
comme pour y chercher des inspirations, sa
bouche, à la fois fine et généreuse, d'où s'échap-
paient les flots d'une parole limpide qui épar-
gnait à nos esprits inexpérimentés les fatigues
de l'attention et les efforts de la compréhen-
sion.
La clarté s'unit toujours à la pénétration
chez les grandes et fortes intelligences. Défiez-
vous de ces philosophes tourmentés qui ne sa-
vent s'exprimer qu'en un langage difficile,
dans lequel on cherche l'idée, pendant des
DE M. l'abbé bourgeois. 413
heures entières, sans pouvoir la dégager net-
tement. On les croit subtils et profonds pen-
seurs, ils n'ont souvent que de l'imagination ;
et ils ne s'en servent que pour obscurcir les
choses les plus simples et les plus évidentes.
Je plains ceux qui se laissent duper par ces
faux génies, dont les ténébreuses nouveautés
ne résistent pas au contrôle du sens commun.
L'abbé Bourgeois voyait loin dans le monde
des idées, et sa merveilleuse lucidité égalait
sa pénétration. Ces deux facultés venaient se
fondre dans un magistral bon sens, qui, dominé
lui-même par l'esprit de foi, faisait de son
enseignement philosophique une nourriture
de choix : forte, pure, saine, destinée à pré-
parer nos âmes de lévites aux splendeurs de la
théologie.
C'était vers ce royaume de Dieu qu'il con-
duisait, par des critiques bienveillantes, des
encouragements discrets et des provocations
puissantes, ses disciples émerveillés. Soit qu'il
nous fit étudier l'origine et la valeur des idées,
la consîruction des jugements, le mécanisme
et la puissance des raisonnements, soit qu'il
nous entraînât sur les sommets ardus de la
414 ÉLOGE FUNÈBRE
métaphysique, soit qu'il analysât sous nos
yeux l'âme humaine et ses facultés, le corps,
ses organes et ses merveilleuses fonctions, les
rapports mutuels de l'esprit et de la matière
dans le composé humain, soit qu'il nous
montrât le monde divin par le côté où il est
accessible à notre infirme raison, son dessein,
fermement arrêté et franchement avoué, était
de creuser en nos âmes les fondements et de
poser les assises de l'enseignement supérieur
qui devait nous faire pénétrer dans les arcanes
et nous élever jusqu'aux plus hautes cimes de
la révélation. Tl aimait à nous répéter cette
parole du chancelier Bacon, qu'il avait inscrite
en tête de ses cours : « Si vous ne buvez qu'en
passant à la coupe de la philosophie, vous
pourrez, peut-être, vous éloigner de la reli-
gion, mais vous vous en rapprocherez chaque
jour davantage si vous buvez à longs traits. »
Avec quel tact exquis il savait distinguer le
certain du probable, le dogme de l'opinion ;
avec quelle admirable simplicité il faisait la
part des mystères qui s'imposent à la raison,
même dans le champ limité des vérités que
Dieu a livrées à nos investigations ! Avec quelle
DE M. l'abbé bourgeois. 4l5
noble fierté il usait des forces de l'esprit hu-
main ; avec quelle franche humilité il confessait
ses impuissances! Comme son âme judicieuse
se mouvait à l'aise au milieu des systèmes,
cueillant pieusement la vérité, écartant l'er-
reur sans haine ni colère, également ennemie
des engouements puérils efc des aversions que
commande le parti pris, toujours pleine de
bienveillance pour les opinions libres qu'elle
ne partageait pas. L'abbé Bourgeois avait cru
devoir modifier, d'après des observations ré-
centes, qu'il croyait justes, la classification
psychologique des anciens. Nous eûmes plus
d'une fois, à ce sujet, d'aimables et courtoises
discussions, mais jamais je n'entendis sortir de
sa bouche aucune des paroles méprisantes que
s'est trop souvent permises l'orgueil insolent
de nos philosophes modernes contre les grands
esprits qui ont illustré le moyen âge. Il s'in-
clinait avec un profond respect devant ces pen-
seurs géants; c'est ainsi qu'il les appelait. Les
évolutions bizarres et parfois extravagantes de
la raison, dans le champ de la philosophie,
contristaient son cœur, sans décourager son
intelligence. Je me rappellerai toujours les
416 ÉLOGE FUNÈBRE
belles paroles qu'il prononçait, en forme de
conclusion, sur les ruines des systèmes que son
impitoyable bon sens avait démolis : « Les
erreurs de Tesprit humain ne prouvent pas
son impuissance, mais nous enseignent la dé-
fiance de nous-mêmes. Approchons-nous de
la source de toute vérité, et tenons pour cer-
tain qu'il y a plus de vraie philosophie dans le
catéchisme des enfants que dans les plus beaux
livres de la raison. »
Tout l'abbé Bourgeois est là. Messieurs :
c'est-à-dire le penseur modeste, l'homme de
foi, le juste que le Seigneur conduit par les
voies droites à travers le monde des idées, et
qu'il tient toujours en présence du royaume de
Dieu : Justuni deduxit Dominus per vias rectas
et ostendit illi regnum Dei.
Tel que je l'ai connu, la plupart d'entre vous
l'ont connu, Messieurs. Les anciens élèves de
Pontlevoy qui ont suivi ses leçons, alors qu'il
n'était que professeur, savent que j'ai peint
fidèlement le philosophe qui les a instruits et
charmés. Sous la même conduite de Dieu, il
montra la même élévation et la môme droi-
DE M. l'abbé bourgeois. 417
ture dans un monde où sa réputation fut écla-
tante : le monde des faits.
II
Remplacé au grand séminaire de Blois par
une mesure qui renouvelait tout le personnel
de la direction et de l'enseignement, l'abbé
Bourgeois vint professer l'histoire au petit
séminaire de Saint- François de Sales. Son
passage y fut rapide, mais il eut le temps de
faire pressentir quel grand maître il serait
devenu dans cette branche des connaissances
humaines, s'il y eût appliqué ses hautes fa-
cultés. A ses yeux, l'histoire n'était pas une
simple accumulation de faits qu'il faut coor-
donner avec méthode et dans lesquels il suffit
de découvrir et de montrer l'influence des idées
et le jeu des passions humaines. S'il ne mé-
prisait pas ces mesquines intelligences qui se
laissent absorber par l'observation méticuleuse
des événements, sans songer à les unifier en
Il 27
418 ÉLOGE FUNÈBRE
une cause maîtresse à laquelle obéissent toutes
les forces créées, il en avait pitié.
L'histoire, pour lui, était un drame immense
éternellement conçu et perpétuellement joué
par des acteurs qui se succèdent aux scènes,
aux actes, aux dénouements partiels, sans sa-
voir quelle sera la conclusion d'ensemble ;
l'histoire était le royaume de Dieu. Il y admi-
rait la conduite de la Providence, qui fait
éclore les peuples, les élève et les abat lorsque
son heure est venue ; il y suivait la marche du
grand dessein de justice et de miséricorde qui,
depuis l'origine des siècles, commande toute
la vie du genre humain ; il y cherchait la trace
de la sagesse divine dans les évolutions régu-
lières et dans ces foudroyantes surprises qu^on
appelle les coups du destin ; il y adorait le
tout-puissant Maître qui domine les pouvoirs,
et fait servir à l'accomplissement de ses vo-
lontés les résistances opiniâtres de la liberté,
aussi bien que ses humbles soumissions. Les
faits expliqués se rangeaient, avec ordre, dans
le religieux cadre où son puissant esprit les
faisait entrer sans violence. En une année, il
il put peindre à grands traits un magniiique
DE M. L*ABBÉ BOURGEOIS. 4l9
tableau qui révéla, à ses auditeurs ravis, un
maître de l'école à laquelle on doit la Cité de
Dieu et le Discours sur V histoire universelle.
Dieu l'arrêta sur cet essai magistral ; il vou-
lait que l'abbé Bourgeois fût éminent dans la
connaissance, l'observation et l'interprétation
d'un autre ordre de faits.
La nature est aussi le royaume de Dieu ; il
y a manifesté sa force créatrice et multiplié
l'empreinte de ses adorables perfections. Que
de provinces mobiles et voyageuses dans ce
vaste empire ! Il en est des milliards dont
nous ignorons les trésors. C'est à peine si
nous pouvons soupçonner la structure et
calculer les mouvements de quelques-unes
d'entre elles. Mais celle que nous habitons, la
terre, est assez riche pour exercer l'activité
de notre esprit et défier les persévérants efforts
de la science. Les éléments dont elle se com-
pose, les forces qui l'animent, les m.ystères de
la vie qui s'épanouit à sa surface, les végétaux
dont elle se pare comme d'un manteau aux
couleurs changeantes, les animaux aux innom-
brables légions qu'elle nourrit de sa substance
plusieurs fois transformée, depuis les plus
420 ÉLOGE FUNÈBRE
parfaits jusqu'à ces insectes qui comptent plus
de soixante mille espèces dans un seul ordre,
jusqu'à ces microzoaires qui se groupent par
milliers sur la pointe d'une épingle, autant
d'objets de sciences diverses qui peuvent
épuiser plusieurs vies d'homme sans avoir
atteint leur plénitude.
Et ce n'est pas tout. Sous la surface il y a
les nécropoles, où sont enfouies les flores et les
faunes dont les espèces perdues racontent
l'histoire des époques de formation, les crises
violentes qui, à plusieurs reprises, ont boule-
versé la nature et moissonné la vie, et proposent
à notre pénétration la solution d'une énigme
qu'on n'a pas encore devinée : l'âge du monde.
Au-dessus de ces flores et de ces faunes, et,
quelquefois, mêlés avec elles, des instruments
rudimentaires, ouvrages de générations inex-
périmentées dont l'histoire n'a point éclairé la
vie.
Sur la surface féconde et dans les entrailles
tourmentées de notre planète, quel champ
immense ouvert à nos investigations ! L'esprit
moderne s'y est précipité avec une fiévreuse
ardeur, mais, souvent trop préoccupé de ses
DE M. l'abbé bourgeois. 421
observations, il s'est, de parti pris, rivé à des
classifications stériles , quand il n'a pas
demandé à la nature des protestations contre
les traditions religieuses de l'humanité. Des
savants dont la loyauté nous oblige à recon-
naître le talent, le courage et les services, ont
déshonoré leurs labeurs par un dogmatisme
grossier qui, dépassant d'un bond gigantesque
les résultats de Texpérience, attribue au
monde même l'éternité et la toute-puissance ;
de telle sorte que ce n'est plus cette religieuse
inscription qu'il faut lire sur le temple de la
nature : — Au Dieu très bon et très grand !
mais bien : — x\ la matière ! — ou du moins :
— A l'inconnu !
Sans aller à cet excès, d'autres chercheurs,
respectant le Dieu de la nature, ont pris à par-
tie le Dieu de la révélation. Toutes les pages
des Livres Saints, qui nous racontent son
action et nous proposent son enseignement,
sont solidaires; ils le savent bien. Aussi invo-
quent-ils, avec une opiniâtre insolence, l'au-
torité de leurs observations contre le chapitre
de nos origines. A les en croire, ils ont en
mains les preuves de la parfaite ignorance
422 ÉLO&E FUNÈBRE
des auteurs qui ont inventé le dogme de
l'intervention positive et surnaturelle de
Dieu dans le monde. La Genèse, à commencer
par son poétique prologue, est un tissu de
légendes puériles et anti-scientifîques qui
s'écroulent dès qu'on les met en présence des
découvertes modernes. Avec la Genèse, tout le
canon des Livres sacrés s'affaisse et tombe au
rang des vulgaires morAiments de l'esprit
humain que Tinfatigable critique peut entamer
à loisir.
C'en serait fait. Messieurs, de la cause de
Dieu et du souvenir des grands biens que lui
doit l'humanité, si le monde savant n'était
représenté que par ces démolisseurs ; mais, à
côté de ceux qui s'égarent, par surprise ou par
mauvaise volonté, la Providence suscite, en
temps opportun, des hommes intelligents et
laborieux, dont la probité scientifique est
rehaussée par une singulière élévation d'idées,
une touchante modestie et un vif esprit de foi,
qui leur montre la voie droite que doit suivre
l'expérience dans le monde des faits, et leur
relève toute l'ampleur et toute la magnificence
du royaume de Dieu.
DE M. l'abbé bourgeois. 423
L'abbé Bourgeois fut un de ces hommes. Au
début de sa carrière ecclésiastique, il se sentit
entraîné vers l'étude de la nature ; et, parce
qu'il fallait choisir entre mille objets, il s'appli-
qua à la science des profondeurs et des êtres
disparus, qui lui semblait devoir éclairer Tin-
terprétation, jusque-là insuffisante, des pre-
mières pages de nos Livres Saints. Complète-
ment négligées à cette époque par ceux qui se
préparaient au sacerdoce, la géologie et la
paléontologie pouvaient devenir, au service de
la libre pensée, une mine d'objections contre
lesquelles il fallait préparer des réponses. Le
pénétrant esprit du jeune abbé vit clairement
le péril et comprit le devoir qui s'imposait au
clergé.
Sans maître, sans guide, il commença réso-
lument son éducation scientifique ; mais Dieu,
voulant lui épargner les retards de l'isolement,
lui fit faire la rencontre d'un homme de bien,
auquel il dut ses rapides progrès et sa renom-
mée. Cet homme vous l'avez deviné, Messieurs,
et vous voulez lui rendre avec moi l'hommage
do votre respectueuse admiration et de votre
pieuse reconnaissance. Du reste, si nous nous
424 ÉLOGE FUNÈBRE
taisions, les pierres de cette école publieraient
son nom et proclameraient ses bienfaits. Intré-
pide chevalier d'une cause auguste, gentil-
homme accompli, aimable grand seigneur, fer-
vent chrétien, savant laborieux dans les magni-
fiques loisirs que lui faisait la richesse, le
marquis de Vibraye fut l'initiateur de l'abbé
Bourgeois. Il mit à sa disposition ses trésors
géologiques et le produisit dans le monde
savant.
Bientôt le disciple eut dépassé le maître. La
prodigieuse mémoire de l'abbé Bourgeois, sa
puissance d'observation, son esprit métho-
dique firent de lui un classifîcateur émérite,
en même temps qu'un admirable instinct le
mettait sur la piste des plus intéressantes
découvertes. Les communications scientifiques
et les échanges le rapprochèrent des plus
illustres géologues de France ; l'Institut
s'intéressa à ses travaux; de tous les pays où
fleurit la science, de l'Angleterre, de l'Alle-
magne, du Danemark, de la Belgique, de la
Suisse, de l'Italie, de l'Amérique même, des
hommes éminents lui envoyèrent des témoi-
gnages de leur reconnaissance et de leur haute
DE M. l'abbé bourgeois. 425
considération; enfin, il devint la lumière des
congrès. Rien d'étonnant, après cela, si, lors-
qu'il s'agit d'appeler au conseil supérieur de
l'instruction publique le chef d'une des écoles
libres, l'abbé Bourgeois fut choisi. La renom-
mée avait marqué sa place.
A quel prix a-t-il acquis cette renommée,
au milieu de gens dont un grand nombre fai-
sait profession d'indifférence religieuse, et
même d'incrédulité ? Par des déguisements,
des concessions, des compromis indignes de
son caractère ? Non, Messieurs. Plutôt que de
s'engager dans ces voies tortueuses, il se fût
retiré du monde savant. Sa foi et sa science
marchaient de front et à découvert sur le
même chemin de droiture et de simplicité. En
lui la foi était servie par la science, la science
était dirigée par la foi. Les savants ne s'y
trompaient pas, et parmi ceux à qui il imposa
le respect, par la sûreté et l'étendue de ses
connaissances, plus d'un reçut, du choc de ses
convictions religieuses, une lumière bienfai-
sante, qui ramena vers Dieu son âme depuis
longtemps égarée.
Un jour, que je me sentais écrasé par une
42G ÉLOGE FUiNÈBRE
montagne de difficultés qu'il me fallait ré-
soudre, je sondai la foi de Tabbé Bourgeois, pour
m'instruire et me réconforter. Je n'oublierai
jamais la réponse qu'elle me donna. C'était, je
m'en souviens, aux premières heures d'une
chaude matinée ; nous étions assis près d'un
massif en fleurs. Un caillou, qu'il releva de
terre et qu'il examina avec attention, me servit
de prétexte pour lui demander s'il s'était ému
quelquefois des découvertes de la science. —
a Souvent, me dit-il, pour admirer Dieu, ja-
mais pour sentir ma foi ébranlée. Dieu ne peut
pas se contredire dans ses œuvres. Or, la na-
ture et la révélation sont les œuvres de Dieu ;
je le crois fermement. Il n'y a que les esprits
prévenus, travaillant avec le dessein arrêté de
prendre Dieu en défaut, qui s'imaginent
trouver des objections insolubles contre nos
croyances religieuses. Les vrais sages n'ou-
blient pas que la plupart des données de la
géologie ou de la paléontologie ne sont que
des hypothèses qu'il faut bien se garder de
transformer en certitudes, parce qu'elles peu-
vent être réformées dans quelques années.
Qui sait si la haute antiquité de nos terrains,
DE M. l'abbé bourgeois. 427
dont on fait tant de bruit, ne sera pas un jour
mise à néant par quelque grande découverte
qui démontrera la rapidité de leur formation !
« Nous procédons par analogie pour déter-
miner l'âge des couches terrestres, mais déjà
l'analogie nous prouve que la nature agit avec
plus d'élan et de vigueur dans les êtres qui se
forment que dans les êtres établis qui se con-
servent, Il est possible que l'archéologie nous
oblige d'ajouter quelques milliers d'années au
comput vulgaire des siècles, mais il est possible,
aussi, que nous soyons forcés bientôt de
rajeunir les terrains dont nous ne mesurons
l'âge qu'avec des chronomètres incertains. En
attendant, parmi les vérités qu'on peut consi-
dérer comme définitivement acquises à la
science, il n'en est aucune qui ne puisse s'ac-
corder avec les grandes lignes de notre genèse.
Croyons donc, mon ami, et tenons pour certain
qu'aucune des conquêtes de la science ne nous
forcera de sacrifier un seul atome de notre
foi. »
Il ne craignait rien de la science, et il
s'indignait justement contre cette foi craintive
qui refuse à l'expérience le droit d'éclairer
428 ÉLOGE FUNÈBRE
l'interprétation des Livres Saints et de réfor-
mer, dans les questions de sa compétence, des
opinions vieillies que l'Église n'a consacrées
par aucune définition ; contre cette foi déloyale
qui prétend dissimuler les faits notoires, parce
qu'ils présentent des difficultés dont il faut
chercher et attendre la solution. Ce qu'il voyait,
il le proclamait hautement, et, plus d'une fois,
il étonna par la franchise de ses aveux ceux
qu'il avait édifiés par la sincérité de ses
croyances.
Et voilà l'homme droit dont on a calomnié la
loyauté, le croyant dont on a suspecté la foi !
Je ne m'étendrai pas ici, Messieurs, sur la
question d'archéologie préhistorique qui valut à
l'abbé Bourgeois tant de critiques passionnées.
Je me contenterai de vous faire remarquer
qu'elle lui fournit l'occasion de montrer,
avec éclat, sa modestie, sa charmante simpli-
cité et son grand cœur si facile au pardon.
Il lui fallut payer sa gloire. Il la paya jusque
dans la mort, car la louange des sots vint
s'abattre sur sa fosse à peine fermée. Un toast
burlesque a salué en lui V ennemi des préjugés
de caste et de V exclusivisme catholique, le
DE M. l'abbé bourgeois. 429
partisan de la religion universelle^ le penseur
indépendant. Un long éclat de rire a étouffé
ces paroles ridicules ; il ne reste plus que celles
qu'il faut écrire, avec nos pleurs, sur la
tombe du religieux savant : Justum deduxit
Dominus per vias rectas et ostendit illi regnum
Dei,
III
J'arrive à regret, Messieurs, au terme de
ma douce tâche, et j'entre dans un monde
mystérieux où le travail, plus délicat, reçoit
de la grâce de Dieu une plus profonde effica-
cité et une plus haute portée- Je veux parler
du monde des âmes. L'abbé Bourgeois y ren-
contra, je le tiens de lui-même, ses plus
grandes tristesses et aussi ses plus grandes
joies, ses plus grandes surprises et aussi ses
plus grands ravissements.
Son âme à lui était humble, douce et pa-
430 ÉLOGE FUNÈBRE
tiente, aimable, bienveillante, ornée d'une
piété simple et ordonnée comme son travail et
ses collections. Il la nourrissait de la lecture
assidue de TÉvangile, de l'Imitation et des
belles maximes d'un petit livre qui ne l'a ja-
mais quitté depuis son petit séminaire : la
Journée du chrétien. C'était assez pour repo-
ser son esprit fatigué des méditations scienti-
fiques et pour réchauffer, en son cœur, la
charité féconde en bons conseils, encourage-
ments, consolations, avertissements et pater-
nelles remontrances.
Collègue et ami des savants dont il parta-
geait les travaux, il tenait à leur imposer le
respect de son caractère sacré par une poli-
tesse exquise et une conduite pleine de di-
gnité; mais, en même temps, sa compatis-
sante bonté s'efforçait de pénétrer jusqu'au
fond de leur âme, pour y découvrir ce qui res-
tait des lumières de la foi si souvent obscur-
cies par l'orgueil de la vaine science. Quelle
fête pour son cœur lorsqu'il rencontrait une
intelligence vierge, où l'on pouvait lire, au
sommet des connaissances humaines, tous les
articles du Credo ! quel bonheur pour lui de
DE M. l'abbé bourgeois. 431
presser la main d'un savant chrétien dont
l'âme croyante était sœur de la sienne ! mais
aussi quelle profonde tristesse il éprouvait en
présence de ces esprits ravagés par Terreur,
en qui la science devient une arme contre les
choses saintes ! Il était triste et pourtant il ne
se retirait pas. Son cœur miséricordieux se
rappelait qu'il ne faut pas briser tout à fait le
roseau froissé, ni éteindre la mèche qui fume
encore. Sa charitable condescendance admi-
rait les grands dons de l'intelligence en ceux
dont il pleurait l'incrédulité obstinée. Il s'ef-
forçait de faire entendre à tout le monde et de
leur persuader à eux-mêmes qu'ils étaient
plus malades que criminels. Il attribuait leur
maladie aux vices de leur éducation et au
malheur des temps, plutôt qu'à leur mauvaise
volonté. Il gardait avec eux des relations
pleines d'une douce urbanité; il demeurait
leur ami quand même, espérant toujours que
la mansuétude pourrait triompher de l'entê-
tement et que ses discrètes prières seraient
entendues. Les pharisiens rogues, qui tiennent
le pécheur à l'écart de leur orgueilleuse jus-
tice, ont pu se scandaliser de ce qu'ils appe-
432 ÉLOGE FUNÈBRE
laient les faiblesses de l'abbé Bourgeois ; mais
qu'importe, si Dieu les a bénies !
La religieuse bonté qui rendait si aimables
et si fécondes ses relations avec les savants
fut Tâme de son gouvernement, lorsqu'il fut
appelé à diriger l'école de Pontlevoy. C'était
un grand sacrifice qu'il s'imposait, lui si ami
du travail opiniâtre et solitaire, en acceptant
une vie qui l'obligeait à se répandre, au dé-
triment de ses chères études, et juste au mo-
ment où la maturité de l'âge l'invitait à mettre
en œuvre les admirables matériaux qu'il avait
si longuement et si péniblement amassés.
Mais on lui demandait un acte de dévoue-
ment; il y mit tout son grand cœur et renonça
généreusement aux ouvrages qu'il nous eût
sans doute laissés, s'il lui eût été permis de
n'avoir pas d'autres préoccupations que celles
du penseur et du savant. Il travailla toujours,
c'était dans sa nature, mais non plus avec la
même application et la même suite; car il
comprenait le devoir que lui imposait sa
charge : s'oublier lui-même pour se donner
aux autres. Cet oubli de soi, on pouvait le lire
dans ses yeux et sur son visage, dont la paix
DE M. L*ABBÉ BOURGEOIS. 433
ne fut jamais troublée par aucun signe de
cette chagrine impatience que manifestent les
travailleurs, lorsqu'on vient les surprendre
pendant leurs heures de recueillement. Quand
on entrait dans le sanctuaire de ses études,
il fermait doucement le livre qu'il lisait, écar-
tait d'un geste tranquille la page qu'il écri-
vait, comme pour dire : je suis à vous.
Il était, en effet, à ses enfants, à ses profes-
seurs, aux parents, aux étrangers, à tous ceux
qui, de près ou de loin, relevaient de son ad-
ministration.
Ses enfants, il les aimait avec la tendresse
d'un père plutôt porté à l'indulgence qu'à la
sévérité. Il n'était point de ceux qui, unique-
ment attentifs à la loi et au devoir, oublient la
faiblesse du jeune âge et attendent de natures
légères et inexpérimentées ce qu'on peut à
peine obtenir de gens raisonnables. Peut-être
faut-il qu'il y ait des hommes de cette trempe
dans le gouvernement d'une grande maison
d'éducation ; mais le doux père ne croyait pas
que ce fût son rôle, et lorsqu'il lui semblait
qu'on noircissait trop le caractère et la con-
duite de ses chers enfants, il disait avec une
n 28
43i ÉLOGE FUNÈBRE
tranquille et fine bonhomie : « Hélas ! ces
pauvres petits sont sans doute bien imparfaits,
mais rappelons-nous donc ce que nous avons
été. » Quelle bonne parole, Messieurs ! Le
souvenir de nos jeunes années, comparé à ce
que nous sommes aujourd'hui, est plein d'en-
seignements et de sages conseils. C'est dans
ce livre intime que l'abbé Bourgeois allait
prendre des leçons pour l'éducation de l'en-
fance.
Cependant, sa paternelle indulgence n'était
point fille de l'insouciance et de la faiblesse.
Le soin scrupuleux avec lequel il examinait
les notes de chaque jour lui permettait de
suivre, pas à pas, la marche du travail, les
évolutions des caractères et les progrès de la
piété. Il savait appliquer, à propos, les justes
corrections, les tendres reproches et les cha-
leureux encouragements; châtier les indo-
ciles, stimuler les paresseux et enlever les na-
tures généreuses.
Il aimait mieux faire appel à la franchise
que compter sur la délation; habituer les
jeunes gens à sentir et à comprendre leur res-
ponsabilité, plutôt qu'à s'abandonner molle-
DE M. l'abbe bourgeois. 435
ment à une direction qui les met dans l'im-
puissance de se conduire eux-mêmes, quand
l'heure est venue pour eux de marcher seuls
dans la vie.
Il demandait à tous une piété virile, ca-
pable de résister plus tard aux séductions de
la vie mondaine et aux assauts de l'incrédu-
lité. Bref, il formait en chacun de ses enfants
le citoyen et le chrétien, et voulait qu'ils em-
portassent, gravée en lettres ineffaçables,
dans leurs caractères et leurs habitudes, cette
belle devise de son école : Religioni et Pa-
ir ise.
Une autre province du monde des âmes fut
confiée à ses soins ; c'est son cher couvent de
la Nativité. Là, son ministère sacerdotal dut
prendre l'essor vers les régions privilégiées
de la perfection. L'âme des vierges que le
Christ a épousées est un jardin mystérieux
où la grâce prodigue ses trésors, un drame
émouvant dont les scènes variées ne se laissent
voir qu'à l'œil discret d'un père chargé par
Dieu d'en diriger les mouvements. Tantôt
c'est la nature luttant avec une énergie déses-
pérée contre le désir qui l'emporte violemment
A'M) ÉLOGE FUNÈBRE
vers le but sublime de la vie religieuse, la per-
fection; tantôt c'est une vertu triomphante qui
s'établit après de longs efforts; tantôt l'é-
preuve, avec ses abandons, ses amertumes,
ses croix; tantôt la consolation, la suavité, le
repos en Dieu; tantôt les doux cantiques de
la sainte oraison ; tantôt l'épanouissement de
la charité active en quelque œuvre de dévoue-
ment.
Le pieux directeur s'intéressait à tous ces
mystères plus qu'aux merveilles de la nature.,
Dieu lui semblait plus puissant et plus grand
dans les opérations de la grâce que dans
l'œuvre, pourtant si. admirable, delà création.
Il se laissait ravir par les beautés cachées que
son ministère lui permettait de contempler ;
il les cherchait partout jusque dans l'âme des
tout petits enfants. S'il en rencontrait une que
le péché n'eût pas souillée, une de ces fleurs
naïves qui s'entr'ouvrent au soleil de la grâce,
tout humides de la rosée du ciel, tout embau-
mées des parfums de l'innocence, il s'y plon-
geait, il y respirait avec ivresse, il y jouissait,
disait-il, de son plus grand bonheur. Il y a
quelques années, après une maladie qui mit
DE M. l'abbé bourgeois. 437
ses jours en péril, on obtint de lui qu'il sus-
pendrait ses travaux et se reposerait sur
d'autres des soins de l'administration ; mais,
d'une voix suppliante, il disait à l'ami qui
l'assistait : (c Vous me laisserez mes chères
petites âmes, n'est-ce pas ? Si je ne les avais
plus, tout me manquerait ; il me faudrait
mourir. »
Hélas ! Dieu devait bientôt tout lui prendre :
son travail, son gouvernement, ses chères
petites âmes. L'heure était venue d'arrêter le
glorieux et fécond pèlerinage de ce juste et de
lui montrer, non plus les avenues, mais les
éternelles splendeurs du royaume de Dieu.
Ne pleurons pas sur lui, Messieurs, pleurons
sur ceux dont sa mort prématurée a brisé le
coeur.
Père, maître^ ami, vous êtes arrivé au terme
des voies droites, et le monde divin, je l'es-
père, s'ouvre à vos yeux ravis. Que la sagesse
humaine vous paraît petite maintenant, en
présence de la sagesse infinie qui se révèle
sans ombre à votre belle intelligence ! Que
l'histoire est lumineuse à votre âme qui la
contemple aujourd'hui dans les décrets divins!
438 ÉLOGE FUNÈBRE DE M. l'aBBÉ BOURGEOIS.
L'univers n'a plus de secrets pour vous ; vous
le connaissez mieux en celui qui l'a fait que
dans les merveilles où vous cherchiez la main
du Tout-Puissant. Vous voyez près de Dieu la
place des âmes que vous avez aimées, et vous
jouissez, dans la perfection consommée, d'un
bonheur qui ne vous sera plus enlevé. Aimez-
nous toujours et demandez à Dieu qu'il nous
appelle au partage de votre gloire, car nous
voulons suivre les traces de votre passage sur
cette terre, où nous rencontrons, à chaque
pas, le souvenir de vos travaux et de vos
vertus. Nous voulons être, comme vous, les
justes du Seigneur, toujours conduits sur les
voies droites, dans les avenues du royaume
de Dieu, en attendant l'entrée bienheureuse
du séjour où nous vous serons unis par un
éternel embrassement.
DIX-NEUVIEME ANNIVERSAIRE
DE LA
MORT DU T. R. P. LA.CORDAIRE
DIX-NEUVIEME ANNIVERSAIRE
DE LA.
MORT DU T. R. P. LÂCORDAIRE
Allocution prononcée dans l'église Saint-Augustin,
à Paris, le 29 novembre 1880.
Messieurs,
Je n'ai point à vous dire pourquoi nous
sommes ici, vous ne le savez que trop. Les
sinistres événements qui ont dispersé, avec
tant d'autres religieux, la famille dominicaine,
en imposant silence à ses prières publiques,
devaient, du même coup, supprimer l'hom-
mage solennel qu'elle rend chaque année, de-
puis bientôt vingt ans, à la mémoire de son
illustre et bien-aimé restaurateur, notre père
442 DIX-NEUVIÈME ANNIVERSAIRE
et votre ami. Mais vous avez cherché, demandé
et obtenu pour notre deuil commun une hospi-
talité sainte ; je vous en remercie du plus pro-
fond de mon cœur, et je prie ceux qui vous ont
accordé cette hospitalité de prendre dans
notre reconnaissance la large part qu'ils mé-
ritent.
Vous m'avez appelé à cette triste fête de la
piété filiale; qu'attendez-vous de moi? Un
panégyrique pompeux de l'orateur incompa-
rable qui passionna votre jeunesse, du moine
ardent et saint qui fît, au nom de la liberté,
une trouée immense dans les préjugés du siècle,
et parvint, à force de prestige, à assurer, en
France, à la vie religieuse, près de quarante
années d'une existence tranquille et respectée?
Hélas ! mon cœur navré n'est pas à la hauteur
de cette tâche. Je vous renvoie aux pages
émouvantes que de pieux amis ont écrites sur
la vie publique, la vie intime et la vie religieuse
du très éloquent, très vertueux et très véné-
rable Père, Frère Henri-Dominique Lacor-
DAiRE, des Frères-Prêcheurs, lumière et édifi-
cation de ses contemporains, instrument béni
de la Providence pour la restauration de
DE LA MORT DU T. R. P. LAGORDAIRE. 443
l'Ordre de Saint-Dominique et des familles reli-
gieuses en France.
Semblable aux proscrits qui, pour tromper
les douleurs de l'exil, invoquent la douce et
chère image de la patrie absente, je viens, près
de notre grand mort, me rappeler la patrie
spirituelle qu'il m'a ouverte et où j'ai joui,
pendant vingt-cinq années, du plus grand
bonheur de ma vie ; je viens demander aux
sentiments qui l'ont animé dans sa noble et
sainte entreprise une espérance pour l'avenir.
Au printemps de l'année 1839 parut un mé-
moire commençant par ces mots : « Mon pays,
(( pendant que vous poursuivez avec joie et
(( douleur la formation de la société mo-
(( derne, un de vos enfants nouveaux, chrétien
« par la foi^ prêtre par l'onction traditionnelle
(( de l'Église catholique, vient réclamer de
« vous sa part dans les libertés que vous
(( avez conquises et que lui-même a payées.
« Il vous prie de lire le mémoire qu'il vous
(( adresse ici, et, connaissant ses vœux, ses
(( droits, son cœur même, de lui accorder la
« protection que vous donnez toujours à ce
444 DIX-NEUVIÈME ANNIVERSAIRE
(( qui est juste et sincère. » Ce mémoire, après
une courte et saisissante apologie de la vie
religieuse, proposait à la France le rétablisse-
ment de rOrdre des Frères-Prêcheurs ; il était
signé Henri-Dominique Lacordaire.
Touché par le souffle de l'incrédulité, sans
que la pureté de son cœur en eût été altérée,
et tout entier à l'ivresse de sa foi reconquise
par un sincère amour et une loyale recherche
de la vérité; doué d'une imagination ardente,
tempérée par la froide raison d'un philosophe :
imagination et raison servies par une parole
soudaine, vive, pleine de magie ; ami pas-
sionné de son siècle et fils obéissant de l'Église;
pénétré du sentiment de sa dignité et toujours
prêt à inventer des supplices pour châtier l'or-
gueil; cœur rempli de tendresse et timidement
caché derrière les remparts d'une sage réserve;
ami fidèle et généreux, mais ne reculant pas
devant les plus rudes sacrifices du cœur pour
ne pas trahir la sainte cause de Dieu ; fougueux
dans l'entreprise et calme dans la contradic-
tion ; sensible aux blessures de l'amitié et
laissant s'user tranquillement sur son âme
d'acier les morsures de l'envie; sévère amant
DE LA MORT DU T. R. P. LACORDAIRE. 44o
de la justice et de riionneur et prompt à par-
donner au repentir ; modeste en ses désirs et
pourtant dévoré de l'ambition de convaincre
les égarés et de les conquérir à la vérité, à la
vertu, à la grâce de Dieu ; capable de provo-
quer des admirations enthousiastes et de
porter sans fléchir le poids de la gloire ; par-
lant peu de son tendre amour pour Dieu et
lui faisant dans l'ombre d'héroïques libations
de son sang: tel était le P. Lacordaire. Dieu
avait bien choisi son ouvrier.
L'ouvrier, aussi, avait bien choisi ses points
d'appui pour Tédifice qu'il voulait construire.
(( Nous ne désespérons pas de nous, disait'-il,
(( même en face de tous les obstacles- exté-
« rieurs. Nous avons confiance à Dieu qui
(( nous appelle et à notre pays. »
Cette double confiance à Dieu et au pays,
nous la retrouvons, Messieurs, dans l'âme de
tous les fondateurs et restaurateurs d'Ordres
religieux. Le maître des vocations, l'inspira-
teur des grandes oeuvres tient sa grâce toute
prête, pour soutenir le courage de ses travail-
leurs et assurer le succès de leurs efforts, et à
cette grâce correspond toujours un instinct et
446 DIX-NEUVIÈME ANNIVERSAIRE
un besoin des peuples chez lesquels s'établis-
sent les familles religieuses. Pénétré de la
grâce de Dieu qui l'appelait, le P. Lacordaire
crut entrevoir, à travers les préjugés de son
pays, l'instinct et le besoin qui devaient favo-
riser sa sainte entreprise : l'instinct du droit
acquis par la liberté religieuse de prendre sa
place parmi les libertés publiques dont on
vantait la conquête; le besoin d'entendre une
parole neuve et ardente au service des vérités
anciennes, presque toutes démolies par les
sophismes de l'incrédulité dans les esprits qui
se glorifiaient de quelque culture.
Il ne se trompait pas. Mises en demeure de
se prononcer sur un appel à l'opinion, conte-
nant l'étrange proposition de ce replanter sur
(( le sol français une institution depuis long-
ce temps calomniée dans son fondateur et
« dans sa postérité, » la tribune et la presse
gardèrent le silence, reculant devant l'insigne
malhonnêteté de prôner la liberté et de la re-
fuser à qui la demandait franchement, en invo-
quant les dispositions même de l'esprit public.
Mais, quand, revêtu de l'habit dominicain, l'au-
teur du mémoire eut repris possession des âmes
DE LA MORT DU T. R. P. LACORDAIRE. 447
que sa parole magique avait enivrées, alors
qu'il n'était que prêtre séculier, le silence fut
rompu. Un long cri d'admiration retentit à tra-
vers la France, étouffant les clameurs effarées
et les mesquines critiques des trembleurs et
des jaloux. La cause des Frères-Prêcheurs était
gagnée.
Du côté de Dieu la confiance avait porté
ses fruits. Touché par la grâce, un petit
troupeau de disciples, jeunes et pleins d'ar-
deur, s'était réuni autour du maître, et
l'avait suivi jusqu'à la ville sainte où se
conservaient les traditions de la vie domi-
nicaine. Leur noviciat fut éprouvé par
la contradiction, comme sont éprouvées les
œuvres divines, mais leur humble soumission
triompha de toutes les défiances, et la mort
choisit bientôt parmi eux de saintes victimes,
invisibles fondements du grand édifice qui
devait s'élever en France.
C'est à Nancy que se fonda le premier cou-
vent de la restauration, dans la maison d'un
ami qui se donnait lui-même en donnant ce
qu'il possédait. Tout y était bien modeste;
mais les commencements du royaume de Dieu
448 DIX-NEUVIÈME ANNIVERSAIRE
qui devait envahir la terre n'ont-ils pas été
comparés par le Sauveur à la plus petite des
semences ?
Après Nancy, Chalais, vieil asile de moines,
bâti dans la montagne, entre des rochers,
des forêts et des prairies, sur un plateau
tour à tour inondé de soleil et caressé
par les nuages, adossé à des pics cou-
ronnés d'arbres séculaires, ouvert sur les
vallées et les plaines fertiles qu'arrosent
l'Isère, la Saône et le Rhône. Riante solitude,,
au-dessus de laquelle planaient les aigles invi-
tant l'âme à s'élever vers le soleil éternel, où
l'on entendait l'écho lointain des pas et des
voix des enfants de saint Benoît et de saint
Bruno. Leur cloître et leur église étaient
encore debout, et, dans sa flèche ruineuse, leur
cloche muette attendait que la main d'un
novice l'ébranlât pour appeler à la prière les
enfants de saint Dominique.
C'est là que vint s'abattre discrètement le
religieux essaim d'où devaient partir tant de
glorieuses ruches. Les hommes d'État s'ému-
rent et, par des lettres confidentielles, ils invi-
tèrent les évéques à « user de leur pacifique
DE LA MORT DU T. R. P. LACORDAIRE. 449
(( intervention pour faire avorter les desseins
(( de M. l'abbé Lacordaire, et pour arrêter
« des entreprises qui n'auraient d'autre résul-
« tat que de nuire essentiellement aux inté-
« rets de la religion ^ » Les évêques savaient
à quoi s'en tenir sur les intérêts essentiels de
la religion. Leur pacifique intervention s'ex-
prima par des réponses adroites, d'un côté, et,
de l'autre, par des bénédictions. Les hommes
d'Etat se turent, n'osant pas évoquer, devant
une opinion libérale, — on avait de l'honneur
alors, — le spectre des lois existantes. Quand
ils eurent, à quelque temps de là, le triste cou-
rage de rappeler ces lois contre un ordre plus
avancé que le nôtre dans sa restauration, il
leur fut répondu par une célèbre consultation
que signèrent les plus savants jurisconsultes
de France, parmi lesquels... mais je me suis
promis de ne mêler aucune récrimination à
mes souvenirs.
Du reste un nouveau cri de liberté allait
bientôt retentir. N'était-il poussé que par des
1. Lettre de M. Martin du Nord, garde des sceaux, à
Mgr Breuillard, évoque de Grenoble.
II 29
450 DIX-NEUVIÈME ANNIVERSAIRE
voix sincères ? Il n'importe, S'il y eut, en 1848,
des surprises, elles tournèrent au profit de la
chose promise par les Chartres depuis plus
d'un demi-siècle. L'habit des Frères-Prêcheurs
put se montrer publiquement, et leur noviciat,
caché aux extrémités du désert de la Grande-
Chartreuse, put descendre en des lieux plus
accessibles.
Dans la Côte-d'Or, patrie du P. Lacordairc,
en face de la colline fameuse au pied de
laquelle expira la liberté des Gaules, une petite
ville qui fut pendant la Ligue le refuge de la
liberté du Parlement de Bourgogne vit alors
s'affirmer la liberté religieuse. C'est Flavigny,
nid fortifié des moines et des seigneurs du
moyen âge, riche encore de leurs souvenirs.
Flavigny, séjour cher à mon cœur, piscine
sacrée où je reçus un second baptême, le
baptême de la vie religieuse. On ne se cachait
plus. Les entraves administratives, tout à coup
brisées, laissaient passer, joyeuse et pleine
d'espoir, la jeunesse qui voulait se consacrer
à Dieu; et, de la route tortueuse qui sillonne
les coteaux et la vallée, on pouvait voir, sur les
anciens remparts qui leur servaient de jardin,
DE LA MORT DU T. K. P. LAGORDAIKE. 451
les iils de saint Dominique promener leur
robe blanche et entendre leurs saints can-
tiques.
On se cachait bien moins encore à Paris
même, dans cette ancienne maison des Carmes,
où le P. Lacordaire vint, quelque temps après,
installer sa famille. Ce n'était plus la horde
sanglante des égorgeurs de septembre qui
assiégeait l'église et le couvent, mais une foule
curieuse et bienveillante, avide de contempler
la résurrection de cet Ordre qu'on lui peignait,
depuis longtemps, sous des traits odieux, et
qu'elle trouvait aimable et sympathique.
Quatre couvents étaient fondés. C'était plus
qu'il ne fallait pour l'érection d'une Province.
L'acte de cette érection fut signé le 15 septem-
bre 1850. L'illustre et vénérable Province de
France, gouvernée par son restaurateur,
reprit dans l'Ordre son rang et ses droits.
Quinze jours après, un bref pontifical insti-
tuait un de ses nouveaux enfants, le sage et
pieux P. Vincent Jandel, vicaire général de
tout l'Ordre. « C'est un grand honneur pour
nous, écrivait, à ce sujet, le P. Lacordaire,
pour nous qui avons à peine quelques années
452 DIX-NEUVIÈME ANNIVERSAIRE
d'existence, et que le vicaire de Jésus -Christ
proclame hautement, par un choix extraordi-
naire, comme le rejeton vivant de l'Ordre de
Saint-Dominique, c'est pour moi la récom-
pense la plus précieuse de tous mes travaux...
Le P. Jandel, c'est moi-même. »
Oui, c'était lui-même! C/ était quelque chose
de sa vie qu'on allait infuser dans un corps
allangui. Il aurait pu chanter leNunc dimittis
sur ce grand triomphe de ses efforts.
Mais Dieu lui réservait de greffer une
branche nouvelle sur l'arbre dominicain, par
par l'institution du Tiers-Ordre enseignant et
de jouir, en lui, d'une liberté pour laquelle
il avait vaillamment combattu, pendant sa jeu-
nesse, la liberté d'enseignement. Il la vit fleurir
dans les collèges d'Oullins et de Sorèze, où son
coeur paternel put contenter le tendre amour
dont il était rempli pour la jeunesse.
Plus grande faveur encore ! Toulouse, ville
aimée de saint Dominique, berceau de sa famille
religieuse et tombeau de l'angélique docteur
Thomas d'Aquin, Toulouse lui demanda une
colonie de Frères-Prêcheurs. De toutes les
bénédictions, auxquelles il était accoutumé
DE LA MORT DU T. R. P. LAGORDAIRE. 453
depuis dix ans, ce fut celle qui lui alla le plus
au fond du cœur et qui l'attendrit davantage.
f( Il me semble, disait-il, que c'est le couron-
nement des grâces que Dieu m'a faites dans
ma vie et qu'il n'y a plus rien au delà, si ce
n'est de ne pas me montrer trop indigne, dans
les jours qui me restent, de ce que j'ai reçu si
gratuitement. »
L'ouvrier de Dieu avait bien travaillé. Pen-
dant qu'il se reposait dans les embrassements
d'une jeunesse pleine d'admiration pour son
génie, d'estime pour son grand caractère et
de vénération pour sa pitié, la Province de
France continuait son œuvre. Bordeaux,
Dijon, Mazères venaient enrichir son patri-
moine, et la seconde ville de France, Lyon,
voyait éclorele germe d'une nouvelle Province.
Rappelé au gouvernement, le P. Lacordaire
paya sa bienvenue par la conquête du couvent
royal de Saint-Maximin, un des joyaux de
notre antique couronne, du tombeau de sainte
Magdeleine, protectrice de l'Ordre, et de la
grotte vénérée, où, dans la compagnie des
anges, l'austère amante du Sauveur attendit
pendant trente ans le dernier appel de son
454 DIX-NEUVIÈME ANNIVERSAIRE
bien-aimé. Saintement fier de cette conquête,
il voulut la chanter par un poème en l'honneur
du Christ miséricordieux et de la grande péni-
tente; et, comme s'il eût eu l'instinct de sa fin
prochaine, il traça ces paroles prophétiques :
(( Puissé-je écrire ici ma dernière ligne, et
comme Marie-Magdeleine, Tavant-veille de la
Passion, briser aux pieds de Jésus-Christ le
frêle et fidèle vase de mes pensées. »
Au moment où il déposait la plume, la
mort vint le frapper au cœur et lui ouvrir les
portes de l'éternel repos.
Dormez, Père bien-aimé! dormez sous la
froide dalle de votre tombeau de Sorèze; vous
n'êtes pas mort tout entier. Tout ce qui se fait
après vous est pénétré de votre souffle res-
taurateur. Marseille, Lille,Le Havre,Langres,
le second couvent de Paris, Carpentras, Poi-
tiers, Angers, Arcueil, Saint-Brieuc, Coublevie,
les quatre Provinces dominicaines de France,
d'Occitanie, de Toulouse, du Tiers-Ordre, c'est
votre oeuvre !
Que dis-je, Messieurs? L'œuvre du P. Lacor-
daire est plus vaste que la Province qu'il a res-
taurée et que l'Ordre auquel il a inoculé une vie
DE LA MORT DU T. R. P. LACORDAIRE. 455
nouvelle. Quand il écarta les plis de son manteau
et montra au siècle étonné sa robe blanche, il
s'écria : « Moi qui viens à vous, je suis une
liberté ! » Ce cri audacieux retentit dans les
âmes qui essayaient timidement des restaura-
tions. Enhardis par l'appel de l'intrépide pion-
nier qui se jetait en avant et les couvrait de
gloire, tous les Ordres s'écrièrent avec lui :
(( Nous sommes une liberté ! » Et l'on vit la
vie religieuse refleurir en France sous tous ses
aspects.
Ah ! c'était trop de gloire ! Vous qui mou-
riez heureux en présence d'un édifice si labo-
rieusement construit; vous qui dormiez tran-
quille au milieu des religieux progrès auxquels
votre grande âme avait donné l'élan, Père,
levez-vous et voyez ce qu'on a fait de votre
œuvre! Partout des portes brisées, des mai-
sons dévastées, des sanctuaires scellés, des cel-
lules vides, des citoyens libres violentés, des
congrégations d'hommes paisibles, qui priaient
et faisaient le bien ensemble, dispersées comme
on disperse des associations de malfaiteurs, les
456 DIX-NEUVIÈME ANNIVERSAIRE
fruits de quarante années d'un travail honorable
détruits par une tempête administrative. Hélas!
je n'ai vu qu'une scène de ce lugubre drame,
et c'est assez pour remplir mon cœur d'une
inconsolable douleur que ravivent sans cesse
mes souvenirs. Je crois entendre encore ce cri
sinistre : (c Les voilà ! » et les pas de la troupe
humiliée qui vient faire le siège d'une maison
inoffensive, et les cris du peuple qu'on re-
foule, et les sommations altières de l'arbi-
traire, et les vains appels faits à la justice, et
les protestations indignées de l'honneur, du
droit et de la liberté, et les truands qui s'é-
crient : (( A l'ouvrage! » et les coups reten-
tissants des haches et des marteaux, et les
lourdes pesées des pinces, et le bruit strident
du fer qui se brise, et les craquements du bois
qui vole en éclats, et ces cris impérieux : « En
avant ! sortez ! emportez ! » et les voix douces
et fermes qui protestent. — Je vois encore
sortir, l'un après l'autre, entre deux soldats
habitués à conduire des scélérats et honteux,
en ce jour, de coudoyer un honnête homme,
et les vétérans de la vie religieuse et les jeunes
recrues qui en goûtaient les premiers charmes;
DE LA MORT DU T. R. P. LACORDAIRE. 457
je vois les larmes qui coulent, et les gestes
désolés qui disent adieu aux chers sanctuaires
de la méditation et du travail, et les pieuses
génuflexions sur le seuil des portes rompues,
et les embrassements de Tamitié navrée, et
la foule qui jette des fleurs et des couronnes et
crie : « Au revoir ! » à des gens qui ne savent
ce qu'ils vont devenir. Je vois encore mon Dieu
chassé de son tabernacle et sa demeure scellée
comme la chambre d'un mort. Je me retrouve
seul dans ces grands cloîtres tant de fois sil-
lonnés par les pas graves et discrets de toute
une communauté qui va à la prière, au tra-
vail, à la réfection, à la joie, au repos; je rôde
encore autour de l'église tant de fois animée
par le chant religieux des hymnes et des
psaumes. Je cherche, j'écoute... et je ne trouve
plus rien, je n'entends plus rien..., rien que
la solitude et le vide, rien que les gémisse-
ments du vent dans ce désert, bruit mystérieux
et sombre que mon âme troublée prend pour
les cris plaintifs des pauvres innocents qu'on
a chassés et qui demandent à rentrer Mon
Dieu! mon Dieu! J'ai le cœur encore plein de
larmes et de sanglots. Quel coup vous avez
458 DIX-NEUVIÈME ANNIVERSAIRE
frappé ! Et nous en sommes tous, tous, affreu-
sement meurtris !
Amère dérision ! Tout cela s'est passé non
loin des édifices sur le frontispice desquels on
lit ce mot plein de promesses : Liberté ! —
Mais qu'est-ce donc que la liberté ? Ah ! ce
n*est plus le rêve doré des nobles âmes qui
croyaient triompher facilement des énergies
du mal, en brisant les entraves qui contenaient
les énergies du bien; c'est le cauchemar d'une
race ivre de la haine du Dieu qui condamne
ses appétits, et impatiente de se débarrasser de
tout ce qui le représente. La liberté! ce n'est
plus la riante et large promesse des Chartres
et des codes; c'est le réveil surnois des lois
oppressives qui dormaient oubliées et mépri-
sées dans les archives administratives. La li-
berté ! ce n'est plus le pavillon protecteur qui
flotte sur la conscience, la demeure, la per-
sonne de tous les citoyens honnêtes, pour cou-
vrir leur inviolabilité; c'est le drapeau sinistre
qu'on montre aux révoltés que la justice a
bannis, pour leur dire : (c Revenez, » aux
hommes paisibles, dévoués, soumis au gou-
vernement que le peuple se donne, pour leur
DE LA MORT DU T. R. P. LACORDAIRE. 459
dire : « Allez-vous-en. )) La liberté ! ce n'est
plus le vaste et loyal chemin où peuvent cir-
culer, sans se froisser, tous les droits et
toutes les aspirations légitimes ; c'est la voie
scélérate par où Ton arrive au pouvoir, pour
étouffer opportunément les libertés dont on
veut se défaire, surtout celles des hommes de
Dieu.
Mort bien-aimé ! Vous ne 'comptiez pas sur
ces étranges renversements des idées et des
faits quand vous disiez à votre siècle : « Je suis
une liberté ! » Ne vous êtes-vous pas trompé
en vous confiant à Dieu et à votre pays ? Dieu
abandonne vos enfants et le pays les chasse.
Non, Messieurs, non, leP.Lacordaire ne s'est
pas trompé. Si notre courte sagesse ne peut voir
le fond des desseins de Dieu, elle doit compter
sur sa justice et sur son infinie miséricorde.
Dieu a-t'il voulu châtier les familles reli-
gieuses des défaillances d'une vie que son
amour jaloux trouvait trop imparfaite? Je n'en
sais rien. — Ne les a-t-il dispersées que pour
les préserver de quelque sanglante catas-
trophe? Je n'en sais rien. — N'a-t-il permis
leur malheur que pour révéler à ceux qui en
460 DIX-NEUVIÈME ANNIVERSAIRE
faisaient peu de cas l'estime profonde et les
généreuses sympathies qu'elles ont conquises
par toutes sortes de dévouements? Je n'en
sais rien. — Ne les fait- il passer au creuset
de la tribulation que pour les purifier et les
rendre plus propres au travail de régénéra-
tion qu'il médite pour notre pays ? Je n'en sais
rien. Mais, je sais que s'il permet qu'on froisse
et qu'on déchire la page vivante sur laquelle
il fait lire au monde les conseils évangéliques,
il ne la laissera pas détruire ; je crois qu'il n'a
pas engagé tant de grâces du ciel et tant de
vertus de la terre dans une restauration reli-
gieuse pour l'abandonner sitôt aux fureurs de
l'impiété ; j'espère que sa tendre pitié se lais-
sera émouvoir par une infortune dignement
et saintement supportée; j'ai confiance en sa
justice autant qu'en sa miséricorde, et, aujour-
d'hui, 29 novembre 1880, au nom de toutes les
familles religieuses en souffrance, je prends,
près de son infaillible juridiction, un arrêté de
conflit, et j'attends une sentence qui réformera
bientôt, je l'espère, les jugements des hom-
mes, si facilement trompés par les préjugés
et la passion.
DE LA MORT DU T. R. P. LA.GORDAIRE. 461
Comme mon Père Lacordaire, j'ai contiaiicc
cil Dieu, j'ai confiance aussi dans mon pays.
On a prononcé quelque part cette parole
malheureuse : il y a deux Frances ; je ne le
crois pas. Mais quand cela serait, n'est-il pas
évident, Messieurs, que la France qui se sou-
vient de ses religieuses traditions, la France
qui comprend Futilité des vies immolées et les
bienfaits des dévouements associés, la France
qui sait interpréter le droit sans passion, la
France qui voit clair aux conséquences des
entreprises compromettantes pour l'inviola-
bilité du foyer domestique et de la liberté indi-
viduelle, la France qui hait la persécution
civile et religieuse, la France ennemie des
hypocrisies qui se parent de mots retentis-
sants et d'axiomes frelatés, la France des no-
bles âmes qui ont le sentiment de l'honneur
et de la justice, la France qui consent au sa-
crifice des positions acquises plutôt que de se
déshonorer par l'arbitraire et la violence, la
France du peuple qui travaille et qui prie, la
France qui veut la concorde et la paix publi-
ques, la vraie France, en un mot, la France
de l'avenir est avec les familles religieuses ?
462 DIX-NEUVIÈME ANNIVERSAIRE
Nous l'avons vue à l'œuvre ; nous avons en-
tendu ses protestations indignées; nous avons
senti dans nos mains sa main généreuse.
Qu'elle reçoive, ici, avec l'hommage de notre
profonde reconnaissance, l'assurance de notre
parfaite confiance en elle pour des jours meil-
leurs.
Ailleurs, nous n'envoyons que des pardons.
Victimes d'une erreur qui n'est point celle du
pays, nous demandons la lumière pour ceux
qui se sont trompés, les estimant trop sensés
pour se croire infaillibles.
Ouvrier de Dieu, apôtre de la vérité. Père
vénéré, Lacordaire, vous nous aiderez dans
cette œuvre de réparation miséricordieuse. Il
me semble que j'en ai reçu la promesse du
ciel, lorsque, ces jours derniers, contemplant
le bronze où l'art a gravé vos traits, je crus
entendre cette parole qui consola Judas
Machabée : « Hic est fratrum amator et po-
(( puli, hic est qui viultum orat pro populo :
« Voilà celui qui aime ses frères et le peuple,
« voilà celui qui prie beaucoup pour eux. )) —
Priez le Dieu qui a couronné vos travaux. Ne
demandez pas des vengeances qui répugnent
DE LA MORT DU T. R. P. LAGORDAIRE. 463
à nos cœurs chrétiens ; mais demandez 'pour
nous d'être patients et dignes dans le malheur,
pour ceux qui nous ont frappés la grâce de voir
leur erreur . Puissent-ils dire bientôt : Nous nous
sommes trompés : la main qui exécute ne doit
jamais précéder la justice ; nous nous sommes
trompés : tous les droits sont un péril dès
qu'un seul est violé par le pouvoir ; nous nous
sommes trompés : un siècle de liberté ne
doit pas mentir à sa devise ; nous nous som-
mes trompés : l'association des sacrifices
et des dévouements est, pour les peuples, la
plus salutaire et la plus féconde des associa-
tions; nous nous sommes trompés : la liberté
religieuse est la sauvegarde et le couronne-
ment sacré de toutes les libertés.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES
Il 30
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES
XIII
POUR L IRLANDE
Appel à la charité en faveur de l'Irlande. — Droits de
l'Irlande suppliante à notre charité: 1° droit du mal-
heur, — 2° de la religion, — 3° de l'affection, -- 4° des
services. — I. Droit du malheur. — Misère de l'Ir-
lande. — L'Irlandais est pauvre. — Comment il ac-
cepte la pauvreté. — Causes de sa misère. — Misère
actuelle: horrible famine. — Lettres et rapports qui
peignent les souffrances de l'heure présente et les
angoisses en face de l'avenir. — II. Droit de la reli-
gion. — Attachement de l'Irlandais au catholicisme.
— Il reste fidèle, malgré la persécution. — Il est
Tapôtre de sa foi. — III. Droit de V affection. —
Affection de l'Irlandais pour la France. — Elle est
fondée sur la sympathie de caractère. — Comment
elle s'est développée. — Comment elle s'est exprimée
dans nos derniers malheurs. — IV. Droit des services.
— Service du sang. — Service de l'assistance dans le
malheur. — Ce que l'Irlande a fait pour nous pendant
la guerre de 1870. — La fête de ce jour doit être la
fête de notre reconnaissance.
4GS TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES.
XIV
OEUVRE DE SAINT -MIC H EL
Commentaire des paroles de saint Paul : Donum facien-
tes... non defîciamus : 1° Le bien que fait l'Œuvre de
Saint-Michel. — 2" Elle doit le faire sans défaillance.
— I. Parmi les biens faits et à faire^ l'Œuvre de Saint-
Michel a choisi une part glorieuse. — Elle est un ap-
pendice de l'Œuvre de l'apostolat. — Rôle de la parole
dans l'apostolat. — Comment la parole est fixée dans
le livre. — Puissance du livre. — But de l'Œuvre: —
combattre par la bonne presse les influences de la
mauvaise presse. — Surtout par la presse populaire.
— II. Empressements et ambitions de la charité au
au principe des Œuvres. — Désillusion. — Tentation
du découragement. — Un mot: 1° à ceux qui s'impa-
tientent, — 2° à ceux qui se dépitent, — 3<* à ceux qui
se lassent. — Il ne faut jamais abandonner une po-
sition conquise. — Il faut la garder avec courage ; elle
peut devenir le point de départ des plus admirables
conquêtes. — Vœux pour l'Œuvre de Saint-Michel.
XV
l'autel
Pourquoi l'Église a-t-elle institué les cérémonies des
consécrations? — La consécration de l'autel est une
prédication en acte : 1° Notre ressemblance avec l'au-
tel coiisacré. — 2° Le respect que nous devons avoir
de notre consécration. — I. Développement de cette
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES. 469
parole de saint Augustin : « Ce qui se fait dans les tem-
ples construits de main d'homme se complète en notre
édification spirituelle. » — Purifications, onctions,
sanctification. — Symboles de notre purification et sanc-
tification par les sacrements. — Le chrétien est un
autel vivant et consacré. — II. Ce que dirait l'autel s'il
avait la parole, — Pouvons-nous parler comme lui? —
Qu'avons-nous fait de notre consécration ? — Que de
chrétiens ne sont plus que des autels profanés! —
Comment l'autel consacré nous invite au respect de
nous-mêmes. — Prière pour tous auprès de l'autel
nouvellement sanctifié.
XVI
l'orgue
But de cette fête à la foi artistique et sacrée. — , L'E-
glise sanctifie les lieux et les objets qu'elle consacre
au culte divin; leurs services sont pour nous de
pieuses et salutaires leçons. — 1° L'orgue dans l'Eglise,
— 2» Leçons de l'orgue. — L Le monde vaste temple;
Tensemble descréatures musique immense. — L'homme
y tient sa partie, la plus noble et la plus expressive.
— Son langage et son chant appliqués au culte de
Dieu. — L'homme a cherché hors de lui-même des
secours pour sa voix; il a fait chanter la matière inerte,
dont les sonorités vagues se perdaient dans le concert
de l'univers. — Instruments de musique. — Anti-
quité musicale. — Ce que nous avons à chanter. —
L'Église, son chant et sea instruments. — Beauté de
l'orgue. — Comment les artistes doivent s'en servir,
— Comment nous devons l'écouter. — II. L'orgu
470 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES.
chante pour nous inviter à chanter. — 2° Il nous rap-
pelle que nous sommes des orgues vivants dont tous
les jeux doivent chanter la gloire de Dieu. — 3° Que
l'Eglise est un orgue immense où le Christ ne veut
entendre que des voix dociles et concordantes. —
Apostrophe à l'orgue.
XVII
NOCES d'or des conférences DE SAINT-VINCENT-
DE-PAUL
Jubilemus Deo! — Raisons de ces noces d'or. — La
Société de Saint-Vincent-de-Paul est grande et
sainte : i° dans son but, — 2" dans ses moyens, —
3° parles bénédictions qui l'ont consacrée pendant un
demi-siècle. — I. But. — Commencement des Confé-
rences de Saint-Vincent-de-Paul. — Intentions des
fondateurs: Réconcilier le pauvre: 1° avec la vie, —
2° avec la société, — 3" avec Dieu. — Comment ce
triple but est atteint. — II. Moyens. — Accusations
portées contre les Conférences de Saint- Vincent-de-
Paul. — Leurs moyens sont à la hauteur de leurs
nobles ambitions, car ces moyens sont : 1» la publicité
d'action, — 2" la liberté de coopération, — 3° l'esprit
de foi et Tamour chrétien; — développement. —
III. Bénédictions. —Dieu et l'Église ont béni la So-
ciété de Saint-Vincent-de-Paul et lui ont donné une
triple fécondité: 1° fécondité de multiplication, —
2o fécondité d'action, — 3» fécondité d'émulation. —
Les conférences devant le Pape Pie IX.— Sa bénédic-
tion. — Pour finir, examen de conscience, encoura-
gements.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES. 47Î
XVIII
OEUVRES DE CHA.RITÉ DE GONSTANTINOPLE
Vue du théâtre sur lequel on montre : — 1° les soldats
de la charité qui appellent à leur aide, — ^2° les œuvres
de bien qu'ils ont à accomplir. — I. L'Orient, ses
prévarications, ses châtiments. — L'Islamisme, — ses
luttes contre la chrétienté. — Les Sœurs de Charité à
Constantinople, — La respectueuse admiration qu'elles
ont conquise. — Cause de cette admiration : le dé-
vouement jusqu'à la mort. — Magnifique hommage
rendu aux Sœurs de Saint- Vincent-de-Paul. — Les
Dames de Charité deviennent leurs auxiliaires et leurs
émules. — IL La misère chez nous et en Orient. —
Comment elle est aggravée par le fatalisme musulman.
— L^abandon des enfants, — des vieillards, — des
malades à domicUe. — Les jeunes filles sans travail.
— Les étrangers ruinés. — Ce que la charité a fait
Constantinople pour remédier à ces misères. — Venir
en aide à cette charité par l'aumône, c'est non seule-
ment faire œuvre de miséricorde et de reconnais-
sance, c'est faire œuvre apostolique et patriotique.
XIX
OEUVRE DES ITALIENS
But de cette œuvre. — 1« Sa place dans les œuvres
parisiennes. — 2<> Réponse à quelques objections. —
II. Grand nombre des œuvres de charité à Paris. —
Rien n'a été oublié. — Le spectacle de ces œuvres
472 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES.
console l'âme épouvantée par les scandales d'une ville
où l'impiété et le vice parlent si haut. — Rendons
plus pesantes nos bonnes œuvres dans la balance de la
justice divine en ajoutant une nouvelle miséricorde et
un nouveau bienfait à l'avoir de la charité parisienne.
— La bonté de Dieu nous y invite. — L'Œuvre des
Italiens mérite les meilleures sympathies d'un cœur
chrétien parce que c'est une œuvre apostolique. —
II. Objections : — 1" Pourquoi des étrangers? —
Réponses. — Il n'y a pas d'étrangers pour un cœur
chrétien. — Les Italiens nous sont moins étrangers
que les autres peuples. — Le titre d'étranger, qui ne
doit jamais rebuter un cœur chrétien, n'est pas fait
pour rebuter un cœur français. — 2'» Passions et mé-
faits des Italiens. — Réponses. — Hommage au
nonce apostolique, patron de l'Œuvre des Italiens.
XX
OEUVRE DES ORPHELINS DE N.-D. -DES-FLOTS
Toutes les œuvres de charité sont intéressantes, mais il
en est qui semblent mériter nos préférences. — Telle
l'œuvre recommandée des orphelins de Notre-Dame-des-
Flots. — Tout nous invite à nous montrer généreux à
leur égard : — 1» leur âge, — 2° leur condition, — 3° le
malheur qui les a fait orphelins, — 4* l'avenir qu'on
leur prépare. — I. Il s'agit d'une Œuvre d'enfants. —
Charmes de l'enfance. — Ne pas aimer les enfants c'est
manquer d'un trait de ressemblance avec Dieu provi-
dence, — avec le Christ qui s'est montré si tendre
pour les enfants. — Influence de sa parole et de son
exemple sur l'humanité chrétienne. — IL L'enfance
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES. 473
est intéressante par elle-même, combien plus quand
elle manque de ses naturels soutiens. — L'orphelin
du riche. — L'orphelin du pauvre. — Comment il
faut entendre la charité à son égard. — IIL Drama-
tique catastrophe qui a privé les pupilles de Notre-
Dame-des-Flots de leurs naturels soutiens. — La mer,
— ses bienfaits, — ses perfidies. — Drame en mer,
le grand tombeau. — Ceux qui restent. — Bénie soit
la charité chrétienne qui répare à leur égard les
cruautés du sort. — IV. Dessein patriotique qui pré-
side à l'éducation des orphelins. — On en fait des
marins, — L'éducation religieuse renforce l'éducation
professionnelle. — Ce que deviennent les orphelins.
— Lettres touchantes. — Hommage aux Sœurs de
Charité. — Reconnaissance aux bienfaiteurs. — Albu-
querque et l'enfant; imitons-le.
XXI
LES ORPHELINS DE SAINT-VINGENT-FERRIER
(Même discours que le précédent, avec la finale
suivante).
IV. Le P. Callens, dominicain, fondateur de l'Orphelinat
de Saint-Vincent-Ferrier, à Ostende.
XXII
CONGRÈS DES OEUVRES EUGHARISTIQUES
Pourquoi ce Congrès? — Pour travailler à la gloire
d'un Dieu anéanti par amour pour nous. — Encou-
rager les travailleurs par le commentaire de ces
474 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES.
paroles de saint Thomas d'Aquin : Christum regem
adoremus dominantem gentibus, qui se manducanti-
bus dat sj^iritus pinguedinein. — I. Jésus est roi :
— 1" parce que nous lui devons notre existence et tous
nos biens, — 2** parce qu'il a délivré l'humanité des
tyrans qui l'avilissaient et l'opprimaient, — 3<* parce
quMl a reçu d'un maître suprême un apanage long-
temps promis et chèrement acheté. — Donc : Chris-
tum regem adoremus. — IL Mais pourquoi ne nous
apparaît-il pas dans toute sa gloire ? — Parce qu'il veut
substituer à la terrifiante et éclatante domination de
sa puissance et de sa majesté la douce et miséricor-
dieuse domination de son amour. — Parce qu'il veut
nous communiquer plus sûrement tous ses biens :
Qui se manducantibus dat spiritus pinguedinem.
— III. Adoremus! — Par quelles œuvres les mem-
bres du Congrès doivent et veulent exprimer leurs
adorations.
XXIII
OEUVRE DE LA PROPAGATION DE LA FOI
Parler de l'Œuvre de la Propagation de la Foi est une
tâche douce pour un Frère-Prêcheur. — Trois
questions : — Quelle est l'origine et quels sont les
développements de l'Œuvre de la Propagation de la
Foi? — 2° Quelles sont ses espérances actuelles? —
3^ Quelles leçons devons-nous y prendre? — I. Ori-
gine et développements. Rapide historique des trois
périodes de l'Œuvre : — 1° Période apostolique et
plus particulièrement divine. — 2® Période de l'union
et du protectorat. — 3° Période populaire, — II. Es-
pérances actuelles : du côté de la terre et du ciel. —
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES. 475
La grâce, la nature et la gloire s'unissent pour nous
encourager. — 1» Zèle apostolique aussi vif qu'au
temps où l'Esprit-Saint venait de se répandre sur les
premiers disciples du Sauveur. — 2° Merveilleuses
découvertes dans l'ordre de la nature, — usage que
Dieu veut en faire pour la propagation de la foi. —
3° Glorification des derniers martyrs de la foi, —
puissance de leur intercession en faveur des apôtres.
— III. Leçons. — Il y en a trois. — 1° L'Œuvre de la
Propagation de la Foi confirme notre foi, car il est im-
possible de ne pas reconnaître l'intervention de Dieu,
c'est-à-dire le plus grand et le plus constant des mi-
racles, dans les succès de l'apostolat catholique com-
parés à l'infécondité des autres propagandes. — Le
prédicant et les apôtres. — Notre foi est divine,
parce qu'elle est prèchée par des hommes divins. —
2° L'Œuvre etc.... accuse notre indifférence, car nous
avons plus de motifs de croire que les infidèles qui
se convertissent. — 3° L'Œuvre.... stimule notre zèle,
car il est impossible de n'être pas ému du spectacle
admirable que nous donnent chaque jour les apôtres
de Jésus-Christ. — Appel général, — enrôler les en-
fants. — Soyons tous apôtres.
XXIV
PANÉGYRIQUE DU B. JEAN-BAPTISTE DE LA SALLE
L'enfant et le portrait de Monsieur de La Salle. — Le
Monsieur est devenu Bienheureux ; l'enfant publie
sa gloire. — Trois strophes de l'Écriture encadrent la
vie et l'œuvre du Bienheureux. — 1° « Le Seigneur a
conduit son juste dans les voies droites et lui a mon-
4/<^ TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES.
tré le royaume de Dieu. — 2° Il lui a donné la science
des saints. — 3'^ 11 l'a honoré dans ses travaux et en
a assuré les fruits. » — I. Comment le Bienheureux
est mis à part par Dieu. — Son enfance, — sa voca-
tion ecclésiastique, — le séminaire, — le chapitre de
Reims. — Préparation des écoles gratuites. — Le
P. Barré, — Mme de Maillefert, — M. Niel. — Com-
ment Dieu dirige et conduit son juste pour être le
maître ouvrier de cette grande entreprise. — IL La
science de la croix, science pratique des saints. —
Abnégation du Bienheureux de La Salle. — Sa morti-
fication.— Non seulement les saints se crucifient eux-
mêmes, Dieu les crucifie dans leurs œuvres. — Com-
ment le Bienheureux est éprouvé pendant près de
quarante ans. — Persécution du monde, — des éco-
lâtres. — La maladie et la famine. — Trahisons et
dénonciations. — Les prêtres et la justice humaine.
— Le Bienheureux est déposé, flétri, condamné, obligé
de s'enfuir. — Tribulations dans le Midi. — Suprême
affront. — Le B. adore en toutes choses la conduite de
Dieu à son égard. — III. Après la croix la gloire. —
Le Saint est mort. — Six ans après sa mort, lettres
patentes du roi et approbation du Saint-Siège. —
L'Institut des Frères triomphe et prend place parmi
les Sociétés religieuses que protègent l'Église et l'Etat.
— Prodigieuse diffusion. — La Révolution. — Ré-
surrection. — État actuel. — Épreuves présentes. —
La Béatification du saint fondateur complète ses tra-
vaux : Complevit labores, et nous donne confiance
pour l'avenir. — Prière au Bienheureux.
TABLK ANALYTIQUE DES MATIÈRES. 477
XXV
PANÉGYRIQUE DE JEANNE d'ARG
Le doigt de Dieu : — 1<* dans la vie, — 2*^ dans le sup-
plice et la mort de Jeanne d'Arc, Pucelle d'Orléans.
— I. Crimes de nos rois contre l'oint du Seigneur. —
Châtiment. — Au commencement du quinzième siècle
grande pitié au royaume de France. — Peinture de
nos maux. — Désordres civils, l'Anglais partout;
c'est la justice. — Orléans la fidèle. — Dieu choisit
l'instrument de sa miséricorde, — Jeanne à Dom-
remy. — Mystérieuse et touchante idylle. — Les ap-
paritions, — les ordres du ciel. — Il n'y a de secours
que d'elle pour recouvrer le royaume de France. —
Elle part. — Chinon, Tours, Blois, Orléans! — Com-
bats, levée du siège. — Campagne do la Loire. —
Sacre de Reims. — On montre le doigt de Dieu, son
intervention miraculeuse en tous ces événements,
contre les naturalistes qui ne veulent voir dans la
Pucelle qu'une visionnaire, une malade, une patriote
exaltée. — IL Après Reims les voix parlent encore.
— Avertissements sinistres. — Compiègne, Jeanne
prisonnière, — abandonnée et vendue aux Anglais, —
contre toutes les lois d'honneur qui protègent les
prisonniers de guerre. — Le procès de Rouen. —
Iniquités sur iniquités. — Défaillance et relèvement.
— Condamnation. — Le bûcher. — Les dominicains
Isambard et Ladvenu. — Le feu, le dernier cri. —
Larmes et douleurs du peuple. — Jeanne est plus belle,
plus grande, et pour ainsi dire plus divine dans son
supplice que dans sa victoire. — Sa ressemblance
avec le Sauveur. — Le doigt de Dieu dans son atti-
478 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES.
tude et ses réponses, — dans ses prophéties à l'en-
droit de ses juges et des Anglais. -- Accomplisse-
ment de ces prophéties ; — dans sa réhabilitation
par le Saint-Siège. — Espoir d'une plus grande
gloire • pour elle. — La voix prophétique de Jeanne
nous invite à la confiance. — Appel de son esprit dans
, toute âme française.
XXVI
ÉLOGE FUNÈBRE DE l'ABBÉ BOURGEOIS, ANCIEN
DIRECTEUR DE l'ÉCOLE DE PONTLEVOY
Devoir de la piété filiale : louer un père. — Comment
la vie de l'abbé Bourgeois fut dans son pacifique dé-
veloppement l'expression pratique de ce texte sacré :
« Le Seigneur a conduit son juste dans les voies
droites, et lui a montré le royaume de Dieu. » — Il est
conduit par Dieu dans les trois mondes où s'exerce
l'activité de sa belle intelligence : — 1» le monde des
idées, — 2° le monde des faits, — 3° le monde des
âmes. — L Enfance de l'abbé Bourgeois. — Force de
son application et rapidité de ses développements. —
Son goût pour la philosophie ; à vingt ans il est pro-
fesseur.— Sa pénétration, sa clarté, son magistral bon
sens. — Qualités de son enseignement. — Son but:
Préparer l'âme des lévites aux splendeurs de la théo-
logie, véritable royaume de Dieu. — II. Petit Sémi-
naire de Saint-François-de-Sales, à Blois. — L'abbé
Bourgeois enseigne l'histoire. — Comment l'histoire
est pour lui le royaume de Dieu. — Dieu l'a arrêté
dans cette carrière, il voulait qu'il fût éminent dans la
connaissance, l'observation et l'interprétation d'un
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES. 479
autre ordre de faits. — Ses études géologiques. — Sa
grande renommée dans le monde savant. — Il n*est
ému des découvertes de la science que pour admirer
Dieu, jamais pour sentir sa foi ébranlée. — Il est
certain qu'aucune des conquêtes de la scieffce ne nous
forcera de sacrifier un seul atome de notre foi. — Il
a payé sa gloire, — calomnies, suspicions, louang.g
de sots. — Malgré tout, il reste le juste que Dieu
dirige. — III. Le royaume des âmes. — L'abbé Bour-
geois y a trouvé ses plus grandes tristesses et ses
plus grandes joies, ses plus grandes surprises et ses
plus grands ravissements. — Ses relations avec les
savants; sa religieuse bonté les rend aimables et fé-
condes. — Sa direction dans l'école de Pontlevoy
appliquée à produire une piété virile. — Son cher
couvent de la Nativité. — Il s'intéresse aux mystères
de la vie religieuse plus qu'aux merveilles de la
nature. — Il quitte les avenues pour les éternelles
splendeurs du royaume de Dieu. — Invocation.
XXVII
DIX-NEUVIÈME ANNIVERSAIRE DE LA MORT
DU PÈRE LAGORDAIRE
Pourquoi cet anniversaire dans une église qui n'est pas
à nous? — Un souvenir du passé pour consoler notre
tristesse et nous donner une espérance. — Mémoire
du Père Lacordaire pour le rétablissement des Frères-
Prêcheurs en France. — Son portrait. — Ses ambi-
tions. — Il gagne sa cause dans l'opinion. — Les fon-
dations. — Nancy, Chalais, Flavigny, Paris. — Erec-
tion de la province de France. — Toulouse ,
480 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES.
Bordeaux, Dijon, Mazères, Saint-Maximin. — Le
Tiers-Ordre. — Etendue de son œuvre. — Ce que
les démolisseurs en ont fait. — Tableau des expul-
sions. — Quels ont été les desseins de Dieu dans
cette catastrophe? — Confiance en sa justice et en sa
miséricorde. — Confiance dans le pays. — Les deux
Frances. — Invocation au Père Lacordaire.
PARIS. — IMP. V. GOUPY ET JOURDAN, RUE DE RENNES, 71.
!
BX 1756 .n6D5 1891
V.2 SMC
Monsabribe, Jacques
Louis, 1827-1907.
Discours et
panibegyriques /
BAE-9780 (mcsU)
Marie
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