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Full text of "Dix-huit ans chez les sauvages: voyages et missions de Mgr. Henry Faraud, évêque d'Anemour, vicaire apostolique de Mackensie, dans l'extrême Nord de l'Amérique Britannique;"

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OIX- HXJ IT    ANS 

CHEZ  LES  SAUVAGES 


Torbeil.  —  Typ.  et  ster.  de  Crété. 


DIX-HUIT  ANS 

CHEZ  LES  SAUVAGES 

VOYAGES   ET   MISSIONS 
DE  IYT  HENRY  FARAUD 

ÉVÊQliE     I)'aNEMOI!R,    V1CAIIIE    APOSTOLIQUE     DE    MACKENS1E  , 

DANS    L'EXTRÊME   NORD  DE  L'AMÉRIQUE    BRITANNIQUE 

D'APRÈS  LES  DOCUMENTS  DE  Mgr  l'ÉVÊQUE  d'aNEMOUH 
pa« 

FERN AND -MICHEL 

MEMBRE   DE  LA  SOCIÉTÉ  ÉD  L'EN  NE 
\VK<:  VA  BIOGRAPHIE  ET  LE  PORTRAIT  RE  Mgr  EARAUR 


LIBRAIRIE  CATHOLIQUE  DE  PERISSE  FRÈRES 

(nouvelle    maison) 

RÉGIS  RUFFET  &  C  ,  SUCCESSEURS 

PARIS  BRUXELLES 

38,    RUE    SA1NT-SULPICK.  |      PI.aCE     SAINTE  -  GUDULE,     4. 

1866 

Droits  Je  traduction  et  Je  reproduction  réservés. 


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1VH1N35 


PRÉFACE 


Une  des  plus  grandes  gloires  de  la  France  est 
peut-être  celle  qui  lui  est  acquise  par  ses  mis- 
sionnaires, en  étendant  son  influence  morale  à 
tous  les  points  du  globe,  sous  l'égide  des  doc- 
trines catholiques. 

Notre  pays  n'a  pas  toujours  eu  la  sage  politi- 
que ni  la  bonne  fortune  de  conserver  ses  con- 
quêtes. Mais  grâce  à  la  liberté  laissée  au  zèle  de 
ses  enfants,  il  a  maintenu  partout  au  delà  des 
mers  sa  prépondérance  religieuse  et  civilisatrice. 
L'Espagne  partage  avec  nous  cette  gloire,  elle 
a  aussi  planté  la  croix  à  côté  de  son  drapeau. 
Si,  comme  la  France,  elle  a  abandonné  ses  colo- 


VIII  PREFACE. 

nies  à  des  conquérants  audacieux,  à  des  nationa- 
lités avides,  elle  y  a  laissé  l'influence  de  sa  foi 
catholique  et  du  zèle  de  ses  missionnaires. 
Cette  vérité  éclate  surtout  pour  la  France,  au 
premier  coup  d'œil  jeté  sur  l'histoire  de  l'A- 
mérique septentrionale. 

Après  la  découverte  du  Nouveau-Monde,  nous 
tûmes  les  premiers  à  prendre  possession  d'une 
partie  du  continent  américain,  sous  la  vail- 
lante conduite  des  Jacques  Cartier  et  des  Cham- 
plan.  Nos  colonies  s'étendirent  bientôt  d'un  côté 
depuis  le  golfe  de  Saint-Laurent  jusqu'au  lac 
Supérieur,  de  l'autre  du  lac  Supérieur  jusqu'au 
golfe  du  Mexique. 

Si  les  temps  d'orage  et  de  persécution  furent 
toujours  pour  les  chrétientés  naissantes  des 
temps  d'abondantes  bénédictions  célestes,  ces 
colonies  ont  bien  été  une  preuve  de  cette  vérité. 
Longtemps  cette  terre  fut  un  théâtre  sanglant, 
dont  les  acteurs  auraient  pu  montrer  sur  leur 
chair  les  stigmates  de  Jésus-Christ.  Ses  premiers 
apôtres  rappellent  les  plus  beaux  jours  de  l'E- 
glise primitive. 

Malheureusement  un  roi  faible  monta  sur  le 
trône,  Louis  XV,  et  grâce  a  l'incurie  de  son 
gouvernement,  ces  colonies,  qui  depuis  deux 


PRÉFACE.  IX 

cents  ans  portaient  le  nom  de  Nouvelle-France, 
nous  échappèrent,  au  désespoir  du  Canada  et  à 
la  honte  de  sa  métropole. 

Cependant,  malgré  la  courte  durée  de  sa  do- 
mination en  Amérique,  la  France  a  laissé  de 
profondes  traces  de  son  passage,  et  c'est  à  elle, 
en  grande  partie,  qu'elle  doit  les  rapides  progrès 
de  la  civilisation  ;  son  drapeau  a  disparu,  mais 
son  prestige  est  resté.  Les  groupes  de  ses  en- 
fants, laissés  çà  et  là  sur  ses  anciennes  posses- 
sions, tels  que  les  Canadiens  et  les  Arcadiens, 
ont  sans  doute  aidé  à  lui  conserver  ce  prestige, 
mais  ses  missionnaires  y  ont  contribué  pour  la 
plus  grande  part.  Les  Jésuites,  les  Sulpiciens,  les 
prêtres  chassés  par  la  tourmente  révolutionnaire, 
en  se  réfugiant  dans  le  Nouveau-Monde  pour 
chercher  un  abri,  trouvèrent  un  nouvel  aliment 
à  leur  zèle,  et  concoururent  au  développement 
du  christianisme  en  Amérique  en  y  maintenant 
l'influence  française.  Du  nord  au  midi,  de  l'est 
à  l'ouest,  le   voyageur   retrouve  partout  dans 
l'Amérique  du  Nord  la  trace  de  notre  civilisa- 
tion. 

Chose  remarquable,  nos  missionnaires  ont 
porté  l'influence  de  la  France,  en  quelque  sorte, 
plus  loin  que  ses  conquêtes;  ceci  n'est  point  un 


X  PRÉFACE. 

paradoxe,  le  zèle  du  missionnaire  est  toujours 
plus  ardent  et  plus  aventureux  que  celui  qui 
s'inspire  des  intérêts  purement  temporels. 


II 


A  peine  étions-nous  maîtres  des  bords  du  Saint- 
Laurent,  des  lacs  Ontario,  Érié,  Michigan  et  du 
Mississipi,  que  déjà  la  foi  chrétienne  avait  pé- 
nétré jusque  chez  les  peuples  les  plus  reculés 
dans  l'intérieur  des  terres.  Cet  élan  civilisateur 
est  allé  tellement  croissant,  qu'il  n'a  pour  limite 
aujourd'hui  que  les  vastes  mers  Atlantique , 
Pacifique  et  Arctique. 

L'Angleterre,  qui  nous  a  supplantés  partout, 
qui,  plus  habile  que  nous,  demeure  là  où  elle  a 
une  fois  mis  le  pied,  a  vu  elle-même  sa  puis- 
sance conquérante  céder  le  pas  à  l'influence  des 
missionnaires  français.  Ainsi,  tandis  que  la 
puissante  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson  oc- 
cupe par  ses  comptoirs  tous  les  grands  centres 
où  se  réunissent  de  nombreuses  trib.us  sauvages, 
nos  missionnaires  se  répandent  bien  au  delà, 
parmi  celles  des  tribus  qui  n'ont  encore  ni  l'ha- 
bitude ni  la  nécessité  de  commercer  avec  les 
blancs. 


PRÉFACE.  XI 


III 


Il  y  a  à  peine  trente  ans,  quelques  missionnai- 
res, sous  la  conduite  de  monseigneur  Proven- 
ches,  s'étaient  réunis  au  confluent  de  la  Rivière- 
Rouge,  du  lac  Ouinipig  et  de  la  rivière  Assi- 
nibouane  ;  de  là  ils  rayonnaient  au  loin  et 
répandaient  partout  la  semence  évangélique, 
convertissant  et  baptisant  les  sauvages.  Aujour- 
d'hui trois  évêques  se  partagent  les  immenses 
territoires  qui  s'étendent  de  Saint-Roniface,  de 
la  Rivière-Rouge  à  l'embouchure  de  la  rivière 
Mackensie,  dans  l'océan  Roréal,  et  de  la  baie 
d'Hudson  aux  montagnes  Rocheuses.  Sous  cette 
triple  administration,  environ  quarante  mission- 
naires visitent  tous  les  centres  de  réunion  des 
tribus  sauvages,  s'élancent  même  à  la  recher- 
che de  celles  que  des  habitudes  nomades  em- 
portent jusqu'aux  extrémités  des  districts  confiés 
à  leurs  soins. 

Les  voyez-vous,  ces  courageux  apôtres  de  la 
civilisation  chrétienne,  remontant  ou  descendant 
les  rivières,  côtoyant  ou  traversant  les  lacs,  gra- 
vissant les  montagnes,  pénétrant  dans  les  forêts, 


XII  PRÉFACE. 

suivant  enfin  à  la  piste  la  brebis  égarée,  tantôt 
en  canot,  tantôt  à  la  raquette,  toujours  avec  la 
même  ardeur,  la  même  foi,  le  même  dé- 
vouement ! 

Tels,  au  quatrième  siècle,  les  apôtres  bretons, 
sous  la  conduite  de  saint  Patrice,  s'en  allèrent 
civiliser  l'Irlande,  la  croix  d'une  main  et  l'al- 
phabet de  l'autre. 


IV 


Ce  qui  nous  saisit  d'admiration  en  jetant  les 
yeux  sur  la  vaste  étendue  des  possessions  britan- 
niques de  l'Amérique  septentrionale,  c'est  que 
du  Labrador  à  l'île  Vancouver,  c'est-à-dire  de 
l'Atlantique  au  Pacifique,  nos  missionnaires  ont 
en  partage  tous  les  peuples  sauvages  disséminés 
sur  un  rayon  de  plus  de  mille  lieues. 

Ce  n'est  donc  pas  sans  peine  que  cette  poi- 
gnée d'apôtres  parvient  à  s'acquitter,  dans  l'or- 
dre du  possible,  de  la  sublime  tâche  qu'elle 
s'est  imposée.  La  lecture  de  ce  livre  donnera  au 
lecteur  une  idée  des  fatigues  et  des  périls  que 
doivent  braver  les  missionnaires  pour  inculquer 
dans  l'esprit  des  indigènes  quelques  vérités  fon- 
damentales, et  répandre  le  ferment  civilisateur 


PRÉFACE.  XIII 

sur  cette  terre  de  la  barbarie.  Il  leur  a  fallu  se 
livrer  sans  grammaire  à  l'étude  de  langues 
différentes,  dont  le  nombre  égale  presque  celui 
des  tribus. 


Dans  le  cours  de  ce  livre,  toutes  les  fois  que 
l'occasion  s'en  est  présentée,  nous  avons  félicité 
l'Angleterre,  dont  l'honorable  Compagnie  de 
la  baie  d'Hudson,  loin  de  mettre  aucune  en- 
trave au  zèle  des  missionnaires  catholiques,  fa- 
vorise au  contraire  leur  action  et  leur  influence 
auprès  des  peuples  auxquels  ils  vont  porter  l'É- 
vangile. Ceux  qui  ne  croient  pas  à  la  possibilité 
d'une  bonne  harmonie  entre  les  deux  pouvoirs 
spirituel  et  temporel,  feraient  bien  d'aller  en 
surprendre  sur  le  fait  la  vivante  réalisation  dans 
l'Amérique  britannique  du  Nord.  Là,  en  effet, 
ils  verraient  l'honorable  Compagnie  de  la  baie 
d'Hudson  prêter  appui  et  secours  matériel 
aux  missionnaires  en  leur  fournissant  abris, 
canots,  vêtements  et  nourriture,  de  la  manière 
la  plus  courtoise  et  la  plus  bienveillante,  et  ceux- 
ci  favoriser,  du  moins  indirectement,  mais  ef- 
ficacement, le  développement  des  richesses  de 


XIV  PRÉFACE. 

la  Compagnie,  en  amenant  les  sauvages  à  des 
idées  d'ordre  et  de  justice,  et  surtout  en  leur 
apprenant  à  considérer  les  blancs  comme  leurs 
frères. 


VI 


Si  nous  devons  être  fiers  de  l'extension  que 
prend  l'influence  de  la  France  sur  les  pas  des 
missionnaires,  si  nous  constatons  que  le  bien 
déjà  fait  dans  ces  contrées  lointaines  est  im- 
mense, n'oublions  pas  que  le  champ  à  défricher 
est  vaste,  et  que  les  ouvriers  sont  encore  en  bien 
petit  nombre. 

Ah  !  puisse  la  lecture  de  ce  livre  faire  naître 
dans  tant  d'âmes  héroïques  dont  notre  pays 
s'honore  à  juste  titre,  le  désir  d'aller  partager 
avec  nos  missionnaires  les  pénibles  mais  con- 
solants travaux  de  l'apostolat  !  Il  est  vrai,  les  be- 
soins sont  grands,  la  vigne  du  Seigneur  com- 
prend toute  la  terre  ;  mais  ne  semble-t-il  pas  que 
le  courant  civilisateur  entraîne  tous  les  dévoue- 
ments vers  l'extrême  Orient?...  Sans  doute,  on 
veut  profiter  des  avantages  qu'ont  acquis  à  l'É- 
vangile les  récents  exploits  des  armées  alliées, 
soit  en  Chine,  soit  en  Cochinchine,  soit  pro- 


PRÉFACE.  XV 

chainement  peut-êlre  au  Japon  ;  mais  en  laissant 
tarir  la  source  de  cet  ancien  zèle  qui  tournait 
les  cœurs  vers  les  missions  sauvages  de  l'Amé- 
rique, ne  risque-t-on  pas  de  compromettre  le 
passé  et  l'avenir  de  ces  missions,  et  si  la  France 
a  perdu  un  jour  pour  sa  couronne  la  plupart  de 
ces  contrées,  ne  s'exposerait-elle  pas  aujour- 
d'hui à  les  perdre  pour  le  catholicisme  ? 

Peut-être  l'espoir  du  martyre  est-il  l'unique 
attrait  qui  pousse  les  cœurs  vers  l'extrême 
Orient. 

VII 

En  Amérique  nous  n'en  sommes  plus  aux 
temps  héroïques  des  Brebeuf,  des  Jogue,  des 
Lallemant,  de  tous  ces  hommes  qui,  suivant 
l'expression  de  Chateaubriand,  réchauffaient  de 
leur  sang  les  sillons  de  la  Nouvelle- France . 

Mais  le  martyre  de  tous  les  jours,  de  tous  les 
instants  serait-il  donc  à  dédaigner  ?  les  fatigues, 
les  privations,  les  sacrifices  de  toute  nature 
n'ont-ils  pas  aux  yeux  de  la  foi  un  mérite  in- 
trinsèque presque  égal  au  vrai  martyre?  Le  sang 
versé  goutte  à  goutte,  la  vie  épuisée  avant  le 
temps  par  des  travaux  excessifs,  la  mort  à  petit 
feu,  voilà  le  martyre  qui  vous  attend,  ô  vous  qui, 


XVI  PRÉFACE. 

tournant  vos  regards  du  côté  des  déserts  du  Nou- 
veau-Monde, aspirez  à  la  gloire  de  marcher  sur 
les  traces  de  ses  apôtres. 

Nous  avons  tour  à  tour  converti  et  civilisé  les 
Hurons,  les  Iroquois,  les  Algonkins,  les  Mon- 
tagnais,  races  autrefois  si  barbares.  Mais  combien 
il  reste  encore  de  tribus  sauvages  à  évangéliser, 
combien  de  peuples,  dans  ce  lointain  conti- 
nent, encore  ensevelis  dans  les  ténèbres  de  la 
mort,  vous  appellent  du  cœur,  de  la  voix,  ô  vous 
qui  avez  reçu  d'en  haut  le  feu  sacré  du  dé- 
vouement apostolique  ! 


or  THE 

N1VERSITY 


10GRAPHIE 


DE 


MONSEIGNEUR   HENRY  FARAUD 


i 


En  i  793  vivait,  dans  le  petit  village  de  Sérignan, 
département  de  Vaucluse,  une  famille  patriarcale, 
dont  le  chef,  Jean-César  Faurye,  âgé  de  soixante- 
quatre  ans,  était  né  de  parents  nobles.  Aux  yeux  du 
pouvoir  d'alors,  ce  vieillard  était  non-seulement  cou- 
pable d'être  issu  d'une  noble  origine,  d'avoir  reçu 
une  éducation  aristocratique,  mais  encore  de  possé- 
der une  certaine  fortune  et  une  grande  considération. 
—  C'en  était  assez  pour  le  désigner  à  la  haine  des 
sans-culotte,  pour  lui  susciter  des  haines  et  le  faire 
déclarer  suspect. 

La  loi  des  suspects  aurait  trouvé  grâce  dans  la 


2  BIOGRAPHIE 

postérité,  si  elle  n'avait  servi  si  souvent  à  assouvir 
des  vengeances  particulières,  ou  à  tenter  la  cupidité. 

César  Faurye  avait  deux  fils  et  trois  filles,  dont 
Tune,  appelée  Henriette,  avait  pris  le  voile  de  reli- 
gieuse le  17  novembre  1789,  au  couvent  du  Saint- 
Sacrement,  à  Bollène  (département  de  Vaucluse);  — 
il  lui  restait  donc  quatre  enfants. 

Un  jour,  la  loi  appela  ses  deux  fils  à  l'armée  ;  quel- 
que temps  après,  sa  fille  aînée  se  maria  ;  il  ne  resta 
au  vieillard,  pour  soutien  et  pour  consolation  de  ses 
vieux  jours,  que  le  plus  jeune  de  ses  enfants  et  leur 
vieille  mère. 

Eh  bien  !  ce  vieillard,  dont  les  deux  fils  combat- 
taient pour  la  république,  fut  déclaré  suspect,  et  sur 
un  ordre  émané  du  tribunal  révolutionnaire  il  fut 
arraché  de  sa  maison  et  incarcéré  à  la  prison  d'O- 
range. 

L'acte  d'accusation  porte  : 

«  César  Faurye  :  —  incarcéré  pour  être  section- 
«  naire,  pour  n'avoir  jamais  été  lié  qu'avec  le  parti 
«  aristocratique,  pour  n'avoir  jamais  donné  aucune 
«  marque  de  civisme,  pour  s'être  toujours  entretenu 
«  avec  le  parti  supérieur  de  l'aristocratie,  pour  avoir 
«  toujours  soutenu  le  parti  papiste.  —  Sa  maison  a 
«  toujours  été  le  repaire  de  l'aristocratie  ;  il  n'a  j.a- 
a  mais  mis  le  pied  à  la  société  populaire.  » 


DE   MONSEIGNEUR  HENRY  FARAUD.  3 

Voilà  sous  quels  prétextes  un  honnête  homme 
était  mis  au  rang  des  criminels  ;  —  voilà  les  crimes 
qui  suffisaient  aux  hommes  sanguinaires  pour  con- 
damner un  citoyen  à  mourir  sur  l'échafaud. 


11 


Le  lendemain  du  jour  où  César  Faurye  fut  en- 
fermé dans  la  prison  d'Orange,  une  jeune  fille  de 
dix-huit  ans,  au  front  haut,  à  l'œil  ardent,  à  la  dé- 
marche assurée,  se  présentait  au  geôlier. 

—  Le  citoyen  César  Faurye,  demanda-t-elle,  je  dé- 
sire le  voir. 

—  Et  qui  es-tu,  belle  enfant?  répliqua  le  geôlier. 

—  Je  suis  sa  fille  Madeleine;  j'ai  dans  mon  pa- 
nier des  provisions  que  je  lui  apporte. 

—  Ton  père  est  au  secret,  et  tu  ne  peux  le  voir; 
mais  laisse-moi  tes  provisions  et  je  les  lui  remettrai. 

—  Oh!  merci,  merci,  citoyen,  fit  Madeleine  tout 
en  larmes  ;  dites  à  mon  père  que  tous  les  jours  je  lui 
apporterai  des  provisions...  que  tous  les  jours  je 
viendrai  jusqu'à  ce  qu'on  nous  le  rende,  —  car  on 
nous  le  rendra...  n'est-ce  pas?  mons...  citoyen,... 
car  il  n'est  coupable  de  rien...  oh!  dites...  dites... 
n'est-ce  pas,  qu'on  nous  le  rendra  bientôt?... 


4  BIOGRAPHIE 

Le  geôlier  ne  répondit  rien,  —  Madeleine  retourna 
auprès  de  sa  mère. 

Et  depuis,  chaque  jour,  à  l'heure  de  midi,  sur  la 
route  de  Sérignan  à  Orange,  on  vit  la  courageuse 
enfant,  un  panier  à  la  main,  portant  à  son  pauvre 
père  quelques  provisions,  cherchant  à  adoucir  ainsi 
les  instants  amers  de  sa  captivité. 


III 


Dieu,  dans  ses  impénétrables  desseins,  avait  ré- 
servé à  la  famille  des  Faurye  bien  d'autres  épreuves 
encore. 

Un  soir,  comme  la  mère  et  la  fille  étaient  à  faire 
leur  prière,  ils  entendirent  des  coups  précipités  à  la 
porte  de  leur  maison.  La  vieille  femme  se  leva  ef- 
frayée, tandis  que  Madeleine  courant  à  la  porte  : 

—  Qui  est-ce?  s'écria-t-elle. 

—  Moi,  Henriette...  ouvre  vite,  répondit  une  voix 
faible.  A  ce  nom,  à  cette  voix...  Madeleine  reconnut 
sa  sœur,  la  religieuse  du  couvent  de  Bollène,  qui,  un 
instant  après,  était  dans  les  bras  de  sa  mère. 

—  Écoutez,  ma  mère...  écoute,  Madeleine...  fit 
Henriette,  quand  son  émotion  fut  un  peu  calmée,  — 

notre  couvent  vient  d'être  fermé.  —  toutes  nos  sœurs 


DE   MONSEIGNEUR  HENRY  FARAUD.  5 

se  sont  dispersées...  et  j'arrive  sans  avoir  eu  le  temps 
de  vous  avertir...  hier  on  a  voulu  me  faire  prêter 
serment. . .  j'ai  refusé. . .  je  sais  le  sort  qui  m'attend. . . 
que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite. 


IV 


Henriette  Faurye  avait  alors  vingt-trois  ans  ;  c'était 
une  de  ces  femmes  énergiques,  à  l'âme  fortement 
trempée,  capables  de  tous  les  héroïsmes  et  de  tous  les 
dévouements;  elle  aurait  pu  se  cacher,  comme  tant 
d'autres  l'ont  fait;  mais  elle  savait  son  père  en  pri- 
son, sa  mère  et  sa  sœur  seules  à  Sérignan,  elle  pré- 
féra rentrer  dans  sa  famille,  sachant  bien  qu'on  ne 
l'y  laisserait  pas  longtemps. 

En  effet,  le  bruit  de  son  arrivée  se  répandit  bientôt 
dans  le  village,  et  quelques  jours  après  un  mandat 
d'amener  fut  décerné  contre  elle. 

Sa  mère  et  sa  sœur  la  pressaient  de  fuir  ou  de  se 
cacher.  —  Non,  répondait-elle.  —  La  plupart  de 
mes  sœurs  sont  en  prison,  mon  devoir  est  de  les  y 
suivre.  —  Je  veux  partager  le  sort  de  notre  père, 
disait- elle  aussi.  —  Et  Henriette  attendit  avec  cou- 
rage et  résignation  les  sbires  du  tribunal  révolution- 
naire, envoyés  pour  la  prendre. 


6  BIOGRAPHIE 

Elle  était,  ce  jour-là,  assise  devant  la  porte  de  sa 
maison,  —  protestant,  par  cette  attitude  calme  et  as- 
surée, de  la  paix  de  sa  conscience. 

—  C'est  loi  qui  t'appelles  Henriette  Faurye?luidit 
avec  brutalité  et  d'un  ton  menaçant  l'officier  muni- 
cipal porteur  du  mandat  d'arrêt. 

—  C'est  moi-même,  répondit  la  jeune  fille ,  avec 
cette  fierté  de  l'innocence. 

—  Tu  étais  religieuse  à  Bollène? 

—  Oui!... 

—  Où  est  ton  père  ? 

—  Tu  sais  bien  qu'il  est  en  prison  à  Orange. 

—  Et  tes  frères  ? 

—  Soldats  de  la  république. 

—  Ton  père  est  un  aristocrate,  —  tes  frères  ai- 
meraient mieux  se  battre  avec  les  chouans,  toi  tu 
conspires  avec  tes  singeries  de  prières,  nous  avons 
ordre  de  t'arrêter...  suis-nous. 

Henriette,  qui  n'avait  pas  daigné  se  lever  de 
son  siège  en  face  de  l'homme  atroce  qui  venait  de 
la  questionner,  se  dressa  alors  calme  et  sereine  ; 
elle  promena  son  regard  si  fier  sur  ces  hommes 
armés,  qui  étaient  là  pour  la  prendre,  puis  se 
tournant  vers  sa  sœur  Madeleine,  qui  sanglotait  à 
ses  côtés  : 

—  Madeleine,  lui  dit-elle  d'un  ton  inspiré,  —  s'il 


DE   MONSEIGNEUR  HENRY  FARAUD.  7 

faut  savoir  vivre  pour  Dieu ,  il  faut  aussi  savoir 
mourir  pour  lui.  Prie  pour  moi  et  console  notre 
mère. 

Hélas  !  à  l'approche  des  scélérats  qui  venaient  lui 
arracher  sa  fille,  la  pauvre  mère  s'était  évanouie. 

Quelques  heures  après,  Henriette  Faurye  était  en- 
fermée dans  la  prison  dite  des  Clastres,  à  Orange. 


A  partir  de  ce  jour,  Madeleine  Faurye  eut  double 
provision  à  porter  chaque  jour  à  Orange,  et  malgré 
la  brutalité  avec  laquelle  elle  était  souvent  reçue,  — 
malgré  les  propos  insultants  que  sa  beauté  lui  atti- 
rait parfois,  la  courageuse  enfant  ne  manqua  pas 
un  seul  jour  d'aller  rendre  visite  à  son  père  et  à  sa 
sœur,  qu'elle  ne  pouvait  voir,  hélas  !  qu'à  travers  les 
barreaux  de  la  prison. 

Madeleine  espérait  toujours  la  fin  de  la  captivité 
de  ses  parents,  son  âme  innocente  ne  pouvait  con- 
cevoir comment  on  pouvait  trouver  des  coupables 
dans  cette  chaste  sœur  et  dans  ce  noble  vieil- 
lard. 

Combien  ont  eu  cette  illusion  à  cette  fatale  époque! 
—  Combien  ont  dit  :  —  Nous  sommes  forts  de  notre 


8  BIOGRAPHIE 

innocence,  et  qui  le  lendemain  portaient  leur  tête  à 
l'échafaud  ! 

Mais  Henriette  Faurye  ne  se  faisait  pas  illusion,  — 
elle  comprenait  son  crime...  elle  avait  refusé  le  ser- 
ment... 

Après  quinze  jours  de  prison,  elle  fut  jugée  en 
compagnie  de  deux  religieuses  et  d'un  jeune  prêtre, 
M.  l'abbé  Lusignan.  —  Courage,  avait  dit  Henriette 
à  ses  sœurs,  en  apprenant  qu'elles  allaient  paraître 
devant  le  tribunal  :  voici  le  moment  du  triomphe. 

Arrivée  devant  les  juges,  son  courage  et  sa  modestie 
ne  se  démentirent  pas  un  instant. 

Un  juge,  ému  de  compassion  à  l'aspect  de  tant  de 
jeunesse  et  de  tant  d'héroïsme,  lui  dit  : 

—  Allons,  Henriette,  prête  serment,  —  tu  es  en- 
core si  jeune. . .  pourquoi  vouloir  mourir?. .  un  mot. . . 
un  signe  de  tête...  et  demain  tu  retourneras  auprès 
de  ta  mère. 

—  J'ai  fait  un  serment  à  Dieu,  répondit-elle,  je 
n'en  prêterai  pas  d'autre. 

Un  instant  le  jeune  prêtre  sembla  faiblir. 

—  Courage,  lui  cria  Henriette,  voilà  les  portes  du 
ciel  qui  s'ouvrent  pour  nous  recevoir. 

Et  à  mesure  qu'une  de  ses  compagnes  allait  être 
interrogée,  elle  lui  disait  : 

—  Courage,  ma  sœur,  c'est  Dieu  qui  va  nous  juger. 


DE   MONSEIGNEUR  HENRY  FARAUD.  9 

Puis,  prenant  une  poire  qu'elle  avait  conservée  du 
repas  de  la  veille,  elle  en  fit  quatre  morceaux  qu'elle 
distribua  aux  deux  religieuses  et  au  prêtre. 

Ce  fut  la  dernière  communion  des  martyrs,  la  sen- 
tence de  mort  fut  prononcée. 

Et  les  quatre  victimes  furent  de  nouveau  ramenées 
en  prison,  pour  y  attendre  l'heure  de  leur  exécution, 
qui  devait  avoir  lieu  le  même  jour  à  midi. 

Du  tribunal  révolutionnaire  à  la  guillotine,  il  y 
avait  peu  d'intervalle,  et  l'échafaud  était  en  perma- 
nence; —  ce  jour-là  le  bourreau  avait  hâte  sans  doute 
de  terminer  son  infernale  besogne,  car  midi  sonnait 
à  peine,  que  déjà  les  quatre  victimes  s'acheminaient 
vers  l'échafaud. 


VI 


Elles  marchaient  en  chantant  les  litanies  de  la 
sainte  Vierge. 

Ces  chants  attirèrent  l'attention  des  prisonniers. 

Tout  à  coup,  une  tête  chauve  apparaît  à  travers  la 
lucarne  d'un  cachot...  un  cri  de  désespoir  se  fait 
entendre... 

C'était  le  père  d'Henriette,  —  César  Faurye,  —  qui 
venait  de  voir  son  enfant  allant  au  supplice. 


10  BIOGRAPHIE 

Les  prisonniers  l'arrachèrent  à  ce  spectacle  horri- 
ble, et  le  vieillard  s'affaissa  anéanti. 

Bientôt  les  quatre  victimes  arrivaient  au  pied  de 
Téchafaud,  ou  plutôt  de  l'autel,  où  elles  allaient  être 
sacrifiées. 

Alors  une  religieuse  dit  à  Henriette  : 

—  Ma  sœur,  nous  n'avons  pas  fini  de  dire  nos  vê- 
pres. 

—  Eh  bien  !  répondit  la  courageuse  fille,  nous  les 
finirons  au  ciel. 

Le  bourreau,  surpris  de  tant  de  fermeté,  lui  dit  : 

—  Voyons,  Henriette,  tu  as  encore  le  temps,  — 
prête  le  serment  qu'on  exige,  et  ce  soir  tu  viens  sou- 
per avec  nous. 

—  Ce  soir  je  souperai  avec  les  anges,  répondit  la 
martyre  d'une  voix  solennelle  et  en  montant  les  mar- 
ches de  Téchafaud. 

En  ce  moment  une  rumeur  extraordinaire  se  fit 
au  milieu  de  la  foule,  dont  les  flots  pressés  s'écartè- 
tèrent...  et  tout  à  coup  une  jeune  fille  se  précipite 
près  de  l'échafaud  en  criant  : 

—  Henriette  ! . . 
C'était  Madeleine. 

Ignorant  la  condamnation  de  sa  sœur,  elle  arrivait 
de  Sérignan  à  son  heure  habituelle  de  midi. 
Henriette  avait  entendu  la  voix  de  Madeleine,  et 


DE  MONSEIGNEUR  HENRY  FARAUD.  Il 

du  haut  de  l'échafaud  elle  la  vit  pour  la  dernière 
fois. 

Alors  la  victime  parut  comme  transfigurée,  —  son 
front  semblait  entouré  d'une  auréole  divine. 

Elle  jeta  un  regard  d'amour  sur  cette  sœur  bien- 
aimée,  puis  levant  les  yeux  au  ciel  elle  lui  cria  : 

—  Adieu,  Madeleine,  —  embrasse  notre  mère... 
au  revoir  dans  les  deux  où  je  vais  l'attendre. 


VII 


Cette  jeune  fille,  qui  venait  d'assister  au  martyre 
de  sa  sœur,  qui  venait  d'être  témoin  de  tant  de 
vertus  et  de  tant  d'héroïsme,  —  Madeleine  Faurye, 
semblait  ainsi  destinée  par  la  Providence  à  mettre 
au  jour  un  enfant  qui  deviendra  apôtre,  un  enfant 
auquel  elle  donnera  le  nom  de  sa  tante  martyre,  et 
qui,  sentant  dans  ses  veines  couler  ce  sang  généreux, 
offrira  aussi  sa  vie  en  sacrifice  pour  le  triomphe  de 
la  religion. 


Cet  enfant,  ce  sera  Henry  Faraud. 

i 


12  BIOGRAPHIE 


VIII 


Henry  Faraud,  fils  de  Xavier  Faraud  et  de  Made- 
leine Faurye,  est  né  àGigondas,  département  de  Vau- 
cluse,  le  17  juin  1823  ;  il  est  le  plus  jeune  de  trois 
frères,  dont  l'un,  Eugène,  est  mort  il  y  a  peu  d'an- 
nées à  la  suite  d'une  cruelle  et  longue  maladie,  pen- 
dant laquelle  il  a  fait  preuve  d'une  résignation  et 
d'une  force  d'âme  qui  semble  héréditaire  dans  cette 
famille. 

Le  frère  aîné  de  Mgr  Henry  Faraud  est  actuelle- 
ment professeur  de  mathématiques  au  lycée  d'An- 
gers. 

On  dirait  que  Madeleine  Faurye  avait  le  pressen- 
timent des  destinées  réservées  au  plus  jeune  de  ses 
enfants,  lorsqu'elle  lui  donna  le  nom  d'HENRY  en 
souvenir  de  sa  sœur  Henriette. 

Henry  Faraud  demeura  dans  sa  famille  jusqu'à  un 
âge  assez  avancé.  Sa  mère  lui  donna  ses  premières 
leçons  ;  il  puisa  dans  le  sein  de  cette  femme  forte  ce 
caractère  énergique  qui  depuis  l'a  si  bien  servi  dans 
sa  carrière  apostolique.  Sa  mère  se  plaisait  à  lui  ra- 
conter le  dévouement  sublime  de  sa  tante  Henriette, 
et,  à  ces  émouvants  récits,  l'enfant  se  sentait  déjà 


DE   MONSEIGNEUR  HENRY  FARAUD.  i3 

dominé  par  le  désir  de  se  consacrer  au  service  de 
Jésus-Christ. 

Mais  ce  désir  était  encore  bien  vague  dans  cette 
jeune  âme,  c'était  une  étincelle  qui  couvait  sous  la 
cendre,  une  parole  de  sa  mère  devait  rallumer. 
Voici  le  fait  :  —  le  jeune  Henry  était  d'une  gaieté  et 
d'une  vivacité  extrêmes  qui  se  traduisaient  souvent 
en  légèretés,  et  ses  anciens  camarades  m'assurent 
qu'il  fut  souvent  le  promoteur  de  plus  d'une  espiè- 
glerie. 11  aimait  le  jeu  avec  passion,  —  laissant 
volontiers  ses  livres  et  ses  cahiers ,  pour  s'en  aller  cou- 
rir dans  la  montagne  ou  grimper  sur  les  arbres. 
Sa  pieuse  mère,,  prenant  ce  besoin  d'activité  et  de 
mouvement  pour  de  la.  dissipation,  lui  dit  un  jour  : 

—  Mon  fils,  si  tu  continues  à  agir  de  la  sorte,  tune 
feras  jamais  rien  de  bon. 

,     «  Ces  paroles,  —  m'a  dit  monseigneur  Faraud,  — 
«  me  frappèrent  au  cœur  et  me  firent  beaucoup 
«  réfléchir.  »  — 
«  Quelques  jours  après,  je  dis  à  ma  mère  : 

—  «  Je  n'ai  pas  oublié  vos  paroles,  je  veux  faire 
«  quelque  chose  de  bon.  Je  veux  être  un  homme. 

—  «  Puisqu'il  en  est  ainsi,  me  répondit-elle, 
«  puisque  la  grâce  t'a  touché,  consacre  ta  vie  à  celui 

«  qui  est  mort  pour  nous Écoute,  tu  étais  encore 

«  dans  mes  entrailles,  que  déjà  j'avais  le  pressenti- 


BIO 


«  ment  que  tu  te  ferais  prêtre;  le  jour  de  ta  nais- 
«sancejet'ai  offert  intérieurement  à  Dieu...  Viens 
«  donc,  mon  fils,  je  veux  aujourd'hui  te  consacrer 
«  à  lui  d'une  manière  solennelle. 

«  Ma  mère  me  conduisit  alors  à  l'église,  elle  me 
«  fit  agenouiller  à  côté  d'elle,  au  pied  de  la  croix, 
«  — etprenantune  de  mes  mains  dans  les  siennes, — 
<(  elle  pria...  et  à  mesure  qu'elle  priait,  je  sentais  au 
«  pressement  de  ma  main  combien  elle  devait  être 
«  ardente,  cette  prière  de  mère  ;  chaque  élan  de 
«  cette  belle  âme  m'était  communiqué  par  une 
«  nouvelle  étreinte  ;  —  puis  je  l'entendis  murmurer  : 

—   «  Mon  Dieu,  je  vous  offre  mon  enfant 

«  mon  Henry.....  acceptez-en  le  sacrifice qu'il 

«  fasse    un   jour     votre    gloire  0  ma   sœur 

((Henriette,  sainte  martyre sois  sa  protectrice 

«  dans  le  ciel donne-lui  ta  force.....  ta  piété , 

«  tes  vertus ton  courage 0  Marie,  acceptez- 

«  le  pour  votre  enfant. 

«  Et  à  mesure  que  j'entendais  ces  paroles,  entre- 
«  coupées  de  sanglots,  je  sentais  mon  âme  s'unir  à 
«  celle  de  ma  mère,  je  comprenais  l'immensité  du 
«  sacrifice. 

«  Quand  nous  sortîmes  de  l'église,  j'étais  devenu 
«  un  autre  être.  —  Je  venais  de  recevoir  un  second 
«  baptême le  baptême  des  larmes.  » 


DE   MONSEIGNEUR  HENRY  FARAUD.  1,'i 

A  dater  de  ce  jour,  la  vocation  d'Henry  Faraud 
est  décidée. 

Il  sera  Missionnaire. 


IX 


Henry  Faraud  n'était  encore  que  diacre,  lorsqu'il 
partit  pour  sa  lointaine  mission.  Ce  ne  fut  qu'à  Saint- 
Boniface,  un  an  après  son  départ,  qu'il  reçut  les  or- 
dres sacrés. 

Or,  depuis  ce  moment,  toutes  ses  heures  ont  été 
consacrées  à  son  œuvre  de  civilisation  et  d'huma- 
nité ;  —  pas  une  minute  n'a  été  perdue  par  cet  ar- 
dent missionnaire,  pour  faire  triompher  l'idée  chré- 
tienne au  milieu  des  peuplades  sauvages,  auxquelles 
il  a  su  inspirer  le  respect  et  l'amour.  Il  est  allé 
planter  la  croix  du  Rédempteur  au  milieu  des  dé- 
serts les  plus  reculés  du  Nouveau-Monde  ;  et  en  écou- 
tant les  récits  de  ses  étonnants  voyages,  que  de  fois 
je  me  suis  demandé  quels  sont  les  plus  grands  et 
les  plus  glorieux,  de  ceux  qui  découvrent  des  peuples 
ou  de  ceux  qui  vont  les  civiliser,  en  leur  enseignant  la 
loi  de  Jésus-Christ,  cette  loi  d'amour!  — que  de  fois 
je  me  suis  demandé  si  pour  conquérir  ou  civiliser  les 
barbares,  la  croix  n'est  pas  plus  puissante  que  l'épée  ! 


ÊÊÊ 

i6A      *^  BIOGRAPHIE 

Ce  que  le  missionnaire  a  fait  pendant  ces  dix-huit 
ans  passés  au  milieu  des  tribus  sauvages  du  Nou- 
veau Monde,  tient  presque  du  prodige;  voici  ce  qu'il 
écrivait  en  1859  à  M.  Fabre,  aujourd'hui  supérieur 
général  des  Oblats  : 

«  Il  s'est  passé  tant  de  lunes,  tant  de  saisons,  tant 
a  d'années  depuis  que  je  vous  ai  quitté,  que  je  serais 
«  bien  en  peine  s'il  me  fallait  vous  dire,  même  en 
«général,  tout  ce  que  j'ai  fait;  il  ya  pourtant  des 
«  choses  qui  ne  s'oublient  point,  ce  sont  les  mira- 
«  clés.  —  Comment,  en  effet,  ne  pas  faire  des  mira- 
«  clés,  après  avoir  eu  la  patience  de  souffrir  pendant 
«  treize  ans  de  tous  les  maux  possibles,  et  de  me 
«  trouver  encore  en  état  de  dompter  toutes  les  fati- 
«  gués,  toutes  les  privations,  tous  les  périls  ?  Le  plus 
«  grand  miracle  à  mes  yeux,  c'est  donc  moi-même 
«  qui  le  suis,  miracle  vivant  et  permanent.  — 
«  Comment,  en  effet,  supposer  que  j'aie  pu,  sansmi- 
«  racle,  rester  si  longtemps  dans  ces  sau\ages  con- 
«  trées,  sans  parents,  sans  amis,  le  plus  souvent 
«  seul?  » 

Rien  ne  dévoile  le  caractère  d'un  homme  comme 
sa  correspondance  intime;  c'est  dans  cette  lecture 
que  j'ai  puisé,  mon  admiration  pour  le  grand  cœur 
de  monseigneur  Faraud  :  que  d'élévation  dans  cet 
esprit,  que  d'amour  dans  cette  âme  !  Qu'on  meper- 


DE   MONSEIGNEUR   HENRY  FARAUD.  17 

mette  ces  mots,  à  moi  qui  le  connais  si  bien  et  qui 
l'aime  tant. 

Il  semble  que,  dans  ces  dix-huit  ans  passés  au  mi- 
lieu d'un  peuple  égoïste,  son  cœur  aurait  dû  se  dur- 
cir ,  que  son  âme,  faute  de  pouvoir  s'épancher, 
aurait  dû ,  se  repliant  sur  elle-même ,  devenir 
froide  comme  les  régions  glaciales  qu'il  avait  adoptées 

pour  patrie  nouvelle Eh  bien  !  non,  ce  cœur  ne 

s'est  jamais  refroidi  , cette  âme  est  restée  aimante. 

a  Je  suis  encore  aujourd'hui  tel  que  vous  m'a- 
«  vez  connu,  dit-il  dans  une  de  ses  lettres  ;  les  pluies, 
«  les  vents,  les  tempêtes,  ne  peuvent  rien  contre  l'é- 
a  difîce,  basé  sur  la  charité,  que  j'ai  élevé  dans  mon 
«  cœur  à  ceux  que  j'ai  connus  et  aimés.  » 

Depuis  deux  ans,  M.  Henry  Faraud  remplissait 
les  fonctions  d'évêque,  lorsqu'en  1864  il  fut  ap- 
pelé en  France  par  le  souverain  Pontife,  pour  rece- 
voir la  consécration  épiscopale. 

Il  a  été  sacré  à  Tours,  le  30  novembre  1864,  évê- 
que  d'Anemour  in  partions. 


X 


Monseigneur  Henry  Faraud  est  bien  l'image  de 
l'apôtre  ;  sa  physionomie  douce  et  sympathique 
vous  séduit  de  prime  abord.  L'étude  approfondie 


18  BIOGRAPHIE. 

des  langues  sauvages,  —  langues  singulièrement 
exactes,  —  a  donné  à  son  esprit  une  tournure  es- 
sentiellement positive.  Dans  ses  discours,  comme 
dans  ses  conversations,  ce  qui  le  distingue  surtout, 
c'est  la  justesse  de  l'expression. 

Doué  d'une  force  corporelle  considérable,  d'une 
santé  robuste,  il  a  pu  supporter  les  plus  grandes 
fatigues  et  surmonter  les  plus  grands  obstacles. 

Sa  morale  est  sévère,  mais  éclairée  ;  son  esprit  est 
grand  et  ne  plane  que  sur  les  cimes  ;  le  vrai  est  sa 
passion  ;  son  extérieur  ouvert,  son  rire  franc,  son 
regard  lumineux,  tout  indique  combien  l'hypocrisie, 
la  bassesse  et  le  mensonge  doivent  lui  être  odieux. 
Tous  ses  désirs,  toutes  ses  pensées,  toutes  ses  aspira- 
tions se  traduisent  par  un  mot  :  dévouement. 

11  est  d'une  extrême  bonté,  d'un  grand  bon  sens, 
d'une  charité  sans  bornes  ;  il  a  une  activité  fébrile; 
chez  lui  la  pensée  se  manifeste  spontanément  par 
l'action,  —  l'action  est  son  besoin  constant,  et  son 
aptitude  à  tout  saisir  peut  lui  permettre  de  tout  en- 
treprendre. 

Il  a  un  talent  d'imitation  remarquable  :  Gall  lui 
aurait  trouvé  la  bosse  de  la  constructivité . 

Dieu,  en  lui  donnant  les  vertus  de  l'apôtre,  a  fait 
tourner  à  sa  gloire  les  dons  heureux  que  la  nature 
lui  a  prodigués. 


DE   MONSEIGNEUR  HENRY  FARAUD.  19 


XI 


Après  dix-huit  ans  d'absence,  Monseigneur  Fa- 
raud a  donc  pu  revoir  son  pays,  il  a  pu  revoir  la 
maison  où  était  née  sa  noble  mère,  morte  de  douleur 
peu  de  temps  après  son  départ  ;  cette  maison,  d'où 
Henriette  Faurye,  sa  tante,  avait  été  arrachée  par 
les  égorgeurs  de  1793. 

Oh  !    quelles  émotions  dut  éprouver  cette  âme 

sensible  à  l'aspect  du  village  de  Sérignan,  où  tout 

lui  rappelait  de  si  cruels  souvenirs;  mais  il  allait  y 

retrouver  une  famille,  lui  qui  en  avait  été  privé  si 

longtemps,  et  cette  douce  pensée  semblait  seule  se 

# 
refléter  sur  son  noble  visage. 

Voici  les  vers  que  j'écrivis  à  cette  occasion,  et 

que  lui  récita  ma  fille  au   moment  de  son  arrivée  : 


Soyez  le  bienvenu  dans  cet  humble  village, 
Qui  vous  a  vu  jadis  encore  tout  petit, 
Où  vous  avez  joué  quand  vous  aviez  mon  âge  : 
C'est  ma  mère  qui  me  Fa  dit. 

Ma  mère  m'a  parlé  de  ce  jour  de  tristesse, 
Où  votre  mère  en  pleurs  vous  vit  partir  pour  Dieu  ; 
De  son  dernier  regard,  sa  dernière  caresse, 
Hélas  !  de  son  dernier  adieu  ! 


20  BIOGRAPHIE. 

Or,  vous  partiez  alors  pour  des  rives  lointaines  ; 
Vous  alliez  conquérir,  — jeune  et  vaillant  conscrit. 
Non  pas  des  nations,  comme  les  capitaines, 
Mais  des  âmes  à  Jésus-Christ. 

Depuis,  combien  de  fois,  le  soir,  dans  nos  veillées, 
Ma  mère  a  prononcé  ce  joli  nom  :  Henry  ! 
Et  que  de  fois,  depuis,  moi-même  émerveillée, 
J'ai  prononcé  ce  nom  chéri  ! 


II 


On  m'a  fait  le  récit  de  vingt  ans  d'existence 
Au  milieu  des  déserts,  là-bas....  bien  loin....  bien  loin.. 
Où  de  plus  d'un  péril,  de  plus  d'une  souffrance, 
Vous  n'eûtes  que  Dieu  pour  témoin; 

Alors  que  vous  alliez  dans  les  steppes  profondes, 
Armé  de  la  parole  et  guidé  par  la  foi, 
A  des  peuples  épars  au  sein  des  nouveaux  mondes 
Prêcher  une  nouvelle  loi  ; 

Quand  vous  alliez  planter  au  milieu  des  peuplades 
De  la  religion  le  flamboyant  drapeau, 
Que  vous  voyiez  alors  tous  ces  êtres  nomades 
Saisis  du  spectacle  nouveau  ; 

Quand  vous  faisiez  couler  l'eau  sainte  du  baptême 
Sur  l'enfant,  le  vieillard,  surpris  à  votre  voix,    . 
Et  qu'à  tous  leurs  faux  dieux  lançant  votre  anathème, 
Vous  leur  montriez  la  croix. 

Oh  !  que  d'esprits  obscurs  vous  doivent  la  lumière  ! 
Oh  I  que  d'êtres  sauvés  qui  vous  doivent  les  cieux  ! 
Apôtre  de  la  hutte,  ange  de  la  chaumière, 
Vous  avez  fait  bien  des  heureux. 

Car  vous  avez  versé  le  baume  salutaire 
Dans  plus  d'un  pauvre  cœur  que  vous  voyiez  souffrir; 
Vous  avez  ramassé  dans  votre  robe  austère 
L'enfant  qui  s'en  allait  mourir. 


DE  MONSEIGNEUR  HENRY  FARAUD.  21 

Vous  avez  écouté  les  angoisses,  les  plaintes 
De  bien  des  malheureux  dans  les  glaces  perdus  ; 
Vous  avez  ranimé  bien  des  flammes  éteintes, 
Bien  des  courages  abattus. 

Vous  avez  ramené  bien  des  brebis  errantes, 
0  pasteur  vigilant,  au  bercail  du  Seigneur; 
Vous  avez  arraché  des  épines  sanglantes 
Du  fond  de  bien  des  cœurs. 

Vous  avez  fait  briller  comme  un  céleste  phare, 
Le  flambeau  radieux  de  la  divinité  ; 
Vous  avez  élevé  prés  du  temple  barbare 
Le  temple  de  l'humanité. 

Ah  !  soyez  donc  béni  sur  la  terre  à  toute  heure  ! 
Ah  I  soyez  donc  béni  par  les  cieux  triomphants  ! 
Par  tout  ce  qui  sourit,  qui  rayonne  ou  qui  pleure  : 
Les  anges,  les  vieillards  et  les  petits  enfants. 


XII 


A  l'heure  où  j'écris  ces  lignes,  Monseigneur  Fa- 
raud est  reparti  pour  son  lointain  vicariat ,  il 
retourne  au  milieu  des  tribus  sauvages,  pour  com- 
pléter son  œuvre  de  civilisation  et  d'humanité. 
—  L'idée  qui  le  préoccupe  aujourd'hui,  —  le  but 
qu'il  se  propose,  c'est  de  créer  là-bas  des  maisons 
de  refuge  pour  les  enfants  et  les  vieillards,  que  la 
barbarie,  poussée  par  la  misère,  laisse  mourir  ou 
égorge  parfois.  —  Ce  but  digne  de  sa  grande  âme, 


22  BIOGRAPHIE  DE  MONSEIGNEUR  HENRY  FARAUD. 

il  l'atteindra,  son  opiniâtreté  pour  le  bien  m'en 
donne  la  certitude. 

Pendant  son  court  séjour  en  France,  Monseigneur 
Faraud  a  visité  la  plupart  des  diocèses,  et  partout 
il  a  reçu  des  témoignages  de  sympathie,  des  encou- 
ragements et  des  secours. 

Tous  ceux  qui  ont  pu  apprécier  son  noble  carac- 
tère, tous  ceux  qu'il  a  édifiés  par  sa  piété,  par  ses 
vertus,  feront  des  vœux  et  des  prières  pour  l'héroï- 
que apôtre,  qui  retourne  dans  les  déserts  du  Nouveau 
Monde  avec  la  consolation  d'avoir  laissé  dans  la 
mère  patrie  des  cœurs  aimants  qui  se  souviendront 
de  lui. 


DIX-HUIT  ANS 

CHEZ  LES  SAUVAGES 

PREMIÈRE  PARTIE 

VOYAGES  ET  MISSIONS 

DANS    L'EXTRÊME    NORD    DE    L'AMÉRIQUE    BRITANNIQUE 


DE  MARSEILLE  A  LA  RIVIERE  ROUGE 


CHAPITRE  PREMIER 

Le  départ.  —  New- York.  — Montréal.  —  Rencontre  de  M.  de 
Luto.  —  Arrivée  à  Saint-Paul.  —  Le  missionnaire  forme  sa 
caravane.  —  A  travers  les  prairies.  —  Fausse  alerte.  —  Arri- 
vée à  Saint-Boniface. 

I 

Je  suis  parti  de  Marseille  le  3  juin  1846,  j'avais 
alors  vingt-trois  ans,  mon  cœur  était  enflammé 
par  le  désir  de  conquérir  des  âmes  à  Dieu,  mon 
esprit   était  avide  de  connaître  ces  pays  du  Nou- 


24  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

veau  Monde  où  une  voix  intérieure  semblait  m'ap- 
peler.  La  foi  est  si  vive,  l'espérance  est  si  douce,  et  la 
volonté  si  ferme  à  ce  bel  âge  de  vingt-trois  ans,  que 
je  me  rappelle  avec  délices  ce  jour  du  départ  où, 
joyeux  et  presque  fier  de  ma  sainte  mission,  je  m'é- 
loignai de  ma  patrie  et  de  mes  frères  pour  aller  cher- 
cher au  loin  une  autre  patrie  et  d'autres  frères; 
parfoisle  souvenir  de  ma  mère,  que  j'avais  laissée  là- 
bas  dans  mon  petit  village,  se  retraçant  à  ma  mémoire, 
une  larme  de  regret  humectait  mes  paupières;  mais 
aussitôt  la  pensée  du  devoir  venait  retremper  mon 
courage,  et  alors  j'aurais  voulu  que  le  navire  eût  des 
ailes  pour  m'emporter. 

La  mer  était  calme,  le  ciel  était  pur,  —  tout  rayon- 
nait autour  de  moi  et  au  dedans  de  moi. 

Le  9  août,  après  une  heureuse  navigation  de  qua- 
rante-huit jours,  je  touchai  à  New- York,  et  le  lende- 
main je  partais  pour  Montréal,  où  j'arrivai  deux  jours 
après. 

II 

Montréal,  fondée  en  1641 ,  est  aujourd'hui  la  pre- 
mière ville  du  Canada  sous  le  rapport  de  la  popula- 
tion, qui  ne  compte  pas  moins  de  quatre-vingt  mille 
âmes. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  2o 

Là,  je  me  crus  tout  à  coup  transporté  dans  une  ville 
française  ;  et,  en  effet,  tout  dans  cette  cité,  devenue  si 
florissante  malgré  toutes  les  luttes  qu'elle  a  suppor- 
tées, ne  me  rappelait-il  pas  la  mère  patrie? 

Je  savais  l'histoirede  ce  pays,  qui, depuis  1534,  épo- 
que de  sa  découverte  par  Jacques  Cartier,  —  un  Fran- 
çais, —  jusqu'en  1761 ,  époque  où  il  devint  une  dé- 
pendance anglaise,  —  avait  combattu  sans  relâche 
pour  conserver  sa  première  nationalité. 

Je  voyais  donc,  dans  cette  population  intelligente, 
les  descendants  de  ces  anciens  colons  français,  que 
nous  avons,  hélas  !  délaissés  si  longtemps.  Je  foulais 
avec  bonheur  cette  terre  qui  avait  été  la  France,  et 
d'où  étaient  partis  les  premiers  missionnaires  qui 
ont  évangélisé  ces  contrées. 

Mais  Montréal  n'était  pas  le  but  de  mon  voyage; 
ma  première  halte  devait  être  à  Saint- Boniface;  c'est 
là  que  je  devais  faire  mon  noviciat  de  missionnaire, 
mon  apprentissage  de  voyageur. 


III 


Saint-Boniface  est  le  pied-à-terre  de  tous  les  mis- 
sionnaires qui  ont  visité  la  baie  d'Hudson,  depuis 
la  conquête  du  Canada  par  les  Anglais. 


26  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

De  Montréal  à  Saint-Boniface  il  n'y  a  pas  moins 
de  huit  cents  lieues  ;  mais  mon  ardeur  ne  calculait 
pas  les  distances,  —  et  le  25  août,  c'est-à-dire  huit 
jours  environ  après  mon  arrivée,  je  m'embarquai 
sur  le  lac  Ontario. 

Ce  lac,  élevé  de  672  mètres  au-dessus  du  niveau  de 
l'Océan,  a  environ  800  kilomètres  de  circuit;  c'est  un 
des  plus  beaux  fleuves  et  des  plus  facilement  naviga- 
bles du  Canada. 

Ce  ne  fut  cependant  pas  sans  une  certaine  émotion, 
que  je  mis  le  pied  sur  le  vapeur  qui  devait  me  trans- 
porter si  loin.  J'étais  seul  de  Français  au  milieu  d'une 
cinquantaine  de  passagers  aux  allures  peu  cordiales, 
et  dont  je  ne  comprenais  pas  les  diverses  langues  ; 
mais  j'étais  sûr  du  respect  de  tous,  avec  ma  robe  de 
prêtre  et  ma  croix  de  missionnaire. 

Le  soir  de  la  deuxième  journée  nous  touchâmes 
à  Gallena,  petite  ville  située  sur  le  bord  d'une 
rivière  dont  elle  porte  le  nom.  —  Là,  une  grande 
joie  m'attendait  :  une  famille  chrétienne  du 
Canada,  la  seule  qui  habitât  cette  cité,  ayant  connu 
mon  arrivée,  vint  me  chercher,  et  je  passai  auprès 
d'elle  une  soirée  délicieuse. 

Le  lendemain  je  m'embarquai  sur  le  Mississipi  et 
je  fis  voile  pour  Saint-Paul,  petite  ville  située  sur 
le  bord  de  ce  fleuve. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  27 


IV 


Saint-Paul  n'était  composé,  à  cette  époque,  que  de 
quelques  cabanes  de  pêcheurs  et  de  chasseurs;  au- 
jourd'hui cette  paroisse  compte  dix-huit  mille  âmes, 
et  tend  chaque  année  à  s'accroître  davantage. 

Dans  le  vapeur  se  trouvait  M.  de  Luto,  fils  du 
premier  Français  qui  ait  habité  cette  ville,  qu'il  a,  on 
peut  dire,  fondée.  Ce  fut  là  pour  moi  une  rencontre 
bien  douce,  à  une  pareille  distance  delà  France;  il 
me  semblait  voir,  dans  ce  compagnon  de  route,  un 
frère qu  e  la  Providence  m'avait  réservé,  comme  pour 
me  dire  que  la  France  catholique  est  partout. 

M.  de  Luto  me  donna  des  détails  sur  les  lieux  que 
nous  traversions,  il  me  parla  beaucoup  des  mission- 
naires. 

«  Malheureusement,  me  disait-il,  l'Europe  ne  se 
«  doute  pas  assez  du  bien  immense  que  pourraient 
«  faire  ici  les  missions,  si  nous  en  avions  en  plus 
«  grand  nombre,  et  si  elles  avaient  plus  de  moyens 
«pécuniaires.  — Seul,  le  catholicisme  pourrait  ré- 
«  générer  ces  peuples,  que  la  barbarie  tend  à  faire 
«  disparaître  du  monde.  » 

Ces  paroles  enflammaient  mon  ardeur. 


28  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

Enfin,  après  une  heureuse  navigation  de  trois 
jours,  nous  arrivâmes  à  Saint-Paul,  où  je  quittai 
mon  bienveillant  compagnon,  qui  désormais  était 
un  ami  pour  moi. 

J'eus  encore  la  consolation  de  trouver  là  un  ami, 
dans  la  personne  du  seul  missionnaire  qui  alors  évan- 
gélisât  ces  vastes  contrées.  C'était  M.  Raoux,  actuel- 
lement grand-vicaire  de  Monseigneur  Grâce,  évêque 
de  Saint-Paul. 


11  y  avait  environ  deux  mois  que  j'avais  quitté 
la  France;  jusqu'à  ce  moment,  j'avais  voyagé  assez 
commodément,  sur  les  vapeurs  de  la  compagnie  de 
la  baie  d'Hudson;  mais  aujourd'hui  ,  pour  me 
rendre  à  Saint-Boni  face,  j'avais  à  traverser  des  dé- 
serts et  des  prairies  immenses.  J'allais  me  trouver 
enfin  en  plein  pays  des  sauvages. 

Je  demeurai  trois  semaines  environ  à  Saint-Paul, 
le  temps  de  former  une  caravane  et  de  chercher  un 
guide,  puis  nous  partîmes  sur  des  charrettes  traî- 
nées par  des  bœufs. 

Notre  caravane  se  composait  de  Canadiens  et  de 
sauvages  métis.  La  plupart  de  mes  compagnons 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  20 

avaient  reçu  le  baptême,  et  j'étais  en  sûreté  au  mi- 
lieu d'eux. 


Nous  étions  en  route  depuis  deux  jours  à  peine,  que 
la  neige  commençait  déjà  à  blanchir  le  sol,  un  vent 
froid  aveuglait  les  bœufs  et  les  arrêtait  souvent;  le  hui- 
tième jour,  à  la  nuit  tombante,  nous  débarquions  à 
l'Ile  au  Corbeau,  où,  pour  la  première  fois,  je  dus 
coucher  sur  la  neige;  mais  arrivé  là,  le  guide  nous 
signifia  qu'il  ne  voulait  plus  faire  un  pas  en  avant, 
de  peur  des  sauvages.  En  effet,  à  peine  étions-nous 
en  repos,  que  près  de  trois  cents  sauvages,  en  état  d'i- 
vresse, nous  environnèrent  en  hurlant. 

J'avoue  que  j'eus  quelque  frayeur;  mais  j'étais 
certain  que  Dieu  veillait  sur  son  missionnaire. 

Quand  le  jour  fut  venu,  les  sauvages,  qui  avaient 
hurlé  et  fait  des  libations  toute  la  nuit,  s'approchè- 
rent de  notre  caravane,  mais  avec  des  dispositions 
peu  hostiles  en  apparence.  Celui  qui  paraissait  être 
leur  chef  s'approcha  de  moi,  et,  avec  force  gestes,  il 
me  fit  comprendre  qu'il  voulait  que  j'allasse  boire 
avec  eux  :  un  métis  de  nos  compagnons,  qui  com- 
prenait la  langue  sauvage,  eut  beau  lui  dire  que  le 
père  ne  buvait  point  de  liqueur  forte,  l'enragé  sau- 


# 


30  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

vage  fut  si  opiniâtre  dans  son  idée,  que,  bon  gré, 
malgré,  pour  couper  court  à  sa  pantomime,  j'accé- 
dai à  ses  désirs,  et,  prenant  la  chose  en  plaisanterie, 
je  lui  fis  dire  par  mon  interprète  improvisé  que  je 
boirais  à  sa  santé. 

Le  sauvage,  flatté  de  la  condescendance  du  père, 
se  retira  parmi  les  siens  ;  quelques  instants  après,  je 
me  dirigeais  vers  le  groupe  des  sauvages ,  et  je  tenais  la 
promesse  que  j'avais  faite  à  leur  chef.  Enfin,  ces  voi- 
sins incommodes  disparurent;  ils  se  contentèrent 
de  nous  voler  deux  bœufs.  —  Dieu  soit  loué,  me 
dis-je  quand  ils  furent  partis,  voilà  une  rencontre 
qui  est  d'un  bon  augure  pour  moi.  J'ai  vu  les  sauva- 
ges, j'ai  fraternisé  avec  eux,  j'ai  bu  à  leur  santé î... 

Nous  restâmes  quatre  jours  à  Vile  au  Corbeau, 
n'osant  plus  aller  en  avant,  de  peur  de  plus  fâcheuses 
rencontres,  lorsqu'enfîn  arriva  une  autre  caravane 
venant  de  Saint-Louis,  et  nous  nous  remîmes  en 
route  avec  elle. 

Trois  jours  après,  et,  au  moment  où  nous  venions 
de  dételer  nos  bœufs,  nous  fûmes  épouvantés  par 
une  nouvelle  alerte. 

—  Les  Sioux,  les  Sioux  !  —  crièrent  nos  guides. 

Les  Sioux  sont  les  plus  méchants  de  tous  les 
sauvages  de  ces  contrées. 

Aussitôt  toutes  les  charrettes  sont  mises  en  rond, 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  31 

comme  pour  nous  en  faire  des  remparts,  —  nos 
voyageurs  armés  se  placent  au  milieu,  prêts  à  faire 
bonne  contenance  ;  toute  la  nuit  la  caravanefut  sur 
pied  de  guerre;  mais  au  lever  du  soleil,  nous  ne  vî- 
mes pas  trace  de  sauvages. 

C'était  une  fausse  alerte. 

Nous  reprîmes  alors  notre  marche  à  travers  les 
bois  et  les  prairies,  satisfaits  d'en  avoir  été  quittes 
pour  la  peur. 


VII 


Jusqu'à  ce  moment,  je  n'avais  couru  aucun  dan- 
ger réel,  lorsque,  le  surlendemain,  un  accident  au- 
quel je  ne  m'attendais  pas,  n'ayant  souoi  que  de  la 
rencontre  des  Sioux,  me  rappela  que  le  danger  est 
souvent  où  nous  le  voyous  le  moins. 

A  un  passage  appelé  Détroit  des  Deux  Lacs,  la  char- 
rette sur  laquelle  j'étais  monté  versa,  mais  si  préci- 
pitamment et  d'une  manière  si  complète,  que  je  fus 
précipité  la  tête  la  première  au  centre  d'un  bour- 
bier; un  instant  je  crus  que  j'allais  être  étouffé, 
ayant  sur  moi  la  charrette  chargée  de  plus  de  huit 
cents  livres.  Un  enfant  qui  suivait  l'attelage  criait  : 

—  Le  père  est  perdu,  —  le  père  est  perdu  ! 

—  Non,  le  père  n'est  pas  perdu,  pensais-je,  — 


32  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

celui  qui  m'envoie  me  soutiendra  et  me  sauvera. 

Et,  faisant  un  suprême  effort,  je  parvins  à  soulever 
le  poids  énorme  qui  pesait  sur  moi.  Avant  que  les 
voyageurs  eussent  accouru  à  la  voix  de  l'enfant,  je 
me  trouvais  debout,  à  côté  de  la  charrette. 

Ici,  je  dus  remercier  Dieu  de  m'avoir  donné  en 
partage  une  grande  force  corporelle. 

Enfin,  le  8  novembre,  c'est-à-dire  cinq  mois 
depuis  mon  départ  de  France  et  trois  mois  depuis 
mon  départ  de  Saint-Paul,  j'arrivai  à  Saint-Boni  face, 
sur  la  Rivière-Rouge,  où  je  fus  reçu  par  Monseigneur 
Provencher,  premier  évêque  de  cette  résidence. 


CHAPITRE  II 

La  Rivière-Rouge.  —  Séjour  à  Saint-Boniface.  —  M.  Bellecourt, 
prêtre  canadien,  donne  à  Henry  Faraud  les  premières  notions 
de  la  langue  des  Sauteux.  —  Première  mission.  —  Scène  de 
magie  chez  les  sauvages  Sauteux.  —  Comment  on  devient  ma- 
gicien. —  Pourquoi  le  missionnaire  ne  peut-il  convertir  aucun 
sauvage  ?  —  Cupidité  des  Sauteux. 


I 


Le  pays  qu'arrose  la  Rivière-Rouge,  dans  tout  son 
parcours,  était  autrefois  occupé  par  les  Sioux  (Son- 
ans).  —  Les  Assiniboines  (Aissnipouans) ,  Sioux  des 
rochers,  tribu  delà  même  nation,  avaient  pour  terre 
celle  que  traverse  la  rivière  Assiniboine,  qui  porte 
leur  nom,  et  dont  l'embouchure  dans  la  Rivière- 
Rouge  se  trouve  à  18  lieues  du  lac  Ouinipig  [eau 
sale)  \  au  49°  53'  de  latitude  et  au  99°  20'  15"  de 
longitude  du  méridien  de  Paris. 

1  Les  sauvages  appellent  ce  lac  Ouinipig,  à  cause  de  son  eau 
qui  contient  une  petite  mousse  v,erte,  qui  la  rend  désagréable  à 
boire;  elle  est  loin  d'avoir  la  limpidité  des  eaux  des  autres  lacs. 

3 


34  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

La  colonie  de  la  Rivière-Rouge  fut  fondée,  en 
1811,  par  lord  Selkirck,  qui  y  envoya  plusieurs  fa- 
milles de  cultivateurs  écossais.  —  Quelques  familles 
de  Canadiens,  attirées  par  ses  promesses  avanta- 
geuses, s'y  rendirent  aussi  à  cette  époque. 

Mais,  en  l'absence  de  toute  morale  et  de  tout  frein 
religieux,  ces  colons  tombèrent  bientôt  dans  l'abru- 
tissement le  plus  complet  et  la  misère  la  plus  grande. 

En  1818,  c'est-à-dire  sept  ans  après  la  fondation 
de  Ici  colonie,  lord  Selkirck  comprit  que,  pour  arri- 
ver à  ses  fins,  il  ne  suffisait  point  d'employer  les 
moyens  matériels,  mais  qu'il  fallait  surtout  la  reli- 
gion :  l'expérience  des  premières  années  l'en  avait 
convaincu.  C'est  pourquoi  il  s'adressa  àl'évêque  de 
Québec,  pour  avoir  des  prêtres. 

Monseigneur  J.-O.  Plessis,  qui  occupait  alors  le 
siège  épiscopal  de  cette  ville,  envoya  M.  l'abbé  Pro- 
vencher,  comme  chef  de  la  Mission,  avec  le  titre  de 
vicaire  général.  M.  l'abbé  Dumoulin  lui  fut  adjoint. 

Ces  missionnaires  étaient  tous  deux  Canadiens, 
d'origine  française. 

Partis  de  Montréal  le  19  mai  1818,  ils  débarquè- 
rent au  fort  Douglass  le  16  juin,  et  commencèrent 
leur  œuvre  civilisatrice. 

Ils  trouvèrent  un  peuple  profondément  démora- 
lisé, mais  qui  heureusement  n'était  pas  impie. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  3o 

La  vue  des  prêtres  canadiens  rappela  aux  hom- 
mes le  souvenir  du  pays  natal,  ils  les  reçurent 
comme  des  envoyés  de  Dieu  ;  les  femmes  et  les  en- 
fants, qui  n'en  avaient  jamais  vu,  mais  qui  en  avaient 
entendu  parler,  ne  leur  témoignèrent  pas  moins 
de  vénération. 

Aujourd'hui,  grâce  à  l'influence  civilisatrice  du 
christianisme,  grâce  au  zèle  des  missionnaires,  ce 
peuple  s'est  relevé  de  son  long  abaissement,  il  est 
devenu  moral  et  religieux,  et,  au  point  de  vue  ma- 
tériel, il  n'a  rien  à  envier  aux  autres  colonies. 


Il 


Lorsqu'on  arrive  à  la  colonie  fondée  par  lord 
Selkirck  par  la  voie  de  l'est,  et  que  l'on  sort  du  lac 
Ouinipig,  pour  prendre  l'embouchure  de  la  Rivière- 
Rouge1,  on  entre  dans  une  contrée  dont  l'aspect 
est  tout  différent  de  celle  qu'on  vient  de  quitter  :  au 
lieu  d'épaisses  forêts,  de  rochers,  de  nombreux  lacs 

1  Les  sauvages  appellent  cette  rivière  Miskouagami-Oaissi- 
ping  (eau  ensanglantée),  à  cause  d'un  combat  qui  fut  livré  sur  les 
bords  du  lac  Rouge,  entre  les  Sioux  et  les  Sauteux:  le  sang  des 
combattants  coula  dans  ses  eaux,  et  ils  appelèrent  eau  ensan- 
glantée, le  lac  et  la  rivière  qui  y  prend  une  de  ses  sources;  ce 
que  les  Français  ont  traduit  par  lac  Rouge  et  Rivière-Rouge, 


36  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

et  de  rivières  dont  la  navigation  est  souvent  inter- 
rompue par  des  cascades,  on  entre  dans  une  plaine 
immense  qui  se  déroule,  dans  la  direction  de  l'ouest, 
jusqu'aux  montagnes  Rocheuses,  et  s'étend,  dans 
celle  du  sud-ouest,  jusqu'au  Missouri,  coupée  seu- 
lement par  quelques  cours  d'eau,  à  pente  insensible. 
Cette  contrée  forme  une  vaste  prairie,  partout  le 
sol  y  est  fertile.  —  C'est  comme  un  océan  de  terres 
où  la  vue  n'est  bornée  que  par  quelques  bou- 
quets de  bois  épars  çà  et  là,  qui  apparaissent  sem- 
blables à  des  îles. 


III 


Je  demeurai  à  Saint-Boniface  jusqu'au  mois  de 
juin  de  l'année  suivante  :  j'employai  ces  sept  mois 
de  repos  à  m'inilier  aux  usages  du  pays,  à  en  étu- 
dier les  mœurs.  M.  Bellecourt,  un  prêtre  canadien 
d'un  grand  talent  et  de  beaucoup  devertu,  s'occupa 
de  me  donner  les  premières  notions  de  la  langue 
des  Sauteux. 

Enfin,  au  mois  de  juin,  j'obtins,  de  Monseigneur 
Provencher,  de  débuter  dans  ma  carrière  apostoli- 
que. 

Je  partis  donc,  malgré  mon  inexpérience,  mais 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  37 

confiant  dans  la  grâce  de  Dieu  et  la  protection  de 
Marie. 


IV 


Un  canot  m'attendait  sur  les  bords  de  la  Rivière- 
Rouge,  et  le  jour  paraissait  à  peine,  que  déjà  nous 
avions  quitté  le  rivage.  Le  lendemain  nous  traversions 
le  lac  Ouinipig,  et  la  deuxième  journée  nous  arri- 
vions au  fort  Alexandre.  Je  trouvai,  à  ce  fort,  sept  ou 
huit  cents  sauvages,  en  train  de  faire  de  la  magie. 

Les  sauvages  ont  une  foi  aveugle  dans  leur  magi- 
cien Maékikiwiyiniwok,  —  homme  de  médecine  ou 
homme  religieux,  ce  qui  pour  eux  est  synonyme. 

Voici  comment  se  forment  ces  religieux  : 

Quand  un  jeune  sauvage  veut  devenir  magicien,  il 
va  dans  une  forêt,  il  se  couche  et  reste  là  sans  man- 
ger, jusqu'à  ce  que  la  faiblesse  lui  amène  le  rêve; 
aussitôt  la  fin  de  son  premier  rêve,  s'il  a  vu  ou  cru 
voir  la  Divinité,  il  retourne  parmi  les  siens  et  il  est 
proclamé  Maèkikiwiyiniwok . 

A  mon  arrivée  au  fort  Alexandre,  j'étais  donc 
témoin  d'une  scène  de  magie,  ce  qui  consiste  à 
battre  du  tambour,  pour  éloigner  les  mauvais  es- 
prits. Ce  fut  parmi  ces  sauvages  un  tintamarre  ex- 
traordinaire  pendant  plus  de  vingt- quatre  heures; 


38  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

quand  le  calme  fut  rétabli  parmi  eux,  ma  jeune 
ardeur  se  ralluma  et  je  les  haranguai. 

Ma  harangue  terminée,  le  Maékikiwiyiniwok,  pre- 
nant son  ton  le  plus  grave,  me  dit  : 

—  Comment  veux-tu  que  nous  te  croyions,  tu  es 
un  enfant,  tu  ne  sais  pas  parler.  Nous  te  promet- 
tons bien  de  ne  jamais  nous  convertir. 

Il  y  a  dix-sept  ans  de  cela,  et  ils  ont  tenu  parole. 

Peu  satisfait  de  mon  début,  je  repartis  sur  la 
rivière  Alexandre  et  j'arrivai  le  soir  au  Portage  * 
du  Rat,  situé  entre  deux  grands  rochers  de  granit 
et  près  d'une  immense  chute.  J'avais  déjà  pour  la 
première  fois  couché  sur  la  neige,  —  là,  pour  la 
première  fois,  je  couchai  sur  le  granit. 


Le  lendemain  nous  traversions  le  lac  du  Bonnet, 
nous  remontions  la  rivière  Blanche,  et  après  plu- 
sieurs portages,  le  soir,  nous  campions  sur  la  grève, 
où  nous  passâmes  la  nuit.  —  Cette  nuit-là,  je  fis 
connaissance  avec  les  moustiques,  seuls  habitants  de 

1  Ce  qui  est  cause  de  ce  nom  de  portage,  c'est  qu'arrivé  à 
une  chute,  il  faut  tirer  le  canot  à  lerre  et  le  porter  dans  la  ri- 
vière ou  le  lac  par  lequel  on  doit  continuer  sa  route. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  39 

ces  contrées  avec  lesquels  depuis  je  n'aie  jamais  pu 
me  familiariser. 

Nous  arrivâmes  un  jour  après  à  la  jonction  de  la 
rivière  la  Pluie  avec  la  rivière  Salle,  où  se  trouvait 
une  petite  église  bâtie  deux  ou  trois  ans  auparavant 
par  M.  Bellecourt. 

Les  sauvages  Sauteûx,  qui  habitaient  dans  cet  en- 
droit, me  reçurent  avec  acclamations,  —  ce  qui  rem- 
plit mon  âme  de  l'espérance  d'en  convertir  quelques- 
uns.  Je  me  logeai  dans  l'église. 

Le  dimanche  venu,  je  sonnai  la  cloche  pour  ap- 
peler les  sauvages  ;  mais  pas  un  n'arriva,  et  je  dis 
ma  messe  malgré  le  manque  complet  d'auditeurs. 
Le  dimanche  après,  espérant  être  plus  heureux,  je 
sonnai  de  nouveau  ;  à  cette  seconde  tentative,  je  vis 
entrer  à  l'église  un  vieillard,  une  vieille  femme  et 
quatre  enfants.  Mon  enthousiasme  commençait  à  se 
refroidir  singulièrement  ;  après  ma  messe,  je  prêchai 
néanmoins  à  mes  six  auditeurs.  Mais,  ô  déception!  le 
vieillard  était  sourd  et  la  vieille  femme  aveugle. 

Alors  je  voulus  savoir  pourquoi  les  sauvages,  qui 
m'avaient  si  bien  accueilli,  ne  venaient  pas  au  son  de 
la  cloche,  et  j'allai  hardiment  les  trouver  à  leurs 
tentes. 

Je  m'expliquai  leur  absence  :  je  les  trouvai  en  train 
de  faire  un  sacrifice. 


40  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

Ces  sacrifices  consistent  à  immoler  un  chien  au 
diable,  pour  qu'il  ne  leur  fasse  pas  de  mal,  et  un  ani- 
mal plus  noble,  —  ce  jour-là  c'était  un  renne, —  à 
Dieu,  pour  qu'il  leur  fasse  du  bien. 

Je  m'adressai  au  chef,  au  Anikawabang ,  nom  qui 
signifie  à  peu  près  voyant. 

—  Je  ne  suis  pas  venu  auprès  de  vous  pour  ne  rien 
faire,  lui  dis-je  ;  —  dites-moi  franchement  si  vous 
voulez  prier  ou  non. 

Le    Anikawabang    me    répondit    évasivement  : 

—  Nous  sommes  très-contents  de  te  voir  au  milieu 
de  nous,  nous  te  regardons  comme  notre  père,  nous 
serions  même  attristés  de  te  voir  partir. 

—  S'il  en  est  ainsi,  pourquoi  donc  ne  venez- vous 
point  à  la  prière? 

Il  me  répondit: 

—  Je  suis  occupé  à  nos  grandes  médecines;  je  ne 
puis  y  aller  moi-même,  maisjedisà  mes  jeunes  gens 
(ni-t-oskiniginwiyiniwok)  d'y  aller. 

Je  comprenais  qu'il  disait  un  mensonge. 

—  Si  tu  voulais  être  chrétien,  lui  dis-je,  tu  lais- 
serais là  tes  grandes  médecines  et  ta  faisance  de  Dieu  ; 
tu  donnerais  l'exemple  à  tes  jeunes  gens  qui  le  sui- 
vraient :  je  jette  donc  tout  le  tort  sur  toi-même.  —  Si 
vous  continuez  de  la  sorte,  je  partirai  et  ne  reviendrai 
plus. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  41 

—  Oh  !  —  s'écria-t-il  alors  trahissant  sa  pensée 
cupide,  —  il  faut  toujours  venir  :  —  si  tu  ne  venais 
plus,  qui  clone  nous  donnerait  du  tabac? 

Voyant  le'peu  de  succès  de  ma  première  halte  de 
missionnaire,  mais  non  découragé,  je  repartis  vers  la 
fiVde  juillet,  et  quatre  jours  après,  j'étais  de  retour 
à  Saint-Boniface. 


• 


CHAPITRE  III 

La  chasse  des  buffles.  —  Cent  vingt-cinq  chasseurs  suivis  de 
leurs  familles.  —  Le  missionnaire  est  nommé  général  en  chef 
de  l'expédition.  —  Comment  on  chasse  les  buffles.  —  Une 
messe  dans  le  désert.  —  Rencontre  des  Sioux.  —  Menace  de 
guerre.  —  Le  missionnaire  parlemente  avec  les  Sioux.  —  La 
paix  est  conclue.  —  Les  deux  camps  se  réunissent.  —  Le  ca- 
lumet de  paix.  —  La  guerre  menace  de  se  rallumer.  —  Les 
Sioux  s'apaisent.  —  Rentrée  à  Saint-Boniface. 


C'était  vers  la  fin  du  mois  d'août,  —  les  chasseurs 
devaient  partir  pour  la  chasse  du  buffle. —  Or,  comme 
ces  chasseurs  vont  au  loin  dans  les  prairies  avec  leurs 
femmes  et  leurs  enfants,  je  m'offris  pour  les  accom- 
pagner. 

La  chasse  se  composait  de  cent  vingt-cinq  chas- 
seurs à  cheval,  suivis  de  leurs  familles,  conduisant 
environ  onze  cents  charrettes  attelées  la  plupart  de 
bœufs,  quelques-unes  de  chevaux. 

L'organisation  de  ces  sortes  de  chasse  est  très- 
pittoresque. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  43 

Les  chasseurs,  tous  à  cheval,  armés  de  fusils  et  d'un 
grand  coutelas  pendu  à  la  ceinture,  marchent  devant 
en  bon  ordre.  Les  charrettes,  conduites  par  les  fem- 
mes, les  vieillards  et  les  enfants,  suivent  au  petitpas 
gardant  une  assez  grande  distance.  Les  chefs  de 
la  chasse  galopent  en  tête,  —  traçant  ainsi  le  che- 
min à  suivre  et  cherchant  à  découvrir  les  troupeaux 
de  buffles.  C'est  une  véritable  organisation  militaire. 

Quant  à  moi,  j'avais  reçu  le  titre  de  général  en  chef 
de  l'expédition,  et  je  fermais  la  marche,  à  cheval  sur 
un  vigoureux  coursier. 

La  première  soirée  de  notre  départ,  nous  établîmes 
notre  campement  sur  les  bords  de  la  rivière  Pimbina  ; 
en  moins  d'une  heure,  cent  vingt  à  cent  trente  loges 
étaient  construites ,  les  chevaux  attachés  aux  ar- 
bres broutaient  l'herbe  de  la  prairie,  et  les  familles 
réunies  prenaient  leur  repas. 

Les  loges  sont  des  tentes  faites  avec  des  peaux  de 
buffles  :  leur  forme  est  conique,  le  foyer  se  place  au 
milieu,  et  par  le  haut  s'échappe  la  fumée. 

Le  lendemain,  au  lever  du  jour,  les  quatre  capi- 
taines montaient  les  premiers  à  cheval  et  annonçaient 
l'heure  du  départ.  —  Bientôt  le  village,  improvisé 
la  veille,  avait  disparu,  et  les  chasseurs  étaient  en 
marche. 


44  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 


II 


Nous  marchions  ainsi  depuis  trois  jours  sans  ren- 
contrer les  buffles.  Au  milieu  de  la  nuit  de  la  qua- 
trième journée,  et  comme  je  dormais  profondément, 
j'entendis  la  voix  du  capitaine  crier  ce  mot  si  terri- 
ble aux  voyageurs  endormis  : 

—  Lève,  lève!  —  Waniskak,  waniskakl  Tout  le 
monde,  éveillé  par  ce  cri  redoutable,  est  bientôt  sur 
pied.  Les  chasseurs  enjambent  leurs  chevaux,  les 
femmes  et  les  enfants  attellent  les  charrettes,  et  nous 
partons. 

Les  capitaines  avaient  entendu  les  vieux  bœufs  *, 
indices  certains  que  bientôt  nous  arriverions  à  la 
bande  des  vaches. 

Nos  chasseurs  tuèrent  quelques-uns  de  ces  vieux 
bœufs,  se  promettant  bien  d'être  mieux  nourris  le 
lendemain. 

Vers  la  fin  de  la  journée,  nous  arrivâmes  au  lac 
des  Cygnes,  et  là  je  fus  témoin  d'un  spectacle  en- 

1  On  appelle  vieux  bœufs  les  buffles  qui,  ne  pouvant  plus 
marcher,  sont  délaissés  par  les  jeunes  et  finissent  par  mourir  sur 
la  route. 


VOYAGES  ET   MISSIONS.  4$ 

core  inconnu  pour  moi  :  j'aperçus  le  fort  succom- 
bant avec  rage  à  sa  faiblesse. 

C'était  un  vieux  bœuf  affaissé  dans  un  bourbier^ 
qui,  les  yeux  ensanglantés  parla  colère,  s'efforçait  en 
vain  de  se  relever.  Ma  première  pensée  fut  de  des- 
cendre de  cheval  et  de  voler  à  son  secours;  —  mais, 
prévoyant  mon  impuissance,  je  l'abandonnai  à  son 
malheureux  sort. 

Bientôt  après,  nous  dressions  de  nouveau  les  tentes 
et  notre  village  ambulant  était  improvisé.  C'était  un 
samedi. 

Le  lendemain,  le  ciel  était  témoin  d'un  spectacle 
digne  de  lui:  tout  ce  peuple,  réuni  autour  de  ma  tente 
transformée  en  autel,  assistait  au  saint  sacrifice  de  la 
messe,  et  ces  lieux  solitaires  retentissaient  de  la  pa- 
role de  Dieu*. 

Nous  repartîmes,  les  chasseurs  pleins  d'espoir  de 
rencontrer  bientôt  les  buffles. 

Tout  à  coup,  vers  la  troisième  heure  de  l'après- 
midi,  la  voix  des  capitaines  se  fit  entendre  : 

—  Les  buffles,  —  les  buffles!  —  criaient-ils. 

J'étais  en  ce  moment  sur  un  tertre  assez  élevé,  à  un 
demi-kilomètre  à  peu  près  en  avant  des  chasseurs. 

Je  porte  mes  regards  du  côté  d'où  venaient  les 
voix,  et  j'aperçois  dans  le  lointain  comme  des  taches 
noires  qui  se  mouvaient. 


la  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

C'était  un  immense  troupeau  de  buffles.  Au  même 
instant,  les  cent  vingt-cinq  cavaliers  passent  à  mes 
côtés  comme  un  éclair,  et  je  me  précipite  à  leur  suite. 

Arrivés  à  deux  portées  de  fusil  du  troupeau,  les 
chasseurs  s'arrêtent,  et  les  capitaines  dressent  les 
plans  de  la  bataille. 

Les  buffles,  que  j'évaluai  à  deux  mille  environ,  se 
trouvaient  au  centre  d'une  immense  prairie. 

Nos  chasseurs  forment  subitement  un  vaste  cercle, 
et, au  signal  donné,  ils  se  précipifent  surle  troupeau. 

Ce  fut  pendant  quelques  heures  une  mêlée  épou- 
vantable :  les  buffles  effarés  cherchaient  à  se  frayer 
un  passage  à  travers  le  réseau  de  feu  et  d'acier  qui 
les  enlaçait.  Le  râle  de  ceux  qui  expiraient  se  mê- 
lait aux  beuglements  de  ceux  qui  cherchaient  à 
fuir,  et,  chaque  fois  qu'une  victime  tombait,  on  en- 
tendait un  cri  de  joie  parmi  cette  armée  de  chasseurs. 

La  moitié  du  troupeau  avait  pu  s'échapper;  huit 
cent  trente  buffles  restèrent  sur  le  champ  de  bataille. 


III 


Dans  la  soirée,  nous  dressions  nos  loges  au  bord 
d'une  rivière,  et  le  lendemain  les  buffles  étaient  dé- 
pecés et  les  viandes  préparées. 


VOYAGES  ET   MISSIONS.  47 

On  fait  de  cette  viande  des  espèces  de  pâtés  forte- 
ment épicés  et  salés,  qui  se  conservent  très-bien,  et 
dont  ces  peuples  sont  très-friands. 

Deux  jours  après,  nous  eûmes  la  rencontre  d'un 
troupeau  plus  considérable,  et  bientôt  nos  charrettes 
étaient  chargées  de  plus  de  deux  mille  buffles. 


IV 


Un  jour,  nous  étions  campés  sur  les  bords  d'un 
petit  lac.  Tout  à  coup  un  cri  se  fit  entendre  :  — 
Les  Sioux,  les  Sioux  ! 

A  ce  sinistre  avertissement,  nos  chasseurs  s'em- 
pressent de  courir  à  leurs  armes,  et  tout  le  monde 
sort  des  tentes. 

Une  bande  de  sauvages  Sioux,  en  effet,  apparais- 
sait dans  le  lointain,  se  dirigeant  du  côté  de  notre 
campement. 

Les  quatre  capitaines  et  moi  nous  montons  à 
cheval,  il  est  ordonné  à  notre  monde  de  rester 
calme  ;  voulant  nous  assurer  d'abord  des  dispositions 
des  sauvages.  Nous  allâmes  à  leur  rencontre. 

Le  chef  de  la  bande  siouse  nous  aperçut  et  nous 
nous  arrêtâmes. 

Aussitôt  nous  le  vîmes  venir  à  nous   au   triple 


48       M  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

galop  de  son  cheval,  en  agitant  son  calumet  en  signe 
de  paix. 

—  Mort  aux  Sauteux,  —  paix  aux  métis  !  —  nous 
cria  le  chef  sioux  aussitôt  qu'il  put  se  faire  en- 
tendre. 

—  Paix  aux  Sioux  !  —  répondîmes-nous  en  chœur. 
Le  chef  sioux  nous  apprit  alors  qu'il  était  à  la 

tête  de  trois  cents  des  siens,  et  qu'ils  cherchaient  à 
combattre  les  Sauteux,  leurs  mortels  ennemis. 

Nous  invitâmes  le  chef  à  amener  sa  bande  dans 
nos  campements,  ce  qu'il  accepta. 

Quand  les  Sioux  eurent  dressé  leurs  loges  près 
des  nôtres,  il  fut  résolu  que,  comme  preuve  de  la 
paix  qu'ils.étaient  venus  chercher,  une  danse  géné- 
rale aurait  lieu  pendant  la  nuit. 

Tandis  qu'on  faisait  les  préparatifs,  le  chef  sioux, 
apprenant  qu'il  y  avait  parmi  nous  un  missionnaire, 
entra  dans  ma  tente  avec  quelques-uns  des  siens 
pour  me  saluer. 

Dès  qu'il  fut  assis,  il  me  dit  : 

—  Homme  du  ciel,  si  tu  savais  combien  je  dési- 
rerais, et  pour  moi  et  pour  mes  jeunes  gens,  un  prê- 
tre pour  nous  instruire,  tu  resterais  certainement 
parmi  nous. 

-  —  S'il  ne  dépendait  que  de  moi,  lui  répondis-je, 
jeresterais  ici  ;  tout  ce  que  je  puis  vous  promettre, 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  49 

c'est  que  j'en  parlerai  au  grand  chef  delà  Prière,  et 
je  suis  persuadé  que,  si  vous  cessez  vos  hostilités,  il 
vous  enverra  quelqu'un. 

A  ces  mots,  le  chef  porta  la  main  à  sa  bouche  et 
inclina  la  tête  en  disant  : 

—  Je  me  fie  à  ta  parole. 

Un  calumet  à  plusieurs  branches  fut  placé  au  mi- 
lieu de  la  tente,  et  chacun  des  spectateurs  se  mit  à 
fumer  avec  moi  en  témoignage  d'union. 

C'était  un  moment  solennel,  un  silence  complet 
régnait  dans  la  loge.  Les  sauvages  semblaient  com- 
prendre que  dans  ce  rapprochement  de  la  civilisa- 
tion avec  la  barbarie  il  y  avait  plus  que  ces  flots  de 
fumée  qui  s'échappaient  de  nos  bouches  :  —  il  y 
avait  l'idée  chrétienne,  qui  tend  à  devenir  le  trait 
d'union  de  tous  les  peuples  de  la  terre. 

Et  moi,  en  contemplant  ces  terribles  sauvages, 
si  paisibles  en  ce  moment,  —  je  songeais  à  la  desti- 
née de  ces  hommes,  qui,  privés  des  secours  de  la  re- 
ligion, restent  dominés  par  l'instinct  brutal,  et  se 
livrent  des  guerres  perpétuelles. 

Je  songeais,  —  quand  tout  à  coup  nous  enten- 
dîmes au  dehors  des  cris  d'indignation  et  des  hurle- 
ments de  rage. 

Un  Sioux  à  la  figure  bariolée,  livide  de  colère, 
avance  sa  tête  dans  notre  tente  et  dit  au  chef  : 

4 


50  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

—  Aux  armes  !  —  plus  de  paix  !  nous  sommes 
trahis.  Nous  venons  de  recevoir  une  injure,  —  on 
a  profané  nos  morts.  —  Là-bas,  sur  le  haut  d'un 
chêne,  j'avais  placé  le  cercueil  de  mon  enfant;  eh 
bien  !  le  cercueil  a  été  jeté  au  bas  de  l'arbre,  —  la 
tête  de  mon  enfant  a  été  écrasée  et  jetée  aux  vents. 
Vengeance  ! 

A  ces  mots,  le  chef  se  lève  en  brandissant  son 
coutelas.  Un  conflit  affreux  se  préparait. 

J'arrêtai  le  chef. 

—  Les  chrétiens  se  montrent  grands  en  pardon- 
nant les  injures,  lui  dis-je;  ce  n'est  pas  le  moment  de 
vous  venger  ;  je  suis  au  milieu  de  vous,  et  vous  me 
feriez  partir  si  vous  vous  battiez. 

Le  chef  abaissa  son  coutelas,  et  me  dit  ironique- 
ment : 

—  Je  sortais  pour  apaiser  la  querelle. 

Il  sortit,  et,  aidé  de  nos  quatre  capitaines,  il  parvint 
à  calmer  les  esprits  ;  mais  il  leur  promit  vengeance 
pour  un  autre  jour. 


Nous  quittâmes  bientôt  ces  lieux,  et  trois  jours 
après  nous  arrivions,  sans  autres  incidents,  au  bord 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  51 

du  lac  Manitou-Lake ,  plus  connu  par  les  voyageurs 
sous  le  nom  de  Lac  du  Diable.  Là,  je  laissai  les  char- 
rettes revenir  paisiblement  avec  leur  cargaison  de 
buffles  dépecés,  et  en  compagnie  de  deux  cavaliers 
je  retournai  à  Saint-Boniface. 

Nous  touchions  à  la  fin  d'octobre;  la  chasse  avait 
duré  deux  mois. 


i 


* 


CHAPITRE  IV 

Monseigneur  Provencher,  évêque  de  Saint-Boniface,  annonce  à 
Henry  Faraud  son  prochain  départ  pour  l'Ile  à  la  Crosse.  — 
Joie  du  missionnaire  à  cette  nouvelle.  —  Bénédiction  de  l'é- 
vêque.  —  Départ  en  canot  sur  la  Rivière-Rouge.  —  Il  part 
pour  quinze  ans.  —  A  travers  lacs  et  rivières.  —  Arrivée  à 
Norway-Housse.  —  Sir  Sympson. 


I 


A  cette  époque,  — 1847,  —  la  colonie  fondée  par 
lord  Selkirk  était  devenue  toute  florissante.  La  re- 
ligion y  avait  remplacé  le  fanatisme.  Je  trouvai,  en 
un  mot,  une  population  catholique,  où  naguère 
existait  une  population  barbare.  Mgr  Provencher,  que 
nous  avons  vu  y  arriver  en  1818,  avec  le  titre  de 
vicaire  général,  en  était  devenu  l'évêque,  et  avait  ac- 
compli par  sa  propre  influence  cette  œuvre  de  régé- 
nération :  il  est  reconnu  aujourd'hui  que,  sans  l'as- 
cendant que  cet  éminent  prélat  sut  prendre  sur  les 
esprits,  cette  colonie  aurait  été  détruite. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  53 

Je  passai  l'hiver  de  1847  à  1848,  à  me  rendre 
utile  par  l'exercice  de  mon  ministère  dans  les  di- 
verses paroisses  de  la  Rivière -Rouge,  et  dans  mes 
heures  de  repos,  je  continuai  à  étudier  la  langue 
des  Sauteux. 

Un  jour,  c'était  le  20  mai  1848,  Mgr  Provencher 
me  fît  appeler,  et  me  demanda  si  je  me  sentais  le 
courage  d'entreprendre  un  long  voyage. 

—  Bien  long!.,  répondis-je,  trahissant  presque 
un  mouvement  de  joie. 

—  Le  terme  n'en  est  écrit  qu'au  ciel,  me  dit  le 
saint  évêque,  il  s'agit  d'aller  d'abord  à  l'Ile  à  la 
Crosse,  350  lieues  d'ici,  puis  plus  loin...,  bien  plus 
loin  encore  peut-être;  mais  vous  êtes  jeune,  vous 
êtes  fort,  et  Dieu,  dont  vous  allez  semer  la  parole, 
vous  protégera  et  vous  guidera. 

—  J'accepte  avec  reconnaissance,  répondis-je, 
confiant  dans  la  grâce  de  celui  pour  qui  j'ai  quitté 
ma  patrie  et  mes  frères. 

—  Notre  patrie  est  partout  où  il  y  a  des 
hommes,  interrompit  le  prélat.  Vous  allez,  mon  fils, 
au  centre  des  pays  sauvages,  vous  allez  vous  trouver 
en  face  de  l'infidélité,  —  vous  allez  combattre  la 
barbarie  comme  je  l'ai  combattue  ici,  il  y  a  trente 
ans.  —  Les  sauvages  en  qui  vous  aurez  réveillé  l'i- 
dée de  Dieu,  deviendront  vos  frères,  et  les  déserts 


54  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

du  Nouveau  Monde  où  vous  aurez  planté  la  croix,  de- 
viendront votre  patrie  nouvelle. 


II 


Je  rentrai  dans  ma  demeure  ému  des  paroles  de 
l'évêque,  et  dès  ce  moment  je  m'occupai  des  prépa- 
tifs  de  mon  départ,  qui  fut  fixé  au  4  juin  1848. 

Ce  jour  tant  désiré  arriva  enfin  :  au  lever  du  so- 
leil, huit  barques,  montées  de  neuf  hommes  chacune, 
se  présentaient  devant  l'évêché  de  Saint- Boniface, 
situé  sur  les  bords  de  la  Rivière-Rouge,  et  j'y  trou- 
vais déjà  installés  une  cinquantaine  de  voyageurs, 
qui  devaient  faire  route  avec  moi,  joyeux  d'avoir  un 
missionnaire  parmi  eux. 

Une  foule  nombreuse,  échelonnée  sur  les  deux 
rives,  était  venue  assister  à  notre  départ. 

Bientôt  Mgr  Provencher  parut:  à  son  aspect,  ba- 
teliers, passagers,  spectateurs,  tous  tombèrent  à 
genoux,  et  le  saint  évêque  donna  sa  bénédiction 
solennelle  à  ce  peuple  qui  le  chérissait,  à  ces  voya- 
geurs qui  allaient  si  loin;  puis,  s'approchant  de 
moi  : 

—  Dieu  bénira  votre  ministère,  me  dit -il  ;  —  je 
suis  trop   vieux  pour  avoir  l'espoir  de  vous  revoir 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  55 

en  ce  monde;  —  mais  du  haut  du  ciel,  où  j'espère 
que  Dieu  voudra  bien  me  recevoir,  je  viendrai  à  vo- 
tre rencontre,  et  je  serai  heureux  de  voira  votre  suite 
la  foule  de  ceux  que  vous  aurez  arrachés  au  pouvoir 
du  démon.  Allez,  mon  fils,  je  vous  bénis. 

Il  m'embrassa,  et  je  vis  des  larmes  mouiller  sa  pau- 
pière. 

Le  cœur  rempli  de  ces  paroles  paternelles,  je 
montai  dans  une  des  barques  et  donnai  le  signal  du 
départ. 

Un  vivat  répété  par  mille  voix  retentit  sur  le  ri- 


vage. 


Je  partais  pour  quinze  ans. 


III 


Les  barques  défilaient  lentement  poussées  par  un 
vent  favorable;  un  beau  soleil  éclairait  l'horizon;  à 
mesure  que  nous  avancions,  les  habitants  des  mai- 
sons échelonnées  sur  les  deux  rives  de  la  rivière 
nous  saluaient  du  geste  et  de  la  voix, 

—  Goodjoumeyl  —  bonne  journée!  nous  criaient 
les  uns. 

—  Manito-ê  pimiskayek  l  —  puissiez-vous  être 


56  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

bien  gardés  de  Dieu  pendant  que  vous  ramez!  nous 
criaient  les  autres. 

Passagers  et  rameurs  répondaient  à  ces  saluts  en 
agitant  leurs  mouchoirs. 

Quelques  heures  après,  les  maisons  avaient  dis- 
paru, je  n'entendais  plus  que  le  bruit  des  rames  et 
les  propos  des  voyageurs. 

Bientôt  il  fallut  songer  à  faire  halte  pour  passer  la 
nuit;  nous  nous  trouvions  près  d'une  côte  escarpée, 
boisée  de  saules  et  de  petits  trembles;  nos  barques 
furent  amarrées  au  rivage,  et  sur  le  haut  de  la  côte 
nous  trouvâmes  un  lieu  assez  uni  pour  y  dresser  nos 
tentes. 

Le  ciel  était  pur,  —  la  nuit  fut  sereine.  Bientôt 
nos  voyageurs,  enfermés  dans  leurs  loges,  se  repo- 
sent des  fatigues  de  la  journée  ;  et  moi  je  cherche 
vainement  le  sommeil,  :  mon  esprit  se  sent  troublé 
par  la  pensée  des  lieux  inhospitaliers  que  je  vais 
parcourir,  —  par  la  perspective  des  obstacles  sans 
nombre  qui  vont  surgir  sur  mes  pas.  —  Puis  à  ces 
pénibles  pensées  succède  un  sentiment  de  joie.  — 
Je  vois  les  âmes  régénérées  par  les  eaux  saintes  du 
baptême,  je  vois  la  loi  du  Christ  rappelant  à  la 
dignité  humaine,  les  sauvages  dégradés  par  la 
barbarie,  —  et  alors,  si  le  sommeil  fuit  mes  paupiè- 
res, c'est  que  le  bonheur  inonde  mon  âme. 


VOYAGES   ET   MISSIONS.  57 

Le  lendemain  je  ne  voulus  point  quitter  ces  lieux 
témoins  de  notre  première  halte,  sans  avoir  offert 
à  Dieu  le  Père  l'auguste  victime  qui  s'est  sacrifiée 
pour  nous  donner  l'exemple  du  sacrifice. 

Un  modeste  autel  fut  dressé  dans  ma  tente,  et  nos 
voyageurs  agenouillés  sous  les  arbres  firent  retentir 
les  airs  de  pieux  cantiques. 

Pendant  ma  courte  action  de  grâces,  j'entendais 
nos  voyageurs  : 

—  C'est  beau  une  messe  dans  le  bois,  disait  l'un. 

—  Moi,  disait  l'autre,  je  n'avais  jamais  été  si  dévot 
dans  la  grande  église. 

—  Moi  j'ai  pleuré  tout  le  temps,  disait  un  autre. 

—  Beau  dommage,  répondait  un  quatrième,  c'est 
la  première  fois  que  nous  avons  un  prêtre  parmi 
nous. 


IV 


Bientôt  après,  le  guide  annonça  le  départ  ;  en  un 
clin  d'œil  les  tentes  sont  pliées,  tout  le  matériel 
de  cuisine  est  embarqué,  et  nous  partons. 

Avant  la  nuit,  la  température  changea  subite- 
ment, et  la  neige  commença  à  tomber.  —  Nous  con- 
tinuâmes néanmoins  à  naviguer  ;  mais  bientôt  un 
grand  vent  du  sud-ouest  vint  nous  avertir  qu'il  fal- 


58  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

lait  de  nouvau  faire  halte.  —  Cette  fois,  c'est  un 
marais  fangeux  qui  nous  reçut.  —  Nos  voyageurs, 
égayés  par  quelques  gouttes  d'eau-de-vie  qui  leur 
avait  été  distribuée,  chantèrent  jusqu'au  matin,  — 
ce  qui  pour  moi  fut  cause  d'une  seconde  nuit  sans 
sommeil. 

Le  matin  la  terre  était  couverte  de  neige,  et  ce  ne 
fut  que  vers  deux  heures  du  soir,  que  nous  pûmes 
mettre  nos  barques  à  flot.  A  une  matinée  obscure 
succède  souvent  une  belle  journée  :  à  peine  étions- 
nous  embarqués,  qu'un  soleil  brillant  achevait  de 
dissiper  les  nuages,  et  deux  heures  après  nous  arri- 
vions à  l'embouchure  de  la  Rivière-Rouge,  sur  le  lac 
Ouinipig. 


L'œil  était  agréablement  flatté  par  les  nombreux 
îlots,  couronnés  de  verdure,  qu'on  aperçoit  çà  et  là 
au  milieu  de  ce  lac;  un  vent  favorable  nous  poussait 
avec  rapidité  à  travers  ces  îlots,  qui  apparaissent  sou- 
vent comme  des  obstacles  infranchissables,  et  où 
l'on  trouve  toujours  une  issue  pour  continuer  sa 
route. 

Déjà  le  soleil  couchant  éclairait  de  ses  derniers 
rayons  les  rives  du  grand  lac  ;  mais  il  fallait  gagner 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  59 

du  temps,  profiter  clu  vent  favorable,  et  ne  point 
songer  à  faire  halte  pour  la  nuit  :  toutes  les  voiles 
furent  déployées,  et  nous  pûmes  faire  ainsi,  en  vingt- 
quatre  heures,  plus  de  chemin  qu'on  n'en  fait  habi- 
tuellement dans  trois  jours. 

Mais  le  temps  avait  changé,  il  était  redevenu  ora- 
geux; il  fallut  de  nouveau  chercher  un  port.  —  Nous 
le  trouvâmes  dans  l'enfoncement  de  deux  rochers 
formant  une  petite  baie.  Nous  débarquons.  —  Ma 
tente  est  dressée  cette  fois  sur  des  cailloux.  A  peine 
suis-je  installé,  que  la  pluie,  tombant  par  torrents, 
forme  un  petit  ruisseau  qui  fait  son  cours  au-dessous 
de  moi.  —  J'aurais  cherché  vainement  une  meilleure 
place  :  de  l'avis  de  tout  le  monde,  elle  était  encore  la 
meilleure.  Au  moyen  de  quelques  branches  de 
saule,  je  pus  m'élever  assez  et  me  garantir  du 
cours  d'eau  que  la  pluie  venait  de  former  au-dessous 
de  ma  couche.  Ce  fut  une  troisième  nuit  passée  sans 
sommeil  :  de  mon  lit  aérien,  j'entendais  les  voya- 
geurs qui,  plus  faits  que  moi  à  ces  sortes  d'incidents, 
se  livraient  à  des  appréciations  plus  ou  moins  ha- 
sardées. 

—  Je  voudrais,  disait  l'un,  que  tout  le  long  de 
notre  voyage  nous  eussions  un  temps  pareil,  nous 
n'aurions  pas  des  ampoules  aux  doigts. 

—  Parbleu,  répondait  un  malin,  mieux  vaut  se 


60  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

mouiller  que  ramer,  le  guide  seul  pense  autrement. 

Je  trouvais,  pour  mon  compte,  que,  si  le  temps 
continuait  ainsi,  je  n'aurais  pas  lieu  de  m'en  ré- 
jouir. 

Le  lendemain  matin  le  ciel  était  redevenu  pur  :  un 
vent  léger  nous  poussait  doucement  sur  le  lac  plus 
paisible,  lorsque  tout  à  coup  on  fait  halte  en  face 
d'un  îlot  dénudé.  —  Un  cri  retentit  dans  les  embar- 
cations. 

—  Hourra  pour  le  guide. 

Je  me  lève,  et  je  vois  tous  mes  compagnons  dé- 
barquer, chacun  tenant  à  la  main  un  ustensile  de 
cuisine;  puis  ils  se  dispersent  sur  l'îlot,  et  je  les  en- 
tends s'écrier  : 

—  Quatre,  —  huit,  —  vingt. 

Surpris  de  plus  en  plus,  je  m'élance  aussi  sur  le 
tertre,  et  je  vois  mes  compagnons  occupés  à  ramas- 
ser des  œufs. 

C'étaient  des  œufs  de  mauves,  sorte  de  poules  sau- 
vages dont  cet  îlot  était  rempli;  en  moins  d'un  quart 
d'heure,  plus  de  deux  mille  œufs  étaient  embar- 
qués. 

Cet  incident  amena  la  gaieté  à  bord  de  nos  em- 
barcations. Quand  nous  nous  arrêtâmes  pour  dé- 
jeuner, j'eus  le  spectacle  des  plus  nombreuses  et  des 
plus  grosses  omelettes  que  j'aie  vues  de  ma  vie. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  61 

Après  le  déjeuner,  nous  continuâmes  notre  route, 
et  bientôt  nous  arrivâmes  dans  un  dédale  d'îlots 
formés  de  rochers  granitiques,  nous  étions  dans  la 
rivière  aux  Brochets. 

Une  heure  après,  j'étais  reçu  à  bras  ouverts  et 
chaleureusement  acclamé  à  Norway-Housse  (fort 
de  la  rivière  aux  Brochets),  par  le  gouverneur  de 
l'honorable  compagnie  de  la  baie  d'Hudson,  sir 
Sympson,  qui  m'offrit  une  généreuse  et  galante  hos- 
pitalité. 


CHAPITRE  V 

La  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson.  —  Son  organisation.  —  Son 
importance.  —  Bons  rapports  des  missionnaires  avec  elle. 


I 


Avant  de  reprendre  le  récit  de  mon  voyage  de  la 
Rivière-Rouge  à  l'Ile  à  la  Crosse,  puisqu'un  établis- 
sement de  la  compagnie  de  la  baie  d'Hudson  s'est 
trouvé  sur  mon  passage,  je  crois  que  le  lecteur 
lira  avec  intérêt  quelques  détails  sur  l'organisation 
de  cette  grande  compagnie. 

La  compagnie  de  la  baie  d'Hudson  est  composée 
en  général  de  commerçants  anglais  ;  le  gouverne- 
ment lui  a  donné  le  droit  exclusif  de  commercer 
dans  tous  les  pays  sauvages  de  l'Amérique  du  Nord. 
Cette  compagnie  date  de  1670,  époque  à  laquelle 
Charles  II  lui  octroya  par  charte  les  droits  qu'elle 
possède  aujourd'hui. 

Une  autre  compagnie  exista  longtemps  concur- 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  63 

remment  avec  elle,  celle  du  Nord-Ouest.  En  1821, 
les  deux  compagnies  se  réunirent,  et  la  compagnie 
de  la  baie  d'Hudson  a  depuis  lors  considérablement 
augmenté  ses  établissements. 

La  compagnie  de  la  baie  d'Hudson  se  compose  des 
actionnaires  propriétaires,  qui  résident  à  Londres; 
ce  sont  eux  qui  possèdent  tous  les  biens-fonds,  et  qui 
ont  la  plus  grande  part  aux  bénéfices  annuels. 

Le  comité  des  actionnaires  propriétaires  envoie 
dans  les  pays  sauvages  des  agents  qu'on  appelle  : 

Chefs  facteurs, 

Chefs  traiteurs, 

Commis  de  première  classe, 

Commis  de  deuxième  classe,  et  apprentis  com- 
mis. 

Comme  officiers  subalternes,  il  y  a  : 

Les  chefs  de  postes, 

Les  interprètes. 

Les  agents  explorent  le  pays,  jugent  de  l'opportu- 
nité de  nouveaux  comptoirs,  achètent  les  fourrures 
et  les  rapportent  de  l'intérieur  aux  ports  de  mer. 
Là  se  termine  leur  tâche  ;  des  vaisseaux  les  transpor- 
tent en  Angleterre,  et  les  actionnaires  les  vendent  en 
déduisant  chaque  année  les  bénéfices  nets. 

Les  frais  de  transport  et  de  commis  prélevés,  ils 
divisent  le  profit  net  en  quatre-vingts  parts.  De  ces 


64  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES   SAUVAGES. 

quatre-vingts  parts  les  actionnaires  en  ont  quarante; 
les  quarante  autres  sont  subdivisées  encore  en  qua- 
tre-vingts, qui  sont  distribuées  aux  agents  provin- 
ciaux des  pays  sauvages. 

Les  chefs  facteurs  ont  deux  parts. 

Les  chefs  traiteurs  ont  une  part. 

Et  quand  les  uns  ou  les  autres  sortent  de  la  com- 
pagnie, ils  ont  encore  pendant  sept  ans  la  moitié  du 
revenu  qu'ils  auraient  eu  s'ils  y  étaient  restés  en 
activité  de  service. 

Le  comité  de  Londres  envoie  à  ses  frais,  dans  les 
pays  sauvages,  un  gouverneur  auquel  les  agents 
reconnaissent  un  pouvoir  absolu. 

Lorsqu'un  commis  de  première  classe  est  reconnu 
capable,  sur  le  rapport  du  gouverneur,  le  comité 
de  Londres  lui  envoie  ce  qu'on  appelle  sa  commission 
sur  parchemin,  il  est  nommé  chef traiteur  ;  —  plus 
tard,  s'il  en  a  la  capacité,  il  devient  chef  facteur. 

Les  chefs  facteurs  seuls  ont  voix  délibérative  dans 
le  conseil  qui  est  tenu  annuellement  par  le  gouver- 
neur local. 

Ces  chefs  facteurs  sont  généralement  à  la  tête  du 
district,  et  ont  sous  eux  des  chefs  traiteurs  et  des 
commis  de  toutes  les  classes.  —  Ils  exercent  dans 
leur  district  un  pouvoir  absolu. 

Quand  il  n'y  a  pas  suffisamment  de  chefs  facteurs, 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  65 

un    chef  traiteur   peut   être  chargé    du    district. 

Les  postes  de  cette  compagnie  sont  échelonnés 
depuis  les  bords  du  Labrador  jusqu'à  la  Colombie, 
d'un  côté,  et  de  l'autre,  jusqu'à  la  mer  Glaciale  et 
aux  îles  adjacentes.  Son  commerce  exclusif  consiste 
dans  les  fourrures  que  les  sauvages  apportent  de 
l'intérieur  des  terres  aux  différents  postes  ;  —  ils 
reçoivent  en  payement  des  objets  de  quincaillerie, 
mercerie,  draps,  habillements. 

Les  sauvages  ne  connaissent  pas  la  monnaie  ;  — 
ils  ont  le  bonheur  de  ne  pas  en  avoir  besoin. 


Il 


11  serait  difficile  de  fixer  le  prix  de  la  pelleterie. 

L'unité  de  monnaie  s'appelle  dans  le  pays  un 
plue  :  —  le  plue  représente  la  valeur  d'une  peau  de 
castor  qu'on  estime  4  à  5  francs. 

Les  peaux  les  plus  précieuses  sont  : 

Les  peaux  d'ours  noirs de  6  à  10  plues. 

—  de  renards  noirs de  6  plues. 

—  de  renards  argentés..... .  de. 5  plues. 

—  de  loutres de  2  à  3  plues. 

—  de  pécaris de  1  à  4  plues. 

—  de  martres de  là4  plues. 

—  de  foutreaux de  1/2  à  1  plue. 

—  de  renards  rouges  et  blancs,  de  1  plue. 

5 


66  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Il  y  a  aussi  une  foule  d'autres  petites  peaux,  telles 
que  les  rats  musqués,  herminettes,  peaux  de  cygnes, 
dont  la  valeur  varie  beaucoup. 

Les  sauvages  contractent  habituellement  une  dette 
envers  la  Compagnie,  en  automne,  mais  qu'ils  doi- 
vent payer  au  printemps.  Si  le  créancier  meurt  pen- 
dant l'hiver,  ni  ses  enfants  ni  ses  parents  ne  sont  res- 
ponsables de  sa  dette,  parce  qu'aussitôt  qu'un  enfant 
est  capable  de  chasser  il  contracte  pour  son  compte. 

Lorsqu'un  sauvage  est  obéré  de  dettes,  ce  qui  lui 
arrive  quand  la  maladie  ou  une  mauvaise  chance  ne 
lui  ont  pas  permis  de  faire  chasse,  la  Compagnie  lui 
refuse  le  superflu,  mais  jamais  le  nécessaire,  tel  que 
poudre,  plomb,  balles,  filets,  couvertures,  etc. 

Les  vieillards  et  les  pauvres  doivent  être  également 
secourus,  et  le  sont  en  effet  bien  souvent;  mais 
comme  ceci  est  un  peu  laissé  à  l'arbitraire  d'officiers 
subalternes,  les  misères  ne  sont  pas  soulagées  par- 
tout de  la  même  manière. 

Néanmoins  la  Compagnie  se  montre  honorable  et 
charitable  sur  ce  point. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  67 


III 


Si  nos  missions  existent,  c'est  en  grande  partie  à 
l'honorable  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson  que  nous 
le  devons. 

Voici  la  réponse  que  me  faisait,  il  y  a  quelque 
temps,  sir  Edmond  Head  : 

«  Vos  demandes  sont  très-raisonnables,  et  les 
«  membres  de  la  Compagnie  s'accordent  tous  à  dire 
a  que  nous  ne  devons  rien  vous  refuser  de  ce  qui  est 
«  en  notre  pouvoir,  à  vous  qui  consacrez  votre  vie  et 
«  votre  repos  à  instruire  des  peuples  qui  sont  sou- 
«  mis  à  notre  empire. 

a  Nous  sommes  donc  prêts  à  accéder  à  toutes  vos 
«  demandes  dans  la  mesure  du  possible.  » 

Les  rapports  des  missionnaires  avec  les  différents 
membres  de  la  Compagnie  sont  fréquents,  et  je  me 
plais  à  consigner  ici  que  nous  avons  toujours  eu,  et 
moi  en  particulier,  à  nous  féliciter  de  leur  politesse, 
de  leurs  soins  obligeants,  de  leur  bonté. 

Les  gouverneurs  Colville  et  Dallas  ont  toujours 
fait  des  recommandations  très-positives,  afin  que 
nous  fussions  partout  traités  honorablement  et 
qu'on  nous  accordât  tous  les  secours  possibles. 


68  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

La  réception  généreuse  que  me  faisait  à  Norway- 
House  le  gouverneur  sir  Sympson,  est  un  témoi- 
gnage des  bonnes  dispositions  de  la  Compagnie  à 


l'égard  des  missionnaires, 


■ 


CHAPITRE  VI 

Départ  du  Norway-House.  —  Le  lac  Ouinipig.  —  Tempête.  — 
Dangers  d'un  naufrage.  —  Heureuse  arrivée  au  lac  Bourbon. 
—  Les  barques  sont  arrêtées  par  les  pluies.  —  Le  temps  se 
calme.  —  On  peut  naviguera  la  voile.  Un  sauvage  baptisé  par 
un  minisire  protestant.  —  Morale  facile  de  ce  ministre.  — 
Arrivée  à  l'île  à  la  Grosse. 

I 

Je  ne  séjournai  qu'une  nuit  au  fort  de  la  rivière 
aux  Brochets;  le  lendemain,  de  grand  matin,  nous 
quittions  ce  poste  pour  venir  reprendre  le  lac  Oui- 
nipig. 

Poussés  par  un  bon  vent,  nous  franchissons  dans 
une  seule  journée  ce  passage,  qu'on  regarde  comme 
un  des  plus  dangereux  à  cause  de  ses  nombreux  ré- 
cifs. La  nuit  nous  continuons  notre  route,  et  au  ma- 
tin nous  espérions  arriver  au  port,  quand  une  bour- 
rasque faillit  nous  faire  naufrager.  Le  vent,  devenu 
d'une  violence  extrême,  soulevait  déjà  les  vagues  du 
lac  :  tout  à  coup  un  cri  de  détresse  se  fait  entendre  ; 


70  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

une  grosse  lame  venait  de  submerger  ma  frêle  em- 
barcation. Les  bateliers,  saisis  d'épouvante,  sem- 
blent désespérer  de  notre  salut. 
A  cette  vue,  je  m'écriai  : 

—  Vous  êtes  tous  des  lâches  :  abattez  les  voiles  et 
confions-nous  à  Marie. 

—  Les  voiles  sont  abattues  ;  le  nom  de  a  protec- 
trice des  voyageurs  est  répété  mille  fois.  Les  bateliers 
reprennent  courage,  domptent  les  vagues  en  ramant; 
bientôt  la  tempête  se  calme,  et  nous  sortons  du  lac. 

Nous  continuâmes  notre  route  en  remontant  la 
rivière  du  Grand  Rapide,  et  le  soir  nous  arrivions  au 
Rapide. 

Ce  Rapide,  qui  a  environ  trois  kilomètres  de  lon- 
gueur sur  environ  cent  mètres  de  largeur,  est  infran- 
chissable :  il  fallut  donc  transporter  les  bagages  et 
les  marchandises,  puis  traîner  les  barques  sur  les 
bords  de  la  rivière  que  nous  devions  prendre.  La  nuit 
fut  consacrée  à  ce  pénible  travail. 

Au  jour  nous  prenons  la  rivière  aux  Cèdres,  puis 
le  lac  Bourbon,  à  52°  latitude  nord. 

C'est  en  1728  que  M.  de  La  Revérendie  découvrit 
ce  lac  et  lui  donna  le  nom  de  lac  Bourbon  (en  an- 
glais Cedar-lake) . 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  71 


II 


En  sortant  de  ce  lac,  on  entre  dans  la  rivière  Ra- 
pide, toute  parsemée  d'îlots  couverts  de  joncs,  de 
saules  et  de  roseaux  sauvages.  Sur  un  parcours  d'en- 
viron deux  cent  cinquante  lieues,  elle  n'a  pas  une 
seule  chute  ;  les  eaux  en  sont  bourbeuses,  et  la  na- 
vigation y  est  très- fatigante. 

Après  avoir  remonté  deux  jours  le  cours  de  cette 
rivière,  on  arrive  à  une  place  appelée  le  Pas,  où  il  y 
avait  jadis  une  mission  assez  florissante,  qui  dut  être 
abandonnée  à  cause  d'un  accident  des  plus  fâcheux, 
—  la  mort  de  M.  Darveau. 

Nous  quittions  cette  rivière  au  bout  de  deux  jours, 
et  suivant  un  petit  embranchement,  nous  arrivions 
sur  un  îlot,  à  l'entrée  du  lac  Cumberland,  en  face 
d'un  fort  qui  porte  le  même  nom. 

Là,  nous  fûmes  arrêtés  par  la  pluie  ;  elle  fut  si 
abondante  que  nous  eûmes  de  la  peine  à  trouver  sur 
cet  îlot  une  place  pour  dresser  une  tente. 

Pendant  que  je  luttais  contre  l'envahissement  des 
eaux,  une  jeune  sauvagesse,  de  la  tribu  des  Cris,  se 
fit  présenter  à  moi,  demandant  le  baptême. 

—  C'est  par  ordre  de  mon  mari,  me  dit-elle,  que 
je  viens  te  faire  cette  demande. 


72  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Or,  cette  jeune  sauvagesse  était  l'épouse  de  mon- 
sieur Deschambeau,  Français  du  Canada,  qui,  après 
avoir  passé  de  longues  années  au  service  de  la  Com- 
pagnie de  la  baie  d'Hudson,  s'était  allié  avec  cette 
pauvre  fille  des  bois. 

Quelque  peu  instruite  qu'elle  fût,  je  ne  pus  lui 
refuser  ce  qu'elle  demandait.  —  C'étaient,  du  reste, 
les  prémices  de  mon  apostolat  dans  ces  contrées 
exclusivement  sauvages. 

Sur  le  soir,  la  pluie  ayant  cessé,  nous  traversâmes 
lelac  Cumberland,  et  nous  vînmes  nous  établir,  pour 
passer  la  nuit,  au  bas  de  la  rivière  Plate. 

Nos  voyageurs  durent  se  livrer  à  un  travail  pres- 
que surhumain  pour  arriver  au  haut  de  cette  rivière. 
Le  soir  nous  faisions  halte  à  l'entrée  du  petit  lac 
Castor,  et,  le  lendemain,  un  bon  vent  nous  permit  de 
naviguer  à  la  voile  sur  ses  eaux  calmes  et  limpides. 

Un  silence  imposant  régnait  autour  de  moi.  —  Je 
considérais  avec  recueillement  et  admiration  cette 
nature  si  belle,  qui  m'apparaissait  dans  le  lointain 
comme  un  océan  de  verdure  ;  et  je  sentais  mon  es- 
prit s'agrandir  et  ma  pensée  s'élever. 

Avant  la  nuit  nous  quittâmes  le  lac,  le  vent  nous 
poussa  jusqu'à  la  rivière  des  Épingles,  et  de  là  au 
portage  de  la  Queue  de  Loutre. 


VOYAGES  ET   MISSIONS. 


III 


Tandis  que  nos  voyageurs  transportaient  les  baga- 
ges ou  traînaient  les  barques,  je  considérais  au  fond 
de  l'eau  un  sable  brillant.  C'était  de  l'or.  —  J'ai  parlé 
plus  tard  de  ce  sable  à  des  spéculateurs,  qui,  après 
l'avoir  analysé,  m'ont  assuré  que  la  quantité  d'or  en 
était  trop  petite  pour  être  exploitée.  Après  avoir 
fait  le  portage,  nous  remontâmes  la  rivière  de  la 
Queue  de  Loutre,  et  nous  débouchâmes  le  lende- 
main matin,  dans  le  lac  de  même  nom,  au  milieu 
d'une  grande  quantité  d'îlots.  Enfin,  après  quel- 
ques heures  encore  de  navigation,  nous  arrivions  au 
portage  du  Fort  de  Traite,  où  le  cours  d'eau  qui 
forme  tous  les  lacs  que  nous  venons  de  parcourir 
prend  sa  source. 

Le  lac  de  la  Queue  de  Loutre,  peu  profond,  est 
émaillé  de  fleurs  jaunes  aux  pétales  grandioses, 
qui  se  dessinent  magnifiquement  au-dessus  des  flots 
bleus. 

Je  débarquai  le  premier,  et  pendant  que  les 
voyageurs  faisaient  le  portage,  on  vint  m'annoncer 
l'arrivée  d'un  chef  de  tribu.  J'allai  le  trouver  dans 
l'espoir  de  le  gagner  à  Dieu.  —  Il  me  reçut  avec  une 


74  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

morgue  anglaise  qui  me  donna  peu  d'espoir  de  réus- 
sir. 

—  Veux-tu  être  chrétien?  lui  dis-je. 

—  J'ai  été  baptisé  par  un  ministre  anglais. 

—  Comment  vis-tu  ? 

—  Avec  mes  trois  épouses. 

—  Dieu  n'en  permet  qu'une  aux  chrétiens. 

—  Le  ministre  anglais  m'en  a  laissé  trois,  je  les 
garde. 

J'admirai  la  conscience  élastique  du  révérend  mi- 
nistre ;  et  comprenant  aux  réponses  sèches  du  sauvage 
que  je  n'obtiendrais  rien  de  lui,  je  le  laissai  peu  sa- 
tisfait de  ce  que  je  n'avais  aucun  présent  à  lui  faire. 

Bientôt  nous  quittions  ce  nouveau  portage,  et 
nous  remontions  péniblement  la  rivière  aux  Anglais. 

Après  avoir  navigué  quatre  jours  dans  cette  rivière, 
remonté  plusieurs  rapides,  traversé  plusieurs  porta- 
ges, tels  que  le  grand  Diable,  le  petit  Diable,  etc., 
nous  arrivions  au  lac  Larronge.  Sur  le  versant  op- 
posé de  ce  lac,  je  rencontrai  quatre  familles  sauvages 
de  la  tribu  des  Montagnais.  Déjà  plusieurs  de  leurs 
enfants  avaient  été  baptisés,  et  leurs  pères  me  les 
montraient  avec  orgueil  en  disant  :  —  Celui-ci 
s'appelle  François,  —  cet  autre  Joseph,  —  celle-là 
Marguerite.  Jamais,  dans  tous  mes  vovages,  je 
n'ai  éprouvé  un  moment  plus  délicieux.  Ces  noms 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  75 

français  et  chrétiens,  sur  cette  terre  de  la  bar- 
barie, me  rappelaient  la  patrie  absente,  et  m'annon- 
çaient que  l'idée  chrétienne  avait  pénétré  dans  ces 
déserts. 

Remontant  ensuite  la  rivière  Churchill  pendant 
trois  jours,  je  fis  la  première  expérience  de  ce 
qu'on  appelle  jeûner  dans  ces  pays  sauvages.  Pendant 
ces  trois  jours,  moi  et  les  soixante-douze  hommes 
qui  formaient  ma  suite,  nous  fûmes  privés  de  nour- 
riture, nous  contentant  de  manger  des  joncs. 


IV 


Enfin  nous  arrivons  au  lac  de  l'île  à  la  Crosse. 
C'était  à  la  fin  du  mois  de  juillet.  La  chaleur  était  de- 
venue accablante. 

La  vue  de  ce  beau  lac  ranima  mes  compagnons 
épuisés.  Bientôt  une  maison  recouverte  de  chaume  se 
présente  à  notre  vue.  C'était  la  résidence  de  la 
mission,  c'était  le  but  si  désiré  et  si  péniblement  at- 
teint. —  Ce  voyage  avait  duré  quarante-cinq  jours, 
depuis  mon  départ  de  Saint-Boniface. 

Un  instant  après,  j'étais  dans  les  bras  de  M.  La- 
flèche  et  du  R.  P.  Taché,  qui  me  reçurent  avec 
une  joie  impossible  à  décrire. 


*é 


* 


76  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Ils  s'empressèrent  de  me  conduire  à  leur  maison, 
où  je  devais  habiter  quelque  temps  avec  eux.  Hélas  ! 
quelle  ne  fut  pas  ma  surprise,  de  voir  l'état  d'extrême 
pauvreté  de  cette  demeure  des  missionnaires  !  Quelle 
ne  fut  pas  ma  douleur,  en  songeant  à  ce  qu'avaient 
dû  souffrir  mes  deux  compagnons,  l'hiver  précédent, 
dans  cette  masure  dévastée  et  par  un  froid  de  48  de- 
*  grés  ! 


4» 


L'ILE   A   LA   CROSSE 


CHAPITRE  Vil 

M.  Laflèche.  —  Le  révérend  Père  Taché.  -—  Mauvais  état  de 
l'habitation  des  missionnaires.  —  Henry  Faraud  travaille  à  la 
réparer.  —  Promenade  en  canots.  —  Le  missionnaire  ne 
meurt  point.  —  Henry  Faraud  commence  l'étude  du  Cris  et 
du  Montagnais.  —  Notions  sur  ces  deux  langues. 


I 


L'île  à  la  Crosse  se  trouve  à  56°,  25  de  latitude 
Nord  et  106°,  56  de  longitude  Ouest.  Voici  l'origine 
de  son  nom. 

Lorsque  les  Européens  pénétrèrent  dans  cette 
contrée,  les  sauvages  de  l'île  avaient  l'habitude  de 
jouer  à  la  paume,  et  ils  se  servaient  pour  se  ren- 
voyer la  balle  d'un  morceau  de  bois  en  forme  de 
croche.  Cette  particularité  la  fit  appeler  d'abord  Vile 
au  bois  de  Croche,  et  plus  tard  tout  le  pays  avoisi- 
nant  prit  le  nom  général  de  Vile  à  la  Crosse. 


78  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Son  climat  est  d'une  grande  salubrité,  quoique 
la  température  y  soit  très-variable  d'une  saison  à 
l'autre.  Au  mois  de  décembre  le  thermomètre  des- 
cend de  33  à  35°  au-dessous  de  zéro.  Dans  le  mois 
de  juillet  il  monte  souvent  à  plus  de  30°  R.  an-des- 
sus de  zéro.  La  déviation  de  l'aiguille  aimantée,  est 
de  55  degrés  à  l'Est.  En  été,  dans  les  plus  grands 
jours,  le  crépuscule  ne  disparaît  pas  de  l'horizon. 
En  hiver,  dans  les  plus  petits  jours,  le  soleil  se  lève 
à  8h  40m,  et  se  couche  à  3h  20m. 


II 


L'île  à  la  Crosse  présente  partout  une  agréable 
alternative  de  rivières  et  de  lacs  très-poissonneux, 
parsemés  d'îlots  assez  bien  boisés,  ses  collines  et 
ses  vallées  sont  couvertes  de  pins  de  liyards,  de 
trembles  et  de  bouleaux;  on  n'y  rencontre  point 
d'animaux  malfaisants.  L'orignal ,  le  caribou ,  le 
carcajou,  les  ours  jaune  et  noir  y  sont  nombreux. 
Les  castors  ont  été  presque  entièrement  détruits.  Les 
renards  gris,  noir  et  rouge,  la  martre,  lepécan,  le 
lynx,  la  loutre,  le  foutreau,  le  rat  musqué,  qui  font 
l'objet  principal  du  commerce,  y  abondent,  surtout 
dans  certaines  années. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  79 

En  été  le  cygne,  l'oie,  le  canard,  le  pluvier,  l'ou- 
tarde peuplent  les  lacs  et  les  rivières,  le  faisan, 
la  perdrix  et  le  lièvre  animent  les  vallées  et  les  bois. 
Le  huard  fait  retentir  l'écho  de  sa  voix  criarde,  le 
héron  pousse  son  cri  d'épouvante,  et  les  pélicans 
réunis  en  grand  nombre  sur  les  hauteurs  y  répondent 
par  leurs  cris  plaintifs. 

Ainsi  dans  ces  lieux  solitaires,  la  vie  déborde  de 
toute  part,  et  la  voix  de  la  création  se  fait  perpé- 
tuellement entendre. 


m 


A  dater  de  ce  moment  commence  ma  vie  de  mis- 
sionnaire et  de  voyageur;  plus  jeune  et  plus  fort 
que  mes  deux  compagnons,  dont  l'un,  M.  Laflè- 
che,  était  malade  depuis  longtemps,  je  me  mis  à  l'œu- 
vre d'abord  pour  réparer  notre  maison  qui  menaçait 
ruine.  Je  parvins  à  construire  une  charpente  solide, 
à  fermer  les  brèches  que  la  pluie  ou  la  neige  avaient 
faites  au  toit  de  chaume,  à  rajuster  le  plancher  dis- 
joint, à  mettre  les  fermetures  en  état.  Je  m'initiai 
au  métier  de  menuisier  et  de  serrurier,  et,  au  bout  de 
quelques  mois  de  travail,  j'étais  parvenu  à  rendre 


«0  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

la  maison  plus  habitable  et  moins  accessible  aux 
intempéries. 

Je  faisais  diversion  h  ces  travaux  en  allant  me  pro- 
mener sur  le  lac  de  l'île  à  la  Crosse,  cherchant  ça 
et  là  quelques  fruits  sauvages.  Quelquefois  mes  deux 
confrères  m'accompagnaient  dans  mes  promenades  ; 
c'étaient  les  jours  où  M.  Laflèche,  se  sentant  mieux 
disposé,  voulait  profiter  du  dernier  mois  de  la  belle 
saison. 

C'étaient  là  nos  grandes  parties  de  plaisir  ;  mais  une 
fois  ces  plaisirs  faillirent  se  changer  en  douleurs. 

Nous  étions  tous  trois  dans  un  petit  canot;  le  lac 
était  tranquille,  le  soleil  brillait  ;  mais  rien  ne  garan- 
tit de  l'inconstance  de  ces  climats!  le  vent  se  lève 
comme  un  coup  de  foudre,  les  flots,  subitement 
agités,  nous  emportent  à  la  dérive;  je  m'ef- 
force vainement  de  diriger  le  frêle  esquif,  rien  ne 
peut  l'arrêter,  les  vagues  étaient  plus  fortes  que 
mes  bras.  Le  vent  devenait  de  plus  en  plus  violent, 
chaque  nappe  d'eau  menaçait  de  nous  engloutir, 
je  ne  pouvais  plus  suffire  à  la  manœuvre. 

Je  dis  à  mes  compagnons  :  —  Nous  avons  fait 
une  imprudence.  Pour  moi,  je  sais  assez  bien  nager. 
Mais  vous,  vous  êtes  perdus. 

M.  Laflèche  se  mit  à  rire  et  me  dit  :  Le  mission- 
naire ne  meurt  point. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  81 

Protégés  en  effet  par  une  main  invisible,  nous 
atteignîmes  heureusement  le  rivage. 

Mes  travaux  &  architecture  étaient  terminés,  et 
je  me  mis  alors  à  l'étude  des  deux  langues  qui 
allaient  m'être  indispensables  pour  ma  mission  et  la 
rendre  possible  et  fructueuse. 

Ces  deux  langues  sont  :  Le  Cris  et  le  Montagnais. 


IV 


La  plupart  des  langues  sauvages  ont  une  régu- 
larité, une  justesse  qui  surprennent;  quelques 
auteurs  ont  prétendu  leur  trouver  du  rapport  avec 
l'hébreu,  d'autres  avec  le  grec. 

Quant  à  moi,  malgré  mes  études  approfondies  de 
quelques-unes  de  ces  langues,  non-seulement  je 
n'oserais  formuler  une  opinion  sur  leur  origine, 
mais  encore  je  n'oserais  décider  si  le  cris  et  le  mon- 
tagnais par  exemple  sont  des  langues  mères  ou  des 
dialectes,  plutôt  que  le  sioux  ou  le  huron. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  langue  crise  et  la  langue 
montagnaisè,  dont  j'ai  commencé  l'étude  à  l'île  à  la 
Crosse,  me  paraissent  assez  originales  pour  que  j'en 
dise  ici  quelques  mots. 


82 


DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 


LA  LANGUE  CRISE. 

La  langue  crise  offre  partout  une  régularité  par- 
faite, sauf  quelques  exceptions  dans  la  composition 
intrinsèque  et  transitive  des  verbes  ;  elle  n'a  pas  une 
seule  exception  dans  la  conjugaison. 

La  langue  crise  a  sept  conjugaisons  régulières,  dont 
quatre  neutres  ou  actives,  et  trois  passives,  auxquelles 
il  faut  ajouter  une  relative. 

Tout  est  verbe  ou  devient  verbe  dans  cette  langue. 
Ainsi,  au  lieu  de  dire  le  jour,  on  est  obligé  de  dire 
en  cris  :  il  fait  jour,  kijigaw. 

Au  lieu  de  dire  la  pluie,  on  dit  :  il  pleut,  kimiwan. 

Le  verbe  contient  les  régimes  directs  et  indirects. 
Les  propositions  sont  également  directes  et  indi- 
rectes. C'est  par  un  changement  de  terminaison  que 
l'on  exprime  les  rapports. 


ACTIF. 

Ni  snkihan,  j'aime  lui. 
Ni  sakittan,  j'aime  cela. 

Ni  sakihiwïm,  j'aime  (on)  que 

lui. 
Ni  sakitsikan,  j'aime. 
Ki  sakihitinj  j'aime  loi. 


PASSIF. 

Ni  sûkihik,  il  est  aimé  par  moi. 
Nisàkihikun,  cela  est  aimé  par 

moi. 
Ni  sàkihikawin,  on  aime  moi. 

Ni  sàkitsikasun,]e  suis  aimé. 
ift'sàMjmJesuisaimépartoi. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  -    83 

MUTUEL. 

Ni  sàkihitunàn,  nous  nous  aimons. 

Ce  qui  fait  la  beauté  de  cette  langue,  c'est  sa  force 
mathématique  et  la  clarté  de  ses  expressions. 
Ainsi,  pour  dire  : 

La  voie  la  plus  courte  pour  aller  à  Dieu,  c'est  l'amour  mutuel. 

on  dit  : 

Wedjitiawe         Kije-Manito         Kita        Sàkihit        Kilawi 
Tout  à  fait  Dieu  afin  que  on  l'aime     il  faudra 

Sàkihitunaniwiw. 
qu'on  s'aime  mutuellement. 

La  langue  crise  se  compose  de  beaucoup  de  voyelles 
et  d'un  tout  petit  nombre  de  consonnes  qui  sont  : 

B,    f,    E,     M,     N,    S,    Y. 

Elle  n'a  pas  les  consonnes  : 

L,    R,    F,    V,    X. 

Ce  qui  fait  que  les  Cris  ne  peuvent  prononcer 
qu'imparfaitement  certains  mots  français. 

Ils  disent  Catonik  au  lieu  de  Catholique.  Pien  au 
lieu  de  Pierre,  Pan  au  lieu  de  Paul. 

Les  Cris  ont  trois  R  différents,  le  plus  fréquent  a 
quelque  rapport  avec  le  R  gras  des  Provençaux,  ils 
ont  aussi  trois  E  bien  accentués  et  un  E  muet.  Ils  font 


84  *  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES   SAUVAGES. 

un  très-grand  usage  du  double  W  anglais  et  du  K. 

De  ce  concours  de  voyelles  et  de  consonnes  tantôt 
douces  et  tantôt  fortes  naît  une  harmonie  générale- 
ment agréable  à  l'oreille. 

La  langue  crise  est  donc  douce  quoique  accentuée. 
Elle  n'offre  pour  un  Français  aucune  difficulté  de 
prononciation. 

VI 

LA  LANGUE  MONTAGNAISE. 

La  langue  des  Montagnais  est  diamétralement 
opposée  à  celle  des  Cris.  Ces  deux  langues  diffèrent 
entre  elles  autant  et  peut-être  plus  encore  que  le 
Français  et  le  Chinois. 

Le  Cris  est  très-difficile  sous  quelque  point  de  vue 
qu'on  le  considère.  Sa  prononciation  offre  des  diffi- 
cultés presque  insurmontables  pour  le  plus  grand 
nombre.  Avant  mon  arrivée,  les  sauvages  eux-mêmes 
ne  croyaient  pas  qu'on  pût  parvenir  à  l'apprendre. 

La  grammaire  en  est  à  mon  avis  encore  plus 
difficile  que  la  prononciation.  Cette  langue  n'a  que 
des  monosyllabes,  des  élisions  tellement  mêlées  les 
unes  aux  autres,  qu'il  semble  impossible  de  les  dis- 
tinguer. Elle  est,  en  un  mot,  un  assemblage  accablant 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  85 

d'obscurités.  Il  ne  faut  rien  moins,  pour  se  déter- 
miner à  l'étudier,  qu'une  raison  surnaturelle,  c'est- 
à-dire  le  salut  des  âmes. 

Mais,  comme  la  plupart  des  autres  langues  sau- 
vages, et  plus  encore  même,  elle  offre  des  richesses 
intrinsèques  qui  ravissent  l'esprit. 

Quand  on  la  considère  dans  son  ensemble,  quand 
on  voit  l'ordre  parfait  qui  y  règne,  son  exactitude 
dans  le  fond  comme  dans  la  forme,  on  est  tenté  de 
se  prosterner,  et  de  dire  :  —  C'est  bien  Celui  qui  a 
placé  les  étoiles  au  firmament  qui  a  fait  ceci. 

Pour  conserver  cette  langue  dans  sa  pureté,  Dieu 
a  donné  à  ces  sauvages  une  oreille  d'académicien  : 
un  père  se  mettra  facilement  en  colère,  si  son  enfant 
en  bas  âge  se  sert  d'une  locution  mal  sonnante,  ou 
emploie  une  construction  de  phrase  vicieuse. 

—  Tu  ne  sauras  donc  jamais  parler?  lui  dit-il.  Ce 
n'est  pas  ainsi  qu'il  faut  dire. 

Les  racines  primitives  en  montagnais  ne  sont 
autres  que  les  voyelles  de  nos  alphabets. 

A  exprime  la  matière,  E  l'être,  I  la  force,  0  un 
être  douteux,  U,  prononcé  OU,  la  négation  absolue, 
ou  la  succession. 

A,  E,  I,  0,  U,  sont  mis  en  action  par  des  conson- 
nes simples  et  des  consonnes  doubles.  Ces  lettres 
prennent  plus  ou  moins  de  valeur,  suivant  que  la 


86  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

voyelle  qui  tombe  sur  elles  est  plus  ou  moins  forte. 

Il  serait  impossible  d'indiquer  par  écrit  la  pro- 
nonciation, qui  n'est  le  plus  souvent  qu'un  souffle 
ou  un  grasseyement,  et  je  sens  que  je  dois  m'ar- 
rêter,  dans  la  crainte  de  devenir  trop  longtemps 
fastidieux  par  des  démonstrations  inintelligibles. 

J'ai  voulu  seulement  donner  au  lecteur,  par  ces 
quelques  lignes,  un  aperçu  des  difficultés  à  vain- 
cre, pour  se  mettre  à  même  de  pouvoir,  non-seule- 
ment se  faire  comprendre  des  sauvages,  mais  surtout 
parler  leur  langue  aussi  bien  et  même  mieux  qu'eux. 
Sinon,  ils  vous  diront  comme  ils  m'ont  dit  souvent 
au  commencement  de  mon  apostolat  : 

— .  Comment  veux-tu  que  nous  te  croyions?  tu  es 
un  enfant,  tu  ne  sais  pas  parler . 


CHAPITRE  VIII 

Les  lettres.  —  La  république  française  à  l'île  à  la  Crosse.  — 
Cette  mission  ne  reçoit  pas  de  secours.  —  Crainte  pour  l'œuvre 
de  la  propagation  de  la  foi.  —  Misère  des'  missionnaires.  — 
M.  Laflôche  et  le  révérend  Père  Taché  partent.  —  Nouvelles 
lettres.  —  Henry  Faraud  reste  seul.  —  Retour  inespéré  du 
révérend  Père  Taché.  —  Henry  Faraud  apprend  la  mort  de 
sa  mère. 


J'étais  à  l'île  à  la  Crosse  depuis  cinq  mois,  et 
durant  ces  cinq  mois,  jour  et  nuit,  ne  prenant  que 
quelques  rares  heures  de  repos,  j'étudiai  les  deux 
langues  sauvages  dont  je  viens  de  parler,  lorsqu'un 
soir  nous  entendîmes  crier  à  notre  porte  : 

—  Voici  les  lettres. 

Lorsque  pendant  si  longtemps  on  est  resté  sé- 
paré du  reste  du  monde ,  les  lettres  ce  sont 
des  cœurs  qui  vous  aiment,  et  qui  viennent  à  vous 
comme  par  enchantement  ;  des  pensées  et  des  sou- 
venirs que  la  pairie  vous  envoie.  J'aurais  voulu  les 


88  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

lire  toutes  à  la  fois,  puis  je  n'osais  en  briser  le 
cachet .  —  Est-ce  la  joie  ou  la  douleur  qu'elles  m'ap- 
portent? —  Hélas  !  c'était  la  douleur.  L'une  m'appre- 
nait la  mort  de  plusieurs  de  mes  proches,  et  une 
autre  que  la  république  avait  été  proclamée  en 
France,  et  qu'elle  inspirait  des  craintes  à  l'œuvre 
de  la  propagation  de  la  foi.  —  «  N'entreprenez 
«  plus  rien,  nous  écrivait-on,  il  faudra  peut-être 
«  renoncer  aux  missions.  » 

—  Renoncer  à  notre  mission  !  —  jamais,  dîmes- 
nous.  Et  aussitôt  réunis  en  conseil,  je  dis  à  mes  deux 
confrères  : 

«  Nos  sauvages  donnent  déjà  des  preuves  non  équi- 
voques de  conversion.  Vivons  comme  eux  de  chasse 
et  de  pêche,  vivons  de  racines  s'il  le  faut,  revêtons- 
nous  des  peaux  des  animaux  ;  mais  ne  les  abandon- 
nons pas.  » 

Cédant  alors  aux  nécessités  de  notre  position, 
quoique  privés  de  tout  secours,  nous  pûmes  passer 
les  derniers  mois  de  l'hiver.  Nous  allions  tantôt  visi- 
ter nos  filets,  tantôt  chercher  une  charge  de  foin, 
pour  nourrir  notre  unique  vache;  nous  faisions 
même  quelquefois  de  délicieuses  promenades  sur  la 
neige  dans  un  traîneau  attelé  d'une  demi-douzaine  de 
chiens. 

Vers  le  15  du  mois  de  mai,  nous  avions  déjà  fait 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  89 

notre  petite  semence,  quand  la  glace  du  lac  qui 
nous  séparait  des  sauvages,  se  fendit,  et  nous  vîmes 
aussitôt  arriver  par  cette  vaste  et  longue  crevasse 
une  multitude  de  canots.  En  moins  d'un  jour  nous 
avions  autour  de  nous  un  gros  village. 

Les  sauvages,  heureux  de  nous  voir  et  de  nous 
serrer  la  main,  manifestaient  leur  contentement 
par  des  cris  et  des  danses  ;  tous  nous  promettaient  de 
se  faire  chrétiens,  tous  voulaient  s'instruire.  Chose 
admirable,  ces  hommes  de  la  nature  ont  des  dispo- 
sitions naturelles  qui  leur  permettent  de  saisir 
promptement  ce  qu'on  leur  enseigne  :  en  moins  de 
trois  semaines  un  grand  nombre  savaient  lire  et 
écrire. 

Nous  avions  déjà  oublié  toutes  nos  fatigues  et  nos 
privations,  nos  cœurs  s'épanouissaient.  Mais,  hélas  ! 
les  joies  delà  terre,  quelque  pures  qu'elles  soient,  ne 
durent  guère.  La  chasse  d'été  allait  s'ouvrir,  nos  sau- 
vages devaient  bientôt  partir  pour  les  déserts,  et  je 
savais  qu'alors  il  faudrait  me  séparer  de  mes  deux 
compagnons  que  le  devoir  appelait  en  d'autres 
lieux. 

Le  jour  de  cette  séparation  ne  devait  pas  tarder; 
le  15  juin,  les  barques  de  la  Compagnie  de  la  baie 
d'Hudson  faisaient  halte  devant  notre  petit  établis- 
sement, et  d'un  seul  coup,  M.  Laflèche,  mon  illustre 


90  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

et  excellent  ami,  et  le  R.  P.  Taché  m'étaient  en- 
levés. 


Il 


Quand  les  barques  qui  emportaient  mes  deux 
compagnons  eurent  disparu  à  mes  regards,  je  ren- 
trai bien  triste  dans  ma  pauvre  demeure.  Oh! 
comme  alors  elle  me  parut  désolée,  et  comme  elle  me 
parut  grande,  celte  petite  cellule  où  j'avais  placé 
mon  lit  de  feuilles  sèches  ! 

Jamais  le  sentiment  de  la  solitude  ne  m'avait 
oppressé  à  ce  point.  Seul  dans  un  désert,  loin  de 
tous  ceux  que  mon  cœur  connut  et  aima,  ne  trou- 
vant pas  un  esprit  pour  me  comprendre,  pas  une 
pensée  pour  s'unir  à  ma  pensée  !  Le  jour  me  pesait, 
et  c'est  en  vain  que  la  nuit  je  cherchais  à  prendre 
un  peu  de  sommeil,...  le  cœur  a  des  lois  auxquelles 
il  ne  peut  pas  toujours  se  soustraire. 

Les  sauvages  étaient  partis  pour  la  chasse  d'été. 
L'étude  allait  donc  redevenir  ma  principale  occupa- 
tion. Je  repris  le  cours  de  mes  travaux  ordinaires  : 
étudier,  visiter  mes  filets  pour  ma  nourriture  quoti- 
dienne, et  instruire  quelques  petits  sauvages  trop 
faibles  pour  suivre  leurs  parents  à  la  chasse. 

Souvent  j'allais  dans  la  profondeur  des  bois  nié- 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  01 

diter  sur  la  valeur  et  la  grandeur  des  souffrances. 

Il  a  fallu,  me  disais-je,  que  le  Christ  souffrît  pour 
entrer  dans  sa  gloire;  il  me  conviendrait  peu  de 
vouloir  avoir  part  à  son  triomphe,  sans  être  abreuvé 
de  son  calice  d'amertume. 

Ce  fut  dans  le  jardin  des  Oliviers,  au  milieu  d'une 
tristesse  profonde  et  d'angoisses  ineffables,  qu'il 
nous  engendra  à  la  vie. 

C'est  ici,  séparé  de  la  société  de  mes  frères,  qu'il 
veut  m'abreuver  à  la  même  coupe,  pour  opérer  le 
même  miracle  :  le  salut  d'un  peuple. 


III 


Comme  la  joie,  la  douleur  a  son  terme.  Un  jour 
que  je  m'en  allais  pour  visiter  mes  filets,  j'aper- 
çus, au  milieu  du  lac.,  un  canot  que  la  brise  pous- 
sait doucement  du  côté  de  mon  rivage.  Surpris  à 
cette  vue,  je  cherchai  à  deviner  d'où  pouvait  venir 
cette  embarcation  inattendue. 

Peu  à  peu  je  pus  compter  le  nombre  des  passa- 
gers... Puis  enfin  je  pus  les  distinguer,  un  mission- 
naire était  parmi  eux. 

Mais,  ô  surprise  plus  grande  encore,  ô  bonheur  ! 
ce  missionnaire,  c'était  le  Père  Taché,  qui,  parti  de- 


92  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

puis  quelques  jours,  n'avait  pu  continuer  sa  route. 
Il  revenait,  le  sourire  sur  les  lèvres  et  la  tristesse 
dans  Je  cœur. 

Il  souriait  du  bonheur  de  me  retrouver  ;  il  pleu- 
rait en  songeant  à  M.  Laflèche  qu'il  avait  laissé. 

Je  remerciai  la  Providence  qui  me  renvoyait  ce 
compagnon  pour  soutenir  mon  courage.  Mais  ce 
bonheur  inespéré  devait  être  de  courte  durée  :  que 
la  volonté  de  Dieu  soit  faite. 


IV 


Le  24  août,  les  barques  de  la  Compagnie  du  dis- 
trict d'Atthabaskaw  arrivèrent;  elles  avaient  une 
lettre  pour  moi.  Cette  lettre  me  fut  remise  par  l'agent 
de  la  Compagnie  ;  des  larmes  avaient  effacé  presque 
la  moitié  de  l'écriture.  Mon  frère  aîné,  cœur  tendre 
et  dévoué,  me  disait  : 

«  Nous  n'avons  plus  de  mère  ;  cette  mère  qui  nous 
a  tant  aimés  n'est  plus.  » 

Je  parcourus  la  lettre  en  entier  sans  verser  de 
larmes,  mais  j'en  avais  l'âme  remplie;  une  pensée 
m'obsédait,  —  c'est  moi  qui  avais  causé  sa  mort. 

—  0  mon  Dieu,  m'écriai-je,  que  vos  desseins  sont 
admirables  !  Vous  avez  versé  du  sang,  et  votre  propre 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  93 

sang,  pour  nous  laver  de  nos  iniquités  ;  vous  nous 
demandez  des  larmes  et  des  sacrifices  :  comment 
pourrions-nous  vous  les  refuser? 

Celle  qui  seule,  après  Dieu,  avait  illuminé  mon 
âme  des  purs  rayons  de  son  amour  ;  celle  qui  seule, 
après  Dieu,  avait  rempli  mon  existence,  ma  mère 
n'était  plus  !  Dieu  seul  désormais  pouvait  la  rempla- 
cer. Je  n'avais  plus  à  regarder  que  le  ciel. 

Le  dirai-je?  à  dater  de  ce  jour,  il  me  sembla  que 
j'étais  plus  missionnaire  que  jamais,  puisqu'enfin  je 
pouvais  m'écrier  en  toute  vérité  :  Dieu  seul,  Dieu 
seul,  à  Dieu  seul  désormais  !  Plus  rien  ne  m'attache 
à  la  terre;  je  pourrai  vivre  et  mourir  sans  joie  et 
sans  tristesse  ;  je  saurai  goûter  le  bonheur  d'être  uni 
à  Dieu  sans  crainte  que  son  amour  souffre  d'aucune 
affection  terrestre. 

La  plaie  profonde  que  la  mort  de  cette  mère  a  faite 
à  mon  âme,  ne  s'est  jamais  cicatrisée.  On  peut  pren- 
dre une  résolution,  mais  le  cœur  n'obéit  pas  moins 
aux  lois  de  la  nature;  depuis  ce  jour  un  voile  de  tris- 
tesse constante  enveloppe  mon  existence. 


DE  L'ILE  A  LA  CROSSE  A  ATTHABASKAW 


CHAPITRE  IX 

Départ  pour  Atthabaskaw.  —  Première  rencontre  des  Monta- 
gnais.  —  Un  mot  français  dans  une  bouche  sauvage.  —  Les 
sauvages  demandent  au  missionnaire  de  leur  dire  la  messe. 
—  Une  famille  de  métis.  —  L'amazone  des  déserts.  —  La  foi 
héréditaire.  Course  à  cheval.  —  Panorama. 


i 


Pendant  mon  séjour  à  l'île  à  la  Crosse,  j'avais  ac- 
quis une  certaine  habitude  de  la  langue  crise  ;  mais 
je  savais  fort  peu  le  montagnais.  Néanmoins,  con- 
fiants dans  la  grâce  de  Dieu,  nous  décidâmes,  le  Père 
Taché  et  moi,  que  je  partirais  seul  pour  Atthabaskaw. 

Vers  la  fin  du  mois  d'août,  quatre  barques  de  la 
Compagnie  de  la  baie  d'Hudson  quittaient  l'île  à  la 
Crosse,  et  j'entreprenais  un  nouveau  voyage. 

Je  disais  adieu  à  ce  compagnon  de  ma  solitude,  à 
cette  pauvre  maison  où  j'avais  passé  tant  d'heures  de 
tristesse  et  de  doux  épanchements. 

Le  soir  même,  nous  campions  sur  un  petit  îlot  qui 


96  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

sépare  le  lac  Clair  du  lac  du  Bœuf.  La  pluie  nous 
retint  vingt-quatre  heures  dans  cette  position,  et  je 
pus  faire  connaissance  avec  mes  nouveaux  compa- 
gnons de  route,  qui,  enchantés  d'avoir  un  prêtre 
parmi  eux,  ne  pouvaient  se  lasser  de  me  voir  et  de 
me  parler,  m'offrant  sans  cesse  leurs  services  et  me 
promettant  de  vivre  toujours  en  parfaits  chrétiens  : 
c'étaient  des  métis,  des  Canadiens  français,  et  quel- 
ques sauvages  convertis,  tous  attachés  à  la  Com- 
pagnie. 

Quand  la  pluie  eut  cessé,  nous  repartîmes,  nous 
traversâmes,  joyeux  d'un  beau  soleil,  les  eaux  lim- 
pides du  grand  lac  du  Bœuf;  et  le  lendemain  nous 
nous  arrêtions  pour  déjeuner  sur  une  presqu'île. 

Là  se  trouvaient  réunis  un  certain  nombre  de  sau- 
vages montagnais,  chrétiens  ou  catéchumènes.  — 
Sois  le  bienvenu,  me  crièrent-ils,  tu  nous  feras  faire 
bonne  chasse  et  bonne  pêche.  —  Nous  te  voyons 
avec  bonheur. 

Quelques-uns  d'entre  eux  connaissaient  quelques 
mots  de  français,  et  se  plaisaient  à  les  prononcer  de- 
vant moi.  Ils  ne  se  doutaient  pas  que  j'étais  plus 
heureux  de  les  entendre,  qu'eux  de  les  prononcer. 

Un  mot  français  dans  une  bouche  sauvage,  c'est 
la  barbarie  qui  appelle  la  civilisation,  —  c'est  le 
Nouveau  Monde  qui  appelle  la  France. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  97 

Or,  comme  c'était  un  dimanche,  les  Montagnais 
me  demandèrent  de  leur  dire  la  messe. 

Presque  aussitôt  je  dresse  un  autel  champêtre, 
autour  duquel  les  sauvages  viennent  dévotement 
s'agenouiller.  Jamais  messe  n'avait  été  entendue  par 
un  auditoire  plus  attentif  et  plus  recueilli  ;  et  pour- 
tant c'étaient  des  sauvages. 

Qu'il  était  consolant  de  les  voir  sur  les  bords  du 
grand  lac,  ces  naïfs  enfants  des  forêts,  écoutant  sans 
les  comprendre  les  paroles  évangéliques,  mais  sen- 
tant bien  qu'il  y  avait  pour  eux  dans  ces  paroles  une 
promesse  de  régénération  ! 


II 


Le  lendemain,  nous  remontions  lentement  la  ri- 
vière à  la  Loche,  nous  entrions  comme  par  enchan- 
tement dans  le  lac  du  même  nom,  et  nous  venions 
passer  la  nuit  dans  un  de  ses  nombreux  îlots. 

Le  matin,  nous  remettions  à  la  voile,  et  après 
avoir  franchi  les  mille  sinuosités  de  la  rivière  ap- 
pelée la  Queue  de  la  Loche,  arrivé  au  lieu  du  dé- 
barquement, je  me  trouvai  tout  à  coup  en  pré- 
sence de  plusieurs  sauvages,  entre  autres  de  quelques 
familles  de  métis  élevés  dans  les  bois.  Je  fus  ac- 


98  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

clamé,  je  ne  dirai  pas  avec  bonheur,  mais  avec  en- 
thousiasme. 

Un  de  ces  métis  me  demanda  avec  instance  de 
vouloir  bien  l'accompagner  à  sa  tente. 

—  Père,  me  dit-il,  j'ai  une  bonne  provision  de 
langues  de  vache  et  d'orignal  ;  elles  te  seront  servies 
par  mon  épouse,  que  j'ai  laissée  à  ma  loge  exprès 
pour  t'attendre. 

J'accédai  à  la  demande  de  cet  homme,  et  nous 
nous  dirigeâmes  du  côté  de  son  habitation.  Nous 
allions  arriver,  quand  je  vis  venir  à  moi  une  femme 
mise  avec  une  certaine  élégance  et  d'un  air  très-dis- 
tingué; elle  était  grande,  son  œil  ferme  et  perçant 
annonçait  la  détermination  et  l'énergie,  ses  traits 
étaient  réguliers,  sa  démarche  fîère. 

—  C'est  mon  épouse,  me  dit  le  sauvage  métis. 

Si  nous  avions  été  encore  au  temps  de  la  Fable, 
j'aurais  cru  à  l'apparition  d'une  divinité  des  bois. 

La  jeune  femme  s'approcha,  me  toucha  la  main 
très-amicalement,  et  m'invita  à  entrer  dans  sa  tente. 

Un  tapis  avait  été  étendu  pour  me  recevoir. 

—  Sois  le  bienvenu  parmi  nous,  me  dit  le  métis 
avec  beaucoup  de  douceur;  voilà  bien  longtemps 
que  nous  n'avions  point  vu  de  prêtre,  ni  entendu  la 
parole  de  Dieu.  Moi  et  elle,  continua-t-il,  en  me 
montrant  sa  jeune  épouse,  nous  n'avons  reçu  aucune 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  99 

instruction;  mais  nous  avons  hérité  de  la  foi  de  nos 
pères  chrétiens. 

—  Comment  vivez-vous  donc  dans  cette  solitude? 

—  Demande-le  à  mon  épouse. 

La  jeune  femme  alors  me  fit  le  récit  de  sa  vie  aven- 
tureuse, de  ses  courses  et  de  ses  exploits,  une  véri- 
table odyssée.  C'est  elle  qui  poursuivait  dans  les  bois 
le  buffle  et  l'orignal  ;  elle  savait  ceindre  le  carquois 
et  dompter  les  coursiers  :  c'était  une  vraie  amazone. 
Elle  s'exprimait  avec  un  air  de  noble  indépendance 
et  avec  beaucoup  de  grâce  ;  ses  gestes  étaient  expres- 
sifs, quoique  respectueux.  J'étais  étonné  de  tant  de 
hardiesse  et  de  son  mâle  courage. 

Quand  la  jeune  femme  eut  cessé  de  parler,  elle  me 
présenta  quelques  langues  d'orignal,  produit  de  sa 
chasse  de  la  veille. 

—  Je  n'ai  qu'un  seul  regret,  me  dit-elle,  c'est  de 
n'avoir  rien  de  meilleur  à  t'offrir. 

—  Et  moi,  que  puis-je  t'offrir  en  récompense? 

—  Donne-moi  une  croix,  me  répondit  la  jeune 
métisse  enjoignant  les  deux  mains,  comme  pour  me 
montrer  qu'elle  savait  aussi  prier. 

Je  sortis  de  la  tente  de  ces  pauvres  enfants  des  bois 
en  bénissant  la  divine  Providence,  qui  permet  que  le 
flambeau  de  la  foi  ne  s'éteigne  jamais  entièrement 
dans  les  générations. 


100  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 


III 


La  foi  est  le  don  le  plus  précieux  de  l'héritage  pa- 
ternel. Cet  homme  et  cette  femme  n'étaient  pas  chré- 
tiens, et  ils  avaient  la  foi. —  Étaient-ce  des  sauvages  ? 

Si  on  entend  par  sauvage  l'homme  qui  habite  la 
tente,  ceint  le  carquois  et  poursuit  dans  le  désert 
l'orignal,  le  buffle  ou  le  caribou,  je  dirai  :  Oui,  voilà 
le  sauvage.  Eh  bien,  ce  sauvage  est  peut-être  chré- 
tien, si  ses  pères  le  furent  jadis  ;  il  est  chrétien  sans 
savoir  ce  que  c'est  que  de  l'être.  Sa  foi  ne  lui  vient 
point  de  la  persuasion,  elle  lui  vient  du  sang  :  c'est 
le  fait  qui  excite  le  plus  mon  admiration.  On  trouve 
un  très-grand  nombre  de  métis  abandonnés  par  leurs 
pères  au  milieu  des  forêts,  et  ces  hommes  ont  ordi- 
nairement la  foi  la  plus  vive,  sans  avoir  jamais  eu 
l'occasion  de  s'instruire.  —  Qui  la  leur  a  donnée  ?... 
—  C'est  Dieu,  direz- vous.  —  Mais  comment  se  fait- 
il  que  les  sauvages  au  milieu  desquels  ils  vivent 
n'aient  pas  la  même  foi?...  —  C'est  que  cette  foi 
leur  vient  de  leurs  pères,  qu'ils  n'ont  jamais  connus, 
dont  ils  n'ont  jamais  entendu  parler.  C'est  l'héritage 
paternel. 

La  foi  pénètre  et  s'incorpore  dans  les  généra- 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  101 

tions,  et  il  y  a  dans  l'hérédité  des  races  des  trans- 
missions mystérieuses  dont  Dieu  seul  a  le  secret. 


IV 


Je  restai  toute  la  journée  au  milieu  de  ces  familles 
sauvages,  tâchant  de  ranimer  leur  zèle  pour  la  reli- 
gion. 

Le  lendemain,  un  agent  de  la  Compagnie,  M.  Er- 
mantinger,  arrivait  à  ce  poste;  il  voulut  bien  se 
mettre  à  ma  disposition  pour  me  faire  traverser  com- 
modément le  long  portage  après  lequel  nos  barques 
devaient  reprendre  le  cours  de  la  rivière  Attha- 
baskaw. 

Uu  vigoureux  coursier  me  fut  offert,  et  avec  ce 
nouveau  compagnon  suivi  de  sa  femme  et  de  sa  fille, 
nous  partîmes  à  travers  la  forêt. 

Après  avoir  galopé  quelque  temps,  nous  arrivâmes 
sur  une  petite  élévation  d'où  l'on  découvre  la  petite 
rivière  Atthabaskaw. 

De  là  l'œil  se  reposait  agréablement  sur  l'immense 
vallée  formée  par  cette  rivière,  sillonnée  de  nom- 
breux courants,  encadrée  par  de  grands  arbres  cou- 
verts d'un  feuillage  doré  par  les  derniers  rayons  d'un 
soleil  couchant. 


102  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Nous  descendîmes  à  cheval  de  cette  cime  escar- 
pée, et  le  soir  nous  dressions  nos  tentes  sur  les 
bords  d'une  baie  formée  par  la  rivière. 

Si  j'avais  pu  oublier  que  j'étais  dans  un  monde 
nouveau,  je  m'en  serais  convaincu  en  ce  moment. 
En  quittant  les  hauteurs  voisines,  on  semble  se  pré- 
cipiter dans  les  profondeurs  d'un  abîme.  Ici,  le 
mont  pelé,  le  granit  aride;  là-bas,  les  végétations 
gigantesques,  les  prairies  verdoyantes,  les  rivières  et 
les  lacs.  Un  pays  nouveau  se  déroule  à  vos  regards 
charmés,  et  dans  cette  descente  difficile,  l'admira- 
tion est  plus  puissante  que  l'effroi. 

En  effet,  c'est  ici  le  lieu  où  change  la  direction  des 
rivières  et  ruisseaux  qui  baignent  l'immense  vallée; 
c'est  ici  que  tous  ces  cours  d'eau  se  dirigent  du  côté 
de  la  grande  rivière  Atthabaskaw,  pour  aller  se  jeter 
dans  le  lac  du  même  nom,  se  joindre  à  la  grande  ri- 
vière de  la  Paix,  et  former  dans  un  parcours  d'envi- 
ron cent  lieues  la  rivière  des  Esclaves. 


Les  bateaux  étaient  chargés;  nous  partions  le  soir 
même.  Dans  quatre  jours  au  plus  nous  devions  arri- 
ver à  Atthabaskaw,  terme  de  notre  voyage.  Nos  voya- 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  103 

geurs  joyeux  avaient  oublié  leurs  fatigues;  moi  seul 
j'étais  triste  :  j'allais  dans  un  pays  nouveau,  je  n'en 
connaissais  qu'imparfaitement  la  langue,  et  j'ignorais 
quelles  étaient  les  dispositions  réelles  de  ceux  que 
j'allais  trouver.  J'étais  plongé  dans  ces  réflexions, 
lorsque  tout  à  coup  je  sens  le  canot  où  je  me  trou- 
vais, couler  avec  une  extrême  rapidité  ;  un  instant 
il  me  sembla  qu'il  allait  se  précipiter  sur  un 
énorme  rocher  en  face  de  nous.  Je  me  crus  perdu, 
et  ne  pus  retenir  un  cri  de  terreur...  Au  même  in- 
stant, le  canot  reprend  sa  marche  paisible.  Nous  ve- 
nions de  sauter  un  énorme  rapide. 

Quelques  moments  après,  nous  faisions  halte  en 
face  d'un  nouveau  portage,  qui  fut  franchi  le  len~ 
demain. 

Nous  étions  repartis  depuis  quelques  heures  à 
peine,  nos  canots,  les  voiles  déployées,  filaient  rapi- 
dement, lorsqu'un  spectacle  douloureux  se  présenta 
à  mes  regards.  Je  vis  sur  les  bords  de  la  rivière  une 
jeune  femme  évanouie. 

—  Faites  arrêter,  dis-je  au  guide. 

—  Impossible,  mon  Père,  le  courant  est  trop  rapide. 

—  Au  nom  du  bon  Dieu,  ne  laissons  pas  mourir 
cette  malheureuse  femme  ;  voyez,  elle  est  malade. 

—  Oh  !  fit  le  guide  en  riant,  elle  n'est  point  ma- 
lade, elle  va  accoucher. 


104  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Le  guide  avait  raison  :  le  soir,  comme  nous  étions 
campés  à  l'autre  extrémité  du  grand  portage  La- 
heaume ,  un  sauvage  entra  dans  ma  tente,  et  me 
dit  en  me  présentant  une  innocente  créature  enve- 
loppée dans  une  peau  de  caribou  : 

—  Serais-tu  assez  bon  pour  baptiser  cet  enfant  ? 
Ma  femme  vient  d'accoucher  là-bas,  au  bord  de  la 
rivière. 

—  Est-elle  morte?  m'écriai-je. 

—  Oh  !  que  non,  dit  le  sauvage,  elle  se  porte 
parfaitement  bien. 


VI 


Dans  la  nuit  les  voyageurs  avaient  transporté  les 
bagages,  traîné  les  barques,  et  au  lever  du  jour  nous 
partions.  Nous  n'avions  plus  de  portages  à  franchir; 
mais  il  nous  restait  encore  quelques  rapides  dange- 
reux à  traverser.  Dans  un  de  ces  passages  difficiles, 
une  de  nos  barques  fut  crevée,  et  de  l'avis  des  voya- 
geurs nous  en  étions  quittes  pour  très-peu.  Enfin,  le 
soir  même,  nous  sortions  de  cette  rivière  et  nous  ar- 
rivions au  confluent  de  la  rivière  la  Biche. 

En  cet  endroit,  je  vis  se  déployer  à  mes  regards  un 
panorama  encore  inconnu  pour  moi  :  à  droite  et  à 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  105 

gauche  de  la  rivière,  des  rochers  gigantesques  élèvent 
jusqu'aux  nues  leurs  crêtes  menaçantes.  Des  fentes 
noires  de  ces  rocs  calcinés  coulent  des  eaux  miné- 
rales répandant  dans  les  airs  des  miasmes  imprégnés 
de  senteurs  sulfureuses.  Au  pied  de  ces  monts  livides, 
est  une  terre  grisâtre  d'où  s'échappent  comme  des 
sources  de  goudron.  Là,  pas  un  arbre  ne  croît,  pas  un 
brin  d'herbe  ne  réjouit  la  vue,  pas  une  voix  ne  charme 
l'oreille;  tout  vous  inspire  l'horreur  et  l'effroi;  on 
dirait  qu'avec  la  végétation  la  vie  a  disparu  de  cette 
terre  :  c'est  l'image  de  la  mort. 

Mais  voilà  que,  par  un  de  ces  contrastes  si  fréquents 
dans  cet  étrange  monde,  le  panorama  change  d'as- 
pect :  à  mesure  que  nous  descendons  la  rivière,  les  ro- 
chers disparaissent ,  les  rivages  se  couvrent  de  verdure , 
l'on  respire  un  air  plus  oxygéné;  bientôt  d'immen- 
ses forêts  aux  arbres  séculaires  se  présentent  à  nos 
yeux  ravis,  des  nuées  d'oiseaux*  semblent  saluer 
notre  passage,  les  cygnes  et  les  grues  vont  d'une  rive 
à  l'autre,  faisant  retentir  les  airs  de  mille  cris  dejoie. 
Ici,  c'est  l'image  de  la  vie  :  tout  chante,  tout  mur- 
mure, on  dirait  que  la  terre  heureuse  s'épanche  dans 
le  sein  du  Créateur. 


106  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 


VII 


Le  soir,  un  peu  avant  la  nuit,  nous  arrivions  au 
détour  de  la  rivière  d'Embarras.  A  deux  heures  du 
matin,  nous  nous  remettions  en  route,  et  peu  après 
le  lever  du  soleil,  nous  entrions  enfin  dans  le  lac 
Atthabaskaw.  De  là  le  regard  embrasse  une  grande 
étendue  semée  d'une  multitude  d'îlots,  formés  de 
rochers  granitiques,  mais  tous  couronnés  de  pins 
verdoyants. 

Encore  quelques  heures,  et  nous  arrivions  au  poste 
de  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson,  terme  de  mon 
voyage. 

Sur  le  point  d'arriver  à  ce  poste,  la  vue  est  fort  dé- 
sagréablement frappée  par  une  foule  de  rochers  pres- 
que nus,  qui  feraient  croire  de  prime  abord  qu'on 
entre  dans  un  pays  aride;  mais  bientôt,  sur  la  partie 
gauche  du  lac,  se  dessine  une  belle  prairie  qui  peut 
avoir  cinquante  lieues  de  long. 

Une  pensée  plus  grande  que  la  grande  prairie 
m'occupait  en  ce  moment.  Je  me  disais  :  Comment 
serai-je  reçu  par  les  sauvages  ?. . . 

Nous  tournâmes  le  dernier  rocher  qui  masque  pres- 
que entièrement  l'établissement  de  la  Compagnie. 

J'étais  arrivé. 


ATTHABASKAW 


CHAPITRE     X 

Arrivée  à  Atthabaskaw.  —  Le  missionnaire  est  reçu  au  poste  de 
la  Compagnie.  —  Il  y  attend  les  sauvages.  —  Ils  arrivent,  enfin. 
—  Leur  mauvaise  volonté  pour  s'instruire.  —  Leur  cupidilé.  — 
Découragement.  —  Espoir  en  Dieu.  —  Les  sauvages  s'huma- 
nisent un  peu.  —  Il  en  instruit  quelques-uns.  —  L'espoir  re- 
naît dans  l'âme  du  missionnaire.  —  La  tristesse  fait  place  à  la 
joie. 


j'arrivai  à  Atthabaskaw  à  la  fin  du  mois  de  septem- 
bre 1849,  c'est-à-dire  trois  ans  après  mon  départ 
de  Marseille.  J'étais  dans  un  pays  inculte  et  pres- 
que inhabitable  même  pour  les  sauvages,  au  centre 
d'une  population  de  15,000  âmes,  éparpillée,  famille 
par  famille,  sur  un  territoire  de  400 lieues  de  diamè- 
tre. Mais  j'étais  plein  de  force  et  de  courage,  et  je 
n'avais  que  vingt-six  ans.  Dominé  par  la  pensée 
du  devoir,  confiant  dans  la  grâce  de  Celui  de  qui 
vient  la  force,  je  me  sentais  disposé  à  tous  les  sa- 
crifices pour  accomplir  ma  mission. 


108  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Les  sauvages,  disséminés  depuis  les  bords  du  lac 
des  Esclaves  et  les  bords  de  la  baie  d'Hudson  jus- 
qu'à la  mer  Glaciale,  ne  se  réunissent  guère  au  poste 
d'Atthabaskaw  que  deux  fois  l'année,  trois  semaines 
environ,  au  printemps,  et  trois  semaines  en  automne. 
Ils  y  viennent  pour  vendre  le  produit  de  leur  chasse, 
c'est-à-dire  des  fourrures,  aux  agents  de  la  Compa- 
gnie. 11  faut  profiter  de  ces  précieux  et  courts  mo- 
ments, pour  leur  parler  de  morale  et  de  religion. 
A  mon  arrivée  à  Atthabaskaw,  les  sauvages  n'a- 
vaient pas  encore  paru.  On  les  attendait  tous  les 
jours. 

Je  m'installai  assez  peu  commodément  dans  une 
petite  chambre  du  poste  de  la  Compagnie,  et  j'at- 
tendis. 


I  I 


Les  sauvages  parurent  enfin.  Aussitôt  qu'ils  eurent 
appris  que  j'étais  là,  tous  voulaient  entrer  à  la  fois 
dans  ma  chambre,  les  uns  par  curiosité,  d'autres 
avec  le  véritable  désir  d'entendre  la  parole  de  Dieu. 

Mais  à  peine  avais-je  prononcé  quelques  mots,  que 
la  plupart  me  dirent  : 

—  Tu  ne  feras  rien  ici,  tu  parles  comme  un  en- 
fant, tu  ne  sais  pas  parler. 


VOYAGES  ET   MISSIONS.  409 

D'autres,  moins  polis  encore,  me  disaient  : 

—  Tu  peux  t'en  retourner,  les  sauvages  ne  t'ai- 
ment point. 

D'autres  : 

—  Donne-nous  du  tabac,  ça  vaut  mieux. 

Puis  ils  sortaient  pour  faire  place  à  d'autres  visi- 
teurs, qui  se  retiraient  encore,  soit  en  ricanant,  soit 
en  me  donnant  quelque  épithète  mal  sonnante. 

Quand  la  nuit  fut  venue  et  que  je  pus  enfin  fermer 
ma  porte  à  ces  peu  aimables  visiteurs,  je  me  sentis 
découragé.  — Pourquoi,  me  disait  l'esprit  du  mal, 
te  condamner  ainsi  à  l'exil,  si  ton  séjour  en  ces  lieux 
doit  être  sans  résultat? 

Et  l'esprit  du  bien  me  disait  : 

—  Courage,  enfant  :  c'est  au  nom  de  Dieu  que  tu 
teprésentes  à  ce  peuple,  Dieu  secondera  tes  desseins. 

Le  cœur  moins  attristé,  après  avoir  réfléchi  que 
ce  n'est  pas  en  un  jour  qu'on  inspire  à  un  peuple 
ignorant  les  vertus  qui  sont  l'opposé  de  ses  vices, 
je  pris  un  peu  de  nourriture  et  j'attendis  le  lende- 
main avec  plus  de  confiance. 

Peu  à  peu,  soit  par  des  présents,  soit  par  quelques 
paroles  affables,  je  parvins  à  attirer  trois  sauvages, 
qui  m'écoutèrent  sans  m'interrompre  :  c'étaient  de 
bonnes  natures.  Je  les  engageai  à  m'en  amener  quel- 
ques autres.  Petit  à  petit  j'eus  un  cercle  restreint 


HO  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

d'auditeurs  dont  je  parvenais  à  me  faire  comprendre; 
et  à  la  fin  de  la  mission,  c'est-à-dire  au  moment  du 
départ  des  sauvages,  j'en  avais  une  cinquantaine  tout 
à  fait  décidés  à  embrasser  le  christianisme.  Deux  cents 
autres  environ  m'écoutaient  maintenant  avec  plai- 
sir. Je  n'étais  déjà  plus  pour  eux  un  homme  ordi- 
naire :  Dieu  leur  avait  parlé. 

Au  moment  de  partir  pour  la  chasse  d'hiver,  la 
plupart  de  ces  sauvages,  qui  m'avaient  reçu  avec  des 
lazzis,  me  serraient  la  main  en  disant  : 

—  Nous  reviendrons  de  bonne  heure,  au  prin- 
temps prochain,  et  nous  t'écouterons  bien. 

La  tristesse  avait  fait  place  à  la  joie,  la  crainte  à 
l'espérance  :  j'entrevoyais  un  avenir  prospère. 


III 


11  ne  resta  plus  à  l'entour  du  poste  que  quelques 
tentes,  habitées  par  une  cinquantaine  de  sauvages 
trop  vieux  ou  trop  jeunes  pour  aller  à  la  chasse.  Je 
partageais  donc  mon  temps  entre  l'étude  approfondie 
de  la  langue  des  Montagnais  et  l'instruction  des 
quelques  personnes  qui  m'entouraient. 

Bientôt  la  noire  obscurité  qui  enveloppait  mon 
esprit,  toutes  les  fois  que  je  voulais  me  livrer  à  l'é- 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  11  i 

tude  de  la  langue,  commença  à  se  dissiper.  Je  voyais 
des  clartés  là  où,  jusqu'à  ce  jour,  je  n'avais  vu  que 
des  ténèbres.  Je  comprenais  que  pour  dominer  ces 
barbares  par  la  parole,  seule  arme  possible,  il  fallait 
avant  tout  parler  mieux  qu'eux. 

Poussé  par  cette  volonté  inébranlable  qui  seule 
pouvait  m'empêcher  de  faiblir,  je  travaillais  avec  plus 
d'ardeur  que  jamais,  et  déjà  je  me  posais  en  pensée 
au  milieu  de  mes  sauvages,  qui,  au  lieu  de  médire  : 
—  Tu  parles  comme  un  enfant,  tu  ne  sais  pas 
parler,  se  diraient  en  m'entendant  :  —  11  parle 
mieux  que  nous  ,  donc  il  est  plus  homme  que 
nous. 


CHAPITRE  XI 

Arrivée  des  hommes  à  poil.  —  Leur  naïveté.  —  Leur  curiosité. 
—  Le  missionnaire  commence  à  se  faire  comprendre  en  lan- 
gue montagnaise.  —  Arrivée  de  nouveaux  sauvages.  —  Il  leur 
apprend  à  lire. 


Dans  les  premiers  jours  de  janvier  1850,  il  m'ar- 
riva,  des  bords  de  la  mer  Glaciale,  environ  1 50  sau- 
vages, qui,  tout  en  apportant  le  produit  de  leur 
chasse,  venaient  dans  la  pensée  d'entendre  parler  de 
cette  religion  qui,  leur  avait-on  dit,  «  rend  les 
hommes  heureux  et  les  fait  vivre  longtemps.  » 

C'étaient  bien  là  les  sauvages  tels  qu'on  peut  se  les 
figurer.  Couverts  de  la  tête  aux  pieds  de  peaux  de 
caribous ,  ils  auraient  plutôt  ressemblé  à  des  ani- 
maux féroces  qu'à  des  êtres  humains,  si  le  coutelas 
qui  pendait  à  leur  ceinture,  leur  carquois,  leurs  arcs 
et  leurs  flèches,  n'avaient  indiqué  que  c'étaient  là  des 
chasseurs. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  H 3 

Jamais  vacarme  pareil  à  celui  que  firent  ces  sau- 
vages en  entrant  dans  le  poste,  criant,  hurlant 
comme  des  démons,  frappant  aux  portes,  gesticulant 
comme  des  forcenés  ;  un  instant  je  leur  crus  des  dis- 
positions hostiles. 

C'étaient  pourtant  des  hommes  francs  et  naïfs,  de 
ces  natures  primitives  chez  lesquelles  il  ne  fau- 
drait qu'une  bonne  semence  pour  faire  éclore  des 
épis  nombreux. 

A  peine  je  m'étais  montré  qu'au  premier  signe 
ils  cessèrent  leur  tapage,  et,  s'approchant  de  moi, 
s'assirent  sur  leurs  talons,  prêts  à  écouter  ce  que 
j'allais  leur  dire,  ou  plutôt  ce  que  j'allais  leur  ré- 
pondre, car  l'un  d'eux,  qui  me  parut  leur  chef,  me 
dit  aussitôt  : 

—  Tu  es  venu  pour  nous  parler  de  Dieu ,  l'as-tu  vu  ? 

—  Nûn,  je  ne  l'ai  pas  vu,  mais  je  connais  sa  pa- 
role. 

—  Mais  si  tu  ne  l'as  pas  vu,  comment  peux-tu  le 
connaître  ? 

—  On  le  connaît  par  ses  œuvres,  et  surtout  par  ce 
qu'il  a  dit  lui-même.  Du  reste,  il  habile  le  ciel,  c'est 
là  que  nous  le  verrons  et  que  nous  serons  heureux 
avec  lui. 

—  Qu'est-ce  qu'on  mange  dans  le  ciel?  y  a-t-il  des 
caribous,  des  orignaux,  des  poissons? 


H  4  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

—  Il  y  a  tout  ce  qui  est  beau,  tout  ce  qui  est  bon, 
puisque  le  bon  Dieu,  notre  père,  nous  dit  que  nous  y 
posséderons  tous  les  biens  sans  exception. 

—  Oh  !  alors  je  veux  y  aller,  car  je  suis  souvent 
malade,  je  jeûne  faute  de  pouvoir  travailler,  et  je 
serai  bien  content  d'être  dans  un  lieu  où  l'on  mange 
bien  sans  rien  faire. 

—  Instruis-toi,  tâche  de  connaître  la  religion,  et 
Dieu,  qui  est  plus  riche  que  tous  les  commerçants,  te 
donnera  tout  ce  qu'il  faudra  sans  avoir  la  peine  de 
compter. 

—  Oh  !  oh  !  s'écria  le  sauvage,  ce  sera  bien  com- 
mode de  vivre  dans  le  ciel  î  A-t-on  des  habits  de  drap 
un  dans  le  ciel? 

—  Puisque  c'est  Dieu  lui-même  qui  se  charge  de 
nous  vêtir,  ne  te  mets  pas  en  peine  de  quelle  qua- 
lité seront  tes  habits,  ils  seront  beaux  et  bien  faits. 

—  As-tu  été  quelquefois  dans  le  ciel,  toi?  as-tu  vu 
ceux  qui  y  demeurent  ?  comment  sont-ils  habillés  ? 

—  Je  ne  les  ai  point  vus,  mais  Dieu  nous  a  dit 
qu'ils  sont  revêtus  d'habits  aussi  éclatants  que  le 
soleil. 

—  Oh  !  alors,  fit  le  sauvage  en  poussant  un  gros 
éclat  de  rire,  il  ne  doit  pas  faire  froid  dans  ce  pays-là? 

—  Il  n'y  fait  ni  froid  ni  chaud,  on  y  est  dans  une 
température  égale. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  115 

—  Y  a-t-il  de  la  neige  ? 

—  Il  ne  peut  pas  y  en  avoir,  puisqu'il  n'y  fait  pas 
froid . 

—  Alors  j'aime  mieux  rester  sur  la  terre,  parce 
qu'à  l'automne,  si  la  neige  se  fait  trop  attendre,  je 
m'ennuie. 

—  Oui!  lui  dis-je,  mais  comme  tu  ne  peux  pas 
toujours  rester  sur  la  terre  et  que  dans  le  ciel  Dieu 
donne  tous  les  biens,  on  ne  s'y  ennuie  jamais  :  il 
faut  donc  prier  Dieu,  le  servir,  être  bon,  non-seu- 
lement pour  gagner  le  ciel,  mais  aussi  pour  éviter  la 
maison  du  démon,  yedadiyi  kounwe. 

—  Je  ne  veux  pas  aller  à  la  maison  du  démon, 
s'écria-  t-il. 

—  C'est  précisément  pour  t'en  garantir,  toi  et  tes 
compagnons,  que  je  suis  venu  ici;  je  veux  vous  ap- 
prendre à  faire  le  bien  et  à  éviter  le  péché. 

—  Je  ne  sais  quels  péchés  je  commets  ;  de  temps 
en  temps  quand  ma  femme  me  fait  mécontent,  je  lui 
donne  des  coups  de  bâton,  je  crois  que  c'est  là  mon 
seul  péché. 

—  Je  t'apprendrai  plus  tard  en  quoi  consiste  le 
péché  et  ce  qu'il  faut  faire  pour  aller  au  ciel;  confie- 
toi  à  moi  :  venez  m'entendre  tous  chaque  fois  que 
vous  reviendrez  de  la  chasse,  et  Dieu  fera  le 
reste. 


H  6  DIX-HUIT  ANS  CHEZ    LES  SAUVAGES. 

—  Mais  les  femmes  sont-elles  mauvaises  dans  le 
ciel? 

—  Elles  ne  sont  pas  plus  mauvaises  que  les  hom- 
mes, puisque  tout  le  monde  y  est  bon. 

—  S'il  en  est  ainsi,  je  serai  content,  car  les  fem- 
mes jusqu'ici  ont  été  la  cause  de  toutes  mes  méchan- 
cetés. 

Ces  sauvages,  que  j'appelais  les  hommes  à  poil,  se 
retirèrent  satisfaits  de  mes  explications  ;  ils  partirent 
le  lendemain  en  promettant  de  revenir  plus  tard  avec 
leurs  familles. 

Je  venais  de  constater  mes  progrès  dans  l'étude 
du  montagnais. 


II 


Vers  la  fin  du  mois  de  mars,  un  matin,  comme 
j'étais  à  étudier  tranquillement  dans  ma  chambre, 
j'entendis  tout  à  coup  les  portes  s'ouvrir  avec  fracas  ; 
des  voix  nombreuses  retentissaient  dans  le  poste. 
Surpris  de  ce  bruit  inusité  à  pareille  époque,  je  me 
dirigeai  du  côté  d'où  venaient  les  clameurs...  ;  c'était 
une  vingtaine  de  familles  sauvages  qui  arrivaient  du 
désert. 

—  Le  temps  nous  a  paru  bien  long  depuis  l'au- 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  117 

tomne  dernier  que  nous  t'avons  quitté,  me  dit  l'un 
d'eux.  Nous  avons  hâté  notre  retour ,  afin  que  tu 
puisses  nous  instruire,  nous  voici  tous  à  ta  disposi- 
tion, nous  t'écouterons  et  tu  nous  baptiseras. 

Ces  sauvages  étaient  des  environs  d'Atthabaskaw. 

Je  lui  répondis  : 

—  Si  toi  et  les  tiens  vous  tenez  vos  promesses,  moi 
je  tiendrai  les  miennes  :  je  vous  instruirai,  et  je  ferai 
de  vous  des  hommes  par  le  baptême. 


III 


Je  puis  dire  que  c'est  ce  jour  où  commença  réelle- 
ment mon  apostolat;  soir  et  matin  je  réunissais  mes 
néophytes.  Je  commençai  par  exposer  à  leurs  yeux  de 
gros  caractères  que  j'avais  écrits  en  leur  propre  lan- 
gue. Mon  but  était  de  les  initier  d'abord  à  la  parole 
écrite.  J'eus  besoin  d'une  patience  peu  ordinaire.  Dès 
les  premières  leçons,  tout  ce  que  je  demandais  à  Dieu 
pour  l'instant,  c'était  de  parvenir  à  en  initier  quel- 
ques-uns, afin  de  bien  leur  faire  comprendre  que  je 
n'exigeais  pas  une  chose  impossible.  Chaque  jour 
il  arrivait  de  nouvelles  familles,  toutes  plus  empres- 
sées les  unes  que  les  autres,  mais  toutes,  au  pre- 
mier abord,  croyaient  h  l'impossibilité  de  compren- 


118  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

dre  mon  alphabet.  Enfin  au  bout  d'une  quinzaine 
de  jours,  j'avais  trois  jeunes  sauvages  qui  pouvaient 
épeler  quelques  mots.  Ce  phénomène  encouragea  les 
autres;  ils  ne  doutèrent  plus  de  mon  talent  qu'ils 
disaient  surnaturel. 

Pendant  ces  quinze  premiers  jours,  j'avais  baptisé 
une  trentaine  d'enfants,  régularisé  plusieurs  ma- 
riages, et  surtout  empêché  plusieurs  vengeances  en 
réconciliant  des  ennemis  mortels. 

Outre  mes  leçons  de  lecture,  je  faisais  chaque  soit- 
un  petit  discours;  ils  m'écoutaient  avec  bonheur, 
surtout  quand  je  leur  parlais  de  la  France,  et  que  je 
leur  faisais  le  récit  des  cérémonies  religieuses. 

Sentant  que  j'étais  compris  et  le  cœur  satisfait, 
je  rendais  grâces  à  Dieu. 

Malheureusement  l'époque  de  leur  départ  pour  la 
chasse  arriva;  ils  me  quittèrent  la  plupart  eu  pleu- 
rant, et  emportèrent  dans  le  désert  quelques  tableaux 
où  j'avais  tracé  des  caractères  de  leur  langue,  me  pro- 
mettant tous  de  bien  étudier  sous  leurs  tentes. 


CHAPITRE  XII 

Henry  Faraud  continue  l'étude  des  langues.  — 11  conçoit  le  pro- 
jet de  se  construire  une  maison  et  une  chapelle,  —  met  la 
main  à  l'œuvre;  —  l'édifice  s'élève.  —  Il  reçoit  une  députa- 
tion  de  sauvages.  —  Leur  stupéfaction  à  l'aspect  du  monu- 
ment. —  Leurs  discours.  —  Le  missionnaire  leur  promet  une 
visite. 


I 


Je  me  remis  donc  à  l'étude  des  langues  avec  plus 
de  courage  et  de  ténacité  que  jamais.  Mes  succès  me 
donnèrent  bientôt  la  confiance  de  faire  des  progrès 
plus  rapides,  et  cette  certitude  m'enhardit  à  exécuter 
un  projet  que  j'osais  à  peine  concevoir  naguère.  Ce 
projet  qui  aurait  été  une  folie  si  Dieu  n'en  avait  pas 
été  l'inspirateur,  consistait  à  créer  sur  la  plage  d'At- 
thabaskaw  un  établissement  autour  duquel  vien- 
draient se  grouper  les  familles  sauvages  au  retour 
de  la  chasse. 

Quels  étaient  mes  moyens  pour  entreprendre  un 


120  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

pareil  travail?  Aucun.  —  Je  me  trompe;  j'avais  foi 
dans  le  secours  de  Dieu,  j'avais  la  volonté  de  le 
servir,  le  courage  de  la  jeunesse  et  l'amour  de 
l'humanité  :  mes  devoirs  de  missionnaire. 


Il 


Je  ne  pouvais  demeurer  plus  longtemps  dans  le 
poste  où  j'avais  reçu  l'hospitalité,  où  j'étais  pres- 
que un  embarras;  cette  situation  précaire  ne  me 
laissait  aucune  liberté  d'action. 

Non  loin  un  large  plateau  granitique  dominait  le 
lac  et  la  plaine.  Il  me  parut  convenir  singulièrement 
à  l'accomplissement  de  mon  dessein. 

En  face  de  ce  monticule  est  une  large  baie  formée 
par  le  lac  Atthabaskawetla  rivière  des  Esclaves,  der- 
rière lesquels  s'étendent  des  plaines  marécageuses. 

C'est  là  que  je  rêve  une  cité  florissante.  J'y  vois 
déjà  surgir  des  églises,  des  maisons,  des  châteaux; 
je  rêve  de  dessécher  les  marais,  d'ouvrir  des  ca- 
naux, d'abattre  les  grands  arbres  et  de  tirer  des 
entrailles  de  cette  terre  que  la  neige  couvre  huit 
mois  de  l'année,  de  quoi  entretenir  le  personnel 
d'une  mission. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  121 


III 


Le  6  mai  1850,  je  partais  résolument  une  hache 
à  la  main  pour  la  forêt  voisine,  accompagné  de  deux 
jeunes  sauvages  dont  j'avais  fait  mes  serviteurs.  Mal- 
gré mon  peu  d'expérience  dans  le  métier  de  bûche- 
ron, j'étais  parvenu  au  bout  de  la  journée  à  abattre 
quatre  beaux  pieds  de  chêne  ;  mes  deux  serviteurs 
s'occupaient  à  en  couper  les  branches,  et  ainsi  allé- 
gés, nous  pûmes  le  lendemain  les  amener  sur  le  haut 
du  plateau. 

Ce  travail  dura  une  quinzaine  de  jours.  Bientôt 
j'eus  réuni  les  gros  bois  nécessaires  à  une  maison  et 
à  une  chapelle. 

Mes  doigts  couverts  d'ampoules  durant  les  pre- 
miers jours  se  durcissaient  peu  à  peu,  et  je  pus 
commencer  à  équarrir  des  charpentes. 

Pendant  que  mes  deux  sauvages  travaillent  à  scier 
les  planches,  je  dresse  une  tente  où  j'installe  une 
véritable  boutique  de  menuiserie  et  d'ébénisterie  :  je 
confectionne  des  fenêtres,  des  portes,  des  bancs; 
je  fais  des  tables,  des  chaises,  des  lits  et  d'autres 
meubles  aussi  commodes  que  nécessaires.  A  la  fonte 
des  neiges  je  nivelle  la  place  où  j'ai  le  projet  de  m'é- 


122  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

tablir.  J'en  arrache  les  arbres  et  les  broussailles,  enfin 
je  construis  ma  maison  et  à  côté  d'elle  une  grande 
salle  qui  me  servira  provisoirement  de  chapelle. 

Après  sept  mois  de  ce  rude  labeur,  j'étais  parvenu 
à  créer  un  premier  établissement  auquel  il  ne  man- 
quait, pour  être  habitable,  que  des  détails  d'inté- 
rieur. 


IV 


J'étais  occupé  à  l'organisation  de  cet  intérieur, 
lorsqu'il  m'arriva  une  députation  des  envoyés  de  tous 
les  sauvages  qui  habitent  les  bords  du  grand  lac  des 
Esclaves.  Us  venaient  m'inviter  à  les  visiter. 

C'étaient  des  vieillards  qui,  avec  un  costume  plus 
civilisé,  auraientpu  recevoir  la  qualification  de  véné- 
rables. 

A  l'aspect  de  ma  maison ,  ils  s'arrêtèrent  ébahis. 

Je  leur  expliquai  comment,  seul,  j'étais  parvenu 
à  la  construire.  Ils  poussèrent  des  cris  d'étonne- 
ment. 

Ces  braves  gens  faillirent  me  donner  de  l'or- 
gueil. 

Je  leur  montrai  également  et  peut-être  avec  une 
certaine  vanité  d'artiste  les  meubles  que  j'avais  fabri- 
qués. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  123 

Quand  ils  eurent  bien  tout  admiré,  tout  touché, 
bien  questionné,  un  des  ambassadeurs  me  dit  : 

—  Regarde  mes  cheveux  blancs;  bien  d'autres  de 
nos  frères  sont  plus  vieux  que  nous,  les  laisseras-tu 
mourir  sans  qu'ils  voient,  sans  qu'ils  entendent  le 
parleur  du  bon  Dieu?  Nous  sommes  mauvais  vivants 
sans  doute,  mais  nous  avons  ouï  dire  que  le  bon  Dieu 
t'avait  donné  une  eau  qui  efface  les  mauvaises  ac- 
tions. Viens,  tu  nous  laveras. . .  Nos  frères  te  font  dire 
qu'ils  sont  prêts  h  faire  tout  ce  que  tu  voudras.  Ne 
laisse  plus  nos  enfants  mourir  sans  baptême  et  nos 
vieillards  se  plier  pour  toujours  sans  avoir  eu  la  seule 
consolation  qu'ils  désirent,  celle  de  voir,  toi  qui  es 
Dieu,  —  toi  qui  es  le  parleur  du  puissant. 

Après  quelques  instants  de  réflexion  je  répondis  : 
—  Tes  paroles  sont  descendues  dans  mon  cœur;  elles 
l'ont  mis  en  émoi.  Je  ne  saurais  résister  à  l'invitation 
que  tu  me  fais.  Je  suis  seul  ici,  mais  je  laisserai  ma 
maison  à  la  garde  de  Dieu,  et  le  printemps  prochain, 
à  la  nouvelle  terre,  lorsque  les  glaçons  auront  coulé 
sur  la  grande  rivière,  je  ferai  couler  mon  canot  après 
eux  et  j'irai  vous  voir.  Tu  peux  l'annoncer  à  tes 
frères. 

—  Merci,  merci ,  répétèrent-ils  ensemble,  tous  nos 
frères  seront  heureux. 

—  Avertissez-les,  leur  dis-je  alors  en  riant,  que  je 


124  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

leur  aèfends  de  mourir,  car  je  veux  tous  les  voir. 
—  On  ne  meurt  point  exprès,  fit  un  des  vieillards 
d'un  ton  grave,  mais,  comme  tu  nous  l'ordonnes, 
nous  le  leur  dirons. 


CHAPITRE  XIII 

La  maison  est  terminée.  —  Admiration  des  sauvages. 
Impressions.  —  Comment  on  devient  souverain. 


I 


Enfin  j'étais  chez  moi,  je  pouvais  dire  tout  aussi 
bien  que  le  propriétaire  le  plus  fortuné  de  France  : 
J'ai  ma  maison. 

Oh  !  comme  je  dormis  d'un  bon  somme  et  quels 
beaux  rêves  je  fis  la  première  nuit  où  je  couchai  dans 
ma  maison. 

Le  matin,  quand  je  me  réveillai  dans  ma  paisible 
cellule,  quand  je  vis  ma  table,  ma  chaise,  mon  prie- 
Dieu,  mon  crucifix,  il  me  sembla  qu'un  bon  ange 
m'avait  transporté  dans  mon  village  ;  je  me  crus  dans 
la  chambrette  où  je  couchais  petit  enfant.  Un  rayon 
de  soleil  perça  l'étroit  vitrage,  mes  yeux  éblouis  se 
refermèrent,  un  doux  rêve  vint  me  caresser  encore, 


126  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

et  je  vis  l'ombre  de  ma  mère  s'approcher  de  ma 
couche  et  déposer  an  baiser  sur  mon  front. 

Oh  !  comme  ce  jour-là  je  me  levai  joyeux  et  fier, 
joyeux  de  voir  cette  humble  chapelle  où  je  pourrais 
enfin  appeler  mes  sauvages  à  la  prière,  où  je  pour- 
rais offrir  au  Père  céleste  la  victime  expiatrice,  et 
fier  de  pouvoir  dire  à  mes  pauvres  enfants  des  bois  : 
—  Cette  maison,  cette  église,  c'est  bien  moi  qui  les  ai 
construites,  mais  c'est  Dieu  qui  en  est  l'architecte. 


II 


Le  jour  même  je  réunissais  les  quelques  vieux 
sauvages  éparsdans  les  environs,  avec  leurs  femmes 
et  leurs  enfants,  afin  de  donner  toute  la  pompe  pos- 
sible à  la  bénédiction  de  mon  établissement  naissant. 

Cette  cérémonie  me  laissera  toujours  un  profond 
souvenir.  J'avais  pu  rassembler  une  centaine  d'assis- 
tants, vieillards,  hommes,  femmes,  enfants.  Je  leur 
fis  un  discours  pour  leur  inspirer  le  respect  du  lieu 
saint.  Quand  j'eus  cessé  de  parler,  un  vieillard  prit 
lafparole  et  se  tournant  du  côté  de  quatre  de  ses  fils 
qui  l'accompagnaient,  il  leur  dit  : 

—  Vous  êtes  dans  une  maison  où  l'on  ne  voit  ni 
fourrure,  ni  drap,  ni  indienne.  C'est  le  prêtre  —  qui 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  127 

pourtant  paraît  bien  plus  grand  seigneur  que  les 
commerçants,  —  qui  Ta  construite  de  ses  propres 
mains;  c'est  donc  vraiment  la  maison  qu'habite  le 
■ouïssant.  N'entrez  point  ici  en  riant  ni  en  jouant,  on 
n'y  vient  que  pour  prier.  Ce  n'est  pas  un  lieu  comme 
les  autres;  c'est  votre  père  qui  vous  le  dit.  Lorsque 
j'aurai  passé  de  l'autre  côté  de  la  vie,  en  entrant  dans 
cette  maison  rappelez-vous  mes  paroles.  Plantez- 
les  profondément  dans  votre  esprit  ;  elles  vous  feront 
du  bien.  Un  de  ses  enfants  répondit  : 

—  Mon  père,  nous  avons  entendu  tes  paroles, 
nous  les  tiendrons  dans  le  creux  de  notre  main,  et  si 
jamais  le  puissant  mauvais  tentait  de  nous  les  faire 
oublier,  nous  répéterions  sans  cesse  :  C'est  notre  père 
qui  nous  l'a  dit. 

Quelques  jours  après,  un  village  considérable  était 
réuni  autour  de  mon  établissement.  Les  sauvages  re- 
venaient de  la  chasse  d'automne,  et  à  mesure  qu'ils 
apercevaient  l'édifice  terminé,  ils  poussaient  des  cris 
d'admiration  ou  de  stupéfaction,  car  ils  étaient  partis 
quelques,  mois  auparavant  avec  la  persuasion  qu'il 
serait  emporté  par  le  premier  orage. 


128  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 


III 


A  dater  de  ce  moment  je  pus  me  croire  un  vérita- 
ble souverain,  et  bien  que  je  n'eusse  guère  songé  à 
flanquer  ma  maison  de  fortes  et  hautes  tourelles,  à 
côté  des  tentes  sauvages,  je  pouvais  hardiment  me 
croire  dans  un  palais. 

Semblable  à  un  seigneur  du  moyen  âge,  du  haut 
de  mon  rocher  je  dominais  mon  peuple,  peuple  mal- 
heureux, qui,  naguère  encore  disséminé  sur  les  bords 
du  grand  lac,  venait  se  grouper  autour  de  la  demeure 
du  missionnaire,  comme  pour  se  mettre  sous  la  pro- 
tection de  Dieu.  Et  j'étais  fier  d'être  le  ministre  de  ce 
Dieu  qui  m'avait  inspiré  mon  œuvre. 

Ce  n'était  pas  seulement  une  maison  de  planches 
qui  dominait  les  tentes  sauvages  ;  c'était  le  christia- 
nisme, c'était  la  civilisation  qui  se  montraient  aux 
regards  surpris  des  barbares  du  nouveau  monde. 


IV 


Ils  étaient  beaux  ces  enfants  nés  d'hier,  ces  bar- 
bares régénérés,  quand  ils  se  présentaient  devant 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  129 

moi  pour  écouter  la  parole  de  Dieu.  Ils  me  disaient 
tout  émus  : 

—  Ce  sont  bien  tes  mains  qui  ont  élevé  cette  grande 
maison;  elles  n'étaient  point  habituées  au  travail, 
mais  tu  voulais  nous  prouver  que  tu  étais  décidé  à 
être  notre  père  et  à  rester  parmi  nous.  Cette  mai- 
son parle  beaucoup;  elle  nous  dit  que  désormais  nous 
ne  serons  plus  orphelins,  que  nous  t'aurons  tou- 
jours pour  père. 

—  J'aurais  tort  de  me  croire  orphelin,  me  disait 
un  jeune  homme  après  avoir  reçu  le  baptême.  Ne 
voilà- t-il  pas  que  tu  es  mon  père?  Je  croyais  que  tu 
n'étais  ici  qu'en  passant;  c'est  pour  cela  que  je  ne 
voulais  point  écouter  ta  parole.  Aujourd'hui,  en 
voyant  cette  maison,  je  comprends  que  tu  ne  nous 
laisseras  pas. 

—  Apprends-moi  à  construire  aussi  une  maison  à 
ma  famille,  me  disait  un  autre  ;  au  moins  je  serai  à 
l'abri  mieux  que  dans  ma  tente,  quand  mes  jeunes 
cens  iront  à  la  chasse. 


CHAPITRE  XIV 

Nouvelle  arrivée  de  sauvages.  —  Ethitcho,  l'orateur  du  désert. 
—  La  plupart  des  sauvages  savent  lire.  —  Plusieurs  sont  bap- 
tisés. —  Consolations  du  missionnaire.  —  Il  projette  de  cons- 
truire une  église.  —  Commencement  de  ce  travail. 


Un  dimanche,  je  venais  de  donner  le  baptême  à  un 
certain  nombre  d'adultes,  quand  un  sauvage  pressé 
m'aborda  en  me  disant  : 

—  Le  plus  célèbre  orateur  de  ma  nation,  que  tu 
n'as  pas  encore  vu,  s'est  décidé,  d'après  mes  conseils, 
à  venir  te  voir.  Il  t'attend  dans  ta  maison  pour  te 
parler. 

En  effet,  rentré  chez  moi,  je  trouve  au  milieu 
d'une  vingtaine  de  sauvages  le  célèbre  orateur  assis 
au  fond  de  l'appartement,  grave  comme  un  Caton. 
Contrairement  aux  usages,  il  ne  daigna  pas  même  se 
lever;  il  promena  sur  moi  un  regard  superbe,  me 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  131 

tendit  la  main  d'un  air  protecteur;  puis,  après  un 
silence  un  peu  prolongé,  il  me  dit  : 

—  Je  suis  Ethitcho  (grosse-tête),  l'orateur...  Me 
comprendras-tu  ? 

—  Peut-être,  lui  répondis-je. 

—  C'est  que,  fit-il  alors  d'une  voix  mesurée,  j'ai 
beaucoup  de  choses  à  te  dire.  Ce  n'est  pas  tout  le 
monde  qui  parle  comme  moi.  Je  prends  les  choses 
dès  le  commencement  et  je  les  conduis  jusqu'à  la  fin. 

—  Eh  bien,  lui  dis-je,  jusqu'ici  je  t'ai  parfaitement 
compris,  je  puis  donc  croire  que  je  te  comprendrai 
jusqu'à  la  fin.  Continue  ton  discours. 

Alors,  prenant  un  ton  solennel  et  d'une  voix  de 
tonnerre,  Ethitcho  commença  en  ces  termes  : 

—  Ne  crois  pas  que  tu  viennes  nous  apprendre 
des  choses  nouvelles.  Ce  que  tu  dis  est  bon  pour  les 
enfants  qui  nous  entourent.  Pour  moi,  je  sais  depuis 
longtemps  que  le  Puissant  a  fait  le  ciel  et  la  terre, 
les  arbres,  les  lacs,  les  rivières,  les  poissons,  les  cari- 
bous, les  orignaux.  C'est  lui  aussi  qui  a  fait  notre 
souffle,  qui  nous  a  donné  des  oreilles  pour  entendre, 
un  esprit  pour  comprendre,  des  yeux  pour  voir.  Or 
moi,  qui  sais  ces  choses,  je  n'ai  jamais  été  comme 
les  autres  hommes.  Je  sais  qu'il  fut  un  temps  où  le 
faiseur  de  terre  fut  mécontent  des  hommes  et  qu'il 
les  fit  périr  par  le  déluge.  On  m'a  assuré  que  tu  dis 


132  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

que  bientôt  il  y  aura  une  autre  fin  du  monde;  tout 
cela,  je  le  savais;  je  le  supposais.  Aussi  dans  toutes 
mes  actions,  je  prends  toujours  bien  garde  de  ne  rien 
faire  de  mal.  Je  répète  souvent  à  mes  jeunes  gens  : 
Faites  ainsi  et  vous  ferez  bien...  mais  ils  ne  m'écou- 
tent  pas.  Le  matin,  tandis  que  tout  le  monde  dort,  je 
me  lève,  et,  quand  la  nouvelle  clarté  paraît  sur  l'ho- 
rizon, je  dis  au  Puissant  :  Je  te  remercie  du  nouveau 
jour  que  tu  me  donnes.  C'est  un  souffle  nouveau  que 
je  reçois  aujourd'hui. 

Ethitcho  continua  ainsi  pendant  une  grande  heure. 
Je  l'écoutais  d'un  air  profondément  attentif.  Enfin 
le  grave  orateur  termina  son  discours  en  me  disant 
d'une  voix  de  stentor  : 

—  Hé  bien  !  m'as-tu  compris? 

—  Oui,  lui  répondis-je,  je  t'ai  compris. 

Et  alors,  analysant  en  quelques  mots  et  à  sa  grande 
surprise  tout  ce  qu'il  avait  dit,  j'ajoutai  : 

—  S'il  y  a  bien  des  choses  que  tu  sais,  et  je  re- 
mercie le  bon  Dieu  de  t'en  avoir  donné  la  connais- 
sance, il  y  en  a  un  bien  plus  grand  nombre  que  tu 
ignores  et  que  je  viens  pour  t'apprendre.  Il  ne  suffit 
pas  de  savoir  que  Dieu  existe,  qu'il  a  fait  tout  ce 
qui  est,  il  faut  encore  savoir  ce  qu'il  a  dit  et  ce 
qu'il  ordonne  de  faire.  —  Il  faut  connaître  quel  est 
le  culte  qu'il  demande  de  nous. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  133 

Quand  je  lui  eus  développé  ces  pensées,  le  savant 
s'écria  : 

—  Si  Dieu  lui-même  apparaissait  sur  la  terre,  il 
ne  parlerait  pas  mieux  que  toi.  Aussi  je  veux  venir 
te  voir  de  temps  en  temps. 

Les  sauvages  qui  nous  environnaient  étaient  dans 
l'admiration  de  voir  que  j'avais  pu  prouver  à  la  plus 
grosse  tête  de  leur  nation,  au  célèbre  Ethitcho,  qu'il 
lui  restait  beaucoup  à  apprendre. 

Bientôt  les  sauvages  étaient  retournés  dans  les  bois 
et  je  me  trouvais  de  nouveau  presque  seul.  Je  m'oc- 
cupais toujours  avec  plus  d'ardeur  à  me  perfectionner 
dans  la  connaissance  des  langues.  Ma  conversation 
avec  Ethitcho  venait  de  me  prouver  que  les  sauvages 
ne  me  croiraient  réellement  supérieur  à  eux  qu'à 
la  condition  de  parler  mieux  qu'eux. 


il 


Cependant,  j'avais  hâte  d'agrandir  mon  établiss*  - 
ment.  La  salle  qui  me  servait  de  chapelle  était  deve- 
nue aujourd'hui  trop  étroite.  Je  voulais  créer  enfin 
un  sanctuaire  plus  digne  de  la  majesté  de  Dieu. 

Comme  ce  pauvre  peuple  était  changé  en  peu  de 


134  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

temps!  combien  la  loi  évangélique  a  de  puissance 
pour  entraîner  les  hommes  ! 

Ces  barbares  qui,  à  mon  arrivée  à  Atthabaskaw,  me 
regardaient  presque  avec  mépris,  car  je  n'avais  pas 
de  présents  à  leur  faire  pour  les  attirer,  ces  êtres  dé- 
gradés par  tous  les  vices,  par  toutes  les  corruptions. y 
ces  êtres  étaient  aujourd'hui  de  fervents  chrétiens. 
Leur  instinct  mauvais  s'était  transformé  en  naïveté. 
Le  baptême  les  avait  fait  redevenir  enfants. 

Et  voilà  pourquoi  je  voulais  construire  une  église 
à  ces  pauvres  hôtes  des  bois. 


III 


Nous  étions  alors  au  commencement  de  l'année 
1851.  L'hiver  avait  été  mauvais  pour  la  pêche,  et 
j'avais  dû  engager  un  de  mes  serviteurs  à  partir  avec 
les  autres  sauvages  pour  la  chasse,  dans  la  crainte 
de  ne  pas  avoir  de  quoi  nous  suffire.  Je  n'avais  donc 
plus  qu'un  seul  serviteur.  Et  ce  fut  fort  heureux, 
car  nous  nous  trouvâmes  bientôt  réduits  à  une  ex- 
trême misère,  quoique  nous  ne  fussions  que  deux. 
Un  moment  je  me  vis  presque  dans  la  nécessité  de 
tuer  les  pauvres  chèvres  que  j'avais  élevées  moi- 
même.  C'était  mon  seul  bétail  en  ce  moment. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  135 

Mais  Dieu  veillait  sur  nous.  Un  matin  je  trouvai 
une  grande  quantité  de  poisson  dans  mes  filets,  et 
mon  sauvage  tua  le  lendemain  quelques  maigres 
oies  égarées  sur  les  bords  du  lac.  Cette  abondance 
de  nourriture  réveilla  le  courage  de  mon  servi- 
teur. 

—  Prenons  la  hache,  lui  dis-je  alors,  allons  à  la 
forêt  et  recommençons  à  couper  des  arbres.  Nous 
bâtirons  une  église. 

—  Père,  me  répondit  le  sauvage,  nous  avions  beau- 
coup de  peine  à  trois  pour  faire  rouler  les  troncs 
sur  la  neige,  comment  ferons-nous  à  deux  pour  les 
pousser  jusqu'ici? 

—  Dieu,  qui  est  plus  fort  que  toi  et  moi,  pous- 
sera avec  nous. 

Je  recommençai  donc  mes  travaux  de  bûcheron. 
Pour  nous  aider  à  rouler  les  arbres  abattus  jusqu'au 
haut  de  mon  rocher,  j'avais  imaginé  d'y  atteler  mes 
quatre  chèvres.  Ce  surcroît  de  force  me  fut  d'un 
grand  secours,  et  au  mois  d'avril  nous  avions  déjà 
une  assez  bonne  provision  de  bois  de  charpente. 

L'église  que  j'allais  construire  devait  avoir  16  mè- 
tres de  long  sur  8  mètres  de  large.  Après  son  achè- 
vement, la  salle  qui  actuellement  me  servait  de  cha- 
pelle devait  être  convertie  en  une  espèce  de  métairie 
où  je  pourrais  nourrir  des  vaches.  Les  privations  que 


136  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

je  venais  d'endurer  me  commandaient  de  me  mettre 
en  garde  contre  les  hivers  à  venir. 

Mais  le  soin  du  temporel  ne  devait  pas  me  faire 
oublier  le  spirituel. 

Je  me  souvenais  de  la  parole  que  j'avais  donnée 
aux  envoyés  des  sauvages  du  grand  lac  des  Esclaves. 
Je  leur  avais  promis  ma  visite,  et  le  moment  était 
venu  de  tenir  ma  promesse. 


VOYAGE  AU  GRAND  LAC  DES  ESCLAVES. 


CHAPITRE  XV 

Départ  pour  le  grand  lac  des  Esclaves.  —  Les  sauvages  accom- 
pagnent le  missionnaire  jusqu'au  rivage.  —  Première  halte  à 
la  rivière  des  Rochers.  —  Les  chiens  mangent  les  provisions. 
—  Famine.  —  Baptême  d'une  île.  —  Salut  à  l'île  du  Prêtre.  — 
Cantique.  —  La  chute  du  Pélican.  —  Arrivée  à  la  rivière  au 
Sel. 


Au  mois  d'avril  donc,  à  la  terre  nouvelle,  j'aban- 
donnais mon  établissement  naissant,  et  je  partais  ac- 
compagné de  deux  sauvages  pour  le  grand  lac  des 
Esclaves,  différant  jusqu'à  mon  retour  l'exécution  de 
mes  projets  d'agrandissement. 

Au  moment  où  notre  barque  s'éloignait  du  rivage, 
les  sauvages  qui  s'y  étaient  réunis  me  disaient  : 

—  Nous  allons  donc  être  orphelins  de  nouveau  ; 
qui  sait  quand  noire  père  reviendra? 

Et  à  l'instant  une  salve  de  coups  de  fusil  faisait 
retentir  les  rochers  environnants. 


138  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Bientôt,  poussés  par  une  douce  brise,  nous  avions 
perdu  de  vue  la  plage  d'Atthabaskaw,  et  nous  glis- 
sions à  travers  ses  îlots  verdoyants. 

A  midi,  nous  faisions  halte  pour  déjeuner  à  la  ri- 
vière des  Rochers,  nom  improprement  appliqué, 
puisque,  à  l'exception  de  quelques  pierres  graniti- 
ques qu'on  aperçoit  çà  et  là,  les  rives  de  ce  cours 
d'eau,  plantées  de  grands  arbres,  forment  dans  la 
perspective  un  coup  d'œil  ravissant. 

Tandis  que  nous  étions  attablés  sur  l'herbe,  les 
chiens  d'un  métis,  nommé  Beaulieu,  qui  était  avec 
nous,  se  ruèrent  sur  les  autres  provisions  laissées 
dans  le  canot,  en  mangèrent  la  moitié  et  gâtèrent 
le  reste  qui  dut  être  jeté  à  la  rivière.  En  tout  autre 
lieu  on  eût  été  effrayé  d'avoir  encore  plusieurs  jours 
de  voyage  sans  aucune  provision  ;  mais  ici  on  y  est 
accoutumé,  et  après  le  premier  mouvement  de  mau- 
vaise humeur,  nous  finîmes  par  rire  de  cette  mésaven- 
ture. 

—  Bah!  disait  le  vieux  Beaulieu  en  s'adressant  à 
mes  deux  sauvages,  dans  trois  jours  nous  serons  chez 
moi  et  nous  mangerons.  Partons  gaiement. 

Puis,  quand  les  bras  affaiblis  des  rameurs  sem- 
blaient fatigués,  il  leur  disait  avec  un  imperturbable 
sang-froid  : 

—  Ramez  plus  fort,  mes  amis,  nous  n'avons  rien 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  139 

pour  manger.  Le  meilleur  moyen  pour  conjurer  la 
famine,  c'est  d'arriver  le  plus  tôt  possible. 

Nous  naviguâmes  ainsi  pendant  trois  jours  sans 
vivres  d'aucune  espèce;  nous  contentant,  pour  toute 
nourriture,  de  manger  de  gros  joncs  —  que  nous 
arrachions  aux  bords  de  la  rivière,  et  dont  nous  su- 
cions la  moelle.  Quelquefois  aussi  nous  trouvions  des 
nids  de  canards  dont  nous  mangions  les  œufs  quoique 
couvés. 

—  Ramez!  Ramez  plus  fort,  mes  amis,  ne  cessait 
de  crier  le  flegmatique  Beaulieu.  Courage,  mes  jeunes 
gens!  Nous  mangerons  chez  moi. 

Mais  avant  d'arriver  à  la  rivière  au  Sel,  séjour  du 
vieux  Beaulieu,  arrêtons  un  instant  nos  regards  sur 
les  beaux  sites  de  la  route. 

En  sortant  de  la  rivière  des  Rochers,  on  rencontre 
la  grande  rivière  de  la  Paix  qui  prend  sa  source  aux 
montagnes  rocheuses  et  qui,  réunie  à  la  rivière  des 
Œufs  et  à  celle  des  Rochers,  forme  le  grand  fleuve 
appelé  la  rivière  des  Esclaves. 


Il 


De  ce  point  la  vue  s'étend  à  une  distance  d'environ 
cinq  lieues  sur  cet  immense  cours  d'eau  bordé  de 


140  DIX-HUIT   ANS  CHEZ    LES  SAUVAGES. 

splendides  forêts,  si  bien  qu'on  croirait  qu'il  traverse 
un  tunnel  de  verdure  et  qu'il  va  disparaître  sous  la 
terre.  On  avance.  Le  canot  file  rapidement  sous  ce 
tunnel,  et  bientôt  l'on  s'aperçoit  que  le  fleuve  divisé 
en  deux  par  une  grande  île,  fait  un  détour  à  droite 
et  à  gauche,  pour  se  réunir  à  trois  ou  quatre  lieues 
plus  bas. 

Cette  île  qui  n'avait  point  de  nom  s'appelle  au- 
jourd'hui Yîle  du  Prêtre,  et  voici  dans  quelle  cir- 
constance ce  nom  lui  a  été  donné. 

Tandis  que  nous  passions  en  chantant  devant  cette 
île,  Beaulieu  fit  signe  aux  rameurs  d'arrêter  le  canot 
et  aux  chanteurs  de  se  taire.  — Puis,  se  levant  no- 
blement, il  dit  : 

—  Jeunesgens,  à  mesure  que  nous  avançons,  nous 
trouvons  çà  et  là  des  îles,  des  presqu'îles,  des  lacs, 
des  rivières.  Tout  porte  le  nom,  souvent  assez  indif- 
férent, de  certains  étrangers  qui  ont  passé  par  ici. 
Dieu  a  permis  que  l'île  que  nous  voyons  là,  et  qui 
est  une  des  plus  grandes  et  des  plus  belles,  n'ait  point 
encore  de  nom.  Donnons-en  donc  à  cette  île  un  qui 
nous  rappelle  un  doux  souvenir  :  le  passage  du  pre- 
mier prêtre  qui  ait  visité  nos  contrées.  Appelons-la 
l'île  du  prêtre. 


A  ces  mots  du  vieux  métis  les  sauvages  criè- 


rent 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  141 

—  Salut  à  l'île  du  Prêtre  :  yalt-iye-bejnué  î  Ce 
nom  lui  est  resté  depuis. 

En  ce  moment  si  le  démon  de  l'orgueil  avait  passé 
par  là,  il  m'aurait  peut-être  soufflé  une  pensée  am- 
bitieuse. 

Le  vieux  Beaulieu  avait  fait  amarrer  le  canot,  et 
nous  descendîmes  dans  l'île,  comme  pour  en  prendre 
possession  en  mon  nom  ;  et  aussitôt,  pour  donnera  ce 
baptême  toute  la  solennité  de  la  situation,  nous  en- 
tonnâmes un  cantique  à  la  sainte  Vierge,  dont  voici 
la  traduction  : 


Umlathè  san  iyénithéni 
Ot  iyn  dégayé  Madih  ! 
Se  dziyé  aselinni  tta 
Sinyézé  ne  yenestshen  si. 

[De  gayé]  Madih  ! 

Sinnié  walli 

Itasin  sekenelni  dé 

Népan  yennit  an 

Né  dakastté 

Tta  olsen  qesnawalesi. 


Tu  es  vraiment  généreuse  et 
bonne,  toi  qui  es  absolument  pure, 
6  Marie;  toi  qui  dis  à  mon  cœur  : 
Mon  fils,  je  t'aime. 

Pure  Marie  !  je  serais  au  comble 
du  bonheur,  si  toujours  tu  veillais 
sur  moi  ;  je  t'aimerai,  je  te  serai 
soumis  jusqu'au  terme  où  je  pourrai 
vivre. 


III 


Heureux  d'avoir  consacré  une  île  au  prêtre  et  de 
chanter  la  gloire  de  Marie,  nos  voyageurs  parais- 
saient avoir  oublié   qu'ils    n'avaient    rien  mangé 


142  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES   SAUVAGES. 

depuis  deux  jours,  et  nous  voguions  à  grands  coups 
d'aviron. 

Bientôt  l'île  du  Prêtre  avait  disparu,  et  nous  avions 
devant  nous  un  de  ces  points  de  vue  d'autant  plus 
beaux  qu'ils  sont  très- rares  dans  ces  sauvages  con- 
trées. 

L'œil  se  perd  au  loin  sur  la  rivière,  dont  le  lit 
durant  une  vingtaine  de  lieues  semble  avoir  été  tiré 
au  cordeau.  De  chaque  côté  on  voit  se  dérouler  une 
bordure  de  grands  arbres  dont  les  cimes  nivelées 
s'en  vont,  comme  deux  rubans  de  verdure,  se  perdre 
et  se  confondre  dans  le  lointain. 

Poussés  par  un  vent  favorable,  nous  eûmes  bientôt 
franchi  cette  distance,  et  le  soir  nous  arrivions  au- 
dessus  d'une  chute  grandiose  dont  la  masse  d'eau  se 
perd  en  bouillonnant  sous  des  rochers  caverneux 
qui  l'environnent. 

C'est  au  pied  de  cette  chute  que  des  milliers  de 
pélicans  se  donnent  rendez-vous.  Aussi  est-elle  ap- 
pelée chute  du  Pélican. 


IV 


Le  pélican  n'a,  dans  ces  parages,  aucun  des  nobles 
instincts  que  lui  attribue  la  légende.  Ses  œufs  qu'il 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  143 

pond  sur  la  première  pierre  venue,  il  les  abandonne 
aussitôt  qu'ils  sont  éclos.  Il  se  tient  au  bas  de  la  chute 
pour  pêcher  des  poissons  qu'il  emporte  tout  vivants 
dans  l'immense  poche  placée  sous  son  grand  bec  et 
qu'il  mange  quand  ils  sont  à  demi  corrompus.  Cette 
poche  d'une  couleur  rougeâtre  est  sillonnée  par  des 
lignes  verticales  qui  feraient  croire  que  le  sang  va  en 
couler. 

Cette  particularité  a  sans  doute  donné  naissance 
à  l'antique  fable  du  pélican  se  déchirant  les  flancs 
pour  nourrir  ses  petits. 

La  chair  du  pélican  est  immangeable  ;  elle  a  le 
goût  du  poisson  corrompu.  C'est  le  seul  animal  au- 
quel les  sauvages  ne  touchent  jamais,  quelle  que  soit 
la  faim  qui  les  dévore. 


Après  avoir  transporté  le  canot  et  nos  bagages  au 
delà  de  la  chute  du  Pélican,  nous  descendîmes  avec 
une  grande  rapidité  sur  une  immense  nappe  d'eau 
qui  conduit  en  droite  ligne  à  la  rivière  au  Sel,  où  se 
trouvait  la  demeure  du  vieux  métis. 

Nous  arrivâmes  à  cette  demeure  vers  les  neuf 
heures  du  matin.  Quelques  sauvages  s'étaient  réunis 


144  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

à  la  famille  de  Beaulieu,  et  nous  fûmes  reçus  avec 
des  témoignages  de  joie  qui  nous  firent  oublier  nos 
fatigues. 

En  sortant  du  canot  Beaulieu  s'écria  : 

—  Jeunes  gens,  avez-vous  de  la  viande?  Il  y  a 
trois  jours  que  nous  n'avons  mangé. 

—  Non,  répondirent-ils,  nous  n'avons  que  des 
carpes  desséchées. 

—  Bien,  dit  le  vieux,  ça  vaudra  mieux  que  les 
joncs  et  des  œufs  pourris. 

On  nous  servit  alors  des  carpes  sèches  en  abon- 
dance; puis  le  bon  vieillard,  m'ayant  conduit  à  son 
habitation,  voulut  absolument  me  donner  le  peu  de 
viande  qu'il  y  trouva. 

—  Non,  lui  dis-je,  je  veux  partir  de  suite;  je  ne 
veux  pas  te  priver  de  ce  peu  de  nourriture. 

—  Tu  m'attristes  profondément,  me  répondit-il. 
C'est  peu  de  chose  à  la  vérité  ;  mais  je  sais  que  cela 
me  fera  plus  de  bien,  si  tu  le  manges,  que  si  je  le 
mangeais  moi-même  ;  car  enfin  tu  es  mon  père. 


CHAPITRE  XVI 

La  rivière  au  Sel.  —  Orage.  —  Inondation.  —  Trois  jours  entre 
la  vie  et  la  mort.  —  Le  missionnaire  ne  meurt  point.  —  La 
tempête  se  calme.  —  L'esquif  est  remis  à  flot.  —  Une  nouvelle 
tempête.  —  Difficile  traversée.  —  Li  protectrice  des  voya- 
geurs. —  Le  beau  temps  revient.  —  Arrivée  au  fort  Résolution. 


I 


La  rivière  au  Sel  tire  son  nom  d'une  source  de 
sel  qui  coule  sur  ses  bords.  Le  sel  surgit  de  cette 
source  comme  d'un  immense  entonnoir  souterrain. 
C'est  d'abord  une  eau  limpide,  qui  se  cristallise 
quelques  instants  après  et  donne  une  qualité  de  sel 
supérieure  à  celui  de  la  mer.  Il  a  à  peu  près  deux 
fois  plus  de  force. 

Après  un  repos  de  vingt-quatre  heures  dans  la 

demeure  deBeaulieu,  je  remis  ma  barque  à  flot,  et, 

accompagné  de  mes  deux  sauvages,  je  continuai  ma 

route  comptant  sur  les  oiseaux  du  ciel  pour  notre 

nourriture  de  chaque  jour.   Heureusement   ils  ne 

10 


146  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

nous  firent  pas  défaut,  car  à  peine  étions-nous  partis 
que  nous  tuâmes  trois  oies  et  deux  outardes.  Nous 
voilà  riches  et  approvisionnés  pour  deux  repas  au 
moins. 


II 


C'était  un  samedi  soir,  veille  de  la  Pentecôte, 
nous  naviguions  depuis  deux  jours  dans  la  rivière  au 
Sel.  Le  soir  du  deuxième  jour,  nous  nous  arrêtâmes 
au  pied  d'une  côte  escarpée.  Comme  nous  devions 
partir  le  lendemain  dans  la  matinée,  la  barque  fut 
amarrée  à  un  petit  îlot  de  sable  à  peine  élevé  de 
quelques  centimètres  au-dessus  de  la  surface  de  l'eau , 
et  là  nous  dressâmes  nos  tentes. 

Mais  voilà  que  pendant  la  nuit,  le  ciel  se  couvre  de 
nuages,  un  vent  orageux  se  lève  faisant  rebrousser  la 
rivière  vers  sa  source.  Bientôt  la  pluie  tombe  par 
torrents,  et  l'îlot  où  nous  nous  trouvons  est  inondé. 
Mes  deux  sauvages  rivalisent  de  zèle  pour  me  pré- 
server de  l'eau.  Ils  coupent  des  branches  de  saule 
et  les  étendent  dans  ma  tente,  formant  ainsi  un 
échafaudage  sur  lequel  je  me  blottis  péniblement. 
Mais  l'eau  montait  toujours.  Ils  mettent  branches 
sur  branches,  en  mettent  encore,  jusqu'à  ce  qu'il  ne 


VOYAGES  ET    MISSIONS.  147 

reste  plus  qu'un  petit  espace  tout  h  fait  au  haut  de  la 
tente.  L'eau  continuait  de  s'élever. 

Ne  pouvant  plus  exhausser  ce  parquet'  d'un  nou- 
veau genre,  mes  deux  sauvages  vinrent  se  placer  h 
côté  de  moi,  s'estimant  heureux,  disaient-ils,  d'être 
noyés  près  de  leur  père. 

Un  instant  nous  fûmes  obligés  de  nous  tenir  dé- 
boutée niveau  s'était  considérablement  exhaussé,  et 
la  tempête  grondait  toujours,  et  toujours  la  pluie  tom- 
bait à  torrents.  —  0  mon  Dieu!  disais-je intérieure- 
ment, permettrez-vous  que  je  meure  ayant  encore  si 
peu  fait  pour  votre  gloire? 

Parfois  mes  deux  compagnons  se  désespéraient;  et 
je  relevais  leur  courage  en  leur  montrant  ma  croix  de 
missionnaire. 

—  Vous  mourrez  martyrs  de  votre  dévouement  à 
votre  père,  leur  disais-je,  et  celui  qui  est  mort  pour 
vous  sur  cette  croix  vous  récompensera.  Et  quand  je 
les  voyais  plus  abattus  encore  : 

—  Ne  craignez  rien,  disais-je,  le  missionnaire  ne 
meurt  point,  et  vous  êtes  avec  moi. 

Comme  nous  n'avions  aucune  espèce  de  nourri- 
ture, mes  sauvages  avaient  pratiqué  un  petit  trou  au 
haut  de  la  tente,  et  quand  les  oies  ou  les  outardes 
tombaient  abattues  par  la  tempête,  ils  parvenaient  à 
en  tuer  quelques-unes.  Nous  les  saisissions  au  moven 


148  DIX-HUIT  ANS  CHEZ    LES  SAUVAGES. 

d'une  longue  perche,  et  nous  les  mangions  toutes 
crues. 

Pendant  trois  jours  et  quatre  nuits  nous  restâmes 
dans  cette  horrible  situation. 


Non,  le  missionnaire  ne  meurt  point.  Dieu  veil- 
lait sur  lui,  car  Marie  protégeait  son  enfant.  Après 
une  dernière  nuit  de  souffrances  et  d'anxiété  des 
plus  cruelles  —  nous  vîmes  que  la  rivière  avait  di- 
minué, l'orage  ne  grondait  plus.  Nous  pûmes  alors 
descendre  de  notre  échafaudage  de  branches  et  sortir 
de  la  tente,  n'ayant  de  l'eau  que  jusqu'à  mi-jambe. 

Le  ciel  était  redevenu  clair,  les  oiseaux  dans  les 
forêts  voisines  chantaient  la  gloire  de  l'astre  du  jour 
qui  se  levait  radieux  derrière  la  cime  des  grands 
arbres. 


ni 


Notre  frêle  esquif  était  remis  à  flot  ;  à  chaque 
instant  nous  rencontrions  des  volées  d'oies  et  d'ou- 
tardes; ces  oiseaux  étaient  tellement  joyeux  de  voir  le 
beau  temps  qu'ils  semblaient  avoir  perdu  l'instinct 
de  leur  conservation,  aussi  mes  sauvages  en  profitè- 
rent-ils pour  en  tuer  un  grand  nombre  :  en  moins  de 


VOYAGES  ET   MISSIONS.  149 

deux  heures  nous  en  avions  une  trentaine  dans  notre 
canot. 

Le  soir  nous  reposions  nos  membres  fatigués  sur 
une  belle  pelouse,  oubliant  déjà  les  souffrances  pas- 
sées quand  nous  enlendîmes  à  deux  pas  de  nous  une 
voix  qui  disait  : 

—  Tous  nos  frères  sont  dans  l'impatience,  et  le 
parleur  du  bon  Dieu  ne  paraît  pas  encore  ;  lui  se- 
rait-il arrivé  quelque  malheur  ? 

A  ces  mots,  je  vis  mes  deux  compagnons  se  lever, 
puis  je  les  entendis  pousser  un  grand  éclat  de  rire. 

C'étaientdeux  sauvages  qui  venaient  à  ma  rencontre 
et  qui,  me  voyant  si  attardé,  faisaient  ainsi  leurs  ré- 
flexions tout  haut. 

Mes  deux  compagnons  les  appelèrent.  Quand  les 
deux  nouveaux  venus  m'aperçurent,  ils  tombèrent  à 
genoux,  comme  frappés  de  la  foudre. 

—  Père,  me  dirent-ils,  quand  leur  émotion  leur 
permit  déparier,  nous  étions  impatients  de  te  voir, 
nous  avions  faim  de  ta  parole;  c'est  pour  cela  que 
nous  sommes  venus,  sachant  ce  que  tu  avais  promis 
l'an  dernier  à  nos  vieillards. 


150  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 


IV 


Nous  partîmes  le  lendemain  matin  vers  neuf 
heures,  avec  ces  nouveaux  rameurs,  —  Nous  ar- 
rivâmes bientôt  aux  cinq  branches  de  la  rivière,  et 
le  grand  lac  des  Esclaves  se  déroula  à  nos  regards 
avec  ses  myriades  d'îlots  verdoyants. 

Avant  de  traverser  la  dernière  baie  qui  nous  sé- 
parait du  fort  Résolution  situé  sur  l'autre  rive  du  lac 
et  où  se  trouvaient  réunis  les  sauvages,  nous  fîmes 
halte,  car  le  vent  me  paraissait  trop  violent  pour  ha- 
sarder le  passage. 

Cette  multitude  d'hommes  venus  presque  de  tous 
les  postes  du  district  du  fleuve  Mackensie  étaient  cam- 
pés sur  l'autre  bord  impatients  de  me  voir,  je  de- 
mandais à  mes  conducteurs  s'ils  croyaient  qu'on  pût 
passer  ;  eux  qui  autant  que  moi  étaient  désireux  d'ar- 
river, dissimulant  le  danger  à  mes  yeux,  me  dirent 
qu'à  la  rigueur  on  pouvait  le  tenter. 

Mais  à  peine  avions-nous  fait  un  demi-kilomètre 
que,  n'étant  plus  abrités  par  les  îles  circonvoisines, 
un  vent  affreux  souleva  les  vagues,  et  nous  vîmes 
notre  canot  battu  affreusement.  Déjà  de  grosses  lames 
avaient  inondé  le  frêle  esquif  que  je  tentais  vaine- 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  loi 

ment  de  vider,  je  sentais  le  canot  plier  devant  les 
flots  courroucés.  La  poupe  et  la  proue  menaçaient 
de  se  réunir,  nous  allions  être  engloutis; — mes  com- 
pagnons épouvantés  s'écriaient  : 

—  C'est  en  vain  que  nous  luttons  et  que  vous  cher- 
chez à  vider  le  canot,  nous  sommes  perdus. 

—  Ayez  confiance,  leur  répondis-je. 

Sortant  en  ce  moment  suprême  une  petite  statuette 
de  la  sainte  Vierge,  qui  ne  m'a  jamais  quitté  et  m'a 
toujours  protégé,  je  leur  dis  : 

—  Voici  la  protectrice  des  voyageurs,  c'est  notre 
mère,  mettons-nous  à  genoux  et  laissons  aux  vagues 
la  liberté  d'agiter  notre  canot. 

Nous  avions  à  peine  commencé  notre  prière  que  les 
seize  cents  ou  dix-huit  cents  sauvages  qui  nous  regar- 
daient venir  en  poussant  des  cris  de  terreur  à  l'aspect 
de  notre  lutte  désespérée,  s'agenouillèrent  instinctive- 
ment sur  le  rivage  en  faisant  le  signe  de  la  croix,  seul 
signe  religieux  qu'ils  connussent  encore  ;  ils  sem- 
blaient ainsi  unir  leurs  prières  aux  nôtres. 


Quelques  instants  après  le  vent  se  calmait,  nous 
étions  hors  de  danger. 

Je  m'écriai  alors  dans  un  transport  de  reconnais- 
sance : 


152  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

—  Quel  est  celui,  quelle  est  celle  qui  nous  pro- 
tège? Les  vents  et  les  flots  lui  obéissent. 

Bientôt  nous  abordions  au  petit  quai  en  avant  du 
fort  Résolution. 


CHAPITRE  XVII 

Le  missionnaire  au  fort  Résolution.  — Discours. —  Ovation.  — 
Le  missionnaire  commence  à  instruire  les  sauvages.  —  Com- 
ment il  leur  apprend  à  lire.  —  Résultat  extraordinaire.  —  Le 
missionnaire  se  fait  législateur.  —  Une  femme  courageuse.  — 
Jugement  difficile.  —  Retour  à  Atthabaskaw. 


Les  sauvages  saisis  d'admiration  et  de  recon- 
naissance s'étaient  réunis  en  masse  autour  de  moi, 
ne  prononçant  pas  une  seule  parole.  Je  me  dirigeai 
vers  le  fort,  et  aussitôt,  un  passage  m'étant  ouvert, 
j'avançai  lentement  au  milieu  de  leurs  rangs  serrés, 
leur  touchant  la  main  à  droite  et  à  gauche  suivant 
l'usage. 

Jamais  triomphateur  arrivant  au  milieu  de  son 
peuple  n'a  reçu  plus  de  témoignages  d'amour  et  de 
respect.  Quelques-uns  versaient  des  larmes,  d'au- 
tres disaient  : 


iÙ  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

—  Quel  est  celui  qui  vient  nous  visiter?  Il  faut  que 
celui  qui  l'a  envoyé  soit  bien  beau,  puisque  lui  pa- 
raît si  bon. 

Et  les  mères  disaient  : 

—  Voici,  mes  enfants,  le  parleur  du  bon  Dieu. 
Ceux  qui  avaient  été  le  voir  l'année  passée  n'ont  pas 
menti.  Voilà  que  nous  le  voyons  de  nos  yeux...  le 
voilà... 

En  ce  moment,  un  vieillard  octogénaire  perçait  la 
foule  et,  arrivant  à  moi  tout  essoufflé,  me  parla  ainsi  : 

—  a  Regardez  mes  cheveux  blancs,  mes  reins  affai- 
«  blis  par  les  ans  m'ont  fait  courber  vers  la  terre, 
«  souvent  je  l'avais  dit  :  fasse  le  Ciel  que  je  vive  assez 
«  longtemps  pour  voir  son  parleur 'î  — Le  voilà... 
c  pendant  le  cours  de  l'hiver  qui  vient  de  s'écouler, 
«  chaque  jour  me  paraissait  un  mois  et  chaque  so- 
«  leil  levant  je  remerciais  Dieu  de  revoir  la  lumière, 
«j'étais  malade  et  abattu  et  je  disais  à  mon  grand- 
it père  (Dieu)  :  —  Quelques-uns  des  nôtres  ont  été 
«  voir  leprêtrel'an  passé,  et  le  prêtre  leur  a  dit  :  — 
«  Dites  à  vos  vieillards  que  je  leur  défends  de  mourir, 
«je  veux  les  voir  tous,  —  me  laisserez- vous  désobéir 
«  à  ses  ordres  ? 

«  Le  grand-père  a  écouté  mes  prières  et  avant  de 
«  me  plier  pour  toujours  —  je  te  vois...  je  sais  que 
«  tu  as  une  eau  qui  lave  et  qui  purifie  le  cœur,  tu  ne 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  155 

«  partiras  pas  d'ici  avant  de  l'avoir  versée  sur  moi,  et 
«  alors  je  mourrai  content.  » 


il 


Enfin  je  pus  arriver  au  fort  où  le  chef  traiteur  m'a- 
vait fait  préparer  un  appartement,  et  le  lendemain  je 
pus  commencera  réunir  les  sauvages. 

Je  n'avais  que  peu  de  temps  à  donner  à  cette  mul- 
titude qui  bientôt  devait  repartir  pour  la  chasse,  je 
voulais  cependant  les  instruire  assez  pour  pouvoir 
leur  donner  le  baptême. 

Je  commençai  par  écrire  en  caractères  de  leur  lan- 
gue, sur  des  bouts  de  papier,  les  vérités  fondamen- 
tales delà  religion.  Je  les  leur  répétais  quinze  à  vingt 
fois,  et  quand  trois  ou  quatre  des  plus  intelligents  les 
savaient,  j'établissais  des  groupes  autour  d'eux  à  qui 
ils  les  enseignaient.  Par  ce  moyen  au  bout  de  huit 
jours  tous  les  sauvages  savaient  le  Pater  et  pouvaient 
réciter  le  chapelet  en  commun. 

Au  bout  de  ces  huit  premiers  jours,  je  leur  écrivis 
les  préceptes  de  morale,  puis  des  prières,  et  je  puis 
l'affirmer,  pas  un  de  mes  morceaux  de  papier  ne  fut 
perdu,  tous  portèrent  leur  fruit. 


156  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

C'est  peut-être  le  plus  grand  effort  qui  ait  été  ac- 
compli en  fait  d'instruction. 


III 


Comme  ces  sauvages  étaient  tous  plus  ou  moins 
polygames,  la  difficulté  la  plus  sérieuse  était  de 
les  marier. 

En  conséquence,  je  les  avertis  que  «  contrairement 
«  à  leurs  usages  le  mariage  était  un  acte  libre  et 
«  que  je  ne  voulais  pas  qu'aucun  d'eux  donnât  son 
«  consentement  ou  l'exigeât  sans  une  complète  in- 
«  dépendance,  quant  à  ceux  qui  avaient  plusieurs 
c  femmes,  ils  pouvaient  choisir  celle  qu'ils  aimaient 
«  le  plus  —  jeune  ou  vieille,  —  mais  il  était  con- 
«  venable  pourtant  qu'ils  prissent  la  plus  ancienne 
u  ou  celle  qui  avait  le  plus  d'enfants.  » 

Il  paraît  que  le  mariage  provoque  partout  un  peu 
le  rire.  Le  lendemain  j'entendais  dire  aux  sauvages, 
tout  en  se  rendant  chez  moi  :  —  Nous  allons  nous 
marier... 

J'en  avais  réuni  un  certain  nombre  dans  l'appar- 
tement où  je  me  trouvais. 

Je  comprenais  que  les  sauvagesses  fussent  fières  en 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  137 

pensant  qu'elles  pourraient  désormais  agir  avec  des 
droits  égaux. 

J'inscrivis  leurs  noms,  et,  après  avoir  discuté  avec 
ceux  qui  avaient  plusieurs  femmes  quelle  était  celle 
qui  devait  obtenir  la  préférence,  je  leur  dis  : 

—  Vous  allez  sortir  aujourd'hui  de  l'état  de  brutes 
dans  lequel  vous  avez  vécu  jusqu'ici,  c'est  au  nom  de 
Dieu  et  en  présence  de  tous  vos  frères  que  vous  allez 
vous  marier.  —  Le  mariage  a  été  fait  par  Dieu  lui- 
même,  et  moi,  son  ministre,  je  veux  en  son  nom  que 
l'épouse  ait  la  même  liberté  que  l'époux,  déclarant 
indigne  du  nom  d'homme  celui  qui  va  dans  la  tente 
de  son  voisin  pour  lui  prendre  sa  fille  de  vive  force. 
Je  vais  donc  vous  marier  et  je  vous  défends  de  dire 
oui  quand  votre  cœur  dira  non.  C'est  la  volonté  de 
Dieu. 

J'appelai  alors  un  premier  couple. 
Le  mari  s'appelait  Toqeiyazi  (petit  foin). 
La  femme  s'appelait  Ethikkan  (tête  brûlée). 

—  Toqeiyazi,  dis-je  au  mari,  veux-tu  Ethikkan 
pour  épouse  ? 

—  Oui. 

—  Et  toi,  Ethikkan,  veux-tu  Toqeiyazi  pour  époux? 

—  Non,  répondit  la  sauvagesse  à  ma  grande  stu- 
péfaction et  à  celle  non  moins  grande  de  son  mari, 
et  se  tournant  en  face  de  celui-ci,  elle  continua: 


158  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

—  Tu  m'avais  prise  par  force,  tu  es  venu  dans 
notre  tente,  tu  m'as  arrachée  à  mon  vieux  père,  et 
tu  m'as  traînée  dans  la  forêt.  Là  je  suis  devenue  ton 
esclave  parce  que  je  te  croyais  le  droit  d'être  mon 
maître, — mais  le  prêtre  vient  de  nous  dire  que 
Dieu  donnait  à  la  femme  la  même  liberté  qu'à 
l'homme  —  je  veux  jouir  de  cette  liberté,  je  ne  te 
veux  point. 

Les  sauvages  témoins  de  cette  scène  se  regardaient 
interdits,  les  sauvagesses  tremblaient  comme  à  l'ap- 
proche d'un  grand  malheur,  les  paroles  que  ve- 
nait de  prononcer  Ethikkan  étaient  le  renversement 
de  l'ordre  social  de  ce  peuple. 

Quant  à  moi,  je  promenais  sur  tous  un  regard 
assuré,  ne  témoignant  aucune  surprise. 

Tout  à  coup  et  comme  électrisés,  les  sauvages 
s'écrièrent  : 

—  Voilà  une  femme  courageuse...  elle  a  raison. 
Ce  fut  le  dénoûment  heureux  de  cette    scène 

étrange. 

Je  pus  célébrer  ce  premier  jour  une  vingtaine  de 
mariages,  mais  une  pareille  scène  ne  se  renouvela 
plus  :  sans  doute  dès  lors  les  sauvages  eurent  soin 
de  bien  s'assurer  de  la  volonté  de  leur  fiancée. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  .  150 


IV 


Dans  la  soirée  un  vieillard  se  présenta  à  moi  avec 
ses  deux  épouses  et  me  dit  : 

—  Voici  mes  deux  femmes,  je  prendrai  celle  que 
tu  me  donneras. 

—  Ce  n'est  pas  à  moi,  lui  répondis-je,  à  faire  ce 
choix,  indique-moi  toi-même  celle  que  tu  veux. 

—  Mon  cœur  est  bien  malade  et  bat  bien  fort,  fit 
le  sauvage.  —  J'ai  depuis  longtemps  ces  deux  fem- 
mes, elles  ont  toutes  les  deux  des  enfants...  Je  les 
aime  également... 

Je  m'adressai  alors  aux  deux  femmes,  et  je  leur  dis  : 

—  Déterminez  entre  vous  deux  celle  qui  doit  res- 
ter. 

Toutes  deux  me  répondirent  en  larmoyant  : 

—  Il  ne  nous  appartient  pas  de  décider. 

—  Combien  avez-vous  d'enfants? leur  demandai- 

Elles  en  avaient  quatre  chacune,  seulement  la  plus 
vieille  avait  deux  garçons  déjà  en  âge  de  chasser, 
tandis  que  l'autre  n'avait  que  de  petits  enfants. 

Je  dis  alors  à  la  plus  ancienne  : 

—  Tu  vois  que  tu  ne  seras  pas  délaissée,  puisque 


160  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

tu  pourras  vivre  avec  tes  enfants,  veux-tu  que  je 
donne  ta  compagne  pour  épouse  à  ton  mari  ? 

Elle  me  répondit  un  oui  si  douteux  qu'il  était 
équivalent  à  un  non. 

Me  tournant  alors  du  côté  du  vieillard,  je  lui  dis  : 
—  Et  toi,  qu'en  penses-tu? 

—  Rien,  dit-il,  tu  es  maître.  Je  ferai  ce  que  tu 
voudras. 

Je  me  décidai  enfin  pour  la  plus  jeune. 

Dès  que  le  mari  eut  accepté,  la  vieille  rompant  le 
silence  qu'elle  avait  gardé  jusque-là  se  leva  furieuse, 
disant  à  son  mari  : 

—  Est-ce  ainsi  que  tu  me  récompenses  de  ma  fidé- 
lité ?  —  C'est  moi  jusqu'ici  qui  ai  eu  soin  de  toi,  — 
ma  rivale  ne  raccommodait  pas  même  tes  souliers, 
et  maintenant  tu  la  prends  pour  ta  légitime  épouse. 

Je  dus  me  raidir  devant  ces  plaintes,  quoique 
mon  cœur  en  fût  navré —  et  maintenir  mon  juge- 
ment. 


Les  mariages  finis,  j'invitai  tous  les  sauvages  à 
venir  se  confesser,  —  afin  de  leur  donner  à  chacun 
en  particulier  les  avis  dont  ils  pouvaient  avoir  be- 
soin. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  161 

Ils  furent  si  fidèles  à  mon  invitation,  que  pendant 
les  cinq  semaines  que  je  restai  parmi  eux  ils  ne  me 
laissèrent  pas  le  temps  de  dormir. 

Quelquefois,  au  milieu  de  la  nuit,  quand  la  fatigue 
m'accablait,  je  m'accoudais  sur  une  chaise,  —  un 
sauvage  entrait  —  me  remuait  fortement  et  me  di- 
sait : 

—  Je  veux  me  confesser. 

—  Mais,  mon  ami,  il  faut  bien  que  je  prenne  un 
peu  de  repos. 

—  Je  le  sais,  mais  tu  dois  partir  bientôt.  —  Je  ne 
puis  pas  vivre  avec  la  masse  de  mauvaises  actions 
que  j'ai  sur  le  cœur.  —  Il  faut  que  je  te  parle. 

Un  sauvage  lui-même  a  besoin  de  communiquer 
ses  pensées. 

Pendant  mon  séjour  j'avais  pu  initier  quatre  jeu- 
nes gens  des  plus  intelligents  à  la  lecture  et  à  l'écri- 
ture ;  —  je  leur  laissai  des  manuscrits  et  des  alpha- 
bets, et  l'un  d'eux,  appelé  Joseph  Touzaé,  qui  depuis 
est  venu  me  faire  plusieurs  visites  à  Atthabaskaw, 
a  eu  assez  de  zèle  et  de  courage  pour  apprendre  à 
lire  à  plus  de  quinze  cents  sauvages. 

Je  repartais  joyeux  de  ces  résultats,  et  après  douze 
jours  de  voyage,  étouffé  cette  fois  par  la  chaleur  et 
dévoré  par  les  moustiques,  j'étais  de  retour  à  mon 
établissement  d 'Atthabaskaw. 

11 


CHAPITRE  XVIII 

Bonheur  de  revoir  sa  maison.  —  Joie  des  sauvages  à  l'arrivée  du 
missionnaire.  —  Il  travaille  à  la  construction  d'une  église.  — 
Retour  des  sauvages.  — La  plupart  ont  appris  à  lire  dans  les 
déserts.  —  Leur  satisfaction  de  revoir  le  père.  —  Un  sauvage 
exalté.  —  Les  sauvages  repartent  pour  la  chasse.  —  Le  mission- 
naire reprend  ses  travaux  de  construction.  —  Il  est  fatigué 
pour  la  première  fois  de  sa  vie.  —  Les  sauvages  arrivent  de 
nouveau  mieux  disposés  que  jamais  à  se  convertir.  —  Le 
missionnaire  leur  promet  de  leur  faire  entendre  la  voix  de 
Dieu. 


I 


Je  trouvai  mon  établissement  bien  désert,  l'herbe 
avait  poussé  sur  ce  sol  que  nul  pas  humain  n'avait 
foulé  depuis  le  jour  de  mon  départ.  Et  cependant  je 
revoyais  cette  demeure  avec  une  joie  indéfinissable. 
Je  retournais  à  Atthabaskaw  comme  on  retourne  dans 
sa  patrie,  je  rentrais  dans  ma  maison  avec  la  joie 
de  l'enfant  qui,  après  une  longue  absence,  retrouve 

le  toit  qui  l'a  vu   naître! Dans  cette  maison, 

nétais-je  pas  né  une  seconde  fois  ?  —  Cette  plage 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  163 

déserte,  n'était-ce  pas  la  patrie  adoptive  où  m'avait 
appelé  la  voix  de  Dieu  ? 

Quelques  vieillards,  quelques  femmes  et  quelques 
enfants  sauvages,  tous  ceux  que  l'âge  empêchait  d'ê- 
tre à  la  chasse,  s'étaient  trouvés  sur  le  rivage  à  l'heure 
de  mon  arrivée,  et  tous  m'avaient  accompagné  au 
haut  de  mon  rocher.  Les  paroles  d'amour  de  ces 
pauvres  gens,  leurs  témoignages  expansifs  de  bon- 
heur, ajoutaient  encore  à  majoie  de  revoir  des  lieux 
qui  m'offraient  de  si  douces  consolations. 

Le  lendemain  je  disais  à  mon  serviteur  : 

—  En  attendant  le  mois  d'octobre,  époque  de 
l'arrivée  de  tes  frères  qui  sont  à  la  chasse,  nous  al- 
lons travailler  à  la  construction  de  l'église. 

—  Mais,  père,  comment  faire?  Nous  ne  sommes 
que  deux  pour  élever  ces  gros  troncs  d'arbre,  que 
nous  avons  eu  tant  de  peine  à  faire  rouler  jusqu'ici 
avant  votre  départ  pour  le  lac  des  Esclaves. 

—  Aie  confiance  et  courage,  — lui  disais-je,  nous 
nous  ferons  aider  parles  vieillards.  —  Il  faut  qu'au 
retour  des  sauvages  l'église  soit  commencée...  tra- 
vaillons. 

Nous  nous  mîmes  résolument  à  l'ouvrage,  mes 
doigts  eurent  encore  à  subir  de  rudes  épreuves, 
mais  au  bout  de  quelque  temps  ils  s'étaient  de 
nouveau  endurcis. 


164  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Après  deux  mois  de  travail,  nous  étions  parvenus 
à  dresser  les  charpentes  et  nous  avions  presque  assez 
de  planches  pour  le  couvert. 

Mais  l'époque  de  l'arrivée  des  chasseurs  approchait 
et  avec  elle  l'interruption  de  nos  travaux.  —  J'étais 
certain  maintenant  de  pouvoir  montrer  aux  sauvages 
la  carcasse  du  monument  que  je  leur  avais  promis. 
Ma  satisfaction  était  complète. 


Il 


C'était  à  la  fin  du  mois  de  septembre,  et  les  chas- 
seurs commençaient  à  arriver.  Tous,  à  mesure  qu'ils 
apprenaient  mon  retour,  venaient  me  voir  et  me 
témoignaient  leur  joie  !  —  chose  surprenante  :  la 
majorité  maintenant  savaient  lire,  les  plus  intel- 
ligents avaient  appris  aux  autres,  au  milieu  des 
déserts;  presque  tous  avaient  tenu  leur  promesse 
d'étudier  dans  leurs  tentes  au  moyen  des  tableaux 
qu'ils  avaient  emportés. 


III 


Un  jour  qu'un  grand  nombre  de  sauvages  étaient 
réunis  chez  moi,  une  de  ces  âmes  ardentes  à  qui  Dieu 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  165 

a  départi  plus  de  talents  et  plus  de  sensibilité,  m'a- 
borda et  me  dit  : 

—  «Sois  le  bien  venu,  mon  père,  la  courte  absence 
que  tu  as  faite  nous  avait  attristés  ;  nous  craignions 
que  nos  frères  du  Grand  Lac  ne  te  retinssent.  —  Je 
suis  jeune  encore,  mais  il  me  semble  que  je  ne  me 
méprends  point  surtout  ce  que  je  vois,  —  je  parle 
peu,  mais  je  pense  beaucoup,  —  dans  deux  ans 
tu  as  changé  tout  notre  peuple.  Je  ne  vois  plus 
aujourd'hui  d'enfants  malades,  de  vieillards  in- 
firmes, mourant  de  faim  au  pied  des  grands  arbres 
de  la  forêt,  les  jeunes  gens  en  partant  pour  la 
chasse,  ne  condamnent  plus  à  périr  ceux  des  leurs 
qui  ne  peuvent  pas  les  suivre;  ils  leur  laissent 
du  poisson  et  de  la  viande  sèche,  je  ne  vois 
plus  mes  frères  s'égorger,  ni  les  jeunes  filles  traînées 
dans  les  bois.  Autrefois,  je  n'entendais  invoquer 
que  le  puissant  mauvais,  —  je  n'entendais  que 
des  cris  de  colère,  des  chants  de  vengeance;  — 
aujourd'hui  j'entends  prier ,  lire ,  pérorer.  En 
trois  ans  tu  as  changé  notre  peuple,  aussi  tout  le 
monde  parle  de  toi  et  t'aime,  tu  es  devenu  la  pensée 
de  tous. 

Je  parle  sans  doute  sans  esprit,  mais  j'ai  voulu 
te  dire  cela  en  présence  des  jeunes  gens  qui  sont  ici. 
—  Car  moi  je  t'aime  beaucoup  et  je  voudrais  que 


166  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

tous  les  autres  en  fissent  autant.  Malheureusement 
les  jeunes  gens  sont  tout  feu  en  ta  présence,  et  quel- 
ques-uns aussitôt  qu'ils  t'ont  laissé  n'ont  pas  une 
conduite  conforme  à  leurs  promesses. 
Je  lui  répondis  : 

—  Tu  as  parlé  sagement,  c'est  certainement  Dieu 
qui  a  mis  ces  paroles  dans  ta  bouche,  continue  à 
parler,  quand  bien  même  ce  serait  pour  n'être  pas 
écouté  ;  tu  auras  toujours  le  mérite  d'avoir  voulu  le 
bien  de  tes  frères,  et  un  jour,  quand  tu  auras  fait 
pitié,  tes  enfants,  qui  semblent  ne  pas  t'écouter 
aujourd'hui,  diront  :  —  C'est  ainsi  que  parlait  notre 
père,  —  et  ils  pratiqueront  après  ta  mort  ce  qu'ils 
semblent  ne  pas  vouloir  faire  aujourd'hui. 

—  Tu  dis  vrai,  la  vérité  vient  de  sortir  de  ta  bou- 
che, répondit-il.  Et  tous  les  sauvages  présents  de 
s'écrier  : 

—  Si  nous  entendions  souvent  de  semblables 
discours,  nous  ne  serions  pas  si  méchants  et  nous  ne 
ferions  jamais  de  sottises. 

En  ce  moment  un  vieillard  un  peu  exalté  se  leva 
et  dit  : 

—  Je  n'ai  ni  tête  ni  mémoire,  je  suis  un  im- 
bécile, je  n'ai  pas  de  facilité  pour  parler,  je  ne  sais 
point  de  discours,  mais  encore  je  veux  dire  un  mot. 
Si  notre  père  prenait  un  bon  bâton  et  qu'il  m'en 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  167 

donnât  quand  j'ai  fait  quelque  chose  de  mal,  — je 
l'en  remercierais. 

Tous  les  auditeurs  s'écrièrent  : 

—  C'est  en  effet  ce  qu'il  aurait  de  mieux  à  faire, 
et  nous  serions  tous  contents. 

—  Puisqu'il  en  est  ainsi,  leur  dis-je,  je  vais  faire 
fabriquer  un  gros  fouet,  il  sera  prêt  pour  votre  re- 
tour, prenez  garde. 

—  C'est  très-bien,  exclamèrent  les  sauvages  en 
riant;  il  y  a  longtemps  que  tu  aurais  dû  en  avoir  un, 
et  ils  se  retirèrent. 


IV 


C'était  le  15  octobre,  les  sauvages  partaient  pour 
la  chasse. 

Les  voyez-vous,  ces  rudes  enfants  des  bois,  dans 
leur  costume  pittoresque,  composé  d'épaisses  four- 
rures? —  Un  large  bonnet  à  poil  leur  couvre  le 
front,  un  carquois  rempli  de  flèches,  un  fusil  de  gros 
calibre  sont  suspendus  à  leurs  épaules,  une  hache 
et  deux  couteaux  pendent  à  leur  ceinturon,  —  ils 
sont  là,  réunis  par  groupes  de  cinquante  ou  soixante, 
attendant  dans  la  plaine  le  moment  du  départ.  Tout 
à  coup  les  groupes  s'ébranlent,  se  séparent,  et  après 


168  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

les  dernières  poignées  de  main,  on  les  voit  s'ache- 
miner lentement  dans  toutes  les  directions. 

Du  haut  de  mon  manoir  je  contemplais  mes 
pauvres  sauvages  qui  s'en  allaient  ainsi  rester  six 
mois  de  l'hiver  au  milieu  des  forêts,  tous  soutenus 
par  l'espoir  d'apporter  au  printemps  une  quantité 
de  fourrure  qui  les  ferait  riches  pour  l'année. 

Ils  étaient  environ  deux  mille.  La  veille  je  leur 
avais  donné  ma  bénédiction,  j'avais  distribué  à 
chaque  groupe  des  tableaux  où  j'avais  tracé  en  ca- 
ractères de  leur  langue  des  prières  et  des  pré- 
ceptes de  morale,  en  leur  faisant  promettre  de  me 
les  rapporter  au  retour,  c'est-à-dire  au  mois  de 
mars  suivant. 

Presque  tous  savaient  le  notre  père,  —  et  j'avais 
la  consolation  de  les  voir  partir  avec  la  certitude 
que  le  soir,  groupés  dans  leurs  tentes,  ils  réciteraient 
en  commun  cette  sublime  prière. 

Au  milieu  des  déserts,  —  quand  la  neige  trop 
abondante  empêchera  les  sauvages  de  chasser  l'ori- 
gnal ou  le  caribou,  —  quand  le  froid  aura  glacé  la 
rivière,  ces  hommes  de  la  nature  auront  enfin  une 
formule  pour  élever  leur  âme  vers  le  Créateur. 

Ils  auront  aujourd'hui  le  sentiment  de  l'amour, 
eux  qui  n'avaient  jamais  eu  que  le  sentiment  de  la 
crainte.  Ils  diront  :  —  «  Notre  Père  quiètes  aux  deux, 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  169 

que  votre  nom  soit  sanctifié  !  »  eux  qui  n'ont  jamais 
cru  qu'à  la  vie  matérielle,  ils  diront  :  —  «  Mon  Dieu  ! 
que  votre  règne  nous  arrive.»  Eux  qui  n'ont  jamais 
obéi  qu'à  leurs  sens,  ils  mettront  la  volonté  de  Dieu 
au-dessus  de  leur  volonté,  et  ils  diront  :  —  «  Mon 
Dieu  !  que  votre  volonté  soit  faite  sur  la  terre  et  dans  le 
ciel.  Leur  nourriture  quotidienne,  seule  nécessité  de 
leur  existence,  c'est  à  Dieu  qu'ils  la  demanderont. 
Eux  chez  qui  le  pardon  des  offenses  est  considéré 
comme  une  lâcheté,  ils  diront  :  —  «  MonDieu1  par- 
donnez-nous nos  offenses  comme  nous  les  pardonnons 
à  ceux  qui  nous  ont  offensés. 

C'est  à  Dieu  qu'ils  demanderont  de  les  délivrer 
du  mal  et  de  ne  pas  les  laisser  succomber  à  leurs 
instincts  barbares. 


0  vous  qui  n'avez  jamais  vu  l'homme  qu'au  mi- 
lieu des  sociétés  civilisées,  transportez-vous  en  esprit 
dans  une  tente  de  sauvage,  voyez  ces  êtres  que  la 
nature  a  placés  sur  une  terre  ingrate,  qui  jusqu'à  ce 
jour  n'ont  eu  que  l'instinct  pour  guide,  la  force 
pour  loi ,  le  présent  pour  croyance  !  écoutez  la 
prière  de  ceux  qui  n'avaient  jamais  su  prier.  Écou- 
tez-les récitant  avec  foi  le  pater,  —  ce  programme 


170  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

divin  du  christianisme,   cette  sublime   expression 
d 'amour  et  de  charité. 

L'amour  et  la  charité,  deux  mots  jusques  alors  in- 
connus chez  ces  barbares,  deux  sentiments  que  le 
christianisme  a  réveillés  dans  leurs  cœurs  et  qui  les 
ont  régénérés. 


VI 


pp» 


Mes  sauvages  partis,  je  repris  mes  travaux  de  con- 
struction et,  simultanément,  je  me  mis  à  préparer  un 
champ  pour  y  semer  des  pommes  de  terre  ;  un  vaste 
marais,  au  bas  démon  rocher,  me  parut  convenable. 
Je  voulus  le  drainer;  j'avais  remarqué  que  la  terre 
noire  ainsi  que  les  feuilles  sèches  attiraient  la  gelée 
pendant  l'été  ;  j'essayai  donc  d'obvier  à  cet  inconvé- 
nient en  creusant  la  terre  à  près  d'un  mètre  de  pro- 
fondeur et  mettant  la  terre  vierge  au-dessus;  pendant 
trois  mois  que  dura  ce  travail,  aidé  de  mon  unique 
serviteur,  j'arrachai  au  moins  deux  mille  pieds  d'ar- 
bres et  je  charriai  plus  de  mille  tombereaux  de 
pierres;  j'éprouvai  à  la  fin  une  très-grande  chaleur 
dans  les  bras  et  dans  les  jambes. 

C'était  la  première  fois  de  ma  vie  que  j'étais  fa- 
tigué. 

Cependant  j'étais  satisfait,  mon  église  était  quasi 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  171 

terminée,  mon  établissement  ainsi  considérablement 
agrandi  —  et  j'avais  un  champ  où  je  pouvais  semer 
des  pommes  de  terre,  seule  récolte  possible  dans  ce 
pays. 


VII 


L'hiver  s'écoula  ainsi  bien  vite,  au  printemps  mes 
sauvages  arrivèrent  mieux  disposés  que  jamais;  puis 
ils  repartirent  encore;  je  leur  promis  de  les  faire 
jouir  à  leur  retour  d'un  spectacle  qu'ils  n'avaient 
jamais  vu  ;  —  de  leur  faire  entendre  une  musique 
qu'ils  n'avaient  jamais  entendue. 

—  Que  sera-ce,  père,  que  sera-ce?  me  disaient- 
ils  vivement  intrigués. 

—  Soyez  sages,  leur  disais-je,  apprenez  bien  à  lire 
et  à  prier.  Montrez-moi  que  j'ai  fait  de  vous  des 
hommes,  et  à  votre  retour  je  vous  ferai  entendre  la 
voix  du  Puissant  qui  vous  appellera  à  la  prière. 

J'avais  projeté  la  construction  d'un  clocher  et 
j'attendais  une  cloche  que  déjà  j'avais  demandée. 

A  peine  les  sauvages  repartis  pour  la  chasse,  je 
mis  la  main  à  ce  nouveau  travail. 


CHAPITRE  XIX 

Le  missionnaire  construit  un  clocher.  —  Le  sauvage  Dénégo- 
nusyé.  —  Étonnement  de  ce  sauvage  en  voyant  que  le  père 
est  aussi  savant  que  lui.  —  Il  se  convertit.  —  Il  repart  avec 
promesse  de  venir  se  faire  baptiser  dans  un  an. 

v       4 


I 


J'étais  occupé  à  construire  mon  clocher  quand 
j'aperçus  venir  de  loin  un  sauvage  déjà  âgé  suivi  de 
son  épouse  et  de  trois  petits  enfants.  A  chaque  pas 
le  sauvage  faisait  une  génuflexion,  puis  se  relevait  en 
poussant  des  cris  d'admiration. 

Du  haut  de  mes  échafaudages  je  le  regardais  at- 
tentivement, il  m'était  inconnu. 

Je  descendis  alors  de  mon  clocher,  j'allai  à  sa  ren- 
contre, et,  après  lui  avoir  touché  la  main,  je  l'intro- 
duisis dans  ma  maison. 

Le  sauvage  s'assit  avec  une  gravité  remarquable, 
prit  son  sac  à  tabajc,  chargea  sa  pipe,  et  l'alluma  en 
silence. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  173 

C'était  un  homme  de  taille  ordinaire,  ses  yeux 
lançaient  des  éclairs  :  —  il  avait  le  front  large,  les 
sourcils  épais,  le  nez  aquilin  et  un  peu  pointu,  le 
menton  long  et  les  oreilles  apparentes,  —  tout  en  ce 
sauvage  révélait  l'énergie  et  même  le  génie. 

Quand  je  le  vis  en  train  de  fumer  son  tshé  (pipe), 
je  lui  dis  : 

—  etla  unlyé  (comment  t'appelles -tu)? 

—  DENEGONUSYÉ . 

—  Pourquoi  es-tu  resté  si  longtemps  sans  venir 
me  voir  ? 

—  Pourquoi?  mais  la  chose  est  toute  simple. 

—  Quelque  simple  qu'elle  soit,  je  ne  la  comprends 
point. 

—  C'est  bien  simple  pourtant,  répondit-il,  et  ce 
n'est  certes  pas  le  manque  d'affection,  ni  le  désir  de 
te  voir  qui  m'a  arrêté  ;  peut-être  plus  que  tout  autre 
j'ai  le  désir  du  bien  et  je  te  regarde  comme  un  Dieu 
descendu  du  ciel.. .  Si  je  voyais  Dieu  lui-même,  je  ne 

serais  pas  plus  ému mais,  continua-t-il  après 

une  pause je  ne  suis  point  fait  comme  les  autres; 

quand  je  parle,  je  veux  être  compris,  et  quand  on  me 
parle,  je  veux  comprendre.  Or  jusqu'ici  on  m'avait  dit 
que  tu  parlais  comme  un  enfant.  —  Voilà  la  raison 
pour  laquelle  je  n'étais  point  venu  le  voir.  Mais  der- 
nièrement j'ai  rencontré  un  de  nos  amis  qui  m'a  dit 


174  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

que  tu  parlais  comme  un  homme..,  et  me  voilà. 

—  Mais,  répoDdis-je,  si  tous  avaient  fait  comme 
toi,  je  serais  resté  longtemps  seul. 

—  Oui,  mais  je  savais  que  d'autres  venaient  et 
qu'ils  se  contentaient  du  peu  que  tu  savais  dire  — 
si  personne  n'était  venu,  je  serais  arrivé  le  premier. 

—  Hé  bien  !  lui  dis-je,  le  Fils  de  Dieu  assure  que 
les  premiers  seront  les  derniers  et  les  derniers  les 
premiers,  —  voyons  si  tu  seras  du  nombre.  Il  se  prit 
à  rire  en  me  disant  : 

—  Je  suis  sûr  que  tout  ira  bien  puisque  tu  aimes 
à  rire. 

Je  commençai  à  l'instant  son  instruction  ;  il  m'é- 
couta  avec  un  religieux  silence,  puis  il  sortit  tou- 
jours avec  sa  même  gravité. 

Alors  je  fus  témoin  d'une  scène  qui  se  reproduisit 
les  jours  suivants,  ainsi  qu'on  va  le  voir,  et  qui  té- 
moigne de  la  grande  mémoire  de  beaucoup  de  sau- 
vages, de  leur  insatiable  besoin  de  discourir  et  de 
l'organisation  puissante  de  quelques-uns,  —  qui, 
élevés  dans  d'autres  conditions,  auraient  pu  donner 
au  monde  des  orateurs  de  premier  ordre. 

A  peine  sorti  de  ma  maison,  Dénégonusyé  réunit 
autour  de  lui  quelques  sauvages  qu'il  rencontra  clans 
les  environs,  et,  s'asseyant  sur  une  pierre,  il  se  mita 
les  haranguer.  —  Il  parla  toute  la  journée,  et  la  nuit 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  175 

était  venue  que  j'entendais  encore  sa  voix  sonore  et 
timbrée. 

Le  lendemain,  le  tribun  du  désert  vint  de  nou- 
veau me  trouver  et  je  continuai  à  l'instruire.  —  A 
peine  sorti,  il  recommença  ses  harangues  de  la  veille, 
et  bien  avant  dans  la  nuit  je  l'entendais  encore  pé- 
rorer. 

—  Mais  pourquoi  parles-tu  tant  ?  lui  dis-je  quand  il 
revint  chez  moi.  —  Il  y  a  de  quoi  te  rendre  malade 
et  empêcher  tout  le  monde  de  dormir. 

—  Pourquoi  ?  me  répondit  Dénégonusyé  ;  —  la 
chose  est  naturelle  :  quand  je  viens  ici  et  que  tu  me 
parles,  c'est  sans  doute  afin  que  je  retienne  ce  que  tu 
me  dis;  or  le  meilleur  moyen,  ce  me  semble,  pour 
ne  pas  l'oublier,  c'est  de  le  répéter  aux  autres  :  — 
voilà  pourquoi  je  parle  si  longtemps. 

Il  y  avait  à  peine  dix  jours  que  j'avais  commencé 
l'instruction  de  ce  sauvage  que  déjà  il  avait  retenu 
toutes  les  choses  importantes  de  la  religion. 

Alors  Dénégonusyé  m'annonça  qu'il  devait  partir 
et  je  lui  dis  : 

—  Tu  es  assez  instruit  maintenant  ;  si  tu  veux,  je 
te  donnerai  le  baptême. 

—  Non!  me  répondit-il,  je  n'ai  encore  rien  fait 
»ur  le  bon  Dieu. 


176  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

—  Eh  bien  !  lui  dis-je,  quand  tu  auras  fait  quelque 
chose,  tu  reviendras,  et  jeté  baptiserai. 

Il  partait  pour  un  an. 

Il  retournait  à  cent  cinquante  lieues,  sur  les  bords 
de  la  mer  Glaciale,  d'où  il  était  venu  exprès  pour  me 
parler. 

—  Dans  un  an  je  reviendrai  te  voir  ,  dit  Dénégo- 
nusyé  en  me  serrant  la  main. 


CHAPITRE  XX 

La  nouvelle  église  est  terminée.  Le  missionnaire  reçoit  une 
cloche.  —  Arrivée  de  M.  Grolier.  —  Le  missionnaire  n'est  plus 
seul.  —  Bonheur  de  revoir  un  Français.  —  La  cloche  est  placée. 
—  Surprise  et  terreur  des  sauvages  en  l'entendant.  —  La  voix 
de  Dieu.  —  Les  sauvages  se  groupent  en  plus  grand  nombre 
autour  du  clocher  chrétien.  —  Le  missionnaire  projette  une 
nouvelle  église  de  vingt  mètres  de  long  sur  douze  de  large. 


1 


Ma  nouvelle  église  était  terminée,  mon  champ  en- 
semencé,—  il  ne  me  manquait  plus  que  la  cloche . 
que  les  barques  de  la  Compagnie  devaient  m'apporte!- 
de  jour  en  jour,  —  et  qui  m'arriva  avant  le  retour  des 
sauvages  ;  nous  travaillâmes  aussitôt  à  la  placer  : 
ce  qui  fut  l'affaire  de  peu  de  temps,  et  j'attendis, 
heureux  de  ménager  cette  surprise  à  mes  naïfs  dis- 
ciples. 

Nous  étions  alors  vers  le  milieu  du  mois  de  sep- 
tembre, et  un  jour  que,  venant  de  visiter  mes  filets, 

12 


178  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

j'étais  monté  au  haut  de  la  colline  pour  couper  les 
fagots  de  bois,  —  je  lève  la  tête  et  je  vois  avec 
une  surprise  suivie  d'un  indicible  tressaillement  un 
prêtre  se  dirigeant  du  côté  de  ma  maison. 

A  cette  vue,  je  laisse  là  le  fagot  commencé  et  je 
vole  vers  mon  rocher. 

Un  instant  je  crus  à  un  rêve,  —  c'était  une  douce 
réalité je  n'étais  plus  seul. 

Ah  !  lorsque  pendant  de  longues  années  ,  vos 
pensées  ont  dû  se  replier  sur  elles-mêmes,  —  quand 
votre  cœur  si  longtemps  n'a  pu  s'épancher  dans  un 
autre  cœur,  après  de  longues  heures  d'isolement,  — 
comment  définir  cette  émotion  de  joie  et  de  bon- 
heur qu'on  éprouve  à  l'aspect  d'un  ami,  d'un  frère, 
d'un  compatriote  peut-être? 

Ce  prêtre  était  un  compatriote  en  effet,  —  c'était 
un  Français,  —  il  s'appelait  Grolier. 

J'allais  pouvoir  enfin  parler  de  ma  famille,  de  mes 
amis,  —  de  tous  ceux  que  j'avais  connus  et  aimés,  — 
j'allais  pouvoir  parler  de  la  France. 


II 


Enfin  je  n'étais  plus  seul;  —  je  pourrai  désor- 
mais m'absenter  de  mon  établissement  et  aller  au 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  179 

milieu  des  lointains  déserts,  aux  bords  des  rivières  et 
des  lacs  chercher  les  tribus  sauvages  qui  ne  viennent 
pas  à  Atthabaskaw,  —  et  répandre  un  peu  partout, 
dans  les  pays  inexplorés,  la  semence  évangélique. 

Je  pourrai  laisser  à  mon  troupeau  un  second 
pasteur  qui  aura  soin  de  lui.  Qu'importe  maintenant 
qu'il  ne  sache  pas  parler  la  langue  de  mon  pauvre 
peuple  ?  —  Mes  sauvages  en  le  voyant  diront  :  — 
«  C'est  le  frère  de  notre  père,  c'est  notre  père  aussi .  » 

Et  il  pourra  les  réunir  dans  le  sanctuaire  de  Dieu. 


III 


Quelques  jours  après  les  chasseurs  arrivaient. 

Je  leur  avais  promis  une  surprise. 

Aussitôt  que  les  premiers  groupes  apparurent 
dans  la  plaine,  je  dis  à  mon  serviteur  de  se  tenir 
prêta  ébranler  la  cloche.  Le  brave  garçon  —  qui 
ne  comprenait  rien  à  ce  que  je  voulais  faire,  m'o- 
béissait  machinalement. 

Enfin,  lorsque  quelques  centaines  de  sauvages 
furent  assez  rapprochés, 

—  Sonne,  sonne  fort,  lui  criai-je. 

Le  sauvage  m'obéit  ;  —  mais  au  premier  tinte- 
ment il  lâche  la  corde  et  s'enfuit  épouvanté. 


180  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

A  leur  tour,  je  vis  tous  les  sauvages  s'arrêter  in- 
terdits dans  la  plaine,  cherchant  des  yeux  et  des 
oreilles  d'où  était  parti  ce  tonnerre  qui  venait  d'é- 
clater. 

Un  instant  je  m'amusai  de  leur  étonnement,  puis, 
prenant  la  corde  moi-même,  je  me  mis  à  sonner  à 
grande  volée. 

Alors  vous  eussiez  vu  tous  ces  sauvages,  les  uns  à 
genoux,  les  autres  les  bras  levés  au  ciel,  gesticu- 
lant, priant,  criant,  —  n'osant  ni  avancer  ni  recu- 
ler... 

Ils  auraient  vu  le  Grand  Lac  se  changer  en  forêt, 
et  la  forêt  se  transformer  en  lac,  que  leur  stupéfac- 
tion eût  été  moins  grande. 

Je  cessai  d'ébranler  la  cloche,  et,  me  montrant  à 
eux,  —  je  leur  fis  signe  d'avancer. 

A  ce  signe,  tous,  poussés  par  un  élan  de  joie  ou 
de  curiosité,  se  mirent  à  courir  de  toutes  leurs  for- 
ces. C'était  à  qui  escaladerait  le  premier  jusqu'à 
l'église  :  jamais  l'expression  de  course  au  clocher  ne 
fut  plus  vraie  ni  mieux  appliquée. 

Ici  j'aurais  une  longue  page  à  écrire  des  mille 
questions  qu'ils  me  firent  tous  à  la  fois. 

Je  leur  expliquai  quel  était  le  but  de  la  cloche  ; 
je  leur  dis  qu'en  France  elle  annonçait  toutes  les  cé- 
rémonies religieuses,  et  tous  me  promirent  bien  de 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  \&i 

venir  à  la  prière  chaque  fois  qu'ils  entendraient  sa 
grande  voix. 

C'était  la  première  fois  que  la  cloche  retentissait 
sur  cette  plage  jadis  déserte. 


IV 


Je  m'aperçus  dès  lors  que  le  nombre  des  sauvages 
qui  fréquentaient  le  poste  d'Atthabaskaw  s'était  con- 
sidérablement accru.  Ma  nouvelle  église  était  presque 
déjà  trop  petite,  mon  rêve  de  fonder  sur  cette  plage 
une  mission  considérable  se  changeait  en  réalité.  Je 
consacrai  cette  nouvelle  année  à  agrandir  mon 
champ,  à  ouvrir  des  fossés;  je  projetai  deux  autres 
maisons,  l'une  pour  le  compagnon  qui  venait  de 
m'arriver  et  l'autre  pour  les  serviteurs  que  la  mis- 
sion naissante  pourrait  enfin  engager. 

Je  projetai  aussi  une  autre  église,  —  mais  assez  spa 
cieuse  cette  fois  pour  parer  à  toutes  les  éventualités. 
—  Cette  église,  qui  aura  dix-sept  mètres  de  long 
sur  neuf  de  large,  je  ne  la  commencerai  que  l'année 
d'après  et  je  resterai  quatre  ans  pour  la  terminer. 

Ces  divers  travaux  ne  m'empêcheront  pas  de  vi- 
siter régulièrement  les  tribus  disséminées  dans  toute 
l'étendue  de  ce  vaste  continent. 


182  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 


IV 


Déjà  presque  tous  les  sauvages  qui  visitaient  le 
poste  d'Atthabaskaw  savaient  leurs  prières,  plusieurs 
savaient  lire  et  passablement  écrire.  Je  m'appliquai 
ensuite  à  donner  aux  cérémonies  religieuses  le  plus 
de  pompe  possible,  j'avais  appris  à  la  plupart  des 
cantiques,  qu'ils  chantaient  en  masse  au  refrain  : 
leurs  voix,  malgré  leur  discordance,  me  charmaient 
le  cœur.  Ces  hommes  qui  célébraient  aujourd'hui 
la  gloire  du  Seigneur,  étaient  hier  encore  des  mal- 
heureux dominés  par  les  plus  tristes  passions  et  les 
superstitions  les  plus  hideuses. 

Le  temps  que  je  n'employais  pas  à  la  prière,  au 
catéchisme  et  à  la  lecture,  était  pour  moi  le  plus 
précieux.  C'est  dans  ces  moments  de  loisir  que 
j'allais  visiter  les  sauvages  un  à  un  dans  leur  loge, 
soit  pour  les  diriger,  soit  pour  mettre  la  paix  dans 
leur  ménage,  calmer  les  haines,  réconcilier  des 
ennemis  mortels.  Beaucoup  encore  ne  se  trouvaient 
pas  toujours  bien  disposés  à  recevoir  mes  conseils, 
mais  je  trouvais  parfois  çà  et  là  des  âmes  d'élite, 
des  prédestinés  qui  me  payaient  surabondamment 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  183 

de  mes  fatigues,  en  me  donnant  l'espérance  pour 
la  conversion  de  tous  ces  infidèles. 


—  Mon  père,  me  disait  un  jour  un  sauvage  baptisé 
depuis  un  an,  je  t'aime  et  j'aime  tes  discours  ;  depuis 
le  jour  où  tu  m'as  donné  le  baptême,  je  ne  crois 
pas  qu'il  soit  sorti  de  ma  bouche  une  parole  mal- 
séante. J'aime  mon  épouse  comme  moi-même  et 
j'ai  la  consolation  d'en  être  aimé  ;  tu  m'as  dit  que  je 
devais  aimer  mes  enfants  comme  un  dépôt  sacré 
que  Dieu  m'a  confié.  Je  les  aime  comme  cela, — je  sais 
qu'ils  sont  à  Dieu  plus  qu'à  moi.  Depuis  que  ta 
parole  s'est  fait  entendre  à  mes  oreilles,  j'ai  beau- 
coup souffert,  beaucoup  jeûné,  sans  jamais  me 
plaindre  ;  —  Dieu  le  veut,  et  je  le  veux  aussi. 

— Le  Fils  de  Dieu,  comme  toi,  a  jeûné  dans  Je 
désert,  et  comme  toi  il  a  souffert,  répondis-je.  Dieu 
qui  aime  la  résignation,  accomplit  toujours  les  désirs 
de  ceux  qui  savent  se  résigner;  tu  seras  récompensé 
dans  les  cieux  de  ta  bonne  conduite. 

—  Un  seul  désir  me  reste,  interrompit  le  sauvage, 
c'est  de  mourir  bientôt  pour  voir  les  merveilles  que 
tu  nous  prêches.     » 


iSA  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 


VI 


Peu  de  temps  après  mon  arrivée  à  Atthabaskaw, 
j'avais  baptisé  une  jeune  sauvagesse  de  dix- huit  à 
vingt  ans.  Pendant  les  premiers  mois  de  sa  conver- 
sion cette  sauvagesse  venait  souvent  à  mes  prédica- 
tions, puis  je  ne  la  revis  plus.  Je  lui  avais  donné  le 
nom  de  Berthe,  et  elle  était  un  exemple  de  modestie 
et  de  ferveur.  Un  jour  son  mari,  que  j'avais  baptisé 
aussi,  vint  me  trouver  et  me  dit  :  —  Père,  mon 
épouse  est  malade,  viens  la  confesser. 

Je  partis  au  même  instant,  en  compagnie  du  sau- 
vage, et  quelques  heures  après  nous  arrivions  à  sa 
loge. 

Je  trouvai  Berthe  couchée  sur  une  natte  dans  un 
coin  du  réduit. 

—  Mon  père,  mon  cher  père,  s'écria  la  pauvre 
malade  à  mon  aspect,  Dieu  m'est  témoin  que  la 
vérité  va  sortir  de  ma  bouche  :  je  vois  approcher 
avec  bonheur  le  jour  de  ma  délivrance.  C'est  sans 
doute  pour  me  punir  des  péchés  que  j'ai  commis 
avant  d'être  chrétienne,  que  Dieu  me  fait  souffrir, 
car  je  sais  que  j'ai  été  coupable.  Mais,  depuis  huit 
mois  que  j'éprouve  de  cruelles  douleurs,  je  n'ai 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  '         l*> 

jamais  laissé  échapper  de  plainte  ;  aussi  je  sens  que 
Dieu  m'a  pardonné. 

—  Oui,  Dieu  t'a  pardonné  comme  je  t'ai  par- 
donné moi-même,  lui  dis-je,  ému  jusqu'aux  larmes 
des  accents  de  cette  âme  résignée. 

La  sauvagesse  se  releva  à  demi  sur  sa  couche;  ses 
yeux,  brillant  de  leur  dernier  éclat,  s'arrêtèrent  un 
instant  sur  moi. . .  puis  elle  dit  : 

—  0  mon  père,  je  le  vois  entr'ouvert  pour  me 
recevoir,  le  ciel  dont  tu  m'as  tant  parlé,  je  vois  la 
bonne  Marie  qui  me  tend  les  bras.  Depuis  le  jour 
heureux  où  tu  m'adoptas  pour  enfant,  en  versant  sur 
mon  front  l'eau  régénératrice,  je  t'avais  pris  pour 
mon  père,  et  Marie  pour  ma  mère;  vous  ne  m'avez 
point  manqué  depuis,  et  je  te  vois  encore  au  moment 
de  ma  mort.  Merci,  père,  merci  d'être  venu  dans  la 
tente  de  ton  enfant. 

—  Dieu  a  exaucé  tes  prières,  mon  enfant,  il  a 
tenu  les  promesses  que  je  t'avais  faites,  de  ne  jamais 
t'abandonner. 

—  Dans  le  long  cours  de  ma  maladie,  repartit  la 
sauvagesse,  j'ai  adressé  de  nombreuses  prières  à 
Jésus  et  à  Marie,  non  pour  leur  demander  de  vivre, 
mais  plutôt  de  mourir. 

Le  lendemain,  je  vins  donnera  Berthe  la  sainte 
communion,  et  quelques  jours  après  elle  expira. 


186  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

Que  de  consolations  me  donna  cette  bienheureuse 
mort!  Le  nom  de  cette  sauvagesse  mérite  d'être  ins- 
crit dans  le  livre  de  vie. 


Vil 


—  Le  père  Abraham  est  malade,  me  dit-on  un 
jour,  il  désire  te  voir. 

Celui  qu'on  appelait  le  père  Abraham  était  un 
vieillard  octogénaire  que  j'avais  baptisé  un  an  aupa- 
ravant ;  son  nom  sauvage  était  :  Intsolléiyazi 
{bouton  de  rose). 

Véritable  patriarche  de  sa  nation,  sa  foi  ne  le 
cédait  en  rien  à  celle  de  l'ancien  patriarche  dont  il 
portait  aujourd'hui  le  nom.  Je  me  hâtai  de  courir 
vers  lui  et  je  le  trouvai  presque  mourant  de  vieil- 
lesse plutôt  que  de  maladie;  il  était  plus  qu'octogé- 
naire. 

—  Mon  petit-fils  bien-aimé,  me  dit  le  vieillard, 
à  peine  entré  dans  sa  loge,  je  veux  avant  de  mourir 
que  tu  saches  l'histoire  de  ma  vie.  Avant  de  te  con- 
naître j'avais  eu  un  autre  guide  dans  la  voie  du 
salut  ;  jeune  encore,  j'interrogeais  les  plantes,  j'inter- 
rogeais les  fleurs,  les  astres,  les  oiseaux,  et  tout 
me  disait  ou  semblait  me  dire  :  —  Je  ne  me  suis 


VOYAGES  ET   MISSIONS.  187 

point  fait;  —  il  y  a  donc  un  Dieu  créateur,  me  disais- 
je  à  moi-même  ;  ce  maître  souverain  mérite  donc 
d'être  honoré.  Seul  peut-être  de  toute  ma  nation, 
j'ai  commencé  àl'adorer,  à  lui  demander  mes  besoins, 
à  lui  offrir  ma  vie  et  mes  actions.  Guidé  par  une  main 
invisible,  je  ne  me  suis  point  vautré  dans  le  vice; 
comme  mes  compatriotes,  mes  lèvres  n'ont  jamais 
proféré  ni  blasphèmes  ni  mensonges.  J'ai  tâché 
d'élever  ma  nombreuse  famille  dans  la  crainte  du 
Créateur  et  l'amour  des  hommes.  Le  maître  qui  a 
parlé  à  mon  cœur  dès  mon  bas  âge,  n'a  pas  été  pour 
moi  avare  de  ses  dons,  la  chasse  et  la  pêche  ont 
toujours  été  faciles  et  abondantes....  tel  était  mon 
état,  quand  je  vis  luire  pour  la  première  fois  le 
soleil  lumineux  qui  nous  annonçait  ton  arrivée,  — 
toi,  l'envoyé  du  Créateur.  —  Je  bénis  ce  jour  heureux, 
en  pensant  que  mes  parents,  jusque-là  sourds  à  ma 
voix,  se  rendraient  dociles  à  la  tienne....  A  Dieu  en 
soit  rendu  tout  honneur,  toute  gloire,  ô  mon  cher 
petit-fils  bien-aimé. 

Abraham,  malgré  son  grand  âge,  devait  vivre  en- 
core assez  longtemps  quoiqu'infirme;  il  put  revenir 
encore  à  Atthabaskaw . 

—  Tu  vis  donc  encore,  grand-père?  lui  dis-je  la 
première  fois  que  je  le  revis. 

—  Oui,  me  répondit-il,  Dieu  m'a  fait  vivre  jusqu'à 


188  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

ce  jour  pour  que  j'eusse  le  plaisir  de  te  revoir. 

Un  jour,  je  le  vis  arriver  au  printemps  dans  le 
même  état  où  je  l'avais  toujours  connu  ;  il  tenait 
entre  les  bras  un  de  ses  petits- fils  malade,  qu'il 
m'amenait  afin  que  je  le  bénisse  une  dernière  fois  ; 
quand  j'eus  satisfait  à  ce  légitime  désir,  je  voulus 
essayer  de  l'encourager,  car  il  paraissait  très-affecté; 
il  m'interrompit  en  me  disant  : 

— Mon  bien-aimé  fils,  mon  heure  est  proche,  mon 
petit-fils  mourra  bientôt  et  je  l'accompagnerai  au 
tombeau  ;  je  sais  que  mon  temps  est  arrivé  et  je  n'en 
suis  point  fâché  ;  il  me  tarde  de  voir  notre  père  h 
tous,  la  seule  prière  que  je  lui  fais,  c'est  de  m'appe- 
ler  à  lui. 

11  repartit,  et  huit  jours  après  il  était  mort.  Sa 
mort  fut  digne  de  sa  vie.  La  veille,  il  avait  rassemblé 
sa  famille  et  lui  annonça  positivement  qu'il  allait 
mourir. 

—  Je  suis  sûr,  leur  dit-il,  qu'avant  que  le  soleil 
de  demain  disparaisse  de  l'horizon,  je  verrai  mon 
Dieu  ;  ne  vous  attristez  pas  sur  mon  sort,  il  est  digne 
d'envie;  pour  vous,  mes  enfants,  si  vous  marchez 
sur  mes  traces,  vous  me  suivrez  dans  l'éternité. 

A  ces  mots,  il  fit  le  signe  de  la  croix,  ferma  les 
yeux  et  rendit  doucement  son  âme  à  son  Créateur. 


CHAPITRE  XXI 

Dénégonusyé  retourne  à  Atthabaskaw.  —  Ce  sauvage  raconte 
ses  aventures  dans  le  désert.  —  Ce  qu'il  a  fait  pour  mériter  le 
baptême.  —  11  veut  être  baptisé  le  jour  de  Saint-Pierre.  — 
Pourquoi.  —  Prière  de  Dénégonusyé.  —  11  reçoit  le  nom  de 
Pierre.  —  Sa  foi.  —  Il  repart  pour  sa  tribu.  —  11  fait  des 
conversions. 


Un  jour,  comme  j'étais  à  équarrir  un  tronc  d'ar- 
bre, je  vis  venir  à  moi  un  sauvage  que  je  crus  recon- 
naître, —  mais  dont  le  nom  m'avait  complètement 
échappé. 

Le  sauvage  s'était  arrêté  gravement  à  quelques 
pas  de  distance  et  gardait  le  silence  ;  —  puis,  voyant 
qu'à  mon  tour  je  ne  lui  parlais  pas,  il  s'approcha, 
et,  me  tendant  la  main,  il  me  dit  : 

—  Tu  ne  me  reconnais  donc  pas  que  tu  ne  me 
dis  rien? 

—  Non,  qui  es-tu  ?... 

—  Mon  père  n'a  donc  point  de  mémoire? 


190  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

—  Si,  j'ai  de  la  mémoire,  dis-moi  ton  nom,  et  tu 
verras  ! 

—  Je  suis  Dénégonusyé.  L'année  passée,  en  re- 
tournant sur  les  bords  de  la  mer  Glaciale,  je  te  pro- 
mis de  venir  te  revoir  dans  un  an,  —  et  me  voici. 

—  Je  vois,  lui  dis-je,  que  tu  as  été  fidèleàta  pro- 
messe. — Tu  voulais  travailler  pour  le  bon  Dieu  avant 
d'être  baptisé  ;  voyons  ce  que  tu  as  fait  depuis. 

—  Père,  me  répondit  le  sauvage,  qui  n'était  autre 
que  le  fameux  orateur,  depuis  que  je  t'ai  quitté,  j'ai 
prêché  nuit  et  jour  au  peuple  de  ma  nation  tout 
ce  que  tu  m'avais  appris.  J'ai  fait  prier,  j'ai  marié,  — 
j'ai  enterré  :  —  je  crois  avoir  converti  plus  de  trois 
cents  des  miens. 

—  En  ce  cas,  Dénégonusyé,  tu  as  mérité  le  bap- 
tême. 

— Je  ne  m'appelle  plus  Dénégonusyé  ;  —  dans  ma 
nation  j'ai  reçu  le  nom  de  Yalty-iyazi,  le  Petit- 
Prêtre. 

Les  paroles  de  ce  sauvage  me  surprirent  ;  je  l'em- 
menai jusqu'à  ma  maison  ;  —  aussitôt  qu'il  se  fut 
assis,  —  il  sortit  méthodiquement  son  sac  à  tabac, 
bourra  son  tshé,  l'alluma,  puis  il  me  dit  : 

—  J'ai  faim. 

—  Manques-tu  de  provisions  ? 

—  Ce  n'est  pas  cela  que  je  veux  dire. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  191 

—  Comment  as-tu  donc  faim? 

—  Oh  !  fit-il  avec  un  soupir  prolongé,  —  il  y  a 
longtemps  que  tu  ne  m'as  parlé,  j'ai  déjà  tout  digéré, 
j'ai  faim  de  ta  parole,  il  me  faut  quelque  chose  de 
nouveau. 

—  Si  c'est  de  ma  parole  que  tu  as  faim,  je  t'en 
rassasierai,  tu  sais  que  je  n'en  suis  pas  avare;  —  mais 
dis-moi  bien  tout  ce  que  tu  as  fait  pour  le  bon  Dieu 
afin  de  mérite  rie  baptême. 

—  Je  te  l'ai  dit,  j'ai  converti  un  grand  nombre  de 
sauvages,  j'ai  baptisé,  j'ai  confessé,  j'ai  donné  des 
pénitences. 

—  Alors  tu  as  bien  mérité  le  baptême,  convenons 
du  jour  où  je  te  l'administrerai. 

Dénégonusyé  réfléchit  un  instant  et  me  dit  : 

—  Je  veux  être  baptisé  le  jour  de  la  fête  de 
saint  Pierre. 


Il 


Comme  il  y  avait  encore  une  quarantaine  de  jours 
et  que  nous  nous  trouvions  dans  une  très-grande 
pénurie,  puisque  nous  vécûmes  cinq  semaines,  ne 
mangeant  que  des  fraises  sur  les  collines,  ne  sa- 
chant plus  où  mettre  nos  filets  à  cause  de  la  crue 
des  eaux  du  lac,  je  dis  au  sauvage  : 


192  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES   SAUVAGES. 

—  Pourquoi  ne  pas  choisir  une  autre  fête  plus 
rapprochée?  Tu  vois  que  nous  ne  pouvons  rien  te 
donner  pour  manger,  —  tu  auras  longtemps  à 
souffrir. 

—  N'importe,  dit-il,  je  veux  être  baptisé  le  jour 
de  Saint-Pierre.  Voyant  qu'il  tenait  tant  à  son  idée, 
je  voulus  en  connaître  la  raison. 

—  Pourquoi  le  jour  de  Saint-Pierre  ? 

—  Mais  c'est  bien  simple,  fit  Dénégonusyé  en  pre- 
nant son  ton  d'orateur,  —  moi,  je  ne  fais  rien  sans 
raison.  Or, si  j'ai  bonne  mémoire, tu  me  disais  l'année 
passée  que  Dieu  avait  donné  les  clefs  du  paradis  à 
saint  Pierre;  je  suis  bien  résolu  de  ne  plus  offenser 
le  bon  Dieu  aussitôt  que  j'aurai  été  baptisé,  —  je 
choisis  donc  la  fête  de  saint  Pierre  afin  qu'il  m'ou- 
vre la  porte  et  qu'il  ne  la  referme  plus. 

La  raison  me  parut  bonne,  et  il  fut  résolu  que 
Dénégonusyé  serait  baptisé  pour  la  Saint-Pierre  ;  je 
recommençai  alors  son  instruction,  et,  comme  l'an- 
née précédente,  quand  il  était  sorti  de  chez  moi,  il 
haranguait  les  sauvages. 

Quelques  jours  après,  je  m'aperçus  qu'il  était 
excessivement  desséché,  et  je  lui  dis  : 

—  Te  voilà  suffisamment  instruit  pour  recevoir  le 
baptême,  va-t'en,  tu  chercheras  çà  et  là  ta  nourri- 
ture, et  tu  reviendras  quelques  jours  avant  la  fête.  — 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  193 

Tu  sais  que  nous  n'avons  rien  nous-mêmes,  et  nous 
ne  pouvons  te  faire  manger, 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  nécessaire,  dit-il. 

Au  bout  de  quelques  jours,  craignant  qu'il  ne  s'af- 
faiblît trop,  je  l'engageai  encore  à  aller  chercher  un 
peu  de  nourriture  dans  la  forêt. 

—  Tu  souffres,  luidisais-je,  tu  as  faim  ;  pourquoi 
ne  pas  partir?  Il  me  regarda  et  me  dit  : 

—  Je  ne  te  comprends  plus,  tu  me  parles  tantôt 
d'une  façon  et  tantôt  de  l'autre. 

—  Je  parle  pourtant  assez  bien. 

—  Ce  n'est  pas  cela;  je  te  comprends  bien. 

—  Mais  alors  y  a-t-il  contradiction  dans  mes  pa- 
roles? 

—  Certainement,  tu  ne  dis  pas  toujours  la  même 
chose. 

—  Explique-moi  alors  en  quoi  je  me  contredis. 

—  Eh  bien,  je  vais  te  le  dire.  L'année  passée ,  tu 
me  disais  que  lorsque  le  Fils  de  Dieu  fut  décidé 
à  prêcher  sa  parole,  avant  d'être  baptisé,  il  répé- 
tait souvent  :  —  Je  vous  ai  donné  l'exemple  afin 
que  vous  fassiez  comme  j'ai  fait.  —  Or,  il  s'en  alla 
dans  le  désert  et  il  jeûna  quarante  jours  et  qua- 
rante nuits;  puis  il  fut  baptisé.  Eh  bien!  ne  faut-ii 
pas  que  je  fasse  un  peu  comme  lui?..  Et  tu  me  dis 
de  m'en  aller. 

13 


194  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES   SAUVAGES. 


III 


La  veille  de  la  Saint-Pierre,  je  vis  Dénégonusyé  plus 
affaibli  encore  et  ne  pouvant  presque  plus  marcher, 
entrer  à  l'église.  Je  le  suivis,  il  s'agenouilla  en  face 
de  l'autel  et  j'entendis  qu'il  disait  : 

—  «Mon  Dieu,  vous  avez  beaucoup  d'esprit,  et  moi 
j'en  ai  fort  peu.  Je  suis  si  ignorant  que  je  n'ai  pas 
pu  apprendre  la  prière  que  j'ai  à  vous  faire.  Je  vous 
parlerai  avec  mon  cœur  ,  et  j'espère  que  vous  me 
comprendrez. 

«Mon  Dieu,  je  dois  être  baptisé  demain  ;  mais  il  y 
a  une  foule  de  choses  qui  m'embarrassent  pour  ne 
plus  vous  offenser  :  ainsi  j'ai  mon  épouse  qui  est 
borgne,  mais  c'est  là  son  moindre  défaut  ;  elle  est 
très-lente,  quand  je  la  commande  ;  elle  me  fait 
impatienter,  il  faudrait  la  corriger,  afin  de  ne  plus 
m'exposer  à  pécher  après  mon  baptême.  —  Le 
deuxième  de  mes  fils  a  le  même  défaut  que  sa 
mère,  il  faudrait  l'en  corriger  aussi.  Quant  aux 
sauvages  mes  frères,  je  les  connais  beaucoup  mieux 
que  le  prêtre  :  —  il  faudrait  donc  les  convertir  ou 
bien  les  faire  tous  mourir  d'un  seul  coup. 

«  Mon  Dieu,  je  dois  être  baptisé  demain  ;  mais  il  y 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  195 

a  longtemps  que  je  ne  mange  guère  ;  vous  avez  dit  : 
Demandez,  et  vous  recevrez  ;  or,  comme  je  ne  peux 
pas  vivre  sans  manger,  vous  êtes  obligé  de  me  don- 
ner bonne  chasse  après,  car  je  partirai  demain.  » 

Et  le  sauvage  continua,  longtemps  encore,  à  faire 
à  Dieu  ses  naïves  recommandations. 

Le  lendemain,  un  peu  avant  l'aurore,  on  frap- 
pait à  coups  redoublés  à  ma  porte. 

—  Qui  est  ]à  ?  criai-je. 

—  C'est  moi,  —  Dénégonusyé.  —  Tu  devrais  sa- 
voir que  c'est  aujourd'hui  Saint-Pierre  et  que  je  dois 
être  baptisé. 

—  Il  est  encore  trop  matin,  lui  répondis-je, 
attends  après  la  messe. 

Il  attendit,  et,  de  suite  après  la  messe,  au  moment 
où  je  me  tournais  pour  dire  quelques  paroles  aux 
sauvages  qui  étaient  là,  il  se  leva  au  milieu  de  l'as- 
semblée et  me  dit  : 

—  Tu  devrais  savoir  que  c'est  aujourd'hui  que  je 
dois  être  baptisé. 

Les  assistants,  surpris  de  cette  apostrophe,  firent 
entendre  quelques  murmures.  —  Je  leur  imposai 
silence  de  la  main.  En  ce  moment,  on  eût  dit  qu'un 
rayon  lumineux  environnait  la  tête  du  néophyte 
des  bois.  —  Le  Saint-Esprit  avait  hâte  d'habiter  dans 
ce  nouveau  tabernacle. 


196  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

—  Pierre,  lui  dis-je,  —  car  ce  fut  le  nom  que 
je  lui  donnai,  — veux-tu  te  trouver  baptisé  ? 

—  Oh  !  oui,  je  le  veux,  dit-il,  il  y  a  bien  longtemps 
que  je  le  demande.  —  C'est  l'unique  désir  de  mon 
cœur. 

Bientôt  l'onde  régénératrice  coulait  sur  le  front 
du  sauvage. 

L'Église  comptait  dans  son  sein  un  prédestiné  de 
plus. 

Le  lendemain,  Dénégonusyé  me  dit  : 

—  Je  pars.  Je  vais  chercher  de  la  nourriture. Dieu 
s'est  obligé  à  me  faire  manger. 

Quelques  jours  après ,  il  revint  frapper  à  ma 
porte  et  me  dit  : 

—  Viens  sur  les  bords  du  lac,  et  tu  verras. 

Il  avait  un  canot  plein  de  viande  et  il  me  le  mon- 
trait en  disant  : 

—  Tu  vois  que  le  bon  Dieu  a  tenu  sa  promesse.  — 
Je  sais  que  tu  es  dans  le  besoin,  je  t'apporte  des 
provisions. 

Il  repartit  en  m'annonçant  qu'il  ne  reviendrait 
que  dans  un  an  ;  mais ,  à  ma  grande  surprise , 
quinze  jours  ne  s'étaient  pas  écoulés  qu'il  entrait 
encore  chez  moi,  et  me  disait  suivant  son  habitude  : 

—  Père,  j'ai  faim  de  la  parole  de  Dieu.  J'ai  digéré 
tout  ce  que  tu  m'avais  donné. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  197 

Je  le  gardai  quelques  semaines  encore. 

Un  jour,  pendant  que  je  l'instruisais,  il  aperçut 
une  vieille  calotte,  jetée  par  mégarde  sur  une 
chaise.  Il  la  prit  en  me  priant  de  la  lui  donner. 

—  Je  veux  bien,  lui  dis-je,  si  elle  peut  t'êfre 
utile. 

—  C'est  ainsi  qu'il  me  la  faut,  dit-il. 
Ignorant  ce  qu'il  voulait  en  faire,  je  la  lui  laissai, 

et  il  partit.  —  Quand  il  fut  de  nouveau  au  milieu  de 
son  peuple,  il  mettait  la  vieille  calotte  sur  sa  tête  et 
disait  : 

—  «  Le  printemps  passé,  quand  je  vous  ai  laissés, 
«  quelques-uns  croyaient  que  je  n'étais  pas  prêtre, 
«  que  peut-être  je  ne  parlais  pas  toujours  très-juste, 
<(  voyez  cette  calotte,  c'est  la  calotte  de  notre  Père. 
a  —  Ce  qu'il  dit,  c'est  ce  que  je  vais  vous  dire; 
«  quand  je  parlerai,  dites  :  —  Ce  n'est  pas  lui  qui 
«  parle  :  c'est  notre  Père.  De  cette  manière,  vous 
«  profiterez  bien  mieux.  » 

Ce  ne  fut  que  plus  tard  que  je  sus  l'usage  que 
Dénégonusyé  avait  fait  de  ma  calotte  ;  il  me  l'apprit 
lui-même  un  jour  qu'il  vint  me  demander  une  clo- 
chette pour  dire  la  messe. 


CHAPITRE  XXII 

Éloquence  des  sauvages.  —  Ce  que  les  sauvages  appellent  faire 
la  messe.  —  Discours  des  sauvages. 


I 


Dans  les  tribus  où  le  christianisme  a  pénétré,  les 
types  de  Dénégonusyé  ne  sont  pas  rares. 

L'histoire  que  je  viens  de  rapporter  est  un  tableau 
véritable  des  mœurs  des  sauvages  devenus  chrétiens. 
Les  sauvages  qui  restent  loin  de  l'église,  se  réunis- 
sent le  dimanche  sur  le  mont  voisin  le  plus  élevé, 
ils  s'orientent  le  mieux  possible,  se  tournent  du  côté 
où  ils  savent  qu'une  église  se  trouve,  et  chantent 
des  cantiques  ou  récitent  des  prières.  Bientôt  le  plus 
grand  orateur  se  lève,  fait  le  sermon  :  il  rappelle 
tout  ce  qu'il  a  ouï  dire  et  fait  des  applications  mo- 
rales. Quand  l'un  a  fini  de  parler,  un  autre  recom- 
mence. 

C'est  ce  qu'ils  appellent  faire  la  messe. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  199 

Il  arrive  souvent  que  ces  chrétiens,  étant  malades 
et  trop  éloignés  du  prêtre,  disent  à  l'un  de  leurs 
parents  ou  amis,  au  moment  de  mourir  :  —  «  Écoute 
«  ce  que  je  vais  te  dire.  —  Si  je  voyais  le  prêtre,  je 
«  lui  dirais  ceci....  Quand  tu  le  verras,  tu  te  con- 
«  fesseras  pour  moi.  »  C'est  dans  ce  sens  que  Déné- 
gonusyé  disait  la  messe  et  confessait. 

Il  n'est  pas  rare  aussi  de  les  entendre  discourir 
entre  eux,  prenant  pour  sujet  la  religion  :  ils  aiment 
à  parler  des  choses  de  Dieu. 

Je  me  souviens  d'avoir  entendu  quelques  sauvages 
tenir  conversation  au  milieu  d'une  trentaine  des 
leurs.  —  J'ai  retenu  quelques-unes  des  paroles  qui 
me  frappèrent  le  plus,  tant  par  la  justesse  du  fond 
que  par  l'originalité  de  la  forme. 


II 


L'un  disait  : 

—  u  Je  n'ai  pas  besoin  de  lire,  comme  font  les 
a  jeunes  gens,  pour  comprendre  les  choses  du  bon 
«  Dieu.  —  Je  regarde  le  ciel,  je  regarde  la  terre  et 
«  je  dis  :  C'est  lui  qui  a  fait  tout  cela.  Quand  je 
«  passe  le  long  des  rivières  et  que  je  vois  des  plantes, 
«  des  oiseaux,  des  poissons,  je  dis  encore  :  C'est  le 


200  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

«  bon  Dieu  qui  a  fait  tout  cela,  et  je  l'en  remercie. 
«  —  Depuis  que  nous  avons  connu  le  prêtre,  je  n'ai 
«  jamais  désiré  de  vivre.  Je  vis  au  jour  le  jour. 
«  Chaque  matin,  en  m'éveillant,  je  dis  :  —  Voilà 
«  que  le  bon  Dieu  me  donne  un  nouveau  soleil,  et 
«  ma  pensée  ne  se  porte  pas  plus  loin. 

«  J'entends  quelques-uns  dire  :  —  Le  printemps 
«  prochain  je  ferai  telle  chose  ;  mais  je  ne  trouve 
«  pas  cela  bien  ;  il  faudrait  ajouter  :  —  Si  le  bon 
«  Dieu  me  conserve,  si  je  vis  jusqu'à  ce  temps-là.  » 

Un  autre  lui  répondit  : 

—  «  Tout  ce  que  tu  dis  est  bien  vrai  ;  mais  je 
«  remarque  une  chose  qui  me  fait  de  la  peine  ;  il 
«  y  a  des  sauvages  qui  sont  fiers  quand  ils  ont  de 
«  beaux  habits,  ils  chassent  tout  l'hiver,  apportent 
«  beaucoup  de  fourrures  et  ne  trouvent  jamais  qu'il 
«  y  en  a  assez.  —  Moi,  je  n'aime  pas  cela  :  mes  ha- 
«  bits  peuvent  bien  être  laids  ;  si  mon  cœur  est  bon, 
«  cela  me  suffira.  Aussi,  je  dis  toujours  à  mes  en- 
«  fants  : 

—  «  Mes  enfants,  faites  de  la  sorte écoutez 

«  bien  ce  que  je  vous  enseigne  ;  je  pense  que  j'ai  un 
«  peu  le  souffle  du  bon  Dieu  :  ma  tête,  mes  bras, 
«  mes  jambes,  mon  esprit,  tout  cela  ne  fait  qu'un  ; 

«  ce  que  le    bon  Dieu    dit  est    comme   cela 

«  écoutez  donc  bien  sa  parole....  Que  vous  importe 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  201 

«  que  vous  ayez  de  beaux  habits  ?  —  ce  n'est  pas  ce 
«  qu'il  demande.  » 

Un  troisième  ajouta  : 

—  «  Nos  ancêtres,  que  nous  regardions  comme 
«  des  hommes  distingués,  nous  disaient  :  —  Vous 
«  êtes  comme  des  dieux...  ils  parlaient  comme  des 
«  sages  suivant  la  nature  ;  mais  comme  Dieu  ne  leur 
«  avait  pas  encore  donné  à  manger  sa  pensée,  ils 
o  ne  disaient  que  des  sottises.  Moi-même,  jeune 
«  encore,  quand  mon  esprit  commença  à  prendre 
«  de  l'énergie,  je  commençai  à  avoir  une  très-grande 
«  estime  de  ma  personne  ;  je  disais  :  —  Qui  plus  que 
«  moi  a  droit  de  se  croire  Dieu?  Quand  les  vieillards 
m  parlaient  en  ma  présence,  je  trouvais  que  très- 
«  souvent  ils  disaient  des  inepties  ;  —  il  faut  donc 
«  que  je  leur  sois  supérieur,  pensais-je.  Grandis- 
«  sant  dans  ces  pensées,  je  me  disais  :  —  Moi  seul 
«je  suis  grand.  Mais,  depuis  que  le  prêtre  est  venu, 
«  depuis  que  j'ai  entendu  ses  paroles ,  mes  idées 
«  ont  changé  :  de  grand,  je  suis  devenu  petit,  je 
«  suis  redevenu  comme  enfant  ;  je  regarde  comme 
«  rien  ce  que  j'aimais  autrefois.  —  Les  fourrures, 
«  les  draps  fins,  les  beaux  fusils,  voilà  ce  qui  est  bon, 
«  me  criait-on.  Sans  doute,  cela  est  utile  ;  mais, 
«  quand  je  considère  et  que  je  médite  la  parole 
«  du  père,  je  regarde  tout  cela  comme  rien.  » 


CHAPITRE  XXIII 

Le  rêve  est  devenu  réalité.  —  La  mission  est  assurée  pour  l'ave- 
nir. —  Le  missionnaire  est  proclamé  par  les  sauvages  le 
petit  faiseur  de  terre.  —  Projet  d'un  voyage  chez  les  Castors. 


I 


C'était  en  1859,  il  y  avait  près  de  dix  ans  que 
j'étais  arrivé  à  Atthabaskaw,  seul  et  ne  connaissant 
ni  les  mœurs,  ni  les  coutumes,  ni  les  langages  des 
peuples  sauvages  qui  fréquentaient  ce  poste. 

Mes  longues  veilles  d'études  avaient  porté  leur 
fruit  ;  à  force  de  persévérance,  j'étais  alors  parvenu  à 
approfondir  ces  différentes  langues  sauvages,  que 
nul  étranger  encore  n'avait  pu  apprendre  et  qu'il 
fallait  savoir,  sous  peine  de  reprendre  le  chemin  par 
où  j'étais  venu. 

Mon  désir  de  créer  sur  cette  place  une  mission 
qui  pût  rayonner  sur  tout  l'extrême  nord  du  conti- 
nent américain,  s'était  accompli. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  203 

Mon  rêve  s'était  presque  réalisé  :  la  première  année 
j'avais  construit  une  maison  et  une  chapelle;  la  se- 
conde année  j'avais  transformé  les  marais  en 
champs  fertiles  et  en  jardins;  la  troisième,  je  cons- 
truisais une  nouvelle  église,  une  nouvelle  maison  et 
cuisine ,  une  étable,  une  autre  maison  pour  les 
engagés  de  la  mission,  puis  j'entreprenais  enfin  une 
grande  église  qui,  sur  cette  plage,  peut  passer  pour 
un  véritable  monument  et  que  j'avais  terminée  après 
quatre  ans  de  travail. 

Quelle  différence  du  jour  où  j'étais  arrivé  à  Attha- 
baskaw!  Maintenant, en  ces  lieux  déserts  si  longtemps, 
une  population  considérable  venait  s'agglomérer  ; 
chez  ces  hommes,  qui  désormais  se  regardaient 
comme  des  frères,  le  christianisme  avait  remplacé 
l'idolâtrie,  la  barbarie  avait  fait  place  à  la  civilisa- 
tion et  quand  les  tentes  se  dressaient  à  l'entour  de 
mon  établissement,  quand  la  cloche  se  faisait  en- 
tendre, ce  n'était  plus  une  tribu  sauvage  qui  était 
là  réunie,  c'était  une  société  de  chrétiens. 

Quel  triomphe  pour  la  religion  î 

Quelle  joie  pour  le  ciel  ! 

Quelle  consolation  pour  le  missionnaire  ! 


204  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 


Il 


Sous  le  rapport  matériel,  la  mission  était  désormais 
assurée  de  l'avenir.  J'avais  pu  engager  des  serviteurs, 
sans  crainte  de  ne  pouvoir  les  nourrir.  Dans  les 
champs  que  j'avais  créés,  les  pommes  déterre  pous- 
saient à  merveille,  l'orge  nous  promettait  une  ré- 
colte, des  vaches  à  lait  étaient  à  l'étable  et  nos 
chiens,  si  utiles  dans  ces  contrées,  se  multipliaient. 

En  automne  1858  nous  récoltions  150  sacs  de 
pommes  de  terre,  70  sacs  d'orge  et  un  peu  de  fro- 
ment. L'étable  renfermait  des  bœufs,  des  vaches  et 
des  chevaux. 

Les  sauvages,  habituellement  si  pauvres,  et  dont 
l'ambition  se  borne  au  bien-être  que  leur  procure  la 
chasse  ou  la  pêche,  étaient  grandement  surpris  de 
tout  ce  qu'ils  voyaient,  aussi  ne  m'appelaient-ils 
plus  que  :  Le  petit  créateur,  ou,  pour  mieux  dire, 

LE  PETIT  FAISEUR  DE  TERRE. 

A  Dieu  né  plaise  que  je  me  glorifie  dans  ces  sou- 
venirs !  les  œuvres  de  la  foi  ne  sauraient  être  do- 
minées par  un  motif  humain. 

Est-ce  à  l'instrument  de  s'attribuer  l'œuvre  de 
celui  qui  le  met  en  mouvement?... 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  205 


III 


Mais  je  n'ignorais  pas  que  j'avais  été  envoyé  en  ces 
lieux,  non  pas  uniquement  pour  bâtir  des  maisons, 
construire  des  églises,  drainer  des  marais  et  ense- 
mencer des  champs. 

J'étais  venu,  surtout,  pour  répandre  la  semence 
évangélique,  et  si  Dieu  m'avait  donné  l'intelligence 
des  langues  sauvages,  ce  n'était  pas  pour  ma  gloire 
mais  pour  la  sienne.  Le  moment  était  donc  arrivé 
pour  moi  d'aller  faire  entendre  sa  parole,  un  peu 
partout,  dans  ces  immenses  contrées,  d'aller  prê- 
cher la  bonne  nouvelle  aux  nations  encore  enseve- 
lies dans  les  ténèbres  de  l'ignorance. 


IV 


Confiant  donc  en  Dieu,  plus  qu'en  moi-même, 
je  résolus  de  visiter  tour  à  tour  les  tribus  dissémi- 
nées sur  ce  lointain  continent. 

Tantôt  entraîné  sur  une  frêle  barque,  je  tra- 
versais les  lacs  ou  côtoyais  les  rivières,  tantôt  je 
m'aventurais  à  petites  journées  à  travers  les  neiges  et 


206  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

les  glaces,  ayant  pour  toit  la  voûte  azurée,  pour  lit  la 
terre  nue  et  pour  voiture  mes  raquettes  et  mon  bâ- 
ton. J'allais  semant,  d'ici  de  là,  dans  toutes  les  di- 
rections, et  quand  au  bout  de  plusieurs  mois  je  re- 
venais de  ces  courses  lointaines  à  ma  demeure 
d'Atthabaskaw,  j'étais  heureux  de  penser  que  le 
grain  que  je  venais  de  répandre,  au  milieu  des  forêts 
ou  sur  les  bords  des  rivières,  ne  serait  pas  tout  à  fait 
stérile  pour  la  moisson  du  Seigneur. 


C'est  ainsi  que  j'ai  pu  visiter  toutes  les  tribus  qui 
forment  aujourd'hui  le  district  auquel  Atthabaskaw  a 
donné  son  nom;  c'est  ainsi  que  j'ai  pu  voir  la  sau- 
vagerie dans  tout  ce  qu'elle  a  de  plus  navrant. 

Quand  j'arrivais  au  milieu  d'une  peuplade  non 
encore  convertie,  que  je  voyais  ces  malheureux 
Indiens  s'enfuir  à  mon  approche,  comme  des  ani- 
maux effarouchés,  parfois  le  découragement  s'em- 
parait de  mon  âme  et  je  regrettais  même  d'être  venu 
apporter  la  parole  de  vie  à  ces  êtres  dégénérés,  qui 
semblent  n'être  nés  que  pour  végéter  et  mourir.  Par- 
fois aussi  j'étais  reçu  sans  crainte,  mes  paroles 
étaient  comprises,  et  alors  j'étais  heureux,  le  cou- 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  207 

rage  revenait  dans  mon  âme.  C'étaient  là  mes  grandes 
consolations.  Les  sauvages,  toujours  avides  de  nou- 
velles, m'écoutaient  avec  avidité,  me  promettaient  de 
venir  me  voir  à  Atthabaskaw.  Ces  promesses,  presque 
toujours  tenues,  étaient  un  succès  pour  le  mission- 
naire. 

Lorsqu'au  milieu  du  désert,  sur  le  haut  d'un  ro- 
cher ou  au  bord  d'un  lac,  j'apercevais  tout  à  coup 
une  croix,  quand  ce  signe  triomphant  m'indiquait 
que  des  tentes  chrétiennes  étaient  dressées  non  loin 
delà,  oh!  comme  alors  mon  âme  débordait  de  joie! 
A  mon  entrée  dans  la  tribu,  les  sauvages  poussaient 
des  cris  d'allégresse,  comme  des  enfants  qui  revoient 
un  père. 

Oui,  j'étais  heureux  alors,  car  je  sentais  que  ma 
semence  avait  porté  son  fruit. 


VOYAGE  CHEZ  LES  CASTORS. 


CHAPITRE  XXIV 

La  rivière  à  la  Paix.  —  Beautés  du  paysage.  —  Commencement 
des  difficultés  de  ce  voyage.  —  Les  rameurs  découragés.  — 
Ils  veulent  retourner.  —  Le  missionnaire  refuse.  —  Le  canot 
est  crevé.  —  Des  secours  arrivent.  —  On  repart  à  cheval.  — 
Arrivée  à  Dunvergun.  —  Joie  des  Castors.  —  Leur  démora- 
lisation. —  L'incantation  chez  les  Castors.  —  Le  jeu  de  main.— 
La  médecine  des  Castors.  —  Les  docteurs  es  magie.  —  Les  Cas- 
torsne  veulent  pas  renoncer  à  leur  superstition.  — Une  fête  chez 
les  Castors.  —  Le  Redoutable.  —  Festins,  danses.  —  Caractère 
des  Castors. 


I 


Un  des  affluents  du  lac  Atthabaskaw  est  la  rivière  à 
la  Paix;  ce  nom  lui  vient  de  la  paix  qui  fut  faite  11 
y  a  environ  soixante  ans  entre  les  Montagnais  d'un 
côté  et  les  Castors  de  l'autre. 

Cette  rivière  prend  sa  source  dans  un  petit  lac  situé 
au  haut  des  montagnes  Rocheuses.  Dans  son  cours 
rapide  depuis  sa  source  jusqu'au  lac  Atthabaskaw, 
deux  cents  lieues  environ,  elle  s'est  creusé  un  lit 

14 


210  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

très-profond  ;  sur  son  parcours  on  aperçoit  des  côtes 
abruptes  qui  ne  mesurent  pas  moins  de  300  mètres 
de  hauteur,  on  assure  même  qu'un  peu  plus  loin  il 
en  existe  de  plus  élevées. 

Vers  la  fin  du  moisdejuin  etpendantlemoisdejuil- 
let,  la  rivière,  accruepar  la  fonte  des  glaces  des  monta- 
gnes Rocheuses,  entraîne  dans  sa  course  des  bois  de 
haute  futaie;  j'ai  mesuré  quelques-uns  de  ces  troncs 
d'arbres  qui  avaient  4  à  6  mètresde  circonférence.  La 
masse  d'eau  de  cette  rivière  à  cette  époque  est  im- 
mense. J'ai  vu  souvent  le  lac  Atthabaskaw,  qui  déverse 
lui-même  son  trop-plein  dans  la  grande  rivière  des 
Esclaves,  monter  en  peu  de  jours  de  3  à  4  mètres 
sur  toute  sa  vaste  superficie. 

Les  rives  de  la  rivière  à  la  Paix,  d'une  extrémité  à 
l'autre,  sont  riches  de  toutes  manières,  le  sol  y  est 
excellent  et  serait  très-fécond  s'il  était  livré  à  la  cul- 
ture. J'ai  vu  au  fort  Vermillon  des  épis  de  blé  en  par- 
faite maturité. 

*  Plus  on  remonte  la  rivière,  plus  le  climat  est 
tempéré.  La  pierre  à  chaux,  le  plâtre,  le  charbon  de 
terre,  le  soufre  pur  et  transparent,  le  fer,  l'airain, 
que  sais-je  encore?  toutes  les  richesses  abondent  sur 
ces  rives  inexplorées;  j'ai  trouvé  même,  en  remontant 
le  cours  d'un  torrent,  un  limaçon  de  mer  pétrifié  dont 
les  parois  intérieures  étaient  recouvertes  d'une  forte 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  2H 

couche  d'une  matière  jaune  et  luisante  que  je  pris 
pour  de  For. 

J'ai  su,  depuis,  qu'une  mine  d'or  a  été  découverte 
non  loin  de  là. 

Les  hauteurs  éloignées  de  cette  rivière  sont  recou- 
vertes de  hautes  forêts,  et,  au  bas,  se  déroulent  d'im- 
menses et  fécondes  prairies,  dédaignées  maintenant 
par  les  buffles  qui  autrefois  y  étaient  très-nom- 
breux. Aujourd'hui  tous  les  affluents  de  la  rivière 
abondent  en  castors  ;  le  voisinage  de  ces  animaux  a 
fait  donner  aux  sauvages  habitants  de  ces  contrées 
le  nom  de  Castors. 

Je  savais  cette  tribu  dans  une  position  affreuse, 
les  maladies,  suite  de  leur  vie  déréglée,  les  décimaient 
peu  à  peu  ;  depuis  longtemps  je  gémissais  en  pensant 
qu'elle  était  sur  le  point  de  disparaître,  et  je  voulais 
porter  la  lumière  au  milieu  de  ces  ténèbres. 

Le  dessein  d'entreprendre  une  mission  chez  les 
Castors  m'occupait  depuis  longtemps,  c'est-à-dire 
depuis  le  jour  où  j'avais  entendu  parler  d'eux. 


II 


La  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson  a  trois  forts 
le  long  de  la  rivière  à  la  Paix,  un  au  Vermillon, 


212  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

l'autre  à  Dunvergun  et  le  troisième  presque  à  sa 
source,  appelé  le  fort  Jhon. 

Mon  but,  en  entreprenant  ce  voyage,  était  de  visi- 
ter tous  les  sauvages  qui  fréquentent  ces  deux  postes, 
de  juger  de  leurs  dispositions  et  de  dresser  ensuite 
mes  plans.  Je  m'étais  proposé  de  passer  quelques 
jours  à  Dunvergun  et  quelques  jours  au  Vermillon, 
espérant  recueillir  une  abondante  moisson  spiri- 
tuelle. La  Providence  en  avait  décidé  autrement.  Je 
ne  recueillis  que  des  fatigues  et  des  dangers. 


III 


Le  15  septembre  1859,  quittant  ma  demeure 
d'Atthabaskaw,  je  me  déterminai  à  remonter  la  ri- 
vière à  la  Paix,  accompagné  d'un  chargé  d'affaires 
de  la  Compagnie,  de  huit  jeunes  rameurs  et  d'un 
vieux  guide;  je  devais  arriver  vers  le  15  octobre  au 
plus  tard  à  Dunvergun,  époque  où  j'étais  sûr  d'y 
rencontrer  les  Sauvages,  mais  j'avais  compté  sans  le 
mauvais  temps.  Peu  de  jours  après  notre  départ,  le 
soleil  sembla  tout  à  coup  avoir  disparu  de  l'hori- 
zon, à  chaque  instant  nous  étions  arrêtés  par  des 
pluies  torrentielles;  le  12  octobre,  nous  avions  fait 
à  peine  la  moitié  du  chemin.  Cependant,  jusqu'à  ce 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  213 

moment,  j'avais  conservé  l'espoir  de  voir  enfin  la 
nature  cesser  d'être  inclémente  et  d'arriver  au  but, 
avant  le  départ  des  sauvages  ;  mais,  le  13,  nous  avions 
fait  à  peine  une  lieue,  qu'un  vent  violent  se  leva, 
il  fallut  s'arrêter;  j'étais  triste  de  ce  contre-temps 
fatal  pour  la  mission  que  j'entreprenais,  tandis  que 
les  rameurs  qui  m'accompagnaient  en  étaient  au 
contraire  tout  joyeux.  —  «  Nous  sommes  dans  l'im- 
possibilité d'avancer,  disaient-ils,  il  faudra  bien  que 
nous  retournions.  » 

Notre  canot  était  amarré  au  bord  de  la  rivière. 

—  Père,  me  disaient  mes  compagnons,  cessons 
de  remonter.  Nous  reviendrons  l'an  prochain,  en 
quatre  jours  le  courant  nous  ramènera  à  Atthabas- 
kaw. 

—  Non,  mes  amis,  je  ne  retournerai  pas,  —  du 
courage,  —  le  vent  cessera,  dans  quatre  jours  nous 
serons  à  Dunvergun. 

—  Mais! 

—  Pas  de  mais,  exclamai-je  avec  force.  Si  vous 
voulez  retourner,  je  resterai  seul  ici. 

—  Vous  abandonner!  jamais,  jamais,  s'écrièrent- 
ils  en  chœur. 

—  Eh  bien,  alors,  ayons  confiance  en  Dieu. 


214  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 


IV 


Nous  étions  en  ce  moment  sur  une  plage  des  plus 
désertes,  nous  apercevions  de  tous  côtés  des  ours, 
des  orignaux  et  autres  animaux  sauvages. 

—  Amis,  dis-je  à  mes  jeunes  gens,  puisque  Dieu 
nous  force  à  nous  arrêter  ici,  nous  pourrons,  au 
moins,  y  augmenter  nos  provisions. 

—  Père,  me  dirent-ils,  redevenus  joyeux  par  la 
perspective  d'une  bonne  chasse,  si  demain  le  vent 
continue  à  souffler,  nous  ne  perdrons  pas  notre 
temps. 

Le  lendemain,  en  effet,  une  chasse  abondante  ve- 
nait faire  diversion  à  mon  ennui,  en  moins  de  cinq 
heures  deux  gros  ours  et  quatre  orignaux  étaient 
tués. 

Mes  compagnons,  transportés  d'ardeur,  s'étaient 
dispersés  au  loin  dans  les  bois,  — j'étais  resté  blotti 
dans  le  canot;  seul,  le  vieux  guide  était  près  de 
moi. 

Nous  entendions  de  temps  à  autre  les  coups  de 
fusil  des  jeunes  chasseurs. 

Le  vent  soufflait  toujours  avec  une  extrême  vio- 
lence. Le  ciel  se  chargeait  de  nuages  noirs,  précur- 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  215 

seurs  de  l'orage.  La  rivière  grossissait  à  vue  d'œil. 

—  Père,  me  disait  le  vieux  guide,  il  doit  pleuvoir 
tout  près  d'ici...  j'ai  bien  peur  que  nous  ne  puis- 
sions plus  ni  avancer  ni  reculer. 

—  Ayons  confiance,  ne  cessais-je  de  lui  répéter  ; 
demain  il  fera  peut-être  soleil. 

Le  vieux  sauvage  secouait  la  tête  d'un  air  d'incré- 
dulité. Tout  à  coup,  vers  les  trois  heures  du  soir,  le 
canot  reçut  un  choc  terrible  ,  il  était  crevé,  un  gros 
tronc  d'arbre,  entraîné  par  le  courant,  avait  pro- 
duit ce  désastre  en  moins  de  cinq  minutes  ;  nous 
avions  de  l'eau  jusqu'à  la  ceinture. 

Heureusement  nos  jeunes  gens  arrivaient  de  la 
chasse,  ils  entendirent  nos  cris  de  détresse. 

Réunissant  nos  efforts,  nous  parvînmes  à  déchar- 
ger le  canot,  puis  à  le  ramener  à  terre.  La  plupart 
de  nos  provisions  étaient  perdues,  tous  nos  effets 
étaient  mouillés.  C'était  le   14  octobre. 

Le  lendemain  le  vent  s'était  apaisé  et  le  soleil 
apparaissait  à  travers  quelques  rares  nuages.  Nous 
travaillâmes  à  radouber  l'embarcation  et  à  faire  sé- 
cher nos  vêtements. 


216  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 


Le  15,  nous  pûmes  nous  remettre  en  route.  Dieu, 
ce  jour-là,  sembla  vouloir  nous  récompenser  de  no- 
tre constance,  en  nous  envoyant  un  splendide  soleil. 
La  soirée  fut  magnifique,  le  firmament  avait  revêtu 
ses  plus  beaux  ornements;  les  aurores  boréales  le 
sillonnaient  dans  tous  les  sens,  les  étoiles  brillaient 
comme  des  lampes  ardentes,  nous  nous  couchâmes 
joyeux,  pleins  d'espoir  pour  le  lendemain. 

Hélas!  le  lendemain,  nouvelle  déception,  nous 
nous  éveillâmes  couverts  d'un  pied  de  neige.  C'était 
la  nuit  du  16  au  17  octobre.  La  neige  continuait  à 
tomber  à  gros  flocons,  mais  la  température  était 
douce  et  nous  pûmes  nous  remettre  en  route.  Le 
soir,  la  plus  grande  difficulté  fut  de  trouver  une 
place  pour  passer  la  nuit,  la  terre  étant  couverte 
de  plus  de  deux  pieds  de  neige.  A  force  de  recher- 
ches, nous  pûmes  dresser  nos  tentes  à  l'abri  de 
quelques  gros  sapins. 

Si  le  jour  a  ses  alarmes,  la  nuit  a  ses  rêves  heu- 
reux. —  Je  rêvai  que  nous  étions  rendus  à  Dunver- 
gun  que  j'y  étais  entouré  de  Sauvages,  tous  joyeux 
de  m'y  voir.  Je  remerciai  Dieu  de  m'avoir  permis  de 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  217 

faire  quelque  chose  pour  ces  malheureux  enfants, 
lorsque  tout  à  coup  je  suis  réveillé  par  ces  paroles 
du  guide  : 

—  Debout,  debout,  amis  !  la  neige  tombe  plus 
fort  que  jamais  et  le  froid  arrive. 

C'était  une  triste  vérité.  La  rivière  était  encore 
libre,  nous  attendîmes  jusqu'à  midi,  et  alors,  mal- 
gré la  neige  qui  tombait  toujours,  encouragés  par 
un  vent  favorable,  quoique  froid,  nous  nous  re- 
mîmes en  route. 


YI 


A  la  nuit  tombante  nous  ressentons,  pour  la  pre- 
mière fois,  un  froid  glacial  ;  on  ne  peut  plus  se  faire 
illusion,  c'est  l'hiver  qui  commence.  Nous  nous 
empressons  de  sauter  à  terre,  d'immenses  feux  sont 
allumés,  nous  nous  réchauffons,  nous  mangeons,  et 
nous  dressons  nos  tentes  pour  la  nuit. 

Dieu  seul  sait  ce  qui  se  passa  peudant  cette  nuit 
néfaste;  quant  à  moi,  j'avais  dormi  d'un  profond 
sommeil;  mais  quelle  ne  fut  pas  ma  surprise,  le 
matin  en  me  levant,  de  voir  le  bateau  pris  dans  la 
glace;  heureusement  le  centre  de  la  rivière  était 
encore  libre,  nos  hommes  débarrassèrent  le  canot, 


218  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

à  coups  de  tête  de  hache,  et  nous  pûmes  repartir. 

Le  froid  était  devenu  d'une  intensité  extraordi- 
naire, la  rivière  charriait  des  glaçons  d'une  grosseur 
démesurée.  A  dater  de  ce  moment  nous  dûmes  nous 
livrer  à  un  travail  qui  paraîtra  fabuleux  en  Europe 
et  surtout  en  France. 

Gomme  le  courant  était  très- rapide,  les  glaçons,  en- 
traînés par  le  courant,  venaient  parfois  heurter  notre 
embarcation  et  auraient  dû  infailliblement  la  faire 
chavirer;  il  fallut  attacher  un  câble  à  l'avant,  et  nos 
hommes  s'y  attelèrent.  Ils  traînèrent  ainsi  le  canot 
pendant  quatre  jours,  ayant  de  la  neige  jusqu'au- 
dessus  des  genoux,  et  très-souvent  obligés  de  tra- 
verser des  bras  de  la  rivière,  en  marchant  dans  l'eau, 
sans  cesse  frappés  par  les  morceaux  de  glace  qu'elle 
charriait. 

Ces  braves  gens  étaient  exténués,  mais  ne  mur- 
muraient pas ,  quelquefois  même  je  les  entendais 
plaisanter  sur  la  rigueur  du  froid. 

Le  27  octobre,  vers  midi ,  nous  entendîmes  des 
cris  de  joie  en  haut  de  la  côte.  C'étaient  les  hommes 
du  fort  qui  arrivaient  à  notre  rencontre  avec  des 
chevaux,  pour  nous  transporter  avec  nos  bagages  et 
nos  provisions. 


* 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  219 


Vil 


Le  canot  est  solidement  amarré  au  bord  de  la  ri- 
vière, bientôt  les  chevaux  sont  chargés  et  nous  nous 
mettons  en  route,  le  cœur  plus  joyeux,  et  pleins  d'es- 
pérance d'arriver  bientôt  au  but. 

Ici  se  présente  un  spectacle  d'un  nouveau  genre. 
Qu'on  se  figure  sept  ou  huit  monticules  superposés 
en  forme  de  mamelons  et  à  pentes  rapides,  au  bas 
vous  verrez  une  vingtaine  de  chevaux,  chargés  de 
caisses  et  de  ballots,  une  trentaine  d'hommes  les 
suivent. 

Il  faut  grimper  sur  le  haut  de  ces  monts  recou- 
verts de  neige,  des  milliers  de  chevreuils,  paisibles 
et  uniques  habitants  de  ces  déserts,  fuient  à  notre 
approche,  puis  s'arrêtent  étonnés...  et  regardent. 

On  monte,  on  monte  toujours,  la  plus  simple 
prudence  semble  vous  dire  qu'on  est  exposé  à  un 
péril  certain,  n'importe,  les  chevaux  deviennent 
chevreuils,  les  hommes  chamois,  l'ascension  se  pro- 
longe, puis  arrivé  au  sommet,  il  faut  descendre,  et 
c'est  alors  que  l'effroi  est  permis. 

Après  trois  heures  d'escalades  et  de  descentes, 


220  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

nous  arrivons  enfin  sur  le  sommet  du  dernier  ma- 
melon. 

Quant  à  moi,  monté  sur  un  vigoureux  cheval, 
j'avais  eu  l'audace  de  prendre  les  devants,  et  j'arri- 
vai le  premier  au  faîte. 

Alors  se  déroule,  à  mes  regards  surpris,  une 
plaine  immense;  le  danger  est  passé,  nous  dressons 
nos  tentes  pour  camper. 

Kfe 
VIII 

Le  lendemain  nous  reprenons  notre  course,  nous 
n'avons  plus  à  redouter  les  glaçons,  les  avalanches, 
les  précipices;  nous  marchons  aujourd'hui  dans  la 
prairie,  et  quand  les  broussailles  nous  empêchent, 
nous  traçons  une  voie  avec  nos  haches.  Un  beau  so- 
leil brille  sur  nos  têtes  ;  en  tout  autre  moment  il 
nous  aurait  réjouis,  aujourd'hui,  au  contraire,  le  so- 
leil fond  la  neige,  et  il  faut  nous  résoudre  à  mar- 
cher dans  l'eau. 

Enfin  le  28  octobre,  vers  le  milieu  du  jour,  nous 
aperçûmes  le  fort  Dunvergun. 

—  Dieu  soit  loué,  m'écriai-je,  nous  touchons  si- 
non à  la  terre  promise,  du  moins  au  terme  d'un  pé- 
rilleux voyage. 

Avant  la  nuit  j'arrivai  à  Dunvergun. 


lGES  et 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  221 


IX 


La  nouvelle  de  mon  arrivée  fut  bientôt  répandue 
parmi  les  sauvages.  Le  lendemain  j'entendis  tout  à 
coup,  dans  le  lointain  sur  les  deux  côtés  de  la  rivière, 
quelques  décharges  de  coups  de  fusil,  bientôt  les 
détonations  se  rapprochèrent,  c'étaient  les  Castors 
qui  arrivaient  en  masse. 

Ces  pauvres  jeunes  gens  me  faisaient  une  démons- 
tration à  leur  manière  :  je  m'empressai  d'aller  au- 
devant  d'eux,  et  dès  qu'ils  m'aperçurent,  ils  pous- 
sèrent des  cris  de  joie  mille  fois  répétés  par  les  échos 
d'alentour.  J'étais  payé  de  mes  fatigues,  leur  joie  de 
mon  arrivée  remplissait  mon  âme  d'espérance  : 
hélas  !  je  ne  me  doutais  pas  de  la  profonde  démora- 
lisation de  cette  tribu. 

Dès  le  lendemain  je  commençai  à  les  instruire  : 
les  premiers  jours  ils  obéirent  à  mon  appel,  ils  écou- 
tèrent mes  exhortations,  beaucoup  même  me  pro- 
mirent de  se  convertir  ;  pendant  une  semaine  tout 
alla  au  mieux. 

Le  dimanche,  j'annonçai  une  réunion  générale, 
les  Castors  m'arrivèrent  en  grand  nombre.  Après 
leur  avoir  expliqué  les  devoirs  réciproques  des  époux 


■0 

222  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

et  des  épouses,  j'arrivai  à  la  question  du  jeu,  cause 
principale  de  leur  abrutissement. 


Le  jeu,  après  la  magie  ou  incantation,  est  la  pas- 
sion dominante  des  Castors.  Ce  jeu  consiste  à  ca- 
cher un  osselet  dans  une  main  et  à  faire  deviner  par 
l'adversaire  dans  quelle  main  se  trouve  l'osselet. 
C'est  bien  naïf,  direz-vous;  mais,  chez  les  Sau- 
vages ,  ce  jeu  est  rempli  de  mystère.  D'abord  ils 
se  réunissent  en  très-grand  nombre  d'associés  : 
derrière  se  trouvent  les  témoins,  et  aux  extrémités 
de  la  troupe  se  tiennent  les  joueurs  de  tambours. 
Tandis  que  les  uns  poussent  des  hurlements,  que 
les  autres  battent  du  tambour,  que  tous  s'agitent 
comme  des  énergumènes,  un  mystère  s'accomplit, 
c'est  la  divination. 

Par  ce  jeu,  en  apparence  puéril,  il  arrive  que 
les  sauvages  perdent  poudre,  balles,  plomb,  hardes, 
chevaux  et  enfin  tout  ce  qu'ils  ont.  Ce  jeu  dure  le 
jour  et  la  nuit,  par  le  beau  et  le  mauvais  temps.  La 
chaleur  et  le  froid,  rien  ne  les  arrête,  de  là  résultent 
les  maladies,  les  querelles,  les  inhumanités,  car  les 
Castors  sont  sans  entrailles,  ils  éprouvent  un  bar- 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  223 

bare  plaisir  à  voir  mourir,  de  faim  ou  de  froid,  ceux 
à  qui  ils  ont  gagné  leur  unique  moyen  de  subsistance. 
Le  mal  est  si  grand  et  si  invétéré  chez  eux,  que  même 
les  femmes  et  les  enfants  croiraient  ne  pouvoir  pas- 
ser la  journée  s'ils  n'avaient  D&sjoué  à  la  main. 


XI 


J'attaquai  donc  résolument  la  question  de  ce  jeu. 
Je  l'attaquai  avec  modération  et  douceur,  leur  dé- 
montrant ses  inconvénients  et  ses  suites  fâcheuses. 
Mon  discours  terminé,  un  Castor  se  leva  et  me  dit  : 

—  Père,  tu  as  raison  :  jusqu'ici,  dans  notre  igno- 
rance, nous  jouions  pour  bannir  l'inquiétude,  mais 
puisque  tu  le  défends,  nous  y  renoncerons. 

—  Dieu  le  fasse,  répondis-je,  et  vous  serez  heu- 
reux. 

—  Voyons,  criai-je  alors  à  l'assistance,  promet- 
tez-vous à  Dieu  et  à  moi  son  ministre,  de  ne  plus 
jouer  à  la  main  ? 

—  Oui  î  oui  !  dirent-ils  avec  enthousiasme,  nous 
le  jurons  ! 

La  suite  fera  voir  quelle  foi  il  faut  ajouter  à  leurs 
serments. 

—  Mes  amis,  leur  dis-je,  le  moment  est  venu,  vous 


224  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

allez  bientôt  partir  pour  la  chasse ,  amenez-moi 
immédiatement  les  enfants  et  je  les  baptiserai. 

Personne  ne  répondit. 

Je  répétais  mes  paroles  ;  un  vieillard  se  leva  et 
me  dit  gravement  : 

—  Les  Castors  ne  veulent  pas  que  tu  baptises  leurs 
enfants. 

—  Pourquoi?... 

—  Parce  que,  après  le  baptême,  ils  ne  pourraient 
plus  exercer  la  magie,  et  que,  s'ils  étaient  malades, 
ils  mourraient. 

Je  compris,  dès  lors,  la  profondeur  du  mal,  mais 
ce  que  je  ne  pouvais  comprendre  c'est  que  ces  hom- 
mes qui,  hier  encore,  me  promettaient  de  se  con- 
vertir, que  ce  peuplé  qui,  à  mon  arrivée,  semblait  se 
prêter  en  masse  à  l'impulsion  que  je  voulais  lui 
donner,  refusât  aujourd'hui  le  baptême. 

—  Malheureux,  m'écriai-je  alors  presque  indi- 
gné, votre  magie,  votre  incantation  n'est  pas  plus 
permise  avant  qu'après  le  baptême.  Si,  comme  vous 
me  le  disiez  hier  encore,  vous  voulez  être  chrétiens, 
sachez  que  la  loi  du  Redoutable  (Dieu)  défend  la 
magie  et  que  toutes  vos  incantations  n'empêchent 
pas  de  mourir.  Depuis  moins  de  deux  ans  la  moitié 
de  vos  frères  sont  morts,  quoiqu'ils  eussent  exercé 
sur  eux  toute  leur  science  magique. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  225 

-T-  Père,  me  répondit  le  Castor  qui  avait  pris  la 
parole  pour  tous  :  —  l'incantation  est  notre  seule 
médecine,  si  tu  veux  que  nous  ne  l'exercions  plus,  il 
faut  nous  apporter  plusieurs  grandes  caisses  d'autres 
médecines  pour  nous  empêcher  de  mourir. 

Je  tâchai  de  leur  faire  comprendre  que  la  fonc- 
tion du  prêtre  n'était  pas  de  guérir  le  corps,  que,  ce- 
pendant, je  ne  défendais  pas  l'usage  raisonnable  delà 
médecine  et  que  moi-même,  quand  je  pourrais,  je 
]eur  donnerais  des  remèdes  pour  le  soulagement  de 
leurs  maladies,  sans  avoir  la  prétention  de  les  guérir. 
Ils  parurent  convenir  de  ce  que  je  leur  disais,  mais 
ils  ne  voulurent  pas  m'apporter  leurs  enfants  pour 
recevoir  le  baptême. 

La  superstition  de  ce  peuple  m'attrista,  je  venais 
de  me  convaincre  que  tous  mes  efforts  seraient  inu- 
tiles, pour  les  convertir  au  christianisme,  s'il  n'y  avait 
pas  moyen  de  leur  permettre  de  continuer  leur  mé- 
decine, ainsi  qu'ils  appellent  leur  magie  ou  leur  in- 
cantation. 


XII 


La  médecine  des  Castors  n'est  pas  absolument 
mauvaise;  bien  différents  des  Cris  et  des  Sauteux, 
qui  prétendent  avoir  un  commerce  habituel  avec  le 

15 


226  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

démon,  les  Castors  prétendent  n'invoquer  ni  Dieu 
ni  le  diable  ;  mais  ils  croient  avoir  le  pouvoir  de 
guérir  les  maladies  par  le  chant  et  les  attouche- 
ments. Tous  les  Castors  sont  docteurs,  mais  non 
pour  eux  et  leur  famille. 

Voici  l'usage  à  ce  sujet. 

Aussitôt  que  quelqu'un  est  malade  le  docteur  es 
magie  est  appelé.  En  entrant  dans  la  cabane  du  ma- 
lade il  lui  présente  un  tambour  peint  en  rouge,  bleu, 
blanc  et  noir  ;  après  quoi  il  commence  un  chant  lu- 
gubre et  larmoyant  qu'il  accompagne  de  battement 
sur  sa  caisse  bariolée.  Tout  à  coup  il  s'arrête,  s'assied 
à  côté  du  malade,  simulant  une  grande  agitation, 
puis  le  flaire  dans  toutes  les  parties  du  corps,  et  en- 
fin s'écrie  : 

-— •  Je  vois  le  mal,  je  le  sens.  C'est  un  esprit  mau- 
vais ;  je  vais  l'arracher. 

Alors  il  suce  la  chair  du  malade,  depuis  les  pieds 
jusqu'à  la  figure,  puis  il  s'écrie  victorieux  : 

—  Le  voilà  ! . . .  je  le  tiens  ! 

Et  l'imperturbable  docteur  montre  dans  sa  main 
tantôt  une  petite  pierre  ronde,  tantôt  un  osselet  qu'il 
prétend  avoir  arraché  du  corps  du  malade. 

Si,  après  cette  première  scènev  le  malade  n'est  pas 
guéri,  ce  qui  arrive  toujours,  la  comédie  recom- 
mence,   le   docteur  s'agile  plus  que  jamais,  crie 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  227 

comme  un  possédé,  frappe  du  tambour  et  continue, 
pendant  plusieurs  nuits  consécutives,  à  extraire  du 
corps  du  malade  des  pierres,  des  osselets,  des  vers. 
Quand  la  maladie  a  résisté  à  ces  savantes  opéra- 
tions, le  médecin  déclare  ,  doctoralement,  que  le 
corps  du  malade  est  plein  de  mauvais  esprits  et  qu'il 
n'est  pas  assez  fort  pour  les  déloger. 

Ce  qui  n'empêche  pas  M.  le  docteur  es  magie 
de  recevoir  son  payement  qui  consiste  en  hardes  ou 
en  viande  sèche. 

Le  métier  de  docteur  est  lucratif  même  chez  les 
Castors. 

Cette  médecine  est  plutôt  un  enfantillage  et  une 
supercherie  qu'une  opération  magique;  si  ces  sau- 
vages ne  m'avaient  pas  refusé  de  faire  baptiser  leurs 
enfants,  j'aurais  certainement  excusé  leur  ridicule 
manière  de  chercher  à  se  guérir. 


XIII 

Après  ce  qui  venait  de  se  passer,  je  m'attendais  à 
ne  plus  revoiries  Castors,  lorsque  le  surlendemain, 
et  à  ma  très-grande  surprise,  ils  m'envoyèrent  une 
députation. 

—  Père,  me  dirent  les  députés,  nos  concitoyens 


228  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

nous  envoient  auprès  de  toi,  pour  te  demander  si  tu 
veux  nous  permettre  de  nous  réjouir  un  peu  aujour- 
d'hui ;  tu  nous  défends  le  jeu  de  main,  la  médecine, 
y  a-t-il  aussi  du  mal  à  faire  un  festin  ?. . . 

—  Non,  répondis-je,  il  n'y  a  pas  de  mal  à  se  réunir 
en  famille,  pour  prendre  un  repas  et  entretenir  ainsi 
la  charité,  non-seulement  cela  n'est  pas  un  mal,  mais 
c'est  un  grand  bien. 

—  Tu  nous  permets  de  danser. 

—  Danser  n'est  pas  mauvais  non  plus,  mais  rap- 
pelez-vous que  vous  êtes  en  présence  du  Redou- 
table. 

Je  savais,  pourtant,  que  les  festins  et  les  danses  des 
Castors  ne  sont  pas  sans  pratiques  superstitieuses, 
mais  je  savais  aussi  que  si  je  le  leur  avais  défendu  ils 
ne  m'auraient  pas  obéi.  —  Cette  démarche  était  une 
nouvelle  feinte. 

Les  députés,  néanmoins,  parurent  joyeux  de  ma 
condescendance. 

—  Pour  vous  prouver  que  je  ne  m'oppose  point  à 
votre  demande,  leur  dis-je,  quand  ils  furent  sur  le 
point  de  me  quitter,  j'irai  moi-même  vous  voir 
danser. 

Les  députés  partirent.  Quand  les  Castors  connu- 
rent ma  décision,  il  y  eut  explosion  de  joie  parmi  eux. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  229 

Danser  avec  la  permission  du  prêtre  c'était  une  nou- 
veauté. 

Le  lendemain  la  fête  était  organisée. 


XIV 

C'est  sur  le  bord  de  la  rivière,  au  centre  d'une 
belle  prairie  que  doit  avoir  lieu  le  festin.  A  peine 
le  soleil  est  levé  que  déjà,  de  tous  les  points  environ- 
nants, arrivent  hommes,  femmes  et  enfants,  tous 
chargés  de  branches  d'arbres.  En  peu  d'instants  une 
salle  verte,  de  200  mètres  environ  de  circonférence, 
est  construite. 

Au  milieu  de  cette  enceinte  verdoyante,  un  grand 
feu  est  allumé,  c'est  là  que  se  feront  les  libations. 

A  un  signal  douné  s'avance  cette  foule  d'hommes, 
parés  de  leurs  plus  beaux  habits,  ils  portent  chacun 
un  plat  rempli  de  graisse  et  un  petit  sac  plein  de 
viande  sèche. 

Deux  vieillards,  debout  au  milieu  du  cercle,  reçoi- 
vent avec  cérémonie  l'offrande  de  chacun,  à  côté 
sont  des  jongleurs  qui  s'agitent,  grimacent  tout  en 
battant  avec  frénésie  sur  un  tambour  assourdissant. 

Quand  les  offrandes  sont  terminées,  les  vieillards 
jettent  de  grandes  cuillers  de  graisse  fondue  dans 


230  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

le  feu,  une  fumée  épaisse  s'élève,  et  aussitôt  il  se  fait 
un  silence  absolu.  C'est  le  moment  solennel,  le 
grand  chef  commence  son  invocation  au  Redoutable. 
Il  dit  : 

—  «  Reçois,  ô  Redoutable,  l'offrande  que  te  font 
«  tes  enfants,  accorde-leur  à  jamais  bonne  chasse 
«  d'animaux  bien  gras,  veille  sur  leur  vie  afin  que, 
«  réunis  un  autre  automne,  ils  puissent  de  nouveau 
«  l'offrir  un  don  de  plus  fine  graisse.  » 

Il  dit,  et  aussitôt,  hommes,  femmes,  enfants,  ré- 
pètent la  même  invocation.  La  graisse  est  répandue 
en  abondance  sur  les  charbons  ardents,  une  flamme 
vive  s'élève,  le  feu  dévore  l'offrande  du  Redoutable, 
tous  les  spectateurs  alors  tombent  à  terre,  c'est  le 
moment  du  repas. 

Ge  repas  dure  trois  ou  quatre  heures.  Après  vient 
la  danse. 

Une  dizaine  de  musiciens ,  battant  du  tambour,  pas- 
sent devant,  hommes,  femmes,  enfants  les  suivent,  en 
les  accompagnant  delà  voix,  tout  en  sautant  et  grima- 
çant, ils  tournent  ainsi  autour  du  cercle,  bientôt  cette 
danse  ou  plutôt  cette  course  devient  plus  rapide,  les 
voix  prennent  un  diapason  étrange,  les  tambours  bat- 
tent avec  plusde  frénésie.  La  foule  devient  tourbillon, 
les  chants  deviennent  des  hurlements,  la  musique  un 
tam-tam  affreux.  Cette  danse  ridicule  a  quelque  chose 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  231 

de  si  beau,  de  si  émouvant  pour  les  Castors,  qu'ils  la 
prolongent  pendant  des  jours  et  des  nuits  entières. 


XV 


J'avais  espéré  que  ma  condescendance  aurait  de 
bons  résultats  et  qu'avant  leur  départ  ils  m'amène- 
raient quelques-uns  de  leurs  enfants.  Le  lendemain 
j'attendis,  personne  ne  parut.  Où  étaient  donc  ces 
Castors  si  empressés  naguère?...  Hélas!  ils  étaient 
occupés  à  jouer,  malgré  la  promesse  solennelle  qu'ils 
m'avaient  faite...  ils  jouaient  et  ils  jouaient  tous; 
quelques-uns  cependant  se  repentirent  et  se  présen- 
tèrent à  moi  vers  le  soir. 

—  Puisque  vous  n'avez  pas  trouvé  le  temps  de  ve- 
nir pendant  la  journée,  leur  dis-je,  puisque  vous 
avez  passé  tout  votre  temps  à  jouer,  je  ne  suis  pas 
disposé  à  vous  instruire  pendant  la  nuit. 

Ils  se  retirèrent  confus  ;  à  partir  de  ce  moment  je 
ne  vis  plus  personne  ;  je  tentai  d'aller  les  voir  dans 
leurs  tentes,  mais  ils  fuyaient  maintenant  à  mon  ap- 
proche comme  des  réprouvés. 

Une  douzaine  cependant  se  convertirent. 


232  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 


XVI 

Pauvres  Castors,  pourquoi  avez-vous  été  sourds  à 
ma  voix  ?  Ma  parole  vous  apportait  la  vie,  et  vous  avez 
voulu  rester  dans  la  mort;  elle  vous  apportait  le  bien- 
être  en  ce  monde,  et  vous  avez  voulu  rester  dans  l'a- 
brutissement, elle  venait  vous  dire  que  le  Redouta- 
ble veut  être  aimé  plus  que  craint,  et  vous  n'avez  pas 
voulu  me  comprendre. 

Pourquoi  m'aviez-vous  fait  solliciter  de  venir 
vous  voir,  si  c'était  pour  ne  point  croire  à  ma  parole? 
Voyez  vos  frères  les  Montagnais,  vos  frères  du  grand 
lac  des  Esclaves  :  ils  ont  écouté  la  parole  du  Puissant, 
et  le  Puissant  les  protège;  pourquoi  ne  voulez-vous 
pas  suivre  leur  exemple?. . . 

Hélas  !  le  Castor  a  un  caractère  si  lâche,  si  plein  de 
duplicité,  il  est  si  versatile,  que  sans  un  miracle  de  la 
grâce  il  ne  se  civilisera  jamais. 


CHAPITRE  XXV 

Suite  du  voyage  chez  les  Castors.  —Comment  on  voyage  l'hiver. 

—  Bertrand  et  Bourchet.  —  Petite  caravane. —  Périls  de  ce 
voyage.  —  Famine.  —  Les  chiens  ne  veulent  plus  marcher. 

—  Le  missionnaire  a  trois  doigts  gelés.  —  Dévouement  de  Ber- 
trand. —  Il  va  chercher  du  secours.  —  Bourchet  s'évanouit. 

—  Découragement.  —  Douleurs  du  missionnaire.  —  Bour- 
chet sur  la  traîne.  —  Une  fumée.  —  Les  libérateurs.  — 
Retour  de  Bertrand.  —  Joie  du  missionnaire.  —  Arrivée  au 
Vermillon.  —  Rentrée  à  Atthabaskaw. 


I 

Ma  mission  chez  les  Castors  était  terminée,  c'était 
le  moment  de  songer  au  retour.  L'hiver,  l'impitoya- 
ble hiver  avait  commencé.  La  prudence  semblait  me 
commander  d'attendre  le  printemps  à  Dunvergun, 
mais  j'avais  laissé  mon  établissement  d' Atthabaskaw 
dans  uue  situation  telle  que  mon  retour  était  impé- 
rieux, et  je  me  décidai  à  partir. 

J'avais  amené  avec  moi  deux  jeunes  Canadiens 
français  qui  seuls  consentirent  à  m'accompagner;  l'un 
s'appelait  Bertrand,  l'autre  Bourchet. 


234  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Ce  n'était  plus  en  canot  qu'il  fallait  songer  à  voya- 
ger maintenant.  La  rivière  était  glacée,  il  fallait  tra- 
verser les  déserts  ;  malheureusement  Dunvergun  était 
pauvre,  si  pauvre  que  nous  ne  pûmes  y  trouver  que 
sept  chiens,  pour  porter  les  vivres  et  les  couver- 
tures. 

Le  29  novembre,  aidé  de  Bertrand  et  de  Bourchet, 
nous  chargeâmes  notre  traîne,  nous  ne  pûmes  nous 
procurer,  pour  toute  provision,  que  quelques  livres  de 
taureau  et  quelques  livres  de  viandes  sèches,  nous  en 
avions  à  peine  pour  huit  jours  et  nous  avions  au 
moins  vingt-cinq  jours  de  marche  à  faire. 

Nous  comptions  sur  la  Providence. 


Il 


Le  lendemain  matin  les  chiens  sont  attelés  à  la 
traîne  et  nous  partons.  Les  employés  du  fort,  qui 
comprenaient  notre  témérité  versaient  des  larmes, 
quelques  vieillards  sauvages,  agenouillés  sur  la  neige, 
nous  criaient  au  revoir  en  faisant  des  signes  de  croix, 
Bertrand  et  Bourchet  souriaient  comme  pour  expri- 
mer qu'ils  partaient  sans  aucune  crainte. 

Voici  notre  ordre  de  marche. 

Bourchet  marche  devant,  un  bâton  ferré  à  la 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  235 

main,  son  fusil  en  bandoulière  et  un  fardeau  sur  les 
épaules,  après  viennent  les  chiens  et  la  traîne,  que 
Bertrand  pousse  avec  son  bâton,  moi  je  suis  l'atte- 
lage, gémissant  et  me  demandant  si  je  ne  suis  pas 
trop  téméraire. 

La  neige  n'était  pas  très-solide,  la  marche  deve- 
nait assez  difficile,  nous  avions  à  peine  fait  quelques 
lieues  que  nos  chiens  commencèrent  à  faiblir  ;  pour 
aplanir  la  voie  et  pour  durcir  le  chemin,  je  passe 
devant,  les  chiens  encouragés  font  un  dernier  effort, 
nous  suivent  encore  environ  une  lieue,  mais  arrivés 
là  ils  s'arrêtent  exténués.  Les  fouetter  eût  été  inu- 
tile. 

—  Couchons  ici,  dis-jeàmesdévoués  compagnons, 
nous  irons  mieux  demain. 


III 


La  nuit  paraît  longue,  quand  on  la  passe  couché 
sur  la  neige,  par  un  froid  rigoureux.  Le  ciel  était 
étoile,  pas  un  souffle  de  vent  n'agitait  les  branches 
des  grands  arbres  couverts  de  glaçons,  tout  était  si- 
lence et  mystère.  Mes  deux  amis  dormaient  paisible- 
ment auprès  de  la  traîne,  et  moi  je  priai  :  «  0  Marie, 
protectrice  des  voyageurs,  disais-je,  jette  un  regard 
sur  tes  enfants.  » 


236  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

A  quatre  heures  nous  sommes  tous  trois  debout, 
nous  déjeunons,  les  chiens  semblent  avoir  repris 
courage  et  nous  partons. 

Le  froid  de  la  nuit  a  durci  la  neige,  nous  voulons 
réparer  le  temps  perdu.  A  leur  tour,  les  chiens  sem- 
blent vouloir  se  faire  pardonner  leur  inertie  de  la 
veille.  Mais  la  force  ne  correspond  pas  toujours  au 
courage,  vers  midi  les  pauvres  chiens  ne  peuvent 
plus  marcher,  on  les  fouette,  mais  vainement.,.  Il 
faut  faire  halte  de  nouveau. 

Nous  n'avions  parcouru  encore  que  six  lieues  au 
plus,  il  y  avait  loin  de  là  à  deux  cents. 

Le  lendemain  nous  repartons,  presque  joyeux, 
Bourchet  tire  au  passage  un  cygne  exténué.  Ber- 
trand, qui  est  un  peu  farceur,  se  livre  à  des  appré- 
ciations sur  les  agréments  de  notre  voyage,  et,  par- 
fois même,  fait  des  lazzis  plus  ou  moins  spirituels. 
Moi  je  remercie  Dieu  qui  semble  nous  avoir  pré- 
paré un  chemin  uni  et  luisant.  —  C'est  merveille  de 
voir  cette  petite  caravane  traversant  les  forêts  en 
glissant  sur  la  neige  glacée,  nous  ne  marchons  plus, 
nous  volons,  nos  coursiers,  favorisés  par  un  bon  vent, 
sont  entraînés  plutôt  qu'ils  ne  traînent,  à  midi  nous 
avions  fait  douze  lieues  au  moins. 

Malheureusement  la  glace  vive  est  passée,  nous 
voici  encore    dans   la  neige  jusqu'au-dessus    des 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  237 

genoux,  il  faut  nous  arrêter.  A  dater  de  ce  moment 
les  difficultés  du  voyage  augmentèrent,  et  pendant 
huit  jours,  nous  ne  pûmes  faire  que  peu  ou  pas  de 
chemin. 


IV 


Nos  provisions  sont  presque  épuisées,  et  nous 
avons  fait  à  peine  la  moitié  de  la  route.  — Nos  chiens, 
considérablement  amaigris,  se  refusent  au  travail, 
ils  marchent  à  peine,  et  nous,  l'estomac  vide,  l'esprit 
tourmenté  par  la  crainte  d'un  jeûne  plus  rigoureux, 
nous  avons  perdu  aussi  notre  première  vigueur. 

Au  lieu  d'une  surface  luisante  et  unie,  l'œil  ne 
rencontre  plus  que  des  montagnes  de  neige. —  Nous 
marchons  cependant  ;  chaque  jour  nous  parvenons 
à  franchir  quelques-unes  des  pointes  formées  par  les 
détours  de  la  rivière. 

Mais  le  but  est  encore  bien  éloigné. 


Le  14  décembre,  après  une  journée  de  fatigue 
qui  nous  avait  bien  peu  rapprochés,  nous  fûmes  for- 
cés de  nous  arrêter.  Des  nuages  sombres  avaient 


238  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

remplacé  le  soleil,  un  vent  violent  se  levait,  les 
chiens  tombèrent  saisis  par  le  froid. 

—  0  ciel,  ayez  pitié  de  nous,  sans  votre  secours 
nous  périssons,  m'écriai-je. 

Alors,  mes  deux  intrépides  compagnons  rivalisent 
décourage,  nous  réunissons  toutes  nos  forces  pour 
ramasser  du  bois  sec,  mais  le  froid  est  devenu  si 
rigoureux  que  le  bois  ne  veut  plus  brûler  (1),  que 
faire?...  nous  jetons  des  couvertures  sur  les  chiens, 
nous  nous  enveloppons  nous-mêmes,  le  mieux  qu'il 
nous  est  possible,  et  nous  nous  étendons  sur  la  neige, 
à  côté  de  nos  pauvres  animaux. 

A  deux  heures  du  matin,  me  sentant  presque  gelé, 
je  me  lève  :  j'appelle  mes  deux  jeunes  gens,  je  leur 
fais  comprendre  que  le  seul  moyen  de  salut  qui  nous 
reste  c'est  de  combattre  le  froid  par  la  marche.  — 
La  nuit  est  noire,  n'importe,  il  faut  partir.  Les  pau- 
vres chiens,  un  peu  réchauffés,  obéissent  à  notre 
appel. 

Nous  marchions  au  hasard ,  trébuchant  à  chaque 
minute,  j'excitais  mes  jeunes  gens  à  marcher  toujours 
et  quand  même.  —  Il  faut  nous  réchauffer,  leur  di- 

(1)  Ceci  n'est  point  une  exagération  :  quand  la  température  est 
excessivement  froide,  le  bois  ne  peut  pas  s'allumer,  ou  s'il  s'al- 
lume il  est  tellement  écrasé  par  la  fumée  qu'on  ne  ressent  pas 
la  moindre  chaleur;  c'est  ce  qui  arriva  cette  nuit-là. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  239 

sais-je,  dans  deux  heures  il  fera  jour  et  nous  déjeu- 
nerons. 

—  Déjeuner,  quel  joli  mot  !  exclama  Bertrand  qui 
poussait  la  traîne. 

Enfin,  le  jour  parut  ;  nous  fûmes  assez  heureux 
pour  trouver  une  place  un  peu  abritée  du  vent,  nous 
pûmes  prendre  un  léger  repas.  Obligés  de  ménager 
nos  provisions,  nous  avions  dû  nous  réduire  à  une 
once  de  taureau  chacun  :  —  C'est  bien  léger,  avait 
dit  Bertrand. 


VI 


Nous  nous  trouvions  à  cinq  jours  de  marche  du 
fort  Vermillon,  et  il  ne  nous  restait  plus  que  quel- 
ques onces  de  taureau.  Nous  ne  pouvions  évidem- 
ment pas  nous  y  rendre,  la  faim  ou  le  froid  devaient 
nous  faire  périr  presque  infailliblement. 

J'appelai  mes  deux  compagnons  que  je  voyais  cau- 
ser avec  une  grande  animation. 

—  Mes  amis,  leur  dis-je,  ne  désespérez  pas  du  se- 
cours d'en  haut. 

—  Père,  nous  n'avons  jamais  perdu  confiance,  ré- 
pondit Bourchet. 

—  Nous  avons  un  projet,  dit  Bertrand. 


240  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

—  Nous  étions  en  discussion  pour  savoir  qui 
l'exécuterait,  interrompit  Bourchet. 

—  C'est  moi  qui  l'ai  conçu,  exclama  Bertrand  avec 
vivacité. 

—  Vous  oubliez,  mes  amis,  que  vous  ne  m'avez 
pas  encore  dit  ce  que  vous  voulez  faire.  Je  ne  vous 
comprends  pas. 

—  C'est  bien  simple,  répondit  Bertrand,  — je  vais 
vous  débarrasser  d'une  bouche,  je  vole  au  Vermil- 
lon vous  chercher  du  secours  et  vous  êtes  sauvés. 

Ce  projet  était,  tout  simplement,  un  acte'héroïque 
de  courage  et  de  dévouement.  —  Car  il  ne  s'agissait 
rien  moins  que  de  passer  devant,  marcher  trois  jours 
et  trois  nuits,  sans  manger,  sans  dormir,  arriver 
au  fort  Vermillon,  et  de  là  nous  envoyer  des  se- 
cours. 

C'est  Bertrand  qui  a  conçu  ce  plan,  mais  Bour- 
chet veut  l'exécuter. 

—  Je  suis  le  plus  jeune,  dit-il,  c'est  à  moi  de 
partirc 

—  C'est  toi  qui  as  travaillé  le  plus  pendant  la  route, 
tu  resteras  avec  le  père. 

— -Non,  c'est  toi. 

—  Que  le  père  décide. 

Il  y  eut,  pendant  quelques  minutes,  assaut  de  gé- 
nérosité entre   mes  deux  héroïques    compagnons, 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  241 

tous  deux  comprenaient  l'immensité  des  périls  aux- 
quels il  fallait  s'exposer,  tous  deux  voulaient  les  af- 
fronter. 

—  Écoutez,  leur  dis- je  alors.  Vous  avez  été  tous 
deux,  depuis  que  nous  sommes  en  route,  pleins  de 
dévouement  et  d'intrépidité,  sans  vous  j'aurais  in- 
failliblement péri.  J'ai  été  téméraire  en  entrepre- 
nant ce  voyage,  la  nécessité  où  je  suis  de  ne  pas 
laisser,  pendant  tout  un  hiver,  mon  établissement 
d'Atthabaskaw  m'a  obligé  de  le  faire,  c'est  là  mon 
excuse,  maintenant  l'un  de  vous  veut  s'exposer 
encore  davantage,  je  vous  en  remercie  au  nom 
de  celui  qui  m'a  envoyé  au  milieu  de  ces  déserts  de 
glace.  Vous  voulez  que  je  décide  quel  est  celui  de  vous 
deux  qui  partira.  Eh  bien!  ce  sera  Bertrand,  il  est 
le  plus  âgé,  il  a  le  plus  de  force,  il  est  juste  que 
Bourchet  lui  cède  le  pas. 

A  peine  ai-je  prononcé  ces  paroles  que  l'héroïque 
Bertrand  se  débarrasse  de  sa  tunique  de  peau,  qui 
aurait  pu  ralentir  sa  course,  il  prend  son  bâton,  je 
lui  donne  un  morceau  de  taureau  glacé,  gros  comme 
le  poing,  puis  en  me  serrant  la  main  : 

—  Je  pars,  dit-il,  si  je  vis,  vous  aurez  bientôt  des 
secours. 

—  Homme  héroïque,   mécriai-je,  que  Dieu   te 

16 


242  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

bénisse  comme  je  te  bénis,  que  ton  saint  ange  t'ac- 
compagne. 

Une  minute  après,  j'étais  seul  avec  Bourchet. 


VII 


Le  froid  était  devenu  très-intense,  jamais,  même 
dans  ces  régions  polaires,  je  n'en  avais  éprouvé  de 
pareil.  Nous  fûmes  bientôt  obligés  de  quitter  notre 
abri, car  nous  gelions.  Il  fallait  marcher  quand  même; 
mais  ces  pauvres  chiens  avec  lesquels  nous  avions 
partagé  nos  dernières  provisions  étaient  devenus  si 
faibles  et  si  engourdis  qu'ils  ne  pouvaient  plus  se  re- 
lever ;  bon  gré,  mal  gré,  nous  parvînmes  à  les  pousser. 

Bourchet,  bien  faible  lui  aussi,  marchait  devant  au 
petit  pas,  et  moi  je  venais  derrière,  m'épuisantà  ai- 
der les  chiens  à  mener  leur  traîne.  Ceci  eut  son 
bon  côté,  car  ces  efforts  con  tinuels  me  réchauffèrent. 
Bientôt  il  fallut  nous  arrêter  encore,  les  chiens 
ne  pouvaient  plus  marcher. 

Le  soleil  était  brillant,  le  froid  n'était  pas  moins 
terrible,  je  vis  le  moment  où  j'allais  me  trouver  com- 
plètement seul.  Bourchet,  affaibli,  par  la  marche, 
la  faim  et  le  manque  de  sommeil ,  s'évanouissait 
à  chaque  instant  et  gelait. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  243 

Je  me  mis  alors  à  chercher  du  bois  sec,  j'avais 
trois  doigts  de  la  main  droite  complètement  gelés  ; 
malgré  ma  souffrance,  Dieu  aidant,  je  parvins  à 
allumer  du  feu,  mais  quel  feu...  pas  de  flamme  et 
beaucoup  de  fumée.  Je  plaçai  mon  jeune  ami  d'un 
côté  de  ce  foyer  fumeux,  de  l'autre  côté  je  mis  les 
chiens.  Nous  parvînmes  à  nous  réchauffer  un  peu, 
Bourchet  avait  repris  connaissance.  Nous  nous  par- 
tageâmes alors  un  tout  petit  morceau  de  taureau,  et 
après  nous  nous  remîmes  en  marche. 

En  ce  moment  je  fus  témoin  d'une  chose  inouïe 
même  dans  ces  climats  du  Nord.  Deux  de  nos  chiens 
avaient  les  quatre  pattes  gelées,  nous  les  abandon- 
nâmes sur  place  à  leur  triste  sort. 

Après  quelques  heures  de  marche,  nous  trouvâ- 
mes une  excellente  place  au  milieu  de  grands  arbres 
entourés  de  broussailles.  Là  nous  sentîmes  moins 
les  rigueurs  du  froid,  nous  pûmes  y  établir  un  foyer 
plus  ardent  que  celui  de  la  veille,  et  bientôt  hom- 
mes et  chiens  blottis  à  L'en  tour,  nous  pûmes 
prendre  du  repos.  Nous  dormîmes  pendant  douze 
heures. 

A  mon  réveil,  je  me  sentis  tout  rajeuni,  Bourchet 
paraissait  moins  faible  que  la  veille.  En  ce  moment 
il  ne  nous  manquait  qu'un  bon  déjeuner.  Hélas  !  il 
ne  nous  restait  plus  qu'un  tout  petit  morceau  de 


24*  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  «SAUVAGES. 

taureau,  nous  nous  le  partageâmes  avec  nos  chiens 
et  nous  nous  remîmes  en  route. 

Cette  fois  j'ouvrais  la  marche  ;  comme  les  côtes 
étaient  moins  hautes,  la  neige  était  moins  amoncelée. 
Ces  petites  marches  nous  rapprochaient  du  but, 
mais  ne  nous  y  rendaient  pas. 


VIII 


Toutes  nos  provisions  étaient  achevées,  il  ne  nous 
restait  qu'un  espoir,  l'arrivée  des  secours  que  Ber- 
trand avait  été  courageusement  chercher. 

Nous  nous  arrêtâmes  à  la  nuit,  et  le  lendemain 
nous  étions  encore  en  route  deux  heures  avant  le 
jour,  mais  ce  jour-là  nous  avions  dû  partir  le  ven- 
tre tout  à  fait  vide.  L'espoir  nous  soutenait,  nous 
marchions,  nous  courions ,  à  chaque  détour  nous 
croyions  apercevoir  nos  libérateurs.  D'un  point  de 
vue  à  l'autre  nous  hâtions  de  plus  en  plus  le  pas,  les 
chiens  semblaient  comprendre  que  nous  faisions  ce 
jour-là  un  suprême  effort,  l'énergie  leur  était  re- 
venue. Nous  voulions  tous  nous  sauver. 

Mais,  quelque  ardente  que  soit  la  volonté,  il  vient 
un  moment  où  le  courage  s'affaisse,  où  l'esprit  s'a- 
bat, où  la  chair  succombe. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  245 

Avant  le  coucher  du  soleil  nous  franchissons  une 
dernière  pointe,  de  là  nos  regards  peuvent  s'étendre 
à  trois  lieues,  nul  être  humain  n'apparaît  à  l'ho- 
rizon. 

Le  corps  brisé  de  fatigue,  presque  le  décourage- 
ment dans  l'âme,  nous  nous  arrêtâmes  pour  passer  la 
nuit. 

Mon  pauvre  Bourchet  était  démoralisé. 

—  Père,  me  disait-il,  c'en  est  fait,  je  serai  mort 
demain. 

—  Courage,  mon  ami,  lui  disais-je,  demain  des 
secours  nous  arriveront. 

—  Ils  devaient  arriver  aujourd'hui  ,  demain  ce 
sera  trop  tard. 

J'allumai  du  feu  et  je  fis  du  thé  que  nous  bû- 
mes bien  bouillant.  Ce  fut  notre  seule  nourriture  ce 
jour-là.  Les  chiens  durent  se  contenter  de  sucer  un 
peu  de  neige. 

Nous  nous  couchâmes. 


IX 


Quoique  ma  couche  fût  dure  et  froide,  je  m'en- 
dormis bientôt  d'un  profond  sommeil;  il  m'arriva 
même  que  dans  un  de  ces  rêves  heureux  où  l'on  voit 


246  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

tout  en  beau,  je  crus  entendre  une  voix  qui  me  con- 
viait à  un  bon  repas,  puis  un  inconnu  s'approcha 
de  moi  et  me  fit  asseoir  à  une  table  abondamment 
servie  :  il  me  semblait  être  déjà  rassasié,  quand  je 
fus  réveillé  par  la  voix  de  Bourchet. 

—  Père,  me  disait-il,  partons,  partons  de  suite. 
J'ai  froid,  plus  tard  je  ne  pourrai  plus. 

Je  me  lève  aussitôt,  mais,  ô  miracle,  je  me  sens 
parfaitement  à  mon  aise,  je  n'ai  plus  besoin  de  man- 
ger, je  suis  presque  encore  fort. 

Nous  partons  ;  il  était  cinq  heures  du  matin.  A 
peine  avons-nous  fait  quelques  pas  que  mon  pau- 
vre compagnon  perd  connaissance  et  tombe  évanoui. 

A  cette  vue,  une  larme  vient  mouiller  ma  pau- 
pière. 

—  Pauvre  jeune  ami,  m'écriai-je,  faudra-t-il  que 
ton  dévouement  pour  moi  soit  la  cause  de  ta  mort  ? 

J'arrête  les  chiens,  je  décharge  la  traîne  décidé  à 
abandonner  les  bagages.  Je  prends  dans  mes  bras  le 
malheureux  Bourchet,  je  le  couche  sur  le  traîneau 
aussi  commodément  que  possible  et  je  le  couvre 
chaudement. 

•  —  A  la  garde  de  Dieu  !  me  dis-je,  mort  ou  vif,  je 
ne  l'abandonnerai  pas. 

Les  chiens  reprirent  leur  marche,  —  je  me  remis 
à  pousser  la  traîne  avec  plus  d'ardeur  que  jamais. 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  247 

Bientôt,  soit  par  suite  de  la  chaleur  ou  du  mouve- 
ment de  la  traîne,  Bourchet  reprit  ses  sens. 

Il  releva  la  tête.  Je  vis  sa  figure  amaigrie  et  son 
regard  presque  éteint. 

—  Merci,  père,  merci,  me  dit-il  d'une  voix  ago- 
nisante, et  sa  tête  retomba. 

—  Courage,  mon  enfant,  courage,  lui  dis-je5  la 
protectrice  des  voyageurs  veille  sur  nous,  des  secours 
vont  nous  arriver. 


IX 


Vers  midi  il  me  sembla  apercevoir  dans  l'île 
comme  une  espèce  de  petite  fumée. 

—  Ne  seraient-ce  pas  nos  gens?  me  dis-je  ;  mais  je 
n'osais  plus  espérer,  quelques  instants  après  je  vois 
quelques  étincelles  s'élevant  au-dessus  des  grands 
arbres,  bientôt  c'était  une  fumée  épaisse. 

Il  n'y  avait  plus  à  en  douter,  nos  sauveurs  étaient 
là,  je  pousse  un  grand  cri,  —  deux  voix  me  répon- 
dent du  milieu  de  la  forêt. 

Je  laisse  la  traîne,  je  précipite  mes  pas.  0  joie,  ô 
bonheur,  ô  ivresse  !  deux  hommes  accourent  vers 
moi,  —  ce  sont  deux  libérateurs,  c'est  l'intrépide 
Bertrand. 


248  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Des  larmes  coulaient  de  mes  yeux,  une  indicible 
émotion  s'était  emparée  de  tout  mon  être. 

Bientôt  nous  étions  tous  quatre  assis  devant  un 
bon  feu,  un  repas  réparateur  était  préparé,  mon 
pauvre  Bourchet  revenait  à  la  vie. 

Depuis  quatre  jours  nous  n'avions  presque  rien 
mangé,  —  mais  enfin  la  Providence  était  venue  à 
notre  secours. 


XI 


Le  lendemain  nous  arrivions  au  fort  Vermillon. 

Je  restai  là  cinq  jours  pour  rétablir  un  peu  nos 
forces  épuisées.  Le  chargé  du  poste  m'avait  reçu 
avec  des  témoignages  d'amitié  véritable,  et  nous  y 
fûmes  entourés,  moi  et  mes  deux  compagnons,  de 
tous  les  soins  que  méritait  notre  position. 

Pendant  ces  quelques  jours  de  repos,  une  nouvelle 
traîne  est  préparée,  des  chiens  plus  robustes  sont 
mis  à  ma  disposition.  Le  fort  Vermillon  n'était  pas 
pauvre  comme  celui  de  Dunvergun,  et  je  pus  m'y 
procurer  des  provisions  bonnes  et  abondantes. 

Je  partis  de  ce  poste  accompagné  seulement  de 
mon  fidèle  Bertrand.  Car  Bourchet  était  encore  trop 
faible. 

Douze  jours  après  je  rentrais  heureusement  à  Attha- 


VOYAGES  ET  MISSIONS.  249 

baskaw.  Mon  arrivée  fut  une  fête  pour  ma  petite  co- 
lonie; on  savait  les  difficultés  du  voyage  que  je  ve- 
nais d'entreprendre,  et  l'on  me  croyait  perdu. 
C'était  la  première  fois  que  je  retournais  à  une  épo- 
que aussi  avancée  de  l'hiver. 


XII 


J'ai  voulu  raconter  ce  voyage  afin  de  montrer 
les  périls  auxquels  sont  exposés  les  missionnaires  ap- 
pelés à  évangéliser  dans  les  pays  sauvages.  —  Com- 
bien auraient  à  faire  des  récits  plus  émouvants 
encore  !  Cette  histoire  n'est  donc  pas  seulement  la 
mienne,  c'est  celle  de  vous  tous,  ô  courageux  tra- 
vailleurs, pionniers  ardents  de  l'idée  chrétienne, 
qui  quittez  volontairement  votre  douce  patrie,  pour 
vous  en  aller  au  loin,  sous  des  cieux  incléments, 
tracer  avec  la  croix,  sur  une  terre  ingrate,  le  sillon 
civilisateur  ;  —  ce  sillon  où  vous  semez  la  parole  de 
Jésus,  ce  sillon  que  vous  arrosez  de  vos  larmes  et 
que  vous  fécondez  parfois  de  votre  sang. 


DEUXIÈME  PARTIE 

LES  SAUVAGES 

DE    L'EXTRÊME    NORD    DE    L'AMÉRIQUE    BRITANNIQUE 


MŒURS  ET  COUTUMES  DES  SAUVAGES 


CHAPITRE  PREMIER 

Considérations  générales.  —  Comment  on  devient  sauvage.   — 
La  civilisation.  —  La  barbarie. 


Le  nom  de  sauvage  donne  une  idée,  souvent 
fausse ,  de  l'organisation  physique  et  intellectuelle 
des  peuples  nomades,  qui  habitent  certaines  con- 
trées de  l'Amérique  du  Nord. 

Lorsque,  vers  le  milieu  du  seizième  siècle,  les  Eu- 
ropéens allèrent  créer  des  établissements  dans  le 
Canada,  alors  habité  par  les  Hurons,  ils  furent  bien 
surpris  d'y  trouver  des  peuples  qui,  avec  une  extrême 
naïveté,  étaient  doués  d'une  intelligence  rare  et  dont 


252  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

la  constitution  organique  ne  le  cédait  en  rien  à  celle 
des  races  civilisées  ;  ils  furent  étonnés  de  la  fertilité 
de  cette  terre,  à  laquelle  il  ne  manquait  que  la  cul- 
ture pour  la  rendre  productive,  et  des  mœurs  presque 
sociables  de  ses  habitants,  à  qui  manquait  seule  la 
connaissance  du  bien  et  du  juste,  pour  les  élever 
au  niveau  de  certains  peuples  de  l'ancien  monde. 


Il 


Lorsque  en  1556  Jacques  Cartier  rendit  compte 
à  François  1er  de  son  deuxième  voyage  au  Canada, 
il  insista  surtout  sur  ceci  :  «  qu'il  était  digne  d'un 
prince,  qui  portait  la  qualité  de  Roi  Très-Chrétien  et 
de  Fils  aîné  de  l'Église,  de  procurer  la  connaissance 
de  Jésus-Christ  à  tant  de  nations  infidèles,  qu'il  ne 
serait  pas  difficile  de  civiliser  en  les  convertissant 
au  Christianisme.  » 


III 


Bientôt  des  missionnaires  français  et  espagnols  se 
donnèrent  rendez-vous  sur  cette  terre  nouvelle,  et  la 
loi  évangélique  commença  son  œuvre  de  régénéra- 
tion. 


LES  SAUVAGES.  253 

Peu  à  peu  les  nouveaux  saint  Patrice,  l'alphabet 
et  la  croix  à  la  main,  se  sont  aventurés  dans  des 
contrées  plus  éloignées  ;  franchissant  les  lacs  et  les 
rivières,  traversant  les  forêts  et  les  prairies,  ils  ont 
semé  partout  la  parole  de  Jésus.  La  civilisation  dans 
sa  marche  lente,  mais  progressive,  est  arrivée  jus- 
qu'aux peuples,  encore  nomades,  de  l'extrême  nord 
du  continent  américain. 


IV 


A  l'heure  où  je  trace  ces  lignes,  le  pays  appelé  si 
longtemps  la  Nouvelle  France  devrait  s'appeler  la 
Nouvelle  Chrétienté. 

Faut-il  désespérer  de  voir,  sur  les  bords  du  Mac- 
kensie  comme  sur  ceux  du  fleuve  Saint-Laurent,  le 
sauvage  n'exister  que  de  nom  ? 


Quelle  que  soit  l'origine  des  peuples  sauvages,  ils 
sont  nos  frères  en  Jésus-Christ  ;  ils  ont  été  créés  à 
l'image  de  Dieu,  ils  sont  une  portion  de  l'humanité, 
et,  comme  tels,  ils  méritent  que  les  peuples  avancés 


254  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

s'intéressent  à  leur  sort.  Leur  origine  n'est-elle  pas 
la  même  que  la  nôtre  ? 

Des  navigateurs,  poussés  par  la  tempête,  échouent 
sur  une  plage  inhabitée,  ils  errent  longtemps  le  long 
de  la  côte,  cherchant  à  découvrir  au  loin  une  voile 
libératrice  ;  maisles  années  s'écoulent  et  la  voile  ne 
paraît  point  ;  alors  ils  s'en  vont  dans  les  forêts  ou  sur 
les  bords  des  rivières,  vivant  de  chasse  et  dépêche  : 
dans  ce  nouveau  genre  de  vie  ils  ne  se  souviennent 
bientôt  plus  de  celle  qu'ils  ont  abandonnée,  la  pri- 
vation des  choses  nécessaires  à  l'existence  leur  en  fait 
oublier  le  nom  avec  l'usage  ;  ils  créent  de  nouveaux 
mots  pour  désigner  les  nouveaux  objets  qui  se  pré- 
sentent à  leurs  yeux,  leur  langage  s'altère,  ils  per- 
dent la  religion  de  vue,  l'enfant  qui  naîtra  ne  la 
connaîtra  plus  que  par  une  tradition  déjà  obscurcie; 
plus  tard  cette  tradition,  s'altérant  davantage,  dégé- 
nérera en  conte  puéril,  et  le  sauvage  paraîtra. 


VI 


L'homme  n'est  pas  sauvage  seulement  parce  qu'il 
habite  les  déserts,  il  est  sauvage  surtout  parce  qu'il 
n'a  pas  la  connaissance  du  vrai  Dieu.  Tant  que  la 
religion  n'est  pas  venue  en  l'éclairant  adoucir  ses 


LES  SAUVAGES.  255 

mœurs,  il  se  laisse  fatalement  entraîner  par  ses  ins- 
tincts animaux  et  devient  barbare. 

Mais  que  le  Christianisme  pénètre  où  la  sauva- 
gerie habite  ,  l'homme  acquiert  alors  le  sentiment 
du  vrai  et  du  bien,  il  cultive  les  arts,  et  la  civilisation 
apparaît. 

Tous  les  peuples  de  la  terre  ont  été  barbares  à 
leur  heure,  tous  ont  plus  ou  moins  commencé  par 
l'état  sauvage. 

Ne  serait-il  donc  pas  insensé  de  croire  que  l'idée 
chrétienne,  qui  depuis  deux  mille  ans  fait  sa  mar- 
che à  travers  les  siècles  ,  pût  trouver  au  nord  de 
l'Amérique  une  barrière  infranchissable? 


VII 


Nos  pères  les  Gaulois  ne  furent-ils  pas  aussi  des 
sauvages?  Le  tableau  qu'en  font  Posidonius  et  Dio- 
dore  de  Sicile  est-il  plus  flatteur  que  celui  que  nous 
allons  faire  des  Cris,  des  Montagnais,  ou  des  Hom- 
mes de  Sang  ? 

«  Les  Gaulois,  dit  Rollin ,  immolent  des  victi- 
mes humaines  à  Bellone  et  à  Mars,  buvant  dans  le 
crâne  de  leurs  ennemis,  les  faisant  périr  par  le  fer 
et  le  feu  ou  les  étouffant  par  la  fumée,  enfin  se  por- 


256  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

tant  à  cet  excès  d'éventrer  les  femmes  grosses  et 
d'arracher  la  vie  tout  à  la  fois  aux  mères  et  à  leurs 
enfants.  » 

La    barbarie   a  duré  dans    les  Gaules  jusqu'au 
règne  de  Tibère,  ou  plutôt  au  règne  de  Jésus-Christ. 


VIII 


Au  quatrième  siècle,  les  peuples  de  la  Bretagne 
et  de  l'Irlande  vivaient  encore  à  l'état  sauvage. 

Strabonditau  sujet  de  l'île  d'Ierne  (Irlande):  «  Nous 
n'avons  rien  à  rapporter  sur  cette  île,  si  ce  n'est  que 
ses  habitants  sont  encore  plus  sauvages  que  ceux  de 
l'île  de  Bretagne;  ils  sont  anthropophages,  ils  man- 
gent les  cadavres  des  auteurs  de  leur  vie  et  regar- 
dent cela  comme  une  action  louable.  » 

De  l'orient  à  l'occident,  du  septentrion  au  midi, 
tous  les  peuples  à  leur  enfance  ont  ignoré  les  lois 
de  l'humanité  et  de  la  pudeur. 

Tous  à  leur  commencement  ont  fait  consister  la 
religion  dans  les  pratiques  les  plus  frivoles,  puis  à 
côté  des  pratiques  frivoles  se  sont  placés  fatalement 
des  usages  inhumains.  Chez  la  plupart,  comme 
chez  les  sauvages  qui  nous  occupent ,  ces  usages 
barbares  étaient  plutôt  le  résultat  de  la  superstition 


LES  SAUVAGES.  257 

que  d'une  cruauté  réfléchie.  Aussi, partout  où  la  foi 
évangélique  a  détruit  la  superstition,  la  barbarie  a 
disparu;  et  de  nouvelles  générations  de  chrétiens, 
parmi  lesquels  règne  la  simplicité  des  premiers 
siècles,  ont  commencé. 


IX 


Ainsi  que  tant  d'autres  peuples,  avant  que  la 
vraie  religion  les  eût  éclairés,  les  sauvages  encore 
infidèles  ont  tous  les  vices,  toutes  les  corruptions; 
le  sentiment  de  la  retenue  leur  est  inconnu;  ils 
sont  méchants  plus  par  ignorance  que  par  instinct. 
Leurs  vices  sont  moins  le  résultat  de  leur  nature  que 
du  milieu  abject  où  ils  vivent  ;  ils  sont  égoïstes,  et  cela 
s'explique  par  la  nécessité  où  ils  sont  de  ne  s'occuper 
que  du  soin  de  leur  existence.  Le  chacun  pour  soi  est 
la  loi  naturelle  de  tous  les  peuples  vivant  encore 
à  l'état  de  nature,  leur  grossière  superstition  les 
pousse  à  la  barbarie,  et,  comme  ils  sont  faciles  à  en- 
traîner, il  y  a  toujours  parmi  eux  quelques  im- 
posteurs habiles  qui  les  dominent  et  deviennent,  le 
plus  souvent,  les  instigateurs  de  leur  cruauté. 


11 


2dcS  DIX-HUIT  -ANS  CHEZ   LES   SAUVAGES. 


X 


La  nature  des  sauvages  est  bonne,  et  la  preuve, 
c'est  que,  dans  les  tribus  converties,  la  loi  du  Christ  est 
respectée,  le  meurtre  et  le  vol  n'existent  plus  qu'en 
souvenir.  Le  mariage,  en  détruisant  la  polygamie,  a 
créé  la  famille  ;  l'accroissement  du  bien-être  matériel 
qui  s'en  est  suivi  les  a  vite  convaincus  que  la  re- 
ligion seule  pouvait  les  rendre  heureux. 

Encore  quelque  temps,  et  la  barbarie,  fruit  de  la 
superstition,  disparaîtra  de  cette  partie  du  nouveau 
monde,  comme  elle  a  disparu  de  la  Bretagne  et  de 
la  Gaule,  du  haut  et  du  bas  Canada. 

La  civilisation  chrétienne,  qui  a  régénéré  tant  de 
peuples  depuis  la  venue  de  Jésus-Christ,  pénétrera 
un  jour  dans  les  pays  les  plus  reculés  de  l'Améri- 
que du  Nord. 


CHAPITRE  II 

Caractère  des  sauvages.  —  Perfection  de  leurs  sens.  —  Leur 
mémoire.  —  Logique  d'un  sauvage.  -  Comment  les  sauva- 
ges pérorent.  —  Comment  les  sauvages  deviennent  ora- 
teurs. —  Leur  insensibilité.  —  Leur  cupidité.  —  Leur  lâcheté. 

—  Que  me  donneras-tu  si  je  fais  cela?  —  Comment  on  les 
guérit  de  la  peur  de  la  mort.  —  Comment  on  fait  des  mira- 
cles chez  les  sauvages.  —  Comment  on  passe  pour  prophète. 

—  Les  magiciens.  —  influence  de  la  magie  chez  les  sauvages. 


I 

Les  sauvages  ne  sont  donc  pas  d'une  nature  dif- 
férente de  la  nôtre,  ils  ont  même  sur  nous  l'avantage 
de  la  perfection  des  sens,  tant  extérieurs  qu'inté- 
rieurs ;  malgré  la  neige  qui  les  éblouit  six  mois  de 
l'année,  malgré  la  fumée,  qui  les  accable  dans  leur 
tente,  leur  vue  ne  s'affaiblit  presque  jamais;  ils  ont 
l'ouïe  très-subtile  et  l'odorat  extrêmement  fin;  ils 
ont  la  conception  lente,  mais  la  mémoire  extraor- 
dinaire. Leur  esprit  est  positif,  je  dirai  même  ma- 
thématique comme  leurs  langues;  vivant  des  mois 
entiers  seuls  dans  les  forêts,  ils  ont  l'habitude  de  la 


260  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

réflexion.  Chez  les  natures  privilégiées  cetle  réflexion 
constante  leur  remplit  tellement  l'esprit,  que,  facile- 
ment elle  se  produit  par  des  discours.  Leurs  discours 
renferment  de  fort  belles  images,  et,  quoiqu'ils  ne 
gesticulent  pas  en  parlant,  ils  ont  une  véritable  élo- 
quence. Ce  que  l'art  ne  leur  a  point  enseigné,  la 
nature  le  leur  donne.  Les  Grecs  avaient  admiré  aussi 
cette  éloquence  des  Barbares. 

Dans  leurs  discours  ils  font  de  fréquentes  répéti- 
tions, craignant  qu'on  ne  les  ait  point  compris  ;  ils 
sont  toujours  pénétrés  de  ce  qu'ils  disent,  ne  parlant 
jamais  qu'après  une  longue  réflexion;  mais  ils  tien- 
nent à  se  faire  comprendre. 

Souvent,  après  avoir  répété  huit  ou  dix  fois  une 
phrase,  ils  vous  demandent  encore. . .  si  vous  vous  sou- 
venez, et  ils  éprouvent  un  véritable  bonheur  quand 
vous  répétez  leur  pensée  avec  précision. 

La  lenteur  de  la  conception  s'explique  du  reste 
chez  un  peuple  qui,  n'ayant  point  de  livres,  n'a  ja- 
mais eu  la  possibilité  d'apprendre  la  parole  écrite  ; 
de  là  son  aptitude  à  se  souvenir,  à  la  longue,  de  la 
parole  pensée  et  d'exprimer  cette  pensée  par  le  dis- 
cours. 

S'ils  aiment  à  se  faire  comprendre,  ils  veulent 
surtout  comprendre  avant  de  se  décider  à  croire  : 
cela  tient  à  leur  esprit  positif. 


LES  SAUVAGES.  261 

Jl  arrive  d'expliquer  à  un  sauvage  telle  vérité  de 
notre  religion;  le  sauvage,  ne  comprenant  pas  bien, 
vous  dira  :  —  Je  réfléchirai  à  ce  que  tu  m'as  dit  et 
dans  un  an,  à  mon  retour,  je  te  répondrai. 

Au  bout  d'un  an,  quelquefois  même  après  plusieurs 
années,  il  revient  vous  trouver  et  vous  dit  :  —  J'ai  ré- 
fléchi à  ce  que  tu  m'as  dit  ;  tu  as  raison.  Si  toutefois 
un  nouveau  Mais  ne  lui  faisait  renvoyer  à  une  autre 
année  une  nouvelle  réponse. 


Il 


«  Un  sauvage  que  (1)  je  n'avais  pas  vu  depuis  deux 
ans  se  présenta  à  moi,  s'assit  gravement  et,  avec  le 
sans-gêne  qui  caractérise  ces  peuples,  me  dit  après 
un  moment  de  silence ,  sans  que  je  lui  eusse  fait 
une  seule  question  : 

—  Oui! 

Surpris  de  ce  monosyllabe,  j'attendais,  et  il  répéta 
encore  par  trois  fois  : 

—  Oui  !  oui  !  oui  ! 

—  Pourquoi,  lui  dis-je  enfin,  me  dis-tu  oui  !  sans 
que  je  t'aie  adressée  la  parole? 

(1)  Nous  continuerons  à  donner  la  parole  au  missionnaire  dans 
la  suite  de  ses  récits. 


262  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

—  Ce  que  tu  me  disais  il  y  a  deux  ans  est  vrai,  me 
répondit-il. 

Je  reconnus  alors  que  c'était  un  souvenir  resté 
gravé  dans  sa  mémoire  et  auquel  il  avait  tant  réfléchi, 
qu'il  avait  fini  par  comprendre.  » 


III 


«  Un  autre  sauvage,  que  je  n'avais  pas  vu  depuis 
plusieurs  années,  vint  me  dire  un  jour  : 

—  Je  réfléchis  chaque  moment  à  ce  que  tu  m'as 
dit,  mais  je  n'ai  pas  encore  compris  assez  pour  me 
faire  chrétien. 

—  Que  t'ai- je  dit? 

—  Comment,  tu  Tas  oublié  ! 

—  Je  parle  à  tant  de  monde  ! 

—  Tu  m'as  dit  que  quiconque  n'était  pas  baptisé 
ne  pouvait  aller  au  ciel.  Mais,  si  Dieu  est  venu  sur  la 
terre  pour  sauver  tous  les  hommes,  pourquoi  nous 
a-t-il  laissé  ignorer  si  longtemps  ta  religion  ?  je  ne 
m'explique  pas  cela. 

Je  répondis  à  son  objection,  ilm'écoutaen  silence, 
puis  il  me  dit  : 

—  Je  réfléchirai  à  tes  paroles,  et  quand    j'aurai 
compris,  je  reviendrai  le  voir. 


LES  SAUVAGES.  263 

Il  revint  au  bout  de  deux  années. 

—  J'ai  compris, me  dit-il  en  m'abordant,  et  comme 
si  je  venais  de  lui  parler  à  peine.  Baptise-moi. 

—  Prouve-moi  que  tu  as  compris. 

Le  sauvage  alors  me  répéta,  presque  mot  à  mot,  ce 
que  je  lui  avais  dit  deux  ans  auparavant, et  me  prouva 
qu'il  avait  parfaitement  compris  mes  raisons  en  me 
demandant  enfin  le  baptême.  » 


IV 


Devenus  vieux,  les  sauvages  sonttous  plus  ou  moins 
péroreurs,  ils  font  des  discou  rs  à  propos  de  tout  et  sur 
tout  ;  mais,  discoureurs  sans  but  et  sans  goût,  ils  ne 
choisissent  ni  le  temps,  ni  le  lieu,  ni  la  circonstance 
favorable  ;  un  groupe  de  sauvages  s'arrête  tout  à 
coup  ;  au  milieu  des  vociférations,  un  vieillard  se  lève 
et  sa  voix  retentit;  le  tapage  qu'on  fait  autour  de  lui 
est  son  stimulant,  plus  on  crie,  plus  il  s'anime.  Les 
sujets  ordinaires  de  ces  discours  sont  de  longues  la- 
mentations sur  la  perte  de  parents  morts,  quelque- 
fois sur  le  mauvais  succès  d'une  chasse.  Le  premier 
ayant  fini,  un  autre  le  remplace;  ce  deuxième  orateur 
coiifirmera-t-il  le  discours  du  premier  ou  va-t-il  dé- 
truire ses  arguments?  Point.  Celui-ci  commence  un 


264  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

sujet  nouveau,  et  ne  s'occupe  pas  de  ce  qui  vient 
d'être  dit  :  un  troisième  procède  et  finit  de  la 
même  manière,  jusqu'à  ce  qu'enfin  le  groupe  s'é- 
tant  dispersé,  le  dernier  orateur  reste  seul  et  finisse 
son  discours  en  se  parlant  à  lui-même.  C'est  cette 
manie  de  pérorer,  inhérente  à  ces  peuples,  qui  fait 
surgir  parfois  au  milieu  d'eux  de  véritables  ora- 
teurs. 

On  voit  des  sauvages,  impressionnés  par  les  paroles 
du  missionnaire  auxquelles  ils  ont  médité  dans  la  so- 
litude, inspirés  parles  merveilleuses  créations  de  leur 
étrange  monde,  une  fois  chrétiens,  composer  pour 
leur  usage  particulier  des  discours  surprenants, qu  ils 
se  plaisent  à  répéter  toutes  les  fois  qu'ils  en  ont  l'oc- 
casion. 


V 


Doués  d'une  bonne  constitution,  les  sauvages  vi- 
vraient longtemps,  si  des  privations  de  toute  nature, 
de  longs  et  pénibles  jeûnes  ne  les  affaiblissaient  pas 
avant  le  temps. 

Ces  excès  de  privations ,  les  entraînent  souvent 
dans  des  excès  contraires  qui  ruinent  aussi  leur  tem- 
pérament. Après  une  abstinence  forcée  de  plusieurs 
mois, s'il  leur  arrive  abondance  de  viande. ils  mangent 


LES  SAUVAGES.  265 

avec  gloutonnerie,  et  ceux  qui  ne  sont  pas  morts  de 
faim  meurent  alors  d'indigestion.  Une  chose  qui  con- 
tribuait surtout  à  abréger  leur  existence,  c'était  l'a- 
bus des  liqueurs  fortes  introduites  chez  eux  par  les 
commerçants  qui  font  la  traite  des  fourrures.  Heu- 
reusement cette  traite  immorale  a  disparu  de  la  plu- 
part de  ces  contrées  et  un  sensible  bien-être  en  est 
résulté. 

11  est  remarquable  que  le  crétinisme  et  l'imbécil- 
lité sont  presque  inconnus  chez  les  sauvages. 

Quant  aux  qualités  du  cœur,  ils  n'en  ont  pour 
ainsi  dire  aucune. Le  sentiment  de  l'amitié, de  la  com- 
passion, de  la  reconnaissance,  est  moins  dans  leur 
cœur  que  dans  la  réflexion. 

Ceux  qui  sont  hospitaliers,  par  exemple,  ne  le 
sont  que  parce  qu'ils  sont  persuadés  que  tout  doit 
être  commun  parmi  les  hommes. 

Leur  attachement,  leur  dévouement  même  pour  le 
missionnaire,  n'a  souvent  pour  motif  que  l'intérêt. 


VI 


«  Un  jour,  en  abattant  un  arbre  dans  la  forêt,  je 
m'étais  fait  une  forte  coupure  à  la  cheville.  La  dou- 
leur était  si  forte  que  j'avais  été  obligé  de  me  cou- 


266  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

cher  au  pied  de  l'arbre,  ne  pouvant  marcher  pour 
rentrer  chez  moi.  Je  vois  venir  des  sauvages,  je  les 
appelle  et  je  les  entends  dire  entre  eux  : 

—  Le  père  est  malade...  puis  ils  passèrent  sans 
s'arrêter;  alors  j'en  appelle  un  par  son  nom...  il  ap- 
proche et  je  le  prie  de  m'aider  à  marcher  jusqu'à  ma 
maison. 

—  Que  me  donneras-tu  si  je  te  porte?  me  dit  le 
sauvage. 

Cette  preuve  d'insensibilité  me  révolte  toutes  les 
fois  que  j'y  pense.  » 

Voilà  les  sauvages,  ils  ont  de  la  tête,  ils  ont  de 
l'esprit,  mais  ils  n'ont  pas  de  cœur  :  l'égoïsme  est 

le  côté  laid  de  leur  caractère. 

: 


VII 


—  Qu'est-ce  que  tu  me  donneras  si  je  fais  cela? 
voilà  les  premiers  mots  des  sauvages. 

Il  n'en  entrait  jamais  un  dans  la  maison  du  mis- 
sionnaire sans  lui  demander  quelque  chose. 

Quand  ils  lui  écrivaient  —  car  je  leur  appris  à 
écrire  —  c'était  encore  pour  demander. 

Ils  sont  lâches  et  ont  une  grande  peur  de  la  mort. 
Aussi  à  peine  sont-ils  atteints  d'une  maladie  qu'ils  se 


LES  SAUVAGES.  267 

croient  déjà  à  la  veille  du  trépas.  Néanmoins,  dès  que 
quelqu'un  est  malade,  ils  ne  craignent  pas  de  lui  dire 
sans  détour  :  —  Tu  vas  mourir,  bien  qu'il  ne  soit  pas 
en  danger  de  mort.  Souvent  le  malade  même  parle 
de  son  trépas,  comme  d'un  fait  déjà  accompli,  sans 
paraître  s'en  émouvoir,  ce  qui  n'est  point  le  résultat 
de  la  force  de  caractère,  mais  de  l'espérance  qu'ils 
ont  de  guérir.  Aussi  s'empressent-ils  de  faire  appeler 
le  jongleur  ou  la  sorcière. 

«  Souvent  plusieurs  venaient  chez  moi  de  très-loin 
se  croyant  in  extremis,  pour  avoir  la  consolation,  di- 
saient-ils, de  mourir  auprès  de  leur  père.  Je  crois 
plutôt  que  c'était  dans  l'espérance  que  je  les  guéri- 
rais. A  mesure  qu'ils  approchaient  de  ma  maison, ils 
poussaient  de  profonds  soupirs,  sur  le  seuil  de  la 
porte  ils  soufflaient  plus  fort  et  enfin  ils  s'évanouis- 
saient. 

Je  les  laissais  pendant  un  certain  temps  sans  rien 
dire,  puis,  prenant  mon  bonnet  de  docteur,  jepalpais 
montre  en  main  le  pouls  d'un  malade.  Les  pulsa- 
tions étaient  régulières,  il  n'y  avait  donc  pas  dan- 
ger de  mort. 

Prenant  alors  un  air  de  prophète,  je  disais  : 

—  Mon  fils  —  ne  crains  rien...  tu  ne  mourras 
pas. 

Cette  assurance  les  guérissait  de  suite  de  la  peur  et 


268  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

peu  d'instants  après  les  malades  plaisantaient,  de 
mandant  à  fumer  et  à  manger.  » 


VIII 


Les  sauvages  sont  très-naïfs  et  très-crédules,  ils 
naissent  et  meurent  enfants. 

«  L'un  d'entre  eux  vint  une  fois  me  trouver  et 
me  dit  en  pleurant  : 

—  Mon  père,  j'ai  mon  enfant  couché  qui  va  mou- 
rir, viens  ce  soir,  tu  me  le  guériras  :  c'est  lui  qui 
chasse  le  mieux  de  la  maison  et  j'en  ai  besoin. 

—  J'irai  et  je  le  guérirai,  lui  répondis-je  avec  une 
assurance  de  prophète. 

J'allai  en  effet  chez  lui,  je  trouvai  l'enfant  cou- 
ché, respirant  à  peine;  je  le  crus  mort  et  me  repen- 
tais déjà  d'avoir  donné  ma  parole  un  peu  légère- 
ment, lorsque,  mettant  la  main  sur  sa  poitrine,  je 
reconnus  que  la  vie  s'était  retirée  vers  le  cœur. 

Je  questionnai  le  père  et  je  fus  convaincu  que 
le  manque  de  respiration  résultait  d'une  trop 
grande  quantité  de  fruits  du  pays  que  l'enfant  avait 
mangés. 

Alors  je  lui  ouvris  la  bouche  et  j'y  soufflai  à  diffé- 
rentes reprises. 


LES  SAUVAGES.  269 

Quelques  instants  après  les  poumons  étaient  re- 
mis en  mouvement.  L'enfant  vomit...  ouvrit  enfin 
les  yeux  et  demanda  à  boire. 

11  était  parfaitement  guéri. 

Et  les  sauvages  de  s'écrier:  Miracle,  il  donne  la 
vie  aux  morts.  » 


IX 


L'histoire  rapporte  que  Gristophe  Colomb,  se 
trouvant  au  milieu  d'une  tribu  sauvage  qui  mena- 
çait d'être  hostile,  la  menaça  à  son  tour  de  faire 
disparaître  le  soleil. 

Colomb  savait  qu'à  cette  heure-là  une  éclipse  de- 
vait avoir  lieu,  et  combien  elle  devait  durer. 

Les  sauvages,  à  l'aspect  de  l'astre  obscurci ,  se 
croyant  menacés  de  la  colère  céleste,  tombèrent  aux 
genoux  de  l'étranger  qui  leur  garantit  de  le  faire 
reparaître  s'ils  se  soumettaient. 

Les  sauvages  prosternés  promirent,  et  tout  à  coup 
l'astre  des  cieux  rayonna. 

Colombalors  fut  regardé  comme  un  prophète. 

«  Que  de  fois  les  circonstances  m'ont  forcé  aussi 
de  jouer  le  rôle  de  prophète. 

Les  sauvages,  en  me  quittant  l'automne,  me  de- 
mandaient: 


270  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES   SAUVAGES. 

—  Fera-t-il  froid  cet  hiver  ? 

—  Certainement  il  fera  froid,  leur  répondais- je 
sans  crainte  de  me  tromper  dans  une  contrée  où  trois 
mois  de  l'année  le  thermomètre  varie  de  35  à  50  de- 
grés. 

L'hiver  arrivait  avec  sa  rigueur,  et  les  sauvages 
de  dire  : 

Je  le  savais  bien,  le  père  l'avait  dit. 

Au  printemps  et  en  automne,  pendant  quelques 
semaines, il  arrivait  sur  les  bords  du  lac  Atthabaskaw 
une  grande  quantité  d'oies,  d'outardes,  de  cy- 
gnes, etc.,  etc.  Or  ce  qui  intéresse  avant  tout  les 
sauvages,  c'est  de  savoir  quand  ces  gibiers  arrive- 
ront. 

Connaissant,  par  l'époque  de  leur  départ,  approxi- 
mativement le  jour  de  leur  arrivée,  je  le  leur  dé- 
signai ;  mon  semblant  de  prédiction  s'accomplissait 
et  les  sauvages  de  dire  : 

—  Le  père  Faraud  est  prophète,  il  nous  a  dit  juste 
le  jour.  » 


X 


11  n'est  donc  pas  surprenant  qu'avec  ce  carac- 
tère naïf  et  crédule  des   sauvages,  leurs  jongleurs 


LES  SAUVAGES.  274 

ou  magiciens ,  ou  hommes  de  médecine,  aient  pris 
tant  d'empire  sur  leur  esprit. 

Ces  magiciens  exploitent  la  peur  qu'ils  ont  de 
la  mort,  leur  laissant  croire  qu'ils  peuvent  les  faire 
mourir  en  les  regardant  ou  en  leur  jetant  un  sort, 
c'est  ce  qu'ils  appellent  faire  une  mauvaise  méde- 
cine. Il  est  vrai  qu'ils  administrent  parfois  au 
malade  un  véritable  poison,  composé  du  suc  de 
certaines  herbes  dont  eux  seuls  ont  le  secret;  aussi, 
quand  ils  ont  prédit  la  mort  d'un  malade,  la  pro- 
phétie s'accomplit  à  leur  gré. 


XI 


Les  magiciens  s'appliquent  surtout  à  entretenir 
la  surperstition  chez  les  sauvages,  et  ils  y  réussissent 
facilement.  Parmi  ces  superstitions,  si  les  unes  sont 
barbares,  inhumaines,  la  plupart  sont  d'une  puérilité 
ridicule;  il  est  pourtant  difficile  de  les  déraciner  de 
leur  esprit. 

«  Quand  j'arrivai  à  Attlmbaskaw,  il  était  reçu  que 
tout  ce  que  disait  un  Monlagnais  devait  être  néces- 
sairement vrai.  Or  les  Montagnais  disaient  : 

a  Lorsqu'un  homme  perd  ses  parents,  il  lui  de- 
vient impossible  de  tuer  des  animaux  pour  vivre. 


272  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

Quiconque  donc  perdra  son  frère,  son  père,  ou  sa 
mère  fera  de  vains  efforts  pour  chasser. 

«  Celui  qui  donne  la  tête  des  truites  à  manger 
aux  chiens  s'attire  la  malédiction  et  s'efforcera  en 
vain  de  pêcher,  les  habitants  des  eaux  lui  seront  dé- 
sormais inaccessibles. 

«  Une  femme  éprouvant  des  commotions  dans  le 
sein  devient  subitement  prophète,  il  faut  la  croire. 
Ils  disaient  encore  : 

«  Un  Cris  peut,  par  un  seul  regard!  empoisonner 
unMontagnais.  Mais  il  peut  aussi  par  des  attouche- 
ments ou  des  souffles  lui  rendre  la  vie. 

<(  Un  Montagnais,  après  avoir  fait  noircir  l'os  de 
l'épaule  d'un  caribou,  peut  et  doit  nécessairement 
prédire  l'avenir.  » 


Xll 


Les  magiciens  font  aussi  facilement  le  métier 
de  devins;  or,  comme  la  nouvelle  la  plus  impor- 
tante dans  ces  contrées  est  de  savoir  quel  jour 
les  voyageurs  arriveront,  le  magicien  ne  peut  pas 
précisément  fixer  le  jour  de  l'arrivée,  mais  il  sait  où 
ils  sont  et  il   peut  approximativement  l'indiquer. 

Quand  la  prophétie  s'accomplit,  les  sauvages  s'é- 
crient : 


LES  SAUVAGES.  273 

—  C'est  bien  simple,  le  magicien  l'avait  dit. 

Quand  au  contraire  elle  ne  s'accomplit  pas,  le 
magicien  sort  d'embarras  en  prétendant  un  manque 
de  réussite. 

Pour  prédire  l'avenir,  il  en  est  qui  se  font  attacher, 
avec  de  petites  cordes,  les  bras  et  les  jambes,  très- 
forlement,  et  dans  deux  ou  trois  minutes  ils  se  dé- 
barrassent de  leurs  liens;  eux  seuls  connaissent  ce 
secret  des  cordes.  Par  ce  moyen  encore  ils  exercent 
une  grande  influence  sur  les  sauvages. 

Ces  magiciens  entretiennent  surtout  leur  empire 
par  la  prédiction  des  songes  auxquels  les  sauvages  ont 
grande  foi,  et  par  l'exercice  de  la  médecine;  ils 
prétendent  connaître  les  secrets  de  toutes  les  mala- 
dies; les  plus  hardis  sont  ceux  que  les  sauvages 
estiment  ou  plutôt  craignent  le  plus,  car,  s'ils  peu- 
vent invoquer  pour  eux  les  bons  génies,  ils  peu- 
vent aussi  leur  jeter  un  sort  funeste ,  et  les  faire 
mourir. 

Leur  science  consiste  à  guérir  les  maladies  par  in- 
vocation et  par  incantation  ;  ils  expliquent  les  songes, 
devinent  les  sorts  et  en  empêchent  les  pernicieux 
effets.  Toutes  ces  jongleries  se  pratiquent  au  moyeu 
de  certains  animaux  qu'ils  égorgent,  de  plantes  mys- 
térieuses cueillies  en  certains  temps,  de  serpents  dont 
ils  expriment  le  venin. 

18 


274  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Il  en  est  qui  prétendent  être  descendus  du  ciel,  le 
peuple  les  croit  réellement  d'origine  surnaturelle, 
mais  leurs  artifices  sont  si  grossiers,  qu'il  n'est  pas 
difficile  de  les  convaincre  d'imposture. 


CHAPITRE  III 

Pourquoi  les  sauvages  ont  le  teint  cuivré.  —  La  tente  riche.  — 
La  tente  pauvre.  —  Veuves  et  orphelins.  —  Charité  des  sau- 
vages. —  Leur  culte.  —  prière  sauvage. 


Lés  sauvages  demeurent  de  longs  mois  consécutifs 
enfermés  dans  leurs  tentes,  vivant  accroupis  au- 
tour d'un  foyer  fumeux;  c'est  à  l'influence  pro- 
longée de  cette  atmosphère  qu'ils  doivent  leur  teint 
cuivré  ou  d'un  blanc  sale. 

Il  y  a  chez  eux,  comme  partout,  les  tentes  riches 
et  les  tentes  pauvres. 

Quand  le  sauvage  a  fait  bonne  chasse  et  bonne 
pêche,  il  a  alors  beaucoup  de  viande  pour  manger, 
et  il  est  riche. 

Celui,  au  contraire,  qui  n'a  pas  été  heureux  à  la 
chasse  ou  à  la  pêche,  est  pauvre  et  peut-être  mourra 
de  faim. 


276  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

Tel  est  riche  une  année  qui  est  pauvre  l'année 
suivante,  tout  dépend  du  plus  ou  moins  de  chance 
à  la  chasse  ;  et  ainsi  alternativement  riche  ou  pau- 
vre, ne  faisant  consister  le  bonheur  ou  le  malheur 
qu'à  plus  ou  moins  manger,  —  ils  deviennent  totale- 
ment matérialistes. 

Habitués  à  souffrir  sans  émouvoir  leurs  sembla- 
bles, ils  les  voient  souffrir  sans  être  émus. 

Quand  ils  ont  de  la  viande  dans  leur  tente,  ils  ne 
s'inquiètent  pas  si  la  tente  voisine  est  dépourvue. 

L'hiver  dernier  la  tente  voisine  vivait  dans  l'abon- 
dance, et  dans  la  sienne  on  mourait  de  faim. 

C'est  ainsi  qu'ils  deviennent  fatalement  égoïstes  et 
insensibles. 

Les  sauvages  le  sont  tous  plus  ou  moins. Lacharité, 
cette  reine  des  vertus  chrétiennes,  n'a  jamais  péné- 
tré dans  leur  âme.  Le  cri  de  la  miséricorde  n'a  pas 
encore  retenti  aux  oreilles  de  ces  infidèles  ;  tous  ne 
sont  pas  foncièrement  cruels,  mais  presque  tous  sont 
indifférents  aux  maux  d'autrui.  —  L'insensibilité 
est  une  cruauté  encore. 


11 


C  est  au  milieu  de  ces  nations  qu 'on  peut  s'écrier  en 


LES  SAUVAGES.  277 

toute  vérité  :  —  Malheur  aux  veuves  et  aux  orphelins. 

Quand  la  nourriture  quotidienne  leur  manque, 
quand  dans  la  tente  délaissée  ils  ont  épuisé  leur  der- 
nier morceau  de  viande  sèche,  les  sauvages  peuvent 
passer...  entendre  leurs  gémissements...  ils  passent. 

Bientôt  les  malheureux,  égarés  parla  faim, sortent 
de  leur  tente,  et  s'en  vont  sur  les  bords  de  la  rivière 
ou  au  milieu  de  la  forêt...  mais  la  rivière  est  gelée, 
des  glaçons  seuls  pendent  aux  rameaux  des  arbres, 
la  neige  blanchit  le  sol. 

Les  sauvages  les  voient...  détournent  la  lête...  et 
ils  passent. 

Les  abandonnés  errent  quelques  jours  à  l'aven- 
ture; tantôt  on  les  voit  coller  leurs  lèvres  cris- 
pées aux  jeunes  arbustes  pour  en  exprimer  le  suc, 
leurs  dents  s'imprègnent  aux  branches,  les  broient 
avec  frénésie  pour  en  arracher  la  moelle,  mais  la  sève 
qui  donne  la  vie  à  l'arbre  ne  peut  la  donner  à  l'être 
humain;  tantôtils  creusent  laneigedans  l'espoird'y 
trouver  une  touffe  d'herbe...  l'instinct  de  la  vie  les 
soutient  encore...  ils  luttent...  ils  lultent...  ils  vou- 
draient vivre...  mais,  hélas!  la  mort  est  là  qui  attend 
sa  proie...  les  acres  serrements  delà  faim  leur  ar- 
rachent un  dernier  gémissement...  ils  ne  lullent 
plus... Alors  ils  vont  s'accroupir  à  l'abri  d'un  rocher 
ou  sur  le  bord  d'une  rivière...  puis  ils  meurent. 


'278  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Le  lendemain  les  sauvages  voient  leurs  cadavres 
roidis. . .  et  ils  passent. 


lit 


«  Un  jour  un  jeune  sauvage  vint  me  prier  d'aller 
voir  son  père  malade,  il  fallait  faire  plus  de  trente 
lieues  dans  la  forêt  couverte  de  neige.  Je  savais  qu'à 
mon  refus,  le  magicien  serait  appelé.  J'avais  espoir 
de  convertir  une  âme  à  Dieu,  je  partis  accompagné 
d'un  guide. 

Mes  raquettes  aux  pieds  et  mon  bâton  à  la  main 
nous  marchâmes  pendant  plusieurs  jours  pour  arri- 
ver à  la  tente  du  sauvage.  Chemin  faisant,  je  visitais 
quelques  familles  enfermées  dans  les  tentes  qui  se 
trouvaient  sur  mon  chemin. 

Malheureusement  nos  provisions  étaient  épuisées 
alors  qu'il  nous  restait  encore  une  grosse  journée  de 
marche. 

Nous  arrivâmes  enfin  exténués  de  fatigue  et  de 
faim. 

Je  vis  le  malade,  je  le  consolai,  lui  donnai  quel- 
ques médicaments,  je  lui  parlai  de  Dieu ,  de  la  néces- 
sité d'être  chrétien  pour  aller  au  ciel. 

Le  sauvage,  heureux  de  me  voir,  semblait  être  cer- 


LES  SAUVAGES.  279 

tain  de  sa  guérison ,  mais  il  ne  nous  offrait  pas  à 
manger. 

Mon  guide  me  faisait  signe  d'en  faire  la  demande, 
car,  ainsi  que  moi,  il  avait  grand  besoin.  Voyant  en- 
fin qu'on  ne  nous  offrait  rien,  je  dis  au  malade  que 
depuis  la  veille  nous  n'avions  rien  pris  et  qu'il 
voulût  bien  nous  faire  donner  quelque  chose  par  sa 
femme. 

A  ce  tle  demande  le  sauvage  rougit,  balbutia,  et 
finit  par  me  répondre  : 

—  J'ai  bien  un  peu  de  poissou  et  un  peu  de  viande, 
mais  j'en  ai  besoin  pour  moi. 

Si  j'en  avais  eu  la  force,  je  lui  aurais  fait  un  sermon 
sur  la  charité  et  la  reconnaissance.  Je  me  contentai 
de  le  supplier  de  nous  donner  quelques  poissons  secs. 

11  céda  enfin  à  ma  prière  en  me  disant  : 

—  Je  te  les  prête,  mange-les,  mais  à  la  condi- 
tion que  tu  me  les  rendras  quand  j'irai  chez  toi  au 
printemps.  » 

Ce  prêt  représente  la  charité  sauvage. 


IV 


Les  sauvages  ont  tous  le  sentiment  d'un  être  su- 
périeur et  d'une  nouvelle  vie,  ils  adorent  plus  parti 


280  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

culièrement  ce  qui  frappe  leurs  sens  :  le  soleil  par 
exemple  ;  ils  invoquent  plus  communément  la  puis- 
sance qu'ils  craignent,  ils  demanderont  moins  à  Dieu 
de  leur  faire  du  bien  qu'au  démon  {Puissant  Mau- 
vais) de  ne  pas  leur  faire  de  mal.  Cela  lient  à  leur 
caractère  lâche  et  à  la  peur  qu'ils  ont  de  la  souf- 
france. Mais  ils  n'ont  pas  de  culte  extérieur. 

Dans  leurs  prières  au  Puissant  Bon,  ils  deman- 
dent beaucoup  de  viande,  beaucoup  de  poissons, 
beaucoup  de  fourrures. 

Cela  tient  à  leur  matérialisme. 

Voici  une  formule  de  leurs  prières  : 

«  Créateur,  je  ne  te  connais  point,  mais  je  sais  que 
«  c'est  toi  qui  as  fait  toutes  choses.  Fais-moi  vivre 
«  longtemps,  accorde-moi  beaucoup  d'enfants  bien 
«  forts  afin  qu'ils  me  fassent  bien  manger  quand  je 
«  serai  vieux.  —  Fais-moi  découvrir  beaucoup  de 
<  pistes  d'orignaux,  de  biches,  de  cariboux  ,  et, 
«  si  je  suis  poursuivi  par  la  faim,  empêche-les  de 
«  fuir  à  ma  présence;  enfin,  Créateur,  aie  pitié  de 
«  moi,  afin  que  je  ne  fasse  pas  mal,  et  quand  je  m'en 
«  irai  dans  F  obscurité  (la  mort),  fais  que  j'aille  trou- 
«  ver  mon  père.  » 

Dans  les  tribus  converties  au  christianisme,  les 
Montagnais,  par  exemple  ,  beaucoup  aujourd'hui 
sont  très-pieux, mais  ce  qui  a  beaucoup  contribué 


LES  SAUVAGES.  28* 

au  triomphe  de  l'Évangile  chez  ces  sauvages,  —  c'est 
que  parmi  ceuxau  milieu  desquels  une  mission  existe, 
le  commerce  est  florissant ,  les  fourrures  se  ven- 
dent mieux  ,  ils  ont  moins  de  misère  et  ils  se  sen- 
tent protégés  parle  missionnaire. 

Nous  mettons  en  fait  quela  certitude  qu'eurent  les 
sauvages  que  M.  Faraud  ne  les  abandonnerait  pas, 
quand  ils  le  virent  construire  sa  première  maison  à 
Atthabaskaw,  fut  une  des  principales  causes  de  leur 
conversion. 


Chez  les  sauvages  où  le  christianisme  a  pénétré,  la 
foi  est  vive  et  sincère,  ces  esprits  déchusse  relèvent, 
ces  âmes  avilies  remontent  vers  le  Créateur,  ces 
cœurs  insensibles  s'humanisent  par  la  prière,  cette 
pure  manifestation  de  l'amour. 

Le  protestantisme  a  tenté  de  s'établir  sur  quelques 
points  de  ce  lointain  continent  :  nulle  part  il  n'a 
réussi,  —  le  protestantisme  est  trop  froid  pour  civi- 
liser les  peuples  de  ces  régions  de  glace,  il  ne  parle 
qu'à  la  raison  où  il  ne  faut  parler  qu'aux  cœurs. 

C'est  surtout  par  les  sentiments  que  nous  pou- 
vons inculquer  aux  sauvages  la  vérité  religieuse. 


282  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Leurs  âmes  sont  malades,  leur  conscience  a  besoin 
du  médecin. 

Le  christianisme  seul  peut  ranimer  dans  ces  cœurs 
le  foyer  éteint,  seul  il  peut  régénérer  ces  âmes  créées 
du  même  souffle  divin  que  la  nôtre. 


VI 


Voyez- vous  ces  milliers  de  sauvages  barbares  hier 
—  chrétiens  aujourd'hui. 

Hier  ils  étaient  la  honte  de  l'humanité,  hier  ils 
étaient  abrutis  dans  la  matière,  aujourd'hui  ils  par- 
ticipent à  une  nouvelle  existence  :  la  vie  intellectuelle  ; 
et  quand  le  son  de  la  cloche  retentit  dans  les  déserts, 
on  les  voit  sortir  de  leur  tente  et  accourir  à  ce  tem- 
ple chrétien  où  les  appelle  le  Dieu  d'amour. 


CHAPITRE  IV 

La  polygamie.  —  Comment  se  marient  les  sauvages.  —  Le  bi- 
game. —  Influence  de  la  prière  sur  les  sauvages.  —  Un  sau- 
vage converti  par  lui-même.  —  wabiskokkumaniwit. 


Le  vice  le  plus  difficile  à  détruire  chez  la  plupart 
de  ces  peuples,  le  vice  qui  a  été  le  plus  grand  obs- 
tacle à  leur  régénération,  c'est  la  polygamie.  Dans 
beaucoup  de  tribus  les  sauvages  ont  la  coutume  de 
changer  de  femme  selon  leurs  caprices  ou  leurs  in- 
clinations. Celui  qui  veut  se  marier  va  le  soir, dans  une 
tente ,  prendre  celle  qu'il  convoite  et  l'amène  dans 
sa  propre  loge  de  gré  ou  de  force.  L'usage  est  que 
les  parents  ne  doivent  pas  s'en  mêler.  S'il  y  a  deux 
prétendants,  il  y  a  querelle...  puis  combat...  le 
plus  fort  a  droit  à  la  main  de  la  jeune  fille. 

La  même  coutume  a  lieu  à  l'égard  des  femmes 
soi-disant  mariées.  Si  un  sauvage  veut  avoir  l'épouse 


284  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

d'un  autre,  il  cherche  querelle  au  mari  ;  s'il  est  le  plus 
fort,  le  mari  lui  abandonne  sa  femme  et...  ils  se 
quittent  bons  amis.  Ils  ne  font  du  reste,  agissant  ainsi, 
que  ce  qu'ils  ont  vu  faire  à  leurs  pères,  ne  se  doutant 
même  pas  qu'ils  puissent  être  répréhensibles. 

Dans  les  tribus  converties  ces  usages  ont  disparu, 
un  grand  nombre  déjà,  et  les  Montagnais  surtout, 
se  sont  soumis  volontiers  à  contracter  des  ma- 
riages légitimes.  Depuis,  très-peu  ont  cherché  à  bri- 
ser des  liens  cimentés  par  la  religion,  c'est  un  dés- 
honneur parmi  eux  d'agir  autrement;  ils  ont  le  bon 
sens  de  comprendre  qu'un  mariage  contracté  decette 
façon  est  seul  digne  de  l'homme,  aussi  sont-ils  plus 
satisfaits  et  se  trouvent-ils  moins  misérables.  Il  n'y 
avait  point  autrefois  de  liens  de  famille,  les  enfants 
ne  reconnaissaient  plus  les  auteurs  de  leurs  jours,  les 
parents  ne  reconnaissaient  plus  leurs  progénitures, 
leurs  alliances  ressemblaient  à  celles  des  brutes. 

Le  christianisme  a  éveillé  dans  ces  cœurs  un  sen- 
timent, jusqu'alors  inconnu,  en  leur  faisant  com- 
prendre l'affection  la  plus  pure,  la  plus  conforme 
aux  lois  de  l'humanité  :  —  l'affection  conjugale. 

Il  arrive  pourtant,  assez  souvent,  que  tel  sauvage 
qui  a  promis  solennellement  de  vivre  en  chré- 
tien retombe  dans  ses  habitudes  perverses.  —  La 
civilisation  n'a  pas  encore  poussé  d'assez  profon- 


LES  SAUVAGES.  28.Ï 

des  racines,—  et  il  ne  faut  rien  moins  que  la  sévérité 
et  la  surveillance  continuelle  du  missionnaire  pour 
retenir  dans  le  devoir  —  ces  peuples  encore  enfants. 


II 


«  Un  sauvage  avait  épousé  deux  sœurs.  Revenu  à 
de  meilleurs  sentiments,  il  résolut  de  se  convertir  et 
de  rendre  la  plus  jeune  de  ses  femmes  à  son  beau- 
père  ;  il  le  fit,  en  effet,  puis  il  vint  me  trouver. 

—  Père,  me  dit-il, j'ai  fait  ce  que  tu  m'as  ordonné, 
donne-moi  le  baptême. 

—  Je  te  le  donnerai,  lui  répondis-je,  quand  tu 
m'auras  prouvé,  par  ta  bonne  conduite,  que  tu  en 
es  digne. 

Le  sauvage  me  quitta. 

Six  mois  après,  au  retour  de  la  chasse,  il  revint  me 
trouver. 

—  Père,  me  dit-il,  je  suis  digne  du  baptême.  J'ai 
gardé  une  seule  femme.  Baptise-moi  afin  que  je 
puisse  prier  avec  mes  frères. 

J'accédai  à  sa  demande. 

Peu  de  temps  après,  ses  mauvais  penchants  repri- 
rent le  dessus  et  il  voulut  avoir  de  nouveau  sa  belle- 


Hm  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

sœur.  Il  se  rendit  à  sa  tente  bien  résolu  de  ne  pas 
en  sortir  sans  elle. 

Heureusement  la  jeune  femme  n'était  pas  seule. 
Son  père,  honnête  vieillard  que  j'avais  baptisé  quel- 
ques années  auparavant,  était  là  pour  la  défendre. 

—  Que  veux-tu?  dit-il  en  apercevant  son  gendre 
et  devinant  son  dessein. 

—  Je  veux  ta  fille,  répondit  le  sauvage  d'un  ton 
impératif. 

—  Tu  ne  l'auras  pas,  homme  indigne  d'être  chré- 
tien, s'écria  le  vieillard. 

Le  sauvage  leva  son  coutelas  comme  pour  le 
frapper. 

Un  drame  épouvantable  allait  se  passer  dans  cette 
tente.  Le  jeune  homme,  l'œil  hagard,  dominé  par 
sa  passion,  se  précipite  sur  la  jeune  femme. 

Mais  le  courageux  père  l'arrête,  malgré  l'arme 
homicide  qui  le  menace. 

—  Frappe,  scélérat,  lui  dit-il  ;  je  ne  te  donnerai 
plus  ma  fille.  Je  suis  vieux  et  courbé  par  les  ans, 
mais, tant  qu'il  me  restera  un  souffle  dévie,  tant  que 
cette  tête  blanche  restera  sur  mes  épaules,  je  la  proté- 
gerai... si  tu  veux  avoir  la  fille,  tranche  la  tête  du 
père,  je  connais  mes  devoirs,  j'y  serai  fidèle...  toi 
tu  iras  en  enfer... 

A  ces  mots  le  bigame  s'approche  du  berceau  où 


LES  SAUVAGES.  287 

dormait  le  plus  jeune  de  ses  enfants  ;  la  jeune  mère, 
qui  comprend  son  dessein,  fait  retentir  la  loge  d'un 
cri  déchirant,  elle  se  jette  sur  le  berceau  pour  en 
écarter  son  ancien  mari;  mais,  prompt  comme 
l'éclair,  l'affreux  sauvage  a  déjà  saisi  son  enfant  et 
il  dit  à  son  beau-père  : 

—  Puisque  tu  ne  veux  pas  me  donner  tes  deux 
tilles,  garde-les  toutes  les  deux.  J'emporte  mon  en- 
fant. 

Ni  les  larmes  de  la  fille  ni  les  menaces  de  son 
mari  ne  purent  ébranler  le  vieillard.  » 


III 


«  Un  sauvage,  nouvellement  baptisé,  vint  me  taire 
part  un  jour  de  la  résolution  qu'il  avait  prise  de 
renvoyer  sa  femme  pour  en  prendre  une  autre. 

—  Tu  as  donc  oublié  mes  paroles  et  tes  pro- 
messes ? 

—  Non...  mais  je  n'aime  plus  ma  femme. 

—  Pourquoi  ? 

—  Parce  que  j'en  veux  une  autre. 

— ■  Eh  bien  !  fais  ce  que  tu  voudras,  mais  je  t'a- 
vertis que  tu  ne  pourras  plus  venir  à  la  prière  avec 
tes  frères. 


288  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

—  Quoi  !  s'écria  le  sauvage,  je  ne  pourrai  plus 
prier  avec  mes  frères  ? 

—  Non. 

—  Mais  quand  ils  se  réuniront  le  dimanche  dans 
ma  loge,  ne  pourrai-je  prier  avec  eux  ? 

—  Non! 

—  Mais  pourrai-je  prier  tout  seul? 

—  Oui! 

Le  sauvage,  déconcerté  par  mon  laconisme,  me 
répondit  brusquement  après  quelque  hésitation  : 

—  Je  veux  avoir  cette  femme. 
Et  il  sortit  triste  et  pensif. 

Le  lendemain  je  le  vis  revenir  tout  en  larmes. 

—  Père,  me  dit-il  en  se  jetant  à  mes  genoux, 
j'ai  prié  tout  seul. 

—  Eh  bien  ! 

—  De  grâce,  ne  me  traite  pas  avec  rigueur.  Je 
reconnais  que  j'ai  mal  pensé...  je  ne  veux  pas  être 
privé  de  la  consolation  de  prier  avec  mes  frères,  — 
c'estle  mauvais  esprit  qui  me  tourmentait, — prends 
pitié  de  moi,  je  garderai  ma  femme.  » 


LES  SAUVAGES.  289 


IT 


Être  rejeté  de  la  prière  est  pour  les  sauvages  con- 
vertis le  plus  grand  des  malheurs.  Être  chrétien  et 
prier,  c'est  pour  eux  la  même  chose. 

«  Voici  ce  que  me  disait  un  sauvage,  le  soir  même 
de  son  baptême  : 

«  Il  y  a  deux  hivers  que  j'entendis  parler  pour  la 
première  fois  de  la  prière.  J'avais  alors  deux  femmes, 
je  les  aimais  toutes  deux  beaucoup;  on  m'avait  dit 
que  dans  la  prière  il  ne  fallait  n'en  avoir  qu'une  et 
je  disais  dans  mon  cœur  :  —  Je  ne  prierai  point... 
cependant  j'avais  toujours  la  prière  dans  ma  pensée. 

«  L'autre  automne,  quand  je  vins  te  voir  pour  la 
première  fois,  —  toi  le  chef  de  la  prière,  —  tu  métis 
comprendre  combien  elle  était  bonne  et  je  dis  dans 
mon  cœur  :  —  Voilà  que  je  prierai.  Je  rejetai  aus- 
sitôt une  de  mes  femmes. 

«  Quand  il  fut  hiver,  j'eus  un  rêve  :  Je  voyais  en 
haut  un  homme  qui  me  disait  : 

—  Ne  prie  point  cJiaiviya  ayamiha  Aayamihayani 
ki  kahnipin.  Si  tu  pries,  le  printemps,  quand  il  n'y 
aura  plus  qu'un  petit  brin  déneige,  tu  mourras  ! 

«  Et  moi  je  répondis  : 


290  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

—  «Je  mourrai  s'il  le  faut,  mais  je  prierai...  Je 
l'ai  promis. 

«  A  ces  mots  la  vision  disparut. 
«  Je  racontai  à  mes  parents  ce  que  je  venais  de 
voir  et  d'entendre,  et  ils  me  dirent  aussi  : 

—  «  INeprie  point. 
«  Je  leur  répondis  : 

—  Devrai -je  mourir,  je  prierai  ! 

«  La  neige  commença  à  fondre,  je  m'attendais 
tous  les  jours  à  mourir...  et  je  me  disais  :  — Voilà 
que  je  vis  encore. 

«  Quand  la  neige  eut  complètement  disparu,  je 
dis  à  mon  père  : 

—  Vous  voyez  que  le  mauvais  esprit  n'a  pas  dit  la 
vérité,  il  ne  reste  plus  un  brin  de  neige  et  je  vis. 

«  Dès  ce  jour,  j'ai  promis  à  Dieu  de  me  faire  chré- 
tien. » 

Ce  fait  est  d'autant  plus  étonnant  que  chez  les 
sauvages  un  rêve  est  regardé  comme  une  révélation 
infaillible. 


«  Un  jour,  dans  un  de  mes  voyages,  je  vis  venir  à 
moi  un  sauvage  de  haute  taille,  mais  excessivement 
maigre,  il  paraissait  très-affligé. 


LES  SAUVAGES.  291 

—  J'ai  su  par  les  chasseurs  que  tu  étais  ici,  me 
dit-il,  et  je  suis  venu.  Je  veux  prier. 

—  Le  veux- tu  sérieusement  ? 

—  Crois-tu  donc  que  j'aie  fait  plus  de  vingt-cinq 
lieues  de  marche,  malade  comme  je  suis,  sans  avoir 
envie  de  ta  parole  ? 

—  Gomment  t'appelles-tu? 

—  Wabiskokkumaniwit. 

—  M'avais-tu  vu  déjà  ? 

—  Non,  mais  j'ai  entendu  parler  de  toi,  et  l'on 
m'a  rapporté  tes  paroles,  dès  lors  j'y  ai  beaucoup  ré- 
fléchi, écoute  mon  histoire  : 

«  Je  fais  pitié  sur  la  terre  :  l'Esprit  bon  a  soin,  dis- 
tu,  de  ceux  qui  sont  en  peine,  moi  tout  ce  que  je  lui 
demande,  c'est  qu'il  m'accorde  la  faveur  d'être  bap- 
tisé. J'avais  un  enfant  encore  au  berceau,  le  grand 
chef  me  Va  enlevé  l'autre  hiver,  il  doit  être  dans  le 
ciel  parce  qu'il  n'avait  pas  fait  de  mal  encore.  Or, 
moi  aussi  je  veux  aller  au  ciel,  anots  tàpwèwokèyi- 
rnin.  N'ôta,  àyàmiwi  pikoko  sàkihàyàn,  voilà  pour- 
quoi je  veux  prier.  » 

Le  lendemain  Wabiskokkumaniwit  me  présenta 
sa  femme,  je  les  instruisis  tous  deux  et  après  quel- 
ques jours,  je  leur  annonçai  que  je  les  baptiserais. 

—  Préparez-vous,  leur  dis-je,  demain  vous  serez 
chrétiens. 


292  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Il  était  jour  à  peine,  qu'ils  arrivaient  à  moi,  ils 
n'avaient  pu  attendre  mon  réveil.  La  pensée  du 
bonheur  qu'ils  espéraient  les  faisait  tressaillir,  une 
sueur  abondante  les  inondait  ,  ils  s'approchè- 
rent en  tremblant ,  des  larmes  mouillaient  leurs 
paupières. 

A  l'instant  où  l'eau  sainte  coula  sur  leur  front,  je 
les  vis  changer  de  couleur,  ils  furent  comme  transfi- 
gurés, une  joie  céleste  remplissait  leur  âme. 

—  Oh!  que  la  prière  est  bonne,  dit  le  sauvage,  — 
que  le  baptême  fait  de  bien  !  — Je  suis  guéri. 

—  Va  porter  ces  paroles  à  tes  frères,  lui  dis-je  en 
les  congédiant,  car  ni  eux  ni  leurs  épouses,  ne  se- 
ront heureux  en  ce  monde  ni  dans  l'autre,  sans  la 
prière. 

Jamais  je  n'avais  si  bien  compris  la  sainteté  du 
baptême.  » 


CHAPITRE  V 

Comment  voyagent  les  sauvages.  —  Les  chiens.  —  Les  traînes. 
—  Les  raquettes.  —  Comment  se  logent  les  sauvages.  —  Inté- 
rieur des  tentes  chez  les  sauvages  infidèles.  —  Chez  les  sauva- 
ges chrétiens. 


Les  sauvages  voyagent  par  bande,  jamais  isolément . 
Les  voyages  d'été  se  font  en  canots,  plus  communé- 
ment appelés  pirogues  ;  ils  sont  fabriqués  dans  cer- 
taines contrées,  chez  les  Esquimaux  par  exemple, 
avec  des  écorces  d'arbres,  mais  le  plus  souvent  au 
moyen  d'énormes  pieds  d'arbres  qu'ils  ont  creusés. 

Les  sauvages  ont  une  habileté  extraordinaire  dans 
l'art  de  diriger  leurs  frêles  embarcations;  dans  les 
lacs,  quand  lèvent  le  permet,  ils  naviguent  quelque- 
fois à  la  voile,  mais  dans  les  rivières  ils  se  servent 
habituellement  de  la  rame,  qu'ils  manient  avec  une 
adresse  à  rendre  jaloux  les  canotiers  de  Paris. 

11  est  on  ne  peut  plus  curieux  de  voir  glissant  au 


294  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

milieu  d'une  rivière,  cetle  foule  de  petits  canots, 
montés  par  un  ou  deux  rameurs;  quand  le  courant 
les  entraîne,  que  les  coups  précipités  de  l'aviron 
défient  le  courant,  on  dirait  des  ombres  fantastiques 
qui  passent.  Tout  à  coup,  les  bras  des  rameurs 
s'arrêtent ,  les  embarcations  se  rapprochent  de  la 
rive...  et  s'arrêtent...  on  est  en  face  d'une  chute. 

Aussitôt,  les  sauvages  débarquent,  et  l'on  voit  ces 
canotiers  des  déserts,  chargés  de  leur  frêle  esquif, 
s'en  allant  reprendre  plus  loin  leur  course  inter- 
rompue. 


li 


Les  voyages  d'hiver  sont  plus  pittoresques  encore  ; 
et  les  chiens  que  les  sauvages  attellent  aux  traînes 
leur  sont  alors  d'un  précieux  secours.  On  dirait  que 
la  providence  a  créé  ces  chiens  exprès  pour  ces  con- 
trées ;  ils  sont  vigoureux,  dociles  et  peuvent  suppor- 
ter de  longs  jeûnes. 

Les  traînes  sont  chargées  des  bagages  consistant 
en  couvertures,  tentes,  haches,  provisions  de  bou- 
che consistant  en  viandes,  poissons;  au  besoin  elles 
portent  les  malades. 

La  traîne  est  faite  au  moyen  de  deux  planches 
assez  minces  de  40  centimètres  de   large  chacune 


LES  SAUVAGES.  295 

sur  4  mètres  de  long  ;  le  devant  et  le  derrière  sont 
peu  relevés,  les  côtés  sont  bordés  d'une  bande  de  fer 
où  l'on  attache  les  courroies  destinées  à  assujettir  le 
chargement;  quatre  chiens,  quelquefois  huit,  sont 
attelés,  un  sauvage  muni  d'un  bâton  marche  toujours 
devant  l'attelage,  la  bande  suit  à  petite  dislance. 


111 


Comme  en  hiver  le  sol  est  toujours  couvert  de 
neige,  les  sauvages  ne  pourraient  marcher  sans  le  se- 
cours des  raquettes. 

La  raquette  est  de  forme  presque  ovale,  elle  est 
arrondie  sur  le  devant  et  l'extrémité  de  derrière  est 
terminée  en  pointe  et  a  75  centimètres  environ  de 
long  et  40  environ  de  large. 

Elle  est  traversée  de  petits  bâtons  sur  lesquels  on 
place  les  pieds,  qu'on  assujettit  fortement  avec  des 
lanières  de  cuirs  ;  le  contour  de  la  raquette,  qui  sert 
d'enchâssement  aux  pieds,  est  d'un  bois  très-léger 
qu'on  a  eu  soin  de  faire  durcir  au  feu.  On  éprouve 
au  début  quelque  difficulté  pour  marcher  facilement 
sur  les  raquettes,  elles  fatiguent  même  beaucoup  à 
cause  de  la  nécessité  où  l'on  est  de  tenir  les  jambes 
écartées,  mais  une  fois  qu'on  en  a  pris  la  coutume, 


206  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

on  marche  avec  cette  chaussure,  aussi  facilement 
sur  la  neige  que  sur  la  terre  ferme. 

Pour  enchâsser  les  pieds  dans  la  raquette,  il  est 
indispensable  d'avoir  les  souliers  des  sauvages  qui 
sont  fabriqués  en  peaux  tannées  et  ressemblent 
assez  à  nos  chaussons. 


IV 


Dans  le  cours  de  ces  voyages,  les  pauvres  Indiens 
sont  exposés  à  mille  périls,  dont  le  froid  est  le  moin- 
dre. Quelquefois  les  provisions  sont  épuisées,  sans 
qu'ils  aient  pu  faire  chasse,  et  alors  c'est  la  famine  ; 
d'autres  fois  ce  sont  les  chiens  qui,  malgré  leur  force 
et  leur  courage,  meurent  ou  doivent  être  sacrifiés 
pour  substanter  leurs  maîtres  ;  il  arrive  aussi  que  la 
tribu  voyageuse  rencontre  une  tribu  ennemie,  et 
alors  c'est  un  combat  à  outrance  qui  a  toujours  pour 
résultat  la  mort  de  la  plupart  des  voyageurs. 

Rarement  les  malheureux  hôtes  des  forêts  retour- 
nent tous  au  lieu  d'où  ils  sont  partis. 


LES  SAUVAGES.  297 


Les  sauvages  partent  habituellement  au  commen- 
cement du  mois  d'octobre  pour  la  chasse  d'hiver,  et 
au  mois  d'avril  ou  mai  pour  la  chasse  d'été  ;  ils  par- 
tent toujours  par  bandes  assez  nombreuses  et  ne  se 
séparent  qu'au  point  où  doit  commencer  la  chasse 
ou  la  pêche.  Chacun  dresse  sa  tente  au  lieu  qui  lui 
paraît  propice,  chacun  s'arrête  tantôt  à  un  en- 
droit, tantôt  à  un  autre,  le  tout  est  déterminé  par  le 
plus  ou  moins  d'abondances  de  poissons  ou  d'animaux 
à  fourrures.  Dès  lors  on  aurait  tort  de  supposer 
qu'ils  habitent  des  maisons  comme  les  nôtres. 

Une  tente  faite  de  dix  à  douze  peaux  de  buffles 
leur  offre  un  abri  suffisant, elle  se  plie  et  se  transporte 
avec  la  plus  grande  facilité,  et  présente,  lorsqu  elle 
est  dressée,  une  forme  conique  d'environ  5  mètres  de 
haut.  Des  perches,  fixées  à  sa  base  par  des  chevilles, 
la  soutiennent,  une  ouverture  à  laquelle  deux  oreilles 
mobiles  servent  d'abat-vent  est  ménagée  au  sommet 
de  la  tente,  elle  laisse  une  issue  à  la  fumée  du 
foyer. 

La  circonférence  de  ces  tentes  est  variable.  Les 
plus  petites  ont  dix  mètres  de  tour,  et  les  plus  gran- 
des trente  mètres. 


298  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

Le  père,  la  mère,  les  enfants  et  quelquefois  plu- 
sieurs familles  y  trouvent  un  logis  commun. 

Le  foyer  occupe  toujours  le  milieu,  une  tente  de 
trente  mètres  de  circonférence  abrite  habituelle- 
ment vingt-cinq  personnes. 

Quoique  ces  loges  soient  toujours  dressées  sur  la 
terre  ou  quelquefois  même  sur  le  granit,  les  femmes 
soigneuses  trouvent  moyen  de  leur  donner  un  cer- 
tain air  de  propreté  en  étendant,  tout  autour,  des  ra- 
meaux de  sapins  les  plus  fins  qu'elles  puissent  trou- 
ver, elles  placent  ces  rameaux  de  telle  manière  que 
les  tiges  sont  toutes  couvertes  par  les  extrémités  et 
offrent  ainsi  une  couche  passable. 


VI 


Les  sauvages  habitent  ou  dans  grand  camp,  ou 
famille  par  famille,  selon  la  localité. 

Dans  les  vastes  prairies  où  se  fait  la  chasse  des 
buffles,  sur  les  bords  de  la  mer  Glaciale  où  se  fait 
la  chasse  des  cariboux,  ils  se  réunissent  par  grosses 
bandes  et  font  leurs  expéditions  en  commun. 

Dans  ce  cas,  les  loges  présentent  l'aspect  d'un  pe- 
tit village  et  se  comptent  quelquefois  par  cent  et  cent 
cinquante. 


(LES  SAUVAGES.  299 

Ceux  qui  voyagent  isolément  vivent  au  contraire 
famille  par  famille,  dans  les  forêts  ou  le  long  des 
rivières,  il  est  rare  qu'il  y  ait  plus  de  deux  loges 
ensemble.  La  raison  en  est  que  les  animaux  soli- 
taires, qui  habitent  les  bois,  sont  comparativement 
peu  nombreux  et  que  les  sauvages  se  nuiraient  les 
uns  aux  autres  en  se  réunissant. 

Dans  le  cours  de  l'hiver,  les  sauvages,  de  qui  l'on 
peut  dire  que  toute  la  terre  est  à  eux,  puisqu'ils  ne 
connaissent  ni  bornes  ni  limites,  parcourent  succes- 
sivement de  cent  cinquante  à  deux  cents  lieues.  — 
Ainsi  ils  dressent  leurs  tentes  au  milieu  d'un  bois, 
chassent  autour  pendant  quelques  jours,  puis  élar- 
gissent leur  circuit  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  ce  qu'ils 
aient  détruit  tous  les  environs.  Alors  ils  démolissent 
la  loge  et  s'en  vont  recommencer  plus  loin. 


Vil 


Voyez  au  milieu  des  vastes  prairies,  dans  le  creux 
des  rochers,  ou  sous  les  grands  arbres  des  forêts,  les 
tentes  des  sauvages  que  le  Christianisme  n'a  point 
encore  éclairés.  Voyez  l'intérieur  de  ces  familles 
infortunées  et  la  tristesse  descendra  dans  votre 
âme. 


300  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Là  réside  l'égoïsme  le  plus  révoltant  et  les  plus 
abominables  dépravations  des  sens. 

Là,  si  l'abondance  existe,  c'est  l'orgie  hideuse  des 
invocations  infernales.  —  C'est  la  brute  qui  mange, 
dort,  digère. 

Là,  si  la  faim  se  fait  sentir  et  si  la  nourriture  man- 
que, c'est  le  découragement,  bientôt  c'est  la  rage, 
puis  le  blasphème.  —  C'est  la  brute  qui  rugit. 

Horrible  rugissement  du  sauvage,  qui,  n'étant  re- 
tenu par  aucun  frein  intérieur,  se  laisse  alors  aller 
quelquefois  à  son  instinct  de  canibale  pour  assouvir 
la  faim  qui  le  dévore. 


VIII 


Voyez  l'intérieur  de  la  tente  des  sauvages  de- 
venus chrétiens  et  vous  serez  consolé. 

Un  christ,  une  statuette  de  la  Vierge,  une  image 
d'un  saint  vénéré,  sont  les  protecteurs  visibles  de  ces 
pauvres  familles  des  bois. 

Le  soir,  se  fait  la  prière  en  commun,  qui  toujours 
est  suivie  d'un  cantique;  souvent  le  père, ou,  s'ils  sont 
plusieurs  familles  ensemble,  le  vieillard  le  plus  éru- 
dit,  fait  un  discours  aux  jeunes  gens. 

Quelquefois  aussi  le  besoin  se  fait  sentir,  mais 


LES  SAUVAGES.  30 i 

l'image  du  Christ  est  là,  ils  savent  qu'il  a  souffert  et 
ils  endurent  leurs  privations  sans  blasphémer. 

Plus  heureux  que  leurs  frères  encore  idolâtres, 
ils  connaissent  la  résignation. 

Comme  dans  l'intérieur  de  ces  tentes  il  y  a  beau- 
coup plus  d'ordre,  plus  de  propreté, plus  de  sobriété, 
les  privations  y  sont  généralement  moins  fréquentes. 
J'ai  peu  d'exemples  de  familles  chrétiennes  mortes 
de  faim  dans  leurs  tentes,  tandis  que  dans  les  tentes 
des  familles  idolâtres  ce  fait  n'est  pas  rare. 


CHAPITRE  VI 

Comment  chassent  les  sauvages.  —  L'orignal.  —  Le  caribou. 
—  Chasse  d'été. —  Chasse  d'hiver.  —  Superstition  des  chas 
seurs. 


Dans  la  tente  du  sauvage  la  femme  a  le  soin  ex- 
clusif du  ménage.  C'est  elle  qui  charrie  le  bois,  le 
coupe,  prépare  les  viandes,  fait  les  souliers,  raccom- 
mode les  habits. 

Le  père  part  ordinairement  le  matin,  son  sac  sur 
le  dos,  son  fusil  à  l'épaule,  sa  petite  hache,  son  pot  à 
boire,  son  sac  à  tabac  et  sa  pipe  pendus  à  sa  cein- 
ture. 

Il  parcourt  dans  sa  journée  tous  les  lieux  où  il  a 
dressé  des  pièges  pour  les  petits  animaux  à  four- 
rures, tels  que  le  renard,  le  f écart,  la  martre, \&  carca- 
joux,  Xherminette,  etc. ,  etc. ,  et  ne  s'en  retourne  chez 
lui  qu'à  la  nuit. 

Quelquefois  il  suit  à  la  piste  les  gros  animaux. 


LES  SAUVAGES.  m 

tels  que  l'orignal,  le  bizon,  le  cerf  et  le   caribou. 

D'après  les  usages,  le  sauvage  ne  peut  revenir  sans 
avoir  fait  sa  chasse;  aussi,  quand  la  nuit  le  prend 
avant  d'avoir  atteint  la  proie  qu'il  poursuit,  il  cou- 
che sur  le  lieu  même,  sans  allumer  de  feu  pour 
ne  pas  effaroucher  les  animaux  ,  et  s'enveloppant 
alors,  le  mieux  qu'il  peut,  dans  une  petite  couverture 
qui  ne  le  quitte  jamais,  il  s'étend  sur  la  neige  à 
l'abri  d'un  arbre  ou  d'un  pan  de  rocher.  Si  le  len- 
demain la  chance  n'est  pas  meilleure  que  la  veille,  il 
couche  encore  de  la  même  manière  sur  un  autre 
point. 

En  retournant  sans  avoir  fait  chasse,  il  serait  ap- 
pelé lâche  et  maladroit.  Ce  point  d'amour-propre  est 
commun  aux  chasseurs  de  tous  les  pays,  à  ceux  Je 
France  surtout. 

Les  sauvages  passent,  s'il  le  faut,  quatre  à  cinq 
jours  sans  manger  ,  ils  mourront  de  faim  plutôt 
que  de  retourner  sans  gibier  ou  sans  fourrure,  car 
les  usages  de  ces  contrées  ne  permettent  pas  à  un 
chasseur  de  porter  de  provisions. 

C'est  encore  là  une  des  causes  qui  abrègent  leur 
vie  et  ruinent  en  peu  de  temps  les  plus  robustes 
santés. 


304  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 


II 


Le  sauvage,  pour  atteindre  l'animal  qu'il  cherche, 
surtout  l'orignal,  qui  est  le  plus  farouche  et  le  plus 
méchant,  a  besoin  de  savoir  distinguer,  soit  par  la 
vue,  soit  par  le  tact,  depuis  combien  de  temps  il  est 
passé  et  la  distance  approximative  qu'il  a  dû  par- 
courir. 

Quand  cette  première  observation  est  faite,  il  re- 
marque la  trace  laissée  par  l'animal  sur  la  neige, 
il  porte  surtout  son  attention  dans  la  direction 
du  vent,  et,  faisant  alors  un  demi-circuit  dans  le  sens 
opposé,  il  ne  perd  que  rarement  la  piste. 

Quelquefois  ce  n'est  qu'après  avoir  fait  une  ving- 
taine de  ces  demi-circuits,  qu'il  arrive  à  l'endroit  où 
repose  sa  proie. 

L'orignal  est  myope,  mais  il  n'est  pas  sourd,  et 
connaît  instinctivement  les  bruits  accidentels. 

Le  vent  agite  la  forêt,  déracine  les  arbres,  l'ani- 
mal insoucieux  en  apparence  dort. 

Le  sauvage  l'aperçoit,  tend  son  arc,  casse  une 
branche,  l'animal  l'entend,  le  comprend....  se 
lève....  s'étire....  au  même  instant  un  trait  mortel 
lui  perce  le  cœur. 


LES  SAUVAGES.  305 


III 


Quelquefois  c'est  le  caribou  que  poursuit  le  sau- 
vage. Ces  animaux,  réunis  ordinairement  en  trou- 
peaux assez  nombreux,  vivent  entre  le  55e  et  le 
65e  degré  de  latitude  nord,  dans  les  vastes  contrées 
incultes  qui  bordent  la  baie  d'Hudson. 

Le  caribou,  à  l'opposé  de  l'orignal,  a  de  mau- 
vaises oreilles,  mais  il  a  de  bonnes  jambes.  Les  sau- 
vages disent  qu'il  a  des  ailes,  dès  lors  il  faut,  pour 
l'atteindre,  connaître,  avant  tout,  sesinstincts. 

Il  y  a  deux  moyens. 

En  été  ou  en  automne,  les  sauvages,  qui  dis- 
tinguent parfaitement  les  lieux  de  passage  des 
caribous  ,  sachant  qu'ils  ne  reculent  devant 
aucun  obstacle,  ne  se  détournent  jamais  du  droit 
chemin,  se  couchent  derrière  les  grands  arbres, 
non  loin  du  lac  que  les  animaux  doivent  traver- 
ser. 

Les  bandes  de  caribous  arrivent,  se  jettent  immé- 
diatement à  la  nage,  et  au  moment  où  ils  attei- 
gnent le  bord  de  l'eau,  les  sauvages  quittent  leurs 
embuscades,  en  poussant  un  grand  cri  ;  les  caribous, 
surpris  et  effrayés,  retournent  sur  eux-mêmes,  s'en- 


20 


306  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

tremêlent  les  uns  dans  les  autres,  semblables  à  un 
troupeau  qui  veut  sortir  tout  à  la  fois  d'une  bergerie,  et 
cherchent  à  regagner  le  large;  mais,  tandis  que  leurs 
groupes  trop  pressés  s'éloignent  péniblement  du  ri- 
vage, les  sauvages  lancent  leurs  canots  d'écorces  sur 
le  dos  des  plus  vigoureux  qui,  excités  par  ce  far- 
deau, nagent  au  travers  des  autres,  entraînant  ainsi 
dans  leur  course  et  canots  et  chasseurs. 

Les  sauvages  alors,  armés  de  lances,  tuent  à  droite 
et  à  gauche  tous  les  caribous  qu'ils  peuvent  attein- 
dre, jusqu'à  ce  qu'enfin  il  ne  leur  reste  plus  à  frap- 
per que  ceux  qui  les  entraînent,  complices  innocents 
de  la  destruction  de  leurs  frères. 

Après  ce  carnage ,  ils  ramassent  leurs  vic- 
times gisantes  au  milieu  des  flots  rougis,  les  char- 
gent sur  les  canots  et  retournent  à  leur  embus- 
cade. 

Pendant  l'hiver,  les  sauvages  procèdent  d'uqe 
autre  manière. 

Recouverts  de  la  peau  de  ces  animaux,  ils  vont  se 
placer  au  milieu  du  lac  que  leur  bande  doit  traverser. 
Les  caribous  arrivent  précipitamment,  passent  à  côté 
des  chasseurs,  sans  paraître  y  faire  attention,  puis, 
à  une  certaine  distance,  la  curiosité  les  prend, 
ils  reviennent  sur  leurs  pas,  regardant  leurs  frères 
inconnus,  et  vont  circuler  autour  d'eux» 


LES  SAUVAGES.  307 

Profitant  de  ce  moment,  ]es  sauvages  commencent 
à  leur  tirer  des  coups  de  fusil.  Plus  les  détonations 
sont  nombreuses,  plus  la  curiosité  pousse  les  ca- 
ribous à  s'approcher  des  chasseurs  qui  en  font  alors 
un  facile  carnage. 

S'il  arrive  que  la  bande  ne  soit  pas  nombreuse, 
ils  les  tuent  tous,  mais  ordinairement  ils  atteignent 
le  chiffre  de  deux  à  trois  mille. 


IV 


La  chasse  des  caribous  est  le  sujet  de  quelques 
superstitions.  Le  sauvage,  chassant  et  ne  pouvant 
atteindre  sa  proie,  avait  coutume  de  faire  noircir  le 
paleron  de  l'orignal  ou  du  caribou,  le  perçait  dans 
le  milieu  et  souriait;  il  prétendait  avoir  la  force,  par 
ce  sourire,  de  jeter  un  sort  sur  les  animaux  et  de  les 
attirer  par  ses  charmes. 

Voici  à  ce  sujet  une  autre  superstition  non  moins 
absurde  et  accréditée  néanmoins  partout. 

Lorsque  les  femmes  mangeaient  le  mufle  de  l'o- 
rignal, il  devait  en  arriver  malheur  aux  chasseurs. 

Les  femmes  prétendent,  avec  quelque  apparence 
de  raison,  que  la  gourmandise  a  toujours  été  la  prin- 
cipale cause  de  leur  exclusion.  —  Car  le  mufle  de 


308  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

l'orignal  est,  sans  contredit,  le  morceau  le  plus  friand 
qu'il  soit  possible  de  trouver. 

Ces  superstitions  sont  tellement  enracinées  dans 
l'esprit  des  sauvages,  que  même  ceux  qui  sont  chré- 
tiens se  laissent  difficilement  désabuser. 


CHAPITRE  VII 

La  poche.  —  Différentes  sortes  de  poissons.  —  Le  poisson  roya- 
liste. —  Le  poisson  sans  dents.  —  Pêche  d'été.  —  Pêche 
d'hiver. 


I 

Les  sauvages,  pour  subvenir  à  leur  alimentation, 
emploient  spécialement  la  pêche. 

On  trouve  dans  tous  les  grands  lacs,  dans  tous 
les  étangs,  et  l'été  dans  les  rivières  mêmes,  une 
quantité  prodigieuse  de  poissons  dont  plusieurs 
d'une  qualité  supérieure  ;  de  ce  nombre  sont  : 

Le  poisson  blanc,  qui  ne  se  rencontre  que  dans 
ces  contrées.  Ce  poisson  est  une  excellente  nourriture, 
surtout  lorsqu'il  a  atteint  une  certaine  grosseur;  sim- 
plement rôti  devant  le  feu,  il  prend  le  goût  du  pain 
et  de  la  viande  tout  à  la  fois. 

La  truite,  de  deux  espèces,  la  petite  et  la  grosse. 
Parmi  ces  dernières,  qui  pèsent  quelquefois  jus- 
qu'à quatre-vingts  livres,  on  distingue  la  blanche,  la 


310  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

jaune  et  la  rougeâtre  ;  les  unes  et  les  autres  offrent 
un  aliment  succulent  et  fortifiant. 

Le  brochet  devient  aussi  excessivement  gros  , 
il  y  en  a  quelques-uns  qui  pèsent  jusqu'à  cent  livres, 
ce  sont  devrais  requins  d'eau  douce,  et  ils  font  une 
guerre  cruelle  à  tous  les  autres  poissons.  C'est  celui 
que  les  sauvages  estiment  le  plus. 

Le  doré,  auquel  on  a  donné  ce  nom  à  cause  de  sa 
couleur  dorée,  a  bien  quelque  mérite;  d'une  saveur 
agréable,  il  est  le  poisson  providentiel  des  sauvages, 
attendu  qu'il  a  la  louable  habitude  de  se  présenter 
en  grand  nombre  dans  les  temps  où  tous  les  autres 
manquent. 

L'esturgeon,  plus  rare,  ne  se  trouve  pas  dans  les 
lacs  les  plus  reculés  du  nord,  mais  il  offre  à  la  tribu 
des  Sauteux  une  abondante  subsistance  au  printemps 
et  même  pendant  tout  l'été.  Ce  poisson  devient  très- 
gros,  on  en  voit  qui  pèsent  jusqu'à  deux  cents  livres. 

L'esturgeon  de  la  petite  espèce  a  un  goût  exquis; 
celui  de  la  grosse  espèce,  au  contraire,  est  très- 
coriace,  et  on  ne  le  mange  que  par  nécessité. 

L'esturgeon,  qu'on  pourrait  appeler  le  poisson 
royaliste,  porte  sur  la  tête  une  espèce  de  couronne  ; 
les  écailles  dont  il  est  couvert  ressemblent  à  des 
fleurs  de  lis.  Pour  le  pêcher,  deux  sauvages  se 
placent  chacun  à  une  extrémité  du  canot.  Celui  qui 


LES  SAUVAGES.  3H 

est  derrière  gouverne,  l'autre  se  tient  debout,  ayant 
à  la  main  un  dard,  auquel  est  attachée  une  longue 
corde,  nouée  au  canot.  Dès  que  l'esturgeon  est  à  sa 
portée,  il  tâche  de  lui  décocher  le  dard  au  défaut  des 
écailles  ;  le  poisson  blessé  fuit,  emportant  le  canot 
avec  rapidité.  Bientôt  ses  forces  s'épuisent,  et  il 
meurt. 

L'inconnu  se  rencontre  dans  les  lacs  du  nord  ;  c'est 
un  gros  poisson  blanc,  que  les  sauvages  appellent 
béouly  (poisson  sans  dents);  il  ressemble  à  la  morue 
fraîche,  mais  il  n'a  comparativement  aucune  valeur; 
sa  chair  est  très-indigeste. 

On  trouve  en  outre  une  foule  de  petits  poissons 
sans  valeur,  tels  que  Taloche  ,  le  toultbri,  I'albas- 
soche  et  le  poisson  rouge. 

Cette  abondance  exubérante  est  une  bénédiction 
de  Dieu  qui  ne  prive  une  contrée  d'un  produit  que 
pour  la  pourvoir  surabondamment  d'un  autre. 

Les  sauvages  ne  connaissent  ni  le  pain  ni  le  vin. 
Les  fruits  mêmes,  dans  la  véritable  acception  du 
mot,  leur  sont  inconnus. 

Les  lacs,  les  rivières  et  les  forêts  suffisent  à  la 
satisfaction  de  leurs  besoins. 


312  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 


II 


Ces  peuples  sauvages  ont  différentes  manières  de 
faire  la  pêche.  L'été,  ils  poursuivent  les  poissons  avec 
undard  qu'ils  manient  avec  une  adresse  surprenante, 
ou  bien ,  assis  nonchalamment  dans  leur  canot 
amarré,  ils  se  servent  de  l'hameçon  et  deviennent 
ainsi  de  placides  pêcheurs  à  la  ligne  ;  mais  plus  sou- 
vent ils  fixent  sur  l'eau  un  filet  ayant  de  quarante 
à  quatre-vingts  mètres  de  long  et  deux  mètres  de 
large  ;  ce  fdet,  soutenu  d'un  côté  par  de  petites  plan- 
ches flottantes,  est  pour  eux  un  véritable  grenier 
d'abondance  agité  par  les  flots.  A  quelque  heure  du 
jour  ou  de  la  nuit  qu'ils  viennent  le  visiter,  ils  sont 
à  peu  près  certains  d'y  trouver  des  poissons  pour 
eux,  leurs  familles  et  leurs  chiens,  seuls  animaux 
domestiques  qu'ils  possèdent. 


III 


En  hiver,  les  sauvages  procèdent  d'une  autre  ma- 
nière. Comme  les  lacs  sont  gelés,  ils  percent  la 
glace  qui  a  quelquefois  deux  mètres  d'épaisseur  : 


LES  SAUVAGES.  313 

par  cette  ouverture,  ils  ont  le  talent  d'introduire  le 
filet  au-dessous  de  l'eau.  Le  mécanisme  qu'ils  em- 
ploient pour  arriver  à  ce  résultat  est  vraiment  re- 
marquable, quoique  très-simple. 

Une  perche  et  un  cordeau  de  la  longueur  du  filet 
suffisent  :  deux  ou  trois  filets  ainsi  passés  sous  la 
glace,  permettent  à  une  famille  de  trouver  tout  l'hi- 
ver sa  nourriture  quotidienne. 


CHAPITRE  VIII 

Éducation  de  famille.  —  Ce  qu'on  enseigne  aux  enfants.  — 
Leur  bonne  constitution  en  naissant.  —  Comment  on  les 
élève.  —  Amour  maternel. 


I 


Le  sauvage,  rentré  dans  sa  tente,  initie  ses  enfants, 
dans  les  longues  soirées  d'hiver,  à  toutes  les  connais- 
sances qui  lui  sont  nécessaires  pour  se  suffire  à  lui- 
même.  Il  lui  enseigne  le  nom  de  chaque  animal,  lui 
fait  connaître  ses  instincts,  les  moyens  à  prendre 
pour  le  poursuivre,  lui  indique  les  lieux  où  il  a 
l'habitude  de  se  trouver,  les  signes  distinctifs  qui 
permettent  de  discerner  la  piste,  et  depuis  com- 
bien de  temps  l'animal  a  passé  ;  la  route  qu'il  doit 
avoir  parcourue  selon  le  vent  régnant  ;  —  il  lui  dit 
l'heure  convenable  pour  l'attendre,  lui  faisant  re- 
marquer que  la  patience  est  la  principale  qualité  du 
chasseur;  il  se  plaît  à  lui  citer  telle  circonstance,  où 


LES  SAUVAGES.  315 

lui,  son  père,  son  grand-père,  ont  passé  des  jours 
et  des  nuits,  seuls  dans  les  bois,  pour  attendre  l'ori- 
gnal :  — «  Ta  vie,  lui  dit-il  souvent,  sera  misérable, 
tu  laisseras  mourir  de  faim  ta  femme  et  tes  enfants, 
si,  jeune  encore,  tu  ne  t'habitues  pas  à  une  vie  de  pri- 
vations. » 


II 


Le  sauvage  indique  aussi  à  ses  enfants  le  mode  à 
employer  pour  dresser  des  pièges  aux  caribous  et  à 
tous  les  animaux  à  fourrure  ;  il  leur  apprend  en  quel 
temps  et  à  quelle  saison  la  fourrure  est  blanche  ou 
noire,  l'époque  où  le  poil  est  le  plus  fin  et  a  par 
conséquent  le  plus  de  valeur.  Puis,  menant  son  en- 
fant sur  les  lieux,  il  lui  enseigne  à  connaître  les  diffé- 
rentes parties  de  l'animal,  la  direction  des  muscles, 
des  fibres,  des  tendons,  le  nom  de  tous  les  os;  — 
il  lui  fait  ainsi  un  véritable  cours  d'anatomie. 

Passant  ensuite  aux  ouvrages  matériels,  il  l'habi- 
tue à  se  servir  de  la  hache ,  des  couteaux  crochus 
pour  fabriquer  les  canots,  les  traîneaux,  les  raquettes, 
les  flèches,  les  berceaux,  de  sorte  qu'un  enfant, 
arrivé  à  sept  ou  huit  ans ,  commence  déjà  —  la 
grande  chasse  exceptée  —  à  essayer  tout  ce  que  fait 
son  père. 


316  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Arrivés  à  l'âge  de  quatorze  à  quinze  ans,  tous  les 
sauvages  sont  à  la  fois  ouvriers  et  chasseurs. 


III 


Les  sauvages  naissent  forts  et  robustes  ;  on  ne  les 
emmaillotte  jamais  ;  —  à  peine  peuvent-ils  se  rouler 
sur  les  pieds  ou  sur  les  mains,  qu'on  les  voit  tout 
nus  courir  dans  la  neige  ,  dans  les  prairies  ou 
dans  les  bois,  semblables  à  de  jeunes  agneaux 
échappés  du  bercail;  dans  les  beaux  jours  d'été, 
on  les  voit  par  bandes  folâtrer  dans  les  lacs,  sembla- 
bles à  un  troupeau  de  petits  canards,  ou  à  une  bande 
de  poissons  qu'on  voit,  en  un  jour  de  beau  temps, 
se  jouer  sur  la  surface  de  l'eau.  Ces  enfants  sont  la 
preuve  vivante  que  tous  les  hommes  savent  nager  en 
naissant  ;  ils  acquièrent  par  cet  exercice  une  grande 
souplesse  dans  les  membres,  deviennent  agiles  et 
endurcis  contre  les  rigueurs  du  froid. 

On  leur  met  de  bonne  heure  l'arc  et  les  flèches  à 
la  main.  Jeunes  encore,  ils  savent  atteindre  un  but 
avec  une  justesse  surprenante  ;  aussi  les  sauvages 
ont-ils  acquis  facilement  une  grande  habileté  dans 
l'usage  des  armes  à  feu. 

Les  enfants  s'exercent  de  bonne  heure  à  la  lutte  et  à 


LES  SAUVAGES.  317 

la  course.  Quelquefois,  on  les  fait  escalader  sur  le 
haut  des  rochers  ou  grimper  à  la  cime  des  plus 
grands  arbres  afin  de  leur  inspirer  le  mépris  du  dan- 
ger ;  enfin  on  ne  néglige  rien  pour  les  aguerrir  et 
leur  apprendre  les  seuls  arts  qui  leur  soient  utiles  : 
la  chasse  et  la  pêche. 


IV 


Chez  les  sauvages,  les  mères  prennent  un  grand 
soin  de  leurs  enfants  ;  bien  plus  mères  que  beaucoup 
de  femmes  européennes,  qui,  pour  s'alléger  des  soins 
de  la  maternité,  se  dispensent  de  leur  donner  leur 
lait,  au  mépris  de  la  nature,  et  qui  même  volontiers 
s'en  séparent  à  leur  naissance  et  les  confient  à  des 
mains  mercenaires. 

Les  mères  sauvages  ne  se  séparent  jamais  de  leurs 
nourrissons  ;  elles  les  entourent  des  soins  les  plus 
assidus  et  les  plus  tendres  ;  dans  leurs  courses  conti- 
nuelles, elles  les  portent  constamment,  quelle  que 
soit  la  charge  qui  leur  incombe  d'ailleurs. 

Le  berceau,  suspendu  derrière  leurs  épaules  au 
moyen  d'une  lisière  de  cuir  qui  leur  ceint  le  front, 
est  un  surcroît  de  fardeau  toujours  léger  pour  elles. 

Le  père  et  la  mère  sauvages  gardent  longtemps  une 


318  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

grande  tendresse  pour  leurs  enfants  ;  mais  cette  ten- 
dresse paraît  purement  animale  :  les  enfants,  une  fois 
assez  grands  pour  se  suffire,  ne  payent  pas  leurs 
parents  de  retour,  souvent  ils  les  maltraitent,  sur- 
tout quand  la  vieillesse  ou  les  infirmités  ne  leur  per- 
mettent plus  de  chasser. 


CHAPITRE  IX 

Légendes  des  sauvages.  —  Comment  l'Amérique  fut  découverte 
suivant  eux.  —  Le  déluge.  —  Le  fils  de  Dieu.  —  L'enfant  de 
bénédiction. 


I 

Dans  les  longues  nuits  d'hiver,  pendant  que  l'orage 
gronde  au  dehors,  les  sauvages,  réunis  dans  une  tente, 
autour  d'un  foyer  fumeux,  se  récréent  parfois  en 
disant  des  contes. 

Parmi  ces  contes,  la  plupart  absurdes,  il  en  est 
quelques-uns  qu'on  peut  considérer  comme  des  tra- 
ditions, et  qui  expriment  clairement  l'idée  du  déluge, 
d'un  rédempteur  à  venir  et  de  la  chute  de  l'homme 
par  la  faute  de  la  femme. 


II 

Toutes  ces  nations  ont  chacune  quelques  légendes 


320  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

relatives  à  ces  dogmes  primitifs  répandus  générale- 
ment chez  tous  les  peuples.  La  femme  y  est  regardée 
comme  un  être  inférieur,  et  ne  jouit  d'aucun  droit  ; 
on  est  dispensé  envers  elle  de  reconnaissance  ou  de 
pitié  ;  elle  n'est  estimée  qu'en  raison  des  services 
qu'elle  peut  rendre.  Ce  qu'il  y  a  déplus  clair  dans 
le  fond  de  ces  légendes,  c'est  que,  si  la  femme  est 
traitée  comme  une  bête  de  somme ,  elle  l'a  bien 
mérité  par  sa  paresse  et  sa  gourmandise. 

On  pourrait  dire,  en  les  entendant  parler  et  en  les 
voyant  agir,  que,  si  la  complaisance  de  notre  premier 
père  pour  son  épouse  l'avait  rendue  coupable,  eux 
s'étaient  chargés  de  la  vengeance  divine,  car  partout 
et  toujours  ils  exercent  sur  la  femme  un  empire 
despotique. 


III 


Les  légendes  des  diverses  tribus  sont  à  peu  près 
les  mêmes  en  substance;  la  forme  seule  diffère  sui- 
vant leur  génie  propre,  mais,  tout  absurdes  qu'elles 
paraissent,  peut-on  douter  que  ces  peuples  n'aient 
connaissance  du  déluge  universel  et  de  la  venue 
du  Messie?  Comme  tous  les  peuples  de  l'antiquité,  ils 
ne  connaissent  l'histoire  des  âges  que  par  transmis- 
sion orale,  et  c'est  ainsi  que  les  faits  réels,  en  traver- 


LES  SAUVAGES.  321 

sant   les  siècles,   finissent  par   devenir    fabuleux. 

En  voici  un  exemple  : 

Les  Européens  ont  découvert  l'Amérique.  Com- 
ment Font-ils  découverte  ?..  Un  vieux  sauvage  va 
nous  l'apprendre  à  sa  manière. 


IV 


L  OURS  BLANC. 

«  Il  y  a  longtemps,  un  ours  blanc  venait  faire  la 
guerre  à  nos  pères. 

«  Nos  pères  n'avaient  alors  que  des  flèches  de 
pierre,  tant  ils  étaient  pauvres,  et  ne  pouvaient  pas 
tuer  l'ours  ;  mais  un  jour  ils  se  réunirent  tous  et  lui 
lancèrent  tant  de  flèches  que  l'animal  irrité  chercha 
son  salut  dans  la  fuite. 

«  Il  entra  dans  la  mer  et  passa  plusieurs  années 
sous  les  eaux,  se  nourrissant  de  poissons. 

«  Fatigué  de  cette  demeure,  l'ours  voulut  voir  le 
soleil,  il  marcha  ,...  marcha  longtemps  sans  savoir 
où  il  allait,  puis  il  arriva  à  l'autre  bord  du  grand  lac 
et  sortit  de  l'eau. 

«  Les  Français,  ayant  aperçu  cet  ours  blanc  cou- 

21 


322  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

vert  de  flèches  de  pierre,  comprirent  combien  nos 
pères  étaient  pauvres,  et  les  prirent  en  pitié. 
«  (Test  pourquoi  ils  vinrent  dans  leur  pays.  » 


V 

LE  DÉLUGE. 

• 

Voici  un  récit  des  ancêtres.  — Les  hommes  ingrats 
envers  Dieu,  qui  leur  avait  donné  le  soleil,  la  lune, 
les  étoiles,  les  lacs  et  les  rivières,  voulurent  se  créer 
des  dieux  à  leur  image  ;  —  ils  prirent  des  blocs  de 
granit,  en  firent  des  statues  gigantesques,  —  mais  ces 
statues  ressemblaient  à  des  monstres,  —  ils  en  eurent 
peur  pendant  quelque  temps,  puis  ils  les  adorèrent 
afin  qu'elles  ne  leur  fissent  point  de  mal  ;  —  alors 
Dieu,  qui  neleuravait  jamais  fait  que  du  bien,  vou- 
lant les  punir,  résolut  de  les  détruire. 

Les  rivières,  les  lacs,  les  mers  se  gonflèrent  pro- 
gressivement, les  montagnes  disparurent  sous  l'eau, 
toute  la  surface  de  la  terre  fut  inondée.  Les  animaux 
moururent,  les  hommes  se  noyèrent. 

Mais  un  homme  qui  n'avait  point  peur  des  statues 
hideuses  fut  sauvé,  c'était  Etcié  (le  grand-père). 


LES  SAUVAGES.  323 


*  * 


Etcié  s'était  embarqué  dans  un  grand  canot  qu'il 
avait  eu  soin  de  remplir  de  viande. 

11  navigua  pendant  plusieurs  jours,  et  alla  loin, 
bien  loin,  sans  jamais  trouver  de  rivage.  Chemin  fai- 
sant, il  rencontra  une  loutre  qui  n'était  pas  encore 
morte,  il  en  eut  pitié  et  la  prit  dans  son  canot,  —  puis 
il  rencontra  un  caribou  qui  allait  périr,  n'ayant  plus 
la  force  de  nager;  le  grand-père  en  eut  encore  pitié, 
et  il  le  prit  aussi  dans  son  canot. 

Bientôt,  las  de  voguer  sur  la  surface  des  eaux,  ne 
sachant  de  quel  côté  se  diriger  pour  retrouver  la 
terre,  l'homme  prit  la  loutre  et  la  fit  plonger.  Au 
bout  de  peu  d'instants,  l'animal  revint  portant  à  sa 
gueule  et  à  ses  griffes  un  peu  de  vase.  Etcié  lui  ar- 
racha de  suite  cette  vase,  la  plaça  dans  le  creux  de 
sa  main  et  se  mit  à  souffler  dessus. 

Tout  à  coup  cette  terre  commença  à  prendre  du 
développement  et,  quand  elle  fut  trop  pesante  pour 
être  soutenue,  il  la  déposa  sur  l'eau  en  la  suspendant, 
continua  à  souffler  dessus  jusqu'à  ce  qu'elle  se  fût 
étendue  comme  une  petite  île. 

Quand  cette  île  fut  devenue  assez  spacieuse  pour 


324  .  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

que  son  œil  ne  pût  plus  la  mesurer,  il  cessa  de  souf- 
fler et  se  prépara  à  débarquer. 

Mais  le  grand-père,  qui  était  un  homme  réfléchi, 
voulut,  avant  de  quitter  son  canot,  bien  s'assurer  si 
cette  île  était  assez  grande,  et  il  envoya  le  caribou 
pour  en  faire  le  tour.  L'animal  revint  promptement 
et  l'homme  en  conclut  que  cette  terre  était  encore  trop 
petite  pour  l'habiter. 

Il  continua  donc  à  souffler  jusqu'à  ce  que  des 
rivières,  des  lacs,  des  mers,  des  arbres,  des  plantes 
apparussent  de  nouveau  :  et  alors  il  débarqua. 


VI 

LE  FILS  DE  DIEU. 

Il  fut  un  temps  où  le  Puissant  Bon  père  qui  habite 
dans  les  cieux,  mécontent  des  hommes,  leur  retira 
tous  les  caribous. 

Les  hommes  s'en  revenaient  donc  tristement  des 
bords  de  la  mer  Glaciale  et  s'en  allaient  chercher  for- 
tune sur  une  terre  nouvelle,  quand  une  vieille  grand' 
mère,  qui  les  suivait  péniblement  de  loin,  ayant 
remué  avec  son  pied  des  crottes  de  caribous,  s'enten- 
dit tout  à  coup  appeler  par  une  voix  enfantine  :  cette 
voix  disait  : 


LES  SAUVAGES.  325 

—  GrancTmère,  je  viens  pour  faire  du  bien  aux 
hommes,  mais  je  suis  tout  petit,  veux-tu  prendre 
soin  de  moi  ? 

Elle  regarda  et  aperçut  un  petit  enfant  long  comme 
le  pouce.  La  grand'mère,  ayant  pitié  de  cette  inno- 
cente créature,  la  prit  et  lui  promit  d'en  avoir  le  plus 
grand  soin  ;  puis,  réfléchissant  qu'elle  n'avait  rien 
elle-même  pour  manger,  elle  dit  à  l'enfant  : 

—  Je  te  promets,  petit,  de  te  garantir  du  froid  ; 
mais  comment  te  ferais-je  manger  ?  je  n'ai  rien. 

—  Je  suffirai  moi-même  à  nos  besoins,  répondit 
l'enfant,  je  ne  demande  qu'à  rester  avec  toi. 

Or,  le  soir  étant  venu,  on  dressa  les  tentes,  et 
l'enfant  qui  était  seul  avec  la  grand'mère  lui  fit  cette 
confidence  : 

—  Je  viens  pour  faire  du  bien  aux  hommes,  je 
ramènerai  l'abondance  parmi  eux,  seulement  j'exige 
qu'ils  me  payent  un  tribut. 

Ils  me  donneront  toutes  les  langues  des  caribous 
qu'ils  tueront  ;  s'ils  sont  fidèles,  je  resterai  longtemps 
parmi  eux  et  ils  ne  manqueront  de  rien.  Va  et  ré- 
pète-leur mes  paroles. 

La  grand'mère  alla  de  suite  trouver  les  sauvages, 
et  leur  répéta  ce  que  l'enfant  avait  dit.  Tous  consen- 
tirent à  payer  le  tribut,  et  dès  le  lendemain  les  ca- 
ribous reparurent. 


326  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 


*  * 


L'enfant  restait  avec  la  grand'mère,  et  il  fut  appelé 
belchunge-nelchian  (nom  qui  veut  dire  :  la  grand' 
mère  Va  élevé). 

En  peu  de  temps  il  avait  grandi ,  il  était  long  comme 
le  bras. 

Chaque  jour  l'enfant  sortait  seul  et  s'en  allait  dans 
la  forêt,  et  chaque  soir,  en  rentrant,  il  disait  à  la 
grand'mère  : 

—  Où  sont  mes  langues  ? 

Pendant  un  certain  temps,  les  sauvages  furent 
fidèles  à  payer  le  tribut,  mais  enfin,  l'abondance 
affaiblissant  la  reconnaissance,  ils  n'apportaient  plus 
que  quelques  langues  à  l'enfant  devenu  grand 
comme  les  autres  hommes. 

Ce  que  voyant,  Belchunge-nelchian  dit  un  jour  à 
la  grand'mère  : 

—  Tu  vois,  grand'mère,  c'est  toujours  l'histoire 
du  temps  passé,  l'abondance  nuit,  on  m'oublie 
parce  qu'on  est  trop  bien.  Je  ne  puis  plus  rester 
avec  ce  peuple,  et,  si  le  tribut  n'est  pas  payé  rigou- 
reusement, je  l'abandonnerai. 

Plusieurs  années  s'écoulèrent,  et  enfin  le  tribut 
journalier,  qui  allait  toujours  en  diminuant,  était 


LES  SAUVAGES.  327 

réduit  à  cinq  ou  six  langues.  Belchunge-nelchian  dit 
alors  à  la  grand'mère  : 

—  C'en  est  fait,  je  pars...  je  n'abandonnerai  pas 
entièrement  les  sauvages;  mais  je  leur  ferai  sentir 
leur  ingratitude. 

La  grand'mère  voulut  s'opposer  à  son  départ,  elle 
le  supplia  même  de  ne  pas  abandonner  sa  nation. 

—  C'en  est  fait,  répéta-t-il,  suivez-moi  si  vous 
pouvez,  je  pars. 

Il  partit,  la  grand'mère  qui  l'aimait  beaucoup 
tenta  de  le  suivre;  mais,  comme  elle  était  bien  vieille, 
elle  bronchait  à  chaque  pas,  et  enfin  elle  fut  obligée 
de  s'arrêter. 

—  Sois  tranquille,  grand'mère,  lui  répéta  l'enfant 
une  dernière  fois,  je  n'abandonnerai  pas  entièrement 
les  sauvages. 

Bientôt  Belchunge-nelchian  disparut  du  côté  de 
la  mer  Gaciale,  et  il  alla  habiter  au  milieu  des  bœufs 
musqués  qu'il  rendit  dociles  à  sa  voix.  Quand  il  fut 
las  de  vivre,  il  s'incorpora  à  ces  paisibles  animaux, 
et  leur  donna,  en  récompense  de  leur  docilité,  l'in- 
telligence de  la  parole  humaine. 


Lorsqu'une  grande  disette  se  fait  sentir  parmi  les 


328  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

sauvages,  ils  se  dirigent  vers  les  côtes  inhospitaliè- 
res de  la  mer  Glaciale  et  ils  appellent  les  bœufs 
musqués. 

Ces  dociles  animaux  entendent  leur  voix  et  se 
rendent  à  leur  appel.  Les  sauvages  alors  se  conten- 
tent d'en  tuer  quelques-uns,  pour  apaiser  leur  faim, 
et  laissent  les  autres  en  paix. 

—  N'est-ce  pas,  disent-ils,  le  fils  de  dieu,  qui  est 
allé  habiter  parmi  eux,  et  qui  leur  donne  cette  in- 
telligence ? 

VII 

l'enfant  de  bénédiction. 

Une  jeune  fille  trouva  un  petit  enfant  sur  la  terre 
qu'habitent  les  caribous,  il  était  couché  sur  un  peu 
de  mousse  au  bord  d'une  rivière.  Cette  jeune  fille 
abandonnée, elle  aussi,  par  des  parents  barbares,  prit 
l'enfant,  l'enveloppa  d'une  peau  de  caribou  et  réso- 
lut de  lui  sauver  la  vie. 

Tous  deux  vivaient  bien  misérablement,  ne  se  nour- 
rissant que  de  racines  et  de  fruits  sauvages  dont  elle 
exprimait  le  jus  dans  la  bouche  du  pauvre  petit  ; 
aussi  l'enfant  ne  grandissait  pas  et  la  jeune  fille  di- 
sait : 


LES  SAUVAGES.  329 

—  S'il  pouvait  grandir  vite,  il  aurait  soin  de  moi 
quand  je  serai  vieille. 

Elle  ignorait  encore  quel  était  son  trésor,  elle  ne 
savait  pas  que  ce  petit  être  chétif  était  I'enfant  de 

BÉNÉDICTION. 

Un  jour,  comme  elle  pleurait  amèrement  n'ayant 
rien  à  manger  ,  l'enfant ,  qui  n'avait  jamais  fait 
que  balbutier,  lui  adressa  la  parole  en  ces  ter- 
mes : 

—  Ne  te  lamente  pas ,  je  sais  où  il  y  a  des 
poissons  ;  tu  as  été  bonne,  moi  je  suis  bon. 

La  jeune  fille,  surprise  d'entendre  parler  son 
nourrisson,  le  regarda,  et  elle  crut  voir  la  peau  du 
caribou  qui  le  couvrait,  briller  comme  une  flamme, 
et  un  soleil  entourer  son  front. 

—  Écoute,  continua  l'enfant,  bientôt  les  Monta- 
gnais  seront  heureux  plus  que  jamais,  les  caribous 
obéissant  à  leur  voix  viendront  d'eux-mêmes  se  faire 
tuer,  ils  ne  chercheront  plus  à  fuir. 

Quelques  saisons  s'écoulèrent  encore  et  l'enfant 
ne  grandissait  toujours  pas,  mais  la  jeune  fille  n'é- 
tait plus  misérable,  il  lui  découvrait  la  place  où  se 
trouvait  le  poisson  quand  bien  même  il  était  caché 
sous  la  glace. 

Un  jour  l'enfant  eut  le  désir  d'aller  se  divertir  dans 
la  forêt;  des  raquettes  proportionnées  à  sa  taille  lui 


330  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

furent  ajustées  aux  pieds,  et  il  partit  laissant  ignorer 
son  dessein. 

Mais  le  soir  venu,  l'enfant  n'était  pas  encore  de 
retour,  ce  qui  inquiéta  beaucoup  la  jeune  fille;  bien- 
tôt la  nuit  enveloppa  le  terre  de  son  ombre,  et 
l'enfant  ne  revenait  pas.  La  pauvre  fille  au  dé- 
sespoir pleurait  et  se  lamentait  sur  son  mal- 
heureux sort  ,  quand  tout  à  coup  celui  qu'elle 
croyait  perdu  se  trouva  à  ses  côtés  et  déposa,  à  ses 
pieds,  une  grande  quantité  de  langues  de  cari- 
bous. Au  même  instant,  la  forêt  fut  tout  illuminée, 
une  foule  de  sauvages  portant  des  torches  allumées 
accouraient  de  toutes  les  directions  venant  lui  ren- 
dre hommage. 

L'enfant  de  Bénédiction  alors  monta  sur  le  haut 
d'un  rocher  et  dit  aux  sauvages  qui  l'entouraient: 

—  Je  ne  vivrai  plus  longtemps  ;  puis,  se  tournant 
vers  sa  bienfaitrice: 

—  Désormais,  lui  dit-il,  les  Montagnais  s'adresse- 
ront à  moi  dans  leurs  besoins,  c'est  toi  que  je  charge 
de  leur  faire  connaître  ma  volonté  :  quiconque  s'a- 
dressera à  moi,  j'exaucerai  sa  prière,  et  je  lui  enver- 
rai les  caribous  afin  qu'il  vive  dans  l'abondance. 

A  peine  avait-il  fini  de  parler  qu'on  entendit  un 
grand  bruit  dans  la  forêt. 

—  Allons,  dit-il  alors,  le  moment  est  arrivé,  un 


LES  SAUVAGES.  331 

peuple  immense  m'attend  au  détour  du  grand  Lac, 
il  vient  me  chercher  pour  me  conduire  dans  des  lieux 
inconnus.  Partons. 

La  jeune  fille  tout  éplorée  suivit  son  petit  com- 
pagnon ;  arrivés  au  détour  du  grand  Lac,  elle 
aperçut  une  multitude  d'ours  noirs,  blancs  et  jaunes, 
qui  s'empressèrent  de  venir  rendre  hommage  à  l'en- 
fant de  Bénédiction.  Alors,  jetant  un  dernier  re- 
gard sur  sa  bien-aimée  gardienne  comme  pour  lui 
dire  adieu,  l'enfant  s'avança  bravement  au  milieu 
des  ours  et  ne  reparut  plus. 


Dans  la  plupart  des  tribus  on  a  grande  foi  dans 
cette  légende  ;  les  vieillards  assurent  que,  dans  leur 
jeune  temps,  ils  n'allaient  jamais  à  la  chasse  sans  in- 
voquer l'enfant  de  Bénédiction,  qu'ils  regardaient 
comme  le  fils  de  dieu. 


TRIBUS   SAUVAGES 


CHAPITRE  X 

Les  Cris  (Iyiniwok,  les  hommes). 


I 


Ces  sauvages  sont  disséminés  entre  le  80e  et  le 
H  5e  degré  de  longitude  ouest. 

Les  Cris  sont  généralement  petits,  ils  ont  la  figure 
grêle  et  allongée,  les  pommettes  saillantes,  le  nez 
aquilin,  les  yeux  vifs  et  sortant  presque  de  leur  or- 
bite ;  tout  en  eux  annonce  l'homme  de  l'action,  on 
les  dirait  toujours  prêts  à  livrer  combat.  Le  repos 
leur  est  impossible  ;  fiers  à  l'excès,  ils  regardent, 
avec  une  certaine  hauteur  mêlée  de  dédain,  tout  ce 
qui  n'appartient  pas  à  leur  tribu. 

—  Que  penses-tu  des  Français  et  des  Anglais  ? 
disait  un  jour  le  missionnaire  à  un  Cris. 


334  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

—  Père,  lui  répondit-il,  ma  nation  les  admire  et 
les  estime;  mais  nous  les  valons  bien. 


II 


Le  Cris  est  bon  et  compatissant  pour  sa  famille, 
mais,  comme  il  est  irascible,  il  se  porte  facilement  à 
des  excès  déplorables  ;  dans  ses  moments  de  colère, 
il  tuera  sa  femme  et  ses  enfants.  Ces  exécutions 
sont  faites  avec  un  cynisme  poussé  jusqu'à  la  der- 
nière limite,  et  il  s'en  vante  volontiers. 

En  vertu  de  ses  principes  religieux  il  ne  recule 
pas  devant  le  meurtre  et  le  pillage  ;  la  seule  pensée 
qu'il  est  mésestimé  de  quelqu'un  le  pousse  à  des 
animosités  cruelles;  si  c'est  un  de  ses  compatriotes, 
il  le  suit  dans  la  forêt  et  le  tue,  si  c'est  un  étranger, 
il  ne  rêve  que  sa  vengeance  ;  il  est  ombrageux,  dissi- 
mulé et  vindicatif. 


III 


Il  résulte  d'un  tel  caractère  que  les  Cris,  habitant 
les  vastes  plaines  qu'on  appelle  prairies,  sont  en 
guerre  continuelle  avec  les  tribus  qui  les  avoisinent; 
le  plus  souvent  même,  sans  motifs  avouables,  ils 


TRIBUS  SAUVAGES.  335 

provoquent  les  autres  sauvages  en  leur  volant  tout 
ce  qu'ils  peuvent,  en  brûlant  et  saccageant  leurs 
tentes. 

Dans  les  rencontres  qu'ils  ont  avec  leurs  ennemis, 
les  Cris  sont  braves  et  courageux,  ils  méprisent  le 
péril;  à  l'issue  d'un  combat,  ils  deviennent  d'une  féro- 
cité sans  égale,  ils  se  jettent  comme  des  forcenés  sur 
leurs  victimes,  leur  arrachent  la  chevelure,  leur  ou- 
vrent ensuite  la  poitrine  et  en  dévorent  le  cœur 
ensanglanté  pour  se  donner  du  courage. 

Quand  ils  ont  assouvi  leur  rage  sanguinaire,  ils 
ornent  de  perles  les  chevelures  des  vaincus,  les  ar- 
borent, comme  des  trophées,  au  bout  de  longues 
perches  et  célèbrent  par  des  chants  la  gloire  des 
vainqueurs. 

Dans  ces  chansons  de  guerre  ils  se  promettent  de 
nouveaux  combats. 


IV 


Le  Cris  supporte  la  douleur  avec  une  constance 
remarquable,  une  plainte  lui  semblerait  une  lâcheté; 
si  la  femme  en  travail  d'enfant  poussait  un  seul  sou- 
pir, on  la  jugerait  indigne  d'être  mère,  parce 
qu'elle  mettrait  au  monde  un  lâche. 


336  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Toujours  maître  de  lui-même,  dans  le  moment 
de  sa  plus  grande  colère,  ses  traits  ne  s'altèrent 
pas,  la  rage  sera  dans  son  âme  et  le  sourire  sur  ses 
lèvres,  il  sait  souffrir  et  se  taire,  dissimuler  sa  haine 
et  le  désir  de  se  venger. 

Voici  un  exemple. 


Pendant  que  Mgr  Faraud  était  à  l'île  la  Crosse,  une 
jeune  Crise  appelée  Iyinuviskwen  était  recherchée 
par  un  jeune  homme  de  sa  tribu  ;  mais  comme  ce 
jeune  homme  avait  déjà  tué  deux  de  ses  premières 
femmes,  la  jeune  sauvagesse  ne  voulait  point  aller 
habiter  avec  lui. 

Iyinuviskwen  avait  pour  tout  protecteur  un  vieil 
oncle  avec  lequel  elle  demeurait. 

Le  sauvage  irrité  de  sa  résistance,  supposant  que 
le  vieillard  empêchait  la  jeune  fille  de  devenir  son 
épouse,  résolut  de  le  tuer. 

Un  jour  donc  qu'il  le  savait  seul  dans  sa  tente, 
il  y  entre  furtivement,  trouve  le  vieillard  endormi, 
lui  tranche  la  tête  d'un  coup  de  hache  et  le  laisse 
baigné  dans  son  sang. 

Peu  de  temps  après,  Iyinuviskwen  rentre  dans  la 


LES  SAUVAGES.  337 

tente  et  voit  son  vieil  oncle  sans  vie  ;  elle  ne  se  mé- 
prend pas  sur  l'auteur  du  crime. 

—  Il  ne  me  reste  que  deux  partis  à  prendre,  dit- 
elle,  tuer  le  scélérat  qui  vient  de  massacrer  mon 
oncle,  ou  devenir  son  épouse. 

Aussitôt  elle  sort  d'un  pas  ferme  et  va  à  la  tente 
du  sauvage,  elle  y  entre,  voit  la  hache  qui  a  servi 
au  meurtre  du  vieillard,  la  place  à  portée  de  sa 
main,  s'assied  avec  calme  et  attend 

Bientôt  le  jeune  homme  arrive,  la  jeune  fille,  sans 
laisser  apercevoir  la  moindre  émotion,  dissimulant 
sa  haine  et  sa  vengeance,  souriante  même,  l'entre- 
tient quelques  instants  de  choses  indifférentes;  le 
sauvage,  ne  se  doutant  pas  qu'elle  est  instruite  de 
tout,  lui  témoigne  quelque  amitié,  et  la  jeune  fille 
sourit  une  dernière  fois,  car,  prompte  comme  l'é- 
clair, elle  saisit  la  hache  ensanglantée  et  d'un  seul 
coup  fend  la  tête  du  meurtrier. 

Elle  sort  à  l'instant  et  va  à  la  tente  de  la  mère  et 
des  frères  du  jeune  homme. 

—  Je  viens  de  venger  la  mort  de  mon  oncle,  leur 
dit-elle  ;  si  vous  voulez  voir  votre  fils,  allez  à  sa  tente, 
c'est  moi  qui  l'ai  tué. 

A  ces  mots,  les  frères  du  jeune  homme  veulent 
saisir  la  jeune  fille,  mais  les  Cris  qui  environnaient 
la  tente  se  réunirent  en  grand  nombre,  prirent  la 

22 


338  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

courageuse  Iyinuviskwen   sous  leur  protection  en 
disant  aux  frères  du  défunt  : 

—  Cette  jeune  fille  s'est  vengée,  elle  a  fait  son 
devoir  ;  si  vous  touchez  un  seul  cheveu  de  sa  tête, 
vous  le  payerez  de  votre  tête,  vous  aussi. 


VI 


Comme  les  Cris  jouissent  d'une  liberté  indivi- 
duelle absolue,  ils  sont  obligés  d'être  toujours  à 
leur  corps  défendant  ;  c'est  ce  qui  justifie  l'action 
de  cette  jeune  fille. 

Où  il  n'y  a  point  de  loi,  on  a  le  droit  de  se 
défendre. 


VII 


Le  Cris  n'est  pas  proprement  dit  anthropophage, 
cependant  dans  quelques  circonstances  il  ne  recule 
pas  devant  la  chair  humaine. 

Il  existe  parmi  eux  un  certain  nombre  d'hommes 
qu'on  appelle  manitokasou  ou  magiciens.  Ces 
hommes,  excités  par  celui  qui  fut  homicide  dès  le 


LES  SAUVAGES.  339 

commencement,  deviennent  ce  qu'on  appelle  win- 
digo  on  mangeurs  d'enfants. 

Cette  passion,  fermentée  par  l'esprit  infernal,  les 
pousse  quelquefois  à  manger  leurs  propres  enfants. 
Voici  deux  exemples  que  m'a  racontés  Monsei- 
gneur Faraud': 

«  Un  sauvage  cris  appelé  Opikkokiw,  nom  qui  veut 
dire  la  cendre,  vint  un  jour  me  trouver  et  me  dit  : 

—  Père,  j'aime  mes  enfants  et  je  suis  tenté  nuit  et 
jour  de  les  manger,  —  la  religion  que  tu  prêches 
peut  me  délivrer  de  cette  tentation  et  c'est  pour 
cela  que  je  viens  à  toi. 

—  Mais  si  tu  manges  tes  enfants,  dis-je  à  ce  win- 
digo,  qui  aura  soin  de  toi  quand  tu  seras  vieux? —  si 
tu  ne  combattais  pas  ton  horrible  passion  dans 
l'intérêt  de  ton  âme,  —  tu  devrais  le  faire  dans  l'in- 
térêt de  ton  corps. 

—  C'est  une  réflexion  que  je  fais,  moi  aussi,  ré- 
pondit Opikkokiw,  je  regrette  même  d'être  privé 
de  mon  fils  aîné  que  j'ai  mangé  l'hiver  dernier. 

—  Misérable,  m'écriai-je  à  ces  mots,  et  tu  m'a- 
voues ton  crime  avec  tant  de  calme  ! 

—  Je  sais  que  j'ai  commis  un  crime,  continua  le 
Cris  un  peu  déconcerté  de  mon  apostrophe  ;  —  c'est 
parce  que  je  ne  veux  pas  en  commettre  un  second, 
c'est  parce  que  j'ai  regret  de  m'être  privé  d'un  en- 


340  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

fant  qui  chasserait  pour  moi  aujourd'hui  et  que 
j'aimais  comme  j'aime  les  deux  qui  me  restent, 
que  je  viens  te  demander  conseil  pour  être  délivré 
de  ma  passion. 

—  Eh  bien,  lui  dis-je  alors,  si  tu  as  la  volonté  de 
devenir  bon  et  d'être  délivré  du  malin  esprit  qui  te 
possède ,  reste  quelques  jours  près  de  moi ,  je 
t'enseignerai  ma  religion  et  tu  rentreras  dans  ta 
famille  guéri  de  ton  mal  affreux. 

Le  windigo  accéda  à  ma  demande;  le  lendemain, 
il  vint  me  voir  et  me  dit  : 

—  Le  démon  m'a  tenté  pendant  mon  sommeil,  je 
me  suis  réveillé  avec  la  pensée  de  retourner  à  ma 
tente  où  sont  mes  enfants  ;  — j'ai  résisté  et  je  reviens 
à  toi.'....  je  les  aime  et  je  ne  voudrais    pas  les 


manger. 


—  Puisqu'il  en  est  ainsi,  tu  coucheras  chez  moi, 
lui  répondis-je,  —  je  te  promets  d'éloigner  le 
démon  qui  t'assiège. 

C'est  ainsi  que  ce  mangeur  d'enfants  trouva  son 
salut  dans  son  horrible  passion.  Je  commençai  à 
l'instruire;  après  un  mois  de  combat,  son  esprit 
devint  plus  calme,  je  finis  par  pouvoir  lui  donner  le 
baptême  et  il  put  retourner  auprès  de  ses  enfants. 

Depuis  ce  temps-là  Opikkokiw  est  un  fervent 
chrétien.  » 


LES  SAUVAGES.  341 


VIII 


«  Un  Cris  suivi  de  son  épouse  me  présente  son  fils 
âgé  de  six  ans  et  sa  fille  âgée  de  quatre  ans. 

—  Père,  me  dit-il,  baptise-les,  ils  sont  encore 
jeunes,  ils  pourront  faire  quelque  chose  de  bon,  plus 
tard  je  suivrai  probablement  leur  exemple. 

J'accédai  à  sa  demande,  je  donnai  au  garçon  le 
nom  de  Martin,  et  à  la  fille  le  nom  de  Cécile. 

Un  an  après,  je  rencontrai  ce  sauvage,  au  milieu 
de  la  forêt  ;  ma  vue  parut  l'embarrasser,  il  cherchait 
même  à  s'éloigner  de  sa  route  afin  de  m'éviter,  — 
mais  je  l'appelai  et  il  vint  à  ma  voix. 

—  Comment  vont  tes  deux  enfants  que  j'ai  bap- 
tisés l'été  dernier  ?  lui  dis-je. 

A  cette  question  il  parut  embarrassé  et  ne  me  ré- 
pondit pas. 

—  Seraient-ils  morts?  continuai-je. 

—  Non  !  me  dit-il avec  hésitation. 

Je  compris  qu'il  me  cachait  quelque  chose. 

—  Alors,  où  sont-ils? 

—  Père,  l'hiver  dernier,  nous  avons  éprouvé  une 
grande  disette.  Nos  enfants  étaient  devenus  bien 

maigres...  ils    souffraient    beaucoup nous  en 

eûmes  pitié. 


342  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Ici  le  sauvage  s'arrêta. 

—  Continue,  lui  dis-je,  commençant  à  compren- 
dre, mais  cloutant  encore. 

—  Alors,  continua  le  sauvage,  je  dis  à  ma  femme  : 
Nous  n'avons  plus  de  viande  ;  nos  enfants  sont 
trop  maigres  pour  vivre  encore  longtemps 

—  Misérable,  m'écriai-je,  vous  les  avez  mangés. 


Et  mon  front  s'inclina  comme  foudroyé,  une 
larme  sillonna  ma  paupière,  au  souvenir  de  ces  deux 
innocentes  créatures  que  j'avais  tenues  sur  mes 
genoux  et  auxquelles  j'avais  donné  deux  noms  chré- 
tiens. 

—  Cécile,  Martin soupirai-je,  vos  deux  âmes 

sont  au  ciel. 

Quand  je  relevai  la  tête,  le  sauvage  avait  disparu .  » 


XI 


Les  Cris  ont  une  espèce  de  culte,  ils  ont  aussi  des 
traditions  :  leshommes  qu'ils  appellent  anciens,  kilit- 
siiyiniwok,  sont  en  même  temps  sacrificateurs  et  mé- 
decins; plusieurs  prétendent  à  cette  haute  dignité, 
mais  un  petit  nombre  sont  initiés  aux  mystères  de  la 
magie. 


CHAPITRE  XI 

Les  Montagnais  [Okhipweyanac,  ceux  qui  ont  la  langue  aiguë). 

I 

Les  Montagnais  habitent  à  peu  près  entre  le 
58e  et  le  65e  de  latitude  nord,  et  le  90e  à  120e  lon- 
gitude ouest. 

Ces  sauvages  sont  divisés  en  deux  classes  :  les 
Montagnais  des  bois,  et  les  Montagnais  du  désert, 
appelés  plus  communément  mangeurs  de  caribous. 

Les  uns  et  les  autres  ont  les  mêmes  mœurs,  les 
mêmes  coutumes  et  la  même  physionomie  ;  ils  sont 
généralement  hauts  de  taille,  ils  ont  les  épaules  lar- 
ges, le  front  proéminent,  la  figure  carrée,  la  cheve- 
lure noire,  les  sourcils  épais  ;  leurs  yeux  très-noirs 
sont  enfoncés  dans  leur  orbite  et  n'ont  aucune  vi- 
vacité; ils  semblent  au  premier  acpect  annoncer  la 
timidité,  en  les  considérant  de  plus  près,  on  recon- 
naît l'homme  intelligent  et  réfléchi  ;  leur  nez  est 


344  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

plutôt  camus  qu'aquilin,  leur  abondante  chevelure 
tombe  en  désordre  sur  leurs  épaules.  De  tous  les 
sauvages,  les  Montagnais  sont  ceux  qui  se  rappro- 
chent le  plus  des  Européens  ;  ils  ont  une  inclination 
très-prononcée  pour  nos  usages,  et  renonceraient 
volontiers  à  leur  nationalité  pour  devenir  Français. 


Il 


Les  Montagnais,  comme  la  plupart  des  autres 
sauvages,  sont  très-intéressés;  ils  ne  donnent  rien 
pour  rien,  mais,  d'un  autre  côté,  ils  sont  d'une  hon- 
nêteté parfaite. 

Le  vol  leur  est  inconnu,  ils  ne  comprennent  pas 
qu'on  soit  assez  méchant  pour  prendre  le  bien  d'au- 
trui  ;  ils  sont  doux  de  caractère  et  ne  paraissent  rien 
tant  craindre  qu'une  querelle  ;  quand  il  s'élève 
une  petite  dispute  entre  eux,  ils  ont  les  yeux  comme 
égarés  et  semblent  ne  pas  oser  se  regarder  en  face  ; 
le  meurtre  leur  fait  horreur  aussi.  Depuis  déjà  bien 
longtemps  ces  sauvages  vivent  en  paix  avec  toutes 
les  tribus  circonvoisines,  de  là  naît  chez  eux  une 
apparente  lâcheté  qui  engendre  une  crainte  puérile 
d'ennemis  imaginaires. 


LES  SAUVAGES.  345 

11  arrive  souvent  de  voir  accourir  des  bandes  de 
ces  sauvages  effarouchés  en  criant  : 

—  Nous  avons  vu  les  ennnemis ici là 

D'autres  ibis  ils  tirent  des  coups  de  fusil  au  milieu 
de  touffes  d'arbres  où  leur  imagination  frappée  leur 
montre  des  ennemis. 


III. 


Quand  Mgr  Faraud  arriva  à  Atthabaskaw,  ce  peuple 
doux  envers  tout  le  monde  semblait  avoir  réservé  sa 
fureur  pour  les  femmes;  après  de  faibles  querelles, 
ils  les  renvoyaient  à  coups  de  bâton,  et  très-sou- 
vent ils  leur  coupaient  les  doigts  ou  les  oreilles  d'un 
coup  de  dent  ou  de  couteau  ;  que  de  pauvres  femmes 
sont  venues  à  lui  ainsi  mutilées  ! 

La  femme  dans  leur  idée  était  un  animal  domes- 
tique; la  polygamie,  qui  était  presque  universelle 
chez  eux,  les  avait  complètement  démoralisés. 

Quand  un  Montagnais  voulait  s'emparer  d'une 
femme,  si  elle  était  mariée,  il  cherchait  querelle  au 
mari,  et  s'il  était  le  plus  fort,  il  enlevait  son  épouse 
sans  qu'il  fût  permis  de  réclamer. 

Il  existait  chez  eux  une  coutume  tout  à  fait  con- 
traire au  sentiment  le  plus  élémentaire  de  la  vie 
conjugale. 


346  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Les  amis  croyaient  se  donner  des  preuves  de  leur 
amitié,  en  se  prêtant  mutuellement  leurs  femmes, 
et  cela,  joint  à  la  facilité  avec  laquelle  ils  s'en  empa- 
raient, était  cause  qu'il  n'y  avait  aucun  lien  de  fa- 
mille chez  ce  peuple;  il  résultait  de  ces  usages  que 
les  enfants  connaissaient  leur  mère,  mais  rarement 
leur  père. 


IV 


La  femme  montagnaise  est  fortement  constituée, 
elle  aies  épaules  larges,  le  buste  carré,  la  tête  grosse 
et  ronde,  les  bras  robustes,  les  mains  et  les  pieds 
courts  et  nerveux  ;  c'est  à  elle  qu'est  réservé  le  soin 
du  ménage,  le  mari  ne  s'occupe  que  de  la  chasse  et 
de  la  pêche. 

Pendant  l'hiver  on  les  rencontre  au  milieu  des 
bois,  ou  dans  les  prairies,  portant  de  lourds  fardeaux; 
lorsque  les  sauvages  changent  déplace  leurs  tentes, 
ce  sont  elles  qui  transportent  les  provisions  et  les  en- 
fants. 11  est  curieux  et  touchant  à  la  fois,  de  voir  ces 
pauvres  femmes,  portant  un  enfant  sur  le  dos,  un 
autre  dans  les  bras,  et  poussant  avec  un  bâton  une 
petite  traîne  attelée  de  petits  chiens. 

Rarement  on  les  entend   se  plaindre,  elles  com- 


LES  SAUVAGES.  347 

prennent  qu'il  est  bien  difficile  qu'il  en  soit  autre- 
ment. 

Le  mari,  exclusivement  occupé  de  la  chasse  ou  de 
la  pêche,  part  ordinairement  de  grand  matin  et  ne 
rentre  que  très-tard  chez  lui,  dès  lors  il  lui  est  im- 
possible de  s'occuper  de  son  intérieur. 


Les  Montagnais,  quoique  très-doux  de  caractère, 
avant  de  connaître  la  religion,  avaient  la  barbare 
coutume  de  laisser  mourir  tous  ceux  qui  leur  parais- 
saient être  devenus  inutiles. 

Lorsqu'un  père,  une  mère,  étaient  vieux  ou  infir- 
mes, leurs  enfants  leur  disaient  : 

—  Tu  souffres,  tu  n'es  plus  bon  à  rien,  il  vaut 
bien  mieux  que  tu  meures. 

Et  alors  ils  les  couchaient  à  côté  d'un  petit  feu  sur 
la  neige,  leur  donnaient  un  morceau  de  viande,  et 
leur  touchaient  la  main  en  disant  : 

—  Demain  vous  serez  mort vous  n'aurez  plus 

à  souffrir adieu 

Cette  barbarie  était  selon  eux  une  action  de  cha- 
rité. 
Aujourd'hui  cette  coutume  inhumaine  a  disparu 


348  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

des  tribus  montagnaises  où  le  christianisme  a  pénétré. 

Leur  sentiment  de  sensibilité  était  marqué  par 
ceci,  —  c'est  qu'ils  ne  repassaient  plus  jamais  près 
du  lieu  où  ils  avaient  laissé  mourir  les  vieillards. 

Ce  que  les  enfants  faisaient  pour  leurs  parents 
vieux  ou  infirmes,  les  parents  à  leur  tour  le  faisaient 
pour  leurs  enfants  lorsqu'ils  en  avaient  trop  ou  qu'ils 
n'étaient  pas  bien  constitués. 


VI 


«Un  jour,  en  passant  le  long  d'une  rivière,  j'aper- 
çus sur  la  rive  une  vieille  femme  se  traînant  sur  les 
genoux,  je  lui  demandai  : 

—  Qui  donct'a  laissée  là? 

—  Père,  me  répondit-elle  d'une  voix  mourante, 
ce  sont  mes  enfants. 

—  Et  où  sont  tes  enfants  ? 

Elle  me  fit  sigue  qu'ils  étaient  de  l'autre  côté  de  la 
rivière. 

La  pauvre  vieille  était  si  faible,  que  je  compris 
qu'elle  allait  expirer. 

Je  tâchai  de  la  ranimer  un  peu,  et  voici  les  der- 
nières paroles  qu'elle  put  me  dire  : 

—  «J'ai  six  enfants...  tous  grands  et  forts...  ils 


LES  SAUVAGES.  349 

m'ont  dit  l'autre  soir:  — Écoute,   mère...  tu  es 
vieille,  tu  ne  peux  plus  travailler,  nous  allons  te 

laisser  ici  seule  dans  le  bois dans  peu  de  jours 

tu  seras  morte...  et  tu  n'auras  plus  de  misères 

je  me  suis  traînée  jusqu'ici  comme  j'ai  pu. ..  j'avais 

soif maintenant  la  soif  m'a  passé » 

Et  la  pauvre  sauvagesse  expira.  » 


VII 


«  Une  autre  fois,  en  traversant  une  épaisse  forêt, 
j'entendis  un  faible  gémissement,  je  dirigeai  mes  pas 
du  côté  d'où  venait  la  voix,  et  je  trouvai  une  jeune 
enfant  âgée  à  peine  de  sept  ans,  ayant  déjà  les  pieds 
et  les  doigts  gelés,  elle  était  étendue  sur  la  neige,  au 
pied  d'un  arbre  couvert  de  glaçons. 

Ému  à  cet  aspect  navrant,  je  pris  la  pauvre  créa- 
ture dans  mes  bras...  je  la  réchauffai  et  je  lui  de- 
mandai qui  l'avait  laissée  en  cet  état. 

Elle  me  répondit  : 

—  Mon  père  et  ma  mère  moururent  l'an  passé, 
mes  parents  depuis  ont  eu  soin  de  moi,  mais  hier  ils 
m'ont  amenée  iciet  ils  m'ont  dit  :  —  Tu  es  une  pe- 
tite fille,  tune  chassespas...  tune  pêches  pas...  tu 
n'es  donc  bonne  à  rien nous  allons  te  laisser  là 


350  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

dans  peu  de  jours  tu  seras  morte...  et  tu  ne  souffri- 
ras plus. 

—  Non,  tu  ne  mourras  pas,  m'écriai-je  :  ô  Marie, 
prenez  pitié  de  cette  innocente  enfant. 

Je  m'empressai  d'allumer  du  feu  ;  après  quelques 
heures  de  soin,  la  pauvre  petite  sentit  ses  forces  lui 
revenir,  ses  pieds  et  ses  doigts  dégelèrent  et  je  pus 
la  conduire  jusqu'à  Atchabaskaw.  Ma  maison  était 
bien  pauvre,  mais  je  pus  cependant  y  recevoir  l'or- 
pheline. Quand  elle  fut  revenue  à  la  santé,  je  l'ins- 
truisis et  je  la  baptisai  ;  elle  reçut  le  nom  de  Marie. 
Cette  enfant  fut  cause  plus  tard  d'une  de  mes  plus 
grandes  douleurs,  écoutez  son  histoire. 


VIII 


C'était  une  bonne  et  douce  nature;  tout  charmait 
dans  cette  naïve  enfant  des  déserts,  son  sourire  ex- 
pressif, sa  joie  enfantine,  son  angélique  piété.  Bien- 
tôt elle  était  devenue  l'ange  visible  de  la  maison,  elle 
n'avait  pas  encore  huit  ans,  mais  son  intelligence 
avait  devancé  son  âge. 

La  petite  Marie  vivait  donc  bien  heureuse,  une 
crainte  pourtant  troublait  sa  joie,  elle  me  disaitsou- 
vent: 


LES  SAUVAGES.  351 

—  N'est-ce  pas,  mon  père,  que  vous  ne  me  ren- 
verrez plus  dans  les  bois...  que  vous  me  garderez 
toujours...? 

Ces  paroles  m'attristaient,  sachant  que  je  ne  pour- 
rais pas  la  garder  longtemps.  En  effet,  pouvais-je 
laisser  la  pauvre  enfant  seule  dans  ma  maison  quand 
jepartirais  pour  un  voyage?  Je  pouvais  encore  moins 
la  conduire  avec  moi.  Cette  pensée  me  jetait  dans 
une  pénible  perplexité. 

Un  jour  il  m'arriva  un  sauvage  cris  suivi  de  sa 
femme,  tous  deux  me  demandèrent  de  les  instruire. 
Je  les  gardai  quelques  jours,  et,  quand  ils  furent 
sur  le  point  de  partir,  je  leur  dis  : 

—  Revenez  à  la  saison  prochaine,  je  serai  de  re- 
tour de  mon  voyage,  et  si  vous  êtes  dans  les  mêmes 
intentions,  je  yous  baptiserai. 

—  Aymihawiyiniwok  (1)  ,  nous  te  promettons 
de  revenir,  me  répondirent- ils. 

Je  leur  dis  alors  : 

—  Puisque  vous  me  promettez  de  revenir,  je  le 
crois,  et  si  vous  me  promettiez  aussi  d'avoir  bien 
soin  de  ma  petite  Marie,  je  vous  la  confierais  ;  vous 
n'avez  point  d'enfant,  elle  sera  la  vôtre,  —  elle  est 
chrétienne,  vous  deviendrez  chrétiens  aussi.  LePuis- 

(i)  Nom  que  ces  sauvages  donnenent  aux  missionnaires  et  qui 
signifie  homme  religieux. 


352  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

sant-Bon  vous  en  récompensera  et  moi  je  vous  promets 
de  vous  donner  beaucoup  quand  vous  reviendrez. 
Le  mari  et  la  femme  se  consultèrent,  puis  me  di- 
rent qu'ils  acceptaient. 

—  Me  promettez-vous  de  m'amener  la  petite  Ma- 
rie chaque  printemps?  leur  dis-je. 

—  Nous  te  le  promettons. 

—  D'en  prendre  bien  soin? 

—  Nous  te  le  promettons. 

—  Eh  bien,  je  vous  confierai  mon  enfant,  mais 
sachez  que  ce  n'est  pas  seulement  moi  qui  vous 
charge  de  ce  dépôt  sacré,  c'est  aussi  Dieu  le  père, 
qui  vous  regardera  du  haut  du  ciel  et  qui  vous  pu- 
nira,  si  vous  faites  subir  à  la  petite  Marie  le  moin- 
dre mauvais  traitement,  et  si  vous  ne  tenez  pas  votre 
promesse  de  me  l'amener  à  Atthabaskaw  chaque 
printemps. 

Alors    j'appelai    l'orpheline,  elle    arriva   toute 
joyeuse,  en  courant. 

—  Me  voilà,  père,  me  voilà  :  que  vous  faut-il? 

—  Que  faisais-tu,  lui  dis-je  en  souriant,  mais  le 
cœur  plein  de  sanglots,  —  tu  es  tout  essouflée  ? 

—  Je  jouais. 

—  Bien,  assieds-toi...  j'ai  à  te  parler. 

Elle  s'assit  pensive,  —   on  eût  dit  qu'elle  com- 
prenait déjà...  J'hésitais... 


TRIBUS  SAUVAGES.  353 

—  Écoute,  mon  enfant,  tu  sais  que  je  vais  partir 
pour  un  long  voyage...  lui  dis-je  enfin. 

A  ces  mots,  un  voile  de  tristesse  assombrit  ce  front 
naguère  si  radieux. 

—  Tu  sais  que  je  ne  puis  te  laisser  toute  seule  dans 
cette  maison  où  tu  mourrais  de  faim,  voici  une 
bonne  famille  qui  va  t'emmener  avec  elle  et  me  rem- 
placer auprès  de  toi. 

A  ces  mots  l'orpheline  pleura. 

—  Je  veux  rester  avec  vous...  je  ne  veux  point 

vous  quitter,  me  dit-elle  en  sanglotant 0  mon 

père,  ô  mon  bon  père,  ne  me  renvoyez  pas  au 
milieu  des  déserts 

La  pauvre  Marie  s'était  jetée  à  mes  genoux. 
Je  la  raisonnai,  je  tâchai  de  lui  faire  comprendre 

la  nécessité  où  j'étais  de  me  séparer  d'elle mais 

ses  larmes  ne  tarissaient  pas  ;  hélas  !  elle  avait  le 
pressentiment  du  sort  qui  l'attendait. 

Si  j'avais  osé,  moi-même,  donner  un  libre  cours 
à  ma  douleur,  que  de  larmes  aussi  j'aurais  répandues 
sur  le  front  pur  de  cette  enfant  ! 

Le  lendemain  de  ce  jour,  j'embrassai  une  der- 
nière fois  la  pauvre  Marie,  je  lui  donnai  sa  croix, 
son  chapelet,  une  image  de  la  sainte  Vierge  sa  pa- 
tronne, puis  je  la  vis  partir. 

Du  haut  de  mon  rocher  je  la  suivis  longtemps 

23 


354  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

des  yeux,  plusieurs  fois  je  la  vis  se  retourner  et 
agiter  ses  petites  mains,  comme  pour  me  dire  un 
éternel  adieu. 

Mon  voyage  dura  trois  mois;  à  mon  retour,  je  trou- 
vai ma  maison  bien  vide,  l'ange  qui  l'égayait  n'était 
plus  là.  Mais  j'étais  heureux  dépenser  qu'elle  était 
bien  soignée  et  que  j'allais  la  revoir  au  printemps. 

Hélas  !  le  printemps  arriva,  et  la  famille  à  la- 
quelle je  l'avais  confiée  ne  parut  point.  —  Ils  me 
l'amèneront  à  l'automne,  pensai- je.  L'automne  vint, 
d'autres  chasseurs  arrivèrent,  mais  mon  enfant  ne 
parut  point  encore. 

Alors  l'inquiétude  —  une  inquiétude  sérieuse, 
s'empara  de  mon  esprit. 

Vainement  j'interrogeai  les  chasseurs,  nul  ne 
put  rien  m'app rendre. 

Je  résolus  d'aller  à  la  recherche  de  la  famille 
crise  à  laquelle  j'avais  confié  mon  enfant. 

Je  savais  à  peu  près  où  elle  devait  habiter.  L'été 
venu,  je  partis...  c'était  à  l'époque  de  la  pêche,  je 
supposais  trouver  la  tente  au  bord  d'un  lac  ou  d'une 
rivière.  Depuis  sept  jours  j'explorais  le  pays  ;  je 
commençais  à  désespérer  lorsqu'un  soir,  non  loin 
d'une  rivière  où  des  tentes  étaient  dressées,  j'a- 
perçus tout  à  coup,  dans  l'éclaircie  d'une  futaie, 
une  sauvagesse  qui  ramassait  du  bois  ;  je  m'appro- 


TRIBUS  SAUVAGES.  355 

che...  ô  surprise...  c'est  la  femme  crise  à  laquelle 
j'ai  confié  Marie. 

A  ma  vue  la  sauvagesse  se  troubla. 

—  Où  est  ma  fille,  lui  dis-je,  et  pourquoi  n'avez- 
vous  pas  tenu  votre  promesse  ? 

—  Père,  me  répondit-elle,  elle  est  morte. 

—  Morte,  m'écriai-je,tu  dis  qu'elle  est  morte...  ! 
Où,  quand...  comment...? 

—  Elle  est  morte  le  printemps  dernier,  reprit  la 
sauvagesse  en  tremblant. 

—  Où  est  ta  tente  ? 

—  Là-bas  au  bord  delà  rivière. 

—  Où  est  ton  mari  ? 

—  A  la  pêche. 

—  Et  tu  dis  que  ma  fille  est  morte? 

—  Oui,  Père. 

—  Tu  mens,  m'écriai-je,  dominé  par  un  horrible 
pressentiment,  dis-moi  la  vérité...  qu'est  devenue 
mon  enfant  ? 

—  Père,  me  répondit  alors  la  sauvagesse,  l'hiver  a 

été  mauvais,  nous  n'avions  plus  de  viande plus 

de  poisson...  la  pauvre  petite  était  bien  maigre... 
elle  allait  mourir...  mon  mari  et  moi  nous  avions 
faim...  alors  nous  l'avons  mangée. 


356  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Je  n'eus  pas  la  force  de  maudire  cette  malheureuse, 
j'étais  anéanti. 

—  0  mon  Dieu,  m'écriai-je  enfin,  pardonnez- 
leur,  pardonnez-moi. 

La  sauvagesse  avait  fui. 


IX 


Quand  les  Européens  pénétrèrent  dans  leur  contrée, 
les  Montagnais  n'avaient,  àproprement  parler,  aucun 
culte  intérieur  :  comme  pourtant  l'idée  d'un  Dieu 
créateur  était  vivace  parmi  eux,  quelques-uns,  en 
reconnaissant  sa  puissance,  lui  rendaient  un  culte 
méditatif  qui  devait  lui  être  agréable,  mais  ce  nom- 
bre était  bien  petit. 

Quant  au  culte  extérieur,  ils  lui  offraient  quel- 
quefois les  prémices  de  leur  repas,  en  jetant,  hors 
de  leurs  tentes,  quelques  morceaux  de  viande,  et 
même  en  lui  consacrant  la  première  fumée  de  leur 
pipe. 

Souvent  aussi,  pour  apaiser  les  mânes  de  leurs 
morls  ou  leurs  esprits  mauvais,  ils  déposaient  sur 
certains  arbres  un  morceau  de  tabac  en  sacrifice. 
Offrande  puérile,  à  la  considérer  humainement, 
mais  qui,  vu  la  gourmandise  et  l'avarice  de  ceux 


TRIBUS  SAUVAGES.  357 

qui  la  faisaient,  pouvait  être  regardée  comme 
un  vrai  sacrifice  ,  —  si,  d'après  l'acception  du 
mot,  sacrifier  c'est  se  défaire  pour  la  Divinité  d'une 
chose  que  l'on  aime. 

Depuis  un  certain  temps,  les  rapports  des  Mon- 
tagnais  avec  les  Cris  étant  devenus  plus  fréquents, 
l'usage  des  banquets  propitiatoires  s'était  in- 
troduit parmi  eux  ;  c'est  ce  qu'ils  appelaient  Na- 
suwaleï,  mot  intraduisible,  mais  qu'on  pourrait 
rendre  facilement  par  —  commerce  sublime  avec  la 
Divinité.  Le  Nasuwaleï  consistait  à  se  réunir  lanuit 
en  famille,  entre  amis,  dans  un  grand  gala;  les  sau- 
vages allumaient  un  feu  au  milieu  d'eux,  dans  lequel 
était  répandue  la  graisse  la  plus  pure;  à  l'entour 
et  aux  lueurs  de  cette  flamme  ils  faisaient  un  repas < 

Par  extension,  on  pourrait  considérer  comme 
sacrifice,  l'usage  général  introduit  chez  eux  d'après 
lequel  quand  un  membre  de  la  famille  mourait, 
les  Montagnais  brûlaient  absolument  tous  leurs 
vêtements,  toutes  leurs  fourrures  et  se  mettaient,  en 
un  mot,  dans  un  état  de  nudité  complète.  —  Ils 
pleuraient  les  morts  officieusement,  se  retiraient  à 
l'écart,  mettaient  leurs  chevelures  en  désordre  et 
poussaient  des  hurlements  affreux  en  commen- 
çant sur  un  ton  très-bas  et  remontant  graduelle- 
ment jusqu'à  la  note  la  plus  élevée. 


358  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Avec  un  culte  si  imparfait,  les  Montagnais  ont 
pourtant  conservé  d'excellentes  traditions. 


Les  Couteaux  jaunes  —  Acantgan-ottiné  —  les  ha- 
bitants des  cuivres,  sont  aussi  des  Montagnais  ;  ils  ha- 
bitent entre  le  lac  des  Esclaves  et  l'extrémité  du  lac 
Atthabaskaw.  Contrairement  aux  autres  sauvages, 
ceux-ci  vivent  en  grosses  bandes  dirigées  par  quel- 
ques chefs;  leur  chasse  habituelle  est  le  caribou 
appelé  de  la  vaste  plaine  ;  ils  vivent  en  commun, 
ce  qui  les  rend  plus  vicieux  que  les  autres  Monta- 
gnais; ils  sont  aussi  plus  irascibles,  ils  ont  plus 
d'énergie  et  ne  reculent  pas  devant  le  meurtre  ; 
cependant  ils  vivent  en  paix  avec  les  tribus  circon- 
voisines. 

La  langue  des  Couteaux  jaunes,  à  peu  d'excep- 
tions près,  est  la  même  que  celle  des  Montagnais. 


CHAPITRE  XII 

Les  Siodx  {Pouataky  habitants  des  prairies). 

I 

Les  Sioux  habitent  entre  le  40e  et  le  50e  degré  de 
latitude  nord,  et  du  90e  au  115e  de  longitude  ouest. 

Ces  sauvages,  ainsi  que  l'indique  leur  nom,  vivent 
habituellement  dans  les  prairies  sous  de  grandes 
tentes  faites  de  peaux  ;  ils  se  nourrissent  de  folle- 
avoine,  qu'ils  trouvent  dans  les  marais  et  les  rivières, 
de  la  viande  de  buffle  dont  ils  font  la  chasse  exclusive 
et  qu'on  rencontre  par  milliers  dans  leur  pays.  — 
Comme  les  Tartares,  ils  ne  voyagent  que  par  troupes 
nombreuses,  ne  s'arrêtant  qu'aux  lieux  où  ils 
comptent  pouvoir  faire  leur  chasse  ;  d'où  il  arrive 
que  telle  tribu  qui  se  trouve  à  une  époque  sur  le 
bord  occidental  du  Mississipi,  se  trouve  à  une  autre 
époque  sur  la  rive  orientale. 

Les  Sioux  étaient  autrefois  fort  nombreux;  c'est 
encore  de  nos  jours  la  population  la  plus  considé- 
rable des  pays  sauvages  de  l'Amérique.  Ils  sont  en 


360  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

guerres  continuelles  avec  toutes  les  tribus  circon- 
voisines,  mais  de  leurs  nombreux  ennemis,  les  Sau- 
teux  sont  les  plus  mortels.  Ils  ont  attaqué  quelque- 
fois aussi  les  métis  français,  qui  vont  faire  la  chasse 
parmi  eux. 

De  même  que  les  Cris ,  quand  ils  ont  tué  un 
ennemi,  ils  lui  arrachent  la  chevelure,  qu'ils  embel- 
lissent de  toutes  sortes  de  perles,  et  célèbrent  leurs 
victoires  par  des  chants  et  des  danses  autour  de  ces 
trophées  humains.  Quelquefois,  avant  le  combat,  ils 
renouvellent  les  chants  et  les  danses  devant  les  che- 
velures pour  se  donner  du  courage  en  s'inspirant 
des  victoires  passées.  Quoiqu'on  les  considère  comme 
les  plus  féroces  de  tousles  sauvages,  ils  seraient  faciles 
à  convertir  et  à  civiliser,  s'ils  étaient  moins  irrités 
par  les  attaques  continuelles  dont  ils  sont  l'objet. 

Les  Sioux  ont  assez  généralement  une  haute  taille, 
le  front  large,  les  sourcils  épais,  le  regard  fier  et 
intelligent:  leur  costume  est  en  peau  ;  ils  portent  sur 
les  épaules  une  peau  de  buffle  au  poil  long  et  soyeux  ; 
sur  le  revers  de  cette  peau  sont  peintes,  en  espèces 
d'hiéroglyphes,  toutes  les  victoires  qu'ils  ont  rem- 
portées sur  l'ennemi. 

Leur  front  est  couronné  d'une  espèce  de  turban  de 
peau,  autour  duquel  sont  attachées  des  plumes  de 
différentes  couleurs.  Ces  plumes  expriment  par  leur 


TRIBUS  SAUVAGES.  36 i 

nombre  la  quantité  des  victoires  qu'ils  ont  remportées 
et,  par  leur  couleur,  le  plus  ou  moins  de  valeur  de 
ces  victoires. 

En  temps  ordinaire,  ils  se  bariolent  la  figure  ; 
pendant  le  deuil,  ils  se  la  noircissent  entièrement. 

Les  Sioux  sont  polygames;  néanmoins  ils  punissent 
sévèrement  l'adultère  :  il  arrive  souvent  qu'ils  arra- 
chent à  la  femme  qui  s'en  est  rendue  coupable  le  nez 
et  une  partie  de  la  peau  de  la  tête. 


II 


Les  Sioux  se  divisent  en  un  grand  nombre  de 
tribus,  qui  ne  sont  séparées  que  par  des  querelles 
de  famille. 

Les  Assinibouans,  Assinipouatak  (les  Sioux  des 
rochers),  par  exemple,  ne  sont  autres  que  des  Sioux 
eux-mêmes,  ils  ont  toutes  leurs  habitudes,  —  mais 
ils  leur  font  la  guerre  comme  toutes  les  autres  tri- 
bus. 

Les  Sioux,  ai-je  dit,  font  aussi  souvent  la  paix, 
mais  comme  ils  n'ont  aucun  gouvernement,  aussitôt 
que  les  chefs  ont  fait  la  paix,  les  particuliers  la 
brisent,  et  de  là  naissent  leurs  guerres  conti- 
nuelles. 


CHAPITRE  XIII 

Les  Sauteux  (Anichabeck,  les  hommes  qui  viennent  après). 

Les  Sauteux  habitent  du  45e  au  53e  degré  de  lati- 
tude nord,  et  du  90e  au  1058  longitude  ouest. 

Ces  sauvages  ont,  comme  les  Sioux  leurs  voisins, 
la  taille  élevée;  on  trouve  parmi  eux  des  hommes 
très-robustes  ;  de  tous  les  sauvages,  ce  sont  ceux 
qui  paraissent  les  plus  fiers  ;  ils  sont  adonnés  à  la 
magie  et  à  toute  sorte  de  libertinage. 

Leur  caractère  distinctif  est  la  fourberie  ;  le  men- 
songe et  le  vol  sont  dans  leurs  habitudes  ;  actifs  dans 
les  voyages,  mais  paresseux  dans  le  repos,  on  pour- 
rail  les  appeler  les  lazzaroni  des  déserts. 

Les  Sauteux  ont  voué  depuis  longtemps  une  haine 
mortelle  aux  Sioux,  mais  ils  sont  bien  plus  lâches 
qu'eux,  et,  quand  ils  rencontrent  leurs  victimes  dé- 
sarmées, ils  deviennent  bien  plus  barbares. 

Quoique  ces  sauvages  vivent,  en  partie  du  moins, 


TRIBUS  SAUVAGES.  363 

non  loin  d'une  population  civilisée  [rivière  Ronge),  la 
foi  chrétienne  n'a  jamais  pu  pénétrer  dans  leur  âme 
perverse,  ils  méprisent  les  peuples  convertis  et  au- 
raient honte  de  les  imiter. 

Après  quarante  ans  de  tentatives ,  on  n'a  pu  parvenir 
à  les  moraliser  ;  ils  croient  pourtant  à  la  vérité  de  la 
religion,  mais  leur  mauvaise  vie  et  leur  passion  pour 
la  magie  ont  toujours  porté  obstacle  au  zèle  con- 
.stant  des  missionnaires.  Depuis  quarante  ans  cette 
nation  s'est  considérablement  réduite,  chaque  jour 
elle  tend  à  disparaître.  Le  whisky,  boisson  enivrante 
que  leur  fournissent  les  Américains,  cause  chez  eux 
des  ravages  considérables  ;  non-seulement  elle  déve- 
loppe leurs  mauvais  instincts,  mais  encore  elle  les 
abrutit  et  les  conduit  jeunes  encore  à  la  tombe. 

Si  les  Américains  continuent  à  faire  chez  eux  la 
traite  de  cette  fatale  boisson,  les  Sauteux  bientôt  ces- 
seront d'être. 


CHAPITRE  XIV 

Les  Castors  (Tsatié,  habitants  des  Castors). 

I 

Ces  sauvages  sont  échelonnés  le  long  de  la  Ri- 
vière à  la  Paix,  dite  aussi  la  Rivière-aux-Castors. 

Les  Castors  étaient  autrefois  assez  nombreux, 
mais  la  maladie  les  a  tellement  décimés,  que  cette 
population  n'existera  bientôt  plus  que  de  nom; 
c'est  à  peine  s'il  en  reste,  aujourd'hui,  huit  cents  de 
six  mille  qu'ils  étaient  il  y  a  quelques  années. 

Les  Castors  sont  petits,  ils  ont  les  épaules  resser- 
rées, les  jambes  et  les  bras  courts,  la  tête  un  peu 
allongée  ;  à  leur  visage  maigre,  à  leur  teint  hâve  et 
maladif,  on  devine  que  ce  peuple  marche  vers  la 
décrépitude  :  ils  sont  honnêtes,  le  vol  leur  est  in- 
connu, ils  ont  horreur  du  meurtre,  et,  quoique  cou- 
rageux, ils  aiment  mieux  céder  un  droit  que  de  le 
conserver  par  la  violence. 

C'est  le  peuple  le  plus  bienveillant  pour  les  étran- 
gers ;  ils  aiment  la  religion,  ils  en  sentent  le  besoin, 


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TRIBUS  SAUVAGES.  365 

mais  la  faiblesse  de  leur  caractère  les  empêche  de 
la  pratiquer  ;  il  est  pourtant  certain  qu'il  n'y  a  que 
la  religion  qui  pourra  les  relever  de  l'affaissement 
physique  et  moral  où  ils  se  trouvent. 


Il 


Les  Castors,  dont  la  langue  se  rapproche  un  peu, 
quant  aux  racines  du  moins,  de  la  langue  desMon- 
tagnais,  ont  tiré  de  leurs  rapports  habituels  avec 
les  Cris  une  grande  passion  pour  la  magie,  à  laquelle 
du  reste  ils  n'entendent  rien  ;  ils  ont  aussi  une  pas- 
sion extraordinaire  pour  le  jeu,  ainsi  que  nous  l'a- 
vons vu  déjà. 

Cette  passion  est  une  des  causes  des  maladies 
qui  les  font  vieillir  et  mourir  avant  l'âge,  car  on 
les  voit  passer  les  nuits  fraîches  d'automne  en  plein 
air,  se  livrant  à  leurs  jeux  puérils. 

Quand  on  les  voit  la  nuit,  autour  d'une  flamme 
fumeuse,  jouer  avec  fureur,  —  on  les  prendrait 
pour  des  démons  en  état  d'ivresse. 

Et  s'ils  jouent  ainsi  en  plein  air,  c'est  que  la  pa- 
resse des  femmes  est  si  grande,  qu'elles  aiment 
mieux  n'avoir  point  de  tentes  que  de  coudre  en- 
semble des  peaux  qu'elles  ont  en  abondance. 

Il  résulte  de  cette  paresse  des  femmes  que  les 


366  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Castors  couchent  nus,  en  plein  air,  se  tournant  et  se 
retournant  à  côté  d'un  petit  feu,  de  sorte  qu'ils  se 
réveillent  souvent  à  demi  grillés. 

Après  le  jeu,  ce  que  ces  sauvages  aiment  le  mieux, 
c'est  dallera  cheval.  —  Ils  n'ont  pas  de  canots,  ils 
vivent  presque  exclusivement  de  la  chasse  de  l'o- 
rignal et  du  castor. 


CHAPITRE  XV 

Les  Esclaves  (Desyake-Ottiné,  les  habitants  du  long  de  la 
rivière). 


Ces  sauvages  habitent  sur  le  bord  ouest  du  Grand 
Lac  des  Esclaves,  au  72me  degré  de  latitude  nord  et 
au  118me  de  longitude  ouest. 

Les  Esclaves  sont  les  plus  doux,  les  plus  affables 
et  les  plus  obséquieux  des  sauvages  ;  —  un  enfant 
anglais  ou  français  peut  les  commander  et  sera 
toujours  obéi.  On  trouve  parmi  eux  des  familles 
patriarcales,  qui  datent  de  très-loin.  Mgr  Faraud  a 
vu  une  vieille  femme  qui  avait  son  fils,  son  petit-fils 
et  les  enfants  de  ses  arrière-petits-fils.  Cette  femme 
se  souvenait  des  premiers  Français  qui  arrivèrent  à 
la  baie  d'Hudson.  Il  y  avait  quatre-vingts  ans  de  cet 
événement  quand  cette  femme  en  parlait. 

Les  Esclaves  ont  la  taille  moyenne,  ils  ne  parais- 
sent pas  très-forts,  mais  ils  sont  en  général  assez 


368  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

robustes,  ils  ont  surtout  une  grande  activité  ;  leur 
figure  est  un  peu  allongée  comme  celle  des  Cris;  ils 
ont  un  maintien  calme  qui  dénote  la  quiétude  de 
leur  âme,  un  regard  doux,  qui  exprime  la  douceur 
de  leur  caractère  et  qui  inspire  l'intérêt,  un  front 
proéminent  qui  indique  l'intelligence. 

Ils  ont  prouvé  du  reste  leur  aptitude  pour  l'ins- 
truction ;  un  grand  nombre  aujourd'hui  savent  lire 
et  écrire,  et  dans  les  fréquents  voyages  que  Mgr  Fa- 
raud a  faits  parmi  eux,  il  a  pu  s'assurer  que  ce 
peuple  serait  bientôt  entièrement  régénéré  par  le 
christianisme.  Leur  langue  ne  s'éloigne  pas  essen- 
tiellement de  celle  des  Montagnais. 

Les  Esclaves  aiment  passionnément  la  religion;  la 
bonté  de  leur  âme  et  le  manque  complet  de  tout 
culte  extérieur,  la  leur  rendaient  nécessaire,  — 
aussi  ils  l'embrassent  aussitôt  qu'ils  la  connaissent. 

Il  y  a,  sans  doute,  parmi  eux  encore  quelques  âmes 
perverses,  chez  lesquelles  l'instinct  de  la  barbarie 
étouffe  la  vérité;  mais  elles  ne  sont  pas  très-nom- 
breuses. Le  seul  obstacle  réel  qu'on  ait  rencontré 
à  leur  conversion  a  été  la  passion  pour  le  jeu  de 
mains  et  un  peu  aussi  pour  la  fausse  magie  qu'ils 
ont  apprise  des  Castors. 

La  polygamie  n'était  pas  générale  chez  les  Esclaves 
comme  chez  les  autres  sauvages,  et  ils  avaient  même 


TRIBUS  SAUVAGES.  369 

de  l'affection  de  famille,  sentiments  qui  ne  se  trou- 
vent que  dans  cette  tribu. 

Ce  peuple  est  essentiellement  pêcheur,  ce  qui  ne 
l'empêche  pas  de  se  livrer  aussi  à  la  chasse,  mais 
ce  n'est  qu'accidentellement. 

Les  femmes  esclaves  sont  les  plus  habiles  modistes 
de  toutes  ces  contrées;  au  moyen  de  peaux  de  cari- 
bous, de  plumes,  de  griffes  d'ours  et  du  poil  de 
porc-épic  peint,  elles  font  de  magnifiques  tentures 
et  de  très-beaux  habits. 

Cette  tribu  vit  en  paix  avec  tous  ses  voisins,  et 
pratique  la  religion  ;  aussi,  contrairement  à  la  plupart 
des  autres  nations  de  ces  contrées,  elle  s'accroît 
plutôt  qu'elle  ne  diminue. 

Les  esclaves  peuvent  au  besoin  entrer  dans  la  do- 
mesticité et  faire  de  zélés  serviteurs,  mais  il  ne  faut 
pas  les  tenir  trop  longtemps  à  l'attache  ;  ils  ne  peu- 
vent être  esclaves  que  de  nom,  la  vie  errante  des 
bois  est  un  besoin  pour  eux  comme  pour  les  autres 
sauvages. 


24 


CHAPITRE  XVI 

Les  Peacx-de-Lièvre  (Ratherth,  peau  de  lièvre). 
I 

Les  Peaux-de-Lièvre  habitent  entre  le  60e  et 
le  62e  degré  latitude  nord  et  le  1 15e  et  le  125e  lon- 
gitude ouest. 

Ces  sauvages,  qui  ressemblent  en  beaucoup  de 
points  aux  Esclaves  et  qui  ont,  soit  par  la  langue,  soit 
par  les  habitudes,  quelques  rapports  avec  les  Castors, 
ont  le  caractère  léger  et  inconstant;  peu  suffît  pour 
les  enthousiasmer,  peu  suffît  aussi  pour  les  faire 
renoncer  à  une  entreprise;  ils  vivent  habituellement 
dans  les  bois.  Leur  légèreté  ne  dégénère  pas  en  in- 
souciance ;  plus  avisés  que  les  Castors,  ils  prennent 
la  peine  de  s'y  construire  des  tentes  ;  ils  se  nour- 
rissent exclusivement  de  lapins  des  champs,  que  dans 
leur  pays  on  appelle  lièvres  ;  c'est  de  là  qu'est  venue 
leur  dénomination. 

Ces  sauvages,  peu  nombreux  et  dont  le  rayon  est 
assez  circonscrit,  —  finiront  par  suivre  l'exemple  des 


TRIBUS  SAUVAGES.  371 

Esclaves;  malgré  leur  légèreté,  ils  finiront  par  se 
convertir  à  la  religion. 

On  trouve  parmi  eux  quelques  beaux  caractères. 


II 


Un  chef  de  cette  tribu  qui  n'avait  jamais  vu  de 
prêtres  et  qui  ne  connaissait  le  christianisme  que  de 
nom,  ayant  reçu  une  proposition  malhonnête  avec 
un  envoi  de  sucre,  de  thé  et  d'autres  friandises  pour 
l'engager  à  accepter,  fît  répondre  à  celui  qui  vou- 
lait le  séduire  : 

—  «  Qu'il  sache  bien  que,  quoique  je  sois  pauvre, 
je  ne  veux  point  vendre  mon  âme  ;  —  je  n'ai  rien 
actuellement  à  lui  donner  en  échange  de  ce  qu'il 
m'envoie,  mais  au  printemps  prochain  je  lui  appor- 
terai une  peau  d'orignal  pour  le  payer  ;  —  un  chré- 
tien ne  ferait  pas  ce  qu'il  me  dit  de  faire,  et  je  veux 
être  homme  comme  un  chrétien.  » 

Ceci  indique  une  force  d'âme  peu  commune, 
quand  on  sait  que  ce  peuple  est  pauvre,  qu'il  ne 
donne  rien  pour  rien  et  qu'il  aime  beaucoup  à  re- 
cevoir gratis. 


CHAPITRE  XVII 

Les  Sicanets  (Cherhlayé-ottiné,  les  hommes  des  montagnes 
Rocheuses). 

Ces  hommes  habitent  au  pied  des  montagnes 
Rocheuses,  ils  ont  une  grande  ressemblance  au 
physique  avec  les  Peaux-de-Lièvre  et  les  Castors. 
Il  y  a  quarante  ans,  ces  sauvages  étaient  très-féroces 
et  nul  étranger  n'osait  encore  les  affronter. 

La  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson  voulut  établir 
un  poste  parmi  eux,  mais  à  peine  les  employés  y 
étaient  installés,  qu'un  drame  terrible  s'ensuivit. 

Les  Sicanets  se  réunissent,  assiègent  le  poste,  le 
prennent  d'assaut  et  massacrent  tous  les  hommes 
de  la  Compagnie. 

C'est  en  1821  que  ce  fait  eut  lieu;  depuis,  bien 
d'autres  cruautés  ont  été  commises. 

Il  y  a  une  dizaine  d'années,  un  métis  nommé 
Touranjeau  allait  à  d'Attkoskas,  porteur  de  lettres 
pour  le  commis  du  poste  établi  chez  les  Sicanets. 

Un  mois  après,  il  retournait  à  la  mission  d'Attha- 
baskaw. 


TRIBUS  SAUVAGES.  373 

—  «  Père  disait-il  tout  tremblant,  je  rapporte  mes 
lettres.  —  Les  Sicanets  ont  encore  massacré  les 
hommes  du  poste.  J'étais  à  peine  arrivé  au  bas  de 
la  côte  où  le  fort  est  situé,  que  j'ai  vu  lout  à  coup 
rouler  à  mes  pieds  trois  têtes  d'homme.  —  J'ai 
reconnu  la  tête  du  commis  :  effrayé  de  ce  spectacle, 
j'ai  levé  les  yeux,  et  j'ai  vu  les  sauvages  envahissant 
le  fort.  J'ai  pu  m'enfuir  sans  être  aperçu,  et  me 
voilà.  » 

Ce  lugubre  souvenir  cause  encore  beaucoup  d'ef- 
froi à  Touranjeau. 

Aujourd'hui  ce  poste,  appelé  le  fort  d'Épinette, 
redoute  moins  le  voisinage  des  Sicanets  qui  se  sont 
beaucoup  humanisés. 

Leur  férocité  avait  privé  longtemps  cette  tribu  de 
l'avantage  d'avoir  une  maison  de  commerce  chez 
elle. 


CHAPITRE  XVIII 

Les   Hommes-de-Sang  [Dueeldeli-ottiné,  les  habitants  qui 
mangent  les  hommes). 

Les  Hommes-de-Sang,  appelés  plus  communé- 
ment le  mauvais  monde,  habitent  entre  le  58e  et  le  63e 
latitude  nord  et  le  125e  et  le  135e  longitude  ouest. 

Ces  sauvages  devenus  très-peu  nombreux  allaient, 
il  y  a  quelques  années  encore,  complètement  nus, 
mais  ils  se  couvrent  un  peu  aujourd'hui. 

Le  mal  souverain  de  cette  nation,  et  peut-être  la 
cause  unique  de  sa  presque  disparition ,  est  l'an- 
thropophagie. 

Ces  sauvages  poussent  cette  passion  à  un  tel  point, 
que  la  mère  n'est  pas  en  sûreté  avec  son  enfant,  ni 
les  enfants  avec  leur  père.  Les  parents  mangent  leurs 
parents,  les  amis  leurs  amis. 

La  moindre  disette  réveille  dans  leur  cœur  cette 
passion  horrible,  et  alors  le  plus  fort  dévore  le  plus 
faible.  C'est  ainsi  que  ces  sauvages  finiront  par  se 
détruire  tous,  ou  plutôt  par  se  manger. 


TRIBUS  SAUVAGES.  375 

Mgr  Faraud  me  disait  avoir  causé  souvent  au  fort 
Allkett,  situé  au  centre  de  cette  tribu,  avec  un  vieil- 
lard de  la  nation  des  Hommes-de-Sang,  qui  avouait, 
avoir  mangé,  à  lui  seul,  dix  de  ses  parents,  mais  la 
maladie  de  l'anthropophagie  l'avait  atteint,  il  était 
devenu  couvert  de  lèpre. 

Quelques  mois  avant  la  première  visite  du  mis- 
sionnaire au  fort  Allkett,  deux  Canadiens  français 
se  rendant  à  ce  poste,  pour  la  Compagnie  de  la  baie 
d'Hudson ,  avaient  été  pris  et  mangés  par  ces  sauvages. 

Les  Hommes-de-Sang  vivent  ordinairement  de 
chèvres  et  de  moutons  sauvages  qu'ils  tuent  sur  les 
montagnes  Rocheuses. 

Leur  conversion  serait  un  triomphe  pour  l'huma- 
nité. Quelques-uns  déjà  se  sont  convertis  et  ont 
porté  la  foi  chrétienne  au  fond  de  leurs  déserts. 
Puissent-ils,  par  leurs  exemples,  aidera  la  conversion 
de  quelques-uns  de  leurs  frères! 

Puissent  les  missionnaires,  en  inspirant  à  ces  sau- 
vages l'amour  et  la  crainte  de  Dieu,  leur  donner 
l'horreur  de  leurs  épouvantables  festins  ! 

Les  Hommes-de-Sang,  atrophiés  au  moral,  sont 
également  atrophiés  au  physique,  ils  sont  petits 
et  laids. 


CHAPITRE  XIX 

Les  Plats-Cotés  de  Chiens  (Fitchangé). 

Ces  sauvages  habitent  à  peu  près  entre  le  63e  et  le 
69e  degré  latitude  nord,  et  le  100e  et  125e  longitude 
ouest. 

L'origine  de  leur  nom  est  assez  obscure.  Plats- 
Côtés  de  Chiens  ne  répond  à  rien  de  ce  qui  peut 
caractériser  le  peuple  de  cette  tribu. 

Les  Plats-Côtés  de  Chiens,  disséminés  au  milieu  de 
déserts  immenses,  vivent  de  la  chasse  du  caribou  et 
de  la  pêche  ;  ils  sont  la  personnification  de  la  sau- 
vagerie dans  ce  qu'elle  a  de  plus  original.  La  vue 
seule  d'un  étranger  les  effarouche  ;  aussi,  quand  la 
nécessité  les  oblige  de  venir  à  un  poste  de  traite,  pour 
échanger  leurs  pelleteries,  ils  ont  hâte  de  conclure 
leur  marché  pour  s'en  retourner  de  suite  dans  la 
solitude  de  leurs  forêts. 

Cette  tribu  plus  que  toute  autre  a  conservé  l'ha- 
bitude de  laisser  mourir  les  enfants  et  les  vieillards 


TRIBUS  SAUVAGES.  377 

quand  ils  les  jugent  superflus;  ils  n'ont  pas  été  sourds 
cependant  à  la  voix  de  la  religion,  beaucoup  ma- 
nifestent déjà  de  très-bonnes  dispositions. 

Malheureusement,  disséminés  dans  une  étendue 
immense  de  déserts,  ne  s'approchant  que  rarement 
du  littoral  et,  quand  ils  arrivent  à  un  poste,  n'y  rési- 
dant souvent  que  quelques  jours,  et  souvent  par 
groupes  peu  nombreux,  il  est  difficile  de  les  réunir 
pour  leur  parler. 

Quoique  vifs  de  caractère  et  par  suite  d'une  grande 
irascibilité ,  les  Plats-Côtés  de  Chiens  détestent  le 
meurtre. 

Ces  sauvages  sont  grands,  sveltes  et  dégagés  ;  ils 
ont  les  jambes  longues,  les  épaules  étroites  et  les 
pieds  courts,  la  figure  allongée  et  un  peu  plate,  des 
yeux  à  fleur  de  tête,  très-vifs,  un  front  peu  développé, 
le  menton  et  la  mâchoire  pointus  ;  on  dirait  qu'ils 
ne  parlent  que  du  bout  des  dents. 

Si  les  Hommes-de-Sang  sont  laids  et  petits,  les 
Plats-Côtés  de  Chiens  sont  laids  et  grands. 

Leur  langue  a  quelque  ressemblance  avec  celle 
des  Esclaves  et  des  Montagnais  ;  quand  on  la  soumet 
à  l'analyse,  elle  donne  approximativement  les  mêmes 
racines,  quoique  de  prime  abord  elle  en  paraisse 
très-éloignée. 

Comme  toutes  les  tribus  ou  sections  de  tribus  qui 


378  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

habitent  parmi  les  caribous,  ces  sauvages  s'habillent 
de  la  peau  de  cet  animal  à  laquelle  ils  laissent  tout 
le  poil. 

Les  Plats-Côtés  de  Chiens  ne  sont  jamais  en  guerre 
avec  leurs  voisins  ;  ils  ne  sont  pourtant  pas  lâches,  et 
en  certaines  circonstances  ils  ont  donné  des  preu- 
ves de  courage  et  d'énergie. 


CHAPITRE  XX 

Les  Lodcheux  (Sasstué-ottiné,  les  habitants  du  lac  des  Ours). 

La  tribu  des  Loucheux  est  située  entre  le  65e  et 
le  68e  degré  latitude  nord,  et  entre  le  127e  et  le 
141e  longitude  ouest. 

Le  caractère  de  ces  sauvages  a  beaucoup  de  rap- 
port avec  celui  des  Plats-Côtés  de  Chiens,  sous  le 
rapport  de  ses  instincts  farouches  ;  leur  langue  s'é- 
loigne de  plus  en  plus  de  celle  des  Esclaves  et  des 
Montagnais,  quoiqu'on  y  trouve  des  rapports  assez 
fréquents. 

Ces  sauvages  sont  très-hautains  et  très-orgueil- 
leux, ils  pardonnent  difficilement  les  injures  qui 
leur  sont  faites  et  ne  reculent  jamais  devant  la  ven- 
geance. —  Très-souvent  aussi,  pour  des  torts  ima- 
ginaires, ils  attaquent  les  autres  ;  mais  il  faut  dire, 
pour  être  juste  à  leur  égard,  que  les  Esquimaux  leurs 
voisins  ont  contribué  pour  une  grande  part  à.  cet 
état  de  choses,  par  des  provocations  fréquentes. 


380  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

II 

Il  y  a  peu  de  temps,  les  Loucheux,  réunis  en  grand 
nombre,  étaient  partis  pour  la  chasse;  quelques 
Esquimaux  vinrent  à  leur  insu,  au  milieu  de  leurs 
tentes  qu'ils  saccagèrent,  et  firent  un  carnage  épou- 
vantable de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfants. 

Quand  les  Loucheux  revinrent ,  ils  ne  trouvè- 
rent plus  de  tentes  :  elles  étaient  brûlées,  et  les  cada- 
vres de  leurs  familles  dispersés  dans  le  bois. 

Irrités  par  ce  spectacle  affreux,  ils  jurèrent  tous 
d'en  tirer  vengeance  et  d'exterminer  tous  les  Esqui- 
maux qu'ils  pourraient  saisir. 

Ils  se  mirent  en  route  immédiatement  :  arrivés 
sur  les  bords  de  la  rivière  Péel,  ils  rencontrèrent  un 
petit  groupe  d'Esquimaux  et  en  tuèrent  huit  ou  dix; 
ils  étendirent  leurs  cadavres  le  long  du  rivage,  leur 
ouvrirent  le  ventre  et  l'estomac,  exposèrent  leurs 
entrailles  au  soleil,  et  comme  date  commémorative 
de  leur  vengeance,  ils  inscrivirent  sur  un  écriteau  : 
«  Que  les  Esquimaux  qui  passeront  par  ici,  appren- 
nent ainsi  le  sort  qui  les  attend.  » 

Depuis  ce  temps-là,  un  grand  nombre  de  Loucheux 
ont  embrassé  ou  feint  d'embrasser  le  christianisme  ; 
ils  se  rapprochent  davantage  des  postes  fréquentés 


TRIBUS  SAUVAGES.  381 

par  les  missionnaires,  il  y  a  donc  lieu  d'espérer  que 
bientôt  ils  s'humaniseront. 

Les  Loucheux,  avec  une  taille  médiocre,  ont  une 
constitution  assez  robuste;  on  trouve  dans  leur  regard 
quelque  chose  de  doux  et  de  sinistre  tout  à  la  fois. 
Leur  passion  dominante,  outre  le  jeu  de  mains,  est 
le  tabac. 


CHAPITRE  XXI 

Les  Pieds-Noirs  (Siyi-ra-ritewitiyiniwok,  les  hommes  qui  ont 
les  pieds  noirs). 


Les  Pieds-Noirs  habitent  entre  le  50e  et  le  55e 
degré  latitude  nord,  et  entre  le  1 10e  et  le  120e longi- 
tude ouest. 

Ces  sauvages  sont  très-intelligents  et  très-nom- 
breux, on  suppose  qu'il  en  existe  encore  deux  mille 
cinq  cents. 

Leur  conversion  serait  facile,  si  les  Assinibouanset 
les  Cris  ne  leur  faisaient  pas  une  guerre  continuelle; 
mais  comme  ils  sont  plus  courageux  et  plus  nom- 
breux, ils  usent  souvent  de  terribles  représailles. 

Comme  les  Cris,  ils  arrachent  la  chevelure  des 
vaincus,  leur  ouvrent  la  poitrine  et  mangent  leur 
cœur  ensanglanté;  mais,  plus  féroces  peut-être  en- 
core que  ces  derniers,  ils  appellent  souvent  leurs 
femmes  qui  se  jettent  sur  ces  corps  morts  et  s'abreu- 
vent de  leur  sang. 


CHAPITRE  XXII 

Les  Esquimaux  (Ottelnéné-ottiné,  les  habitants  de  la  terre  nue). 

I 

Les  Esquimaux  habitent  entre  le  63e  et  le  70e  de- 
gré latitude  nord  sur  le  continent,  et  s'étendent  en- 
core sur  les  îles  polaires,  telles  que  l'île  Victoria,  l'île 
du  roi  William,  l'île  Melville  et  l'île  Bathurst. 

La  nation  esquimause  est  la  seule  dont  les 
hommes  aient  de  la  barbe ,  mais ,  contrairement  à 
l'idée  reçue,  qui  veut  que  cette  barbe  soit  si  épaisse, 
qu'on  ait  de  la  peine  à  découvrir  les  traits  de  leur 
visage...  ils  ont,  au  contraire,  quelques  poils  noirs 
très-clair-semés  et  seulement  au  menton. 

De  tous  les  sauvages,  ils  sont  réellement  les  seuls 
qui  mangent  la  chair  crue,  quoiqu'ils  la  mangent 
quelquefois  aussi  après  l'avoir  fait  sécher  au  soleil. 

Les  Esquimaux  ont  une  taille  au-dessous  de  la 
moyenne,  la  tête  grosse,  les  bras  et  les  jambes  très- 
musculeux,  le  teint  blanc,  la  chevelure  et  les  poils 
de  leur  barbe  blonds  ;  ils  ont  le  front  large  et  proé- 


384  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

minent,  les  sourcils  clairs  et  de  gros  yeux  roulant 
dans  un  large  orbite. 

Ces  sauvages  n'ont  pas  l'air  menaçant  qu'on  leur 
donne,  ils  produisent  plutôt  l'effet  d'un  enfant  un 
peu  timide,  qui  frappe  moins  parce  qu'il  le  veut  que 
parce  qu'il  craint  d'être  frappé. 

Ils  sont  pourtant  excessivement  féroces,  surtout 
sur  cette  partie  du  continent;  jusqu'ici  il  a  été  très- 
difficile,  pour  ne  pas  dire  impossible,  de  les  aborder, 
tant  ils  sont  farouches  et  défiants  ;  les  étrangers  doi- 
vent sans  cesse  se  tenir  en  garde  contre  eux. 

11  y  a  peu  d'années  encore,  ils  massacrèrent  à 
l'entrée  du  fleuve  Mackensie  un  grand  nombre  de 
voyageurs. 

Depuis  quelque  temps,  ils  paraissent  s'être  beau- 
coup adoucis;  malgré  leur  défiance  instinctive,  leur 
sauvagerie  extraordinaire,  quelques-uns  osent  au- 
jourd'hui s'approcher  des  postes  de  la  Compagnie 
de  la  baie  d'Hudson,  ne  craignant  même  pas  de 
manger  ce  qu'on  leur  présente. 

Aussi  l'honorable  Compagnie,  qui  n'a  jamais  osé 
jusqu'à  ce  jour  créer  un  poste  chez  eux,  pourra 
bientôt,  peut-être,  y  en  établir  un  sans  trop  de 
danger. 


TRIBUS  SAUVAGES.  385 


II 


Les  Esquimaux  ont  des  habitudes  qui  leur  sont 
propres  et  qui  résultent  du  pays  qu'ils  habitent. 

Comme  ils  vivent  dans  une  contrée  très-froide  où 
il  n'y  a  point  de  bois,  ils  se  font  des  maisons  de 
glace  ;  ils  se  servent  de  la  glace  comme  nous  des 
moellons  ;  quand  l'édifice  est  élevé,  ils  le  couvrent 
avec  une  grande  quantité  de  neige.  Ces  maisons  sont 
comparativement  assez  chaudes. 

Pendant  l'hiver,  ils  habitent  pêle-mêle  dans  ces 
espèces  de  terriers,  et,  comme  ils  ne  peuvent  pas 
faire  de  feu,  ils  se  blottissent  les  uns  contre  les 
autres,  ainsi  que  des  nichées  d'animaux. 

Quand  la  saison  de  la  chasse  arrive  et  qu'ils  sor- 
tent de  leurs  maisons  de  glace,  ils  se  couvrent  dé- 
mesurément, ils  ont  des  culottes  de  peau  d'ours 
dont  le  poil  est  en  dedans,  une  espèce  de  casaque 
faite  aussi  de  peau  d'ours;  un  capuchon  très- fourré 
leur  enveloppe  la  tête,  des  souliers  ou  plutôt  des 
bottes,  aussi  de  peaux,  avec  le  poil  en  dedans  leur 
couvrent  les  pieds. 

Suivant  les  contrées  où  ils  vont,  ils  doublent  et 
triplent  même  quelquefois  leurs  vêtements,  de  sorte 
qu'un  Esquimau,  avec  sa  taille  peu  élevée  et  l'épais- 


386  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

seur  que  lui  donnent  ses  habits,  ressemble  presque  à 
une  boule. 

III 

Ces  sauvages  n'ont  pas  de  culte,  ils  ont  pourtant 
une  divinité,  —  c'est  le  soleil. 

Ils  ne  vivent  pendant  l'hiver  que  de  viande  de 
caribou  qu'ils  ont  quelquefois  en  abondance,  et 
qu'ils  peuvent  conserver  très-longtemps  dans  leurs 
maisons  de  glace,  sans  crainte  qu'elle  se  corrompe. 

Quand  cette  viande  est  bien  mortifiée,  ils  la  man- 
gent toute  crue. 

Durant  le  cours  de  l'été,  ils  vivent  sur  le  littoral 
de  la  mer  Arctique. 

Au  moyen  de  peaux  de  loups  marins  et  d'osse- 
ments de  baleines,  ils  construisent  de  petits  canots 
qu'ils  recouvrent  hermétiquement,  n'y  laissant  qu'un 
trou  rond  de  la  largeur  de  leur  corps  pour  y  entrer, 
n'ayant  que  la  tête  et  les  bras  dehors,  ils  attachent 
fortement  le  canot  autour  de  leurs  reins  et  partent 
pour  la  pêche. 

De  tous  les  peuples  de  l'extrême  nord  de  l'Améri- 
que, les  Esquimaux  seront  sans  doute  les  derniers  à 
recevoir  les  bienfaits  de  la  religion  ;  leur  contrée  est 
la  moins  propre  de  la  terre  à  être  habitée  par  des 
hommes. 


LES 

AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ 


LEGENDE    SAUVAGE 


I 


Il  ne  faut  jamais  dire  pourquoi  à  l'esprit.  —  Le  départ.  —  Les 
deux  outardeaux.  —  La  voix  de  l'Esprit.  —  Le  lac.  —  La  terre 
nue.  —  La  tente  des  géants.  —  Otchoch-h. 


Il  y  avait  une  fois,  dans  le  pays  des  Castors,  un 
vieillard  aux  cheveux  blancs,  qui  s'appelait  Eltché- 
lékouyé.  Ce  vieillard  avait  deux  petits-fils. 

L'aîné  avait  pour  nom  Eltchélekouyé-onié,  le 
cadet  avait  pour  nom  Eltchélékouyé-oniym  . 

Un  jour  le  vieillard  dit  à  ses  deux  petits-fils  : 

—  Mes  enfants,  je  me  fais  vieux,  bientôt  j'aurai 
passé  dans  la  vie  des  esprits  ;  depuis  la  mort  de  votre 
père,  c'est  moi  qui  pourvois  à  votre  existence;  mais 
ce  pays  où  nous  habitons  est  devenu  mauvais.  L'Es- 
prit-Bon l'a  abandonné  et  les  animaux  en  ont  presque 


388  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

tous  disparu,  il  faut  donc  que  vous  le  quittiez,  sinon, 
quand  je  ne  serai  plus  auprès  de  vous,  vous  mourrez 
de  faim.  Avant  donc  que  mon  esprit  aille  retrouver 
l'esprit  de  votre  père,  écoutez  ce  que  je  vous  recom- 
mande et  ce  que  je  vais  vous  ordonner. 

Les  deux  frères  écoutaient  en  silence,  bien  résolus 
de  faire  ce  que  leur  grand-père  ordonnerait,  car  ils 
étaient  bons. 

—  Je  vous  recommande,  mes  petits-fîls,  continua 
le  vieillard,  détenir  toujours  vos  promesses  et  d'être 
toujours  fidèles  à  vos  serments. 

Je  vous  ordonne  de  prendre  une  pirogue  et  de 
partir  pour  la  chasse  ;  mais  vous  ne  retournerez  plus 
dans  ce  pays-ci. 

—  Quoi  !  vous  nous  chassez  déjà,  grand-père? 

—  Je  vous  ai  dit  que  bientôt  je  ne  serai  plus  de  ce 
monde,  et,  avant  que  de  passer  dans  l'autre,  il  faut 
que  vouspartiez. 

—  Et  où  irons-nous,  grand-père  ? 

—  Vous  irez  partout  où  le  bon  Esprit  vous  con- 
duira; si  vous  êtes  fidèles,  vous  arriverez  un  jour 
dans  le  pays  qui  est  réservé  à  ceux  qui  lui  obéiront. 

—  Et  où  se  trouve  ce  pays? 

—  L'Esprit  seul  le  sait,  laissez- vous  donc  con- 
duire par  lui,  et,  quoi  qu'il  vous  recommande,  je  vous 
le  répète,  obéissez  aveuglément. 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  389 

—  Pourquoi,  grand-père? 

—  II  ne  faut  jamais  dire  pourquoi  à  l'Esprit,  mes 
petits-fils. 

A  ces  mots,  le  vieillard  se  tut  et  les  jeunes  gens  se 
dirent  : 

—  Il  faut  obéir,  partons. 


Le  même  jour,  les  deux  frères  prennent  leur  car- 
quois, leur  arc  et  leurs  flèches,  montent  dans  leur 
pirogue  et  partent. 

Ils  naviguèrent  tout  le  jour  sans  voir  aucun  ani- 
mal ;  le  soir  venu,  ils  amarrèrent  la  pirogue,  dres- 
sèrent leur  tente,  et  le  lendemain  de  grand  matin 
ils  se  mirent  de  nouveau  en  route  avec  l'espoir  d'être 
plus  heureux.  Le  soir  arriva  encore,  et  ils  n'avaient 
pas  fait  chasse;  trois  jours  et  trois  nuits  s'écoulèrent 
ainsi.  Le  quatrième  jour,  comme  ils  descendaient  le 
cours  d'une  rivière,  ils  arrivèrent  à  une  grande 
chute  appelée  l'Ondulation.  —  Là,  ils  s'emparèrent 
de  deux  petits  outardeaux,  qu'ils  attachèrent  avec 
l'intention  de  les  tuer  le  lendemain  pour  les  man- 
ger ;  puis,  comme  ils  étaient  bien  fatigués  à  force  de 
ramer,  ils  se  couchèrent  dans  la  pirogue  et  s'endor- 
mirent d'un  profond  sommeil. 


390  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 


*  * 


Or,  tandis  qu'ils  dormaient,  les  deux  frères  enten- 
dirent une  voix  qui  leur  disait  : 

—  Attelez  les  deux  outardeaux  à  votre  pirogue  et 
ils  vous  traîneront. 

Aussitôt  leur  réveil,  ils  s'empressèrent  de  saisir  les 
deux  outardeaux  et  de  les  attacher  à  la  pirogue  qui 
fila  alors  rapidement  sans  le  secours  de  leurs  bras. 

Après  trois  jours  et  trois  nuits  de  marche,  toujours 
traînés  par  les  deux  animaux,  ils  se  trouvèrent  tout  à 
coup  dans  un  grand  lac  d'où  l'on  n'apercevait  la  terre 
ni  d'un  côté  ni  de  l'autre. 

—  Nous  devons  être  bien  loin,  se  disaient  les  deux 
jeunes  gens. 

Ils  naviguaient  depuis  longtemps  sur  ce  grand  lac, 
et  toujours  ils  ne  voyaient  que  le  ciel  et  l'eau. 

—  Nous  avons  été  des  imprudents,  se  disaient-ils, 
encore,  c'est  peut-être  le  mauvais  esprit  qui  nous  a 
commandé  d'atteler  les  outardeaux  à  la  pirogue. 
Voilà  que  nous  ne  verrons  plus  la  terre. 

Au  moment  où  pour  la  troisième  fois  ils  répétaient 
ces  paroles,  ils  aperçurent  dans  le  lointain  une  vaste 
plage  recouverte  d'un  sable  blanc  et  uni,  mais  où 
l'on  ne  voyait  pas  un  seul  arbre. 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  391 

—  Nous  sommes  sauvés,  s'écria  le  jeune  Eltchélé- 
kouyé-oniym,  voilà  que  nous  allons  toucher  un 


rivage. 


En  effet,  bientôt  la  pirogue  aborde,  les  outardeaux 
sont  dételés  et  les  deux  voyageurs  débarquent. 

Mais  ils  étaient  exténués  de  faim  et  de  fatigue,  et 
cette  terre  nue  était  bien  peu  favorable  à  la  chasse. 

—  Nous  n'avons  rien  mangé  depuis  longtemps, 
et  je  ne  vois  pas  trace  d'animaux,  disait  le  frère  aîné. 

—  J'ai  grand' faim,  disait  le  frère  cadet. 
Et  ils  pleuraient  tous  deux  en  se  disant  : 

—  Nous  allons  sans  doute  mourir  en  ces  lieux 
déserts. 

Ils  se  couchèrent  alors  au  bord  du  lac  et  s'endor- 
mirent. 


—  Frère,  dit  l'aîné  en  se  réveillant,  j'ai  entendu 
une  voix  qui  m'a  dit  : 

—  Mangez  les  outardeaux. 
Eltchélékouyé-onié  avait  à  peine   prononcé  ces 

paroles,  que  les  outardeaux  vinrent  se  poser  à  côté 
des  deux  jeunes  gens. 

Mais,  quelle  ne  fut  pas  leur  surprise  de  voir  que 
les  deux  petits  animaux  avaient  maintenant  de  Ion- 


392  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

gues  plumes  blanches  et  qu'ils  étaient  devenus  de 
belles  outardes. 

—  Voilà  que  nous  devons  marcher  depuis  bien 
longtemps,  se  dirent-ils,  puisque  leurs  plumes  ont 
blanchi. 

Ils  prirent  alors  les  deux  outardes  et  les  tuèrent. 
Malgré  la  faim  qui  les  dévorait,  ils  n'en  mangèrent 
qu'une,  réservant  l'autre  pour  le  lendemain. 

Après  ce  repas  ils  s'endormirent  encore;  mais 
pendant  la  nuit  un  grand  vent  se  leva  et  ils  furent 
réveillés  par  le  froid. 

—  Frère,  dit  Eltchélékouyé-oniym,  j'ai  entendu 
aussi  la  voix  de  l'Esprit,  il  m'a  dit  : 

—  Brûlez  la  pirogue,  réchauffez-vous  et  mar- 
chez. 

Ces  paroles  de  l'Esprit  firent  grand  bien  aux  deux 
voyageurs,  car  ils  avaient  grand  froid  et  ils  n'avaient 
pas  trouvé  une  seule  bûche  sur  cette  plage  sablon- 
neuse. Puis  aussi  ils  avaient  grand' faim  encore  et 
ils  allaient  pouvoir  faire  cuire  l'outarde  qui  leur 
restait. 


Quand  les  deux  frères  se  furent  bien  réchauffés 
avec  le  bois  de  la  pirogue,  et  quand  sur  le  brasier  ils 
eurent  fait  cuire  Tout  arde  : 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  393 

—  Qui  sait,  se  dirent-ils,  si  cette  terre  n'est 
pas  le  pays  qui  nous  est  destiné  ?... 

Cette  pensée  ranima  leur  courage,  ils  mangèrent 
d'un  bon  appétit,  prirent  leurs  arcs  et  leurs  flèches 
et  se  remirent  résolument  en  route. 

Chemin  faisant,  ils  aperçurent  sur  le  sablé  des 
traces  de  loups  et  de  renards  ;  mais  ce  qui  les  ef- 
fraya beaucoup,  des  pieds  énormes  d'hommes  dont 
le  talon  était  parfaitement  distinct. 


*  * 


Les  deux  jeunes  gens  marchaient,  l'un  à  côté  de 
l'autre,  jetant  leurs  regards  inquiets  à  droite  et  à 
gauche,  dans  la  crainte  d'un  ennemi,  quand  tout  à 
coup  ils  se  trouvèrent  en  présence  d'une  immense 
tente. 

Cette  tente  était  habitée  par  des  géants,  ces  géants 
étaient  des  hommes  barbus,  trois  fois  grands  comme 
les  autres.  Devant  la  tente,  des  enfants  s'amusaient 
àlutter;  ceux-ci,  qui  n'avaient  pas  encore  de  barbe, 
étaient  aussi  des  géants. 

Les  deux  frères  tremblaient  de  frayeur. 

—  Mère,  voyez  les  deux  petits  qui  nous  arrivent, 
crièrent  les  enfants  géants. 

La  mère  sortit  et,  quand  les  deux  voyageurs  furent 


394  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

arrivés,  elle  les  engagea  complaisamment  à  entrer 
dans  la  tente. 


*  * 


Le  chef  des  géants  s'appelait  Otchoch-h  {géant),  il 
était  en  ce  moment  à  la  pêche,  et  on  l'attendait. 
Bientôt  il  arriva. 

—  Mon  père,  lui  dirent  ses  enfants,  en  ton  absence 
ces  deux  moitiés  d homme  nous  sont  arrivés. 

—  Pourquoi  les  appelez-vous  moitiés  d'homme, 
dit  Otchoch-h  avec  sévérité,  ne  vous  ai-je  pas  pré- 
venus que,  du  côté  de  la  terre  où  le  soleil  se  lève,  il 
y  a  des  hommes  blancs,  qui  sont  plus  petits  que 
nous,  mais  que  l'Esprit  protège;  ne  vous  ai-je  pas 
avertis  que  ces  hommes  fonderont  une  nouvelle 
nation  ?  —  Ce  sont  ceux-là  qui  nous  arrivent. 

—  Jeunes  gens,  continua  le  géant  en  se  tournant 
vers  les  deux  étrangers  —  avez-vous  faim  ? 

—  Hélas  !...  répondirent-ils,  nous  avons  faim  et 
nous  sommes  bien  fatigués. 

—  Alors,  mes  petits  amis,  vous  allez  manger  et 
vous  reposer  dans  ma  tente  où  vous  demeurerez 
tant  que  vous  voudrez. 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTGHELEKOUYE.  395 


II 


Les  deux  Eltchélékouyé  quittent  la  tente  du  géant.  —  Le  pâté  et 
les  flèches  enchantés.  —  L'aîné  des  deux  frères  enlevé  dans 
les  airs.  —  Désespoir  du  cadet.  —  Première  apparition  d'Ot- 
telballé  {V Esprit-Bon).  —  La  terre  nouvelle.  —  La  tente  de  la 
vieille  Telkallé. 


Les  deux  petits-fils  de  Eltchélékouyé,  étaient  de- 
puis quelque  temps  dans  la  tente  des  géants,  lors- 
qu'un jour  Otchoch-h  leur  dit  : 

—  Mes  petits  amis,  il  est  temps  de  partir,  allez  où 
l'Esprit  vous  appelle. 

—  Mais  nous  ne  savons  pas  où  se  trouve  le  pays 
où  nous  devons  nous  arrêter,  répondirent-ils. 

Le  géant  les  prit  tous  deux  dans  ses  grands  bras  et, 
les  ayant  élevés  bien  haut,  il  leur  dit  : 

—  Marchez  tout  droit,  du  côté  où  vous  voyez  que 
le  soleil  se  couche,  et  vous  arriverez  au  pays  promis. 

Otchoch-h  leur  avait  préparé  lui-même  un  pâté, 
composé. de  poissons  secs  et  de  graisse,  il  dit  en  le 
leur  présentant  : 

—  Voici  le  pâté  que  je  vous  ai  fait  pour  votre 
voyage,  —  je  vous  ai  préparé  aussi  des  arcs  et  des 
flèches.  En  vous  congédiant,  j'ai  une  recommanda- 
tion à  vous  faire  :  —  si  vos  flèches  s'égarent,  ne  les 


396  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

cherchez  pas,  et  gardez-vous  bien  de  manger  en  un 
seul  repas  tout  le  pâté  que  je  vous  donne. 

—  Pourquoi  ?  interrompit  Eltchélékouyé-onié. 

—  Il  ne  faut  jamais  dire  pourquoi,  répondit  le 
géant,  —  ne  cherchez  pas  à  comprendre 

—  C'est  ce  que  nous  a  dit  notre  grand-père  le 
jour  où  nous  l'avons  quitté,  observa  doucement 
Eltchélékouyé-oniym . 

Les  deux  frères  promirent  au  géant  d'être  fidèles 
à  ses  recommandations  et  se  remirent  en  route. 


*  i 


Chaque  jour  les  deux  voyageurs  mangeaient  du 
pâté,  mais  sans  jamais  l'achever,  et  le  lendemain  ils 
le  retrouvaient  encore  tout  entier  ;  ils  lançaient  leurs 
flèches  de  temps  en  temps  et  quand  une  venait  à 
s'égarer,  ils  ne  la  cherchaient  pas,  mais  le  lendemain, 
à  leur  réveil,  la  flèche  égarée  se  trouvait  à  leur 
côté. 

Quelquefois  les  flèches  restaient  suspendues,  mais 
ils  n'y  portaient  pas  la  main,  et  toujours  les  flèches 
retournaient  toutes  seules. 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  397 


*  * 


Ils  arrivèrent  un  jour  à  un  endroit  où  il  y  avait 
beaucoup  de  grosses  perdrix  ;  comme  ils  s'amusaient 
à  les  chasser,  une  flèche  s'accrocha  aux  branches 
d'un  arbre  presque  à  la  portée  de  leurs  mains. 

Ce  que  voyant,  le  plus  jeune  dit  à  son  frère  : 

—  Mon  aîné,  la  flèche  est  très-peu  élevée,  prends- 
la  donc. 

Celui-ci  tenta  de  la  prendre  avec  son  arc,  il  la  tou- 
chait bien,  mais  ne  pouvait  parvenir  à  la  faire  tomber, 
alors  il  s'obstine  et,  mettant  le  pied  sur  le  genou  de 
son  frère,  il  espère  pouvoir  la  saisir....  il  la  saisissait 
presque,  mais  la  flèche  s'élevait  comme  par  enchan- 
tement et,  à  mesure  qu'elle  lui  échappait,  l'obsti- 
nation du  jeune  homme  en  devenait  plus  grande  et 
lui  faisait  tout  oublier. 

—  Dresse-toi,  dit  l'aîné  à  son  cadet  presque  avec 
colère,  je  monterai  sur  tes  épaules. 

Eltchélékouyé-onyimse  dresse,  son  frère  mon  te  sur 

ses  épaules,  saisit  la  flèche au  même  instant,  la 

flèche  s'attache  à  sa  main  et  le  soulève  dans  les  airs. 

A  cette  vue  le  jeune  frère  poussa  des  cris  de  déses- 
poir, mais  déjà  son  aîné  ne  lui  apparaissait  plus  que 
comme  un  point  dans  l'espace. 


398  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 


C'est  mon  mauvais  désir  qui  est  cause  de  la  déso- 
béissance de  mon  frère  et  du  malheur  qui  m'arrive, 

se  dit-il,  je  n'ai  plus  de  frère Je  ne  mangerai 

plus.  Alors,  le  malheureux  jeune  homme  se  couche 
au  pied  de  l'arbre,  pleure  longtemps,  puis  il  s'en- 
dort  Tout  à  coup  un  oiseau  monstrueux,  trois 

fois  gros  comme  une  pirogue,  s'abattit  près  de  lui. 

—  Je  vais  être  dévoré,  pensa-t-il,  je  l'ai  bien  mé- 
rité. Mais,  au  lieu  de  le  dévorer,  l'oiseau  lui  dit  : 

—  Je  suis  Ottel-ballé  le  père,  je  suis  l'Esprit- 
Bon,  mange  du  pâté,  gardes-en  toujours  un  morceau 
pour  le  lendemain  ;  marche  du  côté  où  le  soleil  se 
couche,  et,  quand  tu  seras  arrivé  au  bord  d'un  grand 
lac,  arrête-toi,  —  mais  n'oublie  plus  les  ordres  de 
l'Esprit. 

Eltchélékouyé-oniym  se  réveilla,  ne  mangea  qu'un 
morceau  du  pâté  et  se  mit  en  marche. 


En  ce  moment  Eltchélékouyé-onié  emporté  dans 
les  airs  retombait  sur  une  terre  nouvelle,  et  quelle 
ne  fut  pas  sa  surprise  !  tout  à  l'heure  c'était  l'été, 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHELÉKOUYÉ.  399 

maintenant  c'était  l'hiver.  Il  était  naguère  dans  une 
plaine  sablonneuse,  et  il  se  trouvait  étendu  sur  la 
neige,  et  des  montagnes  de  glace  se  dessinaient  dans 
le  lointain. 

Le  jeune  homme  se  dresse  encore  étourdi  de  sa 
rapide  ascension  ;  il  cherche  du  regard  son  frère 

absent,  il  se  souvient  à  peine il  croit  sortir  d'un 

rêve. 

—  Mais,  non,  c'est  une  réalité...  son  frère  est 

perdu  pour  lui il  se  souvient  qu'il  a  désobéi  et  il 

pleure alors,  abattu  par  la  douleur,  il  se  couche 

désespéré  sur  la  neige. 


*  * 


Bientôt  Eltchélékouyé-onié  s'endormit,  il  fut  bien 
étonné  à  son  réveil  de  voir  à  ses  côtés  des  bois  de 
raquettes,  seulement  dégrossis  ;  il  se  rendort  et  à  son 
nouveau  réveil,  il  trouve  les  raquettes  ajustées  ;  après 
un  nouveau  sommeil  il  les  trouve  tissées,  enfin  à  son 
dernier  réveil,  les  raquettes  étaient  munies  de  leurs 
ailes  et  prêtes  à  être  mises  aux  pieds,  il  les  chausse  à 
l'instant  en  se  disant  : 

—  Celui  qui  veille  sur  moi  veillera  aussi  sur  mon 
frère.  Cette  pensée  le  consola,  et  il  se  disait  aussi  : 

—  Peut-être  trouverai-je  çà  et  là  des  perdrix  blan- 


400  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

ches,  des  écureuils  et  toute  sorte  de  menu  gibier, 
s'il  en  est  ainsi,  j'en  conclurai  que  c'est  ici  mon 
pays  et  l'Esp rit-Bon  y  conduira  mon  frère. 

Muni  de  ses  raquettes,  il  part.  Bientôt,  il  aperçoit 
empreintes  sur  la  neige  des  traces  de  toutes  sortes 
d'animaux 

—  Ceci  doit  être  sûrement  mon  pays,  se  disait-il. 


La  nuit  venue,  Eltchélékouyé-onié  s'arrête  en 
face  d'une  tente  sauvage,  il  entre  résolument,  une 
vieille  femme  s'y  trouvait. 

—  Bonsoir,  grand'mère,  dit  le  voyageur,  je  suis  las 
et  je  demande  l'hospitalité. 

—  C'est  lui,  se  dit  la  vieille  à  l'aspect  du  jeune 
étranger,  mais,  dissimulant  sa  surprise,  elle  se  con- 
tenta de  lui  répondre  : 

—  Couche-toi  sur  ces  branches  et  dors  en  paix, 
mon  enfant. 

Le  jeune  homme  se  coucha  et  s'endormit  bien 
vite. 

La  vieille  femme,  voyant  le  jeune  étranger  en- 
dormi, prit  un  morceau  de  charbon,  s'approcha  dou- 
cement de  sa  couche  et  se  mit  à  lui  noircir  le  visage. 

—  Je  ne  veux  pas  que  mes  filles  l'aiment  encore, 


AVENTURES  DES  DEUX  ÉLTCHÉLÉKOUYÉ.  401 

disait-elle  en  noircissant  le  visage  de  son  hôte  en- 
dormi. —  Je  dois  obéir  aux  ordres  de  l'Esprit. 
Cette  vieille  femme  s'appelait  Telkallé. 


III 


Les  filles  de  Telkallé.  —  Ce  que  coûte  la  désobéissance.  —  Les 
abîmes  de  la  neige.  —  Les  monstres  anthropophages.  —  Voilà 
de  la  bonne  viande.  —  Deuxième  apparition  d'Ottel-ballé.  — 
Le  colibri.  —L'offrande. 


La  vieille  Telkallé  avait  deux  filles  encore  jeunes, 
l'aînée  avait  pour  nom  Telkallé-tta  {furet  chasseur) . 

La  cadette  avait  pour  nom  Dloune-tta-naldayie 
[chasse-souris) . 

Bientôt  les  deux  jeunes  filles  arrivent,  et  à  l'as- 
pect du  jeune  homme  noir  endormi  elles  ne  peuvent 
retenir  leur  rire. 

—  Quel  monstre  avez-vous  donc  recueilli- là, 
notre  mère?  dirent-elles. 

Celle-ci  répondit  : 

—  Ne  riez  pas,  mes  filles,  celui  qus  vous  appelez 
un  monstre  est  protégé  par  l'Esprit  et  vous  l'aimerez 
bientôt  comme  un  frère. 

—  Nous  n'aurons  pas  si  mauvais  goût,  notre 
mère. 


402  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

—  Taisez-vous,  petites,  dit  la  vieille  avec  sévérité, 
allez  vous  amuser  et  laissez-le  dormir. 

Les  jeunes  filles  sortirent  en  riant  toujours.  Alors 
la  vieille  s'approche  du  jeune  homme,  le  savonne, 
le  sèche,  lui  graisse  les  cheveux. 

Quand  son  hôte  fut  bien  débarbouillé,  elle  le  ré- 
veilla. 

—  Mon  fils,  lui  dit-elle,  j'ai  deux  filles,  qui  vou- 
dront vous  épouser,  mais  gardez-vous  d'accepter,  le 
temps  n'est  pas  encore  venu,  vous  les  aimerez  comme 
vos  sœurs, et  vous  ne  les  regarder  ez  jamais  dormir  ! 

—  Pourquoi?  répondit  le  jeune  homme. 

—  Il  ne  faut  jamais  dire  pourquoi,  mon  fils. 


En  ce  moment  les  jeunes  filles  se  disaient  entre 
elles  : 

—  Allons  voir  le  monstre  qui  est  dans  la  tente  de 
notre  mère  ! 

Soulevant  le  lambeau  de  peau  qui  en  obstruait 
l'entrée,  les  petites  curieuses  y  jetèrent  un  regard 

furtif 0  surprise  !  ce  n'est  plus  un  monstre,  elles 

ne  songent  plus  à  rire,  mais  toutes  deux  s'écrient  à 
la  fois  : 

— C'est  moi  qui  l'aurai. 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  403 

Et  elles  se  précipitent  dans  la  tente.  Mais  le  jeune 
homme,  fidèle  aux  recommandations  de  la  vieille, 
dit  en  leur  présentant  la  main  : 

—  Soyez  mes  sœurs,  je  serai  votre  frère. 


Eitchélékouyé-onié  vivait  depuis  quelque  temps 
dans  cette  famille,  et  jamais  la  viande  d'orignal  ne  lui 
manqua;  pendant  le  jour  il  prenait  un  arc  et  des 
flèches  et  il  allaitàla  chasse, — sansjamais  trop  s'é- 
loigner. —  Le  soleil  brillait  encore  sur  les  monts 
neigeux,  qu'il  rentrait  déjà  dans  la  tente.  Bientôt  la 
vieille  le  regarda  comme  son  propre  enfant,  Telkal- 
lé-tta  et  Dloune-tta-naldayié  le  regardèrent  comme 
leur  frère. 

—  Voilà  que  j'ai  perdu  mon  frère  et  bue  j'ai 
trouvé  deux  sœurs,  se  disait-il  en  rêvant. 


*  * 


Pourtant ,  Eltchéléko uyé-onié  n'était  pas  he u reux , 
le  souvenir  de  son  frère  se  retraçait  sans  cesse  à  sa 
mémoire. 

—  Hélas!  se  disait-il,  le  reverrai-je  jamais  ce 
compagnon   de  mon  enfance,  ce  jeune  cadet  que 


404  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

j'aimais   tant,  et   que  j'ai  perdu  pour   avoir  agi 
contrairement  aux  ordres  du  géant  ? 

Ces  pensées  troublaient  souvent  sa  paisible  exis- 
tence et,  parfois  môme  la  nuit,  elles  le  privaient  du 
sommeil. 


*  * 


Un  jour  la  vieille  Telkallé  lui  dit  : 

—  L'hiver  va  bientôt  finir,  mon  fils,  les  animaux 
se  font  rares  autour  de  notre  tente,  la  viande 
commence  à  nous  manquer. 

Quittons  ce  lieu  et  montons  sur  cette  haute  mon- 
tagne que  nos  regards  aperçoivent  d'ici. 

Après  ces  paroles  les  deux  sœurs  sont  averties, 
bientôt  les  préparatifs  du  départ  commencent  et  la 
petite  famille  se  met  en  route.  Au  bout  de  quelques 
jours  de  marche  ouplu  tôt  d'escalade,  ils  touchèrent 
enfin  au  sommet  et  la  tente  fut  dressée. 


Du  haut  de  cette  montagne  de  glace,  qui  semblait 
surplomber  dans  la  plaine,  le  coup  d'œil  était  ravis- 
sant et  terrible  à  la  fois  ;  au  bas  s'élevaient  de  petits 
monts  neigeux,  recouverts  de  grands  arbres,  et  le 
soir,  quand  le  soleil    disparaissait  à  l'horizon,  on 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  405 

voyait  dans  le  lointain  les  dernières  lueurs  de  l'astre 
se  refléter  comme  dans  un  immense  miroir. 

—  Qu'aperçois-je  là-bas,  notre  mère?  demanda  le 
jeune  homme. 

—  Mon  fils,  répondit  la  mère,  du  côté  où  le  soleil 
se  couche,  tu  vois  un  grand  lac,  derrière  ce  grand 
lac  est  une  terre  heureuse  que  le  Puissant-Bon  ré- 
serve à  ceux  qui  lui  obéissent. 

—  Oh  !  que  je  voudrais  y  aller  !  exclama  le  jeune 
homme.... 

La  vieille  Telkallé  ne  répondit  pas,  un  soupir  seul 
s'échappa  de  sa  poitrine. 


*  * 


Les  jeunes  filles  et  le  jeune  homme  allaient  en- 
semble à  la  chasse,  et  l'abondance  de  viande  revint 
à  la  tente  solitaire.  Cette  haute  montagne  était 
peuplée  d'orignaux. 

—  Soyez  prudents,  mes  enfants,  disait  chaque 
matin  la  vieille;  si  la  neige  s'entr'ouvrait,  vous  seriez 
précipités  dans  l'abîme  ;  dirigez  vos  pas  en  face  de 
la  tente  du  côté  où  nous  sommes  montés,  mais 
n'allez  jamais  du  côté  opposé. 

—  Pourquoi?  dit  le  jeune  homme. 

—Il  ne  faut  jamais  dire  pourquoi,  mon  fils. 


406  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 


Cependant  Eltchélékouyé-onié  n'était  toujours 
pas  heureux.  Son  frère  était  sans  cesse  présent  à  sa 
mémoire,  il  se  reprochait  d'avoir  désobéi  aux  ordres 
du  géant  Otchoch-h. 

Une  nuit  qu'il  ne  pouvait  s'endormir,  à  cause  du 
trouble  de  son  âme  et  que  les  jeunes  filles  reposaient, 
dans  un  coin  opposé  de  la  tente  à  côté  de  leur  vieille 
mère,  le  jeune  homme,  voulant  savoir  si  elles  veil- 
laient aussi,  les  appela  par  leur  nom. 

—  Telkallé-tta,  Dloune-tta-naldayié,  mes  sœurs, 
dormez-vous?  disait-il. 

Les  deux  sœurs  ne  répondirent  pas.  Eltchélé- 
kouyé-onié,  oubliant  les  recommandations  de  la 
vieille,  se  leva  pour  les  regarder. 

En  ce  moment,  l'astre  de  la  nuit  éclairait  l'inté- 
rieur de  la  tente  de  sa  pâle  clarté. 

Tout  à  coup,  comme  il  allait  s'approcher  de  la 
couche  des  deux  sœurs  endormies,  la  neige  glacée 
s'entr'ouvrit,  il  s'enfonça  et  disparut. 


Quand  le  jour   fut  venu  et  que  les  jeunes  filles 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  407 

s'aperçurent  de  la   disparition  de  leur  hôte,  elles 
pleurèrent  amèrement. 

—  Voilà  une  mauvaise  affaire,  dit  la  vieille,  le 
jeune  homme  doit  m'avoir  désobéi  —  qui  sait  si 
nous  le  retrouverons? 

—  Partons,  s'écria  Telkallé-tta,  allons  à  sa  re- 
cherche. 

—  Oui,  partons,  dit  aussi  Dloune-tta-naldayié,  il 
faut  que  nous  le  trouvions. 

—  C'est  peut-être  vous,  mes  filles,  qui  êtes  cause 
de  ce  malheur,  interrompit  la  vieille.  —  Si  l'Esprit- 
Bon  ne  vous  pardonne  pas,  nous  serons  punies. 

Tout  en  disant  ces  paroles,  elle  pleurait  aussi. 

—  Prenez  votre  arc  et  des  flèches,  mes  filles,  dit 
encore  la  mère,  qui  sait  quand  nous  le  retrouve- 
rons? 

Les  trois  femmes  sortirent  de  leur  tente  et  se 
mirent  en  route  pour  chercher  le  jeune  homme. 


En  ce  moment  Eltchélékouyé-onié  se  trouvait 
dans  une  cabane  de  neige  glacée,  où  il  avait  été 


englouti. 


—  J'ai  désobéi  une  seconde  fois,  se  disait-il  en 
pleurant,  et  voilà  que  je  suis  dans  mon  tombeau. 


408  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

Il  était  dans  cette  fâcheuse  position  depuis  quel- 
ques heures  déjà,  quand  il  entendit  une  grosse 
voix  qui  disait  au-dessus  de  lui  : 

—  Ici  l'on  sent  la  chair  humaine. 

—  Nous  n'avons  aucun  instrument  pour  creuser 
la  neige,  répondit  une  autre  voix. 

—  Va  me  chercher  les  griffes  d'ours  que  nous 
avons  vues  sur  le  bord  du  chemin,  et  je  creuserai,  dit 
la  grosse  voix. 

Le  malheureux  jeune  homme,  à  ces  terribles  pa- 
roles, tremblait  de  tous  ses  membres,  plus  'encore 
de  frayeur  que  de  froid  ;  bientôt  il  entendit  creuser 
la  neige  au-dessus  de  lui  et  il  tremblait  encore 
plus. 

Tout  à  coup  il  se  sent  saisi  et  soulevé  par  les 
terribles  griffes,  mais  au  même  instant  les  griffes  se 
cassent  et  il  retombe  haletant  dans  son  trou. 

Alors  il  entendit  encore  la  grosse  voix  qui  disait  : 

—  Va  chercher  le  tibia  du  gros  animal  que  nous 
avons  vu  sous  les  grands  arbres. 


*  * 


Tandis  que  le  malheureux  Eltchélékouyé-onié  se 
trouvait  dans  cette  cruelle  position,  Telkallé-tta  et 
Dloune-tta-naldayié,  suivies  de  leur  vieille  mère, 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  409 

descendaient  courageusement  j  du  haut  de  la  mon- 
tagne, bravant  les  précipices,  défiant  les  avalanches 
qui  menaçaient  de  les  engloutir. 

Tantôt  on  les  voit  sur  un  mont  de  glace,  interro- 
geant du  regard  es  abîmes  de  la  neige,  tantôt  leurs 
voix  éplorées  font  retentir  le  désert  des  accents  du 
désespoir. 

Hélas  !  l'écho  seul  répondait  à  leurs  voix.  Et  elles 
ne  cessaient  de  dire  : 

—  Qu'est  devenu  notre  hôte?.... 

Pour  la  centième  fois  déjà  elles  répétaient  ces  pa- 
roles, quand  elles  aperçurent  un  sauvage  horrible 
chargé  du  tibia  d'un  gros  animal. 

Ce  sauvage  n'avait  qu'une  seule  jambe,  un  seul 
bras,  un  seul  œil  au  milieu  du  front  et  une  bouche 
six  fois  grande  comme  les  autres. 

Les  trois  femmes  eurent  grand'peur,  mais  le  dé- 
sir d'avoir  des  nouvelles  de  leur  hôte  les  enhardit 
et  elles  s'en  approchèrent. 

—  Auriez-vous  vu  ici  un  jeune  homme  que  nous 
cherchons  ?  lui  dirent-elles. 

Le  sauvage  s'arrêta,  fixa  son  grand  œil  sur  les 
jeunes  filles,  ricana  affreusement,  étendit  son  long 
bras  et  répondit  comme  un  tonnerre  : 

—  Suivez-moi  là-bas  chez  mon  maître. 


410  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 


Les  deux  sœurs  et  leur  vieille  mère  suivirent 
l'horrible  sauvage  et  bientôt  elles  arrivaient  à  une 
tente,  devant  laquelle  un  sauvage  plus  horrible  en- 
core était  assis. 

A  la  vue  des  étrangères,  celui-ci  s'écria  d'une 
voix  qui  fit  retentir  la  forêt  : 

—  Voilà  de  la  bonne  viande. 

—  Oui,  voilà  de  la  bonne  viande,  répéta  l'autre. 

—  Tais-toi,  dit  le  chef,  cette  viande  n'est  pas 
pour  toi. 

En  entendant  ces  paroles  de  sinistre  augure,  les 
deux  sœurs  se  jetèrent  aux  genoux  de  l'anthropo- 
phage. 

—  Nous  cherchons  notre  frère  qui  s'est  englouti, 
lui  dirent-elles  en  pleurant,  ne  nous  mangez  pas, 
faites-nous  le  trouver  si  vous  savez  où  il  est. 

—  Hou,  hou!  fit  le  sauvage,  j'ai  bien  faim  de 
chair  humaine,  votre  frère  est  dans  ce  trou. 

—  Oh  !  ne  le  mangez  pas,  disaient  les  jeunes  fil- 
les en  embrassant  les  jambes  du  monstre. 

—  Je  le  mangerai,  à  moins  cependant  qu'une  de 
vous  consente  à  devenir  mon  épouse,  continua-t-il 
en  fixant  son  œil  terrible  sur  les  pauvres  désolées. 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTGHÉLÉKOUYÉ.  411 


* 


A  ces  paroles  les  deux  sœurs  se  regardèrent  in- 
terdites, comme  pour  se  demander  laquelle  se  sa- 
crifierait. 

L' anthropophage,  comprenant  leur  hésitation,  fît 
une  grimace  épouvantable  et,  prenant  le  tibia  que 
son  compagnon  avait  apporté,  il  se  mit  à  creuser  la 
neige  ;  bientôt  Eltchélékouyé-onié ,  violemment 
arraché  de  sa  prison  de  neige,  tombait  haletant  aux 
pieds  du  monstre. 

—  Hou,  hou!  fit  encore  l'horrible  sauvage,  voilà 
de  la  bonne  viande. 

—  Oui!  voilà  de  la  bonne  viande,  répéta  son 
compagnon. 

—  Tais-toi,  interrompit  le  maître,  cette  viande 
n'est  pas  pour  toi. 

Le  jeune  homme,  plus  mort  que  vif,  ne  voyait  ni 
n'entendait  rien  encore,  il  était  étendu  sur  la  neige. 

Les  deux  jeunes  filles  et  leur  vieille  mère  à  ses 
côtés  pleuraient  et  se  lamentaient. 

Le  monstre  aiguisait  son  coutelas. 


412  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 


Cependant  Eltchélékouyé-onié  commençait  à  re- 
prendre ses  sens....  tout  à  coup  il  ouvre  les  yeux.... 
ô  surprise,  ô  joie,  il  voit  près  de  lui  les  deux  jeunes 
filles  et  la  vieille  Telkallé  leur  mère. 

— Telkallé-tta,  Dloune-tta-naldayié,  s'écria-t-ilen 
se  redressant. 

—  Oui,  c'est  nous  avec  notre  mère,  répondirent 
les  jeunes  filles,  nous  te  cherchions. 

—  Et  c'est  moi  qui  t'ai  trouvé,  exclama  l'anthro- 
pophage avec  un  ricanement  affreux. 

—  C'est  vrai,  mais  vous  nous  aviez  promis  de  ne 
pas  le  manger. 

—  Oui,  si  une  de  vous  consent  à  devenir  mon 
épouse. 

Les  jeunes  filles  n'osèrent  encore  répondre. 

—  Oh!  vous  vous  taisez  — vous  refusez,  hurla 
le  monstre  en  brandissant  son  coutelas  sur  la  tête 
du  jeune  homme. 

—  Grâce,  grâce  !  nous  vous  épouserons,  s'écriè- 
rent-elles ensemble. 

—  Non,  hurla  de  nouveau  le  sauvage.  Je  veux  le 
manger...  j'ai  faim... 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  413 


Le  monstre  avait  à  peine  prononcé  ces  cruelles 
paroles,  qu'on  entendit  un  cri  menaçant  et  un  batte- 
ment d'ailes  extraordinaire. 

— Ottel-ballé!  exclamèrent  les  deux  sauvages, 
et  ils  tombèrent  à  la  renverse  comme  foudroyés. 

Prompt  comme  l'éclair,  l'oiseau  géant  fondit  sur 
les  deux  anthropophages, en  saisit  un  de  chaque  patte 
et  les  enleva  dans  les  airs. 


—  Mes  enfants,  dit  alors  la  vieille  mère,  c'est 
Otetl-ballé,  l'Esprit  bon  qui  vient  de  nous  sauver, 
faisons-lui  une  offrande. 

—  Quelle  offrande  lui  ferons-nous,  notre  mère? 
nous  n'avons  que  notre  arc  et  une  seule  flèche. 

A  peine  avaient-elles  répondu  ces  mots,  qu'elles 
aperçurent  un  vautour  qui  poursuivait  un  petit  co- 
libri. 

—  Vite,  mes  enfants,  tuez  le  vautour,  dit  la 
vieille. 

Prompte  comme  l'éclair,  la  jeune  Dloune-tta-nal- 
dayié  s'empare  de  l'arc,  ajuste  la  flèche  et  le  vautour 


414  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

tombe  inanimé  sur  la  neige,  il  était  temps,  le  co- 
libri ne  pouvait  déjà  plus  voler. 

—  Voilà  l'offrande  toute  prête, mes  enfants,  dit  la 
vieille,  prenez  le  colibri,  réchauffez-le,  puis  ren- 
dez-lui la  liberté. 


Quelques  instants  après,  un  feu  était  allumé  sur 
la  neige  glacée.  Telkallé-tta  et  Dloune-tta-naldayié, 
assises  autour,  réchauffaient  le  petit  colibri,  tandis 
que  leur  vieille  mère  et  le  jeune  Eltchélékouyé- 
onié  attendaient  le  moment  de  l'offrande  pour  pro- 
noncer les  paroles  sacramentelles. 

—  Mère,  est-ce  le  moment,  le  colibri  agite  ses 
petites  ailes  dirent  les  jeunes  filles. 

—  Alors  c'est  le  moment,  répondit  la  mère.  Lâ- 
chez-le. 

—  Et  l'oiseau  s'envola  en  jetant  un  cri  de  joie, 
comme  pour  remercier  ses  sauveurs. 

—  Petit  oiseau,  dit  la  vieille  mère,  remercie  pour 
nous  l'Esprit-Bon  de  nous  avoir  délivrés  de  l'Esprit 
Mauvais. 

—  Petit  oiseau,  dit  le  jeune  homme,  va  dire 
à  l'Esprit-Bon  de  me  faire  retrouver  mon  frère. 

—  Petit  oiseau,  dirent  les  jeunes  filles,  va  dire  à 
l'Esprit-Bon  de   protéger  celui  que  nous  aimons. 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  415 


IV 


Petit  enfant  qui  dort.  —  Le  vieillard.  —  La  flèche  mâle  et  la 
flèche  femelle.  —  Désobéissance  des  deux  sœurs.  —  Leur  dis- 
parition. — -  Douleur  du  jeune  homme.  —  Otchoch-h  re- 
paraît. —  Mort  de  la  vielle  Telkallé.  —  Le  fils  d'Ottel-ballé. 

L'offrande  était  faite,  le  feu  éteint,  il  fallait  son- 
ger à  quitter  ces  lieux. 

—  Maintenant  où  irons-nous?  dirent  les  jeunes 
filles. 

—  Marchons,  répondit  la  vieille,  l'Esprit  qui 
nous  protège  nous  guidera. 

Elles  marchaient  depuis  quelques  heures  déjà, 
quand  elles  se  trouvèrent  en  face  d'une  tente. 

Le  jeune  homme  qui  marchait  devant  pour  frayer 
le  passage,  écarta  la  peau  qui  couvrait  l'entrée  de  la 
tente,  et,  à  sa  grande  surprise,  il  aperçut  dans  un 
coin  un  petit  enfant  endormi. 

Il  s'empressa  d'appeler  ses  compagnes  qui  furent 
encore  plus  surprises  que  lui." 

—  Petit  enfant  qui  dors,  dit  la  mère,  où  sont  tes 
parents? 

L'enfant  se  réveilla,  étendit  un  de  ses  petits  bras 
du  côté  d'où  le  soleil  se  lève,  et  dit  : 


416  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

—  Là-bas!....  puis  il  se  rendormit. 

—  Petit  enfant  qui  dors,  dit  le  jeune  homme,  dis- 
moi  où  est  mon  pays. 

L'enfant  se  réveilla  encore,  étendit  un  de  ses  pe- 
tits bras  du  côté  où  le  soleil  se  couche,  et  dit  : 
Là-bas...   et  il  se  rendormit. 

—  Petit  enfant  qui  dors,  dirent  les  jeunes  filles, 
où  est  celui  qui  nous  protège. 

L'enfant  se  réveilla  pour  la  troisième  fois,  et,  le- 
vant ses  deux  petits  bras  au  ciel,  il  dit  : 

—  Là-haut  ! . . .  puis  il  se  rendormit  encore. 

—  Ceci  est  une  chose  extraordinaire,  dit  la  vieille 
Telkallé  ;  mais  il  ne  faut  pas  chercher  à  comprendre. 

Et  la  petite  caravane  se  remit  en  marche. 


Les  voyageurs  n'avaient  pas  fait  cent  pas,  qu'ils 
virent  venir  un  vieillard  armé  d'un  arc  et  d'un 
carquois  plein  de  flèches. 

—  Bon  vieillard,  dirent-ils,  aussitôt  qu'ils  furent 
en  sa  présence,  nous  venons  sans  doute  de  ta  tente. 
—  C'est  sans  doute  ton  enfant  que  nous  y  avons  vu 
endormi. 

—  En  effet,  répondit  le  vieillard,  c'est  mon  en- 
fant. 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  417 

—  Tu  nous  rendrais  bien  service  en  nous  don- 
nant quelques-unes  de  tes  flèches,  dit  le  jeune 
homme,  nous  avons  faim,  et  je  voudrais  tuer  quel- 
ques animaux. 

—  Je  le  veux  bien,  mon  enfant,  si  tu  me  promets 
d'être  fidèle  aux  recommandations  que  je  te  ferai. 

—  Je  te  le  promets. 

Le  vieillard  remit  alors  deux  flèches  à  Eltchélé- 
kouyé-crnié,  en  lui  disant  : 

—  Je  te  donne  une  flèche  mâle  et  une  flèche  fe- 
melle; avec  la  flèche  mâle  tu  |  frapperas  l'orignal 
mâle,  et  avec  la  flèche  femelle,  tu  frapperas  sa  com- 
pagne; mais  garde-toi  bien  de  laisser  toucher  tes 
flèches  aux  jeunes  filles. 

—  Pourquoi  ?  répondit  le  jeune  homme. 

—  Il  ne  faut  jamais  dire  pourquoi,  mon  fils. 

—  Voilà  que  j'oublie  encore  la  recommandation 
de  mon  grand-père,  pensa  Eltchélékouyé-onié.  Il 
promit  au  vieillard  d'obéir  fidèlement  à  ses  ordres, 
et  la  petite  caravane  se  remit  en  route. 


*  * 


Pendant  les  premiers  jours,  ils  rencontrèrent 
beaucoup  d'orignaux  ;  avec  la  flèche  mâle,  le  jeune 
homme  tuait  l'orignal  mâle,  et  avec  la  flèche  femelle 


27 


418  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

il  tuait  sa  compagne.  Les  jeunes  filles,  malgré  leur 
extrême  envie  de  lancer  des  flèches,  ne  touchaient 
jamais  aux  flèches  du  vieillard. 


Un  matin  les  deux  sœurs  se  réveillèrent  plus  vite 
que  d'habitude,  le  jeune  homme  et  la  vieille  mère 
dormaient  encore,  elles  sortirent  doucement  de  la 
tente.  Le  soleil  pointait  à  peine  à  l'horizon  et  ses 
rayons  d'or  se  reflétaient  sur  la  neige  glacée  ;  dans 
le  lointain  on  entendait  le  cri  des  animaux  réveillés 
par  l'aurore,  et  les  vols  de  perdrix  blanches  com- 
mençaient à  traverser  l'azur  des  cieux. 

—  Comme  ce  pays  est  beau  !  disait  Telkallé-tta  à 
sa  sœur  cadette.  Pourquoi  ne  dresserions-nous  pas 
ici  notre  tente  pour  quelque  temps?  Pourquoi  re- 
monterions-nous au  haut  de  la  montagne?  Pour- 
quoi marchons-nous  toujours? 

—  Tu  sais  bien,  sœur,  répondit  Dloune-tta-nal- 
dayié,  que  notre  mère  nous  a  dit  souvent  qu'il  ne  fal- 
lait jamais  dire  pourquoi. 


* 
*  * 


Les  deux  sœurs  devisaient  de  la  sorte  quand  deux 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  419 

orignaux  apparurent  sur  un  monticule  à  peu  de  dis- 
tance de  la  tente;  à  cet  aspect,  toutes  deux,  habi- 
tuées à  lâchasse  dès  leur  enfance ,  tressaillent  du 
désir  de  les  frapper. 

—  Tandis  que  le  jeune  homme  dort,  disent-elles, 
prenons  les  flèches  et  tuons  ces  orignaux. 

L'arc  et  les  flèches  se  trouvaient  suspendus  à 
l'entrée  de  la  tente.  Sans  plus  de  réflexions,  elles 
écartent  la  peau  qui  en  couvrait  l'entrée,  et,  le  cœur 
palpitant  d'émotions,  elles  portent  la  main  aux  flè- 
ches... 

Mais  à  peine  les  ont-elles  touchées,  que  la  terre 
s'entr'ouvre  et  les  deux  imprudentes  sont  précipi- 
tées dans  un  abîme. 


Telkallé-tta  et  Dloune-tta-naldayié  se  relèvent 
toutes  meurtries  de  leur  chute.  Elles  se  trouvaient 
dans  une  immense  grotte  à  l'extrémité  de  laquelle 
elles  apercevaient  faiblement  la  lumière  du  jour. 

Tout  à  coup  elles  entendirent  un  battement  d'ai- 
les et  se  sentirent  saisies  par  les  griffes  d'un  animal. 

Cet  animal  était  Ottel-ballé,  cette  grotte  était  la 
sienne. 


420  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 


*  * 


L'oiseau  enleva  les  jeunes  sœurs,  d'un  vol  rapide 
il  les  sortit  du  souterrain,  et  alla  les  déposer  au  mi- 
lieu d'une  plage  déserte. 

Ceci  se  passait  vers  la  neuvième  heure  du  jour. 

Telkallé-tta  et  Dloune-tta-naldayié  encore  plus 
meurtries,  presque  mortes  d'effroi,  avaient  perdu  la 
connaissance  de  ce  qui  venait  de  leur  arriver,  elles 
étaient  étendues  sur  la  plage  où  l'oiseau  les  avait 
déposées  et  s'endormirent. 

Elles  sommeillaient  à  peine,  qu'elles  furent  ré- 
veillées par  une  voix  qui  leur  disait  : 

—  Mes  filles,  vous  avez  été  punies  de  votre  déso- 
béissance, mais  l'Esprit  vous  pardonne. 

Celui  qui  disait  ces  paroles  était  Otchoch-h  le 
géant. 

—  Où  sommes-nous  ?  exclamèrent  à  la  fois  les 
deux  sœurs  à  l'aspect  du  géant  barbu. 

—  Vous  êtes  dans  la  nation  des  Géants  amis  des 
hommes,  répondit  Otchoch-h.  Soyez  sans  crainte, 
et  suivez- moi  dans  ma  tente,  je  vous  donnerai  à 
manger. 

Les  jeunes  filles  suivirent  le  géant  en  pleurant, 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  .  421 

car  elles  ne  pouvaient   se  consoler  d'avoir  perdu 
celui  qu'elles  appelaient  leur  frère. 


*  * 


En  ce  moment  Eltchélékouyé-onié,  se  réveillait  ; 
bien  surpris  de  la  disparition  des  deux  sœurs,  il 
chercha  quelques  instants  autour  de  la  tente  ; 
mais  bientôt  il  comprit  son  malheur  en  voyant  que 
les  flèches  n'étaient  plus  à  leur  place.  Alors  il  ren- 
tra dans  la  tente  et,  s'approchant  de  la  couche  où 
reposait  la  vieille  Telkallé  : 

—  Hélas  !  ma  mère,  lui  dit-il,  en  pleurant,  tes  fil- 
les auront  désobéi  à  l'Esprit.  —  L'Esprit  les  a  pu- 
nies... qu'allons-nous  devenir?...  Nous  n'avons 
plus  de  flèches...  J'aimais  tes  deux  filles,  ma  mère, 
je  les  voulais  pour  épouses,  et  maintenant  qui  m'ai- 
mera?... je  n'aurai  jamais  d'épouse  et  je  n'ai  plus 
de  frère. 

La  vieille   répondit  : 

—  Ne  désespère  pas,  mon  fils,  une  de  mes  filles 
sera  bientôt  ta  compagne  ;  j'ai  eu  un  rêve  cette  nuit  ; 
l'Esprit  m'a  apparu  et  m'a  montré,  du  côté  où  le 
soleil  se  couche,  une  belle  plaine  plantée  de  grands 
arbres,  une  belle  forêt  peuplée  d'animaux  de  toute 


422  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

espèce,  un  grand  lac  et  de  nombreuses  rivières  rem- 
plies de  beaux  poissons,  et  l'Esprit  m'a  dit  :  — 
Voilà  le  pays  que  je  promets  à  tes  enfants  —  voilà 
la  terre  où  ils  iront,  quand  toi,  leur  vieille  mère,  tu 
seras  venue  vers  moi.  —  Tu  aimeras  donc  une  de 
mes  filles,  mon  fils,  pour  elle  tu  chasseras  l'orignal 
dans  les  forêts,  tu  pécheras  les  poissons  dans  les 
rivières  —  mais  je  te  recommande  de  remercier  le 
Créateur  chaque  matin  et  chaque  soir.  Je  t'avais  dé- 
fendu de  te  faire  aimer  de  mes  filles  autrement  que 
comme  un  frère,  parce  que  c'était  la  volonté  de 
l'Esprit;  mais  je  vais  mourir,  —  espère...  mes 
mânes  ne  te  quitteront  pas. 

—  Ma  mère,  répondit  le  jeune  homme,  mon  père 
m'a  dit  souvent  que  la  vérité  est  dans  la  bouche 
de  ceux  qui  vont  mourir,  je  crois  donc  à  tes  paro- 
les, et  j'espère,  mais,  avant  que  ton  esprit  retourne 
au  sein  du  Créateur ,  dis-moi  si  je  retrouverai 
mon  frère. 

—  Mon  fils,  dit  Telkallé,  à  l'heure  où  je  te  parle, 
mes  filles  et  ton  frère,  par  des  sentiers  différents, 
marchent  vers  le  même  but,  l'Esprit  te  dira  le 
chemin  à  suivre  pour  y  arriver  toi-même  ;  —  main- 
tenant, voici  mes  dernières  paroles  : 

Toi,  Eltchélékouyé-onié  ,  tu  seras  l'époux  de 
Telkallé-tta. 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  423 

Ton  frère  Eltchélékouyé-oniym  sera  l'époux  de 
Dloime-tta-naldayié . 

Et  ensemble,  vous  irez  dans  le  pays  promis. 


*  * 


Ainsi  parla  Telkallé;  puis  elle  leva  ses  deux  bras 
au  ciel,  et  son  esprit  s'échappa  de  son  cœur,  comme 
un  souffle  léger. 

Le  jeune  homme  comprit  que  c'était  par  la  vo- 
lonté de  l'Esprit,  que  la  vieille  mère  mourait et 

il  ne  pleura  pas  ;  alors,  enveloppant  sa  dépouille 
mortelle  dans  des  feuilles  de  bananier,  il  alla  la 
placer  au  haut  d'un  arbre,  et  se  coucha  tristement 
au-dessous. 


*  * 


Eltchélékouyé-onié  était  couché  à  peine,  qu'il 
vit  descendre  du  ciel,  et  s'abattre,  à  son  côté,  un 
gros  oiseau  de  la  forme  de  celui  qui  avait  enlevé 
les  deux  anthropophages,  mais  beaucoup  plus  jeune, 
car  ses  plumes  commençaient  seulement  à  croître. 

—  Ne  t'effraye  pas,  dit  l'oiseau,  je  suis  le  fils 
d'Ottel-ballé...  je  viens  pour  te  sauver. 

—  Hélas!  répondit  le  jeune  homme,  j'ai  perdu 
mon  frère  par  ma  désobéissance,  j'ai  perdu  mes 


424  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

sœurs  par  ma  négligence,  je  n'ai  plus  d'espoir  en 
ce  monde. 

—  Tu  as  donc  déjà  oublié  les  promesses  de  la 
vieille  Telkallé,  ta  seconde  mère,  répondit  l'oiseau, 
écoute  donc,  et  situ  suis  mes  conseils,  tu  retrouveras 
ton  frère,  tu  retrouveras  tes  sœurs,  et  tu  arriveras 
dans  le  pays  promis. 

Il  y  a  dans  le  pays  que  tu  dois  habiter  beaucoup 
de  neige  l'hiver,  beaucoup  d'ombrages  l'été,  il  y  a 
de  nombreux  cours  d'eau  tous  remplis  de  poissons, 
il  y  a  de  nombreuses  forêts  toutes  peuplées  de  cari- 
bous et  d'orignaux,  il  y  a  de  vastes  prairies,  où  de 
nombreux  troupeaux  de  bœufs  musqués  se  donnent 
rendez- vous,  il  y  a  aussi  beaucoup  de  castors  ;  mais 
j'ai  une  recommandation  à  te  faire,  quand  tu  y 
seras  arrivé,  ne  sors  jamais  la  nuit  de  ta  tente,  et 
ne  chasse  le  castor  que  le  soleil  levé. 

—  Pourquoi  ?  répondit  le  jeune  homme. 

—  Il  ne  faut  jamais  dire  pourquoi,  dit  le  fils 
d'Ottel-ballé. 


Eltchélékouyé-onié  commença  à  comprendre 
qu'il  fallait  se  soumettre  aveuglément  aux  ordres  de 
l'Esprit. 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  425 

—  Je  ferai  ce  que  tu  me  dis,  je  te  le  promets, 
dit-il  avec  assurance. 

—  Puisqu'il  en  est  ainsi,  répliqua  l'oiseau,  place- 
toi  sur  mes  ailes. 

Le  jeune  homme  obéit. 


A  l'instant,  l'oiseau  prit  son  vol,  fendit  l'espace, 
et  s'éleva  bien  haut  dans  les  airs. 

Arrivé  au  séjour  des  nuages,  il  s'arrête,  plane 
un  instant  au  milieu  de  l'azur,  tout  à  coup  il 
pousse  un  cri  de  joie,  précipite  son  vol  vers  la 
terre,  la  terre  s'entrouvre  et  le  fils  d'Ottel-ballé, 
chargé  de  son  précieux  fardeau,  plonge  dans  cette 
ouverture  et  disparaît. 


*  * 


Eltchélékouyé-onié  s'était  endormi  sur  les  ailes 
de  l'oiseau,  qui  un  instant  après  le  déposait  dou- 
cement sur  une  nouvelle  terre. 

Dès  qu'il  l'eut  déposé,  il  lui  dit  : 

—  Petit-fils  d'Eltchélékouyé,  réveille-toi. 

Le  jeune  homme  se  réveilla  sans  trop  comprendre 
ce  qui  venait  de  lui  arriver. 


426  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

—  C'est  ici  mon  pays,  s'écria-t-il  enfin. 

—  Non,  répondit  l'oiseau,  marche  du  côté  où  le 
soleil  se  couche,  jusqu'à  ce  que  tu  arrives  sur  les 
bords  d'un  grand  lac. 

Ensuite  il  lui  présenta  un  petit  morceau  de  bois 
qu'il  tenait  entre  ses  griffes. 

—  Prends  ce  morceau  de  bois,  continua  le  fils 
d'Ottel-ballé,  et  quand  tu  seras  arrivé  au  bord  du 
Grand-Lac,  mets-le  dans  l'eau  et  attends. 

—  J'obéirai,  répondit  Eltchélékouyé-onié ,  qui 
cette  fois  ne  demanda  plus  pourquoi  ;  —  et  l'oiseau 
s'envola. 


Telkallé-tta  et  Dloune-tta-naldayié  quittent  latente  des  géants.— 
Le  cygne  blanc.  —  Le  Grand-Lac.  —  La  pirogue.  —  Les 
deux  frères  et  les  deux  sœurs  se  retrouvent. 

Telkallé-tta  et  Dloune-tta-naldayié  demeuraient 
depuis  quelque  temps  déjà  dans  la  tente  des  géants, 
et  elles  étaient  toujours  bien  tristes,  songeant  sans 
cesse  à  leur  vieille  mère  et  à  celui  qui  était  devenu 
leur  frère. 

Otchoch-h  leur  dit  un  jour  : 

—  Mes  petites  amies,  il  est  temps  de  partir  pour 
aller  où  l'Esprit  vous  appelle. 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  427 

—  Mais  nous  ne  savons  pas  où  se  trouve  le  pays 
où  nous  devons  nous  arrêter,  répondirent-elles. 

Le  géant  les  prit  alors  dans  ses  grands  bras,  — 
comme  quelque  temps  auparavant  il  avait  pris  les 
deux  Eltchélékouyé,  et,  les  ayant  élevées  bien  haut, 
il  leur  dit  : 

—  Marchez  tout  droit  du  côté  où  vous  voyez  que 
le  soleil  se  couche,  et  quand  vous  arriverez  au  bord 
d'un  grand  lac,  l'Esprit  vous  conduira  dans  votre 
nouveau  pays. 

—  Reverrons-nous  notre  mère? 

—  Votre  mère  est  morte,  mais  ses  mânes  vous 
suivent;  ne  la  pleurez  pas,  et  souvenez-vous  de  ses 
recommandations. 


En  ce  moment,  le  cri  d'un  oiseau  retentit,  le  géant 
et  les  jeunes  filles  sortirent  de  la  tente,  et  virent  un 
cygne  plus  blanc  que  la  neige  qui  planait  dans  les 
airs. 

—  Voilà  l'esprit  de  votre  mère,  dit  Otchoch-h, 
avec  vous  il  traversera  le  Grand-Lac,  suivez-le. 

Alors  le  géant  leur  donna  des  provisions  qu'il 
leur  avait  préparées,  c'est-à-dire  quelques  poissons 
et  un  peu  de  viande  ;  il  donna  aussi  à  chacune  une 


428  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

peau  de   renard  pour   se  garantir  de  la  fraîcheur 
des  nuils,  et  il  les  congédia. 


* 


Les  jeunes  filles  se  mirent  en  route  bien  heureu- 
ses, car  le  cygne  blanc  s'était  abattu  sur  la  terre,  et 
marchait  ou  voletait  doucement  devant  elles,  s'arrê- 
tant  quand  il  était  un  peu  loin ,  et  reprenant  sa 
course  dès  qu'elles  l'avaient  presque  atteint. 

—  Voilà  l'esprit  de  notre  mère  qui  nous  sert  de 
guide,  disait  Telkallé-tta  à  Dloune-tta-naldayié. 

—  Maintenant  nous  sommes  sûres  de  ne  pas  nous 
égarer,  répondait  la  jeune  sœur. 


Le  soir  venu,  elles  s'arrêtèrent.  Comme  il  n'y 
avait  pas  d'arbres  sur  cette  terre,  un  rocher  de 
granit  leur  servit  de  couche,  elles  s'enveloppèrent 
dans  leur  peau  de  renard  et  dormirent. 

Elles  se  levèrent  avec  le  soleil,  pleines  d'espoir 
et  de  confiance. 

—  Esprit  de  notre  mère,  dirent-elles  en  élevant 
leurs  bras  vers  l'astre  radieux  du  jour,  guide  tou- 
jours nos  pas. 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  429 

Un  petit  cri  répondit,  un  léger  battement  d'ailes 
se  fit  entendre,  le  cygne  repartit. 


Elles  marchaient  ainsi  depuis  dix  jours,  toujours 
escortées  par  l'esprit  ailé,  lorsqu'un  soir  elles  virent 
le  soleil  se  noyer  dans  les  eaux  limpides  d'un  grand 
lac. 

—  Voilà  que  nous  allons  arriver  au  but  de  notre 
voyage,  dirent-elles  le  cœur  palpitant  d'espérance, 
—  elles  pressentaient  le  bonheur. 


En  ce  moment  Eltchélékouyé-oniym,  suivant  une 
autre  route,  apercevait  aussi  les  rives  du  Grand-Lac, 
et  se  disait  comme  les  deux  sœurs  : 

—  Je  vais  donc  arriver  au  but  de  mon  voyage, 
et  son  cœur  battait  d'espérance,  —  il  pressentait 
aussi  le  bonheur. 


*  * 


Or,  il  y  avait  bien  longtemps  déjà  que  le  jeune 
Eltchélékouyé-oniym  marchait.  Déjà  bien  des  fois 
le  soleil  avait  accompli  sa  course  parmi  les  astres, 


430  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

depuis  le  jour  où  la  flèche  enchantée  lui  avait  en- 
levé son  aîné,  depuis  le  moment  où  Ottel-ballé  le 
père  lui  avait  dit  : 

—  Marche  du  côté  où  le  soleil  se  couche  et,  quand 
tu  seras  arrivé  sur  les  bords  d'un  grand  lac,  arrête- 
toi,  mais  ménage  le  pâté. 

Chaque  repas  il  avait  mangé  du  pâté  d'Otchoch-h, 
mais  sans  jamais  l'achever,  et  toujours  le  pâté  était 
resté  le  même. 


*  * 


Bientôt  le  jeune  voyageur  arrivait  sur  les  bords 
du  Grand-Lac. 

—  Ottel-ballé  m'a  dit  d'attendre  ici,  se  disait-il, 
et  son  regard  inquiet  cherchait  un  sauveur;  mais  il 
ne  voyait  derrière  lui  que  le  désert  de  terre  nue 
qu'il  venait  de  parcourir,  en  face  de  lui  que  l'im- 
mensité de  la  plaine  liquide,  et  il  s'assit  pensif  sur 
le  rivage. 


Le  même  jour,  à  la  même  heure,  Eltchélékouyé- 
onié  apercevait  aussi  le  Grand-Lac;  depuis  le  jour 
où  Ottel-ballé  le  fils  l'avait  déposé  sur  cette  terre, 
fidèle  à  ses  recommandations,  il  avait  marché  du 
côté  où  le  soleil  se  couche,  et  avait  conservé  pré- 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCIIÉLÉKOUYÉ,  431 

cieusement  le  morceau  de  bois  que  le  jeune  oiseau 
lui  avait  donné. 

—  Je  vais  donc  arriver  au  but  de  mon  voyage,  se 

disait-il,  et  son  cœur  soupirait il  avait  aussi  le 

pressentiment  du  bonheur. 


Tout  à  coup  il  croit  voir  un  être  humain  assis  sur 
le  rivage...  surpris  et  ému,  il  précipite  sa  marche... 
C'était  un  homme,  en  effet...  il  avance...  il  avance 
encore...  l'homme  tenait  son  visage  appuyé  dans 
ses  mains...  Il  avance  toujours...  au  bruit  de  ses 
pas,  l'homme  assis  se  dresse...  deux  cris  retentissent 
à  la  fois  sur  les  rives  du  Grand-Lac  : 

—  Mon  frère  ! . . . 


Les  deux  fils  d'Eltchélékouyé  restent  quelques 
instants  interdits.  Muets  de  joie  et  de  surprise,  ils 
n'osent  encore  croire  à  leur  bonheur;  mais  non,  ce 
n'est  pas  un  rêve...  c'est  une  réalité... 

Tout  à  coup,  ils  s'élancent  dans  les  bras  l'un  de 
l'autre,  et  leurs  âmes  se  fondent  dans  un  long  em- 
brassement. 


432  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 


Quand  leur  joie  fut  calmée,  Eltchélékouyé-oniym 
présenta  le  pâté  d'Otchoch-h  à  son  aîné. 

—  Ah!  fit  celui-ci,  tu  as  été  fidèle  aux  ordres  du 
géant  ;  mais,  avant  de  manger,  j'ai  moi-même  un 
devoir  à  accomplir. 

En  disant  ces  mots,  le  frère  aîné  se  leva,  courut 
au  bord  du  lac,  et  jeta  dans  l'eau  le  petit  bâton 
que  lui  avait  remis  le  filsd'Ottel-ballé. 

0  surprise  !  le  bâton  avait  à  peine  touché  l'eau, 
qu'il  grossit,  grossit  et  devint  une  jolie  pirogue. 

A  cette  vue,  les  deux  jeunes  gens  levèrent  les  bras 
au  ciel  en  s'écriant  : 

—  Merci,  Esprit  bon,  merci. 

Au  même  instant  un  battement  d'ailes,  puis  un 
cri  rauque,  se  firent  entendre,  et  un  beau  cygne 
blanc  s'abattit  dans  le  lac  à  côté  de  la  pirogue. 


—  Beau  cygne  blanc,  dit  Eltchélékouyé-oniym, 
sois  le  pilote  de  cette  pirogue,  et  conduis-nous  au 
pays  promis. 

—  Beau  cygne  blanc,  dit  à  son  tour  Eltchélékouyé- 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  433 

onié,  si  tu  es  le  messager  de  l'Esprit  bon,  donne- 
moi  des  nouvelles  de  celles  que  j'ai  aimées  comme 
des  sœurs. 

A  ces  dernières  paroles,  le  cygne  poussa  un 
nouveau  cri,  et  de  ses  blanches  ailes  frappa  la  sur- 
face de  l'eau,  comme  pour  exprimer  un  tressaille- 
ment de  joie... 


Et  les  deux  frères  regardaient  tantôt  la  jolie  pi- 
rogue, et  tantôt  le  beau  cygne  blanc. 


*  * 


—  Mon  aîné,  disait  Eltchélékouyé-oniym,  tu  ar- 
rives à  peine  et  tu  dois  être  bien  las.  Repose-toi,  nous 
partirons  tout  à  l'heure;  en  attendant,  dis-moi  d'où 
tu  viens  et  ce  qui  t'est  arrivé  depuis  que  la  flèche 
d'Otchoch-h  t'a  enlevé  dans  les  airs. 

—  Je  le  veux  bien,  mon  cadet. 


Eltchélékouyé-onié  commença  le  récit  de  ses 
aventures.  Déjà  les  noms  de  Telkallé-tta  et  Dloune- 
tta-naldayié  étaient  vingt  fois  sortis  de  sa  bouche  ; 


434  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

lorsque,  plongeant  ses  regards  dans  la  plaine,  il 
aperçut  dans  le  lointain  quelque  chose  qui  se  mou- 
vait. 

A  cette  vue,  le  jeune  homme  interrompit  son  récit. 

—  Regarde  là-bas,  ne  vois-tu  rien?  dit-il  à  son 
frère. 

—  Je  crois  voir  deux  êtres  qui  marchent  vers 
nous,  —  seraient-ce  des  ennemis? 

—  Peut-être. 

—  Fuyons  dans  la  pirogue. 

Le  cygne  poussa  un  nouveau  cri. 

—  Ce  cri  serait-il  un  avertissement?  dit  Oniym. 

—  Ne  fuyons  pas,  répondit  Onié,  ce  n'est  pas  de 
crainte  que  bat  mon  cœur 


*  * 


Peu  à  peu  la  forme  des  deux  êtres  se  dessine, 
déjà  on  pouvait  s'apercevoir  qu'ils  n'avaient  ni  car- 
quois ni  flèches. 

—  Ce  sont  des  femmes,  dit  le  cadet  après  un  court 
silence 


Tout  à  coup  Eltchélékouyé-onié  se  précipite  et 
vole  à  leur  rencontre,  il  a  reconnu  ses  deux  sœurs 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  435 

—  Telkallé-tta,  Dloune-tta-naldayié. 

—  Notre  frère  ! . . . 

La  voix  du  cygne  répondit  seule  à  ces  trois  cris  de 
joie. 

Eltchélékouyé-oniym  debout  sur  le  rivage  pleu- 
rait. 


Ainsi  sur  cette  terre  déserte,  en  face  de  ce  lac  tran- 
quille, les  accents  de  l'amour  chaste  retentissaient 
pour  la  première  fois. 


Bientôt  après  les  deux  frères  et  les  deux  sœurs, 
groupés  sur  le  bord  du  lac,  en  face  de  la  pirogue, 
remerciaient  le  Puissant-Bon  qui  les  avait  réunis. 

—  Ah!  si  la  vieille  Telkallé,  votre  mère,  pouvait 
être  témoin  de  notre  bonheur  !  dit  Eltchélékouyé- 
onié. 

—  Notre  mère,  la  voilà  !  exclamèrent  les  deux 
sœurs  en  montrant  le  beau  cygne  qui  s'ébattait  sur 
la  surface  des  flots  bleus. 


*  * 


En  ce  moment,  sur  le  sable  argenté  du  rivage,  s'a- 


436  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

battit  un  petit  oiseau  dont  les  ailes  de  rubis  resplen- 
dissaient au  soleil. 

Les  jeunes  filles  l'aperçoivent,  elles  poussent  un 
cri  de  surprise. 

—  C'est  notre  colibri,  disent-elles,  c'est  notre  of- 
frande à  l'Esprit-Bon,  le  faible  oiseau  que  nous  avons 
préservé  d  u  vautou  r 

Mais  voilà  que  le  soleil  semble  s'obscurcir,  les 
jeunes  gens  lèvent  la  tête  et  voient,  planant  avec  ma- 
jesté au  milieu  des  airs  et  se  dirigeant  vers  l'autre 
rive  du  Grand-Lac,  Ottel-ballé  le  père  et  Oltel-ballé 
le  fils. 

—  Partons,  dirent-ils  alors. 

Et  aussitôt  les  quatre  voyageurs  descendent  dans 
la  pirogue  qui,  se  détachant  toute  seule  du  rivage, 
glisse  sur  les  flots  et  vogue  avec  rapidité,  tandis  que 
le  cygne  blanc,  nautonier  fidèle,  navigue  devant 
comme  pour  tracer  le  chemin. 


VI 

Dans  le  grand  lac.  —  La  terre  promise.  —  Ottel-ballé  le  père  et 
Ottel-ballé  le  fils.  —  Le  vieillard  et  son  enfant.  —  Les  révéla- 
tions du  vieillard.  —  Le  mariage.  —  Allez  et  chassez. 

Quatre  fois  le  soleil  se  coucha  dans  le  Grand-Lac, 
quatre  fois  il  se  leva  dans  la  grande   plaine  et  la 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  437 

pirogue  voguait  toujours  et  le  pays  promis  ne  pa- 
raissait pas. 

A  la  cinquième  aurore  ,  Eltchélékouyé-onié 
aperçut  le  premier  dans  le  lointain  un  rivage  ver- 
doyant. 

A  cette  vue,  il  pousse  une  exclamation  de  joie,  et 
les  quatre  voyageurs,  debout  dans  la  pirogue,  saluent 
de  la  voix  et  du  geste  cette  terre  qui  sans  doute  sera 
le  pays  promis  si  longtemps  désiré. 

Bientôt  le  cygne  prit  son  vol,  alla  se  poser  sur  le 
rivage  et  jeta  un  long  cri  comme  pour  y  appeler  les 
voyageurs. 

—  Ceci  est  sûrement  le  pays  que  nous  habiterons, 
pensèrent-ils.  —  L'esprit  de  la  vieille  Telkallé  nous 
appelle. 

La  pirogue  abordait,  et  les  jeunes  gens  débar- 
quèrent. 


C'est  bien  le  pays  promis.  C'est  là  que  les 
petits-fils  d'Eltchélékouyé  rempliront  les  volontés 
de  leur  vieux  grand-père  ;  c'est  là  qu'ils  accompli- 
ront les  prédictions  du  vieillard  en  fondant  deux 
nations  nouvelles. 

Les  quatre  voyageurs  émus  contemplaient  avec 


438  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

ravissement  cette  terre    merveilleuse  où   F  Esprit- 
Puissant-Bon  les  avait  arrêtés. 

Les  rives  du  Grand-Lac  étaient  bordées  de  grands 
arbres,  derrière  les  grands  arbres  s'étendait  une 
prairie  immense  coupée  de  nombreuses  petites  ri- 
vières poissonneuses,  et  dans  la  perspective  s'éle- 
vaient de  splendides  forêts,  retraite  ordinaire  des 
animaux  à  fourrure. 


*  * 


Tandis  que,  le  cœur  épanoui ,  ils  contemplent 
cette  riante  nature,  —  Ottel-ballé  le  père  et  Ottel- 
ballé  le  fils  apparaissent  au  milieu  de  l'azur. 

—  Merci,  Esprit  puissant,  s'écrient-ils  à  la  fois, 
les  bras  et  les  yeux  levés  au  ciel.  Et  les  échos  de  ces 
solitudes  répètent  les  accents  de  leur  reconnais- 
sance. 


*  * 


Les  deux  oiseaux  ont  déjà  disparu. 

—  Que  sont  devenus  nos  sauveurs?  disent  les  jeu- 
nes gens  surpris. 

Ils  avaient  à  peine  prononcé  ces  paroles,  qu'ils 
virent  venir  à  eux  un  beau  vieillard  suivi  d'un 
enfant. 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  439 

Tous  deux  avaient  un  arc  et  un  carquois  plein 
de  flèches. 

—  Ce  pays  est  donc  habité  déjà?  pensèrent-ils  en 
les  voyant  approcher. 

Quand  les  deux  étrangers  ne  furent  plus  qu'à  une 
petite  distance,  Eltchélékouyé-onié  reconnut  le  vieil- 
lard. 

—  C'est  vous,  grand-père?  dit-il  tout  surpris. 

—  Tu  me  reconnais,  mon  fils? 

—  Oui,  grand -père,  c'est  vous  qui  m'aviez  donné 
la  flèche  mâle  et  la  flèche  femelle. 

—  Tu  dis  vrai,  jeune  homme,  et  l'enfant  que  voilà 
est  mon  fils,  celui  que  tu  as  vu  endormi  dans  ma 
tente. 

—  Pourquoi  a-t~il  si  vite  grandi? 

—  11  ne  faut  jamais  dire  pourquoi,  jeune  homme, 
fit  le  vieillard  avec  sévérité. 


A  ces  mots,  Eltchélékouyé-onié  rougit  de  honte 
d'avoir  oublié,  encore  une  fois,  les  recommanda- 
tions de  son  père. 

Le  vieux  chasseur,  comprenant  son  trouble,  reprit 
aussitôt  : 


440  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

—  Écoutez,  mes  enfants,  ce  que  j'ai  à  vous  dire, 
c'est  l'Esprit  qui  va  parler  par  ma  bouche. 

La  voix  du  vieillard  était  devenue  mélodieuse.  Les 
jeunes  gens  attentifs  retenaient  leur  souffle ,  tandis 
que,  sur  un  arbuste  voisin,  le  beau  cygne,  allongeant 
son  col  blanc,  semblait  vouloir  entendre  aussi  les 
paroles  du  beau  vieillard. 


—  Écoutez,  continua-t-il  : 

«  Vous  êtes  les  derniers  descendants  d'une  na- 
tion qui  fut  grande;  quand  vos  premiers  aïeux,  qui 
venaient  du  côté  où  le  soleil  se  lève,  l'eurent  fondée, 
longtemps  ils  obéirent  au  Puissant -Bon.  Longtemps 
ils  furent  heureux,  ils  chassaient  le  jour,  se  repo- 
saient la  nuit;  jamais  l'orignal  ne  fit  défaut  à  leurs 
flèches,  ni  le  poisson  à  leurs  filets;  ils  vivaient 
tous  dans  l'abondance,  et  se  regardaient  comme 
des  frères. 

«  Mais  un  jour  l'esprit  mauvais,  quittant  son  re- 
paire ténébreux,  vint  les  visiter;  ils  écoutèrent  sa 
voix,  ils  oublièrent  les  ordres  du  Puissant-Bon,  et 
la  discorde  se  mit  parmi  eux  :  bientôt  ces  frères  se 
traitèrent  en  ennemis,  ils  sortaient  à  toute  heure 
de  la  nuit  de  leurs  tentes,  et,  quand  ils  se  rencon- 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  441 

traient  dans  la  forêt,  ils  se  livraient  des  com- 
bats. 

«  L'Esprit-Bon  les  abandonna  enfin,  et  alors  les 
animaux,  déjà  moins  abondants  ,  disparurent  tout 
à  fait,  et  l'hiver,  quand  les  rivières  étaient  glacées, 
la  faim  les  rendait  barbares,  ils  se  tuaient  et  se 
mangeaient  entre  eux;  ainsi  votre  nation,  qui  avait 
été  bonne  et  heureuse  à  son  commencement,  dimi- 
nua peu  à  peu ,  et  peu  à  peu  devint  si  mauvaise, 
que  les  pères  dévoraient  leurs  enfants,  les  enfants 
leur  père,  les  époux  leur  épouse. 

«  Cependant  u  ne  famille  seule  avait  conservé  les 
mœurs  des  premiers  temps,  le  chef  de  cette  famille 
gémissait  dans  le  silence  et  ne  cessait  d'invoquer 
le  Puissant-Bon,  chaque  jour,  dans  sa  tente. 

«  Cette  famille  était  composée  du  père,  de  la 
mère,  de  deux  jeunes  enfants  encore  au  berceau, 
et  d'un  vieillard  aux  cheveux  blancs,  qui  était  le 
grand-père. 

«  Hélas!  le  deuil  descendit  aussi  dans  cette  tente, 
le  père  et  la  mère  moururent,  et  le  grand-père  resta 
avec  ses  deux  petits-fils. 

«  Les  premiers  jours  il  pleura  amèrement,  mais 
l'Esprit-Bon  qui  le  protégeait,  parce  qu'il  ne  l'avait 
jamais  oublié,  lui  apparut  en  rêve,  et  lui  dit  : 

—  Tes  enfants  deviendront  des  hommes  ;  quitte 


442  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

ces  lieux  témoins  de  ta  douleur ,  et  va  dresser  ta 
tente  sur  un  autre  point. 

«  Le  grand-père,  en  se  réveillant,  chargea  sur 
son  dos  les  petites  créatures,  et  alla  planter  sa  tente 
non  loin  de  là,  au  bord  d'une  rivière. 

«  Quinze  ans  plus  tard,  sa  nation  perverse  s'était 
presque  éteinte. 


*  * 


«  Le  grand-père  avait  vu  ses  deux  petits-fils  grandir 
à  ses  côtés,  ne  cessant  de  leur  inspirer  l'obéissance 
aveugle  aux  ordres  de  l'Esprit-Bon. 

«  Or,  une  nuit,  ce  vieillard  eut  encore  un  rêve, 
Ottel-ballé  lui  apparut  et  lui  dit  : 

—  «  L'heure  de  ta  mort  approche,  et,  dès  que 
tu  seras  retourné  vers  moi,  j'abandonnerai  tout  à 
fait  ce  pays;  ordonne  à  tes  enfants  de  le  quitter 
pour  toujours,  qu'ils  montent  dans  leur  pirogue, 
qu'ils  naviguent  à  l'aventure,  et  je  les  conduirai 
dans  un  pays  où  ils  fonderont  une  nation  nouvelle. 

«  Quand  le  grand-père  se  réveilla,  il  appela  ses 
deux  petits-fils ,  leur  ordonna  de,  partir  et  de  ne 
jamais  retourner. 

«  Ce  vieillard  s'appelait  Eltchélékouyé.  » 

A  ces  mots,  les  deux  jeunes  gens  poussent  une 
exclamation  de  surprise. 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  443 

—  C'était  notre  grand-père!  dirent-ils;  des  larmes 
de  joie  mouillèrent  leurs  paupières  au  souvenir  de 
ce  nom  vénéré. 


*  * 


Le  vieillard  s'interrompit  un  instant,  puis,s'adres- 
sant  aux  deux  jeunes  filles,  il  dit  : 

—  «  Vous  êtes  nées  dans  une  nation  jadis  nom- 
breuse, vos  aïeux,  à  leur  commencement,  furent 
aussi  protégés  par  l'Esprit-Bon  ;  mais  bientôt  ils  l'ou- 
blièrent, et  cet  oubli  leur  suscita  bien  des  maux. 

«Non  loin  de  votre  nation,  qu'on  appelait  le  pays 
des  Glaces,  parce  qu'il  était  situé  au  haut  des  mon- 
tagnes où  la  neige  ne  fond  jamais,  existait  un  autre 
peuple  ;  là  régnait  l'esprit  mauvais,  ce  peuple  était 
composé  de  monstres  horribles,  qui  faisaient  leur 
nourriture  habituelle  de  la  chair  humaine.  Long- 
temps vos  aïeux  en  furent  préservés.  Mais  quand 
l'Esprit-Bon  les  eut  abandonnés  à  cause  de  leur 
continuelle  désobéissance  à  ses  ordres,  alors  les 
monstres  humains,  suscités  par  l'esprit  méchant,  se 
déchaînèrent  contre  eux,  et  en  peu  de  temps  ils  les 
eurent  presque  tous  détruits. 

«  Cependant  une  famille  que  le  Puissant  pro- 
tégea parce  qu'elle  ne  l'avait  pas  oublié,  fut  pré- 
servée des  monstres,  elle  s'enfuit  sur  un  point  élevé 


444  DIX-HUIT  ANS  CHEZ   LES  SAUVAGES. 

de  la  montagne  de  Glace,  et  là  vécut  tranquille. 

«  Cette  famille  était  composée  d'une  femme,  et 
de  ses  deux  filles  encore  au  berceau. 

«  Un  jour  Ottel-ballé  lui  apparut  en  rêve  et  lui 
dit  : 

«  Prends  bien  soin  de  tes  filles,  quand  elles  auront 
grandi,  je  les  protégerai,  je  veille  sur  toi  et  sur 
elles. 


*  * 


«La  vieille  femme  prit  grand  soin  de  ses  deux 
enfants,  et  chaque  matin  elle  remerciait  le  Puis- 
sant de  les  avoir  préservées  des  monstres  et  de 
veiller  sur  leur  tente. 

«  Les  jeunes  filles  grandirent,  et,  dès  qu'elles 
eurent  atteint  l'âge  de  douze  ans,  elles  purent  chas- 
ser à  la  place  de  leur  mère  ,  qui  était  déjà  trop 
vieille. 

—  «  Mes  enfants,  continua  le  vieillard  après  un 
court  silence,  cette  vieille  femme  était  votre  mère, 
elle  s'appelait  Telkallê.  » 

A  ce  nom,  le  cygne  blanc  battit  des  ailes,  les  jeu- 
nes filles  poussèrent  une  exclamation  de  joie  !  Et  le 
vieillard  continua  : 

—  «  Vous  étiez  grandes  déjà,  quand  votre  mère 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTGHÉLÉKOUYÉ.  445 

fît  un  nouveau  rêve.  Ottel-ballé  lui  apparut  encore, 
et  lui  dit: 

—  «  Vieille  Telkallé,  bientôt  un  jeune  homme 
arrivera  à  ta  tente,  tu  le  recevras  comme  un  fils, 
mais  prends  garde  que  tes  filles  ne  l'aiment  au  pre- 
mier abord,  ni  qu'il  les  regarde  jamais  dormir  — 
jusqu'à  ce  que  j'en  aie  ordonné  autrement.  Tes  filles 
doivent  aimer  le  jeune  étranger  comme  un  frère, 
et  le  jeune  étranger  doit  les  aimer  comme  des 
sœurs.  » 

«  Le  lendemain,  le  jeune  étranger  arrivait  en 
effet  dans  la  tente  de  la  vieille  Telkallé. 

«  Ce  jeune  homme ,  c'était  toi ,  Eltchélékouyé- 
onié.  » 

Les  jeunes  gens  regardaient  le  vieillard,  surpris 
de  plus  en  plus. 


Le  vieillard,  qui  s'était  interrompu  un  instant, 
reprit  d'une  voix  solennelle  : 

«  Eltchélékouyé-onié  ,  Eltchélékouyé  -  oniym , 
Telkallé-lta,  Dloune-tta-naldayié,  écoutez  ce  que 
l'esprit  du  Puissant  va  vous  dire  par  ma  bouche  : 

«  De  tout  temps  l'Esprit  avait  décidé  que  vous 
seriez  les  fondateurs  d'une  nation  d'hommes  qui  lui 
seraient  fidèles. 


446  DIX-HUIT  ANS  CHEZ  LES  SAUVAGES. 

«  De  tout  temps  cette  terre  où  il  vous  a  conduits 
vous  fut  destinée  pour  patrie. 

«Ici  vous  trouverez  l'abondance,  mais  prenez  garde 
d'être  jamais  ingrats  envers  celui  qui  vous  protège. 
Rappelez-vous  que  vos  aïeux  furent  punis  pour  avoir 
oublié  le  Puissant-Bon,  ne  l'oubliez  donc  jamais, 
et  chaque  matin,  avant  de  partir  pour  la  chasse 
ou  la  pêche,  que  la  première  fumée  de  votre  pipe 
lui  soit  offerte,  et  qu'à  votre  retour  la  plus  pure 
graisse  des  animaux  que  vous  aurez  tués  soit  à  son 
honneur  répandue  sur  le  brasier.  » 


A  mesure  que  le  vieillard  parlait,  son  front  sem- 
blait entouré  d'une  auréole,  le  soleil  qui  commen- 
çait à  décroître  derrière  les  grands  arbres  de  la  forêt , 
projetait  ses  rayons  d'or  dans  ses  cheveux  blanchis 
par  le  temps. 

Les  jeunes  gens,  pensifs  et  silencieux,  le  front 
penché  vers  la  terre,  écoutaient,  tandis  que  le 
jeune  fils  du  vieillard  jetait  des  regards  attendris 
sur  le  cygne  blanc,  seul  témoin  de  cette  scène. 

—  «  Petits-fils  de  Eltchélékouyé,  filles  deTelkallé, 
voici  ce  que  l'Esprit  ordonne  encore,  continua  le 
vieillard  en  élevant  la  voix  : 


AVENTURES  DES  DEUX  ELTCHÉLÉKOUYÉ.  447 

«  Répétez  ces  paroles  à  vos  enfants  et  à  vos  petits- 
enfants,  afin  qu'à  leur  tour  ils  les  enseignent  à  leur 
postérité. 

«  Vous  avez  été  fidèles  à  vos  promesses.  L'Esprit- 
Bon,  auquel  vous  avez  obéi,  va  vous  récompenser. 
Celles  qui  étaient  vos  sœurs  vont  devenir  vos 
épouses.  » 


Il  prit  alors  son  arc  d'une  main,  son  carquois 
plein  de  flèches  de  l'autre,  et  dit  : 

—  «  Eltchélékouyé-onié,  prends  cet  arc  et  ce  car- 
quois, tu  dresseras  latente  de  ce  côté-ci  de  la  forêt, 
je  te  donne  Telkallé-tta  pour  épouse.  » 

Puis,  prenant  l'arc  et  le  carquois  que  tenait  son 
fils,  il  dit  : 

—  «  Eltchélékouyé-oniym ,  prends  cet  arc  et  ce 
carquois,  tu  dresseras  ta  tente  de  l'autre  côté  de  la 
forêt,  je  te  donne  Dloune-tla-naldayié  pour  épouse. 

«  Allez  et  Chassez.  » 

A  ces  mots,  le  cygne  jeta  un  cri  de  joie,  et  s'en- 
vola. 

Le  vieillard  et  son  fils  avaient  déjà  disparu. 


FIN. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


BIOGRAPHIE  DE  MONSEIGNEUR  HENRY  FARAUD. ...  1 

PREMIÈRE   PARTIE 

VOYAGES     ET     MISSIONS     DANS     L'EXTRÊME     NORD 
DE   L'AMÉRIQUE    BRITANNIQUE. 

CHAPITRE  PREMIER.  —  Le  départ.  —  New- York.  — 
Montréal.  —  Rencontre  de  M.  de  Luto.  —  Arrivée  à 
Saint-Paul.  —  Le  missionnaire  forme  sa  caravane.— 
A  travers  les  prairies.  —  Fausse  alerte.  —  Arrivée  à 
Saint-Boniface 23 

CHAPITRE  II.  —  La  Rivière -Rouge.  —  Séjour  à  Saint- 
Boniface.  —  M.  Bellecourt,  prêtre  canadien,  donne  à 
Henry  Faraud  les  premières  notions  de  la  langue  des 
Sauteux.  —  Première  mission.  —  Scène  de  magie 
chez  les  sauvages  Sauteux.  —  Comment  on  devient 
magicien.  — Pourquoi  le  missionnaire  ne  peut-il  con- 
vertir aucun  sauvage  ?  —  Cupidité  des  Sauteux 33 

CHAPITRE  III.  —  La  chasse  des  buffles.  —  Cent  vingt- 
cinq  chasseurs  suivis  de  leurs  familles.  —  Le  mission- 
naire est  nommé  général  en  chef  de  l'expédition.  — 
Comment  on  chasse  les  buffles.  —  Une  messe  dans  le 
désert.  —  Rencontre  des  Sioux.  —  Menace  de  guerre. 
—  Le  missionnaire  parlemente  avec  les  Sioux.  —  La 
paix  est  conclue.  —  Les  deux  camps  se  réunissent. 
Le  calumet  de  paix.  —  La  guerre  menace  de  se  ral- 
lumer. —  Les  Sioux  s'apaisent.  —Rentrée  à  Saint- 
Boniface 42 

29 


450  TABLE  DES  MATIÈRES. 

CHAPITRE  IV.  —  Monseigneur  Provencher,  évêque  de 
Saint-Boniface,  annonce  à  Henry  Faraud  son  prochain 
départ  pour  l'île  à  la  Crosse.  —  Joie  du  missionnaire 
à  cette  nouvelle.  —  Bénédiction  de  l'évêque.  —  Dé- 
part en  canot  sur  la  Rivière-Rouge.  —  Il  part  pour 
quinze  ans.  —  A  travers  lacs  et  rivières.  —  Arrivée  à 
Norway-House.  —  Sir  Sympson 52 

CHAPITRE  V.  —  La  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson.  — 
Son  organisation.  —  Son  importance.  —  Bons  rap- 
ports des  missionnaires  avec  elle 62 

CHAPITRE  VI.  —  Départ  du  Norway-House.  —  Le  lac 
Ouinipig.  —  Tempôte.  —  Danger  d'un  naufrage.  — 
Heureuse  arrivée  au  lac  Bourbon.  —  Les  barques  sont 
arrêtées  par  les  pluies.  —  Le  temps  se  calme.  —  On 
peut  naviguer  à  la  voile.  Un  sauvage  baptisé  par  un 
ministre  protestant.  —  Morale  facile  de  ce  ministre. 
—  Arrivée  à  l'île  à  la  Crosse 69 

CHAPITRE  VII.  —  M.  Laflèche.  —  Le  révérend  Père 
Taché.  —  Mauvais  état  de  l'habitation  des  mission- 
naires. —  Henry  Faraud  travaille  à  la  réparer.  — 
Promenade  en  canot.  —  Le  missionnaire  ne  meurt 
point.  —  Henry  Faraud  commence  l'étude  du  Cris  et 
du  Montagnais.  —  Notions  sur  ces  deux  langues 77 

CHAPITRE  VIII.  ~  Les  lettres.  —  La  république  fran- 
çaise à  l'île  à  la  Crosse.  —  Cette  mission  ne  reçoit 
pas  de  secours.  —  Crainte  pour  l'œuvre  de  la  propa- 
gation delà  foi.  —  Misère  des  missionnaires. —  M.  La- 
flèche et  le  révérend  Père  Taché  partent.  —  Nou- 
velles lettres.  —  Henry  Faraud  reste  seul.  —  Retour 
inespéré  du  révérend  Père  Taché.  —  Henry  Faraud 
apprend  la  mort  de  sa  mère 87 

CHAPITRE  IX.  —  Départ  pour  Atthabaskaw.  —  Pre- 
mière rencontre  des  Montagnais.  —  Un  mot  français 
eans  une  bouche  sauvage.  —  Les  sauvages  deman- 
dent au  missionnaire  de  leur  dire  la  messe.  —  Une 
famille  de  métis.  —  L'amazone  des  déserts.  —  La  foi 
héréditaire.  —  Course  à  cheval.  —  Panorama 95 


TABLE  DES  MATIÈRES.  451 

CHAPITRE  X.  —  Arrivée  à  Atthabaskaw.  —  Le  mis- 
sionnaire est  reçu  au  poste  de  la  Compagnie.  —  11  y 
attend  les  sauvages.  —  Ils  arrivent  enfin.  —  Leur 
mauvaise  volonté  pour  s'instruire. —  Leur  cupidité.  — 
Découragement.  —  Espoir  en  Dieu.  —  Les  sauvages 
s'humanisent  un  peu.  —  Il  en  instruit  quelques-uns. 

—  L'espoir  renaît  dans  l'âme  du  missionnaire.  —  La 
tristesse  fait  place  à  la  joie 107 

CHAPITRE  XL  —  Arrivée  des  hommes  à  poil.  —  Leur 
naïveté.  —  Leur  curiosité.  —  Le  missionnaire  com- 
mence à  se  faire  comprendre  en  langue  montagnaise. 

—  Arrivée  de  nouveaux  sauvages.  —  Il  leur  apprend 

à  lire 112 

CHAPITRE  XII.  —  Henry  Faraud  continue  l'étude  des 
langues.  —  11  conçoit  le  projet  de  se  construire  une 
maison  et  une  chapelle,  —  met  la  main  à  l'œuvre; 

—  l'édifice  s'élève. — 11  reçoit  une  députation  de  sau- 
vages. —  Leur  stupéfaction  à  l'aspect  du  monument. 

—  Leurs  discours.  —  Le  missionnaire  leur  promet 

une  visite ilfc 

CHAPITRE  XIII.  —  La  maison  est  terminée.  —  Admira- 
tion de?  sauvages.  —  Impressions.  —  Comment  on 
devient  souverain 125 

CHAPITRE  XIV.  —  Nouvelle  arrivée  de  sauvages.  — 
Ethitcho,  l'orateur  du  désert.  —  Le  plupart  des  sau- 
vages savent  lire.  —  Plusieurs  sont  baptisés.  —  Con- 
solations du  missionnaire.  —  Il  projette  de  construire 
une  église.  —  Commencement  de  ce  travail 130 

CHAPITRE  XV.  —  Départ  pour  le  grand  lac  des  Es- 
claves. —  Les  sauvages  accompagnent  le  missionnaire 
jusqu'au  rivage.  —  Première  halte  à  la  rivière  des 
Rochers.  —  Les  chiens  mangent  les  provisions.  — 
Famine.  —  Baptême  d'une  île.  —  Salut  à  l'île  du 
Prêtre.  —  Cantique.  —  La  chute  du  Pélican.  —  Arri- 
vée à  la  rivière  au  Sel 137 

CHAPITRE  XVI.  —  La  rivière  au  Sel.  —  Orage.  —  Inon- 
dation. —  Trois  jours  entre  la  vie  et  la  moi  t.  —  Le 


452  TABLE  DES  MATIERES. 

missionnaire  ne  meurt  point.  —  La  tempête  se  calme. 

—  L'esquif  est  remis  à  flot.  —  Une  nouvelle  tem- 
pête. —  Difficile  traversée.  —  La  protectrice  des  voya- 
geurs. —  Le  beau  temps  revient.  —  Arrivée  au  fort 
Résolution 145 

CHAPITRE  XVII.  —  Le  missionnaire  au  fort  Résolution. 

—  Discours.  —  Ovation.  —  Le  missionnaire  com- 
mence à  instruire  les  sauvages.  —  Comment  il  leur 
apprend  à  lire. —  Résultat  extraordinaire.  —  Le  mis- 
sionnaire se  fait  législateur.  —  Une  femme  coura- 
geuse. —  Jugement  difficile.  —  Retour  à  Atthabas- 

kaw 153 

CHAPITRE  XVIII.  —  Bonheur  de  revoir  sa  maison.  — 
Joie  des  sauvages  à  l'arrivée  du  missionnaire.  —  Il 
travaille  à  la  construction  d'une  église.  —  Retour  des 
sauvages.  —  La  plupart  ont  appris  à  lire  dans  les  dé- 
serts. —  Leur  satisfaction  de  revoir  le  père.  —  Un 
sauvage  exalté.  —  Les  sauvages  repartent  pour  la 
chasse.  —  Le  missionnaire  reprend  ses  travaux  de 
construction.  —  Il  est  fatigué  pour  la  première  fois 
de  sa  vie.  —  Les  sauvages  arrivent  de  nouveau  mieux 
disposés  que  jamais  à  se  convertir.  —  Le  mission- 
naire leur  promet  de  leur  faire  entendre  la  voix  de 
Dieu 162 

CHAPITRE  XIX.  —  Le  missionnaire  construit  un  clo- 
cher. —  Le  sauvage  Dénégonusyé.  —  Étonnement  de 
ce  sauvage  en  voyant  que  le  père  est  aussi  savant 
que  lui.  —  Il  se  convertit.  —  Il  repart  avec  promesse 
de  venir  se  faire  baptiser  dans  un  an 172 

CHAPITRE  XX.  —  La  nouvelle  église  est  terminée.  Le 
missionnaire  reçoit  une  cloche.  —  Arrivée  de  M.  Gro- 
lier.  —  Le  missionnaire  n'est  plus  seul.  —  Bonheur 
de  revoir  un  Français.  —  La  cloche  est  placée.  — 
Surprise  et  terreur  des  sauvages  en  l'entendant.  — 
.  La  voix  de  Dieu.  —  Les  sauvages  se  groupent  en  plus 
grand  nombre  autour  du  clocher  chrétien.  —  Le 
missionnaire  projette  une  nouvelle  église  de  vingt 
mètres  de  long  sur  douze  de  large 177 


TABLE  DES  MATIÈRES.  453 

CHAPITRE  XXI.  —  Dénégonusyé  retourne  à  Atthabas- 
kaw.  —  Ce  sauvage  raconte  ses  aventures  dans  le  dé- 
sert. —  Ce  qu'il  a  fait  pour  mériter  le  baptême.  — 
Il  veut  être  baptisé  le  jour  de  Saint-Pierre.  —  Pour- 
quoi. —  Prière  de  Dénégonusyé.  —  11  reçoit  le  nom 
de  Pierre.  -—  Sa  foi.  —  Il  repart  pour  sa  tribu.  —  Il 
fait  des  conversions 189 

CHAPITRE  XXII.  —  Éloquence  des  sauvages.  —  Ce  que 
les  sauvages  appellent  faire  la  messe.  —  Discours  des 
sauvages 198 

CHAPITRE  XXIII.  —  Le  rêve  est  devenu  réalité.  —  La 
mission  est  assurée  pour  l'avenir.  —  Le  missionnaire 
est  proclamé  par  les  sauvages  le  petit  faiseur  de  terre, 

—  Projet  d'un  voyage  cbez  les  Castors 202 

CHAPITRE  XXIV.  —  La  rivière  à  la  Paix.  —  Beautés  du 
paysage.  —  Commencement  des  difficultés  de  ce 
voyage.  —  Les  rameurs  découragés.  —  Ils  veulent  re- 
tourner. —  Le  missionnaire  refuse.  —  Le  canot  est 
crevé.  —  Des  secours  arrivent.  —  On  repart  à  cheval. 

—  Arrivée  à  Dunvergun.  —  Joie  des  Castors.  —  Leur 
démoralisation.  —  L'incantation  chez  les  Castors.  — 
Le  jeu  de  main.  —  La  médecine  des  Castors.  —  Les 
docteurs  es  magie.  —  Les  Castors  ne  veulent  pas  re- 
noncer à  leur  superstition.  —  Une  fête  chez  les  Cas- 
tors. —  Le  Redoutable.  —  Festins,  danses.  —  Caractère 

des  Castors 209 

CHAPITRE  XXV.  —  Suite  du  voyage  chez  les  Castors.  — 
Comment  on  voyage  l'hiver.  —  Bertrand  et  Bourchet. 

—  Petite  caravane.  —  Périls  de  ce  voyage.  —  Famine. 

—  Les  chiens  ne  veulent  plus  marcher.  —  Le  mis- 
sionnaire a  trois  doigts  gelés.  —  Dévouement  de  Ber- 
trand. —  11  va  chercher  du  secours.  —  Bourchet  s'é- 
vanouit. —  Découragement.  —  Douleurs  du  mis- 
sionnaire. —  Bourchet  sur  la  traîne.  —  Une  fumée. 

—  Les  libérateurs.  — Retour  de  Bertrand.  —  Joie  du 
missionnaire.  —  Arrivée  au  Vermillon.  —  Rentrée  à 
Atthabaskaw 233 


454  TABLE  DES  MATIÈRES. 

DEUXIÈME    PARTIE 

LES   SAUVAGES   DE   L'EXTRÊME    NORD  DE   L'AMÉRIQUE 
BRITANNIQUE. 

CHAPITRE  PREMIER.  —  Considérations  générales.  — 
Comment  on  devient  sauvage.  — La  civilisation.  — 
La  barbarie 251 

CHAPITRE  II.  —  Caractère  des  sauvages.  —  Perfection 
de  leurs  sens.  —  Leur  mémoire.  —  Logique  d'un 
sauvage.  —  Comment  les  sauvages  pérorent.  —  Com- 
ment les  sauvages  deviennent  orateurs.  —  Leur  in- 
sensibilité. —  Leur  cupidité.  — Leur  lâcheté.  — Que 
me  donneras-tu  si  je  fais  cela  ?  —  Comment  on  les 
guérit  de  la  peur  de  la  mort.  —  Comment  on  fait 
des  miracles  chez  les  sauvages.  —  Comment  on  passe 
pour  prophète.  —  Les  magiciens.  —  Influence  de  la 
magie  chez  les  sauvages 259 

CHAPITRE  III.  —  Pourquoi  les  sauvages  ont  le  teint 
cuivré.  —  La  tente  riche.  —  La  tente  pauvre.  — 
Veuves  et  orphelins.  — Charité  des  sauvages.  —  Leur 
culte.  —  Prière  sauvage 275 

CHAPITRE  IV.  —  La  polygamie.  —  Comment  se  ma- 
rient les  sauvages.  —  Le  bigame.  —  Influence  de  la 
prière  sur  les  sauvages.  —  Un  sauvage  converti  par 
lui-môme.  —  Wabiskokkumaniwit 283 

CHAPITRE  V.  —  Comment  voyagent  les  sauvages.  —  Les 
chiens.  — Les  traînes.  —  Les  raquettes.  — Comment 
se  logent  les  sauvages.  —  Intérieur  des  tentes  chez 
les  sauvages  infidèles.  —  Chez  les  sauvages  chrétiens.  293 

CHAPITRE  VI.  —  Comment  chassent  les  sauvages.  — 
L'orignal.  —  Le  caribou.  —  Chasse  d'été.  —  Chasse 
d'hiver.  —  Superstition  des  chasseurs 302 

CHAPITRE  VU.  —  La  pèche.  —  Différentes  sortes  de 
poissons.  —  Le  poisson  royaliste.  —  Le  poisson  sans 
dents.  —  Pèche  d'été.  —  Pèche  d'hiver 309 

CHAPITRE  VIII.  —  Éducation  de  famille.  —  Ce  qu'on 


TABLE  DES  MATIÈRES.  455 

enseigne  aux  enfants.  —  Leur  bonne  constitution  en 
naissant.  —  Gomment  on  les  élève.  —  Amour  ma- 
ternel   314 

CHAPITRE  IX.  —  Légendes  des  sauvages.  —  Comment 
l'Amérique  fut  découverte  suivant  eux.  —  Le  déluge. 
—  Le  fils  de  Dieu.  —  L'enfant  de  bénédiction 319 

CHAPITRE  X.  —  Les  Cris  {Iyiniwok,  les  hommes) 333 

CHAPITRE  XI.  —  Les  Montagnais  (Otchipweyanac ,  ceux 
qui  ont  la  langue  aiguë) 343 

CHAPITRE  XII.  — •  Les  Sioux  {Pouatak,  habitants  des 
prairies) 359 

CHAPITRE  XIII  (Anichabeck,  les  hommes  qui  viennent 
après) 362 

CHAPITRE  XIV.  —  Les  Castors  [Tsatiè,  habitants  des 
Castors) 364 

CHAPITRE  XV.  —  Les  Esclaves  {Desyake-Ottiné,  les  ha- 
bitants du  long  de  la  rivière) 367 

CHAPITRE  XVI.  —  Les  Peaux-de-Lièvres  {Ratherth,  peau 
de  lièvre) 370 

CHAPITRE  XVII.  —Les  Sicanets  (Cherhlayé-ottiné,  les 
hommes  des  montagnes  Rocheuses) 372 

CHAPITRE  XVIII.  —  Les  Hommes-de-Sang  [Duêeldeli- 
ottiné,  les  habitants  qui  mangent  les  hommes) 374 

CHAPITRE  XIX.— Les  Plats-Côtés  de  Chiens  (Fitchange).         376 

CHAPITRE  XX.  —  Les  Loucheux  (Sasstué-ottiné,  les  ha- 
bitants du  lac  des  Ours) 379 

CHAPITRE  XXI.  —  Les  Pieds-Noirs  (Siyi-ra-ritewitiyini- 
wok,  les  hommes  qui  ont  les  pieds  noirs) 382 

CHAPITRE  XXII.  —  Les  Esquimaux  (Ottelnéné-ottiné,  les 
habitants  de  la  terre  nue) 383 

AVENTURES  DE  DEUX  ELTCHÉKOUYÉ. 

I.  —  Il  ne  faut  jamais  dire  pourquoi  à  l'esprit.  —  Le  dé- 
part. —  Les  deux  outardeaux.  —  La  voix  de  l'Esprit. 


456  TABLE  DES  MATIÈRES. 

—  Le  lac.  —  La  terre  nue.  —  La  tente  des  géants.  — 
Otchoch-h 387 

II.  —  Les  deux  Eltchélékouyé  quittent  la  tente  du  géant. 

—  Le  pâté  et  les  flèches  enchantés.  —  L'aîné  des 
deux  frères  enlevé  dans  les  airs.  —  Désespoir  du  ca- 
det.— Première  apparition  d"Ottel-ball é  {VEsprit  bon). 

—  La  terre  nouvelle.  —  La  tente  de  la  vieille  Tel- 

kallé 395 

III.  —  Les  filles  de  Telkallé.  —  Ce  que  coûte  la  déso- 
béissance. —  Les  abîmes  de  la  neige.  —  Les  monstres 
anthropophages.  —  Voilà  de  bonne  viande.  — 
Deuxième  apparition  d'Ottel-ballé.  —  Le  colibri.  — 
L'offrande 401 

IV.  —  Petit  enfant  qui  dort.  —  Le  vieillard.  —  La  flèche 
mâle  et  la  flèche  femelle.  —  Désobéissance  des  deux 
sœurs.  —  Leur  disparition.  —  Douleur  du  jeune 
homme.  —  Otchoch-h  reparaît.  —  Mort  de  la  vieille 
Telkallé.  —  Le  fils  d'Ottel-ballé 415 

V.  —  Telkallé- i  ta  et  Dloune-tta-naldayié  quittent  la  tente 
des  géants.  —  Le  cygne  blanc.  —  Le  Grand-Lac.  — 
La  pirogue.  —  Les  deux  frères  et  les  deux  sœurs  se 
retrouvent 426 

VI.  —  Dans  le  Grand-Lac. —  La  terre  promise.  —  Ottel- 
ballé  le  père  et  Ottel-ballé  le  fils.  —  Le  vieillard  et 
son  enfant.  —  Les  révélations  du  vieillard.  —  Le  ma- 
riage. —  Allez  et  chassez 436 


IX.HRI.4  TABLE  DES  MATIÈRES 


Corbeil,  typ.  et  stér.  de  Crété. 


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456  TABLE  DES  MATIÈRES. 

—  Le  lac.  —  La  terre  nue.  —  La  tente  des  géants, 


UNIVERSITY  OF  CALIFORNIA  LIBRARY 
BERKELEY 

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