Cn. CHADBNAX, . 1
maie,
"' * PARTS. !
illll
il
LIBRARY
OF THE
UNIVERSITY OF CALIFORNIA.
Class
iill
1
J*r
%(**■
p
KJ
^ — —
OIX- HXJ IT ANS
CHEZ LES SAUVAGES
Torbeil. — Typ. et ster. de Crété.
DIX-HUIT ANS
CHEZ LES SAUVAGES
VOYAGES ET MISSIONS
DE IYT HENRY FARAUD
ÉVÊQliE I)'aNEMOI!R, V1CAIIIE APOSTOLIQUE DE MACKENS1E ,
DANS L'EXTRÊME NORD DE L'AMÉRIQUE BRITANNIQUE
D'APRÈS LES DOCUMENTS DE Mgr l'ÉVÊQUE d'aNEMOUH
pa«
FERN AND -MICHEL
MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ ÉD L'EN NE
\VK<: VA BIOGRAPHIE ET LE PORTRAIT RE Mgr EARAUR
LIBRAIRIE CATHOLIQUE DE PERISSE FRÈRES
(nouvelle maison)
RÉGIS RUFFET & C , SUCCESSEURS
PARIS BRUXELLES
38, RUE SA1NT-SULPICK. | PI.aCE SAINTE - GUDULE, 4.
1866
Droits Je traduction et Je reproduction réservés.
o^3
1VH1N35
PRÉFACE
Une des plus grandes gloires de la France est
peut-être celle qui lui est acquise par ses mis-
sionnaires, en étendant son influence morale à
tous les points du globe, sous l'égide des doc-
trines catholiques.
Notre pays n'a pas toujours eu la sage politi-
que ni la bonne fortune de conserver ses con-
quêtes. Mais grâce à la liberté laissée au zèle de
ses enfants, il a maintenu partout au delà des
mers sa prépondérance religieuse et civilisatrice.
L'Espagne partage avec nous cette gloire, elle
a aussi planté la croix à côté de son drapeau.
Si, comme la France, elle a abandonné ses colo-
VIII PREFACE.
nies à des conquérants audacieux, à des nationa-
lités avides, elle y a laissé l'influence de sa foi
catholique et du zèle de ses missionnaires.
Cette vérité éclate surtout pour la France, au
premier coup d'œil jeté sur l'histoire de l'A-
mérique septentrionale.
Après la découverte du Nouveau-Monde, nous
tûmes les premiers à prendre possession d'une
partie du continent américain, sous la vail-
lante conduite des Jacques Cartier et des Cham-
plan. Nos colonies s'étendirent bientôt d'un côté
depuis le golfe de Saint-Laurent jusqu'au lac
Supérieur, de l'autre du lac Supérieur jusqu'au
golfe du Mexique.
Si les temps d'orage et de persécution furent
toujours pour les chrétientés naissantes des
temps d'abondantes bénédictions célestes, ces
colonies ont bien été une preuve de cette vérité.
Longtemps cette terre fut un théâtre sanglant,
dont les acteurs auraient pu montrer sur leur
chair les stigmates de Jésus-Christ. Ses premiers
apôtres rappellent les plus beaux jours de l'E-
glise primitive.
Malheureusement un roi faible monta sur le
trône, Louis XV, et grâce a l'incurie de son
gouvernement, ces colonies, qui depuis deux
PRÉFACE. IX
cents ans portaient le nom de Nouvelle-France,
nous échappèrent, au désespoir du Canada et à
la honte de sa métropole.
Cependant, malgré la courte durée de sa do-
mination en Amérique, la France a laissé de
profondes traces de son passage, et c'est à elle,
en grande partie, qu'elle doit les rapides progrès
de la civilisation ; son drapeau a disparu, mais
son prestige est resté. Les groupes de ses en-
fants, laissés çà et là sur ses anciennes posses-
sions, tels que les Canadiens et les Arcadiens,
ont sans doute aidé à lui conserver ce prestige,
mais ses missionnaires y ont contribué pour la
plus grande part. Les Jésuites, les Sulpiciens, les
prêtres chassés par la tourmente révolutionnaire,
en se réfugiant dans le Nouveau-Monde pour
chercher un abri, trouvèrent un nouvel aliment
à leur zèle, et concoururent au développement
du christianisme en Amérique en y maintenant
l'influence française. Du nord au midi, de l'est
à l'ouest, le voyageur retrouve partout dans
l'Amérique du Nord la trace de notre civilisa-
tion.
Chose remarquable, nos missionnaires ont
porté l'influence de la France, en quelque sorte,
plus loin que ses conquêtes; ceci n'est point un
X PRÉFACE.
paradoxe, le zèle du missionnaire est toujours
plus ardent et plus aventureux que celui qui
s'inspire des intérêts purement temporels.
II
A peine étions-nous maîtres des bords du Saint-
Laurent, des lacs Ontario, Érié, Michigan et du
Mississipi, que déjà la foi chrétienne avait pé-
nétré jusque chez les peuples les plus reculés
dans l'intérieur des terres. Cet élan civilisateur
est allé tellement croissant, qu'il n'a pour limite
aujourd'hui que les vastes mers Atlantique ,
Pacifique et Arctique.
L'Angleterre, qui nous a supplantés partout,
qui, plus habile que nous, demeure là où elle a
une fois mis le pied, a vu elle-même sa puis-
sance conquérante céder le pas à l'influence des
missionnaires français. Ainsi, tandis que la
puissante Compagnie de la baie d'Hudson oc-
cupe par ses comptoirs tous les grands centres
où se réunissent de nombreuses trib.us sauvages,
nos missionnaires se répandent bien au delà,
parmi celles des tribus qui n'ont encore ni l'ha-
bitude ni la nécessité de commercer avec les
blancs.
PRÉFACE. XI
III
Il y a à peine trente ans, quelques missionnai-
res, sous la conduite de monseigneur Proven-
ches, s'étaient réunis au confluent de la Rivière-
Rouge, du lac Ouinipig et de la rivière Assi-
nibouane ; de là ils rayonnaient au loin et
répandaient partout la semence évangélique,
convertissant et baptisant les sauvages. Aujour-
d'hui trois évêques se partagent les immenses
territoires qui s'étendent de Saint-Roniface, de
la Rivière-Rouge à l'embouchure de la rivière
Mackensie, dans l'océan Roréal, et de la baie
d'Hudson aux montagnes Rocheuses. Sous cette
triple administration, environ quarante mission-
naires visitent tous les centres de réunion des
tribus sauvages, s'élancent même à la recher-
che de celles que des habitudes nomades em-
portent jusqu'aux extrémités des districts confiés
à leurs soins.
Les voyez-vous, ces courageux apôtres de la
civilisation chrétienne, remontant ou descendant
les rivières, côtoyant ou traversant les lacs, gra-
vissant les montagnes, pénétrant dans les forêts,
XII PRÉFACE.
suivant enfin à la piste la brebis égarée, tantôt
en canot, tantôt à la raquette, toujours avec la
même ardeur, la même foi, le même dé-
vouement !
Tels, au quatrième siècle, les apôtres bretons,
sous la conduite de saint Patrice, s'en allèrent
civiliser l'Irlande, la croix d'une main et l'al-
phabet de l'autre.
IV
Ce qui nous saisit d'admiration en jetant les
yeux sur la vaste étendue des possessions britan-
niques de l'Amérique septentrionale, c'est que
du Labrador à l'île Vancouver, c'est-à-dire de
l'Atlantique au Pacifique, nos missionnaires ont
en partage tous les peuples sauvages disséminés
sur un rayon de plus de mille lieues.
Ce n'est donc pas sans peine que cette poi-
gnée d'apôtres parvient à s'acquitter, dans l'or-
dre du possible, de la sublime tâche qu'elle
s'est imposée. La lecture de ce livre donnera au
lecteur une idée des fatigues et des périls que
doivent braver les missionnaires pour inculquer
dans l'esprit des indigènes quelques vérités fon-
damentales, et répandre le ferment civilisateur
PRÉFACE. XIII
sur cette terre de la barbarie. Il leur a fallu se
livrer sans grammaire à l'étude de langues
différentes, dont le nombre égale presque celui
des tribus.
Dans le cours de ce livre, toutes les fois que
l'occasion s'en est présentée, nous avons félicité
l'Angleterre, dont l'honorable Compagnie de
la baie d'Hudson, loin de mettre aucune en-
trave au zèle des missionnaires catholiques, fa-
vorise au contraire leur action et leur influence
auprès des peuples auxquels ils vont porter l'É-
vangile. Ceux qui ne croient pas à la possibilité
d'une bonne harmonie entre les deux pouvoirs
spirituel et temporel, feraient bien d'aller en
surprendre sur le fait la vivante réalisation dans
l'Amérique britannique du Nord. Là, en effet,
ils verraient l'honorable Compagnie de la baie
d'Hudson prêter appui et secours matériel
aux missionnaires en leur fournissant abris,
canots, vêtements et nourriture, de la manière
la plus courtoise et la plus bienveillante, et ceux-
ci favoriser, du moins indirectement, mais ef-
ficacement, le développement des richesses de
XIV PRÉFACE.
la Compagnie, en amenant les sauvages à des
idées d'ordre et de justice, et surtout en leur
apprenant à considérer les blancs comme leurs
frères.
VI
Si nous devons être fiers de l'extension que
prend l'influence de la France sur les pas des
missionnaires, si nous constatons que le bien
déjà fait dans ces contrées lointaines est im-
mense, n'oublions pas que le champ à défricher
est vaste, et que les ouvriers sont encore en bien
petit nombre.
Ah ! puisse la lecture de ce livre faire naître
dans tant d'âmes héroïques dont notre pays
s'honore à juste titre, le désir d'aller partager
avec nos missionnaires les pénibles mais con-
solants travaux de l'apostolat ! Il est vrai, les be-
soins sont grands, la vigne du Seigneur com-
prend toute la terre ; mais ne semble-t-il pas que
le courant civilisateur entraîne tous les dévoue-
ments vers l'extrême Orient?... Sans doute, on
veut profiter des avantages qu'ont acquis à l'É-
vangile les récents exploits des armées alliées,
soit en Chine, soit en Cochinchine, soit pro-
PRÉFACE. XV
chainement peut-êlre au Japon ; mais en laissant
tarir la source de cet ancien zèle qui tournait
les cœurs vers les missions sauvages de l'Amé-
rique, ne risque-t-on pas de compromettre le
passé et l'avenir de ces missions, et si la France
a perdu un jour pour sa couronne la plupart de
ces contrées, ne s'exposerait-elle pas aujour-
d'hui à les perdre pour le catholicisme ?
Peut-être l'espoir du martyre est-il l'unique
attrait qui pousse les cœurs vers l'extrême
Orient.
VII
En Amérique nous n'en sommes plus aux
temps héroïques des Brebeuf, des Jogue, des
Lallemant, de tous ces hommes qui, suivant
l'expression de Chateaubriand, réchauffaient de
leur sang les sillons de la Nouvelle- France .
Mais le martyre de tous les jours, de tous les
instants serait-il donc à dédaigner ? les fatigues,
les privations, les sacrifices de toute nature
n'ont-ils pas aux yeux de la foi un mérite in-
trinsèque presque égal au vrai martyre? Le sang
versé goutte à goutte, la vie épuisée avant le
temps par des travaux excessifs, la mort à petit
feu, voilà le martyre qui vous attend, ô vous qui,
XVI PRÉFACE.
tournant vos regards du côté des déserts du Nou-
veau-Monde, aspirez à la gloire de marcher sur
les traces de ses apôtres.
Nous avons tour à tour converti et civilisé les
Hurons, les Iroquois, les Algonkins, les Mon-
tagnais, races autrefois si barbares. Mais combien
il reste encore de tribus sauvages à évangéliser,
combien de peuples, dans ce lointain conti-
nent, encore ensevelis dans les ténèbres de la
mort, vous appellent du cœur, de la voix, ô vous
qui avez reçu d'en haut le feu sacré du dé-
vouement apostolique !
or THE
N1VERSITY
10GRAPHIE
DE
MONSEIGNEUR HENRY FARAUD
i
En i 793 vivait, dans le petit village de Sérignan,
département de Vaucluse, une famille patriarcale,
dont le chef, Jean-César Faurye, âgé de soixante-
quatre ans, était né de parents nobles. Aux yeux du
pouvoir d'alors, ce vieillard était non-seulement cou-
pable d'être issu d'une noble origine, d'avoir reçu
une éducation aristocratique, mais encore de possé-
der une certaine fortune et une grande considération.
— C'en était assez pour le désigner à la haine des
sans-culotte, pour lui susciter des haines et le faire
déclarer suspect.
La loi des suspects aurait trouvé grâce dans la
2 BIOGRAPHIE
postérité, si elle n'avait servi si souvent à assouvir
des vengeances particulières, ou à tenter la cupidité.
César Faurye avait deux fils et trois filles, dont
Tune, appelée Henriette, avait pris le voile de reli-
gieuse le 17 novembre 1789, au couvent du Saint-
Sacrement, à Bollène (département de Vaucluse); —
il lui restait donc quatre enfants.
Un jour, la loi appela ses deux fils à l'armée ; quel-
que temps après, sa fille aînée se maria ; il ne resta
au vieillard, pour soutien et pour consolation de ses
vieux jours, que le plus jeune de ses enfants et leur
vieille mère.
Eh bien ! ce vieillard, dont les deux fils combat-
taient pour la république, fut déclaré suspect, et sur
un ordre émané du tribunal révolutionnaire il fut
arraché de sa maison et incarcéré à la prison d'O-
range.
L'acte d'accusation porte :
« César Faurye : — incarcéré pour être section-
« naire, pour n'avoir jamais été lié qu'avec le parti
« aristocratique, pour n'avoir jamais donné aucune
« marque de civisme, pour s'être toujours entretenu
« avec le parti supérieur de l'aristocratie, pour avoir
« toujours soutenu le parti papiste. — Sa maison a
« toujours été le repaire de l'aristocratie ; il n'a j.a-
a mais mis le pied à la société populaire. »
DE MONSEIGNEUR HENRY FARAUD. 3
Voilà sous quels prétextes un honnête homme
était mis au rang des criminels ; — voilà les crimes
qui suffisaient aux hommes sanguinaires pour con-
damner un citoyen à mourir sur l'échafaud.
11
Le lendemain du jour où César Faurye fut en-
fermé dans la prison d'Orange, une jeune fille de
dix-huit ans, au front haut, à l'œil ardent, à la dé-
marche assurée, se présentait au geôlier.
— Le citoyen César Faurye, demanda-t-elle, je dé-
sire le voir.
— Et qui es-tu, belle enfant? répliqua le geôlier.
— Je suis sa fille Madeleine; j'ai dans mon pa-
nier des provisions que je lui apporte.
— Ton père est au secret, et tu ne peux le voir;
mais laisse-moi tes provisions et je les lui remettrai.
— Oh! merci, merci, citoyen, fit Madeleine tout
en larmes ; dites à mon père que tous les jours je lui
apporterai des provisions... que tous les jours je
viendrai jusqu'à ce qu'on nous le rende, — car on
nous le rendra... n'est-ce pas? mons... citoyen,...
car il n'est coupable de rien... oh! dites... dites...
n'est-ce pas, qu'on nous le rendra bientôt?...
4 BIOGRAPHIE
Le geôlier ne répondit rien, — Madeleine retourna
auprès de sa mère.
Et depuis, chaque jour, à l'heure de midi, sur la
route de Sérignan à Orange, on vit la courageuse
enfant, un panier à la main, portant à son pauvre
père quelques provisions, cherchant à adoucir ainsi
les instants amers de sa captivité.
III
Dieu, dans ses impénétrables desseins, avait ré-
servé à la famille des Faurye bien d'autres épreuves
encore.
Un soir, comme la mère et la fille étaient à faire
leur prière, ils entendirent des coups précipités à la
porte de leur maison. La vieille femme se leva ef-
frayée, tandis que Madeleine courant à la porte :
— Qui est-ce? s'écria-t-elle.
— Moi, Henriette... ouvre vite, répondit une voix
faible. A ce nom, à cette voix... Madeleine reconnut
sa sœur, la religieuse du couvent de Bollène, qui, un
instant après, était dans les bras de sa mère.
— Écoutez, ma mère... écoute, Madeleine... fit
Henriette, quand son émotion fut un peu calmée, —
notre couvent vient d'être fermé. — toutes nos sœurs
DE MONSEIGNEUR HENRY FARAUD. 5
se sont dispersées... et j'arrive sans avoir eu le temps
de vous avertir... hier on a voulu me faire prêter
serment. . . j'ai refusé. . . je sais le sort qui m'attend. . .
que la volonté de Dieu soit faite.
IV
Henriette Faurye avait alors vingt-trois ans ; c'était
une de ces femmes énergiques, à l'âme fortement
trempée, capables de tous les héroïsmes et de tous les
dévouements; elle aurait pu se cacher, comme tant
d'autres l'ont fait; mais elle savait son père en pri-
son, sa mère et sa sœur seules à Sérignan, elle pré-
féra rentrer dans sa famille, sachant bien qu'on ne
l'y laisserait pas longtemps.
En effet, le bruit de son arrivée se répandit bientôt
dans le village, et quelques jours après un mandat
d'amener fut décerné contre elle.
Sa mère et sa sœur la pressaient de fuir ou de se
cacher. — Non, répondait-elle. — La plupart de
mes sœurs sont en prison, mon devoir est de les y
suivre. — Je veux partager le sort de notre père,
disait- elle aussi. — Et Henriette attendit avec cou-
rage et résignation les sbires du tribunal révolution-
naire, envoyés pour la prendre.
6 BIOGRAPHIE
Elle était, ce jour-là, assise devant la porte de sa
maison, — protestant, par cette attitude calme et as-
surée, de la paix de sa conscience.
— C'est loi qui t'appelles Henriette Faurye?luidit
avec brutalité et d'un ton menaçant l'officier muni-
cipal porteur du mandat d'arrêt.
— C'est moi-même, répondit la jeune fille , avec
cette fierté de l'innocence.
— Tu étais religieuse à Bollène?
— Oui!...
— Où est ton père ?
— Tu sais bien qu'il est en prison à Orange.
— Et tes frères ?
— Soldats de la république.
— Ton père est un aristocrate, — tes frères ai-
meraient mieux se battre avec les chouans, toi tu
conspires avec tes singeries de prières, nous avons
ordre de t'arrêter... suis-nous.
Henriette, qui n'avait pas daigné se lever de
son siège en face de l'homme atroce qui venait de
la questionner, se dressa alors calme et sereine ;
elle promena son regard si fier sur ces hommes
armés, qui étaient là pour la prendre, puis se
tournant vers sa sœur Madeleine, qui sanglotait à
ses côtés :
— Madeleine, lui dit-elle d'un ton inspiré, — s'il
DE MONSEIGNEUR HENRY FARAUD. 7
faut savoir vivre pour Dieu , il faut aussi savoir
mourir pour lui. Prie pour moi et console notre
mère.
Hélas ! à l'approche des scélérats qui venaient lui
arracher sa fille, la pauvre mère s'était évanouie.
Quelques heures après, Henriette Faurye était en-
fermée dans la prison dite des Clastres, à Orange.
A partir de ce jour, Madeleine Faurye eut double
provision à porter chaque jour à Orange, et malgré
la brutalité avec laquelle elle était souvent reçue, —
malgré les propos insultants que sa beauté lui atti-
rait parfois, la courageuse enfant ne manqua pas
un seul jour d'aller rendre visite à son père et à sa
sœur, qu'elle ne pouvait voir, hélas ! qu'à travers les
barreaux de la prison.
Madeleine espérait toujours la fin de la captivité
de ses parents, son âme innocente ne pouvait con-
cevoir comment on pouvait trouver des coupables
dans cette chaste sœur et dans ce noble vieil-
lard.
Combien ont eu cette illusion à cette fatale époque!
— Combien ont dit : — Nous sommes forts de notre
8 BIOGRAPHIE
innocence, et qui le lendemain portaient leur tête à
l'échafaud !
Mais Henriette Faurye ne se faisait pas illusion, —
elle comprenait son crime... elle avait refusé le ser-
ment...
Après quinze jours de prison, elle fut jugée en
compagnie de deux religieuses et d'un jeune prêtre,
M. l'abbé Lusignan. — Courage, avait dit Henriette
à ses sœurs, en apprenant qu'elles allaient paraître
devant le tribunal : voici le moment du triomphe.
Arrivée devant les juges, son courage et sa modestie
ne se démentirent pas un instant.
Un juge, ému de compassion à l'aspect de tant de
jeunesse et de tant d'héroïsme, lui dit :
— Allons, Henriette, prête serment, — tu es en-
core si jeune. . . pourquoi vouloir mourir?. . un mot. . .
un signe de tête... et demain tu retourneras auprès
de ta mère.
— J'ai fait un serment à Dieu, répondit-elle, je
n'en prêterai pas d'autre.
Un instant le jeune prêtre sembla faiblir.
— Courage, lui cria Henriette, voilà les portes du
ciel qui s'ouvrent pour nous recevoir.
Et à mesure qu'une de ses compagnes allait être
interrogée, elle lui disait :
— Courage, ma sœur, c'est Dieu qui va nous juger.
DE MONSEIGNEUR HENRY FARAUD. 9
Puis, prenant une poire qu'elle avait conservée du
repas de la veille, elle en fit quatre morceaux qu'elle
distribua aux deux religieuses et au prêtre.
Ce fut la dernière communion des martyrs, la sen-
tence de mort fut prononcée.
Et les quatre victimes furent de nouveau ramenées
en prison, pour y attendre l'heure de leur exécution,
qui devait avoir lieu le même jour à midi.
Du tribunal révolutionnaire à la guillotine, il y
avait peu d'intervalle, et l'échafaud était en perma-
nence; — ce jour-là le bourreau avait hâte sans doute
de terminer son infernale besogne, car midi sonnait
à peine, que déjà les quatre victimes s'acheminaient
vers l'échafaud.
VI
Elles marchaient en chantant les litanies de la
sainte Vierge.
Ces chants attirèrent l'attention des prisonniers.
Tout à coup, une tête chauve apparaît à travers la
lucarne d'un cachot... un cri de désespoir se fait
entendre...
C'était le père d'Henriette, — César Faurye, — qui
venait de voir son enfant allant au supplice.
10 BIOGRAPHIE
Les prisonniers l'arrachèrent à ce spectacle horri-
ble, et le vieillard s'affaissa anéanti.
Bientôt les quatre victimes arrivaient au pied de
Téchafaud, ou plutôt de l'autel, où elles allaient être
sacrifiées.
Alors une religieuse dit à Henriette :
— Ma sœur, nous n'avons pas fini de dire nos vê-
pres.
— Eh bien ! répondit la courageuse fille, nous les
finirons au ciel.
Le bourreau, surpris de tant de fermeté, lui dit :
— Voyons, Henriette, tu as encore le temps, —
prête le serment qu'on exige, et ce soir tu viens sou-
per avec nous.
— Ce soir je souperai avec les anges, répondit la
martyre d'une voix solennelle et en montant les mar-
ches de Téchafaud.
En ce moment une rumeur extraordinaire se fit
au milieu de la foule, dont les flots pressés s'écartè-
tèrent... et tout à coup une jeune fille se précipite
près de l'échafaud en criant :
— Henriette ! . .
C'était Madeleine.
Ignorant la condamnation de sa sœur, elle arrivait
de Sérignan à son heure habituelle de midi.
Henriette avait entendu la voix de Madeleine, et
DE MONSEIGNEUR HENRY FARAUD. Il
du haut de l'échafaud elle la vit pour la dernière
fois.
Alors la victime parut comme transfigurée, — son
front semblait entouré d'une auréole divine.
Elle jeta un regard d'amour sur cette sœur bien-
aimée, puis levant les yeux au ciel elle lui cria :
— Adieu, Madeleine, — embrasse notre mère...
au revoir dans les deux où je vais l'attendre.
VII
Cette jeune fille, qui venait d'assister au martyre
de sa sœur, qui venait d'être témoin de tant de
vertus et de tant d'héroïsme, — Madeleine Faurye,
semblait ainsi destinée par la Providence à mettre
au jour un enfant qui deviendra apôtre, un enfant
auquel elle donnera le nom de sa tante martyre, et
qui, sentant dans ses veines couler ce sang généreux,
offrira aussi sa vie en sacrifice pour le triomphe de
la religion.
Cet enfant, ce sera Henry Faraud.
i
12 BIOGRAPHIE
VIII
Henry Faraud, fils de Xavier Faraud et de Made-
leine Faurye, est né àGigondas, département de Vau-
cluse, le 17 juin 1823 ; il est le plus jeune de trois
frères, dont l'un, Eugène, est mort il y a peu d'an-
nées à la suite d'une cruelle et longue maladie, pen-
dant laquelle il a fait preuve d'une résignation et
d'une force d'âme qui semble héréditaire dans cette
famille.
Le frère aîné de Mgr Henry Faraud est actuelle-
ment professeur de mathématiques au lycée d'An-
gers.
On dirait que Madeleine Faurye avait le pressen-
timent des destinées réservées au plus jeune de ses
enfants, lorsqu'elle lui donna le nom d'HENRY en
souvenir de sa sœur Henriette.
Henry Faraud demeura dans sa famille jusqu'à un
âge assez avancé. Sa mère lui donna ses premières
leçons ; il puisa dans le sein de cette femme forte ce
caractère énergique qui depuis l'a si bien servi dans
sa carrière apostolique. Sa mère se plaisait à lui ra-
conter le dévouement sublime de sa tante Henriette,
et, à ces émouvants récits, l'enfant se sentait déjà
DE MONSEIGNEUR HENRY FARAUD. i3
dominé par le désir de se consacrer au service de
Jésus-Christ.
Mais ce désir était encore bien vague dans cette
jeune âme, c'était une étincelle qui couvait sous la
cendre, une parole de sa mère devait rallumer.
Voici le fait : — le jeune Henry était d'une gaieté et
d'une vivacité extrêmes qui se traduisaient souvent
en légèretés, et ses anciens camarades m'assurent
qu'il fut souvent le promoteur de plus d'une espiè-
glerie. 11 aimait le jeu avec passion, — laissant
volontiers ses livres et ses cahiers , pour s'en aller cou-
rir dans la montagne ou grimper sur les arbres.
Sa pieuse mère,, prenant ce besoin d'activité et de
mouvement pour de la. dissipation, lui dit un jour :
— Mon fils, si tu continues à agir de la sorte, tune
feras jamais rien de bon.
, « Ces paroles, — m'a dit monseigneur Faraud, —
« me frappèrent au cœur et me firent beaucoup
« réfléchir. » —
« Quelques jours après, je dis à ma mère :
— « Je n'ai pas oublié vos paroles, je veux faire
« quelque chose de bon. Je veux être un homme.
— « Puisqu'il en est ainsi, me répondit-elle,
« puisque la grâce t'a touché, consacre ta vie à celui
« qui est mort pour nous Écoute, tu étais encore
« dans mes entrailles, que déjà j'avais le pressenti-
BIO
« ment que tu te ferais prêtre; le jour de ta nais-
«sancejet'ai offert intérieurement à Dieu... Viens
« donc, mon fils, je veux aujourd'hui te consacrer
« à lui d'une manière solennelle.
« Ma mère me conduisit alors à l'église, elle me
« fit agenouiller à côté d'elle, au pied de la croix,
« — etprenantune de mes mains dans les siennes, —
<( elle pria... et à mesure qu'elle priait, je sentais au
« pressement de ma main combien elle devait être
« ardente, cette prière de mère ; chaque élan de
« cette belle âme m'était communiqué par une
« nouvelle étreinte ; — puis je l'entendis murmurer :
— « Mon Dieu, je vous offre mon enfant
« mon Henry..... acceptez-en le sacrifice qu'il
« fasse un jour votre gloire 0 ma sœur
((Henriette, sainte martyre sois sa protectrice
« dans le ciel donne-lui ta force..... ta piété ,
« tes vertus ton courage 0 Marie, acceptez-
« le pour votre enfant.
« Et à mesure que j'entendais ces paroles, entre-
« coupées de sanglots, je sentais mon âme s'unir à
« celle de ma mère, je comprenais l'immensité du
« sacrifice.
« Quand nous sortîmes de l'église, j'étais devenu
« un autre être. — Je venais de recevoir un second
« baptême le baptême des larmes. »
DE MONSEIGNEUR HENRY FARAUD. 1,'i
A dater de ce jour, la vocation d'Henry Faraud
est décidée.
Il sera Missionnaire.
IX
Henry Faraud n'était encore que diacre, lorsqu'il
partit pour sa lointaine mission. Ce ne fut qu'à Saint-
Boniface, un an après son départ, qu'il reçut les or-
dres sacrés.
Or, depuis ce moment, toutes ses heures ont été
consacrées à son œuvre de civilisation et d'huma-
nité ; — pas une minute n'a été perdue par cet ar-
dent missionnaire, pour faire triompher l'idée chré-
tienne au milieu des peuplades sauvages, auxquelles
il a su inspirer le respect et l'amour. Il est allé
planter la croix du Rédempteur au milieu des dé-
serts les plus reculés du Nouveau-Monde ; et en écou-
tant les récits de ses étonnants voyages, que de fois
je me suis demandé quels sont les plus grands et
les plus glorieux, de ceux qui découvrent des peuples
ou de ceux qui vont les civiliser, en leur enseignant la
loi de Jésus-Christ, cette loi d'amour! — que de fois
je me suis demandé si pour conquérir ou civiliser les
barbares, la croix n'est pas plus puissante que l'épée !
ÊÊÊ
i6A *^ BIOGRAPHIE
Ce que le missionnaire a fait pendant ces dix-huit
ans passés au milieu des tribus sauvages du Nou-
veau Monde, tient presque du prodige; voici ce qu'il
écrivait en 1859 à M. Fabre, aujourd'hui supérieur
général des Oblats :
« Il s'est passé tant de lunes, tant de saisons, tant
a d'années depuis que je vous ai quitté, que je serais
« bien en peine s'il me fallait vous dire, même en
«général, tout ce que j'ai fait; il ya pourtant des
« choses qui ne s'oublient point, ce sont les mira-
« clés. — Comment, en effet, ne pas faire des mira-
« clés, après avoir eu la patience de souffrir pendant
« treize ans de tous les maux possibles, et de me
« trouver encore en état de dompter toutes les fati-
« gués, toutes les privations, tous les périls ? Le plus
« grand miracle à mes yeux, c'est donc moi-même
« qui le suis, miracle vivant et permanent. —
« Comment, en effet, supposer que j'aie pu, sansmi-
« racle, rester si longtemps dans ces sau\ages con-
« trées, sans parents, sans amis, le plus souvent
« seul? »
Rien ne dévoile le caractère d'un homme comme
sa correspondance intime; c'est dans cette lecture
que j'ai puisé, mon admiration pour le grand cœur
de monseigneur Faraud : que d'élévation dans cet
esprit, que d'amour dans cette âme ! Qu'on meper-
DE MONSEIGNEUR HENRY FARAUD. 17
mette ces mots, à moi qui le connais si bien et qui
l'aime tant.
Il semble que, dans ces dix-huit ans passés au mi-
lieu d'un peuple égoïste, son cœur aurait dû se dur-
cir , que son âme, faute de pouvoir s'épancher,
aurait dû , se repliant sur elle-même , devenir
froide comme les régions glaciales qu'il avait adoptées
pour patrie nouvelle Eh bien ! non, ce cœur ne
s'est jamais refroidi , cette âme est restée aimante.
a Je suis encore aujourd'hui tel que vous m'a-
« vez connu, dit-il dans une de ses lettres ; les pluies,
« les vents, les tempêtes, ne peuvent rien contre l'é-
a difîce, basé sur la charité, que j'ai élevé dans mon
« cœur à ceux que j'ai connus et aimés. »
Depuis deux ans, M. Henry Faraud remplissait
les fonctions d'évêque, lorsqu'en 1864 il fut ap-
pelé en France par le souverain Pontife, pour rece-
voir la consécration épiscopale.
Il a été sacré à Tours, le 30 novembre 1864, évê-
que d'Anemour in partions.
X
Monseigneur Henry Faraud est bien l'image de
l'apôtre ; sa physionomie douce et sympathique
vous séduit de prime abord. L'étude approfondie
18 BIOGRAPHIE.
des langues sauvages, — langues singulièrement
exactes, — a donné à son esprit une tournure es-
sentiellement positive. Dans ses discours, comme
dans ses conversations, ce qui le distingue surtout,
c'est la justesse de l'expression.
Doué d'une force corporelle considérable, d'une
santé robuste, il a pu supporter les plus grandes
fatigues et surmonter les plus grands obstacles.
Sa morale est sévère, mais éclairée ; son esprit est
grand et ne plane que sur les cimes ; le vrai est sa
passion ; son extérieur ouvert, son rire franc, son
regard lumineux, tout indique combien l'hypocrisie,
la bassesse et le mensonge doivent lui être odieux.
Tous ses désirs, toutes ses pensées, toutes ses aspira-
tions se traduisent par un mot : dévouement.
11 est d'une extrême bonté, d'un grand bon sens,
d'une charité sans bornes ; il a une activité fébrile;
chez lui la pensée se manifeste spontanément par
l'action, — l'action est son besoin constant, et son
aptitude à tout saisir peut lui permettre de tout en-
treprendre.
Il a un talent d'imitation remarquable : Gall lui
aurait trouvé la bosse de la constructivité .
Dieu, en lui donnant les vertus de l'apôtre, a fait
tourner à sa gloire les dons heureux que la nature
lui a prodigués.
DE MONSEIGNEUR HENRY FARAUD. 19
XI
Après dix-huit ans d'absence, Monseigneur Fa-
raud a donc pu revoir son pays, il a pu revoir la
maison où était née sa noble mère, morte de douleur
peu de temps après son départ ; cette maison, d'où
Henriette Faurye, sa tante, avait été arrachée par
les égorgeurs de 1793.
Oh ! quelles émotions dut éprouver cette âme
sensible à l'aspect du village de Sérignan, où tout
lui rappelait de si cruels souvenirs; mais il allait y
retrouver une famille, lui qui en avait été privé si
longtemps, et cette douce pensée semblait seule se
#
refléter sur son noble visage.
Voici les vers que j'écrivis à cette occasion, et
que lui récita ma fille au moment de son arrivée :
Soyez le bienvenu dans cet humble village,
Qui vous a vu jadis encore tout petit,
Où vous avez joué quand vous aviez mon âge :
C'est ma mère qui me Fa dit.
Ma mère m'a parlé de ce jour de tristesse,
Où votre mère en pleurs vous vit partir pour Dieu ;
De son dernier regard, sa dernière caresse,
Hélas ! de son dernier adieu !
20 BIOGRAPHIE.
Or, vous partiez alors pour des rives lointaines ;
Vous alliez conquérir, — jeune et vaillant conscrit.
Non pas des nations, comme les capitaines,
Mais des âmes à Jésus-Christ.
Depuis, combien de fois, le soir, dans nos veillées,
Ma mère a prononcé ce joli nom : Henry !
Et que de fois, depuis, moi-même émerveillée,
J'ai prononcé ce nom chéri !
II
On m'a fait le récit de vingt ans d'existence
Au milieu des déserts, là-bas.... bien loin.... bien loin..
Où de plus d'un péril, de plus d'une souffrance,
Vous n'eûtes que Dieu pour témoin;
Alors que vous alliez dans les steppes profondes,
Armé de la parole et guidé par la foi,
A des peuples épars au sein des nouveaux mondes
Prêcher une nouvelle loi ;
Quand vous alliez planter au milieu des peuplades
De la religion le flamboyant drapeau,
Que vous voyiez alors tous ces êtres nomades
Saisis du spectacle nouveau ;
Quand vous faisiez couler l'eau sainte du baptême
Sur l'enfant, le vieillard, surpris à votre voix, .
Et qu'à tous leurs faux dieux lançant votre anathème,
Vous leur montriez la croix.
Oh ! que d'esprits obscurs vous doivent la lumière !
Oh I que d'êtres sauvés qui vous doivent les cieux !
Apôtre de la hutte, ange de la chaumière,
Vous avez fait bien des heureux.
Car vous avez versé le baume salutaire
Dans plus d'un pauvre cœur que vous voyiez souffrir;
Vous avez ramassé dans votre robe austère
L'enfant qui s'en allait mourir.
DE MONSEIGNEUR HENRY FARAUD. 21
Vous avez écouté les angoisses, les plaintes
De bien des malheureux dans les glaces perdus ;
Vous avez ranimé bien des flammes éteintes,
Bien des courages abattus.
Vous avez ramené bien des brebis errantes,
0 pasteur vigilant, au bercail du Seigneur;
Vous avez arraché des épines sanglantes
Du fond de bien des cœurs.
Vous avez fait briller comme un céleste phare,
Le flambeau radieux de la divinité ;
Vous avez élevé prés du temple barbare
Le temple de l'humanité.
Ah ! soyez donc béni sur la terre à toute heure !
Ah I soyez donc béni par les cieux triomphants !
Par tout ce qui sourit, qui rayonne ou qui pleure :
Les anges, les vieillards et les petits enfants.
XII
A l'heure où j'écris ces lignes, Monseigneur Fa-
raud est reparti pour son lointain vicariat , il
retourne au milieu des tribus sauvages, pour com-
pléter son œuvre de civilisation et d'humanité.
— L'idée qui le préoccupe aujourd'hui, — le but
qu'il se propose, c'est de créer là-bas des maisons
de refuge pour les enfants et les vieillards, que la
barbarie, poussée par la misère, laisse mourir ou
égorge parfois. — Ce but digne de sa grande âme,
22 BIOGRAPHIE DE MONSEIGNEUR HENRY FARAUD.
il l'atteindra, son opiniâtreté pour le bien m'en
donne la certitude.
Pendant son court séjour en France, Monseigneur
Faraud a visité la plupart des diocèses, et partout
il a reçu des témoignages de sympathie, des encou-
ragements et des secours.
Tous ceux qui ont pu apprécier son noble carac-
tère, tous ceux qu'il a édifiés par sa piété, par ses
vertus, feront des vœux et des prières pour l'héroï-
que apôtre, qui retourne dans les déserts du Nouveau
Monde avec la consolation d'avoir laissé dans la
mère patrie des cœurs aimants qui se souviendront
de lui.
DIX-HUIT ANS
CHEZ LES SAUVAGES
PREMIÈRE PARTIE
VOYAGES ET MISSIONS
DANS L'EXTRÊME NORD DE L'AMÉRIQUE BRITANNIQUE
DE MARSEILLE A LA RIVIERE ROUGE
CHAPITRE PREMIER
Le départ. — New- York. — Montréal. — Rencontre de M. de
Luto. — Arrivée à Saint-Paul. — Le missionnaire forme sa
caravane. — A travers les prairies. — Fausse alerte. — Arri-
vée à Saint-Boniface.
I
Je suis parti de Marseille le 3 juin 1846, j'avais
alors vingt-trois ans, mon cœur était enflammé
par le désir de conquérir des âmes à Dieu, mon
esprit était avide de connaître ces pays du Nou-
24 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
veau Monde où une voix intérieure semblait m'ap-
peler. La foi est si vive, l'espérance est si douce, et la
volonté si ferme à ce bel âge de vingt-trois ans, que
je me rappelle avec délices ce jour du départ où,
joyeux et presque fier de ma sainte mission, je m'é-
loignai de ma patrie et de mes frères pour aller cher-
cher au loin une autre patrie et d'autres frères;
parfoisle souvenir de ma mère, que j'avais laissée là-
bas dans mon petit village, se retraçant à ma mémoire,
une larme de regret humectait mes paupières; mais
aussitôt la pensée du devoir venait retremper mon
courage, et alors j'aurais voulu que le navire eût des
ailes pour m'emporter.
La mer était calme, le ciel était pur, — tout rayon-
nait autour de moi et au dedans de moi.
Le 9 août, après une heureuse navigation de qua-
rante-huit jours, je touchai à New- York, et le lende-
main je partais pour Montréal, où j'arrivai deux jours
après.
II
Montréal, fondée en 1641 , est aujourd'hui la pre-
mière ville du Canada sous le rapport de la popula-
tion, qui ne compte pas moins de quatre-vingt mille
âmes.
VOYAGES ET MISSIONS. 2o
Là, je me crus tout à coup transporté dans une ville
française ; et, en effet, tout dans cette cité, devenue si
florissante malgré toutes les luttes qu'elle a suppor-
tées, ne me rappelait-il pas la mère patrie?
Je savais l'histoirede ce pays, qui, depuis 1534, épo-
que de sa découverte par Jacques Cartier, — un Fran-
çais, — jusqu'en 1761 , époque où il devint une dé-
pendance anglaise, — avait combattu sans relâche
pour conserver sa première nationalité.
Je voyais donc, dans cette population intelligente,
les descendants de ces anciens colons français, que
nous avons, hélas ! délaissés si longtemps. Je foulais
avec bonheur cette terre qui avait été la France, et
d'où étaient partis les premiers missionnaires qui
ont évangélisé ces contrées.
Mais Montréal n'était pas le but de mon voyage;
ma première halte devait être à Saint- Boniface; c'est
là que je devais faire mon noviciat de missionnaire,
mon apprentissage de voyageur.
III
Saint-Boniface est le pied-à-terre de tous les mis-
sionnaires qui ont visité la baie d'Hudson, depuis
la conquête du Canada par les Anglais.
26 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
De Montréal à Saint-Boniface il n'y a pas moins
de huit cents lieues ; mais mon ardeur ne calculait
pas les distances, — et le 25 août, c'est-à-dire huit
jours environ après mon arrivée, je m'embarquai
sur le lac Ontario.
Ce lac, élevé de 672 mètres au-dessus du niveau de
l'Océan, a environ 800 kilomètres de circuit; c'est un
des plus beaux fleuves et des plus facilement naviga-
bles du Canada.
Ce ne fut cependant pas sans une certaine émotion,
que je mis le pied sur le vapeur qui devait me trans-
porter si loin. J'étais seul de Français au milieu d'une
cinquantaine de passagers aux allures peu cordiales,
et dont je ne comprenais pas les diverses langues ;
mais j'étais sûr du respect de tous, avec ma robe de
prêtre et ma croix de missionnaire.
Le soir de la deuxième journée nous touchâmes
à Gallena, petite ville située sur le bord d'une
rivière dont elle porte le nom. — Là, une grande
joie m'attendait : une famille chrétienne du
Canada, la seule qui habitât cette cité, ayant connu
mon arrivée, vint me chercher, et je passai auprès
d'elle une soirée délicieuse.
Le lendemain je m'embarquai sur le Mississipi et
je fis voile pour Saint-Paul, petite ville située sur
le bord de ce fleuve.
VOYAGES ET MISSIONS. 27
IV
Saint-Paul n'était composé, à cette époque, que de
quelques cabanes de pêcheurs et de chasseurs; au-
jourd'hui cette paroisse compte dix-huit mille âmes,
et tend chaque année à s'accroître davantage.
Dans le vapeur se trouvait M. de Luto, fils du
premier Français qui ait habité cette ville, qu'il a, on
peut dire, fondée. Ce fut là pour moi une rencontre
bien douce, à une pareille distance delà France; il
me semblait voir, dans ce compagnon de route, un
frère qu e la Providence m'avait réservé, comme pour
me dire que la France catholique est partout.
M. de Luto me donna des détails sur les lieux que
nous traversions, il me parla beaucoup des mission-
naires.
« Malheureusement, me disait-il, l'Europe ne se
« doute pas assez du bien immense que pourraient
« faire ici les missions, si nous en avions en plus
« grand nombre, et si elles avaient plus de moyens
«pécuniaires. — Seul, le catholicisme pourrait ré-
« générer ces peuples, que la barbarie tend à faire
« disparaître du monde. »
Ces paroles enflammaient mon ardeur.
28 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Enfin, après une heureuse navigation de trois
jours, nous arrivâmes à Saint-Paul, où je quittai
mon bienveillant compagnon, qui désormais était
un ami pour moi.
J'eus encore la consolation de trouver là un ami,
dans la personne du seul missionnaire qui alors évan-
gélisât ces vastes contrées. C'était M. Raoux, actuel-
lement grand-vicaire de Monseigneur Grâce, évêque
de Saint-Paul.
11 y avait environ deux mois que j'avais quitté
la France; jusqu'à ce moment, j'avais voyagé assez
commodément, sur les vapeurs de la compagnie de
la baie d'Hudson; mais aujourd'hui , pour me
rendre à Saint-Boni face, j'avais à traverser des dé-
serts et des prairies immenses. J'allais me trouver
enfin en plein pays des sauvages.
Je demeurai trois semaines environ à Saint-Paul,
le temps de former une caravane et de chercher un
guide, puis nous partîmes sur des charrettes traî-
nées par des bœufs.
Notre caravane se composait de Canadiens et de
sauvages métis. La plupart de mes compagnons
VOYAGES ET MISSIONS. 20
avaient reçu le baptême, et j'étais en sûreté au mi-
lieu d'eux.
Nous étions en route depuis deux jours à peine, que
la neige commençait déjà à blanchir le sol, un vent
froid aveuglait les bœufs et les arrêtait souvent; le hui-
tième jour, à la nuit tombante, nous débarquions à
l'Ile au Corbeau, où, pour la première fois, je dus
coucher sur la neige; mais arrivé là, le guide nous
signifia qu'il ne voulait plus faire un pas en avant,
de peur des sauvages. En effet, à peine étions-nous
en repos, que près de trois cents sauvages, en état d'i-
vresse, nous environnèrent en hurlant.
J'avoue que j'eus quelque frayeur; mais j'étais
certain que Dieu veillait sur son missionnaire.
Quand le jour fut venu, les sauvages, qui avaient
hurlé et fait des libations toute la nuit, s'approchè-
rent de notre caravane, mais avec des dispositions
peu hostiles en apparence. Celui qui paraissait être
leur chef s'approcha de moi, et, avec force gestes, il
me fit comprendre qu'il voulait que j'allasse boire
avec eux : un métis de nos compagnons, qui com-
prenait la langue sauvage, eut beau lui dire que le
père ne buvait point de liqueur forte, l'enragé sau-
#
30 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
vage fut si opiniâtre dans son idée, que, bon gré,
malgré, pour couper court à sa pantomime, j'accé-
dai à ses désirs, et, prenant la chose en plaisanterie,
je lui fis dire par mon interprète improvisé que je
boirais à sa santé.
Le sauvage, flatté de la condescendance du père,
se retira parmi les siens ; quelques instants après, je
me dirigeais vers le groupe des sauvages , et je tenais la
promesse que j'avais faite à leur chef. Enfin, ces voi-
sins incommodes disparurent; ils se contentèrent
de nous voler deux bœufs. — Dieu soit loué, me
dis-je quand ils furent partis, voilà une rencontre
qui est d'un bon augure pour moi. J'ai vu les sauva-
ges, j'ai fraternisé avec eux, j'ai bu à leur santé î...
Nous restâmes quatre jours à Vile au Corbeau,
n'osant plus aller en avant, de peur de plus fâcheuses
rencontres, lorsqu'enfîn arriva une autre caravane
venant de Saint-Louis, et nous nous remîmes en
route avec elle.
Trois jours après, et, au moment où nous venions
de dételer nos bœufs, nous fûmes épouvantés par
une nouvelle alerte.
— Les Sioux, les Sioux ! — crièrent nos guides.
Les Sioux sont les plus méchants de tous les
sauvages de ces contrées.
Aussitôt toutes les charrettes sont mises en rond,
VOYAGES ET MISSIONS. 31
comme pour nous en faire des remparts, — nos
voyageurs armés se placent au milieu, prêts à faire
bonne contenance ; toute la nuit la caravanefut sur
pied de guerre; mais au lever du soleil, nous ne vî-
mes pas trace de sauvages.
C'était une fausse alerte.
Nous reprîmes alors notre marche à travers les
bois et les prairies, satisfaits d'en avoir été quittes
pour la peur.
VII
Jusqu'à ce moment, je n'avais couru aucun dan-
ger réel, lorsque, le surlendemain, un accident au-
quel je ne m'attendais pas, n'ayant souoi que de la
rencontre des Sioux, me rappela que le danger est
souvent où nous le voyous le moins.
A un passage appelé Détroit des Deux Lacs, la char-
rette sur laquelle j'étais monté versa, mais si préci-
pitamment et d'une manière si complète, que je fus
précipité la tête la première au centre d'un bour-
bier; un instant je crus que j'allais être étouffé,
ayant sur moi la charrette chargée de plus de huit
cents livres. Un enfant qui suivait l'attelage criait :
— Le père est perdu, — le père est perdu !
— Non, le père n'est pas perdu, pensais-je, —
32 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
celui qui m'envoie me soutiendra et me sauvera.
Et, faisant un suprême effort, je parvins à soulever
le poids énorme qui pesait sur moi. Avant que les
voyageurs eussent accouru à la voix de l'enfant, je
me trouvais debout, à côté de la charrette.
Ici, je dus remercier Dieu de m'avoir donné en
partage une grande force corporelle.
Enfin, le 8 novembre, c'est-à-dire cinq mois
depuis mon départ de France et trois mois depuis
mon départ de Saint-Paul, j'arrivai à Saint-Boni face,
sur la Rivière-Rouge, où je fus reçu par Monseigneur
Provencher, premier évêque de cette résidence.
CHAPITRE II
La Rivière-Rouge. — Séjour à Saint-Boniface. — M. Bellecourt,
prêtre canadien, donne à Henry Faraud les premières notions
de la langue des Sauteux. — Première mission. — Scène de
magie chez les sauvages Sauteux. — Comment on devient ma-
gicien. — Pourquoi le missionnaire ne peut-il convertir aucun
sauvage ? — Cupidité des Sauteux.
I
Le pays qu'arrose la Rivière-Rouge, dans tout son
parcours, était autrefois occupé par les Sioux (Son-
ans). — Les Assiniboines (Aissnipouans) , Sioux des
rochers, tribu delà même nation, avaient pour terre
celle que traverse la rivière Assiniboine, qui porte
leur nom, et dont l'embouchure dans la Rivière-
Rouge se trouve à 18 lieues du lac Ouinipig [eau
sale) \ au 49° 53' de latitude et au 99° 20' 15" de
longitude du méridien de Paris.
1 Les sauvages appellent ce lac Ouinipig, à cause de son eau
qui contient une petite mousse v,erte, qui la rend désagréable à
boire; elle est loin d'avoir la limpidité des eaux des autres lacs.
3
34 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
La colonie de la Rivière-Rouge fut fondée, en
1811, par lord Selkirck, qui y envoya plusieurs fa-
milles de cultivateurs écossais. — Quelques familles
de Canadiens, attirées par ses promesses avanta-
geuses, s'y rendirent aussi à cette époque.
Mais, en l'absence de toute morale et de tout frein
religieux, ces colons tombèrent bientôt dans l'abru-
tissement le plus complet et la misère la plus grande.
En 1818, c'est-à-dire sept ans après la fondation
de Ici colonie, lord Selkirck comprit que, pour arri-
ver à ses fins, il ne suffisait point d'employer les
moyens matériels, mais qu'il fallait surtout la reli-
gion : l'expérience des premières années l'en avait
convaincu. C'est pourquoi il s'adressa àl'évêque de
Québec, pour avoir des prêtres.
Monseigneur J.-O. Plessis, qui occupait alors le
siège épiscopal de cette ville, envoya M. l'abbé Pro-
vencher, comme chef de la Mission, avec le titre de
vicaire général. M. l'abbé Dumoulin lui fut adjoint.
Ces missionnaires étaient tous deux Canadiens,
d'origine française.
Partis de Montréal le 19 mai 1818, ils débarquè-
rent au fort Douglass le 16 juin, et commencèrent
leur œuvre civilisatrice.
Ils trouvèrent un peuple profondément démora-
lisé, mais qui heureusement n'était pas impie.
VOYAGES ET MISSIONS. 3o
La vue des prêtres canadiens rappela aux hom-
mes le souvenir du pays natal, ils les reçurent
comme des envoyés de Dieu ; les femmes et les en-
fants, qui n'en avaient jamais vu, mais qui en avaient
entendu parler, ne leur témoignèrent pas moins
de vénération.
Aujourd'hui, grâce à l'influence civilisatrice du
christianisme, grâce au zèle des missionnaires, ce
peuple s'est relevé de son long abaissement, il est
devenu moral et religieux, et, au point de vue ma-
tériel, il n'a rien à envier aux autres colonies.
Il
Lorsqu'on arrive à la colonie fondée par lord
Selkirck par la voie de l'est, et que l'on sort du lac
Ouinipig, pour prendre l'embouchure de la Rivière-
Rouge1, on entre dans une contrée dont l'aspect
est tout différent de celle qu'on vient de quitter : au
lieu d'épaisses forêts, de rochers, de nombreux lacs
1 Les sauvages appellent cette rivière Miskouagami-Oaissi-
ping (eau ensanglantée), à cause d'un combat qui fut livré sur les
bords du lac Rouge, entre les Sioux et les Sauteux: le sang des
combattants coula dans ses eaux, et ils appelèrent eau ensan-
glantée, le lac et la rivière qui y prend une de ses sources; ce
que les Français ont traduit par lac Rouge et Rivière-Rouge,
36 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
et de rivières dont la navigation est souvent inter-
rompue par des cascades, on entre dans une plaine
immense qui se déroule, dans la direction de l'ouest,
jusqu'aux montagnes Rocheuses, et s'étend, dans
celle du sud-ouest, jusqu'au Missouri, coupée seu-
lement par quelques cours d'eau, à pente insensible.
Cette contrée forme une vaste prairie, partout le
sol y est fertile. — C'est comme un océan de terres
où la vue n'est bornée que par quelques bou-
quets de bois épars çà et là, qui apparaissent sem-
blables à des îles.
III
Je demeurai à Saint-Boniface jusqu'au mois de
juin de l'année suivante : j'employai ces sept mois
de repos à m'inilier aux usages du pays, à en étu-
dier les mœurs. M. Bellecourt, un prêtre canadien
d'un grand talent et de beaucoup devertu, s'occupa
de me donner les premières notions de la langue
des Sauteux.
Enfin, au mois de juin, j'obtins, de Monseigneur
Provencher, de débuter dans ma carrière apostoli-
que.
Je partis donc, malgré mon inexpérience, mais
VOYAGES ET MISSIONS. 37
confiant dans la grâce de Dieu et la protection de
Marie.
IV
Un canot m'attendait sur les bords de la Rivière-
Rouge, et le jour paraissait à peine, que déjà nous
avions quitté le rivage. Le lendemain nous traversions
le lac Ouinipig, et la deuxième journée nous arri-
vions au fort Alexandre. Je trouvai, à ce fort, sept ou
huit cents sauvages, en train de faire de la magie.
Les sauvages ont une foi aveugle dans leur magi-
cien Maékikiwiyiniwok, — homme de médecine ou
homme religieux, ce qui pour eux est synonyme.
Voici comment se forment ces religieux :
Quand un jeune sauvage veut devenir magicien, il
va dans une forêt, il se couche et reste là sans man-
ger, jusqu'à ce que la faiblesse lui amène le rêve;
aussitôt la fin de son premier rêve, s'il a vu ou cru
voir la Divinité, il retourne parmi les siens et il est
proclamé Maèkikiwiyiniwok .
A mon arrivée au fort Alexandre, j'étais donc
témoin d'une scène de magie, ce qui consiste à
battre du tambour, pour éloigner les mauvais es-
prits. Ce fut parmi ces sauvages un tintamarre ex-
traordinaire pendant plus de vingt- quatre heures;
38 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
quand le calme fut rétabli parmi eux, ma jeune
ardeur se ralluma et je les haranguai.
Ma harangue terminée, le Maékikiwiyiniwok, pre-
nant son ton le plus grave, me dit :
— Comment veux-tu que nous te croyions, tu es
un enfant, tu ne sais pas parler. Nous te promet-
tons bien de ne jamais nous convertir.
Il y a dix-sept ans de cela, et ils ont tenu parole.
Peu satisfait de mon début, je repartis sur la
rivière Alexandre et j'arrivai le soir au Portage *
du Rat, situé entre deux grands rochers de granit
et près d'une immense chute. J'avais déjà pour la
première fois couché sur la neige, — là, pour la
première fois, je couchai sur le granit.
Le lendemain nous traversions le lac du Bonnet,
nous remontions la rivière Blanche, et après plu-
sieurs portages, le soir, nous campions sur la grève,
où nous passâmes la nuit. — Cette nuit-là, je fis
connaissance avec les moustiques, seuls habitants de
1 Ce qui est cause de ce nom de portage, c'est qu'arrivé à
une chute, il faut tirer le canot à lerre et le porter dans la ri-
vière ou le lac par lequel on doit continuer sa route.
VOYAGES ET MISSIONS. 39
ces contrées avec lesquels depuis je n'aie jamais pu
me familiariser.
Nous arrivâmes un jour après à la jonction de la
rivière la Pluie avec la rivière Salle, où se trouvait
une petite église bâtie deux ou trois ans auparavant
par M. Bellecourt.
Les sauvages Sauteûx, qui habitaient dans cet en-
droit, me reçurent avec acclamations, — ce qui rem-
plit mon âme de l'espérance d'en convertir quelques-
uns. Je me logeai dans l'église.
Le dimanche venu, je sonnai la cloche pour ap-
peler les sauvages ; mais pas un n'arriva, et je dis
ma messe malgré le manque complet d'auditeurs.
Le dimanche après, espérant être plus heureux, je
sonnai de nouveau ; à cette seconde tentative, je vis
entrer à l'église un vieillard, une vieille femme et
quatre enfants. Mon enthousiasme commençait à se
refroidir singulièrement ; après ma messe, je prêchai
néanmoins à mes six auditeurs. Mais, ô déception! le
vieillard était sourd et la vieille femme aveugle.
Alors je voulus savoir pourquoi les sauvages, qui
m'avaient si bien accueilli, ne venaient pas au son de
la cloche, et j'allai hardiment les trouver à leurs
tentes.
Je m'expliquai leur absence : je les trouvai en train
de faire un sacrifice.
40 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Ces sacrifices consistent à immoler un chien au
diable, pour qu'il ne leur fasse pas de mal, et un ani-
mal plus noble, — ce jour-là c'était un renne, — à
Dieu, pour qu'il leur fasse du bien.
Je m'adressai au chef, au Anikawabang , nom qui
signifie à peu près voyant.
— Je ne suis pas venu auprès de vous pour ne rien
faire, lui dis-je ; — dites-moi franchement si vous
voulez prier ou non.
Le Anikawabang me répondit évasivement :
— Nous sommes très-contents de te voir au milieu
de nous, nous te regardons comme notre père, nous
serions même attristés de te voir partir.
— S'il en est ainsi, pourquoi donc ne venez- vous
point à la prière?
Il me répondit:
— Je suis occupé à nos grandes médecines; je ne
puis y aller moi-même, maisjedisà mes jeunes gens
(ni-t-oskiniginwiyiniwok) d'y aller.
Je comprenais qu'il disait un mensonge.
— Si tu voulais être chrétien, lui dis-je, tu lais-
serais là tes grandes médecines et ta faisance de Dieu ;
tu donnerais l'exemple à tes jeunes gens qui le sui-
vraient : je jette donc tout le tort sur toi-même. — Si
vous continuez de la sorte, je partirai et ne reviendrai
plus.
VOYAGES ET MISSIONS. 41
— Oh ! — s'écria-t-il alors trahissant sa pensée
cupide, — il faut toujours venir : — si tu ne venais
plus, qui clone nous donnerait du tabac?
Voyant le'peu de succès de ma première halte de
missionnaire, mais non découragé, je repartis vers la
fiVde juillet, et quatre jours après, j'étais de retour
à Saint-Boniface.
•
CHAPITRE III
La chasse des buffles. — Cent vingt-cinq chasseurs suivis de
leurs familles. — Le missionnaire est nommé général en chef
de l'expédition. — Comment on chasse les buffles. — Une
messe dans le désert. — Rencontre des Sioux. — Menace de
guerre. — Le missionnaire parlemente avec les Sioux. — La
paix est conclue. — Les deux camps se réunissent. — Le ca-
lumet de paix. — La guerre menace de se rallumer. — Les
Sioux s'apaisent. — Rentrée à Saint-Boniface.
C'était vers la fin du mois d'août, — les chasseurs
devaient partir pour la chasse du buffle. — Or, comme
ces chasseurs vont au loin dans les prairies avec leurs
femmes et leurs enfants, je m'offris pour les accom-
pagner.
La chasse se composait de cent vingt-cinq chas-
seurs à cheval, suivis de leurs familles, conduisant
environ onze cents charrettes attelées la plupart de
bœufs, quelques-unes de chevaux.
L'organisation de ces sortes de chasse est très-
pittoresque.
VOYAGES ET MISSIONS. 43
Les chasseurs, tous à cheval, armés de fusils et d'un
grand coutelas pendu à la ceinture, marchent devant
en bon ordre. Les charrettes, conduites par les fem-
mes, les vieillards et les enfants, suivent au petitpas
gardant une assez grande distance. Les chefs de
la chasse galopent en tête, — traçant ainsi le che-
min à suivre et cherchant à découvrir les troupeaux
de buffles. C'est une véritable organisation militaire.
Quant à moi, j'avais reçu le titre de général en chef
de l'expédition, et je fermais la marche, à cheval sur
un vigoureux coursier.
La première soirée de notre départ, nous établîmes
notre campement sur les bords de la rivière Pimbina ;
en moins d'une heure, cent vingt à cent trente loges
étaient construites , les chevaux attachés aux ar-
bres broutaient l'herbe de la prairie, et les familles
réunies prenaient leur repas.
Les loges sont des tentes faites avec des peaux de
buffles : leur forme est conique, le foyer se place au
milieu, et par le haut s'échappe la fumée.
Le lendemain, au lever du jour, les quatre capi-
taines montaient les premiers à cheval et annonçaient
l'heure du départ. — Bientôt le village, improvisé
la veille, avait disparu, et les chasseurs étaient en
marche.
44 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
II
Nous marchions ainsi depuis trois jours sans ren-
contrer les buffles. Au milieu de la nuit de la qua-
trième journée, et comme je dormais profondément,
j'entendis la voix du capitaine crier ce mot si terri-
ble aux voyageurs endormis :
— Lève, lève! — Waniskak, waniskakl Tout le
monde, éveillé par ce cri redoutable, est bientôt sur
pied. Les chasseurs enjambent leurs chevaux, les
femmes et les enfants attellent les charrettes, et nous
partons.
Les capitaines avaient entendu les vieux bœufs *,
indices certains que bientôt nous arriverions à la
bande des vaches.
Nos chasseurs tuèrent quelques-uns de ces vieux
bœufs, se promettant bien d'être mieux nourris le
lendemain.
Vers la fin de la journée, nous arrivâmes au lac
des Cygnes, et là je fus témoin d'un spectacle en-
1 On appelle vieux bœufs les buffles qui, ne pouvant plus
marcher, sont délaissés par les jeunes et finissent par mourir sur
la route.
VOYAGES ET MISSIONS. 4$
core inconnu pour moi : j'aperçus le fort succom-
bant avec rage à sa faiblesse.
C'était un vieux bœuf affaissé dans un bourbier^
qui, les yeux ensanglantés parla colère, s'efforçait en
vain de se relever. Ma première pensée fut de des-
cendre de cheval et de voler à son secours; — mais,
prévoyant mon impuissance, je l'abandonnai à son
malheureux sort.
Bientôt après, nous dressions de nouveau les tentes
et notre village ambulant était improvisé. C'était un
samedi.
Le lendemain, le ciel était témoin d'un spectacle
digne de lui: tout ce peuple, réuni autour de ma tente
transformée en autel, assistait au saint sacrifice de la
messe, et ces lieux solitaires retentissaient de la pa-
role de Dieu*.
Nous repartîmes, les chasseurs pleins d'espoir de
rencontrer bientôt les buffles.
Tout à coup, vers la troisième heure de l'après-
midi, la voix des capitaines se fit entendre :
— Les buffles, — les buffles! — criaient-ils.
J'étais en ce moment sur un tertre assez élevé, à un
demi-kilomètre à peu près en avant des chasseurs.
Je porte mes regards du côté d'où venaient les
voix, et j'aperçois dans le lointain comme des taches
noires qui se mouvaient.
la DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
C'était un immense troupeau de buffles. Au même
instant, les cent vingt-cinq cavaliers passent à mes
côtés comme un éclair, et je me précipite à leur suite.
Arrivés à deux portées de fusil du troupeau, les
chasseurs s'arrêtent, et les capitaines dressent les
plans de la bataille.
Les buffles, que j'évaluai à deux mille environ, se
trouvaient au centre d'une immense prairie.
Nos chasseurs forment subitement un vaste cercle,
et, au signal donné, ils se précipifent surle troupeau.
Ce fut pendant quelques heures une mêlée épou-
vantable : les buffles effarés cherchaient à se frayer
un passage à travers le réseau de feu et d'acier qui
les enlaçait. Le râle de ceux qui expiraient se mê-
lait aux beuglements de ceux qui cherchaient à
fuir, et, chaque fois qu'une victime tombait, on en-
tendait un cri de joie parmi cette armée de chasseurs.
La moitié du troupeau avait pu s'échapper; huit
cent trente buffles restèrent sur le champ de bataille.
III
Dans la soirée, nous dressions nos loges au bord
d'une rivière, et le lendemain les buffles étaient dé-
pecés et les viandes préparées.
VOYAGES ET MISSIONS. 47
On fait de cette viande des espèces de pâtés forte-
ment épicés et salés, qui se conservent très-bien, et
dont ces peuples sont très-friands.
Deux jours après, nous eûmes la rencontre d'un
troupeau plus considérable, et bientôt nos charrettes
étaient chargées de plus de deux mille buffles.
IV
Un jour, nous étions campés sur les bords d'un
petit lac. Tout à coup un cri se fit entendre : —
Les Sioux, les Sioux !
A ce sinistre avertissement, nos chasseurs s'em-
pressent de courir à leurs armes, et tout le monde
sort des tentes.
Une bande de sauvages Sioux, en effet, apparais-
sait dans le lointain, se dirigeant du côté de notre
campement.
Les quatre capitaines et moi nous montons à
cheval, il est ordonné à notre monde de rester
calme ; voulant nous assurer d'abord des dispositions
des sauvages. Nous allâmes à leur rencontre.
Le chef de la bande siouse nous aperçut et nous
nous arrêtâmes.
Aussitôt nous le vîmes venir à nous au triple
48 M DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
galop de son cheval, en agitant son calumet en signe
de paix.
— Mort aux Sauteux, — paix aux métis ! — nous
cria le chef sioux aussitôt qu'il put se faire en-
tendre.
— Paix aux Sioux ! — répondîmes-nous en chœur.
Le chef sioux nous apprit alors qu'il était à la
tête de trois cents des siens, et qu'ils cherchaient à
combattre les Sauteux, leurs mortels ennemis.
Nous invitâmes le chef à amener sa bande dans
nos campements, ce qu'il accepta.
Quand les Sioux eurent dressé leurs loges près
des nôtres, il fut résolu que, comme preuve de la
paix qu'ils.étaient venus chercher, une danse géné-
rale aurait lieu pendant la nuit.
Tandis qu'on faisait les préparatifs, le chef sioux,
apprenant qu'il y avait parmi nous un missionnaire,
entra dans ma tente avec quelques-uns des siens
pour me saluer.
Dès qu'il fut assis, il me dit :
— Homme du ciel, si tu savais combien je dési-
rerais, et pour moi et pour mes jeunes gens, un prê-
tre pour nous instruire, tu resterais certainement
parmi nous.
- — S'il ne dépendait que de moi, lui répondis-je,
jeresterais ici ; tout ce que je puis vous promettre,
VOYAGES ET MISSIONS. 49
c'est que j'en parlerai au grand chef delà Prière, et
je suis persuadé que, si vous cessez vos hostilités, il
vous enverra quelqu'un.
A ces mots, le chef porta la main à sa bouche et
inclina la tête en disant :
— Je me fie à ta parole.
Un calumet à plusieurs branches fut placé au mi-
lieu de la tente, et chacun des spectateurs se mit à
fumer avec moi en témoignage d'union.
C'était un moment solennel, un silence complet
régnait dans la loge. Les sauvages semblaient com-
prendre que dans ce rapprochement de la civilisa-
tion avec la barbarie il y avait plus que ces flots de
fumée qui s'échappaient de nos bouches : — il y
avait l'idée chrétienne, qui tend à devenir le trait
d'union de tous les peuples de la terre.
Et moi, en contemplant ces terribles sauvages,
si paisibles en ce moment, — je songeais à la desti-
née de ces hommes, qui, privés des secours de la re-
ligion, restent dominés par l'instinct brutal, et se
livrent des guerres perpétuelles.
Je songeais, — quand tout à coup nous enten-
dîmes au dehors des cris d'indignation et des hurle-
ments de rage.
Un Sioux à la figure bariolée, livide de colère,
avance sa tête dans notre tente et dit au chef :
4
50 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Aux armes ! — plus de paix ! nous sommes
trahis. Nous venons de recevoir une injure, — on
a profané nos morts. — Là-bas, sur le haut d'un
chêne, j'avais placé le cercueil de mon enfant; eh
bien ! le cercueil a été jeté au bas de l'arbre, — la
tête de mon enfant a été écrasée et jetée aux vents.
Vengeance !
A ces mots, le chef se lève en brandissant son
coutelas. Un conflit affreux se préparait.
J'arrêtai le chef.
— Les chrétiens se montrent grands en pardon-
nant les injures, lui dis-je; ce n'est pas le moment de
vous venger ; je suis au milieu de vous, et vous me
feriez partir si vous vous battiez.
Le chef abaissa son coutelas, et me dit ironique-
ment :
— Je sortais pour apaiser la querelle.
Il sortit, et, aidé de nos quatre capitaines, il parvint
à calmer les esprits ; mais il leur promit vengeance
pour un autre jour.
Nous quittâmes bientôt ces lieux, et trois jours
après nous arrivions, sans autres incidents, au bord
VOYAGES ET MISSIONS. 51
du lac Manitou-Lake , plus connu par les voyageurs
sous le nom de Lac du Diable. Là, je laissai les char-
rettes revenir paisiblement avec leur cargaison de
buffles dépecés, et en compagnie de deux cavaliers
je retournai à Saint-Boniface.
Nous touchions à la fin d'octobre; la chasse avait
duré deux mois.
i
*
CHAPITRE IV
Monseigneur Provencher, évêque de Saint-Boniface, annonce à
Henry Faraud son prochain départ pour l'Ile à la Crosse. —
Joie du missionnaire à cette nouvelle. — Bénédiction de l'é-
vêque. — Départ en canot sur la Rivière-Rouge. — Il part
pour quinze ans. — A travers lacs et rivières. — Arrivée à
Norway-Housse. — Sir Sympson.
I
A cette époque, — 1847, — la colonie fondée par
lord Selkirk était devenue toute florissante. La re-
ligion y avait remplacé le fanatisme. Je trouvai, en
un mot, une population catholique, où naguère
existait une population barbare. Mgr Provencher, que
nous avons vu y arriver en 1818, avec le titre de
vicaire général, en était devenu l'évêque, et avait ac-
compli par sa propre influence cette œuvre de régé-
nération : il est reconnu aujourd'hui que, sans l'as-
cendant que cet éminent prélat sut prendre sur les
esprits, cette colonie aurait été détruite.
VOYAGES ET MISSIONS. 53
Je passai l'hiver de 1847 à 1848, à me rendre
utile par l'exercice de mon ministère dans les di-
verses paroisses de la Rivière -Rouge, et dans mes
heures de repos, je continuai à étudier la langue
des Sauteux.
Un jour, c'était le 20 mai 1848, Mgr Provencher
me fît appeler, et me demanda si je me sentais le
courage d'entreprendre un long voyage.
— Bien long!., répondis-je, trahissant presque
un mouvement de joie.
— Le terme n'en est écrit qu'au ciel, me dit le
saint évêque, il s'agit d'aller d'abord à l'Ile à la
Crosse, 350 lieues d'ici, puis plus loin..., bien plus
loin encore peut-être; mais vous êtes jeune, vous
êtes fort, et Dieu, dont vous allez semer la parole,
vous protégera et vous guidera.
— J'accepte avec reconnaissance, répondis-je,
confiant dans la grâce de celui pour qui j'ai quitté
ma patrie et mes frères.
— Notre patrie est partout où il y a des
hommes, interrompit le prélat. Vous allez, mon fils,
au centre des pays sauvages, vous allez vous trouver
en face de l'infidélité, — vous allez combattre la
barbarie comme je l'ai combattue ici, il y a trente
ans. — Les sauvages en qui vous aurez réveillé l'i-
dée de Dieu, deviendront vos frères, et les déserts
54 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
du Nouveau Monde où vous aurez planté la croix, de-
viendront votre patrie nouvelle.
II
Je rentrai dans ma demeure ému des paroles de
l'évêque, et dès ce moment je m'occupai des prépa-
tifs de mon départ, qui fut fixé au 4 juin 1848.
Ce jour tant désiré arriva enfin : au lever du so-
leil, huit barques, montées de neuf hommes chacune,
se présentaient devant l'évêché de Saint- Boniface,
situé sur les bords de la Rivière-Rouge, et j'y trou-
vais déjà installés une cinquantaine de voyageurs,
qui devaient faire route avec moi, joyeux d'avoir un
missionnaire parmi eux.
Une foule nombreuse, échelonnée sur les deux
rives, était venue assister à notre départ.
Bientôt Mgr Provencher parut: à son aspect, ba-
teliers, passagers, spectateurs, tous tombèrent à
genoux, et le saint évêque donna sa bénédiction
solennelle à ce peuple qui le chérissait, à ces voya-
geurs qui allaient si loin; puis, s'approchant de
moi :
— Dieu bénira votre ministère, me dit -il ; — je
suis trop vieux pour avoir l'espoir de vous revoir
VOYAGES ET MISSIONS. 55
en ce monde; — mais du haut du ciel, où j'espère
que Dieu voudra bien me recevoir, je viendrai à vo-
tre rencontre, et je serai heureux de voira votre suite
la foule de ceux que vous aurez arrachés au pouvoir
du démon. Allez, mon fils, je vous bénis.
Il m'embrassa, et je vis des larmes mouiller sa pau-
pière.
Le cœur rempli de ces paroles paternelles, je
montai dans une des barques et donnai le signal du
départ.
Un vivat répété par mille voix retentit sur le ri-
vage.
Je partais pour quinze ans.
III
Les barques défilaient lentement poussées par un
vent favorable; un beau soleil éclairait l'horizon; à
mesure que nous avancions, les habitants des mai-
sons échelonnées sur les deux rives de la rivière
nous saluaient du geste et de la voix,
— Goodjoumeyl — bonne journée! nous criaient
les uns.
— Manito-ê pimiskayek l — puissiez-vous être
56 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
bien gardés de Dieu pendant que vous ramez! nous
criaient les autres.
Passagers et rameurs répondaient à ces saluts en
agitant leurs mouchoirs.
Quelques heures après, les maisons avaient dis-
paru, je n'entendais plus que le bruit des rames et
les propos des voyageurs.
Bientôt il fallut songer à faire halte pour passer la
nuit; nous nous trouvions près d'une côte escarpée,
boisée de saules et de petits trembles; nos barques
furent amarrées au rivage, et sur le haut de la côte
nous trouvâmes un lieu assez uni pour y dresser nos
tentes.
Le ciel était pur, — la nuit fut sereine. Bientôt
nos voyageurs, enfermés dans leurs loges, se repo-
sent des fatigues de la journée ; et moi je cherche
vainement le sommeil, : mon esprit se sent troublé
par la pensée des lieux inhospitaliers que je vais
parcourir, — par la perspective des obstacles sans
nombre qui vont surgir sur mes pas. — Puis à ces
pénibles pensées succède un sentiment de joie. —
Je vois les âmes régénérées par les eaux saintes du
baptême, je vois la loi du Christ rappelant à la
dignité humaine, les sauvages dégradés par la
barbarie, — et alors, si le sommeil fuit mes paupiè-
res, c'est que le bonheur inonde mon âme.
VOYAGES ET MISSIONS. 57
Le lendemain je ne voulus point quitter ces lieux
témoins de notre première halte, sans avoir offert
à Dieu le Père l'auguste victime qui s'est sacrifiée
pour nous donner l'exemple du sacrifice.
Un modeste autel fut dressé dans ma tente, et nos
voyageurs agenouillés sous les arbres firent retentir
les airs de pieux cantiques.
Pendant ma courte action de grâces, j'entendais
nos voyageurs :
— C'est beau une messe dans le bois, disait l'un.
— Moi, disait l'autre, je n'avais jamais été si dévot
dans la grande église.
— Moi j'ai pleuré tout le temps, disait un autre.
— Beau dommage, répondait un quatrième, c'est
la première fois que nous avons un prêtre parmi
nous.
IV
Bientôt après, le guide annonça le départ ; en un
clin d'œil les tentes sont pliées, tout le matériel
de cuisine est embarqué, et nous partons.
Avant la nuit, la température changea subite-
ment, et la neige commença à tomber. — Nous con-
tinuâmes néanmoins à naviguer ; mais bientôt un
grand vent du sud-ouest vint nous avertir qu'il fal-
58 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
lait de nouvau faire halte. — Cette fois, c'est un
marais fangeux qui nous reçut. — Nos voyageurs,
égayés par quelques gouttes d'eau-de-vie qui leur
avait été distribuée, chantèrent jusqu'au matin, —
ce qui pour moi fut cause d'une seconde nuit sans
sommeil.
Le matin la terre était couverte de neige, et ce ne
fut que vers deux heures du soir, que nous pûmes
mettre nos barques à flot. A une matinée obscure
succède souvent une belle journée : à peine étions-
nous embarqués, qu'un soleil brillant achevait de
dissiper les nuages, et deux heures après nous arri-
vions à l'embouchure de la Rivière-Rouge, sur le lac
Ouinipig.
L'œil était agréablement flatté par les nombreux
îlots, couronnés de verdure, qu'on aperçoit çà et là
au milieu de ce lac; un vent favorable nous poussait
avec rapidité à travers ces îlots, qui apparaissent sou-
vent comme des obstacles infranchissables, et où
l'on trouve toujours une issue pour continuer sa
route.
Déjà le soleil couchant éclairait de ses derniers
rayons les rives du grand lac ; mais il fallait gagner
VOYAGES ET MISSIONS. 59
du temps, profiter clu vent favorable, et ne point
songer à faire halte pour la nuit : toutes les voiles
furent déployées, et nous pûmes faire ainsi, en vingt-
quatre heures, plus de chemin qu'on n'en fait habi-
tuellement dans trois jours.
Mais le temps avait changé, il était redevenu ora-
geux; il fallut de nouveau chercher un port. — Nous
le trouvâmes dans l'enfoncement de deux rochers
formant une petite baie. Nous débarquons. — Ma
tente est dressée cette fois sur des cailloux. A peine
suis-je installé, que la pluie, tombant par torrents,
forme un petit ruisseau qui fait son cours au-dessous
de moi. — J'aurais cherché vainement une meilleure
place : de l'avis de tout le monde, elle était encore la
meilleure. Au moyen de quelques branches de
saule, je pus m'élever assez et me garantir du
cours d'eau que la pluie venait de former au-dessous
de ma couche. Ce fut une troisième nuit passée sans
sommeil : de mon lit aérien, j'entendais les voya-
geurs qui, plus faits que moi à ces sortes d'incidents,
se livraient à des appréciations plus ou moins ha-
sardées.
— Je voudrais, disait l'un, que tout le long de
notre voyage nous eussions un temps pareil, nous
n'aurions pas des ampoules aux doigts.
— Parbleu, répondait un malin, mieux vaut se
60 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
mouiller que ramer, le guide seul pense autrement.
Je trouvais, pour mon compte, que, si le temps
continuait ainsi, je n'aurais pas lieu de m'en ré-
jouir.
Le lendemain matin le ciel était redevenu pur : un
vent léger nous poussait doucement sur le lac plus
paisible, lorsque tout à coup on fait halte en face
d'un îlot dénudé. — Un cri retentit dans les embar-
cations.
— Hourra pour le guide.
Je me lève, et je vois tous mes compagnons dé-
barquer, chacun tenant à la main un ustensile de
cuisine; puis ils se dispersent sur l'îlot, et je les en-
tends s'écrier :
— Quatre, — huit, — vingt.
Surpris de plus en plus, je m'élance aussi sur le
tertre, et je vois mes compagnons occupés à ramas-
ser des œufs.
C'étaient des œufs de mauves, sorte de poules sau-
vages dont cet îlot était rempli; en moins d'un quart
d'heure, plus de deux mille œufs étaient embar-
qués.
Cet incident amena la gaieté à bord de nos em-
barcations. Quand nous nous arrêtâmes pour dé-
jeuner, j'eus le spectacle des plus nombreuses et des
plus grosses omelettes que j'aie vues de ma vie.
VOYAGES ET MISSIONS. 61
Après le déjeuner, nous continuâmes notre route,
et bientôt nous arrivâmes dans un dédale d'îlots
formés de rochers granitiques, nous étions dans la
rivière aux Brochets.
Une heure après, j'étais reçu à bras ouverts et
chaleureusement acclamé à Norway-Housse (fort
de la rivière aux Brochets), par le gouverneur de
l'honorable compagnie de la baie d'Hudson, sir
Sympson, qui m'offrit une généreuse et galante hos-
pitalité.
CHAPITRE V
La Compagnie de la baie d'Hudson. — Son organisation. — Son
importance. — Bons rapports des missionnaires avec elle.
I
Avant de reprendre le récit de mon voyage de la
Rivière-Rouge à l'Ile à la Crosse, puisqu'un établis-
sement de la compagnie de la baie d'Hudson s'est
trouvé sur mon passage, je crois que le lecteur
lira avec intérêt quelques détails sur l'organisation
de cette grande compagnie.
La compagnie de la baie d'Hudson est composée
en général de commerçants anglais ; le gouverne-
ment lui a donné le droit exclusif de commercer
dans tous les pays sauvages de l'Amérique du Nord.
Cette compagnie date de 1670, époque à laquelle
Charles II lui octroya par charte les droits qu'elle
possède aujourd'hui.
Une autre compagnie exista longtemps concur-
VOYAGES ET MISSIONS. 63
remment avec elle, celle du Nord-Ouest. En 1821,
les deux compagnies se réunirent, et la compagnie
de la baie d'Hudson a depuis lors considérablement
augmenté ses établissements.
La compagnie de la baie d'Hudson se compose des
actionnaires propriétaires, qui résident à Londres;
ce sont eux qui possèdent tous les biens-fonds, et qui
ont la plus grande part aux bénéfices annuels.
Le comité des actionnaires propriétaires envoie
dans les pays sauvages des agents qu'on appelle :
Chefs facteurs,
Chefs traiteurs,
Commis de première classe,
Commis de deuxième classe, et apprentis com-
mis.
Comme officiers subalternes, il y a :
Les chefs de postes,
Les interprètes.
Les agents explorent le pays, jugent de l'opportu-
nité de nouveaux comptoirs, achètent les fourrures
et les rapportent de l'intérieur aux ports de mer.
Là se termine leur tâche ; des vaisseaux les transpor-
tent en Angleterre, et les actionnaires les vendent en
déduisant chaque année les bénéfices nets.
Les frais de transport et de commis prélevés, ils
divisent le profit net en quatre-vingts parts. De ces
64 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
quatre-vingts parts les actionnaires en ont quarante;
les quarante autres sont subdivisées encore en qua-
tre-vingts, qui sont distribuées aux agents provin-
ciaux des pays sauvages.
Les chefs facteurs ont deux parts.
Les chefs traiteurs ont une part.
Et quand les uns ou les autres sortent de la com-
pagnie, ils ont encore pendant sept ans la moitié du
revenu qu'ils auraient eu s'ils y étaient restés en
activité de service.
Le comité de Londres envoie à ses frais, dans les
pays sauvages, un gouverneur auquel les agents
reconnaissent un pouvoir absolu.
Lorsqu'un commis de première classe est reconnu
capable, sur le rapport du gouverneur, le comité
de Londres lui envoie ce qu'on appelle sa commission
sur parchemin, il est nommé chef traiteur ; — plus
tard, s'il en a la capacité, il devient chef facteur.
Les chefs facteurs seuls ont voix délibérative dans
le conseil qui est tenu annuellement par le gouver-
neur local.
Ces chefs facteurs sont généralement à la tête du
district, et ont sous eux des chefs traiteurs et des
commis de toutes les classes. — Ils exercent dans
leur district un pouvoir absolu.
Quand il n'y a pas suffisamment de chefs facteurs,
VOYAGES ET MISSIONS. 65
un chef traiteur peut être chargé du district.
Les postes de cette compagnie sont échelonnés
depuis les bords du Labrador jusqu'à la Colombie,
d'un côté, et de l'autre, jusqu'à la mer Glaciale et
aux îles adjacentes. Son commerce exclusif consiste
dans les fourrures que les sauvages apportent de
l'intérieur des terres aux différents postes ; — ils
reçoivent en payement des objets de quincaillerie,
mercerie, draps, habillements.
Les sauvages ne connaissent pas la monnaie ; —
ils ont le bonheur de ne pas en avoir besoin.
Il
11 serait difficile de fixer le prix de la pelleterie.
L'unité de monnaie s'appelle dans le pays un
plue : — le plue représente la valeur d'une peau de
castor qu'on estime 4 à 5 francs.
Les peaux les plus précieuses sont :
Les peaux d'ours noirs de 6 à 10 plues.
— de renards noirs de 6 plues.
— de renards argentés..... . de. 5 plues.
— de loutres de 2 à 3 plues.
— de pécaris de 1 à 4 plues.
— de martres de là4 plues.
— de foutreaux de 1/2 à 1 plue.
— de renards rouges et blancs, de 1 plue.
5
66 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Il y a aussi une foule d'autres petites peaux, telles
que les rats musqués, herminettes, peaux de cygnes,
dont la valeur varie beaucoup.
Les sauvages contractent habituellement une dette
envers la Compagnie, en automne, mais qu'ils doi-
vent payer au printemps. Si le créancier meurt pen-
dant l'hiver, ni ses enfants ni ses parents ne sont res-
ponsables de sa dette, parce qu'aussitôt qu'un enfant
est capable de chasser il contracte pour son compte.
Lorsqu'un sauvage est obéré de dettes, ce qui lui
arrive quand la maladie ou une mauvaise chance ne
lui ont pas permis de faire chasse, la Compagnie lui
refuse le superflu, mais jamais le nécessaire, tel que
poudre, plomb, balles, filets, couvertures, etc.
Les vieillards et les pauvres doivent être également
secourus, et le sont en effet bien souvent; mais
comme ceci est un peu laissé à l'arbitraire d'officiers
subalternes, les misères ne sont pas soulagées par-
tout de la même manière.
Néanmoins la Compagnie se montre honorable et
charitable sur ce point.
VOYAGES ET MISSIONS. 67
III
Si nos missions existent, c'est en grande partie à
l'honorable Compagnie de la baie d'Hudson que nous
le devons.
Voici la réponse que me faisait, il y a quelque
temps, sir Edmond Head :
« Vos demandes sont très-raisonnables, et les
« membres de la Compagnie s'accordent tous à dire
a que nous ne devons rien vous refuser de ce qui est
« en notre pouvoir, à vous qui consacrez votre vie et
« votre repos à instruire des peuples qui sont sou-
« mis à notre empire.
a Nous sommes donc prêts à accéder à toutes vos
« demandes dans la mesure du possible. »
Les rapports des missionnaires avec les différents
membres de la Compagnie sont fréquents, et je me
plais à consigner ici que nous avons toujours eu, et
moi en particulier, à nous féliciter de leur politesse,
de leurs soins obligeants, de leur bonté.
Les gouverneurs Colville et Dallas ont toujours
fait des recommandations très-positives, afin que
nous fussions partout traités honorablement et
qu'on nous accordât tous les secours possibles.
68 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
La réception généreuse que me faisait à Norway-
House le gouverneur sir Sympson, est un témoi-
gnage des bonnes dispositions de la Compagnie à
l'égard des missionnaires,
■
CHAPITRE VI
Départ du Norway-House. — Le lac Ouinipig. — Tempête. —
Dangers d'un naufrage. — Heureuse arrivée au lac Bourbon.
— Les barques sont arrêtées par les pluies. — Le temps se
calme. — On peut naviguera la voile. Un sauvage baptisé par
un minisire protestant. — Morale facile de ce ministre. —
Arrivée à l'île à la Grosse.
I
Je ne séjournai qu'une nuit au fort de la rivière
aux Brochets; le lendemain, de grand matin, nous
quittions ce poste pour venir reprendre le lac Oui-
nipig.
Poussés par un bon vent, nous franchissons dans
une seule journée ce passage, qu'on regarde comme
un des plus dangereux à cause de ses nombreux ré-
cifs. La nuit nous continuons notre route, et au ma-
tin nous espérions arriver au port, quand une bour-
rasque faillit nous faire naufrager. Le vent, devenu
d'une violence extrême, soulevait déjà les vagues du
lac : tout à coup un cri de détresse se fait entendre ;
70 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
une grosse lame venait de submerger ma frêle em-
barcation. Les bateliers, saisis d'épouvante, sem-
blent désespérer de notre salut.
A cette vue, je m'écriai :
— Vous êtes tous des lâches : abattez les voiles et
confions-nous à Marie.
— Les voiles sont abattues ; le nom de a protec-
trice des voyageurs est répété mille fois. Les bateliers
reprennent courage, domptent les vagues en ramant;
bientôt la tempête se calme, et nous sortons du lac.
Nous continuâmes notre route en remontant la
rivière du Grand Rapide, et le soir nous arrivions au
Rapide.
Ce Rapide, qui a environ trois kilomètres de lon-
gueur sur environ cent mètres de largeur, est infran-
chissable : il fallut donc transporter les bagages et
les marchandises, puis traîner les barques sur les
bords de la rivière que nous devions prendre. La nuit
fut consacrée à ce pénible travail.
Au jour nous prenons la rivière aux Cèdres, puis
le lac Bourbon, à 52° latitude nord.
C'est en 1728 que M. de La Revérendie découvrit
ce lac et lui donna le nom de lac Bourbon (en an-
glais Cedar-lake) .
VOYAGES ET MISSIONS. 71
II
En sortant de ce lac, on entre dans la rivière Ra-
pide, toute parsemée d'îlots couverts de joncs, de
saules et de roseaux sauvages. Sur un parcours d'en-
viron deux cent cinquante lieues, elle n'a pas une
seule chute ; les eaux en sont bourbeuses, et la na-
vigation y est très- fatigante.
Après avoir remonté deux jours le cours de cette
rivière, on arrive à une place appelée le Pas, où il y
avait jadis une mission assez florissante, qui dut être
abandonnée à cause d'un accident des plus fâcheux,
— la mort de M. Darveau.
Nous quittions cette rivière au bout de deux jours,
et suivant un petit embranchement, nous arrivions
sur un îlot, à l'entrée du lac Cumberland, en face
d'un fort qui porte le même nom.
Là, nous fûmes arrêtés par la pluie ; elle fut si
abondante que nous eûmes de la peine à trouver sur
cet îlot une place pour dresser une tente.
Pendant que je luttais contre l'envahissement des
eaux, une jeune sauvagesse, de la tribu des Cris, se
fit présenter à moi, demandant le baptême.
— C'est par ordre de mon mari, me dit-elle, que
je viens te faire cette demande.
72 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Or, cette jeune sauvagesse était l'épouse de mon-
sieur Deschambeau, Français du Canada, qui, après
avoir passé de longues années au service de la Com-
pagnie de la baie d'Hudson, s'était allié avec cette
pauvre fille des bois.
Quelque peu instruite qu'elle fût, je ne pus lui
refuser ce qu'elle demandait. — C'étaient, du reste,
les prémices de mon apostolat dans ces contrées
exclusivement sauvages.
Sur le soir, la pluie ayant cessé, nous traversâmes
lelac Cumberland, et nous vînmes nous établir, pour
passer la nuit, au bas de la rivière Plate.
Nos voyageurs durent se livrer à un travail pres-
que surhumain pour arriver au haut de cette rivière.
Le soir nous faisions halte à l'entrée du petit lac
Castor, et, le lendemain, un bon vent nous permit de
naviguer à la voile sur ses eaux calmes et limpides.
Un silence imposant régnait autour de moi. — Je
considérais avec recueillement et admiration cette
nature si belle, qui m'apparaissait dans le lointain
comme un océan de verdure ; et je sentais mon es-
prit s'agrandir et ma pensée s'élever.
Avant la nuit nous quittâmes le lac, le vent nous
poussa jusqu'à la rivière des Épingles, et de là au
portage de la Queue de Loutre.
VOYAGES ET MISSIONS.
III
Tandis que nos voyageurs transportaient les baga-
ges ou traînaient les barques, je considérais au fond
de l'eau un sable brillant. C'était de l'or. — J'ai parlé
plus tard de ce sable à des spéculateurs, qui, après
l'avoir analysé, m'ont assuré que la quantité d'or en
était trop petite pour être exploitée. Après avoir
fait le portage, nous remontâmes la rivière de la
Queue de Loutre, et nous débouchâmes le lende-
main matin, dans le lac de même nom, au milieu
d'une grande quantité d'îlots. Enfin, après quel-
ques heures encore de navigation, nous arrivions au
portage du Fort de Traite, où le cours d'eau qui
forme tous les lacs que nous venons de parcourir
prend sa source.
Le lac de la Queue de Loutre, peu profond, est
émaillé de fleurs jaunes aux pétales grandioses,
qui se dessinent magnifiquement au-dessus des flots
bleus.
Je débarquai le premier, et pendant que les
voyageurs faisaient le portage, on vint m'annoncer
l'arrivée d'un chef de tribu. J'allai le trouver dans
l'espoir de le gagner à Dieu. — Il me reçut avec une
74 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
morgue anglaise qui me donna peu d'espoir de réus-
sir.
— Veux-tu être chrétien? lui dis-je.
— J'ai été baptisé par un ministre anglais.
— Comment vis-tu ?
— Avec mes trois épouses.
— Dieu n'en permet qu'une aux chrétiens.
— Le ministre anglais m'en a laissé trois, je les
garde.
J'admirai la conscience élastique du révérend mi-
nistre ; et comprenant aux réponses sèches du sauvage
que je n'obtiendrais rien de lui, je le laissai peu sa-
tisfait de ce que je n'avais aucun présent à lui faire.
Bientôt nous quittions ce nouveau portage, et
nous remontions péniblement la rivière aux Anglais.
Après avoir navigué quatre jours dans cette rivière,
remonté plusieurs rapides, traversé plusieurs porta-
ges, tels que le grand Diable, le petit Diable, etc.,
nous arrivions au lac Larronge. Sur le versant op-
posé de ce lac, je rencontrai quatre familles sauvages
de la tribu des Montagnais. Déjà plusieurs de leurs
enfants avaient été baptisés, et leurs pères me les
montraient avec orgueil en disant : — Celui-ci
s'appelle François, — cet autre Joseph, — celle-là
Marguerite. Jamais, dans tous mes vovages, je
n'ai éprouvé un moment plus délicieux. Ces noms
VOYAGES ET MISSIONS. 75
français et chrétiens, sur cette terre de la bar-
barie, me rappelaient la patrie absente, et m'annon-
çaient que l'idée chrétienne avait pénétré dans ces
déserts.
Remontant ensuite la rivière Churchill pendant
trois jours, je fis la première expérience de ce
qu'on appelle jeûner dans ces pays sauvages. Pendant
ces trois jours, moi et les soixante-douze hommes
qui formaient ma suite, nous fûmes privés de nour-
riture, nous contentant de manger des joncs.
IV
Enfin nous arrivons au lac de l'île à la Crosse.
C'était à la fin du mois de juillet. La chaleur était de-
venue accablante.
La vue de ce beau lac ranima mes compagnons
épuisés. Bientôt une maison recouverte de chaume se
présente à notre vue. C'était la résidence de la
mission, c'était le but si désiré et si péniblement at-
teint. — Ce voyage avait duré quarante-cinq jours,
depuis mon départ de Saint-Boniface.
Un instant après, j'étais dans les bras de M. La-
flèche et du R. P. Taché, qui me reçurent avec
une joie impossible à décrire.
*é
*
76 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Ils s'empressèrent de me conduire à leur maison,
où je devais habiter quelque temps avec eux. Hélas !
quelle ne fut pas ma surprise, de voir l'état d'extrême
pauvreté de cette demeure des missionnaires ! Quelle
ne fut pas ma douleur, en songeant à ce qu'avaient
dû souffrir mes deux compagnons, l'hiver précédent,
dans cette masure dévastée et par un froid de 48 de-
* grés !
4»
L'ILE A LA CROSSE
CHAPITRE Vil
M. Laflèche. — Le révérend Père Taché. -— Mauvais état de
l'habitation des missionnaires. — Henry Faraud travaille à la
réparer. — Promenade en canots. — Le missionnaire ne
meurt point. — Henry Faraud commence l'étude du Cris et
du Montagnais. — Notions sur ces deux langues.
I
L'île à la Crosse se trouve à 56°, 25 de latitude
Nord et 106°, 56 de longitude Ouest. Voici l'origine
de son nom.
Lorsque les Européens pénétrèrent dans cette
contrée, les sauvages de l'île avaient l'habitude de
jouer à la paume, et ils se servaient pour se ren-
voyer la balle d'un morceau de bois en forme de
croche. Cette particularité la fit appeler d'abord Vile
au bois de Croche, et plus tard tout le pays avoisi-
nant prit le nom général de Vile à la Crosse.
78 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Son climat est d'une grande salubrité, quoique
la température y soit très-variable d'une saison à
l'autre. Au mois de décembre le thermomètre des-
cend de 33 à 35° au-dessous de zéro. Dans le mois
de juillet il monte souvent à plus de 30° R. an-des-
sus de zéro. La déviation de l'aiguille aimantée, est
de 55 degrés à l'Est. En été, dans les plus grands
jours, le crépuscule ne disparaît pas de l'horizon.
En hiver, dans les plus petits jours, le soleil se lève
à 8h 40m, et se couche à 3h 20m.
II
L'île à la Crosse présente partout une agréable
alternative de rivières et de lacs très-poissonneux,
parsemés d'îlots assez bien boisés, ses collines et
ses vallées sont couvertes de pins de liyards, de
trembles et de bouleaux; on n'y rencontre point
d'animaux malfaisants. L'orignal , le caribou , le
carcajou, les ours jaune et noir y sont nombreux.
Les castors ont été presque entièrement détruits. Les
renards gris, noir et rouge, la martre, lepécan, le
lynx, la loutre, le foutreau, le rat musqué, qui font
l'objet principal du commerce, y abondent, surtout
dans certaines années.
VOYAGES ET MISSIONS. 79
En été le cygne, l'oie, le canard, le pluvier, l'ou-
tarde peuplent les lacs et les rivières, le faisan,
la perdrix et le lièvre animent les vallées et les bois.
Le huard fait retentir l'écho de sa voix criarde, le
héron pousse son cri d'épouvante, et les pélicans
réunis en grand nombre sur les hauteurs y répondent
par leurs cris plaintifs.
Ainsi dans ces lieux solitaires, la vie déborde de
toute part, et la voix de la création se fait perpé-
tuellement entendre.
m
A dater de ce moment commence ma vie de mis-
sionnaire et de voyageur; plus jeune et plus fort
que mes deux compagnons, dont l'un, M. Laflè-
che, était malade depuis longtemps, je me mis à l'œu-
vre d'abord pour réparer notre maison qui menaçait
ruine. Je parvins à construire une charpente solide,
à fermer les brèches que la pluie ou la neige avaient
faites au toit de chaume, à rajuster le plancher dis-
joint, à mettre les fermetures en état. Je m'initiai
au métier de menuisier et de serrurier, et, au bout de
quelques mois de travail, j'étais parvenu à rendre
«0 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
la maison plus habitable et moins accessible aux
intempéries.
Je faisais diversion h ces travaux en allant me pro-
mener sur le lac de l'île à la Crosse, cherchant ça
et là quelques fruits sauvages. Quelquefois mes deux
confrères m'accompagnaient dans mes promenades ;
c'étaient les jours où M. Laflèche, se sentant mieux
disposé, voulait profiter du dernier mois de la belle
saison.
C'étaient là nos grandes parties de plaisir ; mais une
fois ces plaisirs faillirent se changer en douleurs.
Nous étions tous trois dans un petit canot; le lac
était tranquille, le soleil brillait ; mais rien ne garan-
tit de l'inconstance de ces climats! le vent se lève
comme un coup de foudre, les flots, subitement
agités, nous emportent à la dérive; je m'ef-
force vainement de diriger le frêle esquif, rien ne
peut l'arrêter, les vagues étaient plus fortes que
mes bras. Le vent devenait de plus en plus violent,
chaque nappe d'eau menaçait de nous engloutir,
je ne pouvais plus suffire à la manœuvre.
Je dis à mes compagnons : — Nous avons fait
une imprudence. Pour moi, je sais assez bien nager.
Mais vous, vous êtes perdus.
M. Laflèche se mit à rire et me dit : Le mission-
naire ne meurt point.
VOYAGES ET MISSIONS. 81
Protégés en effet par une main invisible, nous
atteignîmes heureusement le rivage.
Mes travaux & architecture étaient terminés, et
je me mis alors à l'étude des deux langues qui
allaient m'être indispensables pour ma mission et la
rendre possible et fructueuse.
Ces deux langues sont : Le Cris et le Montagnais.
IV
La plupart des langues sauvages ont une régu-
larité, une justesse qui surprennent; quelques
auteurs ont prétendu leur trouver du rapport avec
l'hébreu, d'autres avec le grec.
Quant à moi, malgré mes études approfondies de
quelques-unes de ces langues, non-seulement je
n'oserais formuler une opinion sur leur origine,
mais encore je n'oserais décider si le cris et le mon-
tagnais par exemple sont des langues mères ou des
dialectes, plutôt que le sioux ou le huron.
Quoi qu'il en soit, la langue crise et la langue
montagnaisè, dont j'ai commencé l'étude à l'île à la
Crosse, me paraissent assez originales pour que j'en
dise ici quelques mots.
82
DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
LA LANGUE CRISE.
La langue crise offre partout une régularité par-
faite, sauf quelques exceptions dans la composition
intrinsèque et transitive des verbes ; elle n'a pas une
seule exception dans la conjugaison.
La langue crise a sept conjugaisons régulières, dont
quatre neutres ou actives, et trois passives, auxquelles
il faut ajouter une relative.
Tout est verbe ou devient verbe dans cette langue.
Ainsi, au lieu de dire le jour, on est obligé de dire
en cris : il fait jour, kijigaw.
Au lieu de dire la pluie, on dit : il pleut, kimiwan.
Le verbe contient les régimes directs et indirects.
Les propositions sont également directes et indi-
rectes. C'est par un changement de terminaison que
l'on exprime les rapports.
ACTIF.
Ni snkihan, j'aime lui.
Ni sakittan, j'aime cela.
Ni sakihiwïm, j'aime (on) que
lui.
Ni sakitsikan, j'aime.
Ki sakihitinj j'aime loi.
PASSIF.
Ni sûkihik, il est aimé par moi.
Nisàkihikun, cela est aimé par
moi.
Ni sàkihikawin, on aime moi.
Ni sàkitsikasun,]e suis aimé.
ift'sàMjmJesuisaimépartoi.
VOYAGES ET MISSIONS. - 83
MUTUEL.
Ni sàkihitunàn, nous nous aimons.
Ce qui fait la beauté de cette langue, c'est sa force
mathématique et la clarté de ses expressions.
Ainsi, pour dire :
La voie la plus courte pour aller à Dieu, c'est l'amour mutuel.
on dit :
Wedjitiawe Kije-Manito Kita Sàkihit Kilawi
Tout à fait Dieu afin que on l'aime il faudra
Sàkihitunaniwiw.
qu'on s'aime mutuellement.
La langue crise se compose de beaucoup de voyelles
et d'un tout petit nombre de consonnes qui sont :
B, f, E, M, N, S, Y.
Elle n'a pas les consonnes :
L, R, F, V, X.
Ce qui fait que les Cris ne peuvent prononcer
qu'imparfaitement certains mots français.
Ils disent Catonik au lieu de Catholique. Pien au
lieu de Pierre, Pan au lieu de Paul.
Les Cris ont trois R différents, le plus fréquent a
quelque rapport avec le R gras des Provençaux, ils
ont aussi trois E bien accentués et un E muet. Ils font
84 * DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
un très-grand usage du double W anglais et du K.
De ce concours de voyelles et de consonnes tantôt
douces et tantôt fortes naît une harmonie générale-
ment agréable à l'oreille.
La langue crise est donc douce quoique accentuée.
Elle n'offre pour un Français aucune difficulté de
prononciation.
VI
LA LANGUE MONTAGNAISE.
La langue des Montagnais est diamétralement
opposée à celle des Cris. Ces deux langues diffèrent
entre elles autant et peut-être plus encore que le
Français et le Chinois.
Le Cris est très-difficile sous quelque point de vue
qu'on le considère. Sa prononciation offre des diffi-
cultés presque insurmontables pour le plus grand
nombre. Avant mon arrivée, les sauvages eux-mêmes
ne croyaient pas qu'on pût parvenir à l'apprendre.
La grammaire en est à mon avis encore plus
difficile que la prononciation. Cette langue n'a que
des monosyllabes, des élisions tellement mêlées les
unes aux autres, qu'il semble impossible de les dis-
tinguer. Elle est, en un mot, un assemblage accablant
VOYAGES ET MISSIONS. 85
d'obscurités. Il ne faut rien moins, pour se déter-
miner à l'étudier, qu'une raison surnaturelle, c'est-
à-dire le salut des âmes.
Mais, comme la plupart des autres langues sau-
vages, et plus encore même, elle offre des richesses
intrinsèques qui ravissent l'esprit.
Quand on la considère dans son ensemble, quand
on voit l'ordre parfait qui y règne, son exactitude
dans le fond comme dans la forme, on est tenté de
se prosterner, et de dire : — C'est bien Celui qui a
placé les étoiles au firmament qui a fait ceci.
Pour conserver cette langue dans sa pureté, Dieu
a donné à ces sauvages une oreille d'académicien :
un père se mettra facilement en colère, si son enfant
en bas âge se sert d'une locution mal sonnante, ou
emploie une construction de phrase vicieuse.
— Tu ne sauras donc jamais parler? lui dit-il. Ce
n'est pas ainsi qu'il faut dire.
Les racines primitives en montagnais ne sont
autres que les voyelles de nos alphabets.
A exprime la matière, E l'être, I la force, 0 un
être douteux, U, prononcé OU, la négation absolue,
ou la succession.
A, E, I, 0, U, sont mis en action par des conson-
nes simples et des consonnes doubles. Ces lettres
prennent plus ou moins de valeur, suivant que la
86 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
voyelle qui tombe sur elles est plus ou moins forte.
Il serait impossible d'indiquer par écrit la pro-
nonciation, qui n'est le plus souvent qu'un souffle
ou un grasseyement, et je sens que je dois m'ar-
rêter, dans la crainte de devenir trop longtemps
fastidieux par des démonstrations inintelligibles.
J'ai voulu seulement donner au lecteur, par ces
quelques lignes, un aperçu des difficultés à vain-
cre, pour se mettre à même de pouvoir, non-seule-
ment se faire comprendre des sauvages, mais surtout
parler leur langue aussi bien et même mieux qu'eux.
Sinon, ils vous diront comme ils m'ont dit souvent
au commencement de mon apostolat :
— . Comment veux-tu que nous te croyions? tu es
un enfant, tu ne sais pas parler .
CHAPITRE VIII
Les lettres. — La république française à l'île à la Crosse. —
Cette mission ne reçoit pas de secours. — Crainte pour l'œuvre
de la propagation de la foi. — Misère des' missionnaires. —
M. Laflôche et le révérend Père Taché partent. — Nouvelles
lettres. — Henry Faraud reste seul. — Retour inespéré du
révérend Père Taché. — Henry Faraud apprend la mort de
sa mère.
J'étais à l'île à la Crosse depuis cinq mois, et
durant ces cinq mois, jour et nuit, ne prenant que
quelques rares heures de repos, j'étudiai les deux
langues sauvages dont je viens de parler, lorsqu'un
soir nous entendîmes crier à notre porte :
— Voici les lettres.
Lorsque pendant si longtemps on est resté sé-
paré du reste du monde , les lettres ce sont
des cœurs qui vous aiment, et qui viennent à vous
comme par enchantement ; des pensées et des sou-
venirs que la pairie vous envoie. J'aurais voulu les
88 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
lire toutes à la fois, puis je n'osais en briser le
cachet . — Est-ce la joie ou la douleur qu'elles m'ap-
portent? — Hélas ! c'était la douleur. L'une m'appre-
nait la mort de plusieurs de mes proches, et une
autre que la république avait été proclamée en
France, et qu'elle inspirait des craintes à l'œuvre
de la propagation de la foi. — « N'entreprenez
« plus rien, nous écrivait-on, il faudra peut-être
« renoncer aux missions. »
— Renoncer à notre mission ! — jamais, dîmes-
nous. Et aussitôt réunis en conseil, je dis à mes deux
confrères :
« Nos sauvages donnent déjà des preuves non équi-
voques de conversion. Vivons comme eux de chasse
et de pêche, vivons de racines s'il le faut, revêtons-
nous des peaux des animaux ; mais ne les abandon-
nons pas. »
Cédant alors aux nécessités de notre position,
quoique privés de tout secours, nous pûmes passer
les derniers mois de l'hiver. Nous allions tantôt visi-
ter nos filets, tantôt chercher une charge de foin,
pour nourrir notre unique vache; nous faisions
même quelquefois de délicieuses promenades sur la
neige dans un traîneau attelé d'une demi-douzaine de
chiens.
Vers le 15 du mois de mai, nous avions déjà fait
VOYAGES ET MISSIONS. 89
notre petite semence, quand la glace du lac qui
nous séparait des sauvages, se fendit, et nous vîmes
aussitôt arriver par cette vaste et longue crevasse
une multitude de canots. En moins d'un jour nous
avions autour de nous un gros village.
Les sauvages, heureux de nous voir et de nous
serrer la main, manifestaient leur contentement
par des cris et des danses ; tous nous promettaient de
se faire chrétiens, tous voulaient s'instruire. Chose
admirable, ces hommes de la nature ont des dispo-
sitions naturelles qui leur permettent de saisir
promptement ce qu'on leur enseigne : en moins de
trois semaines un grand nombre savaient lire et
écrire.
Nous avions déjà oublié toutes nos fatigues et nos
privations, nos cœurs s'épanouissaient. Mais, hélas !
les joies delà terre, quelque pures qu'elles soient, ne
durent guère. La chasse d'été allait s'ouvrir, nos sau-
vages devaient bientôt partir pour les déserts, et je
savais qu'alors il faudrait me séparer de mes deux
compagnons que le devoir appelait en d'autres
lieux.
Le jour de cette séparation ne devait pas tarder;
le 15 juin, les barques de la Compagnie de la baie
d'Hudson faisaient halte devant notre petit établis-
sement, et d'un seul coup, M. Laflèche, mon illustre
90 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
et excellent ami, et le R. P. Taché m'étaient en-
levés.
Il
Quand les barques qui emportaient mes deux
compagnons eurent disparu à mes regards, je ren-
trai bien triste dans ma pauvre demeure. Oh!
comme alors elle me parut désolée, et comme elle me
parut grande, celte petite cellule où j'avais placé
mon lit de feuilles sèches !
Jamais le sentiment de la solitude ne m'avait
oppressé à ce point. Seul dans un désert, loin de
tous ceux que mon cœur connut et aima, ne trou-
vant pas un esprit pour me comprendre, pas une
pensée pour s'unir à ma pensée ! Le jour me pesait,
et c'est en vain que la nuit je cherchais à prendre
un peu de sommeil,... le cœur a des lois auxquelles
il ne peut pas toujours se soustraire.
Les sauvages étaient partis pour la chasse d'été.
L'étude allait donc redevenir ma principale occupa-
tion. Je repris le cours de mes travaux ordinaires :
étudier, visiter mes filets pour ma nourriture quoti-
dienne, et instruire quelques petits sauvages trop
faibles pour suivre leurs parents à la chasse.
Souvent j'allais dans la profondeur des bois nié-
VOYAGES ET MISSIONS. 01
diter sur la valeur et la grandeur des souffrances.
Il a fallu, me disais-je, que le Christ souffrît pour
entrer dans sa gloire; il me conviendrait peu de
vouloir avoir part à son triomphe, sans être abreuvé
de son calice d'amertume.
Ce fut dans le jardin des Oliviers, au milieu d'une
tristesse profonde et d'angoisses ineffables, qu'il
nous engendra à la vie.
C'est ici, séparé de la société de mes frères, qu'il
veut m'abreuver à la même coupe, pour opérer le
même miracle : le salut d'un peuple.
III
Comme la joie, la douleur a son terme. Un jour
que je m'en allais pour visiter mes filets, j'aper-
çus, au milieu du lac., un canot que la brise pous-
sait doucement du côté de mon rivage. Surpris à
cette vue, je cherchai à deviner d'où pouvait venir
cette embarcation inattendue.
Peu à peu je pus compter le nombre des passa-
gers... Puis enfin je pus les distinguer, un mission-
naire était parmi eux.
Mais, ô surprise plus grande encore, ô bonheur !
ce missionnaire, c'était le Père Taché, qui, parti de-
92 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
puis quelques jours, n'avait pu continuer sa route.
Il revenait, le sourire sur les lèvres et la tristesse
dans Je cœur.
Il souriait du bonheur de me retrouver ; il pleu-
rait en songeant à M. Laflèche qu'il avait laissé.
Je remerciai la Providence qui me renvoyait ce
compagnon pour soutenir mon courage. Mais ce
bonheur inespéré devait être de courte durée : que
la volonté de Dieu soit faite.
IV
Le 24 août, les barques de la Compagnie du dis-
trict d'Atthabaskaw arrivèrent; elles avaient une
lettre pour moi. Cette lettre me fut remise par l'agent
de la Compagnie ; des larmes avaient effacé presque
la moitié de l'écriture. Mon frère aîné, cœur tendre
et dévoué, me disait :
« Nous n'avons plus de mère ; cette mère qui nous
a tant aimés n'est plus. »
Je parcourus la lettre en entier sans verser de
larmes, mais j'en avais l'âme remplie; une pensée
m'obsédait, — c'est moi qui avais causé sa mort.
— 0 mon Dieu, m'écriai-je, que vos desseins sont
admirables ! Vous avez versé du sang, et votre propre
VOYAGES ET MISSIONS. 93
sang, pour nous laver de nos iniquités ; vous nous
demandez des larmes et des sacrifices : comment
pourrions-nous vous les refuser?
Celle qui seule, après Dieu, avait illuminé mon
âme des purs rayons de son amour ; celle qui seule,
après Dieu, avait rempli mon existence, ma mère
n'était plus ! Dieu seul désormais pouvait la rempla-
cer. Je n'avais plus à regarder que le ciel.
Le dirai-je? à dater de ce jour, il me sembla que
j'étais plus missionnaire que jamais, puisqu'enfin je
pouvais m'écrier en toute vérité : Dieu seul, Dieu
seul, à Dieu seul désormais ! Plus rien ne m'attache
à la terre; je pourrai vivre et mourir sans joie et
sans tristesse ; je saurai goûter le bonheur d'être uni
à Dieu sans crainte que son amour souffre d'aucune
affection terrestre.
La plaie profonde que la mort de cette mère a faite
à mon âme, ne s'est jamais cicatrisée. On peut pren-
dre une résolution, mais le cœur n'obéit pas moins
aux lois de la nature; depuis ce jour un voile de tris-
tesse constante enveloppe mon existence.
DE L'ILE A LA CROSSE A ATTHABASKAW
CHAPITRE IX
Départ pour Atthabaskaw. — Première rencontre des Monta-
gnais. — Un mot français dans une bouche sauvage. — Les
sauvages demandent au missionnaire de leur dire la messe.
— Une famille de métis. — L'amazone des déserts. — La foi
héréditaire. Course à cheval. — Panorama.
i
Pendant mon séjour à l'île à la Crosse, j'avais ac-
quis une certaine habitude de la langue crise ; mais
je savais fort peu le montagnais. Néanmoins, con-
fiants dans la grâce de Dieu, nous décidâmes, le Père
Taché et moi, que je partirais seul pour Atthabaskaw.
Vers la fin du mois d'août, quatre barques de la
Compagnie de la baie d'Hudson quittaient l'île à la
Crosse, et j'entreprenais un nouveau voyage.
Je disais adieu à ce compagnon de ma solitude, à
cette pauvre maison où j'avais passé tant d'heures de
tristesse et de doux épanchements.
Le soir même, nous campions sur un petit îlot qui
96 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
sépare le lac Clair du lac du Bœuf. La pluie nous
retint vingt-quatre heures dans cette position, et je
pus faire connaissance avec mes nouveaux compa-
gnons de route, qui, enchantés d'avoir un prêtre
parmi eux, ne pouvaient se lasser de me voir et de
me parler, m'offrant sans cesse leurs services et me
promettant de vivre toujours en parfaits chrétiens :
c'étaient des métis, des Canadiens français, et quel-
ques sauvages convertis, tous attachés à la Com-
pagnie.
Quand la pluie eut cessé, nous repartîmes, nous
traversâmes, joyeux d'un beau soleil, les eaux lim-
pides du grand lac du Bœuf; et le lendemain nous
nous arrêtions pour déjeuner sur une presqu'île.
Là se trouvaient réunis un certain nombre de sau-
vages montagnais, chrétiens ou catéchumènes. —
Sois le bienvenu, me crièrent-ils, tu nous feras faire
bonne chasse et bonne pêche. — Nous te voyons
avec bonheur.
Quelques-uns d'entre eux connaissaient quelques
mots de français, et se plaisaient à les prononcer de-
vant moi. Ils ne se doutaient pas que j'étais plus
heureux de les entendre, qu'eux de les prononcer.
Un mot français dans une bouche sauvage, c'est
la barbarie qui appelle la civilisation, — c'est le
Nouveau Monde qui appelle la France.
VOYAGES ET MISSIONS. 97
Or, comme c'était un dimanche, les Montagnais
me demandèrent de leur dire la messe.
Presque aussitôt je dresse un autel champêtre,
autour duquel les sauvages viennent dévotement
s'agenouiller. Jamais messe n'avait été entendue par
un auditoire plus attentif et plus recueilli ; et pour-
tant c'étaient des sauvages.
Qu'il était consolant de les voir sur les bords du
grand lac, ces naïfs enfants des forêts, écoutant sans
les comprendre les paroles évangéliques, mais sen-
tant bien qu'il y avait pour eux dans ces paroles une
promesse de régénération !
II
Le lendemain, nous remontions lentement la ri-
vière à la Loche, nous entrions comme par enchan-
tement dans le lac du même nom, et nous venions
passer la nuit dans un de ses nombreux îlots.
Le matin, nous remettions à la voile, et après
avoir franchi les mille sinuosités de la rivière ap-
pelée la Queue de la Loche, arrivé au lieu du dé-
barquement, je me trouvai tout à coup en pré-
sence de plusieurs sauvages, entre autres de quelques
familles de métis élevés dans les bois. Je fus ac-
98 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
clamé, je ne dirai pas avec bonheur, mais avec en-
thousiasme.
Un de ces métis me demanda avec instance de
vouloir bien l'accompagner à sa tente.
— Père, me dit-il, j'ai une bonne provision de
langues de vache et d'orignal ; elles te seront servies
par mon épouse, que j'ai laissée à ma loge exprès
pour t'attendre.
J'accédai à la demande de cet homme, et nous
nous dirigeâmes du côté de son habitation. Nous
allions arriver, quand je vis venir à moi une femme
mise avec une certaine élégance et d'un air très-dis-
tingué; elle était grande, son œil ferme et perçant
annonçait la détermination et l'énergie, ses traits
étaient réguliers, sa démarche fîère.
— C'est mon épouse, me dit le sauvage métis.
Si nous avions été encore au temps de la Fable,
j'aurais cru à l'apparition d'une divinité des bois.
La jeune femme s'approcha, me toucha la main
très-amicalement, et m'invita à entrer dans sa tente.
Un tapis avait été étendu pour me recevoir.
— Sois le bienvenu parmi nous, me dit le métis
avec beaucoup de douceur; voilà bien longtemps
que nous n'avions point vu de prêtre, ni entendu la
parole de Dieu. Moi et elle, continua-t-il, en me
montrant sa jeune épouse, nous n'avons reçu aucune
VOYAGES ET MISSIONS. 99
instruction; mais nous avons hérité de la foi de nos
pères chrétiens.
— Comment vivez-vous donc dans cette solitude?
— Demande-le à mon épouse.
La jeune femme alors me fit le récit de sa vie aven-
tureuse, de ses courses et de ses exploits, une véri-
table odyssée. C'est elle qui poursuivait dans les bois
le buffle et l'orignal ; elle savait ceindre le carquois
et dompter les coursiers : c'était une vraie amazone.
Elle s'exprimait avec un air de noble indépendance
et avec beaucoup de grâce ; ses gestes étaient expres-
sifs, quoique respectueux. J'étais étonné de tant de
hardiesse et de son mâle courage.
Quand la jeune femme eut cessé de parler, elle me
présenta quelques langues d'orignal, produit de sa
chasse de la veille.
— Je n'ai qu'un seul regret, me dit-elle, c'est de
n'avoir rien de meilleur à t'offrir.
— Et moi, que puis-je t'offrir en récompense?
— Donne-moi une croix, me répondit la jeune
métisse enjoignant les deux mains, comme pour me
montrer qu'elle savait aussi prier.
Je sortis de la tente de ces pauvres enfants des bois
en bénissant la divine Providence, qui permet que le
flambeau de la foi ne s'éteigne jamais entièrement
dans les générations.
100 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
III
La foi est le don le plus précieux de l'héritage pa-
ternel. Cet homme et cette femme n'étaient pas chré-
tiens, et ils avaient la foi. — Étaient-ce des sauvages ?
Si on entend par sauvage l'homme qui habite la
tente, ceint le carquois et poursuit dans le désert
l'orignal, le buffle ou le caribou, je dirai : Oui, voilà
le sauvage. Eh bien, ce sauvage est peut-être chré-
tien, si ses pères le furent jadis ; il est chrétien sans
savoir ce que c'est que de l'être. Sa foi ne lui vient
point de la persuasion, elle lui vient du sang : c'est
le fait qui excite le plus mon admiration. On trouve
un très-grand nombre de métis abandonnés par leurs
pères au milieu des forêts, et ces hommes ont ordi-
nairement la foi la plus vive, sans avoir jamais eu
l'occasion de s'instruire. — Qui la leur a donnée ?...
— C'est Dieu, direz- vous. — Mais comment se fait-
il que les sauvages au milieu desquels ils vivent
n'aient pas la même foi?... — C'est que cette foi
leur vient de leurs pères, qu'ils n'ont jamais connus,
dont ils n'ont jamais entendu parler. C'est l'héritage
paternel.
La foi pénètre et s'incorpore dans les généra-
VOYAGES ET MISSIONS. 101
tions, et il y a dans l'hérédité des races des trans-
missions mystérieuses dont Dieu seul a le secret.
IV
Je restai toute la journée au milieu de ces familles
sauvages, tâchant de ranimer leur zèle pour la reli-
gion.
Le lendemain, un agent de la Compagnie, M. Er-
mantinger, arrivait à ce poste; il voulut bien se
mettre à ma disposition pour me faire traverser com-
modément le long portage après lequel nos barques
devaient reprendre le cours de la rivière Attha-
baskaw.
Uu vigoureux coursier me fut offert, et avec ce
nouveau compagnon suivi de sa femme et de sa fille,
nous partîmes à travers la forêt.
Après avoir galopé quelque temps, nous arrivâmes
sur une petite élévation d'où l'on découvre la petite
rivière Atthabaskaw.
De là l'œil se reposait agréablement sur l'immense
vallée formée par cette rivière, sillonnée de nom-
breux courants, encadrée par de grands arbres cou-
verts d'un feuillage doré par les derniers rayons d'un
soleil couchant.
102 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Nous descendîmes à cheval de cette cime escar-
pée, et le soir nous dressions nos tentes sur les
bords d'une baie formée par la rivière.
Si j'avais pu oublier que j'étais dans un monde
nouveau, je m'en serais convaincu en ce moment.
En quittant les hauteurs voisines, on semble se pré-
cipiter dans les profondeurs d'un abîme. Ici, le
mont pelé, le granit aride; là-bas, les végétations
gigantesques, les prairies verdoyantes, les rivières et
les lacs. Un pays nouveau se déroule à vos regards
charmés, et dans cette descente difficile, l'admira-
tion est plus puissante que l'effroi.
En effet, c'est ici le lieu où change la direction des
rivières et ruisseaux qui baignent l'immense vallée;
c'est ici que tous ces cours d'eau se dirigent du côté
de la grande rivière Atthabaskaw, pour aller se jeter
dans le lac du même nom, se joindre à la grande ri-
vière de la Paix, et former dans un parcours d'envi-
ron cent lieues la rivière des Esclaves.
Les bateaux étaient chargés; nous partions le soir
même. Dans quatre jours au plus nous devions arri-
ver à Atthabaskaw, terme de notre voyage. Nos voya-
VOYAGES ET MISSIONS. 103
geurs joyeux avaient oublié leurs fatigues; moi seul
j'étais triste : j'allais dans un pays nouveau, je n'en
connaissais qu'imparfaitement la langue, et j'ignorais
quelles étaient les dispositions réelles de ceux que
j'allais trouver. J'étais plongé dans ces réflexions,
lorsque tout à coup je sens le canot où je me trou-
vais, couler avec une extrême rapidité ; un instant
il me sembla qu'il allait se précipiter sur un
énorme rocher en face de nous. Je me crus perdu,
et ne pus retenir un cri de terreur... Au même in-
stant, le canot reprend sa marche paisible. Nous ve-
nions de sauter un énorme rapide.
Quelques moments après, nous faisions halte en
face d'un nouveau portage, qui fut franchi le len~
demain.
Nous étions repartis depuis quelques heures à
peine, nos canots, les voiles déployées, filaient rapi-
dement, lorsqu'un spectacle douloureux se présenta
à mes regards. Je vis sur les bords de la rivière une
jeune femme évanouie.
— Faites arrêter, dis-je au guide.
— Impossible, mon Père, le courant est trop rapide.
— Au nom du bon Dieu, ne laissons pas mourir
cette malheureuse femme ; voyez, elle est malade.
— Oh ! fit le guide en riant, elle n'est point ma-
lade, elle va accoucher.
104 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Le guide avait raison : le soir, comme nous étions
campés à l'autre extrémité du grand portage La-
heaume , un sauvage entra dans ma tente, et me
dit en me présentant une innocente créature enve-
loppée dans une peau de caribou :
— Serais-tu assez bon pour baptiser cet enfant ?
Ma femme vient d'accoucher là-bas, au bord de la
rivière.
— Est-elle morte? m'écriai-je.
— Oh ! que non, dit le sauvage, elle se porte
parfaitement bien.
VI
Dans la nuit les voyageurs avaient transporté les
bagages, traîné les barques, et au lever du jour nous
partions. Nous n'avions plus de portages à franchir;
mais il nous restait encore quelques rapides dange-
reux à traverser. Dans un de ces passages difficiles,
une de nos barques fut crevée, et de l'avis des voya-
geurs nous en étions quittes pour très-peu. Enfin, le
soir même, nous sortions de cette rivière et nous ar-
rivions au confluent de la rivière la Biche.
En cet endroit, je vis se déployer à mes regards un
panorama encore inconnu pour moi : à droite et à
VOYAGES ET MISSIONS. 105
gauche de la rivière, des rochers gigantesques élèvent
jusqu'aux nues leurs crêtes menaçantes. Des fentes
noires de ces rocs calcinés coulent des eaux miné-
rales répandant dans les airs des miasmes imprégnés
de senteurs sulfureuses. Au pied de ces monts livides,
est une terre grisâtre d'où s'échappent comme des
sources de goudron. Là, pas un arbre ne croît, pas un
brin d'herbe ne réjouit la vue, pas une voix ne charme
l'oreille; tout vous inspire l'horreur et l'effroi; on
dirait qu'avec la végétation la vie a disparu de cette
terre : c'est l'image de la mort.
Mais voilà que, par un de ces contrastes si fréquents
dans cet étrange monde, le panorama change d'as-
pect : à mesure que nous descendons la rivière, les ro-
chers disparaissent , les rivages se couvrent de verdure ,
l'on respire un air plus oxygéné; bientôt d'immen-
ses forêts aux arbres séculaires se présentent à nos
yeux ravis, des nuées d'oiseaux* semblent saluer
notre passage, les cygnes et les grues vont d'une rive
à l'autre, faisant retentir les airs de mille cris dejoie.
Ici, c'est l'image de la vie : tout chante, tout mur-
mure, on dirait que la terre heureuse s'épanche dans
le sein du Créateur.
106 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
VII
Le soir, un peu avant la nuit, nous arrivions au
détour de la rivière d'Embarras. A deux heures du
matin, nous nous remettions en route, et peu après
le lever du soleil, nous entrions enfin dans le lac
Atthabaskaw. De là le regard embrasse une grande
étendue semée d'une multitude d'îlots, formés de
rochers granitiques, mais tous couronnés de pins
verdoyants.
Encore quelques heures, et nous arrivions au poste
de la Compagnie de la baie d'Hudson, terme de mon
voyage.
Sur le point d'arriver à ce poste, la vue est fort dé-
sagréablement frappée par une foule de rochers pres-
que nus, qui feraient croire de prime abord qu'on
entre dans un pays aride; mais bientôt, sur la partie
gauche du lac, se dessine une belle prairie qui peut
avoir cinquante lieues de long.
Une pensée plus grande que la grande prairie
m'occupait en ce moment. Je me disais : Comment
serai-je reçu par les sauvages ?. . .
Nous tournâmes le dernier rocher qui masque pres-
que entièrement l'établissement de la Compagnie.
J'étais arrivé.
ATTHABASKAW
CHAPITRE X
Arrivée à Atthabaskaw. — Le missionnaire est reçu au poste de
la Compagnie. — Il y attend les sauvages. — Ils arrivent, enfin.
— Leur mauvaise volonté pour s'instruire. — Leur cupidilé. —
Découragement. — Espoir en Dieu. — Les sauvages s'huma-
nisent un peu. — Il en instruit quelques-uns. — L'espoir re-
naît dans l'âme du missionnaire. — La tristesse fait place à la
joie.
j'arrivai à Atthabaskaw à la fin du mois de septem-
bre 1849, c'est-à-dire trois ans après mon départ
de Marseille. J'étais dans un pays inculte et pres-
que inhabitable même pour les sauvages, au centre
d'une population de 15,000 âmes, éparpillée, famille
par famille, sur un territoire de 400 lieues de diamè-
tre. Mais j'étais plein de force et de courage, et je
n'avais que vingt-six ans. Dominé par la pensée
du devoir, confiant dans la grâce de Celui de qui
vient la force, je me sentais disposé à tous les sa-
crifices pour accomplir ma mission.
108 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Les sauvages, disséminés depuis les bords du lac
des Esclaves et les bords de la baie d'Hudson jus-
qu'à la mer Glaciale, ne se réunissent guère au poste
d'Atthabaskaw que deux fois l'année, trois semaines
environ, au printemps, et trois semaines en automne.
Ils y viennent pour vendre le produit de leur chasse,
c'est-à-dire des fourrures, aux agents de la Compa-
gnie. 11 faut profiter de ces précieux et courts mo-
ments, pour leur parler de morale et de religion.
A mon arrivée à Atthabaskaw, les sauvages n'a-
vaient pas encore paru. On les attendait tous les
jours.
Je m'installai assez peu commodément dans une
petite chambre du poste de la Compagnie, et j'at-
tendis.
I I
Les sauvages parurent enfin. Aussitôt qu'ils eurent
appris que j'étais là, tous voulaient entrer à la fois
dans ma chambre, les uns par curiosité, d'autres
avec le véritable désir d'entendre la parole de Dieu.
Mais à peine avais-je prononcé quelques mots, que
la plupart me dirent :
— Tu ne feras rien ici, tu parles comme un en-
fant, tu ne sais pas parler.
VOYAGES ET MISSIONS. 409
D'autres, moins polis encore, me disaient :
— Tu peux t'en retourner, les sauvages ne t'ai-
ment point.
D'autres :
— Donne-nous du tabac, ça vaut mieux.
Puis ils sortaient pour faire place à d'autres visi-
teurs, qui se retiraient encore, soit en ricanant, soit
en me donnant quelque épithète mal sonnante.
Quand la nuit fut venue et que je pus enfin fermer
ma porte à ces peu aimables visiteurs, je me sentis
découragé. — Pourquoi, me disait l'esprit du mal,
te condamner ainsi à l'exil, si ton séjour en ces lieux
doit être sans résultat?
Et l'esprit du bien me disait :
— Courage, enfant : c'est au nom de Dieu que tu
teprésentes à ce peuple, Dieu secondera tes desseins.
Le cœur moins attristé, après avoir réfléchi que
ce n'est pas en un jour qu'on inspire à un peuple
ignorant les vertus qui sont l'opposé de ses vices,
je pris un peu de nourriture et j'attendis le lende-
main avec plus de confiance.
Peu à peu, soit par des présents, soit par quelques
paroles affables, je parvins à attirer trois sauvages,
qui m'écoutèrent sans m'interrompre : c'étaient de
bonnes natures. Je les engageai à m'en amener quel-
ques autres. Petit à petit j'eus un cercle restreint
HO DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
d'auditeurs dont je parvenais à me faire comprendre;
et à la fin de la mission, c'est-à-dire au moment du
départ des sauvages, j'en avais une cinquantaine tout
à fait décidés à embrasser le christianisme. Deux cents
autres environ m'écoutaient maintenant avec plai-
sir. Je n'étais déjà plus pour eux un homme ordi-
naire : Dieu leur avait parlé.
Au moment de partir pour la chasse d'hiver, la
plupart de ces sauvages, qui m'avaient reçu avec des
lazzis, me serraient la main en disant :
— Nous reviendrons de bonne heure, au prin-
temps prochain, et nous t'écouterons bien.
La tristesse avait fait place à la joie, la crainte à
l'espérance : j'entrevoyais un avenir prospère.
III
11 ne resta plus à l'entour du poste que quelques
tentes, habitées par une cinquantaine de sauvages
trop vieux ou trop jeunes pour aller à la chasse. Je
partageais donc mon temps entre l'étude approfondie
de la langue des Montagnais et l'instruction des
quelques personnes qui m'entouraient.
Bientôt la noire obscurité qui enveloppait mon
esprit, toutes les fois que je voulais me livrer à l'é-
VOYAGES ET MISSIONS. 11 i
tude de la langue, commença à se dissiper. Je voyais
des clartés là où, jusqu'à ce jour, je n'avais vu que
des ténèbres. Je comprenais que pour dominer ces
barbares par la parole, seule arme possible, il fallait
avant tout parler mieux qu'eux.
Poussé par cette volonté inébranlable qui seule
pouvait m'empêcher de faiblir, je travaillais avec plus
d'ardeur que jamais, et déjà je me posais en pensée
au milieu de mes sauvages, qui, au lieu de médire :
— Tu parles comme un enfant, tu ne sais pas
parler, se diraient en m'entendant : — 11 parle
mieux que nous , donc il est plus homme que
nous.
CHAPITRE XI
Arrivée des hommes à poil. — Leur naïveté. — Leur curiosité.
— Le missionnaire commence à se faire comprendre en lan-
gue montagnaise. — Arrivée de nouveaux sauvages. — Il leur
apprend à lire.
Dans les premiers jours de janvier 1850, il m'ar-
riva, des bords de la mer Glaciale, environ 1 50 sau-
vages, qui, tout en apportant le produit de leur
chasse, venaient dans la pensée d'entendre parler de
cette religion qui, leur avait-on dit, « rend les
hommes heureux et les fait vivre longtemps. »
C'étaient bien là les sauvages tels qu'on peut se les
figurer. Couverts de la tête aux pieds de peaux de
caribous , ils auraient plutôt ressemblé à des ani-
maux féroces qu'à des êtres humains, si le coutelas
qui pendait à leur ceinture, leur carquois, leurs arcs
et leurs flèches, n'avaient indiqué que c'étaient là des
chasseurs.
VOYAGES ET MISSIONS. H 3
Jamais vacarme pareil à celui que firent ces sau-
vages en entrant dans le poste, criant, hurlant
comme des démons, frappant aux portes, gesticulant
comme des forcenés ; un instant je leur crus des dis-
positions hostiles.
C'étaient pourtant des hommes francs et naïfs, de
ces natures primitives chez lesquelles il ne fau-
drait qu'une bonne semence pour faire éclore des
épis nombreux.
A peine je m'étais montré qu'au premier signe
ils cessèrent leur tapage, et, s'approchant de moi,
s'assirent sur leurs talons, prêts à écouter ce que
j'allais leur dire, ou plutôt ce que j'allais leur ré-
pondre, car l'un d'eux, qui me parut leur chef, me
dit aussitôt :
— Tu es venu pour nous parler de Dieu , l'as-tu vu ?
— Nûn, je ne l'ai pas vu, mais je connais sa pa-
role.
— Mais si tu ne l'as pas vu, comment peux-tu le
connaître ?
— On le connaît par ses œuvres, et surtout par ce
qu'il a dit lui-même. Du reste, il habile le ciel, c'est
là que nous le verrons et que nous serons heureux
avec lui.
— Qu'est-ce qu'on mange dans le ciel? y a-t-il des
caribous, des orignaux, des poissons?
H 4 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Il y a tout ce qui est beau, tout ce qui est bon,
puisque le bon Dieu, notre père, nous dit que nous y
posséderons tous les biens sans exception.
— Oh ! alors je veux y aller, car je suis souvent
malade, je jeûne faute de pouvoir travailler, et je
serai bien content d'être dans un lieu où l'on mange
bien sans rien faire.
— Instruis-toi, tâche de connaître la religion, et
Dieu, qui est plus riche que tous les commerçants, te
donnera tout ce qu'il faudra sans avoir la peine de
compter.
— Oh ! oh ! s'écria le sauvage, ce sera bien com-
mode de vivre dans le ciel î A-t-on des habits de drap
un dans le ciel?
— Puisque c'est Dieu lui-même qui se charge de
nous vêtir, ne te mets pas en peine de quelle qua-
lité seront tes habits, ils seront beaux et bien faits.
— As-tu été quelquefois dans le ciel, toi? as-tu vu
ceux qui y demeurent ? comment sont-ils habillés ?
— Je ne les ai point vus, mais Dieu nous a dit
qu'ils sont revêtus d'habits aussi éclatants que le
soleil.
— Oh ! alors, fit le sauvage en poussant un gros
éclat de rire, il ne doit pas faire froid dans ce pays-là?
— Il n'y fait ni froid ni chaud, on y est dans une
température égale.
VOYAGES ET MISSIONS. 115
— Y a-t-il de la neige ?
— Il ne peut pas y en avoir, puisqu'il n'y fait pas
froid .
— Alors j'aime mieux rester sur la terre, parce
qu'à l'automne, si la neige se fait trop attendre, je
m'ennuie.
— Oui! lui dis-je, mais comme tu ne peux pas
toujours rester sur la terre et que dans le ciel Dieu
donne tous les biens, on ne s'y ennuie jamais : il
faut donc prier Dieu, le servir, être bon, non-seu-
lement pour gagner le ciel, mais aussi pour éviter la
maison du démon, yedadiyi kounwe.
— Je ne veux pas aller à la maison du démon,
s'écria- t-il.
— C'est précisément pour t'en garantir, toi et tes
compagnons, que je suis venu ici; je veux vous ap-
prendre à faire le bien et à éviter le péché.
— Je ne sais quels péchés je commets ; de temps
en temps quand ma femme me fait mécontent, je lui
donne des coups de bâton, je crois que c'est là mon
seul péché.
— Je t'apprendrai plus tard en quoi consiste le
péché et ce qu'il faut faire pour aller au ciel; confie-
toi à moi : venez m'entendre tous chaque fois que
vous reviendrez de la chasse, et Dieu fera le
reste.
H 6 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Mais les femmes sont-elles mauvaises dans le
ciel?
— Elles ne sont pas plus mauvaises que les hom-
mes, puisque tout le monde y est bon.
— S'il en est ainsi, je serai content, car les fem-
mes jusqu'ici ont été la cause de toutes mes méchan-
cetés.
Ces sauvages, que j'appelais les hommes à poil, se
retirèrent satisfaits de mes explications ; ils partirent
le lendemain en promettant de revenir plus tard avec
leurs familles.
Je venais de constater mes progrès dans l'étude
du montagnais.
II
Vers la fin du mois de mars, un matin, comme
j'étais à étudier tranquillement dans ma chambre,
j'entendis tout à coup les portes s'ouvrir avec fracas ;
des voix nombreuses retentissaient dans le poste.
Surpris de ce bruit inusité à pareille époque, je me
dirigeai du côté d'où venaient les clameurs... ; c'était
une vingtaine de familles sauvages qui arrivaient du
désert.
— Le temps nous a paru bien long depuis l'au-
VOYAGES ET MISSIONS. 117
tomne dernier que nous t'avons quitté, me dit l'un
d'eux. Nous avons hâté notre retour , afin que tu
puisses nous instruire, nous voici tous à ta disposi-
tion, nous t'écouterons et tu nous baptiseras.
Ces sauvages étaient des environs d'Atthabaskaw.
Je lui répondis :
— Si toi et les tiens vous tenez vos promesses, moi
je tiendrai les miennes : je vous instruirai, et je ferai
de vous des hommes par le baptême.
III
Je puis dire que c'est ce jour où commença réelle-
ment mon apostolat; soir et matin je réunissais mes
néophytes. Je commençai par exposer à leurs yeux de
gros caractères que j'avais écrits en leur propre lan-
gue. Mon but était de les initier d'abord à la parole
écrite. J'eus besoin d'une patience peu ordinaire. Dès
les premières leçons, tout ce que je demandais à Dieu
pour l'instant, c'était de parvenir à en initier quel-
ques-uns, afin de bien leur faire comprendre que je
n'exigeais pas une chose impossible. Chaque jour
il arrivait de nouvelles familles, toutes plus empres-
sées les unes que les autres, mais toutes, au pre-
mier abord, croyaient h l'impossibilité de compren-
118 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
dre mon alphabet. Enfin au bout d'une quinzaine
de jours, j'avais trois jeunes sauvages qui pouvaient
épeler quelques mots. Ce phénomène encouragea les
autres; ils ne doutèrent plus de mon talent qu'ils
disaient surnaturel.
Pendant ces quinze premiers jours, j'avais baptisé
une trentaine d'enfants, régularisé plusieurs ma-
riages, et surtout empêché plusieurs vengeances en
réconciliant des ennemis mortels.
Outre mes leçons de lecture, je faisais chaque soit-
un petit discours; ils m'écoutaient avec bonheur,
surtout quand je leur parlais de la France, et que je
leur faisais le récit des cérémonies religieuses.
Sentant que j'étais compris et le cœur satisfait,
je rendais grâces à Dieu.
Malheureusement l'époque de leur départ pour la
chasse arriva; ils me quittèrent la plupart eu pleu-
rant, et emportèrent dans le désert quelques tableaux
où j'avais tracé des caractères de leur langue, me pro-
mettant tous de bien étudier sous leurs tentes.
CHAPITRE XII
Henry Faraud continue l'étude des langues. — 11 conçoit le pro-
jet de se construire une maison et une chapelle, — met la
main à l'œuvre; — l'édifice s'élève. — Il reçoit une députa-
tion de sauvages. — Leur stupéfaction à l'aspect du monu-
ment. — Leurs discours. — Le missionnaire leur promet une
visite.
I
Je me remis donc à l'étude des langues avec plus
de courage et de ténacité que jamais. Mes succès me
donnèrent bientôt la confiance de faire des progrès
plus rapides, et cette certitude m'enhardit à exécuter
un projet que j'osais à peine concevoir naguère. Ce
projet qui aurait été une folie si Dieu n'en avait pas
été l'inspirateur, consistait à créer sur la plage d'At-
thabaskaw un établissement autour duquel vien-
draient se grouper les familles sauvages au retour
de la chasse.
Quels étaient mes moyens pour entreprendre un
120 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
pareil travail? Aucun. — Je me trompe; j'avais foi
dans le secours de Dieu, j'avais la volonté de le
servir, le courage de la jeunesse et l'amour de
l'humanité : mes devoirs de missionnaire.
Il
Je ne pouvais demeurer plus longtemps dans le
poste où j'avais reçu l'hospitalité, où j'étais pres-
que un embarras; cette situation précaire ne me
laissait aucune liberté d'action.
Non loin un large plateau granitique dominait le
lac et la plaine. Il me parut convenir singulièrement
à l'accomplissement de mon dessein.
En face de ce monticule est une large baie formée
par le lac Atthabaskawetla rivière des Esclaves, der-
rière lesquels s'étendent des plaines marécageuses.
C'est là que je rêve une cité florissante. J'y vois
déjà surgir des églises, des maisons, des châteaux;
je rêve de dessécher les marais, d'ouvrir des ca-
naux, d'abattre les grands arbres et de tirer des
entrailles de cette terre que la neige couvre huit
mois de l'année, de quoi entretenir le personnel
d'une mission.
VOYAGES ET MISSIONS. 121
III
Le 6 mai 1850, je partais résolument une hache
à la main pour la forêt voisine, accompagné de deux
jeunes sauvages dont j'avais fait mes serviteurs. Mal-
gré mon peu d'expérience dans le métier de bûche-
ron, j'étais parvenu au bout de la journée à abattre
quatre beaux pieds de chêne ; mes deux serviteurs
s'occupaient à en couper les branches, et ainsi allé-
gés, nous pûmes le lendemain les amener sur le haut
du plateau.
Ce travail dura une quinzaine de jours. Bientôt
j'eus réuni les gros bois nécessaires à une maison et
à une chapelle.
Mes doigts couverts d'ampoules durant les pre-
miers jours se durcissaient peu à peu, et je pus
commencer à équarrir des charpentes.
Pendant que mes deux sauvages travaillent à scier
les planches, je dresse une tente où j'installe une
véritable boutique de menuiserie et d'ébénisterie : je
confectionne des fenêtres, des portes, des bancs;
je fais des tables, des chaises, des lits et d'autres
meubles aussi commodes que nécessaires. A la fonte
des neiges je nivelle la place où j'ai le projet de m'é-
122 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
tablir. J'en arrache les arbres et les broussailles, enfin
je construis ma maison et à côté d'elle une grande
salle qui me servira provisoirement de chapelle.
Après sept mois de ce rude labeur, j'étais parvenu
à créer un premier établissement auquel il ne man-
quait, pour être habitable, que des détails d'inté-
rieur.
IV
J'étais occupé à l'organisation de cet intérieur,
lorsqu'il m'arriva une députation des envoyés de tous
les sauvages qui habitent les bords du grand lac des
Esclaves. Us venaient m'inviter à les visiter.
C'étaient des vieillards qui, avec un costume plus
civilisé, auraientpu recevoir la qualification de véné-
rables.
A l'aspect de ma maison , ils s'arrêtèrent ébahis.
Je leur expliquai comment, seul, j'étais parvenu
à la construire. Ils poussèrent des cris d'étonne-
ment.
Ces braves gens faillirent me donner de l'or-
gueil.
Je leur montrai également et peut-être avec une
certaine vanité d'artiste les meubles que j'avais fabri-
qués.
VOYAGES ET MISSIONS. 123
Quand ils eurent bien tout admiré, tout touché,
bien questionné, un des ambassadeurs me dit :
— Regarde mes cheveux blancs; bien d'autres de
nos frères sont plus vieux que nous, les laisseras-tu
mourir sans qu'ils voient, sans qu'ils entendent le
parleur du bon Dieu? Nous sommes mauvais vivants
sans doute, mais nous avons ouï dire que le bon Dieu
t'avait donné une eau qui efface les mauvaises ac-
tions. Viens, tu nous laveras. . . Nos frères te font dire
qu'ils sont prêts h faire tout ce que tu voudras. Ne
laisse plus nos enfants mourir sans baptême et nos
vieillards se plier pour toujours sans avoir eu la seule
consolation qu'ils désirent, celle de voir, toi qui es
Dieu, — toi qui es le parleur du puissant.
Après quelques instants de réflexion je répondis :
— Tes paroles sont descendues dans mon cœur; elles
l'ont mis en émoi. Je ne saurais résister à l'invitation
que tu me fais. Je suis seul ici, mais je laisserai ma
maison à la garde de Dieu, et le printemps prochain,
à la nouvelle terre, lorsque les glaçons auront coulé
sur la grande rivière, je ferai couler mon canot après
eux et j'irai vous voir. Tu peux l'annoncer à tes
frères.
— Merci, merci , répétèrent-ils ensemble, tous nos
frères seront heureux.
— Avertissez-les, leur dis-je alors en riant, que je
124 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
leur aèfends de mourir, car je veux tous les voir.
— On ne meurt point exprès, fit un des vieillards
d'un ton grave, mais, comme tu nous l'ordonnes,
nous le leur dirons.
CHAPITRE XIII
La maison est terminée. — Admiration des sauvages.
Impressions. — Comment on devient souverain.
I
Enfin j'étais chez moi, je pouvais dire tout aussi
bien que le propriétaire le plus fortuné de France :
J'ai ma maison.
Oh ! comme je dormis d'un bon somme et quels
beaux rêves je fis la première nuit où je couchai dans
ma maison.
Le matin, quand je me réveillai dans ma paisible
cellule, quand je vis ma table, ma chaise, mon prie-
Dieu, mon crucifix, il me sembla qu'un bon ange
m'avait transporté dans mon village ; je me crus dans
la chambrette où je couchais petit enfant. Un rayon
de soleil perça l'étroit vitrage, mes yeux éblouis se
refermèrent, un doux rêve vint me caresser encore,
126 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
et je vis l'ombre de ma mère s'approcher de ma
couche et déposer an baiser sur mon front.
Oh ! comme ce jour-là je me levai joyeux et fier,
joyeux de voir cette humble chapelle où je pourrais
enfin appeler mes sauvages à la prière, où je pour-
rais offrir au Père céleste la victime expiatrice, et
fier de pouvoir dire à mes pauvres enfants des bois :
— Cette maison, cette église, c'est bien moi qui les ai
construites, mais c'est Dieu qui en est l'architecte.
II
Le jour même je réunissais les quelques vieux
sauvages éparsdans les environs, avec leurs femmes
et leurs enfants, afin de donner toute la pompe pos-
sible à la bénédiction de mon établissement naissant.
Cette cérémonie me laissera toujours un profond
souvenir. J'avais pu rassembler une centaine d'assis-
tants, vieillards, hommes, femmes, enfants. Je leur
fis un discours pour leur inspirer le respect du lieu
saint. Quand j'eus cessé de parler, un vieillard prit
lafparole et se tournant du côté de quatre de ses fils
qui l'accompagnaient, il leur dit :
— Vous êtes dans une maison où l'on ne voit ni
fourrure, ni drap, ni indienne. C'est le prêtre — qui
VOYAGES ET MISSIONS. 127
pourtant paraît bien plus grand seigneur que les
commerçants, — qui Ta construite de ses propres
mains; c'est donc vraiment la maison qu'habite le
■ouïssant. N'entrez point ici en riant ni en jouant, on
n'y vient que pour prier. Ce n'est pas un lieu comme
les autres; c'est votre père qui vous le dit. Lorsque
j'aurai passé de l'autre côté de la vie, en entrant dans
cette maison rappelez-vous mes paroles. Plantez-
les profondément dans votre esprit ; elles vous feront
du bien. Un de ses enfants répondit :
— Mon père, nous avons entendu tes paroles,
nous les tiendrons dans le creux de notre main, et si
jamais le puissant mauvais tentait de nous les faire
oublier, nous répéterions sans cesse : C'est notre père
qui nous l'a dit.
Quelques jours après, un village considérable était
réuni autour de mon établissement. Les sauvages re-
venaient de la chasse d'automne, et à mesure qu'ils
apercevaient l'édifice terminé, ils poussaient des cris
d'admiration ou de stupéfaction, car ils étaient partis
quelques, mois auparavant avec la persuasion qu'il
serait emporté par le premier orage.
128 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
III
A dater de ce moment je pus me croire un vérita-
ble souverain, et bien que je n'eusse guère songé à
flanquer ma maison de fortes et hautes tourelles, à
côté des tentes sauvages, je pouvais hardiment me
croire dans un palais.
Semblable à un seigneur du moyen âge, du haut
de mon rocher je dominais mon peuple, peuple mal-
heureux, qui, naguère encore disséminé sur les bords
du grand lac, venait se grouper autour de la demeure
du missionnaire, comme pour se mettre sous la pro-
tection de Dieu. Et j'étais fier d'être le ministre de ce
Dieu qui m'avait inspiré mon œuvre.
Ce n'était pas seulement une maison de planches
qui dominait les tentes sauvages ; c'était le christia-
nisme, c'était la civilisation qui se montraient aux
regards surpris des barbares du nouveau monde.
IV
Ils étaient beaux ces enfants nés d'hier, ces bar-
bares régénérés, quand ils se présentaient devant
VOYAGES ET MISSIONS. 129
moi pour écouter la parole de Dieu. Ils me disaient
tout émus :
— Ce sont bien tes mains qui ont élevé cette grande
maison; elles n'étaient point habituées au travail,
mais tu voulais nous prouver que tu étais décidé à
être notre père et à rester parmi nous. Cette mai-
son parle beaucoup; elle nous dit que désormais nous
ne serons plus orphelins, que nous t'aurons tou-
jours pour père.
— J'aurais tort de me croire orphelin, me disait
un jeune homme après avoir reçu le baptême. Ne
voilà- t-il pas que tu es mon père? Je croyais que tu
n'étais ici qu'en passant; c'est pour cela que je ne
voulais point écouter ta parole. Aujourd'hui, en
voyant cette maison, je comprends que tu ne nous
laisseras pas.
— Apprends-moi à construire aussi une maison à
ma famille, me disait un autre ; au moins je serai à
l'abri mieux que dans ma tente, quand mes jeunes
cens iront à la chasse.
CHAPITRE XIV
Nouvelle arrivée de sauvages. — Ethitcho, l'orateur du désert.
— La plupart des sauvages savent lire. — Plusieurs sont bap-
tisés. — Consolations du missionnaire. — Il projette de cons-
truire une église. — Commencement de ce travail.
Un dimanche, je venais de donner le baptême à un
certain nombre d'adultes, quand un sauvage pressé
m'aborda en me disant :
— Le plus célèbre orateur de ma nation, que tu
n'as pas encore vu, s'est décidé, d'après mes conseils,
à venir te voir. Il t'attend dans ta maison pour te
parler.
En effet, rentré chez moi, je trouve au milieu
d'une vingtaine de sauvages le célèbre orateur assis
au fond de l'appartement, grave comme un Caton.
Contrairement aux usages, il ne daigna pas même se
lever; il promena sur moi un regard superbe, me
VOYAGES ET MISSIONS. 131
tendit la main d'un air protecteur; puis, après un
silence un peu prolongé, il me dit :
— Je suis Ethitcho (grosse-tête), l'orateur... Me
comprendras-tu ?
— Peut-être, lui répondis-je.
— C'est que, fit-il alors d'une voix mesurée, j'ai
beaucoup de choses à te dire. Ce n'est pas tout le
monde qui parle comme moi. Je prends les choses
dès le commencement et je les conduis jusqu'à la fin.
— Eh bien, lui dis-je, jusqu'ici je t'ai parfaitement
compris, je puis donc croire que je te comprendrai
jusqu'à la fin. Continue ton discours.
Alors, prenant un ton solennel et d'une voix de
tonnerre, Ethitcho commença en ces termes :
— Ne crois pas que tu viennes nous apprendre
des choses nouvelles. Ce que tu dis est bon pour les
enfants qui nous entourent. Pour moi, je sais depuis
longtemps que le Puissant a fait le ciel et la terre,
les arbres, les lacs, les rivières, les poissons, les cari-
bous, les orignaux. C'est lui aussi qui a fait notre
souffle, qui nous a donné des oreilles pour entendre,
un esprit pour comprendre, des yeux pour voir. Or
moi, qui sais ces choses, je n'ai jamais été comme
les autres hommes. Je sais qu'il fut un temps où le
faiseur de terre fut mécontent des hommes et qu'il
les fit périr par le déluge. On m'a assuré que tu dis
132 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
que bientôt il y aura une autre fin du monde; tout
cela, je le savais; je le supposais. Aussi dans toutes
mes actions, je prends toujours bien garde de ne rien
faire de mal. Je répète souvent à mes jeunes gens :
Faites ainsi et vous ferez bien... mais ils ne m'écou-
tent pas. Le matin, tandis que tout le monde dort, je
me lève, et, quand la nouvelle clarté paraît sur l'ho-
rizon, je dis au Puissant : Je te remercie du nouveau
jour que tu me donnes. C'est un souffle nouveau que
je reçois aujourd'hui.
Ethitcho continua ainsi pendant une grande heure.
Je l'écoutais d'un air profondément attentif. Enfin
le grave orateur termina son discours en me disant
d'une voix de stentor :
— Hé bien ! m'as-tu compris?
— Oui, lui répondis-je, je t'ai compris.
Et alors, analysant en quelques mots et à sa grande
surprise tout ce qu'il avait dit, j'ajoutai :
— S'il y a bien des choses que tu sais, et je re-
mercie le bon Dieu de t'en avoir donné la connais-
sance, il y en a un bien plus grand nombre que tu
ignores et que je viens pour t'apprendre. Il ne suffit
pas de savoir que Dieu existe, qu'il a fait tout ce
qui est, il faut encore savoir ce qu'il a dit et ce
qu'il ordonne de faire. — Il faut connaître quel est
le culte qu'il demande de nous.
VOYAGES ET MISSIONS. 133
Quand je lui eus développé ces pensées, le savant
s'écria :
— Si Dieu lui-même apparaissait sur la terre, il
ne parlerait pas mieux que toi. Aussi je veux venir
te voir de temps en temps.
Les sauvages qui nous environnaient étaient dans
l'admiration de voir que j'avais pu prouver à la plus
grosse tête de leur nation, au célèbre Ethitcho, qu'il
lui restait beaucoup à apprendre.
Bientôt les sauvages étaient retournés dans les bois
et je me trouvais de nouveau presque seul. Je m'oc-
cupais toujours avec plus d'ardeur à me perfectionner
dans la connaissance des langues. Ma conversation
avec Ethitcho venait de me prouver que les sauvages
ne me croiraient réellement supérieur à eux qu'à
la condition de parler mieux qu'eux.
il
Cependant, j'avais hâte d'agrandir mon établiss* -
ment. La salle qui me servait de chapelle était deve-
nue aujourd'hui trop étroite. Je voulais créer enfin
un sanctuaire plus digne de la majesté de Dieu.
Comme ce pauvre peuple était changé en peu de
134 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
temps! combien la loi évangélique a de puissance
pour entraîner les hommes !
Ces barbares qui, à mon arrivée à Atthabaskaw, me
regardaient presque avec mépris, car je n'avais pas
de présents à leur faire pour les attirer, ces êtres dé-
gradés par tous les vices, par toutes les corruptions. y
ces êtres étaient aujourd'hui de fervents chrétiens.
Leur instinct mauvais s'était transformé en naïveté.
Le baptême les avait fait redevenir enfants.
Et voilà pourquoi je voulais construire une église
à ces pauvres hôtes des bois.
III
Nous étions alors au commencement de l'année
1851. L'hiver avait été mauvais pour la pêche, et
j'avais dû engager un de mes serviteurs à partir avec
les autres sauvages pour la chasse, dans la crainte
de ne pas avoir de quoi nous suffire. Je n'avais donc
plus qu'un seul serviteur. Et ce fut fort heureux,
car nous nous trouvâmes bientôt réduits à une ex-
trême misère, quoique nous ne fussions que deux.
Un moment je me vis presque dans la nécessité de
tuer les pauvres chèvres que j'avais élevées moi-
même. C'était mon seul bétail en ce moment.
VOYAGES ET MISSIONS. 135
Mais Dieu veillait sur nous. Un matin je trouvai
une grande quantité de poisson dans mes filets, et
mon sauvage tua le lendemain quelques maigres
oies égarées sur les bords du lac. Cette abondance
de nourriture réveilla le courage de mon servi-
teur.
— Prenons la hache, lui dis-je alors, allons à la
forêt et recommençons à couper des arbres. Nous
bâtirons une église.
— Père, me répondit le sauvage, nous avions beau-
coup de peine à trois pour faire rouler les troncs
sur la neige, comment ferons-nous à deux pour les
pousser jusqu'ici?
— Dieu, qui est plus fort que toi et moi, pous-
sera avec nous.
Je recommençai donc mes travaux de bûcheron.
Pour nous aider à rouler les arbres abattus jusqu'au
haut de mon rocher, j'avais imaginé d'y atteler mes
quatre chèvres. Ce surcroît de force me fut d'un
grand secours, et au mois d'avril nous avions déjà
une assez bonne provision de bois de charpente.
L'église que j'allais construire devait avoir 16 mè-
tres de long sur 8 mètres de large. Après son achè-
vement, la salle qui actuellement me servait de cha-
pelle devait être convertie en une espèce de métairie
où je pourrais nourrir des vaches. Les privations que
136 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
je venais d'endurer me commandaient de me mettre
en garde contre les hivers à venir.
Mais le soin du temporel ne devait pas me faire
oublier le spirituel.
Je me souvenais de la parole que j'avais donnée
aux envoyés des sauvages du grand lac des Esclaves.
Je leur avais promis ma visite, et le moment était
venu de tenir ma promesse.
VOYAGE AU GRAND LAC DES ESCLAVES.
CHAPITRE XV
Départ pour le grand lac des Esclaves. — Les sauvages accom-
pagnent le missionnaire jusqu'au rivage. — Première halte à
la rivière des Rochers. — Les chiens mangent les provisions.
— Famine. — Baptême d'une île. — Salut à l'île du Prêtre. —
Cantique. — La chute du Pélican. — Arrivée à la rivière au
Sel.
Au mois d'avril donc, à la terre nouvelle, j'aban-
donnais mon établissement naissant, et je partais ac-
compagné de deux sauvages pour le grand lac des
Esclaves, différant jusqu'à mon retour l'exécution de
mes projets d'agrandissement.
Au moment où notre barque s'éloignait du rivage,
les sauvages qui s'y étaient réunis me disaient :
— Nous allons donc être orphelins de nouveau ;
qui sait quand noire père reviendra?
Et à l'instant une salve de coups de fusil faisait
retentir les rochers environnants.
138 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Bientôt, poussés par une douce brise, nous avions
perdu de vue la plage d'Atthabaskaw, et nous glis-
sions à travers ses îlots verdoyants.
A midi, nous faisions halte pour déjeuner à la ri-
vière des Rochers, nom improprement appliqué,
puisque, à l'exception de quelques pierres graniti-
ques qu'on aperçoit çà et là, les rives de ce cours
d'eau, plantées de grands arbres, forment dans la
perspective un coup d'œil ravissant.
Tandis que nous étions attablés sur l'herbe, les
chiens d'un métis, nommé Beaulieu, qui était avec
nous, se ruèrent sur les autres provisions laissées
dans le canot, en mangèrent la moitié et gâtèrent
le reste qui dut être jeté à la rivière. En tout autre
lieu on eût été effrayé d'avoir encore plusieurs jours
de voyage sans aucune provision ; mais ici on y est
accoutumé, et après le premier mouvement de mau-
vaise humeur, nous finîmes par rire de cette mésaven-
ture.
— Bah! disait le vieux Beaulieu en s'adressant à
mes deux sauvages, dans trois jours nous serons chez
moi et nous mangerons. Partons gaiement.
Puis, quand les bras affaiblis des rameurs sem-
blaient fatigués, il leur disait avec un imperturbable
sang-froid :
— Ramez plus fort, mes amis, nous n'avons rien
VOYAGES ET MISSIONS. 139
pour manger. Le meilleur moyen pour conjurer la
famine, c'est d'arriver le plus tôt possible.
Nous naviguâmes ainsi pendant trois jours sans
vivres d'aucune espèce; nous contentant, pour toute
nourriture, de manger de gros joncs — que nous
arrachions aux bords de la rivière, et dont nous su-
cions la moelle. Quelquefois aussi nous trouvions des
nids de canards dont nous mangions les œufs quoique
couvés.
— Ramez! Ramez plus fort, mes amis, ne cessait
de crier le flegmatique Beaulieu. Courage, mes jeunes
gens! Nous mangerons chez moi.
Mais avant d'arriver à la rivière au Sel, séjour du
vieux Beaulieu, arrêtons un instant nos regards sur
les beaux sites de la route.
En sortant de la rivière des Rochers, on rencontre
la grande rivière de la Paix qui prend sa source aux
montagnes rocheuses et qui, réunie à la rivière des
Œufs et à celle des Rochers, forme le grand fleuve
appelé la rivière des Esclaves.
Il
De ce point la vue s'étend à une distance d'environ
cinq lieues sur cet immense cours d'eau bordé de
140 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
splendides forêts, si bien qu'on croirait qu'il traverse
un tunnel de verdure et qu'il va disparaître sous la
terre. On avance. Le canot file rapidement sous ce
tunnel, et bientôt l'on s'aperçoit que le fleuve divisé
en deux par une grande île, fait un détour à droite
et à gauche, pour se réunir à trois ou quatre lieues
plus bas.
Cette île qui n'avait point de nom s'appelle au-
jourd'hui Yîle du Prêtre, et voici dans quelle cir-
constance ce nom lui a été donné.
Tandis que nous passions en chantant devant cette
île, Beaulieu fit signe aux rameurs d'arrêter le canot
et aux chanteurs de se taire. — Puis, se levant no-
blement, il dit :
— Jeunesgens, à mesure que nous avançons, nous
trouvons çà et là des îles, des presqu'îles, des lacs,
des rivières. Tout porte le nom, souvent assez indif-
férent, de certains étrangers qui ont passé par ici.
Dieu a permis que l'île que nous voyons là, et qui
est une des plus grandes et des plus belles, n'ait point
encore de nom. Donnons-en donc à cette île un qui
nous rappelle un doux souvenir : le passage du pre-
mier prêtre qui ait visité nos contrées. Appelons-la
l'île du prêtre.
A ces mots du vieux métis les sauvages criè-
rent
VOYAGES ET MISSIONS. 141
— Salut à l'île du Prêtre : yalt-iye-bejnué î Ce
nom lui est resté depuis.
En ce moment si le démon de l'orgueil avait passé
par là, il m'aurait peut-être soufflé une pensée am-
bitieuse.
Le vieux Beaulieu avait fait amarrer le canot, et
nous descendîmes dans l'île, comme pour en prendre
possession en mon nom ; et aussitôt, pour donnera ce
baptême toute la solennité de la situation, nous en-
tonnâmes un cantique à la sainte Vierge, dont voici
la traduction :
Umlathè san iyénithéni
Ot iyn dégayé Madih !
Se dziyé aselinni tta
Sinyézé ne yenestshen si.
[De gayé] Madih !
Sinnié walli
Itasin sekenelni dé
Népan yennit an
Né dakastté
Tta olsen qesnawalesi.
Tu es vraiment généreuse et
bonne, toi qui es absolument pure,
6 Marie; toi qui dis à mon cœur :
Mon fils, je t'aime.
Pure Marie ! je serais au comble
du bonheur, si toujours tu veillais
sur moi ; je t'aimerai, je te serai
soumis jusqu'au terme où je pourrai
vivre.
III
Heureux d'avoir consacré une île au prêtre et de
chanter la gloire de Marie, nos voyageurs parais-
saient avoir oublié qu'ils n'avaient rien mangé
142 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
depuis deux jours, et nous voguions à grands coups
d'aviron.
Bientôt l'île du Prêtre avait disparu, et nous avions
devant nous un de ces points de vue d'autant plus
beaux qu'ils sont très- rares dans ces sauvages con-
trées.
L'œil se perd au loin sur la rivière, dont le lit
durant une vingtaine de lieues semble avoir été tiré
au cordeau. De chaque côté on voit se dérouler une
bordure de grands arbres dont les cimes nivelées
s'en vont, comme deux rubans de verdure, se perdre
et se confondre dans le lointain.
Poussés par un vent favorable, nous eûmes bientôt
franchi cette distance, et le soir nous arrivions au-
dessus d'une chute grandiose dont la masse d'eau se
perd en bouillonnant sous des rochers caverneux
qui l'environnent.
C'est au pied de cette chute que des milliers de
pélicans se donnent rendez-vous. Aussi est-elle ap-
pelée chute du Pélican.
IV
Le pélican n'a, dans ces parages, aucun des nobles
instincts que lui attribue la légende. Ses œufs qu'il
VOYAGES ET MISSIONS. 143
pond sur la première pierre venue, il les abandonne
aussitôt qu'ils sont éclos. Il se tient au bas de la chute
pour pêcher des poissons qu'il emporte tout vivants
dans l'immense poche placée sous son grand bec et
qu'il mange quand ils sont à demi corrompus. Cette
poche d'une couleur rougeâtre est sillonnée par des
lignes verticales qui feraient croire que le sang va en
couler.
Cette particularité a sans doute donné naissance
à l'antique fable du pélican se déchirant les flancs
pour nourrir ses petits.
La chair du pélican est immangeable ; elle a le
goût du poisson corrompu. C'est le seul animal au-
quel les sauvages ne touchent jamais, quelle que soit
la faim qui les dévore.
Après avoir transporté le canot et nos bagages au
delà de la chute du Pélican, nous descendîmes avec
une grande rapidité sur une immense nappe d'eau
qui conduit en droite ligne à la rivière au Sel, où se
trouvait la demeure du vieux métis.
Nous arrivâmes à cette demeure vers les neuf
heures du matin. Quelques sauvages s'étaient réunis
144 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
à la famille de Beaulieu, et nous fûmes reçus avec
des témoignages de joie qui nous firent oublier nos
fatigues.
En sortant du canot Beaulieu s'écria :
— Jeunes gens, avez-vous de la viande? Il y a
trois jours que nous n'avons mangé.
— Non, répondirent-ils, nous n'avons que des
carpes desséchées.
— Bien, dit le vieux, ça vaudra mieux que les
joncs et des œufs pourris.
On nous servit alors des carpes sèches en abon-
dance; puis le bon vieillard, m'ayant conduit à son
habitation, voulut absolument me donner le peu de
viande qu'il y trouva.
— Non, lui dis-je, je veux partir de suite; je ne
veux pas te priver de ce peu de nourriture.
— Tu m'attristes profondément, me répondit-il.
C'est peu de chose à la vérité ; mais je sais que cela
me fera plus de bien, si tu le manges, que si je le
mangeais moi-même ; car enfin tu es mon père.
CHAPITRE XVI
La rivière au Sel. — Orage. — Inondation. — Trois jours entre
la vie et la mort. — Le missionnaire ne meurt point. — La
tempête se calme. — L'esquif est remis à flot. — Une nouvelle
tempête. — Difficile traversée. — Li protectrice des voya-
geurs. — Le beau temps revient. — Arrivée au fort Résolution.
I
La rivière au Sel tire son nom d'une source de
sel qui coule sur ses bords. Le sel surgit de cette
source comme d'un immense entonnoir souterrain.
C'est d'abord une eau limpide, qui se cristallise
quelques instants après et donne une qualité de sel
supérieure à celui de la mer. Il a à peu près deux
fois plus de force.
Après un repos de vingt-quatre heures dans la
demeure deBeaulieu, je remis ma barque à flot, et,
accompagné de mes deux sauvages, je continuai ma
route comptant sur les oiseaux du ciel pour notre
nourriture de chaque jour. Heureusement ils ne
10
146 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
nous firent pas défaut, car à peine étions-nous partis
que nous tuâmes trois oies et deux outardes. Nous
voilà riches et approvisionnés pour deux repas au
moins.
II
C'était un samedi soir, veille de la Pentecôte,
nous naviguions depuis deux jours dans la rivière au
Sel. Le soir du deuxième jour, nous nous arrêtâmes
au pied d'une côte escarpée. Comme nous devions
partir le lendemain dans la matinée, la barque fut
amarrée à un petit îlot de sable à peine élevé de
quelques centimètres au-dessus de la surface de l'eau ,
et là nous dressâmes nos tentes.
Mais voilà que pendant la nuit, le ciel se couvre de
nuages, un vent orageux se lève faisant rebrousser la
rivière vers sa source. Bientôt la pluie tombe par
torrents, et l'îlot où nous nous trouvons est inondé.
Mes deux sauvages rivalisent de zèle pour me pré-
server de l'eau. Ils coupent des branches de saule
et les étendent dans ma tente, formant ainsi un
échafaudage sur lequel je me blottis péniblement.
Mais l'eau montait toujours. Ils mettent branches
sur branches, en mettent encore, jusqu'à ce qu'il ne
VOYAGES ET MISSIONS. 147
reste plus qu'un petit espace tout h fait au haut de la
tente. L'eau continuait de s'élever.
Ne pouvant plus exhausser ce parquet' d'un nou-
veau genre, mes deux sauvages vinrent se placer h
côté de moi, s'estimant heureux, disaient-ils, d'être
noyés près de leur père.
Un instant nous fûmes obligés de nous tenir dé-
boutée niveau s'était considérablement exhaussé, et
la tempête grondait toujours, et toujours la pluie tom-
bait à torrents. — 0 mon Dieu! disais-je intérieure-
ment, permettrez-vous que je meure ayant encore si
peu fait pour votre gloire?
Parfois mes deux compagnons se désespéraient; et
je relevais leur courage en leur montrant ma croix de
missionnaire.
— Vous mourrez martyrs de votre dévouement à
votre père, leur disais-je, et celui qui est mort pour
vous sur cette croix vous récompensera. Et quand je
les voyais plus abattus encore :
— Ne craignez rien, disais-je, le missionnaire ne
meurt point, et vous êtes avec moi.
Comme nous n'avions aucune espèce de nourri-
ture, mes sauvages avaient pratiqué un petit trou au
haut de la tente, et quand les oies ou les outardes
tombaient abattues par la tempête, ils parvenaient à
en tuer quelques-unes. Nous les saisissions au moven
148 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
d'une longue perche, et nous les mangions toutes
crues.
Pendant trois jours et quatre nuits nous restâmes
dans cette horrible situation.
Non, le missionnaire ne meurt point. Dieu veil-
lait sur lui, car Marie protégeait son enfant. Après
une dernière nuit de souffrances et d'anxiété des
plus cruelles — nous vîmes que la rivière avait di-
minué, l'orage ne grondait plus. Nous pûmes alors
descendre de notre échafaudage de branches et sortir
de la tente, n'ayant de l'eau que jusqu'à mi-jambe.
Le ciel était redevenu clair, les oiseaux dans les
forêts voisines chantaient la gloire de l'astre du jour
qui se levait radieux derrière la cime des grands
arbres.
ni
Notre frêle esquif était remis à flot ; à chaque
instant nous rencontrions des volées d'oies et d'ou-
tardes; ces oiseaux étaient tellement joyeux de voir le
beau temps qu'ils semblaient avoir perdu l'instinct
de leur conservation, aussi mes sauvages en profitè-
rent-ils pour en tuer un grand nombre : en moins de
VOYAGES ET MISSIONS. 149
deux heures nous en avions une trentaine dans notre
canot.
Le soir nous reposions nos membres fatigués sur
une belle pelouse, oubliant déjà les souffrances pas-
sées quand nous enlendîmes à deux pas de nous une
voix qui disait :
— Tous nos frères sont dans l'impatience, et le
parleur du bon Dieu ne paraît pas encore ; lui se-
rait-il arrivé quelque malheur ?
A ces mots, je vis mes deux compagnons se lever,
puis je les entendis pousser un grand éclat de rire.
C'étaientdeux sauvages qui venaient à ma rencontre
et qui, me voyant si attardé, faisaient ainsi leurs ré-
flexions tout haut.
Mes deux compagnons les appelèrent. Quand les
deux nouveaux venus m'aperçurent, ils tombèrent à
genoux, comme frappés de la foudre.
— Père, me dirent-ils, quand leur émotion leur
permit déparier, nous étions impatients de te voir,
nous avions faim de ta parole; c'est pour cela que
nous sommes venus, sachant ce que tu avais promis
l'an dernier à nos vieillards.
150 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
IV
Nous partîmes le lendemain matin vers neuf
heures, avec ces nouveaux rameurs, — Nous ar-
rivâmes bientôt aux cinq branches de la rivière, et
le grand lac des Esclaves se déroula à nos regards
avec ses myriades d'îlots verdoyants.
Avant de traverser la dernière baie qui nous sé-
parait du fort Résolution situé sur l'autre rive du lac
et où se trouvaient réunis les sauvages, nous fîmes
halte, car le vent me paraissait trop violent pour ha-
sarder le passage.
Cette multitude d'hommes venus presque de tous
les postes du district du fleuve Mackensie étaient cam-
pés sur l'autre bord impatients de me voir, je de-
mandais à mes conducteurs s'ils croyaient qu'on pût
passer ; eux qui autant que moi étaient désireux d'ar-
river, dissimulant le danger à mes yeux, me dirent
qu'à la rigueur on pouvait le tenter.
Mais à peine avions-nous fait un demi-kilomètre
que, n'étant plus abrités par les îles circonvoisines,
un vent affreux souleva les vagues, et nous vîmes
notre canot battu affreusement. Déjà de grosses lames
avaient inondé le frêle esquif que je tentais vaine-
VOYAGES ET MISSIONS. loi
ment de vider, je sentais le canot plier devant les
flots courroucés. La poupe et la proue menaçaient
de se réunir, nous allions être engloutis; — mes com-
pagnons épouvantés s'écriaient :
— C'est en vain que nous luttons et que vous cher-
chez à vider le canot, nous sommes perdus.
— Ayez confiance, leur répondis-je.
Sortant en ce moment suprême une petite statuette
de la sainte Vierge, qui ne m'a jamais quitté et m'a
toujours protégé, je leur dis :
— Voici la protectrice des voyageurs, c'est notre
mère, mettons-nous à genoux et laissons aux vagues
la liberté d'agiter notre canot.
Nous avions à peine commencé notre prière que les
seize cents ou dix-huit cents sauvages qui nous regar-
daient venir en poussant des cris de terreur à l'aspect
de notre lutte désespérée, s'agenouillèrent instinctive-
ment sur le rivage en faisant le signe de la croix, seul
signe religieux qu'ils connussent encore ; ils sem-
blaient ainsi unir leurs prières aux nôtres.
Quelques instants après le vent se calmait, nous
étions hors de danger.
Je m'écriai alors dans un transport de reconnais-
sance :
152 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Quel est celui, quelle est celle qui nous pro-
tège? Les vents et les flots lui obéissent.
Bientôt nous abordions au petit quai en avant du
fort Résolution.
CHAPITRE XVII
Le missionnaire au fort Résolution. — Discours. — Ovation. —
Le missionnaire commence à instruire les sauvages. — Com-
ment il leur apprend à lire. — Résultat extraordinaire. — Le
missionnaire se fait législateur. — Une femme courageuse. —
Jugement difficile. — Retour à Atthabaskaw.
Les sauvages saisis d'admiration et de recon-
naissance s'étaient réunis en masse autour de moi,
ne prononçant pas une seule parole. Je me dirigeai
vers le fort, et aussitôt, un passage m'étant ouvert,
j'avançai lentement au milieu de leurs rangs serrés,
leur touchant la main à droite et à gauche suivant
l'usage.
Jamais triomphateur arrivant au milieu de son
peuple n'a reçu plus de témoignages d'amour et de
respect. Quelques-uns versaient des larmes, d'au-
tres disaient :
iÙ DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Quel est celui qui vient nous visiter? Il faut que
celui qui l'a envoyé soit bien beau, puisque lui pa-
raît si bon.
Et les mères disaient :
— Voici, mes enfants, le parleur du bon Dieu.
Ceux qui avaient été le voir l'année passée n'ont pas
menti. Voilà que nous le voyons de nos yeux... le
voilà...
En ce moment, un vieillard octogénaire perçait la
foule et, arrivant à moi tout essoufflé, me parla ainsi :
— a Regardez mes cheveux blancs, mes reins affai-
« blis par les ans m'ont fait courber vers la terre,
« souvent je l'avais dit : fasse le Ciel que je vive assez
« longtemps pour voir son parleur 'î — Le voilà...
c pendant le cours de l'hiver qui vient de s'écouler,
« chaque jour me paraissait un mois et chaque so-
« leil levant je remerciais Dieu de revoir la lumière,
«j'étais malade et abattu et je disais à mon grand-
it père (Dieu) : — Quelques-uns des nôtres ont été
« voir leprêtrel'an passé, et le prêtre leur a dit : —
« Dites à vos vieillards que je leur défends de mourir,
«je veux les voir tous, — me laisserez- vous désobéir
« à ses ordres ?
« Le grand-père a écouté mes prières et avant de
« me plier pour toujours — je te vois... je sais que
« tu as une eau qui lave et qui purifie le cœur, tu ne
VOYAGES ET MISSIONS. 155
« partiras pas d'ici avant de l'avoir versée sur moi, et
« alors je mourrai content. »
il
Enfin je pus arriver au fort où le chef traiteur m'a-
vait fait préparer un appartement, et le lendemain je
pus commencera réunir les sauvages.
Je n'avais que peu de temps à donner à cette mul-
titude qui bientôt devait repartir pour la chasse, je
voulais cependant les instruire assez pour pouvoir
leur donner le baptême.
Je commençai par écrire en caractères de leur lan-
gue, sur des bouts de papier, les vérités fondamen-
tales delà religion. Je les leur répétais quinze à vingt
fois, et quand trois ou quatre des plus intelligents les
savaient, j'établissais des groupes autour d'eux à qui
ils les enseignaient. Par ce moyen au bout de huit
jours tous les sauvages savaient le Pater et pouvaient
réciter le chapelet en commun.
Au bout de ces huit premiers jours, je leur écrivis
les préceptes de morale, puis des prières, et je puis
l'affirmer, pas un de mes morceaux de papier ne fut
perdu, tous portèrent leur fruit.
156 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
C'est peut-être le plus grand effort qui ait été ac-
compli en fait d'instruction.
III
Comme ces sauvages étaient tous plus ou moins
polygames, la difficulté la plus sérieuse était de
les marier.
En conséquence, je les avertis que « contrairement
« à leurs usages le mariage était un acte libre et
« que je ne voulais pas qu'aucun d'eux donnât son
« consentement ou l'exigeât sans une complète in-
« dépendance, quant à ceux qui avaient plusieurs
c femmes, ils pouvaient choisir celle qu'ils aimaient
« le plus — jeune ou vieille, — mais il était con-
« venable pourtant qu'ils prissent la plus ancienne
u ou celle qui avait le plus d'enfants. »
Il paraît que le mariage provoque partout un peu
le rire. Le lendemain j'entendais dire aux sauvages,
tout en se rendant chez moi : — Nous allons nous
marier...
J'en avais réuni un certain nombre dans l'appar-
tement où je me trouvais.
Je comprenais que les sauvagesses fussent fières en
VOYAGES ET MISSIONS. 137
pensant qu'elles pourraient désormais agir avec des
droits égaux.
J'inscrivis leurs noms, et, après avoir discuté avec
ceux qui avaient plusieurs femmes quelle était celle
qui devait obtenir la préférence, je leur dis :
— Vous allez sortir aujourd'hui de l'état de brutes
dans lequel vous avez vécu jusqu'ici, c'est au nom de
Dieu et en présence de tous vos frères que vous allez
vous marier. — Le mariage a été fait par Dieu lui-
même, et moi, son ministre, je veux en son nom que
l'épouse ait la même liberté que l'époux, déclarant
indigne du nom d'homme celui qui va dans la tente
de son voisin pour lui prendre sa fille de vive force.
Je vais donc vous marier et je vous défends de dire
oui quand votre cœur dira non. C'est la volonté de
Dieu.
J'appelai alors un premier couple.
Le mari s'appelait Toqeiyazi (petit foin).
La femme s'appelait Ethikkan (tête brûlée).
— Toqeiyazi, dis-je au mari, veux-tu Ethikkan
pour épouse ?
— Oui.
— Et toi, Ethikkan, veux-tu Toqeiyazi pour époux?
— Non, répondit la sauvagesse à ma grande stu-
péfaction et à celle non moins grande de son mari,
et se tournant en face de celui-ci, elle continua:
158 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Tu m'avais prise par force, tu es venu dans
notre tente, tu m'as arrachée à mon vieux père, et
tu m'as traînée dans la forêt. Là je suis devenue ton
esclave parce que je te croyais le droit d'être mon
maître, — mais le prêtre vient de nous dire que
Dieu donnait à la femme la même liberté qu'à
l'homme — je veux jouir de cette liberté, je ne te
veux point.
Les sauvages témoins de cette scène se regardaient
interdits, les sauvagesses tremblaient comme à l'ap-
proche d'un grand malheur, les paroles que ve-
nait de prononcer Ethikkan étaient le renversement
de l'ordre social de ce peuple.
Quant à moi, je promenais sur tous un regard
assuré, ne témoignant aucune surprise.
Tout à coup et comme électrisés, les sauvages
s'écrièrent :
— Voilà une femme courageuse... elle a raison.
Ce fut le dénoûment heureux de cette scène
étrange.
Je pus célébrer ce premier jour une vingtaine de
mariages, mais une pareille scène ne se renouvela
plus : sans doute dès lors les sauvages eurent soin
de bien s'assurer de la volonté de leur fiancée.
VOYAGES ET MISSIONS. . 150
IV
Dans la soirée un vieillard se présenta à moi avec
ses deux épouses et me dit :
— Voici mes deux femmes, je prendrai celle que
tu me donneras.
— Ce n'est pas à moi, lui répondis-je, à faire ce
choix, indique-moi toi-même celle que tu veux.
— Mon cœur est bien malade et bat bien fort, fit
le sauvage. — J'ai depuis longtemps ces deux fem-
mes, elles ont toutes les deux des enfants... Je les
aime également...
Je m'adressai alors aux deux femmes, et je leur dis :
— Déterminez entre vous deux celle qui doit res-
ter.
Toutes deux me répondirent en larmoyant :
— Il ne nous appartient pas de décider.
— Combien avez-vous d'enfants? leur demandai-
Elles en avaient quatre chacune, seulement la plus
vieille avait deux garçons déjà en âge de chasser,
tandis que l'autre n'avait que de petits enfants.
Je dis alors à la plus ancienne :
— Tu vois que tu ne seras pas délaissée, puisque
160 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
tu pourras vivre avec tes enfants, veux-tu que je
donne ta compagne pour épouse à ton mari ?
Elle me répondit un oui si douteux qu'il était
équivalent à un non.
Me tournant alors du côté du vieillard, je lui dis :
— Et toi, qu'en penses-tu?
— Rien, dit-il, tu es maître. Je ferai ce que tu
voudras.
Je me décidai enfin pour la plus jeune.
Dès que le mari eut accepté, la vieille rompant le
silence qu'elle avait gardé jusque-là se leva furieuse,
disant à son mari :
— Est-ce ainsi que tu me récompenses de ma fidé-
lité ? — C'est moi jusqu'ici qui ai eu soin de toi, —
ma rivale ne raccommodait pas même tes souliers,
et maintenant tu la prends pour ta légitime épouse.
Je dus me raidir devant ces plaintes, quoique
mon cœur en fût navré — et maintenir mon juge-
ment.
Les mariages finis, j'invitai tous les sauvages à
venir se confesser, — afin de leur donner à chacun
en particulier les avis dont ils pouvaient avoir be-
soin.
VOYAGES ET MISSIONS. 161
Ils furent si fidèles à mon invitation, que pendant
les cinq semaines que je restai parmi eux ils ne me
laissèrent pas le temps de dormir.
Quelquefois, au milieu de la nuit, quand la fatigue
m'accablait, je m'accoudais sur une chaise, — un
sauvage entrait — me remuait fortement et me di-
sait :
— Je veux me confesser.
— Mais, mon ami, il faut bien que je prenne un
peu de repos.
— Je le sais, mais tu dois partir bientôt. — Je ne
puis pas vivre avec la masse de mauvaises actions
que j'ai sur le cœur. — Il faut que je te parle.
Un sauvage lui-même a besoin de communiquer
ses pensées.
Pendant mon séjour j'avais pu initier quatre jeu-
nes gens des plus intelligents à la lecture et à l'écri-
ture ; — je leur laissai des manuscrits et des alpha-
bets, et l'un d'eux, appelé Joseph Touzaé, qui depuis
est venu me faire plusieurs visites à Atthabaskaw,
a eu assez de zèle et de courage pour apprendre à
lire à plus de quinze cents sauvages.
Je repartais joyeux de ces résultats, et après douze
jours de voyage, étouffé cette fois par la chaleur et
dévoré par les moustiques, j'étais de retour à mon
établissement d 'Atthabaskaw.
11
CHAPITRE XVIII
Bonheur de revoir sa maison. — Joie des sauvages à l'arrivée du
missionnaire. — Il travaille à la construction d'une église. —
Retour des sauvages. — La plupart ont appris à lire dans les
déserts. — Leur satisfaction de revoir le père. — Un sauvage
exalté. — Les sauvages repartent pour la chasse. — Le mission-
naire reprend ses travaux de construction. — Il est fatigué
pour la première fois de sa vie. — Les sauvages arrivent de
nouveau mieux disposés que jamais à se convertir. — Le
missionnaire leur promet de leur faire entendre la voix de
Dieu.
I
Je trouvai mon établissement bien désert, l'herbe
avait poussé sur ce sol que nul pas humain n'avait
foulé depuis le jour de mon départ. Et cependant je
revoyais cette demeure avec une joie indéfinissable.
Je retournais à Atthabaskaw comme on retourne dans
sa patrie, je rentrais dans ma maison avec la joie
de l'enfant qui, après une longue absence, retrouve
le toit qui l'a vu naître! Dans cette maison,
nétais-je pas né une seconde fois ? — Cette plage
VOYAGES ET MISSIONS. 163
déserte, n'était-ce pas la patrie adoptive où m'avait
appelé la voix de Dieu ?
Quelques vieillards, quelques femmes et quelques
enfants sauvages, tous ceux que l'âge empêchait d'ê-
tre à la chasse, s'étaient trouvés sur le rivage à l'heure
de mon arrivée, et tous m'avaient accompagné au
haut de mon rocher. Les paroles d'amour de ces
pauvres gens, leurs témoignages expansifs de bon-
heur, ajoutaient encore à majoie de revoir des lieux
qui m'offraient de si douces consolations.
Le lendemain je disais à mon serviteur :
— En attendant le mois d'octobre, époque de
l'arrivée de tes frères qui sont à la chasse, nous al-
lons travailler à la construction de l'église.
— Mais, père, comment faire? Nous ne sommes
que deux pour élever ces gros troncs d'arbre, que
nous avons eu tant de peine à faire rouler jusqu'ici
avant votre départ pour le lac des Esclaves.
— Aie confiance et courage, — lui disais-je, nous
nous ferons aider parles vieillards. — Il faut qu'au
retour des sauvages l'église soit commencée... tra-
vaillons.
Nous nous mîmes résolument à l'ouvrage, mes
doigts eurent encore à subir de rudes épreuves,
mais au bout de quelque temps ils s'étaient de
nouveau endurcis.
164 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Après deux mois de travail, nous étions parvenus
à dresser les charpentes et nous avions presque assez
de planches pour le couvert.
Mais l'époque de l'arrivée des chasseurs approchait
et avec elle l'interruption de nos travaux. — J'étais
certain maintenant de pouvoir montrer aux sauvages
la carcasse du monument que je leur avais promis.
Ma satisfaction était complète.
Il
C'était à la fin du mois de septembre, et les chas-
seurs commençaient à arriver. Tous, à mesure qu'ils
apprenaient mon retour, venaient me voir et me
témoignaient leur joie ! — chose surprenante : la
majorité maintenant savaient lire, les plus intel-
ligents avaient appris aux autres, au milieu des
déserts; presque tous avaient tenu leur promesse
d'étudier dans leurs tentes au moyen des tableaux
qu'ils avaient emportés.
III
Un jour qu'un grand nombre de sauvages étaient
réunis chez moi, une de ces âmes ardentes à qui Dieu
VOYAGES ET MISSIONS. 165
a départi plus de talents et plus de sensibilité, m'a-
borda et me dit :
— «Sois le bien venu, mon père, la courte absence
que tu as faite nous avait attristés ; nous craignions
que nos frères du Grand Lac ne te retinssent. — Je
suis jeune encore, mais il me semble que je ne me
méprends point surtout ce que je vois, — je parle
peu, mais je pense beaucoup, — dans deux ans
tu as changé tout notre peuple. Je ne vois plus
aujourd'hui d'enfants malades, de vieillards in-
firmes, mourant de faim au pied des grands arbres
de la forêt, les jeunes gens en partant pour la
chasse, ne condamnent plus à périr ceux des leurs
qui ne peuvent pas les suivre; ils leur laissent
du poisson et de la viande sèche, je ne vois
plus mes frères s'égorger, ni les jeunes filles traînées
dans les bois. Autrefois, je n'entendais invoquer
que le puissant mauvais, — je n'entendais que
des cris de colère, des chants de vengeance; —
aujourd'hui j'entends prier , lire , pérorer. En
trois ans tu as changé notre peuple, aussi tout le
monde parle de toi et t'aime, tu es devenu la pensée
de tous.
Je parle sans doute sans esprit, mais j'ai voulu
te dire cela en présence des jeunes gens qui sont ici.
— Car moi je t'aime beaucoup et je voudrais que
166 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
tous les autres en fissent autant. Malheureusement
les jeunes gens sont tout feu en ta présence, et quel-
ques-uns aussitôt qu'ils t'ont laissé n'ont pas une
conduite conforme à leurs promesses.
Je lui répondis :
— Tu as parlé sagement, c'est certainement Dieu
qui a mis ces paroles dans ta bouche, continue à
parler, quand bien même ce serait pour n'être pas
écouté ; tu auras toujours le mérite d'avoir voulu le
bien de tes frères, et un jour, quand tu auras fait
pitié, tes enfants, qui semblent ne pas t'écouter
aujourd'hui, diront : — C'est ainsi que parlait notre
père, — et ils pratiqueront après ta mort ce qu'ils
semblent ne pas vouloir faire aujourd'hui.
— Tu dis vrai, la vérité vient de sortir de ta bou-
che, répondit-il. Et tous les sauvages présents de
s'écrier :
— Si nous entendions souvent de semblables
discours, nous ne serions pas si méchants et nous ne
ferions jamais de sottises.
En ce moment un vieillard un peu exalté se leva
et dit :
— Je n'ai ni tête ni mémoire, je suis un im-
bécile, je n'ai pas de facilité pour parler, je ne sais
point de discours, mais encore je veux dire un mot.
Si notre père prenait un bon bâton et qu'il m'en
VOYAGES ET MISSIONS. 167
donnât quand j'ai fait quelque chose de mal, — je
l'en remercierais.
Tous les auditeurs s'écrièrent :
— C'est en effet ce qu'il aurait de mieux à faire,
et nous serions tous contents.
— Puisqu'il en est ainsi, leur dis-je, je vais faire
fabriquer un gros fouet, il sera prêt pour votre re-
tour, prenez garde.
— C'est très-bien, exclamèrent les sauvages en
riant; il y a longtemps que tu aurais dû en avoir un,
et ils se retirèrent.
IV
C'était le 15 octobre, les sauvages partaient pour
la chasse.
Les voyez-vous, ces rudes enfants des bois, dans
leur costume pittoresque, composé d'épaisses four-
rures? — Un large bonnet à poil leur couvre le
front, un carquois rempli de flèches, un fusil de gros
calibre sont suspendus à leurs épaules, une hache
et deux couteaux pendent à leur ceinturon, — ils
sont là, réunis par groupes de cinquante ou soixante,
attendant dans la plaine le moment du départ. Tout
à coup les groupes s'ébranlent, se séparent, et après
168 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
les dernières poignées de main, on les voit s'ache-
miner lentement dans toutes les directions.
Du haut de mon manoir je contemplais mes
pauvres sauvages qui s'en allaient ainsi rester six
mois de l'hiver au milieu des forêts, tous soutenus
par l'espoir d'apporter au printemps une quantité
de fourrure qui les ferait riches pour l'année.
Ils étaient environ deux mille. La veille je leur
avais donné ma bénédiction, j'avais distribué à
chaque groupe des tableaux où j'avais tracé en ca-
ractères de leur langue des prières et des pré-
ceptes de morale, en leur faisant promettre de me
les rapporter au retour, c'est-à-dire au mois de
mars suivant.
Presque tous savaient le notre père, — et j'avais
la consolation de les voir partir avec la certitude
que le soir, groupés dans leurs tentes, ils réciteraient
en commun cette sublime prière.
Au milieu des déserts, — quand la neige trop
abondante empêchera les sauvages de chasser l'ori-
gnal ou le caribou, — quand le froid aura glacé la
rivière, ces hommes de la nature auront enfin une
formule pour élever leur âme vers le Créateur.
Ils auront aujourd'hui le sentiment de l'amour,
eux qui n'avaient jamais eu que le sentiment de la
crainte. Ils diront : — « Notre Père quiètes aux deux,
VOYAGES ET MISSIONS. 169
que votre nom soit sanctifié ! » eux qui n'ont jamais
cru qu'à la vie matérielle, ils diront : — « Mon Dieu !
que votre règne nous arrive.» Eux qui n'ont jamais
obéi qu'à leurs sens, ils mettront la volonté de Dieu
au-dessus de leur volonté, et ils diront : — « Mon
Dieu ! que votre volonté soit faite sur la terre et dans le
ciel. Leur nourriture quotidienne, seule nécessité de
leur existence, c'est à Dieu qu'ils la demanderont.
Eux chez qui le pardon des offenses est considéré
comme une lâcheté, ils diront : — « MonDieu1 par-
donnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons
à ceux qui nous ont offensés.
C'est à Dieu qu'ils demanderont de les délivrer
du mal et de ne pas les laisser succomber à leurs
instincts barbares.
0 vous qui n'avez jamais vu l'homme qu'au mi-
lieu des sociétés civilisées, transportez-vous en esprit
dans une tente de sauvage, voyez ces êtres que la
nature a placés sur une terre ingrate, qui jusqu'à ce
jour n'ont eu que l'instinct pour guide, la force
pour loi , le présent pour croyance ! écoutez la
prière de ceux qui n'avaient jamais su prier. Écou-
tez-les récitant avec foi le pater, — ce programme
170 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
divin du christianisme, cette sublime expression
d 'amour et de charité.
L'amour et la charité, deux mots jusques alors in-
connus chez ces barbares, deux sentiments que le
christianisme a réveillés dans leurs cœurs et qui les
ont régénérés.
VI
pp»
Mes sauvages partis, je repris mes travaux de con-
struction et, simultanément, je me mis à préparer un
champ pour y semer des pommes de terre ; un vaste
marais, au bas démon rocher, me parut convenable.
Je voulus le drainer; j'avais remarqué que la terre
noire ainsi que les feuilles sèches attiraient la gelée
pendant l'été ; j'essayai donc d'obvier à cet inconvé-
nient en creusant la terre à près d'un mètre de pro-
fondeur et mettant la terre vierge au-dessus; pendant
trois mois que dura ce travail, aidé de mon unique
serviteur, j'arrachai au moins deux mille pieds d'ar-
bres et je charriai plus de mille tombereaux de
pierres; j'éprouvai à la fin une très-grande chaleur
dans les bras et dans les jambes.
C'était la première fois de ma vie que j'étais fa-
tigué.
Cependant j'étais satisfait, mon église était quasi
VOYAGES ET MISSIONS. 171
terminée, mon établissement ainsi considérablement
agrandi — et j'avais un champ où je pouvais semer
des pommes de terre, seule récolte possible dans ce
pays.
VII
L'hiver s'écoula ainsi bien vite, au printemps mes
sauvages arrivèrent mieux disposés que jamais; puis
ils repartirent encore; je leur promis de les faire
jouir à leur retour d'un spectacle qu'ils n'avaient
jamais vu ; — de leur faire entendre une musique
qu'ils n'avaient jamais entendue.
— Que sera-ce, père, que sera-ce? me disaient-
ils vivement intrigués.
— Soyez sages, leur disais-je, apprenez bien à lire
et à prier. Montrez-moi que j'ai fait de vous des
hommes, et à votre retour je vous ferai entendre la
voix du Puissant qui vous appellera à la prière.
J'avais projeté la construction d'un clocher et
j'attendais une cloche que déjà j'avais demandée.
A peine les sauvages repartis pour la chasse, je
mis la main à ce nouveau travail.
CHAPITRE XIX
Le missionnaire construit un clocher. — Le sauvage Dénégo-
nusyé. — Étonnement de ce sauvage en voyant que le père
est aussi savant que lui. — Il se convertit. — Il repart avec
promesse de venir se faire baptiser dans un an.
v 4
I
J'étais occupé à construire mon clocher quand
j'aperçus venir de loin un sauvage déjà âgé suivi de
son épouse et de trois petits enfants. A chaque pas
le sauvage faisait une génuflexion, puis se relevait en
poussant des cris d'admiration.
Du haut de mes échafaudages je le regardais at-
tentivement, il m'était inconnu.
Je descendis alors de mon clocher, j'allai à sa ren-
contre, et, après lui avoir touché la main, je l'intro-
duisis dans ma maison.
Le sauvage s'assit avec une gravité remarquable,
prit son sac à tabajc, chargea sa pipe, et l'alluma en
silence.
VOYAGES ET MISSIONS. 173
C'était un homme de taille ordinaire, ses yeux
lançaient des éclairs : — il avait le front large, les
sourcils épais, le nez aquilin et un peu pointu, le
menton long et les oreilles apparentes, — tout en ce
sauvage révélait l'énergie et même le génie.
Quand je le vis en train de fumer son tshé (pipe),
je lui dis :
— etla unlyé (comment t'appelles -tu)?
— DENEGONUSYÉ .
— Pourquoi es-tu resté si longtemps sans venir
me voir ?
— Pourquoi? mais la chose est toute simple.
— Quelque simple qu'elle soit, je ne la comprends
point.
— C'est bien simple pourtant, répondit-il, et ce
n'est certes pas le manque d'affection, ni le désir de
te voir qui m'a arrêté ; peut-être plus que tout autre
j'ai le désir du bien et je te regarde comme un Dieu
descendu du ciel.. . Si je voyais Dieu lui-même, je ne
serais pas plus ému mais, continua-t-il après
une pause je ne suis point fait comme les autres;
quand je parle, je veux être compris, et quand on me
parle, je veux comprendre. Or jusqu'ici on m'avait dit
que tu parlais comme un enfant. — Voilà la raison
pour laquelle je n'étais point venu le voir. Mais der-
nièrement j'ai rencontré un de nos amis qui m'a dit
174 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
que tu parlais comme un homme.., et me voilà.
— Mais, répoDdis-je, si tous avaient fait comme
toi, je serais resté longtemps seul.
— Oui, mais je savais que d'autres venaient et
qu'ils se contentaient du peu que tu savais dire —
si personne n'était venu, je serais arrivé le premier.
— Hé bien ! lui dis-je, le Fils de Dieu assure que
les premiers seront les derniers et les derniers les
premiers, — voyons si tu seras du nombre. Il se prit
à rire en me disant :
— Je suis sûr que tout ira bien puisque tu aimes
à rire.
Je commençai à l'instant son instruction ; il m'é-
couta avec un religieux silence, puis il sortit tou-
jours avec sa même gravité.
Alors je fus témoin d'une scène qui se reproduisit
les jours suivants, ainsi qu'on va le voir, et qui té-
moigne de la grande mémoire de beaucoup de sau-
vages, de leur insatiable besoin de discourir et de
l'organisation puissante de quelques-uns, — qui,
élevés dans d'autres conditions, auraient pu donner
au monde des orateurs de premier ordre.
A peine sorti de ma maison, Dénégonusyé réunit
autour de lui quelques sauvages qu'il rencontra clans
les environs, et, s'asseyant sur une pierre, il se mita
les haranguer. — Il parla toute la journée, et la nuit
VOYAGES ET MISSIONS. 175
était venue que j'entendais encore sa voix sonore et
timbrée.
Le lendemain, le tribun du désert vint de nou-
veau me trouver et je continuai à l'instruire. — A
peine sorti, il recommença ses harangues de la veille,
et bien avant dans la nuit je l'entendais encore pé-
rorer.
— Mais pourquoi parles-tu tant ? lui dis-je quand il
revint chez moi. — Il y a de quoi te rendre malade
et empêcher tout le monde de dormir.
— Pourquoi ? me répondit Dénégonusyé ; — la
chose est naturelle : quand je viens ici et que tu me
parles, c'est sans doute afin que je retienne ce que tu
me dis; or le meilleur moyen, ce me semble, pour
ne pas l'oublier, c'est de le répéter aux autres : —
voilà pourquoi je parle si longtemps.
Il y avait à peine dix jours que j'avais commencé
l'instruction de ce sauvage que déjà il avait retenu
toutes les choses importantes de la religion.
Alors Dénégonusyé m'annonça qu'il devait partir
et je lui dis :
— Tu es assez instruit maintenant ; si tu veux, je
te donnerai le baptême.
— Non! me répondit-il, je n'ai encore rien fait
»ur le bon Dieu.
176 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Eh bien ! lui dis-je, quand tu auras fait quelque
chose, tu reviendras, et jeté baptiserai.
Il partait pour un an.
Il retournait à cent cinquante lieues, sur les bords
de la mer Glaciale, d'où il était venu exprès pour me
parler.
— Dans un an je reviendrai te voir , dit Dénégo-
nusyé en me serrant la main.
CHAPITRE XX
La nouvelle église est terminée. Le missionnaire reçoit une
cloche. — Arrivée de M. Grolier. — Le missionnaire n'est plus
seul. — Bonheur de revoir un Français. — La cloche est placée.
— Surprise et terreur des sauvages en l'entendant. — La voix
de Dieu. — Les sauvages se groupent en plus grand nombre
autour du clocher chrétien. — Le missionnaire projette une
nouvelle église de vingt mètres de long sur douze de large.
1
Ma nouvelle église était terminée, mon champ en-
semencé,— il ne me manquait plus que la cloche .
que les barques de la Compagnie devaient m'apporte!-
de jour en jour, — et qui m'arriva avant le retour des
sauvages ; nous travaillâmes aussitôt à la placer :
ce qui fut l'affaire de peu de temps, et j'attendis,
heureux de ménager cette surprise à mes naïfs dis-
ciples.
Nous étions alors vers le milieu du mois de sep-
tembre, et un jour que, venant de visiter mes filets,
12
178 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
j'étais monté au haut de la colline pour couper les
fagots de bois, — je lève la tête et je vois avec
une surprise suivie d'un indicible tressaillement un
prêtre se dirigeant du côté de ma maison.
A cette vue, je laisse là le fagot commencé et je
vole vers mon rocher.
Un instant je crus à un rêve, — c'était une douce
réalité je n'étais plus seul.
Ah ! lorsque pendant de longues années , vos
pensées ont dû se replier sur elles-mêmes, — quand
votre cœur si longtemps n'a pu s'épancher dans un
autre cœur, après de longues heures d'isolement, —
comment définir cette émotion de joie et de bon-
heur qu'on éprouve à l'aspect d'un ami, d'un frère,
d'un compatriote peut-être?
Ce prêtre était un compatriote en effet, — c'était
un Français, — il s'appelait Grolier.
J'allais pouvoir enfin parler de ma famille, de mes
amis, — de tous ceux que j'avais connus et aimés, —
j'allais pouvoir parler de la France.
II
Enfin je n'étais plus seul; — je pourrai désor-
mais m'absenter de mon établissement et aller au
VOYAGES ET MISSIONS. 179
milieu des lointains déserts, aux bords des rivières et
des lacs chercher les tribus sauvages qui ne viennent
pas à Atthabaskaw, — et répandre un peu partout,
dans les pays inexplorés, la semence évangélique.
Je pourrai laisser à mon troupeau un second
pasteur qui aura soin de lui. Qu'importe maintenant
qu'il ne sache pas parler la langue de mon pauvre
peuple ? — Mes sauvages en le voyant diront : —
« C'est le frère de notre père, c'est notre père aussi . »
Et il pourra les réunir dans le sanctuaire de Dieu.
III
Quelques jours après les chasseurs arrivaient.
Je leur avais promis une surprise.
Aussitôt que les premiers groupes apparurent
dans la plaine, je dis à mon serviteur de se tenir
prêta ébranler la cloche. Le brave garçon — qui
ne comprenait rien à ce que je voulais faire, m'o-
béissait machinalement.
Enfin, lorsque quelques centaines de sauvages
furent assez rapprochés,
— Sonne, sonne fort, lui criai-je.
Le sauvage m'obéit ; — mais au premier tinte-
ment il lâche la corde et s'enfuit épouvanté.
180 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
A leur tour, je vis tous les sauvages s'arrêter in-
terdits dans la plaine, cherchant des yeux et des
oreilles d'où était parti ce tonnerre qui venait d'é-
clater.
Un instant je m'amusai de leur étonnement, puis,
prenant la corde moi-même, je me mis à sonner à
grande volée.
Alors vous eussiez vu tous ces sauvages, les uns à
genoux, les autres les bras levés au ciel, gesticu-
lant, priant, criant, — n'osant ni avancer ni recu-
ler...
Ils auraient vu le Grand Lac se changer en forêt,
et la forêt se transformer en lac, que leur stupéfac-
tion eût été moins grande.
Je cessai d'ébranler la cloche, et, me montrant à
eux, — je leur fis signe d'avancer.
A ce signe, tous, poussés par un élan de joie ou
de curiosité, se mirent à courir de toutes leurs for-
ces. C'était à qui escaladerait le premier jusqu'à
l'église : jamais l'expression de course au clocher ne
fut plus vraie ni mieux appliquée.
Ici j'aurais une longue page à écrire des mille
questions qu'ils me firent tous à la fois.
Je leur expliquai quel était le but de la cloche ;
je leur dis qu'en France elle annonçait toutes les cé-
rémonies religieuses, et tous me promirent bien de
VOYAGES ET MISSIONS. \&i
venir à la prière chaque fois qu'ils entendraient sa
grande voix.
C'était la première fois que la cloche retentissait
sur cette plage jadis déserte.
IV
Je m'aperçus dès lors que le nombre des sauvages
qui fréquentaient le poste d'Atthabaskaw s'était con-
sidérablement accru. Ma nouvelle église était presque
déjà trop petite, mon rêve de fonder sur cette plage
une mission considérable se changeait en réalité. Je
consacrai cette nouvelle année à agrandir mon
champ, à ouvrir des fossés; je projetai deux autres
maisons, l'une pour le compagnon qui venait de
m'arriver et l'autre pour les serviteurs que la mis-
sion naissante pourrait enfin engager.
Je projetai aussi une autre église, — mais assez spa
cieuse cette fois pour parer à toutes les éventualités.
— Cette église, qui aura dix-sept mètres de long
sur neuf de large, je ne la commencerai que l'année
d'après et je resterai quatre ans pour la terminer.
Ces divers travaux ne m'empêcheront pas de vi-
siter régulièrement les tribus disséminées dans toute
l'étendue de ce vaste continent.
182 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
IV
Déjà presque tous les sauvages qui visitaient le
poste d'Atthabaskaw savaient leurs prières, plusieurs
savaient lire et passablement écrire. Je m'appliquai
ensuite à donner aux cérémonies religieuses le plus
de pompe possible, j'avais appris à la plupart des
cantiques, qu'ils chantaient en masse au refrain :
leurs voix, malgré leur discordance, me charmaient
le cœur. Ces hommes qui célébraient aujourd'hui
la gloire du Seigneur, étaient hier encore des mal-
heureux dominés par les plus tristes passions et les
superstitions les plus hideuses.
Le temps que je n'employais pas à la prière, au
catéchisme et à la lecture, était pour moi le plus
précieux. C'est dans ces moments de loisir que
j'allais visiter les sauvages un à un dans leur loge,
soit pour les diriger, soit pour mettre la paix dans
leur ménage, calmer les haines, réconcilier des
ennemis mortels. Beaucoup encore ne se trouvaient
pas toujours bien disposés à recevoir mes conseils,
mais je trouvais parfois çà et là des âmes d'élite,
des prédestinés qui me payaient surabondamment
VOYAGES ET MISSIONS. 183
de mes fatigues, en me donnant l'espérance pour
la conversion de tous ces infidèles.
— Mon père, me disait un jour un sauvage baptisé
depuis un an, je t'aime et j'aime tes discours ; depuis
le jour où tu m'as donné le baptême, je ne crois
pas qu'il soit sorti de ma bouche une parole mal-
séante. J'aime mon épouse comme moi-même et
j'ai la consolation d'en être aimé ; tu m'as dit que je
devais aimer mes enfants comme un dépôt sacré
que Dieu m'a confié. Je les aime comme cela, — je sais
qu'ils sont à Dieu plus qu'à moi. Depuis que ta
parole s'est fait entendre à mes oreilles, j'ai beau-
coup souffert, beaucoup jeûné, sans jamais me
plaindre ; — Dieu le veut, et je le veux aussi.
— Le Fils de Dieu, comme toi, a jeûné dans Je
désert, et comme toi il a souffert, répondis-je. Dieu
qui aime la résignation, accomplit toujours les désirs
de ceux qui savent se résigner; tu seras récompensé
dans les cieux de ta bonne conduite.
— Un seul désir me reste, interrompit le sauvage,
c'est de mourir bientôt pour voir les merveilles que
tu nous prêches. »
iSA DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
VI
Peu de temps après mon arrivée à Atthabaskaw,
j'avais baptisé une jeune sauvagesse de dix- huit à
vingt ans. Pendant les premiers mois de sa conver-
sion cette sauvagesse venait souvent à mes prédica-
tions, puis je ne la revis plus. Je lui avais donné le
nom de Berthe, et elle était un exemple de modestie
et de ferveur. Un jour son mari, que j'avais baptisé
aussi, vint me trouver et me dit : — Père, mon
épouse est malade, viens la confesser.
Je partis au même instant, en compagnie du sau-
vage, et quelques heures après nous arrivions à sa
loge.
Je trouvai Berthe couchée sur une natte dans un
coin du réduit.
— Mon père, mon cher père, s'écria la pauvre
malade à mon aspect, Dieu m'est témoin que la
vérité va sortir de ma bouche : je vois approcher
avec bonheur le jour de ma délivrance. C'est sans
doute pour me punir des péchés que j'ai commis
avant d'être chrétienne, que Dieu me fait souffrir,
car je sais que j'ai été coupable. Mais, depuis huit
mois que j'éprouve de cruelles douleurs, je n'ai
VOYAGES ET MISSIONS. ' l*>
jamais laissé échapper de plainte ; aussi je sens que
Dieu m'a pardonné.
— Oui, Dieu t'a pardonné comme je t'ai par-
donné moi-même, lui dis-je, ému jusqu'aux larmes
des accents de cette âme résignée.
La sauvagesse se releva à demi sur sa couche; ses
yeux, brillant de leur dernier éclat, s'arrêtèrent un
instant sur moi. . . puis elle dit :
— 0 mon père, je le vois entr'ouvert pour me
recevoir, le ciel dont tu m'as tant parlé, je vois la
bonne Marie qui me tend les bras. Depuis le jour
heureux où tu m'adoptas pour enfant, en versant sur
mon front l'eau régénératrice, je t'avais pris pour
mon père, et Marie pour ma mère; vous ne m'avez
point manqué depuis, et je te vois encore au moment
de ma mort. Merci, père, merci d'être venu dans la
tente de ton enfant.
— Dieu a exaucé tes prières, mon enfant, il a
tenu les promesses que je t'avais faites, de ne jamais
t'abandonner.
— Dans le long cours de ma maladie, repartit la
sauvagesse, j'ai adressé de nombreuses prières à
Jésus et à Marie, non pour leur demander de vivre,
mais plutôt de mourir.
Le lendemain, je vins donnera Berthe la sainte
communion, et quelques jours après elle expira.
186 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Que de consolations me donna cette bienheureuse
mort! Le nom de cette sauvagesse mérite d'être ins-
crit dans le livre de vie.
Vil
— Le père Abraham est malade, me dit-on un
jour, il désire te voir.
Celui qu'on appelait le père Abraham était un
vieillard octogénaire que j'avais baptisé un an aupa-
ravant ; son nom sauvage était : Intsolléiyazi
{bouton de rose).
Véritable patriarche de sa nation, sa foi ne le
cédait en rien à celle de l'ancien patriarche dont il
portait aujourd'hui le nom. Je me hâtai de courir
vers lui et je le trouvai presque mourant de vieil-
lesse plutôt que de maladie; il était plus qu'octogé-
naire.
— Mon petit-fils bien-aimé, me dit le vieillard,
à peine entré dans sa loge, je veux avant de mourir
que tu saches l'histoire de ma vie. Avant de te con-
naître j'avais eu un autre guide dans la voie du
salut ; jeune encore, j'interrogeais les plantes, j'inter-
rogeais les fleurs, les astres, les oiseaux, et tout
me disait ou semblait me dire : — Je ne me suis
VOYAGES ET MISSIONS. 187
point fait; — il y a donc un Dieu créateur, me disais-
je à moi-même ; ce maître souverain mérite donc
d'être honoré. Seul peut-être de toute ma nation,
j'ai commencé àl'adorer, à lui demander mes besoins,
à lui offrir ma vie et mes actions. Guidé par une main
invisible, je ne me suis point vautré dans le vice;
comme mes compatriotes, mes lèvres n'ont jamais
proféré ni blasphèmes ni mensonges. J'ai tâché
d'élever ma nombreuse famille dans la crainte du
Créateur et l'amour des hommes. Le maître qui a
parlé à mon cœur dès mon bas âge, n'a pas été pour
moi avare de ses dons, la chasse et la pêche ont
toujours été faciles et abondantes.... tel était mon
état, quand je vis luire pour la première fois le
soleil lumineux qui nous annonçait ton arrivée, —
toi, l'envoyé du Créateur. — Je bénis ce jour heureux,
en pensant que mes parents, jusque-là sourds à ma
voix, se rendraient dociles à la tienne.... A Dieu en
soit rendu tout honneur, toute gloire, ô mon cher
petit-fils bien-aimé.
Abraham, malgré son grand âge, devait vivre en-
core assez longtemps quoiqu'infirme; il put revenir
encore à Atthabaskaw .
— Tu vis donc encore, grand-père? lui dis-je la
première fois que je le revis.
— Oui, me répondit-il, Dieu m'a fait vivre jusqu'à
188 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
ce jour pour que j'eusse le plaisir de te revoir.
Un jour, je le vis arriver au printemps dans le
même état où je l'avais toujours connu ; il tenait
entre les bras un de ses petits- fils malade, qu'il
m'amenait afin que je le bénisse une dernière fois ;
quand j'eus satisfait à ce légitime désir, je voulus
essayer de l'encourager, car il paraissait très-affecté;
il m'interrompit en me disant :
— Mon bien-aimé fils, mon heure est proche, mon
petit-fils mourra bientôt et je l'accompagnerai au
tombeau ; je sais que mon temps est arrivé et je n'en
suis point fâché ; il me tarde de voir notre père h
tous, la seule prière que je lui fais, c'est de m'appe-
ler à lui.
11 repartit, et huit jours après il était mort. Sa
mort fut digne de sa vie. La veille, il avait rassemblé
sa famille et lui annonça positivement qu'il allait
mourir.
— Je suis sûr, leur dit-il, qu'avant que le soleil
de demain disparaisse de l'horizon, je verrai mon
Dieu ; ne vous attristez pas sur mon sort, il est digne
d'envie; pour vous, mes enfants, si vous marchez
sur mes traces, vous me suivrez dans l'éternité.
A ces mots, il fit le signe de la croix, ferma les
yeux et rendit doucement son âme à son Créateur.
CHAPITRE XXI
Dénégonusyé retourne à Atthabaskaw. — Ce sauvage raconte
ses aventures dans le désert. — Ce qu'il a fait pour mériter le
baptême. — 11 veut être baptisé le jour de Saint-Pierre. —
Pourquoi. — Prière de Dénégonusyé. — 11 reçoit le nom de
Pierre. — Sa foi. — Il repart pour sa tribu. — 11 fait des
conversions.
Un jour, comme j'étais à équarrir un tronc d'ar-
bre, je vis venir à moi un sauvage que je crus recon-
naître, — mais dont le nom m'avait complètement
échappé.
Le sauvage s'était arrêté gravement à quelques
pas de distance et gardait le silence ; — puis, voyant
qu'à mon tour je ne lui parlais pas, il s'approcha,
et, me tendant la main, il me dit :
— Tu ne me reconnais donc pas que tu ne me
dis rien?
— Non, qui es-tu ?...
— Mon père n'a donc point de mémoire?
190 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Si, j'ai de la mémoire, dis-moi ton nom, et tu
verras !
— Je suis Dénégonusyé. L'année passée, en re-
tournant sur les bords de la mer Glaciale, je te pro-
mis de venir te revoir dans un an, — et me voici.
— Je vois, lui dis-je, que tu as été fidèleàta pro-
messe. — Tu voulais travailler pour le bon Dieu avant
d'être baptisé ; voyons ce que tu as fait depuis.
— Père, me répondit le sauvage, qui n'était autre
que le fameux orateur, depuis que je t'ai quitté, j'ai
prêché nuit et jour au peuple de ma nation tout
ce que tu m'avais appris. J'ai fait prier, j'ai marié, —
j'ai enterré : — je crois avoir converti plus de trois
cents des miens.
— En ce cas, Dénégonusyé, tu as mérité le bap-
tême.
— Je ne m'appelle plus Dénégonusyé ; — dans ma
nation j'ai reçu le nom de Yalty-iyazi, le Petit-
Prêtre.
Les paroles de ce sauvage me surprirent ; je l'em-
menai jusqu'à ma maison ; — aussitôt qu'il se fut
assis, — il sortit méthodiquement son sac à tabac,
bourra son tshé, l'alluma, puis il me dit :
— J'ai faim.
— Manques-tu de provisions ?
— Ce n'est pas cela que je veux dire.
VOYAGES ET MISSIONS. 191
— Comment as-tu donc faim?
— Oh ! fit-il avec un soupir prolongé, — il y a
longtemps que tu ne m'as parlé, j'ai déjà tout digéré,
j'ai faim de ta parole, il me faut quelque chose de
nouveau.
— Si c'est de ma parole que tu as faim, je t'en
rassasierai, tu sais que je n'en suis pas avare; — mais
dis-moi bien tout ce que tu as fait pour le bon Dieu
afin de mérite rie baptême.
— Je te l'ai dit, j'ai converti un grand nombre de
sauvages, j'ai baptisé, j'ai confessé, j'ai donné des
pénitences.
— Alors tu as bien mérité le baptême, convenons
du jour où je te l'administrerai.
Dénégonusyé réfléchit un instant et me dit :
— Je veux être baptisé le jour de la fête de
saint Pierre.
Il
Comme il y avait encore une quarantaine de jours
et que nous nous trouvions dans une très-grande
pénurie, puisque nous vécûmes cinq semaines, ne
mangeant que des fraises sur les collines, ne sa-
chant plus où mettre nos filets à cause de la crue
des eaux du lac, je dis au sauvage :
192 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Pourquoi ne pas choisir une autre fête plus
rapprochée? Tu vois que nous ne pouvons rien te
donner pour manger, — tu auras longtemps à
souffrir.
— N'importe, dit-il, je veux être baptisé le jour
de Saint-Pierre. Voyant qu'il tenait tant à son idée,
je voulus en connaître la raison.
— Pourquoi le jour de Saint-Pierre ?
— Mais c'est bien simple, fit Dénégonusyé en pre-
nant son ton d'orateur, — moi, je ne fais rien sans
raison. Or, si j'ai bonne mémoire, tu me disais l'année
passée que Dieu avait donné les clefs du paradis à
saint Pierre; je suis bien résolu de ne plus offenser
le bon Dieu aussitôt que j'aurai été baptisé, — je
choisis donc la fête de saint Pierre afin qu'il m'ou-
vre la porte et qu'il ne la referme plus.
La raison me parut bonne, et il fut résolu que
Dénégonusyé serait baptisé pour la Saint-Pierre ; je
recommençai alors son instruction, et, comme l'an-
née précédente, quand il était sorti de chez moi, il
haranguait les sauvages.
Quelques jours après, je m'aperçus qu'il était
excessivement desséché, et je lui dis :
— Te voilà suffisamment instruit pour recevoir le
baptême, va-t'en, tu chercheras çà et là ta nourri-
ture, et tu reviendras quelques jours avant la fête. —
VOYAGES ET MISSIONS. 193
Tu sais que nous n'avons rien nous-mêmes, et nous
ne pouvons te faire manger,
— Oh ! ce n'est pas nécessaire, dit-il.
Au bout de quelques jours, craignant qu'il ne s'af-
faiblît trop, je l'engageai encore à aller chercher un
peu de nourriture dans la forêt.
— Tu souffres, luidisais-je, tu as faim ; pourquoi
ne pas partir? Il me regarda et me dit :
— Je ne te comprends plus, tu me parles tantôt
d'une façon et tantôt de l'autre.
— Je parle pourtant assez bien.
— Ce n'est pas cela; je te comprends bien.
— Mais alors y a-t-il contradiction dans mes pa-
roles?
— Certainement, tu ne dis pas toujours la même
chose.
— Explique-moi alors en quoi je me contredis.
— Eh bien, je vais te le dire. L'année passée , tu
me disais que lorsque le Fils de Dieu fut décidé
à prêcher sa parole, avant d'être baptisé, il répé-
tait souvent : — Je vous ai donné l'exemple afin
que vous fassiez comme j'ai fait. — Or, il s'en alla
dans le désert et il jeûna quarante jours et qua-
rante nuits; puis il fut baptisé. Eh bien! ne faut-ii
pas que je fasse un peu comme lui?.. Et tu me dis
de m'en aller.
13
194 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
III
La veille de la Saint-Pierre, je vis Dénégonusyé plus
affaibli encore et ne pouvant presque plus marcher,
entrer à l'église. Je le suivis, il s'agenouilla en face
de l'autel et j'entendis qu'il disait :
— «Mon Dieu, vous avez beaucoup d'esprit, et moi
j'en ai fort peu. Je suis si ignorant que je n'ai pas
pu apprendre la prière que j'ai à vous faire. Je vous
parlerai avec mon cœur , et j'espère que vous me
comprendrez.
«Mon Dieu, je dois être baptisé demain ; mais il y
a une foule de choses qui m'embarrassent pour ne
plus vous offenser : ainsi j'ai mon épouse qui est
borgne, mais c'est là son moindre défaut ; elle est
très-lente, quand je la commande ; elle me fait
impatienter, il faudrait la corriger, afin de ne plus
m'exposer à pécher après mon baptême. — Le
deuxième de mes fils a le même défaut que sa
mère, il faudrait l'en corriger aussi. Quant aux
sauvages mes frères, je les connais beaucoup mieux
que le prêtre : — il faudrait donc les convertir ou
bien les faire tous mourir d'un seul coup.
« Mon Dieu, je dois être baptisé demain ; mais il y
VOYAGES ET MISSIONS. 195
a longtemps que je ne mange guère ; vous avez dit :
Demandez, et vous recevrez ; or, comme je ne peux
pas vivre sans manger, vous êtes obligé de me don-
ner bonne chasse après, car je partirai demain. »
Et le sauvage continua, longtemps encore, à faire
à Dieu ses naïves recommandations.
Le lendemain, un peu avant l'aurore, on frap-
pait à coups redoublés à ma porte.
— Qui est ]à ? criai-je.
— C'est moi, — Dénégonusyé. — Tu devrais sa-
voir que c'est aujourd'hui Saint-Pierre et que je dois
être baptisé.
— Il est encore trop matin, lui répondis-je,
attends après la messe.
Il attendit, et, de suite après la messe, au moment
où je me tournais pour dire quelques paroles aux
sauvages qui étaient là, il se leva au milieu de l'as-
semblée et me dit :
— Tu devrais savoir que c'est aujourd'hui que je
dois être baptisé.
Les assistants, surpris de cette apostrophe, firent
entendre quelques murmures. — Je leur imposai
silence de la main. En ce moment, on eût dit qu'un
rayon lumineux environnait la tête du néophyte
des bois. — Le Saint-Esprit avait hâte d'habiter dans
ce nouveau tabernacle.
196 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Pierre, lui dis-je, — car ce fut le nom que
je lui donnai, — veux-tu te trouver baptisé ?
— Oh ! oui, je le veux, dit-il, il y a bien longtemps
que je le demande. — C'est l'unique désir de mon
cœur.
Bientôt l'onde régénératrice coulait sur le front
du sauvage.
L'Église comptait dans son sein un prédestiné de
plus.
Le lendemain, Dénégonusyé me dit :
— Je pars. Je vais chercher de la nourriture. Dieu
s'est obligé à me faire manger.
Quelques jours après , il revint frapper à ma
porte et me dit :
— Viens sur les bords du lac, et tu verras.
Il avait un canot plein de viande et il me le mon-
trait en disant :
— Tu vois que le bon Dieu a tenu sa promesse. —
Je sais que tu es dans le besoin, je t'apporte des
provisions.
Il repartit en m'annonçant qu'il ne reviendrait
que dans un an ; mais , à ma grande surprise ,
quinze jours ne s'étaient pas écoulés qu'il entrait
encore chez moi, et me disait suivant son habitude :
— Père, j'ai faim de la parole de Dieu. J'ai digéré
tout ce que tu m'avais donné.
VOYAGES ET MISSIONS. 197
Je le gardai quelques semaines encore.
Un jour, pendant que je l'instruisais, il aperçut
une vieille calotte, jetée par mégarde sur une
chaise. Il la prit en me priant de la lui donner.
— Je veux bien, lui dis-je, si elle peut t'êfre
utile.
— C'est ainsi qu'il me la faut, dit-il.
Ignorant ce qu'il voulait en faire, je la lui laissai,
et il partit. — Quand il fut de nouveau au milieu de
son peuple, il mettait la vieille calotte sur sa tête et
disait :
— « Le printemps passé, quand je vous ai laissés,
« quelques-uns croyaient que je n'étais pas prêtre,
« que peut-être je ne parlais pas toujours très-juste,
<( voyez cette calotte, c'est la calotte de notre Père.
a — Ce qu'il dit, c'est ce que je vais vous dire;
« quand je parlerai, dites : — Ce n'est pas lui qui
« parle : c'est notre Père. De cette manière, vous
« profiterez bien mieux. »
Ce ne fut que plus tard que je sus l'usage que
Dénégonusyé avait fait de ma calotte ; il me l'apprit
lui-même un jour qu'il vint me demander une clo-
chette pour dire la messe.
CHAPITRE XXII
Éloquence des sauvages. — Ce que les sauvages appellent faire
la messe. — Discours des sauvages.
I
Dans les tribus où le christianisme a pénétré, les
types de Dénégonusyé ne sont pas rares.
L'histoire que je viens de rapporter est un tableau
véritable des mœurs des sauvages devenus chrétiens.
Les sauvages qui restent loin de l'église, se réunis-
sent le dimanche sur le mont voisin le plus élevé,
ils s'orientent le mieux possible, se tournent du côté
où ils savent qu'une église se trouve, et chantent
des cantiques ou récitent des prières. Bientôt le plus
grand orateur se lève, fait le sermon : il rappelle
tout ce qu'il a ouï dire et fait des applications mo-
rales. Quand l'un a fini de parler, un autre recom-
mence.
C'est ce qu'ils appellent faire la messe.
VOYAGES ET MISSIONS. 199
Il arrive souvent que ces chrétiens, étant malades
et trop éloignés du prêtre, disent à l'un de leurs
parents ou amis, au moment de mourir : — « Écoute
« ce que je vais te dire. — Si je voyais le prêtre, je
« lui dirais ceci.... Quand tu le verras, tu te con-
« fesseras pour moi. » C'est dans ce sens que Déné-
gonusyé disait la messe et confessait.
Il n'est pas rare aussi de les entendre discourir
entre eux, prenant pour sujet la religion : ils aiment
à parler des choses de Dieu.
Je me souviens d'avoir entendu quelques sauvages
tenir conversation au milieu d'une trentaine des
leurs. — J'ai retenu quelques-unes des paroles qui
me frappèrent le plus, tant par la justesse du fond
que par l'originalité de la forme.
II
L'un disait :
— u Je n'ai pas besoin de lire, comme font les
a jeunes gens, pour comprendre les choses du bon
« Dieu. — Je regarde le ciel, je regarde la terre et
« je dis : C'est lui qui a fait tout cela. Quand je
« passe le long des rivières et que je vois des plantes,
« des oiseaux, des poissons, je dis encore : C'est le
200 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
« bon Dieu qui a fait tout cela, et je l'en remercie.
« — Depuis que nous avons connu le prêtre, je n'ai
« jamais désiré de vivre. Je vis au jour le jour.
« Chaque matin, en m'éveillant, je dis : — Voilà
« que le bon Dieu me donne un nouveau soleil, et
« ma pensée ne se porte pas plus loin.
« J'entends quelques-uns dire : — Le printemps
« prochain je ferai telle chose ; mais je ne trouve
« pas cela bien ; il faudrait ajouter : — Si le bon
« Dieu me conserve, si je vis jusqu'à ce temps-là. »
Un autre lui répondit :
— « Tout ce que tu dis est bien vrai ; mais je
« remarque une chose qui me fait de la peine ; il
« y a des sauvages qui sont fiers quand ils ont de
« beaux habits, ils chassent tout l'hiver, apportent
« beaucoup de fourrures et ne trouvent jamais qu'il
« y en a assez. — Moi, je n'aime pas cela : mes ha-
« bits peuvent bien être laids ; si mon cœur est bon,
« cela me suffira. Aussi, je dis toujours à mes en-
« fants :
— « Mes enfants, faites de la sorte écoutez
« bien ce que je vous enseigne ; je pense que j'ai un
« peu le souffle du bon Dieu : ma tête, mes bras,
« mes jambes, mon esprit, tout cela ne fait qu'un ;
« ce que le bon Dieu dit est comme cela
« écoutez donc bien sa parole.... Que vous importe
VOYAGES ET MISSIONS. 201
« que vous ayez de beaux habits ? — ce n'est pas ce
« qu'il demande. »
Un troisième ajouta :
— « Nos ancêtres, que nous regardions comme
« des hommes distingués, nous disaient : — Vous
« êtes comme des dieux... ils parlaient comme des
« sages suivant la nature ; mais comme Dieu ne leur
« avait pas encore donné à manger sa pensée, ils
o ne disaient que des sottises. Moi-même, jeune
« encore, quand mon esprit commença à prendre
« de l'énergie, je commençai à avoir une très-grande
« estime de ma personne ; je disais : — Qui plus que
« moi a droit de se croire Dieu? Quand les vieillards
m parlaient en ma présence, je trouvais que très-
« souvent ils disaient des inepties ; — il faut donc
« que je leur sois supérieur, pensais-je. Grandis-
« sant dans ces pensées, je me disais : — Moi seul
«je suis grand. Mais, depuis que le prêtre est venu,
« depuis que j'ai entendu ses paroles , mes idées
« ont changé : de grand, je suis devenu petit, je
« suis redevenu comme enfant ; je regarde comme
« rien ce que j'aimais autrefois. — Les fourrures,
« les draps fins, les beaux fusils, voilà ce qui est bon,
« me criait-on. Sans doute, cela est utile ; mais,
« quand je considère et que je médite la parole
« du père, je regarde tout cela comme rien. »
CHAPITRE XXIII
Le rêve est devenu réalité. — La mission est assurée pour l'ave-
nir. — Le missionnaire est proclamé par les sauvages le
petit faiseur de terre. — Projet d'un voyage chez les Castors.
I
C'était en 1859, il y avait près de dix ans que
j'étais arrivé à Atthabaskaw, seul et ne connaissant
ni les mœurs, ni les coutumes, ni les langages des
peuples sauvages qui fréquentaient ce poste.
Mes longues veilles d'études avaient porté leur
fruit ; à force de persévérance, j'étais alors parvenu à
approfondir ces différentes langues sauvages, que
nul étranger encore n'avait pu apprendre et qu'il
fallait savoir, sous peine de reprendre le chemin par
où j'étais venu.
Mon désir de créer sur cette place une mission
qui pût rayonner sur tout l'extrême nord du conti-
nent américain, s'était accompli.
VOYAGES ET MISSIONS. 203
Mon rêve s'était presque réalisé : la première année
j'avais construit une maison et une chapelle; la se-
conde année j'avais transformé les marais en
champs fertiles et en jardins; la troisième, je cons-
truisais une nouvelle église, une nouvelle maison et
cuisine , une étable, une autre maison pour les
engagés de la mission, puis j'entreprenais enfin une
grande église qui, sur cette plage, peut passer pour
un véritable monument et que j'avais terminée après
quatre ans de travail.
Quelle différence du jour où j'étais arrivé à Attha-
baskaw! Maintenant, en ces lieux déserts si longtemps,
une population considérable venait s'agglomérer ;
chez ces hommes, qui désormais se regardaient
comme des frères, le christianisme avait remplacé
l'idolâtrie, la barbarie avait fait place à la civilisa-
tion et quand les tentes se dressaient à l'entour de
mon établissement, quand la cloche se faisait en-
tendre, ce n'était plus une tribu sauvage qui était
là réunie, c'était une société de chrétiens.
Quel triomphe pour la religion î
Quelle joie pour le ciel !
Quelle consolation pour le missionnaire !
204 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Il
Sous le rapport matériel, la mission était désormais
assurée de l'avenir. J'avais pu engager des serviteurs,
sans crainte de ne pouvoir les nourrir. Dans les
champs que j'avais créés, les pommes déterre pous-
saient à merveille, l'orge nous promettait une ré-
colte, des vaches à lait étaient à l'étable et nos
chiens, si utiles dans ces contrées, se multipliaient.
En automne 1858 nous récoltions 150 sacs de
pommes de terre, 70 sacs d'orge et un peu de fro-
ment. L'étable renfermait des bœufs, des vaches et
des chevaux.
Les sauvages, habituellement si pauvres, et dont
l'ambition se borne au bien-être que leur procure la
chasse ou la pêche, étaient grandement surpris de
tout ce qu'ils voyaient, aussi ne m'appelaient-ils
plus que : Le petit créateur, ou, pour mieux dire,
LE PETIT FAISEUR DE TERRE.
A Dieu né plaise que je me glorifie dans ces sou-
venirs ! les œuvres de la foi ne sauraient être do-
minées par un motif humain.
Est-ce à l'instrument de s'attribuer l'œuvre de
celui qui le met en mouvement?...
VOYAGES ET MISSIONS. 205
III
Mais je n'ignorais pas que j'avais été envoyé en ces
lieux, non pas uniquement pour bâtir des maisons,
construire des églises, drainer des marais et ense-
mencer des champs.
J'étais venu, surtout, pour répandre la semence
évangélique, et si Dieu m'avait donné l'intelligence
des langues sauvages, ce n'était pas pour ma gloire
mais pour la sienne. Le moment était donc arrivé
pour moi d'aller faire entendre sa parole, un peu
partout, dans ces immenses contrées, d'aller prê-
cher la bonne nouvelle aux nations encore enseve-
lies dans les ténèbres de l'ignorance.
IV
Confiant donc en Dieu, plus qu'en moi-même,
je résolus de visiter tour à tour les tribus dissémi-
nées sur ce lointain continent.
Tantôt entraîné sur une frêle barque, je tra-
versais les lacs ou côtoyais les rivières, tantôt je
m'aventurais à petites journées à travers les neiges et
206 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
les glaces, ayant pour toit la voûte azurée, pour lit la
terre nue et pour voiture mes raquettes et mon bâ-
ton. J'allais semant, d'ici de là, dans toutes les di-
rections, et quand au bout de plusieurs mois je re-
venais de ces courses lointaines à ma demeure
d'Atthabaskaw, j'étais heureux de penser que le
grain que je venais de répandre, au milieu des forêts
ou sur les bords des rivières, ne serait pas tout à fait
stérile pour la moisson du Seigneur.
C'est ainsi que j'ai pu visiter toutes les tribus qui
forment aujourd'hui le district auquel Atthabaskaw a
donné son nom; c'est ainsi que j'ai pu voir la sau-
vagerie dans tout ce qu'elle a de plus navrant.
Quand j'arrivais au milieu d'une peuplade non
encore convertie, que je voyais ces malheureux
Indiens s'enfuir à mon approche, comme des ani-
maux effarouchés, parfois le découragement s'em-
parait de mon âme et je regrettais même d'être venu
apporter la parole de vie à ces êtres dégénérés, qui
semblent n'être nés que pour végéter et mourir. Par-
fois aussi j'étais reçu sans crainte, mes paroles
étaient comprises, et alors j'étais heureux, le cou-
VOYAGES ET MISSIONS. 207
rage revenait dans mon âme. C'étaient là mes grandes
consolations. Les sauvages, toujours avides de nou-
velles, m'écoutaient avec avidité, me promettaient de
venir me voir à Atthabaskaw. Ces promesses, presque
toujours tenues, étaient un succès pour le mission-
naire.
Lorsqu'au milieu du désert, sur le haut d'un ro-
cher ou au bord d'un lac, j'apercevais tout à coup
une croix, quand ce signe triomphant m'indiquait
que des tentes chrétiennes étaient dressées non loin
delà, oh! comme alors mon âme débordait de joie!
A mon entrée dans la tribu, les sauvages poussaient
des cris d'allégresse, comme des enfants qui revoient
un père.
Oui, j'étais heureux alors, car je sentais que ma
semence avait porté son fruit.
VOYAGE CHEZ LES CASTORS.
CHAPITRE XXIV
La rivière à la Paix. — Beautés du paysage. — Commencement
des difficultés de ce voyage. — Les rameurs découragés. —
Ils veulent retourner. — Le missionnaire refuse. — Le canot
est crevé. — Des secours arrivent. — On repart à cheval. —
Arrivée à Dunvergun. — Joie des Castors. — Leur démora-
lisation. — L'incantation chez les Castors. — Le jeu de main.—
La médecine des Castors. — Les docteurs es magie. — Les Cas-
torsne veulent pas renoncer à leur superstition. — Une fête chez
les Castors. — Le Redoutable. — Festins, danses. — Caractère
des Castors.
I
Un des affluents du lac Atthabaskaw est la rivière à
la Paix; ce nom lui vient de la paix qui fut faite 11
y a environ soixante ans entre les Montagnais d'un
côté et les Castors de l'autre.
Cette rivière prend sa source dans un petit lac situé
au haut des montagnes Rocheuses. Dans son cours
rapide depuis sa source jusqu'au lac Atthabaskaw,
deux cents lieues environ, elle s'est creusé un lit
14
210 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
très-profond ; sur son parcours on aperçoit des côtes
abruptes qui ne mesurent pas moins de 300 mètres
de hauteur, on assure même qu'un peu plus loin il
en existe de plus élevées.
Vers la fin du moisdejuin etpendantlemoisdejuil-
let, la rivière, accruepar la fonte des glaces des monta-
gnes Rocheuses, entraîne dans sa course des bois de
haute futaie; j'ai mesuré quelques-uns de ces troncs
d'arbres qui avaient 4 à 6 mètresde circonférence. La
masse d'eau de cette rivière à cette époque est im-
mense. J'ai vu souvent le lac Atthabaskaw, qui déverse
lui-même son trop-plein dans la grande rivière des
Esclaves, monter en peu de jours de 3 à 4 mètres
sur toute sa vaste superficie.
Les rives de la rivière à la Paix, d'une extrémité à
l'autre, sont riches de toutes manières, le sol y est
excellent et serait très-fécond s'il était livré à la cul-
ture. J'ai vu au fort Vermillon des épis de blé en par-
faite maturité.
* Plus on remonte la rivière, plus le climat est
tempéré. La pierre à chaux, le plâtre, le charbon de
terre, le soufre pur et transparent, le fer, l'airain,
que sais-je encore? toutes les richesses abondent sur
ces rives inexplorées; j'ai trouvé même, en remontant
le cours d'un torrent, un limaçon de mer pétrifié dont
les parois intérieures étaient recouvertes d'une forte
VOYAGES ET MISSIONS. 2H
couche d'une matière jaune et luisante que je pris
pour de For.
J'ai su, depuis, qu'une mine d'or a été découverte
non loin de là.
Les hauteurs éloignées de cette rivière sont recou-
vertes de hautes forêts, et, au bas, se déroulent d'im-
menses et fécondes prairies, dédaignées maintenant
par les buffles qui autrefois y étaient très-nom-
breux. Aujourd'hui tous les affluents de la rivière
abondent en castors ; le voisinage de ces animaux a
fait donner aux sauvages habitants de ces contrées
le nom de Castors.
Je savais cette tribu dans une position affreuse,
les maladies, suite de leur vie déréglée, les décimaient
peu à peu ; depuis longtemps je gémissais en pensant
qu'elle était sur le point de disparaître, et je voulais
porter la lumière au milieu de ces ténèbres.
Le dessein d'entreprendre une mission chez les
Castors m'occupait depuis longtemps, c'est-à-dire
depuis le jour où j'avais entendu parler d'eux.
II
La Compagnie de la Baie d'Hudson a trois forts
le long de la rivière à la Paix, un au Vermillon,
212 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
l'autre à Dunvergun et le troisième presque à sa
source, appelé le fort Jhon.
Mon but, en entreprenant ce voyage, était de visi-
ter tous les sauvages qui fréquentent ces deux postes,
de juger de leurs dispositions et de dresser ensuite
mes plans. Je m'étais proposé de passer quelques
jours à Dunvergun et quelques jours au Vermillon,
espérant recueillir une abondante moisson spiri-
tuelle. La Providence en avait décidé autrement. Je
ne recueillis que des fatigues et des dangers.
III
Le 15 septembre 1859, quittant ma demeure
d'Atthabaskaw, je me déterminai à remonter la ri-
vière à la Paix, accompagné d'un chargé d'affaires
de la Compagnie, de huit jeunes rameurs et d'un
vieux guide; je devais arriver vers le 15 octobre au
plus tard à Dunvergun, époque où j'étais sûr d'y
rencontrer les Sauvages, mais j'avais compté sans le
mauvais temps. Peu de jours après notre départ, le
soleil sembla tout à coup avoir disparu de l'hori-
zon, à chaque instant nous étions arrêtés par des
pluies torrentielles; le 12 octobre, nous avions fait
à peine la moitié du chemin. Cependant, jusqu'à ce
VOYAGES ET MISSIONS. 213
moment, j'avais conservé l'espoir de voir enfin la
nature cesser d'être inclémente et d'arriver au but,
avant le départ des sauvages ; mais, le 13, nous avions
fait à peine une lieue, qu'un vent violent se leva,
il fallut s'arrêter; j'étais triste de ce contre-temps
fatal pour la mission que j'entreprenais, tandis que
les rameurs qui m'accompagnaient en étaient au
contraire tout joyeux. — « Nous sommes dans l'im-
possibilité d'avancer, disaient-ils, il faudra bien que
nous retournions. »
Notre canot était amarré au bord de la rivière.
— Père, me disaient mes compagnons, cessons
de remonter. Nous reviendrons l'an prochain, en
quatre jours le courant nous ramènera à Atthabas-
kaw.
— Non, mes amis, je ne retournerai pas, — du
courage, — le vent cessera, dans quatre jours nous
serons à Dunvergun.
— Mais!
— Pas de mais, exclamai-je avec force. Si vous
voulez retourner, je resterai seul ici.
— Vous abandonner! jamais, jamais, s'écrièrent-
ils en chœur.
— Eh bien, alors, ayons confiance en Dieu.
214 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
IV
Nous étions en ce moment sur une plage des plus
désertes, nous apercevions de tous côtés des ours,
des orignaux et autres animaux sauvages.
— Amis, dis-je à mes jeunes gens, puisque Dieu
nous force à nous arrêter ici, nous pourrons, au
moins, y augmenter nos provisions.
— Père, me dirent-ils, redevenus joyeux par la
perspective d'une bonne chasse, si demain le vent
continue à souffler, nous ne perdrons pas notre
temps.
Le lendemain, en effet, une chasse abondante ve-
nait faire diversion à mon ennui, en moins de cinq
heures deux gros ours et quatre orignaux étaient
tués.
Mes compagnons, transportés d'ardeur, s'étaient
dispersés au loin dans les bois, — j'étais resté blotti
dans le canot; seul, le vieux guide était près de
moi.
Nous entendions de temps à autre les coups de
fusil des jeunes chasseurs.
Le vent soufflait toujours avec une extrême vio-
lence. Le ciel se chargeait de nuages noirs, précur-
VOYAGES ET MISSIONS. 215
seurs de l'orage. La rivière grossissait à vue d'œil.
— Père, me disait le vieux guide, il doit pleuvoir
tout près d'ici... j'ai bien peur que nous ne puis-
sions plus ni avancer ni reculer.
— Ayons confiance, ne cessais-je de lui répéter ;
demain il fera peut-être soleil.
Le vieux sauvage secouait la tête d'un air d'incré-
dulité. Tout à coup, vers les trois heures du soir, le
canot reçut un choc terrible , il était crevé, un gros
tronc d'arbre, entraîné par le courant, avait pro-
duit ce désastre en moins de cinq minutes ; nous
avions de l'eau jusqu'à la ceinture.
Heureusement nos jeunes gens arrivaient de la
chasse, ils entendirent nos cris de détresse.
Réunissant nos efforts, nous parvînmes à déchar-
ger le canot, puis à le ramener à terre. La plupart
de nos provisions étaient perdues, tous nos effets
étaient mouillés. C'était le 14 octobre.
Le lendemain le vent s'était apaisé et le soleil
apparaissait à travers quelques rares nuages. Nous
travaillâmes à radouber l'embarcation et à faire sé-
cher nos vêtements.
216 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Le 15, nous pûmes nous remettre en route. Dieu,
ce jour-là, sembla vouloir nous récompenser de no-
tre constance, en nous envoyant un splendide soleil.
La soirée fut magnifique, le firmament avait revêtu
ses plus beaux ornements; les aurores boréales le
sillonnaient dans tous les sens, les étoiles brillaient
comme des lampes ardentes, nous nous couchâmes
joyeux, pleins d'espoir pour le lendemain.
Hélas! le lendemain, nouvelle déception, nous
nous éveillâmes couverts d'un pied de neige. C'était
la nuit du 16 au 17 octobre. La neige continuait à
tomber à gros flocons, mais la température était
douce et nous pûmes nous remettre en route. Le
soir, la plus grande difficulté fut de trouver une
place pour passer la nuit, la terre étant couverte
de plus de deux pieds de neige. A force de recher-
ches, nous pûmes dresser nos tentes à l'abri de
quelques gros sapins.
Si le jour a ses alarmes, la nuit a ses rêves heu-
reux. — Je rêvai que nous étions rendus à Dunver-
gun que j'y étais entouré de Sauvages, tous joyeux
de m'y voir. Je remerciai Dieu de m'avoir permis de
VOYAGES ET MISSIONS. 217
faire quelque chose pour ces malheureux enfants,
lorsque tout à coup je suis réveillé par ces paroles
du guide :
— Debout, debout, amis ! la neige tombe plus
fort que jamais et le froid arrive.
C'était une triste vérité. La rivière était encore
libre, nous attendîmes jusqu'à midi, et alors, mal-
gré la neige qui tombait toujours, encouragés par
un vent favorable, quoique froid, nous nous re-
mîmes en route.
YI
A la nuit tombante nous ressentons, pour la pre-
mière fois, un froid glacial ; on ne peut plus se faire
illusion, c'est l'hiver qui commence. Nous nous
empressons de sauter à terre, d'immenses feux sont
allumés, nous nous réchauffons, nous mangeons, et
nous dressons nos tentes pour la nuit.
Dieu seul sait ce qui se passa peudant cette nuit
néfaste; quant à moi, j'avais dormi d'un profond
sommeil; mais quelle ne fut pas ma surprise, le
matin en me levant, de voir le bateau pris dans la
glace; heureusement le centre de la rivière était
encore libre, nos hommes débarrassèrent le canot,
218 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
à coups de tête de hache, et nous pûmes repartir.
Le froid était devenu d'une intensité extraordi-
naire, la rivière charriait des glaçons d'une grosseur
démesurée. A dater de ce moment nous dûmes nous
livrer à un travail qui paraîtra fabuleux en Europe
et surtout en France.
Gomme le courant était très- rapide, les glaçons, en-
traînés par le courant, venaient parfois heurter notre
embarcation et auraient dû infailliblement la faire
chavirer; il fallut attacher un câble à l'avant, et nos
hommes s'y attelèrent. Ils traînèrent ainsi le canot
pendant quatre jours, ayant de la neige jusqu'au-
dessus des genoux, et très-souvent obligés de tra-
verser des bras de la rivière, en marchant dans l'eau,
sans cesse frappés par les morceaux de glace qu'elle
charriait.
Ces braves gens étaient exténués, mais ne mur-
muraient pas , quelquefois même je les entendais
plaisanter sur la rigueur du froid.
Le 27 octobre, vers midi , nous entendîmes des
cris de joie en haut de la côte. C'étaient les hommes
du fort qui arrivaient à notre rencontre avec des
chevaux, pour nous transporter avec nos bagages et
nos provisions.
*
VOYAGES ET MISSIONS. 219
Vil
Le canot est solidement amarré au bord de la ri-
vière, bientôt les chevaux sont chargés et nous nous
mettons en route, le cœur plus joyeux, et pleins d'es-
pérance d'arriver bientôt au but.
Ici se présente un spectacle d'un nouveau genre.
Qu'on se figure sept ou huit monticules superposés
en forme de mamelons et à pentes rapides, au bas
vous verrez une vingtaine de chevaux, chargés de
caisses et de ballots, une trentaine d'hommes les
suivent.
Il faut grimper sur le haut de ces monts recou-
verts de neige, des milliers de chevreuils, paisibles
et uniques habitants de ces déserts, fuient à notre
approche, puis s'arrêtent étonnés... et regardent.
On monte, on monte toujours, la plus simple
prudence semble vous dire qu'on est exposé à un
péril certain, n'importe, les chevaux deviennent
chevreuils, les hommes chamois, l'ascension se pro-
longe, puis arrivé au sommet, il faut descendre, et
c'est alors que l'effroi est permis.
Après trois heures d'escalades et de descentes,
220 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
nous arrivons enfin sur le sommet du dernier ma-
melon.
Quant à moi, monté sur un vigoureux cheval,
j'avais eu l'audace de prendre les devants, et j'arri-
vai le premier au faîte.
Alors se déroule, à mes regards surpris, une
plaine immense; le danger est passé, nous dressons
nos tentes pour camper.
Kfe
VIII
Le lendemain nous reprenons notre course, nous
n'avons plus à redouter les glaçons, les avalanches,
les précipices; nous marchons aujourd'hui dans la
prairie, et quand les broussailles nous empêchent,
nous traçons une voie avec nos haches. Un beau so-
leil brille sur nos têtes ; en tout autre moment il
nous aurait réjouis, aujourd'hui, au contraire, le so-
leil fond la neige, et il faut nous résoudre à mar-
cher dans l'eau.
Enfin le 28 octobre, vers le milieu du jour, nous
aperçûmes le fort Dunvergun.
— Dieu soit loué, m'écriai-je, nous touchons si-
non à la terre promise, du moins au terme d'un pé-
rilleux voyage.
Avant la nuit j'arrivai à Dunvergun.
lGES et
VOYAGES ET MISSIONS. 221
IX
La nouvelle de mon arrivée fut bientôt répandue
parmi les sauvages. Le lendemain j'entendis tout à
coup, dans le lointain sur les deux côtés de la rivière,
quelques décharges de coups de fusil, bientôt les
détonations se rapprochèrent, c'étaient les Castors
qui arrivaient en masse.
Ces pauvres jeunes gens me faisaient une démons-
tration à leur manière : je m'empressai d'aller au-
devant d'eux, et dès qu'ils m'aperçurent, ils pous-
sèrent des cris de joie mille fois répétés par les échos
d'alentour. J'étais payé de mes fatigues, leur joie de
mon arrivée remplissait mon âme d'espérance :
hélas ! je ne me doutais pas de la profonde démora-
lisation de cette tribu.
Dès le lendemain je commençai à les instruire :
les premiers jours ils obéirent à mon appel, ils écou-
tèrent mes exhortations, beaucoup même me pro-
mirent de se convertir ; pendant une semaine tout
alla au mieux.
Le dimanche, j'annonçai une réunion générale,
les Castors m'arrivèrent en grand nombre. Après
leur avoir expliqué les devoirs réciproques des époux
■0
222 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
et des épouses, j'arrivai à la question du jeu, cause
principale de leur abrutissement.
Le jeu, après la magie ou incantation, est la pas-
sion dominante des Castors. Ce jeu consiste à ca-
cher un osselet dans une main et à faire deviner par
l'adversaire dans quelle main se trouve l'osselet.
C'est bien naïf, direz-vous; mais, chez les Sau-
vages , ce jeu est rempli de mystère. D'abord ils
se réunissent en très-grand nombre d'associés :
derrière se trouvent les témoins, et aux extrémités
de la troupe se tiennent les joueurs de tambours.
Tandis que les uns poussent des hurlements, que
les autres battent du tambour, que tous s'agitent
comme des énergumènes, un mystère s'accomplit,
c'est la divination.
Par ce jeu, en apparence puéril, il arrive que
les sauvages perdent poudre, balles, plomb, hardes,
chevaux et enfin tout ce qu'ils ont. Ce jeu dure le
jour et la nuit, par le beau et le mauvais temps. La
chaleur et le froid, rien ne les arrête, de là résultent
les maladies, les querelles, les inhumanités, car les
Castors sont sans entrailles, ils éprouvent un bar-
VOYAGES ET MISSIONS. 223
bare plaisir à voir mourir, de faim ou de froid, ceux
à qui ils ont gagné leur unique moyen de subsistance.
Le mal est si grand et si invétéré chez eux, que même
les femmes et les enfants croiraient ne pouvoir pas-
ser la journée s'ils n'avaient D&sjoué à la main.
XI
J'attaquai donc résolument la question de ce jeu.
Je l'attaquai avec modération et douceur, leur dé-
montrant ses inconvénients et ses suites fâcheuses.
Mon discours terminé, un Castor se leva et me dit :
— Père, tu as raison : jusqu'ici, dans notre igno-
rance, nous jouions pour bannir l'inquiétude, mais
puisque tu le défends, nous y renoncerons.
— Dieu le fasse, répondis-je, et vous serez heu-
reux.
— Voyons, criai-je alors à l'assistance, promet-
tez-vous à Dieu et à moi son ministre, de ne plus
jouer à la main ?
— Oui î oui ! dirent-ils avec enthousiasme, nous
le jurons !
La suite fera voir quelle foi il faut ajouter à leurs
serments.
— Mes amis, leur dis-je, le moment est venu, vous
224 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
allez bientôt partir pour la chasse , amenez-moi
immédiatement les enfants et je les baptiserai.
Personne ne répondit.
Je répétais mes paroles ; un vieillard se leva et
me dit gravement :
— Les Castors ne veulent pas que tu baptises leurs
enfants.
— Pourquoi?...
— Parce que, après le baptême, ils ne pourraient
plus exercer la magie, et que, s'ils étaient malades,
ils mourraient.
Je compris, dès lors, la profondeur du mal, mais
ce que je ne pouvais comprendre c'est que ces hom-
mes qui, hier encore, me promettaient de se con-
vertir, que ce peuplé qui, à mon arrivée, semblait se
prêter en masse à l'impulsion que je voulais lui
donner, refusât aujourd'hui le baptême.
— Malheureux, m'écriai-je alors presque indi-
gné, votre magie, votre incantation n'est pas plus
permise avant qu'après le baptême. Si, comme vous
me le disiez hier encore, vous voulez être chrétiens,
sachez que la loi du Redoutable (Dieu) défend la
magie et que toutes vos incantations n'empêchent
pas de mourir. Depuis moins de deux ans la moitié
de vos frères sont morts, quoiqu'ils eussent exercé
sur eux toute leur science magique.
VOYAGES ET MISSIONS. 225
-T- Père, me répondit le Castor qui avait pris la
parole pour tous : — l'incantation est notre seule
médecine, si tu veux que nous ne l'exercions plus, il
faut nous apporter plusieurs grandes caisses d'autres
médecines pour nous empêcher de mourir.
Je tâchai de leur faire comprendre que la fonc-
tion du prêtre n'était pas de guérir le corps, que, ce-
pendant, je ne défendais pas l'usage raisonnable delà
médecine et que moi-même, quand je pourrais, je
]eur donnerais des remèdes pour le soulagement de
leurs maladies, sans avoir la prétention de les guérir.
Ils parurent convenir de ce que je leur disais, mais
ils ne voulurent pas m'apporter leurs enfants pour
recevoir le baptême.
La superstition de ce peuple m'attrista, je venais
de me convaincre que tous mes efforts seraient inu-
tiles, pour les convertir au christianisme, s'il n'y avait
pas moyen de leur permettre de continuer leur mé-
decine, ainsi qu'ils appellent leur magie ou leur in-
cantation.
XII
La médecine des Castors n'est pas absolument
mauvaise; bien différents des Cris et des Sauteux,
qui prétendent avoir un commerce habituel avec le
15
226 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
démon, les Castors prétendent n'invoquer ni Dieu
ni le diable ; mais ils croient avoir le pouvoir de
guérir les maladies par le chant et les attouche-
ments. Tous les Castors sont docteurs, mais non
pour eux et leur famille.
Voici l'usage à ce sujet.
Aussitôt que quelqu'un est malade le docteur es
magie est appelé. En entrant dans la cabane du ma-
lade il lui présente un tambour peint en rouge, bleu,
blanc et noir ; après quoi il commence un chant lu-
gubre et larmoyant qu'il accompagne de battement
sur sa caisse bariolée. Tout à coup il s'arrête, s'assied
à côté du malade, simulant une grande agitation,
puis le flaire dans toutes les parties du corps, et en-
fin s'écrie :
-— • Je vois le mal, je le sens. C'est un esprit mau-
vais ; je vais l'arracher.
Alors il suce la chair du malade, depuis les pieds
jusqu'à la figure, puis il s'écrie victorieux :
— Le voilà ! . . . je le tiens !
Et l'imperturbable docteur montre dans sa main
tantôt une petite pierre ronde, tantôt un osselet qu'il
prétend avoir arraché du corps du malade.
Si, après cette première scènev le malade n'est pas
guéri, ce qui arrive toujours, la comédie recom-
mence, le docteur s'agile plus que jamais, crie
VOYAGES ET MISSIONS. 227
comme un possédé, frappe du tambour et continue,
pendant plusieurs nuits consécutives, à extraire du
corps du malade des pierres, des osselets, des vers.
Quand la maladie a résisté à ces savantes opéra-
tions, le médecin déclare , doctoralement, que le
corps du malade est plein de mauvais esprits et qu'il
n'est pas assez fort pour les déloger.
Ce qui n'empêche pas M. le docteur es magie
de recevoir son payement qui consiste en hardes ou
en viande sèche.
Le métier de docteur est lucratif même chez les
Castors.
Cette médecine est plutôt un enfantillage et une
supercherie qu'une opération magique; si ces sau-
vages ne m'avaient pas refusé de faire baptiser leurs
enfants, j'aurais certainement excusé leur ridicule
manière de chercher à se guérir.
XIII
Après ce qui venait de se passer, je m'attendais à
ne plus revoiries Castors, lorsque le surlendemain,
et à ma très-grande surprise, ils m'envoyèrent une
députation.
— Père, me dirent les députés, nos concitoyens
228 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
nous envoient auprès de toi, pour te demander si tu
veux nous permettre de nous réjouir un peu aujour-
d'hui ; tu nous défends le jeu de main, la médecine,
y a-t-il aussi du mal à faire un festin ?. . .
— Non, répondis-je, il n'y a pas de mal à se réunir
en famille, pour prendre un repas et entretenir ainsi
la charité, non-seulement cela n'est pas un mal, mais
c'est un grand bien.
— Tu nous permets de danser.
— Danser n'est pas mauvais non plus, mais rap-
pelez-vous que vous êtes en présence du Redou-
table.
Je savais, pourtant, que les festins et les danses des
Castors ne sont pas sans pratiques superstitieuses,
mais je savais aussi que si je le leur avais défendu ils
ne m'auraient pas obéi. — Cette démarche était une
nouvelle feinte.
Les députés, néanmoins, parurent joyeux de ma
condescendance.
— Pour vous prouver que je ne m'oppose point à
votre demande, leur dis-je, quand ils furent sur le
point de me quitter, j'irai moi-même vous voir
danser.
Les députés partirent. Quand les Castors connu-
rent ma décision, il y eut explosion de joie parmi eux.
VOYAGES ET MISSIONS. 229
Danser avec la permission du prêtre c'était une nou-
veauté.
Le lendemain la fête était organisée.
XIV
C'est sur le bord de la rivière, au centre d'une
belle prairie que doit avoir lieu le festin. A peine
le soleil est levé que déjà, de tous les points environ-
nants, arrivent hommes, femmes et enfants, tous
chargés de branches d'arbres. En peu d'instants une
salle verte, de 200 mètres environ de circonférence,
est construite.
Au milieu de cette enceinte verdoyante, un grand
feu est allumé, c'est là que se feront les libations.
A un signal douné s'avance cette foule d'hommes,
parés de leurs plus beaux habits, ils portent chacun
un plat rempli de graisse et un petit sac plein de
viande sèche.
Deux vieillards, debout au milieu du cercle, reçoi-
vent avec cérémonie l'offrande de chacun, à côté
sont des jongleurs qui s'agitent, grimacent tout en
battant avec frénésie sur un tambour assourdissant.
Quand les offrandes sont terminées, les vieillards
jettent de grandes cuillers de graisse fondue dans
230 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
le feu, une fumée épaisse s'élève, et aussitôt il se fait
un silence absolu. C'est le moment solennel, le
grand chef commence son invocation au Redoutable.
Il dit :
— « Reçois, ô Redoutable, l'offrande que te font
« tes enfants, accorde-leur à jamais bonne chasse
« d'animaux bien gras, veille sur leur vie afin que,
« réunis un autre automne, ils puissent de nouveau
« l'offrir un don de plus fine graisse. »
Il dit, et aussitôt, hommes, femmes, enfants, ré-
pètent la même invocation. La graisse est répandue
en abondance sur les charbons ardents, une flamme
vive s'élève, le feu dévore l'offrande du Redoutable,
tous les spectateurs alors tombent à terre, c'est le
moment du repas.
Ge repas dure trois ou quatre heures. Après vient
la danse.
Une dizaine de musiciens , battant du tambour, pas-
sent devant, hommes, femmes, enfants les suivent, en
les accompagnant delà voix, tout en sautant et grima-
çant, ils tournent ainsi autour du cercle, bientôt cette
danse ou plutôt cette course devient plus rapide, les
voix prennent un diapason étrange, les tambours bat-
tent avec plusde frénésie. La foule devient tourbillon,
les chants deviennent des hurlements, la musique un
tam-tam affreux. Cette danse ridicule a quelque chose
VOYAGES ET MISSIONS. 231
de si beau, de si émouvant pour les Castors, qu'ils la
prolongent pendant des jours et des nuits entières.
XV
J'avais espéré que ma condescendance aurait de
bons résultats et qu'avant leur départ ils m'amène-
raient quelques-uns de leurs enfants. Le lendemain
j'attendis, personne ne parut. Où étaient donc ces
Castors si empressés naguère?... Hélas! ils étaient
occupés à jouer, malgré la promesse solennelle qu'ils
m'avaient faite... ils jouaient et ils jouaient tous;
quelques-uns cependant se repentirent et se présen-
tèrent à moi vers le soir.
— Puisque vous n'avez pas trouvé le temps de ve-
nir pendant la journée, leur dis-je, puisque vous
avez passé tout votre temps à jouer, je ne suis pas
disposé à vous instruire pendant la nuit.
Ils se retirèrent confus ; à partir de ce moment je
ne vis plus personne ; je tentai d'aller les voir dans
leurs tentes, mais ils fuyaient maintenant à mon ap-
proche comme des réprouvés.
Une douzaine cependant se convertirent.
232 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
XVI
Pauvres Castors, pourquoi avez-vous été sourds à
ma voix ? Ma parole vous apportait la vie, et vous avez
voulu rester dans la mort; elle vous apportait le bien-
être en ce monde, et vous avez voulu rester dans l'a-
brutissement, elle venait vous dire que le Redouta-
ble veut être aimé plus que craint, et vous n'avez pas
voulu me comprendre.
Pourquoi m'aviez-vous fait solliciter de venir
vous voir, si c'était pour ne point croire à ma parole?
Voyez vos frères les Montagnais, vos frères du grand
lac des Esclaves : ils ont écouté la parole du Puissant,
et le Puissant les protège; pourquoi ne voulez-vous
pas suivre leur exemple?. . .
Hélas ! le Castor a un caractère si lâche, si plein de
duplicité, il est si versatile, que sans un miracle de la
grâce il ne se civilisera jamais.
CHAPITRE XXV
Suite du voyage chez les Castors. —Comment on voyage l'hiver.
— Bertrand et Bourchet. — Petite caravane. — Périls de ce
voyage. — Famine. — Les chiens ne veulent plus marcher.
— Le missionnaire a trois doigts gelés. — Dévouement de Ber-
trand. — Il va chercher du secours. — Bourchet s'évanouit.
— Découragement. — Douleurs du missionnaire. — Bour-
chet sur la traîne. — Une fumée. — Les libérateurs. —
Retour de Bertrand. — Joie du missionnaire. — Arrivée au
Vermillon. — Rentrée à Atthabaskaw.
I
Ma mission chez les Castors était terminée, c'était
le moment de songer au retour. L'hiver, l'impitoya-
ble hiver avait commencé. La prudence semblait me
commander d'attendre le printemps à Dunvergun,
mais j'avais laissé mon établissement d' Atthabaskaw
dans uue situation telle que mon retour était impé-
rieux, et je me décidai à partir.
J'avais amené avec moi deux jeunes Canadiens
français qui seuls consentirent à m'accompagner; l'un
s'appelait Bertrand, l'autre Bourchet.
234 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Ce n'était plus en canot qu'il fallait songer à voya-
ger maintenant. La rivière était glacée, il fallait tra-
verser les déserts ; malheureusement Dunvergun était
pauvre, si pauvre que nous ne pûmes y trouver que
sept chiens, pour porter les vivres et les couver-
tures.
Le 29 novembre, aidé de Bertrand et de Bourchet,
nous chargeâmes notre traîne, nous ne pûmes nous
procurer, pour toute provision, que quelques livres de
taureau et quelques livres de viandes sèches, nous en
avions à peine pour huit jours et nous avions au
moins vingt-cinq jours de marche à faire.
Nous comptions sur la Providence.
Il
Le lendemain matin les chiens sont attelés à la
traîne et nous partons. Les employés du fort, qui
comprenaient notre témérité versaient des larmes,
quelques vieillards sauvages, agenouillés sur la neige,
nous criaient au revoir en faisant des signes de croix,
Bertrand et Bourchet souriaient comme pour expri-
mer qu'ils partaient sans aucune crainte.
Voici notre ordre de marche.
Bourchet marche devant, un bâton ferré à la
VOYAGES ET MISSIONS. 235
main, son fusil en bandoulière et un fardeau sur les
épaules, après viennent les chiens et la traîne, que
Bertrand pousse avec son bâton, moi je suis l'atte-
lage, gémissant et me demandant si je ne suis pas
trop téméraire.
La neige n'était pas très-solide, la marche deve-
nait assez difficile, nous avions à peine fait quelques
lieues que nos chiens commencèrent à faiblir ; pour
aplanir la voie et pour durcir le chemin, je passe
devant, les chiens encouragés font un dernier effort,
nous suivent encore environ une lieue, mais arrivés
là ils s'arrêtent exténués. Les fouetter eût été inu-
tile.
— Couchons ici, dis-jeàmesdévoués compagnons,
nous irons mieux demain.
III
La nuit paraît longue, quand on la passe couché
sur la neige, par un froid rigoureux. Le ciel était
étoile, pas un souffle de vent n'agitait les branches
des grands arbres couverts de glaçons, tout était si-
lence et mystère. Mes deux amis dormaient paisible-
ment auprès de la traîne, et moi je priai : « 0 Marie,
protectrice des voyageurs, disais-je, jette un regard
sur tes enfants. »
236 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
A quatre heures nous sommes tous trois debout,
nous déjeunons, les chiens semblent avoir repris
courage et nous partons.
Le froid de la nuit a durci la neige, nous voulons
réparer le temps perdu. A leur tour, les chiens sem-
blent vouloir se faire pardonner leur inertie de la
veille. Mais la force ne correspond pas toujours au
courage, vers midi les pauvres chiens ne peuvent
plus marcher, on les fouette, mais vainement.,. Il
faut faire halte de nouveau.
Nous n'avions parcouru encore que six lieues au
plus, il y avait loin de là à deux cents.
Le lendemain nous repartons, presque joyeux,
Bourchet tire au passage un cygne exténué. Ber-
trand, qui est un peu farceur, se livre à des appré-
ciations sur les agréments de notre voyage, et, par-
fois même, fait des lazzis plus ou moins spirituels.
Moi je remercie Dieu qui semble nous avoir pré-
paré un chemin uni et luisant. — C'est merveille de
voir cette petite caravane traversant les forêts en
glissant sur la neige glacée, nous ne marchons plus,
nous volons, nos coursiers, favorisés par un bon vent,
sont entraînés plutôt qu'ils ne traînent, à midi nous
avions fait douze lieues au moins.
Malheureusement la glace vive est passée, nous
voici encore dans la neige jusqu'au-dessus des
VOYAGES ET MISSIONS. 237
genoux, il faut nous arrêter. A dater de ce moment
les difficultés du voyage augmentèrent, et pendant
huit jours, nous ne pûmes faire que peu ou pas de
chemin.
IV
Nos provisions sont presque épuisées, et nous
avons fait à peine la moitié de la route. — Nos chiens,
considérablement amaigris, se refusent au travail,
ils marchent à peine, et nous, l'estomac vide, l'esprit
tourmenté par la crainte d'un jeûne plus rigoureux,
nous avons perdu aussi notre première vigueur.
Au lieu d'une surface luisante et unie, l'œil ne
rencontre plus que des montagnes de neige. — Nous
marchons cependant ; chaque jour nous parvenons
à franchir quelques-unes des pointes formées par les
détours de la rivière.
Mais le but est encore bien éloigné.
Le 14 décembre, après une journée de fatigue
qui nous avait bien peu rapprochés, nous fûmes for-
cés de nous arrêter. Des nuages sombres avaient
238 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
remplacé le soleil, un vent violent se levait, les
chiens tombèrent saisis par le froid.
— 0 ciel, ayez pitié de nous, sans votre secours
nous périssons, m'écriai-je.
Alors, mes deux intrépides compagnons rivalisent
décourage, nous réunissons toutes nos forces pour
ramasser du bois sec, mais le froid est devenu si
rigoureux que le bois ne veut plus brûler (1), que
faire?... nous jetons des couvertures sur les chiens,
nous nous enveloppons nous-mêmes, le mieux qu'il
nous est possible, et nous nous étendons sur la neige,
à côté de nos pauvres animaux.
A deux heures du matin, me sentant presque gelé,
je me lève : j'appelle mes deux jeunes gens, je leur
fais comprendre que le seul moyen de salut qui nous
reste c'est de combattre le froid par la marche. —
La nuit est noire, n'importe, il faut partir. Les pau-
vres chiens, un peu réchauffés, obéissent à notre
appel.
Nous marchions au hasard , trébuchant à chaque
minute, j'excitais mes jeunes gens à marcher toujours
et quand même. — Il faut nous réchauffer, leur di-
(1) Ceci n'est point une exagération : quand la température est
excessivement froide, le bois ne peut pas s'allumer, ou s'il s'al-
lume il est tellement écrasé par la fumée qu'on ne ressent pas
la moindre chaleur; c'est ce qui arriva cette nuit-là.
VOYAGES ET MISSIONS. 239
sais-je, dans deux heures il fera jour et nous déjeu-
nerons.
— Déjeuner, quel joli mot ! exclama Bertrand qui
poussait la traîne.
Enfin, le jour parut ; nous fûmes assez heureux
pour trouver une place un peu abritée du vent, nous
pûmes prendre un léger repas. Obligés de ménager
nos provisions, nous avions dû nous réduire à une
once de taureau chacun : — C'est bien léger, avait
dit Bertrand.
VI
Nous nous trouvions à cinq jours de marche du
fort Vermillon, et il ne nous restait plus que quel-
ques onces de taureau. Nous ne pouvions évidem-
ment pas nous y rendre, la faim ou le froid devaient
nous faire périr presque infailliblement.
J'appelai mes deux compagnons que je voyais cau-
ser avec une grande animation.
— Mes amis, leur dis-je, ne désespérez pas du se-
cours d'en haut.
— Père, nous n'avons jamais perdu confiance, ré-
pondit Bourchet.
— Nous avons un projet, dit Bertrand.
240 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Nous étions en discussion pour savoir qui
l'exécuterait, interrompit Bourchet.
— C'est moi qui l'ai conçu, exclama Bertrand avec
vivacité.
— Vous oubliez, mes amis, que vous ne m'avez
pas encore dit ce que vous voulez faire. Je ne vous
comprends pas.
— C'est bien simple, répondit Bertrand, — je vais
vous débarrasser d'une bouche, je vole au Vermil-
lon vous chercher du secours et vous êtes sauvés.
Ce projet était, tout simplement, un acte'héroïque
de courage et de dévouement. — Car il ne s'agissait
rien moins que de passer devant, marcher trois jours
et trois nuits, sans manger, sans dormir, arriver
au fort Vermillon, et de là nous envoyer des se-
cours.
C'est Bertrand qui a conçu ce plan, mais Bour-
chet veut l'exécuter.
— Je suis le plus jeune, dit-il, c'est à moi de
partirc
— C'est toi qui as travaillé le plus pendant la route,
tu resteras avec le père.
— -Non, c'est toi.
— Que le père décide.
Il y eut, pendant quelques minutes, assaut de gé-
nérosité entre mes deux héroïques compagnons,
VOYAGES ET MISSIONS. 241
tous deux comprenaient l'immensité des périls aux-
quels il fallait s'exposer, tous deux voulaient les af-
fronter.
— Écoutez, leur dis- je alors. Vous avez été tous
deux, depuis que nous sommes en route, pleins de
dévouement et d'intrépidité, sans vous j'aurais in-
failliblement péri. J'ai été téméraire en entrepre-
nant ce voyage, la nécessité où je suis de ne pas
laisser, pendant tout un hiver, mon établissement
d'Atthabaskaw m'a obligé de le faire, c'est là mon
excuse, maintenant l'un de vous veut s'exposer
encore davantage, je vous en remercie au nom
de celui qui m'a envoyé au milieu de ces déserts de
glace. Vous voulez que je décide quel est celui de vous
deux qui partira. Eh bien! ce sera Bertrand, il est
le plus âgé, il a le plus de force, il est juste que
Bourchet lui cède le pas.
A peine ai-je prononcé ces paroles que l'héroïque
Bertrand se débarrasse de sa tunique de peau, qui
aurait pu ralentir sa course, il prend son bâton, je
lui donne un morceau de taureau glacé, gros comme
le poing, puis en me serrant la main :
— Je pars, dit-il, si je vis, vous aurez bientôt des
secours.
— Homme héroïque, mécriai-je, que Dieu te
16
242 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
bénisse comme je te bénis, que ton saint ange t'ac-
compagne.
Une minute après, j'étais seul avec Bourchet.
VII
Le froid était devenu très-intense, jamais, même
dans ces régions polaires, je n'en avais éprouvé de
pareil. Nous fûmes bientôt obligés de quitter notre
abri, car nous gelions. Il fallait marcher quand même;
mais ces pauvres chiens avec lesquels nous avions
partagé nos dernières provisions étaient devenus si
faibles et si engourdis qu'ils ne pouvaient plus se re-
lever ; bon gré, mal gré, nous parvînmes à les pousser.
Bourchet, bien faible lui aussi, marchait devant au
petit pas, et moi je venais derrière, m'épuisantà ai-
der les chiens à mener leur traîne. Ceci eut son
bon côté, car ces efforts con tinuels me réchauffèrent.
Bientôt il fallut nous arrêter encore, les chiens
ne pouvaient plus marcher.
Le soleil était brillant, le froid n'était pas moins
terrible, je vis le moment où j'allais me trouver com-
plètement seul. Bourchet, affaibli, par la marche,
la faim et le manque de sommeil , s'évanouissait
à chaque instant et gelait.
VOYAGES ET MISSIONS. 243
Je me mis alors à chercher du bois sec, j'avais
trois doigts de la main droite complètement gelés ;
malgré ma souffrance, Dieu aidant, je parvins à
allumer du feu, mais quel feu... pas de flamme et
beaucoup de fumée. Je plaçai mon jeune ami d'un
côté de ce foyer fumeux, de l'autre côté je mis les
chiens. Nous parvînmes à nous réchauffer un peu,
Bourchet avait repris connaissance. Nous nous par-
tageâmes alors un tout petit morceau de taureau, et
après nous nous remîmes en marche.
En ce moment je fus témoin d'une chose inouïe
même dans ces climats du Nord. Deux de nos chiens
avaient les quatre pattes gelées, nous les abandon-
nâmes sur place à leur triste sort.
Après quelques heures de marche, nous trouvâ-
mes une excellente place au milieu de grands arbres
entourés de broussailles. Là nous sentîmes moins
les rigueurs du froid, nous pûmes y établir un foyer
plus ardent que celui de la veille, et bientôt hom-
mes et chiens blottis à L'en tour, nous pûmes
prendre du repos. Nous dormîmes pendant douze
heures.
A mon réveil, je me sentis tout rajeuni, Bourchet
paraissait moins faible que la veille. En ce moment
il ne nous manquait qu'un bon déjeuner. Hélas ! il
ne nous restait plus qu'un tout petit morceau de
24* DIX-HUIT ANS CHEZ LES «SAUVAGES.
taureau, nous nous le partageâmes avec nos chiens
et nous nous remîmes en route.
Cette fois j'ouvrais la marche ; comme les côtes
étaient moins hautes, la neige était moins amoncelée.
Ces petites marches nous rapprochaient du but,
mais ne nous y rendaient pas.
VIII
Toutes nos provisions étaient achevées, il ne nous
restait qu'un espoir, l'arrivée des secours que Ber-
trand avait été courageusement chercher.
Nous nous arrêtâmes à la nuit, et le lendemain
nous étions encore en route deux heures avant le
jour, mais ce jour-là nous avions dû partir le ven-
tre tout à fait vide. L'espoir nous soutenait, nous
marchions, nous courions , à chaque détour nous
croyions apercevoir nos libérateurs. D'un point de
vue à l'autre nous hâtions de plus en plus le pas, les
chiens semblaient comprendre que nous faisions ce
jour-là un suprême effort, l'énergie leur était re-
venue. Nous voulions tous nous sauver.
Mais, quelque ardente que soit la volonté, il vient
un moment où le courage s'affaisse, où l'esprit s'a-
bat, où la chair succombe.
VOYAGES ET MISSIONS. 245
Avant le coucher du soleil nous franchissons une
dernière pointe, de là nos regards peuvent s'étendre
à trois lieues, nul être humain n'apparaît à l'ho-
rizon.
Le corps brisé de fatigue, presque le décourage-
ment dans l'âme, nous nous arrêtâmes pour passer la
nuit.
Mon pauvre Bourchet était démoralisé.
— Père, me disait-il, c'en est fait, je serai mort
demain.
— Courage, mon ami, lui disais-je, demain des
secours nous arriveront.
— Ils devaient arriver aujourd'hui , demain ce
sera trop tard.
J'allumai du feu et je fis du thé que nous bû-
mes bien bouillant. Ce fut notre seule nourriture ce
jour-là. Les chiens durent se contenter de sucer un
peu de neige.
Nous nous couchâmes.
IX
Quoique ma couche fût dure et froide, je m'en-
dormis bientôt d'un profond sommeil; il m'arriva
même que dans un de ces rêves heureux où l'on voit
246 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
tout en beau, je crus entendre une voix qui me con-
viait à un bon repas, puis un inconnu s'approcha
de moi et me fit asseoir à une table abondamment
servie : il me semblait être déjà rassasié, quand je
fus réveillé par la voix de Bourchet.
— Père, me disait-il, partons, partons de suite.
J'ai froid, plus tard je ne pourrai plus.
Je me lève aussitôt, mais, ô miracle, je me sens
parfaitement à mon aise, je n'ai plus besoin de man-
ger, je suis presque encore fort.
Nous partons ; il était cinq heures du matin. A
peine avons-nous fait quelques pas que mon pau-
vre compagnon perd connaissance et tombe évanoui.
A cette vue, une larme vient mouiller ma pau-
pière.
— Pauvre jeune ami, m'écriai-je, faudra-t-il que
ton dévouement pour moi soit la cause de ta mort ?
J'arrête les chiens, je décharge la traîne décidé à
abandonner les bagages. Je prends dans mes bras le
malheureux Bourchet, je le couche sur le traîneau
aussi commodément que possible et je le couvre
chaudement.
• — A la garde de Dieu ! me dis-je, mort ou vif, je
ne l'abandonnerai pas.
Les chiens reprirent leur marche, — je me remis
à pousser la traîne avec plus d'ardeur que jamais.
VOYAGES ET MISSIONS. 247
Bientôt, soit par suite de la chaleur ou du mouve-
ment de la traîne, Bourchet reprit ses sens.
Il releva la tête. Je vis sa figure amaigrie et son
regard presque éteint.
— Merci, père, merci, me dit-il d'une voix ago-
nisante, et sa tête retomba.
— Courage, mon enfant, courage, lui dis-je5 la
protectrice des voyageurs veille sur nous, des secours
vont nous arriver.
IX
Vers midi il me sembla apercevoir dans l'île
comme une espèce de petite fumée.
— Ne seraient-ce pas nos gens? me dis-je ; mais je
n'osais plus espérer, quelques instants après je vois
quelques étincelles s'élevant au-dessus des grands
arbres, bientôt c'était une fumée épaisse.
Il n'y avait plus à en douter, nos sauveurs étaient
là, je pousse un grand cri, — deux voix me répon-
dent du milieu de la forêt.
Je laisse la traîne, je précipite mes pas. 0 joie, ô
bonheur, ô ivresse ! deux hommes accourent vers
moi, — ce sont deux libérateurs, c'est l'intrépide
Bertrand.
248 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Des larmes coulaient de mes yeux, une indicible
émotion s'était emparée de tout mon être.
Bientôt nous étions tous quatre assis devant un
bon feu, un repas réparateur était préparé, mon
pauvre Bourchet revenait à la vie.
Depuis quatre jours nous n'avions presque rien
mangé, — mais enfin la Providence était venue à
notre secours.
XI
Le lendemain nous arrivions au fort Vermillon.
Je restai là cinq jours pour rétablir un peu nos
forces épuisées. Le chargé du poste m'avait reçu
avec des témoignages d'amitié véritable, et nous y
fûmes entourés, moi et mes deux compagnons, de
tous les soins que méritait notre position.
Pendant ces quelques jours de repos, une nouvelle
traîne est préparée, des chiens plus robustes sont
mis à ma disposition. Le fort Vermillon n'était pas
pauvre comme celui de Dunvergun, et je pus m'y
procurer des provisions bonnes et abondantes.
Je partis de ce poste accompagné seulement de
mon fidèle Bertrand. Car Bourchet était encore trop
faible.
Douze jours après je rentrais heureusement à Attha-
VOYAGES ET MISSIONS. 249
baskaw. Mon arrivée fut une fête pour ma petite co-
lonie; on savait les difficultés du voyage que je ve-
nais d'entreprendre, et l'on me croyait perdu.
C'était la première fois que je retournais à une épo-
que aussi avancée de l'hiver.
XII
J'ai voulu raconter ce voyage afin de montrer
les périls auxquels sont exposés les missionnaires ap-
pelés à évangéliser dans les pays sauvages. — Com-
bien auraient à faire des récits plus émouvants
encore ! Cette histoire n'est donc pas seulement la
mienne, c'est celle de vous tous, ô courageux tra-
vailleurs, pionniers ardents de l'idée chrétienne,
qui quittez volontairement votre douce patrie, pour
vous en aller au loin, sous des cieux incléments,
tracer avec la croix, sur une terre ingrate, le sillon
civilisateur ; — ce sillon où vous semez la parole de
Jésus, ce sillon que vous arrosez de vos larmes et
que vous fécondez parfois de votre sang.
DEUXIÈME PARTIE
LES SAUVAGES
DE L'EXTRÊME NORD DE L'AMÉRIQUE BRITANNIQUE
MŒURS ET COUTUMES DES SAUVAGES
CHAPITRE PREMIER
Considérations générales. — Comment on devient sauvage. —
La civilisation. — La barbarie.
Le nom de sauvage donne une idée, souvent
fausse , de l'organisation physique et intellectuelle
des peuples nomades, qui habitent certaines con-
trées de l'Amérique du Nord.
Lorsque, vers le milieu du seizième siècle, les Eu-
ropéens allèrent créer des établissements dans le
Canada, alors habité par les Hurons, ils furent bien
surpris d'y trouver des peuples qui, avec une extrême
naïveté, étaient doués d'une intelligence rare et dont
252 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
la constitution organique ne le cédait en rien à celle
des races civilisées ; ils furent étonnés de la fertilité
de cette terre, à laquelle il ne manquait que la cul-
ture pour la rendre productive, et des mœurs presque
sociables de ses habitants, à qui manquait seule la
connaissance du bien et du juste, pour les élever
au niveau de certains peuples de l'ancien monde.
Il
Lorsque en 1556 Jacques Cartier rendit compte
à François 1er de son deuxième voyage au Canada,
il insista surtout sur ceci : « qu'il était digne d'un
prince, qui portait la qualité de Roi Très-Chrétien et
de Fils aîné de l'Église, de procurer la connaissance
de Jésus-Christ à tant de nations infidèles, qu'il ne
serait pas difficile de civiliser en les convertissant
au Christianisme. »
III
Bientôt des missionnaires français et espagnols se
donnèrent rendez-vous sur cette terre nouvelle, et la
loi évangélique commença son œuvre de régénéra-
tion.
LES SAUVAGES. 253
Peu à peu les nouveaux saint Patrice, l'alphabet
et la croix à la main, se sont aventurés dans des
contrées plus éloignées ; franchissant les lacs et les
rivières, traversant les forêts et les prairies, ils ont
semé partout la parole de Jésus. La civilisation dans
sa marche lente, mais progressive, est arrivée jus-
qu'aux peuples, encore nomades, de l'extrême nord
du continent américain.
IV
A l'heure où je trace ces lignes, le pays appelé si
longtemps la Nouvelle France devrait s'appeler la
Nouvelle Chrétienté.
Faut-il désespérer de voir, sur les bords du Mac-
kensie comme sur ceux du fleuve Saint-Laurent, le
sauvage n'exister que de nom ?
Quelle que soit l'origine des peuples sauvages, ils
sont nos frères en Jésus-Christ ; ils ont été créés à
l'image de Dieu, ils sont une portion de l'humanité,
et, comme tels, ils méritent que les peuples avancés
254 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
s'intéressent à leur sort. Leur origine n'est-elle pas
la même que la nôtre ?
Des navigateurs, poussés par la tempête, échouent
sur une plage inhabitée, ils errent longtemps le long
de la côte, cherchant à découvrir au loin une voile
libératrice ; maisles années s'écoulent et la voile ne
paraît point ; alors ils s'en vont dans les forêts ou sur
les bords des rivières, vivant de chasse et dépêche :
dans ce nouveau genre de vie ils ne se souviennent
bientôt plus de celle qu'ils ont abandonnée, la pri-
vation des choses nécessaires à l'existence leur en fait
oublier le nom avec l'usage ; ils créent de nouveaux
mots pour désigner les nouveaux objets qui se pré-
sentent à leurs yeux, leur langage s'altère, ils per-
dent la religion de vue, l'enfant qui naîtra ne la
connaîtra plus que par une tradition déjà obscurcie;
plus tard cette tradition, s'altérant davantage, dégé-
nérera en conte puéril, et le sauvage paraîtra.
VI
L'homme n'est pas sauvage seulement parce qu'il
habite les déserts, il est sauvage surtout parce qu'il
n'a pas la connaissance du vrai Dieu. Tant que la
religion n'est pas venue en l'éclairant adoucir ses
LES SAUVAGES. 255
mœurs, il se laisse fatalement entraîner par ses ins-
tincts animaux et devient barbare.
Mais que le Christianisme pénètre où la sauva-
gerie habite , l'homme acquiert alors le sentiment
du vrai et du bien, il cultive les arts, et la civilisation
apparaît.
Tous les peuples de la terre ont été barbares à
leur heure, tous ont plus ou moins commencé par
l'état sauvage.
Ne serait-il donc pas insensé de croire que l'idée
chrétienne, qui depuis deux mille ans fait sa mar-
che à travers les siècles , pût trouver au nord de
l'Amérique une barrière infranchissable?
VII
Nos pères les Gaulois ne furent-ils pas aussi des
sauvages? Le tableau qu'en font Posidonius et Dio-
dore de Sicile est-il plus flatteur que celui que nous
allons faire des Cris, des Montagnais, ou des Hom-
mes de Sang ?
« Les Gaulois, dit Rollin , immolent des victi-
mes humaines à Bellone et à Mars, buvant dans le
crâne de leurs ennemis, les faisant périr par le fer
et le feu ou les étouffant par la fumée, enfin se por-
256 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
tant à cet excès d'éventrer les femmes grosses et
d'arracher la vie tout à la fois aux mères et à leurs
enfants. »
La barbarie a duré dans les Gaules jusqu'au
règne de Tibère, ou plutôt au règne de Jésus-Christ.
VIII
Au quatrième siècle, les peuples de la Bretagne
et de l'Irlande vivaient encore à l'état sauvage.
Strabonditau sujet de l'île d'Ierne (Irlande): « Nous
n'avons rien à rapporter sur cette île, si ce n'est que
ses habitants sont encore plus sauvages que ceux de
l'île de Bretagne; ils sont anthropophages, ils man-
gent les cadavres des auteurs de leur vie et regar-
dent cela comme une action louable. »
De l'orient à l'occident, du septentrion au midi,
tous les peuples à leur enfance ont ignoré les lois
de l'humanité et de la pudeur.
Tous à leur commencement ont fait consister la
religion dans les pratiques les plus frivoles, puis à
côté des pratiques frivoles se sont placés fatalement
des usages inhumains. Chez la plupart, comme
chez les sauvages qui nous occupent , ces usages
barbares étaient plutôt le résultat de la superstition
LES SAUVAGES. 257
que d'une cruauté réfléchie. Aussi, partout où la foi
évangélique a détruit la superstition, la barbarie a
disparu; et de nouvelles générations de chrétiens,
parmi lesquels règne la simplicité des premiers
siècles, ont commencé.
IX
Ainsi que tant d'autres peuples, avant que la
vraie religion les eût éclairés, les sauvages encore
infidèles ont tous les vices, toutes les corruptions;
le sentiment de la retenue leur est inconnu; ils
sont méchants plus par ignorance que par instinct.
Leurs vices sont moins le résultat de leur nature que
du milieu abject où ils vivent ; ils sont égoïstes, et cela
s'explique par la nécessité où ils sont de ne s'occuper
que du soin de leur existence. Le chacun pour soi est
la loi naturelle de tous les peuples vivant encore
à l'état de nature, leur grossière superstition les
pousse à la barbarie, et, comme ils sont faciles à en-
traîner, il y a toujours parmi eux quelques im-
posteurs habiles qui les dominent et deviennent, le
plus souvent, les instigateurs de leur cruauté.
11
2dcS DIX-HUIT -ANS CHEZ LES SAUVAGES.
X
La nature des sauvages est bonne, et la preuve,
c'est que, dans les tribus converties, la loi du Christ est
respectée, le meurtre et le vol n'existent plus qu'en
souvenir. Le mariage, en détruisant la polygamie, a
créé la famille ; l'accroissement du bien-être matériel
qui s'en est suivi les a vite convaincus que la re-
ligion seule pouvait les rendre heureux.
Encore quelque temps, et la barbarie, fruit de la
superstition, disparaîtra de cette partie du nouveau
monde, comme elle a disparu de la Bretagne et de
la Gaule, du haut et du bas Canada.
La civilisation chrétienne, qui a régénéré tant de
peuples depuis la venue de Jésus-Christ, pénétrera
un jour dans les pays les plus reculés de l'Améri-
que du Nord.
CHAPITRE II
Caractère des sauvages. — Perfection de leurs sens. — Leur
mémoire. — Logique d'un sauvage. - Comment les sauva-
ges pérorent. — Comment les sauvages deviennent ora-
teurs. — Leur insensibilité. — Leur cupidité. — Leur lâcheté.
— Que me donneras-tu si je fais cela? — Comment on les
guérit de la peur de la mort. — Comment on fait des mira-
cles chez les sauvages. — Comment on passe pour prophète.
— Les magiciens. — influence de la magie chez les sauvages.
I
Les sauvages ne sont donc pas d'une nature dif-
férente de la nôtre, ils ont même sur nous l'avantage
de la perfection des sens, tant extérieurs qu'inté-
rieurs ; malgré la neige qui les éblouit six mois de
l'année, malgré la fumée, qui les accable dans leur
tente, leur vue ne s'affaiblit presque jamais; ils ont
l'ouïe très-subtile et l'odorat extrêmement fin; ils
ont la conception lente, mais la mémoire extraor-
dinaire. Leur esprit est positif, je dirai même ma-
thématique comme leurs langues; vivant des mois
entiers seuls dans les forêts, ils ont l'habitude de la
260 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
réflexion. Chez les natures privilégiées cetle réflexion
constante leur remplit tellement l'esprit, que, facile-
ment elle se produit par des discours. Leurs discours
renferment de fort belles images, et, quoiqu'ils ne
gesticulent pas en parlant, ils ont une véritable élo-
quence. Ce que l'art ne leur a point enseigné, la
nature le leur donne. Les Grecs avaient admiré aussi
cette éloquence des Barbares.
Dans leurs discours ils font de fréquentes répéti-
tions, craignant qu'on ne les ait point compris ; ils
sont toujours pénétrés de ce qu'ils disent, ne parlant
jamais qu'après une longue réflexion; mais ils tien-
nent à se faire comprendre.
Souvent, après avoir répété huit ou dix fois une
phrase, ils vous demandent encore. . . si vous vous sou-
venez, et ils éprouvent un véritable bonheur quand
vous répétez leur pensée avec précision.
La lenteur de la conception s'explique du reste
chez un peuple qui, n'ayant point de livres, n'a ja-
mais eu la possibilité d'apprendre la parole écrite ;
de là son aptitude à se souvenir, à la longue, de la
parole pensée et d'exprimer cette pensée par le dis-
cours.
S'ils aiment à se faire comprendre, ils veulent
surtout comprendre avant de se décider à croire :
cela tient à leur esprit positif.
LES SAUVAGES. 261
Jl arrive d'expliquer à un sauvage telle vérité de
notre religion; le sauvage, ne comprenant pas bien,
vous dira : — Je réfléchirai à ce que tu m'as dit et
dans un an, à mon retour, je te répondrai.
Au bout d'un an, quelquefois même après plusieurs
années, il revient vous trouver et vous dit : — J'ai ré-
fléchi à ce que tu m'as dit ; tu as raison. Si toutefois
un nouveau Mais ne lui faisait renvoyer à une autre
année une nouvelle réponse.
Il
« Un sauvage que (1) je n'avais pas vu depuis deux
ans se présenta à moi, s'assit gravement et, avec le
sans-gêne qui caractérise ces peuples, me dit après
un moment de silence , sans que je lui eusse fait
une seule question :
— Oui!
Surpris de ce monosyllabe, j'attendais, et il répéta
encore par trois fois :
— Oui ! oui ! oui !
— Pourquoi, lui dis-je enfin, me dis-tu oui ! sans
que je t'aie adressée la parole?
(1) Nous continuerons à donner la parole au missionnaire dans
la suite de ses récits.
262 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Ce que tu me disais il y a deux ans est vrai, me
répondit-il.
Je reconnus alors que c'était un souvenir resté
gravé dans sa mémoire et auquel il avait tant réfléchi,
qu'il avait fini par comprendre. »
III
« Un autre sauvage, que je n'avais pas vu depuis
plusieurs années, vint me dire un jour :
— Je réfléchis chaque moment à ce que tu m'as
dit, mais je n'ai pas encore compris assez pour me
faire chrétien.
— Que t'ai- je dit?
— Comment, tu Tas oublié !
— Je parle à tant de monde !
— Tu m'as dit que quiconque n'était pas baptisé
ne pouvait aller au ciel. Mais, si Dieu est venu sur la
terre pour sauver tous les hommes, pourquoi nous
a-t-il laissé ignorer si longtemps ta religion ? je ne
m'explique pas cela.
Je répondis à son objection, ilm'écoutaen silence,
puis il me dit :
— Je réfléchirai à tes paroles, et quand j'aurai
compris, je reviendrai le voir.
LES SAUVAGES. 263
Il revint au bout de deux années.
— J'ai compris, me dit-il en m'abordant, et comme
si je venais de lui parler à peine. Baptise-moi.
— Prouve-moi que tu as compris.
Le sauvage alors me répéta, presque mot à mot, ce
que je lui avais dit deux ans auparavant, et me prouva
qu'il avait parfaitement compris mes raisons en me
demandant enfin le baptême. »
IV
Devenus vieux, les sauvages sonttous plus ou moins
péroreurs, ils font des discou rs à propos de tout et sur
tout ; mais, discoureurs sans but et sans goût, ils ne
choisissent ni le temps, ni le lieu, ni la circonstance
favorable ; un groupe de sauvages s'arrête tout à
coup ; au milieu des vociférations, un vieillard se lève
et sa voix retentit; le tapage qu'on fait autour de lui
est son stimulant, plus on crie, plus il s'anime. Les
sujets ordinaires de ces discours sont de longues la-
mentations sur la perte de parents morts, quelque-
fois sur le mauvais succès d'une chasse. Le premier
ayant fini, un autre le remplace; ce deuxième orateur
coiifirmera-t-il le discours du premier ou va-t-il dé-
truire ses arguments? Point. Celui-ci commence un
264 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
sujet nouveau, et ne s'occupe pas de ce qui vient
d'être dit : un troisième procède et finit de la
même manière, jusqu'à ce qu'enfin le groupe s'é-
tant dispersé, le dernier orateur reste seul et finisse
son discours en se parlant à lui-même. C'est cette
manie de pérorer, inhérente à ces peuples, qui fait
surgir parfois au milieu d'eux de véritables ora-
teurs.
On voit des sauvages, impressionnés par les paroles
du missionnaire auxquelles ils ont médité dans la so-
litude, inspirés parles merveilleuses créations de leur
étrange monde, une fois chrétiens, composer pour
leur usage particulier des discours surprenants, qu ils
se plaisent à répéter toutes les fois qu'ils en ont l'oc-
casion.
V
Doués d'une bonne constitution, les sauvages vi-
vraient longtemps, si des privations de toute nature,
de longs et pénibles jeûnes ne les affaiblissaient pas
avant le temps.
Ces excès de privations , les entraînent souvent
dans des excès contraires qui ruinent aussi leur tem-
pérament. Après une abstinence forcée de plusieurs
mois, s'il leur arrive abondance de viande. ils mangent
LES SAUVAGES. 265
avec gloutonnerie, et ceux qui ne sont pas morts de
faim meurent alors d'indigestion. Une chose qui con-
tribuait surtout à abréger leur existence, c'était l'a-
bus des liqueurs fortes introduites chez eux par les
commerçants qui font la traite des fourrures. Heu-
reusement cette traite immorale a disparu de la plu-
part de ces contrées et un sensible bien-être en est
résulté.
11 est remarquable que le crétinisme et l'imbécil-
lité sont presque inconnus chez les sauvages.
Quant aux qualités du cœur, ils n'en ont pour
ainsi dire aucune. Le sentiment de l'amitié, de la com-
passion, de la reconnaissance, est moins dans leur
cœur que dans la réflexion.
Ceux qui sont hospitaliers, par exemple, ne le
sont que parce qu'ils sont persuadés que tout doit
être commun parmi les hommes.
Leur attachement, leur dévouement même pour le
missionnaire, n'a souvent pour motif que l'intérêt.
VI
« Un jour, en abattant un arbre dans la forêt, je
m'étais fait une forte coupure à la cheville. La dou-
leur était si forte que j'avais été obligé de me cou-
266 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
cher au pied de l'arbre, ne pouvant marcher pour
rentrer chez moi. Je vois venir des sauvages, je les
appelle et je les entends dire entre eux :
— Le père est malade... puis ils passèrent sans
s'arrêter; alors j'en appelle un par son nom... il ap-
proche et je le prie de m'aider à marcher jusqu'à ma
maison.
— Que me donneras-tu si je te porte? me dit le
sauvage.
Cette preuve d'insensibilité me révolte toutes les
fois que j'y pense. »
Voilà les sauvages, ils ont de la tête, ils ont de
l'esprit, mais ils n'ont pas de cœur : l'égoïsme est
le côté laid de leur caractère.
:
VII
— Qu'est-ce que tu me donneras si je fais cela?
voilà les premiers mots des sauvages.
Il n'en entrait jamais un dans la maison du mis-
sionnaire sans lui demander quelque chose.
Quand ils lui écrivaient — car je leur appris à
écrire — c'était encore pour demander.
Ils sont lâches et ont une grande peur de la mort.
Aussi à peine sont-ils atteints d'une maladie qu'ils se
LES SAUVAGES. 267
croient déjà à la veille du trépas. Néanmoins, dès que
quelqu'un est malade, ils ne craignent pas de lui dire
sans détour : — Tu vas mourir, bien qu'il ne soit pas
en danger de mort. Souvent le malade même parle
de son trépas, comme d'un fait déjà accompli, sans
paraître s'en émouvoir, ce qui n'est point le résultat
de la force de caractère, mais de l'espérance qu'ils
ont de guérir. Aussi s'empressent-ils de faire appeler
le jongleur ou la sorcière.
« Souvent plusieurs venaient chez moi de très-loin
se croyant in extremis, pour avoir la consolation, di-
saient-ils, de mourir auprès de leur père. Je crois
plutôt que c'était dans l'espérance que je les guéri-
rais. A mesure qu'ils approchaient de ma maison, ils
poussaient de profonds soupirs, sur le seuil de la
porte ils soufflaient plus fort et enfin ils s'évanouis-
saient.
Je les laissais pendant un certain temps sans rien
dire, puis, prenant mon bonnet de docteur, jepalpais
montre en main le pouls d'un malade. Les pulsa-
tions étaient régulières, il n'y avait donc pas dan-
ger de mort.
Prenant alors un air de prophète, je disais :
— Mon fils — ne crains rien... tu ne mourras
pas.
Cette assurance les guérissait de suite de la peur et
268 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
peu d'instants après les malades plaisantaient, de
mandant à fumer et à manger. »
VIII
Les sauvages sont très-naïfs et très-crédules, ils
naissent et meurent enfants.
« L'un d'entre eux vint une fois me trouver et
me dit en pleurant :
— Mon père, j'ai mon enfant couché qui va mou-
rir, viens ce soir, tu me le guériras : c'est lui qui
chasse le mieux de la maison et j'en ai besoin.
— J'irai et je le guérirai, lui répondis-je avec une
assurance de prophète.
J'allai en effet chez lui, je trouvai l'enfant cou-
ché, respirant à peine; je le crus mort et me repen-
tais déjà d'avoir donné ma parole un peu légère-
ment, lorsque, mettant la main sur sa poitrine, je
reconnus que la vie s'était retirée vers le cœur.
Je questionnai le père et je fus convaincu que
le manque de respiration résultait d'une trop
grande quantité de fruits du pays que l'enfant avait
mangés.
Alors je lui ouvris la bouche et j'y soufflai à diffé-
rentes reprises.
LES SAUVAGES. 269
Quelques instants après les poumons étaient re-
mis en mouvement. L'enfant vomit... ouvrit enfin
les yeux et demanda à boire.
11 était parfaitement guéri.
Et les sauvages de s'écrier: Miracle, il donne la
vie aux morts. »
IX
L'histoire rapporte que Gristophe Colomb, se
trouvant au milieu d'une tribu sauvage qui mena-
çait d'être hostile, la menaça à son tour de faire
disparaître le soleil.
Colomb savait qu'à cette heure-là une éclipse de-
vait avoir lieu, et combien elle devait durer.
Les sauvages, à l'aspect de l'astre obscurci , se
croyant menacés de la colère céleste, tombèrent aux
genoux de l'étranger qui leur garantit de le faire
reparaître s'ils se soumettaient.
Les sauvages prosternés promirent, et tout à coup
l'astre des cieux rayonna.
Colombalors fut regardé comme un prophète.
« Que de fois les circonstances m'ont forcé aussi
de jouer le rôle de prophète.
Les sauvages, en me quittant l'automne, me de-
mandaient:
270 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Fera-t-il froid cet hiver ?
— Certainement il fera froid, leur répondais- je
sans crainte de me tromper dans une contrée où trois
mois de l'année le thermomètre varie de 35 à 50 de-
grés.
L'hiver arrivait avec sa rigueur, et les sauvages
de dire :
Je le savais bien, le père l'avait dit.
Au printemps et en automne, pendant quelques
semaines, il arrivait sur les bords du lac Atthabaskaw
une grande quantité d'oies, d'outardes, de cy-
gnes, etc., etc. Or ce qui intéresse avant tout les
sauvages, c'est de savoir quand ces gibiers arrive-
ront.
Connaissant, par l'époque de leur départ, approxi-
mativement le jour de leur arrivée, je le leur dé-
signai ; mon semblant de prédiction s'accomplissait
et les sauvages de dire :
— Le père Faraud est prophète, il nous a dit juste
le jour. »
X
11 n'est donc pas surprenant qu'avec ce carac-
tère naïf et crédule des sauvages, leurs jongleurs
LES SAUVAGES. 274
ou magiciens , ou hommes de médecine, aient pris
tant d'empire sur leur esprit.
Ces magiciens exploitent la peur qu'ils ont de
la mort, leur laissant croire qu'ils peuvent les faire
mourir en les regardant ou en leur jetant un sort,
c'est ce qu'ils appellent faire une mauvaise méde-
cine. Il est vrai qu'ils administrent parfois au
malade un véritable poison, composé du suc de
certaines herbes dont eux seuls ont le secret; aussi,
quand ils ont prédit la mort d'un malade, la pro-
phétie s'accomplit à leur gré.
XI
Les magiciens s'appliquent surtout à entretenir
la surperstition chez les sauvages, et ils y réussissent
facilement. Parmi ces superstitions, si les unes sont
barbares, inhumaines, la plupart sont d'une puérilité
ridicule; il est pourtant difficile de les déraciner de
leur esprit.
« Quand j'arrivai à Attlmbaskaw, il était reçu que
tout ce que disait un Monlagnais devait être néces-
sairement vrai. Or les Montagnais disaient :
a Lorsqu'un homme perd ses parents, il lui de-
vient impossible de tuer des animaux pour vivre.
272 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Quiconque donc perdra son frère, son père, ou sa
mère fera de vains efforts pour chasser.
« Celui qui donne la tête des truites à manger
aux chiens s'attire la malédiction et s'efforcera en
vain de pêcher, les habitants des eaux lui seront dé-
sormais inaccessibles.
« Une femme éprouvant des commotions dans le
sein devient subitement prophète, il faut la croire.
Ils disaient encore :
« Un Cris peut, par un seul regard! empoisonner
unMontagnais. Mais il peut aussi par des attouche-
ments ou des souffles lui rendre la vie.
<( Un Montagnais, après avoir fait noircir l'os de
l'épaule d'un caribou, peut et doit nécessairement
prédire l'avenir. »
Xll
Les magiciens font aussi facilement le métier
de devins; or, comme la nouvelle la plus impor-
tante dans ces contrées est de savoir quel jour
les voyageurs arriveront, le magicien ne peut pas
précisément fixer le jour de l'arrivée, mais il sait où
ils sont et il peut approximativement l'indiquer.
Quand la prophétie s'accomplit, les sauvages s'é-
crient :
LES SAUVAGES. 273
— C'est bien simple, le magicien l'avait dit.
Quand au contraire elle ne s'accomplit pas, le
magicien sort d'embarras en prétendant un manque
de réussite.
Pour prédire l'avenir, il en est qui se font attacher,
avec de petites cordes, les bras et les jambes, très-
forlement, et dans deux ou trois minutes ils se dé-
barrassent de leurs liens; eux seuls connaissent ce
secret des cordes. Par ce moyen encore ils exercent
une grande influence sur les sauvages.
Ces magiciens entretiennent surtout leur empire
par la prédiction des songes auxquels les sauvages ont
grande foi, et par l'exercice de la médecine; ils
prétendent connaître les secrets de toutes les mala-
dies; les plus hardis sont ceux que les sauvages
estiment ou plutôt craignent le plus, car, s'ils peu-
vent invoquer pour eux les bons génies, ils peu-
vent aussi leur jeter un sort funeste , et les faire
mourir.
Leur science consiste à guérir les maladies par in-
vocation et par incantation ; ils expliquent les songes,
devinent les sorts et en empêchent les pernicieux
effets. Toutes ces jongleries se pratiquent au moyeu
de certains animaux qu'ils égorgent, de plantes mys-
térieuses cueillies en certains temps, de serpents dont
ils expriment le venin.
18
274 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Il en est qui prétendent être descendus du ciel, le
peuple les croit réellement d'origine surnaturelle,
mais leurs artifices sont si grossiers, qu'il n'est pas
difficile de les convaincre d'imposture.
CHAPITRE III
Pourquoi les sauvages ont le teint cuivré. — La tente riche. —
La tente pauvre. — Veuves et orphelins. — Charité des sau-
vages. — Leur culte. — prière sauvage.
Lés sauvages demeurent de longs mois consécutifs
enfermés dans leurs tentes, vivant accroupis au-
tour d'un foyer fumeux; c'est à l'influence pro-
longée de cette atmosphère qu'ils doivent leur teint
cuivré ou d'un blanc sale.
Il y a chez eux, comme partout, les tentes riches
et les tentes pauvres.
Quand le sauvage a fait bonne chasse et bonne
pêche, il a alors beaucoup de viande pour manger,
et il est riche.
Celui, au contraire, qui n'a pas été heureux à la
chasse ou à la pêche, est pauvre et peut-être mourra
de faim.
276 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Tel est riche une année qui est pauvre l'année
suivante, tout dépend du plus ou moins de chance
à la chasse ; et ainsi alternativement riche ou pau-
vre, ne faisant consister le bonheur ou le malheur
qu'à plus ou moins manger, — ils deviennent totale-
ment matérialistes.
Habitués à souffrir sans émouvoir leurs sembla-
bles, ils les voient souffrir sans être émus.
Quand ils ont de la viande dans leur tente, ils ne
s'inquiètent pas si la tente voisine est dépourvue.
L'hiver dernier la tente voisine vivait dans l'abon-
dance, et dans la sienne on mourait de faim.
C'est ainsi qu'ils deviennent fatalement égoïstes et
insensibles.
Les sauvages le sont tous plus ou moins. Lacharité,
cette reine des vertus chrétiennes, n'a jamais péné-
tré dans leur âme. Le cri de la miséricorde n'a pas
encore retenti aux oreilles de ces infidèles ; tous ne
sont pas foncièrement cruels, mais presque tous sont
indifférents aux maux d'autrui. — L'insensibilité
est une cruauté encore.
11
C est au milieu de ces nations qu 'on peut s'écrier en
LES SAUVAGES. 277
toute vérité : — Malheur aux veuves et aux orphelins.
Quand la nourriture quotidienne leur manque,
quand dans la tente délaissée ils ont épuisé leur der-
nier morceau de viande sèche, les sauvages peuvent
passer... entendre leurs gémissements... ils passent.
Bientôt les malheureux, égarés parla faim, sortent
de leur tente, et s'en vont sur les bords de la rivière
ou au milieu de la forêt... mais la rivière est gelée,
des glaçons seuls pendent aux rameaux des arbres,
la neige blanchit le sol.
Les sauvages les voient... détournent la lête... et
ils passent.
Les abandonnés errent quelques jours à l'aven-
ture; tantôt on les voit coller leurs lèvres cris-
pées aux jeunes arbustes pour en exprimer le suc,
leurs dents s'imprègnent aux branches, les broient
avec frénésie pour en arracher la moelle, mais la sève
qui donne la vie à l'arbre ne peut la donner à l'être
humain; tantôtils creusent laneigedans l'espoird'y
trouver une touffe d'herbe... l'instinct de la vie les
soutient encore... ils luttent... ils lultent... ils vou-
draient vivre... mais, hélas! la mort est là qui attend
sa proie... les acres serrements delà faim leur ar-
rachent un dernier gémissement... ils ne lullent
plus... Alors ils vont s'accroupir à l'abri d'un rocher
ou sur le bord d'une rivière... puis ils meurent.
'278 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Le lendemain les sauvages voient leurs cadavres
roidis. . . et ils passent.
lit
« Un jour un jeune sauvage vint me prier d'aller
voir son père malade, il fallait faire plus de trente
lieues dans la forêt couverte de neige. Je savais qu'à
mon refus, le magicien serait appelé. J'avais espoir
de convertir une âme à Dieu, je partis accompagné
d'un guide.
Mes raquettes aux pieds et mon bâton à la main
nous marchâmes pendant plusieurs jours pour arri-
ver à la tente du sauvage. Chemin faisant, je visitais
quelques familles enfermées dans les tentes qui se
trouvaient sur mon chemin.
Malheureusement nos provisions étaient épuisées
alors qu'il nous restait encore une grosse journée de
marche.
Nous arrivâmes enfin exténués de fatigue et de
faim.
Je vis le malade, je le consolai, lui donnai quel-
ques médicaments, je lui parlai de Dieu , de la néces-
sité d'être chrétien pour aller au ciel.
Le sauvage, heureux de me voir, semblait être cer-
LES SAUVAGES. 279
tain de sa guérison , mais il ne nous offrait pas à
manger.
Mon guide me faisait signe d'en faire la demande,
car, ainsi que moi, il avait grand besoin. Voyant en-
fin qu'on ne nous offrait rien, je dis au malade que
depuis la veille nous n'avions rien pris et qu'il
voulût bien nous faire donner quelque chose par sa
femme.
A ce tle demande le sauvage rougit, balbutia, et
finit par me répondre :
— J'ai bien un peu de poissou et un peu de viande,
mais j'en ai besoin pour moi.
Si j'en avais eu la force, je lui aurais fait un sermon
sur la charité et la reconnaissance. Je me contentai
de le supplier de nous donner quelques poissons secs.
11 céda enfin à ma prière en me disant :
— Je te les prête, mange-les, mais à la condi-
tion que tu me les rendras quand j'irai chez toi au
printemps. »
Ce prêt représente la charité sauvage.
IV
Les sauvages ont tous le sentiment d'un être su-
périeur et d'une nouvelle vie, ils adorent plus parti
280 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
culièrement ce qui frappe leurs sens : le soleil par
exemple ; ils invoquent plus communément la puis-
sance qu'ils craignent, ils demanderont moins à Dieu
de leur faire du bien qu'au démon {Puissant Mau-
vais) de ne pas leur faire de mal. Cela lient à leur
caractère lâche et à la peur qu'ils ont de la souf-
france. Mais ils n'ont pas de culte extérieur.
Dans leurs prières au Puissant Bon, ils deman-
dent beaucoup de viande, beaucoup de poissons,
beaucoup de fourrures.
Cela tient à leur matérialisme.
Voici une formule de leurs prières :
« Créateur, je ne te connais point, mais je sais que
« c'est toi qui as fait toutes choses. Fais-moi vivre
« longtemps, accorde-moi beaucoup d'enfants bien
« forts afin qu'ils me fassent bien manger quand je
« serai vieux. — Fais-moi découvrir beaucoup de
< pistes d'orignaux, de biches, de cariboux , et,
« si je suis poursuivi par la faim, empêche-les de
« fuir à ma présence; enfin, Créateur, aie pitié de
« moi, afin que je ne fasse pas mal, et quand je m'en
« irai dans F obscurité (la mort), fais que j'aille trou-
« ver mon père. »
Dans les tribus converties au christianisme, les
Montagnais, par exemple , beaucoup aujourd'hui
sont très-pieux, mais ce qui a beaucoup contribué
LES SAUVAGES. 28*
au triomphe de l'Évangile chez ces sauvages, — c'est
que parmi ceuxau milieu desquels une mission existe,
le commerce est florissant , les fourrures se ven-
dent mieux , ils ont moins de misère et ils se sen-
tent protégés parle missionnaire.
Nous mettons en fait quela certitude qu'eurent les
sauvages que M. Faraud ne les abandonnerait pas,
quand ils le virent construire sa première maison à
Atthabaskaw, fut une des principales causes de leur
conversion.
Chez les sauvages où le christianisme a pénétré, la
foi est vive et sincère, ces esprits déchusse relèvent,
ces âmes avilies remontent vers le Créateur, ces
cœurs insensibles s'humanisent par la prière, cette
pure manifestation de l'amour.
Le protestantisme a tenté de s'établir sur quelques
points de ce lointain continent : nulle part il n'a
réussi, — le protestantisme est trop froid pour civi-
liser les peuples de ces régions de glace, il ne parle
qu'à la raison où il ne faut parler qu'aux cœurs.
C'est surtout par les sentiments que nous pou-
vons inculquer aux sauvages la vérité religieuse.
282 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Leurs âmes sont malades, leur conscience a besoin
du médecin.
Le christianisme seul peut ranimer dans ces cœurs
le foyer éteint, seul il peut régénérer ces âmes créées
du même souffle divin que la nôtre.
VI
Voyez- vous ces milliers de sauvages barbares hier
— chrétiens aujourd'hui.
Hier ils étaient la honte de l'humanité, hier ils
étaient abrutis dans la matière, aujourd'hui ils par-
ticipent à une nouvelle existence : la vie intellectuelle ;
et quand le son de la cloche retentit dans les déserts,
on les voit sortir de leur tente et accourir à ce tem-
ple chrétien où les appelle le Dieu d'amour.
CHAPITRE IV
La polygamie. — Comment se marient les sauvages. — Le bi-
game. — Influence de la prière sur les sauvages. — Un sau-
vage converti par lui-même. — wabiskokkumaniwit.
Le vice le plus difficile à détruire chez la plupart
de ces peuples, le vice qui a été le plus grand obs-
tacle à leur régénération, c'est la polygamie. Dans
beaucoup de tribus les sauvages ont la coutume de
changer de femme selon leurs caprices ou leurs in-
clinations. Celui qui veut se marier va le soir, dans une
tente , prendre celle qu'il convoite et l'amène dans
sa propre loge de gré ou de force. L'usage est que
les parents ne doivent pas s'en mêler. S'il y a deux
prétendants, il y a querelle... puis combat... le
plus fort a droit à la main de la jeune fille.
La même coutume a lieu à l'égard des femmes
soi-disant mariées. Si un sauvage veut avoir l'épouse
284 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
d'un autre, il cherche querelle au mari ; s'il est le plus
fort, le mari lui abandonne sa femme et... ils se
quittent bons amis. Ils ne font du reste, agissant ainsi,
que ce qu'ils ont vu faire à leurs pères, ne se doutant
même pas qu'ils puissent être répréhensibles.
Dans les tribus converties ces usages ont disparu,
un grand nombre déjà, et les Montagnais surtout,
se sont soumis volontiers à contracter des ma-
riages légitimes. Depuis, très-peu ont cherché à bri-
ser des liens cimentés par la religion, c'est un dés-
honneur parmi eux d'agir autrement; ils ont le bon
sens de comprendre qu'un mariage contracté decette
façon est seul digne de l'homme, aussi sont-ils plus
satisfaits et se trouvent-ils moins misérables. Il n'y
avait point autrefois de liens de famille, les enfants
ne reconnaissaient plus les auteurs de leurs jours, les
parents ne reconnaissaient plus leurs progénitures,
leurs alliances ressemblaient à celles des brutes.
Le christianisme a éveillé dans ces cœurs un sen-
timent, jusqu'alors inconnu, en leur faisant com-
prendre l'affection la plus pure, la plus conforme
aux lois de l'humanité : — l'affection conjugale.
Il arrive pourtant, assez souvent, que tel sauvage
qui a promis solennellement de vivre en chré-
tien retombe dans ses habitudes perverses. — La
civilisation n'a pas encore poussé d'assez profon-
LES SAUVAGES. 28.Ï
des racines,— et il ne faut rien moins que la sévérité
et la surveillance continuelle du missionnaire pour
retenir dans le devoir — ces peuples encore enfants.
II
« Un sauvage avait épousé deux sœurs. Revenu à
de meilleurs sentiments, il résolut de se convertir et
de rendre la plus jeune de ses femmes à son beau-
père ; il le fit, en effet, puis il vint me trouver.
— Père, me dit-il, j'ai fait ce que tu m'as ordonné,
donne-moi le baptême.
— Je te le donnerai, lui répondis-je, quand tu
m'auras prouvé, par ta bonne conduite, que tu en
es digne.
Le sauvage me quitta.
Six mois après, au retour de la chasse, il revint me
trouver.
— Père, me dit-il, je suis digne du baptême. J'ai
gardé une seule femme. Baptise-moi afin que je
puisse prier avec mes frères.
J'accédai à sa demande.
Peu de temps après, ses mauvais penchants repri-
rent le dessus et il voulut avoir de nouveau sa belle-
Hm DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
sœur. Il se rendit à sa tente bien résolu de ne pas
en sortir sans elle.
Heureusement la jeune femme n'était pas seule.
Son père, honnête vieillard que j'avais baptisé quel-
ques années auparavant, était là pour la défendre.
— Que veux-tu? dit-il en apercevant son gendre
et devinant son dessein.
— Je veux ta fille, répondit le sauvage d'un ton
impératif.
— Tu ne l'auras pas, homme indigne d'être chré-
tien, s'écria le vieillard.
Le sauvage leva son coutelas comme pour le
frapper.
Un drame épouvantable allait se passer dans cette
tente. Le jeune homme, l'œil hagard, dominé par
sa passion, se précipite sur la jeune femme.
Mais le courageux père l'arrête, malgré l'arme
homicide qui le menace.
— Frappe, scélérat, lui dit-il ; je ne te donnerai
plus ma fille. Je suis vieux et courbé par les ans,
mais, tant qu'il me restera un souffle dévie, tant que
cette tête blanche restera sur mes épaules, je la proté-
gerai... si tu veux avoir la fille, tranche la tête du
père, je connais mes devoirs, j'y serai fidèle... toi
tu iras en enfer...
A ces mots le bigame s'approche du berceau où
LES SAUVAGES. 287
dormait le plus jeune de ses enfants ; la jeune mère,
qui comprend son dessein, fait retentir la loge d'un
cri déchirant, elle se jette sur le berceau pour en
écarter son ancien mari; mais, prompt comme
l'éclair, l'affreux sauvage a déjà saisi son enfant et
il dit à son beau-père :
— Puisque tu ne veux pas me donner tes deux
tilles, garde-les toutes les deux. J'emporte mon en-
fant.
Ni les larmes de la fille ni les menaces de son
mari ne purent ébranler le vieillard. »
III
« Un sauvage, nouvellement baptisé, vint me taire
part un jour de la résolution qu'il avait prise de
renvoyer sa femme pour en prendre une autre.
— Tu as donc oublié mes paroles et tes pro-
messes ?
— Non... mais je n'aime plus ma femme.
— Pourquoi ?
— Parce que j'en veux une autre.
— ■ Eh bien ! fais ce que tu voudras, mais je t'a-
vertis que tu ne pourras plus venir à la prière avec
tes frères.
288 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Quoi ! s'écria le sauvage, je ne pourrai plus
prier avec mes frères ?
— Non.
— Mais quand ils se réuniront le dimanche dans
ma loge, ne pourrai-je prier avec eux ?
— Non!
— Mais pourrai-je prier tout seul?
— Oui!
Le sauvage, déconcerté par mon laconisme, me
répondit brusquement après quelque hésitation :
— Je veux avoir cette femme.
Et il sortit triste et pensif.
Le lendemain je le vis revenir tout en larmes.
— Père, me dit-il en se jetant à mes genoux,
j'ai prié tout seul.
— Eh bien !
— De grâce, ne me traite pas avec rigueur. Je
reconnais que j'ai mal pensé... je ne veux pas être
privé de la consolation de prier avec mes frères, —
c'estle mauvais esprit qui me tourmentait, — prends
pitié de moi, je garderai ma femme. »
LES SAUVAGES. 289
IT
Être rejeté de la prière est pour les sauvages con-
vertis le plus grand des malheurs. Être chrétien et
prier, c'est pour eux la même chose.
« Voici ce que me disait un sauvage, le soir même
de son baptême :
« Il y a deux hivers que j'entendis parler pour la
première fois de la prière. J'avais alors deux femmes,
je les aimais toutes deux beaucoup; on m'avait dit
que dans la prière il ne fallait n'en avoir qu'une et
je disais dans mon cœur : — Je ne prierai point...
cependant j'avais toujours la prière dans ma pensée.
« L'autre automne, quand je vins te voir pour la
première fois, — toi le chef de la prière, — tu métis
comprendre combien elle était bonne et je dis dans
mon cœur : — Voilà que je prierai. Je rejetai aus-
sitôt une de mes femmes.
« Quand il fut hiver, j'eus un rêve : Je voyais en
haut un homme qui me disait :
— Ne prie point cJiaiviya ayamiha Aayamihayani
ki kahnipin. Si tu pries, le printemps, quand il n'y
aura plus qu'un petit brin déneige, tu mourras !
« Et moi je répondis :
290 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— «Je mourrai s'il le faut, mais je prierai... Je
l'ai promis.
« A ces mots la vision disparut.
« Je racontai à mes parents ce que je venais de
voir et d'entendre, et ils me dirent aussi :
— « INeprie point.
« Je leur répondis :
— Devrai -je mourir, je prierai !
« La neige commença à fondre, je m'attendais
tous les jours à mourir... et je me disais : — Voilà
que je vis encore.
« Quand la neige eut complètement disparu, je
dis à mon père :
— Vous voyez que le mauvais esprit n'a pas dit la
vérité, il ne reste plus un brin de neige et je vis.
« Dès ce jour, j'ai promis à Dieu de me faire chré-
tien. »
Ce fait est d'autant plus étonnant que chez les
sauvages un rêve est regardé comme une révélation
infaillible.
« Un jour, dans un de mes voyages, je vis venir à
moi un sauvage de haute taille, mais excessivement
maigre, il paraissait très-affligé.
LES SAUVAGES. 291
— J'ai su par les chasseurs que tu étais ici, me
dit-il, et je suis venu. Je veux prier.
— Le veux- tu sérieusement ?
— Crois-tu donc que j'aie fait plus de vingt-cinq
lieues de marche, malade comme je suis, sans avoir
envie de ta parole ?
— Gomment t'appelles-tu?
— Wabiskokkumaniwit.
— M'avais-tu vu déjà ?
— Non, mais j'ai entendu parler de toi, et l'on
m'a rapporté tes paroles, dès lors j'y ai beaucoup ré-
fléchi, écoute mon histoire :
« Je fais pitié sur la terre : l'Esprit bon a soin, dis-
tu, de ceux qui sont en peine, moi tout ce que je lui
demande, c'est qu'il m'accorde la faveur d'être bap-
tisé. J'avais un enfant encore au berceau, le grand
chef me Va enlevé l'autre hiver, il doit être dans le
ciel parce qu'il n'avait pas fait de mal encore. Or,
moi aussi je veux aller au ciel, anots tàpwèwokèyi-
rnin. N'ôta, àyàmiwi pikoko sàkihàyàn, voilà pour-
quoi je veux prier. »
Le lendemain Wabiskokkumaniwit me présenta
sa femme, je les instruisis tous deux et après quel-
ques jours, je leur annonçai que je les baptiserais.
— Préparez-vous, leur dis-je, demain vous serez
chrétiens.
292 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Il était jour à peine, qu'ils arrivaient à moi, ils
n'avaient pu attendre mon réveil. La pensée du
bonheur qu'ils espéraient les faisait tressaillir, une
sueur abondante les inondait , ils s'approchè-
rent en tremblant , des larmes mouillaient leurs
paupières.
A l'instant où l'eau sainte coula sur leur front, je
les vis changer de couleur, ils furent comme transfi-
gurés, une joie céleste remplissait leur âme.
— Oh! que la prière est bonne, dit le sauvage, —
que le baptême fait de bien ! — Je suis guéri.
— Va porter ces paroles à tes frères, lui dis-je en
les congédiant, car ni eux ni leurs épouses, ne se-
ront heureux en ce monde ni dans l'autre, sans la
prière.
Jamais je n'avais si bien compris la sainteté du
baptême. »
CHAPITRE V
Comment voyagent les sauvages. — Les chiens. — Les traînes.
— Les raquettes. — Comment se logent les sauvages. — Inté-
rieur des tentes chez les sauvages infidèles. — Chez les sauva-
ges chrétiens.
Les sauvages voyagent par bande, jamais isolément .
Les voyages d'été se font en canots, plus communé-
ment appelés pirogues ; ils sont fabriqués dans cer-
taines contrées, chez les Esquimaux par exemple,
avec des écorces d'arbres, mais le plus souvent au
moyen d'énormes pieds d'arbres qu'ils ont creusés.
Les sauvages ont une habileté extraordinaire dans
l'art de diriger leurs frêles embarcations; dans les
lacs, quand lèvent le permet, ils naviguent quelque-
fois à la voile, mais dans les rivières ils se servent
habituellement de la rame, qu'ils manient avec une
adresse à rendre jaloux les canotiers de Paris.
11 est on ne peut plus curieux de voir glissant au
294 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
milieu d'une rivière, cetle foule de petits canots,
montés par un ou deux rameurs; quand le courant
les entraîne, que les coups précipités de l'aviron
défient le courant, on dirait des ombres fantastiques
qui passent. Tout à coup, les bras des rameurs
s'arrêtent , les embarcations se rapprochent de la
rive... et s'arrêtent... on est en face d'une chute.
Aussitôt, les sauvages débarquent, et l'on voit ces
canotiers des déserts, chargés de leur frêle esquif,
s'en allant reprendre plus loin leur course inter-
rompue.
li
Les voyages d'hiver sont plus pittoresques encore ;
et les chiens que les sauvages attellent aux traînes
leur sont alors d'un précieux secours. On dirait que
la providence a créé ces chiens exprès pour ces con-
trées ; ils sont vigoureux, dociles et peuvent suppor-
ter de longs jeûnes.
Les traînes sont chargées des bagages consistant
en couvertures, tentes, haches, provisions de bou-
che consistant en viandes, poissons; au besoin elles
portent les malades.
La traîne est faite au moyen de deux planches
assez minces de 40 centimètres de large chacune
LES SAUVAGES. 295
sur 4 mètres de long ; le devant et le derrière sont
peu relevés, les côtés sont bordés d'une bande de fer
où l'on attache les courroies destinées à assujettir le
chargement; quatre chiens, quelquefois huit, sont
attelés, un sauvage muni d'un bâton marche toujours
devant l'attelage, la bande suit à petite dislance.
111
Comme en hiver le sol est toujours couvert de
neige, les sauvages ne pourraient marcher sans le se-
cours des raquettes.
La raquette est de forme presque ovale, elle est
arrondie sur le devant et l'extrémité de derrière est
terminée en pointe et a 75 centimètres environ de
long et 40 environ de large.
Elle est traversée de petits bâtons sur lesquels on
place les pieds, qu'on assujettit fortement avec des
lanières de cuirs ; le contour de la raquette, qui sert
d'enchâssement aux pieds, est d'un bois très-léger
qu'on a eu soin de faire durcir au feu. On éprouve
au début quelque difficulté pour marcher facilement
sur les raquettes, elles fatiguent même beaucoup à
cause de la nécessité où l'on est de tenir les jambes
écartées, mais une fois qu'on en a pris la coutume,
206 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
on marche avec cette chaussure, aussi facilement
sur la neige que sur la terre ferme.
Pour enchâsser les pieds dans la raquette, il est
indispensable d'avoir les souliers des sauvages qui
sont fabriqués en peaux tannées et ressemblent
assez à nos chaussons.
IV
Dans le cours de ces voyages, les pauvres Indiens
sont exposés à mille périls, dont le froid est le moin-
dre. Quelquefois les provisions sont épuisées, sans
qu'ils aient pu faire chasse, et alors c'est la famine ;
d'autres fois ce sont les chiens qui, malgré leur force
et leur courage, meurent ou doivent être sacrifiés
pour substanter leurs maîtres ; il arrive aussi que la
tribu voyageuse rencontre une tribu ennemie, et
alors c'est un combat à outrance qui a toujours pour
résultat la mort de la plupart des voyageurs.
Rarement les malheureux hôtes des forêts retour-
nent tous au lieu d'où ils sont partis.
LES SAUVAGES. 297
Les sauvages partent habituellement au commen-
cement du mois d'octobre pour la chasse d'hiver, et
au mois d'avril ou mai pour la chasse d'été ; ils par-
tent toujours par bandes assez nombreuses et ne se
séparent qu'au point où doit commencer la chasse
ou la pêche. Chacun dresse sa tente au lieu qui lui
paraît propice, chacun s'arrête tantôt à un en-
droit, tantôt à un autre, le tout est déterminé par le
plus ou moins d'abondances de poissons ou d'animaux
à fourrures. Dès lors on aurait tort de supposer
qu'ils habitent des maisons comme les nôtres.
Une tente faite de dix à douze peaux de buffles
leur offre un abri suffisant, elle se plie et se transporte
avec la plus grande facilité, et présente, lorsqu elle
est dressée, une forme conique d'environ 5 mètres de
haut. Des perches, fixées à sa base par des chevilles,
la soutiennent, une ouverture à laquelle deux oreilles
mobiles servent d'abat-vent est ménagée au sommet
de la tente, elle laisse une issue à la fumée du
foyer.
La circonférence de ces tentes est variable. Les
plus petites ont dix mètres de tour, et les plus gran-
des trente mètres.
298 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Le père, la mère, les enfants et quelquefois plu-
sieurs familles y trouvent un logis commun.
Le foyer occupe toujours le milieu, une tente de
trente mètres de circonférence abrite habituelle-
ment vingt-cinq personnes.
Quoique ces loges soient toujours dressées sur la
terre ou quelquefois même sur le granit, les femmes
soigneuses trouvent moyen de leur donner un cer-
tain air de propreté en étendant, tout autour, des ra-
meaux de sapins les plus fins qu'elles puissent trou-
ver, elles placent ces rameaux de telle manière que
les tiges sont toutes couvertes par les extrémités et
offrent ainsi une couche passable.
VI
Les sauvages habitent ou dans grand camp, ou
famille par famille, selon la localité.
Dans les vastes prairies où se fait la chasse des
buffles, sur les bords de la mer Glaciale où se fait
la chasse des cariboux, ils se réunissent par grosses
bandes et font leurs expéditions en commun.
Dans ce cas, les loges présentent l'aspect d'un pe-
tit village et se comptent quelquefois par cent et cent
cinquante.
(LES SAUVAGES. 299
Ceux qui voyagent isolément vivent au contraire
famille par famille, dans les forêts ou le long des
rivières, il est rare qu'il y ait plus de deux loges
ensemble. La raison en est que les animaux soli-
taires, qui habitent les bois, sont comparativement
peu nombreux et que les sauvages se nuiraient les
uns aux autres en se réunissant.
Dans le cours de l'hiver, les sauvages, de qui l'on
peut dire que toute la terre est à eux, puisqu'ils ne
connaissent ni bornes ni limites, parcourent succes-
sivement de cent cinquante à deux cents lieues. —
Ainsi ils dressent leurs tentes au milieu d'un bois,
chassent autour pendant quelques jours, puis élar-
gissent leur circuit et ainsi de suite jusqu'à ce qu'ils
aient détruit tous les environs. Alors ils démolissent
la loge et s'en vont recommencer plus loin.
Vil
Voyez au milieu des vastes prairies, dans le creux
des rochers, ou sous les grands arbres des forêts, les
tentes des sauvages que le Christianisme n'a point
encore éclairés. Voyez l'intérieur de ces familles
infortunées et la tristesse descendra dans votre
âme.
300 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Là réside l'égoïsme le plus révoltant et les plus
abominables dépravations des sens.
Là, si l'abondance existe, c'est l'orgie hideuse des
invocations infernales. — C'est la brute qui mange,
dort, digère.
Là, si la faim se fait sentir et si la nourriture man-
que, c'est le découragement, bientôt c'est la rage,
puis le blasphème. — C'est la brute qui rugit.
Horrible rugissement du sauvage, qui, n'étant re-
tenu par aucun frein intérieur, se laisse alors aller
quelquefois à son instinct de canibale pour assouvir
la faim qui le dévore.
VIII
Voyez l'intérieur de la tente des sauvages de-
venus chrétiens et vous serez consolé.
Un christ, une statuette de la Vierge, une image
d'un saint vénéré, sont les protecteurs visibles de ces
pauvres familles des bois.
Le soir, se fait la prière en commun, qui toujours
est suivie d'un cantique; souvent le père, ou, s'ils sont
plusieurs familles ensemble, le vieillard le plus éru-
dit, fait un discours aux jeunes gens.
Quelquefois aussi le besoin se fait sentir, mais
LES SAUVAGES. 30 i
l'image du Christ est là, ils savent qu'il a souffert et
ils endurent leurs privations sans blasphémer.
Plus heureux que leurs frères encore idolâtres,
ils connaissent la résignation.
Comme dans l'intérieur de ces tentes il y a beau-
coup plus d'ordre, plus de propreté, plus de sobriété,
les privations y sont généralement moins fréquentes.
J'ai peu d'exemples de familles chrétiennes mortes
de faim dans leurs tentes, tandis que dans les tentes
des familles idolâtres ce fait n'est pas rare.
CHAPITRE VI
Comment chassent les sauvages. — L'orignal. — Le caribou.
— Chasse d'été. — Chasse d'hiver. — Superstition des chas
seurs.
Dans la tente du sauvage la femme a le soin ex-
clusif du ménage. C'est elle qui charrie le bois, le
coupe, prépare les viandes, fait les souliers, raccom-
mode les habits.
Le père part ordinairement le matin, son sac sur
le dos, son fusil à l'épaule, sa petite hache, son pot à
boire, son sac à tabac et sa pipe pendus à sa cein-
ture.
Il parcourt dans sa journée tous les lieux où il a
dressé des pièges pour les petits animaux à four-
rures, tels que le renard, le f écart, la martre, \& carca-
joux, Xherminette, etc. , etc. , et ne s'en retourne chez
lui qu'à la nuit.
Quelquefois il suit à la piste les gros animaux.
LES SAUVAGES. m
tels que l'orignal, le bizon, le cerf et le caribou.
D'après les usages, le sauvage ne peut revenir sans
avoir fait sa chasse; aussi, quand la nuit le prend
avant d'avoir atteint la proie qu'il poursuit, il cou-
che sur le lieu même, sans allumer de feu pour
ne pas effaroucher les animaux , et s'enveloppant
alors, le mieux qu'il peut, dans une petite couverture
qui ne le quitte jamais, il s'étend sur la neige à
l'abri d'un arbre ou d'un pan de rocher. Si le len-
demain la chance n'est pas meilleure que la veille, il
couche encore de la même manière sur un autre
point.
En retournant sans avoir fait chasse, il serait ap-
pelé lâche et maladroit. Ce point d'amour-propre est
commun aux chasseurs de tous les pays, à ceux Je
France surtout.
Les sauvages passent, s'il le faut, quatre à cinq
jours sans manger , ils mourront de faim plutôt
que de retourner sans gibier ou sans fourrure, car
les usages de ces contrées ne permettent pas à un
chasseur de porter de provisions.
C'est encore là une des causes qui abrègent leur
vie et ruinent en peu de temps les plus robustes
santés.
304 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
II
Le sauvage, pour atteindre l'animal qu'il cherche,
surtout l'orignal, qui est le plus farouche et le plus
méchant, a besoin de savoir distinguer, soit par la
vue, soit par le tact, depuis combien de temps il est
passé et la distance approximative qu'il a dû par-
courir.
Quand cette première observation est faite, il re-
marque la trace laissée par l'animal sur la neige,
il porte surtout son attention dans la direction
du vent, et, faisant alors un demi-circuit dans le sens
opposé, il ne perd que rarement la piste.
Quelquefois ce n'est qu'après avoir fait une ving-
taine de ces demi-circuits, qu'il arrive à l'endroit où
repose sa proie.
L'orignal est myope, mais il n'est pas sourd, et
connaît instinctivement les bruits accidentels.
Le vent agite la forêt, déracine les arbres, l'ani-
mal insoucieux en apparence dort.
Le sauvage l'aperçoit, tend son arc, casse une
branche, l'animal l'entend, le comprend.... se
lève.... s'étire.... au même instant un trait mortel
lui perce le cœur.
LES SAUVAGES. 305
III
Quelquefois c'est le caribou que poursuit le sau-
vage. Ces animaux, réunis ordinairement en trou-
peaux assez nombreux, vivent entre le 55e et le
65e degré de latitude nord, dans les vastes contrées
incultes qui bordent la baie d'Hudson.
Le caribou, à l'opposé de l'orignal, a de mau-
vaises oreilles, mais il a de bonnes jambes. Les sau-
vages disent qu'il a des ailes, dès lors il faut, pour
l'atteindre, connaître, avant tout, sesinstincts.
Il y a deux moyens.
En été ou en automne, les sauvages, qui dis-
tinguent parfaitement les lieux de passage des
caribous , sachant qu'ils ne reculent devant
aucun obstacle, ne se détournent jamais du droit
chemin, se couchent derrière les grands arbres,
non loin du lac que les animaux doivent traver-
ser.
Les bandes de caribous arrivent, se jettent immé-
diatement à la nage, et au moment où ils attei-
gnent le bord de l'eau, les sauvages quittent leurs
embuscades, en poussant un grand cri ; les caribous,
surpris et effrayés, retournent sur eux-mêmes, s'en-
20
306 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
tremêlent les uns dans les autres, semblables à un
troupeau qui veut sortir tout à la fois d'une bergerie, et
cherchent à regagner le large; mais, tandis que leurs
groupes trop pressés s'éloignent péniblement du ri-
vage, les sauvages lancent leurs canots d'écorces sur
le dos des plus vigoureux qui, excités par ce far-
deau, nagent au travers des autres, entraînant ainsi
dans leur course et canots et chasseurs.
Les sauvages alors, armés de lances, tuent à droite
et à gauche tous les caribous qu'ils peuvent attein-
dre, jusqu'à ce qu'enfin il ne leur reste plus à frap-
per que ceux qui les entraînent, complices innocents
de la destruction de leurs frères.
Après ce carnage , ils ramassent leurs vic-
times gisantes au milieu des flots rougis, les char-
gent sur les canots et retournent à leur embus-
cade.
Pendant l'hiver, les sauvages procèdent d'uqe
autre manière.
Recouverts de la peau de ces animaux, ils vont se
placer au milieu du lac que leur bande doit traverser.
Les caribous arrivent précipitamment, passent à côté
des chasseurs, sans paraître y faire attention, puis,
à une certaine distance, la curiosité les prend,
ils reviennent sur leurs pas, regardant leurs frères
inconnus, et vont circuler autour d'eux»
LES SAUVAGES. 307
Profitant de ce moment, ]es sauvages commencent
à leur tirer des coups de fusil. Plus les détonations
sont nombreuses, plus la curiosité pousse les ca-
ribous à s'approcher des chasseurs qui en font alors
un facile carnage.
S'il arrive que la bande ne soit pas nombreuse,
ils les tuent tous, mais ordinairement ils atteignent
le chiffre de deux à trois mille.
IV
La chasse des caribous est le sujet de quelques
superstitions. Le sauvage, chassant et ne pouvant
atteindre sa proie, avait coutume de faire noircir le
paleron de l'orignal ou du caribou, le perçait dans
le milieu et souriait; il prétendait avoir la force, par
ce sourire, de jeter un sort sur les animaux et de les
attirer par ses charmes.
Voici à ce sujet une autre superstition non moins
absurde et accréditée néanmoins partout.
Lorsque les femmes mangeaient le mufle de l'o-
rignal, il devait en arriver malheur aux chasseurs.
Les femmes prétendent, avec quelque apparence
de raison, que la gourmandise a toujours été la prin-
cipale cause de leur exclusion. — Car le mufle de
308 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
l'orignal est, sans contredit, le morceau le plus friand
qu'il soit possible de trouver.
Ces superstitions sont tellement enracinées dans
l'esprit des sauvages, que même ceux qui sont chré-
tiens se laissent difficilement désabuser.
CHAPITRE VII
La poche. — Différentes sortes de poissons. — Le poisson roya-
liste. — Le poisson sans dents. — Pêche d'été. — Pêche
d'hiver.
I
Les sauvages, pour subvenir à leur alimentation,
emploient spécialement la pêche.
On trouve dans tous les grands lacs, dans tous
les étangs, et l'été dans les rivières mêmes, une
quantité prodigieuse de poissons dont plusieurs
d'une qualité supérieure ; de ce nombre sont :
Le poisson blanc, qui ne se rencontre que dans
ces contrées. Ce poisson est une excellente nourriture,
surtout lorsqu'il a atteint une certaine grosseur; sim-
plement rôti devant le feu, il prend le goût du pain
et de la viande tout à la fois.
La truite, de deux espèces, la petite et la grosse.
Parmi ces dernières, qui pèsent quelquefois jus-
qu'à quatre-vingts livres, on distingue la blanche, la
310 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
jaune et la rougeâtre ; les unes et les autres offrent
un aliment succulent et fortifiant.
Le brochet devient aussi excessivement gros ,
il y en a quelques-uns qui pèsent jusqu'à cent livres,
ce sont devrais requins d'eau douce, et ils font une
guerre cruelle à tous les autres poissons. C'est celui
que les sauvages estiment le plus.
Le doré, auquel on a donné ce nom à cause de sa
couleur dorée, a bien quelque mérite; d'une saveur
agréable, il est le poisson providentiel des sauvages,
attendu qu'il a la louable habitude de se présenter
en grand nombre dans les temps où tous les autres
manquent.
L'esturgeon, plus rare, ne se trouve pas dans les
lacs les plus reculés du nord, mais il offre à la tribu
des Sauteux une abondante subsistance au printemps
et même pendant tout l'été. Ce poisson devient très-
gros, on en voit qui pèsent jusqu'à deux cents livres.
L'esturgeon de la petite espèce a un goût exquis;
celui de la grosse espèce, au contraire, est très-
coriace, et on ne le mange que par nécessité.
L'esturgeon, qu'on pourrait appeler le poisson
royaliste, porte sur la tête une espèce de couronne ;
les écailles dont il est couvert ressemblent à des
fleurs de lis. Pour le pêcher, deux sauvages se
placent chacun à une extrémité du canot. Celui qui
LES SAUVAGES. 3H
est derrière gouverne, l'autre se tient debout, ayant
à la main un dard, auquel est attachée une longue
corde, nouée au canot. Dès que l'esturgeon est à sa
portée, il tâche de lui décocher le dard au défaut des
écailles ; le poisson blessé fuit, emportant le canot
avec rapidité. Bientôt ses forces s'épuisent, et il
meurt.
L'inconnu se rencontre dans les lacs du nord ; c'est
un gros poisson blanc, que les sauvages appellent
béouly (poisson sans dents); il ressemble à la morue
fraîche, mais il n'a comparativement aucune valeur;
sa chair est très-indigeste.
On trouve en outre une foule de petits poissons
sans valeur, tels que Taloche , le toultbri, I'albas-
soche et le poisson rouge.
Cette abondance exubérante est une bénédiction
de Dieu qui ne prive une contrée d'un produit que
pour la pourvoir surabondamment d'un autre.
Les sauvages ne connaissent ni le pain ni le vin.
Les fruits mêmes, dans la véritable acception du
mot, leur sont inconnus.
Les lacs, les rivières et les forêts suffisent à la
satisfaction de leurs besoins.
312 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
II
Ces peuples sauvages ont différentes manières de
faire la pêche. L'été, ils poursuivent les poissons avec
undard qu'ils manient avec une adresse surprenante,
ou bien , assis nonchalamment dans leur canot
amarré, ils se servent de l'hameçon et deviennent
ainsi de placides pêcheurs à la ligne ; mais plus sou-
vent ils fixent sur l'eau un filet ayant de quarante
à quatre-vingts mètres de long et deux mètres de
large ; ce fdet, soutenu d'un côté par de petites plan-
ches flottantes, est pour eux un véritable grenier
d'abondance agité par les flots. A quelque heure du
jour ou de la nuit qu'ils viennent le visiter, ils sont
à peu près certains d'y trouver des poissons pour
eux, leurs familles et leurs chiens, seuls animaux
domestiques qu'ils possèdent.
III
En hiver, les sauvages procèdent d'une autre ma-
nière. Comme les lacs sont gelés, ils percent la
glace qui a quelquefois deux mètres d'épaisseur :
LES SAUVAGES. 313
par cette ouverture, ils ont le talent d'introduire le
filet au-dessous de l'eau. Le mécanisme qu'ils em-
ploient pour arriver à ce résultat est vraiment re-
marquable, quoique très-simple.
Une perche et un cordeau de la longueur du filet
suffisent : deux ou trois filets ainsi passés sous la
glace, permettent à une famille de trouver tout l'hi-
ver sa nourriture quotidienne.
CHAPITRE VIII
Éducation de famille. — Ce qu'on enseigne aux enfants. —
Leur bonne constitution en naissant. — Comment on les
élève. — Amour maternel.
I
Le sauvage, rentré dans sa tente, initie ses enfants,
dans les longues soirées d'hiver, à toutes les connais-
sances qui lui sont nécessaires pour se suffire à lui-
même. Il lui enseigne le nom de chaque animal, lui
fait connaître ses instincts, les moyens à prendre
pour le poursuivre, lui indique les lieux où il a
l'habitude de se trouver, les signes distinctifs qui
permettent de discerner la piste, et depuis com-
bien de temps l'animal a passé ; la route qu'il doit
avoir parcourue selon le vent régnant ; — il lui dit
l'heure convenable pour l'attendre, lui faisant re-
marquer que la patience est la principale qualité du
chasseur; il se plaît à lui citer telle circonstance, où
LES SAUVAGES. 315
lui, son père, son grand-père, ont passé des jours
et des nuits, seuls dans les bois, pour attendre l'ori-
gnal : — « Ta vie, lui dit-il souvent, sera misérable,
tu laisseras mourir de faim ta femme et tes enfants,
si, jeune encore, tu ne t'habitues pas à une vie de pri-
vations. »
II
Le sauvage indique aussi à ses enfants le mode à
employer pour dresser des pièges aux caribous et à
tous les animaux à fourrure ; il leur apprend en quel
temps et à quelle saison la fourrure est blanche ou
noire, l'époque où le poil est le plus fin et a par
conséquent le plus de valeur. Puis, menant son en-
fant sur les lieux, il lui enseigne à connaître les diffé-
rentes parties de l'animal, la direction des muscles,
des fibres, des tendons, le nom de tous les os; —
il lui fait ainsi un véritable cours d'anatomie.
Passant ensuite aux ouvrages matériels, il l'habi-
tue à se servir de la hache , des couteaux crochus
pour fabriquer les canots, les traîneaux, les raquettes,
les flèches, les berceaux, de sorte qu'un enfant,
arrivé à sept ou huit ans , commence déjà — la
grande chasse exceptée — à essayer tout ce que fait
son père.
316 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Arrivés à l'âge de quatorze à quinze ans, tous les
sauvages sont à la fois ouvriers et chasseurs.
III
Les sauvages naissent forts et robustes ; on ne les
emmaillotte jamais ; — à peine peuvent-ils se rouler
sur les pieds ou sur les mains, qu'on les voit tout
nus courir dans la neige , dans les prairies ou
dans les bois, semblables à de jeunes agneaux
échappés du bercail; dans les beaux jours d'été,
on les voit par bandes folâtrer dans les lacs, sembla-
bles à un troupeau de petits canards, ou à une bande
de poissons qu'on voit, en un jour de beau temps,
se jouer sur la surface de l'eau. Ces enfants sont la
preuve vivante que tous les hommes savent nager en
naissant ; ils acquièrent par cet exercice une grande
souplesse dans les membres, deviennent agiles et
endurcis contre les rigueurs du froid.
On leur met de bonne heure l'arc et les flèches à
la main. Jeunes encore, ils savent atteindre un but
avec une justesse surprenante ; aussi les sauvages
ont-ils acquis facilement une grande habileté dans
l'usage des armes à feu.
Les enfants s'exercent de bonne heure à la lutte et à
LES SAUVAGES. 317
la course. Quelquefois, on les fait escalader sur le
haut des rochers ou grimper à la cime des plus
grands arbres afin de leur inspirer le mépris du dan-
ger ; enfin on ne néglige rien pour les aguerrir et
leur apprendre les seuls arts qui leur soient utiles :
la chasse et la pêche.
IV
Chez les sauvages, les mères prennent un grand
soin de leurs enfants ; bien plus mères que beaucoup
de femmes européennes, qui, pour s'alléger des soins
de la maternité, se dispensent de leur donner leur
lait, au mépris de la nature, et qui même volontiers
s'en séparent à leur naissance et les confient à des
mains mercenaires.
Les mères sauvages ne se séparent jamais de leurs
nourrissons ; elles les entourent des soins les plus
assidus et les plus tendres ; dans leurs courses conti-
nuelles, elles les portent constamment, quelle que
soit la charge qui leur incombe d'ailleurs.
Le berceau, suspendu derrière leurs épaules au
moyen d'une lisière de cuir qui leur ceint le front,
est un surcroît de fardeau toujours léger pour elles.
Le père et la mère sauvages gardent longtemps une
318 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
grande tendresse pour leurs enfants ; mais cette ten-
dresse paraît purement animale : les enfants, une fois
assez grands pour se suffire, ne payent pas leurs
parents de retour, souvent ils les maltraitent, sur-
tout quand la vieillesse ou les infirmités ne leur per-
mettent plus de chasser.
CHAPITRE IX
Légendes des sauvages. — Comment l'Amérique fut découverte
suivant eux. — Le déluge. — Le fils de Dieu. — L'enfant de
bénédiction.
I
Dans les longues nuits d'hiver, pendant que l'orage
gronde au dehors, les sauvages, réunis dans une tente,
autour d'un foyer fumeux, se récréent parfois en
disant des contes.
Parmi ces contes, la plupart absurdes, il en est
quelques-uns qu'on peut considérer comme des tra-
ditions, et qui expriment clairement l'idée du déluge,
d'un rédempteur à venir et de la chute de l'homme
par la faute de la femme.
II
Toutes ces nations ont chacune quelques légendes
320 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
relatives à ces dogmes primitifs répandus générale-
ment chez tous les peuples. La femme y est regardée
comme un être inférieur, et ne jouit d'aucun droit ;
on est dispensé envers elle de reconnaissance ou de
pitié ; elle n'est estimée qu'en raison des services
qu'elle peut rendre. Ce qu'il y a déplus clair dans
le fond de ces légendes, c'est que, si la femme est
traitée comme une bête de somme , elle l'a bien
mérité par sa paresse et sa gourmandise.
On pourrait dire, en les entendant parler et en les
voyant agir, que, si la complaisance de notre premier
père pour son épouse l'avait rendue coupable, eux
s'étaient chargés de la vengeance divine, car partout
et toujours ils exercent sur la femme un empire
despotique.
III
Les légendes des diverses tribus sont à peu près
les mêmes en substance; la forme seule diffère sui-
vant leur génie propre, mais, tout absurdes qu'elles
paraissent, peut-on douter que ces peuples n'aient
connaissance du déluge universel et de la venue
du Messie? Comme tous les peuples de l'antiquité, ils
ne connaissent l'histoire des âges que par transmis-
sion orale, et c'est ainsi que les faits réels, en traver-
LES SAUVAGES. 321
sant les siècles, finissent par devenir fabuleux.
En voici un exemple :
Les Européens ont découvert l'Amérique. Com-
ment Font-ils découverte ?.. Un vieux sauvage va
nous l'apprendre à sa manière.
IV
L OURS BLANC.
« Il y a longtemps, un ours blanc venait faire la
guerre à nos pères.
« Nos pères n'avaient alors que des flèches de
pierre, tant ils étaient pauvres, et ne pouvaient pas
tuer l'ours ; mais un jour ils se réunirent tous et lui
lancèrent tant de flèches que l'animal irrité chercha
son salut dans la fuite.
« Il entra dans la mer et passa plusieurs années
sous les eaux, se nourrissant de poissons.
« Fatigué de cette demeure, l'ours voulut voir le
soleil, il marcha ,... marcha longtemps sans savoir
où il allait, puis il arriva à l'autre bord du grand lac
et sortit de l'eau.
« Les Français, ayant aperçu cet ours blanc cou-
21
322 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
vert de flèches de pierre, comprirent combien nos
pères étaient pauvres, et les prirent en pitié.
« (Test pourquoi ils vinrent dans leur pays. »
V
LE DÉLUGE.
•
Voici un récit des ancêtres. — Les hommes ingrats
envers Dieu, qui leur avait donné le soleil, la lune,
les étoiles, les lacs et les rivières, voulurent se créer
des dieux à leur image ; — ils prirent des blocs de
granit, en firent des statues gigantesques, — mais ces
statues ressemblaient à des monstres, — ils en eurent
peur pendant quelque temps, puis ils les adorèrent
afin qu'elles ne leur fissent point de mal ; — alors
Dieu, qui neleuravait jamais fait que du bien, vou-
lant les punir, résolut de les détruire.
Les rivières, les lacs, les mers se gonflèrent pro-
gressivement, les montagnes disparurent sous l'eau,
toute la surface de la terre fut inondée. Les animaux
moururent, les hommes se noyèrent.
Mais un homme qui n'avait point peur des statues
hideuses fut sauvé, c'était Etcié (le grand-père).
LES SAUVAGES. 323
* *
Etcié s'était embarqué dans un grand canot qu'il
avait eu soin de remplir de viande.
11 navigua pendant plusieurs jours, et alla loin,
bien loin, sans jamais trouver de rivage. Chemin fai-
sant, il rencontra une loutre qui n'était pas encore
morte, il en eut pitié et la prit dans son canot, — puis
il rencontra un caribou qui allait périr, n'ayant plus
la force de nager; le grand-père en eut encore pitié,
et il le prit aussi dans son canot.
Bientôt, las de voguer sur la surface des eaux, ne
sachant de quel côté se diriger pour retrouver la
terre, l'homme prit la loutre et la fit plonger. Au
bout de peu d'instants, l'animal revint portant à sa
gueule et à ses griffes un peu de vase. Etcié lui ar-
racha de suite cette vase, la plaça dans le creux de
sa main et se mit à souffler dessus.
Tout à coup cette terre commença à prendre du
développement et, quand elle fut trop pesante pour
être soutenue, il la déposa sur l'eau en la suspendant,
continua à souffler dessus jusqu'à ce qu'elle se fût
étendue comme une petite île.
Quand cette île fut devenue assez spacieuse pour
324 . DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
que son œil ne pût plus la mesurer, il cessa de souf-
fler et se prépara à débarquer.
Mais le grand-père, qui était un homme réfléchi,
voulut, avant de quitter son canot, bien s'assurer si
cette île était assez grande, et il envoya le caribou
pour en faire le tour. L'animal revint promptement
et l'homme en conclut que cette terre était encore trop
petite pour l'habiter.
Il continua donc à souffler jusqu'à ce que des
rivières, des lacs, des mers, des arbres, des plantes
apparussent de nouveau : et alors il débarqua.
VI
LE FILS DE DIEU.
Il fut un temps où le Puissant Bon père qui habite
dans les cieux, mécontent des hommes, leur retira
tous les caribous.
Les hommes s'en revenaient donc tristement des
bords de la mer Glaciale et s'en allaient chercher for-
tune sur une terre nouvelle, quand une vieille grand'
mère, qui les suivait péniblement de loin, ayant
remué avec son pied des crottes de caribous, s'enten-
dit tout à coup appeler par une voix enfantine : cette
voix disait :
LES SAUVAGES. 325
— GrancTmère, je viens pour faire du bien aux
hommes, mais je suis tout petit, veux-tu prendre
soin de moi ?
Elle regarda et aperçut un petit enfant long comme
le pouce. La grand'mère, ayant pitié de cette inno-
cente créature, la prit et lui promit d'en avoir le plus
grand soin ; puis, réfléchissant qu'elle n'avait rien
elle-même pour manger, elle dit à l'enfant :
— Je te promets, petit, de te garantir du froid ;
mais comment te ferais-je manger ? je n'ai rien.
— Je suffirai moi-même à nos besoins, répondit
l'enfant, je ne demande qu'à rester avec toi.
Or, le soir étant venu, on dressa les tentes, et
l'enfant qui était seul avec la grand'mère lui fit cette
confidence :
— Je viens pour faire du bien aux hommes, je
ramènerai l'abondance parmi eux, seulement j'exige
qu'ils me payent un tribut.
Ils me donneront toutes les langues des caribous
qu'ils tueront ; s'ils sont fidèles, je resterai longtemps
parmi eux et ils ne manqueront de rien. Va et ré-
pète-leur mes paroles.
La grand'mère alla de suite trouver les sauvages,
et leur répéta ce que l'enfant avait dit. Tous consen-
tirent à payer le tribut, et dès le lendemain les ca-
ribous reparurent.
326 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
* *
L'enfant restait avec la grand'mère, et il fut appelé
belchunge-nelchian (nom qui veut dire : la grand'
mère Va élevé).
En peu de temps il avait grandi , il était long comme
le bras.
Chaque jour l'enfant sortait seul et s'en allait dans
la forêt, et chaque soir, en rentrant, il disait à la
grand'mère :
— Où sont mes langues ?
Pendant un certain temps, les sauvages furent
fidèles à payer le tribut, mais enfin, l'abondance
affaiblissant la reconnaissance, ils n'apportaient plus
que quelques langues à l'enfant devenu grand
comme les autres hommes.
Ce que voyant, Belchunge-nelchian dit un jour à
la grand'mère :
— Tu vois, grand'mère, c'est toujours l'histoire
du temps passé, l'abondance nuit, on m'oublie
parce qu'on est trop bien. Je ne puis plus rester
avec ce peuple, et, si le tribut n'est pas payé rigou-
reusement, je l'abandonnerai.
Plusieurs années s'écoulèrent, et enfin le tribut
journalier, qui allait toujours en diminuant, était
LES SAUVAGES. 327
réduit à cinq ou six langues. Belchunge-nelchian dit
alors à la grand'mère :
— C'en est fait, je pars... je n'abandonnerai pas
entièrement les sauvages; mais je leur ferai sentir
leur ingratitude.
La grand'mère voulut s'opposer à son départ, elle
le supplia même de ne pas abandonner sa nation.
— C'en est fait, répéta-t-il, suivez-moi si vous
pouvez, je pars.
Il partit, la grand'mère qui l'aimait beaucoup
tenta de le suivre; mais, comme elle était bien vieille,
elle bronchait à chaque pas, et enfin elle fut obligée
de s'arrêter.
— Sois tranquille, grand'mère, lui répéta l'enfant
une dernière fois, je n'abandonnerai pas entièrement
les sauvages.
Bientôt Belchunge-nelchian disparut du côté de
la mer Gaciale, et il alla habiter au milieu des bœufs
musqués qu'il rendit dociles à sa voix. Quand il fut
las de vivre, il s'incorpora à ces paisibles animaux,
et leur donna, en récompense de leur docilité, l'in-
telligence de la parole humaine.
Lorsqu'une grande disette se fait sentir parmi les
328 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
sauvages, ils se dirigent vers les côtes inhospitaliè-
res de la mer Glaciale et ils appellent les bœufs
musqués.
Ces dociles animaux entendent leur voix et se
rendent à leur appel. Les sauvages alors se conten-
tent d'en tuer quelques-uns, pour apaiser leur faim,
et laissent les autres en paix.
— N'est-ce pas, disent-ils, le fils de dieu, qui est
allé habiter parmi eux, et qui leur donne cette in-
telligence ?
VII
l'enfant de bénédiction.
Une jeune fille trouva un petit enfant sur la terre
qu'habitent les caribous, il était couché sur un peu
de mousse au bord d'une rivière. Cette jeune fille
abandonnée, elle aussi, par des parents barbares, prit
l'enfant, l'enveloppa d'une peau de caribou et réso-
lut de lui sauver la vie.
Tous deux vivaient bien misérablement, ne se nour-
rissant que de racines et de fruits sauvages dont elle
exprimait le jus dans la bouche du pauvre petit ;
aussi l'enfant ne grandissait pas et la jeune fille di-
sait :
LES SAUVAGES. 329
— S'il pouvait grandir vite, il aurait soin de moi
quand je serai vieille.
Elle ignorait encore quel était son trésor, elle ne
savait pas que ce petit être chétif était I'enfant de
BÉNÉDICTION.
Un jour, comme elle pleurait amèrement n'ayant
rien à manger , l'enfant , qui n'avait jamais fait
que balbutier, lui adressa la parole en ces ter-
mes :
— Ne te lamente pas , je sais où il y a des
poissons ; tu as été bonne, moi je suis bon.
La jeune fille, surprise d'entendre parler son
nourrisson, le regarda, et elle crut voir la peau du
caribou qui le couvrait, briller comme une flamme,
et un soleil entourer son front.
— Écoute, continua l'enfant, bientôt les Monta-
gnais seront heureux plus que jamais, les caribous
obéissant à leur voix viendront d'eux-mêmes se faire
tuer, ils ne chercheront plus à fuir.
Quelques saisons s'écoulèrent encore et l'enfant
ne grandissait toujours pas, mais la jeune fille n'é-
tait plus misérable, il lui découvrait la place où se
trouvait le poisson quand bien même il était caché
sous la glace.
Un jour l'enfant eut le désir d'aller se divertir dans
la forêt; des raquettes proportionnées à sa taille lui
330 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
furent ajustées aux pieds, et il partit laissant ignorer
son dessein.
Mais le soir venu, l'enfant n'était pas encore de
retour, ce qui inquiéta beaucoup la jeune fille; bien-
tôt la nuit enveloppa le terre de son ombre, et
l'enfant ne revenait pas. La pauvre fille au dé-
sespoir pleurait et se lamentait sur son mal-
heureux sort , quand tout à coup celui qu'elle
croyait perdu se trouva à ses côtés et déposa, à ses
pieds, une grande quantité de langues de cari-
bous. Au même instant, la forêt fut tout illuminée,
une foule de sauvages portant des torches allumées
accouraient de toutes les directions venant lui ren-
dre hommage.
L'enfant de Bénédiction alors monta sur le haut
d'un rocher et dit aux sauvages qui l'entouraient:
— Je ne vivrai plus longtemps ; puis, se tournant
vers sa bienfaitrice:
— Désormais, lui dit-il, les Montagnais s'adresse-
ront à moi dans leurs besoins, c'est toi que je charge
de leur faire connaître ma volonté : quiconque s'a-
dressera à moi, j'exaucerai sa prière, et je lui enver-
rai les caribous afin qu'il vive dans l'abondance.
A peine avait-il fini de parler qu'on entendit un
grand bruit dans la forêt.
— Allons, dit-il alors, le moment est arrivé, un
LES SAUVAGES. 331
peuple immense m'attend au détour du grand Lac,
il vient me chercher pour me conduire dans des lieux
inconnus. Partons.
La jeune fille tout éplorée suivit son petit com-
pagnon ; arrivés au détour du grand Lac, elle
aperçut une multitude d'ours noirs, blancs et jaunes,
qui s'empressèrent de venir rendre hommage à l'en-
fant de Bénédiction. Alors, jetant un dernier re-
gard sur sa bien-aimée gardienne comme pour lui
dire adieu, l'enfant s'avança bravement au milieu
des ours et ne reparut plus.
Dans la plupart des tribus on a grande foi dans
cette légende ; les vieillards assurent que, dans leur
jeune temps, ils n'allaient jamais à la chasse sans in-
voquer l'enfant de Bénédiction, qu'ils regardaient
comme le fils de dieu.
TRIBUS SAUVAGES
CHAPITRE X
Les Cris (Iyiniwok, les hommes).
I
Ces sauvages sont disséminés entre le 80e et le
H 5e degré de longitude ouest.
Les Cris sont généralement petits, ils ont la figure
grêle et allongée, les pommettes saillantes, le nez
aquilin, les yeux vifs et sortant presque de leur or-
bite ; tout en eux annonce l'homme de l'action, on
les dirait toujours prêts à livrer combat. Le repos
leur est impossible ; fiers à l'excès, ils regardent,
avec une certaine hauteur mêlée de dédain, tout ce
qui n'appartient pas à leur tribu.
— Que penses-tu des Français et des Anglais ?
disait un jour le missionnaire à un Cris.
334 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Père, lui répondit-il, ma nation les admire et
les estime; mais nous les valons bien.
II
Le Cris est bon et compatissant pour sa famille,
mais, comme il est irascible, il se porte facilement à
des excès déplorables ; dans ses moments de colère,
il tuera sa femme et ses enfants. Ces exécutions
sont faites avec un cynisme poussé jusqu'à la der-
nière limite, et il s'en vante volontiers.
En vertu de ses principes religieux il ne recule
pas devant le meurtre et le pillage ; la seule pensée
qu'il est mésestimé de quelqu'un le pousse à des
animosités cruelles; si c'est un de ses compatriotes,
il le suit dans la forêt et le tue, si c'est un étranger,
il ne rêve que sa vengeance ; il est ombrageux, dissi-
mulé et vindicatif.
III
Il résulte d'un tel caractère que les Cris, habitant
les vastes plaines qu'on appelle prairies, sont en
guerre continuelle avec les tribus qui les avoisinent;
le plus souvent même, sans motifs avouables, ils
TRIBUS SAUVAGES. 335
provoquent les autres sauvages en leur volant tout
ce qu'ils peuvent, en brûlant et saccageant leurs
tentes.
Dans les rencontres qu'ils ont avec leurs ennemis,
les Cris sont braves et courageux, ils méprisent le
péril; à l'issue d'un combat, ils deviennent d'une féro-
cité sans égale, ils se jettent comme des forcenés sur
leurs victimes, leur arrachent la chevelure, leur ou-
vrent ensuite la poitrine et en dévorent le cœur
ensanglanté pour se donner du courage.
Quand ils ont assouvi leur rage sanguinaire, ils
ornent de perles les chevelures des vaincus, les ar-
borent, comme des trophées, au bout de longues
perches et célèbrent par des chants la gloire des
vainqueurs.
Dans ces chansons de guerre ils se promettent de
nouveaux combats.
IV
Le Cris supporte la douleur avec une constance
remarquable, une plainte lui semblerait une lâcheté;
si la femme en travail d'enfant poussait un seul sou-
pir, on la jugerait indigne d'être mère, parce
qu'elle mettrait au monde un lâche.
336 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Toujours maître de lui-même, dans le moment
de sa plus grande colère, ses traits ne s'altèrent
pas, la rage sera dans son âme et le sourire sur ses
lèvres, il sait souffrir et se taire, dissimuler sa haine
et le désir de se venger.
Voici un exemple.
Pendant que Mgr Faraud était à l'île la Crosse, une
jeune Crise appelée Iyinuviskwen était recherchée
par un jeune homme de sa tribu ; mais comme ce
jeune homme avait déjà tué deux de ses premières
femmes, la jeune sauvagesse ne voulait point aller
habiter avec lui.
Iyinuviskwen avait pour tout protecteur un vieil
oncle avec lequel elle demeurait.
Le sauvage irrité de sa résistance, supposant que
le vieillard empêchait la jeune fille de devenir son
épouse, résolut de le tuer.
Un jour donc qu'il le savait seul dans sa tente,
il y entre furtivement, trouve le vieillard endormi,
lui tranche la tête d'un coup de hache et le laisse
baigné dans son sang.
Peu de temps après, Iyinuviskwen rentre dans la
LES SAUVAGES. 337
tente et voit son vieil oncle sans vie ; elle ne se mé-
prend pas sur l'auteur du crime.
— Il ne me reste que deux partis à prendre, dit-
elle, tuer le scélérat qui vient de massacrer mon
oncle, ou devenir son épouse.
Aussitôt elle sort d'un pas ferme et va à la tente
du sauvage, elle y entre, voit la hache qui a servi
au meurtre du vieillard, la place à portée de sa
main, s'assied avec calme et attend
Bientôt le jeune homme arrive, la jeune fille, sans
laisser apercevoir la moindre émotion, dissimulant
sa haine et sa vengeance, souriante même, l'entre-
tient quelques instants de choses indifférentes; le
sauvage, ne se doutant pas qu'elle est instruite de
tout, lui témoigne quelque amitié, et la jeune fille
sourit une dernière fois, car, prompte comme l'é-
clair, elle saisit la hache ensanglantée et d'un seul
coup fend la tête du meurtrier.
Elle sort à l'instant et va à la tente de la mère et
des frères du jeune homme.
— Je viens de venger la mort de mon oncle, leur
dit-elle ; si vous voulez voir votre fils, allez à sa tente,
c'est moi qui l'ai tué.
A ces mots, les frères du jeune homme veulent
saisir la jeune fille, mais les Cris qui environnaient
la tente se réunirent en grand nombre, prirent la
22
338 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
courageuse Iyinuviskwen sous leur protection en
disant aux frères du défunt :
— Cette jeune fille s'est vengée, elle a fait son
devoir ; si vous touchez un seul cheveu de sa tête,
vous le payerez de votre tête, vous aussi.
VI
Comme les Cris jouissent d'une liberté indivi-
duelle absolue, ils sont obligés d'être toujours à
leur corps défendant ; c'est ce qui justifie l'action
de cette jeune fille.
Où il n'y a point de loi, on a le droit de se
défendre.
VII
Le Cris n'est pas proprement dit anthropophage,
cependant dans quelques circonstances il ne recule
pas devant la chair humaine.
Il existe parmi eux un certain nombre d'hommes
qu'on appelle manitokasou ou magiciens. Ces
hommes, excités par celui qui fut homicide dès le
LES SAUVAGES. 339
commencement, deviennent ce qu'on appelle win-
digo on mangeurs d'enfants.
Cette passion, fermentée par l'esprit infernal, les
pousse quelquefois à manger leurs propres enfants.
Voici deux exemples que m'a racontés Monsei-
gneur Faraud':
« Un sauvage cris appelé Opikkokiw, nom qui veut
dire la cendre, vint un jour me trouver et me dit :
— Père, j'aime mes enfants et je suis tenté nuit et
jour de les manger, — la religion que tu prêches
peut me délivrer de cette tentation et c'est pour
cela que je viens à toi.
— Mais si tu manges tes enfants, dis-je à ce win-
digo, qui aura soin de toi quand tu seras vieux? — si
tu ne combattais pas ton horrible passion dans
l'intérêt de ton âme, — tu devrais le faire dans l'in-
térêt de ton corps.
— C'est une réflexion que je fais, moi aussi, ré-
pondit Opikkokiw, je regrette même d'être privé
de mon fils aîné que j'ai mangé l'hiver dernier.
— Misérable, m'écriai-je à ces mots, et tu m'a-
voues ton crime avec tant de calme !
— Je sais que j'ai commis un crime, continua le
Cris un peu déconcerté de mon apostrophe ; — c'est
parce que je ne veux pas en commettre un second,
c'est parce que j'ai regret de m'être privé d'un en-
340 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
fant qui chasserait pour moi aujourd'hui et que
j'aimais comme j'aime les deux qui me restent,
que je viens te demander conseil pour être délivré
de ma passion.
— Eh bien, lui dis-je alors, si tu as la volonté de
devenir bon et d'être délivré du malin esprit qui te
possède , reste quelques jours près de moi , je
t'enseignerai ma religion et tu rentreras dans ta
famille guéri de ton mal affreux.
Le windigo accéda à ma demande; le lendemain,
il vint me voir et me dit :
— Le démon m'a tenté pendant mon sommeil, je
me suis réveillé avec la pensée de retourner à ma
tente où sont mes enfants ; — j'ai résisté et je reviens
à toi.'.... je les aime et je ne voudrais pas les
manger.
— Puisqu'il en est ainsi, tu coucheras chez moi,
lui répondis-je, — je te promets d'éloigner le
démon qui t'assiège.
C'est ainsi que ce mangeur d'enfants trouva son
salut dans son horrible passion. Je commençai à
l'instruire; après un mois de combat, son esprit
devint plus calme, je finis par pouvoir lui donner le
baptême et il put retourner auprès de ses enfants.
Depuis ce temps-là Opikkokiw est un fervent
chrétien. »
LES SAUVAGES. 341
VIII
« Un Cris suivi de son épouse me présente son fils
âgé de six ans et sa fille âgée de quatre ans.
— Père, me dit-il, baptise-les, ils sont encore
jeunes, ils pourront faire quelque chose de bon, plus
tard je suivrai probablement leur exemple.
J'accédai à sa demande, je donnai au garçon le
nom de Martin, et à la fille le nom de Cécile.
Un an après, je rencontrai ce sauvage, au milieu
de la forêt ; ma vue parut l'embarrasser, il cherchait
même à s'éloigner de sa route afin de m'éviter, —
mais je l'appelai et il vint à ma voix.
— Comment vont tes deux enfants que j'ai bap-
tisés l'été dernier ? lui dis-je.
A cette question il parut embarrassé et ne me ré-
pondit pas.
— Seraient-ils morts? continuai-je.
— Non ! me dit-il avec hésitation.
Je compris qu'il me cachait quelque chose.
— Alors, où sont-ils?
— Père, l'hiver dernier, nous avons éprouvé une
grande disette. Nos enfants étaient devenus bien
maigres... ils souffraient beaucoup nous en
eûmes pitié.
342 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Ici le sauvage s'arrêta.
— Continue, lui dis-je, commençant à compren-
dre, mais cloutant encore.
— Alors, continua le sauvage, je dis à ma femme :
Nous n'avons plus de viande ; nos enfants sont
trop maigres pour vivre encore longtemps
— Misérable, m'écriai-je, vous les avez mangés.
Et mon front s'inclina comme foudroyé, une
larme sillonna ma paupière, au souvenir de ces deux
innocentes créatures que j'avais tenues sur mes
genoux et auxquelles j'avais donné deux noms chré-
tiens.
— Cécile, Martin soupirai-je, vos deux âmes
sont au ciel.
Quand je relevai la tête, le sauvage avait disparu . »
XI
Les Cris ont une espèce de culte, ils ont aussi des
traditions : leshommes qu'ils appellent anciens, kilit-
siiyiniwok, sont en même temps sacrificateurs et mé-
decins; plusieurs prétendent à cette haute dignité,
mais un petit nombre sont initiés aux mystères de la
magie.
CHAPITRE XI
Les Montagnais [Okhipweyanac, ceux qui ont la langue aiguë).
I
Les Montagnais habitent à peu près entre le
58e et le 65e de latitude nord, et le 90e à 120e lon-
gitude ouest.
Ces sauvages sont divisés en deux classes : les
Montagnais des bois, et les Montagnais du désert,
appelés plus communément mangeurs de caribous.
Les uns et les autres ont les mêmes mœurs, les
mêmes coutumes et la même physionomie ; ils sont
généralement hauts de taille, ils ont les épaules lar-
ges, le front proéminent, la figure carrée, la cheve-
lure noire, les sourcils épais ; leurs yeux très-noirs
sont enfoncés dans leur orbite et n'ont aucune vi-
vacité; ils semblent au premier acpect annoncer la
timidité, en les considérant de plus près, on recon-
naît l'homme intelligent et réfléchi ; leur nez est
344 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
plutôt camus qu'aquilin, leur abondante chevelure
tombe en désordre sur leurs épaules. De tous les
sauvages, les Montagnais sont ceux qui se rappro-
chent le plus des Européens ; ils ont une inclination
très-prononcée pour nos usages, et renonceraient
volontiers à leur nationalité pour devenir Français.
Il
Les Montagnais, comme la plupart des autres
sauvages, sont très-intéressés; ils ne donnent rien
pour rien, mais, d'un autre côté, ils sont d'une hon-
nêteté parfaite.
Le vol leur est inconnu, ils ne comprennent pas
qu'on soit assez méchant pour prendre le bien d'au-
trui ; ils sont doux de caractère et ne paraissent rien
tant craindre qu'une querelle ; quand il s'élève
une petite dispute entre eux, ils ont les yeux comme
égarés et semblent ne pas oser se regarder en face ;
le meurtre leur fait horreur aussi. Depuis déjà bien
longtemps ces sauvages vivent en paix avec toutes
les tribus circonvoisines, de là naît chez eux une
apparente lâcheté qui engendre une crainte puérile
d'ennemis imaginaires.
LES SAUVAGES. 345
11 arrive souvent de voir accourir des bandes de
ces sauvages effarouchés en criant :
— Nous avons vu les ennnemis ici là
D'autres ibis ils tirent des coups de fusil au milieu
de touffes d'arbres où leur imagination frappée leur
montre des ennemis.
III.
Quand Mgr Faraud arriva à Atthabaskaw, ce peuple
doux envers tout le monde semblait avoir réservé sa
fureur pour les femmes; après de faibles querelles,
ils les renvoyaient à coups de bâton, et très-sou-
vent ils leur coupaient les doigts ou les oreilles d'un
coup de dent ou de couteau ; que de pauvres femmes
sont venues à lui ainsi mutilées !
La femme dans leur idée était un animal domes-
tique; la polygamie, qui était presque universelle
chez eux, les avait complètement démoralisés.
Quand un Montagnais voulait s'emparer d'une
femme, si elle était mariée, il cherchait querelle au
mari, et s'il était le plus fort, il enlevait son épouse
sans qu'il fût permis de réclamer.
Il existait chez eux une coutume tout à fait con-
traire au sentiment le plus élémentaire de la vie
conjugale.
346 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Les amis croyaient se donner des preuves de leur
amitié, en se prêtant mutuellement leurs femmes,
et cela, joint à la facilité avec laquelle ils s'en empa-
raient, était cause qu'il n'y avait aucun lien de fa-
mille chez ce peuple; il résultait de ces usages que
les enfants connaissaient leur mère, mais rarement
leur père.
IV
La femme montagnaise est fortement constituée,
elle aies épaules larges, le buste carré, la tête grosse
et ronde, les bras robustes, les mains et les pieds
courts et nerveux ; c'est à elle qu'est réservé le soin
du ménage, le mari ne s'occupe que de la chasse et
de la pêche.
Pendant l'hiver on les rencontre au milieu des
bois, ou dans les prairies, portant de lourds fardeaux;
lorsque les sauvages changent déplace leurs tentes,
ce sont elles qui transportent les provisions et les en-
fants. 11 est curieux et touchant à la fois, de voir ces
pauvres femmes, portant un enfant sur le dos, un
autre dans les bras, et poussant avec un bâton une
petite traîne attelée de petits chiens.
Rarement on les entend se plaindre, elles com-
LES SAUVAGES. 347
prennent qu'il est bien difficile qu'il en soit autre-
ment.
Le mari, exclusivement occupé de la chasse ou de
la pêche, part ordinairement de grand matin et ne
rentre que très-tard chez lui, dès lors il lui est im-
possible de s'occuper de son intérieur.
Les Montagnais, quoique très-doux de caractère,
avant de connaître la religion, avaient la barbare
coutume de laisser mourir tous ceux qui leur parais-
saient être devenus inutiles.
Lorsqu'un père, une mère, étaient vieux ou infir-
mes, leurs enfants leur disaient :
— Tu souffres, tu n'es plus bon à rien, il vaut
bien mieux que tu meures.
Et alors ils les couchaient à côté d'un petit feu sur
la neige, leur donnaient un morceau de viande, et
leur touchaient la main en disant :
— Demain vous serez mort vous n'aurez plus
à souffrir adieu
Cette barbarie était selon eux une action de cha-
rité.
Aujourd'hui cette coutume inhumaine a disparu
348 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
des tribus montagnaises où le christianisme a pénétré.
Leur sentiment de sensibilité était marqué par
ceci, — c'est qu'ils ne repassaient plus jamais près
du lieu où ils avaient laissé mourir les vieillards.
Ce que les enfants faisaient pour leurs parents
vieux ou infirmes, les parents à leur tour le faisaient
pour leurs enfants lorsqu'ils en avaient trop ou qu'ils
n'étaient pas bien constitués.
VI
«Un jour, en passant le long d'une rivière, j'aper-
çus sur la rive une vieille femme se traînant sur les
genoux, je lui demandai :
— Qui donct'a laissée là?
— Père, me répondit-elle d'une voix mourante,
ce sont mes enfants.
— Et où sont tes enfants ?
Elle me fit sigue qu'ils étaient de l'autre côté de la
rivière.
La pauvre vieille était si faible, que je compris
qu'elle allait expirer.
Je tâchai de la ranimer un peu, et voici les der-
nières paroles qu'elle put me dire :
— «J'ai six enfants... tous grands et forts... ils
LES SAUVAGES. 349
m'ont dit l'autre soir: — Écoute, mère... tu es
vieille, tu ne peux plus travailler, nous allons te
laisser ici seule dans le bois dans peu de jours
tu seras morte... et tu n'auras plus de misères
je me suis traînée jusqu'ici comme j'ai pu. .. j'avais
soif maintenant la soif m'a passé »
Et la pauvre sauvagesse expira. »
VII
« Une autre fois, en traversant une épaisse forêt,
j'entendis un faible gémissement, je dirigeai mes pas
du côté d'où venait la voix, et je trouvai une jeune
enfant âgée à peine de sept ans, ayant déjà les pieds
et les doigts gelés, elle était étendue sur la neige, au
pied d'un arbre couvert de glaçons.
Ému à cet aspect navrant, je pris la pauvre créa-
ture dans mes bras... je la réchauffai et je lui de-
mandai qui l'avait laissée en cet état.
Elle me répondit :
— Mon père et ma mère moururent l'an passé,
mes parents depuis ont eu soin de moi, mais hier ils
m'ont amenée iciet ils m'ont dit : — Tu es une pe-
tite fille, tune chassespas... tune pêches pas... tu
n'es donc bonne à rien nous allons te laisser là
350 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
dans peu de jours tu seras morte... et tu ne souffri-
ras plus.
— Non, tu ne mourras pas, m'écriai-je : ô Marie,
prenez pitié de cette innocente enfant.
Je m'empressai d'allumer du feu ; après quelques
heures de soin, la pauvre petite sentit ses forces lui
revenir, ses pieds et ses doigts dégelèrent et je pus
la conduire jusqu'à Atchabaskaw. Ma maison était
bien pauvre, mais je pus cependant y recevoir l'or-
pheline. Quand elle fut revenue à la santé, je l'ins-
truisis et je la baptisai ; elle reçut le nom de Marie.
Cette enfant fut cause plus tard d'une de mes plus
grandes douleurs, écoutez son histoire.
VIII
C'était une bonne et douce nature; tout charmait
dans cette naïve enfant des déserts, son sourire ex-
pressif, sa joie enfantine, son angélique piété. Bien-
tôt elle était devenue l'ange visible de la maison, elle
n'avait pas encore huit ans, mais son intelligence
avait devancé son âge.
La petite Marie vivait donc bien heureuse, une
crainte pourtant troublait sa joie, elle me disaitsou-
vent:
LES SAUVAGES. 351
— N'est-ce pas, mon père, que vous ne me ren-
verrez plus dans les bois... que vous me garderez
toujours...?
Ces paroles m'attristaient, sachant que je ne pour-
rais pas la garder longtemps. En effet, pouvais-je
laisser la pauvre enfant seule dans ma maison quand
jepartirais pour un voyage? Je pouvais encore moins
la conduire avec moi. Cette pensée me jetait dans
une pénible perplexité.
Un jour il m'arriva un sauvage cris suivi de sa
femme, tous deux me demandèrent de les instruire.
Je les gardai quelques jours, et, quand ils furent
sur le point de partir, je leur dis :
— Revenez à la saison prochaine, je serai de re-
tour de mon voyage, et si vous êtes dans les mêmes
intentions, je yous baptiserai.
— Aymihawiyiniwok (1) , nous te promettons
de revenir, me répondirent- ils.
Je leur dis alors :
— Puisque vous me promettez de revenir, je le
crois, et si vous me promettiez aussi d'avoir bien
soin de ma petite Marie, je vous la confierais ; vous
n'avez point d'enfant, elle sera la vôtre, — elle est
chrétienne, vous deviendrez chrétiens aussi. LePuis-
(i) Nom que ces sauvages donnenent aux missionnaires et qui
signifie homme religieux.
352 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
sant-Bon vous en récompensera et moi je vous promets
de vous donner beaucoup quand vous reviendrez.
Le mari et la femme se consultèrent, puis me di-
rent qu'ils acceptaient.
— Me promettez-vous de m'amener la petite Ma-
rie chaque printemps? leur dis-je.
— Nous te le promettons.
— D'en prendre bien soin?
— Nous te le promettons.
— Eh bien, je vous confierai mon enfant, mais
sachez que ce n'est pas seulement moi qui vous
charge de ce dépôt sacré, c'est aussi Dieu le père,
qui vous regardera du haut du ciel et qui vous pu-
nira, si vous faites subir à la petite Marie le moin-
dre mauvais traitement, et si vous ne tenez pas votre
promesse de me l'amener à Atthabaskaw chaque
printemps.
Alors j'appelai l'orpheline, elle arriva toute
joyeuse, en courant.
— Me voilà, père, me voilà : que vous faut-il?
— Que faisais-tu, lui dis-je en souriant, mais le
cœur plein de sanglots, — tu es tout essouflée ?
— Je jouais.
— Bien, assieds-toi... j'ai à te parler.
Elle s'assit pensive, — on eût dit qu'elle com-
prenait déjà... J'hésitais...
TRIBUS SAUVAGES. 353
— Écoute, mon enfant, tu sais que je vais partir
pour un long voyage... lui dis-je enfin.
A ces mots, un voile de tristesse assombrit ce front
naguère si radieux.
— Tu sais que je ne puis te laisser toute seule dans
cette maison où tu mourrais de faim, voici une
bonne famille qui va t'emmener avec elle et me rem-
placer auprès de toi.
A ces mots l'orpheline pleura.
— Je veux rester avec vous... je ne veux point
vous quitter, me dit-elle en sanglotant 0 mon
père, ô mon bon père, ne me renvoyez pas au
milieu des déserts
La pauvre Marie s'était jetée à mes genoux.
Je la raisonnai, je tâchai de lui faire comprendre
la nécessité où j'étais de me séparer d'elle mais
ses larmes ne tarissaient pas ; hélas ! elle avait le
pressentiment du sort qui l'attendait.
Si j'avais osé, moi-même, donner un libre cours
à ma douleur, que de larmes aussi j'aurais répandues
sur le front pur de cette enfant !
Le lendemain de ce jour, j'embrassai une der-
nière fois la pauvre Marie, je lui donnai sa croix,
son chapelet, une image de la sainte Vierge sa pa-
tronne, puis je la vis partir.
Du haut de mon rocher je la suivis longtemps
23
354 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
des yeux, plusieurs fois je la vis se retourner et
agiter ses petites mains, comme pour me dire un
éternel adieu.
Mon voyage dura trois mois; à mon retour, je trou-
vai ma maison bien vide, l'ange qui l'égayait n'était
plus là. Mais j'étais heureux dépenser qu'elle était
bien soignée et que j'allais la revoir au printemps.
Hélas ! le printemps arriva, et la famille à la-
quelle je l'avais confiée ne parut point. — Ils me
l'amèneront à l'automne, pensai- je. L'automne vint,
d'autres chasseurs arrivèrent, mais mon enfant ne
parut point encore.
Alors l'inquiétude — une inquiétude sérieuse,
s'empara de mon esprit.
Vainement j'interrogeai les chasseurs, nul ne
put rien m'app rendre.
Je résolus d'aller à la recherche de la famille
crise à laquelle j'avais confié mon enfant.
Je savais à peu près où elle devait habiter. L'été
venu, je partis... c'était à l'époque de la pêche, je
supposais trouver la tente au bord d'un lac ou d'une
rivière. Depuis sept jours j'explorais le pays ; je
commençais à désespérer lorsqu'un soir, non loin
d'une rivière où des tentes étaient dressées, j'a-
perçus tout à coup, dans l'éclaircie d'une futaie,
une sauvagesse qui ramassait du bois ; je m'appro-
TRIBUS SAUVAGES. 355
che... ô surprise... c'est la femme crise à laquelle
j'ai confié Marie.
A ma vue la sauvagesse se troubla.
— Où est ma fille, lui dis-je, et pourquoi n'avez-
vous pas tenu votre promesse ?
— Père, me répondit-elle, elle est morte.
— Morte, m'écriai-je,tu dis qu'elle est morte... !
Où, quand... comment...?
— Elle est morte le printemps dernier, reprit la
sauvagesse en tremblant.
— Où est ta tente ?
— Là-bas au bord delà rivière.
— Où est ton mari ?
— A la pêche.
— Et tu dis que ma fille est morte?
— Oui, Père.
— Tu mens, m'écriai-je, dominé par un horrible
pressentiment, dis-moi la vérité... qu'est devenue
mon enfant ?
— Père, me répondit alors la sauvagesse, l'hiver a
été mauvais, nous n'avions plus de viande plus
de poisson... la pauvre petite était bien maigre...
elle allait mourir... mon mari et moi nous avions
faim... alors nous l'avons mangée.
356 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Je n'eus pas la force de maudire cette malheureuse,
j'étais anéanti.
— 0 mon Dieu, m'écriai-je enfin, pardonnez-
leur, pardonnez-moi.
La sauvagesse avait fui.
IX
Quand les Européens pénétrèrent dans leur contrée,
les Montagnais n'avaient, àproprement parler, aucun
culte intérieur : comme pourtant l'idée d'un Dieu
créateur était vivace parmi eux, quelques-uns, en
reconnaissant sa puissance, lui rendaient un culte
méditatif qui devait lui être agréable, mais ce nom-
bre était bien petit.
Quant au culte extérieur, ils lui offraient quel-
quefois les prémices de leur repas, en jetant, hors
de leurs tentes, quelques morceaux de viande, et
même en lui consacrant la première fumée de leur
pipe.
Souvent aussi, pour apaiser les mânes de leurs
morls ou leurs esprits mauvais, ils déposaient sur
certains arbres un morceau de tabac en sacrifice.
Offrande puérile, à la considérer humainement,
mais qui, vu la gourmandise et l'avarice de ceux
TRIBUS SAUVAGES. 357
qui la faisaient, pouvait être regardée comme
un vrai sacrifice , — si, d'après l'acception du
mot, sacrifier c'est se défaire pour la Divinité d'une
chose que l'on aime.
Depuis un certain temps, les rapports des Mon-
tagnais avec les Cris étant devenus plus fréquents,
l'usage des banquets propitiatoires s'était in-
troduit parmi eux ; c'est ce qu'ils appelaient Na-
suwaleï, mot intraduisible, mais qu'on pourrait
rendre facilement par — commerce sublime avec la
Divinité. Le Nasuwaleï consistait à se réunir lanuit
en famille, entre amis, dans un grand gala; les sau-
vages allumaient un feu au milieu d'eux, dans lequel
était répandue la graisse la plus pure; à l'entour
et aux lueurs de cette flamme ils faisaient un repas <
Par extension, on pourrait considérer comme
sacrifice, l'usage général introduit chez eux d'après
lequel quand un membre de la famille mourait,
les Montagnais brûlaient absolument tous leurs
vêtements, toutes leurs fourrures et se mettaient, en
un mot, dans un état de nudité complète. — Ils
pleuraient les morts officieusement, se retiraient à
l'écart, mettaient leurs chevelures en désordre et
poussaient des hurlements affreux en commen-
çant sur un ton très-bas et remontant graduelle-
ment jusqu'à la note la plus élevée.
358 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Avec un culte si imparfait, les Montagnais ont
pourtant conservé d'excellentes traditions.
Les Couteaux jaunes — Acantgan-ottiné — les ha-
bitants des cuivres, sont aussi des Montagnais ; ils ha-
bitent entre le lac des Esclaves et l'extrémité du lac
Atthabaskaw. Contrairement aux autres sauvages,
ceux-ci vivent en grosses bandes dirigées par quel-
ques chefs; leur chasse habituelle est le caribou
appelé de la vaste plaine ; ils vivent en commun,
ce qui les rend plus vicieux que les autres Monta-
gnais; ils sont aussi plus irascibles, ils ont plus
d'énergie et ne reculent pas devant le meurtre ;
cependant ils vivent en paix avec les tribus circon-
voisines.
La langue des Couteaux jaunes, à peu d'excep-
tions près, est la même que celle des Montagnais.
CHAPITRE XII
Les Siodx {Pouataky habitants des prairies).
I
Les Sioux habitent entre le 40e et le 50e degré de
latitude nord, et du 90e au 115e de longitude ouest.
Ces sauvages, ainsi que l'indique leur nom, vivent
habituellement dans les prairies sous de grandes
tentes faites de peaux ; ils se nourrissent de folle-
avoine, qu'ils trouvent dans les marais et les rivières,
de la viande de buffle dont ils font la chasse exclusive
et qu'on rencontre par milliers dans leur pays. —
Comme les Tartares, ils ne voyagent que par troupes
nombreuses, ne s'arrêtant qu'aux lieux où ils
comptent pouvoir faire leur chasse ; d'où il arrive
que telle tribu qui se trouve à une époque sur le
bord occidental du Mississipi, se trouve à une autre
époque sur la rive orientale.
Les Sioux étaient autrefois fort nombreux; c'est
encore de nos jours la population la plus considé-
rable des pays sauvages de l'Amérique. Ils sont en
360 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
guerres continuelles avec toutes les tribus circon-
voisines, mais de leurs nombreux ennemis, les Sau-
teux sont les plus mortels. Ils ont attaqué quelque-
fois aussi les métis français, qui vont faire la chasse
parmi eux.
De même que les Cris , quand ils ont tué un
ennemi, ils lui arrachent la chevelure, qu'ils embel-
lissent de toutes sortes de perles, et célèbrent leurs
victoires par des chants et des danses autour de ces
trophées humains. Quelquefois, avant le combat, ils
renouvellent les chants et les danses devant les che-
velures pour se donner du courage en s'inspirant
des victoires passées. Quoiqu'on les considère comme
les plus féroces de tousles sauvages, ils seraient faciles
à convertir et à civiliser, s'ils étaient moins irrités
par les attaques continuelles dont ils sont l'objet.
Les Sioux ont assez généralement une haute taille,
le front large, les sourcils épais, le regard fier et
intelligent: leur costume est en peau ; ils portent sur
les épaules une peau de buffle au poil long et soyeux ;
sur le revers de cette peau sont peintes, en espèces
d'hiéroglyphes, toutes les victoires qu'ils ont rem-
portées sur l'ennemi.
Leur front est couronné d'une espèce de turban de
peau, autour duquel sont attachées des plumes de
différentes couleurs. Ces plumes expriment par leur
TRIBUS SAUVAGES. 36 i
nombre la quantité des victoires qu'ils ont remportées
et, par leur couleur, le plus ou moins de valeur de
ces victoires.
En temps ordinaire, ils se bariolent la figure ;
pendant le deuil, ils se la noircissent entièrement.
Les Sioux sont polygames; néanmoins ils punissent
sévèrement l'adultère : il arrive souvent qu'ils arra-
chent à la femme qui s'en est rendue coupable le nez
et une partie de la peau de la tête.
II
Les Sioux se divisent en un grand nombre de
tribus, qui ne sont séparées que par des querelles
de famille.
Les Assinibouans, Assinipouatak (les Sioux des
rochers), par exemple, ne sont autres que des Sioux
eux-mêmes, ils ont toutes leurs habitudes, — mais
ils leur font la guerre comme toutes les autres tri-
bus.
Les Sioux, ai-je dit, font aussi souvent la paix,
mais comme ils n'ont aucun gouvernement, aussitôt
que les chefs ont fait la paix, les particuliers la
brisent, et de là naissent leurs guerres conti-
nuelles.
CHAPITRE XIII
Les Sauteux (Anichabeck, les hommes qui viennent après).
Les Sauteux habitent du 45e au 53e degré de lati-
tude nord, et du 90e au 1058 longitude ouest.
Ces sauvages ont, comme les Sioux leurs voisins,
la taille élevée; on trouve parmi eux des hommes
très-robustes ; de tous les sauvages, ce sont ceux
qui paraissent les plus fiers ; ils sont adonnés à la
magie et à toute sorte de libertinage.
Leur caractère distinctif est la fourberie ; le men-
songe et le vol sont dans leurs habitudes ; actifs dans
les voyages, mais paresseux dans le repos, on pour-
rail les appeler les lazzaroni des déserts.
Les Sauteux ont voué depuis longtemps une haine
mortelle aux Sioux, mais ils sont bien plus lâches
qu'eux, et, quand ils rencontrent leurs victimes dé-
sarmées, ils deviennent bien plus barbares.
Quoique ces sauvages vivent, en partie du moins,
TRIBUS SAUVAGES. 363
non loin d'une population civilisée [rivière Ronge), la
foi chrétienne n'a jamais pu pénétrer dans leur âme
perverse, ils méprisent les peuples convertis et au-
raient honte de les imiter.
Après quarante ans de tentatives , on n'a pu parvenir
à les moraliser ; ils croient pourtant à la vérité de la
religion, mais leur mauvaise vie et leur passion pour
la magie ont toujours porté obstacle au zèle con-
.stant des missionnaires. Depuis quarante ans cette
nation s'est considérablement réduite, chaque jour
elle tend à disparaître. Le whisky, boisson enivrante
que leur fournissent les Américains, cause chez eux
des ravages considérables ; non-seulement elle déve-
loppe leurs mauvais instincts, mais encore elle les
abrutit et les conduit jeunes encore à la tombe.
Si les Américains continuent à faire chez eux la
traite de cette fatale boisson, les Sauteux bientôt ces-
seront d'être.
CHAPITRE XIV
Les Castors (Tsatié, habitants des Castors).
I
Ces sauvages sont échelonnés le long de la Ri-
vière à la Paix, dite aussi la Rivière-aux-Castors.
Les Castors étaient autrefois assez nombreux,
mais la maladie les a tellement décimés, que cette
population n'existera bientôt plus que de nom;
c'est à peine s'il en reste, aujourd'hui, huit cents de
six mille qu'ils étaient il y a quelques années.
Les Castors sont petits, ils ont les épaules resser-
rées, les jambes et les bras courts, la tête un peu
allongée ; à leur visage maigre, à leur teint hâve et
maladif, on devine que ce peuple marche vers la
décrépitude : ils sont honnêtes, le vol leur est in-
connu, ils ont horreur du meurtre, et, quoique cou-
rageux, ils aiment mieux céder un droit que de le
conserver par la violence.
C'est le peuple le plus bienveillant pour les étran-
gers ; ils aiment la religion, ils en sentent le besoin,
HA
UK1V
J
TRIBUS SAUVAGES. 365
mais la faiblesse de leur caractère les empêche de
la pratiquer ; il est pourtant certain qu'il n'y a que
la religion qui pourra les relever de l'affaissement
physique et moral où ils se trouvent.
Il
Les Castors, dont la langue se rapproche un peu,
quant aux racines du moins, de la langue desMon-
tagnais, ont tiré de leurs rapports habituels avec
les Cris une grande passion pour la magie, à laquelle
du reste ils n'entendent rien ; ils ont aussi une pas-
sion extraordinaire pour le jeu, ainsi que nous l'a-
vons vu déjà.
Cette passion est une des causes des maladies
qui les font vieillir et mourir avant l'âge, car on
les voit passer les nuits fraîches d'automne en plein
air, se livrant à leurs jeux puérils.
Quand on les voit la nuit, autour d'une flamme
fumeuse, jouer avec fureur, — on les prendrait
pour des démons en état d'ivresse.
Et s'ils jouent ainsi en plein air, c'est que la pa-
resse des femmes est si grande, qu'elles aiment
mieux n'avoir point de tentes que de coudre en-
semble des peaux qu'elles ont en abondance.
Il résulte de cette paresse des femmes que les
366 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Castors couchent nus, en plein air, se tournant et se
retournant à côté d'un petit feu, de sorte qu'ils se
réveillent souvent à demi grillés.
Après le jeu, ce que ces sauvages aiment le mieux,
c'est dallera cheval. — Ils n'ont pas de canots, ils
vivent presque exclusivement de la chasse de l'o-
rignal et du castor.
CHAPITRE XV
Les Esclaves (Desyake-Ottiné, les habitants du long de la
rivière).
Ces sauvages habitent sur le bord ouest du Grand
Lac des Esclaves, au 72me degré de latitude nord et
au 118me de longitude ouest.
Les Esclaves sont les plus doux, les plus affables
et les plus obséquieux des sauvages ; — un enfant
anglais ou français peut les commander et sera
toujours obéi. On trouve parmi eux des familles
patriarcales, qui datent de très-loin. Mgr Faraud a
vu une vieille femme qui avait son fils, son petit-fils
et les enfants de ses arrière-petits-fils. Cette femme
se souvenait des premiers Français qui arrivèrent à
la baie d'Hudson. Il y avait quatre-vingts ans de cet
événement quand cette femme en parlait.
Les Esclaves ont la taille moyenne, ils ne parais-
sent pas très-forts, mais ils sont en général assez
368 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
robustes, ils ont surtout une grande activité ; leur
figure est un peu allongée comme celle des Cris; ils
ont un maintien calme qui dénote la quiétude de
leur âme, un regard doux, qui exprime la douceur
de leur caractère et qui inspire l'intérêt, un front
proéminent qui indique l'intelligence.
Ils ont prouvé du reste leur aptitude pour l'ins-
truction ; un grand nombre aujourd'hui savent lire
et écrire, et dans les fréquents voyages que Mgr Fa-
raud a faits parmi eux, il a pu s'assurer que ce
peuple serait bientôt entièrement régénéré par le
christianisme. Leur langue ne s'éloigne pas essen-
tiellement de celle des Montagnais.
Les Esclaves aiment passionnément la religion; la
bonté de leur âme et le manque complet de tout
culte extérieur, la leur rendaient nécessaire, —
aussi ils l'embrassent aussitôt qu'ils la connaissent.
Il y a, sans doute, parmi eux encore quelques âmes
perverses, chez lesquelles l'instinct de la barbarie
étouffe la vérité; mais elles ne sont pas très-nom-
breuses. Le seul obstacle réel qu'on ait rencontré
à leur conversion a été la passion pour le jeu de
mains et un peu aussi pour la fausse magie qu'ils
ont apprise des Castors.
La polygamie n'était pas générale chez les Esclaves
comme chez les autres sauvages, et ils avaient même
TRIBUS SAUVAGES. 369
de l'affection de famille, sentiments qui ne se trou-
vent que dans cette tribu.
Ce peuple est essentiellement pêcheur, ce qui ne
l'empêche pas de se livrer aussi à la chasse, mais
ce n'est qu'accidentellement.
Les femmes esclaves sont les plus habiles modistes
de toutes ces contrées; au moyen de peaux de cari-
bous, de plumes, de griffes d'ours et du poil de
porc-épic peint, elles font de magnifiques tentures
et de très-beaux habits.
Cette tribu vit en paix avec tous ses voisins, et
pratique la religion ; aussi, contrairement à la plupart
des autres nations de ces contrées, elle s'accroît
plutôt qu'elle ne diminue.
Les esclaves peuvent au besoin entrer dans la do-
mesticité et faire de zélés serviteurs, mais il ne faut
pas les tenir trop longtemps à l'attache ; ils ne peu-
vent être esclaves que de nom, la vie errante des
bois est un besoin pour eux comme pour les autres
sauvages.
24
CHAPITRE XVI
Les Peacx-de-Lièvre (Ratherth, peau de lièvre).
I
Les Peaux-de-Lièvre habitent entre le 60e et
le 62e degré latitude nord et le 1 15e et le 125e lon-
gitude ouest.
Ces sauvages, qui ressemblent en beaucoup de
points aux Esclaves et qui ont, soit par la langue, soit
par les habitudes, quelques rapports avec les Castors,
ont le caractère léger et inconstant; peu suffît pour
les enthousiasmer, peu suffît aussi pour les faire
renoncer à une entreprise; ils vivent habituellement
dans les bois. Leur légèreté ne dégénère pas en in-
souciance ; plus avisés que les Castors, ils prennent
la peine de s'y construire des tentes ; ils se nour-
rissent exclusivement de lapins des champs, que dans
leur pays on appelle lièvres ; c'est de là qu'est venue
leur dénomination.
Ces sauvages, peu nombreux et dont le rayon est
assez circonscrit, — finiront par suivre l'exemple des
TRIBUS SAUVAGES. 371
Esclaves; malgré leur légèreté, ils finiront par se
convertir à la religion.
On trouve parmi eux quelques beaux caractères.
II
Un chef de cette tribu qui n'avait jamais vu de
prêtres et qui ne connaissait le christianisme que de
nom, ayant reçu une proposition malhonnête avec
un envoi de sucre, de thé et d'autres friandises pour
l'engager à accepter, fît répondre à celui qui vou-
lait le séduire :
— « Qu'il sache bien que, quoique je sois pauvre,
je ne veux point vendre mon âme ; — je n'ai rien
actuellement à lui donner en échange de ce qu'il
m'envoie, mais au printemps prochain je lui appor-
terai une peau d'orignal pour le payer ; — un chré-
tien ne ferait pas ce qu'il me dit de faire, et je veux
être homme comme un chrétien. »
Ceci indique une force d'âme peu commune,
quand on sait que ce peuple est pauvre, qu'il ne
donne rien pour rien et qu'il aime beaucoup à re-
cevoir gratis.
CHAPITRE XVII
Les Sicanets (Cherhlayé-ottiné, les hommes des montagnes
Rocheuses).
Ces hommes habitent au pied des montagnes
Rocheuses, ils ont une grande ressemblance au
physique avec les Peaux-de-Lièvre et les Castors.
Il y a quarante ans, ces sauvages étaient très-féroces
et nul étranger n'osait encore les affronter.
La Compagnie de la baie d'Hudson voulut établir
un poste parmi eux, mais à peine les employés y
étaient installés, qu'un drame terrible s'ensuivit.
Les Sicanets se réunissent, assiègent le poste, le
prennent d'assaut et massacrent tous les hommes
de la Compagnie.
C'est en 1821 que ce fait eut lieu; depuis, bien
d'autres cruautés ont été commises.
Il y a une dizaine d'années, un métis nommé
Touranjeau allait à d'Attkoskas, porteur de lettres
pour le commis du poste établi chez les Sicanets.
Un mois après, il retournait à la mission d'Attha-
baskaw.
TRIBUS SAUVAGES. 373
— « Père disait-il tout tremblant, je rapporte mes
lettres. — Les Sicanets ont encore massacré les
hommes du poste. J'étais à peine arrivé au bas de
la côte où le fort est situé, que j'ai vu lout à coup
rouler à mes pieds trois têtes d'homme. — J'ai
reconnu la tête du commis : effrayé de ce spectacle,
j'ai levé les yeux, et j'ai vu les sauvages envahissant
le fort. J'ai pu m'enfuir sans être aperçu, et me
voilà. »
Ce lugubre souvenir cause encore beaucoup d'ef-
froi à Touranjeau.
Aujourd'hui ce poste, appelé le fort d'Épinette,
redoute moins le voisinage des Sicanets qui se sont
beaucoup humanisés.
Leur férocité avait privé longtemps cette tribu de
l'avantage d'avoir une maison de commerce chez
elle.
CHAPITRE XVIII
Les Hommes-de-Sang [Dueeldeli-ottiné, les habitants qui
mangent les hommes).
Les Hommes-de-Sang, appelés plus communé-
ment le mauvais monde, habitent entre le 58e et le 63e
latitude nord et le 125e et le 135e longitude ouest.
Ces sauvages devenus très-peu nombreux allaient,
il y a quelques années encore, complètement nus,
mais ils se couvrent un peu aujourd'hui.
Le mal souverain de cette nation, et peut-être la
cause unique de sa presque disparition , est l'an-
thropophagie.
Ces sauvages poussent cette passion à un tel point,
que la mère n'est pas en sûreté avec son enfant, ni
les enfants avec leur père. Les parents mangent leurs
parents, les amis leurs amis.
La moindre disette réveille dans leur cœur cette
passion horrible, et alors le plus fort dévore le plus
faible. C'est ainsi que ces sauvages finiront par se
détruire tous, ou plutôt par se manger.
TRIBUS SAUVAGES. 375
Mgr Faraud me disait avoir causé souvent au fort
Allkett, situé au centre de cette tribu, avec un vieil-
lard de la nation des Hommes-de-Sang, qui avouait,
avoir mangé, à lui seul, dix de ses parents, mais la
maladie de l'anthropophagie l'avait atteint, il était
devenu couvert de lèpre.
Quelques mois avant la première visite du mis-
sionnaire au fort Allkett, deux Canadiens français
se rendant à ce poste, pour la Compagnie de la baie
d'Hudson , avaient été pris et mangés par ces sauvages.
Les Hommes-de-Sang vivent ordinairement de
chèvres et de moutons sauvages qu'ils tuent sur les
montagnes Rocheuses.
Leur conversion serait un triomphe pour l'huma-
nité. Quelques-uns déjà se sont convertis et ont
porté la foi chrétienne au fond de leurs déserts.
Puissent-ils, par leurs exemples, aidera la conversion
de quelques-uns de leurs frères!
Puissent les missionnaires, en inspirant à ces sau-
vages l'amour et la crainte de Dieu, leur donner
l'horreur de leurs épouvantables festins !
Les Hommes-de-Sang, atrophiés au moral, sont
également atrophiés au physique, ils sont petits
et laids.
CHAPITRE XIX
Les Plats-Cotés de Chiens (Fitchangé).
Ces sauvages habitent à peu près entre le 63e et le
69e degré latitude nord, et le 100e et 125e longitude
ouest.
L'origine de leur nom est assez obscure. Plats-
Côtés de Chiens ne répond à rien de ce qui peut
caractériser le peuple de cette tribu.
Les Plats-Côtés de Chiens, disséminés au milieu de
déserts immenses, vivent de la chasse du caribou et
de la pêche ; ils sont la personnification de la sau-
vagerie dans ce qu'elle a de plus original. La vue
seule d'un étranger les effarouche ; aussi, quand la
nécessité les oblige de venir à un poste de traite, pour
échanger leurs pelleteries, ils ont hâte de conclure
leur marché pour s'en retourner de suite dans la
solitude de leurs forêts.
Cette tribu plus que toute autre a conservé l'ha-
bitude de laisser mourir les enfants et les vieillards
TRIBUS SAUVAGES. 377
quand ils les jugent superflus; ils n'ont pas été sourds
cependant à la voix de la religion, beaucoup ma-
nifestent déjà de très-bonnes dispositions.
Malheureusement, disséminés dans une étendue
immense de déserts, ne s'approchant que rarement
du littoral et, quand ils arrivent à un poste, n'y rési-
dant souvent que quelques jours, et souvent par
groupes peu nombreux, il est difficile de les réunir
pour leur parler.
Quoique vifs de caractère et par suite d'une grande
irascibilité , les Plats-Côtés de Chiens détestent le
meurtre.
Ces sauvages sont grands, sveltes et dégagés ; ils
ont les jambes longues, les épaules étroites et les
pieds courts, la figure allongée et un peu plate, des
yeux à fleur de tête, très-vifs, un front peu développé,
le menton et la mâchoire pointus ; on dirait qu'ils
ne parlent que du bout des dents.
Si les Hommes-de-Sang sont laids et petits, les
Plats-Côtés de Chiens sont laids et grands.
Leur langue a quelque ressemblance avec celle
des Esclaves et des Montagnais ; quand on la soumet
à l'analyse, elle donne approximativement les mêmes
racines, quoique de prime abord elle en paraisse
très-éloignée.
Comme toutes les tribus ou sections de tribus qui
378 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
habitent parmi les caribous, ces sauvages s'habillent
de la peau de cet animal à laquelle ils laissent tout
le poil.
Les Plats-Côtés de Chiens ne sont jamais en guerre
avec leurs voisins ; ils ne sont pourtant pas lâches, et
en certaines circonstances ils ont donné des preu-
ves de courage et d'énergie.
CHAPITRE XX
Les Lodcheux (Sasstué-ottiné, les habitants du lac des Ours).
La tribu des Loucheux est située entre le 65e et
le 68e degré latitude nord, et entre le 127e et le
141e longitude ouest.
Le caractère de ces sauvages a beaucoup de rap-
port avec celui des Plats-Côtés de Chiens, sous le
rapport de ses instincts farouches ; leur langue s'é-
loigne de plus en plus de celle des Esclaves et des
Montagnais, quoiqu'on y trouve des rapports assez
fréquents.
Ces sauvages sont très-hautains et très-orgueil-
leux, ils pardonnent difficilement les injures qui
leur sont faites et ne reculent jamais devant la ven-
geance. — Très-souvent aussi, pour des torts ima-
ginaires, ils attaquent les autres ; mais il faut dire,
pour être juste à leur égard, que les Esquimaux leurs
voisins ont contribué pour une grande part à. cet
état de choses, par des provocations fréquentes.
380 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
II
Il y a peu de temps, les Loucheux, réunis en grand
nombre, étaient partis pour la chasse; quelques
Esquimaux vinrent à leur insu, au milieu de leurs
tentes qu'ils saccagèrent, et firent un carnage épou-
vantable de leurs femmes et de leurs enfants.
Quand les Loucheux revinrent , ils ne trouvè-
rent plus de tentes : elles étaient brûlées, et les cada-
vres de leurs familles dispersés dans le bois.
Irrités par ce spectacle affreux, ils jurèrent tous
d'en tirer vengeance et d'exterminer tous les Esqui-
maux qu'ils pourraient saisir.
Ils se mirent en route immédiatement : arrivés
sur les bords de la rivière Péel, ils rencontrèrent un
petit groupe d'Esquimaux et en tuèrent huit ou dix;
ils étendirent leurs cadavres le long du rivage, leur
ouvrirent le ventre et l'estomac, exposèrent leurs
entrailles au soleil, et comme date commémorative
de leur vengeance, ils inscrivirent sur un écriteau :
« Que les Esquimaux qui passeront par ici, appren-
nent ainsi le sort qui les attend. »
Depuis ce temps-là, un grand nombre de Loucheux
ont embrassé ou feint d'embrasser le christianisme ;
ils se rapprochent davantage des postes fréquentés
TRIBUS SAUVAGES. 381
par les missionnaires, il y a donc lieu d'espérer que
bientôt ils s'humaniseront.
Les Loucheux, avec une taille médiocre, ont une
constitution assez robuste; on trouve dans leur regard
quelque chose de doux et de sinistre tout à la fois.
Leur passion dominante, outre le jeu de mains, est
le tabac.
CHAPITRE XXI
Les Pieds-Noirs (Siyi-ra-ritewitiyiniwok, les hommes qui ont
les pieds noirs).
Les Pieds-Noirs habitent entre le 50e et le 55e
degré latitude nord, et entre le 1 10e et le 120e longi-
tude ouest.
Ces sauvages sont très-intelligents et très-nom-
breux, on suppose qu'il en existe encore deux mille
cinq cents.
Leur conversion serait facile, si les Assinibouanset
les Cris ne leur faisaient pas une guerre continuelle;
mais comme ils sont plus courageux et plus nom-
breux, ils usent souvent de terribles représailles.
Comme les Cris, ils arrachent la chevelure des
vaincus, leur ouvrent la poitrine et mangent leur
cœur ensanglanté; mais, plus féroces peut-être en-
core que ces derniers, ils appellent souvent leurs
femmes qui se jettent sur ces corps morts et s'abreu-
vent de leur sang.
CHAPITRE XXII
Les Esquimaux (Ottelnéné-ottiné, les habitants de la terre nue).
I
Les Esquimaux habitent entre le 63e et le 70e de-
gré latitude nord sur le continent, et s'étendent en-
core sur les îles polaires, telles que l'île Victoria, l'île
du roi William, l'île Melville et l'île Bathurst.
La nation esquimause est la seule dont les
hommes aient de la barbe , mais , contrairement à
l'idée reçue, qui veut que cette barbe soit si épaisse,
qu'on ait de la peine à découvrir les traits de leur
visage... ils ont, au contraire, quelques poils noirs
très-clair-semés et seulement au menton.
De tous les sauvages, ils sont réellement les seuls
qui mangent la chair crue, quoiqu'ils la mangent
quelquefois aussi après l'avoir fait sécher au soleil.
Les Esquimaux ont une taille au-dessous de la
moyenne, la tête grosse, les bras et les jambes très-
musculeux, le teint blanc, la chevelure et les poils
de leur barbe blonds ; ils ont le front large et proé-
384 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
minent, les sourcils clairs et de gros yeux roulant
dans un large orbite.
Ces sauvages n'ont pas l'air menaçant qu'on leur
donne, ils produisent plutôt l'effet d'un enfant un
peu timide, qui frappe moins parce qu'il le veut que
parce qu'il craint d'être frappé.
Ils sont pourtant excessivement féroces, surtout
sur cette partie du continent; jusqu'ici il a été très-
difficile, pour ne pas dire impossible, de les aborder,
tant ils sont farouches et défiants ; les étrangers doi-
vent sans cesse se tenir en garde contre eux.
11 y a peu d'années encore, ils massacrèrent à
l'entrée du fleuve Mackensie un grand nombre de
voyageurs.
Depuis quelque temps, ils paraissent s'être beau-
coup adoucis; malgré leur défiance instinctive, leur
sauvagerie extraordinaire, quelques-uns osent au-
jourd'hui s'approcher des postes de la Compagnie
de la baie d'Hudson, ne craignant même pas de
manger ce qu'on leur présente.
Aussi l'honorable Compagnie, qui n'a jamais osé
jusqu'à ce jour créer un poste chez eux, pourra
bientôt, peut-être, y en établir un sans trop de
danger.
TRIBUS SAUVAGES. 385
II
Les Esquimaux ont des habitudes qui leur sont
propres et qui résultent du pays qu'ils habitent.
Comme ils vivent dans une contrée très-froide où
il n'y a point de bois, ils se font des maisons de
glace ; ils se servent de la glace comme nous des
moellons ; quand l'édifice est élevé, ils le couvrent
avec une grande quantité de neige. Ces maisons sont
comparativement assez chaudes.
Pendant l'hiver, ils habitent pêle-mêle dans ces
espèces de terriers, et, comme ils ne peuvent pas
faire de feu, ils se blottissent les uns contre les
autres, ainsi que des nichées d'animaux.
Quand la saison de la chasse arrive et qu'ils sor-
tent de leurs maisons de glace, ils se couvrent dé-
mesurément, ils ont des culottes de peau d'ours
dont le poil est en dedans, une espèce de casaque
faite aussi de peau d'ours; un capuchon très- fourré
leur enveloppe la tête, des souliers ou plutôt des
bottes, aussi de peaux, avec le poil en dedans leur
couvrent les pieds.
Suivant les contrées où ils vont, ils doublent et
triplent même quelquefois leurs vêtements, de sorte
qu'un Esquimau, avec sa taille peu élevée et l'épais-
386 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
seur que lui donnent ses habits, ressemble presque à
une boule.
III
Ces sauvages n'ont pas de culte, ils ont pourtant
une divinité, — c'est le soleil.
Ils ne vivent pendant l'hiver que de viande de
caribou qu'ils ont quelquefois en abondance, et
qu'ils peuvent conserver très-longtemps dans leurs
maisons de glace, sans crainte qu'elle se corrompe.
Quand cette viande est bien mortifiée, ils la man-
gent toute crue.
Durant le cours de l'été, ils vivent sur le littoral
de la mer Arctique.
Au moyen de peaux de loups marins et d'osse-
ments de baleines, ils construisent de petits canots
qu'ils recouvrent hermétiquement, n'y laissant qu'un
trou rond de la largeur de leur corps pour y entrer,
n'ayant que la tête et les bras dehors, ils attachent
fortement le canot autour de leurs reins et partent
pour la pêche.
De tous les peuples de l'extrême nord de l'Améri-
que, les Esquimaux seront sans doute les derniers à
recevoir les bienfaits de la religion ; leur contrée est
la moins propre de la terre à être habitée par des
hommes.
LES
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ
LEGENDE SAUVAGE
I
Il ne faut jamais dire pourquoi à l'esprit. — Le départ. — Les
deux outardeaux. — La voix de l'Esprit. — Le lac. — La terre
nue. — La tente des géants. — Otchoch-h.
Il y avait une fois, dans le pays des Castors, un
vieillard aux cheveux blancs, qui s'appelait Eltché-
lékouyé. Ce vieillard avait deux petits-fils.
L'aîné avait pour nom Eltchélekouyé-onié, le
cadet avait pour nom Eltchélékouyé-oniym .
Un jour le vieillard dit à ses deux petits-fils :
— Mes enfants, je me fais vieux, bientôt j'aurai
passé dans la vie des esprits ; depuis la mort de votre
père, c'est moi qui pourvois à votre existence; mais
ce pays où nous habitons est devenu mauvais. L'Es-
prit-Bon l'a abandonné et les animaux en ont presque
388 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
tous disparu, il faut donc que vous le quittiez, sinon,
quand je ne serai plus auprès de vous, vous mourrez
de faim. Avant donc que mon esprit aille retrouver
l'esprit de votre père, écoutez ce que je vous recom-
mande et ce que je vais vous ordonner.
Les deux frères écoutaient en silence, bien résolus
de faire ce que leur grand-père ordonnerait, car ils
étaient bons.
— Je vous recommande, mes petits-fîls, continua
le vieillard, détenir toujours vos promesses et d'être
toujours fidèles à vos serments.
Je vous ordonne de prendre une pirogue et de
partir pour la chasse ; mais vous ne retournerez plus
dans ce pays-ci.
— Quoi ! vous nous chassez déjà, grand-père?
— Je vous ai dit que bientôt je ne serai plus de ce
monde, et, avant que de passer dans l'autre, il faut
que vouspartiez.
— Et où irons-nous, grand-père ?
— Vous irez partout où le bon Esprit vous con-
duira; si vous êtes fidèles, vous arriverez un jour
dans le pays qui est réservé à ceux qui lui obéiront.
— Et où se trouve ce pays?
— L'Esprit seul le sait, laissez- vous donc con-
duire par lui, et, quoi qu'il vous recommande, je vous
le répète, obéissez aveuglément.
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 389
— Pourquoi, grand-père?
— II ne faut jamais dire pourquoi à l'Esprit, mes
petits-fils.
A ces mots, le vieillard se tut et les jeunes gens se
dirent :
— Il faut obéir, partons.
Le même jour, les deux frères prennent leur car-
quois, leur arc et leurs flèches, montent dans leur
pirogue et partent.
Ils naviguèrent tout le jour sans voir aucun ani-
mal ; le soir venu, ils amarrèrent la pirogue, dres-
sèrent leur tente, et le lendemain de grand matin
ils se mirent de nouveau en route avec l'espoir d'être
plus heureux. Le soir arriva encore, et ils n'avaient
pas fait chasse; trois jours et trois nuits s'écoulèrent
ainsi. Le quatrième jour, comme ils descendaient le
cours d'une rivière, ils arrivèrent à une grande
chute appelée l'Ondulation. — Là, ils s'emparèrent
de deux petits outardeaux, qu'ils attachèrent avec
l'intention de les tuer le lendemain pour les man-
ger ; puis, comme ils étaient bien fatigués à force de
ramer, ils se couchèrent dans la pirogue et s'endor-
mirent d'un profond sommeil.
390 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
* *
Or, tandis qu'ils dormaient, les deux frères enten-
dirent une voix qui leur disait :
— Attelez les deux outardeaux à votre pirogue et
ils vous traîneront.
Aussitôt leur réveil, ils s'empressèrent de saisir les
deux outardeaux et de les attacher à la pirogue qui
fila alors rapidement sans le secours de leurs bras.
Après trois jours et trois nuits de marche, toujours
traînés par les deux animaux, ils se trouvèrent tout à
coup dans un grand lac d'où l'on n'apercevait la terre
ni d'un côté ni de l'autre.
— Nous devons être bien loin, se disaient les deux
jeunes gens.
Ils naviguaient depuis longtemps sur ce grand lac,
et toujours ils ne voyaient que le ciel et l'eau.
— Nous avons été des imprudents, se disaient-ils,
encore, c'est peut-être le mauvais esprit qui nous a
commandé d'atteler les outardeaux à la pirogue.
Voilà que nous ne verrons plus la terre.
Au moment où pour la troisième fois ils répétaient
ces paroles, ils aperçurent dans le lointain une vaste
plage recouverte d'un sable blanc et uni, mais où
l'on ne voyait pas un seul arbre.
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 391
— Nous sommes sauvés, s'écria le jeune Eltchélé-
kouyé-oniym, voilà que nous allons toucher un
rivage.
En effet, bientôt la pirogue aborde, les outardeaux
sont dételés et les deux voyageurs débarquent.
Mais ils étaient exténués de faim et de fatigue, et
cette terre nue était bien peu favorable à la chasse.
— Nous n'avons rien mangé depuis longtemps,
et je ne vois pas trace d'animaux, disait le frère aîné.
— J'ai grand' faim, disait le frère cadet.
Et ils pleuraient tous deux en se disant :
— Nous allons sans doute mourir en ces lieux
déserts.
Ils se couchèrent alors au bord du lac et s'endor-
mirent.
— Frère, dit l'aîné en se réveillant, j'ai entendu
une voix qui m'a dit :
— Mangez les outardeaux.
Eltchélékouyé-onié avait à peine prononcé ces
paroles, que les outardeaux vinrent se poser à côté
des deux jeunes gens.
Mais, quelle ne fut pas leur surprise de voir que
les deux petits animaux avaient maintenant de Ion-
392 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
gues plumes blanches et qu'ils étaient devenus de
belles outardes.
— Voilà que nous devons marcher depuis bien
longtemps, se dirent-ils, puisque leurs plumes ont
blanchi.
Ils prirent alors les deux outardes et les tuèrent.
Malgré la faim qui les dévorait, ils n'en mangèrent
qu'une, réservant l'autre pour le lendemain.
Après ce repas ils s'endormirent encore; mais
pendant la nuit un grand vent se leva et ils furent
réveillés par le froid.
— Frère, dit Eltchélékouyé-oniym, j'ai entendu
aussi la voix de l'Esprit, il m'a dit :
— Brûlez la pirogue, réchauffez-vous et mar-
chez.
Ces paroles de l'Esprit firent grand bien aux deux
voyageurs, car ils avaient grand froid et ils n'avaient
pas trouvé une seule bûche sur cette plage sablon-
neuse. Puis aussi ils avaient grand' faim encore et
ils allaient pouvoir faire cuire l'outarde qui leur
restait.
Quand les deux frères se furent bien réchauffés
avec le bois de la pirogue, et quand sur le brasier ils
eurent fait cuire Tout arde :
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 393
— Qui sait, se dirent-ils, si cette terre n'est
pas le pays qui nous est destiné ?...
Cette pensée ranima leur courage, ils mangèrent
d'un bon appétit, prirent leurs arcs et leurs flèches
et se remirent résolument en route.
Chemin faisant, ils aperçurent sur le sablé des
traces de loups et de renards ; mais ce qui les ef-
fraya beaucoup, des pieds énormes d'hommes dont
le talon était parfaitement distinct.
* *
Les deux jeunes gens marchaient, l'un à côté de
l'autre, jetant leurs regards inquiets à droite et à
gauche, dans la crainte d'un ennemi, quand tout à
coup ils se trouvèrent en présence d'une immense
tente.
Cette tente était habitée par des géants, ces géants
étaient des hommes barbus, trois fois grands comme
les autres. Devant la tente, des enfants s'amusaient
àlutter; ceux-ci, qui n'avaient pas encore de barbe,
étaient aussi des géants.
Les deux frères tremblaient de frayeur.
— Mère, voyez les deux petits qui nous arrivent,
crièrent les enfants géants.
La mère sortit et, quand les deux voyageurs furent
394 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
arrivés, elle les engagea complaisamment à entrer
dans la tente.
* *
Le chef des géants s'appelait Otchoch-h {géant), il
était en ce moment à la pêche, et on l'attendait.
Bientôt il arriva.
— Mon père, lui dirent ses enfants, en ton absence
ces deux moitiés d homme nous sont arrivés.
— Pourquoi les appelez-vous moitiés d'homme,
dit Otchoch-h avec sévérité, ne vous ai-je pas pré-
venus que, du côté de la terre où le soleil se lève, il
y a des hommes blancs, qui sont plus petits que
nous, mais que l'Esprit protège; ne vous ai-je pas
avertis que ces hommes fonderont une nouvelle
nation ? — Ce sont ceux-là qui nous arrivent.
— Jeunes gens, continua le géant en se tournant
vers les deux étrangers — avez-vous faim ?
— Hélas !... répondirent-ils, nous avons faim et
nous sommes bien fatigués.
— Alors, mes petits amis, vous allez manger et
vous reposer dans ma tente où vous demeurerez
tant que vous voudrez.
AVENTURES DES DEUX ELTGHELEKOUYE. 395
II
Les deux Eltchélékouyé quittent la tente du géant. — Le pâté et
les flèches enchantés. — L'aîné des deux frères enlevé dans
les airs. — Désespoir du cadet. — Première apparition d'Ot-
telballé {V Esprit-Bon). — La terre nouvelle. — La tente de la
vieille Telkallé.
Les deux petits-fils de Eltchélékouyé, étaient de-
puis quelque temps dans la tente des géants, lors-
qu'un jour Otchoch-h leur dit :
— Mes petits amis, il est temps de partir, allez où
l'Esprit vous appelle.
— Mais nous ne savons pas où se trouve le pays
où nous devons nous arrêter, répondirent-ils.
Le géant les prit tous deux dans ses grands bras et,
les ayant élevés bien haut, il leur dit :
— Marchez tout droit, du côté où vous voyez que
le soleil se couche, et vous arriverez au pays promis.
Otchoch-h leur avait préparé lui-même un pâté,
composé. de poissons secs et de graisse, il dit en le
leur présentant :
— Voici le pâté que je vous ai fait pour votre
voyage, — je vous ai préparé aussi des arcs et des
flèches. En vous congédiant, j'ai une recommanda-
tion à vous faire : — si vos flèches s'égarent, ne les
396 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
cherchez pas, et gardez-vous bien de manger en un
seul repas tout le pâté que je vous donne.
— Pourquoi ? interrompit Eltchélékouyé-onié.
— Il ne faut jamais dire pourquoi, répondit le
géant, — ne cherchez pas à comprendre
— C'est ce que nous a dit notre grand-père le
jour où nous l'avons quitté, observa doucement
Eltchélékouyé-oniym .
Les deux frères promirent au géant d'être fidèles
à ses recommandations et se remirent en route.
* i
Chaque jour les deux voyageurs mangeaient du
pâté, mais sans jamais l'achever, et le lendemain ils
le retrouvaient encore tout entier ; ils lançaient leurs
flèches de temps en temps et quand une venait à
s'égarer, ils ne la cherchaient pas, mais le lendemain,
à leur réveil, la flèche égarée se trouvait à leur
côté.
Quelquefois les flèches restaient suspendues, mais
ils n'y portaient pas la main, et toujours les flèches
retournaient toutes seules.
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 397
* *
Ils arrivèrent un jour à un endroit où il y avait
beaucoup de grosses perdrix ; comme ils s'amusaient
à les chasser, une flèche s'accrocha aux branches
d'un arbre presque à la portée de leurs mains.
Ce que voyant, le plus jeune dit à son frère :
— Mon aîné, la flèche est très-peu élevée, prends-
la donc.
Celui-ci tenta de la prendre avec son arc, il la tou-
chait bien, mais ne pouvait parvenir à la faire tomber,
alors il s'obstine et, mettant le pied sur le genou de
son frère, il espère pouvoir la saisir.... il la saisissait
presque, mais la flèche s'élevait comme par enchan-
tement et, à mesure qu'elle lui échappait, l'obsti-
nation du jeune homme en devenait plus grande et
lui faisait tout oublier.
— Dresse-toi, dit l'aîné à son cadet presque avec
colère, je monterai sur tes épaules.
Eltchélékouyé-onyimse dresse, son frère mon te sur
ses épaules, saisit la flèche au même instant, la
flèche s'attache à sa main et le soulève dans les airs.
A cette vue le jeune frère poussa des cris de déses-
poir, mais déjà son aîné ne lui apparaissait plus que
comme un point dans l'espace.
398 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
C'est mon mauvais désir qui est cause de la déso-
béissance de mon frère et du malheur qui m'arrive,
se dit-il, je n'ai plus de frère Je ne mangerai
plus. Alors, le malheureux jeune homme se couche
au pied de l'arbre, pleure longtemps, puis il s'en-
dort Tout à coup un oiseau monstrueux, trois
fois gros comme une pirogue, s'abattit près de lui.
— Je vais être dévoré, pensa-t-il, je l'ai bien mé-
rité. Mais, au lieu de le dévorer, l'oiseau lui dit :
— Je suis Ottel-ballé le père, je suis l'Esprit-
Bon, mange du pâté, gardes-en toujours un morceau
pour le lendemain ; marche du côté où le soleil se
couche, et, quand tu seras arrivé au bord d'un grand
lac, arrête-toi, — mais n'oublie plus les ordres de
l'Esprit.
Eltchélékouyé-oniym se réveilla, ne mangea qu'un
morceau du pâté et se mit en marche.
En ce moment Eltchélékouyé-onié emporté dans
les airs retombait sur une terre nouvelle, et quelle
ne fut pas sa surprise ! tout à l'heure c'était l'été,
AVENTURES DES DEUX ELTCHELÉKOUYÉ. 399
maintenant c'était l'hiver. Il était naguère dans une
plaine sablonneuse, et il se trouvait étendu sur la
neige, et des montagnes de glace se dessinaient dans
le lointain.
Le jeune homme se dresse encore étourdi de sa
rapide ascension ; il cherche du regard son frère
absent, il se souvient à peine il croit sortir d'un
rêve.
— Mais, non, c'est une réalité... son frère est
perdu pour lui il se souvient qu'il a désobéi et il
pleure alors, abattu par la douleur, il se couche
désespéré sur la neige.
* *
Bientôt Eltchélékouyé-onié s'endormit, il fut bien
étonné à son réveil de voir à ses côtés des bois de
raquettes, seulement dégrossis ; il se rendort et à son
nouveau réveil, il trouve les raquettes ajustées ; après
un nouveau sommeil il les trouve tissées, enfin à son
dernier réveil, les raquettes étaient munies de leurs
ailes et prêtes à être mises aux pieds, il les chausse à
l'instant en se disant :
— Celui qui veille sur moi veillera aussi sur mon
frère. Cette pensée le consola, et il se disait aussi :
— Peut-être trouverai-je çà et là des perdrix blan-
400 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
ches, des écureuils et toute sorte de menu gibier,
s'il en est ainsi, j'en conclurai que c'est ici mon
pays et l'Esp rit-Bon y conduira mon frère.
Muni de ses raquettes, il part. Bientôt, il aperçoit
empreintes sur la neige des traces de toutes sortes
d'animaux
— Ceci doit être sûrement mon pays, se disait-il.
La nuit venue, Eltchélékouyé-onié s'arrête en
face d'une tente sauvage, il entre résolument, une
vieille femme s'y trouvait.
— Bonsoir, grand'mère, dit le voyageur, je suis las
et je demande l'hospitalité.
— C'est lui, se dit la vieille à l'aspect du jeune
étranger, mais, dissimulant sa surprise, elle se con-
tenta de lui répondre :
— Couche-toi sur ces branches et dors en paix,
mon enfant.
Le jeune homme se coucha et s'endormit bien
vite.
La vieille femme, voyant le jeune étranger en-
dormi, prit un morceau de charbon, s'approcha dou-
cement de sa couche et se mit à lui noircir le visage.
— Je ne veux pas que mes filles l'aiment encore,
AVENTURES DES DEUX ÉLTCHÉLÉKOUYÉ. 401
disait-elle en noircissant le visage de son hôte en-
dormi. — Je dois obéir aux ordres de l'Esprit.
Cette vieille femme s'appelait Telkallé.
III
Les filles de Telkallé. — Ce que coûte la désobéissance. — Les
abîmes de la neige. — Les monstres anthropophages. — Voilà
de la bonne viande. — Deuxième apparition d'Ottel-ballé. —
Le colibri. —L'offrande.
La vieille Telkallé avait deux filles encore jeunes,
l'aînée avait pour nom Telkallé-tta {furet chasseur) .
La cadette avait pour nom Dloune-tta-naldayie
[chasse-souris) .
Bientôt les deux jeunes filles arrivent, et à l'as-
pect du jeune homme noir endormi elles ne peuvent
retenir leur rire.
— Quel monstre avez-vous donc recueilli- là,
notre mère? dirent-elles.
Celle-ci répondit :
— Ne riez pas, mes filles, celui qus vous appelez
un monstre est protégé par l'Esprit et vous l'aimerez
bientôt comme un frère.
— Nous n'aurons pas si mauvais goût, notre
mère.
402 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Taisez-vous, petites, dit la vieille avec sévérité,
allez vous amuser et laissez-le dormir.
Les jeunes filles sortirent en riant toujours. Alors
la vieille s'approche du jeune homme, le savonne,
le sèche, lui graisse les cheveux.
Quand son hôte fut bien débarbouillé, elle le ré-
veilla.
— Mon fils, lui dit-elle, j'ai deux filles, qui vou-
dront vous épouser, mais gardez-vous d'accepter, le
temps n'est pas encore venu, vous les aimerez comme
vos sœurs, et vous ne les regarder ez jamais dormir !
— Pourquoi? répondit le jeune homme.
— Il ne faut jamais dire pourquoi, mon fils.
En ce moment les jeunes filles se disaient entre
elles :
— Allons voir le monstre qui est dans la tente de
notre mère !
Soulevant le lambeau de peau qui en obstruait
l'entrée, les petites curieuses y jetèrent un regard
furtif 0 surprise ! ce n'est plus un monstre, elles
ne songent plus à rire, mais toutes deux s'écrient à
la fois :
— C'est moi qui l'aurai.
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 403
Et elles se précipitent dans la tente. Mais le jeune
homme, fidèle aux recommandations de la vieille,
dit en leur présentant la main :
— Soyez mes sœurs, je serai votre frère.
Eitchélékouyé-onié vivait depuis quelque temps
dans cette famille, et jamais la viande d'orignal ne lui
manqua; pendant le jour il prenait un arc et des
flèches et il allaitàla chasse, — sansjamais trop s'é-
loigner. — Le soleil brillait encore sur les monts
neigeux, qu'il rentrait déjà dans la tente. Bientôt la
vieille le regarda comme son propre enfant, Telkal-
lé-tta et Dloune-tta-naldayié le regardèrent comme
leur frère.
— Voilà que j'ai perdu mon frère et bue j'ai
trouvé deux sœurs, se disait-il en rêvant.
* *
Pourtant , Eltchéléko uyé-onié n'était pas he u reux ,
le souvenir de son frère se retraçait sans cesse à sa
mémoire.
— Hélas! se disait-il, le reverrai-je jamais ce
compagnon de mon enfance, ce jeune cadet que
404 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
j'aimais tant, et que j'ai perdu pour avoir agi
contrairement aux ordres du géant ?
Ces pensées troublaient souvent sa paisible exis-
tence et, parfois môme la nuit, elles le privaient du
sommeil.
* *
Un jour la vieille Telkallé lui dit :
— L'hiver va bientôt finir, mon fils, les animaux
se font rares autour de notre tente, la viande
commence à nous manquer.
Quittons ce lieu et montons sur cette haute mon-
tagne que nos regards aperçoivent d'ici.
Après ces paroles les deux sœurs sont averties,
bientôt les préparatifs du départ commencent et la
petite famille se met en route. Au bout de quelques
jours de marche ouplu tôt d'escalade, ils touchèrent
enfin au sommet et la tente fut dressée.
Du haut de cette montagne de glace, qui semblait
surplomber dans la plaine, le coup d'œil était ravis-
sant et terrible à la fois ; au bas s'élevaient de petits
monts neigeux, recouverts de grands arbres, et le
soir, quand le soleil disparaissait à l'horizon, on
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 405
voyait dans le lointain les dernières lueurs de l'astre
se refléter comme dans un immense miroir.
— Qu'aperçois-je là-bas, notre mère? demanda le
jeune homme.
— Mon fils, répondit la mère, du côté où le soleil
se couche, tu vois un grand lac, derrière ce grand
lac est une terre heureuse que le Puissant-Bon ré-
serve à ceux qui lui obéissent.
— Oh ! que je voudrais y aller ! exclama le jeune
homme....
La vieille Telkallé ne répondit pas, un soupir seul
s'échappa de sa poitrine.
* *
Les jeunes filles et le jeune homme allaient en-
semble à la chasse, et l'abondance de viande revint
à la tente solitaire. Cette haute montagne était
peuplée d'orignaux.
— Soyez prudents, mes enfants, disait chaque
matin la vieille; si la neige s'entr'ouvrait, vous seriez
précipités dans l'abîme ; dirigez vos pas en face de
la tente du côté où nous sommes montés, mais
n'allez jamais du côté opposé.
— Pourquoi? dit le jeune homme.
—Il ne faut jamais dire pourquoi, mon fils.
406 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Cependant Eltchélékouyé-onié n'était toujours
pas heureux. Son frère était sans cesse présent à sa
mémoire, il se reprochait d'avoir désobéi aux ordres
du géant Otchoch-h.
Une nuit qu'il ne pouvait s'endormir, à cause du
trouble de son âme et que les jeunes filles reposaient,
dans un coin opposé de la tente à côté de leur vieille
mère, le jeune homme, voulant savoir si elles veil-
laient aussi, les appela par leur nom.
— Telkallé-tta, Dloune-tta-naldayié, mes sœurs,
dormez-vous? disait-il.
Les deux sœurs ne répondirent pas. Eltchélé-
kouyé-onié, oubliant les recommandations de la
vieille, se leva pour les regarder.
En ce moment, l'astre de la nuit éclairait l'inté-
rieur de la tente de sa pâle clarté.
Tout à coup, comme il allait s'approcher de la
couche des deux sœurs endormies, la neige glacée
s'entr'ouvrit, il s'enfonça et disparut.
Quand le jour fut venu et que les jeunes filles
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 407
s'aperçurent de la disparition de leur hôte, elles
pleurèrent amèrement.
— Voilà une mauvaise affaire, dit la vieille, le
jeune homme doit m'avoir désobéi — qui sait si
nous le retrouverons?
— Partons, s'écria Telkallé-tta, allons à sa re-
cherche.
— Oui, partons, dit aussi Dloune-tta-naldayié, il
faut que nous le trouvions.
— C'est peut-être vous, mes filles, qui êtes cause
de ce malheur, interrompit la vieille. — Si l'Esprit-
Bon ne vous pardonne pas, nous serons punies.
Tout en disant ces paroles, elle pleurait aussi.
— Prenez votre arc et des flèches, mes filles, dit
encore la mère, qui sait quand nous le retrouve-
rons?
Les trois femmes sortirent de leur tente et se
mirent en route pour chercher le jeune homme.
En ce moment Eltchélékouyé-onié se trouvait
dans une cabane de neige glacée, où il avait été
englouti.
— J'ai désobéi une seconde fois, se disait-il en
pleurant, et voilà que je suis dans mon tombeau.
408 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Il était dans cette fâcheuse position depuis quel-
ques heures déjà, quand il entendit une grosse
voix qui disait au-dessus de lui :
— Ici l'on sent la chair humaine.
— Nous n'avons aucun instrument pour creuser
la neige, répondit une autre voix.
— Va me chercher les griffes d'ours que nous
avons vues sur le bord du chemin, et je creuserai, dit
la grosse voix.
Le malheureux jeune homme, à ces terribles pa-
roles, tremblait de tous ses membres, plus 'encore
de frayeur que de froid ; bientôt il entendit creuser
la neige au-dessus de lui et il tremblait encore
plus.
Tout à coup il se sent saisi et soulevé par les
terribles griffes, mais au même instant les griffes se
cassent et il retombe haletant dans son trou.
Alors il entendit encore la grosse voix qui disait :
— Va chercher le tibia du gros animal que nous
avons vu sous les grands arbres.
* *
Tandis que le malheureux Eltchélékouyé-onié se
trouvait dans cette cruelle position, Telkallé-tta et
Dloune-tta-naldayié, suivies de leur vieille mère,
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 409
descendaient courageusement j du haut de la mon-
tagne, bravant les précipices, défiant les avalanches
qui menaçaient de les engloutir.
Tantôt on les voit sur un mont de glace, interro-
geant du regard es abîmes de la neige, tantôt leurs
voix éplorées font retentir le désert des accents du
désespoir.
Hélas ! l'écho seul répondait à leurs voix. Et elles
ne cessaient de dire :
— Qu'est devenu notre hôte?....
Pour la centième fois déjà elles répétaient ces pa-
roles, quand elles aperçurent un sauvage horrible
chargé du tibia d'un gros animal.
Ce sauvage n'avait qu'une seule jambe, un seul
bras, un seul œil au milieu du front et une bouche
six fois grande comme les autres.
Les trois femmes eurent grand'peur, mais le dé-
sir d'avoir des nouvelles de leur hôte les enhardit
et elles s'en approchèrent.
— Auriez-vous vu ici un jeune homme que nous
cherchons ? lui dirent-elles.
Le sauvage s'arrêta, fixa son grand œil sur les
jeunes filles, ricana affreusement, étendit son long
bras et répondit comme un tonnerre :
— Suivez-moi là-bas chez mon maître.
410 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Les deux sœurs et leur vieille mère suivirent
l'horrible sauvage et bientôt elles arrivaient à une
tente, devant laquelle un sauvage plus horrible en-
core était assis.
A la vue des étrangères, celui-ci s'écria d'une
voix qui fit retentir la forêt :
— Voilà de la bonne viande.
— Oui, voilà de la bonne viande, répéta l'autre.
— Tais-toi, dit le chef, cette viande n'est pas
pour toi.
En entendant ces paroles de sinistre augure, les
deux sœurs se jetèrent aux genoux de l'anthropo-
phage.
— Nous cherchons notre frère qui s'est englouti,
lui dirent-elles en pleurant, ne nous mangez pas,
faites-nous le trouver si vous savez où il est.
— Hou, hou! fit le sauvage, j'ai bien faim de
chair humaine, votre frère est dans ce trou.
— Oh ! ne le mangez pas, disaient les jeunes fil-
les en embrassant les jambes du monstre.
— Je le mangerai, à moins cependant qu'une de
vous consente à devenir mon épouse, continua-t-il
en fixant son œil terrible sur les pauvres désolées.
AVENTURES DES DEUX ELTGHÉLÉKOUYÉ. 411
*
A ces paroles les deux sœurs se regardèrent in-
terdites, comme pour se demander laquelle se sa-
crifierait.
L' anthropophage, comprenant leur hésitation, fît
une grimace épouvantable et, prenant le tibia que
son compagnon avait apporté, il se mit à creuser la
neige ; bientôt Eltchélékouyé-onié , violemment
arraché de sa prison de neige, tombait haletant aux
pieds du monstre.
— Hou, hou! fit encore l'horrible sauvage, voilà
de la bonne viande.
— Oui! voilà de la bonne viande, répéta son
compagnon.
— Tais-toi, interrompit le maître, cette viande
n'est pas pour toi.
Le jeune homme, plus mort que vif, ne voyait ni
n'entendait rien encore, il était étendu sur la neige.
Les deux jeunes filles et leur vieille mère à ses
côtés pleuraient et se lamentaient.
Le monstre aiguisait son coutelas.
412 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Cependant Eltchélékouyé-onié commençait à re-
prendre ses sens.... tout à coup il ouvre les yeux....
ô surprise, ô joie, il voit près de lui les deux jeunes
filles et la vieille Telkallé leur mère.
— Telkallé-tta, Dloune-tta-naldayié, s'écria-t-ilen
se redressant.
— Oui, c'est nous avec notre mère, répondirent
les jeunes filles, nous te cherchions.
— Et c'est moi qui t'ai trouvé, exclama l'anthro-
pophage avec un ricanement affreux.
— C'est vrai, mais vous nous aviez promis de ne
pas le manger.
— Oui, si une de vous consent à devenir mon
épouse.
Les jeunes filles n'osèrent encore répondre.
— Oh! vous vous taisez — vous refusez, hurla
le monstre en brandissant son coutelas sur la tête
du jeune homme.
— Grâce, grâce ! nous vous épouserons, s'écriè-
rent-elles ensemble.
— Non, hurla de nouveau le sauvage. Je veux le
manger... j'ai faim...
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 413
Le monstre avait à peine prononcé ces cruelles
paroles, qu'on entendit un cri menaçant et un batte-
ment d'ailes extraordinaire.
— Ottel-ballé! exclamèrent les deux sauvages,
et ils tombèrent à la renverse comme foudroyés.
Prompt comme l'éclair, l'oiseau géant fondit sur
les deux anthropophages, en saisit un de chaque patte
et les enleva dans les airs.
— Mes enfants, dit alors la vieille mère, c'est
Otetl-ballé, l'Esprit bon qui vient de nous sauver,
faisons-lui une offrande.
— Quelle offrande lui ferons-nous, notre mère?
nous n'avons que notre arc et une seule flèche.
A peine avaient-elles répondu ces mots, qu'elles
aperçurent un vautour qui poursuivait un petit co-
libri.
— Vite, mes enfants, tuez le vautour, dit la
vieille.
Prompte comme l'éclair, la jeune Dloune-tta-nal-
dayié s'empare de l'arc, ajuste la flèche et le vautour
414 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
tombe inanimé sur la neige, il était temps, le co-
libri ne pouvait déjà plus voler.
— Voilà l'offrande toute prête, mes enfants, dit la
vieille, prenez le colibri, réchauffez-le, puis ren-
dez-lui la liberté.
Quelques instants après, un feu était allumé sur
la neige glacée. Telkallé-tta et Dloune-tta-naldayié,
assises autour, réchauffaient le petit colibri, tandis
que leur vieille mère et le jeune Eltchélékouyé-
onié attendaient le moment de l'offrande pour pro-
noncer les paroles sacramentelles.
— Mère, est-ce le moment, le colibri agite ses
petites ailes dirent les jeunes filles.
— Alors c'est le moment, répondit la mère. Lâ-
chez-le.
— Et l'oiseau s'envola en jetant un cri de joie,
comme pour remercier ses sauveurs.
— Petit oiseau, dit la vieille mère, remercie pour
nous l'Esprit-Bon de nous avoir délivrés de l'Esprit
Mauvais.
— Petit oiseau, dit le jeune homme, va dire
à l'Esprit-Bon de me faire retrouver mon frère.
— Petit oiseau, dirent les jeunes filles, va dire à
l'Esprit-Bon de protéger celui que nous aimons.
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 415
IV
Petit enfant qui dort. — Le vieillard. — La flèche mâle et la
flèche femelle. — Désobéissance des deux sœurs. — Leur dis-
parition. — - Douleur du jeune homme. — Otchoch-h re-
paraît. — Mort de la vielle Telkallé. — Le fils d'Ottel-ballé.
L'offrande était faite, le feu éteint, il fallait son-
ger à quitter ces lieux.
— Maintenant où irons-nous? dirent les jeunes
filles.
— Marchons, répondit la vieille, l'Esprit qui
nous protège nous guidera.
Elles marchaient depuis quelques heures déjà,
quand elles se trouvèrent en face d'une tente.
Le jeune homme qui marchait devant pour frayer
le passage, écarta la peau qui couvrait l'entrée de la
tente, et, à sa grande surprise, il aperçut dans un
coin un petit enfant endormi.
Il s'empressa d'appeler ses compagnes qui furent
encore plus surprises que lui."
— Petit enfant qui dors, dit la mère, où sont tes
parents?
L'enfant se réveilla, étendit un de ses petits bras
du côté d'où le soleil se lève, et dit :
416 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Là-bas!.... puis il se rendormit.
— Petit enfant qui dors, dit le jeune homme, dis-
moi où est mon pays.
L'enfant se réveilla encore, étendit un de ses pe-
tits bras du côté où le soleil se couche, et dit :
Là-bas... et il se rendormit.
— Petit enfant qui dors, dirent les jeunes filles,
où est celui qui nous protège.
L'enfant se réveilla pour la troisième fois, et, le-
vant ses deux petits bras au ciel, il dit :
— Là-haut ! . . . puis il se rendormit encore.
— Ceci est une chose extraordinaire, dit la vieille
Telkallé ; mais il ne faut pas chercher à comprendre.
Et la petite caravane se remit en marche.
Les voyageurs n'avaient pas fait cent pas, qu'ils
virent venir un vieillard armé d'un arc et d'un
carquois plein de flèches.
— Bon vieillard, dirent-ils, aussitôt qu'ils furent
en sa présence, nous venons sans doute de ta tente.
— C'est sans doute ton enfant que nous y avons vu
endormi.
— En effet, répondit le vieillard, c'est mon en-
fant.
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 417
— Tu nous rendrais bien service en nous don-
nant quelques-unes de tes flèches, dit le jeune
homme, nous avons faim, et je voudrais tuer quel-
ques animaux.
— Je le veux bien, mon enfant, si tu me promets
d'être fidèle aux recommandations que je te ferai.
— Je te le promets.
Le vieillard remit alors deux flèches à Eltchélé-
kouyé-crnié, en lui disant :
— Je te donne une flèche mâle et une flèche fe-
melle; avec la flèche mâle tu | frapperas l'orignal
mâle, et avec la flèche femelle, tu frapperas sa com-
pagne; mais garde-toi bien de laisser toucher tes
flèches aux jeunes filles.
— Pourquoi ? répondit le jeune homme.
— Il ne faut jamais dire pourquoi, mon fils.
— Voilà que j'oublie encore la recommandation
de mon grand-père, pensa Eltchélékouyé-onié. Il
promit au vieillard d'obéir fidèlement à ses ordres,
et la petite caravane se remit en route.
* *
Pendant les premiers jours, ils rencontrèrent
beaucoup d'orignaux ; avec la flèche mâle, le jeune
homme tuait l'orignal mâle, et avec la flèche femelle
27
418 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
il tuait sa compagne. Les jeunes filles, malgré leur
extrême envie de lancer des flèches, ne touchaient
jamais aux flèches du vieillard.
Un matin les deux sœurs se réveillèrent plus vite
que d'habitude, le jeune homme et la vieille mère
dormaient encore, elles sortirent doucement de la
tente. Le soleil pointait à peine à l'horizon et ses
rayons d'or se reflétaient sur la neige glacée ; dans
le lointain on entendait le cri des animaux réveillés
par l'aurore, et les vols de perdrix blanches com-
mençaient à traverser l'azur des cieux.
— Comme ce pays est beau ! disait Telkallé-tta à
sa sœur cadette. Pourquoi ne dresserions-nous pas
ici notre tente pour quelque temps? Pourquoi re-
monterions-nous au haut de la montagne? Pour-
quoi marchons-nous toujours?
— Tu sais bien, sœur, répondit Dloune-tta-nal-
dayié, que notre mère nous a dit souvent qu'il ne fal-
lait jamais dire pourquoi.
*
* *
Les deux sœurs devisaient de la sorte quand deux
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 419
orignaux apparurent sur un monticule à peu de dis-
tance de la tente; à cet aspect, toutes deux, habi-
tuées à lâchasse dès leur enfance , tressaillent du
désir de les frapper.
— Tandis que le jeune homme dort, disent-elles,
prenons les flèches et tuons ces orignaux.
L'arc et les flèches se trouvaient suspendus à
l'entrée de la tente. Sans plus de réflexions, elles
écartent la peau qui en couvrait l'entrée, et, le cœur
palpitant d'émotions, elles portent la main aux flè-
ches...
Mais à peine les ont-elles touchées, que la terre
s'entr'ouvre et les deux imprudentes sont précipi-
tées dans un abîme.
Telkallé-tta et Dloune-tta-naldayié se relèvent
toutes meurtries de leur chute. Elles se trouvaient
dans une immense grotte à l'extrémité de laquelle
elles apercevaient faiblement la lumière du jour.
Tout à coup elles entendirent un battement d'ai-
les et se sentirent saisies par les griffes d'un animal.
Cet animal était Ottel-ballé, cette grotte était la
sienne.
420 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
* *
L'oiseau enleva les jeunes sœurs, d'un vol rapide
il les sortit du souterrain, et alla les déposer au mi-
lieu d'une plage déserte.
Ceci se passait vers la neuvième heure du jour.
Telkallé-tta et Dloune-tta-naldayié encore plus
meurtries, presque mortes d'effroi, avaient perdu la
connaissance de ce qui venait de leur arriver, elles
étaient étendues sur la plage où l'oiseau les avait
déposées et s'endormirent.
Elles sommeillaient à peine, qu'elles furent ré-
veillées par une voix qui leur disait :
— Mes filles, vous avez été punies de votre déso-
béissance, mais l'Esprit vous pardonne.
Celui qui disait ces paroles était Otchoch-h le
géant.
— Où sommes-nous ? exclamèrent à la fois les
deux sœurs à l'aspect du géant barbu.
— Vous êtes dans la nation des Géants amis des
hommes, répondit Otchoch-h. Soyez sans crainte,
et suivez- moi dans ma tente, je vous donnerai à
manger.
Les jeunes filles suivirent le géant en pleurant,
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. . 421
car elles ne pouvaient se consoler d'avoir perdu
celui qu'elles appelaient leur frère.
* *
En ce moment Eltchélékouyé-onié, se réveillait ;
bien surpris de la disparition des deux sœurs, il
chercha quelques instants autour de la tente ;
mais bientôt il comprit son malheur en voyant que
les flèches n'étaient plus à leur place. Alors il ren-
tra dans la tente et, s'approchant de la couche où
reposait la vieille Telkallé :
— Hélas ! ma mère, lui dit-il, en pleurant, tes fil-
les auront désobéi à l'Esprit. — L'Esprit les a pu-
nies... qu'allons-nous devenir?... Nous n'avons
plus de flèches... J'aimais tes deux filles, ma mère,
je les voulais pour épouses, et maintenant qui m'ai-
mera?... je n'aurai jamais d'épouse et je n'ai plus
de frère.
La vieille répondit :
— Ne désespère pas, mon fils, une de mes filles
sera bientôt ta compagne ; j'ai eu un rêve cette nuit ;
l'Esprit m'a apparu et m'a montré, du côté où le
soleil se couche, une belle plaine plantée de grands
arbres, une belle forêt peuplée d'animaux de toute
422 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
espèce, un grand lac et de nombreuses rivières rem-
plies de beaux poissons, et l'Esprit m'a dit : —
Voilà le pays que je promets à tes enfants — voilà
la terre où ils iront, quand toi, leur vieille mère, tu
seras venue vers moi. — Tu aimeras donc une de
mes filles, mon fils, pour elle tu chasseras l'orignal
dans les forêts, tu pécheras les poissons dans les
rivières — mais je te recommande de remercier le
Créateur chaque matin et chaque soir. Je t'avais dé-
fendu de te faire aimer de mes filles autrement que
comme un frère, parce que c'était la volonté de
l'Esprit; mais je vais mourir, — espère... mes
mânes ne te quitteront pas.
— Ma mère, répondit le jeune homme, mon père
m'a dit souvent que la vérité est dans la bouche
de ceux qui vont mourir, je crois donc à tes paro-
les, et j'espère, mais, avant que ton esprit retourne
au sein du Créateur , dis-moi si je retrouverai
mon frère.
— Mon fils, dit Telkallé, à l'heure où je te parle,
mes filles et ton frère, par des sentiers différents,
marchent vers le même but, l'Esprit te dira le
chemin à suivre pour y arriver toi-même ; — main-
tenant, voici mes dernières paroles :
Toi, Eltchélékouyé-onié , tu seras l'époux de
Telkallé-tta.
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 423
Ton frère Eltchélékouyé-oniym sera l'époux de
Dloime-tta-naldayié .
Et ensemble, vous irez dans le pays promis.
* *
Ainsi parla Telkallé; puis elle leva ses deux bras
au ciel, et son esprit s'échappa de son cœur, comme
un souffle léger.
Le jeune homme comprit que c'était par la vo-
lonté de l'Esprit, que la vieille mère mourait et
il ne pleura pas ; alors, enveloppant sa dépouille
mortelle dans des feuilles de bananier, il alla la
placer au haut d'un arbre, et se coucha tristement
au-dessous.
* *
Eltchélékouyé-onié était couché à peine, qu'il
vit descendre du ciel, et s'abattre, à son côté, un
gros oiseau de la forme de celui qui avait enlevé
les deux anthropophages, mais beaucoup plus jeune,
car ses plumes commençaient seulement à croître.
— Ne t'effraye pas, dit l'oiseau, je suis le fils
d'Ottel-ballé... je viens pour te sauver.
— Hélas! répondit le jeune homme, j'ai perdu
mon frère par ma désobéissance, j'ai perdu mes
424 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
sœurs par ma négligence, je n'ai plus d'espoir en
ce monde.
— Tu as donc déjà oublié les promesses de la
vieille Telkallé, ta seconde mère, répondit l'oiseau,
écoute donc, et situ suis mes conseils, tu retrouveras
ton frère, tu retrouveras tes sœurs, et tu arriveras
dans le pays promis.
Il y a dans le pays que tu dois habiter beaucoup
de neige l'hiver, beaucoup d'ombrages l'été, il y a
de nombreux cours d'eau tous remplis de poissons,
il y a de nombreuses forêts toutes peuplées de cari-
bous et d'orignaux, il y a de vastes prairies, où de
nombreux troupeaux de bœufs musqués se donnent
rendez- vous, il y a aussi beaucoup de castors ; mais
j'ai une recommandation à te faire, quand tu y
seras arrivé, ne sors jamais la nuit de ta tente, et
ne chasse le castor que le soleil levé.
— Pourquoi ? répondit le jeune homme.
— Il ne faut jamais dire pourquoi, dit le fils
d'Ottel-ballé.
Eltchélékouyé-onié commença à comprendre
qu'il fallait se soumettre aveuglément aux ordres de
l'Esprit.
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 425
— Je ferai ce que tu me dis, je te le promets,
dit-il avec assurance.
— Puisqu'il en est ainsi, répliqua l'oiseau, place-
toi sur mes ailes.
Le jeune homme obéit.
A l'instant, l'oiseau prit son vol, fendit l'espace,
et s'éleva bien haut dans les airs.
Arrivé au séjour des nuages, il s'arrête, plane
un instant au milieu de l'azur, tout à coup il
pousse un cri de joie, précipite son vol vers la
terre, la terre s'entrouvre et le fils d'Ottel-ballé,
chargé de son précieux fardeau, plonge dans cette
ouverture et disparaît.
* *
Eltchélékouyé-onié s'était endormi sur les ailes
de l'oiseau, qui un instant après le déposait dou-
cement sur une nouvelle terre.
Dès qu'il l'eut déposé, il lui dit :
— Petit-fils d'Eltchélékouyé, réveille-toi.
Le jeune homme se réveilla sans trop comprendre
ce qui venait de lui arriver.
426 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— C'est ici mon pays, s'écria-t-il enfin.
— Non, répondit l'oiseau, marche du côté où le
soleil se couche, jusqu'à ce que tu arrives sur les
bords d'un grand lac.
Ensuite il lui présenta un petit morceau de bois
qu'il tenait entre ses griffes.
— Prends ce morceau de bois, continua le fils
d'Ottel-ballé, et quand tu seras arrivé au bord du
Grand-Lac, mets-le dans l'eau et attends.
— J'obéirai, répondit Eltchélékouyé-onié , qui
cette fois ne demanda plus pourquoi ; — et l'oiseau
s'envola.
Telkallé-tta et Dloune-tta-naldayié quittent latente des géants.—
Le cygne blanc. — Le Grand-Lac. — La pirogue. — Les
deux frères et les deux sœurs se retrouvent.
Telkallé-tta et Dloune-tta-naldayié demeuraient
depuis quelque temps déjà dans la tente des géants,
et elles étaient toujours bien tristes, songeant sans
cesse à leur vieille mère et à celui qui était devenu
leur frère.
Otchoch-h leur dit un jour :
— Mes petites amies, il est temps de partir pour
aller où l'Esprit vous appelle.
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 427
— Mais nous ne savons pas où se trouve le pays
où nous devons nous arrêter, répondirent-elles.
Le géant les prit alors dans ses grands bras, —
comme quelque temps auparavant il avait pris les
deux Eltchélékouyé, et, les ayant élevées bien haut,
il leur dit :
— Marchez tout droit du côté où vous voyez que
le soleil se couche, et quand vous arriverez au bord
d'un grand lac, l'Esprit vous conduira dans votre
nouveau pays.
— Reverrons-nous notre mère?
— Votre mère est morte, mais ses mânes vous
suivent; ne la pleurez pas, et souvenez-vous de ses
recommandations.
En ce moment, le cri d'un oiseau retentit, le géant
et les jeunes filles sortirent de la tente, et virent un
cygne plus blanc que la neige qui planait dans les
airs.
— Voilà l'esprit de votre mère, dit Otchoch-h,
avec vous il traversera le Grand-Lac, suivez-le.
Alors le géant leur donna des provisions qu'il
leur avait préparées, c'est-à-dire quelques poissons
et un peu de viande ; il donna aussi à chacune une
428 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
peau de renard pour se garantir de la fraîcheur
des nuils, et il les congédia.
*
Les jeunes filles se mirent en route bien heureu-
ses, car le cygne blanc s'était abattu sur la terre, et
marchait ou voletait doucement devant elles, s'arrê-
tant quand il était un peu loin , et reprenant sa
course dès qu'elles l'avaient presque atteint.
— Voilà l'esprit de notre mère qui nous sert de
guide, disait Telkallé-tta à Dloune-tta-naldayié.
— Maintenant nous sommes sûres de ne pas nous
égarer, répondait la jeune sœur.
Le soir venu, elles s'arrêtèrent. Comme il n'y
avait pas d'arbres sur cette terre, un rocher de
granit leur servit de couche, elles s'enveloppèrent
dans leur peau de renard et dormirent.
Elles se levèrent avec le soleil, pleines d'espoir
et de confiance.
— Esprit de notre mère, dirent-elles en élevant
leurs bras vers l'astre radieux du jour, guide tou-
jours nos pas.
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 429
Un petit cri répondit, un léger battement d'ailes
se fit entendre, le cygne repartit.
Elles marchaient ainsi depuis dix jours, toujours
escortées par l'esprit ailé, lorsqu'un soir elles virent
le soleil se noyer dans les eaux limpides d'un grand
lac.
— Voilà que nous allons arriver au but de notre
voyage, dirent-elles le cœur palpitant d'espérance,
— elles pressentaient le bonheur.
En ce moment Eltchélékouyé-oniym, suivant une
autre route, apercevait aussi les rives du Grand-Lac,
et se disait comme les deux sœurs :
— Je vais donc arriver au but de mon voyage,
et son cœur battait d'espérance, — il pressentait
aussi le bonheur.
* *
Or, il y avait bien longtemps déjà que le jeune
Eltchélékouyé-oniym marchait. Déjà bien des fois
le soleil avait accompli sa course parmi les astres,
430 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
depuis le jour où la flèche enchantée lui avait en-
levé son aîné, depuis le moment où Ottel-ballé le
père lui avait dit :
— Marche du côté où le soleil se couche et, quand
tu seras arrivé sur les bords d'un grand lac, arrête-
toi, mais ménage le pâté.
Chaque repas il avait mangé du pâté d'Otchoch-h,
mais sans jamais l'achever, et toujours le pâté était
resté le même.
* *
Bientôt le jeune voyageur arrivait sur les bords
du Grand-Lac.
— Ottel-ballé m'a dit d'attendre ici, se disait-il,
et son regard inquiet cherchait un sauveur; mais il
ne voyait derrière lui que le désert de terre nue
qu'il venait de parcourir, en face de lui que l'im-
mensité de la plaine liquide, et il s'assit pensif sur
le rivage.
Le même jour, à la même heure, Eltchélékouyé-
onié apercevait aussi le Grand-Lac; depuis le jour
où Ottel-ballé le fils l'avait déposé sur cette terre,
fidèle à ses recommandations, il avait marché du
côté où le soleil se couche, et avait conservé pré-
AVENTURES DES DEUX ELTCIIÉLÉKOUYÉ, 431
cieusement le morceau de bois que le jeune oiseau
lui avait donné.
— Je vais donc arriver au but de mon voyage, se
disait-il, et son cœur soupirait il avait aussi le
pressentiment du bonheur.
Tout à coup il croit voir un être humain assis sur
le rivage... surpris et ému, il précipite sa marche...
C'était un homme, en effet... il avance... il avance
encore... l'homme tenait son visage appuyé dans
ses mains... Il avance toujours... au bruit de ses
pas, l'homme assis se dresse... deux cris retentissent
à la fois sur les rives du Grand-Lac :
— Mon frère ! . . .
Les deux fils d'Eltchélékouyé restent quelques
instants interdits. Muets de joie et de surprise, ils
n'osent encore croire à leur bonheur; mais non, ce
n'est pas un rêve... c'est une réalité...
Tout à coup, ils s'élancent dans les bras l'un de
l'autre, et leurs âmes se fondent dans un long em-
brassement.
432 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
Quand leur joie fut calmée, Eltchélékouyé-oniym
présenta le pâté d'Otchoch-h à son aîné.
— Ah! fit celui-ci, tu as été fidèle aux ordres du
géant ; mais, avant de manger, j'ai moi-même un
devoir à accomplir.
En disant ces mots, le frère aîné se leva, courut
au bord du lac, et jeta dans l'eau le petit bâton
que lui avait remis le filsd'Ottel-ballé.
0 surprise ! le bâton avait à peine touché l'eau,
qu'il grossit, grossit et devint une jolie pirogue.
A cette vue, les deux jeunes gens levèrent les bras
au ciel en s'écriant :
— Merci, Esprit bon, merci.
Au même instant un battement d'ailes, puis un
cri rauque, se firent entendre, et un beau cygne
blanc s'abattit dans le lac à côté de la pirogue.
— Beau cygne blanc, dit Eltchélékouyé-oniym,
sois le pilote de cette pirogue, et conduis-nous au
pays promis.
— Beau cygne blanc, dit à son tour Eltchélékouyé-
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 433
onié, si tu es le messager de l'Esprit bon, donne-
moi des nouvelles de celles que j'ai aimées comme
des sœurs.
A ces dernières paroles, le cygne poussa un
nouveau cri, et de ses blanches ailes frappa la sur-
face de l'eau, comme pour exprimer un tressaille-
ment de joie...
Et les deux frères regardaient tantôt la jolie pi-
rogue, et tantôt le beau cygne blanc.
* *
— Mon aîné, disait Eltchélékouyé-oniym, tu ar-
rives à peine et tu dois être bien las. Repose-toi, nous
partirons tout à l'heure; en attendant, dis-moi d'où
tu viens et ce qui t'est arrivé depuis que la flèche
d'Otchoch-h t'a enlevé dans les airs.
— Je le veux bien, mon cadet.
Eltchélékouyé-onié commença le récit de ses
aventures. Déjà les noms de Telkallé-tta et Dloune-
tta-naldayié étaient vingt fois sortis de sa bouche ;
434 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
lorsque, plongeant ses regards dans la plaine, il
aperçut dans le lointain quelque chose qui se mou-
vait.
A cette vue, le jeune homme interrompit son récit.
— Regarde là-bas, ne vois-tu rien? dit-il à son
frère.
— Je crois voir deux êtres qui marchent vers
nous, — seraient-ce des ennemis?
— Peut-être.
— Fuyons dans la pirogue.
Le cygne poussa un nouveau cri.
— Ce cri serait-il un avertissement? dit Oniym.
— Ne fuyons pas, répondit Onié, ce n'est pas de
crainte que bat mon cœur
* *
Peu à peu la forme des deux êtres se dessine,
déjà on pouvait s'apercevoir qu'ils n'avaient ni car-
quois ni flèches.
— Ce sont des femmes, dit le cadet après un court
silence
Tout à coup Eltchélékouyé-onié se précipite et
vole à leur rencontre, il a reconnu ses deux sœurs
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 435
— Telkallé-tta, Dloune-tta-naldayié.
— Notre frère ! . . .
La voix du cygne répondit seule à ces trois cris de
joie.
Eltchélékouyé-oniym debout sur le rivage pleu-
rait.
Ainsi sur cette terre déserte, en face de ce lac tran-
quille, les accents de l'amour chaste retentissaient
pour la première fois.
Bientôt après les deux frères et les deux sœurs,
groupés sur le bord du lac, en face de la pirogue,
remerciaient le Puissant-Bon qui les avait réunis.
— Ah! si la vieille Telkallé, votre mère, pouvait
être témoin de notre bonheur ! dit Eltchélékouyé-
onié.
— Notre mère, la voilà ! exclamèrent les deux
sœurs en montrant le beau cygne qui s'ébattait sur
la surface des flots bleus.
* *
En ce moment, sur le sable argenté du rivage, s'a-
436 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
battit un petit oiseau dont les ailes de rubis resplen-
dissaient au soleil.
Les jeunes filles l'aperçoivent, elles poussent un
cri de surprise.
— C'est notre colibri, disent-elles, c'est notre of-
frande à l'Esprit-Bon, le faible oiseau que nous avons
préservé d u vautou r
Mais voilà que le soleil semble s'obscurcir, les
jeunes gens lèvent la tête et voient, planant avec ma-
jesté au milieu des airs et se dirigeant vers l'autre
rive du Grand-Lac, Ottel-ballé le père et Oltel-ballé
le fils.
— Partons, dirent-ils alors.
Et aussitôt les quatre voyageurs descendent dans
la pirogue qui, se détachant toute seule du rivage,
glisse sur les flots et vogue avec rapidité, tandis que
le cygne blanc, nautonier fidèle, navigue devant
comme pour tracer le chemin.
VI
Dans le grand lac. — La terre promise. — Ottel-ballé le père et
Ottel-ballé le fils. — Le vieillard et son enfant. — Les révéla-
tions du vieillard. — Le mariage. — Allez et chassez.
Quatre fois le soleil se coucha dans le Grand-Lac,
quatre fois il se leva dans la grande plaine et la
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 437
pirogue voguait toujours et le pays promis ne pa-
raissait pas.
A la cinquième aurore , Eltchélékouyé-onié
aperçut le premier dans le lointain un rivage ver-
doyant.
A cette vue, il pousse une exclamation de joie, et
les quatre voyageurs, debout dans la pirogue, saluent
de la voix et du geste cette terre qui sans doute sera
le pays promis si longtemps désiré.
Bientôt le cygne prit son vol, alla se poser sur le
rivage et jeta un long cri comme pour y appeler les
voyageurs.
— Ceci est sûrement le pays que nous habiterons,
pensèrent-ils. — L'esprit de la vieille Telkallé nous
appelle.
La pirogue abordait, et les jeunes gens débar-
quèrent.
C'est bien le pays promis. C'est là que les
petits-fils d'Eltchélékouyé rempliront les volontés
de leur vieux grand-père ; c'est là qu'ils accompli-
ront les prédictions du vieillard en fondant deux
nations nouvelles.
Les quatre voyageurs émus contemplaient avec
438 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
ravissement cette terre merveilleuse où F Esprit-
Puissant-Bon les avait arrêtés.
Les rives du Grand-Lac étaient bordées de grands
arbres, derrière les grands arbres s'étendait une
prairie immense coupée de nombreuses petites ri-
vières poissonneuses, et dans la perspective s'éle-
vaient de splendides forêts, retraite ordinaire des
animaux à fourrure.
* *
Tandis que, le cœur épanoui , ils contemplent
cette riante nature, — Ottel-ballé le père et Ottel-
ballé le fils apparaissent au milieu de l'azur.
— Merci, Esprit puissant, s'écrient-ils à la fois,
les bras et les yeux levés au ciel. Et les échos de ces
solitudes répètent les accents de leur reconnais-
sance.
* *
Les deux oiseaux ont déjà disparu.
— Que sont devenus nos sauveurs? disent les jeu-
nes gens surpris.
Ils avaient à peine prononcé ces paroles, qu'ils
virent venir à eux un beau vieillard suivi d'un
enfant.
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 439
Tous deux avaient un arc et un carquois plein
de flèches.
— Ce pays est donc habité déjà? pensèrent-ils en
les voyant approcher.
Quand les deux étrangers ne furent plus qu'à une
petite distance, Eltchélékouyé-onié reconnut le vieil-
lard.
— C'est vous, grand-père? dit-il tout surpris.
— Tu me reconnais, mon fils?
— Oui, grand -père, c'est vous qui m'aviez donné
la flèche mâle et la flèche femelle.
— Tu dis vrai, jeune homme, et l'enfant que voilà
est mon fils, celui que tu as vu endormi dans ma
tente.
— Pourquoi a-t~il si vite grandi?
— 11 ne faut jamais dire pourquoi, jeune homme,
fit le vieillard avec sévérité.
A ces mots, Eltchélékouyé-onié rougit de honte
d'avoir oublié, encore une fois, les recommanda-
tions de son père.
Le vieux chasseur, comprenant son trouble, reprit
aussitôt :
440 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
— Écoutez, mes enfants, ce que j'ai à vous dire,
c'est l'Esprit qui va parler par ma bouche.
La voix du vieillard était devenue mélodieuse. Les
jeunes gens attentifs retenaient leur souffle , tandis
que, sur un arbuste voisin, le beau cygne, allongeant
son col blanc, semblait vouloir entendre aussi les
paroles du beau vieillard.
— Écoutez, continua-t-il :
« Vous êtes les derniers descendants d'une na-
tion qui fut grande; quand vos premiers aïeux, qui
venaient du côté où le soleil se lève, l'eurent fondée,
longtemps ils obéirent au Puissant -Bon. Longtemps
ils furent heureux, ils chassaient le jour, se repo-
saient la nuit; jamais l'orignal ne fit défaut à leurs
flèches, ni le poisson à leurs filets; ils vivaient
tous dans l'abondance, et se regardaient comme
des frères.
« Mais un jour l'esprit mauvais, quittant son re-
paire ténébreux, vint les visiter; ils écoutèrent sa
voix, ils oublièrent les ordres du Puissant-Bon, et
la discorde se mit parmi eux : bientôt ces frères se
traitèrent en ennemis, ils sortaient à toute heure
de la nuit de leurs tentes, et, quand ils se rencon-
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 441
traient dans la forêt, ils se livraient des com-
bats.
« L'Esprit-Bon les abandonna enfin, et alors les
animaux, déjà moins abondants , disparurent tout
à fait, et l'hiver, quand les rivières étaient glacées,
la faim les rendait barbares, ils se tuaient et se
mangeaient entre eux; ainsi votre nation, qui avait
été bonne et heureuse à son commencement, dimi-
nua peu à peu , et peu à peu devint si mauvaise,
que les pères dévoraient leurs enfants, les enfants
leur père, les époux leur épouse.
« Cependant u ne famille seule avait conservé les
mœurs des premiers temps, le chef de cette famille
gémissait dans le silence et ne cessait d'invoquer
le Puissant-Bon, chaque jour, dans sa tente.
« Cette famille était composée du père, de la
mère, de deux jeunes enfants encore au berceau,
et d'un vieillard aux cheveux blancs, qui était le
grand-père.
« Hélas! le deuil descendit aussi dans cette tente,
le père et la mère moururent, et le grand-père resta
avec ses deux petits-fils.
« Les premiers jours il pleura amèrement, mais
l'Esprit-Bon qui le protégeait, parce qu'il ne l'avait
jamais oublié, lui apparut en rêve, et lui dit :
— Tes enfants deviendront des hommes ; quitte
442 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
ces lieux témoins de ta douleur , et va dresser ta
tente sur un autre point.
« Le grand-père, en se réveillant, chargea sur
son dos les petites créatures, et alla planter sa tente
non loin de là, au bord d'une rivière.
« Quinze ans plus tard, sa nation perverse s'était
presque éteinte.
* *
« Le grand-père avait vu ses deux petits-fils grandir
à ses côtés, ne cessant de leur inspirer l'obéissance
aveugle aux ordres de l'Esprit-Bon.
« Or, une nuit, ce vieillard eut encore un rêve,
Ottel-ballé lui apparut et lui dit :
— « L'heure de ta mort approche, et, dès que
tu seras retourné vers moi, j'abandonnerai tout à
fait ce pays; ordonne à tes enfants de le quitter
pour toujours, qu'ils montent dans leur pirogue,
qu'ils naviguent à l'aventure, et je les conduirai
dans un pays où ils fonderont une nation nouvelle.
« Quand le grand-père se réveilla, il appela ses
deux petits-fils , leur ordonna de, partir et de ne
jamais retourner.
« Ce vieillard s'appelait Eltchélékouyé. »
A ces mots, les deux jeunes gens poussent une
exclamation de surprise.
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 443
— C'était notre grand-père! dirent-ils; des larmes
de joie mouillèrent leurs paupières au souvenir de
ce nom vénéré.
* *
Le vieillard s'interrompit un instant, puis,s'adres-
sant aux deux jeunes filles, il dit :
— « Vous êtes nées dans une nation jadis nom-
breuse, vos aïeux, à leur commencement, furent
aussi protégés par l'Esprit-Bon ; mais bientôt ils l'ou-
blièrent, et cet oubli leur suscita bien des maux.
«Non loin de votre nation, qu'on appelait le pays
des Glaces, parce qu'il était situé au haut des mon-
tagnes où la neige ne fond jamais, existait un autre
peuple ; là régnait l'esprit mauvais, ce peuple était
composé de monstres horribles, qui faisaient leur
nourriture habituelle de la chair humaine. Long-
temps vos aïeux en furent préservés. Mais quand
l'Esprit-Bon les eut abandonnés à cause de leur
continuelle désobéissance à ses ordres, alors les
monstres humains, suscités par l'esprit méchant, se
déchaînèrent contre eux, et en peu de temps ils les
eurent presque tous détruits.
« Cependant une famille que le Puissant pro-
tégea parce qu'elle ne l'avait pas oublié, fut pré-
servée des monstres, elle s'enfuit sur un point élevé
444 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
de la montagne de Glace, et là vécut tranquille.
« Cette famille était composée d'une femme, et
de ses deux filles encore au berceau.
« Un jour Ottel-ballé lui apparut en rêve et lui
dit :
« Prends bien soin de tes filles, quand elles auront
grandi, je les protégerai, je veille sur toi et sur
elles.
* *
«La vieille femme prit grand soin de ses deux
enfants, et chaque matin elle remerciait le Puis-
sant de les avoir préservées des monstres et de
veiller sur leur tente.
« Les jeunes filles grandirent, et, dès qu'elles
eurent atteint l'âge de douze ans, elles purent chas-
ser à la place de leur mère , qui était déjà trop
vieille.
— « Mes enfants, continua le vieillard après un
court silence, cette vieille femme était votre mère,
elle s'appelait Telkallê. »
A ce nom, le cygne blanc battit des ailes, les jeu-
nes filles poussèrent une exclamation de joie ! Et le
vieillard continua :
— « Vous étiez grandes déjà, quand votre mère
AVENTURES DES DEUX ELTGHÉLÉKOUYÉ. 445
fît un nouveau rêve. Ottel-ballé lui apparut encore,
et lui dit:
— « Vieille Telkallé, bientôt un jeune homme
arrivera à ta tente, tu le recevras comme un fils,
mais prends garde que tes filles ne l'aiment au pre-
mier abord, ni qu'il les regarde jamais dormir —
jusqu'à ce que j'en aie ordonné autrement. Tes filles
doivent aimer le jeune étranger comme un frère,
et le jeune étranger doit les aimer comme des
sœurs. »
« Le lendemain, le jeune étranger arrivait en
effet dans la tente de la vieille Telkallé.
« Ce jeune homme , c'était toi , Eltchélékouyé-
onié. »
Les jeunes gens regardaient le vieillard, surpris
de plus en plus.
Le vieillard, qui s'était interrompu un instant,
reprit d'une voix solennelle :
« Eltchélékouyé-onié , Eltchélékouyé - oniym ,
Telkallé-lta, Dloune-tta-naldayié, écoutez ce que
l'esprit du Puissant va vous dire par ma bouche :
« De tout temps l'Esprit avait décidé que vous
seriez les fondateurs d'une nation d'hommes qui lui
seraient fidèles.
446 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES.
« De tout temps cette terre où il vous a conduits
vous fut destinée pour patrie.
«Ici vous trouverez l'abondance, mais prenez garde
d'être jamais ingrats envers celui qui vous protège.
Rappelez-vous que vos aïeux furent punis pour avoir
oublié le Puissant-Bon, ne l'oubliez donc jamais,
et chaque matin, avant de partir pour la chasse
ou la pêche, que la première fumée de votre pipe
lui soit offerte, et qu'à votre retour la plus pure
graisse des animaux que vous aurez tués soit à son
honneur répandue sur le brasier. »
A mesure que le vieillard parlait, son front sem-
blait entouré d'une auréole, le soleil qui commen-
çait à décroître derrière les grands arbres de la forêt ,
projetait ses rayons d'or dans ses cheveux blanchis
par le temps.
Les jeunes gens, pensifs et silencieux, le front
penché vers la terre, écoutaient, tandis que le
jeune fils du vieillard jetait des regards attendris
sur le cygne blanc, seul témoin de cette scène.
— « Petits-fils de Eltchélékouyé, filles deTelkallé,
voici ce que l'Esprit ordonne encore, continua le
vieillard en élevant la voix :
AVENTURES DES DEUX ELTCHÉLÉKOUYÉ. 447
« Répétez ces paroles à vos enfants et à vos petits-
enfants, afin qu'à leur tour ils les enseignent à leur
postérité.
« Vous avez été fidèles à vos promesses. L'Esprit-
Bon, auquel vous avez obéi, va vous récompenser.
Celles qui étaient vos sœurs vont devenir vos
épouses. »
Il prit alors son arc d'une main, son carquois
plein de flèches de l'autre, et dit :
— « Eltchélékouyé-onié, prends cet arc et ce car-
quois, tu dresseras latente de ce côté-ci de la forêt,
je te donne Telkallé-tta pour épouse. »
Puis, prenant l'arc et le carquois que tenait son
fils, il dit :
— « Eltchélékouyé-oniym , prends cet arc et ce
carquois, tu dresseras ta tente de l'autre côté de la
forêt, je te donne Dloune-tla-naldayié pour épouse.
« Allez et Chassez. »
A ces mots, le cygne jeta un cri de joie, et s'en-
vola.
Le vieillard et son fils avaient déjà disparu.
FIN.
TABLE DES MATIÈRES
BIOGRAPHIE DE MONSEIGNEUR HENRY FARAUD. ... 1
PREMIÈRE PARTIE
VOYAGES ET MISSIONS DANS L'EXTRÊME NORD
DE L'AMÉRIQUE BRITANNIQUE.
CHAPITRE PREMIER. — Le départ. — New- York. —
Montréal. — Rencontre de M. de Luto. — Arrivée à
Saint-Paul. — Le missionnaire forme sa caravane.—
A travers les prairies. — Fausse alerte. — Arrivée à
Saint-Boniface 23
CHAPITRE II. — La Rivière -Rouge. — Séjour à Saint-
Boniface. — M. Bellecourt, prêtre canadien, donne à
Henry Faraud les premières notions de la langue des
Sauteux. — Première mission. — Scène de magie
chez les sauvages Sauteux. — Comment on devient
magicien. — Pourquoi le missionnaire ne peut-il con-
vertir aucun sauvage ? — Cupidité des Sauteux 33
CHAPITRE III. — La chasse des buffles. — Cent vingt-
cinq chasseurs suivis de leurs familles. — Le mission-
naire est nommé général en chef de l'expédition. —
Comment on chasse les buffles. — Une messe dans le
désert. — Rencontre des Sioux. — Menace de guerre.
— Le missionnaire parlemente avec les Sioux. — La
paix est conclue. — Les deux camps se réunissent.
Le calumet de paix. — La guerre menace de se ral-
lumer. — Les Sioux s'apaisent. —Rentrée à Saint-
Boniface 42
29
450 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE IV. — Monseigneur Provencher, évêque de
Saint-Boniface, annonce à Henry Faraud son prochain
départ pour l'île à la Crosse. — Joie du missionnaire
à cette nouvelle. — Bénédiction de l'évêque. — Dé-
part en canot sur la Rivière-Rouge. — Il part pour
quinze ans. — A travers lacs et rivières. — Arrivée à
Norway-House. — Sir Sympson 52
CHAPITRE V. — La Compagnie de la baie d'Hudson. —
Son organisation. — Son importance. — Bons rap-
ports des missionnaires avec elle 62
CHAPITRE VI. — Départ du Norway-House. — Le lac
Ouinipig. — Tempôte. — Danger d'un naufrage. —
Heureuse arrivée au lac Bourbon. — Les barques sont
arrêtées par les pluies. — Le temps se calme. — On
peut naviguer à la voile. Un sauvage baptisé par un
ministre protestant. — Morale facile de ce ministre.
— Arrivée à l'île à la Crosse 69
CHAPITRE VII. — M. Laflèche. — Le révérend Père
Taché. — Mauvais état de l'habitation des mission-
naires. — Henry Faraud travaille à la réparer. —
Promenade en canot. — Le missionnaire ne meurt
point. — Henry Faraud commence l'étude du Cris et
du Montagnais. — Notions sur ces deux langues 77
CHAPITRE VIII. ~ Les lettres. — La république fran-
çaise à l'île à la Crosse. — Cette mission ne reçoit
pas de secours. — Crainte pour l'œuvre de la propa-
gation delà foi. — Misère des missionnaires. — M. La-
flèche et le révérend Père Taché partent. — Nou-
velles lettres. — Henry Faraud reste seul. — Retour
inespéré du révérend Père Taché. — Henry Faraud
apprend la mort de sa mère 87
CHAPITRE IX. — Départ pour Atthabaskaw. — Pre-
mière rencontre des Montagnais. — Un mot français
eans une bouche sauvage. — Les sauvages deman-
dent au missionnaire de leur dire la messe. — Une
famille de métis. — L'amazone des déserts. — La foi
héréditaire. — Course à cheval. — Panorama 95
TABLE DES MATIÈRES. 451
CHAPITRE X. — Arrivée à Atthabaskaw. — Le mis-
sionnaire est reçu au poste de la Compagnie. — 11 y
attend les sauvages. — Ils arrivent enfin. — Leur
mauvaise volonté pour s'instruire. — Leur cupidité. —
Découragement. — Espoir en Dieu. — Les sauvages
s'humanisent un peu. — Il en instruit quelques-uns.
— L'espoir renaît dans l'âme du missionnaire. — La
tristesse fait place à la joie 107
CHAPITRE XL — Arrivée des hommes à poil. — Leur
naïveté. — Leur curiosité. — Le missionnaire com-
mence à se faire comprendre en langue montagnaise.
— Arrivée de nouveaux sauvages. — Il leur apprend
à lire 112
CHAPITRE XII. — Henry Faraud continue l'étude des
langues. — 11 conçoit le projet de se construire une
maison et une chapelle, — met la main à l'œuvre;
— l'édifice s'élève. — 11 reçoit une députation de sau-
vages. — Leur stupéfaction à l'aspect du monument.
— Leurs discours. — Le missionnaire leur promet
une visite ilfc
CHAPITRE XIII. — La maison est terminée. — Admira-
tion de? sauvages. — Impressions. — Comment on
devient souverain 125
CHAPITRE XIV. — Nouvelle arrivée de sauvages. —
Ethitcho, l'orateur du désert. — Le plupart des sau-
vages savent lire. — Plusieurs sont baptisés. — Con-
solations du missionnaire. — Il projette de construire
une église. — Commencement de ce travail 130
CHAPITRE XV. — Départ pour le grand lac des Es-
claves. — Les sauvages accompagnent le missionnaire
jusqu'au rivage. — Première halte à la rivière des
Rochers. — Les chiens mangent les provisions. —
Famine. — Baptême d'une île. — Salut à l'île du
Prêtre. — Cantique. — La chute du Pélican. — Arri-
vée à la rivière au Sel 137
CHAPITRE XVI. — La rivière au Sel. — Orage. — Inon-
dation. — Trois jours entre la vie et la moi t. — Le
452 TABLE DES MATIERES.
missionnaire ne meurt point. — La tempête se calme.
— L'esquif est remis à flot. — Une nouvelle tem-
pête. — Difficile traversée. — La protectrice des voya-
geurs. — Le beau temps revient. — Arrivée au fort
Résolution 145
CHAPITRE XVII. — Le missionnaire au fort Résolution.
— Discours. — Ovation. — Le missionnaire com-
mence à instruire les sauvages. — Comment il leur
apprend à lire. — Résultat extraordinaire. — Le mis-
sionnaire se fait législateur. — Une femme coura-
geuse. — Jugement difficile. — Retour à Atthabas-
kaw 153
CHAPITRE XVIII. — Bonheur de revoir sa maison. —
Joie des sauvages à l'arrivée du missionnaire. — Il
travaille à la construction d'une église. — Retour des
sauvages. — La plupart ont appris à lire dans les dé-
serts. — Leur satisfaction de revoir le père. — Un
sauvage exalté. — Les sauvages repartent pour la
chasse. — Le missionnaire reprend ses travaux de
construction. — Il est fatigué pour la première fois
de sa vie. — Les sauvages arrivent de nouveau mieux
disposés que jamais à se convertir. — Le mission-
naire leur promet de leur faire entendre la voix de
Dieu 162
CHAPITRE XIX. — Le missionnaire construit un clo-
cher. — Le sauvage Dénégonusyé. — Étonnement de
ce sauvage en voyant que le père est aussi savant
que lui. — Il se convertit. — Il repart avec promesse
de venir se faire baptiser dans un an 172
CHAPITRE XX. — La nouvelle église est terminée. Le
missionnaire reçoit une cloche. — Arrivée de M. Gro-
lier. — Le missionnaire n'est plus seul. — Bonheur
de revoir un Français. — La cloche est placée. —
Surprise et terreur des sauvages en l'entendant. —
. La voix de Dieu. — Les sauvages se groupent en plus
grand nombre autour du clocher chrétien. — Le
missionnaire projette une nouvelle église de vingt
mètres de long sur douze de large 177
TABLE DES MATIÈRES. 453
CHAPITRE XXI. — Dénégonusyé retourne à Atthabas-
kaw. — Ce sauvage raconte ses aventures dans le dé-
sert. — Ce qu'il a fait pour mériter le baptême. —
Il veut être baptisé le jour de Saint-Pierre. — Pour-
quoi. — Prière de Dénégonusyé. — 11 reçoit le nom
de Pierre. -— Sa foi. — Il repart pour sa tribu. — Il
fait des conversions 189
CHAPITRE XXII. — Éloquence des sauvages. — Ce que
les sauvages appellent faire la messe. — Discours des
sauvages 198
CHAPITRE XXIII. — Le rêve est devenu réalité. — La
mission est assurée pour l'avenir. — Le missionnaire
est proclamé par les sauvages le petit faiseur de terre,
— Projet d'un voyage cbez les Castors 202
CHAPITRE XXIV. — La rivière à la Paix. — Beautés du
paysage. — Commencement des difficultés de ce
voyage. — Les rameurs découragés. — Ils veulent re-
tourner. — Le missionnaire refuse. — Le canot est
crevé. — Des secours arrivent. — On repart à cheval.
— Arrivée à Dunvergun. — Joie des Castors. — Leur
démoralisation. — L'incantation chez les Castors. —
Le jeu de main. — La médecine des Castors. — Les
docteurs es magie. — Les Castors ne veulent pas re-
noncer à leur superstition. — Une fête chez les Cas-
tors. — Le Redoutable. — Festins, danses. — Caractère
des Castors 209
CHAPITRE XXV. — Suite du voyage chez les Castors. —
Comment on voyage l'hiver. — Bertrand et Bourchet.
— Petite caravane. — Périls de ce voyage. — Famine.
— Les chiens ne veulent plus marcher. — Le mis-
sionnaire a trois doigts gelés. — Dévouement de Ber-
trand. — 11 va chercher du secours. — Bourchet s'é-
vanouit. — Découragement. — Douleurs du mis-
sionnaire. — Bourchet sur la traîne. — Une fumée.
— Les libérateurs. — Retour de Bertrand. — Joie du
missionnaire. — Arrivée au Vermillon. — Rentrée à
Atthabaskaw 233
454 TABLE DES MATIÈRES.
DEUXIÈME PARTIE
LES SAUVAGES DE L'EXTRÊME NORD DE L'AMÉRIQUE
BRITANNIQUE.
CHAPITRE PREMIER. — Considérations générales. —
Comment on devient sauvage. — La civilisation. —
La barbarie 251
CHAPITRE II. — Caractère des sauvages. — Perfection
de leurs sens. — Leur mémoire. — Logique d'un
sauvage. — Comment les sauvages pérorent. — Com-
ment les sauvages deviennent orateurs. — Leur in-
sensibilité. — Leur cupidité. — Leur lâcheté. — Que
me donneras-tu si je fais cela ? — Comment on les
guérit de la peur de la mort. — Comment on fait
des miracles chez les sauvages. — Comment on passe
pour prophète. — Les magiciens. — Influence de la
magie chez les sauvages 259
CHAPITRE III. — Pourquoi les sauvages ont le teint
cuivré. — La tente riche. — La tente pauvre. —
Veuves et orphelins. — Charité des sauvages. — Leur
culte. — Prière sauvage 275
CHAPITRE IV. — La polygamie. — Comment se ma-
rient les sauvages. — Le bigame. — Influence de la
prière sur les sauvages. — Un sauvage converti par
lui-môme. — Wabiskokkumaniwit 283
CHAPITRE V. — Comment voyagent les sauvages. — Les
chiens. — Les traînes. — Les raquettes. — Comment
se logent les sauvages. — Intérieur des tentes chez
les sauvages infidèles. — Chez les sauvages chrétiens. 293
CHAPITRE VI. — Comment chassent les sauvages. —
L'orignal. — Le caribou. — Chasse d'été. — Chasse
d'hiver. — Superstition des chasseurs 302
CHAPITRE VU. — La pèche. — Différentes sortes de
poissons. — Le poisson royaliste. — Le poisson sans
dents. — Pèche d'été. — Pèche d'hiver 309
CHAPITRE VIII. — Éducation de famille. — Ce qu'on
TABLE DES MATIÈRES. 455
enseigne aux enfants. — Leur bonne constitution en
naissant. — Gomment on les élève. — Amour ma-
ternel 314
CHAPITRE IX. — Légendes des sauvages. — Comment
l'Amérique fut découverte suivant eux. — Le déluge.
— Le fils de Dieu. — L'enfant de bénédiction 319
CHAPITRE X. — Les Cris {Iyiniwok, les hommes) 333
CHAPITRE XI. — Les Montagnais (Otchipweyanac , ceux
qui ont la langue aiguë) 343
CHAPITRE XII. — • Les Sioux {Pouatak, habitants des
prairies) 359
CHAPITRE XIII (Anichabeck, les hommes qui viennent
après) 362
CHAPITRE XIV. — Les Castors [Tsatiè, habitants des
Castors) 364
CHAPITRE XV. — Les Esclaves {Desyake-Ottiné, les ha-
bitants du long de la rivière) 367
CHAPITRE XVI. — Les Peaux-de-Lièvres {Ratherth, peau
de lièvre) 370
CHAPITRE XVII. —Les Sicanets (Cherhlayé-ottiné, les
hommes des montagnes Rocheuses) 372
CHAPITRE XVIII. — Les Hommes-de-Sang [Duêeldeli-
ottiné, les habitants qui mangent les hommes) 374
CHAPITRE XIX.— Les Plats-Côtés de Chiens (Fitchange). 376
CHAPITRE XX. — Les Loucheux (Sasstué-ottiné, les ha-
bitants du lac des Ours) 379
CHAPITRE XXI. — Les Pieds-Noirs (Siyi-ra-ritewitiyini-
wok, les hommes qui ont les pieds noirs) 382
CHAPITRE XXII. — Les Esquimaux (Ottelnéné-ottiné, les
habitants de la terre nue) 383
AVENTURES DE DEUX ELTCHÉKOUYÉ.
I. — Il ne faut jamais dire pourquoi à l'esprit. — Le dé-
part. — Les deux outardeaux. — La voix de l'Esprit.
456 TABLE DES MATIÈRES.
— Le lac. — La terre nue. — La tente des géants. —
Otchoch-h 387
II. — Les deux Eltchélékouyé quittent la tente du géant.
— Le pâté et les flèches enchantés. — L'aîné des
deux frères enlevé dans les airs. — Désespoir du ca-
det.— Première apparition d"Ottel-ball é {VEsprit bon).
— La terre nouvelle. — La tente de la vieille Tel-
kallé 395
III. — Les filles de Telkallé. — Ce que coûte la déso-
béissance. — Les abîmes de la neige. — Les monstres
anthropophages. — Voilà de bonne viande. —
Deuxième apparition d'Ottel-ballé. — Le colibri. —
L'offrande 401
IV. — Petit enfant qui dort. — Le vieillard. — La flèche
mâle et la flèche femelle. — Désobéissance des deux
sœurs. — Leur disparition. — Douleur du jeune
homme. — Otchoch-h reparaît. — Mort de la vieille
Telkallé. — Le fils d'Ottel-ballé 415
V. — Telkallé- i ta et Dloune-tta-naldayié quittent la tente
des géants. — Le cygne blanc. — Le Grand-Lac. —
La pirogue. — Les deux frères et les deux sœurs se
retrouvent 426
VI. — Dans le Grand-Lac. — La terre promise. — Ottel-
ballé le père et Ottel-ballé le fils. — Le vieillard et
son enfant. — Les révélations du vieillard. — Le ma-
riage. — Allez et chassez 436
IX.HRI.4 TABLE DES MATIÈRES
Corbeil, typ. et stér. de Crété.
,'-" !!!!i m
'iiillllllff
*r*++.fyS*
456 TABLE DES MATIÈRES.
— Le lac. — La terre nue. — La tente des géants,
UNIVERSITY OF CALIFORNIA LIBRARY
BERKELEY
Return to desk from which borrowed.
This book is DUE on the last date stamped below.
1 Jun'SOCS
uursoHj
*****
MAY 2 2 1952 Lit
D 21-100m-ll,'49(B7146sl6)476
■M
1
mm m
yc hwgz.