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DOCUMENTS NOUVEAUX
ANDRÉ CHÉNIER
OUVRAGES DE M. L. BEGQ DE FOUQUIÈRES
POÉSIES D'ANDRÉ CHÉNIER. Édition critique. Etude sur la
vie et les œuvres d'André Chénier, bibliograpliie des œuvres
posthumes, aperçu sur les œuvres inédites, variantes, notes,
commentaires et inde.x. 2" édition, revue et corrigée. 1 vol.
grand in-18 Paris, Charpentier et C=, 1872. — Pri.x. . 6 fr. •>
OEUVRES EN PROSE D'ANDRÉ CHÉNIER. Nouvelle édition,
revue sur les te.\tes originaux, précédée d'une Étude sur la vie
et le.s écrits politiques d'André Chénier, et sur la conspiration
de Saint-Lazare, accompagnée de notes historiques et d'un Index.
1 vol. BiblioLhèque-Ciiarpentier, 1872. — Prix. ... 3 fr. 50
OEUVRES DE FRANÇOIS DE PANGE (1792-1796), recueillies
et publiées avec une Étude sur sa vie et ses leuvres, des notes
et une table analvlique. 1 vol. Bibliothèque-Cliarpenlier. 1872. —
Prix ■ 3 fr. -)()
POÉSIES DE F. MALHERBE, accompagnées du Commentaire
d'André Chénier. .Nduvellc édition contenant la vie de Malherbe
par Racan, des extraits de Tailemant des Réaux, de Balzac, etc.,
des extraits des lettres de Malherbe, des notes de Ménage, de
Chevreau, de Saint-Marc, etc., des observations littéraires de
Sainte-Beuve, des remarques philologiques empruntées à
M. Littré, une introduction, des notes nouvelles et un index.
1 vol. Bibliothèque-Cliarpentier, 1874. — Prix. ... 3 fr. 50
POÉSIES CHOISIES DE P. DE RONSARD , publiées avec
notes et index concernant la langue et la versification de Ron-
sard. 1 vol. Bibliothèque-Charpen'iier, 1875. — Prix. . 3 fr. .50
POÉSIES CHOISIES DE J.-A. DE BAÏF, suivies de poésies
inédites, avec une notice sur la vie et les œuvres de Baïf, des
spécimens des Élrennes et des Chansonnettes, un tableau de la
prononciation au xvi' siècle , des notes et des index, l vol.
Bibliothèque-Charpentiei, 18*4. — Prix 3 fr. 50
OEUVRES CHOISIES DE JOACHIM DU BELLAY {sous
presse).
LES JEUX DES ANCIENS, leur description, leur origine, leurs
rapports avec la religion, l'histoire, les arts et les mœurs. Ou-
vrage accompagné de gravures sur bois d'après l'antique.
2' édition. I v. grand in-8. Paris, Didier, 1872. — Prix. 8 fr. »
ASPASIE DE MILET. Étude historique et morale. 1 vol. in-12.
Paris, Didier, 1872.— Prix 3 fr. 50
Typographie Lahure, rue de Fleuras, 9, à P^iris.
DOCUMENTS NOUVEAUX
sun
ANDEÉ GHÉNIER
ET
EXAMEN CRITIQUE
DE LA NOUVELLE ÉDITION DE SES ŒUVRES
ACCOMPAGNES D'APPENDICES
H E L A T I F <:
Au .M" DE Brazais, aux frères Trudaine, à F. de Pange
A M""-" DE BoNNEUiL, à la duchesse de Fleury
b?^BECQ DE FOUQUIÈRES
PARIS
CHARPENTIER ET G-, LIBRAIRES-ÉDITEURS
28, QUAI DU LOUVRE, 28
1875
Tous (Iruita réservés
B37
■\ '.
PREFACE.
L'édition des poésies d'André Gliénier, qui a
paru vers la fin de novembre, était depuis
longtemps annoncée. Elle était impatiemment
attendue, car elle devait éclaircir certains points
oliscurs du texte, combler quelques lacunes im-
portantes et nous mettre en possession de tout
l'ensemble des travaux du poëte. Fragments nou-
veaux, esquisses, projets, notes mêmes, tout ofTre
un ample et intéressant sujet d'étude. Jamais écri-
vain, jamais poëte ne s'est vu ainsi livré à la cu-
riosité du public lettré. Aucun voile désormais ne
nous dérobe son âme, son intelligence, ses pen-
sées les plus intimes, ses ardeurs nobles et labo-
rieuses traversées par des courants de sensualité,
ses amitiés ou ses haines généreuses.
II PRÉFACE.
Nous pouvons à loisir pénétrer dans cet atelier
poétique, où tout semble attendre encore la pré-
sence du maître. Il est bien tel que nous l'avions
contemplé et décrit par la porte entr'ouverte.
Toutes les œuvres de l'antiquité grecque et latine
s'y entassent, non pas rangées sur les rayons
poudreux d'une bibliothèque, mais épars sur la
table de travail. Là, un Aristophane discrètement
ouvert et craignant un visiteur trop curieux ; ici,
une Anthologie dont toutes les pages feuilletées,
lues et relues sans cesse, attestent la prédilection
du poète. Non loin Tibulle, Properce aux grâces
savantes, Virgile dont les Bucoliques tentent son
jeune génie, Horace, auquel il a dérobé sa grâce
légère; près d'eux les poètes italiens de la Re-
naissance qui l'attirent dans quelque sentier per-
du, dont l'éloigné heureusement la vue d'un Ho-
mère ou d'un Théocrite; ici un Racine, un Lafon-
taine ; là un Malherbe qui gardera l'empreinte de
sa main ; tout à côté un Shakespeare dont, ren-
contre piquante, une tragédie de Saurin marque
les feuillets. Et, au milieu de ces livres, de ces
belles et savantes éditions, se dérobent mille
feuilles volantes, dispersées entre toutes les pages
PRÉFAGK. m
suivant les capricieux hasards de la lecture ; toutes
sont chargées de notes, de projets, d'ébauches où
chantent de beaux vers, pleins et sonores. A demi
caché dans un docte volume, on aperçoit un des-
sin, forme charmante ravie à quelque nymphe
britannique. Enfin dans cet atelier, dont le dé-
sordre trahit le travail incessant et les longues
veilles, on croit voir se dresser la statue de la
Poésie, image de l'œuvre du poëte. La jeune déesse
est debout sur son piédestal, dans une nudité an-
tique, à peine couverte d'un pan de tunique flot-
tante. Bien des parties sont frustes encore ; le
marbre de Paros laisse voir les empreintes du
marteau et du ciseau; mais les seins se soulèvent,
la tête vit et respire.
Sans doute ce n'est pas au milieu de tant d'œu-
vres inachevées, au milieu du désordre de la créa-
tion, qu'André Chénier se fût montré lui-même ;
mais il n'a pas eu le temps de poser les frontons
de l'édifice qu'il méditait, et de renverser sur le
sol l'échafaudage qui nous en masque encore les
parties inachevées. Rien n'est fait aujourd'hui;
tout sera fait demain, âisdiii-il lui-même; mais ce
IV PRÉFACE.
lendemain ne lui lui pas donné. Il est mort à
trente et un ans, en plein labeur, laissant, dans
ses œuvres les plus parfaites, quelques lacunes à
remplir, quelques incorrections à eflacer, quelques
expressions, douteuses encore pour lui, à fixer ou
à modifier. Une vie trois fois plus longue lui eût à
peine suffi pour achever l'exécution de tout ce que
son imagination avait enfanté de projets, de toutes
les ébauches que sa main avait rapidement tra-
cées, de tous les poëmes dont il avait à peine des-
siné le plan; et des quinze années même qui
forment la partie laborieuse et active de sa vie
poétique, trois ou quatre lui furent ravies par
d'impérieuses préoccupations et par de grands
devoirs patriotiques. S'il eût vécu, cette période
tragique de son existence eût transformé son
génie ; et par quelques fiers lambeaux nous pou-
vons entrevoir les œuvres étrangement belles
que lui eussent inspirées de justes fureurs. Mais
c'est à peine si en montant sur l'échafaud il put
avoir, consolation suprême, le pressentiment de
sa renommée future. Ce ne fut que vingt-cinq ans
après sa mort que ses plus beaux vers, rassemblés
et publiés par de Latouche, attestèrent son génie;
PRKFACE. V
mais (lès lors un feu nouveau s'alluma dans le
ciel poétique de la France.
On a dit depuis longtemps (pie cette publication
avait été pour de Latouclie son plus grand titre
littéraire. La nouvelle édition confirmera ce juge-
ment et sera tout à son honneur. A cha(iue pas on
trouvera la preuve de son intelligence, de son tact
littéraire, de son goût exquis. Devant ces manu-
scrits, non pas en désordre, mais dans lesc|iiels au-
cun ordre ne pouvait exister, il sut distinguer et
choisir non-seulement tout ce qu'il était utile de
publier alors, mais encore tout ce qui était vrai-
ment beau, suffisamment achevé pour être livré
aux yeux, tout ce qui enfin méritait d'être signalé
à l'admiration du public. Ce volume de 1819, en y
ajoutant les fragments que de Latouche inséra
dans la Revue de Paris et ceux qui furent réunis à
l'édition de 1833, constitue en réalité l'œuvre poé-
tique d'André. Il faudra y revenir; ce sera une
nécessité littéraire. En corrigeant ou complétant
quelques morceaux, en y ajoutant un petit nom-
l)re de nouveaux fragments on aura un volume
exquis, de proportions justes et parfaites. Au
texte devra se joindre un commentaire courant.
VI PRÉFACE,
allégé de bien dfts cilations, mais où los sourres
principales seront soigneusement indiquées. Ce
sera l'édition des Œuvres choisies. Quant à l'édition
des Œuvres complètes, elle exigera un grand la-
l)our et de longues et patientes recherches. Après
avoir lu ce volume, le lecteur aura une idée de
toutes les difficultés d'exécution que présenteront
non-seulement l'établissement du texte, mais en-
core le classement et la constitution des pièces.
Nous avons lu minutieusement et étudié avec la
plus grande attention les trois volumes dont se
compose la nouvelle édition; et si à chaque page
nous avons senti s'accroître encore en nous l'ad-
miration que nous ressentons pour André Ghé-
nier, nous avons aussi à chaque page déploré
l'insuffisance de son éditeur. Sans doute un tel
travail offrait de grandes difficultés ; constituer un
texte est toujours une tâche délicate où les esprits
les mieux exercés peuvent souvent faillir. Si donc
nous n'avions relevé qu'un certain nombre d'er-
reurs, presque impossibles à éviter, nous n'au-
rions pas été avares d'éloges envers l'éditeur et
nous lui aurions gardé une juste reconnaissance
pour un tel service rendu aux lettres. Certes
PRKFACK. VII
M. .Gabriel de Chénier, le neveu d'André Chénier,
a dû mettre à l'accomplissement de son œuvre un
zèle presque filial; les années ne lui ont pas fait
défaut, et les conseils ne lui auraient pas manqué
s'il n'avait pas cru trop souvent pouvoir s'en
passer.
Que ne s'est-il informé auprès de M. Boissonade?
que n'est-il allé vers Sainte-Beuve? que ne lui a-t-il
mis sous les yeux tous les manuscrits au lieu
de ne lui en montrer qu'un petit nombre? Dans
un cercle plus intime et plus rapproché de lui, que
ne s'est-il adressé au regretté M. Delzons, qui ter-
minait alors la savante édition de l'^n^/îo/o^ze com-
mencée par Diibner, et qui connaissait aussi bien
André Chénier queMéléagreou Paul le Silentiaire?
Auprès de ces maîtres de la critique, il eût appris
à lire les travaux de ses devanciers, à en profiter,
à en relever sans fiel les erreurs ; il eût appris les
règles sévères qui doivent présider à la recherche
de la vérité historique, cà la constitution d'un texte,
et à la lecture de manuscrits; il eût appris enfin à
se défier de ses propres forces, à douter souvent et
à éviter les affirmations tranchantes qui touchent
au ridicule quand elles sont erronées. Malheureu-
vu; PRKFACE.
sèment, M. Gabriel de Cliéiiier a cru que la pos-
session (les maniiscrils lui tiendrait lieu de
tout, et de sincérité historique, et d'atticisme, et
de science, et de tact, et de goût, de môme qu'il a
dû penser que dans le déchifîrement des manu-
scrits une loupe le dispenserait de sagacité. 11 doit
voir aujourd'hui (juelle illusion a été la sienne.
Au lieu de s'éclairer, de s'entourer de tous ceux
(jui avaient voué un culte désintéressé à André
Chénier, il a mieux aimé s'isoler, s'enfermer dans
une tente qui n'était pourtant pas celle d'Achille,
souhaitant en secret la défaite de tous ceux qui
s'armaient et combattaient pour la gloire de son
nom.
Cet isolement ne lui a pas été favorable. La bio-
graphie, tout à fait insuffisante, et dans laquelle
ne se produit qu'un petit nombre de faits nou-
veaux, n'est qu'un tissu d'erreurs manifestes,
d'assertions sans preuves, de récriminations acer-
bes et injustes, d'a})préciations erronées, d'affir-
mations en perpétuelle contradiction avec les faits;
elle se termine enfin par un roman dont l'imagi-
nation de M. de Chénier fait tous les frais, et où la
PREFACE.. IX
vérité historique tournée, contournée, dédaignée,
est sommairement étranglée.
Quant aux œuvres d'André Ghénier, elles sont
rentrées dans le chaos. Ce que M. de Ghénier nous
donne pour des églogues ou des élégies n'est trop
souvent qu'un assemblage monstrueux de mem-
])res ennemis ou étrangers l'un à l'autre, un en-
tassement informe de vers et de notes étonnés d'ê-
tre ainsi réunis en dépit de la vérité, du bon sens
et de la raison. Quelques-unes des plus belles
pièces sont ressorties défigurées des mains de l'é-
diteur, qui la plupart du temps s'est mépris sur
les intentions du poëte et sur le sens des mots
abrégés dont celui-ci marquait ses manuscrits. Il
est telle partie, enfin, des œuvres d'André Ghé-
nier qu'on ne peut reconstituer qu'en allant re-
chercher tous les fragments qui lui appartiennent
dans les Bucoliques, dans les Poésies, dans les Odes,
dans les Hymnes, etc.
M. de Ghénier se trompe étrangement s'il croit
nous avoir donné un texte, je ne dirais point irré-
prochable (malheureusement cela ne sera peut-
être jamais possible), mais seulement acceptable.
Pour remettre un peu d'ordre dans ces innombra-
X PRÉFACE,
bles fragments, il laiulra un travail lon<; ol minu-
tieux, une attention soutenue ; et souvent le re-
cours direct aux manuscrits sera absolument
nécessaire. Car nous sommes en droit de soup-
çonner M. de Chénier d'avoir introduit dans le
texte un grand nombre de leçons vicieuses, si nous
en jugeons par celles que nous avons pu rectifier
et dont quelques-unes sont véritablement cho-
quantes.
On verra en outre combien peu de sagacité il a
déployé dans la lecture de ces deux pages de frag-
ments dont le fac-similé termine le premier volume.
A l'apparition de cette nouvelle édition, plu-
sieurs personnes, trop indulgentes pour nos pro-
pres travaux sur les œuvres en vers et en prose
d'André Chénier, nous ont fait l'honneur de nous
demander notre avis sur le mérite de cette publi-
cation et des éclaircissements sur un assez grand
nombre de pièces. Moins qu'à tout autre, il nous
était permis d'émettre une opinion sans la motiver;
une critique vraiment sérieuse ne se produit
qu'avec des preuves. Quant aux questions qui nous
étaient posées sur certaines parties des œuvres,
elles demandaient à être rattachées à une étude
PREFACE. XI
générale. C'est ce qui nous a engagé à écrire ce
volume, dans lequel nous n'avons pas d'autre but
que de rétablir la vérité au double point de vue
historique et littéraire.
11 se divise en deux parties : la première, essen-
tiellement biographique, fournira un assez grand
nombre de documents et de renseignements nou-
veaux sur André Ghénier; elle sera suivie d'appen-
dices relatifs à la vie et aux œuvres du marquis de
Brazais, aux frères Trudaine, à François de Pange,
à Mme de Bonneuil et à la duchesse de Fleury.
La seconde partie sera consacrée à l'examen des
œuvres. Elle contiendra d'abord l'histoire des ma-
nuscrits et une étude générale sur la constitution
du texte ; elle présentera ensuite, dans six chapi-
tres, une suite d'études particulières sur les diffé-
rentes parties des œuvres d'André Chénier. On y
trouvera l'explication de beaucoup de pièces qui
sont incompréhensibles dans leur état actuel. Et
enfin, dans le dernier chapitre, nous éluciderons,
sur quelques points curieux, le texte des manu-
scrits donnés en fac-similé.
Presque tous les reproches qu'à chaque page de
ce volume noiis avons dû faire au travail de l'édi-
XI 1 PKKFACE.
leur se résumonl dans celui-ci : 31. Gabriel de
Gliénier a cru pouvoir se passer du secours d'au-
trui; il a cru que ses seules forces suffiraient à
mener à bien une aussi vaste entreprise littéraire.
C'était une illusion qui malheureusement n'a pu se
dissiper qu'au lendemain d'une publication qui
lui a coûté plusieurs années de labeur. L'isole-
ment est fatal aux travaux de l'esprit. C'est aux
lumières qui nous entourent que nous devons la
lueur qui guide notre intelligence.
Quant à nous, nous ne voulons pas signer ce li-
vre sans exprimer une juste reconnaissance pour
tout ce que nous devons à la raison, au savoir et
aux patientes recherches d'un ami, avec lequel,
il y a plus de vingt ans, nous avons commencé à
lire André Chénier. Heureuses les amitiés dont la
poésie embellit ainsi les liens !
Paris, le 24 janvier 187.0,
ANDRÉ CHÉNIER.
DU 30 OCTOBRE 1762 AU 17 VENTOSE AN II.
La famille de Cliéiiier, présumait-on, devait
posséder de nombreux documents relatils à An-
dré Ghénier; elle devait trouver dans les manu-
scrits des notes ou des lettres pouvant éclaircir
certaines parties encore obscures de la vie du
poëte; entin on pouvait attendre du zèle de M. de
Ghénier qu'il ne négligeât aucun moyen d'infor-
mation, et, qu'ayant mis les années à profit, il
produisît un ensemble important de pièces origi-
nales. C'était, il paraît, beaucoup trop espérer. La
biograpliie que M. Gabriel de Ghénier a mise en
tête de son édition n'ajoute que fort peu de chose
à ce que de Latouchc avait dit dès 1819, et le nou-
vel éditeur aurait pu avec avantage s'en tenir à
cette première notice, en se contentant de fixer
certains points douteux, de rectifier quelques da-
tes et d'ajouter un petit nombre de [)ages. 11 eût
ainsi évité l'inconvénient de peindre André Ghé-
1
2 ANDRl'; Clii-JiNlEK.
nier sous un jour absolument faux, d'en. faire
un rêveur sentimculal, et, enfin, ce qui est plus
grave, de défigurer la vérilc historique dans une
série de pages et de notes où la confusion se mêle
à l'inexactitude.
Quoi qu'il en soit, nous nous empresserons de
relever dans cette notice le moindre point nou-
veau et nous en laisserons consciencieusement
l'honneur au nouvel éditeur; ce sera, du reste,
fort rare et nous aurons bien plus souvent l'occa-
sion de relever ses innombrables erreurs.
Sur les premières années d'André Chénier le
nouveau biographe ne nous apprend rien que
nous ne sachions et qui n'ait été dit avec beau-
coup plus de détails ^ Lié avec les Trudaine et les
de Pange il allait souvent passer quelques jours
de l'été soit dans la propriété de Monljgny (|ui
appartenait à la famille Trudaine, soit à Mareuil-
sur-Ay où le marquis de Pange avait une terre.
Quelquefois c'était dans une autre terre, apparte-
nant à la marquise de Pange et de laquelle le plus
jeune des fils tenait titre de chevalier de Songy.
Mais ce dernier n'était alors qu'un enfant. Entré
de bonne heure dans les gendarmes de la garde du
roi, puis aux hussards de Berchiny, il émigra au
commencement de la Révolution; il paraît d'ailleurs
n'avoir gardé d'André Chénier qu'un assez vague
souvenir. L'aîné des fils du marquis de Pange était
à peu près de l'âge d'André, mais devait lui être
1. Voy. les introductions dos Poésies et dey Œuvrca en pivsc,
éditions de 1872.
BIOGRAPHIE. 3
pou sympathique. Ils n'avaient i)as les mêmes sen-
timents politiques; et Marie-Louis-Tliomas de
Pange était en outre d'une nature légère, déréglée,
qui vers 1787 lui fit imposer un conseil judiciaire.
Le véritable ami d'André Cliénier, celui auquel il
se sentait attaché par une étroite communauté
d'idées philosophiques, politiques et morales, était
le chevalier de Pange, né le 9 novembre 1764,
ayant par conséquent deux ans de moins que lui.
Mais cette différence d'âge était largement com-
pensée par la gravité sérieuse et par la nature
méditative de François de Pange*.
Au sujet des fréquents séjours qu'André faisait
chez les Trudaine à Montigny, il s'est retrouvé
dans ses manuscrits une note curieuse où il avait
consigné un souvenir de cette époque : « Je me
souviens, dit-il, qu'étant à Montigny à l'âge de
quatorze ou quinze ans, la veille de notre départ,
je trouvai sous ma main les Lettres persanes, ie
me mets à lire. A la fin de la première lettre, arri-
vant à cette phrase : sois sûr qu'en quelque lieu du
monde où je sois, tu as un ami fidèle, j'en fus ému
et frappé fortement, et j'aurais donné tout au
monde pour avoir un ami Rustan dont il fallût me
séparer afin de la lui répéter. Il y avait là un bon
et honnête curé qui me voulait beaucoup dé bien,
mais qui sûrement n'avait jamais trouvé sous sa
main les Lettres persanes : au moment que je mon-
tais en voiture, il arrive pour m'embrasser et me
1. Voy. la préface que nous avons mise en tête des Œuvres de
Françob de Pange, publiées en 1872.
4 ANDRÉ CHÉNIER.
souhaiter un bon voyage. Je me retourne, je l'em-
brasse, et, lui serrant la main, je lui récite d'un
ton sublime et pathétique la phrase de Montes-
quieu, et je pars. « Quel enthousiasme ! quelle
vivacité d'impressions ! Son nouveau biographe
eût dû faire remarquer combien chez André elles
étaient durables. En effet, près de dix ans plus
tard, le souvenir de cette première lecture des
Lettres persanes lui revenait à la mémoire, lors-
qu'au moment de partir avec les frères Trudaine
pour un long voyage, il s'écriait en s'adressantaux
amis qu'il laissait:
Croyez, car en tous lieux mon cœur m'aura suivi.
Que partout où je suis vous avez un ami.
A propos de ses dernières années de collège, je
ne sais quelle critique pointilleuse élève M. de
Chénier. Qu'André ait traduit tel ou tel morceau
de Sappho, peu importe ! que cette traduction soit
perdue ou soit conservée, peu importe encore !
Mais ce qui est essentiel et ce qui infirme l'asser-
tion de l'éditeur c'est le témoignage du poète lui-
même :
A peine avais-je vu luire seize printemps,
Ma jeune lyre osait balbutier des vers.
Déjà même Sappho, des champs de Mytilène,
Avait daigné me suivre aux rives de la Seine.
Mais 31. de Chénier se soucie peu delà vérité bio-
graphique ou historique ; il se plaît aux petites
chicanes. C'est ainsi qu'à propos des prix rem-
portés par André au concours général de 1778, il
BIOGRAPHIE. 5
rectifie assez mal à propos l'édition de 1872,
et affirme avec assurance cjue nous avons con-
fondu André avec son frère. Le registre, dit-il,
porte en abrégé Constantinus. Or le registre porte
textuellement cette mention' : « Primumorationis
gallice scripta^ prœmium inter recentiores meri-
tus et consecutus est Andréas Maria de Chénier,
Constantinopolitanus, e Regia Navarnea. »
]\Iais passons , sans nous appesantir sur ce
qu'après avoir dit qu'// n'g a d'André aucune tra-
duction en vers, à cette épociue, autre que le morceau
d'Homère, l'éditeur cite immédiatement une tra-
duction en vers de Virgile, précisément datée du
môme mois (octobre 1778). Passons encore, sans
nous arrêter à cette fameuse syllabe Boux, qu'on
trouve fréc[uemment sur les manuscrits d'A. Ché-
nier, et qui, dit son éditeur, s'applique, comme
nous le verrons plus loin, aux poésies bucoliques
proprement dites et non aux idylles. Il serait, je
crois, indiscret de demander à M. G. de Chénier
quelle dilTérence fondamentale il fait entre les
poésies bucoliques et les idylles; ce n'est pas au
surplus le lieu de traiter cette question.
A peine sorti du collège , André Chénier se
trouva, presque sans transition, en pleine pos-
session de son talent. Il avait d'ailleurs l'inspira-
tion facile et vive, le premier jet abondant, témoin
l'élégie' qui dans les anciennes éditions commence
par ce vers: Reine de mes bancpiets, etc. Lesquatre-
1. Cette rectification a été faite par M. Eugène Despois, clans la
Revue pulilique et littéraire du 28 novembre 1874.
6 ANDRÉ flHKXIER.
vingt-dix vers dont elle était composée et les
notes curieuses dont André l'accompagna furent
faits dans une après -dînée. « J'ai écrit, dit-il, ces
quatre-vingt-dix vers et ces notes le 23 avril 178-2,
avant l'Opéra où je vais cà l'instant môme. » On-
donnait ce soir-là VIphir/énie en Tauride de Gluck
et le Devin du village de J. J. Rousseau.
Mais il fallait choisir une carrière. Il paraît
qu'il avait eu un instant la velléité d'entrer dans
la marine. Ce projet n'avait été qu'un premier
rêve d'enfant, et n'avait pas eu de suite. En 1782,
il fut admis comme cadet-gentilhomme au régi-
ment d'Angoumois et alla passer six longs mois à
Strasbourg. Il trouva heureusement une compen-
sation aux ennuis de la vie de garnison dans la
compagnie du marquis de Brazais, alors capitaine
au régiment de Dauphin -cavalerie. Plus âgé
qu'André Ghénier, il se livrait depuis de longues
années à la poésie avec une véritable ivresse.
TibuUe, Horace et surtout Virgile qui leur était
cher à tous deux, faisaient l'objet de leurs com-
muns entretiens. Le marquis de Brazais admirait
et sans doute enviait un peu le génie facile et pui*
de son jeune ami. Mais cette liaison devait être au
bout de peu d'années brisée par les événements
politiques. Brazais émigra et pendant longtemps
traîna loin de la France une pénible existence'.
De retour à Paris, André reprit ses chèreâ études
et ses poétiques loisirs. Nous ne reviendrons pas
sur ce que nous avons dit en 1872 sur les réunions
1. Voy. Appendice I.
BIOGRAPHIE. 7
charmantes où André fit la connaissance des cs-
l)rits les plus distingués de son époque. C'était
lanlôt chez sa mère, chez les Trudaine, chez les
de Pange, tantôt chez le marquis de Moriolles, ou
à Cernay chez Mme Broutin, enfin chez Grimod
de la Reynière. C'est chez ce dernier que se don-
naient de temps à autre quelques-uns de ces joyeux
soupers qui paraissent fort scandaliser M. G. de
Ghénier. De ce qu'André put, quelque fois^ dit-il,
prendre part à des soupers où se trouvaient réunis
ses jeunes amis de collège et des beautés faciles; de
ce que dans ses Elégies on trouve la trace' de ces
exceptions à ses habitudes studieuses et tranquilles^
il ne faut pas en conclure que sa vie fût dissipée et li-
vrée à des plaisirs échevelés. Or, nousavonsditen par-
lant de ces soupers que « ce n'étaient que de pas-
sagers éclairs de plaisir au milieu de sa vie stu-
dieuse et souvent tourmentée par la douleur. » Ce
n'était pas la peine, il nous semble, de chercher à
réfuter un fait que l'on avoue et qu'on répète.
Mais j'insiste, parce que c'est le devoir d'une
critique sérieuse d'aborder une nature d'élite
comme celle d'André Chénier par ses différents
côtés, de l'envisager sous ses aspects divers. C'est
en somme une question plus haute qui se débat;
et il ne s'agit pas moins ici que de l'àme humaine
elle-même. M. de Chénier voudrait refaire d'André
un portrait de fantaisie, au physique et au moral ;
et tout ce qu'il dit prouve qu'il ne le possède, ni
ne le comprend.
André Chénier n'était pas une nature de demi-
mesures, de demi-sentiments, de ménagements
8 ANDRH CHENIER.
prémédités, de compromis réfléchis, mais au con-
traire une nature prime-sauticre, riche jusqu'à la
prodigalité, forte, puissante, entière, et vivant de
la vie des sens aussi hien que de celle de l'àme et
de l'intelligence. Il ne lui avait été refusé aucune
des facultés dont peut s'enorgueillir ou se réjouir
tout être humain. Poète, il remuait des mondes
de pensées, enfantant, sans jamais sentir de dé-
couragement, des projets à faire reculer l'ins-
piration d'un Lope de Vega; homme politique,
il allait jusqu'à la haine, haine généreuse, lyri-
que si l'on veut, mais âpre et farouche et qui
n'avait d'égale que son affection sans limite
pour ses amis et sa patrie. Et c'est cet homme
qu'on veut nous représenter aujourd'hui comme
économe de ses passions, ménager de ses plaisirs,
maître de son cœur et de ses sens. Il s'agit bien
vraiment ici des soupers de la Reynière ou des ré-
vélations plus ou moins scandaleuses d'un Rétif !
Tous les témoignages feraient-ils défaut que,
comme un Leverrier allumant dans le ciel une
invisible planète, on aurait le droit de s'écrier :
« Dans cet homme, tel que nous l'ont fait con-
naître sa vie et ses écrits, là est la place de la
sensualité. »
Mais les témoignages abondent et ils sont irré-
cusables. André aimait la table et la bonne chère;
et ici c'est M. de Chénier qui sera notre témoin,
quoi qu'il en ait. Il cite en effet une lettre de la
comtesse d'Albany (p. lxii) adressée à André,
qui était alors attaché à l'ambassade de Londres.
Dans le courant de la lettre cette phrase arrive
BIOGRAPHIE. 9
SOUS la plume de la comtesse : « La comparaison
n'est pas noble, mais pour vous qui êtes gour-
mand elle ne vous déplaira pas. v. M. de Chénier
s'empresse de nous faire remarquer que la com-
tesse Al/ïeri entend ce mot suivant le sens que lui
donne Brillât-Savarin. Que voilà une note judi-
cieusement placée ! Malheureusement la comtesse
insiste et profite du hasard de cette comparaison
pour faire un sermon à André : « A propos de
dîner, dit-elle, je crois que vos maux viennent de
trop manger; vous êtes gourmand, l'ambassa-
deur fait bonne chère, vous êtes faible, vous vous
y livrez, etc. » Nous voilà loin de la définition de
Brillât-Savarin.
Tous ceux qui prenaient part à ces réunions
étaient des jeunes gens. La Reynière, plus âgé que
Chénier et que les Trudaine, n'avait que vingt-
huit ans en 1786, et il jouissait de la vie avant
de professer la gastronomie. A cette époque le café
était très à la mode; on en prenait beaucoup à
souper et on trouvait dans son usage un stimu-
lant un peu fébrile. Je trouve cette note d'André
(p. 111) au milieu des fragments de son Art
d'aimer : « Un mouvement de désirs tel que celui
que l'on éprouve après dîner, lorsqu'on a bu vin,
café. » Cette note-là est d'un épicurien, n'en dé-
plaise à M. de Chénier. Mais pourquoi s'attarder
à ces mille détails? N'avons-nous pas le témoi-
gnage du poëte lui-même? Dans un ouvrage en
prose, grave et médité, ne fait-il pas cet aveu * :
1. Œuvres en prose, éd. 1872, p. 332.
10 ANDRÉ CHÉNIER.
« Jo me livrai souvent aux distractions et aux éga-
rements d'une jeunesse forte et fougueuse?» et
quelques lignes plus bas n'avoue-t-il pas avoir res-
senti « les chaleurs de l'âge et des passions ? »
Voilà des textes embarrassants pour M. de Ché-
nier; aussi a-t-il soin de les passer sous silence.
Mais ces textes nous amènent à un sujet plus
délicat. Il est plus aisé en effet de parler des plaisirs
de la table que de ces distractions et de ces égare-
ments d'une jeunesse forte et fougueuse. Toutefois
André Chénier n'a-t-il pas dit : « L'étude du cœur
de l'homme est notre plus digne étude. « Tentons-
la donc, en discernant ce qui appartient au cœur de
ce qui appartient au sens, en ne confondant pas
les nobles passions qui jaillissent de l'âme et s'a-
breuvent aux sources de l'idéal avec celles dont les
Asclépiades plaçaient le siège dans les entrailles
mêmes de l'homme. Du domaine de ces dernières
sont les égarements fougueux et les distractions
erotiques. Ici, parmi les preuves de cette sensua-
lité amoureuse, qui n'est après tout qu'un accident
nécessaire dans une puissante organisation, nous
n'avons que l'embarras du choix, augmenté, il
faut l'avouer, par la difficulté de citer. M. G. de
Chénier, mû par un étrange mobile, sur lequel
nous reviendrons tout à l'heure, nous a livré
quelques épigrammes et épigraphes grecques,
composées en Angleterre en l'honneur de quelques
unes des nymphes britanniques, beautés faciles,
comme il en est aussi sur les rives de la Seine.
La première est charmante et peut se passer des
précautions du traducteur : « Vierges et nymphes
BIOGRAPHIE 1 1
brilanniqiies, queNeptune qui environne et ébranle
la lerre a fait naître près des flots de la divine
Tamise, dans Londres aux larges rues, vous qui
avez un visage et un port de déesse, nymphes aux
bras blancs, aux candides regards, aux blonds
cheveux, au mol sourire, non, une autre terre ne
nourrit pas de plus belles jeunes fdles. De la jeune
Caroline, qui n'est point la dernière de vous, j'ai
dessiné cette image d'une belle sans défaut, moi,
cet André, d'origine française, qu'une mère Thrace
mit au monde près des rivages de l'Euxin. « Il s'a-
git, on le voit, de dessins faits d'après nature,
d'esquisses, sans voiles, tracées amoureusement
du crayon et du regard. Un de ces dessins porte
cette seule épigraphe : « Dessiné par André, pein-
tre byzantin. » Mais voici les difficultés ; il faut se
résoudre à quelques infidélités pour faire passer
ces épigraphes de la langue d'Aristophane dans
celle de Racine. Il en reste quatre dont voici la
première : « André le Thrace a dessiné les épaules
(tyiv TTu-j-Tiv) de son amante et les a bien des fois cou-
vertes de ses baisers. «La seconde respire plus de
passion : « Trois fois heureux, André, lorsque tu
as vu sans voile Aglaé au sein de rose-, aux foi-
mes brillantes (XafATTOTruy/iv) ! quel délire, lorsque,
mamtes fois livré à des ardeurs qui agitent les
sens (dsicoTTUY'/î) , ta poitrine, tes lèvres et tes mains
ont tressailli de bonheur ! et maintenant encore
lorsqu'ayant dessiné la belle qui soupire douce-
ment, tu sens déjà en la regardant les esprits
surexcités par le désir ! » La troisième est plus
courte : « Subjugué par l'amour, André, fils du.
12 ANDRÉ CHÉNIER.
Rliodope, a peint ici la jeune Byblis aux blanches
épaules (XeuxoTruyviv), » Quanl à la dernière, elle se
refuse à toute traduction française.
Comineiit trouver un détour suffisant
Pour cet endroit ?...
Voilà bien, si je ne m'abuse, de la sensualité
dans la passion. Il n'est pas besoin d'insister. Mais
qui ne voit que, dans une puissante nature comme
celle d'André, ces égarements étaient d'autant
plus fougueux qu'ils étaient passagers; c'étaient
comme les coups de tonnerre d'un ciel trop chargé
d'électricité. Et, qui le croirait? c'est parmi ces
nymphes britanniques, ces belles callipyges, aussi
faciles que séduisantes, que son nouveau biogra-
phe engage les chercheurs cl' anecdotes à aller de-
mander le type de Camille; c'est là, ajoute-t-il, quils
auront l'espérance de rencontrer toutes les beautés
que, à l'exemple des poètes erotiques de la Grèce et
de Rome, André a fait figurer dans ses élégies, sous
des noms supjposés en les revêtant de cette couleur
antique qu'il savait emprunter aux anciens pjoëtes
élégiaques, etc. La preuve, dit-il encore, que Lon-
dres lui offrit, bien plutôt encore que Paris, les
mod(''lc>i qu'il Oj peints dans ses vers amoureux, ce
sont les vers grecs qu'il a consacrés aux nymphes
br'itanniques. D'abord, l'éditeur malavisé oublie
ces autres beautés qui n'étaient point britanniques,
mais parisiennes, celte Glycère, cette Amélie, cette
Rose, cette Julie, que la muse complaisante du
poëte chantait sur les bords de la Seine et non
près des flots de la divine Tamise.
BIOGRAPHIE. 13
11 faut que de la Seine, au cri de notre fête,
Le flot résonne au loin, de nos jeux égayé !
Quoi ! ces nymphes britanniques auraient été
les muscs du poctc? Quoi! c'est pour ces beautés
banales, inspiratrices de ses vers licencieux, qu'An-
dré aurait soupiré ses plus molles élégies? c'est à
leurs pieds qu'il aurait été porter ses ardeurs in-
quiètes et ses tristes langueurs, les nobles aspi-
rations de son âme et les troubles de son cœur ?
Quelle confusion étrange fait donc l'éditeur entre
le cœur et les sens ! Est-ce ainsi qu'il analyse la
puissante organisation de ce jeune poëte, sensible
comme un luth au moindre toucher, (|ui, s'il s'a-
bandonnait parfois aux égarements d'une jeunesse
forte et fougueuse, s'enivrait à toutes les sources
virginales de la poésie, faisait ses délices des gran-
deurs abstraites de la nature et des cieux, sentait
les charmes de la beauté, de l'intelligence, de l'es-
prit, et subissait l'influence des talents, des douces
vertus et des grâces décentes! Non, nous ne vou-
lons pas croire et nous ne croyons pas qu'il n'ait
célébré et chanté que d'impures et vénales cour-
tisanes; nous affirmons qu'il a aimé en plus haut
et en plus noble lieu, et qu'il a aimé éperdument,
sans retour peut-être, ce qu'il est fort inutile de
rechercher. C'eût été se former une idée plus juste,
plus élevée, du caractère du poëte que de convenir
qu'il a pu se laisser ravir aux invincibles séduc-
tions des femmes les plus distinguées de son épo-
que; que, dans ses jours d'isolement et de déses-
uoir, il a senti son cœur brûler de la plus chaste
2'
14 ANDRÉ CHÉNIEU.
flamme pour Mme Laurent Lecoulteux, cet ange
de lumière, dont la vue seule le remplissait d'une
félicité divine ; qu'aux jours plus tumultueux de
la jeunesse il avait éprouvé un violent amour pour
Mme de Bonneuil, qui disputait à Marie-Antoi-
nette elle-même le sceptre de la grâce. Le nouvel
éditeur devrait savoir que ce n'est pas M. Charles
Labitte (jui a soulevé le voile derrière lequel se
dérobait Camille; mais que cette révélation est
due au poëte Arnault, le gendre même de Mme de
Bonneuil; que celui-ci, un soir d'opéra, en l'an III,
s'adressant à Marie-Joseph Chénier lui-même, lui
désignait Mme Regnaud de Saint-Jean-d'Angély,
sa belle-sœur et la troisième fille de Mme de Bon-
neuil, comme la fille d'une dame que son frère
André avait éperdument aimée.
Mais si le nouvel éditeur s'est formé une si
fausse idée de la nature morale d'André Chénier,
le connaît-il mieux au physique et ne compose-t-il
pas de lui un portrait de convention ? J'avais dit,
d'après le témoignage même de Mme Hocquart, la
sœur de Mme Laurent Lecoulteux, qui avait con-
nu, vu et reçu André chez elle ou chez sa mère, à
Luciennes, qu'il était « à la fois rempli de charme
et fort laid avec de gros traits et une tête énorme. »
M. G. de Chénier se récrie à ce portrait, dont il
faudra bien cependant reconnaître la vérité. S'il
n^avait pas^ dit-il, la beauté de visage de son frère
Louis-Sauveur j tout le inonde sait qu'A)idré n'était
pas laid, qu*il n'avait pas de gros traits, et que ses
yeux gris-bleu n^élaicnt point pctitf^. Le portrait
pehd en no mature vers 1790 par .ïugnstiii et que
BIOGRAPHIE. 1 5
pofisôdait M . Movlimcr-Ternaux ; celui de Suvée^ fait
dans la ^jrif^on de Saint-Lazare...; enfin le buste de
M. Étex, celui de David d^ Angers, attestent qu'André
n'avait ni de petits yeux, ni de gros traits, ni une
tète disproportionnée avec son corps. Il est d'abord
assez plaisant de citer en témoignage les bustes
de David d'Angers et d'Étex, bustes de convention
et de fantaisie comme tous ceux qui sont faits
d'après un portrait peint à l'huile. Quant à la mi-
niature d'Augustin que possède aujourd'hui le
gendre de M. Mortimer-Ternaux, il faudrait d'abord
établir son authenticité avant d'en invoquer le
témoignage ^ La seule image d'André, au moyen
de laquelle nous puissions nous faire de lui une
idée se rapprochant de la réalité,. c'est celle de
Suvée que possède M. de Cailleux. Malheureuse-
ment, cette peinture est loin de témoigner en fa-
veur de la thèse soutenue par M. de Chénier. Mais
ici je me garderai bien de la décrire moi-même.
Je retrouve à propos un article de Brizeux, le
chantre de Marie, inséré dans le Globe du 5 juillet
1830. J'en extrais les fragments suivants qui me
paraissent les plus saillants et les plus curieux :
« Amoureux de son génie comme le serait un
poëtc, nous nous étions fait à l'avance une image
charmante où tout ce qu'il y a de tendre, de
riantj d'ingénu dans l'amant de Camille venait
1. Je n'ai pas vu cette miniature; je n'en puis donc parler.
Seulement, je constate que, dans l'opuscule intitulé : La vcritc
sur la fainille de Chénier^ publié en 1844, il était dit (p. 19) que
le portrait peint par Suvée à la prison de Saint-Lazare était le
seul qui eût jamais été fait d'André Chénier.
16 ANDRK CIIKNIER.
doiicemcnl animer les trails du jeune homme qui
eut une belle Grecque pour mère. Celle fois, di-
sions-nous, l'harmonie sera parfaite : un double
et sublime accord, le beau moral rendu sensible
par le beau physique, et celui-ci, à son tour, vivi-
fié, épuré par le beau moral.... Yoilà notre rêve :
avant de l'achever, cjuehfues mots touchant le
portrait dont nous avons à parler.... Il est peint
en buste et de face, le bras gauche appuyé sur le
dos d'une chaise, la main presque ouverte et pen-
dante, pour vêtement une espèce de surtout ou
redingote grisâtre, les boutons de la chemise dé-
faits, et autour du col une cravate de soie, ba-
riolée à trois couleurs. Dans un coin du tableau,
le nom de Suvée et la date : 27 messidor an II...
« A présent, il faut l'avouer, ou notre système a
été déçu, ou notre imagination prodiguait folle-
ment la beauté. Hélas! ce n'est point là le chantre
d'Homère et de l'Oaristys, l'auteur des Fragments
antiques, le poète aimé de Camille^ il n'est point là
tel qu'il nous avait apparu au milieu des images
éblouissantes et des notes sonores de ses vers, avec
ses formes jeunes, élégantes et toutes grecques :
mais des cheveux pauvres et rares, un visage pres-
que rond, une narine mal dessinée, un teint bi-
lieux et olivâtre; c'est vraiment un désappointe-
ment complet. On voudrait n'avoir point vu ce
portrait ou tout d'un coup l'oublier et revenir à
l'image idéale que l'on s'était faite....
« M. David va, dit-on, exécuter en marbre le
buste d'André Chénier....M. David, artiste exact et
libre des conventions, traduira exactement son
BIOGRAPHIE. 17
modèle; il ne corrigera rien à la maigreur de
cette chevelure, ni à la forme peu ovale de l'en-
semble; cette narine légèrement ouverte, il la
conservera encore, parce que, sans élégance, peut-
être elle traduit assez bien le tempérament pas-
sionné et sensuel du poëte. »
Nous retenons ce dernier trait de Brizeux ; il
résume ce que nous avons dit dans les pages pré-
cédentes. Dans une autre partie de son article ,
Brizeux parle du talent de Suvée et il vante, d'a-
près l'avis des artistes eux-mêmes, le sentiment
doux et plein d'onction qu'il donnait généralement
à ses têtes. Nous devons donc penser que Suvée a
adouci plutôt qu'exagéré les traits saillants de son
modèle. Si nous demandions à un témoin plus
brutal et dont l'indifférence garantit la sincérité,
au procès-verbal d'écrou, de nous traduire sans
complaisance cette description du portrait d'un
poëte par un poëte, il nous répondrait : « Taille
de cinq pieds deux pouces, cheveux et sourcils
noirs, front large, yeux gris bleus, nez moyen,
bouche moyenne , menton rond , visage carré. »
Sans doute M. G. de Chénier serait tenté de récu-
ser un pareil témoignage. Comme il s'accorde bien
pourtant avec l'impression de Brizeux devant la
peinture de Suvée! Mais voici encore un autre té-
moin, et celui-.là est un compagnon des luttes po-
litiques d'André, un ami et un admirateur de son
talent : c'est Lacretelle, qui avait conservé vivante
en lui l'image d'André à la tribune des Feuillants,
et qui nous le dépeint en quelques lignes saisis-
santes : « Ses traits fortement prononcés, sa taille
2.
18 AXDRK CIÎKXIER.
alliléliquo sans èiro liaïUo, son loint basané, ses
yenx ardents fortifiaient, illuminaient sa parole.»
Tous les avis sont unanimes et contraires à celui
de M. G. do Ghénier. André a laissé dans l'esprit
de tous ceux qui ont pu le voir la même impres-
sion. Il faut donc bien reconnaître qu'il était petit,
qu'il avait le front large, le visage carré, les traits
fortement marqués, le teint olivâtre ou basané, et
une apparence athlétique; c'est, en d'autres ter-
mes, le portrait qu'a tracé de lui Mme Hocquart,
qui y ajoute un trait nécessaire : « Il était en même
temps rempli de charme. » Il avait encore une
grande douceur d'organe, dont le marquis de
Pange, celui qui était alors le chevalier de Songy,
avait gardé la mémoire. C'est sous cet aspect que
la postérité, si elle a quelque souci de la vérité,
devra conserver le souvenir d'André Ghénier.
Qu'importe après tout la beauté du visage à qui a
la beauté de l'âme? Un poëte persan a dit : «Le
corps de l'homme n'est qu'un fourreau dans le-
quel l'àme est mise, comme une épée. G'est de cette
épée qu'il faut faire état et non pas du fourreau. »
Il vaut mieux faire dire de soi : « il est laid, mais
rempli de charme, « que de s'attirer cette boutade
jetée négligemment par André lui-môme dans les
notes de son Art d'aimer : « Les beaux garçons sont
souvent si bêtes! »
M. de Ghénier, qui se fait une fausse idée du
poëte aussi bien au physique qu'au moral, s'est-
il formé de son génie littéraire une idée plus
juste et plus vraie, dans la longue contempla-
tion de ses œuvres? G'était au moins une espé-
BIOGRAPHIE. 19
raiice qu'on pouvait nourrir; on devail s'altcn-
(Ire à ce quo rétlitcur eût acquis dans la lecture
attentive de ces ouvrages une connaissance exacte
du but que le poëte poursuivait de tous sesefTorts.
C'est un espoir et une attente qu'il nous faut
abandonner. Notre étonnement, en effet, a été
grand de rencontrer dans la notice (p. Lvin)
cette phrase dans laquelle l'éditeur, soulignant
lui-même sa bévue, a résumé ainsi la poétique,
pourtant si clairement développée dans le poëme
de Vlnvenlion : « Son principe^ dit-il, qu'il a con-
signé dans le manuscrit du poëme de /'Invention ,
était ^«.'î'/Zcuti côtoyer toujours les anciens auteurs.
Ce principe^ il ne s'en est jamais écarté^ soit dans
ses vers, soit dans sa prose. » Nous nous contente-
rons de renvoyer l'éditeur au poëme qu'il cite ; il
y aura profit pour lui à relire le beau passage où
le poëte s'écrie :
Quoi ! faut-il, ne s' armant que de timides voiles,
N'avoir que ces grands noms pour Nord et pour étoiles,
Les côtoyer sans cesse et n'oser un instant,
Seul et loin de tout bord, intrépide et flottant,
Aller sonder les flancs du plus lointain Nérée,
Et du premier sillon fendre une onde ignorée ?
Mais il est temps que nous nous renfermions
dans la biographie proprement dite. Revenu à
Paris, après un court séjour à l'armée, André
avait repris ses chères études, que venaient sou-
vent traverser de douloureuses préoccupations de
santé. Atteint de la gravelle, il allait souvent
prendre les eaux et chercher un soulagement mo-
20 ANDRÉ CHÉNIER.
mcntané à ses souffrances. Enfin il put mellre à
exécution un rêve bien souvent caressé; il partit
en Italie avec les frères Trudaine, vers 1784, espé-
rant pousser jusqu'en Grèce. Au bout d'un an les
voyageurs revinrent sans avoir accompli tout ce
qu'ils avaient projeté. Quelques années s'écou-
lèrent encore sans que l'occasion d'entrer dans
une carrière qui convînt à ses goûts se présentât
à André.
Vers la fin de l'année 1787, cependant, M. de la
Luzerne qui venait d'être nommé ambassadeur en
Angleterre le décida à l'accompagner en qualité de
secrétaire particulier. Mais ici nous nous heurtons à
une phrase malencontreuse (p. xi) : M. de la Luzerne,
dit l'éditeur, se considérait comme le condisciple des
MM. Trudaine et d'André qui n'avait que six années
de 'plus que lui. A ce compte M. de la Luzerne au-
rait commencé sa carrière diplomatique vers l'âge
de huit ans. La première biographie venue aurait
appris à l'éditeur que M. de la Luzerne, avant
d'être nommé ambassadeur en Angleterre, avait
rempli d'importantes missions, auprès de l'élec-
teur de Bavière en 1776, et surtout aux États-
Unis de 1779 à 1783, et qu'étant né en 1741 il avait
non pas six ans de moins qu'André, mais vingt et
un ans de plus que lui.
De tous les documents relatifs au séjour du
poète en Angleterre, les plus intéressants que nous
fournisse la notice sont la lettre curieuse de la
comtesse d'Albany dont nous avons parlé plus
haut et l'épître en vers italiens que lui adresse
BIOGRAPHIE. 21
Alfieri k la date du 29 avril 1789*. Nous en donne-
rons la traduction, sans nous attarder à corriger,
sauf en deux endroits, les trop nombreuses incor-
rections introduites par M. de Chénier dans le texte
d'Alfieri?
« La voici donc eafm ta douce lettre, cher Chénier, cette
lettre si longtemps attendue et que j'aurais souhaitée un
peu plus longue.
« Mais tu as su présenter ta petite paresse sous un jour
si aimable que je suis convaincu que ton silence ne pro-
vient pas d'un manque d'affection.
« Moi, qui pourtant ne le cède à personne en paresse,
je veux non-seulement te répondre, mais encore te répon-
dre en vers, qui seront fort maigres à ce que je vois.
« Mais comme je sais que tu aimes les lettres antiques,
que tu t'es abreuvé à la fontaine et que tu écris des vers
trempés de miel attique,
« Je veux te faire avaler ces méchants vers importuns,
pour te punir de ton silence, qu'il est bien juste de te faire
l>ayer d'une façon ou d'une autre.
« J'apprends qu'elle est pour toi plus amère que l'ab-
sinthe, cette Londres où tu te trouves étranger : et vérita-
blement c'est le supplice de Mezence,
« Que d'habiter chez une nation où personne ne vous
favorise des beaux liens de la joyeuse amitié. Ah ! tu as
bien raison de dire qu'elle a des clous ^ de fer,
« La nécessité, déesse inexorable, seule divinité à qui le
tyran cède lui aussi quand elle devient géante.
« De ce que je dis, un bel exemple est donné maintenant
par tes Français, qui sont voisins de la liberté, précisément
parce qu'ils ont usé la servitude.
1. Le comte de Reumont en avait déjà fait connaître le pas-
sage le plus saillant dans son ouvrage sur la comtesse d'Albany,
die Grûfinvon Albany, tome I, p. 313. Cf. Poésies d'André Ché-
nier, éd. 1872, p. xxxn.
2. Lisez chiovi, les clous, au lieu de chiavi, les clefs.
22 ANDRÉ GHÉNIER.
« Ici maintoiifint on iventeml pins qn'un scnl cri, grands
et petits, hommes et femmes, militaires- et prêtres, tous
les Parisiens solonisent,
« On n'entend que ce cri : les États ! et si le souffle ré-
potîd au désir, je crois que le règne des soldats touche à
sa fin.
« La triste gent, dont toute cour est pleine, murmure
elle aussi, et elle pens(! ijue la chaîne rompue pourra se
ressouder.
« Je ne sais ce qui en résultera, mais quelque tristes
que soient les soirées qui adviendront, elles le seront
beaucoup moins que la nuit qui régnait en France.
« Cependant moi dont l'âme n'est affligée ni par une
sotte ambition, ni par la soif de l'avarice, je traîne une
vie doucement mêlée
« De gloire et d'amour, près des yeux riants de cette
vertueuse femme à qui tu as écrit, et j'apprends à mois-
sonner des lauriers parmi les épines.
« Mais je suis infatigable, tenace et invaincu dans mon
sublime dessein : jour et nuit, je lime, je change, et ce que
j'ai écrit deux fois je l'écris encore,
« Pour que mes tragédies, quand je serai couché muet
dans le tombeau, ne tombent pas dans la nuit de l'oubli,
comme il arrive aux écrits des ignorants.
« Et que d'efforts pour faire résonner la trompette de
cette bavarde que nous appelons Renommée et faire re-
tentir ensuite l'écho des siècles!
a Ce désir insensé me domine tellement qu'il me fait
supporter lés tourments de cette chose qu'on a bien tort
de ne pas appeler mort,
« C'est-cà-dire de revoir les sottes erreurs des impri-
meurs, correcteurs et proies, tous à l'envi plus inattentifs
les uns que les autres.
« Parmi les points et les virgules, les f et lesj, je con-
sume donc les jours, les mois et les années, pour que les
ignorants puissent me comprendre.
« Mais toi, que fais-tu chez ces flegmatiques Anglais,
BIOGRAPHIE, 23
dont la triste et taciturne face redouble les désagréments
d(> leurs épais brouillards?
(( N'y a-t-il point parmi leurs savants quelqu'un qui te
plaise? Je crois qu'un croc serait bien utile pour leur ar-
racher du gosier les paroles qui te glacent.
« Mais il se prépare chez eux, à ce que j'apprends, une
fête pompeuse, en l'honneur du roi qui a recouvré la rai-
son, ce qui est un grand sujet de réjouissance.
« En vérité, c'est une grande merveille, et qui doit te
paraître telle, non-seulement qu'un roi ait retrouvé sa
raison, mais encore qu'il ait pu la perdre.
« Que Londres s'en réjouisse donc maintenant et que
ce miracle nouveau passe à la postérité, pour raviver le
royalisme de ceux qui se dégoûteraient d'un roi.
« En attendant, chasse tes sombres pensées. Toi qui es
né pour écrire, ne pense qu'à écrire. C'est la seule chose
au monde qui soit durable.
« Aime-moi et reviens' où tu es toujours désiré. »
Cette épître fait grand honneur au goût d'Alfieri
et montre quel cas il faisait du talent poétique
d'André et de ses vers trempés de mielattique. Les
deux poètes semblent avoir vécu à cette époque
dans une grande intimité, comme le témoigne en-
core la lettre de la comtesse d'Albany. On aurait
pu souhaiter à ce sujet quelques détails plus cir-
constanciés. Au surplus sur le séjour d'André en
Angleterre, sur les congés qu'il obtint et enfin
sur l'époque précise de son retour nous ne trou-
vons, dans la nouvelle notice, que très-peu de
renseignements. Le dernier point méritait parti-
culièrement d'être fixé. L'éditeur nous dit (p. lxiv)
(.[xi' André revint chez son père au mois de juin 1791.
Eh bien! nous croyons qu'il se trompe. Sans doute
I. LisL'z riedi au lieu de liedi.
24 ANDRÉ CHÉNIER.
il a pense pouvoir fournir comme preuve la lettre
de la comtesse d'AIbany, qu'André, dit-il, reçut
plus d'un mois avant son départ de Londres. Cette
lettre est en efîet datée, dans la notice^ du 5 mai
1791. Mais comment M. de Chénier ne s'est-il pas
aperçu qu'il commettait là une inadvertance? La
moindre attention lui aurait fait voir que cette
lettre doit être datée de 1790; il suffit pour s'en
convaincre de lire les premières lignes. « J'ai eu
soin (écrit la comtesse) de remettre votre lettre
au bon général Paoli, qui a plus l'air d'un bon-
homme que d'un héros, cependant on le regarde
comme tel à Paris ; il a fait son salamalec à
l'assemblée législative , où son discours a été
applaudi, le pouvoir exécutif l'a bien traité aussi;
pour le véritable exécutif qui est M. de Lafayette,
il l'a fêté parce que dans ce moment tout ce
qui a eu l'air de connaître la liberté ou de se' sa-
crifier pour elle doit être distingué par lui; etc. »
Or, c'est le 8 avril 1790 que le général Paoli fut
présenté à Louis XYI par le marquis de Lafayette,
et ce fut dans la séance du soir du 22 avril 1790
qu'il fut admis à la barre de l'Assemblée, à la tête
des députés de l'île de Corse, envoyés par la mu-
nicipalité de Bastia. Au commencement du mois
de juillet de cette mémo année 1790 il quittait
Paris et débarquait le 17 à Bastia. La date de la
lettre de la comtesse d'AIbany doit donc subir une
correction nécessaire ; et la date du retour d'An-
dré, manquant de ce point d'appui, reste livrée à
la seule appréciation des lecteurs. Nous penserons
jusqu'à preuve du contraire (puisqu'ici il ne s'agit
BIOGRAPHIE. 25
que d'une question de fait) que ce fut dans le cou-
rant de l'année 1790 qu'il revint définitivement à
Paris. L'Avis aux Français est daté de Passy, le
24 août 1790; et dans le procès- verbal de l'interro-
gatoire que lui fit subir Gennot, au moment de
son arrestation, nous relevons une réponse (jui
mérite l'attention : « A lui demandé quel son ses
moyent de subsisté. — A lui répondu que depuis
quatre vingt dix qu'il vie que de que lui fait son
père. » Il est certain qu'André n'était pas allé en
Angleterre pour son plaisir, et que, si depuis 1790
il ne touchait plus d'appointements, c'est que de-
puis 1790 il n'occupait plus son poste auprès de
l'ambassadeur.
Quoi qu'il en soit André fut heureux de recou-
vrer son indépendance et de reprendre ses paisi-
bles études dont allaient bientôt le distraire les
graves événements qui se préparaient.
Nous ne croyons nullement qu'il ait eu même
l'idée de se présenter aux élections de 1791. Mais,
à ce sujet, M. de Chénier commet d'étranges con-
fusions. // se fil inscrire, dit-il, comme électeur et
éligible sur la section de la Fontaine de Montmo-
rency. Cette plirase et la note qui l'accompagne
sont grosses d'erreurs. Si l'éditeur s'était donné
la peine de lire les sept articles, dont se com-
pose la section II du premier chapitre du titre III
de la Constitution de 1791, il aurait vu la diffé-
rence capitale qui existait entre un citoyen actif
et un électeur. Étaient citoyens actifs tous les ci-
toyens français, âgés de vingt-cinq ans, domici-
liés dans la ville ou le canton et payant une con-
3
26 ANUUK CIIKXIKR.
Iribution égale à trois journées de travail. Pour
être électeur il fallait, outre des conditions de
cens beaucoup plus élevées, être nommé et dési-
gné comme tel par les citoyens actifs réunis en
assemblées [)rimaii'es. En fait, André Cliéiiier ne
fut })as nommé électeur; et c'est Marie-Joscpli qui
le fut, ce dont l'éditeur aurait pu s'assurer en ou-
vrant VAlmanach royal de 1792 (p. 411), où, en
effet, « Joseph-Marie Chénier, homme de lettres,
vingt-sept ans, rue de Cléry, n" 73, » hgure au
nombre des onze électeurs de la section de la Fon-
taine-Montmorency. Nous avions dit cela déjà en
1872, dans l'introduction des Œuvres en prose.
Nous avions aussi rectifié une erreur, dans laquelle
retombe M. de Chénier, en relevant dans les Pro-
cès-verbaux de l'assemblée électorale du département
de Pains, conservés aux archives, le nombre de
vovx qu'obtint, aux élections des députés de Paris,
non pas André Chénier, mais Chénier électeur,
c'est-à-dire Marie-Joseph. Nous avions, en outre,
donné l'explication de la lettre de Marie-Joseph,
que son neveu ne veut décidément pas comprendre,
lettre dans laquelle l'auteur de Charles IX laisse
entendre que, si ses tragédies avaient été impar-
tiales ou insignifiantes, il aurait pu se glisser parmi
les déjjutés de Paris, à qui les électeurs ne deman-
daient selon lui que des preuves de nullité. Faut-
il donc revenir toujours sur les mêmes faits, re-
produire à satiété les mêmes explications ?
Nous ne suivrons pas André Chénier dans ses
débuts au Journal de Paris; nous nous conten-
terons de renvover le lecteur à l'introduction des
BIOGRAPHIE. 27
Œuvres on proxc. Jo passe la lellro curieuse adres-
sée à François de Panf^e. Quani aux réflexions de
l'éditeur qui lui fonl suite, nous en reparlerons
plus loin dans l'examen des œuvres. Nous glis-
serons aussi sur la discussion publique qui s'é-
leva entre Marie-Joseph et André. Toutes les cir-
constances en sont connues; et nous ne blâme-
rons point M. G. de Chénier de ne pas s'être
étendu sur ce sujet qui devait lui être pénible. Il
eût mieux fait de rester sur la même réserve et de
garder de Gonrart le silence prudent à propos de
la fête célébrée, le 15 avril 1792, en l'honneiir des
Suisses révoltés et amnistiés du régiment de Ghà-
teauvieux.
Dans une longue note (p. lxx:v) * il entre-
prend la justification de Marie-Joseph. S'il se fût
contenté d'attribuer les actes deGhénier à un en-
thousiasme juvénile et irréfléchi, à un optimisme
généreux et aveugle, nous n'aurions rien trouvé à
redire; mais, au lieu de cela, il cherche à dénatu-
rer des faits, qui sont pourtant bien connus et
qu'il nous force à remettre sous les yeux du lec-
teur. Tout le monde sait que ce fut Marie-Joseph
qui fut un des promoteurs de la fête, et. que, dans
sa pensée, cette fête était célébrée en l'honneur,
non pas de la liberté, mais des soldats de Ghàteau-
vieux. Voici en effet la pétition qui fut adressée le
1. Dans cette note, M. G. de Chénier colore son style de cu-
rieux auachronismes. Il appelle Collot d'Herbois et Robespierre
ces sanguinaires reiprésentants. J'observerai à M. de Chénier qu'au
15 avril 1792, Collot d'Herbois et Robespierre n'avaient pas encore
versé une seule goutte de sang, et qu'ils n'étaient pas repré-
sentants. Robespierre seul avait fait partie de la Constituante.
28 ANDRÉ CHI':N[ER.
24 mars au conseil général de la commune de Pa-
ris' :
« Monsieur le Maire, Messieurs,
« Dans quelques jours, nous posséderons au milieu de
nous nos frères, les soldats de Chàteauvieux. Leurs fers
sont tombés k la voix de l'Assemblée nationale ; leurs per-
sécuteurs sont échappés au glaive de la loi, mais non pas
à l'ignominie. Bientôt ces soldats généreux reverront le
Champ-de-Mars, où leur résistance au despotisme a pré-
paré le règne de la loi \ bientôt ils embrasseront leurs
frères d"armes, ces braves gardes françaises, dont ils ont
partagé la désobéissance héroïque.
a Une bienfaisance fraternelle et des honneurs éminents
acquitteront, envers les soldats de Chàteauvieux, la dette
que la patrie a contractée. Ainsi les efforts du civisme se-
ront à jamais encouragés. Cette fêle touchante sera par-
tout l'effroi des tyrans, l'espoir et la consolation des patrio-
tes -, ainsi, nous prouverons à l'Europe que le peuple n'est
pas ingrat comme les despotes, e qu'une nation devenue
libre sait récompenser les soutiens de sa liberté comme
elle sait frapper les conspirateurs jusques sur les marches
du trône.
« De nombreux cito^'ens nous ont chargés auprès de
vous d'une mission que nous remplissons avec confiance
et avec joie. Ils vous invitent, par notre voix, à être té-
moins de cette fête, que le civisme et les beaux-arts vont
rendre imposante et mémorable. Que les magistrats du
peuple consacrent, par leur présence, le triomphe des
martyrs de la cause du peuple ; ils ont conservé dans les
fers cette liberté intérieure et morale que tous les rois
ne peuvent ravir. La patrie a gravé sur leur chaîne le ser-
ment de vivre libre ou de mourir, comme elle l'a gravé
sur les épées et sur les piques nationales, comme elle l'a
1. Elle forme la pièce justificalivc n" x des Œuvres en prose,
éd. 1872.
BIOGRAPHIE. 29
gravé dans vos cœurs, dans les nôtres et dans ceux de tous
les vrais Français.
Marie-Joseph Chénier, Théroigne, David,
HlON, ETC. »
La municipalité dans une délibération du même
jour' arrêta qu'elle se rendrait à cette invitation
et que la pétition serait imprimée et envoyée aux
quarante-huit sections. Sans doute, le parti con-
stitutionnel, qui se sentait impuissant à empê-
cher cette fête, obtint qu'elle fût officiellement dé-
diée à la Liberté; mais personne ne s'y trompa, la
victoire resta aux Jacobins, et dans la description
du cortège les Révolutions de Paris, dans le nu-
méro 145, purent dire: «Derrière le char un cour-
sier à longues oreilles, monté par un plaisant, ri-
ridiculement costumé, figurait la sottise, qui,
n'ayant pu réussira faire manquer cette fête,
venait du moins pour lui chercher des défauts,
afin d'en faire part aux libellistes Dupont et Gau-
thier, Durosoy et A. Chénier, Parisau et Roucher. »
Si M. de Chénier avait mieux lu les journaux de cette
époque, il n'aurait point dit, en parlant du cortège,
que fon n'y admettait point la procession triomphale
des condamnés ; il aurait vu que les Suisses de Châ-
teauvieux marchaient devant le char de la Liberté
précédés de jeunes filles vêtues de blanc, qui por-
taient les chaînes des galériens suspendues à des
trophées. Marie-Joseph, dit-il, prit la fête dans son
1. Voy. les Œuvres en prose, éd. 1872; cet arrêté forme la
pièce justificative n° XI.
30 AXDRK OIIKNIKR.
acception officielle, et il entendit hicnfaireun hymne
à la liberté politique et non à la liberté de vils con-
damnés graciés; il voulut, par des strophes adressées
à l'égalité et dans lesquelles il n'y a trait à aucune
allusion jjossible aux misérables préconisés par
Collot d'Herbois, établir que l'on saluait les prin-
cipes de la liberté et non l'ignoble triomphe des vo-
leurs flétris. 11 est dommage que M. de Chénier
n'ait pas cité ces strophes; c'eût été pour lui une
belle occasion de démontrer qu'elles ne contenaient
aucune allusion possible au triomphe des Suisses
amnistiés et de nous expliquer le sens de ces vers,
par lesquels elles débutent:
L'innocence est de retour,
Elle triomphe à son tour-,
Liberté, dans ce beau jour,
Viens remplir mon âme.
Mais M. de Chénier a une manière toute parli-
culière de lire et de comprendre les textes, ceux
qu'il cite aussi bien que ceux qu'il ne cite pas ; et
puisque nous en sommes sur le désaccord qui
avait éclaté dès le commencement de 1792 entre
Marie-Joseph et André, nous saisirons cette occa-
sion de dire à ce sujet notre pensée tout entière.
La famille, mue par un sentiment respectable,
s'efforce d'atténuer le désaccord et surtout d'en
déguiser les témoignages. Inutile soin ! Quand des
hommes ont été mêlés à des discordes civiles,
quand ils y ont volontairement joué un rôle,
quand, appartenant à des partis opposés, ils se
sont trouvés face à face et ont sacrifié leurs sen-
timents fraternels à ce que chacun d'eux croyait
BIOGRAPHIE. 31
être la vérilé, ils apparlionnonl à l'iiistoire ([ui
illustre ses annales de cette image saignante des
dissensions de la patrie. Aujourd'hui d'ailleurs on
peut tout dire sans cesser d'être calme et impartial.
Marie-Joseph s'est laissé entraîner à bien des fautes
par légèreté et par vanité; mais il a traversé la
révolution sans avoir versé une goutte de sang ou
commis une mauvaise action. S'il eût pu racheter
de sa vie celle de son frère, je tiens pour certain
qu'il l'eût fait avec un stoïque héroïsme. Il n'en
reste pas moins vrai que Marie-Joseph et André
restèrent profondément divisés; qu'on parvint à
faire cesser entre eux une polémique regrettable,
mais non pas à éteindre en eux tout germe d'irri-
tation ou de jalousie. Le nouvel éditeur vient pré-
cisément de produire un témoignage éclatant de
cette sourde désaffection qui sépara les deux frères,
avec la surprenante conviction d'avoir mis au jour
un témoignage contraire. On ne peut imaginer de
méprise plus naïve, à moins qu'elle n'ait été cal-
culée, ce que je me refuse à croire. Tout le monde
connaît, pour les avoir lues dans les précédentes
éditions, les deux strophes adressées à Marie-Jo-
seph'. Dans son étude sur Chénier, en 1844,
M. Charles Labitte avait dit que ces deux strophes
n'étaient que le début d'une pièce plus longue et
1. De Latouche avait fait disparaître de ces deux strophes toute
intention ironique, au moyen de quelques corrections laites avec
beaucoup d'art. Tout ce qui est à la troisième personne avait été
mis à la seconde. Le troisième vers commençait par : Va rem-
plir, etc., et le vers h avait été refait ainsi :
Te comblent de leurs Ijiens, au talent mérités.
32 ANDRÉ CHÉXIER.
que «la fin de l'ode tournailà l'ironio, aune ironie
blessante. » Aujourd'hui nous avons la pièce en-
tière et M. G. de Chénier a beau accumuler trois
pages de notes, torturer le texte et accuser M. La-
bitte d'irréflexion et de légèreté, il faut bien ce-
pendant se rendre à l'évidence, convenir que
M. Labitte avait été fort bien informé et que toute
l'irréflexion est du côté de M. de Chénier. Voici
cette ode telle que nous la donne la nouvelle édi-
tion :
Mon frère, que jamais la tristesse importune
Ne trouble ses prospérités !
Qu'il remplisse à la fois la scène et la tribune :
Que les grandeurs et la fortune
• Le comblent de leurs biens qu'il a tant souhaités !
Que les muses, les arts, toujours d'un nouveau lustre
Embellissent tous ses travaux ;
Et que, cédant à peine à son vingtième lustre.
De son tombeau la pierre illustre
S'élève radieuse entre tous les tombeaux !
Mais
Infortune, honnêtes douleurs.
Souffrance, des vertus superbe et chaste fille.
Salut. Mes frères, ma famille.
Sont tous les opprimés, ceux qui versent des pleurs;
Ceux que livre à la hache un féroce caprice ;
Ceux qui brûlent un noble encens
Aux pieds de la vertii que l'on traîne au supplice.
Et bravent le sceptre du vice.
Ses caresses, ses dons, ses regards menaçants ;
Ceux qui, devant le crime, idole ensanglantée,
N'ont jamais iléchi les genoux.
BIOGRAPHIE. 33
Et soudain, à sa vue impie et détestée,
Sentent leur poitrine agitée.
Et s'enflammer leur front d'un généreux courroux.
On ne devinerait jamais, et on ne le croirait pas
si ce n'était imprimé, comment l'éditeur explique
le passage capital de cette pièce, les deux derniers
vers de la troisième strophe : André ne se dissimn-
lait point, dit-il, qu'il ny avait rien à attendre de
la justice et de Vhumanitédes hommes, alors tout
puissants, que lui et ses deux frères avaient cruelle-
ment blessés, et il voyait avec raison que ses frères,
lui, sa famille étaient tous les opprimés qu'une ven-
geance féroce voulait livrer à la hache révolution-
naire. Eh bien ! ou la langue française a cessé
d'être une langue claire et les mots, d'avoir un
sens, ou cette phrase veut dire : ceux qui sont mes
vrais frères, ma véritable famille, ce sont tous
les opprimés, ceux qui versent des pleurs, ceux
que..., etc. A quoi bon insister? c'est l'évidence
même. Chaque mot de cette pièce est empreint
d'une âpre et amèrc ironie. Du cercle d'horreur où
sont enfermés avec lui tous les opprimés, tous
ceux qui n'ont jamais fléchi les genoux devant le
crime, le poète chasse et repousse de son cœur
l'heureux, le trop heureux Marie-Joseph, et le dé-
voue avec dédain aux grandeurs et à la fortune, et
à la jouissance de ces biens qu'il méprise. Telle
est la vérité sur cette pièce célèbre ; tel est le sen-
timent réel qui y règne.
Une autre méprise de M. Gabriel de Chénier,
tout aussi inexplicable, est celle qu'il commet
lorsque, revenant (p. lxxx) aux origines du débat
■'^4 ANDRÉ CHKNIER.
((iii s'élovii entro les deux frères, à l'occasion >l
l'article d'André S7ir Ips rma^ns des désordres (j"
Irouhlent la France ^ il dil (jiic Marie-Joseph vc
er}il pas jtouvoir refuser lliuuneur de répondre aux
attaques d'une société rivale; que André ne s'était
pjas nommé d'abord; mais que lorsqu'il se fit coiv-
naître la polémique était engagée. Or c'est absolu-
ment inexact, puisque l'article est signé en toutes
lettres : André Chénier; ce qui n'avait pas échappé
à Marie-Joseph, ainsi que le prouve la lettre du
27 février, par laquelle il engagea la polémique,
et qui débute ainsi : « On a publié, dans le Sup-
plément au Journcd de Paris, du dimanche 26 fé-
vrier, une opinion sur les sociétés des Amis de la
Constitution; elle est signée André Chénier, etc. »
Il est temps d'abandonner un sujet qui paraît
épuisé, et que M. de Chénier aurait mieux élucidé
s'il avait eu un peu plus de cette minutieuse atten-
tion qu'il reproche (p. lxxxi) à ceux qui se sont oc-
cupés des écrits d'André et de Marie-Joseph. Nous
passons au lendemain du 10 août 1792. Ici l'édi-
teur nous a donné quelques indications intéres-
santes sur les différents séjours d'André aux en-
virons de Paris, au Havre et à Rouen. Après être
resté quelques jours à Lucienne, il partit pour
Rouen, où il arriva le 12 septembre, ayant fait un
séjour de vingt-quatre heures à Forges; alla pas-
ser sept à huit jours au Havre et revint à Rouen le
26. Il y trouva son frère Constantin, qui le quitta
le 1" octobre. Quant à André, le moment de son
retour à Paris n'est pas fixé, mais ce fut avant le
28 octobre, date de sa réponse à M. Brodclet. Ce-
BIOGRAPHIE. 35
Iiii-ci, on le sait, lui avait communiqué une lettre
dans laquelle le célèbre Wieland s'informait d'An-
dré Chénier et de ce qu'il faisait dans la révolu-
tion.
Enfin vint le procès de Louis XYI. L'éditeur ac-
cumule ici de nombreuses et longues notes, toutes
relatives à Malesherbes et en dehors de la ques-
tion. Il nie qu'André Chénier ait offert ou proposé
à 3Ialesherbes de l'aider dans la défense du roi, et
il combat ce qu'ont dit M. Paul Lacroix et M. Charles
Labitte, cjui n'avaient fait c{ue répéter une asser-
tion de Chateaubriand dans le .Génie du christia-
nisme. Tout le monde sait que Chateaubriand était
parent de Malesherbes. Son témoignage nous pa-
raît au moins contre-balancer celui de M. G. de
Chénier. En somme, l'éditeur ne produit aucun fait
nouveau sur ce sujet qui est d'un si grand intérêt.
Nous devons donc en conclure, ainsi que nous
l'avions dit en 1872^, que toutes les traces manu-
scrites font défaut, et qu'il est difficile de détermi-
ner, autrement que par conjecture, la part qu'An-
dré Chénier a pu prendre à la défense du roi.
Après le procès, André voulut oublier dans
l'étude les tragiques événements dont il veiuiit
d'être témoin. Sentant d'ailleurs la nécessité de
vivre dans l'ombre et de rester ignoré, il alla se fixer
à A'ersaillcs. 11 y résida plusieurs mois, allant de
temi)s à autre à Paris faire acte de présence à sa
section, visitant ses amis à Passy, à Saint-Germain,
et allant presque chaque jour à Lucienne, chez
1. Voy. Œuvres en prose, p. xlvii.
36 ANDRÉ CHKXIER.
Mme Pourrai. Les deux filles de Mme Pourrai,
Mme la comlessc Ilocquart et Mme Laurent Le-
coulteux, doublaient le charme de l'accueil qu'il
recevait dans celle maison, surtout Mme Lecoul-
teux, dont il célébra la belle àme, dans les vers
les plus purs et les plus parfaits qu'il ait écrits.
André Chénier resta dans cette retraite ignorée
jusqu'au printemps de 1794. Il y avait à peine
quelques jours qu'il était revenu à Paris lorsque,
le 17 ventôse, il fut arrêté, à Passy, dans la maison
de M. Pastorct.
IT
DU 17 VENTOSE AU 7 THERMIDOR AN
Malgré les erreurs considérables que nous avons
déjà relevées dans la noiice de la nouvelle édition,
nous devons dire que toute la partie qui suit est
encore au-dessous du commencement. A partir de
l'arrestation d'André Chénier, cette notice n'est
plus qu'un roman de fantaisie, où la vérité liisto-
ricpic et l)iographique est constamment sacrifiée
à des idées préconçues. Nous ferons à M. de Ché-
nier le reproche grave de ne pas avoir cherché à
s'éclairer et d'avoir systématiquement évité de
faire usage des pièces retrouvées aux- archives et
publiées, en 1872, dans l'édition des Œuvres en
prose. Mais ces pièces, qui sont des témoins pal-
pables et irrécusables, contrariaient sans doute
les idées de M. de Chénier, dont le siège était fait
d'avance. Cependant pour un biographe, aussi bien
(|uc pour un historien, la connaissance et l'usage
des documents publiés est d'obligation stricte.
Mais ce ([ui doit étonner surtout, c'est le peu de
4
38 ANDUK CIIKNIEU.
connaissanco juridi({iic dont a fait prouvo l'éditeur.
Si j'appuie là-dessus, c'est que M. de Ghénier a été
chef du bureau de la justice au ministère de la
guerre, qu'il a publié sur la justice militaire un
livre dont on s'accorde à dire du bien, et que les
erreurs juridicfues qu'il a commises ne peuvent
guère se concilier avec les connaissances (jue cer-
tainement il possède. On est donc en droit de
craindre qu'il ne se soit laissé aller sciemment à
des compromis avec la vérité scientifique, afin de
plier l'histoire aux vues particulières de son es-
prit. Et ce qui peut donner à penser que cette
crainte n'est point chimérique, c'est le peu de zèle
qu'il paraît avoir déployé pour arriver à la consta-
tation historique des faits. En effet, les pièces jus-
tificatives qu'annonce M. de Ghénier sont au nom-
de six, savoir : n° 1 , le procès-verbal d'arrestation ;
n" 2, l'ordre de conduite à la prison du Luxem-
bourg; n" 3, l'écrou du 19 ventôse sur le registre
de Saint-Lazare; n« 4, la réquisition adressée le
7 prairial par le comité de surveillance de Passy
au concierge de Saint-Lazare; n° 5, l'écrou du 7
(ou du 18) prairial sur le registre de Saint-Lazare;
n° 6, l'écrou à la Conciergerie; n°^ 7, 8, 9 et 10, les
pièces de la procédure comprenant l'acte d'accu-
sation, le procès-verbal d'audience, la déclaration
du juré et le jugement. Or, les pièces portant les
numéros 3, 6, 7, 9 et 10 ont été publiées en 1840
par M. P. Lacroix, tlans sa Notice sur le procès
d'André Ghénier; la pièce n° 8 a été publiée, en
1872, dans les Œuvres en prose; et la pièce n° 1 a
été donnée par Sainte-Beuve, en 1859, danslairoi-
BIOrrRAPHIE. 39
siriiic (Mliiion dos Cmisprie.^ du lundi. M. de Ghé-
nier ne nous apporte donc que trois pièces nou-
velles, les numéros 2, 4 et 5. Ce fut le hasard seul
qui lui livra les deux premières, puisqu'il les ren-
contra sur le Catalogue de la vente d'autographes
de M. Lucas de Montigny (Paris, 1860), où elles
Ijo-iirent sous le numéro 646. Quant à la pièce
numéro 5, elle dut lui être signalée par une anno-
tation placée en marge de l'écrou du 19 ventôse,
indiquant qu'André était écroué de nouveau sous
le n° 1095; il n'eut qu'à ouvrir le second registre
d'écrou (faisant suite au premier) qui est aujour-
d'hui brûlé. Dans l'édition des Œuvres en prose
parue en 1872, nous publiâmes douze à treize piè-
ces inédites, tirées des archives, pièces d'une im-
portance capitale dont il ne souffle pas mot et des -
quelles se déduisaient d'une façon évidente les
causes fortuites qui amenèrent André Cbénier
devant le tribunal révolutionnaire. Ces pièces
auraient dû lui indiquer la voie où il devait s'en-
gager et au cours de laquelle il pouvait espérer
rencontrer de nouvelles pièces. Mais il aurait fallu
auparavant abandonner le point de vue absolu-
ment faux et tout à fait imaginaire, où il s'était
placé dès 1 844, et des illusions qui cependant s'é-
vanouissent au moindre examen.
J'aborde donc l'historique de l'arrestation d'An-
dré, où je me trouve en mesure aujourd'hui de
rétablir la vérité. On pensait jusqu'à présent que,
le 17 ventôse, le nommé Gennot, agent du comité
do sûreté générale, s'était présenté chez Mme Pas-
toret, porteur d'un mandat d'arrêt concernant
40 ANDRI': CHKXIER.
cette citoyenne^ ; que, ne la trouvant ]ias, ce Gen-
not, après avoir interrogé JM. Pastorct et M. Pis-
catory, avait interrogé et arrêté illégalement (c'esl
le terme ((u'cmploie M. de Chénieri, André Clié-
nier rencontré par lui dans la maison. On s'ap-
puyait, en raisonnant ainsi, sur le mémoire pré-
senté par M. de Chénier père à la commission
chargée de l'examen des détentions. En efîet, ce
mémoire débute ainsi :
« André Chénier, domicilié chez son père, rue
de Gléry, n" 97, se trouvant à Passy le 17 ventôse
chez la citoyenne Pastoret, où il faisait visite, le
citoyen Guenot, porteur d'ordre du comité de sû-
reté générale, y arriva avec un mandat concernant
cette citoyenne. Comme il avait le pouvoir, à ce
qu'il dit, d'arrêter toutes les personnes qui lui
paraîtraient suspectes dans ladite maison, il ar-
rêta entre autres André Chénier, qui se réclama
inutilement de la section de Brutus dont il est
membre et dont il avait une carte et plusieurs at-
testations de ditîérents genres.,.. »
Eh bien, M. de Chénier père, qu'on pouvait
croire bien informé, ne l'était pas : d'une part le
mandat dont Gennol était porteur ne concernait
pas madame Pastoret, mais monsieur Pastoret, ce
qui exigera une correction nécessaire au procès-
verbal d'arrestation; d'autre part Gennot avait
en effet le pouvoir d'arrêter les personnes qu'il
trouverait dans la maison et qui lui paraîtraient
1. M. G. de Chénier suppose (p. cix) que l'objet de la visite de
Gennot était l'arrestation de Mme Piscatory, la belle-mère de
M. Pastoret.
BIOGRAPHIE. 41
suspectes. En effet jusqu'à présent on n'avait pas
retrouvé le mandat du 14 ventôse, en vertu duquel
avait eu lieu cette perquisition chez M. Pasloret
et par suite l'arrestation d'André Chénier. Mais
aujourd'hui nous sommes en mesure de produire
et de puhlier cette pièce \ qui eut de si fatales con-
séquences.
« iJu 14 ventôse, 2'''= année tî.
« I^e comité arrête que le nommé Pastoret, ex-législa-
teur et administrateur du département de Paris, sera
saisi par le citoyen , porteur du présent,- auto-
risé pour cet effet à faire toutes réquisitions civiles et mi-
litaires ; examen sera fait de ses papiers et extraction de
ceux trouvés suspects, qui seront apportés au comité. Per-
quisitions seront faites, les scellés apposés, procès-verbal
dressé, et le susnommé et tous autres trouvés chez lui
suspects, conduits dans des maisons d'arrêt, pour y rester
détenus par mesure de sûreté générale.
« Signé : Élie Lacoste, Louis du Bas-Rhix, Jagot,
DUBARKAX, LaVICOMTEHIE , "S'oULLAM). »
En consé({uencc de cet ordre, les agents du co-
mité de sûreté générale durent se présenter au
domicile de M. Pastoret, à Paris. Il ne l'y trouvè-
rent pas, et cette circonstance suffit à. expliquer
l'intervalle de temps qui s'écoula entre le jour où
fut signé le mandat d'arrêt et celui où Gennot se
présenta au domicile de M. Pasto-ret, à Passy.
Était-ce Gennot qui a\ait été chargé le 14 de l'exé-
cution du mandat? Nous n'en savons rien, puis-
que le nom de t'agent a été laissé en hlanc. Quoi
1. Archives nalionales, registre A F* ii, 292.
4.'
42 AXDRK C.IIKXIKPv.
qu'il en soil, après les iiifoniuilioiis }»rises sur les
(lilïerents domiciles de M. Pasiorel, ce lui Gennol
qui se préscnla, le 17 vcnlôse, à la maison de
Passy, auloi'isé, comme il eut raison de le dire, à
faire la perquisition, à apposer les scellés et à ar-
rêter, avec M. Pastoret, toutes les personnes qu'il
rencontrerait chez lui et qui lui sembleraient sus-
pectes. Selon l'usage, et en invoquant d'ailleurs
ses pouvoirs, il requit deux membres du comité de
surveillance de Passy, qui devaient l'assister et
l'aider, par l'appel de la force armée, s'il en était
besoin, à exécuter le mandat lancé par le comité
de sûreté générale. Quand Gennot, assisté des
membres du comité de Passy, pénétra dans la
maison, quelles personnes y rencontra-t-il? Pour
élucider cette question, il est nécessaire de re-
mettre sous les yeux des lecteurs une partie du
procès-verbal. Il est dit dans cette pièce :
« .... Nous nous sommes transportés maison qu'occupe
la citoyenne Piscatory ou nous avons trouvé un particu-
lier à qui nous avons mandé qui il étoit et le sujest qui!
l'avoit conduit dans cette maison il nous a exibée sa carte
de la section; de Brutus en nous disant qu'il retournoist
apparis, et qu'il étoit Bon citoyent et que cetoit là pre-
mière foy qu'il venoit dans cette maison, qu'il etoit a com-
pagnier d'une citoyene de Versaille dont il devoit la con-
duire audit ^'ersailles apprest avoir pris une voiture au
bureau du cauche, il nous a fait cette déclaration à dix
heures moins un quard du soir à la porte du bois de Bou-
logne, en face du ci-devant châteaux de Lamuette, et ap-
prest lui avoir fait la demande de sa démarche, nous ayant
pas répondu positivement, nous avons décidé qu'il seroit
en arestation dans laditle maison jusqua que ledit ordre
qui nous a été communiqué par le citoyent Genot ne soit
JUGI^RAPHIE. 43
ri'iiiplie mais no ti'oiiv.inL pus la personne dénommé dans
ledit ordre, nous lavons gardé jusqua ce jourdhuy dix-
huit. Et apprest les réponse du citoyent Pastourel et Pis-
catory nous avons présumé que le citoyent devoit estre in-
terrogés et apprest son interogation estre conduit apparis
pour y, estre détenue par une mesure de surette géné-
rale.... »
Lorsqu'on pensait que le mandat concernait
Mme Pastoret, on était en droit de supposer que
c'était elle la personne f/^i^iovmnée dans le dit ordre
que les commissaires disent n'avoir par trouvée,
et que c'étaient M. Pastoret et M. Piscatory qu'ils
avaient interrogés avant de prendre une détermi-
nation relativement à André Ghénicr. Mais aujour-
d'hui nous savons que le mandat du 14 était dé-
cerné contre M. Pastoret. C'est donc lui que les
agents n'ont pas trouvé ; et il devient nécessaire
de faire subir une correction au procès-verbal :
au lieu de apprest la réponse du citoyent Pastourel
et Piscatory, il faut lire : apprest la réponse des ci-
toyene Pastourel et Piscatory. Il est possible que
les agents aient soupçonné André Chénier d'être
venu prévenir M. Pastoret et d'avoir favorisé sa
fuite. Il est certain qu'il est difficile d'attribuer au
hasard d'une visite la présence d'André Chénier
dans cette maison, le 17 ventôse, à une heure
avancée de la soirée. On pourrait faire différentes
hypothèses; mais comme cela ne pourrait aboutir
à aucune conclusion certaine, il est préférable de
revenir à l'examen des faits. La correction que
nous avons fait subir au procès-verbal s'accorde
désormais avec la vérité historique ; car M. Pas-
44 ANDRK CIIKXIER.
toret ne fut pas trouvé et put échapper aux in-
vestigations de la police. Toutes les biographies
le (lisent avec raison et attribuent son salut au
dévouement de Mme Pnslorcl. Cependant il man-
quait jusqu'à présent une preuve certaine que, le
17 ventôse, ce fut madame, et non monsieur Pas-
toret qui eût été interrogée par les agents de Passy.
Or, cette preuve, nous sommes en mesure de la
fournir aujourd'hui, et elle consiste dans un nou-
veau mandat (ki comité de sûreté généi'ale' lancé
contre M. Pastoret, en date du 22 ventôse :
« Du 22 ventôse, 2''" année républic.
« Le comité de sûreté générale arrête (jue les nonnnés
Pastoret, Wuraire, Lacuée, Navier et Bigot de Préame-
neu^, tous cinq membres de l'Assemblée législative, seront
sur-le-champ mis en état d'arrestation par mesure de sû-
reté générale, à Sainte-Pélagie, ou toute autre maison de
détention, que les scellés seront apposés sur leurs papiers,
que distraction sera faite de ceux qui pourraient être sus-
pects, pour être, avec le procès-verbal qui en sera dressé,
remis au comité de sûreté générale. Charge de l'exécu-
tion des mesures ci-dessus les citoyens Poupart et lienry,
secrétaires commis dudit comité.
« Signé : Amar, Dubarrax, Louis du Bas-Rhin,
Jagot. »
On voit maintenant combien deviennent claires
1. Archives nationales, registre AF* ii, 292.
2. M. Pastoret était procureur syndic du département de Pa-
ris et dépulé de Paris; Muraire était président du tribunal du
district de Draguignan, député du Var; Lacuée jeune était capi-
taine au régiment Dauphin-infanterie, procureur-général, syndic
de Lot-et-Garonne et député de ce département; Navier, juge au
tribunal de cassation et député de la Côte-d'Or ; Bigot de Préa-
meneu était juge du tribunal du n' arrondissement et député de
Paris.
BIOGRAPHIK. 45
toutes les circonstances de l'arrestation d'André
Cliénicr. II ressort du procès-verbal que ses ex])li-
cations, relativement usa présence chez Mme Pas-
toret, ne satisfirent pas tes a^uents, et comme nous
l'avons déjà remarqué autre part ', qu'il varia dans
quelques-unes de ses réponses. Ayant été considéré
comme suspect, son arrestation fut décidée, el
décidée légalement, puisque Gennot agissait en
vertu d'un ordre formel du comité de sûreté gé-
nérale. On procéda à son interrogatoire dont
on dressa un procès-verbal ; et le comité de Passy,
se conformant aux termes du mandat d'arresta-
tion, rédigea un ordre en vertu duquel André
Cliénier devait être conduit à la prison du Luxem-
bourg. C'est cet ordre de conduite que possédait
M. Lucas de 31ontigny, dans sa collection, et qui
formera la pièce justiticative n" 2 de la nouvelle
édition.
André fut conduit au Luxembourg par l'agent
Duchesne. M. Cliénier père dit, dans son Mémoire
que « le concierge de cette maison, ayant trouvé
quelque chose à reprendre dans la manière dont
l'ordre était expédié, refusa de recevoir le prison-
nier «. André fut donc ramené à Gennot, qui le
fit conduire à Saint -Lazare, où il fut incarcéré.
Nous avons déjà fait remarquer' que c'était un
fait excessivement fréquent. Les prisons regor-
geaient de détenus, et les concierges faisaient
presque toujours des difficultés pour recevoir
1. Voy. Poésies d'Andrc Chc'nier, éd. 1872, p. li, note 3.
2. Voy. Poésies, éd. 187'2, p. lui, note 2.
46 AXDRK CIIl^lXlKR.
tous t'cux (ju'on leur ainciiait. Le nombre des
exemples qu'on pourrait citer est infini.
L'écrou d'André Cliénier est du 19 ventôse; il
porte le numéro 787. 11 est ainsi conçu ' :
u André Chénier, âgé de trente-un ans, natif de .Cons-
tantinople, citoyen demeurant rue de Gléry, n» 97. Taille
de cinq pieds deux pouces, cheveux et sourcils noirs, front
large, yeux gris bleu, nez moyen, bouche moyenne, men-
ton rond, visage carré, amené céans en vertu d'ordre du
comité révolutionnaire de la commune de Passy pour y être
détenu par mesure de sûreté générale.
« Slgni' : Boucherat-, Craaioisin, commissaire,
et Ge.nnot, porteur d'ordre ilu comité
de sûreté générale. »
Ajoutons que le registre d'écrous porte en marge
une mention dont nous reparlerons tout à l'heure.
En 1844, dans une brochure intitulée : la Vérité
sur la famille de Chénier, M. G. de Chénier disait
au sujet de cet écrou : « Le lendemain du jour où
son fils André avait été conduit à la prison de
Sainl-Lazare, M. de Chénier y court pour tâcher de
le voir; tnais le concierge lui répond brusquement :
« Je n'ai p)oint ce nom -là parmi ceux quon a
amenés hier. » Plein d'espoir, il vole au Comité de
salut public faire part de cette circonstance et de-
mande la mise en liberté de son fds. C'est à Barère
1. Archives de la police. Registre d'écrous de la prison de Saint-
Lazare.
2. Le concierge de Saint-Lazare a sans doute mal lu la signa-
ture qui était au bas de l'ordre de conduite, et il a écrit Bou-
cherat; plus lard le même ou quelqu'autre a essayé de corriger
ce mot pour en faire Boudgoust. La publication de l'ordre de con-
duite tranchera cette difficulté d'ailleurs bien peu importante.
lilUGKAPllli':. 47
qu'il s'adresne, et qui le reçoit avec politesse , lui pro-
mettant la sortie d'André. Deux jours après il re-
tourne à la prison. Le concierge qui le reconnaît lui
dit : « C'est votre fils? vous avez fait un beau coup^
je viens de recevoir l'ordre d'inscrire son écrou. «
Nous avons fait remarquer, en 1872, que ce récii,
pourtant très -circonstancié , est en contradic-
tion avec la date de l'écrou. M. G. de Chénier
précisait alors les jours où son grand-père s'élail
présenté à Saint- Lazare, c'était le 20 et le 22
ventôse. Eli bien , il paraît (|u'il avait tort de
préciser alors , puisque aujourd'hui il affirme
que ce fut le 7 prairial que le concierge fit cette
réponse à son grand-père. Je prie le lecteur de
méditer ce passage de la notice de 1874 : J'avais
entendu raconter dans la famille depuis mon enfance
les circonstances 'de l'arrestation , de la détention et
de la mort démon oncle André; tous s'accordaient
et ne variaient pas sur les faits; mais personne ne
se rappelait exactement l'intervalle qui s'était écoulé
depuis rentrée à Saint-^Lazare jusqu'au moment où
l'ordre d'écrou avait été donné : on pensait généra-
lement quHl n'y avait que quelques jours, mèone pas
2jIus de deux ou trois, et c'est ce dernier délai qiie
j'ai mentionné dans la petite brochure citée plus liant.
Que ressort-il de ce passage? C'est qu'en 1844,
M. G. de chénier affirmait ce qu'il savait pertinem-
ment être douteux; c'est qu'aujourd'hui, sans
fournir aucun témoignage de nature à changer
des souvenirs vagues en souvenirs précis, il mo-
difie cependant son récit, transporte au 7 prairial
ce qu'il avait dit s'être passé le 22 ventôse et
48 ANDRK CHKNIER.
prend pour baso d'uno discussion hislon(|nc sa
propre aHirmation, pourtant infirmée par l'aveu
(pi'il fait de l'ignorance où a toujours été la
ianiille relativement à ces circonstances de
temps.
Mais d'où vient donc cette variation dans im
récit qui justement ne devait pas varier^ pour con-
server au moins une valeur morale? En 1860, à
la vente des autographes de M. t^ucas de Mon-
tigny, M. G. de Cliénier a acquis un mandat du
comité révolutionnaire de Passy, daté du 7 prai-
rial, et requérant le concierge de Saint-Lazare de
retenir André Chénier dans la maison d'arrêt jus-
qu'à ce que le comité de sûreté générale en ait
autrement ordonné. D'où une nouvelle inscription
d'André sur le registre d'écrous de Saint-Lazare, à
la date du 7 (ou 18) prairial, sous le n° 1095,
inscription qui forme la pièce justificative n" 5 de
la nouvelle édition.
C'était là un fait curieux et nouveau; mais on
ne saurait imaginer les conséquences qu'en a dé-
duites M. de Chénier, et les hérésies juridiques
qu'il a commises. Transportant de sa propre au-
torité, du 22 ventôse au 7 prairial, le récit dont
nous avons parlé précédemment, il s'ingénie à
l)rouver, dans une longue note (p. cxi-cxm), aussi
erronée qu'entortillée : 1° Que l'écrou du 19 ventôse
ne compte pas, que ce n'est pas un écrou; que le
seul écrou dont on doive tenir compte c'est celui
du 7 (ou 18) prairial ; 2" que, l'arrestation d'AïuU'é
Chénier ayant été illégale, l'ordre du comité de
sûreté générale n'a d'autre Init (|ue de cou\rir
BIOGRAPHIE. 49
rillégalité de la mesure prise (le 18 ventôse) par
le comité de Passy.
Examinons le premier point. C'est ici le lieu de
j)arler de la mention portée en marge sur le re-
gistre d'écrou de Saint-Lazare. Jusiju'à présent,
nous avions donné cet écrou d'après M. P. Lacroix
c|ui l'avait publié en 1840. Cette t'ois, nous sommes
remonté jusqu'à la source, c'est-à-dire juscpi'au
registre lui-même et nous avons relevé en marge
cette mention : « Voyez le f. , n" 1095, où le dit
Cliénier est récroué au grand registre à la feuille
du 18 prairial. «
D'abord, quant à la date de cette seconde in-
scription sur le registre d'écrous, M. de Cliénier,
dit le 7 prairial, sans doute d'après le mandat du
comité de Passy, et la mention portée en marge
de l'écrou 787, dit le 18 prairial. Simple question
de fait à vérifier, s'il est possible. Mais cela ne fait
pas difficulté. Que l'écrou 1095 soit du 7 ou du 18,
peu importe. Je croirais d'ailleurs volontiers que
la date du 7 prairial est la bonne. Maintenant ren-
dons-nous compte de la teneur de l'inscrip-
tion 1095. M. de Cliénier aime beaucoup à discuter
sur des pièces qu'il ne donne pas ; cela peut en
effet aider à faire l'obscurité dans une question.
Mais enfin ce qu'il dit nous suffit. Voici comment
il s'exprime : « Que Von compare V inscription des
deux registres et l'on verra sur le petit cpC André doit
être détenu pQr in:sure de sûreté générale, et sur le
grand, (ju'il y est porté comme écroué , puisijuil ne
s'g trouve rpie ses nom, prémom, âge, lieu de mus-
sance et domicile. »
50 ANDJil'; CHKXIKU.
Comment ne pas s'étonner que ce soit un avocat,
un jurisconsulte qui ait écrit une ptu'ase pareille?
Mais passons; et extrayons de celle phrase l'é-
crou 1095, ainsi conçu : « André Ghénier, âgé !
de 31 ans, natif de Conslanlinople, citoyen demeu-
rant rue de Cléry, n" 97. » Eh hien, j'ai le regret
de (lire à M. de Chénier que cette inscription est
insul'hsanle pour constituer un écrou. Mais il est
permis de supposer que colle inscription est suivie
de cette mention : « Ordre du comité de sûreté
générale. » Alors seulement elle pourrait passer
pour un écrou, grâce à Técrou 787 qui contient le
signalement d'A. Ghénier et qui constate qu'il est
détenu par mesure de sûreté générale. Tout à
l'heure nous verrons la signification de cette
deuxième inscription sur le registre d'écrous. Di-
sons cependant dès maintenant (jue l'écrou 787,
du 19 ventôse, est le véritable en droit comme en
fait, et que celui du 7 (ou 18) prairial, inscrit sous
le m 1095, n'est que la constatation d'une modi-
fication dans la situation du prisonnier.
C'est précisément la thèse contraire que sou-
tient M. de Chénier : « Les personnes, dit-il, qui ont
quelques notions du droit criminel savent que dans
les prisons il existait alors, comme aujourd'hui, deux
registres dont Vun, pour l'ordre intérieur, est des-
tiné à mentionner les mouvements d'entrée et de
sortie des prisonniers; l'autre, le grand, est celui des
co'ous : il reçoit les noms des personnes détenues en
vertu des mandats d'arrêt. » J'en demande pardon
à M. de Chénier, mais cette phrase prouve que,
contrairement à ce que l'on pouvait espérer, il
BIOGRAPHIE. 5i
ii'esL pus iiu nombre des personnes qui oui (juel-
(jLies notions dudroit criminel, et sans perdre mon
temps à la disenter point i)ar point, je rétablirai
brièvement la vérité. Écrouer un prévenu, c'est
uniquement le faire passer de l'extérieur (ou, plus
exactement, d'entre les deux guicbets) dans l'inté-
rieur de la prison. Et c'est ce passage de l'état de
liberté à l'état de détention qui est destiné à con-
stater l'écrou, c'est-à-dire l'inscription sur un re-
gistre dont les écritures doivent être tenues à jour,
autrefois par le concierge, aujourd'liui par le gar-
dien clief, assisté de grefliers et de commis-gref-
fiers selon l'importance de la prison. Il y a en
effet des maisons où il y a plusieurs registres
d'écrous, mais alors elles contiennent plusieurs ca-
tégories de prévenus; en tout cas, ces registres ne
font pas double emploi. Quand André Cbénier ar-
riva à Saint-Lazare, le concierge reçut l'ordre du
comité de Passy dûment signé par les agents, prit
les nom, prénoms, âge, lieu de naissance et si-
gnalement du prisonnier, ainsi que le motif de sa
détention, et les inscrivit sur son registre.
Le registre, destiné, selon M. de Cbénier, à men-
tionner les mouvements d'entrée et de sortie des
prisonniers, c'est précisément le registre d'écrous,
il n'y en a pas d'autre. Le grand registre, dont il
parle ensuite n'a jamais existé que dans son ima-
gination. Si André Cbénier eût élé écroué à la Con-
ciergerie, M. de Cbénier eût pu peut-être équi-
voquer sur les trois registres que nécessitaient
les différentes catégories de détenus qu'on y rece-
vait. Mais, à Saint-Lazare, il n'y a pas d'équivoque
52 ANDRÉ CHÉNIER.
possible, puisqu'il u"\ cul jauiais qu'un seul ro-
registrc. Ce (|ue la mention, placée en mar^e de
l'écrou 787 entend pdv gran'l re^/si/'^, c'est uni(jue-
ment un nou\eau rciiistre, c'est-à-dire un nou-
veau volume, d'un format plus ^irand, ({u'on dé-
signait par cette c\])ression de grand registre. Les
deux registres sur lcs(|uels est inscrit André Ché-
nier ne t'ont nullement doul)le emploi; ils se sui-
vent, le premier allant du 29 nivôse au 25 ventôse,
et le second continuant la liste des écrous à partir
du 26 ventôse. Le premier écrou d'André est nu-
méroté 787, le second, celui du grand registre.
1095, ce qui signifie (ju'entre le 19 ventôse et le 7
(ou le 18 prairial an II, il a été constaté trois cent
sept entrées. Et, d'ailleurs, dans le registre qui
nous reste (l'autre a été brûlé en 1871), qui va du
29 nivôse au 25 ventôse, il y a plusieurs détenus
qui ont été, comme André Gliénier, l'objet d'une
double inscription, et parmi lesquels je mention-
nerai le prince de Hesse. Et maintenant, quels mo-
tifs ont pu entraîner M. de Gbénier à accumuler
tant d'erreurs? C'est ce qui ressortira de l'examen
du second point, relatif à l'inscription du 7 (ou 18)
prairial.
C'est après les visites à Barère, dit M. de Chénier,
les sollicitations de onon grand-père que le comité
de sûreté générale, certain qu'André, arrêté illégale-
ment est détenu sans motif à Saint-Lazare, veut ga-
rantir le comité révolutionnaire de Passy et justi-
fier Varrestation illégale qu'il a commise, en lui en-
voyant un ordre qui lui enjoint de requérir qu'André
reste en arrestation jusqu' à ce qu'il en soit autrement
BIOGRAPHIE. 53
ordonné par lui, comité de sûreté générale ; et c'est
en conséquence de cet ordre que le comité réoula-
tionnaire de Passy requiert le concierge de la j:)rison
de retenir André dans la maison d'arrêt. De tout
cela qu'y a-t-il de vrai? Simplement que le 7 prai-
rial, sur un ordre reçu du comité de sûreté géné-
rale, le comilé de Passy requit le concierge de
Saint-Lazare de retenir André Chénier jusqu'à ce
que le comité de sûreté générale en ait autrement
ordonné. Cette réquisition forme la pièce justifica-
tive n" 4 de 31. de Ghénier. Quant à la certitude
de l'illégalité de l'arrestation d'André, qu'il prête
au comité, et au motif qui fait agir celui-ci pour
garantir le comité révolutionnaire de Passy, au-
tant d'inventions, autant d'allég'ations contraires à
la vérité.
Nous avons vu que l'ordre du 14 ventôse confé-
rait aux agents du comité le droit d'arrêter et de
faire incarcérer toutes les personnes trouvées dans
la maison de M. Pastoret et considérées par eux
comme suspectes. C'est donc légalement que, con-
sidérant André Chénier comme suspect , ils dé-
cidèrent son arrestation, et que le comité de
Passy, usant du droit dont la loi du 17 septembre
1793 avait investi les comités révolutionnaires,
signa l'ordre de le transporter et de le détenir
dans une maison d'arrêt.
Mais quelle était donc la position particulière
d'André Chénier? Il avait été arrêté en consé-
({uence d'un ordre émanant du comité de sûreté
générale, mais non en vertu d'un mandat le con-
cernant personnellement et nominativement, et
û4 AXDRI': CI II'; NIER.
inscrit sui" le registre du comité de sûreté géné-
rale. Le comité de Passy, en signant l'ordre de con-
duite, ne fit qu'exécuter les instructions formelles
du comité de sûreté générale; il était couvert par
le mandat du 14 ventôse; mais, vis-à-vis du con-
cierge de Saint-Lazare, il était la seule autorité
constituée et responsable, figurant sur son registre
d'écrous comme ayant ordonné et signé Tordre
d'incarcération. Si après le 19 ventôse la famille
de Ghénier avait été bien inspirée, c'est auprès des
membres du comité de Passy (ju'elle eût fait des
démarclies; car celui-ci, ayant ordonné l'inscrip-
tion de l'écrou, pouvait en ordonner la levée.
André Cbénier resta ainsi dans cette position
toute particulière pendant plus de deux mois et
demi, lorsque le comité de sûreté générale, appre-
nant sa détention à Saint-Lazare, prit l'arrêté du
7 prairial ainsi conçu ^ :
« Le comité de sûreté générale, instruit que le nommé
André Ghénier, a été arrêté et traduit dans une maison d'ar-
rêt de Paris par le comité révolutionnaire de Passy, sans
mandat, inscrit sur le registre du comité, arrête que ledit
André Ghénier, dont la renonmiée a publié depuis le com-
mencement de la révolution la conduite mcivique, restera
en arrestation jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné.
« Signé : Eue Lacoste, Vadier, Dubarrax,
Louis DU Bas-Rhin et Jagot. »
Copie de cet ordre fut expédiée au comité de
Passy, qui fut tout simplement l'agent chargé de
l'exécution du mandat", et qui adressa au con-
1 . Archives nationales, registre AF' ii, 2.j'i.
2, C'était presque toujours les comités de surveillance que le
BIOGRAPHII-:. 55
cierge la réquisition dont il est parlé ci-dessus,
André Chénier devint ainsi, en quelque sorte, le
prisonnier du comité de sûreté générale, au lieu
de l'être simplement du comité révolutionnaire
de Passy; mais cette modification de position, qui
nécessita sur le registre d'écrous l'inscription 1095,
n'eut d'ailleurs aucune influence ultérieure sur sa
destinée.
C'est ici, à cette date du 7 prairial, et non plus
aux 20 et 22 ventôse que s'intercale aujourd'hui,
dans le récit de M. G. de Chénier, le personnage
de Barère. M. de Chénier avait, dit-il, fait plusieurs
démarches auprès de Barère; celui-ci l'avait bien
reçu et lui avait promis de s'occuper de son af-
faire. Barère., évidemment., ajoute-t-il, avait fait
part à ses collègues des démarches de M. de Chénier
père. Qu'en sait-il? L'adverbe évidemment ne porte
malheureusement jjas l'évidence dans les plis de
sa robe traînante. Ce cjui n'empêche pas l'éditeur
d'affirmer que /e co»ii^é de salut public fit expédier,
par le comité de sûreté générale^ un ordre \Cq\\û du
7 prairial) au comité révolutionnaire de la munici-
palité de Passy. Pure imagination, affirmation gra-
tuite. Dans le mandat du 7, il est dit seulement :
« Le comité de sûreté générale, instruit que...., etc."
Par qui a-t-il été instruit? M. G. de Chénier dit que
ce fut par Barère. La vérité est qu'il n'en sait
rien, que personne n'en sait rien. . Mais M. de
Chénier saisit cette occasion de laisser planer
comité de sûreté générale choisissait pour faire exécuter ses
mandats. Voy. aux appendices les mandats concernant les Tru-
daine et Mme de Bonneuil.
56 ANDRÉ CHÉNIER.
sur Barère un soupçon, afin do préparer la
scène du 4 thermidor, dont nous parlerons ])his
loin. Que, se faisant l'interprète des justes res-
sentiments de tous les siens, il rende respon-
sables de la mort d'André le comité de sûreté
générale, qui autorisait des -agents subalternes
à décider du sort des citoyens, le comité de sa-
lut public, qui prépara la loi du 22 prairial, et
la Convention, qui institua de tels comités et vota
de telles lois, il ne fera qu'user du droit souverain
qu'il possède déjuger selon sa conscience les faits
et les hommes cjui appartiennent à l'histoire. Mais
il ne peut désigner Barère comme ayant été l'in-
strument et la cause de la mort d'André, que s'il
fournit une preuve, certaine, palpable, authenti-
que, et dont on puisse faire la vérification. Hors
de là, tout n'est qu'hypothèse. Croit-il qu'on serait
à court d'hypothèses pour expliquer la manière
dont le comité a pu être instruit de la détention
d'André? Ne peut-il l'avoir apprise d'un membre
du comité de Passy, d'un administrateur chargé
de la surveillance des prisons, d'un député infor-
mé de ce fait, de son agent Gennot, avec lequel il
était en rapport constant? Ycut-il encore une autre
hypothèse? Sauveur Chénier, arrêté à Beauvais et
transféré à la Conciergerie, ne pouvait certes pas
se douter que la détention de son frère André était
ignorée du comité de sûreté générale. Quand son
affaire fut déférée au tribunal criminel, le 3 prai-
rial, on n'était pas encore sous le régime de la loi
du 22 prairial; les formes ordinaires de la justice
étaient suivies, et l'on instruisait les causes. Or,
BIOGRAPHIE. 57
coïncidence au moins rcmnrciualilo, Sauveur fut
interrogé le 6 prairial par Dobsent, juge au tribu-
nal criminel; et c'est le lendemain même, 7 prai-
rial, que le comité de sûreté générale prit son ar-
rêté. Qui empêcherait de supposer que Sauveur,
dans le cours de son interrogatoire, ait pu répon-
dre inconsidérément à une question ibrtuite et
laisser échapper quelque parole imprudente, avide-
ment recueillie et rapidement transmise? Que di-
rait M. de Chénier si je transformais cette hypo-
thèse en affirmation, et si dans mon récit j'amenais
perfidement cet adverbe évidemment^ dont il fait
un emi)loi si peu logique? Il crierait à la calomnie
et il aurait raison. Mais rien ne lui coûte pour
rendre l'invraisemblable vraisemblable, pas même
les anachronismes les plus étranges. Croirait-on
que, pour expliquer lés circonstances dans les-
(juelles a été pris l'arrêté du 7 prairial, il aille
jusqu'à dire : Le complot tVévasion des prisonniers
de Sai)it-Lazare, inventé à la fin de prairial^ don-
nait d'ailleurs U)i prétexte.
Nous avons, je crois, éclairci toutes les circon-
stances qui sont relatives à l'arrestation d'André
Chénier et au mandat du 7 prairial, et sur tous
les points nous avons rétabli la vérité. Notre
tâche sous ce dernier rapport n'est pas finie. La
famille ne me paraît jamais avoir vu clair dans
la situation d'André à Saint-Lazare. M. de Chénier
dit en effet (p. cxxi-cix) qu'il y avait du désordre
au greffe du tribunal révolutionnaire, que des
employés furent gagnés et que l'on obtint d'eux
qu'ils missent constamment en dessous les dos-
58 Axnin'; (:iii-;xiKH.
siors d'André cl do Sauveur. Celle légende n' i
(|u'iin malliour, c'est d'èlre l)asée sur des fail
imaginaires, et de ne pouvoir être adnussible qii'
pour Sauveur, attendu qu'André Ghénier n'avcii
pas de dossier et que, seul. Sauveur en avait un.
M. G. de Ghénier n'a qu'à consulter aux Archives
nationales les répertoires et registres du tribunal,
qui y sont encore. Toutes les aiïaires sont inscrilcs
au (iir et à mesure de leur arrivée au greffe. Il \
verra son père, Sauveur Ghénier, inscrit sous le
numéro 2290, à la date du 3 prairial. Quant à An-
dré Ghénier, il l'y trouvera sous le numéro 317^ bis;
mais, qu'il le remarque bien, avec les quatre-
vingts et quelques personnes composant les trois
fournées- des 6, 7 et 8 thermidor et toutes com-
prises sous ce seul numéro; c'est-à-dire ({u'André
n'est devenu justiciable du tril)unal révolution-
naire que dans les derniers jours de messidor,
an II. S'il n'eût pas été enveloppé dans cette fausse
conspiration des prisons, il eût échappé à la mort.
Comme la plupart de ses infortunés compagnons,
André Chéjiier n'avait pas de dossier, et c'est ce
fait (|ui nous servira plus loin à explicpier la con-
fusion commise par Fouquier Tinville dans la ré-
daction de l'acte d'accusation.
Ainsi, pour Sauveur, on peut, si l'on veut, ajou-
ter foi au récit de la famille, puisqu'il avait un
dossier; mais on ne peut l'accepter en ce qui con-
cerne André Ghénier, qui n'avait pas de dossier,
qui n'avait pas été traduit, comme son frère, au
tribunal révoluli£»nnaire pour des faits spécifiés,
et qui était simplement détenu par mesure de su-
BlOGKAPlllK. 59
reté générale. Aussi, quand ^p. cxxiii) M. G. do
Chénicr parle de la promesse qu'on laisserrdt dor-
mir les deux a/faires, il écrit une phrase qui n'u
pas de sens, [)uisqu'il n'y avait pas deux affaires,
mais une seule, celle du dossier 2290,
Nous arrivons maintenant à la loi du 22 j)rai-
rial. On a eu tort, je crois, d'établir un rap[)orl
entre la promulgation de cette loi et l'idée qu'eu l
M. de Chénier père de rédiger son mémoire. 11 n'y
a entre la loi du 22 prairial et ce mémoire qu'une
coïncidence de date; j'inclinerais même à croire
que le mémoire doit être antérieur à la loi, car il
y est dit à la fin qu'André Chénier était « privé de-
puis trois mois de la liberté ». Or, André a été ar-
rêté le 19 ventôse, c'est donc le 18 prairial que les
trois mois étaient écoulés; et il me semble que,
si le mémoire avait été écrit seulement quelques
jours après, M. de Chénier père n'eût pas manqué
de dire que son fils était privé de la liberté depuis
trois mois passés ou depuisplus de trois mois.
Quoi qu'il en soit, M. G. de Chénier se méprend
complètement quand il dit : « L'article 18 insti-
tuait une chambre du conseil révolutionnaire que
M. de Chénier prit pour une commission chargée de
Vexamen des détentions^ et il lui vint la fatale
pensée^ croyant le moment favorable, d-adresser à
cette commission un mémoire pour obtenir la mise
en liberté de son fils. L'article xviii de la loi du
22 prairial est ainsi couru : « L'accusateur pu-
blic ne pourra, de sa propre autorité, renvoyer
un prévenu adressé au tribunal, ou qu'il y aurait
lait traduire lui-même, dans le cas où il n"\ au-
60 ANDRÉ CHKNIER.
rail i)cis malicro à iino accusation devant le tribu-
nal; il en fera un rapport écrit et motivé à 1 i
chambre du conseil qui prononcera. Mais aucun
prévenu ne pourra être mis bors de jugcmcnl
avant que là décision de la chambre n'ait été com-
muniquée au comité de salut public, qui l'exami-
nera. » Rien dans cet article ne concernait André
Chénier, qui n'était, ainsi qu'on l'a vu, ni pré-
venu, ni adressé au tribunal, ni traduit au tribu-
nal par l'accusateur public. Dans le mémoire de
M. de Chénier, il est dit formellement, vers la fin :
« Le soussigné, âgé de soixante-douze ans, père
d'André Chénier, reconnu pour un très-bon
citoyen à la section de Brutus, soumet ces observa-
tions à la commission chargée de Vexamen des dé-
tentions. » Et c'est M. de Chénier père lui-mèmo
({ui a souligné ces derniers mots. La loi du 23 ven-
tôse, an II, avait institué ces commissions popu-
laires au nom])re de six, et avait chargé les co-
mités de salut public et de sûreté générale de les
former et de les organiser. Les comités avaient
obtempéré aux ordres de la Convention et par un
décret, lu dans la séance du 30 floréa4, avaient or-
ganisé celle qui devait résider à Paris. Le décret
est ainsi conçu :
« Les comités de salut public et de sûreté générale, eu
vertu de la loi du 23 ventôse, arrêtent :
« Qu'il sera établi une commission populaire composée
de cinq membres, qui sont les citoyens Subleyras, vice-
président du tribunal révolutionnaire ; Tliibolot, greffier
de la municiiialité de Vitry, [)rès l'aris; Laveyron, culti-
vateur à Cretcil ; Dcgalonnier, membre du comité de •sur-
veillance delà section des Gardes-Françaises-, Fournerot,
BIOGRAPHIE. 61
membre du comité de surveillance du dêiiartemeiit de
Paris.
« Cette commission fera le recensement de tous les gens
suspects et déportes, conformément à la loi des 8 et 13
ventôse.
« Si^ elle découvre des citoyens qui lui paraissent injus-
tement arrêtés, elle en formera la liste, et l'enverra au
comité de salut public et au comité de sûreté générale qui
prononceront définitivement sur leur mise en liberté.
« Les détenus qui ne seront pas compris dans ces doux
classes seront envoyés au tribunal révolutionnaire.
« Cette commission résidera à Paris, et exercera ses
fonctions à l'égard des personnes détenues dans les mai-
sons d'arrêt de cette commune. Etc., etc. »
C'est là, comme on peut s'en rendre aisément
compte, (a commission rhargre de l'examen des dé-
tentions dont parle M. de Chénier père dané son
mémoire. Et la date du décret nous conlîrme dans
la pensée que ce mémoire fut rédigé et envoyé
à cette commission avant le 22 prairial. Apres
cette dernière loi , cjui supprimait l'instruction et
toutes les garanties de la défense, il est très-
probable que M. de Chénier ne se serait^pas ré-
solu à cette démarche. Nous avions dit tout cela
déjà en 1872 dans l'introduction aux œuvres en
prose; et nous avions indiqué les quelques in-
dices qui pouvaient faire penser que le mémoire
eût été examiné par la commission'. Je suis pour
ainsi dire certain que ce mémoire doit se trouver
encore parmi les papiers de cette commission, et
qu'un jour ou l'autre on l'y retrouvera.
Mais M. de Chénier a un but en faisant l'obscu-
l. Vuy. Œucrcs en prose, p. txxxvi, noie i.
62 A.NUHK CHKXIKU.
rilû dans iiiin (|iicslion pourlaiil si claire, c'osl
uiiiciucmciil celui dincriiiiiuor Barèrc. Et l'on
voit ce but se dessiner quand il dit (p. cxxviii) :
Ce iiiémolre, adressé à la commission (Vcramen des
détoitioiis, alla, non pas à la chambre du ccmseil du
Irihiuial révolutio)iuaire, comme so)i auteur le sup-
posait, mais au comité de salut public. Qui l'aiilo-
risc à dire cela? Quelle preuve, faible même, en
apporle-t-il? Son allirmalion seule, j)rocé(ié com-
mode, l'amilier à M. de Cbénier: mais «jui l'en-
traîne, ainsi {|u"on l'a vu à clia(|ue page, dans un
dédale inextricable d'erreurs. Le reste de sa bio-
grapbie n'est plus ({u'un roman; il va jusqu'à
décrire, étrange ballucination, l'eiret que ce mé-
moire dut })roduire sur les membres du comité de
salut public.
Enfin arrive la scène du 4 thermidor. La veille,
le nouveau concierge de Saint-Lazare, le nommé
Verney, avait refusé à M. de Cbénier père de lui
laisser voir son fils. Douloureusement affecté, l'in-
fortuné, vieillard ne put calmer ses angoisses, et le
lendemain, 4 tbermidor, il se rendit de nouveau
chez Barère. Voici la scène telle que 3L G. de
Chénier la raconte : Barère, suivant sa coutume,
fut froid et polij ses réponses aux sollicitations du
vieillard, étaient vagues et évasives, mais M. de Cbé-
nier insista, devint pressant et demanda une solu-
tio)i nette et précise; c''ôst alors qu'il arracfià de
Barère ces niots redoutables : « Vulrc /Ils sortira
dans trois jours. »
Au sujet de cette réponse, que nous adnielton->
connue vraie, puisque M. de Cbénier père a dil
niOGRAPIIIK. 63
l'avoir reciio, l'éditour nous cite ot foii ino\<acle-
mcnt. Dans l'édition des Porsies de 1862, nous avions
dit que c'était peut-être son secret, la chute pro-
chaine de Rohespierre , que Barère avait laissé
échapper pour donner quelque espoir au malheu-
reux père. Ce n'était là qu'une hypothèse ; et les
hypothèses sont sans valeur intrinsèque en his-
toire. Aussi en 1869 (je dis 1869, parce que la
seconde édition des Poésies, bien que parue en 1872,
était terminée en février 1870 comme le témoigne
la date de l'avertissement), aussi en 1869, dis-je,
nous avions rejeté cette hypothèse , nous conten-
tant de dire que, sans doute, c'était là une de ces
promesses, vaines comme tant d'autres, que les
solliciteurs arrachent aux hommes qui sont au
pouvoir. Déjà dans cette seconde édition nous
avions fait remarquer la liaison intime qui exis-
tait entre la mort d'André Chénier et la conspi-
ration des prisons. Enfin de 1869 à 1872, préparant
l'édition des Œuvres en irrose, nous avons, par de
longues recherches aux archives, fait pénétrer la
lumière dans les développements fort o])scurs de
cette conspiration de Saint-Lazare , et suivi le
malheureux André Chénier depuis la liste des
délateurs jusque sur l'échafaud. Ayant alors en
main une suite de documents historiques, nous
avions simplement rejeté de la discussion tous
les récits de la famille. C'est le seul procédé scien-
tifique qu'il soit permis d'employer vis-à-vis de
témoignages qui échappent atout contrôle, de lam-
beaux de conversations rapportés par un seul des
intéressés et qui nous arrivent par delà doux gé-
64 ANDRI': CIIKXIER.
nérations. C'est mi débal que la famille eût dû
soulever publiquement avant la mort de Barère,
survenue en 1841. Mais M. G. de Chénier a attendu
la mort de Barère pour porter celte accusation
contre sa mémoire; de même qu'il a attendu la
mort de de Lalouche pour l'accuser d'abus de
confiance. Scientifiquement , cette réponse attri-
buée à Barère n'a aucune valeur. Est-elle exacte,
textuelle? sa signillcation était-elle, ou non, pré-
cise, éclaircic par une phrase précédente ou par
les développements de la conversation? Autant de
questions obscures. Personne n'en peut fournir
aujourd'hui une explication certaine, et celle qu'a
tentée M. G. de Chénier est entièrement contraire
à la vérité. Un fait pourtant pourrait être considé-
ré comme acquis, c'est que l'impression produite
sur M. de Chénier père, par la conversation et la
réponse de Barère, ne se prête pas aux consé-
quences que l'éditeur veut en tirer. M. de Chénier
père, en effet, crut cette réponse bienveillante et re-
vint chez lui soulagé et plus tranquille^.
La conclusion de l'éditeur [\). cxxxi-cxxxiii) est
aujourd'hui entièrement controuvée ; ce n'est
qu'une fable, une huile inondée de vent qui crève
au moindre toucher. En e/fel, dit-il, le jour même
les comités de salut public et de sûreté générale
réunis envoyèrent le mémoire à l'accusateur public
avec l'ordre de soumettre d'urgence le procès
1. Je n'éprouve, ai-je besoin de le dire, aucune sympathie pour
Barère. En prenant sa défense ici, je n'ai d'autre but que de ré-
tablir la vérité histoi-ique.
BIOGRAPHIE. 65
(V André au tribunal révolutiomialre ; les employés
du parquet qui avaient consenti à mettre constam-
ment ce dossier sous les autres se crurent trahis et
dénoncés, et, dans le trouble qu'ils éprouverait à la
demande de f accusateur public, ils remirent à la
fois et les pièces concernant André, et celles rela-
tives à Sauveur. Fouquier-Tinville ti'eut pas le
temps de distinguer les faits et les personnes, et
brocha à la hâte un seul et même acte d'accusation.
Or, les comités de salut public et de sûreté gé-
nérale n'ont pu envoyer à Taccusateur public un
mémoire qu'ils n'ont jamais eu. Ils n'ont pas en-
voyé à l'accusateur public l'ordre d'instruire d'ur-
gence le procès d'André, puisque ce procès n'était
autre que celui des quatre-vingt-deux individus
compris dans la conspiration de Saint-Lazare, et
que, dès avant le 2 tbermidor, Fouquier-Tinville
avait demandé des renseignements sur ces pré-
venus, au nombre desquels figurait André Cbé-
nier. Cela est prouvé, d'abord par plusieurs listes
conservées aux Archives et paraphées par* Su-
bleyras, le président de la commission, ensuite
par une lettre signée des membres de la commis-
sion, Trinchard, Subleyras et Thibaulot, qui est
une réponse à la demande de Fouquier, et qui est
datée du 2 thermidor'. Enhn nous avons déjà
prouvé ci-dessus que toutes les histoires relatives
au dossier d'André Ghénier ne sont que des chi-
mères, puisqu' André n'a jamais eu de dossier au
tril)unal révolutionnaire.
1. Voy. Œuvres en prose, p. lxxxvi, note 3.
66 AXDRi": CIIKNÎER.
La cause de la confusion commise i)ar Fouquier-
Tinvillc dans son aclc d'accusation est des plus
simples à expliquer. Quand le comité de saliil pu-
blic lui renvoya la liste des détenus de Saint-
Lazare, accusés de conspiration, avec l'ordre
d'instruire cette aiïaire, Fouquier-ïinville envoya
à la commission populaire un double de ces listes
pour avoir des renseignements sur les personnes
qui y étaient portées ; et en même temps il fit de-
mander dans ses bureaux les dossiers, relatifs aux
prévenus, qui pouvaient s'y trouver. Les employés
consultèrent les répertoires et trouvèrent, au nom
de Chénier, l'indication du dossier 2290, qui était
celui de Sauveur. Ce dossier était le seul et uni-
que qu'ils avaient à ce nom; les employés du
grefïe l'envoyèrent à Fouquier-Tinville. Celui-ci y
puisa des faits qui n'étaient relatifs qu'à Sauveur,
et les joignit dans son acte d'accusation aux ren-
seignements transmis par la commission popu-
laire.
Nous regrettons d'avoir été obligé de relever
dans le travail de M. de Cbénier tant d'erreurs et
tant de fausses allégations. Le reprocbe le plus
sérieux (jue nous puissions, d'ailleurs, adresser à
ce travail, c'est de ne pas avoir été consciencieux.
M. de Chénier, en eiïet, feint soigneusement d'igno-
rer toutes les pièces, tirées des Archives, que nous
avons publiées en 1872, dans l'introduction des
Œuvrer eiijrrose. Il nous a contraint de les lui re-
mettre en mémoire, et il nous fournit ainsi l'occa-
sion de dresser une liste, qui sera bien près d'être
définitive, de toutes les pièces relatives à l'arres-
BIOGRAPHIE. 67
lalion (l'Aiulré Chénicr, ù la conspiration de Saint-
La/aro el à la procédure de l'aflaire jugée le
7 thermidor. Sur ce dernier point nous aurons
d'ailleurs à publier plusieurs pièces récemment
retrouvées. On aura ainsiThistorique complet d'un
procès devant le tribunal révolutionnaire, et l'on
sera étonné de toutes les formalités, de toutes les
écritures qu'avait encore conservées le tribunal
d'exception créé par la loi du 22 prairial. Cette
liste comprendra depuis le mandat du 14 ventôse
jusqu'à l'enregistrement du décès d'André Clié-
nier. A la suite de l'énoncé de chaque pièce nous
indiquerons le livre ou l'édition où elle a été pu-
bliée pour la première fois :
1. — Mandat d'arrestation du 14 ventôse, an II,
lancé contre M. Pastoret par le comité de sûreté
générale. — Voy. ci-dessus, p. 41.
2. — Procès-verbal d'arrestation d'André Ché-
nier du 18 ventôse. Sainte-Beuve, Causeriez du
Lundi, tome IV, 3" édit., 1860; Gùtvres en prose
fl'Anilré Ckénier, édit. 1872, p. li.
3. — Mandat d'arrestation du 22 ventôse lancé
contre M. Pastoret par le comité de sûreté géné-
rale. — Yoy. ci-dessus, p. 44. Nous mentionnons
cette pièce parce qu'elle sert à expliquer certaines
circonstances relatées dans le procès-verbal précé-
dent.
4. — Ordre du comité révolutionnaire de Passy
ordonnant de conduire André Chénier à la prison
{\\\ Luxembourg. — Cet ordre sera la pièce justifi-
cative n" 2 qu'annonce M. de Chénier.
5. — Ecrou (l'André Chénier sur le registre de
68 ANDRK CIIKXIER.
Sainl-Lazare; c'est l'écrou numéroté 787. — Voy.
P. Lacroix, Notice historique sur le procès d'An-
dré Chétiier; Œuvres en prose, édil. 1872, p. i.vi ;
ci-dessus, p. 46.
6. — Arrêté du comité de sûreté général relalit
à André Ghénier et inscrit sur le ref^istre du co-
milé à la date dn 7 prairial. — Yoy. ci-dessus,
p. 54.
7. — Réquisition adressée le 7 prairial au con-
cierge de Saint-Lazare par le comité révolution-
naire de Passy, conformément à l'arrêté précé-
dent. — Cet ordre sera la pièce justificative n" 4
qu'annonce M. de Chénier.
8. — Nouvelle inscription d'André Chénier sur le
registre d'écrou à Sainl-Lazare, à la date du 7 (ou
18) prairial, inscription qui porte le numéro 1095.
— Ce sera la pièce justificative n° 5 qu'annonce
M. de Chénier. Yoy. ci-dessus, p. 49.
9. — Mémoire adressé par M. de Chénier à la
commission chargée de l'examen des détentions.
— Voy. P. Lacroix, Notice Jùstorique sur le procès
d'André Chénier; Œuvres en prose, édit. 1872, p. lx.
10. — Rapport de la commission des adminis-
trations civile, police et tribunaux, adressé au
comité de salut public, à la date du 3 messidor. —
Rapport de Saladin, \nece justificative n"xxiv;
Œuvres en prose, édit. 1872, p. lxi.
11. — Arrêté du comité de salut public, à la
date du 7 messidor, ordonnant des recherches dans
les prisons sur les conspirateurs. — Rapport de
Sa/rti-Zm, pièce justilicative n'' xxv; Œuvres enprosej
édit. 1872, p. LX11.
BIOGRAPHIE. 69
12. — Procès-verbal de l'onquôte faite le 23 mes-
sidor à la prison de Saint-Lazare par i'adminis-
Irateurde police Faro K — Œuvres en prose, éd. 1872,
]). LXIV.
13. — Procès-verbal de l'enquête faite le 24 mes-
sidor à la Force par l'administration Faro"'. —
Œuvres en prose, éd. 1872, p. lxxiii.
14. — Envoi, le 24 messidor, des procès-vcr-
jjaux d'enquête au comité de sûreté générale \ —
Œuvres en prose, éd. 1872, p. lxxiii.
15. — Liste des conspirateurs dressée dans la
prison de Saint-Lazare, par Jaubert et Robinet \
— Œuvres en prose, éd. 1872, p. lxxv. Le nom
dAndré Chénier est le troisième de la liste ré-
digée par Robinet. *
16. — Copie faite dans le bureau de police gé-
nérale du comité de salut public de la liste défi-
nitive dressée par Jaubert et Robinet, et compre-
nant quatre-vingt-deux noms\ Cette liste, mutilée
après sa rédaction, devait porter en tête la men-
tion : A renvoyer à l'accusateur ; signée de RoIjcs-
1. Archives nationales, cart. W 431 (minute) et W 500 (copie).
2. Archives nationales, cart. W431 (minute) et W 500 (copie).
3. Archives nationales, cart. W 500.
4. Archives nationales, cart. W 501. — Nous ajoutons ici un
détail supplémentaire relatif à cette liste. Voici l'écrou du nommé
Egalité, dont le nom nous avait arrêté et qui a le n° 72 sur cette
liste : » 252. Marie-Joseph-Stanislas-Martin Bourbon, dit Égaiité,
âgé de 20 ans, natif d'Amiens, déparlement de la Somme, mili-
taire, demeurant à Paris.... (suit le signalement), transféré de Bi-
cètre le 12 pluviôse... Transféré à Bicêlre le 8 messidor, en vertu
d'un ordre signé Bergot et Teurlot, ordre lie police. » Archives
de la police, registre de Saint-Lazare. Fouquier-Tinville ne l'a pas
compris sur sa liste parce au'il n'était plus à Saint-Lazare.
5. Archives nationales, cart. W431.
70 AXDIll'; CIIKXIKR.
pjori'c, (iOullion ol Sainl-Jusl. — \(>\- (liiii:r('.< fn
pro^p, éd. 1872, p. i.xxi.v ol i.xxxii. Le nom d'Aii-
(Irr (;iiriii(M' csl lo soixaiilo-dcuxiriiio sur (•(ïIIc
lislc'.
17. — Liste de qualre-vingls noms rédigée par
raccusateur public du tribunal révolutionnaire,
liste sur laquelle les prévenus sont répartis en
trois groupes formant les trois fournées des 6, 7
et 8 thermidor 'K — Yoy. Œuvres en 'prose, éd. 1872,
p. Lxxxiii. André Chénierest le soixante et unième
sur cette liste.
18. — Liste générale de soixante-quinze indi-
vidus envoyée par Fouquier-Tinville à là commis-
sion populaire avec demande.de renseignements
sur les prévenus". — Yoy. Œuvres en prose ^ édit.
1872, p. Lxxxvi. A partir de ce moment l'affaire se
divise en trois. Nous ne signalerons que les pièces
relatives à la deuxième fournée, dans laquelle était
compris André Chénier.
1. Détail tcimplémeutaire. Notre conjecture était juste sur le
nommé S.iia (1'^' liste), ou Sina (2= liste). Il s'agit bien du nommé
Hua dont nous avons retrouvé l'écrou : <■ 385. René-Maximilien
Hua, natif de Mante-sur-Seine, département de Seine-et-Oise, âgé
de 58 ans, citoyen demeurant rue Saint-Louis, n" 28 (suit le si-
gnalement); ordre signé Dauger. Transféré de la Force (le 12 plu-
viôse). Mis en liberté le 29 thermidor en vertu d'un ordre du co-
mité de sûreté générale de la Convention nationale, signé Vadier,
Dubarran, etc. » C'est à cette date du 12 pluviôse que furent
transférés à Saint-Lazare la plupart des délateurs et faiseurs de
listes : Coquery, Manini, Seymandy, Jaubert, Robinet.
2. Archives nationales, cart. W 431. Détail complémentaire.
Sur cette liste le n" 18 est « Loizerolle fils » Et cette listQ porte
la mention suivante, écrite de la main de Fouquier-Tinville :
» La plupart à Lazare. »
3. Archives nationales, cart. W 501.
BIOGirVPlllJ-J. 71
19. — Liste de vingt-sept noms, au bas de la-
(|uollo était écrit la mention : Affaire pour le
7 Ihcrmidor'. Cette liste est paraphée parSubley-
ras, le président de la commission populaire. —
Yoy Œuvres en jirose, éd. 1872, p. lxxxvi. André
Chénier est le vingt et unième sur cette liste par-
tielle.
20. — Lettre des memlu'es de la commission
l)opuluire datée du 2 thermidor et adressée à
Fou(juier-Tinville en lui envoyant les renseigne-
ments |)ar lui demandés '^ — Voy. (I-Juvrcscn prose,
édit. 1872, p. Lxxxvi,
21. — Acte d'accusation. — Voy. P. Lacroix,
yoticesw le procès (TA. Chénier; Œuvres en prose,
éd. 1872, p. xcr.
22. — Ordonnance de i)rise de corps. — Yo\.
Œuvres en prose, éd. 1872, p. xcni,
23. — Signilication de jugement à la numici-
1. Archives nationales, cart. W 501.
2. Archives nationales, cart W 431. Oa pourrait intercaler ici
comme pièces secondaires les deux écrous et transfèrements sui-
vants des deux délateurs Coquery et Jlanini. « 390. Pierre-.Iacques
Coquery, âgé de 59 ans, natif de Puis-cn-Velay, département de la
haute-Loire, serrurier,"demeurant à Melun, département de Seine-
et-Marne (suit le signalement). Ordre signé Dauger^ transféré
de la Force (le 12 pluviôse). Transféré au Plessis le 2 thermidor
par ordre des commissaires Lelièvre et Guyot, administrateurs de
police. » Nous donnerons en entier celui de .Alanini : « Joseph
Manini, artiste, âgé de 44 ans, natif de Milland, département de
Lombardy, demeurant au Faubourg Saint-Denis, taille de 5 pieds
4 pouces, cheveux et sourcils châtains, front haut, nez long, yeux
gris, bouche bien faite et menton long, visage long, ordre ûe
l'administrateur de police, signé Cailliaux. Transféré des Made-
lonettcs (le 12 pluviôse). Transféré au Plessis, le 2 thermidor, par
ordre des commissaires Lelièvre et Guyot, administrateurs de po-
lice. »
72 ANDRÉ CHÉNIER.
cipalité de Paris'. Celte pièce esl inédile; la
voici :
SIGNIFICATION DE JUGEMENT A LA MUMCII'AI.ITK
DE PAIUS.
Affaire Rouchcr cl 25 av.ti'cs.
L'an deiixièmo de la République, le six thermidor,
à la reciuète du citoyen accusateur public près le
tribunal extraordinaire et révolutionnaire, établi au Pa-
lais, h Paris, par la loi du 10 mars 1793, sans aucun recours
au tribunal de cassation, lequel fait élection au greffe dudit
tribunal, nous, huissier audit tribunal, soussigné, avons
notifié à la Municipalité de Paris, en la personne du ci-
toyen procureur syndic de la Commune, en son parquet,
sis en la maison commune, en parlant à un commis;
D'un jugement portant décret de prise de corps, rendu
par ledit tribunal sur les conclusions dudit citoyen accusa-
teur public, en date de ce jour, dûment signé en bonne
forme, contre les nommés Roucher, Chénier, Lamaillet.etc,
etc., lequel dit jugement ordonne que lesdits susnommés
seront écroués sur le registre de la maison de justice de la
Conciergerie, au Palais, à Paris, à ce qu'elle n'en ignore;
et lui avons, en parlant comme dessus, laissé copie dudit
jugement et autant du présent.
Château.
Enregistré gratis, à Paris, le 8 thermidor. Tan deuxième
de la République une et indivisible.
Beuve.
24. — Mandai d'exfraclion de Sainl-Lazare, signé
par le substilut de l'accusaleiir public Grébcauval -.
— Yoy. Œuvres en prose , éd. 1872, p. xc.
1 . Archives nationales, cart. W, 220.
2. Archives nationales, cart. \V 500.
BIOGRAPHIE. 73
25. — Écrou collectif sur le registre de la Con-
ciergerie de tous les prévenus transférés de Saint-
Lazare le 6 thermidor. — Voy. P. Lacroix, Notice
sur le procès d'A. Chénier; La vérité sur la famille
de Chénier, où une erreur de M. P. Lacroix a été
rectifiée; Œuvres en prose, éd. 1872, p. xci.
26. — Signification d'acte d'accusation, de juge-
ment et procès-verbal d'écrou K Cette pièce est iné-
dite; la voici :
SIGNIFICATION d'ACTE d' ACCUSATION, DE JUGEMENT
ET PROCÈS-VERBAL D'ÉCROU.
Affaire Chénier et 25 autres.
L an deuxième de la liépublique, une et indivisible, le
six thermidor, à la requête du citoyen accusateur public,
près le tribunal révolutionnaire, établi à Paris, par la loi
du 10 mars 1793, sans aucun recours au tribunal de cas-
sation, lequel fait élection de domicile en son parquet sis
audit tribunal, au Palais, où siégeait ci-devant le tribunal
de cassation, j'ai, huissier audit tribunal, soussigné, noti-
lié et laissé copie au nommé André (Ihénier, détenu en la
maison d'arrêt de la Conciergerie, en parlant à sa per-
sonne, pour ce mandé entre les deux guichets de ladite
maison, comme lieu de liberté, de l'acte d'accusation
dressé par le citoyen accusateur public et du jugement
rendu par le tribunal, on date de ce jour, dûment signé
l't en forme exécutoire, lequel ordonne que ledit sus-
nommé sera pris au corps, écroué et recommandé sur le
registre de la maison do justice de la Conciergerie, à ce
que ledit susnommé n'en ignore.
En conséquence, j'ai, sur le registre qui m'a été repré-
senté à cet effet, par le citoyen Richard, concierge de la-
dite maison de justice, à la requête du citoyen accusateur
1 . Archives natio«ales, cart. W 220.
74 ANDKK CHKNIKU,
public, et en vertu dudit jugement su.sdatf^, fait écrou et
it'conuiiandation de la i)orsonne dudit susnommé, pour y
rester comme en maison de justice, jusqu'à ce qu'il en ait
été autrement ordonné par ledit tribunal; et ai laissé au-
dit Richard, concierge, qui s'en est chargé pour le repré-
senter quand il en sera requis, comme dépositaire judi-
ciaire ; et j'ai audit susnommé parlant conmie dessus, laissé
copie, tant dudit acte d'accusation, que du jugement por-
tant décret de prise de corps, et du présent, et audit citoyen
Richard, concierge, en parlant à sa personne, copie dudit
jugement et du présent.
ChAteau.
Enregistré à Paris, le 8 thermidor Pan second de la Ré-
publique une et indivisible.
Beuve.
27. — Convocation du juré de jugements Celte
pièce est inédite; la voici:
convocation du juré de jugement.
3- section des jurés. ^^^-^^^ Lazare,
balle de la Liberté.
Affairée lîovcher et 26 autres.
L'an deuxième de la République française, une et indi-
visible, le sixième thermidor, en vertu de l'ordonnance du
citoyen président du tribunal criminel extraordinaire et
révolutionnaire, établi au Palais, à Paris, par la loi du
10 mars 1793, sans aucun recours au tribunal de cassation,
nous, soussigné, huissier au tribunal, demeurant à Paris»
avons signifié :
1. Au citoyen Gauthier, demeurant à Paris, rue Martin,
n° 53, en son domicile, en parlant à lui.
2. Au citoyen Feneaux, demeurant à Paris, rue et fau-
bourg Martin, en son domicile, en parUuit à lui.
1. Arcliivc'~ n;ili'jaalc>, ceirl, W 21Vi.
BIOGRAPHIE. 75
3. Au citoyen Meyere, demeurant;!, Paris, rue Croix des
Petits-Champs, etc.
4. Au citoyen Gouillard, demeurant à Paris, rue et place
Maubert, etc.
5. Au citoyen Potherel, demeurant à Paris, rue de la
Loy, n» 153, etc.
6. Au citoyen Girard, demeurant à Paris, rue Hon-
noré, etc.
7. Au citoyen Deveze, demeurant h Paris, rue de la Pé-
pinière, faubourg Honnoré, etc.
8. Au citoyen Specht, demeurant à Paris, rue Verte,
faubourg Honnoré, n" 1140, etc.
9. Au citoyen Vilatte, demeurant à Paris, aux Thuille-
ries, etc.
10. Au citoyen Emmery, demeurant à Paris, rue Hon-
noré, chez Nicolas, etc.
11. Au citoyen Magnien, demeurant à Paris, rue Jean-
Denis, chez Renaudin, etc.
Les citoyens susnommés composant le juré de jugement
qui doit donner sa déclaration, d'après les débats qui au-
ront lieu, sur l'acte d'accusation dressé contre le nommé
sur les questions qui leur seront soumises
par ledit tribunal-, en conséquence qu'ils aient à se trou-
ver demain sept 'thermidor, huit heures du matin, dans le
lieu à ce destiné audit tribunal, séant au palais oîi siégeait
ci-devant le tribunal de cassation. Et pour qu'ils n'en
ignorent nous leur avons, en leurs domiciles et parlant
comme dessus, laissé à chacun séparément copie par
extrait de ladite ordonnance, ainsi que du présent.
Hervé.
Enregistré gratis à Paris, le 8 thermidor, l'an second
de la République, une et indivisible.
Sadée.
• 28. — Notification à raccusé de la liste desjiirés •,
Cette })ièce est inédite; la voici:
1. Archives nationales, cart. W 220.
76 ANDRK CHKNIER.
NOTIFICATION A l'aCCUSÉ DE LA LISTE DES JURÉS.
Liberté.
26 accusés
Affaire Rouchcr et 25 autres.
Le six thermidor de Tan second de la République, une
et indivisible, à la requête du citoyen accusateur public
près le tribunal criminel révolutionnaire, établi au Palais,
à Paris, par la loi du 10 mars 1793, sans aucun recours au
tribunal de cassation, lequel fait élection de domicile au
greffe dudit tribunal, j'ai, huissier audit tribunal, soussi-
gné, signifié et laissé copie aux nommés Roucher, Ché-
nier, Laniailiet, Trenk, etc., etc., de présent détenus à la
maison de justice dudit tribunal, en parlant à sa personne
entre les deux guichets, comme lieu de liberté,
De la liste des jurés de jugement qui doivent donner
leur déclaration sur l'acte d'accusation porté contre eux
demain ;
A ce qu'ils n'en ignorent, sommant lesdits susnommés,
en parlant comme dessus, de déclarer, dans le jour et par
écrit, au greffe dudit tribunal, séant au Palais, suivant la
faculté qui lui est donnée par l'article n du titre premier
de la loi rendue par la Convention nationale, le 10 mars
dernier, concernant la composition et l'organisation dudit
"tribunal criminel extraordinaire, duement scellé par le con-
seil exécutif provisoire, le 12 du même mois de mars, s'il
a cause de récusation contre un ou plusieurs desdits jurés
dénommés dans la liste qui lui est dénoncée par ces pré-
sentes; et, audit cas, de les faire notifier par un seul et
même acte, au terme du même article, pour, par ledit
tribunal, statuer sur la validité ou l'invalidité desdites
causes, et, pour qu'il n'en ignore, dont acte, nous lui
avons, parlant comme dessus, laissé à chacun séparément
copie de ladite liste et du présent. Château.
Enregistré à Paris, le 8 thermidor an II de la Répu-
blique. : Sadée.
BIOGRAPHIE. 77
29. — Assignation des témoins aux débats. Celte
pièce est inédite'; la voici:
ASSIGNATION DES TEMOINS AUX DÉBATS.
Affaire Roucher et 25 autres.
Le sept thermidor de l'an second de la Répnbliqne fran-
çaise, une et indivisible, à la requête du citoyen accusa-
teur public, près le tribunal révolutionnaire, qui fait élec-
tion de domicile en son cabinet, et en vertu de la cédule
délivrée par l'e citoyen président du tribunal de ce jour,
j'ai, huissier dudit tribunal, soussigné, donné assigna-
tion :
1. Au citoyen l'epin des Grouettes, détenu à la maison
d'arrêt de Lazare, en son domicile, en parlant à sa per-
sonne.
2. Au citoyen Coquery, détenu à l'Egalité, etc.
3. Au citoyen Gagnant, demeurant à Lazare, etc.
k. Au citoyen Thibout, commissionnaire à la maison
Lazare, etc.
5. A la citoyenne Bardoux, aussy commissionnaire, de-
meurant à ladite maison, etc.
6. Au citoyen Semé, concierge de ladite maison, demeu-
rant en icelle, etc.
7. Au citoyen Thevard, garçon de service, demeurant en
icelle, etc.
A comparaître aujourd'huy, heure présente, à l'audience
du tribunal révolutionnaire séant à Paris, salle de
pour prêter serment, dire et déposer vérité sur les
faits mentionnés en l'acte d'accusation dont lecture leur
sera faite, leur déclarant que faute par eux de s'y trouver,
ils y seront contraints par les voies indiquées par la loi-, et
1. Archives nationales, cart W 220. — La pièce 29 ne mentionne
que 7 témoins. Il y en eut réellement 8 d'assignés, ainsi que le
démontre la pièce 30. On a oublié de porter Manini sur la pièce
29. Mais il assista aux débats des trois fournées, comme il l'a dit
plus tard, dans le procès de Fouquier-Tinville.
7. ■
7S ANDRI^ CIIKNTER.
pour qu'il n'en ignorent, ji; leur ai à chacun séparêmenl
laissé copie de ladite cédule et du présent. Château.
Enregistré gratis à Paris, le 11 thermidor de l'an second
de la République française, une et indivisible. Sadke.
, 30. — Notification à ruccusc de la liste de, lé-
moins K Cette pièce est inédite; la voici :
NOTIFICATION A J.'aGCUSÉ DE LA LISTE DES TÉMOINS.
27 accusés.
Affaire Roucher et 26 autres.
Le sept thermidor de l'an second de la République fran-
çaise, une et indivisible, à la requête du citoyen accusa-
teur public près le tribunal criminel révolutionnaire, lequel
fait élection de domicile en son cabinet audit tribunal, j'ai,
huissier audit tribunal , soussigné , notifié aux nommés
Roucher, Ghénier, etc., etc., accusés actuellement détenus
en la maison de justice dudit tribunal, dite
en parlant à sa personne, pour ce mandé entre les deux
guichets comme lieu de liberté, la liste des témoins qui, au
nombre de (8)
doivent comparaître au débat aujourd'huy pour faire leurs
déclarations sur l'accusation portée contre eux, et pour
que du contenu en icelle ils n'ignorent, je leur ai, parlant
que dit est, laissé copie de ladite liste et du présent.
Château.
Enregistré gratis à Paris, le 8 thermidor de l'an 'second
de la Républicjue une et indivisible.
FlCQUEL.
31. — Procès verbal de l'audience du 7 thermi-
dor'\ — Œuvres en prose, éd. 1872, p. xciv.
32. — Déclaration du juré sur les questions po-
sées par le président du tribunal. — Voy. P. La-
1. Archives nationales, cart. W431.
■]. Archives nationales, cart. W ^'^0.
BIOGRAPHIE. 79
croix, Notice sur le procès d'A. C hé nier ; Œuvr-ea
en prose, éd. 1872, p. xcvii.
33. — Jugement rendu dans la séance du 7 ther-
midor. — Voy. P. Lacroix, Notice sur le jorocès ô^A.
Chômer ; Œuvres en prose, éd. 1872, p. xcviii.
34. — Réquisition adressée par l'accusateur pu-
blic au cominandant général de la force armée
parisienne ^ — Voy. Œuvres en prose, éd. 1872, p.
xcix.
35. — Signification au concierge du jugement
qui condamne à mort. — Nous n'avons pas retrouvé
cette pièce ; mais nous avons celle qui est relative
à la troisième fournée ^. Gomme cette signification
s'établissait sur un imprimé, nous reconstituons
celle qui se rapporte à l'affaire du 7 thermidor.
Le lecteur aura ainsi la série complète des pièces
delà procédure devant le tribunal révolutionnaire.
Tout ce qui est en italiques était imprimé, par
conséquent invariable. Tout le reste est copié sur
la pièce dressée le 8 thermidor, et nous mettons
entre crochets les mots relatifs à l'affaire du 7 ther-
midor, c'est-à-dire à l'affaire Roucher et 25 autres,
que nous substituons à ceux qui concernent
l'affaire du 8, c'est-à-dire l'affaire Dusson et 21
autres.
l. Archives nationales, armoire de fer.
■>. Archives nationales, cart W, 530.
80 ANDRK CHHNIER.
SIGN'lFICATIOiN AU CONCIERGE DU JUGEMENT OUI CONDAMNE
A MOUT.
Affaire [RoucherJ et [25] autres.
L'an second de la République française une et indivi-
sible, le [sept] thermidor,
A la requête du citoyen accusateur public près le tribu-
nal révolutionnaire, établi à Paris par la loi du 10 mars
1793, séant au Palais, qui fait électioyi de domicile au
greffe dudit tribunal, fai, huissier audit tribunal, demeu-
rant à Paris, soussigné, signifié et laissé copie au citoyen
Richard
Du jugement rendu cejourd'huy
Lequel condamne les nommés [Roucher, Gliénier, etc.,
etc.] à la peine de mort; à ce que ledit citoyen concierge
n'en ignore, nous lui avons, pour lui sei^ir de décharge,
laissé copie dudit jugement et du présent.
[Nom de l'huissier.]
Enregistré g^^atis à Paris, le thermidor de Van se-
cond de la République une et indivisible.
FlCQUEL (?).
36. — Procès verbal d'exécution de mort. — Nous
n'avons pas cette pièce ; mais nous la reconstituons
par les mêmes moyens et avec les mêmes précau-
tions que la pièce précédente*.
PROCÈS-VERBAL D'EXÉCUTION DE MORT.
Affaire [Roucher] et [25] autres.
L'an second de la République française, une et indivi-
sible, le [7] thermidor, à la requête du citoyen accusateur,
public près le tribunal révolutionnaire, établi au Palais
à Paris, par la loi du 10 mars mil sept cent quatre-vingt-
treize, sans aucun recours au tribunal de cassation, le-
1. Archives nationales, cart. W 530.
BIOGRAPHIE. 81
cpicl fait élection au greffe dudit tribunal séant au Palais;
je me suis, huissier-audienciey audit tribunal, soussigné,
transporté en la maison de justice dudit tribunal, pour
V exécution du jugement rendu par le tribunal cq]0\xv&'\\\i\
contre les cy-après nommés [Roucher, Chénier, etc., etc.],
qui les condamne à la peine de mort pour les causes énon-
cées audit jugement, et de suite je les ai remis à Vexécu-
teur des jugements criminels et à la gendarmerie qui les
ont co)idint sur la ci-deYa.nl harviève place de Vincennes,
oit sur un échafaud dressé sur ladite place les dits sus-
nommés ont en notre présence subi la peine de mort, et
de tout ce ciue dessus ai fait et rédigé le présent procès-
verbal, pour servir et valoir ce que de raison dont acte.
[Nom de l'huissier.]
Enregistré gratis à Paris, le thermidor de Van se-
cond de la République, une et indivisible.
FiCQUEL (?).
37. — Envoi à la municipalité de Paris du juge-
ment rendu le 7 thermidor ', Cette pièce est inédite ;
la voici :
TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE
établi à Paris, au Palais, par la loi du 10 mars 1793,
l'an H de la République.
GREFFIER DU TRIBUNAL.
Je t'envoie, citoyen, l'extrait du jugement qui condamne
à la peine de mort Roucher, Chénier et autres, en date du
7 thermidor, ainsi que celui d'exécution dudit jugement.
11 t'invite à faire la consignation de ce décès sur le registre
mortuaire et de m'accuser la réception de cet extrait.
A Paris, le 7 thermidor de l'an second de la République
française une et indivisible.
Neirot, commis greffier.
Ail citoyen commis à l'enregistrement des actes, con-
tenant Vétat civil des citoyens, à la municipcdité de Paris.
] . Archives nationales, cart W ."i04.
82 ANDRK rjIKXIKIî
Cotlo pièce la dornièro, porte en mar<,^e la men-
Moii suivante: Reçu Robln^ officier public nommé
par le comité de salut public.
L'ensemble de ces tuente-shpt pièces jutifica-
tives forme le plus lugubre chapitre des annales
littéraires de la France. Elles établissent la vérité,
d'une façon indéniable et indiscutable, sur les cir-
constances de l'arrestation d'André Cliénier et sur
les causes fatales qui l'amenèrent devant le tribu-
nal révolutionnaire.
APPENDICE I.
LE MARQUIS D£ BRAZAIS
La famille du Hamel est originaire de la Basse-
Normandie. Elle remonte jusqu'à Aymar du Ha-
mel, seigneur des Ressuintes, qui vivait au dou-
zième siècle. C'était ce qu'on appelait autrefois
une famille d'épée. Un de ses membres, Charles
du Hamel, seigneur des Ressuintes, baron de Beau-
fort, fut tué en 1643 à la bataille de Rocroy. Son
petit-fds, Jean du Hamel, lieutenant-colonel de ca-
valerie et chevalier de Saint-Louis, après un pre-
mier mariage avec Marie-Thérèse de Limoges de
Saquenvillequi ne lui donna pas d'enfant, épousa,
en 1738, Anne-Andrée d'Yel d'Enneval, qui lui
apporta la baronnie de Brazais, érigée en mar-
quisat en sa faveur. La terre de Brazais avait appar-
1. C'est à M. le vicomte de Roquefeuil, conseiller référendaire
à la cour des comptes, le petit-fils du marquis de Brazais, que
nous devons ces renseignements biographiques; et c'est grâce à
Taimable communication qu'il a bien voulu nous faire des ma-
nusciitsde son grand-père que nous avons pu donner ici quelques
extraits du pocmc de l'Année.
84 ANDRÉ CHÉNIER.
tenu au seizième siècle aux Bois-Rouvray, et passé
en 1579, par suilc d'une alliance, dans la famille
d'Esparbez de Lussan. Un siècle plus lard, en 1672,
Marguerite d'Esparbez, épousa Alexandre d'Yel,
seigneur d'Enneval et de Clermont; et c'est ainsi
(|ue la baronnie de Brazais devint la propriété de
la famille du Hamcl, par le mariage de Jean du
Hamel avec lapetite-lillc de Marguerite d'Esparbez.
A cette famille d'Yel d'Enneval se rattacbe un
souvenir bistorique. Les d'Yel descendaient de
Belain d'Yel d'Esnanbuc qui, vers 1630, conquit
les Antilles et y fonda avec du Rossey et son ne-
veu d'Yel du Parquet un établissement français
sous le nom de Compagnie de Saint-Cbristopbe.
Les d'Yel possédaient aux Barbades et à la Marti-
nique des biens considérables, qui par suite
d'échanges allèrent à la couronne de France.
L'État leur céda plusieurs terres, toutes situées en
Normandie.
Jean du Hamel eut trois enfants : l'aîné, Jean-
Alexandre-Ferdinand du Hamel, plus tard marquis
de Brazais, naquit à Lignerolles, le 14 juin 1743;
le second enfant fut une fille qui entra aux Ursu-
lines de Chartres; le. troisième Charles-André du
Hamel, seigneur do Breuil, mourut en 1814 et ses
descendanis sont établis en Champagne.
Alexandre-Ferdinand du Hamel, que nous n'ap-
pellerons plus que le marquis de Brazais, com-
mença ses études à Dreux et les termina à Paris,
au collège de Beauvais. Sa carrière était toute
tracée : connue ses ancêtres il choisit l'épée, entra
aux mousfpiotnires ot fil la canq);igne de 1768
LE xMARQUlS DE BRAZAIS. 85
qui mit On à la guerre de sept ans. En 1769 il fut
nommé sous-lieutenant au Colonel-général-dra-
gons, et, en 1771, passa avecle grade de capitaine,
au régiment Dauphin-Cavalerie. Il était, en 1782,
en garnison à Strasbourg, lorsqu'André Chénier
y fut envoyé en qualité de cadet-gentilhomme au
régiment d'infanterie d'Angoumois.
Le marquis de Brazais avait dix-neuf ans de
plus qu'André Chénier; mais une communauté de
goûts, d'études et d'occupations littéraires effaça
bien vite cette dilférence d'âge. Ils se lièrent et
même conçurent l'un pour l'autre une vive amitié.
La nature du marquis de Brazais était simple, d'une
cordialité familière et naïve. Son âme, sensible aux
épanchements de l'amitié, avait gardé une con-
liance juvénile, que plus tard le malheur même,
tout en la voilant de mélancolie, ne put pas mé-
langer d'amertume. Élevé par une mère chrétienne
à rai)ri de l'influence des philosophes, il avait
gardé, au milieu des agitations de la vie militaire,
une foi vive, sereine, sans calcul comme sans cu-
riosité. Son éducation, les exemples de ses ancê-
tres, toute cette suite de nobles préjugés hérédi-
hiires avait développé en lui une forte croyance
catholi(iue et monarchique; il était né soldat de
Dieu et du roi, et ne connaissait que deux emblè-
mes, la croix et la fleur de lis. Il était ainsi pré-
destiné à l'émigration et aux longues épreuves sur
la terre étrangère. Mais il resta un combattant
obscur et désintéressé de la plus chevaleresque des
causes. Où d'autres virent sans doute une lice ou-
verte à leur amt)ition et au succès de leurs inlri-
b
86 AADKK CllJiKiEK.
j^^utîs, le marquis de Brazais ne vit qu'un champ
ouvert ù son dévouement de chrétien et de soldat.
Héroïque, il fut désintéressé; il soullril et ne se
plaignit jamais. Celait en un mot un de ces
hommes (pi'on frappe ou dont on est frappé dans
l'ardeur des discordes civiles, mais dont, avant de
mourir, on est fier de serrer la main.
Nous avons devancé les événements. Il était né-
cessaire de présenter le marquis de Brazais sous
ses traits les plus saillants et de dessiner tout
d'abord les grands côtés de son caractère. Mais
nous sommes en 1782. La politique n'occupe point
les entretiens d'André Chénier et de Brazais. La
poésie, dans ce qu'elle a de plus pur, de plus pas-
toral, anime seule leurs loisirs, et les rassemble dans
la douce émotion d'une ivresse partagée. A cette
é})oque André Chénier était déjà un grand poëte,
le i)ublic l'ignorait, mais tous ceux qui avaient, fût-
ce une seule fois, entendu ses vers pleins et sonores,
avaient le pressentiment que ce jeune homme per-
lait en lui une grande destinée. Il dut faire une
forte impression sur le marquis de Brazais, qui
a\ ait la passion de la poésie, et qui dut reconnaître
immédiatement en lui, non un émule, mais un
maître. Nous ne connaissionsjusqu'ici les ouvrages
de Brazais que par l'allusion flatteuse qu'y fait
André Chénier dans une de ses épîtres.
El toi, dont le génie, amant de la retraite
1-;l (les leçons d'Ascra, studieux interprète,
Accompagnant l'année en ses douze palais,
l'ilnic sa richesse ot ses vastes bienfaits ;
Hr:i/;iis, que de tes chants inoii ànic esl pénctrcc
lUiiiiiil il> Sdlil munUilieC celle viel'Lie ;ii|n|-éc.
LE >[ARQUIS DE BRAZAIS. 87
DonL par la main da temps l'empire csL rt;spcctr,
Et de qui la vieillesse augmente la beauté !
Aujourd'hui, ils sont là, devant nos yeux, ces
antiques cahiers, couverts amoureusement do
milliers de vers, ceux-là mêmes qu'André Chénier
a tenus et feuilletés, et qui, sur ses conseils sans
doute, ont été chargés à chaque page de sages et
prudentes ratures. Combien de telles reliques por-
tent avec elles de pieux souvenirs! Notre premier
mouvement a été de les ouvrir, de parcourir les
notes nombreuses où le poëte parle souvent avec
détails des circonstances de sa vie; nous espérions
y rencontrer les traces de cette jeune et poéti(pie
amitié, quelques lignes peut-être consacrées à
André, écho de leurs entretiens familiers ; mais,
hélas! nous cherchions en vain: nulle partie nom
de Chénier n'est prononcé. Et cependant Brazais
a-t-il pu l'approcher sans en subir le charme, sans
qu'il soit resté dans ses vers quelques traces de
l'influence d'un génie si pur et si puissant? C'est
la muse du poëte lui-même qu'il fallait donc inter-
roger ; et c'est sous l'empire d'une bien vague espé-
rance que nous avons commencé la lecture de ses
manuscrits.
Le seul ouvrage de Brazais dont nous puissions
parler à cette date de 1782, ou au moins à une date
antérieure à l'époque de la première émigration,
c'est celui auquel fait allusion André Chénier,
c'est le poëme de l'Année. Brazais avait à peine
dix-sept à dix-huit ans quand il le commença: et
la fin du manuscrit porte la date de 1812. Ainsi
pendant plus de quarante ans il ne quitta point ce
88 ANDRÉ CHP:NIER.
cher compag'non de sa jeunesse; sans doute ce
poëme était terminé bien avant cette époque; mais,
dans les longs ennuis de l'exil, Brazais le travailla
sans cesse, le corrigea, en recommençades parties
entières; et bien des pages ont ainsi disparu sous
les ratures et n'ont plus été refaites. A la fin d'un
chant je lis cette note qui n'est pas sans quelque
mélancolie : « Ce poëme a été commencé avant 1766.
Ainsi j'ai vu naître et passer devant moi les Saisons
de Saint-Lambert, celles de Bernis, les Mois de
Roucher, V Agriculture de Rossey, la Nature cham-
]3fiiredeMarnésia, les Fastes deheniierre, les Jardins
et V Homme des champs de Delille ! » Découragé il
eut la pensée de l'anéantir; mais il retint sa main
et le laissa subsister.
V Année se divise en quatre chants, naturelle-
ment consacrés aux quatre saisons. C'est par le
Printemps que s'ouvre le poëme. Nous on donne-
rons une courte analyse qui nous permettra d'en
citer quelques vers^
Muse, chante l'Année au mobile visage,
Et la paix des hameaux et les plaisirs du sage :
Car, riche des vrais biens, des hommes détrompé,
C'est là que dans l'étude et l'ombre enveloppé ■
11 goûte le bonheur, si le bonheur existe.
Le poëte se reporte aux lieux de son enfance, dans
le vallon où fut son heureux berceau;
I. Dans les fragments que nous citons, quelques relouches lé-
gères ont été nécessaires , car le marquis de Brazais n'avait
point préparé son manuscrit pour l'impression. Ici c'est un vers
qu'il se promet de changer; là c'est une rime; souvent c'est un
mot qu'il rature, mais qu'il ne remplace pas, etc.
LE MARQUIS DE BRAZAIS. 89
De bois il se couronne, et dans l'Eure argentée
Se mire une colline où Dodone est plantée.
Il décrit le château protecteur de la ferme, le vieux
(loAjon, les beaux trophées sculptés dans la pierre :
C'est le casque de Mars, autrefois si terrible,
Où couve de Vénus la colombe paisible.
Le soleil se lève ; c'est l'aurore du jour et en même
temps l'aurore de l'année. La nature s'éveille,
Et déjà le bourgeon médite ses rameaux.
Après l'hymne du printemps et du jour, nous as-
sistons à la reprise du travail. Les moutons en
longs troupeaux, les chevreaux bondissants, les
bœufs qui mugissent sous le joug, sortent des fer-
mes et des hameaux. Le laboureur retourne à sa
charrue; il enseigne à son fds à tracer un sillon,
à diriger d'une main sûre
Le coutre que polit la glèbe qu'il déchire.
Et la jeune alouette, ivre de ses chansons.
Monte en battant de l'aile au-dessus des sillons,
Descend, remonte encor, va boire dans la nue,
Et du ciel, comme un trait, retombe inattendue.
Dans le vallon, près du fleuve, à qui elle doit sa
fécondité, la prairie jette ses mille fleurs.
Et la pourpre du trèfle et la mélisse ambrée,
La verte pimprenelle et l'humble centaurée.
Tout s'anime sous les feux du jour ; et, tandis que
la colombe soupire au fond des bois,
Le merle babillard siffle ta travers la haie.
8.
90 AXDHi-; cii];xTi;i{.
Toulo colle première parlio du poëme esl une
description d'un détail infini. Les tableaux se suc-
cèdent; après avril, mai paraît,
Mai, le plus frais des mois, mai, rhonneur «lu printenips.
Voici une idylle, un souvenir de Théocrite; c'est
rOarist\ s, dont Brazais, Lebrun et Chénier ont ré-
pété les amoureux débats, mais qui nous arrive
ici comme une réminiscence de VAminte:
Et iiouiquoi uie haïr? D"où vient que tes rudesses
Repoussent, ù Niis, mes timides caresses ?
— Laisse-moi, je te liais, perfide ravisseur,
Qui de mes jeunes ans voudrait ravir la fleur.
Tu voudrais à l'écho faire entendre mes larmes ;
Et mes cris ô Daphnis, auraient pour toi des charmes.
Va, fuis, je hais l'amour et sa témérité;
Fuis, cruel ennemi de ma virginité.
— Quoi! tu veux ignorer, ù farouche bergère.
Et Vénus, et l'hymen et le doux nom de mère !
Regarde autour de toi : ce bélier conducteur
De tes douces brebis est-il le ravisseur ?
Ce bouc est-il l'efFroi des chèvres bondissantes?
Ce taureau fait-il fuir tes génisses tremblantes?
D'une amante fidèle aussi lidèle ami.
Ce tourtereau, Nais, est-il donc l'ennemi?
Et, quand le beau printemps descend des monts, la terre.
Fermant ses bras jaloux, craint-elle d'être mère?
Mais ici, lorsque le poëte nous peint la fière Nais,
dont la beauté
A d'un fruit mûrissant la douce crudité,
ne semble-t-il pas avoir dérobé ce vers au cbantre
de Damalis qua.nd il vante
D'un fruit à peine mûr l'aimable crudité ?
LK MAI^QUIS DE RRAZATS. 01
Et ne sont-ce pas les beaux vers d'André ((ui chan-
taient dans la mémoire de Brazais, lorstiu'il tra-
çait ce tableau qui a quelque grâce antique :
Les Grâces et Vénus, se tenant par la main,
Erraient et dénouant leur ceinture importune
Formaient un chœur d'amour aux doux clair de la lune ?
Ces gracieuses idylles sont les préludes de scè-
nes plus brûlantes. Le poëte essaye de peindre
aussi, avec les pinceaux de Lucrèce, toutes les es-
pèces animales se livrant aux feux de l'amour;
quelques descriptions un peu languissantes sont
çà et là coupées de scènes courtes et chaudes.
La reine des oiseaux laisse h travers les nues
Pendre languissamment ses ailes étendues ;
I^'aigle adulte s'élaace; il la suit dans les cieux;
Et, dans les flammes d'or d'un midi radieux.
Le couple, dérobant ses ardeurs à la terre.
Tombe, pâmé d'aaaour, sur un roc solitaire.
Puis des scènes plus champêtres : le taureau
qui de loin aperçoit les génisses; le pâtre peut à
peine maîtriser son ardeur, et tandis que l'animal,
en proie aux feux de l'amour, souftle l'air dans ses
naseaux fumants et darde vers sa compagne des
yeux ensanglantés,
La génisse, de fleurs parfumant son haleine.
Paît sur les bords du fleuve, indifférente et vaine.
Enfin le poëte évoque les victimes d'amour, les
beaux spectres vénérés des amants; c'est le noc-
turne nageur,
Et la lampe veillant ilans la four amoureuse;
92 ANDRÉ CIIÉNIER.
c'est refféminé Paris, dévouant deux grandes na-
tions à dix ans do malheurs pour les charmes
d'Hélène; et, tendre écho de la romance de Da-
layrac,
Sur un roc blanc d'écume, assise et désolée,
C'est Nina dont l'amour égara les esprits!...
« 11 reviendra demain, dit-elle en soupirant. »
Ce passage porte aisément sa date ; il est posté-
rieur à 1786, à la Folle par amour-, qu'André Ché-
nier voulait peindre courant échevelée sur les mon-
tagnes. La pensée du poëte se reporte sur lui-môme,
Et sur cet heureux temps des premières amours.
Car, lui aussi, il a souffert, il a gémi, il a vu son
amante
Sous le souffle du Nord s'affaisser et mourir !
Que l'amour coûte de larmes! Désabusé, mais sou-
tenu par la douce philosophie d'Horace, il offre
son cœur saignant encore en exemple aux jeunes
amants :
Ah! dans la mer d'amour j'ai fait un long naufrage;
Amis, ainsi que moi, ne tentez point l'orage.
Voyez, humide encore et des flots échappé.
Je suspends à vos yeux mon vêtement trempé.
L'amitié seule, de repentirs et de remords exempte,
peut nous consoler des illusions perdues ; seule
elle peut d'une main amie fermer les blessures
d'amour.
LE MARQUIS DE BRAZAIS. 93
Salut, des malheureux ô compagne fidèle,
Vierge, qui t'embellis par les rides du temps.
Et c'est presque sur ce vers, dont était pénétrée
l'àme d'André Chénier que se ferme le premier
chant de l'Année.
Nous ne pouvons suivre pas à pas le poëte dans
les détours nombreux où s'égare volontiers sa
muse indulgente et facile. Dans l'Été, aux travaux
des champs se mêlent quelques épisodes de la vie
pastorale :
C'est la noce d'Eglé qui descend du coteau.
La jeune épouse s'avance coiffée du bouquet vir-
ginal;
Et sa mère, en pleurant, ce matm même encor
Arma ses jeunes flancs de la ceinture d'or.
A la joie un peu contenue des époux se mêlent les
saillies des beaux du village, et les entreprises
hardies des galants. Toutefois, je ne veux retenir
de ce chant que la scène un peu courte qui suit.
C'est au village que le poète veut s'endormir de
son dernier sommeil ; c'est là qu'il veut reposer
dans une belle solitude :
Je veux qu'en leurs amours le pâtre et la bergère,
Opprimant le gazon dans leur course légère,
Là, sous l'yeuse obscure, interrompant leurs jeux,
Viennent lire penchés sur mon tombeau poudreux :
« Et moi, je fus aussi pasteur dans l'Arcadie ! »
Que l'œil humide alors et l'àme recueillie.
L'un sur l'autre appuyés, s'éloignent lentement,
Jurant de revenir h ce doux monument 1
94 ANDin': CIIKXTKH.
Esl-ro uno rrminiscoiicf ilo Saint-Lainherl, on
coiniiic un souvoiiir alï'aibli do la belle idylle de
Clytie?
Dans Y Automne^ je détacherai (|uel(|nos vcr>
d'une assez fièro lournure, échappés de l'àme ^'•uei-
rirre du marquis de Brazais. Donnant d'utiles con-
seils au laboureur, il lui recommande de fumer
avec usure la terre épuisée par de longs enfante-
ments. « Sois prodigue d'engrais, » lui dit -il, et
soudain avec l'àme et les accents de Virgile :
Tu n'en as pas besoin, glorieux champ d'Ivry !
0 champ de la victoire, assez le grand Henry
De cadavres français a semé tes entrailles,
Et t'engraissa de sang, suc affreux des batailles !
Aussi le laboureur couché sur tes sillons,
Un jour heurtant du soc le fer des bataillons.
Verra devant ses pieds rouler des casques vides
Qu'aura demi-rongés la rouille aux dents livides,
Ou bien, avec stupeur, exhumant ses aïeux.
Sur leurs grands ossements promènera ses yeux.
Avait -il lu dans la Franclade (lisait -on la Fran-
clade alors ?) ce superbe passage où Ronsard, évo-
quant l'ombre de Charles -Martel et parlant pro-
phétiquement de la bataille de Tours, s'écrie :
Mille ans après les tourangelles plaines
Seront de morts et de meurdres si pleines,
D'oz, de harnois, de vuides morions.
Que les bouviers, en traçant leurs sillons.
N'orront sonner sous la terre férue
Que de grands oz hurlez de la charrue?
La fin du poëme et de VHwer est d'une époque
postérieure. Brazais, pendant dix ans, avait erré à
l'étranger.
LE MAIinUlS D1-: LSUAZAIS.
Du Hanube et du Rhin j'ai bu les flots amers,
Et ma lyre, à l'écart, tristement détendue
A leurs saules pleureurs languissait suspendue.
Et lorsque je revins aux lieux ijui mont vu naître
Mon front humilié se courl)a sous un maître.
Ces dix années furent pour Brazais une longue
cl douloureuse épreuve. Il quitta la France en 1791,
se rendit à Worms, et bientôt rejoignit à Ettenheim
la légion de Mirabeau, où il servit avec le grade
de lieutenant-colonel. Il fit toute la campagne de
1792 à l'armée de Bourbon, comme simple volon-
taire à cheval, et assista, en 1793, au siège de
Maestricht; il s'y distingua, et en récompense de
sa valeur, reçut des habitants le titre de citoyen
de Maestricht. Il passa ensuite dans le corps des
chasseurs nobles; mais, épuisé de fatigue, il tom-
ba malade et fut obligé de se séparer de l'armée à'
Ratisbonne. Il gagna péniblement Constance et
resta deux années dans un établissement religieux,
affaibli, malade, attendant la mort. Il voulut de-
\ ancer le retour de ses forces et reprendre sa place
dans les rangs de ses compagnons d'armes ; mais
parti de Constance en 1799, il ne put aller plus
loin qu'Uberlingen, où il reçut quelques secours
du prince de Gondé. C'est dans cette ville qu'il ré-
sidajusqu'à son retour en France en 1800.
En 181 5j après dix autres années d'épreuves,
supportées obscurément et patiemment dans sa
propre patrie, il s'adressa à la commission char-
gée de répartir l'indemnité des émigrés, et obtint,
avec le grade de colonel de ca\ alerie, une modeste
96 ANDRK CHKNIER.
pension de 1900 francs. Il y avait trente ans qu'il
était chevalier de Saint-Louis. Mais 'il approchait
de sa fin. Il s'éteignit le 12 mars 1817, à l'àg-e de
soixante-douze ans.
Il a laissé plusieurs manuscrits, entre autres
quatre chants d'un poëme intitulé le Messie, qui
devait être considérable. Quand il le commença il
était à Rome. Sous l'empire des événements aux-
quels il avait été tragiquement mêlé, il avait perdu
l'enjouement de la première jeunesse; son àmc
s'était enveloppée de tristesse. Sa foi de catholique
et de royaliste était son unique refuge au milieu
des épreuves qu'il avait traversées et qui l'atten-
daient encore. Abîmé sans doute dans les splen-
deurs de l'église pontificale, il regretta le culte
profane qu'il avait voué dans sa jeunesse aux Mu-
ses légères, et détruisit un poëme de Psyché com-
mencé en 1787. C'est alors que lui vint la pensée
de consacrer son ardeur poétique à célébrer pro-
phétiquement le triomphe de sa foi. Il traça le
plan du Messie, qui devait avoir douze chants. Le
titre de chacun d'eux indiciue facilement dans quel
esprit était conçu ce dessein un peu vaste pour le
talent du poëtc. La Création, le Péché, les Prophé-
ties, la Nativité, sont les titres des chants termi-
nés. Les autres étaient intitulés : le Sacrifice, la
Résurrection, l'Eglise, les Héros chrétiens, le Génie
humain , la Révolution française et le Jugement
dernier.
Un autre petit poëme didactique, intitulé les
Abeilles, subsiste encore. Il fut composé en 1810;
il fui la douce occupation de sa vieillesse.
LE MARQUIS DE BRAZAIS. 97
Enfin il laissa un Discours sur la langue et la
poésie française, dont quelques pages empruntè-
rent de l'intérêt aux citations assez nombreuses
qu'il avait faites des Poésies de Clothilde deSiirvillc.
11 avait été lié avec l'auteur, le marquis de Sur-
ville, et son témoignage a pu être invoqué dans
l'agitation littéraire qu'a soulevée de nos jours la
recherche de l'auteur de ces poésies.
Mais ce qui devait exciter une pieuse curiosité,
c'était le poëme de V Année. Les quelques extraits
que nous en avons donnés ici seront amplement
suffisants. Ce poëme n'est pas destiné à voir le
jour. De grandes lacunes, mille corrections mar-
quées elles-mêmes d'un ongle sévère, à chaque
pas des expressions condamnées par le poète et
qu'il n'a pas remplacées, attestent qu'il n'eut pas
le loisir ou la liberté d'esprit d'y mettre la der-
nière main. Mais il l'a légué à ses descendants
comme le vivant témoignage d'une âme délicate et
sereine. Les vers d'André Chénier en perpétueront
le souvenir.
APPEXDICK II.
LES FRÈRES TRUDAINE.
Nous ne répéterons pas ici les détails iionibroux
(jue nous avons donnés, dans l'introduclion aux
(Euvres en prose d'André Chénier, sur la famille
Tnidaine, sur les réceptions de l'iiolel de la i)lace
Louis XY, et sur la part que les deux amis du
l)0ëte prirent au grand mouvement libéral de 1789
à 1791. Les deux frères Trudaine ne mérilaient pas
le sort tra<j;i(jue (jui les allendait. Trudaine de
Alontigny, l'aîné, était une nature d'élite, aimant
et cultivant les lettres et les arts, ouvrant sa riche
bibliothèque aux savants, et sou\ent sa bourse
aux artistes. C'est lui c{ui avait commandé à David
le tableau de Socrate buvant la ciguë, moyennant
un prix convenu de six mille francs; et qui, après
l'exposition, où le tableau avait eu un grand et
légitime succès, avait libéralement ajouté deux
nulle francs à celte sonnne.
Tnidaine de la Sablière, le cadel, ■■ iriin carac-
LKS FKKHKS TlUiUAI.XK. 99
lère plus doux, dil Morellet% d'iino santé faiblo,
partageant les goûts et les sentiments de son frère,
les déployait sous des formes plus délicates en-
core. M L'aîné avait donné des gages de ses
sentiments véritablement patriotiques. « Il avait
prodigué à sa section, d'abord celle des Champs-
Elysées, el puis celle du Mont-Blanc, les secours
les plus généreux. Six volontaires étaient armés et
équipés par lui sur la section des Champs-Elysées,
deux sur celle du Mont-Blanc, deux à Rouen pen-
dant son séjour dans cette ville. Il avait donné
deux pièces de canon à la commune de Provins. »
11 avait fourni en outre soixante-dix mille francs à
rem|)runt volontaire, et, sur une nouvelle de-
mande, ajouté cinquante autre mille francs. De
telles libéralités étaient un gage non équivoque
de ses sentiments véritablement généreux et de
son attachement aux nouvelles destinées de son
pays.
Comme André Chénier, comme François de
Pange, Trudaine et son jeune frère avaient refusé
de se laisser entraîner à la suite des idéalistes et
des sectaires. Dès le 10 août, la cause de la liberté
était véritablement perdue aux yeux de ces hommes
de bien. Le renversement des lois avait livré le
pouvoir aux démagogues et soumis le gouverne-
ment d'une grande nation à l'aveugle instinct dos
masses populaires. Quand les premières gouttes
de sang tachèrent la place Louis XV, les Trudaine
1. Mémoire pour les citoijennes Trudaine, veuve Micauli. Mi-
cauli veuve Trudaine et le citoyen Vivant MicauU-Courheton /ils,
Paris, l'an III de la République.
100 ANDRE CHKNIER.
avaient abandonné avec horreur l'hôtel qu'ils ha-
bitaient et s'étaient réfugiés dans une maison qu'ils
possédaient sur la section du Mont-Blanc. Mais
tout Paris parut bientôt livré à la démence; le sé-
jour en devint impossible à tous ceux qui avaient
conservé leur raison et leur sang-froid. Les deux
frères allèrent se fixer dans leur propriété de
Montigny au mois d'août 1793; et ils y vécurent
avec les deux plus jeunes membres de la famille
Micault de Gourbeton, à laquelle Trudaine de
Montigny était allié.
Le 16 juin 1789, il avait épousé la fille de Jean-
Yivant Micault de Gourbeton, président du parle-
ment de Bourgogne. Ce mariage heureux devait
avoir les plus fatales conséquences. Le beau-père
de Trudaine, ce vieillard septuagénaire, avait été
arrêté, accusé d'émigration, condamné à mort et
exécuté. Ge malheureux, absolument innocent du
crime qu'on lui imputait (puisqu'on voyait alors
un crime dans l'absence la plus naturelle et la
plus légitime), avait deux fils, frères de Mme Tru-
daine et beau-frères de Trudaine de Montigny.
Aussitôt que le père fut monté sur l'échafaud, les
fils devinrent suspects, et ce n'est point une phrase
banale, un lieu commun que nous écrivons ici.
Dans son Mémoire en faveur des veuves Trudaine
et Micault, Morellet nous a heureusement conservé
en partie un arrêté du comité révolutionnaire de
la section de Bondy, pris à la date du 26 floréal
an II; et cet arrêté porte (et nous soulignons ce
que Morellet en cite comme textuel) que : « ^4/-
lendu que Micault de Gourbeton vient d'être frappé
LES FRÈRES TRUDAINE. 101
du glaive de la loi, son fils Micault et son gendre
Trudaine de Montigny sont suspects, et doivent être
traités comme tels; la section nomme deux de ses
membres pour aller solliciter, auprès du comité
de sûreté générale, leur arrestation. »
La démarche des deux membres désignés du co-
mité de Bondy eut plein succès auprès du comité
de sûreté générale. Celui-ci en effet, le même jour,
c'est-à-dire le 26 floréal an II, décerna contre Tru-
daine et Micault le mandat d'arrêt suivant, que
nous avons retrouvé aux archives * :
« Vu l'arrêté du comité révolutionnaire de Bondy, en
date de ce jourd'hui, le comité de sûreté générale arrête
que les nommés Trudaine, dit Montigny, ex-conseiller au
ci-devant parlement de Paris, et Micault de Courbeton,
son beau-frère, seront mis en accusation et en conséquence
traduits à la maison de Pélagie, et, à défaut de place, dans
une autre maison d'arrêt de Paris, le scellé sera mis sur
leurs papiers et effets, distraction faite de ceux qui seront
trouvés suspects, lesquels nous seront apportés; charge le
comité révolutionnaire de Bondy de l'exécution du présent
arrêté, l'autorise à faire à cet effet toutes délégations et
réquisitions nécessaires.
« Signé: Dubarran, M. Bayle, Elie Lacoste,
Louis DU Bas-Rhin. »
Lorsque les membres du comité révolutionnaire
de Bondy se présentèrent à Montigny, ils trouvèrent
Trudaine de Montigny, Mme Trudaine, Trudaine
de la Sablière et Micault de Courbeton, non i)as
l'aîné, mais le cadet, âgé de dix-sept ans. 11 y eut
une scène déchirante. Trudaine l'aîné fut arrêté,
1. Archives nationales, registre AF*II 254.
102 ■ AXDRK CHKXTKI',.
cl le jeiino Micaull, qui n'éUiil pas coliii (|ii'()ii
cherchait, fui laissé, avec Trudaine tic la Sahlière,
sous la surveillance de la municipalité. Celui-ci
ne voulait pas abandonner son frère et réclamait
la faveur d'être ])ientôt arrêté pour pouvoir le re-
joindre. Trudaine de Montigny fut conduit à Paris;
mais nous ne savons pourquoi il ne fut pas immé-
diatement conduit dans une maison de détention;
il paraît être resté sous la main du comité de la
section de Bondy pendant que celui-ci se livrait à
des recherches pour retrouver Micault aîné. Ces
recherches ne tardèrent pas à être couronnées de
succès. Micault de Courbeton, découvert à Chatou,
où il s'était réfugié, fut réuni à Trudaine de Mon-
tigny, et tous deux furent incarcérés, le 19 prairial \
à Saint-Lazare, au moyen de deux mandats déli-
vrés par la section de Bondy.
1. La veille, le 18 prairial, le comité de sûrelé générale avait
lancé un nouveau mandat d'arrêt (Archives nationales, registre
AF'II 254) contre les Trudaine et plusieurs autres personnes : «Le
comité de sûreté générale arrête que les deux Trudaine frères,
ci-devant nobles et ex-intendants, Prévôt, lieutenant de gendar-
merie à Provins, ci-devant garde d'Artois, Torai Villeneuve, ci-
devant secrétaire du tyran, Rouville, ci-devant chevalier de Saint-
Louis, ex-noble, Barentin, ci-devant abbé, Barentin, ci-devant
marquis, Saint-Fal, ex-noble, ci-devant chevalier de Saint-Louis,
tous résidant dans le département de Seine-et-Marne, seront arrê-
tés, ainsi que les personnes suspectes trouvées chez elles et tra-
duites dans une ou plusieurs maisons d'arrêt de Paris, pour
y rester détenues jusqu'à nouvel ordre; qu'il sera fait une vé-
rification exacte de leurs papiers ; ceux qui seront trouvés sus-
pects seront apportés au comité, les scellés seront apposés sur
les autres Charge le comité révolutionnaire de la section de
l'Indivisibilité de mettre le présent à exécution, à la charge
d'en dresser procès-verbal qui sera rapporté au comité, et les
autorise à requérir à cet effet les autorités civiles et militaires.
Signé : Dubarran, Louis (d. B.-R.), Amar, Eue la Coste, Voui-
I.Ks; FnKP,F-:S TRIIDATNE. 103
Voici la iJi'pniièro do cos deux piècos', qui soni
iiiôdilos :
SECTION DE BONDY.
COMITK DE SURVEILLANCE ET RÉVOLUTIONNAIRE.
Paris, le dix-neuf prairial de Tan second de la
République française, une et indivisible.
• De par la loi.
Le concierize de la prison de Lazare recevra le nommé
Triiflaine-Montigny. prévenu de suspicion, et arrêté par
ordre du comité de sûreté générale et le gardera jusqu'à
nouvel ordre.
Les membres du comité de surveillance et révolution-
naire de la section de Bondy.
ToupiOLLE, commissaire; Boutet, commissaire.
Le second ordre, relatif à Micault, est absolii-
iiient rédigé dans les mêmes termes, le nom seul
est différent; il porte Micault Goiirbeton. Les si-
gnatures sont les mêmes ^. Quant à Trudaine de la
Sablière, non arrêté par la section de ^indi^isibilité,
il fui l'objet d'un mandat spécial, transcrit sur le
registre du comité de sûreté générale à la date du
29 prairial \ Gel ordre inédit est ainsi conçu :
« Le comité arrête que le nommé Trudaine-Sablière, ac-
LAND, Bayle, Vadier et Jagoi. » Mais cet arrêté ne fut pas exécuté.
Le registre, dans une colonne spéciale, porte cette mention : « N'a
pu être mis à exécution en raison des événements du 9 au 10 ther-
midor et d'autres précédents. » A cette date, Trudaine de Monti-
gny avait déjà été arrêté par le comité de la section de Bondy;
son frère avait échappé aux recherches de celui de l'Indivisibilité
et devait être quelques jours plus tard l'objet d'un mandat spécial.
1. Archives de la police, Arrestations, n" 166.
2. Archives de la police, Arrestations, n" 167.
3. Archives nationales, registre AF'II '204.
104 ANDRÉ CHKNIER.
tuellement à Montigny, sera arrêté et traduit dans l'une
des maisons d'arrêt de F'aris pour y rester détenu jusqu'à
nouvel ordre; qu'il sera fait vérification de ses papiers;
ceux qui seront trouvés suspects seront apportés au co-
mité; les autres seront mis sous les scellés; charge le
comité révolutionnaire de la section de Rondy de mettre le
lirésent à exécution et l'autorise de requérir à cet effet telle
autorité civile et militaire, à la charge d'en rendre compte
au comité.
« Signé : Dubarran, Louis (d. B.-R.), Jagot, Vadiek,
Lavicomterie, Élie la Coste. »
Ce mandat fut exécuté. Sur le registre du co-
mité, la colonne intitulée : Compte rendu de l'exé-
cution, porte cette mention : « Exécuté le 5 messi-
dor. — Incarcéré à la maison d'arrêt Lazare, —
Rapporté au procès-verbal. »
Les deux frères étaient ainsi réunis à André
Gliénier; comme lui ils furent portés sur les listes
rédigées à Saint-Lazare. Dans la prison, Suvée fit
le portrait de Trudaine l'aîné. Dans les premiers
jours de Thermidor, on dit que le plus jeune des
Trudaine écrivit une lettre à David, dans laquelle
il le sollicitait pour son frère. Entre les deux
frères, c'était une lutte des plus tendres et des
plus héroïques sentiments. Le 8 thermidor, quand
ils montèrent sur les gradins de Fouquier-Tin-
ville, ce fut cette fois l'aîné qui se leva, et qui,
par une défense pathétique, bientôt interrompue
par les juges, chercha à sauver son frère d'une
condamnation capitale. Tous deux furent condam-
nés à mort et furent exécutés le jour même, 8 ther-
midor. André Chénier les avait devancés de vingt-
quatre heures.
APPENDICE III.
FRANÇOIS DE RANGE.
Nous ajouterons ici quelques renseignements
succincts à ce que nous avons dit de François de
Pange, dans l'introduction aux Œuvres en jrrose
cr André Chénier et dans l'introduction aux Œuvres
de François de Pange.
Dans la lettre du général marquis de Pange, pu-
bliée par M. de Chénier (page xxvii),il est dit que,
vers le mois de mars 1794, François de Pange avait
fui de Passy-les-Paris, pour rejoindre son frère
cadet aux environs de Pange, près Metz. Les sou-
venirs du général étaient exacts et précis. Nous
pouvons constater la présence de François de
Pange à Paris, du 3 pluviôse ou 24 ventôse, an II.
En effet aux archives dans le dossier relatif à
l'affaire Serilly, d'Etigny, Lomenie et Montmorin,
se trouve une lettre qui lui est adressée à Passy-
les-Paris, à la date de tridi pluviôse, par un nommé
L'hoste, agent de Sérilly à Paris '. Dans cette lettre
1. Archives nationales, cart. W 33.
lOfi AxiiKi'; (:ii!';xiKH.
1)11 lui annonce qu'une personne sûre |)arlira pro-
chainement (sans doute pour Passy-Ies-Sens) cl
qu'il peut lui confier ses dépêches. T)e Pange ne
pouvail alors communiquer que secrètement avec
Mme de Sérilly et Mme de Beaumont, qui étaient
alors toutes deux près de Sens dans leur pro-
priété de Passy.
Enfin dans le « f^econd journal des ppnnissintis
accordf'espar F acciisateiir public, les substituts, eth'
président du tribunal pour voir les accusés^, « nous
trouvons cette mention à la date du 12 pluviôse,
an II :
« Une permission est donnée à Thomas Pange,
demeurant à Pacy, muni de sa carte n" 477, f" 8,
pour voir le c. Domangeville. »
Ce Domangeville, cousin de François de Pange
et frère de Mme de Sérilly, était détenu dans la
prison des Carmes ^
Le 5 prairial il fut condamné à mort. Il s'appe-
lait Jean-Baptiste-Marie Thomas Domangeville,
avait trente ans, était né à Paris, avait été capi-
taine au 5^ cavalerie et demeurait à Yernasal, dé-
partement de la Haute-Loire.
Au moment de l'arrestation d'André Chénier
François de Pange était encore à Paris. Il demeu-
rait place des Piques, c'est-à-dire place Vendôme,
n° 8 ; et il avait aussi une maison à Passy. Le 22
ventôse des agents du comité de sûreté générale
se présentèrent à la maison de Passy et y appo-
sèrent les scellés. Dès que François de Pange
1. Archives nationales, cart. W 240.
'2. Voy, Alexandre Sore-1, le Couvpvt rlex Carinp^. p. 390.
FUAN(;U1S DE i'AXGl::. 107
nii[)iiL celle nouvelle, voyant qu'il ne lui reslail
(ju'à se laisser arrêter ou à se dérojjcr auv reclier-
ciiesdes agents du comité, il parlit pourMelz, où
il rejoignit son jeune frère c[ui s'était enl'ui de
Sens, vers le 26 pluviôse. Informé immédiatement
de son déi)art le comité de sûreté générale lança
contre lui le mandat d'arrêt suivant^ (pièce inédite),
daté du 24 ventôse, an II.
« Sur les inrorniations recueillies, le comité arrtHc que
le citoyen Panche, demeurant à Passy, et ayant une mai-
son place des Piques, n" 8, parti pour Metz auJQurd'hui.
après l'apposition des scellés faite chez lui avant hier audit
lieu de l^assy,
« Le comité arrête que le nommé tranche sera arrêté par-
tout où il sera rencontré, et qu il sera conduit dans la mai-
son dite la Force, ou, à défaut de place, dans toutes autres
maisons d'arrêt de Paris, et il en sera justifié au comité de
sûreté générale ; charge de l'exécution dudit arrêt le co-
mité de surveillance du département, qui est, à cet effet,
autorisé à faire toutes réquisitions nécessaires par les au-
t u'ités constituées.
« Signé : Élie Lacoste, Vadiek, Lolis uu Bas-I^hix,
Lavicdmtkrie. Dlbahkan, \ui;LrANi). »
François de Pange ne rentra à Paris cju'après
le 9 thermidor; et en retrouvant vivante Mme de
Sérilly qu'il croyait à jamais perdue pour lui, il
éprouva une émotion de bonheur qui elFaça un
moment en lui le souvenir de tant d'autres émo-
tions douloureuses.
L Archives nationales, registre AP"I1 29'2. L'altération du nom
de Pange est due à Gennol, car on trouve dans l'interrogatoire
qu'il a lait subir le 23 pluviôse à Lhoste, agent de Sérilly : «... à
lui demander avec qui ses maîtres communiquaient le plus sou-
vent. — A répondu... avec le cioyen Depanciic à Passy, près
P.-u'i^. " Aicliixes iialionales. cart. A\' 33
108 ANDRÉ CIIKXIER.
Par la lettre de Mme de Beaumont que nous
avons reproduite à la fin de la bio^n'aphie do
François de Pange', nous savions qu'il avait élô
mêlé aux événements de vendémiaire an IV :
« Vous avez su (écrivait Mme de Beaumont à
Mme Suard) qu'il courut alors de très-grands dan-
gers en [)renanl la défense d'un homme ({u'il no
connaissait i)as, mais qu'il voyait maltraité. Il fui
menacé, frappé, traîné en prison, etc. »
Nous avons retrouvé le mandai d'arrestation '
qui à cette occasion fut lancé par le comité de
sûreté générale, non-seulement contre lui, mais
en même temps contre Benjamin Constant, circon-
stance qui me paraît peu connue. Dans cette pièce,
quelques mots insignifiants du reste ont été effa-
cés vers la fin.
« Du quinze vendémiaire l'an quatrième de la Rêpuijli-
que française, une et indivisible.
« Le comité de sûreté générale arrête que les nommés
Marie-François-Denis-Thomas Fange et Ilenry-Benjamin-
Constant, de I^ausanne, prévenus d'avoir insulté la repré-
sentation nationale en disant que les généraux étaient des
mouchards, et que tous ceux qui composaient la Conven-
tion étaient des scélérats et qu'il fallait un roi. seront à
["instant déposés en la maison des Quatre-Nations pour y
rester jusqu'à nouvel ordre....
a Les représentanls du*peuple, membres du comité de
sûreté générale,
« Pemartin; Gauthikr. »
A la suite de celte arrestation, François de Pange
1 . Œuvres de F. de Pange, p. lxiv.
2. Archives de la police, Arrestations, n" 2"
FKAiNÇOIS DE PANGE. 109
et trente et une autres personnes, détenues pour
les mêmes faits, mais parmi lesquelles ne ligure
pas Benjamin Constant, furent renvoyés le 22 ven-
démiaire devant la commission des Six, par l'ar-
rêté suivant du comité de sûreté générale'. Nous
reproduisons les noms tels qu'ils se trouvent écrits
sur le registre du comité :
« Du 22 vendémiaire,
« Le comité de sûreté générale arrête que les citoyens
Picard, Paul, Pain, Colbert, Thomas Fange, Jean-ÎSicolas
Prévost, Quesnel, Guincelain, Magloire Courbe, Cressart,
llosmocli, Rigollet, Ropiquet, Rigobert, Robin, Ract, Ro-
vel, Reynach, L. St-Marc, St-Gome, Lenoir, Servois, Se-
ber, Salmon, Servier, Simonin, Sabourin, Sarraut, Sanson,
Sartoris, Sarrazin et Amar seront de suite extraits de la
maison d'arrêt où ils sont détenus et conduits devant la
commission des six, chargée de l'examen des réclaination»
des détenus.
« Charge le citoyen Marie, inspecteur de l'exécution du
présent.
Signé : Monmayou, Pemartin. »
A la suite de l'interrogatoire qu'il subit devant
la commission, François de Pange fut rendu à la
liberté. On était alors au mois d'octobre 1795 : il
n'avait plus un an à vivre. Hélas! il nous en coûte
de le dire, car c'est une illusion qui s'en va, Mme de
Sérilly resta deux ans à peine fidèle à la mémoire
du chevalier de Pange. Voici quelques lignes ex-
traites d'une lettre de la princesse de Poix, dans les
Souvenirs de la maréchale de Beauvau (Appen-
dice, p. 45), et que nous reproduisons sans com-
1. Archives nationales, regist. AF'II 209.
nu ANDRÉ CHÉNIER.
mentaires : « El pour nouvelle particulière le ma-
riage de M. de Montesquiou avec Mme de Pange
(précédemment Mme de Sérilly) qui avait été con-
damnée à mort sous Robespierre, qui avait ensuite
épousé M. de Pange, son amant, qu'elle a perdu il
y a deux ans et qui se marie aujourd'hui. >^
APPENDICE IV.
MADAME DE BONNEUIL.
Nous avions eu raison de douter que le nom do
Thilorier appartînt à Mme de BonneuiP. Elle avait
une sœur, du même âge qu'elle, née aussi à l'île
Bourbon. C'est celle-ci qui s'appelait Françoise-
Augustine Santuary, et Thilorier du nom de son
premier mari. De ce mariage elle avait eu deux
fdles, l'une qui avait épousé un nommé Marefîausse,
émigré, l'autre, Augustine-Michel Thilorier, âgée
de 18 ans, née à Bordeaux, qui partagea la déten-
tion de sa mère. La sœur de Mme de Bonneuil,
devenue veuve, épousa le comte Duval d'Epré-
mesnil.
Quant à Mme de Bonneuil, nous avons retrouvé
l'ordre en vertu duquel elle a été arrêtée et son
écrou à Sainte-Pélagie.
Voici la première pièce ^ :
1. Œuvres en prose d'André Chénier, p. lvii, note 1.
2. Archives de la police, Arrestations, n" 344.
112 AXDRI'; CHKNIER.
SECTION l)F L'iNDlVlSIliU.lTK.
Le concierge do la prison de Sainte-Pélagie recevra en-
dite prison les ci-après nommées :
Michel Centuary, femme Guenon-Bonneuil ; Louise-
Jeanne Caulet, veuve de Gaëtan-Lambert Dupont; Anne-Jo-
sephe-Louise Commines-Marcilly; pour y être détenues de;
l'ordre des deux comités réunis de la susdite section, ayant
été regardées comme suspectes. En conséquence, avons
remis les ci-dessus dénommées es mains du citoyen Jean
Michel, caporal de la force armée de ladite section de la
troisième compagnie, de garde à la réserve de la section,
à la charge par lui de nous en apporter une décharge,
lesdites particulières, pour y être détenues et y rester
jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné.
Fait au comité civil et révolutionnaire réunis de la sus-
dite section, ce onze septembre mil sept cent quatre-vingt-
treize, le second de la République, une et indivisible.
Laine, président; Docaigne, président.
Conduite à Sainte-Pélagie, Mme Bonneuil y fut
incarcérée le jour même. Le registre d'écrous de
la maison de Sainte-Pélagie est divisé en neuf co-
lonnes contenant d'ailleurs exactement les mêmes
renseignements que tous les registres des autres
maisons. Nous indiquons les colonnes par leur
numéro d'ordre*.
1. — Signé Laine, président et Docaigne, id.
2. — Ol'dre du comité civil et révolutionnaire réunis de
la section de l'Indivisibilité.
3. — Le 11 septembre 1793.
4. — Michel Santuary fenune Guenon de Boneuil, âgée
de 40 ans, native de Lille-Bourbon, citoyenne, demeurant
rue Neuve Sainte-Catherine, n" 22.
1. Archives de la' police, registre d'écrous de Sainte-Pélagie.
MADAME DE BONNEUIL. 113
5, — Taille de 5 pieds, cheveux et sourcils châtain,
yeux brun, nez et bouche moyenne, visage et menton
rond, front élevé.
6. — Entrée le 11 septembre 1793.
7. — Regardée comme suspecte.
7 et 9. — Le 10 ventôse, l'an II« de la République la
dénommée ci-contre a été transférée de cette prison à celle
des Anglaises, rue de Loursine, de l'ordre des administra-
teurs de police, signé Heussée et Cordas.
Cet écrou pourrait donner lieu à quelques obser-r
valions; mais elles trouveront mieux leur place
dans l'examen des OEuvres, dans la partie consa-
crée aux Élégies.
Au moment de son arrestation les scellés avaient
été apposés à son domicile. Lorsqu'ils furent levés,
madame de Bonneuil fut extraite de prison par
ordre du comité de sûreté générale '.
30*^ jour du l""" mois de l'an II^
Le comité arrête que le commissaire de la section de
l'Indivisibilité procédera à la levée des scellés qu'il [a]
apposés sur les papiers ou meubles de la citoyenne Genon-
Bonneuil et en distraira les papiers qu'il pourrait trouver
suspects pour les faire passer au comité : en conséquence,
ladite citoyenne sera conduite par un gendarme à son do-
micile pour être présente à la levée des scellés et vérifi-
cation de ses papiers, et de suite reconduite à- ladite
maison d'arrêt pour y rester jusqu'à ce qu'il en soit autre-
ment ordonné.
Signé : Vadier, Jagot, Dubarran et Guffroy.
11 est probable que madame de Bonneuil ré-
clama contre son arrestation auprès du comité de
1. Archives nationales, regist. AF'II 289.
10.
114 AXDRI': CHKXIEH.
sùrolé générale, car voici la réquisition adrosséo
par celui-ci au comité de la section de l'Indivisi-
bilité ':
Séance du 16 brumaire de l'an ll^ de la République.
« Le conaité de sûreté générale de la convention nationab-
requiert le comité révolutionnaire de la section de l'in-
divisibilité de donner dans les 24 heures les motifs de
l'arrestation de la citoyenne Guesnon Bonneuil au porteur
de notre ordre.
« Sir/né : Amar, Guffroy, VoullaM). ■
]. Archives nationales, regist. AF'II289.
APPENDICE V.
LA DUCHESSE DE FLEURY.
Nous n'avons pas l'ambition de tracer un por-
trait de cette femme qui fut une des plus sédui-
santes de son époque et que la Jeune Captive a
rendue à jamais célèbre. Nous nous contenterons
d'esquisser quelques traits de cette gracieuse phy-
sionomie, empreinte de tous les charmes de la jeu-
nesse, apparue un jour dans les tristes murs de
Saint-Lazare comme une aurore inattendue.
Jusqu'alors elle paraissait se dérober à toutes
les recherches; et c'est comme une tradition va-
guement recueillie que l'on allait répétant que la
personne célébrée par André Ghénierdans la Jeune
Captive était mademoiselle de Coigny. Quelques-uns
même la cherchaient vainement en France à cette
époque, et la croyaient restée à l'étranger sur la foi
de Mme Yigée-Lebrun. Nous allons tâcher de dissi-
per à cet égard les doutes qui ont pu se glisser
dans plusieurs esprits.
D'abord, l'appeler, comme on le fait générale-
116 ANDRÉ CHÉNIER.
mont cl comme nous avons dil nous-mème, ma<h'-
iiioiselle de Coigny, c'est commettre une inexacti-
tude de langage. La vérité est que c'était un-
demoiselle de Coigny, ce qui est sensiblement diilV-
rent. A l'époque où elle tut enfermée à Saint-Lazaro,
elle n'était plus une jeune fille; il y avait dix ans
qu'elle était mariée. Mademoiselle Franquelot de
Coigny était née en 1769 ; et, à peine âge de quinze
ans, le 5 décembre 1784, elle avait épousé M. de
Rosset, marquis, puis duc de Fleury. Si ce n'c>l
pas la date de la célébration du mariage, c'est du
moins celle du contrat où le roi avait signé. Aban-
donnée, enfant encore, à toutes les séductions d'une
cour étourdie et galante, elle ne j)ut résister i'i
l'entraînement des plaisirs, et malgré les grâces
de son visage et de son esprit, ne put enchaîner
un mari léger et dissipé. Heureuse de plaire, elle
n'avait pour se défendre ni l'expérience des an-
nées, ni les salutaires conseils d'un époux. Tout
était piège sous ses pas. Elle lisait dans tous les
yeux le charme qu'elle inspirait et l'empire qu'elle
exerçait, sur les femmes aussi bien que sur les
hommes, par les dons enchanteurs que'la nature
lui avait prodigués.
Au commencement de la révolution, en 1789,
elle avait quitté la France et avait été passer plu-
sieurs mois en Italie. A Rome, elle rencontra la
duchesse de Fitz-James, la princesse de Polignac,
la princesse de Monaco, qui devait être une des
plus héroïques victimes de la terreur, et Mme Vi-
gée-Lebrun. Celle-ci ne put se défendre du charme
que répandait autour d'elle la jeune duchesse de
LA DUCHESSE DE FLEURY. 117
Fleury; et, dans ses Souvenirs, elle lui consacra
une page qu'on ne nous en voudra pas de citer
ici. Ce ne sont pas des notes écrites au jour le
jour, mais, comme le titre l'indique, des souvenirs
rassemblés à une époque postérieure. Aussi, c'est,
en quelques traits, toute la vie de la duchesse de
Fleury, de 1789 à 1815, qu'esquisse Mme Yigée-
Lebrun.
« La femme que je distinguai bientôt parmi
toutes les femmes françaises qui se trouvaient à
Rome, fut la charmante duchesse de Fleury, très-
jeune alors; la nature semblait s'être plu à la
combler de tous ses dons. Son visage était en-
chanteur, son regard brûlant, sa taille celle
qu'on donne à Yénus, et son esprit supérieur.
Nous nous sentîmes entraînées à nous rechercher
mutuellement; elle aimait les arts, et se passion-
nait comme moi pour les beautés de la nature ; je
trouvai en elle une compagne telle que je l'avais
souvent désirée.
« Nous allions habituellement ensemble passer
nos soirées chez le prince Camille de Rohan, qui
était alors ambassadeur de Malte et grand com-
mandeur de l'ordre ; tous les soirs, il réunissait
chez lui les étrangers les plus distingués; la con-
versation était très-animée et très-intéressante ;
chacun y parlait de ce ([u'il avait vu dans la
journée, et le goût, l'esprit de la duchesse de
Fleury brillaient par-dessus tout.
^' Cette femme si séduisante me semblait dès
lors exposée aux dangers qui menacent tous les
êtres doués d'une imagination vive et d'une àme
118 AXDP.K CIIKXIER.
iti'dente; elle élail lellcmenl siisceptihlo de se pa>-
sionner qu'en songeant combien elle était jeune,
combien elle était belle, je tremblais pour le repos
(le sa vie; je la voyais souvent écrire au duc de
Lauzun, qui était bel homme, plein d'esprit et
très-aimable, mais d'une grande immoralité, et je
craignais pour elle cette liaison, quoique je puisse
penser qu'elle était fort innocejite. Le duc de
Lauzun était resté en France; j'ignore s'il a pri-
une part active à la révolution ; ce qui est certain,
c'est qu'il a été guillotiné.
« Quant à la duchesse de Fleury, elle est re-
venue à Paris avant moi. Les passions y étaient
encore débordées. Tout en arrivant, elle fit divorce
avec son mari, puis, étant devenue très-amou-
reuse de M. de Montrond, homme à bonnes for-
tunes, jeune encore, et très-spirituel, elle l'épousa.
Tous deux quittèrent le monde pour aller jouir de
leur bonheur dans la solitude ; mais, hélas ! la
solitude tua l'amour et ils ne revinrent à Paris que
pour divorcer. La dernière passion qu'elle prit
s'alluma pour un frère de Garât, qui, m'a-t-on dit,
la traitait cruellement : enfin elle ne retrouva la
paix et du bonheur qu'à la Restauration rpii lui
ramena son père , le comte de Coigny, dans les
bras duquel elle alla se jeter pour le soigner
jusqu'à sa mort. »
Le dernier paragraphe avait pu faire penser
que la duchesse de Fleury se trouvait à l'étranger
à l'époque de la terreur et n'avaitpas dû se trouver
à Saint-Lazare en même temps qu'André Chénier.
La phrase : « Elle est revenue à Paris avant moi ;
LA DUCHESSJi; DK FLEURY. 119
les passions y étaient encore débordées; » prêtait
à cette supposition. Eh bien, en cela, Mme Vigéc-
Lebrun avait été mal informée. La duchesse de
Fleury revint à Paris bien avant l'époque que
semble indiquer Mme Lebrun. Nous ne pouvons
préciser le moment de son retoui-, mais elle étail
à Paris au mois d'août 1792, passa l'hiver à la
campagne à Mareuil-en-Brie, district d'Épernay,
et revint à Paris au commencement de mars 1793.
Ces faits sont formellement attestés par l'interro-
gatoire suivant que lui firent subir les adminis-
trateurs de police, le 16 mars 1793 :
« Ce jourd'hui seize mars 1793, l'an II'' de la Républi-
que, heure de une heure après-midi, est coraparue par
devant nous, administrateurs de police, en vertu de notre
mandat d'amener mis à exécution par le citoyen Des-
coings, officier de paix, une citoyenne.
« A elle demandé ses noms, surnoms, âge, le lieu de sa
naissance et de sa demeure;
« A répondu s'appeler Anne-Françoise-Aimée Franctot-
Goigny, épouse séparée de biens depuis le mois de juin
dernier, d'André-Hercule-Marie-Louis Rosset-Fleury, an-
cien capitaine au régiment de Maître-de-Camp-cavalerie,
native de Paris, âgée de 23 ans et demeurant à Paris, rue
Notre-Dame-des-Champs, section du Luxembourg.
« A elle demandé si elle est sortie de Paris et depuis
quelle époque \
« A répondu qu'elle est restée à Paris sans en sortir
jusque vers le 11 septembre dernier, qu'à cette époque
elle a fait différents petits voyages dans les environs de
Paris pour se promener, qu'à compter du 19 novembre
elle s'est rendue à Mareuil-en-Brie, district d'Epernay, où
1. Archives de la police. Registre des interrogatoires des émi-
grés, commencé le 9 mars 1793. Fol. 22 et 23.
120 ANDRÉ CHÉNIER.
elle a une maison qu'elle a habitée sans interruption, ju>-
qu'à son retour k Paris, il y a environ huit ou dix jours.
« A elle demandé si file était dans l'usage de resb i
chez elle à la campagne pendant les mois qu'elle vient d'
passer ;
« A répondu (jM'elle n'y passait pas ordinairnincnt au-
tant de temps, mais que, craignant les troubles à l'aris,
elle s'était décidée à rester k la campagne.
« A elle demandé si elle n'avait pas une correspondance
à Paris, et avec qui elle s'entretenait;
« A répondu qu'elle écrivait et recevait de tem|)S en
temps des lettres de sa famille.
« A elle demandé si elle sait oi!i est actuellement son
mari ;
« A répondu qu'elle n'en sait rien, et qu'il y a six ou
sept mois qu'elle n'en a appris de nouvelles.
« A elle demandé si elle n'a point de relations avec des
personnes de sa famille ou de sa connaissance sorties de
la République;
a A répondu que non.
« A elle demandé si l'appartement qu'elle occupe est
par elle tenu k loyer-,
a A répondu qu'elle le tient k loyer de la damo sa belle-
mère qui en est principale locataire.
« A elle demandé depuis quel temps les scellés sont ap-
posés sur les meubles et effets garnissant son appartement
et pourquoi ils l'ont été;
« A répondu qu'ils ont été apposés en sa présence, le
28 ou le 29 août dernier,- lors des visites domiciliaires, par
les commissaires de sa section, qu'environ quinze jours
après elle en avait demandé la levée ; mais que, le com-
missaire qui devait y procéder étant tombé malade, l'opé-
ration ne put se faire et que les scellés étaient depuis
restés apposés.
« A eUe demandé si elle a acquitté ses impositions fon-
cières et mobilières, et si elle a payé son don patriotique;
« A répondu qu'elle a acquitté les impositions auxquelles
elle est sujette pour raison de ses propriétés sises k Ma-
LA DUCHESSE DE FLEURY. 121
reuil, et que, comme elle est en pension chez la dame sa
bellc-nière, il n'est pas à sa connaissance qu'elle ail été
inqiosée, et qu'à l'égard du don patriotique, il a dû èlre
acquitté par son mari avant leur séparation.
« Lecture faite, à elle demandé si ses réponses contien-
nent vérité, et si la rédaction est conforme à elles.
A répondu que oui, qu'elle y persiste et a signé.
« Coic.ny-Flelry.
« Sur quoi, nous administrateurs de police, attendu
que la résidence annoncée par ladite citoyenne est prouvée
par les certificats qu'elle nous a représentés, et à elle à
rinstant remis, l'un signé des maire et officiers munici-
paux de la commune de Mareuil-en-Brie, en date du 1"
de ce mois conforme à la déclaration que nous a faite la-
dite citoyenne, sur sa résidence à Mareuil, et l'autre dé-
livré par la section du Luxembourg, le 4 de ce mois, at-
testant également sa résidence conforme à sa déclaration,
attendu en outre qu'il ne résulte aucune preuve d'émigra-
tion contre ladite citoyenne, la renvoyons en pleine liberté
et avons signé.
« Ch. Goret, officier municipal. Mercier. »
Comme on l'a vu dans le procès-verbal précé-
dent, an mois de mars 1793 elle n'avait pas en-
core divorcé d'avec son mari; elle était seulement
alors séparée de biens. Pendant la belle saison elle
allait souvent passer quelques mois dans la pro-
priété qu'elle possédait à Mareuil-en-Brie, district
d'Épernay. A quelques lieues de là, àMareuil-sur-
Ai, se trouvaient les propriétés du marquis de
Pange, où André Chénier allait souvent l'été re-
trouver ses amis. Il ne serait pas impossible qu'An-
dré eût rencontré la duchesse de Fleury en visite
chez les de Pange. 3Iais ce n'csl là qu'une conjec-
11
122 AXDRK CUKXIEK.
lure. Quoi qu'il en soil, laissée en liberté en mars
1793, la duchesse de Fleury fut plus lard arrêtée
et incarcérée à Saint-Lazare. C'est en prison que
Montrond conçut pour elle une passion qui fut
partagée.
De la présence de Montrond et de la duchesse
de Fleury à Saint-Lazare, nous avons deux témoi-
gnages , l'un indirect, l'autre direct, mais tous
deux lormels. Quand les délateurs et les faiseurs
de listes, les Manini, les Jaubert, les Robinet, les
Seymandi, tramèrent cette fausse conspiration des
prisons, ils dressèrent des listes beaucoup plus
considérables que celles qui lurent définitivement
arrêtées, après les conciliabules assez nombreux
que tinrent entre eux les délateurs. Nous avons
comme témoignages de ce fait les dépositions qui
furent faites tant dans l'instruction que dans les
débats du procès de Fouquier-Tinville. Or ces dé-
positions nous apprennent que Millin, Montrond
et la citoyenne Franquetot (la duchesse de Fleury)
avaient d'abord été portés sur les listes, ainsi que
beaucoup d'autres qui achetèrent la radiation de
leurs noms, et que, notamment, Montrond et la
citoyenne Franquetot furent elTacés moyennant le
payement d'une somme de cent louis en or'.
Le second témoignage est direct; il vient de
Millin, compris comme Montrond et la duchesse
de Fleury sur ces listes, et rayé par le même
1. Déposition d'Antoine Lamaignère, juge de paix de la section
des Champs-Elysées, au procès de Fouquier-Tinville, le 15 ger-
minal an III.
LA DUCHESSE DE FI.EURV. l'I'ô
ino\en. Mais l'artirmation de Millin est précieuse^
parce qu'elle porte précisément sur ce l'ait que la
,/eimecapfwe a été composéepar André Ghénier pour
la duchesse de Fleury, devenue MmedeMontrond.
En effet, dans la cinquième année du Magasin en-
cyclopédique, an VII (1798-1799), Millin disait de la
Jeune captive : « Cette ode a été composée poui'
Mme de M*** par André Chénier, pendant que nous
étions ensemble dans la prison de Saint-Lazare,
sous le règne de Robespierre. J'ai ' le manuscrit de
sa main. »
Il n'y a plus, il me semble, aucun doute à avoir
sur la réalité de cette tradition, affirmée par un
témoin comme Millin, qui connaissait André Ché-
nier, Montrond et la duchesse de Fleury, et con-
firmée par les dépositions recueillies dans le procès
de Fouquier.
La personne au sujet de laquelle Mme Vigée-
Lebrun a écrit le passage intéressant que nous
avons cité plus haut méritait bien un tel hom-
mage. Les deux portraits, celui de l'artiste et celui
cki poëte se complètent. De celle dont Mme Yigée-
Lebrun a dit : « Son visage était enchanteur, son
regard brûlant, sa taille celle qu'on donne à Vé-
nus, et son esprit supérieur; » on peut dire avec
1. Dans les Poésies d'André Chénier, édition 1862 (p. lv) et
édition 1872 (p. lxxv), nous avions ainsi rapporté cette dernière
phrase de Millin : « J'ai lu le manuscrit de sa main. » C'était une
erreur de copie. Averti par M. Eugène Despois, qui avait vérifié
ce passage, nous l'avons vérifié à notre tour; et la phrase de
Millin est en effet telle que nous la donnons ici : « J'ai le manus-
crit de sa main. »
12 '4 ANDRÉ CHKNIER.
lo poëfe (ot c'est sous ces traits aimables que la
postérilô gardera le souvenir de la duchesse de
Fleury) :
La grtice décorait son front et ses discours,
Et, comme elle, craindront de voir finir leurs jours
Ceux qui les passeront i)rès d'elle.
ŒUVRES
D'ANDRÉ CHÉNIER.
INTRODUCTION.
Nous passons à un autre ordre d'idées. La pre-
mière moitié de ce volume a été consacrée à la
critique historique de la biographie d'André Ché-
nier; la seconde comprendra la critique littéraire
des œuvres. Sans doute nous aurons maintes fois
l'occasion de soulever des questions de goût ; mais
nous ne les agiterons que discrètement. Ce qui
nous arrêtera surtout, ce sera la discussion des
questions de fait : c'est le seul terrain solide sur
lequel on puisse conduire utilement les controver-
ses littéraires.
Cet examen des œuvres d'André Chénier et de la
nouvelle édition que vient de donner M. G. de Ché-
nier se divisera en deux parties.
La première partie, sous le titre de Observations
générales, comprendra trois chapitres.
Le premier traitera de l'histoire des manuscrits.
11.
120 ŒUVRKS D'A.XDU!': chknieh.
Le (louxièino des édilions de 1819, 1826, 1833,
1841, 1862, 1872.
Le troisième de la constitution du texte de l'édi-
lion de 1874.
fJans la seconde partie, qui aura pour titre gé-
néral : Examen des œuvres, nous suivrons, autant
que possible, l'ordre dans lequel le nouvel édi-
teur a disposé les pièces. Toutefois, pour les néces-
sités de la discussion et pour des raisons qu'on
trouvera exposées en leur lieu, nous intervertirons
l'ordre des différentes parties de l'édition. Cette se-
conde partie comprendra six chapitres :
I. Les Bucoliques.
II. Les Elégies.
III. Le Théâtre.
lY. Les Poèmes.
Y. Les ÉpUres, Hymnes, Odes , Poésies diverses,
Satires.
VI. Les ïambes et les Manuscrits donnés en fac-
similé.
Quelques-uns de ces chapitres seront en outre
divisés en sections ou paragraphes , de manière à
former des temps de repos et à permettre au lec-
teur de se retrouver aisément. Quelques questions
complexes reviendront dans plusieurs chapitres :
à propos des églogues il peut être nécessaire de
parler d'une élégie ; à propos des élégies de parler
des poëmes, etc. Nous aurons soin de toujours
indiquer le lien qui rattache à une même cjnes-
tion plusieurs discussions réparties dans différents
chapitres.
A trois reprises M. G. de Chénier a donné des
OBSERVATIONS GKiXKRALES. 127
renseignements soit sur la vie d'André, soit sur les
manuscrits, soit sur les éditions de ses œuvres,
J'abord dans une petite brochure intitulée : La vé-
rité sur la famille de CJténier^ par L.-J.-G. de Ché-
nier, avocat, Paris, 1844; ensuite dans huit lettres
adressées au journal l'Ordre et la Liberté de Caen,
et parues dans les numéros des 19, 29, 31 mars,
et 5, 9, 14, 21 et 23 avril 1864; enfin dans les Pré-
faces et Avertissements de la nouvelle édition. Nous
désignerons la brochure par le mot brochure,
suivi du numéro de la page, les lettres par le mot
lettre, suivi de la date, les préfaces et avertisse-
ments par l'indication du volume et de la page.
OBSERVATIONS GÉNÉRALES.
CHAPITRE PREMIER.
HISTOIRE DES MANUSCRITS.
g 1. Conservation et communication des manuscrits
jusqu'en 1819.
Quand André Chénicr vivait, tous ses manuscrits
étaient naturellement entre ses mains. Durant ses
voyages et ses absences, ils paraissent être restés
chez son père, avec lequel d'ailleurs il demeurait
Cjuand il se trouvait à Paris. Dans une lettre adres-
sée à M. Louis de Chénier, à la date du 29 septem-
bre 1792 (I, p. Lxxxv), nous relevons cette phrase :
« Je vous recommande aussi tous les écrits et ou-
vrages et papiers que vous savez. S'ils se per-
daient, tous les plaisirs, les études, les amuse-
ments d'une vie entière seraient perdus. » Pendant
sa détention à Saint-Lazare il en fut de même ; et
depuis longtemps on sait que les pièces composées
à cette époque furent écrites en caractères très-
petits sur d'étroites bandes de papier. André Ghé-
OBSERVATIONS GÉNÉRALES. 129
nier fit passer la plupart de ces manuscrits à son
père, en les cachant dans les paquets de linge qu'un
commissionnaire reportait chez M. de Chénier.
Nous disons la pi upao-t, parce qu'il est certain que
Millin avait conservé entre ses mains le manuscrit
de la Jeune captive. Sur ce point, l'affirmation de
Millin contredit positivement le dire de M. G, de
Chénier (I, p. cxiiil, suivant lequel ce serait Marie-
Joseph qui aurait communiqué cette pièce aux
journaux. Et ce qui confirme la note de Millin,
c'est ce fait que le manuscrit de la Jeune captive
n'est pas entre les mains de M. G. de Chénier ; c'est
du moins ce qu'on peut inférer de son silence et
des notes qu'il consacre à cette élégie (III, p. 359).
Jusqu'à la mort de M. de Chénier père, survenue
le 25 mai 1795, les manuscrits restèrent chez lui.
Ensuite, de 1795 jusqu'en 1811, c'est-à-dire jus-
qu'à la mort de Marie-Joseph, ils furent tantôt en
la possession de Mme de Chénier, qui habitait avec
Marie-Joseph, tantôt de Constantin, le frère aîné,
quand il se trouvait à Paris. Il y a bien quelque
contradiction entre ce qu'a dit à ce sujet M. G. de
Chénier en 1844 et en 1874; mais cela ne vaut pas
la peine que nous nous y arrêtions. L'éditeur tou-
tefois insiste sur ce qu'aucune personne, durant
cette période, n'eut le loisir de parcourir et de lire
les manuscrits. La cominunication verbale de ces
divers morceaux^ dit-il, était facilement retenue de
mémoire. Quoi! c'est après les avoir entendu lire
seulement, que Chateaubriand reproduisit, dans
le Génie du christianisme, trois fragments, sans
commettre la moindre erreur de mémoire ! C'est
130 fK[IVl{f:s n'AXDHK CHKXIEH.
après nno romrmni'irnfJon verhnic ([ug Millevoye pnl
faire ronnaîlro dos fragnienls do ÏAvcnyle ol insr-
rer dans ses ouvrages des idées et des vers déro-
bés à André Chénier! Qui veut trop prouver ne
prouve rien; et c'est le cas de M. G. do Chénier.
Après la mort de Marie-Joseph, les manuscrits fu-
rent déposés entre les mains do M. Daunou', son
exécuteur testamentaire. M. de Chénier insiste oii-
coro sur ce que M. Daunou ne communiqua les
manuscrits à personne. Il n'en fut pas ainsi heu-
reusement; et en 1816 le dépositaire, qui compre-
nait parfaitement les vrais intérêts du poète, permit
à Fayolle défaire connaître au public de nouveaux
fragments. Ce fut fort heureux, nous le répétons,
car Fayolle eut l'idée de publier de très-longs frag-
ments du Mendiant, ce qui nous a permis, en
1862, de faire disparaître les nombreuses incorrec-
tions qui s'étaient glissées dans cette pièce, et
d'en donner un texte très- amélioré, texte que
M. G. de Chénier s'est empressé avec raison de re-
pro(kiire, mais sans avertir le lecteur d'où il
tire son texte, et sans même nommer Fayolle. En-
tin, en 1819, lorsqu'il s'agit de publier la première
édition des poésies d'André Chénier, M. Daunou,
dit l'éditeur (à tort, comme on le verra dans le pa-
ragraphe suivant), remit tous les manuscrits entre
les mains de Sauveur Chénier, le père de l'éditeur
actuel.
1. Nous n'avons jamais pu nous expliquer pourquoi les manus-
crits d'André Cliénier avaient été remis à M. Daunou. Pourquoi
n"étaient-ils pas restés entre les mains de Constantin ou de Sau-
veur Chénier?
OBSERVATIONS aÉNÉUALKS. 131
^ 2. Dispersion des manuscrits.
Nous abordons ici une question délicate. M. G. de
Cliénier, dans ses lettres à l'Ordre et la Libertr,
dans la notice et dans les notes de la nouvelle édi-
lion, accuse M. de Latouchè d'avoir dérobé un
grand nombre de manuscrits , et il s'élève en ter-
mes injurieux contre ce qu'il appelle une soustrac-
tion et un abus de confiance. M. G. de Cliénici" n'a
pas, en général, le calme, la sérénité, l'urbaiiilé
que réclamait son rôle d'éditeur ; sans doute cela
ne peut nuire qu'à lui-même, et déjà il a dû en
faire la pénible épreuve; aussi je n'aurais pas
môme abordé ce sujet, si, à l'égard de M. de La-
touche, il n'avait dépassé toutes les convenances el
déversé l'outrage sur sa mémoire. Pendant trente-
trois ans, de 1819 à 1852, M. G. de Ghénier n'a
élevé aucune réclamation au sujet des manuscrits
dont en 1829, dans la Revue de Paris, et en 1833,
dans la Vallée aux loups, de Latouclie avait avoué
publiquement la possession ; il a attendu la mort
du premier éditeur d'André Ghénier pour l'accuser
de n'avoir dû la possession de ces manuscrits qu'à
un abus de confiance. Eh bien ! je dirai à M. G. de
Ghénier, me faisant en cela l'interprète du senti-
ment général, que le silence qu'il a gardé tant que
de Latouchè vivait, lui enlève, aujourd'hui qu'il
n'est plus, le droit de porter une accusation qui a
toutes les apparences de la calomnie.
D'ailleurs, où sont les preuves? car enfin il ne
suffit pas, pour établir la véracité d'une assertion
132 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIER.
(l'onlassor (Jos invrais('nil)liinco.s les unes sur les
autres cl d'égarer le lecteur daus le dédale de rai-
sonnements entortillés; nous avons vu ci-dessus,
dans la biographie , sur quel fondement et de
quelle preuve il a[)puyait l'accusation d'assassi-
nal qu'il i)ortait contre Barère; voyons ici com-
ment il va justifier l'accusation d'abus de con-
fiance qu'il formule contre la mémoire de de La-
touche. Comment, en effet, M. G. de Chénier ex-
plique-t-il qu'un grand nombre de manuscrits
soient venus entre les mains du premier édi-
teur?
D'abord M. de Chénier nous raconte [Lettre du
29 mars) qu'après avoir imprimé l'année précé-
dente le théâtre de Marie-Joseph en trois volumes,
les libraires Foulon et Baudouin vinrent proposer
à Constantin et à Sauveur d'imprimer les œuvres
d'André. Quoi ! un an après avoir imprimé le
théâtre de Marie-Joseph, les deux libraires furent
pris du désir étrange d'imprimer les vers d'un
poëte inconnu du public ! Et ils firent des démar-
ches dans ce but ! Et même ils insistèrent^ dit M. de
Chénier! Et cependant le moment paraissait peu
favorable pour un tel essai! Pour nous, nous
croyons tout simplement que Daunou ou quelque
membre de la famille proposa cette publication
aux libraires, qui durent sans doute se faire prier
un peu. Mais passons. On se réunit. M, Daunou
indiqua lui-^nême les pièces qu'il croyait pouvoir
être livrées à la pniblicité. M. de Latouche fut chargé
des soins à donner à l'édition. Enfin, M. G. de
Chénier ajoute : M. Daunou remit tous les manus-
OBSERVATIONS GENERALES. 133
crils, avec le portefeuille qui les avait toujours
contenus et moi-même j e les emportai. Mamieuant
comment s'opéra ce que M. de Cliénier appelle le
détournement de quelques manuscrits. C'est ce qu'il
a expliqué dans la Lettre du 31 mars.
M. de Latouche, dit-il, fit imprimer les poésies
d'André sur les copies que je lui avais remises. Si
cela était vrai, on ne comprendrait pas qu'aujour-
d'hui M. de Chénier vînt accuser de Latouclie de
ne pas avoir compris les signes qui reliaient en-
tre eux les différents fragments ; c'est M. de Ché-
nier qui n'aurait pas compris, en 1819, ce qu'il
était destiné à si bien comprendre en 1874. Conti-
nuons. Je transcris tout le passage relatif au dé-
tournement. Un jour M. de Latouchc qui était de-
venu poli et obséquieux auprès de mon père, vint lui
annoncer que tout le volume était à l'état d'épreuve^
et qu'il serait nécessaire de collationner sur les ori-
ginaux. J^étais absent. Mon père eut la faiblesse de
consentir à laisser emporter les manuscrits des pjiè-
ces données à rimpression. Heureusement j'avais
séparé et caché les premières minutes, celles qui con-
tiennent l'indication des sources antiques où André
a puisé, et tous les autres manuscrits qui ne devaient
point alors être p)ubliés. M. de Latouche s'était en-
gagé sur l'honneur à rapporter les manuscrits le
lendemain. Mais ce que j'avais prévu et redouté
arriva : les manuscrits confiés ne furent point rappor-
tés. Après de nombreuses et fréquentes démarches,
après des reproches faits en termes très-durs, après
des menaces même, quelcjiœs manuscrits furent ren-
dus. M. de Latouche, traité comme il devait l'être
134 (EUVRKs i)AX])]{i: ( ;iii;-\ii-:ii.
pour sa déloyauté, affinnail que ceux ([ai man-
(/uaient s'étaient égarés à V imprimerie.
M. de Ghénier \ou(lrail nous faire croire que le
volume (le 1819, un volume de vingt-qualre feuil-
les in-oclavo, oit les poésies occupenl -271 pages,
a élé imprimé tout entier en é|)reuves avant qu'on
[)rocé(làt au tirage. On emploie ce procédé (juand
il s'agit d'ouvrages dans lesquels, jusqu'au der-
nier moment, on a intérêt à i)ouvoir iidroduire
des additions et des corrections, ou bien ({u'on
veut imprimer dans des conditions exceptionnelles
de rapidité; mais quand il s'agit d'un volume de
vers, on y met une sage lenteur afiii d'éviter les
fautes d'impression qui déparent absolument une
pièce de poésie ; on procède par un nombre res-
treint de feuilles qu'on imprime, qu'on corrige et
dont on fait le tirage, avant de passer aux suivan-
tes. Et enfin ces procédés d'exécution rapide n'é-
taient pas dans les usages de l'imprimerie à cette
é[)oque où l'on n'avait que des presses à bras.
Et comment encore pourrions-nous croire que
de Latoucbe n'eût demandé que jusqu'au lende-
main pour collationner toutes les poésies sur les
manuscrits 1 Que d'invraisemblances! Si ce que
rapporte M. de Gbénier était vrai, ce serait toutes
les pièces composant le volume de 1819 dont de
Latoucbe aurait gardé les manuscrits. On nous dit
bien qu'on aurait réussi à en reprendre quelques
unes à de Latoucbe; eh bien, nous n'en croyons
rien, i)arcc que dans ce cas de Latoucbe aurait
tout rendu : il n'y a i)as, il me semble, de juges
(ju'à Berlin. Enlin M. de Gbénier prèle au premici*
ur.sKiivATioxs r.i';xi':uAi.Ks, i;r.
('•(lihMir un langage qu'il n'a pas tenu : il n'a pas
(lil que les manuscrits s'étaient égarés à l'inipri-
nierie; nous en verrons bientôt la preuve.
Eh bien, si nous \oulons savoir la vérité, nous
n'avons qu'à la demander à de Latouche lui-
même, dont le récit est très-net, très-clair et tout
à lait conforme à toutes les exigences du sujet.
J'ouvre donc la Vallée aux loups, dont j'ai sous les
yeux la deuxième édition qui est de 1833. Dans un
chapitre intitulé : Ouvrages inédits d'André Ché-
nler, qui n'est d'ailleurs que la reproduction de
ses articles de la Revue de Paris en 1829 et 1830, je
trouve l'explication de ce qui eut lieu.
Après avoir dit, ce qui est vraisemblable, qu'on
avait proposé à MM. Baudoin frères d'imprimer
les œuvres d'André Chénier, de Latouche arrive à
la réunion où les manuscrits furent remis par
M. Daunou entre les mains des libraires qui les
avaient achetés. « M. Daunou, dirent-ils à de La-
touche, qui a fait l'office d'ami, d'exécuteur testa-
mentaire, nous a appelés en présence des deux
frères, MM. Sauveur et Constantin. Il a été apporté
là deux liasses : une destinée à notre édition ; et
l'autre, n'enfermant, a-t-on dit, que des brouil-
lons indignes de voir le jour, a été mise dans la
possession de M. Sauveur. « Ainsi, comme il est
facile de s'en rendre compte et comme on pouvait
le penser, 3L Daunou avait déjà réuni les élé-
ments de l'édition, c'est-à-dire toutes les pièces
qui, selon lui, pouvaient être utilement publiées.
On conçoit qu'un esprit sage, mesuré, classique
comme Daunou, ait dû apporter plus de précau-
136 ŒUVRES D'AXDRl': CIIl'lXIER.
lions et de limidilc lilléraire dans le choix des
pièces, qu'un jeune éditeur, comme de Lalouche,
avide de succès, entreprenant et même téméraire
on littérature. C'est ce qui devait arriver. M. Dau-
nou remit à MM. Baudoin le portefeuille qui con-
tenait toutes les pièces destinées à l'édition, c'est-
à-dire toutes celles dont les manuscrits sont depuis
restées entre les mains du premier éditeur.
De Latouche, chargé par les libraires de faire
l'édition, et espérant avec raison trouver, dans le
portefeuille déposé entre les mains de Sauveur,
des pièces écartées peut-être trop rigoureusement
par M. Daunou, se rendit chez le père de M. de
Chénier et sollicita la faveur de voir ce que conte-
nait ce portefeuille. D'abord Sauveur refusa; il pré-
tendit que « pour user des manuscrits nouveaux,
MM. Baudouin devaient les acheter. Ce n'était pas
le sentiment des libraires : ils prétendaient avoir
payé le droit de publier leur édition le plus com-
plètement possible. « Enfin Sauveur se laissa per-
suader par de Latouche et consentit d'abord à lui
laisser lire avec lui les manuscrits. « Plus tard,
ajoute de Latouche, j'obtins de sa complaisance
qu'il me donnerait de sa main une copie desmor-
ceaux qui nous avaient paru remarquables. » De
Latouche réunit ainsi les copies de pièces, dont les
manuscrits sont encore entre les mains de M. de
Chénier, et qu'il voulait faire entrer dans l'édition
de 1819. Mais il n'osa pas tout donner alors; il
crut quelque discrétion nécessaire; et ce ne fut
qu'en 1829 et 1830, dans la Revue de Paris, qu'il
publia les copies non employées dix ans aupara-
OBSERVATIONS GÉNÉRALES. 137
vant. « C'est ainsi, dit-il, que sont demeurés dans
mes mains les fragments qu'on va lire ; ils sont
tous de l'écriture de M. Sauveur Chénier, et je les
conserve à côté des autographes plus précieux en-
core qui servirent à la première édition. «
Gomme on le voit, de Latouche ne disait nulle-
ment que les manuscrits s'étaient égarés à l'impri-
merie; il avouait bien hautement qu'il les avait
et qu'il les conservait précieusement. On s'expli-
que dès lors comment il se fait que M. G. de Ché-
nier possède encore des manuscrits de quelques
pièces insérées dans l'édition de 1819, puisque son
père ou lui-môme n'en avait donné que des copies
à de Latouche, tandis que pour tout le reste de
l'édition, c'est-à-dire pour le plus grand nombre
des pièces, l'éditeur avait reçu les manuscrits de
MM. Baudouin, qui, en leur qualité d'acquéreurs,
les avaient reçus des mains même de M. Daunou.
Et nous ferons ici remarquer à M. de Chénier que
lorsque de Latouche faisait ainsi (et à plusieurs
reprises, de 1829 à 1833) intervenir dans son récit
M. Daunou, celui-ci n'était point mort puisque son
décès date de 1840. Si de Latouche eût avancé des
faits contraires à la vérité et prêté à M. Daunou
un rôle qui n'avait point été le sien, celui-ci eût
élevé de justes réclamations et la famille eût pu
alors invoquer son témoignage.
M. de Chénier voudrait faire croire que de La-
touche n'eut les manuscrits entre les mains
qu'après la composition du volume entier, c'est à
dire bien près du moment de la })ublication. Or
quand le volume parut au mois d'août 1819, il y
12.
1.38 (ElIVRES D'AxNDRH CHÉNIER.
avait plus de trois mois que de Latouche avait les
manuscrits chez lui. Et c'est un mort (jui se lève
de sa tombe pour venir en témoigner. M. Le Fcvre
Deumier, dans un volume intitulé Célébrités d'au-
trefois (Paris, 1853) raconte qu'un jour, un samedi
matin au mots de mai 1819, de Lalouclie lui mon-
tra les manuscrits d'André Ghénier, lui lut un
grand nombre de pièces, non-seulement colles qui
étaient destinées au volume qu'il préparait, mais
beaucoup d'autres qu'il avait rejetées et dont
quelques-unes ont été recueillies dans les éditions
suivantes. Il me fit, dit M. Deumier, l'histoire de
ces précieux ^manuscrits ballottés dans Vobscurité,
puis arrivés jusqic à lui de vicissitudes en vicissitu-
des. Et il ajoute : J'ai vu, j'ai tenu les manuscrits,
tous de la main de Chénier ou d'un de ses frères.
Yoilà qui est al)solumcnt conforme à ce que ra-
conte de Latouche; et dans le récit de M. Deumier
nous distinguons parfaitement les deux groupes
de manuscrits, l'un de la main d'André Chénier
lui-même, l'autre de la main de Sauveur (ou de
son fils), dont de Latouche a parfaitement expli-
qué la double origine, et sur lesquels nous al-
lons revenir.
Nous conclurons donc, en n'employant que des
termes modérés, ainsi qu'il convient, que M. de
Chénier a dû complètement perdre le souvenir de
ce qui s'est passé il y a tant d'années et prendre
pour des réalités les chimères de son esprit. Nous
n'en dirons pas plus; il nous suffît d'avoir fait jus-
tice, par le simple examen des faits, d'imputa-
tions calomnieuses dont la mémoire de de Latouche
OBSERVATIONS GÉNÉRALES. 139
n'aurait pas dû être atteinte. Nous passons à d'au-
Ires considérations uniquement critiques.
§ 3. Groupe des manuscrits perdus.
D'après ce que nous avons dit dans le précédeni
pai"apraptie, on voit que toutes les pièces qui ont
formé l'édition de 1819 peuvent se répartir en deux
groupes :
1° Le groupe des manuscrits remis à de La-
touche par MM. Baudouin, et certainement com-
posé de tous les morceaux indiqués par 31. Dau-
nou comme pouvant être livrés immédiatement au
public.
2° Le groupe des copies faites par M. Sauveur
Chénier (ou M. G. de Chénier) et remises à de La-
touche. Ce groupe est la partie de l'édition de 1819,
due à la témérité ou à la confiance de l'éditeur.
Le second de ces groupes est le moins intéressant,
puisqu'il se compose de pièces dont les manu-
scrits existent encore et sont entre les mains de
M. G. de Chénier.
Le premier est important et mérite un examen
attentif. Nous désignerons ce groupe, ici et chaque
fois que nous aurons occasion d'en parler, sous le
nom de groupe L (groupe de Latouche). Il est des-
tiné à nous occuper d'une façon toute spéciale
lorsqu'il s'agira de la constitution du texte. Nous
devons établir une fois pour toutes le tableau des
pièces dont il se compose. Nous les indiquerons
par le numéro d'ordre qu'elles ont dans l'édition
140 ŒUVRES D'ANDRÉ CHKNIER.
de M. G. de Chénier, et par les premières mots du
texte quand la pièce n'a pas de litre.
Groupe L.
(Manuscnts autorjraplies.)
Églogijes. 1. L'Aveugle.
II. Le Mendiant.
IIL La Liberté.
VI. Dapums, Naïs.
Elégie?. I. Abel, doux confident.
II. Loin des bords trop fleuris.
III. 0 lignes, que sa main.
IV. Ah! je les reconnais.
V. Jeune fille, ton cœur.
VI. Aujourd'hui qu'au tombeau.
VII. Vous restez, mes amis.
VIII. Ainsi, vainqueur de Troie.
IX. Pourquoi de mes loisirs.
X. Quand la feuille en festons.
XI. Ah! portons dans les bois.
XII. J'ai suivi les conseils.
XIII. Bel astre de Vénus.
XIV. 0 muses, accourez.
XV. Souvent, le malheureux.
XVI. 0 jours de mon printemps.
XVII. Ah! des pleurs ! des regrets l ■
XVIII. Mais ne m'a-t-elle pas.
XIX. Qui ? moi ? moi de Phébus.
XX. L'art, des transports de l'àme.
XXI. Reste, reste avec nous.
XXIII. Et c'est Glycère, amis.
XXIV. Animé par l'amour (2« rédaction).
XXVI. Souffre un moment encor.
XXVII. Non, je ne l'aime plus.
XXVIII. De l'art de Pyrgotèle.
XXIX. De Fange, ami chéri.
OBSERVATIOXS GÉNÉRALES. 141
XXX. Mânes de Calliinaque.
XXXI. De Pange, le mortel.
XXXII. Qu'un autre soit jaloux.
XXXIII. Hier en te quittant.
XXXIV. 0 nécessité dure.
XXXV. Allons, l'heure est venue.
XXXVI. 0 nuit, j'avais juré (fragment).
XXXVII. Je suis né pour l'amour.
XXXVIII. Amis, couple chéri.
XL. Eh bien! je le voulais.
XLIII. Tout homme a ses douleurs.
XLIV. Le courroux d'un amant.
XLV. Viens près d'elle au matin.
LIV. L'innocente victime.
Epîtpes. I. Le Brun, qui nous attends.
II. Ami, chez nos Français.
III. Laisse gronder le Rhin.
IV. Heureux qui se livrant.
Hymnes. I. A la France.
Odes. IV. Précurseur de l'automne.
V. Non, de tous les amants.
VI. Fanny, l'heureux mortel.
VIII. Quelquefois, un souffle rapide.
XI. A Charlotte Corday.
P'iËMEs. L'Invention (fragment).
Amérique. J'accuserai les vents.
Poésies diverses. II. Fable.
Comme on le voit, ce groupe L constitue la par-
tie capitale de l'œuvre d'André Chénier. Dans le
premier classement qui avait été fait, probablement
par M. Daunou, cfuelques belles pièces lui avaient
échappé; et, pour quelques autres , il n'avait, in-
tentionnellement ou par mégarde, indiqué que
des fragments. Ce n'était du reste qu'un travail
142 CEUVRES D'AXDRK rjIKXIEH.
jirrparaloirc el «général. C'est ce (juo coiiiprircnl ih'
Lalouflic, (jui Aoiilait plus, cl Samcur Cliéiiicr.
qui consentit à refaire avec l'éditeur une nouvelle
révision des manuscrits (|u'il «ivait conservés. C'esl
ainsi que s'est formé un f,a'oui)e fort considérai )!<
de copies, remises à de Latouche, et (jue nous a|
pellerons le groupe L S l'groupe de Latouche el
Sauveur). Il se divise lui-même en deux grou-
pes secondaires : le groupe L S% comprenant les
pièces qui furent réunies au groupe L, pour for-
mer l'édition de 1819; le groupe L S'', comprenant
les pièces non insérées dans l'édition de 1819, et
publiées seulement en 18:29 et en 1830 dans la
Pifivue dp Par'}?; :
Groupe LS.
{Copies des manuscrits.)
1» Groupe LS^.
Églogues. IV. Mnasile et Chloé.
V. Le Malade.
VII, Lydê.
VIII. A[rcas] et B[acchylis].
IX. Bacchus.
X. Ah ! ce n'est point à moi.
XL Hylas.
XII. NÉÈRE.
XIII. Sur UN groupe de Jupiter et Europe.
XIV. La Jeune Tarentine.
XXI. OEta, mont ennobli.
XXII. Un jeune homme dira. .
X.XIII. Toujours ce souvenir.
XXIV. Traduit de Platon.
XXV, J'apprends pour dis|intor.
XXVl. Tu irêmis sur l'Iila.
OBSERVATIONS GÉXKUALES. 143
XXVII. Tiré de Thomson. .
XXVIII. Au sang de ses enfants.
XXTX. Fille du vieux pasteur.
XXX. Nouveau cultivateur.
XXXI. Accours, jeune Glironiis.
LU. Lajeunesse au teintfrais(rrajr.|). 123).
XGI, Que te ferais-je, dis ! (l'ragni. p. ISU).
Li,EGiF>. XXII. 0 nuit, nuit douloureuse.
.\XV. ^^ ils n'ont point de bonheur.
XLl, Tout mortel se soulage.
XLII. Quand à la porte ingrate.
XLVIII. Partons, la voile est priHc
LXXX\1I1. Tel j'étais autrefois.
ilv.M.NEs. II, .... Terre, terre chérie. •
(Jdes, III. J'ai vu sur d'autres yeux.
IX. 0 Versailles, ù bois.
XII. 0 mon esprit.
.\1I1. Il demande du pain.
XIV. Mon frère, (jui' jamais.
l'oÉMÉS. Hermî^s.
Chassez de vos autels.
Avant que des Etats.
Dans nos vastes cités
A.MÉRIQUE.
Pour moi. je les crois fds,
Art D'.\nŒR.
Flore met plus d'un jour.
Si d'un mot échappé.
Quand Junon sur l'Ida.
Crains que l'ennui fatal.
Flore a pour les amants.
Offrons tout ce qu'on doit.
L'amour croît jiar l'exoiupk'.
144 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIEK.
PoÉ^îiEs uivEHSES. I. C'cst la frivolité.
IV. Sans parents, sans amis.
Ïambes. MI. Quand au mouton bêlant.
X. Comme un dernier rayon.
Quelle franchise auguste,
Tel est ce groupe auquel il faut joindre, pour
compléter la composition de l'édition de 1819,
l'Hymne aux Suisses de C/iâteauvieux, le Jeu de
Paume, publiés par André Chénier lui-même, et
la Jeune Captive, que Millin, possesseur du ma-
nuscrit, avait publiée bien des années auparavant.
Nous passQus au second groupe L S*", groupe de
copies dont de Latouche ne fit usage que dix ans
plus tard dans la Revue de Paris.
2° Groupe LS''.
Églogues. XVII. MxAïs.
XXII. Un jeune homme dira (fragm.).
XXVI. A compter nos brebis.
XXXVIII. ÉpiTAPHE (Clytie).
XL. Il va chanter, courons.
Élégies. LI Ma main veut fixer.
LXXXV. Éloge de la vieillesse.
LXXXVI. G c'est toi ! je t'attends
XCIII. Salut, dieux de l'Euxin.
Satires. IV. Or, venez maintenant.
Poésies diverses. V. Pour entendre ce chœur (fragm.).
VI. Voyez rajeunir.
Nous savons maintenant à quoi nous en tenir
sur les manuscrits et nous possédons, dans les
trois tableaux cï-dessus, les éléments nécessaires à
OBSERVATIONS GÉNÉRALES. 145
réliule des éditions et du texte. Que sont devenus
les manuscrits du groupe L, qui forme presque
l'ensemble des œuvres d'André Ghénier? Sont-ils
l)erdus? Nous avons vu que de Latouche a dit lui-
même qu'il les conservait précieusement; on peut
donc espérer qu'ils existent encore et qu'ils sont
parmi les papiers du premier éditeur. Mais où
sont ceux-ci? Il y a là une enquête à faire, d'au-
tant plus importante que, sans les manuscrits du
groupe L, on n'arrivera jamais à la constitution
définitive du texte des poésies d'André Ghénier.
Peut-on craindre qu'ils n'aient été dispersés? Non,
on doit espérer les retrouver réunis, sauf quel-
{[ues-uns qui ont été donnés par de Latouche,
mais en très-petit nombre. M. P. Lacroix possède
le manuscrit de la première élégie [Abcl, doux
confident), qui a été donné à Mme Lacroix, en
1837, par Sainte-Beuve. Celui-ci le tenait certaine-
ment de de Latouche. Je possède le fragment
Magellan, fils du Tage. M. Emile Deschamps, qui
a eu la bonté de s'enl dessaisir en ma faveur, en
1862, le tenait aussi de de Latouche. Je n'en con-
nais pas d'autres. Quelques-uns ont pu et dû être
donnés à différentes personnes et sont dans quel-
(jues collections; mais les amateurs d'autographes
savent ({ue ceux d'Amlré Ghénier sont la rareté
même. On a donc tout espoir, je le répète, si l'on
découvre le lieu où ont été déposés les papiers de
de Latouche après sa mort, d'y retrouver la plus
grande partie des manuscrits du groupe L.
Autre question : A-t-il jamais existé d'autres
manuscrits d'André Ghénier? En d'autres termes,
]3 .
146 ŒUVRES D'ANDRÉ nHKXIER.
doit-on ajouter toi à cette légende des trois porte-
feuilles, introduite par de Latouche en 1829? On
ne peut répondre à cette question d'une façon ca-
tégorique. Il faudrait, par exemple, savoir s'il n'a
jamais été fait de visites domiciliaires chez M. de
Ghénier père, de ventôse à thermidor an II. M. G. de
Chénier n'en dit rien, mais son silence n'est point
décisif. D'ailleurs nous avons vu combien souvent
il est mal informé. Cependant je crois, dans l'état
même de la question, cette légende excessive.
Quand on lit attentivement ce que de Latouche
en a dit, on s'aperçoit aisément que cette conjec-
ture a été développée par son imagination avec
d'autant plus de complaisance qu'il sentait qu'une
telle hypothèse, loin de nuire cà André Chénier,
devait au contraire accroître l'intérêt et la sollici-
tude du public. Il aurait été d'ailleurs nécessaire
de savoir si l'opinion qu'il a émise était unique-
ment basée sur quelques lignes de préface, trou-
vées très-certainement dans les papiers d'André
Chénier. Cette petite préface , que nous avons re-
produite en 1872, dans l'introduction aux Poésies,
est un essai d'avis aux lecteurs, comme les au-
teurs en ébauchent souvent, avant même d'avoir
rassemblé ks éléments du volume à publier. Ce
n'est pas d'ailleurs le seul exemple qu'on en ren-
contre dans les OEuvres d'André,
Toutefois cette légende étant mise de côté dans
ce qu'elle a d'excessif, on peut se demander si des
manuscrits laissés par André Chénier, quelques-
uns ne se sont pas égarés. Plusieurs personnes
nous ont fait part de leurs doutes à cet égard.
OBSERVATIONS GENERALES. 147
Voici sur quoi elles se fondent. Écartant d'abord
cette masse assez considérable de notes parsemées
do vers, que dans ses lectures un poëte, surtout un
poëte de verve et d'imagination , comme André
Chénier, accumule assez rapidement, il reste en
définitive beaucoup de fragments, mais un nom-
bre excessivement restreint de pièces terminées.
Or André Chénier composait très -facilement et
très-rapidement. Ses manuscrits témoignent de la
sûreté de son improvisation, car ils portent très-
peu de ratures, très-peu de surcharges; on peut
s'en rendre compte en examinant ceux qui ont été
donnés en fac-similé. De plus on peut apprécier sa
facilité de composition, et l'intensité en même
temps que l'activité chez lui du travail poétique.
Les articles au Journal de Paris, ainsi que le
morceau de prose écrit dans une taverne de Lon-
dres en une seule soirée, pourraient être invo-
qués. De plu« nous savons que la Liberté, com-
prenant cent cinquante-huit vers, a été écrite du
16 au 18 mars 1787, et que la XXIV'' élégie de la
nouvelle édition, comprenant quatre vingt-dix vers
et un grand nombre de notes (de la page 61 à la
page 68), a été composée dans la journée du 23 avril
1782, avant d'aller à l'Opéra. Or, de cette remar-
quable facilité de composition, ces personnes con-
cluaient qu'André, qui était un poëte fécond et la-
borieux, avait dû écrire, pendant. les quinze an-
nées qui précèdent 1792, un nombre de pièces
beaucoup plus considérable que celui des pièces
conservées aujourd'hui.
Et cette opinion, il faut le reconnaître, n'est pas
148 ŒUVRES D'AXDRK rjIKXIER.
sans valeur. En cOcl, combien d'idylles soni ler-
minées? Quatre ou cinq au plus. Que rcsle-t-il de
l'Hermès, de V Amérique, des compositions drama-
tiques? Presque rien.
Cependant, en une telle matière, il ne faut pas
s'en tenir à des raisonnements généraux. Pour ré-
soudre scientifiquement cette question, il faudrait
l'appuyer sur des faits. Ainsi les notes de cette
XXIV'^ élégie, dont nous venons de parler, indiquent
que dans le corps de la pièce un certain nombre
de vers ont disparu ; mais, cet exemple étant uni-
que, on ne peut en tirer une conclusion générale.
Jusqu'à présent je n'ai pas relevé dans les notes
l'indication précise d'une pièce qui ne fasse pas
partie des œuvres connues, non plus que l'indica-
tion non équivoque d'une matière traitée, dont on
ne puisse retrouver la trace'. Il n'en serait peut-
être pas de même des pièces indiquées en projet;
mais ici nous quitterions le terrain scientifique
pour mettre le pied sur celui de l'hypothèse. Donc,
pour nous résumer, nous dirons qu'on peut crain-
dre que des manuscrits n'aient été perdus, mais
qu'on ne peut, dans l'état actuel de nos connais-
sances, ni l'affirmer, ni surtout mesurer l'impor-
tance de la perte.
1. Cependant André Chcnier dit dans un projet (III, p. 125) :
« Pour mon élégie nocturne imitée de ce bon Suisse Gessner, il
faut ceci vers la fin, etc. » Eh Lien ! où est cette élégie nocturne ?
Et les vers sur Proserpine, insérés dans l'édition de 1872, p. i;55?
Et le fragment autographe que Charles iSodier prétendait possé-
der? Cf. E. Despois, Revue politique et littéraire du 28 nov. 1874,
p. 511.
CHAPITRE DEUXIÈME.
DES ÉDITIONS
DE 1819. 1826, 1833, 1841, 1862, 1872.,
g 1. De l'édition de 1819.
En retraçant l'iiistoire des manuscrits nous
avons en quelque sorte fait assister le lecteur à
la genèse de l'édition de 1819; et nous avons vu
que de Latouclie, saisi d'admiration à la lecture
des vers d'André Chénier, dépassa les premières
prévisions, et au groupe L, qui formait le projet
primitif, ajouta le groupe LS% formé de copies
fournies par Sauveur. Nous avons maintenant à
examiner comment de Latouche comprit et remplit
la tàclie qui lui avait été confiée. Le premier juge-
ment qu'il porta sur les œuvres d'André témoigne
d'un tact littéraire très-sûr et très-exercé ; mais ce
qui n'est pas moins remarquable, c'est le sens
très-juste qu'il eut immédiatement de toutes les
difficultés que présentait une telle publication.
Sans doute les œuvres d'André Chénier étaient de
13. .
150 ŒUVRES D'ANDKl': CIIKXIEK.
celles qui s'imposent à l'admiration de la posté-
rilé; mais le succès pouvait en èlre retardé de
dix, de vingt ans peut-être : cela dépendait de la
première impression produite sur le public.
M. G. de Cliénier, qui ne devrait parler de de
Lalouche qu'avec reconnaissance et admiratiyn,
s'exprime sur son compte en des termes fort peu
convenables et avec un dédain peu justifié. Dèa la
première fois qu'il vint, dit-il (lettre du 29 mars),
je jugeai l'homme. Il jjcircoui^t les m,anuscrits que
je lui inontrais avec une irritation mal contenue et
une curiosité fiévreuse^ affectant de les trouver dans
un désordre déplorable. Je lui fis remarquer que ce
désordre n' existait 23 oint, et je lui indiquai les signes,
les mots grecs abrégés, les syllabes qui reliaient
toutes les parties entre elles et marquaient l'ordre
établi par l'auteur. Il me répondit : Cela ne signifie
rien. Je m'aperçus à l'instant que la lanque grecque
lui était parfaitement inconnue. Je gardai le silence.
D'abord toute cette mise en scène repose sur un
anachronisme et un oubli de toutes les circon-
stances. M. Daunou venait seulement de remettre
les manuscrits du groupe L à MM. Baudouin, qui
les avaient transmis à de Latouche, et le reste des
manuscrits à M. Sauveur. Ensuite M. G. de Ché-
nier était alors un jeune homme de dix-neuf ans ;
il n'avait pas eu le temps matériel nécessaire
pour étudier à loisir les manuscrits ; et il ne pos-
sédait pas, à coup sûr, en 1819, plus de sagacité
liltéraire qu'en 1874. Je ne sais pas si de Latouche
savait ou non le grec ; sans doute ce n'était pas
un helléniste j mais il n'avait nullement besoin
OBSERVATIONS GENERALES. 151
d'être un Henri Etienne ou un Casaubon pour
(IrchifTrer les mots grecs, abrégés on non, qu'on
rencontre çà et là dans les manuscrits d'André
(lliénier. Il est plaisant que ce reproche lui soit
l'ait par le nouvel éditeur qui n'a absolument rien
compris à ces mots grecs et a accumulé contre-
sens sur contre-sens dans les explications qu'il a
tenté d'en donner.
On conçoit aisément le désappointement qu'é-
prouva de Latouche en parcourant ces manu-
scrits; il avait espéré, sans aucun doute, y rencon-
trer de nombreuses pièces, entièrement terminées,
prêtes à être publiées ; et au lieu de cela il se
trouvait devant une œuvre considérable, mais à
l'état fragmentaire. Dans ces innombrables frag-
ments, il découvrait à chaque pas des beautés de
premier ordre ; mais comment publier alors ces
mille parties d'un tout qui n'avait jamais existé?
Il avait raison de se refuser à trouver un lien
entre tous ces morceaux , que le poëte lui-môme
n'avait pas eu le temps de relier entre eux ; et il
s'apercevait qu'André n'avait dit que la vérité
quand il s'était écrié :
Rien n'est fait aujourd'hui, tout sera fait demain.
Ce lendemain, il l'avait reculé sans cesse ; et la
mort était venue anéantir d'un seul coup tous
ses projets! Cependant de Latouche sentit qu'il y
avait là une grande bataille littéraire à livrer,
et il comprit que la gagner serait un titre impé-
rissable à l'estime de la postérité. Il fit preuve
alors du tact littéraire et le plus délicat et parfois
152 ŒUVRES D'ANDRÉ CHI-NIER.
même d'un véritable génie poétique. Ne voulant
rien compromettre et voulant cependant forcer
l'admiration du public, il eut la prudence de ne
livrer dans cette première publication qu'une
partie des fragments qu'il avait recueillis dans le
portefeuille remis à Sauveur Cbénier. Mais la
partie de sa tâche la plus délicate et la plus diffi-
cile lui restait à accomplir. Pouvait-il et devait-il,
en 1819, livrer le texte des manuscrits, sans re-
touches, sans corrections, tel qu'il était sorti
d'une improvisation ardente? Devait-il trahir les
intentions mêmes du poëte en ne tenant pas
compte, ici d'un doute, d'une indication de correc-
tions, là, d'un signe de mécontentement, d'une
hésitation ou d'une promesse non exécutée? Non ;
la publication de l'œuvre posthume d'un auteur,
surpris par la mort sans avoir eu le temps de
revoir ses manuscrits, de les désigner et de les
préparer pour l'inipression, d'un auteur inconnu
qui n'a pas acquis le privilège d'intéresser à ses
imperfections mêmes, la publication, dis-je, d'une
telle œuvre demande des précautions infinies.
Eh bien! il faut avoir la franchise de reconnaître
que dans le travail que nécessita l'impression des
poésies d'André Ghénier, de Latouche développa
une surprenante habileté, voilant aux yeux de ses
contemporains les fautes ou les défauts du poète,
parfois devinant jusqu'à ses plus secrètes inten-
tions , et souvent le corrigeant avec un bonheur
inespéré qu'eût admiré André lui-même. Aujour-
d'hui, sans doute, et avec raison, nous voulons
rétablir le texte de ces œuvres dans leur intégrité
OBSERVATIONS GENERALES. 153
absolue, avec leurs incomparables beautés comme
avec leurs défauts et leurs faiblesses; mais long-
temps encore quelques-uns des plus beaux pas-
sages d'André Chénier resteront dans notre mé-
moire avec les belles corrections de de Latou-
che.
Mais ce qu'il y a de plus remarquable dans le
procédé qu'employa le premier éditeur, c'est pré-
cisément la mesure qu'il apporta dans les chan-
gements regardés comme nécessaires; jamais il
ne céda à la tentation et à l'ambition de prendre
la place du poëte qu'il éditait. Pénétré d'admira-
tion pour le génie d'André Chénier, il s'ingénia à
protéger les plus belles pièces, en enlevant çà et là
une négligence ou une incorrection; et pour faire
accepter quelques-unes des hardiesses à l'antique
tentées par le poëte, il retoucha discrètement celles
qui, moins heureuses, pouvaient donner prise à
la malignité de la critique. En un mot, dans le
nombre ainsi que dans le choix des fragments,
qu'il inséra dans l'édition de 1819, il alla jusqu'à
la limite du possible; et, dans les corrections in-
dispensables qu'il fit subir au texte, il sut résister
à un zèle exagéré, cherchant à imposer au goût de
son époque, et sans lui faire trop ouvertement
violence, ce qu'il y avait de beau, de nouveau et
souvent d'audacieux dans le poëte. Pour apprécier
avec justice l'œuvre de de Latouche, il faut non
pas la considérer avec les yeux de notre époque,
mais, s'il se peut, avec ceux de nos pères. On est
bien vite convaincu que si les plus belles pièces
d'André Chénier eussent été livrées dans leur
154 (KUVRES D'ANDRI'; CHKXIEU.
lexle intégral, le succès de cette tentative lit-
téraire eût été compromis pour longtemps peul-
ôtre.
Qu'on en juge. J'ouvre le Lycée français^ où
Charles Loyson a consacré quatre longs articUs
aux œuvres de Chénier; et, dans le second, j(!
trouve cette appréciation sévère : « Je n'ai ri(Mi
outré en souhaitant pour la gloire d'André Chénior
qu'on pût faire rentrer dans l'oubli une moitié des
écrits qui viennent d'être publiés sous son nom.
De bonne toi, s'imaginerait-on servir à l'agrément
des lecteurs ou à la réputation de l'écrivain, en
imprimant cette foule de fragments imparfaits,
d'ébauches informes qui n'avaient peut-être jamais
été exposés même au regard indulgent de l'ami-
tié? etc. » Dans le troisième article, le passage
suivant me paraît digne d'être relevé : « Ne cher-
chons point hors des élégies et des idylles d'André
Chénier ce que son talent a de beau, d'heureux et
d'original.... Tantôt faible, tantôt outré, presque
toujours incorrect dans ses autres productions,
c'est dans celles-ci seulement qu'il se montre vrai,
naturel et touchant, etc. « Dans le quatrième ar-
ticle, le critique cite trente-quatre vers du Men-
diant, en indiquant toutes les incorrections de
style ou de construction et toutes les expressions
qu'il dénonce comme anti-homériques, quoique
prises çà et là dans Homère; eh bien, sur les trente-
quatre vers, il y en a huit qui échappent aux let-
tres italiques. Et qu'on ne croie pas que Loyson
soit un détracteur d'André Chénier ; bien loin de
là, après la lecture de ses quatre articles, ses con-
OBSERVATIONS GENERALES. 155
Icmporains savaient qu'un grand pocle venail
(Tètre révélé à la France.
Toute la critique de 1819 porta le même juge-
ment et presque dans des termes identiques. Né-
pomucène Lemercier disait dans la Revue encyclo-
pédique, analysant l'œuvre d'André : « Parmi quel-
ques tableaux précieusement finis, des esquisses
légères, des ébauches confuses, des traits de crayon
indécis; là, des incorrections sans nombre; ici, des
beautés éparses, mais éclatantes. On hésite à pro-
noncer sur tant de défauts unis à tant de quali-
tés, etc. » Et plus loin : « Agité du désir d'innover
partout, il tourmente quelquefois ses périodes et
multiplie les césures; supprimant les articles et
les liaisons grammaticales du langage, il rompt
ses vers par de brusques enjambements, les obs-
curcit et les embarrasse de trop d'incises, etc. »
Et plus loin encore : « Quand son style fléchit, de-
vient obscur, froid ou gêné, le rei)roche qu'il mé-
rite ne tombe que sur des imitations inqjarfaites
de TibuUe, de Properce ou d'Ovide, ornements
d'emprunt qu'il mêle très-mal à propos à ses ri-
chesses propres. Dès lors son goût vacille et laisse
apercevoir, en ses faiblesses de diction, qu'il était
loin encore de posséder toutes les ressources de
son art. » Et l'article, dont sont extraits ces pas-
sages, est rempli néanmoins de l'admiration la
plus sincère.
Et Raynouard, dans le Journal des savants : ^ .le
ne dirai qu'un mot sur les formes de style, sur les
imperfections par lesquelles André Ghénier a cru
donner à ses compositions un caractère plus poé-
156 ŒUVRES D'AXDRK CHÉXIER.
liquc. En général, il n'a pas été heureux, ou, pour
mieux dire, quand il n'a pas réussi, on s'en apci -
(•oit trop aisément. « Et après avoir cité un exem-
ple tiré ihi Jeune malade : « Je me borne à cel exem-
ple; je pourrais en accumuler un très-grand nom-
bre. C'est le cas d'appli(juer à André Cliénier ( <
qu'il (lit ailleurs do lui-même:
Et ma iiiain dans mes vers de travail tourmentés,
I-'oursuit avec effort de pénibles beautés.
«Je ne sais si c'est l'habitude du grec et du latin
qui l'a porté à décliner les participes présents dans
plusieurs occasions où ils n'auraient pas dû être
déclinés, comme en ces vers :
Et les douces Vertus et les Grâces décentes,
Les bras entrelacés, autour d'elles dansantes
Veillent sur son sommeil.... »
Blàmera-t-on maintenant de Latouchc d'avoir,
par exemple, dans le Jeune malade^ changé celle
nymphe dansante en cette nymphe charmante?
N'était-ce pas là, à l'époque de la première édition,
une de ces corrections nécessaires, destinées à
écarter les traits de la critique des plus belles
pièces d'André? Ces reproches, ces réserves, ces
restrictions nous semblent exagérés aujourd'hui;
toutes cependant ne portent pas à faux, mais
nous avons mis le poète sur son piédestal dé-
iinilif, et à la juste hauteur où nous l'avons
placé, nous perdons de vue les défauts de détail,
nous ne voyons que la majesté et la grandeur de
l'ensemble. En I819, l'admiration })our André Ché-
OBSERVATIONS GKNKRALES. 157
nier ne faisait pas partie du sentiment littéraire
actuel; on l'ignorait et on le jugeait comme le pre-
mier venu. C'est ce cjue de Latouche sentit à mer-
veille, et la témérité avec laquelle il lança c{uel-
qucs-uns des fragments et les précautions même
qu'il prit pour les faire accepter, pour amener in-
sensiblement le public à une poétique nouvelle,
constituent un service rendu aux lettres françaises,
tel qu'il serait injuste de l'oublier et tel que le mé-
connaître, comme le fait le nouvel éditeur, c'est
attirer sur soi les justes sévérités de l'opinion. ^
§2. Édition de 1826.
Nous avons vu quelles furent les réserves de la
critique en 1819, et nous avons pu apprécier le
tact littéraire de de Latouche. Les quelques années
qui suivirent ne modifièrent pas le sentiment gé-
néral. En 1825, dans ses Études littéraires et j)oé-
tiqucs d'un vieillard, Bois.sy-d'Anglas disait, eu
parlant des poésies d'André Chénier, « qui dans
leur imperfection même auraient fait espérer pour
l'auteur un talent et des succès distingués : On voit
qu'il était né poëte et qu'il ne lui manquait que
de l'application et du travail pour obtenir un rang
honorable dans la république des lettres. « Un
de ses anciens amis, un de ses anciens collabora-
teurs au Journal de Paris, LacrctcUe, disait dans
son Histoire de la Convention, parue en 1825 : « Son
talent avait sa source dans une àme sensible,
14
158 (EUVRES D AXDKK CHKXIEK.
noble, impétueuse. Quoiqu'il lût né poëlo, il no
savait point assez s'abstenir dans ses vers d'une
recherche aniliiticuse et quelquefois bizarre. » On
voit que la critique maintenait, en 1825, les posi-
tions qu'elle avait prises en 1819.
Cependant il y avait des symptômes (jui sem-
blaient annoncer un changement, une révolution
même dans les idées littéraires. Tel était, })ar
exemple, le succès qu'avait obtenu lord Byron,
traduit en 1823 par Amédée Pichot. Toutefois, le
moment n'était pas venu do livrer de nouveaux
fragments d'André; mais il ne fallait pas aban-
donner, en quelque sorte, les postes avancés ha-
bilement conquis en 1819 par de I^atouche. C'est
ce que fit, cependant, le second éditeur, M. Ro-
bert, qui se chargea de revoir^ de corriger, d'an-
noter lesOEuvres d'André Chénier, publiées en 1826
à la suite de l'édition des OEuvres complètes de
Marie-Joseph. C'est de cette édition, à laquelle de
Latouche ne prit aucune part, que date l'altération
du texte : quantité de leçons vicieuses et inaccep-
tables y furent introduites sans que le public en
fût averti ; beaucoup de tournures, osées peut-
être, mais vives et claires, furent désormais ra-
menées à l'orthodoxie grammaticale ; un grand
nombre de contre-sens, ce qui était inévitable,
vinrent défigurer quelques-unes des plus belles
pièces. La publication des Œuvres de Marie-Joseph
n'avait pas été pour M. Robert une préparation ef-
ficace à celle des OEuvres d'André. Mais ce qu'il
faut répéter, parce que M. G. de Chénier a feint de
l'ignorer, c'est que de Lalouchc ne fut pour rien.
OBSERVATIOxNS GKXKRAf.KS. 159
absolument pour rien dans cette édition '.On lui
emprunta seulement la notice littéraire de l'é-
dition de 1819.
§ 3. Edition de 1833.
L'année suivante fut une date mémorable dans
l'histoire littéraire de la France. La préface de
Cromwell fut le coup de canon qui dénonça les
hostilités : la grande bataille romantique est dé-
sormais engagée. Et dès cette année, dans le Globe,
pendant les six derniers mois de 1827, Sainte-
Beuve exécuta une brillante manœuvre, une mar-
che tournante, dont le succès fut décisif. Son
Tableau de la poésie française au seizième siècle,
paru en 1828, retentit presque à chaque page de
l'enthousiasme du nouveau critique pour André
Chénier. C'est alors qu'on put se rendre compte
de l'inanité des vaines corrections exécutées par
l'éditeur de 1826. De Latouche, qui comprenait
mieux les véritables intérêts du poète, sentit au
contraire que le moment était propice à une se-
conde tentative, et, comme prélude à une nouvelle
édition, il publia dans la Revue de Paris, dans les
numéros de décembre 1829 et mars 1830, tous les
fragments dont il avait conservé la copie entre
ses mains depuis 1819. Ces fragments composent
1. De Latouche, sollicité de donner quelque fragment nouveau,
se décida à envoyer à M. Robert les vers : Prèsdes bords où Venise,
mais ils arrivèrent au moment du tirage, de telle sorte que ces
vers se trouvent dans un certain nombre d'exemplaires et ne se
trouvent pas dans les autres.
160 Q':UV]ŒS D'ANDRI'; 'CHKNIER.
le groupe LS'', dont nous avons donné ci-dessus
le détail. Ils furent i)ul)liés de nouveau dans
les deux éditions de la Vallée aux Loups, et furent
insérés dans l'édition de 1833.
Cette édition de 1833 fut la troisième des œu-
vres, mais la seconde seulement donnée par de La-
touche, qui rétablit partout le texte de 1819. Elle
fut composée des groupes L et LS% qui avaient
formé le volume de 1819; puis augmentée du
groupe LS'', publié dans la Revue de Paris, et d'un
nouveau groupe de fragments, groupe G, fourni
par M. G. de Cliénier.
Groupe G.
Églogues. VII. Laisse, blanche Lydé.
Pâle berger, aux yeux mourants.
Oh ! je voudrais qu'ici.
XV. CnuYsÉ.
XVI. Amvmone.
XVIII. Trad. d'Événus de Paros.
XX. Voilà ce que chantait.
XXXII. L'impur et fier époux.
XXXIII. Toi de iMopsus ami !
XXXIV. Trad. de Sappho.
XXXV. Tiré d'Oppien.
XXXVII. Que les deux beaux oiseaux.
XLII. Viens là, sur des joncs frais.
XLIII. Blanche et douce colombe.
XLIV, L'Esclave (fragm.).
Élégies. XXII. Au retour d'un festin.
XXXVI. Mais surtout sans les yeux.
XXXIX. Oh ! puisse le ciseau.
XLIII. Tout homme a ses douleurs.
XLVI. Va, sonore habitant.
XLVII. 11 n'est donc plus d'espoir.
OBSERVATIONS GÉNÉRALES. ICI
XLIX. Ah ! le pourrai-je au inoins.
L. Souvent, le malheureux.
LU Ile charmante.
LUI. Soit que le doux amour.
LXXI. Ainsi. le jeune amant.
LXXXVII. Allez, mes vers, allez.
Hymnes. III. La Liberté (fragm.)
Po'ÈMEs. Hermès.
Ainsi quand de l'Euxin.
Suzajnne (entier).
Art d'aimer. •
Belles, ces chants divins.
Quand l'ardente saison.
Superstition.
Ses enfants ! les chrétiens.
Hommes saints, hommes dieux.
Cyclopes littéraires.
Ah ! j'atteste les cieux.
Mais désormais à peine.
Poésies diverses. III. Ainsi lorsque souvent.
VIL Belles, le ciel a fait.
Comme on peut s'en rendre compte, le nombre
des nouveaux fragments donnés par M.deChénier
était considérable. Mais, qu'on le remarque, M. de
Latouclie et M. G. de Chénier avaient coopéré à
cette nouvelle édition. Le nouvel éditeur le recon-
naît tout en commettant une grave inexactitude.
Il dit en effet (lettre du 31 mars) : En 1833, les li-
brairies Renduel et Charpentier se joignirent à M. de
Latouche pour reproduire la proposition d'une édi~
14.
162 ŒUVRES D'ANDRÉ GHÉMIER.
tion nouvelle* ; je m y rendis et je donnai des copies
de quelques fragments nouveaux qui y furent insé-
rés. La notice de 1819 fut reproduite. Si M. de Ghé-
nier s'était donné la })eine seulement de feuilleter
l'édition de 1833, il aurait vu que la notice de 1819
ne fut pas reproduite, mais que de Latouche fit
alors, en 1833, ce qu'il lui reproche d'avoir fait
en 1841. En effet, cette notice reproduisit, relati-
vement aux manuscrits d'André Chénier, cette lé-
gende des trois portefeuilles que de Latouche
avait produite pour la première fois dans la Revue
de Paris. La préface, attribuée à André, s'y trouve,
ainsi que le récit de la vente et de la remise des
manuscrits à MM. Baudouin par M. Daunou. D'où
vient donc que M. de Chénier défigure ainsi la
vérité, si ce n'est qu'il lui serait difficile de faire
croire au prétendu abus de confiance qu'il re-
proche au premier éditeur, s'il reconnaissait avoir,
en 1833, cofiaboré avec lui à une édition d'André
Chénier.
Cette édition de 1833 prouverait donc encore,
s'il en était besoin, qu'à cette époque M. de La-
touche n'était pas aux yeux de M. de Chénier un
dépositaire félon. 11 ne le deviendra qu'après sa
mort, lorsque le silence de la tombe pourra seul
répondre à son accusateur.
Au point de vue littéraire, nous pourrons re-
1. C'est à cette date qu'eut lieu la vente par la famille de la
propriété des œuvres d'André Chénier. Les libraires se rendirent
acquéreurs des œuvres édites et inédites (ce sont les termes
mêmes du contrat). Je n'insiste pas, car j'aborderais alors des
questions qui ne sont point de ma compétence.
OBSERVATIONS GKNi'RALKS. 1G3
marquer que M. de Cliénicr commence à intro-
duire la confusion dans les œuvres et à occasion-
ner ainsi des difficultés inutiles aux éditeurs qui
suivront. Je ne citerai, comme exemple de ce que
j'avance, que les fragments si peu judicieusement
attribués au poëme de la Superstition.
Cette édition subit une modification en 1839.
Les exemplaires qui restaient en magasin furent
augmentés par M. Charpentier des nouveaux frag-
ments publiés par Sainte-Beuve, dans la Revue
des Deux-Mondes, le 1" février 1839.
§ 4. Edition de 1841.
L'édition de 1841, disons-le tout de suite, est
celle qui fournit le cliché sur lequel furent tirées
toutes les éditions suivantes. M. de Chénier, qui
paraît brouillé avec la chronologie, dit (lettre
du 31 mars) : En 1841, le libraire Charpentier pré-
para une édition qu'il désirait augmenter de quel-
ques fragments que je comm,uniquai à M. Scdnte-
Beuve, envoyé auprès de moi par le libraire. Ce
serait donc après cette visite, en 1841, que Sainte-
Beuve aurait publié les nouveaux fragments dans
un aiiicle qui est daté du l'"' février 1839!
Il fut expressément convenu, continue M. de Ché-
nier, que la même notice de 1819 serait placée en
tète du volume; et il explique, dans la lettre du
5 avril, que c'est alors qu'à son insu de Latouche
glissa dans la notice les additions tirées de la Re-
vue de Paris. Or, dans l'édition de 1841, ainsi
164 ŒUVRES D'ANDRH GIIÈNIER.
que dans tous les tirages successifs qui fureiil
faits sur le cliché de cette édition, on reproduis! I
simplement la notice de 1833, contre laquelli'
M. de Chénier n'avait élevé, depuis six ans, au-
cune réclamation. Toutes les assertions de M. de
Chénier ne reposent ainsi que sur des anachro-
nismes.
Si en effet, en 1841, M. Gabriel de Chénier avail
eu de bonnes raisons à faire valoir contre les
nouvelles additions de de Latouche, qui dataieiil
de 1829, avaient été reproduites dans la Vallée
aux Loups et ensuite introduites dans la notice
de 1833, il eut d'autant plus facilement obtenu
qu'on revînt à l'édition de 1819, que de Latouche
ne fut pour rien dans la publication de 1841. Et la
preuve, c'est qu'on mit de côté son texte, qui était
le bon, qu'il avait une fois déjà rétabli en 1833,
et qu'on adopta celui de 1826, qui était le mau-
vais.
§ 5. Éditions de 1862 et 1872.
Nous ne nous étendrons pas sur ces éditions.
Nous ne donnerons que quelques renseignements
succincts sur le but que nous avons cherché à
atteindre. Relativement à la biographie, pensant
que la famille devait être bien informée, nous
avions, en 1862, ajouté foi à plusieurs des cir-
constances relatées par M. de Chénier dans sa
brochure de 1844j mais, mieux avisé en 1872,
OBSERVATIONS GÉNÉRALES. 165
nous avons dû rejeter tous les récits de M. G. de
Ghénier parmi les fables. Nous avions aperçu la
connexion étroite qui existait entre la mort d'An-
dré Ghénier et la conspiration des prisons; et dans
l'Introduction des Œuvres en prose, nous en avons
fourni les preuves au moyen de pièces inédites ti-
rées des archives, preuves que le nouvel éditeur
nous a forcé de remettre ici sous les yeux du
lecteur.
Nous ne parlerons des notes que dans leur rela-
tion avec le texte. Après avoir fait une étude at-
tentive d'André Ghénier et de ses différentes édi-
tions, nous étions arrivés à cette conviction que
le seul texte correct et acceptable était celui que
de Latouche avait donné en 1819; et notre premier
soin a été de rejeter toutes les corrections datant
de 1826, corrections, comme nous l'avons expli-
qué, absolument étrangères à de Latouche. L'étude
des œuvres en prose n'a fait que nous confirmer
dans la persuasion où nous étions que de La-
touche n'avait modifié le texte que là où un de-
voir impérieux le commandait. G'est en effet le
seul éditeur qui, avant notre édition de 1872, ait
publié les articles d'André Ghénier conformément
au texte donné par l'auteur lui-même; car là aussi
M. Roliert avait introduit un grand nombre de fâ-
cheuses corrections.
Gependant, tout en reproduisant fidèlement le
texte de 1819, nous avons fait disparaître les cor-
rections mêmes de de Latouche chaque fois que
nous avons pu soit restituer la véritable leçon des
manuscrits, soit en proposer une nouvelle qui
166 ŒUVRES D ANDRE CIIKxMKP,.
remplît les condilions philologiques exigées de
tout éditeur. D'ailleurs nous avons été très-so-
bre de correelions de ce genre. M. G. de Glu'-
nier a maintes fois, dans ses notes, l'air de nou>
critiquer à ce sujet; c'est, on le verra, qu'il ne s(
rend pas très-bien compte de ce que c'est qu'un
texte. Il est assurément fort aisé d'épiloguer sur
les différentes leçons adoptées par les éditeurs,
(juand on a le manuscrit sous les yeux; mai>
quand on n'a qu'un texte imprimé et qu'il faut
reconstituer le manuscrit absent et parfois perdu,
on doit y regarder à deux fois avant de se décider
à introduire une leçon nouvelle. La correction des
textes est soumise à des règles fixes, (|ui ne dépen-
dent pas seulement du goût, mais qui font partie
de la science philologique, science difficile et déli-
cate, où le pire des défauts est la témérité.
Nous ne pouvons nous étendre ici sur les con-
ditions diverses que doit remplir, pour être accep-
tée, toute leçon nouvelle. Mais je voudrais fournir
un exemple de la prudence qu'il faut apporter en
pareille matière. On sait que depuis 1819 on lisait,
dans un des ïambes composés à Saint-Lazare, ce
passage ainsi imprirné par de Latouche :
Quoi ! nul ne restera pour attendrir l'histoire
Sur tant de justes massacrés :
Pour consoler leurs fds, leurs veuves et leurs mères.
Eh bien, en étudiant ce passage nous étions ar-
rivé à cette conviction que le manuscrit devait por-
ter, comme il porte en effet:
Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire.
OBSERVATIONS GKNEUAJ.KS. 167
Il aurait fallu supposer une lacune de quatre vers,
ce qui était beaucoup; etl'on devait alors rencon-
trer quatre rimes masculines enrés, ce qui paraissait
difficile à admettre. De plus nous nous rendions
compte du motif qui avait porté de Lalouclic à
corriger ce vers qu'il sentait devoir attirer la cri-
tique des puristes de 1819: il avait voulu en efict
faire disparaître, premièrement, une faute gram-
maticale , le verbe consoler ne voulant que des
noms de personnes pour complément direct, secon-
dement, une faute de logique, ses trois complé-
ments présentant des idées disparates. D'autre
part nous savions, par des exemples tirés d'autres
pièces, qu'André Chénier n'avait pas reculé devant
ces deux fautes. Cependant nous hésitions. M. de
Chénier doit penser que nous faisions bien des fa-
çons avant d'abandonner la mauvaise leçon pour
la bonne. Eh bien, non-seulement nous hésitâmes,
mais nous crûmes devoir consulter Sainte-Beuve.
Nous lui écrivîmes une lettre à ce sujet et voici sa
réponse :
« Cher monsieur,
« Je suis dans le doute sur le point en question, et dans
le doute je crois qu'il vaut mieux s'en tenir, à l'ancien
texte. Je suis de nature trop sceptique et trop douteuse
pour ne pas rester indéiiniinent suspendu entre les deux
versions. Ainsi tranchez vous-même le nœud ou laissez-le
dans sa difficulté, j'y penserais plus longtemps que je ne
rcsolverais rien.
« Tout à vous, Sainte-Beuve* »
Le lecteur doit voir que modifier un texte im-
primé n'est pas une petite affaire. Les manuscrits
168 ŒUVRES D'ANDRI-"; CHKNIER.
souvonl ticnncnL tant de démentis en suspens
])Our les éditeurs téméraires ou malavisés !
Nous en avons assez dit sur les éditions 1862 cA
1872. Nous avons dégagé la discussion de bien dos
questions que nous n'aurons plus à agiter. Il nous
a fallu entrer dans de minimes détails, mais il
était impossible de faire autrement. Les conclu-
sions, que nous allons pouvoir tirer de tout ce
qui précède, éclairciront et simplifieront les dis-
cussions subséquentes.
CHAPITRE TROISIÈME.
CONSTITUTION DU TEXTE DE L'EDITION 1874.
§ 1. Classement des manuscrits
Lorsque M. G de Chénier conçut le projet de
donner une édition nouvelle et complète des
OEuvrcs d'André Chénier, son premier soin dut
être de se munir d'une méthode sûre et rigou-
reuse pouvant le guider dans l'ensemble de son
travail. Toutes les questions littéraires ou philo-
logiques qu'il allait rencontrer pouvaient se répar-
tir sous deux chefs principaux : premièrement, le
classement des manuscrits; secondement, l'établis-
sement du texte.
Nous allons examiner le premier point dans ce
paragraphe; dans le suivant nous examinerons le
second.
D'abord les manuscrits se trouvaient-ils classés
suivant un ordre établi par l'auteur? Évidemment
non. En admettant même que cela eût été, les
connnunicalions qui en avaient été faites par Ma-
la
170 ŒUVRES D'ANDRÉ CIIKXIER.
rio-Josoph et par M.Daiinou,et les triages succes-
sifs opérés en 1819 et 1833 avaient dû bouleverser
cet ordre supposé. Ensuite un ordre quelconque
avait-il jamais présidé à la composition des innom-
"brables fragments trouvés dans les portefeuilles
du poète? Ici encore on peut répondre non, avec
une pleine et entière certitude. Il sufiit, pour ré-
soudre négativement cette question-, de se rendre
compte exactement du caractère particulier de
l'inspiration dans André Chénier.
Si l'on compare entre eux deux })oëtes comme
André Chénier et Lamartine, par exemple ; et si
on s'en tient dans cette comparaison à ce qu'elle a
d'essentiel, on arrive à cette conclusion que la
création est la mise en œuvre, chez Lamartine,
d'idées le plus souvent subjectives, et chez André
Chénier d'idées le plus souvent objectives. Ainsi
la poésie de Lamartine a plus généralement un
caractère de subjcclivil é et la poésie d'André Chénier
un caractère d'objectivité. L'une est le produit d'ex-
citations internes, et suit, dans ses développements
successifs, les évolutions de l'être moral; l'autre
est le résultat d'excitations externes, et reproduit
dans ses modifications instantanées, les impres-
sions diverses et multiples qui naissent de l'acti-
vité intellectuelle. Cette distinction essentielle (elle
n'a rien d'absolu, cela va de soii, qui existe entre
deux génies poétiques d'un ordre diiïérent, doit se
retrouver dans leurs manuscrits, qui restent les
témoignages écrits de leurs préoccu})ations morales
et intellectuelles.
Dans les manuscrits de Lamartine, on retrou-
OBSERVATIONS GÉNÉRALES. 171
verait les expressions simples des sentiments géné-
raux (le l'àme, et en quelque sorte l'histoire psycho-
logi({uc (lu poète ; dans ceux d'André Chénicr on
doit s'attendre à rencontrer l'expression complexe
de tous les phénomènes extérieurs qui produisent
chez lui l'excitation poétique. Dans Lamartine une
faculté semble toujours éclipser de son éclat tou-
tes les autres: c'est le soleil qui éteint les astres
([uand il se lève. Dans André Chénier toutes les
facultés semblent être à la fois en éveil, douées
d'une égale sensibilité et également intenses: c'est
le miroir qui reflète instantanément les objets-
qu'on lui présente.
André Chénier, qui se connaissait, a lui-même
épuisé les images pour exprimer cette action ré-
flexe de son génie et le don d'ubiquité i)oétique
qu'il possédait. C'est l'image du fondeur :
.... Vous avez vu sous la main d'un fondeur
Ensemble se former, diverses en grandeur,
Trente cloches d'airain, rivales du tonnerre....
C'est celle des poussins :
Ensemble lentement tous couvés sous mes ailes,
Tous ensemble quittant leurs coques maternelles;
celle du statuaire :
S'égarant à son gré, mon ciseau vagabond
Achève à ce poème ou les pieds ou le front,
Creuse à l'autre les flancs, puis l'abandonne et vole
Travailler à cet autre ou la jambe ou l'épaule.
Ces mille projets sont encore les soldats d'une
armée :
172 ŒUVRES D'ANDRÉ GHÉNIER.
.... Dans mon camp partout je les rassemble,
Les enrôle, les suis, les pousse tous ensemble.
Or, mieux encore que ses comparaisons, ses ma-
nuscrits nous livrent le secret de son procédé
créateur. Le môme liaiillet souvent nous offrira
un fragment d'élégie, une note pour son Hermès,
une remarque pliilologiiiue, quelques vers indi-
quant un projet d'églogue, une citation de Tibulle,
etc. Parfois les idées les plus opposées semblent
jaillir de la même source: là un vers de Virgile,
qu'il enchâssera dans ses bucoliques, d'un bond le
transporte dans le Nouveau-Monde; ici, le même
passage d'Ovide lui inspirera à la fois quelques
vers champêtres et un fragment de comédie.
C'est ce caractère divers et multiple des ma-
nuscrits que n'a pas du tout saisi le nouvel édi-
teur. A chaque instant il commet d'étranges mé-
prises; il assemble dans une même pièce les
fragments les plus disparates. 11 coud ensemble
mille lambeaux, sans s'inquiéter de leur forme ou
de leur nuance, et drajje ainsi le noble poêle d'un
ridicule manteau d'arlequin. C'est une confusion
perpétuelle de projets, d'esquisses, de fragments
complètement étrangers l'un à l'autre. M. G. de
Chénier n'a souvent même pas su distinguer l'es-
quisse du tableau achevé ; et, canevas et vers, il
enchevêtre tout l'un dans l'autre. A chaque instant
il croit suivi'e un guide sûr, et il s'égare dans ce
poétique labyrinthe.
Son erreur la plus grave est d'avoir tout cru
facile, lorsque son travail d'éditeur était semé à
OBSERVATIONS GÉNÉRALES. 173
chaque pas de difficultés nouvelles et imprévues.
Il a voulu reconstituer ce que le poëte lui-même
n'avait pas constitué. Il traite une foule de frag-
ments comme les parties d'un tout, sans s'aper-
cevoir que c'est précisément ce tout qui n'a jamais
existé. André Ghénier avait l'habitude d'écrire
souvent en tête des esquisses, des fragments qu'il
jetait sur le papier, une indication, un mot grec
abrégé, qui lui permettait ainsi de retrouver plus
aisément à un moment donné ce qui était destiné
à quelque égloguc, à quelque élégie, à tel ou tel
poëme. Mais souvent aussi il omet cette indica-
tion; il change son idée, il la transforme; de l'une
il passe à l'autre; de ce projet d'idylle naît un
fragment de poëme. Et puis l'impression du poëte
est mobile : telle pièce qui est une idylle aujour-
d'hui deviendra demain une élégie. L'éditeur
croit constamment simple ce qui est complexe.
Avant de remplir sa tâche, il ne s'est pas assuré
de la valeur réelle et de la signification exacte de
ces mots abrégés que présentent les manuscrits.
Il ne s'est pas demandé s'ils avaient une valeur
absolue, et si, dans bien des cas, ce n'était pas une
précaution plutôt qu'une indication certaine ; et
surtout il ne s'est pas rendu maître de leur véri-
table sens. Sa méprise la plus fréquente est de
prendre au singulier et au particulier ce qui doit
être pris au pluriel et au général. C'est ainsi, par
exemple, que les syllabes abrégées poux, ou ïÀsy.
ne veulent nullement signifier, dans la plupart
des cas, pouy.oXtaaudç OU sXeyo:, c'est-à-dire : ceci est
une églogue, ceci est une élégie; mais [îou/.oAixâ ou
15. ,
174 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉXIER.
tkîyot, c'est-à-dire : ceci est à mettre dans mes
églogues, ceci est à mettre dans mes élégies.
Nous verrons en leur lieu les étranges explica-
tions que le nouvel éditeur nous donne de cerlai-
nes abrévialions, et qu'il répète résolument à cin(|
ou six reprises différentes; car ce qui esl remar-
quable c'est la perpétuelle assurance de l'annota-
tion: jamais de doute, jamais d'hésitation ; les as-
sertions les plus incohérentes ou les plus erronées
nous sont toujours données sur le ton de la plus
complète affirmation. Cette prétention à tout ex-
pliquer n'est malheureusement pas fondée : quel
que soit le soin, l'habileté, la sagacité, la science
des éditeurs futurs d'André Ghénier, ils devront
s'attendre à rencontrer à chaque pas des problè-
mes insolubles, à dresser et redresser maintes fois
l'échafaudage de leurs conjectures; et, dans bien
des cas, ils feront sagement de se maintenir dans
un doute prudent.
Mais au sujet des mots grecs abrégés, dont nous
venons de parler, il serait important de savoir si
le nouvel éditeur s'est toujours piqué d'une rigou-
reuse exactitude; si, en d'autres termes, il ne les
a pas fait figurer, de sa propre autorité, là où le
poëte ne les avait pas employés. Par exemple,
toutes les élégies ou à peu près, dans son recueil,
portent en tête cette syllabe IXsy. ; or, il y a au
moins trente-neuf de ces pièces dont il n'a pas le
manuscrit, puisqu'elles appartiennent au groupe
L. Une explication à ce sujet eût été nécessaire.
Bien plus, parmi ces pièces il y en a une, c'est la
première, dont le manuscrit est dans les mains de
OBSERVATIONS GÉNÉRALES. 17^
M. P. Lacroix : or, ce manuscrit ne porte pas l'a-
bréviation grecque eXey. que l'éditeur a placée en
léte; on y lit la mention 5 a Fondât, et au-dessous
en français, le mot élégie. Si M. de Chénier igno-
rait ce que portait le manuscrit de cette pièce, il
aurait dû ne rien mettre du tout; car cette inexac-
titude peut faire soupçonner qu'il a, sans plus de
raison, placé cette syllabe lÀsy. ou la syllabe poux.
en tête de toutes les pièces du groupe L, dont il
n'a pas le manuscrit, et qui compose la partie la
plus considérable et la plus imi)ortante de l'œuvre
d'André Gliénier.
Dans d'autres cas l'éditeur, au contraire, a omis
les indications portées sur les manuscrits, préci-
sément quand elles étaient essentielles, et alors
qu'il eût été utile de pénétrer la pensée intime du
poète. Enfin il est des notes, un simple détail re-
cueilli dans un auteur ancien, qu'il a transformées
en élégie ou en égiogue, ou même dont il a fait
des poèmes, se méprenant complètement sur la
signification restreinte qu'André donne à ce mot.
Parmi ces poèmes, parmi les églogues, parmi les.
odes^ parmi les ïambes^ il a fait figurer des pièces
qui sont des fragments de tragédie ou de comé-
die. Nous relèverons, dans l'examen des œuvres,
toutes ces erreurs, en nous attachant surtout à
celles qui peuvent être l'occasion d'une remarque
nécessaire à l'éclaircissement des desseins du
poète. Pour le moment, nous tirerons de ce qui
précède les conclusions suivantes :
Premièrement, M. G. de Chénier a placé en tête
de quelques pièces des indications que le manu-
176 (EU VUES D'ANDRÉ CIIKXIER.
scrit ne porte pas, et réciproquement il a omis,
dans d'autres endroits, des indications néces-
saires.
Deuxièmement, il n'a i)as eu le soin, avant de
mettre en œuvre les matériaux de son édition, do
déterminer exactement la significalion des mois
grecs portés en abrégé sur les manuscrits.
Troisièmement, il a joint ensembledes fragments
qui n'ont aucun rapport les uns avec les autres et
qui s'étonnent de se trouver réunis.
Quatrièmement, en des cas nombreux il s'est
tronqué sur le genre des pièces et les a mal répar-
ties dans les différentes parties de son édition.
Nous allons examiner maintenant la seconde
question, celle qui se rapporte à l'établissement
du texte.
§ 2. Établissement du texte.
Toutes les poésies d'André Ghénier, pièces com-
plètes, fragments, projets et notes, étant bien ou
mal classées, quelle méthode devait suivre l'édi-
teur dans l'établissement du texte? Il suffit, pour
répondre à cette question, d'examiner les maté-
riaux qui se trouvaient à sa disposition. Toutes
les pièces se répartissent en deux classes, celles
dont il possède les manuscrits ot celles dont les
manuscrits ne sont plus entre ses mains. Toutes
les pièces de la deuxième classe sont celles qui
ont formé en 1819 le groupe L. Toutes les pièces
de la première classe sont celles qui, en 1819, en
OBSERVATIONS GENERALES. 177
1833, en 1839, ont formé les groupes LS% LS', G,
et Sainte-Beuve, auxquels on pourrait joindre le
groupe Egger, entré dans l'édition de 1872. Ces
différents groupes peuvent être réunis ici sous
l'appellation générale de groupe Ch, ou groupe
Cliénier.
Comment donc l'éditeur devait-il traiter le groupe
Ch, dont les manuscrits sont entre ses mains, et le
groupe L, dont les manuscrits, restés en la pos-
session de de Latouche, sont aujourd'hui égarés,
sinon perdus?
I. Groupe Ch. — Trois cas devaient se présenter:
Le premier est celui où le manuscrit ofîre une
rature, sans que la correction indiquée ait été
exécutée. Dans ce cas très-simple, l'expression
raturée devait être reprise et le lecteur averti.
Nous pensons que l'éditeur s'est conformé à cet le
règle.
Le deuxième est celui où le manuscrit présente
une rature et la correction faite par le poète. Dans
ce cas, la correction seule devait être admise ; et,
dans quelques circonstances seulement, l'expres-
sion rejetée pouvait être indiquée en note, lors-
qu'elle offrait l'occasion d'une remarque instructive
ou intéressante. Nous n'avons pas de raison de
supposer que l'éditeur s'est départi de cette mé-
thode. A ce cas se rattache celui d'une surcharge:
le mot surchargé devait être laissé de côté et la
surcharge seule acceptée. L'étude du fac-similé
nous fait penser que l'éditeur n'a pas porté une
attention suffisante sur ce point.
Le troisième est celui où un ou plusieurs mois
178 ŒUVRES D'ANDRI': CIIKNIER.
ont été placés par le poëlc au-dessus ou au-des-
sous d'un ou plusieurs mois non raturés. C'est ce
que l'on appelle plus particulièrement des varian-
les. Le parti que l'on doit pnMidrc, relativement
aux variantes, dépend des habitudes générales dr
l'écrivain et du genre d'ouvrage que l'on considèiv.
Dans une œuvre de déductions morales ou philo-
sophiques, c'est-à-dire du genre démonstratil", It-
variantes souvent accumulées dans les marges
d'un manuscrit peuvent n'être que les faces diver-
ses d'un môme problème, des façons dilïërentes de
présenter un môme raisonnement, des preu\e>
secondaires qui appuient une solution. D'autres
fois on se trouve aux prises avec des traces mani-
festes d'hésitation et de doute. Ce sont là de gra-
ves difficultés, atténuées par cette réflexion que,
quel que soit le texte adopté, toutes les variantes
placées dans les notes viennent appuyer efficace-
ment la démonstration et s'imposer également à
l'attention du lecteur. Il n'en est pas de même du
texte d'un poëte. Il faut qu'il soit établi d'une ma-
nière fixe, invariable; c'est sous une forme unique,
bien détermhiée une fois pour toutes, qu'un vers
se grave dans la mémoire et traverse les âges jjer
ora virûm. Les variantes n'attirent qu'un instant
l'attention, même des esprits lettrés et curieux :
la poésie s'indigne de toutes les entraves dont on
paralyse ses mouvements; d'un, coup d'aile elle
brise ses liens et s'échappe vers le ciel libre.
Devant ces considérations supérieures, l'éditeur
d'un ouvrage en vers doit donc s'attacher à décou-
vrir quelles sont les habitudes de travail du poëte,
OBSERVATIONS GÉNÉRALES, 179
la manière rapide ou lente, légère ou rélléchic
dont il manifeste sa pensée, et se tracer ensuite
une règle déterminée, dont l'adoption lui évitera
de se décider suivant son goût personnel, qui ne
doit pas faire loi. Il s'agit ici d'André Chénier. Ses
manuscrits, très-peu surchargés de ratures, attes-
tent qu'il avait l'inspiration sûre en même temps
que rai)ide. et qu'il se décidait presque toujours
par réilcxion i)lutôt que par entraînement. Il faut
admettre, par conséquent, que chaque fois qu'un
ou plusieurs mots sont placés au-dessus ou au-
dessous d'un ou plusieurs mots non raturés, ceux-
ci, quoique non répudiés par l'auteur, sont le ré-
sultat de la première forme donnée à la pensée ,
tandis que ceux-là restent le témoignage certain
d'une nouvelle forme, mieux appropriée au des-
sein toujours très-arrété du poète. Il faut donc
adopter pour règle fixe de rejeter la premicrt;
forme parmi les variantes, et d'admettre dans le
texte la seconde forme seule qui est la correction.
M. G. de Chénier ne paraît pas avoir senti la né-
cessité de toujours se régler sur une méthode bien
déterminée à l'avance; et dans le cas que nous
examinons ici, il a introduit dans son texte tantôt
la première forme, tantôt la seconde. L'examen du
fac-similé nous montrera que sous ce rapport son
texte est loin d'être irréprochable; nous verrons
en effet que dans la même pièce il a employé, sans
nécessité justifiée, deux méthodes contradictoires.
II. Groupe L. — L'avantage incontestable qu'avait
M. de Chénier, par rapport aux pièces du groupe
Ch, il le perd dès qu'il s'agit de pièces apparto-
180 ŒUVRES D'ANDRK CIIÉNIER.
nant au groupe L. CommciiL a-t-il procédé? C'osI
co quo, nous allons oxaminor.
Jusqu'en 1862, il existait deux textes des poésir •-.
d'André Chénier, celui de 1819 ro[)ro(luil en 1833,
et celui de 1826 rei)ris en 1841 ; le premier donné
par de Latouche et le seul établi sur les manu-
scrits eux-mêmes, le second donné par M. Roberl
et corrigé sans aulorilé selon le goût personnel de
l'éditeur. Donc le seul texte qui puisse être accejjté
est celui de l'édition de 1819, c'est-à-dire celui de
de Latouche. C'est ce que nous avions établi en
1862, rejetant alors, comme en 1872, toutes les al-
térations dues à M. Robert. C'était là, nécessaire-
ment, le point de départ de l'éditeur de 1874. Il
pouvait même bénéficier de ce travail d'épuration,
accompli avant le sien, pour alléger considérable-
ment ses notes : après un mot d'avertissement
donné au public, il pouvait en efîet rejeter d'un
bloc toutes les corrections de 1826 et de 1841 et
n'en tenir aucun com})te. Au lieu de cela qu'a-t-il
fait? Il a partout relevé les leçons dues à M. Ro-
berl, tout en commettant de fort nombreux ana-
chronismes, et les a toutes attribuées inconsidé-
rément à M. de Latouche. Ou M. G. de Chénier
n'a pas pris la peine de donner un instant
d'attention aux éditions antérieures à la sienne,
ou c'est en connaissance de cause qu'il a chargé
la conscience de de Latouche de tous les méfaits
auxquels celui-ci est resté étranger.
Quoi (ju'il en soit, étant forcément ramené,
l)Our le groupe L, au texte de 1819, l'a-t-il repro-
duit exactement? Dans quels cas })ouvait-il lui
OBSERVATIONS GÉNÉRALES. 181
faire subir des corrections? Examinons' d'abord
cette seconde question.
Relativement aux pièces pour lesquelles il ne
possédait aucun document, il se trouvait dans la
position d'un éditeur quelconque, à qui il est loi-
sible d'introduire une correction dans un texte en
exposant ses motifs et toujours sauf recours aux
manuscrits. Il avait cependant cet avantage de
posséder des traditions de famille et peut-être des
souvenirs personnels. Il est certain que lorsque
M. de Chénier affirmera que tel passage est altéré
et qu'il a conservé la mémoire du texte exact, son
affirmation pourra peut-être ne pas être acceptée
aveuglément, mais devra être prise en très-grande
considération.
Mais il est d'autres pièces de ce même groupe L,
auxquelles il impose des corrections au moyen de
documents sur lesquels il ne s'explique pas avec
une clarté sufffisante, nous voulons parler de ce
qu'il appelle les premières minutes, celles (dit-il
dans sa lettre du 31 mars) qui contiennent V indi-
cation des sources antiques oic André a puisé. Si
André Chénier lui-même avait écrit de sa propre
main deux manuscrits de la même pièce, l'un
pourrait s'appeler la première minute, l'autre la
seconde. Dans ce cas il serait plus simple à M. de
Chénier de donner le nom de manuscrit à la pièce
autographe qu'il aurait dans les mains. Mais il
n'en est pas ainsi. Il n'existe pas de pièces dont
André Chénier ait laissé une double copie auto-
graphe. Ce que M. G. de Chénier appelle la première
minute^ improprement, c'est uniquement le manu-
16
182 ŒUVRES D'ANDRÉ CIIÉNIER.
scrit de ce qu'on peut appeler indifféremment le
projet, l'ébauche, l'esquisse, le canevas de telle ou
telle pièce. Ce manuscrit est absolument distinct
du manuscrit de la pièce terminée ; il existe en-
tre eux la même différence qu'entre l'esquisse d'un
peintre et le tableau. Le manuscrit de l'ébauche
sera un document qu'on pourra invoquer pour
corriger un passage supposé modifié par de La-
touche, mais il ne pourra faire loi, même quand
il contiendra des vers reproduits dans la pièce
terminée, puisqu'il est admissible que le poète
lui-même a pu faire des changements en exécutant
son esquisse. Ce que M. G. de Chénier appelle les
jjremières minutes ne seront donc que des docu-
ments à l'appui des corrections qu'il proposera.
Jusqu'à ce qu'on ait retrouvé les manuscrits du
groupe L, le texte de 1819, dans la plupart des cas,
sera le seul qui puisse et doive faire loi.
Mais ce texte, l'éditeur l'a-t-il fidèlement re-
produit, en dehors des cas où il faisait œuvre de
critique en proposant et en discutant une correc-
tion? Non; là encore, il n'a apporté aucune mé-
thode, il n'a soumis son travail à aucune règle
fixe. A chaque instant, non-seulement il s'écarte
du texte de 1819 sans en avertir le lecteur, mais
aussi sans s'en apercevoir lui-même. Il ne s'est pas
donné la peine, ou il a dédaigné, de jeter un coup-
d'œil sur les éditions antérieures et de les étudier
au point de vue de son texte ; de telle sorte qu'à
chaque instant il prend pour point de départ le
mauvais texte de 1826 reproduit en 1841. Sans
doute il pourrait être tenté de nier ce fait; mal-
OBSERVATIONS GÉNÉRALES. 183
heureusement il en existe des preuves. C'est ainsi
que nous lui prouverons qu'il s'est servi d'une
édition datée de 1858 ou des années voisines. En
effet, dans une pièce, il a sans s'en apercevoir omis
un vers% disparu par mégarde pendant l'impres-
sion de l'édition de 1858 que nous avons sous les
yeux. Nous n'avions pas cru devoir, en 1862 ou en
1872, relever ce détail, puisque ce n'était qu'une
omission fortuite, résultat d'un accident survenu
au cliché. Mais cette faute d'impression devient
ici l'indice du peu de soin et du peu d'esprit
critique qu'a déployés M. G. de Chénier dans
l'établissement de son texte.
Nous pourrons donc tirer de ce qui précède les
conclusions suivantes :
Premièrement, le texte donné par M. de Chénier
de toutes les pièces dont il possède le manuscrit
doit être accepté, sauf erreur de lecture, par con-
séquent sauf recours au manuscrit, hormis dans le
cas spécifié dans la conclusion suivante.
Secondement, chaque fois que le manuscrit pré-
sente une surcharge ou deux expressions dont
l'une n'exclut pas l'autre au moyen d'une rature,
le texte de M. de Chénier doit être considéré
comme douteux, puisque dans ces deux cas il ne
s'est pas soumis à l'observation d'une règle fixe.
Troisièmement, toutes les notes dans lesquelles
M. G. de Chénier a accusé de Latouche, qu'il ap-
pelle le premier éditeur^ d'avoir altéré le texte en
1. Dans la XIX« élégie (III, p. 49) :
Les marchands de Damas me guidaient vers l'Euphrate.
13'i ŒUVRES D'ANDP.K rjIKXIER.
1826 et 1839, sont absolument erronées, et doivent
être impitoyablement rejetées comme nulles et
non avenues. C'est une partie de son annotation,
la plus considérable peut-être, qu'il faut biffer d'un
trait.
Quatrièmement, M. G. de Chénier est sans auto-
rité, sauf les cas spéciaux, pour corriger le texte
de 1819, le seul qui, pour les pièces du groupe L,
ait été établi sur les manuscrits.
Cinquièmement, M. G. de Chénier a, dans beau-
coup de pièces appartenant au groupe L, pris pour
point de départ le texte fautif de 1826 et de 1841,
et dénaturé en plus d'un passage la pensée du
poète.
Sixièmement, l'examen du fac-similé pourra faire
supposer que M. de Chénier a dû commettre de
nombreuses inadvertances dans la lecture des ma-
nuscrits.
Ayant ainsi allégé l'examen des œuvres de tou-
tes les questions générales qui pouvaient se pré-
senter, et qui d'ailleurs demandaient à être discu-
tées séparément, nous allons aborder la seconde
partie de notre tâche. A chaque pas nous trouve-
rons les preuves de ce que nous avons avancé
dans ces observations générales; cet examen sera
d'ailleurs pour nous l'occasion d'expliquer quel-
ques passages obscurs et quelques pièces défigu-
rées par le nouvel éditeur. Le lecteur y trouvera
encore quelques aperçus nouveaux sur certaines
parties de l'œuvre d'André Chénier.
EXAMEN DES ŒUYRES.
CHAPITRE PREMIER.
LES BUCOLIQUES.
Remarques préliminaires.
Les Bucoliques ou Poésies pastorales occupent
entièrement le premier volume de la nouvelle édi-
tion. On ne peut se défendre en le parcourant
d'éprouver le sentiment que ressentit de Latouche
en feuilletant les manuscrits. Hormis V Aveugle, le
Mendiant, le Malade, la Liberté, VOaristys, tout
n'est que fragments, projets et notes. Quelques
canevas en prose sont suffisamment arrêtés pour
qu'on puisse se former une idée exacte du dessein
du poëte ; mais les innombrables morceaux en
vers, qui semblent les fragments brisés de bas-
reliefs antiques, sont et restent sans place défini-
tive. C'est une étrange illusion de l'éditeur de
s'imaginer pouvoir retrouver le lien qui les rat-
tache les uns aux autres. Pour la plupart des
16.
186 a-]uvRES d'andri'; ciikxier.
pièces, où M. G. de Chénier a cm pouvoir former
un tout de plusieurs lambeaux disparates, il fau-
dra s'armer de ciseaux et séparer de nouveau et
à jamais ces rraf,aiients qui sont sans rapport les
uns avec les autres. C'est le meilleur service qu'on
puisse rendre à A. Chénier.
Quant à cette division barbare en é(jlo(j\u\< el en
idylles^ elle ne pourra jamais exister Cjuc dans
l'imagination de l'éditeur. Il n'y a aucune diffé-
rence fondamentale entre une églogue et une
idylle. Le premier de ces deux mots signifie choix,
extrait, et le second petit tableau. Mais ni l'un ni
l'autre ne portent en eux l'idée d'une poésie pas-
torale, plutôt qu'héroïque, que lyrique, qu'élé-
giaque. Les grammairiens modernes ont voulu
établir une distinction entre ces deux mots, mais
elle est vaine et toute de convention. En définitive,
quand nous nous servons d'un de ces mots, nous
transportons dans notre langue une expression
grecque ou latine ; mais si nous voulions ne nous
servir que d'un mot français, emprunté au lan-
gage vulgaire, et qui rendît exactement les deux
mots d'églogue et d'idylle, nous ne pourrions en
choisir un meilleur que celui de morceau ou pièce.
Les mots églogue et idylle n'avaient point pour les
anciens d'autre signification. Pour nous , nous
dirions également très -bien, en parlant d'un re-
cueil de vers, une pièce lyrique, une pièce élé-
giaque, une pièce pastorale, une piièce comique :
c'est l'adjectif seul qui ajoute à ce mot une idée
particulière. Pour les Grecs, les expressions twv
Toîi ©eoxpixou BouxoXixcov EtSûXXtov a' y) eiÔuXXiov p', siglîi-
LES BUCOLIQUES. 187
fiaient simplement: la pièce i ou la pièce ii des
Bucoliques, de Théocrite. Et le mot cglogue, quand
il s'agit des Bucoliques de Virgile, n'a pas d'autre
sens. Ce sont uniquement les ouvrages de ces
deux poètes, qui, aux yeux des modernes, ont par-
ticulièrement rattaché les mots églogue et idylle
à la poésie champêtre et pastorale. La distinction
qu'a voulu établir M. de Chénier entre ces deux
mots n'est pas heureuse, et le poète méritait d'être
mieux compris. Ce qu'André Chénier a désigné par
l'expression de Idylle maritime (page 188) est une
églogue, une idylle, ou simplement une pièce de
ses Bucoliques maritimes, dont il parle autre part
(page 129).
Donc, le titre général de toutes les poésies ren-
fermées dans ce volume devra être : Chants buco-
liques, ou simplement Bucoliques ; et chaque pièce
pourra porter indifféremment le titre d'églogiœ ou
d'idylle, et ce dernier semble préférable. Malheu-
reusement la plupart de ces idylles sont à l'état
fragmentaire. Il sera donc nécessaire de com-
prendre sous le titre d'Idylles les pièces terminées
et celles dont on peut saisir le plan général, et de
rassembler tous les morceaux, dont la place est
incertaine ou inconnue, sous le titre de Fragments
d'idylles. Mais, nous répéterons ce que nous avons
dit en 1872, tout classement sera toujours factice.
Celui qui sera le plus clair sera le meilleur. Et l'on
peut se demander s'il ne serait pas utile d'intro-
duire des divisions. Le mot de Bucoliques, en effet,
s'applique seulement à la nature des lieux où se
passe la scène, au décor, et à la condition des per-
188 ŒUVRES DANDRK fJIKXIER.
sonnages; mais ce monde héroïque et chanipôLre,
ce peuple d'une Arcadie idéale est susceptible d'é-
prouver tous les sentiments et de les exprimer
sous toutes les formes. En d'autres termes, la
poésie pastorale comprend tous les genres : le
drame, la comédie, le pocme, rélcgic, la satire,
l'épigramme.'Par exemple: la Jeune Tarentine de-
vait sans doute entrer dans une composition plus
considérable, et le poëte l'aurait placée dans la
bouche d'un des personnages de ses idylles; mais
cette idylle n'a point été faite, ni même indiquée,
et cette pièce reste une admirable et touchante
élégie. Les épigrammes qu'André a traduites de
Léonidas, d'Événus de Paros, sont aussi des frag-
ments d'un tout qui n'a jamais été constitué; et
elles sont ainsi restées de simples épigrammes et
peuvent être réunies sous ce titre. D'ailleurs, un
autre classement serait peut être préférable ; nous
en reparlerons quand nous aurons achevé l'étude
de ce premier volume. En tous cas, ni l'ordre des
pièces, ni le classement des fragments, tels qu'ils
ont été établis dans la nouvelle édition ne peuvent
être conservés.; ils dénotent chez l'éditeur l'ab-
sence de tout esprit critique. Quant au texte, il a
été très-négligemment établi ; et le volume se ter-
mine par trois pages cVernUa, dont un gTv.nd
nombre laisse l'esprit du lecteur fort perplexe.
Après ces quelques remarques préliminaires,
nous allons aborder l'examen des dilïérentes pièces
dont se compose ce premier volume.
LES BUCOLIQUES.
Examen des églogues.
I. L'Aveugle. — La pièce est précédée de l'es-
quisse tracée en quelques lignes, qui, si ce petit
poëme avait été perdu, n'auraieni pas laissé soup-
çonner l'ampleur de ses proportions et la richesse
des détails. Cette courte esquisse porte en tête la
syllabe [ioux., c'est-à-dire ^ouxoXua, « à mettre dans
mes Bucoliques. » Sans doute, quand une pièce est
achevée, cette syllabe poux, peut s'expliquer par
pou/.oXia(7_u.O(;, cliant bucolique, mais il faut faire at-
tention que le poëte la place sur son manuscrit
précisément quand un sujet lui vient à l'esprit,
uniquement pour éviter que le manuscrit aille
se confondre avec ceux qui contiennent des idées
et des fragments relatifs à V Hermès, à VArné-
rique, etc.
Cette esquisse contient deux vers, et il est à re-
marquer qu'un seul des deux, le premier, est
passé dans la pièce achevée. Cela prouve que les
canevas mélangés de vers conservés par M. de
Chénier ne seront pas une autorité suffisante pour
modifier le texte de toutes les pièces appartenant
au groupe L.
M. de Chénier a oublié de nous dire précisément
ce que c'est que la première minute dont il parle.
Jusqu'à preuve du contraire, nous penserons qu'il
n'a entre les mains que le petit projet en prose
qui est en tête et un fragment de la fin, qui est un
morceau rapporté comme nous le verrons. Il a
tout uniment repris, avec raison, le texte de 1819,
190 ŒUVRKS D AXDRK CIIKNIEH.
en lui faisant subir quelques correclions, dont les
plus importantes sont empruntées par lui, sans
qu'il le dise, aux éditions de 1862 ou 1872. Cepen-
dant sa correction (p. 10, v. 17) : parcouraient les
vaisseaux, est bonne et doit être admise.
Page 11, vers 2. Revêtit serait-il dans le manus-
crit qu'il ne faut pas le conserver; ce passé défini,
au milieu de tous les imparfaits qui l'entourent,
n'est qu'un lapsus calami, qu'il faut corriger
comme on fait une faute d'impression.
Page 11, vers 14 et 15. M. G. de Chénier modifie
ainsi les deux vers :
C'est ainsi que l'Olympe et les bois du Pénée
Virent ensanglanter les banquets d'hyménée.
Ce passage n'a plus aucune liaison avec ce qui
précède. Sur quoi appuie-t-il cette correction? Il
n'a pas le manuscrit. Mais il a sans doute un frag-
ment destiné dans le principe à l'Hermès, et qui
postérieurement a été rapporté dans l'idylle de
V Aveugle. Voici ce fragment, égaré jusqu'à pré-
sent parmi les œuvres en prose (édit. 1872,
p. 338) :
Les hommes ont toujours les mêmes passions; mais
chaque siècle a ses mœurs, et dans chaque siècle les mê-
mes passions ont une nouvelle manière de se montrer.
Jadis, quand la société avait moins appris à avoir de l'em-
pire sur soi, les rivalités étaient sanglantes, et rarement
une fête finissait sans voir briller le fer, et les coupes ser-
vaient d'armes.
C'est ainsi que l'Olympe, etc.
En transportant le fragment en vers dans Y Aveu-
gle, le début a dû subir une modification néces-
LES BUCULIUUES. 191
saire ; et nous devons croire que le texte donné
par de Latouche est conforme au manuscrit. Il
faut donc conserver la leçon de 1819 et lire :
Enfin l'Ossa, l'Olympe et les bois de Pénée
Voyaient ensanglanter les banquets d'hyniénée.
De même il faut (p. 12, v. 25) rejeter la leçon
inlroduite dans les errata^ et lire, avec l'édition de
1819, qui a dû reproduire une correction du manus-
crit :
Et le bois porte au loin des hurlements de femmes.
P. 13, V. 3. Au sommet au lieu de aux sommets,
est une correction inutile. Le pluriel doit être dans
le manuscrit qu'a eu de Latouche; nous le trou-
vons dans le dernier vers de la page 9 :
Comme un vaste incendie aux cimes des montagnes.
II. Le Mendiant. — Le canevas en prose est plus
développé que celui de l'Aveugle, mais on n'y
rencontre pas les éléments de nouvelles correc-
tions à faire subir au texte. Nous avons pu, grâce
à la publication de FayoUe, en 1816, introduire
dans le texte de 1819 quelques corrections néces-
saires. M. de Chénier s'est empressé de les accueil-
lir; son devoir était d'avertir le lecteur, c'est un
soin qu'il a oublié. Deux textes ont été établis,
l'un par Fayolle, en 1816, l'autre par de Latouche,
en 1819, et tous deux sur les manuscrits. Mais si,
comme fait le nouvel éditeur, on oublie de nom-
mer, sinon les éditions 1862 et 1872, mais au
moins Fayolle, quelle autorité ont les corrections
192 ŒUVRES D'ANDRI': GHÉNIER.
faites au texte de rédilion originale? L'éditeur a
oublié de rétablir d'après FayoUe le vers 10 de la
page 20 :
Se lève, el sur eux lotis il invoque les dieux.
Nous voyons que M. de Chénier a prolilé, à part
lui, de (juelques observalions que nous avions
lailcs au sujet des corrections de celle pièce.
Dans ses notes, où, comme toujours, il confond
toutes les éditions (ce que nous avons renoncé à
relever après les Observations généixiles ci-ûcssus)
nous remarquons cette phrase : Le premier édi-
teur, dit-il (p. 199), qui était 'privé d'ion œil, et qui
ne voyait pas très-nettement de Vautre, a sans doute
mal lu sur le manuscrit, etc. On voit que M. de Ché-
nier n'a pas conscience des bévues qu'il a com-
mises, avec ses deux yeux, dans la lecture des
manuscrits.
III. La Liberté. — Le canevas en prose est très-
court; c'est ce que l'éditeur appelle encore très-
improprement la première minute. A propos du
vers 17 de la page 29, l'éditeur dit qu'il y a le
jeune abricot dans le manuscrit; mais le manus-
crit, il ne l'a pas. Gardons donc, jusqu'à plus
ample information, V abricot naissant, qui est pré-
férable et qui peut être une correction du ma-
nuscrit et non de de Latouche.
P. 30, V. 2 et 3. Au sujet de ces deux vers :
La Récolte et la Paix, aux yeux purs et sereins,
Les épis sur le front, les épis dans les mains,
je voudrais l'aire une observation générale et
LES BUCOLIQUES. 193
indiquer à réditeur l'emploi qu'il aurait dû faire
d'un certain nombre de notes d'André Chénier. Je
trouve plus loin dans ce mC'me volume (p. 161) un
passage, réuni sans raison avec beaucoup d'au-
tres, dans lequel, après avoir rappelé le vers de
Tibulle : « At nobis, pax aima, veni spicamque
leneto, « que j'ai précisément cité à propos de ces
vers de la Liberté, le poëte ajoute cette remarque :
Spanheim, sur Callimaque, p. 748, cite des médailles
où la paix est représentée couronnée d'épis, mais ce n'est
pas in Bouz, c'est in A à la fin du deuxième chant qu'il faut
employer cet emblème.
C'était là une annotation tout à fait appropriée
à ces deux vers de l'idylle et dont l'emploi eût été
aussi plus judicieux. Nous en profiterons pour
faire remarquer qu'André Chénier a employé cet
emblème justement in poux (pour parler son lan-
gage abréviatif) et in A, c'est-à-dire dans r/Zerniès;
et nous pouvons conclure de là que souvent il
modifie ses premières idées, ses projets primitifs,
sans laisser dans ses notes le moindre indice de ce
changement.
A la fin de la Liberté l'éditeur a laissé, sans rai-
son, subsister l'orrcurde dates signalée en 1872.
IV. Mnazile et Chloc. — Rétablir le nom de
Mnasyle, tel qu'il est dans Virgile.
V. Le Malade. — M. de Chénier possède le ma-
nuscrit; il faut donc accepter le texte qu'il donne et
rétablir les expressions, signalées dans les errata,
relatives aux p. 40, v. 12, et p. 41, y. 2. Quelques
17
194 ŒUVRES Jj'aMDUK GUKA-IEK.
passages où l'on remarque des répétitions et des
incorrections avaient été modidécs par de La-
touche, mais pas très-heureusement.
YII. Lydé. — Pour la critique de celle idylle, il
serait nécessaire de voir les manuscrits. A mes
yeux il y a des coutures maladroites do M. de Ché-
nier. Les deux (juatrains du commencement ne se
lient qu'imparfaitement à ce qui suit; la lacune,
en tout cas, est bien plus considérable que celle
de deux vers indiques dans les errata. Ce frag-
ment, que je considère comme distinct, n'a en
outre aucun rapport avec les vers de Properce,
qu'il cite dans ses notes.
Les dix vers qui suivent sont autre chose. De
Latouche avait eu tort de supprimer les deux
derniers, car ce sont précisément ces deux-là qui
donnent de l'intérêt à ce petit fragment que nous
citerons :
Mon visage est flétri des regards du soleil,
Mon pied blanc sous la ronce est devenu vermeil.
J'ai suivi tout le jour le fond de la vallée :
Des bêlements lointains partout m'ont appelée.
J'ai couru : tu fuyais sans doute loin de moi :
C'étaient d'autres pasteurs. Où te chercher, ô toi,
Le plus beau des humains? Dis-moi, fais-moi connaître
Où sont donc tes troupeaux, où tu les mènes paître.
Pour que je cesse enfin de courir sur les pas
Des troupeaux étrangers que tu ne conduis pas.
Ces vers sont une imitation de deux versets
du Cantique des cantiques (I, 6 et 7) : « Ne me dé-
daignez pas parce que je suis un peu noire ; c'est
que lesoleil m'a regardée.... Dis-moi, ô toi que mon
LES BUCOLIQUES. 195
cœur aime, où Ui mènes les brebis, où lu les lais
reposer à midi, pour que je n'erre pas comme une
égarée aulour des troupeaux de tes amis. « Ce
fragmenl ne se lie pas à celui qui suil; c'esl une
autre situation, ce sont d'autres personnages. J'en
dirai aulanl du morceau qui commence à la
jjage 53. Puisque André ne savait pas encore, au
dire de l'édileur (p. 206), s'il mettrait ces vers
dans la bouche d'un homme ou d'une femme, il
n'est pas certain qu'ils aient dû se lier au frag-
ment qui précède pour concourir à la môme pièce.
Il n'est sans doute pas besoin de faire remarquer
au lecteur que l'idée indiquée par André dans les
quatre lignes de prose de la page 53 rappelle l'cpi-
gramme de Pétrone, De formoso puero, de même
que quelques traits de la fin de la pièce ne sont
pas sans rapjjort avec celle ad formosum adoles-
cpHtem.
VIII. Arcas et Bacchylis. — Ce n'était pas la
peine de changer les deux noms imaginés par
de Latouche. Arcas et Palémon avaient absolu-
ment la même valeur que Arcas et Bacchylis. Vè&i-
teur Y)Q.rlei\c rintention probable (kl jwëte sans la
connaître. Les lettres A et B, employées par An-
dré ne sont pas des initiales; il aurait pu dési-
gnerles deuxinterlocuteurspar ^tet ,S, ou parapet y
aussi bien que par A et B.
IX. Bacchus. — L'éditeur pouvait rattacher les
deux premiers fragments de la page 58, à cette
pièce sur Bacchus qui n'est aussi qu'un fragment,
196 ŒUVRES D'ANDRÉ CIIKXIER.
quoiqu'ils n'aient pas 6lé dostinés à figurer dans
la même pièce. Mais il aurait dû éviter de les rat-
tacher par des lignes de points qui semblent in-
diquer de simples lacunes. Il a l'air de vouloii-
créer un tout, qui en fait n'existe pas. Quant aux
six derniers vers, ils n'ont que faire là; c'est un
tout autre ordre d'idées et un tout autre ton :
Apollon et Bacchus, un crin noir et sauvage
ÏS'a liérissé jamais votre jeune visage.
Apollon et Bacchus, vous seuls entre les dieux,
D'un éternel printemps vous êtes radieux.
Sous le tranchant du fer vos chevelures blondes
K'ont jamais vu tomber leurs tresses vagabondes.
XI. — Le titre d'IIylas peut être conservé; il ré-
sulte de la pièce. L'éditeur n'a pas eu d'autre rai-
son lui-même pour garder celui de la pièce IX. Ce
n'est qu'un fragment que le poëte devait placer
dans la bouche d'un chanteur bucolique. Mais,
puisqu'il a rayé comme maniéré l'hémistiche
cCHercule insidieux rivaux, il faut mieux, pour
remplir ses intentions, rejeter les trois premiers
vers en note et conserver ù ce fragment son beau
et vif début :
Le navire éloquent, fils des bois du Pénée ;
et, comme je le fais ici, replacer la virgule après
éloquent, sans quoi le vers, d'excellent qu'il est,
devient un vers mal charpenté. Autre part, d'ail-
leurs, dans le fragment xlix (p. 118), André Ché-
nier l'a appelé le vaisseau parleur. Comme pour
toutes les pièces du groupe Ch., j'accepte toutes les
nouvelles leçons ; je les suppose conformes au ma-
LES BUCOLIQUES. 197
nuscrit. Je sicfiialerai les heureuses corrections
faites par de Latouche aux deux derniers vers de
cette pièce :
Et du fond des roseaux pour adoucir sa peine
Lui répond d'une voix inentendue et vaine.
Cela vaut beaucoup mieux que les vers du ma-
nuscrit :
Et du fond des roseaux pour le tirer de peine
Lui répond une voix non entendue et vaine,
qu'il nous faut bien reprendre, mais où se ren-
contrent une expression vulgaire, un changement
bizarre de construction et un hiatus. Au sujet du
mot inentendue, admis comme néologisme dans le
Dictionnaire de Littré, je remarque que cet exem-
ple est le seul cité. C'est dommage, car inentendu
est bon et viendrait à point pour remplacer inoui,
qui semble ne plus garder que le sens figuré.
Après tout il suffira de le mettre au compte de
de Latouche.
XII. Néère. — Le fragment de quatre vers est
fort mal placé au début du beau morceau qui
suit. C'est un sujet tout difTérent. Au sujet du
vers : Mais telle quel sa mort..., qui paraît être
sur le manuscrit, je dirai qu'il faut le laisser
pour ne pas estropier le vers, mais c'est une faute
grammaticale; il faudrait tel qu'à sa mort; tel que
est ici pour de même que.
XIII. Sur un groupe de Jupiter et d'Europe. —
L'éditeur a réuni deux morceaux qui ne sont point
17,
198 ŒL'VUES D'AXDRK CIIKNIER.
la siiito l'un de raiilie. 11 a cru, comme cela lui
arrive à chaciuc inslanl, que les deux devaient
former une seule idylle. C'est une erreur com-
plète. Le premier, celui rjue l'on connaissait, est
une épigrammedu genre descriptif; c'est un mor-
ceau complet, qui avait une destination particu-
lière. Et cette destination le poète lui-même a pris
soin de nous l'indiquer. En effet, il a tracé en
quelques lignes le canevas de l'idylle , dans la-
quelle il comptait faire entrer cette description
d'un sujet gravé sur une coupe. Si l'éditeur avait
luattentivement les manuscrits, il se serait aperçu
que dans le canevas André a désigné ces vers par
le premier hémistiche : Etranger, ce taureau. Yoici
cette petite esquisse (p. 1481, qui explique de la
plus heureuse façon comment le poëte se propo-
sait de faire entrer dans ses compositions bucoli-
ques ces beaux fragments épiques et héroïques
fiu'il jetait de verve sur le papier.
Des nymplies et des satyres chantent dans une grotte
qu'il faut peindre bien romantique, pittoresque, divine, en
soupant avec des coupes ciselées; cliacun chante le su-
jet représenté sur sa coupe. L'un , étranger, ce tau-
reau, etc.; l'autre, Pasiphaé ; d'autres, d'autres....
L'autre sujet indiqué est Pasiphaé; c'est fort
probablement le superbe fragment : Tu gémis sur
l'Ida (p. 84). Comment l'éditeur n'a-t-il pas vu
cela? Une dernière remarque, à propos de la des-
cription du groupe. La correction, indiquée dans
les errata, pour le dernier vers est douteuse et
n'est pas bonne. Il faut finir ce superbe fragment
par le vers, tel qu'il a été donné jusqu'ici :
LES BUCOLIQUES. 199
Il s'approche de Crète et va voir les cent villes.
Tout ce qui suit est une pièce distincte, du genre
narratif, c'est l'enlèvement d'Europe. M. G. de
Chénier dit dans ses notes : Le sujet de l'enlève-
ment d'Europe est traité par André autrement que
par les auteurs anciens chez lesquels il a puisé ses
idées. L'ébauche qu'il a faite est une imitation d'O-
vide, qui avait lui-même pris le type de sa fable
dans le poëte Hésiode. Gomment M. de Ghénier sait-
il qu'Ovide avait pris le type de sa fable dans
Hésiode ? Il ne reste pas un vers du poëte grec qui
soit relatif à Europe ; on sait seulement , par un
scholiaste d'Homère , qu'il avait traité ce sujet ,
mais on ne sait dans quel poëme, ni avec quelle
ampleur. Quant à dire qu'André traite ce sujet au-
trement que les poètes anciens, c'est une erreur.
Dans la description du groupe tous les traits sont
empruntés, soit à Anacréon, soit à Moschus, soit à
Ovide qui a parlé trois fois d'Europe en termes à
peu près identiques, dans les IP et \l' livres des Mé-
tamorphoses et dans le V^ livre des Fastes. Et tout
le long morceau, qui débute par : Telle éclate
Vénus, etc., non-seulement est tiré des poètes an-
ciens , mais n'est qu'une simple traduction de
l'idylle attribuée à Moschus, traduction qui com-
mence au vers 71 du texte grec et le suit fidèle-
ment jusqu'à la fin. La lacune que l'éditeur a
indiquée entre les vers 13 et 14 de la page 65
n'existe pas; il faut ressouder les deux morceaux
ensemble : le vers 13 correspond au vers 88 de la
pièce grecque, terminé par aie xuxXa aeî^v^vv];, et le
200 ŒUVRES d'axdui': ciikxier.
vers 14 commence absolument comme le vers 89 de
Moschus : rîXuOe o'k Xsifxwva, Dans cette traduction
d'André Cliénicr, il y a des défaillances, des vers
mal construits et beaucoup d'expressions tour-
mentées. Bien avant lui, Baïf avait traité le même
sujet aussi d'après Moscbiis, ot dans cette imita-
tion il a souvent sur André lavantage de la naïveté
et xle la simplicité. En remontant au delà de
Malherbe, André Chénier aurait pu, à l'école de
Ronsard et de ses contemporains, apprendre à
faire passer dans la poésie la simple familiarité de
la vieille langue française. Mais toute cette tra-
duction de Moschus trahit l'inexpérience de la
jeunesse; quand il la fil il n'était pas encore
maître de son art. Aussi , outre leur destination
différente, est-ce un anachronisme c|ue de vou-
loir réunir dans la môme pièce cette traduction et
la description du groupe qui lui est de beaucoup
supérieure.
Quant aux petites notes qui terminent cette
pièce (p. 68), il aurait mieux valu les réunir à la
fin du volume avec toutes les notes de la môme
nature, ou les donner au bas de la page 56, dans
une remarque, car dans la pièce VIII il est parlé
du coing, qui est le fruit de Cydonie, et de la
châtaigne épineuse.
XIV. La Jeune Tarentine. — Le manuscrit porte
encore en tôte la syllabe Boux, ce qui signifie
qu'André avait l'intention de faire entrer ce mor-
ceau dans une composition plus étendue, destinée
à faire partie de ses Bucoliques, Mais cette compo^
LES BUCOLIQUES. 201
sition n'a pas été exécutée, et cette pièce telle
qu'elle est, est une véritable élégie, n'en déplaise
à M. de Chénicr. Seulement on ne peut la classer
avec les autres élégies d'André Chénier, qui ont
un caractère personnel ; il faut la laisser au milieu
de tous ces beaux fragments antiques et la rap-
procher de Chryséj de Néère ^ d'Amymone, qui
toutes respirent un sentiment élégiaque, et qui
peut-être étaient destinées à entrer dans les
Idylles maritimes.
Le texte avait subi de nombreuses altérations ;
mais ici le premier éditeur c'est Marie-Joseph, qui
sentait ainsi la nécessité de corriger en maint en-
droit le texte d'André Chénier pour le présenter
au public. On peut induire de cette remarque ,
cjue de Latouche s'accordait avec le sentiment de
la famille, lorsqu'en 1819 il introduisait des correc-
tions nécessaires, que le nouvel éditeur lui re-
proche aujourd'hui fort mal à propos. Le nouveau
texte doit être accepté, puisqu'on nous le donne
comme conforme au manuscrit; il est meilleur.
Mais le dernier vers, et c'est dommage , est mal
construit; les césures ne sont pas heureusement
placées.
XYI. Amymone. — A propos de cette pièce et de
la précédente, Ckrysé , l'éditeur renvoie à la
XX* élégie de Properce ; il s'agit, comme nous l'a-
vons indiqué dans les éditions de 1862 et de 1872
de la xxvi^ du livre IL Au sujet du vers : Opis et
Cymodoce et la blanche Nésée^ l'éditeur a profité des
observations que j'avais faites.
202 (i:uvru:s D'AXDiii'; r:iir:xir-;n.
Mais, sous ce iiuinôro 16, el sons !.■ litre d'A-
mi/mone, il a amal;^amé ensemble trois fragments
(lilïérents, sans rapport entre eux. Le petit sujet
indiqué en deux lignes de prose au commence-
ment de la page 72 se lie difficilement à ce qui
précède; cela paraît être un tout autre sujet.
Quant à ce qui suit, c'est un fragment bien à part.
Ce qui a induit M. de Chénier en erreur, c'est que
dans l'esquisse de cette troisième pièce André cite
un vers de la même élégie de Properce. On voit
que l'éditeur ne soupçonne pas la manière objec-
tive dont naissent et se forment les idées poétiques
d'André.
Ce joli fragment contient un projet d'idylle
maritime ou d'halieutique. Il s'agit d'un pêcheur
dont la barque chavire tandis qu'il va voir sa belle,
ou d'un amant qui veut traverser les flots comme
Léandre, et que la mer jette évanoui ou mort sur
le sable du rivage. Des nymphes accourent et tâ-
chent de le rappeler à la vie. Le poëte voulait
peindre le désespoir de l'amante qui se précipite
sur le cadavre inanimé. Mais tout doit être trans-
posé. C'est lorsque le malheureux lutte contre la
Ilots qu'André aurait emprunté quelques traits
aux Astronomiques de Manilius ; puis vient le ca-
nevas en prose et enfin les cinq vers où le poëte
peint le désespoir de l'amante en se souvenant de
la douleur d'Alcyone devant le cadavre de Céyx,
telle quelle est dépeinte par Ovide dans le xi^ livre
des Métamorphoses :
Moins pâle et moins tremblante, Alcyone éplorée
Gémit, frappa S(Mi sein, quand la mer en courroux,
J>ES BUCULIOUES. 203
Sur le sable, à ses pieds, vint jeter son éi>oux
Morl,
Couvert d'algue salée et d'une écume amère.
La correction que nous indiquons pour le i)re-
mier vers est nécessaire. Le tableau ainsi présenic,
devient clair et intéressant. Souvent André, ol)éis-
sant à une inspiration, jette quelques vers sur le
papier, et ce n'est qu'ensuite qu'il s'ingénie à com-
poser un petit cadre poétique dans lequel il ])Ourra
les placer.
XYIL Mnoïs. — L'éditeur a profité de la cor-
rection que j'avais l'ait subir au nom d'Iiuiaïs.
Mais cette pièce nous fournit malheureusement
une preuve de la négligence avec laquelle le texte
du nouvel éditeur a été établi. Dans les anciennes
éditions le cinquième vers est ainsi :
Par Cyhèle et Cérès et sa fille adorée.
Dans son texte, p. 73, M. de Chénier, qui a le
manuscrit sous les yeux, le donne avec ce léger
changement :
Par Cybèle, Cérès et sa fille adorée.
Mais, dans ses notes, p. 217, il dit : Il faut :
Par Cérès, par sa fille et la terre adorée.
Ouest déjà perplexe, lorsqu'on trouve en consul-
tant les errata : Page 73, v. 5, lisez :
Par Cérès, par sa fille et la terre sacrée.
// fo.ut! Lisez! Décidément que porte le manU-
204 ŒUVRES D AXDRK CHKXIER.
scrit?Mais, je lo dciiuindc, un Icxlc ainsi constitué
peut-il être accepté et regardé comme définitif?
A propos de ce vers je ferai la môme remarque
(jue pour un passage de la Liberté. L'éditeur eût
pu placer en note et utiliser ainsi judicieusement
cette petite remarque d'André trouvée dans ses
manuscrits (p. 161 du même vol.) :
Il n'y avait que les femmes qui jurassent par Cérès et
par Proserpine. Spanheim in (lallimaque, p. 665.
XXII.— Gomme on le voit, dans les notes (p. 218),
c'est bien une églogue xxu que l'éditeur voit dans
cette réunion de fragments, d'esquisses et de pro-
jets. Tout ce qu'il trouve sur le même manuscrit,
il le rassemble pour former une même pièce.
André Ghénier a tout uniment réuni ainsi sur son
manuscrit plusieurs projets d'idylles et en même
temps ({uel((ues indications de sujets; et le tout
était destiné à entrer non pas dans une, mais dans
ditïérentes pièces dont les personnages auraient
été des enfants, des jeunes filles, de jeunes gar-
çons. C'est un ensemble qui pourrait former une
division des Bucoliques, si on parvenait à les classer
par ordre de sujets, ce qui serait peut-être le
meilleur parti à prendre. On aurait, par exemple,
les dieux, les héros, les pasteurs, les chevriers,
les marins, les pêcheurs, les enfants, etc. Parmi
les Bucoliques ayant trait aux jeunes garçons et
aux jeune filles il faudrait admettre les fragments
qui se rapi)ortent à Lydé.
Dans celte prétendue églogue XXII, on distingue
aisément plusieurs sujets tous différents et desli-
LES BUCOLIQUES. 205
nés à former des pièces distinctes. D'abord le frag-
ment : J'étais un faible enfant, qui paraît sans place
déterminée; secondement le canevas d'une idylle
qu'on peut intituler Pannyc/iis, et dont le dessein
est complet; troisièmement une seconde idylle,
rejetée à la fin, p. 81, et à laquelle on peut don-
ner le titre de Mysis. Enfin, p. 81, six petits frag-
ments qu'on pouvait réunir sous le titre de Pro-
jets; ce sont de petits croquis que le poëte se pro-
met d'utiliser quand l'occasion se présentera. Au
sujet du dernier, l'éditeur aurait dû citer au moins
en note le fragment de Sappho qui complète le ta-
bleau. Voici ce petit sujet auquel nous ajoutons la
traduction des vers de Sappho :
Une jeune fille, travaillant près de sa mère, devient dis-
traite et rêveuse; laisse tomber sa navette.... Sa mère la
gronde de ce qu'elle ne travaille pas.... Elle reprend (le
fragment de Sappho) : « Douce mère, non, je n'ai pas la
force de pousser la navette; le désir de revoir ce jeune
homme m'oppresse : je suis au pouvoir d'Aphrodite. »
Relativement à l'épigramme d'Anyté qu'a imitée
André Chénier, nous ne relèverons qu'une note
incompréhensible de l'éditeur, dans laquelle il dit
(p. 219) que c'est par métaphore que le poète appelle
la sauterelle verte cigale, etc. Avant d'annoter un
texte, il faut le comprendre.
XXYI. — Ce fragment, sans doute, était destiné
à entrer dans une idylle dont nous avons le cane-
vas et dont nous avons déjà parlé à propos de la
pièce XIII. — L'éditeur a oublié de mentionner la
suppression et la correction faites par de Lalouche.
18
2U6 ŒUVUEb D'a.XDKÉ CHÉXIEK.
Celui-ci avait, en effet, supprimé très- heureuse-
ment les vers 3-6 de la page 85; c'est dommage
qu'ils soient sur le manuscrit, parce qu'ils sont
mauvais. En tout cas, c'est au bas de celte page
qu'auraient dû être placées les deux notes d'André
Chénier que l'éditeur rejette parmi les siennes
(p. 220). Les vers 14 et 15, mal faits aussi, avaient
été corrigés par de Latouche; mais il avait changé
le sens, qui du reste n'est pas très-net.
XXIX. — Ce petit fragment, cl non cette petite
églogue, comme dit l'éditeur, porte en tête Bou/..
«177., ce qui signifie pouz-oÀi/cà a-.TCOAtx.a, c'est-à-dire :
à mettre dans une de mes bucoliques relatives aux
chevricrs ; ou Bou/.oXiacuô; , AtTro'Àoç, c'est-à-dire : à
mettre dans une bucolique intitulée le Chevrier. La
première manière d'expliquer les abréviations est
préférable, quand il s'agit de petits fragments.
XXX. — Ce sont deux couplets alterna tifs desti-
nés à faire partie des chants bucoliques, dits amé-
bés, où les personnages chantent en alternant.
XXXI. — La correction du vers 4 était heureuse ;
elle est due à Chateaubriand qui, lui aussi, sentait
donc la nécessité de légères modifications dans une
première publication.
XXXII. — L'éditeur jomt ces fragments comme
s'il n'y avait entre eux que des lacunes d'un ou
deux vers. Ces fragments sont nés de la même in-
spiration, niais étaient destinés à entrer dans des
compositions différentes; c'est ce dont l'éditeur ne
veut jamais s'apercevoir.
IJvS BUCOrjOUKS. 20"
XXXIII. — On sait que lo quatrième vois de ces
fragments avait été donné ainsi par de Latouchc :
Il appelle aussi tùl des fanges du Méandre.
Nous savons aujourd'hui que le manuscrit porte ;
Il appelle aussitôt du Sangar au Méandre.
.Te comprends très-bien que de Latouche ait voulu
changer le Sangarpeu connu des gens du monde.
D'ailleurs, peut-être a-t-il mal lu le manuscrit. En
tout cas le cours du Méandre, dans sa partie su-
périeure, est en etîet très-marécageux. Mais M. G. de
Chénier s'écrie sur un ton dithyrambique : Vmne
du poëte aurait frémi de colère!... Hélas! l'àme du
poëte doit être bien tourmentée si elle sait com-
ment son nouvel éditeur lit ses manuscrits !
Tout autre chose est le fragment p. 92, dans le-
quel le poète essaie de faire entrer dans ses vers,
d'après un passage la XX'' idylle de Théocrite qu'il
transcrit, la description des différentes flûtes en
usage chez les anciens :
Soit que son souffle anime un simple chalumeau.
Ou qu'il fasse courir sa lèvre harmonieuse
Sur neuf roseaux que joint la cire industrieuse,
Soit quand la flûte droite où voltigent ses doigts
Vient puiser dans sa bouche une facile voix,
Ou quand il fait parler, sur ses lèvres pressée,
La tlûte oblique, chère aux grottes du Lycée.
Ces fragments étaient uniquement des matériaux
pour des idylles qui étaient à créer.
Quant au morceau de la page 93, c'est plus que
probablement, n'en déplaise cà M. de Chénier, qui
208 ŒUVRES D ANDRl'] CIIÉXIER.
le coud maladroitement à des morceaux d'un tout
autre ton, c'est, dis-je, un fragment de VAi^t d'ai-
mer. Il est fort joli et nous le citerons tout en-
tier :
Non -, même sans chercher d'amoureuses promesses,
Sans vouloir de Vénus connaître les caresses,
D'être belle toujours vous prenez quelques soins;
Vous voulez plaire même à qui vous plaît le moins.
0 chaste déité qu'adoreie Pirée,
Tu jettes l'instrument, fils de ta main sacrée,
Tu brises cette flûte où, pour charmer les dieux.
Respire en sons légers ton souffle liarmonieux ;
Tu rougis de la voir dans une onde fidèle
Altérer la beauté de ta joue immortelle.
En résumé, ce que l'éditeur nomme, p. 226,
cette églogue XXXIII, est à disloquer, comme la plu-
part des autres.
XXXV. — A propos du vers 5 et de Nirée, l'édi-
teur a profité, à part lui, des observations que j'a-
vais laites.
XXXVI. — Cette églogue, dit l'éditeur, devait être
assez étendue, ainsi que le prouvent les indications
de l'auteur. De jeunes garçons d'une douzaine d'an-
nées devaient être les interlocuteurs. L'éditeur parle
de ce qu'il ne sait pas. Quant aux interlocuteurs,
nous n'en connaissons qu'un, c'est celui dans la
bouche duquel le poëte devait mettre ce fragment.
Le manuscrit porte xoùpoi; ooiOExaiaioç, c'est-à-dire :
un garçon de douze ans.
XXXVIII. — Cette idylle de Chjtie est une des
LES BUCOLIQUES. 209
plus intéressantes à étudier, et c'est une de celles
pour lesquelles l'éditeur a montré le moins de clair-
voyance et le moins d'esprit critique. Elle mérite
que nous nous y arrêtions un instant. Mais aupa-
ravant, il faut déblayer le terrain. Sous ce numéro
XXXYIII se trouvent réunis, selon la méthode peu
rationnelle de l'éditeur, un certain nombre de frag-
ments et de notes qui ne tiennent en rien à l'i-
dylle de Chjt'ie. Il faut les mettre à part; nous en
dirons quelques mots tout à l'heure. Pour le mo-
ment nous concentrons notre attention sur cette
pièce touchante, qui commence au bas de la page
97 et se termine un peu avant la fin de la page 98.
Elle débute par une épitaphe, et ce n'est qu'a-
près avoir écrit ce fragment que le poète, suivant
sa coutume, s'est occupé de lui chercher un cadre :
il a donc esquissé à la suite un projet d'idylle.
Mais comment l'éditeur ne s'est-il pas aperçu que
le canevas en prose avait été presque entièrement
exécuté, et que cette idylle de Clytieet l'élégie LVI
(volume III, p. 123) ne sont qu'une seule et même
pièce? On a là les deux parties qui devaient être
fondues ensemble. Mais l'idylle porte en tête la
syllabe poux, et l'élégie la syllabe sXey. Eh bien,
qu'y a-t-il d'embarrassant à cela? Est-ce que le
Malade n'est pas une élégie? Est-ce que le nom de
Bucolique exclut l'expression des sentiments ten-
dres? N'est-ce pas surtout dans les scènes pasto-
rales que la plaintive Élégie
Sait, les cheveux épars, g'émir sur un cercueil ?
Clytip sera une élégie pastorale. Quelle difficulté y
18,
210 ŒUVRES D'ANlJRl'; CIIKXIKlt.
a-t-il à cela? Si on divisait les Bucoliques par gen-
res, un groupe porterait le titre d'Élégies. Quant
aux élégies, rassemblées sous ce titre dans le vo-
lume III, ce sont des pièces d'un autre genre ; elles
sont toutes l'expression de sentiments intimes et
personnels. Mais ici, dans l'élégie pastorale, c'est
un personnage créé par le poëte qui soufïre, qui
gémit et qui pleure. Cela dit, nous allons recon-
stituer l'idylle de Clytie. Naturellement, dans une
édition, il faudrait se contenter de placer les deux
morceaux à la suite l'un de l'autre, sous le même
titre de Clytie, et d'indiquer en note comment ils
devaient se relier. Ici nous pouvons sans incon-
vénient faire des deux morceaux un seul tout,
intervertir l'ordre des manuscrits et intercaler
l'un dans l'autre la prose et les vers. Le lecteur
voudra donc bien aller du I""" au III<= volume et ré-
ciproquement.
Un v'oyageur(ce pourrait être le voyageur qui conte lui-
même à sa famille ce qu'il a vu le matin) en passant sur
un chemin, entend des pleurs et des gémissements. Il s'a-
vance; il voit au bord d'un ruisseau une jeune femme éche-
velée, tout en pleurs, assise sur un tombeau, sa main ap-
puyée sur la pierre, l'autre sur ses yeux :
« Ah ! tu ne m'entends point. Vois, reconnais ce sein.
« Vois, j'embrasse ton urne et je te parle en vain.
« Mes soupirs et les pleurs d'une paupière aimée
« Ne peuvent réchauffer ta cendre inanimée.
« Portes d'enfer, cessez de me le retenir !
« Une heure, un seul instant, laissez-le revenir,
« La nuit, voir cette couche, hélas ! qui fut la sienne !
« Que je n'embrasse plus l'ombre invisible et vaine !
LES bucoliqup:s. 211
« (Jii'un instant je le voie! Ah! tu n'es plus h iiioi !
ce Et l'éternelle nuit me sépare de toi !
« Et je suis seule au monde ! ô déités jalouses !
« Que vous avais-je fait"? A peine étais-je à lui !...
« Trois mois coulaient à peine ! 0 solitaire ennui !
« 0 tombe, ouvre tes bras à la veuve expirante !
« Eh! puisqu'il ne vit plus, comment suis-je vivante? )>
Elle pleurait ainsi, haletante et ses mots
Expiraient sur sa bouche étouffés de sanglots.
Ses yeux gros d'amertume inondaient son visage.
J'aurai peut-être alors agité le feuillage ;
Elle lève la tête, elle voit un témoin ;
Elle crie, elle fuit. Elle était déjà loin.
Elle s'enfuit à l'approche du voyageur qui lit sur la tombe
cette épitaphe :
Mes Mânes à Clylie : « Adieu, Clytie, adieu.
« Est-ce toi dont les pas ont visité ce lieu?
« Parle : est-ce loi, Clytie, ou dois-je attendre encore?
« Ah ! si tu ne viens pas seule ici, chaque aurore,
a Rêver au peu de jours où je vivais pour toi,
« Voir cette ombre qui t'aime et parler avec moi,
u D'Elysée à mon cœur la paix devient amère,
<> Et la terre à mes os ne sera plus légère.
<> Chaque fois qu'en ces lieux un air frais, au matin,
<< Vient caresser ta bouche et voler sur ton sein,
(I Pleure, pleure, c'est moi ; pleure, fdie adorée ;
« C'est mon âme qui fuit sa demeure sacrée,
« Et sur ta bouche encore aime à se reposer.
« Pleure, ouvre-lui tes bras et rends-lui son baiser. »
Alors il prend des fleurs et de jeunes rameaux, et les ré-
pand sur cette tombe en disant : « 0 jeune infortuné. . . .
Dans les champs bienheureux dors et repose en paix !
Ta Clytie était là, pleurante, échevelée ;
Dans ses pleurs, malgré moi, c'est moi qui l'ai troublée.
Je n"ose te verser et le miel et le lait ;
212 ŒUVRES D'ANDRÉ CHKNIER.
Car votre amour jaloux verrait avec colère
une main étrantrère
Écrit ces mots : « [0] jeune et belle infortunée,
L'étranger dont l'aspect t'a fait fuir aujourd'hui
A ijleuré sur ton sort.... Adieu, pardonne-lui. »
Il remonte à pas lents et la tète baissée;
Il s'éloigne
Pensant à son épouse et craignant de mourir.
On le voit, tout .se lie, tout se tient et le dessein
est complet. André n'était pas encore fixé sur la
manière dont devait être conduite la narration :
tantôt il parle à la première personne, tantôt à la
troisième. Dans les vers 6 et 7, il a employé la
petite inscription citée plus loin (p. 99) : Horis
nocturnis ut eum videam. C'est autre part, dans
Mnaïs, qu'il a intercalé un trait emprunté à la
dernière épitaphe de la page 99 : Quœ vixi ann. XX;
et qui ne se trouve pas dans l'épigramme de Léo-
nidas :
Et ma vingtième année a trouvé le tombeau.
Les fragments qui suivent sont des projets d'i-
dylles, ou plutôt une série de petites élégies pasto-
rales dans le même goût que celle de Clytie. L'une
d'elles, porte cette indication, ~\fTp.x pou/.., c'est-à-
dire t\(7u.a SouxoX'.xôv, chant bucolique.
XXXIX. — Ce fragment de quatre vers (p. 103) :
0 toi, sœur d'Apollon, ô déesse, ô Dictyne,
Qui, pressant tes cheveu.x sur ta tète divine ,
T'avances dans les flots, et poursuis de tes rets
De la mer des Cretois les habitants muets.
LES BUCOLIQUES. 213
ne tient pas à ce qui précède : il faudra le mettre
plus tard, soit dans les Halieutiques, soit parmi
les morceaux relatifs à Diane, selon le classement
qu'on adoptera. L'éditeur l'a cru tiré du même
traité de Plutarqueque le premier fragment; c'est
ce qui l'a induit, ici comme partout, en erreur
et lui a fait croire que les deux étaient destinés à
la même idylle.
XLI. — Quoi qu'en dise M. de Chénier, de La-
touche avait reconnu, avec raison, le caractère
élégiaque de ces fragments. Bien qu'ils portent la
syllabe poux. , ce sont des fragments d'élégies
pastorales. Et c'est encore avec raison que de La-
touche a fini ce morceau au vers :
S'écoule de ma bouche et vole à ce que j'aime.
Le fragment qui suit : « 0 crédules amants, etc., »
est tout à fait distinct et doit être mis à part.
XLIL — Je n'ai nullement révoqué en doute
l'imitation de la Chanson des Yeux; mais j'ai dit
(édit. I872j p. 99) et je répète que ce n'est point le
titre de tout ce fragment, dans lequel on distin-
gue deux imitations de Shakespeare, la première
( Viens : là, sur des joncs frais. . . ) tirée de lapremière
scène de l'acte III de Henri IV, la seconde [Ne me
regarde point...), de la première scène de l'acte IV
de Mesure pour mesure. Le manuscrit confirme ce
que j'avais avancé, puisque, dit M. G. de Chénier
(p. 234), c'est en marge de ce vers : « Nq me re-
garde point... » et un peu au-dessus, entre paren-
21/1 ŒUVRES d'andri': chkxieu
thèses, qu'André a écrit : [Chanson des Ye^ix). C'esl
précisément ce que j'avais dit; et c'est ce qui
prouve qu'André n'avait pas donné ce titre à loul
le fragment, comme l'avance fort étourdiment son
éditeur, luilre les vers 7 et 8 de la page 106, il
doit y avoir une lacune.
XLIII. — Évidemment ce fragment est buco-
lique; on pouvait se douter, £n effet, qu'il n'avait
pas été écrit à Saint-Lazare. Mais c'est une véri-
table aberration d'esprit que d'y joindre, avec une
lacune indiquée de deux vers, le morceau de la
page 107 :
Oui, jusque dans sa robe et le contour de lin.
Entre ce qui suit et tout ce qui précède, il n'y a
aucune espèce de rapport. Ce dernier fragment est
erotique : les deux ramiers blancs, sur lesquels le
vautour, c'est-à-dire l'amant, s'est précipité, ce
sont les deux seins d'une belle, et le poëte les dé-
crit en suivant son image :
Les deux oiseaux jumeaux qu'un même nid rassemble,
Qui se cachent tous deux, qui s'élèvent ensemble,
Dont le bec est de rose, et que Toeil plein d'ardeur *
Poursuit, touche de loin, et qui troublent le cœur.
Les quatre vers suivants contiennent une des-
cription dans le même goût erotique :
Sa robe, au gré du vent derrière elle flottante,
En replis ondoyants mollement frémissante,
S'insinue, et la presse et laisse voir aux yeux,
De ses genoux charmants les contours gracieux.
LES BUCOLIQUES. 215
XL[V. L'Esclave. — De ce petit poëme bucolique
on ne connaissait que le fragment (p. 110) :
Triste vieillard, ilepuis que pour les cheveux blancs.
Imprimé avec les pièces composées à Saint-La-
zare, il avait paru se rattacher à la situation ac-
tuelle, soit du pocte, soit de quelque autre per-
sonne. On s'était mépris; mais la cause de cette
méprise est M. de Ghénier lui-même : il n'en a pas
conscience. Il dit (p. 236) que ce morceau a été un-
pr'uné dons réditloa de 1839, etc.; il oublie ({u'il a
été publié dans l'édition de 1833 et que c'est lui-
même qui l'avait Iburni. S'il avait donné la pièce
tout entière au lieu d'un fragment de vingt vers,
il n'y aurait ])as eu de méprise. Au surplus, ce
petit poëme serait resté bien au-dessous de VA-
veugle et du Mendiant, à en juger par les parties
achevées, qui sont un peu dénuées d'intérêt et
qui renferment beaucoup de tours et d'expressions
faibles.
XLY. — Séparer d'abord les deux fragments des
pages 113 et 114 de ce qui suit. Ensuite les
disjoindre eux-mêmes.
Le premier est épique et descriptif; il est fort
beau et mérite d'être cité tout entier :
Vierge au visage blanc, la jeune Poésie,
En silence attendue au banquet d'ambroisie,
Vint sur un siège d'or s'asseoir avec les dieux,
Des fureurs des Titans enfin victorieux.
La bandelette auguste, au front de cette reine,
Pressait les flots errants de ses cheveux d'ébène:
La ceinture de pourpre ornait son jeune seiji.
216 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIER.
1,'amiaiilo et la soie, en un tissu divin,
llci)an(Jaient autour d'elle une robe flottante,
Pure comme Falbâtre et d'or étincelante.
Creux en profonde coupe, un vaste diamant
Lui porta du nectar le breuvage écumant.
Ses belles mains volaient sur la lyre d'ivoire.
Elle leva ses yeux où les transports, la gloire,
Et l'âme et l'harmonie éclataient à la fois.
Et de sa belle bouche, exhalant une voix
Plus douce que le miel ou les baisers des Grâces,
Elle dit des vaincus les coupables audaces.
Et les cieux raffermis et sûrs de notre encens.
Et sous l'ardent Etna les traîtres gémissants.
Le second, seul, est une invocalion à la Poésie;
il contient de bien beaux vers :
L'hirondelle a chanté. Zéjjhire est de retour :
Il revient en dansant ; il ramène l'amour.
La poésie est partout : le fleuve roule des vers;
les fleurs exhalent des vers :
Et les monts, en torrents qui blanchissent leurs cimes,
Lancent des vers brillants dans le fond des abîmes.
Ces deux morceaux étaient destinés à des com-
posilions essentiellement difl'érentes.
P. 115. poux," ÎTccX., c'est-à-dire pouxo).[xà ÎTaXixâ,
ou pouxoÀiatjuio; Imlixôq. M. dc Cliénicr reproduit
assez négligemment, les manuscrits; il faut aller
chercher dans ses notes ce petit fragment oublié :
Viens, ô belle. . . , le pasteur byzantin
te conduit par la nain.
Viens entendre chanter les Muses de Sicile.
Il semble qu'on pourrait, sans craindre de se
tromper, lire le premier vers ainsi :
Viens, ù belle Gosway, le pasteur byzantin. . .
LES BUCOLIQUES. 217
Ce petit projet de Bucolique italienne serait ainsi
à rapprocher des débuts et dédicaces d'idylles
ébauchés pour la même personne et rassemblés
sous les numéros LYI et LYII (p. 127).
XLYII. — Cette pièce est une dédicace, très-
certainement à milady Cosway, du pocnie buco-
lique intitulé VEsdavc.
Les deux vers :
Au moins daignez souffrir que cette main suspende
A votre belle image une rustique offrande;
sont à retenir, car ils donnent la clef d'une petite
pièce adressée à Fanny, et qui est aussi une
dédicace.
XLIX. — Boux, Iptç, 'c'est-à-dire pouxoXixa. "Epi; :
pour mes bucoliques, petit fragment que je pla-
cerai dans une discussion (spiO entre deux ber-
gers.
■ L. — M. de Chénier Jprend pour Jun sujet d'é-
glogue une indication, une noie, comme il y en a
tant dans les manuscrits d'André.
LU. — Tous les fragments, esquisses et notes,
rassemblés sous ce numéro, seront à classer. Dans
une note d'André (p. 119) se trouve une allusion
à une note de son Hermès [in A la Pensée aux
mille couleurs), qui se trouve en effet parmi les
matériaux destinés à son second chant : « Les
mots... (dit-il), rapides Protées, révèlent la
teinture de tous nos sentiments. Ils dissèquent el
19
218 ŒUVRES D'ANDRE CHÉNIER.
étalent la moindre de nos pensées, comme un
prisme fait les couleurs. » Nous passons rapide-
ment, sans nous arrêter ici à chacun de ces petits
sujets.
LIV. — Cetle pièce est une dédicace au cheva-
lier de Pange; elle devait, du moins selon le pro-
jet du poëtc, former le début d'une bucolique.
Tel qu'il est, ce fragment est une charmante et
gracieuse épîtrc pastorale. L'invocation de la Muse
à la santé amène bien l'iniilation de l'hymne
d'Ariphron. Ce fragment rappelle un passage des
élégies :
La santé que j'appelle el qui fuit mes douleurs,
Bien sans qui tous les biens n'ont aucunes douceurs.
Mais nous ne pouvons résister au plaisir de ci-
ter tout ce morceau, où respire la tendre solli-
citude d'André pour François de Pange :
Allons, Muse rustique, enfant de la nature,
Détache ces cheveux, ceins ton front de verdure,
Va de mon cher de Pange égayer les loisirs.
Rassemble autour de toi tes champêtres plaisirs.
Ton cortège dansant de légères dryades.
De nymphes au sein blanc, de folâtres ménades.
Entrez dans son asile aux Muses consacré,
Où de sphères, d'écrits, de beaux arts entouré.
Sur les doctes feuillets sa jeunesse prudente
Pâlit au sein des nuits près d'une lampe ardente.
Hélas ! de tous les dieux il n'eut point les faveur-^.
Souvent son corps débile est en proie aux douleurs.
Muse, implore pour lui la santé secourable, *
Cette reine des dieux sans qui rien n'est aimable,
Qui partout fait briller le sourire, les jeux,
Les grâces, le printemps. Qu'indulgente à tes vœux,
LES BUCOLIQUES. 219
Le dictame à la main, près de lui descendue,
Elle vienne avec toi présenter à sa vue
Cette jeunesse en fleur, et ce teint pur et frais,
Et le baume et la vie épars dans tous ses traits.
Dis-lui : a Belle Santé, déesse des déesses,
Toi sans qui rien ne plaît, ni grandeurs, ni richesses.
Ni chansons, ni festins, ni caresses d'amours,
Viens, d'un mortel aimé, viens embellir les jours.
Touche-le de ta main qui répand l'ambroisie.
Ainsi tu nous verras, troupe agreste et choisie,
Les hymnes à la bouche entourer tes autels,
Santé, reine des dieux,, nourrice des mortels. »
LVI et LVII. — L'Anglaise à qui sont adressés
les premiers vers, c'est la même qui est nommée
dans le second fragment, Milady Gosway. Je dé-
lache quelques vers du second fragment :
Docte et jeune Cosway, des neuf sœurs honorée.
Au Pinde, à tous les arts par elles consacrée. . .
1
Je ne viens point t'offrir, dans mes vers ingénus.
De ces bergers français à Paies inconnus.
Ma muse grecque et simple et de fleurs embellie,
Visitant ton Alphée et ta noble Italie,
A retenu les airs qu'en ces lieux séducteurs
Souvent à son oreille ont chanté les pasteurs.
Milady Gosway, on peut l'assurer, c'est la jeune
Florentine, célébrée dans l'élégie qui débute ainsi :
De l'art de Pyrgotèle, élève ingénieux, etc.
En parlant de cette élégie (III, p. 76) nous tra-
duirons quelques vers italiens qu'André a faits
pour elle.
LVIII. — De Latouche avait sensiblement arrangé
220 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIER.
cette imitation d'un sonnet de Zappi. Sauf dans un
ou deux passages les vers modifiés par de Latou-
che sont peut-être mieux. D'ailleurs il avait eu
raison d'enlever les six derniers vers qui deman-
daient une suite. Les quatre derniers sont une
traduction du début de la vin* idylle de Théocrite.
André a substitué le nom d'Alexis à celui de Mé-
nalque.
LIX. — Porte en tête pojx. ihal. c'est dire pouxo-
Xtx^ etvocXta ou |3ouxoXtaa;7.()<; EtvâXio;, pOUr mCS Bucoli-
ques maritimes, ou Bucolique maritime. Les
halieutiques, dont André parle à la fin dans une
note, font partie de ses Bucoliques maritimes,
ainsi que l'idylle maritime etouXXtov IvàXtov, classée
à part sans raison (p. 188 .
LXL — L'éditeur s'imagine qu'André voulait
faire une églogue sur l'impiété d'Erysichton. Pure
imagination. Erysiclilon ne figure ici que comme
terme de comparaison. André aurait enchâssé ce
fragment dans une bucolique lorsqu'il aurait eu
l'occasion de parler de la faim.
LXIiï. — Au début de ce fragment André indi-
cjue lui-même ce que son éditeur aurait dû faire :
a Parmi les fables à employer » dit-il. Au lieu de
créer des églogucs imaginaires il aurait fallu clas-
ser tous les fragments et notes sous diiïérents ti-
tres : Débuts et dédicaces ; fins d'idylles ; fables à
employer ; usages à rappeler ; etc.
LXY. — Le poëte a fait usage, du passage des
LES BUCOLIQUES. 221
Métamorphoses d'Ovide qu'il cite, dans une élégie
à Camille :
Et quand d'âpres cailloux la pénible rudesse,
De tes pieds délicats offense la faiblesse, etc.
LXYII. — Le plan de cette églogue qui aurait été
assez étendue! dit l'éditeur. Tout cela à classer
sous la rubrique : Arbres, plantes, etc.
LXYIII. — Tout cela est à classer. A ce matériel
bucolique se mêlent de petits sujets qui demandent
à être mis en évidence. La petite invocation au
ver luisant (p. 141) est le pendant du petit fragment
adressé à Yesper. Ensuite viennent des vers iso-
lés, des descriptions, des notes sur les ani-
maux; etc.
LXX. — Ce n'est point une églogue intitulée le
Bouvier. Le manuscrit porte jîoux c'est à dire Souxo-
Xixa et au-dessous Bubul., c'est à dire Bubulcus,
un Bouvier. Cela signifie uniquement que, dans
une de ses Bucoliques, il comptait mettre ce frag-
ment dans la bouche d'un bouvier.
LXXI. — Même observation. Boux. Caprar. c'est-
à-dire pouxoXtxa, Caprarius : Pour mes Bucoliques.
A mettre dans la bouche d'un chevrier.
LXXIII. — Voyez ce que nous avons dit du se-
cond de ces sujets à propos de la pièce XIII.
LXXI Y. — Parmi toutes ces notes je distingue
celle qui a trait au serment des femmes athénien-
19.
222 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIER.
nes,/)«r Cérès et sa fille! elle se rapporte encore au
vers de Mnaïs :
Par Gérés et sa fille et la terre sacrée !
LXXVI. — Ces deux fragments sont des dédica-
ces ou envois de Bucoliques à la personne qu'An-
dré nomme tantôt d'.r., tantôt d'.r.n. Nous aurons
occasion, à propos de l'élégie LU, de revenir sur
ce nom et d'examiner si Vr doit être un z, comme
le veut M. de Chénicr. Il consacre à cette inconnue
une note (p. 255) qui lui fournit l'occasion d'ajou-
tés une bévue à une assertion erronée. Le vers
Porte-les à D'. r. n , cette belle insulaire
ne s'applique pas à une anglaise. D'.r.n est une
créole; si l'éditeur avait mieux lu l'élégie LU
(tome III, p. 118) il n'en aurait pas douté. Le poëte,
s'adressant à la nymphe du ruisseau, la prie do
sortir de son onde et d'aller porter ses chants à
D'.r.n; et s'adressant toujours à la nymphe, il ter-
mine par ces deux vers :
Dis-lui quel nom ma bouche, au sein de tes roseaux,
Enseigne à répéter à ton peuple d'oiseaux.
La nationalité, remarque l'éditeur, est bien indi-
quée surtout si l'on veut se rappeler que l'on dit que
les Anglais parlent aux oiseaux. Il a cru que l'ex-
pression ton peuple d'oiseaux s'appliquait diU peu-
ple anglais ! Il n'avait qu'à lire pour voir que, dans
ces vers, oiseaux est pris au sens propre; ce sont
les oiseaux qui peuplent les roseaux.
LXXVIII. — Petitsujet mélancolique et touchant.
J.KS RUCOLIQUES. 223
bucolique, niais toiit à fait élégiaque par le seiili-
ment. Deux enfants orplielins s'égarent dans une
forôt et après avoir longtemps erré tombent épui-
sés de lassitude et de faim. Le fragment qui reste
est bien beau; il faut le citer tout entier; nous
avons mis en italiques les lignes de prose qui
étaient destinées à devenir des vers.
« Mais j'ai faim, je suis las, je ne puis plus marcher;
Dormons ici, demain nous marcherons encore.
Maintenant sous cet arbre il vaut mieux nous coucher.»
Tous deux sous un ormeau, les mains entrelacées.
Ils tombent, et bientôt ils fermèrent les yeux.
L'Olympe vit monter leurs âmes embrassées
Et les plaça parmi les enfants des dieux.
Le feuillage poussa des plaintes
La lune se couvrit d'un voile de douleurs-,
Vaurore pleura leur enfance
D'une rosée amère elle inonda les fleurs.
La hache sur le dos
Le bûcheron s'arrêta pour les contempler.
Il crut voir sommeiller deux enfants de déesse.
Il n'osait faire un pas de peur de les troubler.
Hélas ! ils étaient morts ! le chien triste et fidèle
Léchait leurs pieds glacés et gémissait sans bruit.
Et le doux rossignol, en agitant son aile.
Avait sur un rameau pleuré toute la nuit.
Les deux derniers vers sont un souvenir de Ma-
nilius :
« Te circum halcyones pennis planxere volantes
« Fleveruntque tuos miserando carminé casus. »
André avait autre part (p. 72) noté ces vers tou-
chants du poëte des Astronomiques. En lisant ce
beau fragment on a pu remarquer que les rimes
224 ŒUVRES D'AXDRÉ CHÉNIER.
sont entrelacées, ce qui est très-rare dans les
œuvres d'André Chénier. Voy. l'élégie LXXXIY.
LXXIX. — Sujets divers pour ses j3oux.èvaX., c'est-
à-dire pour ses Bucoliques maritimes, fiouxoXixà
èvxXia.
LXXXI. — C'est peut-être un de ces fragments
qui serait entré dans la description de la coupe
que nous avons signalé, à l'occasion des pièces XXVI
et LXXIIl.
LXXXIll. — Mélange de sujets et de notes. Il en
est quelques-unes dont nous avons déjà parlé, au
sujet de vers de la Liberté et de Mnaïs.
LXXXV. — Rapprocher de ces fragments sur
Proserpine le morceau publié dans l'édition de
1872, p. 135. M. de Chénier ne l'a pas recueilli
parce que, n'ayant pas le manuscrit, il le révoque
en doute. 11 a eu tort. Ces onze vers sont tout à
fait dans le goût d'André. Quelques vers d'André
Chénier ont fort bien pu se perdre.
LXXXVl. — A quoi bon répéter dans une note
ce qu'André dit en tête de ces quatre vers ? L'édi-
teur, en s'abstenant de réflexions, aurait évité de
changer le sexe de Nossis, qui était une femme,
une poétesse.
LXXXYIl. — Mélange de fragments divers. Je
détache cette petite ligne de prose :
Souffrir sans être plaint, sans que nul, au récit de vos
LES BUCOLIQUES. 225
maux, se laissant attendrir, dise : Le malheureux ! il a
bien dû souffrir !...
Elle a fourni les deux vers suivants à l'idylle du
Mendiant :
Et sans que nul mortel attendri sur ses maux,
D'un souhait de bonheur le flatte et l'encourage.
Les vers qu'il se propose d'ôter de son Art d'ai-
mer sont différents dans le pocme (t. II, p. 126).
XCI, — Mélange de fragments disparates. C'est
avec des ciseaux qu'il faudra procéder. Je ne
m'arrête un instant que sur un fragment en vers
de dix pieds qui se trouve à la page 175. Il est pré-
cédé de deux mots grecs abrégés ÔEairtax. Kpa-r. qui
ont fourni à M. de Ghénier l'occasion de dire dans
une note les choses les plus étonnantes et les plus
amusantes du monde. Nous donnerons plus loin,
dans le chapitre consacré au théâtre, l'explication
bien simple de ces mots grecs. Contentons-nous
ici de bien vite enlever ce morceau, qui n'a que
faire au milieu des idylles, et de le transporter
parmi les fragments de comédies.
Après ce que l'éditeur a appelé églogues vient ce
qu'il nomme idylles. Dans les observations préli-
minaires nous avons déjà dit que cela était une
pure rêverie. Ces prétendues idylles se composent
d'un envoi de Bucolique au chevalier de Pange,
comme le poëte en avait ébauché pour Milady
Cosway, de quelques notes dont deux sur la II"
églogue de Théocrite dont il essaie de traduire
quelques vers et enfin (p. 188) d'une idylle, intitu-
22G ŒUVRES D'ANDRlî; CHÉXIER.
lée les Navigateurs, dont il a tracé le plan à peu
près complet. II est probable qu'en composant
cette pièce il aurait liabilement intercalé quelques
traits empruntés à la tempête de Rabelais. Le
manuscrit porte en tête eio. èvll. c'est à dire eioiJXXiov
Eva'Xiov, idylle maritime. Nous n'avons aucune
observation à faire sur cette idylle, si ce n'est à
corriger une légère inadvertance de M. de Ché-
nier qui, page 190, indique ainsi un des interlo-
cuteurs : Le mycon; c'est le myconien, l'habitanl
de Mycone.
Nous venons de passer un examen rapide du
■premier volume qui contient les chants bucoliques ;
nous avons dû négliger bien des détails et laisser
de côté un grand nombre d'observations. Il eût
fallu à chaque pièce soulever les mêmes critiques
et relever les mêmes erreurs. Gela eût été fasti-
dieux pour le lecteur. S'imaginant que les frag-
ments et notes rassemblés sur un même manus-
crit ou inspirés par une même lecture devaient
concourir à former les différentes parties d'une
même pièce (ce qui est exactement le contraire de
la vérité), M. G. de Chénier a réparti tous ces frag-
ments et ces notes dans un certain nombre d'églo-
gues hybrides qui n'ont jamais existé que dans
son imagination. Sa méthode a été ainsi une mé-
thode de confusion et de désordre. Ce premier vo-
lume, tel qu'il est présenté au lecteur, c'est le
chaos, indigesta moles. Ge recueil de chants buco-
liques a été arrêté, il faut le reconnaître, en pleine
formation, soit par les événements politiques, soit
par la mort d'André Ghénier, soit par d'autres
LES BUCOLIQUES. 227
préoccupations poétiques. D'ailleurs il faut obser-
ver qu'un auteur esquisse toujours un plus grand
nombre de projets qu'il n'en exécute et rassemble
plus de notes qu'il n'en met en œuvre. André eût-
il vécu, eût-il eu le loisir de produire lui-même au
jour ces poëiiies bucoliques qu'on aurait encore
après sa mort retrouvé dans ses cartons un nom-
bre considérable de notes et fragments non em-
ployés. Tel qu'il est, ce recueil ne contient pas une
dizaine de pièces terminées. Tout le reste est à
l'état fragmentaire. Comment donc sera-t-il pos-
sible d'établir un ordre nécessaire dans ses chants
bucoliques? Il faudra uniquement exposer aux
yeux du lecteur tout ce travail poétique à son état
d'avancement et de formation. Sans doute on ren-
contre à chaque instant des morceaux d'un genre
différent: les uns sont épiques, les autres cham-
pêtres, ceux-ci didactiques, ceux-là élégiaques. Si
l'on n'avait à faire qu'à un nombre restreint de
fragments on pourrait ainsi que nous l'avons
essayé en 1862, les classer par genres en distin-
guant les poèmes, les idylles, les élégies, les é])i-
grammes. Mais tel n'est plus le cas; il faut aujour-
d'hui adopter un ordre et un classement nouveaux;
Gomment devra-t-on procéder? comme le poète a
procédé lui-même. Dans ces petits poèmes épiques,
champêtres ou élégiaques, tels que les anciens les
ont traités, soit que les poètes conduisent eux-
mêmes le récit, soit qu'ils convient leurs person-
nages à des fêtes, à des jeux, aux travaux de la
terre, au soin des troupeaux ou à des joutes poé-
tiques, on voit se succéder et se produire, au mi-
228 ŒUVRES D ANDRE CHÉNIEU.
lieu de descriptions et avec un art infini de détails,
les expressions diverses de tous les sentiments
naturels qui agitent l'àme humaine, religieux, hé-
roïques, douloureux, joyeux, tendres ou erotiques.
Ce monde pastoral, mais idéal, dans lequel les per-
sonnages bucoliques sont nés et ont vécu, est eu
quelque sorte peuplé de tous les fantômes de leur-
imagination; les dieux habitent avec eux, dieux
terribles ou favorables, dont ils transmettent à
leurs enfants les belles histoires que leur ont con-
tées leurs pères. Un Théocrite ou un Virgile
n'avait sans doute qu'à peindre les beaux lieux
qu'il visitait, qu'à -décrire dans leurs mille dé-
tails, actuels alors, les travaux ou les loisirs des
pasteurs, ou à puiser dans les livres sacrés (jui
avaient charmé et instruit son enfance, ces mythes
et ces fables antiques, ces amours des dieux etdes
déesses, ces fictions charmantes, ce passé idéal
qu'évoquait autour de lui la crédulité populaire, et
qu'animaient et embellissaient les récits et les con-
versations de ses acteurs bucoliques. Certes les
saisons, le ciel, les eaux et les bois ont conservé
leur antique beauté; certes le surnaturel anime
de fantômes terribles ou charmants nos monts,
nos forêts, nos lagunes; les récits des vieillards
éveillent encore la crédulité des enfants; certes la
poésie pastorale n'est pas morte pour nous: té-
moin cette Mireille, chef-d'œuvre que la muse
française envie à la muse de la Provence. Mais
André Chénier ne conçut pas ou ne tenta pas ce ra-
jeunissement de la poésie bucolique. Pour paysage
il choisit la Grèce, la Sicile ou l'Italie ; ses person-
LES BUCOLIQUES. 229
nages furent Daphnis et Nais et la jeune Chloé;
ses dieux furent ceux dont nous ne connaissons
plus aujourd'hui que les simulacres de marbre.
11 fut obligé de recréer en quelque sorte en lui-
même une àme antique, de reconstituer tout un
monde écroulé et disparu, de revivre par la pen-
sée au milieu d'une civilisation dont le temps a
pour nous effacé tous les détails. De là, la néces-
sité plus impérieuse encore de se constituer, par
des lectures incessantes et multipliées, un maté-
riel poétique et bucolique, tout spécial, approprié
aux croyances, aux mœurs, aux usages des per-
sonnages qu'il veut mettre en scène. C'est ainsi
que s'expliquent aisément ces fragments qu'il pré -
pare, ces notes qu'il accumule. Donc, pour classer
et ranger les uns et les autres conformément au
dessein et au but du poëte, voici, à mon point de
vue, comment on devra répartir tout ce qui nous
reste de ses chants bucoliques.
Dans une première série on comprendra d'abord
toutes les pièces terminées en groupant ensemble
celles qui forment un récit continu et celles qui
sont dialoguées ; ensuite les idylles dont le plan
est terminé et dont plusieurs offrent des parties
achevées.
Dans une seconde série on fera entrer tous les
fragments que l'on classera suivant les sujets et
la destination, et sous différents titres, tels que
Débuts et Envois tVidylles , les Dieux (Bacchus, Yul-
cain, Proserpine, Venus, Diane, Cérès, etc.), les
Héros (Hercule, Thésée, Hippolyte, Phaéton,
Erichton, Pasiphaé, Médée, etc.), les Pasteurs (les
20
230 ŒUVRES D'ANDRÉ GHÉNIER.
jeunes garçons, les jeunes filles, les enfants, etc.),
les animaux, (vache, taureau, chèvre, bouc, hiron-
delle, dauphin, alcyons), les Momrs, les Usages,
et d'autres encore.
Enfin, dans une troisième série, on groupera
d'abord tous les sujets, ensuite toutes les notes,
en reproduisant les sections de la série précé-
dente et d'autres telles que Fables à employer, les
Tombeaux, les Nymphes, et dans les notes il sera
nécessaire de les rapprocher les unes des autres
selon qu'elles se rapportent aux croyances, aux
serments, aux cérémonies de la naissance, du ma-
riage et de la mort, aux travaux des champs, aux
courses, aux jeux, aux vêtements, aux chaussu-
res, aux attitudes, aux saisons, à la mesure du
temps, aux arbres, aux fleurs, etc., etc.
Ce classement, il faut le dire, demandera de
grands soins et offrira beaucoup de difficultés;
mais nous croyons qu'en procédant ainsi on of-
frira un ensemble harmonieux et compréhensi-
ble, où chaque détail, chaque mot pour ainsi dire,
fera ressortir ce qu'il avait de riche, de fécond,
d'ingénieux dans la conception et dans le génie
d'André Chénier
CHAPITRE DEUXIÈME.
LES ELEGIES.
Remarques préliminaires.
Les élégies forment la plus grande partie du
troisième volume de la nouvelle édition,' et sont
précédées d'un court avant-])ropos, dans lequel
M. G. de Ghénier cherche à démontrer qu'il serait
inutile de recherche)^ quelles furent les jeunes beau-
tés qu'il désigne sous les noms de Camille, de Caro-
line, d'Amélie, de Glycère, de Rose. Si Von veut
bien, dit-il, y faire attention, on retrouvera le type
des beautés faciles de la Grèce et de Rome. Et ce-
pendant , dans ces mêmes pages on reconnaît
qu'André a décrit V entraînement de la jeunesse, les
passions, les tourments de l'amour, assurément après
les avoir ressentis, et plus loin on avoue qu'il a
aimé avec ardeur. Mais nous ne rentrerons pas
dans une discussion que nous avons à peu près
épuisée dans la partie de ce volume consacrée à
la biographie; quelques élégies nous offriront
232 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIER.
d'ailleurs l'occasion d'ajouter ce qui nous reste à
dire à ce sujet.
Il est assez dilïicilc de se rendre compte de
l'ordre adopté par l'éditeur; il n'a pas classé les
pièces suivant les sujols, ni suivant les personnes
qui en sont l'objet ; il n'a pas non plus suivi l'or-
dre historique ou chronologique. Il a tout simple-
ment adopté l'ordre élal)li par l'édition de 1819 ; il
était bon alors, car il ne s'agissait que de disposer
les pièces de manière à éviter de rapprocher celles
qui sont sembial)les par le ton, par le sujet, et ta
produire sur le lecteur une impression de variété.
Aujourd'hui nous voulons un peu plus ; et surtout
nous tenons à saisir dans un poète, devenu modèle
à son tour, le développement historique de son gé-
nie. Pour un grand nombre d'élégies qui expri-
ment des sentiments personnels, l'ordre chrono-
logique était ainsi doublement le meilleur. L'édi-
teur les a simplement classés en élégies^ élégies
italiennes et élégies orientales^ mais il ne l'a pas fait
très-exactement.
Nous aurons spécialement à nous occuper du
texte. Nous avons déjà dit plus haut que l'éditeur
a fait figurer la syllabe tkt-^. en tête de pièces qui
ne la portent pas sur le manuscrit. Nous rappelle-
rons encore, ce qui est essentiel, que la plus grande
partie des élégies font partie du groupe L, c'est-à-
dire du groupe de pièces dont les manuscrits sont
restés depuis 1819 en la possession de de Latou-
che. M. G. de Cliénier devait donc nous rendre le
texte de 1819, qu'il est sans autorité pour modi-
fier, sauf dans les cas spéciaux où un document
LES ÉLÉGIES. 233
bien déterminé peut lui permettre d'introduire des
corrections. Il est clair qu'il possédait en outre le
droit qu'a tout éditeur de proposer une correction
à un passage défectueux. Malheureusement, M. G. de
Chénier a pris pour type de son texte celui d'une
édition fautive, de sorte que trop souvent il change
le texte de 1819, non-seulement sans en avertir le
lecteur, mais encore sans s'en apercevoir lui-
même.
Nous rappellerons encore au lecteur, à propos
des notes de l'éditeur, que presque toutes celles
où il accuse de Latouche, qu'il nomme le premier
éditeur, à! ON o\Y changé le texte, sont erronées et doi-
vent être considérées comme nulles et non avenues.
Nous le disons une fois pour toutes, car il serait
fastidieux de répéter à chaque instant : ce n'est
pas de Latouche, c'est M. Robert, dont l'édition de
1841 a reproduit le texte. D'ailleurs, généralement,
M. G. de Chénier confond toutes les éditions, attri-
buant à l'une ce qui appartient à l'autre, et n'ayant
aucune idée de la date de la première publication
et des morceaux qu'il a fournis lui-même.
Exaraen des Elégies.
I. — Cette pièce, dont M. Paul -Lacroix possède
le manuscrit, porte en tête la mention : 5 à fondât.
et au-dessous, en français; le mot élégie. Nous ne
saurions fournir d'explication à ce sujet. Le 5 nous
paraît être la date, le 5 mai (cf. le vers 2) ; fon-
dât, est -il le nom de la localité où la pièce a été
20.
234 ŒUVRES D'ANDRÉ GHÉNIER.
composée? Nous ne savons. Ce n'est pas la seule
(lilTiculté. Quel est cet Abcl à qui l'élégie est adres-
sée? sous le nom cVAbel, dit l'éditeur, c'est du che-
valier de Panye qu'il veut parler^ celui des trois frè-
res de Panye qui écrivait dans le Journal de Paris
en 1791 (plus exactement en 1792) et signait Fran-
çois de Pange. C'eût été le cas de fournir une preu-
ve, une lettre, par exemple; car ce ne peut être
({u'un surnom, puisque, des trois frères de Pange,
l'aîné s'appelait Marie-Louis, le second Marie-Fran-
cois-Denis, le troisième Marie-Jacques. De plus,
dans toutes les pièces adressées, sans qu'il y ait de
doute, au chevalier de Pange, André le nomme de
Pange. Or, dans une élégie se trouve ce passage :
Abcl, mon jeune Abel, et Triidaine et son frère,
Ces vieilles amitiés de Tenfance première,
Quand tous quatre, muels, sous un maître inhumain,
.Tadis au cliàlimcnt nous présentions la main;
Et mon frère, et Le Brun, les Muses elles-mème;
De Pange, fugitif de ces neuf sœurs qu'il aime, etc.
Un voit la difliculté. Pour la trancher il faudrait
un renseignement précis.
Le vers 6 de la page 10 doit être corrigé. Le ma-
nuscrit (nous l'avions dit en 1862 et 1872), porte non
pas ses nombreux ombrages, mais, comme l'édition
de 1819 :
Ainsi, courant partout sous ses nouveaux ombrages.
IL — L'éditeur dit que cette pièce n'est pas une
imitation mais une paraphrase de l'idylle deBion;
il a voulu dire probablement que ce n'était pas une
traduction, mais une imitation. Je considère ce
LES ÉLÉGIES. 235
fragment comme appartenant aux chants bucoli-
ques, malgré la syllabe iley. , qui d'ailleurs n'est
peut-être pas sur le manuscrit.
III. Relativement au vers 14 de la page 12, je
crois bien, après y avoir de nouveau rétléchi, qu'il
faut le lire comme en 1819 :
Et les chœurs d' Apollon méconnaissenl ma voix.
Quant au vers 2 de la page 13 :
Mais pleurer est amer pour une belle absente,
l'éditeur rapporte d'une façon fort peu juste la cri-
tique que nous avons faite de ce vers, et trouve
moyen de citer Ronsard, qu'il paraît ne pas con-
naître. Je maintiens la critique : ce vers est obscur
et tourmenté; le sens ne devient clair que lors-
qu'on a lu le suivant :
Il n'est doux de pleurer qu'aux pieds de son amante.
André Chénier dit que pleurer est une chose
amère pour, c'est-à-dire à une belle absente, tan-
dis qu'i^ veut dire que verser des pleurs pour une
belle absente est une chose amère. Si l'éditeur
voulait rappeler Ronsard, il n'aurait pas dû faire
allusion au peu d'harmonie de ses vers : c'est
une hérésie littéraire ; peu de poètes ont possédé
au môme degré que Ronsard cette musique en-
chanteresse qui plaisait tant à André Chénier;
mais André est tombé là dans un défont, celui de
l'inversion , très-fréquent chez les poètes du
seizième siècle. Au vers 10 de la même page, il
236 ŒUVRES D'ANDRÉ GHÉXIER.
faut lire suivis de plaisirs, au pluriel, comme en
1819.
IV, — Page 15, vers il. Pourquoi changer le
texte? Il faut, comme en 1819 : « Elles viennent!
leurs voix, etc. » Mais la correcUon introduite,
sans en rien dire, dans l'avant dernier vers de
cette page est particulièrement malheureuse. Ce
qu'il y a de plus curieux, c'est que cette mauvaise
leçon est tout simplement une faute d'impression
de 1872, ce dont on peut s'assurer en recourant à
1862, qui donne la bonne leçon, celle de toutes les
éditions. 11 faut donc lire :
Est tout ce qu'il lui plaît, car tout est son domaine.
Et non pas : « Est tout ce qui lui plaît, etc. » Il y a
une grande ditïërence. Une belle femme me plaît,
il me plairait, non pas d'être cette femme, mais
d'être son mari.
YI. — L'édition de 1819, donne ainsi le premier
vers :
Aujourd'hui qu'au tombeau je suis prêt à descendre.
C'est sans autorité que M. de Chénier change
prêt à en pjrès de, ce dont il n'avertit môme pas le
lecteur. Aux vers 3 et 4, André a fait rimer linceul
avec cercueil. M. Littré dit que le mot linceul aies
deux prononciations en eid et en euil, et rime
avec ces deux sons; et il donne comme exemple
ce passage de Chénier. Dans le Dictionnaire des
rimes de Sommer, linceul ne figure que parmi les
LES KLEGIES. 237
noms en eul, mais dans le Dictionnaire des rimes
françaises de Jean le Fèvre, corrigé par le seigneur
des Accords, Paris, 1587, linceuil ûgure parmi les
rimes en euil, ueil [cercueil) et linceul parmi les
rimes en eul.
VIII. — Dans V édition de 1819, qui est conforme
au manuscrit^ ainsi que le remarque l'éditeur, le
dernier vers de la page 23 est correct :
0 des fleuves français brillante souveraine.
M. de Chénier met : « Oh! des fleuves fran-
çais^ etc. » Ce qui est incorrect. André emploie ici
le vocatif.
X. — Page 30, V. 2, lisez : « Bois, écho, frais
zéphyrs, etc. », comme en 1819. Au vers 20 de la
page suivante l'éditeur introduit un contre-sens,
en changeant sans le dire le texte de 1819 qui
donne avec raison :
Mais si, toujours ingrat à ces charmantes sœurs.
Le possessif ses ne se comprend pas. Les
sœurs qu'il désigne, ce sont les neuf sœurs, les
Muses.
XI. — Le vers 15 est corrigé avec raison; l'édi-
teur a profité, quoique sans le dire, de cette cor-
rection faite en 1862. D'ailleurs présent, au lieu de
présente, ne devait être qu'une faute d'impression
de 1819. Pour le vers suivant il eût mieux fait
de continuer à suivre 1862, conforme à 1819 :
Mais présente, à ses pieds m'attendent les rigueurs,
Et, pour des songes vains, de réelles douleurs.
238 ŒUVRES D'ANDRK CHÉNIER.
Ce qui est très-clair et veut dire : Et, au lieu
de vains songes, de réelles douleurs ; mais il a
mieux aimé adopter le mauvais texte de 1826 et
ntroduire un contre-sens, en lisant : « Et pour les
songes vains, o\c. «
XII. — Page 34, V. 5. Il faut rélablir le texte de
1819, modifié sans mot dire, et lire, [car c'est le
vocatif :
0 de se confier, noble et douce habitude !
Après le vers 12 il faut des points : le sens est
suspendu.
XIII. — Pourquoi M. de Chénier perd-il son
temps à épilogucr sur le numéro de l'idylle de
Bion? Est-ce que tout le monde n'est pas d'accord
sur la pièce dont il s'agit? C'est la xi* dans
Brunck, la ix* dans Didot, mais la xvr dans un
grand nombre d'éditions.
XIV. — Non content de changer le texte de 1819,
d'adopter la mauvaise leçon de 1826 et de 18^1,
l'éditeur introduit des incorrections sans daigner
même avertir le lecteur. Pour le vers 2 de la
page 36, il donne la correction de 1826 : « Phébé
dans la prairie ^ etc. «; il faut revenir au texte
de 1819, le seul conforme au manuscrit, et lire :
La lune sur les prés où son flambeau vous luit.
G' esiV imminente lima d'Horace. Quant au vers 2
de la page 38, que toutes les éditions, suivant
1819, donnent ainsi :
Clarisse, beauté sainte où respire le ciel.
LES ÉLÉGIES 239
31. de Chénier l'imprime ainsi :
Clarisse, beauté simple où respire le ciel.
D'abord c'est un contre-sens ; ensuite c'est une
altération du texte.
XVI. — Texte mal établi. Page 42, v. 21. Il faut
lire, avec 1819 : « De ses honteux trésors. » Quant
aux vers 28 de la page 42, il est donné ainsi :
Oîi l'on Qoule une vie innocente et tranquille,
et il est dit en note : « Dcms V édition de 1833, V édi-
teur a mis :
Où l'on coule une vie innocente et facile.
Eh bien! c'est le contraire. Facile est de 1819 et
doit donc être conservé. Dans l'édition de 1833,
dix-huit vers de cette élégie ont été donnés deux
fois, d'abord avec l'élégie entière, ensuite comme
fragment. Facile est dans l'élégie ; tranquille^ dans
le fragment. — Dans le vers 6 de la page suivante
l'éditeur a, sans mot dire, adopté une correction
de 1826 et 1841. Ce passage doit être lu ainsi,
comme en 1819 :
Si le sort ennemi m'assiège et me désole,
On pleure ; mais bientôt la tristesse s'envole.
Ce n'est pas le seul exemple qu'offre André Ché-
nier de cet emploi de on. Plus loin, page 82, dans
l'élégie XXXI, on le trouve mis en corrélation avec
nous :
Si les destins deux t'ois nous permettaient la vie....
On irait d'une vie âpre et laborieuse, etc.
240 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIER.
Au vers 3 de la page 44, autre correction taci-
tement introduite ; 1819 donne avec raison :
Je lie vais poinl, à |irix de mensonge serviles,
c'est-à-dire en payant de mensonges des récom-
penses viles. Au prix de est une locution préposi-
tive qui signifie en comparaison de.
XIX. — Cette pièce suffit à prouver que M. de
Ghénier s'est servi, pour établir son texte, d'une
mauvaise édition; car, après le vers 22 de la
page 49 ,
Les pilotes bretons me portaient à Surate,
il manque le vers suivant :
Les marchands de Damas me guidaient vers l'Euphrate,
comme dans l'édition de 1858. A cette époque, au
moment du tirage, un accident survenu au cliché
nécessita une réparation qui fut mal faite. On
lima et on rajusta les deux fragments du cliché :
le vers disparut. Cette page est en effet plus courte
que les autres et contient un vers de moins. Cette
remarque nous donne l'explication du grand
nombre d'incorrections qui se sont glissées dans
l'édition de 1874. M. G. de Chénier a constitué son
texte au moyen d'une édition fautive.
La pièce se termine par vingt vers qui ne me
paraissent pas lui appartenir. Il faudrait tout au
moins une forte lacune ; car la transition est trop
brusque. M. de Chénier dit que ces vingt vers sont
sur le manuscrit à la suite des autres. Nous avons
vu, en étudiant les Bucoliques, ({ue l'erreur capi-
LES ÉLÉGIES. 241
taie de l'éditeur est de croire que tout ce qui est
sur un même manuscrit appartient à la même
pièce. C'est bien plus souvent le contraire qui est
le vrai. Une pensée chez André Chénier en engen-
dre une autre, qui se fixe dans un fragment des-
tiné à un autre ouvrage.
XXI. — Deux mauvaises leçons à signaler. Page
53, vers 24, il faut lire avec 1819 :
Son nom, sa voix absente erre dans mon oreille.
André à chaque instant emploie le singulier.
Page 54, V. 6, il faut rétablir le pluriel qui est
de 1819:
Ma main courait saisir, de transports chatouillée.
Le singulier «c^e transport ^^ mis sans mot dire
par M. de Chénier n'est pas juste.
XXII. — M. G. de Chénier possède le manuscrit
nous devons donc accepter son texte. De Latouche,
on le conçoit aisément, avait substitué le nom de
Camille aux initiales qui sont sur le manuscrit et
dont nous parlerons quand nous serons arrivés à la
pièce LU. Nous ne ferons qu'une observation, re-
lativement au vers 1 de la page 57: il est mal
ponctué, ainsi que le prouvent les deux premières
versions données en note ; il faut :
Humble et timide, à plaire elle est pleine de soins.
XXIV. — Cette élégie présente de grandes diffi-
cultés et demande à être examinée très-attentive-
21
242 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIER.
ment. L'analyse critique à laquelle s'est livré
M. de Chénier ne me paraît pas avoir abouti à un
résultat satisfaisant. Examinons les données du
problème. La pièce, pour être complète, devrait se
composer de quatre-vingt-dix vers. En effet, après
avoir écrit cette élégie, André Chénier en fit lui-
même immédiatement l'examen critique. Quand il
eut terminé, il ajouta cette dernière note: ^J'ai
écrit ces 90 vers et ces notes le 23 avril 1782, avant
l'opéra où je vais à l'instant même.» Donc, il ne
peut y avoir do doute sur le nombre de vers. De
plus, l'éditeur nous apprend (p. 309) qu'André a
numéroté ses vers de 5 en 5 jusqu'à 90. Que pos-
sède M. de Chénier? deux fragments. Le premier
comprenant les huit premiers vers, plus deux non
faits, plus les deux suivants ; total: douze. Le se-
cond contenant trente-huit vers, du 53" inclus, au
90^ Il manque donc à M. de Chénier quarante
vers. Pour compléter autant que possible cette
pièce comment a-t-il procédé? Il s'est dit que les
parties du manuscrit qui lui manquaient devaient
avoir été remises à de Latouche; il a donc tâché de
souder ensemble tant bien que mal les fragments
qu*il possède et ceux qu'il supposait avoir servi à
de Latouche à former la XXV" élégie du recueil
de 1819. Pour arriver à ce résultat il a fait trois
opérations différentes, toutes les trois défectueuses,
ce dont il aurait dû s'apercevoir.
Premièrement, il a enchâssé les vingt-quatre
premiers vers de de Latouche entre les vers qui
sont numérotés 12 et 53 sur son manuscrit. En
agissant ainsi, il ne tenait pas compte de la la-
LES ÉLÉGIES. 243
cune nécessaire à contenir le morceau indiqué
dans les notes par le premier hémistiche : Amis
que ce bonheur. Il lui devenait impossible de pla-
cer le vers : Un jour tel est des dieux^ visé encore
dans les notes. Il oubliait en outre d'indiquer par
une lacune les quatre vers qu'une note (page 66)
dit avoir été placés après : Des cavernes d'Etna.
Secondement, il a rejeté les huit vers suivants
de de Latouche, en se contentant de dire en note
qu'ils contenaient une variante. Comment la par-
tie de manuscrit qu'il supposait être restée entre
les mains du premier éditeur pouvait-elle conte-
nir quatre vers trois-quarts du manuscrit qu'il
possède et trois vers un quart formant une va-
riante? S'il avait étudié cette question, il se serait
dit qu'il faisait fausse route; que le texte de de
Latouche et le sien ne pouvaient s'ajuster, puis-
qu'ils chevauchaient l'un sur l'autre; que, par
conséquent, son point de départ était faux, et les
manuscrits de de Latouche et les siens ne pou-
vaient pas être considérés comme les parties d'un
même tout.
Troisièmement, il a ajouté les huits derniers
vers de de Latouche à la suite du vers (page 63):
Ce ris pur et serein qui luit sur son visage,
après avoir dit lui-même (page 309) que ce vers
était précisément le quatre vingt-dixième, et par
conséquent le dernier. Et quelle est la raison qui
a dicté à M. de Chénier cette couture impossible
(outre les rimes qui ne se suivent pas)? C'est que
toutes les éditions se terminent par huit vers qui, dit
244 ŒUVRES D'AXDRÉ CHKNIER.
il, sont sur le manuscrit non restitué. S'il avait
mieux cI-T-'aé la question précédente, il se serait
dit uniquement que ces huit vers ne terminaient
pas l'élégie dans le manuscrit qu'il possède et les
terminaient dans le manuscrit de deLatouche. De
là à la solution du problème, il n'y avait plus
qu'un pas.
Indiquons donc tout de suite cette solution, afin
que le lecteur puisse nous suivre sans difficulté.
Nous avons à faire ici à deux rédactions de la
même pièce, la première datant de 1782, la se-
conde d'une époque postérieure. De Latouche a eu
entre les mains la pièce remaniée et terminée;
c'est l'élégie xxv de l'édition de 1819. On ne peut
se dissimuler qu'elle ne vaille beaucoup mieux
que l'ébauche de 1782. C'est judicieusement qu'on
avait compris cette pièce parmi celles qui devaient
former l'édition de 1819, et qu'on avait laissé la
compositon de 1782 dans le carton remis à la fa-
mille. L'élégie de de Latouche est donc à conser-
ver comme pièce indépendante.
Les manuscrits qu'a M. de Chénier contiennent
une partie de l'ébauche de 1782, en deux fragments
formant un total de cinquante vers. C'est donc
quarante vers que lui ou sa famille a perdu avant
ou après 1819.
Il est possible de reconstituer (avec des lacunes
bien entendu) la pièce de 1782, au moyen des notes
d'André Chénier et de l'élégie donnée par de La-
touche, qui comprend des vers de la première ré-
daction. Voici comment elle se composera. Les
huit premiers vers du manuscrit (8); les deux sui-
LES ÉLÉGIES. 245
vants, qui n'ont pas été faits (8 + 2 ^ 10) ; les
deux suivants, donnés d'après le manuscrit (10-1-2
= 12) ; les quatre suivants, donnés par de Ché-
nier, dont les deux premiers sont dans les notes,
et dont les deux derniers, donnés par de Latouche,
finissent la phrase et le sens (12-|-^=16) ; douze
vers dont on n'a que le commencement dans les
notes : Amis que ce bonheur; ce n'est pas trop, car
il faut un multiple de quatre et André en parle
comme d'un morceau (16-f- 12=:28) ; le vers : Un
jour, tel est des dieux [rarrêt] inexorable (28 -j- 1
= 29) ; cinq vers du texte de de Latouche et Ghé-
nier, dont les deux derniers donnés par les notes,
depuis : Vénus, qui pour les dieux, jusqu'à : leur
haleine de roses (29-1-5 = 34); le vers : Que Lais,
sa7is réserve, abandonne à nos yeux (34 -j- 1 = 35) ;
quatre vers, texte de de Latouche, dont le premier
fourni par les notes (35 -f- 4 = 39) ; un vers fait,
mais que de Latouche a marqué par des points
(39 -j- 1 =40); les huit vers du texte de de Latou-
che, dont quatre sont répétés et deux indiqués
dans les notes depuis : C'est alors qu'exilé, jusqu'à
la imine et la mort (40 -[- 8 ^ 48) ; quatre vers qui
manquent, mais sont indiqués dans les notes
comme traduits des Géorgiques (48-}- 4 = 52); les
trente-huit derniers vers du manuscrit commen-
çant à : Si d'un axe brûlant, et finissant à visage
(52 4-38 = 90).
Nous pouvons donc maintenant reconstituer
(sauf les lacunes provenant de vers perdus) cette
composition de 1782 et la mettre en regard de
l'élégie remaniée postérieurement. Dans le texte
21.
246
ŒUVRES d'andri^: chénier.
de 1782, les vers imprimés en lettres italiques
sont ceux qui, appartenant à la première rédac-
tion d'une façon certaine, ont été conservés dans
la seconde. Les vers imprimés en lettres italiques
et mis entre crochets sont ceux de la seconde ré-
daction, qui paraissent avoir appartenu à la pre-
mière. Dcms le texte postérieur à 1782, les mômes
passages sont imprimés en italiques. Ce qui est eii
lettres romaines appartient en propre à cette se-
conde rédaction -, ce sont les additions et correc-
tions.
TEXIE DE 1782.
Animé par l'amour, le vrai dieu des poëies,
liu Pinde, en mon printemps, j'ai connu les retraites,
Aux danses des neuf sœurs entremêlé mes pas.
Et de leurs jeux charmants su goûter les appas.
Je veux, tant que mon sang bouillonne dans mes veines,
iSe chanter que l'amour, ses douceurs et ses peines.
De convives chéris toujours environné,
A la joie avec eux sans cesse abandonné,
TEXTE DÉFINITIF, POSTÉRIEUR A ITSi.
Fumant dans le cristal, que Bacchus à longs lloi»
Partout aille à la ronde éveiller les bons mots.
Heine de mes banquets, que ma déesse y vienne
Que (les fleurs de sa tête elle pire la mienne
1.» [Pour enivrer mes sens, que le feu de ses yeux]
[S'unisse à la vapeur des vins deiicieuu:.]
Amis, que ce bonheur
Un jour, tel est des dieux l'arrêt ('.') [iiiexurable.]
ao [Venus, qui pour les dieux (?) fit le bonheur durable,]
[A nos cheveux blanchis refusera des fleurs,]
[Et le printemps pour nous n'aura plus de couleurs.]
Qu'un sein voluptueux, des lêares demi-closes
Kespirent prés de nous leur haleine de roses ;
35 One Lais sans reserve abandonne à nos yeux
De ses charmes secrets les contours gracieux.
[Quand Vdge aura sur nous mis sa main'fl^lrissante,]
Heine de mes banquets, que Lycoris y vienne,
Que des fleurs de sa tête elle pare la mienne;
Pour enivrer mes sens que le feu de ses yeur
S'unisse à la vapeur des vins délicieux.
ll:tton.s-nous l'heure fuit. Un jour, inexorable.
Vénus qui pour les dieux fit le bonheur duraJ^h'.
A nos cheveux blanchis refusera des fleuts
Et le printemps pour nous n'aura plus de coule i.
Qu'un sein voluptueux, des lèvres demi-closes
liespirent prés de nous leur haleine de roses
Que Phryné sans réserve abandonne à nos yeux
De ses charmes secrets les contours gracieux
Quand l'âge aura sili- nous mis sa main flétrissan
LES ELEGIES.
247
Qu» pourra la beauté, guoigue loule-puissanle ?]
Hot cœurs en ta voyant ne palpiteront plus.]
Que pourra la beauté quoique toute-puUsanle ?
Kos cœurs en la voyant ne palpiteront plus.
CtsI alors, qu'exilé dans mon champêtre asile,]
)e Vanlique sagesse a4mv-ateur tranquille,]
)e tout cet univers interrogeant la voix,
rai de la nature étudier les lois :
• tlte main sur soi la terre suspendue
■:(/tr autour d'elle Amphitrite étendue ;
iLlan foudroyé respire avec effort]
Ues owernes d'Etna la ruine et la mûri ;'\
ii d'un axe brûlant le soleil nous éclaire ;
)u si roi, dans le centre, entouré de lumière,
t des mondes sans nombre, en leurs cercles roulants,
1 verse autour de lui ses regards opulents ;
Comment à son flambeau Diane assujettie
trille. Je ses bienfaits chaque mois agrandie ;
■' ~e au sein des flots craint d'aller se plonger ;
liie sur la mer conduit le pc^sager,
^'-t patrie ahsCÊile et longtemps appelle
! tenter l'Euripe et les /lots de Malee ;
' , de l'abondance heureux avant-coureur,
''.'un aiguillon ht -main du lahonruur.
lOUvent dès que' le jour chassera les étoiles, etc., elc.
(La suite, comme dans l'édition.)
■aiiti.mne sur ses pas y conduit l'abondance
iiice gaiié, mère de l'indulgence,
aie dans l'Olympe à la table des dieu.ii,
le pdiiipres et de fruits et de fleurs radieux.
Donne à tous les objets offerts à son passagi-
\>T\i pur et serein qui luit sur son Tisage.
C'est alors qu'exilé dans mon champêtre asifé.
De l'antique sagesse admirateur tranquille,
Du mobile univers interrogeant la voix,
J'irai de la nature étudier les lois :
l'ur quel main sur soi la terre suspendue
Voit mugir autour d'elle Amphitriie étendue;
(,Iurl Titan foudroyé respire avee effort
De.i cavernes d'Etna la ruine et la tnort ;
Quel bras guide les cieux ; à quel ordre enchaînée.
Le soleil bienfaisant nous ramène l'année ;
Quel signe aux ports lointains arrête l'étranger;
Quel autre sttr la mer conduit le passager,
tjuand sa patrie absente et longtemps appelée
Lui fuit tenter l'Euripe et les flots de Malée;
Et quel de l'abondance heureux avant-coureur
Anne d'un aiguillon In main du laboureur.
Cependant, jouissons ; l'âge nous y convie.
.\vanl de la quitter, il faut user la vie.
Le moment d'être sage est voisin du tombeau.
Allons, jeune homme, allons, marche; prends ce flambeau,
Marche, allons. Mène-moi chez ma belle maiiresse.
J'ai pour elle aujourd'hui raille fois plus d'ivresse.
Je veux que des baisers plue doux, plus dévorants,
N'aient jamais vers le ciel tourné ses yeux mourants.
Celte seconde rédaction est bien supérieure ù la
première : c'est un petit chef-d'œuvre, qui méritait
d'êlre restitué. Le texte de 1782 présentait des lon-
gueurs ; tout le morceau du vers 65 au vers 90
était d'un développement exagéré; c'était, il faut
Fa^ ouer, un hors-d'œuvre. La pièce, en outre, ne
lînissait pas, et les cinq ou six derniei's vers
étaient peu clairs. Toutes les corrections faites
248 ŒUVRES D' ANDRÉ CHÉNIER.
par André Chénier sont excellentes. Dans le vers
35, Phryné vaut beaucoup mieux que Laïs. Tout
le passage : Cest alors, est ramené à de justes
proportions. La fin est pleine d'ardeur juvénile et
de mouvement.
XXVIll. — 11 est certain pour nous aujourd'liui
que la jeune Florentine, célébrée dans cette élégie,
n'est autre que milady Cosway.
Voici la note écrite à son sujet par Sauveur Ché-
nier, et que l'éditeur à insérée à la page 243 du
I" volume : « Milady Cosway était alors une jeune
dame anglaise, pleine de grâce et de candeur, qui
joignait à la beauté l'amour des beaux-arts et un
talent assez distingué pour la peinture, qu'elle
pratiquait assidûment. Elle a gravé à l'eau-forte,
avec esprit et légèreté, divers sujets de sa compo-
sition ou tirés des tableaux de Raphaël, Rubens et
autres artistes célèbres. Bartolozzi a gravé à la
manière du crayon son portrait peint par elle-
même. L'enthousiasme des beaux-arts et la beauté
du climat déterminèrent cette femme intéressante
à se fixer à Rome, où l'on croit qu'elle existe en-
core (1819) et qu'elle continue à cultiver la pein-
ture. » André Chénier fit pour elle des vers italiens,
dont voici la traduction :
La Seine et la Tamise, ces deux sœurs, s'unissent enfin
pour admirer la fille de l'Arno, à qui le Phébus toscan donna
une lyre d'or, à qui Apelle légua ce vivant pinceau qui
fait respirer la toile, dont le chant est doux, et dont la
main savante se promène sur le clavecin ou sur les cor-
des sonores. Tu es agréée des Muses, ô Cosway, aimée sur
le Pinde, chère à la Seine et chère à la Tamise.
LES ÉLÉGIES. 249
Au vers 15 de la page 77, il faut enlever à soi
i^eul et reprendre le texte de 1819 :
Et le talent modeste à lui seul inconnu.
XXIX. — M. de Chénier n'est pas heureux en
voulant corriger, sans autorité, le texte d'une pièce
dont il n'a pas le manuscrit. L'édilion de 1819
donne ainsi les deux derniers vers de la page 78 :
Poursuis : dans ce bel âge, où faibles nourrissons,
Nous répétons à peine un maître et ses leçons.
A la place du second, M. de Chénier met celui-ci,
qui est fort ridicule :
Nous répétons à peine au maître ses leçons !
XXX. — Page 80, vers 5, reprendre le texte de
1819, changé sans mot dire :
Au ris mêlé de pleurs, aux longs cheveux épars.
XXXII. — Page 86, vers 9, pourquoi avoir changé
la leçon de 1819, qui donne: « Qui put voir en nais-
sant....? » Après le vers 20, replacez le point d'in-
terrogation.
XXXIII. — Encore une élégie adressée à la per-
sonne qu'André désigne par les initiales D'.r.., dont
nous reparlerons au sujet de l'élégie lu. C'est pré-
cisément les premiers vers de cette pièce dont le
fac-similé se trouve dans le premier volume des
OEuvres de Marie-Joseph. M. de Chénier, on l'a vu,
veut* que ce soit une heauté anglaise; je lui de-
1. Voyez ci-dessus, page 222.
250 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIER.
mande d'abord ici comment il peut concilier cette
assertion avec le cadre de cette élégie, qui me pa-
raît bien français :
Marne, Seine, Apollon n"est plus dans vos forêts?
Page 89, vers 5 et 6, il corrige 1819 sans le dire:
il faut :
Ali ! plutôt que souffrir ces douleurs insensées,
(Jumbien j'aimerais mieux sur des Alpes glacées....
XXXVI. — Hélas ! la Lampe aussi, cette char-
mante et ingénieuse composition, est sortie muti-
lée des mains de l'éditeur! Et comment encore
M. G, de Chénier a-t-il pu se contenter pendant
cinquante ans des explications banales qu'il nous
donne au sujet des différents manuscrits qui se
rapportent à cette pièce? Quoi ! il n'a donc jamais
éprouvé, avec le doute, le besoin de consulter
quelqu'un qui pût l'éclairer! Il a donc, avec un
soin avare et jaloux, gardé pour lui seul ces poéti-
ques reliques, sans convier au moins un ami à lire,
à déchiffrer avec lui la pensée à-demi voilée d'An-
dré Chénier! Mais il n'a même pas vu qu'il y avait
là un petit problème à résoudre; bien simple pour-
tant, et demandant à peine quelques minutes
d'attention. Nous y viendrons tout-à-l'heure ; au-
paravant occupons-nous du texte, après l'avoir dé-
barrassé des quatre vers fort mal placés à la suite
de cette pièce (page 98), et qui doivent appartenir
à )rArt d'aimer.
Un fragment du manuscrit faisait partie des
pièces destinées à l'édition de 1819 j de Latouche
LES ÉLÉGIES. 251
ne put les compléter qu'au moyen de copies four-
nies par Sauveur. Mais comme M. de Chénier ne
nous dit pas positivement quels sont les fragments
qu'il a conservés, nous ne pouvons savoir dans
quelle mesure nous devons accepter son texte.
Dans le doute reconnaissons comme bon celui
qu'il nous offre. Mais il prétend dans ses notes
que les différents fragments qui composent cette élé-
gie, presque entièrement puisée dans Asclépiade,
n'ont pu être exactement liés entre eux par le pre-
mieréc/zïeitr. Contrairement à ce que prétend M. de
Chénier, de Latouche a beaucoup mieux réussi
que lui à réunir les différentes parties de cette
pièce. Il a supprimé vers la fin, inutilement à
mon avis, quatre vers dans le but d'accélérer le
dénouement, et dans le milieu il a fait une cou-
pure, afin de faire disparaître quelques vers d'un
goût tout à fait erotique et un tour de phrase
obscur; mais le dessein général reste fort net et
fort clair. M. de Chénier, lui, a sans façon rappro-
ché deux parties de l'élégie qui ne sont pas con-
sécutives et a laissé dans le canevas en prose les
huit vers qui étaient destinés à les relier entre
elles. Il faut donc absolument rétablir ce passage :
Elle alors, d'une voix tremblante et favorable,
Lui disait: « Non, partez ; non jesuis trop coupable..., »
Elle parlait ainsi, mais lui tendait les bras.
Le jeune homme, près d'elle arrivait pas à pas.
Alors je vis s'unir ces deux bouches perfides
En des baisers liés par leurs langues humides;
J'en entendais le bruit. Le traître, d'une main,
Pressait avidement les globes de son sein ;
L'autre..., les plis du lin qui cachait ses ravages
252 ŒUVRES D'ANDRE CHENIER
M'empêchaient de la suivre et de voir tes outrages.
Malgré quelques combats, bientôt après je vis, etc.
Et il est nécessaire de placer une viri^ule après
ce vers, car tout ce qui se trouve entre je vis et
étaler est un ablatif absolu. Comment M. de Ché-
nier n'a-t-il pas vu que ces huit vers étaient in-
dispensables? Mais il y a bien d'autres choses
qu'il n'a pas aperçues. Retournons aux notes de
la page 318. f/n morceau, dit-il, qui se trouve sur
Vautre côté de la iaèm.e feuille et qui porte ces mots
de convention : eXsy- in TrpoOupai'aç (jl. ou bien, us^oOsat'aç»
indique qu'il appartient au commencement de cette
élégie. Quoi! des mots de convention, ces mots
grecs! Hélas ! peut-on méconnaître ainsi la pensée
d'un poëte ! M. de Chénier aurait dû s'informer de
la signification de ces mots et ensuite se donner
la peine de lire avec attention toutes les épigram-
mes d'Asclépiade citées dans les noleîs en prose
imprimées au commencement de la pièce, page 94,
Il aurait vu que c'est la xxv» épigramme d'Asclé-
piade seule qui a fourni à André Chénier le sujet
de la Lampe, etparticulièrement les deux derniers
vers : « Lorsque, tenant son amant dans ses bras,
elle prendra ses ébats, éteins-toi et refuse-lui ta
lumière ; y> mais qu'Asclépiade ne lui a fourni que
l'idée première, développée par des emprunts ha-
bilement faits à une épigramme de Méléagre. 11
aurait vu (pie les douze autres épigrammes d'As-
clépiade, indiquées par le poëte dans une note,
mal à propos intercalée avant le début de l'élégie,
n'ont aucun rapport avec celle-ci et étaient desti-
nées à entrer dans d'autres pièces, formant avec la
LES ÉLÉGIES- 253
Lampe une petite série de compositions poétiques
pouvant être comprises sous un même titre. En
ciret les mots i;rccs placés en tète de laLampeïlz^;.
in TrfoOupaïaî a. signifient Vae-(OZ in TrpoOupo(îc<ç uîAoOc-
(TÎa!;, c'est à (lire: élégie à mettre dans les coni|)o-
sitions poéti({ues [in uLcXc/Os^i'ac;) récitées })ar les
amants devant la porte (7:po6upaîaçi de leur mai-
Iresse; et les mêmes abréviations placées dans
les notes doivent s'expli({uer par slv^oi in irpoÔL/p-xiaî
u£Xo6E(7Îac, c'est à dire : sujets d'élégies i)oar mes
compositions poétiques chantées devant la porte
d'une maîtresse. C'est ainsi qu'un poète moderne
pourrait mettre en tète de fragments ou de notes
sur ses manuscrits : Pour mes Noctio^nes, pour
mes Sérénades, etc. Dans l'mdication de son sujet
André reste antique. On sait combien chez les
poètes grecs et latins cette porte, qui cède ou
s'oppose aux désirs des amants, est une source
d'inspiration féconde. C'est à elle que s'adressent
les prières, les objurgations, les menaces des
soupirants ; chez les Grecs et les Romains elle
joue le môme rôle que le balcon chez les Espa-
gnols. André avait bien vu tout ce que ce sujet
pouvait fournir d'idées gracieuses, tendres, eroti-
ques; il avait d'un trait de plume réuni plusieurs
sujets sous le titre de chants récités devant la
porte, TrpoOupaicKt uEAoOsci'a!, et avait immédiatement
indiqué un certain nombre d'épigrammes d'Asclé-
piade pouvant lui fournir des situations poéti-
ques, par exemple laxxiu' (V, 189] : «C'est l'hiver;
les Pléiades sont au milieu de leur course; la nuit
va disparaître; et moi sous les fenêtres d'Hélène,
n
254 ŒUVRES U ANDRÉ CIIÉNl i:R.
je nie promène tout ruisselant de pluie et blessé
par ses charmes ; etc. ; » par exemple encore la iv
(V, 145) : « 0 couronnes, reslez-là suspendues à
cette porte sans secouer précipitamment vos feuil-
les, ces feuilles que j'ai trempées de mes lar-
mes ! etc. ; » et d'autres, toutes pleines d'un
amour un peu raffiné, précieux, mais intéres-
santes i)ar des détails ingénieux, inconnus à la
poésie française.
Yoilà ce qu'un examen attentif des manuscrits
eût révélé à un éditeur doutant un i)eu plus de
lui-même, daignant s'informer et ne s'isolant pas
dans ses vaines recherches. Depuis combien de
temps saurions-nous tout cela, si tons ces papiers
d'André étaient tombés en des mains plus libé-
rales, et surtout sous des yeux plus clairvoyants?
XL. — Page 108, v. 9 et 10. — Si mes souvenirs
sont exacts j'ai pris le texte de ces deux vers dans
la Revue des deux Mondes, qui publia ce morceau
un peu avant l'édition de 1833.
XLI. — A placer dans VArt d'aimer; ces ^ers
sont didactiques.
XLII. — Une des meilleures corrections de de
Latouche consiste à avoir enlevé les deux premiers
et les deux derniers vers; ces quatre vers nous
gâteront désormais cette charmante boutade poé-
tique.
XLIII. — Manuscrit non restitué, dit l'éditeur.
J'en doute, car c'est lui-même qui a fourni cette
pièce à l'édition de 1833.
LES ÉLÉGIES. 255
XLIY. — Appartient probablement à VArt rVai-
mer.
XLY — A replacer dans VArt (Vaimer.
XLVI. — Publié, non en 1841, mais en 1833, et
Ibnrni par M. G. de Ghénier lui-même.
XLYII. — Publié, non en 1841, mais en 1833 par
l'éditeur actuel lui-même.
XLYIII. — Enfin voilcà donc une petite pièce
bien rétablie. L'éditeur a le manuscrit puisqu'elle
faisait partie du groupe LS. Toutes les corrections
sont Ijonnes; le commencement est excellent et
bien ponctué :
Partons, la voile est prête et Byzaiice m'appelle.
Je suis vaincu, je fuis. Au joug d'une cruelle,
Le temps, les longues mers peuvent seuls m' arracher.
Ses traits, etc.
LI. — 11 fallait la placer parmi les élégies ita-
liennes. Elle est très-mal constituée. Le fragment,
composé de deux lignes de prose et de. deux vers,
placé au milieu de la page 117 doit être reporté
après le premier paragraphe en prose de la
page 116. Yoici le commencement :
Je suis en Italie, en Grèce. 0 terres mères des arts, fa-
vorables aux vertus ! 0 beaux-arts ! de ceux qui vous
aiment délicieux tourments ! seul au milieu d'un cercle
nombreux, tantôt
De vivantes couleurs une toile enflammée
s'offre tout à coup h mon esprit....
256 ŒUVRES D'ANDHH CHÉNIER. '
Raphaël, Jules, Corrège, etc. . . , qui ont porté au plus
haut point de perfection cet art divin, mort depuis tels
et tels, etc..
Que, de ces grands pinceaux èmulp inattendu,
Le pinceau de David à la France a rendu.
Après une lacune, il faiil reprendre :
.... Ma main veut fixer ces rapides tableaux, etc.
Après le morceau, continuer le canevas en prose
jusqu'à : si j'avais vécu dans ces temps, rejeter en
note une partie du canevas, celle qui a été exécu-
tée et la remplacer par le fragment qui com-
mence :
Des belles voluptés la voix enchanteresse, etc.
Enfin pour terminer l'élégie revenir au cane-
vas : Mais mes deux amis, etc.
LU. — Cette pièce ofTre une petite difficulté,
relativement à la personne à qui elle est adressée;
il est clair qu'il faut abandonner l'hypothèse que
les initiales aient désigné Mme d'Arcy, puisque
dans d'autres pièces, le nom se termine par un n.
Quant à la seconde lettre (Yoy. la pièce XXXIII)
est-ce un r ou un z? M. G. de Chénier dit : Lez est
tellement net quil n'y a pas possibilité de s'y mé-
prendre pour ceux qui savent lire l'écriture d'An-
dré. Ceux qui connaissent l'écriture d'André ré-
pondront que, quand ses :: sont distinctement for-
més, ils sont faits connue dans le mot bazoche du
fac-similé des ïambes (recto, 2' colonne, ligne 19).
Tout ce que peut dire M. de Chénier c'est que dans
LES ÉLKGIES. 257
l'écriture d'André un r mal fait peut ressembler à
un z mal fait. Dans le fac-similé de l'élégie XXXIII,
il faudrait supposer un z mal fait. Pour moi je
maintiens que c'est un r. Dans l'état de la ques-
tion la solution du problème appartient au calcul
des ])ro])al)iIités. Le rapport de fréquence de ces
deux lettres dans le corps des mots indique le rap-
port de nos chances respactives. J'en ai 300 pour
moi; il en a 5 pour lui.
Mais au sujet de ce nom nous reprocherons à
M. de Chénierson inexactitude ordinaire. Yoici en
effet les différentes façons dont il le reproduit
D'... (III, p. 118, 127], D'...z (III, p. 327), D'...z..
(III, 327), D'...z... (I, p. 59, 255), D".z .. (1, p. 152),
D'..z... (III, p. 55, 88 , D'.z.n (III, p. 135), D'.z.n.
(I, p. 152 , D'...z ..n (I, p. LIX, 255), de telle sorte
que partout où ce nom se trouve nous n'avons
qu'un texte de fantaisie. Quand André Chénier
met un nom en abrégé il a soin de mettre autant
de points qu'il y a de lettres, à moins qu'il ne se
serve que de la lettre initiale. Dans le fac-similé le
nom est ainsi : D'.r,.; il n'y a donc que trois ma-
nières d'écrire ce nom : D'...., D'.r.., D'.r.n, et pas
d'autres, en s'en tenant aux lettres connues. Quelle
est cette personne ? Nous l'ignorons. Mais croire,
comme M. de Chénier, que c'est une anglaise, c'est
une illusion qui dans les Bucoliques (p.. 153) lui a
fait commettre une bévue. Quoi? C'est l'Angleterre
dont les cieux ont plus d'éclat, le sol plus de cha-
leur que Paphos et que Gnide? Ce sont des an-
glaises les vierges aux yeux noirs reines de son
empire? C'est là une assertion assez plaisante. Ce
22.
258 (ECIVRES D'ANDRÉ CHKxXIEH.
sont les créoles, et l'île dont il esl ([iieslion doit
être Saint-Domin^me ou i'ile tîourbon. J'incline-
rais à croire que sous ce nom c'est en réalité
Mme de Bonneuil (luiest désignée, car nous savons
qu'elle était créole et née à l'île Bourbon, comme
le prouve son écrou sur le registre de Sainte-Pé-
lagie.
Lin. — Jusfiu'à ce qu'on trouve une meilleure
place pour ce Iragment, je crois qu'il iaut le réin-
tégrer dans l'élégie XX, où je l'avais mis en 1862.
LIV.— Il s'agitd'un jeune enfant de Mme Laurent
Lecoulteux. On ne connaissait que les vingt-deux
premiers vers. Les vers « 0 quel Dieu malfait<ant,
sont une suite et non une variante. La pièce doit
s'arrêter à : Tel le bouton naissant. Elle n'a pas
été terminée. II faut biffer les lignes de points.
Les deux fragments qui suivent sont les deux pre-
mières versions du morceau du commencement.
LVI. — Appartient aux Bucoliques. Yoyqz ce que
nous avons dit au sujet de l'églogue XXXVIII.
LVII. — Qu'est devenue cette élégie nocturne?
Elle est perdue sans doute. C'est dommage, car le
petit poëme de Gessner, la Nuit, dont elle était
imitée, est fort beau. Quelques idées de ce canevas
en prose ont été employées autre part. Comparez
le membre de phrase « Ce n'est que son fantôme
que je vois partout dans la nuit » avec ces vers de
l'élégie XVI (p. 53) :
.le ne sais, mais partout je l'entends je la vois-,
Son fantôme attrayant est partout devant moi.
LES KLKGIES. 259
LYIII. — Ce fragment appartient à VArt d'aimer.
Il débute par un souvenir d'Horace (Odes, III, xvi) :
« Inclusam Danaem turris ahenea. »
LIX. — A reporter dans le premier chant de
VArt d'aimer. '
LX. — Ce mot : autre, dit l'éditeur, m,is en tête de
chacun des devx canevas, indique qu'il y aurait eu
deux parties dans la même élégie. Le mot autre in-
dique que c'est un autre sujet. Du premier canevas
le poëte a détaché la pensée qui a donné nais-
sance à ces deux vers de VOdeà Versailles (p. 250) :
J'y reviens méditer l'instant où je l'ai vue
Et l'instant où je dois la voir.
LXI. — Appartient à VArt d'aimer. Les deux
lignes de prose (p. 128) indiquent que le morceau
est didactique.
LXin. — Comparez avec l'avant-dernière strophe
d'une élégie à Fanny [Odes, VI, p. 244).
LXIX. — Ce fragment appartient aux Bucoliques.
LXXII. — Pour rompre la monotonie de cette
analyse, nous ne pouvons résister au désir de
citer ces jolis vers.
0 peuple des oiseaux !
Qui traversez les airs ou nagez sur les eaux,
Vos destins sont heureux. Vous planez sur des ailes.
Vos grâces, vos couleurs plaisent aux yeux des belles.
Souvent de leui's baisers vous goûtez les douceurs
Et la mort elle-même ajoute à vos honneurs-,
C'est alors que D'. r. n voit vos plumes brillantes
260 ŒUVRES D'ANDKH CHHNIER.
En un faisceau léger, sur la gaze, ondoyantes.
Parer sa belle tête ; et, sur ce front charmant,
Etendre un doux ombrage et flotter mollement.
Dois-je ravouer? Tandis que je transcrivais l'a-
vant-dernier vers, ce front c/iarmont, qno célèbre
le poëte, me rappelait (ô profanation !) l'écrou de
Mme de Bonneuil : « Cheveux et sourcils châtains,
yeux bruns, nez et bouche moyenne, visage et
menton rond, front élevé. »
LXXV. — Dans les fragments rassemblés sous
ce numéro, ce sont bien les fragments d'une seule
et même élégie qu'a l'intention de nous offrir
l'éditeur. Il le dit formellement à propos du der-
nier vers de la page 138 : Ce vers et les trois qui le
suivent devaient terminer Félégie dont on vient de
lire les fragments. Toujours la même illusion. Ju.s-
tement, les quatre vers dont il parle sont un frug-
mcniâeVArt d'aimer. \oy. le vol. II, p. 116. Quant
aux autres morceaux, ils n'ont aucun lien les uns
avec les autres. M. de Chénier n'est pas plus heu-
reux dans les explications qu'il nous donne de
quelques passages. Il nous apprend que
La plante divine
Qui ranime le flanr des biches de (lortine,
c'est le séséli dont Pline parle dans son livre VIII,
chap. xxxn. Or, le séséli dont Pline parle en effet,
est une plante purgative que recherchent les chè-
vres fatiguées parla gestation. Mais l'éditeur s'est-
il donc imaginé qu'il s'-agissait ici de purgation,
et d'une comparaison à la Diafoirus? Le poêle op-
LES ÉLÉGIES. 261
pose les blessures de l'amour, qu'aucun art, qu'au-
cune herbe ne peut soulager, aux blessures hé-
roïques que ferme l'art de Machaon, ou à celles
'dos biches que guérit In plante divine, qui n'est
autre que le dictame, cette plante de Crète dont
parlent Pline (XXY, vin , Dioscoride et bien d'au-
tres, et qui, dit Virgrile [.Enéide, XII, 414^, « n'est
point ignorée des chèvres sauvages, lorsqu'une
llèche rapide s'est arrêtée dans leur flanc. »
L'éditeur n'a pas été plus heureux dans l'expli-
cation historique qu'il a donnée des quatre vers
qui suivent.
Le guerrier Scandinave, effroi du nord barbare,
îs'osa point regarder la belle Ivonismare;
Il osait bien marcher d'un œil calme et serein
Contre les feux tonnants et les bouches d'airain.
Le guerrier srandinave , dit M. de Chénier, est
r électeur de Saxe Frédéric-Auguste. Eh bien! je ne
me serais jamais imaginé que Frédéric-Auguste
eût été un guerrier Scandinave; ni surtout que ce
personnage, que l'on dit avoir eu un grand nom-
bre de bâtards, dont le plus illustre a été le ma-
réchal de Saxe, né de la belle Kœnigsmark, eût
été un Hippolyte, Nous pensons que le guerrier
Scandinave effroi du nord barbare n'est autre que
Charles XII. Car nous trouvons dans l'histoire de
ce prince, racontée par Voltaire, le passage suivant:
« (Auguste) se détermina à demander la paix au
roi de Suède... L'affaire était délicate; il s'en reposa
sur la comtesse de Kœnigsmark, suédoise d'une
grande naissance, à laquelle il était attache. C'est
262 ŒUVRES D'ANDRK CHÉNIER.
elle... dont le fils a commandé les armées de
France avec tant de succ^s et de gloire. Cette
femme, célèbre dans le monde par son esprit et
sa beauté, était plus capable qu'aucun ministre de
faire réussir une négociation... Tant d'esprit et
d'agrément étaient perdus auprès d'un homme
tel que le roi de Suède. Il refusa constamment de
la voir. Elle prit le parti de se trouver sur son
chemin dans les fréquentes promenades qu'il fai-
sait à cheval. Effectivement, elle le rencontra un
jour dans un sentier fort étroit; elle descendit de
carrosse dès qu'elle l'aperçut : le roi la salua sans
lui dire un seul mot, tourna la bride de son cheval,
et s'en retourna dans l'instant. «
LXXYI. — Page 140. Comparez le fragment :
<c Souvent do tous les dieux, etc.,» avec le frag-
ment XLIl. — Tous les morceaux compris sous le
numéro LXXYI seraient mieux à leur place dans
VArt d'aimer, dont ils ont fait partie. En etïet le
premier morceau : On ne vit que pour soi, etc.,
était d'abord à la seconde personne, ainsi que
nous l'apprend l'éditeur :
On ne vit que poui* soi; l'amitié n'est qu'un nom.
Je veux que ton ami soit hors de tout soupçon;
Mais tu vas, tout rempli de ton enchanteresse,
Lui conter tes plaisirs, ta beauté, ton ivresse, etc.
Nous reviendrons là-dessus quand nous en se-
rons aux poëmes.
LXXYII. — Nous ferons la même observation
pour tous les morceaux rassemblés sous ce nu-
LES ÉLÉGIES. 263
méro; nous y reviendrons plus loin. Indiquons les
jolis vers qui forment le dernier de ces fragments,
et ({ue, dans l'Art d'aimer, nous aurons l'occasion
de citer :
Du céleste voyage à mon char confié, etc.
LXXVIII. — Il faut rattacher à ce canevas en i)rose
les quatre vers qui commencent à la fin de la
page 136; ils correspondent à la dernière ligne
de prose : « Avait mis en de si belles mains les
rênes de son cœur. "
LXXIX. — Cette élégie devait se terminer })ar
les vers qui sont à la page 146. Les quelques lignes
de prose qui la suivent sont, non pas une suite,
comme le dit l'éditeur, mais une note, une indi-
cation dont il a fait usage dans le canevas de
l'élégie, ligne 12 et suiv. de la page 146.
LXXXIII. — Nous ne ferons que quelques obser-
vations rapides. Page 150. Levers : L'astre qui fait
aimer, etc., a été employé dans l'élégie X, p. 30.'
Tous les esais de traduction de deux vers de TibuUe
se rapportent à l'élégie XV, p. 39, dans laquelle
ont définitivement pris place ces derniers vers :
Des jours amers, des nuits plus amères encore;
Chaque instant est trempé du fiel qui me dévore.
Pag€ 155, le vers : Etlarose,... a pris sa place dans
l'élégie V, p. 17, sous cette forme ;
Et la rose pâlit sur ta bouche mourante^
Page 156, comparez le fragment : Hésiode..., avec
les vers 4 et 5 de la page 85.
264 ŒUVRKS D'ANDRK CHÉ.XIER.
Élégies italiennes. LXXXIV. — La première do
ces élégies italiennes n'a absolument rien d'iJalien.
P. 163, le rragiiient : Ah! qu'ils portent ailleurs....,
n'a aucun rapport avec ce (|iii précède: c'est un
morceau distinct : là, il s'agissait de Camille; ici. il
s'adresse à Lycoris. El ce qui le prouve encore da-
vantage, c'est la disposition des rimes qui est re-
mar(|uable. C'est le second exemple de rimes croi-
sées (|ue nous rencontrons. (V.l'églogue LXXVIll.
Le fragment de la page 163 contient un bien joli
passage :
. Nous n'avons qu'un seul jour; ot ce jour précieux
S'éteint dans une nuit qui n'aura pas d'aurore.
Vivons, ma Lycoris ; elle vient à grands pas
Et dès demain peut-être elle nous environne ;
Profitons du moment que le destin nous donne,
Ce moment qui s'envole et qui ne revient pas....
C'est une variation sur une pensée qui, d'ailleurs,
se trouve un peu partout.
LXXXV. — Cette élégie porte en tête ces mots
grecs abrégés : D.Ey. ÏTaX.ce cjui ne signifie pas tli-
yo; iTaÀôç, comme le dit l'éditeur, p. 337; mais sÀs-
yo; t-a/izo';, élégie italienne. M. G. de Chénier parle
de l'édition de 1841 qui n'a rien à faire ici; c'est
de Latouclie qui a publié cette pièce en 1829, dans
la Revue de Paris, et il avait eu bien raison de sup-
primer les vers 13 et 14 de la page 164, et 5 et 6
de la page 165.
LXXXVI. — Imprimée en 1830 dans la Revue de
Paris. L'éditeur a confondu perpétuellement les
LES KLKGIES- 265
éditions ; nous ne pouvons le remarquer chaque
fois.
LXXXIX. — Cette pièce, dit l'éditeur, prouve ce
que fai avance, qu'André trouva dans son imni/i-
nation, aidée des poètes de V antiquité, la plupart des
beautés qu'il a célébrées dans ses élégies. Elle prouve ,
bien au contraire, que sous les noms qu'il emprun-
tait aux poètes de l'antiquité, il y en avait toujours
un réel et véritable. Il suffît de lire le début du
canevas en prose : « 0 belle [son nom, pas le véri-
table) » A la fin, il explique que, lorsqu'il ren-
contre une belle qui excite son admiration, c'est à
elle qu'il reporte les ardeurs que des beautés loin-
taines avaient allumées en lui dans ses rêveries
innocentes. Qu'on veuille bien encore relire, p. 65,
du même volume, ce qu'il dit au sujet du nom de
Lais qui se trouve dans l'élégie XXIV.
Élégies orientales. XCIII. — Porie en tête : ÈAsy.
•^w. Ce que l'éditeur, p. 337, explique fort mal par
IXeYO? ^ioç; ces deUX mots sont pour e/.SYoî r,wo;,
élégie orientale, et mieux encore pour îXeyoi -/iwot,
c'est-à-dire : à mettre dans mes élégies orientales.
XCIY. — Comparez les deux derniers vers avec
deux vers de LV, p. 123, qui forment un fragment
isolé et dont le premier doit se lire : « Baisser tes
chastes yeux » Ce fragment n'est qu'une va-
riante qui devrait figurer ici : .le ne (e verrai plus...
baisser, etc.
XCYI. •— Je n'ai point besoin de faire remarquer
23
266 ŒUVRES D'AXDIvK CIIKXIER.
que les notes et le fragment en vers ne se tiennent
point. Il faut vraiment toute l'imagination de l'édi-
teur pour écrire celte note extravagante : Dans cette
dernière pièce Vauteur aurait employé des fables
orieiitaîes, et Vaurait teriainêe par un résumé histo-
rique et philosophique dont les vingt derniers vers
sont le remarquable spécimen. Parmi les notes, je
trouve cette petite ligne : « Megnoun et Leïleh....,
Gemil et Sha)iba , qui faisait des vers comme Sap-
pho. » On trouve sur ces noms des renseignements,
dont André comptait tirer parti, dans la Biblio-
thèque orientale^ de D'Herbelot. D'abord, page 525:
« Leilé, nom de la maîtresse de Megnoun. Les
amours de ces deux amants sont aussi célèbres
parmi les Orientaux, que ceux de Pétrarque et de
Laure parmi nous. Ils ont .fourni la matière à une
infinité d'ouvrages en prose et en vers que les
Arabes, les Persans et les Turcs ont composés sur
leur sujet. » Ensuite, p. 579 : « Ce mot de Megnoun
est devenu le nom d'un fameux personnage que
les Orientaux prennent pour le modèle d'un par-
fait amant. Sa maîtresse, qui se nomme Leïleli,
est regardée par les Orientaux comme la plus belle
et la plus chaste de toutes celles de son sexe. L'on
trouve les Amours de Megnoun et de Leïleh écrits
en arabe, en persan et en turc, et tous les maho-
métans regardent également ces deux amants à
peu près comme les Juifs ont fait l'Époux et
l'Épouse du Cantique des Cantiques. » Enfin,
page 348 : « Gemil et Schanbah, c'est le nom d'un
de ces couples d'amants dont les Orientaux célè-
brent, dans leurs histoires et dans leurs poésies.
LES ÉLÉGIES. 267
la constance et la fidélité. Les plus lamcux sont
Joseph et Zoleikhah, Megenoun et Leilah,. Khoiroii
et Schirin. »
Nous avons terminé ce que nous avions à dire
à propos des élégies ; nous avons dû négliger
beaucoup de menues observations, mais il est
impossible de tout dire. Nous demandons au lec-
teur la permission de quitter ce troisième volume
et de passer au milieu du second. Ce n'est pas par
caprice que nous allons ainsi d'un volume à un
autre. Mais il nous est nécessaire d'aborder main-
tenant l'examen des fragments et notes que l'édi-
teur a rassemblés sous le titre de Théâtre. En
procédant ainsi, nous aurons éclairci plusieurs
questions importantes quand nous arriverons à
l'examen des autres parties des œuvres.
CHAPITRE TROISIEME.
THEATRE.
La partie des œuvres, dont nous abordons l'exa-
men, est peut-être celle pour laquelle M. de Ché-
nicr a montré le moins d'esprit critique, et où
il a entassé le plus de non-sens, de contre-sens et
d'erreurs. Comment les explications aussi vides
qu'entortillées qu'il présente au lecteur n'ont-ellos
pas éveillé en lui ce doute salutaire qui est le com-
mencement de toute science. Que n'a-t-il consulté
(juelque personne éclairée et compétente sur les
points douteux des manuscrits au lieu de les déro-
ber comme il l'a fait à tous les regards!
Il eût évité ainsi de produire une édition où tout,
pour ainsi dire, est à refaire, où le lecteur a peine
à reconnaître son poète favori sous l'étrange dé-
guisement dont on Fa affublé.
Il nous est impossible d'examiner dans l'ordre
où l'éditeur les a placés les fragments ou les notes
qui se rapportent au théâtre et qui n'occupent que
dix-sept pages dans le deuxième volume.
THÉÂTRE. 269
Nous sommes obligés de reconstituer toute cette
partie et il nous faut considérer tous les morceaux
de vers ou de prose comme séparés les uns des au-
tres. Nous espérons en agissant ainsi que la dis-
cussion gagnera en clarté, et que le lecteur pourra
sans grande tension d'esprit, remarquer la couture
invisible qui relie entre eux tous ces fragments
épars, nobles témoins du génie dramatique du
poêle.
D'un fragment d'une pièce didactique qui se
trouve à la page 218 du même volume, nous
extrairons ces quelques lignes sur une esquisse
générale de la marcbe de la civilisation chez les
Grecs :
Le beau siècle des Grecs n'est pas celui d'Alexandre....
Leurs triomphes dans les lettres sont du même temps que
leurs victoires pour la liberté.... Toutes les îles.... le F*élo-
ponèse.... étaient pleins de poètes lyriques.... Thespis pa-
rut.... Alors la comédie.... la tragédie.... (les peindre
allégoriquement). Les Perses viennent....
On voit que, dans la pensée d'André Chénier,
c'est Thespis qui est en quelque sorte le fondateur
de tout ce qui constitue l'art dramatique, de la
comédie aussi bien que de la tragédie, c'est à lui
qu'appartient l'honneur d'avoir associé le chœur
de Bacchus à une action dramatique, soit comique,
soit tragique. Ce serait donc une métaphore qui
ne serait point en contradiction avec la vérité his-
torique et qui exprimerait tout ce que l'on doit au
génio de ce premier poote de la scène, que d'appe-
ler l'art dramatique l'art de Thespis, et les tragé-
dies ou les comédies des inventions de Thespis.
23.
270 (KlJVlîKS D'AXDPvI'; fllIKXIER.
Eli bion, c'est préciscmenl cette métaphore qui
s'était fixée dans l'esprit d'André Chénier et sous
les traits de lacixiellc se résumait sa pensée; c'était
elle (jui lui avait insi)iré un de ces mois coui'ants
et écononu((ues dont nous le voyons l'aire usage
pour ne pas confondre entre eux les fragments et
les notes qu'il entassait sur sa table de travail.
Ses [)rojcts dramali([ues étaient vastes. Doué
d'une imagination puissante et féconde, d'un vol
il parcourait immédiatement l'étendue de la moin-
dre pensée qui se présentait à son esprit. Comme
nous le verrons, ses projets de poëmes allèrent en
«'agrandissant sans cesse jusqu'au jour où son
génie poétique se sentit entraîné vers d'autres
objets. C'est même là, peut-être, un défaut qu'An-
dré avait de commun avec tous les vastes esprits
qui se choisissent un but au delà du temps qui est
ordinairement dévolu à un homme. Semant avec
prodigalité, quand venait la saison de récolter, il
ne pouvait suffire à dépouiller de leurs trésors
tous ses champs ensemencés. Tels qu'avaient été
ses projets de poëmes, tels furent ses projets de
théâtre. Son ambition n'allait pas moins qu'à
adapter à la scène française toutes les conceptions
dramatiques des Grecs. Il voulait s'exercer à la
fois dans la tragédie, dans la comédie et dans un
genre mixte où tour à tour se seraient succédé le
langage mordant de la comédie et les lyriques ac-
cents des chœurs tragiques. Il a laissé la trace de
cette triple conception dans cette courte note,
page 190.
Les tragédies doivent être dialog-uées en vers alexan-
thkâthp:. 271
ilrins: et les chœurs, s'il y en a, en vers mixtes; les corne-
illes entièrement écrites en vers de dix syllabes, et les sa-
l\ res dialoguées en vers de dix syllabes et les chceurs
mixtes.
Ce serait, à mon avis, une erreur de confondre
ce qu'André Ghénier désigne par le mot de satyres
avec ce que les Grecs appelaient des drames saty-
riques. Il n'emprunte aux anciens que le mot, mais
l'applique à autre chose. Les Grecs avaient trois
ii'enres d'ouvrages dramatiques : la tragédie, la
comédie et le drame satyrique ; mais, qu'on le re-
marque, dans tous les trois l'usage des chœurs est
un fait constant, au moins dans l'ancienne comé-
die et dans la comédie moyenne. A la tragédie
étaient dévolues les grandes actions héroïques du
passé, et les récits mythiques ou épiques qui com-
posaient toute la légende grecque; à la comédie
étaient réservés la peinture et le châtiment des
ridicules et des vices sociaux et politiques. Quant
aux drames satyriques, ils tenaient de la tragédie
par le sujet qui était mythique ou héroïque, et de
la comédie par l'usage de la bouffonnerie plai-
sante ou mordante qu'y introduisait un chœur de
satyres. Le drame satyrique était donc un genre
mixte, tenant par l'action et le dialogue à la tra-
gédie et par la licence du chœur à la comédie.
Sous le nom de salyres c'est aussi un genre mixte
({ue voulait créer André Ghénier; mais là s'arrête
la ressemblance. Ses satyres, à l'opposé du drame
satyrique des Grecs, devaient tenir de la comédie
par l'action et le dialogue et de la tragédie par
l'élévation de la pensée et l'accent lyrique des
272 ŒUVRES D'xVXDUI'; CIIKNIER.
chœurs. Quel ^'•enro, chez les Grecs, remplit donc
ces mêmes condilions? C'est uniquement la vieille
et la moyenne comédie, celle de Gratinus et d'A-
rislophane. Ge qu'André Chénier désigne par le
mot de satyres, c'est uniquement la comédie telle
que la concevaient les Grecs. Et à quoi réserve-t-il le
simple nom de comédies? Aux pièces dialoguées,
sans chœurs, telles que sont toutes les comédies en
France depuis le seizième siècle, et telles qu'elles
ont été créées à l'imitation de Plante et de Térence
chez les Romains, et de Ménandre chez les Grecs.
Ce n'était donc pas là un genre nouveau ; c'est un
genre qu'il trouvait tout créé et dont il entendait
seulement tirer profit.
Pour nous résumer, André avait conçu trois
genres d'ouvrages dramatiques : 1" les tragédies,
dialoguées en vers alexandrins, les unes sans
choHir, les autres avec un chœur en vers mixtes;
2" les comédies, sans chœurs, c'est-à-dire en tout
semblables à celles qu'avaient jusque-là composées
les poètes comiques français, mais entièrement
dialoguées en vers de dix syllabes; 3° les satyres,
c'est-à-dire des comédies à la grecque, comprenant
un dialogue et des chœurs, le dialogue en vers de
dix syllabes et les chœurs en vers mixtes.
Et maintenant, sur ses manuscrits, comment
donc seront indiqués les fragments ou les notes
qu'il destine à prendre une place, un jour, dans
ses futures compositions dramatiques? C'est ici
que l'on constate la négligence et l'insuffisance de
l'éditeur. Gomment! la réponse à cette question se
I pouvait, en termes explicites, consignée par André
THÉÂTRE, 273
Chénier lui-même, dans une note relative à ses
])rojels dramatiques, et c'est précisément cette
note que l'éditeur laisse de côté ! Mais c'est sur
cette note-là qu'il devait porter et concentrer toute
son attention, car elle est le sésame, ouvre -toi
de toutes les conceptions dramatiques du poëte.
Heureusement encore qu'à la fin du volume, dans
ses remarques (page 278), l'éditeur a au moins
constaté la présence de cette note et nous en a
donné la substance, /c^, dit-il, parmi les signes de
reconnaissance que V auteur avait adoptés, il emploie
t le inot @iamç, comme renfermant Vidée d^une compo-
sition tragique ou connique.
Une fois ce point de départ établi tout en découle
aisément. Comment dans la langue grecque, se
forme un grand nombre d'adjectifs, qui se trou-
vent en rapport d'origine avec un substantif? Au
moyen du suftixe xôç, ixôç, axo^, ajouté au thème
nominal; et ces adjectifs ainsi composés peuvent
j)récisément, au féminin, s'employer substantive-
ment. Quel sera donc le mot imaginé par André
Chénier et en rapport d'origine avec Thespis 0É-
<77nç? ce sera l'adjectif ©iaTitaxô:, dont le féminin
Oïcriaxvi, une thespiaque, indiquera une composi-
lion dramatique, tragique ou comique, et dont le
pluriel ©coTTiaxat , les thespiaques, sera le titre de
l'ensemble ou de plusieurs de ces compositions.
On pourra, chaque fois qu'on le rencontrera écrit
en abrégé, expliquer ce mot par le singulier ou
par le pluriel indifféremment ; dans le premier cas
le poëte aura voulu dire : ce fragment est pour
une thespiaque, ou ceci est le plan d'une thés-
274 ŒUVRES D'ANDHK CHKNIKH.
piaque; dans le socond cas : ce fragment appar-
tient à mes thespiaques, etc.
Et maintenant le lecteur doit apercevoir les mé-
prises inconcevables qu'a commises l'éditeur, se-
mant à tous les vents tous ces fragments de tra-
gédies ou de comédies, de sorte qu'il faut aller
rechercher l'un dans les Bucoliques, l'autre dans
les Poëmes, celui-ci dans les Odes et celui-là dans
les ïambes. Mais, au seul nom de Thespis, ces
belles muses égarées rejettent le manteau d'em-
prunt dont une main profane avait chargé leurs
épaules; et, assujettissant leurs brodequins bien
lacés, frappent du pied le sol et forment leurs
chœurs de danse.
LES THESPIAQUES
ou COMPOSITIONS DRAMATIQUES.
1. Les Tragédies.
I. Bataille d'Arminius. — Nous avons le plan
tout entier de cette tragédie, dont l'éditeur a fait
un poëme (II, p. 139). Le manuscrit porte en tète :
©scTTiax. a.lay. Les mots grecs abrégés, dit M. G. de
Ghénier (II, p. 273), signifient qu''il voulait dans ses
chants rappeler l' infâme perfidie d'Arminius et la
défaite de Quintilius Varus! Le lecteur sait à quoi
s'en tenir; nous ne nous arrêterons pas. Les deux
mots grecs signitîent ©caTrtaxï-,, AidyuÀoç, « Tlies-
piaque, Eschyle » (ou thespiaque eschyléenne, 0s-
(jTTtaxTi (xhyyldr] , s'il a cu l'iutention de former
THKATRK. 275
l'adjectif) ce qui veut dire ; Composition ilrania-
tiqiie <Ians le goût d'Esc/iyle.
La Bataille d'Arminius rappelle bien enelîet, par
rordonnance, la manière du vieux poëte de la
Grèce. Dans les Sept contre Thèbcs, qui viennent
tout de suite à l'esprit, ce ivest ni Étéocle, ni Po-
lynice qui sont les véritables héros du drame :
c'est Thèbes elle-même, c'est un peuple, agité par
la terreur, dont les plaintes, les imprécations, les
chants d'angoisse répondent aux terribles nou-
velles qu'il reçoit et aux bruits conl'us de la ba-
taille qui arrive jusqu'à lui. De même, dans la
B(( taille d'Arminius, Ségeste, Yarus, Arminius lui-
même sont des personnages secondaires; ceux
que le poëte a placés en première ligne ce sont
les Romains el les Germains ; ils sont en opposi-
îion perpétuelle; et c'est dans cette opposition
même qu'est en quelque sorte tout le plan de la
pièce.
L'action se passe au camp des Romains et l'on
suit fort bien la succession des scènes. Dès les
premières la situation et les caractères se dessi-
nent. Arminius est le Germain farouche,' indompté,
qui ne peut se plier à la domination romaine; il
prépare le soulèvement du peuple opprimé. Yarus
est le Romain indolent, épicurien, humanisé par
la culture des lettres, tel, comme le remarque
André Chénier, qu'il est représenté par Yélleius
Paterculus. Dans ces deux hommes, deux mondes
sont en présence. Mais mon intention n'est point
d'analyser la pièce ; elle est certainement sous les
yeux du lecteur.
276 ŒUVRES D'AXDRÉ CHÉNIER.
Les plus belles scènes, celles où le poëte voulait
mettre en mouvement de grandes masses cho-
rales, sont d'abord celle (jui suit la victoire trom-
peuse des Romains , et ensuite celle où les
Germains célèbrent leur triomphe. La première
est remarquable et d'une poésie puissante.
fvest le soir. Les Germains enterrent leurs morts. Chant
lugubre des bardes à imiter d'Ossian. Souper dans la tente
de Varus. Ils sont fiers de leur victoire.... Ils parlent de
celle qu'ils remporteront demain.... Leur joie est inter-
rompue par les chants et les cris des barbares sur la mon-
tagne, qu'on doit entendre de loin (deux ou trois vers au
plus).... et plusieurs fois. Ils se félicitent de ce qu'ils re-
tourneront bientôt en Italie, dont ils font des descriptions
qu'il faut tirer des poètes romains de ce temps-là. ...puis Tun
d'eux fait une peinture poétique de leur triomphe.... Les
chefs des barbares enchaînés.... Le char.... Les bas-reliefs
en bronze.... oîi telle et telle montagne couverte de neige,
de bois..., tel et tel marais..., tel ou tel fleuve, le Rhin,
l'Elbe, la tête basse, rouleront leur onde captive.... Ils fi-
nissent par se couronner de fleurs.... et un chœur de
courtisanes romaines chante des vers traduits d'Horace,
de Tibulle, etc.
Que de superbes développements lyriques dans
cette scène esquissée par le poète : ce festin qui
commence aux accents lointains et lugubres des
Germains qui enterrent leurs morts et ({ui se ter-
mine au milieu des chants voluptueux des courti-
sanes! Et dans cette peinture poétique du triom-
phe des Romains, comme le poëte a soin de ne
faire entrer que des idées dignes d'hommes civi-
lisés, dont l'àme s'est amollie peut-être, mais dont
la vie s'est embellie par la culture des lettres el
des arts.
THÉÂTRE. 277
L'autre scène, la scène finale, où les Germains
célèbrent à leur tour leur triomphe est d'un carac-
tère bien opposée. C'est une joie de barbare qui
éclate, pleine de vengeance, de haine; la joie d'un
sauvage qui se délecte du sang qu'il voit couler,
des pleurs qu'il voit répandre. La scène est es-
quissée en quelques traits, mêlés à des indications
sur les évolutions du chœur.
Les barbares emportent les corps. Statue d'Odin. Ils lui
offrent ces corps, lui consacrent les armures, les boucliers,
les aigles, insultent les Romains.... Les bardes (dont le
chant, comme tous les autres, sera coupé soit par strophes
et antistrophes, soit par demi-chants, f,u.ty_ôp., d'égales me-
sures) chantent le triomphe. Le dernier vers de chaque
strophe ou demi-chœur doit être :
Bois, Odin, c'est du sang- romain.
Le canevas en prose est suivi de quelques vers
destinés à cette scène, et d'une esquisse générale
de cet hymne de triomphe, dans lequel les bar-
bares chantent prophétiquement l'épouvante de
l'empereur, de ce César, fils des dieux, lorsqu'il ap-
prendra cette nouvelle : La coupe de falerne lui
tombera des mains.
De son front chargé de cent couronnes, il frappera les
nmrs de son palais dominateur du monde,
.... Et d'une voix, de sanglots étouffée.
Il s'écriera : Varus, où sont mes légions?
Cette Batailled'Arminius, où évoluent les chœurs,
les demi-chœurs (riat/dpia), comme dans Eschyle,
frappe par la grandeur du spectacle, par la puis-
sance des idées poétiques, dès qu'on sait que c'est
24
278 (EUVRES D'ANDRÉ GHÉ.XIER.
une lraf,'édic. C'est une révélalion ; le génie d'An-
dré Cliénier prend des proportions qu'on ne lui
soupçonnait pas. S'il eût vécu.... Mais à quoi bon
sonder un avenir qui ne fut pas !
Dans l'état même où est cette Datailled'Arminius,
esquissée à grands traits et en quelques lignes,
c'est une œuvre magistrale. Quel prix un Meyer-
beer n'eût-il pas attaché à la possession d'un tel
pocme!
II. — La BalaUle <C A rmlnius est la seule tragédie
dont André Chénier ait laissé un pian complet, et
qu'on puisse suivre dans tous ses développements.
Nous ne trouverons plus maintenant que des
indications de scènes, des notes et des fragments
dont il sera toujours difficile de bien apercevoir
les liens. Une belle conception est celle de cette
scène entre Ambroise et Théodose après le massacre
de Tlicssaloni([ue. Il y a quelques années, M. Guil-
laume Guizot nous l'avait fait connaître dans une
de ses leçons au Collège de France.
Une des scènes les plus ^rrandes el les pins trairiq.ues
([ue je connaisse, est celle de saint Ambroise avec Tiièo-
dose après le massacre de Thessalonique'.
Tliéodose arriverait avec ses courtisans, ses favoris....
des jeunes gens qui lui diraient qu'on parle de cet évèque
Ambroise comme d'un homme éloquent.... mais que tous
ces gens-là tremblent toujours devant les empereurs et
viennent leur baiser la main. Lorsqu'ils montent les pre-
1. André Chéuier a mis Anliûche pour Thessalonique; c'est un
lapsus qu'il faut corriger sans scrupule. Il y eut un massacre à
Thessalonique, mais il n'y eut qu'un projet de massacre à An-
tioche.
THKAtrk. 279
miers degrés pour entrer, la porte s'ouvre, l'évèque paraît
et lui défend rentrée.... Les jeunes gens témoignent l'un
son étonnement, l'autre son admiration, l'autre sa colère.
Théodose lui demande pourquoi il lui défend l'entrée du
temple.... L'évèque parle....
« Fuis du temple de paix, monarque sanguinaire,
« Teau bénite n'est pas faite pour ton front, ni pour tes
« m lins.... nos prières....
« Hosanna n'est point fait pour des lèvres sanglantes....»
III. — II nous faut maintenant aller rechercher
deux fragments de tragédies au miheu des poëmes
et précisément dans ce prétendu poëme de la Su-
perstition, dont ils font le plus hel ornement. Ces
deux fragments et quelques autres qui sV joi-
gnent (II, p. 129 à 132) appartiennent à une tragédie
dont nous ne connaissons ni le plan, ni le titre.
Ces deux morceaux, les plus importants, sont
connus depuis longtemps; ils furent puhliés dans
l'édition de 1833. Le premier est une longue tirade
contre Alexandre VI; il commence par ce vers :
Ses enfants ! Les chrétiens ne sont plus sa famille !
Le second est une invocation à l'antique vertu
romaine :
Hommes saints, hommes dieux, exemples des Romains.
Comhien nous avions eu raison d'émettre des
doutes sur ce soi-disant poëme de la Superstition!
Aujourd'hui chaque chose reprend sa place, grâce
à la prévoyance d'André Chénier qui a eu soin de
mettre en tète du fragment sur Alexandre YI la
même mention qu'en tête de la Bataille d'Anni-
280 ŒUVRES D'ANDRÉ CHKXIER.
mMs:0£<T7rtax. ai7/., Tliespiaque, dans le goût d'Es-
chyle. L'auteur, dit M. G. de Chénier, à propos de
ce fragment, Va marqué de ces mois écrits en
abrégé, OiffTnax. ata/., pour indiquer que ce morceau
doit contenir la narration de faits extraordinaires
et horribles. Le premier m,ot grec est composé,
com,m,e André avait l'habitude de le faire, de ©iffTKç
et axy] ou iy-^j-ti, et le second aic/oç ou «t/poc, honte,
déshonneur. Nous n'avons plus maintenant à nous
appesantir sur ces erreurs.
lY. — Je signalerai un autre petit fragment de
tragédies qui se trouve à la page 189, dans la
partie Théâtre, à cause d'une particularité. L'édi-
teur place en tête ces deux mots grecs abrégés
que je transcris exactement Bc'cTr.oî/, ce qu'il expli-
que par 0£<77ri<; aî/!Jtrj, ce qui veut dire, ajoute-t-il,
dans la pensée de fauteur : composition poétique,
combat! M. G. de Chénier aurait dû examiner
avec plus d'attention les manuscrits d'André ; il
aurait vu qu'il se servait souvent de ligatures
grecques. Le fac-similé en oiîre un exemple : la
citation grecque, au bas de la deuxième colonne
commence par le mot irw, où la ligature ou abré-
viation ç est pour ax, et qui doit se lire l'axw. M. de
Chénier n'a pas manqué de lire et d'imprimer Kot
C'est une faute semblable qu'il a commise ici : ce
qui le prouve, c'est l'esprit rude qu'il a placé
sur la syllabe ai/, il ne s'est pas aperçu que ce
qu'il a pris pour l'esprit rude était la boucle (le
sigma) de la ligature 7. qui équivaut à a/, de sorte
que ce qu'il a lu B;?::. aî/. doit se lire OcaTi. ah/..
THEATRE. 281
c'esl-à-dire comme précédemment thespiaque ou
tragédie dans le goût d'Efichyle.
V. — Avant de quitter les tragédies, j'indique-
rai comme ayant dû peut-être se rattacher aux
compositions dramatiques, aux tliespiaques, soit
aux tragédies, soit aux comédies satyriques, une
grande pièce lyrique, appartenant aux œuvres an-
ciennes et qu'il faut aller chercher parmi les odes
(III, p. 256). Ce morceau débute ainsi :
0 mon esprit! :iu sein des oieux, etc.
Il est divisé en strophes, antistrophes et épo-
des, comme nous avons vu, dans la Bataille d'Ar-
minius, qu'André avait l'intention de diviser tous
ses chœurs. Cette disposition ne se comprendrait
[)as, s'il ne s'agissait pas de chœurâ' appartenant
à une composition dramatique. Je sais bien que
les odes de Pindare sont ainsi divisées, et qu'à
l'imitation du poète grec, beaucoup de poètes
français, à commencer par Ronsard, ont introduit
sans raison dans leurs compositions lyriques les
strophes, les antistrophes et les époçles. André
Chénier savait parfaitement que ces divisions
avaient leur raison d'être chez les Grecs parce que
les chœurs lyri(iues évoluaient comme les chœurs
dramatiques; mais qu'elles ne correspondaient
plus à aucun de nos usages , à aucune de nos
idées. Il ne pouvait donc les emprunter aux an-
ciens que pour les adapter aux mouvements des
masses chorales sur un théâtre. Dans cette pièce
on a pu croire que c'était le poëte qui s'adressait
à son esprit. Ma conviction est que jusqu'à pré-
24;
282 ŒUVRES D ANDRÉ GIIKXIER.
sent nous n'avions pas compris ce morceau. Le
cliœur parle de lui-même ou à lui-même comme
s'il n'était qu'une seule personne; il en est pres-
que toujours ainsi dans le théâtre grée. Mais, cela
dit, j'ajoute que ce n'est qu'une conjecture qui a
besoin d'être étudiée. Toutes les diflicultés que
soulève l'examen de cette pièce ne me paraissent
pas encore éclaircies.
Les manuscrits ont fourni deux bonnes correc-
tions, l'une pour l'avant-dernier vers de l'anti-
strophe II où il faut lire cPuii reptile fangeux au
lieu d'un reptile fougueux, l'autre qui consiste à
introduire dans le deuxième vers de la strophe le
mot enfin qui complète la mesure du vers.
On trouvera encore quelques notes et quelques
indications de scènes dans la piirtie de la nouvelle
édition consacrée au Théâtre (p. 189-191). Quand
au long fragment (p. 191-192), ou Ulysse se dé-
voile aux yeux des prétendants et leur annnonce
qu'ils vont mourir, il n'appartient pas aux com-
positions dramatiques. Ce morceau est épique et
descriptif; il n'est d'ailleurs que la traduction des
quarante et un premiers vers du xxu' chant de
V Odyssée. L'on pourrait conjecturer qu'il a dû à
un moment, dans la pensée du poète, être destiné
au poëme de V Aveugle, dans lequel il aurait pu
s'intercaler , au moyen d'une courte transition,
précisément à la place où est venu se placer
postérieurement le fragment : Enfin l'Ossa, VO-
lympe, etc. Ces deux morceaux sont en tous points
semblables; c'est la même scène, conduite à peu
près de même, avec des personnages différents.
THKÂTRE. 283
Toutefois celui que le poëte paraît avoir définiti-
vement adopté à son poëme est très-supérieur; il
est plus court, plus chaud, plus pathétique. Le
morceau sur Ulysse me semble avoir été com-
posé bien avant celui de Thésée. Il est resté sans
emploi déterminé après la modification apportée
au poëme de V Aveugle.
II. Comédies.
Il ne reste pour ainsi dire rien dans les manus-
crits d'André Chénier, qui soit relatif, d'une façon
certaine, à ces sortes de compositions. Une indi-
cation très-courte sur ce qu'il voulait faire, est la
seule trace que ses manusraits ont gardé de ses
projets. En tête de cette note est la mention (^bc-k.
[iLEvav, c'est-à-dire, Qi^m'xy.ai [jLEvavopsTai, Thespiciques
ou compositions dramatiques dans le goût de Mé-
nandre.
La comédie de Ménandre, c'est la nouvelle co-
médie, celle dont les chœurs ont disparu, c'est le
type de la comédie de Plante et de Térence chez
les Latins et de Molière chez nous. Et en effet c'est
Molière qui est l'objet de cette note, publiée par
M. Egger et que nous avons reproduite dans les
G'Juv7'es en prose.
On peut se demander si la pièce des Charlatans
n'était pas une comédie plutôt qu'une satyre. Pour
moi, il ne peut y avoir doute. On verra par quel-
ques vers du prologue que nous citerons qu'il en-
tendait faire une comédie à la manière d'Aristo-
284 ŒUVRES D ANDRE CHENIER.
pliane, avec des chœurs dansants. C'est donc une
satyre. Pour quelques autres fragments il sera
diflicile de décider.
J'aurais pu n'introduire que deux divisions dans
le théâtre : 1" Tragédies avec ou sans chœurs;
2" Comédies avec ou sans chœurs, c'est-à-dire co-
médies ou satyres. Mais j'ai préféré distinguer les
comédies des satyres pour bien faire sentir les
points de vue différents où se place le poëte.
Dans chaque cas particulier le jugement du lec-
teur sera libre. D'ailleurs un très-petit nombre de
notes se rapportent à ces comédies proprement
dites. Cela ne doit pas nous étonner; André n'était
point attiré vers ce genre par l'attrait de la nou-
veauté. Là, il lui était plus difficile d'innover; il
n'avait qu'à marcher sur les traces de ses devan-
ciers, en s'efforçant de les surpasser, en prenant
pour modèle notre grand comique d'abord et en-
suite en allant puiser lui-même clans le théâtre
des Latins et dans les fragments d'Alexis, de Mé-
nandre et de Philémon des inventions nouvelles,
des traits oubliés ou perdus, retrempant en quel-
sorte le rire aux sources de l'antique gaieté.
Ce qui, beaucoup plus que la comédie propre-
ment dite, excita sa verve, aiguillonna son génie,
ce fut la création et la composition de ses Satyres
ou comédies à l'Aristophane.
III. Les Satyres.
Nous ne reviendrons pas sur la signification pré-
cise de ce mot; nous avons donné plus haut lou-
THÉÂTRE. 285
les les explications nécessaires. Rappelons seule-
ment qu'il s'agit de comédies dans le goût de l'an-
cienne comédie des Grecs, c'est-à-dire combinant
une action dialoguée, avec les évolutions et les
chants d'un chœur. André Ghénier voulait, on Ta
vu, les satyres dialoguées en vers de dix syllabes et
les chœurs mixtes. Nous allons passer en revue
les esquisses de plusieurs satyres laissées par
André Ghénier et contenant des fragments impor-
tants.
I. — Les Charlatans. Il reste de cette pièce une
sorte d'esquisse générale, contenant un plan suc-
cint, qui n'est pas très-arrèté dans ses différentes
parties, et quelques indications sur les person-
nages. Elle porte en tête la mention : Ka^uwo. «piç.
Y0-/1T., c'est-à-dire I\o;xw5îa apiaTOcpaveia : rô-/iT£ç, comé-
die dans le goût d'AristopJiane : les Charlatans. On
peut conjecturer que les Charlatans valets auraient
peut-être formé le chœur. A ce canevas se joignent
trois fragments en vers que l'éditeur a séparés
on ne sait pourquoi : un prologue de quatre-
vingt-six vers (p. 177-180); une scène à huit per-
sonnages qui suit l'esquisse de la pièce (p. 181-184);
et un fragment de soixante-dix vers (p. 186-188),
qui appartient au rôle du Charlatan. Dans la scène
à huit personnages, ceux-ci sont indiqués par des
lettres grecques, dont quelques-unes auraient
besoin d'être corrigées. On distingue : «, l'amou-
reux; p, la jeune fille, sa cousine; y, la mère de la
jeune fille; o, s, C, -q, ô, cinq personnages, hommes
ou femmes, qui sont les dupes, les naïfs; et t, le
286 ŒUVRES D'AXDUK CIIKXIKU.
maître charlatan, celui qu'André désigne par le
yori; (et non YO"'"n comme met l'éditeur). Mais le
fragment le mieux réussi c'est le prologue; c'est
un morceau d'un goût parlait, d'une spirituelle
finesse, surtout la première moitié que nous cite-
rons :
Bonjour, salut. Paix ! je suis l'orateur,
Ou le prologue envoyé de l'auteur.
Si vous avez feuilleté quelques pages,
Tout ce cortège aux folâtres visages.
Ces chœurs dansants, et ces ris un peu fous,
Vous font juger assez que devant vous
Se vient montrer la gente comédie ;
Non cette froide, insipide, étourdie
Qui ne dit rien, et se pare aujourd'ui
De mots fardés, de grimace, d'ennui,
De plats sermons; mais celle que TAttique
\'it s'agiter sur son théâtre antique.
Le bon rimeur qui fait que nous voici
A d'autres dieux fut dévot jusqu'ici.
St's vers, amants des forêts solitaires.
S'embellissaient d'études plus sévères.
Mais de sa route il faut quelques instants
0 l'il se détourne. Un tas de charlatans,
D ' vils escrocs, à qui chacun fait fête,
Ont de sa bile excité la tempête.
Or, comme il faut, pour flétrir ces pervers,
Les saupoudrer de caustiques amers.
Il veut contre eux, pour signaler sa haine,
Ressusciter la scène athénienne.
Et c'est par nous qu'étalant une voix
Neuve aujourd'hui, populaire autrefois.
Il les fustige, et sur leur dos profane
Fait pétiller le sel d'Aristophane.
Ce grec railleur, une fois trop mordant.
Contre Socrate envenima sa dent.
Mais il eut tout, esprit, force, harmonie,
THÉÂTRE. 287
Invention, gaîté, grâce, génie.
De son vers fin les acres aiguillons
Faisaient merveille à larder les félons.
Et suis marri que notre grand Voltaire,
Que l'on croit plus qu'à Rome le saint-père,
A tout propos nous le dénigre ', au lieu
LVéludier pour le connaître un peu.
De ce rieur que chérissait la Grèce
Il eut Tesprit, la verve, la finesse :
Faul-il soi-même (et c'est ce qu'il fait, lui)
Se souffleter sur la face d'autrui ?
Sus. Ouvrez donc de grands yeux. Noire scène
Va vous offrir toute la vie humaine :
Vous, vos amis; miracles et jongleurs.
Songes, esprits, prophètes, bateleurs.
Contes sacrés, sottises qu'il faut croire,
Dupes, fripons. Bref, toute voire histnire.
Ajoutons enfin que sans doute André aurait fait
entrer dans cette pièce bien des traits liabilemenl
dérobés à Aristophane, aux Nuées, à Plutus, etc.
II. La Libcrlr. — Il reste une esquisse et un
fragment de chœur. L'esquisse (II, p. 185) est pré-
cédée de la mention WcCTruiax. amu. èXsuO. , ce que
l'éditeur explique par : Composition poétique
piquante; comédie; la Liberté; car André a forgé
ce mol 0£(77riaxuL7Î ou t)£i7::iax-/, des deux mots ©ic-rct;
et àx;j.r, ou àx/|! Ccs uiots Irès-clairs pour nous,
0£(77rtax-/i. Kojuwoia : 'EXeoôcGi'a, signiheut .' Tliespiaquc
ou composition dramatique ; Comédie (sous-en-
tendu aristophanesque\ : la Liberté. André Chénier
n'a pas tracé le plan, mais a donné une idée gé-
1. Dans le Dict. phil., article : Anciens et Modernes
288 ŒUVRES D'AXDRI': CHÉNIER.
nérale de sa pièce. Le héros est emprunlé aux
Chevaliers d'Arislopluuie ; c'est le peuple person-
nifié, le vieux A^ao;, le vilain, toujours berné, joué
par les gens de robe, d'épée ou d'église. Comme
dans la pièce du poêle grec les allusions politiques
n'auraient pas manqué. Enfin le dénouement c'est
le triomphe et le rajeunissement du vieux peuple,
et son mariage avec la jeune liberté.
Il reste de celte pièce deux fragments de chœur
qu'il faut aller chercher parmi les Hymnes, dans
le troisième volume, p. 209 à 211. De l'un de ces
fragments, qui est précisément intitulé : la Li-
berté (c'est le titre de la Satyre à laquelle se rat-
tache ce chœur), on connaisait une belle strophe :
La liberté
Fut, comme Hercule, en naissant invincible ; etc.
Le chœur était formé de quatre groupes : le
chœur des hommes, «vopwv, le chœur des jeunes
hommes, veaviSv, le chœur des femmes, Yuvaixwv et
le chœur des vierges, Trapôî'vwv. Ce n'est pas ainsi
que l'éditeur les a divisés ; quand nous serons aux
Hymnes, nous expliquerons sa méprise. On dis-
tingue dans ces différents fragments, le dessin
général de la strophe et de l'épode.
Le petit fragment qui est à la page 211 :
Salut, déesse France, idole de nos âmes,
appartient au chœur Rnal. On peut conjecturer que
la déesse France était le Deus ex maclmia qui ame-
nait le dénouement. C'était elle qui devait prési-
THÉÂTRE. 289
der à runion du vieux Demos, redevenu jeune, et
de la belle Elcutheria.
III. Les Initién. — Pièce absolument inconnue à
l'éditeur. Il en reste une note, deux fragments de
scènes et un fragment de chœur.
La note, à laquelle on n'avait pu jusqu'à pré-
sent donner sa véritable signification, a été pu-
bliée en 1840 dans l'édition des Œuvres en prose
et reproduite dans l'édition de 1872. Elle est im-
portante, car elle nous donne une idée du sujet et
contient l'indication de la pièce antique qui le lui
a suggéré. Voici cette liote-préface :
L'n poëte comique de cette nation paya, dit-on, de sa
tète le courage qu'il avait eu de traduire en plein théâtre
les turpitudes que de nombreuses assemblées de frères et
amis cachaient sous un appareil d'initiations et de cérémo-
nies saintes '. L'auteur du poënie qu'on va lire pourra bien
subir le même sort, pour avoir aussi, non pas dévoilé (qui
ne les ignore ?), mais peint de fidèles couleurs les san-
glantes orgies d'initiés plus nombreux, plus puissants,
plus odieux, et qui, jugeant de Tespèce humaine par eux,
la méprisent au point de ne pas même daigner s'envelop-
per de mystère. Ainsi il fournira un nouveau trait au pa-
rallèle des deux Républiques, lorsque sa tète en tombant
amusera la férocité idiote d'un peuple, si avide de ces com-
bats entre des bourreaux et un innocent, que sa curiosité
est à peine satisfaite par le zèle d'un tribunal patriote qui
le repaît au moins d'un assassinat par jour; et les anti-
quaires obsei'veront avec plaisir que les .anciens ont servi
en tout de guide aux modernes et ne leur ont que bien
1. 11 désigne Eupolis et sa comédie des Baptes, du'igée contre
Alcibiade et ses compagnons de débauche. Voy. 0. Mùller, Ilist.
de la litt. grecque, II, 4o7 ; Juvénal, II.
290 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIER.
rarement permis d'être inventeurs, môme en atrocités et
en violences.
Cette note donne d'abord lieu à deux remarques.
L'une est qu'André Chénier, prévoyant bien les dif-
ficultés qu'il aurait à faire représenter ses Satyres,
avait formé le projet de les faire imprimer. L'autre
est qu'il conçut le sujet de cette pièce vers la fin
de 1792, ainsi que le prouve l'allusion au tribunal
du 17 août. Cette note, ensuite, nous explique clai-
rement le dessein du poëte. Sa pièce était dirigée
contre les Jacobins, et il voulait traduire en plein
théâtre les turpitudes que ces assemblées de frères
et amis cachaient sous un appareil d'initiations et
de cérémonies. Peut-être eût-il intitulé sa comédie
satyrique les Initiés; c'est le titre que nous avons
adopté pour la désigner, bien qu'il ne rende pas
exactement celui de la pièce d'Eupolis (BaTttat); mais
il correspond au même ordre de faits. Les pre-
mières scènes esquissées par André Chénier sont
la réception d'un nouvel initié au club des Jaco-
bins et une scène de délation.
De celte dernière il nous a été conservé la dé-
position du sycophante devant le président du
club; ce fragment, composé de quelques vers, a
été écrit à Saint-Lazare, et il faut aller le chercher
dans les ïambes (III, p. 291, xii). Il fait partie des
pièces qui nous sont données en fac-similé; nous
en réservons donc l'examen pour la fin du volume.
Disons seulement ici que ces vers sont précédés de
la mention Tpuy., c'est-à-dire Tpuywûîa, comédie,
avec le sens que nous attachons souvent au mot
parodie. Us sont terminés par cette autre mention
THÉÂTRE. 291
SX Tîov Toïï E. 3., c'est-à-dire Ix tôîv -oZ 'E^kôIioo^ Bxtz-
Tiôv, pris des Baptes d'Eupolis, ce qu'il faut com-
prendre dans son sens le plus large.
De la première scène il nous reste un fragment
de chœur; l'éditeur l'a rangé encore mal à pro-
pos dans les ïambes, page 282. Il commence par
cette question faite au néophyte (nous citons pro-
visoirement le texte de Téditionl :
Qu'est-ce qu'un Gloutaneinie ?...
Et le manuscrit est suivi de cette mention en fran-
çais : Trad. des Baptes d'Eup.
Un troisième fragment paraît se rapporter en-
core à cette pièce; il se trouve aussi dans les ïam-
bes, p. 281, et débute par :
Gynnis étant capitan de la horde, etc.
Il se termine par la mention : Trad. de Crat., c'est-
à-dire traduit de Cratinus; c'est, en elïet, un vers
de Cratinus qui a fait naître dans le poëte l'idée
qu'il a développée. Nous reviendrons sur ces trois
fragments et nous en examinerons le texte à la fin
de ce volume, quand nous nous occuperons des
manuscrits donnés en fac-similé.
On distingue parmi les personnages le président
du club, le nouvel initié, le sycophante ou déla-
teur, un nommé Gynnis, d'autres personnages qui
sont désignés par des lettres de l'alphabet, et enfin
le chœur composé des frères et amis.
IV. — Il ne nous reste plus à mentionner qu'un
court fragment de huit vers égarés au milieu des
292 ŒUVRES D'A>'DRÉ CHÉNIER.
Iragmenis d'idylles (I, p. 175i, et qui a été suggéré
à André Chénier par un passage d'Ovide :
Savez-vous point co qu'on dit dans les fables ?
Vénus et Mars, amants jeunes, aimables,
Ktaicnt ensemble. Un benêt de \'ulcain
Met autour d'eux une gaze d'airain,
Les prend tous deux. Et chacun les envie,
Bernant l'époux qui, par ses cris, avait
Appris à tous ce que lui seul savait.
Il s'agit dans ces vers d'un époux malavisé. Le
poëte avait entrevu le côté comique d'une situa-
tion, et il avait crayonné ce court fragment. M. de
Chénier aurait dii penser que ces vers de dix pieds
n'étaient point à leur place au milieu de ces chants
bucoliques. En têt« on lit ces mots abrégés très-
clairs pour nous : ©EOTctax. Kpar., c'est-à-dire 0£or-
TTiaxTi, KpatTvo; OU KpoÎTr,?, thespioque OU composition
dramatique à la manière de Cratinus ou plutôt de
Cratès dont la gaieté était plus tempérée. C'est un
point difficile ù trancher puisque nous ignorons
absolument le sujet de la pièce entrevue par le
poëte.
Parmi les explications que nous donne l'éditeur
de toutes ces thespiaques, celle qu'il hasarde ici
est tout à fait extravagante. Ces deux mots grecs
abrégés ©sïTriax. Kpat., dit-il, indiquent la double ac-
tion de Vidcain qui enferme et retient dans un filet
Mars et Vénus, puis appelle les dieux pour les voir.
Que le poëte ait forgé, suivant son usage, le mot 0£(7-
TTiax. de ©EaTiiç et âxTi ou de ©ÉaTriç et axpir^ ; OU
bien ©sciTriaxpiToauôoç, de 0£j7ri<; et àxptToi/uOoç ; et que
xpax. indique le verbe xpaxeu) ou les substantifs xodroi
THÉÂTRE. 293
OU xparaioç, tovjoum est-il qu'il se proposait de chan-
ter rVune manière piquante Vaventure conjugale de
Vulcain^ qui.... Mais il serait cruel d'insister.
V. — Citons maintenant un très-beau fragment
de chœur (ou de prologue) qui se trouve parmi les
Poésies diverses (II, p. 232) ; il est en vers de sept
syllabes :
Maintenant la loi sacrée
Veut que j'appelle à nos chœurs
Pallas, amante des cœurs ;
Vierge à Thymen indocile
Qui règne sur notre ville,
Qui tient les clefs de nos murs.
Parais, ô vierge immortelle,
0 toi qui hais les tyrans ;
Le peuple des femmes t'appelle.
Mène avec toi dans ces lieux
La paix amante des fêtes.
Venez aussi toutes deux,
Paisibles et favorables,
0 déesses vénérables.
Dans vos bois mystérieux.
Où sur vos saintes orgies
Nul homme ne porte les yeux ;
Lorsqu'aux lampes étincellent
Vos fronts immortels, radieux.
Venez, venez toutes deux.
Vénérables thesmophores,
Si jamais à notre voix
Vous avez daigné descendre.
Daignez, daignez nous entendre.
Venez, venez cette fois.
A quelle^.pièce appartenait ce fragment? Proba-
blement à la Liberté, mais on ne peut que le con-
2.^
294 ŒUVRES D'AXDRÉ CHÉXIEK.
jecturer. Gomme on s'en aperçoit aux rimes, beau-
coup de vers n'étaient que des vers d'attente.
Ayant examiné les projets qui se rapportent aux
trois genres de composition dramatique dans les-
quels voulait s'essayer André Chénier, je passe à
l'examen d'une autre partie de ses œuvres : les
Poèmes.
CHAPITRE QUATRIÈME.
LES POÈMES.
Avertissement .
Nous arrivons à la partie des œuvres d'André
Cliénier qui est le plus hérissée de difficultés. Ce
sont les poëmes.
J'admire la tranquille assurance de l'éditeur.
Pour lui, point d'obstacles, nulle part la moindre
obscurité; tout lui est clair et transparent! Avec
quelle aisance il se meut dans ce vaste laby-
rinthe !
Quant à moi, ce n'est qu'en tremblant que je
m'aventure sur un terrain semé de précipices, et
dont tant de chemins aboutissent à l'inconnu.
Aussi crois-je nécessaire de prévenir ceux qui
veulent bien me lire que si, dans le développe-
ment de la question que je vais bientôt traiter, je
prends souvent le ton de l'affirmation, ce ne sera
là qu'une forme plus rapide de discussion et de
démonstration.
296 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIER,
Auparavant, il convient d'élaguer tous les ra-
meaux parasites qui nous dérobent la route. De
tout cet ensemble de poëmes qu'a rassemblés
M. G. de Chénier, il faut donc que nous commen-
cions par rejeter les pièces diverses qu'il y a
entassées sans raison.
I. Poëmes à rejeter.
Remarque préliminaire. — Si l'éditeur s'était in-
quiété de la double acception qu'avait le mot
poëme pour André Chénier, il eût évité bien des
méprises. Le moi poëme a signifié d'abord compo-
sition poétique, ouvrage quelconque. Plus tard on
a restreint la signification générale de ce mot, et
il n'a plus été appliqué qu'aux ouvrages de grande
étendue, ordinairement composés de plusieurs
parties.
Mais André Chénier l'emploie souvent dans
sa signification première. Dans une note, il s'ex-
prime ainsi, à propos d'une élégie de Tibulle
(III, p. 153) : « Imiter toute cette élégie, qui est un
des plus beaux poëmes de l'antiquité. » Dans son
Commentaire sur Malherbe, il l'applique aux Lar-
mes de saint Pierre, puis à VOde à Marie de Médi-
cis, et aux Stances pour le roi Henri le Grand. Ce
mot a donc deux sens distincts, qu'il ne faut pas
confondre; le premier s'applique à toute produc-
tion poétique quelconque, courte ou longue, épique
ou erotique; le second, dans certains cas, est ré-
servé aux grandes productions épiques ou didac-
LES POEMES. 297
tiques. Ici, il est de tonte évidence qu'il ne faut
pas ranger côte à côte avec VHermès, VAmérique^
l'Art d'aimer, toute élégie, épître, etc., qu'il aura
plu à André Chénier dé désigner par le mot poëme.
Passons donc la revue des pseudo-poëmes re-
cueillis par M. de Chénier, et rejetons toutes ces
pièces parmi leurs congénères.
La Superstition (p. 127 à 132\ — De ce prétendu
poëme, si nous commençons par retrancher les
fragments et notes (p. 129 à p. 132i qui appar-
tiennent aux compositions dramatiques, aux tra-
gédies, et dont nous avons parlé dans le chapi-
tre consacré au théâtre (ci-dessus, p. 279), il ne
restera plus que deux pages et demie. André
Chénier nous a averti des dimensions qu'il comp-
tait lui donner : « Il faut faire (dit-il'i, et le plus
tôt possihle, un poëme sur la superstition. Envi-
ron cent cinquante vers. » Puisque le mot poëme
est réservé ici pour les grandes compositions, il
faut classer la Supei^stilion parmi les Poésies di-
verses, où son vrai titre sera Discours sur la Su-
perstition. C'est un genre didactique dont les
œuvres de Marie-Joseph offrent de nombreux
exemples. Mais je m'en veux de chagriner M. de
Chénier, qui paraissait tenir lieaucoup à ce poëme;
et je vais rendre à cet ouvrage une vingtaine de
vers, qu'il avait placés parmi les Satires.
Voici, en effet, le dernier paragraphe de la Su-
perstition (p. 129) :
Un jeune homme ayant retenu quelque phrase de Vol-
taire se moque de
298 ŒUVRES D'ANDRÉ GHÉNIER.
Tous ces rêves sacrés qu'enfanla le Jourdain....
puis il vous (lit tranquillement ceci et cela.... il croit tout
cela uioins ridicule que l'eau changée en vin....
Or, ce petit canevas a été mis en œuvre, ce dont
l'édilcLir aurait dû s'apercevoir; le fragment est
dans le même volume à la page 201 :
Un jeune homme orgueilleux et docte réputé,
Tout plein de quelque auteur au hasard feuilleté,
Etonne un cercle entier de sa haute sagesse;
11 se joue avec grâce aux dépens de la messe,
11 plaisante le pape et siffle avec dédain
Tous ces rêves sacrés qu'enfanta le Jourdain.
Et puis d'un ton d'apôtre, empesé fanatique,
Il prêche les vertus du baquet magnétique.
Et ces doigts qui de loin savent bien vous toucher
Et font signe à la mort de n'oser approcher.
Un tel conte à ses yeux est moins plat, moins insigne,
Que ce vin frauduleux, étranger à la vigne.
Par qui sont de Cana les festins égayés,
Ou ces diables pourceaux dans le fleuve noyés.
C'est que son jugement n'est rien que sa mémoire;
S'il croit même le vrai, c'est qu'il est né pour croire.
Ce n'est point que le vrai saisisse son esprit.
C'est que Bayle ou Voltaire ou Jean-Jacques l'a dit.
Et le pauvre hébété
N'est incrédule, enfin, que par crédulité.
La Solitude (p. 132). — Ce petit ouvrage trouvera
sa place parmi les Élégies orientales.
L'Astronomie (p. 134). — Il faut commencer par
détacher de ce prétendu poëme tout le superbe
morceau qui commence au bas de la page 135 :
Salutj 0 belle nuit, etc. Nous l'expliquerons plus
LES POEMES. 299
loin et nous indiquerons sa vraie place. Il ne
reste donc plus que le fragment de la page 134 et
le canevas en prose de la page 135. Ce fragment
et cette esquisse en prose doivent être joints au
fragment et au petit canevas qui appartiennent
à VÉpître à M. Bailly (ÏII, p. 199); ils sont un
développement nouveau de la première idée du
poëte. L'ensemble de ces morceaux en vers et de
ces canevas en prose pourra se ranger parmi les
ÉpUres ou parmi les Poésies diverses, sous le titre
de Discours sur V Astronomie^ à M. Bailly.
Nous n'avons point de naïveté (p. 138). — Il en a
fallu cependant à l'éditeur pour classer, parmi les
poëmes, ce petit sujet, qu'il faut bien vite rejeter
parmi les Poésies diverses ou parmi les Élégies.
Bataille d'Arminius (p. 139). — Le lecteur sait à
quoi s'en tenir sur cet ouvrage. C'est tout simple-
ment une tragédie dans le goût d'Eschyle. Nous
en avons parlé longuement dans le chapitre con-
sacré au Théâtre.
La Reconnaissance (p. 142). — A mettre dans les
Poésies diverses, sous le titre de Discows sur la Re-
connaissance.
La France libre (p. 143). — La place de cet ou-
vrage est dans les Poésies diverses sous ce titre :
La France libre, hymne, ce dernier mot ne signi-
fiant pas autre chose que chant.
Il ne nous reste donc plus, en fait de poèmes,
que V Invention, [Llcrmès, Suzanne, l'Amérique ^
VArt d'aimer et les Cy dopes littéraires.
300 ŒL'VRES D'ANDKÉ CHÉNIEK.
Dans le paragraphe suivant nous allons exami-
ner le texte de ces diiï'érents poèmes, et donner sur
chacun d'eux quelques détails nécessaires. Mais
nous réserverons pour un troisième paragraphe
les explications et les éclaircissements que nous
aurons à fournir sur la structure de l'Hermès et
de VAméîùque.
II. Examen des poèmes.
V Invention. — Page 4, v. 7. V édition critique
de 1862, dit M. G. de Chénier, fait une chicane de
ponctuation aux éditions 'précédentes ; mais sa ponc-
tuation n'est pas meilleure. Mais, demanderai-je,
puisque ma ponctuation n'est pas meilleure, pour-
quoi l'adopte-t-il ? Voici l'amusante explication
qu'il donne de ce passage pourtant bien clair:
nous voyons les enfants de la jière Tamise^ ennemis
indomptés de toute servitude^ excités par votre pro-
pre exemple à vous vaincre! — Pour é\iler des re-
marques inutiles nous dirons toute suite qu'en
1862 et 1872 nous avons exactement reproduit le
texte de 1819, et que par conséquent les notes
(page 5, V. 15 ; p. 11, v. 20; p. 18, v. 1 ; p. 18, v. 18),
dans lesquelles l'éditeur confond les dates et les
éditions, sont bonnes à mettre au panier. — Pag 5,
dernier vers. Dans ce vers grands est un adjectif
qualifiant infortunés, lequel est lui-même un
adjectif pris substantivement. Les grands infortu-
nés, ce sont ceux qui ont subi de grandes infortu-
nes, et non pas les hommes d'un rang élevé qui
ont éprouvé des malheurs. Cela est clair.
LES POËMES. 301
Hermès. — Dans toutes les éditions publiées, dit
M. de Chénier, y compris les éditions critiques, on
rencontre les fragments dupoëme d^ Hermès, impri-
més au hasard, cest~à-dire sans que Von ait paru
s'inquiéter de leur corrélation. Rien n'eût été si fa-
cile que d'y mettre de l'ordre. M. de Chénier parle
légèrement. Voici ce qui se lit à la page ni de
V Avertissement de l'édition de 1872: «Quant à
VHermès, profitant du travail de M. de Sainte-
Beuve et de la publication récente de M. Egger,
nous avons essayé, dans cette édition, d'en coor-
donner les fragments et de reconstruire ce poëme
sur le plan que paraît en avoir tracé André Ghé-
nier. » J'ajouterai que le plan du poëme dans
l'édition 1874 ne diffère pas de celui adopté en 1872,
sauf en ce qui concerne les fragments nouveaux
et les notes inédites.
Page 21, ligne 14. — A propos des minéraux,
que meuvent les organes vivants secrets, l'éditeur
aurait beaucoup mieux compris la pensée d'André
Chénier s'il avait lu les notes de BulTon que, pour
expliquer ce passage, nous avons insérées aux
pages 359 et 360 de l'édition de 1872.
P. 26, comparez le vers : Est mort toute sa vie, etc. ,
avec un vers des Élégies (III, p. 69, v. 21).
P. 47 à p. 49. L'éditeur a fort mal à propos
accolé les uns aux autres plusieurs fragments qui
sont sans rapport entre eux.
Suzanne. — Ce poëme fut publié, non pas en
1839 comme le dit M. de Chénier, mais en 1833
(II, p. 287 à p. 302). Le manuscrit n'est plus entre
26
302 ŒUVRES D'ANDRÉ CHKXIER.
SCS mains. Ce n'est donc pas lui qui l'aura fourni
à cette édition. Dans ce cas ce poomc aurait été
compris dans les manuscrits vendus en 1819 aux
frères Baudouin ; mais de Latouche affirme le con-
traire. Il dit que le manuscrit de Suzanne était
resté aux mains de Sauveur. Et de fait il ne peut
faire partie du groupe L, publié en 1819; et il n'est
pas probable non plus qu'il ait fait partie du
groupe L S, puisque de Latouche n'en publia pas
un vers dans la Revue de Paris. Il doit donc être
compris dans le groupe G, fourni par M. de Chénier
lui-même en 1833. M. de Chénier doit commettre
une erreur. Il pense, je crois, qu'il a existé un
manuscrit plus complet du poëme de Suzanne.
Cela est possible, mais ce n'est qu'une conjec-
ture; en tout cas il n'apporte pas de preuves. Que
quelques manuscrits aient été égarés, surtout
avant 1819, c'est ce dont je ne m'étonnerais pas.
Ce que l'éditeur appelle le premier brouillon (du
poëme sans doute) me paraît contenir tout ce
qui a jamais été publié de Suzanne. Relativement
à ce que nous avons de ce poëme, c'est le manu-
scrit En effet, de cet ouvrage il reste (outre le
plan et les notes) trois fragments dont l'éditeur a
pu corriger le texte. Pour le premier fragment de
vingt-six vers, il donne deux variantes et fait une
observation sur un autre vers; pour le second de
cinquante-huit vers, il indique huit variantes et
rétablit deux vers ; pour le troisième de trente-
quatre vers, il donne une variante et deux correc-
tions.
Le manuscrit a fournide bonnes corrections, et
LES POEMES. 303
notamment pour les vers 1 et 17 du fragment du
troisième chant (p. 63). Mais la chicane que fait à
l'éditeur de 1833 l'éditeur de 1874 sur la tour de
Babel me paraît insignifiante. La tour de Bel, c'est
la tour du dieu Bel; la tour de Babel, c'estla tour
de Baliylpne ; mais il me semble que c'est toujours
la môme tour dont parle André.
Amérique. — On ne connaissait c^ue les frag-
ments qui sont aux pages 73, 80 et 95. Vaste con-
ception, mais très peu-avancée. Nous en reparle-
rons tout à l'heure; ici nous nous bornons à quel-
ques observations sur le texte. Relativement au
morceau de la page 89 :
Magellan, fils du Tage, et Dracke et Bougainville,
j'observerai à l'éditeur qu'il le lie à un fragment qui
est allégorique, et cela en indiquant téméraire-
ment une simple lacune de trois vers. Ce beau
morceau, dont j,'ai le manuscrit sous les yeux,
n'est précédé d'aucune ligne de points, d'aucune
indication, d'aucun signe qui le rattache, d'une fa-
çon certaine, au poëme de Y Amérique. Je ne pré-
tends pas qu'il n'ait pas dû en faire partie, mais
seulement que sa place est indéterminée. Quant
à la date de ce morceau, M. de Chénier se méprend
complètement; il est de la fm de 1793 ou du com-
mencement de 1794. Les deux vers :
Six ans sont écoulés sans que la renommée
De son trépas au moins soit encor informée,
signifient que depuis six ans on est sans nouvelles
304 ŒUVRES D'AXDRK CHKXIER.
do La Peyroiise. Or, on on a ou on 1788, donc cos
vers ont été écrits en 1794.
Je trouve dans la Chronique de Paris du 15 août
1790 l'entre-filet suivant:
On attendait avec impatience les vaisseaux de Chine
pour avoir des nouvelles de M. de La Peyrouse. Ils sont
arrivés et ne nous ont rien appris. Les voyageurs autour du
monde ont donc péri ; ou bien, jetés sur une terre incon-
nue et barbare, ils éprouvent un sort cent fois pire que le
naufrage et la mort elle-même.
Ne dirait-on pas ces lignes écrites par André
Chénier? on y retrouve les trois alternatives, éga-
lement douloureuses, décrites dans les vers : le
naufrage, la mort, l'attente dans la solitude d'une
île déserte.
J'indiquerai, avant de quitter l'Amérique, une
très-mauvaise couture, faite pour rapprocher
deux fragments importants, page 78, entre les vers
6 et 7.
Art cVaimer. — L'éditeur s'explique ainsi sur ce
poëme (p. 262) ; Tout ce qui concerne le poème de
/'Art d'aimer a été marqué par l'auteur de cette
manière : in arte . Il ne peut y avoir aucun doute
sur les matériaux qui se rattachent à cette compo-
sition. Mais les notes et fragm,ents ne donnent au-
cune indication sur le plan du poëme. Il est certain
seulement qu'il aurait eu trois chants comme celui
d'Ovide. Et il ajoute (p. 266) : Chaque manuscrit
portant l'indication du chant auquel il appartient,
il vùy a aucun doute sur le classement des maté-
riaux. Eh bien, j'avoue ne pas lire aussi claire-
LES POEMES. 305
ment que M. de Chénier dans les intentions du
poëte; j'aperçois des difficultés là où il n'en voit
pas.
J'accorde que l'éditeur a eu le soin de rassem-
bler sous le titre d'Arf r^/'n? mer tous les manuscrits
qui portent l'indication in arte et celle du chant
auquel ils étaient destinés; et j'ajoute qu'il me
paraît avoir eu le soin de ne réunir que ceux-là.
Mais je n'accorde pas que, parmi les manuscrits
ne portant pas les indications susdites, il ne s'en
trouve pas qui fassent partie du poome. Je suis
assuré du contraire. Les manuscrits d'André Ché-
nier présentent à chaque instant la réunion, sur un
même feuillet, de fragments de vers isolés, de notes,
de réflexions qui se suivent, souvent sans inter-
ruption, et qui sont destinés à des ouvrages ab-
solument différents. Le lecteur, certainement, n'é-
prouve aucun doute à ce sujet. Les manuscrits,
donnés en fac-similé, suffisent d'ailleurs pour nous
éclairer sur la manière de travailler de l'auteur.
Pour VArt fTaimer, en particulier, nous avons
rencontré dans les Élégies plusieurs fragments,
sans destination indiquée, et qui ont été insérés
dans ce poëme, faisant ainsi double emploi, ce
dont ne s'est pas aperçu l'éditeur. En outre, nous
avons rencontré dans ces mêmes élégies beaucoup
de pièces sur le genre desquelles il est impossible
de se méprendre : ces pièces sont didactiques ; le
poëte ne gémit pas, ne nous appelle pas à recevoir
ou ses vœux, ou ses craintes, ou son désespoir, et
ne nous prend pas pour confident de ses espé-
rances ou de ses peines secrètes ; non, il professe,
26.
306 ŒUVRES D ANDRE GHENIER.
il enseigne, il guide, lui calme et savant des secrets
de Ténus, le jeune amant qui s'intimide. Parmi
los fragments môles aux É^ies, j'indiquerai, sans
avoir la préienlion de les rassembler tous ici, ceux
qui me paraissent présenter ce caractère didac-
tique, et surtout ceux sur lesquels il ne peut y
avoir de doute :
Mais surtout sans les yeux quels plaisirs sont parfaits, (p. 98)
Tout mortel se soulage à parler de ses maux.... (p. 108)
Le courroux d'un amant n'est point inexorable,... (p. 110)
Viens près d'elle au matin, quand le dieu du repos, (p. 111)
Que sert des tours d'airain tout l'appareil horrible, (p. 125)
Lorsqu'un amant qui pleure en vain près d'une belle, (p. 126)
Nulle heure n'est oisive et nul instant n'est vide.... (p. 127)
Ainsi le jeune amant, seul loin de ses délices.... (p. 134)
Ni l'art de Machaon, ni la plante divine.... (p. 138)
.... Mes plaisirs veulent un peu de gloire.... (p. 138)
Complaisance a toujours une adresse propice.... (p. 138)
On ne vit que pour soi :, l'amitié n'est qu'un nom., (p. 139)
.le t'indique le fruit qui m'a rendu malade.... (p. 141)
Ah ! tremble que ton âme à la sienne livrée.... (p. 142)
.... Mais, quelque soin jaloux et vigilant.... (p. 142)
Ou ton projet sera la toile fugitive.... (p. 144)
Du céleste voyage à mon char confié.... (p. 144).
Dans les Bucoliques, on pourrait citer quelques
fragments :
Non; même sans chercher d'amoureuses promesses, (p. 93)
Et le sang d'Adonis et la rose hyacinthe.... (p. 169)
Ce dernier fragment, d'abord destiné à VArt
d'aimer^ puis reporté dans les Bucoliques, existe
ainsi en double avec des différences de rédaction
(I, p. 169 et II, p. 126). De même le petit fragment :
Complaisance a toujours, se trouve en même temps
LES POÈMES. 307
rattaclié à un morceau du poëme (II, p. 116) et
isolé au milieu des Élégies (III, p. 138). De même
encore le fragment : On ne vit que pour soi (III,
p. 139), était d'abord destiné à l'Art d'Aimer;
transporté dans les Élégies, il dut subir des modi-
fications de rédaction : tout ce qui était à la se-
conde personne fut mis à la première (III, p. 333);
la transformation n'était pas encore complète,
comme le témoignent les deux premiers vers. Ainsi
qu'il est facile de s'en rendre compte, André tra-
vaillait en même temps à ses Élégies et à son
poëme, et la destination d'un assez grand nombre
de fragments restait ainsi indécise. Bien des pen-
sées, bien des tableaux pouvaient en effet s'a-
dapter avec le même bonheur à une élégie ou à
l'Art d'aimer. Mais tous ces morceaux, dont la
place est ainsi incertaine, doivent, à mon sens, se
reporter dans le poëme, puisqu'André Chénier n'a
pas eu le loisir et le temps de les mettre en œuvre
dans ses Élégies.
L'éditeur nous apprend que le plan du poëme
n'existe pas; la constitution de l'^lr^ rf'aimer n'était
donc point établie d'une manière fixe'. Toutefois,
l'éditeur ajoute qu'il devait avoir trois chants ; je
le crois volontiers. Il est probable en effet que la
première intention du poëte fut de suivre le poëte
latin dans le développement de sa pensée et dans
la succession des tableaux. Mais je me persuade
qu'André Chénier, avec son imagination riche, je
dirai même vagabonde, aperçut bientôt mille sujets
à peine efleurés par Ovide, mille situations nées
de la différence des temps et des mœurs, et se
308 ŒUVRES D'ANDRK CHÉNIER
sentit à l'étroit dans les trois chants de VArs amn-
toria. En effet, j'entrevois le projet de modifier
l'économie générale de son poëme, d'ajouter un
quatrième chant, d'élargir ainsi son plan et d'a-
grandir son sujet. Celte intention du poëte fful-
elle passagère ou était-elle durable?) se fait joui"
dans quelques vers, égarés parmi les Élégies (III,
p. 144) et qui ne sont autre chose que l'épilogue
du second chant de VArt d'aimer :
Du céleste voyage à mon char confié
En deux courses son vol a franchi la moitié.
Descendons, sous nos pas la nuit couvre les plaines.
De mes cygnes fumants je détache les rênes -,
Demain même trajet s'ouvre devant mes yeux;
Mon char avec le jour regagnera les cieux.
Deux courses ne l'ont conduit qu'à la moitié de
son voyage ; deux courses encore lui seront néces-
saires pour l'achever. J'entends une objection. Ces
vers, dira-t-on, ne sont-il pas une simple note
poétique jetée sur le papier, sans destination, ren-
fermant une allusion aux deux jours que lui a
déjà demandés la composition d'une idylle et d'une
élégie? Et ces vers ne pourraient-ils pas porter
comme suscription : « Un soir, après avoir com-
posé en deux jours la moitié d'une élégie, »? A cela
je réponds négativement. La première rédaction
du premier vers :
Mais (bi trajet céleste à mon char confié,
suffit pour établir péremptoirement que ces jolis
vers sont une suite et une fin. La destination de
ce fragment m'apparaît comme certaine : c'est
LES POËMES. 309
l'épilogue d'un deuxième chant de VArt d'oÀmey\
que le poëte a eu l'intention, à un moment donné,
si ce n'est définitivement, de diviser en quatre
chants.
Il ne nous reste à faire que quelques remar-
ques de détail. Page 110, v. 5, l'éditeur a placé
fort maladroitement ici, sans même indiquer de
lacunes, un fragment qui n'est pas du tout la suite
de ce qui précède. Quant au vers 7 de la même
page, M. G. de Cliénier consacre bien inutilement
deux pages de notes au mot Nous que sans doute
de Latouche avait cru lire sur le manuscrit. Ce
passage avait été corrigé dans l'édition de 1872,
page 410. Eh bien! précisément depuis que M. de
Chénier a parlé, des doutes me sont revenus, et
je me demande si de Latouche, en adoptant Nom
qui ne peut rester, n'aurait pas été plus près de
la vérité que M. de Chénier qui lit Xanthus. Si ce
dernier mot rappelait un détail des préparatifs de
toilette de Junon, tels qu'ils sont décrits dans
le xiv chant de Yllîade (v. 166 et suiv.), la diffi-
culté serait levée ; or, il n'en est rien. Mais voici
qui est plus grave; l'éditeur, en parlant de de La-
touche, nous dit : Il crut déchiffrer Nous dans Sâvôoç
écrit irrégulièrement et par abréviation! Or, nous
savons à quoi nous en tenir sur la perspicacité de
M. de Chénier à lire les manuscrits. Je crois donc
qu'on devra, jusqu'à ce que ce manuscrit ait été
vu par quelque autre personne, regarder comme
douteuse la correction introduite par le nouvel
éditeur. Je ne serais pas étonné que le manuscrit,
où il croit lire SavOoç écrit irrégulièrement et par
310 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIER.
abréviation, donnai tout simplement Naïs. Il n'y
aurait plus là qu'un artifice de langage très-com-
préhensible : André aurait voulu dire qu'une
naïade avait tenu Junon au cristal de ses eaux,
c'est-à-diro, prosaïquemcnl, (ju'elle avait pris un
bain, qu'elle avait fait sa toilcltc. Je ne crois pas,
d'ailleurs," être le seul à penser ainsi, car je me
souviens que cette heureuse substitution de Naïs
à Nous a été proposée, en octobre 1867, dans VJn-
termédiaire.
Au sujet du second vers de la page 113, l'édi-
teur brouille toutes les éditions. La mauvaise le-
çon est due à l'éditeur de 1826 et a été reproduite
par 1841 ; le vers est très-exactement donné dans
les éditions 1819, 1833, 1862, 1872. Mais je ne sais
pourquoi je m'attarde à relever de pareilles inexac-
titudes; les trois volumes en sont criblés.
Page 120, le petit fragment: Une jeune beauté^
est imité de TibuUe, Élégie II, i, 77. — Page 124,
André cite la Bibliothèque orientale ded'Herbelot au
mot Laleh qui signifie une tulipe. La tulipe est
chez les Persans et chez les Turcs le symbole d'un
amant passionné. C'est avec une intention qu'on
découvrira plus loin, que je relève cette remarque
d'André Chénier.
Les Cyclopes littéraires. — De ce poëme assez
bizarre, on n'avait publié que les fragments sui-
vants dont on n'avait pas indiqué la destination :
Ah! j'atteste les cieux que j'ai voulu le croire..., (p. 150).
Mais désormais à peine il suffit à sa gloire.... (p. 152).
Il n'est que d'être roi pour être heureux au monde, (p. 160).
LES POÈMES. 311
Je ne m'arrêterai pas à ce poëme, que l'éditeur a
cru pouvoir diviser en trois chants. Je me con-
tenterai de citer les premiers vers :
Ce n'est plus un sommet serein, couvert de fleurs,
Qu'habitent aujourd'hui les poétiques sœurs;
C'est l'antre de Lemnos, sombre et sinistre asile,
Où vingt Cyclopes noirs et d'envie et de bile,
Prompts à souffler des feux par la haine allumés.
Trempent aux eaux du Styx leurs traits envenimés;
Et d'outrage, de fiel, de calomnie amère
Forgent sous le marteau l'Ïambe sanguinaire.
Le poëme ne me paraît pas tenir ce que le dé-
but promettait.
III. structure des poè'mes.
C'est ici que nous abordons les difficultés et que
nous mettons le pied sur un terrain qui semble à
chaque instant se dérober sous nos pas. Où tout
semble clair à l'éditeur, tout nous semble obs-
cur ; où tout lui semble certain, tout nous semble
douteux. V Invention, V Hermès, V Amérique, pré-
sentent des problèmes complexes, dont bien des
données absentes ne permettent pas de dégager les
inconnues, et qui, par conséquent, sont, je le
crains, destinés à rester insolubles. M. G. de Ché-
nier n'a résolu aucun de ces problèmes, cju'il paraît
même n'avoir pas soupçonnés.
Pour nous, deux alternatives s'offrent à notre
esprit : ou bien André Ghénier a abandonné, à
un moment de sa vie, tous les projets de sa pre-
mière jeunesse, ou la mort l'a surpris en pleine
312 ŒUVRES D'AXDHÉ CHÉNIER.
création, alors qu'il avait à peine dessiné le plan
de SCS vastes épopées, et qu'il était encore occupe
à rassembler cet imiiiciisc matériel scientifique et
historique qu'il méditait de mettre en œuvre. La
première hypothèse s'appuierait sur ces vers d'une
élégie :
Pourquoi de mes loisirs accuser la langueur?
Pourquoi vers des lauriers aiguillonner mon cœur?...
Ai-je connu jamais ces noms brillants de gloire
Sur qui tu viens sans cesse arrêter ma mémoire ?
Pourquoi me rappeler dans tes cris assidus,
Je ne sais quels projets que je ne connais plus ?
Que d'Achille outragé l'inexorable absence
Livre à des feux troj'ens les vaissea.ux sans défense ;
Qu'à Colomb pour le nord révélant son amour
L'aimant nous ait conduits où va finir le jour....
Jadis il m'en souvient, quand les bois du Permesse
Recevaient ma première et bouillante jeunesse,
Plein de ces grands objets, ivre de chants guerriers.
Respirant la mêlée et les cruels lauriers.
Je me couvrais de fer, et d'une main sanglante
J'animais au combat ma lyre turbulente....
Non; ce n'est là qu'une boutade poétique, un
prétexte à l'élégie, c'est un écho du mol Anacréon.
C'est Mars qui déboucle son armure aux pieds de
Yénus. Non, jamais cette grande ivresse épique
n'a cessé d'agiter, d'animer l'àme et l'esprit du
poëte. Je n'en veux pour preuve que le beau frag-
ment : Magellan^ fils du Tage, qui est de 1794, et
les longues recherches scientifiques qui, vers la
même époque, occupaient à Versailles les longues
heures de sa solitude. Alors il amassait encore,
confiant non-seulement à ses papiers, mais trop
souvent à sa mémoire, ses plans, ses projets, ses
LES POEMES. 313
observations, vaste assemblage encyclopédique
dont les quelques pages qui nous restent de VHer-
rncs et de ï Amérique ne peuvent donner qu'une
faible idée.
Nous n'avons, j'en suis convaincu, dans ces quel-
ques fragments et dans ces notes que de très-mi-
nimes témoins des chants que méditait sa lyre
turbulente. Ce qui frappe môme, c'est la pénurie
des matériaux concernant VHermès et l'absence
de plan, même vague et général, pour le poëme
de VAmérlquc. S'est-on bien rendu compte du
grand étonnement poétique que nous préparait
son génie? A-t-on bien sondé les profondeurs où
se dérobait sa pensée, les espaces que dévorait son
ambition? Et, pour poser des questions plus pré-
cises, s'est-on demandé ce que c'était que ce poëme
de Y Invention? comment dans ce puissant cerveau
s'était organisé Y Hermès? et de quelle exubérante
conception avait surgi V Amérique?
Ces problèmes ne sont pas sans quelque ana-
logie avec ceux que présentent les poèmes homé-
riques, ces grands témoins des âges héroïques de
la Grèce. La science moderne a réussi, par la
puissance impitoyable de l'analyse, à désunir ce
que les siècles avaient joint, à remonter par delà
ces grandes épopées jusqu'à une époque poétique
antérieure, et à donner une vie propre à chacun
des poèmes, que cependant Téterncl nom d'Ho-
mère maintiendra rassemblés tant qu'il restera
un être pour lire et pour penser. Les problèmes
que nous entrevoyons ici sont inverses; il nous
faut reconstruire ce que le pocte a disjoint et
314 ŒUVRES D'ANDRK CHÉNIER.
désuni; ce ne sont plus les âges d'une littéral urc
qu'il nous faut remonter, mais les déductions de
la pensée qui a voulu créer une double et vaste
épopée.
Et d'abord qu'est-ce que le poëme de Vlnven-
tion? Est-ce un tout, ou n'est-ce que la partie
d'un tout? Est-ce une œuvre parfaite et complète
en soi, ou n'est-ce qu'un commencement, qu'une
entrée en matière, qu'un portique élevé en avant
d'un monument grandiose? Pour moi, je n'hé-
site pas à répondre : non, ce n'est pas un tout,
non, ce n'est point un monument terminé, n'atten-
dant plus ni annexes, ni couronnemont. L'Inven-
tion n'est qu'une œuvre préparatoire, n'est que
l'exorde d'un grand discours. C'est un poëme jeté
en avant d'un plus vaste poëme qu'il laisse entre-
voir et qu'il annonce : propylées poétiques seules
restées debout !
Quand les grandes conceptions de l'Hermès et
de V Amérique se formèrent dans son esprit, André
Chénier sentit toutes les difficultés d'exécution
contre lesquelles il allait avoir à lutter, difficultés
inhérentes à l'immensité et à l'étrangeté du sujet
qu'il allait traiter. Sans doute il espérait les vaincre;
mais il n'espérait peut-être pas aussi bien forcer le
goût de son époque et fléchir ses préjugés littéraires.
La langue française, dont il connaissait les res-
sources, était encore la langue noble et polie du
grand siècle, digne dans ses allures, magistrale dans
son port, mais peu préparée, semblait-il, à la pro-
nonciation des mots étrangers et des termes techni-
ques. Boileau, cet esprit réfléchi, si expert dans
LES POEMES. 315
l'art de construire un vers, n'avait-il pas éprouvé
un embarras presque ridicule, alors qu'il ne s'a-
gissait pourtant que de passer le Rhin ou de
prendre Namur? Et lui, que d'obstacles n'aurait-il
pas à surmonter lorsqu'il allait entreprendre la
description des trois régnes, sonder les profon-
deurs du globe et les espaces célestes, et faire
rhistoire des inventions humaines? De quels dé-
tours se servir, pour parler en vers, à des lecteurs
français, du baromètre, de la pesanteur et des lois
qui régissent les révolutions planétaires? Com-
ment, se lançant à la suite des navigateurs, allait-
il décrire et nommer toutes ces étapes maritimes
du génie des Portugais et des Espagnols? Et dans
ce nouveau monde, qu'à leur suite il allait décou-
vrir, n'allait-il pas trouver une faune et une flore
nouvelles, des langues inconnues à nos organes
européens ?
J'en ai assez dit pour justifier dans André Ghé-
nier une appréhension naturelle, et pour faire
comprendre comment naquit en lui l'idée de ce
petit poëme , sorte de précaution poétique et
oratoire, et qui n'est que le prologue de l'Hermès,
prologue créé de toutes pièces avant l'ouvrage qu'il
annonçait. Mais quelle était donc cette épopée que
nous appelons l'Hermès pour nous faire entendre
et qui cependant ne portait point encore ce nom?
C'est au prologue, c'est à l'Invention, qu'il nous
faut le demander :
Mais ô la belle palme et quel trésor de gloire.
Pour celui qui, cherchant la plus noble victoire,
D'un si grand labyrinthe affrontant les hasards,
316 Œm^RES D'ANDRÉ rjIKXIER.
Saura guider sa muse aux immenses regards,
De mille longs détours à la fois occupée,
Dans les sentiers confus d'une vaste épopée.
Quelle peul donc Aire cette vaste épopée, dans
les sentiers confus de laquelle sa muse s'aventure
comme dans un grand labyrinthe? Comment la
nommer, l'Histoire du monde ou l'Histoire du
génie humain? Ce qu'il rêve, c'est une œuvre
plus magnifique encore et beaucoup plus vaste que
le Cosmos de Humbolt. Mais, avec la précision d'un
grand esprit, il n'hésite pas à déterminer et à
borner ce projet d'abord sans limites. Et bientôt il
a placé quatre bornes milliaires destinées à tracer
sa route : la nature, l'homme, les arts, les sciences.
C'est r/Zer»? es .'Et en quelques traits il va esquisser
cette épopée du génie humain, dans une sorte de
canevas poétique.
Torricelli. Xewton, Kepler et Galilée,
Plus doctes, plus heureux dans leurs puissants efforts,
A tout nouveau Virgile ont ouvert des trésors.
Tous les arts sont unis : les sciences humâmes
?\'ont pu de leur empire étendre les domaines,
Sans agrandir aussi la carrière des vers.
Quel long travail pour eux a conquis l'univers :
Aux regards de Buffon, sans voile, sans obstacles,
La terre ouvrant son sein, ses ressorts, ses miracles.
Ses germes, ses coteaux, dépouille de Téthys ;
Les nuages épais, sur elle appesantis.
De ses noires vapeurs nourrissant leur tonnerre;
Et l'hiver ennemi, pour envahir la terre,
Roi des antres du Nord, et, de glaces armés,
Ses pas usurpateurs sur nos monts imprimés ;
Et l'œil perçant du verre en la vaste étendue,
Allant chercher ces feux qui fuyaient notre vue.
LES POKMES. 317
Aux chann-pmpnts prédits, immuables, fixés,
Que d'une plume d'or Bailly nous a tracés;
Aux lois de Cassini les comètes fidèles ;
L'aimant, de nos vaisseaux seul dirigeant les ailes,
Une Cybèle neuve et cent mondes divers
Aux yeux de nos Jasons sortis du sein des mers !
Quel amas de tableaux, de sublimes images,
Naît de ces grands objets réservés à nos âges !
Dans ces bois étrangers qui couronnent ces monts,
Aux vallons de Cusco, dans ces antres profonds.
Si chers à la fortune et plus chers au génie.
Germent des mines d'or, de gloire et d'harmonie.
Comme on peut s'en rendre compte, c'est l'idée
scientifique ciu'il développe particulièrement; c'é-
tait là, en effet, une onde ignorée qu'il allait
fendre du premier sillon. On assiste à la genèse
de ses idées : après avoir décrit la terre, ses res-
sorts, ses miracles, il s'occupe des lois propres
qui règlent sa marche dans l'espace, s'élance jus-
qu'aux astres épars dans l'univers, puis, par un
enchaînement d'idées tout historique, les conquêtes
scientifiques de l'homme seules ayant agrandi son
empire, il termine par un exposé des grandes dé-
couvertes géographiques, et, nouvel Orphée, vogue
vers l'Amérique, aux vallons de Cusco, où germent
des mines d'or, de gloire et d'harmonie.
Yoilà, à l'époque de la composition de ce grand
prologue épique et didactique qu'on appelle Vln-
vention, quel était le plan général de cette vaste
épopée, qui contenait à la fois en germe et VHer-
mes et VAmérique. Dans ce premier grand projet,
la découverte et la description du Nouveau-Monde
apparaissent comme le couronnement de l'œuvre,
27.
318 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIER.
comme le chant final. D'où vient donc que, dans
tous les fragments et dans toutes les notes qui se
rapportent à VHermès, V Amérique a en quelque
sorte disparu? Ne serait-ce pas que ce dernier
chant de VHermès primitif a pris de telles propor-
tions dans l'esprit du poëte, dans ses préoccupa-
tions, qu'à ce moment il s'est détaché du poëme
dont il n'était que l'épilogue, pour former à lui
seul un vaste poëme de douze mille vers? A cette
nouvelle épopée sont venues alors se rattacher
toutes les découvertes géographiques et astrono-
miques.
Il est certain que, dans un fragment de VHer-
mès qui doit être la préface du troisième chant ou
d'un cfuatrième chant disparu, se trouve annoncé
ce chant final, entrevu dans VInvention. Dans ce
fragment, le poëte parcourt le môme ordre d'idées,
il se trace la môme route et l'indique. Allant des
lois cosmiques aux découvertes géographiques, il
termine ainsi ce prologue :
Mais dans peu m'élançant aux armes, aux combats,
Je dirai l'Amérique à l'Europe montrée ;
J'irai dans cette riche et sauvage contrée
Soumettre au Mançanar le vaste Maranon.
Or, de tout ce qui se rapporte à cette idée ainsi
annoncée, on en chercherait en vain la trace dans
VHermès. Tandis qu'au contraire, si on lit avec
attention les notes de VAmérique, on remarquera
l'ampleur avec laquelle est traité, non-seulement
tout ce qui a rapport au Nouveau-Monde, mais
tout ce qui touche à l'ancien, à son histoire, à ses
développements : c'est la description du glohe
LES POÈMES. 319
tout entier, de toutes ses parties, avec des détails
trop nombreux qui semblent trahir une ancienne
conception et qui paraissent avoir été transportés
d'un bloc d'un poëme antérieur, oii l'histoire du
monde se trouvait tout entière.
Par quoi donc s'est trouvé remplacé dans V Her-
mès ce chant final disparu? Par cinq ou six lignes
tracées postérieurement et qui débutent ainsi :
« Parler prophétiquement de la découverte du
Nouveau-Monde. « On ne s'attendait pas, après
avoir lu V Invention et le prologue du troisième ou
quatrième chant, dont nous venons de citer quel-
ques vers, que le poète atlait prendre ce biais et
tourner si court. Mais maintenant ne s'explique-
t-on pas pourquoi André Chénier a, sur ses ma-
nuscrits, désigné Y Hermès par un délia? C'est que
cette lettre, quand il ra\ait choisie, représentait
à ses yeux les quatre chants ou les quatre grandes
parties de son poëme. Et de ce quatrième chant
ne reste-t-il aucune trace manuscrite ? A cette
question, on peut répondre par l'affirmation.
Lorsque André Chénier eut déterminé les gran-
des divisions de son ouvrage, il choisit, pour
indiquer les quatre chants de VHerniès, les quatre
premières lettres de l'alphabet grec : «, p, y, °-
Par quel procédé rattachait-il aux différentes
parties du poëme ses notes et les fragments que
dans l'inspiration il jetait sur le papier? De deux
façons : tout ce qui se rattachait à l'ordonnance
même du poëme, à la succession des épisodes, au
développement logique des faits, il le marquait
d'une des quatre lettres a, p, y, S. Mais les arts,
320 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIER.
mais les sciences avaient des divisions naturelles
dont il devait tenir comple, et qui formaient pour
lui comme autant de litres ou tètes de chapitres
sous lesquelles venaient se ranger toutes les notes
qui se rapportaient à ces sciences distinctes. Par
exemple, les manuscrits (p. 38 et 248^ de VlJprmpi^
portent celte indication pour les parties concer-
nant la formation des États et des sociétés politi-
ques: A, ,Stê. y.TToXiT., c'est-à-dire A, ptêXo; y., TToXiTtxâ,
Hermès, livre III ; Politique. Autre part (p. 28 et
247) son manuscrit porte : A, 2. SEtatSatpL. Causes,
c'est-à-dire : Hermès, chant ii, superstition (oettrt-
Saïuovt'a) causes. La même notation plus loin : A. 2.
supers., c'est-à-dire Hermès, chant ii, superstition.
Enfin un autre ensemble de notes est rangé sous
ce titre plus complet (p. 32) : Iv tw Trepl SsiciSataovi'aç,
c'est-à-dire, dans la partie relative à la supersti-
tion. Dans Y Amérique, dont les notes sont abon-
dantes et dont quelques-unes paraissent avoir été
transportées de l'Hermès, on rencontre plusieurs
fois le même genre d'indication. Ainsi (p. 73) :
Amer, rewyp., c'est-à-dire, Amérique, Géographie,
ce qu'il aurait pu noter comme ci-dessus. Amer.
Ev Tw Y£WYpa?txwv, c'est-à-dire : Amérique, dans la
partie des géographiques ou choses concernant la
géographie. Plus loin (p. 90), il fait allusion à une
autre partie de son poëme m yeojtov., c'est-à-dire,
in YsojTCovtxa, OU Iv tw YEWTrovtxwv, daus Ics géoponi-
ques, OU choses concernant l'agriculture.
Transportons-nous maintenant à la page 135 de
ce même volume, et nous trouverons un superbe
morceau que nous allons citer tout à l'heure et
LES POÈMES. 321
CJlli porte on tefP : ev tw àCTTpovju.ixîov ^ xodutx. y r, 0.
Comment l'ekiiteur n'a-t-il pas vu qu'en attribuant
ce beau fragment au Discours sur Vaslronomie^
qu'André Chénier lui-même a qualifié de petit
poëme, c'est-à-dire de petit ouvrage, il le trans-
formait en un poëme ayant au moins sept chants?
Ce qui l'a induit en erreur, outre le titre, c'est
sans doute une analogie de pensées entre la fin
du canevas en prose et la fin du fragment en vers.
Mais c'est là (|u'il fallait se rendre compte de ce
don d'ubiquité que possédait André Chénier. Dans
le canevas en prose, il parle de l'homme de bien
qui, après avoir donné sa vie entière à la science,
exhale et rejoint à l'àme universelle cette portion
qui lui était échue en partage; et c'est précisé-
ment cette pensée, plus payenne que chrétienne,
ferais-je remarquer en passant, qui lui fournit la
conclusion magnifique d'un beau fragment de ce
chant astronomique, dont il avait autre part es-
quissé les principaux traits ; mais ici il ne s'agit
plus de l'âme et de la mort, il s'agit de l'intelli-
gence et de l'infini : la même image lui fournit
deux pensées d'un ordre essentiellement différent.
En dehors de ces considérations toutes simples, il
fallait remarquer que le Discours sur V Astronomie
ne pouvait pas indifféremment porter ce titre ou
celui de Discours sur la Cosmologie. C'est d'astro-
nomie seulement et de son histoire que s'était
occupé Bailly, et non de la cosmologie. La cosmo-
logie est une science générale dont l'astronomie
est une partie. Ce n'est que relativement à son
Hermès qu'il pouvait indiquer un renvoi sous cette
322 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIER,
forme que nous développons : à mettre dans la
partie de Vllermès qui traite de l'astronomie ou
plus généralement de la cosmologie. La mention
portée en tête de ce morceau ne peut donc avoir
d'autre signification que celle-ci : Dans la (partie)
des astronomiques ou cosmiques, chant troisième
ou quatrième (de V Hermès). Ce grand fragment est
donc ainsi un débris de ce quatrième chant dis-
paru, ou plutôt dont tous les éléments ont été
d'un bloc transportés dans le vaste poëme de l'A-
mérique.
On pourrait objecter que cette indication pourrait
se rapporter au poëme de l'Amérique lui-même;
mais cette supposition ne peut être acceptée, puis-
qu'il ne reste aucune trace de plan pour ce grand
ouvrage et que le poète n'en était point encore
arrivé à l'ordonnance de son sujet. Je ferai re-
marquer en outre, que ce grand morceau fait
partie d'un ensemble de notes qui se rapportent
au personnage de Alonzo d'Ercilla, l'auteur de
VArcmcana, et que ces notes ne sont point chro-
nologiquement parmi les dernières qu'ait écrites
André Ghénier ; car il se promet de lire ce poëme
et d'y prendre ce qu'il jugera convenable. Or, il
s'est tenu parole, il a lu VAraucana et le Sage
Magicien, qu'il introduit dans Y Hermès (p. 23) est
précisément une conception de Alonzo d'Ercilla,
celle du magicien Fiton.
Je crois avoir, sinon démontré, du moins rendu
vraisemblable , que le poëte avait eu l'intention
de composer un quatrième chant de VHermès, ren-
fermant les astronomiques et la découverte du
LES POÈMES. 323
nouveau monde. Mais ce chant prit immédiatement
de telles proportions qu'il devint lui-même un
poëme plus considérable que celui dont il était
issu ; que VHermès (c'est peut-être à ce moment-là
que ce titre fut adopté) garda tout ce qui était
relatif seulement aux révolutions du globe, à la
naissance de l'homme, à la formation des langues,
à l'invention des arts et des sciences; que l'Amé-
rique enveloppa de ses vastes anneaux, l'astrono-
mie, la géographie et l'histoire.
Comment, par quelle fiction, à propos de l'Amé-
rique le poëte aurait-il ainsi amené toute l'histoire
du monde, toute la description du globe? Par un
procédé bien simple qui lui fut inspiré par l'ob-
servation des faits, par la réunion sur le sol amé-
ricain de personnages accourus de tous les points
du globe, chacun portant en soi et avec soi ses
idées, ses mœurs, ses usages, les traditions de son
pays et le souvenir de la mère-patrie.
Un exemple saisissant s'offre à nous. Dans ce qui
se rapporte à VAmérique, lisez (p. 73) le canevas
de cette belle et longue description de la France
qu'il se propose de développer, lisez-le attentive-
ment, et peut-être comme moi vous serez con-
vaincu que toute cette partie a été exécutée, et que
c'est l'Hymne à la France. C'est un morceau de
cent quarante vers ; eh bien ! n'est-ce pas dans
une proportion exacte avec les douze mille vers
de ce grand poëme? Dans un ouvrage consacré à
l'Amérique, qui venait de recouvrer son indépen-
dance, l'éloge de la France n'était-il pas indiqué?
Le poëte, à ce qu'il me semble, devait mettre cet
324 ŒUVRES D'AXDRÉ CHENIER.
hymne dans la bouche d'un Français, victime du
despotisme et qui fuit sa patrie.
Non je ne veux plus vivre en ce séjour servile;
J'irai, j'irai bien loin me chercher un asile,
Un asiie à ma vie en son paisible cours.
Une tombe à ma cendre à la fin de mes jours, etc.
J'entrevois bien l'objection : Et ce poëte? et cette
lyre au cœur chaste? N'est-ce point André lui-
même, ce qui détruit l'adaptation de ce morceau
au poëme de V Amérique? A cela je réponds : Et qui
vous prouve que cette lyre au cœur chaste soit
celle d'André Ghénier? que ce poëte ce soit lui-
même? J'ouvre le poëme de VAmérique, et (p. 88)
je lis cette indication placée en tète d'un fragment :
« Il faut mettre ceci dans la bouche du poëte i^qui
n'est pas moi) ! »
Le lecteur doit apercevoir maintenant toutes les
difficultés, tous les problèmes, toutes les questions
que soulèvent ces poèmes. Peut-être les manus-
crits nous réservent-ils quelques solutions; on
peut l'espérer. On peut conclure de ce que nous
avons dit à propos des œuvres dramatiques, que
ce sont peut-être les indications les plus impor-
tantes que l'éditeur a négligé de nous donner.
Et maintenant je ne puis mieux terminer ce
chapitre consacré aux poèmes, qu'en citant le beau
fragment, dont nous avons parlé ci-dessus, et qui,
après avoir été destiné -aV Hermès, s'est définitive-
ment fixé dans le poème de V Amérique. Gomment
M. de Ghénier n'a t-il pas vu que le morceau as-
tronomique que doit chanter le poète Alphonse,
c'est précisément relui qu'il a adapté sans raison
LES POEMES. 325
à ce soi-disant poëme de VAslronomiey ici il est
ébauché (p. 84), là il est exécuté (p. 135); tous les
vers de l'ébauche se retrouvent dans le morceau
achevé". Le voici précédé des quelques lignes de
prose qui l'amènent :
Alonzo d'Ercilla est le Phémius de rAinêrique. Pendant
(lu'ilssontà table ils le prient de chanter. 11 chante les
nouveaux astres qui ont conduit les Européens et montre
un nouveau monde....
Je saute quelques lignes et (juclqucs vers; André
revient ainsi sur ce sujet :
Le poëte Alphonse, ta la fin d'un repas nocturne en plein
air, prié de chanter, chantera un morceau astronomique.
Quelles étoiles conduisirent Christophe Colomb.
Et c'est ici que s'intercale le grand fragment as-
tronomique :
Salut, ô belle nuit, étincelanto et sombre,
Consacrée au repos. 0 silence de l'ombre,
Qui n'entends que la voi.x de mes vers, et les cris
De la rive aréneuse où se brise Téthys.
1. Qu'on en juge. Voici la première ébauche, dans laquelle
nous mettons en italiques les expressions et les vers conservés :
« 0 nuit... ô ciel... û mer... ô enthousiasme, enfant de la nmt .
Muse, muse nocturne, apporte-moi ma lyre !
Viens sur ton char noir... vêtue...
Que pour bandeau royal sur ton front lumineux
Des étoiles sans nombre étincellent les feux.
Accours, reine du ciel, éternelle Uranie,
Soit que tes pas divins sur Vastre du Lion
Marchent, ou sur les feux du superbe Orion
Soit qu'en un vol léger emportée
Tu parcoures au loin cette voie argentée '•
Soleils amoncelés dans le céleste azur
Où le peuple a cru voir des traces d'un lait pur, etc.
28
326 ŒUVRES D'ANDJŒ CliJONIKK.
Muse, muse nocturne, apporte moi ma lyre.
Comme un fier météore, en ton brûlant délire,
Lance-toi dans l'espace -, et pour franchir les airs,
Prends les ailes des vents, les ailes des éclairs.
Les bonds de la comète aux longs cheveux de flamme.
Mes vers impatients, élancés de mon âme,
Veulent parler aux dieux, et volent où reluit
L'enthousiasme errant, fds de la belle nuit.
Accours, grande nature, ô mère du génie;
Accours, reine du monde, éternelle Uranie,
Soit que tes pas divins sur Pastre du Lion
Ou sur les triples feux du superbe Orion,
Marchent, ou soit qu'au loin, fugitive emportée.
Tu suives les détours de la voie argentée.
Soleils amoncelés dans le céleste azur.
Où le peuple a cru voir les traces d'un lait pur,
Descends ; non, porte moi Sur ta route brûlante.
Que je m'élève au ciel comme une flamme ardente.
Déjà ce corps pesant se détache de moi.
Adieu, lambeau de chair, je ne suis plus à toi.
Terre, fuis sous mes pas. L'éther où le ciel nage
M'aspire. Je parcours l'océan sans rivage.
Plus de nuit. Je n'ai plus d'un globe opaque et dur
Entre le jour et moi l'impénétrable mur.
Plus de nuit, et mon œil et se perd et se mêle
Dans les torrents profonds de lumière éternelle.
Me voici sur les feux que le langage humain
Nomme Cassiopée et l'Ourse et le Dauphin.
Maintenant la Couronne autour de moi s'embrase.
Ici l'Aigle et le Cygne, et la Lyre et Pégase.
Et voici que plus loin le Serpent tortueux
Noue autour de mes pas ses anneaux lumineux.
Féconde immensité, les esprits magnanimes
Aiment à se plonger dans tes vivants abîmes,
Abîmes de clartés, où, libre de ses fers,
L'homme siégt; au conseil qui créa l'univers;
Où, l'âme remontant à sa grande origine,
Sent qu'elle est une part de l'essence divine.
LES POEMES. 327
Ces vers sont parmi les plus parfaits qu'ait écrits
André Cliénier; c'est un des plus beaux morceaux
tic la poésie française. Et n'est-ce point à la suite
du chant astronomique dont nous n'avons que
l'invocation que devait se i)lacer ce fragment resté
parmi les manuscrits de V Hermès?
Ainsi, quand de l'Euxin la déesse étonnée
Vit du premier vaisseau son onde sillonnée,
Aux héi'os de la Grèce, à Golchos appelés,
Orphée expédiait les mystères sacrés
Dont sa mère immortelle avait daigné l'instruire.
Près de la poupe assis, appuyé sur sa lyre.
Il chantait quelles lois à ce vaste univers
Impriment à la fois des mouvements divers ;
Quelle puissance entraîne ou fixe les étoiles;
D'oîi le souffle des vents vient animer les voiles \
Dans l'ombre de la nuit quels célestes flambeaux
Sur l'aveugle Amphitrite éclaii'ent les vaisseaux.
Ardents à recueillir ces merveilles utiles,
Autour du demi-dieu les princes immobiles
Aux accents de sa voix demeuraient suspendus,
Et l'écoutaient encor quand il ne chantait plus.
CHAPITRE CINQUIÈME.
ÉPITRES. - HYMNES. —ODES. ~ POÉSIES DIVERSES.
SATIRES.
I. Epîtres.
II. — L'éditeur nous dit que cette épître est la
deuxième dans les éditions de 1819 et de 1833, se(on
Vordre établi par V auteur. Il a oublié de nous dire
quelle preuve il a pu rencontrer dans les manus-
crits de l'ordre établi par le poëte. — Page 192,
V. 23. L'éditeur nous dit (\\i' André ne fait accorder
le participe présent que quand il peut être adjectif
verbal. Je le renvoie à ce que disait Raynouard,
dans le Journal des Savants, en 1819. — Page 194,
V. 29. L'édition de 1819 donne : est passé et non
pas a passé, correction inutile faite par M. de Cbé-
nier sans autorité puisqu'il ne possède pas le
manuscrit.
lY. — Page 198, vers 15. L'éditeur a introduit
une mauvaise leçon dans le texte. Toutes les édi-
ÉPiTRES, HYMNES. 329
lions de 1819, de 1826, de 1833, de 1841, donnent
ce vers tel qu'il doit être rétabli :
Tels qu'en de longs détours de disputes frivoles.
V. — Il faut joindre à cette épître tout ce qui se
rapporte au prétendu poëme de V Astronomie
(p. 134 et 135).
II. Hymnes.
I. Hymne à la France. — Voyez ce que nous
avons dit au sujet de cet hymne dans le chapitre
précédent. — Page 205, v. 1. Le texte était fixé par
les bonnes éditions de 1819 et de 1833. M. de Ché-
nier a profité, sans le dire, de la note de 1872. —
Page 207, V. 5. L'éditeur accuse de Latouche d'a-
voir mal lu le manuscrit. Comment le sait-il puis-
qu'il n'a pas le manuscrit? Il faut s'empresser de
reprendre le vers qui est avec raison dans toutes
les éditions :
L'oppresseur, évitant d'armer d'injustes plaintes,
vers auquel M. de Chénier n'a absolument rien
compris. Le poëte dit fort clairement que les op-
presseurs se font une arme de plaintes qui sont
injustes (c'est-à-dire se plaignent injustement)
pour poursuivre, détenir et rançonner le faible.
Il s'agit des innocents qui sont les victimes d'ac-
cusations injustes. L'éditeur eût évité le contre-
sens qu'il introduit dans le texte, si au lieu d'ima-
giner (p. 213) un hymne à la justice, il avait com-
paré toute cette fin de VHyrane à la France avec
28.
330 ŒUVRES DANDKK CIIKXIKl;.
ces quelques lignes qui on sqnl bmi simplement
le canevas :
J'ai dit: 0 vierge adorée, en quels lieux le clhrelier ! ...
(Parler ensuite de ces innocents accusés et coiidainnés, des
hommes éloquents qui les défendent et qui encouniit l'ini-
mitié des juges ignares et pervers.) Finir jiar : Non, je
ne veux plus vivre....
ce qui nous reporte au vers 13 de la page 207.
II. — De Latouche a dû avoir une raison pour
dater cette pièce. En tout cas j'observerai que VAvis
aux Français est daté de Passy, 24 août 1790. André
pouvait donc très-bien ne pas être en Angleterre
au mois de juillet. Nous avons vu, d'ailleurs, que
l'éditeur ne sait pas, d'une manière précise, l'é-
poque du retour d'André en France. A mon avis,
ce petit fragment appartient au poëme de V Amé-
rique. 11 faut relire (p. 73) l'esquisse de ce qu'il
se proposait de faire : il avait l'intention de dé-
crire la France avec les plus grands détails, « les
lieux où ses fleuves prennent leur source et les
pays qu'ils arrosent, w On doit penser qu'il n'au-
rait pas manqué de nommer tous les lieux qui
avaient été témoins de grands événements. Il
semble encore que le fragment sur la Seine (I,
p. 126), sur le Rhin (I, p. 178), sur l'Azorgue (III,
p. 148), et d'autres peut-être ont dû avoir la même
destination.
III. La Liberté. — Chœur appartenant, ainsi que
nous l'avons dit, à la satyre intitulée la Liberté.
Nous ne complimenterons ])as l'éditeur sur la fa-
çon dont il lit les manuscrits. Il a imaginé (p. 210)
ÉPÎTRES, HYMNES. 331
un chœur d'enfants (yovwv), et il met dans la bou-
che de ces enfants ces paroles adressées aux jeu-
nes gens :
« Mais c'est vous, jeunesse citoyenne, que récompense-
ront les faveurs de ces vierges citoyennes.... C'est pour
vous que dans leurs bras, dans leurs seins délicats, la jeu-
nesse, la santé nourrissent
o Fleurs d'amour et fruits d'hyménée. »
C'est le cas de s'écrier : Il n'y a plus d'enfants !
C'est qu'en effet, il n'y en a plus quand on exa-
mine ce chœur avec tant soit peu d'attention. Le
chœur s'est divisé en deux demi-chœurs, le chœur
des hommes et celui des femmes, chacun d'eux
étant composé lui-même de deux groupes ; de sorte
qu'il y a en réalité sur la scène quatre chœurs
formant deux masses chorales, l'une pour les
voix d'hommes, l'autre pour les voix de femmes.
Le premier est le chœur des hommes (àvopwv), le
second celui des jeunes hommes (vEavtwv), le troi-
sième celui des femmes (yuv., ici est Yuvatxwv) et le
quatrième celui des vierges (TrapOÉvtov) ,
IV. — Fragment appartenant au chœur final
de la même satyre et dont nous avons parlé ci-
dessus.
VIL — Ces quatre lignes de prose sont uni-
quement le petit canevas de la fin de l'Hymne à la
France.
Vin. — Rejeter cette note courte et concise
dans l'annotation du vers 412 du Jeu de Paume.
332 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIER.
X. — On a épuisé tout ce qu'on pouvait dire sur
cet hymne. Pour les allusions diverses qu'il ren-
ferme, voyez les Poésies d'A. Chénier, ciVû. 1872,
p. cxx, et ses Œuvres en prose, édit. 1872, p. 163.
Mais au sujet du jeune Désilles, dont le dévoue-
ment est célèbre, et qui est nommé dans cette
pièce, nous indiquerons, une note détaillée et pré-
cise de M. Eugène Despois, dans la Revue poli-
tique et littéraire du 28 novembre 1874 (p. 507), de
laquelle il résulte que ce jeune officier, griève-
ment blessé, ne fut pas, comme trop de personnes
le croient, une victime immédiate de son dévoue-
ment. Nous appuierons cette note de M. Des[»ois
en disant que le jeune Désilles avait, en effet, élé
retiré du feu et transporté dans la maison du curé
de Saint-Fiacre, par M. Haëner, garde-citoyen de
la milice de Nancy '[Moniteur du 5 octobre 1790,
Corresp. de Nancy); mais nous devons ajouter
que, blessé en août, il mourut dans la première
quinzaine d'octobre, à Nancy, et fut enterré à la
cathédrale, au caveau des Primats [Monit. du
23 octobre 1790, Lettre de Nancy du 19 oct.)
III. Odes
YIl. — Nous savons aujourd'hui quelle était,
dans la pensée du poète, la destination de cette
pièce ; c'était une dédicace, un envoi de quelque
poésie à madame Laurent Lecoulteux. Pour s'en
rendre compte, il suffit de relire la dernière stro-
phe et do la comparer avec ces vers qui sont
ODES. 333
la dédicace, à milady Cosway, du poëme de l'Es-
clave :
Au moins daignez souffrir que cette main suspende
A votre belle image une rustique offrande-,
Accueillez mon esclave
Le dernier vers de l'ode à Fanny est resté ina-
chevé parce qu'il n'était point facile à trouver :
la rime à contour ne devait point être amour.
X. — L'éditeur nous dit que cette ode est l'ex-
pression du j^laisir qu'il éprouve dans sa soli-
tude. C'est tout le contraire. Cette pièce trahit le
profond ennui qu'éprouvait André dans sa soli-
tude. Il sentait tout ce qu'il devait à Versailles;
en reconnaissance il avait offert à cette ville qui
avait été sa bienfaitrice une poétique offrande
[Ode à Versailles) ; et cependant il se sentait par-
fois prêt à maudire cet isolement qui avait été
son salut. C'est le dernier vers inachevé, D'où
vient donc...., qui précise le sens de toute la
pièce.
XII. — Voyez ce que nous avons dit de cette pièce
on parlant des compositions dramatiques. Il est
presque certain que c'est un chœur; mais était-il
destiné à une tragédie ou à une satyre? Devait-il
faire partie de la satyre des Initiés? Il est toutefois
plus facile de faire des questions que de formuler
une réponse. Cette œuvre est à étudier. Il est pos-
sible qu'un jour les manuscrits examinés avec
soin donnent une indication utile.
XIV. — Nous renvoyons le lecteur à ce que nous
334 ŒUVRES D'ANDRK CHENIER.
avons d'il dans la premièro partie de ce livre con-
sacrée à la biographie, au sujet de cette pièce sur
le sens de laquelle M. G. de Ghénier s'est mépris
complètement. On voit maintenant sur qui re-
tombe le persiflage de l'éditeur, quand il veut
bien excuser V erreur de M. Labitte par V irréjlexion
trop commune à son âge.
XV. — La jeune Captive. Le texte de cette pièce
était très-bien fixé avant la dernière édition. D'ail-
leurs, M. de Ghénier n'a pas le manuscrit. Nous
n'avons qu'une remarque à faire. Dans la sixième
strophe, l'expression de saison en saison est
toute grecque, xaô' wpav; André s'était promis
un jour (p. 252), de l'employer et de la traduire
ainsi.
IV. Poésies diverses.
Page 210, vers charmants, jetés avec une négli-
gence pleine de grâce :
Mais, comme vous, ce que plus je regrette,
Mes chers amis, c'est qu'en ce temps béni,
A tout moment des filles toutes nues,
Pour se couvrir n'ayant que leurs cheveux,
De pleurs amers inondant leurs beaux yeux.
De tous les bois peuplaient les avenues.
Alfred de Musset a souvent ce ton empreint d'une
mélancolie légère et souriante :
Regrettez-vous le temps où les nymphes lascives
Ondoyaient au soleil parmi les fleurs des eaux,
Et d'un éclat de rire agaçaient sur les rives
Les faunes indolents coucliés dans les roseaux ?
POKSIES DIVERSES. 335
I. — Page 213, V. 12. Il faut reprendre le plu-
riel caressent; le verbe n'a pas pour sujet troupe^
mais rênes. Le singulier n'est qu'un lapsus calami.
II. — Page 215, v. 22. J'ai par mégarde intro-
duit une leçon vicieuse dans ce vers; il faut le res-
tituer tel que l'ont donné les éditions antérieures :
Des volets à grands bruits interrompent la fètc.
Puisque c'est une traduction, il ne faut pas
s'écarter du texte d'Horace : VaJvaruia str.epitus.
Y. — Ce qui est sous ce numéro se compose en
réalité de deux morceaux parfaitement distincis el
qui n'ont aucun rapport l'un avec l'autre. Le pre-
mier va du commencement jusqu'en haut de la
page 219, y compris le petit paragraphe : (Juoiqur
les pays du Nord, etc.; il est didactique el était
destiné à quelque grande composition, peut-être à
l'Hermès, dans la partie où il aurait tracé à grands
traits toute l'histoire des littératures. Le second
morceau : C'est cet amour profond , est une sorte
de discours aux Français, dont un fragment avait
été publié. Au surplus, c'est l'éditeur (|ui a uni
ainsi ces deux morceaux, écrits à des époques dif-
férentes, dont l'un est essentiellement littéraire,
et dont l'autre est à la fois politique et social.
YIII. — Ce fragment paraît se rapporter au pre-=
mier chant de l'Hermès. Le poëte voulait peindre
« dans les chaleurs de l'été toutes les espèces ani-
males et végétales se livrant aux feux de l'amour. »
Aux désorts de Barca le monstre di.'S forêts,
336 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIER.
Quand le chien dévorant, sur ces arides plaines
Vomit du haut des cicux ses brûlantes haleines,
Sent Tamour en fureur, dans ses flancs consumés,
Verser au lieu de sang des poisons allumés.
X. — Ce fra^mont était destiné à VHcnnrs, et ù
la même partie que le fragment numéro VIII.
XI. — Que viennent faire ici les deux derniers
vers qui ont été placés par André Chénier lui-
même dans son Art (T aimer ,11, p. 125)?
XY. — Cette pièce est tout entière à reconsti-
tuer; l'éditeur n'a pas su distinguer les parties
faites de celles qui étaient à faire. Toutefois, elle
est trop longue pour que je la donne complètement ;
je vais simplement indiquer les points de raccor-
dement.
Allons, mes beaux coursiers, courez, volez.... commen-
cer ensuite à la page 230 en laissant les lacunes qxCon
jugera convenables :
L'aurore est belle et pure et le ciel sans nuage;
Un souffle doux et frais caresse le feuillage
Gourez, volez, mes beaux coursiers.
Ils volent, le char vole, elle vole, elle fuit
Comme l'aiiile éclair qui brille dans la nuit.
Tous les yeux sont sur elle
L'envie au front paré d"un sourire d'apprêt, etc.
continuer jusqii' au vers :
Qui l'applaudit de loin, le plaisir dans les yeux.
Revenir ensuite au canevas, p. 229 : Debout sur son char,
POKSIKS DIVERSES. 337
elle élève sa tète divine, etc., etc. Continncr jusqu'après
la seconde rcpéUtion du rx^rs :
Courez, volez, mes beaux coursiers :
ensuite aller prendre le fragment de la page 231 :
Ils reconnaissent tous la voix de riiéroïne,
jusqu'à :
Le vent ne peut les suivre
et continuer avec le canevas en prose de la page 230 : Et
le ciel répète au loin, etc., etc. Après ces quatre lignes,
une lacune, et pour terminer le petit fragment :
Sous la dent de Tacier aux pointes lumineuses.
Tout le reste aurait dû être seulement indiqué
en note comme partie de canevas exécutée.
XVII. — Fragment de chœur en vers de sept
pieds, appartenant probablement à la satyre inti-
tulée la Liberté. Cette strophe devait être chantée
j)ar le chœur des femmes.
Les fragments qui suivent cette pièce sont tous
distincts. Le dernier : 0 mer, du jeune amant, est
inspiré de la charmante traduction qu'a faite Vol-
taire [Dictlonn. philos., v. Epigramme) de l'épi-
gramme de Martial (XIV, 181).
V. Satires.
Il n'y avait pas matière à introduire cette divi-
sion dans l'œuvre d'André Chénier. Quand nous
aurons enlevé les pièces qui doivent être classées
parmi les ïambes ou autre part, il ne restera que
•2'J
338 ŒUVRES D'AXDHK CIIKXIEU.
quelques fragments qui trouveront leur place dans
les Poésies diverses.
III. — A propos (le celte pièce, M. G. de Chénier
accumule en quelques lignes beaucoup d'erreurs.
Le bon Chartrain c'est Pétion. Quant à Jean Fré-
ron, il est bien connu. Il rédigea rOmteur da
peuple, qui n'a point commencé, comme le dit
l'éditeur, en décembre 1789; el il n'est point e\;ict
de dire que ce journal tomba après le 9 tlicrmidor.
La vérité est que VOraleur du peuple, commencé
en mai 1790, rédigé en partie par Labenetto, en
1792, tomba au mois de novembre de'cetle année,
et fut repris par Fréron du 25 fructidor, an 11,
jusqu'au 25 thermidor an III. Gorsas est le rédac-
teur du Courrier de Versailles, journal qui n'a ja-
mais pris le titre du Patriote. Durosoy est le i-é-
dacteur de la Gazette de Paris; mais il est bien
étonnant qu'il n'ait eu que quatre-vingt-un nu-
méros ; il était quotidien et dura du l*"" octobre
1789 au 10 août 1792.
Page 199, v. 11. La déesse à ki double trouipeffe,
c'est la Renommée. André rappelle les vers bien
connus de Voltaire dans la Pur elle :
La lienoininéc a toujours duux trompettes, ele.
Ces vers de Voltaire avaient,'en 1762, inspiré à
Lebrun, le Pindare français, comme on disait alors,
la pensée de publier un journal littéraire et sati-
rique. Le frontispice de cette feuille était une Re-
nommée à la double trompette; le dessin tradui-
sait fidèlement l'idée plaisante de Voltaire. On
SATIRES. 339
trouvera reproduit dans la Bibliographie de la
presse, de M. Hatin, p. 49,
Page 199, V. 13. Le sieur Bagnols, le Boileau des
catins, c'est Rivarol , le héros de la satire de
Marie-Joseph, le Public et l'anonyme.
Y. — Le second morceau : Un jeune homme or-
gueilleux, n'est autre chose qu'un fragment du
Discours sur la superstition, ainsi que nous l'avons
fait remarquer dans le chapitre relatif au Poëmes.
"VL — L'éditeur a laissé se glisser dans ce vers
une incorrection qui empêche de bien comprendre
à la première lecture ; le cinquième vers doit être
lu : De ses hymnes pompeux, etc.
VIL — Ce très-joli morceau n'est point une sa-
tire; il doit être classé parmi les ïambes. L'éditeur
est muet sur la signification de ces vers : il ne les
a donc pas compris. Ils ont été composés dans
les derniers jours du mois de janvier 1794. Dans la
séance du 7 pluviôse, la Convention avait voté un
décret excellent et qui devait avoir toute l'approba-
tion d'André Chénier, puisqu'il établissait un insti-
tuteur dans toutes les communes des départements
où la langue française était peu répandue. Mal-
heureusement ce décret avait été précédé d'un
long discours de Barère, emphatique et pédant,
semé de sottises en formelle opposition d'ailleurs
avec l'esprit du décret. André Chénier ne pouvait
supporter les fautes dégoût; et plusieurs phrases
(le Barère blessèrent en lui l'écrivain, le poète, le
lettré; il les considéra comme un outrage aux
340 ŒUVRES D'ANDRK CHKNIER.
Muses. Le discours de Barère fut dès le soir même
traité fort dédaigneusement dans tous les cercles
de Paris; mais, (juand il parut dans le Moniteur
du 9 pluviôse, les gens de goût accueillirent avec
colère certains passages qui maltraitaient les so-
ciétés polies. Il suffira de citer les deux suivants :
« Il faut populariser la langue, avait dit Barère,
il faut détruire cette aristocratie de langage qui
semble établir une nation polie au milieu d'une
nation barbare. Nous avons révolutionné le gou-
vernement, les lois, les usages, les mœurs, les
costumes, le commerce et la pensée même; révo-
lutionnons donc aussi la langue qui est l'instru-
ment journalier. « Ce que voulait dire Barère va-
lait mieux sans doute que ce qu'il avait dit; c'est
contre le bon goût surtout qu'il avait péché. An-
dré Chénier vengea les neuf sœurs outragées, dans
cet ïambe qu'il leur adressa :
AUX MUSES.
On dit que le dédain froid et silencieux
I)evint une ardente colère,
Lorsque le Moniteur vous eut mis sous les yeux
Le sot fatras du sot Barère ;
Qu'au Phœbus convulsif de Tignare pédant,
De honte et de terreur troublées,
Votre front se souvint de ce Thrace impudent
Qui vous eût toutes violées.
On dit plus : mais je sais combien chez nos plaisants
Grâce, pucelage et faconde,
Exposent une belle à des bruits médisants ;
Ils veulent que sur cet immonde
Vous ayez, mais tout bas, aux effroyables sons
D'apostrophes trop masculines,
Joint^>iet/-p/af,^/'e(/m, Cl/ ts^>Y, et d'autres maudissons,
SATIRES. 341
Peu faits pour vos lèvres divines;
Dignes de lui, d'accord, mais indignes do vous.
Ces gens n'ont point votre langage ;
N'apprenez point le leur : un ignoble courroux
Justifie un ignoble outrage
On sait que Barère était député des Hautes-
Pyrénées; il est possible que ce soit celle circon-
stance qui ait rappelé à la mémoire d'André Ché-
nier l'histoire, racontée par Ovide [Met. Y, 274),
de ce Thrace nommé Pyrène [Pyreneus) qui avait
voulu violer les Muses.
VIll. — Cette pièce devait être un ïambe dont
l'éditeur a eu la maladresse de défigurer la l'orme.
Si, dans l'établissement de son texte il avait pro-
cédé avec méthode, il se serait aperçu qu'il intro-
duisait dans la pièce une ligne destinée à être rem-
placée et qu'il rejetait en note la correction placée
au-dessus, c'est-à-dire le véritable vers. Cet ïambe
doit commencer ainsi :
L'échafaud est pour eux une source féconde ;
Ils se travaillent à l'envi
A lui trouver cent noms les plus gentils- du monde.
Le premier vers, sur le manuscrit, est écrit ainsi :
« 'O araupoç est pour eux une ir/iy-'i féconde. >) Il a
fallu remplacer les mots grecs; c'est d'ailleurs ce
que l'éditeur aurait dû faire partout. 11 a eu tort de
remplacer dtaupoç par potence; il n'y a que deux
mots à choisir : échafaud ou gibet. André a em-
ployé le premier dans VOde à Charlotte Cordai/, le
second dans un ïambe (111, p. 275) et à la fin du
canevas de cette pièce.
29.
342 ŒUVRES I/aXDRK CHÉNIER.
IX. — Fragment donl la forme n'était pas arrê-
tée; on pourrait ('onjecturer <|u'il serait entré dans
une strophe d'un diœur destiné à une satyre, [)eut-
être aux Initiés.
X. — Nous ne nous arrêtons que pour signaler
un vers charmant :
Et la sage folie, et le rire à l'œil fin.
Il nous rappelle celui-ci qui se trouve dans les
Poésies diverses, pièce XV (ci-dessus, p. 336) :
Qui l'applaudit de loin, le plaisir dans les yeux.
Tous les deux brillent par la précision et la jus-
tesse de l'image. C'est là cette vérité d'expression
qu'André Ghénier admirait dans ce vers de Mal-
herbe [Ode sur la prise de Morseille) :
Du'plaisir île sa chule a fait rire nos yeux.
CHAPITRE SIXIEME.
ïambes et fac simile des manuscrits.
Remarques préliminaires.
Nous avons .vu dans le chapitre précédent que
l'éditeur a compris dans les Hymnes et dans les
Satires àes^iëces qui sont de véritables ïambes. Dans
celui-ci nous allons rencontrer des fragments qui
n'ont jamais été des ïambes, notamment ceux qui
portent les numéros If, YI et XII. En efïet, quelle
que soit la signification de ce mot chez les anciens,
il faut s'en tenir à celle qu'il a pour nous. Or le ca-
ractère particulier des ïambes est d'être composés
d'un vers de douze syllabes et d'un vers de huit
syllabes à rimes croisées. J'accorde que l'éditeur
ait voulu réunir les différentes pièces composées à
une même époque, mais encore fallait-il qu'elles
portassent toutes la même date, d'une part; et il
était nécessaire, d'autre part, de les comprendre
sous un titre plus général, tel que ïambes et der-
nières poésies, ou tout autre; on aurait eu ainsi,
344 ŒUVRES D'AXDRK CHÉNIER.
dans un poétique et sombre tableau, l'émouvant
spectacle des pensés d'amour et de tendresse, d'es-
pérance et de désespoir, de colère farouche et de
haine qui avaient tour à tour consolé, agité ou
secoué l'âme du poëte pondant les quatre mois de
son agonie.
L'examen de cette partie des œuvres nécessite
deux remarques particulières relatives à la con-
stitution du texte.
La première s'applique au choix qu'il faut faire
parmi les différentes leçons des manuscrits.
C'est une question très -simple à résoudre, que
d'ailleurs nous avons déjà traitée.
L'éditeur ne doit point imposer son goût; il doit
s'attacher à déterminer, par des observations exac-
tes, l'ordre des corrections introduites parle poëte
dans son propre travail, et n'admettre dans le texte
que ce qu'il doit considérer comme la dernière
expression de la pensée de l'auteur. C'est dans les
notes, parmi les variantes, que les autres leçons
doivent prendre place. C'est un soin que M. G. de
Chénier n'a pas eu; il n'a point établi son texte
avec méthode; et l'examen des manuscrits donnés
en fac-similé éveille dans l'esprit du lecteur un
doute légitime sur le texte de toutes les poésies
d'André Chénier, qu'il a publiées d'après des ma-
nuscrits qui se dérobent à tout contrôle.
La seconde remarque porte sur l'interprétation
des mots grecs dont se servait André. On sait
qu'il communiquait avec sa famille pendant sa
détention et qu'il faisait passer secrètement à
son père tous ses manuscrits. Il écrivait sur d'é-
ïambes et FAC-SIMILE. 345
Iroilcs bandes de papier qu'il couvrait d'une écri-
ture microscopique, mais très-nette, quand des
surcharges ne venaient pas s'ajouter à la i)eti-
tesse des caractères. Mais le messager pouvait
être surpris, arrêté; les manuscrits pouvaient
ainsi tomber entre les mains du comité de sûreté
générale. Il y avait là un danger, et par suite
quelques, précautions à prendre. Sans doute, le
moindre fragment eût suffi, par le sens général,
à compromettre sa sûreté et sa vie ; mais c'était
là un péril inévitable qu'il fallait se résigner à
courir. Il ne pouvait que l'atténuer dans la me-
sure du possible. Il eut donc le soin d'éviter de
nommer les membres des comités, le Convention,
le tribunal révolutionnaire, etc., et de ne pas se ser-
\ ir de certains mots tels que sans-culotte, aris-
tocrate, etc. Pour les noms, il ne met tantôt que
des initiales, tantôt que des points ; autre part, il
se sert de caractères encore moins déchiffrables ;
pour les expressions dangereuses et compromet-
tantes, il avait à sa disposition les langues grec-
ques, latines ou autres, dont il usait selon son
caprice, ici se servant de caractères grecs, là tran-
scrivant ces mots en lettres françaises.
Mais aujourd'hui, tous ces mots ainsi volon-
tairement défigurés, et qu'on ne peut regarder
sans une émotion douloureuse, doivent être relé-
gués dans les notes. Il s'agit de constituer le
texte tel qu'il était dans la pensée du poète, qui
parlait français, écrivait des vers français, et qui
n'entendait nullement en français parler grec ou
latin. Ainsi donc le texte d'André Ghénier né doit
346 ŒUVRES D'ANDRÉ CHÉNIER.
plus présenter aucun terme barbare ou étranger,
et les noms doivent remplacer les initiales quand
ils sont certains. Les noms, indiqués par des
points seuls, no peuvent toutefois être que l'objet
d'une remarque dans l'annotation.
Nous passons à l'examen des différentes pièces,
en suivant l'ordre qu'elles occupent dans l'édi-
tion. Nous nous arrêterons particulièrement sur
celles qui sont nouvelles et sur celles dont nous
avons les manuscrits en fac-similé.
Examen des ïambes.
I. — Ce fragment est connu. A propos du
premier vers de la page 270, l'éditeur nous offre
vainement une longue note pour expliquer le mot
aguerrir. C^éhni inutile d'insister: on comprend le
vers, mais il n'est pas bon et André l'aurait refait.
Au sujet du vers 5 de la même page, autre note
oiseuse, page 360. Les premières éditions donnaient
ici : les 6étes ué^iéneitses, et dans un fragment de l'vl-
mériqiie (II, p. 258) : herbages renf/newa?. Trouvant
le texte ainsi établi, j'ai enregistré, comme il conve-
nait, les deux expressions dans le Lexique de l'é-
dition de 1862. En y réfléchissant, j'ai pensé que
c'était une inadvertance du premier éditeur, et
en 1872, ce qu'oublie M. de Chénier, j'ai corrigé,
peut-^tre un peu témérairement, les deux passa-
ges; et il se trouve que j'ai rencontré juste. Mais,
s'en tenant au texte de 1862, il s'en prend au lexi-
que, dont cotte édition est, dit-il, enrichie. Persi-
ïambes et FAC-SIMILE. 347
liage iiinoccnl. Ma seule vengeance sera de le ren-
voyer aux articles que M. Littré consacre aux
deux mots vénéneux et venimeux : il verra qu'An i-
broise Paré, un homme de science, disait i'orl
bien des testes vénéneuses, que Fénelon, un écri-
vain cehii-lcà, employait sans scrupules l'expres-
sion d'herbes venimeuses, et que Voltaire n'hésitait
l)as à dire des plantes venimeuses.
11. — Ode dont les cinq premières strophes, seu-
les connues jusqu'à présent, sont très-belles ; il
s'agit de la fête célébrée le 14 juillet 1793, ce que
l'éditeur n'a pas l'air de comprendre ; il ])arle des
têtes des Suisses placées aux portes des Tuileries.
Les portes triomphales étaient des arcs de triom-
phe, élevés sur les boulevards, et ornés de bas- re-
liefs peints représentant les massacres du 6 octo-
bre et du 10 août ainsi que de tro})hées en pâte de
carton: c'est au-dessus de ces ivoiyhèQS, cosbro}izes
hideux, que l'on avait placé les têtes des gardes-
de-corps. Relativement au vers 10 de la i)age271,
je ne puis dire ce qu'on lit, ou ce qu'on ne lit pas,
sur le manuscrit puisque je ne l'ai pas sous les
yeux, mais je préfère le texte donné par Sainte-
Beuve :
Vos tètes sur un fer oui, pour Jios bacchanales,
Orné nos portes triompliales
Et ces bronzes hideux, nos monuments sacrés.
C'est aux succès de sa raye faroucJie, il me semble,
que vient sourire tout ce peuple hébété.
Les petits fragments qui suivent les trois der-
nières strophes en sont indépendants ; ce sont des
348 ŒUVRES D'ANDRÉ CHKXIER.
notes poétiques, des vers tout prètssù entrer dans
quelques pièces qui n'ont point été faites.
III. — Cet ïambe fut composé à l'occasion de la
translation du corps de Marat au Panthéon. Il me
paraît tout à fait au-dessous du génie d'André Ché-
nicr. Quel(jue légitimes que soient la colère, l'indi-
gnation, riiorrcur dont est animé un poëte, son
langage doit toujours être digne des Muses. Un
ou deux passages sont dignes de Marat, d'accord;
mais indignes d'André. En outre, quelques vers
aissent u~ne impression pénible:
Console-toi, gibet, tu sauveras la France!
Pour tes bras la Montagne encor
Nourrit bien des héros dans ses nobles repaires.
Affreux effet des discordes civiles sur les âmes
les plus hautes! C'est le même langage que te-
naient les héros de la Montagne; c'est aussi dans
le gibet qu'ils mettaient le salut de la France.
IV. — Cet ïambe, composé à l'occasion de la fête
de l'Être suprême, n'a malheureusement pas été
achevé ; quelques passages sont superbes et ren-
ferment des beautés de premier ordre. Mais, il a
été présenté aussi mal que possible au lecteur :
M. G. de Chénier a amalgamé les parties projetées
et les parties exécutées, et interverti l'ordre des
ditTérents fragments. Pour bien comprendre cette
pièce il faut se rendre compte des phases succes-
sives de sa composition. Nous allons donc suivre
l'auteur dans ses procédés d'exécution; rien n'est
ïambes et FAC-SIMILE. 349
plus facile. Il faut rommencor par lire la pièce
telle qu'elle est donnée , jusqu'au vers :
Qui contre vous lèvent la voix,
qui est le 21"" de la page 278. C'est le dernier;
ou du moins c'est là qu'André Ghénier s'est
arrêté dans le développement de son idée poéti-
que. Il sera, par conséquent, nécessaire de placer,
après le vers : Périr son frère abandonné., un point
d'exclamation et de fermer les guillemets si mala-
droitement transportés en haut de la page 279. La
pièce forme ainsi un tout provisoirement complet,
sinon achevé, et composé de fragments en vers
reliés entre eux par quelques lignes de prose.
Tous ces fragments ne sont pas également réussis ;
le plus considérable surtout est une digression un
peu longue. Le poète semble avoir perdu de vue
son idée première ; et de fait il paraît en avoir
jugé ainsi, car ce grand morceau n'était pas des-
tiné à rester.
Ayant, dans une première rédaction, amené sa
pièce à ce degré d'avancement, le poète est alors
revenu sur ses pas, ainsi qu'il procédait presque
toujours. Il a pris une partie du canevas et de la pre-
mière rédaction, et en a, en môme temps, achevé
et modifié l'exécution. Les beaux vers delà fin, de-
puis : Us vivent cependant jusqu'au vers : Je les vois,
j'accours, je les tiens, sont ainsi venus remplacer
dans la première rédaction toute la partie com-
prise (p. 277) entre : Et tu ne tonnes pas! et les vers :
Saura les atteindre pourtant. André Chénier rejoi-
gnait ainsi la partie déjà exécutée du grand frag-
30
350 (KUvuKs d'andui'; ciikxiek.
iiienl llnal : Diamant ceuU rTazar; el il l'a indiciué
sur son manuscrit, en même temps qu'il a accusé
le projet d'enlever ou de modifier profondément
tout ce morceau. Gela était nécessaire. Les deux
vers (j[ui précèdent : Diamant ceint d'azur^ s'étaient
fondus dans un seul vers : Je les vois, j'accours Je
les liens, mais en disparaissant ils avaient em-
}»orté les rimes à Grèce eik éclatant. Il fallait donc
ou intercaler deux vers de jonction, rimant en esse
et en ani^ ou bien enlever tout le fragment linal
et en composer un autre. C'est à ce dernier parti
que me paraît s'être arrêté l'auteur. Serrant de
plus près son idée, il jette sur le papier ces mots
et ces rimes : 0 Dieu, la vertu.... ta fille... L'inno-
cence, la probité, etc., ta famille... qui indiquent
avec assez de clarté la direction de son idée poé-
tique et qui trahissent l'intention d'abandonner
définitivement la trop longue digression : Diamant
ceint d'azur.
Il faut donc rejeter en note ou mettre après
l'ïambe, comme première rédaction abandonnée
toute la partie qui va de : Et tu ne tonnes jj«s, jus-
qu'au vers : Qui contre vous lèvent la voix. La pièce
n'est pas finie -(elle ne l'était pas non plus dans la
première rédaction) mais elle est plus courte; elle
gagne à être débarassée d'une longue digression
et elle est en somme plus conforme à l'intention
du poëte< Nous allons donner cette pièce sous sa
seconde forme. A propos des initiales qui sont en
haut de la page 277 l'éditeur dit que les initiales C
et L. Q. désignent probablement Cullot d'Herbois,
Couthon et Lequinio. Cela fait deux noms à parla-
LUIBES ET FAC-SIMILE. 351
ger entre trois. Il aurait mieux valu dire que ces
initiales désignaient certainement Carrier, envoyé
en mission à Nantes, et Lequinio dans la Charen-
te-Inférieure. Quant à Couthon, qui tenait Lyon,
son tour vient quelques lignes plus bas.
Voici cet ïambe, il commence avec beaucoup
(l'ampleur :
Civàce k notre sénat, le ciel n'est donc plus vide !
Do ses fonctions suspendu.
Dieu
Au siège éternel est rendu.
Il va reprendre en main les rênes de la terre.
Il faut espérer qu'après un exil de plusieurs mois il se
conduira mieux... et que sa première marque de repen-
tance sera de punir ses nouveaux adorateurs... Quoi! Dieu
lout-puissant, tu souffres que de pareils personnages te
louent et t'avouent ! Tu endures la dérision avec laquelle
ils te bravent, et croient que tu existes quand ils viA'ent !
Tu ne crains pas qu'au pied de ton superbe trône,
Spinosa, te parlant tout bas,
Vienne te dire encore : Entre nous, je soupçonne,
Seigneur, que vous n'existez pas.
Que croiront les mortels, quand ils verront que sous tes
yeux, le nom de vertu est i)rononcé par des bouches qui...;
de probité, par des bouches qui...; d'humanité, par des
bouches qui... ; et que tout est le sujet de leur basse et dé-
risoire hypocrisie !
Quoi ! ton œil qui voit tout, sans les réduire en cendre,
pénètre dans les antres affreux, où les Carrier, les Lequi-
nio, couchés sur des cadavres, rongent des ossements hu-
mains! Quoi ! tu ne fais point éclater la foudre, lorsque
des hommes entassés sont écrasés sous leurs prisons |)ar
l'explosion du canon ! Tu contemples la Loire, le. Rhône,
la Charpute...
352 ŒUVRES D'AXDRÉ CHÉNIER.
Ton œil de leurs pensers sonde les noirs abîmes,
Ces lacs de soufre el de poisons,
Ces océans bourbeux où. fermentent les crimes,
Que de ses plus ardents lisons
dévore la plus lâche Euménide... car tu n'es pas réduit
comme nous, à reconnaître un Couthon à ses actions et à
la bassesse de son affreux visage... Tu vois au lieu d'un
cœur bouillir dans sa poitrine un fétide mélange de bitume,
de rage, de haine pour la vertu, de vol, de calomnie... et
de fange... d'où, par sa bouche impure s'exhale la mort
des gens de bien, etc.
Ils vivent cependant ! et de tant de victimes
Les cris ne montent point vers toi !
C'est un pauvre poëte, ô grand i)ieu des armées !
Qui seul, captif, près de la mort,
Attachant à ses vers les ailes enllammées
De ton tonnerre qui s'endort.
De la vertu proscrite embrassant la défense.
Dénonce aux juges infernaux
Ces juges, ces jurés qui frappent l'innocence,
Hécatombe à leurs tribunaux.
Eh bien, fais-moi donc vivre, et cette horde impure
Sentira quels traits sont les miens !
Ils ne sont point cachés dans leur bassesse obscure :
Je les vois, j'accours, je les tiens I
C'est ici que se serait attaché un morceau non
fait mais indiqué par ces mots et ces rimes :
« Dieu, la vertu... ta fille... l'innocence, la pro-
bité, etc., ta famille... », morceau qui devait rem-
placer le fragment : Diamant ceint d'azur, etc.
ïambes et FAC-SIMILE. 353
Y, — Le commencement de cette pièce manque;
il eût été nécessaire de l'indiquer par deux lignes
de points. Les derniers vers sont de toute beauté.
Nous y trouvons l'application de ce que nous avons
dit dans les remarques préliminaires. Le manus-
crit porte le mot dicastère, qui est grec, oixaGxvi-
P'.ov ; il ne doit point rester; il faut, comme on a fait
pour la pièce II, le remplacer par le terme fran-
çais tribunal. Voici les derniers vers, où, comme
nous l'avions fait remarquer en 1872, André Clié-
nier emprunte à Virgile un trait d'un réalisme au-
dacieux mais d'une grande beauté.
Le remords est, dit-on, ronfer où tout s'expie.
Quel remords agite le tlanc.
Tourmente le soimneil du tribunal impie
(Jui mange, boit, rote du sang?
Car qui peut noblement de leur bande perverse
Rendre les attentats fameux '?
Ces monstres sont impurs, la lance qui les perce
Sort impure, infecte comme eux.
VI. Manuscrit donné en fac-similé, verso, V co-
lonne. — Nous avons déjà parlé, dans le chapitre
consacré aux compositions dramatiques, de ce
fragment, qui appartient à une satyre, probable-
ment aux Initiés. C'est une méprise de l'éditeur de
lavoir classé parmi les ïambes; mais on a vu qu'il
a semé tous ces fragments d'essais dramatiques
de thespiaques, coiimie disait André, un peu par-
tout dans les poëmes et dans les odes aussi bien
que dans les Bucoliques. Voici ce morceau, je ne
le cite pas pour sa valeur intrinsèque, mais parce
qu'il appartient au théâtre :
30.
354 ŒUVRES D'ANDRÉ GIIÉNIER.
A.
Oynnis étant capitaine de la liorde,
Avec eux tous je fus danseur de cord(;.
B.
(Juoi, sur la corde ?
A.
Eh oui.
B.
■ Mais mon garçon,
Tu sais qu'on l'est de plus d'une façon.
A.
Gomment ? dis-nous un peu l'autre manière.
B.
A tes pareils elle est très-familière.
Toi, ton Gynnis, sous la corde k midi,
Et tout Ce monde avec vous applaudi,
A quinze pieds, élevés sur la place,
Vous auriez tous eu la meilleure grâce;
Et si j'en crois mes vœux et mon amour,
Danseurs de corde, ainsi serez un jour.
(Trad. de Grat.)
L'idée est claire : il voudrait voir les frères et
amis tous pendus, et Gynnis aussi, le capitan do la
liorde, ayant le cou dans le carcan, èv tw xuï-ojv. tov
aO/^ïv'e/wv, comme dit Gratinus, dans un fragment
de sa Némésis, titre qui joint au vers grec suffisait
pour éveiller l'imagination du poëte. Le mot Gyn-
nis, nous dit M. de Ghénier, est un mot emprunté
au grec, 'mais qui n'a ici d'autre signification que
celle de rappeler le nom de Gennot, l'agent du co-
mité de sûreté générale qui avait arrêté André
à Passy. Il consacre à ce Gynnis une longue note
qui est une pure rêverie. Il s'agit bien ici de Gen-
not! Gynnis est un nom qu'André emprunte à la
langue grecque ; yûwt; signifie : un être effémi-
ïambes et FAC-SIMILE. 355
né. C'est tout simplement le nom d'un des per-
.sonnag:es de sa comédie satyriquc. Pensait-il à
Collot d'Herbois, qui avait été comédien? C'est
Tort possible, mais ce n'est qu'une conjecture. Le
lecteur se demande peut-être pourquoi l'éditeur
s'est ainsi étendu sur ce Gennot ; c'est afin de pré-
parer l'énorme bévue qu'il va commettre à la page
suivante. Il a oublié en outre de nous dire quelle
l'orme particulière de dialogue a le fragment de
Gratès dont il parle dans la note suivante.
On a vu qu'André a souligné, dans les deux
derniers vers , les mots mes vœux et mon amour :
il y a là quelque allusion insaisissable. Dans une
autre pièce (II, p. 204) on trouve une expression
voisine de celle-ci : cet hymne de leur gibet, monu-
ment (l'estime et d'amour.
Le morceau qui suit ce fragment en vers de dix
l)ieds, page 282, figure parmi les manuscrits don-
nés en fac-similé^ verso, 1'* colonne. On sait déjà,
puisque nous en avons parlé autre part, qu'il ap-
partient comme le précédent, mais sans pou-
voir se souder à lui, à une comédie satyrique, et
très probablement à celle qui porte pour titre :
les Initiés. M. de Chénier aurait dû au moins s'a-
percevoir que ce n'était point un ïambe; c'est,
nous l'avons dit, un fragment de chœur, écrit en
vers mixtes. L'éditeur paraît d'ailleurs n'avoir
rien compris à l'action de cette, petite scène. Mais
d'abord il a introduit dans le texte deux termes
barbares forgés avec des mots grecs, et qui n'ont
d'autre but que de tenir provisoirement sur le
356 ŒUVRES D'ANDRÉ GHiiNlER.
manuscrit la place de deux mots français. Il faut
les reléguer dans les notes à titre de curiosité.
Maintenant, examinons le texte donné par M. de
Cliénier, et voyons comment il l'explique. Il com-
mence par ne pas copier exactement le manuscrit,
attribuant à B ce qui appartient à A. Arrivé à
KH (sic), il dit : K. H. (sic) désigne Collât iVUer-
bo'is. Un sans doute ou un probablement aurait au
moins été nécessaire. Voyez quelle série d'inexac-
titudes il parcourt, sans même s'en douter. Par-
tons du manuscrit qui porte Kh. et non KH. Voici
la chaîne de son raisonnement : Kli^KH^^K.H.
= C.H.= Collot d'Herbois. S'il avait mieux examiné
le manuscrit il aurait vu quatre lignes plus bas,
qu'André a écrit ainsi le mot Batrakhite : ^arra-
khite, et il en aurait déduit qu'André, dans l'écri-
ture française, remplaçait le x gi"GC par kh; et s'il
avait mieux examiné tout ce qu'André explique
au sujet de ses comédies, de ses chœurs, etc., il en
aurait conclu que Kh. =X. = Xopdç, c'est-à-dire le
chœur.
Nous arrivons à la bévue :
Tourne un peu la médaille antecépiendaire,
fait dire l'éditeur à ce prétendu KH= K.H. =Etc.
Désireux de comprendre nous recourons à la
note, et voici ce que nous y lisons, non sans éton-
nement : Antecépiendaire est un mot inventé et tiré
du verbe antecapio, antecapare, saisir auparavant,
se saisir d'avance, s'emparer d'abord, et qui fait
allusion à l'acte de ce Gennot, désigné ici sous le
nom de Gynnis, qui arrêta lepoëte d'avance et avant
ïambes et FAC-SIMILE. 357
quaucun motif eût été allégué contre lui. Voilà
où ce fameux Geiinot a entraîne l'éditeur ! II ne
nous reste plus pour déchifTrer l'énig'me qu'à
recourir au manuscrit, dont la lecture n'ofTre
aucune difficulté. C'est ce que nous allons faire
en donnant ce fragment tout entier.
Il s'agit d'un fragment de chœur, appartenant à
la satyre intitulée : les Initiés. La scène repré-
sente le club des Jacobins. Au-dessous du buste
de la Liberté, coiffée du bonnet phrygien, le pré-
sident est au bureau, entouré de ses acolytes;
ce sera, si l'on veut, le personnage désigné par
A. Le chœur des frères et amis forme un ou deux
g'roupes imposants, bien faits pour intimider le
néophyte. On l'introduit : c'est le personnage
désigné par B. Alors commence une de ces céré-
monies que Molière poussait jusqu'à la bouf-
fonnerie, et qu'André sème de traits satiriques.
Le président interroge le frère futur.
A.
<Ju'cst-cc qu'un sans-culotte? en deux mots?
B.
C'est celui
Qui n'a rien ; mais qui veut avoir le bien d'autrui.
A.
C'est çà, pardieu !
Le Chœur.
Le drôle est au fait du mystère.
Mais ce n'est pas là tout. Un bon initié
Ne doit rien savoir à moitié.
Tourne un peu la médaille au récipiendaire.
A.
L'aristocrate...
358 ŒUVRES D'ANDHI': r.HKXIER.
B.
Ali fi !
A.
Quoi est-il ?
B.
Celui-là
A quelque chose et veut conserver ce qu'il a.
(J'est au abus criant qu"il faut que Tun réprime.
A.
Foi't bien.
Le (Jhœlr.
Cet homme est juste.
A.
n abhorre le crime.
On voit la scène ; ce court fragment suffit pres-
que à nous donner une idée du sujet et du ton de
cette satyre, dont /^s Baples d'Eupolis lui avaient
suggéré la conception. Ici nous assistons à une
initiation ; plus loin nous aurons un fragment
d'une scène de délation.
YII. Manuscrit donné en fac-similé, verso, 1" co-
lonne. — C'est un des ïambes anciennement
publiés. Le texte qu'on en avait était excellent.
La correction que nous avions introduite dans le
troisième vers, dans l'édition de 1872, est aujour-
d'hui confirmée par le manuscrit. Le vers 19 donne
bien aussi eût versé, comme nous l'avions rétabli
en 1872. Je ne vois pas à quoi tend la note de
fédileur. Il veut i)rouver que les amis d'André
Cbénier ont été prudents; tout le monde est d'ac-
cord : c'est précisément ce que trouvait André et
ce qui lui arrache de l'àme une plainte qui n'est
pas sans amertume.
ïambes et FAC-SLMILE. 359
VIII. Manuscrit donne en fac-similé^ verso ^ 1"; ro-
lo)ine. — Il y a deux corrections à faire au texte.
Dans le vers 3 de la page 285, il faut reléguer en
note la première rédaction, prendre la correction
et lire :
De ses cliiciis [);ii' lai smil, pour bien servir sa liaiiie.
Plus bas les guillemets sont placés de manière à
l'aire croire que l'éditeur n'a pas compris le i)as-
sage. Nous citerons les douze derniers vers :
tJn docte à grands projets rassembla des vipères,
Et leur prêchait fraleriiitr'.
Mais déchiré bientôt par ce peviple de frères,
Il dit : « Je Fai bien mérité.
« Un seul de ces serpents (jui se cache sous rberbij
« Est terrible ; et moi
« Je les réunis tous :.{(,• jdiiis superbe
« Et Faudiice aux mauvais peucluuits. »
J"ai lu mniids autres faits, tous fort bons à redire;
VX tous ces beaux faits que j'ai lus,
BaruaV(\ Chapelier, Duport les devaient lire :
( leux-ci ne lisent i)as non jilus.
C'est pourquoi, conclut aisément le lecteur, ceux-
ci, c'est-à-dire ceux qui ont la faveur du peuple
aujourd'hui, seront guillotinés comme Biirnave,
Ciiapelier et Duport. Cette prophétie s'est réalisée
le 10 thermidor.
IX. Manuscrit donné en fac-similé^ verso, 2" co-
lonne. — Cet ïambe est remarquable par la pein-
ture qu'André Chénier nous retrace, après tant
d'autres, de la vie intérieure des prisons, qui
s'écoulait au milieu des occupations frivoles, entre
360 ŒUVRES D AX1JR1-: CIIEXIER.
l'égoïsme eL la peur. Mais en outre il ^st bien cu-
rieux par l'allusion (ju'il renferme et par les ca-
ractères sous lesquels celle-ci se dérobe. Ici,
M. G. de Chénicr n'a pas été plus heureux qu'il ne
l'a été chaque fois qu'il s'est trouvé aux prises avec
une difficulté. L'énigme portait sur les deux vers
que l'éditeur donne ainsi :
Comme sont les discours des Heftsad, plais béh'tres,
Dont. . . jls est le plus savant.
Heftsad, dit M. de Chénier, est une qualificatiop.
composée de deux mots anglais : heft, lourd, poids,
et sad, mécliani. cruel, etc. Passant au second vers :
l'auteur, dit-il, avait d' abord mis six points; il a
ensuite surchargé les trois derniers points des trois
lettres.... j, l, s; cest, pour moi, un j, un t non
barré et un s, et ces lettres ne peuvent s'appliquer
qu'à $aint-Just.... Ces trois lettres sont Vabrégé de
Justus. Eh bien, il s'est trompé; mais à nos yeux
cette erreur est une des moindres qu'ait commises
l'éditeur. Dénaturer un texte est beaucoup plus
grave que de ne pas déchiffrer une énigme. Il y a
toujours, dans le texte d'un auteur, des points
obscurs qui peuvent lasser la patience d'un édi-
teur et résister à sa perspicacité, et que souvent la
première personne venue éclaircira par un heu-
reux effet du hasard.
Toutefois, dans ce cas, si M. de Chénier avait
examiné avec soin le manuscrit, il aurait bien vite
rejeté la solution qu'il donne. En effet, d'une part,
dans le manuscrit il n'y a pas, après le mot heft-
sad, la virgule introduite par l'éditeur, et qui
IAMlii:s ET FAC-SIMILE. 361
transforme l'expression plats bélîtres en une appo-
sition. D'autre part, dans le second vers, il n'y a
jamais eu six points dont les trois derniers au-
raient été surchargés. Il y a trois points.; ensuite
viennent les trois caractères en question, et sous
celui que l'éditeur prend pour un s il y a un point.
Ayant bien observé ces dispositions, si l'éditeur
s'était demandé pourquoi le mot était abrégé par la
gauche au lieu de l'être par la droite, il aiu'ait été
bien près de la solution. Car la réponse à cette
question dégage immédiatement l'inconnue. En
effet, si le mot est abrégé par la gauche, c'est qu'il
est transcrit dans une langue qui s'écrit de droite
à gauche, c'est-à-dire dans une langue orientale.
En effet, en examinant l'alphabet le plus répandu,
celui qui sert à la fois à l'arabe, au persan et au
turc, on reconnaît tout de suite que les signes en
(p-iestion en sont tirés. Le premier signe, en com-
mençant par la droite est un ba , ^, le second
un élif 1, et le troisième un ra j, ce qui nous
donne, en rapprochant ces lettres et conformé-
ment au manuscrit : ...j\ > ce qui transcrit en
lettres françaises devient ...rab ^= bar... = barère.
Mais le mot keftsad, à quelle langue appartient-
il? Au turc, à l'arabe ou au persan? C'est ce qu'il
est assez difficile de déterminer, quand, comme
moi, on ne sait pas un mot de ces trois langues.
Mais précisément, ici, pour ne pas se perdre dans
des conjectures invraisemblables, il convenait de
ne pas sortir du cercle de connaissances res- .
treintes qu'on pouvait supposer à André Chénier.
Si j'avais demandé une solution à un orientaliste,
ol
362 ŒUVRES D'AXDKK CHKXIER.
à M. Lenormand, par exemple, il est certain qu'elle
nie serait arrivée précise et immédiate; il me fal-
lait, au contraire une solution, je dirai plus bonne-
ment simple. C'était au poëte lui-même qu'il fallait
la demander. On a vu qu'à deux reprises ditlé-
rentes André cite la Bibliothèque orientale de d'Hor-
belot. Eh bien, c'est là que se trouve le mot de
l'énigme : c'est là qu'André avait appris qu'en
persan heft veut dire sept, et que sad signifie cent.
Les heftsad sont donc les sept cents, c'est-à-dire la
Convention, composée, en effet, en nombre rond,
de sept cents membres. Nous pourrons. donc main-
tenant lire cet ïambe sans la moindre difficulté.
On vit ; on vit infâme. Eh bien ? il fallut l'être -,
L'infâme, après tout, mange et dort.
Ici, même, en ces parcs où la mort nous fait paître,
Où la hache nous tire au sort,
Beaux poulets sont écrits; maris, amants sont dupes;
Caquetage, intrigues de sots.
On y chante ; on y joue ; on y lève des jupes ;
On y fait chansons et bons mots;
L'un pousse et fait bondir, sur les toits, sur les vitres.
Un ballon tout gonflé de vent.
Comme sont les discours des sept cents plais bélilres,
Dont Barère est le plus savant.
L'autre court ; l'autre saute ; et braillent, boivent, rient
Politiqueurs et raisonneurs ;
Et sur les gonds de fer soudain les portes crient :
Des juges tigres nos seigneurs
Le pourvoyeur paraît. Quelle sera la proie
Que la hache appelle aujourd'hui?
Chacun frissonne, écoute ; et chacun avec joie
Voit que ce n'est pas encor lui.
Ce sera toi demain, insensible imbécile.
ïambes et FAC-SIMILE. 363
On conçoit que le trait qu'il lance en passant
contre la Convention et un des membres influents
(lu comité de salut public ait eu besoin, à toute
éventualité, d'être prudemment voilé.
X. Manuscrit donné en fac-similé, recto, f* co-
lonne. — Cet ïambe était connu au moins dans ses
plus belles parties. Il existait deux lacunes dans
le texte, la première de neuf vers , la seconde de
douze vers. Il est inutile que nous citions cette
pièce ici; nous nous contenterons d'indiquer trois
mauvaises leçons introduites dans le texte par le
nouvel éditeur, et une plus que douteuse. Le
vers 15, page 287, doit être lu :
Ébranlant de mon nom ces longs corridors sombres.
Emplissant est la première rédaction; ébranlant est
la correction, donc c'est la leçon que nous devons
admettre.
Dans le vers 16 de la page 288, l'éditeur a donné
la bonne leçon, mais contrairement à toute mé-
lliode; il dit en note que tortueuse est la première
rédaction, blême et louche la seconde et fugitive la
troisième : donc c'est celle-là qu'il aurait dû ac-
cepter. En examinant le manuscrit on se convainc
aisément que tortueuse est la rédaction primitive,
fugitive, écrit dans l'espace le plus grand et en
caractères plus lisibles, la seconde, et blême et
louche, écrit dans le plus petit espace et en carac-
tères plus fins, la troisième.
Quant au vers suivant, j'ai grand peur qu'il
faille le regarder comme désespéré. De Latouche
.?64 ŒUVRES D AXDliK r.IlKXIER.
avait tourné la difficulté; il avait supposé une sus-
ponsion et un changement de pensée. M. G. de
Chénier dit avec assurance : Le mot la honte est
surchargé, et on lit la feinte. Eh bien, d'abord on
peut affirmer qu'il n'y a jamais eu la honte; en-
suite, il est certain qu'on ne lit pas la feinte. Jus-
qu'à présent je n'ai pas rencontré de solutions qui
levassent toutes les difficultés. Je me contenterai
de dire que, parmi les personnes que j'ai consul-
tées à ce sujet, le plus grand nombre a cru lire la
fièvre. L'une d'elles même m'a fait remarquer que
Chénier était sur le point d'écrire la fièbre, comme
l'écrivait Montaigne, et que ce b interrompu avait
formé le v. Il faudrait donc, en acceptant soit le dé-
sespoir, soit la bassesse, puisque les deux mots sont
en accolade, lire ainsi ce passage :
La peur blême et louche est leur dieu :
Le désespoir; la fièvre. Ah ! lâches que nous sommes ! etc.
Le vers 18 de la page 289 doit être corrigé. M. de
Chénier n'a pas fait attention, puisqu'il n'en parle
pas, que le mot longue a été surchargé. En effet,
longue blessure s'applique au temps et signifie une
blessure qui est longtemps à se cicatriser; André
Chénier a préféré un mot qui indiquât la gravité
de la blessure. Par-dessus le mot longue, il a écrit
large; il faut donc lire le vers :
Ont pénétré vos cœurs d'une large blessure.
A la page 290, se trouve, au vers 9, une mau-
vaise leçon qui provient d'une lecture inattentive.
Il n'y a pas invincible mais invisible:
L'invisible dent du chagrin.
ïambes et FAC-SLMILE. 365
XI. — Manuscrit donné en fac-similé, recto, 1" co-
lonne. — L'éditeur a i)ris un vers pour une ligne
de prose:
Réputé Cicéron chez toute la bazoche
Et bel esprit chez les catins.
Je lis Et bel, avec M. de Chénier, parce que cela
offre un sens raisonnable et que je ne vois pas au-
tre chose; mais si quelqu'un de plus heureux ou
de plus habile venait m'apprendre qu'il y a là au-
tre chose que Et bel, je n'en serais pas étonné-
Toutefois Et bel est très-bon. Quant au personnage
qu'André désigne par la lettre h, il est jusqu'à
présent inconnu. Des renseignements que Von peut
croire exacts, dit Véditeur, feraient supposer que h
désignerait Hérault de Séchelles. Quand on a des
renseignements, on les donne. Pourquoi croirions-
nous exacts des renseignements que nous ne pou-
vons contrôler? Après la lecture de ces trois vo-
lumes, il nous est impossible d'avoir une si robuste
confiance. Et d'ailleurs, dirons-nous avec M. Des-
pois' «comment supposer qu'André songeât alors
à railler Hérault, guillotiné avec Danton depuis plus
de trois mois, comme appartenant à la faction des
indulgents? »
XII. — Manuscrit donné en fac-similé , recto ,
2' colonne. — Nous voyons encore ici, confondus
1. Dans son article de la Revue politique et littéraire du 28 no-
vembre 1874.
31.
366 ŒUVRES D'ANDRK CHÉXIEU
ensemble, un fragment en vers et deux fragments
en prose parfaitemenl distincts.
Occupons nous d'abord du fragment en vers;
nous en avons parlé déjà : on sait que ce petit
morceau appartient à la comédie satyrique inti-
tulée les Initiés. Le manuscrit porte en tête : tpuy.
C'est probablement, dit l'éditeur, l'abréviation de
TpYYir/-^;, vendangeur j pris ici dans le sens de pour-
voyeur de l'échafaud. A mon sens, c'est tout sim-
plement l'abréviation de Tpuyœoîa (parodie de xpa-
Ywoia), signifiant comédie. Ce mot s'appliquait par-
faitement à cette satyre des Initiés. Les trois per-
sonnages qui concourent à cette scène de délation,
sont le sycophante {%c, sur le manuscrite, c'est-
à-dire le délateur; la victime que l'auteur ne dé-
signe, ni par un nom, ni par une lettre, soit B,
et enfin le président du club, que le manuscrit
désigne par Epist., c'est-à-dire épistate (sTriaTâTr,?).
Yoici ce court fragment.
LE DÉLATEUR.
Le perfide a pleuré,
[B],
C'est faux : j'ai ri. Les voisins m'ont vu rire.
Je suis navré de voir comme on déchire
Les hommes purs. Appelez mon portier;
Informez-vous de quartier en quartier :
Comme Phaeax marmottant vos louanges
Le nez en l'air j'allais riant aux anges.
LE PRÉSIDENT.
L'a-t-on vu rire ? est-il vrai qu'il ait ri ?
Le poëte se souvient en passant d'un vers
d'Eupolis, appartenant, croit-on, à la comédie des
DèmeSy dans lequel il se moquait de Phœax, un
ïambes et FAC-SIMILE. 367
orateur de l'époque de Périclès, « liabile à rire,
impuissant à parler. »
Le premier fragment de prose qui vient ensuite
a encore été mal lu par l'éditeur. Il lit Mo.. ..tou-
jours, quand il y a tout simplement dans le ma-
nuscrit Montaigne.
Ce n'est pas ainsi qu'écrivait Montaigne, des nouveau-
lés, » etc. Toutes objections, critiques, jugements, qui
pleuveront de tous côtés. On n'a besoin pour les faire ni
de savoir, ni d'esprit, ni de réflexions, ni de goût. Il ne
faut
Qu'être sot; et les sots abondent cette année.
C'est une des objections qu'il suppose lui être
faites, comme par exemple plus haut, page 269. L'ob-
jection veut-elle dire : ce n'est pas ainsi qu'écrivait
Montaigne, dans son chapitre des Nouveautés? ou :
ce n'est pas ainsi qu'écrivait Montaigne; dites-
nous des nouveautés ? Ne sachant pas de quoi il
s'agit, il est inutile que nous fassions des conjec-
tures.
Le second et dernier fragment de prose est une
note, un mouvement poétique qu'il se promet
d'employer dans quelque ïambe, et que lui sug-
gère une de ces formules de serment qu'on ren-
contre à chaque instant dans les auteurs grecs.
"loxfo vuv, Oeôjv ôpx.o;, etc.
Recevez tous ce serment, que je renonce à la paix, etc.,
que toute ma vie je combattrai, etc.
L'éditeur trouve encore moyen de mal lire ce
passage, sinon le français, au moins le grec. L
368 ŒUVRES D ANDRE CIIEXIER.
ne s'est pas aperçu qu'André Chénier se servait
de ligatures ; nous avons pu le constater dans une
autre pièce où le cas était plus grave et plus cu-
rieux. André a écrit sur son manuscrit l'çw et M. de
Chénier a lu Km au lieu de 'iaroi. C'est peu de
chose; mais on a vu l'importance qu'a eue, dans
le chapitre consacré au théâtre, la constatation de
l'habitude qu'avait André Chénier de se servir de
ligatures grecques.
Avec les ïambes se termine le troisième et der-
nier volume de la nouvelle édition. Que ressort-il
de l'examen laborieux que nous venons d'ache-
ver? C'est ce qui nous reste à dire en peu de mots.
CONCLUSION.
A])rès réludo attentive et consciencieuse fine
nous venons de faire des Œuvres poétiques d' André
Chénier, telles que les a classées et constituées
son nouvel éditeur, notre conclusion sera aussi
nette que concise.
L'œuvre d'André Chénier est un des plus beaux
monuments, un des plus curieux de toute la litté-
rature française ; il faut donc espérer que nous
posséderons un jour une édition vraiment digne
du poêle.
Mais la constitution définitive de cette édition,
définitive quant au texte, sinon quant au classe-
ment des pièces et à l'appareil scientifique dont il
faudra forcément l'entourer, ne sera possible qu'à
deux conditions.
La première ne dépend malheureusement que
du hasard : c'est qu'il faudra retrouver tout le
groupe de manuscrits restés entre les mains de
de Latouche probablement jusqu'à sa mort.
La seconde ne dépend, dois-je dire heureuse-
370 CONCLUSION.
mont ou malheureusement, que de M. (ial)iicl de
Ghénier : c'est qu'il se résigne à faire à la Biblio-
thèque nationale le dépôt de tous les manuscrits
qu'il possède.
KIN
TABLE DES MATIÈRES.
ANDRE CHENIER
Préface
BiOGEAniTE. I. Du 30 octobre 1762 au 17 ventôse an II. . 1
— II. Du 17 ventôse au 7 thermidor an II . . . 37
Appendices. I. Le marquis de Brazais 83
— II. Les frères Trudaine 98
— III. François de Pange 105
— IV. Madame de Bonneuil ... .... 111
— V. La duchesse de Fleury 115
ŒUVRES D'ANDRÉ CHENIER
Introduction 125
observations generales.
Chapitre premier. Histoire des manuscrits . .' 128
— § 1. Conservation et communication des
manuscrits jusqu'en 1819. . . 128
— § 2. Dispersion des manuscrits. ... 131
— § 3. Groupe des manuscrits perdus. . 139
Chapitre DEUXIÈME. Des éditions de 1819, 1826, 1833, 1841,
1862, 1872 149
— SI' Édition de 1819 149
— § 2. Édition de 1826 157
— § 3. Édition de 1833 159
— § 4. Édition de 1841 163
— ko. Éditions de 1862 et 1872. ..... 164
372 TABLE DES M.VTIKRES.
CnAriTRE TROISIÈME. Constitution du texte de Véditinn 18*4. 169
— §1. Classement (les manuscrits. ... 169
— J5 2. Établissement du texte 17G
EXAMEN DES OEUVRES.
Chapitre premier. Les Bucoliques 185
— Remarques préliminaires 18.5
— E.xamen des Églogues 189
Chapitre deuxième. Les Elégies 231
— Remarques préliminaires 231
— Examen des Élégies 233
Chapitre troisième. Théâtre 268
— Introduction 268
— I. Les tragédies 274
— IL Les comédies 283
— III. Les satyres 284
Chapitre quatrième, te.s" po'èmes 295
— Avertissement 295
— I. Poèmes à rejeter 296
— IL Examen des poëmes 300
— III. Structure des poëmes 131
Chapitre cinquième. EpiVres, hymnes, odes, poésies diverses,
— satires 328
— I. Épîtres 328
— IL Hymnes 329
— III. Odes 332
— VI. Poésies diverses 334
— V. Satires 337
Chapitre sixième. ïambes et fac-similé des manuscrits. . 343
— Remarques préliminaires. • 343
— Examen des ïambes et des manuscrits . 346
Conclusion. 369
fin de la table.
15 583. — Typographie Liibure, rue de Fieurus, 9, à Paris.
Becq de Fouquières, Louis Aim^ j
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