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Full text of "Documents nouveaux sur André Chénier et examen critique de la nouvelle édition de ses oeuvres, accompagnés d'appendices relatifs au Mis de Brazais, aux frères Trudaine, à F. de Pange, à Mme de Bonneuil, à la duchesse de Fleury"

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DOCUMENTS    NOUVEAUX 


ANDRÉ    CHÉNIER 


OUVRAGES  DE  M.  L.  BEGQ  DE  FOUQUIÈRES 


POÉSIES  D'ANDRÉ  CHÉNIER.  Édition  critique.  Etude  sur  la 
vie  et  les  œuvres  d'André  Chénier,  bibliograpliie  des  œuvres 
posthumes,  aperçu  sur  les  œuvres  inédites,  variantes,  notes, 
commentaires  et  inde.x.  2"  édition,  revue  et  corrigée.  1  vol. 
grand  in-18   Paris,  Charpentier  et  C=,  1872.  — Pri.x.    .     6  fr.     •> 

OEUVRES  EN  PROSE  D'ANDRÉ  CHÉNIER.  Nouvelle  édition, 
revue  sur  les  te.\tes  originaux,  précédée  d'une  Étude  sur  la  vie 
et  le.s  écrits  politiques  d'André  Chénier,  et  sur  la  conspiration 
de  Saint-Lazare,  accompagnée  de  notes  historiques  et  d'un  Index. 
1  vol.  BiblioLhèque-Ciiarpentier,  1872.  —  Prix.    ...     3  fr.  50 

OEUVRES  DE  FRANÇOIS  DE  PANGE  (1792-1796),  recueillies 
et  publiées  avec  une  Étude  sur  sa  vie  et  ses  leuvres,  des  notes 
et  une  table  analvlique.  1  vol.  Bibliothèque-Cliarpenlier.  1872. — 
Prix ■ 3  fr.  -)() 

POÉSIES  DE  F.  MALHERBE,  accompagnées  du  Commentaire 
d'André  Chénier.  .Nduvellc  édition  contenant  la  vie  de  Malherbe 
par  Racan,  des  extraits  de  Tailemant  des  Réaux,  de  Balzac,  etc., 
des  extraits  des  lettres  de  Malherbe,  des  notes  de  Ménage,  de 
Chevreau,  de  Saint-Marc,  etc.,  des  observations  littéraires  de 
Sainte-Beuve,  des  remarques  philologiques  empruntées  à 
M.  Littré,  une  introduction,  des  notes  nouvelles  et  un  index. 
1  vol.  Bibliothèque-Cliarpentier,  1874.  —  Prix.    ...     3  fr.  50 

POÉSIES  CHOISIES  DE  P.  DE  RONSARD  ,  publiées  avec 
notes  et  index  concernant  la  langue  et  la  versification  de  Ron- 
sard. 1  vol.  Bibliothèque-Charpen'iier,  1875. —  Prix.  .     3  fr.  .50 

POÉSIES  CHOISIES  DE  J.-A.  DE  BAÏF,  suivies  de  poésies 
inédites,  avec  une  notice  sur  la  vie  et  les  œuvres  de  Baïf,  des 
spécimens  des  Élrennes  et  des  Chansonnettes,  un  tableau  de  la 
prononciation  au  xvi'  siècle ,  des  notes  et  des  index,  l  vol. 
Bibliothèque-Charpentiei,  18*4.  —  Prix 3  fr.  50 

OEUVRES  CHOISIES  DE  JOACHIM  DU  BELLAY  {sous 
presse). 

LES  JEUX  DES  ANCIENS,  leur  description,  leur  origine,  leurs 
rapports  avec  la  religion,  l'histoire,  les  arts  et  les  mœurs.  Ou- 
vrage accompagné  de  gravures  sur  bois  d'après  l'antique. 
2' édition.  I  v.  grand  in-8.  Paris,  Didier,  1872. — Prix.     8  fr.     » 

ASPASIE  DE  MILET.  Étude  historique  et  morale.  1  vol.  in-12. 
Paris,  Didier,  1872.—  Prix 3  fr.  50 


Typographie  Lahure,  rue  de  Fleuras,  9,  à  P^iris. 


DOCUMENTS    NOUVEAUX 


sun 

ANDEÉ   GHÉNIER 

ET 

EXAMEN  CRITIQUE 

DE    LA  NOUVELLE    ÉDITION    DE    SES    ŒUVRES 


ACCOMPAGNES     D'APPENDICES 


H  E  L  A  T  I  F  <: 


Au  .M"  DE  Brazais,  aux  frères  Trudaine,  à  F.  de  Pange 
A  M""-"  DE  BoNNEUiL,  à  la  duchesse  de  Fleury 


b?^BECQ    DE  FOUQUIÈRES 


PARIS 

CHARPENTIER  ET  G-,  LIBRAIRES-ÉDITEURS 

28,   QUAI   DU   LOUVRE,   28 


1875 

Tous  (Iruita  réservés 


B37 


■\  '. 


PREFACE. 


L'édition  des  poésies  d'André  Gliénier,  qui  a 
paru  vers  la  fin  de  novembre,  était  depuis 
longtemps  annoncée.  Elle  était  impatiemment 
attendue,  car  elle  devait  éclaircir  certains  points 
oliscurs  du  texte,  combler  quelques  lacunes  im- 
portantes et  nous  mettre  en  possession  de  tout 
l'ensemble  des  travaux  du  poëte.  Fragments  nou- 
veaux, esquisses,  projets,  notes  mêmes,  tout  ofTre 
un  ample  et  intéressant  sujet  d'étude.  Jamais  écri- 
vain, jamais  poëte  ne  s'est  vu  ainsi  livré  à  la  cu- 
riosité du  public  lettré.  Aucun  voile  désormais  ne 
nous  dérobe  son  âme,  son  intelligence,  ses  pen- 
sées les  plus  intimes,  ses  ardeurs  nobles  et  labo- 
rieuses traversées  par  des  courants  de  sensualité, 
ses  amitiés  ou  ses  haines  généreuses. 


II  PRÉFACE. 

Nous  pouvons  à  loisir  pénétrer  dans  cet  atelier 
poétique,  où  tout  semble  attendre  encore  la  pré- 
sence du  maître.  Il  est  bien  tel  que  nous  l'avions 
contemplé  et  décrit  par  la  porte  entr'ouverte. 
Toutes  les  œuvres  de  l'antiquité  grecque  et  latine 
s'y  entassent,  non  pas  rangées  sur  les  rayons 
poudreux  d'une  bibliothèque,  mais  épars  sur  la 
table  de  travail.  Là,  un  Aristophane  discrètement 
ouvert  et  craignant  un  visiteur  trop  curieux  ;  ici, 
une  Anthologie  dont  toutes  les  pages  feuilletées, 
lues  et  relues  sans  cesse,  attestent  la  prédilection 
du  poète.  Non  loin  Tibulle,  Properce  aux  grâces 
savantes,  Virgile  dont  les  Bucoliques  tentent  son 
jeune  génie,  Horace,  auquel  il  a  dérobé  sa  grâce 
légère;  près  d'eux  les  poètes  italiens  de  la  Re- 
naissance qui  l'attirent  dans  quelque  sentier  per- 
du, dont  l'éloigné  heureusement  la  vue  d'un  Ho- 
mère ou  d'un  Théocrite;  ici  un  Racine,  un  Lafon- 
taine  ;  là  un  Malherbe  qui  gardera  l'empreinte  de 
sa  main  ;  tout  à  côté  un  Shakespeare  dont,  ren- 
contre piquante,  une  tragédie  de  Saurin  marque 
les  feuillets.  Et,  au  milieu  de  ces  livres,  de  ces 
belles  et  savantes  éditions,  se  dérobent  mille 
feuilles  volantes,  dispersées  entre  toutes  les  pages 


PRÉFAGK.  m 

suivant  les  capricieux  hasards  de  la  lecture  ;  toutes 
sont  chargées  de  notes,  de  projets,  d'ébauches  où 
chantent  de  beaux  vers,  pleins  et  sonores.  A  demi 
caché  dans  un  docte  volume,  on  aperçoit  un  des- 
sin, forme  charmante  ravie  à  quelque  nymphe 
britannique.  Enfin  dans  cet  atelier,  dont  le  dé- 
sordre trahit  le  travail  incessant  et  les  longues 
veilles,  on  croit  voir  se  dresser  la  statue  de  la 
Poésie,  image  de  l'œuvre  du  poëte.  La  jeune  déesse 
est  debout  sur  son  piédestal,  dans  une  nudité  an- 
tique, à  peine  couverte  d'un  pan  de  tunique  flot- 
tante. Bien  des  parties  sont  frustes  encore  ;  le 
marbre  de  Paros  laisse  voir  les  empreintes  du 
marteau  et  du  ciseau;  mais  les  seins  se  soulèvent, 
la  tête  vit  et  respire. 

Sans  doute  ce  n'est  pas  au  milieu  de  tant  d'œu- 
vres  inachevées,  au  milieu  du  désordre  de  la  créa- 
tion, qu'André  Chénier  se  fût  montré  lui-même  ; 
mais  il  n'a  pas  eu  le  temps  de  poser  les  frontons 
de  l'édifice  qu'il  méditait,  et  de  renverser  sur  le 
sol  l'échafaudage  qui  nous  en  masque  encore  les 
parties  inachevées.  Rien  n'est  fait  aujourd'hui; 
tout  sera  fait  demain,  âisdiii-il  lui-même;  mais   ce 


IV  PRÉFACE. 

lendemain  ne  lui  lui  pas  donné.  Il  est  mort  à 
trente  et  un  ans,  en  plein  labeur,  laissant,  dans 
ses  œuvres  les  plus  parfaites,  quelques  lacunes  à 
remplir,  quelques  incorrections  à  eflacer,  quelques 
expressions,  douteuses  encore  pour  lui,  à  fixer  ou 
à  modifier.  Une  vie  trois  fois  plus  longue  lui  eût  à 
peine  suffi  pour  achever  l'exécution  de  tout  ce  que 
son  imagination  avait  enfanté  de  projets,  de  toutes 
les  ébauches  que  sa  main  avait  rapidement  tra- 
cées, de  tous  les  poëmes  dont  il  avait  à  peine  des- 
siné le  plan;  et  des  quinze  années  même  qui 
forment  la  partie  laborieuse  et  active  de  sa  vie 
poétique,  trois  ou  quatre  lui  furent  ravies  par 
d'impérieuses  préoccupations  et  par  de  grands 
devoirs  patriotiques.  S'il  eût  vécu,  cette  période 
tragique  de  son  existence  eût  transformé  son 
génie  ;  et  par  quelques  fiers  lambeaux  nous  pou- 
vons entrevoir  les  œuvres  étrangement  belles 
que  lui  eussent  inspirées  de  justes  fureurs.  Mais 
c'est  à  peine  si  en  montant  sur  l'échafaud  il  put 
avoir,  consolation  suprême,  le  pressentiment  de 
sa  renommée  future.  Ce  ne  fut  que  vingt-cinq  ans 
après  sa  mort  que  ses  plus  beaux  vers,  rassemblés 
et  publiés  par  de  Latouche,  attestèrent  son  génie; 


PRKFACE.  V 

mais  (lès  lors  un  feu  nouveau  s'alluma  dans  le 
ciel  poétique  de  la  France. 

On  a  dit  depuis  longtemps  (pie  cette  publication 
avait  été  pour  de  Latouclie  son  plus  grand  titre 
littéraire.  La  nouvelle  édition  confirmera  ce  juge- 
ment et  sera  tout  à  son  honneur.  A  cha(iue  pas  on 
trouvera  la  preuve  de  son  intelligence,  de  son  tact 
littéraire,  de  son  goût  exquis.  Devant  ces  manu- 
scrits, non  pas  en  désordre,  mais  dans  lesc|iiels  au- 
cun ordre  ne  pouvait  exister,  il  sut  distinguer  et 
choisir  non-seulement  tout  ce  qu'il  était  utile  de 
publier  alors,  mais  encore  tout  ce  qui  était  vrai- 
ment beau,  suffisamment  achevé  pour  être  livré 
aux  yeux,  tout  ce  qui  enfin  méritait  d'être  signalé 
à  l'admiration  du  public.  Ce  volume  de  1819,  en  y 
ajoutant  les  fragments  que  de  Latouche  inséra 
dans  la  Revue  de  Paris  et  ceux  qui  furent  réunis  à 
l'édition  de  1833,  constitue  en  réalité  l'œuvre  poé- 
tique  d'André.  Il   faudra  y  revenir;  ce  sera  une 
nécessité  littéraire.  En  corrigeant  ou  complétant 
quelques  morceaux,  en  y  ajoutant  un  petit  nom- 
l)re  de  nouveaux  fragments  on  aura  un  volume 
exquis,  de  proportions   justes    et    parfaites.   Au 
texte  devra  se  joindre  un  commentaire  courant. 


VI  PRÉFACE, 

allégé  de  bien  dfts  cilations,  mais  où  los  sourres 
principales  seront  soigneusement  indiquées.  Ce 
sera  l'édition  des  Œuvres  choisies.  Quant  à  l'édition 
des  Œuvres  complètes,  elle  exigera  un  grand  la- 
l)our  et  de  longues  et  patientes  recherches.  Après 
avoir  lu  ce  volume,  le  lecteur  aura  une  idée  de 
toutes  les  difficultés  d'exécution  que  présenteront 
non-seulement  l'établissement  du  texte,  mais  en- 
core le  classement  et  la  constitution  des  pièces. 

Nous  avons  lu  minutieusement  et  étudié  avec  la 
plus  grande  attention  les  trois  volumes  dont  se 
compose  la  nouvelle  édition;  et  si  à  chaque  page 
nous  avons  senti  s'accroître  encore  en  nous  l'ad- 
miration que  nous  ressentons  pour  André  Ghé- 
nier,  nous  avons  aussi  à  chaque  page  déploré 
l'insuffisance  de  son  éditeur.  Sans  doute  un  tel 
travail  offrait  de  grandes  difficultés  ;  constituer  un 
texte  est  toujours  une  tâche  délicate  où  les  esprits 
les  mieux  exercés  peuvent  souvent  faillir.  Si  donc 
nous  n'avions  relevé  qu'un  certain  nombre  d'er- 
reurs, presque  impossibles  à  éviter,  nous  n'au- 
rions pas  été  avares  d'éloges  envers  l'éditeur  et 
nous  lui  aurions  gardé  une  juste  reconnaissance 
pour  un    tel  service    rendu    aux  lettres.    Certes 


PRKFACK.  VII 

M.  .Gabriel  de  Chénier,  le  neveu  d'André  Chénier, 
a  dû  mettre  à  l'accomplissement  de  son  œuvre  un 
zèle  presque  filial;  les  années  ne  lui  ont  pas  fait 
défaut,  et  les  conseils  ne  lui  auraient  pas  manqué 
s'il  n'avait  pas  cru  trop  souvent  pouvoir  s'en 
passer. 

Que  ne  s'est-il  informé  auprès  de  M.  Boissonade? 
que  n'est-il  allé  vers  Sainte-Beuve?  que  ne  lui  a-t-il 
mis  sous  les  yeux  tous  les  manuscrits  au  lieu 
de  ne  lui  en  montrer  qu'un  petit  nombre?  Dans 
un  cercle  plus  intime  et  plus  rapproché  de  lui,  que 
ne  s'est-il  adressé  au  regretté  M.  Delzons,  qui  ter- 
minait alors  la  savante  édition  de  l'^n^/îo/o^ze  com- 
mencée par  Diibner,  et  qui  connaissait  aussi  bien 
André  Chénier  queMéléagreou  Paul  le  Silentiaire? 
Auprès  de  ces  maîtres  de  la  critique,  il  eût  appris 
à  lire  les  travaux  de  ses  devanciers,  à  en  profiter, 
à  en  relever  sans  fiel  les  erreurs  ;  il  eût  appris  les 
règles  sévères  qui  doivent  présider  à  la  recherche 
de  la  vérité  historique,  cà  la  constitution  d'un  texte, 
et  à  la  lecture  de  manuscrits;  il  eût  appris  enfin  à 
se  défier  de  ses  propres  forces,  à  douter  souvent  et 
à  éviter  les  affirmations  tranchantes  qui  touchent 
au  ridicule  quand  elles  sont  erronées.  Malheureu- 


vu;  PRKFACE. 

sèment,  M.  Gabriel  de  Cliéiiier  a  cru  que  la  pos- 
session (les  maniiscrils  lui  tiendrait  lieu  de 
tout,  et  de  sincérité  historique,  et  d'atticisme,  et 
de  science,  et  de  tact,  et  de  goût,  de  môme  qu'il  a 
dû  penser  que  dans  le  déchifîrement  des  manu- 
scrits une  loupe  le  dispenserait  de  sagacité.  11  doit 
voir  aujourd'hui  (juelle  illusion  a  été  la  sienne. 
Au  lieu  de  s'éclairer,  de  s'entourer  de  tous  ceux 
(jui  avaient  voué  un  culte  désintéressé  à  André 
Chénier,  il  a  mieux  aimé  s'isoler,  s'enfermer  dans 
une  tente  qui  n'était  pourtant  pas  celle  d'Achille, 
souhaitant  en  secret  la  défaite  de  tous  ceux  qui 
s'armaient  et  combattaient  pour  la  gloire  de  son 
nom. 

Cet  isolement  ne  lui  a  pas  été  favorable.  La  bio- 
graphie, tout  à  fait  insuffisante,  et  dans  laquelle 
ne  se  produit  qu'un  petit  nombre  de  faits  nou- 
veaux, n'est  qu'un  tissu  d'erreurs  manifestes, 
d'assertions  sans  preuves,  de  récriminations  acer- 
bes et  injustes,  d'a})préciations  erronées,  d'affir- 
mations en  perpétuelle  contradiction  avec  les  faits; 
elle  se  termine  enfin  par  un  roman  dont  l'imagi- 
nation de  M.  de  Chénier  fait  tous  les  frais,  et  où  la 


PREFACE..  IX 

vérité  historique  tournée,  contournée,  dédaignée, 
est  sommairement  étranglée. 

Quant  aux  œuvres  d'André  Ghénier,  elles  sont 
rentrées  dans  le  chaos.  Ce  que  M.  de  Ghénier  nous 
donne  pour  des  églogues  ou  des  élégies  n'est  trop 
souvent  qu'un  assemblage  monstrueux  de  mem- 
])res  ennemis  ou  étrangers  l'un  à  l'autre,  un  en- 
tassement informe  de  vers  et  de  notes  étonnés  d'ê- 
tre ainsi  réunis  en  dépit  de  la  vérité,  du  bon  sens 
et  de  la  raison.  Quelques-unes  des  plus  belles 
pièces  sont  ressorties  défigurées  des  mains  de  l'é- 
diteur, qui  la  plupart  du  temps  s'est  mépris  sur 
les  intentions  du  poëte  et  sur  le  sens  des  mots 
abrégés  dont  celui-ci  marquait  ses  manuscrits.  Il 
est  telle  partie,  enfin,  des  œuvres  d'André  Ghé- 
nier qu'on  ne  peut  reconstituer  qu'en  allant  re- 
chercher tous  les  fragments  qui  lui  appartiennent 
dans  les  Bucoliques,  dans  les  Poésies,  dans  les  Odes, 
dans  les  Hymnes,  etc. 

M.  de  Ghénier  se  trompe  étrangement  s'il  croit 
nous  avoir  donné  un  texte,  je  ne  dirais  point  irré- 
prochable (malheureusement  cela  ne  sera  peut- 
être  jamais  possible),  mais  seulement  acceptable. 
Pour  remettre  un  peu  d'ordre  dans  ces  innombra- 


X  PRÉFACE, 

bles  fragments,  il  laiulra  un  travail  lon<;  ol  minu- 
tieux, une  attention  soutenue  ;  et  souvent  le  re- 
cours direct  aux  manuscrits  sera  absolument 
nécessaire.  Car  nous  sommes  en  droit  de  soup- 
çonner M.  de  Chénier  d'avoir  introduit  dans  le 
texte  un  grand  nombre  de  leçons  vicieuses,  si  nous 
en  jugeons  par  celles  que  nous  avons  pu  rectifier 
et  dont  quelques-unes  sont  véritablement  cho- 
quantes. 

On  verra  en  outre  combien  peu  de  sagacité  il  a 
déployé  dans  la  lecture  de  ces  deux  pages  de  frag- 
ments dont  le  fac-similé  termine  le  premier  volume. 

A  l'apparition  de  cette  nouvelle  édition,  plu- 
sieurs personnes,  trop  indulgentes  pour  nos  pro- 
pres travaux  sur  les  œuvres  en  vers  et  en  prose 
d'André  Chénier,  nous  ont  fait  l'honneur  de  nous 
demander  notre  avis  sur  le  mérite  de  cette  publi- 
cation et  des  éclaircissements  sur  un  assez  grand 
nombre  de  pièces.  Moins  qu'à  tout  autre,  il  nous 
était  permis  d'émettre  une  opinion  sans  la  motiver; 
une  critique  vraiment  sérieuse  ne  se  produit 
qu'avec  des  preuves.  Quant  aux  questions  qui  nous 
étaient  posées  sur  certaines  parties  des  œuvres, 
elles  demandaient  à  être  rattachées  à  une  étude 


PREFACE.  XI 

générale.  C'est  ce  qui  nous  a  engagé  à  écrire  ce 
volume,  dans  lequel  nous  n'avons  pas  d'autre  but 
que  de  rétablir  la  vérité  au  double  point  de  vue 
historique  et  littéraire. 

11  se  divise  en  deux  parties  :  la  première,  essen- 
tiellement biographique,  fournira  un  assez  grand 
nombre  de  documents  et  de  renseignements  nou- 
veaux sur  André  Ghénier;  elle  sera  suivie  d'appen- 
dices relatifs  à  la  vie  et  aux  œuvres  du  marquis  de 
Brazais,  aux  frères  Trudaine,  à  François  de  Pange, 
à  Mme  de  Bonneuil  et  à  la  duchesse  de  Fleury. 

La  seconde  partie  sera  consacrée  à  l'examen  des 
œuvres.  Elle  contiendra  d'abord  l'histoire  des  ma- 
nuscrits et  une  étude  générale  sur  la  constitution 
du  texte  ;  elle  présentera  ensuite,  dans  six  chapi- 
tres, une  suite  d'études  particulières  sur  les  diffé- 
rentes parties  des  œuvres  d'André  Chénier.  On  y 
trouvera  l'explication  de  beaucoup  de  pièces  qui 
sont  incompréhensibles  dans  leur  état  actuel.  Et 
enfin,  dans  le  dernier  chapitre,  nous  éluciderons, 
sur  quelques  points  curieux,  le  texte  des  manu- 
scrits donnés  en  fac-similé. 

Presque  tous  les  reproches  qu'à  chaque  page  de 
ce  volume  noiis  avons  dû  faire  au  travail  de  l'édi- 


XI 1  PKKFACE. 

leur  se  résumonl  dans  celui-ci  :  31.  Gabriel  de 
Gliénier  a  cru  pouvoir  se  passer  du  secours  d'au- 
trui;  il  a  cru  que  ses  seules  forces  suffiraient  à 
mener  à  bien  une  aussi  vaste  entreprise  littéraire. 
C'était  une  illusion  qui  malheureusement  n'a  pu  se 
dissiper  qu'au  lendemain  d'une  publication  qui 
lui  a  coûté  plusieurs  années  de  labeur.  L'isole- 
ment est  fatal  aux  travaux  de  l'esprit.  C'est  aux 
lumières  qui  nous  entourent  que  nous  devons  la 
lueur  qui  guide  notre  intelligence. 

Quant  à  nous,  nous  ne  voulons  pas  signer  ce  li- 
vre sans  exprimer  une  juste  reconnaissance  pour 
tout  ce  que  nous  devons  à  la  raison,  au  savoir  et 
aux  patientes  recherches  d'un  ami,  avec  lequel, 
il  y  a  plus  de  vingt  ans,  nous  avons  commencé  à 
lire  André  Chénier.  Heureuses  les  amitiés  dont  la 
poésie  embellit  ainsi  les  liens  ! 

Paris,  le  24  janvier  187.0, 


ANDRÉ    CHÉNIER. 


DU  30  OCTOBRE   1762  AU   17  VENTOSE  AN  II. 


La  famille  de  Cliéiiier,  présumait-on,  devait 
posséder  de  nombreux  documents  relatils  à  An- 
dré Ghénier;  elle  devait  trouver  dans  les  manu- 
scrits des  notes  ou  des  lettres  pouvant  éclaircir 
certaines  parties  encore  obscures  de  la  vie  du 
poëte;  entin  on  pouvait  attendre  du  zèle  de  M.  de 
Ghénier  qu'il  ne  négligeât  aucun  moyen  d'infor- 
mation, et,  qu'ayant  mis  les  années  à  profit,  il 
produisît  un  ensemble  important  de  pièces  origi- 
nales. C'était,  il  paraît,  beaucoup  trop  espérer.  La 
biograpliie  que  M.  Gabriel  de  Ghénier  a  mise  en 
tête  de  son  édition  n'ajoute  que  fort  peu  de  chose 
à  ce  que  de  Latouchc  avait  dit  dès  1819,  et  le  nou- 
vel éditeur  aurait  pu  avec  avantage  s'en  tenir  à 
cette  première  notice,  en  se  contentant  de  fixer 
certains  points  douteux,  de  rectifier  quelques  da- 
tes et  d'ajouter  un  petit  nombre  de  [)ages.  11  eût 
ainsi  évité  l'inconvénient  de  peindre  André  Ghé- 

1 


2  ANDRl';  Clii-JiNlEK. 

nier  sous  un  jour  absolument  faux,  d'en. faire 
un  rêveur  sentimculal,  et,  enfin,  ce  qui  est  plus 
grave,  de  défigurer  la  vérilc  historique  dans  une 
série  de  pages  et  de  notes  où  la  confusion  se  mêle 
à  l'inexactitude. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  nous  empresserons  de 
relever  dans  cette  notice  le  moindre  point  nou- 
veau et  nous  en  laisserons  consciencieusement 
l'honneur  au  nouvel  éditeur;  ce  sera,  du  reste, 
fort  rare  et  nous  aurons  bien  plus  souvent  l'occa- 
sion de  relever  ses  innombrables  erreurs. 

Sur  les  premières  années  d'André  Chénier  le 
nouveau  biographe  ne  nous  apprend  rien  que 
nous  ne  sachions  et  qui  n'ait  été  dit  avec  beau- 
coup plus  de  détails  ^  Lié  avec  les  Trudaine  et  les 
de  Pange  il  allait  souvent  passer  quelques  jours 
de  l'été  soit  dans  la  propriété  de  Monljgny  (|ui 
appartenait  à  la  famille  Trudaine,  soit  à  Mareuil- 
sur-Ay  où  le  marquis  de  Pange  avait  une  terre. 
Quelquefois  c'était  dans  une  autre  terre,  apparte- 
nant à  la  marquise  de  Pange  et  de  laquelle  le  plus 
jeune  des  fils  tenait  titre  de  chevalier  de  Songy. 
Mais  ce  dernier  n'était  alors  qu'un  enfant.  Entré 
de  bonne  heure  dans  les  gendarmes  de  la  garde  du 
roi,  puis  aux  hussards  de  Berchiny,  il  émigra  au 
commencement  de  la  Révolution;  il  paraît  d'ailleurs 
n'avoir  gardé  d'André  Chénier  qu'un  assez  vague 
souvenir.  L'aîné  des  fils  du  marquis  de  Pange  était 
à  peu  près  de  l'âge  d'André,  mais  devait  lui  être 


1.  Voy.  les  introductions  dos  Poésies  et  dey  Œuvrca  en  pivsc, 
éditions  de  1872. 


BIOGRAPHIE.  3 

pou  sympathique.  Ils  n'avaient  i)as  les  mêmes  sen- 
timents politiques;  et  Marie-Louis-Tliomas  de 
Pange  était  en  outre  d'une  nature  légère,  déréglée, 
qui  vers  1787  lui  fit  imposer  un  conseil  judiciaire. 
Le  véritable  ami  d'André  Cliénier,  celui  auquel  il 
se  sentait  attaché  par  une  étroite  communauté 
d'idées  philosophiques,  politiques  et  morales,  était 
le  chevalier  de  Pange,  né  le  9  novembre  1764, 
ayant  par  conséquent  deux  ans  de  moins  que  lui. 
Mais  cette  différence  d'âge  était  largement  com- 
pensée par  la  gravité  sérieuse  et  par  la  nature 
méditative  de  François  de  Pange*. 

Au  sujet  des  fréquents  séjours  qu'André  faisait 
chez  les  Trudaine  à  Montigny,  il  s'est  retrouvé 
dans  ses  manuscrits  une  note  curieuse  où  il  avait 
consigné  un  souvenir  de  cette  époque  :  «  Je  me 
souviens,  dit-il,  qu'étant  à  Montigny  à  l'âge  de 
quatorze  ou  quinze  ans,  la  veille  de  notre  départ, 
je  trouvai  sous  ma  main  les  Lettres  persanes,  ie 
me  mets  à  lire.  A  la  fin  de  la  première  lettre,  arri- 
vant à  cette  phrase  :  sois  sûr  qu'en  quelque  lieu  du 
monde  où  je  sois,  tu  as  un  ami  fidèle,  j'en  fus  ému 
et  frappé  fortement,  et  j'aurais  donné  tout  au 
monde  pour  avoir  un  ami  Rustan  dont  il  fallût  me 
séparer  afin  de  la  lui  répéter.  Il  y  avait  là  un  bon 
et  honnête  curé  qui  me  voulait  beaucoup  dé  bien, 
mais  qui  sûrement  n'avait  jamais  trouvé  sous  sa 
main  les  Lettres  persanes  :  au  moment  que  je  mon- 
tais en  voiture,  il  arrive  pour  m'embrasser  et  me 


1.  Voy.  la  préface  que  nous  avons  mise  en  tête  des  Œuvres  de 
Françob  de  Pange,  publiées  en  1872. 


4  ANDRÉ  CHÉNIER. 

souhaiter  un  bon  voyage.  Je  me  retourne,  je  l'em- 
brasse, et,  lui  serrant  la  main,  je  lui  récite  d'un 
ton  sublime  et  pathétique  la  phrase  de  Montes- 
quieu, et  je  pars.  «  Quel  enthousiasme  !  quelle 
vivacité  d'impressions  !  Son  nouveau  biographe 
eût  dû  faire  remarquer  combien  chez  André  elles 
étaient  durables.  En  effet,  près  de  dix  ans  plus 
tard,  le  souvenir  de  cette  première  lecture  des 
Lettres  persanes  lui  revenait  à  la  mémoire,  lors- 
qu'au moment  de  partir  avec  les  frères  Trudaine 
pour  un  long  voyage,  il  s'écriait  en  s'adressantaux 
amis  qu'il  laissait: 

Croyez,  car  en  tous  lieux  mon  cœur  m'aura  suivi. 
Que  partout  où  je  suis  vous  avez  un  ami. 

A  propos  de  ses  dernières  années  de  collège,  je 
ne  sais  quelle  critique  pointilleuse  élève  M.  de 
Chénier.  Qu'André  ait  traduit  tel  ou  tel  morceau 
de  Sappho,  peu  importe  !  que  cette  traduction  soit 
perdue  ou  soit  conservée,  peu  importe  encore  ! 
Mais  ce  qui  est  essentiel  et  ce  qui  infirme  l'asser- 
tion de  l'éditeur  c'est  le  témoignage  du  poète  lui- 
même  : 

A  peine  avais-je  vu  luire  seize  printemps, 

Ma  jeune  lyre  osait  balbutier  des  vers. 
Déjà  même  Sappho,  des  champs  de  Mytilène, 
Avait  daigné  me  suivre  aux  rives  de  la  Seine. 

Mais  31.  de  Chénier  se  soucie  peu  delà  vérité  bio- 
graphique ou  historique  ;  il  se  plaît  aux  petites 
chicanes.  C'est  ainsi  qu'à  propos  des  prix  rem- 
portés par  André  au  concours  général  de  1778,  il 


BIOGRAPHIE.  5 

rectifie  assez  mal  à  propos  l'édition  de  1872, 
et  affirme  avec  assurance  cjue  nous  avons  con- 
fondu André  avec  son  frère.  Le  registre,  dit-il, 
porte  en  abrégé  Constantinus.  Or  le  registre  porte 
textuellement  cette  mention'  :  «  Primumorationis 
gallice  scripta^  prœmium  inter  recentiores  meri- 
tus  et  consecutus  est  Andréas  Maria  de  Chénier, 
Constantinopolitanus,  e  Regia  Navarnea.  » 

]\Iais  passons ,  sans  nous  appesantir  sur  ce 
qu'après  avoir  dit  qu'//  n'g  a  d'André  aucune  tra- 
duction en  vers,  à  cette  épociue,  autre  que  le  morceau 
d'Homère,  l'éditeur  cite  immédiatement  une  tra- 
duction en  vers  de  Virgile,  précisément  datée  du 
môme  mois  (octobre  1778).  Passons  encore,  sans 
nous  arrêter  à  cette  fameuse  syllabe  Boux,  qu'on 
trouve  fréc[uemment  sur  les  manuscrits  d'A.  Ché- 
nier, et  qui,  dit  son  éditeur,  s'applique,  comme 
nous  le  verrons  plus  loin,  aux  poésies  bucoliques 
proprement  dites  et  non  aux  idylles.  Il  serait,  je 
crois,  indiscret  de  demander  à  M.  G.  de  Chénier 
quelle  dilTérence  fondamentale  il  fait  entre  les 
poésies  bucoliques  et  les  idylles;  ce  n'est  pas  au 
surplus  le  lieu  de  traiter  cette  question. 

A  peine  sorti  du  collège ,  André  Chénier  se 
trouva,  presque  sans  transition,  en  pleine  pos- 
session de  son  talent.  Il  avait  d'ailleurs  l'inspira- 
tion facile  et  vive,  le  premier  jet  abondant,  témoin 
l'élégie' qui  dans  les  anciennes  éditions  commence 
par  ce  vers:  Reine  de  mes bancpiets,  etc.  Lesquatre- 


1.  Cette  rectification  a  été  faite  par  M.  Eugène  Despois,  clans  la 
Revue  pulilique  et  littéraire  du  28  novembre  1874. 


6  ANDRÉ  flHKXIER. 

vingt-dix  vers  dont  elle  était  composée  et  les 
notes  curieuses  dont  André  l'accompagna  furent 
faits  dans  une  après -dînée.  «  J'ai  écrit,  dit-il,  ces 
quatre-vingt-dix  vers  et  ces  notes  le  23  avril  178-2, 
avant  l'Opéra  où  je  vais  cà  l'instant  môme.  »  On- 
donnait  ce  soir-là  VIphir/énie  en  Tauride  de  Gluck 
et  le  Devin  du  village  de  J.  J.  Rousseau. 

Mais  il  fallait  choisir  une  carrière.  Il  paraît 
qu'il  avait  eu  un  instant  la  velléité  d'entrer  dans 
la  marine.  Ce  projet  n'avait  été  qu'un  premier 
rêve  d'enfant,  et  n'avait  pas  eu  de  suite.  En  1782, 
il  fut  admis  comme  cadet-gentilhomme  au  régi- 
ment d'Angoumois  et  alla  passer  six  longs  mois  à 
Strasbourg.  Il  trouva  heureusement  une  compen- 
sation aux  ennuis  de  la  vie  de  garnison  dans  la 
compagnie  du  marquis  de  Brazais,  alors  capitaine 
au  régiment  de  Dauphin -cavalerie.  Plus  âgé 
qu'André  Ghénier,  il  se  livrait  depuis  de  longues 
années  à  la  poésie  avec  une  véritable  ivresse. 
TibuUe,  Horace  et  surtout  Virgile  qui  leur  était 
cher  à  tous  deux,  faisaient  l'objet  de  leurs  com- 
muns entretiens.  Le  marquis  de  Brazais  admirait 
et  sans  doute  enviait  un  peu  le  génie  facile  et  pui* 
de  son  jeune  ami.  Mais  cette  liaison  devait  être  au 
bout  de  peu  d'années  brisée  par  les  événements 
politiques.  Brazais  émigra  et  pendant  longtemps 
traîna  loin  de  la  France  une  pénible  existence'. 

De  retour  à  Paris,  André  reprit  ses  chèreâ  études 
et  ses  poétiques  loisirs.  Nous  ne  reviendrons  pas 
sur  ce  que  nous  avons  dit  en  1872  sur  les  réunions 

1.  Voy.  Appendice  I. 


BIOGRAPHIE.  7 

charmantes  où  André  fit  la  connaissance  des  cs- 
l)rits  les  plus  distingués  de  son  époque.  C'était 
lanlôt  chez  sa  mère,  chez  les  Trudaine,  chez  les 
de  Pange,  tantôt  chez  le  marquis  de  Moriolles,  ou 
à  Cernay  chez  Mme  Broutin,  enfin  chez  Grimod 
de  la  Reynière.  C'est  chez  ce  dernier  que  se  don- 
naient de  temps  à  autre  quelques-uns  de  ces  joyeux 
soupers  qui  paraissent  fort  scandaliser  M.  G.  de 
Ghénier.  De  ce  qu'André  put,  quelque fois^  dit-il, 
prendre  part  à  des  soupers  où  se  trouvaient  réunis 
ses  jeunes  amis  de  collège  et  des  beautés  faciles;  de 
ce  que  dans  ses  Elégies  on  trouve  la  trace' de  ces 
exceptions  à  ses  habitudes  studieuses  et  tranquilles^ 
il  ne  faut  pas  en  conclure  que  sa  vie  fût  dissipée  et  li- 
vrée à  des  plaisirs  échevelés.  Or,  nousavonsditen  par- 
lant de  ces  soupers  que  «  ce  n'étaient  que  de  pas- 
sagers éclairs  de  plaisir  au  milieu  de  sa  vie  stu- 
dieuse et  souvent  tourmentée  par  la  douleur.  »  Ce 
n'était  pas  la  peine,  il  nous  semble,  de  chercher  à 
réfuter  un  fait  que  l'on  avoue  et  qu'on  répète. 

Mais  j'insiste,  parce  que  c'est  le  devoir  d'une 
critique  sérieuse  d'aborder  une  nature  d'élite 
comme  celle  d'André  Chénier  par  ses  différents 
côtés,  de  l'envisager  sous  ses  aspects  divers.  C'est 
en  somme  une  question  plus  haute  qui  se  débat; 
et  il  ne  s'agit  pas  moins  ici  que  de  l'àme  humaine 
elle-même.  M.  de  Chénier  voudrait  refaire  d'André 
un  portrait  de  fantaisie,  au  physique  et  au  moral  ; 
et  tout  ce  qu'il  dit  prouve  qu'il  ne  le  possède,  ni 
ne  le  comprend. 

André  Chénier  n'était  pas  une  nature  de  demi- 
mesures,  de  demi-sentiments,    de  ménagements 


8  ANDRH  CHENIER. 

prémédités,  de  compromis  réfléchis,  mais  au  con- 
traire une  nature  prime-sauticre,  riche  jusqu'à  la 
prodigalité,  forte,  puissante,  entière,  et  vivant  de 
la  vie  des  sens  aussi  hien  que  de  celle  de  l'àme  et 
de  l'intelligence.  Il  ne  lui  avait  été  refusé  aucune 
des  facultés  dont  peut  s'enorgueillir  ou  se  réjouir 
tout  être  humain.  Poète,  il  remuait  des  mondes 
de  pensées,  enfantant,  sans  jamais  sentir  de  dé- 
couragement, des  projets  à  faire  reculer  l'ins- 
piration d'un  Lope  de  Vega;  homme  politique, 
il  allait  jusqu'à  la  haine,  haine  généreuse,  lyri- 
que si  l'on  veut,  mais  âpre  et  farouche  et  qui 
n'avait  d'égale  que  son  affection  sans  limite 
pour  ses  amis  et  sa  patrie.  Et  c'est  cet  homme 
qu'on  veut  nous  représenter  aujourd'hui  comme 
économe  de  ses  passions,  ménager  de  ses  plaisirs, 
maître  de  son  cœur  et  de  ses  sens.  Il  s'agit  bien 
vraiment  ici  des  soupers  de  la  Reynière  ou  des  ré- 
vélations plus  ou  moins  scandaleuses  d'un  Rétif  ! 
Tous  les  témoignages  feraient-ils  défaut  que, 
comme  un  Leverrier  allumant  dans  le  ciel  une 
invisible  planète,  on  aurait  le  droit  de  s'écrier  : 
«  Dans  cet  homme,  tel  que  nous  l'ont  fait  con- 
naître sa  vie  et  ses  écrits,  là  est  la  place  de  la 
sensualité.  » 

Mais  les  témoignages  abondent  et  ils  sont  irré- 
cusables. André  aimait  la  table  et  la  bonne  chère; 
et  ici  c'est  M.  de  Chénier  qui  sera  notre  témoin, 
quoi  qu'il  en  ait.  Il  cite  en  effet  une  lettre  de  la 
comtesse  d'Albany  (p.  lxii)  adressée  à  André, 
qui  était  alors  attaché  à  l'ambassade  de  Londres. 
Dans  le  courant  de  la  lettre  cette  phrase  arrive 


BIOGRAPHIE.  9 

SOUS  la  plume  de  la  comtesse  :  «  La  comparaison 
n'est  pas  noble,  mais  pour  vous  qui  êtes  gour- 
mand elle  ne  vous  déplaira  pas.  v.  M.  de  Chénier 
s'empresse  de  nous  faire  remarquer  que  la  com- 
tesse Al/ïeri  entend  ce  mot  suivant  le  sens  que  lui 
donne  Brillât-Savarin.  Que  voilà  une  note  judi- 
cieusement placée  !  Malheureusement  la  comtesse 
insiste  et  profite  du  hasard  de  cette  comparaison 
pour  faire  un  sermon  à  André  :  «  A  propos  de 
dîner,  dit-elle,  je  crois  que  vos  maux  viennent  de 
trop  manger;  vous  êtes  gourmand,  l'ambassa- 
deur fait  bonne  chère,  vous  êtes  faible,  vous  vous 
y  livrez,  etc.  »  Nous  voilà  loin  de  la  définition  de 
Brillât-Savarin. 

Tous  ceux  qui  prenaient  part  à  ces  réunions 
étaient  des  jeunes  gens.  La  Reynière,  plus  âgé  que 
Chénier  et  que  les  Trudaine,  n'avait  que  vingt- 
huit  ans  en  1786,  et  il  jouissait  de  la  vie  avant 
de  professer  la  gastronomie.  A  cette  époque  le  café 
était  très  à  la  mode;  on  en  prenait  beaucoup  à 
souper  et  on  trouvait  dans  son  usage  un  stimu- 
lant un  peu  fébrile.  Je  trouve  cette  note  d'André 
(p.  111)  au  milieu  des  fragments  de  son  Art 
d'aimer  :  «  Un  mouvement  de  désirs  tel  que  celui 
que  l'on  éprouve  après  dîner,  lorsqu'on  a  bu  vin, 
café.  »  Cette  note-là  est  d'un  épicurien,  n'en  dé- 
plaise à  M.  de  Chénier.  Mais  pourquoi  s'attarder 
à  ces  mille  détails?  N'avons-nous  pas  le  témoi- 
gnage du  poëte  lui-même?  Dans  un  ouvrage  en 
prose,  grave  et  médité,  ne  fait-il  pas  cet  aveu  *  : 

1.  Œuvres  en  prose,  éd.  1872,  p.  332. 


10  ANDRÉ  CHÉNIER. 

«  Jo  me  livrai  souvent  aux  distractions  et  aux  éga- 
rements d'une  jeunesse  forte  et  fougueuse?»  et 
quelques  lignes  plus  bas  n'avoue-t-il  pas  avoir  res- 
senti «  les  chaleurs  de  l'âge  et  des  passions  ?  » 
Voilà  des  textes  embarrassants  pour  M.  de  Ché- 
nier;  aussi  a-t-il  soin  de  les  passer  sous  silence. 
Mais  ces  textes  nous  amènent  à  un  sujet  plus 
délicat.  Il  est  plus  aisé  en  effet  de  parler  des  plaisirs 
de  la  table  que  de  ces  distractions  et  de  ces  égare- 
ments d'une  jeunesse  forte  et  fougueuse.  Toutefois 
André  Chénier  n'a-t-il  pas  dit  :  «  L'étude  du  cœur 
de  l'homme  est  notre  plus  digne  étude.  «  Tentons- 
la  donc,  en  discernant  ce  qui  appartient  au  cœur  de 
ce  qui  appartient  au  sens,  en  ne  confondant  pas 
les  nobles  passions  qui  jaillissent  de  l'âme  et  s'a- 
breuvent aux  sources  de  l'idéal  avec  celles  dont  les 
Asclépiades  plaçaient  le  siège  dans  les  entrailles 
mêmes  de  l'homme.  Du  domaine  de  ces  dernières 
sont  les  égarements  fougueux  et  les  distractions 
erotiques.  Ici,  parmi  les  preuves  de  cette  sensua- 
lité amoureuse,  qui  n'est  après  tout  qu'un  accident 
nécessaire  dans  une  puissante  organisation,  nous 
n'avons  que  l'embarras  du  choix,  augmenté,  il 
faut  l'avouer,  par  la  difficulté  de  citer.  M.  G.  de 
Chénier,  mû  par  un  étrange  mobile,  sur  lequel 
nous  reviendrons  tout  à  l'heure,  nous  a  livré 
quelques  épigrammes  et  épigraphes  grecques, 
composées  en  Angleterre  en  l'honneur  de  quelques 
unes  des  nymphes  britanniques,  beautés  faciles, 
comme  il  en  est  aussi  sur  les  rives  de  la  Seine. 
La  première  est  charmante  et  peut  se  passer  des 
précautions  du  traducteur  :  «  Vierges  et  nymphes 


BIOGRAPHIE  1 1 

brilanniqiies,  queNeptune  qui  environne  et  ébranle 
la  lerre  a  fait  naître  près  des  flots  de  la  divine 
Tamise,  dans  Londres  aux  larges  rues,  vous  qui 
avez  un  visage  et  un  port  de  déesse,  nymphes  aux 
bras  blancs,  aux  candides  regards,  aux  blonds 
cheveux,  au  mol  sourire,  non,  une  autre  terre  ne 
nourrit  pas  de  plus  belles  jeunes  fdles.  De  la  jeune 
Caroline,  qui  n'est  point  la  dernière  de  vous,  j'ai 
dessiné  cette  image  d'une  belle  sans  défaut,  moi, 
cet  André,  d'origine  française,  qu'une  mère  Thrace 
mit  au  monde  près  des  rivages  de  l'Euxin.  «  Il  s'a- 
git, on  le  voit,  de  dessins  faits  d'après  nature, 
d'esquisses,  sans  voiles,  tracées  amoureusement 
du  crayon  et  du  regard.  Un  de  ces  dessins  porte 
cette  seule  épigraphe  :  «  Dessiné  par  André,  pein- 
tre byzantin.  »  Mais  voici  les  difficultés  ;  il  faut  se 
résoudre  à  quelques  infidélités  pour  faire  passer 
ces  épigraphes  de  la  langue  d'Aristophane  dans 
celle  de  Racine.  Il  en  reste  quatre  dont  voici  la 
première  :  «  André  le  Thrace  a  dessiné  les  épaules 
(tyiv  TTu-j-Tiv)  de  son  amante  et  les  a  bien  des  fois  cou- 
vertes de  ses  baisers.  «La  seconde  respire  plus  de 
passion  :  «  Trois  fois  heureux,  André,  lorsque  tu 
as  vu  sans  voile  Aglaé  au  sein  de  rose-,  aux  foi- 
mes  brillantes  (XafATTOTruy/iv)  !  quel  délire,  lorsque, 
mamtes  fois  livré  à  des  ardeurs  qui  agitent  les 
sens  (dsicoTTUY'/î) ,  ta  poitrine,  tes  lèvres  et  tes  mains 
ont  tressailli  de  bonheur  !  et  maintenant  encore 
lorsqu'ayant  dessiné  la  belle  qui  soupire  douce- 
ment, tu  sens  déjà  en  la  regardant  les  esprits 
surexcités  par  le  désir  !  »  La  troisième  est  plus 
courte  :  «  Subjugué  par  l'amour,  André,  fils  du. 


12  ANDRÉ  CHÉNIER. 

Rliodope,  a  peint  ici  la  jeune  Byblis  aux  blanches 
épaules  (XeuxoTruyviv),  »  Quanl  à  la  dernière,  elle  se 
refuse  à  toute  traduction  française. 

Comineiit  trouver  un  détour  suffisant 
Pour  cet  endroit  ?... 

Voilà  bien,  si  je  ne  m'abuse,  de  la   sensualité 
dans  la  passion.  Il  n'est  pas  besoin  d'insister.  Mais 
qui  ne  voit  que,  dans  une  puissante  nature  comme 
celle    d'André,    ces  égarements  étaient   d'autant 
plus  fougueux  qu'ils  étaient  passagers;  c'étaient 
comme  les  coups  de  tonnerre  d'un  ciel  trop  chargé 
d'électricité.  Et,  qui  le  croirait?  c'est  parmi  ces 
nymphes  britanniques,  ces  belles  callipyges,  aussi 
faciles  que  séduisantes,  que  son  nouveau  biogra- 
phe engage  les  chercheurs  cl' anecdotes  à  aller  de- 
mander le  type  de  Camille;  c'est  là,  ajoute-t-il,  quils 
auront  l'espérance  de  rencontrer  toutes  les  beautés 
que,  à  l'exemple  des  poètes  erotiques  de  la  Grèce  et 
de  Rome,  André  a  fait  figurer  dans  ses  élégies,  sous 
des  noms  supjposés  en  les  revêtant  de  cette  couleur 
antique  qu'il  savait  emprunter  aux  anciens  pjoëtes 
élégiaques,  etc.  La  preuve,  dit-il  encore,  que  Lon- 
dres lui    offrit,  bien  plutôt  encore  que   Paris,   les 
mod(''lc>i  qu'il  Oj  peints  dans  ses  vers  amoureux,  ce 
sont  les  vers  grecs  qu'il  a  consacrés  aux  nymphes 
br'itanniques.  D'abord,   l'éditeur    malavisé    oublie 
ces  autres  beautés  qui  n'étaient  point  britanniques, 
mais  parisiennes,  celte  Glycère,  cette  Amélie,  cette 
Rose,  cette  Julie,  que  la  muse  complaisante  du 
poëte  chantait  sur  les  bords  de  la  Seine  et   non 
près  des  flots  de  la  divine  Tamise. 


BIOGRAPHIE.  13 

11  faut  que  de  la  Seine,  au  cri  de  notre  fête, 
Le  flot  résonne  au  loin,  de  nos  jeux  égayé  ! 

Quoi  !  ces  nymphes  britanniques  auraient  été 
les  muscs  du  poctc?  Quoi!  c'est  pour  ces  beautés 
banales,  inspiratrices  de  ses  vers  licencieux,  qu'An- 
dré aurait  soupiré  ses  plus  molles  élégies?  c'est  à 
leurs  pieds  qu'il  aurait  été  porter  ses  ardeurs  in- 
quiètes et  ses  tristes  langueurs,  les  nobles  aspi- 
rations de  son  âme  et  les  troubles  de  son  cœur  ? 
Quelle  confusion  étrange  fait  donc  l'éditeur  entre 
le  cœur  et  les  sens  !  Est-ce  ainsi  qu'il  analyse  la 
puissante  organisation  de  ce  jeune  poëte,  sensible 
comme  un  luth  au  moindre  toucher,  (|ui,  s'il  s'a- 
bandonnait parfois  aux  égarements  d'une  jeunesse 
forte  et  fougueuse,  s'enivrait  à  toutes  les  sources 
virginales  de  la  poésie,  faisait  ses  délices  des  gran- 
deurs abstraites  de  la  nature  et  des  cieux,  sentait 
les  charmes  de  la  beauté,  de  l'intelligence,  de  l'es- 
prit, et  subissait  l'influence  des  talents,  des  douces 
vertus  et  des  grâces  décentes!  Non,  nous  ne  vou- 
lons pas  croire  et  nous  ne  croyons  pas  qu'il  n'ait 
célébré  et  chanté  que  d'impures  et  vénales  cour- 
tisanes; nous  affirmons  qu'il  a  aimé  en  plus  haut 
et  en  plus  noble  lieu,  et  qu'il  a  aimé  éperdument, 
sans  retour  peut-être,  ce  qu'il  est  fort  inutile  de 
rechercher.  C'eût  été  se  former  une  idée  plus  juste, 
plus  élevée,  du  caractère  du  poëte  que  de  convenir 
qu'il  a  pu  se  laisser  ravir  aux  invincibles  séduc- 
tions des  femmes  les  plus  distinguées  de  son  épo- 
que; que,  dans  ses  jours  d'isolement  et  de  déses- 
uoir,  il  a  senti  son  cœur  brûler  de  la  plus  chaste 

2' 


14  ANDRÉ  CHÉNIEU. 

flamme  pour  Mme  Laurent  Lecoulteux,  cet  ange 
de  lumière,  dont  la  vue  seule  le  remplissait  d'une 
félicité  divine  ;  qu'aux  jours  plus  tumultueux  de 
la  jeunesse  il  avait  éprouvé  un  violent  amour  pour 
Mme  de  Bonneuil,  qui  disputait  à  Marie-Antoi- 
nette elle-même  le  sceptre  de  la  grâce.  Le  nouvel 
éditeur  devrait  savoir  que  ce  n'est  pas  M.  Charles 
Labitte  (jui  a  soulevé  le  voile  derrière  lequel  se 
dérobait  Camille;  mais  que  cette  révélation  est 
due  au  poëte  Arnault,  le  gendre  même  de  Mme  de 
Bonneuil;  que  celui-ci,  un  soir  d'opéra,  en  l'an  III, 
s'adressant  à  Marie-Joseph  Chénier  lui-même,  lui 
désignait  Mme  Regnaud  de  Saint-Jean-d'Angély, 
sa  belle-sœur  et  la  troisième  fille  de  Mme  de  Bon- 
neuil, comme  la  fille  d'une  dame  que  son  frère 
André  avait  éperdument  aimée. 

Mais  si  le  nouvel  éditeur  s'est  formé  une  si 
fausse  idée  de  la  nature  morale  d'André  Chénier, 
le  connaît-il  mieux  au  physique  et  ne  compose-t-il 
pas  de  lui  un  portrait  de  convention  ?  J'avais  dit, 
d'après  le  témoignage  même  de  Mme  Hocquart,  la 
sœur  de  Mme  Laurent  Lecoulteux,  qui  avait  con- 
nu, vu  et  reçu  André  chez  elle  ou  chez  sa  mère,  à 
Luciennes,  qu'il  était  «  à  la  fois  rempli  de  charme 
et  fort  laid  avec  de  gros  traits  et  une  tête  énorme.  » 
M.  G.  de  Chénier  se  récrie  à  ce  portrait,  dont  il 
faudra  bien  cependant  reconnaître  la  vérité.  S'il 
n^avait  pas^  dit-il,  la  beauté  de  visage  de  son  frère 
Louis-Sauveur j  tout  le  inonde  sait  qu'A)idré  n'était 
pas  laid,  qu*il  n'avait  pas  de  gros  traits,  et  que  ses 
yeux  gris-bleu  n^élaicnt  point  pctitf^.  Le  portrait 
pehd  en  no  mature  vers  1790   par   .ïugnstiii  et  que 


BIOGRAPHIE.  1 5 

pofisôdait  M .  Movlimcr-Ternaux ;  celui  de  Suvée^  fait 
dans  la  ^jrif^on  de  Saint-Lazare...;  enfin  le  buste  de 
M.  Étex,  celui  de  David  d^ Angers,  attestent  qu'André 
n'avait  ni  de  petits  yeux,  ni  de  gros  traits,  ni  une 
tète  disproportionnée  avec  son  corps.  Il  est  d'abord 
assez  plaisant  de  citer  en  témoignage  les  bustes 
de  David  d'Angers  et  d'Étex,  bustes  de  convention 
et  de  fantaisie  comme  tous  ceux  qui  sont  faits 
d'après  un  portrait  peint  à  l'huile.  Quant  à  la  mi- 
niature d'Augustin  que  possède  aujourd'hui  le 
gendre  de  M.  Mortimer-Ternaux,  il  faudrait  d'abord 
établir  son  authenticité  avant  d'en  invoquer  le 
témoignage ^  La  seule  image  d'André,  au  moyen 
de  laquelle  nous  puissions  nous  faire  de  lui  une 
idée  se  rapprochant  de  la  réalité,. c'est  celle  de 
Suvée  que  possède  M.  de  Cailleux.  Malheureuse- 
ment, cette  peinture  est  loin  de  témoigner  en  fa- 
veur de  la  thèse  soutenue  par  M.  de  Chénier.  Mais 
ici  je  me  garderai  bien  de  la  décrire  moi-même. 
Je  retrouve  à  propos  un  article  de  Brizeux,  le 
chantre  de  Marie,  inséré  dans  le  Globe  du  5  juillet 
1830.  J'en  extrais  les  fragments  suivants  qui  me 
paraissent  les  plus  saillants  et  les  plus  curieux  : 
«  Amoureux  de  son  génie  comme  le  serait  un 
poëtc,  nous  nous  étions  fait  à  l'avance  une  image 
charmante  où  tout  ce  qu'il  y  a  de  tendre,  de 
riantj  d'ingénu   dans  l'amant  de  Camille  venait 


1.  Je  n'ai  pas  vu  cette  miniature;  je  n'en  puis  donc  parler. 
Seulement,  je  constate  que,  dans  l'opuscule  intitulé  :  La  vcritc 
sur  la  fainille  de  Chénier^  publié  en  1844,  il  était  dit  (p.  19)  que 
le  portrait  peint  par  Suvée  à  la  prison  de  Saint-Lazare  était  le 
seul  qui  eût  jamais  été  fait  d'André  Chénier. 


16  ANDRK   CIIKNIER. 

doiicemcnl  animer  les  trails  du  jeune  homme  qui 
eut  une  belle  Grecque  pour  mère.  Celle  fois,  di- 
sions-nous, l'harmonie  sera  parfaite  :  un  double 
et  sublime  accord,  le  beau  moral  rendu  sensible 
par  le  beau  physique,  et  celui-ci,  à  son  tour,  vivi- 
fié, épuré  par  le  beau  moral....  Yoilà  notre  rêve  : 
avant  de  l'achever,  cjuehfues  mots  touchant  le 
portrait  dont  nous  avons  à  parler....  Il  est  peint 
en  buste  et  de  face,  le  bras  gauche  appuyé  sur  le 
dos  d'une  chaise,  la  main  presque  ouverte  et  pen- 
dante, pour  vêtement  une  espèce  de  surtout  ou 
redingote  grisâtre,  les  boutons  de  la  chemise  dé- 
faits, et  autour  du  col  une  cravate  de  soie,  ba- 
riolée à  trois  couleurs.  Dans  un  coin  du  tableau, 
le  nom  de  Suvée  et  la  date  :  27  messidor  an  II... 

«  A  présent,  il  faut  l'avouer,  ou  notre  système  a 
été  déçu,  ou  notre  imagination  prodiguait  folle- 
ment la  beauté.  Hélas!  ce  n'est  point  là  le  chantre 
d'Homère  et  de  l'Oaristys,  l'auteur  des  Fragments 
antiques,  le  poète  aimé  de  Camille^  il  n'est  point  là 
tel  qu'il  nous  avait  apparu  au  milieu  des  images 
éblouissantes  et  des  notes  sonores  de  ses  vers,  avec 
ses  formes  jeunes,  élégantes  et  toutes  grecques  : 
mais  des  cheveux  pauvres  et  rares,  un  visage  pres- 
que rond,  une  narine  mal  dessinée,  un  teint  bi- 
lieux et  olivâtre;  c'est  vraiment  un  désappointe- 
ment complet.  On  voudrait  n'avoir  point  vu  ce 
portrait  ou  tout  d'un  coup  l'oublier  et  revenir  à 
l'image  idéale  que  l'on  s'était  faite.... 

«  M.  David  va,  dit-on,  exécuter  en  marbre  le 
buste  d'André  Chénier....M.  David,  artiste  exact  et 
libre  des  conventions,  traduira  exactement  son 


BIOGRAPHIE.  17 

modèle;  il  ne  corrigera  rien  à  la  maigreur  de 
cette  chevelure,  ni  à  la  forme  peu  ovale  de  l'en- 
semble; cette  narine  légèrement  ouverte,  il  la 
conservera  encore,  parce  que,  sans  élégance,  peut- 
être  elle  traduit  assez  bien  le  tempérament  pas- 
sionné et  sensuel  du  poëte.  » 

Nous  retenons  ce  dernier  trait  de  Brizeux  ;  il 
résume  ce  que  nous  avons  dit  dans  les  pages  pré- 
cédentes. Dans  une  autre  partie  de  son  article , 
Brizeux  parle  du  talent  de  Suvée  et  il  vante,  d'a- 
près l'avis  des  artistes  eux-mêmes,  le  sentiment 
doux  et  plein  d'onction  qu'il  donnait  généralement 
à  ses  têtes.  Nous  devons  donc  penser  que  Suvée  a 
adouci  plutôt  qu'exagéré  les  traits  saillants  de  son 
modèle.  Si  nous  demandions  à  un  témoin  plus 
brutal  et  dont  l'indifférence  garantit  la  sincérité, 
au  procès-verbal  d'écrou,  de  nous  traduire  sans 
complaisance  cette  description  du  portrait  d'un 
poëte  par  un  poëte,  il  nous  répondrait  :  «  Taille 
de  cinq  pieds  deux  pouces,  cheveux  et  sourcils 
noirs,  front  large,  yeux  gris  bleus,  nez  moyen, 
bouche  moyenne ,  menton  rond ,  visage  carré.  » 
Sans  doute  M.  G.  de  Chénier  serait  tenté  de  récu- 
ser un  pareil  témoignage.  Comme  il  s'accorde  bien 
pourtant  avec  l'impression  de  Brizeux  devant  la 
peinture  de  Suvée!  Mais  voici  encore  un  autre  té- 
moin, et  celui-.là  est  un  compagnon  des  luttes  po- 
litiques d'André,  un  ami  et  un  admirateur  de  son 
talent  :  c'est  Lacretelle,  qui  avait  conservé  vivante 
en  lui  l'image  d'André  à  la  tribune  des  Feuillants, 
et  qui  nous  le  dépeint  en  quelques  lignes  saisis- 
santes :  «  Ses  traits  fortement  prononcés,  sa  taille 

2. 


18  AXDRK  CIÎKXIER. 

alliléliquo  sans  èiro  liaïUo,  son  loint  basané,  ses 
yenx  ardents  fortifiaient,  illuminaient  sa  parole.» 
Tous  les  avis  sont  unanimes  et  contraires  à  celui 
de  M.  G.  do  Ghénier.  André  a  laissé  dans  l'esprit 
de  tous  ceux  qui  ont  pu  le  voir  la  même  impres- 
sion. Il  faut  donc  bien  reconnaître  qu'il  était  petit, 
qu'il  avait  le  front  large,  le  visage  carré,  les  traits 
fortement  marqués,  le  teint  olivâtre  ou  basané,  et 
une  apparence  athlétique;  c'est,  en  d'autres  ter- 
mes, le  portrait  qu'a  tracé  de  lui  Mme  Hocquart, 
qui  y  ajoute  un  trait  nécessaire  :  «  Il  était  en  même 
temps  rempli  de  charme.  »  Il  avait  encore  une 
grande  douceur  d'organe,  dont  le  marquis  de 
Pange,  celui  qui  était  alors  le  chevalier  de  Songy, 
avait  gardé  la  mémoire.  C'est  sous  cet  aspect  que 
la  postérité,  si  elle  a  quelque  souci  de  la  vérité, 
devra  conserver  le  souvenir  d'André  Ghénier. 
Qu'importe  après  tout  la  beauté  du  visage  à  qui  a 
la  beauté  de  l'âme?  Un  poëte  persan  a  dit  :  «Le 
corps  de  l'homme  n'est  qu'un  fourreau  dans  le- 
quel l'àme  est  mise,  comme  une  épée.  G'est  de  cette 
épée  qu'il  faut  faire  état  et  non  pas  du  fourreau.  » 
Il  vaut  mieux  faire  dire  de  soi  :  «  il  est  laid,  mais 
rempli  de  charme,  «  que  de  s'attirer  cette  boutade 
jetée  négligemment  par  André  lui-môme  dans  les 
notes  de  son  Art  d'aimer  :  «  Les  beaux  garçons  sont 
souvent  si  bêtes!  » 

M.  de  Ghénier,  qui  se  fait  une  fausse  idée  du 
poëte  aussi  bien  au  physique  qu'au  moral,  s'est- 
il  formé  de  son  génie  littéraire  une  idée  plus 
juste  et  plus  vraie,  dans  la  longue  contempla- 
tion de  ses  œuvres?  G'était  au  moins  une  espé- 


BIOGRAPHIE.  19 

raiice  qu'on  pouvait  nourrir;  on  devail  s'altcn- 
(Ire  à  ce  quo  rétlitcur  eût  acquis  dans  la  lecture 
attentive  de  ces  ouvrages  une  connaissance  exacte 
du  but  que  le  poëte  poursuivait  de  tous  sesefTorts. 
C'est  un  espoir  et  une  attente  qu'il  nous  faut 
abandonner.  Notre  étonnement,  en  effet,  a  été 
grand  de  rencontrer  dans  la  notice  (p.  Lvin) 
cette  phrase  dans  laquelle  l'éditeur,  soulignant 
lui-même  sa  bévue,  a  résumé  ainsi  la  poétique, 
pourtant  si  clairement  développée  dans  le  poëme 
de  Vlnvenlion  :  «  Son  principe^  dit-il,  qu'il  a  con- 
signé dans  le  manuscrit  du  poëme  de  /'Invention , 
était  ^«.'î'/Zcuti  côtoyer  toujours  les  anciens  auteurs. 
Ce  principe^  il  ne  s'en  est  jamais  écarté^  soit  dans 
ses  vers,  soit  dans  sa  prose.  »  Nous  nous  contente- 
rons de  renvoyer  l'éditeur  au  poëme  qu'il  cite  ;  il 
y  aura  profit  pour  lui  à  relire  le  beau  passage  où 
le  poëte  s'écrie  : 

Quoi  !  faut-il,  ne  s' armant  que  de  timides  voiles, 
N'avoir  que  ces  grands  noms  pour  Nord  et  pour  étoiles, 
Les  côtoyer  sans  cesse  et  n'oser  un  instant, 
Seul  et  loin  de  tout  bord,  intrépide  et  flottant, 
Aller  sonder  les  flancs  du  plus  lointain  Nérée, 
Et  du  premier  sillon  fendre  une  onde  ignorée  ? 

Mais  il  est  temps  que  nous  nous  renfermions 
dans  la  biographie  proprement  dite.  Revenu  à 
Paris,  après  un  court  séjour  à  l'armée,  André 
avait  repris  ses  chères  études,  que  venaient  sou- 
vent traverser  de  douloureuses  préoccupations  de 
santé.  Atteint  de  la  gravelle,  il  allait  souvent 
prendre  les  eaux  et  chercher  un  soulagement  mo- 


20  ANDRÉ  CHÉNIER. 

mcntané  à  ses  souffrances.  Enfin  il  put  mellre  à 
exécution  un  rêve  bien  souvent  caressé;  il  partit 
en  Italie  avec  les  frères  Trudaine,  vers  1784,  espé- 
rant pousser  jusqu'en  Grèce.  Au  bout  d'un  an  les 
voyageurs  revinrent  sans  avoir  accompli  tout  ce 
qu'ils  avaient  projeté.  Quelques  années  s'écou- 
lèrent encore  sans  que  l'occasion  d'entrer  dans 
une  carrière  qui  convînt  à  ses  goûts  se  présentât 
à  André. 

Vers  la  fin  de  l'année  1787,  cependant,  M.  de  la 
Luzerne  qui  venait  d'être  nommé  ambassadeur  en 
Angleterre  le  décida  à  l'accompagner  en  qualité  de 
secrétaire  particulier.  Mais  ici  nous  nous  heurtons  à 
une  phrase  malencontreuse  (p.  xi)  :  M.  de  la  Luzerne, 
dit  l'éditeur,  se  considérait  comme  le  condisciple  des 
MM.  Trudaine  et  d'André  qui  n'avait  que  six  années 
de  'plus  que  lui.  A  ce  compte  M.  de  la  Luzerne  au- 
rait commencé  sa  carrière  diplomatique  vers  l'âge 
de  huit  ans.  La  première  biographie  venue  aurait 
appris  à  l'éditeur  que  M.  de  la  Luzerne,  avant 
d'être  nommé  ambassadeur  en  Angleterre,  avait 
rempli  d'importantes  missions,  auprès  de  l'élec- 
teur de  Bavière  en  1776,  et  surtout  aux  États- 
Unis  de  1779  à  1783,  et  qu'étant  né  en  1741  il  avait 
non  pas  six  ans  de  moins  qu'André,  mais  vingt  et 
un  ans  de  plus  que  lui. 

De  tous  les  documents  relatifs  au  séjour  du 
poète  en  Angleterre,  les  plus  intéressants  que  nous 
fournisse  la  notice  sont  la  lettre  curieuse  de  la 
comtesse  d'Albany  dont  nous  avons  parlé  plus 
haut  et  l'épître  en  vers  italiens  que  lui  adresse 


BIOGRAPHIE.  21 

Alfieri  k  la  date  du  29  avril  1789*.  Nous  en  donne- 
rons la  traduction,  sans  nous  attarder  à  corriger, 
sauf  en  deux  endroits,  les  trop  nombreuses  incor- 
rections introduites  par  M.  de  Chénier  dans  le  texte 
d'Alfieri? 

«  La  voici  donc  eafm  ta  douce  lettre,  cher  Chénier,  cette 
lettre  si  longtemps  attendue  et  que  j'aurais  souhaitée  un 
peu  plus  longue. 

«  Mais  tu  as  su  présenter  ta  petite  paresse  sous  un  jour 
si  aimable  que  je  suis  convaincu  que  ton  silence  ne  pro- 
vient pas  d'un  manque  d'affection. 

«  Moi,  qui  pourtant  ne  le  cède  à  personne  en  paresse, 
je  veux  non-seulement  te  répondre,  mais  encore  te  répon- 
dre en  vers,  qui  seront  fort  maigres  à  ce  que  je  vois. 

«  Mais  comme  je  sais  que  tu  aimes  les  lettres  antiques, 
que  tu  t'es  abreuvé  à  la  fontaine  et  que  tu  écris  des  vers 
trempés  de  miel  attique, 

«  Je  veux  te  faire  avaler  ces  méchants  vers  importuns, 
pour  te  punir  de  ton  silence,  qu'il  est  bien  juste  de  te  faire 
l>ayer  d'une  façon  ou  d'une  autre. 

«  J'apprends  qu'elle  est  pour  toi  plus  amère  que  l'ab- 
sinthe, cette  Londres  où  tu  te  trouves  étranger  :  et  vérita- 
blement c'est  le  supplice  de  Mezence, 

«  Que  d'habiter  chez  une  nation  où  personne  ne  vous 
favorise  des  beaux  liens  de  la  joyeuse  amitié.  Ah  !  tu  as 
bien  raison  de  dire  qu'elle  a  des  clous  ^  de  fer, 

«  La  nécessité,  déesse  inexorable,  seule  divinité  à  qui  le 
tyran  cède  lui  aussi  quand  elle  devient  géante. 

«  De  ce  que  je  dis,  un  bel  exemple  est  donné  maintenant 
par  tes  Français,  qui  sont  voisins  de  la  liberté,  précisément 
parce  qu'ils  ont  usé  la  servitude. 


1.  Le  comte  de  Reumont  en  avait  déjà  fait  connaître  le  pas- 
sage le  plus  saillant  dans  son  ouvrage  sur  la  comtesse  d'Albany, 
die  Grûfinvon  Albany,  tome  I,  p.  313.  Cf.  Poésies  d'André  Ché- 
nier, éd.  1872,  p.  xxxn. 

2.  Lisez  chiovi,  les  clous,  au  lieu  de  chiavi,  les  clefs. 


22  ANDRÉ  GHÉNIER. 

«  Ici  maintoiifint  on  iventeml  pins  qn'un  scnl  cri,  grands 
et  petits,  hommes  et  femmes,  militaires-  et  prêtres,  tous 
les  Parisiens  solonisent, 

«  On  n'entend  que  ce  cri  :  les  États  !  et  si  le  souffle  ré- 
potîd  au  désir,  je  crois  que  le  règne  des  soldats  touche  à 
sa  fin. 

«  La  triste  gent,  dont  toute  cour  est  pleine,  murmure 
elle  aussi,  et  elle  pens(!  ijue  la  chaîne  rompue  pourra  se 
ressouder. 

«  Je  ne  sais  ce  qui  en  résultera,  mais  quelque  tristes 
que  soient  les  soirées  qui  adviendront,  elles  le  seront 
beaucoup  moins  que  la  nuit  qui  régnait  en  France. 

«  Cependant  moi  dont  l'âme  n'est  affligée  ni  par  une 
sotte  ambition,  ni  par  la  soif  de  l'avarice,  je  traîne  une 
vie  doucement  mêlée 

«  De  gloire  et  d'amour,  près  des  yeux  riants  de  cette 
vertueuse  femme  à  qui  tu  as  écrit,  et  j'apprends  à  mois- 
sonner des  lauriers  parmi  les  épines. 

«  Mais  je  suis  infatigable,  tenace  et  invaincu  dans  mon 
sublime  dessein  :  jour  et  nuit,  je  lime,  je  change,  et  ce  que 
j'ai  écrit  deux  fois  je  l'écris  encore, 

«  Pour  que  mes  tragédies,  quand  je  serai  couché  muet 
dans  le  tombeau,  ne  tombent  pas  dans  la  nuit  de  l'oubli, 
comme  il  arrive  aux  écrits  des  ignorants. 

«  Et  que  d'efforts  pour  faire  résonner  la  trompette  de 
cette  bavarde  que  nous  appelons  Renommée  et  faire  re- 
tentir ensuite  l'écho  des  siècles! 

a  Ce  désir  insensé  me  domine  tellement  qu'il  me  fait 
supporter  lés  tourments  de  cette  chose  qu'on  a  bien  tort 
de  ne  pas  appeler  mort, 

«  C'est-cà-dire  de  revoir  les  sottes  erreurs  des  impri- 
meurs, correcteurs  et  proies,  tous  à  l'envi  plus  inattentifs 
les  uns  que  les  autres. 

«  Parmi  les  points  et  les  virgules,  les  f  et  lesj,  je  con- 
sume donc  les  jours,  les  mois  et  les  années,  pour  que  les 
ignorants  puissent  me  comprendre. 

«  Mais  toi,  que  fais-tu  chez  ces  flegmatiques  Anglais, 


BIOGRAPHIE,  23 

dont  la  triste  et  taciturne  face  redouble  les  désagréments 
d(>  leurs  épais  brouillards? 

((  N'y  a-t-il  point  parmi  leurs  savants  quelqu'un  qui  te 
plaise?  Je  crois  qu'un  croc  serait  bien  utile  pour  leur  ar- 
racher du  gosier  les  paroles  qui  te  glacent. 

«  Mais  il  se  prépare  chez  eux,  à  ce  que  j'apprends,  une 
fête  pompeuse,  en  l'honneur  du  roi  qui  a  recouvré  la  rai- 
son, ce  qui  est  un  grand  sujet  de  réjouissance. 

«  En  vérité,  c'est  une  grande  merveille,  et  qui  doit  te 
paraître  telle,  non-seulement  qu'un  roi  ait  retrouvé  sa 
raison,  mais  encore  qu'il  ait  pu  la  perdre. 

«  Que  Londres  s'en  réjouisse  donc  maintenant  et  que 
ce  miracle  nouveau  passe  à  la  postérité,  pour  raviver  le 
royalisme  de  ceux  qui  se  dégoûteraient  d'un  roi. 

«  En  attendant,  chasse  tes  sombres  pensées.  Toi  qui  es 
né  pour  écrire,  ne  pense  qu'à  écrire.  C'est  la  seule  chose 
au  monde  qui  soit  durable. 

«  Aime-moi  et  reviens'  où  tu  es  toujours  désiré.  » 

Cette  épître  fait  grand  honneur  au  goût  d'Alfieri 
et  montre  quel  cas  il  faisait  du  talent  poétique 
d'André  et  de  ses  vers  trempés  de  mielattique.  Les 
deux  poètes  semblent  avoir  vécu  à  cette  époque 
dans  une  grande  intimité,  comme  le  témoigne  en- 
core la  lettre  de  la  comtesse  d'Albany.  On  aurait 
pu  souhaiter  à  ce  sujet  quelques  détails  plus  cir- 
constanciés. Au  surplus  sur  le  séjour  d'André  en 
Angleterre,  sur  les  congés  qu'il  obtint  et  enfin 
sur  l'époque  précise  de  son  retour  nous  ne  trou- 
vons, dans  la  nouvelle  notice,  que  très-peu  de 
renseignements.  Le  dernier  point  méritait  parti- 
culièrement d'être  fixé.  L'éditeur  nous  dit  (p.  lxiv) 
(.[xi' André  revint  chez  son  père  au  mois  de  juin  1791. 
Eh  bien!  nous  croyons  qu'il  se  trompe.  Sans  doute 

I.  LisL'z  riedi  au  lieu  de  liedi. 


24  ANDRÉ  CHÉNIER. 

il  a  pense  pouvoir  fournir  comme  preuve  la  lettre 
de  la  comtesse  d'AIbany,  qu'André,   dit-il,  reçut 
plus  d'un  mois  avant  son  départ  de  Londres.  Cette 
lettre  est  en  efîet  datée,  dans  la  notice^  du  5  mai 
1791.  Mais  comment  M.  de  Chénier  ne  s'est-il  pas 
aperçu  qu'il  commettait  là  une  inadvertance?  La 
moindre  attention  lui  aurait  fait  voir  que  cette 
lettre  doit  être  datée  de  1790;  il  suffit  pour  s'en 
convaincre  de  lire  les  premières  lignes.  «  J'ai  eu 
soin  (écrit  la  comtesse)  de  remettre  votre  lettre 
au  bon  général  Paoli,  qui  a  plus  l'air  d'un  bon- 
homme que  d'un  héros,  cependant  on  le  regarde 
comme  tel   à   Paris  ;  il  a  fait  son  salamalec   à 
l'assemblée  législative ,  où    son  discours    a  été 
applaudi,  le  pouvoir  exécutif  l'a  bien  traité  aussi; 
pour  le  véritable  exécutif  qui  est  M.  de  Lafayette, 
il   l'a  fêté  parce  que  dans  ce   moment  tout  ce 
qui  a  eu  l'air  de  connaître  la  liberté  ou  de  se'  sa- 
crifier pour  elle  doit  être  distingué  par  lui;  etc.  » 
Or,  c'est  le  8  avril  1790  que  le  général  Paoli  fut 
présenté  à  Louis  XYI  par  le  marquis  de  Lafayette, 
et  ce  fut  dans  la  séance  du  soir  du  22  avril  1790 
qu'il  fut  admis  à  la  barre  de  l'Assemblée,  à  la  tête 
des  députés  de  l'île  de  Corse,  envoyés  par  la  mu- 
nicipalité de  Bastia.  Au  commencement  du  mois 
de  juillet  de  cette  mémo   année  1790  il  quittait 
Paris  et  débarquait  le  17  à  Bastia.  La  date  de  la 
lettre  de  la  comtesse  d'AIbany  doit  donc  subir  une 
correction  nécessaire  ;  et  la  date  du  retour  d'An- 
dré, manquant  de  ce  point  d'appui,  reste  livrée  à 
la  seule  appréciation  des  lecteurs.  Nous  penserons 
jusqu'à  preuve  du  contraire  (puisqu'ici  il  ne  s'agit 


BIOGRAPHIE.  25 

que  d'une  question  de  fait)  que  ce  fut  dans  le  cou- 
rant de  l'année  1790  qu'il  revint  définitivement  à 
Paris.  L'Avis  aux  Français  est  daté  de  Passy,  le 
24  août  1790;  et  dans  le  procès- verbal  de  l'interro- 
gatoire que  lui  fit  subir  Gennot,  au  moment  de 
son  arrestation,  nous  relevons  une  réponse  (jui 
mérite  l'attention  :  «  A  lui  demandé  quel  son  ses 
moyent  de  subsisté.  —  A  lui  répondu  que  depuis 
quatre  vingt  dix  qu'il  vie  que  de  que  lui  fait  son 
père.  »  Il  est  certain  qu'André  n'était  pas  allé  en 
Angleterre  pour  son  plaisir,  et  que,  si  depuis  1790 
il  ne  touchait  plus  d'appointements,  c'est  que  de- 
puis 1790  il  n'occupait  plus  son  poste  auprès  de 
l'ambassadeur. 

Quoi  qu'il  en  soit  André  fut  heureux  de  recou- 
vrer son  indépendance  et  de  reprendre  ses  paisi- 
bles études  dont  allaient  bientôt  le  distraire  les 
graves  événements  qui  se  préparaient. 

Nous  ne  croyons  nullement  qu'il  ait  eu  même 
l'idée  de  se  présenter  aux  élections  de  1791.  Mais, 
à  ce  sujet,  M.  de  Chénier  commet  d'étranges  con- 
fusions. //  se  fil  inscrire,  dit-il,  comme  électeur  et 
éligible  sur  la  section  de  la  Fontaine  de  Montmo- 
rency. Cette  plirase  et  la  note  qui  l'accompagne 
sont  grosses  d'erreurs.  Si  l'éditeur  s'était  donné 
la  peine  de  lire  les  sept  articles,  dont  se  com- 
pose la  section  II  du  premier  chapitre  du  titre  III 
de  la  Constitution  de  1791,  il  aurait  vu  la  diffé- 
rence capitale  qui  existait  entre  un  citoyen  actif 
et  un  électeur.  Étaient  citoyens  actifs  tous  les  ci- 
toyens français,  âgés  de  vingt-cinq  ans,  domici- 
liés dans  la  ville  ou  le  canton  et  payant  une  con- 

3 


26  ANUUK   CIIKXIKR. 

Iribution  égale  à  trois  journées  de  travail.  Pour 
être  électeur  il  fallait,  outre  des  conditions  de 
cens  beaucoup  plus  élevées,  être  nommé  et  dési- 
gné comme  tel  par  les  citoyens  actifs  réunis  en 
assemblées  [)rimaii'es.  En  fait,  André  Cliéiiier  ne 
fut  })as  nommé  électeur;  et  c'est  Marie-Joscpli  qui 
le  fut,  ce  dont  l'éditeur  aurait  pu  s'assurer  en  ou- 
vrant VAlmanach  royal  de  1792  (p.  411),  où,  en 
effet,  «  Joseph-Marie  Chénier,  homme  de  lettres, 
vingt-sept  ans,  rue  de  Cléry,  n"  73,  »  hgure  au 
nombre  des  onze  électeurs  de  la  section  de  la  Fon- 
taine-Montmorency. Nous  avions  dit  cela  déjà  en 
1872,  dans  l'introduction  des  Œuvres  en  prose. 
Nous  avions  aussi  rectifié  une  erreur,  dans  laquelle 
retombe  M.  de  Chénier,  en  relevant  dans  les  Pro- 
cès-verbaux de  l'assemblée  électorale  du  département 
de  Pains,  conservés  aux  archives,  le  nombre  de 
vovx  qu'obtint,  aux  élections  des  députés  de  Paris, 
non  pas  André  Chénier,  mais  Chénier  électeur, 
c'est-à-dire  Marie-Joseph.  Nous  avions,  en  outre, 
donné  l'explication  de  la  lettre  de  Marie-Joseph, 
que  son  neveu  ne  veut  décidément  pas  comprendre, 
lettre  dans  laquelle  l'auteur  de  Charles  IX  laisse 
entendre  que,  si  ses  tragédies  avaient  été  impar- 
tiales ou  insignifiantes,  il  aurait  pu  se  glisser  parmi 
les  déjjutés  de  Paris,  à  qui  les  électeurs  ne  deman- 
daient selon  lui  que  des  preuves  de  nullité.  Faut- 
il  donc  revenir  toujours  sur  les  mêmes  faits,  re- 
produire à  satiété  les  mêmes  explications  ? 

Nous  ne  suivrons  pas  André  Chénier  dans  ses 
débuts  au  Journal  de  Paris;  nous  nous  conten- 
terons de  renvover  le  lecteur  à  l'introduction  des 


BIOGRAPHIE.  27 

Œuvres  on  proxc.  Jo  passe  la  lellro  curieuse  adres- 
sée à  François  de  Panf^e.  Quani  aux  réflexions  de 
l'éditeur  qui  lui  fonl  suite,  nous  en  reparlerons 
plus  loin  dans  l'examen  des  œuvres.  Nous  glis- 
serons aussi  sur  la  discussion  publique  qui  s'é- 
leva entre  Marie-Joseph  et  André.  Toutes  les  cir- 
constances en  sont  connues;  et  nous  ne  blâme- 
rons point  M.  G.  de  Chénier  de  ne  pas  s'être 
étendu  sur  ce  sujet  qui  devait  lui  être  pénible.  Il 
eût  mieux  fait  de  rester  sur  la  même  réserve  et  de 
garder  de  Gonrart  le  silence  prudent  à  propos  de 
la  fête  célébrée,  le  15  avril  1792,  en  l'honneiir  des 
Suisses  révoltés  et  amnistiés  du  régiment  de  Ghà- 
teauvieux. 

Dans  une  longue  note  (p.  lxx:v)  *  il  entre- 
prend la  justification  de  Marie-Joseph.  S'il  se  fût 
contenté  d'attribuer  les  actes  deGhénier  à  un  en- 
thousiasme juvénile  et  irréfléchi,  à  un  optimisme 
généreux  et  aveugle,  nous  n'aurions  rien  trouvé  à 
redire;  mais,  au  lieu  de  cela,  il  cherche  à  dénatu- 
rer des  faits,  qui  sont  pourtant  bien  connus  et 
qu'il  nous  force  à  remettre  sous  les  yeux  du  lec- 
teur. Tout  le  monde  sait  que  ce  fut  Marie-Joseph 
qui  fut  un  des  promoteurs  de  la  fête,  et.  que,  dans 
sa  pensée,  cette  fête  était  célébrée  en  l'honneur, 
non  pas  de  la  liberté,  mais  des  soldats  de  Ghàteau- 
vieux.  Voici  en  effet  la  pétition  qui  fut  adressée  le 

1.  Dans  cette  note,  M.  G.  de  Chénier  colore  son  style  de  cu- 
rieux auachronismes.  Il  appelle  Collot  d'Herbois  et  Robespierre 
ces  sanguinaires  reiprésentants.  J'observerai  à  M.  de  Chénier  qu'au 
15  avril  1792,  Collot  d'Herbois  et  Robespierre  n'avaient  pas  encore 
versé  une  seule  goutte  de  sang,  et  qu'ils  n'étaient  pas  repré- 
sentants. Robespierre  seul  avait  fait  partie  de  la  Constituante. 


28  ANDRÉ  CHI':N[ER. 

24  mars  au  conseil  général  de  la  commune  de  Pa- 
ris' : 

«  Monsieur  le  Maire,  Messieurs, 

«  Dans  quelques  jours,  nous  posséderons  au  milieu  de 
nous  nos  frères,  les  soldats  de  Chàteauvieux.  Leurs  fers 
sont  tombés  k  la  voix  de  l'Assemblée  nationale  ;  leurs  per- 
sécuteurs sont  échappés  au  glaive  de  la  loi,  mais  non  pas 
à  l'ignominie.  Bientôt  ces  soldats  généreux  reverront  le 
Champ-de-Mars,  où  leur  résistance  au  despotisme  a  pré- 
paré le  règne  de  la  loi  \  bientôt  ils  embrasseront  leurs 
frères  d"armes,  ces  braves  gardes  françaises,  dont  ils  ont 
partagé  la  désobéissance  héroïque. 

a  Une  bienfaisance  fraternelle  et  des  honneurs  éminents 
acquitteront,  envers  les  soldats  de  Chàteauvieux,  la  dette 
que  la  patrie  a  contractée.  Ainsi  les  efforts  du  civisme  se- 
ront à  jamais  encouragés.  Cette  fêle  touchante  sera  par- 
tout l'effroi  des  tyrans,  l'espoir  et  la  consolation  des  patrio- 
tes -,  ainsi,  nous  prouverons  à  l'Europe  que  le  peuple  n'est 
pas  ingrat  comme  les  despotes,  e  qu'une  nation  devenue 
libre  sait  récompenser  les  soutiens  de  sa  liberté  comme 
elle  sait  frapper  les  conspirateurs  jusques  sur  les  marches 
du  trône. 

«  De  nombreux  cito^'ens  nous  ont  chargés  auprès  de 
vous  d'une  mission  que  nous  remplissons  avec  confiance 
et  avec  joie.  Ils  vous  invitent,  par  notre  voix,  à  être  té- 
moins de  cette  fête,  que  le  civisme  et  les  beaux-arts  vont 
rendre  imposante  et  mémorable.  Que  les  magistrats  du 
peuple  consacrent,  par  leur  présence,  le  triomphe  des 
martyrs  de  la  cause  du  peuple  ;  ils  ont  conservé  dans  les 
fers  cette  liberté  intérieure  et  morale  que  tous  les  rois 
ne  peuvent  ravir.  La  patrie  a  gravé  sur  leur  chaîne  le  ser- 
ment de  vivre  libre  ou  de  mourir,  comme  elle  l'a  gravé 
sur  les  épées  et  sur  les  piques  nationales,  comme  elle  l'a 


1.  Elle  forme  la  pièce  justificalivc  n"  x  des  Œuvres  en  prose, 
éd.  1872. 


BIOGRAPHIE.  29 

gravé  dans  vos  cœurs,  dans  les  nôtres  et  dans  ceux  de  tous 
les  vrais  Français. 

Marie-Joseph  Chénier,  Théroigne,  David, 

HlON,  ETC.    » 

La  municipalité  dans  une  délibération  du  même 
jour'  arrêta  qu'elle  se  rendrait  à  cette  invitation 
et  que  la  pétition  serait  imprimée  et  envoyée  aux 
quarante-huit  sections.  Sans  doute,  le  parti  con- 
stitutionnel, qui  se  sentait  impuissant  à  empê- 
cher cette  fête,  obtint  qu'elle  fût  officiellement  dé- 
diée à  la  Liberté;  mais  personne  ne  s'y  trompa,  la 
victoire  resta  aux  Jacobins,  et  dans  la  description 
du  cortège  les  Révolutions  de  Paris,  dans  le  nu- 
méro 145,  purent  dire:  «Derrière  le  char  un  cour- 
sier à  longues  oreilles,  monté  par  un  plaisant,  ri- 
ridiculement  costumé,  figurait  la  sottise,  qui, 
n'ayant  pu  réussira  faire  manquer  cette  fête, 
venait  du  moins  pour  lui  chercher  des  défauts, 
afin  d'en  faire  part  aux  libellistes  Dupont  et  Gau- 
thier, Durosoy  et  A.  Chénier,  Parisau  et  Roucher.  » 
Si  M.  de  Chénier  avait  mieux  lu  les  journaux  de  cette 
époque,  il  n'aurait  point  dit,  en  parlant  du  cortège, 
que  fon  n'y  admettait  point  la  procession  triomphale 
des  condamnés  ;  il  aurait  vu  que  les  Suisses  de  Châ- 
teauvieux  marchaient  devant  le  char  de  la  Liberté 
précédés  de  jeunes  filles  vêtues  de  blanc,  qui  por- 
taient les  chaînes  des  galériens  suspendues  à  des 
trophées.  Marie-Joseph,  dit-il,  prit  la  fête  dans  son 


1.  Voy.  les   Œuvres  en  prose,    éd.  1872;  cet  arrêté   forme  la 
pièce  justificative  n°  XI. 


30  AXDRK  OIIKNIKR. 

acception  officielle,  et  il  entendit  hicnfaireun  hymne 
à  la  liberté  politique  et  non  à  la  liberté  de  vils  con- 
damnés graciés;  il  voulut,  par  des  strophes  adressées 
à  l'égalité  et  dans  lesquelles  il  n'y  a  trait  à  aucune 
allusion  jjossible  aux  misérables  préconisés  par 
Collot  d'Herbois,  établir  que  l'on  saluait  les  prin- 
cipes de  la  liberté  et  non  l'ignoble  triomphe  des  vo- 
leurs flétris.  11  est  dommage  que  M.  de  Chénier 
n'ait  pas  cité  ces  strophes;  c'eût  été  pour  lui  une 
belle  occasion  de  démontrer  qu'elles  ne  contenaient 
aucune  allusion  possible  au  triomphe  des  Suisses 
amnistiés  et  de  nous  expliquer  le  sens  de  ces  vers, 
par  lesquels  elles  débutent: 

L'innocence  est  de  retour, 
Elle  triomphe  à  son  tour-, 
Liberté,  dans  ce  beau  jour, 
Viens  remplir  mon  âme. 

Mais  M.  de  Chénier  a  une  manière  toute  parli- 
culière  de  lire  et  de  comprendre  les  textes,  ceux 
qu'il  cite  aussi  bien  que  ceux  qu'il  ne  cite  pas  ;  et 
puisque  nous  en  sommes  sur  le  désaccord  qui 
avait  éclaté  dès  le  commencement  de  1792  entre 
Marie-Joseph  et  André,  nous  saisirons  cette  occa- 
sion de  dire  à  ce  sujet  notre  pensée  tout  entière. 
La  famille,  mue  par  un  sentiment  respectable, 
s'efforce  d'atténuer  le  désaccord  et  surtout  d'en 
déguiser  les  témoignages.  Inutile  soin  !  Quand  des 
hommes  ont  été  mêlés  à  des  discordes  civiles, 
quand  ils  y  ont  volontairement  joué  un  rôle, 
quand,  appartenant  à  des  partis  opposés,  ils  se 
sont  trouvés  face  à  face  et  ont  sacrifié  leurs  sen- 
timents fraternels  à  ce  que  chacun  d'eux  croyait 


BIOGRAPHIE.  31 

être  la  vérilé,  ils  apparlionnonl  à  l'iiistoire  ([ui 
illustre  ses  annales  de  cette  image  saignante  des 
dissensions  de  la  patrie.  Aujourd'hui  d'ailleurs  on 
peut  tout  dire  sans  cesser  d'être  calme  et  impartial. 
Marie-Joseph  s'est  laissé  entraîner  à  bien  des  fautes 
par  légèreté  et  par  vanité;  mais  il  a  traversé  la 
révolution  sans  avoir  versé  une  goutte  de  sang  ou 
commis  une  mauvaise  action.  S'il  eût  pu  racheter 
de  sa  vie  celle  de  son  frère,  je  tiens  pour  certain 
qu'il  l'eût  fait  avec  un  stoïque  héroïsme.  Il  n'en 
reste  pas  moins  vrai  que  Marie-Joseph  et  André 
restèrent  profondément  divisés;  qu'on  parvint  à 
faire  cesser  entre  eux  une  polémique  regrettable, 
mais  non  pas  à  éteindre  en  eux  tout  germe  d'irri- 
tation ou  de  jalousie.  Le  nouvel  éditeur  vient  pré- 
cisément de  produire  un  témoignage  éclatant  de 
cette  sourde  désaffection  qui  sépara  les  deux  frères, 
avec  la  surprenante  conviction  d'avoir  mis  au  jour 
un  témoignage  contraire.  On  ne  peut  imaginer  de 
méprise  plus  naïve,  à  moins  qu'elle  n'ait  été  cal- 
culée, ce  que  je  me  refuse  à  croire.  Tout  le  monde 
connaît,  pour  les  avoir  lues  dans  les  précédentes 
éditions,  les  deux  strophes  adressées  à  Marie-Jo- 
seph'. Dans  son  étude  sur  Chénier,  en  1844, 
M.  Charles  Labitte  avait  dit  que  ces  deux  strophes 
n'étaient  que  le  début  d'une  pièce  plus  longue  et 


1.  De  Latouche  avait  fait  disparaître  de  ces  deux  strophes  toute 
intention  ironique,  au  moyen  de  quelques  corrections  laites  avec 
beaucoup  d'art.  Tout  ce  qui  est  à  la  troisième  personne  avait  été 
mis  à  la  seconde.  Le  troisième  vers  commençait  par  :  Va  rem- 
plir, etc.,  et  le  vers  h  avait  été  refait  ainsi  : 

Te  comblent  de  leurs  Ijiens,  au  talent  mérités. 


32  ANDRÉ  CHÉXIER. 

que  «la  fin  de  l'ode  tournailà  l'ironio,  aune  ironie 
blessante.  »  Aujourd'hui  nous  avons  la  pièce  en- 
tière et  M.  G.  de  Chénier  a  beau  accumuler  trois 
pages  de  notes,  torturer  le  texte  et  accuser  M.  La- 
bitte  d'irréflexion  et  de  légèreté,  il  faut  bien  ce- 
pendant se  rendre  à  l'évidence,  convenir  que 
M.  Labitte  avait  été  fort  bien  informé  et  que  toute 
l'irréflexion  est  du  côté  de  M.  de  Chénier.  Voici 
cette  ode  telle  que  nous  la  donne  la  nouvelle  édi- 
tion : 

Mon  frère,  que  jamais  la  tristesse  importune 

Ne  trouble  ses  prospérités  ! 
Qu'il  remplisse  à  la  fois  la  scène  et  la  tribune  : 
Que  les  grandeurs  et  la  fortune 
•   Le  comblent  de  leurs  biens  qu'il  a  tant  souhaités  ! 

Que  les  muses,  les  arts,  toujours  d'un  nouveau  lustre 

Embellissent  tous  ses  travaux  ; 
Et  que,  cédant  à  peine  à  son  vingtième  lustre. 

De  son  tombeau  la  pierre  illustre 
S'élève  radieuse  entre  tous  les  tombeaux  ! 

Mais 

Infortune,  honnêtes  douleurs. 
Souffrance,  des  vertus  superbe  et  chaste  fille. 

Salut.  Mes  frères,  ma  famille. 
Sont  tous  les  opprimés,  ceux  qui  versent  des  pleurs; 

Ceux  que  livre  à  la  hache  un  féroce  caprice  ; 

Ceux  qui  brûlent  un  noble  encens 
Aux  pieds  de  la  vertii  que  l'on  traîne  au  supplice. 

Et  bravent  le  sceptre  du  vice. 
Ses  caresses,  ses  dons,  ses  regards  menaçants  ; 

Ceux  qui,  devant  le  crime,  idole  ensanglantée, 
N'ont  jamais  iléchi  les  genoux. 


BIOGRAPHIE.  33 

Et  soudain,  à  sa  vue  impie  et  détestée, 

Sentent  leur  poitrine  agitée. 
Et  s'enflammer  leur  front  d'un  généreux  courroux. 

On  ne  devinerait  jamais,  et  on  ne  le  croirait  pas 
si  ce  n'était  imprimé,  comment  l'éditeur  explique 
le  passage  capital  de  cette  pièce,  les  deux  derniers 
vers  de  la  troisième  strophe  :  André  ne  se  dissimn- 
lait  point,  dit-il,  qu'il  ny  avait  rien  à  attendre  de 
la  justice  et  de  Vhumanitédes  hommes,  alors  tout 
puissants,  que  lui  et  ses  deux  frères  avaient  cruelle- 
ment blessés,  et  il  voyait  avec  raison  que  ses  frères, 
lui,  sa  famille  étaient  tous  les  opprimés  qu'une  ven- 
geance féroce  voulait  livrer  à  la  hache  révolution- 
naire. Eh  bien  !  ou  la  langue  française  a  cessé 
d'être  une  langue  claire  et  les  mots,  d'avoir  un 
sens,  ou  cette  phrase  veut  dire  :  ceux  qui  sont  mes 
vrais  frères,  ma  véritable  famille,  ce  sont  tous 
les  opprimés,  ceux  qui  versent  des  pleurs,  ceux 
que...,  etc.  A  quoi  bon  insister?  c'est  l'évidence 
même.  Chaque  mot  de  cette  pièce  est  empreint 
d'une  âpre  et  amèrc  ironie.  Du  cercle  d'horreur  où 
sont  enfermés  avec  lui  tous  les  opprimés,  tous 
ceux  qui  n'ont  jamais  fléchi  les  genoux  devant  le 
crime,  le  poète  chasse  et  repousse  de  son  cœur 
l'heureux,  le  trop  heureux  Marie-Joseph,  et  le  dé- 
voue avec  dédain  aux  grandeurs  et  à  la  fortune,  et 
à  la  jouissance  de  ces  biens  qu'il  méprise.  Telle 
est  la  vérité  sur  cette  pièce  célèbre  ;  tel  est  le  sen- 
timent réel  qui  y  règne. 

Une  autre  méprise  de  M.  Gabriel  de  Chénier, 
tout  aussi  inexplicable,  est  celle  qu'il  commet 
lorsque,  revenant  (p.  lxxx)  aux  origines  du  débat 


■'^4  ANDRÉ  CHKNIER. 

((iii  s'élovii  entro  les  deux  frères,  à  l'occasion  >l 
l'article  d'André  S7ir  Ips  rma^ns  des  désordres  (j" 
Irouhlent  la  France ^  il  dil  (jiic  Marie-Joseph  vc 
er}il  pas  jtouvoir  refuser  lliuuneur  de  répondre  aux 
attaques  d'une  société  rivale;  que  André  ne  s'était 
pjas  nommé  d'abord;  mais  que  lorsqu'il  se  fit  coiv- 
naître  la  polémique  était  engagée.  Or  c'est  absolu- 
ment inexact,  puisque  l'article  est  signé  en  toutes 
lettres  :  André  Chénier;  ce  qui  n'avait  pas  échappé 
à  Marie-Joseph,  ainsi  que  le  prouve  la  lettre  du 

27  février,  par  laquelle  il  engagea  la  polémique, 
et  qui  débute  ainsi  :  «  On  a  publié,  dans  le  Sup- 
plément au  Journcd  de  Paris,  du  dimanche  26  fé- 
vrier, une  opinion  sur  les  sociétés  des  Amis  de  la 
Constitution;  elle  est  signée  André  Chénier,  etc.  » 

Il  est  temps  d'abandonner  un  sujet  qui  paraît 
épuisé,  et  que  M.  de  Chénier  aurait  mieux  élucidé 
s'il  avait  eu  un  peu  plus  de  cette  minutieuse  atten- 
tion qu'il  reproche  (p.  lxxxi)  à  ceux  qui  se  sont  oc- 
cupés des  écrits  d'André  et  de  Marie-Joseph.  Nous 
passons  au  lendemain  du  10  août  1792.  Ici  l'édi- 
teur nous  a  donné  quelques  indications  intéres- 
santes sur  les  différents  séjours  d'André  aux  en- 
virons de  Paris,  au  Havre  et  à  Rouen.  Après  être 
resté  quelques  jours  à  Lucienne,  il  partit  pour 
Rouen,  où  il  arriva  le  12  septembre,  ayant  fait  un 
séjour  de  vingt-quatre  heures  à  Forges;  alla  pas- 
ser sept  à  huit  jours  au  Havre  et  revint  à  Rouen  le 
26.  Il  y  trouva  son  frère  Constantin,  qui  le  quitta 
le  1"  octobre.  Quant  à  André,  le  moment  de  son 
retour  à  Paris  n'est  pas  fixé,  mais  ce  fut  avant  le 

28  octobre,  date  de  sa  réponse  à  M.  Brodclet.  Ce- 


BIOGRAPHIE.  35 

Iiii-ci,  on  le  sait,  lui  avait  communiqué  une  lettre 
dans  laquelle  le  célèbre  Wieland  s'informait  d'An- 
dré Chénier  et  de  ce  qu'il  faisait  dans  la  révolu- 
tion. 

Enfin  vint  le  procès  de  Louis  XYI.  L'éditeur  ac- 
cumule ici  de  nombreuses  et  longues  notes,  toutes 
relatives  à  Malesherbes  et  en  dehors  de  la  ques- 
tion. Il  nie  qu'André  Chénier  ait  offert  ou  proposé 
à  3Ialesherbes  de  l'aider  dans  la  défense  du  roi,  et 
il  combat  ce  qu'ont  dit  M.  Paul  Lacroix  et  M.  Charles 
Labitte,  cjui  n'avaient  fait  c{ue  répéter  une  asser- 
tion de  Chateaubriand  dans  le  .Génie  du  christia- 
nisme. Tout  le  monde  sait  que  Chateaubriand  était 
parent  de  Malesherbes.  Son  témoignage  nous  pa- 
raît au  moins  contre-balancer  celui  de  M.  G.  de 
Chénier.  En  somme,  l'éditeur  ne  produit  aucun  fait 
nouveau  sur  ce  sujet  qui  est  d'un  si  grand  intérêt. 
Nous  devons  donc  en  conclure,  ainsi  que  nous 
l'avions  dit  en  1872^,  que  toutes  les  traces  manu- 
scrites font  défaut,  et  qu'il  est  difficile  de  détermi- 
ner, autrement  que  par  conjecture,  la  part  qu'An- 
dré Chénier  a  pu  prendre  à  la  défense  du  roi. 

Après  le  procès,  André  voulut  oublier  dans 
l'étude  les  tragiques  événements  dont  il  veiuiit 
d'être  témoin.  Sentant  d'ailleurs  la  nécessité  de 
vivre  dans  l'ombre  et  de  rester  ignoré,  il  alla  se  fixer 
à  A'ersaillcs.  11  y  résida  plusieurs  mois,  allant  de 
temi)s  à  autre  à  Paris  faire  acte  de  présence  à  sa 
section,  visitant  ses  amis  à  Passy,  à  Saint-Germain, 
et  allant  presque  chaque  jour  à  Lucienne,  chez 

1.  Voy.  Œuvres  en  prose,  p.  xlvii. 


36  ANDRÉ  CHKXIER. 

Mme  Pourrai.  Les  deux  filles  de  Mme  Pourrai, 
Mme  la  comlessc  Ilocquart  et  Mme  Laurent  Le- 
coulteux,  doublaient  le  charme  de  l'accueil  qu'il 
recevait  dans  celle  maison,  surtout  Mme  Lecoul- 
teux,  dont  il  célébra  la  belle  àme,  dans  les  vers 
les  plus  purs  et  les  plus  parfaits  qu'il  ait  écrits. 
André  Chénier  resta  dans  cette  retraite  ignorée 
jusqu'au  printemps  de  1794.  Il  y  avait  à  peine 
quelques  jours  qu'il  était  revenu  à  Paris  lorsque, 
le  17  ventôse,  il  fut  arrêté,  à  Passy,  dans  la  maison 
de  M.  Pastorct. 


IT 


DU    17    VENTOSE    AU    7    THERMIDOR    AN 


Malgré  les  erreurs  considérables  que  nous  avons 
déjà  relevées  dans  la  noiice  de  la  nouvelle  édition, 
nous  devons  dire  que  toute  la  partie  qui  suit  est 
encore  au-dessous  du  commencement.  A  partir  de 
l'arrestation  d'André  Chénier,  cette  notice  n'est 
plus  qu'un  roman  de  fantaisie,  où  la  vérité  liisto- 
ricpic  et  l)iographique  est  constamment  sacrifiée 
à  des  idées  préconçues.  Nous  ferons  à  M.  de  Ché- 
nier le  reproche  grave  de  ne  pas  avoir  cherché  à 
s'éclairer  et  d'avoir  systématiquement  évité  de 
faire  usage  des  pièces  retrouvées  aux-  archives  et 
publiées,  en  1872,  dans  l'édition  des  Œuvres  en 
prose.  Mais  ces  pièces,  qui  sont  des  témoins  pal- 
pables et  irrécusables,  contrariaient  sans  doute 
les  idées  de  M.  de  Chénier,  dont  le  siège  était  fait 
d'avance.  Cependant  pour  un  biographe,  aussi  bien 
(|uc  pour  un  historien,  la  connaissance  et  l'usage 
des  documents  publiés  est  d'obligation  stricte. 
Mais  ce  ([ui  doit  étonner  surtout,  c'est  le  peu  de 

4 


38  ANDUK   CIIKNIEU. 

connaissanco  juridi({iic  dont  a  fait  prouvo  l'éditeur. 
Si  j'appuie  là-dessus,  c'est  que  M.  de  Ghénier  a  été 
chef  du  bureau  de  la  justice  au  ministère  de  la 
guerre,  qu'il  a  publié  sur  la  justice  militaire  un 
livre  dont  on  s'accorde  à  dire  du  bien,  et  que  les 
erreurs  juridicfues  qu'il  a  commises  ne  peuvent 
guère  se  concilier  avec  les  connaissances  (jue  cer- 
tainement il  possède.  On  est  donc  en  droit  de 
craindre  qu'il  ne  se  soit  laissé  aller  sciemment  à 
des  compromis  avec  la  vérité  scientifique,  afin  de 
plier  l'histoire  aux  vues  particulières  de  son  es- 
prit. Et  ce  qui  peut  donner  à  penser  que  cette 
crainte  n'est  point  chimérique,  c'est  le  peu  de  zèle 
qu'il  paraît  avoir  déployé  pour  arriver  à  la  consta- 
tation historique  des  faits.  En  effet,  les  pièces  jus- 
tificatives qu'annonce  M.  de  Ghénier  sont  au  nom- 
de  six,  savoir  :  n°  1 ,  le  procès-verbal  d'arrestation  ; 
n"  2,  l'ordre  de  conduite  à  la  prison  du  Luxem- 
bourg; n"  3,  l'écrou  du  19  ventôse  sur  le  registre 
de  Saint-Lazare;  n«  4,  la  réquisition  adressée  le 
7  prairial  par  le  comité  de  surveillance  de  Passy 
au  concierge  de  Saint-Lazare;  n°  5,  l'écrou  du  7 
(ou  du  18)  prairial  sur  le  registre  de  Saint-Lazare; 
n°  6,  l'écrou  à  la  Conciergerie;  n°^  7,  8,  9  et  10,  les 
pièces  de  la  procédure  comprenant  l'acte  d'accu- 
sation, le  procès-verbal  d'audience,  la  déclaration 
du  juré  et  le  jugement.  Or,  les  pièces  portant  les 
numéros  3,  6,  7,  9  et  10  ont  été  publiées  en  1840 
par  M.  P.  Lacroix,  tlans  sa  Notice  sur  le  procès 
d'André  Ghénier;  la  pièce  n°  8  a  été  publiée,  en 
1872,  dans  les  Œuvres  en  prose;  et  la  pièce  n°  1  a 
été  donnée  par  Sainte-Beuve,  en  1859,  danslairoi- 


BIOrrRAPHIE.  39 

siriiic  (Mliiion  dos  Cmisprie.^  du  lundi.  M.  de  Ghé- 
nier  ne  nous  apporte  donc  que  trois  pièces  nou- 
velles, les  numéros  2,  4  et  5.  Ce  fut  le  hasard  seul 
qui  lui  livra  les  deux  premières,  puisqu'il  les  ren- 
contra sur  le  Catalogue  de  la  vente  d'autographes 
de  M.  Lucas  de  Montigny  (Paris,  1860),  où  elles 
Ijo-iirent  sous  le  numéro  646.  Quant  à  la  pièce 
numéro  5,  elle  dut  lui  être  signalée  par  une  anno- 
tation placée  en  marge  de  l'écrou  du  19  ventôse, 
indiquant  qu'André  était  écroué  de  nouveau  sous 
le  n°  1095;  il  n'eut  qu'à  ouvrir  le  second  registre 
d'écrou  (faisant  suite  au  premier)  qui  est  aujour- 
d'hui brûlé.  Dans  l'édition  des  Œuvres  en  prose 
parue  en  1872,  nous  publiâmes  douze  à  treize  piè- 
ces inédites,  tirées  des  archives,  pièces  d'une  im- 
portance capitale  dont  il  ne  souffle  pas  mot  et  des  - 
quelles  se  déduisaient  d'une  façon  évidente  les 
causes  fortuites  qui  amenèrent  André  Cbénier 
devant  le  tribunal  révolutionnaire.  Ces  pièces 
auraient  dû  lui  indiquer  la  voie  où  il  devait  s'en- 
gager et  au  cours  de  laquelle  il  pouvait  espérer 
rencontrer  de  nouvelles  pièces.  Mais  il  aurait  fallu 
auparavant  abandonner  le  point  de  vue  absolu- 
ment faux  et  tout  à  fait  imaginaire,  où  il  s'était 
placé  dès  1 844,  et  des  illusions  qui  cependant  s'é- 
vanouissent au  moindre  examen. 

J'aborde  donc  l'historique  de  l'arrestation  d'An- 
dré, où  je  me  trouve  en  mesure  aujourd'hui  de 
rétablir  la  vérité.  On  pensait  jusqu'à  présent  que, 
le  17  ventôse,  le  nommé  Gennot,  agent  du  comité 
do  sûreté  générale,  s'était  présenté  chez  Mme  Pas- 
toret,    porteur  d'un   mandat  d'arrêt   concernant 


40  ANDRI':   CHKXIER. 

cette  citoyenne^  ;  que,  ne  la  trouvant  ]ias,  ce  Gen- 
not,  après  avoir  interrogé  JM.  Pastorct  et  M.  Pis- 
catory,  avait  interrogé  et  arrêté  illégalement  (c'esl 
le  terme  ((u'cmploie  M.  de  Chénieri,  André  Clié- 
nier  rencontré  par  lui  dans  la  maison.  On  s'ap- 
puyait, en  raisonnant  ainsi,  sur  le  mémoire  pré- 
senté par  M.  de  Chénier  père  à  la  commission 
chargée  de  l'examen  des  détentions.  En  efîet,  ce 
mémoire  débute  ainsi  : 

«  André  Chénier,  domicilié  chez  son  père,  rue 
de  Gléry,  n"  97,  se  trouvant  à  Passy  le  17  ventôse 
chez  la  citoyenne  Pastoret,  où  il  faisait  visite,  le 
citoyen  Guenot,  porteur  d'ordre  du  comité  de  sû- 
reté générale,  y  arriva  avec  un  mandat  concernant 
cette  citoyenne.  Comme  il  avait  le  pouvoir,  à  ce 
qu'il  dit,  d'arrêter  toutes  les  personnes  qui  lui 
paraîtraient  suspectes  dans  ladite  maison,  il  ar- 
rêta entre  autres  André  Chénier,  qui  se  réclama 
inutilement  de  la  section  de  Brutus  dont  il  est 
membre  et  dont  il  avait  une  carte  et  plusieurs  at- 
testations de  ditîérents  genres.,..  » 

Eh  bien,  M.  de  Chénier  père,  qu'on  pouvait 
croire  bien  informé,  ne  l'était  pas  :  d'une  part  le 
mandat  dont  Gennol  était  porteur  ne  concernait 
pas  madame  Pastoret,  mais  monsieur  Pastoret,  ce 
qui  exigera  une  correction  nécessaire  au  procès- 
verbal  d'arrestation;  d'autre  part  Gennot  avait 
en  effet  le  pouvoir  d'arrêter  les  personnes  qu'il 
trouverait  dans  la  maison  et  qui  lui  paraîtraient 

1.  M.  G.  de  Chénier  suppose  (p.  cix)  que  l'objet  de  la  visite  de 
Gennot  était  l'arrestation  de  Mme  Piscatory,  la  belle-mère  de 
M.  Pastoret. 


BIOGRAPHIE.  41 

suspectes.  En  effet  jusqu'à  présent  on  n'avait  pas 
retrouvé  le  mandat  du  14  ventôse,  en  vertu  duquel 
avait  eu  lieu  cette  perquisition  chez  M.  Pasloret 
et  par  suite  l'arrestation  d'André  Chénier.  Mais 
aujourd'hui  nous  sommes  en  mesure  de  produire 
et  de  puhlier  cette  pièce  \  qui  eut  de  si  fatales  con- 
séquences. 

«  iJu  14  ventôse,  2'''=  année  tî. 

«  I^e  comité  arrête  que  le  nommé  Pastoret,  ex-législa- 
teur et  administrateur  du  département  de  Paris,  sera 
saisi  par  le  citoyen  ,   porteur  du  présent,-  auto- 

risé pour  cet  effet  à  faire  toutes  réquisitions  civiles  et  mi- 
litaires ;  examen  sera  fait  de  ses  papiers  et  extraction  de 
ceux  trouvés  suspects,  qui  seront  apportés  au  comité.  Per- 
quisitions seront  faites,  les  scellés  apposés,  procès-verbal 
dressé,  et  le  susnommé  et  tous  autres  trouvés  chez  lui 
suspects,  conduits  dans  des  maisons  d'arrêt,  pour  y  rester 
détenus  par  mesure  de  sûreté  générale. 

«  Signé  :  Élie  Lacoste,  Louis  du  Bas-Rhix,  Jagot, 

DUBARKAX,    LaVICOMTEHIE  ,    "S'oULLAM).  » 

En  consé({uencc  de  cet  ordre,  les  agents  du  co- 
mité de  sûreté  générale  durent  se  présenter  au 
domicile  de  M.  Pastoret,  à  Paris.  Il  ne  l'y  trouvè- 
rent pas,  et  cette  circonstance  suffit  à.  expliquer 
l'intervalle  de  temps  qui  s'écoula  entre  le  jour  où 
fut  signé  le  mandat  d'arrêt  et  celui  où  Gennot  se 
présenta  au  domicile  de  M.  Pasto-ret,  à  Passy. 
Était-ce  Gennot  qui  a\ait  été  chargé  le  14  de  l'exé- 
cution du  mandat?  Nous  n'en  savons  rien,  puis- 
que le  nom  de  t'agent  a  été  laissé  en  hlanc.  Quoi 

1.  Archives  nalionales,  registre  A  F*  ii,  292. 

4.' 


42  AXDRK   C.IIKXIKPv. 

qu'il  en  soil,  après  les  iiifoniuilioiis  }»rises  sur  les 
(lilïerents  domiciles  de  M.  Pasiorel,  ce  lui  Gennol 
qui  se  préscnla,  le  17  vcnlôse,  à  la  maison  de 
Passy,  auloi'isé,  comme  il  eut  raison  de  le  dire,  à 
faire  la  perquisition,  à  apposer  les  scellés  et  à  ar- 
rêter, avec  M.  Pastoret,  toutes  les  personnes  qu'il 
rencontrerait  chez  lui  et  qui  lui  sembleraient  sus- 
pectes. Selon  l'usage,  et  en  invoquant  d'ailleurs 
ses  pouvoirs,  il  requit  deux  membres  du  comité  de 
surveillance  de  Passy,  qui  devaient  l'assister  et 
l'aider,  par  l'appel  de  la  force  armée,  s'il  en  était 
besoin,  à  exécuter  le  mandat  lancé  par  le  comité 
de  sûreté  générale.  Quand  Gennot,  assisté  des 
membres  du  comité  de  Passy,  pénétra  dans  la 
maison,  quelles  personnes  y  rencontra-t-il?  Pour 
élucider  cette  question,  il  est  nécessaire  de  re- 
mettre sous  les  yeux  des  lecteurs  une  partie  du 
procès-verbal.  Il  est  dit  dans  cette  pièce  : 

«  ....  Nous  nous  sommes  transportés  maison  qu'occupe 
la  citoyenne  Piscatory  ou  nous  avons  trouvé  un  particu- 
lier à  qui  nous  avons  mandé  qui  il  étoit  et  le  sujest  qui! 
l'avoit  conduit  dans  cette  maison  il  nous  a  exibée  sa  carte 
de  la  section;  de  Brutus  en  nous  disant  qu'il  retournoist 
apparis,  et  qu'il  étoit  Bon  citoyent  et  que  cetoit  là  pre- 
mière foy  qu'il  venoit  dans  cette  maison,  qu'il  etoit  a  com- 
pagnier  d'une  citoyene  de  Versaille  dont  il  devoit  la  con- 
duire audit  ^'ersailles  apprest  avoir  pris  une  voiture  au 
bureau  du  cauche,  il  nous  a  fait  cette  déclaration  à  dix 
heures  moins  un  quard  du  soir  à  la  porte  du  bois  de  Bou- 
logne, en  face  du  ci-devant  châteaux  de  Lamuette,  et  ap- 
prest lui  avoir  fait  la  demande  de  sa  démarche,  nous  ayant 
pas  répondu  positivement,  nous  avons  décidé  qu'il  seroit 
en  arestation  dans  laditle  maison  jusqua  que  ledit  ordre 
qui  nous  a  été  communiqué  par  le  citoyent  Genot  ne  soit 


JUGI^RAPHIE.  43 

ri'iiiplie  mais  no  ti'oiiv.inL  pus  la  personne  dénommé  dans 
ledit  ordre,  nous  lavons  gardé  jusqua  ce  jourdhuy  dix- 
huit.  Et  apprest  les  réponse  du  citoyent  Pastourel  et  Pis- 
catory  nous  avons  présumé  que  le  citoyent  devoit  estre  in- 
terrogés et  apprest  son  interogation  estre  conduit  apparis 
pour  y, estre  détenue  par  une  mesure  de  surette  géné- 
rale.... » 


Lorsqu'on  pensait  que  le  mandat  concernait 
Mme  Pastoret,  on  était  en  droit  de  supposer  que 
c'était  elle  la  personne  f/^i^iovmnée  dans  le  dit  ordre 
que  les  commissaires  disent  n'avoir  par  trouvée, 
et  que  c'étaient  M.  Pastoret  et  M.  Piscatory  qu'ils 
avaient  interrogés  avant  de  prendre  une  détermi- 
nation relativement  à  André  Ghénicr.  Mais  aujour- 
d'hui nous  savons  que  le  mandat  du  14  était  dé- 
cerné contre  M.  Pastoret.  C'est  donc  lui  que  les 
agents  n'ont  pas  trouvé  ;  et  il  devient  nécessaire 
de  faire  subir  une  correction  au  procès-verbal  : 
au  lieu  de  apprest  la  réponse  du  citoyent  Pastourel 
et  Piscatory,  il  faut  lire  :  apprest  la  réponse  des  ci- 
toyene  Pastourel  et  Piscatory.  Il  est  possible  que 
les  agents  aient  soupçonné  André  Chénier  d'être 
venu  prévenir  M.  Pastoret  et  d'avoir  favorisé  sa 
fuite.  Il  est  certain  qu'il  est  difficile  d'attribuer  au 
hasard  d'une  visite  la  présence  d'André  Chénier 
dans  cette  maison,  le  17  ventôse,  à  une  heure 
avancée  de  la  soirée.  On  pourrait  faire  différentes 
hypothèses;  mais  comme  cela  ne  pourrait  aboutir 
à  aucune  conclusion  certaine,  il  est  préférable  de 
revenir  à  l'examen  des  faits.  La  correction  que 
nous  avons  fait  subir  au  procès-verbal  s'accorde 
désormais  avec  la  vérité  historique  ;  car  M.  Pas- 


44  ANDRK   CIIKXIER. 

toret  ne  fut  pas  trouvé  et  put  échapper  aux  in- 
vestigations de  la  police.  Toutes  les  biographies 
le  (lisent  avec  raison  et  attribuent  son  salut  au 
dévouement  de  Mme  Pnslorcl.  Cependant  il  man- 
quait jusqu'à  présent  une  preuve  certaine  que,  le 
17  ventôse,  ce  fut  madame,  et  non  monsieur  Pas- 
toret  qui  eût  été  interrogée  par  les  agents  de  Passy. 
Or,  cette  preuve,  nous  sommes  en  mesure  de  la 
fournir  aujourd'hui,  et  elle  consiste  dans  un  nou- 
veau mandat  (ki  comité  de  sûreté  généi'ale'  lancé 
contre  M.  Pastoret,  en  date  du  22  ventôse  : 

«  Du  22  ventôse,  2''"  année  républic. 

«  Le  comité  de  sûreté  générale  arrête  (jue  les  nonnnés 
Pastoret,  Wuraire,  Lacuée,  Navier  et  Bigot  de  Préame- 
neu^,  tous  cinq  membres  de  l'Assemblée  législative, seront 
sur-le-champ  mis  en  état  d'arrestation  par  mesure  de  sû- 
reté générale,  à  Sainte-Pélagie,  ou  toute  autre  maison  de 
détention,  que  les  scellés  seront  apposés  sur  leurs  papiers, 
que  distraction  sera  faite  de  ceux  qui  pourraient  être  sus- 
pects, pour  être,  avec  le  procès-verbal  qui  en  sera  dressé, 
remis  au  comité  de  sûreté  générale.  Charge  de  l'exécu- 
tion des  mesures  ci-dessus  les  citoyens  Poupart  et  lienry, 
secrétaires  commis  dudit  comité. 

«  Signé  :  Amar,  Dubarrax,  Louis  du  Bas-Rhin, 
Jagot.  » 

On  voit  maintenant  combien  deviennent  claires 

1.  Archives  nationales,  registre  AF*  ii,  292. 

2.  M.  Pastoret  était  procureur  syndic  du  département  de  Pa- 
ris et  dépulé  de  Paris;  Muraire  était  président  du  tribunal  du 
district  de  Draguignan,  député  du  Var;  Lacuée  jeune  était  capi- 
taine au  régiment  Dauphin-infanterie,  procureur-général,  syndic 
de  Lot-et-Garonne  et  député  de  ce  département;  Navier,  juge  au 
tribunal  de  cassation  et  député  de  la  Côte-d'Or  ;  Bigot  de  Préa- 
meneu  était  juge  du  tribunal  du  n'  arrondissement  et  député  de 
Paris. 


BIOGRAPHIK.  45 

toutes  les  circonstances  de  l'arrestation  d'André 
Cliénicr.  II  ressort  du  procès-verbal  que  ses  ex])li- 
cations,  relativement  usa  présence  chez  Mme  Pas- 
toret,  ne  satisfirent  pas  tes  a^uents,  et  comme  nous 
l'avons  déjà  remarqué  autre  part  ',  qu'il  varia  dans 
quelques-unes  de  ses  réponses.  Ayant  été  considéré 
comme  suspect,  son  arrestation  fut  décidée,  el 
décidée  légalement,  puisque  Gennot  agissait  en 
vertu  d'un  ordre  formel  du  comité  de  sûreté  gé- 
nérale. On  procéda  à  son  interrogatoire  dont 
on  dressa  un  procès-verbal  ;  et  le  comité  de  Passy, 
se  conformant  aux  termes  du  mandat  d'arresta- 
tion, rédigea  un  ordre  en  vertu  duquel  André 
Cliénier  devait  être  conduit  à  la  prison  du  Luxem- 
bourg. C'est  cet  ordre  de  conduite  que  possédait 
M.  Lucas  de  31ontigny,  dans  sa  collection,  et  qui 
formera  la  pièce  justiticative  n"  2  de  la  nouvelle 
édition. 

André  fut  conduit  au  Luxembourg  par  l'agent 
Duchesne.  M.  Cliénier  père  dit,  dans  son  Mémoire 
que  «  le  concierge  de  cette  maison,  ayant  trouvé 
quelque  chose  à  reprendre  dans  la  manière  dont 
l'ordre  était  expédié,  refusa  de  recevoir  le  prison- 
nier «.  André  fut  donc  ramené  à  Gennot,  qui  le 
fit  conduire  à  Saint -Lazare,  où  il  fut  incarcéré. 
Nous  avons  déjà  fait  remarquer'  que  c'était  un 
fait  excessivement  fréquent.  Les  prisons  regor- 
geaient de  détenus,  et  les  concierges  faisaient 
presque   toujours   des   difficultés   pour   recevoir 


1.  Voy.  Poésies  d'Andrc  Chc'nier,  éd.  1872,  p.  li,  note  3. 

2.  Voy.  Poésies,  éd.  187'2,  p.  lui,  note  2. 


46  AXDRK   CIIl^lXlKR. 

tous   t'cux   (ju'on  leur  ainciiait.  Le   nombre  des 
exemples  qu'on  pourrait  citer  est  infini. 

L'écrou  d'André  Cliénier  est  du  19  ventôse;  il 
porte  le  numéro  787.  11  est  ainsi  conçu  '  : 

u  André  Chénier,  âgé  de  trente-un  ans,  natif  de  .Cons- 
tantinople,  citoyen  demeurant  rue  de  Gléry,  n»  97.  Taille 
de  cinq  pieds  deux  pouces,  cheveux  et  sourcils  noirs,  front 
large,  yeux  gris  bleu,  nez  moyen,  bouche  moyenne,  men- 
ton rond,  visage  carré,  amené  céans  en  vertu  d'ordre  du 
comité  révolutionnaire  de  la  commune  de  Passy  pour  y  être 
détenu  par  mesure  de  sûreté  générale. 

«  Slgni' :  Boucherat-,   Craaioisin,  commissaire, 

et  Ge.nnot,  porteur  d'ordre  ilu  comité 

de  sûreté  générale.  » 

Ajoutons  que  le  registre  d'écrous  porte  en  marge 
une  mention  dont  nous  reparlerons  tout  à  l'heure. 

En  1844,  dans  une  brochure  intitulée  :  la  Vérité 
sur  la  famille  de  Chénier,  M.  G.  de  Chénier  disait 
au  sujet  de  cet  écrou  :  «  Le  lendemain  du  jour  où 
son  fils  André  avait  été  conduit  à  la  prison  de 
Sainl-Lazare,  M.  de  Chénier  y  court  pour  tâcher  de 
le  voir;  tnais  le  concierge  lui  répond  brusquement  : 
«  Je  n'ai  p)oint  ce  nom -là  parmi  ceux  quon  a 
amenés  hier.  »  Plein  d'espoir,  il  vole  au  Comité  de 
salut  public  faire  part  de  cette  circonstance  et  de- 
mande la  mise  en  liberté  de  son  fds.  C'est  à  Barère 

1.  Archives  de  la  police.  Registre  d'écrous  de  la  prison  de  Saint- 
Lazare. 

2.  Le  concierge  de  Saint-Lazare  a  sans  doute  mal  lu  la  signa- 
ture qui  était  au  bas  de  l'ordre  de  conduite,  et  il  a  écrit  Bou- 
cherat; plus  lard  le  même  ou  quelqu'autre  a  essayé  de  corriger 
ce  mot  pour  en  faire  Boudgoust.  La  publication  de  l'ordre  de  con- 
duite tranchera  cette  difficulté  d'ailleurs  bien  peu  importante. 


lilUGKAPllli':.  47 

qu'il  s'adresne,  et  qui  le  reçoit  avec  politesse ,  lui  pro- 
mettant la  sortie  d'André.  Deux  jours  après  il  re- 
tourne à  la  prison.  Le  concierge  qui  le  reconnaît  lui 
dit  :  «  C'est  votre  fils?  vous  avez  fait  un  beau  coup^ 
je  viens  de  recevoir  l'ordre  d'inscrire  son  écrou.  « 

Nous  avons  fait  remarquer,  en  1872,  que  ce  récii, 
pourtant  très -circonstancié  ,  est  en  contradic- 
tion avec  la  date  de  l'écrou.  M.  G.  de  Chénier 
précisait  alors  les  jours  où  son  grand-père  s'élail 
présenté  à  Saint- Lazare,  c'était  le  20  et  le  22 
ventôse.  Eli  bien  ,  il  paraît  (|u'il  avait  tort  de 
préciser  alors ,  puisque  aujourd'hui  il  affirme 
que  ce  fut  le  7  prairial  que  le  concierge  fit  cette 
réponse  à  son  grand-père.  Je  prie  le  lecteur  de 
méditer  ce  passage  de  la  notice  de  1874  :  J'avais 
entendu  raconter  dans  la  famille  depuis  mon  enfance 
les  circonstances  'de  l'arrestation ,  de  la  détention  et 
de  la  mort  démon  oncle  André;  tous  s'accordaient 
et  ne  variaient  pas  sur  les  faits;  mais  personne  ne 
se  rappelait  exactement  l'intervalle  qui  s'était  écoulé 
depuis  rentrée  à  Saint-^Lazare  jusqu'au  moment  où 
l'ordre  d'écrou  avait  été  donné  :  on  pensait  généra- 
lement quHl  n'y  avait  que  quelques  jours,  mèone  pas 
2jIus  de  deux  ou  trois,  et  c'est  ce  dernier  délai  qiie 
j'ai  mentionné  dans  la  petite  brochure  citée  plus  liant. 
Que  ressort-il  de  ce  passage?  C'est  qu'en  1844, 
M.  G.  de  chénier  affirmait  ce  qu'il  savait  pertinem- 
ment être  douteux;  c'est  qu'aujourd'hui,  sans 
fournir  aucun  témoignage  de  nature  à  changer 
des  souvenirs  vagues  en  souvenirs  précis,  il  mo- 
difie cependant  son  récit,  transporte  au  7  prairial 
ce  qu'il  avait  dit  s'être  passé  le  22  ventôse   et 


48  ANDRK   CHKNIER. 

prend  pour  baso  d'uno  discussion  hislon(|nc  sa 
propre  aHirmation,  pourtant  infirmée  par  l'aveu 
(pi'il  fait  de  l'ignorance  où  a  toujours  été  la 
ianiille  relativement  à  ces  circonstances  de 
temps. 

Mais  d'où  vient  donc  cette  variation  dans  im 
récit  qui  justement  ne  devait  pas  varier^  pour  con- 
server au  moins  une  valeur  morale?  En  1860,  à 
la  vente  des  autographes  de  M.  t^ucas  de  Mon- 
tigny,  M.  G.  de  Cliénier  a  acquis  un  mandat  du 
comité  révolutionnaire  de  Passy,  daté  du  7  prai- 
rial, et  requérant  le  concierge  de  Saint-Lazare  de 
retenir  André  Chénier  dans  la  maison  d'arrêt  jus- 
qu'à ce  que  le  comité  de  sûreté  générale  en  ait 
autrement  ordonné.  D'où  une  nouvelle  inscription 
d'André  sur  le  registre  d'écrous  de  Saint-Lazare,  à 
la  date  du  7  (ou  18)  prairial,  sous  le  n°  1095, 
inscription  qui  forme  la  pièce  justificative  n"  5  de 
la  nouvelle  édition. 

C'était  là  un  fait  curieux  et  nouveau;  mais  on 
ne  saurait  imaginer  les  conséquences  qu'en  a  dé- 
duites M.  de  Chénier,  et  les  hérésies  juridiques 
qu'il  a  commises.  Transportant  de  sa  propre  au- 
torité, du  22  ventôse  au  7  prairial,  le  récit  dont 
nous  avons  parlé  précédemment,  il  s'ingénie  à 
l)rouver,  dans  une  longue  note  (p.  cxi-cxm),  aussi 
erronée  qu'entortillée  :  1°  Que  l'écrou  du  19  ventôse 
ne  compte  pas,  que  ce  n'est  pas  un  écrou;  que  le 
seul  écrou  dont  on  doive  tenir  compte  c'est  celui 
du  7  (ou  18)  prairial  ;  2"  que,  l'arrestation  d'AïuU'é 
Chénier  ayant  été  illégale,  l'ordre  du  comité  de 
sûreté  générale  n'a    d'autre  Init   (|ue  de  cou\rir 


BIOGRAPHIE.  49 

rillégalité  de  la  mesure  prise  (le  18  ventôse)  par 
le  comité  de  Passy. 

Examinons  le  premier  point.  C'est  ici  le  lieu  de 
j)arler  de  la  mention  portée  en  marge  sur  le  re- 
gistre d'écrou  de  Saint-Lazare.  Jusiju'à  présent, 
nous  avions  donné  cet  écrou  d'après  M.  P.  Lacroix 
c|ui  l'avait  publié  en  1840.  Cette  t'ois,  nous  sommes 
remonté  jusqu'à  la  source,  c'est-à-dire  juscpi'au 
registre  lui-même  et  nous  avons  relevé  en  marge 
cette  mention  :  «  Voyez  le  f.  ,  n"  1095,  où  le  dit 
Cliénier  est  récroué  au  grand  registre  à  la  feuille 
du  18  prairial.  « 

D'abord,  quant  à  la  date  de  cette  seconde  in- 
scription sur  le  registre  d'écrous,  M.  de  Cliénier, 
dit  le  7  prairial,  sans  doute  d'après  le  mandat  du 
comité  de  Passy,  et  la  mention  portée  en  marge 
de  l'écrou  787,  dit  le  18  prairial.  Simple  question 
de  fait  à  vérifier,  s'il  est  possible.  Mais  cela  ne  fait 
pas  difficulté.  Que  l'écrou  1095  soit  du  7  ou  du  18, 
peu  importe.  Je  croirais  d'ailleurs  volontiers  que 
la  date  du  7  prairial  est  la  bonne.  Maintenant  ren- 
dons-nous compte  de  la  teneur  de  l'inscrip- 
tion 1095.  M.  de  Cliénier  aime  beaucoup  à  discuter 
sur  des  pièces  qu'il  ne  donne  pas  ;  cela  peut  en 
effet  aider  à  faire  l'obscurité  dans  une  question. 
Mais  enfin  ce  qu'il  dit  nous  suffit.  Voici  comment 
il  s'exprime  :  «  Que  Von  compare  V inscription  des 
deux  registres  et  l'on  verra  sur  le  petit  cpC  André  doit 
être  détenu  pQr  in:sure  de  sûreté  générale,  et  sur  le 
grand,  (ju'il  y  est  porté  comme  écroué ,  puisijuil  ne 
s'g  trouve  rpie  ses  nom,  prémom,  âge,  lieu  de  mus- 
sance  et  domicile.  » 


50  ANDJil';   CHKXIKU. 

Comment  ne  pas  s'étonner  que  ce  soit  un  avocat, 
un  jurisconsulte  qui  ait  écrit  une  ptu'ase  pareille? 
Mais  passons;  et  extrayons  de  celle  phrase  l'é- 
crou  1095,  ainsi  conçu  :  «  André  Ghénier,  âgé  ! 
de  31  ans,  natif  de  Conslanlinople,  citoyen  demeu- 
rant rue  de  Cléry,  n"  97.  »  Eh  hien,  j'ai  le  regret 
de  (lire  à  M.  de  Chénier  que  cette  inscription  est 
insul'hsanle  pour  constituer  un  écrou.  Mais  il  est 
permis  de  supposer  que  colle  inscription  est  suivie 
de  cette  mention  :  «  Ordre  du  comité  de  sûreté 
générale.  »  Alors  seulement  elle  pourrait  passer 
pour  un  écrou,  grâce  à  Técrou  787  qui  contient  le 
signalement  d'A.  Ghénier  et  qui  constate  qu'il  est 
détenu  par  mesure  de  sûreté  générale.  Tout  à 
l'heure  nous  verrons  la  signification  de  cette 
deuxième  inscription  sur  le  registre  d'écrous.  Di- 
sons cependant  dès  maintenant  (jue  l'écrou  787, 
du  19  ventôse,  est  le  véritable  en  droit  comme  en 
fait,  et  que  celui  du  7  (ou  18)  prairial,  inscrit  sous 
le  m  1095,  n'est  que  la  constatation  d'une  modi- 
fication dans  la  situation  du  prisonnier. 

C'est  précisément  la  thèse  contraire  que  sou- 
tient M.  de  Chénier  :  «  Les  personnes,  dit-il,  qui  ont 
quelques  notions  du  droit  criminel  savent  que  dans 
les  prisons  il  existait  alors,  comme  aujourd'hui,  deux 
registres  dont  Vun,  pour  l'ordre  intérieur,  est  des- 
tiné à  mentionner  les  mouvements  d'entrée  et  de 
sortie  des  prisonniers;  l'autre,  le  grand,  est  celui  des 
co'ous  :  il  reçoit  les  noms  des  personnes  détenues  en 
vertu  des  mandats  d'arrêt.  »  J'en  demande  pardon 
à  M.  de  Chénier,  mais  cette  phrase  prouve  que, 
contrairement  à  ce  que  l'on  pouvait  espérer,  il 


BIOGRAPHIE.  5i 

ii'esL  pus  iiu  nombre  des  personnes  qui  oui  (juel- 
(jLies  notions dudroit  criminel,  et  sans  perdre  mon 
temps  à  la  disenter  point  i)ar  point,  je  rétablirai 
brièvement  la  vérité.  Écrouer  un  prévenu,  c'est 
uniquement  le  faire  passer  de  l'extérieur  (ou,  plus 
exactement,  d'entre  les  deux  guicbets)  dans  l'inté- 
rieur de  la  prison.  Et  c'est  ce  passage  de  l'état  de 
liberté  à  l'état  de  détention  qui  est  destiné  à  con- 
stater l'écrou,  c'est-à-dire  l'inscription  sur  un  re- 
gistre dont  les  écritures  doivent  être  tenues  à  jour, 
autrefois  par  le  concierge,  aujourd'liui  par  le  gar- 
dien clief,  assisté  de  grefliers  et  de  commis-gref- 
fiers selon  l'importance  de  la  prison.  Il  y  a  en 
effet  des  maisons  où  il  y  a  plusieurs  registres 
d'écrous,  mais  alors  elles  contiennent  plusieurs  ca- 
tégories de  prévenus;  en  tout  cas,  ces  registres  ne 
font  pas  double  emploi.  Quand  André  Cbénier  ar- 
riva à  Saint-Lazare,  le  concierge  reçut  l'ordre  du 
comité  de  Passy  dûment  signé  par  les  agents,  prit 
les  nom,  prénoms,  âge,  lieu  de  naissance  et  si- 
gnalement du  prisonnier,  ainsi  que  le  motif  de  sa 
détention,  et  les  inscrivit  sur  son  registre. 

Le  registre,  destiné,  selon  M.  de  Cbénier,  à  men- 
tionner les  mouvements  d'entrée  et  de  sortie  des 
prisonniers,  c'est  précisément  le  registre  d'écrous, 
il  n'y  en  a  pas  d'autre.  Le  grand  registre,  dont  il 
parle  ensuite  n'a  jamais  existé  que  dans  son  ima- 
gination. Si  André  Cbénier  eût  élé  écroué  à  la  Con- 
ciergerie, M.  de  Cbénier  eût  pu  peut-être  équi- 
voquer  sur  les  trois  registres  que  nécessitaient 
les  différentes  catégories  de  détenus  qu'on  y  rece- 
vait. Mais,  à  Saint-Lazare,  il  n'y  a  pas  d'équivoque 


52  ANDRÉ  CHÉNIER. 

possible,  puisqu'il  u"\  cul  jauiais  qu'un  seul  ro- 
registrc.  Ce  (|ue  la  mention,  placée  en  mar^e  de 
l'écrou  787  entend  pdv  gran'l  re^/si/'^,  c'est  uni(jue- 
ment  un  nou\eau  rciiistre,  c'est-à-dire  un  nou- 
veau volume,  d'un  format  plus  ^irand,  ({u'on  dé- 
signait par  cette  c\])ression  de  grand  registre.  Les 
deux  registres  sur  lcs(|uels  est  inscrit  André  Ché- 
nier  ne  t'ont  nullement  doul)le  emploi;  ils  se  sui- 
vent, le  premier  allant  du  29  nivôse  au  25  ventôse, 
et  le  second  continuant  la  liste  des  écrous  à  partir 
du  26  ventôse.  Le  premier  écrou  d'André  est  nu- 
méroté 787,  le  second,  celui  du  grand  registre. 
1095,  ce  qui  signifie  (ju'entre  le  19  ventôse  et  le  7 
(ou  le  18  prairial  an  II,  il  a  été  constaté  trois  cent 
sept  entrées.  Et,  d'ailleurs,  dans  le  registre  qui 
nous  reste  (l'autre  a  été  brûlé  en  1871),  qui  va  du 
29  nivôse  au  25  ventôse,  il  y  a  plusieurs  détenus 
qui  ont  été,  comme  André  Gliénier,  l'objet  d'une 
double  inscription,  et  parmi  lesquels  je  mention- 
nerai le  prince  de  Hesse.  Et  maintenant,  quels  mo- 
tifs ont  pu  entraîner  M.  de  Gbénier  à  accumuler 
tant  d'erreurs?  C'est  ce  qui  ressortira  de  l'examen 
du  second  point,  relatif  à  l'inscription  du  7  (ou  18) 
prairial. 

C'est  après  les  visites  à  Barère,  dit  M.  de  Chénier, 
les  sollicitations  de  onon  grand-père  que  le  comité 
de  sûreté  générale,  certain  qu'André,  arrêté  illégale- 
ment est  détenu  sans  motif  à  Saint-Lazare,  veut  ga- 
rantir le  comité  révolutionnaire  de  Passy  et  justi- 
fier Varrestation  illégale  qu'il  a  commise,  en  lui  en- 
voyant un  ordre  qui  lui  enjoint  de  requérir  qu'André 
reste  en  arrestation  jusqu' à  ce  qu'il  en  soit  autrement 


BIOGRAPHIE.  53 

ordonné  par  lui,  comité  de  sûreté  générale  ;  et  c'est 
en  conséquence  de  cet  ordre  que  le  comité  réoula- 
tionnaire  de  Passy  requiert  le  concierge  de  la  j:)rison 
de  retenir  André  dans  la  maison  d'arrêt.  De  tout 
cela  qu'y  a-t-il  de  vrai?  Simplement  que  le  7  prai- 
rial, sur  un  ordre  reçu  du  comité  de  sûreté  géné- 
rale, le  comilé  de  Passy  requit  le  concierge  de 
Saint-Lazare  de  retenir  André  Chénier  jusqu'à  ce 
que  le  comité  de  sûreté  générale  en  ait  autrement 
ordonné.  Cette  réquisition  forme  la  pièce  justifica- 
tive n"  4  de  31.  de  Ghénier.  Quant  à  la  certitude 
de  l'illégalité  de  l'arrestation  d'André,  qu'il  prête 
au  comité,  et  au  motif  qui  fait  agir  celui-ci  pour 
garantir  le  comité  révolutionnaire  de  Passy,  au- 
tant d'inventions,  autant  d'allég'ations  contraires  à 
la  vérité. 

Nous  avons  vu  que  l'ordre  du  14  ventôse  confé- 
rait aux  agents  du  comité  le  droit  d'arrêter  et  de 
faire  incarcérer  toutes  les  personnes  trouvées  dans 
la  maison  de  M.  Pastoret  et  considérées  par  eux 
comme  suspectes.  C'est  donc  légalement  que,  con- 
sidérant André  Chénier  comme  suspect ,  ils  dé- 
cidèrent son  arrestation,  et  que  le  comité  de 
Passy,  usant  du  droit  dont  la  loi  du  17  septembre 
1793  avait  investi  les  comités  révolutionnaires, 
signa  l'ordre  de  le  transporter  et  de  le  détenir 
dans  une  maison  d'arrêt. 

Mais  quelle  était  donc  la  position  particulière 
d'André  Chénier?  Il  avait  été  arrêté  en  consé- 
({uence  d'un  ordre  émanant  du  comité  de  sûreté 
générale,  mais  non  en  vertu  d'un  mandat  le  con- 
cernant personnellement    et  nominativement,  et 


û4  AXDRI':  CI  II';  NIER. 

inscrit  sui"  le  registre  du  comité  de  sûreté  géné- 
rale. Le  comité  de  Passy,  en  signant  l'ordre  de  con- 
duite, ne  fit  qu'exécuter  les  instructions  formelles 
du  comité  de  sûreté  générale;  il  était  couvert  par 
le  mandat  du  14  ventôse;  mais,  vis-à-vis  du  con- 
cierge de  Saint-Lazare,  il  était  la  seule  autorité 
constituée  et  responsable,  figurant  sur  son  registre 
d'écrous  comme  ayant  ordonné  et  signé  Tordre 
d'incarcération.  Si  après  le  19  ventôse  la  famille 
de  Ghénier  avait  été  bien  inspirée,  c'est  auprès  des 
membres  du  comité  de  Passy  (ju'elle  eût  fait  des 
démarclies;  car  celui-ci,  ayant  ordonné  l'inscrip- 
tion de  l'écrou,  pouvait  en  ordonner  la  levée. 

André  Cbénier  resta  ainsi  dans  cette  position 
toute  particulière  pendant  plus  de  deux  mois  et 
demi,  lorsque  le  comité  de  sûreté  générale,  appre- 
nant sa  détention  à  Saint-Lazare,  prit  l'arrêté  du 
7  prairial  ainsi  conçu  ^  : 

«  Le  comité  de  sûreté  générale,  instruit  que  le  nommé 
André  Ghénier,  a  été  arrêté  et  traduit  dans  une  maison  d'ar- 
rêt de  Paris  par  le  comité  révolutionnaire  de  Passy,  sans 
mandat,  inscrit  sur  le  registre  du  comité,  arrête  que  ledit 
André  Ghénier,  dont  la  renonmiée  a  publié  depuis  le  com- 
mencement de  la  révolution  la  conduite  mcivique,  restera 
en  arrestation  jusqu'à  ce  qu'il  en  soit  autrement  ordonné. 
«  Signé  :  Eue  Lacoste,  Vadier,  Dubarrax, 
Louis  DU  Bas-Rhin  et  Jagot.  » 

Copie  de  cet  ordre  fut  expédiée  au  comité  de 
Passy,  qui  fut  tout  simplement  l'agent  chargé  de 
l'exécution  du  mandat",  et  qui    adressa  au  con- 

1 .  Archives  nationales,  registre  AF'  ii,  2.j'i. 

2,  C'était  presque  toujours  les  comités  de  surveillance  que  le 


BIOGRAPHII-:.  55 

cierge  la  réquisition  dont  il  est  parlé  ci-dessus, 
André  Chénier  devint  ainsi,  en  quelque  sorte,  le 
prisonnier  du  comité  de  sûreté  générale,  au  lieu 
de  l'être  simplement  du  comité  révolutionnaire 
de  Passy;  mais  cette  modification  de  position,  qui 
nécessita  sur  le  registre  d'écrous  l'inscription  1095, 
n'eut  d'ailleurs  aucune  influence  ultérieure  sur  sa 
destinée. 

C'est  ici,  à  cette  date  du  7  prairial,  et  non  plus 
aux  20  et  22  ventôse  que  s'intercale  aujourd'hui, 
dans  le  récit  de  M.  G.  de  Chénier,  le  personnage 
de  Barère.  M.  de  Chénier  avait,  dit-il,  fait  plusieurs 
démarches  auprès  de  Barère;  celui-ci  l'avait  bien 
reçu  et  lui  avait  promis  de  s'occuper  de  son  af- 
faire. Barère.,  évidemment.,  ajoute-t-il,  avait  fait 
part  à  ses  collègues  des  démarches  de  M.  de  Chénier 
père.  Qu'en  sait-il?  L'adverbe  évidemment  ne  porte 
malheureusement  jjas  l'évidence  dans  les  plis  de 
sa  robe  traînante.  Ce  cjui  n'empêche  pas  l'éditeur 
d'affirmer  que /e  co»ii^é  de  salut  public  fit  expédier, 
par  le  comité  de  sûreté  générale^  un  ordre  \Cq\\û  du 
7  prairial)  au  comité  révolutionnaire  de  la  munici- 
palité de  Passy.  Pure  imagination,  affirmation  gra- 
tuite. Dans  le  mandat  du  7,  il  est  dit  seulement  : 
«  Le  comité  de  sûreté  générale,  instruit  que....,  etc." 
Par  qui  a-t-il  été  instruit?  M.  G.  de  Chénier  dit  que 
ce  fut  par  Barère.  La  vérité  est  qu'il  n'en  sait 
rien,  que  personne  n'en  sait  rien.  .  Mais  M.  de 
Chénier   saisit  cette  occasion  de   laisser   planer 

comité  de  sûreté  générale  choisissait  pour  faire  exécuter  ses 
mandats.  Voy.  aux  appendices  les  mandats  concernant  les  Tru- 
daine  et  Mme  de  Bonneuil. 


56  ANDRÉ  CHÉNIER. 

sur    Barère    un    soupçon,    afin    do   préparer    la 
scène  du  4  thermidor,  dont  nous  parlerons  ])his 
loin.  Que,  se  faisant  l'interprète  des  justes  res- 
sentiments de    tous  les  siens,  il   rende   respon- 
sables  de  la  mort  d'André  le   comité  de  sûreté 
générale,   qui    autorisait  des  -agents  subalternes 
à  décider  du  sort  des  citoyens,  le  comité  de  sa- 
lut public,  qui  prépara  la  loi  du  22  prairial,  et 
la  Convention,  qui  institua  de  tels  comités  et  vota 
de  telles  lois,  il  ne  fera  qu'user  du  droit  souverain 
qu'il  possède  déjuger  selon  sa  conscience  les  faits 
et  les  hommes  cjui  appartiennent  à  l'histoire.  Mais 
il  ne  peut  désigner  Barère  comme  ayant  été  l'in- 
strument et  la  cause  de  la  mort  d'André,  que  s'il 
fournit  une  preuve,  certaine,  palpable,  authenti- 
que, et  dont  on  puisse  faire  la  vérification.  Hors 
de  là,  tout  n'est  qu'hypothèse.  Croit-il  qu'on  serait 
à  court  d'hypothèses  pour  expliquer  la  manière 
dont  le  comité  a  pu  être  instruit  de  la  détention 
d'André?  Ne  peut-il  l'avoir  apprise  d'un  membre 
du  comité  de  Passy,  d'un  administrateur  chargé 
de  la  surveillance  des  prisons,  d'un  député  infor- 
mé de  ce  fait,  de  son  agent  Gennot,  avec  lequel  il 
était  en  rapport  constant?  Ycut-il  encore  une  autre 
hypothèse?  Sauveur  Chénier,  arrêté  à  Beauvais  et 
transféré  à  la  Conciergerie,  ne  pouvait  certes  pas 
se  douter  que  la  détention  de  son  frère  André  était 
ignorée  du  comité  de  sûreté  générale.  Quand  son 
affaire  fut  déférée  au  tribunal  criminel,  le  3  prai- 
rial, on  n'était  pas  encore  sous  le  régime  de  la  loi 
du  22  prairial;  les  formes  ordinaires  de  la  justice 
étaient  suivies,  et  l'on  instruisait  les  causes.  Or, 


BIOGRAPHIE.  57 

coïncidence  au  moins  rcmnrciualilo,  Sauveur  fut 
interrogé  le  6  prairial  par  Dobsent,  juge  au  tribu- 
nal criminel;  et  c'est  le  lendemain  même,  7  prai- 
rial, que  le  comité  de  sûreté  générale  prit  son  ar- 
rêté. Qui  empêcherait  de  supposer  que  Sauveur, 
dans  le  cours  de  son  interrogatoire,  ait  pu  répon- 
dre inconsidérément  à  une  question  ibrtuite  et 
laisser  échapper  quelque  parole  imprudente,  avide- 
ment recueillie  et  rapidement  transmise?  Que  di- 
rait M.  de  Chénier  si  je  transformais  cette  hypo- 
thèse en  affirmation,  et  si  dans  mon  récit  j'amenais 
perfidement  cet  adverbe  évidemment^  dont  il  fait 
un  emi)loi  si  peu  logique?  Il  crierait  à  la  calomnie 
et  il  aurait  raison.  Mais  rien  ne  lui  coûte  pour 
rendre  l'invraisemblable  vraisemblable,  pas  même 
les  anachronismes  les  plus  étranges.  Croirait-on 
que,  pour  expliquer  lés  circonstances  dans  les- 
(juelles  a  été  pris  l'arrêté  du  7  prairial,  il  aille 
jusqu'à  dire  :  Le  complot  tVévasion  des  prisonniers 
de  Sai)it-Lazare,  inventé  à  la  fin  de  prairial^  don- 
nait d'ailleurs  U)i  prétexte. 

Nous  avons,  je  crois,  éclairci  toutes  les  circon- 
stances qui  sont  relatives  à  l'arrestation  d'André 
Chénier  et  au  mandat  du  7  prairial,  et  sur  tous 
les  points  nous  avons  rétabli  la  vérité.  Notre 
tâche  sous  ce  dernier  rapport  n'est  pas  finie.  La 
famille  ne  me  paraît  jamais  avoir  vu  clair  dans 
la  situation  d'André  à  Saint-Lazare.  M.  de  Chénier 
dit  en  effet  (p.  cxxi-cix)  qu'il  y  avait  du  désordre 
au  greffe  du  tribunal  révolutionnaire,  que  des 
employés  furent  gagnés  et  que  l'on  obtint  d'eux 
qu'ils  missent  constamment  en  dessous  les  dos- 


58  Axnin';  (:iii-;xiKH. 

siors  d'André  cl  do  Sauveur.  Celle  légende  n' i 
(|u'iin  malliour,  c'est  d'èlre  l)asée  sur  des  fail 
imaginaires,  et  de  ne  pouvoir  être  adnussible  qii' 
pour  Sauveur,  attendu  qu'André  Ghénier  n'avcii 
pas  de  dossier  et  que,  seul.  Sauveur  en  avait  un. 
M.  G.  de  Ghénier  n'a  qu'à  consulter  aux  Archives 
nationales  les  répertoires  et  registres  du  tribunal, 
qui  y  sont  encore.  Toutes  les  aiïaires  sont  inscrilcs 
au  (iir  et  à  mesure  de  leur  arrivée  au  greffe.  Il  \ 
verra  son  père,  Sauveur  Ghénier,  inscrit  sous  le 
numéro  2290,  à  la  date  du  3  prairial.  Quant  à  An- 
dré Ghénier,  il  l'y  trouvera  sous  le  numéro  317^  bis; 
mais,  qu'il  le  remarque  bien,  avec  les  quatre- 
vingts  et  quelques  personnes  composant  les  trois 
fournées- des  6,  7  et  8  thermidor  et  toutes  com- 
prises sous  ce  seul  numéro;  c'est-à-dire  ({u'André 
n'est  devenu  justiciable  du  tril)unal  révolution- 
naire que  dans  les  derniers  jours  de  messidor, 
an  II.  S'il  n'eût  pas  été  enveloppé  dans  cette  fausse 
conspiration  des  prisons,  il  eût  échappé  à  la  mort. 
Comme  la  plupart  de  ses  infortunés  compagnons, 
André  Chéjiier  n'avait  pas  de  dossier,  et  c'est  ce 
fait  (|ui  nous  servira  plus  loin  à  explicpier  la  con- 
fusion commise  par  Fouquier  Tinville  dans  la  ré- 
daction de  l'acte  d'accusation. 

Ainsi,  pour  Sauveur,  on  peut,  si  l'on  veut,  ajou- 
ter foi  au  récit  de  la  famille,  puisqu'il  avait  un 
dossier;  mais  on  ne  peut  l'accepter  en  ce  qui  con- 
cerne André  Ghénier,  qui  n'avait  pas  de  dossier, 
qui  n'avait  pas  été  traduit,  comme  son  frère,  au 
tribunal  révoluli£»nnaire  pour  des  faits  spécifiés, 
et  qui  était  simplement  détenu  par  mesure  de  su- 


BlOGKAPlllK.  59 

reté  générale.  Aussi,  quand  ^p.  cxxiii)  M.  G.  do 
Chénicr  parle  de  la  promesse  qu'on  laisserrdt  dor- 
mir les  deux  a/faires,  il  écrit  une  phrase  qui  n'u 
pas  de  sens,  [)uisqu'il  n'y  avait  pas  deux  affaires, 
mais  une  seule,  celle  du  dossier  2290, 

Nous  arrivons  maintenant  à  la  loi  du  22  j)rai- 
rial.  On  a  eu  tort,  je  crois,  d'établir  un  rap[)orl 
entre  la  promulgation  de  cette  loi  et  l'idée  qu'eu l 
M.  de  Chénier  père  de  rédiger  son  mémoire.  11  n'y 
a  entre  la  loi  du  22  prairial  et  ce  mémoire  qu'une 
coïncidence  de  date;  j'inclinerais  même  à  croire 
que  le  mémoire  doit  être  antérieur  à  la  loi,  car  il 
y  est  dit  à  la  fin  qu'André  Chénier  était  «  privé  de- 
puis trois  mois  de  la  liberté  ».  Or,  André  a  été  ar- 
rêté le  19  ventôse,  c'est  donc  le  18  prairial  que  les 
trois  mois  étaient  écoulés;  et  il  me  semble  que, 
si  le  mémoire  avait  été  écrit  seulement  quelques 
jours  après,  M.  de  Chénier  père  n'eût  pas  manqué 
de  dire  que  son  fils  était  privé  de  la  liberté  depuis 
trois  mois  passés  ou  depuisplus  de  trois  mois. 

Quoi  qu'il  en  soit,  M.  G.  de  Chénier  se  méprend 
complètement  quand  il  dit  :  «  L'article  18  insti- 
tuait une  chambre  du  conseil  révolutionnaire  que 
M.  de  Chénier  prit  pour  une  commission  chargée  de 
Vexamen  des  détentions^  et  il  lui  vint  la  fatale 
pensée^  croyant  le  moment  favorable,  d-adresser  à 
cette  commission  un  mémoire  pour  obtenir  la  mise 
en  liberté  de  son  fils.  L'article  xviii  de  la  loi  du 
22  prairial  est  ainsi  couru  :  «  L'accusateur  pu- 
blic ne  pourra,  de  sa  propre  autorité,  renvoyer 
un  prévenu  adressé  au  tribunal,  ou  qu'il  y  aurait 
lait  traduire  lui-même,  dans  le  cas  où  il  n"\  au- 


60  ANDRÉ  CHKNIER. 

rail  i)cis  malicro  à  iino  accusation  devant  le  tribu- 
nal; il  en  fera  un  rapport  écrit  et  motivé  à  1  i 
chambre  du  conseil  qui  prononcera.  Mais  aucun 
prévenu  ne  pourra  être  mis  bors  de  jugcmcnl 
avant  que  là  décision  de  la  chambre  n'ait  été  com- 
muniquée au  comité  de  salut  public,  qui  l'exami- 
nera. »  Rien  dans  cet  article  ne  concernait  André 
Chénier,  qui  n'était,  ainsi  qu'on  l'a  vu,  ni  pré- 
venu, ni  adressé  au  tribunal,  ni  traduit  au  tribu- 
nal par  l'accusateur  public.  Dans  le  mémoire  de 
M.  de  Chénier,  il  est  dit  formellement,  vers  la  fin  : 
«  Le  soussigné,  âgé  de  soixante-douze  ans,  père 
d'André  Chénier,  reconnu  pour  un  très-bon 
citoyen  à  la  section  de  Brutus,  soumet  ces  observa- 
tions à  la  commission  chargée  de  Vexamen  des  dé- 
tentions. »  Et  c'est  M.  de  Chénier  père  lui-mèmo 
({ui  a  souligné  ces  derniers  mots.  La  loi  du  23  ven- 
tôse, an  II,  avait  institué  ces  commissions  popu- 
laires au  nom])re  de  six,  et  avait  chargé  les  co- 
mités de  salut  public  et  de  sûreté  générale  de  les 
former  et  de  les  organiser.  Les  comités  avaient 
obtempéré  aux  ordres  de  la  Convention  et  par  un 
décret,  lu  dans  la  séance  du  30  floréa4,  avaient  or- 
ganisé celle  qui  devait  résider  à  Paris.  Le  décret 
est  ainsi  conçu  : 

«  Les  comités  de  salut  public  et  de  sûreté  générale,  eu 
vertu  de  la  loi  du  23  ventôse,  arrêtent  : 

«  Qu'il  sera  établi  une  commission  populaire  composée 
de  cinq  membres,  qui  sont  les  citoyens  Subleyras,  vice- 
président  du  tribunal  révolutionnaire  ;  Tliibolot,  greffier 
de  la  municiiialité  de  Vitry,  [)rès  l'aris;  Laveyron,  culti- 
vateur à  Cretcil  ;  Dcgalonnier,  membre  du  comité  de  •sur- 
veillance delà  section  des  Gardes-Françaises-,  Fournerot, 


BIOGRAPHIE.  61 

membre  du  comité  de  surveillance  du  dêiiartemeiit  de 
Paris. 

«  Cette  commission  fera  le  recensement  de  tous  les  gens 
suspects  et  déportes,  conformément  à  la  loi  des  8  et  13 
ventôse. 

«  Si^  elle  découvre  des  citoyens  qui  lui  paraissent  injus- 
tement arrêtés,  elle  en  formera  la  liste,  et  l'enverra  au 
comité  de  salut  public  et  au  comité  de  sûreté  générale  qui 
prononceront  définitivement  sur  leur  mise  en  liberté. 

«  Les  détenus  qui  ne  seront  pas  compris  dans  ces  doux 
classes  seront  envoyés  au  tribunal  révolutionnaire. 

«  Cette  commission  résidera  à  Paris,  et  exercera  ses 
fonctions  à  l'égard  des  personnes  détenues  dans  les  mai- 
sons d'arrêt  de  cette  commune.  Etc.,  etc.  » 

C'est  là,  comme  on  peut  s'en  rendre  aisément 
compte,  (a  commission  rhargre  de  l'examen  des  dé- 
tentions dont  parle  M.  de  Chénier  père  dané  son 
mémoire.  Et  la  date  du  décret  nous  conlîrme  dans 
la  pensée  que  ce  mémoire  fut  rédigé  et  envoyé 
à  cette  commission  avant  le  22  prairial.  Apres 
cette  dernière  loi ,  cjui  supprimait  l'instruction  et 
toutes  les  garanties  de  la  défense,  il  est  très- 
probable  que  M.  de  Chénier  ne  se  serait^pas  ré- 
solu à  cette  démarche.  Nous  avions  dit  tout  cela 
déjà  en  1872  dans  l'introduction  aux  œuvres  en 
prose;  et  nous  avions  indiqué  les  quelques  in- 
dices qui  pouvaient  faire  penser  que  le  mémoire 
eût  été  examiné  par  la  commission'.  Je  suis  pour 
ainsi  dire  certain  que  ce  mémoire  doit  se  trouver 
encore  parmi  les  papiers  de  cette  commission,  et 
qu'un  jour  ou  l'autre  on  l'y  retrouvera. 

Mais  M.  de  Chénier  a  un  but  en  faisant  l'obscu- 

l.  Vuy.  Œucrcs  en  prose,  p.  txxxvi,  noie  i. 


62  A.NUHK   CHKXIKU. 

rilû  dans  iiiin  (|iicslion  pourlaiil  si  claire,  c'osl 
uiiiciucmciil  celui  dincriiiiiuor  Barèrc.  Et  l'on 
voit  ce  but  se  dessiner  quand  il  dit  (p.  cxxviii)  : 
Ce  iiiémolre,  adressé  à  la  commission  (Vcramen  des 
détoitioiis,  alla,  non  pas  à  la  chambre  du  ccmseil  du 
Irihiuial  révolutio)iuaire,  comme  so)i  auteur  le  sup- 
posait, mais  au  comité  de  salut  public.  Qui  l'aiilo- 
risc  à  dire  cela?  Quelle  preuve,  faible  même,  en 
apporle-t-il?  Son  allirmalion  seule,  j)rocé(ié  com- 
mode, l'amilier  à  M.  de  Cbénier:  mais  «jui  l'en- 
traîne, ainsi  {|u"on  l'a  vu  à  clia(|ue  page,  dans  un 
dédale  inextricable  d'erreurs.  Le  reste  de  sa  bio- 
grapbie  n'est  plus  ({u'un  roman;  il  va  jusqu'à 
décrire,  étrange  ballucination,  l'eiret  que  ce  mé- 
moire dut  })roduire  sur  les  membres  du  comité  de 
salut  public. 

Enfin  arrive  la  scène  du  4  thermidor.  La  veille, 
le  nouveau  concierge  de  Saint-Lazare,  le  nommé 
Verney,  avait  refusé  à  M.  de  Cbénier  père  de  lui 
laisser  voir  son  fils.  Douloureusement  affecté,  l'in- 
fortuné, vieillard  ne  put  calmer  ses  angoisses,  et  le 
lendemain,  4  tbermidor,  il  se  rendit  de  nouveau 
chez  Barère.  Voici  la  scène  telle  que  3L  G.  de 
Chénier  la  raconte  :  Barère,  suivant  sa  coutume, 
fut  froid  et  polij  ses  réponses  aux  sollicitations  du 
vieillard,  étaient  vagues  et  évasives,  mais  M.  de  Cbé- 
nier insista,  devint  pressant  et  demanda  une  solu- 
tio)i  nette  et  précise;  c''ôst  alors  qu'il  arracfià  de 
Barère  ces  niots  redoutables  :  «  Vulrc  /Ils  sortira 
dans  trois  jours.  » 

Au  sujet  de  cette  réponse,  que  nous  adnielton-> 
connue  vraie,  puisque  M.  de  Cbénier  père  a  dil 


niOGRAPIIIK.  63 

l'avoir  reciio,  l'éditour  nous  cite  ot  foii  ino\<acle- 
mcnt.  Dans  l'édition  des  Porsies  de  1862,  nous  avions 
dit  que  c'était  peut-être  son  secret,  la  chute  pro- 
chaine de  Rohespierre  ,  que  Barère  avait  laissé 
échapper  pour  donner  quelque  espoir  au  malheu- 
reux père.  Ce  n'était  là  qu'une  hypothèse  ;  et  les 
hypothèses  sont  sans  valeur  intrinsèque  en  his- 
toire. Aussi  en  1869  (je  dis  1869,  parce  que  la 
seconde  édition  des  Poésies,  bien  que  parue  en  1872, 
était  terminée  en  février  1870  comme  le  témoigne 
la  date  de  l'avertissement),  aussi  en  1869,  dis-je, 
nous  avions  rejeté  cette  hypothèse ,  nous  conten- 
tant de  dire  que,  sans  doute,  c'était  là  une  de  ces 
promesses,  vaines  comme  tant  d'autres,  que  les 
solliciteurs  arrachent  aux  hommes  qui  sont  au 
pouvoir.  Déjà  dans  cette  seconde  édition  nous 
avions  fait  remarquer  la  liaison  intime  qui  exis- 
tait entre  la  mort  d'André  Chénier  et  la  conspi- 
ration des  prisons.  Enfin  de  1869  à  1872,  préparant 
l'édition  des  Œuvres  en  irrose,  nous  avons,  par  de 
longues  recherches  aux  archives,  fait  pénétrer  la 
lumière  dans  les  développements  fort  o])scurs  de 
cette  conspiration  de  Saint-Lazare ,  et  suivi  le 
malheureux  André  Chénier  depuis  la  liste  des 
délateurs  jusque  sur  l'échafaud.  Ayant  alors  en 
main  une  suite  de  documents  historiques,  nous 
avions  simplement  rejeté  de  la  discussion  tous 
les  récits  de  la  famille.  C'est  le  seul  procédé  scien- 
tifique qu'il  soit  permis  d'employer  vis-à-vis  de 
témoignages  qui  échappent  atout  contrôle,  de  lam- 
beaux de  conversations  rapportés  par  un  seul  des 
intéressés  et  qui  nous  arrivent  par  delà  doux  gé- 


64  ANDRI':  CIIKXIER. 

nérations.  C'est  mi  débal  que  la  famille  eût  dû 
soulever  publiquement  avant  la  mort  de  Barère, 
survenue  en  1841.  Mais  M.  G.  de  Chénier  a  attendu 
la  mort  de  Barère  pour  porter  celte  accusation 
contre  sa  mémoire;  de  même  qu'il  a  attendu  la 
mort  de  de  Lalouche  pour  l'accuser  d'abus  de 
confiance.  Scientifiquement ,  cette  réponse  attri- 
buée à  Barère  n'a  aucune  valeur.  Est-elle  exacte, 
textuelle?  sa  signillcation  était-elle,  ou  non,  pré- 
cise, éclaircic  par  une  phrase  précédente  ou  par 
les  développements  de  la  conversation?  Autant  de 
questions  obscures.  Personne  n'en  peut  fournir 
aujourd'hui  une  explication  certaine,  et  celle  qu'a 
tentée  M.  G.  de  Chénier  est  entièrement  contraire 
à  la  vérité.  Un  fait  pourtant  pourrait  être  considé- 
ré comme  acquis,  c'est  que  l'impression  produite 
sur  M.  de  Chénier  père,  par  la  conversation  et  la 
réponse  de  Barère,  ne  se  prête  pas  aux  consé- 
quences que  l'éditeur  veut  en  tirer.  M.  de  Chénier 
père,  en  effet,  crut  cette  réponse  bienveillante  et  re- 
vint chez  lui  soulagé  et  plus  tranquille^. 

La  conclusion  de  l'éditeur  [\).  cxxxi-cxxxiii)  est 
aujourd'hui  entièrement  controuvée  ;  ce  n'est 
qu'une  fable,  une  huile  inondée  de  vent  qui  crève 
au  moindre  toucher.  En  e/fel,  dit-il,  le  jour  même 
les  comités  de  salut  public  et  de  sûreté  générale 
réunis  envoyèrent  le  mémoire  à  l'accusateur  public 
avec     l'ordre    de  soumettre    d'urgence     le    procès 


1.  Je  n'éprouve,  ai-je  besoin  de  le  dire,  aucune  sympathie  pour 
Barère.  En  prenant  sa  défense  ici,  je  n'ai  d'autre  but  que  de  ré- 
tablir la  vérité  histoi-ique. 


BIOGRAPHIE.  65 

(V André  au  tribunal  révolutiomialre  ;  les  employés 
du  parquet  qui  avaient  consenti  à  mettre  constam- 
ment ce  dossier  sous  les  autres  se  crurent  trahis  et 
dénoncés,  et,  dans  le  trouble  qu'ils  éprouverait  à  la 
demande  de  f accusateur  public,  ils  remirent  à  la 
fois  et  les  pièces  concernant  André,  et  celles  rela- 
tives à  Sauveur.  Fouquier-Tinville ti'eut  pas  le 

temps  de  distinguer  les  faits  et  les  personnes,  et 
brocha  à  la  hâte  un  seul  et  même  acte  d'accusation. 
Or,  les  comités  de  salut  public  et  de  sûreté  gé- 
nérale n'ont  pu  envoyer  à  Taccusateur  public  un 
mémoire  qu'ils  n'ont  jamais  eu.  Ils  n'ont  pas  en- 
voyé à  l'accusateur  public  l'ordre  d'instruire  d'ur- 
gence le  procès  d'André,  puisque  ce  procès  n'était 
autre  que  celui  des  quatre-vingt-deux  individus 
compris  dans  la  conspiration  de  Saint-Lazare,  et 
que,  dès  avant  le  2  tbermidor,  Fouquier-Tinville 
avait  demandé  des  renseignements  sur  ces  pré- 
venus, au  nombre  desquels  figurait  André  Cbé- 
nier.  Cela  est  prouvé,  d'abord  par  plusieurs  listes 
conservées  aux  Archives  et  paraphées  par*  Su- 
bleyras,  le  président  de  la  commission,  ensuite 
par  une  lettre  signée  des  membres  de  la  commis- 
sion, Trinchard,  Subleyras  et  Thibaulot,  qui  est 
une  réponse  à  la  demande  de  Fouquier,  et  qui  est 
datée  du  2  thermidor'.  Enhn  nous  avons  déjà 
prouvé  ci-dessus  que  toutes  les  histoires  relatives 
au  dossier  d'André  Ghénier  ne  sont  que  des  chi- 
mères, puisqu' André  n'a  jamais  eu  de  dossier  au 
tril)unal  révolutionnaire. 

1.  Voy.  Œuvres  en  prose,  p.  lxxxvi,  note  3. 


66  AXDRi":   CIIKNÎER. 

La  cause  de  la  confusion  commise  i)ar  Fouquier- 
Tinvillc  dans  son  aclc  d'accusation  est  des  plus 
simples  à  expliquer.  Quand  le  comité  de  saliil  pu- 
blic lui  renvoya  la  liste  des  détenus  de  Saint- 
Lazare,  accusés  de  conspiration,  avec  l'ordre 
d'instruire  cette  aiïaire,  Fouquier-ïinville  envoya 
à  la  commission  populaire  un  double  de  ces  listes 
pour  avoir  des  renseignements  sur  les  personnes 
qui  y  étaient  portées  ;  et  en  même  temps  il  fit  de- 
mander dans  ses  bureaux  les  dossiers,  relatifs  aux 
prévenus,  qui  pouvaient  s'y  trouver.  Les  employés 
consultèrent  les  répertoires  et  trouvèrent,  au  nom 
de  Chénier,  l'indication  du  dossier  2290,  qui  était 
celui  de  Sauveur.  Ce  dossier  était  le  seul  et  uni- 
que qu'ils  avaient  à  ce  nom;  les  employés  du 
grefïe  l'envoyèrent  à  Fouquier-Tinville.  Celui-ci  y 
puisa  des  faits  qui  n'étaient  relatifs  qu'à  Sauveur, 
et  les  joignit  dans  son  acte  d'accusation  aux  ren- 
seignements transmis  par  la  commission  popu- 
laire. 

Nous  regrettons  d'avoir  été  obligé  de  relever 
dans  le  travail  de  M.  de  Cbénier  tant  d'erreurs  et 
tant  de  fausses  allégations.  Le  reprocbe  le  plus 
sérieux  (jue  nous  puissions,  d'ailleurs,  adresser  à 
ce  travail,  c'est  de  ne  pas  avoir  été  consciencieux. 
M.  de  Chénier,  en  eiïet,  feint  soigneusement  d'igno- 
rer toutes  les  pièces,  tirées  des  Archives,  que  nous 
avons  publiées  en  1872,  dans  l'introduction  des 
Œuvrer  eiijrrose.  Il  nous  a  contraint  de  les  lui  re- 
mettre en  mémoire,  et  il  nous  fournit  ainsi  l'occa- 
sion de  dresser  une  liste,  qui  sera  bien  près  d'être 
définitive,  de  toutes  les  pièces  relatives  à  l'arres- 


BIOGRAPHIE.  67 

lalion  (l'Aiulré  Chénicr,  ù  la  conspiration  de  Saint- 
La/aro  el  à  la  procédure  de  l'aflaire  jugée  le 
7  thermidor.  Sur  ce  dernier  point  nous  aurons 
d'ailleurs  à  publier  plusieurs  pièces  récemment 
retrouvées.  On  aura  ainsiThistorique  complet  d'un 
procès  devant  le  tribunal  révolutionnaire,  et  l'on 
sera  étonné  de  toutes  les  formalités,  de  toutes  les 
écritures  qu'avait  encore  conservées  le  tribunal 
d'exception  créé  par  la  loi  du  22  prairial.  Cette 
liste  comprendra  depuis  le  mandat  du  14  ventôse 
jusqu'à  l'enregistrement  du  décès  d'André  Clié- 
nier.  A  la  suite  de  l'énoncé  de  chaque  pièce  nous 
indiquerons  le  livre  ou  l'édition  où  elle  a  été  pu- 
bliée pour  la  première  fois  : 

1.  —  Mandat  d'arrestation  du  14  ventôse,  an  II, 
lancé  contre  M.  Pastoret  par  le  comité  de  sûreté 
générale.  —  Voy.  ci-dessus,  p.  41. 

2.  —  Procès-verbal  d'arrestation  d'André  Ché- 
nier  du  18  ventôse.  Sainte-Beuve,  Causeriez  du 
Lundi,  tome  IV,  3"  édit.,  1860;  Gùtvres  en  prose 
fl'Anilré  Ckénier,  édit.  1872,  p.  li. 

3.  —  Mandat  d'arrestation  du  22  ventôse  lancé 
contre  M.  Pastoret  par  le  comité  de  sûreté  géné- 
rale. —  Yoy.  ci-dessus,  p.  44.  Nous  mentionnons 
cette  pièce  parce  qu'elle  sert  à  expliquer  certaines 
circonstances  relatées  dans  le  procès-verbal  précé- 
dent. 

4.  —  Ordre  du  comité  révolutionnaire  de  Passy 
ordonnant  de  conduire  André  Chénier  à  la  prison 
{\\\  Luxembourg.  —  Cet  ordre  sera  la  pièce  justifi- 
cative  n"  2  qu'annonce  M.  de  Chénier. 

5.  —  Ecrou  (l'André  Chénier  sur  le  registre  de 


68  ANDRK  CIIKXIER. 

Sainl-Lazare;  c'est  l'écrou  numéroté  787.  —  Voy. 
P.  Lacroix,  Notice  historique  sur  le  procès  d'An- 
dré Chétiier;  Œuvres  en  prose,  édil.  1872,  p.  i.vi  ; 
ci-dessus,  p.  46. 

6.  —  Arrêté  du  comité  de  sûreté  général  relalit 
à  André  Ghénier  et  inscrit  sur  le  ref^istre  du  co- 
milé  à  la  date  dn  7  prairial.  —  Yoy.  ci-dessus, 
p.  54. 

7.  —  Réquisition  adressée  le  7  prairial  au  con- 
cierge de  Saint-Lazare  par  le  comité  révolution- 
naire de  Passy,  conformément  à  l'arrêté  précé- 
dent. —  Cet  ordre  sera  la  pièce  justificative  n"  4 
qu'annonce  M.  de  Chénier. 

8.  —  Nouvelle  inscription  d'André  Chénier  sur  le 
registre  d'écrou  à  Sainl-Lazare,  à  la  date  du  7  (ou 
18)  prairial,  inscription  qui  porte  le  numéro  1095. 

—  Ce  sera  la  pièce  justificative  n°  5  qu'annonce 
M.  de  Chénier.  Yoy.  ci-dessus,  p.  49. 

9.  — Mémoire  adressé  par  M.  de  Chénier  à  la 
commission  chargée  de  l'examen  des  détentions. 

—  Voy.  P.  Lacroix,  Notice  Jùstorique  sur  le  procès 
d'André  Chénier;  Œuvres  en  prose,  édit.  1872,  p.  lx. 

10.  —  Rapport  de  la  commission  des  adminis- 
trations civile,  police  et  tribunaux,  adressé  au 
comité  de  salut  public,  à  la  date  du  3  messidor. — 
Rapport  de  Saladin,  \nece  justificative  n"xxiv; 
Œuvres  en  prose,  édit.  1872,  p.  lxi. 

11.  —  Arrêté  du  comité  de  salut  public,  à  la 
date  du  7  messidor,  ordonnant  des  recherches  dans 
les  prisons  sur  les  conspirateurs.  —  Rapport  de 
Sa/rti-Zm,  pièce justilicative  n''  xxv;  Œuvres  enprosej 
édit.  1872,  p.  LX11. 


BIOGRAPHIE.  69 

12.  —  Procès-verbal  de  l'onquôte  faite  le  23  mes- 
sidor à  la  prison  de  Saint-Lazare  par  i'adminis- 
Irateurde  police  Faro  K — Œuvres  en  prose,  éd.  1872, 

]).  LXIV. 

13.  —  Procès-verbal  de  l'enquête  faite  le  24  mes- 
sidor à  la  Force  par  l'administration  Faro"'.  — 
Œuvres  en  prose,  éd. 1872,  p.  lxxiii. 

14.  —  Envoi,  le  24  messidor,  des  procès-vcr- 
jjaux  d'enquête  au  comité  de  sûreté  générale  \  — 
Œuvres  en  prose,  éd.  1872,  p.  lxxiii. 

15.  —  Liste  des  conspirateurs  dressée  dans  la 
prison  de  Saint-Lazare,  par  Jaubert  et  Robinet  \ 
—  Œuvres  en  prose,  éd.  1872,  p.  lxxv.  Le  nom 
dAndré  Chénier  est  le  troisième  de  la  liste  ré- 
digée par  Robinet.     * 

16.  —  Copie  faite  dans  le  bureau  de  police  gé- 
nérale du  comité  de  salut  public  de  la  liste  défi- 
nitive dressée  par  Jaubert  et  Robinet,  et  compre- 
nant quatre-vingt-deux  noms\  Cette  liste,  mutilée 
après  sa  rédaction,  devait  porter  en  tête  la  men- 
tion :  A  renvoyer  à  l'accusateur  ;  signée  de  RoIjcs- 


1.  Archives  nationales,  cart.  W  431  (minute)  et  W  500  (copie). 

2.  Archives  nationales,  cart.  W431  (minute)  et  W  500  (copie). 

3.  Archives  nationales,  cart.  W  500. 

4.  Archives  nationales,  cart.  W  501.  —  Nous  ajoutons  ici  un 
détail  supplémentaire  relatif  à  cette  liste.  Voici  l'écrou  du  nommé 
Egalité,  dont  le  nom  nous  avait  arrêté  et  qui  a  le  n°  72  sur  cette 
liste  :  »  252.  Marie-Joseph-Stanislas-Martin  Bourbon,  dit  Égaiité, 
âgé  de  20  ans,  natif  d'Amiens,  déparlement  de  la  Somme,  mili- 
taire, demeurant  à  Paris....  (suit  le  signalement),  transféré  de  Bi- 
cètre  le  12  pluviôse...  Transféré  à  Bicêlre  le  8  messidor,  en  vertu 
d'un  ordre  signé  Bergot  et  Teurlot,  ordre  lie  police.  »  Archives 
de  la  police,  registre  de  Saint-Lazare.  Fouquier-Tinville  ne  l'a  pas 
compris  sur  sa  liste  parce  au'il  n'était  plus  à  Saint-Lazare. 

5.  Archives  nationales,  cart.  W431. 


70  AXDIll';  CIIKXIKR. 

pjori'c,  (iOullion  ol  Sainl-Jusl.  — \(>\-  (liiii:r('.<  fn 
pro^p,  éd.  1872,  p.  i.xxi.v  ol  i.xxxii.  Le  nom  d'Aii- 
(Irr  (;iiriii(M'  csl  lo  soixaiilo-dcuxiriiio  sur  (•(ïIIc 
lislc'. 

17.  —  Liste  de  qualre-vingls  noms  rédigée  par 
raccusateur  public  du  tribunal  révolutionnaire, 
liste  sur  laquelle  les  prévenus  sont  répartis  en 
trois  groupes  formant  les  trois  fournées  des  6,  7 
et  8  thermidor  'K  — Yoy.  Œuvres  en  'prose,  éd.  1872, 
p.  Lxxxiii.  André  Chénierest  le  soixante  et  unième 
sur  cette  liste. 

18.  —  Liste  générale  de  soixante-quinze  indi- 
vidus envoyée  par  Fouquier-Tinville  à  là  commis- 
sion populaire  avec  demande.de  renseignements 
sur  les  prévenus".  —  Yoy.  Œuvres  en  prose ^  édit. 
1872,  p.  Lxxxvi.  A  partir  de  ce  moment  l'affaire  se 
divise  en  trois.  Nous  ne  signalerons  que  les  pièces 
relatives  à  la  deuxième  fournée,  dans  laquelle  était 
compris  André  Chénier. 


1.  Détail  tcimplémeutaire.  Notre  conjecture  était  juste  sur  le 
nommé  S.iia  (1'^'  liste),  ou  Sina  (2=  liste).  Il  s'agit  bien  du  nommé 
Hua  dont  nous  avons  retrouvé  l'écrou  :  <■  385.  René-Maximilien 
Hua,  natif  de  Mante-sur-Seine,  département  de  Seine-et-Oise,  âgé 
de  58  ans,  citoyen  demeurant  rue  Saint-Louis,  n"  28  (suit  le  si- 
gnalement); ordre  signé  Dauger.  Transféré  de  la  Force  (le  12  plu- 
viôse). Mis  en  liberté  le  29  thermidor  en  vertu  d'un  ordre  du  co- 
mité de  sûreté  générale  de  la  Convention  nationale,  signé  Vadier, 
Dubarran,  etc.  »  C'est  à  cette  date  du  12  pluviôse  que  furent 
transférés  à  Saint-Lazare  la  plupart  des  délateurs  et  faiseurs  de 
listes  :  Coquery,  Manini,  Seymandy,  Jaubert,  Robinet. 

2.  Archives  nationales,  cart.  W  431.  Détail  complémentaire. 
Sur  cette  liste  le  n"  18  est  «  Loizerolle  fils  »  Et  cette  listQ  porte 
la  mention  suivante,  écrite  de  la  main  de  Fouquier-Tinville  : 
»  La  plupart  à  Lazare.  » 

3.  Archives  nationales,  cart.  W  501. 


BIOGirVPlllJ-J.  71 

19.  —  Liste  de  vingt-sept  noms,  au  bas  de  la- 
(|uollo  était  écrit  la  mention  :  Affaire  pour  le 
7  Ihcrmidor'.  Cette  liste  est  paraphée  parSubley- 
ras,  le  président  de  la  commission  populaire.  — 
Yoy  Œuvres  en  jirose,  éd.  1872,  p.  lxxxvi.  André 
Chénier  est  le  vingt  et  unième  sur  cette  liste  par- 
tielle. 

20.  —  Lettre  des  memlu'es  de  la  commission 
l)opuluire  datée  du  2  thermidor  et  adressée  à 
Fou(juier-Tinville  en  lui  envoyant  les  renseigne- 
ments |)ar  lui  demandés '^  — Voy.  (I-Juvrcscn  prose, 
édit.  1872,  p.  Lxxxvi, 

21.  —  Acte  d'accusation.  —  Voy.  P.  Lacroix, 
yoticesw  le  procès  (TA.  Chénier;  Œuvres  en  prose, 
éd.  1872,  p.  xcr. 

22.  —  Ordonnance  de  i)rise  de  corps.  —  Yo\. 
Œuvres  en  prose,  éd.  1872,  p.  xcni, 

23.  —  Signilication  de  jugement    à  la  numici- 


1.  Archives  nationales,  cart.  W  501. 

2.  Archives  nationales,  cart  W  431.  Oa  pourrait  intercaler  ici 
comme  pièces  secondaires  les  deux  écrous  et  transfèrements  sui- 
vants des  deux  délateurs  Coquery  et  Jlanini.  «  390.  Pierre-.Iacques 
Coquery,  âgé  de  59  ans,  natif  de  Puis-cn-Velay,  département  de  la 
haute-Loire,  serrurier,"demeurant  à  Melun,  département  de  Seine- 
et-Marne  (suit  le  signalement).  Ordre  signé  Dauger^  transféré 
de  la  Force  (le  12  pluviôse).  Transféré  au  Plessis  le  2  thermidor 
par  ordre  des  commissaires  Lelièvre  et  Guyot,  administrateurs  de 
police.  »  Nous  donnerons  en  entier  celui  de  .Alanini  :  «  Joseph 
Manini,  artiste,  âgé  de  44  ans,  natif  de  Milland,  département  de 
Lombardy,  demeurant  au  Faubourg  Saint-Denis,  taille  de  5  pieds 
4  pouces,  cheveux  et  sourcils  châtains,  front  haut,  nez  long,  yeux 
gris,  bouche  bien  faite  et  menton  long,  visage  long,  ordre  ûe 
l'administrateur  de  police,  signé  Cailliaux.  Transféré  des  Made- 
lonettcs  (le  12  pluviôse).  Transféré  au  Plessis,  le  2  thermidor,  par 
ordre  des  commissaires  Lelièvre  et  Guyot,  administrateurs  de  po- 
lice. » 


72  ANDRÉ  CHÉNIER. 

cipalité   de   Paris'.   Celte    pièce    esl   inédile;   la 
voici  : 

SIGNIFICATION     DE    JUGEMENT    A    LA    MUMCII'AI.ITK 
DE    PAIUS. 

Affaire  Rouchcr  cl  25  av.ti'cs. 

L'an  deiixièmo  de  la  République,  le  six  thermidor, 

à  la  reciuète  du  citoyen  accusateur  public  près  le 
tribunal  extraordinaire  et  révolutionnaire,  établi  au  Pa- 
lais, h  Paris,  par  la  loi  du  10  mars  1793,  sans  aucun  recours 
au  tribunal  de  cassation,  lequel  fait  élection  au  greffe  dudit 
tribunal,  nous,  huissier  audit  tribunal,  soussigné,  avons 
notifié  à  la  Municipalité  de  Paris,  en  la  personne  du  ci- 
toyen procureur  syndic  de  la  Commune,  en  son  parquet, 
sis  en  la  maison  commune,  en  parlant  à  un  commis; 

D'un  jugement  portant  décret  de  prise  de  corps,  rendu 
par  ledit  tribunal  sur  les  conclusions  dudit  citoyen  accusa- 
teur public,  en  date  de  ce  jour,  dûment  signé  en  bonne 
forme,  contre  les  nommés  Roucher,  Chénier,  Lamaillet.etc, 
etc.,  lequel  dit  jugement  ordonne  que  lesdits  susnommés 
seront  écroués  sur  le  registre  de  la  maison  de  justice  de  la 
Conciergerie,  au  Palais,  à  Paris,  à  ce  qu'elle  n'en  ignore; 
et  lui  avons,  en  parlant  comme  dessus,  laissé  copie  dudit 
jugement  et  autant  du  présent. 

Château. 

Enregistré  gratis,  à  Paris,  le  8  thermidor.  Tan  deuxième 
de  la  République  une  et  indivisible. 

Beuve. 

24.  —  Mandai  d'exfraclion  de  Sainl-Lazare,  signé 
par  le  substilut  de  l'accusaleiir  public  Grébcauval  -. 
—  Yoy.  Œuvres  en  prose  ,  éd.  1872,  p.  xc. 


1 .  Archives  nationales,  cart.  W,  220. 

2.  Archives  nationales,  cart.  \V  500. 


BIOGRAPHIE.  73 

25.  —  Écrou  collectif  sur  le  registre  de  la  Con- 
ciergerie de  tous  les  prévenus  transférés  de  Saint- 
Lazare  le  6  thermidor.  —  Voy.  P.  Lacroix,  Notice 
sur  le  procès  d'A.  Chénier;  La  vérité  sur  la  famille 
de  Chénier,  où  une  erreur  de  M.  P.  Lacroix  a  été 
rectifiée;  Œuvres  en  prose,  éd.  1872,  p.  xci. 

26.  —  Signification  d'acte  d'accusation,  de  juge- 
ment et  procès-verbal  d'écrou  K  Cette  pièce  est  iné- 
dite; la  voici  : 

SIGNIFICATION    d'ACTE    d' ACCUSATION,    DE    JUGEMENT 
ET    PROCÈS-VERBAL    D'ÉCROU. 

Affaire  Chénier  et  25  autres. 

L  an  deuxième  de  la  liépublique,  une  et  indivisible,  le 
six  thermidor,  à  la  requête  du  citoyen  accusateur  public, 
près  le  tribunal  révolutionnaire,  établi  à  Paris,  par  la  loi 
du  10  mars  1793,  sans  aucun  recours  au  tribunal  de  cas- 
sation, lequel  fait  élection  de  domicile  en  son  parquet  sis 
audit  tribunal,  au  Palais,  où  siégeait  ci-devant  le  tribunal 
de  cassation,  j'ai,  huissier  audit  tribunal,  soussigné,  noti- 
lié  et  laissé  copie  au  nommé  André  (Ihénier,  détenu  en  la 
maison  d'arrêt  de  la  Conciergerie,  en  parlant  à  sa  per- 
sonne, pour  ce  mandé  entre  les  deux  guichets  de  ladite 
maison,  comme  lieu  de  liberté,  de  l'acte  d'accusation 
dressé  par  le  citoyen  accusateur  public  et  du  jugement 
rendu  par  le  tribunal,  on  date  de  ce  jour,  dûment  signé 
l't  en  forme  exécutoire,  lequel  ordonne  que  ledit  sus- 
nommé sera  pris  au  corps,  écroué  et  recommandé  sur  le 
registre  de  la  maison  do  justice  de  la  Conciergerie,  à  ce 
que  ledit  susnommé  n'en  ignore. 

En  conséquence,  j'ai,  sur  le  registre  qui  m'a  été  repré- 
senté à  cet  effet,  par  le  citoyen  Richard,  concierge  de  la- 
dite maison  de  justice,  à  la  requête  du  citoyen  accusateur 

1 .  Archives  natio«ales,  cart.  W  220. 


74  ANDKK  CHKNIKU, 

public,  et  en  vertu  dudit  jugement  su.sdatf^,  fait  écrou  et 
it'conuiiandation  de  la  i)orsonne  dudit  susnommé,  pour  y 
rester  comme  en  maison  de  justice,  jusqu'à  ce  qu'il  en  ait 
été  autrement  ordonné  par  ledit  tribunal;  et  ai  laissé  au- 
dit Richard,  concierge,  qui  s'en  est  chargé  pour  le  repré- 
senter quand  il  en  sera  requis,  comme  dépositaire  judi- 
ciaire ;  et  j'ai  audit  susnommé  parlant  conmie  dessus,  laissé 
copie,  tant  dudit  acte  d'accusation,  que  du  jugement  por- 
tant décret  de  prise  de  corps,  et  du  présent,  et  audit  citoyen 
Richard,  concierge,  en  parlant  à  sa  personne,  copie  dudit 
jugement  et  du  présent. 

ChAteau. 

Enregistré  à  Paris,  le  8  thermidor  Pan  second  de  la  Ré- 
publique une  et  indivisible. 

Beuve. 

27.  —  Convocation  du  juré  de  jugements  Celte 
pièce  est  inédite;  la  voici: 

convocation  du  juré  de  jugement. 

3-    section    des  jurés.  ^^^-^^^  Lazare, 

balle  de  la  Liberté. 

Affairée  lîovcher  et  26  autres. 

L'an  deuxième  de  la  République  française,  une  et  indi- 
visible, le  sixième  thermidor,  en  vertu  de  l'ordonnance  du 
citoyen  président  du  tribunal  criminel  extraordinaire  et 
révolutionnaire,  établi  au  Palais,  à  Paris,  par  la  loi  du 
10  mars  1793,  sans  aucun  recours  au  tribunal  de  cassation, 
nous,  soussigné,  huissier  au  tribunal,  demeurant  à  Paris» 
avons  signifié  : 

1.  Au  citoyen  Gauthier,  demeurant  à  Paris,  rue  Martin, 
n°  53,  en  son  domicile,  en  parlant  à  lui. 

2.  Au  citoyen  Feneaux,  demeurant  à  Paris,  rue  et  fau- 
bourg Martin,  en  son  domicile,  en  parUuit  à  lui. 

1.  Arcliivc'~  n;ili'jaalc>,  ceirl,  W  21Vi. 


BIOGRAPHIE.  75 

3.  Au  citoyen  Meyere,  demeurant;!,  Paris,  rue  Croix  des 
Petits-Champs,  etc. 

4.  Au  citoyen  Gouillard,  demeurant  à  Paris,  rue  et  place 
Maubert,  etc. 

5.  Au  citoyen  Potherel,  demeurant  à   Paris,  rue  de  la 
Loy,  n»  153,  etc. 

6.  Au   citoyen  Girard,  demeurant   à  Paris,  rue  Hon- 
noré,  etc. 

7.  Au  citoyen  Deveze,  demeurant  h  Paris,  rue  de  la  Pé- 
pinière, faubourg  Honnoré,  etc. 

8.  Au  citoyen  Specht,  demeurant  à  Paris,  rue  Verte, 
faubourg  Honnoré,  n"  1140,  etc. 

9.  Au  citoyen  Vilatte,  demeurant  à  Paris,  aux  Thuille- 
ries,  etc. 

10.  Au  citoyen  Emmery,  demeurant  à  Paris,  rue  Hon- 
noré, chez  Nicolas,  etc. 

11.  Au  citoyen  Magnien,   demeurant  à  Paris,  rue  Jean- 
Denis,  chez  Renaudin,  etc. 

Les  citoyens  susnommés  composant  le  juré  de  jugement 
qui  doit  donner  sa  déclaration,  d'après  les  débats  qui  au- 
ront lieu,  sur  l'acte  d'accusation  dressé  contre  le  nommé 
sur  les  questions  qui  leur  seront  soumises 
par  ledit  tribunal-,  en  conséquence  qu'ils  aient  à  se  trou- 
ver demain  sept 'thermidor,  huit  heures  du  matin,  dans  le 
lieu  à  ce  destiné  audit  tribunal,  séant  au  palais  oîi  siégeait 
ci-devant  le  tribunal  de  cassation.  Et  pour  qu'ils  n'en 
ignorent  nous  leur  avons,  en  leurs  domiciles  et  parlant 
comme  dessus,  laissé  à  chacun  séparément  copie  par 
extrait  de  ladite  ordonnance,  ainsi  que  du  présent. 

Hervé. 

Enregistré  gratis  à  Paris,  le  8  thermidor,  l'an  second 
de  la  République,  une  et  indivisible. 

Sadée. 

•    28.  — Notification  à  raccusé  de  la  liste  desjiirés  •, 
Cette  })ièce  est  inédite;  la  voici: 

1.  Archives  nationales,  cart.  W  220. 


76  ANDRK  CHKNIER. 


NOTIFICATION    A   l'aCCUSÉ    DE   LA   LISTE   DES   JURÉS. 


Liberté. 
26  accusés 


Affaire  Rouchcr  et  25  autres. 


Le  six  thermidor  de  Tan  second  de  la  République,  une 
et  indivisible,  à  la  requête  du  citoyen  accusateur  public 
près  le  tribunal  criminel  révolutionnaire,  établi  au  Palais, 
à  Paris,  par  la  loi  du  10  mars  1793,  sans  aucun  recours  au 
tribunal  de  cassation,  lequel  fait  élection  de  domicile  au 
greffe  dudit  tribunal,  j'ai,  huissier  audit  tribunal,  soussi- 
gné, signifié  et  laissé  copie  aux  nommés  Roucher,  Ché- 
nier,  Laniailiet,  Trenk,  etc.,  etc.,  de  présent  détenus  à  la 
maison  de  justice  dudit  tribunal,  en  parlant  à  sa  personne 
entre  les  deux  guichets,  comme  lieu  de  liberté, 

De  la  liste  des  jurés  de  jugement  qui  doivent  donner 
leur  déclaration  sur  l'acte  d'accusation  porté  contre  eux 
demain  ; 

A  ce  qu'ils  n'en  ignorent,  sommant  lesdits  susnommés, 
en  parlant  comme  dessus,  de  déclarer,  dans  le  jour  et  par 
écrit,  au  greffe  dudit  tribunal,  séant  au  Palais,  suivant  la 
faculté  qui  lui  est  donnée  par  l'article  n  du  titre  premier 
de  la  loi  rendue  par  la  Convention  nationale,  le  10  mars 
dernier,  concernant  la  composition  et  l'organisation  dudit 
"tribunal  criminel  extraordinaire,  duement  scellé  par  le  con- 
seil exécutif  provisoire,  le  12  du  même  mois  de  mars,  s'il 
a  cause  de  récusation  contre  un  ou  plusieurs  desdits  jurés 
dénommés  dans  la  liste  qui  lui  est  dénoncée  par  ces  pré- 
sentes; et,  audit  cas,  de  les  faire  notifier  par  un  seul  et 
même  acte,  au  terme  du  même  article,  pour,  par  ledit 
tribunal,  statuer  sur  la  validité  ou  l'invalidité  desdites 
causes,  et,  pour  qu'il  n'en  ignore,  dont  acte,  nous  lui 
avons,  parlant  comme  dessus,  laissé  à  chacun  séparément 
copie  de  ladite  liste  et  du  présent.  Château. 

Enregistré  à  Paris,  le  8  thermidor  an  II  de  la  Répu- 
blique. :  Sadée. 


BIOGRAPHIE.  77 

29.  —  Assignation  des  témoins  aux  débats.  Celte 
pièce  est  inédite';  la  voici: 

ASSIGNATION    DES   TEMOINS   AUX    DÉBATS. 

Affaire  Roucher  et  25  autres. 

Le  sept  thermidor  de  l'an  second  de  la  Répnbliqne  fran- 
çaise, une  et  indivisible,  à  la  requête  du  citoyen  accusa- 
teur public,  près  le  tribunal  révolutionnaire,  qui  fait  élec- 
tion de  domicile  en  son  cabinet,  et  en  vertu  de  la  cédule 
délivrée  par  l'e  citoyen  président  du  tribunal  de  ce  jour, 
j'ai,  huissier  dudit  tribunal,  soussigné,  donné  assigna- 
tion : 

1.  Au  citoyen  l'epin  des  Grouettes,  détenu  à  la  maison 
d'arrêt  de  Lazare,  en  son  domicile,  en  parlant  à  sa  per- 
sonne. 

2.  Au  citoyen  Coquery,  détenu  à  l'Egalité,  etc. 

3.  Au  citoyen  Gagnant,  demeurant  à  Lazare,  etc. 

k.  Au  citoyen  Thibout,  commissionnaire  à  la  maison 
Lazare,  etc. 

5.  A  la  citoyenne  Bardoux,  aussy  commissionnaire,  de- 
meurant à  ladite  maison,  etc. 

6.  Au  citoyen  Semé,  concierge  de  ladite  maison,  demeu- 
rant en  icelle,  etc. 

7.  Au  citoyen  Thevard,  garçon  de  service,  demeurant  en 
icelle,  etc. 

A  comparaître  aujourd'huy,  heure  présente,  à  l'audience 
du  tribunal  révolutionnaire  séant  à  Paris,  salle  de 

pour  prêter  serment,  dire  et  déposer  vérité  sur  les 
faits  mentionnés  en  l'acte  d'accusation  dont  lecture  leur 
sera  faite,  leur  déclarant  que  faute  par  eux  de  s'y  trouver, 
ils  y  seront  contraints  par  les  voies  indiquées  par  la  loi-,  et 

1.  Archives  nationales,  cart  W  220.  —  La  pièce  29  ne  mentionne 
que  7  témoins.  Il  y  en  eut  réellement  8  d'assignés,  ainsi  que  le 
démontre  la  pièce  30.  On  a  oublié  de  porter  Manini  sur  la  pièce 
29.  Mais  il  assista  aux  débats  des  trois  fournées,  comme  il  l'a  dit 
plus  tard,  dans  le  procès  de  Fouquier-Tinville. 

7.    ■ 


7S  ANDRI^  CIIKNTER. 

pour  qu'il  n'en  ignorent,  ji;  leur  ai    à  chacun  séparêmenl 
laissé  copie  de  ladite  cédule  et  du  présent.       Château. 

Enregistré  gratis  à  Paris,  le  11  thermidor  de  l'an  second 
de  la  République  française,  une  et  indivisible.         Sadke. 

,  30.  — Notification  à  ruccusc  de  la  liste  de,  lé- 
moins  K  Cette  pièce  est  inédite;  la  voici  : 

NOTIFICATION    A   J.'aGCUSÉ   DE   LA    LISTE    DES   TÉMOINS. 

27  accusés. 

Affaire  Roucher  et  26  autres. 

Le  sept  thermidor  de  l'an  second  de  la  République  fran- 
çaise, une  et  indivisible,  à  la  requête  du  citoyen  accusa- 
teur public  près  le  tribunal  criminel  révolutionnaire,  lequel 
fait  élection  de  domicile  en  son  cabinet  audit  tribunal,  j'ai, 
huissier  audit  tribunal ,  soussigné ,  notifié  aux  nommés 
Roucher,  Ghénier,  etc.,  etc.,  accusés  actuellement  détenus 
en  la  maison  de  justice  dudit  tribunal,  dite 
en  parlant  à  sa  personne,  pour  ce  mandé  entre  les  deux 
guichets  comme  lieu  de  liberté,  la  liste  des  témoins  qui,  au 
nombre  de  (8) 

doivent  comparaître  au  débat  aujourd'huy  pour  faire  leurs 
déclarations  sur  l'accusation  portée  contre  eux,  et  pour 
que  du  contenu  en  icelle  ils  n'ignorent,  je  leur  ai,  parlant 
que  dit  est,  laissé  copie  de  ladite  liste  et  du  présent. 

Château. 

Enregistré  gratis  à  Paris,  le  8  thermidor  de  l'an  'second 
de  la  Républicjue  une  et  indivisible. 

FlCQUEL. 

31.  —  Procès  verbal  de  l'audience  du  7  thermi- 
dor'\  —  Œuvres  en  prose,  éd.  1872,  p.  xciv. 

32.  —  Déclaration  du  juré  sur  les  questions  po- 
sées par  le  président  du  tribunal.  —  Voy.  P.  La- 

1.  Archives  nationales,  cart.  W431. 
■].  Archives  nationales,  cart.  W  ^'^0. 


BIOGRAPHIE.  79 

croix,    Notice  sur  le  procès  d'A.  C  hé  nier  ;  Œuvr-ea 
en  prose,  éd.  1872,  p.  xcvii. 

33.  —  Jugement  rendu  dans  la  séance  du  7  ther- 
midor. —  Voy.  P.  Lacroix,  Notice  sur  le  jorocès  ô^A. 
Chômer  ;  Œuvres  en  prose,  éd.  1872,  p.  xcviii. 

34.  —  Réquisition  adressée  par  l'accusateur  pu- 
blic au  cominandant  général  de  la  force  armée 
parisienne  ^  — Voy.  Œuvres  en  prose,  éd.  1872,  p. 
xcix. 

35.  —  Signification  au  concierge  du  jugement 
qui  condamne  à  mort. — Nous  n'avons  pas  retrouvé 
cette  pièce  ;  mais  nous  avons  celle  qui  est  relative 
à  la  troisième  fournée  ^.  Gomme  cette  signification 
s'établissait  sur  un  imprimé,  nous  reconstituons 
celle  qui  se  rapporte  à  l'affaire  du  7  thermidor. 
Le  lecteur  aura  ainsi  la  série  complète  des  pièces 
delà  procédure  devant  le  tribunal  révolutionnaire. 
Tout  ce  qui  est  en  italiques  était  imprimé,  par 
conséquent  invariable.  Tout  le  reste  est  copié  sur 
la  pièce  dressée  le  8  thermidor,  et  nous  mettons 
entre  crochets  les  mots  relatifs  à  l'affaire  du  7  ther- 
midor, c'est-à-dire  à  l'affaire  Roucher  et  25  autres, 
que  nous  substituons  à  ceux  qui  concernent 
l'affaire  du  8,  c'est-à-dire  l'affaire  Dusson  et  21 
autres. 

l.  Archives  nationales,  armoire  de  fer. 
■>.  Archives  nationales,  cart  W,  530. 


80  ANDRK  CHHNIER. 

SIGN'lFICATIOiN    AU    CONCIERGE     DU    JUGEMENT   OUI    CONDAMNE 
A   MOUT. 

Affaire  [RoucherJ  et  [25]  autres. 

L'an  second  de  la  République  française  une  et  indivi- 
sible, le  [sept]  thermidor, 

A  la  requête  du  citoyen  accusateur  public  près  le  tribu- 
nal révolutionnaire,  établi  à  Paris  par  la  loi  du  10  mars 
1793,  séant  au  Palais,  qui  fait  électioyi  de  domicile  au 
greffe  dudit  tribunal,  fai,  huissier  audit  tribunal,  demeu- 
rant à  Paris,  soussigné,  signifié  et  laissé  copie  au  citoyen 
Richard 

Du  jugement  rendu  cejourd'huy 

Lequel  condamne  les  nommés  [Roucher,  Gliénier,  etc., 
etc.]  à  la  peine  de  mort;  à  ce  que  ledit  citoyen  concierge 
n'en  ignore,  nous  lui  avons,  pour  lui  sei^ir  de  décharge, 
laissé  copie  dudit  jugement  et  du  présent. 

[Nom  de  l'huissier.] 

Enregistré  g^^atis  à  Paris,  le  thermidor  de  Van  se- 
cond de  la  République  une  et  indivisible. 

FlCQUEL  (?). 

36. — Procès  verbal  d'exécution  de  mort. —  Nous 
n'avons  pas  cette  pièce  ;  mais  nous  la  reconstituons 
par  les  mêmes  moyens  et  avec  les  mêmes  précau- 
tions que  la  pièce  précédente*. 

PROCÈS-VERBAL    D'EXÉCUTION    DE   MORT. 

Affaire  [Roucher]  et  [25]  autres. 

L'an  second  de  la  République  française,  une  et  indivi- 
sible, le  [7]  thermidor,  à  la  requête  du  citoyen  accusateur, 
public  près  le  tribunal  révolutionnaire,  établi  au  Palais 
à  Paris,  par  la  loi  du  10  mars  mil  sept  cent  quatre-vingt- 
treize,  sans  aucun  recours  au    tribunal  de  cassation,  le- 

1.  Archives  nationales,  cart.  W  530. 


BIOGRAPHIE.  81 

cpicl  fait  élection  au  greffe  dudit  tribunal  séant  au  Palais; 
je  me  suis,  huissier-audienciey  audit  tribunal,  soussigné, 
transporté  en  la  maison  de  justice  dudit  tribunal,  pour 
V  exécution  du  jugement  rendu  par  le  tribunal  cq]0\xv&'\\\i\ 
contre  les  cy-après  nommés  [Roucher,  Chénier,  etc.,  etc.], 
qui  les  condamne  à  la  peine  de  mort  pour  les  causes  énon- 
cées audit  jugement,  et  de  suite  je  les  ai  remis  à  Vexécu- 
teur  des  jugements  criminels  et  à  la  gendarmerie  qui  les 
ont  co)idint  sur  la  ci-deYa.nl  harviève  place  de  Vincennes, 
oit  sur  un  échafaud  dressé  sur  ladite  place  les  dits  sus- 
nommés ont  en  notre  présence  subi  la  peine  de  mort,  et 
de  tout  ce  ciue  dessus  ai  fait  et  rédigé  le  présent  procès- 
verbal,  pour  servir  et  valoir  ce  que  de  raison  dont  acte. 

[Nom  de  l'huissier.] 
Enregistré  gratis  à  Paris,  le        thermidor  de  Van   se- 
cond de  la  République,  une  et  indivisible. 

FiCQUEL   (?). 

37.  —  Envoi  à  la  municipalité  de  Paris  du  juge- 
ment rendu  le  7  thermidor  ',  Cette  pièce  est  inédite  ; 
la  voici  : 

TRIBUNAL    RÉVOLUTIONNAIRE 

établi  à  Paris,  au  Palais,  par  la  loi  du  10  mars  1793, 
l'an  H  de   la   République. 

GREFFIER    DU   TRIBUNAL. 

Je  t'envoie,  citoyen,  l'extrait  du  jugement  qui  condamne 
à  la  peine  de  mort  Roucher,  Chénier  et  autres,  en  date  du 
7  thermidor,  ainsi  que  celui  d'exécution  dudit  jugement. 
11  t'invite  à  faire  la  consignation  de  ce  décès  sur  le  registre 
mortuaire  et  de  m'accuser  la  réception  de  cet  extrait. 

A  Paris,  le  7  thermidor  de  l'an  second  de  la  République 
française  une  et  indivisible. 

Neirot,  commis  greffier. 

Ail  citoyen  commis  à  l'enregistrement  des  actes,  con- 
tenant Vétat  civil  des  citoyens, à  la  municipcdité  de  Paris. 

] .  Archives  nationales,  cart  W  ."i04. 


82  ANDRK  rjIKXIKIî 

Cotlo  pièce  la  dornièro,  porte  en  mar<,^e  la  men- 
Moii  suivante:  Reçu  Robln^  officier  public  nommé 
par  le  comité  de  salut  public. 

L'ensemble  de  ces  tuente-shpt  pièces  jutifica- 
tives  forme  le  plus  lugubre  chapitre  des  annales 
littéraires  de  la  France.  Elles  établissent  la  vérité, 
d'une  façon  indéniable  et  indiscutable,  sur  les  cir- 
constances de  l'arrestation  d'André  Cliénier  et  sur 
les  causes  fatales  qui  l'amenèrent  devant  le  tribu- 
nal révolutionnaire. 


APPENDICE  I. 

LE  MARQUIS  D£  BRAZAIS 


La  famille  du  Hamel  est  originaire  de  la  Basse- 
Normandie.  Elle  remonte  jusqu'à  Aymar  du  Ha- 
mel, seigneur  des  Ressuintes,  qui  vivait  au  dou- 
zième siècle.  C'était  ce  qu'on  appelait  autrefois 
une  famille  d'épée.  Un  de  ses  membres,  Charles 
du  Hamel,  seigneur  des  Ressuintes,  baron  de  Beau- 
fort,  fut  tué  en  1643  à  la  bataille  de  Rocroy.  Son 
petit-fds,  Jean  du  Hamel,  lieutenant-colonel  de  ca- 
valerie et  chevalier  de  Saint-Louis,  après  un  pre- 
mier mariage  avec  Marie-Thérèse  de  Limoges  de 
Saquenvillequi  ne  lui  donna  pas  d'enfant,  épousa, 
en  1738,  Anne-Andrée  d'Yel  d'Enneval,  qui  lui 
apporta  la  baronnie  de  Brazais,  érigée  en  mar- 
quisat en  sa  faveur.  La  terre  de  Brazais  avait  appar- 

1.  C'est  à  M.  le  vicomte  de  Roquefeuil,  conseiller  référendaire 
à  la  cour  des  comptes,  le  petit-fils  du  marquis  de  Brazais,  que 
nous  devons  ces  renseignements  biographiques;  et  c'est  grâce  à 
Taimable  communication  qu'il  a  bien  voulu  nous  faire  des  ma- 
nusciitsde  son  grand-père  que  nous  avons  pu  donner  ici  quelques 
extraits  du  pocmc  de  l'Année. 


84  ANDRÉ  CHÉNIER. 

tenu  au  seizième  siècle  aux  Bois-Rouvray,  et  passé 
en  1579,  par  suilc  d'une  alliance,  dans  la  famille 
d'Esparbez  de  Lussan.  Un  siècle  plus  lard,  en  1672, 
Marguerite  d'Esparbez,  épousa  Alexandre  d'Yel, 
seigneur  d'Enneval  et  de  Clermont;  et  c'est  ainsi 
(|ue  la  baronnie  de  Brazais  devint  la  propriété  de 
la  famille  du  Hamcl,  par  le  mariage  de  Jean  du 
Hamel  avec  lapetite-lillc  de  Marguerite  d'Esparbez. 

A  cette  famille  d'Yel  d'Enneval  se  rattacbe  un 
souvenir  bistorique.  Les  d'Yel  descendaient  de 
Belain  d'Yel  d'Esnanbuc  qui,  vers  1630,  conquit 
les  Antilles  et  y  fonda  avec  du  Rossey  et  son  ne- 
veu d'Yel  du  Parquet  un  établissement  français 
sous  le  nom  de  Compagnie  de  Saint-Cbristopbe. 
Les  d'Yel  possédaient  aux  Barbades  et  à  la  Marti- 
nique des  biens  considérables,  qui  par  suite 
d'échanges  allèrent  à  la  couronne  de  France. 
L'État  leur  céda  plusieurs  terres,  toutes  situées  en 
Normandie. 

Jean  du  Hamel  eut  trois  enfants  :  l'aîné,  Jean- 
Alexandre-Ferdinand  du  Hamel,  plus  tard  marquis 
de  Brazais,  naquit  à  Lignerolles,  le  14  juin  1743; 
le  second  enfant  fut  une  fille  qui  entra  aux  Ursu- 
lines  de  Chartres;  le. troisième  Charles-André  du 
Hamel,  seigneur  do  Breuil,  mourut  en  1814  et  ses 
descendanis  sont  établis  en  Champagne. 

Alexandre-Ferdinand  du  Hamel,  que  nous  n'ap- 
pellerons plus  que  le  marquis  de  Brazais,  com- 
mença ses  études  à  Dreux  et  les  termina  à  Paris, 
au  collège  de  Beauvais.  Sa  carrière  était  toute 
tracée  :  connue  ses  ancêtres  il  choisit  l'épée,  entra 
aux    mousfpiotnires  ot   fil   la  canq);igne   de    1768 


LE  xMARQUlS   DE  BRAZAIS.  85 

qui  mit  On  à  la  guerre  de  sept  ans.  En  1769  il  fut 
nommé  sous-lieutenant  au  Colonel-général-dra- 
gons, et,  en  1771,  passa  avecle  grade  de  capitaine, 
au  régiment  Dauphin-Cavalerie.  Il  était,  en  1782, 
en  garnison  à  Strasbourg,  lorsqu'André  Chénier 
y  fut  envoyé  en  qualité  de  cadet-gentilhomme  au 
régiment  d'infanterie  d'Angoumois. 

Le  marquis  de  Brazais  avait  dix-neuf  ans  de 
plus  qu'André  Chénier;  mais  une  communauté  de 
goûts,  d'études  et  d'occupations  littéraires  effaça 
bien  vite  cette  dilférence  d'âge.  Ils  se  lièrent  et 
même  conçurent  l'un  pour  l'autre  une  vive  amitié. 
La  nature  du  marquis  de  Brazais  était  simple,  d'une 
cordialité  familière  et  naïve.  Son  âme,  sensible  aux 
épanchements  de  l'amitié,  avait  gardé  une  con- 
liance  juvénile,  que  plus  tard  le  malheur  même, 
tout  en  la  voilant  de  mélancolie,  ne  put  pas  mé- 
langer d'amertume.  Élevé  par  une  mère  chrétienne 
à  rai)ri  de  l'influence  des  philosophes,  il  avait 
gardé,  au  milieu  des  agitations  de  la  vie  militaire, 
une  foi  vive,  sereine,  sans  calcul  comme  sans  cu- 
riosité. Son  éducation,  les  exemples  de  ses  ancê- 
tres, toute  cette  suite  de  nobles  préjugés  hérédi- 
hiires  avait  développé  en  lui  une  forte  croyance 
catholi(iue  et  monarchique;  il  était  né  soldat  de 
Dieu  et  du  roi,  et  ne  connaissait  que  deux  emblè- 
mes, la  croix  et  la  fleur  de  lis.  Il  était  ainsi  pré- 
destiné à  l'émigration  et  aux  longues  épreuves  sur 
la  terre  étrangère.  Mais  il  resta  un  combattant 
obscur  et  désintéressé  de  la  plus  chevaleresque  des 
causes.  Où  d'autres  virent  sans  doute  une  lice  ou- 
verte à  leur  amt)ition  et  au  succès  de  leurs  inlri- 

b 


86  AADKK  CllJiKiEK. 

j^^utîs,  le  marquis  de  Brazais  ne  vit  qu'un  champ 
ouvert  ù  son  dévouement  de  chrétien  et  de  soldat. 
Héroïque,  il  fut  désintéressé;  il  soullril  et  ne  se 
plaignit  jamais.  Celait  en  un  mot  un  de  ces 
hommes  (pi'on  frappe  ou  dont  on  est  frappé  dans 
l'ardeur  des  discordes  civiles,  mais  dont,  avant  de 
mourir,  on  est  fier  de  serrer  la  main. 

Nous  avons  devancé  les  événements.  Il  était  né- 
cessaire de  présenter  le  marquis  de  Brazais  sous 
ses  traits   les  plus  saillants  et  de  dessiner  tout 
d'abord  les  grands  côtés  de  son  caractère.  Mais 
nous  sommes  en  1782.  La  politique  n'occupe  point 
les  entretiens  d'André  Chénier  et  de  Brazais.  La 
poésie,  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  pur,  de  plus  pas- 
toral, anime  seule  leurs  loisirs,  et  les  rassemble  dans 
la  douce  émotion  d'une  ivresse  partagée.  A  cette 
é})oque  André  Chénier  était  déjà  un  grand  poëte, 
le  i)ublic  l'ignorait,  mais  tous  ceux  qui  avaient,  fût- 
ce  une  seule  fois,  entendu  ses  vers  pleins  et  sonores, 
avaient  le  pressentiment  que  ce  jeune  homme  per- 
lait en  lui   une  grande  destinée.  Il  dut  faire  une 
forte  impression  sur  le  marquis  de  Brazais,  qui 
a\  ait  la  passion  de  la  poésie,  et  qui  dut  reconnaître 
immédiatement  en  lui,  non  un  émule,  mais  un 
maître.  Nous  ne  connaissionsjusqu'ici  les  ouvrages 
de  Brazais  que  par  l'allusion  flatteuse  qu'y   fait 
André  Chénier  dans  une  de  ses  épîtres. 

El  toi,  dont  le  génie,  amant  de  la  retraite 
1-;l  (les  leçons  d'Ascra,  studieux  interprète, 
Accompagnant  l'année  en  ses  douze  palais, 
l'ilnic  sa  richesse  ot  ses  vastes  bienfaits  ; 
Hr:i/;iis,  que  de  tes  chants  inoii  ànic  esl  pénctrcc 

lUiiiiiil    il>   Sdlil  munUilieC  celle   viel'Lie  ;ii|n|-éc. 


LE   >[ARQUIS   DE   BRAZAIS.  87 

DonL  par  la  main  da  temps  l'empire csL  rt;spcctr, 
Et  de  qui  la  vieillesse  augmente  la  beauté  ! 

Aujourd'hui,  ils  sont  là,  devant  nos  yeux,  ces 
antiques  cahiers,  couverts  amoureusement  do 
milliers  de  vers,  ceux-là  mêmes  qu'André  Chénier 
a  tenus  et  feuilletés,  et  qui,  sur  ses  conseils  sans 
doute,  ont  été  chargés  à  chaque  page  de  sages  et 
prudentes  ratures.  Combien  de  telles  reliques  por- 
tent avec  elles  de  pieux  souvenirs!  Notre  premier 
mouvement  a  été  de  les  ouvrir,  de  parcourir  les 
notes  nombreuses  où  le  poëte  parle  souvent  avec 
détails  des  circonstances  de  sa  vie;  nous  espérions 
y  rencontrer  les  traces  de  cette  jeune  et  poéti(pie 
amitié,  quelques  lignes  peut-être  consacrées  à 
André,  écho  de  leurs  entretiens  familiers  ;  mais, 
hélas!  nous  cherchions  en  vain:  nulle  partie  nom 
de  Chénier  n'est  prononcé.  Et  cependant  Brazais 
a-t-il  pu  l'approcher  sans  en  subir  le  charme,  sans 
qu'il  soit  resté  dans  ses  vers  quelques  traces  de 
l'influence  d'un  génie  si  pur  et  si  puissant?  C'est 
la  muse  du  poëte  lui-même  qu'il  fallait  donc  inter- 
roger ;  et  c'est  sous  l'empire  d'une  bien  vague  espé- 
rance que  nous  avons  commencé  la  lecture  de  ses 
manuscrits. 

Le  seul  ouvrage  de  Brazais  dont  nous  puissions 
parler  à  cette  date  de  1782,  ou  au  moins  à  une  date 
antérieure  à  l'époque  de  la  première  émigration, 
c'est  celui  auquel  fait  allusion  André  Chénier, 
c'est  le  poëme  de  l'Année.  Brazais  avait  à  peine 
dix-sept  à  dix-huit  ans  quand  il  le  commença:  et 
la  fin  du  manuscrit  porte  la  date  de  1812.  Ainsi 
pendant  plus  de  quarante  ans  il  ne  quitta  point  ce 


88  ANDRÉ  CHP:NIER. 

cher  compag'non  de  sa  jeunesse;  sans  doute  ce 
poëme  était  terminé  bien  avant  cette  époque;  mais, 
dans  les  longs  ennuis  de  l'exil,  Brazais  le  travailla 
sans  cesse,  le  corrigea,  en  recommençades  parties 
entières;  et  bien  des  pages  ont  ainsi  disparu  sous 
les  ratures  et  n'ont  plus  été  refaites.  A  la  fin  d'un 
chant  je  lis  cette  note  qui  n'est  pas  sans  quelque 
mélancolie  :  «  Ce  poëme  a  été  commencé  avant  1766. 
Ainsi  j'ai  vu  naître  et  passer  devant  moi  les  Saisons 
de  Saint-Lambert,  celles  de  Bernis,  les  Mois  de 
Roucher,  V Agriculture  de  Rossey,  la  Nature  cham- 
]3fiiredeMarnésia,  les  Fastes  deheniierre,  les  Jardins 
et  V Homme  des  champs  de  Delille  !  »  Découragé  il 
eut  la  pensée  de  l'anéantir;  mais  il  retint  sa  main 
et  le  laissa  subsister. 

V Année  se  divise  en  quatre  chants,  naturelle- 
ment consacrés  aux  quatre  saisons.  C'est  par  le 
Printemps  que  s'ouvre  le  poëme.  Nous  on  donne- 
rons une  courte  analyse  qui  nous  permettra  d'en 
citer  quelques  vers^ 

Muse,  chante  l'Année  au  mobile  visage, 
Et  la  paix  des  hameaux  et  les  plaisirs  du  sage  : 
Car,  riche  des  vrais  biens,  des  hommes  détrompé, 
C'est  là  que  dans  l'étude  et  l'ombre  enveloppé    ■ 
11  goûte  le  bonheur,  si  le  bonheur  existe. 

Le  poëte  se  reporte  aux  lieux  de  son  enfance,  dans 
le  vallon  où  fut  son  heureux  berceau; 


I.  Dans  les  fragments  que  nous  citons,  quelques  relouches  lé- 
gères ont  été  nécessaires ,  car  le  marquis  de  Brazais  n'avait 
point  préparé  son  manuscrit  pour  l'impression.  Ici  c'est  un  vers 
qu'il  se  promet  de  changer;  là  c'est  une  rime;  souvent  c'est  un 
mot  qu'il  rature,  mais  qu'il  ne  remplace  pas,  etc. 


LE  MARQUIS  DE  BRAZAIS.  89 

De  bois  il  se  couronne,  et  dans  l'Eure  argentée 
Se  mire  une  colline  où  Dodone  est  plantée. 

Il  décrit  le  château  protecteur  de  la  ferme,  le  vieux 
(loAjon,  les  beaux  trophées  sculptés  dans  la  pierre  : 

C'est  le  casque  de  Mars,  autrefois  si  terrible, 
Où  couve  de  Vénus  la  colombe  paisible. 

Le  soleil  se  lève  ;  c'est  l'aurore  du  jour  et  en  même 
temps  l'aurore  de  l'année.  La  nature  s'éveille, 

Et  déjà  le  bourgeon  médite  ses  rameaux. 

Après  l'hymne  du  printemps  et  du  jour,  nous  as- 
sistons à  la  reprise  du  travail.  Les  moutons  en 
longs  troupeaux,  les  chevreaux  bondissants,  les 
bœufs  qui  mugissent  sous  le  joug,  sortent  des  fer- 
mes et  des  hameaux.  Le  laboureur  retourne  à  sa 
charrue;  il  enseigne  à  son  fds  à  tracer  un  sillon, 
à  diriger  d'une  main  sûre 

Le  coutre  que  polit  la  glèbe  qu'il  déchire. 

Et  la  jeune  alouette,  ivre  de  ses  chansons. 
Monte  en  battant  de  l'aile  au-dessus  des  sillons, 
Descend,  remonte  encor,  va  boire  dans  la  nue, 
Et  du  ciel,  comme  un  trait,  retombe  inattendue. 

Dans  le  vallon,  près  du  fleuve,  à  qui  elle  doit  sa 
fécondité,  la  prairie  jette  ses  mille  fleurs. 

Et  la  pourpre  du  trèfle  et  la  mélisse  ambrée, 
La  verte  pimprenelle  et  l'humble  centaurée. 

Tout  s'anime  sous  les  feux  du  jour  ;  et,  tandis  que 
la  colombe  soupire  au  fond  des  bois, 

Le  merle  babillard  siffle  ta  travers  la  haie. 

8. 


90  AXDHi-;  cii];xTi;i{. 

Toulo  colle  première  parlio  du  poëme  esl  une 
description  d'un  détail  infini.  Les  tableaux  se  suc- 
cèdent; après  avril,  mai  paraît, 

Mai,  le  plus  frais  des  mois,  mai,  rhonneur  «lu  printenips. 

Voici  une  idylle,  un  souvenir  de  Théocrite;  c'est 
rOarist\  s,  dont  Brazais,  Lebrun  et  Chénier  ont  ré- 
pété les  amoureux  débats,  mais  qui  nous  arrive 
ici  comme  une  réminiscence  de  VAminte: 

Et  iiouiquoi  uie  haïr?  D"où  vient  que  tes  rudesses 
Repoussent,  ù  Niis,  mes  timides  caresses  ? 

—  Laisse-moi,  je  te  liais,  perfide  ravisseur, 
Qui  de  mes  jeunes  ans  voudrait  ravir  la  fleur. 
Tu  voudrais  à  l'écho  faire  entendre  mes  larmes  ; 

Et  mes  cris  ô  Daphnis,  auraient  pour  toi  des  charmes. 
Va,  fuis,  je  hais  l'amour  et  sa  témérité; 
Fuis,  cruel  ennemi  de  ma  virginité. 

—  Quoi!  tu  veux  ignorer,  ù  farouche  bergère. 
Et  Vénus,  et  l'hymen  et  le  doux  nom  de  mère  ! 
Regarde  autour  de  toi  :  ce  bélier  conducteur 
De  tes  douces  brebis  est-il  le  ravisseur  ? 

Ce  bouc  est-il  l'efFroi  des  chèvres  bondissantes? 

Ce  taureau  fait-il  fuir  tes  génisses  tremblantes? 

D'une  amante  fidèle  aussi  lidèle  ami. 

Ce  tourtereau,  Nais,  est-il  donc  l'ennemi? 

Et,  quand  le  beau  printemps  descend  des  monts,  la  terre. 

Fermant  ses  bras  jaloux,  craint-elle  d'être  mère? 

Mais  ici,  lorsque  le  poëte  nous  peint  la  fière  Nais, 
dont  la  beauté 

A  d'un  fruit  mûrissant  la  douce  crudité, 

ne  semble-t-il  pas  avoir  dérobé  ce  vers  au  cbantre 
de  Damalis  qua.nd  il  vante 

D'un  fruit  à  peine  mûr  l'aimable  crudité  ? 


LK   MAI^QUIS   DE   RRAZATS.  01 

Et  ne  sont-ce  pas  les  beaux  vers  d'André  ((ui  chan- 
taient dans  la  mémoire  de  Brazais,  lorstiu'il  tra- 
çait ce  tableau  qui  a  quelque  grâce  antique  : 

Les  Grâces  et  Vénus,  se  tenant  par  la  main, 
Erraient  et  dénouant  leur  ceinture  importune 
Formaient  un  chœur  d'amour  aux  doux  clair  de  la  lune  ? 

Ces  gracieuses  idylles  sont  les  préludes  de  scè- 
nes plus  brûlantes.  Le  poëte  essaye  de  peindre 
aussi,  avec  les  pinceaux  de  Lucrèce,  toutes  les  es- 
pèces animales  se  livrant  aux  feux  de  l'amour; 
quelques  descriptions  un  peu  languissantes  sont 
çà  et  là  coupées  de  scènes  courtes  et  chaudes. 

La  reine  des  oiseaux  laisse  h  travers  les  nues 
Pendre  languissamment  ses  ailes  étendues  ; 
I^'aigle  adulte  s'élaace;  il  la  suit  dans  les  cieux; 
Et,  dans  les  flammes  d'or  d'un  midi  radieux. 
Le  couple,  dérobant  ses  ardeurs  à  la  terre. 
Tombe,  pâmé  d'aaaour,  sur  un  roc  solitaire. 

Puis  des  scènes  plus  champêtres  :  le  taureau 
qui  de  loin  aperçoit  les  génisses;  le  pâtre  peut  à 
peine  maîtriser  son  ardeur,  et  tandis  que  l'animal, 
en  proie  aux  feux  de  l'amour,  souftle  l'air  dans  ses 
naseaux  fumants  et  darde  vers  sa  compagne  des 
yeux  ensanglantés, 

La  génisse,  de  fleurs  parfumant  son  haleine. 
Paît  sur  les  bords  du  fleuve,  indifférente  et  vaine. 

Enfin  le  poëte  évoque  les  victimes  d'amour,  les 
beaux  spectres  vénérés  des  amants;  c'est  le  noc- 
turne nageur, 

Et  la  lampe  veillant  ilans  la  four  amoureuse; 


92  ANDRÉ  CIIÉNIER. 

c'est  refféminé  Paris,  dévouant  deux  grandes  na- 
tions à  dix  ans  do  malheurs  pour  les  charmes 
d'Hélène;  et,  tendre  écho  de  la  romance  de  Da- 
layrac, 

Sur  un  roc  blanc  d'écume,  assise  et  désolée, 
C'est  Nina  dont  l'amour  égara  les  esprits!... 

«  11  reviendra  demain,  dit-elle  en  soupirant.  » 

Ce  passage  porte  aisément  sa  date  ;  il  est  posté- 
rieur à  1786,  à  la  Folle  par  amour-,  qu'André  Ché- 
nier  voulait  peindre  courant  échevelée  sur  les  mon- 
tagnes. La  pensée  du  poëte  se  reporte  sur  lui-môme, 

Et  sur  cet  heureux  temps  des  premières  amours. 

Car,  lui  aussi,  il  a  souffert,  il  a  gémi,  il  a  vu  son 
amante 

Sous  le  souffle  du  Nord  s'affaisser  et  mourir  ! 

Que  l'amour  coûte  de  larmes!  Désabusé,  mais  sou- 
tenu par  la  douce  philosophie  d'Horace,  il  offre 
son  cœur  saignant  encore  en  exemple  aux  jeunes 
amants  : 

Ah!  dans  la  mer  d'amour  j'ai  fait  un  long  naufrage; 
Amis,  ainsi  que  moi,  ne  tentez  point  l'orage. 
Voyez,  humide  encore  et  des  flots  échappé. 
Je  suspends  à  vos  yeux  mon  vêtement  trempé. 

L'amitié  seule,  de  repentirs  et  de  remords  exempte, 
peut  nous  consoler  des  illusions  perdues  ;  seule 
elle  peut  d'une  main  amie  fermer  les  blessures 
d'amour. 


LE  MARQUIS  DE  BRAZAIS.  93 

Salut,  des  malheureux  ô  compagne  fidèle, 

Vierge,  qui  t'embellis  par  les  rides  du  temps. 

Et  c'est  presque  sur  ce  vers,  dont  était  pénétrée 
l'àme  d'André  Chénier  que  se  ferme  le  premier 
chant  de  l'Année. 

Nous  ne  pouvons  suivre  pas  à  pas  le  poëte  dans 
les  détours  nombreux  où  s'égare  volontiers  sa 
muse  indulgente  et  facile.  Dans  l'Été,  aux  travaux 
des  champs  se  mêlent  quelques  épisodes  de  la  vie 
pastorale  : 

C'est  la  noce  d'Eglé  qui  descend  du  coteau. 

La  jeune  épouse  s'avance  coiffée  du  bouquet  vir- 
ginal; 

Et  sa  mère,  en  pleurant,  ce  matm  même  encor 
Arma  ses  jeunes  flancs  de  la  ceinture  d'or. 

A  la  joie  un  peu  contenue  des  époux  se  mêlent  les 
saillies  des  beaux  du  village,  et  les  entreprises 
hardies  des  galants.  Toutefois,  je  ne  veux  retenir 
de  ce  chant  que  la  scène  un  peu  courte  qui  suit. 
C'est  au  village  que  le  poète  veut  s'endormir  de 
son  dernier  sommeil  ;  c'est  là  qu'il  veut  reposer 
dans  une  belle  solitude  : 

Je  veux  qu'en  leurs  amours  le  pâtre  et  la  bergère, 
Opprimant  le  gazon  dans  leur  course  légère, 
Là,  sous  l'yeuse  obscure,  interrompant  leurs  jeux, 
Viennent  lire  penchés  sur  mon  tombeau  poudreux  : 
«  Et  moi,  je  fus  aussi  pasteur  dans  l'Arcadie  !  » 
Que  l'œil  humide  alors  et  l'àme  recueillie. 
L'un  sur  l'autre  appuyés,  s'éloignent  lentement, 
Jurant  de  revenir  h  ce  doux  monument  1 


94  ANDin':   CIIKXTKH. 

Esl-ro   uno  rrminiscoiicf   ilo    Saint-Lainherl,    on 

coiniiic  un  souvoiiir  alï'aibli  do  la  belle  idylle  de 

Clytie? 

Dans  Y  Automne^  je  détacherai  (|uel(|nos  vcr> 
d'une  assez fièro  lournure,  échappés  de  l'àme  ^'•uei- 
rirre  du  marquis  de  Brazais.  Donnant  d'utiles  con- 
seils au  laboureur,  il  lui  recommande  de  fumer 
avec  usure  la  terre  épuisée  par  de  longs  enfante- 
ments. «  Sois  prodigue  d'engrais,  »  lui  dit -il,  et 
soudain  avec  l'àme  et  les  accents  de  Virgile  : 

Tu  n'en  as  pas  besoin,  glorieux  champ  d'Ivry  ! 
0  champ  de  la  victoire,  assez  le  grand  Henry 
De  cadavres  français  a  semé  tes  entrailles, 
Et  t'engraissa  de  sang,  suc  affreux  des  batailles  ! 
Aussi  le  laboureur  couché  sur  tes  sillons, 
Un  jour  heurtant  du  soc  le  fer  des  bataillons. 
Verra  devant  ses  pieds  rouler  des  casques  vides 
Qu'aura  demi-rongés  la  rouille  aux  dents  livides, 
Ou  bien,  avec  stupeur,  exhumant  ses  aïeux. 
Sur  leurs  grands  ossements  promènera  ses  yeux. 

Avait -il  lu  dans  la  Franclade  (lisait -on  la  Fran- 
clade  alors  ?)  ce  superbe  passage  où  Ronsard,  évo- 
quant l'ombre  de  Charles -Martel  et  parlant  pro- 
phétiquement de  la  bataille  de  Tours,  s'écrie  : 

Mille  ans  après  les  tourangelles  plaines 
Seront  de  morts  et  de  meurdres  si  pleines, 
D'oz,  de  harnois,  de  vuides  morions. 
Que  les  bouviers,  en  traçant  leurs  sillons. 
N'orront  sonner  sous  la  terre  férue 
Que  de  grands  oz  hurlez  de  la  charrue? 

La  fin  du  poëme  et  de  VHwer  est  d'une  époque 
postérieure.  Brazais,  pendant  dix  ans,  avait  erré  à 
l'étranger. 


LE  MAIinUlS   D1-:   LSUAZAIS. 

Du  Hanube  et  du  Rhin  j'ai  bu  les  flots  amers, 

Et  ma  lyre,  à  l'écart,  tristement  détendue 

A  leurs  saules  pleureurs  languissait  suspendue. 


Et  lorsque  je  revins  aux  lieux  ijui  mont  vu  naître 
Mon  front  humilié  se  courl)a  sous  un  maître. 

Ces  dix  années  furent  pour  Brazais  une  longue 
cl  douloureuse  épreuve.  Il  quitta  la  France  en  1791, 
se  rendit  à  Worms,  et  bientôt  rejoignit  à  Ettenheim 
la  légion  de  Mirabeau,  où  il  servit  avec  le  grade 
de  lieutenant-colonel.  Il  fit  toute  la  campagne  de 
1792  à  l'armée  de  Bourbon,  comme  simple  volon- 
taire à  cheval,  et  assista,  en  1793,  au  siège  de 
Maestricht;  il  s'y  distingua,  et  en  récompense  de 
sa  valeur,  reçut  des  habitants  le  titre  de  citoyen 
de  Maestricht.  Il  passa  ensuite  dans  le  corps  des 
chasseurs  nobles;  mais,  épuisé  de  fatigue,  il  tom- 
ba malade  et  fut  obligé  de  se  séparer  de  l'armée  à' 
Ratisbonne.  Il  gagna  péniblement  Constance  et 
resta  deux  années  dans  un  établissement  religieux, 
affaibli,  malade,  attendant  la  mort.  Il  voulut  de- 
\  ancer  le  retour  de  ses  forces  et  reprendre  sa  place 
dans  les  rangs  de  ses  compagnons  d'armes  ;  mais 
parti  de  Constance  en  1799,  il  ne  put  aller  plus 
loin  qu'Uberlingen,  où  il  reçut  quelques  secours 
du  prince  de  Gondé.  C'est  dans  cette  ville  qu'il  ré- 
sidajusqu'à  son  retour  en  France  en  1800. 

En  181 5j  après  dix  autres  années  d'épreuves, 
supportées  obscurément  et  patiemment  dans  sa 
propre  patrie,  il  s'adressa  à  la  commission  char- 
gée de  répartir  l'indemnité  des  émigrés,  et  obtint, 
avec  le  grade  de  colonel  de  ca\  alerie,  une  modeste 


96  ANDRK  CHKNIER. 

pension  de  1900  francs.  Il  y  avait  trente  ans  qu'il 
était  chevalier  de  Saint-Louis.  Mais 'il  approchait 
de  sa  fin.  Il  s'éteignit  le  12  mars  1817,  à  l'àg-e  de 
soixante-douze  ans. 

Il  a  laissé  plusieurs  manuscrits,  entre  autres 
quatre  chants  d'un  poëme  intitulé  le  Messie,  qui 
devait  être  considérable.  Quand  il  le  commença  il 
était  à  Rome.  Sous  l'empire  des  événements  aux- 
quels il  avait  été  tragiquement  mêlé,  il  avait  perdu 
l'enjouement  de  la  première  jeunesse;  son  àmc 
s'était  enveloppée  de  tristesse.  Sa  foi  de  catholique 
et  de  royaliste  était  son  unique  refuge  au  milieu 
des  épreuves  qu'il  avait  traversées  et  qui  l'atten- 
daient encore.  Abîmé  sans  doute  dans  les  splen- 
deurs de  l'église  pontificale,  il  regretta  le  culte 
profane  qu'il  avait  voué  dans  sa  jeunesse  aux  Mu- 
ses légères,  et  détruisit  un  poëme  de  Psyché  com- 
mencé en  1787.  C'est  alors  que  lui  vint  la  pensée 
de  consacrer  son  ardeur  poétique  à  célébrer  pro- 
phétiquement le  triomphe  de  sa  foi.  Il  traça  le 
plan  du  Messie,  qui  devait  avoir  douze  chants.  Le 
titre  de  chacun  d'eux  indiciue  facilement  dans  quel 
esprit  était  conçu  ce  dessein  un  peu  vaste  pour  le 
talent  du  poëtc.  La  Création,  le  Péché,  les  Prophé- 
ties, la  Nativité,  sont  les  titres  des  chants  termi- 
nés. Les  autres  étaient  intitulés  :  le  Sacrifice,  la 
Résurrection,  l'Eglise,  les  Héros  chrétiens,  le  Génie 
humain ,  la  Révolution  française  et  le  Jugement 
dernier. 

Un  autre  petit  poëme  didactique,  intitulé  les 
Abeilles,  subsiste  encore.  Il  fut  composé  en  1810; 
il  fui  la  douce  occupation  de  sa  vieillesse. 


LE  MARQUIS  DE  BRAZAIS.  97 

Enfin  il  laissa  un  Discours  sur  la  langue  et  la 
poésie  française,  dont  quelques  pages  empruntè- 
rent de  l'intérêt  aux  citations  assez  nombreuses 
qu'il  avait  faites  des  Poésies  de  Clothilde  deSiirvillc. 
11  avait  été  lié  avec  l'auteur,  le  marquis  de  Sur- 
ville, et  son  témoignage  a  pu  être  invoqué  dans 
l'agitation  littéraire  qu'a  soulevée  de  nos  jours  la 
recherche  de  l'auteur  de  ces  poésies. 

Mais  ce  qui  devait  exciter  une  pieuse  curiosité, 
c'était  le  poëme  de  V Année.  Les  quelques  extraits 
que  nous  en  avons  donnés  ici  seront  amplement 
suffisants.  Ce  poëme  n'est  pas  destiné  à  voir  le 
jour.  De  grandes  lacunes,  mille  corrections  mar- 
quées elles-mêmes  d'un  ongle  sévère,  à  chaque 
pas  des  expressions  condamnées  par  le  poète  et 
qu'il  n'a  pas  remplacées,  attestent  qu'il  n'eut  pas 
le  loisir  ou  la  liberté  d'esprit  d'y  mettre  la  der- 
nière main.  Mais  il  l'a  légué  à  ses  descendants 
comme  le  vivant  témoignage  d'une  âme  délicate  et 
sereine.  Les  vers  d'André  Chénier  en  perpétueront 
le  souvenir. 


APPEXDICK  II. 


LES    FRÈRES    TRUDAINE. 


Nous  ne  répéterons  pas  ici  les  détails  iionibroux 
(jue  nous  avons  donnés,  dans  l'introduclion  aux 
(Euvres  en  prose  d'André  Chénier,  sur  la  famille 
Tnidaine,  sur  les  réceptions  de  l'iiolel  de  la  i)lace 
Louis  XY,  et  sur  la  part  que  les  deux  amis  du 
l)0ëte  prirent  au  grand  mouvement  libéral  de  1789 
à  1791.  Les  deux  frères  Trudaine  ne  mérilaient  pas 
le  sort  tra<j;i(jue  (jui  les  allendait.  Trudaine  de 
Alontigny,  l'aîné,  était  une  nature  d'élite,  aimant 
et  cultivant  les  lettres  et  les  arts,  ouvrant  sa  riche 
bibliothèque  aux  savants,  et  sou\ent  sa  bourse 
aux  artistes.  C'est  lui  c{ui  avait  commandé  à  David 
le  tableau  de  Socrate  buvant  la  ciguë,  moyennant 
un  prix  convenu  de  six  mille  francs;  et  qui,  après 
l'exposition,  où  le  tableau  avait  eu  un  grand  et 
légitime  succès,  avait  libéralement  ajouté  deux 
nulle  francs  à  celte  sonnne. 

Tnidaine  de  la  Sablière,  le  cadel,  ■■  iriin  carac- 


LKS   FKKHKS  TlUiUAI.XK.  99 

lère  plus  doux,  dil  Morellet%  d'iino  santé  faiblo, 
partageant  les  goûts  et  les  sentiments  de  son  frère, 
les  déployait  sous  des  formes  plus  délicates  en- 
core. M  L'aîné  avait  donné  des  gages  de  ses 
sentiments  véritablement  patriotiques.  «  Il  avait 
prodigué  à  sa  section,  d'abord  celle  des  Champs- 
Elysées,  el  puis  celle  du  Mont-Blanc,  les  secours 
les  plus  généreux.  Six  volontaires  étaient  armés  et 
équipés  par  lui  sur  la  section  des  Champs-Elysées, 
deux  sur  celle  du  Mont-Blanc,  deux  à  Rouen  pen- 
dant son  séjour  dans  cette  ville.  Il  avait  donné 
deux  pièces  de  canon  à  la  commune  de  Provins.  » 
11  avait  fourni  en  outre  soixante-dix  mille  francs  à 
rem|)runt  volontaire,  et,  sur  une  nouvelle  de- 
mande, ajouté  cinquante  autre  mille  francs.  De 
telles  libéralités  étaient  un  gage  non  équivoque 
de  ses  sentiments  véritablement  généreux  et  de 
son  attachement  aux  nouvelles  destinées  de  son 
pays. 

Comme  André  Chénier,  comme  François  de 
Pange,  Trudaine  et  son  jeune  frère  avaient  refusé 
de  se  laisser  entraîner  à  la  suite  des  idéalistes  et 
des  sectaires.  Dès  le  10  août,  la  cause  de  la  liberté 
était  véritablement  perdue  aux  yeux  de  ces  hommes 
de  bien.  Le  renversement  des  lois  avait  livré  le 
pouvoir  aux  démagogues  et  soumis  le  gouverne- 
ment d'une  grande  nation  à  l'aveugle  instinct  dos 
masses  populaires.  Quand  les  premières  gouttes 
de  sang  tachèrent  la  place  Louis  XV,  les  Trudaine 

1.  Mémoire  pour  les  citoijennes  Trudaine,  veuve  Micauli.  Mi- 
cauli  veuve  Trudaine  et  le  citoyen  Vivant  MicauU-Courheton  /ils, 
Paris,  l'an  III  de  la  République. 


100  ANDRE  CHKNIER. 

avaient  abandonné  avec  horreur  l'hôtel  qu'ils  ha- 
bitaient et  s'étaient  réfugiés  dans  une  maison  qu'ils 
possédaient  sur  la  section  du  Mont-Blanc.  Mais 
tout  Paris  parut  bientôt  livré  à  la  démence;  le  sé- 
jour en  devint  impossible  à  tous  ceux  qui  avaient 
conservé  leur  raison  et  leur  sang-froid.  Les  deux 
frères  allèrent  se  fixer  dans  leur  propriété  de 
Montigny  au  mois  d'août  1793;  et  ils  y  vécurent 
avec  les  deux  plus  jeunes  membres  de  la  famille 
Micault  de  Gourbeton,  à  laquelle  Trudaine  de 
Montigny  était  allié. 

Le  16  juin  1789,  il  avait  épousé  la  fille  de  Jean- 
Yivant  Micault  de  Gourbeton,  président  du  parle- 
ment de  Bourgogne.  Ce  mariage  heureux  devait 
avoir  les  plus  fatales  conséquences.  Le  beau-père 
de  Trudaine,  ce  vieillard  septuagénaire,  avait  été 
arrêté,  accusé  d'émigration,  condamné  à  mort  et 
exécuté.  Ge  malheureux,  absolument  innocent  du 
crime  qu'on  lui  imputait  (puisqu'on  voyait  alors 
un  crime  dans  l'absence  la  plus  naturelle  et  la 
plus  légitime),  avait  deux  fils,  frères  de  Mme  Tru- 
daine et  beau-frères  de  Trudaine  de  Montigny. 
Aussitôt  que  le  père  fut  monté  sur  l'échafaud,  les 
fils  devinrent  suspects,  et  ce  n'est  point  une  phrase 
banale,  un  lieu  commun  que  nous  écrivons  ici. 
Dans  son  Mémoire  en  faveur  des  veuves  Trudaine 
et  Micault,  Morellet  nous  a  heureusement  conservé 
en  partie  un  arrêté  du  comité  révolutionnaire  de 
la  section  de  Bondy,  pris  à  la  date  du  26  floréal 
an  II;  et  cet  arrêté  porte  (et  nous  soulignons  ce 
que  Morellet  en  cite  comme  textuel)  que  :  «  ^4/- 
lendu  que  Micault  de  Gourbeton  vient  d'être  frappé 


LES  FRÈRES  TRUDAINE.  101 

du  glaive  de  la  loi,  son  fils  Micault  et  son  gendre 
Trudaine  de  Montigny  sont  suspects,  et  doivent  être 
traités  comme  tels;  la  section  nomme  deux  de  ses 
membres  pour  aller  solliciter,  auprès  du  comité 
de  sûreté  générale,  leur  arrestation.  » 

La  démarche  des  deux  membres  désignés  du  co- 
mité de  Bondy  eut  plein  succès  auprès  du  comité 
de  sûreté  générale.  Celui-ci  en  effet,  le  même  jour, 
c'est-à-dire  le  26  floréal  an  II,  décerna  contre  Tru- 
daine et  Micault  le  mandat  d'arrêt  suivant,  que 
nous  avons  retrouvé  aux  archives  *  : 

«  Vu  l'arrêté  du  comité  révolutionnaire  de  Bondy,  en 
date  de  ce  jourd'hui,  le  comité  de  sûreté  générale  arrête 
que  les  nommés  Trudaine,  dit  Montigny,  ex-conseiller  au 
ci-devant  parlement  de  Paris,  et  Micault  de  Courbeton, 
son  beau-frère,  seront  mis  en  accusation  et  en  conséquence 
traduits  à  la  maison  de  Pélagie,  et,  à  défaut  de  place,  dans 
une  autre  maison  d'arrêt  de  Paris,  le  scellé  sera  mis  sur 
leurs  papiers  et  effets,  distraction  faite  de  ceux  qui  seront 
trouvés  suspects,  lesquels  nous  seront  apportés;  charge  le 
comité  révolutionnaire  de  Bondy  de  l'exécution  du  présent 
arrêté,  l'autorise  à  faire  à  cet  effet  toutes  délégations  et 
réquisitions  nécessaires. 

«  Signé:  Dubarran,  M.  Bayle,  Elie  Lacoste, 
Louis  DU  Bas-Rhin.  » 

Lorsque  les  membres  du  comité  révolutionnaire 
de  Bondy  se  présentèrent  à  Montigny,  ils  trouvèrent 
Trudaine  de  Montigny,  Mme  Trudaine,  Trudaine 
de  la  Sablière  et  Micault  de  Courbeton,  non  i)as 
l'aîné,  mais  le  cadet,  âgé  de  dix-sept  ans.  11  y  eut 
une  scène  déchirante.  Trudaine  l'aîné  fut  arrêté, 

1.  Archives  nationales,  registre  AF*II  254. 


102  ■  AXDRK   CHKXTKI',. 

cl  le  jeiino  Micaull,  qui  n'éUiil  pas  coliii  (|ii'()ii 
cherchait,  fui  laissé,  avec  Trudaine  tic  la  Sahlière, 
sous  la  surveillance  de  la  municipalité.  Celui-ci 
ne  voulait  pas  abandonner  son  frère  et  réclamait 
la  faveur  d'être  ])ientôt  arrêté  pour  pouvoir  le  re- 
joindre. Trudaine  de  Montigny  fut  conduit  à  Paris; 
mais  nous  ne  savons  pourquoi  il  ne  fut  pas  immé- 
diatement conduit  dans  une  maison  de  détention; 
il  paraît  être  resté  sous  la  main  du  comité  de  la 
section  de  Bondy  pendant  que  celui-ci  se  livrait  à 
des  recherches  pour  retrouver  Micault  aîné.  Ces 
recherches  ne  tardèrent  pas  à  être  couronnées  de 
succès.  Micault  de  Courbeton,  découvert  à  Chatou, 
où  il  s'était  réfugié,  fut  réuni  à  Trudaine  de  Mon- 
tigny, et  tous  deux  furent  incarcérés,  le  19  prairial  \ 
à  Saint-Lazare,  au  moyen  de  deux  mandats  déli- 
vrés par  la  section  de  Bondy. 

1.  La  veille,  le  18  prairial,  le  comité  de  sûrelé  générale  avait 
lancé  un  nouveau  mandat  d'arrêt  (Archives  nationales,  registre 
AF'II  254)  contre  les  Trudaine  et  plusieurs  autres  personnes  :  «Le 
comité  de  sûreté  générale  arrête  que  les  deux  Trudaine  frères, 
ci-devant  nobles  et  ex-intendants,  Prévôt,  lieutenant  de  gendar- 
merie à  Provins,  ci-devant  garde  d'Artois,  Torai  Villeneuve,  ci- 
devant  secrétaire  du  tyran,  Rouville,  ci-devant  chevalier  de  Saint- 
Louis,  ex-noble,  Barentin,  ci-devant  abbé,  Barentin,  ci-devant 
marquis,  Saint-Fal,  ex-noble,  ci-devant  chevalier  de  Saint-Louis, 
tous  résidant  dans  le  département  de  Seine-et-Marne,  seront  arrê- 
tés, ainsi  que  les  personnes  suspectes  trouvées  chez  elles  et  tra- 
duites dans  une  ou  plusieurs  maisons  d'arrêt  de  Paris,  pour 
y  rester  détenues  jusqu'à  nouvel  ordre;  qu'il  sera  fait  une  vé- 
rification exacte  de  leurs  papiers  ;  ceux  qui  seront  trouvés  sus- 
pects seront  apportés  au  comité,  les  scellés  seront  apposés  sur 
les  autres  Charge  le  comité  révolutionnaire  de  la  section  de 
l'Indivisibilité  de  mettre  le  présent  à  exécution,  à  la  charge 
d'en  dresser  procès-verbal  qui  sera  rapporté  au  comité,  et  les 
autorise  à  requérir  à  cet  effet  les  autorités  civiles  et  militaires. 
Signé  :  Dubarran,  Louis  (d.  B.-R.),  Amar,  Eue  la  Coste,  Voui- 


I.Ks;  FnKP,F-:S  TRIIDATNE.  103 

Voici  la  iJi'pniièro  do  cos  deux  piècos',  qui  soni 
iiiôdilos  : 

SECTION  DE  BONDY. 

COMITK  DE  SURVEILLANCE  ET  RÉVOLUTIONNAIRE. 

Paris,  le  dix-neuf  prairial  de  Tan  second  de  la 
République  française,  une  et  indivisible. 

•   De  par  la  loi. 

Le  concierize  de  la  prison  de  Lazare  recevra  le  nommé 
Triiflaine-Montigny.  prévenu  de  suspicion,  et  arrêté  par 
ordre  du  comité  de  sûreté  générale  et  le  gardera  jusqu'à 
nouvel  ordre. 

Les  membres  du  comité  de  surveillance  et  révolution- 
naire de  la  section  de  Bondy. 

ToupiOLLE,  commissaire;  Boutet,  commissaire. 

Le  second  ordre,  relatif  à  Micault,  est  absolii- 
iiient  rédigé  dans  les  mêmes  termes,  le  nom  seul 
est  différent;  il  porte  Micault  Goiirbeton.  Les  si- 
gnatures sont  les  mêmes  ^.  Quant  à  Trudaine  de  la 
Sablière,  non  arrêté  par  la  section  de  ^indi^isibilité, 
il  fui  l'objet  d'un  mandat  spécial,  transcrit  sur  le 
registre  du  comité  de  sûreté  générale  à  la  date  du 
29  prairial  \  Gel  ordre  inédit  est  ainsi  conçu  : 

«  Le  comité  arrête  que  le  nommé  Trudaine-Sablière,  ac- 

LAND,  Bayle,  Vadier  et  Jagoi.  »  Mais  cet  arrêté  ne  fut  pas  exécuté. 
Le  registre,  dans  une  colonne  spéciale,  porte  cette  mention  :  «  N'a 
pu  être  mis  à  exécution  en  raison  des  événements  du  9  au  10  ther- 
midor et  d'autres  précédents.  »  A  cette  date,  Trudaine  de  Monti- 
gny  avait  déjà  été  arrêté  par  le  comité  de  la  section  de  Bondy; 
son  frère  avait  échappé  aux  recherches  de  celui  de  l'Indivisibilité 
et  devait  être  quelques  jours  plus  tard  l'objet  d'un  mandat  spécial. 

1.  Archives  de  la  police,  Arrestations,  n"  166. 

2.  Archives  de  la  police,  Arrestations,  n"  167. 

3.  Archives  nationales,  registre  AF'II  '204. 


104  ANDRÉ  CHKNIER. 

tuellement  à  Montigny,  sera  arrêté  et  traduit  dans  l'une 
des  maisons  d'arrêt  de  F'aris  pour  y  rester  détenu  jusqu'à 
nouvel  ordre;  qu'il  sera  fait  vérification  de  ses  papiers; 
ceux  qui  seront  trouvés  suspects  seront  apportés  au  co- 
mité; les  autres  seront  mis  sous  les  scellés;  charge  le 
comité  révolutionnaire  de  la  section  de  Rondy  de  mettre  le 
lirésent  à  exécution  et  l'autorise  de  requérir  à  cet  effet  telle 
autorité  civile  et  militaire,  à  la  charge  d'en  rendre  compte 
au  comité. 

«  Signé  :  Dubarran,  Louis  (d.  B.-R.),  Jagot,  Vadiek, 
Lavicomterie,  Élie  la  Coste.  » 

Ce  mandat  fut  exécuté.  Sur  le  registre  du  co- 
mité, la  colonne  intitulée  :  Compte  rendu  de  l'exé- 
cution, porte  cette  mention  :  «  Exécuté  le  5  messi- 
dor. —  Incarcéré  à  la  maison  d'arrêt  Lazare,  — 
Rapporté  au  procès-verbal.  » 

Les  deux  frères  étaient  ainsi  réunis  à  André 
Gliénier;  comme  lui  ils  furent  portés  sur  les  listes 
rédigées  à  Saint-Lazare.  Dans  la  prison,  Suvée  fit 
le  portrait  de  Trudaine  l'aîné.  Dans  les  premiers 
jours  de  Thermidor,  on  dit  que  le  plus  jeune  des 
Trudaine  écrivit  une  lettre  à  David,  dans  laquelle 
il  le  sollicitait  pour  son  frère.  Entre  les  deux 
frères,  c'était  une  lutte  des  plus  tendres  et  des 
plus  héroïques  sentiments.  Le  8  thermidor,  quand 
ils  montèrent  sur  les  gradins  de  Fouquier-Tin- 
ville,  ce  fut  cette  fois  l'aîné  qui  se  leva,  et  qui, 
par  une  défense  pathétique,  bientôt  interrompue 
par  les  juges,  chercha  à  sauver  son  frère  d'une 
condamnation  capitale.  Tous  deux  furent  condam- 
nés à  mort  et  furent  exécutés  le  jour  même,  8  ther- 
midor. André  Chénier  les  avait  devancés  de  vingt- 
quatre  heures. 


APPENDICE  III. 

FRANÇOIS    DE    RANGE. 


Nous  ajouterons  ici  quelques  renseignements 
succincts  à  ce  que  nous  avons  dit  de  François  de 
Pange,  dans  l'introduction  aux  Œuvres  en  jrrose 
cr André  Chénier  et  dans  l'introduction  aux  Œuvres 
de  François  de  Pange. 

Dans  la  lettre  du  général  marquis  de  Pange,  pu- 
bliée par  M.  de  Chénier  (page  xxvii),il  est  dit  que, 
vers  le  mois  de  mars  1794,  François  de  Pange  avait 
fui  de  Passy-les-Paris,  pour  rejoindre  son  frère 
cadet  aux  environs  de  Pange,  près  Metz.  Les  sou- 
venirs du  général  étaient  exacts  et  précis.  Nous 
pouvons  constater  la  présence  de  François  de 
Pange  à  Paris,  du  3  pluviôse  ou  24  ventôse,  an  II. 
En  effet  aux  archives  dans  le  dossier  relatif  à 
l'affaire  Serilly,  d'Etigny,  Lomenie  et  Montmorin, 
se  trouve  une  lettre  qui  lui  est  adressée  à  Passy- 
les-Paris,  à  la  date  de  tridi  pluviôse,  par  un  nommé 
L'hoste,  agent  de  Sérilly  à  Paris  '.  Dans  cette  lettre 

1.  Archives  nationales,  cart.  W  33. 


lOfi  AxiiKi';  (:ii!';xiKH. 

1)11  lui  annonce  qu'une  personne  sûre  |)arlira  pro- 
chainement (sans  doute  pour  Passy-Ies-Sens)  cl 
qu'il  peut  lui  confier  ses  dépêches.  T)e  Pange  ne 
pouvail  alors  communiquer  que  secrètement  avec 
Mme  de  Sérilly  et  Mme  de  Beaumont,  qui  étaient 
alors  toutes  deux  près  de  Sens  dans  leur  pro- 
priété de  Passy. 

Enfin  dans  le  «  f^econd  journal  des  ppnnissintis 
accordf'espar  F acciisateiir public,  les  substituts,  eth' 
président  du  tribunal  pour  voir  les  accusés^,  «  nous 
trouvons  cette  mention  à  la  date  du  12  pluviôse, 
an  II  : 

«  Une  permission  est  donnée  à  Thomas  Pange, 
demeurant  à  Pacy,  muni  de  sa  carte  n"  477,  f"  8, 
pour  voir  le  c.  Domangeville.  » 

Ce  Domangeville,  cousin  de  François  de  Pange 
et  frère  de  Mme  de  Sérilly,  était  détenu  dans  la 
prison  des  Carmes  ^ 

Le  5  prairial  il  fut  condamné  à  mort.  Il  s'appe- 
lait Jean-Baptiste-Marie  Thomas  Domangeville, 
avait  trente  ans,  était  né  à  Paris,  avait  été  capi- 
taine au  5^  cavalerie  et  demeurait  à  Yernasal,  dé- 
partement de  la  Haute-Loire. 

Au  moment  de  l'arrestation  d'André  Chénier 
François  de  Pange  était  encore  à  Paris.  Il  demeu- 
rait place  des  Piques,  c'est-à-dire  place  Vendôme, 
n°  8  ;  et  il  avait  aussi  une  maison  à  Passy.  Le  22 
ventôse  des  agents  du  comité  de  sûreté  générale 
se  présentèrent  à  la  maison  de  Passy  et  y  appo- 
sèrent les  scellés.  Dès   que   François   de  Pange 

1.  Archives  nationales,  cart.  W  240. 

'2.  Voy,   Alexandre  Sore-1,  le  Couvpvt  rlex  Carinp^.  p.  390. 


FUAN(;U1S   DE   i'AXGl::.  107 

nii[)iiL  celle  nouvelle,  voyant  qu'il  ne  lui  reslail 
(ju'à  se  laisser  arrêter  ou  à  se  dérojjcr  auv  reclier- 
ciiesdes  agents  du  comité,  il  parlit  pourMelz,  où 
il  rejoignit  son  jeune  frère  c[ui  s'était  enl'ui  de 
Sens,  vers  le  26  pluviôse.  Informé  immédiatement 
de  son  déi)art  le  comité  de  sûreté  générale  lança 
contre  lui  le  mandat  d'arrêt  suivant^  (pièce  inédite), 
daté  du  24  ventôse,  an  II. 

«  Sur  les  inrorniations  recueillies,  le  comité  arrtHc  que 
le  citoyen  Panche,  demeurant  à  Passy,  et  ayant  une  mai- 
son place  des  Piques,  n"  8,  parti  pour  Metz  auJQurd'hui. 
après  l'apposition  des  scellés  faite  chez  lui  avant  hier  audit 
lieu  de  l^assy, 

«  Le  comité  arrête  que  le  nommé  tranche  sera  arrêté  par- 
tout où  il  sera  rencontré,  et  qu  il  sera  conduit  dans  la  mai- 
son dite  la  Force,  ou,  à  défaut  de  place,  dans  toutes  autres 
maisons  d'arrêt  de  Paris,  et  il  en  sera  justifié  au  comité  de 
sûreté  générale  ;  charge  de  l'exécution  dudit  arrêt  le  co- 
mité de  surveillance  du  département,  qui  est,  à  cet  effet, 
autorisé  à  faire  toutes  réquisitions  nécessaires  par  les  au- 
t  u'ités  constituées. 

«  Signé  :  Élie  Lacoste,  Vadiek,  Lolis  uu  Bas-I^hix, 
Lavicdmtkrie.  Dlbahkan,  \ui;LrANi).  » 

François  de  Pange  ne  rentra  à  Paris  cju'après 
le  9  thermidor;  et  en  retrouvant  vivante  Mme  de 
Sérilly  qu'il  croyait  à  jamais  perdue  pour  lui,  il 
éprouva  une  émotion  de  bonheur  qui  elFaça  un 
moment  en  lui  le  souvenir  de  tant  d'autres  émo- 
tions douloureuses. 

L  Archives  nationales,  registre  AP"I1  29'2.  L'altération  du  nom 
de  Pange  est  due  à  Gennol,  car  on  trouve  dans  l'interrogatoire 
qu'il  a  lait  subir  le  23  pluviôse  à  Lhoste,  agent  de  Sérilly  :  «...  à 
lui  demander  avec  qui  ses  maîtres  communiquaient  le  plus  sou- 
vent. —  A  répondu...  avec  le  cioyen  Depanciic  à  Passy,  près 
P.-u'i^.  "  Aicliixes  iialionales.  cart.  A\'  33 


108  ANDRÉ  CIIKXIER. 

Par  la  lettre  de  Mme  de  Beaumont  que  nous 
avons  reproduite  à  la  fin  de  la  bio^n'aphie  do 
François  de  Pange',  nous  savions  qu'il  avait  élô 
mêlé  aux  événements  de  vendémiaire  an  IV  : 
«  Vous  avez  su  (écrivait  Mme  de  Beaumont  à 
Mme  Suard)  qu'il  courut  alors  de  très-grands  dan- 
gers en  [)renanl  la  défense  d'un  homme  ({u'il  no 
connaissait  i)as,  mais  qu'il  voyait  maltraité.  Il  fui 
menacé,  frappé,  traîné  en  prison,  etc.  » 

Nous  avons  retrouvé  le  mandai  d'arrestation  ' 
qui  à  cette  occasion  fut  lancé  par  le  comité  de 
sûreté  générale,  non-seulement  contre  lui,  mais 
en  même  temps  contre  Benjamin  Constant,  circon- 
stance qui  me  paraît  peu  connue.  Dans  cette  pièce, 
quelques  mots  insignifiants  du  reste  ont  été  effa- 
cés vers  la  fin. 

«  Du  quinze  vendémiaire  l'an  quatrième  de  la  Rêpuijli- 
que  française,  une  et  indivisible. 

«  Le  comité  de  sûreté  générale  arrête  que  les  nommés 
Marie-François-Denis-Thomas  Fange  et  Ilenry-Benjamin- 
Constant,  de  I^ausanne,  prévenus  d'avoir  insulté  la  repré- 
sentation nationale  en  disant  que  les  généraux  étaient  des 
mouchards,  et  que  tous  ceux  qui  composaient  la  Conven- 
tion étaient  des  scélérats  et  qu'il  fallait  un  roi.  seront  à 
["instant  déposés  en  la  maison  des  Quatre-Nations  pour  y 
rester  jusqu'à  nouvel  ordre.... 

a  Les  représentanls  du*peuple,  membres  du  comité  de 
sûreté  générale, 

«  Pemartin;  Gauthikr.  » 

A  la  suite  de  celte  arrestation,  François  de  Pange 


1 .  Œuvres  de  F.  de  Pange,  p.  lxiv. 

2.  Archives  de  la  police,  Arrestations,  n"  2" 


FKAiNÇOIS  DE  PANGE.  109 

et  trente  et  une  autres  personnes,  détenues  pour 
les  mêmes  faits,  mais  parmi  lesquelles  ne  ligure 
pas  Benjamin  Constant,  furent  renvoyés  le  22  ven- 
démiaire devant  la  commission  des  Six,  par  l'ar- 
rêté suivant  du  comité  de  sûreté  générale'.  Nous 
reproduisons  les  noms  tels  qu'ils  se  trouvent  écrits 
sur  le  registre  du  comité  : 

«  Du  22  vendémiaire, 

«  Le  comité  de  sûreté  générale  arrête  que  les  citoyens 
Picard,  Paul,  Pain,  Colbert,  Thomas  Fange,  Jean-ÎSicolas 
Prévost,  Quesnel,  Guincelain,  Magloire  Courbe,  Cressart, 
llosmocli,  Rigollet,  Ropiquet,  Rigobert,  Robin,  Ract,  Ro- 
vel,  Reynach,  L.  St-Marc,  St-Gome,  Lenoir,  Servois,  Se- 
ber,  Salmon,  Servier,  Simonin,  Sabourin,  Sarraut,  Sanson, 
Sartoris,  Sarrazin  et  Amar  seront  de  suite  extraits  de  la 
maison  d'arrêt  où  ils  sont  détenus  et  conduits  devant  la 
commission  des  six,  chargée  de  l'examen  des  réclaination» 
des  détenus. 

«  Charge  le  citoyen  Marie,  inspecteur  de  l'exécution  du 
présent. 

Signé  :  Monmayou,  Pemartin.  » 

A  la  suite  de  l'interrogatoire  qu'il  subit  devant 
la  commission,  François  de  Pange  fut  rendu  à  la 
liberté.  On  était  alors  au  mois  d'octobre  1795  :  il 
n'avait  plus  un  an  à  vivre.  Hélas!  il  nous  en  coûte 
de  le  dire,  car  c'est  une  illusion  qui  s'en  va,  Mme  de 
Sérilly  resta  deux  ans  à  peine  fidèle  à  la  mémoire 
du  chevalier  de  Pange.  Voici  quelques  lignes  ex- 
traites d'une  lettre  de  la  princesse  de  Poix,  dans  les 
Souvenirs  de  la  maréchale  de  Beauvau  (Appen- 
dice, p.  45),  et  que  nous  reproduisons  sans  com- 

1.  Archives  nationales,  regist.  AF'II  209. 


nu  ANDRÉ  CHÉNIER. 

mentaires  :  «  El  pour  nouvelle  particulière  le  ma- 
riage de  M.  de  Montesquiou  avec  Mme  de  Pange 
(précédemment  Mme  de  Sérilly)  qui  avait  été  con- 
damnée à  mort  sous  Robespierre,  qui  avait  ensuite 
épousé  M.  de  Pange,  son  amant,  qu'elle  a  perdu  il 
y  a  deux  ans  et  qui  se  marie  aujourd'hui.  >^ 


APPENDICE   IV. 


MADAME    DE    BONNEUIL. 


Nous  avions  eu  raison  de  douter  que  le  nom  do 
Thilorier  appartînt  à  Mme  de  BonneuiP.  Elle  avait 
une  sœur,  du  même  âge  qu'elle,  née  aussi  à  l'île 
Bourbon.  C'est  celle-ci  qui  s'appelait  Françoise- 
Augustine  Santuary,  et  Thilorier  du  nom  de  son 
premier  mari.  De  ce  mariage  elle  avait  eu  deux 
fdles,  l'une  qui  avait  épousé  un  nommé  Marefîausse, 
émigré,  l'autre,  Augustine-Michel  Thilorier,  âgée 
de  18  ans,  née  à  Bordeaux,  qui  partagea  la  déten- 
tion de  sa  mère.  La  sœur  de  Mme  de  Bonneuil, 
devenue  veuve,  épousa  le  comte  Duval  d'Epré- 
mesnil. 

Quant  à  Mme  de  Bonneuil,  nous  avons  retrouvé 
l'ordre  en  vertu  duquel  elle  a  été  arrêtée  et  son 
écrou  à  Sainte-Pélagie. 

Voici  la  première  pièce ^  : 


1.  Œuvres  en  prose  d'André  Chénier,  p.  lvii,  note  1. 

2.  Archives  de  la  police,  Arrestations,  n"  344. 


112  AXDRI';  CHKNIER. 

SECTION    l)F    L'iNDlVlSIliU.lTK. 

Le  concierge  do  la  prison  de  Sainte-Pélagie  recevra  en- 
dite  prison  les  ci-après  nommées  : 

Michel  Centuary,  femme  Guenon-Bonneuil  ;  Louise- 
Jeanne  Caulet,  veuve  de  Gaëtan-Lambert  Dupont;  Anne-Jo- 
sephe-Louise  Commines-Marcilly;  pour  y  être  détenues  de; 
l'ordre  des  deux  comités  réunis  de  la  susdite  section,  ayant 
été  regardées  comme  suspectes.  En  conséquence,  avons 
remis  les  ci-dessus  dénommées  es  mains  du  citoyen  Jean 
Michel,  caporal  de  la  force  armée  de  ladite  section  de  la 
troisième  compagnie,  de  garde  à  la  réserve  de  la  section, 
à  la  charge  par  lui  de  nous  en  apporter  une  décharge, 
lesdites  particulières,  pour  y  être  détenues  et  y  rester 
jusqu'à  ce  qu'il  en  soit  autrement  ordonné. 

Fait  au  comité  civil  et  révolutionnaire  réunis  de  la  sus- 
dite section,  ce  onze  septembre  mil  sept  cent  quatre-vingt- 
treize,  le  second  de  la  République,  une  et  indivisible. 
Laine,  président;  Docaigne,  président. 

Conduite  à  Sainte-Pélagie,  Mme  Bonneuil  y  fut 
incarcérée  le  jour  même.  Le  registre  d'écrous  de 
la  maison  de  Sainte-Pélagie  est  divisé  en  neuf  co- 
lonnes contenant  d'ailleurs  exactement  les  mêmes 
renseignements  que  tous  les  registres  des  autres 
maisons.  Nous  indiquons  les  colonnes  par  leur 
numéro  d'ordre*. 

1.  —  Signé  Laine,  président  et  Docaigne,  id. 

2.  —  Ol'dre  du  comité  civil  et  révolutionnaire  réunis  de 
la  section  de  l'Indivisibilité. 

3.  —  Le  11  septembre  1793. 

4.  —  Michel  Santuary  fenune  Guenon  de  Boneuil,  âgée 
de  40  ans,  native  de  Lille-Bourbon,  citoyenne,  demeurant 
rue  Neuve  Sainte-Catherine,  n"  22. 

1.  Archives  de  la' police,  registre  d'écrous  de  Sainte-Pélagie. 


MADAME   DE  BONNEUIL.  113 

5, — Taille  de  5  pieds,  cheveux  et  sourcils  châtain, 
yeux  brun,  nez  et  bouche  moyenne,  visage  et  menton 
rond,  front  élevé. 

6.  —  Entrée  le  11  septembre  1793. 

7.  —  Regardée  comme  suspecte. 

7  et  9.  —  Le  10  ventôse,  l'an  II«  de  la  République  la 
dénommée  ci-contre  a  été  transférée  de  cette  prison  à  celle 
des  Anglaises,  rue  de  Loursine,  de  l'ordre  des  administra- 
teurs de  police,  signé  Heussée  et  Cordas. 

Cet  écrou  pourrait  donner  lieu  à  quelques  obser-r 
valions;  mais  elles  trouveront  mieux  leur  place 
dans  l'examen  des  OEuvres,  dans  la  partie  consa- 
crée aux  Élégies. 

Au  moment  de  son  arrestation  les  scellés  avaient 
été  apposés  à  son  domicile.  Lorsqu'ils  furent  levés, 
madame  de  Bonneuil  fut  extraite  de  prison  par 
ordre  du  comité  de  sûreté  générale  '. 

30*^  jour  du  l"""  mois  de  l'an  II^ 

Le  comité  arrête  que  le  commissaire  de  la  section  de 
l'Indivisibilité  procédera  à  la  levée  des  scellés  qu'il  [a] 
apposés  sur  les  papiers  ou  meubles  de  la  citoyenne  Genon- 
Bonneuil  et  en  distraira  les  papiers  qu'il  pourrait  trouver 
suspects  pour  les  faire  passer  au  comité  :  en  conséquence, 
ladite  citoyenne  sera  conduite  par  un  gendarme  à  son  do- 
micile pour  être  présente  à  la  levée  des  scellés  et  vérifi- 
cation de  ses  papiers,  et  de  suite  reconduite  à- ladite 
maison  d'arrêt  pour  y  rester  jusqu'à  ce  qu'il  en  soit  autre- 
ment ordonné. 

Signé  :  Vadier,  Jagot,  Dubarran  et  Guffroy. 

11  est  probable  que  madame  de  Bonneuil  ré- 
clama contre  son  arrestation  auprès  du  comité  de 

1.  Archives  nationales,  regist.  AF'II  289. 

10. 


114  AXDRI':  CHKXIEH. 

sùrolé  générale,  car  voici  la  réquisition  adrosséo 
par  celui-ci  au  comité  de  la  section  de  l'Indivisi- 
bilité ': 

Séance  du  16  brumaire  de  l'an  ll^  de  la  République. 

«  Le  conaité  de  sûreté  générale  de  la  convention  nationab- 
requiert  le  comité  révolutionnaire  de  la  section  de  l'in- 
divisibilité de  donner  dans  les  24  heures  les  motifs  de 
l'arrestation  de  la  citoyenne  Guesnon  Bonneuil  au  porteur 
de  notre  ordre. 

«  Sir/né  :  Amar,   Guffroy,  VoullaM).    ■ 

].  Archives  nationales,  regist.  AF'II289. 


APPENDICE  V. 


LA    DUCHESSE    DE    FLEURY. 


Nous  n'avons  pas  l'ambition  de  tracer  un  por- 
trait de  cette  femme  qui  fut  une  des  plus  sédui- 
santes de  son  époque  et  que  la  Jeune  Captive  a 
rendue  à  jamais  célèbre.  Nous  nous  contenterons 
d'esquisser  quelques  traits  de  cette  gracieuse  phy- 
sionomie, empreinte  de  tous  les  charmes  de  la  jeu- 
nesse, apparue  un  jour  dans  les  tristes  murs  de 
Saint-Lazare  comme  une  aurore  inattendue. 

Jusqu'alors  elle  paraissait  se  dérober  à  toutes 
les  recherches;  et  c'est  comme  une  tradition  va- 
guement recueillie  que  l'on  allait  répétant  que  la 
personne  célébrée  par  André  Ghénierdans  la  Jeune 
Captive  était  mademoiselle  de  Coigny.  Quelques-uns 
même  la  cherchaient  vainement  en  France  à  cette 
époque,  et  la  croyaient  restée  à  l'étranger  sur  la  foi 
de  Mme  Yigée-Lebrun.  Nous  allons  tâcher  de  dissi- 
per à  cet  égard  les  doutes  qui  ont  pu  se  glisser 
dans  plusieurs  esprits. 

D'abord,  l'appeler,  comme  on  le  fait  générale- 


116  ANDRÉ  CHÉNIER. 

mont  cl  comme  nous  avons  dil  nous-mème,  ma<h'- 
iiioiselle  de  Coigny,  c'est  commettre  une  inexacti- 
tude de  langage.  La  vérité  est  que  c'était  un- 
demoiselle  de  Coigny,  ce  qui  est  sensiblement  diilV- 
rent.  A  l'époque  où  elle  tut  enfermée  à  Saint-Lazaro, 
elle  n'était  plus  une  jeune  fille;  il  y  avait  dix  ans 
qu'elle  était  mariée.  Mademoiselle  Franquelot  de 
Coigny  était  née  en  1769  ;  et,  à  peine  âge  de  quinze 
ans,  le  5  décembre  1784,  elle  avait  épousé  M.  de 
Rosset,  marquis,  puis  duc  de  Fleury.  Si  ce  n'c>l 
pas  la  date  de  la  célébration  du  mariage,  c'est  du 
moins  celle  du  contrat  où  le  roi  avait  signé.  Aban- 
donnée, enfant  encore,  à  toutes  les  séductions  d'une 
cour  étourdie  et  galante,  elle  ne  j)ut  résister  i'i 
l'entraînement  des  plaisirs,  et  malgré  les  grâces 
de  son  visage  et  de  son  esprit,  ne  put  enchaîner 
un  mari  léger  et  dissipé.  Heureuse  de  plaire,  elle 
n'avait  pour  se  défendre  ni  l'expérience  des  an- 
nées, ni  les  salutaires  conseils  d'un  époux.  Tout 
était  piège  sous  ses  pas.  Elle  lisait  dans  tous  les 
yeux  le  charme  qu'elle  inspirait  et  l'empire  qu'elle 
exerçait,  sur  les  femmes  aussi  bien  que  sur  les 
hommes,  par  les  dons  enchanteurs  que'la  nature 
lui  avait  prodigués. 

Au  commencement  de  la  révolution,  en  1789, 
elle  avait  quitté  la  France  et  avait  été  passer  plu- 
sieurs mois  en  Italie.  A  Rome,  elle  rencontra  la 
duchesse  de  Fitz-James,  la  princesse  de  Polignac, 
la  princesse  de  Monaco,  qui  devait  être  une  des 
plus  héroïques  victimes  de  la  terreur,  et  Mme  Vi- 
gée-Lebrun.  Celle-ci  ne  put  se  défendre  du  charme 
que  répandait  autour  d'elle  la  jeune  duchesse  de 


LA  DUCHESSE  DE  FLEURY.  117 

Fleury;  et,  dans  ses  Souvenirs,  elle  lui  consacra 
une  page  qu'on  ne  nous  en  voudra  pas  de  citer 
ici.  Ce  ne  sont  pas  des  notes  écrites  au  jour  le 
jour,  mais,  comme  le  titre  l'indique,  des  souvenirs 
rassemblés  à  une  époque  postérieure.  Aussi,  c'est, 
en  quelques  traits,  toute  la  vie  de  la  duchesse  de 
Fleury,  de  1789  à  1815,  qu'esquisse  Mme  Yigée- 
Lebrun. 

«  La  femme  que  je  distinguai  bientôt  parmi 
toutes  les  femmes  françaises  qui  se  trouvaient  à 
Rome,  fut  la  charmante  duchesse  de  Fleury,  très- 
jeune  alors;  la  nature  semblait  s'être  plu  à  la 
combler  de  tous  ses  dons.  Son  visage  était  en- 
chanteur, son  regard  brûlant,  sa  taille  celle 
qu'on  donne  à  Yénus,  et  son  esprit  supérieur. 
Nous  nous  sentîmes  entraînées  à  nous  rechercher 
mutuellement;  elle  aimait  les  arts,  et  se  passion- 
nait comme  moi  pour  les  beautés  de  la  nature  ;  je 
trouvai  en  elle  une  compagne  telle  que  je  l'avais 
souvent  désirée. 

«  Nous  allions  habituellement  ensemble  passer 
nos  soirées  chez  le  prince  Camille  de  Rohan,  qui 
était  alors  ambassadeur  de  Malte  et  grand  com- 
mandeur de  l'ordre  ;  tous  les  soirs,  il  réunissait 
chez  lui  les  étrangers  les  plus  distingués;  la  con- 
versation était  très-animée  et  très-intéressante  ; 
chacun  y  parlait  de  ce  ([u'il  avait  vu  dans  la 
journée,  et  le  goût,  l'esprit  de  la  duchesse  de 
Fleury  brillaient  par-dessus  tout. 

^'  Cette  femme  si  séduisante  me  semblait  dès 
lors  exposée  aux  dangers  qui  menacent  tous  les 
êtres  doués  d'une  imagination  vive  et  d'une  àme 


118  AXDP.K   CIIKXIER. 

iti'dente;  elle  élail  lellcmenl  siisceptihlo  de  se  pa>- 
sionner  qu'en  songeant  combien  elle  était  jeune, 
combien  elle  était  belle,  je  tremblais  pour  le  repos 
(le  sa  vie;  je  la  voyais  souvent  écrire  au  duc  de 
Lauzun,  qui  était  bel  homme,  plein  d'esprit  et 
très-aimable,  mais  d'une  grande  immoralité,  et  je 
craignais  pour  elle  cette  liaison,  quoique  je  puisse 
penser  qu'elle  était  fort  innocejite.  Le  duc  de 
Lauzun  était  resté  en  France;  j'ignore  s'il  a  pri- 
une  part  active  à  la  révolution  ;  ce  qui  est  certain, 
c'est  qu'il  a  été  guillotiné. 

«  Quant  à  la  duchesse  de  Fleury,  elle  est  re- 
venue à  Paris  avant  moi.  Les  passions  y  étaient 
encore  débordées.  Tout  en  arrivant,  elle  fit  divorce 
avec  son  mari,  puis,  étant  devenue  très-amou- 
reuse de  M.  de  Montrond,  homme  à  bonnes  for- 
tunes, jeune  encore,  et  très-spirituel,  elle  l'épousa. 
Tous  deux  quittèrent  le  monde  pour  aller  jouir  de 
leur  bonheur  dans  la  solitude  ;  mais,  hélas  !  la 
solitude  tua  l'amour  et  ils  ne  revinrent  à  Paris  que 
pour  divorcer.  La  dernière  passion  qu'elle  prit 
s'alluma  pour  un  frère  de  Garât,  qui,  m'a-t-on  dit, 
la  traitait  cruellement  :  enfin  elle  ne  retrouva  la 
paix  et  du  bonheur  qu'à  la  Restauration  rpii  lui 
ramena  son  père ,  le  comte  de  Coigny,  dans  les 
bras  duquel  elle  alla  se  jeter  pour  le  soigner 
jusqu'à  sa  mort.  » 

Le  dernier  paragraphe  avait  pu  faire  penser 
que  la  duchesse  de  Fleury  se  trouvait  à  l'étranger 
à  l'époque  de  la  terreur  et  n'avaitpas  dû  se  trouver 
à  Saint-Lazare  en  même  temps  qu'André  Chénier. 
La  phrase  :  «  Elle  est  revenue  à  Paris  avant  moi  ; 


LA  DUCHESSJi;  DK  FLEURY.  119 

les  passions  y  étaient  encore  débordées;  »  prêtait 
à  cette  supposition.  Eh  bien,  en  cela,  Mme  Vigéc- 
Lebrun  avait  été  mal  informée.  La  duchesse  de 
Fleury  revint  à  Paris  bien  avant  l'époque  que 
semble  indiquer  Mme  Lebrun.  Nous  ne  pouvons 
préciser  le  moment  de  son  retoui-,  mais  elle  étail 
à  Paris  au  mois  d'août  1792,  passa  l'hiver  à  la 
campagne  à  Mareuil-en-Brie,  district  d'Épernay, 
et  revint  à  Paris  au  commencement  de  mars  1793. 
Ces  faits  sont  formellement  attestés  par  l'interro- 
gatoire suivant  que  lui  firent  subir  les  adminis- 
trateurs de  police,  le  16  mars  1793  : 

«  Ce  jourd'hui  seize  mars  1793,  l'an  II''  de  la  Républi- 
que, heure  de  une  heure  après-midi,  est  coraparue  par 
devant  nous,  administrateurs  de  police,  en  vertu  de  notre 
mandat  d'amener  mis  à  exécution  par  le  citoyen  Des- 
coings, officier  de  paix,  une  citoyenne. 

«  A  elle  demandé  ses  noms,  surnoms,  âge,  le  lieu  de  sa 
naissance  et  de  sa  demeure; 

«  A  répondu  s'appeler  Anne-Françoise-Aimée  Franctot- 
Goigny,  épouse  séparée  de  biens  depuis  le  mois  de  juin 
dernier,  d'André-Hercule-Marie-Louis  Rosset-Fleury,  an- 
cien capitaine  au  régiment  de  Maître-de-Camp-cavalerie, 
native  de  Paris,  âgée  de  23  ans  et  demeurant  à  Paris,  rue 
Notre-Dame-des-Champs,  section  du  Luxembourg. 

«  A  elle  demandé  si  elle  est  sortie  de  Paris  et  depuis 
quelle  époque  \ 

«  A  répondu  qu'elle  est  restée  à  Paris  sans  en  sortir 
jusque  vers  le  11  septembre  dernier,  qu'à  cette  époque 
elle  a  fait  différents  petits  voyages  dans  les  environs  de 
Paris  pour  se  promener,  qu'à  compter  du  19  novembre 
elle  s'est  rendue  à  Mareuil-en-Brie,  district  d'Epernay,  où 

1.  Archives  de  la  police.  Registre  des  interrogatoires  des  émi- 
grés, commencé  le  9  mars  1793.  Fol.  22  et  23. 


120  ANDRÉ  CHÉNIER. 

elle  a  une  maison  qu'elle  a  habitée  sans  interruption,  ju>- 
qu'à  son  retour  k  Paris,  il  y  a  environ  huit  ou  dix  jours. 

«  A  elle  demandé  si  file  était  dans  l'usage  de  resb  i 
chez  elle  à  la  campagne  pendant  les  mois  qu'elle  vient  d' 
passer  ; 

«  A  répondu  (jM'elle  n'y  passait  pas  ordinairnincnt  au- 
tant de  temps,  mais  que,  craignant  les  troubles  à  l'aris, 
elle  s'était  décidée  à  rester  k  la  campagne. 

«  A  elle  demandé  si  elle  n'avait  pas  une  correspondance 
à  Paris,  et  avec  qui  elle  s'entretenait; 

«  A  répondu  qu'elle  écrivait  et  recevait  de  tem|)S  en 
temps  des  lettres  de  sa  famille. 

«  A  elle  demandé  si  elle  sait  oi!i  est  actuellement  son 
mari  ; 

«  A  répondu  qu'elle  n'en  sait  rien,  et  qu'il  y  a  six  ou 
sept  mois  qu'elle  n'en  a  appris  de  nouvelles. 

«  A  elle  demandé  si  elle  n'a  point  de  relations  avec  des 
personnes  de  sa  famille  ou  de  sa  connaissance  sorties  de 
la  République; 

a  A  répondu  que  non. 

«  A  elle  demandé  si  l'appartement  qu'elle  occupe  est 
par  elle  tenu  k  loyer-, 

a  A  répondu  qu'elle  le  tient  k  loyer  de  la  damo  sa  belle- 
mère  qui  en  est  principale  locataire. 

«  A  elle  demandé  depuis  quel  temps  les  scellés  sont  ap- 
posés sur  les  meubles  et  effets  garnissant  son  appartement 
et  pourquoi  ils  l'ont  été; 

«  A  répondu  qu'ils  ont  été  apposés  en  sa  présence,  le 
28  ou  le  29  août  dernier,-  lors  des  visites  domiciliaires,  par 
les  commissaires  de  sa  section,  qu'environ  quinze  jours 
après  elle  en  avait  demandé  la  levée  ;  mais  que,  le  com- 
missaire qui  devait  y  procéder  étant  tombé  malade,  l'opé- 
ration ne  put  se  faire  et  que  les  scellés  étaient  depuis 
restés  apposés. 

«  A  eUe  demandé  si  elle  a  acquitté  ses  impositions  fon- 
cières et  mobilières,  et  si  elle  a  payé  son  don  patriotique; 

«  A  répondu  qu'elle  a  acquitté  les  impositions  auxquelles 
elle  est  sujette  pour  raison  de  ses  propriétés  sises  k  Ma- 


LA  DUCHESSE  DE  FLEURY.        121 

reuil,  et  que,  comme  elle  est  en  pension  chez  la  dame  sa 
bellc-nière,  il  n'est  pas  à  sa  connaissance  qu'elle  ail  été 
inqiosée,  et  qu'à  l'égard  du  don  patriotique,  il  a  dû  èlre 
acquitté  par  son  mari  avant  leur  séparation. 

«  Lecture  faite,  à  elle  demandé  si  ses  réponses  contien- 
nent vérité,  et  si  la  rédaction  est  conforme  à  elles. 

A  répondu  que  oui,  qu'elle  y  persiste  et  a  signé. 

«  Coic.ny-Flelry. 

«  Sur  quoi,  nous  administrateurs  de  police,  attendu 
que  la  résidence  annoncée  par  ladite  citoyenne  est  prouvée 
par  les  certificats  qu'elle  nous  a  représentés,  et  à  elle  à 
rinstant  remis,  l'un  signé  des  maire  et  officiers  munici- 
paux de  la  commune  de  Mareuil-en-Brie,  en  date  du  1" 
de  ce  mois  conforme  à  la  déclaration  que  nous  a  faite  la- 
dite citoyenne,  sur  sa  résidence  à  Mareuil,  et  l'autre  dé- 
livré par  la  section  du  Luxembourg,  le  4  de  ce  mois,  at- 
testant également  sa  résidence  conforme  à  sa  déclaration, 
attendu  en  outre  qu'il  ne  résulte  aucune  preuve  d'émigra- 
tion contre  ladite  citoyenne,  la  renvoyons  en  pleine  liberté 
et  avons  signé. 

«  Ch.  Goret,  officier  municipal.  Mercier.  » 

Comme  on  l'a  vu  dans  le  procès-verbal  précé- 
dent, an  mois  de  mars  1793  elle  n'avait  pas  en- 
core divorcé  d'avec  son  mari;  elle  était  seulement 
alors  séparée  de  biens.  Pendant  la  belle  saison  elle 
allait  souvent  passer  quelques  mois  dans  la  pro- 
priété qu'elle  possédait  à  Mareuil-en-Brie,  district 
d'Épernay.  A  quelques  lieues  de  là,  àMareuil-sur- 
Ai,  se  trouvaient  les  propriétés  du  marquis  de 
Pange,  où  André  Chénier  allait  souvent  l'été  re- 
trouver ses  amis.  Il  ne  serait  pas  impossible  qu'An- 
dré eût  rencontré  la  duchesse  de  Fleury  en  visite 
chez  les  de  Pange.  3Iais  ce  n'csl  là  qu'une  conjec- 

11 


122  AXDRK  CUKXIEK. 

lure.  Quoi  qu'il  en  soil,  laissée  en  liberté  en  mars 
1793,  la  duchesse  de  Fleury  fut  plus  lard  arrêtée 
et  incarcérée  à  Saint-Lazare.  C'est  en  prison  que 
Montrond  conçut  pour  elle  une  passion  qui  fut 
partagée. 

De  la  présence  de  Montrond  et  de  la  duchesse 
de  Fleury  à  Saint-Lazare,  nous  avons  deux  témoi- 
gnages ,  l'un  indirect,  l'autre  direct,  mais  tous 
deux  lormels.  Quand  les  délateurs  et  les  faiseurs 
de  listes,  les  Manini,  les  Jaubert,  les  Robinet,  les 
Seymandi,  tramèrent  cette  fausse  conspiration  des 
prisons,  ils  dressèrent  des  listes  beaucoup  plus 
considérables  que  celles  qui  lurent  définitivement 
arrêtées,  après  les  conciliabules  assez  nombreux 
que  tinrent  entre  eux  les  délateurs.  Nous  avons 
comme  témoignages  de  ce  fait  les  dépositions  qui 
furent  faites  tant  dans  l'instruction  que  dans  les 
débats  du  procès  de  Fouquier-Tinville.  Or  ces  dé- 
positions nous  apprennent  que  Millin,  Montrond 
et  la  citoyenne  Franquetot  (la  duchesse  de  Fleury) 
avaient  d'abord  été  portés  sur  les  listes,  ainsi  que 
beaucoup  d'autres  qui  achetèrent  la  radiation  de 
leurs  noms,  et  que,  notamment,  Montrond  et  la 
citoyenne  Franquetot  furent  elTacés  moyennant  le 
payement  d'une  somme  de  cent  louis  en  or'. 

Le  second  témoignage  est  direct;  il  vient  de 
Millin,  compris  comme  Montrond  et  la  duchesse 
de  Fleury  sur  ces   listes,  et  rayé   par  le  même 


1.  Déposition  d'Antoine  Lamaignère,  juge  de  paix  de  la  section 
des  Champs-Elysées,  au  procès  de  Fouquier-Tinville,  le  15  ger- 
minal an  III. 


LA  DUCHESSE   DE  FI.EURV.  l'I'ô 

ino\en.  Mais  l'artirmation  de  Millin  est  précieuse^ 
parce  qu'elle  porte  précisément  sur  ce  l'ait  que  la 
,/eimecapfwe  a  été  composéepar  André  Ghénier  pour 
la  duchesse  de  Fleury,  devenue  MmedeMontrond. 
En  effet,  dans  la  cinquième  année  du  Magasin  en- 
cyclopédique, an  VII  (1798-1799),  Millin  disait  de  la 
Jeune  captive  :  «  Cette  ode  a  été  composée  poui' 
Mme  de  M***  par  André  Chénier,  pendant  que  nous 
étions  ensemble  dans  la  prison  de  Saint-Lazare, 
sous  le  règne  de  Robespierre.  J'ai  '  le  manuscrit  de 
sa  main.  » 

Il  n'y  a  plus,  il  me  semble,  aucun  doute  à  avoir 
sur  la  réalité  de  cette  tradition,  affirmée  par  un 
témoin  comme  Millin,  qui  connaissait  André  Ché- 
nier, Montrond  et  la  duchesse  de  Fleury,  et  con- 
firmée par  les  dépositions  recueillies  dans  le  procès 
de  Fouquier. 

La  personne  au  sujet  de  laquelle  Mme  Vigée- 
Lebrun  a  écrit  le  passage  intéressant  que  nous 
avons  cité  plus  haut  méritait  bien  un  tel  hom- 
mage. Les  deux  portraits,  celui  de  l'artiste  et  celui 
cki  poëte  se  complètent.  De  celle  dont  Mme  Yigée- 
Lebrun  a  dit  :  «  Son  visage  était  enchanteur,  son 
regard  brûlant,  sa  taille  celle  qu'on  donne  à  Vé- 
nus, et  son  esprit  supérieur;  »  on  peut  dire  avec 


1.  Dans  les  Poésies  d'André  Chénier,  édition  1862  (p.  lv)  et 
édition  1872  (p.  lxxv),  nous  avions  ainsi  rapporté  cette  dernière 
phrase  de  Millin  :  «  J'ai  lu  le  manuscrit  de  sa  main.  »  C'était  une 
erreur  de  copie.  Averti  par  M.  Eugène  Despois,  qui  avait  vérifié 
ce  passage,  nous  l'avons  vérifié  à  notre  tour;  et  la  phrase  de 
Millin  est  en  effet  telle  que  nous  la  donnons  ici  :  «  J'ai  le  manus- 
crit de  sa  main.  » 


12 '4  ANDRÉ  CHKNIER. 

lo  poëfe  (ot  c'est  sous  ces  traits  aimables  que  la 
postérilô  gardera  le  souvenir  de  la  duchesse  de 
Fleury)  : 

La  grtice  décorait  son  front  et  ses  discours, 
Et,  comme  elle,  craindront  de  voir  finir  leurs  jours 
Ceux  qui  les  passeront  i)rès  d'elle. 


ŒUVRES 

D'ANDRÉ  CHÉNIER. 


INTRODUCTION. 

Nous  passons  à  un  autre  ordre  d'idées.  La  pre- 
mière moitié  de  ce  volume  a  été  consacrée  à  la 
critique  historique  de  la  biographie  d'André  Ché- 
nier;  la  seconde  comprendra  la  critique  littéraire 
des  œuvres.  Sans  doute  nous  aurons  maintes  fois 
l'occasion  de  soulever  des  questions  de  goût  ;  mais 
nous  ne  les  agiterons  que  discrètement.  Ce  qui 
nous  arrêtera  surtout,  ce  sera  la  discussion  des 
questions  de  fait  :  c'est  le  seul  terrain  solide  sur 
lequel  on  puisse  conduire  utilement  les  controver- 
ses littéraires. 

Cet  examen  des  œuvres  d'André  Chénier  et  de  la 
nouvelle  édition  que  vient  de  donner  M.  G.  de  Ché- 
nier se  divisera  en  deux  parties. 

La  première  partie,  sous  le  titre  de  Observations 
générales,  comprendra  trois  chapitres. 

Le  premier  traitera  de  l'histoire  des  manuscrits. 

11. 


120  ŒUVRKS  D'A.XDU!':  chknieh. 

Le  (louxièino  des  édilions  de  1819,  1826,  1833, 
1841,   1862,  1872. 

Le  troisième  de  la  constitution  du  texte  de  l'édi- 
lion  de  1874. 

fJans  la  seconde  partie,  qui  aura  pour  titre  gé- 
néral :  Examen  des  œuvres,  nous  suivrons,  autant 
que  possible,  l'ordre  dans  lequel  le  nouvel  édi- 
teur a  disposé  les  pièces.  Toutefois,  pour  les  néces- 
sités de  la  discussion  et  pour  des  raisons  qu'on 
trouvera  exposées  en  leur  lieu,  nous  intervertirons 
l'ordre  des  différentes  parties  de  l'édition.  Cette  se- 
conde partie  comprendra  six  chapitres  : 
I.  Les  Bucoliques. 

II.  Les  Elégies. 

III.  Le  Théâtre. 

lY.  Les  Poèmes. 

Y.  Les  ÉpUres,  Hymnes,  Odes ,  Poésies  diverses, 
Satires. 

VI.  Les  ïambes  et  les  Manuscrits  donnés  en  fac- 
similé. 

Quelques-uns  de  ces  chapitres  seront  en  outre 
divisés  en  sections  ou  paragraphes ,  de  manière  à 
former  des  temps  de  repos  et  à  permettre  au  lec- 
teur de  se  retrouver  aisément.  Quelques  questions 
complexes  reviendront  dans  plusieurs  chapitres  : 
à  propos  des  églogues  il  peut  être  nécessaire  de 
parler  d'une  élégie  ;  à  propos  des  élégies  de  parler 
des  poëmes,  etc.  Nous  aurons  soin  de  toujours 
indiquer  le  lien  qui  rattache  à  une  même  cjnes- 
tion  plusieurs  discussions  réparties  dans  différents 
chapitres. 

A  trois  reprises  M.  G.  de  Chénier  a  donné  des 


OBSERVATIONS  GKiXKRALES.  127 

renseignements  soit  sur  la  vie  d'André,  soit  sur  les 
manuscrits,  soit  sur  les  éditions  de  ses  œuvres, 
J'abord  dans  une  petite  brochure  intitulée  :  La  vé- 
rité sur  la  famille  de  CJténier^  par  L.-J.-G.  de  Ché- 
nier,  avocat,  Paris,  1844;  ensuite  dans  huit  lettres 
adressées  au  journal  l'Ordre  et  la  Liberté  de  Caen, 
et  parues  dans  les  numéros  des  19,  29,  31  mars, 
et  5,  9,  14,  21  et  23  avril  1864;  enfin  dans  les  Pré- 
faces et  Avertissements  de  la  nouvelle  édition.  Nous 
désignerons  la  brochure  par  le  mot  brochure, 
suivi  du  numéro  de  la  page,  les  lettres  par  le  mot 
lettre,  suivi  de  la  date,  les  préfaces  et  avertisse- 
ments par  l'indication  du  volume  et  de  la  page. 


OBSERVATIONS  GÉNÉRALES. 


CHAPITRE  PREMIER. 

HISTOIRE    DES    MANUSCRITS. 


g  1.  Conservation  et  communication  des   manuscrits 
jusqu'en   1819. 

Quand  André  Chénicr  vivait,  tous  ses  manuscrits 
étaient  naturellement  entre  ses  mains.  Durant  ses 
voyages  et  ses  absences,  ils  paraissent  être  restés 
chez  son  père,  avec  lequel  d'ailleurs  il  demeurait 
Cjuand  il  se  trouvait  à  Paris.  Dans  une  lettre  adres- 
sée à  M.  Louis  de  Chénier,  à  la  date  du  29  septem- 
bre 1792  (I,  p.  Lxxxv),  nous  relevons  cette  phrase  : 
«  Je  vous  recommande  aussi  tous  les  écrits  et  ou- 
vrages et  papiers  que  vous  savez.  S'ils  se  per- 
daient, tous  les  plaisirs,  les  études,  les  amuse- 
ments d'une  vie  entière  seraient  perdus.  »  Pendant 
sa  détention  à  Saint-Lazare  il  en  fut  de  même  ;  et 
depuis  longtemps  on  sait  que  les  pièces  composées 
à  cette  époque  furent  écrites  en  caractères  très- 
petits  sur  d'étroites  bandes  de  papier.  André  Ghé- 


OBSERVATIONS  GÉNÉRALES.  129 

nier  fit  passer  la  plupart  de  ces  manuscrits  à  son 
père,  en  les  cachant  dans  les  paquets  de  linge  qu'un 
commissionnaire  reportait  chez  M.  de  Chénier. 
Nous  disons  la  pi upao-t,  parce  qu'il  est  certain  que 
Millin  avait  conservé  entre  ses  mains  le  manuscrit 
de  la  Jeune  captive.  Sur  ce  point,  l'affirmation  de 
Millin  contredit  positivement  le  dire  de  M.  G,  de 
Chénier  (I,  p.  cxiiil,  suivant  lequel  ce  serait  Marie- 
Joseph  qui  aurait  communiqué  cette  pièce  aux 
journaux.  Et  ce  qui  confirme  la  note  de  Millin, 
c'est  ce  fait  que  le  manuscrit  de  la  Jeune  captive 
n'est  pas  entre  les  mains  de  M.  G.  de  Chénier  ;  c'est 
du  moins  ce  qu'on  peut  inférer  de  son  silence  et 
des  notes  qu'il  consacre  à  cette  élégie  (III,  p.  359). 
Jusqu'à  la  mort  de  M.  de  Chénier  père,  survenue 
le  25  mai  1795,  les  manuscrits  restèrent  chez  lui. 
Ensuite,  de  1795  jusqu'en  1811,  c'est-à-dire  jus- 
qu'à la  mort  de  Marie-Joseph,  ils  furent  tantôt  en 
la  possession  de  Mme  de  Chénier,  qui  habitait  avec 
Marie-Joseph,  tantôt  de  Constantin,  le  frère  aîné, 
quand  il  se  trouvait  à  Paris.  Il  y  a  bien  quelque 
contradiction  entre  ce  qu'a  dit  à  ce  sujet  M.  G.  de 
Chénier  en  1844  et  en  1874;  mais  cela  ne  vaut  pas 
la  peine  que  nous  nous  y  arrêtions.  L'éditeur  tou- 
tefois insiste  sur  ce  qu'aucune  personne,  durant 
cette  période,  n'eut  le  loisir  de  parcourir  et  de  lire 
les  manuscrits.  La  cominunication  verbale  de  ces 
divers  morceaux^  dit-il,  était  facilement  retenue  de 
mémoire.  Quoi!  c'est  après  les  avoir  entendu  lire 
seulement,  que  Chateaubriand  reproduisit,  dans 
le  Génie  du  christianisme,  trois  fragments,  sans 
commettre  la  moindre  erreur  de  mémoire  !  C'est 


130  fK[IVl{f:s   n'AXDHK   CHKXIEH. 

après  nno  romrmni'irnfJon  verhnic ([ug  Millevoye  pnl 
faire  ronnaîlro  dos  fragnienls  do  ÏAvcnyle  ol  insr- 
rer  dans  ses  ouvrages  des  idées  et  des  vers  déro- 
bés à  André  Chénier!  Qui  veut  trop  prouver  ne 
prouve  rien;  et  c'est  le  cas  de  M.  G.  do  Chénier. 
Après  la  mort  de  Marie-Joseph,  les  manuscrits  fu- 
rent déposés  entre  les  mains  do  M.  Daunou',  son 
exécuteur  testamentaire.  M.  de  Chénier  insiste  oii- 
coro  sur  ce  que  M.  Daunou  ne  communiqua  les 
manuscrits  à  personne.  Il  n'en  fut  pas  ainsi  heu- 
reusement; et  en  1816  le  dépositaire,  qui  compre- 
nait parfaitement  les  vrais  intérêts  du  poète,  permit 
à  Fayolle  défaire  connaître  au  public  de  nouveaux 
fragments.  Ce  fut  fort  heureux,  nous  le  répétons, 
car  Fayolle  eut  l'idée  de  publier  de  très-longs  frag- 
ments du  Mendiant,  ce  qui  nous  a  permis,  en 
1862,  de  faire  disparaître  les  nombreuses  incorrec- 
tions qui  s'étaient  glissées  dans  cette  pièce,  et 
d'en  donner  un  texte  très- amélioré,  texte  que 
M.  G.  de  Chénier  s'est  empressé  avec  raison  de  re- 
pro(kiire,  mais  sans  avertir  le  lecteur  d'où  il 
tire  son  texte,  et  sans  même  nommer  Fayolle.  En- 
tin,  en  1819,  lorsqu'il  s'agit  de  publier  la  première 
édition  des  poésies  d'André  Chénier,  M.  Daunou, 
dit  l'éditeur  (à  tort,  comme  on  le  verra  dans  le  pa- 
ragraphe suivant),  remit  tous  les  manuscrits  entre 
les  mains  de  Sauveur  Chénier,  le  père  de  l'éditeur 
actuel. 


1.  Nous  n'avons  jamais  pu  nous  expliquer  pourquoi  les  manus- 
crits d'André  Cliénier  avaient  été  remis  à  M.  Daunou.  Pourquoi 
n"étaient-ils  pas  restés  entre  les  mains  de  Constantin  ou  de  Sau- 
veur Chénier? 


OBSERVATIONS  aÉNÉUALKS.  131 

^  2.  Dispersion  des  manuscrits. 

Nous  abordons  ici  une  question  délicate.  M.  G.  de 
Cliénier,  dans  ses  lettres  à  l'Ordre  et  la  Libertr, 
dans  la  notice  et  dans  les  notes  de  la  nouvelle  édi- 
lion,  accuse  M.  de  Latouchè  d'avoir  dérobé  un 
grand  nombre  de  manuscrits ,  et  il  s'élève  en  ter- 
mes injurieux  contre  ce  qu'il  appelle  une  soustrac- 
tion et  un  abus  de  confiance.  M.  G.  de  Cliénici"  n'a 
pas,  en  général,  le  calme,  la  sérénité,  l'urbaiiilé 
que  réclamait  son  rôle  d'éditeur  ;  sans  doute  cela 
ne  peut  nuire  qu'à  lui-même,  et  déjà  il  a  dû  en 
faire  la  pénible  épreuve;  aussi  je  n'aurais  pas 
môme  abordé  ce  sujet,  si,  à  l'égard  de  M.  de  La- 
touche,  il  n'avait  dépassé  toutes  les  convenances  el 
déversé  l'outrage  sur  sa  mémoire.  Pendant  trente- 
trois  ans,  de  1819  à  1852,  M.  G.  de  Ghénier  n'a 
élevé  aucune  réclamation  au  sujet  des  manuscrits 
dont  en  1829,  dans  la  Revue  de  Paris,  et  en  1833, 
dans  la  Vallée  aux  loups,  de  Latouclie  avait  avoué 
publiquement  la  possession  ;  il  a  attendu  la  mort 
du  premier  éditeur  d'André  Ghénier  pour  l'accuser 
de  n'avoir  dû  la  possession  de  ces  manuscrits  qu'à 
un  abus  de  confiance.  Eh  bien  !  je  dirai  à  M.  G.  de 
Ghénier,  me  faisant  en  cela  l'interprète  du  senti- 
ment général,  que  le  silence  qu'il  a  gardé  tant  que 
de  Latouchè  vivait,  lui  enlève,  aujourd'hui  qu'il 
n'est  plus,  le  droit  de  porter  une  accusation  qui  a 
toutes  les  apparences  de  la  calomnie. 

D'ailleurs,  où  sont  les  preuves?  car  enfin  il  ne 
suffit  pas,  pour  établir  la  véracité  d'une  assertion 


132  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIER. 

(l'onlassor  (Jos  invrais('nil)liinco.s  les  unes  sur  les 
autres  cl  d'égarer  le  lecteur  daus  le  dédale  de  rai- 
sonnements entortillés;  nous  avons  vu  ci-dessus, 
dans  la  biographie ,  sur  quel  fondement  et  de 
quelle  preuve  il  a[)puyait  l'accusation  d'assassi- 
nal  qu'il  i)ortait  contre  Barère;  voyons  ici  com- 
ment il  va  justifier  l'accusation  d'abus  de  con- 
fiance qu'il  formule  contre  la  mémoire  de  de  La- 
touche.  Comment,  en  effet,  M.  G.  de  Chénier  ex- 
plique-t-il  qu'un  grand  nombre  de  manuscrits 
soient  venus  entre  les  mains  du  premier  édi- 
teur? 

D'abord  M.  de  Chénier  nous  raconte  [Lettre  du 
29  mars)  qu'après  avoir  imprimé  l'année  précé- 
dente le  théâtre  de  Marie-Joseph  en  trois  volumes, 
les  libraires  Foulon  et  Baudouin  vinrent  proposer 
à  Constantin  et  à  Sauveur  d'imprimer  les  œuvres 
d'André.  Quoi  !  un  an  après  avoir  imprimé  le 
théâtre  de  Marie-Joseph,  les  deux  libraires  furent 
pris  du  désir  étrange  d'imprimer  les  vers  d'un 
poëte  inconnu  du  public  !  Et  ils  firent  des  démar- 
ches dans  ce  but  !  Et  même  ils  insistèrent^  dit  M.  de 
Chénier!  Et  cependant  le  moment  paraissait  peu 
favorable  pour  un  tel  essai!  Pour  nous,  nous 
croyons  tout  simplement  que  Daunou  ou  quelque 
membre  de  la  famille  proposa  cette  publication 
aux  libraires,  qui  durent  sans  doute  se  faire  prier 
un  peu.  Mais  passons.  On  se  réunit.  M,  Daunou 
indiqua  lui-^nême  les  pièces  qu'il  croyait  pouvoir 
être  livrées  à  la  pniblicité.  M.  de  Latouche  fut  chargé 
des  soins  à  donner  à  l'édition.  Enfin,  M.  G.  de 
Chénier  ajoute  :  M.  Daunou  remit  tous  les  manus- 


OBSERVATIONS  GENERALES.  133 

crils,  avec  le  portefeuille  qui  les  avait  toujours 
contenus  et  moi-même  j e  les  emportai.  Mamieuant 
comment  s'opéra  ce  que  M.  de  Cliénier  appelle  le 
détournement  de  quelques  manuscrits.  C'est  ce  qu'il 
a  expliqué  dans  la  Lettre  du  31  mars. 

M.  de  Latouche,  dit-il,  fit  imprimer  les  poésies 
d'André  sur  les  copies  que  je  lui  avais  remises.  Si 
cela  était  vrai,  on  ne  comprendrait  pas  qu'aujour- 
d'hui M.  de  Chénier  vînt  accuser  de  Latouclie  de 
ne  pas  avoir  compris  les  signes  qui  reliaient  en- 
tre eux  les  différents  fragments  ;  c'est  M.  de  Ché- 
nier qui  n'aurait  pas  compris,  en  1819,  ce  qu'il 
était  destiné  à  si  bien  comprendre  en  1874.  Conti- 
nuons. Je  transcris  tout  le  passage  relatif  au  dé- 
tournement. Un  jour  M.  de  Latouchc  qui  était  de- 
venu poli  et  obséquieux  auprès  de  mon  père,  vint  lui 
annoncer  que  tout  le  volume  était  à  l'état  d'épreuve^ 
et  qu'il  serait  nécessaire  de  collationner  sur  les  ori- 
ginaux. J^étais  absent.  Mon  père  eut  la  faiblesse  de 
consentir  à  laisser  emporter  les  manuscrits  des  pjiè- 
ces  données  à  rimpression.  Heureusement  j'avais 
séparé  et  caché  les  premières  minutes,  celles  qui  con- 
tiennent l'indication  des  sources  antiques  où  André 
a  puisé,  et  tous  les  autres  manuscrits  qui  ne  devaient 
point  alors  être  p)ubliés.  M.  de  Latouche  s'était  en- 
gagé sur  l'honneur  à  rapporter  les  manuscrits  le 
lendemain.  Mais  ce  que  j'avais  prévu  et  redouté 
arriva  :  les  manuscrits  confiés  ne  furent  point  rappor- 
tés. Après  de  nombreuses  et  fréquentes  démarches, 
après  des  reproches  faits  en  termes  très-durs,  après 
des  menaces  même,  quelcjiœs  manuscrits  furent  ren- 
dus. M.  de  Latouche,  traité  comme  il  devait  l'être 


134  (EUVRKs  i)AX])]{i:  ( ;iii;-\ii-:ii. 

pour  sa   déloyauté,   affinnail   que  ceux    ([ai  man- 
(/uaient  s'étaient  égarés  à  V imprimerie. 

M.  de  Ghénier  \ou(lrail  nous  faire  croire  que  le 
volume  (le  1819,  un  volume  de  vingt-qualre  feuil- 
les in-oclavo,  oit  les  poésies  occupenl  -271  pages, 
a  élé  imprimé  tout  entier  en  é|)reuves  avant  qu'on 
[)rocé(làt  au  tirage.  On  emploie  ce  procédé  (juand 
il  s'agit  d'ouvrages  dans  lesquels,  jusqu'au  der- 
nier moment,  on  a  intérêt  à  i)ouvoir  iidroduire 
des  additions  et  des  corrections,  ou  bien  ({u'on 
veut  imprimer  dans  des  conditions  exceptionnelles 
de  rapidité;  mais  quand  il  s'agit  d'un  volume  de 
vers,  on  y  met  une  sage  lenteur  afiii  d'éviter  les 
fautes  d'impression  qui  déparent  absolument  une 
pièce  de  poésie  ;  on  procède  par  un  nombre  res- 
treint de  feuilles  qu'on  imprime,  qu'on  corrige  et 
dont  on  fait  le  tirage,  avant  de  passer  aux  suivan- 
tes. Et  enfin  ces  procédés  d'exécution  rapide  n'é- 
taient pas  dans  les  usages  de  l'imprimerie  à  cette 
é[)oque  où  l'on  n'avait  que  des  presses  à  bras. 

Et  comment  encore  pourrions-nous  croire  que 
de  Latoucbe  n'eût  demandé  que  jusqu'au  lende- 
main pour  collationner  toutes  les  poésies  sur  les 
manuscrits  1  Que  d'invraisemblances!  Si  ce  que 
rapporte  M.  de  Gbénier  était  vrai,  ce  serait  toutes 
les  pièces  composant  le  volume  de  1819  dont  de 
Latoucbe  aurait  gardé  les  manuscrits.  On  nous  dit 
bien  qu'on  aurait  réussi  à  en  reprendre  quelques 
unes  à  de  Latoucbe;  eh  bien,  nous  n'en  croyons 
rien,  i)arcc  que  dans  ce  cas  de  Latoucbe  aurait 
tout  rendu  :  il  n'y  a  i)as,  il  me  semble,  de  juges 
(ju'à  Berlin.  Enlin  M.  de  Gbénier  prèle  au  premici* 


ur.sKiivATioxs  r.i';xi':uAi.Ks,  i;r. 

('•(lihMir  un  langage  qu'il  n'a  pas  tenu  :  il  n'a  pas 
(lil  que  les  manuscrits  s'étaient  égarés  à  l'inipri- 
nierie;  nous  en  verrons  bientôt  la  preuve. 

Eh  bien,  si  nous  \oulons  savoir  la  vérité,  nous 
n'avons  qu'à  la  demander  à  de  Latouche  lui- 
même,  dont  le  récit  est  très-net,  très-clair  et  tout 
à  lait  conforme  à  toutes  les  exigences  du  sujet. 
J'ouvre  donc  la  Vallée  aux  loups,  dont  j'ai  sous  les 
yeux  la  deuxième  édition  qui  est  de  1833.  Dans  un 
chapitre  intitulé  :  Ouvrages  inédits  d'André  Ché- 
nler,  qui  n'est  d'ailleurs  que  la  reproduction  de 
ses  articles  de  la  Revue  de  Paris  en  1829  et  1830,  je 
trouve  l'explication  de  ce  qui  eut  lieu. 

Après  avoir  dit,  ce  qui  est  vraisemblable,  qu'on 
avait  proposé  à  MM.  Baudoin  frères  d'imprimer 
les  œuvres  d'André  Chénier,  de  Latouche  arrive  à 
la  réunion  où  les  manuscrits  furent  remis  par 
M.  Daunou  entre  les  mains  des  libraires  qui  les 
avaient  achetés.  «  M.  Daunou,  dirent-ils  à  de  La- 
touche, qui  a  fait  l'office  d'ami,  d'exécuteur  testa- 
mentaire, nous  a  appelés  en  présence  des  deux 
frères,  MM.  Sauveur  et  Constantin.  Il  a  été  apporté 
là  deux  liasses  :  une  destinée  à  notre  édition  ;  et 
l'autre,  n'enfermant,  a-t-on  dit,  que  des  brouil- 
lons indignes  de  voir  le  jour,  a  été  mise  dans  la 
possession  de  M.  Sauveur.  «  Ainsi,  comme  il  est 
facile  de  s'en  rendre  compte  et  comme  on  pouvait 
le  penser,  3L  Daunou  avait  déjà  réuni  les  élé- 
ments de  l'édition,  c'est-à-dire  toutes  les  pièces 
qui,  selon  lui,  pouvaient  être  utilement  publiées. 
On  conçoit  qu'un  esprit  sage,  mesuré,  classique 
comme  Daunou,  ait  dû  apporter  plus  de  précau- 


136  ŒUVRES  D'AXDRl':  CIIl'lXIER. 

lions  et  de  limidilc  lilléraire  dans  le  choix  des 
pièces,  qu'un  jeune  éditeur,  comme  de  Lalouche, 
avide  de  succès,  entreprenant  et  même  téméraire 
on  littérature.  C'est  ce  qui  devait  arriver.  M.  Dau- 
nou  remit  à  MM.  Baudoin  le  portefeuille  qui  con- 
tenait toutes  les  pièces  destinées  à  l'édition,  c'est- 
à-dire  toutes  celles  dont  les  manuscrits  sont  depuis 
restées  entre  les  mains  du  premier  éditeur. 

De  Latouche,  chargé  par  les  libraires  de  faire 
l'édition,  et  espérant  avec  raison  trouver,  dans  le 
portefeuille  déposé  entre  les  mains  de  Sauveur, 
des  pièces  écartées  peut-être  trop  rigoureusement 
par  M.  Daunou,  se  rendit  chez  le  père  de  M.  de 
Chénier  et  sollicita  la  faveur  de  voir  ce  que  conte- 
nait ce  portefeuille.  D'abord  Sauveur  refusa;  il  pré- 
tendit que  «  pour  user  des  manuscrits  nouveaux, 
MM.  Baudouin  devaient  les  acheter.  Ce  n'était  pas 
le  sentiment  des  libraires  :  ils  prétendaient  avoir 
payé  le  droit  de  publier  leur  édition  le  plus  com- 
plètement possible.  «  Enfin  Sauveur  se  laissa  per- 
suader par  de  Latouche  et  consentit  d'abord  à  lui 
laisser  lire  avec  lui  les  manuscrits.  «  Plus  tard, 
ajoute  de  Latouche,  j'obtins  de  sa  complaisance 
qu'il  me  donnerait  de  sa  main  une  copie  desmor- 
ceaux qui  nous  avaient  paru  remarquables.  »  De 
Latouche  réunit  ainsi  les  copies  de  pièces,  dont  les 
manuscrits  sont  encore  entre  les  mains  de  M.  de 
Chénier,  et  qu'il  voulait  faire  entrer  dans  l'édition 
de  1819.  Mais  il  n'osa  pas  tout  donner  alors;  il 
crut  quelque  discrétion  nécessaire;  et  ce  ne  fut 
qu'en  1829  et  1830,  dans  la  Revue  de  Paris,  qu'il 
publia  les  copies  non  employées  dix  ans  aupara- 


OBSERVATIONS  GÉNÉRALES.  137 

vant.  «  C'est  ainsi,  dit-il,  que  sont  demeurés  dans 
mes  mains  les  fragments  qu'on  va  lire  ;  ils  sont 
tous  de  l'écriture  de  M.  Sauveur  Chénier,  et  je  les 
conserve  à  côté  des  autographes  plus  précieux  en- 
core qui  servirent  à  la  première  édition.  « 

Gomme  on  le  voit,  de  Latouche  ne  disait  nulle- 
ment que  les  manuscrits  s'étaient  égarés  à  l'impri- 
merie; il  avouait  bien  hautement  qu'il  les  avait 
et  qu'il  les  conservait  précieusement.  On  s'expli- 
que dès  lors  comment  il  se  fait  que  M.  G.  de  Ché- 
nier possède  encore  des  manuscrits  de  quelques 
pièces  insérées  dans  l'édition  de  1819,  puisque  son 
père  ou  lui-môme  n'en  avait  donné  que  des  copies 
à  de  Latouche,  tandis  que  pour  tout  le  reste  de 
l'édition,  c'est-à-dire  pour  le  plus  grand  nombre 
des  pièces,  l'éditeur  avait  reçu  les  manuscrits  de 
MM.  Baudouin,  qui,  en  leur  qualité  d'acquéreurs, 
les  avaient  reçus  des  mains  même  de  M.  Daunou. 
Et  nous  ferons  ici  remarquer  à  M.  de  Chénier  que 
lorsque  de  Latouche  faisait  ainsi  (et  à  plusieurs 
reprises,  de  1829  à  1833)  intervenir  dans  son  récit 
M.  Daunou,  celui-ci  n'était  point  mort  puisque  son 
décès  date  de  1840.  Si  de  Latouche  eût  avancé  des 
faits  contraires  à  la  vérité  et  prêté  à  M.  Daunou 
un  rôle  qui  n'avait  point  été  le  sien,  celui-ci  eût 
élevé  de  justes  réclamations  et  la  famille  eût  pu 
alors  invoquer  son  témoignage. 

M.  de  Chénier  voudrait  faire  croire  que  de  La- 
touche n'eut  les  manuscrits  entre  les  mains 
qu'après  la  composition  du  volume  entier,  c'est  à 
dire  bien  près  du  moment  de  la  })ublication.  Or 
quand  le  volume  parut  au  mois  d'août  1819,  il  y 

12. 


1.38  (ElIVRES  D'AxNDRH  CHÉNIER. 

avait  plus  de  trois  mois  que  de  Latouche  avait  les 
manuscrits  chez  lui.  Et  c'est  un  mort  (jui  se  lève 
de  sa  tombe  pour  venir  en  témoigner.  M.  Le  Fcvre 
Deumier,  dans  un  volume  intitulé  Célébrités  d'au- 
trefois (Paris,  1853)  raconte  qu'un  jour,  un  samedi 
matin  au  mots  de  mai  1819,  de  Lalouclie  lui  mon- 
tra les  manuscrits  d'André  Ghénier,  lui  lut  un 
grand  nombre  de  pièces,  non-seulement  colles  qui 
étaient  destinées  au  volume  qu'il  préparait,  mais 
beaucoup  d'autres  qu'il  avait  rejetées  et  dont 
quelques-unes  ont  été  recueillies  dans  les  éditions 
suivantes.  Il  me  fit,  dit  M.  Deumier,  l'histoire  de 
ces  précieux  ^manuscrits  ballottés  dans  Vobscurité, 
puis  arrivés  jusqic  à  lui  de  vicissitudes  en  vicissitu- 
des. Et  il  ajoute  :  J'ai  vu,  j'ai  tenu  les  manuscrits, 
tous  de  la  main  de  Chénier  ou  d'un  de  ses  frères. 
Yoilà  qui  est  al)solumcnt  conforme  à  ce  que  ra- 
conte de  Latouche;  et  dans  le  récit  de  M.  Deumier 
nous  distinguons  parfaitement  les  deux  groupes 
de  manuscrits,  l'un  de  la  main  d'André  Chénier 
lui-même,  l'autre  de  la  main  de  Sauveur  (ou  de 
son  fils),  dont  de  Latouche  a  parfaitement  expli- 
qué la  double  origine,  et  sur  lesquels  nous  al- 
lons revenir. 

Nous  conclurons  donc,  en  n'employant  que  des 
termes  modérés,  ainsi  qu'il  convient,  que  M.  de 
Chénier  a  dû  complètement  perdre  le  souvenir  de 
ce  qui  s'est  passé  il  y  a  tant  d'années  et  prendre 
pour  des  réalités  les  chimères  de  son  esprit.  Nous 
n'en  dirons  pas  plus;  il  nous  suffît  d'avoir  fait  jus- 
tice, par  le  simple  examen  des  faits,  d'imputa- 
tions calomnieuses  dont  la  mémoire  de  de  Latouche 


OBSERVATIONS  GÉNÉRALES.  139 

n'aurait  pas  dû  être  atteinte.  Nous  passons  à  d'au- 
Ires  considérations  uniquement  critiques. 


§  3.  Groupe  des  manuscrits  perdus. 

D'après  ce  que  nous  avons  dit  dans  le  précédeni 
pai"apraptie,  on  voit  que  toutes  les  pièces  qui  ont 
formé  l'édition  de  1819  peuvent  se  répartir  en  deux 
groupes  : 

1°  Le  groupe  des  manuscrits  remis  à  de  La- 
touche  par  MM.  Baudouin,  et  certainement  com- 
posé de  tous  les  morceaux  indiqués  par  31.  Dau- 
nou  comme  pouvant  être  livrés  immédiatement  au 
public. 

2°  Le  groupe  des  copies  faites  par  M.  Sauveur 
Chénier  (ou  M.  G.  de  Chénier)  et  remises  à  de  La- 
touche.  Ce  groupe  est  la  partie  de  l'édition  de  1819, 
due  à  la  témérité  ou  à  la  confiance  de  l'éditeur. 

Le  second  de  ces  groupes  est  le  moins  intéressant, 
puisqu'il  se  compose  de  pièces  dont  les  manu- 
scrits existent  encore  et  sont  entre  les  mains  de 
M.  G.  de  Chénier. 

Le  premier  est  important  et  mérite  un  examen 
attentif.  Nous  désignerons  ce  groupe,  ici  et  chaque 
fois  que  nous  aurons  occasion  d'en  parler,  sous  le 
nom  de  groupe  L  (groupe  de  Latouche).  Il  est  des- 
tiné à  nous  occuper  d'une  façon  toute  spéciale 
lorsqu'il  s'agira  de  la  constitution  du  texte.  Nous 
devons  établir  une  fois  pour  toutes  le  tableau  des 
pièces  dont  il  se  compose.  Nous  les  indiquerons 
par  le  numéro  d'ordre  qu'elles  ont  dans  l'édition 


140  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHKNIER. 

de  M.  G.  de  Chénier,  et  par  les  premières  mots  du 
texte  quand  la  pièce  n'a  pas  de  litre. 

Groupe  L. 

(Manuscnts  autorjraplies.) 

Églogijes.  1.  L'Aveugle. 

II.  Le  Mendiant. 
IIL  La  Liberté. 

VI.  Dapums,  Naïs. 

Elégie?.  I.  Abel,  doux  confident. 

II.  Loin  des  bords  trop  fleuris. 

III.  0  lignes,  que  sa  main. 

IV.  Ah!  je  les  reconnais. 
V.  Jeune  fille,  ton  cœur. 

VI.  Aujourd'hui  qu'au  tombeau. 

VII.  Vous  restez,  mes  amis. 
VIII.  Ainsi,  vainqueur  de  Troie. 

IX.  Pourquoi  de  mes  loisirs. 
X.  Quand  la  feuille  en  festons. 
XI.  Ah!  portons  dans  les  bois. 
XII.  J'ai  suivi  les  conseils. 

XIII.  Bel  astre  de  Vénus. 

XIV.  0  muses,  accourez. 
XV.  Souvent,  le  malheureux. 

XVI.  0  jours  de  mon  printemps. 
XVII.  Ah!  des  pleurs  !  des  regrets  l  ■ 
XVIII.  Mais  ne  m'a-t-elle  pas. 
XIX.  Qui  ?  moi  ?  moi  de  Phébus. 
XX.  L'art,  des  transports  de  l'àme. 
XXI.  Reste,  reste  avec  nous. 

XXIII.  Et  c'est  Glycère,  amis. 

XXIV.  Animé  par  l'amour  (2«  rédaction). 
XXVI.  Souffre  un  moment  encor. 

XXVII.  Non,  je  ne  l'aime  plus. 
XXVIII.  De  l'art  de  Pyrgotèle. 
XXIX.  De  Fange,  ami  chéri. 


OBSERVATIOXS  GÉNÉRALES.       141 

XXX.  Mânes  de  Calliinaque. 
XXXI.  De  Pange,  le  mortel. 
XXXII.  Qu'un  autre  soit  jaloux. 

XXXIII.  Hier  en  te  quittant. 

XXXIV.  0  nécessité  dure. 
XXXV.  Allons,  l'heure  est  venue. 

XXXVI.  0  nuit,  j'avais  juré  (fragment). 
XXXVII.  Je  suis  né  pour  l'amour. 
XXXVIII.  Amis,  couple  chéri. 
XL.  Eh  bien!  je  le  voulais. 
XLIII.  Tout  homme  a  ses  douleurs. 
XLIV.  Le  courroux  d'un  amant. 
XLV.  Viens  près  d'elle  au  matin. 
LIV.  L'innocente  victime. 

Epîtpes.  I.  Le  Brun,  qui  nous  attends. 

II.  Ami,  chez  nos  Français. 

III.  Laisse  gronder  le  Rhin. 

IV.  Heureux  qui  se  livrant. 

Hymnes.  I.  A  la  France. 

Odes.  IV.  Précurseur  de  l'automne. 

V.  Non,  de  tous  les  amants. 
VI.  Fanny,  l'heureux  mortel. 
VIII.  Quelquefois,  un  souffle  rapide. 
XI.  A  Charlotte  Corday. 

P'iËMEs.  L'Invention  (fragment). 

Amérique.  J'accuserai  les  vents. 

Poésies  diverses.  II.  Fable. 

Comme  on  le  voit,  ce  groupe  L  constitue  la  par- 
tie capitale  de  l'œuvre  d'André  Chénier.  Dans  le 
premier  classement  qui  avait  été  fait,  probablement 
par  M.  Daunou,  cfuelques  belles  pièces  lui  avaient 
échappé;  et,  pour  quelques  autres  ,  il  n'avait,  in- 
tentionnellement ou  par  mégarde,  indiqué  que 
des  fragments.  Ce  n'était  du  reste  qu'un  travail 


142  CEUVRES   D'AXDRK   rjIKXIEH. 

jirrparaloirc  el  «général.  C'est  ce  (juo  coiiiprircnl  ih' 
Lalouflic,  (jui   Aoiilait  plus,  cl   Samcur  Cliéiiicr. 
qui  consentit  à  refaire  avec  l'éditeur  une  nouvelle 
révision  des  manuscrits  (|u'il  «ivait  conservés.  C'esl 
ainsi  que  s'est  formé  un  f,a'oui)e  fort  considérai )!< 
de  copies,  remises  à  de  Latouche,  et  (jue  nous  a| 
pellerons  le  groupe  L  S  l'groupe  de  Latouche  el 
Sauveur).  Il  se  divise  lui-même  en   deux    grou- 
pes secondaires  :  le  groupe  L  S%  comprenant  les 
pièces  qui   furent  réunies  au  groupe  L,  pour  for- 
mer l'édition  de  1819;  le  groupe  L  S'',  comprenant 
les  pièces  non  insérées  dans  l'édition  de  1819,  et 
publiées  seulement  en  18:29  et   en    1830  dans  la 
Pifivue  dp  Par'}?;  : 

Groupe  LS. 

{Copies  des  manuscrits.) 

1»  Groupe  LS^. 

Églogues.  IV.  Mnasile  et  Chloé. 

V.  Le  Malade. 

VII,  Lydê. 

VIII.  A[rcas]  et  B[acchylis]. 

IX.  Bacchus. 

X.  Ah  !  ce  n'est  point  à  moi. 

XL  Hylas. 

XII.    NÉÈRE. 

XIII.  Sur  UN  groupe  de  Jupiter  et  Europe. 

XIV.  La  Jeune  Tarentine. 
XXI.  OEta,  mont  ennobli. 

XXII.  Un  jeune  homme  dira.   . 
X.XIII.  Toujours  ce  souvenir. 
XXIV.  Traduit  de  Platon. 

XXV,  J'apprends  pour  dis|intor. 
XXVl.  Tu  irêmis  sur  l'Iila. 


OBSERVATIONS  GÉXKUALES.  143 

XXVII.  Tiré  de  Thomson.    . 
XXVIII.  Au  sang  de  ses  enfants. 
XXTX.  Fille  du  vieux  pasteur. 
XXX.  Nouveau  cultivateur. 
XXXI.  Accours,  jeune  Glironiis. 

LU.  Lajeunesse  au  teintfrais(rrajr.|).  123). 
XGI,  Que  te  ferais-je,  dis  !  (l'ragni.  p.  ISU). 

Li,EGiF>.  XXII.  0  nuit,  nuit  douloureuse. 

.\XV.  ^^  ils  n'ont  point  de  bonheur. 
XLl,  Tout  mortel  se  soulage. 
XLII.  Quand  à  la  porte  ingrate. 
XLVIII.  Partons,  la  voile  est  priHc 
LXXX\1I1.  Tel  j'étais  autrefois. 

ilv.M.NEs.  II,  ....  Terre,  terre  chérie.  • 

(Jdes,  III.  J'ai  vu  sur  d'autres  yeux. 

IX.  0  Versailles,  ù  bois. 
XII.  0  mon  esprit. 
.\1I1.  Il  demande  du  pain. 
XIV.   Mon  frère,  (jui'  jamais. 

l'oÉMÉS.  Hermî^s. 

Chassez  de  vos  autels. 
Avant  que  des  Etats. 
Dans  nos  vastes  cités 

A.MÉRIQUE. 

Pour  moi.  je  les  crois  fds, 

Art  D'.\nŒR. 

Flore  met  plus  d'un  jour. 
Si  d'un  mot  échappé. 
Quand  Junon  sur  l'Ida. 
Crains  que  l'ennui  fatal. 
Flore  a  pour  les  amants. 
Offrons  tout  ce  qu'on  doit. 
L'amour  croît  jiar  l'exoiupk'. 


144  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIEK. 

PoÉ^îiEs  uivEHSES.  I.  C'cst  la  frivolité. 

IV.  Sans  parents,  sans  amis. 

Ïambes.  MI.  Quand  au  mouton  bêlant. 

X.  Comme  un  dernier  rayon. 

Quelle  franchise  auguste, 

Tel  est  ce  groupe  auquel  il  faut  joindre,  pour 
compléter  la  composition  de  l'édition  de  1819, 
l'Hymne  aux  Suisses  de  C/iâteauvieux,  le  Jeu  de 
Paume,  publiés  par  André  Chénier  lui-même,  et 
la  Jeune  Captive,  que  Millin,  possesseur  du  ma- 
nuscrit, avait  publiée  bien  des  années  auparavant. 
Nous  passQus  au  second  groupe  L  S*",  groupe  de 
copies  dont  de  Latouche  ne  fit  usage  que  dix  ans 
plus  tard  dans  la  Revue  de  Paris. 

2°  Groupe  LS''. 

Églogues.         XVII.  MxAïs. 

XXII.  Un  jeune  homme  dira  (fragm.). 
XXVI.  A  compter  nos  brebis. 
XXXVIII.  ÉpiTAPHE  (Clytie). 

XL.  Il  va  chanter,  courons. 

Élégies.  LI Ma  main  veut  fixer. 

LXXXV.  Éloge  de  la  vieillesse. 
LXXXVI.  G  c'est  toi  !  je  t'attends 
XCIII.  Salut,  dieux  de  l'Euxin. 

Satires.  IV.  Or,  venez  maintenant. 

Poésies  diverses.  V.  Pour  entendre  ce  chœur  (fragm.). 
VI.  Voyez  rajeunir. 

Nous  savons  maintenant  à  quoi  nous  en  tenir 
sur  les  manuscrits  et  nous  possédons,  dans  les 
trois  tableaux  cï-dessus,  les  éléments  nécessaires  à 


OBSERVATIONS  GÉNÉRALES.  145 

réliule  des  éditions  et  du  texte.  Que  sont  devenus 
les  manuscrits  du  groupe  L,  qui  forme  presque 
l'ensemble  des  œuvres  d'André  Ghénier?  Sont-ils 
l)erdus?  Nous  avons  vu  que  de  Latouche  a  dit  lui- 
même  qu'il  les  conservait  précieusement;  on  peut 
donc  espérer  qu'ils  existent  encore  et  qu'ils  sont 
parmi  les  papiers  du  premier  éditeur.  Mais  où 
sont  ceux-ci?  Il  y  a  là  une  enquête  à  faire,  d'au- 
tant plus  importante  que,  sans  les  manuscrits  du 
groupe  L,  on  n'arrivera  jamais  à  la  constitution 
définitive  du  texte  des  poésies  d'André  Ghénier. 
Peut-on  craindre  qu'ils  n'aient  été  dispersés?  Non, 
on  doit  espérer  les  retrouver  réunis,  sauf  quel- 
{[ues-uns  qui  ont  été  donnés  par  de  Latouche, 
mais  en  très-petit  nombre.  M.  P.  Lacroix  possède 
le  manuscrit  de  la  première  élégie  [Abcl,  doux 
confident),  qui  a  été  donné  à  Mme  Lacroix,  en 
1837,  par  Sainte-Beuve.  Celui-ci  le  tenait  certaine- 
ment de  de  Latouche.  Je  possède  le  fragment 
Magellan,  fils  du  Tage.  M.  Emile  Deschamps,  qui 
a  eu  la  bonté  de  s'enl  dessaisir  en  ma  faveur,  en 
1862,  le  tenait  aussi  de  de  Latouche.  Je  n'en  con- 
nais pas  d'autres.  Quelques-uns  ont  pu  et  dû  être 
donnés  à  différentes  personnes  et  sont  dans  quel- 
(jues  collections;  mais  les  amateurs  d'autographes 
savent  ({ue  ceux  d'Amlré  Ghénier  sont  la  rareté 
même.  On  a  donc  tout  espoir,  je  le  répète,  si  l'on 
découvre  le  lieu  où  ont  été  déposés  les  papiers  de 
de  Latouche  après  sa  mort,  d'y  retrouver  la  plus 
grande  partie  des  manuscrits  du  groupe  L. 

Autre  question  :  A-t-il  jamais  existé   d'autres 
manuscrits  d'André  Ghénier?  En  d'autres  termes, 

]3       . 


146  ŒUVRES  D'ANDRÉ  nHKXIER. 

doit-on  ajouter  toi  à  cette  légende  des  trois  porte- 
feuilles, introduite  par  de  Latouche  en  1829?  On 
ne  peut  répondre  à  cette  question  d'une  façon  ca- 
tégorique. Il  faudrait,  par  exemple,  savoir  s'il  n'a 
jamais  été  fait  de  visites  domiciliaires  chez  M.  de 
Ghénier  père,  de  ventôse  à  thermidor  an  II.  M.  G.  de 
Chénier  n'en  dit  rien,  mais  son  silence  n'est  point 
décisif.  D'ailleurs  nous  avons  vu  combien  souvent 
il  est  mal  informé.  Cependant  je  crois,  dans  l'état 
même  de  la  question,  cette  légende  excessive. 

Quand  on  lit  attentivement  ce  que  de  Latouche 
en  a  dit,  on  s'aperçoit  aisément  que  cette  conjec- 
ture a  été  développée  par  son  imagination  avec 
d'autant  plus  de  complaisance  qu'il  sentait  qu'une 
telle  hypothèse,  loin  de  nuire  cà  André  Chénier, 
devait  au  contraire  accroître  l'intérêt  et  la  sollici- 
tude du  public.  Il  aurait  été  d'ailleurs  nécessaire 
de  savoir  si  l'opinion  qu'il  a  émise  était  unique- 
ment basée  sur  quelques  lignes  de  préface,  trou- 
vées très-certainement  dans  les  papiers  d'André 
Chénier.  Cette  petite  préface ,  que  nous  avons  re- 
produite en  1872,  dans  l'introduction  aux  Poésies, 
est  un  essai  d'avis  aux  lecteurs,  comme  les  au- 
teurs en  ébauchent  souvent,  avant  même  d'avoir 
rassemblé  ks  éléments  du  volume  à  publier.  Ce 
n'est  pas  d'ailleurs  le  seul  exemple  qu'on  en  ren- 
contre dans  les  OEuvres  d'André, 

Toutefois  cette  légende  étant  mise  de  côté  dans 
ce  qu'elle  a  d'excessif,  on  peut  se  demander  si  des 
manuscrits  laissés  par  André  Chénier,  quelques- 
uns  ne  se  sont  pas  égarés.  Plusieurs  personnes 
nous  ont  fait  part  de  leurs  doutes  à  cet   égard. 


OBSERVATIONS  GENERALES.  147 

Voici  sur  quoi  elles  se  fondent.  Écartant  d'abord 
cette  masse  assez  considérable  de  notes  parsemées 
do  vers,  que  dans  ses  lectures  un  poëte,  surtout  un 
poëte  de  verve  et  d'imagination ,  comme   André 
Chénier,  accumule  assez  rapidement,  il  reste  en 
définitive  beaucoup  de  fragments,  mais  un  nom- 
bre excessivement  restreint  de  pièces  terminées. 
Or  André  Chénier   composait  très -facilement  et 
très-rapidement.  Ses  manuscrits  témoignent  de  la 
sûreté  de  son  improvisation,  car  ils  portent  très- 
peu  de  ratures,  très-peu  de  surcharges;  on  peut 
s'en  rendre  compte  en  examinant  ceux  qui  ont  été 
donnés  en  fac-similé.  De  plus  on  peut  apprécier  sa 
facilité  de  composition,  et  l'intensité   en    même 
temps  que  l'activité  chez  lui  du  travail  poétique. 
Les  articles   au  Journal  de  Paris,    ainsi  que  le 
morceau  de  prose  écrit  dans  une  taverne  de  Lon- 
dres en  une  seule  soirée,  pourraient  être  invo- 
qués. De  plu«  nous  savons  que  la  Liberté,  com- 
prenant cent  cinquante-huit  vers,  a  été  écrite  du 
16  au  18  mars  1787,  et  que  la  XXIV''  élégie  de  la 
nouvelle  édition,  comprenant  quatre  vingt-dix  vers 
et  un  grand  nombre  de  notes  (de  la  page  61  à  la 
page  68),  a  été  composée  dans  la  journée  du  23  avril 
1782,  avant  d'aller  à  l'Opéra.  Or,  de  cette  remar- 
quable facilité  de  composition,  ces  personnes  con- 
cluaient qu'André,  qui  était  un  poëte  fécond  et  la- 
borieux, avait  dû  écrire,  pendant. les  quinze  an- 
nées qui  précèdent  1792,  un  nombre   de   pièces 
beaucoup  plus  considérable  que  celui  des  pièces 
conservées  aujourd'hui. 
Et  cette  opinion,  il  faut  le  reconnaître,  n'est  pas 


148  ŒUVRES   D'AXDRK  rjIKXIER. 

sans  valeur.  En  cOcl,  combien  d'idylles  soni  ler- 
minées?  Quatre  ou  cinq  au  plus.  Que  rcsle-t-il  de 
l'Hermès,  de  V Amérique,  des  compositions  drama- 
tiques? Presque  rien. 

Cependant,  en  une  telle  matière,  il  ne  faut  pas 
s'en  tenir  à  des  raisonnements  généraux.  Pour  ré- 
soudre scientifiquement  cette  question,  il  faudrait 
l'appuyer  sur  des  faits.  Ainsi  les  notes  de  cette 
XXIV'^  élégie,  dont  nous  venons  de  parler,  indiquent 
que  dans  le  corps  de  la  pièce  un  certain  nombre 
de  vers  ont  disparu  ;  mais,  cet  exemple  étant  uni- 
que, on  ne  peut  en  tirer  une  conclusion  générale. 
Jusqu'à  présent  je  n'ai  pas  relevé  dans  les  notes 
l'indication  précise  d'une  pièce  qui  ne  fasse  pas 
partie  des  œuvres  connues,  non  plus  que  l'indica- 
tion non  équivoque  d'une  matière  traitée,  dont  on 
ne  puisse  retrouver  la  trace'.  Il  n'en  serait  peut- 
être  pas  de  même  des  pièces  indiquées  en  projet; 
mais  ici  nous  quitterions  le  terrain  scientifique 
pour  mettre  le  pied  sur  celui  de  l'hypothèse.  Donc, 
pour  nous  résumer,  nous  dirons  qu'on  peut  crain- 
dre que  des  manuscrits  n'aient  été  perdus,  mais 
qu'on  ne  peut,  dans  l'état  actuel  de  nos  connais- 
sances, ni  l'affirmer,  ni  surtout  mesurer  l'impor- 
tance de  la  perte. 

1.  Cependant  André  Chcnier  dit  dans  un  projet  (III,  p.  125)  : 
«  Pour  mon  élégie  nocturne  imitée  de  ce  bon  Suisse  Gessner,  il 
faut  ceci  vers  la  fin,  etc.  »  Eh  Lien  !  où  est  cette  élégie  nocturne  ? 
Et  les  vers  sur  Proserpine,  insérés  dans  l'édition  de  1872,  p.  i;55? 
Et  le  fragment  autographe  que  Charles  iSodier  prétendait  possé- 
der? Cf.  E.  Despois,  Revue  politique  et  littéraire  du  28  nov.  1874, 
p.  511. 


CHAPITRE  DEUXIÈME. 

DES    ÉDITIONS 
DE    1819.   1826,    1833,   1841,    1862,    1872., 

g   1.  De  l'édition  de  1819. 

En  retraçant  l'iiistoire  des  manuscrits  nous 
avons  en  quelque  sorte  fait  assister  le  lecteur  à 
la  genèse  de  l'édition  de  1819;  et  nous  avons  vu 
que  de  Latouclie,  saisi  d'admiration  à  la  lecture 
des  vers  d'André  Chénier,  dépassa  les  premières 
prévisions,  et  au  groupe  L,  qui  formait  le  projet 
primitif,  ajouta  le  groupe  LS%  formé  de  copies 
fournies  par  Sauveur.  Nous  avons  maintenant  à 
examiner  comment  de  Latouche  comprit  et  remplit 
la  tàclie  qui  lui  avait  été  confiée.  Le  premier  juge- 
ment qu'il  porta  sur  les  œuvres  d'André  témoigne 
d'un  tact  littéraire  très-sûr  et  très-exercé  ;  mais  ce 
qui  n'est  pas  moins  remarquable,  c'est  le  sens 
très-juste  qu'il  eut  immédiatement  de  toutes  les 
difficultés  que  présentait  une  telle  publication. 
Sans  doute  les  œuvres  d'André  Chénier  étaient  de 

13.      . 


150  ŒUVRES  D'ANDKl':  CIIKXIEK. 

celles  qui  s'imposent  à  l'admiration  de  la  posté- 
rilé;  mais  le  succès  pouvait  en  èlre  retardé  de 
dix,  de  vingt  ans  peut-être  :  cela  dépendait  de  la 
première  impression  produite  sur  le  public. 

M.  G.  de  Cliénier,  qui  ne  devrait  parler  de  de 
Lalouche  qu'avec  reconnaissance  et  admiratiyn, 
s'exprime  sur  son  compte  en  des  termes  fort  peu 
convenables  et  avec  un  dédain  peu  justifié.  Dèa  la 
première  fois  qu'il  vint,  dit-il  (lettre  du  29  mars), 
je  jugeai  l'homme.  Il  jjcircoui^t  les  m,anuscrits  que 
je  lui  inontrais  avec  une  irritation  mal  contenue  et 
une  curiosité  fiévreuse^  affectant  de  les  trouver  dans 
un  désordre  déplorable.  Je  lui  fis  remarquer  que  ce 
désordre  n'  existait  23  oint,  et  je  lui  indiquai  les  signes, 
les  mots  grecs  abrégés,  les  syllabes  qui  reliaient 
toutes  les  parties  entre  elles  et  marquaient  l'ordre 
établi  par  l'auteur.  Il  me  répondit  :  Cela  ne  signifie 
rien.  Je  m'aperçus  à  l'instant  que  la  lanque  grecque 
lui  était  parfaitement  inconnue.  Je  gardai  le  silence. 

D'abord  toute  cette  mise  en  scène  repose  sur  un 
anachronisme  et  un  oubli  de  toutes  les  circon- 
stances. M.  Daunou  venait  seulement  de  remettre 
les  manuscrits  du  groupe  L  à  MM.  Baudouin,  qui 
les  avaient  transmis  à  de  Latouche,  et  le  reste  des 
manuscrits  à  M.  Sauveur.  Ensuite  M.  G.  de  Ché- 
nier  était  alors  un  jeune  homme  de  dix-neuf  ans  ; 
il  n'avait  pas  eu  le  temps  matériel  nécessaire 
pour  étudier  à  loisir  les  manuscrits  ;  et  il  ne  pos- 
sédait pas,  à  coup  sûr,  en  1819,  plus  de  sagacité 
liltéraire  qu'en  1874.  Je  ne  sais  pas  si  de  Latouche 
savait  ou  non  le  grec  ;  sans  doute  ce  n'était  pas 
un  helléniste  j  mais  il  n'avait  nullement  besoin 


OBSERVATIONS  GENERALES.  151 

d'être  un  Henri  Etienne  ou  un  Casaubon  pour 
(IrchifTrer  les  mots  grecs,  abrégés  on  non,  qu'on 
rencontre  çà  et  là  dans  les  manuscrits  d'André 
(lliénier.  Il  est  plaisant  que  ce  reproche  lui  soit 
l'ait  par  le  nouvel  éditeur  qui  n'a  absolument  rien 
compris  à  ces  mots  grecs  et  a  accumulé  contre- 
sens sur  contre-sens  dans  les  explications  qu'il  a 
tenté  d'en  donner. 

On  conçoit  aisément  le  désappointement  qu'é- 
prouva de  Latouche  en  parcourant  ces  manu- 
scrits; il  avait  espéré,  sans  aucun  doute,  y  rencon- 
trer de  nombreuses  pièces,  entièrement  terminées, 
prêtes  à  être  publiées  ;  et  au  lieu  de  cela  il  se 
trouvait  devant  une  œuvre  considérable,  mais  à 
l'état  fragmentaire.  Dans  ces  innombrables  frag- 
ments, il  découvrait  à  chaque  pas  des  beautés  de 
premier  ordre  ;  mais  comment  publier  alors  ces 
mille  parties  d'un  tout  qui  n'avait  jamais  existé? 
Il  avait  raison  de  se  refuser  à  trouver  un  lien 
entre  tous  ces  morceaux ,  que  le  poëte  lui-môme 
n'avait  pas  eu  le  temps  de  relier  entre  eux  ;  et  il 
s'apercevait  qu'André  n'avait  dit  que  la  vérité 
quand  il  s'était  écrié  : 

Rien  n'est  fait  aujourd'hui,  tout  sera  fait  demain. 

Ce  lendemain,  il  l'avait  reculé  sans  cesse  ;  et  la 
mort  était  venue  anéantir  d'un  seul  coup  tous 
ses  projets!  Cependant  de  Latouche  sentit  qu'il  y 
avait  là  une  grande  bataille  littéraire  à  livrer, 
et  il  comprit  que  la  gagner  serait  un  titre  impé- 
rissable à  l'estime  de  la  postérité.  Il  fit  preuve 
alors  du  tact  littéraire  et  le  plus  délicat  et  parfois 


152  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHI-NIER. 

même  d'un  véritable  génie  poétique.  Ne  voulant 
rien  compromettre  et  voulant  cependant  forcer 
l'admiration  du  public,  il  eut  la  prudence  de  ne 
livrer  dans  cette  première  publication  qu'une 
partie  des  fragments  qu'il  avait  recueillis  dans  le 
portefeuille  remis  à  Sauveur  Cbénier.  Mais  la 
partie  de  sa  tâche  la  plus  délicate  et  la  plus  diffi- 
cile lui  restait  à  accomplir.  Pouvait-il  et  devait-il, 
en  1819,  livrer  le  texte  des  manuscrits,  sans  re- 
touches, sans  corrections,  tel  qu'il  était  sorti 
d'une  improvisation  ardente?  Devait-il  trahir  les 
intentions  mêmes  du  poëte  en  ne  tenant  pas 
compte,  ici  d'un  doute,  d'une  indication  de  correc- 
tions, là,  d'un  signe  de  mécontentement,  d'une 
hésitation  ou  d'une  promesse  non  exécutée?  Non  ; 
la  publication  de  l'œuvre  posthume  d'un  auteur, 
surpris  par  la  mort  sans  avoir  eu  le  temps  de 
revoir  ses  manuscrits,  de  les  désigner  et  de  les 
préparer  pour  l'inipression,  d'un  auteur  inconnu 
qui  n'a  pas  acquis  le  privilège  d'intéresser  à  ses 
imperfections  mêmes,  la  publication,  dis-je,  d'une 
telle  œuvre  demande  des  précautions  infinies. 
Eh  bien!  il  faut  avoir  la  franchise  de  reconnaître 
que  dans  le  travail  que  nécessita  l'impression  des 
poésies  d'André  Ghénier,  de  Latouche  développa 
une  surprenante  habileté,  voilant  aux  yeux  de  ses 
contemporains  les  fautes  ou  les  défauts  du  poète, 
parfois  devinant  jusqu'à  ses  plus  secrètes  inten- 
tions ,  et  souvent  le  corrigeant  avec  un  bonheur 
inespéré  qu'eût  admiré  André  lui-même.  Aujour- 
d'hui, sans  doute,  et  avec  raison,  nous  voulons 
rétablir  le  texte  de  ces  œuvres  dans  leur  intégrité 


OBSERVATIONS  GENERALES.  153 

absolue,  avec  leurs  incomparables  beautés  comme 
avec  leurs  défauts  et  leurs  faiblesses;  mais  long- 
temps encore  quelques-uns  des  plus  beaux  pas- 
sages d'André  Chénier  resteront  dans  notre  mé- 
moire avec  les  belles  corrections  de  de  Latou- 
che. 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable  dans  le 
procédé  qu'employa  le  premier  éditeur,  c'est  pré- 
cisément la  mesure  qu'il  apporta  dans  les  chan- 
gements regardés  comme  nécessaires;  jamais  il 
ne  céda  à  la  tentation  et  à  l'ambition  de  prendre 
la  place  du  poëte  qu'il  éditait.  Pénétré  d'admira- 
tion pour  le  génie  d'André  Chénier,  il  s'ingénia  à 
protéger  les  plus  belles  pièces,  en  enlevant  çà  et  là 
une  négligence  ou  une  incorrection;  et  pour  faire 
accepter  quelques-unes  des  hardiesses  à  l'antique 
tentées  par  le  poëte,  il  retoucha  discrètement  celles 
qui,  moins  heureuses,  pouvaient  donner  prise  à 
la  malignité  de  la  critique.  En  un  mot,  dans  le 
nombre  ainsi  que  dans  le  choix  des  fragments, 
qu'il  inséra  dans  l'édition  de  1819,  il  alla  jusqu'à 
la  limite  du  possible;  et,  dans  les  corrections  in- 
dispensables qu'il  fit  subir  au  texte,  il  sut  résister 
à  un  zèle  exagéré,  cherchant  à  imposer  au  goût  de 
son  époque,  et  sans  lui  faire  trop  ouvertement 
violence,  ce  qu'il  y  avait  de  beau,  de  nouveau  et 
souvent  d'audacieux  dans  le  poëte.  Pour  apprécier 
avec  justice  l'œuvre  de  de  Latouche,  il  faut  non 
pas  la  considérer  avec  les  yeux  de  notre  époque, 
mais,  s'il  se  peut,  avec  ceux  de  nos  pères.  On  est 
bien  vite  convaincu  que  si  les  plus  belles  pièces 
d'André  Chénier  eussent   été    livrées   dans  leur 


154  (KUVRES  D'ANDRI';  CHKXIEU. 

lexle  intégral,  le  succès  de  cette  tentative  lit- 
téraire eût  été  compromis  pour  longtemps  peul- 
ôtre. 

Qu'on  en  juge.  J'ouvre  le  Lycée  français^  où 
Charles  Loyson  a  consacré  quatre  longs  articUs 
aux  œuvres  de  Chénier;  et,  dans  le  second,  j(! 
trouve  cette  appréciation  sévère  :  «  Je  n'ai  ri(Mi 
outré  en  souhaitant  pour  la  gloire  d'André  Chénior 
qu'on  pût  faire  rentrer  dans  l'oubli  une  moitié  des 
écrits  qui  viennent  d'être  publiés  sous  son  nom. 
De  bonne  toi,  s'imaginerait-on  servir  à  l'agrément 
des  lecteurs  ou  à  la  réputation  de  l'écrivain,  en 
imprimant  cette  foule  de  fragments  imparfaits, 
d'ébauches  informes  qui  n'avaient  peut-être  jamais 
été  exposés  même  au  regard  indulgent  de  l'ami- 
tié? etc.  »  Dans  le  troisième  article,  le  passage 
suivant  me  paraît  digne  d'être  relevé  :  «  Ne  cher- 
chons point  hors  des  élégies  et  des  idylles  d'André 
Chénier  ce  que  son  talent  a  de  beau,  d'heureux  et 
d'original....  Tantôt  faible,  tantôt  outré,  presque 
toujours  incorrect  dans  ses  autres  productions, 
c'est  dans  celles-ci  seulement  qu'il  se  montre  vrai, 
naturel  et  touchant,  etc.  «  Dans  le  quatrième  ar- 
ticle, le  critique  cite  trente-quatre  vers  du  Men- 
diant, en  indiquant  toutes  les  incorrections  de 
style  ou  de  construction  et  toutes  les  expressions 
qu'il  dénonce  comme  anti-homériques,  quoique 
prises  çà  et  là  dans  Homère;  eh  bien,  sur  les  trente- 
quatre  vers,  il  y  en  a  huit  qui  échappent  aux  let- 
tres italiques.  Et  qu'on  ne  croie  pas  que  Loyson 
soit  un  détracteur  d'André  Chénier  ;  bien  loin  de 
là,  après  la  lecture  de  ses  quatre  articles,  ses  con- 


OBSERVATIONS  GENERALES.  155 

Icmporains   savaient  qu'un   grand  pocle   venail 
(Tètre  révélé  à  la  France. 

Toute  la  critique  de  1819  porta  le  même  juge- 
ment et  presque  dans  des  termes  identiques.  Né- 
pomucène  Lemercier  disait  dans  la  Revue  encyclo- 
pédique, analysant  l'œuvre  d'André  :  «  Parmi  quel- 
ques tableaux  précieusement  finis,  des  esquisses 
légères,  des  ébauches  confuses,  des  traits  de  crayon 
indécis;  là,  des  incorrections  sans  nombre;  ici,  des 
beautés  éparses,  mais  éclatantes.  On  hésite  à  pro- 
noncer sur  tant  de  défauts  unis  à  tant  de  quali- 
tés, etc.  »  Et  plus  loin  :  «  Agité  du  désir  d'innover 
partout,  il  tourmente  quelquefois  ses  périodes  et 
multiplie  les  césures;  supprimant  les  articles  et 
les  liaisons  grammaticales  du  langage,  il  rompt 
ses  vers  par  de  brusques  enjambements,  les  obs- 
curcit et  les  embarrasse  de  trop  d'incises,  etc.  » 
Et  plus  loin  encore  :  «  Quand  son  style  fléchit,  de- 
vient obscur,  froid  ou  gêné,  le  rei)roche  qu'il  mé- 
rite ne  tombe  que  sur  des  imitations  inqjarfaites 
de  TibuUe,  de  Properce  ou  d'Ovide,  ornements 
d'emprunt  qu'il  mêle  très-mal  à  propos  à  ses  ri- 
chesses propres.  Dès  lors  son  goût  vacille  et  laisse 
apercevoir,  en  ses  faiblesses  de  diction,  qu'il  était 
loin  encore  de  posséder  toutes  les  ressources  de 
son  art.  »  Et  l'article,  dont  sont  extraits  ces  pas- 
sages, est  rempli  néanmoins  de  l'admiration  la 
plus  sincère. 

Et  Raynouard,  dans  le  Journal  des  savants  :  ^  .le 
ne  dirai  qu'un  mot  sur  les  formes  de  style,  sur  les 
imperfections  par  lesquelles  André  Ghénier  a  cru 
donner  à  ses  compositions  un  caractère  plus  poé- 


156  ŒUVRES  D'AXDRK  CHÉXIER. 

liquc.  En  général,  il  n'a  pas  été  heureux,  ou,  pour 
mieux  dire,  quand  il  n'a  pas  réussi,  on  s'en  apci  - 
(•oit  trop  aisément.  «  Et  après  avoir  cité  un  exem- 
ple tiré  ihi  Jeune  malade  :  «  Je  me  borne  à  cel  exem- 
ple; je  pourrais  en  accumuler  un  très-grand  nom- 
bre. C'est  le  cas  d'appli(juer  à  André  Cliénier  (  < 
qu'il  (lit  ailleurs  do  lui-même: 

Et  ma  iiiain  dans  mes  vers  de  travail  tourmentés, 
I-'oursuit  avec  effort  de  pénibles  beautés. 

«Je  ne  sais  si  c'est  l'habitude  du  grec  et  du  latin 
qui  l'a  porté  à  décliner  les  participes  présents  dans 
plusieurs  occasions  où  ils  n'auraient  pas  dû  être 
déclinés,  comme  en  ces  vers  : 

Et  les  douces  Vertus  et  les  Grâces  décentes, 
Les  bras  entrelacés,  autour  d'elles  dansantes 
Veillent  sur  son  sommeil....  » 

Blàmera-t-on  maintenant  de  Latouchc  d'avoir, 
par  exemple,  dans  le  Jeune  malade^  changé  celle 
nymphe  dansante  en  cette  nymphe  charmante? 
N'était-ce  pas  là,  à  l'époque  de  la  première  édition, 
une  de  ces  corrections  nécessaires,  destinées  à 
écarter  les  traits  de  la  critique  des  plus  belles 
pièces  d'André?  Ces  reproches,  ces  réserves,  ces 
restrictions  nous  semblent  exagérés  aujourd'hui; 
toutes  cependant  ne  portent  pas  à  faux,  mais 
nous  avons  mis  le  poète  sur  son  piédestal  dé- 
iinilif,  et  à  la  juste  hauteur  où  nous  l'avons 
placé,  nous  perdons  de  vue  les  défauts  de  détail, 
nous  ne  voyons  que  la  majesté  et  la  grandeur  de 
l'ensemble.  En  I819,  l'admiration  })our  André  Ché- 


OBSERVATIONS  GKNKRALES.  157 

nier  ne  faisait  pas  partie  du  sentiment  littéraire 
actuel;  on  l'ignorait  et  on  le  jugeait  comme  le  pre- 
mier venu.  C'est  ce  cjue  de  Latouche  sentit  à  mer- 
veille, et  la  témérité  avec  laquelle  il  lança  c{uel- 
qucs-uns  des  fragments  et  les  précautions  même 
qu'il  prit  pour  les  faire  accepter,  pour  amener  in- 
sensiblement le  public  à  une  poétique  nouvelle, 
constituent  un  service  rendu  aux  lettres  françaises, 
tel  qu'il  serait  injuste  de  l'oublier  et  tel  que  le  mé- 
connaître, comme  le  fait  le  nouvel  éditeur,  c'est 
attirer  sur  soi  les  justes  sévérités  de  l'opinion.    ^ 


§2.  Édition  de  1826. 

Nous  avons  vu  quelles  furent  les  réserves  de  la 
critique  en  1819,  et  nous  avons  pu  apprécier  le 
tact  littéraire  de  de  Latouche.  Les  quelques  années 
qui  suivirent  ne  modifièrent  pas  le  sentiment  gé- 
néral. En  1825,  dans  ses  Études  littéraires  et  j)oé- 
tiqucs  d'un  vieillard,  Bois.sy-d'Anglas  disait,  eu 
parlant  des  poésies  d'André  Chénier,  «  qui  dans 
leur  imperfection  même  auraient  fait  espérer  pour 
l'auteur  un  talent  et  des  succès  distingués  :  On  voit 
qu'il  était  né  poëte  et  qu'il  ne  lui  manquait  que 
de  l'application  et  du  travail  pour  obtenir  un  rang 
honorable  dans  la  république  des  lettres.  «  Un 
de  ses  anciens  amis,  un  de  ses  anciens  collabora- 
teurs au  Journal  de  Paris,  LacrctcUe,  disait  dans 
son  Histoire  de  la  Convention,  parue  en  1825  :  «  Son 
talent  avait  sa  source  dans  une   àme  sensible, 

14 


158  (EUVRES  D  AXDKK   CHKXIEK. 

noble,  impétueuse.  Quoiqu'il  lût  né  poëlo,  il  no 
savait  point  assez  s'abstenir  dans  ses  vers  d'une 
recherche  aniliiticuse  et  quelquefois  bizarre.  »  On 
voit  que  la  critique  maintenait,  en  1825,  les  posi- 
tions qu'elle  avait  prises  en  1819. 

Cependant  il  y  avait  des  symptômes  (jui  sem- 
blaient annoncer  un  changement,  une  révolution 
même  dans  les  idées  littéraires.  Tel  était,  })ar 
exemple,  le  succès  qu'avait  obtenu  lord  Byron, 
traduit  en  1823  par  Amédée  Pichot.  Toutefois,  le 
moment  n'était  pas  venu  do  livrer  de  nouveaux 
fragments  d'André;  mais  il  ne  fallait  pas  aban- 
donner, en  quelque  sorte,  les  postes  avancés  ha- 
bilement conquis  en  1819  par  de  I^atouche.  C'est 
ce  que  fit,  cependant,  le  second  éditeur,  M.  Ro- 
bert, qui  se  chargea  de  revoir^  de  corriger,  d'an- 
noter lesOEuvres  d'André  Chénier, publiées  en  1826 
à  la  suite  de  l'édition  des  OEuvres  complètes  de 
Marie-Joseph.  C'est  de  cette  édition,  à  laquelle  de 
Latouche  ne  prit  aucune  part,  que  date  l'altération 
du  texte  :  quantité  de  leçons  vicieuses  et  inaccep- 
tables y  furent  introduites  sans  que  le  public  en 
fût  averti  ;  beaucoup  de  tournures,  osées  peut- 
être,  mais  vives  et  claires,  furent  désormais  ra- 
menées à  l'orthodoxie  grammaticale  ;  un  grand 
nombre  de  contre-sens,  ce  qui  était  inévitable, 
vinrent  défigurer  quelques-unes  des  plus  belles 
pièces.  La  publication  des  Œuvres  de  Marie-Joseph 
n'avait  pas  été  pour  M.  Robert  une  préparation  ef- 
ficace à  celle  des  OEuvres  d'André.  Mais  ce  qu'il 
faut  répéter,  parce  que  M.  G.  de  Chénier  a  feint  de 
l'ignorer,  c'est  que  de  Lalouchc  ne  fut  pour  rien. 


OBSERVATIOxNS  GKXKRAf.KS.  159 

absolument  pour  rien  dans  cette  édition '.On  lui 
emprunta  seulement  la  notice  littéraire  de  l'é- 
dition de  1819. 


§  3.  Edition  de  1833. 

L'année  suivante  fut  une  date  mémorable  dans 
l'histoire  littéraire  de  la  France.  La  préface  de 
Cromwell  fut  le  coup  de  canon  qui  dénonça  les 
hostilités  :  la  grande  bataille  romantique  est  dé- 
sormais engagée.  Et  dès  cette  année,  dans  le  Globe, 
pendant  les  six  derniers  mois  de  1827,  Sainte- 
Beuve  exécuta  une  brillante  manœuvre,  une  mar- 
che tournante,  dont  le  succès  fut  décisif.  Son 
Tableau  de  la  poésie  française  au  seizième  siècle, 
paru  en  1828,  retentit  presque  à  chaque  page  de 
l'enthousiasme  du  nouveau  critique  pour  André 
Chénier.  C'est  alors  qu'on  put  se  rendre  compte 
de  l'inanité  des  vaines  corrections  exécutées  par 
l'éditeur  de  1826.  De  Latouche,  qui  comprenait 
mieux  les  véritables  intérêts  du  poète,  sentit  au 
contraire  que  le  moment  était  propice  à  une  se- 
conde tentative,  et,  comme  prélude  à  une  nouvelle 
édition,  il  publia  dans  la  Revue  de  Paris,  dans  les 
numéros  de  décembre  1829  et  mars  1830,  tous  les 
fragments  dont  il  avait  conservé  la  copie  entre 
ses  mains  depuis  1819.  Ces  fragments  composent 

1.  De  Latouche,  sollicité  de  donner  quelque  fragment  nouveau, 
se  décida  à  envoyer  à  M.  Robert  les  vers  :  Prèsdes  bords  où  Venise, 
mais  ils  arrivèrent  au  moment  du  tirage,  de  telle  sorte  que  ces 
vers  se  trouvent  dans  un  certain  nombre  d'exemplaires  et  ne  se 
trouvent  pas  dans  les  autres. 


160  Q':UV]ŒS  D'ANDRI';  'CHKNIER. 

le  groupe  LS'',  dont  nous  avons  donné  ci-dessus 
le  détail.  Ils  furent  i)ul)liés  de  nouveau  dans 
les  deux  éditions  de  la  Vallée  aux  Loups,  et  furent 
insérés  dans  l'édition  de  1833. 

Cette  édition  de  1833  fut  la  troisième  des  œu- 
vres, mais  la  seconde  seulement  donnée  par  de  La- 
touche,  qui  rétablit  partout  le  texte  de  1819.  Elle 
fut  composée  des  groupes  L  et  LS%  qui  avaient 
formé  le  volume  de  1819;  puis  augmentée  du 
groupe  LS'',  publié  dans  la  Revue  de  Paris,  et  d'un 
nouveau  groupe  de  fragments,  groupe  G,  fourni 
par  M.  G.  de  Cliénier. 

Groupe  G. 

Églogues.  VII.  Laisse,  blanche  Lydé. 

Pâle  berger,  aux  yeux  mourants. 
Oh  !  je  voudrais  qu'ici. 
XV.  CnuYsÉ. 
XVI.  Amvmone. 
XVIII.  Trad.  d'Événus  de  Paros. 

XX.  Voilà  ce  que  chantait. 
XXXII.  L'impur  et  fier  époux. 

XXXIII.  Toi  de  iMopsus  ami  ! 

XXXIV.  Trad.  de  Sappho. 
XXXV.  Tiré  d'Oppien. 

XXXVII.  Que  les  deux  beaux  oiseaux. 
XLII.  Viens  là,  sur  des  joncs  frais. 
XLIII.  Blanche  et  douce  colombe. 
XLIV,  L'Esclave  (fragm.). 

Élégies.  XXII.  Au  retour  d'un  festin. 

XXXVI.  Mais  surtout  sans  les  yeux. 
XXXIX.  Oh  !  puisse  le  ciseau. 
XLIII.  Tout  homme  a  ses  douleurs. 
XLVI.  Va,  sonore  habitant. 
XLVII.  11  n'est  donc  plus  d'espoir. 


OBSERVATIONS  GÉNÉRALES.  ICI 

XLIX.  Ah  !  le  pourrai-je  au  inoins. 
L.  Souvent,  le  malheureux. 

LU Ile  charmante. 

LUI.  Soit  que  le  doux  amour. 
LXXI.  Ainsi. le  jeune  amant. 
LXXXVII.  Allez,  mes  vers,  allez. 

Hymnes.  III.  La  Liberté  (fragm.) 

Po'ÈMEs.  Hermès. 

Ainsi  quand  de  l'Euxin. 
Suzajnne  (entier). 

Art  d'aimer.   • 

Belles,  ces  chants  divins. 
Quand  l'ardente  saison. 

Superstition. 

Ses  enfants  !  les  chrétiens. 
Hommes  saints,  hommes  dieux. 

Cyclopes  littéraires. 

Ah  !  j'atteste  les  cieux. 
Mais  désormais  à  peine. 

Poésies  diverses.  III.  Ainsi  lorsque  souvent. 
VIL  Belles,  le  ciel  a  fait. 

Comme  on  peut  s'en  rendre  compte,  le  nombre 
des  nouveaux  fragments  donnés  par  M.deChénier 
était  considérable.  Mais,  qu'on  le  remarque,  M.  de 
Latouclie  et  M.  G.  de  Chénier  avaient  coopéré  à 
cette  nouvelle  édition.  Le  nouvel  éditeur  le  recon- 
naît tout  en  commettant  une  grave  inexactitude. 
Il  dit  en  effet  (lettre  du  31  mars)  :  En  1833,  les  li- 
brairies Renduel  et  Charpentier  se  joignirent  à  M.  de 
Latouche  pour  reproduire  la  proposition  d'une  édi~ 

14. 


162  ŒUVRES  D'ANDRÉ  GHÉMIER. 

tion  nouvelle*  ;  je  m  y  rendis  et  je  donnai  des  copies 
de  quelques  fragments  nouveaux  qui  y  furent  insé- 
rés. La  notice  de  1819  fut  reproduite.  Si  M.  de  Ghé- 
nier  s'était  donné  la  })eine  seulement  de  feuilleter 
l'édition  de  1833,  il  aurait  vu  que  la  notice  de  1819 
ne  fut  pas  reproduite,  mais  que  de  Latouche  fit 
alors,  en  1833,  ce  qu'il  lui  reproche  d'avoir  fait 
en  1841.  En  effet,  cette  notice  reproduisit,  relati- 
vement aux  manuscrits  d'André  Chénier,  cette  lé- 
gende des  trois  portefeuilles  que  de  Latouche 
avait  produite  pour  la  première  fois  dans  la  Revue 
de  Paris.  La  préface,  attribuée  à  André,  s'y  trouve, 
ainsi  que  le  récit  de  la  vente  et  de  la  remise  des 
manuscrits  à  MM.  Baudouin  par  M.  Daunou.  D'où 
vient  donc  que  M.  de  Chénier  défigure  ainsi  la 
vérité,  si  ce  n'est  qu'il  lui  serait  difficile  de  faire 
croire  au  prétendu  abus  de  confiance  qu'il  re- 
proche au  premier  éditeur,  s'il  reconnaissait  avoir, 
en  1833,  cofiaboré  avec  lui  à  une  édition  d'André 
Chénier. 

Cette  édition  de  1833  prouverait  donc  encore, 
s'il  en  était  besoin,  qu'à  cette  époque  M.  de  La- 
touche n'était  pas  aux  yeux  de  M.  de  Chénier  un 
dépositaire  félon.  11  ne  le  deviendra  qu'après  sa 
mort,  lorsque  le  silence  de  la  tombe  pourra  seul 
répondre  à  son  accusateur. 

Au  point  de  vue  littéraire,  nous  pourrons  re- 


1.  C'est  à  cette  date  qu'eut  lieu  la  vente  par  la  famille  de  la 
propriété  des  œuvres  d'André  Chénier.  Les  libraires  se  rendirent 
acquéreurs  des  œuvres  édites  et  inédites  (ce  sont  les  termes 
mêmes  du  contrat).  Je  n'insiste  pas,  car  j'aborderais  alors  des 
questions  qui  ne  sont  point  de  ma  compétence. 


OBSERVATIONS  GKNi'RALKS.  1G3 

marquer  que  M.  de  Cliénicr  commence  à  intro- 
duire la  confusion  dans  les  œuvres  et  à  occasion- 
ner ainsi  des  difficultés  inutiles  aux  éditeurs  qui 
suivront.  Je  ne  citerai,  comme  exemple  de  ce  que 
j'avance,  que  les  fragments  si  peu  judicieusement 
attribués  au  poëme  de  la  Superstition. 

Cette  édition  subit  une  modification  en  1839. 
Les  exemplaires  qui  restaient  en  magasin  furent 
augmentés  par  M.  Charpentier  des  nouveaux  frag- 
ments publiés  par  Sainte-Beuve,  dans  la  Revue 
des  Deux-Mondes,  le  1"  février  1839. 


§  4.  Edition  de  1841. 

L'édition  de  1841,  disons-le  tout  de  suite,  est 
celle  qui  fournit  le  cliché  sur  lequel  furent  tirées 
toutes  les  éditions  suivantes.  M.  de  Chénier,  qui 
paraît  brouillé  avec  la  chronologie,  dit  (lettre 
du  31  mars)  :  En  1841,  le  libraire  Charpentier  pré- 
para une  édition  qu'il  désirait  augmenter  de  quel- 
ques fragments  que  je  comm,uniquai  à  M.  Scdnte- 
Beuve,  envoyé  auprès  de  moi  par  le  libraire.  Ce 
serait  donc  après  cette  visite,  en  1841,  que  Sainte- 
Beuve  aurait  publié  les  nouveaux  fragments  dans 
un  aiiicle  qui  est  daté  du  l'"'  février  1839! 

Il  fut  expressément  convenu,  continue  M.  de  Ché- 
nier, que  la  même  notice  de  1819  serait  placée  en 
tète  du  volume;  et  il  explique,  dans  la  lettre  du 
5  avril,  que  c'est  alors  qu'à  son  insu  de  Latouche 
glissa  dans  la  notice  les  additions  tirées  de  la  Re- 
vue de  Paris.  Or,   dans   l'édition  de  1841,  ainsi 


164  ŒUVRES  D'ANDRH  GIIÈNIER. 

que  dans  tous  les  tirages  successifs  qui  fureiil 
faits  sur  le  cliché  de  cette  édition,  on  reproduis! I 
simplement  la  notice  de  1833,  contre  laquelli' 
M.  de  Chénier  n'avait  élevé,  depuis  six  ans,  au- 
cune réclamation.  Toutes  les  assertions  de  M.  de 
Chénier  ne  reposent  ainsi  que  sur  des  anachro- 
nismes. 

Si  en  effet,  en  1841,  M.  Gabriel  de  Chénier  avail 
eu  de  bonnes  raisons  à  faire  valoir  contre  les 
nouvelles  additions  de  de  Latouche,  qui  dataieiil 
de  1829,  avaient  été  reproduites  dans  la  Vallée 
aux  Loups  et  ensuite  introduites  dans  la  notice 
de  1833,  il  eut  d'autant  plus  facilement  obtenu 
qu'on  revînt  à  l'édition  de  1819,  que  de  Latouche 
ne  fut  pour  rien  dans  la  publication  de  1841.  Et  la 
preuve,  c'est  qu'on  mit  de  côté  son  texte,  qui  était 
le  bon,  qu'il  avait  une  fois  déjà  rétabli  en  1833, 
et  qu'on  adopta  celui  de  1826,  qui  était  le  mau- 
vais. 


§  5.  Éditions  de  1862  et  1872. 

Nous  ne  nous  étendrons  pas  sur  ces  éditions. 
Nous  ne  donnerons  que  quelques  renseignements 
succincts  sur  le  but  que  nous  avons  cherché  à 
atteindre.  Relativement  à  la  biographie,  pensant 
que  la  famille  devait  être  bien  informée,  nous 
avions,  en  1862,  ajouté  foi  à  plusieurs  des  cir- 
constances relatées  par  M.  de  Chénier  dans  sa 
brochure   de  1844j  mais,  mieux   avisé  en   1872, 


OBSERVATIONS  GÉNÉRALES.  165 

nous  avons  dû  rejeter  tous  les  récits  de  M.  G.  de 
Ghénier  parmi  les  fables.  Nous  avions  aperçu  la 
connexion  étroite  qui  existait  entre  la  mort  d'An- 
dré Ghénier  et  la  conspiration  des  prisons;  et  dans 
l'Introduction  des  Œuvres  en  prose,  nous  en  avons 
fourni  les  preuves  au  moyen  de  pièces  inédites  ti- 
rées des  archives,  preuves  que  le  nouvel  éditeur 
nous  a  forcé  de  remettre  ici  sous  les  yeux  du 
lecteur. 

Nous  ne  parlerons  des  notes  que  dans  leur  rela- 
tion avec  le  texte.  Après  avoir  fait  une  étude  at- 
tentive d'André  Ghénier  et  de  ses  différentes  édi- 
tions, nous  étions  arrivés  à  cette  conviction  que 
le  seul  texte  correct  et  acceptable  était  celui  que 
de  Latouche  avait  donné  en  1819;  et  notre  premier 
soin  a  été  de  rejeter  toutes  les  corrections  datant 
de  1826,  corrections,  comme  nous  l'avons  expli- 
qué, absolument  étrangères  à  de  Latouche.  L'étude 
des  œuvres  en  prose  n'a  fait  que  nous  confirmer 
dans  la  persuasion  où  nous  étions  que  de  La- 
touche n'avait  modifié  le  texte  que  là  où  un  de- 
voir impérieux  le  commandait.  G'est  en  effet  le 
seul  éditeur  qui,  avant  notre  édition  de  1872,  ait 
publié  les  articles  d'André  Ghénier  conformément 
au  texte  donné  par  l'auteur  lui-même;  car  là  aussi 
M.  Roliert  avait  introduit  un  grand  nombre  de  fâ- 
cheuses corrections. 

Gependant,  tout  en  reproduisant  fidèlement  le 
texte  de  1819,  nous  avons  fait  disparaître  les  cor- 
rections mêmes  de  de  Latouche  chaque  fois  que 
nous  avons  pu  soit  restituer  la  véritable  leçon  des 
manuscrits,  soit   en  proposer  une   nouvelle  qui 


166  ŒUVRES  D  ANDRE  CIIKxMKP,. 

remplît  les  condilions  philologiques  exigées  de 
tout  éditeur.  D'ailleurs  nous  avons  été  très-so- 
bre de  correelions  de  ce  genre.  M.  G.  de  Glu'- 
nier  a  maintes  fois,  dans  ses  notes,  l'air  de  nou> 
critiquer  à  ce  sujet;  c'est,  on  le  verra,  qu'il  ne  s( 
rend  pas  très-bien  compte  de  ce  que  c'est  qu'un 
texte.  Il  est  assurément  fort  aisé  d'épiloguer  sur 
les  différentes  leçons  adoptées  par  les  éditeurs, 
(juand  on  a  le  manuscrit  sous  les  yeux;  mai> 
quand  on  n'a  qu'un  texte  imprimé  et  qu'il  faut 
reconstituer  le  manuscrit  absent  et  parfois  perdu, 
on  doit  y  regarder  à  deux  fois  avant  de  se  décider 
à  introduire  une  leçon  nouvelle.  La  correction  des 
textes  est  soumise  à  des  règles  fixes,  (|ui  ne  dépen- 
dent pas  seulement  du  goût,  mais  qui  font  partie 
de  la  science  philologique,  science  difficile  et  déli- 
cate, où  le  pire  des  défauts  est  la  témérité. 

Nous  ne  pouvons  nous  étendre  ici  sur  les  con- 
ditions diverses  que  doit  remplir,  pour  être  accep- 
tée, toute  leçon  nouvelle.  Mais  je  voudrais  fournir 
un  exemple  de  la  prudence  qu'il  faut  apporter  en 
pareille  matière.  On  sait  que  depuis  1819  on  lisait, 
dans  un  des  ïambes  composés  à  Saint-Lazare,  ce 
passage  ainsi  imprirné  par  de  Latouche  : 

Quoi  !  nul  ne  restera  pour  attendrir  l'histoire 
Sur  tant  de  justes  massacrés  : 

Pour  consoler  leurs  fds,  leurs  veuves  et  leurs  mères. 

Eh  bien,  en  étudiant  ce  passage  nous  étions  ar- 
rivé à  cette  conviction  que  le  manuscrit  devait  por- 
ter, comme  il  porte  en  effet: 

Pour  consoler  leurs  fils,  leurs  veuves,  leur  mémoire. 


OBSERVATIONS  GKNEUAJ.KS.  167 

Il  aurait  fallu  supposer  une  lacune  de  quatre  vers, 
ce  qui  était  beaucoup;  etl'on  devait  alors  rencon- 
trer quatre  rimes  masculines  enrés,  ce  qui  paraissait 
difficile  à  admettre.  De  plus  nous  nous  rendions 
compte  du  motif  qui  avait  porté  de  Lalouclic  à 
corriger  ce  vers  qu'il  sentait  devoir  attirer  la  cri- 
tique des  puristes  de  1819:  il  avait  voulu  en  efict 
faire  disparaître,  premièrement,  une  faute  gram- 
maticale ,  le  verbe  consoler  ne  voulant  que  des 
noms  de  personnes  pour  complément  direct,  secon- 
dement, une  faute  de  logique,  ses  trois  complé- 
ments présentant  des  idées  disparates.  D'autre 
part  nous  savions,  par  des  exemples  tirés  d'autres 
pièces,  qu'André  Chénier  n'avait  pas  reculé  devant 
ces  deux  fautes.  Cependant  nous  hésitions.  M.  de 
Chénier  doit  penser  que  nous  faisions  bien  des  fa- 
çons avant  d'abandonner  la  mauvaise  leçon  pour 
la  bonne.  Eh  bien,  non-seulement  nous  hésitâmes, 
mais  nous  crûmes  devoir  consulter  Sainte-Beuve. 
Nous  lui  écrivîmes  une  lettre  à  ce  sujet  et  voici  sa 
réponse  : 

«  Cher  monsieur, 
«  Je  suis  dans  le  doute  sur  le  point  en  question,  et  dans 
le  doute  je  crois  qu'il  vaut  mieux  s'en  tenir,  à  l'ancien 
texte.  Je  suis  de  nature  trop  sceptique  et  trop  douteuse 
pour  ne  pas  rester  indéiiniinent  suspendu  entre  les  deux 
versions.  Ainsi  tranchez  vous-même  le  nœud  ou  laissez-le 
dans  sa  difficulté,  j'y  penserais  plus  longtemps  que  je  ne 
rcsolverais  rien. 

«  Tout  à  vous,  Sainte-Beuve*  » 

Le  lecteur  doit  voir  que  modifier  un  texte  im- 
primé n'est  pas  une  petite  affaire.  Les  manuscrits 


168  ŒUVRES  D'ANDRI-";  CHKNIER. 

souvonl  ticnncnL    tant    de  démentis    en   suspens 
])Our  les  éditeurs  téméraires  ou  malavisés  ! 

Nous  en  avons  assez  dit  sur  les  éditions  1862  cA 
1872.  Nous  avons  dégagé  la  discussion  de  bien  dos 
questions  que  nous  n'aurons  plus  à  agiter.  Il  nous 
a  fallu  entrer  dans  de  minimes  détails,  mais  il 
était  impossible  de  faire  autrement.  Les  conclu- 
sions, que  nous  allons  pouvoir  tirer  de  tout  ce 
qui  précède,  éclairciront  et  simplifieront  les  dis- 
cussions subséquentes. 


CHAPITRE  TROISIÈME. 


CONSTITUTION  DU  TEXTE  DE  L'EDITION   1874. 


§  1.  Classement  des  manuscrits 

Lorsque  M.  G  de  Chénier  conçut  le  projet  de 
donner  une  édition  nouvelle  et  complète  des 
OEuvrcs  d'André  Chénier,  son  premier  soin  dut 
être  de  se  munir  d'une  méthode  sûre  et  rigou- 
reuse pouvant  le  guider  dans  l'ensemble  de  son 
travail.  Toutes  les  questions  littéraires  ou  philo- 
logiques qu'il  allait  rencontrer  pouvaient  se  répar- 
tir sous  deux  chefs  principaux  :  premièrement,  le 
classement  des  manuscrits;  secondement,  l'établis- 
sement du  texte. 

Nous  allons  examiner  le  premier  point  dans  ce 
paragraphe;  dans  le  suivant  nous  examinerons  le 
second. 

D'abord  les  manuscrits  se  trouvaient-ils  classés 
suivant  un  ordre  établi  par  l'auteur?  Évidemment 
non.  En  admettant  même  que  cela  eût  été,  les 
connnunicalions  qui  en  avaient  été  faites  par  Ma- 

la 


170  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CIIKXIER. 

rio-Josoph  et  par  M.Daiinou,et  les  triages  succes- 
sifs opérés  en  1819  et  1833  avaient  dû  bouleverser 
cet  ordre  supposé.  Ensuite  un  ordre  quelconque 
avait-il  jamais  présidé  à  la  composition  des  innom- 
"brables  fragments  trouvés  dans  les  portefeuilles 
du  poète?  Ici  encore  on  peut  répondre  non,  avec 
une  pleine  et  entière  certitude.  Il  sufiit,  pour  ré- 
soudre négativement  cette  question-,  de  se  rendre 
compte  exactement  du  caractère  particulier  de 
l'inspiration  dans  André  Chénier. 

Si  l'on  compare  entre  eux  deux  })oëtes  comme 
André  Chénier  et  Lamartine,  par  exemple  ;  et  si 
on  s'en  tient  dans  cette  comparaison  à  ce  qu'elle  a 
d'essentiel,  on  arrive  à  cette  conclusion  que  la 
création  est  la  mise  en  œuvre,  chez  Lamartine, 
d'idées  le  plus  souvent  subjectives,  et  chez  André 
Chénier  d'idées  le  plus  souvent  objectives.  Ainsi 
la  poésie  de  Lamartine  a  plus  généralement  un 
caractère  de  subjcclivil  é  et  la  poésie  d'André  Chénier 
un  caractère  d'objectivité.  L'une  est  le  produit  d'ex- 
citations internes,  et  suit,  dans  ses  développements 
successifs,  les  évolutions  de  l'être  moral;  l'autre 
est  le  résultat  d'excitations  externes,  et  reproduit 
dans  ses  modifications  instantanées,  les  impres- 
sions diverses  et  multiples  qui  naissent  de  l'acti- 
vité intellectuelle.  Cette  distinction  essentielle  (elle 
n'a  rien  d'absolu,  cela  va  de  soii,  qui  existe  entre 
deux  génies  poétiques  d'un  ordre  diiïérent,  doit  se 
retrouver  dans  leurs  manuscrits,  qui  restent  les 
témoignages  écrits  de  leurs  préoccu})ations  morales 
et  intellectuelles. 

Dans  les  manuscrits  de  Lamartine,  on  retrou- 


OBSERVATIONS  GÉNÉRALES.  171 

verait  les  expressions  simples  des  sentiments  géné- 
raux (le  l'àme,  et  en  quelque  sorte  l'histoire  psycho- 
logi({uc  (lu  poète  ;  dans  ceux  d'André  Chénicr  on 
doit  s'attendre  à  rencontrer  l'expression  complexe 
de  tous  les  phénomènes  extérieurs  qui  produisent 
chez  lui  l'excitation  poétique.  Dans  Lamartine  une 
faculté  semble  toujours  éclipser  de  son  éclat  tou- 
tes les  autres:  c'est  le  soleil  qui  éteint  les  astres 
([uand  il  se  lève.  Dans  André  Chénier  toutes  les 
facultés  semblent  être  à  la  fois  en  éveil,  douées 
d'une  égale  sensibilité  et  également  intenses:  c'est 
le  miroir  qui  reflète  instantanément  les  objets- 
qu'on  lui  présente. 

André  Chénier,  qui  se  connaissait,  a  lui-même 
épuisé  les  images  pour  exprimer  cette  action  ré- 
flexe de  son  génie  et  le  don  d'ubiquité  i)oétique 
qu'il  possédait.  C'est  l'image  du  fondeur  : 

....  Vous  avez  vu  sous  la  main  d'un  fondeur 
Ensemble  se  former,  diverses  en  grandeur, 
Trente  cloches  d'airain,  rivales  du  tonnerre.... 

C'est  celle  des  poussins  : 

Ensemble  lentement  tous  couvés  sous  mes  ailes, 
Tous  ensemble  quittant  leurs  coques  maternelles; 

celle  du  statuaire  : 

S'égarant  à  son  gré,  mon  ciseau  vagabond 
Achève  à  ce  poème  ou  les  pieds  ou  le  front, 
Creuse  à  l'autre  les  flancs,  puis  l'abandonne  et  vole 
Travailler  à  cet  autre  ou  la  jambe  ou  l'épaule. 

Ces  mille  projets  sont  encore  les  soldats  d'une 
armée  : 


172  ŒUVRES  D'ANDRÉ  GHÉNIER. 

....  Dans  mon  camp  partout  je  les  rassemble, 
Les  enrôle,  les  suis,  les  pousse  tous  ensemble. 

Or,  mieux  encore  que  ses  comparaisons,  ses  ma- 
nuscrits nous  livrent  le  secret  de  son  procédé 
créateur.  Le  môme  liaiillet  souvent  nous  offrira 
un  fragment  d'élégie,  une  note  pour  son  Hermès, 
une  remarque  pliilologiiiue,  quelques  vers  indi- 
quant un  projet  d'églogue,  une  citation  de  Tibulle, 
etc.  Parfois  les  idées  les  plus  opposées  semblent 
jaillir  de  la  même  source:  là  un  vers  de  Virgile, 
qu'il  enchâssera  dans  ses  bucoliques,  d'un  bond  le 
transporte  dans  le  Nouveau-Monde;  ici,  le  même 
passage  d'Ovide  lui  inspirera  à  la  fois  quelques 
vers  champêtres  et  un  fragment  de  comédie. 

C'est  ce  caractère  divers  et  multiple  des  ma- 
nuscrits que  n'a  pas  du  tout  saisi  le  nouvel  édi- 
teur. A  chaque  instant  il  commet  d'étranges  mé- 
prises; il  assemble  dans  une  même  pièce  les 
fragments  les  plus  disparates.  11  coud  ensemble 
mille  lambeaux,  sans  s'inquiéter  de  leur  forme  ou 
de  leur  nuance,  et  drajje  ainsi  le  noble  poêle  d'un 
ridicule  manteau  d'arlequin.  C'est  une  confusion 
perpétuelle  de  projets,  d'esquisses,  de  fragments 
complètement  étrangers  l'un  à  l'autre.  M.  G.  de 
Chénier  n'a  souvent  même  pas  su  distinguer  l'es- 
quisse du  tableau  achevé  ;  et,  canevas  et  vers,  il 
enchevêtre  tout  l'un  dans  l'autre.  A  chaque  instant 
il  croit  suivi'e  un  guide  sûr,  et  il  s'égare  dans  ce 
poétique  labyrinthe. 

Son  erreur  la  plus  grave  est  d'avoir  tout  cru 
facile,  lorsque  son  travail  d'éditeur  était  semé  à 


OBSERVATIONS  GÉNÉRALES.  173 

chaque  pas  de  difficultés  nouvelles  et  imprévues. 
Il  a  voulu  reconstituer  ce  que  le  poëte  lui-même 
n'avait  pas  constitué.  Il  traite  une  foule  de  frag- 
ments comme  les  parties  d'un  tout,  sans  s'aper- 
cevoir que  c'est  précisément  ce  tout  qui  n'a  jamais 
existé.  André  Ghénier  avait  l'habitude  d'écrire 
souvent  en  tête  des  esquisses,  des  fragments  qu'il 
jetait  sur  le  papier,  une  indication,  un  mot  grec 
abrégé,  qui  lui  permettait  ainsi  de  retrouver  plus 
aisément  à  un  moment  donné  ce  qui  était  destiné 
à  quelque  égloguc,  à  quelque  élégie,  à  tel  ou  tel 
poëme.  Mais  souvent  aussi  il  omet  cette  indica- 
tion; il  change  son  idée,  il  la  transforme;  de  l'une 
il  passe  à  l'autre;  de  ce  projet  d'idylle  naît  un 
fragment  de  poëme.  Et  puis  l'impression  du  poëte 
est  mobile  :  telle  pièce  qui  est  une  idylle  aujour- 
d'hui deviendra  demain  une  élégie.  L'éditeur 
croit  constamment  simple  ce  qui  est  complexe. 
Avant  de  remplir  sa  tâche,  il  ne  s'est  pas  assuré 
de  la  valeur  réelle  et  de  la  signification  exacte  de 
ces  mots  abrégés  que  présentent  les  manuscrits. 
Il  ne  s'est  pas  demandé  s'ils  avaient  une  valeur 
absolue,  et  si,  dans  bien  des  cas,  ce  n'était  pas  une 
précaution  plutôt  qu'une  indication  certaine  ;  et 
surtout  il  ne  s'est  pas  rendu  maître  de  leur  véri- 
table sens.  Sa  méprise  la  plus  fréquente  est  de 
prendre  au  singulier  et  au  particulier  ce  qui  doit 
être  pris  au  pluriel  et  au  général.  C'est  ainsi,  par 
exemple,  que  les  syllabes  abrégées  poux,  ou  ïÀsy. 
ne  veulent  nullement  signifier,  dans  la  plupart 
des  cas,  pouy.oXtaaudç  OU  sXeyo:,  c'est-à-dire  :  ceci  est 
une  églogue,  ceci  est  une  élégie;  mais  [îou/.oAixâ  ou 

15.     , 


174  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉXIER. 

tkîyot,   c'est-à-dire  :  ceci  est  à  mettre  dans  mes 
églogues,  ceci  est  à  mettre  dans  mes  élégies. 

Nous  verrons  en  leur  lieu  les  étranges  explica- 
tions que  le  nouvel  éditeur  nous  donne  de  cerlai- 
nes  abrévialions,  et  qu'il  répète  résolument  à  cin(| 
ou  six  reprises  différentes;  car  ce  qui  esl  remar- 
quable c'est  la  perpétuelle  assurance  de  l'annota- 
tion: jamais  de  doute,  jamais  d'hésitation  ;  les  as- 
sertions les  plus  incohérentes  ou  les  plus  erronées 
nous  sont  toujours  données  sur  le  ton  de  la  plus 
complète  affirmation.  Cette  prétention  à  tout  ex- 
pliquer n'est  malheureusement  pas  fondée  :  quel 
que  soit  le  soin,  l'habileté,  la  sagacité,  la  science 
des  éditeurs  futurs  d'André  Ghénier,  ils  devront 
s'attendre  à  rencontrer  à  chaque  pas  des  problè- 
mes insolubles,  à  dresser  et  redresser  maintes  fois 
l'échafaudage  de  leurs  conjectures;  et,  dans  bien 
des  cas,  ils  feront  sagement  de  se  maintenir  dans 
un  doute  prudent. 

Mais  au  sujet  des  mots  grecs  abrégés,  dont  nous 
venons  de  parler,  il  serait  important  de  savoir  si 
le  nouvel  éditeur  s'est  toujours  piqué  d'une  rigou- 
reuse exactitude;  si,  en  d'autres  termes,  il  ne  les 
a  pas  fait  figurer,  de  sa  propre  autorité,  là  où  le 
poëte  ne  les  avait  pas  employés.  Par  exemple, 
toutes  les  élégies  ou  à  peu  près,  dans  son  recueil, 
portent  en  tête  cette  syllabe  IXsy.  ;  or,  il  y  a  au 
moins  trente-neuf  de  ces  pièces  dont  il  n'a  pas  le 
manuscrit,  puisqu'elles  appartiennent  au  groupe 
L.  Une  explication  à  ce  sujet  eût  été  nécessaire. 
Bien  plus,  parmi  ces  pièces  il  y  en  a  une,  c'est  la 
première,  dont  le  manuscrit  est  dans  les  mains  de 


OBSERVATIONS  GÉNÉRALES.  17^ 

M.  P.  Lacroix  :  or,  ce  manuscrit  ne  porte  pas  l'a- 
bréviation grecque  eXey.  que  l'éditeur  a  placée  en 
léte;  on  y  lit  la  mention  5  a  Fondât,  et  au-dessous 
en  français,  le  mot  élégie.  Si  M.  de  Chénier  igno- 
rait ce  que  portait  le  manuscrit  de  cette  pièce,  il 
aurait  dû  ne  rien  mettre  du  tout;  car  cette  inexac- 
titude peut  faire  soupçonner  qu'il  a,  sans  plus  de 
raison,  placé  cette  syllabe  lÀsy.  ou  la  syllabe  poux. 
en  tête  de  toutes  les  pièces  du  groupe  L,  dont  il 
n'a  pas  le  manuscrit,  et  qui  compose  la  partie  la 
plus  considérable  et  la  plus  imi)ortante  de  l'œuvre 
d'André  Gliénier. 

Dans  d'autres  cas  l'éditeur,  au  contraire,  a  omis 
les  indications  portées  sur  les  manuscrits,  préci- 
sément quand  elles  étaient  essentielles,  et  alors 
qu'il  eût  été  utile  de  pénétrer  la  pensée  intime  du 
poète.  Enfin  il  est  des  notes,  un  simple  détail  re- 
cueilli dans  un  auteur  ancien,  qu'il  a  transformées 
en  élégie  ou  en  égiogue,  ou  même  dont  il  a  fait 
des  poèmes,  se  méprenant  complètement  sur  la 
signification  restreinte  qu'André  donne  à  ce  mot. 
Parmi  ces  poèmes,  parmi  les  églogues,  parmi  les. 
odes^  parmi  les  ïambes^  il  a  fait  figurer  des  pièces 
qui  sont  des  fragments  de  tragédie  ou  de  comé- 
die. Nous  relèverons,  dans  l'examen  des  œuvres, 
toutes  ces  erreurs,  en  nous  attachant  surtout  à 
celles  qui  peuvent  être  l'occasion  d'une  remarque 
nécessaire  à  l'éclaircissement  des  desseins  du 
poète.  Pour  le  moment,  nous  tirerons  de  ce  qui 
précède  les  conclusions  suivantes  : 

Premièrement,  M.  G.  de  Chénier  a  placé  en  tête 
de  quelques  pièces  des  indications  que  le  manu- 


176  (EU VUES  D'ANDRÉ  CIIKXIER. 

scrit  ne  porte  pas,  et  réciproquement  il  a  omis, 
dans  d'autres  endroits,  des  indications  néces- 
saires. 

Deuxièmement,  il  n'a  i)as  eu  le  soin,  avant  de 
mettre  en  œuvre  les  matériaux  de  son  édition,  do 
déterminer  exactement  la  significalion  des  mois 
grecs  portés  en  abrégé  sur  les  manuscrits. 

Troisièmement,  il  a  joint  ensembledes  fragments 
qui  n'ont  aucun  rapport  les  uns  avec  les  autres  et 
qui  s'étonnent  de  se  trouver  réunis. 

Quatrièmement,  en  des  cas  nombreux  il  s'est 
tronqué  sur  le  genre  des  pièces  et  les  a  mal  répar- 
ties dans  les  différentes  parties  de  son  édition. 

Nous  allons  examiner  maintenant  la  seconde 
question,  celle  qui  se  rapporte  à  l'établissement 
du  texte. 


§  2.  Établissement  du  texte. 

Toutes  les  poésies  d'André  Ghénier,  pièces  com- 
plètes, fragments,  projets  et  notes,  étant  bien  ou 
mal  classées,  quelle  méthode  devait  suivre  l'édi- 
teur dans  l'établissement  du  texte?  Il  suffit,  pour 
répondre  à  cette  question,  d'examiner  les  maté- 
riaux qui  se  trouvaient  à  sa  disposition.  Toutes 
les  pièces  se  répartissent  en  deux  classes,  celles 
dont  il  possède  les  manuscrits  ot  celles  dont  les 
manuscrits  ne  sont  plus  entre  ses  mains.  Toutes 
les  pièces  de  la  deuxième  classe  sont  celles  qui 
ont  formé  en  1819  le  groupe  L.  Toutes  les  pièces 
de  la  première  classe  sont  celles  qui,  en  1819,  en 


OBSERVATIONS  GENERALES.  177 

1833,  en  1839,  ont  formé  les  groupes  LS%  LS',  G, 
et  Sainte-Beuve,  auxquels  on  pourrait  joindre  le 
groupe  Egger,  entré  dans  l'édition  de  1872.  Ces 
différents  groupes  peuvent  être  réunis  ici  sous 
l'appellation  générale  de  groupe  Ch,  ou  groupe 
Cliénier. 

Comment  donc  l'éditeur  devait-il  traiter  le  groupe 
Ch,  dont  les  manuscrits  sont  entre  ses  mains,  et  le 
groupe  L,  dont  les  manuscrits,  restés  en  la  pos- 
session de  de  Latouche,  sont  aujourd'hui  égarés, 
sinon  perdus? 

I.  Groupe  Ch.  — Trois  cas  devaient  se  présenter: 

Le  premier  est  celui  où  le  manuscrit  ofîre  une 
rature,  sans  que  la  correction  indiquée  ait  été 
exécutée.  Dans  ce  cas  très-simple,  l'expression 
raturée  devait  être  reprise  et  le  lecteur  averti. 
Nous  pensons  que  l'éditeur  s'est  conformé  à  cet  le 
règle. 

Le  deuxième  est  celui  où  le  manuscrit  présente 
une  rature  et  la  correction  faite  par  le  poète.  Dans 
ce  cas,  la  correction  seule  devait  être  admise  ;  et, 
dans  quelques  circonstances  seulement,  l'expres- 
sion rejetée  pouvait  être  indiquée  en  note,  lors- 
qu'elle offrait  l'occasion  d'une  remarque  instructive 
ou  intéressante.  Nous  n'avons  pas  de  raison  de 
supposer  que  l'éditeur  s'est  départi  de  cette  mé- 
thode. A  ce  cas  se  rattache  celui  d'une  surcharge: 
le  mot  surchargé  devait  être  laissé  de  côté  et  la 
surcharge  seule  acceptée.  L'étude  du  fac-similé 
nous  fait  penser  que  l'éditeur  n'a  pas  porté  une 
attention  suffisante  sur  ce  point. 

Le  troisième  est  celui  où  un  ou  plusieurs  mois 


178  ŒUVRES  D'ANDRI':  CIIKNIER. 

ont  été  placés  par  le  poëlc  au-dessus  ou  au-des- 
sous d'un  ou  plusieurs  mois  non  raturés.  C'est  ce 
que  l'on  appelle  plus  particulièrement  des  varian- 
les.  Le  parti  que  l'on  doit  pnMidrc,  relativement 
aux  variantes,  dépend  des  habitudes  générales  dr 
l'écrivain  et  du  genre  d'ouvrage  que  l'on  considèiv. 
Dans  une  œuvre  de  déductions  morales  ou  philo- 
sophiques, c'est-à-dire  du  genre  démonstratil",  It- 
variantes  souvent  accumulées  dans   les    marges 
d'un  manuscrit  peuvent  n'être  que  les  faces  diver- 
ses d'un  môme  problème,  des  façons  dilïërentes  de 
présenter  un   môme  raisonnement,  des  preu\e> 
secondaires  qui  appuient  une  solution.  D'autres 
fois  on  se  trouve  aux  prises  avec  des  traces  mani- 
festes d'hésitation  et  de  doute.  Ce  sont  là  de  gra- 
ves difficultés,  atténuées  par  cette  réflexion  que, 
quel  que  soit  le  texte  adopté,  toutes  les  variantes 
placées  dans  les  notes  viennent  appuyer  efficace- 
ment la  démonstration  et  s'imposer  également  à 
l'attention  du  lecteur.  Il  n'en  est  pas  de  même  du 
texte  d'un  poëte.  Il  faut  qu'il  soit  établi  d'une  ma- 
nière fixe,  invariable;  c'est  sous  une  forme  unique, 
bien  détermhiée  une  fois  pour  toutes,  qu'un  vers 
se  grave  dans  la  mémoire  et  traverse  les  âges  jjer 
ora  virûm.  Les  variantes  n'attirent  qu'un  instant 
l'attention,  même  des  esprits  lettrés  et  curieux  : 
la  poésie  s'indigne  de  toutes  les  entraves  dont  on 
paralyse  ses  mouvements;  d'un,  coup  d'aile  elle 
brise  ses  liens  et  s'échappe  vers  le  ciel  libre. 

Devant  ces  considérations  supérieures,  l'éditeur 
d'un  ouvrage  en  vers  doit  donc  s'attacher  à  décou- 
vrir quelles  sont  les  habitudes  de  travail  du  poëte, 


OBSERVATIONS  GÉNÉRALES,  179 

la  manière  rapide  ou  lente,  légère  ou  rélléchic 
dont  il  manifeste  sa  pensée,  et  se  tracer  ensuite 
une  règle  déterminée,  dont  l'adoption  lui  évitera 
de  se  décider  suivant  son  goût  personnel,  qui  ne 
doit  pas  faire  loi.  Il  s'agit  ici  d'André  Chénier.  Ses 
manuscrits,  très-peu  surchargés  de  ratures,  attes- 
tent qu'il  avait  l'inspiration  sûre  en  même  temps 
que  rai)ide.  et  qu'il  se  décidait  presque  toujours 
par  réilcxion  i)lutôt  que  par  entraînement.  Il  faut 
admettre,  par  conséquent,  que  chaque  fois  qu'un 
ou  plusieurs  mots  sont  placés  au-dessus  ou  au- 
dessous  d'un  ou  plusieurs  mots  non  raturés,  ceux- 
ci,  quoique  non  répudiés  par  l'auteur,  sont  le  ré- 
sultat de  la  première  forme  donnée  à  la  pensée  , 
tandis  que  ceux-là  restent  le  témoignage  certain 
d'une  nouvelle  forme,  mieux  appropriée  au  des- 
sein toujours  très-arrété  du  poète.  Il  faut  donc 
adopter  pour  règle  fixe  de  rejeter  la  premicrt; 
forme  parmi  les  variantes,  et  d'admettre  dans  le 
texte  la  seconde  forme  seule  qui  est  la  correction. 
M.  G.  de  Chénier  ne  paraît  pas  avoir  senti  la  né- 
cessité de  toujours  se  régler  sur  une  méthode  bien 
déterminée  à  l'avance;  et  dans  le  cas  que  nous 
examinons  ici,  il  a  introduit  dans  son  texte  tantôt 
la  première  forme,  tantôt  la  seconde.  L'examen  du 
fac-similé  nous  montrera  que  sous  ce  rapport  son 
texte  est  loin  d'être  irréprochable;  nous  verrons 
en  effet  que  dans  la  même  pièce  il  a  employé,  sans 
nécessité  justifiée,  deux  méthodes  contradictoires. 
II.  Groupe L. — L'avantage  incontestable  qu'avait 
M.  de  Chénier,  par  rapport  aux  pièces  du  groupe 
Ch,  il  le  perd  dès  qu'il  s'agit  de  pièces  apparto- 


180  ŒUVRES   D'ANDRK  CIIÉNIER. 

nant  au  groupe  L.  CommciiL  a-t-il  procédé?  C'osI 
co  quo,  nous  allons  oxaminor. 

Jusqu'en  1862,  il  existait  deux  textes  des  poésir •-. 
d'André  Chénier,  celui  de  1819  ro[)ro(luil  en  1833, 
et  celui  de  1826  rei)ris  en  1841  ;  le  premier  donné 
par  de  Latouche  et  le  seul  établi  sur  les  manu- 
scrits eux-mêmes,  le  second  donné  par  M.  Roberl 
et  corrigé  sans  aulorilé  selon  le  goût  personnel  de 
l'éditeur.  Donc  le  seul  texte  qui  puisse  être  accejjté 
est  celui  de  l'édition  de  1819,  c'est-à-dire  celui  de 
de  Latouche.  C'est  ce  que  nous  avions  établi  en 
1862,  rejetant  alors,  comme  en  1872,  toutes  les  al- 
térations dues  à  M.  Robert.  C'était  là,  nécessaire- 
ment, le  point  de  départ  de  l'éditeur  de  1874.  Il 
pouvait  même  bénéficier  de  ce  travail  d'épuration, 
accompli  avant  le  sien,  pour  alléger  considérable- 
ment ses  notes  :  après  un  mot  d'avertissement 
donné  au  public,  il  pouvait  en  efîet  rejeter  d'un 
bloc  toutes  les  corrections  de  1826  et  de  1841  et 
n'en  tenir  aucun  com})te.  Au  lieu  de  cela  qu'a-t-il 
fait?  Il  a  partout  relevé  les  leçons  dues  à  M.  Ro- 
berl, tout  en  commettant  de  fort  nombreux  ana- 
chronismes,  et  les  a  toutes  attribuées  inconsidé- 
rément à  M.  de  Latouche.  Ou  M.  G.  de  Chénier 
n'a  pas  pris  la  peine  de  donner  un  instant 
d'attention  aux  éditions  antérieures  à  la  sienne, 
ou  c'est  en  connaissance  de  cause  qu'il  a  chargé 
la  conscience  de  de  Latouche  de  tous  les  méfaits 
auxquels  celui-ci  est  resté  étranger. 

Quoi  (ju'il  en  soit,  étant  forcément  ramené, 
l)Our  le  groupe  L,  au  texte  de  1819,  l'a-t-il  repro- 
duit exactement?  Dans   quels  cas  })ouvait-il  lui 


OBSERVATIONS  GÉNÉRALES.  181 

faire  subir  des  corrections?  Examinons'  d'abord 
cette  seconde  question. 

Relativement  aux  pièces  pour  lesquelles  il  ne 
possédait  aucun  document,  il  se  trouvait  dans  la 
position  d'un  éditeur  quelconque,  à  qui  il  est  loi- 
sible d'introduire  une  correction  dans  un  texte  en 
exposant  ses  motifs  et  toujours  sauf  recours  aux 
manuscrits.  Il  avait  cependant  cet  avantage  de 
posséder  des  traditions  de  famille  et  peut-être  des 
souvenirs  personnels.  Il  est  certain  que  lorsque 
M.  de  Chénier  affirmera  que  tel  passage  est  altéré 
et  qu'il  a  conservé  la  mémoire  du  texte  exact,  son 
affirmation  pourra  peut-être  ne  pas  être  acceptée 
aveuglément,  mais  devra  être  prise  en  très-grande 
considération. 

Mais  il  est  d'autres  pièces  de  ce  même  groupe  L, 
auxquelles  il  impose  des  corrections  au  moyen  de 
documents  sur  lesquels  il  ne  s'explique  pas  avec 
une  clarté  sufffisante,  nous  voulons  parler  de  ce 
qu'il  appelle  les  premières  minutes,   celles  (dit-il 
dans  sa  lettre  du  31  mars)  qui  contiennent  V indi- 
cation des  sources  antiques  oic  André  a  puisé.  Si 
André  Chénier  lui-même  avait  écrit  de  sa  propre 
main   deux  manuscrits  de  la   même   pièce,  l'un 
pourrait  s'appeler  la  première  minute,  l'autre  la 
seconde.  Dans  ce  cas  il  serait  plus  simple  à  M.  de 
Chénier  de  donner  le  nom  de  manuscrit  à  la  pièce 
autographe  qu'il  aurait  dans  les  mains.  Mais  il 
n'en  est  pas  ainsi.  Il  n'existe  pas  de  pièces  dont 
André  Chénier  ait  laissé  une  double  copie  auto- 
graphe. Ce  que  M.  G.  de  Chénier  appelle  la  première 
minute^  improprement,  c'est  uniquement  le  manu- 

16 


182  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CIIÉNIER. 

scrit  de  ce  qu'on  peut  appeler  indifféremment  le 
projet,  l'ébauche,  l'esquisse,  le  canevas  de  telle  ou 
telle  pièce.   Ce  manuscrit  est  absolument  distinct 
du  manuscrit  de  la  pièce  terminée  ;  il  existe  en- 
tre eux  la  même  différence  qu'entre  l'esquisse  d'un 
peintre  et  le  tableau.  Le  manuscrit  de  l'ébauche 
sera   un  document  qu'on  pourra  invoquer  pour 
corriger  un  passage  supposé  modifié  par  de  La- 
touche,  mais  il  ne  pourra  faire  loi,  même  quand 
il  contiendra  des  vers  reproduits  dans  la  pièce 
terminée,  puisqu'il  est   admissible  que  le  poète 
lui-même  a  pu  faire  des  changements  en  exécutant 
son  esquisse.  Ce  que  M.  G.  de  Chénier  appelle  les 
jjremières  minutes  ne  seront  donc  que  des  docu- 
ments à  l'appui  des  corrections  qu'il  proposera. 
Jusqu'à  ce  qu'on  ait  retrouvé  les  manuscrits  du 
groupe  L,  le  texte  de  1819,  dans  la  plupart  des  cas, 
sera  le  seul  qui  puisse  et  doive  faire  loi. 

Mais  ce  texte,  l'éditeur  l'a-t-il  fidèlement  re- 
produit, en  dehors  des  cas  où  il  faisait  œuvre  de 
critique  en  proposant  et  en  discutant  une  correc- 
tion? Non;  là  encore,  il  n'a  apporté  aucune  mé- 
thode, il  n'a  soumis  son  travail  à  aucune  règle 
fixe.  A  chaque  instant,  non-seulement  il  s'écarte 
du  texte  de  1819  sans  en  avertir  le  lecteur,  mais 
aussi  sans  s'en  apercevoir  lui-même.  Il  ne  s'est  pas 
donné  la  peine,  ou  il  a  dédaigné,  de  jeter  un  coup- 
d'œil  sur  les  éditions  antérieures  et  de  les  étudier 
au  point  de  vue  de  son  texte  ;  de  telle  sorte  qu'à 
chaque  instant  il  prend  pour  point  de  départ  le 
mauvais  texte  de  1826  reproduit  en  1841.  Sans 
doute  il  pourrait  être  tenté  de  nier  ce  fait;  mal- 


OBSERVATIONS  GÉNÉRALES.  183 

heureusement  il  en  existe  des  preuves.  C'est  ainsi 
que  nous  lui  prouverons  qu'il  s'est  servi  d'une 
édition  datée  de  1858  ou  des  années  voisines.  En 
effet,  dans  une  pièce,  il  a  sans  s'en  apercevoir  omis 
un  vers%  disparu  par  mégarde  pendant  l'impres- 
sion de  l'édition  de  1858  que  nous  avons  sous  les 
yeux.  Nous  n'avions  pas  cru  devoir,  en  1862  ou  en 
1872,  relever  ce  détail,  puisque  ce  n'était  qu'une 
omission  fortuite,  résultat  d'un  accident  survenu 
au  cliché.  Mais  cette  faute  d'impression  devient 
ici  l'indice  du  peu  de  soin  et  du  peu  d'esprit 
critique  qu'a  déployés  M.  G.  de  Chénier  dans 
l'établissement  de  son  texte. 

Nous  pourrons  donc  tirer  de  ce  qui  précède  les 
conclusions  suivantes  : 

Premièrement,  le  texte  donné  par  M.  de  Chénier 
de  toutes  les  pièces  dont  il  possède  le  manuscrit 
doit  être  accepté,  sauf  erreur  de  lecture,  par  con- 
séquent sauf  recours  au  manuscrit,  hormis  dans  le 
cas  spécifié  dans  la  conclusion  suivante. 

Secondement,  chaque  fois  que  le  manuscrit  pré- 
sente une  surcharge  ou  deux  expressions  dont 
l'une  n'exclut  pas  l'autre  au  moyen  d'une  rature, 
le  texte  de  M.  de  Chénier  doit  être  considéré 
comme  douteux,  puisque  dans  ces  deux  cas  il  ne 
s'est  pas  soumis  à  l'observation  d'une  règle  fixe. 
Troisièmement,  toutes  les  notes  dans  lesquelles 
M.  G.  de  Chénier  a  accusé  de  Latouche,  qu'il  ap- 
pelle le  premier  éditeur^  d'avoir  altéré  le  texte  en 

1.  Dans  la  XIX«  élégie  (III,  p.  49)  : 

Les  marchands  de  Damas  me  guidaient  vers  l'Euphrate. 


13'i  ŒUVRES  D'ANDP.K  rjIKXIER. 

1826  et  1839,  sont  absolument  erronées,  et  doivent 
être  impitoyablement  rejetées  comme  nulles  et 
non  avenues.  C'est  une  partie  de  son  annotation, 
la  plus  considérable  peut-être,  qu'il  faut  biffer  d'un 
trait. 

Quatrièmement,  M.  G.  de  Chénier  est  sans  auto- 
rité, sauf  les  cas  spéciaux,  pour  corriger  le  texte 
de  1819,  le  seul  qui,  pour  les  pièces  du  groupe  L, 
ait  été  établi  sur  les  manuscrits. 

Cinquièmement,  M.  G.  de  Chénier  a,  dans  beau- 
coup de  pièces  appartenant  au  groupe  L,  pris  pour 
point  de  départ  le  texte  fautif  de  1826  et  de  1841, 
et  dénaturé  en  plus  d'un  passage  la  pensée  du 
poète. 

Sixièmement,  l'examen  du  fac-similé  pourra  faire 
supposer  que  M.  de  Chénier  a  dû  commettre  de 
nombreuses  inadvertances  dans  la  lecture  des  ma- 
nuscrits. 

Ayant  ainsi  allégé  l'examen  des  œuvres  de  tou- 
tes les  questions  générales  qui  pouvaient  se  pré- 
senter, et  qui  d'ailleurs  demandaient  à  être  discu- 
tées séparément,  nous  allons  aborder  la  seconde 
partie  de  notre  tâche.  A  chaque  pas  nous  trouve- 
rons les  preuves  de  ce  que  nous  avons  avancé 
dans  ces  observations  générales;  cet  examen  sera 
d'ailleurs  pour  nous  l'occasion  d'expliquer  quel- 
ques passages  obscurs  et  quelques  pièces  défigu- 
rées par  le  nouvel  éditeur.  Le  lecteur  y  trouvera 
encore  quelques  aperçus  nouveaux  sur  certaines 
parties  de  l'œuvre  d'André  Chénier. 


EXAMEN  DES  ŒUYRES. 


CHAPITRE  PREMIER. 

LES    BUCOLIQUES. 

Remarques     préliminaires. 

Les  Bucoliques  ou  Poésies  pastorales  occupent 
entièrement  le  premier  volume  de  la  nouvelle  édi- 
tion. On  ne  peut  se  défendre  en  le  parcourant 
d'éprouver  le  sentiment  que  ressentit  de  Latouche 
en  feuilletant  les  manuscrits.  Hormis  V Aveugle,  le 
Mendiant,  le  Malade,  la  Liberté,  VOaristys,  tout 
n'est  que  fragments,  projets  et  notes.  Quelques 
canevas  en  prose  sont  suffisamment  arrêtés  pour 
qu'on  puisse  se  former  une  idée  exacte  du  dessein 
du  poëte  ;  mais  les  innombrables  morceaux  en 
vers,  qui  semblent  les  fragments  brisés  de  bas- 
reliefs  antiques,  sont  et  restent  sans  place  défini- 
tive. C'est  une  étrange  illusion  de  l'éditeur  de 
s'imaginer  pouvoir  retrouver  le  lien  qui  les  rat- 
tache les   uns   aux  autres.  Pour  la  plupart  des 

16. 


186  a-]uvRES  d'andri';  ciikxier. 

pièces,  où  M.  G.  de  Chénier  a  cm  pouvoir  former 
un  tout  de  plusieurs  lambeaux  disparates,  il  fau- 
dra s'armer  de  ciseaux  et  séparer  de  nouveau  et 
à  jamais  ces  rraf,aiients  qui  sont  sans  rapport  les 
uns  avec  les  autres.  C'est  le  meilleur  service  qu'on 
puisse  rendre  à  A.  Chénier. 

Quant  à  cette  division  barbare  en  é(jlo(j\u\<  el  en 
idylles^  elle  ne  pourra  jamais  exister  Cjuc  dans 
l'imagination  de  l'éditeur.  Il  n'y  a  aucune  diffé- 
rence fondamentale  entre  une  églogue  et  une 
idylle.  Le  premier  de  ces  deux  mots  signifie  choix, 
extrait,  et  le  second  petit  tableau.  Mais  ni  l'un  ni 
l'autre  ne  portent  en  eux  l'idée  d'une  poésie  pas- 
torale, plutôt  qu'héroïque,  que  lyrique,  qu'élé- 
giaque.  Les  grammairiens  modernes  ont  voulu 
établir  une  distinction  entre  ces  deux  mots,  mais 
elle  est  vaine  et  toute  de  convention.  En  définitive, 
quand  nous  nous  servons  d'un  de  ces  mots,  nous 
transportons  dans  notre  langue  une  expression 
grecque  ou  latine  ;  mais  si  nous  voulions  ne  nous 
servir  que  d'un  mot  français,  emprunté  au  lan- 
gage vulgaire,  et  qui  rendît  exactement  les  deux 
mots  d'églogue  et  d'idylle,  nous  ne  pourrions  en 
choisir  un  meilleur  que  celui  de  morceau  ou  pièce. 
Les  mots  églogue  et  idylle  n'avaient  point  pour  les 
anciens  d'autre  signification.  Pour  nous ,  nous 
dirions  également  très -bien,  en  parlant  d'un  re- 
cueil de  vers,  une  pièce  lyrique,  une  pièce  élé- 
giaque,  une  pièce  pastorale,  une  piièce  comique  : 
c'est  l'adjectif  seul  qui  ajoute  à  ce  mot  une  idée 
particulière.    Pour  les  Grecs,  les  expressions  twv 

Toîi  ©eoxpixou  BouxoXixcov  EtSûXXtov  a'  y)  eiÔuXXiov  p',  siglîi- 


LES  BUCOLIQUES.  187 

fiaient  simplement:  la  pièce  i  ou  la  pièce  ii  des 
Bucoliques,  de  Théocrite.  Et  le  mot  cglogue,  quand 
il  s'agit  des  Bucoliques  de  Virgile,  n'a  pas  d'autre 
sens.  Ce  sont  uniquement  les  ouvrages  de  ces 
deux  poètes,  qui,  aux  yeux  des  modernes,  ont  par- 
ticulièrement rattaché  les  mots  églogue  et  idylle 
à  la  poésie  champêtre  et  pastorale.  La  distinction 
qu'a  voulu  établir  M.  de  Chénier  entre  ces  deux 
mots  n'est  pas  heureuse,  et  le  poète  méritait  d'être 
mieux  compris.  Ce  qu'André  Chénier  a  désigné  par 
l'expression  de  Idylle  maritime  (page  188)  est  une 
églogue,  une  idylle,  ou  simplement  une  pièce  de 
ses  Bucoliques  maritimes,  dont  il  parle  autre  part 
(page  129). 

Donc,  le  titre  général  de  toutes  les  poésies  ren- 
fermées dans  ce  volume  devra  être  :  Chants  buco- 
liques, ou  simplement  Bucoliques  ;  et  chaque  pièce 
pourra  porter  indifféremment  le  titre  d'églogiœ  ou 
d'idylle,  et  ce  dernier  semble  préférable.  Malheu- 
reusement la  plupart  de  ces  idylles  sont  à  l'état 
fragmentaire.  Il  sera  donc  nécessaire  de  com- 
prendre sous  le  titre  d'Idylles  les  pièces  terminées 
et  celles  dont  on  peut  saisir  le  plan  général,  et  de 
rassembler  tous  les  morceaux,  dont  la  place  est 
incertaine  ou  inconnue,  sous  le  titre  de  Fragments 
d'idylles.  Mais,  nous  répéterons  ce  que  nous  avons 
dit  en  1872,  tout  classement  sera  toujours  factice. 
Celui  qui  sera  le  plus  clair  sera  le  meilleur.  Et  l'on 
peut  se  demander  s'il  ne  serait  pas  utile  d'intro- 
duire des  divisions.  Le  mot  de  Bucoliques,  en  effet, 
s'applique  seulement  à  la  nature  des  lieux  où  se 
passe  la  scène,  au  décor,  et  à  la  condition  des  per- 


188  ŒUVRES  DANDRK  fJIKXIER. 

sonnages;  mais  ce  monde  héroïque  et  chanipôLre, 
ce  peuple  d'une  Arcadie  idéale  est  susceptible  d'é- 
prouver tous  les  sentiments  et  de  les  exprimer 
sous  toutes  les  formes.  En  d'autres  termes,  la 
poésie  pastorale  comprend  tous  les  genres  :  le 
drame,  la  comédie,  le  pocme,  rélcgic,  la  satire, 
l'épigramme.'Par  exemple:  la  Jeune  Tarentine  de- 
vait sans  doute  entrer  dans  une  composition  plus 
considérable,  et  le  poëte  l'aurait  placée  dans  la 
bouche  d'un  des  personnages  de  ses  idylles;  mais 
cette  idylle  n'a  point  été  faite,  ni  même  indiquée, 
et  cette  pièce  reste  une  admirable  et  touchante 
élégie.  Les  épigrammes  qu'André  a  traduites  de 
Léonidas,  d'Événus  de  Paros,  sont  aussi  des  frag- 
ments d'un  tout  qui  n'a  jamais  été  constitué;  et 
elles  sont  ainsi  restées  de  simples  épigrammes  et 
peuvent  être  réunies  sous  ce  titre.  D'ailleurs,  un 
autre  classement  serait  peut  être  préférable  ;  nous 
en  reparlerons  quand  nous  aurons  achevé  l'étude 
de  ce  premier  volume.  En  tous  cas,  ni  l'ordre  des 
pièces,  ni  le  classement  des  fragments,  tels  qu'ils 
ont  été  établis  dans  la  nouvelle  édition  ne  peuvent 
être  conservés.;  ils  dénotent  chez  l'éditeur  l'ab- 
sence de  tout  esprit  critique.  Quant  au  texte,  il  a 
été  très-négligemment  établi  ;  et  le  volume  se  ter- 
mine par  trois  pages  cVernUa,  dont  un  gTv.nd 
nombre  laisse  l'esprit  du  lecteur  fort  perplexe. 

Après  ces  quelques  remarques  préliminaires, 
nous  allons  aborder  l'examen  des  dilïérentes  pièces 
dont  se  compose  ce  premier  volume. 


LES  BUCOLIQUES. 


Examen  des  églogues. 


I.  L'Aveugle.  —  La  pièce  est  précédée  de  l'es- 
quisse tracée  en  quelques  lignes,  qui,  si  ce  petit 
poëme  avait  été  perdu,  n'auraieni  pas  laissé  soup- 
çonner l'ampleur  de  ses  proportions  et  la  richesse 
des  détails.  Cette  courte  esquisse  porte  en  tête  la 
syllabe  [ioux.,  c'est-à-dire  ^ouxoXua,  «  à  mettre  dans 
mes  Bucoliques.  »  Sans  doute,  quand  une  pièce  est 
achevée,  cette  syllabe  poux,  peut  s'expliquer  par 
pou/.oXia(7_u.O(;,  cliant  bucolique,  mais  il  faut  faire  at- 
tention que  le  poëte  la  place  sur  son  manuscrit 
précisément  quand  un  sujet  lui  vient  à  l'esprit, 
uniquement  pour  éviter  que  le  manuscrit  aille 
se  confondre  avec  ceux  qui  contiennent  des  idées 
et  des  fragments  relatifs  à  V Hermès,  à  VArné- 
rique,  etc. 

Cette  esquisse  contient  deux  vers,  et  il  est  à  re- 
marquer qu'un  seul  des  deux,  le  premier,  est 
passé  dans  la  pièce  achevée.  Cela  prouve  que  les 
canevas  mélangés  de  vers  conservés  par  M.  de 
Chénier  ne  seront  pas  une  autorité  suffisante  pour 
modifier  le  texte  de  toutes  les  pièces  appartenant 
au  groupe  L. 

M.  de  Chénier  a  oublié  de  nous  dire  précisément 
ce  que  c'est  que  la  première  minute  dont  il  parle. 
Jusqu'à  preuve  du  contraire,  nous  penserons  qu'il 
n'a  entre  les  mains  que  le  petit  projet  en  prose 
qui  est  en  tête  et  un  fragment  de  la  fin,  qui  est  un 
morceau  rapporté  comme  nous  le  verrons.  Il  a 
tout  uniment  repris,  avec  raison,  le  texte  de  1819, 


190  ŒUVRKS  D  AXDRK  CIIKNIEH. 

en  lui  faisant  subir  quelques  correclions,  dont  les 
plus  importantes  sont  empruntées  par  lui,  sans 
qu'il  le  dise,  aux  éditions  de  1862  ou  1872.  Cepen- 
dant sa  correction  (p.  10,  v.  17)  :  parcouraient  les 
vaisseaux,  est  bonne  et  doit  être  admise. 

Page  11,  vers  2.  Revêtit  serait-il  dans  le  manus- 
crit qu'il  ne  faut  pas  le  conserver;  ce  passé  défini, 
au  milieu  de  tous  les  imparfaits  qui  l'entourent, 
n'est  qu'un  lapsus  calami,  qu'il  faut  corriger 
comme  on  fait  une  faute  d'impression. 

Page  11,  vers  14  et  15.  M.  G.  de  Chénier  modifie 
ainsi  les  deux  vers  : 

C'est  ainsi  que  l'Olympe  et  les  bois  du  Pénée 
Virent  ensanglanter  les  banquets  d'hyménée. 

Ce  passage  n'a  plus  aucune  liaison  avec  ce  qui 
précède.  Sur  quoi  appuie-t-il  cette  correction?  Il 
n'a  pas  le  manuscrit.  Mais  il  a  sans  doute  un  frag- 
ment destiné  dans  le  principe  à  l'Hermès,  et  qui 
postérieurement  a  été  rapporté  dans  l'idylle  de 
V Aveugle.  Voici  ce  fragment,  égaré  jusqu'à  pré- 
sent parmi  les  œuvres  en  prose  (édit.  1872, 
p.  338)  : 

Les  hommes  ont  toujours  les  mêmes  passions;  mais 
chaque  siècle  a  ses  mœurs,  et  dans  chaque  siècle  les  mê- 
mes passions  ont  une  nouvelle  manière  de  se  montrer. 
Jadis,  quand  la  société  avait  moins  appris  à  avoir  de  l'em- 
pire sur  soi,  les  rivalités  étaient  sanglantes,  et  rarement 
une  fête  finissait  sans  voir  briller  le  fer,  et  les  coupes  ser- 
vaient d'armes. 

C'est  ainsi  que  l'Olympe,  etc. 

En  transportant  le  fragment  en  vers  dans  Y  Aveu- 
gle, le  début  a  dû  subir  une  modification  néces- 


LES  BUCULIUUES.  191 

saire  ;  et  nous  devons  croire  que  le  texte  donné 
par  de  Latouche  est  conforme  au  manuscrit.  Il 
faut  donc  conserver  la  leçon  de  1819  et  lire  : 

Enfin  l'Ossa,  l'Olympe  et  les  bois  de  Pénée 
Voyaient  ensanglanter  les  banquets  d'hyniénée. 

De  même  il  faut  (p.  12,  v.  25)  rejeter  la  leçon 
inlroduite  dans  les  errata^  et  lire,  avec  l'édition  de 
1819,  qui  a  dû  reproduire  une  correction  du  manus- 
crit : 

Et  le  bois  porte  au  loin  des  hurlements  de  femmes. 

P.  13,  V.  3.  Au  sommet  au  lieu  de  aux  sommets, 
est  une  correction  inutile.  Le  pluriel  doit  être  dans 
le  manuscrit  qu'a  eu  de  Latouche;  nous  le  trou- 
vons dans  le  dernier  vers  de  la  page  9  : 

Comme  un  vaste  incendie  aux  cimes  des  montagnes. 

II.  Le  Mendiant.  —  Le  canevas  en  prose  est  plus 
développé  que  celui  de  l'Aveugle,  mais  on  n'y 
rencontre  pas  les  éléments  de  nouvelles  correc- 
tions à  faire  subir  au  texte.  Nous  avons  pu,  grâce 
à  la  publication  de  FayoUe,  en  1816,  introduire 
dans  le  texte  de  1819  quelques  corrections  néces- 
saires. M.  de  Chénier  s'est  empressé  de  les  accueil- 
lir; son  devoir  était  d'avertir  le  lecteur,  c'est  un 
soin  qu'il  a  oublié.  Deux  textes  ont  été  établis, 
l'un  par  Fayolle,  en  1816,  l'autre  par  de  Latouche, 
en  1819,  et  tous  deux  sur  les  manuscrits.  Mais  si, 
comme  fait  le  nouvel  éditeur,  on  oublie  de  nom- 
mer, sinon  les  éditions  1862  et  1872,  mais  au 
moins  Fayolle,  quelle  autorité  ont  les  corrections 


192  ŒUVRES  D'ANDRI':  GHÉNIER. 

faites  au  texte  de  rédilion  originale?  L'éditeur  a 
oublié  de  rétablir  d'après  FayoUe  le  vers  10  de  la 
page  20  : 

Se  lève,  el  sur  eux  lotis  il  invoque  les  dieux. 

Nous  voyons  que  M.  de  Chénier  a  prolilé,  à  part 
lui,  de  (juelques  observalions  que  nous  avions 
lailcs  au  sujet  des  corrections  de  celle  pièce. 
Dans  ses  notes,  où,  comme  toujours,  il  confond 
toutes  les  éditions  (ce  que  nous  avons  renoncé  à 
relever  après  les  Observations  généixiles  ci-ûcssus) 
nous  remarquons  cette  phrase  :  Le  premier  édi- 
teur, dit-il  (p.  199),  qui  était 'privé  d'ion  œil,  et  qui 
ne  voyait  pas  très-nettement  de  Vautre,  a  sans  doute 
mal  lu  sur  le  manuscrit,  etc.  On  voit  que  M.  de  Ché- 
nier n'a  pas  conscience  des  bévues  qu'il  a  com- 
mises, avec  ses  deux  yeux,  dans  la  lecture  des 
manuscrits. 

III.  La  Liberté.  —  Le  canevas  en  prose  est  très- 
court;  c'est  ce  que  l'éditeur  appelle  encore  très- 
improprement  la  première  minute.  A  propos  du 
vers  17  de  la  page  29,  l'éditeur  dit  qu'il  y  a  le 
jeune  abricot  dans  le  manuscrit;  mais  le  manus- 
crit, il  ne  l'a  pas.  Gardons  donc,  jusqu'à  plus 
ample  information,  V abricot  naissant,  qui  est  pré- 
férable et  qui  peut  être  une  correction  du  ma- 
nuscrit et  non  de  de  Latouche. 

P.  30,  V.  2  et  3.  Au  sujet  de  ces  deux  vers  : 

La  Récolte  et  la  Paix,  aux  yeux  purs  et  sereins, 
Les  épis  sur  le  front,  les  épis  dans  les  mains, 

je    voudrais    l'aire    une    observation    générale  et 


LES  BUCOLIQUES.  193 

indiquer  à  réditeur  l'emploi  qu'il  aurait  dû  faire 
d'un  certain  nombre  de  notes  d'André  Chénier.  Je 
trouve  plus  loin  dans  ce  mC'me  volume  (p.  161)  un 
passage,  réuni  sans  raison  avec  beaucoup  d'au- 
tres, dans  lequel,  après  avoir  rappelé  le  vers  de 
Tibulle  :  «  At  nobis,  pax  aima,  veni  spicamque 
leneto,  «  que  j'ai  précisément  cité  à  propos  de  ces 
vers  de  la  Liberté,  le  poëte  ajoute  cette  remarque  : 

Spanheim,  sur  Callimaque,  p.  748,  cite  des  médailles 
où  la  paix  est  représentée  couronnée  d'épis,  mais  ce  n'est 
pas  in  Bouz,  c'est  in  A  à  la  fin  du  deuxième  chant  qu'il  faut 
employer  cet  emblème. 

C'était  là  une  annotation  tout  à  fait  appropriée 
à  ces  deux  vers  de  l'idylle  et  dont  l'emploi  eût  été 
aussi  plus  judicieux.  Nous  en  profiterons  pour 
faire  remarquer  qu'André  Chénier  a  employé  cet 
emblème  justement  in  poux  (pour  parler  son  lan- 
gage abréviatif)  et  in  A,  c'est-à-dire  dans  r/Zerniès; 
et  nous  pouvons  conclure  de  là  que  souvent  il 
modifie  ses  premières  idées,  ses  projets  primitifs, 
sans  laisser  dans  ses  notes  le  moindre  indice  de  ce 
changement. 

A  la  fin  de  la  Liberté  l'éditeur  a  laissé,  sans  rai- 
son, subsister  l'orrcurde  dates  signalée  en  1872. 

IV.  Mnazile  et  Chloc.  —  Rétablir  le  nom  de 
Mnasyle,  tel  qu'il  est  dans  Virgile. 

V.  Le  Malade.  —  M.  de  Chénier  possède  le  ma- 
nuscrit; il  faut  donc  accepter  le  texte  qu'il  donne  et 
rétablir  les  expressions,  signalées  dans  les  errata, 
relatives  aux  p.  40,  v.  12,  et  p.  41,  y.  2.  Quelques 

17 


194  ŒUVRES  Jj'aMDUK   GUKA-IEK. 

passages  où  l'on  remarque  des  répétitions  et  des 
incorrections  avaient  été  modidécs  par  de  La- 
touche,  mais  pas  très-heureusement. 

YII.  Lydé.  —  Pour  la  critique  de  celle  idylle,  il 
serait  nécessaire  de  voir  les  manuscrits.  A  mes 
yeux  il  y  a  des  coutures  maladroites  do  M.  de  Ché- 
nier.  Les  deux  (juatrains  du  commencement  ne  se 
lient  qu'imparfaitement  à  ce  qui  suit;  la  lacune, 
en  tout  cas,  est  bien  plus  considérable  que  celle 
de  deux  vers  indiques  dans  les  errata.  Ce  frag- 
ment, que  je  considère  comme  distinct,  n'a  en 
outre  aucun  rapport  avec  les  vers  de  Properce, 
qu'il  cite  dans  ses  notes. 

Les  dix  vers  qui  suivent  sont  autre  chose.  De 
Latouche  avait  eu  tort  de  supprimer  les  deux 
derniers,  car  ce  sont  précisément  ces  deux-là  qui 
donnent  de  l'intérêt  à  ce  petit  fragment  que  nous 
citerons  : 

Mon  visage  est  flétri  des  regards  du  soleil, 
Mon  pied  blanc  sous  la  ronce  est  devenu  vermeil. 
J'ai  suivi  tout  le  jour  le  fond  de  la  vallée  : 
Des  bêlements  lointains  partout  m'ont  appelée. 
J'ai  couru  :  tu  fuyais  sans  doute  loin  de  moi  : 
C'étaient  d'autres  pasteurs.  Où  te  chercher,  ô  toi, 
Le  plus  beau  des  humains? Dis-moi,  fais-moi  connaître 
Où  sont  donc  tes  troupeaux,  où  tu  les  mènes  paître. 
Pour  que  je  cesse  enfin  de  courir  sur  les  pas 
Des  troupeaux  étrangers  que  tu  ne  conduis  pas. 

Ces  vers  sont  une  imitation  de  deux  versets 
du  Cantique  des  cantiques  (I,  6  et  7)  :  «  Ne  me  dé- 
daignez pas  parce  que  je  suis  un  peu  noire  ;  c'est 
que  lesoleil  m'a  regardée....  Dis-moi,  ô  toi  que  mon 


LES  BUCOLIQUES.  195 

cœur  aime,  où  Ui  mènes  les  brebis,  où  lu  les  lais 
reposer  à  midi,  pour  que  je  n'erre  pas  comme  une 
égarée  aulour  des  troupeaux  de  tes  amis.  «  Ce 
fragmenl  ne  se  lie  pas  à  celui  qui  suil;  c'esl  une 
autre  situation,  ce  sont  d'autres  personnages.  J'en 
dirai  aulanl  du  morceau  qui  commence  à  la 
jjage  53.  Puisque  André  ne  savait  pas  encore,  au 
dire  de  l'édileur  (p.  206),  s'il  mettrait  ces  vers 
dans  la  bouche  d'un  homme  ou  d'une  femme,  il 
n'est  pas  certain  qu'ils  aient  dû  se  lier  au  frag- 
ment qui  précède  pour  concourir  à  la  môme  pièce. 
Il  n'est  sans  doute  pas  besoin  de  faire  remarquer 
au  lecteur  que  l'idée  indiquée  par  André  dans  les 
quatre  lignes  de  prose  de  la  page  53  rappelle  l'cpi- 
gramme  de  Pétrone,  De  formoso  puero,  de  même 
que  quelques  traits  de  la  fin  de  la  pièce  ne  sont 
pas  sans  rapjjort  avec  celle  ad  formosum  adoles- 
cpHtem. 

VIII.  Arcas  et  Bacchylis.  —  Ce  n'était  pas  la 
peine  de  changer  les  deux  noms  imaginés  par 
de  Latouche.  Arcas  et  Palémon  avaient  absolu- 
ment la  même  valeur  que  Arcas  et  Bacchylis.  Vè&i- 
teur  Y)Q.rlei\c  rintention  probable  (kl  jwëte  sans  la 
connaître.  Les  lettres  A  et  B,  employées  par  An- 
dré ne  sont  pas  des  initiales;  il  aurait  pu  dési- 
gnerles  deuxinterlocuteurspar  ^tet  ,S,  ou  parapet  y 
aussi  bien  que  par  A  et  B. 

IX.  Bacchus.  —  L'éditeur  pouvait  rattacher  les 
deux  premiers  fragments  de  la  page  58,  à  cette 
pièce  sur  Bacchus  qui  n'est  aussi  qu'un  fragment, 


196  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CIIKXIER. 

quoiqu'ils  n'aient  pas  6lé  dostinés  à  figurer  dans 
la  même  pièce.  Mais  il  aurait  dû  éviter  de  les  rat- 
tacher par  des  lignes  de  points  qui  semblent  in- 
diquer de  simples  lacunes.  Il  a  l'air  de  vouloii- 
créer  un  tout,  qui  en  fait  n'existe  pas.  Quant  aux 
six  derniers  vers,  ils  n'ont  que  faire  là;  c'est  un 
tout  autre  ordre  d'idées  et  un  tout  autre  ton  : 

Apollon  et  Bacchus,  un  crin  noir  et  sauvage 
ÏS'a  liérissé  jamais  votre  jeune  visage. 
Apollon  et  Bacchus,  vous  seuls  entre  les  dieux, 
D'un  éternel  printemps  vous  êtes  radieux. 
Sous  le  tranchant  du  fer  vos  chevelures  blondes 
K'ont  jamais  vu  tomber  leurs  tresses  vagabondes. 

XI.  —  Le  titre  d'IIylas  peut  être  conservé;  il  ré- 
sulte de  la  pièce.  L'éditeur  n'a  pas  eu  d'autre  rai- 
son lui-même  pour  garder  celui  de  la  pièce  IX.  Ce 
n'est  qu'un  fragment  que  le  poëte  devait  placer 
dans  la  bouche  d'un  chanteur  bucolique.  Mais, 
puisqu'il  a  rayé  comme  maniéré  l'hémistiche 
cCHercule  insidieux  rivaux,  il  faut  mieux,  pour 
remplir  ses  intentions,  rejeter  les  trois  premiers 
vers  en  note  et  conserver  ù  ce  fragment  son  beau 
et  vif  début  : 

Le  navire  éloquent,  fils  des  bois  du  Pénée  ; 

et,  comme  je  le  fais  ici,  replacer  la  virgule  après 
éloquent,  sans  quoi  le  vers,  d'excellent  qu'il  est, 
devient  un  vers  mal  charpenté.  Autre  part,  d'ail- 
leurs, dans  le  fragment  xlix  (p.  118),  André  Ché- 
nier  l'a  appelé  le  vaisseau  parleur.  Comme  pour 
toutes  les  pièces  du  groupe  Ch.,  j'accepte  toutes  les 
nouvelles  leçons  ;  je  les  suppose  conformes  au  ma- 


LES  BUCOLIQUES.  197 

nuscrit.  Je  sicfiialerai  les  heureuses  corrections 
faites  par  de  Latouche  aux  deux  derniers  vers  de 
cette  pièce  : 

Et  du  fond  des  roseaux  pour  adoucir  sa  peine 
Lui  répond  d'une  voix  inentendue  et  vaine. 

Cela  vaut  beaucoup  mieux  que  les  vers  du  ma- 
nuscrit : 

Et  du  fond  des  roseaux  pour  le  tirer  de  peine 
Lui  répond  une  voix  non  entendue  et  vaine, 

qu'il  nous  faut  bien  reprendre,  mais  où  se  ren- 
contrent une  expression  vulgaire,  un  changement 
bizarre  de  construction  et  un  hiatus.  Au  sujet  du 
mot  inentendue,  admis  comme  néologisme  dans  le 
Dictionnaire  de  Littré,  je  remarque  que  cet  exem- 
ple est  le  seul  cité.  C'est  dommage,  car  inentendu 
est  bon  et  viendrait  à  point  pour  remplacer  inoui, 
qui  semble  ne  plus  garder  que  le  sens  figuré. 
Après  tout  il  suffira  de  le  mettre  au  compte  de 
de  Latouche. 

XII.  Néère.  —  Le  fragment  de  quatre  vers  est 
fort  mal  placé  au  début  du  beau  morceau  qui 
suit.  C'est  un  sujet  tout  difTérent.  Au  sujet  du 
vers  :  Mais  telle  quel  sa  mort...,  qui  paraît  être 
sur  le  manuscrit,  je  dirai  qu'il  faut  le  laisser 
pour  ne  pas  estropier  le  vers,  mais  c'est  une  faute 
grammaticale;  il  faudrait  tel  qu'à  sa  mort;  tel  que 
est  ici  pour  de  même  que. 

XIII.  Sur  un  groupe  de  Jupiter  et  d'Europe.  — 
L'éditeur  a  réuni  deux  morceaux  qui  ne  sont  point 

17, 


198  ŒL'VUES   D'AXDRK  CIIKNIER. 

la  siiito  l'un  de  raiilie.  11  a  cru,  comme  cela  lui 
arrive  à  chaciuc  inslanl,  que  les  deux  devaient 
former  une  seule  idylle.  C'est  une  erreur  com- 
plète. Le  premier,  celui  rjue  l'on  connaissait,  est 
une  épigrammedu  genre  descriptif;  c'est  un  mor- 
ceau complet,  qui  avait  une  destination  particu- 
lière. Et  cette  destination  le  poète  lui-même  a  pris 
soin  de  nous  l'indiquer.  En  effet,  il  a  tracé  en 
quelques  lignes  le  canevas  de  l'idylle  ,  dans  la- 
quelle il  comptait  faire  entrer  cette  description 
d'un  sujet  gravé  sur  une  coupe.  Si  l'éditeur  avait 
luattentivement  les  manuscrits,  il  se  serait  aperçu 
que  dans  le  canevas  André  a  désigné  ces  vers  par 
le  premier  hémistiche  :  Etranger,  ce  taureau.  Yoici 
cette  petite  esquisse  (p.  1481,  qui  explique  de  la 
plus  heureuse  façon  comment  le  poëte  se  propo- 
sait de  faire  entrer  dans  ses  compositions  bucoli- 
ques ces  beaux  fragments  épiques  et  héroïques 
fiu'il  jetait  de  verve  sur  le  papier. 

Des  nymplies  et  des  satyres  chantent  dans  une  grotte 
qu'il  faut  peindre  bien  romantique,  pittoresque,  divine,  en 
soupant  avec  des  coupes  ciselées;  cliacun  chante  le  su- 
jet représenté  sur  sa  coupe.  L'un ,  étranger,  ce  tau- 
reau, etc.;  l'autre,  Pasiphaé  ;  d'autres,  d'autres.... 

L'autre  sujet  indiqué  est  Pasiphaé;  c'est  fort 
probablement  le  superbe  fragment  :  Tu  gémis  sur 
l'Ida  (p.  84).  Comment  l'éditeur  n'a-t-il  pas  vu 
cela?  Une  dernière  remarque,  à  propos  de  la  des- 
cription du  groupe.  La  correction,  indiquée  dans 
les  errata,  pour  le  dernier  vers  est  douteuse  et 
n'est  pas  bonne.  Il  faut  finir  ce  superbe  fragment 
par  le  vers,  tel  qu'il  a  été  donné  jusqu'ici  : 


LES  BUCOLIQUES.  199 

Il  s'approche  de  Crète  et  va  voir  les  cent  villes. 

Tout  ce  qui  suit  est  une  pièce  distincte,  du  genre 
narratif,  c'est  l'enlèvement  d'Europe.  M.  G.  de 
Chénier  dit  dans  ses  notes  :  Le  sujet  de  l'enlève- 
ment d'Europe  est  traité  par  André  autrement  que 
par  les  auteurs  anciens  chez  lesquels  il  a  puisé  ses 
idées.  L'ébauche  qu'il  a  faite  est  une  imitation  d'O- 
vide, qui  avait  lui-même  pris  le  type  de  sa  fable 
dans  le  poëte  Hésiode.  Gomment  M.  de  Ghénier  sait- 
il  qu'Ovide  avait  pris  le  type  de  sa  fable  dans 
Hésiode  ?  Il  ne  reste  pas  un  vers  du  poëte  grec  qui 
soit  relatif  à  Europe  ;  on  sait  seulement ,  par  un 
scholiaste  d'Homère ,  qu'il  avait  traité  ce  sujet , 
mais  on  ne  sait  dans  quel  poëme,  ni  avec  quelle 
ampleur.  Quant  à  dire  qu'André  traite  ce  sujet  au- 
trement que  les  poètes  anciens,  c'est  une  erreur. 
Dans  la  description  du  groupe  tous  les  traits  sont 
empruntés,  soit  à  Anacréon,  soit  à  Moschus,  soit  à 
Ovide  qui  a  parlé  trois  fois  d'Europe  en  termes  à 
peu  près  identiques,  dans  les  IP  et  \l'  livres  des  Mé- 
tamorphoses  et  dans  le  V^  livre  des  Fastes.  Et  tout 
le  long  morceau,  qui  débute  par  :  Telle  éclate 
Vénus,  etc.,  non-seulement  est  tiré  des  poètes  an- 
ciens ,  mais  n'est  qu'une  simple  traduction  de 
l'idylle  attribuée  à  Moschus,  traduction  qui  com- 
mence au  vers  71  du  texte  grec  et  le  suit  fidèle- 
ment jusqu'à  la  fin.  La  lacune  que  l'éditeur  a 
indiquée  entre  les  vers  13  et  14  de  la  page  65 
n'existe  pas;  il  faut  ressouder  les  deux  morceaux 
ensemble  :  le  vers  13  correspond  au  vers  88  de  la 
pièce  grecque,  terminé  par  aie  xuxXa  aeî^v^vv];,  et  le 


200  ŒUVRES  d'axdui':  ciikxier. 

vers  14  commence  absolument  comme  le  vers  89  de 
Moschus  :  rîXuOe  o'k  Xsifxwva,  Dans  cette  traduction 
d'André  Cliénicr,  il  y  a  des  défaillances,  des  vers 
mal  construits  et  beaucoup  d'expressions  tour- 
mentées. Bien  avant  lui,  Baïf  avait  traité  le  même 
sujet  aussi  d'après  Moscbiis,  ot  dans  cette  imita- 
tion il  a  souvent  sur  André  lavantage  de  la  naïveté 
et  xle  la  simplicité.  En  remontant  au  delà  de 
Malherbe,  André  Chénier  aurait  pu,  à  l'école  de 
Ronsard  et  de  ses  contemporains,  apprendre  à 
faire  passer  dans  la  poésie  la  simple  familiarité  de 
la  vieille  langue  française.  Mais  toute  cette  tra- 
duction de  Moschus  trahit  l'inexpérience  de  la 
jeunesse;  quand  il  la  fil  il  n'était  pas  encore 
maître  de  son  art.  Aussi ,  outre  leur  destination 
différente,  est-ce  un  anachronisme  c|ue  de  vou- 
loir réunir  dans  la  môme  pièce  cette  traduction  et 
la  description  du  groupe  qui  lui  est  de  beaucoup 
supérieure. 

Quant  aux  petites  notes  qui  terminent  cette 
pièce  (p.  68),  il  aurait  mieux  valu  les  réunir  à  la 
fin  du  volume  avec  toutes  les  notes  de  la  môme 
nature,  ou  les  donner  au  bas  de  la  page  56,  dans 
une  remarque,  car  dans  la  pièce  VIII  il  est  parlé 
du  coing,  qui  est  le  fruit  de  Cydonie,  et  de  la 
châtaigne  épineuse. 

XIV.  La  Jeune  Tarentine.  —  Le  manuscrit  porte 
encore  en  tôte  la  syllabe  Boux,  ce  qui  signifie 
qu'André  avait  l'intention  de  faire  entrer  ce  mor- 
ceau dans  une  composition  plus  étendue,  destinée 
à  faire  partie  de  ses  Bucoliques,  Mais  cette  compo^ 


LES  BUCOLIQUES.  201 

sition  n'a  pas  été  exécutée,  et  cette  pièce  telle 
qu'elle  est,  est  une  véritable  élégie,  n'en  déplaise 
à  M.  de  Chénicr.  Seulement  on  ne  peut  la  classer 
avec  les  autres  élégies  d'André  Chénier,  qui  ont 
un  caractère  personnel  ;  il  faut  la  laisser  au  milieu 
de  tous  ces  beaux  fragments  antiques  et  la  rap- 
procher de  Chryséj  de  Néère  ^  d'Amymone,  qui 
toutes  respirent  un  sentiment  élégiaque,  et  qui 
peut-être  étaient  destinées  à  entrer  dans  les 
Idylles  maritimes. 

Le  texte  avait  subi  de  nombreuses  altérations  ; 
mais  ici  le  premier  éditeur  c'est  Marie-Joseph,  qui 
sentait  ainsi  la  nécessité  de  corriger  en  maint  en- 
droit le  texte  d'André  Chénier  pour  le  présenter 
au  public.  On  peut  induire  de  cette  remarque  , 
cjue  de  Latouche  s'accordait  avec  le  sentiment  de 
la  famille,  lorsqu'en  1819  il  introduisait  des  correc- 
tions nécessaires,  que  le  nouvel  éditeur  lui  re- 
proche aujourd'hui  fort  mal  à  propos.  Le  nouveau 
texte  doit  être  accepté,  puisqu'on  nous  le  donne 
comme  conforme  au  manuscrit;  il  est  meilleur. 
Mais  le  dernier  vers,  et  c'est  dommage ,  est  mal 
construit;  les  césures  ne  sont  pas  heureusement 
placées. 

XYI.  Amymone.  —  A  propos  de  cette  pièce  et  de 
la  précédente,  Ckrysé ,  l'éditeur  renvoie  à  la 
XX*  élégie  de  Properce  ;  il  s'agit,  comme  nous  l'a- 
vons indiqué  dans  les  éditions  de  1862  et  de  1872 
de  la  xxvi^  du  livre  IL  Au  sujet  du  vers  :  Opis  et 
Cymodoce  et  la  blanche  Nésée^  l'éditeur  a  profité  des 
observations  que  j'avais  faites. 


202  (i:uvru:s  D'AXDiii';  r:iir:xir-;n. 

Mais,  sous  ce  iiuinôro  16,  el  sons  !.■  litre  d'A- 
mi/mone,  il  a  amal;^amé  ensemble  trois  fragments 
(lilïérents,  sans  rapport  entre  eux.  Le  petit  sujet 
indiqué  en  deux  lignes  de  prose  au  commence- 
ment de  la  page  72  se  lie  difficilement  à  ce  qui 
précède;  cela  paraît  être  un  tout  autre  sujet. 
Quant  à  ce  qui  suit,  c'est  un  fragment  bien  à  part. 
Ce  qui  a  induit  M.  de  Chénier  en  erreur,  c'est  que 
dans  l'esquisse  de  cette  troisième  pièce  André  cite 
un  vers  de  la  même  élégie  de  Properce.  On  voit 
que  l'éditeur  ne  soupçonne  pas  la  manière  objec- 
tive dont  naissent  et  se  forment  les  idées  poétiques 
d'André. 

Ce  joli  fragment  contient  un  projet  d'idylle 
maritime  ou  d'halieutique.  Il  s'agit  d'un  pêcheur 
dont  la  barque  chavire  tandis  qu'il  va  voir  sa  belle, 
ou  d'un  amant  qui  veut  traverser  les  flots  comme 
Léandre,  et  que  la  mer  jette  évanoui  ou  mort  sur 
le  sable  du  rivage.  Des  nymphes  accourent  et  tâ- 
chent de  le  rappeler  à  la  vie.  Le  poëte  voulait 
peindre  le  désespoir  de  l'amante  qui  se  précipite 
sur  le  cadavre  inanimé.  Mais  tout  doit  être  trans- 
posé. C'est  lorsque  le  malheureux  lutte  contre  la 
Ilots  qu'André  aurait  emprunté  quelques  traits 
aux  Astronomiques  de  Manilius  ;  puis  vient  le  ca- 
nevas en  prose  et  enfin  les  cinq  vers  où  le  poëte 
peint  le  désespoir  de  l'amante  en  se  souvenant  de 
la  douleur  d'Alcyone  devant  le  cadavre  de  Céyx, 
telle  quelle  est  dépeinte  par  Ovide  dans  le  xi^  livre 
des  Métamorphoses  : 

Moins  pâle  et  moins  tremblante,  Alcyone  éplorée 
Gémit,  frappa  S(Mi  sein,  quand  la  mer  en  courroux, 


J>ES  BUCULIOUES.  203 

Sur  le  sable,  à  ses  pieds,  vint  jeter  son  éi>oux 

Morl, 

Couvert  d'algue  salée  et  d'une  écume  amère. 

La  correction  que  nous  indiquons  pour  le  i)re- 
mier  vers  est  nécessaire.  Le  tableau  ainsi  présenic, 
devient  clair  et  intéressant.  Souvent  André,  ol)éis- 
sant  à  une  inspiration,  jette  quelques  vers  sur  le 
papier,  et  ce  n'est  qu'ensuite  qu'il  s'ingénie  à  com- 
poser un  petit  cadre  poétique  dans  lequel  il  ])Ourra 
les  placer. 

XYIL  Mnoïs.  —  L'éditeur  a  profité  de  la  cor- 
rection que  j'avais  l'ait  subir  au  nom  d'Iiuiaïs. 
Mais  cette  pièce  nous  fournit  malheureusement 
une  preuve  de  la  négligence  avec  laquelle  le  texte 
du  nouvel  éditeur  a  été  établi.  Dans  les  anciennes 
éditions  le  cinquième  vers  est  ainsi  : 

Par  Cyhèle  et  Cérès  et  sa  fille  adorée. 

Dans  son  texte,  p.  73,  M.  de  Chénier,  qui  a  le 
manuscrit  sous  les  yeux,  le  donne  avec  ce  léger 
changement  : 

Par  Cybèle,  Cérès  et  sa  fille  adorée. 

Mais,  dans  ses  notes,  p.  217,  il  dit  :  Il  faut  : 

Par  Cérès,  par  sa  fille  et  la  terre  adorée. 

Ouest  déjà  perplexe,  lorsqu'on  trouve  en  consul- 
tant les  errata  :  Page  73,  v.  5,  lisez  : 

Par  Cérès,  par  sa  fille  et  la  terre  sacrée. 

//  fo.ut!  Lisez!  Décidément  que  porte  le  manU- 


204  ŒUVRES  D  AXDRK   CHKXIER. 

scrit?Mais,  je  lo  dciiuindc,  un  Icxlc  ainsi  constitué 
peut-il  être  accepté  et  regardé  comme  définitif? 

A  propos  de  ce  vers  je  ferai  la  môme  remarque 
(jue  pour  un  passage  de  la  Liberté.  L'éditeur  eût 
pu  placer  en  note  et  utiliser  ainsi  judicieusement 
cette  petite  remarque  d'André  trouvée  dans  ses 
manuscrits  (p.  161  du  même  vol.)  : 

Il  n'y  avait  que  les  femmes  qui  jurassent  par  Cérès  et 
par  Proserpine.  Spanheim  in  (lallimaque,  p.  665. 

XXII.—  Gomme  on  le  voit,  dans  les  notes  (p.  218), 
c'est  bien  une  églogue  xxu  que  l'éditeur  voit  dans 
cette  réunion  de  fragments,  d'esquisses  et  de  pro- 
jets. Tout  ce  qu'il  trouve  sur  le  même  manuscrit, 
il  le  rassemble  pour  former  une  même  pièce. 
André  Ghénier  a  tout  uniment  réuni  ainsi  sur  son 
manuscrit  plusieurs  projets  d'idylles  et  en  même 
temps  ({uel((ues  indications  de  sujets;  et  le  tout 
était  destiné  à  entrer  non  pas  dans  une,  mais  dans 
ditïérentes  pièces  dont  les  personnages  auraient 
été  des  enfants,  des  jeunes  filles,  de  jeunes  gar- 
çons. C'est  un  ensemble  qui  pourrait  former  une 
division  des  Bucoliques,  si  on  parvenait  à  les  classer 
par  ordre  de  sujets,  ce  qui  serait  peut-être  le 
meilleur  parti  à  prendre.  On  aurait,  par  exemple, 
les  dieux,  les  héros,  les  pasteurs,  les  chevriers, 
les  marins,  les  pêcheurs,  les  enfants,  etc.  Parmi 
les  Bucoliques  ayant  trait  aux  jeunes  garçons  et 
aux  jeune  filles  il  faudrait  admettre  les  fragments 
qui  se  rapi)ortent  à  Lydé. 

Dans  celte  prétendue  églogue  XXII,  on  distingue 
aisément  plusieurs  sujets  tous  différents  et  desli- 


LES  BUCOLIQUES.  205 

nés  à  former  des  pièces  distinctes.  D'abord  le  frag- 
ment :  J'étais  un  faible  enfant,  qui  paraît  sans  place 
déterminée;  secondement  le  canevas  d'une  idylle 
qu'on  peut  intituler  Pannyc/iis,  et  dont  le  dessein 
est  complet;  troisièmement  une  seconde  idylle, 
rejetée  à  la  fin,  p.  81,  et  à  laquelle  on  peut  don- 
ner le  titre  de  Mysis.  Enfin,  p.  81,  six  petits  frag- 
ments qu'on  pouvait  réunir  sous  le  titre  de  Pro- 
jets; ce  sont  de  petits  croquis  que  le  poëte  se  pro- 
met d'utiliser  quand  l'occasion  se  présentera.  Au 
sujet  du  dernier,  l'éditeur  aurait  dû  citer  au  moins 
en  note  le  fragment  de  Sappho  qui  complète  le  ta- 
bleau. Voici  ce  petit  sujet  auquel  nous  ajoutons  la 
traduction  des  vers  de  Sappho  : 

Une  jeune  fille,  travaillant  près  de  sa  mère,  devient  dis- 
traite et  rêveuse;  laisse  tomber  sa  navette....  Sa  mère  la 
gronde  de  ce  qu'elle  ne  travaille  pas....  Elle  reprend  (le 
fragment  de  Sappho)  :  «  Douce  mère,  non,  je  n'ai  pas  la 
force  de  pousser  la  navette;  le  désir  de  revoir  ce  jeune 
homme  m'oppresse  :  je  suis  au  pouvoir  d'Aphrodite.  » 

Relativement  à  l'épigramme  d'Anyté  qu'a  imitée 
André  Chénier,  nous  ne  relèverons  qu'une  note 
incompréhensible  de  l'éditeur,  dans  laquelle  il  dit 
(p.  219)  que  c'est  par  métaphore  que  le  poète  appelle 
la  sauterelle  verte  cigale,  etc.  Avant  d'annoter  un 
texte,  il  faut  le  comprendre. 

XXYI.  —  Ce  fragment,  sans  doute,  était  destiné 
à  entrer  dans  une  idylle  dont  nous  avons  le  cane- 
vas et  dont  nous  avons  déjà  parlé  à  propos  de  la 
pièce  XIII.  —  L'éditeur  a  oublié  de  mentionner  la 
suppression  et  la  correction  faites  par  de  Lalouche. 

18 


2U6  ŒUVUEb  D'a.XDKÉ  CHÉXIEK. 

Celui-ci  avait,  en  effet,  supprimé  très- heureuse- 
ment les  vers  3-6  de  la  page  85;  c'est  dommage 
qu'ils  soient  sur  le  manuscrit,  parce  qu'ils  sont 
mauvais.  En  tout  cas,  c'est  au  bas  de  celte  page 
qu'auraient  dû  être  placées  les  deux  notes  d'André 
Chénier  que  l'éditeur  rejette  parmi  les  siennes 
(p.  220).  Les  vers  14  et  15,  mal  faits  aussi,  avaient 
été  corrigés  par  de  Latouche;  mais  il  avait  changé 
le  sens,  qui  du  reste  n'est  pas  très-net. 

XXIX.  —  Ce  petit  fragment,  cl  non  cette  petite 
églogue,  comme  dit  l'éditeur,  porte  en  tête  Bou/.. 
«177.,  ce  qui  signifie  pouz-oÀi/cà  a-.TCOAtx.a,  c'est-à-dire  : 
à  mettre  dans  une  de  mes  bucoliques  relatives  aux 
chevricrs  ;  ou  Bou/.oXiacuô; ,  AtTro'Àoç,  c'est-à-dire  :  à 
mettre  dans  une  bucolique  intitulée  le  Chevrier.  La 
première  manière  d'expliquer  les  abréviations  est 
préférable,  quand  il  s'agit  de  petits  fragments. 

XXX.  —  Ce  sont  deux  couplets  alterna  tifs  desti- 
nés à  faire  partie  des  chants  bucoliques,  dits  amé- 
bés,  où  les  personnages  chantent  en  alternant. 

XXXI.  —  La  correction  du  vers  4  était  heureuse  ; 
elle  est  due  à  Chateaubriand  qui,  lui  aussi,  sentait 
donc  la  nécessité  de  légères  modifications  dans  une 
première  publication. 

XXXII.  —  L'éditeur  jomt  ces  fragments  comme 
s'il  n'y  avait  entre  eux  que  des  lacunes  d'un  ou 
deux  vers.  Ces  fragments  sont  nés  de  la  même  in- 
spiration, niais  étaient  destinés  à  entrer  dans  des 
compositions  différentes;  c'est  ce  dont  l'éditeur  ne 
veut  jamais  s'apercevoir. 


IJvS   BUCOrjOUKS.  20" 

XXXIII.  —  On  sait  que  lo  quatrième  vois  de  ces 
fragments  avait  été  donné  ainsi  par  de  Latouchc  : 

Il  appelle  aussi tùl  des  fanges  du  Méandre. 
Nous  savons  aujourd'hui  que  le  manuscrit  porte  ; 
Il  appelle  aussitôt  du  Sangar  au  Méandre. 

.Te  comprends  très-bien  que  de  Latouche  ait  voulu 
changer  le  Sangarpeu  connu  des  gens  du  monde. 
D'ailleurs,  peut-être  a-t-il  mal  lu  le  manuscrit.  En 
tout  cas  le  cours  du  Méandre,  dans  sa  partie  su- 
périeure, est  en  etîet  très-marécageux.  Mais  M.  G.  de 
Chénier  s'écrie  sur  un  ton  dithyrambique  :  Vmne 
du poëte  aurait  frémi  de  colère!...  Hélas!  l'àme  du 
poëte  doit  être  bien  tourmentée  si  elle  sait  com- 
ment son  nouvel  éditeur  lit  ses  manuscrits  ! 

Tout  autre  chose  est  le  fragment  p.  92,  dans  le- 
quel le  poète  essaie  de  faire  entrer  dans  ses  vers, 
d'après  un  passage  la  XX''  idylle  de  Théocrite  qu'il 
transcrit,  la  description  des  différentes  flûtes  en 
usage  chez  les  anciens  : 

Soit  que  son  souffle  anime  un  simple  chalumeau. 
Ou  qu'il  fasse  courir  sa  lèvre  harmonieuse 
Sur  neuf  roseaux  que  joint  la  cire  industrieuse, 
Soit  quand  la  flûte  droite  où  voltigent  ses  doigts 
Vient  puiser  dans  sa  bouche  une  facile  voix, 
Ou  quand  il  fait  parler,  sur  ses  lèvres  pressée, 
La  tlûte  oblique,  chère  aux  grottes  du  Lycée. 

Ces  fragments  étaient  uniquement  des  matériaux 
pour  des  idylles  qui  étaient  à  créer. 

Quant  au  morceau  de  la  page  93,  c'est  plus  que 
probablement,  n'en  déplaise  cà  M.  de  Chénier,  qui 


208  ŒUVRES  D  ANDRl']  CIIÉXIER. 

le  coud  maladroitement  à  des  morceaux  d'un  tout 
autre  ton,  c'est,  dis-je,  un  fragment  de  VAi^t  d'ai- 
mer. Il  est  fort  joli  et  nous  le  citerons  tout  en- 
tier : 

Non  -,  même  sans  chercher  d'amoureuses  promesses, 
Sans  vouloir  de  Vénus  connaître  les  caresses, 
D'être  belle  toujours  vous  prenez  quelques  soins; 
Vous  voulez  plaire  même  à  qui  vous  plaît  le  moins. 
0  chaste  déité  qu'adoreie  Pirée, 
Tu  jettes  l'instrument,  fils  de  ta  main  sacrée, 
Tu  brises  cette  flûte  où,  pour  charmer  les  dieux. 
Respire  en  sons  légers  ton  souffle  liarmonieux  ; 
Tu  rougis  de  la  voir  dans  une  onde  fidèle 
Altérer  la  beauté  de  ta  joue  immortelle. 

En  résumé,  ce  que  l'éditeur  nomme,  p.  226, 
cette  églogue  XXXIII,  est  à  disloquer,  comme  la  plu- 
part des  autres. 

XXXV.  —  A  propos  du  vers  5  et  de  Nirée,  l'édi- 
teur a  profité,  à  part  lui,  des  observations  que  j'a- 
vais laites. 

XXXVI.  —  Cette  églogue,  dit  l'éditeur,  devait  être 
assez  étendue,  ainsi  que  le  prouvent  les  indications 
de  l'auteur.  De  jeunes  garçons  d'une  douzaine  d'an- 
nées devaient  être  les  interlocuteurs.  L'éditeur  parle 
de  ce  qu'il  ne  sait  pas.  Quant  aux  interlocuteurs, 
nous  n'en  connaissons  qu'un,  c'est  celui  dans  la 
bouche  duquel  le  poëte  devait  mettre  ce  fragment. 
Le  manuscrit  porte  xoùpoi;  ooiOExaiaioç,  c'est-à-dire  : 
un  garçon  de  douze  ans. 

XXXVIII.  —  Cette  idylle  de  Chjtie  est  une  des 


LES  BUCOLIQUES.  209 

plus  intéressantes  à  étudier,  et  c'est  une  de  celles 
pour  lesquelles  l'éditeur  a  montré  le  moins  de  clair- 
voyance et  le  moins  d'esprit  critique.  Elle  mérite 
que  nous  nous  y  arrêtions  un  instant.  Mais  aupa- 
ravant, il  faut  déblayer  le  terrain.  Sous  ce  numéro 
XXXYIII  se  trouvent  réunis,  selon  la  méthode  peu 
rationnelle  de  l'éditeur,  un  certain  nombre  de  frag- 
ments et  de  notes  qui  ne  tiennent  en  rien  à  l'i- 
dylle de  Chjt'ie.  Il  faut  les  mettre  à  part;  nous  en 
dirons  quelques  mots  tout  à  l'heure.  Pour  le  mo- 
ment nous  concentrons  notre  attention  sur  cette 
pièce  touchante,  qui  commence  au  bas  de  la  page 
97  et  se  termine  un  peu  avant  la  fin  de  la  page  98. 
Elle  débute  par  une  épitaphe,  et  ce  n'est  qu'a- 
près avoir  écrit  ce  fragment  que  le  poète,  suivant 
sa  coutume,  s'est  occupé  de  lui  chercher  un  cadre  : 
il  a  donc  esquissé  à  la  suite  un  projet  d'idylle. 
Mais  comment  l'éditeur  ne  s'est-il  pas  aperçu  que 
le  canevas  en  prose  avait  été  presque  entièrement 
exécuté,  et  que  cette  idylle  de  Clytieet  l'élégie  LVI 
(volume  III,  p.  123)  ne  sont  qu'une  seule  et  même 
pièce?  On  a  là  les  deux  parties  qui  devaient  être 
fondues  ensemble.  Mais  l'idylle  porte  en  tête  la 
syllabe  poux,  et  l'élégie  la  syllabe  sXey.  Eh  bien, 
qu'y  a-t-il  d'embarrassant  à  cela?  Est-ce  que  le 
Malade  n'est  pas  une  élégie?  Est-ce  que  le  nom  de 
Bucolique  exclut  l'expression  des  sentiments  ten- 
dres? N'est-ce  pas  surtout  dans  les  scènes  pasto- 
rales que  la  plaintive  Élégie 

Sait,  les  cheveux  épars,  g'émir  sur  un  cercueil  ? 

Clytip  sera  une  élégie  pastorale.  Quelle  difficulté  y 

18, 


210  ŒUVRES  D'ANlJRl';  CIIKXIKlt. 

a-t-il  à  cela?  Si  on  divisait  les  Bucoliques  par  gen- 
res, un  groupe  porterait  le  titre  d'Élégies.  Quant 
aux  élégies,  rassemblées  sous  ce  titre  dans  le  vo- 
lume III,  ce  sont  des  pièces  d'un  autre  genre  ;  elles 
sont  toutes  l'expression  de  sentiments  intimes  et 
personnels.  Mais  ici,  dans  l'élégie  pastorale,  c'est 
un  personnage  créé  par  le  poëte  qui  soufïre,  qui 
gémit  et  qui  pleure.  Cela  dit,  nous  allons  recon- 
stituer l'idylle  de  Clytie.  Naturellement,  dans  une 
édition,  il  faudrait  se  contenter  de  placer  les  deux 
morceaux  à  la  suite  l'un  de  l'autre,  sous  le  même 
titre  de  Clytie,  et  d'indiquer  en  note  comment  ils 
devaient  se  relier.  Ici  nous  pouvons  sans  incon- 
vénient faire  des  deux  morceaux  un  seul  tout, 
intervertir  l'ordre  des  manuscrits  et  intercaler 
l'un  dans  l'autre  la  prose  et  les  vers.  Le  lecteur 
voudra  donc  bien  aller  du  I"""  au  III<=  volume  et  ré- 
ciproquement. 


Un  v'oyageur(ce  pourrait  être  le  voyageur  qui  conte  lui- 
même  à  sa  famille  ce  qu'il  a  vu  le  matin)  en  passant  sur 
un  chemin,  entend  des  pleurs  et  des  gémissements.  Il  s'a- 
vance; il  voit  au  bord  d'un  ruisseau  une  jeune  femme  éche- 
velée,  tout  en  pleurs,  assise  sur  un  tombeau,  sa  main  ap- 
puyée sur  la  pierre,  l'autre  sur  ses  yeux  : 

«  Ah  !  tu  ne  m'entends  point.  Vois,  reconnais  ce  sein. 

«  Vois,  j'embrasse  ton  urne  et  je  te  parle  en  vain. 

«  Mes  soupirs  et  les  pleurs  d'une  paupière  aimée 

«  Ne  peuvent  réchauffer  ta  cendre  inanimée. 

«  Portes  d'enfer,  cessez  de  me  le  retenir  ! 

«  Une  heure,  un  seul  instant,  laissez-le  revenir, 

«  La  nuit,  voir  cette  couche,  hélas  !  qui  fut  la  sienne  ! 

«  Que  je  n'embrasse  plus  l'ombre  invisible  et  vaine  ! 


LES  bucoliqup:s.  211 

«  (Jii'un  instant  je  le  voie!  Ah!  tu  n'es  plus  h  iiioi  ! 

ce  Et  l'éternelle  nuit  me  sépare  de  toi  ! 

«  Et  je  suis  seule  au  monde  !  ô  déités  jalouses  ! 

«  Que  vous  avais-je  fait"?  A  peine  étais-je  à  lui  !... 

«  Trois  mois  coulaient  à  peine  !  0  solitaire  ennui  ! 

«  0  tombe,  ouvre  tes  bras  à  la  veuve  expirante  ! 

«  Eh!  puisqu'il  ne  vit  plus,  comment  suis-je  vivante?  )> 

Elle  pleurait  ainsi,  haletante  et  ses  mots 

Expiraient  sur  sa  bouche  étouffés  de  sanglots. 

Ses  yeux  gros  d'amertume  inondaient  son  visage. 

J'aurai  peut-être  alors  agité  le  feuillage  ; 

Elle  lève  la  tête,  elle  voit  un  témoin  ; 

Elle  crie,  elle  fuit.  Elle  était  déjà  loin. 

Elle  s'enfuit  à  l'approche  du  voyageur  qui  lit  sur  la  tombe 
cette  épitaphe  : 

Mes  Mânes  à  Clylie  :  «  Adieu,  Clytie,  adieu. 
«  Est-ce  toi  dont  les  pas  ont  visité  ce  lieu? 
«  Parle  :  est-ce  loi,  Clytie,  ou  dois-je  attendre  encore? 
«  Ah  !  si  tu  ne  viens  pas  seule  ici,  chaque  aurore, 
a  Rêver  au  peu  de  jours  où  je  vivais  pour  toi, 
«  Voir  cette  ombre  qui  t'aime  et  parler  avec  moi, 
u  D'Elysée  à  mon  cœur  la  paix  devient  amère, 
<>  Et  la  terre  à  mes  os  ne  sera  plus  légère. 
<>  Chaque  fois  qu'en  ces  lieux  un  air  frais,  au  matin, 
<<  Vient  caresser  ta  bouche  et  voler  sur  ton  sein, 
(I  Pleure,  pleure,  c'est  moi  ;  pleure,  fdie  adorée  ; 
«  C'est  mon  âme  qui  fuit  sa  demeure  sacrée, 
«  Et  sur  ta  bouche  encore  aime  à  se  reposer. 
«  Pleure,  ouvre-lui  tes  bras  et  rends-lui  son  baiser.  » 
Alors  il  prend  des  fleurs  et  de  jeunes  rameaux,  et  les  ré- 
pand sur  cette  tombe  en  disant  :  «  0  jeune  infortuné.  .  .  . 

Dans  les  champs  bienheureux  dors  et  repose  en  paix  ! 

Ta  Clytie  était  là,  pleurante,  échevelée  ; 

Dans  ses  pleurs,  malgré  moi,  c'est  moi  qui  l'ai  troublée. 

Je  n"ose  te  verser  et  le  miel  et  le  lait  ; 


212  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHKNIER. 

Car  votre  amour  jaloux  verrait  avec  colère 
une  main  étrantrère 


Écrit  ces  mots  :  «  [0]  jeune  et  belle  infortunée, 
L'étranger  dont  l'aspect  t'a  fait  fuir  aujourd'hui 
A  ijleuré  sur  ton  sort....  Adieu,  pardonne-lui.  » 
Il  remonte  à  pas  lents  et  la  tète  baissée; 

Il  s'éloigne 

Pensant  à  son  épouse  et  craignant  de  mourir. 

On  le  voit,  tout  .se  lie,  tout  se  tient  et  le  dessein 
est  complet.  André  n'était  pas  encore  fixé  sur  la 
manière  dont  devait  être  conduite  la  narration  : 
tantôt  il  parle  à  la  première  personne,  tantôt  à  la 
troisième.  Dans  les  vers  6  et  7,  il  a  employé  la 
petite  inscription  citée  plus  loin  (p.  99)  :  Horis 
nocturnis  ut  eum  videam.  C'est  autre  part,  dans 
Mnaïs,  qu'il  a  intercalé  un  trait  emprunté  à  la 
dernière  épitaphe  de  la  page  99  :  Quœ  vixi  ann.  XX; 
et  qui  ne  se  trouve  pas  dans  l'épigramme  de  Léo- 
nidas  : 

Et  ma  vingtième  année  a  trouvé  le  tombeau. 

Les  fragments  qui  suivent  sont  des  projets  d'i- 
dylles, ou  plutôt  une  série  de  petites  élégies  pasto- 
rales dans  le  même  goût  que  celle  de  Clytie.  L'une 
d'elles,  porte  cette  indication,  ~\fTp.x  pou/..,  c'est-à- 
dire  t\(7u.a  SouxoX'.xôv,  chant  bucolique. 

XXXIX.  —  Ce  fragment  de  quatre  vers  (p.  103)  : 

0  toi,  sœur  d'Apollon,  ô  déesse,  ô  Dictyne, 
Qui,  pressant  tes  cheveu.x  sur  ta  tète  divine , 
T'avances  dans  les  flots,  et  poursuis  de  tes  rets 
De  la  mer  des  Cretois  les  habitants  muets. 


LES  BUCOLIQUES.  213 

ne  tient  pas  à  ce  qui  précède  :  il  faudra  le  mettre 
plus  tard,  soit  dans  les  Halieutiques,  soit  parmi 
les  morceaux  relatifs  à  Diane,  selon  le  classement 
qu'on  adoptera.  L'éditeur  l'a  cru  tiré  du  même 
traité  de  Plutarqueque  le  premier  fragment;  c'est 
ce  qui  l'a  induit,  ici  comme  partout,  en  erreur 
et  lui  a  fait  croire  que  les  deux  étaient  destinés  à 
la  même  idylle. 

XLI.  —  Quoi  qu'en  dise  M.  de  Chénier,  de  La- 
touche  avait  reconnu,  avec  raison,  le  caractère 
élégiaque  de  ces  fragments.  Bien  qu'ils  portent  la 
syllabe  poux. ,  ce  sont  des  fragments  d'élégies 
pastorales.  Et  c'est  encore  avec  raison  que  de  La- 
touche  a  fini  ce  morceau  au  vers  : 

S'écoule  de  ma  bouche  et  vole  à  ce  que  j'aime. 

Le  fragment  qui  suit  :  «  0  crédules  amants,  etc.,  » 
est  tout  à  fait  distinct  et  doit  être  mis  à  part. 

XLIL  —  Je  n'ai  nullement  révoqué  en  doute 
l'imitation  de  la  Chanson  des  Yeux;  mais  j'ai  dit 
(édit.  I872j  p.  99)  et  je  répète  que  ce  n'est  point  le 
titre  de  tout  ce  fragment,  dans  lequel  on  distin- 
gue deux  imitations  de  Shakespeare,  la  première 
(  Viens  :  là,  sur  des  joncs  frais. . .  )  tirée  de  lapremière 
scène  de  l'acte  III  de  Henri  IV,  la  seconde  [Ne  me 
regarde  point...),  de  la  première  scène  de  l'acte  IV 
de  Mesure  pour  mesure.  Le  manuscrit  confirme  ce 
que  j'avais  avancé,  puisque,  dit  M.  G.  de  Chénier 
(p.  234),  c'est  en  marge  de  ce  vers  :  «  Nq  me  re- 
garde point...  »  et  un  peu  au-dessus,  entre  paren- 


21/1  ŒUVRES  d'andri':  chkxieu 

thèses,  qu'André  a  écrit  :  [Chanson  des  Ye^ix).  C'esl 
précisément  ce  que  j'avais  dit;  et  c'est  ce  qui 
prouve  qu'André  n'avait  pas  donné  ce  titre  à  loul 
le  fragment,  comme  l'avance  fort  étourdiment  son 
éditeur,  luilre  les  vers  7  et  8  de  la  page  106,  il 
doit  y  avoir  une  lacune. 

XLIII.  —  Évidemment  ce  fragment  est  buco- 
lique; on  pouvait  se  douter,  £n  effet,  qu'il  n'avait 
pas  été  écrit  à  Saint-Lazare.  Mais  c'est  une  véri- 
table aberration  d'esprit  que  d'y  joindre,  avec  une 
lacune  indiquée  de  deux  vers,  le  morceau  de  la 
page  107  : 

Oui,  jusque  dans  sa  robe  et  le  contour  de  lin. 

Entre  ce  qui  suit  et  tout  ce  qui  précède,  il  n'y  a 
aucune  espèce  de  rapport.  Ce  dernier  fragment  est 
erotique  :  les  deux  ramiers  blancs,  sur  lesquels  le 
vautour,  c'est-à-dire  l'amant,  s'est  précipité,  ce 
sont  les  deux  seins  d'une  belle,  et  le  poëte  les  dé- 
crit en  suivant  son  image  : 

Les  deux  oiseaux  jumeaux  qu'un  même  nid  rassemble, 
Qui  se  cachent  tous  deux,  qui  s'élèvent  ensemble, 
Dont  le  bec  est  de  rose,  et  que  Toeil  plein  d'ardeur    * 
Poursuit,  touche  de  loin,  et  qui  troublent  le  cœur. 

Les  quatre  vers  suivants  contiennent  une  des- 
cription dans  le  même  goût  erotique  : 

Sa  robe,  au  gré  du  vent  derrière  elle  flottante, 
En  replis  ondoyants  mollement  frémissante, 
S'insinue,  et  la  presse  et  laisse  voir  aux  yeux, 
De  ses  genoux  charmants  les  contours  gracieux. 


LES  BUCOLIQUES.  215 

XL[V.  L'Esclave.  —  De  ce  petit  poëme  bucolique 
on  ne  connaissait  que  le  fragment  (p.  110)  : 

Triste  vieillard,  ilepuis  que  pour  les  cheveux  blancs. 

Imprimé  avec  les  pièces  composées  à  Saint-La- 
zare, il  avait  paru  se  rattacher  à  la  situation  ac- 
tuelle, soit  du  pocte,  soit  de  quelque  autre  per- 
sonne. On  s'était  mépris;  mais  la  cause  de  cette 
méprise  est  M.  de  Ghénier  lui-même  :  il  n'en  a  pas 
conscience.  Il  dit  (p.  236)  que  ce  morceau  a  été  un- 
pr'uné  dons  réditloa  de  1839,  etc.;  il  oublie  ({u'il  a 
été  publié  dans  l'édition  de  1833  et  que  c'est  lui- 
même  qui  l'avait  Iburni.  S'il  avait  donné  la  pièce 
tout  entière  au  lieu  d'un  fragment  de  vingt  vers, 
il  n'y  aurait  ])as  eu  de  méprise.  Au  surplus,  ce 
petit  poëme  serait  resté  bien  au-dessous  de  VA- 
veugle  et  du  Mendiant,  à  en  juger  par  les  parties 
achevées,  qui  sont  un  peu  dénuées  d'intérêt  et 
qui  renferment  beaucoup  de  tours  et  d'expressions 
faibles. 

XLY.  —  Séparer  d'abord  les  deux  fragments  des 
pages  113  et  114  de  ce  qui  suit.  Ensuite  les 
disjoindre  eux-mêmes. 

Le  premier  est  épique  et  descriptif;  il  est  fort 
beau  et  mérite  d'être  cité  tout  entier  : 

Vierge  au  visage  blanc,  la  jeune  Poésie, 

En  silence  attendue  au  banquet  d'ambroisie, 

Vint  sur  un  siège  d'or  s'asseoir  avec  les  dieux, 

Des  fureurs  des  Titans  enfin  victorieux. 

La  bandelette  auguste,  au  front  de  cette  reine, 

Pressait  les  flots  errants  de  ses  cheveux  d'ébène: 

La  ceinture  de  pourpre  ornait  son  jeune  seiji. 


216  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIER. 

1,'amiaiilo  et  la  soie,  en  un  tissu  divin, 
llci)an(Jaient  autour  d'elle  une  robe  flottante, 
Pure  comme  Falbâtre  et  d'or  étincelante. 
Creux  en  profonde  coupe,  un  vaste  diamant 
Lui  porta  du  nectar  le  breuvage  écumant. 
Ses  belles  mains  volaient  sur  la  lyre  d'ivoire. 
Elle  leva  ses  yeux  où  les  transports,  la  gloire, 
Et  l'âme  et  l'harmonie  éclataient  à  la  fois. 
Et  de  sa  belle  bouche,  exhalant  une  voix 
Plus  douce  que  le  miel  ou  les  baisers  des  Grâces, 
Elle  dit  des  vaincus  les  coupables  audaces. 
Et  les  cieux  raffermis  et  sûrs  de  notre  encens. 
Et  sous  l'ardent  Etna  les  traîtres  gémissants. 

Le  second,  seul,  est  une  invocalion  à  la  Poésie; 
il  contient  de  bien  beaux  vers  : 

L'hirondelle  a  chanté.  Zéjjhire  est  de  retour  : 
Il  revient  en  dansant  ;  il  ramène  l'amour. 

La  poésie  est  partout  :  le  fleuve  roule  des  vers; 
les  fleurs  exhalent  des  vers  : 

Et  les  monts,  en  torrents  qui  blanchissent  leurs  cimes, 
Lancent  des  vers  brillants  dans  le  fond  des  abîmes. 

Ces  deux  morceaux  étaient  destinés  à  des  com- 
posilions  essentiellement  difl'érentes. 

P.   115.  poux,"  ÎTccX.,   c'est-à-dire    pouxo).[xà    ÎTaXixâ, 

ou  pouxoÀiatjuio;  Imlixôq.  M.  dc  Cliénicr  reproduit 
assez  négligemment,  les  manuscrits;  il  faut  aller 
chercher  dans  ses  notes  ce  petit  fragment  oublié  : 

Viens,  ô  belle.  .  .  ,  le  pasteur  byzantin 

te  conduit  par  la  nain. 

Viens  entendre  chanter  les  Muses  de  Sicile. 

Il  semble  qu'on  pourrait,  sans  craindre  de  se 
tromper,  lire  le  premier  vers  ainsi  : 

Viens,  ù  belle  Gosway,  le  pasteur  byzantin.  .  . 


LES  BUCOLIQUES.  217 

Ce  petit  projet  de  Bucolique  italienne  serait  ainsi 
à  rapprocher  des  débuts  et  dédicaces  d'idylles 
ébauchés  pour  la  même  personne  et  rassemblés 
sous  les  numéros  LYI  et  LYII  (p.  127). 

XLYII.  —  Cette  pièce  est  une  dédicace,  très- 
certainement  à  milady  Cosway,  du  pocnie  buco- 
lique intitulé  VEsdavc. 

Les  deux  vers  : 

Au  moins  daignez  souffrir  que  cette  main  suspende 
A  votre  belle  image  une  rustique  offrande; 

sont  à  retenir,  car  ils  donnent  la  clef  d'une  petite 
pièce  adressée  à  Fanny,  et  qui  est  aussi  une 
dédicace. 

XLIX.  —  Boux,  Iptç,  'c'est-à-dire  pouxoXixa.  "Epi;  : 
pour  mes  bucoliques,  petit  fragment  que  je  pla- 
cerai dans  une  discussion  (spiO  entre  deux  ber- 
gers. 

■  L.  —  M.  de  Chénier  Jprend  pour  Jun  sujet  d'é- 
glogue  une  indication,  une  noie,  comme  il  y  en  a 
tant  dans  les  manuscrits  d'André. 

LU.  —  Tous  les  fragments,  esquisses  et  notes, 
rassemblés  sous  ce  numéro,  seront  à  classer.  Dans 
une  note  d'André  (p.  119)  se  trouve  une  allusion 
à  une  note  de  son  Hermès  [in  A  la  Pensée  aux 
mille  couleurs),  qui  se  trouve  en  effet  parmi  les 
matériaux  destinés  à  son  second  chant  :  «  Les 
mots...  (dit-il),  rapides  Protées,  révèlent  la 
teinture  de  tous  nos  sentiments.  Ils  dissèquent  el 

19 


218  ŒUVRES  D'ANDRE  CHÉNIER. 

étalent  la  moindre  de  nos  pensées,  comme  un 
prisme  fait  les  couleurs.  »  Nous  passons  rapide- 
ment, sans  nous  arrêter  ici  à  chacun  de  ces  petits 
sujets. 

LIV.  —  Cetle  pièce  est  une  dédicace  au  cheva- 
lier de  Pange;  elle  devait,  du  moins  selon  le  pro- 
jet du  poëtc,  former  le  début  d'une  bucolique. 
Tel  qu'il  est,  ce  fragment  est  une  charmante  et 
gracieuse  épîtrc  pastorale.  L'invocation  de  la  Muse 
à  la  santé  amène  bien  l'iniilation  de  l'hymne 
d'Ariphron.  Ce  fragment  rappelle  un  passage  des 
élégies  : 

La  santé  que  j'appelle  el  qui  fuit  mes  douleurs, 
Bien  sans  qui  tous  les  biens  n'ont  aucunes  douceurs. 

Mais  nous  ne  pouvons  résister  au  plaisir  de  ci- 
ter tout  ce  morceau,  où  respire  la  tendre  solli- 
citude d'André  pour  François  de  Pange  : 

Allons,  Muse  rustique,  enfant  de  la  nature, 
Détache  ces  cheveux,  ceins  ton  front  de  verdure, 
Va  de  mon  cher  de  Pange  égayer  les  loisirs. 
Rassemble  autour  de  toi  tes  champêtres  plaisirs. 
Ton  cortège  dansant  de  légères  dryades. 
De  nymphes  au  sein  blanc,  de  folâtres  ménades. 
Entrez  dans  son  asile  aux  Muses  consacré, 
Où  de  sphères,  d'écrits,  de  beaux  arts  entouré. 
Sur  les  doctes  feuillets  sa  jeunesse  prudente 
Pâlit  au  sein  des  nuits  près  d'une  lampe  ardente. 
Hélas  !  de  tous  les  dieux  il  n'eut  point  les  faveur-^. 
Souvent  son  corps  débile  est  en  proie  aux  douleurs. 
Muse,  implore  pour  lui  la  santé  secourable,  * 
Cette  reine  des  dieux  sans  qui  rien  n'est  aimable, 
Qui  partout  fait  briller  le  sourire,  les  jeux, 
Les  grâces,  le  printemps.  Qu'indulgente  à  tes  vœux, 


LES  BUCOLIQUES.  219 

Le  dictame  à  la  main,  près  de  lui  descendue, 
Elle  vienne  avec  toi  présenter  à  sa  vue 
Cette  jeunesse  en  fleur,  et  ce  teint  pur  et  frais, 
Et  le  baume  et  la  vie  épars  dans  tous  ses  traits. 
Dis-lui  :  a  Belle  Santé,  déesse  des  déesses, 
Toi  sans  qui  rien  ne  plaît,  ni  grandeurs,  ni  richesses. 
Ni  chansons,  ni  festins,  ni  caresses  d'amours, 
Viens,  d'un  mortel  aimé,  viens  embellir  les  jours. 
Touche-le  de  ta  main  qui  répand  l'ambroisie. 
Ainsi  tu  nous  verras,  troupe  agreste  et  choisie, 
Les  hymnes  à  la  bouche  entourer  tes  autels, 
Santé,  reine  des  dieux,,  nourrice  des  mortels.  » 

LVI  et  LVII.  —  L'Anglaise  à  qui  sont  adressés 
les  premiers  vers,  c'est  la  même  qui  est  nommée 
dans  le  second  fragment,  Milady  Gosway.  Je  dé- 
lache  quelques  vers  du  second  fragment  : 

Docte  et  jeune  Cosway,  des  neuf  sœurs  honorée. 
Au  Pinde,  à  tous  les  arts  par  elles  consacrée.  .  . 

1 

Je  ne  viens  point  t'offrir,  dans  mes  vers  ingénus. 

De  ces  bergers  français  à  Paies  inconnus. 

Ma  muse  grecque  et  simple  et  de  fleurs  embellie, 

Visitant  ton  Alphée  et  ta  noble  Italie, 

A  retenu  les  airs  qu'en  ces  lieux  séducteurs 

Souvent  à  son  oreille  ont  chanté  les  pasteurs. 

Milady  Gosway,  on  peut  l'assurer,  c'est  la  jeune 
Florentine,  célébrée  dans  l'élégie  qui  débute  ainsi  : 

De  l'art  de  Pyrgotèle,  élève  ingénieux,  etc. 

En  parlant  de  cette  élégie  (III,  p.  76)  nous  tra- 
duirons quelques  vers  italiens  qu'André  a  faits 
pour  elle. 

LVIII.  —  De  Latouche  avait  sensiblement  arrangé 


220  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIER. 

cette  imitation  d'un  sonnet  de  Zappi.  Sauf  dans  un 
ou  deux  passages  les  vers  modifiés  par  de  Latou- 
che  sont  peut-être  mieux.  D'ailleurs  il  avait  eu 
raison  d'enlever  les  six  derniers  vers  qui  deman- 
daient une  suite.  Les  quatre  derniers  sont  une 
traduction  du  début  de  la  vin*  idylle  de  Théocrite. 
André  a  substitué  le  nom  d'Alexis  à  celui  de  Mé- 
nalque. 

LIX.  —  Porte  en  tête  pojx.  ihal.  c'est  dire  pouxo- 

Xtx^  etvocXta  ou  |3ouxoXtaa;7.()<;  EtvâXio;,  pOUr  mCS  Bucoli- 

ques  maritimes,  ou  Bucolique  maritime.  Les 
halieutiques,  dont  André  parle  à  la  fin  dans  une 
note,  font  partie  de  ses  Bucoliques  maritimes, 
ainsi  que  l'idylle  maritime  etouXXtov  IvàXtov,  classée 
à  part  sans  raison  (p.  188  . 

LXL  —  L'éditeur  s'imagine  qu'André  voulait 
faire  une  églogue  sur  l'impiété  d'Erysichton.  Pure 
imagination.  Erysiclilon  ne  figure  ici  que  comme 
terme  de  comparaison.  André  aurait  enchâssé  ce 
fragment  dans  une  bucolique  lorsqu'il  aurait  eu 
l'occasion  de  parler  de  la  faim. 

LXIiï.  —  Au  début  de  ce  fragment  André  indi- 
cjue  lui-même  ce  que  son  éditeur  aurait  dû  faire  : 
a  Parmi  les  fables  à  employer  »  dit-il.  Au  lieu  de 
créer  des  églogucs  imaginaires  il  aurait  fallu  clas- 
ser tous  les  fragments  et  notes  sous  diiïérents  ti- 
tres :  Débuts  et  dédicaces  ;  fins  d'idylles  ;  fables  à 
employer  ;  usages  à  rappeler  ;  etc. 

LXY.  —  Le  poëte  a  fait  usage,  du  passage  des 


LES  BUCOLIQUES.  221 

Métamorphoses  d'Ovide  qu'il  cite,  dans  une  élégie 
à  Camille  : 

Et  quand  d'âpres  cailloux  la  pénible  rudesse, 
De  tes  pieds  délicats  offense  la  faiblesse,  etc. 

LXYII.  —  Le  plan  de  cette  églogue  qui  aurait  été 
assez  étendue!  dit  l'éditeur.  Tout  cela  à  classer 
sous  la  rubrique  :  Arbres,  plantes,  etc. 

LXYIII.  —  Tout  cela  est  à  classer.  A  ce  matériel 
bucolique  se  mêlent  de  petits  sujets  qui  demandent 
à  être  mis  en  évidence.  La  petite  invocation  au 
ver  luisant  (p.  141)  est  le  pendant  du  petit  fragment 
adressé  à  Yesper.  Ensuite  viennent  des  vers  iso- 
lés, des  descriptions,  des  notes  sur  les  ani- 
maux; etc. 

LXX.  —  Ce  n'est  point  une  églogue  intitulée  le 
Bouvier.  Le  manuscrit  porte  jîoux  c'est  à  dire  Souxo- 
Xixa  et  au-dessous  Bubul.,  c'est  à  dire  Bubulcus, 
un  Bouvier.  Cela  signifie  uniquement  que,  dans 
une  de  ses  Bucoliques,  il  comptait  mettre  ce  frag- 
ment dans  la  bouche  d'un  bouvier. 

LXXI.  —  Même  observation.  Boux.  Caprar.  c'est- 
à-dire  pouxoXtxa,  Caprarius  :  Pour  mes  Bucoliques. 
A  mettre  dans  la  bouche  d'un  chevrier. 

LXXIII.  —  Voyez  ce  que  nous  avons  dit  du  se- 
cond de  ces  sujets  à  propos  de  la  pièce  XIII. 

LXXI  Y.  —  Parmi  toutes  ces  notes  je  distingue 
celle  qui  a  trait  au  serment  des  femmes  athénien- 

19. 


222  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIER. 

nes,/)«r  Cérès  et  sa  fille!  elle  se  rapporte  encore  au 
vers  de  Mnaïs  : 

Par  Gérés  et  sa  fille  et  la  terre  sacrée  ! 

LXXVI.  —  Ces  deux  fragments  sont  des  dédica- 
ces ou  envois  de  Bucoliques  à  la  personne  qu'An- 
dré nomme  tantôt  d'.r.,  tantôt  d'.r.n.  Nous  aurons 
occasion,  à  propos  de  l'élégie  LU,  de  revenir  sur 
ce  nom  et  d'examiner  si  Vr  doit  être  un  z,  comme 
le  veut  M.  de  Chénicr.  Il  consacre  à  cette  inconnue 
une  note  (p.  255)  qui  lui  fournit  l'occasion  d'ajou- 
tés une  bévue  à  une  assertion  erronée.  Le  vers 

Porte-les  à  D'.  r.  n ,  cette  belle  insulaire 

ne  s'applique  pas  à  une  anglaise.  D'.r.n  est  une 
créole;  si  l'éditeur  avait  mieux  lu  l'élégie  LU 
(tome  III,  p.  118)  il  n'en  aurait  pas  douté.  Le  poëte, 
s'adressant  à  la  nymphe  du  ruisseau,  la  prie  do 
sortir  de  son  onde  et  d'aller  porter  ses  chants  à 
D'.r.n;  et  s'adressant  toujours  à  la  nymphe,  il  ter- 
mine par  ces  deux  vers  : 

Dis-lui  quel  nom  ma  bouche,  au  sein  de  tes  roseaux, 
Enseigne  à  répéter  à  ton  peuple  d'oiseaux. 

La  nationalité,  remarque  l'éditeur,  est  bien  indi- 
quée surtout  si  l'on  veut  se  rappeler  que  l'on  dit  que 
les  Anglais  parlent  aux  oiseaux.  Il  a  cru  que  l'ex- 
pression ton  peuple  d'oiseaux  s'appliquait  diU  peu- 
ple anglais  !  Il  n'avait  qu'à  lire  pour  voir  que,  dans 
ces  vers,  oiseaux  est  pris  au  sens  propre;  ce  sont 
les  oiseaux  qui  peuplent  les  roseaux. 

LXXVIII.  — Petitsujet  mélancolique  et  touchant. 


J.KS  RUCOLIQUES.  223 

bucolique,  niais  toiit  à  fait  élégiaque  par  le  seiili- 
ment.  Deux  enfants  orplielins  s'égarent  dans  une 
forôt  et  après  avoir  longtemps  erré  tombent  épui- 
sés de  lassitude  et  de  faim.  Le  fragment  qui  reste 
est  bien  beau;  il  faut  le  citer  tout  entier;  nous 
avons  mis  en  italiques  les  lignes  de  prose  qui 
étaient  destinées  à  devenir  des  vers. 

«  Mais  j'ai  faim,  je  suis  las,  je  ne  puis  plus  marcher; 
Dormons  ici,  demain  nous  marcherons  encore. 
Maintenant  sous  cet  arbre  il  vaut  mieux  nous  coucher.» 
Tous  deux  sous  un  ormeau,  les  mains  entrelacées. 
Ils  tombent,  et  bientôt  ils  fermèrent  les  yeux. 
L'Olympe  vit  monter  leurs  âmes  embrassées 
Et  les  plaça  parmi  les  enfants  des  dieux. 

Le  feuillage  poussa  des  plaintes 

La  lune  se  couvrit  d'un  voile  de  douleurs-, 

Vaurore  pleura  leur  enfance 

D'une  rosée  amère  elle  inonda  les  fleurs. 

La  hache  sur  le  dos 

Le  bûcheron  s'arrêta  pour  les  contempler. 
Il  crut  voir  sommeiller  deux  enfants  de  déesse. 
Il  n'osait  faire  un  pas  de  peur  de  les  troubler. 
Hélas  !  ils  étaient  morts  !  le  chien  triste  et  fidèle 
Léchait  leurs  pieds  glacés  et  gémissait  sans  bruit. 
Et  le  doux  rossignol,  en  agitant  son  aile. 
Avait  sur  un  rameau  pleuré  toute  la  nuit. 

Les  deux  derniers  vers  sont  un  souvenir  de  Ma- 
nilius  : 

«  Te  circum  halcyones  pennis  planxere  volantes 
«  Fleveruntque  tuos  miserando  carminé  casus.  » 

André  avait  autre  part  (p.  72)  noté  ces  vers  tou- 
chants du  poëte  des  Astronomiques.  En  lisant  ce 
beau  fragment  on  a  pu  remarquer  que  les  rimes 


224  ŒUVRES  D'AXDRÉ  CHÉNIER. 

sont  entrelacées,    ce   qui  est  très-rare  dans  les 
œuvres  d'André  Chénier.  Voy.  l'élégie  LXXXIY. 

LXXIX. —  Sujets  divers  pour  ses  j3oux.èvaX.,  c'est- 
à-dire  pour  ses  Bucoliques   maritimes,  fiouxoXixà 

èvxXia. 

LXXXI.  —  C'est  peut-être  un  de  ces  fragments 
qui  serait  entré  dans  la  description  de  la  coupe 
que  nous  avons  signalé,  à  l'occasion  des  pièces  XXVI 
et  LXXIIl. 

LXXXIll.  —  Mélange  de  sujets  et  de  notes.  Il  en 
est  quelques-unes  dont  nous  avons  déjà  parlé,  au 
sujet  de  vers  de  la  Liberté  et  de  Mnaïs. 

LXXXV.  —  Rapprocher  de  ces  fragments  sur 
Proserpine  le  morceau  publié  dans  l'édition  de 
1872,  p.  135.  M.  de  Chénier  ne  l'a  pas  recueilli 
parce  que,  n'ayant  pas  le  manuscrit,  il  le  révoque 
en  doute.  11  a  eu  tort.  Ces  onze  vers  sont  tout  à 
fait  dans  le  goût  d'André.  Quelques  vers  d'André 
Chénier  ont  fort  bien  pu  se  perdre. 

LXXXVl.  —  A  quoi  bon  répéter  dans  une  note 
ce  qu'André  dit  en  tête  de  ces  quatre  vers  ?  L'édi- 
teur, en  s'abstenant  de  réflexions,  aurait  évité  de 
changer  le  sexe  de  Nossis,  qui  était  une  femme, 
une  poétesse. 

LXXXYIl.  —  Mélange  de  fragments  divers.  Je 
détache  cette  petite  ligne  de  prose  : 

Souffrir  sans  être  plaint,  sans   que  nul,  au  récit  de  vos 


LES  BUCOLIQUES.  225 

maux,  se  laissant  attendrir,  dise  :   Le  malheureux  !   il  a 
bien  dû  souffrir  !... 

Elle  a  fourni  les  deux  vers  suivants  à  l'idylle  du 

Mendiant  : 

Et  sans  que  nul  mortel  attendri  sur  ses  maux, 
D'un  souhait  de  bonheur  le  flatte  et  l'encourage. 

Les  vers  qu'il  se  propose  d'ôter  de  son  Art  d'ai- 
mer sont  différents  dans  le  pocme  (t.  II,  p.  126). 

XCI,  —  Mélange  de  fragments  disparates.  C'est 
avec  des  ciseaux  qu'il  faudra  procéder.  Je  ne 
m'arrête  un  instant  que  sur  un  fragment  en  vers 
de  dix  pieds  qui  se  trouve  à  la  page  175.  Il  est  pré- 
cédé de  deux  mots  grecs  abrégés  ÔEairtax.  Kpa-r.  qui 
ont  fourni  à  M.  de  Ghénier  l'occasion  de  dire  dans 
une  note  les  choses  les  plus  étonnantes  et  les  plus 
amusantes  du  monde.  Nous  donnerons  plus  loin, 
dans  le  chapitre  consacré  au  théâtre,  l'explication 
bien  simple  de  ces  mots  grecs.  Contentons-nous 
ici  de  bien  vite  enlever  ce  morceau,  qui  n'a  que 
faire  au  milieu  des  idylles,  et  de  le  transporter 
parmi  les  fragments  de  comédies. 

Après  ce  que  l'éditeur  a  appelé  églogues  vient  ce 
qu'il  nomme  idylles.  Dans  les  observations  préli- 
minaires nous  avons  déjà  dit  que  cela  était  une 
pure  rêverie.  Ces  prétendues  idylles  se  composent 
d'un  envoi  de  Bucolique  au  chevalier  de  Pange, 
comme  le  poëte  en  avait  ébauché  pour  Milady 
Cosway,  de  quelques  notes  dont  deux  sur  la  II" 
églogue  de  Théocrite  dont  il  essaie  de  traduire 
quelques  vers  et  enfin  (p.  188)  d'une  idylle,  intitu- 


22G  ŒUVRES  D'ANDRlî;  CHÉXIER. 

lée  les  Navigateurs,  dont  il  a  tracé  le  plan  à  peu 
près  complet.  II  est  probable  qu'en  composant 
cette  pièce  il  aurait  liabilement  intercalé  quelques 
traits  empruntés  à  la  tempête  de  Rabelais.  Le 
manuscrit  porte  en  tête  eio.  èvll.  c'est  à  dire  eioiJXXiov 
Eva'Xiov,  idylle  maritime.  Nous  n'avons  aucune 
observation  à  faire  sur  cette  idylle,  si  ce  n'est  à 
corriger  une  légère  inadvertance  de  M.  de  Ché- 
nier  qui,  page  190,  indique  ainsi  un  des  interlo- 
cuteurs :  Le  mycon;  c'est  le  myconien,  l'habitanl 
de  Mycone. 

Nous  venons  de  passer  un  examen  rapide  du 
■premier  volume  qui  contient  les  chants  bucoliques  ; 
nous  avons  dû  négliger  bien  des  détails  et  laisser 
de  côté  un  grand  nombre  d'observations.  Il  eût 
fallu  à  chaque  pièce  soulever  les  mêmes  critiques 
et  relever  les  mêmes  erreurs.  Gela  eût  été  fasti- 
dieux pour  le  lecteur.  S'imaginant  que  les  frag- 
ments et  notes  rassemblés  sur  un  même  manus- 
crit ou  inspirés  par  une  même  lecture  devaient 
concourir  à  former  les  différentes  parties  d'une 
même  pièce  (ce  qui  est  exactement  le  contraire  de 
la  vérité),  M.  G.  de  Chénier  a  réparti  tous  ces  frag- 
ments et  ces  notes  dans  un  certain  nombre  d'églo- 
gues  hybrides  qui  n'ont  jamais  existé  que  dans 
son  imagination.  Sa  méthode  a  été  ainsi  une  mé- 
thode de  confusion  et  de  désordre.  Ce  premier  vo- 
lume, tel  qu'il  est  présenté  au  lecteur,  c'est  le 
chaos,  indigesta  moles.  Ge  recueil  de  chants  buco- 
liques a  été  arrêté,  il  faut  le  reconnaître,  en  pleine 
formation,  soit  par  les  événements  politiques,  soit 
par  la  mort  d'André  Ghénier,  soit  par  d'autres 


LES  BUCOLIQUES.  227 

préoccupations  poétiques.  D'ailleurs  il  faut  obser- 
ver qu'un  auteur  esquisse  toujours  un  plus  grand 
nombre  de  projets  qu'il  n'en  exécute  et  rassemble 
plus  de  notes  qu'il  n'en  met  en  œuvre.  André  eût- 
il  vécu,  eût-il  eu  le  loisir  de  produire  lui-même  au 
jour  ces  poëiiies  bucoliques  qu'on  aurait  encore 
après  sa  mort  retrouvé  dans  ses  cartons  un  nom- 
bre considérable  de  notes  et  fragments  non  em- 
ployés. Tel  qu'il  est,  ce  recueil  ne  contient  pas  une 
dizaine  de  pièces  terminées.  Tout  le  reste  est  à 
l'état  fragmentaire.  Comment  donc  sera-t-il  pos- 
sible d'établir  un  ordre  nécessaire  dans  ses  chants 
bucoliques?  Il  faudra  uniquement  exposer  aux 
yeux  du  lecteur  tout  ce  travail  poétique  à  son  état 
d'avancement  et  de  formation.  Sans  doute  on  ren- 
contre à  chaque  instant  des  morceaux  d'un  genre 
différent:  les  uns  sont  épiques,  les  autres  cham- 
pêtres, ceux-ci  didactiques,  ceux-là  élégiaques.  Si 
l'on  n'avait  à  faire  qu'à  un  nombre  restreint  de 
fragments  on  pourrait  ainsi  que  nous  l'avons 
essayé  en  1862,  les  classer  par  genres  en  distin- 
guant les  poèmes,  les  idylles,  les  élégies,  les  é])i- 
grammes.  Mais  tel  n'est  plus  le  cas;  il  faut  aujour- 
d'hui adopter  un  ordre  et  un  classement  nouveaux; 
Gomment  devra-t-on  procéder?  comme  le  poète  a 
procédé  lui-même.  Dans  ces  petits  poèmes  épiques, 
champêtres  ou  élégiaques,  tels  que  les  anciens  les 
ont  traités,  soit  que  les  poètes  conduisent  eux- 
mêmes  le  récit,  soit  qu'ils  convient  leurs  person- 
nages à  des  fêtes,  à  des  jeux,  aux  travaux  de  la 
terre,  au  soin  des  troupeaux  ou  à  des  joutes  poé- 
tiques, on  voit  se  succéder  et  se  produire,  au  mi- 


228  ŒUVRES  D  ANDRE  CHÉNIEU. 

lieu  de  descriptions  et  avec  un  art  infini  de  détails, 
les  expressions  diverses  de  tous  les  sentiments 
naturels  qui  agitent  l'àme  humaine,  religieux,  hé- 
roïques, douloureux,  joyeux,  tendres  ou  erotiques. 
Ce  monde  pastoral,  mais  idéal,  dans  lequel  les  per- 
sonnages bucoliques  sont  nés  et  ont  vécu,  est  eu 
quelque  sorte  peuplé  de  tous  les  fantômes  de  leur- 
imagination;  les  dieux  habitent  avec  eux,  dieux 
terribles  ou  favorables,  dont  ils  transmettent  à 
leurs  enfants  les  belles  histoires  que  leur  ont  con- 
tées leurs  pères.  Un  Théocrite  ou  un  Virgile 
n'avait  sans  doute  qu'à  peindre  les  beaux  lieux 
qu'il  visitait,  qu'à -décrire  dans  leurs  mille  dé- 
tails, actuels  alors,  les  travaux  ou  les  loisirs  des 
pasteurs,  ou  à  puiser  dans  les  livres  sacrés  (jui 
avaient  charmé  et  instruit  son  enfance,  ces  mythes 
et  ces  fables  antiques,  ces  amours  des  dieux etdes 
déesses,  ces  fictions  charmantes,  ce  passé  idéal 
qu'évoquait  autour  de  lui  la  crédulité  populaire,  et 
qu'animaient  et  embellissaient  les  récits  et  les  con- 
versations de  ses  acteurs  bucoliques.  Certes  les 
saisons,  le  ciel,  les  eaux  et  les  bois  ont  conservé 
leur  antique  beauté;  certes  le  surnaturel  anime 
de  fantômes  terribles  ou  charmants  nos  monts, 
nos  forêts,  nos  lagunes;  les  récits  des  vieillards 
éveillent  encore  la  crédulité  des  enfants;  certes  la 
poésie  pastorale  n'est  pas  morte  pour  nous:  té- 
moin cette  Mireille,  chef-d'œuvre  que  la  muse 
française  envie  à  la  muse  de  la  Provence.  Mais 
André  Chénier  ne  conçut  pas  ou  ne  tenta  pas  ce  ra- 
jeunissement de  la  poésie  bucolique.  Pour  paysage 
il  choisit  la  Grèce,  la  Sicile  ou  l'Italie  ;  ses  person- 


LES  BUCOLIQUES.  229 

nages  furent  Daphnis  et  Nais  et  la  jeune  Chloé; 
ses  dieux  furent  ceux  dont  nous  ne  connaissons 
plus  aujourd'hui  que  les  simulacres  de  marbre. 
11  fut  obligé  de  recréer  en  quelque  sorte  en  lui- 
même  une  àme  antique,  de  reconstituer  tout  un 
monde  écroulé  et  disparu,  de  revivre  par  la  pen- 
sée au  milieu  d'une  civilisation  dont  le  temps  a 
pour  nous  effacé  tous  les  détails.  De  là,  la  néces- 
sité plus  impérieuse  encore  de  se  constituer,  par 
des  lectures  incessantes  et  multipliées,  un  maté- 
riel poétique  et  bucolique,  tout  spécial,  approprié 
aux  croyances,  aux  mœurs,  aux  usages  des  per- 
sonnages qu'il  veut  mettre  en  scène.  C'est  ainsi 
que  s'expliquent  aisément  ces  fragments  qu'il  pré  - 
pare,  ces  notes  qu'il  accumule.  Donc,  pour  classer 
et  ranger  les  uns  et  les  autres  conformément  au 
dessein  et  au  but  du  poëte,  voici,  à  mon  point  de 
vue,  comment  on  devra  répartir  tout  ce  qui  nous 
reste  de  ses  chants  bucoliques. 

Dans  une  première  série  on  comprendra  d'abord 
toutes  les  pièces  terminées  en  groupant  ensemble 
celles  qui  forment  un  récit  continu  et  celles  qui 
sont  dialoguées  ;  ensuite  les  idylles  dont  le  plan 
est  terminé  et  dont  plusieurs  offrent  des  parties 
achevées. 

Dans  une  seconde  série  on  fera  entrer  tous  les 
fragments  que  l'on  classera  suivant  les  sujets  et 
la  destination,  et  sous  différents  titres,  tels  que 
Débuts  et  Envois  tVidylles  ,  les  Dieux  (Bacchus,  Yul- 
cain,  Proserpine,  Venus,  Diane,  Cérès,  etc.),  les 
Héros  (Hercule,  Thésée,  Hippolyte,  Phaéton, 
Erichton,  Pasiphaé,  Médée,  etc.),  les  Pasteurs  (les 

20 


230  ŒUVRES  D'ANDRÉ  GHÉNIER. 

jeunes  garçons,  les  jeunes  filles,  les  enfants,  etc.), 
les  animaux,  (vache,  taureau,  chèvre,  bouc,  hiron- 
delle, dauphin,  alcyons),  les  Momrs,  les  Usages, 
et  d'autres  encore. 

Enfin,  dans  une  troisième  série,  on  groupera 
d'abord  tous  les  sujets,  ensuite  toutes  les  notes, 
en  reproduisant  les  sections  de  la  série  précé- 
dente et  d'autres  telles  que  Fables  à  employer,  les 
Tombeaux,  les  Nymphes,  et  dans  les  notes  il  sera 
nécessaire  de  les  rapprocher  les  unes  des  autres 
selon  qu'elles  se  rapportent  aux  croyances,  aux 
serments,  aux  cérémonies  de  la  naissance,  du  ma- 
riage et  de  la  mort,  aux  travaux  des  champs,  aux 
courses,  aux  jeux,  aux  vêtements,  aux  chaussu- 
res, aux  attitudes,  aux  saisons,  à  la  mesure  du 
temps,  aux  arbres,  aux  fleurs,  etc.,  etc. 

Ce  classement,  il  faut  le  dire,  demandera  de 
grands  soins  et  offrira  beaucoup  de  difficultés; 
mais  nous  croyons  qu'en  procédant  ainsi  on  of- 
frira un  ensemble  harmonieux  et  compréhensi- 
ble, où  chaque  détail,  chaque  mot  pour  ainsi  dire, 
fera  ressortir  ce  qu'il  avait  de  riche,  de  fécond, 
d'ingénieux  dans  la  conception  et  dans  le  génie 
d'André  Chénier 


CHAPITRE  DEUXIÈME. 


LES  ELEGIES. 


Remarques  préliminaires. 

Les  élégies  forment  la  plus  grande  partie  du 
troisième  volume  de  la  nouvelle  édition,' et  sont 
précédées  d'un  court  avant-])ropos,  dans  lequel 
M.  G.  de  Ghénier  cherche  à  démontrer  qu'il  serait 
inutile  de  recherche)^  quelles  furent  les  jeunes  beau- 
tés qu'il  désigne  sous  les  noms  de  Camille,  de  Caro- 
line, d'Amélie,  de  Glycère,  de  Rose.  Si  Von  veut 
bien,  dit-il,  y  faire  attention,  on  retrouvera  le  type 
des  beautés  faciles  de  la  Grèce  et  de  Rome.  Et  ce- 
pendant ,  dans  ces  mêmes  pages  on  reconnaît 
qu'André  a  décrit  V entraînement  de  la  jeunesse,  les 
passions,  les  tourments  de  l'amour,  assurément  après 
les  avoir  ressentis,  et  plus  loin  on  avoue  qu'il  a 
aimé  avec  ardeur.  Mais  nous  ne  rentrerons  pas 
dans  une  discussion  que  nous  avons  à  peu  près 
épuisée  dans  la  partie  de  ce  volume  consacrée  à 
la  biographie;   quelques   élégies   nous   offriront 


232  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIER. 

d'ailleurs  l'occasion  d'ajouter  ce  qui  nous  reste  à 
dire  à  ce  sujet. 

Il  est  assez  dilïicilc  de  se  rendre  compte  de 
l'ordre  adopté  par  l'éditeur;  il  n'a  pas  classé  les 
pièces  suivant  les  sujols,  ni  suivant  les  personnes 
qui  en  sont  l'objet  ;  il  n'a  pas  non  plus  suivi  l'or- 
dre historique  ou  chronologique.  Il  a  tout  simple- 
ment adopté  l'ordre  élal)li  par  l'édition  de  1819  ;  il 
était  bon  alors,  car  il  ne  s'agissait  que  de  disposer 
les  pièces  de  manière  à  éviter  de  rapprocher  celles 
qui  sont  sembial)les  par  le  ton,  par  le  sujet,  et  ta 
produire  sur  le  lecteur  une  impression  de  variété. 
Aujourd'hui  nous  voulons  un  peu  plus  ;  et  surtout 
nous  tenons  à  saisir  dans  un  poète,  devenu  modèle 
à  son  tour,  le  développement  historique  de  son  gé- 
nie. Pour  un  grand  nombre  d'élégies  qui  expri- 
ment des  sentiments  personnels,  l'ordre  chrono- 
logique était  ainsi  doublement  le  meilleur.  L'édi- 
teur les  a  simplement  classés  en  élégies^  élégies 
italiennes  et  élégies  orientales^  mais  il  ne  l'a  pas  fait 
très-exactement. 

Nous  aurons  spécialement  à  nous  occuper  du 
texte.  Nous  avons  déjà  dit  plus  haut  que  l'éditeur 
a  fait  figurer  la  syllabe  tkt-^.  en  tête  de  pièces  qui 
ne  la  portent  pas  sur  le  manuscrit.  Nous  rappelle- 
rons encore,  ce  qui  est  essentiel,  que  la  plus  grande 
partie  des  élégies  font  partie  du  groupe  L,  c'est-à- 
dire  du  groupe  de  pièces  dont  les  manuscrits  sont 
restés  depuis  1819  en  la  possession  de  de  Latou- 
che.  M.  G.  de  Cliénier  devait  donc  nous  rendre  le 
texte  de  1819,  qu'il  est  sans  autorité  pour  modi- 
fier, sauf  dans  les  cas  spéciaux  où  un  document 


LES  ÉLÉGIES.  233 

bien  déterminé  peut  lui  permettre  d'introduire  des 
corrections.  Il  est  clair  qu'il  possédait  en  outre  le 
droit  qu'a  tout  éditeur  de  proposer  une  correction 
à  un  passage  défectueux.  Malheureusement,  M.  G.  de 
Chénier  a  pris  pour  type  de  son  texte  celui  d'une 
édition  fautive,  de  sorte  que  trop  souvent  il  change 
le  texte  de  1819,  non-seulement  sans  en  avertir  le 
lecteur,  mais  encore  sans  s'en  apercevoir  lui- 
même. 

Nous  rappellerons  encore  au  lecteur,  à  propos 
des  notes  de  l'éditeur,  que  presque  toutes  celles 
où  il  accuse  de  Latouche,  qu'il  nomme  le  premier 
éditeur,  à! ON o\Y  changé  le  texte,  sont  erronées  et  doi- 
vent être  considérées  comme  nulles  et  non  avenues. 
Nous  le  disons  une  fois  pour  toutes,  car  il  serait 
fastidieux  de  répéter  à  chaque  instant  :  ce  n'est 
pas  de  Latouche,  c'est  M.  Robert,  dont  l'édition  de 
1841  a  reproduit  le  texte.  D'ailleurs,  généralement, 
M.  G.  de  Chénier  confond  toutes  les  éditions,  attri- 
buant à  l'une  ce  qui  appartient  à  l'autre,  et  n'ayant 
aucune  idée  de  la  date  de  la  première  publication 
et  des  morceaux  qu'il  a  fournis  lui-même. 


Exaraen  des  Elégies. 

I.  — Cette  pièce,  dont  M.  Paul -Lacroix  possède 
le  manuscrit,  porte  en  tête  la  mention  :  5  à  fondât. 
et  au-dessous,  en  français;  le  mot  élégie.  Nous  ne 
saurions  fournir  d'explication  à  ce  sujet.  Le  5  nous 
paraît  être  la  date,  le  5  mai  (cf.  le  vers  2)  ;  fon- 
dât, est -il  le  nom  de  la  localité  où  la  pièce  a  été 

20. 


234  ŒUVRES  D'ANDRÉ  GHÉNIER. 

composée?  Nous  ne  savons.  Ce  n'est  pas  la  seule 
(lilTiculté.  Quel  est  cet  Abcl  à  qui  l'élégie  est  adres- 
sée? sous  le  nom  cVAbel,  dit  l'éditeur,  c'est  du  che- 
valier de  Panye  qu'il  veut  parler^  celui  des  trois  frè- 
res de  Panye  qui  écrivait  dans  le  Journal  de  Paris 
en  1791  (plus  exactement  en  1792)  et  signait  Fran- 
çois de  Pange.  C'eût  été  le  cas  de  fournir  une  preu- 
ve, une  lettre,  par  exemple;  car  ce  ne  peut  être 
({u'un  surnom,  puisque,  des  trois  frères  de  Pange, 
l'aîné  s'appelait  Marie-Louis,  le  second  Marie-Fran- 
cois-Denis,  le  troisième  Marie-Jacques.  De  plus, 
dans  toutes  les  pièces  adressées,  sans  qu'il  y  ait  de 
doute,  au  chevalier  de  Pange,  André  le  nomme  de 
Pange.  Or,  dans  une  élégie  se  trouve  ce  passage  : 

Abcl,  mon  jeune  Abel,  et  Triidaine  et  son  frère, 

Ces  vieilles  amitiés  de  Tenfance  première, 

Quand  tous  quatre,  muels,  sous  un  maître  inhumain, 

.Tadis  au  cliàlimcnt  nous  présentions  la  main; 

Et  mon  frère,  et  Le  Brun,  les  Muses  elles-mème; 

De  Pange,  fugitif  de  ces  neuf  sœurs  qu'il  aime,  etc. 

Un  voit  la  difliculté.  Pour  la  trancher  il  faudrait 
un  renseignement  précis. 

Le  vers  6  de  la  page  10  doit  être  corrigé.  Le  ma- 
nuscrit (nous  l'avions  dit  en  1862  et  1872),  porte  non 
pas  ses  nombreux  ombrages,  mais,  comme  l'édition 
de  1819  : 

Ainsi,  courant  partout  sous  ses  nouveaux  ombrages. 

IL  —  L'éditeur  dit  que  cette  pièce  n'est  pas  une 
imitation  mais  une  paraphrase  de  l'idylle  deBion; 
il  a  voulu  dire  probablement  que  ce  n'était  pas  une 
traduction,  mais  une  imitation.  Je  considère   ce 


LES  ÉLÉGIES.  235 

fragment  comme  appartenant  aux  chants  bucoli- 
ques, malgré  la  syllabe  iley. ,  qui  d'ailleurs  n'est 
peut-être  pas  sur  le  manuscrit. 

III.  Relativement  au  vers  14  de  la  page  12,  je 
crois  bien,  après  y  avoir  de  nouveau  rétléchi,  qu'il 
faut  le  lire  comme  en  1819  : 

Et  les  chœurs  d' Apollon  méconnaissenl  ma  voix. 

Quant  au  vers  2  de  la  page  13  : 

Mais  pleurer  est  amer  pour  une  belle  absente, 

l'éditeur  rapporte  d'une  façon  fort  peu  juste  la  cri- 
tique que  nous  avons  faite  de  ce  vers,  et  trouve 
moyen  de  citer  Ronsard,  qu'il  paraît  ne  pas  con- 
naître. Je  maintiens  la  critique  :  ce  vers  est  obscur 
et  tourmenté;  le  sens  ne  devient  clair  que  lors- 
qu'on a  lu  le  suivant  : 

Il  n'est  doux  de  pleurer  qu'aux  pieds  de  son  amante. 

André  Chénier  dit  que  pleurer  est  une  chose 
amère  pour,  c'est-à-dire  à  une  belle  absente,  tan- 
dis qu'i^  veut  dire  que  verser  des  pleurs  pour  une 
belle  absente  est  une  chose  amère.  Si  l'éditeur 
voulait  rappeler  Ronsard,  il  n'aurait  pas  dû  faire 
allusion  au  peu  d'harmonie  de  ses  vers  :  c'est 
une  hérésie  littéraire  ;  peu  de  poètes  ont  possédé 
au  môme  degré  que  Ronsard  cette  musique  en- 
chanteresse qui  plaisait  tant  à  André  Chénier; 
mais  André  est  tombé  là  dans  un  défont,  celui  de 
l'inversion ,  très-fréquent  chez  les  poètes  du 
seizième  siècle.  Au  vers  10  de  la  même  page,  il 


236  ŒUVRES  D'ANDRÉ  GHÉXIER. 

faut  lire  suivis  de  plaisirs,  au  pluriel,  comme  en 
1819. 

IV,  —  Page  15,  vers  il.  Pourquoi  changer  le 
texte?  Il  faut,  comme  en  1819  :  «  Elles  viennent! 
leurs  voix,  etc.  »  Mais  la  correcUon  introduite, 
sans  en  rien  dire,  dans  l'avant  dernier  vers  de 
cette  page  est  particulièrement  malheureuse.  Ce 
qu'il  y  a  de  plus  curieux,  c'est  que  cette  mauvaise 
leçon  est  tout  simplement  une  faute  d'impression 
de  1872,  ce  dont  on  peut  s'assurer  en  recourant  à 
1862,  qui  donne  la  bonne  leçon,  celle  de  toutes  les 
éditions.  11  faut  donc  lire  : 

Est  tout  ce  qu'il  lui  plaît,  car  tout  est  son  domaine. 

Et  non  pas  :  «  Est  tout  ce  qui  lui  plaît,  etc.  »  Il  y  a 
une  grande  ditïërence.  Une  belle  femme  me  plaît, 
il  me  plairait,  non  pas  d'être  cette  femme,  mais 
d'être  son  mari. 

YI.  —  L'édition  de  1819,  donne  ainsi  le  premier 
vers  : 

Aujourd'hui  qu'au  tombeau  je  suis  prêt  à  descendre. 

C'est  sans  autorité  que  M.  de  Chénier  change 
prêt  à  en  pjrès  de,  ce  dont  il  n'avertit  môme  pas  le 
lecteur.  Aux  vers  3  et  4,  André  a  fait  rimer  linceul 
avec  cercueil.  M.  Littré  dit  que  le  mot  linceul  aies 
deux  prononciations  en  eid  et  en  euil,  et  rime 
avec  ces  deux  sons;  et  il  donne  comme  exemple 
ce  passage  de  Chénier.  Dans  le  Dictionnaire  des 
rimes  de  Sommer,  linceul  ne  figure  que  parmi  les 


LES   KLEGIES.  237 

noms  en  eul,  mais  dans  le  Dictionnaire  des  rimes 
françaises  de  Jean  le  Fèvre,  corrigé  par  le  seigneur 
des  Accords,  Paris,  1587,  linceuil  ûgure  parmi  les 
rimes  en  euil,  ueil  [cercueil)  et  linceul  parmi  les 
rimes  en  eul. 

VIII.  —  Dans  V édition  de  1819,  qui  est  conforme 
au  manuscrit^  ainsi  que  le  remarque  l'éditeur,  le 
dernier  vers  de  la  page  23  est  correct  : 

0  des  fleuves  français  brillante  souveraine. 

M.  de  Chénier  met  :  «  Oh!  des  fleuves  fran- 
çais^ etc.  »  Ce  qui  est  incorrect.  André  emploie  ici 
le  vocatif. 

X.  —  Page  30,  V.  2,  lisez  :  «  Bois,  écho,  frais 
zéphyrs,  etc.  »,  comme  en  1819.  Au  vers  20  de  la 
page  suivante  l'éditeur  introduit  un  contre-sens, 
en  changeant  sans  le  dire  le  texte  de  1819  qui 
donne  avec  raison  : 

Mais  si,  toujours  ingrat  à  ces  charmantes  sœurs. 

Le  possessif  ses  ne  se  comprend  pas.  Les 
sœurs  qu'il  désigne,  ce  sont  les  neuf  sœurs,  les 
Muses. 

XI.  —  Le  vers  15  est  corrigé  avec  raison;  l'édi- 
teur a  profité,  quoique  sans  le  dire,  de  cette  cor- 
rection faite  en  1862.  D'ailleurs  présent,  au  lieu  de 
présente,  ne  devait  être  qu'une  faute  d'impression 
de  1819.  Pour  le  vers  suivant  il  eût  mieux  fait 
de  continuer  à  suivre  1862,  conforme  à  1819  : 

Mais  présente,  à  ses  pieds  m'attendent  les  rigueurs, 
Et,  pour  des  songes  vains,  de  réelles  douleurs. 


238  ŒUVRES  D'ANDRK  CHÉNIER. 

Ce  qui  est  très-clair  et  veut  dire  :  Et,  au  lieu 

de  vains  songes,  de  réelles  douleurs  ;  mais  il  a 

mieux  aimé  adopter  le  mauvais  texte  de  1826  et 

ntroduire  un  contre-sens,  en  lisant  :  «  Et  pour  les 

songes  vains,  o\c.  « 

XII.  —  Page  34,  V.  5.  Il  faut  rélablir  le  texte  de 
1819,  modifié  sans  mot  dire,  et  lire,  [car  c'est  le 
vocatif  : 

0  de  se  confier,  noble  et  douce  habitude  ! 

Après  le  vers  12  il  faut  des  points  :  le  sens  est 
suspendu. 

XIII.  —  Pourquoi  M.  de  Chénier  perd-il  son 
temps  à  épilogucr  sur  le  numéro  de  l'idylle  de 
Bion?  Est-ce  que  tout  le  monde  n'est  pas  d'accord 
sur  la  pièce  dont  il  s'agit?  C'est  la  xi*  dans 
Brunck,  la  ix*  dans  Didot,  mais  la  xvr  dans  un 
grand  nombre  d'éditions. 

XIV.  — Non  content  de  changer  le  texte  de  1819, 
d'adopter  la  mauvaise  leçon  de  1826  et  de  18^1, 
l'éditeur  introduit  des  incorrections  sans  daigner 
même  avertir  le  lecteur.  Pour  le  vers  2  de  la 
page  36,  il  donne  la  correction  de  1826  :  «  Phébé 
dans  la  prairie  ^  etc.  «;  il  faut  revenir  au  texte 
de  1819,  le  seul  conforme  au  manuscrit,  et  lire  : 

La  lune  sur  les  prés  où  son  flambeau  vous  luit. 

G' esiV imminente  lima  d'Horace.  Quant  au  vers  2 
de  la  page  38,  que  toutes  les  éditions,  suivant 
1819,  donnent  ainsi  : 

Clarisse,  beauté  sainte  où  respire  le  ciel. 


LES  ÉLÉGIES  239 

31.  de  Chénier  l'imprime  ainsi  : 

Clarisse,  beauté  simple  où  respire  le  ciel. 

D'abord  c'est  un  contre-sens  ;  ensuite  c'est  une 
altération  du  texte. 

XVI.  —  Texte  mal  établi.  Page  42,  v.  21.  Il  faut 
lire,  avec  1819  :  «  De  ses  honteux  trésors.  »  Quant 
aux  vers  28  de  la  page  42,  il  est  donné  ainsi  : 

Oîi  l'on  Qoule  une  vie  innocente  et  tranquille, 

et  il  est  dit  en  note  :  «  Dcms  V édition  de  1833,  V édi- 
teur a  mis  : 

Où  l'on  coule  une  vie  innocente  et  facile. 

Eh  bien!  c'est  le  contraire.  Facile  est  de  1819  et 
doit  donc  être  conservé.  Dans  l'édition  de  1833, 
dix-huit  vers  de  cette  élégie  ont  été  donnés  deux 
fois,  d'abord  avec  l'élégie  entière,  ensuite  comme 
fragment.  Facile  est  dans  l'élégie  ;  tranquille^  dans 
le  fragment.  —  Dans  le  vers  6  de  la  page  suivante 
l'éditeur  a,  sans  mot  dire,  adopté  une  correction 
de  1826  et  1841.  Ce  passage  doit  être  lu  ainsi, 
comme  en  1819  : 

Si  le  sort  ennemi  m'assiège  et  me  désole, 
On  pleure  ;  mais  bientôt  la  tristesse  s'envole. 

Ce  n'est  pas  le  seul  exemple  qu'offre  André  Ché- 
nier de  cet  emploi  de  on.  Plus  loin,  page  82,  dans 
l'élégie  XXXI,  on  le  trouve  mis  en  corrélation  avec 

nous  : 

Si  les  destins  deux  t'ois  nous  permettaient  la  vie.... 
On  irait  d'une  vie  âpre    et  laborieuse,  etc. 


240  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIER. 

Au  vers  3  de  la  page  44,  autre  correction  taci- 
tement introduite  ;  1819  donne  avec  raison  : 

Je  lie  vais  poinl,  à  |irix  de  mensonge  serviles, 

c'est-à-dire  en  payant  de  mensonges  des  récom- 
penses viles.  Au  prix  de  est  une  locution  préposi- 
tive qui  signifie  en  comparaison  de. 

XIX.  —  Cette  pièce  suffit  à  prouver  que  M.  de 
Ghénier  s'est  servi,  pour  établir  son  texte,  d'une 
mauvaise  édition;  car,  après  le  vers  22  de  la 
page  49  , 

Les  pilotes  bretons  me  portaient  à  Surate, 

il  manque  le  vers  suivant  : 

Les  marchands  de  Damas  me  guidaient  vers  l'Euphrate, 

comme  dans  l'édition  de  1858.  A  cette  époque,  au 
moment  du  tirage,  un  accident  survenu  au  cliché 
nécessita  une  réparation  qui  fut  mal  faite.  On 
lima  et  on  rajusta  les  deux  fragments  du  cliché  : 
le  vers  disparut.  Cette  page  est  en  effet  plus  courte 
que  les  autres  et  contient  un  vers  de  moins.  Cette 
remarque  nous  donne  l'explication  du  grand 
nombre  d'incorrections  qui  se  sont  glissées  dans 
l'édition  de  1874.  M.  G.  de  Chénier  a  constitué  son 
texte  au  moyen  d'une  édition  fautive. 

La  pièce  se  termine  par  vingt  vers  qui  ne  me 
paraissent  pas  lui  appartenir.  Il  faudrait  tout  au 
moins  une  forte  lacune  ;  car  la  transition  est  trop 
brusque.  M.  de  Chénier  dit  que  ces  vingt  vers  sont 
sur  le  manuscrit  à  la  suite  des  autres.  Nous  avons 
vu,  en  étudiant  les  Bucoliques,  ({ue  l'erreur  capi- 


LES  ÉLÉGIES.  241 

taie  de  l'éditeur  est  de  croire  que  tout  ce  qui  est 
sur  un  même  manuscrit  appartient  à  la  même 
pièce.  C'est  bien  plus  souvent  le  contraire  qui  est 
le  vrai.  Une  pensée  chez  André  Chénier  en  engen- 
dre une  autre,  qui  se  fixe  dans  un  fragment  des- 
tiné à  un  autre  ouvrage. 

XXI.  —  Deux  mauvaises  leçons  à  signaler.  Page 
53,  vers  24,  il  faut  lire  avec  1819  : 

Son  nom,  sa  voix  absente  erre  dans  mon  oreille. 

André  à  chaque  instant  emploie  le  singulier. 
Page  54,  V.  6,  il  faut  rétablir  le  pluriel  qui  est 
de  1819: 

Ma  main  courait  saisir,  de  transports  chatouillée. 

Le  singulier  «c^e  transport  ^^  mis  sans  mot  dire 
par  M.  de  Chénier  n'est  pas  juste. 

XXII.  —  M.  G.  de  Chénier  possède  le  manuscrit 
nous  devons  donc  accepter  son  texte.  De  Latouche, 
on  le  conçoit  aisément,  avait  substitué  le  nom  de 
Camille  aux  initiales  qui  sont  sur  le  manuscrit  et 
dont  nous  parlerons  quand  nous  serons  arrivés  à  la 
pièce  LU.  Nous  ne  ferons  qu'une  observation,  re- 
lativement au  vers  1  de  la  page  57:  il  est  mal 
ponctué,  ainsi  que  le  prouvent  les  deux  premières 
versions  données  en  note  ;  il  faut  : 

Humble  et  timide,  à  plaire  elle  est  pleine  de  soins. 

XXIV.  —  Cette  élégie  présente  de  grandes  diffi- 
cultés et  demande  à  être  examinée  très-attentive- 

21 


242  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIER. 

ment.  L'analyse  critique  à  laquelle  s'est  livré 
M.  de  Chénier  ne  me  paraît  pas  avoir  abouti  à  un 
résultat  satisfaisant.  Examinons  les  données  du 
problème.  La  pièce,  pour  être  complète,  devrait  se 
composer  de  quatre-vingt-dix  vers.  En  effet,  après 
avoir  écrit  cette  élégie,  André  Chénier  en  fit  lui- 
même  immédiatement  l'examen  critique.  Quand  il 
eut  terminé,  il  ajouta  cette  dernière  note:  ^J'ai 
écrit  ces  90  vers  et  ces  notes  le  23  avril  1782,  avant 
l'opéra  où  je  vais  à  l'instant  même.»  Donc,  il  ne 
peut  y  avoir  do  doute  sur  le  nombre  de  vers.  De 
plus,  l'éditeur  nous  apprend  (p.  309)  qu'André  a 
numéroté  ses  vers  de  5  en  5  jusqu'à  90.  Que  pos- 
sède M.  de  Chénier?  deux  fragments.  Le  premier 
comprenant  les  huit  premiers  vers,  plus  deux  non 
faits,  plus  les  deux  suivants  ;  total:  douze.  Le  se- 
cond contenant  trente-huit  vers,  du  53"  inclus,  au 
90^  Il  manque  donc  à  M.  de  Chénier  quarante 
vers.  Pour  compléter  autant  que  possible  cette 
pièce  comment  a-t-il  procédé?  Il  s'est  dit  que  les 
parties  du  manuscrit  qui  lui  manquaient  devaient 
avoir  été  remises  à  de  Latouche;  il  a  donc  tâché  de 
souder  ensemble  tant  bien  que  mal  les  fragments 
qu*il  possède  et  ceux  qu'il  supposait  avoir  servi  à 
de  Latouche  à  former  la  XXV"  élégie  du  recueil 
de  1819.  Pour  arriver  à  ce  résultat  il  a  fait  trois 
opérations  différentes,  toutes  les  trois  défectueuses, 
ce  dont  il  aurait  dû  s'apercevoir. 

Premièrement,  il  a  enchâssé  les  vingt-quatre 
premiers  vers  de  de  Latouche  entre  les  vers  qui 
sont  numérotés  12  et  53  sur  son  manuscrit.  En 
agissant  ainsi,  il  ne  tenait  pas  compte  de  la  la- 


LES  ÉLÉGIES.  243 

cune  nécessaire  à  contenir  le  morceau  indiqué 
dans  les  notes  par  le  premier  hémistiche  :  Amis 
que  ce  bonheur.  Il  lui  devenait  impossible  de  pla- 
cer le  vers  :  Un  jour  tel  est  des  dieux^  visé  encore 
dans  les  notes.  Il  oubliait  en  outre  d'indiquer  par 
une  lacune  les  quatre  vers  qu'une  note  (page  66) 
dit  avoir  été  placés  après  :  Des  cavernes  d'Etna. 

Secondement,  il  a  rejeté  les  huit  vers  suivants 
de  de  Latouche,  en  se  contentant  de  dire  en  note 
qu'ils  contenaient  une  variante.  Comment  la  par- 
tie de  manuscrit  qu'il  supposait  être  restée  entre 
les  mains  du  premier  éditeur  pouvait-elle  conte- 
nir quatre  vers  trois-quarts  du  manuscrit  qu'il 
possède  et  trois  vers  un  quart  formant  une  va- 
riante? S'il  avait  étudié  cette  question,  il  se  serait 
dit  qu'il  faisait  fausse  route;  que  le  texte  de  de 
Latouche  et  le  sien  ne  pouvaient  s'ajuster,  puis- 
qu'ils chevauchaient  l'un  sur  l'autre;  que,  par 
conséquent,  son  point  de  départ  était  faux,  et  les 
manuscrits  de  de  Latouche  et  les  siens  ne  pou- 
vaient pas  être  considérés  comme  les  parties  d'un 
même  tout. 

Troisièmement,  il  a  ajouté  les  huits  derniers 
vers  de  de  Latouche  à  la  suite  du  vers  (page  63): 

Ce  ris  pur  et  serein  qui  luit  sur  son  visage, 

après  avoir  dit  lui-même  (page  309)  que  ce  vers 
était  précisément  le  quatre  vingt-dixième,  et  par 
conséquent  le  dernier.  Et  quelle  est  la  raison  qui 
a  dicté  à  M.  de  Chénier  cette  couture  impossible 
(outre  les  rimes  qui  ne  se  suivent  pas)?  C'est  que 
toutes  les  éditions  se  terminent  par  huit  vers  qui,  dit 


244  ŒUVRES  D'AXDRÉ  CHKNIER. 

il,  sont  sur  le  manuscrit  non  restitué.  S'il  avait 
mieux  cI-T-'aé  la  question  précédente,  il  se  serait 
dit  uniquement  que  ces  huit  vers  ne  terminaient 
pas  l'élégie  dans  le  manuscrit  qu'il  possède  et  les 
terminaient  dans  le  manuscrit  de  deLatouche.  De 
là  à  la  solution  du  problème,  il  n'y  avait  plus 
qu'un  pas. 

Indiquons  donc  tout  de  suite  cette  solution,  afin 
que  le  lecteur  puisse  nous  suivre  sans  difficulté. 
Nous  avons  à  faire  ici  à  deux  rédactions  de  la 
même  pièce,  la  première  datant  de  1782,  la  se- 
conde d'une  époque  postérieure.  De  Latouche  a  eu 
entre  les  mains  la  pièce  remaniée  et  terminée; 
c'est  l'élégie  xxv  de  l'édition  de  1819.  On  ne  peut 
se  dissimuler  qu'elle  ne  vaille  beaucoup  mieux 
que  l'ébauche  de  1782.  C'est  judicieusement  qu'on 
avait  compris  cette  pièce  parmi  celles  qui  devaient 
former  l'édition  de  1819,  et  qu'on  avait  laissé  la 
compositon  de  1782  dans  le  carton  remis  à  la  fa- 
mille. L'élégie  de  de  Latouche  est  donc  à  conser- 
ver comme  pièce  indépendante. 

Les  manuscrits  qu'a  M.  de  Chénier  contiennent 
une  partie  de  l'ébauche  de  1782,  en  deux  fragments 
formant  un  total  de  cinquante  vers.  C'est  donc 
quarante  vers  que  lui  ou  sa  famille  a  perdu  avant 
ou  après  1819. 

Il  est  possible  de  reconstituer  (avec  des  lacunes 
bien  entendu)  la  pièce  de  1782,  au  moyen  des  notes 
d'André  Chénier  et  de  l'élégie  donnée  par  de  La- 
touche, qui  comprend  des  vers  de  la  première  ré- 
daction. Voici  comment  elle  se  composera.  Les 
huit  premiers  vers  du  manuscrit  (8);  les  deux  sui- 


LES  ÉLÉGIES.  245 

vants,  qui  n'ont  pas  été  faits  (8  +  2  ^  10)  ;  les 
deux  suivants,  donnés  d'après  le  manuscrit  (10-1-2 
=  12)  ;  les  quatre  suivants,  donnés  par  de  Ché- 
nier,  dont  les  deux  premiers  sont  dans  les  notes, 
et  dont  les  deux  derniers,  donnés  par  de  Latouche, 
finissent  la  phrase  et  le  sens  (12-|-^=16)  ;  douze 
vers  dont  on  n'a  que  le  commencement  dans  les 
notes  :  Amis  que  ce  bonheur;  ce  n'est  pas  trop,  car 
il  faut  un  multiple  de  quatre  et  André  en  parle 
comme  d'un  morceau  (16-f- 12=:28)  ;  le  vers  :  Un 
jour,  tel  est  des  dieux  [rarrêt]  inexorable  (28  -j-  1 
=  29)  ;  cinq  vers  du  texte  de  de  Latouche  et  Ghé- 
nier,  dont  les  deux  derniers  donnés  par  les  notes, 
depuis  :  Vénus,  qui  pour  les  dieux,  jusqu'à  :  leur 
haleine  de  roses  (29-1-5  =  34);  le  vers  :  Que  Lais, 
sa7is  réserve,  abandonne  à  nos  yeux  (34  -j-  1  =  35)  ; 
quatre  vers,  texte  de  de  Latouche,  dont  le  premier 
fourni  par  les  notes  (35  -f-  4  =  39)  ;  un  vers  fait, 
mais  que  de  Latouche  a  marqué  par  des  points 
(39 -j-  1  =40);  les  huit  vers  du  texte  de  de  Latou- 
che, dont  quatre  sont  répétés  et  deux  indiqués 
dans  les  notes  depuis  :  C'est  alors  qu'exilé,  jusqu'à 
la  imine  et  la  mort  (40  -[-  8  ^  48)  ;  quatre  vers  qui 
manquent,  mais  sont  indiqués  dans  les  notes 
comme  traduits  des  Géorgiques  (48-}- 4  =  52);  les 
trente-huit  derniers  vers  du  manuscrit  commen- 
çant à  :  Si  d'un  axe  brûlant,  et  finissant  à  visage 
(52  4-38  =  90). 

Nous  pouvons  donc  maintenant  reconstituer 
(sauf  les  lacunes  provenant  de  vers  perdus)  cette 
composition  de  1782  et  la  mettre  en  regard  de 
l'élégie  remaniée  postérieurement.  Dans  le  texte 

21. 


246 


ŒUVRES  d'andri^:  chénier. 


de  1782,  les  vers  imprimés  en  lettres  italiques 
sont  ceux  qui,  appartenant  à  la  première  rédac- 
tion d'une  façon  certaine,  ont  été  conservés  dans 
la  seconde.  Les  vers  imprimés  en  lettres  italiques 
et  mis  entre  crochets  sont  ceux  de  la  seconde  ré- 
daction, qui  paraissent  avoir  appartenu  à  la  pre- 
mière. Dcms  le  texte  postérieur  à  1782,  les  mômes 
passages  sont  imprimés  en  italiques.  Ce  qui  est  eii 
lettres  romaines  appartient  en  propre  à  cette  se- 
conde rédaction  -,  ce  sont  les  additions  et  correc- 
tions. 


TEXIE  DE  1782. 
Animé  par  l'amour,  le  vrai  dieu  des  poëies, 
liu  Pinde,  en  mon  printemps,  j'ai  connu  les  retraites, 
Aux  danses  des  neuf  sœurs  entremêlé  mes  pas. 
Et  de  leurs  jeux  charmants  su  goûter  les  appas. 
Je  veux,  tant  que  mon  sang  bouillonne  dans  mes  veines, 
iSe  chanter  que  l'amour,  ses  douceurs  et  ses  peines. 
De  convives  chéris  toujours  environné, 
A  la  joie  avec  eux  sans  cesse  abandonné, 


TEXTE  DÉFINITIF,  POSTÉRIEUR   A  ITSi. 


Fumant  dans  le  cristal,  que  Bacchus  à  longs  lloi» 
Partout  aille  à  la  ronde  éveiller  les  bons  mots. 
Heine  de  mes  banquets,  que  ma  déesse  y  vienne 
Que  (les  fleurs  de  sa  tête  elle  pire  la  mienne 
1.»  [Pour  enivrer  mes  sens,  que  le  feu  de  ses  yeux] 
[S'unisse  à  la  vapeur  des  vins  deiicieuu:.] 
Amis,  que  ce  bonheur 

Un  jour,  tel  est  des  dieux  l'arrêt  ('.')  [iiiexurable.] 
ao  [Venus,  qui  pour  les  dieux  (?)  fit  le  bonheur  durable,] 
[A  nos  cheveux  blanchis  refusera  des  fleurs,] 
[Et  le  printemps  pour  nous  n'aura  plus  de  couleurs.] 
Qu'un  sein  voluptueux,  des  lêares  demi-closes 
Kespirent  prés  de  nous  leur  haleine  de  roses  ; 
35  One  Lais  sans  reserve  abandonne  à  nos  yeux 
De  ses  charmes  secrets  les  contours  gracieux. 
[Quand  Vdge  aura  sur  nous  mis  sa  main'fl^lrissante,] 


Heine  de  mes  banquets,  que  Lycoris  y  vienne, 
Que  des  fleurs  de  sa  tête  elle  pare  la  mienne; 
Pour  enivrer  mes  sens  que  le  feu  de  ses  yeur 
S'unisse  à  la  vapeur  des  vins  délicieux. 


ll:tton.s-nous  l'heure  fuit.  Un  jour,  inexorable. 
Vénus  qui  pour  les  dieux  fit  le  bonheur  duraJ^h'. 
A  nos  cheveux  blanchis  refusera  des  fleuts 
Et  le  printemps  pour  nous  n'aura  plus  de  coule i. 
Qu'un  sein  voluptueux,  des  lèvres  demi-closes 
liespirent  prés  de  nous  leur  haleine  de  roses 
Que  Phryné  sans  réserve  abandonne  à  nos  yeux 
De  ses  charmes  secrets  les  contours  gracieux 
Quand  l'âge  aura  sili-  nous  mis  sa  main  flétrissan 


LES  ELEGIES. 


247 


Qu»  pourra  la  beauté,  guoigue  loule-puissanle  ?] 
Hot  cœurs  en  ta  voyant  ne  palpiteront  plus.] 


Que  pourra  la  beauté  quoique  toute-puUsanle  ? 

Kos  cœurs  en  la  voyant  ne  palpiteront  plus. 


CtsI  alors,  qu'exilé  dans  mon  champêtre  asile,] 
)e  Vanlique  sagesse  a4mv-ateur  tranquille,] 
)e  tout  cet  univers  interrogeant  la  voix, 
rai  de  la  nature  étudier  les  lois  : 

•  tlte  main  sur  soi  la  terre  suspendue 
■:(/tr  autour  d'elle  Amphitrite  étendue  ; 
iLlan  foudroyé  respire  avec  effort] 
Ues  owernes  d'Etna  la  ruine  et  la  mûri  ;'\ 


ii  d'un  axe  brûlant  le  soleil  nous  éclaire  ; 
)u  si  roi,  dans  le  centre,  entouré  de  lumière, 
t  des  mondes  sans  nombre,  en  leurs  cercles  roulants, 
1  verse  autour  de  lui  ses  regards  opulents  ; 
Comment  à  son  flambeau  Diane  assujettie 
trille.  Je  ses  bienfaits  chaque  mois  agrandie  ; 
■'      ~e  au  sein  des  flots  craint  d'aller  se  plonger  ; 
liie  sur  la  mer  conduit  le  pc^sager, 
^'-t  patrie  ahsCÊile  et  longtemps  appelle 
!  tenter  l'Euripe  et  les  /lots  de  Malee  ; 
' ,  de  l'abondance  heureux  avant-coureur, 
''.'un  aiguillon  ht  -main  du  lahonruur. 
lOUvent  dès  que' le  jour  chassera  les  étoiles,  etc.,  elc. 

(La  suite,  comme  dans  l'édition.) 
■aiiti.mne  sur  ses  pas  y  conduit  l'abondance 
iiice  gaiié,  mère  de  l'indulgence, 
aie  dans  l'Olympe  à  la  table  des  dieu.ii, 
le  pdiiipres   et  de  fruits  et  de  fleurs  radieux. 
Donne  à  tous  les  objets  offerts  à  son  passagi- 
\>T\i  pur  et  serein  qui  luit  sur  son  Tisage. 


C'est  alors  qu'exilé  dans  mon  champêtre  asifé. 
De  l'antique  sagesse  admirateur  tranquille, 
Du  mobile  univers  interrogeant  la  voix, 
J'irai  de  la  nature  étudier  les  lois  : 
l'ur  quel  main  sur  soi  la  terre  suspendue 
Voit  mugir  autour  d'elle  Amphitriie  étendue; 
(,Iurl  Titan  foudroyé  respire  avee  effort 
De.i  cavernes  d'Etna  la  ruine  et  la  tnort  ; 


Quel  bras  guide  les  cieux  ;  à  quel  ordre  enchaînée. 
Le  soleil  bienfaisant  nous  ramène  l'année  ; 
Quel  signe  aux  ports  lointains  arrête  l'étranger; 
Quel  autre  sttr  la  mer  conduit  le  passager, 
tjuand  sa  patrie  absente  et  longtemps  appelée 
Lui  fuit  tenter  l'Euripe  et  les  flots  de  Malée; 
Et  quel  de  l'abondance  heureux  avant-coureur 
Anne  d'un  aiguillon  In  main  du  laboureur. 


Cependant,  jouissons  ;  l'âge  nous  y  convie. 

.\vanl  de  la  quitter,  il  faut  user  la  vie. 

Le  moment  d'être  sage  est  voisin  du  tombeau. 

Allons,  jeune  homme,  allons,  marche;  prends  ce  flambeau, 
Marche,  allons.  Mène-moi  chez  ma  belle  maiiresse. 
J'ai  pour  elle  aujourd'hui  raille  fois  plus  d'ivresse. 
Je  veux  que  des  baisers  plue  doux,  plus  dévorants, 
N'aient  jamais  vers  le  ciel  tourné  ses  yeux  mourants. 

Celte  seconde  rédaction  est  bien  supérieure  ù  la 
première  :  c'est  un  petit  chef-d'œuvre,  qui  méritait 
d'êlre  restitué.  Le  texte  de  1782  présentait  des  lon- 
gueurs ;  tout  le  morceau  du  vers  65  au  vers  90 
était  d'un  développement  exagéré;  c'était,  il  faut 
Fa^  ouer,  un  hors-d'œuvre.  La  pièce,  en  outre,  ne 
lînissait  pas,  et  les  cinq  ou  six  derniei's  vers 
étaient  peu  clairs.  Toutes  les  corrections  faites 


248  ŒUVRES  D' ANDRÉ  CHÉNIER. 

par  André  Chénier  sont  excellentes.  Dans  le  vers 
35,  Phryné  vaut  beaucoup  mieux  que  Laïs.  Tout 
le  passage  :  Cest  alors,  est  ramené  à  de  justes 
proportions.  La  fin  est  pleine  d'ardeur  juvénile  et 
de  mouvement. 

XXVIll.  —  11  est  certain  pour  nous  aujourd'liui 
que  la  jeune  Florentine,  célébrée  dans  cette  élégie, 
n'est  autre  que  milady  Cosway. 

Voici  la  note  écrite  à  son  sujet  par  Sauveur  Ché- 
nier, et  que  l'éditeur  à  insérée  à  la  page  243  du 
I"  volume  :  «  Milady  Cosway  était  alors  une  jeune 
dame  anglaise,  pleine  de  grâce  et  de  candeur,  qui 
joignait  à  la  beauté  l'amour  des  beaux-arts  et  un 
talent  assez  distingué  pour  la  peinture,  qu'elle 
pratiquait  assidûment.  Elle  a  gravé  à  l'eau-forte, 
avec  esprit  et  légèreté,  divers  sujets  de  sa  compo- 
sition ou  tirés  des  tableaux  de  Raphaël,  Rubens  et 
autres  artistes  célèbres.  Bartolozzi  a  gravé  à  la 
manière  du  crayon  son  portrait  peint  par  elle- 
même.  L'enthousiasme  des  beaux-arts  et  la  beauté 
du  climat  déterminèrent  cette  femme  intéressante 
à  se  fixer  à  Rome,  où  l'on  croit  qu'elle  existe  en- 
core (1819)  et  qu'elle  continue  à  cultiver  la  pein- 
ture. »  André  Chénier  fit  pour  elle  des  vers  italiens, 
dont  voici  la  traduction  : 

La  Seine  et  la  Tamise,  ces  deux  sœurs,  s'unissent  enfin 
pour  admirer  la  fille  de  l'Arno,  à  qui  le  Phébus  toscan  donna 
une  lyre  d'or,  à  qui  Apelle  légua  ce  vivant  pinceau  qui 
fait  respirer  la  toile,  dont  le  chant  est  doux,  et  dont  la 
main  savante  se  promène  sur  le  clavecin  ou  sur  les  cor- 
des sonores.  Tu  es  agréée  des  Muses,  ô  Cosway,  aimée  sur 
le  Pinde,  chère  à  la  Seine  et  chère  à  la  Tamise. 


LES  ÉLÉGIES.  249 

Au  vers  15  de  la  page  77,  il  faut  enlever  à  soi 
i^eul  et  reprendre  le  texte  de  1819  : 

Et  le  talent  modeste  à  lui  seul  inconnu. 

XXIX.  —  M.  de  Chénier  n'est  pas  heureux  en 
voulant  corriger,  sans  autorité,  le  texte  d'une  pièce 
dont  il  n'a  pas  le  manuscrit.  L'édilion  de  1819 
donne  ainsi  les  deux  derniers  vers  de  la  page  78  : 

Poursuis  :  dans  ce  bel  âge,  où  faibles  nourrissons, 
Nous  répétons  à  peine  un  maître  et  ses  leçons. 

A  la  place  du  second,  M.  de  Chénier  met  celui-ci, 
qui  est  fort  ridicule  : 

Nous  répétons  à  peine  au  maître  ses  leçons  ! 

XXX.  —  Page  80,  vers  5,  reprendre  le  texte  de 
1819,  changé  sans  mot  dire  : 

Au  ris  mêlé  de  pleurs,  aux  longs  cheveux  épars. 

XXXII.  —  Page  86,  vers  9,  pourquoi  avoir  changé 
la  leçon  de  1819,  qui  donne:  «  Qui  put  voir  en  nais- 
sant....? »  Après  le  vers  20,  replacez  le  point  d'in- 
terrogation. 

XXXIII.  —  Encore  une  élégie  adressée  à  la  per- 
sonne qu'André  désigne  par  les  initiales  D'.r..,  dont 
nous  reparlerons  au  sujet  de  l'élégie  lu.  C'est  pré- 
cisément les  premiers  vers  de  cette  pièce  dont  le 
fac-similé  se  trouve  dans  le  premier  volume  des 
OEuvres  de  Marie-Joseph.  M.  de  Chénier,  on  l'a  vu, 
veut*  que  ce  soit  une  heauté  anglaise;  je  lui  de- 

1.  Voyez  ci-dessus,  page  222. 


250  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIER. 

mande  d'abord  ici  comment  il  peut  concilier  cette 
assertion  avec  le  cadre  de  cette  élégie,  qui  me  pa- 
raît bien  français  : 

Marne,  Seine,  Apollon  n"est  plus  dans  vos  forêts? 

Page  89,  vers  5  et  6,  il  corrige  1819  sans  le  dire: 
il  faut  : 

Ali  !  plutôt  que  souffrir  ces  douleurs  insensées, 
(Jumbien  j'aimerais  mieux  sur  des  Alpes  glacées.... 

XXXVI.  —  Hélas  !  la  Lampe  aussi,  cette  char- 
mante et  ingénieuse  composition,  est  sortie  muti- 
lée des  mains  de  l'éditeur!  Et  comment  encore 
M.  G,  de  Chénier  a-t-il  pu  se  contenter  pendant 
cinquante  ans  des  explications  banales  qu'il  nous 
donne  au  sujet  des  différents  manuscrits  qui  se 
rapportent  à  cette  pièce?  Quoi  !  il  n'a  donc  jamais 
éprouvé,  avec  le  doute,  le  besoin  de  consulter 
quelqu'un  qui  pût  l'éclairer!  Il  a  donc,  avec  un 
soin  avare  et  jaloux,  gardé  pour  lui  seul  ces  poéti- 
ques reliques,  sans  convier  au  moins  un  ami  à  lire, 
à  déchiffrer  avec  lui  la  pensée  à-demi  voilée  d'An- 
dré Chénier!  Mais  il  n'a  même  pas  vu  qu'il  y  avait 
là  un  petit  problème  à  résoudre;  bien  simple  pour- 
tant, et  demandant  à  peine  quelques  minutes 
d'attention.  Nous  y  viendrons  tout-à-l'heure  ;  au- 
paravant occupons-nous  du  texte,  après  l'avoir  dé- 
barrassé des  quatre  vers  fort  mal  placés  à  la  suite 
de  cette  pièce  (page  98),  et  qui  doivent  appartenir 
à  )rArt  d'aimer. 

Un  fragment  du  manuscrit  faisait  partie  des 
pièces  destinées  à  l'édition  de  1819  j  de  Latouche 


LES  ÉLÉGIES.  251 

ne  put  les  compléter  qu'au  moyen  de  copies  four- 
nies par  Sauveur.  Mais  comme  M.  de  Chénier  ne 
nous  dit  pas  positivement  quels  sont  les  fragments 
qu'il  a  conservés,  nous  ne  pouvons  savoir  dans 
quelle  mesure  nous  devons  accepter  son  texte. 
Dans  le  doute  reconnaissons  comme  bon  celui 
qu'il  nous  offre.  Mais  il  prétend  dans  ses  notes 
que  les  différents  fragments  qui  composent  cette  élé- 
gie, presque  entièrement  puisée  dans  Asclépiade, 
n'ont  pu  être  exactement  liés  entre  eux  par  le  pre- 
mieréc/zïeitr.  Contrairement  à  ce  que  prétend  M.  de 
Chénier,  de  Latouche  a  beaucoup  mieux  réussi 
que  lui  à  réunir  les  différentes  parties  de  cette 
pièce.  Il  a  supprimé  vers  la  fin,  inutilement  à 
mon  avis,  quatre  vers  dans  le  but  d'accélérer  le 
dénouement,  et  dans  le  milieu  il  a  fait  une  cou- 
pure, afin  de  faire  disparaître  quelques  vers  d'un 
goût  tout  à  fait  erotique  et  un  tour  de  phrase 
obscur;  mais  le  dessein  général  reste  fort  net  et 
fort  clair.  M.  de  Chénier,  lui,  a  sans  façon  rappro- 
ché deux  parties  de  l'élégie  qui  ne  sont  pas  con- 
sécutives et  a  laissé  dans  le  canevas  en  prose  les 
huit  vers  qui  étaient  destinés  à  les  relier  entre 
elles.  Il  faut  donc  absolument  rétablir  ce  passage  : 

Elle  alors,  d'une  voix  tremblante  et  favorable, 
Lui  disait:  «  Non, partez  ;  non  jesuis  trop  coupable...,  » 
Elle  parlait  ainsi,  mais  lui  tendait  les  bras. 
Le  jeune  homme,  près  d'elle  arrivait  pas  à  pas. 
Alors  je  vis  s'unir  ces  deux  bouches  perfides 
En  des  baisers  liés  par  leurs  langues  humides; 
J'en  entendais  le  bruit.  Le  traître,  d'une  main, 
Pressait  avidement  les  globes  de  son  sein  ; 
L'autre...,  les  plis  du  lin  qui  cachait  ses  ravages 


252  ŒUVRES  D'ANDRE  CHENIER 

M'empêchaient  de  la  suivre  et  de  voir  tes  outrages. 
Malgré  quelques  combats,  bientôt  après  je  vis,  etc. 

Et  il  est  nécessaire  de  placer  une  viri^ule  après 
ce  vers,  car  tout  ce  qui  se  trouve  entre  je  vis  et 
étaler  est  un  ablatif  absolu.  Comment  M.  de  Ché- 
nier  n'a-t-il  pas  vu  que  ces  huit  vers  étaient  in- 
dispensables? Mais  il  y  a  bien  d'autres  choses 
qu'il  n'a  pas  aperçues.  Retournons  aux  notes  de 
la  page  318.  f/n  morceau,  dit-il,  qui  se  trouve  sur 
Vautre  côté  de  la  iaèm.e  feuille  et  qui  porte  ces  mots 
de  convention  :  eXsy-  in  TrpoOupai'aç  (jl.  ou  bien,  us^oOsat'aç» 
indique  qu'il  appartient  au  commencement  de  cette 
élégie.  Quoi!  des  mots  de  convention,  ces  mots 
grecs!  Hélas  !  peut-on  méconnaître  ainsi  la  pensée 
d'un  poëte  !  M.  de  Chénier  aurait  dû  s'informer  de 
la  signification  de  ces  mots  et  ensuite  se  donner 
la  peine  de  lire  avec  attention  toutes  les  épigram- 
mes  d'Asclépiade  citées  dans  les  noleîs  en  prose 
imprimées  au  commencement  de  la  pièce,  page  94, 
Il  aurait  vu  que  c'est  la  xxv»  épigramme  d'Asclé- 
piade seule  qui  a  fourni  à  André  Chénier  le  sujet 
de  la  Lampe,  etparticulièrement  les  deux  derniers 
vers  :  «  Lorsque,  tenant  son  amant  dans  ses  bras, 
elle  prendra  ses  ébats,  éteins-toi  et  refuse-lui  ta 
lumière  ;  y>  mais  qu'Asclépiade  ne  lui  a  fourni  que 
l'idée  première,  développée  par  des  emprunts  ha- 
bilement faits  à  une  épigramme  de  Méléagre.  11 
aurait  vu  (pie  les  douze  autres  épigrammes  d'As- 
clépiade, indiquées  par  le  poëte  dans  une  note, 
mal  à  propos  intercalée  avant  le  début  de  l'élégie, 
n'ont  aucun  rapport  avec  celle-ci  et  étaient  desti- 
nées à  entrer  dans  d'autres  pièces,  formant  avec  la 


LES  ÉLÉGIES-  253 

Lampe  une  petite  série  de  compositions  poétiques 
pouvant  être  comprises  sous  un  même  titre.  En 
ciret  les  mots  i;rccs  placés  en  tète  de  laLampeïlz^;. 

in  TrfoOupaïaî  a.  signifient    Vae-(OZ  in    TrpoOupo(îc<ç  uîAoOc- 

(TÎa!;,  c'est  à  (lire:  élégie  à  mettre  dans  les  coni|)o- 
sitions  poéti({ues  [in  uLcXc/Os^i'ac;)  récitées  })ar  les 
amants  devant  la  porte  (7:po6upaîaçi  de  leur  mai- 
Iresse;  et  les  mêmes  abréviations  placées  dans 
les  notes  doivent  s'expli({uer  par  slv^oi  in  irpoÔL/p-xiaî 
u£Xo6E(7Îac,  c'est  à  dire  :  sujets  d'élégies  i)oar  mes 
compositions  poétiques  chantées  devant  la  porte 
d'une  maîtresse.  C'est  ainsi  qu'un  poète  moderne 
pourrait  mettre  en  tète  de  fragments  ou  de  notes 
sur  ses  manuscrits  :  Pour  mes  Noctio^nes,  pour 
mes  Sérénades,  etc.  Dans  l'mdication  de  son  sujet 
André  reste  antique.  On  sait  combien  chez  les 
poètes  grecs  et  latins  cette  porte,  qui  cède  ou 
s'oppose  aux  désirs  des  amants,  est  une  source 
d'inspiration  féconde.  C'est  à  elle  que  s'adressent 
les  prières,  les  objurgations,  les  menaces  des 
soupirants  ;  chez  les  Grecs  et  les  Romains  elle 
joue  le  môme  rôle  que  le  balcon  chez  les  Espa- 
gnols. André  avait  bien  vu  tout  ce  que  ce  sujet 
pouvait  fournir  d'idées  gracieuses,  tendres,  eroti- 
ques; il  avait  d'un  trait  de  plume  réuni  plusieurs 
sujets  sous  le  titre  de  chants  récités  devant  la 
porte,  TrpoOupaicKt  uEAoOsci'a!,  et  avait  immédiatement 
indiqué  un  certain  nombre  d'épigrammes  d'Asclé- 
piade  pouvant  lui  fournir  des  situations  poéti- 
ques, par  exemple  laxxiu'  (V,  189]  :  «C'est  l'hiver; 
les  Pléiades  sont  au  milieu  de  leur  course;  la  nuit 
va  disparaître;  et  moi  sous  les  fenêtres  d'Hélène, 

n 


254  ŒUVRES  U  ANDRÉ  CIIÉNl  i:R. 

je  nie  promène  tout  ruisselant  de  pluie  et  blessé 
par  ses  charmes  ;  etc.  ;  »  par  exemple  encore  la  iv 
(V,  145)  :  «  0  couronnes,  reslez-là  suspendues  à 
cette  porte  sans  secouer  précipitamment  vos  feuil- 
les, ces  feuilles  que  j'ai  trempées  de  mes  lar- 
mes !  etc.  ;  »  et  d'autres,  toutes  pleines  d'un 
amour  un  peu  raffiné,  précieux,  mais  intéres- 
santes i)ar  des  détails  ingénieux,  inconnus  à  la 
poésie  française. 

Yoilà  ce  qu'un  examen  attentif  des  manuscrits 
eût  révélé  à  un  éditeur  doutant  un  i)eu  plus  de 
lui-même,  daignant  s'informer  et  ne  s'isolant  pas 
dans  ses  vaines  recherches.  Depuis  combien  de 
temps  saurions-nous  tout  cela,  si  tons  ces  papiers 
d'André  étaient  tombés  en  des  mains  plus  libé- 
rales, et  surtout  sous  des  yeux  plus  clairvoyants? 

XL.  —  Page  108,  v.  9  et  10. —  Si  mes  souvenirs 
sont  exacts  j'ai  pris  le  texte  de  ces  deux  vers  dans 
la  Revue  des  deux  Mondes,  qui  publia  ce  morceau 
un  peu  avant  l'édition  de  1833. 

XLI.  —  A  placer  dans  VArt  d'aimer;  ces  ^ers 
sont  didactiques. 

XLII.  —  Une  des  meilleures  corrections  de  de 
Latouche  consiste  à  avoir  enlevé  les  deux  premiers 
et  les  deux  derniers  vers;  ces  quatre  vers  nous 
gâteront  désormais  cette  charmante  boutade  poé- 
tique. 

XLIII.  —  Manuscrit  non  restitué,  dit  l'éditeur. 
J'en  doute,  car  c'est  lui-même  qui  a  fourni  cette 
pièce  à  l'édition  de  1833. 


LES  ÉLÉGIES.  255 

XLIY.  —  Appartient  probablement  à  VArt  rVai- 
mer. 

XLY  —  A  replacer  dans  VArt  (Vaimer. 

XLVI.  — Publié,  non  en  1841,  mais  en  1833,  et 
Ibnrni  par  M.  G.  de  Ghénier  lui-même. 

XLYII.  —  Publié,  non  en  1841,  mais  en  1833  par 
l'éditeur  actuel  lui-même. 

XLYIII.  —  Enfin  voilcà  donc  une  petite  pièce 
bien  rétablie.  L'éditeur  a  le  manuscrit  puisqu'elle 
faisait  partie  du  groupe  LS.  Toutes  les  corrections 
sont  Ijonnes;  le  commencement  est  excellent  et 
bien  ponctué  : 

Partons,  la  voile  est  prête  et  Byzaiice  m'appelle. 
Je  suis  vaincu,  je  fuis.  Au  joug  d'une  cruelle, 
Le  temps,  les  longues  mers  peuvent  seuls  m' arracher. 
Ses  traits,  etc. 

LI.  —  11  fallait  la  placer  parmi  les  élégies  ita- 
liennes. Elle  est  très-mal  constituée.  Le  fragment, 
composé  de  deux  lignes  de  prose  et  de. deux  vers, 
placé  au  milieu  de  la  page  117  doit  être  reporté 
après  le  premier  paragraphe  en  prose  de  la 
page  116.  Yoici  le  commencement  : 

Je  suis  en  Italie,  en  Grèce.  0  terres  mères  des  arts,  fa- 
vorables aux  vertus  !  0  beaux-arts  !  de  ceux  qui  vous 
aiment  délicieux  tourments  !  seul  au  milieu  d'un  cercle 
nombreux,  tantôt 

De  vivantes  couleurs  une  toile  enflammée 

s'offre  tout  à  coup  h  mon  esprit.... 


256  ŒUVRES  D'ANDHH  CHÉNIER.       ' 

Raphaël,  Jules,  Corrège,  etc.  .  .  ,  qui  ont  porté  au  plus 
haut  point  de  perfection  cet  art  divin,  mort  depuis  tels 
et  tels,  etc.. 

Que,  de  ces  grands  pinceaux  èmulp  inattendu, 
Le  pinceau  de  David  à  la  France  a  rendu. 

Après  une  lacune,  il  faiil  reprendre  : 
....  Ma  main  veut  fixer  ces  rapides  tableaux,  etc. 

Après  le  morceau,  continuer  le  canevas  en  prose 
jusqu'à  :  si  j'avais  vécu  dans  ces  temps,  rejeter  en 
note  une  partie  du  canevas,  celle  qui  a  été  exécu- 
tée et  la  remplacer  par  le  fragment  qui  com- 
mence : 

Des  belles  voluptés  la  voix  enchanteresse,  etc. 

Enfin  pour  terminer  l'élégie  revenir  au  cane- 
vas :  Mais  mes  deux  amis,  etc. 

LU.  —  Cette  pièce  ofTre  une  petite  difficulté, 
relativement  à  la  personne  à  qui  elle  est  adressée; 
il  est  clair  qu'il  faut  abandonner  l'hypothèse  que 
les  initiales  aient  désigné  Mme  d'Arcy,  puisque 
dans  d'autres  pièces,  le  nom  se  termine  par  un  n. 
Quant  à  la  seconde  lettre  (Yoy.  la  pièce  XXXIII) 
est-ce  un  r  ou  un  z?  M.  G.  de  Chénier  dit  :  Lez  est 
tellement  net  quil  n'y  a  pas  possibilité  de  s'y  mé- 
prendre pour  ceux  qui  savent  lire  l'écriture  d'An- 
dré. Ceux  qui  connaissent  l'écriture  d'André  ré- 
pondront que,  quand  ses  ::  sont  distinctement  for- 
més, ils  sont  faits  connue  dans  le  mot  bazoche  du 
fac-similé  des  ïambes  (recto,  2'  colonne,  ligne  19). 
Tout  ce  que  peut  dire  M.  de  Chénier  c'est  que  dans 


LES  ÉLKGIES.  257 

l'écriture  d'André  un  r  mal  fait  peut  ressembler  à 
un  z  mal  fait.  Dans  le  fac-similé  de  l'élégie  XXXIII, 
il  faudrait  supposer  un  z  mal  fait.  Pour  moi  je 
maintiens  que  c'est  un  r.  Dans  l'état  de  la  ques- 
tion la  solution  du  problème  appartient  au  calcul 
des  ])ro])al)iIités.  Le  rapport  de  fréquence  de  ces 
deux  lettres  dans  le  corps  des  mots  indique  le  rap- 
port de  nos  chances  respactives.  J'en  ai  300  pour 
moi;  il  en  a  5  pour  lui. 

Mais  au  sujet  de  ce  nom  nous  reprocherons  à 
M.  de  Chénierson  inexactitude  ordinaire.  Yoici  en 
effet  les  différentes  façons  dont  il  le  reproduit 
D'...  (III,  p.  118,  127],  D'...z  (III,  p.  327),  D'...z.. 
(III,  327),  D'...z...  (I,  p.  59,  255),  D".z  ..  (1,  p.  152), 
D'..z...  (III,  p.  55,  88  ,  D'.z.n  (III,  p.  135),  D'.z.n. 
(I,  p.  152  ,  D'...z  ..n  (I,  p.  LIX,  255),  de  telle  sorte 
que  partout  où  ce  nom  se  trouve  nous  n'avons 
qu'un  texte  de  fantaisie.  Quand  André  Chénier 
met  un  nom  en  abrégé  il  a  soin  de  mettre  autant 
de  points  qu'il  y  a  de  lettres,  à  moins  qu'il  ne  se 
serve  que  de  la  lettre  initiale.  Dans  le  fac-similé  le 
nom  est  ainsi  :  D'.r,.;  il  n'y  a  donc  que  trois  ma- 
nières d'écrire  ce  nom  :  D'....,  D'.r..,  D'.r.n,  et  pas 
d'autres,  en  s'en  tenant  aux  lettres  connues.  Quelle 
est  cette  personne  ?  Nous  l'ignorons.  Mais  croire, 
comme  M.  de  Chénier,  que  c'est  une  anglaise,  c'est 
une  illusion  qui  dans  les  Bucoliques  (p.. 153)  lui  a 
fait  commettre  une  bévue.  Quoi?  C'est  l'Angleterre 
dont  les  cieux  ont  plus  d'éclat,  le  sol  plus  de  cha- 
leur que  Paphos  et  que  Gnide?  Ce  sont  des  an- 
glaises les  vierges  aux  yeux  noirs  reines  de  son 
empire?  C'est  là  une  assertion  assez  plaisante.  Ce 

22. 


258  (ECIVRES  D'ANDRÉ  CHKxXIEH. 

sont  les  créoles,  et  l'île  dont  il  esl  ([iieslion  doit 
être  Saint-Domin^me  ou  i'ile  tîourbon.  J'incline- 
rais à  croire  que  sous  ce  nom  c'est  en  réalité 
Mme  de  Bonneuil  (luiest  désignée,  car  nous  savons 
qu'elle  était  créole  et  née  à  l'île  Bourbon,  comme 
le  prouve  son  écrou  sur  le  registre  de  Sainte-Pé- 
lagie. 

Lin.  —  Jusfiu'à  ce  qu'on  trouve  une  meilleure 
place  pour  ce  Iragment,  je  crois  qu'il  iaut  le  réin- 
tégrer dans  l'élégie  XX,  où  je  l'avais  mis  en  1862. 

LIV.—  Il  s'agitd'un  jeune  enfant  de  Mme  Laurent 
Lecoulteux.  On  ne  connaissait  que  les  vingt-deux 
premiers  vers.  Les  vers  «  0  quel  Dieu  malfait<ant, 
sont  une  suite  et  non  une  variante.  La  pièce  doit 
s'arrêter  à  :  Tel  le  bouton  naissant.  Elle  n'a  pas 
été  terminée.  II  faut  biffer  les  lignes  de  points. 
Les  deux  fragments  qui  suivent  sont  les  deux  pre- 
mières versions  du  morceau  du  commencement. 

LVI. —  Appartient  aux  Bucoliques.  Yoyqz  ce  que 
nous  avons  dit  au  sujet  de  l'églogue  XXXVIII. 

LVII.  —  Qu'est  devenue  cette  élégie  nocturne? 
Elle  est  perdue  sans  doute.  C'est  dommage,  car  le 
petit  poëme  de  Gessner,  la  Nuit,  dont  elle  était 
imitée,  est  fort  beau.  Quelques  idées  de  ce  canevas 
en  prose  ont  été  employées  autre  part.  Comparez 
le  membre  de  phrase  «  Ce  n'est  que  son  fantôme 
que  je  vois  partout  dans  la  nuit  »  avec  ces  vers  de 
l'élégie  XVI  (p.  53)  : 

.le  ne  sais,  mais  partout  je  l'entends  je  la  vois-, 
Son  fantôme  attrayant  est  partout  devant  moi. 


LES   KLKGIES.  259 

LYIII. —  Ce  fragment  appartient  à  VArt  d'aimer. 
Il  débute  par  un  souvenir  d'Horace  (Odes,  III,  xvi)  : 
«  Inclusam  Danaem  turris  ahenea.  » 

LIX.  —  A  reporter  dans   le  premier  chant  de 

VArt  d'aimer.  ' 

LX.  —  Ce  mot  :  autre,  dit  l'éditeur,  m,is  en  tête  de 
chacun  des  devx  canevas,  indique  qu'il  y  aurait  eu 
deux  parties  dans  la  même  élégie.  Le  mot  autre  in- 
dique que  c'est  un  autre  sujet.  Du  premier  canevas 
le  poëte  a  détaché  la  pensée  qui  a  donné  nais- 
sance à  ces  deux  vers  de  VOdeà  Versailles  (p.  250)  : 

J'y  reviens  méditer  l'instant  où  je  l'ai  vue 
Et  l'instant  où  je  dois  la  voir. 

LXI.  —  Appartient  à  VArt  d'aimer.  Les  deux 
lignes  de  prose  (p.  128)  indiquent  que  le  morceau 
est  didactique. 

LXin.  —  Comparez  avec  l'avant-dernière  strophe 
d'une  élégie  à  Fanny  [Odes,  VI,  p.  244). 

LXIX.  —  Ce  fragment  appartient  aux  Bucoliques. 

LXXII.  —  Pour  rompre  la  monotonie  de  cette 
analyse,  nous  ne  pouvons  résister  au  désir  de 
citer  ces  jolis  vers. 

0  peuple  des  oiseaux  ! 

Qui  traversez  les  airs  ou  nagez  sur  les  eaux, 
Vos  destins  sont  heureux.  Vous  planez  sur  des  ailes. 
Vos  grâces,  vos  couleurs  plaisent  aux  yeux  des  belles. 
Souvent  de  leui's  baisers  vous  goûtez  les  douceurs 
Et  la  mort  elle-même  ajoute  à  vos  honneurs-, 
C'est  alors  que  D'.  r.  n  voit  vos  plumes  brillantes 


260  ŒUVRES  D'ANDKH  CHHNIER. 

En  un  faisceau  léger,  sur  la  gaze,  ondoyantes. 
Parer  sa  belle  tête  ;  et,  sur  ce  front  charmant, 
Etendre  un  doux  ombrage  et  flotter  mollement. 

Dois-je  ravouer?  Tandis  que  je  transcrivais  l'a- 
vant-dernier  vers,  ce  front  c/iarmont,  qno  célèbre 
le  poëte,  me  rappelait  (ô  profanation  !)  l'écrou  de 
Mme  de  Bonneuil  :  «  Cheveux  et  sourcils  châtains, 
yeux  bruns,  nez  et  bouche  moyenne,  visage  et 
menton  rond,  front  élevé.  » 

LXXV.  —  Dans  les  fragments  rassemblés  sous 
ce  numéro,  ce  sont  bien  les  fragments  d'une  seule 
et  même  élégie  qu'a  l'intention  de  nous  offrir 
l'éditeur.  Il  le  dit  formellement  à  propos  du  der- 
nier vers  de  la  page  138  :  Ce  vers  et  les  trois  qui  le 
suivent  devaient  terminer  Félégie  dont  on  vient  de 
lire  les  fragments.  Toujours  la  même  illusion.  Ju.s- 
tement,  les  quatre  vers  dont  il  parle  sont  un  frug- 
mcniâeVArt  d'aimer.  \oy.  le  vol.  II,  p.  116.  Quant 
aux  autres  morceaux,  ils  n'ont  aucun  lien  les  uns 
avec  les  autres.  M.  de  Chénier  n'est  pas  plus  heu- 
reux dans  les  explications  qu'il  nous  donne  de 
quelques  passages.  Il  nous  apprend  que 

La  plante  divine 
Qui  ranime  le  flanr  des  biches  de  (lortine, 

c'est  le  séséli  dont  Pline  parle  dans  son  livre  VIII, 
chap.  xxxn.  Or,  le  séséli  dont  Pline  parle  en  effet, 
est  une  plante  purgative  que  recherchent  les  chè- 
vres fatiguées  parla  gestation.  Mais  l'éditeur  s'est- 
il  donc  imaginé  qu'il  s'-agissait  ici  de  purgation, 
et  d'une  comparaison  à  la  Diafoirus?  Le  poêle  op- 


LES  ÉLÉGIES.  261 

pose  les  blessures  de  l'amour,  qu'aucun  art, qu'au- 
cune herbe  ne  peut  soulager,  aux  blessures  hé- 
roïques que  ferme  l'art  de  Machaon,  ou  à  celles 
'dos  biches  que  guérit  In  plante  divine,  qui  n'est 
autre  que  le  dictame,  cette  plante  de  Crète  dont 
parlent  Pline  (XXY,  vin  ,  Dioscoride  et  bien  d'au- 
tres, et  qui,  dit  Virgrile  [.Enéide,  XII,  414^,  «  n'est 
point  ignorée  des  chèvres  sauvages,  lorsqu'une 
llèche  rapide  s'est  arrêtée  dans  leur  flanc.  » 

L'éditeur  n'a  pas  été  plus  heureux  dans  l'expli- 
cation historique  qu'il  a  donnée  des  quatre  vers 
qui  suivent. 

Le  guerrier  Scandinave,  effroi  du  nord  barbare, 
îs'osa  point  regarder  la  belle  Ivonismare; 
Il  osait  bien  marcher  d'un  œil  calme  et  serein 
Contre  les  feux  tonnants  et  les  bouches  d'airain. 

Le  guerrier  srandinave ,  dit  M.  de  Chénier,  est 
r électeur  de  Saxe  Frédéric-Auguste.  Eh  bien!  je  ne 
me  serais  jamais  imaginé  que  Frédéric-Auguste 
eût  été  un  guerrier  Scandinave;  ni  surtout  que  ce 
personnage,  que  l'on  dit  avoir  eu  un  grand  nom- 
bre de  bâtards,  dont  le  plus  illustre  a  été  le  ma- 
réchal de  Saxe,  né  de  la  belle  Kœnigsmark,  eût 
été  un  Hippolyte,  Nous  pensons  que  le  guerrier 
Scandinave  effroi  du  nord  barbare  n'est  autre  que 
Charles  XII.  Car  nous  trouvons  dans  l'histoire  de 
ce  prince,  racontée  par  Voltaire,  le  passage  suivant: 
«  (Auguste)  se  détermina  à  demander  la  paix  au 
roi  de  Suède...  L'affaire  était  délicate;  il  s'en  reposa 
sur  la  comtesse  de  Kœnigsmark,  suédoise  d'une 
grande  naissance,  à  laquelle  il  était  attache.  C'est 


262  ŒUVRES  D'ANDRK  CHÉNIER. 

elle...  dont  le  fils  a  commandé  les  armées  de 
France  avec  tant  de  succ^s  et  de  gloire.  Cette 
femme,  célèbre  dans  le  monde  par  son  esprit  et 
sa  beauté,  était  plus  capable  qu'aucun  ministre  de 
faire  réussir  une  négociation...  Tant  d'esprit  et 
d'agrément  étaient  perdus  auprès  d'un  homme 
tel  que  le  roi  de  Suède.  Il  refusa  constamment  de 
la  voir.  Elle  prit  le  parti  de  se  trouver  sur  son 
chemin  dans  les  fréquentes  promenades  qu'il  fai- 
sait à  cheval.  Effectivement,  elle  le  rencontra  un 
jour  dans  un  sentier  fort  étroit;  elle  descendit  de 
carrosse  dès  qu'elle  l'aperçut  :  le  roi  la  salua  sans 
lui  dire  un  seul  mot,  tourna  la  bride  de  son  cheval, 
et  s'en  retourna  dans  l'instant.  « 

LXXYI.  —  Page  140.  Comparez  le  fragment  : 
<c  Souvent  do  tous  les  dieux,  etc.,»  avec  le  frag- 
ment XLIl.  —  Tous  les  morceaux  compris  sous  le 
numéro  LXXYI  seraient  mieux  à  leur  place  dans 
VArt  d'aimer,  dont  ils  ont  fait  partie.  En  etïet  le 
premier  morceau  :  On  ne  vit  que  pour  soi,  etc., 
était  d'abord  à  la  seconde  personne,  ainsi  que 
nous  l'apprend  l'éditeur  : 

On  ne  vit  que  poui*  soi;  l'amitié  n'est  qu'un  nom. 
Je  veux  que  ton  ami  soit  hors  de  tout  soupçon; 
Mais  tu  vas,  tout  rempli  de  ton  enchanteresse, 
Lui  conter  tes  plaisirs,  ta  beauté,  ton  ivresse,  etc. 

Nous  reviendrons  là-dessus  quand  nous  en  se- 
rons aux  poëmes. 

LXXYII.  —  Nous  ferons  la  même  observation 
pour   tous  les  morceaux  rassemblés  sous  ce  nu- 


LES  ÉLÉGIES.  263 

méro;  nous  y  reviendrons  plus  loin.  Indiquons  les 
jolis  vers  qui  forment  le  dernier  de  ces  fragments, 
et  ({ue,  dans  l'Art  d'aimer,  nous  aurons  l'occasion 
de  citer  : 

Du  céleste  voyage  à  mon  char  confié,  etc. 

LXXVIII.  — Il  faut  rattacher  à  ce  canevas  en  i)rose 
les  quatre  vers  qui  commencent  à  la  fin  de  la 
page  136;  ils  correspondent  à  la  dernière  ligne 
de  prose  :  «  Avait  mis  en  de  si  belles  mains  les 
rênes  de  son  cœur.  " 

LXXIX.  —  Cette  élégie  devait  se  terminer  })ar 
les  vers  qui  sont  à  la  page  146.  Les  quelques  lignes 
de  prose  qui  la  suivent  sont,  non  pas  une  suite, 
comme  le  dit  l'éditeur,  mais  une  note,  une  indi- 
cation dont  il  a  fait  usage  dans  le  canevas  de 
l'élégie,  ligne  12  et  suiv.  de  la  page  146. 

LXXXIII.  —  Nous  ne  ferons  que  quelques  obser- 
vations rapides.  Page  150.  Levers  :  L'astre  qui  fait 
aimer,  etc.,  a  été  employé  dans  l'élégie  X,  p.  30.' 
Tous  les  esais  de  traduction  de  deux  vers  de  TibuUe 
se  rapportent  à  l'élégie  XV,  p.  39,  dans  laquelle 
ont  définitivement  pris  place  ces  derniers  vers  : 

Des  jours  amers,  des  nuits  plus  amères  encore; 
Chaque  instant  est  trempé  du  fiel  qui  me  dévore. 

Pag€  155,  le  vers  :  Etlarose,...  a  pris  sa  place  dans 
l'élégie  V,  p.  17,  sous  cette  forme  ; 

Et  la  rose  pâlit  sur  ta  bouche  mourante^ 

Page  156,  comparez  le  fragment  :  Hésiode...,  avec 
les  vers  4  et  5  de  la  page  85. 


264  ŒUVRKS  D'ANDRK  CHÉ.XIER. 

Élégies  italiennes.  LXXXIV.  —  La  première  do 
ces  élégies  italiennes  n'a  absolument  rien  d'iJalien. 
P.  163,  le  rragiiient  :  Ah!  qu'ils  portent  ailleurs...., 
n'a  aucun  rapport  avec  ce  (|iii  précède:  c'est  un 
morceau  distinct  :  là,  il  s'agissait  de  Camille;  ici.  il 
s'adresse  à  Lycoris.  El  ce  qui  le  prouve  encore  da- 
vantage, c'est  la  disposition  des  rimes  qui  est  re- 
mar(|uable.  C'est  le  second  exemple  de  rimes  croi- 
sées (|ue  nous  rencontrons.  (V.l'églogue  LXXVIll. 
Le  fragment  de  la  page  163  contient  un  bien  joli 
passage  : 

.  Nous  n'avons  qu'un  seul  jour;  ot  ce  jour  précieux 
S'éteint  dans  une  nuit  qui  n'aura  pas  d'aurore. 
Vivons,  ma  Lycoris  ;  elle  vient  à  grands  pas 
Et  dès  demain  peut-être  elle  nous  environne  ; 
Profitons  du  moment  que  le  destin  nous  donne, 
Ce  moment  qui  s'envole  et  qui  ne  revient  pas.... 

C'est  une  variation  sur  une  pensée  qui,  d'ailleurs, 
se  trouve  un  peu  partout. 

LXXXV.  —  Cette  élégie  porte  en  tête  ces  mots 
grecs  abrégés  :  D.Ey.  ÏTaX.ce  cjui  ne  signifie  pas  tli- 
yo;  iTaÀôç,  comme  le  dit  l'éditeur,  p.  337;  mais  sÀs- 
yo;  t-a/izo';,  élégie  italienne.  M.  G.  de  Chénier  parle 
de  l'édition  de  1841  qui  n'a  rien  à  faire  ici;  c'est 
de  Latouclie  qui  a  publié  cette  pièce  en  1829,  dans 
la  Revue  de  Paris,  et  il  avait  eu  bien  raison  de  sup- 
primer les  vers  13  et  14  de  la  page  164,  et  5  et  6 
de  la  page  165. 

LXXXVI.  —  Imprimée  en  1830  dans  la  Revue  de 
Paris.  L'éditeur  a  confondu  perpétuellement   les 


LES  KLKGIES-  265 

éditions  ;  nous  ne  pouvons  le  remarquer  chaque 
fois. 

LXXXIX.  —  Cette  pièce,  dit  l'éditeur,  prouve  ce 
que  fai  avance,  qu'André  trouva  dans  son  imni/i- 
nation,  aidée  des  poètes  de  V antiquité,  la  plupart  des 
beautés  qu'il  a  célébrées  dans  ses  élégies.  Elle  prouve  , 
bien  au  contraire,  que  sous  les  noms  qu'il  emprun- 
tait aux  poètes  de  l'antiquité,  il  y  en  avait  toujours 
un  réel  et  véritable.  Il  suffît  de  lire  le  début  du 
canevas  en  prose  :  «  0  belle  [son  nom,  pas  le  véri- 
table)  »  A  la  fin,  il  explique  que,  lorsqu'il  ren- 
contre une  belle  qui  excite  son  admiration,  c'est  à 
elle  qu'il  reporte  les  ardeurs  que  des  beautés  loin- 
taines avaient  allumées  en  lui  dans  ses  rêveries 
innocentes.  Qu'on  veuille  bien  encore  relire,  p.  65, 
du  même  volume,  ce  qu'il  dit  au  sujet  du  nom  de 
Lais  qui  se  trouve  dans  l'élégie  XXIV. 

Élégies  orientales.  XCIII. — Porie  en  tête  :  ÈAsy. 
•^w.  Ce  que  l'éditeur,  p.  337,  explique  fort  mal  par 

IXeYO?    ^ioç;   ces   deUX   mots   sont   pour    e/.SYoî    r,wo;, 

élégie  orientale,  et  mieux  encore  pour  îXeyoi  -/iwot, 
c'est-à-dire  :  à  mettre  dans  mes  élégies  orientales. 

XCIY.  —  Comparez  les  deux  derniers  vers  avec 
deux  vers  de  LV,  p.  123,  qui  forment  un  fragment 
isolé  et  dont  le  premier  doit  se  lire  :  «  Baisser  tes 
chastes  yeux »  Ce  fragment  n'est  qu'une  va- 
riante qui  devrait  figurer  ici  :  .le  ne  (e  verrai  plus... 
baisser,  etc. 

XCYI.  •—  Je  n'ai  point  besoin  de  faire  remarquer 

23 


266  ŒUVRES  D'AXDIvK   CIIKXIER. 

que  les  notes  et  le  fragment  en  vers  ne  se  tiennent 
point.  Il  faut  vraiment  toute  l'imagination  de  l'édi- 
teur pour  écrire  celte  note  extravagante  :  Dans  cette 
dernière  pièce  Vauteur  aurait  employé  des  fables 
orieiitaîes,  et  Vaurait  teriainêe  par  un  résumé  histo- 
rique et  philosophique  dont  les  vingt  derniers  vers 
sont  le  remarquable  spécimen.  Parmi  les  notes,  je 
trouve  cette  petite  ligne  :  «  Megnoun  et  Leïleh...., 
Gemil  et  Sha)iba ,  qui  faisait  des  vers  comme  Sap- 
pho.  »  On  trouve  sur  ces  noms  des  renseignements, 
dont  André  comptait  tirer  parti,  dans  la  Biblio- 
thèque orientale^  de  D'Herbelot.  D'abord,  page  525: 
«  Leilé,  nom  de  la  maîtresse  de  Megnoun.  Les 
amours  de  ces  deux  amants  sont  aussi  célèbres 
parmi  les  Orientaux,  que  ceux  de  Pétrarque  et  de 
Laure  parmi  nous.  Ils  ont  .fourni  la  matière  à  une 
infinité  d'ouvrages  en  prose  et  en  vers  que  les 
Arabes,  les  Persans  et  les  Turcs  ont  composés  sur 
leur  sujet.  »  Ensuite,  p.  579  :  «  Ce  mot  de  Megnoun 
est  devenu  le  nom  d'un  fameux  personnage  que 
les  Orientaux  prennent  pour  le  modèle  d'un  par- 
fait amant.  Sa  maîtresse,  qui  se  nomme  Leïleli, 
est  regardée  par  les  Orientaux  comme  la  plus  belle 
et  la  plus  chaste  de  toutes  celles  de  son  sexe.  L'on 
trouve  les  Amours  de  Megnoun  et  de  Leïleh  écrits 
en  arabe,  en  persan  et  en  turc,  et  tous  les  maho- 
métans  regardent  également  ces  deux  amants  à 
peu  près  comme  les  Juifs  ont  fait  l'Époux  et 
l'Épouse  du  Cantique  des  Cantiques.  »  Enfin, 
page  348  :  «  Gemil  et  Schanbah,  c'est  le  nom  d'un 
de  ces  couples  d'amants  dont  les  Orientaux  célè- 
brent, dans  leurs  histoires  et  dans  leurs  poésies. 


LES    ÉLÉGIES.  267 

la  constance  et  la  fidélité.  Les  plus  lamcux  sont 
Joseph  et  Zoleikhah,  Megenoun  et  Leilah,.  Khoiroii 
et  Schirin.  » 

Nous  avons  terminé  ce  que  nous  avions  à  dire 
à  propos  des  élégies  ;  nous  avons  dû  négliger 
beaucoup  de  menues  observations,  mais  il  est 
impossible  de  tout  dire.  Nous  demandons  au  lec- 
teur la  permission  de  quitter  ce  troisième  volume 
et  de  passer  au  milieu  du  second.  Ce  n'est  pas  par 
caprice  que  nous  allons  ainsi  d'un  volume  à  un 
autre.  Mais  il  nous  est  nécessaire  d'aborder  main- 
tenant l'examen  des  fragments  et  notes  que  l'édi- 
teur a  rassemblés  sous  le  titre  de  Théâtre.  En 
procédant  ainsi,  nous  aurons  éclairci  plusieurs 
questions  importantes  quand  nous  arriverons  à 
l'examen  des  autres  parties  des  œuvres. 


CHAPITRE    TROISIEME. 


THEATRE. 


La  partie  des  œuvres,  dont  nous  abordons  l'exa- 
men, est  peut-être  celle  pour  laquelle  M.  de  Ché- 
nicr  a  montré  le  moins  d'esprit  critique,  et  où 
il  a  entassé  le  plus  de  non-sens,  de  contre-sens  et 
d'erreurs.  Comment  les  explications  aussi  vides 
qu'entortillées  qu'il  présente  au  lecteur  n'ont-ellos 
pas  éveillé  en  lui  ce  doute  salutaire  qui  est  le  com- 
mencement de  toute  science.  Que  n'a-t-il  consulté 
(juelque  personne  éclairée  et  compétente  sur  les 
points  douteux  des  manuscrits  au  lieu  de  les  déro- 
ber comme  il  l'a  fait  à  tous  les  regards! 

Il  eût  évité  ainsi  de  produire  une  édition  où  tout, 
pour  ainsi  dire,  est  à  refaire,  où  le  lecteur  a  peine 
à  reconnaître  son  poète  favori  sous  l'étrange  dé- 
guisement dont  on  Fa  affublé. 

Il  nous  est  impossible  d'examiner  dans  l'ordre 
où  l'éditeur  les  a  placés  les  fragments  ou  les  notes 
qui  se  rapportent  au  théâtre  et  qui  n'occupent  que 
dix-sept  pages  dans  le  deuxième  volume. 


THÉÂTRE.  269 

Nous  sommes  obligés  de  reconstituer  toute  cette 
partie  et  il  nous  faut  considérer  tous  les  morceaux 
de  vers  ou  de  prose  comme  séparés  les  uns  des  au- 
tres. Nous  espérons  en  agissant  ainsi  que  la  dis- 
cussion gagnera  en  clarté,  et  que  le  lecteur  pourra 
sans  grande  tension  d'esprit,  remarquer  la  couture 
invisible  qui  relie  entre  eux  tous  ces  fragments 
épars,  nobles  témoins  du  génie  dramatique  du 
poêle. 

D'un  fragment  d'une  pièce  didactique  qui  se 
trouve  à  la  page  218  du  même  volume,  nous 
extrairons  ces  quelques  lignes  sur  une  esquisse 
générale  de  la  marcbe  de  la  civilisation  chez  les 
Grecs  : 

Le  beau  siècle  des  Grecs  n'est  pas  celui  d'Alexandre.... 
Leurs  triomphes  dans  les  lettres  sont  du  même  temps  que 
leurs  victoires  pour  la  liberté....  Toutes  les  îles....  le  F*élo- 
ponèse....  étaient  pleins  de  poètes  lyriques....  Thespis  pa- 
rut.... Alors  la  comédie....  la  tragédie....  (les  peindre 
allégoriquement).  Les  Perses  viennent.... 

On  voit  que,  dans  la  pensée  d'André  Chénier, 
c'est  Thespis  qui  est  en  quelque  sorte  le  fondateur 
de  tout  ce  qui  constitue  l'art  dramatique,  de  la 
comédie  aussi  bien  que  de  la  tragédie,  c'est  à  lui 
qu'appartient  l'honneur  d'avoir  associé  le  chœur 
de  Bacchus  à  une  action  dramatique,  soit  comique, 
soit  tragique.  Ce  serait  donc  une  métaphore  qui 
ne  serait  point  en  contradiction  avec  la  vérité  his- 
torique et  qui  exprimerait  tout  ce  que  l'on  doit  au 
génio  de  ce  premier  poote  de  la  scène,  que  d'appe- 
ler l'art  dramatique  l'art  de  Thespis,  et  les  tragé- 
dies ou  les  comédies  des  inventions  de  Thespis. 

23. 


270  (KlJVlîKS  D'AXDPvI';  fllIKXIER. 

Eli  bion,  c'est  préciscmenl  cette  métaphore  qui 
s'était  fixée  dans  l'esprit  d'André  Chénier  et  sous 
les  traits  de  lacixiellc  se  résumait  sa  pensée;  c'était 
elle  (jui  lui  avait  insi)iré  un  de  ces  mois  coui'ants 
et  écononu((ues  dont  nous  le  voyons  l'aire  usage 
pour  ne  pas  confondre  entre  eux  les  fragments  et 
les  notes  qu'il  entassait  sur  sa  table  de  travail. 

Ses  [)rojcts  dramali([ues  étaient  vastes.  Doué 
d'une  imagination  puissante  et  féconde,  d'un  vol 
il  parcourait  immédiatement  l'étendue  de  la  moin- 
dre pensée  qui  se  présentait  à  son  esprit.  Comme 
nous  le  verrons,  ses  projets  de  poëmes  allèrent  en 
«'agrandissant  sans  cesse  jusqu'au  jour  où  son 
génie  poétique  se  sentit  entraîné  vers  d'autres 
objets.  C'est  même  là,  peut-être,  un  défaut  qu'An- 
dré avait  de  commun  avec  tous  les  vastes  esprits 
qui  se  choisissent  un  but  au  delà  du  temps  qui  est 
ordinairement  dévolu  à  un  homme.  Semant  avec 
prodigalité,  quand  venait  la  saison  de  récolter,  il 
ne  pouvait  suffire  à  dépouiller  de  leurs  trésors 
tous  ses  champs  ensemencés.  Tels  qu'avaient  été 
ses  projets  de  poëmes,  tels  furent  ses  projets  de 
théâtre.  Son  ambition  n'allait  pas  moins  qu'à 
adapter  à  la  scène  française  toutes  les  conceptions 
dramatiques  des  Grecs.  Il  voulait  s'exercer  à  la 
fois  dans  la  tragédie,  dans  la  comédie  et  dans  un 
genre  mixte  où  tour  à  tour  se  seraient  succédé  le 
langage  mordant  de  la  comédie  et  les  lyriques  ac- 
cents des  chœurs  tragiques.  Il  a  laissé  la  trace  de 
cette  triple  conception  dans  cette  courte  note, 
page  190. 

Les  tragédies  doivent  être  dialog-uées  en  vers  alexan- 


thkâthp:.  271 

ilrins:  et  les  chœurs,  s'il  y  en  a,  en  vers  mixtes;  les  corne- 
illes entièrement  écrites  en  vers  de  dix  syllabes,  et  les  sa- 
l\  res  dialoguées  en  vers  de  dix  syllabes  et  les  chceurs 
mixtes. 

Ce  serait,  à  mon  avis,  une  erreur  de  confondre 
ce  qu'André  Ghénier  désigne  par  le  mot  de  satyres 
avec  ce  que  les  Grecs  appelaient  des  drames  saty- 
riques.  Il  n'emprunte  aux  anciens  que  le  mot,  mais 
l'applique  à  autre  chose.  Les  Grecs  avaient  trois 
ii'enres  d'ouvrages  dramatiques  :  la  tragédie,  la 
comédie  et  le  drame  satyrique  ;  mais,  qu'on  le  re- 
marque, dans  tous  les  trois  l'usage  des  chœurs  est 
un  fait  constant,  au  moins  dans  l'ancienne  comé- 
die et  dans  la  comédie  moyenne.  A  la  tragédie 
étaient  dévolues  les  grandes  actions  héroïques  du 
passé,  et  les  récits  mythiques  ou  épiques  qui  com- 
posaient toute  la  légende  grecque;  à  la  comédie 
étaient  réservés  la  peinture  et  le  châtiment  des 
ridicules  et  des  vices  sociaux  et  politiques.  Quant 
aux  drames  satyriques,  ils  tenaient  de  la  tragédie 
par  le  sujet  qui  était  mythique  ou  héroïque,  et  de 
la  comédie  par  l'usage  de  la  bouffonnerie  plai- 
sante ou  mordante  qu'y  introduisait  un  chœur  de 
satyres.  Le  drame  satyrique  était  donc  un  genre 
mixte,  tenant  par  l'action  et  le  dialogue  à  la  tra- 
gédie et  par  la  licence  du  chœur  à  la  comédie. 
Sous  le  nom  de  salyres  c'est  aussi  un  genre  mixte 
({ue  voulait  créer  André  Ghénier;  mais  là  s'arrête 
la  ressemblance.  Ses  satyres,  à  l'opposé  du  drame 
satyrique  des  Grecs,  devaient  tenir  de  la  comédie 
par  l'action  et  le  dialogue  et  de  la  tragédie  par 
l'élévation  de  la  pensée  et   l'accent  lyrique  des 


272  ŒUVRES  D'xVXDUI';  CIIKNIER. 

chœurs.  Quel  ^'•enro,  chez  les  Grecs,  remplit  donc 
ces  mêmes  condilions?  C'est  uniquement  la  vieille 
et  la  moyenne  comédie,  celle  de  Gratinus  et  d'A- 
rislophane.  Ge  qu'André  Chénier  désigne  par  le 
mot  de  satyres,  c'est  uniquement  la  comédie  telle 
que  la  concevaient  les  Grecs.  Et  à  quoi  réserve-t-il  le 
simple  nom  de  comédies?  Aux  pièces  dialoguées, 
sans  chœurs,  telles  que  sont  toutes  les  comédies  en 
France  depuis  le  seizième  siècle,  et  telles  qu'elles 
ont  été  créées  à  l'imitation  de  Plante  et  de  Térence 
chez  les  Romains,  et  de  Ménandre  chez  les  Grecs. 
Ce  n'était  donc  pas  là  un  genre  nouveau  ;  c'est  un 
genre  qu'il  trouvait  tout  créé  et  dont  il  entendait 
seulement  tirer  profit. 

Pour  nous  résumer,  André  avait  conçu  trois 
genres  d'ouvrages  dramatiques  :  1"  les  tragédies, 
dialoguées  en  vers  alexandrins,  les  unes  sans 
choHir,  les  autres  avec  un  chœur  en  vers  mixtes; 
2"  les  comédies,  sans  chœurs,  c'est-à-dire  en  tout 
semblables  à  celles  qu'avaient  jusque-là  composées 
les  poètes  comiques  français,  mais  entièrement 
dialoguées  en  vers  de  dix  syllabes;  3°  les  satyres, 
c'est-à-dire  des  comédies  à  la  grecque,  comprenant 
un  dialogue  et  des  chœurs,  le  dialogue  en  vers  de 
dix  syllabes  et  les  chœurs  en  vers  mixtes. 

Et  maintenant,  sur  ses  manuscrits,  comment 
donc  seront  indiqués  les  fragments  ou  les  notes 
qu'il  destine  à  prendre  une  place,  un  jour,  dans 
ses  futures  compositions  dramatiques?  C'est  ici 
que  l'on  constate  la  négligence  et  l'insuffisance  de 
l'éditeur.  Gomment!  la  réponse  à  cette  question  se 
I  pouvait,  en  termes  explicites,  consignée  par  André 


THÉÂTRE,  273 

Chénier  lui-même,  dans  une  note  relative  à  ses 
])rojels  dramatiques,  et  c'est  précisément  cette 
note  que  l'éditeur  laisse  de  côté  !  Mais  c'est  sur 
cette  note-là  qu'il  devait  porter  et  concentrer  toute 
son  attention,  car  elle  est  le  sésame,  ouvre -toi 
de  toutes  les  conceptions  dramatiques  du  poëte. 
Heureusement  encore  qu'à  la  fin  du  volume,  dans 
ses  remarques  (page  278),  l'éditeur  a  au  moins 
constaté  la  présence  de  cette  note  et  nous  en  a 
donné  la  substance,  /c^,  dit-il,  parmi  les  signes  de 
reconnaissance  que  V auteur  avait  adoptés,  il  emploie 
t  le  inot  @iamç,  comme  renfermant  Vidée  d^une  compo- 
sition tragique  ou  connique. 

Une  fois  ce  point  de  départ  établi  tout  en  découle 
aisément.  Comment  dans  la  langue  grecque,  se 
forme  un  grand  nombre  d'adjectifs,  qui  se  trou- 
vent en  rapport  d'origine  avec  un  substantif?  Au 
moyen  du  suftixe  xôç,  ixôç,  axo^,  ajouté  au  thème 
nominal;  et  ces  adjectifs  ainsi  composés  peuvent 
j)récisément,  au  féminin,  s'employer  substantive- 
ment. Quel  sera  donc  le  mot  imaginé  par  André 
Chénier  et  en  rapport  d'origine  avec  Thespis  0É- 
<77nç?  ce  sera  l'adjectif  ©iaTitaxô:,  dont  le  féminin 
Oïcriaxvi,  une  thespiaque,  indiquera  une  composi- 
lion  dramatique,  tragique  ou  comique,  et  dont  le 
pluriel  ©coTTiaxat ,  les  thespiaques,  sera  le  titre  de 
l'ensemble  ou  de  plusieurs  de  ces  compositions. 
On  pourra,  chaque  fois  qu'on  le  rencontrera  écrit 
en  abrégé,  expliquer  ce  mot  par  le  singulier  ou 
par  le  pluriel  indifféremment  ;  dans  le  premier  cas 
le  poëte  aura  voulu  dire  :  ce  fragment  est  pour 
une  thespiaque,  ou  ceci  est  le  plan  d'une  thés- 


274  ŒUVRES  D'ANDHK  CHKNIKH. 

piaque;  dans  le  socond  cas  :  ce  fragment  appar- 
tient à  mes  thespiaques,  etc. 

Et  maintenant  le  lecteur  doit  apercevoir  les  mé- 
prises inconcevables  qu'a  commises  l'éditeur,  se- 
mant à  tous  les  vents  tous  ces  fragments  de  tra- 
gédies ou  de  comédies,  de  sorte  qu'il  faut  aller 
rechercher  l'un  dans  les  Bucoliques,  l'autre  dans 
les  Poëmes,  celui-ci  dans  les  Odes  et  celui-là  dans 
les  ïambes.  Mais,  au  seul  nom  de  Thespis,  ces 
belles  muses  égarées  rejettent  le  manteau  d'em- 
prunt dont  une  main  profane  avait  chargé  leurs 
épaules;  et,  assujettissant  leurs  brodequins  bien 
lacés,  frappent  du  pied  le  sol  et  forment  leurs 
chœurs  de  danse. 


LES    THESPIAQUES 
ou    COMPOSITIONS    DRAMATIQUES. 

1.  Les  Tragédies. 

I.  Bataille  d'Arminius.  —  Nous  avons  le  plan 
tout  entier  de  cette  tragédie,  dont  l'éditeur  a  fait 
un  poëme  (II,  p.  139).  Le  manuscrit  porte  en  tète  : 
©scTTiax.  a.lay.  Les  mots  grecs  abrégés,  dit  M.  G.  de 
Ghénier  (II,  p.  273),  signifient  qu''il  voulait  dans  ses 
chants  rappeler  l' infâme  perfidie  d'Arminius  et  la 
défaite  de  Quintilius  Varus!  Le  lecteur  sait  à  quoi 
s'en  tenir;  nous  ne  nous  arrêterons  pas.  Les  deux 
mots  grecs  signitîent  ©caTrtaxï-,,  AidyuÀoç,  «  Tlies- 
piaque,  Eschyle  »  (ou  thespiaque  eschyléenne,  0s- 
(jTTtaxTi  (xhyyldr] ,  s'il   a  cu   l'iutention  de   former 


THKATRK.  275 

l'adjectif)  ce  qui  veut  dire  ;  Composition  ilrania- 
tiqiie  <Ians  le  goût  d'Esc/iyle. 

La  Bataille  d'Arminius  rappelle  bien  enelîet,  par 
rordonnance,  la  manière  du  vieux  poëte  de  la 
Grèce.  Dans  les  Sept  contre  Thèbcs,  qui  viennent 
tout  de  suite  à  l'esprit,  ce  ivest  ni  Étéocle,  ni  Po- 
lynice  qui  sont  les  véritables  héros  du  drame  : 
c'est  Thèbes  elle-même,  c'est  un  peuple,  agité  par 
la  terreur,  dont  les  plaintes,  les  imprécations,  les 
chants  d'angoisse  répondent  aux  terribles  nou- 
velles qu'il  reçoit  et  aux  bruits  conl'us  de  la  ba- 
taille qui  arrive  jusqu'à  lui.  De  même,  dans  la 
B(( taille  d'Arminius,  Ségeste,  Yarus,  Arminius  lui- 
même  sont  des  personnages  secondaires;  ceux 
que  le  poëte  a  placés  en  première  ligne  ce  sont 
les  Romains  el  les  Germains  ;  ils  sont  en  opposi- 
îion  perpétuelle;  et  c'est  dans  cette  opposition 
même  qu'est  en  quelque  sorte  tout  le  plan  de  la 
pièce. 

L'action  se  passe  au  camp  des  Romains  et  l'on 
suit  fort  bien  la  succession  des  scènes.  Dès  les 
premières  la  situation  et  les  caractères  se  dessi- 
nent. Arminius  est  le  Germain  farouche,'  indompté, 
qui  ne  peut  se  plier  à  la  domination  romaine;  il 
prépare  le  soulèvement  du  peuple  opprimé.  Yarus 
est  le  Romain  indolent,  épicurien,  humanisé  par 
la  culture  des  lettres,  tel,  comme  le  remarque 
André  Chénier,  qu'il  est  représenté  par  Yélleius 
Paterculus.  Dans  ces  deux  hommes,  deux  mondes 
sont  en  présence.  Mais  mon  intention  n'est  point 
d'analyser  la  pièce  ;  elle  est  certainement  sous  les 
yeux  du  lecteur. 


276  ŒUVRES  D'AXDRÉ  CHÉNIER. 

Les  plus  belles  scènes,  celles  où  le  poëte  voulait 
mettre  en  mouvement  de  grandes  masses  cho- 
rales, sont  d'abord  celle  (jui  suit  la  victoire  trom- 
peuse des  Romains  ,  et  ensuite  celle  où  les 
Germains  célèbrent  leur  triomphe.  La  première 
est  remarquable  et  d'une  poésie  puissante. 

fvest  le  soir.  Les  Germains  enterrent  leurs  morts.  Chant 
lugubre  des  bardes  à  imiter  d'Ossian.  Souper  dans  la  tente 
de  Varus.  Ils  sont  fiers  de  leur  victoire....  Ils  parlent  de 
celle  qu'ils  remporteront  demain....  Leur  joie  est  inter- 
rompue par  les  chants  et  les  cris  des  barbares  sur  la  mon- 
tagne, qu'on  doit  entendre  de  loin  (deux  ou  trois  vers  au 
plus)....  et  plusieurs  fois.  Ils  se  félicitent  de  ce  qu'ils  re- 
tourneront bientôt  en  Italie,  dont  ils  font  des  descriptions 
qu'il  faut  tirer  des  poètes  romains  de  ce  temps-là. ...puis  Tun 
d'eux  fait  une  peinture  poétique  de  leur  triomphe....  Les 
chefs  des  barbares  enchaînés....  Le  char....  Les  bas-reliefs 
en  bronze....  oîi  telle  et  telle  montagne  couverte  de  neige, 
de  bois...,  tel  et  tel  marais...,  tel  ou  tel  fleuve,  le  Rhin, 
l'Elbe,  la  tête  basse,  rouleront  leur  onde  captive....  Ils  fi- 
nissent par  se  couronner  de  fleurs....  et  un  chœur  de 
courtisanes  romaines  chante  des  vers  traduits  d'Horace, 
de  Tibulle,  etc. 

Que  de  superbes  développements  lyriques  dans 
cette  scène  esquissée  par  le  poète  :  ce  festin  qui 
commence  aux  accents  lointains  et  lugubres  des 
Germains  qui  enterrent  leurs  morts  et  ({ui  se  ter- 
mine au  milieu  des  chants  voluptueux  des  courti- 
sanes! Et  dans  cette  peinture  poétique  du  triom- 
phe des  Romains,  comme  le  poëte  a  soin  de  ne 
faire  entrer  que  des  idées  dignes  d'hommes  civi- 
lisés, dont  l'àme  s'est  amollie  peut-être,  mais  dont 
la  vie  s'est  embellie  par  la  culture  des  lettres  el 
des  arts. 


THÉÂTRE.  277 

L'autre  scène,  la  scène  finale,  où  les  Germains 
célèbrent  à  leur  tour  leur  triomphe  est  d'un  carac- 
tère bien  opposée.  C'est  une  joie  de  barbare  qui 
éclate,  pleine  de  vengeance,  de  haine;  la  joie  d'un 
sauvage  qui  se  délecte  du  sang  qu'il  voit  couler, 
des  pleurs  qu'il  voit  répandre.  La  scène  est  es- 
quissée en  quelques  traits,  mêlés  à  des  indications 
sur  les  évolutions  du  chœur. 

Les  barbares  emportent  les  corps.  Statue  d'Odin.  Ils  lui 
offrent  ces  corps,  lui  consacrent  les  armures,  les  boucliers, 
les  aigles,  insultent  les  Romains....  Les  bardes  (dont  le 
chant,  comme  tous  les  autres,  sera  coupé  soit  par  strophes 
et  antistrophes,  soit  par  demi-chants,  f,u.ty_ôp.,  d'égales  me- 
sures) chantent  le  triomphe.  Le  dernier  vers  de  chaque 
strophe  ou  demi-chœur  doit  être  : 

Bois,  Odin,  c'est  du  sang-  romain. 

Le  canevas  en  prose  est  suivi  de  quelques  vers 
destinés  à  cette  scène,  et  d'une  esquisse  générale 
de  cet  hymne  de  triomphe,  dans  lequel  les  bar- 
bares chantent  prophétiquement  l'épouvante  de 
l'empereur,  de  ce  César,  fils  des  dieux,  lorsqu'il  ap- 
prendra cette  nouvelle  :  La  coupe  de  falerne  lui 
tombera  des  mains. 

De  son  front  chargé  de  cent  couronnes,  il  frappera  les 
nmrs  de  son  palais  dominateur  du  monde, 

....  Et  d'une  voix,  de  sanglots  étouffée. 
Il  s'écriera  :  Varus,  où  sont  mes  légions? 

Cette  Batailled'Arminius,  où  évoluent  les  chœurs, 
les  demi-chœurs  (riat/dpia),  comme  dans  Eschyle, 
frappe  par  la  grandeur  du  spectacle,  par  la  puis- 
sance des  idées  poétiques,  dès  qu'on  sait  que  c'est 

24 


278  (EUVRES   D'ANDRÉ  GHÉ.XIER. 

une  lraf,'édic.  C'est  une  révélalion  ;  le  génie  d'An- 
dré Cliénier  prend  des  proportions  qu'on  ne  lui 
soupçonnait  pas.  S'il  eût  vécu....  Mais  à  quoi  bon 
sonder  un  avenir  qui  ne  fut  pas  ! 

Dans  l'état  même  où  est  cette  Datailled'Arminius, 
esquissée  à  grands  traits  et  en  quelques  lignes, 
c'est  une  œuvre  magistrale.  Quel  prix  un  Meyer- 
beer  n'eût-il  pas  attaché  à  la  possession  d'un  tel 
pocme! 

II. —  La  BalaUle  <C A rmlnius  est  la  seule  tragédie 
dont  André  Chénier  ait  laissé  un  pian  complet,  et 
qu'on  puisse  suivre  dans  tous  ses  développements. 
Nous  ne  trouverons  plus  maintenant  que  des 
indications  de  scènes,  des  notes  et  des  fragments 
dont  il  sera  toujours  difficile  de  bien  apercevoir 
les  liens.  Une  belle  conception  est  celle  de  cette 
scène  entre  Ambroise  et  Théodose  après  le  massacre 
de  Tlicssaloni([ue.  Il  y  a  quelques  années,  M.  Guil- 
laume Guizot  nous  l'avait  fait  connaître  dans  une 
de  ses  leçons  au  Collège  de  France. 

Une  des  scènes  les  plus  ^rrandes  el  les  pins  trairiq.ues 
([ue  je  connaisse,  est  celle  de  saint  Ambroise  avec  Tiièo- 
dose  après  le  massacre  de  Thessalonique'. 

Tliéodose  arriverait  avec  ses  courtisans,  ses  favoris.... 
des  jeunes  gens  qui  lui  diraient  qu'on  parle  de  cet  évèque 
Ambroise  comme  d'un  homme  éloquent....  mais  que  tous 
ces  gens-là  tremblent  toujours  devant  les  empereurs  et 
viennent  leur  baiser  la  main.  Lorsqu'ils  montent  les  pre- 

1.  André  Chéuier  a  mis  Anliûche  pour  Thessalonique;  c'est  un 
lapsus  qu'il  faut  corriger  sans  scrupule.  Il  y  eut  un  massacre  à 
Thessalonique,  mais  il  n'y  eut  qu'un  projet  de  massacre  à  An- 
tioche. 


THKAtrk.  279 

miers  degrés  pour  entrer,  la  porte  s'ouvre,  l'évèque  paraît 
et  lui  défend  rentrée....  Les  jeunes  gens  témoignent  l'un 
son  étonnement,  l'autre  son  admiration,  l'autre  sa  colère. 
Théodose  lui  demande  pourquoi  il  lui  défend  l'entrée  du 
temple....  L'évèque  parle.... 

«  Fuis  du  temple  de  paix,  monarque  sanguinaire, 
«  Teau  bénite  n'est  pas   faite  pour  ton  front,  ni  pour  tes 
«  m  lins....  nos  prières.... 

«  Hosanna  n'est  point  fait  pour  des  lèvres  sanglantes....» 

III.  —  II  nous  faut  maintenant  aller  rechercher 
deux  fragments  de  tragédies  au  miheu  des  poëmes 
et  précisément  dans  ce  prétendu  poëme  de  la  Su- 
perstition, dont  ils  font  le  plus  hel  ornement.  Ces 
deux  fragments  et  quelques  autres  qui  sV  joi- 
gnent (II,  p.  129  à  132)  appartiennent  à  une  tragédie 
dont  nous  ne  connaissons  ni  le  plan,  ni  le  titre. 
Ces  deux  morceaux,  les  plus  importants,  sont 
connus  depuis  longtemps;  ils  furent  puhliés  dans 
l'édition  de  1833.  Le  premier  est  une  longue  tirade 
contre  Alexandre  VI;  il  commence  par  ce  vers  : 

Ses  enfants  !  Les  chrétiens  ne  sont  plus  sa  famille  ! 

Le  second  est  une  invocation  à  l'antique  vertu 
romaine  : 

Hommes  saints,  hommes  dieux,  exemples  des  Romains. 

Comhien  nous  avions  eu  raison  d'émettre  des 
doutes  sur  ce  soi-disant  poëme  de  la  Superstition! 
Aujourd'hui  chaque  chose  reprend  sa  place,  grâce 
à  la  prévoyance  d'André  Chénier  qui  a  eu  soin  de 
mettre  en  tète  du  fragment  sur  Alexandre  YI  la 
même  mention  qu'en  tête  de  la  Bataille  d'Anni- 


280  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHKXIER. 

mMs:0£<T7rtax.  ai7/.,  Tliespiaque,  dans  le  goût  d'Es- 
chyle. L'auteur,  dit  M.  G.  de  Chénier,  à  propos  de 
ce  fragment,  Va  marqué  de  ces  mois  écrits  en 
abrégé,  OiffTnax.  ata/.,  pour  indiquer  que  ce  morceau 
doit  contenir  la  narration  de  faits  extraordinaires 
et  horribles.  Le  premier  m,ot  grec  est  composé, 
com,m,e  André  avait  l'habitude  de  le  faire,  de  ©iffTKç 
et  axy]  ou  iy-^j-ti,  et  le  second  aic/oç  ou  «t/poc,  honte, 
déshonneur.  Nous  n'avons  plus  maintenant  à  nous 
appesantir  sur  ces  erreurs. 

lY.  —  Je  signalerai  un  autre  petit  fragment  de 
tragédies  qui  se  trouve  à  la  page  189,  dans  la 
partie  Théâtre,  à  cause  d'une  particularité.  L'édi- 
teur place  en  tête  ces  deux  mots  grecs  abrégés 
que  je  transcris  exactement  Bc'cTr.oî/,  ce  qu'il  expli- 
que par  0£<77ri<;  aî/!Jtrj,  ce  qui  veut  dire,  ajoute-t-il, 
dans  la  pensée  de  fauteur  :  composition  poétique, 
combat!  M.  G.  de  Chénier  aurait  dû  examiner 
avec  plus  d'attention  les  manuscrits  d'André  ;  il 
aurait  vu  qu'il  se  servait  souvent  de  ligatures 
grecques.  Le  fac-similé  en  oiîre  un  exemple  :  la 
citation  grecque,  au  bas  de  la  deuxième  colonne 
commence  par  le  mot  irw,  où  la  ligature  ou  abré- 
viation ç  est  pour  ax,  et  qui  doit  se  lire  l'axw.  M.  de 
Chénier  n'a  pas  manqué  de  lire  et  d'imprimer  Kot 
C'est  une  faute  semblable  qu'il  a  commise  ici  :  ce 
qui  le  prouve,  c'est  l'esprit  rude  qu'il  a  placé 
sur  la  syllabe  ai/,  il  ne  s'est  pas  aperçu  que  ce 
qu'il  a  pris  pour  l'esprit  rude  était  la  boucle  (le 
sigma)  de  la  ligature  7.  qui  équivaut  à  a/,  de  sorte 
que  ce  qu'il  a  lu  B;?::.  aî/.  doit  se  lire  OcaTi.  ah/.. 


THEATRE.  281 

c'esl-à-dire  comme  précédemment   thespiaque  ou 
tragédie  dans  le  goût  d'Efichyle. 

V.  —  Avant  de  quitter  les  tragédies,  j'indique- 
rai comme  ayant  dû  peut-être  se  rattacher  aux 
compositions  dramatiques,  aux  tliespiaques,  soit 
aux  tragédies,  soit  aux  comédies  satyriques,  une 
grande  pièce  lyrique,  appartenant  aux  œuvres  an- 
ciennes et  qu'il  faut  aller  chercher  parmi  les  odes 
(III,  p.  256).  Ce  morceau  débute  ainsi  : 

0  mon  esprit!  :iu  sein  des  oieux,  etc. 

Il  est  divisé  en  strophes,  antistrophes  et  épo- 
des,  comme  nous  avons  vu,  dans  la  Bataille  d'Ar- 
minius,  qu'André  avait  l'intention  de  diviser  tous 
ses  chœurs.  Cette  disposition  ne  se  comprendrait 
[)as,  s'il  ne  s'agissait  pas  de  chœurâ'  appartenant 
à  une  composition  dramatique.  Je  sais  bien  que 
les  odes  de  Pindare  sont  ainsi  divisées,  et  qu'à 
l'imitation  du  poète  grec,  beaucoup  de  poètes 
français,  à  commencer  par  Ronsard,  ont  introduit 
sans  raison  dans  leurs  compositions  lyriques  les 
strophes,  les  antistrophes  et  les  époçles.  André 
Chénier  savait  parfaitement  que  ces  divisions 
avaient  leur  raison  d'être  chez  les  Grecs  parce  que 
les  chœurs  lyri(iues  évoluaient  comme  les  chœurs 
dramatiques;  mais  qu'elles  ne  correspondaient 
plus  à  aucun  de  nos  usages ,  à  aucune  de  nos 
idées.  Il  ne  pouvait  donc  les  emprunter  aux  an- 
ciens que  pour  les  adapter  aux  mouvements  des 
masses  chorales  sur  un  théâtre.  Dans  cette  pièce 
on  a  pu  croire  que  c'était  le  poëte  qui  s'adressait 
à  son  esprit.  Ma  conviction  est  que  jusqu'à  pré- 

24; 


282  ŒUVRES  D  ANDRÉ  GIIKXIER. 

sent  nous  n'avions  pas  compris  ce  morceau.  Le 
cliœur  parle  de  lui-même  ou  à  lui-même  comme 
s'il  n'était  qu'une  seule  personne;  il  en  est  pres- 
que toujours  ainsi  dans  le  théâtre  grée.  Mais,  cela 
dit,  j'ajoute  que  ce  n'est  qu'une  conjecture  qui  a 
besoin  d'être  étudiée.  Toutes  les  diflicultés  que 
soulève  l'examen  de  cette  pièce  ne  me  paraissent 
pas  encore  éclaircies. 

Les  manuscrits  ont  fourni  deux  bonnes  correc- 
tions, l'une  pour  l'avant-dernier  vers  de  l'anti- 
strophe  II  où  il  faut  lire  cPuii  reptile  fangeux  au 
lieu  d'un  reptile  fougueux,  l'autre  qui  consiste  à 
introduire  dans  le  deuxième  vers  de  la  strophe  le 
mot  enfin  qui  complète  la  mesure  du  vers. 

On  trouvera  encore  quelques  notes  et  quelques 
indications  de  scènes  dans  la  piirtie  de  la  nouvelle 
édition  consacrée  au  Théâtre  (p.  189-191).  Quand 
au  long  fragment  (p.  191-192),  ou  Ulysse  se  dé- 
voile aux  yeux  des  prétendants  et  leur  annnonce 
qu'ils  vont  mourir,  il  n'appartient  pas  aux  com- 
positions dramatiques.  Ce  morceau  est  épique  et 
descriptif;  il  n'est  d'ailleurs  que  la  traduction  des 
quarante  et  un  premiers  vers  du  xxu'  chant  de 
V Odyssée.  L'on  pourrait  conjecturer  qu'il  a  dû  à 
un  moment,  dans  la  pensée  du  poète,  être  destiné 
au  poëme  de  V Aveugle,  dans  lequel  il  aurait  pu 
s'intercaler ,  au  moyen  d'une  courte  transition, 
précisément  à  la  place  où  est  venu  se  placer 
postérieurement  le  fragment  :  Enfin  l'Ossa,  VO- 
lympe,  etc.  Ces  deux  morceaux  sont  en  tous  points 
semblables;  c'est  la  même  scène,  conduite  à  peu 
près  de  même,  avec  des  personnages  différents. 


THKÂTRE.  283 

Toutefois  celui  que  le  poëte  paraît  avoir  définiti- 
vement adopté  à  son  poëme  est  très-supérieur;  il 
est  plus  court,  plus  chaud,  plus  pathétique.  Le 
morceau  sur  Ulysse  me  semble  avoir  été  com- 
posé bien  avant  celui  de  Thésée.  Il  est  resté  sans 
emploi  déterminé  après  la  modification  apportée 
au  poëme  de  V Aveugle. 


II.    Comédies. 

Il  ne  reste  pour  ainsi  dire  rien  dans  les  manus- 
crits d'André  Chénier,  qui  soit  relatif,  d'une  façon 
certaine,  à  ces  sortes  de  compositions.  Une  indi- 
cation très-courte  sur  ce  qu'il  voulait  faire,  est  la 
seule  trace  que  ses  manusraits  ont  gardé  de  ses 
projets.  En  tête  de  cette  note  est  la  mention  (^bc-k. 
[iLEvav,  c'est-à-dire,  Qi^m'xy.ai  [jLEvavopsTai,  Thespiciques 
ou  compositions  dramatiques  dans  le  goût  de  Mé- 
nandre. 

La  comédie  de  Ménandre,  c'est  la  nouvelle  co- 
médie, celle  dont  les  chœurs  ont  disparu,  c'est  le 
type  de  la  comédie  de  Plante  et  de  Térence  chez 
les  Latins  et  de  Molière  chez  nous.  Et  en  effet  c'est 
Molière  qui  est  l'objet  de  cette  note,  publiée  par 
M.  Egger  et  que  nous  avons  reproduite  dans  les 
G'Juv7'es  en  prose. 

On  peut  se  demander  si  la  pièce  des  Charlatans 
n'était  pas  une  comédie  plutôt  qu'une  satyre.  Pour 
moi,  il  ne  peut  y  avoir  doute.  On  verra  par  quel- 
ques vers  du  prologue  que  nous  citerons  qu'il  en- 
tendait faire  une  comédie  à  la  manière  d'Aristo- 


284  ŒUVRES  D  ANDRE  CHENIER. 

pliane,  avec  des  chœurs  dansants.  C'est  donc  une 
satyre.  Pour  quelques  autres  fragments  il  sera 
diflicile  de  décider. 

J'aurais  pu  n'introduire  que  deux  divisions  dans 
le  théâtre  :  1"  Tragédies  avec  ou  sans  chœurs; 
2"  Comédies  avec  ou  sans  chœurs,  c'est-à-dire  co- 
médies ou  satyres.  Mais  j'ai  préféré  distinguer  les 
comédies  des  satyres  pour  bien  faire  sentir  les 
points  de  vue  différents  où  se  place  le  poëte. 
Dans  chaque  cas  particulier  le  jugement  du  lec- 
teur sera  libre.  D'ailleurs  un  très-petit  nombre  de 
notes  se  rapportent  à  ces  comédies  proprement 
dites.  Cela  ne  doit  pas  nous  étonner;  André  n'était 
point  attiré  vers  ce  genre  par  l'attrait  de  la  nou- 
veauté. Là,  il  lui  était  plus  difficile  d'innover;  il 
n'avait  qu'à  marcher  sur  les  traces  de  ses  devan- 
ciers, en  s'efforçant  de  les  surpasser,  en  prenant 
pour  modèle  notre  grand  comique  d'abord  et  en- 
suite en  allant  puiser  lui-même  clans  le  théâtre 
des  Latins  et  dans  les  fragments  d'Alexis,  de  Mé- 
nandre  et  de  Philémon  des  inventions  nouvelles, 
des  traits  oubliés  ou  perdus,  retrempant  en  quel- 
sorte  le  rire  aux  sources  de  l'antique  gaieté. 

Ce  qui,  beaucoup  plus  que  la  comédie  propre- 
ment dite,  excita  sa  verve,  aiguillonna  son  génie, 
ce  fut  la  création  et  la  composition  de  ses  Satyres 
ou  comédies  à  l'Aristophane. 

III.   Les  Satyres. 

Nous  ne  reviendrons  pas  sur  la  signification  pré- 
cise de  ce  mot;  nous  avons  donné  plus  haut  lou- 


THÉÂTRE.  285 

les  les  explications  nécessaires.  Rappelons  seule- 
ment qu'il  s'agit  de  comédies  dans  le  goût  de  l'an- 
cienne comédie  des  Grecs,  c'est-à-dire  combinant 
une  action  dialoguée,  avec  les  évolutions  et  les 
chants  d'un  chœur.  André  Ghénier  voulait,  on  Ta 
vu,  les  satyres  dialoguées  en  vers  de  dix  syllabes  et 
les  chœurs  mixtes.  Nous  allons  passer  en  revue 
les  esquisses  de  plusieurs  satyres  laissées  par 
André  Ghénier  et  contenant  des  fragments  impor- 
tants. 

I.  —  Les  Charlatans.  Il  reste  de  cette  pièce  une 
sorte  d'esquisse  générale,  contenant  un  plan  suc- 
cint,  qui  n'est  pas  très-arrèté  dans  ses  différentes 
parties,  et  quelques  indications  sur  les  person- 
nages. Elle  porte  en  tête  la  mention  :  Ka^uwo.  «piç. 

Y0-/1T.,  c'est-à-dire  I\o;xw5îa  apiaTOcpaveia  :  rô-/iT£ç,  comé- 
die dans  le  goût  d'AristopJiane  :  les  Charlatans.  On 
peut  conjecturer  que  les  Charlatans  valets  auraient 
peut-être  formé  le  chœur.  A  ce  canevas  se  joignent 
trois  fragments  en  vers  que  l'éditeur  a  séparés 
on  ne  sait  pourquoi  :  un  prologue  de  quatre- 
vingt-six  vers  (p.  177-180);  une  scène  à  huit  per- 
sonnages qui  suit  l'esquisse  de  la  pièce  (p. 181-184); 
et  un  fragment  de  soixante-dix  vers  (p.  186-188), 
qui  appartient  au  rôle  du  Charlatan.  Dans  la  scène 
à  huit  personnages,  ceux-ci  sont  indiqués  par  des 
lettres  grecques,  dont  quelques-unes  auraient 
besoin  d'être  corrigées.  On  distingue  :  «,  l'amou- 
reux; p,  la  jeune  fille,  sa  cousine;  y,  la  mère  de  la 
jeune  fille;  o,  s,  C,  -q,  ô,  cinq  personnages,  hommes 
ou  femmes,  qui  sont  les  dupes,  les  naïfs;  et  t,  le 


286  ŒUVRES   D'AXDUK  CIIKXIKU. 

maître  charlatan,  celui  qu'André  désigne  par  le 
yori;  (et  non  YO"'"n  comme  met  l'éditeur).  Mais  le 
fragment  le  mieux  réussi  c'est  le  prologue;  c'est 
un  morceau  d'un  goût  parlait,  d'une  spirituelle 
finesse,  surtout  la  première  moitié  que  nous  cite- 
rons : 

Bonjour,  salut.  Paix  !  je  suis  l'orateur, 

Ou  le  prologue  envoyé  de  l'auteur. 

Si  vous  avez  feuilleté  quelques  pages, 

Tout  ce  cortège  aux  folâtres  visages. 

Ces  chœurs  dansants,  et  ces  ris  un  peu  fous, 

Vous  font  juger  assez  que  devant  vous 

Se  vient  montrer  la  gente  comédie  ; 

Non  cette  froide,  insipide,  étourdie 

Qui  ne  dit  rien,  et  se  pare  aujourd'ui 

De  mots  fardés,  de  grimace,  d'ennui, 

De  plats  sermons;  mais  celle  que  TAttique 

\'it  s'agiter  sur  son  théâtre  antique. 

Le  bon  rimeur  qui  fait  que  nous  voici 

A  d'autres  dieux  fut  dévot  jusqu'ici. 

St's  vers,  amants  des  forêts  solitaires. 

S'embellissaient  d'études  plus  sévères. 

Mais  de  sa  route  il  faut  quelques  instants 

0  l'il  se  détourne.  Un  tas  de  charlatans, 

D  '  vils  escrocs,  à  qui  chacun  fait  fête, 

Ont  de  sa  bile  excité  la  tempête. 

Or,  comme  il  faut,  pour  flétrir  ces  pervers, 

Les  saupoudrer  de  caustiques  amers. 

Il  veut  contre  eux,  pour  signaler  sa  haine, 

Ressusciter  la  scène  athénienne. 

Et  c'est  par  nous  qu'étalant  une  voix 

Neuve  aujourd'hui,  populaire  autrefois. 

Il  les  fustige,  et  sur  leur  dos  profane 

Fait  pétiller  le  sel  d'Aristophane. 

Ce  grec  railleur,  une  fois  trop  mordant. 

Contre  Socrate  envenima  sa  dent. 

Mais  il  eut  tout,  esprit,  force,  harmonie, 


THÉÂTRE.  287 

Invention,  gaîté,  grâce,  génie. 
De  son  vers  fin  les  acres  aiguillons 
Faisaient  merveille  à  larder  les  félons. 
Et  suis  marri  que  notre  grand  Voltaire, 
Que  l'on  croit  plus  qu'à  Rome  le  saint-père, 
A  tout  propos  nous  le  dénigre  ',  au  lieu 
LVéludier  pour  le  connaître  un  peu. 
De  ce  rieur  que  chérissait  la  Grèce 
Il  eut  Tesprit,  la  verve,  la  finesse  : 
Faul-il  soi-même  (et  c'est  ce  qu'il  fait,  lui) 
Se  souffleter  sur  la  face  d'autrui  ? 
Sus.  Ouvrez  donc  de  grands  yeux.  Noire  scène 
Va  vous  offrir  toute  la  vie  humaine  : 
Vous,  vos  amis;  miracles  et  jongleurs. 
Songes,  esprits,  prophètes,  bateleurs. 
Contes  sacrés,  sottises  qu'il  faut  croire, 
Dupes,  fripons.  Bref,  toute  voire  histnire. 

Ajoutons  enfin  que  sans  doute  André  aurait  fait 
entrer  dans  cette  pièce  bien  des  traits  liabilemenl 
dérobés  à  Aristophane,  aux  Nuées,  à  Plutus,  etc. 

II.  La  Libcrlr.  —  Il  reste  une  esquisse  et  un 
fragment  de  chœur.  L'esquisse  (II,  p.  185)  est  pré- 
cédée de  la  mention  WcCTruiax.  amu.  èXsuO.  ,  ce  que 
l'éditeur  explique  par  :  Composition  poétique 
piquante;  comédie;  la  Liberté;  car  André  a  forgé 
ce   mol  0£(77riaxuL7Î    ou    t)£i7::iax-/,  des  deux  mots  ©ic-rct; 

et  àx;j.r,  ou  àx/|!  Ccs  uiots  Irès-clairs  pour  nous, 
0£(77rtax-/i.  Kojuwoia  :  'EXeoôcGi'a,  signiheut .'  Tliespiaquc 
ou  composition  dramatique  ;  Comédie  (sous-en- 
tendu aristophanesque\  :  la  Liberté.  André  Chénier 
n'a  pas  tracé  le  plan,  mais  a  donné  une  idée  gé- 

1.  Dans  le  Dict.  phil.,  article  :  Anciens  et  Modernes 


288  ŒUVRES  D'AXDRI':  CHÉNIER. 

nérale  de  sa  pièce.  Le  héros  est  emprunlé  aux 
Chevaliers  d'Arislopluuie  ;  c'est  le  peuple  person- 
nifié, le  vieux  A^ao;,  le  vilain,  toujours  berné,  joué 
par  les  gens  de  robe,  d'épée  ou  d'église.  Comme 
dans  la  pièce  du  poêle  grec  les  allusions  politiques 
n'auraient  pas  manqué.  Enfin  le  dénouement  c'est 
le  triomphe  et  le  rajeunissement  du  vieux  peuple, 
et  son  mariage  avec  la  jeune  liberté. 

Il  reste  de  celte  pièce  deux  fragments  de  chœur 
qu'il  faut  aller  chercher  parmi  les  Hymnes,  dans 
le  troisième  volume,  p.  209  à  211.  De  l'un  de  ces 
fragments,  qui  est  précisément  intitulé  :  la  Li- 
berté (c'est  le  titre  de  la  Satyre  à  laquelle  se  rat- 
tache ce  chœur),  on  connaisait  une  belle  strophe  : 

La  liberté 
Fut,  comme  Hercule,  en  naissant  invincible  ;  etc. 

Le  chœur  était  formé  de  quatre  groupes  :  le 
chœur  des  hommes,  «vopwv,  le  chœur  des  jeunes 
hommes,  veaviSv,  le  chœur  des  femmes,  Yuvaixwv  et 
le  chœur  des  vierges,  Trapôî'vwv.  Ce  n'est  pas  ainsi 
que  l'éditeur  les  a  divisés  ;  quand  nous  serons  aux 
Hymnes,  nous  expliquerons  sa  méprise.  On  dis- 
tingue dans  ces  différents  fragments,  le  dessin 
général  de  la  strophe  et  de  l'épode. 

Le  petit  fragment  qui  est  à  la  page  211  : 

Salut,  déesse  France,  idole  de  nos  âmes, 

appartient  au  chœur  Rnal.  On  peut  conjecturer  que 
la  déesse  France  était  le  Deus  ex  maclmia  qui  ame- 
nait le  dénouement.  C'était  elle  qui  devait  prési- 


THÉÂTRE.  289 

der  à  runion  du  vieux  Demos,  redevenu  jeune,  et 
de  la  belle  Elcutheria. 

III.  Les  Initién.  —  Pièce  absolument  inconnue  à 
l'éditeur.  Il  en  reste  une  note,  deux  fragments  de 
scènes  et  un  fragment  de  chœur. 

La  note,  à  laquelle  on  n'avait  pu  jusqu'à  pré- 
sent donner  sa  véritable  signification,  a  été  pu- 
bliée en  1840  dans  l'édition  des  Œuvres  en  prose 
et  reproduite  dans  l'édition  de  1872.  Elle  est  im- 
portante, car  elle  nous  donne  une  idée  du  sujet  et 
contient  l'indication  de  la  pièce  antique  qui  le  lui 
a  suggéré.  Voici  cette  liote-préface  : 

L'n  poëte  comique  de  cette  nation  paya,  dit-on,  de  sa 
tète  le  courage  qu'il  avait  eu  de  traduire  en  plein  théâtre 
les  turpitudes  que  de  nombreuses  assemblées  de  frères  et 
amis  cachaient  sous  un  appareil  d'initiations  et  de  cérémo- 
nies saintes  '.  L'auteur  du  poënie  qu'on  va  lire  pourra  bien 
subir  le  même  sort,  pour  avoir  aussi,  non  pas  dévoilé  (qui 
ne  les  ignore  ?),  mais  peint  de  fidèles  couleurs  les  san- 
glantes orgies  d'initiés  plus  nombreux,  plus  puissants, 
plus  odieux,  et  qui,  jugeant  de  Tespèce  humaine  par  eux, 
la  méprisent  au  point  de  ne  pas  même  daigner  s'envelop- 
per de  mystère.  Ainsi  il  fournira  un  nouveau  trait  au  pa- 
rallèle des  deux  Républiques,  lorsque  sa  tète  en  tombant 
amusera  la  férocité  idiote  d'un  peuple,  si  avide  de  ces  com- 
bats entre  des  bourreaux  et  un  innocent,  que  sa  curiosité 
est  à  peine  satisfaite  par  le  zèle  d'un  tribunal  patriote  qui 
le  repaît  au  moins  d'un  assassinat  par  jour;  et  les  anti- 
quaires obsei'veront  avec  plaisir  que  les  .anciens  ont  servi 
en  tout  de  guide  aux  modernes  et  ne  leur  ont  que  bien 


1.  11  désigne  Eupolis  et  sa  comédie  des  Baptes,  du'igée  contre 
Alcibiade  et  ses  compagnons  de  débauche.  Voy.  0.  Mùller,  Ilist. 
de  la  litt.  grecque,  II,  4o7  ;  Juvénal,  II. 


290  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIER. 

rarement  permis  d'être  inventeurs,  môme  en  atrocités  et 
en  violences. 

Cette  note  donne  d'abord  lieu  à  deux  remarques. 
L'une  est  qu'André  Chénier,  prévoyant  bien  les  dif- 
ficultés qu'il  aurait  à  faire  représenter  ses  Satyres, 
avait  formé  le  projet  de  les  faire  imprimer.  L'autre 
est  qu'il  conçut  le  sujet  de  cette  pièce  vers  la  fin 
de  1792,  ainsi  que  le  prouve  l'allusion  au  tribunal 
du  17  août.  Cette  note,  ensuite,  nous  explique  clai- 
rement le  dessein  du  poëte.  Sa  pièce  était  dirigée 
contre  les  Jacobins,  et  il  voulait  traduire  en  plein 
théâtre  les  turpitudes  que  ces  assemblées  de  frères 
et  amis  cachaient  sous  un  appareil  d'initiations  et 
de  cérémonies.  Peut-être  eût-il  intitulé  sa  comédie 
satyrique  les  Initiés;  c'est  le  titre  que  nous  avons 
adopté  pour  la  désigner,  bien  qu'il  ne  rende  pas 
exactement  celui  de  la  pièce  d'Eupolis  (BaTttat);  mais 
il  correspond  au  même  ordre  de  faits.  Les  pre- 
mières scènes  esquissées  par  André  Chénier  sont 
la  réception  d'un  nouvel  initié  au  club  des  Jaco- 
bins et  une  scène  de  délation. 

De  celte  dernière  il  nous  a  été  conservé  la  dé- 
position du  sycophante  devant  le  président  du 
club;  ce  fragment,  composé  de  quelques  vers,  a 
été  écrit  à  Saint-Lazare,  et  il  faut  aller  le  chercher 
dans  les  ïambes  (III,  p.  291,  xii).  Il  fait  partie  des 
pièces  qui  nous  sont  données  en  fac-similé;  nous 
en  réservons  donc  l'examen  pour  la  fin  du  volume. 
Disons  seulement  ici  que  ces  vers  sont  précédés  de 
la  mention  Tpuy.,  c'est-à-dire  Tpuywûîa,  comédie, 
avec  le  sens  que  nous  attachons  souvent  au  mot 
parodie.  Us  sont  terminés  par  cette  autre  mention 


THÉÂTRE.  291 

SX  Tîov  Toïï  E.  3.,  c'est-à-dire  Ix  tôîv  -oZ  'E^kôIioo^  Bxtz- 
Tiôv,  pris  des  Baptes  d'Eupolis,  ce  qu'il  faut  com- 
prendre dans  son  sens  le  plus  large. 

De  la  première  scène  il  nous  reste  un  fragment 
de  chœur;  l'éditeur  l'a  rangé  encore  mal  à  pro- 
pos dans  les  ïambes,  page  282.  Il  commence  par 
cette  question  faite  au  néophyte  (nous  citons  pro- 
visoirement le  texte  de  Téditionl  : 

Qu'est-ce  qu'un  Gloutaneinie  ?... 

Et  le  manuscrit  est  suivi  de  cette  mention  en  fran- 
çais :  Trad.  des  Baptes  d'Eup. 

Un  troisième  fragment  paraît  se  rapporter  en- 
core à  cette  pièce;  il  se  trouve  aussi  dans  les  ïam- 
bes, p.  281,  et  débute  par  : 

Gynnis  étant  capitan  de  la  horde,  etc. 

Il  se  termine  par  la  mention  :  Trad.  de  Crat.,  c'est- 
à-dire  traduit  de  Cratinus;  c'est,  en  elïet,  un  vers 
de  Cratinus  qui  a  fait  naître  dans  le  poëte  l'idée 
qu'il  a  développée.  Nous  reviendrons  sur  ces  trois 
fragments  et  nous  en  examinerons  le  texte  à  la  fin 
de  ce  volume,  quand  nous  nous  occuperons  des 
manuscrits  donnés  en  fac-similé. 

On  distingue  parmi  les  personnages  le  président 
du  club,  le  nouvel  initié,  le  sycophante  ou  déla- 
teur, un  nommé  Gynnis,  d'autres  personnages  qui 
sont  désignés  par  des  lettres  de  l'alphabet,  et  enfin 
le  chœur  composé  des  frères  et  amis. 

IV.  —  Il  ne  nous  reste  plus  à  mentionner  qu'un 
court  fragment  de  huit  vers  égarés  au  milieu  des 


292  ŒUVRES  D'A>'DRÉ  CHÉNIER. 

Iragmenis  d'idylles  (I,  p.  175i,  et  qui  a  été  suggéré 
à  André  Chénier  par  un  passage  d'Ovide  : 

Savez-vous  point  co  qu'on  dit  dans  les  fables  ? 
Vénus  et  Mars,  amants  jeunes,  aimables, 
Ktaicnt  ensemble.  Un  benêt  de  \'ulcain 
Met  autour  d'eux  une  gaze  d'airain, 
Les  prend  tous  deux.  Et  chacun  les  envie, 
Bernant  l'époux  qui,  par  ses  cris,  avait 
Appris  à  tous  ce  que  lui  seul  savait. 

Il  s'agit  dans  ces  vers  d'un  époux  malavisé.  Le 
poëte  avait  entrevu  le  côté  comique  d'une  situa- 
tion, et  il  avait  crayonné  ce  court  fragment.  M.  de 
Chénier  aurait  dii  penser  que  ces  vers  de  dix  pieds 
n'étaient  point  à  leur  place  au  milieu  de  ces  chants 
bucoliques.  En  têt«  on  lit  ces  mots  abrégés  très- 
clairs  pour  nous  :  ©EOTctax.  Kpar.,  c'est-à-dire  0£or- 
TTiaxTi,  KpatTvo;  OU  KpoÎTr,?,  thespioque  OU  composition 
dramatique  à  la  manière  de  Cratinus  ou  plutôt  de 
Cratès  dont  la  gaieté  était  plus  tempérée.  C'est  un 
point  difficile  ù  trancher  puisque  nous  ignorons 
absolument  le  sujet  de  la  pièce  entrevue  par  le 
poëte. 

Parmi  les  explications  que  nous  donne  l'éditeur 
de  toutes  ces  thespiaques,  celle  qu'il  hasarde  ici 
est  tout  à  fait  extravagante.  Ces  deux  mots  grecs 
abrégés  ©sïTriax.  Kpat.,  dit-il,  indiquent  la  double  ac- 
tion de  Vidcain  qui  enferme  et  retient  dans  un  filet 
Mars  et  Vénus,  puis  appelle  les  dieux  pour  les  voir. 
Que  le  poëte  ait  forgé,  suivant  son  usage,  le  mot  0£(7- 

TTiax.  de  ©EaTiiç  et  âxTi  ou  de  ©ÉaTriç  et  axpir^  ;  OU 
bien  ©sciTriaxpiToauôoç,  de  0£j7ri<;  et  àxptToi/uOoç  ;  et  que 
xpax.  indique  le  verbe  xpaxeu)  ou  les  substantifs  xodroi 


THÉÂTRE.  293 

OU  xparaioç,  tovjoum  est-il  qu'il  se  proposait  de  chan- 
ter rVune  manière  piquante  Vaventure  conjugale  de 
Vulcain^  qui....  Mais  il  serait  cruel  d'insister. 

V.  —  Citons  maintenant  un  très-beau  fragment 
de  chœur  (ou  de  prologue)  qui  se  trouve  parmi  les 
Poésies  diverses  (II,  p.  232)  ;  il  est  en  vers  de  sept 
syllabes  : 

Maintenant  la  loi  sacrée 
Veut  que  j'appelle  à  nos  chœurs 
Pallas,  amante  des  cœurs  ; 
Vierge  à  Thymen  indocile 
Qui  règne  sur  notre  ville, 
Qui  tient  les  clefs  de  nos  murs. 
Parais,  ô  vierge  immortelle, 
0  toi  qui  hais  les  tyrans  ; 
Le  peuple  des  femmes  t'appelle. 
Mène  avec  toi  dans  ces  lieux 
La  paix  amante  des  fêtes. 
Venez  aussi  toutes  deux, 
Paisibles  et  favorables, 
0  déesses  vénérables. 
Dans  vos  bois  mystérieux. 
Où  sur  vos  saintes  orgies 
Nul  homme  ne  porte  les  yeux  ; 
Lorsqu'aux  lampes  étincellent 
Vos  fronts  immortels,  radieux. 
Venez,  venez  toutes  deux. 
Vénérables  thesmophores, 
Si  jamais  à  notre  voix 
Vous  avez  daigné  descendre. 
Daignez,  daignez  nous  entendre. 
Venez,  venez  cette  fois. 

A  quelle^.pièce  appartenait  ce  fragment?  Proba- 
blement à  la  Liberté,  mais  on  ne  peut  que  le  con- 

2.^ 


294  ŒUVRES  D'AXDRÉ  CHÉXIEK. 

jecturer.  Gomme  on  s'en  aperçoit  aux  rimes,  beau- 
coup de  vers  n'étaient  que  des  vers  d'attente. 

Ayant  examiné  les  projets  qui  se  rapportent  aux 
trois  genres  de  composition  dramatique  dans  les- 
quels voulait  s'essayer  André  Chénier,  je  passe  à 
l'examen  d'une  autre  partie  de  ses  œuvres  :  les 
Poèmes. 


CHAPITRE   QUATRIÈME. 

LES    POÈMES. 


Avertissement . 

Nous  arrivons  à  la  partie  des  œuvres  d'André 
Cliénier  qui  est  le  plus  hérissée  de  difficultés.  Ce 
sont  les  poëmes. 

J'admire  la  tranquille  assurance  de  l'éditeur. 
Pour  lui,  point  d'obstacles,  nulle  part  la  moindre 
obscurité;  tout  lui  est  clair  et  transparent!  Avec 
quelle  aisance  il  se  meut  dans  ce  vaste  laby- 
rinthe ! 

Quant  à  moi,  ce  n'est  qu'en  tremblant  que  je 
m'aventure  sur  un  terrain  semé  de  précipices,  et 
dont  tant  de  chemins  aboutissent  à  l'inconnu. 
Aussi  crois-je  nécessaire  de  prévenir  ceux  qui 
veulent  bien  me  lire  que  si,  dans  le  développe- 
ment de  la  question  que  je  vais  bientôt  traiter,  je 
prends  souvent  le  ton  de  l'affirmation,  ce  ne  sera 
là  qu'une  forme  plus  rapide  de  discussion  et  de 
démonstration. 


296  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIER, 

Auparavant,  il  convient  d'élaguer  tous  les  ra- 
meaux parasites  qui  nous  dérobent  la  route.  De 
tout  cet  ensemble  de  poëmes  qu'a  rassemblés 
M.  G.  de  Chénier,  il  faut  donc  que  nous  commen- 
cions par  rejeter  les  pièces  diverses  qu'il  y  a 
entassées  sans  raison. 


I.  Poëmes  à  rejeter. 

Remarque  préliminaire. —  Si  l'éditeur  s'était  in- 
quiété de  la  double  acception  qu'avait  le  mot 
poëme  pour  André  Chénier,  il  eût  évité  bien  des 
méprises.  Le  moi  poëme  a  signifié  d'abord  compo- 
sition poétique,  ouvrage  quelconque.  Plus  tard  on 
a  restreint  la  signification  générale  de  ce  mot,  et 
il  n'a  plus  été  appliqué  qu'aux  ouvrages  de  grande 
étendue,  ordinairement  composés  de  plusieurs 
parties. 

Mais  André  Chénier  l'emploie  souvent  dans 
sa  signification  première.  Dans  une  note,  il  s'ex- 
prime ainsi,  à  propos  d'une  élégie  de  Tibulle 
(III,  p.  153)  :  «  Imiter  toute  cette  élégie,  qui  est  un 
des  plus  beaux  poëmes  de  l'antiquité.  »  Dans  son 
Commentaire  sur  Malherbe,  il  l'applique  aux  Lar- 
mes de  saint  Pierre,  puis  à  VOde  à  Marie  de  Médi- 
cis,  et  aux  Stances  pour  le  roi  Henri  le  Grand.  Ce 
mot  a  donc  deux  sens  distincts,  qu'il  ne  faut  pas 
confondre;  le  premier  s'applique  à  toute  produc- 
tion poétique  quelconque,  courte  ou  longue,  épique 
ou  erotique;  le  second,  dans  certains  cas,  est  ré- 
servé aux  grandes  productions  épiques  ou  didac- 


LES  POEMES.  297 

tiques.  Ici,  il  est  de  tonte  évidence  qu'il  ne  faut 
pas  ranger  côte  à  côte  avec  VHermès,  VAmérique^ 
l'Art  d'aimer,  toute  élégie,  épître,  etc.,  qu'il  aura 
plu  à  André  Chénier  dé  désigner  par  le  mot  poëme. 
Passons  donc  la  revue  des  pseudo-poëmes  re- 
cueillis par  M.  de  Chénier,  et  rejetons  toutes  ces 
pièces  parmi  leurs  congénères. 

La  Superstition  (p.  127  à  132\  —  De  ce  prétendu 
poëme,  si  nous  commençons  par  retrancher  les 
fragments  et  notes  (p.  129  à  p.  132i  qui  appar- 
tiennent aux  compositions  dramatiques,  aux  tra- 
gédies, et  dont  nous  avons  parlé  dans  le  chapi- 
tre consacré  au  théâtre  (ci-dessus,  p.  279),  il  ne 
restera  plus  que  deux  pages  et  demie.  André 
Chénier  nous  a  averti  des  dimensions  qu'il  comp- 
tait lui  donner  :  «  Il  faut  faire  (dit-il'i,  et  le  plus 
tôt  possihle,  un  poëme  sur  la  superstition.  Envi- 
ron cent  cinquante  vers.  »  Puisque  le  mot  poëme 
est  réservé  ici  pour  les  grandes  compositions,  il 
faut  classer  la  Supei^stilion  parmi  les  Poésies  di- 
verses, où  son  vrai  titre  sera  Discours  sur  la  Su- 
perstition. C'est  un  genre  didactique  dont  les 
œuvres  de  Marie-Joseph  offrent  de  nombreux 
exemples.  Mais  je  m'en  veux  de  chagriner  M.  de 
Chénier,  qui  paraissait  tenir  lieaucoup  à  ce  poëme; 
et  je  vais  rendre  à  cet  ouvrage  une  vingtaine  de 
vers,  qu'il  avait  placés  parmi  les  Satires. 

Voici,  en  effet,  le  dernier  paragraphe  de  la  Su- 
perstition (p.  129)  : 

Un  jeune  homme  ayant  retenu  quelque  phrase  de  Vol- 
taire se  moque  de 


298  ŒUVRES  D'ANDRÉ  GHÉNIER. 

Tous  ces  rêves  sacrés  qu'enfanla  le  Jourdain.... 
puis  il  vous  (lit  tranquillement  ceci  et  cela....  il  croit  tout 
cela  uioins  ridicule  que  l'eau  changée  en  vin.... 

Or,  ce  petit  canevas  a  été  mis  en  œuvre,  ce  dont 
l'édilcLir  aurait  dû  s'apercevoir;  le  fragment  est 
dans  le  même  volume  à  la  page  201  : 

Un  jeune  homme  orgueilleux  et  docte  réputé, 

Tout  plein  de  quelque  auteur  au  hasard  feuilleté, 

Etonne  un  cercle  entier  de  sa  haute  sagesse; 

11  se  joue  avec  grâce  aux  dépens  de  la  messe, 

11  plaisante  le  pape  et  siffle  avec  dédain 

Tous  ces  rêves  sacrés  qu'enfanta  le  Jourdain. 

Et  puis  d'un  ton  d'apôtre,  empesé  fanatique, 

Il  prêche  les  vertus  du  baquet  magnétique. 

Et  ces  doigts  qui  de  loin  savent  bien  vous  toucher 

Et  font  signe  à  la  mort  de  n'oser  approcher. 

Un  tel  conte  à  ses  yeux  est  moins  plat,  moins  insigne, 

Que  ce  vin  frauduleux,  étranger  à  la  vigne. 

Par  qui  sont  de  Cana  les  festins  égayés, 

Ou  ces  diables  pourceaux  dans  le  fleuve  noyés. 

C'est  que  son  jugement  n'est  rien  que  sa  mémoire; 

S'il  croit  même  le  vrai,  c'est  qu'il  est  né  pour  croire. 

Ce  n'est  point  que  le  vrai  saisisse  son  esprit. 

C'est  que  Bayle  ou  Voltaire  ou  Jean-Jacques  l'a  dit. 


Et  le  pauvre  hébété 

N'est  incrédule,  enfin,  que  par  crédulité. 

La  Solitude  (p.  132).  —  Ce  petit  ouvrage  trouvera 
sa  place  parmi  les  Élégies  orientales. 

L'Astronomie  (p.  134).  —  Il  faut  commencer  par 
détacher  de  ce  prétendu  poëme  tout  le  superbe 
morceau  qui  commence  au  bas  de  la  page  135  : 
Salutj  0  belle  nuit,  etc.  Nous  l'expliquerons  plus 


LES  POEMES.  299 

loin  et  nous  indiquerons  sa  vraie  place.  Il  ne 
reste  donc  plus  que  le  fragment  de  la  page  134  et 
le  canevas  en  prose  de  la  page  135.  Ce  fragment 
et  cette  esquisse  en  prose  doivent  être  joints  au 
fragment  et  au  petit  canevas  qui  appartiennent 
à  VÉpître  à  M.  Bailly  (ÏII,  p.  199);  ils  sont  un 
développement  nouveau  de  la  première  idée  du 
poëte.  L'ensemble  de  ces  morceaux  en  vers  et  de 
ces  canevas  en  prose  pourra  se  ranger  parmi  les 
ÉpUres  ou  parmi  les  Poésies  diverses,  sous  le  titre 
de  Discours  sur  V Astronomie^  à  M.  Bailly. 

Nous  n'avons  point  de  naïveté  (p.  138).  —  Il  en  a 
fallu  cependant  à  l'éditeur  pour  classer,  parmi  les 
poëmes,  ce  petit  sujet,  qu'il  faut  bien  vite  rejeter 
parmi  les  Poésies  diverses  ou  parmi  les  Élégies. 

Bataille  d'Arminius  (p.  139).  —  Le  lecteur  sait  à 
quoi  s'en  tenir  sur  cet  ouvrage.  C'est  tout  simple- 
ment une  tragédie  dans  le  goût  d'Eschyle.  Nous 
en  avons  parlé  longuement  dans  le  chapitre  con- 
sacré au  Théâtre. 

La  Reconnaissance  (p.  142).  —  A  mettre  dans  les 
Poésies  diverses,  sous  le  titre  de  Discows  sur  la  Re- 
connaissance. 

La  France  libre  (p.  143).  —  La  place  de  cet  ou- 
vrage est  dans  les  Poésies  diverses  sous  ce  titre  : 
La  France  libre,  hymne,  ce  dernier  mot  ne  signi- 
fiant pas  autre  chose  que  chant. 

Il  ne  nous  reste  donc  plus,  en  fait  de  poèmes, 
que  V Invention,  [Llcrmès,  Suzanne,  l'Amérique  ^ 
VArt  d'aimer  et  les  Cy dopes  littéraires. 


300  ŒL'VRES  D'ANDKÉ  CHÉNIEK. 

Dans  le  paragraphe  suivant  nous  allons  exami- 
ner le  texte  de  ces  diiï'érents  poèmes,  et  donner  sur 
chacun  d'eux  quelques  détails  nécessaires.  Mais 
nous  réserverons  pour  un  troisième  paragraphe 
les  explications  et  les  éclaircissements  que  nous 
aurons  à  fournir  sur  la  structure  de  l'Hermès  et 
de  VAméîùque. 

II.  Examen  des  poèmes. 

V Invention.  —  Page  4,  v.  7.  V édition  critique 
de  1862,  dit  M.  G.  de  Chénier,  fait  une  chicane  de 
ponctuation  aux  éditions 'précédentes  ;  mais  sa  ponc- 
tuation n'est  pas  meilleure.  Mais,  demanderai-je, 
puisque  ma  ponctuation  n'est  pas  meilleure,  pour- 
quoi l'adopte-t-il  ?  Voici  l'amusante  explication 
qu'il  donne  de  ce  passage  pourtant  bien  clair: 
nous  voyons  les  enfants  de  la  jière  Tamise^  ennemis 
indomptés  de  toute  servitude^  excités  par  votre  pro- 
pre exemple  à  vous  vaincre!  — Pour  é\iler  des  re- 
marques inutiles  nous  dirons  toute  suite  qu'en 
1862  et  1872  nous  avons  exactement  reproduit  le 
texte  de  1819,  et  que  par  conséquent  les  notes 
(page  5,  V.  15  ;  p.  11,  v.  20;  p.  18,  v.  1  ;  p.  18,  v.  18), 
dans  lesquelles  l'éditeur  confond  les  dates  et  les 
éditions,  sont  bonnes  à  mettre  au  panier.  —  Pag  5, 
dernier  vers.  Dans  ce  vers  grands  est  un  adjectif 
qualifiant  infortunés,  lequel  est  lui-même  un 
adjectif  pris  substantivement.  Les  grands  infortu- 
nés, ce  sont  ceux  qui  ont  subi  de  grandes  infortu- 
nes, et  non  pas  les  hommes  d'un  rang  élevé  qui 
ont  éprouvé  des  malheurs.  Cela  est  clair. 


LES  POËMES.  301 

Hermès.  —  Dans  toutes  les  éditions  publiées,  dit 
M.  de  Chénier,  y  compris  les  éditions  critiques,  on 
rencontre  les  fragments  dupoëme  d^ Hermès,  impri- 
més au  hasard,  cest~à-dire  sans  que  Von  ait  paru 
s'inquiéter  de  leur  corrélation.  Rien  n'eût  été  si  fa- 
cile que  d'y  mettre  de  l'ordre.  M.  de  Chénier  parle 
légèrement.  Voici  ce  qui  se  lit  à  la  page  ni  de 
V Avertissement  de  l'édition  de  1872:  «Quant  à 
VHermès,  profitant  du  travail  de  M.  de  Sainte- 
Beuve  et  de  la  publication  récente  de  M.  Egger, 
nous  avons  essayé,  dans  cette  édition,  d'en  coor- 
donner les  fragments  et  de  reconstruire  ce  poëme 
sur  le  plan  que  paraît  en  avoir  tracé  André  Ghé- 
nier.  »  J'ajouterai  que  le  plan  du  poëme  dans 
l'édition  1874  ne  diffère  pas  de  celui  adopté  en  1872, 
sauf  en  ce  qui  concerne  les  fragments  nouveaux 
et  les  notes  inédites. 

Page  21,  ligne  14.  —  A  propos  des  minéraux, 
que  meuvent  les  organes  vivants  secrets,  l'éditeur 
aurait  beaucoup  mieux  compris  la  pensée  d'André 
Chénier  s'il  avait  lu  les  notes  de  BulTon  que,  pour 
expliquer  ce  passage,  nous  avons  insérées  aux 
pages  359  et  360  de  l'édition  de  1872. 

P.  26,  comparez  le  vers  :  Est  mort  toute  sa  vie,  etc. , 
avec  un  vers  des  Élégies  (III,  p.  69,  v.  21). 

P.  47  à  p.  49.  L'éditeur  a  fort  mal  à  propos 
accolé  les  uns  aux  autres  plusieurs  fragments  qui 
sont  sans  rapport  entre  eux. 

Suzanne.  —  Ce  poëme  fut  publié,  non  pas  en 
1839  comme  le  dit  M.  de  Chénier,  mais  en  1833 
(II,  p.  287  à  p.  302).  Le  manuscrit  n'est  plus  entre 

26 


302  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHKXIER. 

SCS  mains.  Ce  n'est  donc  pas  lui  qui  l'aura  fourni 
à  cette  édition.  Dans  ce  cas  ce  poomc  aurait  été 
compris  dans  les  manuscrits  vendus  en  1819  aux 
frères  Baudouin  ;  mais  de  Latouche  affirme  le  con- 
traire. Il  dit  que  le  manuscrit  de  Suzanne  était 
resté  aux  mains  de  Sauveur.  Et  de  fait  il  ne  peut 
faire  partie  du  groupe  L,  publié  en  1819;  et  il  n'est 
pas  probable  non  plus  qu'il  ait  fait  partie  du 
groupe  L  S,  puisque  de  Latouche  n'en  publia  pas 
un  vers  dans  la  Revue  de  Paris.  Il  doit  donc  être 
compris  dans  le  groupe  G,  fourni  par  M.  de  Chénier 
lui-même  en  1833.  M.  de  Chénier  doit  commettre 
une  erreur.  Il  pense,  je  crois,  qu'il  a  existé  un 
manuscrit  plus  complet  du  poëme  de  Suzanne. 
Cela  est  possible,  mais  ce  n'est  qu'une  conjec- 
ture; en  tout  cas  il  n'apporte  pas  de  preuves.  Que 
quelques  manuscrits  aient  été  égarés,  surtout 
avant  1819,  c'est  ce  dont  je  ne  m'étonnerais  pas. 
Ce  que  l'éditeur  appelle  le  premier  brouillon  (du 
poëme  sans  doute)  me  paraît  contenir  tout  ce 
qui  a  jamais  été  publié  de  Suzanne.  Relativement 
à  ce  que  nous  avons  de  ce  poëme,  c'est  le  manu- 
scrit En  effet,  de  cet  ouvrage  il  reste  (outre  le 
plan  et  les  notes)  trois  fragments  dont  l'éditeur  a 
pu  corriger  le  texte.  Pour  le  premier  fragment  de 
vingt-six  vers,  il  donne  deux  variantes  et  fait  une 
observation  sur  un  autre  vers;  pour  le  second  de 
cinquante-huit  vers,  il  indique  huit  variantes  et 
rétablit  deux  vers  ;  pour  le  troisième  de  trente- 
quatre  vers,  il  donne  une  variante  et  deux  correc- 
tions. 
Le  manuscrit  a  fournide  bonnes  corrections,  et 


LES  POEMES.  303 

notamment  pour  les  vers  1  et  17  du  fragment  du 
troisième  chant  (p.  63).  Mais  la  chicane  que  fait  à 
l'éditeur  de  1833  l'éditeur  de  1874  sur  la  tour  de 
Babel  me  paraît  insignifiante.  La  tour  de  Bel,  c'est 
la  tour  du  dieu  Bel;  la  tour  de  Babel,  c'estla  tour 
de  Baliylpne  ;  mais  il  me  semble  que  c'est  toujours 
la  môme  tour  dont  parle  André. 

Amérique.  —  On  ne  connaissait  c^ue  les  frag- 
ments qui  sont  aux  pages  73,  80  et  95.  Vaste  con- 
ception, mais  très  peu-avancée.  Nous  en  reparle- 
rons tout  à  l'heure;  ici  nous  nous  bornons  à  quel- 
ques observations  sur  le  texte.  Relativement  au 
morceau  de  la  page  89  : 

Magellan,  fils  du  Tage,  et  Dracke  et  Bougainville, 

j'observerai  à  l'éditeur  qu'il  le  lie  à  un  fragment  qui 
est  allégorique,  et  cela  en  indiquant  téméraire- 
ment une  simple  lacune  de  trois  vers.  Ce  beau 
morceau,  dont  j,'ai  le  manuscrit  sous  les  yeux, 
n'est  précédé  d'aucune  ligne  de  points,  d'aucune 
indication,  d'aucun  signe  qui  le  rattache,  d'une  fa- 
çon certaine,  au  poëme  de  Y  Amérique.  Je  ne  pré- 
tends pas  qu'il  n'ait  pas  dû  en  faire  partie,  mais 
seulement  que  sa  place  est  indéterminée.  Quant 
à  la  date  de  ce  morceau,  M.  de  Chénier  se  méprend 
complètement;  il  est  de  la  fm  de  1793  ou  du  com- 
mencement de  1794.  Les  deux  vers  : 

Six  ans  sont  écoulés  sans  que  la  renommée 
De  son  trépas  au  moins  soit  encor  informée, 

signifient  que  depuis  six  ans  on  est  sans  nouvelles 


304  ŒUVRES  D'AXDRK  CHKXIER. 

do  La  Peyroiise.  Or,  on  on  a  ou  on  1788,  donc  cos 
vers  ont  été  écrits  en  1794. 

Je  trouve  dans  la  Chronique  de  Paris  du  15  août 
1790  l'entre-filet  suivant: 

On  attendait  avec  impatience  les  vaisseaux  de  Chine 
pour  avoir  des  nouvelles  de  M.  de  La  Peyrouse.  Ils  sont 
arrivés  et  ne  nous  ont  rien  appris.  Les  voyageurs  autour  du 
monde  ont  donc  péri  ;  ou  bien,  jetés  sur  une  terre  incon- 
nue et  barbare,  ils  éprouvent  un  sort  cent  fois  pire  que  le 
naufrage  et  la  mort  elle-même. 

Ne  dirait-on  pas  ces  lignes  écrites  par  André 
Chénier?  on  y  retrouve  les  trois  alternatives,  éga- 
lement  douloureuses,  décrites  dans  les  vers  :  le 
naufrage,  la  mort,  l'attente  dans  la  solitude  d'une 
île  déserte. 

J'indiquerai,  avant  de  quitter  l'Amérique,  une 
très-mauvaise  couture,  faite  pour  rapprocher 
deux  fragments  importants,  page  78,  entre  les  vers 
6  et  7. 

Art  cVaimer.  —  L'éditeur  s'explique  ainsi  sur  ce 
poëme  (p.  262)  ;  Tout  ce  qui  concerne  le  poème  de 
/'Art  d'aimer  a  été  marqué  par  l'auteur  de  cette 
manière  :  in  arte  .  Il  ne  peut  y  avoir  aucun  doute 
sur  les  matériaux  qui  se  rattachent  à  cette  compo- 
sition. Mais  les  notes  et  fragm,ents  ne  donnent  au- 
cune indication  sur  le  plan  du  poëme.  Il  est  certain 
seulement  qu'il  aurait  eu  trois  chants  comme  celui 
d'Ovide.  Et  il  ajoute  (p.  266)  :  Chaque  manuscrit 
portant  l'indication  du  chant  auquel  il  appartient, 
il  vùy  a  aucun  doute  sur  le  classement  des  maté- 
riaux. Eh  bien,  j'avoue  ne  pas  lire  aussi  claire- 


LES  POEMES.  305 

ment  que  M.  de  Chénier  dans  les  intentions  du 
poëte;  j'aperçois  des  difficultés  là  où  il  n'en  voit 
pas. 

J'accorde  que  l'éditeur  a  eu  le  soin  de  rassem- 
bler sous  le  titre  d'Arf  r^/'n? mer  tous  les  manuscrits 
qui  portent  l'indication  in  arte  et  celle  du  chant 
auquel  ils  étaient  destinés;  et  j'ajoute  qu'il  me 
paraît  avoir  eu  le  soin  de  ne  réunir  que  ceux-là. 
Mais  je  n'accorde  pas  que,  parmi  les  manuscrits 
ne  portant  pas  les  indications  susdites,  il  ne  s'en 
trouve  pas  qui  fassent  partie  du  poome.  Je  suis 
assuré  du  contraire.  Les  manuscrits  d'André  Ché- 
nier présentent  à  chaque  instant  la  réunion,  sur  un 
même  feuillet,  de  fragments  de  vers  isolés,  de  notes, 
de  réflexions  qui  se  suivent,  souvent  sans  inter- 
ruption, et  qui  sont  destinés  à  des  ouvrages  ab- 
solument différents.  Le  lecteur,  certainement,  n'é- 
prouve aucun  doute  à  ce  sujet.  Les  manuscrits, 
donnés  en  fac-similé,  suffisent  d'ailleurs  pour  nous 
éclairer  sur  la  manière  de  travailler  de  l'auteur. 
Pour  VArt  fTaimer,  en  particulier,  nous  avons 
rencontré  dans  les  Élégies  plusieurs  fragments, 
sans  destination  indiquée,  et  qui  ont  été  insérés 
dans  ce  poëme,  faisant  ainsi  double  emploi,  ce 
dont  ne  s'est  pas  aperçu  l'éditeur.  En  outre,  nous 
avons  rencontré  dans  ces  mêmes  élégies  beaucoup 
de  pièces  sur  le  genre  desquelles  il  est  impossible 
de  se  méprendre  :  ces  pièces  sont  didactiques  ;  le 
poëte  ne  gémit  pas,  ne  nous  appelle  pas  à  recevoir 
ou  ses  vœux,  ou  ses  craintes,  ou  son  désespoir,  et 
ne  nous  prend  pas  pour  confident  de  ses  espé- 
rances ou  de  ses  peines  secrètes  ;  non,  il  professe, 

26. 


306  ŒUVRES  D  ANDRE  GHENIER. 

il  enseigne,  il  guide,  lui  calme  et  savant  des  secrets 
de  Ténus,  le  jeune  amant  qui  s'intimide.  Parmi 
los  fragments  môles  aux  É^ies,  j'indiquerai,  sans 
avoir  la  préienlion  de  les  rassembler  tous  ici,  ceux 
qui  me  paraissent  présenter  ce  caractère  didac- 
tique, et  surtout  ceux  sur  lesquels  il  ne  peut  y 
avoir  de  doute  : 

Mais  surtout  sans  les  yeux  quels  plaisirs  sont  parfaits,  (p.  98) 
Tout  mortel  se  soulage  à  parler  de  ses  maux....  (p.  108) 
Le  courroux  d'un  amant  n'est  point  inexorable,...  (p.  110) 
Viens  près  d'elle  au  matin,  quand  le  dieu  du  repos,  (p.  111) 
Que  sert  des  tours  d'airain  tout  l'appareil  horrible,  (p.  125) 
Lorsqu'un  amant  qui  pleure  en  vain  près  d'une  belle,  (p.  126) 
Nulle  heure  n'est  oisive  et  nul  instant  n'est  vide....  (p.  127) 
Ainsi  le  jeune  amant,  seul  loin  de  ses  délices....  (p.  134) 
Ni  l'art  de  Machaon,  ni  la  plante  divine....  (p.  138) 
....  Mes  plaisirs  veulent  un  peu  de  gloire....  (p.  138) 
Complaisance  a  toujours  une  adresse  propice....  (p.  138) 
On  ne  vit  que  pour  soi  :,  l'amitié  n'est  qu'un  nom.,  (p.  139) 
.le  t'indique  le  fruit  qui  m'a  rendu  malade....  (p.  141) 
Ah  !  tremble  que  ton  âme  à  la  sienne  livrée....  (p.  142) 
....  Mais,  quelque  soin  jaloux  et  vigilant....  (p.  142) 
Ou  ton  projet  sera  la  toile  fugitive....  (p.  144) 
Du  céleste  voyage  à  mon  char  confié....  (p.  144). 

Dans  les  Bucoliques,  on  pourrait  citer  quelques 
fragments  : 

Non;  même  sans  chercher  d'amoureuses  promesses,  (p.  93) 
Et  le  sang  d'Adonis  et  la  rose  hyacinthe....  (p.  169) 

Ce  dernier  fragment,  d'abord  destiné  à  VArt 
d'aimer^  puis  reporté  dans  les  Bucoliques,  existe 
ainsi  en  double  avec  des  différences  de  rédaction 
(I,  p.  169  et  II,  p.  126).  De  même  le  petit  fragment  : 
Complaisance  a  toujours,  se  trouve  en  même  temps 


LES  POÈMES.  307 

rattaclié  à  un  morceau  du  poëme  (II,  p.  116)  et 
isolé  au  milieu  des  Élégies  (III,  p.  138).  De  même 
encore  le  fragment  :  On  ne  vit  que  pour  soi  (III, 
p.  139),  était  d'abord  destiné  à  l'Art  d'Aimer; 
transporté  dans  les  Élégies,  il  dut  subir  des  modi- 
fications de  rédaction  :  tout  ce  qui  était  à  la  se- 
conde personne  fut  mis  à  la  première  (III,  p.  333); 
la  transformation  n'était  pas  encore  complète, 
comme  le  témoignent  les  deux  premiers  vers.  Ainsi 
qu'il  est  facile  de  s'en  rendre  compte,  André  tra- 
vaillait en  même  temps  à  ses  Élégies  et  à  son 
poëme,  et  la  destination  d'un  assez  grand  nombre 
de  fragments  restait  ainsi  indécise.  Bien  des  pen- 
sées, bien  des  tableaux  pouvaient  en  effet  s'a- 
dapter avec  le  même  bonheur  à  une  élégie  ou  à 
l'Art  d'aimer.  Mais  tous  ces  morceaux,  dont  la 
place  est  ainsi  incertaine,  doivent,  à  mon  sens,  se 
reporter  dans  le  poëme,  puisqu'André  Chénier  n'a 
pas  eu  le  loisir  et  le  temps  de  les  mettre  en  œuvre 
dans  ses  Élégies. 

L'éditeur  nous  apprend  que  le  plan  du  poëme 
n'existe  pas;  la  constitution  de  l'^lr^  rf'aimer  n'était 
donc  point  établie  d'une  manière  fixe'.  Toutefois, 
l'éditeur  ajoute  qu'il  devait  avoir  trois  chants  ;  je 
le  crois  volontiers.  Il  est  probable  en  effet  que  la 
première  intention  du  poëte  fut  de  suivre  le  poëte 
latin  dans  le  développement  de  sa  pensée  et  dans 
la  succession  des  tableaux.  Mais  je  me  persuade 
qu'André  Chénier,  avec  son  imagination  riche,  je 
dirai  même  vagabonde,  aperçut  bientôt  mille  sujets 
à  peine  efleurés  par  Ovide,  mille  situations  nées 
de  la  différence  des  temps  et  des  mœurs,  et  se 


308  ŒUVRES  D'ANDRK  CHÉNIER 

sentit  à  l'étroit  dans  les  trois  chants  de  VArs  amn- 
toria.  En  effet,  j'entrevois  le  projet  de  modifier 
l'économie  générale  de  son  poëme,  d'ajouter  un 
quatrième  chant,  d'élargir  ainsi  son  plan  et  d'a- 
grandir son  sujet.  Celte  intention  du  poëte  fful- 
elle  passagère  ou  était-elle  durable?)  se  fait  joui" 
dans  quelques  vers,  égarés  parmi  les  Élégies  (III, 
p.  144)  et  qui  ne  sont  autre  chose  que  l'épilogue 
du  second  chant  de  VArt  d'aimer  : 

Du  céleste  voyage  à  mon  char  confié 
En  deux  courses  son  vol  a  franchi  la  moitié. 
Descendons,  sous  nos  pas  la  nuit  couvre  les  plaines. 
De  mes  cygnes  fumants  je  détache  les  rênes  -, 
Demain  même  trajet  s'ouvre  devant  mes  yeux; 
Mon  char  avec  le  jour  regagnera  les  cieux. 

Deux  courses  ne  l'ont  conduit  qu'à  la  moitié  de 
son  voyage  ;  deux  courses  encore  lui  seront  néces- 
saires pour  l'achever.  J'entends  une  objection.  Ces 
vers,  dira-t-on,  ne  sont-il  pas  une  simple  note 
poétique  jetée  sur  le  papier,  sans  destination,  ren- 
fermant une  allusion  aux  deux  jours  que  lui  a 
déjà  demandés  la  composition  d'une  idylle  et  d'une 
élégie?  Et  ces  vers  ne  pourraient-ils  pas  porter 
comme  suscription  :  «  Un  soir,  après  avoir  com- 
posé en  deux  jours  la  moitié  d'une  élégie,  »?  A  cela 
je  réponds  négativement.  La  première  rédaction 
du  premier  vers  : 

Mais  (bi  trajet  céleste  à  mon  char  confié, 

suffit  pour  établir  péremptoirement  que  ces  jolis 
vers  sont  une  suite  et  une  fin.  La  destination  de 
ce   fragment  m'apparaît   comme    certaine  :  c'est 


LES  POËMES.  309 

l'épilogue  d'un  deuxième  chant  de  VArt  d'oÀmey\ 
que  le  poëte  a  eu  l'intention,  à  un  moment  donné, 
si  ce  n'est  définitivement,  de  diviser  en  quatre 
chants. 

Il  ne  nous  reste  à  faire  que  quelques  remar- 
ques de  détail.  Page  110,  v.  5,  l'éditeur  a  placé 
fort  maladroitement  ici,  sans  même  indiquer  de 
lacunes,  un  fragment  qui  n'est  pas  du  tout  la  suite 
de  ce  qui  précède.  Quant  au  vers  7  de  la  même 
page,  M.  G.  de  Cliénier  consacre  bien  inutilement 
deux  pages  de  notes  au  mot  Nous  que  sans  doute 
de  Latouche  avait  cru  lire  sur  le  manuscrit.  Ce 
passage  avait  été  corrigé  dans  l'édition  de  1872, 
page  410.  Eh  bien!  précisément  depuis  que  M.  de 
Chénier  a  parlé,  des  doutes  me  sont  revenus,  et 
je  me  demande  si  de  Latouche,  en  adoptant  Nom 
qui  ne  peut  rester,  n'aurait  pas  été  plus  près  de 
la  vérité  que  M.  de  Chénier  qui  lit  Xanthus.  Si  ce 
dernier  mot  rappelait  un  détail  des  préparatifs  de 
toilette  de  Junon,  tels  qu'ils  sont  décrits  dans 
le  xiv  chant  de  Yllîade  (v.  166  et  suiv.),  la  diffi- 
culté serait  levée  ;  or,  il  n'en  est  rien.  Mais  voici 
qui  est  plus  grave;  l'éditeur,  en  parlant  de  de  La- 
touche, nous  dit  :  Il  crut  déchiffrer  Nous  dans  Sâvôoç 
écrit  irrégulièrement  et  par  abréviation!  Or,  nous 
savons  à  quoi  nous  en  tenir  sur  la  perspicacité  de 
M.  de  Chénier  à  lire  les  manuscrits.  Je  crois  donc 
qu'on  devra,  jusqu'à  ce  que  ce  manuscrit  ait  été 
vu  par  quelque  autre  personne,  regarder  comme 
douteuse  la  correction  introduite  par  le  nouvel 
éditeur.  Je  ne  serais  pas  étonné  que  le  manuscrit, 
où  il   croit   lire  SavOoç  écrit  irrégulièrement  et  par 


310  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIER. 

abréviation,  donnai  tout  simplement  Naïs.  Il  n'y 
aurait  plus  là  qu'un  artifice  de  langage  très-com- 
préhensible :  André  aurait  voulu  dire  qu'une 
naïade  avait  tenu  Junon  au  cristal  de  ses  eaux, 
c'est-à-diro,  prosaïquemcnl,  (ju'elle  avait  pris  un 
bain,  qu'elle  avait  fait  sa  toilcltc.  Je  ne  crois  pas, 
d'ailleurs,"  être  le  seul  à  penser  ainsi,  car  je  me 
souviens  que  cette  heureuse  substitution  de  Naïs 
à  Nous  a  été  proposée,  en  octobre  1867,  dans  VJn- 
termédiaire. 

Au  sujet  du  second  vers  de  la  page  113,  l'édi- 
teur brouille  toutes  les  éditions.  La  mauvaise  le- 
çon est  due  à  l'éditeur  de  1826  et  a  été  reproduite 
par  1841  ;  le  vers  est  très-exactement  donné  dans 
les  éditions  1819,  1833,  1862,  1872.  Mais  je  ne  sais 
pourquoi  je  m'attarde  à  relever  de  pareilles  inexac- 
titudes; les  trois  volumes  en  sont  criblés. 

Page  120,  le  petit  fragment:  Une  jeune  beauté^ 
est  imité  de  TibuUe,  Élégie  II,  i,  77.  —  Page  124, 
André  cite  la  Bibliothèque  orientale  ded'Herbelot  au 
mot  Laleh  qui  signifie  une  tulipe.  La  tulipe  est 
chez  les  Persans  et  chez  les  Turcs  le  symbole  d'un 
amant  passionné.  C'est  avec  une  intention  qu'on 
découvrira  plus  loin,  que  je  relève  cette  remarque 
d'André  Chénier. 

Les  Cyclopes  littéraires.  —  De  ce  poëme  assez 
bizarre,  on  n'avait  publié  que  les  fragments  sui- 
vants dont  on  n'avait  pas  indiqué  la  destination  : 

Ah!  j'atteste  les  cieux  que  j'ai  voulu  le  croire...,  (p.  150). 
Mais  désormais  à  peine  il  suffit  à  sa  gloire....  (p.  152). 
Il  n'est  que  d'être  roi  pour  être  heureux  au  monde,  (p.  160). 


LES  POÈMES.  311 

Je  ne  m'arrêterai  pas  à  ce  poëme,  que  l'éditeur  a 
cru  pouvoir  diviser  en  trois  chants.  Je  me  con- 
tenterai de  citer  les  premiers  vers  : 

Ce  n'est  plus  un  sommet  serein,  couvert  de  fleurs, 
Qu'habitent  aujourd'hui  les  poétiques  sœurs; 
C'est  l'antre  de  Lemnos,  sombre  et  sinistre  asile, 
Où  vingt  Cyclopes  noirs  et  d'envie  et  de  bile, 
Prompts  à  souffler  des  feux  par  la  haine  allumés. 
Trempent  aux  eaux  du  Styx  leurs  traits  envenimés; 
Et  d'outrage,  de  fiel,  de  calomnie  amère 
Forgent  sous  le  marteau  l'Ïambe  sanguinaire. 

Le  poëme  ne  me  paraît  pas  tenir  ce  que  le  dé- 
but promettait. 


III.  structure  des  poè'mes. 

C'est  ici  que  nous  abordons  les  difficultés  et  que 
nous  mettons  le  pied  sur  un  terrain  qui  semble  à 
chaque  instant  se  dérober  sous  nos  pas.  Où  tout 
semble  clair  à  l'éditeur,  tout  nous  semble  obs- 
cur ;  où  tout  lui  semble  certain,  tout  nous  semble 
douteux.  V Invention,  V Hermès,  V Amérique,  pré- 
sentent des  problèmes  complexes,  dont  bien  des 
données  absentes  ne  permettent  pas  de  dégager  les 
inconnues,  et  qui,  par  conséquent,  sont,  je  le 
crains,  destinés  à  rester  insolubles.  M.  G.  de  Ché- 
nier  n'a  résolu  aucun  de  ces  problèmes,  cju'il  paraît 
même  n'avoir  pas  soupçonnés. 

Pour  nous,  deux  alternatives  s'offrent  à  notre 
esprit  :  ou  bien  André  Ghénier  a  abandonné,  à 
un  moment  de  sa  vie,  tous  les  projets  de  sa  pre- 
mière jeunesse,  ou  la  mort  l'a  surpris  en  pleine 


312  ŒUVRES  D'AXDHÉ  CHÉNIER. 

création,  alors  qu'il  avait  à  peine  dessiné  le  plan 
de  SCS  vastes  épopées,  et  qu'il  était  encore  occupe 
à  rassembler  cet  imiiiciisc  matériel  scientifique  et 
historique  qu'il  méditait  de  mettre  en  œuvre.  La 
première  hypothèse  s'appuierait  sur  ces  vers  d'une 
élégie  : 

Pourquoi  de  mes  loisirs  accuser  la  langueur? 
Pourquoi  vers  des  lauriers  aiguillonner  mon  cœur?... 
Ai-je  connu  jamais  ces  noms  brillants  de  gloire 
Sur  qui  tu  viens  sans  cesse  arrêter  ma  mémoire  ? 
Pourquoi  me  rappeler  dans  tes  cris  assidus, 
Je  ne  sais  quels  projets  que  je  ne  connais  plus  ? 
Que  d'Achille  outragé  l'inexorable  absence 
Livre  à  des  feux  troj'ens  les  vaissea.ux  sans  défense  ; 
Qu'à  Colomb  pour  le  nord  révélant  son  amour 
L'aimant  nous  ait  conduits  où  va  finir  le  jour.... 
Jadis  il  m'en  souvient,  quand  les  bois  du  Permesse 
Recevaient  ma  première  et  bouillante  jeunesse, 
Plein  de  ces  grands  objets,  ivre  de  chants  guerriers. 
Respirant  la  mêlée  et  les  cruels  lauriers. 
Je  me  couvrais  de  fer,  et  d'une  main  sanglante 
J'animais  au  combat  ma  lyre  turbulente.... 

Non;  ce  n'est  là  qu'une  boutade  poétique,  un 
prétexte  à  l'élégie,  c'est  un  écho  du  mol  Anacréon. 
C'est  Mars  qui  déboucle  son  armure  aux  pieds  de 
Yénus.  Non,  jamais  cette  grande  ivresse  épique 
n'a  cessé  d'agiter,  d'animer  l'àme  et  l'esprit  du 
poëte.  Je  n'en  veux  pour  preuve  que  le  beau  frag- 
ment :  Magellan^  fils  du  Tage,  qui  est  de  1794,  et 
les  longues  recherches  scientifiques  qui,  vers  la 
même  époque,  occupaient  à  Versailles  les  longues 
heures  de  sa  solitude.  Alors  il  amassait  encore, 
confiant  non-seulement  à  ses  papiers,  mais  trop 
souvent  à  sa  mémoire,  ses  plans,  ses  projets,  ses 


LES  POEMES.  313 

observations,  vaste  assemblage  encyclopédique 
dont  les  quelques  pages  qui  nous  restent  de  VHer- 
rncs  et  de  ï Amérique  ne  peuvent  donner  qu'une 
faible  idée. 

Nous  n'avons,  j'en  suis  convaincu,  dans  ces  quel- 
ques fragments  et  dans  ces  notes  que  de  très-mi- 
nimes témoins  des  chants  que  méditait  sa  lyre 
turbulente.  Ce  qui  frappe  môme,  c'est  la  pénurie 
des  matériaux  concernant  VHermès  et  l'absence 
de  plan,  même  vague  et  général,  pour  le  poëme 
de  VAmérlquc.  S'est-on  bien  rendu  compte  du 
grand  étonnement  poétique  que  nous  préparait 
son  génie?  A-t-on  bien  sondé  les  profondeurs  où 
se  dérobait  sa  pensée,  les  espaces  que  dévorait  son 
ambition?  Et,  pour  poser  des  questions  plus  pré- 
cises, s'est-on  demandé  ce  que  c'était  que  ce  poëme 
de  Y  Invention?  comment  dans  ce  puissant  cerveau 
s'était  organisé  Y  Hermès?  et  de  quelle  exubérante 
conception  avait  surgi  V Amérique? 

Ces  problèmes  ne  sont  pas  sans  quelque  ana- 
logie avec  ceux  que  présentent  les  poèmes  homé- 
riques, ces  grands  témoins  des  âges  héroïques  de 
la  Grèce.  La  science  moderne  a  réussi,  par  la 
puissance  impitoyable  de  l'analyse,  à  désunir  ce 
que  les  siècles  avaient  joint,  à  remonter  par  delà 
ces  grandes  épopées  jusqu'à  une  époque  poétique 
antérieure,  et  à  donner  une  vie  propre  à  chacun 
des  poèmes,  que  cependant  Téterncl  nom  d'Ho- 
mère maintiendra  rassemblés  tant  qu'il  restera 
un  être  pour  lire  et  pour  penser.  Les  problèmes 
que  nous  entrevoyons  ici  sont  inverses;  il  nous 
faut  reconstruire  ce  que  le  pocte  a  disjoint  et 


314  ŒUVRES  D'ANDRK  CHÉNIER. 

désuni;  ce  ne  sont  plus  les  âges  d'une  littéral urc 
qu'il  nous  faut  remonter,  mais  les  déductions  de 
la  pensée  qui  a  voulu  créer  une  double  et  vaste 
épopée. 

Et  d'abord  qu'est-ce  que  le  poëme  de  Vlnven- 
tion?  Est-ce  un  tout,  ou  n'est-ce  que  la  partie 
d'un  tout?  Est-ce  une  œuvre  parfaite  et  complète 
en  soi,  ou  n'est-ce  qu'un  commencement,  qu'une 
entrée  en  matière,  qu'un  portique  élevé  en  avant 
d'un  monument  grandiose?  Pour  moi,  je  n'hé- 
site pas  à  répondre  :  non,  ce  n'est  pas  un  tout, 
non,  ce  n'est  point  un  monument  terminé,  n'atten- 
dant plus  ni  annexes,  ni  couronnemont.  L'Inven- 
tion n'est  qu'une  œuvre  préparatoire,  n'est  que 
l'exorde  d'un  grand  discours.  C'est  un  poëme  jeté 
en  avant  d'un  plus  vaste  poëme  qu'il  laisse  entre- 
voir et  qu'il  annonce  :  propylées  poétiques  seules 
restées  debout  ! 

Quand  les  grandes  conceptions  de  l'Hermès  et 
de  V Amérique  se  formèrent  dans  son  esprit,  André 
Chénier  sentit  toutes  les  difficultés  d'exécution 
contre  lesquelles  il  allait  avoir  à  lutter,  difficultés 
inhérentes  à  l'immensité  et  à  l'étrangeté  du  sujet 
qu'il  allait  traiter.  Sans  doute  il  espérait  les  vaincre; 
mais  il  n'espérait  peut-être  pas  aussi  bien  forcer  le 
goût  de  son  époque  et  fléchir  ses  préjugés  littéraires. 
La  langue  française,  dont  il  connaissait  les  res- 
sources, était  encore  la  langue  noble  et  polie  du 
grand  siècle,  digne  dans  ses  allures,  magistrale  dans 
son  port,  mais  peu  préparée,  semblait-il,  à  la  pro- 
nonciation des  mots  étrangers  et  des  termes  techni- 
ques. Boileau,  cet  esprit  réfléchi,  si  expert  dans 


LES  POEMES.  315 

l'art  de  construire  un  vers,  n'avait-il  pas  éprouvé 
un  embarras  presque  ridicule,  alors  qu'il  ne  s'a- 
gissait pourtant  que  de  passer  le  Rhin  ou  de 
prendre  Namur?  Et  lui,  que  d'obstacles  n'aurait-il 
pas  à  surmonter  lorsqu'il  allait  entreprendre  la 
description  des  trois  régnes,  sonder  les  profon- 
deurs du  globe  et  les  espaces  célestes,  et  faire 
rhistoire  des  inventions  humaines?  De  quels  dé- 
tours se  servir,  pour  parler  en  vers,  à  des  lecteurs 
français,  du  baromètre,  de  la  pesanteur  et  des  lois 
qui  régissent  les  révolutions  planétaires?  Com- 
ment, se  lançant  à  la  suite  des  navigateurs,  allait- 
il  décrire  et  nommer  toutes  ces  étapes  maritimes 
du  génie  des  Portugais  et  des  Espagnols?  Et  dans 
ce  nouveau  monde,  qu'à  leur  suite  il  allait  décou- 
vrir, n'allait-il  pas  trouver  une  faune  et  une  flore 
nouvelles,  des  langues  inconnues  à  nos  organes 
européens  ? 

J'en  ai  assez  dit  pour  justifier  dans  André  Ghé- 
nier  une  appréhension  naturelle,  et  pour  faire 
comprendre  comment  naquit  en  lui  l'idée  de  ce 
petit  poëme  ,  sorte  de  précaution  poétique  et 
oratoire,  et  qui  n'est  que  le  prologue  de  l'Hermès, 
prologue  créé  de  toutes  pièces  avant  l'ouvrage  qu'il 
annonçait.  Mais  quelle  était  donc  cette  épopée  que 
nous  appelons  l'Hermès  pour  nous  faire  entendre 
et  qui  cependant  ne  portait  point  encore  ce  nom? 
C'est  au  prologue,  c'est  à  l'Invention,  qu'il  nous 
faut  le  demander  : 

Mais  ô  la  belle  palme  et  quel  trésor  de  gloire. 
Pour  celui  qui,  cherchant  la  plus  noble  victoire, 
D'un  si  grand  labyrinthe  affrontant  les  hasards, 


316  Œm^RES  D'ANDRÉ  rjIKXIER. 

Saura  guider  sa  muse  aux  immenses  regards, 
De  mille  longs  détours  à  la  fois  occupée, 
Dans  les  sentiers  confus  d'une  vaste  épopée. 

Quelle  peul  donc  Aire  cette  vaste  épopée,  dans 
les  sentiers  confus  de  laquelle  sa  muse  s'aventure 
comme  dans  un  grand  labyrinthe?  Comment  la 
nommer,  l'Histoire  du  monde  ou  l'Histoire  du 
génie  humain?  Ce  qu'il  rêve,  c'est  une  œuvre 
plus  magnifique  encore  et  beaucoup  plus  vaste  que 
le  Cosmos  de  Humbolt.  Mais,  avec  la  précision  d'un 
grand  esprit,  il  n'hésite  pas  à  déterminer  et  à 
borner  ce  projet  d'abord  sans  limites.  Et  bientôt  il 
a  placé  quatre  bornes  milliaires  destinées  à  tracer 
sa  route  :  la  nature,  l'homme,  les  arts,  les  sciences. 
C'est  r/Zer»?  es  .'Et  en  quelques  traits  il  va  esquisser 
cette  épopée  du  génie  humain,  dans  une  sorte  de 
canevas  poétique. 

Torricelli.  Xewton,  Kepler  et  Galilée, 

Plus  doctes,  plus  heureux  dans  leurs  puissants  efforts, 

A  tout  nouveau  Virgile  ont  ouvert  des  trésors. 

Tous  les  arts  sont  unis  :  les  sciences  humâmes 

?\'ont  pu  de  leur  empire  étendre  les  domaines, 

Sans  agrandir  aussi  la  carrière  des  vers. 

Quel  long  travail  pour  eux  a  conquis  l'univers  : 

Aux  regards  de  Buffon,  sans  voile,  sans  obstacles, 

La  terre  ouvrant  son  sein,  ses  ressorts,  ses  miracles. 

Ses  germes,  ses  coteaux,  dépouille  de  Téthys  ; 

Les  nuages  épais,  sur  elle  appesantis. 

De  ses  noires  vapeurs  nourrissant  leur  tonnerre; 

Et  l'hiver  ennemi,  pour  envahir  la  terre, 

Roi  des  antres  du  Nord,  et,  de  glaces  armés, 

Ses  pas  usurpateurs  sur  nos  monts  imprimés  ; 

Et  l'œil  perçant  du  verre  en  la  vaste  étendue, 

Allant  chercher  ces  feux  qui  fuyaient  notre  vue. 


LES  POKMES.  317 

Aux  chann-pmpnts  prédits,  immuables,  fixés, 
Que  d'une  plume  d'or  Bailly  nous  a  tracés; 
Aux  lois  de  Cassini  les  comètes  fidèles  ; 
L'aimant,  de  nos  vaisseaux  seul  dirigeant  les  ailes, 
Une  Cybèle  neuve  et  cent  mondes  divers 
Aux  yeux  de  nos  Jasons  sortis  du  sein  des  mers  ! 
Quel  amas  de  tableaux,  de  sublimes  images, 
Naît  de  ces  grands  objets  réservés  à  nos  âges  ! 
Dans  ces  bois  étrangers  qui  couronnent  ces  monts, 
Aux  vallons  de  Cusco,  dans  ces  antres  profonds. 
Si  chers  à  la  fortune  et  plus  chers  au  génie. 
Germent  des  mines  d'or,  de  gloire  et  d'harmonie. 

Comme  on  peut  s'en  rendre  compte,  c'est  l'idée 
scientifique  ciu'il  développe  particulièrement;  c'é- 
tait là,  en  effet,  une  onde  ignorée  qu'il  allait 
fendre  du  premier  sillon.  On  assiste  à  la  genèse 
de  ses  idées  :  après  avoir  décrit  la  terre,  ses  res- 
sorts, ses  miracles,  il  s'occupe  des  lois  propres 
qui  règlent  sa  marche  dans  l'espace,  s'élance  jus- 
qu'aux astres  épars  dans  l'univers,  puis,  par  un 
enchaînement  d'idées  tout  historique,  les  conquêtes 
scientifiques  de  l'homme  seules  ayant  agrandi  son 
empire,  il  termine  par  un  exposé  des  grandes  dé- 
couvertes géographiques,  et,  nouvel  Orphée,  vogue 
vers  l'Amérique,  aux  vallons  de  Cusco,  où  germent 
des  mines  d'or,  de  gloire  et  d'harmonie. 

Yoilà,  à  l'époque  de  la  composition  de  ce  grand 
prologue  épique  et  didactique  qu'on  appelle  Vln- 
vention,  quel  était  le  plan  général  de  cette  vaste 
épopée,  qui  contenait  à  la  fois  en  germe  et  VHer- 
mes  et  VAmérique.  Dans  ce  premier  grand  projet, 
la  découverte  et  la  description  du  Nouveau-Monde 
apparaissent  comme  le  couronnement  de  l'œuvre, 

27. 


318  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIER. 

comme  le  chant  final.  D'où  vient  donc  que,  dans 
tous  les  fragments  et  dans  toutes  les  notes  qui  se 
rapportent  à  VHermès,  V Amérique  a  en  quelque 
sorte  disparu?  Ne  serait-ce  pas  que  ce  dernier 
chant  de  VHermès  primitif  a  pris  de  telles  propor- 
tions dans  l'esprit  du  poëte,  dans  ses  préoccupa- 
tions, qu'à  ce  moment  il  s'est  détaché  du  poëme 
dont  il  n'était  que  l'épilogue,  pour  former  à  lui 
seul  un  vaste  poëme  de  douze  mille  vers?  A  cette 
nouvelle  épopée  sont  venues  alors  se  rattacher 
toutes  les  découvertes  géographiques  et  astrono- 
miques. 

Il  est  certain  que,  dans  un  fragment  de  VHer- 
mès qui  doit  être  la  préface  du  troisième  chant  ou 
d'un  cfuatrième  chant  disparu,  se  trouve  annoncé 
ce  chant  final,  entrevu  dans  VInvention.  Dans  ce 
fragment,  le  poëte  parcourt  le  môme  ordre  d'idées, 
il  se  trace  la  môme  route  et  l'indique.  Allant  des 
lois  cosmiques  aux  découvertes  géographiques,  il 
termine  ainsi  ce  prologue  : 

Mais  dans  peu  m'élançant  aux  armes,  aux  combats, 
Je  dirai  l'Amérique  à  l'Europe  montrée  ; 
J'irai  dans  cette  riche  et  sauvage  contrée 
Soumettre  au  Mançanar  le  vaste  Maranon. 

Or,  de  tout  ce  qui  se  rapporte  à  cette  idée  ainsi 
annoncée,  on  en  chercherait  en  vain  la  trace  dans 
VHermès.  Tandis  qu'au  contraire,  si  on  lit  avec 
attention  les  notes  de  VAmérique,  on  remarquera 
l'ampleur  avec  laquelle  est  traité,  non-seulement 
tout  ce  qui  a  rapport  au  Nouveau-Monde,  mais 
tout  ce  qui  touche  à  l'ancien,  à  son  histoire,  à  ses 
développements  :  c'est   la   description  du    glohe 


LES  POÈMES.  319 

tout  entier,  de  toutes  ses  parties,  avec  des  détails 
trop  nombreux  qui  semblent  trahir  une  ancienne 
conception  et  qui  paraissent  avoir  été  transportés 
d'un  bloc  d'un  poëme  antérieur,  oii  l'histoire  du 
monde  se  trouvait  tout  entière. 

Par  quoi  donc  s'est  trouvé  remplacé  dans  V Her- 
mès ce  chant  final  disparu?  Par  cinq  ou  six  lignes 
tracées  postérieurement  et  qui  débutent  ainsi  : 
«  Parler  prophétiquement  de  la  découverte  du 
Nouveau-Monde.  «  On  ne  s'attendait  pas,  après 
avoir  lu  V Invention  et  le  prologue  du  troisième  ou 
quatrième  chant,  dont  nous  venons  de  citer  quel- 
ques vers,  que  le  poète  atlait  prendre  ce  biais  et 
tourner  si  court.  Mais  maintenant  ne  s'explique- 
t-on  pas  pourquoi  André  Chénier  a,  sur  ses  ma- 
nuscrits, désigné  Y  Hermès  par  un  délia?  C'est  que 
cette  lettre,  quand  il  ra\ait  choisie,  représentait 
à  ses  yeux  les  quatre  chants  ou  les  quatre  grandes 
parties  de  son  poëme.  Et  de  ce  quatrième  chant 
ne  reste-t-il  aucune  trace  manuscrite  ?  A  cette 
question,  on  peut  répondre  par  l'affirmation. 

Lorsque  André  Chénier  eut  déterminé  les  gran- 
des divisions  de  son  ouvrage,  il  choisit,  pour 
indiquer  les  quatre  chants  de  VHerniès,  les  quatre 
premières  lettres  de  l'alphabet  grec  :  «,  p,  y,  °- 
Par  quel  procédé  rattachait-il  aux  différentes 
parties  du  poëme  ses  notes  et  les  fragments  que 
dans  l'inspiration  il  jetait  sur  le  papier?  De  deux 
façons  :  tout  ce  qui  se  rattachait  à  l'ordonnance 
même  du  poëme,  à  la  succession  des  épisodes,  au 
développement  logique  des  faits,  il  le  marquait 
d'une  des  quatre  lettres  a,  p,  y,  S.  Mais  les  arts, 


320  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIER. 

mais  les  sciences  avaient  des  divisions  naturelles 
dont  il  devait  tenir  comple,  et  qui  formaient  pour 
lui  comme  autant  de  litres  ou  tètes  de  chapitres 
sous  lesquelles  venaient  se  ranger  toutes  les  notes 
qui  se  rapportaient  à  ces  sciences  distinctes.  Par 
exemple,  les  manuscrits  (p.  38  et  248^  de  VlJprmpi^ 
portent  celte  indication  pour  les  parties  concer- 
nant la  formation  des  États  et  des  sociétés  politi- 
ques: A,  ,Stê.  y.TToXiT.,  c'est-à-dire  A,  ptêXo;  y.,  TToXiTtxâ, 
Hermès,  livre  III  ;  Politique.  Autre  part  (p.  28  et 
247)  son  manuscrit  porte  :  A,  2.  SEtatSatpL.  Causes, 
c'est-à-dire  :  Hermès,  chant  ii,  superstition  (oettrt- 
Saïuovt'a)  causes.  La  même  notation  plus  loin  :  A.  2. 
supers.,  c'est-à-dire  Hermès,  chant  ii,  superstition. 
Enfin  un  autre  ensemble  de  notes  est  rangé  sous 

ce  titre  plus  complet  (p.  32)  :  Iv  tw  Trepl  SsiciSataovi'aç, 

c'est-à-dire,  dans  la  partie  relative  à  la  supersti- 
tion. Dans  Y  Amérique,  dont  les  notes  sont  abon- 
dantes et  dont  quelques-unes  paraissent  avoir  été 
transportées  de  l'Hermès,  on  rencontre  plusieurs 
fois  le  même  genre  d'indication.  Ainsi  (p.  73)  : 
Amer,  rewyp.,  c'est-à-dire,  Amérique,  Géographie, 
ce  qu'il  aurait  pu  noter  comme  ci-dessus.  Amer. 
Ev  Tw  Y£WYpa?txwv,  c'est-à-dire  :  Amérique,  dans  la 
partie  des  géographiques  ou  choses  concernant  la 
géographie.  Plus  loin  (p.  90),  il  fait  allusion  à  une 
autre  partie  de  son  poëme  m  yeojtov.,  c'est-à-dire, 
in  YsojTCovtxa,  OU  Iv  tw  YEWTrovtxwv,  daus  Ics  géoponi- 
ques,  OU  choses  concernant  l'agriculture. 

Transportons-nous  maintenant  à  la  page  135  de 
ce  même  volume,  et  nous  trouverons  un  superbe 
morceau  que  nous  allons  citer  tout  à  l'heure  et 


LES  POÈMES.  321 

CJlli  porte  on  tefP  :  ev  tw  àCTTpovju.ixîov  ^  xodutx.  y  r,  0. 

Comment  l'ekiiteur  n'a-t-il  pas  vu  qu'en  attribuant 
ce    beau   fragment  au  Discours  sur  Vaslronomie^ 
qu'André  Chénier   lui-même   a  qualifié   de  petit 
poëme,  c'est-à-dire  de  petit  ouvrage,  il  le  trans- 
formait en  un  poëme  ayant  au  moins  sept  chants? 
Ce  qui  l'a  induit  en  erreur,  outre  le  titre,  c'est 
sans  doute  une  analogie  de  pensées  entre  la  fin 
du  canevas  en  prose  et  la  fin  du  fragment  en  vers. 
Mais  c'est  là  (|u'il  fallait  se  rendre  compte  de  ce 
don  d'ubiquité  que  possédait  André  Chénier.  Dans 
le  canevas  en  prose,  il  parle  de  l'homme  de  bien 
qui,  après  avoir  donné  sa  vie  entière  à  la  science, 
exhale  et  rejoint  à  l'àme  universelle  cette  portion 
qui  lui  était  échue  en  partage;   et  c'est  précisé- 
ment cette  pensée,  plus  payenne  que  chrétienne, 
ferais-je  remarquer  en  passant,  qui  lui  fournit  la 
conclusion  magnifique  d'un  beau  fragment  de  ce 
chant  astronomique,  dont  il  avait  autre  part  es- 
quissé les  principaux  traits  ;  mais  ici  il  ne  s'agit 
plus  de  l'âme  et  de  la  mort,  il  s'agit  de  l'intelli- 
gence et  de  l'infini  :  la  même  image  lui  fournit 
deux  pensées  d'un  ordre  essentiellement  différent. 
En  dehors  de  ces  considérations  toutes  simples,  il 
fallait  remarquer  que  le  Discours  sur  V Astronomie 
ne  pouvait  pas  indifféremment  porter  ce  titre  ou 
celui  de  Discours  sur  la  Cosmologie.  C'est  d'astro- 
nomie seulement  et  de  son  histoire   que  s'était 
occupé  Bailly,  et  non  de  la  cosmologie.  La  cosmo- 
logie est  une  science  générale  dont  l'astronomie 
est  une  partie.  Ce  n'est  que  relativement  à  son 
Hermès  qu'il  pouvait  indiquer  un  renvoi  sous  cette 


322  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIER, 

forme  que  nous  développons  :  à  mettre  dans  la 
partie  de  Vllermès  qui  traite  de  l'astronomie  ou 
plus  généralement  de  la  cosmologie.  La  mention 
portée  en  tête  de  ce  morceau  ne  peut  donc  avoir 
d'autre  signification  que  celle-ci  :  Dans  la  (partie) 
des  astronomiques  ou  cosmiques,  chant  troisième 
ou  quatrième  (de  V Hermès).  Ce  grand  fragment  est 
donc  ainsi  un  débris  de  ce  quatrième  chant  dis- 
paru, ou  plutôt  dont  tous  les  éléments  ont  été 
d'un  bloc  transportés  dans  le  vaste  poëme  de  l'A- 
mérique. 

On  pourrait  objecter  que  cette  indication  pourrait 
se  rapporter  au  poëme  de  l'Amérique  lui-même; 
mais  cette  supposition  ne  peut  être  acceptée,  puis- 
qu'il ne  reste  aucune  trace  de  plan  pour  ce  grand 
ouvrage  et  que  le  poète  n'en  était  point  encore 
arrivé  à  l'ordonnance  de  son  sujet.  Je  ferai  re- 
marquer en  outre,  que  ce  grand  morceau  fait 
partie  d'un  ensemble  de  notes  qui  se  rapportent 
au  personnage  de  Alonzo  d'Ercilla,  l'auteur  de 
VArcmcana,  et  que  ces  notes  ne  sont  point  chro- 
nologiquement parmi  les  dernières  qu'ait  écrites 
André  Ghénier  ;  car  il  se  promet  de  lire  ce  poëme 
et  d'y  prendre  ce  qu'il  jugera  convenable.  Or,  il 
s'est  tenu  parole,  il  a  lu  VAraucana  et  le  Sage 
Magicien,  qu'il  introduit  dans  Y  Hermès  (p.  23)  est 
précisément  une  conception  de  Alonzo  d'Ercilla, 
celle  du  magicien  Fiton. 

Je  crois  avoir,  sinon  démontré,  du  moins  rendu 
vraisemblable ,  que  le  poëte  avait  eu  l'intention 
de  composer  un  quatrième  chant  de  VHermès,  ren- 
fermant les  astronomiques  et  la  découverte   du 


LES  POÈMES.  323 

nouveau  monde.  Mais  ce  chant  prit  immédiatement 
de  telles  proportions  qu'il  devint  lui-même  un 
poëme  plus  considérable  que  celui  dont  il  était 
issu  ;  que  VHermès  (c'est  peut-être  à  ce  moment-là 
que  ce  titre  fut  adopté)  garda  tout  ce  qui  était 
relatif  seulement  aux  révolutions  du  globe,  à  la 
naissance  de  l'homme,  à  la  formation  des  langues, 
à  l'invention  des  arts  et  des  sciences;  que  l'Amé- 
rique enveloppa  de  ses  vastes  anneaux,  l'astrono- 
mie, la  géographie  et  l'histoire. 

Comment,  par  quelle  fiction,  à  propos  de  l'Amé- 
rique le  poëte  aurait-il  ainsi  amené  toute  l'histoire 
du  monde,  toute  la  description  du  globe?  Par  un 
procédé  bien  simple  qui  lui  fut  inspiré  par  l'ob- 
servation des  faits,  par  la  réunion  sur  le  sol  amé- 
ricain de  personnages  accourus  de  tous  les  points 
du  globe,  chacun  portant  en  soi  et  avec  soi  ses 
idées,  ses  mœurs,  ses  usages,  les  traditions  de  son 
pays  et  le  souvenir  de  la  mère-patrie. 

Un  exemple  saisissant  s'offre  à  nous.  Dans  ce  qui 
se  rapporte  à  VAmérique,  lisez  (p.  73)  le  canevas 
de  cette  belle  et  longue  description  de  la  France 
qu'il  se  propose  de  développer,  lisez-le  attentive- 
ment, et  peut-être  comme  moi  vous  serez  con- 
vaincu que  toute  cette  partie  a  été  exécutée,  et  que 
c'est  l'Hymne  à  la  France.  C'est  un  morceau  de 
cent  quarante  vers  ;  eh  bien  !  n'est-ce  pas  dans 
une  proportion  exacte  avec  les  douze  mille  vers 
de  ce  grand  poëme?  Dans  un  ouvrage  consacré  à 
l'Amérique,  qui  venait  de  recouvrer  son  indépen- 
dance, l'éloge  de  la  France  n'était-il  pas  indiqué? 
Le  poëte,  à  ce  qu'il  me  semble,  devait  mettre  cet 


324  ŒUVRES  D'AXDRÉ  CHENIER. 

hymne  dans  la  bouche  d'un  Français,  victime  du 
despotisme  et  qui  fuit  sa  patrie. 

Non  je  ne  veux  plus  vivre  en  ce  séjour  servile; 
J'irai,  j'irai  bien  loin  me  chercher  un  asile, 
Un  asiie  à  ma  vie  en  son  paisible  cours. 
Une  tombe  à  ma  cendre  à  la  fin  de  mes  jours,  etc. 

J'entrevois  bien  l'objection  :  Et  ce  poëte?  et  cette 
lyre  au  cœur  chaste?  N'est-ce  point  André  lui- 
même,  ce  qui  détruit  l'adaptation  de  ce  morceau 
au  poëme  de  V Amérique?  A  cela  je  réponds  :  Et  qui 
vous  prouve  que  cette  lyre  au  cœur  chaste  soit 
celle  d'André  Ghénier?  que  ce  poëte  ce  soit  lui- 
même?  J'ouvre  le  poëme  de  VAmérique,  et  (p.  88) 
je  lis  cette  indication  placée  en  tète  d'un  fragment  : 
«  Il  faut  mettre  ceci  dans  la  bouche  du  poëte  i^qui 
n'est  pas  moi)  !  » 

Le  lecteur  doit  apercevoir  maintenant  toutes  les 
difficultés,  tous  les  problèmes,  toutes  les  questions 
que  soulèvent  ces  poèmes.  Peut-être  les  manus- 
crits nous  réservent-ils  quelques  solutions;  on 
peut  l'espérer.  On  peut  conclure  de  ce  que  nous 
avons  dit  à  propos  des  œuvres  dramatiques,  que 
ce  sont  peut-être  les  indications  les  plus  impor- 
tantes que  l'éditeur  a  négligé  de  nous  donner. 

Et  maintenant  je  ne  puis  mieux  terminer  ce 
chapitre  consacré  aux  poèmes,  qu'en  citant  le  beau 
fragment,  dont  nous  avons  parlé  ci-dessus,  et  qui, 
après  avoir  été  destiné  -aV Hermès,  s'est  définitive- 
ment fixé  dans  le  poème  de  V Amérique.  Gomment 
M.  de  Ghénier  n'a  t-il  pas  vu  que  le  morceau  as- 
tronomique que  doit  chanter  le  poète  Alphonse, 
c'est  précisément  relui  qu'il  a  adapté  sans  raison 


LES  POEMES.  325 

à  ce  soi-disant  poëme  de  VAslronomiey  ici  il  est 
ébauché  (p.  84),  là  il  est  exécuté  (p.  135);  tous  les 
vers  de  l'ébauche  se  retrouvent  dans  le  morceau 
achevé".  Le  voici  précédé  des  quelques  lignes  de 
prose  qui  l'amènent  : 

Alonzo  d'Ercilla  est  le  Phémius  de  rAinêrique.  Pendant 
(lu'ilssontà  table  ils  le  prient  de  chanter.  11  chante  les 
nouveaux  astres  qui  ont  conduit  les  Européens  et  montre 
un  nouveau  monde.... 

Je  saute  quelques  lignes  et  (juclqucs  vers;  André 
revient  ainsi  sur  ce  sujet  : 

Le  poëte  Alphonse,  ta  la  fin  d'un  repas  nocturne  en  plein 
air,  prié  de  chanter,  chantera  un  morceau  astronomique. 
Quelles  étoiles  conduisirent  Christophe  Colomb. 

Et  c'est  ici  que  s'intercale  le  grand  fragment  as- 
tronomique : 

Salut,  ô  belle  nuit,  étincelanto  et  sombre, 
Consacrée  au  repos.  0  silence  de  l'ombre, 
Qui  n'entends  que  la  voi.x  de  mes  vers,  et  les  cris 
De  la  rive  aréneuse  où  se  brise  Téthys. 

1.  Qu'on  en  juge.  Voici  la  première  ébauche,  dans  laquelle 
nous  mettons  en  italiques  les  expressions  et  les  vers  conservés  : 
«  0  nuit...  ô  ciel...  û  mer...  ô  enthousiasme,  enfant  de  la  nmt . 

Muse,  muse  nocturne,  apporte-moi  ma  lyre  ! 
Viens  sur  ton  char  noir...  vêtue... 

Que  pour  bandeau  royal  sur  ton  front  lumineux 
Des  étoiles  sans  nombre  étincellent  les  feux. 


Accours,  reine  du  ciel,  éternelle  Uranie, 
Soit  que  tes  pas  divins  sur  Vastre  du  Lion 
Marchent,  ou  sur  les  feux  du  superbe  Orion 

Soit  qu'en  un  vol  léger emportée 

Tu  parcoures  au  loin  cette  voie  argentée  '• 
Soleils  amoncelés  dans  le  céleste  azur 
Où  le  peuple  a  cru  voir  des  traces  d'un  lait  pur,  etc. 

28 


326  ŒUVRES  D'ANDJŒ  CliJONIKK. 

Muse,  muse  nocturne,  apporte  moi  ma  lyre. 
Comme  un  fier  météore,  en  ton  brûlant  délire, 
Lance-toi  dans  l'espace  -,  et  pour  franchir  les  airs, 
Prends  les  ailes  des  vents,  les  ailes  des  éclairs. 
Les  bonds  de  la  comète  aux  longs  cheveux  de  flamme. 
Mes  vers  impatients,  élancés  de  mon  âme, 
Veulent  parler  aux  dieux,  et  volent  où  reluit 
L'enthousiasme  errant,  fds  de  la  belle  nuit. 
Accours,  grande  nature,  ô  mère  du  génie; 
Accours,  reine  du  monde,  éternelle  Uranie, 
Soit  que  tes  pas  divins  sur  Pastre  du  Lion 
Ou  sur  les  triples  feux  du  superbe  Orion, 
Marchent,  ou  soit  qu'au  loin,  fugitive  emportée. 
Tu  suives  les  détours  de  la  voie  argentée. 
Soleils  amoncelés  dans  le  céleste  azur. 
Où  le  peuple  a  cru  voir  les  traces  d'un  lait  pur, 
Descends  ;  non,  porte  moi  Sur  ta  route  brûlante. 
Que  je  m'élève  au  ciel  comme  une  flamme  ardente. 
Déjà  ce  corps  pesant  se  détache  de  moi. 
Adieu,  lambeau  de  chair,  je  ne  suis  plus  à  toi. 
Terre,  fuis  sous  mes  pas.  L'éther  où  le  ciel  nage 
M'aspire.  Je  parcours  l'océan  sans  rivage. 
Plus  de  nuit.  Je  n'ai  plus  d'un  globe  opaque  et  dur 
Entre  le  jour  et  moi  l'impénétrable  mur. 
Plus  de  nuit,  et  mon  œil  et  se  perd  et  se  mêle 
Dans  les  torrents  profonds  de  lumière  éternelle. 
Me  voici  sur  les  feux  que  le  langage  humain 
Nomme  Cassiopée  et  l'Ourse  et  le  Dauphin. 
Maintenant  la  Couronne  autour  de  moi  s'embrase. 
Ici  l'Aigle  et  le  Cygne,  et  la  Lyre  et  Pégase. 
Et  voici  que  plus  loin  le  Serpent  tortueux 
Noue  autour  de  mes  pas  ses  anneaux  lumineux. 
Féconde  immensité,  les  esprits  magnanimes 
Aiment  à  se  plonger  dans  tes  vivants  abîmes, 
Abîmes  de  clartés,  où,  libre  de  ses  fers, 
L'homme  siégt;  au  conseil  qui  créa  l'univers; 
Où,  l'âme  remontant  à  sa  grande  origine, 
Sent  qu'elle  est  une  part  de  l'essence  divine. 


LES  POEMES.  327 

Ces  vers  sont  parmi  les  plus  parfaits  qu'ait  écrits 
André  Cliénier;  c'est  un  des  plus  beaux  morceaux 
tic  la  poésie  française.  Et  n'est-ce  point  à  la  suite 
du  chant  astronomique  dont  nous  n'avons  que 
l'invocation  que  devait  se  i)lacer  ce  fragment  resté 
parmi  les  manuscrits  de  V Hermès? 

Ainsi,  quand  de  l'Euxin  la  déesse  étonnée 
Vit  du  premier  vaisseau  son  onde  sillonnée, 
Aux  héi'os  de  la  Grèce,  à  Golchos  appelés, 
Orphée  expédiait  les  mystères  sacrés 
Dont  sa  mère  immortelle  avait  daigné  l'instruire. 
Près  de  la  poupe  assis,  appuyé  sur  sa  lyre. 
Il  chantait  quelles  lois  à  ce  vaste  univers 
Impriment  à  la  fois  des  mouvements  divers  ; 
Quelle  puissance  entraîne  ou  fixe  les  étoiles; 
D'oîi  le  souffle  des  vents  vient  animer  les  voiles  \ 
Dans  l'ombre  de  la  nuit  quels  célestes  flambeaux 
Sur  l'aveugle  Amphitrite  éclaii'ent  les  vaisseaux. 
Ardents  à  recueillir  ces  merveilles  utiles, 
Autour  du  demi-dieu  les  princes  immobiles 
Aux  accents  de  sa  voix  demeuraient  suspendus, 
Et  l'écoutaient  encor  quand  il  ne  chantait  plus. 


CHAPITRE   CINQUIÈME. 

ÉPITRES.  -  HYMNES.  —ODES.  ~  POÉSIES  DIVERSES. 
SATIRES. 


I.    Epîtres. 

II.  —  L'éditeur  nous  dit  que  cette  épître  est  la 
deuxième  dans  les  éditions  de  1819  et  de  1833,  se(on 
Vordre  établi  par  V auteur.  Il  a  oublié  de  nous  dire 
quelle  preuve  il  a  pu  rencontrer  dans  les  manus- 
crits de  l'ordre  établi  par  le  poëte.  —  Page  192, 
V.  23.  L'éditeur  nous  dit  (\\i' André  ne  fait  accorder 
le  participe  présent  que  quand  il  peut  être  adjectif 
verbal.  Je  le  renvoie  à  ce  que  disait  Raynouard, 
dans  le  Journal  des  Savants,  en  1819.  —  Page  194, 
V.  29.  L'édition  de  1819  donne  :  est  passé  et  non 
pas  a  passé,  correction  inutile  faite  par  M.  de  Cbé- 
nier  sans  autorité  puisqu'il  ne  possède  pas  le 
manuscrit. 

lY.  —  Page  198,  vers  15.  L'éditeur  a  introduit 
une  mauvaise  leçon  dans  le  texte.  Toutes  les  édi- 


ÉPiTRES,  HYMNES.  329 

lions  de  1819,  de  1826,  de  1833,  de  1841,  donnent 
ce  vers  tel  qu'il  doit  être  rétabli  : 

Tels  qu'en  de  longs  détours  de  disputes  frivoles. 

V.  —  Il  faut  joindre  à  cette  épître  tout  ce  qui  se 
rapporte  au  prétendu  poëme  de  V Astronomie 
(p.  134  et  135). 


II.    Hymnes. 

I.  Hymne  à  la  France.  —  Voyez  ce  que  nous 
avons  dit  au  sujet  de  cet  hymne  dans  le  chapitre 
précédent.  —  Page  205,  v.  1.  Le  texte  était  fixé  par 
les  bonnes  éditions  de  1819  et  de  1833.  M.  de  Ché- 
nier  a  profité,  sans  le  dire,  de  la  note  de  1872.  — 
Page  207,  V.  5.  L'éditeur  accuse  de  Latouche  d'a- 
voir mal  lu  le  manuscrit.  Comment  le  sait-il  puis- 
qu'il n'a  pas  le  manuscrit?  Il  faut  s'empresser  de 
reprendre  le  vers  qui  est  avec  raison  dans  toutes 
les  éditions  : 

L'oppresseur,  évitant  d'armer  d'injustes  plaintes, 

vers  auquel  M.  de  Chénier  n'a  absolument  rien 
compris.  Le  poëte  dit  fort  clairement  que  les  op- 
presseurs se  font  une  arme  de  plaintes  qui  sont 
injustes  (c'est-à-dire  se  plaignent  injustement) 
pour  poursuivre,  détenir  et  rançonner  le  faible. 
Il  s'agit  des  innocents  qui  sont  les  victimes  d'ac- 
cusations injustes.  L'éditeur  eût  évité  le  contre- 
sens qu'il  introduit  dans  le  texte,  si  au  lieu  d'ima- 
giner (p.  213)  un  hymne  à  la  justice,  il  avait  com- 
paré toute  cette  fin  de  VHyrane  à  la  France  avec 

28. 


330  ŒUVRES  DANDKK  CIIKXIKl;. 

ces  quelques  lignes  qui  on  sqnl  bmi  simplement 
le  canevas  : 

J'ai  dit:  0  vierge  adorée,  en  quels  lieux  le  clhrelier  ! ... 
(Parler  ensuite  de  ces  innocents  accusés  et  coiidainnés,  des 
hommes  éloquents  qui  les  défendent  et  qui  encouniit  l'ini- 
mitié des  juges  ignares  et  pervers.)  Finir  jiar  :  Non,  je 
ne  veux  plus  vivre.... 

ce  qui  nous  reporte  au  vers  13  de  la  page  207. 

II.  —  De  Latouche  a  dû  avoir  une  raison  pour 
dater  cette  pièce.  En  tout  cas  j'observerai  que  VAvis 
aux  Français  est  daté  de  Passy,  24  août  1790.  André 
pouvait  donc  très-bien  ne  pas  être  en  Angleterre 
au  mois  de  juillet.  Nous  avons  vu,  d'ailleurs,  que 
l'éditeur  ne  sait  pas,  d'une  manière  précise,  l'é- 
poque du  retour  d'André  en  France.  A  mon  avis, 
ce  petit  fragment  appartient  au  poëme  de  V Amé- 
rique. 11  faut  relire  (p.  73)  l'esquisse  de  ce  qu'il 
se  proposait  de  faire  :  il  avait  l'intention  de  dé- 
crire la  France  avec  les  plus  grands  détails,  «  les 
lieux  où  ses  fleuves  prennent  leur  source  et  les 
pays  qu'ils  arrosent,  w  On  doit  penser  qu'il  n'au- 
rait pas  manqué  de  nommer  tous  les  lieux  qui 
avaient  été  témoins  de  grands  événements.  Il 
semble  encore  que  le  fragment  sur  la  Seine  (I, 
p.  126),  sur  le  Rhin  (I,  p.  178),  sur  l'Azorgue  (III, 
p.  148),  et  d'autres  peut-être  ont  dû  avoir  la  même 
destination. 

III.  La  Liberté.  —  Chœur  appartenant,  ainsi  que 
nous  l'avons  dit,  à  la  satyre  intitulée  la  Liberté. 
Nous  ne  complimenterons  ])as  l'éditeur  sur  la  fa- 
çon dont  il  lit  les  manuscrits.  Il  a  imaginé  (p.  210) 


ÉPÎTRES,  HYMNES.  331 

un  chœur  d'enfants  (yovwv),  et  il  met  dans  la  bou- 
che de  ces  enfants  ces  paroles  adressées  aux  jeu- 
nes gens  : 

«  Mais  c'est  vous,  jeunesse  citoyenne,  que  récompense- 
ront les  faveurs  de  ces  vierges  citoyennes....  C'est  pour 
vous  que  dans  leurs  bras,  dans  leurs  seins  délicats,  la  jeu- 
nesse, la  santé  nourrissent 

o  Fleurs  d'amour  et  fruits  d'hyménée.  » 

C'est  le  cas  de  s'écrier  :  Il  n'y  a  plus  d'enfants  ! 
C'est  qu'en  effet,  il  n'y  en  a  plus  quand  on  exa- 
mine ce  chœur  avec  tant  soit  peu  d'attention.  Le 
chœur  s'est  divisé  en  deux  demi-chœurs,  le  chœur 
des  hommes  et  celui  des  femmes,  chacun  d'eux 
étant  composé  lui-même  de  deux  groupes  ;  de  sorte 
qu'il  y  a  en  réalité  sur  la  scène  quatre  chœurs 
formant  deux  masses  chorales,  l'une  pour  les 
voix  d'hommes,  l'autre  pour  les  voix  de  femmes. 
Le  premier  est  le  chœur  des  hommes  (àvopwv),  le 
second  celui  des  jeunes  hommes  (vEavtwv),  le  troi- 
sième celui  des  femmes  (yuv.,  ici  est  Yuvatxwv)  et  le 
quatrième  celui  des  vierges  (TrapOÉvtov) , 

IV.  —  Fragment  appartenant  au  chœur  final 
de  la  même  satyre  et  dont  nous  avons  parlé  ci- 
dessus. 

VIL  —  Ces  quatre  lignes  de  prose  sont  uni- 
quement le  petit  canevas  de  la  fin  de  l'Hymne  à  la 

France. 

Vin.  —  Rejeter  cette  note  courte  et  concise 
dans  l'annotation  du  vers  412  du  Jeu  de  Paume. 


332  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIER. 

X.  —  On  a  épuisé  tout  ce  qu'on  pouvait  dire  sur 
cet  hymne.  Pour  les  allusions  diverses  qu'il  ren- 
ferme, voyez  les  Poésies  d'A.  Chénier,  ciVû.  1872, 
p.  cxx,  et  ses  Œuvres  en  prose,  édit.  1872,  p.  163. 
Mais  au  sujet  du  jeune  Désilles,  dont  le  dévoue- 
ment est  célèbre,  et  qui  est  nommé  dans  cette 
pièce,  nous  indiquerons,  une  note  détaillée  et  pré- 
cise de  M.  Eugène  Despois,  dans  la  Revue  poli- 
tique et  littéraire  du  28  novembre  1874  (p.  507),  de 
laquelle  il  résulte  que  ce  jeune  officier,  griève- 
ment blessé,  ne  fut  pas,  comme  trop  de  personnes 
le  croient,  une  victime  immédiate  de  son  dévoue- 
ment. Nous  appuierons  cette  note  de  M.  Des[»ois 
en  disant  que  le  jeune  Désilles  avait,  en  effet,  élé 
retiré  du  feu  et  transporté  dans  la  maison  du  curé 
de  Saint-Fiacre,  par  M.  Haëner,  garde-citoyen  de 
la  milice  de  Nancy  '[Moniteur  du  5  octobre  1790, 
Corresp.  de  Nancy);  mais  nous  devons  ajouter 
que,  blessé  en  août,  il  mourut  dans  la  première 
quinzaine  d'octobre,  à  Nancy,  et  fut  enterré  à  la 
cathédrale,  au  caveau  des  Primats  [Monit.  du 
23  octobre  1790,  Lettre  de  Nancy  du  19  oct.) 


III.    Odes 

YIl.  —  Nous  savons  aujourd'hui  quelle  était, 
dans  la  pensée  du  poète,  la  destination  de  cette 
pièce  ;  c'était  une  dédicace,  un  envoi  de  quelque 
poésie  à  madame  Laurent  Lecoulteux.  Pour  s'en 
rendre  compte,  il  suffit  de  relire  la  dernière  stro- 
phe  et   do   la  comparer  avec  ces  vers   qui   sont 


ODES.  333 

la  dédicace,  à  milady  Cosway,  du  poëme  de  l'Es- 
clave : 

Au  moins  daignez  souffrir  que  cette  main  suspende 
A  votre  belle  image  une  rustique  offrande-, 
Accueillez  mon  esclave 

Le  dernier  vers  de  l'ode  à  Fanny  est  resté  ina- 
chevé parce  qu'il  n'était  point  facile  à  trouver  : 
la  rime  à  contour  ne  devait  point  être  amour. 

X.  —  L'éditeur  nous  dit  que  cette  ode  est  l'ex- 
pression  du  j^laisir  qu'il  éprouve  dans  sa  soli- 
tude. C'est  tout  le  contraire.  Cette  pièce  trahit  le 
profond  ennui  qu'éprouvait  André  dans  sa  soli- 
tude. Il  sentait  tout  ce  qu'il  devait  à  Versailles; 
en  reconnaissance  il  avait  offert  à  cette  ville  qui 
avait  été  sa  bienfaitrice  une  poétique  offrande 
[Ode  à  Versailles)  ;  et  cependant  il  se  sentait  par- 
fois prêt  à  maudire  cet  isolement  qui  avait  été 
son  salut.  C'est  le  dernier  vers  inachevé,  D'où 
vient  donc....,  qui  précise  le  sens  de  toute  la 
pièce. 

XII.  —  Voyez  ce  que  nous  avons  dit  de  cette  pièce 
on  parlant  des  compositions  dramatiques.  Il  est 
presque  certain  que  c'est  un  chœur;  mais  était-il 
destiné  à  une  tragédie  ou  à  une  satyre?  Devait-il 
faire  partie  de  la  satyre  des  Initiés?  Il  est  toutefois 
plus  facile  de  faire  des  questions  que  de  formuler 
une  réponse.  Cette  œuvre  est  à  étudier.  Il  est  pos- 
sible qu'un  jour  les  manuscrits  examinés  avec 
soin  donnent  une  indication  utile. 

XIV.  —  Nous  renvoyons  le  lecteur  à  ce  que  nous 


334  ŒUVRES  D'ANDRK  CHENIER. 

avons  d'il  dans  la  premièro  partie  de  ce  livre  con- 
sacrée à  la  biographie,  au  sujet  de  cette  pièce  sur 
le  sens  de  laquelle  M.  G.  de  Ghénier  s'est  mépris 
complètement.  On  voit  maintenant  sur  qui  re- 
tombe le  persiflage  de  l'éditeur,  quand  il  veut 
bien  excuser  V erreur  de  M.  Labitte  par  V irréjlexion 
trop  commune  à  son  âge. 

XV.  —  La  jeune  Captive.  Le  texte  de  cette  pièce 
était  très-bien  fixé  avant  la  dernière  édition.  D'ail- 
leurs, M.  de  Ghénier  n'a  pas  le  manuscrit.  Nous 
n'avons  qu'une  remarque  à  faire.  Dans  la  sixième 
strophe,  l'expression  de  saison  en  saison  est 
toute  grecque,  xaô'  wpav;  André  s'était  promis 
un  jour  (p.  252),  de  l'employer  et  de  la  traduire 
ainsi. 


IV.     Poésies  diverses. 

Page  210,  vers  charmants,  jetés  avec  une  négli- 
gence pleine  de  grâce  : 

Mais,  comme  vous,  ce  que  plus  je  regrette, 
Mes  chers  amis,  c'est  qu'en  ce  temps  béni, 
A  tout  moment  des  filles  toutes  nues, 
Pour  se  couvrir  n'ayant  que  leurs  cheveux, 
De  pleurs  amers  inondant  leurs  beaux  yeux. 
De  tous  les  bois  peuplaient  les  avenues. 

Alfred  de  Musset  a  souvent  ce  ton  empreint  d'une 
mélancolie  légère  et  souriante  : 

Regrettez-vous  le  temps  où  les  nymphes  lascives 
Ondoyaient  au  soleil  parmi  les  fleurs  des  eaux, 
Et  d'un  éclat  de  rire  agaçaient  sur  les  rives 
Les  faunes  indolents  coucliés  dans  les  roseaux  ? 


POKSIES  DIVERSES.  335 

I.  —  Page  213,  V.  12.  Il  faut  reprendre  le  plu- 
riel caressent;  le  verbe  n'a  pas  pour  sujet  troupe^ 
mais  rênes.  Le  singulier  n'est  qu'un  lapsus  calami. 

II.  —  Page  215,  v.  22.  J'ai  par  mégarde  intro- 
duit une  leçon  vicieuse  dans  ce  vers;  il  faut  le  res- 
tituer tel  que  l'ont  donné  les  éditions  antérieures  : 

Des  volets  à  grands  bruits  interrompent  la  fètc. 

Puisque  c'est  une  traduction,  il  ne  faut  pas 
s'écarter  du  texte  d'Horace  :  VaJvaruia  str.epitus. 

Y.  —  Ce  qui  est  sous  ce  numéro  se  compose  en 
réalité  de  deux  morceaux  parfaitement  distincis  el 
qui  n'ont  aucun  rapport  l'un  avec  l'autre.  Le  pre- 
mier va  du  commencement  jusqu'en  haut  de  la 
page  219,  y  compris  le  petit  paragraphe  :  (Juoiqur 
les  pays  du  Nord,  etc.;  il  est  didactique  el  était 
destiné  à  quelque  grande  composition,  peut-être  à 
l'Hermès,  dans  la  partie  où  il  aurait  tracé  à  grands 
traits  toute  l'histoire  des  littératures.  Le  second 
morceau  :  C'est  cet  amour  profond ,  est  une  sorte 
de  discours  aux  Français,  dont  un  fragment  avait 
été  publié.  Au  surplus,  c'est  l'éditeur  (|ui  a  uni 
ainsi  ces  deux  morceaux,  écrits  à  des  époques  dif- 
férentes, dont  l'un  est  essentiellement  littéraire, 
et  dont  l'autre  est  à  la  fois  politique  et  social. 

YIII.  —  Ce  fragment  paraît  se  rapporter  au  pre-= 
mier  chant  de  l'Hermès.  Le  poëte  voulait  peindre 
«  dans  les  chaleurs  de  l'été  toutes  les  espèces  ani- 
males et  végétales  se  livrant  aux  feux  de  l'amour.  » 

Aux  désorts  de  Barca  le  monstre  di.'S  forêts, 


336  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIER. 

Quand  le  chien  dévorant,  sur  ces  arides  plaines 
Vomit  du  haut  des  cicux  ses  brûlantes  haleines, 
Sent  Tamour  en  fureur,  dans  ses  flancs  consumés, 
Verser  au  lieu  de  sang  des  poisons  allumés. 

X.  —  Ce  fra^mont  était  destiné  à  VHcnnrs,  et  ù 
la  même  partie  que  le  fragment  numéro  VIII. 

XI.  —  Que  viennent  faire  ici  les  deux  derniers 
vers  qui  ont  été  placés  par  André  Chénier  lui- 
même  dans  son  Art  (T aimer  ,11,  p.  125)? 

XY.  —  Cette  pièce  est  tout  entière  à  reconsti- 
tuer; l'éditeur  n'a  pas  su  distinguer  les  parties 
faites  de  celles  qui  étaient  à  faire.  Toutefois,  elle 
est  trop  longue  pour  que  je  la  donne  complètement  ; 
je  vais  simplement  indiquer  les  points  de  raccor- 
dement. 

Allons,  mes  beaux  coursiers,  courez,  volez....  commen- 
cer  ensuite  à  la  page  230  en  laissant  les  lacunes  qxCon 
jugera  convenables  : 

L'aurore  est  belle  et  pure  et  le  ciel  sans  nuage; 
Un  souffle  doux  et  frais  caresse  le  feuillage 

Gourez,  volez,  mes  beaux  coursiers. 

Ils  volent,  le  char  vole,  elle  vole,  elle  fuit 
Comme  l'aiiile  éclair  qui  brille  dans  la  nuit. 
Tous  les  yeux  sont  sur  elle 

L'envie  au  front  paré  d"un  sourire  d'apprêt,  etc. 
continuer  jusqii' au  vers  : 

Qui  l'applaudit  de  loin,  le  plaisir  dans  les  yeux. 
Revenir  ensuite  au  canevas,  p.  229  :  Debout  sur  son  char, 


POKSIKS  DIVERSES.  337 

elle  élève  sa  tète  divine,  etc.,  etc.  Continncr  jusqu'après 
la  seconde  rcpéUtion  du  rx^rs  : 

Courez,  volez,  mes  beaux  coursiers  : 

ensuite  aller  prendre  le  fragment  de  la  page  231  : 

Ils  reconnaissent  tous  la  voix  de  riiéroïne, 
jusqu'à  : 

Le  vent  ne  peut  les  suivre 

et  continuer  avec  le  canevas  en  prose  de  la  page  230  :  Et 
le  ciel  répète  au  loin,  etc.,  etc.  Après  ces  quatre  lignes, 
une  lacune,  et  pour  terminer  le  petit  fragment  : 

Sous  la  dent  de  Tacier  aux  pointes  lumineuses. 

Tout  le  reste  aurait  dû  être  seulement  indiqué 
en  note  comme  partie  de  canevas  exécutée. 

XVII.  —  Fragment  de  chœur  en  vers  de  sept 
pieds,  appartenant  probablement  à  la  satyre  inti- 
tulée la  Liberté.  Cette  strophe  devait  être  chantée 
j)ar  le  chœur  des  femmes. 

Les  fragments  qui  suivent  cette  pièce  sont  tous 
distincts.  Le  dernier  :  0  mer,  du  jeune  amant,  est 
inspiré  de  la  charmante  traduction  qu'a  faite  Vol- 
taire [Dictlonn.  philos.,  v.  Epigramme)  de  l'épi- 
gramme  de  Martial  (XIV,  181). 


V.    Satires. 

Il  n'y  avait  pas  matière  à  introduire  cette  divi- 
sion dans  l'œuvre  d'André  Chénier.  Quand  nous 
aurons  enlevé  les  pièces  qui  doivent  être  classées 
parmi  les  ïambes  ou  autre  part,  il  ne  restera  que 

•2'J 


338  ŒUVRES  D'AXDHK  CIIKXIEU. 

quelques  fragments  qui  trouveront  leur  place  dans 
les  Poésies  diverses. 

III.  —  A  propos  (le  celte  pièce,  M.  G.  de  Chénier 
accumule  en  quelques  lignes  beaucoup  d'erreurs. 

Le  bon  Chartrain  c'est  Pétion.  Quant  à  Jean  Fré- 
ron,  il  est  bien  connu.  Il  rédigea  rOmteur  da 
peuple,  qui  n'a  point  commencé,  comme  le  dit 
l'éditeur,  en  décembre  1789;  el  il  n'est  point  e\;ict 
de  dire  que  ce  journal  tomba  après  le  9  tlicrmidor. 
La  vérité  est  que  VOraleur  du  peuple,  commencé 
en  mai  1790,  rédigé  en  partie  par  Labenetto,  en 
1792,  tomba  au  mois  de  novembre  de'cetle  année, 
et  fut  repris  par  Fréron  du  25  fructidor,  an  11, 
jusqu'au  25  thermidor  an  III.  Gorsas  est  le  rédac- 
teur du  Courrier  de  Versailles,  journal  qui  n'a  ja- 
mais pris  le  titre  du  Patriote.  Durosoy  est  le  i-é- 
dacteur  de  la  Gazette  de  Paris;  mais  il  est  bien 
étonnant  qu'il  n'ait  eu  que  quatre-vingt-un  nu- 
méros ;  il  était  quotidien  et  dura  du  l*""  octobre 
1789  au  10  août  1792. 

Page  199,  v.  11.  La  déesse  à  ki  double  trouipeffe, 
c'est  la  Renommée.  André  rappelle  les  vers  bien 
connus  de  Voltaire  dans  la  Pur  elle  : 

La  lienoininéc  a  toujours  duux  trompettes,  ele. 

Ces  vers  de  Voltaire  avaient,'en  1762,  inspiré  à 
Lebrun,  le  Pindare  français,  comme  on  disait  alors, 
la  pensée  de  publier  un  journal  littéraire  et  sati- 
rique. Le  frontispice  de  cette  feuille  était  une  Re- 
nommée à  la  double  trompette;  le  dessin  tradui- 
sait fidèlement  l'idée  plaisante   de    Voltaire.    On 


SATIRES.  339 

trouvera  reproduit  dans   la   Bibliographie  de  la 
presse,  de  M.  Hatin,  p.  49, 

Page  199,  V.  13.  Le  sieur  Bagnols,  le  Boileau  des 
catins,  c'est  Rivarol ,  le  héros  de  la  satire  de 
Marie-Joseph,  le  Public  et  l'anonyme. 

Y.  —  Le  second  morceau  :  Un  jeune  homme  or- 
gueilleux, n'est  autre  chose  qu'un  fragment  du 
Discours  sur  la  superstition,  ainsi  que  nous  l'avons 
fait  remarquer  dans  le  chapitre  relatif  au  Poëmes. 

"VL  —  L'éditeur  a  laissé  se  glisser  dans  ce  vers 
une  incorrection  qui  empêche  de  bien  comprendre 
à  la  première  lecture  ;  le  cinquième  vers  doit  être 
lu  :  De  ses  hymnes  pompeux,  etc. 

VIL  —  Ce  très-joli  morceau  n'est  point  une  sa- 
tire; il  doit  être  classé  parmi  les  ïambes.  L'éditeur 
est  muet  sur  la  signification  de  ces  vers  :  il  ne  les 
a  donc  pas  compris.  Ils  ont  été  composés  dans 
les  derniers  jours  du  mois  de  janvier  1794.  Dans  la 
séance  du  7  pluviôse,  la  Convention  avait  voté  un 
décret  excellent  et  qui  devait  avoir  toute  l'approba- 
tion d'André  Chénier,  puisqu'il  établissait  un  insti- 
tuteur dans  toutes  les  communes  des  départements 
où  la  langue  française  était  peu  répandue.  Mal- 
heureusement ce  décret  avait  été  précédé  d'un 
long  discours  de  Barère,  emphatique  et  pédant, 
semé  de  sottises  en  formelle  opposition  d'ailleurs 
avec  l'esprit  du  décret.  André  Chénier  ne  pouvait 
supporter  les  fautes  dégoût;  et  plusieurs  phrases 
(le  Barère  blessèrent  en  lui  l'écrivain,  le  poète,  le 
lettré;   il  les   considéra  comme  un  outrage  aux 


340  ŒUVRES  D'ANDRK  CHKNIER. 

Muses.  Le  discours  de  Barère  fut  dès  le  soir  même 
traité  fort  dédaigneusement  dans  tous  les  cercles 
de  Paris;  mais,  (juand  il  parut  dans  le  Moniteur 
du  9  pluviôse,  les  gens  de  goût  accueillirent  avec 
colère  certains  passages  qui  maltraitaient  les  so- 
ciétés polies.  Il  suffira  de  citer  les  deux  suivants  : 
«  Il  faut  populariser  la  langue,  avait  dit  Barère, 
il  faut  détruire  cette  aristocratie  de  langage  qui 
semble  établir  une  nation  polie  au  milieu  d'une 
nation  barbare.  Nous  avons  révolutionné  le  gou- 
vernement, les  lois,  les  usages,  les  mœurs,  les 
costumes,  le  commerce  et  la  pensée  même;  révo- 
lutionnons donc  aussi  la  langue  qui  est  l'instru- 
ment journalier.  «  Ce  que  voulait  dire  Barère  va- 
lait mieux  sans  doute  que  ce  qu'il  avait  dit;  c'est 
contre  le  bon  goût  surtout  qu'il  avait  péché.  An- 
dré Chénier  vengea  les  neuf  sœurs  outragées,  dans 
cet  ïambe  qu'il  leur  adressa  : 

AUX    MUSES. 

On  dit  que  le  dédain  froid  et  silencieux 

I)evint  une  ardente  colère, 
Lorsque  le  Moniteur  vous  eut  mis  sous  les  yeux 

Le  sot  fatras  du  sot  Barère  ; 
Qu'au  Phœbus  convulsif  de  Tignare  pédant, 

De  honte  et  de  terreur  troublées, 
Votre  front  se  souvint  de  ce  Thrace  impudent 

Qui  vous  eût  toutes  violées. 
On  dit  plus  :  mais  je  sais  combien  chez  nos  plaisants 

Grâce,  pucelage  et  faconde, 
Exposent  une  belle  à  des  bruits  médisants  ; 

Ils  veulent  que  sur  cet  immonde 
Vous  ayez,  mais  tout  bas,  aux  effroyables  sons 

D'apostrophes  trop  masculines, 
Joint^>iet/-p/af,^/'e(/m,  Cl/ ts^>Y,  et  d'autres  maudissons, 


SATIRES.  341 

Peu  faits  pour  vos  lèvres  divines; 
Dignes  de  lui,  d'accord,  mais  indignes  do  vous. 

Ces  gens  n'ont  point  votre  langage  ; 
N'apprenez  point  le  leur  :  un  ignoble  courroux 

Justifie  un  ignoble  outrage 

On  sait  que  Barère  était  député  des  Hautes- 
Pyrénées;  il  est  possible  que  ce  soit  celle  circon- 
stance qui  ait  rappelé  à  la  mémoire  d'André  Ché- 
nier  l'histoire,  racontée  par  Ovide  [Met.  Y,  274), 
de  ce  Thrace  nommé  Pyrène  [Pyreneus)  qui  avait 
voulu  violer  les  Muses. 

VIll.  —  Cette  pièce  devait  être  un  ïambe  dont 
l'éditeur  a  eu  la  maladresse  de  défigurer  la  l'orme. 
Si,  dans  l'établissement  de  son  texte  il  avait  pro- 
cédé avec  méthode,  il  se  serait  aperçu  qu'il  intro- 
duisait dans  la  pièce  une  ligne  destinée  à  être  rem- 
placée et  qu'il  rejetait  en  note  la  correction  placée 
au-dessus,  c'est-à-dire  le  véritable  vers.  Cet  ïambe 
doit  commencer  ainsi  : 

L'échafaud  est  pour  eux  une  source  féconde  ; 

Ils  se  travaillent  à  l'envi 
A  lui  trouver  cent  noms  les  plus  gentils- du  monde. 

Le  premier  vers,  sur  le  manuscrit,  est  écrit  ainsi  : 
«  'O  araupoç  est  pour  eux  une  ir/iy-'i  féconde.  >)  Il  a 
fallu  remplacer  les  mots  grecs;  c'est  d'ailleurs  ce 
que  l'éditeur  aurait  dû  faire  partout.  11  a  eu  tort  de 
remplacer  dtaupoç  par  potence;  il  n'y  a  que  deux 
mots  à  choisir  :  échafaud  ou  gibet.  André  a  em- 
ployé le  premier  dans  VOde  à  Charlotte  Cordai/,  le 
second  dans  un  ïambe  (111,  p.  275)  et  à  la  fin  du 
canevas  de  cette  pièce. 

29. 


342  ŒUVRES   I/aXDRK  CHÉNIER. 

IX.  —  Fragment  donl  la  forme  n'était  pas  arrê- 
tée; on  pourrait  ('onjecturer  <|u'il  serait  entré  dans 
une  strophe  d'un  diœur  destiné  à  une  satyre,  [)eut- 
être  aux  Initiés. 

X.  —  Nous  ne  nous  arrêtons  que  pour  signaler 
un  vers  charmant  : 

Et  la  sage  folie,  et  le  rire  à  l'œil  fin. 

Il  nous  rappelle  celui-ci  qui  se  trouve  dans  les 
Poésies  diverses,  pièce  XV  (ci-dessus,  p.  336)  : 

Qui  l'applaudit  de  loin,  le  plaisir  dans  les  yeux. 

Tous  les  deux  brillent  par  la  précision  et  la  jus- 
tesse de  l'image.  C'est  là  cette  vérité  d'expression 
qu'André  Ghénier  admirait  dans  ce  vers  de  Mal- 
herbe [Ode  sur  la  prise  de  Morseille)  : 

Du'plaisir  île  sa  chule  a  fait  rire  nos  yeux. 


CHAPITRE  SIXIEME. 
ïambes  et  fac  simile  des  manuscrits. 

Remarques  préliminaires. 

Nous  avons  .vu  dans  le  chapitre  précédent  que 
l'éditeur  a  compris  dans  les  Hymnes  et  dans  les 
Satires  àes^iëces  qui  sont  de  véritables  ïambes.  Dans 
celui-ci  nous  allons  rencontrer  des  fragments  qui 
n'ont  jamais  été  des  ïambes,  notamment  ceux  qui 
portent  les  numéros  If,  YI  et  XII.  En  efïet,  quelle 
que  soit  la  signification  de  ce  mot  chez  les  anciens, 
il  faut  s'en  tenir  à  celle  qu'il  a  pour  nous.  Or  le  ca- 
ractère particulier  des  ïambes  est  d'être  composés 
d'un  vers  de  douze  syllabes  et  d'un  vers  de  huit 
syllabes  à  rimes  croisées.  J'accorde  que  l'éditeur 
ait  voulu  réunir  les  différentes  pièces  composées  à 
une  même  époque,  mais  encore  fallait-il  qu'elles 
portassent  toutes  la  même  date,  d'une  part;  et  il 
était  nécessaire,  d'autre  part,  de  les  comprendre 
sous  un  titre  plus  général,  tel  que  ïambes  et  der- 
nières poésies,  ou  tout  autre;  on   aurait  eu  ainsi, 


344  ŒUVRES  D'AXDRK  CHÉNIER. 

dans  un  poétique  et  sombre  tableau,  l'émouvant 
spectacle  des  pensés  d'amour  et  de  tendresse,  d'es- 
pérance et  de  désespoir,  de  colère  farouche  et  de 
haine  qui  avaient  tour  à  tour  consolé,  agité  ou 
secoué  l'âme  du  poëte  pondant  les  quatre  mois  de 
son  agonie. 

L'examen  de  cette  partie  des  œuvres  nécessite 
deux  remarques  particulières  relatives  à  la  con- 
stitution du  texte. 

La  première  s'applique  au  choix  qu'il  faut  faire 
parmi  les  différentes  leçons  des  manuscrits. 
C'est  une  question  très -simple  à  résoudre,  que 
d'ailleurs  nous  avons  déjà  traitée. 

L'éditeur  ne  doit  point  imposer  son  goût;  il  doit 
s'attacher  à  déterminer,  par  des  observations  exac- 
tes, l'ordre  des  corrections  introduites  parle  poëte 
dans  son  propre  travail,  et  n'admettre  dans  le  texte 
que  ce  qu'il  doit  considérer  comme  la  dernière 
expression  de  la  pensée  de  l'auteur.  C'est  dans  les 
notes,  parmi  les  variantes,  que  les  autres  leçons 
doivent  prendre  place.  C'est  un  soin  que  M.  G.  de 
Chénier  n'a  pas  eu;  il  n'a  point  établi  son  texte 
avec  méthode;  et  l'examen  des  manuscrits  donnés 
en  fac-similé  éveille  dans  l'esprit  du  lecteur  un 
doute  légitime  sur  le  texte  de  toutes  les  poésies 
d'André  Chénier,  qu'il  a  publiées  d'après  des  ma- 
nuscrits qui  se  dérobent  à  tout  contrôle. 

La  seconde  remarque  porte  sur  l'interprétation 
des  mots  grecs  dont  se  servait  André.  On  sait 
qu'il  communiquait  avec  sa  famille  pendant  sa 
détention  et  qu'il  faisait  passer  secrètement  à 
son  père  tous  ses  manuscrits.  Il  écrivait  sur  d'é- 


ïambes  et  FAC-SIMILE.  345 

Iroilcs  bandes  de  papier  qu'il  couvrait  d'une  écri- 
ture microscopique,  mais  très-nette,  quand  des 
surcharges  ne  venaient  pas  s'ajouter  à  la  i)eti- 
tesse  des  caractères.  Mais  le  messager  pouvait 
être  surpris,  arrêté;  les  manuscrits  pouvaient 
ainsi  tomber  entre  les  mains  du  comité  de  sûreté 
générale.  Il  y  avait  là  un  danger,  et  par  suite 
quelques,  précautions  à  prendre.  Sans  doute,  le 
moindre  fragment  eût  suffi,  par  le  sens  général, 
à  compromettre  sa  sûreté  et  sa  vie  ;  mais  c'était 
là  un  péril  inévitable  qu'il  fallait  se  résigner  à 
courir.  Il  ne  pouvait  que  l'atténuer  dans  la  me- 
sure du  possible.  Il  eut  donc  le  soin  d'éviter  de 
nommer  les  membres  des  comités,  le  Convention, 
le  tribunal  révolutionnaire,  etc.,  et  de  ne  pas  se  ser- 
\  ir  de  certains  mots  tels  que  sans-culotte,  aris- 
tocrate, etc.  Pour  les  noms,  il  ne  met  tantôt  que 
des  initiales,  tantôt  que  des  points  ;  autre  part,  il 
se  sert  de  caractères  encore  moins  déchiffrables  ; 
pour  les  expressions  dangereuses  et  compromet- 
tantes, il  avait  à  sa  disposition  les  langues  grec- 
ques, latines  ou  autres,  dont  il  usait  selon  son 
caprice,  ici  se  servant  de  caractères  grecs,  là  tran- 
scrivant ces  mots  en  lettres  françaises. 

Mais  aujourd'hui,  tous  ces  mots  ainsi  volon- 
tairement défigurés,  et  qu'on  ne  peut  regarder 
sans  une  émotion  douloureuse,  doivent  être  relé- 
gués dans  les  notes.  Il  s'agit  de  constituer  le 
texte  tel  qu'il  était  dans  la  pensée  du  poète,  qui 
parlait  français,  écrivait  des  vers  français,  et  qui 
n'entendait  nullement  en  français  parler  grec  ou 
latin.  Ainsi  donc  le  texte  d'André  Ghénier  né  doit 


346  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHÉNIER. 

plus  présenter  aucun  terme  barbare  ou  étranger, 
et  les  noms  doivent  remplacer  les  initiales  quand 
ils  sont  certains.  Les  noms,  indiqués  par  des 
points  seuls,  no  peuvent  toutefois  être  que  l'objet 
d'une  remarque  dans  l'annotation. 

Nous  passons  à  l'examen  des  différentes  pièces, 
en  suivant  l'ordre  qu'elles  occupent  dans  l'édi- 
tion. Nous  nous  arrêterons  particulièrement  sur 
celles  qui  sont  nouvelles  et  sur  celles  dont  nous 
avons  les  manuscrits  en  fac-similé. 


Examen  des  ïambes. 

I.  —  Ce  fragment  est  connu.  A  propos  du 
premier  vers  de  la  page  270,  l'éditeur  nous  offre 
vainement  une  longue  note  pour  expliquer  le  mot 
aguerrir.  C^éhni  inutile  d'insister:  on  comprend  le 
vers,  mais  il  n'est  pas  bon  et  André  l'aurait  refait. 
Au  sujet  du  vers  5  de  la  même  page,  autre  note 
oiseuse,  page  360.  Les  premières  éditions  donnaient 
ici  :  les  6étes  ué^iéneitses,  et  dans  un  fragment  de  l'vl- 
mériqiie  (II,  p.  258)  :  herbages  renf/newa?.  Trouvant 
le  texte  ainsi  établi,  j'ai  enregistré,  comme  il  conve- 
nait, les  deux  expressions  dans  le  Lexique  de  l'é- 
dition de  1862.  En  y  réfléchissant,  j'ai  pensé  que 
c'était  une  inadvertance  du  premier  éditeur,  et 
en  1872,  ce  qu'oublie  M.  de  Chénier,  j'ai  corrigé, 
peut-^tre  un  peu  témérairement,  les  deux  passa- 
ges; et  il  se  trouve  que  j'ai  rencontré  juste.  Mais, 
s'en  tenant  au  texte  de  1862,  il  s'en  prend  au  lexi- 
que, dont  cotte  édition  est,  dit-il,  enrichie.   Persi- 


ïambes  et  FAC-SIMILE.  347 

liage  iiinoccnl.  Ma  seule  vengeance  sera  de  le  ren- 
voyer aux  articles  que  M.  Littré  consacre  aux 
deux  mots  vénéneux  et  venimeux  :  il  verra  qu'An i- 
broise  Paré,  un  homme  de  science,  disait  i'orl 
bien  des  testes  vénéneuses,  que  Fénelon,  un  écri- 
vain cehii-lcà,  employait  sans  scrupules  l'expres- 
sion d'herbes  venimeuses,  et  que  Voltaire  n'hésitait 
l)as  à  dire  des  plantes  venimeuses. 

11.  —  Ode  dont  les  cinq  premières  strophes,  seu- 
les connues  jusqu'à  présent,  sont  très-belles  ;  il 
s'agit  de  la  fête  célébrée  le  14  juillet  1793,  ce  que 
l'éditeur  n'a  pas  l'air  de  comprendre  ;  il  ])arle  des 
têtes  des  Suisses  placées  aux  portes  des  Tuileries. 
Les  portes  triomphales  étaient  des  arcs  de  triom- 
phe, élevés  sur  les  boulevards,  et  ornés  de  bas-  re- 
liefs peints  représentant  les  massacres  du  6  octo- 
bre et  du  10  août  ainsi  que  de  tro})hées  en  pâte  de 
carton:  c'est  au-dessus  de  ces  ivoiyhèQS,  cosbro}izes 
hideux,  que  l'on  avait  placé  les  têtes  des  gardes- 
de-corps.  Relativement  au  vers  10  de  la  i)age271, 
je  ne  puis  dire  ce  qu'on  lit,  ou  ce  qu'on  ne  lit  pas, 
sur  le  manuscrit  puisque  je  ne  l'ai  pas  sous  les 
yeux,  mais  je  préfère  le  texte  donné  par  Sainte- 
Beuve  : 

Vos  tètes  sur  un  fer  oui,  pour  Jios  bacchanales, 

Orné  nos  portes  triompliales 
Et  ces  bronzes  hideux,  nos  monuments  sacrés. 

C'est  aux  succès  de  sa  raye  faroucJie,  il  me  semble, 
que  vient  sourire  tout  ce  peuple  hébété. 

Les  petits  fragments  qui  suivent  les  trois  der- 
nières strophes  en  sont  indépendants  ;  ce  sont  des 


348  ŒUVRES  D'ANDRÉ  CHKXIER. 

notes  poétiques,  des  vers  tout  prètssù  entrer  dans 
quelques  pièces  qui  n'ont  point  été  faites. 

III.  —  Cet  ïambe  fut  composé  à  l'occasion  de  la 
translation  du  corps  de  Marat  au  Panthéon.  Il  me 
paraît  tout  à  fait  au-dessous  du  génie  d'André  Ché- 
nicr.  Quel(jue  légitimes  que  soient  la  colère,  l'indi- 
gnation, riiorrcur  dont  est  animé  un  poëte,  son 
langage  doit  toujours  être  digne  des  Muses.  Un 
ou  deux  passages  sont  dignes  de  Marat,  d'accord; 
mais  indignes  d'André.  En  outre,  quelques  vers 

aissent  u~ne  impression  pénible: 

Console-toi,  gibet,  tu  sauveras  la  France! 

Pour  tes  bras  la  Montagne  encor 
Nourrit  bien  des  héros  dans  ses  nobles  repaires. 

Affreux  effet  des  discordes  civiles  sur  les  âmes 
les  plus  hautes!  C'est  le  même  langage  que  te- 
naient les  héros  de  la  Montagne;  c'est  aussi  dans 
le  gibet  qu'ils  mettaient  le  salut  de  la  France. 

IV.  —  Cet  ïambe,  composé  à  l'occasion  de  la  fête 
de  l'Être  suprême,  n'a  malheureusement  pas  été 
achevé  ;  quelques  passages  sont  superbes  et  ren- 
ferment des  beautés  de  premier  ordre.  Mais,  il  a 
été  présenté  aussi  mal  que  possible  au  lecteur  : 
M.  G.  de  Chénier  a  amalgamé  les  parties  projetées 
et  les  parties  exécutées,  et  interverti  l'ordre  des 
ditTérents  fragments.  Pour  bien  comprendre  cette 
pièce  il  faut  se  rendre  compte  des  phases  succes- 
sives de  sa  composition.  Nous  allons  donc  suivre 
l'auteur  dans  ses  procédés  d'exécution;  rien  n'est 


ïambes  et  FAC-SIMILE.  349 

plus  facile.  Il  faut  rommencor  par  lire  la  pièce 
telle  qu'elle  est  donnée  ,  jusqu'au  vers  : 

Qui  contre  vous  lèvent  la  voix, 

qui  est  le  21""  de  la  page  278.  C'est  le  dernier; 
ou  du  moins  c'est  là  qu'André  Ghénier  s'est 
arrêté  dans  le  développement  de  son  idée  poéti- 
que. Il  sera,  par  conséquent,  nécessaire  de  placer, 
après  le  vers  :  Périr  son  frère  abandonné.,  un  point 
d'exclamation  et  de  fermer  les  guillemets  si  mala- 
droitement transportés  en  haut  de  la  page  279.  La 
pièce  forme  ainsi  un  tout  provisoirement  complet, 
sinon  achevé,  et  composé  de  fragments  en  vers 
reliés  entre  eux  par  quelques  lignes  de  prose. 
Tous  ces  fragments  ne  sont  pas  également  réussis  ; 
le  plus  considérable  surtout  est  une  digression  un 
peu  longue.  Le  poète  semble  avoir  perdu  de  vue 
son  idée  première  ;  et  de  fait  il  paraît  en  avoir 
jugé  ainsi,  car  ce  grand  morceau  n'était  pas  des- 
tiné à  rester. 

Ayant,  dans  une  première  rédaction,  amené  sa 
pièce  à  ce  degré  d'avancement,  le  poète  est  alors 
revenu  sur  ses  pas,  ainsi  qu'il  procédait  presque 
toujours.  Il  a  pris  une  partie  du  canevas  et  de  la  pre- 
mière rédaction,  et  en  a,  en  môme  temps,  achevé 
et  modifié  l'exécution.  Les  beaux  vers  delà  fin,  de- 
puis :  Us  vivent  cependant  jusqu'au  vers  :  Je  les  vois, 
j'accours,  je  les  tiens,  sont  ainsi  venus  remplacer 
dans  la  première  rédaction  toute  la  partie  com- 
prise (p.  277)  entre  :  Et  tu  ne  tonnes  pas!  et  les  vers  : 
Saura  les  atteindre  pourtant.  André  Chénier  rejoi- 
gnait ainsi  la  partie  déjà  exécutée  du  grand  frag- 

30 


350  (KUvuKs  d'andui';  ciikxiek. 

iiienl  llnal  :  Diamant  ceuU  rTazar;  el  il  l'a  indiciué 
sur  son  manuscrit,  en  même  temps  qu'il  a  accusé 
le  projet  d'enlever  ou  de  modifier  profondément 
tout  ce  morceau.  Gela  était  nécessaire.  Les  deux 
vers  (j[ui  précèdent  :  Diamant  ceint  d'azur^  s'étaient 
fondus  dans  un  seul  vers  :  Je  les  vois,  j'accours  Je 
les  liens,  mais  en  disparaissant  ils  avaient  em- 
}»orté  les  rimes  à  Grèce  eik  éclatant.  Il  fallait  donc 
ou  intercaler  deux  vers  de  jonction,  rimant  en  esse 
et  en  ani^  ou  bien  enlever  tout  le  fragment  linal 
et  en  composer  un  autre.  C'est  à  ce  dernier  parti 
que  me  paraît  s'être  arrêté  l'auteur.  Serrant  de 
plus  près  son  idée,  il  jette  sur  le  papier  ces  mots 
et  ces  rimes  :  0  Dieu,  la  vertu....  ta  fille...  L'inno- 
cence, la  probité,  etc.,  ta  famille...  qui  indiquent 
avec  assez  de  clarté  la  direction  de  son  idée  poé- 
tique et  qui  trahissent  l'intention  d'abandonner 
définitivement  la  trop  longue  digression  :  Diamant 
ceint  d'azur. 

Il  faut  donc  rejeter  en  note  ou  mettre  après 
l'ïambe,  comme  première  rédaction  abandonnée 
toute  la  partie  qui  va  de  :  Et  tu  ne  tonnes  jj«s,  jus- 
qu'au vers  :  Qui  contre  vous  lèvent  la  voix.  La  pièce 
n'est  pas  finie  -(elle  ne  l'était  pas  non  plus  dans  la 
première  rédaction)  mais  elle  est  plus  courte;  elle 
gagne  à  être  débarassée  d'une  longue  digression 
et  elle  est  en  somme  plus  conforme  à  l'intention 
du  poëte<  Nous  allons  donner  cette  pièce  sous  sa 
seconde  forme.  A  propos  des  initiales  qui  sont  en 
haut  de  la  page  277  l'éditeur  dit  que  les  initiales  C 
et  L.  Q.  désignent  probablement  Cullot  d'Herbois, 
Couthon  et  Lequinio.  Cela  fait  deux  noms  à  parla- 


LUIBES  ET  FAC-SIMILE.  351 

ger  entre  trois.  Il  aurait  mieux  valu  dire  que  ces 
initiales  désignaient  certainement  Carrier,  envoyé 
en  mission  à  Nantes,  et  Lequinio  dans  la  Charen- 
te-Inférieure. Quant  à  Couthon,  qui  tenait  Lyon, 
son  tour  vient  quelques  lignes  plus  bas. 

Voici  cet  ïambe,  il  commence  avec  beaucoup 
(l'ampleur  : 

Civàce  k  notre  sénat,  le  ciel  n'est  donc  plus  vide  ! 

Do  ses  fonctions  suspendu. 
Dieu 

Au  siège  éternel  est  rendu. 
Il  va  reprendre  en  main  les  rênes  de  la  terre. 

Il  faut  espérer  qu'après  un  exil  de  plusieurs  mois  il  se 
conduira  mieux...  et  que  sa  première  marque  de  repen- 
tance  sera  de  punir  ses  nouveaux  adorateurs...  Quoi!  Dieu 
lout-puissant,  tu  souffres  que  de  pareils  personnages  te 
louent  et  t'avouent  !  Tu  endures  la  dérision  avec  laquelle 
ils  te  bravent,  et  croient  que  tu  existes  quand  ils  viA'ent  ! 

Tu  ne  crains  pas  qu'au  pied  de  ton  superbe  trône, 

Spinosa,  te  parlant  tout  bas, 
Vienne  te  dire  encore  :  Entre  nous,  je  soupçonne, 

Seigneur,  que  vous  n'existez  pas. 

Que  croiront  les  mortels,  quand  ils  verront  que  sous  tes 
yeux,  le  nom  de  vertu  est  i)rononcé  par  des  bouches  qui...; 
de  probité,  par  des  bouches  qui...;  d'humanité,  par  des 
bouches  qui...  ;  et  que  tout  est  le  sujet  de  leur  basse  et  dé- 
risoire hypocrisie  ! 

Quoi  !  ton  œil  qui  voit  tout,  sans  les  réduire  en  cendre, 

pénètre  dans  les  antres  affreux,  où  les  Carrier,  les  Lequi- 
nio, couchés  sur  des  cadavres,  rongent  des  ossements  hu- 
mains! Quoi  !  tu  ne  fais  point  éclater  la  foudre,  lorsque 
des  hommes  entassés  sont  écrasés  sous  leurs  prisons  |)ar 
l'explosion  du  canon  !  Tu  contemples  la  Loire,  le.  Rhône, 
la  Charpute... 


352  ŒUVRES  D'AXDRÉ  CHÉNIER. 

Ton  œil  de  leurs  pensers  sonde  les  noirs  abîmes, 
Ces  lacs  de  soufre  el  de  poisons, 

Ces  océans  bourbeux  où.  fermentent  les  crimes, 
Que  de  ses  plus  ardents  lisons 

dévore  la  plus  lâche  Euménide...  car  tu  n'es  pas  réduit 
comme  nous,  à  reconnaître  un  Couthon  à  ses  actions  et  à 
la  bassesse  de  son  affreux  visage...  Tu  vois  au  lieu  d'un 
cœur  bouillir  dans  sa  poitrine  un  fétide  mélange  de  bitume, 
de  rage,  de  haine  pour  la  vertu,  de  vol,  de  calomnie...  et 
de  fange...  d'où,  par  sa  bouche  impure  s'exhale  la  mort 
des  gens  de  bien,  etc. 


Ils  vivent  cependant  !  et  de  tant  de  victimes 

Les  cris  ne  montent  point  vers  toi  ! 
C'est  un  pauvre  poëte,  ô  grand  i)ieu  des  armées  ! 

Qui  seul,  captif,  près  de  la  mort, 
Attachant  à  ses  vers  les  ailes  enllammées 

De  ton  tonnerre  qui  s'endort. 
De  la  vertu  proscrite  embrassant  la  défense. 

Dénonce  aux  juges  infernaux 
Ces  juges,  ces  jurés  qui  frappent  l'innocence, 

Hécatombe  à  leurs  tribunaux. 
Eh  bien,  fais-moi  donc  vivre,  et  cette  horde  impure 

Sentira  quels  traits  sont  les  miens  ! 
Ils  ne  sont  point  cachés  dans  leur  bassesse  obscure  : 

Je  les  vois,  j'accours,  je  les  tiens  I 


C'est  ici  que  se  serait  attaché  un  morceau  non 
fait  mais  indiqué  par  ces  mots  et  ces  rimes  : 
«  Dieu,  la  vertu...  ta  fille...  l'innocence,  la  pro- 
bité, etc.,  ta  famille...  »,  morceau  qui  devait  rem- 
placer le  fragment  :  Diamant  ceint  d'azur,  etc. 


ïambes  et  FAC-SIMILE.  353 

Y,  —  Le  commencement  de  cette  pièce  manque; 
il  eût  été  nécessaire  de  l'indiquer  par  deux  lignes 
de  points.  Les  derniers  vers  sont  de  toute  beauté. 
Nous  y  trouvons  l'application  de  ce  que  nous  avons 
dit  dans  les  remarques  préliminaires.  Le  manus- 
crit porte  le  mot  dicastère,  qui  est  grec,  oixaGxvi- 
P'.ov  ;  il  ne  doit  point  rester;  il  faut,  comme  on  a  fait 
pour  la  pièce  II,  le  remplacer  par  le  terme  fran- 
çais tribunal.  Voici  les  derniers  vers,  où,  comme 
nous  l'avions  fait  remarquer  en  1872,  André  Clié- 
nier  emprunte  à  Virgile  un  trait  d'un  réalisme  au- 
dacieux mais  d'une  grande  beauté. 

Le  remords  est,  dit-on,  ronfer  où  tout  s'expie. 

Quel  remords  agite  le  tlanc. 
Tourmente  le  soimneil  du  tribunal  impie 

(Jui  mange,  boit,  rote  du  sang? 
Car  qui  peut  noblement  de  leur  bande  perverse 

Rendre  les  attentats  fameux  '? 
Ces  monstres  sont  impurs,  la  lance  qui  les  perce 

Sort  impure,  infecte  comme  eux. 

VI.  Manuscrit  donné  en  fac-similé,  verso,  V  co- 
lonne. —  Nous  avons  déjà  parlé,  dans  le  chapitre 
consacré  aux  compositions  dramatiques,  de  ce 
fragment,  qui  appartient  à  une  satyre,  probable- 
ment aux  Initiés.  C'est  une  méprise  de  l'éditeur  de 
lavoir  classé  parmi  les  ïambes;  mais  on  a  vu  qu'il 
a  semé  tous  ces  fragments  d'essais  dramatiques 
de  thespiaques,  coiimie  disait  André,  un  peu  par- 
tout dans  les  poëmes  et  dans  les  odes  aussi  bien 
que  dans  les  Bucoliques.  Voici  ce  morceau,  je  ne 
le  cite  pas  pour  sa  valeur  intrinsèque,  mais  parce 
qu'il  appartient  au  théâtre  : 

30. 


354  ŒUVRES  D'ANDRÉ  GIIÉNIER. 

A. 
Oynnis  étant  capitaine  de  la  liorde, 
Avec  eux  tous  je  fus  danseur  de  cord(;. 

B. 
(Juoi,  sur  la  corde  ? 

A. 


Eh  oui. 


B. 


■  Mais  mon  garçon, 
Tu  sais  qu'on  l'est  de  plus  d'une  façon. 

A. 
Gomment  ?  dis-nous  un  peu  l'autre  manière. 

B. 
A  tes  pareils  elle  est  très-familière. 
Toi,  ton  Gynnis,  sous  la  corde  k  midi, 
Et  tout  Ce  monde  avec  vous  applaudi, 
A  quinze  pieds,  élevés  sur  la  place, 
Vous  auriez  tous  eu  la  meilleure  grâce; 
Et  si  j'en  crois  mes  vœux  et  mon  amour, 
Danseurs  de  corde,  ainsi  serez  un  jour. 
(Trad.  de  Grat.) 

L'idée  est  claire  :  il  voudrait  voir  les  frères  et 
amis  tous  pendus,  et  Gynnis  aussi,  le  capitan  do  la 
liorde,  ayant  le  cou  dans  le  carcan,  èv  tw  xuï-ojv.  tov 
aO/^ïv'e/wv,  comme  dit  Gratinus,  dans  un  fragment 
de  sa  Némésis,  titre  qui  joint  au  vers  grec  suffisait 
pour  éveiller  l'imagination  du  poëte.  Le  mot  Gyn- 
nis, nous  dit  M.  de  Ghénier,  est  un  mot  emprunté 
au  grec,  'mais  qui  n'a  ici  d'autre  signification  que 
celle  de  rappeler  le  nom  de  Gennot,  l'agent  du  co- 
mité de  sûreté  générale  qui  avait  arrêté  André 
à  Passy.  Il  consacre  à  ce  Gynnis  une  longue  note 
qui  est  une  pure  rêverie.  Il  s'agit  bien  ici  de  Gen- 
not!  Gynnis  est  un  nom  qu'André  emprunte  à  la 
langue   grecque  ;  yûwt;  signifie  :   un  être  effémi- 


ïambes  et  FAC-SIMILE.  355 

né.  C'est  tout  simplement  le  nom  d'un  des  per- 
.sonnag:es  de  sa  comédie  satyriquc.  Pensait-il  à 
Collot  d'Herbois,  qui  avait  été  comédien?  C'est 
Tort  possible,  mais  ce  n'est  qu'une  conjecture.  Le 
lecteur  se  demande  peut-être  pourquoi  l'éditeur 
s'est  ainsi  étendu  sur  ce  Gennot  ;  c'est  afin  de  pré- 
parer l'énorme  bévue  qu'il  va  commettre  à  la  page 
suivante.  Il  a  oublié  en  outre  de  nous  dire  quelle 
l'orme  particulière  de  dialogue  a  le  fragment  de 
Gratès  dont  il  parle  dans  la  note  suivante. 

On  a  vu  qu'André  a  souligné,  dans  les  deux 
derniers  vers ,  les  mots  mes  vœux  et  mon  amour  : 
il  y  a  là  quelque  allusion  insaisissable.  Dans  une 
autre  pièce  (II,  p.  204)  on  trouve  une  expression 
voisine  de  celle-ci  :  cet  hymne  de  leur  gibet,  monu- 
ment (l'estime  et  d'amour. 

Le  morceau  qui  suit  ce  fragment  en  vers  de  dix 
l)ieds,  page  282,  figure  parmi  les  manuscrits  don- 
nés en  fac-similé^  verso,  1'*  colonne.  On  sait  déjà, 
puisque  nous  en  avons  parlé  autre  part,  qu'il  ap- 
partient comme  le  précédent,  mais  sans  pou- 
voir se  souder  à  lui,  à  une  comédie  satyrique,  et 
très  probablement  à  celle  qui  porte  pour  titre  : 
les  Initiés.  M.  de  Chénier  aurait  dû  au  moins  s'a- 
percevoir que  ce  n'était  point  un  ïambe;  c'est, 
nous  l'avons  dit,  un  fragment  de  chœur,  écrit  en 
vers  mixtes.  L'éditeur  paraît  d'ailleurs  n'avoir 
rien  compris  à  l'action  de  cette,  petite  scène.  Mais 
d'abord  il  a  introduit  dans  le  texte  deux  termes 
barbares  forgés  avec  des  mots  grecs,  et  qui  n'ont 
d'autre  but  que  de  tenir  provisoirement  sur  le 


356  ŒUVRES  D'ANDRÉ  GHiiNlER. 

manuscrit  la  place  de  deux  mots  français.  Il  faut 
les  reléguer  dans  les  notes  à  titre  de  curiosité. 
Maintenant,  examinons  le  texte  donné  par  M.  de 
Cliénier,  et  voyons  comment  il  l'explique.  Il  com- 
mence par  ne  pas  copier  exactement  le  manuscrit, 
attribuant  à  B  ce  qui  appartient  à  A.  Arrivé  à 
KH  (sic),  il  dit  :  K.  H.  (sic)  désigne  Collât  iVUer- 
bo'is.  Un  sans  doute  ou  un  probablement  aurait  au 
moins  été  nécessaire.  Voyez  quelle  série  d'inexac- 
titudes il  parcourt,  sans  même  s'en  douter.  Par- 
tons du  manuscrit  qui  porte  Kh.  et  non  KH.  Voici 
la  chaîne  de  son  raisonnement  :  Kli^KH^^K.H. 
=  C.H.=  Collot  d'Herbois.  S'il  avait  mieux  examiné 
le  manuscrit  il  aurait  vu  quatre  lignes  plus  bas, 
qu'André  a  écrit  ainsi  le  mot  Batrakhite  :  ^arra- 
khite,  et  il  en  aurait  déduit  qu'André,  dans  l'écri- 
ture française,  remplaçait  le  x  gi"GC  par  kh;  et  s'il 
avait  mieux  examiné  tout  ce  qu'André  explique 
au  sujet  de  ses  comédies,  de  ses  chœurs,  etc.,  il  en 
aurait  conclu  que  Kh.  =X.  =  Xopdç,  c'est-à-dire  le 
chœur. 
Nous  arrivons  à  la  bévue  : 

Tourne  un  peu  la  médaille  antecépiendaire, 

fait  dire  l'éditeur  à  ce  prétendu  KH=  K.H.  =Etc. 
Désireux  de  comprendre  nous  recourons  à  la 
note,  et  voici  ce  que  nous  y  lisons,  non  sans  éton- 
nement  :  Antecépiendaire  est  un  mot  inventé  et  tiré 
du  verbe  antecapio,  antecapare,  saisir  auparavant, 
se  saisir  d'avance,  s'emparer  d'abord,  et  qui  fait 
allusion  à  l'acte  de  ce  Gennot,  désigné  ici  sous  le 
nom  de  Gynnis,  qui  arrêta  lepoëte  d'avance  et  avant 


ïambes  et  FAC-SIMILE.  357 

quaucun  motif  eût  été  allégué  contre  lui.  Voilà 
où  ce  fameux  Geiinot  a  entraîne  l'éditeur  !  II  ne 
nous  reste  plus  pour  déchifTrer  l'énig'me  qu'à 
recourir  au  manuscrit,  dont  la  lecture  n'ofTre 
aucune  difficulté.  C'est  ce  que  nous  allons  faire 
en  donnant  ce  fragment  tout  entier. 

Il  s'agit  d'un  fragment  de  chœur,  appartenant  à 
la  satyre  intitulée  :  les  Initiés.  La  scène  repré- 
sente le  club  des  Jacobins.  Au-dessous  du  buste 
de  la  Liberté,  coiffée  du  bonnet  phrygien,  le  pré- 
sident est  au  bureau,  entouré  de  ses  acolytes; 
ce  sera,  si  l'on  veut,  le  personnage  désigné  par 
A.  Le  chœur  des  frères  et  amis  forme  un  ou  deux 
g'roupes  imposants,  bien  faits  pour  intimider  le 
néophyte.  On  l'introduit  :  c'est  le  personnage 
désigné  par  B.  Alors  commence  une  de  ces  céré- 
monies que  Molière  poussait  jusqu'à  la  bouf- 
fonnerie, et  qu'André  sème  de  traits  satiriques. 
Le  président  interroge  le  frère  futur. 

A. 

<Ju'cst-cc  qu'un  sans-culotte?  en  deux  mots? 
B. 

C'est  celui 
Qui  n'a  rien  ;  mais  qui  veut  avoir  le  bien  d'autrui. 

A. 
C'est  çà,  pardieu  ! 

Le  Chœur. 

Le  drôle  est  au  fait  du  mystère. 
Mais  ce  n'est  pas  là  tout.  Un  bon  initié 

Ne  doit  rien  savoir  à  moitié. 
Tourne  un  peu  la  médaille  au  récipiendaire. 

A. 
L'aristocrate... 


358  ŒUVRES  D'ANDHI':   r.HKXIER. 

B. 

Ali  fi  ! 

A. 
Quoi  est-il  ? 
B. 

Celui-là 
A  quelque  chose  et  veut  conserver  ce  qu'il  a. 
(J'est  au  abus  criant  qu"il  faut  que  Tun  réprime. 

A. 
Foi't  bien. 

Le  (Jhœlr. 
Cet  homme  est  juste. 
A. 

n  abhorre  le  crime. 

On  voit  la  scène  ;  ce  court  fragment  suffit  pres- 
que à  nous  donner  une  idée  du  sujet  et  du  ton  de 
cette  satyre,  dont  /^s  Baples  d'Eupolis  lui  avaient 
suggéré  la  conception.  Ici  nous  assistons  à  une 
initiation  ;  plus  loin  nous  aurons  un  fragment 
d'une  scène  de  délation. 

YII.  Manuscrit  donné  en  fac-similé,  verso,  1"  co- 
lonne. —  C'est  un  des  ïambes  anciennement 
publiés.  Le  texte  qu'on  en  avait  était  excellent. 
La  correction  que  nous  avions  introduite  dans  le 
troisième  vers,  dans  l'édition  de  1872,  est  aujour- 
d'hui confirmée  par  le  manuscrit.  Le  vers  19  donne 
bien  aussi  eût  versé,  comme  nous  l'avions  rétabli 
en  1872.  Je  ne  vois  pas  à  quoi  tend  la  note  de 
fédileur.  Il  veut  i)rouver  que  les  amis  d'André 
Cbénier  ont  été  prudents;  tout  le  monde  est  d'ac- 
cord :  c'est  précisément  ce  que  trouvait  André  et 
ce  qui  lui  arrache  de  l'àme  une  plainte  qui  n'est 
pas  sans  amertume. 


ïambes  et  FAC-SLMILE.  359 

VIII.  Manuscrit  donne  en  fac-similé^  verso ^  1";  ro- 
lo)ine.  —  Il  y  a  deux  corrections  à  faire  au  texte. 
Dans  le  vers  3  de  la  page  285,  il  faut  reléguer  en 
note  la  première  rédaction,  prendre  la  correction 
et  lire  : 

De  ses  cliiciis  [);ii'  lai  smil,  pour  bien  servir  sa  liaiiie. 

Plus  bas  les  guillemets  sont  placés  de  manière  à 
l'aire  croire  que  l'éditeur  n'a  pas  compris  le  i)as- 
sage.  Nous  citerons  les  douze  derniers  vers  : 

tJn  docte  à  grands  projets  rassembla  des  vipères, 

Et  leur  prêchait  fraleriiitr'. 
Mais  déchiré  bientôt  par  ce  peviple  de  frères, 

Il  dit  :  «  Je  Fai  bien  mérité. 
«  Un  seul  de  ces  serpents  (jui  se  cache  sous  rberbij 

«  Est  terrible  ;  et  moi 

«  Je  les  réunis  tous  :.{(,•  jdiiis superbe 

«  Et  Faudiice  aux  mauvais  peucluuits.  » 
J"ai  lu  mniids  autres  faits,  tous  fort  bons  à  redire; 

VX  tous  ces  beaux  faits  que  j'ai  lus, 
BaruaV(\  Chapelier,  Duport  les  devaient  lire  : 

(  leux-ci  ne  lisent  i)as  non  jilus. 

C'est  pourquoi,  conclut  aisément  le  lecteur,  ceux- 
ci,  c'est-à-dire  ceux  qui  ont  la  faveur  du  peuple 
aujourd'hui,  seront  guillotinés  comme  Biirnave, 
Ciiapelier  et  Duport.  Cette  prophétie  s'est  réalisée 
le  10  thermidor. 

IX.  Manuscrit  donné  en  fac-similé^  verso,  2"  co- 
lonne. —  Cet  ïambe  est  remarquable  par  la  pein- 
ture qu'André  Chénier  nous  retrace,  après  tant 
d'autres,  de  la  vie  intérieure  des  prisons,  qui 
s'écoulait  au  milieu  des  occupations  frivoles,  entre 


360  ŒUVRES  D  AX1JR1-:  CIIEXIER. 

l'égoïsme  eL  la  peur.  Mais  en  outre  il  ^st  bien  cu- 
rieux par  l'allusion  (ju'il  renferme  et  par  les  ca- 
ractères sous  lesquels  celle-ci  se  dérobe.  Ici, 
M.  G.  de  Chénicr  n'a  pas  été  plus  heureux  qu'il  ne 
l'a  été  chaque  fois  qu'il  s'est  trouvé  aux  prises  avec 
une  difficulté.  L'énigme  portait  sur  les  deux  vers 
que  l'éditeur  donne  ainsi  : 

Comme  sont  les  discours  des  Heftsad,  plais  béh'tres, 
Dont.  .  .  jls  est  le  plus  savant. 

Heftsad,  dit  M.  de  Chénier,  est  une  qualificatiop. 
composée  de  deux  mots  anglais  :  heft,  lourd,  poids, 
et  sad,  mécliani.  cruel,  etc.  Passant  au  second  vers  : 
l'auteur,  dit-il,  avait  d' abord  mis  six  points;  il  a 
ensuite  surchargé  les  trois  derniers  points  des  trois 
lettres....  j,  l,  s;  cest,  pour  moi,  un  j,  un  t  non 
barré  et  un  s,  et  ces  lettres  ne  peuvent  s'appliquer 
qu'à  $aint-Just....  Ces  trois  lettres  sont  Vabrégé  de 
Justus.  Eh  bien,  il  s'est  trompé;  mais  à  nos  yeux 
cette  erreur  est  une  des  moindres  qu'ait  commises 
l'éditeur.  Dénaturer  un  texte  est  beaucoup  plus 
grave  que  de  ne  pas  déchiffrer  une  énigme.  Il  y  a 
toujours,  dans  le  texte  d'un  auteur,  des  points 
obscurs  qui  peuvent  lasser  la  patience  d'un  édi- 
teur et  résister  à  sa  perspicacité,  et  que  souvent  la 
première  personne  venue  éclaircira  par  un  heu- 
reux effet  du  hasard. 

Toutefois,  dans  ce  cas,  si  M.  de  Chénier  avait 
examiné  avec  soin  le  manuscrit,  il  aurait  bien  vite 
rejeté  la  solution  qu'il  donne.  En  effet,  d'une  part, 
dans  le  manuscrit  il  n'y  a  pas,  après  le  mot  heft- 
sad,  la  virgule   introduite  par   l'éditeur,  et  qui 


IAMlii:s  ET  FAC-SIMILE.  361 

transforme  l'expression  plats  bélîtres  en  une  appo- 
sition. D'autre  part,  dans  le  second  vers,  il  n'y  a 
jamais  eu  six  points  dont  les  trois  derniers  au- 
raient été  surchargés.  Il  y  a  trois  points.;  ensuite 
viennent  les  trois  caractères  en  question,  et  sous 
celui  que  l'éditeur  prend  pour  un  s  il  y  a  un  point. 
Ayant  bien  observé  ces  dispositions,  si  l'éditeur 
s'était  demandé  pourquoi  le  mot  était  abrégé  par  la 
gauche  au  lieu  de  l'être  par  la  droite,  il  aiu'ait  été 
bien  près  de  la  solution.  Car  la  réponse  à  cette 
question  dégage  immédiatement  l'inconnue.  En 
effet,  si  le  mot  est  abrégé  par  la  gauche,  c'est  qu'il 
est  transcrit  dans  une  langue  qui  s'écrit  de  droite 
à  gauche,  c'est-à-dire  dans  une  langue  orientale. 
En  effet,  en  examinant  l'alphabet  le  plus  répandu, 
celui  qui  sert  à  la  fois  à  l'arabe,  au  persan  et  au 
turc,  on  reconnaît  tout  de  suite  que  les  signes  en 
(p-iestion  en  sont  tirés.  Le  premier  signe,  en  com- 
mençant par   la  droite    est   un  ba  , ^,  le   second 

un  élif  1,  et  le  troisième  un  ra  j,  ce  qui  nous 
donne,  en  rapprochant  ces  lettres  et  conformé- 
ment  au   manuscrit  :  ...j\ >  ce  qui   transcrit   en 

lettres  françaises  devient  ...rab  ^=  bar...  =  barère. 
Mais  le  mot  keftsad,  à  quelle  langue  appartient- 
il?  Au  turc,  à  l'arabe  ou  au  persan?  C'est  ce  qu'il 
est  assez  difficile  de  déterminer,  quand,  comme 
moi,  on  ne  sait  pas  un  mot  de  ces  trois  langues. 
Mais  précisément,  ici,  pour  ne  pas  se  perdre  dans 
des  conjectures  invraisemblables,  il  convenait  de 
ne  pas  sortir  du  cercle  de  connaissances  res- . 
treintes  qu'on  pouvait  supposer  à  André  Chénier. 
Si  j'avais  demandé  une  solution  à  un  orientaliste, 

ol 


362  ŒUVRES  D'AXDKK  CHKXIER. 

à  M.  Lenormand,  par  exemple,  il  est  certain  qu'elle 
nie  serait  arrivée  précise  et  immédiate;  il  me  fal- 
lait, au  contraire  une  solution,  je  dirai  plus  bonne- 
ment simple.  C'était  au  poëte  lui-même  qu'il  fallait 
la  demander.  On  a  vu  qu'à  deux  reprises  ditlé- 
rentes  André  cite  la  Bibliothèque  orientale  de  d'Hor- 
belot.  Eh  bien,  c'est  là  que  se  trouve  le  mot  de 
l'énigme  :  c'est  là  qu'André  avait  appris  qu'en 
persan  heft  veut  dire  sept,  et  que  sad  signifie  cent. 
Les  heftsad  sont  donc  les  sept  cents,  c'est-à-dire  la 
Convention,  composée,  en  effet,  en  nombre  rond, 
de  sept  cents  membres.  Nous  pourrons. donc  main- 
tenant lire  cet  ïambe  sans   la  moindre  difficulté. 


On  vit  ;  on  vit  infâme.  Eh  bien  ?  il  fallut  l'être  -, 

L'infâme,  après  tout,  mange  et  dort. 
Ici,  même,  en  ces  parcs  où  la  mort  nous  fait  paître, 

Où  la  hache  nous  tire  au  sort, 
Beaux  poulets  sont  écrits;  maris,  amants  sont  dupes; 

Caquetage,  intrigues  de  sots. 
On  y  chante  ;  on  y  joue  ;  on  y  lève  des  jupes  ; 

On  y  fait  chansons  et  bons  mots; 
L'un  pousse  et  fait  bondir,  sur  les  toits,  sur  les  vitres. 

Un  ballon  tout  gonflé  de  vent. 
Comme  sont  les  discours  des  sept  cents  plais  bélilres, 

Dont  Barère  est  le  plus  savant. 
L'autre  court  ;  l'autre  saute  ;  et  braillent,  boivent,  rient 

Politiqueurs  et  raisonneurs  ; 
Et  sur  les  gonds  de  fer  soudain  les  portes  crient  : 

Des  juges  tigres  nos  seigneurs 
Le  pourvoyeur  paraît.  Quelle  sera  la  proie 

Que  la  hache  appelle  aujourd'hui? 
Chacun  frissonne,  écoute  ;  et  chacun  avec  joie 

Voit  que  ce  n'est  pas  encor  lui. 
Ce  sera  toi  demain,  insensible  imbécile. 


ïambes  et  FAC-SIMILE.  363 

On  conçoit  que  le  trait  qu'il  lance  en  passant 
contre  la  Convention  et  un  des  membres  influents 
(lu  comité  de  salut  public  ait  eu  besoin,  à  toute 
éventualité,  d'être  prudemment  voilé. 

X.  Manuscrit  donné  en  fac-similé,  recto,  f*  co- 
lonne. —  Cet  ïambe  était  connu  au  moins  dans  ses 
plus  belles  parties.  Il  existait  deux  lacunes  dans 
le  texte,  la  première  de  neuf  vers ,  la  seconde  de 
douze  vers.  Il  est  inutile  que  nous  citions  cette 
pièce  ici;  nous  nous  contenterons  d'indiquer  trois 
mauvaises  leçons  introduites  dans  le  texte  par  le 
nouvel  éditeur,  et  une  plus  que  douteuse.  Le 
vers  15,  page  287,  doit  être  lu  : 

Ébranlant  de  mon  nom  ces  longs  corridors  sombres. 

Emplissant  est  la  première  rédaction;  ébranlant  est 
la  correction,  donc  c'est  la  leçon  que  nous  devons 
admettre. 

Dans  le  vers  16  de  la  page  288,  l'éditeur  a  donné 
la  bonne  leçon,  mais  contrairement  à  toute  mé- 
lliode;  il  dit  en  note  que  tortueuse  est  la  première 
rédaction,  blême  et  louche  la  seconde  et  fugitive  la 
troisième  :  donc  c'est  celle-là  qu'il  aurait  dû  ac- 
cepter. En  examinant  le  manuscrit  on  se  convainc 
aisément  que  tortueuse  est  la  rédaction  primitive, 
fugitive,  écrit  dans  l'espace  le  plus  grand  et  en 
caractères  plus  lisibles,  la  seconde,  et  blême  et 
louche,  écrit  dans  le  plus  petit  espace  et  en  carac- 
tères plus  fins,  la  troisième. 

Quant  au  vers  suivant,  j'ai  grand  peur  qu'il 
faille  le  regarder  comme  désespéré.  De  Latouche 


.?64  ŒUVRES  D  AXDliK   r.IlKXIER. 

avait  tourné  la  difficulté;  il  avait  supposé  une  sus- 
ponsion  et  un  changement  de  pensée.  M.  G.  de 
Chénier  dit  avec  assurance  :  Le  mot  la  honte  est 
surchargé,  et  on  lit  la  feinte.  Eh  bien,  d'abord  on 
peut  affirmer  qu'il  n'y  a  jamais  eu  la  honte;  en- 
suite, il  est  certain  qu'on  ne  lit  pas  la  feinte.  Jus- 
qu'à présent  je  n'ai  pas  rencontré  de  solutions  qui 
levassent  toutes  les  difficultés.  Je  me  contenterai 
de  dire  que,  parmi  les  personnes  que  j'ai  consul- 
tées à  ce  sujet,  le  plus  grand  nombre  a  cru  lire  la 
fièvre.  L'une  d'elles  même  m'a  fait  remarquer  que 
Chénier  était  sur  le  point  d'écrire  la  fièbre,  comme 
l'écrivait  Montaigne,  et  que  ce  b  interrompu  avait 
formé  le  v.  Il  faudrait  donc,  en  acceptant  soit  le  dé- 
sespoir, soit  la  bassesse,  puisque  les  deux  mots  sont 
en  accolade,  lire  ainsi  ce  passage  : 

La  peur  blême  et  louche  est  leur  dieu  : 
Le  désespoir;  la  fièvre.  Ah  !  lâches  que  nous  sommes  !  etc. 

Le  vers  18  de  la  page  289  doit  être  corrigé.  M.  de 
Chénier  n'a  pas  fait  attention,  puisqu'il  n'en  parle 
pas,  que  le  mot  longue  a  été  surchargé.  En  effet, 
longue  blessure  s'applique  au  temps  et  signifie  une 
blessure  qui  est  longtemps  à  se  cicatriser;  André 
Chénier  a  préféré  un  mot  qui  indiquât  la  gravité 
de  la  blessure.  Par-dessus  le  mot  longue,  il  a  écrit 
large;  il  faut  donc  lire  le  vers  : 

Ont  pénétré  vos  cœurs  d'une  large  blessure. 

A  la  page  290,  se  trouve,  au  vers  9,  une  mau- 
vaise leçon  qui  provient  d'une  lecture  inattentive. 
Il  n'y  a  pas  invincible  mais  invisible: 
L'invisible  dent  du  chagrin. 


ïambes  et  FAC-SLMILE.  365 

XI.  —  Manuscrit  donné  en  fac-similé,  recto,  1"  co- 
lonne. —  L'éditeur  a  i)ris  un  vers  pour  une  ligne 
de  prose: 

Réputé  Cicéron  chez  toute  la  bazoche 
Et  bel  esprit  chez  les  catins. 

Je  lis  Et  bel,  avec  M.  de  Chénier,  parce  que  cela 
offre  un  sens  raisonnable  et  que  je  ne  vois  pas  au- 
tre chose;  mais  si  quelqu'un  de  plus  heureux  ou 
de  plus  habile  venait  m'apprendre  qu'il  y  a  là  au- 
tre chose  que  Et  bel,  je  n'en  serais  pas  étonné- 
Toutefois  Et  bel  est  très-bon.  Quant  au  personnage 
qu'André  désigne  par  la  lettre  h,  il  est  jusqu'à 
présent  inconnu.  Des  renseignements  que  Von  peut 
croire  exacts,  dit  Véditeur,  feraient  supposer  que  h 
désignerait  Hérault  de  Séchelles.  Quand  on  a  des 
renseignements,  on  les  donne.  Pourquoi  croirions- 
nous  exacts  des  renseignements  que  nous  ne  pou- 
vons contrôler?  Après  la  lecture  de  ces  trois  vo- 
lumes, il  nous  est  impossible  d'avoir  une  si  robuste 
confiance.  Et  d'ailleurs,  dirons-nous  avec  M.  Des- 
pois' «comment  supposer  qu'André  songeât  alors 
à  railler  Hérault,  guillotiné  avec  Danton  depuis  plus 
de  trois  mois,  comme  appartenant  à  la  faction  des 
indulgents?  » 

XII.  —  Manuscrit  donné  en  fac-similé ,  recto , 
2'  colonne.  — Nous  voyons  encore  ici,  confondus 


1.  Dans  son  article  de  la  Revue  politique  et  littéraire  du  28  no- 
vembre 1874. 

31. 


366  ŒUVRES  D'ANDRK  CHÉXIEU 

ensemble,  un  fragment  en  vers  et  deux  fragments 
en  prose  parfaitemenl  distincts. 

Occupons  nous  d'abord  du  fragment  en  vers; 
nous  en  avons  parlé  déjà  :  on  sait  que  ce  petit 
morceau  appartient  à  la  comédie  satyrique  inti- 
tulée les  Initiés.  Le  manuscrit  porte  en  tête  :  tpuy. 
C'est  probablement,  dit  l'éditeur,  l'abréviation  de 
TpYYir/-^;,  vendangeur j  pris  ici  dans  le  sens  de  pour- 
voyeur de  l'échafaud.  A  mon  sens,  c'est  tout  sim- 
plement l'abréviation  de  Tpuyœoîa  (parodie  de  xpa- 
Ywoia),  signifiant  comédie.  Ce  mot  s'appliquait  par- 
faitement à  cette  satyre  des  Initiés.  Les  trois  per- 
sonnages qui  concourent  à  cette  scène  de  délation, 
sont  le  sycophante  {%c,  sur  le  manuscrite,  c'est- 
à-dire  le  délateur;  la  victime  que  l'auteur  ne  dé- 
signe, ni  par  un  nom,  ni  par  une  lettre,  soit  B, 
et  enfin  le  président  du  club,  que  le  manuscrit 
désigne  par  Epist.,  c'est-à-dire  épistate  (sTriaTâTr,?). 
Yoici  ce  court  fragment. 

LE    DÉLATEUR. 

Le  perfide  a  pleuré, 

[B], 
C'est  faux  :  j'ai  ri.  Les  voisins  m'ont  vu  rire. 
Je  suis  navré  de  voir  comme  on  déchire 
Les  hommes  purs.  Appelez  mon  portier; 
Informez-vous  de  quartier  en  quartier  : 
Comme  Phaeax  marmottant  vos  louanges 
Le  nez  en  l'air  j'allais  riant  aux  anges. 

LE    PRÉSIDENT. 

L'a-t-on  vu  rire  ?  est-il  vrai  qu'il  ait  ri  ? 

Le  poëte  se  souvient  en  passant  d'un  vers 
d'Eupolis,  appartenant,  croit-on,  à  la  comédie  des 
DèmeSy  dans  lequel  il  se  moquait  de  Phœax,  un 


ïambes  et  FAC-SIMILE.  367 

orateur  de  l'époque  de  Périclès,  «  liabile  à  rire, 
impuissant  à  parler.  » 

Le  premier  fragment  de  prose  qui  vient  ensuite 
a  encore  été  mal  lu  par  l'éditeur.  Il  lit  Mo.. ..tou- 
jours, quand  il  y  a  tout  simplement  dans  le  ma- 
nuscrit Montaigne. 

Ce  n'est  pas  ainsi  qu'écrivait  Montaigne,  des  nouveau- 
lés,  »  etc.  Toutes  objections,  critiques,  jugements,  qui 
pleuveront  de  tous  côtés.  On  n'a  besoin  pour  les  faire  ni 
de  savoir,  ni  d'esprit,  ni  de  réflexions,  ni  de  goût.  Il  ne 
faut 

Qu'être  sot;  et  les  sots  abondent  cette  année. 

C'est  une  des  objections  qu'il  suppose  lui  être 
faites,  comme  par  exemple  plus  haut,  page  269.  L'ob- 
jection veut-elle  dire  :  ce  n'est  pas  ainsi  qu'écrivait 
Montaigne,  dans  son  chapitre  des  Nouveautés?  ou  : 
ce  n'est  pas  ainsi  qu'écrivait  Montaigne;  dites- 
nous  des  nouveautés  ?  Ne  sachant  pas  de  quoi  il 
s'agit,  il  est  inutile  que  nous  fassions  des  conjec- 
tures. 

Le  second  et  dernier  fragment  de  prose  est  une 
note,  un  mouvement  poétique  qu'il  se  promet 
d'employer  dans  quelque  ïambe,  et  que  lui  sug- 
gère une  de  ces  formules  de  serment  qu'on  ren- 
contre à  chaque  instant  dans  les  auteurs  grecs. 

"loxfo  vuv,  Oeôjv  ôpx.o;,  etc. 

Recevez  tous  ce  serment,  que  je  renonce  à  la  paix,  etc., 
que  toute  ma  vie  je  combattrai,  etc. 

L'éditeur  trouve  encore  moyen  de  mal  lire  ce 
passage,  sinon  le  français,  au  moins  le  grec.  L 


368  ŒUVRES  D  ANDRE  CIIEXIER. 

ne  s'est  pas  aperçu  qu'André  Chénier  se  servait 
de  ligatures  ;  nous  avons  pu  le  constater  dans  une 
autre  pièce  où  le  cas  était  plus  grave  et  plus  cu- 
rieux. André  a  écrit  sur  son  manuscrit  l'çw  et  M.  de 
Chénier  a  lu  Km  au  lieu  de  'iaroi.  C'est  peu  de 
chose;  mais  on  a  vu  l'importance  qu'a  eue,  dans 
le  chapitre  consacré  au  théâtre,  la  constatation  de 
l'habitude  qu'avait  André  Chénier  de  se  servir  de 
ligatures  grecques. 

Avec  les  ïambes  se  termine  le  troisième  et  der- 
nier volume  de  la  nouvelle  édition.  Que  ressort-il 
de  l'examen  laborieux  que  nous  venons  d'ache- 
ver? C'est  ce  qui  nous  reste  à  dire  en  peu  de  mots. 


CONCLUSION. 


A])rès  réludo  attentive  et  consciencieuse  fine 
nous  venons  de  faire  des  Œuvres  poétiques  d' André 
Chénier,  telles  que  les  a  classées  et  constituées 
son  nouvel  éditeur,  notre  conclusion  sera  aussi 
nette  que  concise. 

L'œuvre  d'André  Chénier  est  un  des  plus  beaux 
monuments,  un  des  plus  curieux  de  toute  la  litté- 
rature française  ;  il  faut  donc  espérer  que  nous 
posséderons  un  jour  une  édition  vraiment  digne 
du  poêle. 

Mais  la  constitution  définitive  de  cette  édition, 
définitive  quant  au  texte,  sinon  quant  au  classe- 
ment des  pièces  et  à  l'appareil  scientifique  dont  il 
faudra  forcément  l'entourer,  ne  sera  possible  qu'à 
deux  conditions. 

La  première  ne  dépend  malheureusement  que 
du  hasard  :  c'est  qu'il  faudra  retrouver  tout  le 
groupe  de  manuscrits  restés  entre  les  mains  de 
de  Latouche  probablement  jusqu'à  sa  mort. 

La  seconde  ne  dépend,  dois-je  dire  heureuse- 


370  CONCLUSION. 

mont  ou  malheureusement,  que  de  M.  (ial)iicl  de 
Ghénier  :  c'est  qu'il  se  résigne  à  faire  à  la  Biblio- 
thèque nationale  le  dépôt  de  tous  les  manuscrits 
qu'il  possède. 


KIN 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


ANDRE    CHENIER 
Préface  

BiOGEAniTE.  I.     Du  30  octobre  1762  au  17  ventôse  an  II.    .  1 

—  II.    Du  17  ventôse  au  7  thermidor  an  II  .    .   .  37 

Appendices.  I.     Le  marquis  de  Brazais 83 

—  II.    Les  frères  Trudaine 98 

—  III.  François  de  Pange 105 

—  IV.  Madame  de  Bonneuil  ...              ....  111 

—  V.    La  duchesse  de  Fleury 115 

ŒUVRES    D'ANDRÉ    CHENIER 

Introduction 125 

observations  generales. 

Chapitre  premier.    Histoire  des  manuscrits  .   .' 128 

—  §  1.  Conservation  et  communication  des 

manuscrits  jusqu'en  1819.       .   .  128 

—  §  2.  Dispersion  des  manuscrits.   ...  131 

—  §  3.  Groupe  des  manuscrits  perdus.   .  139 

Chapitre  DEUXIÈME.  Des  éditions  de  1819,  1826,  1833,  1841, 

1862,  1872 149 

—  SI'  Édition  de  1819 149 

—  §  2.  Édition  de  1826 157 

—  §  3.  Édition  de  1833 159 

—  §  4.  Édition  de  1841 163 

—  ko.  Éditions  de  1862  et  1872.   .....  164 


372  TABLE  DES  M.VTIKRES. 

CnAriTRE  TROISIÈME.  Constitution  du  texte  de  Véditinn  18*4.  169 

—  §1.  Classement  (les  manuscrits.    ...  169 

—  J5  2.  Établissement  du  texte 17G 

EXAMEN   DES    OEUVRES. 

Chapitre  premier.    Les  Bucoliques 185 

—  Remarques  préliminaires 18.5 

—  E.xamen  des  Églogues 189 

Chapitre  deuxième.  Les  Elégies 231 

—  Remarques  préliminaires 231 

—  Examen  des  Élégies 233 

Chapitre  troisième.  Théâtre 268 

—  Introduction 268 

—  I.     Les  tragédies 274 

—  IL   Les  comédies 283 

—  III.  Les  satyres 284 

Chapitre  quatrième,  te.s"  po'èmes 295 

—  Avertissement 295 

—  I.     Poèmes  à  rejeter 296 

—  IL   Examen  des  poëmes 300 

—  III.  Structure  des  poëmes 131 

Chapitre  cinquième.  EpiVres,  hymnes,  odes,  poésies  diverses, 

—  satires 328 

—  I.     Épîtres 328 

—  IL   Hymnes 329 

—  III.  Odes 332 

—  VI.  Poésies  diverses 334 

—  V.    Satires 337 

Chapitre  sixième.      ïambes  et  fac-similé  des  manuscrits.   .  343 

—  Remarques  préliminaires.    • 343 

—  Examen  des  ïambes  et  des  manuscrits  .  346 
Conclusion. 369 

fin  de  la  table. 


15  583.  —  Typographie  Liibure,  rue  de  Fieurus,  9,  à  Paris. 


Becq  de  Fouquières,  Louis  Aim^  j 

Victor  ! 

^Documents  nouveaux  sur  André  l 

Chenier  S 


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