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Full text of "Drames polonais d'Adam Mickiewicz"

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REESE LIBRARY 



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j UNIVERSITY OF CALIFORNIA 



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DRAMES 






POLONAIS 

D'ADAM MICKIEWICZ 

LES CONFÉDÉRÉS DE BAR 
JACaURS JASINSKI OC LBS^ DEUX POLOGNKS 

' ' >' Publiée pour la première fois 

AVEC PliFAGE 0E LADISUS HIGKIEWICZ 




xieP- 



PARIS 

T.IBBATRIE DU LUXEMBOURG 

16, RUE DE TOrRNON, 16 

1867 



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] DRAMES ' 

1 POLON AI S 

1 D'ADAM MICKIEWICZ 

J LES CO.NTÉDÉRÉS DE BAR 

J JACQDIS JASISSKI 00 LES DBDX POLOfiRIS 

I Publiés poar la ptemièn fcit 

i Ane nbta >■ ubiius aumvia 




PARIS 

LIBHAIRIK DU LUXEMBOURG 

16, RUE DE TOURMON, 16 



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I 







PREFACE. 



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Aacune histoire n'offre autant d'éléments dramatiques que celle de 
Pologne. A c6té de catastrophes grandioses où l'existence de la nation 
elle-même est en jeo, se soccèdent les plus terribles épisodes domestiques. 
La réalité y dépasse tout ce qu'imaginerait la fiction la plus ingénieuse : 
le drame est dans l'atmosphère; en eflfet, paAoalle danger vous mt*\- 
ronne ; la lutte, tantôt sourde et tantôt ouverte, ne s'interrompt jamalii. Il 
y a bien peu d'individus dont la vie n'ait été ballottée par plus d'incidtnts 
que n'en réclame du théâtre le public le plus avide d'émotions. Et quelle 
variété de types ! D'un côté, des conspirateurs polonais de toutes classes, 
vieillards, femmes ou enfants ; de l'autre, des Russes, militaires, civils ou re- 
ligieux, courtisans, bureaucrates ou espions. Le mobile des uns est l'amour de 
la patrie, l'idéal des autres la faveur du tzar. Les Polonais tentent l'impos- 
sible et exposent et leur vie et tout ce qui rend la vie chère à l'homme. Les 
Russes, nés serviles, élevés dans ce qu'un philosophe polonais a appelé 
androlatrie, c'est-à-dire dans le culte d'un homme, privés en quelque sorte 
des sens nécessaires pour percevoir ce qui est patriotique et généreux, 
poursuivent en véritables automates leur œuvre de destruction. Le sublime 
les irrite comme le soleil blesse la vue des oiseaux de nuit. Ils tuent les 
corps en Pologne pour y hAter l'avènement de cette mort morale qui, de 
l'aveu même de Russes, fait de la Russie un vaste cimetière intellectuel. 
Ecoutons ce que confesse un des plus profonds penseurs de la Russie : 

« On dirait, à nous voir, que la loi générale de l'humanité a été révoquée 
pour nous. Solitaires dans le monde, nous n'avons rien donné au monde, 
nous n'avons rien appris au monde ; nous n'avons pas versé une seule idée 
dans la masse des idées humaines; nous n'avons en rien contribué au 
progrès de l'esprit humain, et tout ce qui nOus est revenu de ce progrès, 



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•^-^'y 



IV 

nous, l'avons défiguré. Rien, depuis le premier moment de notre existence 
socia'e, n'a émané de nous pour le bien commun des hommes, pas une 
pensée utile n'a germé sur le sol stérile de notre patrie, pas une vérité 
grande ne s'est élancée du milieu de noufl ; nous ne nous sommes donné la 
peine de rien imaginer nous-mêmes, et, de tout ce que les autres ont 
imaginé, nous n'avons emprunté que des apparences trompeuses et le luxe 
inutile... Dans nos maisons, nous avons l'air de camper; dans nos familles, 
nous avons l'air d'étrangers; et dans nos villes nous avons l'air de no- 
mades, plus nomades que ceux qui paissent dans nos steppes, car ils sont 
plus attachés à leurs déserts que nous à nos cités... Nous sommes au 
nombre de ces nations qui ne semblent pas faire partie intégrante du 
genre humain. Aujourd'hui, quoi que l'on dise, nous faisons lacune dans 
l'ordre intellectuel (1). ■ 

On voit quelle antithèse doit exister entre la société russe façonnée à 
l'esclavage et la société polonaise bercée dans la liberté : les contrastes se 
présentent d'eux-mêmes et à chaque pas. Si l'on y ajoute que les acteurs 
s'agitent sur l'immense théâtre d'un empire qui englobe déjà un tiers du 
monde habité, qu'une scène se passe sur une place publique de Varsovie, 
une autre dans les cachots de la citadelle de Pétersbourg, une troisième au 
Caucase ou sar les frontières de Chine, on avouera que l'i aspiration poé- 
tique ne manque pas d'espace pour déployer ses ailes. Un esprit à la 
Shakespeare y trouverait, sur le trône, des Richard III heureux dont les crimes 
s'éta'ent au grand jour et qui semblent défier à la fois la justice de Dieu et le 
jugement des hommes. Mettre en relief ces natures perverses, sonder la 
noirceur d'àmes à la surface desquelles n'apparaît même pas le remords, 
exigerait du génie. Mais si, reculant devant la difficulté, on veut se borner au 
drame intime, qu'on écoute alors les récits du foyer domestique. Ea quelques 
mots, on aura le plan de drames épouvantables comme le régime russe et 
poignants comme la vérité. Citons deux exemples pris au hasard : 



(1) (Œuvres choisies de Pierre Tchadaief publiées par le P. Gagarin. 
Paris, 1862. Les Lettres «ur la philotcpkie de l'histoire d'où nous extrayons 
ces lignes parurent pour la première fois en 1836 dans une revue de Mos- 
cou, le Télescope, L empereur Nicolas, furieux de voir un de ses scyets exa- 
miner ainsi avec vérité, sincérité et douleur le bilan moral de son empire., sévit 
contre le censeur, contre le rédacteur de la revue et contre l'auteur dé Var- 
M'u'\e dont la responsabilité était couverte par l'approbation de la censure. La 
revue fut supprimée, le rédacteur en chef exile, le censeur cassé, et l'au- 
trur déclaré fou. Il fut astreint à garder la chambre, et à jour fixe un mé- 
decin désigné d'oflQce venait constater son état mentai. 



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Un certain Migurski est déporté en Sibérie. Sa femme, orginaire de Gali- 
cie, l'y rejoint. Un beau jour, son mari disparait, on retrouve au l>ord du 
fleuve un manteau, on croit à un suicide. Après quelques mois, sa veuve 
supposée obtient un passe-port pour retourner en Galicie chez ses parents. 
Elle pari avec son mari caché dans le double fond de la voilure. Le gouver- 
neur russe, dans sa défiance, la fait escorter par un kozak soi-disant pour 
sa sûreté. Le voyage se prolonge à cause des fleuves débordés et du 
mauvais état des routes. On touche déjà à l'endroit où l'escorte va quitter, 
quand un choo endommage la voiture, blesse le mari et lui arrache un cri 
qui révèle son existence. Aucune supplication n'y fit rien. Le kozak les 
dénonça à la première station, le mari fut renvoyé aux mines: la fe:nme, 
retombant du haut de ^es espérances dans cet abime de malheurs, mourut 
dn désespoir. 

L'autre anecdote nous est fournie par les exécutions de Polonais sous l'ad- 
ministration du prince Paszkiewicz. On pendait sans preuves deux malheureux 
parce que, pour employer les formules officielles, la situation politique né- 
cessitait un acte de vigueur. En Russie, les âmes sont dégradées au point 
que, tandis que dans l'Europe chrétienne le premier châtiment de l'assassin 
f^st d'être confronté avec sa victime, là-bas voir supplicier l'innocent qu'on a 
voué à réchafaud, est un plaisir que recherchent tous ceux q li prononcent 
des meurtres juridiques. L'un des juges qui avaient décidé qne le sang devait 
couler une fois de plis, uniquement pour maintenir le terrorisme russe, le 
général Okuniew, revenant de cette exécution, n'avait pas remarqué qu'en 
s'étant tenu trop près de l'échafaud, il avait reçu une sanglante édaboussnre. 
Sa femme l'aperçut et en devint folle instantanément, voyant toujours le sang 
sur l'habit du général. C'était en 1848. Quelquesannéesaprès,le général, gagné 
par la folie de sa femme, était enfermé et mourait dans une maison de fous. 

Mon père disait, an Collège de France, que sa chaire était la seule tribune 
d'oiî un Slave pût parler librement. Le théâtre est également conda nné en 
Pologne, soit à vivre d'imitations étrangères, soit à écarter de ses produc- 
tions originales les questions vitales qui préoccupent tous les esprits. C'est 
donc sur les scènes des pays libres que les drames polonais peuvent se dé- 
rouler sous la plume d'émigrés polonais ou d'écrivains étrangers. La Pologne, 
en dépit de la distance géographique, nous semble un champ plus naturel 
pour les auteurs français que l'Allemagne et l'Angleterre, malgré le voisi- 
nage. Serait-ce beaucoup s'enrichir que d'emprunter ses personniges, soit à 
la vie monotone des Allemands dans les œuvres de qui l'intérêt roule sou- 
vent sur l'avancement d'un conseiller secret, où l'action vraiment drama- 
tique faisant défaut, le sentimentalisme devient fade et où l'abstraction rem- 
place la réalité, soit à cette vie anglaise dont le confort et le spleen sont la 
dernière expression. 






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VI 

On parle tonjoura de la sympathie de la France envers la Pologne. Il y a, 
en effet, une corrélation, sinon dans les mœars, du moins dans les Ames, 
et les scgets polonais sont sans doute ceux qui seraient le plus aisément 
compfi^ le plus chaleureusement accueillis des masses françaises. Cependant 
les auteurs ont jusqu'ici préféré les discordes des Plantagenets, les luttes 
de la Rose blanche et de la Ro?e rouge, les tragédies de TEscurial ou les fo- 
lies sanguinaires des principicules d'Italie. 

Ce n'est pas seulement à l'ignorance du passé des pays slaves qu'il faut 
attribuer leur exclusion de la république des lettres. Les auteurs drama- 
tiques écrivent pour être joués, ils ne perdent pas de vue la censure théâ- 
trale. Ils savent qu'ils ne blessent aucun gouvernement en dépeignant l'am- 
bition du comte de Warwick, le meurtre do Waldstein, les amours de César 
Borgia. Au contraire, tout ce qui tend à rappeler ou le passé glorieux de la 
Pologne nu ses désastres présents est un reproche à tous les gouvernements. 
Aussi n'est-ce guère qu'aux époques agitées où la crainte de déplaire aux 
cabinets est mise de côté que quelques tentatives de ce genre se sont pro- 
duites. 

La Révolution française, dont des pièces politiques avaient signalé l'aurore, 
donna à sa sœur, la Révolution de Pologne, une hospitalité passagère. Au 
commencement du siècle, Boieldieu mit en musique un libretto intitulé : 
Beniowski ou les exilés du Kamtchatka, tiré des mémoires de ce fameux 
confédéré de Bar qui réussit à s'emparer d'un port au Kamtchatka et d'un 
navire, et qui, parti de la mer Glaciale, aborda|lheureusement au Havre avec 
ses compagnons. En février 1801, on joua à Paris une tragédie intitulée : les 
Poionaiif dont les derniers vers sont : 

Au sort d'un peuple ami lions notre fortune, 
A tous les opprimés na querelle est commune. 
Nous le verrons payer, devenu notre appui. 
Le sang que la Pologne aura versé pour lui. 



En 1806, un mélodrame & grand spectacle, Jean Sobieski, était représenté 
le 12 mai. En 1812, au début de la mémorable campagne de Russie, M. deCor- 
menin, alors auditeur au Conseil d'État, exprima, dans une épode héroïque 
intitulée la Pologne régénérée, l'attente générale. Il y disait : 

Refoulez ces torrents jusqu'aux bornes du monde; 
Si jamais, ramenant leur fureur vagabonde. 
Ils assiégeaient le mur qu'on va leur opposer. 
Que d'étemels remparts de légions guerrières, 

Soient les fortes barrières 
Où leurs flots impuissants reviennent se briser! 



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I 



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VII 



Hélas I quand les flo!s de l'inondation battent le seuil des maisons, il est 
bien tard pour songer à élever des digues. Napoléon 1er qui, en ne relevant 
pas la Pologne, avait dédaigné l'unique abri contre l'avalanche des peuples 
du Nord, succomba et vit les Moscovites s'abattre jusque dans sa capitale. 
Cependant cette dure leçon du Destin frappa les esprits en France, ils sen- 
tirent plus vivement où était l'ennemi et où étaient les alliés. Et si la Res- 
tauration se montra plus aveugle envers la Russie que les gouvernements 
précédents, l'opinion publique se fit jour par plusieurs pièces polonaises. Le 
5 août 1815 on joua /«an Bart ou h Voyage en Pologne, pièce qui roulait #ur 
l'élection du prince de Gonti. En 1825, les aventures du gentilhome polonais, 
qui fut Mazeppa, étaient transportées sur la scène. En 1819, Poniatowski ou 
le Passage de VElster, pièce jouée le 11 décembre, se terminait par cette 
phrase : c Noble et généreux Poniatowski, ta mémoire sera toujours chère 
aux Français. Elle sera révérée chez toutes les nations, tant que les noms de 
vertu, de courage et de patrie, seront en honneur parmi les hommes. ■ 

Après la prise de Varsovie, le 22 décembre 1831, une nouvelle pièce. sous le 
titre : les Polonais, représentant l'insurrection du 29 novembre, et qui était 
comme un reproche au gouvernement français de n'avoir rien fait, eut un 
grand succès ; elle se terminait par deux apothéoses : la première, les vic- 
times de la liberté montant au ciel, la deuxième, la liberté faisant le tour du 
monde. Et le 27 décembre, on représentait sur un autre théâtre Paul Ver, 
drame où le grand-duc Alexandre intercédait pour la Pologne et où 1 étran- 
glement de Paul s'effectuait à l'instigation du ministère anglais. 

Ces diverses productions, bien intentionnées du reste, étaient faibles d'exé- 
cution et remplies d'inexactitudes historiques. Pendant la guerre d'Orient, on 
joua les Cosaques; les auteurs se renfermaient dans les souvenirs de l'inva- 
sion de 1815, mais ils n'osaient parler de la Pologne : le gouvernement eût 
craint de s'engager et il n'était permis d'éveiller les sympathies françaises 
qu'à l'endroit des Circassiens et de Schamyl, qui d'ailleurs n'y gagnèrent 
rien. 

S'il est vrai que le rèle de l'art soit de faciliter aux hommes leur devoir, 
l'accomplissement de la mission du siècle, et si, d'autre part, il est incontes- 
table que celle du dix-neuvième siècle soit une mission de nationalités ù 
fonder ou à relever, n'est-il pas étonnant que quand la question des nationa- 
lités remplit les journaux et les livres, elle soit systématiquement exclue du 
théâtre ? 

La France elle-même, cette grande initiatrice européenne, semble avoir 
à cet égard perdu son étoile littéraire. Après avoir, au dix-septième siècle, 
ravivé l'héroïsme par Corneille, corrigé les mœurs par Molière, après avoir, 
an dix-huitième, glorifié Voltaire qui avait transformé le théâtre en tribune 
philosophique, après avoir, il y a plus de trente ans, applaudi Victor Hugo 



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VIII 

qui, au moment où le matérialisme gageait les âmes, s'appliqua à surexciter 
les consdAMes, à y réveiller les grands sentiments humains, que fait-elle de 
sa scène, Jadis si glorieuse et aujourd'hui si déchue? Trop souvent le théA- 
tre se borne à représenter les nullités de la vie quotidienne dans le seul but 
de distraire un public blasé. Et pourtant la vogue qu'ont obtenue les essais 
imparfaits de pièces patriotiaues et les drames consacres aux misères so- 
ciales nous présagent ce que p»ra le théâtre futur. 

Mon père, qui avait été frappé de l'impressionabilité des Ames françai- 
ses, eut la pensée de servir la cause nationale en transportant notre histoire 
sur la scène de Paris. 

« En nous dépouillant, a-t-il dit, de toute préoccupation, de quelque na- 
ture qu'elle puisse être, et en descendant dans les régions les plus froides de 
la^ttrltique, nous osons dire que l'histoire de Pologne au dix-hyitième siècle est 
une des plus intéressantes et des plus poétiques ; elle a dorant elle un im- 
mense (venir de poésie. Je ne connais rien de plus tragique et de plus gran- 
diose que ces figures dont je vous ai tracé quelques traits : des individus 
forts et puissants qui conçoivent de grandes idées et cherchent èi les réali- 
ser; la nation qui ne se laisse pas façonner ; et enfin l'Europe qui agit sur 
eux et contre laquelle ils réagissent. Que de douleurs et de mécomptes ren- 
fermés dans le cabinet silencieux de la famille Czartoryski - Poniattiwski, 
par exemple I Que de passions tragiques cachées sous des formes froides, et 
qui ne se trahissent qu« par quelques paroles diplomatiques plus poignantes 
que les coups de ptylet et les dagues de nos tragédies I Leg poètes compren- 
^ dront un jour ce qu'il y a de réellement tragique dans la société moderne, 
dans ces luttes intérieures dont l'individu est la scène et le tliéàtre, luttes 
entre les systèmes et les passions, entre le devoir et le raisoxuiemgnt, surtout 
lorsqu'il s'agit d'individus qui représentent des intérêts de générations et de 
pays. Le drame de la Pologne d'alors est rempli de personnage» historiques. 
On voit Pierre le Grand accourir daus les Diétines ptMir discuter avec tes l 
commissaires, et Charles XII déguisé se mêier parmi les députés. A cûté dss { 
sabreurs polonais apparaissent les régiments silencieux des Suédoif et dAy ■ /p 
Russes. » {Slaves III, p. 37.) p 

Mon père jugea que la ConfédértUion de Bar symboliserait le mieux l'ay- ; "i 
cienne Pologne livrant des combats de géants, et descendant héro!quem«nt i 
au tombeau d'où Kosciuszko ne tardera point à l'évoquer transfiguré* et ré- « j^ 
générée. Ce fut cette période de notre histoire qu'il choisit pov sujet de f i 
son drame. Alors que les Russes, moitié par force et moitié par vase, occu- r 
paient le territoire de la République et voulaient l'étouffer sans bruit, une 
croisade sainte fut tout à coup entreprise contre eux. La famille des Pula-w-/ 
ski y brilla du plus vif éclat. Pendant cinq longues années, les Polonais, traf 



t/ 






\ 



— 4^3<C)^ 









IX 



bis par leur roi, abandonnés de l'Earope, tinrent en écbec toates les forces 
de la Russie. 

Des difficultés de plusieurs sortes empêchèrent que le drame de mon père 
ne fût représenté; le manuscrit même s'en égara. Ses démarches pour le re- 
trouver et celles que j'ai faites moi-même sont demeurées infructueuses. Les 
lettres que je publie, à côté des renseignements précieux qu'elles four- 
nissent, montrent comment l'œuvre de mon père fut appréciée des écrivains 
français contemporains. Je n'ai qu'une copie' des deux premiers actes; 
le manuscrit complet, enrichi des annotations de madame Sand, se retrou- 
vera-t-ilunjour? je l'ignore. J.'ai pensé que l'impression des fraj^ments qui 
existent entre mes mains était le meilleur, le seul moyen qui me rest&t d'ar« 
river à ce résultat désiré. 

Le deuxième acte, le dernier qui soit en ma possession, s'arrête an mo- 
ment de la surprise du cb&leau de Cracovie. Voici comment M. de GlK)isy 
raconte cet événement : • 2 février 1772. Je suis maître du château de Cra- 
Gorie. J'avais trouvé murée la porte souterraine qu'on m'avait «ssuré qui 
serait ouverte : il fallait faire passer mes quatre cents hommes dans le trou 
pratiqué pour aller au château, où je venais d'apprendre qu'il n'y pouvait 
passer un homme que très-difûcilement. Je n'entendais pas le moindre effet 
du mouvement de mon second détachement. Un officier polonais me rapporta 
que ces messieurs étaient maîtres du château : ils s'y sont -introduits par 
vingt miracles et par des actions d'un courage inouï, après avoir haché des 
palissades, tfes portes, des fenêtres. J'ai trouvé dans le château un magasin 
immense de tsdtes choses : je crois pouvoir, sans exagéralion, le porter à deux 
millions. Qd peut nourrir mille chevaux tout l'hiver; beaucoup de farines, de 
blés, de munitions, des draps verts pour habiller tous les chasseurs. • 

M. de Vloménil ajoutait le 10 février 1772 : ■ M. de Galibert, secondé par 
MM. de la Sere, colonel, Tukulka, lieutenant-colonel, marcha aux (lusses 
sans ttrer, «hassa \m ennemis da pont et du faubourg et pénétra dans le 
château. MM. de Keîlerman et Skilski ont aussi beaucoup contribué au succès 
de cet événement. Cette journée et les différentes attaques qui en ont été la 
snit^ ont mis beaucoup de liaison entre nos Français et les Polonais. La 
perte da château est immense pour les Russes. Si on peut établir, seulement 
pendant huit jours la communication de Tyniec avec M. de Choisy, on tire- 
rait Uors du château de Cracovie des armes, des habits et munitions de 
guerre pour approvisionner doublement toutes les places çt habiller plus de 
Qixmilltt soldats ou dragons des Confédérés (1). ■ 



I 



yiom^t7, officier général en - 
lur diriger les opérations militaires des Confédérés, pu- 



• . ouee 

$3)^ 



(1) Voir Lettres partieuiières du baron de 
>ye par la France pour diriger les opération! 
bliées parle général comte de Grimoard. Paris, 1808 




U0>0-- 



"1 

i 



M. de Ghoisy défendit le château de Cracovie jusqu'au 23 avril 1772 con- 
tre le général Su-warow. i Mes soldats, écrivait-il le 29 février, n'ont eu depuis 
que nous sommes ici ni viande, ni beurre, ni graisse ; du pain sec, du ca- 
cha (espèce de gruau) et du courage, voilà toute la nourriture des officiers et 
des soldats. • 

Casimir Pulawskî, qui n'avait pu forcer les Russes à abandonner le siège 
du château de Cracovio, resté seul de sa famille, cessa la lutte le dernier. 
Ce n'est que le 25 juin 1772, quand le partage était connu et la résistance im- 
possible, qu'il passa en Turquie, puis en Amérique. 11 avait aimé dans sa 
première jeanesse Françoise Krasinska et en avait été, dit-on, aimé. Mais 
elle l'oublia, quand le prince Charles de Courlande, QIs d'Auguste III, lui 
eut fait la cour, et s'en fit épouser secrètement le 4 novembre 1760. Pulaw- 
ski la revit comme princesse Caroline, elle facilita même sa fuite du pays. 
Il murmura son nom en expirant, tué au siège da fort de Savannah, auquel 
les Américains reconnaissants donnèrent son nom. La fille de cette dame 
épousa un prince de Carignan et fut l'arrière - grand'mère du roi Victor- 
Emmanuel. 

Le Père Marc est l'une des plus grandes figures de la Confédération de 
Bar. Sa parole entraînait ses compatriotes, et sa sainteté en imposait aux 
Russes eux-mêmes. Il survécut de longues années à cette lutte héroïque, tou- 
jours entouré de la vénération publique et consulté comme un oracle. Mille 
légendes circulent sur ses miracles; on répète encore ses prédictions. Il mou- 
rut dans le village de Berezowka en 1801 et fut enterré dans l'église de 
Horodyszcze. On y voit son corps momifié, mais intact, dans une simple bière 
sans couvercle ; les paysans viennent en pèlerinage lui baiser les mains. 

Mon père commença également un autre drame : Jaswski ou les deux Po- 
lognes, qu'il n'a jamais terminé en voyant que les circonstances n'avaient pas 
permis la représentation du premier. Il y aurait peint les deux Pologne^, 
l'une imbue des idées étrangères, l'autre fidèle aux idées nationales. Il met- 
tait en scène deux personnages de l'ancienne et deux de la nouvelle généra- 
tion, opposant l'un à l'autre le vieux Polonais, observateur des us et coutumes 
de la République, et possédé de cette haine inextinguible de l'oppression 
rosse qui animait les Confédérés de Bar, et le vieux Polonais diplomate, 
rusant avec l'ennemi, toujours dupe des mensonges des cours, prêt aux 
capitulations de conscience i le jeune Polonais en perruque et en habit à la 
française, papillonnant autour des idées philosophiques du dix-huitième siècle 
comme un coléoptère autour de la flamme d'une bougie, et le jeune Polo- 
nais insurgé, joignant aux saines traditions de l'accienno Pologne la sève 
vigoureuse de la Pologne nouvelle. Jacques Jasinski, en avril 1794, avec 
environ trois cents militaires, prit ou massacra, avec l'aide da peuple de 
Vilna, les trois mille Russes qui occupaient cette capitale. Malheureuse- 



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XI 

ment> il fut rappelé à Varsovie et l'insarrection de Lithaanie échoaa. Le 
comte Oginski raconte dans ses mémoires que Jasinski étant venu le voir 
quelques jours avant l'assaut donné à Varsovie par Suwarow, lui parla des 
perspectives d'émigration que l'imminence des désastres offrait à tous les 
esprits. « Je lui fis observer qu'il valait mieux périr les armes à la main, dit 
Oginski. — Vous avez raison, me répliqua-t-il froidement, je suivrai voire con- 
seil, et il me quitta sans ajouter un mot de plus. Hait jours après il périt an 
camp près de Praga, dans une batterie qu'il commandait lui-même. > 

Nous ajouterons que l'évèque de Livonie dont il est question est Joseph 
Gorvin Kossakowski, né en 1738, évêque de Livonie en 1781 et bientôt après 
coa^juteur de l'évèque de Vilna. Homme capable, mais toujours occupé 
dlntrignes avec la Rassie, il fut exécuté par le peuple, lors de la révolution 
de 1794, aiiisi que son frère Simon, grand hetman de Lithuanie, qui, après 
avoir été confédéré de Bar, était devenu un instrument du cabinet de Saint- 
Pétersbourg, et l'un des traîtres signataires de la confédération de Targowioa. 



Ladislas MICKIEWIGZ. 
Paris, août 1867. 



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XII 



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Lettres de George Sand et d'Alfred de Vion\ 
A Adam Mickiewicz 

Monsieur (1), 

Je me suis permis de tracer quelque motM à la plumef à côté des mots 
au crayon que j'ai trouvés sur les marges de votre manuscrit. Je ne sais 
pas de qui sont ces corrections, mais je ne puis pas m'empêcher de les 
trouver mauvaises pour la plupart, et dépenser que vous connaissez beaucoup 
mieux la force et l'énergie de notre langue, que la personne chargée par vous de 
ces rectifications. Je ne me permettrai pas de porter un jugement sur l'ensem- 
ble de votre ouvrage : en fait de drame, je ne suis pas un juge compétent. 
D'ailleurs j'ai une telle admiration et une telle sympathie pour tout ce qui 
est de vous, que, s'il y avait, à reprendre dans ce nouvel œuvre, je ne 
pourrais pas m'en apercevoir. Je ne vous parlerai donc que du style. Dans 
les endroits où le style domine l'action, il m'a semblé aussi beau que celui 
d'aucun écrivain supérieur de notre langue; dans les endroits où nécessai- 
rement l'action domine le style (sauf quelques incorrections qu'il est même 
puéril de mentionner, tant elles vous sont faciles à faire disparaître), le style 
m'a paru ce qu'il devait être, — seulement un peu trop brisé, surtout à cause 
du caractère particulier du rôle du palatin, dont l'énergie d'expression est 
précisément dans l'omission de l'expression. Peut-être tous les autres per- 
sonnages, par cela même, devraient-ils se montrer plus sobres de sus- 
pensions et de réticences. L'esprit de notre langue n'en comporte pas 
autant, et, quoique nos modernes écrivains dramatiques les prodiguent, nos 
vieux et illustres maîtres qui sont les aïeux par alliance de votre génie, s'en 
montrent très-avares. 

Je suis honteuse. Monsieur, de me permettre ces observations envers une 
supériorité telle que la vôtre. Je ne les aurais pas risquées, si vous n'eussiez 
eu la bonté de me les faire demander, à moi indigne, mais sincère admi- 
rateur de votre puissance. Quant au succès du drame, il m'est impossible 
d'avoir aucune prévision à cet égard. Le public français est si ignoblement 
stupide aujourd'hui, il applaudit à de si ridicules triomphes, que je le crois 




(1) Cette lettre sans date est vraisemblablement de 1837, comme celle 
d'Alfred de Vigny. 



•— 0(c)Hb 




XIII 

capable de tout, mâme de siffler nae pièce de Shakespeare, ei on la lui 
présentait sous un nom nouveau. Je puis dire seulement que si le beau, le 
grand et le fort doivent être couronnés, votre œuvre le sera. 
Agréez, Monsieur, l'assurance de mon sincère et entier dévouement. 

Georob. 



Rien ne m'a empêché, Monsieur, de lire et relire votre drame avec une 
extrême attention. Je vous conseille de le présenter à un théâtre, mais j'ai 
quelques graves observations h vous faire. Si vous voulez me faire l'honneur 
de venir chez moi demain ou après-demain, à midi, je serai heureux d'en 
parler avec vous et tout prêt à vous servir en tout ce qui dépendra de moi. 

Alfbbd de Viqmy. 
J'irais chez vous si cela m'était possible. 
i«r avril 1837. Paris. 



Voulez- vous, pendant le peu de jours que j'ai encore à passer ici, que je 
relise votre drame? Et s'il n'est pas de nature à être mis en scène, pourquoi 
ne le feriez-vous pas imprimer? Je me souviens que c'est beau. Confiez-le 
moi. Pourquoi faut-il le laisser dormir 7 Rien de ce que vous avez fait ne 
peut être inutile ou indifférent. 
Tout à vous de cœur, 

Mardi. O. Samd. 



.. .J'ai remis le drame à Bocage. J'attends sa réponse (1). 
A vous de cœur, 

George Sand. 



(1) Ce billet de madame Sand, ainsi que le précédent, est sans date. 
Mais ils sont adressés rue d'Amsterdam, no 1, où M. Adam Mickiewicz 
demeura à son retour de Suisse, fin 1840, jusqu'à l'année 1845. Ils sont pro- 
bablement du printemps 1843, époque à laquelle madame Sand écrivit éga- 
lement à M. Mickiewicz à propos de ses leçons sur la Comédie infernale de 
Krasinski professées au Collège de France en février i843. 



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1 



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1 



XIV 




Lettres a m. Ladisias Mickiewicz 



Monsieur, je n'ai eu entre les mains qu'un manuscrit ou plutôt une copie 
de manuscrit de votre illustre père. C'était un drame polonais dont je ne 
me rappelle pas le titre et qui ne me parut pas facile à adapter à la scène 
française. Mais je n'avais pas à le juger. J'étais chargée seulement de le 
remettre à M. Bocage et de lui en recommander la lecture. Il y trouva de 
très-belles choses, en effet, mais rien de ce qui devait produire un effet im- 
médiat sur le spectateur. Néanmoins il s'occupa de le faire accepter dans un 
thé&tre de drame, et à cette époque, — que je ne puis préciser, — je quittai 
Paris. Plus tard, votre père me fit redemander le manuscrit que Bocage 
n'avait pu faire accepter et qui avait dû rester entre ses mains. Je le rede- 
mandai à Bocage qui me dit l'avoir remis à MM. Sobanski et Qrzymala, 
chargés déjà de le lui réclamer. Plus tard encore, je sus que votre père ne 
l'avait pas reçu. J'en parlai encore à Bocage qui ne se souvenait plus s'il 
l'avait remis à M. Grzymala, à M. Sobanski, ou déposé chez votre père lui- 
même, mais il assurait l'avoir restitué exactement dès la première récla- 
mation, et je crois que cela est vrai, parce qu'il avait de l'ordre, et ne re* 
mettait pas les choses au lendemain. 

Je croyais que depuis longtemps ce manuscrit qui n'a jamais repassé par 
mes mains avait été retrouvé et restitué . Peut-être l'a-t-il été, mais je re- 
grette de ne pouvoir vous donner d'autres reuseigaernei^ts. 

Recevez l'expression de mes sentiments affectueux. 

G. Sand. 
Nohant, 18 août 1863. 



1 



Paris, 30 juillet 1867. 
Monsieur, 
La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser, le 27 de ce mois, m'a 
fait faire tons les efforts possibles pour me rappeler les circonstances qu'une 
si longue suite d'années, mes souffrances et ma vieillesse ont pu naturelle- 
ment, sinon effacer de ma mémoire, du moins involontairement déplacer en 
grande partie. 

Les souvenirs de Bocage me paraissent confondre l'historique des transmis- 
sions du précieux manuscrit en question. Madame Sand, pénétrée sincèrement 



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XV 



d'une admiration sympathique pour notre grand poëte^ avait jugé que Bocage 
saurait le mieux utiliser son drame. Je me rappelle que ce dernier me dit, 
dans une conversation, qu'il trouverait un homme spécial, familier avec la 
mise en soène et toutes les ressources du métier (ces expressions m'ont frap- 
pé) et, si ma mémoire ne me trompe, son choix est tombé sur M. MalleûUe, 
auteur dramatique d'une science reconnue et pénétré aussi bien que madame 
Sand d'une pieuse sympathie porr l'illustre auteur, et je ne doute pas que s'il 
a été appelé à ce travail, il ne s'en soit occupé avec les meilleures disposi- 
tions. Mais les désastres personnels qui m'ont frappé bientôt après m'ont 
fait perdre la trace de toutes ces personnes. Les événements postérieurs 
brouillent les souvenirs des entretiens que j'ai pu avoir avec Sobanski et les 
autres personnes intéressées à cette question. Sobanski mourut et moi je fus 
absent de Paris pendant trois ans. Et d'ailleurs, le manuscrit ne pouvait à 
aucun titre rester entre nos mains. Une chose qui me revient à la mémoire 
en ce moment, c'est que votre père, que j'ai eu le bonheur de revoir et de re- 
cevoir plusieurs fois chez moi avant son départ, ne m'a jamais parlé de ce 
manuscrit. 

J'aurais été bien heureux de vous être de quelque utilité dans ces recher- 
aheéy car vous ne pouvez douter de l'attachement personnel qui s'ajoute dans 
mon cœur au mérite et à la gloire impérissable du plus pur et du plus mé- 
ritant de nos grands hommes contemporains. 

Veuillez lire ma vieille écriture avec indulgence et croire à ma très-grande 
considération. 

Albert Grzymala. 

P. S. Je crois que l'écriture du manuscrit n'était pas de la main de mon- 
sieur votre père. J'ai assisté à la lecture de quelques scènes chez madame 
Sand, et les gens du métier (puisqu'ils s'appellent ainsi) trouvaient à côté 
d'une étude précieuse des caractères et de la couleur historique, une certaine 
absence d'entraînement dramatique. 



Bougival, 2 août 1867. 
Monsieur, 

Les souvenirs que vous évoquez me sont encore présents, et je crois pou- 
voir répondre de leur exactitude. 

Madame la comtesse d'Agoult, qui depuis a rendu célèbre son pseodo- 
nyme de Daniel Stem, me remit à Paris, rue Laffltte, hôtel de France, le 
manuscrit d'un drame intitulé : La Confédération ou Les Confédérés de 
Bar; c'était pendant l'hiver de 1836-1837. Madame d'Agoult l'avait recom- 
mandé à mon attention ; le nom de votre illustre père le recommandait h ma 



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XVI 

sympathie. Il avait déjà passé par l'examea de plosiears auteurs drama- 
tiques, entre autres Alfred de Vigny. 

Je crois qu'on avait répondu avec plu* de politesse que de franchise, plus 
en Philintes qu'en Alcestes. Moi, j'eus, comme toujours, le courage de mon 
opinion. Après avoir lu avec une respectueuse attention l'ouvrage inédit d'A- 
dam Mickiewicz, je le rendis à madame d'Agoult, en lui disant que les 
beautés de sentiment et de pensée y abondaient tout naturellement, mais que 
l'action, l'intérêt, Tagencement dramatique, tels qu'on les comprenait en 
France, y faisaient complètement défaut, et que je ne voyais aucun moyen, 
aucune chance pour le faire représenter dans des conditions dignes de son 
auteur. Madame d'Agoult se récria contre la sévérité excessive, peut-être té- 
méraire, de mon jugement; je répondis que je désirais sincèrement me 
tromper, et nous en rest&mes là. Depuis ce moment jusqu'à la lettre que 
vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, je n'ai plus entendu parler du drame 
composé par votre père et soumis un instant à mon appréciation. 

Si vous voyez madame la comtesse d'Agoult et le comte Grzymala, veuil- 
lez bien, je vous prie, transmettre à l'une mes affectueux respects, et à 
l'autre mes vieilles et toujours bonnes amitiés. 

Agréez pour vous-même, monsieur, l'assurance de mes sentiments les 
pius distingués. 

F. Mallefillb. 



Saint-Lupicin, par Saint-Claude, 7 août 1867. 

Le manuscrit dont vous me parlez, monsieur, a été, sur le désir de mon- 
sieur votre père, confié à l'acteur Bocage qui, si ma mémoire ne me trompe, 
a dû le lui remettre en personne (1) avec des observations très-analogues à 
celles de M. MallefiUe. Je regrette infiniment de n'avoir à vous transmettre 
d'autres renseignements et je voudrais espérer que si, en toute autre occa- 
sion. Je pouvais mieux vous servir, vous ne douteriez pas de mon cordial em- 
presseaeat. 

La Kiémoire de votre illustre père m'est chère et sacrée, et tout ce qui lai 
appartient a droit à mon plus affectueux intérêt. Hecevez-en ici la sincère 
a sorance, monsieur. 

Marie d'Agoult. 

(i) fin 18^4 madame Mickieiwicz se préoccupait de savoir si l'on ne pouvait 
pas retrouver le manuscrit de son mari. En 1858, Bocage, à qui il en était 
parlé> n'avdit plus à ce sujet que des souvenirs confus. 






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PERSONNAGES 

LE PALATIN^ vieillard de soixante ans^ grand, maigre^ som- 
bre, parlant presque toujours à demi-voix et terminant 
ses phrases par un geste; costume polonais; cheveux 
coupés courts. 

LA COMTESSE, sa fllle, femme de trente ans, belle et élégante. 

Le comte ADOLPHE, fils du Palatin, frère de la Comtesse, âgé 
de quinze ans; costume polonais. 

LE GÉNÉRAL- GOUVERNEUR RUSSE, homme de cin- 
quante ans. 

CASIMIR PULAWSKI, chef des Confédérés de Bar, jeune 
homme de trente ans. 

M. DE CHOISY, officier français, en uniforme français. 

Le Père MARC, vieux capucin. 

LE DOCTEUR, agent diplomatique russe; démarche timide, 
regard oblique; habit moitié civil, moitié militaire; il 
porte une perruque, des lunettes, et a un grand porte- 
feuille sous le bras. 

ZERO Y, inspecteur des forêts royales; habit de chasse. 

LE STAROSTE. 

LA STAROSTINE, sa femme. 

LE BOURGMESTRE DE CRACOVIE. 

Des Nobles PoLONâis, des Éghevins et des Bourgeois de 
Cracovie, des Montagnards des Carpathes, des 
Chasseurs royaux. — costumes de Tépoque. 

L'action se passe dans la ville de Cracovie et aux eavirons, 
en 1772. 



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CONFEDERES DE BAR 



DRAME EN CINQ ACTES 



V 



ACTE PREMIER 

Salon dans les appartements de la Comtesse. — Des groupes de femmes et 
d'hommes, les uns debout les autres assis, ayant à la main des placets 
et des liasses de papier; tous tristes et parlant bas. — Plusieurs laquais 
en grande livrée se tiennent à la porte. 

SCÈNE PREMIERE 

LE STAROSTE, MADAME LA STAROSTïNE, LE BOURG- 
MESTRE, UN GENTILHOMME, puis LE PORTE-GLAIVE 
DE LITHUANIE. 

LE STAROSTE (en hahxt polouais, le sabre au côté). 
On n'attendait pas aussi longtemps, même dans Tanticham- 
bre de nos rois ; cela ne s'est jamais vu à Cracovie. Laisser 



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des nobles Polonais frapper pendant deux heures à la porte 
d'une favorite! (Kn montrant une porte de côté,) 

LA STAROSTINE. 

Tais-toi! Que dis-tu, malheureux! Oublies-tu qu'elle est 
fille de notre Palatin? 

LE STABOSTE. 

Et la maîtresse d'un général russe ! 

LA STAROSTINE. 

Ah ! le sort de notre fils est entre ses mains. Tais-toi ! 

UN VIEUX GENTILHOMME. 

Monsieur le Staroste, que voulez-vous ! Le proverbe dit qu'il 
est impossible de courber le cou droit d'un Polonais, ni de re- 
dresser son sabre recourbé, sans briser l'un et l'autre. Ah ! 
Nous faisons mentir le proverbe. Que voulez-vous ! notre roi 
Stanislas fait des courbettes à Varsovie devant les Russes; 
qu'y a-t-il d'étonnant que nous autres... Savez-vous que le 
Général-Gouverneur veut confisquer mon château? 

LE BOURGMESTRE. 

Pauvre Cracovie ! On la frappe d'une nouvelle contribution 
et on me rend, comme bourgmestre, responsable du payement. 
On me menace. J'espère que la Comtesse pourra m'obtenir un 
délai de quelques jours; et, dans quelques jours, qui sait ce qui 
arrivera ! 

LE STARUSTE. 

S'il ne s'agissait que de châteaux et d'argent, ils auraient 
fait abattre et rouler sur ma tête toutes les tourelles crénelées 
de mon castel, que je n'aurais pas courbé cette tête devant la 
porte d'une... mais mon pauvre garçon! il y va de la vie de 
non fils. 









-^ 



LA STÂBOSTiNE [au Bourgmcstré). 

Croyez-vous qu'elle nous donnera audience aujourd'hui? Mon 
Dieu, c'est que, voyez-vous, monsieur le Bourgmestre, on juge 
aujourd'hui mon fils; vous savez, le tribunal militaire russe... 
Et pourquoi? Parce que mon fils a donné asile à un émissaire 
de Pulawski, de ce chef des Confédérés de Bar, ils disent que 
c'est un crime, le croiriez-vous? Mais la Comtesse pourra ob- 
tenir du Général-Gouverneur russe... elle est Polonaise, elle 
aura pitié... n'est-ce pas? Elle est si bonne! 

LE BOURGMESTRE ($*approcharU de la Starostiné)* 

Votre fils a donné asile à un émissaire de Pulawski; avez- 
vous appris quelque chose de cet émissaire? Que fait donc 
Pulawski ? Où sont les Confédérés? On nous les promet cha- 
que jour. 

LE GENTILHOMME. 

Chut ! n'avez-vous pas lu la gazette d'hier? On a battu nos 
Confédérés de l'autre côté de la Vistuîe. On dit que de Choisy 
est pris, Pulawski tué. Cela doit être vrai, c'est imprimé, et 
même imprimé dans la Gazette officielle, 

I.E STAROSTE. 

Bah ! ils le tuent périodiquement une fois par semaine. 

LE BOURGMESTRE. 

Il est vivace comme notre Pologne. Jamais il n'est aussi re- 
muant que le lendemain de son enterrement officiel. Mille et 
une gazettes ! ce sont contes russes et voilà tout. 

LE GENTILHOMME. 

Le proverbe dit qu'une nouvelle, pour se confirmer, n'a qu'à 
être mauvaise pour la Pologne. 




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6 — 




LE BOURGMESTBB. 

A propos de nouvelles^ savez-vous que notre Palatin^ en 
apprenant la défaîte des Confédérés^ a mis le bonnet blanc que 
les Confédérés affectent de porter; il Ta mis hier^ici^ à la 
barbe des Russes. 

LE STÂROSTE. 

Il a mis le bonnet des Confédérés ? 

LE GENTILHOMME. 

Qu'est-ce que cela signifie, monsieur le Bourgmestre, vous 
qui êtes un homme politique ? 

LE BOURGMESTRE. 

C'est comme s'il disait : Vous croyez la Confédération par 
terre ? Eh bien je la relève, et je m'y jette la tète la première. 
(Il met la tête dans son bonnet.) Le Palatin revient des pays 
étrangers ; vous savez qu'il était agent secret des Confédérés. 
Je suis sûr qu'il a obtenu des secours. 

LE STAROSTE. 

Mais avant que ces secours n'arrivent... 

LA STAROSTINE. 

On le fusillera ! Être fusillé pour cela ! Parce qu'on trouva 
chez nous ce moine, c'est-à-dire qu'il s'y trouva on ne sait 
pas comment. Mon Dieu ! Mais la Comtesse ne veut pas venir. 
Je suis sûre qu'elle ne viendra pas ; tout le monde nous aban- 
donne. Pensez-vous qu'elle viendra ? 

LE BOCRGMESTRB. 

Patience. Elle n'est pas chez elle; elle dîne chez son père, 
le Palatin. Le Général-Gouverneur y est aussi, et beaucoup de 
nos seigneurs... un grand ^ner. 



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LE GENTILHOllME. 

Tout le monde dit que le Palatin est furieux de la conduite 
de sa fille, qu'il la tuerait, si ce n'était la crainte du Gouver- 
neur, et, vous voyez, il les invite à dîner. Cela ne s'est jamais 
vu en Pologne. Mais que voulez-vous ! 

LE STABOSTB. 

J'entends le roulement des tambours. On revient. Ils re- 
viennent. (Tout le monde se lève et court aux fenêtres,) 
PLUSIEURS voix. 
On revient. Dieu merci ! Elle revient, la Comtesse revient. 

LE GENTILHOMllE. 

Les Russes reconduisent notre Comtesse, tambour battant. 
On dirait leur général en chef ; c'est incroyable. 

LE BOURGMESTRE. 

C'est que le Générai-Gouverneur revient en^même temps; 
on dit qu'il épouse la Comtesse. Je le crois bien, une veuve, 
si riche, si belle. J'ai dit veuve ; c'est mieux que cela ; c'est 
une femme divorcée : c'est moitié fille, moitié veuve. 

LE GENTILHOMME. 

Un Russe ! Une fille de Palatin de Cracovie ! C'est comme 
si notre Saint-Père le Pape épousait le Schisme ! c'est la fin 
du monde. 

LE BOURGMESTRE. 

Ce qui est sûr, c'est que le Russe est amoureux d'elle* Elle 
peut tout sur lui; elle le mène. Ce n'est pas sans raison qu'on 
l'appelle la petite Catherine, la petite Impératrice de Cracovie. 
LE poBTE-GLAivE entre précipitamment et court vers le Staroste, 

Vous attendez en vain. 






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LE STAROSTE. 

Eh bien ? 

LE PORTE-GLAIVE. 

Elle ne fera rien pour tous. Je viens de chez le Palatin. 
On l'y a mal Teçue. Le Palatin, son père, ne lui a pas seu- 
lement adressé la parole. Les dames polonaises lui tournaient 
le dos , faisaient des grimaces. Elle a eu des spasmes. Le Gé- 
néral en est furieux> et moi j'en suis enchanté, moi. 

LA STAROSTINE. 

Mon Dieu ! ces seigneurs, ils la fâchent; et nous^ nous en 
souffrirons. Ils la frappent sur notre joue. 

LE GENTILHOllME. 

Cher monsieur le Porte -Glaive de Lithuanie, les Russes 
' vous ont déjà coupé une main, je ne vois pas qu'il en repousse 
une autre à sa place. Vous n'êtes pas de bois de saule. La 
Comtesse vous a sauvé une fois votre tête, mais. . . chut! 
ON LAQUAIS {enfrant par la porte de côté). 
Mesdames, messieurs ! Madame la Comtesse me charge de 
vous demander mille excuses. Elle ne peut recevoir personne 
aujourd'hui. Elle est désolée ; elle est indisposée. 

LE STAROSTE. 

Indisposée ! Mais dites-lui qu'il s'agit de braves gens sur la 
vie desquels le Général va prononcer aujourd'hui. Indisposée! 

LE LAQUAIS. 

Si vous avez à remettre des suppliques, des notes, je m'en 
charge . [Le Staroste et tovt le monde accourt vers le laquais. 
On lui remet des papiers. On lui parle.) 

LE STAROSTE. 

Plus d'espoir ! On le fusille dans vingt-quatre heures. 



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— o^s^ 



^y^}^ 



— -o^il 



— 9 — 

LE PORTE-GLAIVE. 

Vous portez le sabre, moi le couteau. {Il monfre mystérieur 
sèment un poignard,) Eh bien, je vous dis que dans lôngt-qua- 
tre heures on frappera bien des coups fourrés sans parler d'es- 
tocades. 

LE STAROSTE ET LE BOURGMESTRE. 

Que dites-vous? Des coups fourrés? 

LE PORTE-GLAIVE (Ics menant à une fenêtre) . 
Vous voyez d'ici les monts Carpathes et ce nuage qui res- 
semble au plumet de Pulawski. 

LE STABOSTE FT LE BOURGMESTRE. 

Qu'entendez- VOUS dire ? Seraient-ils ?. . , 

LR PORTE-GLAIVE. 

Je dis seulement que Pulawski est un bon cavalier, M. da 
Choisy un excellent fantassin ; les monts Carpathes sont près 
de Cracovie, le Palatin a mis son bonnet de confédéré. . . 
Venez me voir cette nuit, nous en reparlerons. Madame la 
Starostine, allons, du courage. Je jure par les monts Carpathes 
que votre fils ne sera pas fusillé ! {Tout le monde sort.) 



$6^ — 



SCÈNE II 
LA COMTESSE, LE COMTE ADOLPHE, UN LAQUAIS. 

LA COMTESSE {se jetant dans un fauteuil). 
Ces solliciteurs ! Ça ne vous laisse pas une minute de repos, 
et après une telle journée. Voilà mes compatriotes ! Ils m'in- 
sultaient tantôt; et, ici, ils rampent devant moi. Mais qu'ai-je 
besoin d'eux? {Au laquais, en apercevant Adolphe auprès 







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— 10 




dCune porte de càté,) Qui est-ce ? Je t'ai dit de ne laisser en- 
trer personne. 

LE LAQUAIS. 

Monsieur le Comte, votre frère. [Il sort,) 

LA COMTIù«SE. 

C'est toi, cher Adolphe? Comment es-tu déjà ici? Je vous ai 
pourtant laissés à table. 

ADOLPHE. 

Je t'ai suivie en secret. J'ai à te parler, Caroline. Il s'agit 
d'une affaire importante. 

LA COMTESSE. 

D'une affaire ? Et toi, Adolphe, tu ne me viens voir que pour 
affaire ! Cependant sois le bien-venu. Il y a si longtemps que 
je ne t'ai vu chez moi, que nous n'avons parlé ! Si tu voulais 
venir un peu plus souvent, Adolphe, tu es mon unique con- 
solation dans cette épouvantable solitude ! 

ADOLPOR. 

De quelle solitude parles-tu? Je ne connais pas à Cracovie 
de palais moins solitaire que le vôtre. 

LA COMTESSE. 

Méchant! tu feins de ne pas savoir que ce palais est aussi 
bien séquestré du monde, de mon monde à moi, de ma patrie, 
de ma famille, que le serait un hôpital de lépreux. Qui est-ce 
qui m'entoure ici? Des Russes, des étrangers. Au sein de ma 
patrie, j'oublie ma langue maternelle, j'oublie de parler. Per- 
sonne à qui je puisse dire une seule parole intime. 

ADOLPHE. 

Il vient ici tant de Polonais. 






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LA COHTESSR. 

Des solliciteurs, des malheureux. Oui, on pleure ici en po- 
lonais, mais on ne parle pas. Quelle existence ! c'est pis que 
d'être orpheline, que d'être epfant-trouvée ! A quoi bon avoir 
une famille qui vous abandonne, qui vous renie I 

ADOLPHB. 

Si mon père est fâché, qu'y a-t-il d'étonnant? Nous arrivons 
après une longue absence; nous apprenons ton divorce et 
que tu vas épouser. . . et mille autres choses ! Nos parents 
ont dit à notre père du mal de toi. Je te l'avoue, j'ai été 
étourdi de toutes ces nouvelles. Mais, patience, laisse passer 
la tempête. 

LA COHtESSB. 

Toi seul^ mon cher frère, tu me conserves encore un peu 
d'amitié, je le sais; ton jeune cœur n'a pas eu le temps de se 
gonfler de leur haine, de s'imprégner de leurs pétrifiants pré- 
jugés. Mais tu changeras, je le prévois bien. Ils t'apprendront à 
à me haïr ! Cher Adolphe, ne les écoute pas, sois toujours bon 
pour moi. Tu sais combien tu m'es cher. Rien que le son de 
ta voix me rend heureuse, me transporte tout à coup au 
sein de mon heureuse enfance, au sein de ma famille. Nous 
étions alors si unis, nous nous aimions tant les uns les autres. 
Tout ce qui me reste de sentiments de famille, je les con- 
centre sur toi seul. Tu es ma famille entière, ma pHtrie, à 
moi enfant deshéritée, exilée, réprouvée. Si tu voulais venir 
plus souvent... 

ADOLPHE (attendri). 

Toutes les fois que je le pourrai, Caroline. Je sais que tu 
, m'aimes. Je sens tout le mal qu'on te fait et j'en soufi're. Tu . 

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HoV^/ — — -v^Tc^ 



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— <2 — 

as un cœur si bon, si sensible. Je vais faire un appel à ta bonté. 
Tu te rappelles ce prêtre* que Ton accuse d'espionnage. Je t'en 
ai écrit déjà, tu m'as promis sa grâce. Tu l'obtiendras du Gou- 
verneur, n'est-ce pas? 

LA COMTESSE. 

Tu sais que ce n'est pas la première, j'espère que ce ne sera 
pas la dernière. Cependant, vois leur reconnaissance. Tu as été 
témoin de l'accueil qu'ils m'ont fait. Tu as vu à table ce Li- 
thuanien, ce triste manchot, cet ami de Pulawski que les Russes 
allaient pendre. Je lui sauvai la vie. Monsieur, lui dis-je à 
table, vous ne m'avez pas même saluée ! Madame, me répondit 
cet orgueilleux. Madame, je ne peux pas vous tendre la main, 
vos amis les Russes me l'ont coupée. Mes amis les Russes! 
Imbécile, ingrat! — Et ces femmes! J'allai la première à 
leur rencontre, et les voilà piétinant à reculons, et puis de 
s'enfuir toutes, comme ces Confédérés de Bar, leurs dignes 
maris et fils, fuyant partout devant les Russes. C'est pour- 
tant là, sur le champ de bataille, qu'ils feraient mieux d'éta- 
ler leur patriotisme. Mais ici, insulter une femme, est-ce du 
patriotisme polonais? Une femme qui tâche de leur faire 
du bien! Allez, vos Polonais, c'est le peuple le plus ingrat au 
monde. 

ADOLPHE. 

Et qui es-tu donc? Tu n'es plus Polonaise? Caroline, ne 
parle pas ainsi. Si l'on est fâché contre toi, à qui est la faute ? 
Je ne viens pas te faire de reproches, mais tu as tort. Pour- 
quoi habites-tu ce château au milieu des Russes. Ton palais 
donne dans la cour du Général, c'est presque la même maison; 
tout le monde tfouve cela scandaleux. 



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— 13 — 

LA COMTESSE. 

Je me réfugie icî^ oui^ pour ma sécurité. Ne sais-tu pas que 
ma familïe voulait m'enfermer dans un couvent, même avant 
l'arrivée de mon père. Quel droit auraient-ils de m'enfermer? 

ADOLPHE. 

11 ne fallait pas divorcer avec le comte, ton mari. Gela ne 
s'est jamais vu dans notre famille. Tu avais tort. Et mainte- 
nant tu acceptes les hommages d'un Russe, toi, lille de mon 
père, fille d un Palatin ! 

LA COMTESSE. 

Tu répètes leur leçon. Le divorce, le divorce ! Eh, pourquoi 
m'a-t-on laissé, moi enfant, épouser un homme mal élevé, 
un sauvage, un ivrogne, pour ne pas dire pis. Lui, se soucie- 
t-il-de moi? Ma famille prétendra-t-elle être plus jalouse de 
l'honneur de mon mari qu'il ne l'est lui-même? Crois-moi, 
tout cela n'est qu'un prétexte pour me persécuter. Ils me 
haïssent, ils me calomnient, et ils s'étonnent de ce que je ne 
suis pas indifférente aux sentiments d'un homme, du seul 
homme qui me protège, qui m'estime, qui s'est attaché à mon 
sort. 

ADOLPHE, 

Cet homme est un Russe. 

LA COMTESSE. 

Dieu, quelle est donc la religion, où est la loi qui défend 
d'avoir de l'amitié pour un étranger? et cela seulement parce 
qu*il est étranger. 

ADOLPHE. 

Cet étranger nous fait la guerre. 

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— 14 — 




L\. COMTKSSK. 

Les guerres finissent tôt ou tard. Les haines nationales 
s* apaisent. Et alors^ le bruit des armes une fois cessée vous 
entendrez les cris de vos consciences. Oui, mon père, mes pa- 
rents, vous tous, vous aurez des remords d'avoir flétri mon 
existence, empoisonné tous les moments de ma vie ! Vous me 
regretterez un jour, vous me rendrez justice, oui ! 

ADOLPHE. 

Ah! si tout cela finissait ! Si tu pouvais te réconcilier avec 
ta famille, revenir à nous ! Comme notre palais est devenu 
triste depuis que tu n'y es plus ; triste et muet; quel vide 
tu y laisses ! Comme c'était gai avant notre départ pour cette 
malheureuse ambassade ! Et maintenant mon père ne sourit 
plus. Personne ne parle à table : on dirait un couvent de trap- 
pistes. Si tu revenais! Tu es si gaie, si bonne. Tâche que no- 
tre père te pardonne. N'oublie pas ce moine; mon père don- 
nerait beaucoup pour le sauver. On le juge aujourd'hui. Tu 
sais qu'on n'a pas vu de Polonais sortir sauf d'entre les mains 
de juges russes. 

LA COMTESSE. 

Sois tranquille. J'ai déjà écrit au Gouverneur. Je lui en par- 
lerai encore, il viendra aujourd'hui me voir. 

ADOLPHE. 

Il viendra ici ! Il faut donc que je te quitte, car si mon père 
apprenait... 

LA COMTESSE. 

Mais il n'est pas Irt-ouillé avec le Général, il l'invite, il vient 
le voir. 

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— 15 - 



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ADOLPHE. 

Ne t'y fie pas trop. Lorsque nous étions à Vienne^ il rece- 
vait Tambassadeur russe très-poliment^ et il le détestait ; ali ! 
qu'il le détestait. Après chaque visite de cet ambassadeur, 
mon père tombait malade, tant cela lui coûtait. Il pensa une 
fois avoir un coup de sang ! C'est de la politique, ma sœur. 
Ah ! c'est une chose affreuse^ cette politique ! Ta-t-il parlé à 
dîner? 

LA COMTESSE, 

Non. Te parle-t-il quelquefois de moi? 

ADOLPHE. 

Non. Je conserve dans ma chambre ton portrait. Mon père 
s'arrêtait souvent devant ce portrait, le regardait avec tristesse.- 
Quelquefois il s'oubliait jusqu'à lui dh*e des injures. C'était 
dans le temps où il te sommait pour la dernière fois de reve- 
nir dans son palais. 

LA COMTESSE. 

Je n'osais pas y retourner. Il était alors si irrité. 

ADOLPHE. 

Depuis ce temps^ il ne regarde plus ton portrait et il ne dit 
rien. 

LA COMTESSE. 

La plus forte colère s'apaise avec le temps. 

ADOLPHE. 

Tu dois connaître le PalHtin. Ceux qui le connaissent ne 
craignent de lui rien autant que son iiUehce, Mais j'entends le 
bruit d'une voiture. Je pars. Tâche de sauver Je moine. Il faut 
absolument le sauver. (Avec mystère.) C'est le Père MarcI 



à". 



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— 16 — 



LÀ COMTESSE. 

Le Père Marc! notre ancien confesseur? le saint homme. 
Il a été aumônier des Confédérés. Et Pulawski^ — ay«z-vou8 
des nouvelles de Pulawski ? 

ADOLPHE. 

Ah ! le pauvre Pulawski t'intéresse encore. 
LA COMTESSE (avec émotion). 
Eh bien! en sais-tu quelque chose? Te défies-tu de moi? 

ADOLPHE. 

Il vit, il n'a pas été fait prisonnier. Voilà tout ce que je puis 
te dire. 

LA COMTESSE. 

Dieu en soit loué! Où est-il? Est-il hors de danger? En 
sûreté? Est-il loin? 

ADOLPHE. 

Hors de danger; mais il ne m'est pas permis de dire où il 



^6^t— 



LA COMTESSE. 

Ne le ;dis pas; ne le dis à personne; car si quelqu'un 
entendait, si les échos répétaient... Ecoute, Adolphe, écris-lui, 
fais-lui dire qu'il fuie le plus loin qu'il pourra. L'Impératrice a 
mis sa tête à prix. Le Général lui porte une haine toute parti- 
culière. S'il tombait entre ses mains, c'est la seule tête que ni 
moi ni personne ne pourrait sauver de la hache. Je n'oserais 
pas même parler en sa faveur. 

ADOLPHE. 

Et cependant on dit que tu l'as aimé jadis. 

LA COMTESSE. 

Histoire d'enfance. Nous avons été élevés ensemble dans 



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«^ 



— 17 — 



notre château des montagnes. Tu étais alors petit enfant^ tû 
ne te le rappelles pas. Il est mon frère de lait. Qui a dit que je 
l'ai aiméî 

ADOLPHE. 

Tout le mondé, et certes ce n'est pas ce qu'on te reproche; 
je ne m'en fâche nullement. Ah! Caroline^ si tu l'avais 
épousé^ un si brave homme^ si célèbre. Allez^ il vaut bien 
votre Russe. 

LA COMTESSE. 

Il n'était alors qu'un pauvre garçon. S'il m'avait aimé^ il 
n'aurait pas fui de chez nous pour se faire soldat^ aventurier. 

ADOLPHE. 

Si tu savais^ qu'il est grande qu'il est beau! 

LA COMTESSE. 

Tu l'as donc vu? grand Dieu! Serait-il ici? Que vient-il 
faire? L'insensé, il court à sa perte! Si on le découvre... 
J'ai un pressentiment horrible. J'ai eu cette nuit un rêve 
affreux. Je le vis en songe. 

ADOLPHE. 

• Pulawski? 

LA COMTESSE. 

Je rêvais que j'étais dans les Garpathes avec Pulawski, 
tel que je l'ai connu dans mon enfance. Un chapeau de mon- 
tagnard, une hache à la main, il me conduisait vers une mon« 
lagne couverte de gazon, émaillée de fleurs. 

ADOLPHE. 

Il n'y a rien d'affreux dans tout cela, ce me semble. 

LA COMTESSE. 

I Tout à coup, je vis sortir de dessous terre mon père. Il nous 
à^6^ — 



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- 18 — 



saisit, nous jeta tous les deux dans la fosse, en criant : Enter- 
rez-les, enterrez-les. Ah! Dieu, je sentis, je sens encore dans 
ma bouche, sur ma poitrine, cette terre humide, lourde... Je 
sentis le pied de mon père qui foulait la terre. Dieu, quel 
rêve! 

UN LAQUaIS. 

Son Excellence monsieur le Général-Gouverneur. 

ADOLPHE. 

Je ne veux pa« qu'il me voie ici. 

LA COMTESSE. 

Sors parla et puis par le jardin. (Adolphe sort.) 

SCÈNE III 
LA COMTESSE; LE GÉNÉRAL, en grande tenue. 

LE GÉNÉRAL. 

Eh bien, madame, ceque j'ai prédit est arrivé. Victoire!!! 
Le rapport d'hier se confirme. On a battu les Confédérés, com- 
plètement battu ! Dieu en soit loué ! Je viens de commander 
un Te Deum, et j'allume vingt-cinq cierges dans ma chapelle, 
autant de cierges que je compte d'années de service, dont les 
dernières furent les plus pénibles. Cette maudite guerre, comme 
elle durait! Mais à la fin des fins, c'est fini, fini! Je respire. 
C'est à présent que je me sens véritablement gouverneur de ce 
pays. Ah ! vous êtes triste. 

LA r.0HTESSE, 

Fatiguée de ce diner. Vous m'aviez fait espérer un meilleur 
j accueil. Je regrette d'y être allée. 






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L,<OJOrv*— ... 




— il) — 

1.E GÉNÉRAL. 

Nos convives se sont aussi confédérés contre nous. Ce n'est 
pas aimable, mais je n'y pense plus. Je ne conçois pas ce qui 
rend tout d'un coup ces Sarmates si fiers^ si dédaigneux. Ils 
ont lu la gazette d'hier. Ce n'est pas, il me semble^ le moment 
de narguer les Russes. Mais n*importe; nous sommes enfin 
vainqueurs; soyons généreux. Je leur pardonne leur mauvaise 
humeur, à vos pauvres compatriotes. Je ne jn'en fâche plus. 
Je publie une proclamation au nom de l'Impératrice, des 
grâces, des pardons. Rendons le bien pour le mal, une fois le 
pays pacifié. 

LA C0MTE5FE. 

Je suis enchantée de vous trouver dans cette disposition 
d'esprit. Je vous fournis l'occasion de faire preuve de senti- 
ments généreux. Vous avez sans doute fait mettre en liberté 
le prisonnier pour lequel je vous ai écrit hier. 

LE GÉNÊRIL. 

Ah I non, pour celui-là non, on le fusillera ; mais ce sera la 
dernière victime. Non, c'est un homme trop dangereux. 

LA COMTESSE. 

Qui ? Je vous parle du capucin. C'est un moine du couvent 
de mes domaines. On le connaît ici. 

LE GÉNÉRAL. 

Mon docteur l'a examiné. 11 trouve, à ce qu'il parait... 

LA COMTESSE. 

Toujours cet infâme espion de Courlandais. Ne vous a-t-il 
pas fait commettre assez de cruautés, ce vil dénonciateur? 

LE G/tN^RAL. 

Dénonciation ! cruauté ! Vous êtes singulière. Vous me con- 



c^G^e/ 



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U^}C^^- 



— 20 — 




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naissez pourtant. Suis-je cruel, moi? Toutes les fois qu'il ne 
s'agit pas du service impérial, quel plaisir aurais-je à être 
cruel? Croyez- vous que ce soit amusant de tirer des capucins? 
Ma foi, je préférerais abattre un daim dans les montagnes des 
Carpathes. Mais que voulez-vous, c'est la guerre, la nécessité. 
Pourquoi m'obligent-ils à sévir contre eux ? 

LA COUTESSE. 

A la bonne heure ! Faites donc la guerre aux soldats, mais 
fusiller des hommes tranquilles.. . 

hK gén^:ral. 

Je voudrais bien avoir l'honneur de faire la connaissance de 
ces hommes tranquilles; mais, jusqu'à présent, je n'en ai pas 
trouvé en Pologne. S'il tn a jamais existé en ce pays (ce dont je 
doute), la race en est perdue. Ici tout ce qui respire, conspire. 
Mon docteur a raison de dire qu'un Polonais, après avoir 
expiré, conspire encore au moins l'espace de vingt-quatre heu- 
res. C'est le pays des mauvaises têtes, depuis la tête rasée de 
monseigneur le Palatin, votre père, jusqu'à la tête chevelue 
du dernier des paysans qui aient jamais laissé flotter leur pli- 
que polonaise. Aussi, me voilà bienheureux d'avoir enfin... 

LA COMTESSE. 

Tout le monde aime sa pairie. 

LE GÉNÊnAL. 

On ne les chasse pas de leur patrie. Qu'ils y restent, mais 
qu'ils se conduisent honnêtement, qu'ils obéissent à leur roi... 

LA COMTESSE. 

Le roi Stanislas Poniatowski, que vous appelez vous-même 
votre homme d'affaires, homme de paille... 






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— 21 — 




LE GÉNÉRAL. 

Homme d'esprit. Il a pesé la puissance des deux Etats : celle 
de la Pologne se trouvant plus légère, le roi s'y résigne. Vos 
compatriotes auraient mieux fait de l'imiter, que d'entrepren- 
dre une guerre inutile, oui, inutile à eux, inutile à moi. Car je 
ne connais pas de métier plus triste pour un général que de 
combattre des troupes irrégulières, des partisans. Si l'on rem- 
porte une victoire, qu'est-ce qu'on trouve sur le champ de 
bataille? Pas un canon, pas un fourgon, pas un clou. Il n'y a 
pas de quoi remplir deux lignes de bulletin. Aussi, depuis que 
je fais cette chiffonnière de guerre, n'ai-je obtenu de l'Impéra- 
trice ni avancement, ni décoration, ni dotation. Sa Majesté 
m'ordonnait dans chaque dépêche d'en unir à tout prix, et 
cela ne finissait pas. Qu'y a-t-il d'étonnant si je m'irritais, si 
je m'emportais, si je sévissais? La peur rend cruel. 

LA COMTESSE. 

Vous aviez peur? vous, vieux soldat? 

LE GÉNÉRAL. 

Ce n'est pas pour ma vie que je craignais, mais pour ma 
réputation, pour mon avenir, pour mes vingt-cinq ans de ser- 
vice. Savez-vous que j'ai été sur le point d'être disgracié? Je 
craignais aussi pour vous. Vous savez que vos compatriotes ne 
vous aiment pas. Ainsi vous partagiez à votre insu mes dan- 
gers. Quand donc vous déciderez-vous à partager pour tou- 
jours mon bonheur? 

LA COMTESSE. 

Vous voyez comme ma famille s'y oppose. 

LE GÉNÉRAL. 

Le papa nous boude un peu. Soyez tranquille, nous l'appri- 



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voiserons. I] ne sait pas encore l'importance de notre dernière 
victoire^ et déjà^ voyez^ la crainte ou la politique l'oblige à ve- 
nir me voir, à m'inviter chez lui. Notre dîner d'aujourd'hui n'a 
pas réussi, n'importe; c'a été notre premier essai. J'ai invité le 
Palatin à venir ce soir prendre du thé chez moi. Nous recom- 
mencerons. Je serai poli, prévenant, même humble avec lui, 
vous l'assiégerez de vos caresses. Je ferai retentir de temps à 
autre des promesses, au besoin des menaces. Nous lui livre- 
rons un assaut. Eh, allons, ça ira ! Un peu de gaieté. Je veux 
être gai, moi, je veux m'amuser aujourd'hui. Je ne veux plus 
entendre parler guerre ni politique d'ici à un mois. Je suis une 
recrue en semestre, moi, ha! 

LA COMTESSE « 

Le prisonnier dont je vous ai parlé a été autrefois confes- 
seur de mon père. Vous avez là l'occasion d'obliger mon père 
d'une manière délicate. 

LE GÉNÉRAL. 

EncM-e ce capucin ! Bon, bon, qu'on ne m'en parle plus. Je 
vais écrire l'ordre. (Il cherche du papier.) Eh bien{iZ sonné), 
qu'on fasse venir le docteur ! Vous viendrez chez moi, n'est-ce 
pas? 

LA COMTESSE. 

Il faut changer de toilette, ça m'ennuie. Je me sens si fati- 
guée. 

LE GÉNÉRAL. 

Je vous attends ici. Nous irons ensemble. (La Comtesse sort,) 

LE LAQUAIS. 




Le docteur. (Il sort.) 



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— 23 — 

SCÈNE IV 
LE GÉNÉRAL, LE DOCTEUR. 

LE GÉNÉRAL. 

Vous porterez cet ordre au geôlier de la prison militaire, et 
vous ferez mettre en liberté l'individu. (1/ sorme.) Ma voiture ! 
Vous me ferez demain votre rapport. 

LE DOCTEUR. 

Vous me permettrez d'abord, mon général, de vous suivre 
chez vous ce soir. J'aurais à vous parler. 

LE GÉNÉRAL. 

Aujourd'hui je n'ai pas le temps. 

LE DOCTEUR. 

Votre Excellence m'accordera une heure... 

LE GÉNÉRAL. 

Pas une seconde. Je ne veux pas qu'on me parle d'affaires 
aujourd'hui. Suis-je un forçat, un Sibérien? On ne me laisse 
pas... 

LE DOCTEUR. 

J'ai à vous communiquer, mon général, des nouvelles im- 
portantes. 

LE GÉNÉRAL. 

Bonnes ? Dites-les. Pulawski est-il pris ? 

LE DOCTEUR. 

Des nouvelles de la plus grande importance et qui réclament 
toute votre attention. Vous aurez peut-être à ordonner quel- 
ques mesures. 



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— 24 — 

LE GÉNÉRAL. 

Qu'est-ce donc? Dépêchez- vous. 

LE DOCTEUR. 

Si vous voulez^ mon généM, passer dans votre cabinet... 

LE GÉNÉRAL. 

Nous sommes seuls ici. Fermez la porte. Parlez, dépêchez- 
vous, je n'ai pas le temps. 

LE DOCTEUR, gravement. 

J'ai l'honneur de prévenir Votre Excellence que, depuis 
hier, l'horizon politique commence à s'obscurcir, et que la 
physionomie de la ville de Cracovie décèle des symptômes 
inquiétants. 

LE GÉNÉRAL. 

Folie ! Comment, à présent? Après leur dernière défaite î 

LE DOCTEUR. 

Je remarque depuis ce matin qu'il se forme des groupes, 
des rassemblements, comme si l'on s'attendait à quelque grand 
spectacle, comme si l'on pressentait quelque grand événe- 
ment. Les bourgeois s'attroupent, et, s'étonnant de se trouver 
ensemble, ils paraissent ignorer eux-mêmes la cause de 
leur mouvement. 

LE GÉNÉRAL. 

C'est donc déraisonnable : c'est sans conséquence. 

LE DOCTEUR. 

Au contraire, cela peut avoir les conséquences les plus gra- 
ves. Jamais le peuple n'est aussi dangereux que lorsqu'il veut 
avec force, sans savoir précisément ce qu'il veut. 

LE GÉNÉRAL. 

Nos postes militaires ont l'ordre de surveiller. 





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— -'^iP 



— 23 — 




LE DOCTEUR. 

La foule, arrivant en vue de nos postes militaires, s'arrête 
en silence, sans provoquer personne. Et puis, sans être pro- 
voquée, ni menacée, elle se disperse en silence. 

LL GÉNÉRAL. 

Se disperse? tant mieux ! 

LE DOCTEITR. 

Et elle s'attroupe sur un autre point. Or, j'ai remarqué à 
Constantinople, où j'ai eu l'honneur d'être attaché à la mission 
impériale en qualité de..., j'ai observé à Constantinople qu'un 
tel symptôme annonce toujours un mécontentement sourd et 
profond. 

LE gI^.nêral. 

Ces gens, que disent-ils? De quoi parlent-ils? 
LE docteur. 

Ils parlent bas, mon général, ils parlent bas ! La ville entière 
a subitement baissé sa voix d'une demi-octave. Or, j'ai remar- 
qué à Venise, où j'ai eu l'honneur d'être attaché à la mis- 
sion... 

LE GÉNÉRAL. 

Eh bien, à Venise? 

LE DOCTEUR. 

Toutes les fois qu'on remarque une telle altération du par- 
ler populaire, on sait que les esprits sont malades de quelque 
projet, et les inquisiteurs d'État se mettent en quête. Aussi 
ai-je examiné... 

LE GÉNÉRAL. 

Vous avez bien fait d'examiner. Qu'avez- vous donc trouvé? 



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— 26 — 



LE DOCTEUR. 

Patience^ mon général. Il est encore à observer (et par vous- 
même vous pouvez constater la justesse de cette observation), 
il est à observer, dls-je, que depuis hier les Polonais, en se 
saluant, se pressent la main avec plus d'énergie que de cou- 
tume, avec un geste. . . comme ça. J'ajouterai qu'ils échan- 
gent entre eux des coups d'œil d'intelligence. Or, j'ai remar- 
qué . . . 

LE GÉNÉRAL. 

C'est vrai. 

LE DOCTEDR. 

Or, j'ai remarqué en Suède, où j'ai eu l'honneur d'avoir 
été. . . 

LE GÉNÉRAL. 

Eh bien? 

LE DOCTEDR. 

En Suède, durant la lutte des royalistes et de la noblesse, 
lorsqu'un parti laissait voir de tels signes, on était sûr qu'il 
venait de recevoir quelque encouragement, qu'on était à la 
veille... _^ 

LE GÉNÉRAL. 

Donc, que pensez-vous ? Qu'en avez-vous conclu ? Quelles 
nouvelles peuvent-ils avoir reçues? 

LE DOCTEUR. 

Je crois qu'ils ont reçu mieux que 3es nouvelles. Il est pro- 
bable qu'ils ont reçu dans leurs murs quelques Confédérés 
fuyards. On sait comme leur présence électrise partout les 



j esprits. 






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LE GÉNÉHAL. 

C'est possible. Cher docteur, mettez tout en œuvre^ exami- 
nez, faites prendre des informations; nous verrons. 

LE DOCTEUR. 

Ordonnez-vous quelques mesures de précaution? 

LE GÉNÉRAL. 

Contre qui ? Qu'est-ce qui serait donc arrivé ici ? Où se ca- 
cheraient-ils? Pour agir il me faut des données précises. Aucun 
renseignement... 

LE DOCTEUR. 

Aucun jusqu'à présent. 

LE GÉNÉRAL. 

Cependant^ comme médecin, vous avez des relations avec 
tant de monde. 

LE DOCTEUR. 

Dès le matin j opérais sans relâche. Je m'attachais aux oreil- 
les de mes patients comme une sangsue; je pompais comme 
une ventouse. Mais, hélas ! je ne pus rien tirer. 
LE gén^:hal. 

Incroyable ! Avec un tel esprit d'observation, tant d'expé- 
rience ! ne pouvoir rien apprendre ! Pourtant ces Polonais 
sont si bavards, si incapables de dissimuler ! c'est un peuple si 
diaphane. . . 

LE DOCTEUR. 

Oui, ils parlent beaucoup; mais ils ne disent jamais le 
petit fin mot de la chose. On n'a jamais découvert dans cette 
bavarde Pologne aucune conspiration. La ville est dans ce 
moment, comme un enfant malade, inquiète et criarde; mais 



$6^ — 






(0 





— 28 — 

il est inutile de lui demander ie siège et le nom de son mal. 
Cest à nous de le deviner. 

LE Gf:NÉRAL. 

C'est facile; ce mal s^appelle le mal Pulawskî. 

LE DOCTECR. 

Bien déterminé. On dit que cet aventurier s'est jeté dans les 
monts Carpathes. Je remarque que les bourgeois de Gracovie 
tournent trop souvent la tête du côté des montagnes^ comme 
les lazzaroni du côté du Vésuve, ce qui présage une éruption. 

LR GÉNÉRAL. 

Monsieur Pulawski ne fera pas des Carpathes un Vésuve. 

LE DOCTEUR. 

Les montagnes sont si près. Il peut bien se glisser dans la 
ville. 

LE GÉNÉRAL. 

S'il vient ici, on le découvrira. Je m'en repose sur vous. Je 
donnerais ma croix de Saint-Georges pour qu'il fût ici. Vous 
avez son signalement. Allons ! observez, tâtez, furetez, lancez 
vos émissaires ! Ah ! si je le tenais, cet homme maudit ! Je l'es- 
pérais déjà, je m'en félicitais déjà! je faisais des projets cou- 
leur de rose, et voilà ce trouble-fête ! . . . Docteur, si tu m'ai- 
des à amputer cette tête-là, je te nomme chirurgien en chef de 
l'armée ! Je te promets le brevet de conseiller d'Ëtat. 
LE DOCTEUR, BU s'incUnant. 

Mon général ! mon général ! Dieu sait comme je voudrais 
sincèrement... 

LE GÉNÉRAL. 

Si je le tiens... Non, ce serait lui accorder trop de grâce 
que de le faire pendre. Non, misérable ! Tu me payeras cher « 



. — -o^B^ 





— 29 — 

mes insomnies! Je te prépare... tu serviras d'exemple... L'on 
s'en rappellera d'ici vingt ans. On tremblera à la seule idée 
de conspirer. 

UN LAQUAIS entrant* 
Madame la Comtesse est déjà descendue. Elle attend Votre 
Excellence. 

LE GÉNÉRAL. . / ^. 

Dites à Madame qu'elle veuille bien aller chez moi. J'y «uîs 
dans un instant. (Le laquais sort,) Ah! ça, docteur {il Zm 
mmtre un papier), j'achève, je l'ai promis... oui, il faudra 
mettre en liberté ce prisonnier. 

LE DOCTEUR. 

Avec votre permission, mon général, vous feriez mieux de 
laisser cet hornme où il est. Cet homme me paraît dangereux. 
Il n'est rien moins que moine. Je viens de l'examiner. D'abord 
sa main droite est plus charnue et plus longue de deux pouces 
que sa main gauche. Or, c'est l'habitude de manier le sabre 
qui allonge et renforce ainsi hypertrophiquement les bras des 
gentilshommes polonais. Preuve qu'il est gentilhomme et vieux 
soldat. 11 porte aussi sur le front certain stigmate qui n'est pas 
tout à fait séraphique et qui m'a l'air d'un coup de sabre à 
peine cicatrisé. 

LE GÉNÉRAL. 

- Il a pu servir autrefois. Je préfère qu'on devienne de meu- 
nier évêque que d'évêque meunier. C'est plus tranquille. Est- 
il vieux ? 

LE DOCTEUR. 

Oui, âgé. 




— *^3<àà 



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! 



— 30 — 

LE GÉNÉRAL. 

Donc ce n'est pas Pulawski ni de Choisy. Cela me suffit. 



-I 



LE DOCTEUR. 

Oh ! non^ mais il peut bien être Témissaire du fameux capu- 
cin Marc^ surnommé Taumônier de la Pologne militante. Peut- 
être bien, est-ce Marc lui-même. 

LE GÉNÉRAL. 

Quelle idée ! D'après les derniers rapports, ce Marc se trou- 
vait à 300 lieues d'ici. Du reste, qu'il s'appelle Marc, Mathieu ou 
Jean, j'ai promis à la Comtesse sa liberté. Allez, occupez-vous 
de Pulawski, de lui seul. 

LE DOCTEUR. 

Une idée me vient, mais j ose à peine... 

LE GÉNÉRAL. 

Parlez. 

LE DOCTEUR. 

Votre Excellence n'ignore pas que madame la Comtesse est, 
c'est-à-dire était en relations... avec... avec Pulawski. 

LE GÉNÉRAL. 

Oui, étant enfant; c'est de l'histoire ancienne. Ce n'est pas 
de votre département, cela ne vous regarde pas. 

LE DOCTEUR. 

Je voulais seulement dire que la famille de madame la Com- 
tesse... une famille très-nombreuse... Or, il est possible... pro- 
bable que quelqu'un de la famille a conservé quelques rela- 
tions... Et comme madame la Comtesse a beaucoup d'amitié 
pour Votre Excellence, il serait infiniment avantageux pour le 
service de Sa Majesté l'Impératrice que madame la Comtesse se 









I 



— -o^^ 



r ::: : 1 

chargeât d'obtenir quelques renseignements^ au moyen de... 
Si elle voulait par exemple m'employer... suivre mes conseils... 

LE GÉNÉRAL» 

Signor dottorel Vous n'êtes pas jaloux, vous voulez que 
tout le monde soit de votre métier. Vous avez dit une sottise. 
UN OFFICIER entrant. 
Excellence, le Palatin est à la porte de la citadelle. Faut-il 
le laisser entrer? 

LE GÉNÉRAL étonné. 
Le Palatin? Et qui vous a dit de lui fermer la porte ? 

l'officier. 
Excellence, il veut entrer avec toute sa suite, avec ses Tatars 
et ses Cosaques. 

LE général. 
Qu'est-ce que cela fait? une dizaine de Cosaques. Faites 
ouvrir vite. (L'officier sor^)... Je l'ai invité pour ce soir. 

LE DOCTEUR. 

Je voulais précisément dire que M. le Palatin, pour lequel 
je professe la plus haute estime, et sur le compte duquel je 
n'oserais rien dire qui pût lui faire le moindre tort.. . Cepen- 
dant, bien qu'il soit le père de madame la Comtesse pour 
laquelle... 

LE général. 

Eh bien! sans détours... 

LE DOCTEUR. 

Il me paraît nourrir pour l'ordre de choses actuel des senti- 
ments tout autres que ceux qu'on aimerait voir de... Vous 
: savez qu'il a été agent des Confédérés à l'étranger. J'ai ici j 

d'e^ — — o^ 



(a^^Nv^. 



! 



•~/^ 



— 32 — 




des notes sur sa conduite. {Jl fouille dam son portefeuille.) Il 
vient de recevoir une lettre du duc de Choiseul, il a expédié 
une lettre pour lord North, il... 

LE GÉNÉRAL. 

Je sais. Ces ambassades ont échoué. Vous voyez que, de 
retour de ^s courses inutiles, il n'est pas allé dans le camp de 
Pulawski. Il reste ici tranquille. 

LE DOCTEUR. 

Mon général, Jules César disait qu il faut se défier des 
hommes sombres et secs, quelque tranquilles qu'ils paraissent. 

LE GÉNÉRAL. 

11 est sombre par caractère. Il nous boudait à cause de cer- 
tains rapports de famille... mais il commence à entendre 
raison. 

LE DOCTEUR. 

Avez-vous observé ses yeux? Ah! général, c'est la plus 
curieuse paire d'yeux que j'aie jamais notés dans mes signale- 
ments; des yeux mille fois plus dangereux que ceux dun 
fanatique, lesquels s'enflamment par moment, et puis de- 
viennent troubles et ternes. Le regard du Palatin ne change 
jamais d'expression ni de direction. C'est le regard d'un 
joueur de profession ne perdant jamais de vue son enjeu. J'ai 
une peur instinctive de ses prunelles qui brillent, aiguës et 
froides, comme les deux bouts d'une paire de ciseaux anglais. 
Ou je me trompe fort, ou ce regard dénote un homme capable 
de... Vous riez, mon général? 

LE GÉNÉRAL. 

Vous craignez le mauvais œil, vous ? Allons, les Russes ne 
sont pas des colibris. Le Palatin ne nous fascinera pas; il n'a 



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^£4 



— 33 — 



qu'à nous regarder. Je ne crains ni sa paire d'yeux^ ni le 
couple de ses inséparables Tatars. 

UN LAQUAIS. 

Monsieur le Palatin. 

LE GÉNÉRAL^ éUmnéy SB lévB (k s(m$iég$. 
Ici! — Il vient chez la Comtesse! C'est extraordinaire. 

LE DOCTEUR. 

Parlez-lui de ces mouvements dans la ville, je suis curieux 
de savoir ce qu'il en pense. 



^S>^ 



SCÈNE V 

LES MÊMES, et le PALATIN entrant avec deux hcyduks tatars 
qui restent à la porte. 

LE GÉNÉRAL, uu papier* à la main. 
Monseigneur! heureux, enchanté de vous voir! Madame 
vient de sortir. ^ Quelqu'un! — AUez, dites à Madame que 
Monseigneur. . . 

LE PALATIN ttu laquais, d'une voix forte^ 
N'allez pas, restez. Mon général, je viens pour vous; j'ai été 
chez vous, j'ai appris que vous étiez ici. 

LE GÉNÉBAL. 

Prenons place, je vous prie. Madame la Comtesse sera dé- 
solée d'être sortie bitôt. 

LE PALATIN idcbOUt). 

(A part.) C'est donc vrai! Jusqu'à ce point ! Elle est chez lui, 
et il fait chez elle les honneurs de la maison. — (Haut.) Je 
viens vous prévenir qu'il me sera impossible de passer la 

3 



1 



^^^^^ — 






\ 



- 34 - 



soirée d'aujourd'hui avec vous. Je pars pour la campagne. 
J'y ai commandé une chasse. On m'y attend. Je vous salue : 
je vois que vous êtes occupé. 

LE GÉNÉRAL. 

Ce n'est rien. Il n'y a qu'à signer. {Il signe.) Il s'agit d'un 
prêtre condamné à mort. Je viens d'apprendre qu'il fut atta- 
ché jadis à votre maison. Il ne mourra pas. 

LE PALATIN. 

Vous me faites regretter qu'il n'y ait pas pour le moment 
autant de personnes attachées à. mon service qu'il y en eut 
autrefois auprès de mes ancêtres. Ces temps sont... {Un 
geste.) 

LE GÉNÉRAL. 

Je voudrais que toute la Pologne vous fût attachée comme 
nous le sommes^ nous. Eh! qui sait? Chez vous, le trône est 
électif, ha! ha! — J'accorde à ce prêtre la vie et la liberté. 
Mais veuillez prendre place. . . 

LE PALATIN. 

On appelle l'Impératrice Catherine la Sémiramis du Nord. 
Vous avez le même droit de vous appeler le Titus de Cracovie. 
Je n'aspire pas aussi haut, mais j'aime l'histoire ancienne. 

LE GÉNÉRAL. 

J'accordai, il n'y a pas long-temps, la vie à ce fou de 
Lithuanien, vous savez, qui, pour faciliter la fuite de Pulawski 
avait pris son nom, et qu'on allait pendre à la place de Pulaw- 
ski. N'est-ce pas de l'histoire ancienne? Mais c'est romain ou 
plutôt romanesque. C'est un dévouement extraordinaire. 

LE PALATIN. 

Il y a des personnes qui trouvent cola extraordinaire. 






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- 35 — 

I.E GÉNÉRAL. 

Moi^ je comprends^ j'aime le dévouement d'un soldat pour 
son chef; — mais d'où vient que des citoyens tranquilles, des 
bourgeois de Cracovie par exemple, se prennent d'une telle 
passion pour monsieur Pulawski, c'est ceqiM je ne conçois pas. 

LE PALATIN. 

Oui, il y a des personnes qui ne conçoivent pas cela. 

LE GÉNÉRAL. 

Vous avez connu Pulawski? 

LK PALATIN. 

Je ne l'ai pas connu. Il a été élevé chez moi, mais il était 
alors enfant. Je connais maintenant Pulawski, comme vous 
le connaissez aussi. Connaître les actes d'un homme, c'est 
connaître l'homme lui-même. 

LE GÉNÉRAL. 

On dit qu'il est très-éloquent. 

LE PALATIN. 

Il parait que vous le surpassez en action. 

LE GÉNÉRAL. 

On prétend qu'il circule des rumeurs dans la ville . . . Croyez- 
vous que ce vagabond, s'il échappe à mes cosaques, puisse 
encore susciter des troubles? 

LE PALATIN. 

S'il recommence la guerre? 

LE GÉNÉRAL. 

Oui! 

LE PALATIN. 

Vous la continuerez de votre côté. 



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! 



- 3(i - 



1 



LE (iÉNÉUAL. 

Très-certainement. J'en serais fâché pourtant, car n'est-ce 
pas assez? — Que de sang^ que de ruines! Et pourquoi? 
Parce qu'un M. de Clioisy, avec quelques aventuriers français^ 
Teut gagner ici des épaulettes de général, et qu'un petit gen- 
tilhomme veut gouverner la République, comme si le roi 
Stanislas n'eiistait pas. L'Impératrice ne soufûrira jamais un 
tel état de choses. Et, supposons même qu'on détrône le roi, 
je connais en Pologne des hommes d'une naissance assez 
illustre... 

LE PALATIN. 

Je ne sais pas si Pulawski veut devenir staroste, hetman, 
palatin ou roi, c'est possible. Je ne conçois pas qu'il veuille de- 
venir gouverneur. De mon temps celte charge n'existait pas 
en Pologne. Du reste, jusqu'à présent, je ne me suis pas mêlé 
de cette guerre. 

LE GÉNÉRAL. 

Oh ! nous n'avons qu'à nous louer de vous. On vous a dé- 
noncé à l'Impératrice, mais je me suis toujours porté garant 
de votre conduite. 

LE PALAnN. 

Merci, mon général. Je tâcherai de me faire connaître da- 
vantage, de me faire connaître tel que je suis. Je vous salue. 

LE GÉNÉRAL. 

Ah ! vous partez? Et pour longtemps? 

LE PALATIN. 

Pour un jour. C'est près d'ici, dans les monts Carpathes. 

LE GÉNÉRAL. 

Vous allez chasser? J'aime la chasse, ces maudites affaires .. 



^ 

^o*^-^ 




^^ — . 






LB PALATIN. 

J'allais vous y inviter, mais je vous trouve occupé. Du reste, 
ce ne sera pas précisément une chasse. Je vais seulement faire 
faire des préparatifs. 11 y a longtemps que je n'ai visité 
mes terres. Dans quelques jours, j'arrangerai une chasse digne 
de vous et d'un palatin , qui est en même temps grand- ve* 
neur de la Couronne. Jespère que vous me ferez l'honneur 
d'essayer nos fusils. Je vous salue. [Il sort,) 

SCÈNE VI 
LE GÉNÉRAL; LE DOCTEUR. 

LE GÉNÉRAL. 

Un Sarmate tout cru. 

LE DOCTEUR. 

Que pensez-vous de cette chasse ? 
LE génP.ral. 
Cest un peu bizarre. Si subitement, dans ce temps de 
troubles. 

LE DOCTEUR. 

Ce que j'observe dans la ville me fait pressentir ce qui se 
passera dans les montagnes. On y rassemblera les mécontents 
des environs, on se concertera, on se comptera. 

LE GÉNÉRAL. 

Cependant, il m'en a prévenu lui-même. 

LE DOCTErR. 

C'est précisément ce qui me donne des soupçons. Vous ou- 



. bliez qu'il a été diplomate. 

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DEUXIÈME ACTE 

Contrée sauvage dans les Carpathes; & gauche un rocher surmonté d'une 
cbapoUe ; à dfOite une chaîna de isAnU^ep -, au fopd une maison de 
eampagne, rendez-tous de ehasse; plus loin un chèBe immense. Le 
«Qleil se couchfi. 



SCÈNE PREMIÈRE 
PULAWSKr; M. DE CHOISY; ZBIIOY. 

EoLAwsKr (en habit de cm fédéra., fusil en bandmiière, sabre 
au çôté^ fii$tolets dans la ceinture). 

Par ici, meiwieiir de Choisf, par ce ravin. 

»E CHOISY {en uniforme^ sam armes. Il marche lentement). 

Zbroy, mon ami, sommes-nous loi& de ce rendez-vous? 
ZBROY (en habit de chasse). 

Nous y Sommes, monaieur. Voyez cette façade garnie de 
bois de cerfs et de têtes de sanglin*s. (Chmy s'assied par 
teriti ouvre un paquet et examine des papiers.) 

puLAwsKi (regardant toUt autour de lui). 

Yiaiî C'est cela! Jft rft'y reconnais. Salut, montagnes ché- 
ries, sol natal, rochers des Carpathes! Je revois enfin vos 
fronts sourcilleux, vos cimes nues comme les têtes rasées de 
nos Confédérés ! Salut, mes vieilles moustaches de mousse ! 
Vent'des Carpathes, sifflez! C'est cela, sifflez, vents chéris. 
Votre sifflement m^endormait jadis sur un berceau de granit. 



-c^cs^^** 






^.c^v- 



. — ^^^^ 



- 40 - 

Je reconnais cette rocailleuse et forestière mélodie : c'est la 
chanson de nourrice de la famille de Pulawski ! 
DE CHoisY (tTîBtemeni), 
Mes plans, mes notes! Tout a péri dans cette Vistule! Eh, 
tant mieux! Je voudrais que ma mémoire y eût été engloutie 
en même temps. Que faisons-nous ici? Pourquoi m*a-t-il tiré 
de Teau ? C'est honteux d'être sauvé du naufrage de tout un 
peuple. Malheureux peuple ! 

PDLAWSKI. ; 

Maudites forêts de Lithuanie, maudites steppes de l'Ukraine ! , 
Voilà sept ans que je n'ai respiré une seule fois aussi librement,^' 
doucement, largement! C'est la seule atmosphère polonaise^ 
Que le oiel est grand ici ! Choisy, voyez donc ; d'ici l'ceil em-? 
tarasse dix fois l'horlion. 

DE CflOISY. - / 

Oui, elle paraît vaste, belle, cette terre de larmes et è% 
sang. Je ne veux plus regarder de ce côté. [Il détourne la tète.) 

PUIJIWSKI. 

Tu es fatigué. (En s* asseyant et se relevant aussitôt,) Je toti- 
bais de fatigue, moi; mais je suis comme un boulet de canoi : 
à peine ai-je touché ce rocher natal, que je me sens la force 
de rebondir jusque sur la grande place de Cracovie. 

DE CQOISY. 

Ils ont péri! Brave Bellemont, valeureux Laguette-Kor- 
nay... morts, ô mes amis, morts, par les mains de ceux.,. Et 
dd quelle mort ! Non, je ne raconterai pas en France les dé- 
tails de votre martyre, car ils n'auront pas le courage de vous 
venger. 



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- 41 - 




PULAWSKI. 

Qu'eat-ce? Tu es pâle? Tu n'es pas blessé, j'espère? 

DE CHOISY. 

Blessé? Oui, blessé dans l'àme, blessé à mort. Je ne suis 
plus bon à rien. Pourquoi veux-tu que je vive désormais? 

PULAWSKI. 

Fais-tu une élégie? Triste métier pour un chef d'état- 
lïiajor. Qu'est-ce que tu te lamentes comme un amoureux? Es- 
tu amoureux? 

tE CHOISY. 

D'une folle, de votre folle Pologne. Et Dieu sait comme je 
l'aï aimée! — Quelles nouvelles irais-je porter en France? On 
vous aime en France. Tout le monde vous aime. Le vieux ba- 
ron, mbii père, nommait la Pologne la âœur de la France en 
Jésus-Christ. En me bénissant, il m'ordonnait de lui apporter 
de votre terre qu'il appelle le reliquaire du monde chrétien; 
Mon frère, qui est philosophe, admire la Pologne parce qu'elle 
est République. J'y rêvais, moi, des Godefroys, des Brutus. 
Qu'ai-je trouvé ? des discordes, des désordres! Je suis trahi, 
c'en est fait de mes plus chères illusions. La Pologne m'a 
trahi. 

PDLAWSKI. 

Ah! tu chantes le refrain de Dumounez! déjà? Tu admirais 
cependant nos Brutus à grandes moustaches et nos Godefroys 
républicains. Tu te sentais heureux en courant les forêts et 
les st^pes. Qui donc a changé, de nous ou bien de toi, Ghoisy? 

DE CH0I5Y. 

Oui ! Vous êtes toujours les mêmes. Oui, vous êtes tels que 
je vous rêvais. Car ce seul nom de Polonais m'apparaissait pa- 



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- 42 - 

naché^ lancier^ sabrant. Oui^ chacun de vous est un géant, je le 
sais; mais, pris ensemble, vous ne faites qu'un nain : voilà ce 
que je ne savais pas. 

PULAWSKI. 

C'est vrai que ces chefs lithuaniens, ces chefs de l'Ukraine, 
ils ont tout gâté. Sans eux... mais n'importe ! Nous voici seuls : 
et, par Dieu ! nous nous sufOrons. Le père Marc nous a prédit 
que nous mourrons en combattant pour la même cause, une 
cause victorieuse. Mais où est-il? Zbroy, allez chercher le père 
Marc. Il doit être là-bas. (Zbroy sort.) 

DB CHOISY. 

Ce prêtre a prédit à Dumouriez qu'il aura entre ses mains le 
sort d'une nation, d'un roi. Voilà Dumouriez parti, et votre sort 
n*a pas changé. 

PULAWSKI. 

Il reviendra avec une armée. La prophétie du père Marc est 
aussi infaillible que son sabre. 

DE CHOISY. 

Eh bien, soit ; attendons l'accomplissement de cette pro- 
phétie. Au fait, il y a quelque chose de mystérieux dans cette, 
sympathie entre nos nations, et entre nous deux, Casimii*; 
car je t'aime, toi. Allons en Amérique, mais ne restons plus 
ici. Il n'y a plus rien à faire en Europe ! L'Europe se meurt, 
elle mourra sans postérité. Voilà son enfant le plus jeune et le 
plus Pobuste, notre Pologne, morte ! Allons, mon ami; La- 
fayette est déjà célèbre. Tu y trouveras ton ami Kosciuszko. Il 
est vrai que je n'aimerai plus l'Amérique comme j'aimais la 
Pologne. On n'aime qu'une fois, non ! mais nous aurons un 






^s^- 







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— 43 — 

peu de gloire^ nous laisserons des noms retentissants : c'est 
quelque consolation. 

PULAWSKI. 

Je me soucie fort peu de cette gloire d'outre-mer. Être célèbre 
dans des pays où je n'ai ni père, ni mère, ni ami ! Si tous les 
Français, tous les Allemands, tous les Turcs, y compris les Russes, 
prononçaient mon nom en l'estropiant, qu'est-ce que cela me 
ferait ? Choisy, restons ici ! Soyons célèbres ici ! Que nos ri- 
vaux crèvent d'envie, et nos contempteurs du regret d'avoir 
méconnu notre mérite ! Que nos parents se glorifient d'avoir 
de notre sang dans leurs veines! (En baissant la voix.) Eh..., 
il y a sur ce rocher des traces d'un petit pied après lequel je 
courais jadis. Que cette ingrate meure du regret de m'avoir ré- 
pudié! Voilà de la gloire vivante, chaude. J'aime les échos, 
mais il faut que je les entende. (Il chante.) Hé ! Salut, monta- 
gnes chéries!... 

DE CB0IS7. 

Que comptes-tu donc faire ici? A moins que tu ne persua- 
des à ces montagnes chéries d'accéder à la Confédération et 
de marcher en masse contre les Russes ! 

PDLAWSKI. 

Il ne s'agit de rien moins que de cela. Le Palatin est ici le 
seigneur de plusieurs villages montagnards; il commande les 
chasseurs royaux; il m'a fait venir ici; il entre dans la Confé- 
dération; nous aurons une armée; nous avons des intelligences 
dans la ville. Le Palatin revient de l'étranger : on nous pro- 
met des secours. 




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- 44 



DE CHoisY (m se levant). 
Des chasseurs? Des montagnards? Oa dit qu'ils manient 
bien la hache. 

PULAWSKI. 

Certainement, lis valent bien nos faucheurs de la plaine. 

DE cHoisy. 
Combien de milliers peut fournir le Palatin ? Voyons, com- 
bien? 

PULAWSKI. 

Je ne sais pas, mais beaucoup. Vous les compterez. 

DE CHOISY. 

Vrai Polonais ! Impossible de lui parler arithmétique. Qui 
sait? si l'on pouvait former, discipliner quelque infanterie; il 
nous reste encore quelques débris de mon régiment français. 
Mais où sont-ils? 

PULAWSKI. 

Là-bas, dans le ravin. Vous les réunirez aux nôtres. Vous 
disciplinerez, vous formerez. Personne ne vous empêchera. 

DE CBOISY. 

Mais les vôtres voudront-ils obéir? 

PULAWSKI. 

Oh ! le Palatin sait bien se faire obéir. 

DE CHOISY. 

Je crains qu'il ne fasse tout à sa guise, comme les autres 
chefs. 

PULAWSKI. 

Sois tranquille. Il me donne le commandement suprême. Tu 
seras mon chef d'état-major. Ou plutôt tu commanderas et 
j'exécuterai. Allons, du courage ! 



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DE CHOIST. 

As -tu quelques cartes? 11 me faut le plan de ce rayin qui 
débouche vers la ville. 

PULAWSKI. 

Le plan est gravé sur mes talons. J'en connais toutes les 
pierres. 

DE CHOIST (haitssant les épaules). 

11 faut pourtant tracer quelques lignes^ du moins à la hâte... 
(Il prend un crayon et du papier,) 

PTJIJIWSKI. 

Quand vous aurez entendu le son du cor^ ce sera le signal. 
Venez et amenez les restes de votre pauvre infanterie. (De 
Choisy sort.) 

SCÈNE II 
PULAWSKI; LE PÈRE MARC; ZBROY. 

PULAWSKI. 

Père Marc, où êtes-vous resté si longtemps? 
LE PÈRE MARC (en ftoc de capwcin). 

Jeune homme, tu oublies que je traîne la charge de mes 
soixante-dix ans, et que ces pieds portent encore l'empreinte 
des fers russes qui font vieillir de quelques années dans une 
seule nuit. 

PULAWSKI. 

Reposez-vous; nous sommes au rendez-vous. Voilà les mon- 
tagnes dont je vous ai tant parlé! N'est-ce pas beau? Que ne 
puis-je m'élancer dans les airs comme ce jet d'eau, voler de 
pic en pic comme cet aigle, m'étendre là-haut comme ce gla- 






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\ - 40 — 

cier, et delà, d'en haut. . . Père Marc, voyez-vous cette tache 
noire? 

LE PÈRB MARC. 

Où? 

ZBROT. 

C'est un aigle. 

PDLAWSKI. 

Le vieux a vu juste. Voyez ce reflet de soleil sur ce plumage 
blanc. De par le ciel, c'est un aigle blanc, l'aigle de nos dra- 
peaux! Père Marc, qu'en dites-vous, vous qui êtes prophète? 
Quel bon augure est-ce là ? 

ZBHOY [tristement). 

L'aigle tire à gauche. 

PULAWSKI. 

C'est ce qu'il y a de plus heureux. Il nous mène droit à Cra- 
covie. 

LE PÈRE MARC. 

La ville est donc par là? 

PULAWSKI. 

Ne reconnaissez-vous pas la chapelle de Notre-Dame de Po- 
logne que vous montriez à nos soldats. C'est delà, disiez-vous, 
que la Vierge, notre reine, nous regardait combattre. 
LE PÈRE MARC (en s^incHnant, fait un signe de croix). 

Puisse-t-elle éclairer nos conseils ! Pulawski, je connais vos 
projets. Vous tentez une entreprise difficile et nous voilà res- 
tés seuls de toute notre armée. 

PULAWSKI. 

Les Russes ont estimé ma tète trente mille ducats. C'est le 
prix d'un millier de leurs serfs. 'D'après leur tarif, je vaux un 




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- 47 - 



bataillon. D'un coup de pied je ferai sortir du sein de ces ro- 
chers des torrents de guerriers. Et vous^ père Marc^ vous èles 
une armée à vous seul. Faites seulement retentir à Cracovie 
votre voix de cloche d'alarme qui secoue les populations en^ 
tières. 

LE PÈRE MARC 

Si nous repassions la Vistule ? Si nous pouvions encore faire 
insurger la Litlmanie, l'Ukraine? Nous y avons des partisans. 

PUL4WSKI. 

Au lieu d'y aller, envoyons-y un courrier et deux mots : 
Cracovie est prise ; ces deux mots portés d'écho en écho feront 
insurger tout ce qu'il y a d'insurgeable. Quant aux Cracoviens, 
ils ont pour vous un véritable culte : d'un mot, vous pouvez 
soulever... 

LE pèi;e marc. 

Soulever Cracovie où il y a tant de Russes ? Après notre 
dernière défaite, les bourgeois sont encore effrayés. 

PULAWSKI. 

Le Palatin le veut absolument. 

LE PÈRE MARC' 

Le Palatin? où est-il? 

PULAWSRI. 

Il chasse près d'ici, dans la vallée des ossements tatars. Zbroy, 
allez dire à Monseigneur que nous sommes ici. (Ztyroy sort.) 

LE PÈRE MARC 

Je connais le Palatin. Il est patriote, mais il met les intérêts 
de son orgueil avant ceux de sa patrie. Je me défie de lui. 

PULAWSKI. 

Vous avez confiance en moi. Je pense, d'accord avec le Pa- 



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- 48 - 



latin, que, pour relever notre cause, il faut prendre Cracovîe 
le plus tôt possible. Je l'aurais fdit il y a longtemps, si ces chefs 
jaloux. . . et puis ce biave de Choisy avec ses maudits calculs 
stratégiques... 

LE PÈRE MABC. 

D*où vous est venue une idée si subite ? 

PULAWSKI. 

Mon Dieu, c'est mon idée la plus fixe, la plus intime ! J'ai 
passé ici ma jeunesse. Que voyais-je chaque jour d'ici? 
Cette ville. Regardez les fenêtres de la cathédrale qui brillent 
là, rouges, étincelantes. C'est sous l'influence de cette cons- 
tellation couleur de sang que je suis né. Oui, je me sens des- 
tiné à être le libérateur de cette capitale. 

' LE PÈRE MARC. 

*■ Et si je pense que, dans l'intérêt de notre cause, vous devez 
abandonner pour le moment. . . 

PULAWSKI. 

L'abandonner? Père Marc, je ne vous reconnais pas. Vous, 
grand aumônier de la Pologne militante! Le découragement 
gagne enfin jusqu'à vous. Je ne vous reconnais pas. L'aban- 
donner! Regardez-la donc, cette malheureuse ville. La voyez- 
vous étendant sur la Vistule ses grands faubourgs comme des 
ailes d'aigle? Elle ressemble bien d'ici à notre aigle blanc 
blessé, étendu à terre, expirant! Noble cité! Berceau de 
notre vieille république, tombeau de nos héros ! Rome slave ! 
Te voilà depuis six ans aux pieds de l'étranger, enchaînée, 
foulée. Et nous en sommes si près ! Père Marc, quelle gloire 
pour nous, si nous la relevons, si nous effaçons de son front 
cette marque d'ignominie, ce drapeau noir qui flotte là-bas 



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— 49 - 



MDune un drap mortuaire à la porte de la maison d'un tré- 
passé. Si demain^ nos vieilles connaissances^ nos amis nous 
saluaient! *. . 

LE PÈBE HARC. 

Pulawski^ calme-toi, au nom du ciel! Nous avons besoin 
de toute notre présence d'esprit, de tout notre sang-froid. 
ne s'agit pas de notre gloire, il s*agit de notre cause. 

PULAWSKI. 

Me voilà froid comme la source de la Vistule. 

LE PÈRE MARC. 

Plût au ciel que ta conscience fût aussi pure que cette 
source! 

PUIAWSKI. 

Que voulez- vous dire? 

LE PÈRE MARC. 

Casimir! Nous n'avons d'espoir qu'en Dieu. Dieu ne protège 
que des intentions pures. Mon fils, dis-moi franchement, je t'en 
conjure au nom du Seigneur, dis-moi, aimes-tu encore cette 
femme là-bas? L'idée de la revoir, de la saluer en vainqueur, 
de la conquérir, cette idée vaniteuse entre-t-elle pour rien 
dans tes projets patriotiques? 

PUIJLWSKI. 

Qui? Que dites-vous? La Comtesse? 

LE PÈRE MARC. 

Tu rougis! 

PUIAWSKI. 

De honte! L'aimer, moi? Elle m'a refusé, lorsqu'elle était in- 
nocente et pure, et... par Dieu! je n'en suis pas mort, je m'en 



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consolai. Et maintenant cette femme perdue^ maîtresse d'un. . . 
Moi? 

LE PfcRE MARC. 

Dieu en soit loué ! Mon fils^ embrasse-moi. Je t'éprouvais. 
Je craignais que quelque ver d'égoïsme ne se fût attaché 
au germe même de ton entreprise. Malheur à nous^ si nous 
sacrifions le sang d'autrui à nos passions. Mais tu es pur, 
mon fils. Ne crois pas que je m'intéresse moins que toi au 
salut de cette capitale^ fille aînée de notre Eglise. N'ai-jepas fait 
le vœu de combattre jusqu'à ce qu'elle soit délivrée des mains 
des schismatiques. J'ai dans cette ville^ oui^ j'y ai ma bien-aimée 
à moi^ ma cellule solitaire, où j'ai goûté cette paix^ cette féli- 
cité^ dont le souvenir me soutient au milieu de. .. Si je pouvais 
enfin accomplir mon vœu, vous rendre la liberté, pour retour- 
ner à ma délicimise prison! Mais je soumets mes désirs aux 
intérêts de notre cause. Si pour le bien de notre cause, il faut 
tenter cela; si tu agis sincèrement, mon fils, j'ai un pres- 
sentiment... oui, j'ai la certitude que Dieu livrera l'ennemi 
entre nos mains. 

PULAWSKI. 

Si vous me le promettez, je le tiens déjà. De par le ciel, votre 
barbe tournée vers l'ennemi m'a l'air d'une avalanche prête à 
crouler sur sa tête. 

LE PÈRE MARC. 

Quel bruit est-ce? Un coup de canon! 

PULAWSKI. 

Les Russes tirent des salves. C'est le Te Deum pour leur 
dernière victoire. Us veulent effrayer la ville. 




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LB PÈRE MARC (d'une voix solennelle). 
Te Deum! ïls célèbrent des fêtes.. . misérables schismati- 
ques! Ainsi faisait^ la veille du déluge^ la race maudite en 
vue de l'arche de Noé. Triomphez ! réjouissez-vous ! Et déjà 
les anges de colère descendent du ciel^ et, debout sur la cime 
de TArarat, déjà ils lèvent les écluses des grandes eaux, ils 
déployent dans les nuages la bannière flamboyante du ton- 
nerre. [On entend le son du cor). 

PULAWSKI. 

C'est le signal de Zbroy. Le Palatin arrive. 

LE PÈRE MARC {en montrant Id chapelle). 

Je m'en vais réciter mes prières du soir. Que de fois, en 
célébrant la messe au milieu des forêts et de&fliarais, je faisais 
en esprit le pèlerinage vers ce sanctuaire ! (Il sm't,) 

SCÈNE III 
PULAWSKÏ; ZBROY. 

PULAWSKI. 

Je suis curieux de voir si vos montagnards me reconnaîtront. 
Il y a longtemps que j'ai quitté le pays. 

ZBROV, 

S'il vous reconnaîtront? Allez, on vous connaît bien ici. 
De quoi parle-t-^n ici depuis six ans, de quoi, je vous prie, si 
ce n'est de vous ? On chante des mazurkas sur vous, allez, des 
mazurkas sur vous, de votre vivant.— Quelle gloire ! Mais c'est 
une gloire à nous : vous êtes montagnard. 

PULAWSKI. 

Je dois avoir beaucoup c4iangé. Et ici tout est dans le même 



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— 52 — 




état. Ah! ce chêne. . . C'est ici qu'en partant pour la guerre 
j'ai fait mes adieux à. . . à tout ce que j'ai aimé. 

ZBnOY. 

Madame la Comtesse^ toutes les fois qu'elle vient^ s'arrête 
ici. 

PULAWSKI. 

Elle vient ici? 

ZBROT. 

Souvent. Elle a beaucoup changé. L'avez- vous vue? Comme 
elle a maigri ! — Comme elle regrette le temps qne nous avons 
passé ensemble ! Elle ne fait que parler de vous. 

PULAWSKI. 

De moi? Qu*a-t-elle à dire? 

ZBROY. 

Comme c'était gai alors! Vous en souvient-il? Lorsqu'elle 
courait ici^ avec sa longue chevelure blonde que vous appe- 
liez la cascade d'or. Et maintenant le Palatin est devenu 
sombre^ triste. Plus de fêtes î 

PULAWSKI. 

Que disait-elle de moi?j 

ZBROT. 

Depuis quelque temps elle craignait pour vous quelque 
malheur. « Zbroy, me disait-elle, le Gouverneur en veut à notre 
pauvre Casimir. Il lui en veut tant qu'il cherche à le tuer. » — 
Je le crois bien; il craint que vous n'épousiez madame Caro- 
line dont il est amoureux. 

PULAWSKI. 

Mei? — L*épouser... 






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î - .3 _ ? 

ZBROY. 

Autrefois c'était difficile. Fille d'un Palatin ! — Mais mainte- 
nant vous êtes un homme si célèbre. Ah ! si vous vous éta- 
blissiez ici avec madame. On vous y aimerait tant^ vous auriez 
le meilleur équipage de chasse de la Pologne et du Grand- 
Duché. Il n'y a pas de chasseur qui ne vous fit cadeau de 
son meilleur faucon, de son meilleur lévrier. 

PCLAWSKI. 

Vous rêvez, mon vieux. C'était gai ici, oui . . . (A part.) 
Quelquefois je voudrais qu'il n'y eût ni guerre, ni gloire, ni 
Russie, ni Pologne.— Mais c'est passé, passé. 

SCÈNE V 

LES MÊMES, LE PALATIN, en habit de chasse, entouré de Ta- 
tars et de Cosaques, suivis de montagnards et de chasseurs 
qui prennent place à gauche; DE CHÔISY, avec un détache- 
ment dirifanterie régulière^ entre par la droite. 

poLAwsKi (allant vers le Palatin), 
Nous attendons vos ordres, monseigneur. 

LE PALATIN. 

C'est vous! {En lui prenant la main.) Vous avez grandi, 
monsieur, oui, grandi de toutes les manières . (En baissant la 
tête et la voix.) Il n'y a que vous qui ayez grandi. Et nous? — 
Qu'ai-je trouvé à mon retour dans la République, dans ma 
maison? 

PCLAWSKI. 

Je vous présente le commandant de Choisy. 

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— 54 — 



J.K PALATIN {en lui prenant la main), 
.i Vous n'êtes pas comme ces alliés. . . (Avec un geste de mé- 
pris). Vous êtes notre allié par le sang que vous versez pour 
nous. Je vous estime. Je reviens de l'étranger. Ces étrangers 
sont (un gest€ de mépris) ... Il y a peu d'étrangers qui vous 
ressemblent. Je vous estime beaucoup. 

DE CHOIS Y. 

Quelle espérance y a-t-il? La France nous enverra-t-elle en- 
fin des munitions? L'Angleterre se prononcera-t-elle? Vous 
avez été en Angleterre? On dit dans les journaux. . . 

LE PAt.AnN. 

Dans ces pays^ il y a plus loin de parler à agir que d'ici à 
Cracovie. 

DE CHOISY. 

Se peut-il, mon Dieu ! Ainsi on vous abandonne ! J'espérais 
toujours que les nations civilisées ne laisseraient pas ainsi. . . 

LE PALATIN. 

J'ai cru à votre civilisation : j'ai eu tort. J'ai fait élever mes 
enfants par des hommes civilisés ; j'ai eu tort. Aussi, en re- 
passant la frontière de mon pays, ai-je secoué la poussière de 
cette civilisation. Je redeviens un de mes ancêtres, un bar- 
bare! 

DE CHOISY. 

Que comptez- vous donc faire? 

LE PALATI>Ï. 

Agir! — Zbroy, qu'on apporte les tonneaux de poudre et 
d'hydromel qui sont là. (On court à la maison de campagne 
voisine et on en tire des tonneaux,) 



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— 53 - 



DE CHOisY, à Vulawski. 
Il ne sera pas aussi facile à mener que tu le pensais. < 

PULAWSKI. 

Il me remettra le commandement^ et alors. • . 
I.E PALAnN (m élevant la voix). 

Enfants! Vous croyez la chasse finie? elle ne fait que com- 
mencer. Nous allons maintenant relancer une bète plus sau- 
vage que le bison de Lithuanie, plus vorace que le serpent 
gigantesque de l'Ukraine. J'irai tout droit à la baîige du 
monstre. Etes-vous prêts à me suivre? 

LES CHASSEURS ET LES MONTAGNARDS. 

Tous, monseigneur!— Tous! 

ZBnOY. 

De par saint Hubert, le patron des chasseurs! Fût-ce même 
contre ce dragon qui habitait jadis Gracovie et dévorait chaque 
jour un bourgmestre et trois échevins, nous irons!— Ce fusil. . . 
Que j'y mette une balle bénie. 

LE l'ALATLN. 

Silence ! — Je suis vieux. Le comte Adolphe, mon enfant 
unique, est trop jeune. Pour diriger une telle chasse, il vous 
faut une tête verte, un bras exercé. Je vous présente le colo- 
nel Pulawski, votre ancienne connaissance. 
LE CHASSEURS (en accourant). 

Est-ce vous? — C'est lui! — Vive Casimir Pulawski! l 

LES MONTAGNARDS. 

Vive Pulawski, le fils aîné des montagnes ! 

LE PALATIN. 

Montagnards ! tout le droit que j'ai à votre obéissance comme 
votre seigneur, je le reporte sur sa tête. (Il lui pose la main 




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- 56 - 

itir la tète,) Je l'adopte pour mon fils en République. Chasseurs, 
Toici ce cor d'argent qu'ont porté treize générations de grands- 
teneurs de la Couronne, mes ancôtres. Cet insigne de ma di- 
gnité, je Tabdique entre ses mains. 

PULAWSKI. 

Noble seigneur! Je suis fier de pouvoir m'appeler votre fils. 
Ce cor, qui effrayait les bêtes fauves de la montagne, va reten- 
tir dans toutes les plaines de notre vaste République, et porter 
l'épouvante parmi les monstres qui la dévorent. 

LE PALATIN. 

Qu'on défonce ces tonneaux ! Distribuez les vivres, les car- 
touches. Soupez vite, chargez à balles forcées. 

DE CHOISY. 

Comment! vous allez vous mettre en marche? 

LÉ PALATIN. 

Oui. 

DE CHOIST. 

Dans la plaine? Avez-vous de la cavalerie? 

LE PALATIN. 

Vous avez passé par la vallée des ossements tatars. Ces 
ossements couvrent l'espace de deux lieues. Nos ancêtres y 
détruisirent et enterrèrent tout un peuple de cavaliers tatars 
qui menaçaient la chrétienté. 

DE CHOIST. 

Pulawski... 

PULAWSKI (au Palatin). 

Monsieur de Choisy pense qu'il vaudrait mieux attendre 
jusqu'à ce qu'on eût organisé notre infanterie. Pendant ce 
temps on disciplinera... 



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- 57 



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LE PAIJLTIN. 

Attendre ! Monsieur Pulawski^ l'opinion publique nous accuse 
déjà d'avoir traîné la guenre. Du reste^ je vous ai remis le 
commandement pour avoir les mains libres. (Il retrousse ses 
manches.) C'est à vous à consulter les intérêts de la patrie. 
Je ne consulte plus que ceux de mon honneur héréditaire : il 
me défend d'attendre. Je ne pourrais me résigner à ce délais 
même si je n'en mourrais pas. Mon ami, je suis trop vieux 
pour attendre. 

PULAWSKI. 

On m'accuse de traîner la guerre ? Qui? Les chefs jaloux! 
Oui^ vous avez raison^ le plus tôt sera le mieux. Ils verront. 

DE CHOIST. 

Comment ! Je ne parle même pas de la ville ; mais si l'on 
nous attaque dans la plaine? sans ordre? sans... 

LE PALATIN. 

Tirez-moi cet épervier. {Quelques œups de fusil partent et 
roiseau tombe.) Montagnards^ coupez-moi ce chêne. (Une 
vingtaine de montagnards lancent de loin leurs haches et 
atteignent le chêne.) Axais, les Russes volent moins vite que 
l'épervier et ils sont moins durs à tailler que ce chêne. 

DE CHOIST. 

Vous êtes donc décidé? 

LE PALATIN. 

Décidé. 

PULAWSKI (à de Chcisy). 
Que veux-tu? 11 est opiniâtre. Dès que nous serons à Cra- 
covie^ on me proclamera maréchal^ et alors... 




---0<c)^ 



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— 58 



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DK CHOIST. 

Messieurs^ je ne comprends pas vos projets. Je ne peux pas 
sacrifier ces braves {en montrant son infanterie)» J'en suis res- 
ponsable devant ma conscience^ devant mon gouvernement. 

LE PALATIN. 

C'est juste; notre cause est à ce point que vous pouvez 
l'abandonner sans manquer à vos instructions^ à votre hon- 
neur. Au nom de la République, je vous décharge de vos 
obligations. — Vous voilà libre. Pour nous, c'est différent. 
{En lui prenant la main,) Je vous estime. 

DE CHOISY. 

Voilà donc les derniers Polonais qui vont à la mort, la 
dernière goutte de sang polonais qui va couler ! — Eh bien, 
je ne suis plus employé de mon gouvernement. Je ne suis 
qu'un Français; il ne sera |^s dit que la France abandonne 
la Pologne. Soldats français ! me voici resté seul de vos offi- 
ciers. Je ne vous commande plus. Vous êtes libres de me suivre 
ou non. Pulawski, j'irai avec vous. 

LES SOLDATS FRANÇAIS. 

Nous irons tous, commandant. La Pologne, c'est la France. 
Allons! 

poLAWsKi (haut). 

Enfants! Je vous annonce que nous allons contre les 
Russes. Nous allons délivrer Gracovie. A bas les Russes! 

LES CHASSEURS ET LES MONTAGNARDS. 

A bas les Russes ! A bas les Russes ! Vive Pulawski ! Vive 
monseigneur le Palatin ! Vivent les Français ! 

PDLAWSKI. 

Nous sommes peu nombreux; mais, du temps de nos an- 




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— 59 — 

cètres^ il advint une îm que toute la Pologne fut conquise^ et 
le roi Ladislas se cachait ici... 

ZBAOT. 

Oui^ dans cette grotte. 

PULAWSKI. 

Fort de son droit et de la bénédiction du Pape^ il s'élança 
d'ici^ impétueux comme la Vistule. Vos pères le suivirent 
comme les torrents des Garpathes^ et ils balayèrent l'ennemi 
jusque dans la mer. Voyez cette belle Vistule se dérouler 
au loin comme un ruban bleu. Elle nous montre le chemin 
de Gracovie^ de Varsovie^ de la Baltique. 

LES MONTAGNARDS ET LES CHASSEURS. 

Allons à Varsovie, — jusqu'à la mer. 
PCLAWSKI {en buvant). 

A votre santé! Mort aux B(usses! Cornemuses en avant. 
Entonnez la chanson de la reine Wanda. (Les chasseurs et les 
montagnards boivent et chantent). — {En montrant le Père 
Marc gui revient de la chapelle.) Voyez, voyez ce saint 
homme. G'est le Père Marc, l'aumônier de la Pologne mili- 
tante ! Il nous apporte la bénédiction du Pape. 

LES CHASSEURS ET LES MONTAGNARDS. 

Le Père Marc! le fameux, Ifi miraculeux! Vive le Père 
Marc. (Ils courent à lui,) A la santé du Père Marc! 
LE PÈRE MARC {avcc douleur). 

Insensés ! Impies ! Est-ce ainsi que vous proclamez la guerre 
du Seigneur? Gessez ces cris, n'insultez pas à mes oreilles. 
Elles sont encore toutes pleines du râle des agonisants que j'ai 
vus égorgés au pied des autels. ~ Misérable ! Ote-toi avec 
cette coupe. (Il repousse la coupe.) Tu as mêlé ton vin maudit 



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- 60 - 

au sang dont mes habits sont encore trempés^ au sang des 
enfants que les Cosaques portaient sûr leurs piques et dont 
ils ont brisé les têtes sur le seuil de la maison paternelle. Je 
viens d'enterrer ces victimes innocentes. Ne me touchez pas. 
Cet habit est devenu saint comme une relique. 

LES CHASSEURS ET LES MONTAGNARDS. 

Horreur! Quelle horreur! Vengeance! Mort aux Russes! 
Vengeance ! En avant! 

LE PÈRE MARC 

Héros vengeurs! Vous êtes si forts^ si confiants. Et pour- 
quoi donc le sabre de vos nobles s'est-il brisé comme un 
roseau contre Tépée russe ? Pourquoi les conseils de vos séna- 
teurs se sont-ils évanouis comme de la fumée au souffle du 
Russe ? Parce qu'ils ne cherchaient pas la force qui vient du 
Seigneur. Et TEtemel^ Dieu des armées^ leva son bras contre 
eux. Et son bras est encore levé. Insensés, à genoux ! Criez ; 
Pitié ^ grâce! A genoux devant votre patronne la sainte 
Vierge! (Il montre la chapelle,) 

LES CHASSEURS ET LES MONTAGNARDS. 

Que Dieu ait pitié de nous ! (à genoux)» Homme de Dieu^ 
priez pour nous ! 

LE PÈRE MARC [à Qenoux ct vne croix à la main). 

Vierge bienheureuse ! Aux jour^ du péril^ nos rois dépo- 
saient sur ton autel leur antique couronne et tu la leur rendais 
plus brillante que jamais. Nous déposons à tes pieds nos vies 
et nos espérances ; ton fils naquit parmi les bergers^ il révéla 
aux petits ce qu'il cache aux grands. Vois ce peuple de pâtres ! 
Vois leurs mains tendues vers toi, comme autant de fleurs 
desséchées demandant une goutte de la ro^ée de miséricorde. 



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Révèle-nous le moyen de sauver notre patrie. Ne souffre 
pas que tout un peuple tombe égorgé comme un seul homme, 
ton fidèle peuple polonais ! Et^ s'il a péché, prends notre sang 
en expiation, punis-nous, pardonne enfin à la Pologne ! 

LES CHÂSSEUBS ET LES MONTÂGNABOS. 

Ainsi soit-il. 

LE PÈRE MARC. 

Et maintenant, levez- vous! Qu'il soit maudit celui qyi 
jette un seul regard en arrière ; qu'il ne puisse jamais regar- 
der son Dieu face à face ! (Les chasseurs et les montagnards se 
f<yrment en détachements et se mettent en marche.) 
LE PALATIN (à Pulawsl^ et à de Choisy), 

Vous irez par les ravins à gauche. Vous laisserez ces gens 
dans l'aqueduc souterrain qui communique avec le couvent 
des Pères Carmes. Nous nous réunirons dans les caves des 
Carmes. Les bourgeois nous y attendent. Nous nous concer- 
terons. 

ZBROY [en accourant]. 

Monseigneur ! le comte Adolphe ! le comte Adolphe ! 

SCÈNE V 

Les mêmes et le comte ADOLPHE, qui, traversant la foule, 
accourt vers le Pahtin et lui parle à voix basse. 

PULJIWSKI, de CHOIST. 

Qu'est-ce î Vous paraissez consterné, Adolphe. 

le patjltin fait signe à Adolphe de se taire. 
Rien. Ce n'est rien. Partez ! Silence ! Disparaissez sous 
terre comme "dés l)Iaireaux, enfoncez-vous dans les forêts 



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— 02 - 




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comme des écureuils ! Pas de coups de fusil^ pas un mot. 
(Fulawski et de Choisy sortent avec le reste des montagnards et 
des chasseurs,) 

LE PALATIN (d Adolphe), 
Tu dis donc qu'il arrive ici et qu'il ne sait rien? 

ADOLPHE. 

11 parait ne rien soupçonner. Il veut voir la chasse. 11 vient 
avec des femmes^ avec ma sœur. C'est une partie de plaisir. 

LE PALATIN. 

Zbroy^ laissez ici une trentaine de chasseurs, les plus déter- 
minés. [Zbroy part ) — Adolphe, c'est bon ; partez, prenez un 
autre chemin. Partez seul pour la ville. Je reste ici. 11 faut les 
recevoir. (Adolphe sort,) 

SCÈNE VI 

LE PALATIN, seul. 

Je les tiens donc ! Si je le faisais... Non, sa disparition don- 
nerait l'alarme à la garnison; elle serait sur ses gardes... 
Non, dissimulons encore une fois... Ah! aucun de mes an- 
cêtres n'était dans le cas de' dissimuler. Ils ne savaient pas ce 
que c'est. Hier, j'étais sur le point de me trahir... comment 
contenir cette couvée de serpents qui sortaient déjà en déchi- 
rant mon sein... Mais dissimulons encore... oui!... Cepen- 
dant, si je m'aperçois qu'il devine, non... si je découvre sur 
sa figure le moindre soupçon... ils périront! Advienne que 
pourra. Zbroy, Joussouf, Séid ! (Zbroy, Joussouf, Séid s'ap- 
prochant.) Le général russe va bientôt venir ici. 



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b(3>^A— . 



63 - 



ZBROT. 

Oui^ le comte Adolphe l'a dit^ et madame... 

LE PATJ^TIN. 

Vous ne parlerez ni avec le général, ni avec personne de 
sa suite. S'ils demandent quelque chose, tous répondrez par 
un signe de tête. 

ZBBOY, JOnSSOUP ET s£lD. 

Oui, monseigneur. 

LB PALATIN. 

Il faut qu'ils ne s'aperçoivent pas de ce qui s'est passé ici. 
Nous aurons l'air de souper tranquillement après la chasse. 
Là... (en montrant la maison), 

ZBROY, fOUSSOUF ET SÉIO. 

Oui, monseigneur. 

LE PilJLTIN. 

Trois de nos gens s'attacheront à chaque personne de la 
suite du général, et l'observeront de près, en silence. 

ZBROY, JOUSSOUF ET stlD. 

Oui, monseigneur. 

LE PALATIN. 

Vous me regarderez, moi. Si je fais un signe avec mon 
bonnet, et que je prononce ces mots : le Palatin va à Bar... 
ces mots, entendez-vous ? 

ZBROT, JOUSSOUF ET s£lD. 

Oui, monseigneur. 

LE PALATIN. 

Alors, vous vous jetterez chacun sur le sien. Vous les tuerez 

tous, hommes, femmes, domestiques. Vous les précipiterez 

. dans le ravin ! Qu'il n'en reste aucune trace. 



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- 64 - 

JOUSSOUF ET SÉIO. 

Oui^ monseigneur. 

ZBROY. 

Gomment ? les femmes ? 

LE PALATIN. 

Tout le monde. 

ZBROT. 

Ifais^ monseigneur... mais madame la Comtesse? madame 
votre fille? Le comte Adolphe dit qu'elle aussi... 

LE PALAIIN. 

J'ai dit : tout le monde ! 

ZBROY. 

J'entends^ monseigneur. (A part.) Mon Dieu^ qu'estrce? 
Qu'allons-nous devenir ? 



FIN DU DEUXiiEME ACTE 



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JACQUES JASINSKl 



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LES DEUX POLOGNES 

TRAGÉDIE EN CINQ ACTES 



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PERSONNAGES 

L'HETMAN DE LITHUANIE, homme de quarante-cinq ans. 

L'ÉVÊQUE DE LIVONIE, oncle de l'Hetman. 

MADAME CLAIRE, jeune veuve, de vingt cinq ans. Nièce de 
rÉvèque et parente de THetman. 

JACQUES JASINSKI, colonel de Tarmée polonaise, jeune 
homme de vingt-deux ans, maigre et pâle. 

LE GRAND-RÉFÉRENDAIRE DE LITHUANIE, vieillard 

de soixante-dix ans^ en uniforme. 
"XE COMMANDEUR DE MALTE, fils du Référendaire, jeune 
homme du même âge que Jasinski, en habit français. 

STANISLAS ROMBA, vieux gentilhomme au service de ma- 
dame Glaire. 

UNE SOEUR GRISE. 

\a. Hcène se passe à Vilna, au palais de l'évèqae de Livonie, 

sur les bords de la Wilia, 

en l'an 1794. 




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JACQUES JASINSKI 



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LES DEUX POLOGNES 



ACTE PREMIER 



L'appartement de madame Glaire; un petit salon orné de vieux portraîta 
avec une porte an fond et deux autres portes de côté : celle de droite 
reste ouverte, celle de gauche fermée. 



SCÈNE PREMIÈRE 

Madame CLAIRE, — en habit noir à la polonaise^ sur la tète 
un petit bonnet carré orné d'une aigrette,— est ossise sur un 
sofa et file au rouet.—- A ses pieds, STANISLAS, en habit 
polonais, le sabre au côté , assis sur un petit coussin, tient 
un th^orbe , c*est-à'dire une espèce de guitare de la gran- 
deur d^une harpe. 

STANISLAS, en posant à terre son théorbe. 
Non madame Claire, ça ne va pas. Ma main ne vaut plus 
rien ; mes doigts errent sur ces cordes, comme je m'égarais 



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— 08 — 

•ce matin dans les rues de Vilna; pauvre campagnard que je 
suis^ je ne vaux rien ici à Vilna. 

MADAME CLAIRS. 

Tu te sens fatigué. Eh bien^ chante-moi la marche de mon 
aïeul, c'est court. 

STANISLAS. 

Non, je ne suis plus digne de toucher à cet instrument. 
Adieu, mon vieil ami ! Tu resteras comme ce sabre, tu ne se- 
ras plus pour moi qu'un souvenir, qu'un mémento mon. 

MADAME CLAIRE. 

Stanislas, tu deviens mutin ! Depuis tant d'années je suis 
habituée à entendre chaque soir tes chansons. C'est mon pain 
quotidien. 11 faut que tu chantes. Ce théorbe et ce rouet me 
rappellent la vie de château. Je me croirai à la campagne. 

STANISLAS. 

Dieu sait comme j'aimais à vous chanter ! Sans vous j'aurais 
brisé il y a longtemps mon théorbe. Ah! chère maîtresse, 
vous êtes seule digne d'apprécier nos mélodies nationales; 
vous êtes la seule qui preniez plaisir à les entendre. La vieille 
Pologne chansonnière n'a plus que vous pour tout auditoire. 
Et ces autres dames qui ne parlent plus la langue de leurs 
mères, qui inventent je ne sais quel jargon, et qui, au lieu 
d'avoir des musiciens, jouent elles-mêmes muettes devant une 
machine, comme des orgues de barbarie. 

MADAME CLAIRE. 

Eh bien, raconte-moi quelque légende, par exemple celle 
du Grand-Duc Jagellon. 

STANISLAS. 

Ni chanter, ni raconter ! — Non; ah! pauvre théorbe! Sa- 




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i — 69 — 

vez-vous qu'on se moque ici de ce théorbe ! Je n'ose plus l'ap- 
porter dans votre chambre. Il n'y a que les piqueurs de l'Het- 
man qui me prient de leur en jouer. Jouer devant les piqueurs! 
Je ne l'apporterai plus ici^ mais si nous revenons à la cam- 
pagne... 

MADAME CLAIRE. 

Ah ! mon vieux, tu es capricieux comme ton instrument ! 
Tant que nous étions à la campagne, tu ne faisais que me van- 
ter les magnificences de Vilna, les revues de troupes, les 
splendeurs des bals de la noblesse. 

STANISLAS. 

Qui aurait prévu cela? Mais depuis la mort du prince, votre 
père, je n'ai pas quitté d'un pas votre château. Je ne savais 
pas que la Pologne eût tellement changé, ou plutôt qu'il n'y a 
plus de Pologne. Oui, il me semble qu'une bonne nuit on nous 
a volé notre vieille Pologne, et, à mon réveil, qu'ai-je trouvé? 
L'armée en fracs comme des singes, en habits et en perru- 
ques, et des femmes avec des queues I Mais c'est une diable- 
rie, madame, je n'y conçois rien. La tête m'en tourne. Savez- 
vous que depuis une semaine je ne dors plus, ce qui ne m'est jamais 
arrivé depuis la mort de votre père qu'une seule fois , lorsque 
vous étiez malade. Je suis sûr que je mourrai ou que je per- 
drai la raison et me travestirai. Car .il est dangereux de re- 
garder les possédés, on en devient quelquefois possédé à son 
tour. 

MADAME CLAIRE. 

Si tu es vraiment aussi [malheureux ici, retourne à mon 
château. Si tu a le courage de me quitter, Stanislas, il m'en 



^6^0- — 






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— 70 - 



I coûtera de me séparer de toi^ mais je ne veux pas que tu : 
: meures pour mon plaisir. i 

: STANISLAS. l 

i Moi, vous quitter ! De ce jour, où l'un de vos ancêtres, il y a § 

quatre cents ans, créa noble un de mes ancêtres sur le champ 
de bataille, de ce jour les nôtres ont toujours suivi les vôtres. 
Je ne peux pas plus vous quitter qu'un houblon ne peut fuir sa 
haie protectrice. Mais, si j'ose vous donner un conseil, retour- 
nons ensemble au château, quittons cette ville diabolique. 
Vraiment, il me semble que nous nous sommes égarés dans 
un marais, et que tout ce que nous voyons n'est qu'une il- 
lusion du diable; je croirais à une Vilna postiche si je ne 
voyais ici les églises et les croix. 

HADÂHli CLAIRE. 

Et dans notre château tu étais inquiet comme un oiseau 
de passage, enfermé parmi les poules. Tu ne cessais de dire 
que j'enterrais ma jeunesse, que le Palatinat n'était pas digne 
de posséder une telle beauté. Je devais absolument aller dans 
la capitale : tous les seigneurs se disputeraient pour obtenir 
ua seul de mes regards ; le roi tomberait amoureux de moi. 
Ah! il paraît que j'ai perdu beaucoup à tes yeux, et tu 
n'oses me montrer pas plus que ton théorbe. 

STANISLAS.. 

Je n'étais pas seul à le dire. La noblesse, tout le Palatinat 
vous adore, mais ces campagnards je ne les croyais pas 
dignes de vous. Maintenant je vois qu'ils valent mieux que 
ces û)us de Vilna. , Même feu votre mari, de bienheureuse 
mémoire, s'il n'eût été ivrogne et fou, Dieu lui pardonne! 
je, le préférerais à ces canailles de perruquiers avec leur 



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71 — 



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rouge et leurs mouches sur la figure. Fi! quelle honte! mon 
Dieu^ sont-ce les enfants des héros que j'ai chantés et dont 
j'ai connu quelques-uns. Où voir à présent ce Pulawski à 
l'œil de faucon, à la poitrine de lion? Où est Sawa qui tua 
un taureau d'un coup de poing? Ah! ils sont tous morts! Ma 
bonne Claire, je vous ai crue la dernière Polonaise, je crains 
bien que vous ne soyiez le dernier Polonais. Je ne vois dans 
cette foule que votre figure qui me rappelle les traits de ces 
vieux héros, et votre âme je la connais ! 

MADAHB CLAIRE. 

Mon oncle l'évêque me retient ici. Il est mon tuteur. 

STANISLAS. 

Un évêque qui porte un frac ! 

MADAME CLAIRE. 

Parmi ces jeunes gens que tu méprises tant, tu vois cepen- 
dant l'Hetman de Lithuanie, l'ancien ami et collègue du 
célèbre Pulawski. Tu as toi-même composé des chants sur 
ses exploits. Celui-là n'est pas un singe. Il t'estime beau- 
coup. 

STANISLAS. 

Il est brave et il ressemble à un homme. Mais depuis le 
temps où je l'ai vu combattre à côté de Pulawski, il a changé 
lui aussi. 

MADAME CLAIRE. 

Je l'espère.— il était alors tout jeune, presque enfant. 

SrANlSLAS. 

Et cependant il m'avait l'air bien plus gr^ve et plus «ligne ; 
le contact des comédiens l'a gâté. Il a dans ses manières un 
je ne sais quoi qui est loin... ' . , . 



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— 72 — 




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MADAME CLAIRE. 

C'est le seul homme qui me plaise ici* — J'aime sa fierté, 
son courage, et puis il me convient, il n'est plus de la pre- 
mière jeunesse. 

STANISLAS. * 

11 vous plaît ? — Mais vous a»cz promis autrefois votre 
main à M. le Commandeur, fils du Grand-Référendaire. Il existe 
même un pacte par écrit. Monsieur le Référendaire sera bien 
désolé de ce changement : c'est dommage. Je ne connais pas 
le fils, mais le père est un vrai seigneur de la vieille roche. 

MADAME CLAIRE. 

Je ne connais pas non plus le Commandeur. Lors de mon 
veuvrf'ge, l'Evêque mon tuteur, m'a proposé ce parti. Tu sais 
que j'ai été élevée dans l'obéissance. J'ai obéi, l'Evêque lui- 
même m'a fait souscrire un acte; mais le Commandeur voyage 
je ne sais où. On dit que c'est un homme léger et d'une 
mauvaise conduite. Je suis enchantée que l'Evêque ait change 
de projet, car, si je dois me remarier, je préférerais l'Hetman. 

STANISLAS. 

Son Eminence, l'Hetman et le Référendaire doivent bien- 
tôt venir. 

MADAME CLAIRE. 

Ici? 

STANISLAS. 

Oui, car ils ont à parler en secret, ât votre appartement est 
plus solitaire. Le palais est toujours rempli d'un tas de gens, 
de visiteurs. 



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1 ^ 73 - ( 

MADAME cLAiBE (avec wystére en montrant la porte de 
gauche). 
As-tu dit à ces messieurs-ci de ne faire aucun bruit? 

STANISLAS. 

Oui. Et puis il y a quatre portes entre ce salon et leur 
chambre. Resteront-ils enctre longtemps? 

MADAME CLAIRE. 

Jusqu'à ce que le danger soîl passé et qu'ils trouvent quel- 
qu'autre asile ; car il y va pour eux de la vie. Aucun domes- 
tique^ personne au palais ne soupçonne-t-il rien? 

STANISLAS. 

Rien. Dès le moment où nous les avens fait sortir du canot 
et entrer par la fenêtre, ils ne l'ont pas ouverte; et puis les 
fenêtres donnent sur le fleuve de la Wilia. Personne ne peut 
les voir et je garde bien votre appartement. 

MADAME CLAIBE. 

- C'est bon. (On entend du bruit.) On vient. Je vous laisse 
seuls. Quand on sera parti, tu feras servir à dîner à ces 
messieurs. [Montrant la porte de gauche.) — Mais aie soin 
d'abord de former toutes les portes. 

STANISLAS. 

Bien! bien!— Cependant tâchez de les renvoyer bientôt. Si 
cela se découvrait ! Je vous connais, madame, mais le monde, 
qui n'est pas digne de vous connaître, pourrait vous mal 
juger. {Madame Claire sort.) 



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— 74 - 

SCÈNE II 

L'ÉVÊQUE de LIVONIE; le RÉFÉRENDAIRE; 
rHETMAN; STANISLAS. 

L'ÉVÊQUE. 

Monsieur le Référendaire, mon honorable ami et cher pa- 
rent, je vous ai amené dans ces appartements solitaires; nous 
serons plus libres ici. Nous allons parler d'une affaire de fa- 
mille. Prenez place, je vous prie. (On s'assied,) M. Stanislas 
Romba, le feu père de madame Claire vous a nommé co- 
tuteur de sa fille. Nous allons parler de notre commune pu- 
pille. Vous avez voix au conseil. Asseyez-vous. 

STANISLAS. 

Le Prince, feu mon maître, que Dieu bénisse! m*a fait 
cet insigne honneur. Votre Eminence sait que dans deux cas 
seulement j'ai été investi du droit d'émettre- mon opinion, à 
savoir : sur le choix des instituteurs de mademoiselle et sur 
le choix de son mari. 

l'évêque. 

Ce n'est pas le moins essentiel. Mais au fait, nous avons 
promis la main de notre Claire au fils de M. le Référendaire, 
avec le consentement de notre pupille. 

LE RÉFÉRENDAIRE. 

Je tiens infiniment à cette union. Mais, puisqu'il s'agit ici 
d'une affaire si délicate, je prierai monsieur l'Hetman de nous 
laisser pour un moment. Cela pourrait l'ennuyer. 






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— 75 — 



l'hetman. . 
Au contraire, j'y prends le plus vif intérêt. Car pourquoi 
ces préliminaires? Parlons franchement. 
l'évêqde. 
Je vous prie, mon neveu, de nous laisser un moment, un 
moment. [Il V emmène vers la porte du fond.) 



SCENE III 
Les mêmes, excepté l'HETMAN. 



I. 



i/évêque. 
De notre côté nous désirions ardemment ce mariage, et la 
preuve en est que nous avons stipulé, par un acte, pour le cas 
de rupture de nos engagements, cession de certaines terres et 
sommes d'argent à la charge de celui qui provoquerait la rup- 
ture. 

LE BÉFÉBENDAIRE. 

Auriez-vous envie de casser cet acte ? Madame Claire au- 
rait-elle changé de projet? 

l'évêque. 

Pas le moins du monde. Mais vous savez il y a longtemps 
que nous avons conclu cet engagement. M. le Comman- 
deur, votre fils, devait venir bientôt, et nous ne le voyons 
pas. Il voyage toujours. Les années se passent. Une jeune 
femme ne peut pas ainsi attendre. Il écrit, il est vrai, mais pa- 
raît peu pressé de faire sa connaissance. Au fait, il n'y a rien 
d'étonnant, quand on est jeune, beau garçon, et à l'étranger. 



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— 7i — 



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L£ RÉFÉRENDAIRE. 

Je sais qu'il circule des bruits fâcheux sur la conduite de 
mon fils. A son retour, il subira une enquête sévère. Nous ver- 
rons s'il est digne d'une telle épouse. Car, Éminence, le bon- 
heur de madame CJaire m'est aussi cher que celui de mon en- 
fant. Elle est fille de mon ancienne amie, elle est d'un mérite 
rare, messieurs, oui d'un mérite rare. Je l'aime comme ma fille 
et je l'estime comme ma sœur. 

l'êvêque. 

Il ne s'agit pas de cela. Eh, mon Dieu ! si le Commandeur a 
des maîtresses, s'il joue un peu; eh ! grand Dieu, qui de nous 
n'a pas fait des folies ? 

LE RÉFÉBENDAIRE. 

Moi, monsieur l'Évêque; j'ai déjà assez de péchés sans 
prendre sur moi ceux que vous me supposez, dont je ne suis 
nullement coupable et que je ne souffrirais pas dans mon fils. 
Si je le trouve tel que vous le croyez, il ne sera pas le mari de 

Claire. 

l'êvêque. 

Mais encore une fois, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Mais 
voyez, monsieur le Référendaire, chaque époque a ses mœurs, 
ses goûts. M. le Commandeur qui a tant voyagé, tant vu, 
peut revenir avec d'autres idées sur le mariage en général, 
et sur les qualités de sa future en particulier. Il aura le droit 
d'être exigeant. 

LE RÉFÉRENDAIRE. 

Que peut-il exiger de plus sous le rapport de la naissance ou 
de la fortune, sans parler des qualités personnelle? 



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î — 77 — 

l'évêqdb. 
Votre fils est un seigneur accompli. Il passe sa jeunesse dans 
le grand monde. C'est un bel homme et un homme d'esprit : je 
l'ai rencontré à Berlin où il faisait fureur^ et il serait possible 
qu'il ne trouvât pas dans ma nièce tout ce qu'il a le droit d'exi- 
ger. 

LE BÉFÉRENDÂIRE. 

n serait donc bien sot et de mauvais goût. Je ne connais 
pas dans la chrétienté d'homme, je ne dis pas trop élevé, mais 
assez élevé, pour être digne de Claire. 
l'évêqde. 

Je vous remercie ; cependant il faut avouer que son éduca- 
tion se trouve assez négligée. C'est un peu ma faute; mais 
malheureusement j'ai été si occypé des affaires publiques, et 
puis son père nous laissait seulement le droit de présenter 
les gouverneurs, et à M. Stanislas Romba que voilà, celui 
de les accepter ou de les renvoyer. Or monsieur s'obstinait à 
renvoyer tous les étrangers. Feu le prince était un original. 
Mais enûn, n'en parlons plus : le mal est fait. 

STANISLAS. 

Si j'ai bien compris. Votre Éminence est fâchée qu'on n'ait 
pas appris à madame Claire toutes ces belles choses que savent 
les dames de Vilna. Mais, sauf votre respect. Votre Éminence 
est seule de son avis. M. le Référendaire et le Palatinat entier 
pensent autrement. Tous nos paysans, toute notre noblesse, 
aiment madame Claire I II faut voir comme madame Claire est 
en honneur V^hez tous les nobles. Une personne pieuse, ver- 
tueuse, et qui sait par cœur toutes les histoires que je connais, 
. et j'en connaît assez. Si elle |ie.saute pas assez haut, si elle ne . 

Il .•:..: :. :i..: ...-.....-J 



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— 78 - 

parle pas une dizaine de langues, comme un possédé, c'est 
que feu le prince son père, que Dieu bénisse ! ne voulait pas 
faire de sa filfe une tour de Babel ni une comédienne, monsieur 
rÉvêque. 

l'évêqde. 
Ne vous fâchez pas, monsieur Romba. J'ai dit que ce qui 
est fait est fait. Comme nous sommes sur ce chapitre, vous 
ferez bien de ne pas la laisser courir seule les églises, les hôpi- 
taux. Et pour ne pas paraître comédienne, elle devrait quitter 
cet habit de l'autre monde et porter l'habit de tout le monde. 

STANISLAS. 

Mademoiselle ne sort jamais que je ne l'accompagne, mon- 
sieur. Je ne me connais pas en habits de femme aussi bien que 
Votre Éminence. 

l'évêoue. 

Mon bon Stanislas, nous en reparlerons plus tard. (Stanislas 
sort.) Maintenant, monsieur le Référendaire, voici l'affaire en 
deux mots. Supposons le cas, car il faut tout prévoir, suppo- 
sons que monsieur votre fils éprouve de la répugnance pour 
Claire. J'espère que vous ne voudrez pas le forcer. 

LE RÉFÉRENDAIRE. 

Pourquoi supposer cela ? Attendons, il va revenir bientôt, nous 
verrons; à moins que madame Claire n'ait quelqu'un en vue. 
l'évêque. 

N'oublions pas que je suppose seulement un cas; or si nous 
avons le malheur de nous trouver dans ce cas, j'oserai vous 
proposer un autre parti pour M. le Commandeur. Vous con- 
naissez ma cousine, la sœur de l'Hetman. Elle est d'une 
beauté, d'un esprit, enfin vous la connaissez. A Pétersbourg 



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i - 79 - 

elle h*a eu qu'à paraître pour éclipser toutes les dames de la cour 
de rimpératrice, une cour qui donne maintenant le ton à l'Eu- 
rope, depuis que Versailles est devenu le repaire du Jacobi- 
nisme. Il faut vous dire que le comte Zoricz, favori actuel de 
rimpératrice, voulait l'épouser. 

LE RÉFÉRENDAIRE. 

Cet infâme oser... 

l'évêque. 
Je vous assure que les princes souverains d'Europe seraient 
heureux de donner leurs filles à Zoricz. 

LE RÉFÉRENDAIRE. 

Par le temps qui court, c'est possible. 
l'évêque. 

Mais cela répugnait à THetman. Il a certaines idées dans le 
genre des vôtres. Enfin je comprends cela. Et puis ça nous au- 
rait mis, à l'égard de l'Impératrice, dans une position... Enfin je 
préférerais la voir épouser monsieur votre fils. Elle a trois 
millions de dot. 

le référendaire. 

Je préférerais pour mon fils madame Claire. 
l'évêque. 

Pourvu qu'elle lui plaise. Ah, mon Dieu ! Je garde la sœur de 
l'Hetman en réserve. Vous voyez comme je tiens à l'honneur 
d'être votre parent. J'avoue que ce mariage avancerait singu- 
lièrement mes projets patriotiques. Vous connaissez ma posi- 
tion actuelle dans le pays. Vous savez ce que peut maintenant 
l'Hetman et à quoi il peut aspirer un jour. Enfin notre famille 
dirige aujourd'hui les affaires du Grand-Duché : c'est un fait. 
Votre famille est une des plus puissantes, vous avez de nom- 



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breux partisans : c'est un fait. Il existe entre nous des diver- 
gences^ je le sais. Mais si nous nous lions ensemble, si 
nous cimentons notre alliance par ce mariage, nous pourrons 
assurer d'abord la tranquillité du pays, puis... 

LE BÉFÉBENDAIRE. 

C'est vous, monsieur TÉvêque, qui soulevez cette question ir- 
ritante. Vous me mettez dans la nécessité de m'expliquer. Je 
vous dis donc que loin de partager vos opinions en politique, 
je les combattrai toujours, partout; et de toutes mes forces. Et 
si un mariage quelconque pouvait influencer les opinions de 
mon ûls, je ne permettrais jamais un tel mariage. Je ne suis 
nullement flatté d'une alliance aussi proche avec THetman. 
l'évêque. 

Très-bien. Un homme comme vous ne doit pas changer lé- 
gèrement d'opinion. Expliquons-nous franchement. Nous avons 
tous les deux le plus grand intérêt à nous comprendre. Discu- 
tons nos opinions, sauf à embrasser celle qui nous paraîtra la 
mieux fondée. Qu'avez- vous donc à nous reprocher à moi et à 
l'Hetman, voyons ? 

LE BÉFÉRENDÂIRE. 

Vous m'obligez à me charger du rôle de grand instigateur 
de Lithuanie? Je ne suis que grand juge. 

l'évêqoe. 
Eh bien, quels motifs avez-vous de nous juger si sévère- 
ment? 

LE RÉFÉRENDAIRE. 

D'abord pourquoi M. l'Hetman prend-t-il le titre de général 
russe, au mépris de la loi de 1566, qui condamne ceux... 



paH'e. 



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1 - 81 - f 

i/kvêqie. 
Il est général russe pour avoir le droit de commander le* 
troupes russes qui remplissent le Grand-Duché. C'est comme 
si Ton m'imputait à crime de recevoir une pension de l'Impé- 
ijrice. 

LE RÉFÉRENDAIRE, 

Vous ? recevoir une pension ? 11 fallait votre aveu pour y 
croire. Vous, sénateur de la République. Grand Dieu ! Mai 
vou^ avez un demi-million de reveau. 
i/ÉvÊQUE irrité. 

Et j'accepte une misérable pension, et je fais dire cela a 
tout le monde pour ameuter contre moi Topinion, pour donner 
^insi à l'Impératrice un gage de fidélité. Elle me croit vendu 
(\ la Russie. 

LK RÉFÉRENDAIRE. 

Ortes, ce n'est pas vous qui êtes acheteur^ 

l/ÊVÊQUE^ 

J'achète la protection de la Russie, et je vous dirai pour- 
quoi, monsieur le Grand-Juge. Nous sommes chefs de deux 
partis. Nous traiterons entre n^us comme des monarques, 
sans l'entremise de ministres. Dépouillons toutes les forme& 
diplomatiques : je vous dévoilerai tous les motifs de ma con- 
duite, je vous préciserai mon but. J'attends de votre part la 
même franchise. 

LE RÉFÉRENDAIRE. 

le n'ai jamais été diplomate, monsieur. Mes opinions sont ' 
connues. Je ne les ai pas créées, moi ; je hp fais que suivre 
lies ftpimons de mes ancêtres. 

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— 82 — 



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l'évêoit.. 

Hélas , les temps sont changés ! Vous connaissez Fétat de 
notre République. Le roi est vieux^ il peut mourir d'un jour ù 
l'autre. Après sa mort^ les puissances qui nous environnent et 
qui nous oppriment ont le projet de ne plus permettre une 
nouvelle élection, et de se partager entre eux notre pays. Je 
vous communiquerai les correspondances di|>lomatiques qui 
prouvent Texistençe d'un tel projet. On a déjà pris d'avance 
des mesures pour l'exécuter. 

LE béf£.bendaihe. 

Depuis qu'il existe des Etats indépendants, ils sont toujours 
menacés par leurs voisins. Nos ancêtres se sont défendus, 
nous nous défendrons de même. 

l'évêque. 

Sommes-nous en état de nous défendre contre trois puis- 
sances de premier ordre? Avons nous des alliés? — La Prusse, 
par sa position géographique, reste à la merci de la France ; 
elle se défie de l'Autriche, elle gravitera toujours vers la 
Russie. L'Autriche craint, il est vrai, la Russie, mais ejle 
craint mille fois plus le jacobinisme français ; elle sait qu'elle 
sera dévorée un jour, mais la Russie la mange par petits mor- 
ceaux, elle mettra cent ans à dévorer l'empire Autrichien, tan- 
dis que la France peut l'engloutir d'un seul coup. L'Autriche 
commencera par nous jeter à la Russie pour l'occuper pendant 
quelque temps. 

LE RÉFÉREiNDÂIRE. 

Ainsi, menacé par trois ennemis mortels, au lieu de vou6 
défendre, vous n'êtes occupé qu'à choisir le genre de mort et 



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la main par laquelle vous devez périr; vous tendez la gorge ù 
celui !|nj t!ât le plus âdiunir. 

EL itî plus jJiJÎssuiit Pmir sauver uolre liidùpeudauce, je ne 
vois qu'un seul inov tïïjj c'est d^olfrir, après la mort du rui, la 
couronne à Tun des peQts-Iiïs de Tlnipéra triée, au graud-duc 
Alexandre ou à Constantin Le roi pense de même, nos meil- 
leur.^ Iiomrnes d'Élat pense lU de mhm^ L*lrupératrice ayant 
établi sa dynastie sur notre trùue^ aura intérêt & nous protéger. 
On nous laissera le temps de nous réorgaïûs<pr, et i\m lîls ou 
nos petits-fils trouveront Toecasion de se d^^livrer de cette pro- 
teetion. L'Kspagne n*est pas devenue esclave de la France pour 
avoir accepté des Bourbons sur le trône, , 

Kt vous o.seiî mettre sur le même pied VaUîancd avec le roi 
Lrès-chrétien, le fds uïnë de l'Église, le premier gentilhomme 
de l'EuropCj et l'allia nce avec un despote du rite grec. Votre 
fiussie sera-t-elle fidèle à sa parole ? Quelle religion, quel fion- 
nenr Temp^chera de se parjurer? — Mais ne parlons pus 
de cela, — Je vous demanderai seulement quels droits vous 
avez de coucîurc des alliances et de trafiquer de la couronne 
i^ans Taulorisatiou de la Diète, Savez- vous que la loi de 
lîîGl, eonfiruiée par vingt -deux Diètes consécutives, regarde 
lie telles rneiiées comme crime de lèse-ré publîijuc, 

L'ÉVÈOtlC. 

H y a des cirtouslances où salm popy/t" supcema hx esio! 
La (kmfédératîon de 1732, jwur chasser les Saxons du pays, 
se mit sous la protection de Pierre I*"", et perso mie n'a mis en 
doute le patriotisme des confétiérés. Les princes Czdrtorvski, 



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— 84 — 

pont réorganiser la République et élever leur parent sur le 
trône, réclamèrent le secours de la Russie. 

LE RÉFÉRENDAIRE. 

Les uns et les autres ont commis de grandes fautes. Mais ils 
étaient innocents, légalement parlant. Ils avaient pour eux 
des précédents; ils suivaient les usages reçus, qui permettaient 
aux assemblées partielles d'exercer quelquefois la souveraineté. 
Mais, après ces événements, la Iw de i 747, confirmée par 
l'article 2 de la Confédération de <763, décJare traîtres à la 
patrie tous ceux qui oseront réclamer des secours étrangers. 

l'évêque. 
Vous connaissezla pureté de mes intentions, et j'espère que,, 
si vous me jugiez, vous appliqueriez autrement la loi. 

LE RÉFÉRENDAIRE. 

Dieu vous préserve d'être cité jamais devant mon tribu- 
nal. La loi est formelle. Je vous condamnerais, tout en per- 
mettant à votre confesseur de vo«s absoudre, vu la pureté de 
vos intentions. Pour qu'un pays puisse vivre, il faut que les 
lois vivent, monsieur. 

rx LAQUAIS, entrant. 
Son Excellence monsieur l'Hetman. (Il sort.) 

l'évêque. 
Notre conférence n'a fait que commencer. Nous reparlerons 
de tout cela. Je n'accepte pas encore votre refus ; je ne l'ac- 
cepte pas. Pensez-y, et toujours dans la supposition que votre 
fils ne soit pas contraire à nos projets. 



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SCENE lY 

Lï-:ïi MÊMES ET l'HKTMAN, 

l'hltmaiN. 
Mtiuîîîeur l« H*^féreiîdaire, JB vous îsaiiM\ (iVist In^s-liuurt-ux 
(| lie je >oii!5 rtiiU'onlre, 

j e suis vo tre tr^-b uni blé sen il ru r {Rat air de vouk$ir sortir t ) 

r/HETMAN. 

.le désirais vous parler, Nom sommes voisins, nous étious 

iiulrt'frtis H mis, j'espùre quii nous k sommes encon^ un peu, 

niU'î>-nioîj monsieur le Rt!*ferendaire, t^'JUïTîO" anivcz-vous à 

' Vilnii dsiis UEi tel temps î — Ce n'est pas k moment de tenir 

de grandes assises. 

l'évèquk. 
Oui, oui ! UM arma sonant kges silmiL 

l'hetman. 
Vous feriez mieux de rester k la campugne< Le séjour de 
Vilna pourra vous Être dangereux. C est un consejl d'araî. 

LE JïÉFÉlïENDATrUi:. 

Merci i — J'ailais précisément ïivoir rhomieui- de vous duu- 
uer le mcmc conseil, 

L'nETMAIt. 

V<His me conseillez de (jartir cî'ici? 

LE lŒFÉBENDAIRK. 

Uul ; le séjour dans cette ville pourra vous être dMOfiereuï, 



Jïïïtr — 



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TABLE DES MATIÈRES 



Page». 

Prétmie , m 

Lettre de George Saoâ et d'Alfred de Vigny à Adam Mickiewîcz xi 

Lettre de George Sand, du comte Al^rt Grzymala, de M. Mallefille et 
de la comtepse d'AgouU à Ladislas Mickicwicz su 

Les Confédékés de BaB| drame en cinq acle^.. 1 

Jacques Jasinski ou lbb Deux Poloones^ IragMie en cinq ades... «3 



Imprimerie Rouge frères Dunon ei Fwsné, js dn Four-St-Gepmnin, 4.1, 



à^S)/c— '^^^-^ 



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FOURTEEN DAY USE 

RFTURN TO DESK FHOM WHICH BORROWED 



Thîs book 15 due on thc last date stamped below, or 

on che date to whkh renewed. 

Renewed books are subject to immédiate recaii. 



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JilL2 '64-5 F 


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Universiïy oî Califoroia 

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